The Project Gutenberg EBook of Monsieur Lecoq, Seconde Partie, L'honneur
Du Nom, by �mile Gaboriau

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Title: Monsieur Lecoq, Seconde Partie, L'honneur Du Nom

Author: �mile Gaboriau

Release Date: July 4, 2008 [EBook #8719]
[Last updated: December 20, 2013]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MONSIEUR LECOQ, SECONDE ***




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MONSIEUR LECOQ

PAR

�MILE GABORIAU

SECONDE PARTIE

L'HONNEUR DU NOM




I


Le premier dimanche du mois d'ao�t 1815, � dix heures pr�cises,--comme
tous les dimanches,--le sacristain de la paroisse de Sairmeuse sonna
les �trois coups�, qui annoncent aux fid�les que le pr�tre monte �
l'autel pour la grand'messe.

L'�glise �tait plus d'�-moiti� pleine, et de tous c�t�s arrivaient en
se h�tant des groupes de paysans et de paysannes.

Les femmes �taient en grande toilette, avec leurs fichus de cou bien
tir�s � quatre �pingles, leurs jupes � larges rayures et leurs grandes
coiffes blanches. Seulement, �conomes autant que coquettes, elles
allaient les pieds nus, tenant � la main leurs souliers, que
respectueusement elles chaussaient avant d'entrer dans la maison de
Dieu.

Les hommes, eux, n'entraient gu�re.

Presque tous restaient � causer, assis sous le porche ou debout sur la
place de l'�glise, � l'ombre des ormes s�culaires.

Telle est la mode au hameau de Sairmeuse.

Les deux heures que les femmes consacrent � la pri�re, les hommes les
emploient � se communiquer les nouvelles, � discuter l'apparence ou le
rendement des r�coltes, enfin � �baucher des march�s qui se terminent
le verre � la main dans la grande salle de l'auberge du _Boeuf
couronn�_.

Pour les cultivateurs, � une lieue � la ronde, la messe du dimanche
n'est gu�re qu'un pr�texte de r�union, une sorte de bourse
hebdomadaire.

Tous les cur�s qui se sont succ�d� � Sairmeuse, ont essay� de
dissoudre ou du moins de transporter sur un autre point cette �foire
scandaleuse�; leurs efforts se sont bris�s contre l'obstination
campagnarde.

Ils n'ont obtenu qu'une concession: au moment o� sonne l'�l�vation,
les voix se taisent, les fronts se d�couvrent, et nombre de paysans
m�me plient le genou en se signant.

C'est l'affaire d'une minute, et les conversations aussit�t reprennent
de plus belle.

Mais ce dimanche d'ao�t, la place n'avait pas son animation
accoutum�e.

Nul bruit ne s'�levait des groupes, pas un juron, pas un rire.
L'�pre int�r�t faisait tr�ve. On n'e�t pas surpris entre vendeurs et
acheteurs une seule de ces interminables discussions campagnardes, que
ponctuent toutes sortes de serments, des �ma foi de Dieu!� des �que le
diable me br�le!�

On se causait pas, on chuchotait. Une morne tristesse se lisait
sur les visages, la circonspection pin�ait les l�vres, les bouches
myst�rieusement s'approchaient des oreilles, l'inqui�tude �tait dans
tous les yeux.

On sentait un malheur dans l'air.

C'est qu'il n'y avait pas encore un mois que Louis avait �t�, pour la
seconde fois, install� aux Tuileries par la coalition triomphante.

La terre n'avait pas eu le temps de boire les flots de sang r�pandus
� Waterloo; douze cent mille soldats �trangers foulaient le sol de la
patrie; le g�n�ral prussien Muffling �tait gouverneur de Paris.

Et les gens de Sairmeuse s'indignaient et tremblaient.

Ce roi, que ramenaient les alli�s, ne les �pouvantait gu�re moins que
les alli�s eux-m�mes.

Dans leur pens�e, ce grand nom de Bourbon qu'il portait ne pouvait
signifier que d�me, droits f�odaux, corv�es, oppression de la
noblesse....

Il signifiait surtout ruine, car il n'�tait pas un d'entre eux qui
n'e�t acquis quelque lopin des biens nationaux, et on assurait que
toutes les terres allaient �tre rendues aux anciens propri�taires
�migr�s.

Aussi, est-ce avec une curiosit� fi�vreuse qu'on entourait et qu'on
�coutait un tout jeune homme, revenu de l'arm�e depuis deux jours.

Il racontait, avec des larmes de rage dans les yeux, les hontes et les
mis�res de l'invasion.

Il disait le pillage de Versailles, les exactions d'Orl�ans, et aussi
comment d'impitoyables r�quisitions d�pouillaient de tout les pauvres
gens des campagnes.

--Et ils ne s'en iront pas, r�p�tait-il, ces �trangers maudits
auxquels nous ont livr�s des tra�tres, ils ne s'en iront pas tant
qu'ils sentiront en France un �cu et une bouteille de vin!...

Il disait cela, et de son poing crisp� il mena�ait le drapeau arbor�
au haut du clocher, un drapeau blanc qui cliquetait � la brise.

Sa g�n�reuse col�re gagnait ses auditeurs, et l'attention qu'on lui
accordait n'�tait pas pr�s de se lasser, quand il fut interrompu par
le galop d'un cheval sonnant sur le pav� de l'unique rue de Sairmeuse.

Un frisson agita les groupes. La m�me crainte serrait tous les coeurs.

Qui disait que ce cavalier ne serait pas quelque officier Anglais ou
Prussien?... Il annoncerait l'arriv�e de son r�giment et exigerait
imp�rieusement de l'argent, des v�tements et des vivres pour ses
soldats....

Mais l'anxi�t� dura peu.

Le cavalier qui apparut au bout de la pince, �tait un homme du pays,
v�tu d'une m�chante blouse de toile bleue. Il b�tonnait � tour de bras
un petit bidet maigre et nerveux, qui, tout couvert d'�cume, faisait
encore feu des quatre fers.

--Eh!... c'est le p�re Chupin!... murmura un des paysans avec un
soupir de soulagement.

--M�me, observa un autre, il para�t terriblement press�.

--C'est que sans doute le vieux coquin a vol� quelque part le cheval
qu'il monte.

Cette derni�re r�flexion disait la r�putation de l'homme.

Le p�re Chupin, en effet, �tait un de ces terribles pillards qui sont
l'effroi et le fl�au des campagnes. Il s'intitulait journalier, mais
la v�rit� est qu'il avait le travail en horreur et passait toutes ses
journ�es au cabaret. La maraude seule le faisait vivre ainsi que sa
femme et ses fils, deux redoutables garnements qui avaient trouv� le
secret d'�chapper � toutes les conscriptions.

Il ne se consommait rien dans cette famille qui ne f�t vol�. Bl�, vin,
bois, fruits, tout �tait pris sur la propri�t� d'autrui. La chasse
et la p�che partout, en tout temps, avec des engins prohib�s,
fournissaient l'argent comptant.

Tout le monde savait cela, � Sairmeuse, et cependant, lorsque, de
temps � autre, le p�re Chupin �tait poursuivi, il ne se trouvait
jamais de t�moins pour d�poser contre lui.

--C'est un mauvais homme, disait-on, et s'il en voulait � quelqu'un,
il serait bien capable de l'attendre au coin d'un bois pour tirer
dessus comme sur un lapin.

Le vieux braconnier, cependant, venait de s'arr�ter devant l'auberge
du _Boeuf couronn�_.

Il sauta lestement � terre, chassa son cheval vers les �curies et
s'avan�a sur la place.

C'�tait un grand vieux, d'une cinquantaine d'ann�es, maigre et noueux
comme un cep de vigne. Rien, au premier abord, ne r�v�lait le
coquin. Il avait l'air humble et doux. Mais la mobilit� de ses yeux,
l'expression de sa bouche � l�vres minces, trahissaient une astuce
diabolique et la plus froide m�chancet�.

� tout autre moment, on e�t �vit� ce personnage redout� et m�pris�,
mais les circonstances �taient graves, on alla au-devant de lui.

--Eh bien, p�re Chupin! lui cria-t-on d�s qu'il fut � port�e de la
voix, d'o� nous arrivez-vous donc comme cela?

--De la ville.

La ville, pour les habitants de Sairmeuse et des environs, c'est
le chef-lieu de l'arrondissement, Montaignac, une charmante
sous-pr�fecture de huit mille �mes, distante de quatre lieues.

--Et c'est � Montaignac que vous avez achet� le cheval que vous
rossiez si bien tout � l'heure?...

--Je ne l'ai pas achet�, on me l'a pr�t�.

L'assertion du maraudeur �tait si singuli�re que ses auditeurs ne
purent s'emp�cher de sourire. Lui ne parut pas s'en apercevoir.

--On me l'a pr�t�, poursuivit-il, pour apporter plus vite ici une
fameuse nouvelle.

La peur reprit tous les paysans.

--L'ennemi est-il � la ville? demandaient vivement les plus effray�s.

--Oui, mais pas celui que vous croyez. L'ennemi dont je vous parle est
l'ancien seigneur d'ici, le duc de Sairmeuse.

--Ah! mon Dieu! on le disait mort.

--On se trompait.

--Vous l'avez vu?

--Non, mais un autre l'a vu pour moi, et lui a parl�. Et cet autre
est M. Laugdron, le ma�tre de l'_H�tel de France_, de Montignac.
Je passais devant chez lui, ce matin, il m'appelle: �Vieux, me
demanda-t-il, veux-tu me rendre un service?� Naturellement je r�ponds:
�oui.� Alors il me met un �cu de six livres dans la main, en me
disant: �Eh bien! on va te seller un cheval, tu galoperas jusqu'�
Sairmeuse, et tu diras � mon ami Lacheneur que le duc de Sairmeuse est
arriv� ici cette nuit, en chaise de poste, avec son fils, M. Martial,
et deux domestiques.�

Au milieu de tous ces paysans qui l'�coutaient, la joue p�le et les
dents serr�es, le p�re Chupin gardait la mine contrite d'un messager
de malheur.

Mais, � le bien examiner, on e�t surpris sur ses l�vres un ironique
sourire, et dans ses yeux les p�tillements d'une joie m�chante.

La v�rit� est qu'il jubilait. Ce moment le vengeait de toutes ses
bassesses et de tous les m�pris endur�s. Quelle revanche!

Et si les paroles tombaient comme � regret de sa bouche, c'est qu'il
cherchait � prolonger son plaisir en faisant durer le supplice de ses
auditeurs.

Mais un jeune et robuste gars, � physionomie intelligente, qui l'avait
peut-�tre p�n�tr�, l'interrompit brusquement.

--Que nous importe, s'�cria-t-il, la pr�sence du duc de Sairmeuse
� Montignac!... Qu'il reste � l'_H�tel de France_ tant qu'il s'y
trouvera bien, nous n'irons pas l'y chercher.

--Non!... nous n'irons pas l'y qu�rir, approuv�rent les paysans.

Le vieux maraudeur hocha la t�te d'un air d'hypocrite piti�.

--C'est une peine que monsieur le duc ne vous donnera pas, dit-il;
avant deux heures il sera ici.

--Comment le savez-vous?

--Je le sais par M. Laugeron, qui m'a dit, lorsque j'ai enfourch� son
bidet: �Surtout, vieux, explique bien � mon ami Lacheneur que le duc a
command� pour onze heures les chevaux de poste qui doivent le conduire
� Sairmeuse.�

D'un commun mouvement tous les paysans qui avaient une montre la
consult�rent.

--Et que vient-il chercher ici? demanda le jeune m�tayer.

--Pardienne!... il ne me l'a pas dit, r�pondit le maraudeur; mais il
n'y a pas besoin d'�tre malin pour le deviner. Il vient visiter ses
anciens domaines et les reprendre � ceux qui les ont achet�s. � toi,
Rousselet, il r�clamera les pr�s de l'Oiselle qui donnent toujours
deux coupes; � vous, p�re Gauchais, les pi�ces de terre de la
Croix-Br�l�e; � vous, Chanlouineau les vignes de la Borderie....

Chanlouineau, c'�tait ce beau gars qui deux fois d�j� avait interrompu
le p�re Chupin.

--Nous r�clamer la Borderie!... s'�cria-t-il avec une violence inou�e,
qu'il s'en avise... et nous verrons. C'�tait un terrain maudit, quand
mon p�re l'a achet�, il n'y poussait que des ajoncs et une ch�vre n'y
e�t pas trouv� sa p�ture... Nous l'avons �pierr� pierre � pierre, nous
avons us� nos ongles � gratter le gravier, nous l'avons engraiss� de
notre sueur, et on nous le reprendrait!... Ah!... on me tirerait avant
ma derni�re goutte de sang.

--Je ne dis pas, mais....

--Mais quoi?... Est-ce notre faute � nous, si les nobles se sont
sauv�s � l'�tranger? Nous n'avons pas vol� leurs biens, n'est-ce pas?
La nation les a mis en vente, nous les avons achet�s et pay�s, nos
actes sont en r�gle, la loi est pour nous.

--C'est vrai. Mais M. de Sairmeuse est le grand ami du roi...

Personne alors, sur la place de l'�glise, ne s'occupait de ce jeune
soldat dont la voix, l'instant d'avant, faisait vibrer les plus nobles
sentiments.

La France envahie, l'ennemi mena�ant, tout �tait oubli�. Le
tout-puissant instinct de la propri�t� avait parl�.

--M'est avis, reprit Chanlouineau, que nous ferions bien d'aller
consulter M. le baron d'Escorval.

--Oui, oui!... s'�cri�rent les paysans, allons!

Ils se mettaient en route, quand un homme du village m�me, qui lisait
quelquefois les gazettes, les arr�ta.

--Prenez garde � ce que vous allez faire, pronon�at-il. Ne savez-vous
donc pas que depuis le retour des Bourbons, M. d'Escorval n'est plus
rien?... Fouch� l'a couch� sur ses listes de proscription, il est ici
en exil et la police le surveille.

� cette seule objection, tout l'enthousiasme tomba.

--C'est pourtant vrai, murmur�rent plusieurs vieux, une visite � M.
d'Escorval nous ferait, peut-�tre, bien du tort.... Et d'ailleurs, quel
conseil nous donnerait-il?

Seul Chanlouineau avait oubli� toute prudence.

--Qu'importe!... s'�cria-t-il. Si M. d'Escorval n'a pas de conseil �
nous donner, il peut toujours se mettre � notre t�te et nous apprendre
comment on r�siste et comment on se d�fend.

Depuis un moment, le p�re Chupin �tudiait d'un oeil impassible ce
grand d�cha�nement de col�res. Au fond du coeur, il ressentait quelque
chose de la monstrueuse satisfaction de l'incendiaire � la vue des
flammes qu'il a allum�es.

Peut-�tre avait-il d�j� le pressentiment du r�le ignoble qu'il devait
jouer quelques mois plus tard.

Mais, pour l'instant, satisfait de l'�preuve, il se posa en
mod�rateur.

--Attendez donc, pour crier, qu'on vous �corche, pronon�a-t-il d'un
ton ironique. Ne voyez-vous pas que j'ai tout mis au pis. Qui vous
dit que le duc de Sairmeuse s'inqui�tera de vous? Qu'avez-vous de ses
anciens domaines, entre vous tous? Presque rien. Quelques laudes,
des p�tures et le coteau de la Borderie.... Tout cela autrefois ne
rapportait pas cinq cents pistoles par an....

--�a, c'est vrai, approuva Chanlouineau, et si le revenu que vous
dites a quadrupl�, c'est que ces terres sont entre les mains de plus
de quarante propri�taires qui les cultivent eux-m�mes.

--Raison de plus pour que le duc n'en souffle mot; il ne voudra pas se
mettre tout le pays � dos. Dans mon id�e, il ne s'en prendra qu'�
un seul des possesseurs de ses biens, � notre ancien maire, � M.
Lacheneur, enfin.

Ah! il connaissait bien le f�roce �go�sme de ses compatriotes, le
vieux mis�rable. Il savait de quel coeur et avec quel ensemble on
accepterait une victime expiatoire dont le sacrifice serait le salut
de tous.

--Il est de fait, objecta un vieux, que M. Lacheneur poss�de presque
tout le domaine de Sairmeuse.

--Dites tout, allez, pendant que vous y �tes, reprit le p�re Chupin.
O� demeure M. Lacheneur? Dans ce beau ch�teau de Sairmeuse dont nous
voyons d'ici les girouettes � travers les arbres. Il chasse dans les
bois des ducs de Sairmeuse, il p�che dans leurs �tangs, il se fait
tra�ner par des chevaux qui leur ont appartenu, dans des voitures o�
on retrouverait leurs armes si on grattait la peinture.

Il y a vingt ans, Lacheneur �tait un pauvre diable comme moi,
maintenant c'est un gros monsieur � cinquante mille livres de rente.
Il porte des redingotes de drap fin, et des bottes � retroussis comme
le baron d'Escorval. Il ne travaille plus, il fait travailler les
autres, et quand il passe, il faut le saluer jusqu'� terre. Pour un
moineau tu� �sur ses terres,� comme il dit, il vous enverrait un homme
au bagne. Ah! il a eu de la chance. L'Empereur l'avait nomm� maire.
Les Bourbons l'ont destitu�, mais que lui importe! En est-il moins le
vrai seigneur d'ici, tout comme jadis les Sairmeuse, ses ma�tres
et les n�tres? Son fils en fait-il moins ses classes � Paris, pour
devenir notaire? Quant � sa fille, Mlle Marie-Anne...

--Oh!... de celle-l�, pas un mot, s'�cria Chanlouineau... si elle
�tait la ma�tresse, il n'y aurait plus un pauvre dans le pays, et m�me
on abuse de sa bont�... demandez plut�t � votre femme, p�re Chupin.

Sans s'en douter, le malheureux jeune homme venait de jouer sa t�te.

Cependant, le vieux maraudeur d�vora cet affront qu'il ne devait pas
oublier, et c'est de l'air le plus humble qu'il poursuivit:

--Je ne dis pas que Mlle Marie-Anne n'est pas donnante, mais enfin il
lui reste encore assez d'argent pour ses toilettes et ses falbalas...
Je soutiens donc que M. Lacheneur serait encore tr�s-heureux apr�s
avoir restitu� la moiti�, les trois quarts m�me des biens qu'il a
acquis on ne sait comment. Il lui en resterait encore assez pour
�craser le pauvre monde.

Apr�s s'�tre adress� � l'�go�sme, le p�re Chupin s'adressait �
l'envie... son succ�s devait �tre infaillible.

Mais il n'eut pas le temps de poursuivre. La messe �tait finie, et les
fid�les sortaient de l'�glise.

Bient�t apparut sous le porche l'homme dont il avait �t� tant
question, M. Lacheneur, donnant le bras � une toute jeune fille d'une
�blouissante beaut�.

Le vieux maraudeur marcha droit � lui, et brusquement s'acquitta de
son message.

Sous ce coup, M. Lacheneur chancela. Il devint si rouge d'abord, puis
si affreusement p�le, qu'on crut qu'il allait tomber.

Mais il se remit vite, et sans un mot au messager, il s'�loigna
rapidement en entra�nant sa fille...

Quelques minutes plus tard, une vieille chaise de poste traversait le
village au galop de ses quatre chevaux, et s'arr�tait devant la cure.

Alors on eut un singulier spectacle.

Le p�re Chupin avait r�uni sa femme et ses deux fils, et tous quatre
ils entouraient la voiture en criant � pleins poumons:

--Vive M. le duc de Sairmeuse!!!...




II


Une route en pente douce, longue de pr�s d'une lieue, ombrag�e d'un
quadruple rang de vieux ormes, conduit du village au ch�teau de
Sairmeuse.

Rien de beau comme cette avenue, digne d'une demeure royale, et
l'�tranger qui la gravit s'explique le dicton na�vement vaniteux du
pays:

    �Ne sait combien la France est belle,
     Qui n'a vu Sairmeuse ni l'Oiselle.�

L'Oiselle, c'est la petite rivi�re qu'on passe sur un pont en bois en
sortant du village, et dont les eaux claires et rapides donnent � la
vall�e sa d�licieuse fra�cheur.

Et � chaque pas, � mesure qu'on monte, le point de vue change. C'est
comme un panorama enchanteur qui se d�roule lentement.

� droite, on aper�oit les scieries de F�r�ol et les moulins de la
R�che. � gauche, pareille � un oc�an de verdure, fr�mit � la brise
la for�t de Dolomieu. Ces ruines imposantes, de l'autre c�t� de la
rivi�re, sont tout ce qu'il reste du manoir f�odal des sires de
Breulh. Cette maison de briques rouges, � ar�tes de granit, � demi
cach�e dans un pli du coteau, appartient � M. le baron d'Escorval.

Enfin, si le temps est bien clair, on distingue dans le lointain les
clochers de Montaignac....

C'est cette route que prit M. Lacheneur, apr�s que le vieux Chupin lui
eut appris la grande nouvelle, l'arriv�e du duc de Sairmeuse....

Mais que lui importaient les magnificences du paysage!

Il avait �t� assomm�, sur la place. Et maintenant il cheminait d'un
pas lourd et chancelant; comme ces pauvres soldats qui, bless�s
mortellement sur le champ de bataille, se retirent, cherchant un foss�
o� se coucher et mourir.

Il semblait avoir perdu toute notion de soi, toute conscience des
�v�nements pr�c�dents et des circonstances ext�rieures... Il allait,
ab�m� dans ses r�flexions, guid� par le seul instinct de l'habitude.

� deux ou trois reprises, sa fille Marie-Anne, qui marchait � ses
c�t�s, lui adressa la parole; un �ah! laisse-moi!...� prononc� d'un
ton rude, fut tout ce qu'elle en tira.

Sans doute, comme il arrive toujours apr�s un coup terrible, cet homme
malheureux repassait toutes les phases de sa vie...

� vingt ans, Lacheneur n'�tait qu'un pauvre gar�on de charrue, au
service de la famille de Sairmeuse.

Ses ambitions �taient modestes alors. Quand il s'�tendait sous un
arbre � l'heure de la sieste, ses r�ves �taient na�fs autant que ceux
d'un enfant.

--Si je pouvais amasser cent pistoles, pensait-il, je demanderais au
p�re Barrois la main de sa fille Marthe, et il ne me la refuserait
pas...

Cent pistoles!... Mille livres!... somme �norme, pour lui, qui, en
deux ans de travail et de privations, n'avait �conomis� que onze
louis, qu'il tenait cach�s dans une bo�te de corne enfouie au fond de
sa paillasse.

Pourtant il ne d�sesp�rait pas... Il avait lu dans les yeux noirs de
Marthe qu'elle saurait attendre.

Puis, Mlle Armande de Sairmeuse, une vieille fille tr�s-riche,
�tait sa marraine, et il songeait qu'en s'y prenant avec adresse il
l'int�resserait peut-�tre � ses amours.

C'est alors qu'�clata le terrible orage de la r�volution.

Aux premiers coups de tonnerre, M. le duc de Sairmeuse avait �migr�
avec M. le comte d'Artois. Ils se r�fugiaient � l'�tranger comme un
passant s'abrite sous une porte pour laisser passer une averse, en se
disant: �Cela ne durera pas.�

Cela dura, et l'ann�e suivante la vieille demoiselle Armande, qui
�tait rest�e � Sairmeuse, mourut de saisissement � la suite d'une
visite des patriotes de Montaignac.

Le ch�teau fut ferm�, le pr�sident du district s'empara des cl�s au
nom de la nation, et les serviteurs se dispers�rent, chacun tirant de
son c�t�.

C'est Montaignac que Lacheneur choisit pour sa r�sidence.

Jeune, brave, bien fait de sa personne, dou� d'une physionomie
�nergique, d'une intelligence tr�s-au-dessus de sa condition, il ne
tarda pas � se faire une renomm�e dans les clubs.

Trois mois durant, Lacheneur fut le tyran de Montaignac.

� ce m�tier de tribun on ne s'enrichissait gu�re; aussi la surprise
fut-elle immense dans le pays, lorsqu'on apprit que l'ancien valet de
ferme venait d'acheter le ch�teau et presque toutes les terres de ses
anciens ma�tres.

Certes, la nation n'avait pas vendu ce domaine princier le vingti�me
seulement de sa valeur. Il avait �t� adjug� au prix de soixante-cinq
mille livres. C'�tait pour rien.

Encore, cependant, fallait-il avoir cette somme, et Lacheneur la
poss�dait, puisqu'il l'avait vers�e en beaux louis d'or entre les
mains du receveur du district.

De ce moment, sa popularit� fut perdue. Les patriotes qui avaient
acclam� le pauvre valet de charrue reni�rent le capitaliste. Il s'en
moqua et fit bien. De retour � Sairmeuse, il put constater qu'on
saluait fort bas le citoyen Lacheneur.

Contre l'ordinaire, il ne fit pas fi de ses esp�rances pass�es au
moment o� elles devenaient r�alisables.

Il �pousa Marthe Barrois, et laissant la patrie se sauver sans lui, il
se remit � la culture...

On l'observait attentivement; en ces premiers temps, les paysans
crurent remarquer qu'il �tait tout �tourdi du brusque changement de sa
situation.

Il ne semblait pas jouir en ma�tre de ses propri�t�s. Ses allures
avaient quelque chose de si g�n� et de si inquiet, qu'on e�t dit, � le
voir, un domestique tremblant d'�tre surpris.

Il avait laiss� le ch�teau ferm� et s'�tait install� avec sa jeune
femme dans l'ancien logis du garde-chasse, � l'entr�e du parc. Il
visitait les anciens fermiers de Sairmeuse, il les surveillait, mais
il ne r�clamait pas le prix des fermages.

Cependant, peu � peu, avec l'habitude de la possession, l'assurance
lui vint.

Le Consulat avait succ�d� au Directoire, l'Empire rempla�a le
Consulat. Le citoyen devint M. Lacheneur gros comme le bras.

Nomm� maire de la commune deux ans plus tard, il quitta la maison du
garde-chasse et s'installa d�finitivement au ch�teau.

L'ancien valet de ferme coucha dans le lit � estrade des ducs de
Sairmeuse, il mangea dans la vaisselle plate timbr�e � leurs armes,
il re�ut dans un magnifique salon les gens qui venaient le voir de
Montaignac.

La prise de possession �tait compl�te.

Pour ceux qui l'avaient connu autrefois, M. Lacheneur �tait devenu
m�connaissable. Il avait su se maintenir � la hauteur de ses
prosp�rit�s. Rougissant de son ignorance, il avait eu le courage,
prodigieux � son �ge, d'acqu�rir l'instruction qui lui manquait.

Alors, tout lui r�ussissait, � ce point que ce bonheur �tait devenu
proverbial. Il suffisait qu'il se m�l�t d'une entreprise pour qu'elle
tourn�t � bien.

Sa femme lui avait donn� deux beaux enfants, un fils et une fille.

Le domaine, administr� avec une sagesse et une habilet� que n'avaient
pas les anciens propri�taires, rapportait bon an mal an soixante mille
livres en sacs.

Beaucoup, � la place de M. Lacheneur, eussent �t� �blouis. Il sut,
lui, garder son sang-froid.

En d�pit du luxe princier qui l'entourait, sa vie resta simple et
frugale. Il n'eut jamais de domestique pour son service personnel. Ses
revenus, tr�s-consid�rables � cette �poque, il les consacrait presque
enti�rement � am�liorer ses terres ou � en acqu�rir de nouvelles. Et
cependant il n'�tait pas avare. D�s qu'il s'agissait de sa femme ou de
ses enfants, il ne comptait plus. Son fils, Jean, �tait �lev� � Paris,
il voulait qu'il p�t pr�tendre � tout. Ne pouvant se r�soudre � se
s�parer de sa fille, il lui avait donn� une institutrice.

Parfois, ses amis l'accusaient d'une ambition d�mesur�e pour ses
enfants, mais alors il hochait tristement la t�te et r�pondait:

--Que ne puis-je seulement leur assurer une modeste existence!...
Compter sur l'avenir, quelle folie!... Qui e�t pr�vu, il y a trente
ans, que la famille de Sairmeuse serait d�poss�d�e...

Avec de telles id�es, il devait �tre un bon ma�tre; il le fut, mais
on ne lui en tint nul compte. Ses anciens camarades ne pouvaient lui
pardonner sa prestigieuse �l�vation. Il �tait rare qu'on parl�t de lui
sans souhaiter sa ruine � mots couverts.

H�las!... les mauvais jours arriv�rent.

Vers la fin de 1812, il perdit sa femme, et les d�sastres de 1813 lui
enlev�rent toute sa fortune mobili�re confi�e � un industriel de ses
amis. Fortement compromis lors de la premi�re Restauration, il fut
oblig� de se cacher, et, pour comble, la conduite de son fils, �
Paris, lui donnait de s�rieuses inqui�tudes...

La veille encore, il s'estimait le plus malheureux des hommes...

Mais voici qu'un nouveau malheur le mena�ait, si �pouvantable que tous
les autres �taient oubli�s...

Entre le jour o� il avait achet� Sairmeuse, et ce fatal dimanche
d'ao�t 1815, vingt ans s'�taient �coul�s...

Vingt ans!... Et il lui semblait que c'�tait hier que, rouge et
tremblant, il alignait les piles de louis sur le bureau du receveur du
district.

Avait-il r�v�?... Avait-il v�cu?...

Il n'avait pas r�v�... une vie enti�re tient dans l'espace de dix
secondes, avec ses luttes et ses mis�res, ses joies inattendues et ses
espoirs envol�s....

Perdu dans ses souvenirs il �tait � mille lieues de la situation
pr�sente, quand un vulgaire incident, plus puissant que la voix de sa
fille, le ramena brutalement � l'affreuse r�alit�.

La grille du ch�teau de Sairmeuse--de son ch�teau--o� il venait
d'arriver se trouvait ferm�e.

Il secoua les barreaux avec une sorte de rage, et ne pouvant briser la
serrure, il sonna � briser la cloche.

Au bruit, le jardinier se h�ta d'accourir.

--Pourquoi cette grille est-elle ferm�e?... demanda M. Lacheneur avec
une violence inou�e... De quel droit barricade-t-on ma maison lorsque
moi, le ma�tre, je suis dehors!...

Le jardinier voulut pr�senter quelques excuses.

--Tais-toi!... interrompit M. Lacheneur, je te chasse, tu n'es plus �
mon service!...

Il passa, laissant le jardinier p�trifi�, et traversa la cour du
ch�teau, cour d'honneur princi�re, sabl�e de sable fin, entour�e de
gazons, de corbeilles de fleurs et de massifs d'arbres verts.

Dans le vestibule dall� de marbre, trois de ses m�tayers �taient
assis, l'attendant, car c'�tait le dimanche qu'il recevait les gens de
son immense exploitation.

Ils se lev�rent d�s qu'il parut, se d�couvrant respectueusement. Mais
il ne leur laissa pas le temps de prononcer une parole.

--Qui vous a permis d'entrer ici?... leur dit-il d'un ton mena�ant;
que me voulez-vous? On vous envoie m'espionner, n'est-ce pas?...
Sortez!...

Les trois hommes demeur�rent plus �bahis que le jardinier, et leurs
r�flexions durent �tre singuli�res.

Mais M. Lacheneur ne pouvait les entendre. Il avait ouvert la porte du
grand salon, et il s'y �tait pr�cipit� suivi de sa fille �pouvant�e.

Jamais Marie-Anne n'avait vu son p�re ainsi, et elle tremblait, le
coeur navr� par les plus affreux pressentiments.

Elle avait entendu dire que parfois, sous l'empire de certaines
passions, des infortun�s perdent tout � coup la raison, et elle se
demandait si son p�re ne devenait pas fou.

En v�rit�, il semblait l'�tre. Ses yeux flamboyaient, des spasmes
convulsifs le secouaient, une �cume blanche montait � ses l�vres.

Il tournait autour du salon furieusement, comme la b�te fauve dans sa
cage, avec des gestes d�sordonn�s et des exclamations rauques.

Ses fa�ons �taient �tranges, incompr�hensibles. Tant�t il semblait
t�ter du bout du pied l'�paisseur du tapis, tant�t il se penchait sur
les meubles comme pour en �prouver le moelleux.

Par moments, il s'arr�tait brusquement devant un des tableaux de
ma�tre qui cachaient les murs ou devant quelque bronze... On e�t dit
qu'il inventoriait et qu'il estimait toutes les choses magnifiques et
co�teuses qui d�coraient cette pi�ce, la plus somptueuse du ch�teau.

--Et je renoncerais � tout cela!... s'�cria-t-il enfin. Ce mot
expliquait tout.

--Non, jamais!... reprit-il avec un emportement effrayant, jamais!
jamais!... Je ne saurais m'y r�soudre... je ne peux pas... je ne veux
pas!

Marie-Anne comprenait maintenant. Mais que se passait-il dans l'esprit
de son p�re? Elle voulut savoir, et, quittant la dormeuse o� elle
�tait assise, elle alla se placer debout devant lui.

--Tu souffres, p�re? interrogea-t-elle, de sa belle voix harmonieuse,
qu'y a-t-il, que crains-tu?... Pourquoi ne pas se confier � moi? Ne
suis-je pas ta fille, ne m'aimes-tu donc plus?...

� cette voix si ch�re, M. Lacheneur tressaillit comme un dormeur
arrach� aux �pouvantements du cauchemar, et il arr�ta sur sa fille un
regard ind�finissable.

--N'as-tu donc pas entendu, r�pondit-il lentement, ce que m'a dit
Chupin? Le duc de Sairmeuse est � Montaignac, il va arriver... et
nous habitons le ch�teau de ses p�res, et son domaine est devenu le
n�tre!...

Cette question br�lante des biens nationaux, qui, durant trente
ann�es, agita la France, Marie-Anne la connaissait pour l'avoir
entendu mille fois d�battre.

--Eh! cher p�re, dit-elle, qu'importe le duc!... Si nous avons ses
terres, tu les a pay�es, n'est-ce pas?... elles sont donc bien et
l�gitimement � nous.

M. Lacheneur h�sita un moment avant de r�pondre...

Mais son secret l'�touffait; mais il �tait dans une de ces crises o�
l'homme, si �nergique qu'il soit, chanc�le et cherche un appui, si
fragile qu'il puisse �tre.

--Tu aurais raison, ma fille, murmura-t-il, en baissant la t�te, si
l'or que j'ai donn� en �change de Sairmeuse m'e�t appartenu.

� cet �trange aveu, la jeune fille recula en p�lissant.

--Quoi!... balbutia-t-elle, cet or n'�tait pas � toi, mon p�re?... �
qui donc �tait-il, d'o� venait-il?...

Le malheureux s'�tait trop avanc� pour ne pas aller jusqu'au bout.

--Je vais tout te dire, ma fille, r�pondit-il, tout, et tu me jugeras,
tu d�cideras... Quand les Sairmeuse ont �migr�, je n'avais que mes
bras pour vivre, et l'ouvrage manquant, je me demandais si le pain ne
manquerait pas bient�t...

Voil� o� j'en �tais, quand on vint me chercher, un soir, en me disant
que Mlle Armande de Sairmeuse, ma marraine, se mourait et voulait me
parler. J'accourus.

On avait dit vrai, Mlle Armande �tait � l'agonie; je le compris bien
en la voyant dans son lit, plus blanche que la cire...

Ah! je vivrais cent ans que jamais je n'oublierais son visage � ce
moment. On e�t dit qu'� force de volont� et d'�nergie, elle retenait
pour quelque grande t�che son dernier soupir pr�s de s'envoler.

Quand j'entrai dans sa chambre, ses traits se d�tendirent.

--Comme tu as tard�!... murmura-t-elle d'une voix faible.

Je voulais m'excuser, mais elle m'interrompit du geste et ordonna aux
femmes qui l'entouraient de se retirer.

D�s que nous f�mes seuls:

--Tu es un honn�te gar�on, n'est-ce pas? me dit-elle... Je vais te
donner une grande marque de confiance... On me croit pauvre, on se
trompe... Pendant que les miens se ruinaient le plus gaiement du
monde, j'�conomisais les cinq cents louis de pension que me servait
annuellement M. le duc mon fr�re...

Elle me fit signe de m'approcher et de m'agenouiller pr�s de son lit.

J'ob�is, et aussit�t Mlle Armande se penchant vers moi, colla presque
ses l�vres contre mon oreille et ajouta:

--Je poss�de quatre-vingt mille livres en or.

J'eus comme un �blouissement, mais ma marraine ne s'en aper�ut pas.

--Cette somme, continua-t-elle, n'est pas le quart des anciens revenus
de notre maison... Qui sait cependant si elle ne sera pas un jour
l'unique ressource des Sairmeuse?... Je vais te la remettre,
Lacheneur, je la confie � ta probit� et � ton d�vouement... On va
mettre en vente, dit-on, les terres des �migr�s. Si cette affreuse
injustice a lieu, tu rach�teras pour soixante-dix mille livres de nos
propri�t�s... Dans le cas contraire, tu feras parvenir cette somme
� M. le duc mon fr�re qui a suivi M. le comte d'Artois. Le surplus,
c'est-�-dire les mille pistoles de diff�rence, je te les donne, elles
sont � toi...

Les forces semblaient lui revenir. Elle se souleva sur son lit, et, me
tendant la croix de son chapelet:

--Jure sur l'image de notre Sauveur, me dit-elle, jure que tu
ex�cuteras fid�lement les derni�res volont�s de ta marraine mourante.

Je jurai, et son visage exprima une grande joie.

--C'est bien, reprit-elle; je mourrai tranquille... tu auras une
protectrice l�-haut. Mais ce n'est pas tout... Dans le temps o� nous
vivons, cet or ne sera en s�ret� entre tes mains que si on ignore que
tu le poss�des... J'ai cherch� comment tu le sortirais de ma chambre
et du ch�teau, � l'insu de tous, et j'ai trouv� un moyen. L'or est l�,
dans cette armoire, � la t�te de mon lit, entass� dans un coffre de
ch�ne... Il faut que tu aies la force de porter ce coffre... il le
faut. Tu vas l'attacher � un drap et le descendre bien doucement, par
la fen�tre, dans le jardin... Tu sortiras ensuite d'ici, comme tu y es
entr�, et une fois dehors, tu iras prendre le coffre et tu le porteras
chez toi... La nuit est noire; on ne te verra pas si tu sais prendre
tes pr�cautions... Mais h�te-toi, je suis � bout de forces...

Le coffre �tait lourd, mais j'�tais robuste. Deux draps que je pris
dans un bahut firent l'affaire.

En moins de dix minutes, j'eus termin�, sans embarras, sans un seul
bruit capable de nous trahir. Pendant que je refermais la fen�tre:

--C'est fini, marraine, dis-je.

--Dieu soit lou�!... balbutia-t-elle, Sairmeuse est sauv�!...

J'entendis un profond soupir, je me retournai... elle �tait morte.

Cette sc�ne que retra�ait M. Lacheneur, il la voyait...

Ses plus futiles circonstances jaillissaient des cendres du pass�
comme les flammes d'un incendie mal �teint.

Feindre, d�guiser la v�rit�, m�nager des r�ticences, �tait hors de son
pouvoir.

Il ne s'appartenait plus.

Ce n'est pas � sa fille qu'il s'adressait, mais � la morte, � Mlle
Armande de Sairmeuse...

Et s'il frissonna en pronon�ant ces mots: �elle �tait morte,� c'est
qu'il lui semblait qu'elle allait appara�tre et lui demander compte de
son serment.

Apr�s un moment de silence p�nible, c'est d'une voix sourde qu'il
poursuivit:

--J'appelai au secours... on vint. Mlle Armande �tait ador�e,
les larmes �clat�rent, et il y eut une demi-heure d'inexprimable
confusion. Tout le monde perdait la t�te except� moi... Je pus me
retirer sans �tre remarqu�, courir au jardin et enlever le coffre
de ch�ne... Une heure plus tard, il �tait enterr� dans la mis�rable
masure que j'habitais... L'ann�e suivante, j'achetai Sairmeuse...

Il avait tout avou�, il s'arr�ta tremblant, cherchant son arr�t dans
les yeux de sa fille.

--Et vous h�sitez?... demanda-t-elle.

--Ah!... tu ne sais pas...

--Je sais qu'il faut rendre Sairmeuse.

C'�tait bien l� ce que lui criait la voix de sa conscience, cette voix
qui n'est qu'un murmure et que cependant tout le fracas de l'univers
ne saurait �touffer.

--Personne ne m'a vu emporter le coffre, balbutia-t-il. On me
soup�onnerait qu'on ne trouverait pas une seule preuve... Mais
personne ne sait rien...

Marie-Anne se redressa, l'oeil �tincelant de la plus g�n�reuse
indignation.

--Mon p�re!... interrompit-elle, oh!... mon p�re!...

Et d'un ton plus calme elle ajouta:

--Si le monde ne sait rien, pouvez-vous donc oublier, vous!...

M. Lacheneur semblait pr�s de succomber aux souffrances des horribles
combats qui se livraient en lui.

Moins abattu est l'accus� � l'heure o� se d�cide son sort, pendant ces
minutes �ternelles o� il attend un verdict de vie ou de mort, l'oeil
fix� sur cette petite porte par o� il a vu le jury sortir pour
d�lib�rer.

--Rendre!... reprit-il, quoi?... Ce que j'ai re�u?... Soit, je
consens. Je porterai au duc quatre-vingt mille francs, j'y ajouterai
les int�r�ts de cette somme depuis que je l'ai en d�p�t, et... nous
serons quittes.

La jeune fille hochait la t�te d'un air doux et triste.

--Pourquoi ces subterfuges indignes de toi? pronon�a-t-elle. Tu
sais bien que c'est Sairmeuse que Mlle Armande entendait confier au
serviteur de sa famille... C'est Sairmeuse qu'il faut rendre.

Ce mot de �serviteur� devait r�volter un homme qui, tant qu'avait dur�
l'Empire, avait �t� un des puissants du pays.

--Ah!... vous �tes cruelle, ma fille, dit-il avec une profonde
amertume, cruelle comme l'enfant qui n'a jamais souffert..., cruelle
comme celui qui, n'ayant jamais �t� tent�, est impitoyable pour qui
succombe � la tentation.

Il est des actes que Dieu seul, en sa divine justice, peut juger,
parce que seul il sait tout et lit au fond des �mes...

Je ne suis qu'un d�positaire, me dis-tu. C'est bien ainsi que je me
consid�rais jadis...

Si ta pauvre sainte m�re vivait encore, elle te dirait mon trouble et
mes angoisses en me voyant cette richesse soudaine qui n'�tait pas
mienne... Je tremblais de me laisser prendre � ses s�ductions, j'avais
peur de moi... J'�tais comme le joueur charg� de tenir le jeu d'un
autre, comme un ivrogne qui aurait re�u en d�p�t les plus d�licieuses
liqueurs...

Ta m�re te dirait que j'ai remu� ciel et terre pour retrouver le duc
de Sairmeuse. Mais il avait quitt� le comte d'Artois, on ne savait ce
qu'il �tait devenu... J'ai �t� dix ans avant de me d�cider � habiter
le ch�teau, oui, dix ans, pendant lesquels chaque matin j'ai fait
brosser les meubles et les tapis comme si le ma�tre e�t d� revenir le
soir.

Enfin j'osai... J'avais entendu M. d'Escorval affirmer que le duc
avait �t� tu� � la guerre... je m'installai ici. Et de jour en jour, �
mesure que par mes soins le domaine de Sairmeuse devenait plus beau et
plus vaste, je m'en sentais plus l�gitimement le possesseur...

Mais ce plaidoyer d�sesp�r� en faveur d'une cause mauvaise, ne pouvait
toucher la loyale Marie-Anne.

--Il faut restituer!... r�p�ta-t-elle.

M. Lacheneur se tordait les bras.

--Implacable!... s'�cria-t-il, elle est implacable. Malheureuse, qui
ne comprend pas que c'est pour elle que je pr�tends, que je veux
rester ce que je suis. H�siterais-je, s'il ne s'agissait que de moi...
Je suis vieux et je connais la mis�re et le travail; l'oisivet� n'a
pas fait dispara�tre les callosit�s de mes mains. Que me faudrait-il
pour vivre en attendant ma place au cimeti�re? Une cro�te de pain
frott�e d'oignon le matin, une �cuell�e de soupe le soir, et pour la
nuit une botte de paille. Je saurais toujours bien me gagner cela.
Mais toi, malheureuse enfant, mais ton fr�re, que deviendriez-vous?

--On ne discute ni ne transige avec le devoir, mon p�re... Je crois
cependant que vous vous effrayez � tort. Je suppose au duc l'�me trop
haute pour nous laisser jamais manquer du n�cessaire apr�s l'immense
service que vous lui aurez rendu.

L'ancien serviteur des Sairmeuse eut un �clat de rire nouveau.

--Tu crois cela!... dit-il. C'est que tu ne connais pas ces nobles qui
ont �t� nos ma�tres pendant des si�cles. Un �tu es un brave gar�on!�
bien froid, serait toute ma r�compense, et on nous renverrait, moi
� ma charrue, toi � l'antichambre. Et si je m'avisais de parler des
mille pistoles qui m'ont �t� donn�es, on me traiterait de b�l�tre, de
faquin et d'impudent dr�le... Par le saint nom de Dieu!... cela ne
sera pas.

--Oh!... mon p�re!...

--Non, cela ne saurait �tre... Et je vois, moi, ce que tu ne peux pas
voir, l'ignominie de la chute... Tu nous crois aim�s � Sairmeuse?...
tu te trompes. Nous avons �t� trop heureux pour ne pas �tre jalous�s
et ha�s. Que je tombe demain, et tu verras se jeter sur nous, pour
nous d�chirer, ceux qui aujourd'hui nous l�chent les mains...

Ses yeux brill�rent; il pensa qu'il venait de trouver un argument
victorieux.

--Et toi-m�me, poursuivit-il, toi si entour�e, tu conna�trais les
horreurs du m�pris... Tu �prouverais cette douleur �pouvantable de
voir s'�loigner de toi jusqu'� celui que ton coeur a choisi librement,
entre tous!...

Il avait frapp� juste, car les beaux yeux de Marie-Anne s'emplirent de
larmes.

--Si vous disiez vrai, mon p�re, murmura-t-elle d'une voix alt�r�e, je
mourrais peut-�tre de douleur, mais il me faudrait bien reconna�tre
que j'avais mal plac� ma confiance et mon affection.

--Et tu t'obstines � me conseiller de rendre Sairmeuse?...

--L'honneur parle, mon p�re...

M. Lacheneur disloqua � demi, d'un coup de poing terrible, le meuble
pr�s duquel il se trouvait.

--Et si je m'ent�tais, moi aussi, s'�cria-t-il, si je gardais tout...
que ferais-tu?

--Je me dirais, mon p�re, qu'une mis�re honn�te vaut mieux qu'une
fortune vol�e, je quitterais ce ch�teau, qui est au duc de Sairmeuse,
et je chercherais une place de fille de ferme aux environs...

Cette terrible r�ponse atteignit M. Lacheneur comme un coup de massue.
Il se laissa tomber sur un fauteuil en sanglotant... Il connaissait
assez sa fille pour savoir que ce qu'elle disait elle le ferait.

Mais il �tait vaincu, sa fille l'emportait, il venait de se r�soudre �
l'h�ro�que sacrifice.

--Je restituerai Sairmeuse, balbutia-t-il... advienne que pourra...

Il s'interrompit, un visiteur lui arrivait.

C'�tait un tout jeune homme d'une vingtaine d'ann�es, de tournure
distingu�e, � l'air m�lancolique et doux.

Son regard, quand il entra dans le salon, ayant rencontr� celui de
Marie-Anne, il devint cramoisi, et la jeune fille se d�tourna � demi,
rougissant jusqu'� la racine des cheveux.

--Monsieur, dit ce jeune homme, mon p�re m'envoie vous dire que le
duc de Sairmeuse et son fils viennent d'arriver. Ils ont demand�
l'hospitalit� � M. le cur�.

M. Lacheneur s'�tait lev�, dissimulant mal son trouble affreux.

--Vous remercierez le baron d'Escorval de son attention, mon cher
Maurice, r�pondit-il, j'aurai l'honneur de le voir aujourd'hui m�me,
apr�s une d�marche bien grave que nous allons faire, ma fille et moi.

Le jeune d'Escorval avait vu, du premier coup d'oeil, que sa pr�sence
�tait importune, aussi ne resta-t-il que quelques instants.

Mais quand il se retira, Marie-Anne avait eu le temps de lui dire tout
bas, et sans vouloir s'expliquer autrement:

--Je crois conna�tre votre coeur, Maurice, ce soir, je le conna�trai
certainement.




III


Peu de gens � Sairmeuse connaissaient autrement que de nom ce terrible
duc dont l'arriv�e mettait le village en �moi.

C'est � peine si quelques anciens du pays se rappelaient l'avoir
entrevu, autrefois, avant 89, lorsqu'il venait, � de longs
intervalles, rendre visite � sa tante, la vieille demoiselle Armande.

Sa charge le retenait � la cour.

S'il n'avait pas donn� signe de vie tant qu'avait dur� l'Empire, c'est
qu'il n'avait pas eu � subir les mis�res et les humiliations qui
attendaient les �migr�s dans l'exil.

Il y avait au contraire trouv�, en �change de la fortune d�labr�e que
lui enlevait la R�volution, une fortune royale.

R�fugi� � Londres apr�s le licenciement de l'impuissante arm�e de
Cond�, il avait eu le bonheur de plaire � la fille unique d'un des
plus riches pairs d'Angleterre, lord Holland, et il l'avait �pous�e.

Elle lui apportait en dot 250,000 livres sterling, plus de six
millions de francs.

Cependant ce m�nage ne fut pas heureux. Le compagnon des plaisirs trop
faciles de M. le comte d'Artois, le gentilhomme qui avait pr�tendu
reprendre sous Louis XVI les moeurs de la R�gence, ne pouvait pas �tre
un bon mari.

La jeune duchesse songeait � une s�paration quand elle mourut en
donnant le jour � un gar�on, qui fut baptis� sous les noms de
Anne-Marie-Martial.

Cette mort ne d�sola pas le duc de Sairmeuse.

Il se retrouvait libre et plus riche qu'il ne l'avait jamais �t�.

D�s que les convenances le lui permirent, il confia son fils � une
parente de sa femme et se remit � courir le monde.

La renomm�e disait vrai: Il s'�tait battu, et furieusement, contre
la France, tant�t dans les rangs Autrichiens, tant�t dans les rangs
Russes.

Et jarnibieu!--c'�tait un de ses jurons,--il ne s'en cachait gu�re,
disant qu'en cela, il n'avait fait que strictement son devoir. Il
estimait bien et loyalement gagn� le grade de g�n�ral que lui avait
conf�r� sur le champ de bataille l'empereur de Russie.

On ne l'avait pas vu, lors de la premi�re Restauration, mais son
absence avait �t� bien involontaire. Son beau-p�re, lord Holland,
venait de mourir, et il avait �t� retenu � Londres par les embarras
d'une immense succession.

Les Cent-Jours l'avaient exasp�r�.

Mais �la bonne cause,� ainsi qu'il disait, triomphant de nouveau, il
se h�tait d'accourir.

H�las! Lacheneur soup�onnait bien les v�ritables sentiments de son
ancien ma�tre, quand il se d�battait sous les obsessions de sa fille.

Lui qui avait �t� oblig� de se cacher en 1814, il savait bien que les
�revenants� n'avaient rien appris ni rien oubli�.

Le duc de Sairmeuse �tait comme les autres.

Cet homme qui avait tant vu n'avait rien retenu.

Il pensait, et rien n'�tait si tristement grotesque, qu'il suffisait
d'un acte de sa volont� pour supprimer net tous les �v�nements de la
R�volution et de l'Empire.

Quand il avait dit: �Je ne reconnais pas tout �a!...� il s'imaginait,
de la meilleure foi du monde, que tout �tait dit, que c'�tait fini,
que ce qui avait �t� n'�tait pas.

Et si quelques-uns de ceux qui avaient vu Louis XVIII � l'oeuvre en
1814, lui affirmaient que la France avait quelque peu chang� depuis
1789, il r�pondait en haussant les �paules:

--Bast!... nous nous montrerons, et tous ces coquins dont la r�bellion
nous a surpris rentreront dans l'ombre.

C'�tait bien l�, s�rieusement, son opinion.

Tout le long de la route accident�e qui conduit de Montaignac �
Sairmeuse, le duc, confortablement �tabli dans le fond de sa berline
de voyage, d�veloppait ses plans � son fils Martial.

--Le roi a �t� mal conseill�, marquis, concluait-il, sans compter que
je le soup�onne d'incliner plus qu'il ne conviendrait vers les id�es
jacobines. S'il m'en croyait, il profiterait, pour faire rentrer tout
le monde dans le devoir, des douze cent mille soldats que nos amis les
alli�s ont mis � sa disposition. Douze cent mille ba�onnettes ont un
peu plus d'�loquence que les articles d'une charte.

C'est seulement lorsque la voiture approcha de Sairmeuse, qu'il
s'interrompit.

Il �tait �mu, lui, si peu accessible � l'�motion, en se sentant dans
ce pays o� il �tait n�, o� il avait jou� enfant, et dont il n'avait
pas eu de nouvelles depuis la mort de sa tante.

Tout avait bien chang�, mais les grandes lignes du paysage �taient
rest�es les m�mes, les coteaux avaient gard� leurs ombrages, la vall�e
de l'Oiselle �tait toujours riante comme autrefois.

--Je me reconnais, marquis, disait-il avec un plaisir qui lui faisait
oublier ses graves pr�occupations, je me reconnais!...

Bient�t les changements devinrent plus frappants.

La voiture entrait dans Sairmeuse, et cahotait sur les pav�s de la rue
unique du village.

Cette rue, autrefois, c'�tait un chemin qui devenait impraticable d�s
qu'il pleuvait.

--Eh! eh!... murmura le duc, c'est un progr�s, cela!...

Il ne tarda pas � en remarquer d'autres.

L� o� il n'y avait jadis que de tristes et humides masures couvertes
de chaume, il voyait maintenant des maisons blanches, coquettes
et enviables avec leurs contrevents verts, et leur vigne courant
au-dessus de la porte.

Bient�t il aper�ut la mairie, une vilaine construction toute neuve,
visant au monument, avec ses quatre colonnes et son fronton.

--Jarnibieu!... s'�cria-t-il, pris d'inqui�tude, les coquins sont
capables d'avoir b�ti tout cela avec les pierres de notre ch�teau!...

Mais la berline longeait alors la place de l'�glise, et Martial
observait les groupes qui s'y agitaient.

--Que pensez-vous de tous ces paysans, monsieur le duc? demanda-t-il
� son p�re, leur trouvez-vous la mine de gens qui pr�parent une
triomphante r�ception � leur ancien ma�tre?

M. de Sairmeuse haussa les �paules. Il n'�tait pas homme � renoncer
pour si peu � une illusion.

--Ils ne savent pas que je suis dans cette chaise de poste,
r�pondit-il. Quand ils le sauront....

Des cris de �Vive M. le duc de Sairmeuse!� lui coup�rent la parole.

--Vous entendez, marquis? fit-il.

Et tout heureux des cris qui lui donnaient raison, il se pencha � la
porti�re de la voiture, saluant de la main l'honn�te famille Chupin,
qui courait et criait.

Le vieux maraudeur, sa femme et ses fils, avaient des voix
formidables, et il ne tint qu'� M. de Sairmeuse de croire que le pays
entier l'acclamait. Il le crut, et lorsque la berline s'arr�ta devant
la porte du presbyt�re, il �tait bien persuad� que le prestige de la
noblesse �tait plus grand que jamais.

Sur le seuil de la cure, Bibiane, la vieille gouvernante, se tenait
debout. Elle savait d�j� quels h�tes arrivaient � son ma�tre, car la
servante du cur� est toujours et partout la mieux inform�e.

--Monsieur le cur� n'est pas revenu de l'�glise, r�pondit-elle aux
questions du duc; mais si ces messieurs veulent entrer l'attendre,
il ne tardera pas � arriver, car il n'a pas d�jeun� le pauvre cher
homme...

--Entrons!... dit le duc � son fils.

Et guid�s par la gouvernante, ils p�n�tr�rent dans une sorte de salon,
o� une table �tait dress�e.

D'un coup d'oeil, M. de Sairmeuse inventoria cette pi�ce. Les
habitudes de la maison devaient lui dire celles du ma�tre. Elle �tait
propre, pauvre et nue. Les murs �taient blanchis � la chaux; une
douzaine de chaises composaient tout le mobilier; sur la table, d'une
simplicit� monastique, il n'y avait que des couverts d'�tain.

Ce logis �tait celui d'un ambitieux ou d'un saint.

--Ces messieurs prendraient peut-�tre quelque chose? demanda Bibiane.

--Ma foi! r�pondit Martial, j'avoue que la route m'a singuli�rement
aiguis� l'app�tit.

--Doux J�sus!... s'�cria la vieille gouvernante, d'un air d�sesp�r�,
et moi qui n'ai rien!... C'est-�-dire, si, il me reste encore un
poulet en mue, le temps de lui tordre le cou, de le plumer, de le
vider...

Elle s'interrompit pr�tant l'oreille, et on entendit un pas dans le
corridor.

--Ah!... dit-elle, voici monsieur le cur�.

Fils d'un pauvre m�tayer des environs de Montaignac, le cur� de
Sairmeuse devait aux privations de sa famille son latin et sa tonsure.

� le voir, on reconnaissait bien l'homme annonc� par le presbyt�re.

Grand, sec, solennel, il �tait plus froid que les pierres tombales de
son �glise.

Par quels prodiges de volont�, au prix de quelles tortures avait-il
ainsi fa�onn� ses dehors? On s'en faisait une id�e en regardant ses
yeux, o�, par moments, brillaient les �clairs d'une �me ardente.

Bien des col�res dompt�es avaient d� crisper ses l�vres
involontairement ironiques, d�sormais assouplies par la pri�re.

�tait-il vieux ou jeune? Le plus subtil observateur e�t h�sit� �
mettre un �ge sur son visage �maci� et p�li, coup� en deux par un nez
immense, en bec d'aigle, mince comme la lame d'un rasoir.

Il portait une soutane blanchie aux coutures, us�e et rapi�c�e, mais
d'une propret� miraculeuse, et elle pendait le long de son corps
maigre aussi mis�rablement que les voiles d'un navire en pantenne.

On l'appelait l'abb� Midon.

� la vue de deux �trangers assis dans son salon, il parut l�g�rement
surpris.

La berline arr�t�e � sa porte lui avait bien annonc� une visite, mais
il s'attendait � trouver quelqu'un de ses paroissiens.

Personne ne l'ayant pr�venu, ni � la sacristie, ni en chemin, il se
demandait � qui il avait affaire, et ce qu'on lui voulait.

Machinalement, il se retourna vers Bibiane, mais la vieille servante
venait de s'esquiver.

Le duc comprit l'�tonnement de son h�te.

--Par ma foi!... l'abb�, fit-il avec l'aisance impertinente d'un grand
seigneur qui se croit partout chez soi, nous avons pris sans fa�on
votre cure d'assaut, et nous y tenons garnison, comme vous voyez... Je
suis le duc de Sairmeuse, et voici mon fils, le marquis.

Le cur� s'inclina, mais il ne parut pas qu'il f�t fort touch� de la
qualit� de ses visiteurs.

--Ce m'est un grand honneur, pronon�a-t-il d'un ton plus que r�serv�,
de recevoir chez moi les anciens ma�tres de ce pays.

Il souligna ce mot: anciens, de telle fa�on qu'il �tait impossible de
se m�prendre sur sa pens�e et ses intentions.

--Malheureusement, continua-t-il, vous ne trouverez pas ici,
messieurs, les aises de la vie auxquelles vous �tes accoutum�s, et je
crains...

--Bast!... interrompit le duc, � la guerre comme � la guerre, ce
qui vous suffit nous suffira, l'abb�... Et comptez que nous saurons
reconna�tre de fa�on ou d'autre le d�rangement que nous allons vous
causer.

L'oeil du cur� brilla. Ce sans-g�ne, cette familiarit� choquante,
cette derni�re phrase outrageante atteignirent la fiert� de l'homme
violent cach� sous le pr�tre.

--D'ailleurs, ajouta gaiement Martial, que les angoisses de Bibiane
avaient beaucoup amus�, d'ailleurs nous savons qu'il y a un poulet en
mue...

--C'est-�-dire qu'il y avait, monsieur le marquis...

La vieille servante, qui reparut soudain, expliqua la r�ponse de son
ma�tre. Elle semblait au d�sespoir.

--Doux J�sus!... monsieur, clamait-elle, comment faire?... Le poulet a
disparu... On nous l'a vol� pour s�r, car la mue est bien ferm�e.

--Attendez, avant d'accuser votre prochain, interrompit le cur�, on
ne nous a rien vol�... La Bertrande est venue ce matin me demander
quelques secours au nom de sa fille qui se meurt; je n'avais pas
d'argent, je lui ai donn� cette volaille dont elle fera un bon
bouillon...

Cette explication changea en fureur la consternation de Bibiane.

Elle se campa au milieu du salon, un poing sur la hanche, gesticulant
de l'autre main.

--Voil� pourtant comme il est, s'�cria-t-elle en montrant son ma�tre,
moins raisonnable qu'un enfant, et sans plus de d�fense qu'un
innocent... Il n'y a pas de paysanne b�te qui ne lui fasse accroire
tout ce qu'elle veut... Un bon gros mensonge arros� de larmes, et on
a de lui tout ce qu'on veut... On lui tire ainsi jusqu'aux souliers
qu'il a aux pieds, jusqu'au pain qu'il porte � sa bouche. La fille �
la Bertrande, messieurs, une malade comme vous et moi!...

--Assez!... disait s�v�rement le pr�tre, assez!...

Puis, sachant par exp�rience que sa voix n'avait pas le pouvoir
d'arr�ter le flot des r�criminations de la vieille gouvernante, il la
prit par le bras et l'entra�na jusque dans le corridor.

M. de Sairmeuse et son fils se regardaient d'un air constern�.

�tait-ce l� une com�die pr�par�e � leur intention? �videmment non,
puisqu'ils �taient arriv�s � l'improviste.

Or, le pr�tre que r�v�lait cette querelle domestique, n'�tait pas leur
fait.

Ce n'�tait pas l�, il s'en fallait du tout au tout, l'homme qu'ils
esp�raient rencontrer, l'auxiliaire dont ils jugeaient le concours
indispensable � la r�ussite de leurs projets.

Cependant ils n'�chang�rent pas un mot, ils �coutaient.

On entendait comme une discussion dans le corridor. Le ma�tre parlait
bas, avec l'accent du commandement; la servante s'exclamait comme si
elle e�t �t� stup�fi�e. Cependant on ne distinguait pas les paroles.

Bient�t le pr�tre rentra.

--J'esp�re, messieurs, dit-il avec une dignit� qui ne laissait aucune
prise � la raillerie, que vous voudrez bien excuser la sc�ne ridicule
de cette fille... La cure de Sairmeuse, Dieu merci! n'est pas si
pauvre qu'elle le dit.

Ni le duc ni Martial ne r�pondirent.

Leur surprenante assurance se trouvait m�me si bien d�mont�e, que M.
de Sairmeuse, ajournant toute explication directe, entama le r�cit
des �v�nements dont il venait d'�tre t�moin � Paris, insistant sur
l'enthousiasme et les transports d'amour qui avaient accueilli Sa
Majest� Louis XVIII...

Heureusement, la vieille gouvernante l'interrompit de nouveau.

Elle arrivait charg�e de vaisselle, d'argenterie et de bouteilles, et
derri�re elle venait un gros homme en tablier blanc qui portait fort
adroitement trois ou quatre plats.

C'est l'ordre d'aller qu�rir ce repas � l'auberge du _Boeuf couronn�_,
qui avait arrach� � Bibiane tant de: Doux J�sus!

L'instant d'apr�s le cur� et ses h�tes se mettaient � table.

Le poulet e�t �t� �court,� la digne servante se l'avoua, en voyant le
terrible app�tit de M. de Sairmeuse et de son fils.

--On e�t jur� qu'ils n'avaient pas mang� de quinze jours, disait-elle
le lendemain aux d�votes, ses amies.

L'abb� Midon n'avait pas faim, lui, bien qu'il f�t pr�s de deux heures
et qu'il n'e�t rien pris depuis la veille.

L'arriv�e soudaine des anciens ma�tres de Sairmeuse l'avait
boulevers�. Elle pr�sageait, pensait-il, les plus effroyables
malheurs.

Aussi, ne remuait-il son couteau et sa fourchette que pour se donner
une contenance; en r�alit�, il observait ses h�tes, il appliquait �
les �tudier toute la p�n�tration du pr�tre, bien sup�rieure � celle du
m�decin et du magistrat.

Le duc de Sairmeuse ne paraissait pas les cinquante-sept ans qu'il
venait d'avoir.

Les orages de la jeunesse, les luttes de son �ge m�r, des exc�s
exorbitants en tout genre, n'avaient pu entamer sa constitution de
fer.

Taill� en hercule, il tirait vanit� de sa force et �talait avec
complaisance ses mains, d'un dessin correct, mais larges, �paisses,
puissantes, orn�es aux phalanges de bouquets de poils roux, v�ritables
mains de gentilhomme dont les anc�tres ont donn� les grands coups
d'�p�e des croisades.

Sa physionomie disait bien son caract�re. Des courtisans de l'ancienne
monarchie il avait tous les travers, les rares qualit�s et les vices.

Il �tait � la fois spirituel et ignorant, sceptique et infatu�
jusqu'au d�lire des pr�jug�s de sa race. Affectant pour les int�r�ts
s�rieux la plus noble insouciance, il devenait �pre, rude, implacable,
d�s que son ambition ou sa vanit� �taient en jeu.

Pour �tre moins robuste que son p�re, Martial n'en �tait pas moins un
fort remarquable cavalier. Les femmes devaient raffoler de ses grands
yeux bleus et des admirables cheveux blonds qu'il tenait de sa m�re.

De son p�re, il avait l'�nergie, la bravoure et, il faut bien le dire
aussi, la corruption. Mais il avait, de plus, une �ducation solide et
des id�es politiques. S'il partageait les pr�jug�s de son p�re, il
les avait raisonn�s. Ce que le vieillard e�t fait dans un moment
d'emportement, le fils �tait capable de le faire froidement.

C'est bien ainsi que l'abb� Midon, avec une rare sagacit�, jugea ses
deux h�tes.

Aussi, est-ce avec une grande douleur, mais sans surprise, qu'il
entendit le duc de Sairmeuse exposer, au sujet des biens nationaux,
des id�es impossibles, que partageaient cependant tous les anciens
�migr�s.

Connaissant le pays, renseign� quant � l'�tat des esprits, le cur� de
Sairmeuse entreprit d'attaquer les illusions de cet obstin� vieillard.

Mais le duc, sur ce chapitre, n'entendait pas raillerie, et il
commen�ait � jurer des jarnibieu � �branler le presbyt�re, lorsque
Bibiane se montra � la porte du salon.

--Monsieur le duc, dit-elle, il y a l� M. Lacheneur et sa demoiselle
qui d�sireraient vous parler.




IV


Ce nom de Lacheneur n'�veillait aucun souvenir dans l'esprit du duc.

D'abord, il n'avait jamais habit� Sairmeuse...

Puis, quand m�me!... Est-ce que jamais courtisan de l'ancien r�gime
daigna s'inqui�ter des noms qui distinguaient entre eux ces paysans
qu'il confondait dans sa profonde indiff�rence!

Ces gens-l�, on les appelait: hol�!... h�!... l'ami!... mon brave!...

C'est donc de l'air d'un homme qui fait un effort de m�moire, que le
duc de Sairmeuse r�p�tait:

--Lacheneur... M. Lacheneur....

Mais Martial, observateur plus attentif et plus p�n�trant que
son p�re, avait vu le regard du cur� vaciller � ce nom, jet� �
l'improviste par Bibiane.

--Qu'est-ce que cet individu, l'abb�? demanda le duc d'un ton l�ger.

Si ma�tre de soi que f�t le pr�tre, si habitu� qu'il f�t depuis des
ann�es, � garder le secret de ses impressions, il dissimulait mal une
cruelle inqui�tude.

--M. Lacheneur, r�pondit-il avec une visible h�sitation, est le
possesseur actuel du ch�teau de Sairmeuse.

Martial, ce pr�coce diplomate, ne put se retenir de sourire � cette
r�ponse qu'il avait presque pr�vue. Mais le duc bondit sur sa chaise.

--Ah!... s'�cria-t-il, c'est le dr�le qui a eu l'impudence de....
Faites-le entrer, la vieille, qu'il vienne.

Bibiane sortie, le malaise de l'abb� Midon redoubla.

--Permettez-moi, monsieur le duc, dit-il fort vite, de vous faire
remarquer que M. Lacheneur jouit d'une grande influence dans le
pays... se l'ali�ner serait impolitique....

--J'entends... vous me conseillez des m�nagements. C'est parler en pur
Jacobin, l'abb�. Si Sa Majest�, qui n'y est que trop port�e, �coute
des donneurs d'avis de votre sorte, les ventes seront ratifi�es...
Jarnibieu! nos int�r�ts sont cependant les m�mes... Si la R�volution
s'est empar�e des propri�t�s de la noblesse, elle a pris aussi les
biens du clerg�... entre nous, pourquoi faire la petite bouche?

--Les biens d'un pr�tre ne sont pas de ce monde, monsieur, pronon�a
froidement le cur�.

M. de Sairmeuse allait probablement r�pondre quelque grosse
impertinence, mais M. Lacheneur parut suivi de sa fille.

L'infortun� �tait livide, de grosses gouttes de sueur perlaient sur
ses tempes, et l'�garement de ses yeux disait la d�tresse de sa
pens�e.

Aussi p�le que son p�re �tait Marie-Anne, mais son attitude et la
flamme de son regard, disaient sa virile �nergie.

--Eh bien!... l'ami, fit le duc, nous sommes donc le ch�telain de
Sairmeuse?

Ceci fut dit avec une si choquante familiarit� que le cur� en rougit.
C'�tait chez lui, en somme, qu'on traitait ainsi un homme qu'il
jugeait son �gal.

Il se leva, et avan�ant deux chaises:

--Asseyez-vous donc, mon cher monsieur Lacheneur, dit-il avec une
politesse qui voulait �tre une le�on, et vous aussi, mademoiselle,
faites-moi cet honneur...

Mais le p�re et la fille refus�rent d'un signe de t�te pareil.

--Monsieur le duc, continua Lacheneur, je suis un ancien serviteur de
votre maison....

--Ah! Ah!...

--Mademoiselle Armande, votre tante, avait accord� � ma pauvre m�re la
faveur d'�tre ma marraine....

--Parbleu!... mon gar�on, interrompit le duc, je me souviens de toi
maintenant. En effet, notre famille a eu de grandes bont�s pour les
tiens. Et c'est pour nous prouver ta reconnaissance que tu t'es
empress� d'acheter nos biens!...

L'ancien valet de charrue �tait parti de bien bas, mais son coeur et
son caract�re se haussant avec sa fortune, il avait l'exacte notion de
sa dignit� et de sa valeur.

Beaucoup le jalousaient dans le pays, quelques-uns le d�testaient,
mais tout le monde le respectait.

Et voici que cet homme le traitait avec le plus �crasant m�pris et se
permettait de le tutoyer... Pourquoi? De quel droit!...

Indign� de l'outrage, il fit un mouvement comme pour se retirer.

Personne, hormis sa fille, ne connaissait la v�rit�, il n'avait qu'�
se taire et Sairmeuse lui restait.

Oui, il �tait ma�tre encore de garder Sairmeuse, et il le savait,
car il ne partageait pas les craintes des paysans, trop �clair� pour
ignorer qu'entre les esp�rances des anciens �migr�s et le possible, il
y avait cet ab�me qui s�pare le r�ve de la r�alit�.

Un mot suppliant, prononc� � demi-voix par sa fille, le ramena.

--Si j'ai achet� Sairmeuse, poursuivit-il d'une voix sourde, c'est
sur l'ordre de ma marraine mourante, et avec l'argent qu'elle m'avait
laiss� � l'insu de tous. Si vous me voyez ici, c'est que je viens vous
restituer le d�p�t confi� � mon honneur.

Tout autre qu'un de ces tristes fous comme les alli�s n'en ramen�rent
que trop, e�t �t� profond�ment �mu.

Le duc, lui, trouva tout simple et tout naturel ce grand acte de
probit�.

--Voil� qui est fort bien pour le principal, dit-il. Parlons
maintenant des int�r�ts... Sairmeuse, si j'ai bonne m�moire, rendait
autrefois un millier de louis bon an mal an... Ces revenus entass�s
doivent produire une belle somme, o� est-elle?...

Cette r�clamation, ainsi formul�e, � ce moment, avait un caract�re si
odieux que Martial, r�volt�, fit � son p�re un signe que celui-ci ne
vit pas.

Mais le cur�, lui, protesta, essayant de rappeler cet insens� � la
pudeur.

--Monsieur le duc!... fit-il, oh! monsieur le duc! Lacheneur haussa
les �paules d'un air r�sign�.

--Les revenus, dit-il, je les ai employ�s � vivre et � �lever mes
enfants... mais surtout � am�liorer Sairmeuse qui rapporte aujourd'hui
le double d'autrefois....

--C'est-�-dire que depuis vingt ans, messire Lacheneur joue au
ch�telain... La com�die est plaisante. Enfin, tu es riche, n'est-ce
pas?...

--Je ne poss�de rien! Mais j'esp�re que vous m'autoriserez � prendre
dix mille livres que votre tante m'avait donn�es...

--Ah! elle t'avait donn� mille pistoles!... Et quand cela?...

--Le soir o� elle me remit les quatre-vingt mille francs destin�s au
rachat de ses terres...

--Parfait!... Quelle preuve as-tu � me fournir de ce legs?

Lacheneur demeura confondu... Il voulut r�pondre, il ne le put... Il
ne trouvait au service de sa rage que les plus �pouvantables menaces
ou un torrent d'injures...

Marie-Anne, alors, s'avan�a vivement.

--La preuve, monsieur le duc, dit-elle d'une voix vibrante, est la
parole de cet homme, qui, d'un mot librement prononc�, vient de vous
rendre... de vous donner une fortune...

Dans son brusque mouvement, ses beaux cheveux noirs s'�taient �
demi-d�nou�s, le sang affluait � ses joues, ses yeux d'un bleu
sombre lan�aient des flammes; et la douleur, la col�re, l'horreur de
l'humiliation, donnaient � son visage une expression sublime.

Elle �tait si belle que Martial en fut remu�.

--Admirable!... murmura-t-il en anglais, belle comme l'ange de
l'insurrection.

Cette phrase, qu'elle comprit, interrompit Marie-Anne. Mais elle en
avait dit assez, son p�re se sentit veng�.

Il tira de sa poche un rouleau de papiers, et le jetant sur la table:

--Voici vos titres, dit-il au duc, d'un ton o� �clatait une haine
implacable, gardez le legs que me fit votre tante, je ne veux rien de
vous... Je ne remettrai plus les pieds � Sairmeuse... Mis�rable j'y
suis entr�, mis�rable j'en sors...

Il quitta le salon la t�te haute, et une fois dehors, il ne dit � sa
fille qu'un seul mot:

--Eh bien!...

--Vous avez fait votre devoir; r�pondit-elle, c'est ceux qui ne le
font pas qui sont � plaindre!...

Elle n'en put dire davantage. Martial accourait, ne songeant qu'�
se m�nager une occasion de revoir cette jeune fille dont la beaut�
l'avait si fortement impressionn�.

--Je me suis esquiv�, dit-il en s'adressant plut�t � Marie-Anne qu'�
M. Lacheneur, pour vous rassurer... Tout s'arrangera, mademoiselle,
des yeux si beaux ne doivent pas verser de larmes... Je serai votre
avocat pr�s de mon p�re...

--Mlle Lacheneur n'a pas besoin d'avocat, interrompit une voix rude.

Martial se retourna et se trouva en pr�sence de ce jeune homme qui, le
matin, �tait all� pr�venir M. Lacheneur.

--Je suis le marquis de Sairmeuse, lui dit-il, du ton le plus
impertinent.

--Moi, fit simplement l'autre, je suis Maurice d'Escorval.

Ils se tois�rent un moment en silence, chacun attendant peut-�tre une
insulte de l'autre. Instinctivement ils se devinaient ennemis, et
leurs regards �taient charg�s d'une haine atroce. Peut-�tre eurent-ils
ce pressentiment qu'ils n'�taient pas deux rivaux, mais deux
principes, en pr�sence.

Martial, pr�occup� de son p�re, c�da.

--Nous nous retrouverons, monsieur d'Escorval! pronon�a-t-il en se
retirant.

Maurice, � cette menace, haussa les �paules, et dit:

--Ne le souhaitez pas.




V


L'habitation du baron d'Escorval, cette construction de briques �
saillies de pierres blanches, qu'on apercevait de l'avenue superbe de
Sairmeuse, �tait petite et modeste.

Son seul luxe �tait un joli parterre dont les gazons se d�roulaient
jusqu'� l'Oiselle, et un parc assez vaste d�licieusement ombrag�.

Dans le pays on disait: �le ch�teau d'Escorval,� mais c'�tait pure
flatterie. Le moindre manufacturier enrichi d'un coup de hausse e�t
voulu mieux, plus grand, plus beau, plus brillant et plus voyant
surtout.

C'est que M. d'Escorval--et ce lui sera dans l'histoire un �ternel
honneur--n'�tait pas riche.

Apr�s avoir �t� charg� de nombre de ces missions d'o� g�n�raux et
administrateurs revenaient lourds de millions � crever les chevaux
de poste le long de la route, M. d'Escorval restait avec le seul
patrimoine que lui avait l�gu� son p�re: vingt � vingt-cinq mille
livres de rentes au plus.

Cette simple maison, � trois quarts de lieues de Sairmeuse,
repr�sentait ses �conomies de dix ann�es.

Lui-m�me l'avait fait b�tir vers 1806, sur un plan trac� de sa main,
et elle �tait devenue son s�jour de pr�dilection.

Il se h�tait d'y accourir d�s que ses travaux lui laissaient quelques
journ�es, heureux de la solitude et des ombrages de son parc.

Mais cette fois il n'�tait pas venu � Escorval de son plein gr�.

Il venait d'y �tre exil� par la liste de mort et de proscription du
24 juillet, cette m�me liste fatale qui envoyait devant un conseil de
guerre l'enthousiaste Lab�doy�re et l'int�gre et vertueux Drouot.

Cependant, en cette solitude m�me des campagnes de Montaignac, sa
situation n'�tait pas exempte de p�rils.

Il �tait de ceux qui, quelques jours avant le d�sastre de Waterloo,
avaient le plus vivement press� l'Empereur de faire fusiller Fouch�,
l'ancien ministre de la police.

Or, Fouch� savait ce conseil et il �tait tout-puissant.

--Gardez-vous!... �crivaient � M. d'Escorval ses amis de Paris.

Lui s'en remettait � la Providence, envisageant l'avenir, si mena�ant
qu'il d�t para�tre, avec l'inalt�rable s�r�nit� d'une conscience pure.

Le baron d'Escorval �tait un homme jeune encore, il n'avait pas
cinquante ans; mais les soucis, les travaux, les nuits pass�es aux
prises avec les difficult�s les plus ardues de la politique imp�riale
l'avaient vieilli avant l'�ge.

Il �tait grand, l�g�rement charg� d'embonpoint et un peu vo�t�.

Ses yeux calmes malgr� tout, sa bouche s�rieuse, son large front
d�pouill�, ses mani�res aust�res inspiraient le respect.

--Il doit �tre dur et inflexible, disaient ceux qui le voyaient pour
la premi�re fois.

Ils se trompaient.

Si, dans l'exercice de ses fonctions, ce grand homme ignor� sut
r�sister � tous les entra�nements et aux plus furieuses passions, s'il
restait de fer d�s qu'il s'agissait du devoir, il redevenait dans la
vie priv�e simple comme l'enfant, doux et bon jusqu'� la faiblesse.

� ce beau caract�re, noblement appr�ci�, il dut la f�licit� de sa vie.

Il lui dut ce bonheur du m�nage, que n'envie pas le vulgaire qui
l'ignore, bonheur rare et pr�cieux, si p�n�trant et si doux, qui
emplit la vie et l'embaume comme un c�leste parfum.

� l'�poque la plus sanglante de la Terreur, M. d'Escorval avait
arrach� au bourreau une jeune ci-devant, Victoire-Laure de l'Alleu,
arri�re-cousine des Rh�teau de Commarin, belle comme un ange et moins
�g�e que lui de trois ans seulement.

Il l'aima... et bien qu'elle f�t orpheline et qu'elle n'e�t rien, il
l'�pousa, estimant que les tr�sors de son coeur vierge valaient la dot
la plus magnifique.

Celle-l� fut une honn�te femme, comme son mari �tait un honn�te homme,
dans le sens strict et rigoureux du mot.

On la vit peu aux Tuileries, dont le rang de M. d'Escorval lui ouvrit
les portes. Les splendeurs de la cour imp�riale, qui d�passaient alors
les pompes de Louis XIV, n'avaient pas d'attraits pour elle.

Gr�ces, beaut�, jeunesse, elle r�servait pour l'intimit� du foyer les
qualit�s exquises de son esprit et de son coeur.

Son mari fut son Dieu, elle v�cut en lui et par lui, et jamais elle
n'eut une pens�e qui ne lui appartint.

Les quelques heures qu'il d�robait pour elle � ses labeurs opini�tres
�taient ses heures de f�te.

Et lorsque le soir, � la veill�e, ils �taient assis chacun d'un c�t�
de la chemin�e de leur modeste salon, avec leur fils Maurice, jouant
entre eux, sur le tapis, il leur paraissait qu'ils n'avaient rien �
souhaiter ici-bas.

Les �v�nements de la fin de l'Empire les surprirent en plein bonheur.

Les surprirent... non. Il y avait longtemps d�j� que M. d'Escorval
sentait chanceler le prodigieux �difice du g�nie dont il avait fait
son idole.

Certes, il ressentit un cruel chagrin de la chute, mais il fut navr�
surtout de l'indigne spectacle des trahisons et des l�chet�s qui la
suivirent. Il fut �pouvant� et �coeur�, quand il vit la lev�e en masse
de toutes les cupidit�s se pr�cipitant � la cur�e.

Dans ces dispositions, l'isolement de l'exil devait lui para�tre un
bienfait...

--Sans compter, disait-il � la baronne, que nous serons vite oubli�s
ici.

Ce n'�tait pas tout � fait ce qu'il pensait.

Mais, de son c�t�, sa noble femme gardait un visage tranquille alors
qu'elle tremblait pour la s�curit� des siens.

Ce premier dimanche d'ao�t, cependant, M. d'Escorval et sa femme
�taient plus tristes que de coutume. Le m�me pressentiment vague d'un
malheur terrible et prochain leur serrait le coeur.

� l'heure m�me o� Lacheneur se pr�sentait chez l'abb� Midon, ils
�taient accoud�s � la terrasse de leur maison, et ils exploraient d'un
oeil inquiet les deux routes qui conduisent d'Escorval au ch�teau et
au village du Sairmeuse.

Pr�venu, le matin m�me, par ses amis de Montaignac de l'arriv�e du
duc, le baron avait envoy� son fils avertir M. Lacheneur.

Il lui avait recommand� d'�tre le moins longtemps possible... et
malgr� cela, les heures s'�coulaient et Maurice ne reparaissait pas.

--Pourvu, pensaient-ils chacun � part soi, qu'il ne lui soit rien
arriv�!...

Non, il ne lui �tait rien arriv�... Seulement un mot de Mlle Lacheneur
avait suffi pour lui faire oublier sa d�f�rence accoutum�e aux
volont�s paternelles.

--Ce soir, lui avait-elle dit, je conna�trai vraiment votre coeur!...

Qu'est-ce que cela signifiait?... Doutait-elle donc de lui?...

Tortur� par les plus douloureuses anxi�t�s, le pauvre gar�on n'avait
pu se r�soudre � s'�loigner sans une explication, et il avait r�d�
autour du ch�teau de Sairmeuse, esp�rant que Marie-Anne repara�trait.

Elle reparut, en effet, mais au bras de son p�re.

Le jeune d'Escorval les suivit de loin, et bient�t il les vit entrer
au presbyt�re. Qu'y allaient-ils faire? Il savait que le duc et son
fils s'y trouvaient.

Le temps qu'ils y rest�rent, et qu'il attendit sur la place lui parut
plus long qu'un si�cle.

Ils sortirent, cependant, et il s'avan�ait pour les aborder, quand il
fut pr�venu par Martial dont il entendit les promesses.

Maurice ne connaissait rien de la vie, son innocence �tait, autant
dire, celle d'un enfant, mais il ne pouvait se m�prendre aux
intentions qui dictaient la d�marche du marquis de Sairmeuse.

� cette pens�e que le caprice d'un libertin osait s'arr�ter sur cette
jeune fille si belle et si pure, qu'il aimait de toutes les forces
de son �me, dont il avait jur� qu'il ferait sa femme, tout son sang
afflua � son cerveau.

Il se dit qu'il se devait de ch�tier l'insolent, le mis�rable...

Heureusement--malheureusement peut-�tre--son bras fut arr�t� par le
souvenir d'une phrase qu'il avait entendu mille fois r�p�ter � son
p�re:

�Le calme et l'ironie sont les seules armes dignes des forts.�

Et il eut assez de volont� pour para�tre de sang-froid, quand, en
r�alit�, il �tait hors de lui. Ce fut Martial qui s'emporta et qui
mena�a...

--Ah! oui... je te retrouverai, fat!... r�p�tait Maurice, les dents
serr�es, en suivant de l'oeil son ennemi qui s'�loignait.

Il se retourna alors, mais Marie-Anne et son p�re l'avaient abandonn�,
et il les aper�ut � plus de cent pas. Bien que cette indiff�rence le
confondit, il s'empressa de les rejoindre, et adressa la parole � M.
Lacheneur.

--Nous allons chez votre p�re, lui fut-il r�pondu d'un ton farouche.

Un regard de son amie lui commandait le silence, il se tut et se mit �
marcher � quelques pas en arri�re, la t�te inclin�e sur la poitrine,
mortellement inquiet et cherchant vainement � s'expliquer ce qui se
passait.

Son attitude trahissait une si r�elle douleur, que sa m�re la devina,
lorsqu'enfin, du haut de la terrasse, elle l'aper�ut au tournant du
chemin.

Toutes les angoisses que la courageuse femme dissimulait depuis un
mois se r�sum�rent en un cri.

--Ah!... voici le malheur!... dit-elle... nous n'y �chapperons pas.

C'�tait le malheur, on n'en pouvait douter � la seule vue de M.
Lacheneur lorsqu'il entra dans le salon d'Escorval.

Il s'avan�ait du pas lourd d'un ivrogne, l'oeil morne et sans
expression, la face inject�e, les l�vres blanches et tremblantes.

--Qu'y a-t-il!... demanda vivement le baron...

Mais l'autre ne sembla pas l'entendre.

--Ah!... je l'avais bien pr�vu, murmura-t-il, continuant un monologue
commenc� dehors, je l'avais bien dit � ma fille...

Mme d'Escorval, apr�s avoir embrass� Marie-Anne, l'avait attir�e pr�s
d'elle.

--Que se passe-t-il, mon Dieu! interrogeait-elle.

D'un geste empreint de la plus d�solante r�signation, la jeune fille
lui lit signe de regarder et d'�couter son p�re.

M. Lacheneur paraissait sortir de cet horrible
an�antissement,--bienfait de Dieu,--qui suit les crises trop cruelles
pour les forces humaines. Pareil au dormeur que reprennent au r�veil
les mis�res oubli�es pendant le sommeil, il retrouvait avec la facult�
de se souvenir la facult� de souffrir.

--Ce qu'il y a, monsieur le baron, r�pondit-il d'une voix rauque, il y
a que je me suis lev� ce matin le plus riche propri�taire du pays, et
que je me coucherai ce soir plus pauvre que le dernier mendiant de la
commune. J'avais tout, je n'ai plus rien... rien que mes deux bras.
Ils m'ont gagn� mon pain jusqu'� vingt-cinq ans, ils me le gagneront
jusqu'� la mort... J'ai fait un beau r�ve, il vient de finir...

Devant l'explosion de ce d�sespoir, M. d'Escorval p�lissait.

--Vous devez vous exag�rer votre malheur, balbutia-t-il, expliquez-moi
ce qui vous arrive...

Sans avoir certes conscience de ce qu'il faisait, M. Lacheneur lan�a
son chapeau sur un fauteuil, et rejeta en arri�re ses cheveux gris
qu'il portait fort longs.

--� vous, je dirai tout, monsieur le baron, reprit-il. Je suis
venu pour cela. On vous conna�t, vous, on conna�t votre coeur...
D'ailleurs, ne m'avez-vous pas fait quelquefois l'honneur de m'appeler
votre ami?...

Aussit�t, avec la pr�cision brutale de la v�rit� palpitante, il
retra�a la sc�ne du presbyt�re.

Le baron �coutait p�trifi� d'�tonnement, doutant presque du t�moignage
de ses sens. Les exclamations sourdes de Mme d'Escorval disaient �
quel point, en elle, tous les nobles sentiments �taient r�volt�s.

Mais il �tait un auditeur--Marie-Anne seule l'observait,--que le
r�cit remuait jusqu'au plus profond de ses entrailles. Cet auditeur
�tait Maurice.

Adoss� � la porte, p�le comme la mort, il faisait pour retenir des
larmes de douleur et de rage les plus �nergiques et aussi les plus
inutiles efforts.

Insulter Lacheneur, c'�tait insulter Marie-Anne, c'est-�-dire
l'atteindre, le frapper, l'outrager, lui, dans tout ce qu'il avait de
plus cher au monde.

Ah! s'il e�t pu se douter de cela quand Martial �tait debout devant
lui, � port�e de sa main, il e�t fait payer cher au fils l'odieuse
conduite du p�re.

Mais il se jurait bien que le ch�timent n'�tait que diff�r�.

Et ce n'�tait pas, de sa part, forfanterie de la col�re. Ce jeune
homme si modeste et si doux avait un coeur inaccessible � la crainte.
Ses beaux yeux noirs et profonds, qui avaient la timidit� tremblante
des yeux d'une jeune fille, savaient aller droit � l'ennemi comme une
lame d'�p�e.

Lorsque M. Lacheneur eut termin� par la derni�re phrase qu'il avait
adress�e au duc de Sairmeuse, M. d'Escorval lui tendit la main.

--Je vous ai dit jadis que j'�tais votre ami, pronon�at-il d'une voix
�mue, je dois vous dire aujourd'hui que je suis fier d'avoir un ami
tel que vous.

Le malheureux tressaillit au contact de cette main loyale qui lui
�tait tendue, et son visage trahit une sensation d'une ineffable
douceur.

--Si mon p�re n'e�t pas rendu, murmura l'opini�tre Marie-Anne, mon
p�re n'e�t �t� qu'un d�positaire infid�le... un voleur. Il a fait son
devoir.

M. d'Escorval se retourna, un peu surpris, vers la jeune fille.

--Vous dites vrai, mademoiselle, fit-il d'un ton de reproche; mais
lorsque vous aurez mon �ge et mon exp�rience, vous saurez que
l'accomplissement d'un devoir est, en certaines circonstances, un
h�ro�sme dont peu du gens sont capables.

M. Lacheneur s'�tait redress�.

--Ah!... vos paroles me font du bien, monsieur le baron, dit-il,
maintenant je suis content d'avoir agi comme je l'ai fait.

La baronne d'Escorval se leva, trop femme pour savoir r�sister aux
g�n�reuses inspirations de son coeur.

--Moi aussi, monsieur Lacheneur, pronon�a-t-elle, je veux vous serrer
la main. Je veux vous dire que je vous estime autant que je m�prise
les tristes ingrats qui ont essay� de vous humilier alors qu'ils
devaient tomber � vos pieds... Vous avez rencontr� des monstres sans
coeur, tels qu'on ne trouverait sans doute pas leurs semblables.

--H�las! soupira le baron, les alli�s nous en ont ramen� comme cela
quelques-uns qui pensent que le monde a �t� cr�� pour eux.

--Et ces gens-l�, gronda Lacheneur, voudraient �tre nos ma�tres!...

La fatalit� voulut que personne n'entend�t M. Lacheneur. Questionn�
sur le sens de sa phrase, il e�t sans doute laiss� deviner quelque
chose des projets dont le germe existait d�j� dans son esprit... Et
alors, que de catastrophes �vit�es!...

Cependant M. d'Escorval reprenait peu � peu son sang-froid.

--Maintenant, mon cher ami, demanda-t-il, quelle conduite vous
proposez-vous de tenir avec les messieurs de Sairmeuse?

--Ils n'entendront plus parler de moi... d'ici quelque temps du moins.

--Quoi!... vous ne r�clamerez pas les dix mille francs qu'ils vous
doivent?...

--Je ne demanderai rien...

--Il le faut pourtant, malheureux. Puisque vous avez parl� du legs de
dix mille francs de votre marraine, votre honneur exige que vous en
poursuiviez par tous les moyens l�gaux la restitution... Il y a encore
des juges en France...

M. Lacheneur hocha la t�te.

--Les juges, f�t-il, ne m'accorderaient pas la justice que je veux; je
ne m'adresserai pas � eux...

--Cependant...

--Non, monsieur, non, je ne veux plus avoir rien de commun avec ces
nobles de malheur. Je n'enverrai m�me pas chercher � leur ch�teau mes
hardes et celles de ma fille. S'ils me les renvoient... bien. S'il
leur plait de les garder, tant mieux! Plus leur conduite � mon �gard
sera honteuse, inf�me, odieuse, plus je serai satisfait...

Le baron ne r�pliqua pas, mais sa femme prit la parole, ayant,
croyait-elle, un moyen s�r de vaincre cette incompr�hensible
obstination.

--Je comprendrais votre r�solution, monsieur, dit-elle, si vous �tiez
seul au monde, mais vous avez des enfants...

--Mon fils a dix-huit ans, madame, une bonne sant� et de
l'�ducation... il se tirera d'affaire tout seul � Paris, � moins qu'il
ne pr�f�re ici me seconder.

--Mais votre fille?...

--Marie-Anne restera pr�s de moi.

M. d'Escorval crut devoir intervenir.

--Prenez garde, mon cher ami, dit-il, que la douleur ne vous �gare.
R�fl�chissez... Que deviendrez-vous, votre fille et vous?...

Le pauvre d�poss�d� eut un sourire navrant.

--Oh!... r�pondit-il, nous ne sommes pas aussi d�nu�s que je l'ai dit,
j'ai exag�r�. Nous sommes propri�taires encore. L'an dernier, une
vieille cousine � moi, que je n'avais jamais pu d�terminer � venir
habiter Sairmeuse, est morte en nommant Marie-Anne h�riti�re de tout
son bien... Tout son bien, c'�tait une m�chante masure tout en haut de
la lande de la R�che, avec un petit jardin devant et quelques perches
de mauvais terrain. Cette masure, je l'ai fait r�parer sur les pri�res
de ma fille, et j'y ai fait m�me porter quelques meubles, deux mauvais
lits, une table, quelques chaises... Ma fille comptait y �tablir
gratis, en mani�re de retraite, le p�re Grivat et sa femme... Et moi,
du sein de mon opulence, je disais: �Mais ils seront sup�rieurement
l� dedans, ces deux vieux, ils vivront comme des coqs en p�te!...� Eh
bien! ce que je jugeais si bon pour les autres, sera bon pour moi...
Je cultiverai des l�gumes et Marie-Anne ira les vendre...

Parlait-il s�rieusement?

Maurice le crut, car il s'avan�a brusquement au milieu du salon.

--Cela ne sera pas, monsieur Lacheneur, s'�cria-t-il.

--Oh!...

--Non, cela ne sera pas, parce que j'aime Marie-Anne et que je vous la
demande pour femme.




VI


Il y avait bien des ann�es d�j� que Maurice et Marie-Anne s'aimaient.

Enfants, ils avaient jou� ensemble sous les ombrages magnifiques de
Sairmeuse et dans les all�es du parc d'Escorval.

Alors, ils couraient apr�s les papillons, ils cherchaient parmi le
sable de la rivi�re les cailloux brillants, ou ils se roulaient dans
les foins pendant que leurs m�res se promenaient le long des prairies
de l'Oiselle.

Car leurs m�res �taient amies...

Mme Lacheneur avait �t� �lev�e comme les filles des paysans pauvres,
et c'est � grand'peine que, le jour de son mariage, elle parvint �
former sur le registre les lettres de son nom.

Mais, � l'exemple de son mari, elle avait compris que prosp�rit�
oblige, et avec un rare courage, couronn� d'un succ�s plus rare
encore, elle avait entrepris de se donner une �ducation en rapport
avec sa fortune et sa situation nouvelle.

Et la baronne d'Escorval n'avait pas r�sist� � la sympathie qui
l'entra�nait vers cette jeune femme si m�ritante, en qui elle avait
reconnu, sous ses simples et modestes dehors, une intelligence
sup�rieure et une �me d'�lite.

Quand �tait morte Mme Lacheneur, Mme d'Escorval l'avait pleur�e comme
une soeur pr�f�r�e.

De ce moment, l'attachement de Maurice prit un caract�re plus s�rieux.

�lev� � Paris dans un lyc�e, il arrivait quelquefois que ses ma�tres
avaient � se plaindre de son application.

--Si tes professeurs sont m�contents, lui disait sa m�re, tu ne
m'accompagneras pas � Escorval aux vacances, tu ne verras pas ta
petite amie...

Et cette simple menace suffisait pour obtenir du turbulent �colier un
redoublement d'ardeur au travail.

Ainsi, d'ann�e en ann�e �tait all�e s'affirmant cette grande passion
qui devait pr�server Maurice des inqui�tudes et des �garements de
l'adolescence.

Noble et chaste passion d'ailleurs, et de celles dont le spectacle
r�jouit, dit-on, et rend jaloux les anges du ciel.

Ils �taient, ces beaux enfants si �pris, timides et na�fs autant l'un
que l'autre.

De longues promenades � la brune, sous les yeux de leurs parents, un
regard o� �clatait toute leur �me quand ils se revoyaient, quelques
fleurs �chang�es,--reliques pr�cieusement conserv�es...--telles
�taient leurs joies.

Ce mot magique et sublime: amour, si doux � b�gayer et si doux �
entendre, ne monta pas une seule fois de leur coeur � leurs l�vres.

Jamais l'audace de Maurice n'avait d�pass� un serrement de main
furtif. Jamais Marie-Anne n'avait �t� os�e autant que ce matin m�me,
en reconduisant son ami.

Cette tendresse mutuelle, les parents ne pouvaient l'ignorer, et
s'ils fermaient les yeux, c'est qu'elle ne contrariait en rien leurs
desseins.

M. et Mme d'Escorval ne voyaient nul obstacle � ce que leur fils
�pous�t une jeune fille dont ils avaient pu appr�cier le noble
caract�re, bonne autant que belle, et la plus riche h�riti�re du pays,
ce qui ne g�tait rien.

M. Lacheneur, de son c�t�, �tait ravi de cette perspective de devenir,
lui, l'ancien valet de charrue, l'alli� d'une vieille famille dont le
chef �tait un homme consid�rable.

Aussi, sans que jamais un seul mot direct e�t �t� hasard�, soit par
le baron, soit par M. Lacheneur, une alliance entre les deux familles
�tait arr�t�e en principe...

Oui, le mariage �tait parfaitement d�cid�...

Et cependant, � l'imp�tueuse et inattendue d�claration de Maurice, il
y eut dans le salon un mouvement de stupeur.

Ce mouvement, le jeune homme l'aper�ut malgr� son trouble, et inquiet
de sa hardiesse, il interrogea son p�re du regard.

Le baron �tait fort grave, triste m�me, mais son attitude n'exprimait
aucun m�contentement.

Cela rendit courage au pauvre amoureux.

--Vous m'excuserez, monsieur, dit-il � Lacheneur, si j'ai os� vous
pr�senter ainsi une telle requ�te... C'est en ce moment o� le sort
vous accable que vos amis doivent se montrer... heureux si leurs
empressements peuvent vous faire oublier les indignes traitements dont
vous avez �t� l'objet...

Tout en parlant, il gardait assez de sang-froid pour observer
Marie-Anne.

Rougissante et confuse, elle d�tournait � demi la t�te, peut-�tre
pour dissimuler les larmes qui inondaient son visage, larmes de
reconnaissance et de joie.

L'amour de l'homme qu'elle aimait sortait victorieux d'une �preuve
qu'il serait imprudent � beaucoup d'h�riti�res de tenter.

Maintenant, oui, elle pouvait se dire s�re du coeur de Maurice.

Lui, cependant, poursuivait:

--Je n'ai pas consult� mon p�re, monsieur, mais je connais son
affection pour moi et son estime pour vous... Quand le bonheur de ma
vie est en jeu, il ne peut vouloir que ce que je veux... Il doit me
comprendre, lui qui a �pous� ma ch�re m�re sans dot...

Il se tut, attendant son arr�t...

--Je vous approuve, mon fils, dit M. d'Escorval d'un son de voix
profond, vous venez de vous conduire en honn�te homme... Certes, vous
�tes bien jeune pour devenir le chef d'une famille, mais, vous l'avez
dit, les circonstances commandent.

Il se retourna vers M. Lacheneur, et ajouta:

--Mon cher ami, je vous demande pour mon fils la main de Marie-Anne.

Maurice n'avait pas esp�r� un succ�s si facile...

Dans son d�lire, il �tait presque tent� de b�nir cet ha�ssable duc de
Sairmeuse, auquel il allait devoir un bonheur si prochain...

Il s'avan�a vivement vers son p�re, et lui prenant les mains, il les
porta � ses l�vres, en balbutiant:

--Merci!... vous �tes bon!... je vous aime!... Oh! que je suis
heureux!

H�las! le pauvre gar�on se h�tait trop de se r�jouir. Un �clair
d'orgueil avait brill� dans les yeux de M. Lacheneur, mais il reprit
vite son attitude morne.

--Croyez, monsieur le baron, que je suis profond�ment touch� de votre
grandeur d'�me... oh! oui, bien profond�ment. Vous venez d'effacer
jusqu'au souvenir de mon humiliation... Mais pour cela pr�cis�ment, je
serais le dernier des hommes si je ne refusais pas l'insigne honneur
que vous faites � ma fille.

--Quoi!... fit le baron stup�fait, vous refusez...

--Il le faut.

Foudroy� tout d'abord, Maurice s'�tait redress�, puisant dans son
amour une �nergie qu'il ne se connaissait pas.

--Vous voulez donc briser ma vie, monsieur, s'�cria-t-il, briser notre
vie, car si j'aime Marie-Anne... elle m'aime...

Il disait vrai, il �tait ais� de le voir. La malheureuse jeune fille,
si rouge l'instant d'avant, �tait devenue plus blanche que le marbre,
elle semblait atterr�e et adressait � son p�re des regards �perdus.

--Il le faut, r�p�ta M. Lacheneur, et plus tard, Maurice, vous b�nirez
l'affreux courage que j'ai en ce moment.

Effray�e du d�sespoir de son fils, Mme d'Escorval intervint.

--Ce refus, commen�a-t-elle, a des raisons...

--Aucune que je puisse dire, madame la baronne. Mais jamais, tant que
je vivrai, ma fille ne sera la femme de votre fils.

--Ah!... vous tuez mon enfant!... s'�cria la baronne.

M. Lacheneur hocha tristement la t�te.

--M. Maurice, dit-il, est jeune, il se consolera, il oubliera...

--Jamais! interrompit le pauvre amoureux, jamais!...

--Et votre fille? interrogea la baronne.

Ah! c'�tait bien l� vraiment la place faible, celle o� il fallait
frapper; l'instinct de la m�re ne s'�tait pas tromp�. M. Lacheneur
eut une minute d'h�sitation visible, mais se raidissant contre
l'attendrissement qui le gagnait.

--Marie-Anne, r�pondit-il lentement, sait trop ce qu'est le devoir
pour ne pas ob�ir quand il commande... Quand je lui aurai dit le
secret de ma conduite, elle se r�signera, et si elle souffre, elle
saura cacher ses souffrances...

Il s'interrompit. On entendait dans le lointain, comme une fusillade,
des feux de file que dominait la voix puissante du canon.

Tous les fronts p�lirent. Les circonstances donnaient � ces sourdes
d�tonations une signification terrible.

Le coeur serr� d'une pareille angoisse, M. d'Escorval et Lacheneur se
pr�cipit�rent sur la terrasse.

Mais d�j� tout �tait rentr� dans le silence. Si large que f�t
l'horizon, l'oeil n'y d�couvrait rien. Le ciel �tait bleu, pas un
nuage de fum�e ne se balan�ait au-dessus des arbres.

--C'est l'ennemi, gronda M. Lacheneur d'un ton qui disait bien de quel
coeur il e�t, comme cinq cent mille autres, pris le fusil et march�
aux alli�s...

Il s'arr�ta... Les explosions reprenaient avec plus de violence, et
durant cinq minutes elles se succ�d�rent sans interruption.

M. d'Escorval �coutait les sourcils fronc�s.

--Ce n'est pas l�, murmurait-il, le feu d'un engagement...

Demeurer plus longtemps dans cet �tat d'anxi�t� �tait impossible.

--Si tu veux bien me le permettre, p�re, hasarda Maurice, je vais
aller aux informations?

--Va!... r�pondit simplement le baron, mais s'il y a quelque chose, ce
dont je doute, ne t'expose pas, reviens.

--Oh!... sois prudent!... insista Mme d'Escorval, qui voyait d�j� son
fils expos� aux plus affreux dangers.

--Soyez prudent, insista Marie-Anne, qui �tait seule � comprendre
quels attraits devait avoir le p�ril pour ce malheureux d�sesp�r�.

Les recommandations �taient inutiles. Au moment o� Maurice s'�lan�ait
vers la porte, son p�re le retint.

--Attends, lui dit-il, voici venir l�-bas quelqu'un qui nous donnera
peut-�tre des renseignements.

En effet, au coude du chemin de Sairmeuse, un homme venait
d'appara�tre.

Il marchait � grands pas, au milieu de la route poudreuse, la t�te nue
sous le soleil, et par moments il brandissait son b�ton, furieusement,
comme s'il e�t menac� un ennemi visible pour lui seul.

Bient�t on put distinguer ses traits.

--Eh!... c'est Chanlouineau, exclama M. Lacheneur.

--Le propri�taire des vignes de la Borderie?

--Pr�cis�ment... Le plus beau gars du pays et le meilleur aussi. Ah!
il a du bon sang dans les veines, celui-l�, et on peut se fier � lui.

--Il faut le prier de monter, dit M. d'Escorval.

M. Lacheneur se pencha sur la balustrade, et appliquant ses deux mains
en guise de porte-voix devant sa bouche, il appela:

--Oh�!... Chanlouineau.

Le robuste gars leva la t�te.

--Monte!... cria Lacheneur, monsieur le baron veut te parler.

Chanlouineau r�pondit par un geste d'assentiment, on le vit d�passer
la grille, traverser le jardin, enfin il parut � la porte du salon.

Ses traits boulevers�s, ses v�tements en d�sordre trahissaient quelque
grave �v�nement. Il n'avait plus de cravate, et le col de sa chemise
d�chir� laissait voir son cou musculeux.

--O� se bat-on? demanda vivement Lacheneur; avec qui?...

Chanlouineau eut un ricanement nerveux qui ressemblait fort � un
rugissement de rage.

--On ne se bat pas, r�pondit-il, on s'amuse. Ces coups de fusil que
vous entendez sont tir�s en l'honneur et gloire de M. le duc de
Sairmeuse.

--C'est impossible...

--Je le sais bien... et cependant c'est la pure v�rit�. C'est Chupin,
le mis�rable maraudeur, le voleur de fagots et de pommes de terre,
qui a tout mis en branle... Ah! canaille!... si je te trouve jamais �
port�e de mon bras, dans un endroit �cart�, tu ne voleras plus!...

M. Lacheneur �tait confondu.

--Enfin, que s'est-il pass�? interrogea-t-il.

--Oh!... c'est simple comme bonjour. Quand le duc est arriv� �
Sairmeuse, Chupin, le sc�l�rat, ses deux gredins de fils et sa femme,
l'inf�me vieille, se sont mis � courir apr�s la voiture, comme des
mendiants apr�s une diligence, en criant: �Vive monsieur le duc!� Lui,
enchant�, qui s'attendait peut-�tre � recevoir des pierres, a fait
remettre un �cu de six livres � chacun de ces gueux. L'argent, vous
m'entendez, a mis Chupin en app�tit, et il s'est log� en t�te de faire
� ce vieux noble une f�te comme on en faisait � l'Empereur. Ayant
appris par Bibiane, une langue de vip�re, tout ce qui s'�tait
pass� chez le cur� entre vous, monsieur Lacheneur, et M. le duc de
Sairmeuse, il est venu le conter sur la place... Voil� aussit�t tous
les acqu�reurs de biens nationaux saisis de peur. Le Chupin comptait
l�-dessus... et bien vite il se met � raconter � ces pauvres
imb�ciles qu'ils n'ont qu'� br�ler de la poudre au nez du duc pour
obtenir la confirmation des ventes...

--Et ils l'ont cru?

--Dur comme fer... Ah! les pr�paratifs n'ont pas �t� longs. On est
all� prendre � la mairie les fusils des pompiers, on a sorti de leur
hangar les trois pierriers des f�tes publiques, le maire a donn� de
la poudre... et vous avez entendu. Quand j'ai quitt� Sairmeuse, ils
�taient plus de deux cents braillards devant le presbyt�re, qui
criaient: Vive monseigneur, vive M. le duc de Sairmeuse!...

C'est bien l� ce qu'avait devin� M. d'Escorval.

--Voil�, en petit, l'ignoble com�die du roi � Paris, murmura-t-il. La
bassesse et la l�chet� humaines sont semblables partout!...

Cependant, Chanlouineau poursuivait:

--Enfin, f�te compl�te!... Le diable avait sans doute pr�venu les
nobles des environs, car tous sont accourus... On dit que M. de
Sairmeuse est le grand ami du roi et qu'il en obtient tout ce qu'il
veut... Aussi, il fallait voir comment les autres lui parlaient!... Je
ne suis qu'un pauvre paysan, moi,--il disait �p�san�--mais jamais je
ne me mettrais � plat devant un homme, comme ces vieux, si fiers avec
nous autres, devant le duc... Ils lui l�chaient les mains... Et lui
se laissait faire. Il se promenait sur la place avec le marquis de
Courtomieu...

--Et son fils?... interrompit Maurice.

--Le marquis Martial, n'est-ce pas?... Il se promenait aussi devant
l'�glise, donnant le bras � Mlle Blanche de Courtomieu... Ah! je ne
sais pas comment il y a des gens pour la trouver jolie... une fille
qui n'est pas plus grande que �a, si blonde qu'on dirait qu'elle a des
cheveux morts sur la t�te... Enfin!... ils riaient tous deux, ils se
moquaient des paysans... On dit qu'ils vont se marier. Et m�me, ce
soir, on donne un grand d�ner au ch�teau de Courtomieu en l'honneur du
duc...

Il avait cont� tout ce qu'il savait, il s'arr�ta.

--Tu n'as oubli� qu'une chose, fit M. Lacheneur, c'est de nous dire
pourquoi tes habits sont d�chir�s comme si tu t'�tais battu?...

Le robuste gars h�sita un moment, puis brusquement:

--Je puis bien vous le dire tout de m�me, r�pondit-il. Pendant que
Chupin pr�chait, je pr�chais aussi, et pas pour le m�me saint...
Encore un peu, et je faisais manquer son coup. Le coquin a couru tout
rapporter. Aussi, en traversant la place, le duc s'est arr�t� devant
moi: �Tu es donc une mauvaise t�te?� m'a-t-il dit. J'ai r�pondu que
non, mais que je connaissais mes droits. Alors il m'a pris par ma
cravate, et il m'a secou� en me disant qu'il me corrigerait et qu'il
me reprendrait ses vignes... Saint bon Dieu!... Quand j'ai senti
la main de ce vieux, tout mon sang n'a fait qu'un tour... Je l'ai
empoign� � bras le corps!... Heureusement on s'est jet� � six sur moi
et j'ai �t� oblig� de l�cher prise... Mais qu'il ne s'avise jamais de
venir r�der autour de _mes_ vignes!...

Ses poings se crispaient, toute sa personne mena�ait; le feu des
r�voltes flambait dans ses yeux.

Et M. d'Escorval se taisait, �pouvant� de ces haines si imprudemment
allum�es, et dont l'explosion, pensait-il, serait terrible...

Mais M. Lacheneur s'�tait redress�.

--Il faut que je regagne ma masure, dit-il � Chanlouineau, tu vas
m'accompagner, j'ai un march� � te proposer...

M. et Mme d'Escorval, stup�faits, essay�rent de le retenir; mais il ne
se laissa pas fl�chir, et il sortit entra�nant sa fille.

Pourtant Maurice ne d�sesp�rait pas encore.

Marie-Anne lui avait promis qu'elle l'attendrait le lendemain, dans le
bois de sapins qui est au bas des landes de la R�che.




VII


Lorsqu'il disait quelles d�monstrations avaient accueilli M. le duc de
Sairmeuse, Chanlouineau restait au-dessous de la v�rit�.

Chupin avait trouv� le secret de chauffer � blanc l'enthousiasme de
commande des paysans si froids et si calculateurs qui l'entouraient.

C'�tait un dangereux gredin, que ce vieux maraudeur, p�n�trant et
cauteleux, hardi comme qui n'a rien, patient autant qu'un sauvage;
enfin, un de ces coquins complets et tout d'une venue, tels qu'on n'en
trouve qu'au fond de la campagne.

On le craignait, et cependant on ne le connaissait pas compl�tement.

Toutes les ressources de son esprit, il les avait jusqu'alors
d�pens�es mis�rablement � c�toyer, sans y tomber, les pr�cipices du
Code rural.

Pour se garder des gendarmes et pour d�rober quelques sacs de bl�,
il avait d�pens� des tr�sors d'intrigue � faire la fortune de vingt
diplomates.

Les circonstances, il le disait souvent, l'avaient mal servi.

Aussi, est-ce d�sesp�r�ment qu'il s'accrocha � l'occasion rare et
unique qui se pr�sentait.

Comme de juste, ce rus� gredin n'avait rien dit des circonstances qui
entouraient la restitution de Sairmeuse.

Les paysans ne connurent par lui que le fait brutal dont il allait
semant la nouvelle de groupe en groupe.

--M. Lacheneur a rendu Sairmeuse, disait-il. Ch�teau, bois, vignes,
terres � bl�, il rend tout!...

C'�tait plus qu'il n'en fallait pour bouleverser tous ces
propri�taires de la veille.

Si M. Lacheneur, cet homme si puissant � leurs yeux, se jugeait assez
menac� pour aller au-devant d'une revendication, que ne devaient-ils
pas craindre, eux, pauvres diables, sans appui, sans conseils, sans
d�fense?...

On leur affirmait que la loi allait les trahir, qu'un d�cret se
pr�parait qui rendrait comme des chiffons de papier leurs titres de
propri�t�, ils ne virent de salut que dans la g�n�rosit� de M. de
Sairmeuse, cette g�n�rosit� que Chupin faisait briller devant leurs
yeux comme un miroir � alouettes.

--Quand on n'est pas le plus fort, comme l'ormeau, disaient les
orateurs de leurs d�lib�rations, on plie comme l'osier, qui se rel�ve
quand l'orage est pass�.

Et ils pli�rent... Et leur soi-disant enthousiasme d�borda avec
un d�lire d'autant plus extravagant que la rancune et la peur s'y
m�laient.

� bien �couter, on e�t reconnu dans certains cris l'accent de la rage
et de la menace.

Enfin, comme il est rare que l'homme des campagnes, travaill� de
d�fiances, ne garde pas une arri�re-pens�e, chacun d'eux se disait �
part soi:

--Que risquons-nous � crier: �Vive M. le duc!� Rien absolument. S'il
se contente de cela pour tout loyer, bon! S'il ne s'en contente pas,
il sera toujours temps de voir � trouver autre chose.

L�-dessus, ils clamaient � s'�gosiller...

Et tout en savourant son caf� dans la petite salle du presbyt�re, le
duc se laissait aller � son ravissement.

Il devait, lui, le grand seigneur du temps pass�, l'incorrig� et
l'incorrigible, l'homme des grotesques pr�jug�s et des illusions
obstin�es, il devait prendre pour argent comptant les acclamations,
fausse monnaie de la foule, �v�ritable monnaie de singe,� pr�tendait
Chateaubriand.

--Que me chantiez-vous donc, cur�? disait-il � l'abb� Midon. Comment
avez-vous pu me peindre vos populations comme mal dispos�es pour
nous? Ce serait � croire, jarnibieu! que les mauvaises dispositions
n'existent que dans votre esprit et votre coeur.

L'abb� Midon se taisait. Qu'e�t-il pu r�pondre!...

Il ne concevait rien � ce revirement brusque de l'opinion, � cette
all�gresse soudaine, succ�dant au plus sombre m�contentement.

--Il y a quelqu'un sous tout ceci!... pensait-il.

Ce quelqu'un ne tarda pas � se r�v�ler.

Enhardi par son succ�s, Chupin osa se pr�senter au presbyt�re.

Il s'avan�a dans le salon, l'�chine arrondie en cerceau, humble,
rampant, l'oeil plein des plus viles soumissions, un sourire
obs�quieux aux l�vres.

Et, par l'entre-b�illement de la porte, on apercevait dans l'ombre du
corridor le profil peu rassurant de ses deux fils.

Il venait en ambassadeur, il le d�clara apr�s une interminable litanie
de protestations. Il venait conjurer �monseigneur� de se montrer sur
la place.

--Eh bien!... Oui! s'�cria le duc en se levant, oui, je veux me rendre
aux d�sirs de ces bonnes gens!... Suivez-moi, marquis!

Il parut sur le seuil de la porte de la cure, et aussit�t un immense
hurrah s'�leva, tous les fusils des pompiers furent d�charg�s en
l'air, les pierriers firent feu... Jamais Sairmeuse n'avait ou� pareil
fracas d'artillerie. Il y eut trois vitres de cass�es au _Boeuf
couronn�_.

V�ritable grand seigneur, M. le duc de Sairmeuse sut garder sa
froideur hautaine et indiff�rente,--s'�mouvoir est du commun--mais en
r�alit� il �tait ravi, transport�.

Si ravi qu'il chercha vite comment r�compenser cet accueil.

Un simple coup d'oeil jet� sur les titres remis par Lacheneur lui
avait appris que Sairmeuse lui �tait rendu presque intact.

Les lots d�tach�s de l'immense domaine et vendus s�par�ment �taient
d'une importance relativement minime.

Le duc pensa qu'il serait politique et peu co�teux d'abandonner ces
mis�rables lopins de terre, partag�s peut-�tre entre quarante ou
cinquante paysans.

--Mes amis, cria-t-il d'une voix forte, je renonce pour moi et mes
descendants � tous les biens de ma maison que vous avez achet�s, ils
sont � vous, je vous les donne!...

Par cette donation grotesque, M. de Sairmeuse pensait porter au comble
sa popularit�. Erreur. Il assurait simplement la popularit� de
Chupin, l'organisateur de la com�die, de Chupin qui se dessinait en
personnage.

Et pendant que le duc se promenait d'un air fier et satisfait
au milieu des groupes, les paysans riaient et se moquaient. Ne
venaient-ils pas de jouer �l'ancien seigneur,� comme disaient les
vieux.

M�me, s'ils s'�taient si promptement d�clar�s contre Chanlouineau,
c'est que la donation leur semblait un peu fra�che... sans cela...

Mais le duc n'eut pas le temps de se pr�occuper de cet incident qui
frappa vivement son fils...

Un de ses anciens amis de l'�migration, le marquis de Courtomieu,
qu'il avait pr�venu de son arriv�e par un expr�s, accourait � sa
rencontre, suivi de sa fille, mademoiselle Blanche.

Martial ne pouvait pas ne pas offrir son bras � la fille de l'ami de
son p�re, et ils se promen�rent � petits pas, � l'ombre des grands
arbres, pendant que le duc de Sairmeuse renouvelait connaissance avec
toute la noblesse des environs...

Il n'�tait pas un hobereau qui ne t�nt � serrer la main de M. de
Sairmeuse. D'abord, il poss�dait, affirmait-on, plus de vingt millions
en Angleterre. Puis, il �tait l'ami du roi, et chacun, pour soi, pour
ses parents, pour ses amis, avait quelque requ�te � faire appuyer...

Pauvre roi!... il e�t eu la France enti�re � partager comme du g�teau
entre tous ces app�tits, qu'il ne les e�t pas satisfaits...

Ce soir-l�, apr�s un grand d�ner au ch�teau de Courtomieu, le duc
coucha au ch�teau de Sairmeuse, dans la chambre qu'avait occup�e
Lacheneur, comme Louis XVIII, disait-il en riant, dans la chambre de
�Buonaparte.�

Il �tait gai, causeur, plein de confiance dans l'avenir.

--Ah!... on est bien chez soi, r�p�tait-il � son fils.

Mais Martial ne r�pondait que du bout des l�vres.

Sa pens�e �tait obs�d�e par le souvenir de deux femmes qui, dans cette
journ�e, l'avaient �mu, lui si peu accessible � l'�motion. Il songeait
� ces deux jeunes filles si diff�rentes:

Blanche de Courtomieu... Marie-Anne Lacheneur.




VIII


Ceux-l� seuls qui, aux jours radieux de l'adolescence, ont aim�, ont
�t� aim�s et ont vu, tout � coup, s'ouvrir entre eux et le bonheur un
ab�me infranchissable, ceux-l� seuls peuvent comprendre la douleur de
Maurice d'Escorval.

Tous les r�ves de sa vie, tous ses projets d'avenir reposaient sur son
amour pour Marie-Anne.

Cet amour lui �chappant, l'�difice enchant� de ses esp�rances
s'�croulait, et il gisait foudroy� au milieu des ruines.

Sans Marie-Anne, il n'apercevait ni but, ni sens � son existence.

C'est qu'il ne s'abusait pas. Si tout d'abord son rendez-vous pour le
lendemain lui �tait apparu comme le salut m�me, il se disait, en y
r�fl�chissant froidement, que cette entrevue ne changerait rien,
puisque tout d�pendait d'une volont� �trang�re, la volont� de M.
Lacheneur.

Il garda donc, tout le reste de la journ�e, un morne silence. L'heure
du d�ner venue, il se mit � table, mais il lui fut impossible d'avaler
une bouch�e, et il demanda bient�t � ses parents la permission de se
retirer.

M. d'Escorval et la baronne �chang�rent un regard afflig�, mais ils ne
se permirent aucune observation.

Ils respectaient cette douleur qu'ils �taient si dignes de partager.
Ils savaient qu'il est de ces chagrins cuisants qui s'irritent de
toute consolation, pareils � ces blessures qui saignent, si l�g�re que
soit la main qui les panse.

--Pauvre Maurice!... murmura Mme d'Escorval, d�s que son fils se fut
retir�.

Et son mari ne r�pondant pas:

--Peut-�tre, ajouta-t-elle d'une voix h�sitante, peut-�tre serait-il
sage � nous de ne pas l'abandonner seul aux inspirations de son
d�sespoir.

Le baron tressaillit. Il ne devinait que trop l'horrible appr�hension
de sa femme.

--Nous n'avons rien � redouter, pronon�a-t-il vivement; j'ai entendu
Marie-Anne promettre � Maurice de l'attendre demain au bois de la
R�che.

La malheureuse m�re respira plus librement. Tout son sang s'�tait
glac� � cette id�e que son fils songerait peut-�tre au suicide; mais
elle �tait m�re, elle voulait savoir.

Elle monta rapidement � la chambre de son fils, entre-b�illa doucement
la porte, et regarda... Il �tait si bien perdu dans ses tristes
r�veries, qu'il n'entendit rien et ne soup�onna m�me pas la
sollicitude qui veillait sur lui.

Maurice �tait � sa fen�tre, les coudes sur la barre d'appui, le front
entre ses mains, et il regardait...

Bien que sans lune, la nuit �tait claire, et par del� le l�ger
brouillard blanc qui indiquait le cours de l'Oiselle, il apercevait
la masse imposante du ch�teau de Sairmeuse, avec ses tourelles et ses
toits dentel�s.

Que de fois il l'avait contempl� ainsi, au milieu du silence, ce
ch�teau qui abritait ce qu'il avait de plus cher et de plus pr�cieux
au monde.

De sa fen�tre, il apercevait les fen�tres de Marie-Anne, et son coeur
battait plus fort quand il les voyait s'�clairer.

--Elle est l�, se disait-il, dans sa blanche chambre de jeune fille...
Elle s'agenouille pour dire ses pri�res... Elle murmure mon nom apr�s
celui de son p�re en implorant la b�n�diction de Dieu...

Mais ce soir, il n'avait pas � attendre qu'une lumi�re brill�t
derri�re les vitres de cette fen�tre ch�rie.

Marie-Anne n'�tait plus � Sairmeuse... elle en avait �t� chass�e.

O� �tait-elle, maintenant?... Elle n'avait plus d'autre asile, elle,
accoutum�e aux recherches de la richesse, qu'une mis�rable masure
couverte de chaume, dont les murs n'�taient m�me pas blanchis � la
chaux, sans autre plancher que le sol m�me, poudreux en �t� comme la
grande route et boueux en hiver.

Elle en �tait r�duite � garder pour elle-m�me l'aum�ne que, charitable
en sa prosp�rit�, elle destinait � de pauvres gens.

Que faisait-elle � cette heure?... Elle pleurait sans doute...

� cette id�e, le coeur du pauvre Maurice se brisait.

Mais que devint-il, quand un peu apr�s minuit, il vit soudainement
s'illuminer le ch�teau de Sairmeuse?

Le duc et son fils rentraient; apr�s le d�ner de f�te du marquis de
Courtomieu, et avant de se coucher, ils visitaient cette magnifique
demeure o� avaient v�cu leurs p�res. Ils reprenaient pour ainsi dire
possession de ce ch�teau dont M. de Sairmeuse n'avait pas franchi le
seuil depuis vingt-deux ans, et que Martial ne connaissait pas.

Maurice vit les lumi�res courir d'�tage en �tage, de chambre en
chambre, et enfin les fen�tres de Marie-Anne s'�clair�rent.

� ce spectacle, le malheureux ne put retenir un cri de rage.

Des hommes, des �trangers, entraient dans ce sanctuaire d'une vierge,
o� il osait � peine, lui, p�n�trer par la pens�e.

Ils foulaient insoucieusement le tapis de leurs lourdes bottes, ils
parlaient haut. Maurice fr�missait, en songeant � ce que se permettait
peut-�tre leur insolente familiarit�. Il lui semblait les voir
examiner et toucher ces mille riens dont aiment � s'entourer les
jeunes filles, ils ouvraient les armoires, ils lisaient une lettre
inachev�e laiss�e sur le pupitre...

Jamais avant cette soir�e Maurice n'e�t voulu croire qu'on pouvait
ha�r quelqu'un autant qu'il ha�ssait ces Sairmeuse.

D�sesp�r�, il se jeta sur son lit, et le reste de la nuit se passa �
songer � ce qu'il dirait � Marie-Anne et � chercher une issue � une
inextricable situation.

Lev� avant le jour, il erra dans le parc comme une �me en peine,
redoutant et appelant le moment o� son sort serait fix�. Mme
d'Escorval eut besoin de toute son autorit� pour le d�cider � prendre
quelque chose; il ne s'apercevait pas que depuis la veille au matin il
n'avait rien mang�.

Enfin, comme onze heures sonnaient, il partit.

Les landes de la R�che �tant situ�es de l'autre c�t� de l'Oiselle,
Maurice dut gagner, pour traverser la rivi�re, un endroit o� il y
avait un bac, � une port�e de fusil d'Escorval. Quand il arriva au
bord de l'eau, il y trouva six ou sept paysans, hommes et femmes, qui
attendaient le passeur.

Ces gens ne remarqu�rent pas Maurice. Ils causaient; il �couta.

--Pour vrai, c'est vrai, disait un gros gar�on � l'air r�joui, et moi
qui vous parle, je l'ai entendu de la propre bouche de Chanlouineau,
hier soir... Il ne se tenait pas de joie... �Je vous invite tous � la
noce! criait-il, j'�pouse la fille de M. Lacheneur, c'est d�cid�.�

Cette stup�fiante nouvelle atteignait Maurice comme un coup de b�ton
sur la t�te. Sa stupeur fut telle, qu'il perdit jusqu'� la facult� de
r�fl�chir.

--Du reste, poursuivait le gros gar�on, il y a assez longtemps qu'il
en �tait amoureux... c'est connu. Il fallait voir ses yeux, quand il
la rencontrait... des brasiers, quoi!... Il en maigrissait. Tant que
le p�re a �t� dans les grandeurs, il n'a rien os� dire... d�s qu'il
l'a su tomb�, il s'est d�clar� et on a top�.

--Mauvaise affaire pour lui, hasarda un petit vieux.

--Tiens!... pourquoi donc?

--S'il est ruin�, comme on dit...

Les autres �clat�rent de rire.

--Ruin�!... M. Lacheneur! disaient-ils tous � la fois, quelle farce...
Il a beau faire le pauvre, il est encore plus riche que nous tous...
On sait ce qu'on sait... Le croyez-vous donc assez b�te pour n'avoir
rien mis de c�t�, en vingt ans!... Il en a plac�, allez, de cet
argent; pas en terres, parce que �a se voit, mais autrement... M�me
il parait qu'il volait M. le duc de Sairmeuse comme il n'est pas
possible...

--Vous mentez!... interrompit Maurice indign�, M. Lacheneur quitte
Sairmeuse aussi pauvre qu'il y �tait entr�.

En reconnaissant le fils de M. d'Escorval, les paysans �taient devenus
fort penauds. Mais lui, en intervenant, s'�tait enlev� tout moyen de
se renseigner. Il questionna, on ne lui dit que des niaiseries, des
choses vagues. Le paysan interrog� ne r�pond jamais que ce qu'il pense
devoir �tre agr�able � qui l'interroge; il a peur de se compromettre.

Ce fut une raison pour Maurice de h�ter sa course quand il eut
travers� l'Oiselle.

--Marie-Anne �pouser Chanlouineau! r�p�tait-il, c'est impossible!
c'est impossible!...




IX


Les landes de la R�che, o� Marie-Anne avait promis � Maurice de le
rejoindre, doivent leur nom � la nature de leur sol �pre et rebelle.

La nature y semble maudite, rien n'y vient. La boue s'y d�trempe
contre les cailloux, le sable y d�fie les fumures. Si bien que la
patience opini�tre des paysans s'y est �mouss�e comme le fer des
outils.

Quelques ch�nes rabougris s'�levant de place en place au-dessus des
gen�ts et des ajoncs maigres attestent les tentatives de culture.

Mais le bois qui est au bas de la lande prosp�re. Les sapins y
poussent droits et forts. Les eaux de l'hiver ont charri� dans
quelques replis de terrain assez d'humus pour donner la vie � des
cl�matites sauvages et � des ch�vrefeuilles dont les spirales
s'accrochent aux branches voisines.

En arrivant � ce bois, Maurice consulta sa montre. Elle marquait midi.
Il s'�tait cru en retard et il �tait en avance de plus d'une heure.

Il s'assit sur un quartier de roche d'o� il d�couvrait toute la lande,
et il attendit.

Le temps �tait magnifique, l'air enflamm�. Le soleil d'ao�t dans
toute sa force �chauffait le sable et grillait les herbes rares des
derni�res pluies.

Le calme �tait profond, presque effrayant. Pas un bruit dans la
campagne, pas un bourdonnement d'insecte, pas un fr�missement de brise
dans les arbres. Tout dormait. Et si loin que port�t le regard, rien
ne rappelait la vie, le mouvement, les hommes.

Cette paix de la nature, qui contrastait si vivement avec le tumulte
de son coeur, devait �tre un bienfait pour Maurice. Ces moments de
solitude lui permettaient de se remettre, de rassembler ses id�es,
plus �parpill�es au souffle de la passion que les feuilles jaunies �
la bise de novembre.

Avec le malheur, l'exp�rience lui venait vite, et cette science
cruelle de la vie qui apprend � se tenir en garde contre les
illusions.

Ce n'est que depuis qu'il avait entendu causer les paysans qu'il
comprenait bien l'horreur de la situation de M. Lacheneur. Pr�cipit�
brusquement des hauteurs sociales qu'il avait atteintes, il ne
trouvait en bas que haines, d�fiances et m�pris. Des deux c�t�s on
le repoussait et on le reniait. Tra�tre, disaient les uns, voleur,
criaient les autres. Il n'avait plus de condition sociale. Il �tait
l'homme tomb�, celui qui a �t� et qui n'est plus...

Un tel exc�s de mis�re impatiemment support� ne suffit-il pas �
expliquer les plus �tranges d�terminations et les plus d�sesp�r�es?...

Cette r�flexion faisait fr�mir Maurice. Rapprochant des cancans des
paysans des paroles prononc�es la veille � Escorval par M. Lacheneur,
il arrivait � cette conclusion que peut-�tre cette nouvelle du mariage
de Marie-Anne et de Chanlouineau n'�tait pas si absurde qu'il l'avait
jug�e tout d'abord.

Cependant, pourquoi M. Lacheneur donnerait-il sa fille � un paysan
sans �ducation?... Par calcul? Non, puisqu'il repoussait une alliance
dont-il e�t �t� fier au temps de sa prosp�rit�. Par amour-propre
alors?... Peut-�tre ne voulait-il pas qu'il f�t dit qu'il d�t quelque
chose � un gendre...

Maurice �puisait tout ce qu'il avait de p�n�tration � chercher le
mot de cette �nigme, quand enfin, au haut du sentier qui traverse la
lande, une femme apparut: Marie-Anne.

Il se dressa, mais craignant quelque regard indiscret, il n'osa
quitter l'ombre des arbres.

Marie-Anne devait avoir quelque frayeur pareille, elle courait en
jetant de tous c�t�s des regards inquiets. Maurice remarqua, non sans
surprise, qu'elle �tait t�te nue, et qu'elle n'avait sur les �paules
ni ch�le ni �charpe.

Enfin, elle atteignit le bois, il se pr�cipita au-devant d'elle, et
lui prit la main qu'il porta � ses l�vres.

Mais cette main qu'elle lui avait tant de fois abandonn�e, elle la
retira doucement avec un geste si triste qu'il e�t bien d� comprendre
qu'il n'�tait plus d'espoir.

--Je viens, Maurice, commen�a-t-elle, parce que je n'ai pu soutenir
l'id�e de votre inqui�tude... Je trahis en ce moment la confiance
de mon p�re... il a �t� oblig� de sortir, je me suis �chapp�e... Et
cependant je lui ai jur�, il n'y a pas deux heures, que je ne vous
reverrais jamais... Vous l'entendez: jamais.

Elle parlait vite, d'une voix br�ve, et Maurice �tait confondu de la
fermet� de son accent.

Moins �mu, il e�t vu combien d'efforts ce calme apparent co�tait
� cette jeune fille si vaillante. Il l'e�t vu, � sa p�leur, � la
contraction de sa bouche, � la rougeur de ses paupi�res qu'elle avait
vainement baign�es d'eau fra�che, et qui trahissait les larmes de la
nuit.

--Si je suis venue, poursuivait-elle, c'est qu'il ne faut pas, pour
votre repos et pour le mien, il ne faut pas qu'il reste, au fond de
votre coeur, l'ombre d'une pens�e d'esp�rances... Tout est bien fini,
c'est pour toujours que nous sommes s�par�s!... Les faibles seuls
se r�voltent contre une destin�e qu'ils ne peuvent changer;
r�signons-nous... Je voulais vous voir une derni�re fois et vous
dire cela... Ayons du courage, Maurice... Partez, quittez Escorval,
oubliez-moi...

--Vous oublier, Marie-Anne! s'�cria le malheureux, vous oublier!...

Il chercha du regard le regard de son amie, et l'ayant rencontr�, il
ajouta d'une voix sourde:

--Vous m'oublierez donc, vous?...

--Moi je suis une femme, Maurice...

Mais il l'interrompit.

--Ah! ce n'est pas l� ce que j'attendais, pronon�a-t-il. Pauvre
fou!... Je m'�tais dit que vous sauriez trouver dans votre coeur de
ces accents auxquels le coeur d'un p�re ne saurait r�sister.

Elle rougit faiblement, h�sita, et dit:

--Je me suis jet�e aux pieds de mon p�re... il m'a repouss�e.

Maurice fut an�anti, mais se remettant:

--C'est que vous n'avez pas su lui parler, s'�cria-t-il avec une
violence inou�e, mais je le saurai, moi!... Je lui donnerai de telles
raisons qu'il faudra bien qu'il se rende. De quel droit son caprice
briserait-il ma vie!... Je vous aime... de par mon amour vous �tes
� moi, oui, plus � moi qu'� lui!... Je lui ferai entendre cela, vous
verrez... O� est-il, o� le rencontrer � cette heure?...

D�j� il prenait son �lan, pour courir il ne savait o�, Marie-Anne
l'arr�ta par le bras.

--Restez, commanda-t-elle, restez!... Vous ne m'avez donc pas
comprise, Maurice?... Eh bien! sachez toute la v�rit�. Je connais
maintenant les raisons du refus de mon p�re, et quand je devrais
mourir de sa r�solution, je l'approuve... N'allez pas trouver mon
p�re... Si, touch� de vos pri�res, il accordait son consentement,
j'aurais l'affreux courage de refuser le mien!...

Si hors de soi �tait Maurice que cette r�ponse ne l'�claira pas.
Sa t�te s'�gara, et sans conscience de l'abominable injure qu'il
adressait � cette femme tant aim�e:

--Est-ce donc pour Chanlouineau, s'�cria-t-il, que vous gardez votre
consentement?... Il le croit, puisqu'il va disant partout que vous
serez bient�t sa femme...

Marie-Anne frissonna comme si elle e�t �t� atteinte dans sa chair
m�me, et cependant il y avait plus de douleur que de col�re dans le
regard dont elle accabla Maurice.

--Dois-je m'abaisser jusqu'� me justifier? dit-elle. Dois-je affirmer
que si je soup�onne ce qu'ont pu projeter mon p�re et Chanlouineau,
je n'ai pas �t� consult�e? Me faut-il vous apprendre qu'il est des
sacrifices au-dessus des forces humaines? Soit. J'ai trouv� en moi
assez de d�vouement pour renoncer � l'homme que j'avais choisi... Je
ne saurais me r�soudre � en accepter un autre.

Maurice baissait la t�te, foudroy� par cette parole vibrante, �bloui
de la sublime expression du visage de Marie-Anne.

La raison lui revenait, il sentait l'indignit� de ses soup�ons, il se
faisait horreur pour avoir os� les exprimer.

--Oh! pardon!... balbutia-t-il, pardon!...

Que lui importaient alors les causes myst�rieuses de tous ces
�v�nements qui se succ�daient, les secrets de M. Lacheneur, les
r�ticences de Marie-Anne!...

Il cherchait une id�e de salut; il crut l'avoir trouv�e.

--Il faut fuir! s'�cria-t-il, partir � l'instant, sans retourner la
t�te!... Avant la nuit nous aurons pass� la fronti�re...

Les bras �tendus, il s'avan�ait comme pour prendre possession de
Marie-Anne, et l'entra�ner, elle l'arr�ta d'un seul regard.

--Fuir!... dit-elle d'un ton de reproche, fuir!... et c'est vous,
Maurice, qui me conseillez cela. Quoi!... le malheur frappe � coups
redoubl�s mon pauvre p�re, et j'ajouterais ce d�sespoir et cette honte
� ses douleurs!... La solitude s'est faite autour de lui, ses amis
l'ont abandonn�, et moi, sa fille, je l'abandonnerais!... Ah! je
serais, si j'agissais ainsi, la plus vile et la plus l�che des
cr�atures. Si mon p�re, ch�telain de Sairmeuse, e�t exig� de moi ce
que j'ai hier soir accord� � ses instances, je me serais peut-�tre
r�solue au parti extr�me que vous m'offrez... je serais sortie en
plein jour de Sairmeuse au bras de mon amant. Ce n'est pas le monde
que je crains, moi!... Mais si on fuit le ch�teau d'un p�re riche et
heureux, on ne d�serte pas la masure d'un p�re d�sesp�r� et mis�rable.
Laissez-moi, Maurice, o� m'attache l'honneur... Je saurai devenir
paysanne, moi, fille de vieux paysans. Partez... je n'ai pas trop
de toute mon �nergie. Partez et dites-vous qu'on ne saurait �tre
compl�tement malheureux avec la conscience du devoir accompli...

Maurice voulait r�pondre, un bruit de branches s�ches bris�es lui fit
tourner la t�te.

� dix pas, Martial de Sairmeuse �tait debout, immobile, appuy� sur son
fusil de chasse.




X


Le duc de Sairmeuse avait peu et mal dormi, la nuit de son retour, la
premi�re nuit de sa Restauration, ainsi qu'il disait.

Si inaccessible qu'il se pr�tend�t aux �motions qui agitent les gens
du commun, les sc�nes de la journ�e l'avaient profond�ment remu�.

Il n'avait pu se d�fendre de plus d'un retour vers le pass�, lui qui
cependant s'�tait fait une loi de ne jamais r�fl�chir.

Tant qu'il avait �t� sous les yeux des paysans ou des convives du
ch�teau de Courtomieu, il avait mis son honneur � para�tre froid ou
insouciant. Une fois enferm� dans sa chambre, il s'abandonna sans
contrainte � l'exc�s de sa joie.

Elle �tait immense et tenait presque du d�lire.

Seul, il e�t pu dire, mais il s'en f�t bien gard�, quel prodigieux
service lui rendait Lacheneur en restituant Sairmeuse.

Ce malheureux qu'il payait de la plus noire ingratitude, cet homme
probe jusqu'� l'h�ro�sme qu'il avait trait� comme un valet infid�le,
venait de lui enlever un souci qui empoisonnait sa vie.

Lacheneur venait de mettre le duc de Sairmeuse � l'abri d'une
mis�re non probable, mais possible, et que, dans tous les cas, il
redoutait...

Celui-l� e�t bien ri, � qui on e�t dit cela dans le pays.

--Allons donc! e�t-il r�pondu, ne sait-on pas que les Sairmeuse
poss�dent des millions en Angleterre, huit, dix, plus peut-�tre, on
n'en conna�t pas le nombre.

Cela �tait vrai. Seulement ces millions, qui provenaient des
successions de la duchesse et de lord Holland, n'avaient pas �t�
l�gu�s au duc.

Il remuait en ma�tre absolu cette fortune �norme, il disposait � sa
guise du capital et des immenses revenus... mais tout appartenait �
son fils, � son fils seul.

Lui ne poss�dait absolument rien, pas douze cents livres de rentes,
pas de quoi vivre, strictement parlant.

Certes, jamais Martial n'avait dit un mot qui put donner � soup�onner
qu'il avait l'intention de s'emparer de l'administration de ses biens,
mais ce mot, il pouvait le dire...

N'y avait-il pas lieu de croire qu'il le dirait fatalement quelque
jour, t�t ou tard?...

Ce mot, le duc tremblait � tout moment de l'entendre, s'avouant, �
part soi, qu'� la place de son fils il l'e�t dit depuis longtemps.

Rien qu'en songeant � cette �ventualit�, il fr�missait.

Il se voyait r�duit � une pension, consid�rable sans doute, mais enfin
� une pension fixe, immuable, convenue, r�gl�e, sur laquelle il lui
faudrait baser ses d�penses.

Il serait oblig� de compter pour nouer les deux bouts, lui accoutum� �
puiser � des coffres pour ainsi dira in�puisables...

--Et cela arrivera, pensait-il, forc�ment, n�cessairement...
Que Martial se marie, que l'ambition le prenne, qu'il soit mal
conseill�... c'en est fait.

Lorsqu'il �tait sous ces obsessions, il observait et �tudiait son fils
comme une ma�tresse d�fiante un amant sujet � caution. Il croyait lire
dans ses yeux quantit� de pens�es qui n'y �taient pas. Et selon qu'il
le voyait gai ou triste, parleur ou pr�occup�, il se rassurait ou
s'effrayait davantage.

Parfois il mettait les choses au pis.

--Que je me brouille avec Martial, se disait-il, vite il reprend toute
sa fortune, et me voil� sans pain...

Cette continuelle appr�hension d'un homme qui jugeait les sentiments
des autres sur les siens, n'�tait-elle pas un �pouvantable ch�timent?

Ah!... ils n'eussent pas voulu de sa vie au prix o� il la payait, les
mis�rables des rues de Londres qui, voyant passer le duc de Sairmeuse
�tendu dans sa voiture, enviaient son sort et son bonheur apparent.

Il y avait des jours o�, v�ritablement, il se sentait devenir fou.

--Que suis-je? s'�criait-il, �cumant de rage; un jouet entre les mains
d'un enfant. J'appartiens � mon fils. Que je lui d�plaise, il me
brise. Oui, il peut me casser aux gages comme un laquais. Si je jouis
de tout, c'est qu'il le veut bien; il me fait l'aum�ne de mon luxe et
de ma grande existence... Mais je d�pens d'un moment de col�re, de
moins que cela, d'un caprice...

Avec de telles id�es, M. le duc de Sairmeuse ne pouvait gu�re aimer
son fils.

Il le ha�ssait.

Il lui enviait passionn�ment tous les avantages qu'il lui voyait,
ses millions et sa jeunesse, sa beaut� physique, ses succ�s, son
intelligence, qu'on disait sup�rieure.

On rencontre tous les jours des m�res jalouses de leur fille, mais des
p�res!...

Enfin, cela �tait ainsi!...

Seulement, rien n'apparut � la surface de ces mis�res int�rieures, et
Martial, moins p�n�trant, se serait cru ador�. Mais s'il surprit le
secret de son p�re, il n'en laissa rien voir et n'en abusa pas.

Ils �taient parfaits l'un pour l'autre, le duc bon jusqu'� la plus
extr�me faiblesse, Martial plein de d�f�rence. Mais leurs relations
n'�taient pas celles d'un p�re et d'un fils, l'un craignant toujours
de d�plaire, l'autre un peu trop s�r de sa puissance. Ils vivaient sur
un pied d'�galit� parfaite, comme deux compagnons du m�me �ge, n'ayant
m�me pas l'un pour l'autre de ces secrets que commande la pudeur de la
famille...

Eh bien! c'est cette horrible situation que d�nouait Lacheneur.

Propri�taire de Sairmeuse, d'une terre de plus d'un million, le duc
�chappait � la tyrannie de son fils, il recouvrait sa libert�!...

Aussi que de projets en cette nuit!...

Il se voyait le plus riche ch�telain du pays, il �tait l'ami du roi;
n'avait-il pas le droit d'aspirer � tout?

Lui qui avait �puis� jusqu'au d�go�t, jusqu'� la naus�e tous les
plaisirs que peut donner une fortune immense, il allait enfin go�ter
les d�lices du pouvoir qu'il ne connaissait pas...

Ces perspectives le ragaillardissaient, il se sentait vingt ans de
moins sur la t�te, les vingt ans pass�s hors de France.

Aussi, debout avant neuf heures, alla-t-il �veiller Martial.

En revenant la veille du d�ner du marquis de Courtomieu, le duc avait
parcouru le ch�teau de Sairmeuse, redevenu son ch�teau, mais cette
rapide visite, � la lueur de quelques bougies, n'avait pas content� sa
curiosit�. Il voulait tout voir en d�tail par le menu.

Suivi de son fils, il explorait les unes apr�s les autres toutes les
pi�ces de cette demeure princi�re, et � chaque pas les souvenirs de
son enfance lui revenaient en foule.

Lacheneur n'avait-il pas tout respect�!... Le duc retrouvait toutes
choses vieillies comme lui, fan�es, mais pieusement conserv�es,
laiss�es en leur place et telles pour ainsi dire qu'il les avait
quitt�es.

Lorsqu'il eut tout vu:

--D�cid�ment, marquis, s'�cria-t-il, ce Lacheneur n'est pas un
aussi mauvais dr�le que je pensais. Je suis dispos� � lui pardonner
beaucoup, en faveur du soin qu'il a pris de notre maison en notre
absence...

Martial resta s�rieux.

--Moi je ferais mieux, monsieur, dit-il, je remercierais cet homme par
une belle et large indemnit�.

Ce mot fit bondir le duc.

--Une indemnit�!... s'�cria-t-il. Devenez-vous fou, marquis? Eh bien!
et mes revenus?... N'ou�tes-vous pas le calcul que nous fit hier soir
le chevalier de La Livandi�re?...

--Le chevalier n'est qu'un sot!... d�clara Martial. Il a oubli� que
Lacheneur a tripl� la valeur de Sairmeuse. Je crois qu'il est de
notre dignit� de faire tenir � cet homme une indemnit� de cent mille
francs... ce sera d'ailleurs d'une bonne politique en l'�tat des
esprits, et Sa Majest� vous en saura gr�...

Politique... �tat des esprits... Sa Majest�... On e�t obtenu bien des
choses de M. de Sairmeuse avec ces six mots.

--Jarnibieu!... s'�cria-t-il, cent mille livres!... comme vous
y allez!... Vous en parlez � votre aise, avec votre fortune!...
Cependant, si c'est bien votre avis...

--Eh!... monsieur, ma fortune n'est-elle pas la v�tre!... Oui, je vous
ai bien dit mon opinion. C'est � ce point que, si vous le permettez,
je verrai Lacheneur moi-m�me et je m'arrangerai de fa�on � ne pas
blesser sa fiert�. C'est un d�vouement qu'il nous faut conserver...

Le duc ouvrait des yeux immenses.

--La fiert� de Lacheneur!... murmura-t-il. Un d�vouement �
conserver... Que me chantez-vous l�?... D'o� vous vient cet int�r�t
extraordinaire?...

Il s'interrompit, �clair� par un rapide souvenir.

--J'y suis! reprit-il; j'y suis!... Il a une jolie fille, ce
Lacheneur...

Martial sourit sans r�pondre.

--Oui, jolie comme un coeur, poursuivit le duc, mais cent mille livres...
jarnibieu!... c'est une somme cela!... Enfin, si vous y tenez...

C'est muni de cette autorisation que deux heures plus tard Martial se
mit en route, arm� d'un fusil qu'il avait trouv� dans une des salles
du ch�teau, pour le cas o� il ferait lever quelque li�vre.

Le premier paysan qu'il rencontra lui indiqua le chemin de la masure
qu'habitait d�sormais M. Lacheneur...

--Remontez la rivi�re, lui dit cet homme, et quand vous verrez un bois
de sapins sur votre gauche, traversez-le...

Martial traversait ce bois, quand il entendit un bruit de voix. Il
s'approcha, reconnut Marie-Anne et Maurice d'Escorval, et ob�issant �
une inspiration de col�re, il s'arr�ta, laissant tomber lourdement �
terre la crosse de son fusil.




XI


Aux heures d�cisives de la vie, quand l'avenir tout entier d�pend
d'une parole ou d'un geste, vingt inspirations contradictoires peuvent
traverser l'esprit dans l'espace de temps que brille un �clair.

� la brusque apparition du jeune marquis de Sairmeuse, la premi�re
id�e de Maurice d'Escorval fut celle-ci:

--Depuis combien de temps est-il l�? Nous �piait-il, nous a-t-il
�cout�s, qu'a-t-il entendu?...

Son premier mouvement fut de se pr�cipiter sur cet ennemi, de le
frapper au visage, de le contraindre � une lutte corps � corps.

La pens�e de Marie-Anne l'arr�ta.

Il entrevit les r�sultats possibles, probables m�me, d'une querelle
n�e de pareilles circonstances. Une rixe, quelle qu'en f�t l'issue,
perdait de r�putation cette jeune fille si pure. Martial parlerait et
la campagne est impitoyable. Il vit cette femme tant aim�e devenant,
par son fait, la fable du pays, montr�e au doigt... et il eut assez de
puissance sur soi pour ma�triser sa col�re.

Tout cela ne dura pas la moiti� d'une seconde.

Il toucha l�g�rement le bord de son chapeau, et faisant un pas vers
Martial:

--Vous �tes �tranger, monsieur, lui dit-il, d'une voix affreusement
alt�r�e, et vous cherchez sans doute votre chemin...

L'expression trahissait ses sages intentions. Un �passez votre chemin�
bien sec e�t �t� moins blessant. Il oubliait que ce nom d'�tranger
�tait la plus sanglante injure qu'on jetait alors � la face des
anciens �migr�s revenus avec les arm�es alli�es.

Cependant le jeune marquis de Sairmeuse ne quitta pas sa pose
insolemment nonchalente.

Il toucha du bout du doigt la visi�re de sa casquette de chasse et
r�pondit:

--C'est vrai... je me suis �gar�.

Si troubl�e, si d�faillante que f�t Marie-Anne, elle comprenait bien
que sa pr�sence seule contenait la haine de ces deux jeunes gens.
Leur attitude, la fa�on dont ils se mesuraient du regard ne pouvaient
laisser l'ombre d'un doute. Si l'un restait ramass� sur lui-m�me,
comme pour bondir en avant, l'autre serrait le double canon de son
fusil, tout pr�t � se d�fendre...

Le silence de pr�s d'une minute qui suivit, fut mena�ant comme ce
calme profond qui pr�c�de l'orage... Martial � la fin le rompit:

--Les indications des paysans ne brillent pas pr�cis�ment par leur
nettet�, reprit-il d'un ton l�ger, voici plus d'une heure que je
cherche la maison o� s'est retir� M. Lacheneur...

--Ah!...

--Je lui suis envoy� par M. le duc de Sairmeuse, mon p�re.

D'apr�s ce qu'il savait, Maurice crut deviner qu'il s'agissait de
quelque r�clamation de ces gens si �trangement rapaces.

--Je pensais, fit-il, que toutes relations entre M. Lacheneur et M. de
Sairmeuse avaient �t� rompues hier soir chez M. l'abb� Midon...

Ceci fut dit du ton le plus provoquant, mais Martial ne sourcilla pas.
Il venait de se jurer qu'il resterait calme quand m�me, et il �tait de
force � se tenir parole.

--Si ces relations, ce qu'� Dieu ne plaise! pronon�a-t-il, sont jamais
rompues, croyez, monsieur d'Escorval, qu'il n'y aura pas de notre
faute...

--Ce n'est pas ce qu'on pr�tend.

--Qui, on...?

--Tout le pays.

--Ah!... Et que dit-il?...

--La v�rit�... Il est de ces offenses qu'un homme d'honneur ne saurait
oublier ni pardonner.

Le jeune marquis de Sairmeuse branla la t�te d'un air grave.

--Vous �tes prompt � vous prononcer, monsieur, dit-il froidement.
Permettez-moi d'esp�rer que M. Lacheneur sera moins s�v�re que vous,
et que son ressentiment,--juste, j'en conviens--tombera devant...--il
h�sitait--devant des explications loyales.

Une pareille phrase dans la bouche de ce jeune homme si fier, �tait-ce
possible!...

Martial profita de l'effet produit pour s'avancer vers Marie-Anne et
s'adresser uniquement � elle, paraissant d�sormais compter Maurice
pour rien.

--Car il y a eu malentendu, mademoiselle, reprit-il, n'en doutez
pas... Les Sairmeuse ne sont pas ingrats... � qui fera-t-on entendre
que nous ayons pu offenser volontairement un... ami d�vou� de notre
famille, et cela au moment m�me o� il nous rendait le plus signal�
service! Un gentilhomme tel que mon p�re et un h�ros de probit� tel
que le v�tre sont faits pour s'estimer. J'avoue que, dans la sc�ne
d'hier, M. de Sairmeuse n'a pas eu le beau r�le, mais ma d�marche
d'aujourd'hui prouve ses regrets...

Certes, ce n'�tait plus l� le ton cavalier qu'avait pris Martial
quand, pour la premi�re fois, il avait abord� Marie-Anne sur la place
de l'�glise.

Il s'�tait d�couvert, il restait � demi-inclin�, et il s'exprimait
d'un ton de respect profond, comme s'il e�t eu devant lui une fi�re
duchesse, et non l'humble fille de ce �maraud� de Lacheneur.

�tait-ce simplement une manoeuvre de rou�? Subissait-il, sans trop
s'en rendre compte, l'ascendant de cette jeune fille si �trange?...
C'�tait l'un et l'autre. Mais il lui e�t �t� difficile de dire o�
cessait le voulu et o� commen�ait l'involontaire.

Cependant il continuait:

--Mon p�re est un vieillard qui a cruellement souffert... L'exil,
loin de la France, est lourd � porter!... Mais si les chagrins et les
d�ceptions ont aigri son caract�re, ils n'ont pas chang� son coeur.
Ses dehors imp�rieux, hautains, souvent �pres, cachent une bont� que
j'ai vue souvent d�g�n�rer en faiblesse. Et, pourquoi ne pas l'avouer?
le duc de Sairmeuse, sous ses cheveux blancs, garde les illusions d'un
enfant... Il se refuse � reconna�tre que le monde a march� depuis
vingt ans... On l'a abus� par des rodomontades ridicules... Enfin,
nous �tions encore � Montaignac que d�j� les ennemis de M. Lacheneur
avaient trouv� le secret d'indisposer mon p�re contre lui...

On e�t jur� qu'il disait la v�rit�, tant sa voix �tait persuasive,
tant l'expression de son visage, son regard, son geste, �taient
d'accord avec ses paroles.

Et Maurice, qui sentait, qui �tait s�r qu'il mentait et mentait
impudemment, Maurice restait �bahi de cette science de com�dien que
donna le commerce de la �haute soci�t�,� et qu'il ignorait, lui...

Mais o� Martial en voulait-il venir, et pourquoi cette com�die?...

--Dois-je vous dire, mademoiselle, tout ce que j'ai souffert hier,
dans cette petite salle du presbyt�re?... Non, je ne me rappelle pas,
en ma vie, de si cruel moment. Je comprenais, moi, l'h�ro�sme de M.
Lacheneur. Apprenant notre arriv�e, il accourait, et sans h�sitation,
sans faste, il se d�pouillait volontairement d'une fortune... et on le
rudoyait. Cet exc�s d'injustice me faisait horreur. Et si je n'ai
pas protest� hautement, si je ne me suis pas r�volt�, c'est que la
contradiction irrite mon p�re jusqu'� la folie... Mais � quoi bon
protester?... Le sublime �lan de votre pi�t� filiale devait �tre plus
puissant que toutes mes paroles. Vous n'�tiez pas hors du village, que
d�j� M. de Sairmeuse, honteux de ses pr�ventions, me disait: �J'ai eu
tort, mais je suis un vieillard, je ne saurais me r�soudre � faire le
premier pas, allez, vous, marquis, trouver M. Lacheneur, _et obtenez
qu'il oublie_...�

Marie-Anne, plus rouge qu'une pivoine, baissait les yeux, horriblement
embarrass�e.

--Je vous remercie, monsieur, balbutia-t-elle, au nom de mon p�re...

--Oh!... ne me remerciez pas, interrompit Martial avec feu, ce sera
� moi, au contraire, de vous rendre gr�ces, si vous obtenez de M.
Lacheneur qu'il accepte les justes r�parations qui lui sont dues... et
il les acceptera si vous consentez � plaider notre cause... Qui donc
r�sisterait � votre voix si douce, � vos beaux yeux suppliants...

Si inexp�riment� que f�t Maurice; il ne pouvait plus ne pas comprendre
les projets de Martial. Cet homme, qu'il ha�ssait d�j� mortellement,
osait parler d'amour � Marie-Anne devant lui, Maurice... C'est-�-dire
que, depuis une heure, il le bafouait et l'outrageait; il se jouait
abominablement de sa simplicit�.

La certitude de cette affreuse insulte, charria tout son sang � son
cerveau.

Il saisit Martial par le bras, et avec une vigueur irr�sistible il le
fit pirouetter par deux fois sur lui-m�me, et le repoussa, le lan�a
plut�t � dix pas, en s'�criant:

--Ah! c'est trop d'impudence � la fin, marquis de Sairmeuse!...

L'attitude de Maurice �tait si formidable, que Martial le vit sur lui.
La violence du choc l'avait fait tomber un genou en terre; sans se
relever, il arma son fusil, pr�t � faire feu.

Ce n'�tait pas l�chet� de la part du marquis de Sairmeuse, mais se
colleter lui repr�sentait quelque chose de si ignoble et de si bas,
qu'il e�t tu� Maurice comme un chien, plut�t que de se laisser toucher
du bout du doigt.

Cette explosion de la col�re si l�gitime de Maurice, Marie-Anne
l'attendait, la souhaitait m�me depuis un moment.

Elle �tait bien plus inexp�riment�e encore que son ami, mais elle
�tait femme et n'avait pu se m�prendre � l'accent du jeune marquis de
Sairmeuse.

Il �tait �vident qu'il �lui faisait la cour.� Et avec quelles
intentions!... il n'�tait que trop ais� de le deviner.

Son trouble, pendant que le marquis parlait d'une voix de plus en plus
tendre, venait de la stupeur et de l'indignation qu'elle ressentait
d'une si prodigieuse audace.

Comment, apr�s cela, n'e�t-elle pas b�ni la violence qui mettait fin �
une situation atroce pour elle, ridicule pour Maurice!

Une femme vulgaire se f�t jet�e entre ces deux jeunes gens pr�ts �
s'entre-tuer. Marie-Anne ne bougea pas.

Le devoir de Maurice n'�tait-il pas de la d�fendre quand on
l'insultait! Qui donc, sinon lui, la prot�gerait contre la
fl�trissante galanterie d'un libertin? Elle e�t rougi, elle qui �tait
l'�nergie m�me, d'aimer un �tre faible et pusillanime.

Mais toute intervention �tait inutile.

Si la passion, le plus souvent, aveugle, il arrive aussi parfois
qu'elle �claire.

Maurice comprit qu'il est de ces injures qu'on ne doit pas para�tre
soup�onner, sous peine de donner sur soi un avantage � qui les
adresse.

Il sentit que Marie-Anne devait �tre hors de cause. C'�tait affaire �
lui d'expliquer les motifs de son agression.

Cette intelligence instantan�e de la situation op�ra en lui une
si puissante r�action, qu'il recouvra, comme par magie, tout son
sang-froid et le libre exercice de ses facult�s.

--Oui, reprit-il d'un ton de d�fi, c'est assez d'hypocrisie,
monsieur!... Oser parler de r�parations apr�s le traitement que
vous et les v�tres lui avez inflig�, c'est ajouter � l'affront une
humiliation pr�m�dit�e... et je ne le souffrirai pas.

Martial avait d�sarm� son fusil; il s'�tait relev�, et il �poussetait
le genou de son pantalon, o� s'�taient attach�s quelques grains de
sable, avec un flegme dont il avait surpris le secret en Angleterre.

Il �tait bien trop fin pour ne pas reconna�tre que Maurice d�guisait
la v�ritable cause de son emportement, mais que lui importait!... S'il
s'avouait, qu'emport� par l'�trange impression que produisait sur lui
Marie-Anne, il �tait all� trop vite et trop loin, il n'en �tait pas
absolument m�content.

Cependant il fallait r�pondre, et garder la sup�riorit� qu'il
s'imaginait avoir eue jusqu'� ce moment.

--Vous ne saurez jamais, monsieur, dit-il, en regardant
alternativement son fusil et Marie-Anne, tout ce que vous devez � Mlle
Lacheneur. Nous nous rencontrerons encore, je l'esp�re...

--Vous me l'avez d�j� dit, interrompit brutalement Maurice. Rien
n'est si facile que de me rencontrer... Le premier paysan venu vous
indiquera la maison du baron d'Escorval.

--Eh bien!... monsieur, je ne dis pas que je ne vous enverrai pas deux
de mes amis...

--Oh!... quand il vous plairai...

--Naturellement... Mais il me pla�t de savoir avant en vertu de quel
mandat vous vous improvisez juge de l'honneur de M. Lacheneur, et
pr�tendez le d�fendre quand on ne l'attaque pas... Quels sont vos
droits?

Au ton goguenard de Martial, Maurice fut certain qu'il avait entendu
au moins une partie de sa conversation avec Marie-Anne.

--Mes droits, r�pondit-il, sont ceux de l'amiti�... Si je vous dis
que vos d�marches sont inutiles, c'est que je sais que M. Lacheneur
n'acceptera rien de vous... non, rien, sous quelque forme que vous
d�guisiez l'aum�ne que vous voudriez bien lui jeter, sans doute pour
faire taire votre conscience... Il pr�tend garder son affront qui est
son honneur et votre honte. Ah! vous avez cru l'abaisser, messieurs
de Sairmeuse!... vous l'avez �lev� � mille pieds de votre fausse
grandeur... Sa noble pauvret� �crase votre opulence, comme j'�crase,
moi, du talon, cette motte de sable... Lui, recevoir quelque chose de
vous... allons donc!... Sachez que tous vos millions ne vous donneront
jamais un plaisir qui approche de l'ineffable jouissance qu'il
ressentira, quand, vous voyant passer dans votre carrosse, il se dira:
�Ces gens-l� me doivent tout!�

Sa parole enflamm�e avait une telle puissance d'�motion, que
Marie-Anne ne sut pas r�sister � l'inspiration qu'elle eut de lui
serrer la main. Et ce seul geste les vengea de Martial qui p�lit.

--Mais j'ai d'autres droits encore, poursuivit Maurice... Mon p�re a
eu hier l'honneur de demander pour moi � M. Lacheneur la main de sa
fille...

--Et je l'ai refus�e!... cria une voix terrible.

Marie-Anne et les deux jeunes gens se retourn�rent avec un m�me
mouvement de surprise et d'effroi.

M. Lacheneur �tait l� devant eux, et � ses c�t�s se tenait
Chanlouineau qui roulait des yeux mena�ants.

--Oui, je l'ai refus�e, reprit M. Lacheneur, et je ne pr�voyais pas
que ma fille irait jamais contre mes volont�s... Que m'avez-vous jur�
ce matin, Marie-Anne?... Est-ce bien vous... vous, qui donnez des
rendez-vous aux galants dans les bois!... Rentrez � la maison, �
l'instant...

--Mon p�re...

--Rentrez!... insista-t-il en jurant, rentrez, je l'ordonne.

Elle ob�it et s'�loigna, non sans avoir adress� � Maurice un regard o�
se lisait un adieu qu'elle croyait devoir �tre �ternel.

D�s qu'elle fut � vingt pas, M. Lacheneur vint se placer devant
Maurice, les bras crois�s:

--Quant � vous, monsieur d'Escorval, dit-il rudement, j'esp�re ne plus
vous reprendre � r�der autour de ma fille...

--Je vous jure, monsieur...

--Oh!... pas de serments. C'est une mauvaise action que de d�tourner
une jeune fille de son devoir, qui est l'ob�issance... Vous venez
de rompre � tout jamais toutes relations entre votre famille et la
mienne...

Le pauvre gar�on essaya encore de se disculper, mais M. Lacheneur
l'interrompit.

--Assez, croyez-moi, reprenez le chemin de votre logis.

Et Maurice h�sitant, il le saisit au collet et le porta presque
jusqu'au sentier qui traversait le bois de la R�che.

Ce fut l'affaire de dix secondes, et cependant il eut le temps de lui
dire � l'oreille, et de son ton amical d'autrefois:

--Mais allez-vous-en donc, petit malheureux!... voulez-vous rendre
toutes mes pr�cautions inutiles!...

Il suivit de l'oeil Maurice, qui se retirait tout �tourdi de cette
sc�ne, stup�fi� de ce qu'il venait d'entendre, et c'est seulement
quand il le vit hors de la port�e de la voix qu'il revint � Martial.

--Puisque j'ai l'honneur de vous rencontrer, monsieur le marquis,
dit-il, je dois vous avertir que Chupin et un de ses fils vous
cherchent partout... C'est de la part de M. le duc qui vous attend
pour se rendre au ch�teau de Courtomieu.

Il se retourna vers Chanlouineau, et ajouta:

--Et nous, en route!...

Mais Martial l'arr�ta d'un geste.

--Je suis bien surpris qu'on me cherche, dit-il. Mon p�re sait bien o�
il m'a envoy�... J'allais chez vous, monsieur, et de sa part...

--Chez moi?...

--Chez vous, oui, monsieur, et je m'y rendais pour vous porter
l'expression de nos regrets sinc�res de la sc�ne qui a eu lieu chez le
cur� Midon...

Et sans attendre une r�ponse, Martial, avec une extr�me habilet� et un
rare bonheur d'expression, se mit � r�p�ter au p�re l'histoire qu'il
venait de conter � la fille.

� l'entendre, son p�re et lui �taient d�sesp�r�s... Se pouvait-il que
M. Lacheneur e�t cru � une ingratitude si noire... Pourquoi s'�tait-il
retir� si pr�cipitamment?... Le duc de Sairmeuse tenait � sa
disposition telle somme qu'il lui plairait de fixer, soixante, cent
mille francs, davantage m�me...

Cependant M. Lacheneur ne semblait pas �bloui, et quand Martial eut
fini, il r�pondit respectueusement mais froidement qu'il r�fl�chirait.

Cette froideur devait stup�fier Chanlouineau; il ne le cacha pas d�s
que le marquis de Sairmeuse se fut retir� apr�s force protestations.

--Nous avions mal jug� ces gens-l�, d�clara-t-il.

Mais M. Lacheneur haussa les �paules.

--Comme cela, fit-il, tu crois que c'est � moi qu'on offre tout cet
argent?

--Dame!... j'ai des oreilles...

--Eh bien! mon pauvre gar�on, il faut se d�fier de ce qu'elles
entendent. La v�rit� est que ces grosses sommes sont destin�es aux
beaux yeux de ma fille. Elle a plu � ce freluquet de marquis, et il
voudrait en faire sa ma�tresse...

Chanlouineau s'arr�ta court, l'oeil flamboyant, les poings crisp�s.

--Saint bon Dieu!... s'�cria-t-il, prouvez-moi cela, et je suis �
vous, corps et �me... et pour tout ce que vous voudrez.




XII


--Non, d�cid�ment, je n'ai de ma vie rencontr� une femme qui se puisse
comparer � cette Marie-Anne. Quelle gr�ce et quelle majest�!... Ah! sa
beaut� est divine!...

Ainsi pensait Martial en regagnant Sairmeuse, apr�s ses propositions �
M. Lacheneur.

Au risque de s'�garer, il avait pris au plus court, et il s'en allait
� travers champs, se servant de son fusil comme d'une perche pour
sauter les foss�s.

Il trouvait une jouissance toute nouvelle pour lui, et d�licieuse, �
se repr�senter Marie-Anne telle qu'il venait de la voir, palpitante
et �mue, p�lissant et rougissant tour � tour, pr�s de d�faillir ou se
redressant superbe de fiert�.

--Comment soup�onner, se disait-il, sous ces chastes dehors, sous
cette na�vet� pudique, une �me de feu et une indomptable �nergie!
Quelle adorable expression avait son visage, que de passion dans ses
deux grands yeux noirs pendant qu'elle regardait ce petit imb�cile
d'Escorval!... Que ne donnerait-on pas pour �tre regard� ainsi, ne
fut-ce qu'une minute!... Comment ce gar�on ne serait-il pas fou
d'elle!...

Lui-m�me l'aimait, sans vouloir encore se l'avouer. Cependant, quel
nom donner � cet envahissement de sa pens�e, � ces furieux d�sirs qui
fr�missaient en lui.

--Ah!... n'importe, s'�cria-t-il, je la veux... Oui, je la veux et je
l'aurai.

En cons�quence, il se mit � �tudier le c�t� politique et strat�gique
de l'entreprise, avec la sagacit� d'une exp�rience souvent mise �
l'�preuve.

Son d�but, force lui �tait d'en convenir, n'avait �t� ni heureux ni
adroit.

--C'est mon p�re, murmurait-il, qui me vaut cette �cole... Comment,
moi qui le connais, ai-je pu prendre ses r�veries pour des
r�alit�s!...

Il est s�r que l'�preuve qu'il venait de tenter �tait faite pour
porter la lumi�re dans son esprit. Hommages et argent avaient �t�
repouss�s. Si Marie-Anne avait entendu avec une visible horreur
ses d�clarations d�guis�es, M. Lacheneur avait accueilli plus que
froidement ses avances et l'offre d'une v�ritable fortune.

En outre, il se rappelait l'oeil terrible de Chanlouineau.

--Comme il me toisait, ce magnifique rustre! grommela-t-il. Sur un
signe de Marie-Anne, il m'e�t �cras� comme un oeuf, sans souci de
mes a�eux. Ah �a! l'aimerait-il aussi lui?... Nous serions trois
poursuivants en ce cas.

Mais plus l'aventure lui paraissait difficile et m�me p�rilleuse, plus
elle irritait sa passion.

--Tout peut se r�parer, songeait-il. Les occasions de nous revoir
ne nous manqueront pas. Ne faudra-t-il pas que nous ayons quelques
entrevues avec M. Lacheneur pour r�gulariser la restitution de
Sairmeuse?... Je l'apprivoiserai. Pour la fille, mon r�le est tout
trac�. M�me, je profiterai de la d�testable impression que j'ai
produite. Je me montrerai aussi timide que j'ai �t� hardi, et ce sera
bien le diable si elle n'est pas touch�e et flatt�e de ce triomphe de
sa beaut�. Reste le d'Escorval.

C'�tait l� que le b�t blessait Martial, ainsi qu'il se le r�p�tait en
ce langage trivial qu'on emploie vis-�-vis de soi.

Il avait bien vu M. Lacheneur chasser brutalement Maurice, mais sa
col�re lui avait paru bien grande pour �tre absolument r�elle.

Il soup�onnait une com�die, mais pour qui? Pour lui, Martial, ou pour
Chanlouineau?... Et encore dans quel but?...

--En attendant, disait-il, me voici les mains li�es, et emp�ch� de
demander compte � ce petit d'Escorval de son insolence. Dig�rer
un affront en silence... c'est dur. Puis, il est brave, c'est
incontestable; peut-�tre s'avisera-t-il de venir me provoquer de
nouveau. Que faire en ce cas?... Il est d'assez bonne noblesse pour
que je n'aie aucune satisfaction � lui refuser. D'un autre c�t�, si
j'avais seulement le malheur de faire tomber un cheveu de sa t�te,
Marie-Anne ne me le pardonnerait jamais... Ah! je donnerais bonne
chose en �change d'un petit exp�dient pour le forcer � quitter le
pays.

Tout en roulant dans son esprit ces projets dont il ne pouvait ni
pr�voir, ni calculer les �pouvantables cons�quences, Martial arrivait
� l'avenue de Sairmeuse, quand il lui sembla entendre des pas
pr�cipit�s derri�re lui.

Il se retourna, et voyant deux hommes qui accouraient en faisant des
signes, il s'arr�ta.

C'�tait Chupin et un de ses fils.

Le vieux maraudeur, le dimanche soir, s'�tait faufil� parmi les gens
charg�s d'aller pr�parer � Sairmeuse les appartements, il avait
d�j� trouv� le secret de se rendre utile, il visait � devenir
indispensable.

--Ah! monsieur le marquis, s'�cria-t-il d�s qu'il fut � port�e de la
voix, nous vous cherchons partout, mon fils et moi; c'est M. le duc...

--Bien, dit s�chement Maurice, je rentre.

Mais Chupin n'�tait plus susceptible, et si f�cheux que f�t l'accueil,
il ne s'en risqua pas moins � cheminer derri�re Martial, assez pr�s
pour �tre entendu.

Il avait son projet, car il ne tarda pas � entamer le long r�cit
de toutes les calomnies r�pandues dans le pays sur le compte de M.
Lacheneur.

Pourquoi choisissait-il ce sujet plut�t qu'un autre? Avait-il devin�
quelque chose de la passion du jeune marquis de Sairmeuse?...

� l'entendre, Lacheneur--il ne disait plus: Monsieur--n'�tait
d�finitivement qu'un sc�l�rat, la restitution de Sairmeuse n'�tait
qu'une rouerie, enfin il poss�dait des mille et des cent mille francs,
puisqu'il mariait sa fille Marie-Anne.

Si le vieux maraudeur n'avait que des soup�ons, Martial les changea en
certitude par sa vivacit� � demander:

--Comment, Mlle Lacheneur va se marier.

--Oui, monsieur le marquis.

--Et avec qui?...

--Avec Chanlouineau, monsieur le marquis, ce gars, vous savez bien,
que les paysans voulaient massacrer sur la place, parce qu'il avait
manqu� de respect � M. le duc. Il est finaud, le m�tin, et si
Marie-Anne ne lui apportait pas de bons �cus vaillants, il ne la
m�nerait pas � la mairie... Oh non!... quoique ce soit une belle
fille.

--Est-ce positif ce que vous dites l�?...

--� ma connaissance, oui. Mon a�n� qui est l� a entendu dire �
Chanlouineau et � Lacheneur que la noce est pour le mois qui vient, et
qu'on va publier les bans...

Et se retournant vers son fils:

--Pas vrai... gar�on? demanda-t-il.

--Ma grande foi, oui! r�pondit le gars, qui jamais n'avait ou� rien de
pareil.

Martial se tut, honteux peut-�tre de s'�tre laiss� prendre aux amorces
de ce vieux, mais satisfait d'�tre averti de cette circonstance si
importante.

Si Chupin ne mentait pas, et quelles raisons pouvait-il avoir de
mentir, il devenait �vident que la conduite de M. Lacheneur cachait
quelque gros myst�re. Comment, sans quelque tout-puissant motif,
e�t-il refus� sa fille � Maurice d'Escorval qu'elle aimait, pour la
donner � un paysan?...

Ce motif, Martial se jurait de le p�n�trer, quand il arriva �
Sairmeuse. Un singulier spectacle l'y attendait. Dans le grand espace
sabl� qui s'�tendait entre le parterre et le perron du ch�teau, se
trouvaient amoncel�s toutes sortes d'effets d'habillement, du linge,
de la vaisselle, des meubles... On e�t dit un d�m�nagement. Une
demi-douzaine d'hommes allaient et venaient, et debout au milieu de ce
remue-m�nage, le duc de Sairmeuse donnait des ordres.

Martial ne comprit pas tout d'abord. Il s'avan�a donc vers son p�re,
et apr�s l'avoir respectueusement salu�:

--Qu'est-ce que cela?... demanda-t-il.

M. de Sairmeuse �clata de rire.

--Comment, vous ne devinez pas?... fit-il. C'est cependant bien
simple. Qu'un ma�tre l�gitime, � son retour, couche dans les draps
d'un usurpateur, c'est charmant pour une premi�re nuit, pour une
seconde, non. Ici tout rappelait trop mons Lacheneur. Il me semblait
que j'�tais chez lui, et �a m'assassinait. J'ai donc fait rassembler
et descendre sa d�froque, celle de sa fille, tout ce qui n'est pas
de l'ancien mobilier du ch�teau... On va charger le tout sur une
charrette et le lui porter...

Le jeune marquis de Sairmeuse b�nit le ciel d'�tre arriv� si � point.
Le projet de son p�re ex�cut�, il e�t pu dire adieu � ses esp�rances.

--Vous ne ferez pas cela, monsieur le duc, dit-il.

--Hein!... pourquoi? Qui m'en emp�cherait, je vous prie?

--Personne assur�ment... Mais vous r�fl�chirez qu'un homme qui ne
s'est pas trop mal conduit, en somme, a droit � quelques �gards...

Le duc parut abasourdi.

--Des �gards!... s'�cria-t-il, ce maraud a droit � des �gards!...
Voil� qui est du dernier plaisant. Comment, je lui donne, c'est-�-dire
vous lui donnez--car il n'est que juste que vous fassiez la guerre �
vos d�pens--vous lui faites pr�sent de cent mille livres, et il ne se
tient pas pour content, il lui faut encore des �gards!... Accordez-lui
en, vous qui en tenez pour sa fille... moi je ferai ce que j'ai
r�solu...

--Eh bien!... moi, monsieur, j'y regarderais � deux fois, � votre
place. Lacheneur vous a rendu Sairmeuse, c'est tr�s-bien. Mais o� en
est la preuve? Que feriez-vous si, imprudemment irrit� par vous, il
revenait sur sa parole?... O� sont vos titres de propri�t�?...

M. de Sairmeuse devint vert.

--Jarnibieu! s'�cria-t-il, je n'avais pas pens� � cela... Hol�! vous
autres, qu'on me rentre toute cette d�pouille, et promptement!...

Et comme on lui ob�issait:

--Maintenant, dit-il � son fils, h�tons-nous de nous rendre �
Courtomieu, d'o� on nous a d�j� envoy� chercher deux fois... Il s'agit
d'une affaire d'une importance extr�me.




XIII


Le ch�teau de Courtomieu passe, apr�s Sairmeuse, pour la plus
magnifique habitation de l'arrondissement de Montaignac. Si Sairmeuse
s'enorgueillit de ses hautes futaies, Courtomieu vante ses prairies et
ses eaux jaillissantes.

On y arrivait alors par une longue et �troite chauss�e mal pav�e,
tr�s-laide, et qui g�tait absolument l'harmonie du paysage. Elle avait
cependant co�t� au marquis les yeux de la t�te, � ce qu'il disait, et,
pour cette raison, il la consid�rait comme un chef-d'oeuvre.

Quand la voiture qui amenait Martial et son p�re quitta la grande
route pour cette chauss�e, les cahots tir�rent le duc de la r�verie
profonde o� il �tait tomb� d�s en quittant Sairmeuse.

Cette r�verie, le marquis pensait bien l'avoir caus�e.

--Voil�, se disait-il, non sans une secr�te satisfaction, le r�sultat
de mon adroite manoeuvre!... Tant que la restitution de Sairmeuse ne
sera pas l�galis�e, j'obtiendrai de mon p�re tout ce que je voudrai...
oui, tout. Et s'il le faut, il invitera Lacheneur et Marie-Anne � sa
table.

Il se trompait. Le duc avait d�j� oubli� cette affaire; ses
impressions les plus vives ne duraient pas ce que dure un dessin sur
le sable.

Il abaissa la glace de devant de sa voiture, et apr�s avoir ordonn� au
cocher de marcher au pas:

--Maintenant, dit-il a son fils, causons!... Vous �tes d�cid�ment
amoureux de cette petite Lacheneur?...

Martial ne put s'emp�cher de tressaillir.

--Oh!... amoureux, fit-il d'un ton l�ger, ce serait peut-�tre beaucoup
dire. Mettons qu'elle m'inspire un go�t assez vif, ce sera suffisant.

Le duc regardait son fils d'un air narquois.

--En v�rit�, vous me ravissez!... s'�cria-t-il. Je craignais que cette
amourette ne d�range�t, au moins pour l'instant, certains plans que
j'ai con�us... J'ai des vues sur vous, marquis!...

--Diable!...

--Oui, j'ai mes desseins et je vous les communiquerai plus tard en
d�tail... Je me borne pour aujourd'hui � vous recommander d'examiner
Mlle Blanche de Courtomieu.

Martial ne r�pondit pas. La recommandation �tait inutile. Si Mlle
Lacheneur lui avait fait oublier, le matin, Mlle de Courtomieu, depuis
un moment le souvenir de Marie-Anne s'effa�ait sous l'image radieuse
de Blanche.

--Mais avant d'arriver � la fille, reprit le duc, parlons du p�re...
Il est fort de mes amis et je le sais par coeur. Vous avez entendu des
faquins me reprocher ce qu'ils appelaient mes pr�jug�s, n'est-ce pas?
Eh bien! compar� au marquis de Courtomieu, je ne suis qu'un insigne
jacobin.

--Oh!... mon p�re...

--Rien de plus exact. Si je ne suis pas de mon �poque, on l'e�t tenu,
lui, pour arri�r�, sous le r�gne de Louis XIV. Seulement,--car il y
a un seulement,--les principes que j'affiche hautement, il les tient
enferm�s dans sa tabati�re... et fiez-vous � lui pour ne l'ouvrir
qu'au moment opportun. Il a, jarnibieu! cruellement souffert pour ses
opinions, en ce sens qu'il a �t� forc� de les cacher assez souvent. Il
les a cach�es sous le Consulat, d'abord, quand il revint d'�migration.
Il les dissimula plus courageusement encore sous l'Empire... car il a
�t� quelque peu chambellan de �Buonaparte,� ce cher marquis... Mais,
chut! ne lui rappelez pas cet h�ro�sme: il le d�plore depuis Lutzen.

C'est de ce ton que M. de Sairmeuse avait coutume de parler de ses
meilleurs amis.

--L'histoire de sa fortune, poursuivit-il, serait l'histoire de ses
mariages... Je dis: �ses,� parce qu'il s'est mari� un certain nombre
de fois... avantageusement. Oui, en quinze ans, il a eu la douleur de
perdre successivement trois femmes, toutes meilleures et plus riches
les unes que les autres. Sa fille est de la troisi�me et derni�re, une
Ciss�-Blossac... c'est celle qui a le plus dur�; elle est morte vers
1809. � chaque veuvage, il trompait son d�sespoir en achetant quantit�
de terres ou des rentes. Si bien qu'� cette heure, il est aussi riche
que vous, marquis, et qu'il a des influences secr�tes dans tous les
camps... Mais, Jarnibieu! j'oubliais un d�tail: il flaire, m'a-t-on
dit, l'influence du clerg�, et il est devenu d'une haute pi�t�.

Il s'interrompit, la voiture venait de s'arr�ter dans la cour
d'honneur de Courtomieu, et le marquis accourait de sa personne
au-devant de ses h�tes. Distinction flatteuse qu'il ne prodiguait pas.

C'�tait bien l'homme du portrait.

Long plut�t que grand, solennel et remuant � la fois, M. de Courtomieu
portait une l�vite infinie et des souliers � boucle d'or. La t�te
qui surmontait cette immense charpente �tait remarquablement
petite,--signe de race,--couronn�e de rares cheveux plats et
noirs,--il les teignait,--et �clair�e par de gros yeux ronds et sans
chaleur.

La morgue qui sied au gentilhomme et l'humilit� qui convient au
chr�tien, se livraient, sur son visage, un perp�tuel et bien plaisant
combat.

Il serra tour � tour entre ses bras M. de Sairmeuse et Martial, non
sans les combler de compliments d�bit�s d'une petite voix de t�te, qui
�tonnait, venant de ce grand corps, autant que surprendraient des sons
de fl�te sortant des flancs d'un ophicl�ide.

--Enfin, vous voici... r�p�tait-il; nous vous attendions pour
d�lib�rer... c'est tr�s-grave... tr�s-d�licat aussi. Il s'agit de
r�diger une adresse � Sa Majest�. La noblesse, qui a tant souffert de
la R�volution, attend de larges compensations... Enfin, tous nos
amis des environs, au nombre de seize, sont r�unis dans mon cabinet,
transform� en chambre du conseil...

Martial fr�mit � l'id�e de tout ce qu'il allait �tre oblig� d'entendre
de choses niaises et insipides, et la recommandation de son p�re lui
revenant � propos:

--N'aurons-nous donc pas l'honneur, demanda-t-il, de pr�senter nos
respects � Mlle de Courtomieu?...

--Ma fille doit �tre dans le salon avec notre vieille cousine,
r�pondit le marquis de Courtomieu d'un ton distrait... � moins
qu'elles ne soient au jardin...

Cela pouvait signifier: �Allez-y, si bon vous semble!� Martial le prit
ainsi, et arriv� dans le vestibule, il laissa monter seuls son p�re et
le marquis.

Un domestique lui ouvrit la porte du grand salon... mais il �tait
vide.

--C'est bien, dit-il, je sais o� est le jardin.

Mais c'est en vain qu'il le parcourut en tout sens, ce jardin:
personne.

Il allait se d�cider � rentrer, et � marcher bravement � l'ennemi,
quand, � travers le feuillage d'un berceau de jasmin, il crut
distinguer comme une robe blanche.

Il s'avan�a doucement, et son coeur battit, quand il reconnut qu'il
avait bien vu.

Mlle Blanche de Courtomieu �tait assise pr�s d'une vieille dame, et
elle lui lisait � demi-voix une lettre.

Il fallait qu'elle f�t bien pr�occup�e, pour n'avoir pas entendu le
sable crier sous les bottes de Martial.

Il �tait � dix pas d'elle, si pr�s qu'il distinguait, par une
�claircie des jasmins, jusqu'� l'ombre de ses longs cils.

Il s'arr�ta, retenant son haleine, s'abandonnant � une d�licieuse
extase.

--Ah!... elle est bien belle, pensait-il, elle aussi!...

Belle, non!... Mais jolie � ravir l'imagination. En elle, tout
souriait au d�sir, ses grands yeux d'un bleu velout� et ses l�vres
entr'ouvertes. Elle �tait blonde, mais de ce blond vivant et dor�
des pays du soleil; et de son chignon tordu haut sur la nuque
s'�chappaient � profusion des boucles folles o� la lumi�re, en se
jouant, semblait allumer des �tincelles.

Peut-�tre l'e�t-on souhait�e un peu plus grande... Mais elle avait le
charme p�n�trant des femmes petites et mignonnes, mais sa taille avait
des rondeurs exquises, ses mains aux doigts effil�s �taient celles
d'une enfant.

H�las!... ces jolis dehors mentaient, autant et plus que les
apparences du marquis de Courtomieu.

Cette jeune fille au regard candide avait la s�cheresse d'�me d'un
vieux courtisan. Elle avait �t� tant f�t�e au couvent, en sa qualit�
de fille unique d'un grand seigneur archi-millionnaire, on l'avait
entour�e de tant d'adulations! Le poison de la flatterie avait fl�tri
en leur germe toutes ses bonnes qualit�s.

Elle n'avait pas dix-neuf ans, et elle ne pouvait plus �tre sensible
qu'aux jouissances de la vanit� ou de l'ambition satisfaites. Elle
pensait � un tabouret � la cour, comme une pensionnaire r�ve d'un
amoureux...

Si elle avait daign� remarquer Martial,--car elle l'avait
remarqu�,--c'est que son p�re lui avait dit que ce jeune homme
emporterait sa femme aux plus hautes sph�res du pouvoir. L� dessus,
elle avait prononc� un �c'est bien, nous verrons!� � faire fuir un
pr�tendant � mille lieues...

Cependant, Martial, craignant d'�tre surpris, s'avan�a et Mlle
Blanche, � sa vue, se dressa avec un mouvement de biche effarouch�e...

Lui s'inclina bien bas, et d'une voix amicalement respectueuse:

--M. de Courtomieu, mademoiselle, dit-il, ayant eu l'imprudence de
m'apprendre o� j'aurais l'honneur de vous rencontrer, je ne me
suis plus senti le courage d'affronter des discussions graves...
seulement...

Il montra la lettre que la jeune fille tenait � la main et ajouta:

--Seulement, je suis peut-�tre indiscret?

--Oh! en aucune fa�on, monsieur le marquis, quoique cette lettre que
je viens de lire m'ait profond�ment �mue... elle m'est adress�e par
une pauvre enfant � qui je m'int�ressais, que j'envoyais chercher,
parfois, quand je m'ennuyais: Marie-Anne Lacheneur.

Exerc� d�s son enfance � la savante hypocrisie des salons, le jeune
marquis de Sairmeuse avait habitu� son visage � ne rien trahir de ses
impressions.

Il savait rester riant avec l'angoisse au coeur, grave quand le
fou-rire e�t d� le secouer de ses hoquets.

Et cependant, � ce nom de Marie-Anne montant aux l�vres de Mlle de
Courtomieu, son oeil, o� la satisfaction de soi le disputait au m�pris
des autres, son oeil si clair se voila.

--Elles se connaissent!... pensa-t-il.

L'id�e d'un rapprochement de ces deux femmes entre lesquelles h�sitait
sa passion le troublait extraordinairement, et �veillait en lui toutes
sortes de pudeurs inconnues.

La main tourn�e, rien ne paraissait de son trouble, mais Mlle Blanche
l'avait aper�u.

--Qu'est-ce que cela signifie?... se dit-elle, toute inqui�te.

Cependant, c'est avec le naturel parfait de l'innocence qu'elle
poursuivit:

--Au fait, vous devez l'avoir vue, monsieur le marquis, cette pauvre
Marie-Anne, puisque son p�re �tait le d�positaire de Sairmeuse?

--Je l'ai vue, en effet, mademoiselle, r�pondit simplement Martial.

--N'est-ce pas, qu'elle est remarquablement belle, et d'une beaut�
tout �trange, et qui surprend?

Un sot e�t protest�. Le marquis de Sairmeuse ne commit pas cette
faute.

--Oui, elle est tr�s-belle, dit-il.

Cette soi-disant franchise d�concerta un peu Mlle Blanche, et c'est
avec un air d'hypocrite compassion qu'elle ajouta:

--Pauvre fille!... que va-t-elle devenir? Voici son p�re r�duit �
b�cher la terre.

--Oh!... vous exag�rez, mademoiselle, mon p�re pr�servera toujours
Lacheneur de la g�ne.

--Soit... je comprends cela... mais cherchera-t-il aussi un mari pour
Marie-Anne?

--Elle en a un tout trouv�, mademoiselle... J'ai ou� dire qu'elle
va �pouser un gar�on des environs qui a quelque bien, un certain
Chanlouineau.

La na�ve pensionnaire �tait plus forte que Martial. Elle le soumettait
� un interrogatoire en r�gle, et il ne s'en apercevait pas. Elle
�prouva un certain d�pit en le voyant si bien instruit de tout ce qui
concernait Mlle Lacheneur.

--Et vous croyez, monsieur le marquis, dit-elle, que c'est l� le parti
qu'elle avait r�v�?... Enfin!... Dieu veuille qu'elle soit heureuse;
nul plus que nous ne le souhaite, car nous l'aimons beaucoup, ici...
oui, beaucoup. N'est-ce pas, tante M�die?

Tante M�die, c'�tait la vieille demoiselle assise pr�s de Mlle
Blanche.

--Oui, beaucoup, r�pondit-elle.

Cette tante, cousine plut�t, �tait une parente pauvre que M. de
Courtomieu avait recueillie, et � qui Mlle Blanche faisait payer
ch�rement son pain; elle l'avait dress�e � jouer le r�le d'�cho.

--Ce qui me d�sole, reprit Mlle de Courtomieu, c'est que je vois
bris�es des relations qui m'�taient ch�res... Mais �coutez plut�t ce
que Marie-Anne m'�crit.

Elle retira de sa ceinture, o� elle l'avait pass�e, la lettre de Mlle
Lacheneur, et lut:

�Ma ch�re Blanche,

�Vous savez le retour de M. le duc de Sairmeuse. Il nous a surpris
comme un coup de foudre. Mon p�re et moi, nous �tions trop accoutum�s
� regarder comme n�tre le d�p�t remis � notre fid�lit�; nous en avons
�t� punis... Enfin, nous avons fait notre devoir, et � cette heure
tout est consomm�... Celle que vous appeliez votre amie n'est plus
qu'une pauvre paysanne, comme sa m�re...�

Le plus subtil observateur e�t �t� pris � l'�motion de Mlle Blanche.
On e�t jur� qu'elle avait mille peines � retenir ses larmes...
peut-�tre m�me en tremblait-il quelqu'une entre ses longs cils.

La v�rit� est qu'elle ne songeait qu'� �pier sur la figure de Martial
quelque indice de ses sensations. Mais maintenant qu'il �tait en
garde, il restait de marbre.

Elle continua:

�Je mentirais si je disais que je n'ai pas souffert de ce brusque
changement... Mais j'ai du courage, je saurai me r�signer. J'aurai, je
l'esp�re, la force d'oublier, car il faut que j'oublie!... Le souvenir
des f�licit�s pass�es rendrait peut-�tre intol�rables les mis�res
pr�sentes...�

Mlle de Courtomieu referma brusquement la lettre.

--Vous l'entendez, monsieur le marquis, dit-elle... concevez-vous
cette fiert�? Et on nous accuse d'orgueil, nous autres filles de la
noblesse!

Martial ne r�pondit pas. L'alt�ration de sa voix l'e�t trahi, il le
sentit. Combien cependant, il e�t �t� plus touch� encore s'il lui e�t
�t� donn� de lire les derni�res lignes de la lettre.

�Il faut vivre, ma ch�re Blanche, ajoutait Marie-Anne, et je n'�prouve
aucune honte � vous demander de m'aider. Je travaille fort joliment,
comme vous le savez, et je gagnerais ma vie � faire des broderies
si je connaissais plus de monde... Je passerai aujourd'hui m�me �
Courtomieu vous demander la liste des personnes chez lesquelles je
pourrais me pr�senter en me recommandant de votre nom.�

Mais Mlle de Courtomieu s'�tait bien gard�e de parler de cette requ�te
si touchante. Elle avait tent� une �preuve, elle n'avait pas r�ussi:
tant pis! Elle se leva, et accepta le bras de Martial pour rentrer.

Elle semblait avoir oubli� �son amie,� et elle babillait le plus
gaiement du monde, quand, approchant du ch�teau, elle fut interrompue
par un grand bruit de voix confuses mont�es � leur diapason le plus
�lev�.

C'�tait la discussion de l'Adresse au roi, qui s'agitait furieusement
dans le cabinet de M. de Courtomieu. Mlle Blanche s'arr�ta.

--J'abuse de votre bienveillance, monsieur le marquis, dit-elle, je
vous �tourdis de mes enfantillages, et vous voudriez sans doute �tre
l�-haut.

--Certes non! r�pondit-il en riant. Qu'y ferais-je? Le r�le des
hommes d'action ne commence qu'apr�s que les orateurs sont enrou�s...

Il dit cela si bien, on devinait, sous son ton plaisant, une
�nergie si forte, que Mlle de Courtomieu en fut toute saisie. Elle
reconnaissait, pensait-elle, l'homme qui, selon son p�re, devait aller
si loin.

Malheureusement, son admiration fut troubl�e par un coup frapp� � la
grosse cloche qui annon�ait les visiteurs.

Elle tressaillit, l�cha le bras de Martial, et tr�s-vivement:

--Ah!... n'importe, fit-elle, je voudrais bien savoir ce qui se
dit l�-haut... Si je le demande � mon p�re, il se moquera de ma
curiosit�... Tandis que vous, monsieur le marquis, si vous assistiez �
la conf�rence, vous me diriez tout...

Un d�sir ainsi exprim� �tait un ordre. Le marquis de Sairmeuse
s'inclina et ob�it.

--Elle me cong�die, se disait-il en montant l'escalier, rien n'est
plus clair, et m�me, elle n'y met pas de fa�ons... Mais pourquoi
diable me cong�die-t-elle?

Pourquoi?... C'est qu'un seul coup � la cloche annon�ait une visite
pour Mlle Blanche, qu'elle attendait �son amie,� et qu'elle ne voulait
� aucun prix d'une rencontre de Martial et de Marie-Anne.

Elle n'aimait pas, et d�j� les tourments de la jalousie la
d�chiraient... Telle �tait la logique de son caract�re.

Ses pressentiments d'ailleurs ne l'avaient pas tromp�e. C'�tait bien
Mlle Lacheneur qui l'attendait au salon.

La malheureuse jeune fille �tait plus p�le que de coutume, mais
rien dans son attitude ne trahissait les affreuses tortures qu'elle
subissait depuis deux jours.

Et sa voix, en demandant � son ancienne amie une liste de �pratiques,�
�tait aussi calme et aussi naturelle qu'autrefois quand elle la priait
de venir passer une apr�s-midi � Sairmeuse.

Aussi, lorsque ces deux jeunes filles si diff�rentes s'embrass�rent,
les r�les furent-ils intervertis.

C'�tait Marie-Anne que le malheur atteignait, ce fut Mlle Blanche qui
sanglota.

Mais tout en �crivant � la file le nom des personnes de sa
connaissance, Mlle de Courtomieu ne songeait qu'� l'occasion favorable
qui se pr�sentait de v�rifier les soup�ons �veill�s en elle par le
trouble de Martial.

--Il est inconcevable, dit-elle � son amie, inimaginable que le duc de
Sairmeuse vous r�duise � une si p�nible extr�mit�!...

Si loyale �tait Marie-Anne, qu'elle ne voulut pas laisser peser cette
accusation sur l'homme qui avait si cruellement trait� son p�re.

--Il ne faut pas accuser le duc, dit-elle doucement; il nous a fait
faire, ce matin, des offres consid�rables, par son fils.

Mlle Blanche se dressa comme si une vip�re l'e�t mordue.

--Ainsi, vous avez vu le marquis de Sairmeuse, ma ch�re Marie-Anne?
dit-elle.

--Oui.

--Serait-il all� chez vous?...

--Il y allait... quand il m'a rencontr�e, dans les bois de la R�che...

Elle rougissait, en disant cela; elle devenait cramoisie au souvenir
de l'impertinente galanterie de Martial.

La sotte exp�rience de Mlle Blanche--elle �tait terriblement
exp�riment�e, cette fille qui sortait du couvent,--se m�prit � ce
trouble. Elle sut dissimuler, pourtant, et quand Marie-Anne se
retira, elle eut la force de l'embrasser avec toutes les marques de
l'affection la plus vive. Mais elle suffoquait.

--Quoi!... pensait-elle, pour une fois qu'ils se sont rencontr�s,
ils ont gard� l'un de l'autre une impression si profonde!...
S'aimeraient-ils donc d�j�?...




XIV


Si Martial e�t rapport� fid�lement � Mlle Blanche tout ce qu'il
entendit dans le cabinet du marquis de Courtomieu, il l'e�t
probablement un peu �tonn�e.

Il l'e�t, � coup s�r, stup�fi�e, s'il lui e�t confess� en toute
sinc�rit� ses impressions et ses r�flexions.

C'est qu'il n'avait pas la foi, ce malheureux � qui on devait, plus
tard, reprocher les exc�s du plus sombre fanatisme. Sa vie se passa �
combattre pour des pr�jug�s que r�prouvait sa raison.

Tombant, de par la volont� de Mlle Blanche, au milieu d'une discussion
enrag�e, ses impressions furent celles d'un homme � jeun arrivant au
dessert d'un d�jeuner d'ivrognes. L'�chauffement des autres redoubla
son sang-froid.

Il fut r�volt�, sans en �tre surpris outre mesure, des pr�tentions
grotesques et des �pres convoitises des nobles h�tes de M. de
Courtomieu.

Grades, cordons, fortune, honneurs, pouvoir... ils voulaient tout.

Il n'en �tait pas un dont le pur d�vouement n'exige�t imp�rieusement
les r�compenses les plus inou�es. C'est � peine si les modestes
d�claraient se contenter d'une recette g�n�rale, d'une pr�fecture ou
des �paulettes de lieutenant-g�n�ral.

De l� des r�criminations bouffonnes, des mots piquants, des reproches
amers. Tous les visages �taient courrouc�s, on se mesurait de l'oeil,
les voix s'enrouaient, et le marquis, qu'on avait nomm� pr�sident,
s'�puisait � r�p�ter:

--Du calme, messieurs, du calme!... Un peu de mod�ration, de gr�ce!...

--Tous ces gens-ci sont fous, pensait Martial, comprimant �
grand'peine une violente envie de rire; fous � lier!...

Mais il n'eut pas � rendre compte de cette s�ance, qu'interrompit par
bonheur l'annonce du d�ner.

Mlle Blanche, quand le jeune marquis de Sairmeuse la rejoignit, ne
songeait plus � interroger.

Et dans le fait, que lui importaient les espoirs ou les d�ceptions de
ces personnages!

Elle les tenait en m�diocre estime, par cette raison que pas un
n'�tait d'aussi bonne noblesse que M. de Courtomieu, et qu'� eux tous
ils �taient � peine aussi riches.

Un souci plus grand, immense, le souci de son avenir et de son bonheur
absorbait despotiquement toutes ses facult�s.

Pendant les quelques moments o� elle �tait rest�e seule, apr�s le
d�part de Marie-Anne, Mlle Blanche avait r�fl�chi.

L'esprit et la personne de Martial lui plaisaient, elle lui devait
les premi�res �motions fortes de sa vie, il r�unissait toutes les
conditions que devait souhaiter une ambitieuse... elle d�cida qu'il
serait son mari.

Elle e�t eu quelques jours d'irr�solution, vraisemblablement, sans le
mouvement de jalousie qui l'avait agit�e. Mais, du moment o� elle
put croire, soup�onner, � tort ou � raison, qu'une autre femme lui
disputerait Martial, elle le voulut...

De cet instant, elle ne devait plus, elle ne pouvait plus agir que
sous l'inspiration d'un de ces amours �tranges o� le coeur n'est pour
rien, qui se fixent dans la t�te et qui, tout en laissant une sorte de
sang-froid, peuvent conduire aux pires folies.

Que la femme dont l'ombre d'une r�alit� n'a jamais fait battre le
pouls plus vite lui jette la premi�re pierre.

Qu'elle f�t vaincue dans cette lutte qu'elle allait entreprendre, si
toutefois il y avait lutte, ce dont elle n'�tait pas s�re, c'est une
id�e qui ne pouvait venir � Mlle Blanche de Courtomieu.

On lui avait tant dit, tant r�p�t�, qu'il s'estimerait heureux entre
tous l'homme qu'elle daignerait choisir!

Elle avait vu tant de pr�tendants assi�ger son p�re!...

--D'ailleurs, pensait-elle en se souriant orgueilleusement dans les
glaces du salon, ne suis-je pas aussi jolie que Marie-Anne?

�--Plus jolie!... murmurait la voix de la vanit�; et tu as, toi, ce
que n'a pas cette rivale: la naissance, l'esprit, le g�nie de la
coquetterie!...�

Elle se sentait, en effet, assez d'habilet� et de patience pour
prendre et soutenir le caract�re qui lui semblait le plus propre �
�blouir, � fasciner Martial!...

Quant � garder ce caract�re, s'il lui d�plaisait, apr�s le mariage,
c'�tait une autre affaire!...

Le r�sultat de ces honn�tes dispositions fut que pendant le d�ner Mlle
Blanche d�ploya pour le jeune marquis de Sairmeuse tout son g�nie.

Elle cherchait si �videmment � lui plaire, que plusieurs convives en
furent frapp�s.

D'une autre, cela e�t choqu� comme une haute inconvenance. Mais
Blanche de Courtomieu pouvait tout se permettre, elle le savait bien.
N'�tait-elle pas la plus riche h�riti�re que l'on s�t � dix lieues
� la ronde? Il n'est pas de m�disance capable d'entamer le prestige
d'une dot d'un million comptant.

--Savez-vous, chevalier, disait � son voisin un vieux vicomte, que ces
deux beaux enfants r�uniraient � eux deux quelque chose comme sept �
huit cent mille livres de rentes.

Martial, lui, s'abandonnait sans d�fiance au charme de cette
situation.

Comment soup�onner de calcul cette jeune fille aux yeux si purs,
dont les petits rires avaient la sonorit� cristalline du rire de
l'enfant!...

Involontairement il la comparait � la s�rieuse Marie-Anne, et son
imagination flottant de l'une � l'autre s'enflammait de l'�tranget� du
contraste.

Mlle Blanche l'avait fait placer pr�s d'elle � table, et ils causaient
gaiement, se moquant un peu de leurs voisins, pendant que la
discussion du tant�t se rallumait entre les autres convives, et
s'enflammait � mesure que se succ�daient les services.

Mais au dessert, ils furent interrompus. Les domestiques servaient
du vin de Champagne, et on buvait aux alli�s, dont les triomphantes
ba�onnettes avaient ramen� le roi; on buvait aux Anglais, aux
Prussiens, aux Russes, dont les chevaux mangeaient nos moissons sur
pied...

Le nom de d'Escorval, �clatant tout � coup au milieu du choc des
verres, devait arracher brusquement Martial � son enchantement.

Un vieux gentilhomme, dont le chef �tait couvert d'une petite calotte
de soie noire, venait de se lever, et il proposait qu'on f�t les plus
actives d�marches pour obtenir l'exil du baron d'Escorval.

--La pr�sence d'un tel homme d�shonore notre contr�e, disait-il; c'est
un jacobin fr�n�tique, et m�me il a �t� jug� si dangereux, que
M. Fouch� l'a couch� sur ses listes, et qu'il est ici sous la
surveillance de la haute police.

Ce discoureur avait d� au baron d'Escorval de ne pas tomber dans la
plus abjecte mis�re; aussi roulait-il des yeux f�roces et semblait-il
ivre de rancune.

On l'�coutait, mais on se taisait, l'h�sitation se lisait dans tous
les yeux.

Martial, lui, �tait devenu si p�le que Mlle Blanche remarqua sa p�leur
et crut qu'il allait se trouver mal.

--Pourquoi cette �motion si violente? se demanda-t-elle, soup�onneuse.

C'est qu'un combat terrible se livrait dans l'�me du jeune marquis de
Sairmeuse, entre son honneur et sa passion.

Ne souhaitait-il pas, la veille, l'�loignement de Maurice?

Eh bien!... une occasion se pr�sentait, telle qu'il �tait impossible
d'en imaginer une meilleure!... Que la d�marche propos�e e�t lieu,
et certainement le baron et sa famille allaient �tre forc�s de
s'expatrier peut-�tre pour toujours...

On h�sitait, Martial le voyait, et il sentait qu'un mot de lui, un
seul, pour ou contre, entra�nerait tous les assistants.

Il eut dix secondes d'angoisses affreuses... Mais l'honneur l'emporta.

Il se leva et d�clara que la mesure �tait mauvaise, impolitique...

--M. d'Escorval, dit-il, est un de ces hommes qui r�pandent autour
d'eux comme un parfum d'honn�tet� et de justice... Ayons le bon sens
de respecter la consid�ration qui l'environne.

Ainsi qu'il l'avait pr�vu, Martial d�cida les h�tes de M. de
Courtomieu. L'air froid et hautain qu'il savait si bien prendre, sa
parole br�ve et tranchante produisirent un grand effet.

--�videmment, ce serait une faute! fut le cri g�n�ral.

Martial s'�tait rassis, Mlle Blanche se pencha vers lui.

--C'est bien!... ce que vous avez fait l�, monsieur le marquis,
murmura-t-elle, vous savez d�fendre vos amis.

Pris � l'improviste, la voix de Martial se ressentit de son agitation:

--M. d'Escorval n'est pas de mes amis, dit-il, l'injustice m'a
r�volt�, voil� tout.

Mlle de Courtomieu ne pouvait �tre dupe de cette explication. Un
pressentiment lui disait qu'il y avait l� quelque chose. Cependant
elle ajouta:

--Votre conduite n'en est que plus belle.

Mais ce n'�tait pas l� l'avis du duc de Sairmeuse, et tout en
regagnant son ch�teau quelques heures plus tard, il reprochait
am�rement � son fils son intervention.

--Pourquoi, diable! vous m�ler de cette histoire! disait le duc. Je
n'eusse point voulu prendre sur moi l'odieux de cette proposition,
mais puisqu'elle �tait lanc�e...

--J'ai tenu � emp�cher une sottise inutile!

--Sottise... inutile!... Jarnibieu! marquis, vous avez t�t fait
de trancher. Pensez-vous que ce damn� baron nous adore?... Que
r�pondriez-vous, si on vous disait qu'il trame quelque chose contre
nous?...

--Je hausserais les �paules.

--Oui-d�!... Eh bien!... marquis, faites-moi le plaisir d'interroger
Chupin.




XV


Il n'y avait pas deux semaines que le duc de Sairmeuse �tait rentr� en
France, il n'avait pas encore eu le temps de secouer de ses souliers
la poussi�re de l'exil, et d�j� son imagination, troubl�e par la
passion, lui montrait des ennemis partout.

Il n'�tait � Sairmeuse que depuis deux jours, et d�j� il en �tait
� accueillir sans discernement et de si bas qu'ils vinssent, les
rapports envenim�s qui caressaient ses rancunes.

Les soup�ons qu'il e�t voulu faire partager � Martial �taient
cruellement et ridiculement injustes.

� l'heure m�me o� il accusait le baron d'Escorval de �tramer quelque
chose,� cet homme malheureux pleurait au chevet de son fils, qu'il
croyait, qu'il voyait mourant...

Maurice �tait au moins en grand danger.

Son organisation nerveuse et impressionnable � l'exc�s, n'avait pu
r�sister aux rudes assauts de la destin�e, � ces brusques alternatives
de bonheur sublim� et de d�sespoir qui se succ�daient sans r�pit.

Quand, sur l'ordre si pressant de M. Lacheneur, il s'�tait �loign�
pr�cipitamment des bois de la R�che, il avait comme perdu la facult�
de r�fl�chir et de d�lib�rer.

L'inexplicable r�sistance de Marie-Anne, les insultes du marquis de
Sairmeuse, la feinte col�re de Lacheneur, tout cela, pour lui, se
confondait en un seul malheur, immense, irr�parable, dont le poids
�crasait sa pens�e...

Les paysans qui le rencontr�rent, errant au hasard � travers les
champs, furent frapp�s de sa d�marche insolite, et pens�rent que sans
doute une grande catastrophe venait de frapper la maison d'Escorval.

Quelques-uns le salu�rent... il ne les vit pas.

Il souffrait atrocement. Il lui semblait que quelque chose venait de
se briser en lui, et il faisait � son �nergie un appel d�sesp�r�. Il
essayait de s'accoutumer au coup terrible.

L'habitude--cette m�moire du corps qui veille alors que l'esprit
s'�gare--l'habitude seule le ramena � Escorval pour le d�ner.

Ses traits �taient si affreusement d�compos�s que Mme d'Escorval,
en le voyant, fut saisie d'un pressentiment sinistre, et n'osa
l'interroger.

Il parla le premier.

--Tout est fini! pronon�a-t-il d'une voix rauque. Mais ne t'inqui�te
pas, m�re, j'ai du courage, tu verras...

Il se mit � table, en effet, d'un air assez r�solu, il mangea presque
autant que de coutume, et son p�re remarqua, sans mot dire, qu'il
buvait son vin pur.

Tout en lui �tait si extraordinaire, qu'on l'e�t dit anim� par une
volont� autre que la sienne, effet �trange et saisissant dont peuvent
seuls donner l'id�e, les mouvements inconscients d'une somnambule.

Il �tait fort p�le, ses yeux secs brillaient d'un �clat effrayant, son
geste �tait saccad�, sa voix br�ve. Il parlait beaucoup, et m�me il
plaisantait... Cherchait-il � s'�tourdir?...

--Que ne pleure-t-il! pensait Mme d'Escorval �pouvant�e, je ne
craindrais pas tant, et je le consolerais...

Ce fut le dernier effort de Maurice, il regagna sa chambre, et quand
sa m�re, qui �tait venue � diverses reprises �couter � sa porte, se
d�cida � entrer vers minuit, elle le trouva couch�, balbutiant des
phrases incoh�rentes...

Elle s'approcha... Il ne parut pas la reconna�tre ni seulement la
voir. Elle lui parla... Il ne sembla pas l'entendre. Il avait la face
congestionn�e, les l�vres s�ches, et par moments il sortait de sa
gorge comme un r�le. Elle lui prit la main... Cette main �tait
br�lante. Et cependant il grelottait, ses dents claquaient...

Un nuage passa devant les yeux de la pauvre femme, elle crut qu'elle
allait se trouver mal; mais elle dompta cette faiblesse et se tra�na
jusque sur le palier, o� elle cria:

--Au secours!... mon fils se meurt!

D'un bond, M. d'Escorval fut � la chambre de Maurice. Il regarda,
comprit et se pr�cipita dehors en appelant son domestique d'une voix
terrible.

--Att�le le cabriolet, lui ordonna-t-il, galope jusqu'� Montaignac
et ram�ne un m�decin... cr�ve le cheval plut�t que de perdre une
minute!...

Il y avait bien un �docteur� � Sairmeuse, mais c'�tait le plus born�
des hommes. C'�tait un ancien chirurgien militaire, renvoy� de l'arm�e
pour son incurable incapacit�; on le nommait Rublot. Il se so�lait, et
quand il �tait ivre, il aimait � montrer une immense trousse pleine
d'instruments effrayants, avec lesquels autrefois, sur les champs de
bataille, il coupait, disait-il, les jambes comme des raves.

Les paysans le fuyaient comme la peste. Quand ils �taient malades, ils
envoyaient qu�rir le cur�. M. d'Escorval fit comme les paysans, apr�s
avoir calcul� que le m�decin ne pouvait arriver avant le jour.

L'abb� Midon n'avait jamais fr�quent� les �coles de m�decine; mais au
temps o� il n'�tait que vicaire, les pauvres venaient si souvent lui
demander conseil, qu'il s'�tait mis courageusement � l'�tude, et
que l'exp�rience aidant, il avait acquis un savoir que ne donne pas
toujours le dipl�me de la Facult�.

Quelle que f�t l'heure � laquelle on v�nt le chercher pour un malade,
de jour ou de nuit, par tous les temps, on le trouvait pr�t. Il ne
r�pondait qu'un mot: �Partons!�

Et quand les gens des environs le rencontraient le long des chemins,
avec son large chapeau et son grand b�ton, sa bo�te de m�dicaments
pendue � l'�paule par une courroie, ils se d�couvraient
respectueusement. Ceux qui n'aimaient pas le pr�tre estimaient
l'homme.

Pour M. d'Escorval, plus que pour tous les autres, l'abb� Midon devait
se h�ter. Le baron �tait son ami. C'est dire quelle appr�hension le
fit trembler, quand il aper�ut, devant la grille, Mme d'Escorval
guettant son arriv�e. � la fa�on dont elle se pr�cipita � sa
rencontre, il crut qu'elle allait lui annoncer un malheur irr�parable.
Mais non. Elle lui prit la main, et sans prononcer une parole, elle
l'entra�na jusqu'� la chambre de Maurice.

La situation de ce malheureux enfant �tait des plus graves, il ne
fallut � l'abb� qu'un coup d'oeil pour le reconna�tre, mais elle
n'�tait pas d�sesp�r�e.

--Nous le tirerons de l�, dit-il avec un sourire qui ramenait
l'esp�rance.

Et aussit�t, avec le sang-froid d'un vieux gu�risseur, il pratiqua une
large saign�e et ordonna des applications de glace sur la t�te et des
sinapismes.

En un moment toute la maison fut en mouvement, pour accomplir ces
prescriptions de salut. Le pr�tre en profita pour attirer le baron
dans l'embrasure d'une fen�tre.

--Qu'arrive-t-il donc?... demanda-t-il.

M. d'Escorval eut un geste d�sol�.

--Un d�sespoir d'amour... r�pondit-il. M. Lacheneur m'a refus� la main
de sa fille que je lui demandais pour mon fils... Maurice a d�
voir aujourd'hui Marie-Anne... Que s'est-il pass� entre eux?... je
l'ignore, vous voyez le r�sultat...

La baronne rentrait, les deux hommes se turent, et le silence vraiment
fun�bre de la chambre ne fut plus troubl� que par les plaintes de
Maurice.

Son agitation, loin de se calmer, redoublait. Le d�lire peuplait son
cerveau de fant�mes, et � tout moment les noms de Marie-Anne, de
Martial de Sairmeuse et de Chanlouineau revenaient dans ses phrases,
trop incoh�rentes pour qu'il f�t possible de suivre sa pens�e.

Ce que cette nuit-l� parut longue � M. d'Escorval et � sa femme,
ceux-l� seuls le savent qui ont compt� les secondes d'une minute pr�s
du lit d'un malade aim�...

Certes, leur confiance en l'abb� Midon, leur compagnon de veille,
�tait grande; mais enfin, il n'�tait pas m�decin, tandis que l'autre,
celui qu'ils attendaient...

Enfin, comme l'aube faisait p�lir les bougies, on entendit au dehors
le galop furieux d'un cheval, et peu apr�s le docteur de Montaignac
parut.

Il examina attentivement Maurice, et, apr�s une courte conf�rence �
voix basse avec le pr�tre:

--Je n'aper�ois aucun danger imm�diat, d�clara-t-il. Tout ce qu'il y
avait � faire a �t� fait... il faut laisser le mal suivre son cours...
je reviendrai.

Il revint en effet le lendemain et aussi les jours d'apr�s, car ce ne
fut qu'� la fin de la semaine suivante que Maurice fut d�clar� hors de
danger.

Ses parents remerciaient Dieu, lui s'affligeait.

--H�las! se disait-il, je souffrais moins quand je ne pensais pas.

Ce jour-l� m�me, il raconta � son p�re toute la sc�ne du bois de la
R�che, dont les moindres d�tails �taient rest�s profond�ment grav�s
dans sa m�moire. Lorsqu'il eut termin�:

--Tu es bien s�r, lui demanda son p�re, de la r�ponse de Marie-Anne?
Elle t'a bien dit que si son p�re donnait son consentement � votre
mariage, elle refuserait le sien?...

--Elle me l'a dit.

--Et elle t'aime?

--J'en suis s�r.

--Tu ne t'es pas m�pris au ton de M. Lacheneur, quand il t'a dit: Mais
va-t-en donc, petit malheureux!...

--Non.

M. d'Escorval demeura un moment pensif.

--C'est � confondre la raison, murmura-t-il.

Et, si bas que son fils ne put l'entendre, il ajouta:

--Je verrai Lacheneur demain, et il faudra bien que ce myst�re
s'explique.




XVI


La maison o� s'�tait r�fugi� M. Lacheneur �tait situ�e tout au haut
des landes de la R�che.

C'�tait bien, ainsi qu'il l'avait dit, une masure �troite et basse;
mais elle n'�tait gu�re plus mis�rable que le logis de beaucoup de
paysans de la commune.

Elle se composait d'un rez-de-chauss�e divis� en trois chambres et
�tait couverte en chaume.

Devant �tait un petit jardin d'une vingtaine de m�tres, o� v�g�taient
quelques arbres fruitiers, des choux jaunis et une vigne dont les
brins couraient le long de la toiture.

Ce n'�tait rien, ce jardinet. Eh bien! sa conqu�te sur un sol frapp�
de st�rilit�, avait exig� de la d�funte tante de Lacheneur des
prodiges de courage et de t�nacit�.

Pendant les vingt derni�res ann�es de sa vie, cette vieille paysanne
n'avait jamais failli un seul jour � apporter l� deux ou trois hott�es
de terre v�g�tale qu'elle allait prendre � plus d'une demi-lieue.

Il y avait pr�s d'un an qu'elle �tait morte, et le petit routin
qu'elle avait trac� � travers la lande, pour sa t�che quotidienne,
�tait parfaitement net encore, tant son pied, � la longue, l'avait
profond�ment battu.

C'est dans ce sentier que s'engagea M. d'Escorval, qui, fid�le � ses
r�solutions, venait avec l'espoir d'arracher au p�re de Marie-Anne le
secret de son inexplicable conduite.

Il �tait si vivement pr�occup� de cette tentative supr�me, qu'il
gravissait, en plein midi, la rude c�te, sans s'apercevoir de la
chaleur, qui �tait accablante.

Arriv� au sommet, cependant, il s'arr�ta pour reprendre haleine, et
tout en s'essuyant le front, il se retourna pour donner un coup d'oeil
au chemin qu'il venait de parcourir.

C'�tait la premi�re fois qu'il venait jusqu'� cet endroit; il fut
surpris de l'�tendue du paysage qu'il d�couvrait.

De ce point, le plus �lev� de la contr�e, on domine toute la vall�e de
l'Oiselle. On aper�oit surtout, avec une nettet� extraordinaire, en
raison de la distance, la redoutable citadelle de Montaignac, b�tie
sur un rocher presque inaccessible.

Cette derni�re circonstance, que le baron devait se rappeler au milieu
des plus effroyables angoisses, ne le frappa pas sur le moment. La
maison de Lacheneur absorbait toute son attention.

Son imagination lui repr�sentait vivement les souffrances de ce
malheureux, qui, du jour au lendemain, sans transition, passait
des splendeurs du ch�teau de Sairmeuse aux mis�res de cette triste
demeure.

--H�las! pensait-il, combien en a-t-on vu dont la raison n'a pas
r�sist� � de moindres �preuves...

Mais il avait h�te d'�tre fix�, il alla frapper � la porte de la
maison.

--Entrez!... dit une voix.

Par un trou pratiqu� � la vrille, dans la porte, passait une petite
ficelle destin�e � soulever le loquet int�rieur; le baron tira cette
ficelle et entra.

La pi�ce o� il p�n�trait �tait petite, blanchie � la chaux, et n'avait
d'autre plancher que le sol, d'autre plafond que le chaume du toit.

Un lit, une table et deux grossiers bancs de bois composaient tout le
mobilier.

Assise sur un escabeau, pr�s d'une fen�tre � petits carreaux
verd�tres, Marie-Anne travaillait � un ouvrage de broderie.

Elle avait abandonn� ses jolies robes de �demoiselle,� et son costume
�tait presque celui des ouvri�res de la campagne.

Quand parut M. d'Escorval, elle se leva, et pendant un moment, ils
demeur�rent debout, en face l'un de l'autre, silencieux, elle calme en
apparence, lui visiblement agit�.

Il examinait Marie-Anne, et il la trouvait comme transfigur�e. Elle
�tait tr�s-visiblement p�lie et maigrie, mais sa beaut� avait une
expression �trange et touchante, rayonnement sublime du devoir
accompli et de la r�signation au sacrifice.

Cependant, songeant � son fils, il s'�tonna de voir cette
tranquillit�.

--Vous ne me demandez pas de nouvelles de Maurice?... fit-il d'un ton
de reproche.

--On m'en a apport� ce matin, monsieur, comme tous les jours. Je n'ai
pas v�cu tant que j'ai su sa vie en p�ril. Je sais qu'il va mieux, et
que m�me depuis hier on lui a permis de manger un peu...

--Vous pensiez � lui?...

Elle frissonna. Des rougeurs fugitives coururent de son cou � son
front, mais c'est d'une voix presque assur�e qu'elle r�pondit:

--Maurice sait bien qu'il ne serait pas en mon pouvoir de l'oublier,
alors m�me que je le voudrais...

--Et cependant, vous lui avez dit que vous approuvez le refus de votre
p�re!...

--Je l'ai dit, oui, monsieur le baron, et j'aurai le courage de le
r�p�ter.

--Mais vous avez d�sesp�r� Maurice, malheureuse enfant; mais il a
failli mourir!...

Elle redressa fi�rement la t�te, chercha le regard de M. d'Escorval,
et quand elle l'eut rencontr�:

--Regardez-moi, monsieur, pronon�a-t-elle. Pensez-vous que je ne
souffre pas, moi?

M. d'Escorval resta un instant abasourdi, mais se remettant, il
prit la main de Marie-Anne, et la serrant affectueusement entre les
siennes:

--Ainsi, dit-il, Maurice vous aime, vous l'aimez, vous souffrez, il a
failli mourir, et vous le repoussez!...

--Il le faut, monsieur.

--Vous le dites, du moins, ch�re et malheureuse enfant; vous le dites
et vous le croyez. Mais moi qui cherche les raisons de ce sacrifice
immense, je ne les d�couvre pas. Il faut me les avouer, Marie-Anne, il
le faut... Qui sait si vous ne vous �pouvantez pas de chim�res que mon
exp�rience dissiperait d'un souffle?... N'avez-vous pas confiance en
moi, ne suis-je plus votre vieil ami?... Il se peut que votre
p�re, sous le coup de son d�sespoir, ait pris quelques r�solutions
extr�mes... Parlez, nous les combattrons ensemble. Lacheneur sait
combien mon amiti� lui est d�vou�e, je lui parlerai, il m'�coutera...

--Je n'ai rien � vous apprendre, monsieur!...

--Quoi!... Vous aurez l'affreux courage de rester inflexible,
car c'est un p�re qui vous prie � genoux, un p�re qui vous dit:
Marie-Anne, vous tenez entre vos mains le bonheur, la vie, la raison
de mon fils...

Les larmes, � ces mots, jaillirent des yeux de Marie-Anne, et elle
d�gagea vivement sa main.

--Ah! vous �tes cruel, monsieur, s'�cria-t-elle, vous �tes sans
piti�!... Vous ne voyez donc pas tout ce que j'endure, et que vous
me torturez comme il n'est pas possible!... Non, je n'ai rien � vous
dire; non, il n'y a rien � dire � mon p�re!... Pourquoi venir �branler
mon courage, quand je n'ai pas trop de toute mon �nergie pour
combattre le d�sespoir!... Que Maurice m'oublie, et que jamais il ne
cherche � me revoir... Il est de ces destin�es contre lesquelles on
ne lutte pas, ce serait folie, nous sommes s�par�s pour toujours.
Suppliez Maurice de quitter ce pays, et s'il refuse, vous �tes son
p�re, commandez. Et vous-m�me, monsieur, au nom du ciel, fuyez-nous,
nous portons malheur... Gardez-vous de jamais revenir ici, notre
maison est maudite, la fatalit� qui pesa sur nous vous atteindrait...

Elle parlait avec une sorte d'�garement, et si haut que sa voix devait
arriver � la pi�ce voisine.

La porte de communication s'ouvrit, et M. Lacheneur se montra sur le
seuil.

� la vue de M. d'Escorval, il ne put retenir un blasph�me. Mais il y
avait plus de douleur et d'anxi�t� que de col�re, dans la fa�on dont
il dit:

--Vous, monsieur le baron, vous ici!...

Le trouble o� Marie-Anne avait jet� M. d'Escorval �tait si grand qu'il
eut toutes les peines du monde � balbutier une apparence de r�ponse:

--Vous nous abandonniez, j'�tais inquiet; avez-vous oubli� notre
vieille amiti�, je viens � vous...

Les sourcils de l'ancien ma�tre de Sairmeuse restaient toujours
fronc�s.

--Pourquoi ne m'avoir pas pr�venu de l'honneur que me fait M. le
baron, Marie-Anne? dit-il s�v�rement � sa fille...

Elle voulut parler, elle ne le put, et ce fut le baron, dont le
sang-froid revenait, qui r�pondit:

--Mais j'arrive � l'instant, mon cher ami.

M. Lacheneur enveloppait d'un m�me regard soup�onneux sa fille et le
baron.

--Que se sont-ils dit, pensait-il �videmment, pendant qu'ils �taient
seuls?

Mais si grandes que fussent ses inqui�tudes, il parvint � en ma�triser
l'expression, et c'est presque de sa bonne voix d'autrefois, sa voix
des temps heureux, qu'il engagea M. d'Escorval � le suivre dans la
chambre voisine.

--C'est le salon de r�ception et mon cabinet de travail, dit-il en
souriant.

Cette pi�ce, beaucoup plus grande que la premi�re, �tait tout aussi
sommairement meubl�e, mais elle �tait encombr�e de petits volumes et
d'une quantit� infinie de menus paquets.

Deux hommes �taient occup�s � ranger ces paquets et ces livres.

L'un �tait Chanlouineau.

M. d'Escorval ne se rappelait pas avoir jamais vu l'autre, qui �tait
tout jeune.

--C'est mon fils Jean, monsieur le baron, dit Lacheneur... Dame!... il
a chang� depuis tant�t dix ans que vous ne l'avez vu.

C'�tait vrai... Il y avait bien dix bonnes ann�es au moins que le
baron d'Escorval n'avait en l'occasion de voir le fils de Lacheneur.

Comme le temps passe!... Il l'avait quitt� enfant, il le retrouvait
homme.

Jean venait d'avoir vingt ans, mais des traits fatigu�s et une barbe
pr�coce le faisaient para�tre plus vieux.

Il �tait grand, tr�s-bien de sa personne, et sa physionomie annon�ait
une vive intelligence.

Malgr� cela, il ne plaisait pas � premi�re vue. Il y avait en lui un
certain �on ne sait quoi� qui effarouchait la sympathie. Son regard
mobile fuyait le regard de l'interlocuteur, son sourire offrait le
caract�re de l'astuce et de la m�chancet�.

--Ce gar�on, pensa M. d'Escorval, doit �tre faux comme un jeton.

Pr�sent� par son p�re, il s'�tait inclin� devant le baron,
profond�ment, mais avec une mauvaise gr�ce tr�s-appr�ciable.

M. Lacheneur, lui, poursuivait:

--N'ayant plus les moyens d'entretenir Jean � Paris, j'ai d� le faire
revenir... Ma ruine sera peut-�tre un bonheur pour lui!... L'air des
grandes villes ne vaut rien pour les fils des paysans. Nous les
y envoyons, vaniteux que nous sommes, pour qu'ils y apprennent �
s'�lever au-dessus de leur p�re, et pas du tout, ils n'aspirent qu'�
descendre...

--Mon p�re, interrompit le jeune homme, mon p�re!... Attendez au moins
que nous soyons seuls!...

--M. d'Escorval n'est pas un �tranger!...

Chanlouineau �tait �videmment du parti du fils; il multipliait les
signes pour engager M. Lacheneur � se taire.

Il ne les vit pas ou il ne lui plut pas d'en tenir compte, car il
continua:

--J'ai d� vous ennuyer, monsieur le baron, � force de vous r�p�ter:
�Je suis content de mon fils, je lui vois une ambition honorable, il
travaille, il arrivera...� Je le croyais sur la foi de ses lettres.
Ah! j'�tais un p�re na�f! L'ami charg� de porter � Jean l'ordre de
revenir m'a appris la v�rit�. Ce jeune homme mod�le ne sortait des
tripots que pour courir les bals publics... Il s'�tait amourach� d'une
mauvaise petite sauteuse de je ne sais quel th��tre infime, et pour
plaire � cette cr�ature, il montait sur les planches et se montrait �
ses c�t�s, la face barbouill�e de blanc et de rouge...

--Monter sur un th��tre n'est pas un crime!

--Non, mais c'en est un que de tromper son p�re, c'en est un que de se
draper d'une fausse vertu!... T'ai-je jamais refus� de l'argent? non.
Mais plut�t que de m'en demander, tu faisais des dettes partout, et tu
dois au moins vingt mille francs!

Jean baissait la t�te; son irritation �tait visible, mais il craignait
son p�re.

--Vingt mille francs!... r�p�tait M. Lacheneur, je les avais il y a
quinze jours... je n'ai plus rien. Je ne puis esp�rer cette somme que
de la g�n�rosit� des Messieurs de Sairmeuse...

Cette phrase, dans sa bouche, d�passait tellement tout ce que pouvait
imaginer le baron, qu'il ne fut pas ma�tre d'un mouvement de stupeur.

Ce geste, Lacheneur le surprit, et c'est avec toutes les apparences de
la sinc�rit� et de la plus enti�re bonne foi, qu'il reprit:

--Ce que je dis l� vous �tonne, monsieur? Je le comprends. La col�re
du premier moment m'a arrach� tant de propos ridicules!... Mais je me
suis calm� et j'ai reconnu mon injustice. Que vouliez-vous que f�t le
duc? Devait-il me faire cadeau de Sairmeuse? Il a �t� un peu brusque,
je l'avoue, mais c'est son genre; au fond il est le meilleur des
hommes...

--Vous l'avez donc revu?...

--Lui, non; mais j'ai revu son fils, M. le marquis. M�me, je suis all�
avec lui au ch�teau pour y d�signer les objets que je d�sire garder...
Oh! il n'y a pas � dire non, on a tout mis � ma disposition, tout.
J'ai choisi ce que j'ai voulu, meubles, v�tements, linge... On
m'apportera tout cela ici, et j'y serai comme un seigneur...

--Pourquoi ne pas chercher une autre maison? celle-ci...

--Celle-ci me pla�t, monsieur le baron; sa situation surtout me
convient.

Au fait, pourquoi les Sairmeuse n'auraient-ils pas regrett� l'odieux
de leur conduite? �tait-il impossible que les rancunes de Lacheneur
eussent c�d� devant les plus honorables r�parations? Ainsi pensa M.
d'Escorval.

--Dire que M. le marquis a �t� bon, continuait Lacheneur, serait
trop peu dire. Il a eu pour nous les plus d�licates attentions. Par
exemple, ayant vu combien Marie-Anne regrette ses fleurs, il a d�clar�
qu'il allait lui en envoyer de quoi remplir notre petit jardin, et
qu'il les ferait renouveler tous les mois...

Comme tous les gens passionn�s, M. Lacheneur outrait le r�le qu'il
s'�tait impos�. Ce dernier exemple �tait de trop; il �claira d'une
sinistre lueur l'esprit de M. d'Escorval.

--Grand Dieu!... pensa-t-il, ce malheureux m�diterait-il un crime!...

Il regarda Chanlouineau et son inqui�tude augmenta. Aux noms du
marquis et de Marie-Anne, le robuste gars �tait devenu bl�me.

--Il est entendu, disait Lacheneur de l'air le plus satisfait, qu'on
me donnera les dix mille francs que m'avait l�gu�s Mlle Armande. En
outre, j'aurai � fixer le chiffre de l'indemnit� qu'on reconna�t
me devoir. Et ce n'est pas tout: on m'a offert de g�rer Sairmeuse,
moyennant de bons appointements... Je serais all� loger avec ma
fille au pavillon de garde, que j'ai habit� si longtemps... Toutes
r�flexions faites, j'ai refus�. Apr�s avoir joui longtemps d'une
fortune qui ne m'appartenait pas, je veux en amasser une qui sera bien
� moi...

--Serait-il indiscret de vous demander ce que vous comptez faire?...

--Pas le moins du monde... Je m'�tablis colporteur.

M. d'Escorval n'en pouvait croire ses oreilles.

--Colporteur?... r�p�ta-t-il.

--Oui, monsieur. Tenez, voici ma balle, l�-bas, dans ce coin...

--Mais c'est insens�! s'�cria M. d'Escorval, c'est � peine si les gens
qui font ce m�tier gagnent leur vie de chaque jour!...

--Erreur, monsieur le baron. Mes calculs sont faits, le b�n�fice est
de trente pour cent. Et notez que nous serons trois � vendre, car je
confierai une balle � mon fils et une autre � Chanlouineau, qui feront
des tourn�es de leur c�t�.

--Quoi!... Chanlouineau...

--Devient mon associ�.

--Et ses terres, qui en prendra soin?

--Il aura des journaliers...

Et l�-dessus, voulant sans doute faire entendre � M. d'Escorval que sa
visite avait assez dur�, Lacheneur se mit aussi, lui, � arranger les
petits paquets qui devaient emplir la balle du marchand ambulant.

Mais le baron ne pouvait s'�loigner ainsi, maintenant surtout que ses
soup�ons devenaient presque une certitude.

--Il faut que je vous parle!... dit-il brusquement.

M. Lacheneur se retourna.

--C'est que je suis bien occup�, r�pondit-il avec une visible
h�sitation.

--Je ne vous demande que cinq minutes. Cependant, si vous ne les avez
pas aujourd'hui, je reviendrai demain... apr�s-demain... tous les
jours, jusqu'� ce que je puisse me trouver seul avec vous.

Ainsi press�, Lacheneur comprit qu'il n'�viterait pas cet entretien;
il eut le geste de l'homme qui se r�signe, et, s'adressant � son fils
et � Chanlouineau:

--Allez donc voir un moment de l'autre c�t�, si j'y suis... dit-il.

Ils sortirent, et d�s que la porte fut referm�e:

--Je sais, monsieur le baron, commen�a-t-il, tr�s-vite, quelles
raisons vous am�nent. Vous venez me demander encore Marie-Anne... Je
sais que mon refus a failli tuer Maurice; croyez que j'ai cruellement
souffert... Mais mon refus n'en reste pas moins d�finitif,
irr�vocable. Il n'est pas au monde de puissance capable de me faire
revenir sur ma r�solution. Ne me demandez pas les motifs de ma
d�cision, je ne vous les dirais pas... croyez qu'ils sont graves...

--Nous ne sommes donc pas vos amis!...

--Vous!... monsieur, s'�cria Lacheneur, avec l'accent de la plus vive
affection, vous!... Ah! vous le savez bien, vous �tes les meilleurs,
les seuls amis que j'aie ici-bas!... Je serais le dernier et le plus
mis�rable des hommes, si jusqu'� mon dernier soupir je ne gardais le
souvenir pr�cieux de vos bont�s. Oui, vous �tes mes amis, oui je vous
suis d�vou�... et c'est pour cela m�me que je vous r�ponds; non, non,
jamais!...

Il n'y avait plus � douter. M. d'Escorval saisit les poignets de
Lacheneur, et les serrant � les briser:

--Malheureux!... dit-il d'une voix sourde, que voulez-vous faire!
quelle vengeance terrible r�vez-vous!...

--Je vous jure...

--Oh! ne jurez pas. On ne trompe pas un homme de mon �ge et de mon
exp�rience. Vos projets, je les devine... vous ha�ssez les Sairmeuse
plus mortellement que jamais.

--Moi!...

--Oui, vous... et si vous semblez oublier, c'est afin qu'ils oublient,
eux aussi... Ces gens-l� vous ont trop cruellement offens� pour ne pas
vous craindre, vous le comprenez bien, et vous faites tout au monde
pour les rassurer... Vous allez au devant de leurs avances, vous vous
agenouillez devant eux... pourquoi?... Parce que vous �tes s�r qu'ils
seront � vous quand vous aurez endormi leurs d�fiances, et que vous
pourrez les frapper plus s�rement...

Il s'arr�ta, on ouvrait la porte de communication. Marie-Anne parut:

--Mon p�re, dit-elle, voici M. le marquis de Sairmeuse.

Ce nom, que Marie-Anne jetait d'une voix effrayante de calme, au
milieu d'une explication br�lante, ce nom de Sairmeuse empruntait aux
circonstances une telle signification, que M. d'Escorval fut comme
p�trifi�.

--Il ose venir ici, pensa-t-il. Comment ne craint-il pas que les murs
ne s'�croulent sur lui!...

M. Lacheneur avait foudroy� sa fille du regard. Il la soup�onnait
d'une ruse qui pouvait le forcer � se d�couvrir. En une seconde, les
plus furieuses passions contract�rent ses traits.

Mais il se remit, par un prodige de volont�. Il courut � la porte,
repoussa Marie-Anne, et s'appuyant � l'huisserie, il se pencha dans la
premi�re pi�ce, en disant:

--Daignez m'excuser, monsieur le marquis, si je prends la libert� de
vous prier d'attendre; je termine une affaire et je suis � vous �
l'instant...

Il n'y avait dans son accent ni trouble ni col�re, mais bien une
respectueuse d�f�rence et comme un sentiment profond de gratitude.

Ayant dit, il attira la porte � lui et se retourna vers M. d'Escorval.

Le baron, debout, les bras crois�s, avait assist� � cette sc�ne de
l'air d'un homme qui doute du t�moignage de ses sens; et cependant il
en comprenait la port�e.

--Ainsi, dit-il � Lacheneur, ce jeune homme vient ici, chez vous?...

--Presque tous les jours... non � cette heure, mais un peu plus tard.

--Et vous le recevez, vous l'accueillez!...

--De mon mieux, oui, monsieur le baron. Comment ne serais-je pas
sensible � l'honneur qu'il me fait!... D'ailleurs, nous avons �
d�battre des int�r�ts s�rieux... Nous nous occupons de r�gulariser la
restitution de Sairmeuse... J'ai � lui donner des d�tails infinis pour
l'exploitation des propri�t�s...

--Et c'est � moi, interrompit le baron, � moi, votre ami, que
vous esp�rez faire entendre que vous, un homme d'une intelligence
sup�rieure, vous �tes dupe des pr�textes dont se pare M. le marquis de
Sairmeuse pour hanter votre maison!... Regardez-moi dans les yeux...
oui, comme cela!... Et maintenant osez me soutenir que v�ritablement,
dans votre conscience, vous croyez que les visites de ce jeune homme
s'adressent � vous!...

L'oeil de Lacheneur ne vacilla pas.

--� qui donc s'adresseraient-elles? dit-il.

Cette opini�tre s�r�nit� trompait toutes les pr�visions du baron. Il
n'avait plus qu'� frapper un grand coup.

--Prenez garde, Lacheneur!... pronon�a-t-il s�v�rement. Songez � la
situation que vous faites � votre fille, entre Chanlouineau qui la
voudrait pour femme, et M. de Sairmeuse qui la veut...

--Qui la veut pour ma�tresse, n'est-ce pas?... Oh! dites le mot. Mais
que m'importe!... Je suis s�r de Marie-Anne et je m�prise les propos
des imb�ciles.

M. d'Escorval fr�mit.

--En d'autres termes, dit-il d'un ton indign�, vous faites de
l'honneur et de la r�putation de votre fille les enjeux de la partie
que vous engagez!...

C'en �tait trop. Toutes les passions furieuses que Lacheneur
comprimait �clat�rent � la fois; il ne songea plus � se contenir.

--Eh bien! oui!... s'�cria-t-il avec un affreux blasph�me, oui,
vous l'avez dit: Marie-Anne doit �tre et sera l'instrument de mes
projets... Ah! c'est ainsi. L'homme qui est o� j'en suis ne s'arr�te
plus aux consid�rations qui retiennent les autres hommes. Fortune,
amis, famille, la vie, l'honneur, j'ai d'avance tout sacrifi�. P�risse
la vertu de ma fille, p�risse ma fille m�me, que m'importe! pourvu que
je r�ussisse...

Il �tait effrayant d'�nergie et de fanatisme, ses poings crisp�s
mena�aient d'invisibles ennemis, ses yeux s'injectaient de sang.

Le baron le saisit par le revers de sa redingote comme s'il e�t craint
qu'il ne lui �chapp�t...

--Vous l'avouez donc, lui dit-il... Vous voulez vous venger des
Sairmeuse et vous avez fait Chanlouineau votre complice.

Mais Lacheneur, d'un mouvement brusque, se d�gagea.

--Je n'avoue rien, r�pliqua-t-il... Et cependant je veux vous
rassurer...

Il leva la main comme pour pr�ter serment, et d'une voix solennelle:

--Devant Dieu qui m'entend, pronon�a-t-il; sur tout ce que j'ai de
sacr� au monde, par la m�moire de ma sainte femme qui est en terre, je
jure que je ne m�dite rien contre les Sairmeuse, que je n'ai jamais eu
l'id�e de toucher seulement un cheveu de leur t�te... Je les m�nage
parce que j'ai absolument besoin d'eux. Ils m'aideront sans s'en
douter.

Lacheneur disait vrai, cette fois; on le sentait; la v�rit� trouve �
son service d'irr�sistibles accents. Cependant M. d'Escorval feignit
de douter. Il pensa qui si lui, de sang-froid, il attisait la col�re
de ce malheureux, il lui arracherait toute sa pens�e. C'est donc d'un
air de d�fiance insultante qu'il dit:

--Comment croire � vos serments, apr�s vos aveux!... Calcul
inutile!... �clair� par une derni�re lueur de raison, Lacheneur vit le
pi�ge; tout son calme lui revint comme par magie.

--Soit, monsieur le baron, dit-il, ne me croyez pas. Mais vous
n'obtiendrez plus un mot de moi sur ce sujet; je n'en ai que trop
dit. Je sais que votre seule amiti� vous guide, ma reconnaissance est
grande, mais je ne puis vous r�pondre. Les �v�nements ont creus� un
ab�me entre nous, n'essayons pas de le franchir. Pourquoi nous revoir
encore?... Il me faut vous r�p�ter ce que je disais hier � M. l'abb�
Midon. Si vous �tes mon ami, ne revenez plus ici, jamais, ni de nuit
ni de jour, sous aucun pr�texte... On irait vous dire que je suis �
la mort, n'importe! ne venez pas, la maison est fatale. Et si vous
me rencontrez, d�tournez-vous, �vitez-moi comme un pestif�r� dont le
contact peut �tre mortel!... Le baron se taisait. C'�tait l�, sous une
forme nouvelle et bien autrement saisissante, ce que d�j� lui avait
dit Marie-Anne. Et son esprit s'�puisait � chercher le mot de cette
effrayante �nigme.

--Mais il y a mieux, poursuivait Lacheneur. Tout en ce pays est fait
pour �terniser le d�sespoir de Maurice. Il n'est pas un sentier, pas
un arbre, pas une fleur qui ne lui rappelle cruellement le r�ve de ses
amours perdues... Partez, emmenez-le, loin, bien loin...

--Eh!... le puis-je!... Ce mis�rable Fouch� ne m'a-t-il pas emprisonn�
ici!...

--Raison de plus pour �couter mes conseils. Vous avez �t� l'ami de
l'Empereur, donc vous �tes suspect. Vous �tes environn� d'espions. Vos
ennemis guettent dans l'ombre une occasion de vous perdre. Que leur
faut-il pour vous jeter en prison?... Une d�marche mal interpr�t�e,
une lettre, un mot... La fronti�re est proche, allez attendre �
l'�tranger des temps plus heureux...

--C'est ce que je ne ferai pas, dit fi�rement M. d'Escorval.

Son accent n'admettait pas de discussion, Lacheneur ne le comprit que
trop, et il parut d�sesp�r�.

--Ah!... vous �tes comme l'abb� Midon, fit-il d'une voix sourde, vous
ne voulez pas croire... Qui sait cependant ce qui peut vous en co�ter
d'�tre venu ici ce matin? Enfin, il est dit que nul ne peut fuir sa
destin�e. Mais si quelque jour la main du bourreau s'abattait sur
votre �paule, rappelez-vous que je vous ai pr�venu, et ne me maudissez
pas...

Il dit... et voyant que cette sinistre proph�tie n'�branlait pas le
baron, il lui serra la main comme pour un supr�me adieu, et alla
ouvrir la porte au marquis de Sairmeuse.

Martial �tait peut-�tre d�pite de rencontrer M. d'Escorval; il ne l'en
salua pas moins avec une politesse �tudi�e, et tout aussit�t il se mit
� raconter gaiement � M. Lacheneur que les objets choisis par lui
au ch�teau venaient d'�tre charg�s sur des charrettes qui allaient
arriver...

M. d'Escorval n'avait plus rien � faire dans cette maison. Parler �
Marie-Anne �tait impossible; Chanlouineau et Jean la gardaient � vue.

Il se retira donc... et lentement, poign� par les plus cruelles
angoisses, il redescendit cette c�te de la R�che que deux heures plus
t�t il gravissait le coeur plein d'espoir.

Qu'allait-il dire au pauvre Maurice?...

Il arrivait au petit bois de pins, quand un pas jeune et leste, sur le
sentier, le fit se retourner.

Le marquis de Sairmeuse arrivait, lui faisant signe. Il s'arr�ta,
tr�s-surpris. Martial l'aborda avec cet air de juv�nile franchise
qu'il savait si bien prendre, et d'un ton brusque:

--J'esp�re, monsieur, dit-il, que vous m'excuserez de vous avoir
poursuivi quand vous m'aurez entendu. Je ne suis pas de votre bord,
j'ex�cre ce que vous adorez, mais je n'ai ni la passion ni les
rancunes de vos ennemis. C'est pourquoi je vous dis: � votre place, je
voyagerais... La fronti�re est � deux pas, un bon cheval et un temps
de galop, et on est � l'abri... � bon entendeur salut!

Et sans attendre une r�ponse, il s'�loigna.

M. d'Escorval �tait confondu.

--On dirait une conspiration pour me chasser, murmura-t-il. Mais j'ai
de fortes raisons de suspecter la bonne foi de ce beau fils.

Martial �tait d�j� loin.

Moins pr�occup�, il e�t aper�u deux ombres le long du bois: Mlle
Blanche de Courtomieu, suivie de l'in�vitable tante M�die, �tait venue
l'�pier.




XVII


M. le marquis de Courtomieu idol�trait sa fille; c'�tait un fait
admis, notoire dans le pays, incontestable et incontest�.

Venait-on � lui parler de Mlle Blanche, on ne manquait jamais de lui
dire:

--Vous qui adorez votre fille...

Et si lui-m�me en parlait, il disait:

--Moi qui adore Blanche...

La v�rit� est qu'il e�t donn� bonne chose, le tiers de sa fortune,
pour en �tre d�barrass�.

Cette jeune fille toute souriante, qui semblait encore une enfant,
avait su prendre sur lui un empire absolu dont elle abusait; et, selon
son expression en ses jours de mauvaise humeur, �elle le menait comme
un tambour.�

Or, le marquis �tait exc�d� du despotisme de sa fille. Il �tait las de
plier comme une baguette de vime au souffle de tous ses caprices... et
Dieu sait si elle en avait!

Il lui avait bien jet� tante M�die, mais en trois mois la parente
pauvre avait �t� rompue, bris�e, assouplie, au point de ne compter
plus.

Souvent le marquis se r�voltait, mais neuf fois sur dix il payait cher
ses tentatives de r�bellion. Quand Mlle Blanche arr�tait sur lui,
d'une certaine fa�on, ses yeux froids et durs comme l'acier, tout son
courage s'envolait. Avec lui, d'ailleurs, elle maniait l'ironie comme
un poignard empoisonn�, et connaissant les endroits sensibles, elle
frappait avec une admirable pr�cision.

--Ce n'est pas une fille que j'ai, pensait parfois le marquis avec
une sorte de d�sespoir, c'est une seconde conscience, bien autrement
cruelle que l'autre...

Pour comble, Mlle Blanche faisait fr�mir son p�re.

Il savait de quoi sont capables ou plut�t il se demandait de quoi ne
sont pas capables ces filles blondes, dont le coeur est un gla�on et
la t�te un brasier, qui rien n'�meut et que tout passionne, qu'une
incessante inqui�tude d'esprit agite, et que la vanit� m�ne.

--Qu'elle s'amourache du premier faquin venu, pensait-il, et elle me
plante l� sans h�siter... Quel scandale, alors, dans le pays!...

C'est dire de quels voeux il appelait le bon, l'honn�te jeune homme
qui, en �pousant Mlle Blanche, le d�livrerait de tous ses soucis.

Mais o� le prendre, ce lib�rateur?...

Le marquis avait annonc� partout, et � son de trompe, qu'il donnait �
sa fille un million de dot. Comme de raison, ce mot magique avait
mis sur pied le ban et l'arri�re-ban des �pouseurs, non-seulement de
l'arrondissement, mais encore des d�partements voisins.

On e�t rempli les cadres d'un escadron sur le pied de guerre, rien
qu'avec les ambitieux qui avaient tent� l'aventure.

Malheureusement, si dans le nombre quelques-uns convenaient assez � M.
de Courtomieu, nul n'avait eu l'heur de plaire � Mlle Blanche.

Son p�re lui pr�sentait-il quelque pr�tendant, elle l'accueillait
gracieusement, elle se parait pour lui de toutes ses s�ductions; mais
d�s qu'il avait tourn� les talons, d'un seul mot qu'elle laissait
tomber de la hauteur de ses d�dains, elle l'�cartait.

--Il est trop petit, disait-elle, ou trop gros... il n'est pas assez
noble... Je le crois fat... Il est sot... son nez est mal fait!...

Et � ces jugements sommaires, pas d'appel. On e�t vainement insist� ou
discut�. L'homme condamn� n'existait plus.

Cependant, la revue des pr�tendants l'amusant, elle ne cessait
d'encourager son p�re � des pr�sentations, et le pauvre homme battait
le pays avec un acharnement qui lui e�t valu des quolibets s'il e�t
�t� moins riche.

Il d�sesp�rait presque, quand la fortune ramena � Sairmeuse le duc et
son fils. Ayant vu Martial, il eut le pressentiment de la lib�ration
prochaine.

--Celui-l� sera mon gendre, pensa-t-il.

Le marquis professait ce principe qu'il faut battre le fer pendant
qu'il est chaud. Aussi, d�s le lendemain, laissait-il entrevoir ses
vues au duc de Sairmeuse.

L'ouverture venait � propos.

Arrivant avec l'id�e de se cr�er � Sairmeuse une petite souverainet�,
le duc ne pouvait qu'�tre ravi de s'allier � la maison la plus
ancienne et la plus riche du pays apr�s la sienne.

La conf�rence de ces deux vieux gentilshommes fut courte.

--Martial, mon fils, dit le duc, a de son chef cent mille �cus de
rentes...

--J'irai, pour ma fille, jusqu'�... oui, jusqu'� quinze cent mille
francs, pronon�a le marquis.

--Sa Majest� a des bont�s pour moi... j'obtiendrai pour Martial un
poste diplomatique important...

--Moi, j'ai, en cas de malheur, beaucoup d'amis dans l'opposition...

Le trait� �tait conclu, mais M. de Courtomieu se garda bien d'en
parler � sa fille. Lui dire combien il souhaitait cette alliance, e�t
�t� lui donner l'id�e de la repousser. Laisser aller les choses lui
parut le plus s�r...

La justesse de ses calculs lui fut d�montr�e, un matin que Mlle
Blanche fit irruption dans son cabinet.

--Ta capricieuse fille est d�cid�e, p�re, lui dit-elle
p�remptoirement... elle serait heureuse de devenir la marquise de
Sairmeuse.

Il fallut � M. de Courtomieu beaucoup de volont� pour dissimuler la
joie qu'il ressentait; mais il songea qu'en en laissant apercevoir
quelque chose, il perdrait peut-�tre tout.

Il pr�senta quelques objections, elles furent vivement combattues, et
enfin, il osa dire:

--Voici donc un mariage � moiti� fait. D�j� une des parties consent.
Reste � savoir si l'autre...

--L'autre consentira, d�clara l'orgueilleuse h�riti�re.

Et dans le fait, depuis plusieurs jours d�j�, Mlle Blanche appliquait
toutes ses facult�s � l'oeuvre de s�duction qui devait faire tomber
Martial � ses genoux.

Apr�s s'�tre avanc�e, avec une incons�quence calcul�e, s�re de
l'impression produite, elle battait en retraite, manoeuvre trop simple
pour ne pas r�ussir toujours.

Autant elle s'�tait montr�e vive, spirituelle, coquette, rieuse,
autant peu � peu elle devint timide et r�serv�e. La pensionnaire
�tourdie parut s'effacer sous la vierge.

Elle joua pour Martial, et avec quelle perfection! cette com�die
divine du premier amour. Il put observer les na�ves pudeurs et les
chastes appr�hensions de ce coeur qui semblait s'�veiller pour lui.
Paraissait-il, Mlle Blanche rougissait et se taisait. Pour un mot
elle devenait confuse. On ne vit plus ses beaux yeux qu'� travers les
franges soyeuses de ses sourcils.

Qui lui avait enseign� cette politique de la coquetterie la plus
raffin�e?... On dit que le couvent est un grand ma�tre.

Mais ce qu'on ne lui avait pas appris, ce qu'elle ignorait, c'est que
les plus habiles deviennent dupes de leurs mensonges; c'est que les
grandes com�diennes unissent toujours par verser de vraies larmes.

Elle le comprit un soir o� une plaisanterie du duc de Sairmeuse lui
r�v�la que Martial allait tous les jours chez Lacheneur.

Ce qu'elle ressentit alors ne pouvait se comparer au fr�missement de
jalousie, de col�re plut�t, qui d�j� l'avait agit�e.

Ce fut une douleur aigu�, �pre, intol�rable, la sensation d'une lame
rougie d�chirant ses chairs.

La premi�re fois, tout en r�vant une vengeance, elle avait pu garder
son sang-froid; cette fois, non.

Pour ne pas se trahir, elle dut quitter le salon pr�cipitamment. Elle
courut s'enfermer dans sa chambre, et l� �clata en sanglots.

--Ne m'aimerait-il donc pas! murmurait-elle:

Cette pens�e la gla�ait, et elle, l'orgueilleuse h�riti�re, pour la
premi�re fois elle douta de soi.

Elle songea que Martial �tait assez noble pour se moquer de la
noblesse, trop riche pour ne pas m�priser l'argent, et qu'elle-m�me
n'�tait sans doute ni si jolie ni si s�duisante qu'elle le croyait et
que le disaient ses flatteurs.

Elle pouvait n'�tre pas aim�e... elle tremblait de ne l'�tre pas.

Tout cependant, dans la conduite de Martial, et Dieu sait avec quelle
fid�lit� sa m�moire la lui rappelait depuis une semaine, tout �tait
fait pour lui rendre quelque assurance.

Il ne s'�tait pas d�clar� formellement, mais il �tait parfaitement
clair qu'il lui faisait la cour. Ses fa�ons avec elle �taient celles
du plus respectueux et en m�me temps du plus �pris des amants. �
certains moments, elle l'avait troubl�, elle en �tait s�re. Il lui
semblait entendre encore le tremblement de sa voix, � quelques phrases
qu'il avait murmur�es � son oreille...

Mlle Blanche se rassurait � demi, quand le souvenir soudain d'une
conversation surprise entre deux de ses parentes illumina les t�n�bres
o� elle se d�battait.

L'une de ces deux jeunes femmes racontait en pleurant que son mari,
qu'elle adorait, avait une liaison avant son mariage, et qu'il ne
l'avait pas rompue.

�pouse l�gitime, elle �tait entour�e de soins et de respects; on lui
faisait la charit� des apparences, mais l'autre avait la r�alit�,
l'amour.

Cette pauvre femme ajoutait encore que cette situation la rendait la
plus mis�rable des cr�atures, qu'elle se taisait pourtant et d�vorait
ses larmes en secret, redoutant, au premier mot de reproche, de voir
son mari l'abandonner ou cesser de se contraindre...

Cette confidence, autrefois, avait fait rire Mlle Blanche, et l'avait
indign�e en m�me temps.

--Peut-on �tre l�che � ce point!... s'�tait-elle dit.

Maintenant, il lui fallait bien reconna�tre qu'elle avait raisonn� la
passion comme un aveugle-n� la lumi�re. Et elle se disait:

--Qui me garantit que Martial ne songe pas � se conduire comme le mari
de ma parente?...

Mais comme jadis, tout lui paraissait pr�f�rable � l'ignominie d'un
partage.

--Il faudrait �carter Marie-Anne, pensait-elle, la supprimer... mais
comment?...

Il faisait jour depuis longtemps que Mlle Blanche d�lib�rait encore,
h�sitant entre mille projets contradictoires et plus impraticables les
uns que les autres.

Pour la rappeler � la r�alit�, il ne fallut rien moins que l'entr�e de
sa cam�riste, qui lui apportait un �norme bouquet de roses envoy� par
Martial...

--Comment, mademoiselle ne s'est pas couch�e!... fit cette fille
surprise.

--Non!... je me suis endormie sur ce fauteuil et je m'�veille �
l'instant. Il est inutile de parler de cela.

Elle avait pris les roses, et tout en les disposant dans un grand vase
du Japon, elle baignait d'eau froide ses paupi�res gonfl�es par les
premi�res larmes sinc�res qu'elle e�t r�pandues depuis qu'elle �tait
au monde.

� quoi bon!... Cette nuit d'angoisses et de rages solitaires avait
pes� plus qu'une ann�e sur le front de l'orgueilleuse h�riti�re.

Elle �tait si p�le et si triste, si diff�rente d'elle-m�me,
lorsqu'elle parut � l'heure du d�jeuner, que tante M�die s'inqui�ta.

Mlle Blanche avait pr�par� une excuse, elle la donna d'un ton si doux
que la parente pauvre en fut saisie, comme d'un miracle.

M. de Courtomieu n'�tait gu�re moins intrigu�.

--De quelle nouvelle lubie cette contenance �tait-elle la pr�face?...
pensait-il.

Il devint inquiet pour tout de bon, quand, au moment o� il se levait
de table, sa fille lui demanda un instant d'entretien.

Il la pr�c�da dans son cabinet, et d�s qu'ils y furent seuls, sans
laisser � son p�re le temps de s'asseoir, Mlle Blanche le supplia de
lui apprendre sans r�ticences tout ce qui avait d� se passer et
se dire entre le duc de Sairmeuse et lui, si les conditions d'une
alliance �taient arr�t�es, o� en �taient les choses, et enfin si
Martial avait �t� pr�venu et ce qu'il avait r�pondu.

Sa voix �tait humble, son regard humide, tout en elle trahissait la
plus affreuse anxi�t�.

Le marquis �tait ravi.

--Mon imprudente a voulu jouer avec le feu... se disait-il en
caressant son menton glabre, et, par ma foi! elle s'est br�l�e.

Ce moment le vengeait d�licieusement de quantit� de coups d'�pingles
qui lui cuisaient encore.

M�me, la tentation d'abuser de son avantage traversa son esprit. Il
n'osa, craignant un retour.

--Hier, mon enfant, r�pondit-il, le duc de Sairmeuse m'a formellement
demand� ta main, et on n'attend que ta d�cision pour les d�marches
officielles... Ainsi, rassurez-vous, belle amoureuse, vous serez un
jour duchesse.

Elle cacha son visage entre ses mains, pour dissimuler la rougeur que
ce mot �amoureuse� faisait monter � son front. Ce mot jusqu'alors lui
paraissait qualifier une monstrueuse faiblesse, indigne et inavouable.

--Tu sais bien ma d�cision, p�re, balbutia-t-elle d'une voix � peine
distincte, il faut nous h�ter...

Il recula, croyant avoir mal entendu.

--Nous h�ter? r�p�ta-t-il.

--Oui, p�re, j'ai des craintes.

--Et lesquelles, bon Dieu?...

--Je te les dirai quand je serai s�re, r�pondit-elle en s'�chappant.

Certes, elle ne doutait pas, mais elle voulait voir de ses yeux, �tant
de ces �mes qui go�tent une �pre et affreuse jouissance � descendre
tout au fond de leur malheur.

Aussi, d�s qu'elle eut quitt� son p�re, elle for�a tante M�die �
s'habiller en toute h�te, et, sans un mot d'explication, elle la
tra�na au bois de la R�che, � un endroit d'o� elle apercevait la
maison de Lacheneur.

C'�tait le jour o� M. d'Escorval �tait venu demander une explication �
son ancien ami. Elle le vit arriver d'abord, puis, peu apr�s, arriva
Martial...

On ne l'avait pas tromp�e... elle pouvait se retirer.

Mais non. Elle se condamnait � compter les secondes que Martial
passerait pr�s de Marie-Anne...

M. d'Escorval ne tarda pas � sortir, elle vit Martial s'�lancer apr�s
lui et lui parler.

Elle respira... Sa visite n'avait pas dur� une demi-heure, et sans
doute il allait s'�loigner. Point. Apr�s avoir salu� le baron, il
remonta la c�te et rentra chez Lacheneur.

--Que faisons-nous ici? demandait tante M�die.

--Ah! laisse-moi!... r�pondit durement Mlle Blanche; tais-toi!

Elle entendait au haut de la lande comme un bruit de roues, des
pi�tinements de chevaux, des coups de fouet et des jurons.

Les charrettes annonc�es par Martial, et qui portaient le mobilier et
les effets de M. Lacheneur, arrivaient.

Ce bruit, Martial l'entendit de la maison, car il sortit, et apr�s lui
parurent M. Lacheneur, son fils, Chanlouineau et Marie-Anne.

Tout ce monde aussit�t s'employa � d�barrasser les charrettes, et
positivement, aux mouvements du jeune marquis de Sairmeuse, on e�t
jur� qu'il commandait la besogne; il allait, venait, s'empressait,
parlait � tout le monde, et m�me par moments ne d�daignait pas de
donner un coup de main.

--Il est dans cette maison comme chez lui, se disait Mlle Blanche...
quelle horreur! un gentilhomme... Ah! cette dangereuse cr�ature lui
ferait faire tout ce qu'elle voudrait...

Ce n'�tait rien... une troisi�me charrette apparaissait, tra�n�e par
un seul cheval, et charg�e de pots de fleurs et d'arbustes.

Cette vue arracha � Mlle de Courtomieu un cri de rage qui devait
porter l'�pouvante dans le coeur de tante M�die.

--Des fleurs!... dit-elle d'une voix sourde, comme � moi!...
Seulement, il m'envoie un bouquet, et pour elle, il d�pouille les
massifs de Sairmeuse.

--Que parles-tu donc de fleurs? interrogea la parente pauvre.

Mlle Blanche e�t voulu r�pondre qu'elle ne l'e�t pu. Elle �touffait...
Et cependant elle se contraignit � rester l� trois longues heures,
tout le temps qu'il fallut pour tout rentrer...

Les charrettes �taient parties depuis un bon moment d�j�, quand enfin
Martial reparut sur le seuil de la maison.

Marie-Anne l'avait accompagn� et ils causaient... Il semblait ne
pouvoir se d�cider � partir...

Il se d�cida cependant, et s'�loigna doucement, comme � regret...
Marie-Anne, rest�e sur la porte, lui adressait un geste amical.

--Je veux parler � cette cr�ature! s'�cria Mlle Blanche... Viens,
tante M�die... il le faut...

Il n'y a pas � en douter: si Marie-Anne se f�t trouv�e en ce moment �
port�e de la voix, Mlle de Courtomieu laissait �chapper le secret des
souffrances qu'elle venait d'endurer.

Mais de l'endroit du bois o� s'�tait �tablie Mlle Blanche, jusqu'� la
pauvre maison de Lacheneur, il y avait bien cent m�tres d'un terrain
tr�s en pente, sablonneux, malais�, et tout entrecoup� de bruy�res et
d'ajoncs.

Il fallait � Mlle Blanche une minute pour traverser cet espace, et
c'�tait assez de cette minute pour changer toutes ses id�es.

Elle n'avait pas franchi le quart du chemin, que d�j� elle regrettait
am�rement de s'�tre montr�e. Mais il n'y avait plus � reculer,
Marie-Anne, debout sur le seuil de sa porte, devait l'avoir vue.

Il ne lui restait qu'� profiter du reste de la route, pour se
remettre, pour composer son visage... elle en profita.

Elle avait aux l�vres son meilleur, son plus doux sourire, quand elle
aborda Marie-Anne. Pourtant elle �tait embarrass�e, elle ne savait
trop de quel pr�texte colorer sa visite, et pour gagner du temps elle
feignait d'�tre tr�s-essouffl�e, presque autant que tante M�die.

--Ah!... on n'arrive pas ais�ment chez vous, ch�re Marie-Anne,
dit-elle enfin, vous demeurez sur une montagne...

Mlle Lacheneur ne disait mot. Elle �tait extr�mement surprise et ne
savait pas le cacher.

--Tante M�die pr�tendait conna�tre le chemin, continua Mlle Blanche,
mais elle m'a �gar�e... n'est-ce pas, tante?

Comme toujours, la parente pauvre approuva, et sa ni�ce poursuivit:

--Mais, enfin, nous voici... Je n'ai pu, ma ch�rie, me r�signer �
rester sans nouvelles de vous, surtout apr�s votre malheur. Que
devenez-vous? Ma recommandation vous a-t-elle procur� le travail que
vous esp�riez?

Sans d�fiances aucunes, Marie-Anne devait �tre prise au ton d'int�r�t
touchant de son ancienne amie. C'est donc avec la plus enti�re
franchise, sans faste de douleur comme sans fausse honte, qu'elle
avoua l'inanit� de presque toutes ses d�marches. M�me, il lui
avait sembl� que plusieurs personnes avaient pris plaisir � la mal
recevoir...

Mais Mlle Blanche n'�coutait pas. � deux pas d'elle �taient les
caisses d'arbustes apport�es de Sairmeuse, et leurs parfums
rallumaient sa col�re.

--Du moins, interrompit-elle, vous avez ici de quoi vous faire presque
oublier les jardins de Sairmeuse... Qui donc vous a envoy� ces belles
fleurs?

Marie-Anne devint pourpre, resta un moment interdite, et enfin
r�pondit ou plut�t balbutia:

--C'est... une attention de M. le marquis de Sairmeuse.

--Ainsi, elle avoue!... pensa Mlle de Courtomieu, stup�faite de ce
qu'elle jugeait une insigne impudence.

Mais elle r�ussit � cacher sa rage sous un grand �clat de rire, et
c'est sur le ton de la plaisanterie qu'elle dit:

--Prenez garde, ch�re amie, je vais vous en vouloir; c'est de mon
fianc� que vous avez accept� ces fleurs...

--Comment, le marquis de Sairmeuse...

--...a demand� la main de votre amie, oui, ma belle mignonne, et mon
p�re la lui a accord�e. C'est encore un grand secret, mais je ne vois
nul danger � le confier � votre amiti�.

Elle croyait ainsi percer le coeur de Marie-Anne, mais elle eut
beau l'observer, elle ne surprit pas sur son visage le plus l�ger
tressaillement.

--Quel h�ro�sme de dissimulation! pensa-t-elle.

Puis, tout haut, avec un effort de gaiet�, elle reprit:

--Et le pays verra deux noces en m�me temps, car vous allez vous
marier aussi, ma ch�rie?...

--Moi!...

--Oui, vous... vilaine cachotti�re! Tout le monde sait bien que vous
�pousez un jeune homme des environs, qui se nomme... attendez... je
sais... Chanlouineau!

Ainsi ce bruit qui d�solait Marie-Anne lui revenait de tous les c�t�s,
ironique, persistant.

--Tout le monde se trompe, dit-elle avec trop d'�nergie, jamais je ne
serai la femme de ce jeune homme.

--Tiens!... pourquoi donc? On le dit tr�s-bien de sa personne et assez
riche...

--Parce que... balbutia Marie-Anne, parce que...

Le nom de Maurice d'Escorval montait � ses l�vres, malheureusement
elle ne le pronon�a pas, arr�t�e qu'elle fut par un regard �trange de
son ancienne amie. Que de destin�es ont tenu � une circonstance tout
aussi futile en apparence!

--Coquine!... pensait Mlle Blanche, impudente!... il lui faudrait un
marquis de Sairmeuse.

Et comme Marie-Anne s'embarrassait � chercher une excuse plausible,
elle reprit d'un ton froid et railleur qui laissait � la fin deviner
toutes ses rancunes.

--Vous avez tort, ma ch�re, croyez-moi, de refuser ce parti. Ce
Chanlouineau vous �viterait, en tout cas, la p�nible obligation
de travailler de vos mains et d'aller de porte en porte qu�ter de
l'ouvrage qu'on vous refuse. Mais n'importe, je serai, moi--elle
appuyait sur ce mot--plus g�n�reuse que vos anciennes connaissances...
J'ai des bandes de jupons � broder, je vous les enverrai par ma femme
de chambre, vous vous entendrez ensemble pour le prix... Allons,
adieu, ma ch�re!... Viens-tu, tante M�die?

Elle partit en ricanant, laissant Marie-Anne p�trifi�e de surprise, de
douleur et d'indignation.

Sans avoir l'exp�rience de Mlle Blanche, elle comprenait bien que
cette visite �trange cachait quelque myst�re, mais lequel?

Apr�s plus d'une minute, elle �tait encore immobile � la m�me place,
au milieu du jardin, regardant s'�loigner cette amie de sa prosp�rit�,
quand une main s'appuya l�g�rement sur son bras.

Elle tressaillit, se retourna vivement... et se trouva en face de son
p�re.

Lacheneur �tait plus blanc que le col de sa chemise, et ses yeux
brillaient d'un sinistre �clat.

--J'�tais l�, dit-il en montrant la porte de sa maison, j'ai tout
entendu...

--Mon p�re...

--Quoi!... voudrais-tu par hasard la d�fendre, apr�s qu'elle a eu
l'infamie de venir ici, chez toi, t'�craser de son insolent bonheur,
apr�s qu'elle t'a accabl�e de son ironique piti� et de ses m�pris!...
Va! je te l'avais dit, elles sont toutes ainsi, ces filles � qui la
vanit� a tourn� la t�te, et qui se croient dans les veines un autre
sang que le n�tre... Mais patience!... Le jour de notre revanche
luira...

Ils eussent fr�mi, ceux qu'il mena�ait, s'ils l'eussent entendu et
vu en ce moment, tant il y avait de rage dans son accent, tant il
paraissait formidable.

--Et toi, reprit-il, ma fille bien-aim�e, ma pauvre Marie-Anne; toi,
tu n'as rien compris aux outrages de cette noble h�riti�re... Tu te
demandes, n'est-ce pas, dans ton innocence, quelles raisons elle a de
t'en vouloir?... Eh bien! je vais te les dire: elle s'imagine que le
marquis de Sairmeuse est ton amant.

Marie-Anne chancela sous ce coup terrible et un spasme nerveux la
secoua de la nuque aux talons.

--Est-ce possible!... balbutia-t-elle, grand Dieu... quelle honte!...
quelle humiliation!...

--Eh bien! reprit froidement Lacheneur, qu'y a-t-il l� qui
t'�tonne?... Ne t'attendais-tu pas � cela, le jour o�, fille d�vou�e,
tu t'es r�sign�e, pour servir mes desseins, � subir les fades et
�coeurants hommages de ce marquis du Sairmeuse que tu ex�cres et que
je m�prise?...

--Mais Maurice! Maurice me m�prisera... Je puis tout accepter, oui,
tout, except� cela...

M. Lacheneur ne r�pondit pas, le d�sespoir de Marie-Anne �tait
d�chirant; il sentit qu'il s'attendrissait et rentra.

Mais sa p�n�tration avait devin� juste. En attendant de trouver une
vengeance digne d'elle, Mlle Blanche r�solut de se servir d'une arme
que la jalousie et la haine trouvent toujours � leur service: la
calomnie.

Cependant, deux ou trois histoires abominables, par elle imagin�es, et
qu'elle for�ait tante M�die de r�p�ter partout, ne produisirent pas
l'effet qu'elle esp�rait.

La r�putation de Marie-Anne fut perdue, mais Martial, loin de cesser
ses visites chez Lacheneur, les fit plus longues et plus fr�quentes.
M�me, craignant d'�tre pris pour dupe, il surveilla...

Et c'est ainsi qu'un soir o� il �tait s�r que Lacheneur, son fils et
Chanlouineau �taient absents, Martial aper�ut un homme qui s'�chappait
de la maison et traversait en courant la lande.

Il s'�lan�a � la poursuite de cet homme, mais il lui �chappa...

Il avait cru reconna�tre Maurice d'Escorval.




XVIII


Les chances favorables qu'il entrevoyait encore, apr�s les confidences
de son fils, le baron d'Escorval avait eu la prudence de les taire.

--Mon pauvre Maurice, pensait-il, est d�sol� mais r�sign�; mieux vaut
lui laisser la certitude du malheur que l'exposer � un m�compte...

Mais la passion a parfois les �clairs de la double vue.

Ce que le baron taisait, Maurice le devina, et il se raccrocha � ce
ch�tif espoir avec l'�pre t�nacit� du noy�, qui, au fond de l'eau,
serre encore entre ses mains crisp�es la planche qui n'a pu le sauver.

S'il n'interrogea pas, c'est qu'il �tait bien persuad� qu'on ne lui
dirait pas la v�rit�.

Seulement, d�s ce moment, il guetta tout ce qui se passait dans la
maison, servi par cette prodigieuse subtilit� de sens que communique
la fi�vre.

Il �tait dans son lit, assoupi en apparence, mais pas un des
mouvements du baron ne lui �chappait.

Ainsi, il l'entendit passer ses bottes, demander son chapeau, et
trier une canne parmi celles qui se trouvaient dans le vestibule. Il
distingua le grincement des ferrures de la grille ext�rieure.

--Mon p�re sort, se dit-il.

Et si extr�me que f�t sa faiblesse, il r�ussit � se tra�ner jusqu'�
la fen�tre, assez � temps pour reconna�tre la justesse de ses
conjectures.

--Si mon p�re sort, pensa-t-il encore, ce ne peut �tre que pour se
rendre chez M. Lacheneur... donc il ne d�sesp�re pas tout � fait...

Un fauteuil �tait pr�s de lui, il s'y laissa tomber, songeant qu'en
guettant � la fen�tre le retour de son p�re, il conna�trait sa
destin�e quelques secondes plus t�t.

Il la connut au bout de trois mortelles heures.

� la seule attitude de M. d'Escorval, il vit bien que tout, cette
fois, �tait irr�missiblement perdu; il en fut s�r, comme l'accus�
qui a lu sur le visage morne des jur�s le verdict fatal qu'ils vont
prononcer.

Il eut besoin de toute son �nergie pour regagner son lit, il se
sentait mourir.

Mais bient�t il eut honte de cette faiblesse qu'il jugeait indigne. Il
voulut savoir ce qui s'�tait pass�, demander des d�tails.

Il sonna et dit au domestique qu'il souhaitait parler � son p�re. M.
d'Escorval ne tarda pas � para�tre.

--Eh bien?... cria Maurice.

Rien qu'� l'accent de cette question, M. d'Escorval se sentit devin�.

D�s lors, � quoi bon nier?...

--Lacheneur a �t� sourd � mes remontrances et � mes pri�res,
r�pondit-il d'un ton grave... Il ne te reste plus qu'� te soumettre,
mon fils, sans arri�re-pens�e. Je ne te dirai pas que le temps
emportera jusqu'au souvenir d'une douleur qui te semble en ce moment
devoir �tre �ternelle... tu ne me croirais pas. Mieux vaut te dire: tu
es homme, montre-le par ton courage. Je te dirai encore: d�fends-toi
de penser � Marie-Anne, comme le voyageur c�toyant un pr�cipice se
d�fend de songer au vertige...

--Vous avez vu Marie-Anne, mon p�re, vous lui avez parl�?...

--Je l'ai trouv�e plus inflexible que Lacheneur.

--Inflexibles!... ils me repoussent, et ils re�oivent peut-�tre
Chanlouineau.

--Chanlouineau est devenu leur commensal...

--Mon Dieu!... Et Martial de Sairmeuse?...

--Il vient chez eux famili�rement, je l'y ai trouv�...

Chacune de ses r�ponses tombait comme un coup d'assommoir sur le front
de Maurice, ce n'�tait que trop �vident.

Mais M. d'Escorval s'�tait arm� de l'impassible courage du chirurgien
qui, ayant entrepris une p�rilleuse op�ration, ne l�che pas ses
bistouris parce que le patient hurle et se tord sous le fer.

M. d'Escorval voulait �teindre dans le coeur de son fils la derni�re
lueur d'espoir.

--C'en est fait, r�p�tait Maurice, M. Lacheneur a perdu la raison...

Le baron hocha la t�te d'un air d�courag�.

--C'est ce que je pensais d'abord, murmura-t-il.

--Mais que dit-il, pour justifier sa conduite; il doit dire quelque
chose?...

--Rien... il a su esquiver toute explication.

--Et vous, mon p�re, vous qui avez la pratique des hommes, avec toute
votre exp�rience, vous n'avez pu p�n�trer ses intentions!

Entre le moment o� Martial de Sairmeuse l'avait quitt� au milieu de
la lande, et l'instant pr�sent, M. d'Escorval avait eu le temps de
r�fl�chir:

--J'ai des soup�ons, r�pondit-il, mais seulement des soup�ons... Il
se peut que Lacheneur, ob�issant aux inspirations de sa haine, r�ve
quelque vengeance terrible... Qui sait s'il ne songe pas � organiser
quelque complot dont il serait le chef?... Ces suppositions expliquent
tout. Chanlouineau serait comme un autre lui-m�me, il m�nagerait
le marquis de Sairmeuse pour avoir par lui des informations
indispensables...

Le sang revenait aux joues p�lies de Maurice.

--Un complot, fit-il, n'explique pas l'obstination de M. Lacheneur �
me repousser...

--H�las!... si, mon pauvre enfant. C'est par Marie-Anne qu'il tient
Chanlouineau et le marquis de Sairmeuse. Qu'elle devienne ta femme
demain, ils lui �chappent aussit�t... Puis, pr�cis�ment parce qu'il
nous aime, il ne voudrait � aucun prix nous m�ler � une aventure dont
le succ�s lui parait au moins incertain... Mais ce ne sont l� que des
conjectures.

--En effet, balbutia Maurice, en effet, je reconnais bien qu'il faut
se soumettre, se r�signer... oublier, s'il se peut.

Il disait cela, parce qu'il voulait rassurer son p�re, mais il pensait
pr�cis�ment le contraire.

Une id�e venait d'�clore en son cerveau, vague encore, ind�termin�e,
obscure, � peine distincte, mais qu'il pressentait devoir �tre une
id�e de salut. Et, en effet, d�s qu'il fut seul, elle se d�gagea, elle
grandit, elle se pr�cisa:

--Si Lacheneur organise une conspiration, se disait-il, des complices
lui sont n�cessaires; il doit m�me en chercher... Pourquoi n'irais-je
pas m'offrir � lui? Du jour o� je serai de moiti� dans ses
pr�paratifs, o� je partagerai ses dangers et ses esp�rances, il lui
sera impossible de me refuser encore sa fille. Quoi qu'il veuille
entreprendre, je vaux bien Chanlouineau...

De l� � prendre la r�solution d'aller offrir ses services � Lacheneur,
il n'y avait qu'un pas, Maurice le franchit, et de ce moment il ne
songea plus qu'� tout faire pour h�ter sa convalescence.

Elle fut prompte, l'espoir a des vertus merveilleuses, rapide �
�tonner l'abb� Midon qui rempla�ait le docteur de Montaignac.

--Jamais je n'aurais cru que Maurice p�t se consoler ainsi, disait Mme
d'Escorval, toute heureuse de voir son fils se reprendre � aimer la
vie.

Mais le baron ne r�pondait pas. Il tenait pour suspect ce
r�tablissement presque miraculeux, il �tait assailli de d�fiances...

Inquiet, il interrogea son fils, mais si habilement qu'il s'y prit, il
n'en put rien tirer.

Maurice, que la seule tentation d'un mensonge faisait rougir
jusqu'aux oreilles, trouva au service de ses projets l'imperturbable
dissimulation d'un vieux diplomate.

Il avait d�cid� qu'il ne dirait rien � ses parents. � quoi bon les
inqui�ter!... D'un autre c�t�, il redoutait des remontrances, sentant
bien que plut�t que de subir des emp�chements il d�serterait la maison
paternelle...

Enfin, vers la seconde semaine de septembre, l'abb� Midon d�clara que
Maurice pouvait reprendre sa vie habituelle, et que m�me, le temps
se maintenant au beau, quelques exercices violents lui seraient
favorables.

Volontiers, Maurice e�t embrass� le digne pr�tre.

--Quel bonheur!... s'�cria-t-il, je vais donc pouvoir chasser!

La chasse, jusqu'alors, lui avait m�diocrement plu, mais il jugeait
utile d'afficher cette passion qui pouvait lui fournir de perp�tuels
pr�textes d'absence.

Jamais il ne s'�tait senti si heureux que le matin o� sur les sept
heures, le fusil sur l'�paule, il passa L'Oiselle pour gagner la
maison de M. Lacheneur.

Ayant r�fl�chi aux conjectures de son p�re, il les tenait pour des
certitudes, et il ne doutait aucunement du succ�s de sa d�marche.

Cependant, en arrivant au bois de la R�che, il s'arr�ta un moment �
l'endroit d'o� on d�couvrait la maison. Bien lui en prit, car il vit
sortir successivement Jean et Chanlouineau. Ils portaient, l'un et
l'autre, une balle de colporteur.

Maintenant, Maurice �tait s�r que M. Lacheneur et sa fille �taient
seuls � la maison.

Il y courut, et sans frapper il entra.

Dans la premi�re pi�ce, Marie-Anne et son p�re �taient accroupis
devant la chemin�e o� flambait un grand feu...

Au bruit de la porte, ils s'�taient retourn�s; � la vue de Maurice,
ils se dress�rent aussi rouges et aussi �mus l'un que l'autre.

--Que venez-vous faire ici?... s'�cri�rent-ils en m�me temps.

En toute autre circonstance, Maurice d'Escorval e�t �t� boulevers� par
cet accueil ouvertement hostile.

En ce moment, non-seulement il n'en fut pas troubl�, mais c'est �
peine s'il le remarqua.

--C'est trop d'obstination que de revenir ici contre ma volont� et
apr�s ce que je vous ai dit, monsieur d'Escorval, reprit Lacheneur
d'une voix rude.

Maurice sourit. Il avait la pl�nitude de son sang-froid, et m�me
quelque chose de plus, l'�trange lucidit� des grandes crises.

D'un seul regard, il avait saisi tous les d�tails de la pi�ce o� il
p�n�trait, et s'il e�t conserv� un doute, il se fut envol�.

Il avait bien vu, sur le feu, une grande marmite pleine de plomb en
fusion, et deux moules � balles pr�s des chenets.

--Si j'ose me pr�senter chez vous, monsieur, pronon�a-t-il d'un ton
ferme et grave, c'est que je sais tout... Vos projets de vengeance, je
les ai p�n�tr�s. Vous cherchez des hommes pour vous seconder, n'est-ce
pas? Eh bien!... regardez-moi en face, dans les yeux, et dites-moi si
je ne suis pas de ceux qu'un chef s'estime heureux d'enr�ler...

Ce fut M. Lacheneur qui perdit contenance.

--Je ne sais ce que vous voulez dire, balbutia-t-il, oubliant sa
feinte col�re; je n'ai pas de projets...

--En feriez-vous serment?... Alors pourquoi ces balles que vous �tes
occup�s � fondre?... Conspirateurs maladroits!... Il fallait au moins
fermer votre porte, un autre que moi pouvait entrer...

Il dit, et joignant l'exemple au pr�cepte, il se retourna et alla
pousser le verrou.

--Ceci n'est qu'une imprudence, poursuivit-il... Mais r�pondre:
�Arri�re!� au soldat qui vient � vous librement serait une faute
dont vos complices auraient le droit de vous demander compte. Je ne
pr�tends pas, entendez-moi bien, forcer votre confiance... Non. C'est
les yeux ferm�s que je me donne, corps et �me. Quelle que soit votre
cause, je la d�clare mienne... Ce que vous voulez, je le veux;
j'adopte vos plans, vos ennemis sont les miens... Commandez,
j'ob�irai... Je ne r�clame qu'une gr�ce, celle de combattre, de
triompher ou de me faire tuer � vos c�t�s!

--Oh! refusez, mon p�re!... s'�cria Marie-Anne, refusez... Accepter
serait un crime que vous ne commettrez pas!...

--Un crime!... Et pourquoi, s'il vous pla�t?...

--Parce que, malheureux, notre cause n'est pas la v�tre, parce que le
but est incertain, le succ�s improbable... parce que le danger est
partout, de tous c�t�s!...

Une exclamation d�daigneuse et ironique de Maurice l'interrompit.

--Et c'est vous, pronon�a-t-il, vous, qui pensez m'arr�ter en me
montrant les dangers que vous bravez...

--Maurice!...

--Ainsi donc, si un p�ril me mena�ait, imminent, immense, au lieu
de me pr�ter secours, vous m'abandonneriez?... Vous vous cacheriez
l�chement, en vous disant: �Qu'il p�risse, pourvu que je sois sauv�!�
Parlez!... est-ce l� v�ritablement ce que vous feriez?...

Elle d�tourna la t�te et ne r�pondit pas. Elle ne se sentait pas la
force de mentir, et elle ne voulait pas dire: �J'agirais comme vous.�

Maintenant, elle s'en remettait � la d�cision de son p�re.

--Si je me rendais � vos pri�res, Maurice, dit M. Lacheneur, avant
trois jours vous me maudiriez et vous nous perdriez par quelque �clat.
Vous aimez Marie-Anne... saurez-vous voir d'un oeil impassible sa
position affreuse? Songez qu'elle ne doit d�courager absolument ni
Chanlouineau, ni le marquis de Sairmeuse. Vous me regardez... Oh! je
le sais aussi bien que vous, c'est un r�le indigne que je lui impose,
un r�le odieux o� elle laissera ce qu'une jeune fille a de plus
pr�cieux en ce monde... sa r�putation.

Maurice ne sourcilla pas.

--Soit! pronon�a-t-il froidement. Le sort de Marie-Anne sera celui
de toutes les femmes qui se sont d�vou�es aux passions politiques de
l'homme qu'elles aimaient, p�re, fr�re ou amant... elle sera injuri�e,
outrag�e, calomni�e. Qu'importe! Elle peut poursuivre sa t�che, je
souffrirai, mais je ne douterai jamais d'elle et je me tairai. Si nous
triomphons, elle sera ma femme, si nous subissons une d�faite!...

Un geste compl�ta sa pens�e, disant plus �nergiquement que toutes les
affirmations, qu'il s'attendait, qu'il se r�signait � tout.

M. Lacheneur fut visiblement �branl�.

--Au moins, laissez-moi le temps de r�fl�chir, dit-il.

--Il n'y a plus � r�fl�chir, monsieur.

--Mais vous �tes un enfant, Maurice, mais votre p�re est mon ami...

--Qu'importe!...

--Malheureux!... Vous ne comprenez donc pas qu'en vous engageant, vous
engagez fatalement le baron d'Escorval... Vous croyez ne risquer que
votre t�te, vous jouez la vie de votre p�re...

Mais Maurice l'interrompit violemment.

--C'est trop d'h�sitations!... s'�cria-t-il, c'est assez de
remontrances!... R�pondez-moi d'un mot!... Seulement, sachez-le bien,
si vous me repoussez, je rentre chez mon p�re, et avec ce fusil que je
tiens, je me fais sauter la cervelle...

Ce ne pouvait �tre une menace vaine. On comprenait � son accent que
ce qu'il disait, il le ferait. On le sentait si bien que Marie-Anne
s'inclina vers son p�re, les mains jointes, le regard suppliant.

--Soyez donc des n�tres! pronon�a durement M. Lacheneur. Mais
n'oubliez jamais la menace qui m'arrache mon consentement. Quoi qu'il
arrive � vous ou aux v�tres, rappelez-vous que vous l'aurez voulu!...

Mais ces sinistres paroles ne pouvaient toucher Maurice, il d�lirait,
il �tait ivre de joie.

--Maintenant, continua M. Lacheneur, il me reste � vous dire mes
esp�rances et � vous apprendre pour quelle cause...

--Eh!... qu'est-ce que cela me fait! dit insoucieusement Maurice.

Il s'avan�a vers Marie-Anne, lui prit la main qu'il porta � ses
l�vres, et, riant de ce bon rire de la jeunesse, il s'�cria:

--Ma cause... la voil�!...

Lacheneur se d�tourna. Peut-�tre songeait-il qu'il suffisait d'un
mouvement de sa volont�, d'un sacrifice de son orgueil pour assurer le
bonheur de ces deux pauvres enfants...

Mais si une pens�e de r�mission traversa son cerveau, il la repoussa,
et c'est de l'air le plus sombre qu'il reprit:

--Encore faut-il, monsieur d'Escorval, arr�ter nos conventions...

--Dictez vos conditions, monsieur.

--D'abord, vos visites ici, apr�s certains bruits r�pandus par moi,
�veilleraient des d�fiances. Vous ne viendrez nous voir que de nuit, �
des heures convenues d'avance, jamais � l'improviste...

L'attitude seule de Maurice affirmait son consentement.

--Ensuite, comment traverserez-vous l'Oiselle sans avoir recours au
passeur, qui est un dangereux bavard?...

--Nous avons un vieux canot, je prierai mon p�re de le faire r�parer.

--Bien. Me promettez-vous aussi d'�viter le marquis de Sairmeuse?

--Je le fuirai...

--Attendez... il faut tout pr�voir. Il se peut que le hasard, en d�pit
de nos pr�cautions, vous mette en pr�sence ici. M. de Sairmeuse est
l'arrogance m�me, et il vous d�teste... Vous le ha�ssez et vous
�tes violent... Jurez-moi que s'il venait � vous provoquer, vous
m�priseriez ses provocations...

--Mais je passerais pour un l�che, monsieur!...

--Probablement!... Jurez-vous?...

Maurice h�sitait, un regard de Marie-Anne le d�cida.

--Je jure!... pronon�a-t-il.

--Pour ce qui est de Chanlouineau, il sera bon de ne lui pas laisser
trop voir notre intelligence... mais c'est mon affaire...

M. Lacheneur s'arr�ta, r�fl�chissant, cherchant dans sa m�moire s'il
n'oubliait rien.

--Il ne me reste plus, Maurice, reprit-il, qu'� vous adresser une
derni�re et bien importante recommandation... Vous connaissez mon
fils?

--Certes!... nous �tions camarades quand il venait en vacances...

--Eh bien! quand vous serez ma�tre de mon secret, car � vous je dirai
toute ma pens�e... d�fiez-vous de Jean.

--Oh!... monsieur.

--Restez sur vos gardes, vous dis-je...

Il rougit extr�mement, le malheureux homme, et ajouta:

--Ah! c'est pour un p�re un p�nible aveu: je n'ai pas confiance en mon
fils. Il ne sait de mes projets que ce que je lui en ai dit le jour de
son arriv�e... Maintenant, je le trompe comme s'il devait trahir...
Peut-�tre serait-il sage de l'�loigner; mais que penserait-on? Sans
doute on dirait que je suis bien avare du sang des miens, quand je
risque froidement la vie de tant de braves gens. Apr�s cela, je
m'abuse peut-�tre...

Il soupira et dit encore:

--D�fiez-vous!...




XIX


Ainsi, c'�tait bien Maurice d'Escorval que le marquis de Sairmeuse
avait surpris s'�chappant de la maison de M. Lacheneur.

Martial n'avait aucune certitude, il se pouvait que l'obscurit� l'e�t
tromp�, mais le doute seul suffisait � gonfler son coeur de col�re.

--Quel personnage fais-je donc! s'�criait-il. Un personnage ridicule,
assur�ment.

Si �pais �tait le bandeau nou� sur ses yeux par la passion, qu'il
n'apercevait rien des circonstances les plus frappantes.

L'amiti� c�r�monieuse de Lacheneur, il la tenait pour sinc�re. Il
croyait aux respects �tudi�s de Jean. Les empressements presque
serviles de Chanlouineau ne l'�tonnaient pas.

Enfin, de ce que Marie-Anne le recevait sans col�re, il concluait
qu'il s'avan�ait dans son esprit et dans son coeur.

Ayant oubli�, il s'imaginait que les autres ne se souvenaient pas.

Apr�s cela, il se figurait s'�tre montr� assez g�n�reux pour avoir des
droits � une certaine reconnaissance.

M. Lacheneur, outre tous les objets choisis au ch�teau, avait re�u le
montant du legs de Mlle Armande et une indemnit�. Le tout allait � une
soixantaine de mille francs.

--Il serait, jarnibieu! bien d�go�t� s'il n'�tait pas content!
maugr�ait le duc, furieux d'une prodigalit� qui cependant ne lui
co�tait rien.

Encore entretenu dans ses illusions par l'opinion de son p�re, Martial
se croyait un peu chez lui dans la maison de M. Lacheneur.

Le soup�on des visites de Maurice faillit l'�clairer...

--Serais-je donc dupe d'une rou�e?... pensa-t-il.

Son d�pit fut tel que, pendant plus d'une semaine, il prit sur lui de
ne se point montrer � la R�che.

Cette bouderie, le duc de Sairmeuse la devina, et l'exploitant avec
l'adresse de l'int�r�t en �veil, il en sut tirer le consentement de
son fils � l'alliance avec les Courtomieu.

Livr� jusqu'alors aux plus cruelles ind�cisions, Martial avait esquiv�
toute r�ponse cat�gorique. Habilement agac�, il s'�cria enfin:

--Soit!... j'�pouse Mlle Blanche.

Le duc n'�tait pas homme � laisser refroidir ces bonnes dispositions.

En moins de quarante-huit heures, les d�marches officielles furent
faites; on r�digea un projet de contrat, les paroles furent �chang�es
et on d�cida que le mariage serait c�l�br� au printemps.

C'est � Sairmeuse qu'eut lieu le d�ner des fian�ailles, d�ner d'autant
plus gai qu'o� y c�l�brait deux petites victoires.

Le duc de Sairmeuse venait de recevoir, avec son brevet de
lieutenant-g�n�ral, une commission qui lui attribuait un commandement
militaire � Montaignac.

Le marquis de Courtomieu, qui avait � faire oublier les adulations
prodigu�es � l'empereur, venait d'obtenir la pr�sidence de la Cour
pr�v�tale, institu�e � Montaignac, pour y servir les haines et les
terreurs de la Restauration...

Mlle Blanche triomphait. Apr�s cette f�te, d�claration publique,
Martial se trouvait li�.

En effet, pendant une quinzaine, il ne la quitta pour ainsi dire pas.
Elle le p�n�trait d'un charme dont la douceur infinie lui faisait
presque oublier la violence de ses sensations pr�s de Marie-Anne.

Malheureusement, l'orgueilleuse h�riti�re ne sut pas r�sister au
plaisir de risquer une allusion assez obscure, du reste, � ce qu'elle
appelait la �bassesse des anciennes inclinations du marquis.� Elle
trouva l'occasion de dire qu'elle faisait travailler Marie-Anne pour
l'aider � vivre.

Martial se contraignit � sourire, mais l'indignit� du proc�d� le
for�ait de plaindre Marie-Anne...

Et le lendemain m�me, il courait chez M. Lacheneur.

� la chaleur de l'accueil qui lui fut fait, toutes ses rancunes se
fondirent, tous ses soup�ons s'�vapor�rent... La joie de le revoir
�clatait m�me dans les yeux de Marie-Anne; il le remarqua bien...

--Oh!... je l'aurai!... pensa-t-il.

C'est qu'en r�alit� on �tait bien heureux de son retour. Fils du
commandant des forces militaires de Montaignac, gendre ou autant dire
du pr�sident de la Cour pr�v�tale, Martial devenait un instrument
pr�cieux.

--Par lui, avait dit Lacheneur, nous aurons l'oeil et l'oreille
dans le camp ennemi... Le marquis de Sairmeuse, le fat, sera notre
espion...

Il le fut, car il eut vite repris l'habitude de ses visites
quotidiennes. Le mois de d�cembre �tait venu, les chemins �taient
d�fonc�s, mais il n'�tait pluie, neige, ni boue capables d'arr�ter
Martial.

Il arrivait vers dix heures, s'asseyait sur un escabeau, contre
l'�tre, sous le haut manteau de la chemin�e, et il parlait...

Marie-Anne paraissait s'int�resser prodigieusement aux �v�nements; il
lui contait tout ce qu'il pouvait surprendre.

Parfois ils restaient seuls...

Lacheneur, Chanlouineau et Jean couraient la campagne pour le
�commerce.� Les affaires allaient si bien que M. Lacheneur avait
achet� un cheval afin d'�tendre ses tourn�es.

Mais le plus souvent les causeries de Martial �taient interrompues...
Il e�t d� �tre surpris de la quantit� de paysans qui se pr�sentaient
pour parler � M. Lacheneur. C'�tait une interminable procession. Et
� tous ces clients, Marie-Anne avait quelque chose � dire en secret.
Puis, elle offrait � boire... La maison �tait comme un cabaret...

Qui ne sait o� l'�pret� des convoitises peut mener un homme
amoureux!... Rien ne chassait Martial. Il plaisantait avec les allants
et venants, il donnait une poign�e de main, � l'occasion, il lui
arrivait de trinquer...

Il e�t accept� bien d'autres choses!... N'avait-il pas offert �
Lacheneur de l'aider � mettre ses comptes au net?...

Et une fois, c'�tait vers le milieu de f�vrier, comme il voyait
Chanlouineau tr�s-embarrass� pour composer une lettre, il voulut
absolument lui servir de secr�taire.

--C'est que ce n'est pas pour moi, cette damn�e lettre, disait
Chanlouineau, c'est pour un oncle � moi qui marie sa fille...

Bref, Martial se mit � table, et, sous la dict�e de Chanlouineau, non
sans mainte rature, il �crivit:

�Mon cher ami... Nous sommes enfin d'accord, et le mariage est d�cid�.
Nous ne nous occupons plus que de la noce qui est fix�e �... Nous
vous invitons � nous faire le plaisir d'y venir. Nous comptons sur
vous et vous devez �tre persuad� que plus vous am�nerez de vos amis,
plus nous serons contents.

�Comme la f�te est sans fa�ons et que nous serons tr�s-nombreux, vous
nous rendrez service en apportant quelques provisions.�

Si Martial e�t pu voir quel sourire avait Chanlouineau en le priant
de laisser en blanc la date de �la noce,� il e�t, � coup s�r, reconnu
qu'il venait de tomber dans un pi�ge grossi�rement tendu... Mais il
�tait fascin�.

--Ah �a! marquis, lui disait son p�re, Chupin pr�tend que vous ne
sortez plus de chez Lacheneur... Quand donc en aurez-vous fini avec
cette petite?

Martial ne r�pondit pas. Il se sentait � la discr�tion de cette
�petite.� Pr�s d'elle, il perdait son libre arbitre, et chacun de
ses regards le remuait comme une commotion �lectrique. Elle lui e�t
demand� de la prendre pour femme, qu'il n'e�t pas dit: non...

Mais Marie-Anne n'avait pas cette ambition... Toutes ses pens�es, tous
ses voeux �taient pour le succ�s de son p�re...

Maurice et Marie-Anne devaient �tre les deux plus intr�pides
auxiliaires de M. Lacheneur. Ils entrevoyaient apr�s le triomphe une
si magnifique r�compense!...

N'est-ce pas dire la fi�vreuse activit� que d�ploya Maurice!... Toute
la journ�e, il courait les hameaux des environs, et le soir, aussit�t
le d�ner, il s'esquivait, traversant l'Oiselle dans son bateau, et
volait � la R�che.

M. d'Escorval ne pouvait pas ne pas remarquer � la longue les absences
de son fils; il surveilla et acquit la certitude que Lacheneur l'avait
�embauch�;� ce fut son expression.

Saisi d'effroi, il r�solut d'aller sur-le-champ, sans pr�venir
Maurice, trouver son ancien ami, et pr�voyant un nouvel �chec, il pria
l'abb� Midon de l'accompagner.

C'est le 4 mars, vers quatre heures et demie, que M. d'Escorval et le
cur� de Sairmeuse prirent le chemin des landes de la R�che. Si tristes
ils �taient et si inquiets, qu'ils n'�chang�rent pas dix paroles le
long de la route.

Un spectacle �trange les attendait � la sortie du bois...

Le jour tombait, mais on distinguait encore les objets...

Devant la maison de Lacheneur se tenait un groupe d'une douzaine de
personnes, et M. Lacheneur parlait...

Que disait-il?... Ni le baron, ni le pr�tre ne pouvaient l'entendre,
mais il y eut un moment o� les plus vives acclamations accueillirent
ses paroles...

Aussit�t une allumette brilla entre ses doigts... il alluma une torche
de paille et la lan�a sur le toit de chaume de sa maison en criant
d'une voix formidable:

--Le sort en est jet�!... Voil� qui vous prouve que je ne reculerai
pas...

Cinq minutes apr�s la maison �tait en flammes...

Dans le lointain on vit une des fen�tres de la citadelle de Montaignac
s'�clairer comme un phare... et de tous c�t�s l'horizon s'empourpra de
lueurs d'incendie.

On r�pondait au signal de Lacheneur...




XX


Ah! l'ambition est une belle chose!...

D�j� presque vieillards, �prouv�s par tous les orages du si�cle,
riches � millions, possesseurs des plus somptueuses habitations de la
province, le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu n'eussent
plus d�, ce semble, aspirer qu'au repos du foyer domestique.

Il leur e�t �t� si facile de se cr�er une vie heureuse, tout en
r�pandant le bien autour d'eux, tout en pr�parant pour leur derni�re
heure un concert de b�n�dictions et de regrets.

Mais non!... Ils avaient voulu �tre pour quelque chose dans la
manoeuvre de ce �vaisseau de l'�tat,� o� personne ne consent plus �
rester simple passager.

Nomm�s, l'un commandant des forces militaires, l'autre pr�sident de la
Cour pr�v�tale de Montaignac, ils avaient d� quitter leurs ch�teaux
pour s'installer tant bien que mal � la ville.

Le duc de Sairmeuse habitait, sur la place d'Armes, une grande vieille
maison toute d�labr�e, une ruine o�, la nuit, la bise qui se glissait
par les portes mal closes venait r�veiller ses rhumatismes.

Le marquis de Courtomieu s'�tait �tabli en camp volant chez un de ses
parents, rue de la Citadelle...

Leur vanit� s�nile �tait satisfaite... tout �tait donc pour le mieux.

Et cependant on traversait alors cette p�riode douloureuse de la
Restauration, rest�e dans toutes les m�moires sous le nom de Terreur
Blanche.

Les repr�sailles s'exer�aient librement; les vengeances
s'assouvissaient en plein soleil; et les haines priv�es et
d'effroyables cupidit�s s'abritaient sous le manteau des rancunes
politiques. On mena�ait m�me les acheteurs de biens nationaux...

Si bien que les petits, les humbles du peuple, dans les villes, et les
paysans, dans les campagnes, �pouvant�s et intimid�s, tournaient leurs
pens�es et leurs voeux vers �l'autre,� et il leur semblait que le
vaisseau qui portait � Sainte-H�l�ne le vaincu de Waterloo emportait
en m�me temps leurs derni�res esp�rances.

Mais rien de tout cela ne montait jusqu'au duc de Sairmeuse, jusqu'au
marquis de Courtomieu.

Louis XVIII r�gnait, leurs pr�jug�s triomphaient, ils �taient heureux;
quel faquin e�t os� ne l'�tre pas!

Donc, nulle inqui�tude ne troublait leur sereine satisfaction. Au pis
aller, n'avaient-ils pas encore des centaines et des milliers d'Alli�s
sous la main!

Quelques esprits chagrins leur parl�rent de �m�contentements,� ils les
trait�rent de visionnaires.

Cependant, ce jour du 4 mars 1816, le duc de Sairmeuse se mettait �
table quand un grand bruit se fit dans le vestibule de la maison...

Il se leva... mais la porte au m�me moment s'ouvrit, et un homme hors
d'haleine entra.

Cet homme, c'�tait Chupin, le vieux maraudeur, �lev� par M. de
Sairmeuse � la dignit� de garde-chasse.

�videmment il se passait quelque chose d'extraordinaire.

--Qu'est-ce? interrogea le duc.

--Ils viennent!... monseigneur, s'�cria Chupin, ils sont en route!...

--Qui?... qui?...

Pour toute r�ponse, le vieux maraudeur tendit une copie de la lettre
�crite par Martial sous la dict�e de Chanlouineau.

M. de Sairmeuse lut � haute voix:

�Mon cher ami, nous sommes enfin d'accord, et le mariage est d�cid�.
Nous ne nous occupons plus que de la noce, qui est fix�e au 4 mars...�

La date n'�tait plus en blanc, cette fois, mais tel �tait
l'aveuglement du duc qu'il s'obstinait � ne pas comprendre.

--Eh bien?... demanda-t-il.

Chupin s'arrachait les cheveux.

--Ils sont en route!... r�p�ta-t-il... je parle des paysans... ils
comptent s'emparer de Montaignac, chasser S.M. Louis XVIII, ramener
�l'autre,� ou du moins le fils de �l'autre...� Gredins de paysans! Ils
m'ont tromp�... Je me doutais de la chose, mais je ne la croyais pas
si proche...

Ce coup terrible, en pleine s�curit�, frappait le duc de stupeur. Il
demanda:

--Combien donc sont-ils?

--Eh!... le sais-je, monseigneur... deux mille peut-�tre... peut-�tre
dix mille...

--Tous les gens de la ville sont pour nous.

--Non, monseigneur, non!... Ils ont des complices ici; tous les
officiers � la demi-solde les attendent pour leur tendre la main.

--Quels sont les chefs?...

--Lacheneur, l'abb� Midon, Chanlouineau, le baron d'Escorval...

--Assez! cria le duc.

Le danger se pr�cisant, le sang-froid lui revenait; sa taille
hercul�enne courb�e par les ans se redressait.

Il sonna � briser la sonnette; un valet parut:

--Mon uniforme, commanda M. de Sairmeuse, mes ordres, mon �p�e, mes
pistolets!... Faites vite!

Le domestique se retirait abasourdi...

--Attends!... cria-t-il encore. Qu'on monte � cheval et qu'on aille
dire � mon fils d'accourir ici, bride abattue... Qu'on prenne mes
meilleurs chevaux... On peut aller � Sairmeuse et en revenir en deux
heures...

Chupin le tirait par le pan de sa redingote; il se retourna:

--Qu'est-ce encore?...

Le vieux maraudeur mit le doigt sur ses l�vres, commandant ainsi le
silence; mais d�s que le valet fut sorti:

--Inutile, monseigneur, dit-il, d'envoyer chercher M. le marquis?

--Et pourquoi, ma�tre dr�le?

--C'est que, monseigneur, c'est que, excusez-moi, je vous suis
d�vou�...

--Jarnibieu!... parleras-tu?...

Positivement, Chupin regrettait de s'�tre tant avanc�...

--Alors donc, b�gaya-t-il... monsieur le marquis...

--Eh bien?...

--Il en est!...

D'un formidable coup de poing, M. de Sairmeuse renversa la table.

--Tu mens, mis�rable!... hurla-t-il, en jurant � faire tomber le cr�pi
du plafond, tu mens!...

Il �tait � ce point mena�ant et terrible que le vieux maraudeur bondit
jusqu'� la porte, dont il tourna le bouton, pr�t � s'enfuir.

--Que j'aie le cou coup� si je ne dis pas vrai, insista-t-il... Ah! la
fille � Lacheneur est une fi�re enj�leuse, tous ses galants en sont,
Chanlouineau, le petit d'Escorval, le fils de Monseigneur et les
autres...

M. de Sairmeuse commen�ait � vomir un torrent d'injures contre
Marie-Anne quand son valet de chambre rentra...

Il se tut, endossa son uniforme, ordonna � Chupin de le suivre et
s'�lan�a dehors.

Il esp�rait encore que Chupin exag�rait, mais quand il arriva sur la
place d'Armes, d'o� on d�couvrait une grande �tendue de pays, ses
derni�res illusions s'envol�rent.

L'horizon flamboyait. Montaignac �tait comme entour� d'un cercle de
flammes.

--C'est le signal!... murmura le vieux maraudeur, c'est l'ordre de se
mettre en route pour la noce, comme ils disent dans la lettre. Ils
seront aux portes de la ville vers deux heures du matin...

Le duc ne r�pondit pas. Il ne lui restait plus qu'� se concerter avec
M. de Courtomieu.

Il se dirigeait � grands pas vers la maison du marquis, lorsqu'en
tournant court la rue de la Citadelle, il distingua sous une porte
deux hommes qui causaient, et qui, � la vue de ses �paulettes brillant
dans la nuit, prirent la fuite...

Instinctivement il s'�lan�a � leur poursuite et en atteignit un qu'il
saisit au collet.

--Qui es-tu?... interrogea-t-il; ton nom?

Et l'homme se taisant, il le secoua si rudement que deux pistolets
qu'il tenait cach�s sous sa redingote tomb�rent � terre.

--Ah! brigand!... s'�cria M. de Sairmeuse, tu conspires!...

Aussit�t, sans un mot, il tra�na cet homme au poste de la Citadelle,
le jeta aux soldats stup�fi�s et se pr�cipita chez M. de Courtomieu.

Il pensait terrifier le marquis. Point. Lui avait �t� boulevers�, son
ami sembla ravi.

--Enfin!... pronon�a-t-il, voici donc une occasion de faire �clater
notre d�vouement et notre z�le!... Et sans danger!... Nous avons de
bonnes murailles, des portes solides, 3,000 hommes de troupes!... Ces
paysans sont fous!... Mais b�nissez leur folie, cher duc, et courez
faire monter � cheval les chasseurs de Montaignac...

Mais une pens�e soudaine l'assombrit, il se gratta le front et ajouta:

--Diable!... et moi qui attends Blanche ce soir!... Elle a d� quitter
Courtomieu apr�s d�ner... Pourvu qu'il ne lui arrive pas malheur!...




XXI


Le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu avaient devant eux
plus de temps qu'ils ne croyaient.

Les paysans s'avan�aient, mais non si vite que l'avait dit Chupin.

Deux de ces circonstances qui, fatalement, �chappent aux pr�visions
humaines, devaient disloquer le plan de Lacheneur...

Debout, au sommet de la lande, un peu en avant des siens, Lacheneur
avait compt� les feux qui r�pondaient � l'incendie qu'il venait
d'allumer.

Leur nombre r�pondait � ses esp�rances, il eut une exclamation de
joie.

--Tous nos amis, s'�cria-t-il, nous tiennent parole... Ils sont pr�ts,
ils se mettent en route!... Partons donc, nous qui devons �tre les
premiers au rendez-vous!...

On lui amena son cheval, et d�j� il avait le pied � l'�trier quand
deux hommes s'�lanc�rent des gen�ts voisins et bondirent jusqu'� lui.
L'un d'eux saisit le cheval par la bride.

--L'abb� Midon!... fit Lacheneur abasourdi; M. d'Escorval!...

Et pr�voyant peut-�tre ce qui allait arriver, il ajouta d'un ton de
fureur concentr�e:

--Que me voulez-vous encore, tous deux?

--Nous voulons emp�cher l'accomplissement d'une oeuvre de d�lire!...
s'�cria M. d'Escorval. La haine vous �gare, Lacheneur!

--Eh! monsieur, vous ne savez rien de mes projets!

--Pensez-vous donc que je ne les devine pas?... Vous esp�rez vous
emparer de Montaignac...

--Que vous importe!... interrompit violemment Lacheneur...

Mais M. d'Escorval n'�tait pas homme � se laisser imposer silence.

Il saisit le bras de son ancien ami, et d'une voix forte, de fa�on �
�tre entendu par tous les gens du groupe, il poursuivit:

--Insens�!... Vous oubliez donc que Montaignac est une place de
guerre, d�fendue par de profonds foss�s et de hautes murailles...
Vous oubliez donc que derri�re ces fortifications est une garnison
nombreuse command�e par un homme � qui on ne saurait refuser une rare
�nergie et une indomptable bravoure: le duc de Sairmeuse.

Lacheneur se d�battait, essayant de se d�gager.

--Tout a �t� pr�vu, r�pondit-il, et on nous attend � Montaignac. Vous
en seriez s�r si, comme moi, vous aviez vu briller une lumi�re aux
fen�tres de la citadelle. Et, tenez... regardez, on l'aper�oit encore.
Elle m'annonce, cette lumi�re, que deux � trois cents officiers en
demi-solde viendront nous ouvrir les portes de la ville, d�s que nous
para�trons...

--Et apr�s!... Je veux admettre l'impossible; vous prenez Montaignac.
Que faites-vous ensuite? Pensez-vous que les Anglais vous rendront
l'empereur? Napol�on II n'est-il pas prisonnier des Autrichiens? Ne
vous souvient-il pas que les souverains coalis�s ont laiss� 130,000
soldats � une journ�e de marche de Paris?

De sourds murmures se faisaient entendre parmi les amis de Lacheneur.

--Cependant tout ceci n'est rien, continua le baron, vous ignorez ce
que savent � cette heure les enfants, que toujours et quand m�me,
dans une entreprise comme la v�tre, il y a autant de tra�tres que de
dupes...

--Qui appelez-vous dupes, monsieur?...

--Tous ceux qui, comme vous, prennent leurs illusions pour des
r�alit�s; tous ceux qui, parce qu'ils souhaitent fortement une chose,
s'imaginent que cette chose est. Esp�rez-vous v�ritablement que ni le
marquis de Courtomieu ni le duc de Sairmeuse n'ont �t� pr�venus?...

Lacheneur haussa les �paules.

--Qui donc les aurait avertis? fit-il.

Mais sa tranquillit� �tait feinte, le regard dont il enveloppa son
fils Jean, le prouvait.

C'est cependant du ton le plus froid qu'il ajouta:

--Il est probable qu'� cette heure le duc et le marquis sont au
pouvoir de nos amis...

Ainsi, rien ne pouvait �branler la r�solution de cet homme; il n'�tait
force ni adresse capables de faire tomber le bandeau de ses yeux...

C'�tait au cur� de Sairmeuse � joindre ses efforts � ceux du baron.

--Vous ne partirez pas, Lacheneur, pronon�a-t-il. Vous ne resterez pas
sourd � la voix de la raison... Vous �tes un honn�te homme, songez
� l'�pouvantable responsabilit� que vous acceptez... Quoi! sur des
chances imaginaires vous oserez jouer la vie de milliers de braves
gens et l'existence de leurs familles... On vous l'a dit, malheureux,
vous ne pouvez r�ussir, vous devez �tre trahis, je suis s�r que vous
�tes trahis!...

Le lieu, l'instant, l'anxi�t� du p�ril, l'�tranget� de cette sc�ne aux
clart�s de l'incendie, la robe noire de ce pr�tre, son geste v�h�ment,
sa parole vibrante, tout �tait fait pour porter le trouble dans l'�me
la plus ferme.

Une inexprimable horreur contracta pendant dix secondes les traits de
Lacheneur. Il �tait visible pour tous qu'il �tait remu� jusqu'au plus
profond de ses entrailles.

Qui peut dire ce qui f�t advenu sans l'intervention de Chanlouineau.

Le robuste gars s'avan�a, brandissant son fusil double:

--Par le saint nom de Dieu!... s'�cria-t-il, voici bien du temps perdu
en bavardages inutiles!...

Lacheneur bondit comme sous un coup de fouet. Il se d�gagea
brusquement et s'�lan�a en selle:

--Partons!... commanda-t-il.

Mais le baron et l'abb� ne d�sesp�raient pas encore, ils s'�taient
jet�s � la t�te du cheval.

--Lacheneur, cria le pr�tre, insens�, prenez garde!... Le sang que
vous allez faire r�pandre retombera sur votre t�te et sur la t�te de
vos enfants!...

�pouvant�e de ces accents proph�tiques, la petite troupe s'arr�ta...

Alors sortit des rangs et s'avan�a un des complices, v�tu comme les
paysans des environs de Sairmeuse...

--Marie-Anne!... s'�cri�rent en m�me temps l'abb� et le baron
stup�faits...

--Oui, moi!... r�pondit la jeune fille, en retirant le large chapeau
qui cachait en partie son visage, moi qui veux ma part des dangers de
ceux qui me sont chers, ma part de la victoire ou de la d�faite...
Vos conseils viennent trop tard, messieurs. Vous voyez ces lueurs �
l'horizon?... Elles nous annoncent que les gens de ces communes se
rendent en armes au carrefour de la Croix-d'Arcy, � une lieue de
Montaignac, o� est le rendez-vous g�n�ral... Avant deux heures, il
y aura l� quinze cents hommes dont mon p�re doit prendre le
commandement... Et vous voudriez qu'il laiss�t sans chef ces soldats
qu'il est all� arracher � leurs foyers?... C'est impossible!...

L'exaltation de son p�re et de son amant l'avait gagn�e, elle
partageait leur folie, si elle ne partageait pas toutes leurs
esp�rances... Sa beaut� avait quelque chose de fulgurant, les �clairs
de ses yeux faisaient p�lir les flammes de l'incendie... Ah!
c'est vraiment � cette heure, qu'elle m�ritait ce nom d'ange de
l'insurrection que lui avait donn� Martial.

--Non!... il n'y a plus � h�siter, reprit-elle, ni � r�fl�chir...
C'est la prudence maintenant qui serait folie... C'est en arri�re
qu'est le plus grand danger. Laissez passer mon p�re, messieurs,
chaque minute que vous nous faites perdre co�te peut-�tre la vie d'un
homme... et nous, mes amis, en avant!

Une immense acclamation lui r�pondit et la petite troupe s'�lan�a �
travers la lande.

Il n'y avait plus � lutter. M. d'Escorval �tait constern�, mais il ne
pouvait laisser s'�loigner ainsi son fils qu'il apercevait dans les
rangs.

--Maurice!... cria-t-il.

Le jeune homme h�sita, mais enfin s'approcha...

--Vous ne suivrez pas ces fous, Maurice, dit le baron.

--Il faut que je les suive, mon p�re...

--Je vous le d�fends.

--H�las! mon p�re, je ne puis vous ob�ir... je suis engag�... j'ai
jur�... je commande apr�s Lacheneur...

Sa voix �tait triste; mais elle annon�ait une in�branlable
d�termination.

--Mon fils!... reprit M. d'Escorval, malheureux enfant!... C'est � la
mort que tu marches... � une mort certaine.

--Raison de plus pour ne pas manquer � ma parole, mon p�re...

--Et ta m�re, Maurice, ta m�re que tu oublies!...

Une larme brilla dans les yeux du jeune homme.

--Ma m�re, r�pondit-il, aimera mieux pleurer son fils mort, que
le garder pr�s d'elle, d�shonor�, fl�tri des noms de l�che et de
tra�tre... Adieu, mon p�re!

M. d'Escorval �tait digne de comprendre la conduite de Maurice.
Il �tendit les bras et serra sur son coeur ce fils tant aim�,
convulsivement, comme si c'e�t �t� pour la derni�re fois...

--Adieu!... balbutia-t-il, adieu!...

Maurice avait d�j� rejoint les autres, dont les acclamations allaient
se perdant dans le lointain, que le baron d'Escorval �tait encore � la
m�me place, �cras� sous l'exc�s de sa douleur...

Tout � coup il se redressa.

--Un espoir nous reste, l'abb�, s'�cria-t-il.

--H�las!... murmura le pr�tre.

--Oh!... je ne m'abuse pas. Marie-Anne ne vient-elle pas de nous dire
o� est le rendez-vous?... En courant � Escorval, en attelant en h�te
un cabriolet, nous pouvons devancer les conjur�s � la Croix-d'Arcy.
Votre voix, qui avait �mu Lacheneur, touchera ses complices. Nous
d�ciderons ces pauvres �gar�s � rentrer chez eux... Venez, l'abb�,
venez vite!...

Et ils partirent en courant...




XXII


Huit heures sonnaient au clocher de Sairmeuse quand M. Lacheneur et
les siens quitt�rent la lande de la R�che.

Une heure plus tard, au ch�teau de Courtomieu, Mlle Blanche finissait
de d�ner et demandait sa voiture pour aller rejoindre son p�re �
Montaignac.

L'�troitesse du logis mis � sa disposition avait forc� le marquis � le
s�parer de sa fille. Ils ne se voyaient que le dimanche, soit que Mlle
Blanche se rend�t � la ville, soit que le marquis v�nt au ch�teau.

Ainsi, ce voyage qu'entreprenait la jeune fille sortait des habitudes
�tablies; des circonstances graves l'expliquaient.

Il y avait six jours que Martial n'avait paru � Courtomieu, et Mlle
Blanche �tait � moiti� folle de douleur et de col�re.

Ce qu'eut � endurer tante M�die pendant ce temps, ne peut �tre compris
que de ceux qui ont observ� dans certaines familles riches de ces
pauvres parentes, r�duites � tout attendre de la piti�, le v�tement,
le pain, le sou m�me destin� � payer la chaise � l'�glise.

Durant les trois premiers jours, Mlle Blanche avait pu rester
ma�tresse de soi; le quatri�me elle n'y tint plus, et malgr�
l'inconvenance de sa d�marche, elle osa envoyer prendre des nouvelles
de Martial. �tait-il malade, absent?...

On r�pondit � son messager que M. le marquis se portait comme un
charme, mais que chassant de l'aurore au cr�puscule, il se couchait
tous les soirs aussit�t souper.

Quelle horrible injure!... Mais du moins elle �tait persuad�e que
Martial, pr�venu de sa d�marche, se h�terait le lendemain d'accourir
s'excuser. Illusion vaine de l'orgueil! Il ne parut pas, il ne daigna
pas donner signe de vie.

--Ah! sans doute il est pr�s de l'autre, disait-elle � tante M�die, il
est aux genoux de cette mis�rable Marie-Anne... sa ma�tresse.

Elle disait ainsi, ayant fini par croire--cela arrive--aux calomnies
qu'elle m�me avait invent�es.

En cette extr�mit�, elle se d�cida � se confier � son p�re, et elle
lui �crivit pour lui annoncer son arriv�e.

Laisser voir le d�chirement de son �me, l'exc�s de son amour et de sa
jalousie lui paraissait une atroce humiliation, mais ses souffrances
�taient intol�rables.

Elle voulait que son p�re contraign�t Lacheneur � quitter le pays.
Ce devait �tre un jeu pour lui, rev�tu d'une autorit� presque
discr�tionnaire, � une �poque o� une �attitude ti�de� pouvait �tre un
pr�texte de proscription.

Le calme qui r�sulte du parti pris lui �tait revenu quand elle quitta
Courtomieu, et ses esp�rances d�bordaient en phrases passionn�es que
la parente pauvre subissait avec son habituelle r�signation.

--Enfin!... disait-elle, je serai donc d�barrass�e de cette coureuse,
de cette effront�e!... Nous verrons bien s'il a l'audace de la
suivre!... La suivrait-il?... Oh! non, il n'oserait!...

Quand la voiture traversa le village de Sairmeuse, Mlle Blanche y
remarqua une animation inaccoutum�e.

Il y avait encore de la lumi�re dans toutes les maisons, les cabarets
paraissaient pleins de buveurs, on apercevait des groupes anim�s sur
la place, enfin sur le pas des portes, des comm�res causaient.

Mais qu'importait � Mlle de Courtomieu! C'est seulement � une lieue de
Sairmeuse qu'elle fut tir�e de ses pr�occupations.

--�coute, tante M�die! dit-elle tout � coup. Entends-tu?...

La parente pauvre pr�ta l'oreille.

On entendait de lointaines clameurs qui, � chaque tour de roue,
devenaient plus distinctes.

--Sachons ce que c'est, fit Mlle Blanche.

Et abaissant une des glaces de la voiture, elle interrogea le cocher.

--Il me semble, r�pondit cet homme, que je vois, tout au haut de la
c�te, une grosse troupe de paysans... ils ont des torches...

--Doux J�sus!... interrompit tante M�die �pouvant�e.

--Ce doit �tre quelque noce, ajouta le cocher en fouettant ses
chevaux.

Ce n'�tait pas une noce, mais bien la troupe de Lacheneur grossie du
contingent de quatre ou cinq communes. La petite colonne s'�levait �
500 hommes environ...

Depuis deux heures d�j�, Lacheneur e�t d� �tre � la Croix-d'Arcy.

Mais il lui �tait arriv� ce qui toujours arrive aux chefs populaires.
Le branle donn�, il n'avait plus �t� le ma�tre.

Le baron d'Escorval lui avait fait perdre vingt minutes, il en avait
perdu quatre fois autant � Sairmeuse.

L�, deux communes avaient op�r� leur jonction, et les paysans
s'�taient aussit�t r�pandus dans les cabarets du village pour boire au
succ�s de l'entreprise.

Les arracher � leurs bouteilles avait �t� long et difficile...

Et pour comble, une fois qu'on les eut remis en marche, il fut
impossible de les d�cider � �teindre des branches de pin qu'ils
avaient allum�es en guise de torches.

Pri�res, menaces, tout �choua contre une incompr�hensible obstination.
Ils voulaient y voir clair, disaient-ils...

Pauvres gens!... Ils n'avaient certes conscience ni des difficult�s,
ni des p�rils de l'entreprise.

On leur avait fait de si belles promesses, quand on les avait enr�l�s,
on les avait gris�s de tant d'esp�rances!... Ils s'en allaient � la
conqu�te d'une place de guerre, d�fendue par une nombreuse garnison,
comme � une partie de plaisir...

Et gais, insouciants, anim�s de l'imperturbable confiance de l'enfant,
ils marchaient bras dessus bras dessous, en chantant des chansons
patriotiques.

� cheval, au milieu de la troupe, M. Lacheneur sentait ses cheveux
blanchir d'angoisse.

Ce retard de deux heures n'allait-il pas tout perdre?... Que devaient
penser les autres, � la Croix-d'Arcy?... Que faisaient-ils en ce
moment?...

--Avan�ons!... r�p�tait-il, avan�ons!...

Seuls les chefs, Maurice, Chalouineau, Jean, Marie-Anne et une
vingtaine de vieux soldats de l'Empire, comprenaient et partageaient
le d�sespoir de Lacheneur. Ils savaient, eux, ce qu'ils risquaient au
terrible jeu qu'ils jouaient. Et eux aussi, ils r�p�taient:

--Plus vite, marchons plus vite!...

Exhortations st�riles!... Il plaisait � ces gens de marcher ainsi,
lentement.

Et m�me, tout � coup, la bande enti�re s'arr�ta. Quelques-uns, en
tournant la t�te, avaient vu briller les lanternes de la voiture de
Mlle de Courtomieu...

Elle arrivait au grand trot, elle rejoignit la colonne, on reconnut la
livr�e, une immense clameur la salua.

M. de Courtomieu, par son �pret� au gain, s'�tait fait plus d'ennemis
que le duc de Sairmeuse. Tous ces paysans qui, plus ou moins,
croyaient avoir � se plaindre de sa cupidit�, �taient ravis de cette
occasion qui se pr�sentait de lui faire une peur �pouvantable.

Car, en v�rit�, ils ne songeaient qu'� cette vengeance: le proc�s
devait le prouver.

Grande fut donc la d�ception quand, la porti�re ouverte, on n'aper�ut
� l'int�rieur que Mlle Blanche et tante M�die qui poussait des cris
per�ants.

Mlle de Courtomieu �tait brave.

--Qui �tes-vous? demanda-t-elle hardiment, et que voulez-vous?...

--Demain vous le saurez, r�pondit Chanlouineau qui s'�tait avanc�.
Pour ce soir, vous �tes notre prisonni�re.

--Vous ignorez qui je suis, mon gar�on, je le vois bien...

--Pardonnez-moi, et c'est pour cela que je vous prie de descendre...
Il faut qu'elle descende, n'est-ce pas, M. d'Escorval?

--Eh bien!... Moi je d�clare que je ne descendrai pas, dit Mlle
Blanche; arrachez-moi d'ici, si vous l'osez!...

On e�t os�, certainement, sans Marie-Anne qui arr�ta plusieurs paysans
pr�ts � s'�lancer.

--Laissez passer librement Mlle de Courtomieu, dit-elle.

Mais cela pouvait avoir de telles cons�quences, que Chanlouineau eut
le courage de r�sister.

--Cela ne se peut, Marie-Anne, dit-il; elle irait pr�venir son p�re...
Il faut la garder en �tage, sa vie peut r�pondre de la vie de nos
amis.

Mlle Blanche n'avait pas plus reconnu le d�guisement masculin de
son ancienne amie qu'elle n'avait soup�onn� le but de ce grand
rassemblement d'hommes.

Le nom de Marie-Anne prononc� apr�s celui de d'Escorval l'�claira.

Elle comprit tout, et fr�mit de rage � cette pens�e qu'elle �tait � la
merci de sa rivale. Du moins ne voulut-elle pas subir de protection.

--C'est bien, fit-elle... nous descendons.

Son ancienne amie l'arr�ta.

--Non, dit-elle, non!... Ce n'est pas ici la place d'une jeune fille.

--D'une jeune fille honn�te, devriez-vous dire.

Chanlouineau �tait � deux pas, arm�: si un homme e�t tenu ce propos,
il �tait mort. Marie-Anne ne daigna pas entendre.

--Mademoiselle va rebrousser chemin, ordonna-t-elle, et comme
elle pourrait gagner Montaignac par la traverse, deux hommes vont
l'accompagner jusqu'� Courtomieu...

Elle commandait, on ob�it. La voiture, retourn�e, s'�loigna, mais non
si vite que Marie-Anne ne p�t entendre Mlle Blanche qui lui criait:

--Garde-toi bien, Marie-Anne!... Je te ferai payer cher l'insulte de
ta g�n�rosit�!...

Les heures volaient, cependant...

Cet incident venait de prendre dix minutes encore, dix si�cles, et
pour comble les derni�res apparences d'ordre avaient disparu.

M. Lacheneur pleurait de rage; mais il comprit la n�cessit� d'un parti
supr�me; tout retard d�sormais devenait mortel.

Il appela Maurice et Chanlouineau.

--Je vous remets le commandement, leur dit-il, faites tout au
monde pour h�ter la marche de ces insens�s... Moi, je cours � la
Croix-d'Arcy... il y va de notre vie � tous.

Il partit, en effet, mais arriv� � moins de cinq cents m�tres en avant
de sa troupe, il distingua au loin, sur la route blanche, deux points
noirs qui s'avan�aient et grossissaient rapidement...

C'�taient deux hommes qui, les coudes au corps, le buste en avant,
m�nageant leur haleine, couraient...

L'un �tait v�tu comme les bourgeois ais�s, l'autre portait un vieil
uniforme de capitaine des guides de l'empereur.

Un nuage passa devant les yeux de Lacheneur, quand il reconnut deux de
ces officiers � demi-solde qui devaient lui ouvrir une des portes de
Montaignac, complices d�vou�s qui ha�ssaient la Restauration autant
que lui-m�me, dont la voix devait troubler les soldats du duc de
Sairmeuse, et qui avaient assez de courage pour en donner � tous les
poltrons qu'on pourrait leur amener.

--Qu'arrive-t-il? leur cria-t-il d'une voix affreusement alt�r�e.

--Tout est d�couvert!...

--Grand Dieu!...

--Le major Carini est arr�t�.

--Par qui?... Comment?

--Ah! c'est une fatalit�!... Au moment o� nous convenions de nos
derni�res mesures pour surprendre chez lui le duc de Sairmeuse, le
duc lui-m�me est survenu. Nous nous sommes enfuis, mais ce noble de
malheur a poursuivi Carini, l'a atteint, l'a pris au collet, et l'a
tra�n� � la citadelle.

Lacheneur �tait an�anti. La sinistre proph�tie de l'abb� Midon
bourdonnait � ses oreilles...

--Aussit�t, continua l'officier, j'ai averti les amis et j'accours
vous pr�venir... C'est un coup manqu�!...

Il n'avait que trop raison, et Lacheneur le savait mieux que personne.
Mais aveugl� par la haine et par la col�re, il ne voulait pas avouer,
il ne voulait pas s'avouer l'irr�parable d�sastre.

Par un prodige de volont�, il parvint � affecter un calme bien �loign�
de son �me.

--Vous �tes prompts � jeter le manche apr�s la cogn�e, messieurs,
dit-il d'un ton amer... Nous avons une chance de moins, et voil� tout.

--Diable!... Vous avez donc des ressources que nous ignorons?

--Peut-�tre... cela d�pend. Vous venez de passer � la Croix-d'Arcy,
avez-vous dit � quelqu'un quelque chose de ce que vous venez de
m'apprendre?...

--Pas un mot... � personne.

--Combien avons-nous d'hommes au rendez-vous?

--Au moins deux mille.

--En quelles dispositions?

--Ils br�lent d'agir... Ils maudissent nos lenteurs. Ils nous ont
recommand� de vous supplier de vous h�ter.

Lacheneur eut un geste mena�ant.

--En ce cas, fit-il, la partie n'est pas perdue. Attendez ici les gens
que je pr�c�de, et dites-leur simplement que vous �tes envoy�s pour
les presser. Pressez-les surtout. Et comptez sur moi, je r�ponds du
succ�s.

Il dit, et enfon�ant les �perons dans le ventre de son cheval, il
reprit sa course.

Il venait de tromper ces deux hommes. De ressources, il n'en avait
aucune, il ne conservait pas m�me la plus ch�tive esp�rance. C'�tait
un abominable mensonge, mais il avait, en quelque sorte, perdu son
libre arbitre. L'�difice si laborieusement �lev� s'�croulait, il
voulait �tre enseveli sous les ruines. On devait �tre vaincu, il en
�tait s�r, n'importe, on se battrait, il chercherait la mort et il la
trouverait... Et il pensait:

--Pourvu qu'on ne se lasse pas, l�-bas!...

L�-bas, � la Croix-d'Arcy, on l'accusait...

Apr�s le passage des deux officiers � demi-solde, les murmures
s'�taient chang�s en impr�cations.

Ces deux mille paysans, arriv�s successivement au rendez-vous,
s'indignaient de ne pas voir leur chef, celui qui �tait venu les
d�baucher � la charrue pour en faire les soldats de ses rancunes.

--O� est-il? se disaient-ils. Qui sait s'il n'a pas eu peur, au
dernier moment? Peut-�tre se cache-t-il, pendant que nous sommes ici
risquant notre peau et le pain de nos enfants?

Et d�j�, ces terribles �pith�tes: tra�tre, agent provocateur,
circulaient de bouche en bouche, et gonflaient de col�re toutes les
poitrines.

Quelques-uns des conjur�s �taient d'avis de se disperser; mais
d'autres, et c'�taient les plus influents, voulaient au contraire
qu'on march�t sur Montaignac sans Lacheneur, et cela, sur-le-champ,
sans attendre seulement le moment fix� pour l'attaque.

Mais toutes les d�lib�rations furent interrompues par le galop furieux
d'un cheval.

Un cabriolet parut, qui s'arr�ta au milieu du carrefour.

Deux hommes en descendirent: le baron d'Escorval et l'abb� Midon.

Ils avaient pris la traverse et devanc� Lacheneur. Ils respir�rent...
Ils pens�rent qu'ils arrivaient � temps.

H�las! Ici comme l�-bas, sur la lande de la R�che, tous leurs efforts,
leurs supplications et leurs menaces devaient se briser contre la plus
aveugle obstination.

Ils �taient venus avec l'espoir d'arr�ter le mouvement, ils le
pr�cipit�rent.

--Nous sommes trop avanc�s pour reculer, s'�cria un propri�taire des
environs, chef reconnu en l'absence de Lacheneur, si la mort est
devant nous, elle est aussi derri�re nous. Attaquer et vaincre...
telle est notre unique chance de salut. Marchons donc, et � l'instant,
c'est le seul moyen de d�concerter nos ennemis... L�che qui h�site; en
avant!...

Une seule et m�me acclamation lui r�pondit:

--En avant!...

Aussit�t, on tire de son �tui un drapeau tricolore, ce drapeau tant
regrett�, qui rappelait tant de gloire et de si grands malheurs, un
tambour bat la marche, et la colonne enti�re s'�branle aux cris de:
�Vive Napol�on II!�

P�les, les v�tements en d�sordre, la voix bris�e par la fatigue et
l'�motion, M. d'Escorval et l'abb� Midon s'obstinent � suivre les
conjur�s.

Ils voient � quel pr�cipice courent ces pauvres gens, et ils demandent
� Dieu une inspiration pour les arr�ter.

En cinquante minutes, la distance qui s�pare la Croix-d'Arcy de
Montaignac est franchie.

Bient�t on aper�oit la porte de la citadelle, qui est celle que
doivent livrer les officiers � demi-solde.

Il est onze heures et cependant cette porte est ouverte.

Cette circonstance ne prouve-t-elle pas aux conjur�s que leurs amis
de l'int�rieur sont ma�tres de la ville et qu'ils les attendent en
force?...

Ils avancent donc sans d�fiance, si certains du succ�s, que ceux qui
ont des fusils ne prennent seulement pas la peine de les armer.

Seuls, M. d'Escorval et l'abb� Midon pressentent une catastrophe.

Le chef de l'exp�dition est pr�s d'eux; ils le conjurent de ne pas
n�gliger les plus vulgaires pr�cautions; ils le pressent d'envoyer
quelques hommes en reconnaissance, eux-m�mes s'offrent d'y aller, �
condition qu'on attendra leur retour avant d'aller plus loin.

--Si un pi�ge vous est tendu, lui disent-ils, n'y donnez pas t�te
baiss�e.

Mais on les repousse.

D�j� on a d�pass� les ouvrages avanc�s; la t�te de colonne touche au
pont-levis.

L'enthousiasme est devenu du d�lire; c'est � qui le premier p�n�trera
dans la place.

H�las!... � ce moment un coup de pistolet est tir�.

C'est un signal, car aussit�t, de tous c�t�s, �clate une fusillade
terrible.

Trois ou quatre paysans tombent mortellement frapp�s... Tous les
autres s'arr�tent, glac�s de stupeur, cherchant d'o� partent les
coups...

L'ind�cision est affreuse; cependant un chef �nergique �lectriserait
ces paysans, il y a parmi eux d'anciens soldats de Napol�on; la lutte
s'engagerait, �pouvantable, dans l'obscurit�!...

Mais ce n'est pas le cri de �en avant!� qui se fait entendre.

La voix d'un l�che jette le cri des paniques:

--Nous sommes vendus!... Sauve qui peut!...

D�s lors, c'en est fait de l'exp�dition.

La peur, une folle peur, s'empare de tous ces braves gens, et ils
s'enfuient �perdus, balay�s comme des feuilles s�ches par la temp�te.




XXIII


Les stup�fiantes r�v�lations de Chupin, l'id�e que Martial, l'h�ritier
de son nom, conspirait peut-�tre avec des paysans, l'arrestation si
impr�vue d'un des conjur�s de l'int�rieur, toutes ces circonstances
avaient boulevers� le duc de Sairmeuse.

Le sang-froid gouailleur du marquis de Courtomieu rendit � ses
facult�s leur �quilibre.

Retrouvant l'�nergie de sa jeunesse, il courut aux casernes, et moins
d'une demi-heure plus tard, cinq cents fantassins et trois cents
cavaliers des chasseurs de Montaignac �taient sous les armes, la
giberne garnie de cartouches.

Avec ces forces seulement, faire avorter le mouvement sans effusion de
sang n'�tait qu'un jeu. Il suffisait de fermer les portes de la ville.
Ce n'�tait pas avec leurs fusils de chasse et leurs b�tons, que ces
pauvres campagnards pouvaient forcer l'entr�e d'une place de guerre.

Mais tant de mod�ration ne devait pas convenir � un homme d'un
temp�rament violent, tel que M. de Sairmeuse, impatient de lutte et de
bruit, et que stimulait encore l'ambition de montrer son z�le.

Il ordonna donc de laisser ouverte cette porte de la citadelle,
qui devait �tre livr�e, et fit cacher une partie de ses fantassins
derri�re les parapets des ouvrages avanc�s.

Quant � lui, il s'�tablit � une porte d'o�, d�couvrant parfaitement la
route, il pouvait choisir son moment pour donner le signal du feu.

Chose �trange, cependant. Sur quatre cents balles, tir�es de moins de
vingt m�tres, sur une masse de quinze cents hommes, trois seulement
avaient port�.

Plus humains que leur chef, presque tous les soldats avaient d�charg�
leur fusil en l'air.

Mais le duc de Sairmeuse n'avait pas de temps � perdre � ces
consid�rations. Il enfourcha son cheval et, � la t�te de 500 hommes
environ, cavaliers et fantassins, il s'�lan�a sur les traces des
fuyards.

Les paysans avaient plus de vingt minutes d'avance.

Pauvres gens!... Il leur e�t �t� bien facile de d�jouer toutes les
poursuites. Ils n'avaient qu'� se disperser, qu'� �s'�gailler,� comme
autrefois les gars de la Vend�e.

Malheureusement bien peu eurent l'id�e de se jeter isol�ment � travers
champs. Les autres, �perdus, troubl�s, saisis de cet inconcevable
vertige des d�routes, suivaient le grand chemin, comme les moutons
d'un troupeau pris d'�pouvante.

Ils allaient vite n�anmoins, la peur leur donnait des ailes.
N'entendaient-ils pas � chaque moment des coups de fusil tir�s aux
tra�nards!...

Mais il �tait un homme qui, � chacune de ces d�tonations recevait pour
ainsi dire la mort... Lacheneur.

Pench� sur le cou de son cheval, haletant, d�vor� d'angoisses, il
approchait ventre � terre de la Croix-d'Arcy, quand le fracas de la
fusillade de Montaignac arriva jusqu'� lui.

Terrifi�, il arr�ta sa b�te par une saccade si violente, qu'elle
chancela sur ses jarrets.

Il pr�ta l'oreille et attendit... Rien. Nulle d�charge ne r�pondait �
cette d�charge. Il pouvait y avoir eu boucherie, combat, non.

Lacheneur comprit tout; il devina la sanglante �chauffour�e; il vit
tous ces paysans soulev�s � sa voix, mitraill�s � bout portant.

Ah! toutes ces balles, il e�t voulu les avoir dans la poitrine.

De nouveau, il �peronna les flancs de son cheval, et sa course devint
plus furieuse encore.

Il traversa comme le vent le carrefour de la Croix-d'Arcy; il �tait
vide. � l'entr�e d'un des chemins �tait arr�t� le cabriolet qui avait
amen� M. d'Escorval et l'abb� Midon; personne ne s'en �tait inqui�t�.

Enfin, M. Lacheneur aper�ut les fuyards.

Il poussa droit � eux, les chargeant des plus horribles mal�dictions
et les accablant d'injures.

--L�ches!... vocif�rait-il, tra�tres!... Vous fuyez et vous �tes dix
contre un!... O� courez-vous ainsi?... Chez vous? Insens�s! vous
y trouverez les gendarmes qui vous attendent pour vous conduire �
l'�chafaud. Ne vaut-il pas mieux mourir les armes � la main! Allons...
volte-face, suivez-moi! Nous pouvons vaincre encore. Je vous am�ne du
renfort, deux mille hommes me suivent...

Il promettait deux mille hommes, il en e�t promis dix mille, cent
mille... Il e�t promis aussi bien une arm�e et du canon...

Mais e�t-il eu tout cela, � moins d'employer la force, il n'e�t pas
arr�t� la d�route... Il fut entra�n� comme la branche morte par le
torrent.

Au carrefour de la Croix-d'Arcy seulement, � cet endroit d'o� une
heure auparavant ils parlaient pleins de confiance, les gens de
coeur purent se reconna�tre et se compter, pendant que les autres
pr�cipitaient leur course dans toutes les directions...

Une centaine de conjur�s, les plus braves et les plus compromis,
entouraient M. Lacheneur.

Parmi eux �tait l'abb� Midon, sombre, d�sesp�r�. Une pouss�e l'avait
s�par� de M. d'Escorval, et il ne l'avait plus revu. Qu'�tait devenu
le baron? Avait-il �t� pris ou tu�? Avait-il gagn� les champs?

Et le digne pr�tre n'osait s'�loigner, il attendait, heureux en son
malheur d'avoir retrouv� la voiture et d'avoir r�ussi � la d�fendre
contre une douzaine de paysans qui pr�tendaient s'en emparer.

Il �coutait la d�lib�ration de M. Lacheneur et de ses amis.

Devaient-ils tirer chacun de son c�t�? Devaient-ils, en s'obstinant
� une r�sistance d�sesp�r�e, laisser � tous les conjur�s le temps de
gagner leur maison?...

Ils h�sitaient quand enfin arriv�rent au rendez-vous les d�bris de la
colonne confi�e � Maurice et � Chanlouineau.

De cinq cents hommes qui la composaient au d�part de Sairmeuse, quinze
restaient, en comptant les deux officiers � demi-solde.

Marie-Anne marchait au milieu de ce petit groupe.

La voix de Chanlouineau devait mettre fin aux h�sitations.

--Je viens pour me battre, d�clara-t-il, et je vendrai ch�rement ma
vie.

--Battons-nous donc! dirent les autres.

Mais Chanlouineau ne les suivit pas sur le terrain qui fut jug�
le mieux dispos� pour une longue d�fense; il avait tir� Maurice �
l'�cart.

--Vous, monsieur d'Escorval, lui dit-il brusquement, vous allez vous
retirer.

--Moi!... je vais faire mon devoir, comme vous, Chanlouineau...

--Votre devoir, monsieur, est de sauver Marie-Anne, partez,
emmenez-la.

--Je reste!... pronon�a Maurice.

Il allait rejoindre les derniers combattants, Chanlouineau l'arr�ta.

--Vous n'avez pas le droit de vous faire tuer ici, dit-il d'une voix
sourde, votre vie appartient � la femme qui s'est donn�e � vous.

--Malheureux!... qu'osez-vous dire!...

Chanlouineau hocha tristement la t�te.

--� quoi bon nier?... fit-il. Ce qui est arriv� devait arriver... Il
est de ces tentations si grandes, qu'un ange n'y r�sisterait pas... Ce
n'est ni votre faute, ni la sienne... Lacheneur a �t� un mauvais p�re.
Il y a eu un jour... quand j'ai �t� s�r... o� je voulais me tuer ou
vous tuer, je ne savais lequel... Allez, vous n'aurez plus jamais la
mort si pr�s de vous qu'une fois... Je vous ai tenu au bout de mon
fusil � cinq pas... C'est le bon Dieu qui a arr�t� ma main, en me
montrant son d�sespoir... Maintenant que je vais mourir ainsi que
Lacheneur, il faut bien que quelqu'un reste � Marie-Anne... Jurez-moi
que vous l'�pouserez... On vous inqui�tera peut-�tre pour l'affaire de
cette nuit, mais j'ai ici de quoi vous sauver...

Un feu de peloton l'interrompit, les soldats du duc de Sairmeuse
arrivaient...

--Saint bon Dieu!... s'�cria Chanlouineau, et Marie-Anne!

Ils s'�lanc�rent, et Maurice le premier l'aper�ut, debout au milieu du
carrefour, appuy�e sur le cou du cheval de son p�re. Il lui prit le
bras en cherchant � l'entra�ner:

--Venez, lui dit-il, venez!

Mais elle r�sista.

--De gr�ce, fit-elle, laissez-moi...

--Mais tout est perdu, mon amie!

--Oui, tout, je le sais... m�me l'honneur... Et c'est pour cela qu'il
faut que je reste et que je meure, il le faut, je le veux...

Elle se pencha vers Maurice, et d'une voix � peine intelligible, elle
ajouta:

--Il le faut, pour que le d�shonneur ne devienne pas public...

La fusillade �tait d'une violence extraordinaire, ils restaient
debout � l'endroit le plus p�rilleux, ils allaient certainement �tre
atteints, quand Chanlouineau reparut.

Avait-il devin� le secret des r�sistances de Marie-Anne? Peut-�tre.
Toujours est-il que, sans mot dire, il l'enleva comme un enfant entre
ses bras robustes, et la porta jusqu'� la voiture que gardait l'abb�
Midon.

--Montez, monsieur le cur�, commanda-t-il, et retenez Mlle Lacheneur,
bien!... merci. Maintenant, monsieur Maurice, � votre tour.

Mais d�j� les soldats de M. de Sairmeuse �taient ma�tres du carrefour.
Apercevant un groupe, dans l'ombre, ils accoururent.

Alors, l'h�ro�que paysan saisit son fusil par le canon, et le
manoeuvrant comme une massue, il tint l'ennemi en �chec et donna �
Maurice le temps de s'�lancer pr�s de Marie-Anne, de prendre les
guides et de fouetter le cheval qui partit au galop.

Ce que cette lamentable nuit cacha de l�chet�s ou d'h�ro�smes,
d'inutiles cruaut�s ou de magnifiques d�vouements, on ne l'a jamais su
au juste...

Deux minutes apr�s le d�part de Marie-Anne et de Maurice, Chanlouineau
luttait encore, barrant obstin�ment la route.

Il avait en face de lui une douzaine de soldats au moins... n'importe.
Vingt coups de fusil lui avaient �t� tir�s, pas une balle ne l'avait
touch�; on l'e�t dit invuln�rable.

--Rends-toi!... lui criaient les soldats, �mus de tant de bravoure,
rends-toi!...

--Jamais! jamais!...

Il �tait effrayant, il trouvait au service de son courage une vigueur
et une agilit� surhumaines. Malheur � qui se trouvait � port�e de ses
terribles moulinets.

C'est alors qu'un soldat, confiant son arme � un camarade, se jeta
� plat ventre et rampant dans l'ombre alla saisir aux jambes, par
derri�re, ce h�ros obscur.

Il chancela comme un ch�ne sous la hache, se d�battit furieusement et
enfin, perdant plante, tomba en criant d'une voix formidable:

--� moi!... les amis, � moi!...

Nul ne r�pondit � son appel.

� l'autre extr�mit� du carrefour, les conjur�s, apr�s une lutte
d�sesp�r�e, combat d'hommes qui ont fait la sacrifice de leur vie, les
conjur�s c�daient...

Le gros de l'infanterie du duc de Sairmeuse accourait.

On entendait les tambours battant la charge, on apercevait les armes
brillant dans la nuit.

Lacheneur, qui �tait rest� � la m�me place, immobile sous les balles,
sentit que ses derniers compagnons allaient �tre �cras�s.

En ce moment supr�me, le pass� lui apparut fulgurant et rapide comme
l'�clair. Il se vit et se jugea. La haine l'avait conduit au crime. Il
se fit horreur, pour les hontes qu'il avait impos�es � sa fille. Il se
maudit pour les mensonges dont il avait abus� tous ces braves gens qui
se faisaient tuer...

C'�tait assez de sang comme cela, ceux qui restaient, il fallait les
sauver.

--Cessez le feu!... mes amis, commanda-t-il, retirez-vous...

On lui ob�it... et il put voir comme des ombres qui s'�parpillaient
dans toutes les directions.

Il pouvait fuir aussi, lui, ne montait-il pas un vaillant cheval qui
l'emporterait vite loin de l'ennemi!...

Mais il s'�tait jur� qu'il ne survivrait pas au d�sastre; d�chir�
de remords, d�sesp�r�, fou de douleur et de rage impuissante, il ne
voyait d'autre refuge que la mort...

Il e�t pu l'attendre, elle approchait; il aima mieux courir au-devant
d'elle. Il rassembla son cheval, l'enleva de la bride et des �perons
et le lan�a sur les soldats du duc de Sairmeuse.

Le choc fut rude, les rangs s'ouvrirent, et il y eut un instant de
m�l�e furieuse...

Mais bient�t le cheval de Lacheneur, le poitrail ouvert par les
ba�onnettes, se cabra; il battit l'air de ses sabots, puis ses jarrets
pli�rent, et il se renversa, entra�nant son cavalier...

Et les soldats pass�rent, ne pouvant se douter que sous le cadavre du
cheval le ma�tre se d�battait sans blessures.

Il �tait une heure et demie du matin... le carrefour �tait d�sert.

Rien ne troublait le silence que les g�missements de quelques bless�s
appelant leurs compagnons et implorant des secours...

Les secours ne devaient pas venir encore.

Avant de penser aux bless�s, M. de Sairmeuse songeait � tirer parti
des �v�nements pour sa fortune politique.

Maintenant que le soul�vement �tait comprim�, il importait de
l'exag�rer, les r�compenses devant �tre proportionn�es � l'importance
du service rendu.

On avait ramass�, il le savait, un certain nombre de conjur�s, quinze
ou vingt; mais ce n'�tait pas assez pour l'�clat qu'il d�sirait, il
voulait plus d'accus�s que cela � jeter � la Cour pr�v�tale ou � une
commission militaire.

Il divisa donc ses troupes en plusieurs d�tachements qu'il lan�a de
tous c�t�s, avec l'ordre d'explorer les villages, de fouiller les
maisons isol�es, et d'arr�ter tous les gens suspects...

Sa t�che, apr�s cela, �tait termin�e sur ce terrain, il recommanda une
fois encore la plus implacable s�v�rit�, et reprit au grand trot la
route de Montaignac.

Il �tait ravi, assur�ment il b�nissait, comme M. de Courtomieu, ces
honn�tes et na�fs conspirateurs; mais une crainte, qu'il s'effor�ait
vainement d'�carter, empoisonnait en satisfaction.

Son fils, le marquis de Sairmeuse, faisait-il, oui ou non, partie du
complot?

Il ne pouvait, il ne voulait pas le croire, et cependant le souvenir
de l'assurance de Chupin le troublait.

D'un autre c�t�, qu'�tait donc devenu Martial?... Le domestique
exp�di� pour le pr�venir l'avait-il rencontr�?... S'�tait-il mis
en route?... Par o�?... Peut-�tre �tait-il tomb� aux mains des
paysans?...

C'est dire le tressaillement de joie de M. de Sairmeuse, quand
rentrant chez lui apr�s une entrevue avec M. de Courtomieu, on lui
apprit que Martial �tait arriv� depuis un quart d'heure.

--M. le marquis est mont� pr�cipitamment � sa chambre en descendant de
cheval, ajouta le domestique.

--C'est bien!... fit le duc, je l'y rejoins.

Tout haut, devant ses gens, il disait: �C'est bien!� mais il se disait
tout bas:

--Ceci, � la fin, frise l'impertinence! Quoi, je suis � cheval, en
train de faire le coup de fusil, et monsieur mon fils se met au lit
tranquillement, sans seulement s'informer de moi!...

Il �tait arriv� � la chambre de son fils, mais la porte �tait ferm� en
dedans. Il frappa.

--Qui est-l�? demanda Martial.

--Moi! ouvrez!

Martial retira le verrou. M. de Sairmeuse entra, et ce qu'il vit le
fit fr�mir.

Sur la table �tait une cuvette de sang, et Martial, le torse nu,
lavait une large blessure qu'il avait un peu au-dessus du sein droit.

--Vous vous �tes battu!... exclama le duc d'une voix �trangl�e.

--Oui!...

--Ah!... vous en �tiez donc!...

--J'en �tais!... de quoi?

--De la conjuration de ces mis�rables paysans qui dans leur folie
parricide ont os� r�ver le renversement du meilleur des princes!...

Le visage de Martial trahit successivement une profonde surprise et la
plus violente envie de rire.

--Je pense que vous plaisantez, monsieur, dit-il.

L'air et l'accent du jeune homme rassur�rent un peu le duc, sans
toutefois dissiper enti�rement ses soup�ons.

--C'est donc ces vils coquins qui vous ont attaqu�!... s'�cria-t-il.

--Du tout!... J'ai simplement �t� oblig� d'accepter un duel.

--Avec qui?... Nommez-moi le sc�l�rat qui a os� vous provoquer.

Une fugitive rougeur colora les joues de Martial, mais c'est du ton
l�ger qui lui �tait habituel qu'il r�pondit:

--Ma foi non, je ne vous le nommerai pas. Vous l'inqui�teriez
peut-�tre, et je lui dois de la reconnaissance � ce gar�on... C'�tait
sur la grande route, il pouvait m'assassiner sans c�r�monie, et il m'a
offert un combat loyal... Il est d'ailleurs bless� plus gri�vement que
moi...

Tous les doutes de M. de Sairmeuse lui revinrent.

--Si c'est ainsi, dit-il, pourquoi, au lieu d'appeler un m�decin, vous
enfermer pour soigner cette blessure?...

--Parce qu'elle est insignifiante et que je veux tenir cette blessure
secr�te.

Le duc hochait la t�te.

--Tout cela n'est gu�re plausible, pronon�a-t-il, surtout apr�s les
assurances qui m'ont �t� donn�es de votre complicit�.

Le jeune homme haussa les �paules de la fa�on la moins r�v�rencieuse.

--Ah!... dit-il, et par qui? Par votre espion en chef, sans doute, ce
dr�le de Chupin. Il m'�tonne, monsieur, qu'entre la parole de votre
fils et les rapports de ce chenapan, vous h�sitiez une seconde.

--Ne dites point de mal de Chupin, marquis, c'est un homme pr�cieux...
Sans lui nous eussions �t� surpris. C'est par lui que j'ai connu le
vaste complot ourdi par Lacheneur...

--Quoi! c'est Lacheneur...

--... Qui �tait � la t�te du mouvement?... oui, marquis. Ah! votre
perspicacit� a �t� outrageusement mystifi�e. Quoi! vous �tes toujours
fourr� dans cette maison et vous ne vous doutez de rien!... Le p�re de
votre ma�tresse conspire, elle conspire elle-m�me, et vous n'y voyez
que du feu!... Et je vous destinais � la diplomatie!... Mais il y a
mieux. Vous savez � quoi ont �t� employ�s les fonds que vous avez
si magnifiquement donn�s � ces gens-l�? Ils ont servi � acheter des
fusils, de la poudre et des balles � notre intention...

Le duc goguenardait � l'aise, maintenant. Il �tait tout � fait rassur�
d�sormais, et il cherchait � piquer son fils.

Tentative vaine. Martial reconnaissait bien qu'il avait �t� jou�, mais
il ne songeait pas � s'en indigner.

--Si Lacheneur �tait pris, pensait-il, s'il �tait condamn� � mort, et
si je le sauvais, Marie-Anne n'aurait rien � me refuser...




XXIV


Ayant p�n�tr� le myst�re des continuelles absences de Maurice, le
baron d'Escorval avait su dissimuler � sa femme son chagrin et ses
craintes.

C'�tait la premi�re fois qu'il avait un secret pour cette fid�le et
vaillante compagne de son existence.

C'est sans la pr�venir qu'il alla prier l'abb� Midon de le suivre � la
R�che, chez M. Lacheneur.

Il se cacha d'elle pour courir � la Croix-d'Arcy.

Ce silence explique l'�tonnement de Mme d'Escorval quand, l'heure du
d�ner venue, elle ne vit para�tre ni son mari ni son fils.

Maurice, quelquefois, �tait en retard; mais le baron, comme tous les
grands travailleurs, �tait l'exactitude m�me. Qu'�tait-il donc arriv�
d'extraordinaire?...

Sa surprise devint inqui�tude quand on lui apprit que son mari
venait de partir avec l'abb� Midon. Ils avaient attel� eux-m�mes,
pr�cipitamment, sans mot dire, et au lieu de faire sortir la voiture
par la cour, comme d'habitude, ils avaient pass� par la porte de
derri�re de la remise qui donnait sur le chemin.

Qu'est-ce que cela voulait dire?... Pourquoi ces �tranges
pr�cautions?...

Mme d'Escorval attendit, toute frissonnante de pressentiments
inexpliqu�s!...

Les domestiques partageaient ses transes. Juste et d'un caract�re
toujours �gal, le baron �tait ador� de ses gens; tous se fussent mis
au feu pour lui.

Aussi, vers dix heures, s'empress�rent-ils de conduire � leur
ma�tresse un paysan qui revenait de Sairmeuse et qui semait partout la
nouvelle du mouvement.

Cet homme, qui �tait un peu en ribote, racontait des choses �tranges.

Il assurait que toute la campagne, � dix lieues � la ronde, avait
pris les armes, et que M. le baron d'Escorval �tait � la t�te du
soul�vement.

Lui-m�me se f�t joint volontiers aux conjur�s, s'il n'e�t eu une vache
pr�s de v�ler...

Il ne doutait pas du succ�s, affirmant que Napol�on II, Marie-Louise
et tous les mar�chaux de l'Empire �taient cach�s � Montaignac...

H�las! il faut bien l'avouer, Lacheneur ne reculait pas devant des
mensonges plus grossiers encore, d�s qu'il s'agissait de gagner des
complices � sa cause.

Mme d'Escorval ne devait pas s'arr�ter � ces fables ridicules, mais
elle put croire, elle crut que le baron �tait en effet le chef de ce
vaste complot.

Ce qui e�t absolument constern� tant de femmes � sa place, la
rassurait.

Elle avait en son mari une foi enti�re, absolue, indiscut�e. Elle
le voyait bien sup�rieur � tous les autres hommes, impeccable,
infaillible pour ainsi dire. Du moment o� il disait �cela est,� elle
croyait.

Donc, si son mari avait organis� une conspiration, c'�tait bien. S'il
s'�tait aventur�, c'est qu'il esp�rait r�ussir. Donc, elle �tait s�re
du succ�s.

Impatiente cependant de conna�tre les r�sultats, elle exp�dia le
jardinier � Sairmeuse, avec ordre de s'informer adroitement et
d'accourir d�s qu'il aurait recueilli quelque chose de positif.

Il revint sur le coup de deux heures, bl�me, effar�, tout en larmes.

Le d�sastre �tait d�j� connu et on le lui avait racont� avec les plus
�pouvantables exag�rations. On lui avait dit que des centaines et des
milliers d'hommes avaient �t� tu�s et que toute une arm�e se r�pandait
dans la campagne, massacrant tout...

Pendant qu'il parlait, Mme d'Escorval se sentait devenir folle.

Elle voyait, oui, positivement elle voyait son fils et son mari
morts... pis encore: mortellement bless�s et agonisant sur le grand
chemin... ils �taient �tendus sur le dos, les bras en croix, livides,
sanglants, les yeux d�mesur�ment ouverts, r�lant, demandant de
l'eau... une goutte d'eau...

--Je veux les voir!... s'�cria-t-elle avec l'accent du plus affreux
�garement... J'irai sur le champ de bataille, et je chercherai parmi
les morts, jusqu'� ce que je les trouve... Allumez des torches, mes
amis, et venez avec moi... car vous m'aiderez, n'est-ce pas?... Vous
les aimiez, eux si bons!... Vous ne voudriez pas laisser leurs corps
sans s�pulture!... Oh! les mis�rables!... les mis�rables, qui me les
ont tu�s...

Les domestiques s'�taient empress�s d'ob�ir, quand retentit sur
la route le galop saccad� et convulsif d'un cheval surmen�, et le
roulement d'une voiture.

--Les voil�!... s'�cria le jardinier, les voil�!...

Mme d'Escorval, suivie de ses gens, se pr�cipita dehors juste assez �
temps pour voir un cabriolet entrer dans la cour, et le cheval fourbu,
rendu, �puis�, manquer des quatre fers et s'abattre.

D�j� l'abb� Midon et Maurice avaient saut� � terre, et ils
soulevaient, ils attiraient un corps inanim�, �tendu en travers, sur
les coussins...

L'�nergie si grande de Marie-Anne n'avait pu r�sister � tant de chocs
successifs; la derni�re sc�ne l'avait bris�e. Une fois en voiture,
tout danger imm�diat ayant disparu, l'exaltation d�sesp�r�e qui la
soutenait tombant, elle s'�tait trouv�e mal, et tous les efforts de
Maurice et du pr�tre pour la ranimer �taient demeur�s inutiles.

Mais Mme d'Escorval ne pouvait reconna�tre Mlle Lacheneur sous ses
v�tements masculins...

Elle vit seulement que ce n'�tait pas son mari qui �tait l�, et elle
sentit comme un frisson mortel qui lui montait des pieds jusqu'au
coeur...

--Ton p�re!... Maurice, dit-elle d'une voix �touff�e, et ton p�re!...

L'impression fut terrible.

Jusqu'� ce moment, Maurice et le cur� de Sairmeuse s'�taient berc�s de
cet espoir que M. d'Escorval serait rentr� avant eux...

Maurice chancela � ce point qu'il faillit laisser �chapper son
pr�cieux fardeau. L'abb� s'en aper�ut, et sur un signe de lui, deux
domestiques soulev�rent doucement Marie-Anne et l'emport�rent...

Alors il s'avan�a vers Mme d'Escorval.

--Monsieur le baron ne saurait tarder � arriver, madame, dit-il � tout
hasard, il a d� fuir des premiers...

Ah! Maurice, sur la lande, avait bien jug� sa m�re... Sur ce mot, elle
se redressa.

--Le baron d'Escorval ne peut avoir fui, interrompit-elle... Un
g�n�ral ne d�serte pas en face de l'ennemi... Si la d�route se met
parmi ses soldats, il se jette au-devant d'eux, il les ram�ne au
combat o� il se fait tuer...

--Ma m�re! balbutia Maurice, ma m�re!...

--Oh!... ne cherchez pas � m'abuser!... Mon mari �tait le chef du
complot... les conjur�s battus et dispers�s se sauvent l�chement...
Dieu ait piti� de moi!... mon mari est mort!

Si perspicace que f�t l'abb�, il ne pouvait comprendre, il pensa que
la douleur �garait la raison de cette femme si �prouv�e...

--Eh! madame! s'�cria-t-il, M. le baron n'�tait pour rien dans ce
mouvement, bien loin de l�...

Il s'arr�ta; ceci se passait dans une cour ferm�e seulement par une
grille, � la lueur des flambeaux allum�s par les gens; de la route on
pouvait voir... il comprit l'imprudence.

--Venez, madame, fit-il en entra�nant la baronne vers la maison, et
vous aussi, Maurice, venez!...

C'est avec la docilit� passive et muette des grandes douleurs que Mme
d'Escorval suivit le cur� de Sairmeuse...

Son corps seul agissait, machinalement; son �me et sa pens�e
s'envolaient � travers les espaces, vers l'homme qui avait �t� tout
pour elle et dont l'�me et la pens�e, sans doute, l'appelaient du fond
de l'ab�me o� il avait roul�...

Mais quand elle e�t pass� le seuil du salon, elle tressaillit et
quitta le bras du pr�tre, brusquement ramen�e au sentiment de la
r�alit� pr�sente...

Elle venait d'apercevoir Marie-Anne sur le canap� o� les domestiques
l'avaient d�pos�e.

--Mlle Lacheneur!... balbutia-t-elle, ici, sous ce costume...
morte!...

On devait la croire morte, en effet, la pauvre enfant, � la voir
ainsi roide et glac�e, livide, comme si on lui e�t tir� des veines
la derni�re goutte de sang. Son visage si beau avait l'immobilit�
du marbre, ses l�vres blanches s'entr'ouvraient sur ses dents
convulsivement serr�es et un large cercle, d'un bleu intense, cernait
ses paupi�res ferm�es.

Ses longs cheveux noirs, qu'elle avait roul�s pour les glisser sous
son chapeau de paysan, s'�taient d�tach�s, ils s'�parpillaient
opulents et splendides sur ses �paules et tra�naient jusqu'� terre...

--Ce n'est qu'une syncope sans gravit�, d�clara l'abb� Midon, apr�s
avoir examin� Marie-Anne, elle ne tardera pas � reprendre ses sens...

Et aussit�t, rapidement et clairement, il indiqua ce qu'il y avait �
faire, aux femmes de la baronne, aussi �perdues que leur ma�tresse.

Mme d'Escorval regardait la pupille dilat�e par la terreur, elle
paraissait douter de sa raison, et incessamment elle passait la main
sur son front mouill� d'une sueur froide...

--Quelle nuit! murmurait-elle, quelle nuit!...

--Il faut vous remettre, madame, pronon�a le pr�tre d'un accent �mu
mais ferme; la religion, le devoir vous d�fendent de vous abandonner
ainsi!... �pouse, o� donc est votre �nergie!... Chr�tienne, qu'est
devenue votre confiance en Dieu, juste et bon!...

--Oh!... j'ai du courage, monsieur, b�gayait l'infortun�e, j'ai du
courage!...

L'abb� Midon la conduisit � un fauteuil o� il la for�a de s'asseoir,
pendant que les femmes de chambre s'empressaient autour de Marie-Anne,
et d'un ton plus doux il reprit:

--Pourquoi d�sesp�rer, d'ailleurs, madame?... Votre fils est pr�s de
vous, en s�ret�... Votre mari ne saurait �tre compromis, il n'a rien
fait que je n'aie fait moi-m�me...

Et en peu de mots, avec une rare pr�cision, il expliqua le r�le du
baron et le sien pendant cette funeste soir�e.

Mais ce r�cit, loin de rassurer la baronne, semblait augmenter son
�pouvante.

--Je vous entends, monsieur le cur�, interrompit-elle, et je vous
crois... Mais je sais aussi que tous les gens de la campagne sont
persuad�s que mon mari commande les paysans soulev�s, ils le croient
et ils le disent...

--Eh bien?

--S'il a �t� fait prisonnier, comme vous me le donnez � entendre,
il sera traduit devant la Cour pr�v�tale... N'�tait il pas l'ami de
l'empereur. C'est un crime cela, vous le savez bien! Il sera jug� et
condamn� � mort...

--Non, madame, non!... ne suis-je pas l�? Je me pr�senterai devant le
tribunal, et je dirai: �Me voici, j'ai vu, _adsum qui vidi_.�

--Et ils vous arr�teront vous aussi, monsieur l'abb�, parce que vous
n'�tes pas un pr�tre selon le coeur de ces hommes cruels; ils vous
jetteront en prison, et ils vous enverront � l'�chafaud!...

Depuis un moment, Maurice �coutait, p�le, an�anti, pr�s de tomber...

Sur ces derniers mots, il s'affaissa par terre, sur le tapis, �
genoux, cachant son visage entre ses mains...

--Ah!... j'ai tu� mon p�re!... s'�cria-t-il...

--Malheureux enfant!... Que dis-tu!...

Le pr�tre lui faisait signe de se taire, il ne le vit pas et
poursuivit:

--Mon p�re ignorait jusqu'� l'existence de cette conspiration, dont
M. Lacheneur �tait l'�me, mais je la connaissais, moi!... Je voulais
qu'elle r�uss�t, parce que de son succ�s d�pendait le bonheur de ma
vie... Et alors, mis�rable que je suis, quand il s'agissait d'attirer
dans nos rangs quelque complice timide et ind�cis, j'invoquais ce nom
respect� et aim� d'Escorval... Ah! j'�tais fou!... j'�tais fou!...

Il eut un geste d�sesp�r�, et, avec une expression d�chirante, il
ajouta:

--Et en ce moment encore, je n'ai pas le courage de maudire ma
folie!... Oh! ma m�re, ma m�re; si tu savais!...

Les sanglots lui coup�rent la parole, et alors on put entendre comme
un faible g�missement...

Marie-Anne revenait � elle. D�j� elle s'�tait � demi redress�e sur le
canap�, et elle consid�rait cette sc�ne navrante d'un air de profonde
stupeur, comme si elle n'y e�t rien compris.

D'un geste doux et lent, elle �cartait ses cheveux de son front, et
elle clignait des yeux, �blouie par l'�clat des bougies...

Elle voulait parler, interroger, elle s'effor�ait de rassembler ses
id�es, elle cherchait des mots pour les traduire... L'abb� Midon lui
commanda le silence.

Seul, au milieu de tous ces malheureux affol�s, le pr�tre conservait
son sang-froid et la lucidit� de son intelligence.

�clair� par le t�moignage de Mme d'Escorval et les aveux de Maurice,
il comprenait tout et discernait nettement l'effroyable danger dont
�taient menac�s le baron et son fils.

Comment conjurer ce danger?... Qu'imaginer, que faire?...

Il n'y avait ni � s'expliquer ni � r�fl�chir; avec chaque minute
s'envolait une chance de salut... Il s'agissait de prendre un parti
sur-le-champ et d'agir.

L'abb� Midon eut ce courage. Il courut � la porte du salon et appela
les gens group�s dans l'escalier.

Quand ils furent tous r�unis autour de lui:

--�coutez-moi bien, leur dit-il de cette voix imp�rieuse et br�ve que
donne la certitude du p�ril prochain, et souvenez-vous que de votre
discr�tion d�pend peut-�tre la vie de vos ma�tres. On peut compter sur
vous, n'est-ce pas?

Toutes les mains se lev�rent comme pour pr�ter serment.

--Avant une heure, continua le pr�tre, les soldats lanc�s sur les
traces des fuyards seront ici. Pas un mot de ce qui s'est pass� ce
soir ne doit �tre prononc�. Pour tout le monde, je dois �tre parti
avec M. le baron et revenu seul. Nul de vous ne doit avoir vu Mlle
Lacheneur... Nous allons lui chercher une cachette... Rappelez-vous,
mes amis, que le seul soup�on de sa pr�sence ici perdrait tout... Si
les soldats vous interrogent, efforcez-vous de leur persuader que M.
Maurice n'est pas sorti ce soir...

Il s'arr�ta, chercha s'il n'oubliait rien de ce que pouvait sugg�rer
la prudence humaine, et ajouta:

--Un mot encore: Nous voir tous debout � l'heure qu'il est, para�tra
suspect... C'est ce que je souhaite... Nous all�guerons, pour nous
justifier, l'inqui�tude o� nous mettent l'absence de M. le baron et
aussi une indisposition tr�s-grave de Mme la baronne... car Mme
la baronne va se coucher; elle �vitera ainsi un interrogatoire
possible... Et vous, Maurice, courez changer de v�tements... et
surtout, lavez-vous bien les mains, et r�pandez ensuite quelque parfum
dessus...

Chacun sentait si bien l'imminence d'une catastrophe, qu'en moins de
rien tout fut dispos� comme l'avait ordonn� l'abb� Midon.

Marie-Anne, bien qu'elle f�t loin d'�tre remise, fut conduite � une
petite logette sous les combles; Mme d'Escorval se retira dans sa
chambre et les domestiques regagn�rent l'office...

Maurice et l'abb� Midon rest�rent seuls au salon, silencieux,
oppress�s...

La figure si calme du cur� de Sairmeuse trahissait d'affreuses
anxi�t�s. Maintenant, oui, il croyait M. d'Escorval prisonnier, et
toutes ses pr�cautions n'avaient qu'un but, �carter de Maurice tout
soup�on de complicit�... c'�tait, pensait-il, le seul moyen qu'il y
e�t de sauver le baron. Ses combinaisons r�ussiraient-elles?...

Un violent coup de cloche � la grille l'interrompit...

On entendit les pas du jardinier qui allait ouvrir, le grincement de
la grille, puis le pi�tinement d'une compagnie de soldats dans la
cour.

Une voix forte commanda:

--Halte!... Reposez vos armes...

Le pr�tre regarda Maurice, et il vit qu'il p�lissait comme s'il allait
mourir.

--Du calme!... lui dit-il, ne vous troublez pas... Gardez votre
sang-froid... Et n'oubliez pas mes instructions!...

--Ils peuvent venir, r�pondit Maurice, j'ai du courage!...

La porte du salon s'ouvrit, si brutalement pouss�e, que les deux
battants c�d�rent � la fois comme sous un coup d'�paule.

Un jeune homme entra, qui portait l'uniforme de capitaine des
grenadiers de la l�gion de Montaignac.

Il paraissait vingt-cinq ans � peine; il �tait grand, mince, blond,
avec des yeux bleus et de petites moustaches effil�es. Toute sa
personne trahissait des recherches d'�l�gance exag�r�es jusqu'au
ridicule.

Sa physionomie, d'ordinaire, ne devait respirer que la satisfaction de
soi, mais elle avait en ce moment une expression farouche.

Derri�re lui, dans l'ombre du palier, on voyait �tinceler les armes de
plusieurs soldats.

Il promena autour du salon un regard d�fiant, puis d'une voix rude:

--Le ma�tre de la maison? demanda-t-il.

--M. le baron d'Escorval, mon p�re, est absent, r�pondit Maurice.

--O� est-il?

L'abb� Midon, rest� assis jusqu'alors se leva.

--Au bruit du d�sastreux soul�vement de ce soir, r�pondit-il, M. le
baron et moi nous sommes rendus pr�s des paysans pour les adjurer
de renoncer � une tentative insens�e... Ils n'ont pas voulu nous
entendre. La d�route venue, j'ai �t� s�par� de M. d'Escorval, je suis
revenu seul ici, tr�s-inquiet, et je l'attends...

Le capitaine tortillait sa moustache de l'air le plus goguenard.

--Pas mal imagin�!... fit-il. Seulement, je ne crois pas un mot de
cette bourde.

Une flamme aussit�t �teinte brilla dans l'oeil du pr�tre, ses l�vres
trembl�rent... mais il se tut.

--Mais, au fait, reprit l'officier, qui �tes-vous?

--Je suis le cur� de Sairmeuse.

--Eh bien!... les cur�s honn�tes doivent �tre couch�s � l'heure qu'il
est... Ah! vous allez courir la pr�tentaine, la nuit, avec les
paysans r�volt�s... Je ne sais, en v�rit�, ce qui me retient de vous
arr�ter...

Ce qui le retenait, c'�tait la robe du pr�tre, toute-puissante sous la
Restauration. Avec Maurice, il �tait plus � son aise.

--Combien y a-t-il de ma�tres ici? demanda-t-il.

--Trois. Mon p�re, ma m�re, malade en ce moment, et moi.

--Et de domestiques?

--Sept, quatre hommes et trois femmes.

--Vous n'avez re�u ni cach� personne, ce soir?

--Personne.

--C'est ce qu'on va v�rifier, dit le capitaine.

Et se tournant vers la porte:

--Caporal Bavois!... appela-t-il.

C'�tait un de ces vieux qui pendant quinze ans avaient suivi
l'Empereur � travers l'Europe. Celui-ci �tait plus sec que la pierre
de son fusil. Deux petits yeux gris terribles �clairaient sa face
tann�e, coup�e en deux par un grand diable de nez tr�s-mince, qui se
recourbait en crochet sur ses grosses moustaches en broussaille.

--Bavois, commanda l'officier, vous allez prendre une demi-douzaine
d'hommes et me fouiller cette maison du haut en bas... Vous �tes un
vieux lapin qui connaissez le tour; s'il y a une cachette, vous la
d�couvrirez, si quelqu'un y est cach�, vous me l'am�nerez... Demi-tour
et ne tra�nons pas!

Le caporal, sorti, le capitaine reprit ses questions.

--� nous deux, maintenant, dit-il � Maurice; qu'avez-vous fait ce
soir?

Le jeune homme eut une seconde d'h�sitation; mais c'est avec une
insouciance bien jou�e qu'il r�pondit:

--Je n'ai pas mis le nez dehors.

--Hum! c'est ce qu'il faudrait prouver. Voyons les mains?...

Le ton de ce joli soldat, qui affectait des airs de soudard, �tait
si offensant, que Maurice sentait monter � son front des bouff�es de
col�re. Heureusement, un coup d'oeil de l'abb� Midon lui commanda le
calme.

Il tendit les mains et le capitaine les examina minutieusement, les
tourna et les retourna, et finalement les flaira.

--Allons!... fit-il, ces mains sont trop blanches et sentent trop bon
la pommade pour avoir tir� des coups de fusil.

Il �tait clair qu'il s'�tonnait que le fils e�t eu le courage de
rester au coin du feu pendant que le p�re conduisait les paysans � la
bataille.

--Autre chose, fit-il, vous devez avoir des armes, ici?

--Oui, des armes de chasse.

--O� sont-elles?

--Dans une petite pi�ce du rez-de-chauss�e.

--Il faut m'y conduire.

On l'y mena, et en reconnaissant que pas un des fusils doubles n'avait
fait feu depuis plusieurs jours, il sembla fort contrari�.

Il parut furieux, quand le caporal vint lui dire qu'ayant furet�
partout, il n'avait rien rencontr� de suspect.

--Qu'on fasse venir les gens, ordonna-t-il.

Mais tous les domestiques ne firent que r�p�ter fid�lement la le�on de
l'abb�.

Le capitaine comprit que s'il y avait quelque chose, comme il le
soup�onnait, il ne le saurait pas.

Il se leva donc, en jurant que si on le trompait, on le payerait cher,
et de nouveau il appela Bavois.

--Il faut que je continue ma tourn�e, lui dit-il, mais vous, caporal,
vous allez rester ici avec deux hommes... Vous aurez � rendre compte
de tout ce que vous verrez et entendrez... Si M. d'Escorval revient,
empoignez-le-moi et ne le l�chez pas... et ouvrez l'oeil, et le
bon!...

Il ajouta encore diverses instructions � voix basse, puis il se
retira, sans saluer, comme il �tait entr�.

Le bruit des pas de la troupe ne tarda pas � se perdre dans la nuit,
et alors le caporal laissa �chapper un effroyable juron.

--Hein! dit-il � ses hommes, vous l'avez entendu, ce cadet-l�!...
�coutez, surveillez, arr�tez, venez au rapport sans armes... Nom d'un
tonnerre! il nous prend donc pour des mouchards!... Ah! si �l'autre�
voyait ce qu'on fait de ses anciens!...

Les deux soldats r�pondirent par un grognement sourd.

--Quant � vous, poursuivit le vieux troupier en s'adressant � Maurice
et � l'abb� Midon, moi, Bavois, caporal de grenadiers, je vous
d�clare, tant en mon nom qu'au nom de mes deux hommes, que vous �tes
libres comme l'oiseau et que nous n'arr�terons personne... M�me,
s'il fallait un coup de main pour tirer du p�trin le p�re du jeune
bourgeois, nous sommes des bons. Il croit, le joli coco qui nous
commande, que nous nous sommes battus ce soir... Va-t-en voir s'ils
viennent!... Regardez la platine de mon fusil... je n'ai pas br�l� une
amorce. Quant aux camarades, ils retiraient le pruneau de la cartouche
avant de la couler dans le canon.

Cet homme, assur�ment, devait �tre sinc�re, mais il pouvait ne l'�tre
pas.

--Nous n'avons rien � cacher, r�pondit le circonspect abb� Midon.

Le vieux caporal cligna de l'oeil d'un air d'intelligence.

--Connu!... fit-il, vous vous d�fiez de moi. Vous avez tort, et je
vais vous le prouver, parce que, voyez-vous, s'il est ais� de faire le
poil � ce blanc-bec qui sort d'ici, il est un peu plus difficile de
raser le caporal Bavois. Ah!... c'est comme cela. Il ne fallait pas
laisser tra�ner dans la cour un fusil qui n'a certes pas �t� charg�
pour tirer des merles.

Le cur� et Maurice �chang�rent un regard de stupeur. Maurice,
maintenant, se rappelait qu'en sautant du cabriolet pour soutenir
Marie-Anne, il avait pos� son fusil contre le mur. Il avait �chapp�
aux regards des domestiques...

--Secondement, poursuivit Bavois, il y a quelqu'un de cach� l�-haut...
j'ai l'oreille fine! Troisi�mement je me suis arrang� pour que
personne n'entr�t dans la chambre de la dame malade.

Maurice n'y tint plus: il tendit la main au caporal, et d'une voix
�mue:

--Vous �tes un brave homme!... dit-il.

Quelques instants plus tard, Maurice, l'abb� Midon et Mme d'Escorval,
r�unis de nouveau au salon, d�lib�raient sur les mesures de salut
qu'il y avait � prendre, quand Marie-Anne qu'on �tait all� pr�venir
parut.

Tant bien que mal elle avait r�par� le d�sordre de son costume. Elle
�tait affreusement p�le encore, mais sa d�marche �tait ferme.

--Je vais me retirer, madame, dit-elle � la baronne. Ma�tresse de
moi-m�me, je n'eusse pas accept� une hospitalit� qui pouvait attirer
tant de malheurs sur votre maison... H�las!... il ne vous en co�te
d�j� que trop de larmes et trop de deuils, de m'avoir connue...
Comprenez-vous, maintenant, pourquoi je voulais vous fuir?... Un
pressentiment me disait que ma famille serait fatale � la v�tre...

--Malheureuse enfant!... s'�cria Mme d'Escorval, o� voulez-vous
aller!...

Marie-Anne leva ses beaux yeux vers le ciel, o� elle pla�ait toutes
ses esp�rances.

--Je l'ignore, madame, r�pondit-elle; mais le devoir commande... Je
dois savoir ce que sont devenus mon p�re et mon fr�re et partager leur
sort...

--Quoi!... s'�cria Maurice, toujours cette pens�e de mort!... Vous
savez bien, cependant, que vous n'avez plus le droit de disposer de
votre vie!...

Il s'arr�ta, il avait failli laisser �chapper un secret qui n'�tait
pas le sien... Mais une inspiration lui venant, il se jeta aux pieds
de Mme d'Escorval:

--� ma m�re, lui dit-il, m�re ch�rie, la laisserons-nous
s'�loigner?... Je puis p�rir en essayant de sauver mon p�re... Elle
serait ta fille alors, elle que j'ai tant aim�e, tu reporterais sur
elle tes tendresses divines...

Marie-Anne resta.




XXV


Le secret que les approches de la mort avaient arrach� � Marie-Anne
au fort de la fusillade de la Croix-d'Arcy, Mme d'Escorval l'ignorait
quand elle joignait sa voix aux pri�res de son fils pour retenir la
malheureuse jeune fille.

Mais cette circonstance n'inqui�tait pas Maurice.

Sa foi en sa m�re �tait absolue, compl�te; il �tait s�r qu'elle
pardonnerait quand elle apprendrait la v�rit�.

Les femmes aimantes, chastes �pouses et m�res sans reproche, gardent
au fond du coeur des tr�sors d'indulgence pour les entra�nements de la
passion.

Elles peuvent m�priser et braver les pr�jug�s hypocrites, celles dont
la vertu immacul�e n'eut jamais besoin des honteuses transactions du
monde.

Et d'ailleurs, est-il une m�re qui, secr�tement, n'excuse la jeune
fille qui n'a pu se d�fendre de l'amour de son fils, � elle, de ce
fils que son imagination pare de s�ductions irr�sistibles!...

Toutes ces r�flexions avaient travers� l'esprit de Maurice, et plus
tranquille sur le sort de Marie-Anne, il ne songea qu'� son p�re.

Le jour venait... Maurice d�clara qu'il allait endosser un d�guisement
et se rendre � Montaignac.

� ces mots, Mme d'Escorval se d�tourna, cachant son visage dans les
coussins du canap� pour y �touffer ses sanglots.

Elle tremblait pour la vie de son mari, et voici que son fils se
pr�cipitait au-devant du danger... Peut-�tre; avant le coucher de ce
soleil qui se levait, n'aurait-elle ni mari ni fils.

Et pourtant elle ne dit pas: �Non, je ne veux pas!� Maurice ne
remplissait-il pas un devoir sacr�!... Elle l'e�t aim� moins, si elle
l'e�t cru capable d'une l�che h�sitation. Elle e�t s�ch� ses larmes
s'il l'e�t fallu, pour lui dire: �Pars!�

Tout d'ailleurs n'�tait-il pas pr�f�rable aux horreurs de cette
incertitude o� on se d�battait depuis des heures!...

Maurice gagnait d�j� la porte pour monter rev�tir un travestissement,
l'abb� Midon lui fit signe de rester.

--Il faut, en effet, courir � Montaignac, lui dit-il, mais vous
d�guiser serait une folie. Infailliblement vous seriez reconnu, et
indubitablement on vous appliquerait l'axiome que vous savez: �Tu te
caches, donc tu es coupable.� Vous devez marcher ouvertement, la t�te
haute, exag�rant l'assurance de l'innocence... Allez droit au duc de
Sairmeuse et au marquis de Courtomieu, criez � l'injustice!... Mais je
veux vous accompagner, nous irons en voiture � deux chevaux.

Maurice paraissait ind�cis.

--Suis les conseils de M. le cur�, mon fils, dit Mme d'Escorval, il
sait mieux que nous ce que nous devons faire.

--J'ob�irai, m�re!

L'abb� n'avait pas attendu cet assentiment pour courir donner l'ordre
d'atteler. Mme d'Escorval sortit pour �crire quelques lignes � une
amie dont le mari jouissait d'une certaine influence � Montaignac.
Maurice et son amie rest�rent seuls.

C'�tait, depuis l'aveu de Marie-Anne, leur premi�re minute de solitude
et de libert�.

Ils �taient debout, � deux pas l'un de l'autre, les yeux encore
brillants de pleurs r�pandus, et ils rest�rent ainsi un instant,
immobiles, p�les, oppress�s, trop �mus pour pouvoir traduire leur
sensation.

� la fin, Maurice s'avan�a, entourant de son bras la taille de son
amie.

--Marie-Anne, murmura-t-il, ch�re ador�e, je ne savais pas qu'on
pouvait aimer plus que je ne vous aimais hier... Et vous, vous
avez souhait� la mort, quand de votre vie une autre vie pr�cieuse
d�pend!...

Elle hocha tristement la t�te.

--J'�tais terrifi�e, balbutia-t-elle... L'avenir de honte que je
voyais, que je vois, h�las! se dresser devant moi m'�pouvantait
jusqu'� �garer ma raison... Maintenant, je suis r�sign�e...
j'accepterai sans r�volte la punition de l'horrible faute... je
m'humilierai sous les outrages qui m'attendent!...

--Des outrages, � vous!... Ah! malheur � qui oserait!... Mais ne
serez-vous pas ma femme devant les hommes comme vous l'�tes devant
Dieu!... Le malheur � la fin se lassera!...

--Non, Maurice, non!... il ne se lassera pas.

--Ah!... c'est toi qui es sans piti�!... Je ne le vois que trop, tu me
maudis, tu maudis le jour o� nos regards se sont rencontr�s pour la
premi�re fois!... Avoue-le... dis-le...

Marie-Anne se redressa.

--Je mentirais, r�pondit-elle, si je disais cela... Mon l�che coeur
n'a pas ce courage. Je souffre, je suis humili�e et bris�e, mais je ne
regrette rien, puisque...

Elle n'acheva pas; il l'attira � lui, leurs visages se rapproch�rent,
et leurs l�vres et leurs larmes se confondirent en un baiser...

--Tu m'aimes, s'�cria Maurice, tu m'aimes!... Nous triompherons, je
saurai sauver mon p�re et le tien, je sauverai ton fr�re!

Dans la cour, les chevaux piaffaient. L'abb� Midon criait: �Eh bien!
partons-nous?� Mme d'Escorval reparut avec une lettre, qu'elle remit �
Maurice.

Longtemps elle tint embrass� dans une �treinte convulsive ce fils
qu'elle tremblait de ne plus revoir, puis rassemblant toute son
�nergie, elle le repoussa en pronon�ant ce seul mot:

--Va!...

Il sortit... et lorsque s'�teignit, sur la route, le roulement de la
voiture qui l'emportait, Mme d'Escorval et Marie-Anne se laiss�rent
tomber � genoux, implorant la mis�ricorde du Dieu des causes justes.

Elles ne pouvaient que prier. Le cur� de Sairmeuse agissait, ou plut�t
il poursuivait l'ex�cution du plan de salut qu'il avait con�u.

Ce plan, d'une simplicit� terrible, comme la situation, il
l'expliquait � Maurice pendant que galopaient les chevaux rudement
men�s.

--Si en vous livrant vous deviez sauver votre p�re, disait-il, je vous
crierais: Livrez-vous, et confessez la v�rit�, c'est votre devoir
strict... Mais ce sacrifice serait plus qu'inutile, il serait
dangereux. Jamais l'accusation ne consentirait � vous s�parer de votre
p�re. On vous garderait, mais on ne le l�cherait pas, et vous seriez
indubitablement condamn�s tous les deux... Laissons donc--je ne dirai
pas la justice, ce serait un blasph�me--mais les hommes de sang qui
s'intitulent juges, s'�garer sur son compte et lui attribuer tout ce
que vous avez fait... Au moment du proc�s, nous arriverons avec les
plus �clatants t�moignages d'innocence, avec des alibi tellement
indiscutables que force sera de l'acquitter... Et je connais assez les
gens de notre pays pour �tre s�r que pas un des accus�s ne r�v�lera
notre manoeuvre...

--Et si nous ne r�ussissons pas! dit Maurice d'un air sombre, que me
restera-t-il � faire?

C'�tait une question si terrible que le pr�tre n'osa r�pondre. Tout le
reste du chemin, Maurice et lui gard�rent le silence.

Ils arrivaient cependant, et Maurice reconnut combien avait �t� sage
l'abb� Midon en l'emp�chant de recourir � un d�guisement.

Arm�s des pouvoirs les plus �tendus, le duc de Sairmeuse et le marquis
de Courtomieu avaient fait fermer toutes les portes de Montaignac,
hormis une seule.

Par cette porte devaient passer ceux qui voulaient entrer ou sortir,
et il s'y trouvait deux officiers qui examinaient les allants et
venants, qui les interrogeaient, et qui, m�me, prenaient par �crit les
noms et les signalements.

Au nom d'Escorval, ces deux officiers eurent un tressaillement trop
visible pour �chapper � Maurice.

--Ah!... vous savez ce qu'est devenu mon p�re!... s'�cria-t-il.

--Le baron d'Escorval est prisonnier, monsieur, r�pondit un des
officiers.

Si pr�par� que d�t �tre Maurice � cette r�ponse, il p�lit.

--Est-il bless�? reprit-il vivement.

--Il n'a pas une �gratignure!... mais entrez, monsieur, passez!...

Aux regards inquiets de ces officiers, on e�t dit qu'ils craignaient
de se compromettre en causant avec le fils d'un si grand coupable.
Peut-�tre, en effet, se compromettaient-ils.

La voiture roula, et elle ne s'�tait pas avanc�e de cent m�tres dans
la Grand'Rue, que d�j� l'abb� Midon et Maurice avaient remarqu�
plusieurs affiches blanches coll�es aux murs...

--Il faut savoir ce que c'est, dirent-ils ensemble.

Ils firent arr�ter la voiture pr�s d'une affiche devant laquelle
stationnait d�j� un lecteur, ils descendirent et lurent cet ARR�T�:

ARTICLE 1er. _Les habitants de la maison dans laquelle sera trouv� le
sieur Lacheneur seront livr�s � une commission militaire pour �tre
pass�s par les armes._

ARTICLE II. _Il est accord� � celui qui livrera mort ou vif ledit
sieur Lacheneur, une somme de 20,000 francs pour gratification._

Cela �tait sign�: _duc de Sairmeuse._

--Dieu soit lou�!... s'�cria Maurice; le p�re de Marie-Anne est
sauv�!... Il avait un bon cheval, et en deux heures...

Un coup de coude et un coup d'oeil de l'abb� Midon l'arr�t�rent.

L'abb� lui montrait l'homme arr�t� pr�s d'eux... Cet homme n'�tait
autre que Chupin.

Le vieux maraudeur les avait reconnus aussi, car il se d�couvrit
devant le cur� de Sairmeuse, et avec des regards o� flamboyaient les
plus ardentes convoitises, il dit:--Vingt mille francs!... c'est une
somme cela! En la pla�ant � fonds perdus, on vivrait des revenus sa
vie durant!...

L'abb� Midon et Maurice frissonnaient en remontant en voiture. Il leur
avait �t� impossible de se m�prendre � l'accent de Chupin.

L'�normit� de la somme promise avait �bloui le mis�rable et le
fascinait jusqu'� ce point de lui arracher son masque de caut�le
accoutum�e.

Il s'�tait trahi. Il avait laiss� entrevoir ses d�testables projets et
quelles esp�rances abominables s'agitaient dans les boues de son �me.

--Lacheneur est perdu si cet homme d�couvre sa retraite, murmura le
cur� de Sairmeuse.

--Par bonheur, r�pondit Maurice, il doit avoir franchi la fronti�re,
il y a cent � parier contre un qu'il est d�sormais hors de toute
atteinte.

--Et si vous vous trompiez?... Si, bless� et perdant son sang,
Lacheneur n'avait eu que bien juste la force de se tra�ner jusqu'� la
maison la plus proche pour y demander l'hospitalit�?...

--Oh!... monsieur l'abb�, je connais nos paysans!... Il n'en est pas
un qui soit capable de vendre l�chement un proscrit!...

Ce noble enthousiasme de la jeunesse arracha au pr�tre le douloureux
sourire de l'exp�rience.

--Vous oubliez, reprit-il, les menaces affich�es � c�t� des
provocations � la trahison et au meurtre. Tel qui ne voudrait pas
souiller ses mains du prix du sang, peut �tre saisi du vertige de la
peur.

Ils suivaient alors la grande rue, et ils �taient frapp�s de l'aspect
morne de Montaignac, cette petite ville si vivante et si gaie
d'ordinaire.

La consternation et l'�pouvante y r�gnaient. Les boutiques �taient
ferm�es, les volets des maisons restaient clos. Partout un silence
lugubre. On e�t dit un deuil g�n�ral et que chaque famille avait perdu
quelqu'un de ses membres.

La d�marche des rares passants �tait inqui�te et singuli�re. Ils se
h�taient, en jetant de tous c�t�s des regards d�fiants.

Deux ou trois qui �taient des connaissances du baron et qui crois�rent
la voiture se d�tourn�rent d'un air effray� pour �viter de saluer...

L'abb� Midon et Maurice devaient trouver l'explication de ces terreurs
� l'h�tel o� ils avaient donn� l'ordre � leur cocher de les conduire.

Ils lui avaient d�sign� l'_H�tel de France_, o� descendait le baron
d'Escorval quand il venait � Montaignac, et dont le propri�taire
n'�tait autre que Langeron, cet ami de Lacheneur, qui, le premier,
avait donn� avis de l'arriv�e du duc de Sairmeuse.

Ce brave homme, en apprenant quels h�tes lui arrivaient, alla
au-devant d'eux jusqu'au milieu de la cour, sa toque blanche � la
main.

Ce jour-l�, cette politesse �tait de l'h�ro�sme.

�tait-il du complot? on l'a toujours cru.

Le fait est qu'il invita Maurice et l'abb� � se rafra�chir, de fa�on �
leur donner � entendre qu'il avait � leur parler, et il les conduisit
� une chambre o� il savait �tre � l'abri de toute indiscr�tion.

Gr�ce � un des valets de chambre du duc de Sairmeuse qui fr�quentait
son �tablissement, il en savait autant que l'autorit�, il en savait
plus, m�me, puisqu'il avait en m�me temps des informations par ceux
des conjur�s qui �taient rest�s en libert�.

Par lui, l'abb� Midon et Maurice eurent leurs premiers renseignements
positifs.

D'abord on �tait sans nouvelles de Lacheneur, non plus que de son fils
Jean; ils avaient �chapp� aux plus ardentes recherches.

En second lieu, il y avait jusqu'� ce moment deux cents prisonniers �
la citadelle, et parmi eux le baron d'Escorval et Chanlouineau.

Enfin, depuis le matin, il n'y avait pas eu moins de soixante
arrestations � Montaignac m�me.

On pensait g�n�ralement que ces arrestations �taient l'oeuvre d'un
tra�tre, et la ville enti�re tremblait...

Mais M. Langeron connaissait leur v�ritable origine, qui lui avait �t�
confi�e, sous le sceau du secret, par son habitu� le valet de chambre.

--C'est certes une histoire incroyable, messieurs, disait-il, et
cependant elle est vraie. Deux officiers de la l�gion de Montaignac,
qui revenaient de leur exp�dition ce matin, au petit jour,
traversaient le carrefour de la Croix-d'Arcy, quand sur le revers d'un
foss�, ils aper�urent, gisant mort, un homme rev�tu de l'uniforme des
anciens guides de l'empereur...

Maurice tressaillit.

Cet infortun�, il n'en pouvait douter, �tait ce brave officier � la
demi-solde, qui �tait venu se joindre � sa colonne sur la route de
Sairmeuse, apr�s avoir parl� � M. Lacheneur.

--Naturellement, poursuivait M. Langeron, mes deux officiers
s'approchent du cadavre. Ils l'examinent, et qu'est-ce qu'ils voient?
Un papier qui d�passait les l�vres de ce pauvre mort. Comme bien vous
pensez, ils s'emparent de ce papier, ils l'ouvrent, ils lisent...
C'�tait la liste de tous les conjur�s de la ville et de quelques
autres encore, dont les noms n'avaient �t� plac�s l� que pour servir
d'app�t... Se sentant bless� � mort, l'ancien guide aura voulu
an�antir la liste fatale, les convulsions de l'agonie l'ont emp�ch� de
l'avaler...

Cependant, ni l'abb� ni Maurice n'avaient le temps d'�couter les
commentaires dont le ma�tre d'h�tel accompagnait son r�cit.

Ils se h�t�rent d'exp�dier � Mme d'Escorval et � Marie-Anne un expr�s
destin� � les rassurer, et sans perdre une minute, bien d�cid�s �
tout oser, ils se dirig�rent vers la maison occup�e par le duc de
Sairmeuse.

Lorsqu'ils y arriv�rent, une foule �mue se pressait devant la porte.

Oui, il s'y trouvait bien une centaine de personnes, des hommes �
la figure boulevers�e, des femmes en larmes qui sollicitaient, qui
imploraient une audience.

Ceux-l� �taient les parents des malheureux qu'on avait arr�t�s.

Deux valets de pied en superbe livr�e, � l'air important, avaient
toutes les peines du monde � retenir le flot grossissant des
solliciteurs...

L'abb� Midon esp�rant que sa robe l�verait la consigne, s'approcha et
se nomma. Il fut repouss� comme les autres.

--M. le duc travaille et ne peut recevoir, r�pondirent les
domestiques, M. le duc r�dige ses rapports pour Sa Majest�.

Et � l'appui de leurs dires, ils montraient dans la cour les chevaux
tout sell�s des courriers qui devaient porter les d�p�ches.

Le pr�tre rejoignit tristement son compagnon.

--Attendons! lui dit-il.

Volontairement ou non, les domestiques trompaient tous ces pauvres
gens. M. de Sairmeuse, en ce moment, s'inqui�tait peu de ses rapports.
Une sc�ne de la derni�re violence �clatait entre M. de Courtomieu et
lui.

Chacun de ces deux nobles personnages pr�tendant s'attribuer le
premier r�le,--celui qui serait le plus ch�rement pay�, sans
doute,--il y avait conflit d'ambitions et de pouvoirs.

Ils avaient commenc� par �changer quelques r�criminations, et ils en
�taient vite venus aux mots piquants, aux allusions am�res et enfin
aux menaces.

Le marquis pr�tendait d�ployer les plus effroyables--il disait les
plus salutaires--rigueurs; M. de Sairmeuse, au contraire, inclinait �
l'indulgence.

L'un soutenait que du moment o� Lacheneur, le chef de la conspiration,
et son fils s'�taient d�rob�s aux poursuites, il �tait urgent
d'arr�ter Marie-Anne.

L'autre d�clarait que saisir et emprisonner cette jeune fille serait
un acte impolitique, une faute qui rendrait l'autorit� plus odieuse et
les conjur�s plus int�ressants.

Et, ent�t�s chacun dans son opinion, ils discutaient sans se
convaincre.

--Il faut d�courager les rebelles en les frappant d'�pouvante! criait
M. de Courtomieu.

--Je ne veux pas exasp�rer l'opinion, disait le duc.

--Eh!... qu'importe l'opinion!...

--Soit!... mais alors donnez-moi des soldats dont je sois s�r. Vous
ne savez donc pas ce qui est arriv� cette nuit? Il s'est br�l� de
la poudre de quoi gagner une bataille, et il n'est pas rest� quinze
paysans sur le carreau. Nos hommes ont tir� en l'air. Vous ne savez
donc pas que la l�gion de Montaignac est compos�e, pour plus de
moiti�, d'anciens soldats de Buonaparte qui br�lent de tourner leurs
armes contre nous!...

Ni l'un ni l'autre n'osait dire la raison vraie de son obstination.

Mlle Blanche �tait arriv�e le matin � Montaignac, elle avait confi�
� son p�re ses angoisses et ses souffrances et elle avait fait jurer
qu'il profiterait de cette occasion pour la d�barrasser de Marie-Anne.

De son c�t�, le duc de Sairmeuse, persuad� que Marie-Anne �tait la
ma�tresse de son fils, ne voulait � aucun prix qu'elle par�t devant le
tribunal. � la fin, le marquis c�da.

Le duc lui avait dit: �Eh bien! vidons cette querelle...� en regardant
si amoureusement une paire de pistolets, qu'il avait senti un frisson
taquin courir le long de sa maigre �chine...

Ils sortiront donc ensemble pour se rendre pr�s des prisonniers,
pr�c�d�s de soldats qui �cartaient les solliciteurs, et on attendit
vainement le retour du duc de Sairmeuse.

Et tant que dura le jour, Maurice ne put d�tacher ses yeux du
t�l�graphe a�rien �tabli sur la citadelle, et dont les bras noirs
s'agitaient incessamment.

--Quels ordres traversent l'espace?... disait-il � l'abb� Midon;
est-ce la vie? est-ce la mort?...




XXVI


--�Surtout, h�tez-vous!� avait dit Maurice au messager qu'il chargeait
de porter une lettre � sa m�re.

Cet homme n'arriva pourtant � Escorval qu'� la nuit tombante.

Troubl� par la peur, il s'�tait �gar� � chercher des chemins de
traverse, et il avait fait dix lieues pour �viter tous les gens qu'il
apercevait, paysans ou soldats.

Mme d'Escorval lui arracha la lettre des mains, plut�t qu'elle ne la
prit. Elle l'ouvrit, la lut � haute voix � Marie-Anne et n'ajouta
qu'un seul mot:

--Partons!

C'�tait plus ais� � dire qu'� ex�cuter.

Il n'y avait jamais eu que trois chevaux � Escorval; l'un �tait aux
trois quarts mort de sa course furibonde de la veille; les deux autres
�taient � Montaignac.

Comment faire?... Recourir � l'obligeance des voisins �tait l'unique
ressource.

Mais ces voisins, de braves gens d'ailleurs, qui avaient appris
l'arrestation du baron, refus�rent bravement de pr�ter leurs b�tes.
Ils estimaient que ce serait se compromettre gravement que de rendre
un service, si l�ger qu'il p�t para�tre, � la femme d'un homme sous le
poids de la plus terrible des accusations.

Mme d'Escorval et Marie-Anne parlaient d�j� de se mettre en route �
pied, quand le caporal Bavois, indign� de tant de l�chet�, jura par le
sacr� nom d'un tonnerre que cela ne se passerait pas ainsi.

--Minute! dit-il, je me charge de la chose!...

Il s'�loigna, et un quart d'heure apr�s reparut, tra�nant par le licol
une vieille jument de labour, bien lente, bien lourde, qu'on harnacha
tant bien que mal et qu'on attela au cabriolet... On irait au pas,
mais on irait.

� cela ne devait pas se borner la complaisance du vieux troupier.

Sa mission �tait termin�e, puisque M. d'Escorval �tait arr�t�, et il
n'avait plus qu'� rejoindre son r�giment.

Il d�clara donc qu'il ne laisserait pas des �dames� voyager seules,
de nuit, sur une route o� elles seraient expos�es � de f�cheuses
rencontres, et qu'il les escorterait avec ses deux grenadiers...

--Et tant pis pour qui s'y frotterait, disait-il en faisant sonner la
crosse de son fusil sous sa main nerveuse, p�kin ou militaire, on s'en
moque! pas vrai, vous autres?

Comme toujours, les deux hommes approuv�rent par un juron.

Et en effet, tout le long de la route, Mme d'Escorval et Marie-Anne
les aper�urent pr�c�dant ou suivant la voiture, marchant � c�t� le
plus souvent.

Aux portes de Montaignac seulement, le vieux soldat quitta ses
�prot�g�es,� non sans les avoir respectueusement salu�es, tant en
son nom qu'en celui de ses deux hommes, non sans s'�tre mis � leur
disposition si elles avaient jamais besoin de lui, Bavois, caporal de
grenadiers, 1^{�re} compagnie, casern� � la citadelle...

Dix heures sonnaient, quand Mme d'Escorval et Marie-Anne mirent pied �
terre dans la cour de l'_H�tel de France_.

Elles trouv�rent Maurice d�sesp�r� et l'abb� Midon perdant courage.

C'est que, depuis l'instant o� Maurice avait �crit, les �v�nements
avaient march�, et avec quelle �pouvantable rapidit�!...

On connaissait maintenant les ordres arriv�s par le t�l�graphe; ils
avaient �t� imprim�s et affich�s...

Le t�l�graphe avait dit:

�_Montaignac doit �tre regard� comme en �tat de si�ge. Les autorit�s
militaires ont un pouvoir discr�tionnaire. Une commission militaire
fonctionnera aux lieu et place de la Cour pr�v�tale. Que les citoyens
paisibles se rassurent, que les mauvais tremblent! Quant aux rebelles,
le glaive de la loi va les frapper_!...�

Six lignes en tout... mais chaque mot �tait une menace.

Ce qui surtout faisait fr�mir l'abb� Midon, c'�tait la substitution
d'une commission � la Cour pr�v�tale.

Cela renversait tous ses plans, st�rilisait toutes ses pr�cautions,
enlevait les derni�res chances de salut.

La Cour pr�v�tale �tait certes exp�ditive et passionn�e, mais du moins
elle se piquait d'observer les formes, elle gardait quelque chose
encore de la solennit� de la justice r�guli�re qui, avant de frapper,
veut �tre �clair�e.

Une commission militaire devait infailliblement n�gliger toute
proc�dure, et juger les accus�s sommairement, comme en temps de guerre
on juge un espion.

--Quoi!... s'�criait Maurice, on oserait condamner sans enqu�te, sans
audition de t�moins, sans confrontation, sans laisser aux accus�s le
temps de rassembler les �l�ments de leur d�fense!...

L'abb� Midon se tut... Ses plus sinistres pr�visions �taient
d�pass�es... D�sormais, il croyait tout possible...

Maurice parlait d'enqu�te... Elle avait commenc� dans la journ�e, et
elle se poursuivait, en ce moment m�me, � la lueur des lanternes des
ge�liers.

C'est-�-dire que le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu,
rel�gu� au second plan par la mise en �tat du si�ge, passaient la
revue des prisonniers...

Ils en avaient trois cents, et ils avaient d�cid� qu'ils choisiraient
dans ce nombre, pour les livrer � la commission, les trente plus
coupables.

Comment les choisirent-ils, � quoi reconnurent-ils le degr� de
culpabilit� de chacun de ces malheureux?... Ils eussent �t� bien
embarrass�s de le dire.

Ils allaient de l'un � l'autre, posaient quelques questions au hasard,
et, d'apr�s ce que l'homme terrifi� r�pondait, selon qu'ils lui
trouvaient une bonne ou une mauvaise figure, ils disaient au greffier
qui les accompagnait:--�Pour demain, celui-l�...� ou �pour plus tard,
cet autre.�

Au jour, il y avait trente noms sur une feuille de papier, et les deux
premiers �taient ceux du baron d'Escorval et de Chanlouineau.

Aucun des infortun�s r�unis � l'_H�tel de France_ ne pouvait
soup�onner cela, et cependant ils su�rent leur agonie pendant cette
nuit, qui leur parut �ternelle...

Enfin l'aube fit p�lir la lampe, on entendit battre la diane � la
citadelle; l'heure o� il �tait possible de commencer de nouvelles
d�marches arriva...

L'abb� Midon annon�a qu'il allait se rendre seul chez le duc de
Sairmeuse, et qu'il saurait bien forcer les consignes...

Il avait baign� d'eau fra�che ses yeux rougis et gonfl�s, et il se
disposait � sortir, quand on frappa discr�tement � la porte de la
chambre.

Maurice cria: �entrez,� et tout aussit�t M. Langeron se pr�senta.

Sa physionomie seule annon�ait un grand malheur, et en r�alit�, le
digne homme �tait constern�.

Il venait d'apprendre que la �commission militaire� �tait constitu�e.

Au m�pris de toutes les lois humaines et des r�gles les plus vulgaires
de la justice, la pr�sidence de ce tribunal de vengeance et de haine
avait �t� attribu�e au duc de Sairmeuse...

Et il l'avait accept�e, lui que son r�le pendant les �v�nements allait
rendre tout � la fois acteur, t�moin et juge...

Les autres membres �taient tous militaires.

--Et quand la commission entre-t-elle en fonctions? demanda l'abb�
Midon...

--Aujourd'hui m�me, r�pondit l'h�telier d'une voix h�sitante, ce
matin... dans une heure... peut-�tre plus t�t!...

L'abb� Midon comprit bien que M. Langeron voulait et n'osait dire: �La
commission s'assemble, h�tez-vous.�

--Venez! dit-il � Maurice, je veux �tre pr�sent quand on interrogera
votre p�re...

Ah! que n'e�t pas donn� la baronne pour suivre le pr�tre et son fils!
Elle ne le pouvait, elle le comprit et se r�signa...

Ils partirent donc, et une fois dans la rue, ils aper�urent un soldat
qui de loin leur faisait un signe amical.

Ils reconnurent le caporal Bavois et s'arr�t�rent.

Mais, lui, passa pr�s d'eux, de l'air le plus indiff�rent, comme s'il
ne les e�t pas connus; seulement, en passant, il leur jeta cette
phrase:

--J'ai vu Chanlouineau... bon espoir... il promet de sauver M.
d'Escorval!...




XXVII


Il y avait � la citadelle de Montaignac, engag�e au milieu des
fortifications de la seconde enceinte, une vieille construction qu'on
appelait �la chapelle.�

Consacr�e jadis au culte, �la chapelle� restait sans destination. Elle
�tait humide � ce point qu'elle ne pouvait m�me servir de magasin au
r�giment d'artillerie; les aff�ts des pi�ces y pourrissaient plus
vite qu'en plein air. Une mousse noir�tre y couvrait les murs jusqu'�
hauteur d'homme.

C'est cet endroit que le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu
avaient choisi pour les s�ances de la commission militaire.

Tout d'abord, en y p�n�trant, Maurice et l'abb� Midon sentirent comme
un suaire de glace qui leur tombait sur les �paules. Une anxi�t�
ind�finissable paralysa un instant toutes leurs facult�s.

Mais la commission ne si�geait pas encore, ils purent se remettre et
regarder...

Les dispositions prises pour transformer en tribunal cette salle
lugubre attestaient la pr�cipitation des juges et la volont� d'en
finir promptement et brutalement.

On devinait le m�pris absolu de toute forme et l'effrayante certitude
du r�sultat.

Un vaste lit de camp, arrach� � quelque corps de garde et apport�
pendant la nuit par des soldats de corv�e, figurait l'estrade. Il
avait fallu le caller d'un c�t� pour faire dispara�tre l'inclinaison.

Sur cette estrade �taient plac�es trois tables grossi�res emprunt�es
� la caserne, drap�es de couvertes � cheval en guise de tapis. Des
chaises de bois blanc attendaient les juges; mais au milieu �tincelait
le si�ge du pr�sident, un superbe fauteuil sculpt� et dor�, envoy� par
M. le duc de Sairmeuse.

Plusieurs bancs de ch�ne dispos�s bout � bout, sur deux rangs, �taient
destin�s aux accus�s.

Enfin, des cordes � fourrage tendues d'un mur � l'autre et fix�es par
des crampons, divisaient en deux la chapelle. C'�tait une pr�caution
contre le public.

Pr�caution superflue, h�las!...

L'abb� Midon et Maurice s'�taient attendus � trouver une foule trop
grande pour la salle, si vaste qu'elle f�t, et ils trouvaient presque
la solitude.

C'est qu'ils avaient compt� sans la l�chet� humaine. La peur, inf�me
conseill�re, retenait au fond de leur logis les gens de Montaignac.

Il n'y avait pas vingt personnes en tout dans la chapelle.

Contre le mur du fond, dans l'ombre, une douzaine d'hommes se tenaient
debout, p�les et roides, les yeux brillant d'un feu sombre, les dents
serr�es par la col�re... c'�taient des officiers � la demi-solde.
Trois autres hommes v�tus de noir causaient � voix basse pr�s de la
porte. Dans un angle, des femmes de la campagne, leur tablier relev�
sur leur t�te, pleuraient, et leurs sanglots rompaient seuls le
silence... Celles-l� �taient les m�res, les femmes ou les filles des
accus�s...

Neuf heures sonn�rent. Un roulement de tambour fit trembler les vitres
de l'unique fen�tre... Une voix forte au dehors cria: �Pr�sentez...
armes!� La commission militaire entra, suivie du marquis de Courtomieu
et de divers fonctionnaires civils.

Le duc de Sairmeuse �tait en grand uniforme, un peu rouge peut-�tre,
mais plus hautain encore que de coutume. De tous les autres juges, un
seul, un jeune lieutenant paraissait �mu.

--La s�ance est ouverte!... pronon�a le duc de Sairmeuse, pr�sident.

Et d'une voix rude, il ajouta:

--Qu'on introduise les coupables.

Il n'avait m�me pas cette pudeur vulgaire de dire: les accus�s.

Ils parurent, et un � un, jusqu'� trente, ils prirent place sur les
bancs, au pied de l'estrade.

Chanlouineau portait haut la t�te et promenait de tous c�t�s des
regards assur�s. Le baron d'Escorval �tait calme et grave, mais non
plus que lorsqu'il �tait, jadis, appel� � donner son avis dans les
conseils de l'Empereur.

Tous deux aper�urent Maurice, r�duit � s'appuyer sur l'abb� pour ne
pas tomber. Mais pendant que le baron adressait � son fils un
simple signe de t�te, Chanlouineau faisait un geste qui clairement
signifiait:

--Ayez confiance en moi... ne craignez rien.

L'attitude des autres conjur�s annon�ait plut�t la surprise que la
crainte. Peut-�tre n'avaient-ils conscience ni de ce qu'ils avaient
os�, ni du danger qui les mena�ait...

Les accus�s plac�s, ce qui demanda un peu de temps, le capitaine
rapporteur se leva.

Son r�quisitoire, d'une violence inou�e, ne dura pas cinq minutes. Il
exposa bri�vement les faits, exalta les m�rites du gouvernement de la
Restauration et conclut � la peine de mort contre les trente accus�s.

Lorsqu'il eut cess� de parler, le duc de Sairmeuse interpella le
premier conjur� du premier banc:

--Levez-vous...

Il se leva.

--Votre nom? vos pr�noms? votre �ge?...

--Chanlouineau (Eug�ne-Michel), �g� de vingt-neuf ans,
cultivateur-propri�taire.

--Propri�taire de biens nationaux...

--Propri�taire de biens qui, ayant �t� pay�s en bon argent, gagn� �
force de travail, sont � moi l�gitimement.

Le duc de Sairmeuse ne voulut pas relever le d�fi, car c'en �tait un,
par le fait.

--Vous avez fait partie de la r�bellion? poursuivit-il.

--Oui.

--Vous avez raison d'avouer, car on va introduire des t�moins qui vous
reconna�tront.

Cinq grenadiers entr�rent; qui �taient de ceux que Chanlouineau avait
tenus en respect pendant que Maurice, l'abb� Midon et Marie-Anne
montaient en voiture.

Ces militaires affirm�rent qu'ils remettaient tr�s-bien l'accus�, et
m�me, l'un d'eux entama de lui un �loge intempestif, d�clarant que
c'�tait un solide gaillard, d'une bravoure admirable.

L'oeil de Chanlouineau, pendant cette d�position, dut r�v�ler
quelque chose de ses angoisses. Les soldats parleraient-ils de cette
circonstance de la voiture? Non, ils n'en parl�rent pas.

--Il suff�t!... interrompit le pr�sident. Et se tournant vers
Chanlouineau:

--Quels �taient vos projets? interrogea-t-il.

--Nous esp�rions nous d�barrasser d'un gouvernement impos� par
l'�tranger, nous voulions nous affranchir de l'insolence des nobles et
garder nos terres...

--Assez!... Vous �tiez un des chefs de la r�volte?

--Un des quatre chefs, oui...

--Quels �taient les autres?

Un sourire inaper�u glissa sur les l�vres du robuste gars, il parut se
recueillir et dit:

--Les autres �taient M. Lacheneur, son fils Jean et le marquis de
Sairmeuse.

M. le duc de Sairmeuse bondit sur son fauteuil dor�.

--Mis�rable!... s'�cria-t-il, coquin!... vil sc�l�rat!... Il avait
empoign� une lourde �critoire de plomb plac�e devant lui, et on put
croire qu'il allait la lancer � la t�te de l'accus�...

Chanlouineau demeurait seul impassible au milieu de cette assembl�e,
extraordinairement �mue de son �trange d�claration.

--Vous m'interrogez, reprit-il, je r�ponds. Faites-moi mettre un
b�illon, si mes r�ponses vous g�nent... S'il y avait ici des t�moins
pour moi, comme il y en a contre, ils vous diraient si je ments...
Mais tous les accus�s qui sont l� peuvent vous assurer que je dis la
v�rit�... N'est-ce pas, vous autres?...

� l'exception du baron d'Escorval, il n'�tait pas un accus� capable de
comprendre la port�e des audacieuses all�gations de Chanlouineau; tous
cependant approuv�rent d'un signe de t�te.

--Le marquis de Sairmeuse �tait si bien notre chef, poursuivit le
hardi paysan, qu'il a �t� bless� d'un coup de sabre en se battant
bravement � mes c�t�s...

Le duc de Sairmeuse �tait plus cramoisi qu'un homme frapp� d'un coup
de sang, et la fureur lui enlevait presque l'usage de la parole.

--Tu ments, coquin, b�gayait-il, tu ments!

--Qu'on fasse venir le marquis, dit tranquillement Chanlouineau, on
verra bien s'il est ou non bless�.

Il est s�r que l'attitude du duc e�t donn� � penser � un observateur.
C'est qu'il doutait en ce moment, plus encore que la veille en
apercevant la blessure de Martial. On l'avait cach�e, il �tait
impossible de l'avouer maintenant.

Heureusement pour M. de Sairmeuse, un des juges le tira d'embarras.

--J'esp�re, monsieur le pr�sident, dit-il, que vous ne donnerez pas
satisfaction � cet arrogant rebelle, la commission s'y opposerait...

Chanlouineau �clata de rire.

--Naturellement, fit-il... Demain j'aurai le cou coup�, une blessure
est vite cicatris�e, rien ne restera donc de la preuve que je dis.
J'en ai une autre par bonheur, mat�rielle, indestructible, hors de
votre puissance, et qui parlera quand mon corps sera � six pieds sous
terre.

--Quelle est cette preuve? demanda un autre juge, que le duc regarda
de travers.

L'accus� hocha la t�te.

--Je ne vous la donnerais pas, r�pondit-il, quand vous m'offririez
ma vie en �change... Elle est entre des mains s�res qui la feront
valoir... On ira au roi, s'il le faut... Nous voulons savoir le r�le
du marquis de Sairmeuse en cette affaire... s'il �tait vraiment des
n�tres ou s'il n'�tait qu'un agent provocateur.

Un tribunal soucieux des r�gles immuables de la justice, ou simplement
pr�occup� de son honneur, e�t exig�, en vertu de ses pouvoirs
discr�tionnaires, la comparution imm�diate du marquis de Sairmeuse.

Et alors, tout s'�claircissait, la v�rit� se d�gageait des t�n�bres,
l'�tonnante calomnie de Chanlouineau se trouvait confondue.

Mais la commission militaire ne devait point agir ainsi.

Ces hommes, qui si�geaient en grand uniforme, n'�taient pas des juges
charg�s d'appliquer une loi cruelle, mais enfin une loi!... C'�taient
des instruments commis par les vainqueurs pour frapper les vaincus au
nom de ce code sauvage que deux mots r�sument: _vae victis_!...

Le pr�sident, le noble duc de Sairmeuse, n'e�t consenti � aucun prix
� mander Martial. Les officiers, ses conseillers, ne le voulaient pas
davantage.

Chanlouineau avait-il pr�vu cela?... On est autoris� � le supposer.
E�t-il, sans une sorte d'intuition des faits, risqu� un coup si
hasardeux!...

Quoi qu'il en soit, le tribunal, apr�s une courte d�lib�ration, d�cida
qu'on ne prendrait pas en consid�ration cet incident qui avait remu�
l'auditoire et stup�fi� Maurice et l'abb� Midon.

L'interrogatoire se poursuivit donc avec une �pret� nouvelle.

--Au lieu de d�signer des chefs imaginaires, reprit le duc de
Sairmeuse, vous eussiez mieux fait de nommer le v�ritable instigateur
du mouvement, qui n'est pas Lacheneur, mais bien un individu assis �
l'autre extr�mit� de ce banc o� vous �tes, le sieur Escorval.

--M. le baron d'Escorval ignorait absolument le complot, je le jure
sur tout ce qu'il y a de plus sacr�, et m�me...

--Taisez-vous!... interrompit le capitaine rapporteur, songez, plut�t
que d'abuser la commission par des fables ridicules, songez � m�riter
son indulgence!...

Chanlouineau eut un geste et un regard empreints d'un tel d�dain, que
son interrupteur en fut d�contenanc�.

--Je ne veux pas d'indulgence, pronon�a-t-il... J'ai jou�, j'ai perdu,
voici ma t�te... payez-vous... Mais si vous n'�tes pas plus cruels
que les b�tes f�roces, vous aurez piti� de ces malheureux qui
m'entourent... J'en aper�ois dix, pour le moins, parmi eux, qui
jamais n'ont �t� nos complices et qui certainement n'ont pas pris les
armes... Les autres ne savaient ce qu'ils faisaient... Non, ils ne le
savaient pas!...

Ayant dit, il se rassit, indiff�rent et fier, sans para�tre remarquer
le fr�missement qui, � sa voix vibrante, avait couru dans l'auditoire,
parmi les soldats de garde et jusque sur l'estrade.

La douleur des pauvres paysannes en �tait raviv�e, et leurs sanglots
et leurs g�missements emplissaient la salle immense.

Les officiers � la demi-solde �taient devenus plus sombres et plus
p�les, et sur les joues rid�es de plusieurs d'entre eux, de grosses
larmes roulaient.

--Celui-l�, pensaient-ils, est un homme!

L'abb� Midon s'�tait pench� vers Maurice.

--�videmment, murmurait-il, Chanlouineau joue un r�le... Il pr�tend
sauver votre p�re... Comment?... Je ne comprends pas.

Les juges, cependant, s'�taient retourn�s � demi, et tous inclin�s
vers le pr�sident, ils d�lib�raient � voix basse, avec animation.

C'est qu'une difficult� se pr�sentait.

Les accus�s, pour la plupart, ignorant leur mise en accusation
imm�diate, n'avaient pas pens� � se pourvoir d'un d�fenseur.

Et cette circonstance, am�re d�rision! effrayait et arr�tait ce
tribunal inique, qui n'avait pas craint de fouler aux pieds les plus
saintes lois de l'�quit�, qui s'�tait affranchi de toutes les entraves
de la proc�dure.

Le parti de ces juges �tait pris, leur verdict �tait comme rendu
� l'avance, et cependant ils voulaient qu'une voix s'�lev�t pour
d�fendre ceux qui ne pouvaient plus �tre d�fendus.

Mais par une sorte de hasard, trois avocats choisis par la famille de
plusieurs accus�s se trouvaient dans la salle.

C'�tait ces trois hommes que Maurice en entrant avait remarqu�s,
causant pr�s de la porte de la chapelle...

Cela fut dit � M. de Sairmeuse; il se retourna vers eux en leur
faisant signe d'approcher; puis, leur montrant Chanlouineau:

--Voulez vous, demanda-t-il, vous charger de la d�fense de ce
coupable?

Les avocats furent un instant sans r�pondre. Cette s�ance monstrueuse
les impressionnait vivement, et ils se consultaient du regard.

--Nous sommes tout dispos�s � d�fendre le pr�venu, r�pondit enfin le
plus �g�, mais nous le voyons pour la premi�re fois, nous ignorons ses
moyens de d�fense, un d�lai nous est indispensable pour conf�rer avec
lui...

--Le conseil ne peut vous accorder aucun d�lai, interrompit M. de
Sairmeuse, voulez-vous, oui on non, accepter la d�fense?...

L'avocat h�sitait, non qu'il e�t peur, c'�tait un vaillant homme, mais
parce qu'il cherchait quelque argument assez fort pour troubler la
conscience de ces juges.

--Et si nous refusions?... interrogea-t-il.

Le duc de Sairmeuse laissa voir un mouvement d'impatience.

--Si vous refusez, dit-il, je donnerai pour d�fenseur d'office � ce
sc�l�rat, le premier tambour qui me tombera sous la main.

--Je parlerai donc, dit l'avocat, mais non sans protester de toutes
mes forces contre cette fa�on inou�e de proc�der...

--Oh!... faites-nous gr�ce de vos hom�lies... et soyez bref.

Apr�s l'interrogatoire de Chanlouineau, improviser l�, sur-le-champ,
une plaidoirie, �tait difficile. Pourtant le courageux d�fenseur puisa
dans son indignation des consid�rations qui eussent fait r�fl�chir un
autre tribunal.

Pendant qu'il parlait, le duc de Sairmeuse s'agitait sur son fauteuil
dor�, avec toutes les marques de la plus impertinente impatience...

--C'est bien long, pronon�a-t-il, d�s que l'avocat eut fini, c'est
terriblement long!... Nous n'en finirons jamais, si chacun des accus�s
doit nous tenir autant!...

Il se retournait d�j� vers ses coll�gues pour recueillir leur opinion,
quand se ravisant tout � coup il proposa au conseil de r�unir toutes
les causes, � l'exception de celle du sieur d'Escorval.

--Ainsi, objectait-il, on abr�gerait singuli�rement �la besogne,�
puisqu'on n'aurait que deux jugements � prononcer... Ce qui
n'emp�chera pas la d�fense d'�tre individuelle, ajouta-t-il.

Les avocats se r�cri�rent. Un jugement �en bloc,� comme disait le duc,
leur enlevait l'espoir d'arracher au bourreau un seul des malheureux
pr�venus.

--Quelle d�fense prononcerons-nous, disaient-ils, lorsque nous ne
savons rien de la situation particuli�re de chacun des accus�s! Nous
ignorons jusqu'� leurs noms!... Il nous faudra les d�signer par la
forme de leurs v�tements et la couleur de leurs cheveux...

Ils suppliaient le tribunal de leur accorder huit jours de d�lai,
quatre jours, vingt-quatre heures!... Efforts inutiles! La proposition
du pr�sident avait �t� adopt�e, il fut pass� outre.

En cons�quence, chacun des pr�venus fut appel� d'apr�s le rang qu'il
occupait sur le banc. Il s'approchait du bureau, donnait son nom, ses
pr�noms, son �ge, indiquait son domicile et sa profession... et il
recevait l'ordre de retourner � sa place.

� peine laissa-t-on � six ou sept accus�s le temps de dire qu'ils
�taient absolument �trangers � la conspiration, qu'on leur avait mis
la main au collet le 5, en plein jour, pendant qu'ils s'entretenaient
paisiblement sur la grande route... Ils demandaient � fournir la
preuve mat�rielle de ce qu'ils avan�aient... ils invoquaient le
t�moignage des soldats qui les avaient arr�t�s...

M. d'Escorval, dont la cause se trouvait disjointe, ne fut pas appel�.
Il devait �tre interrog� le dernier.

--Maintenant la parole est aux d�fenseurs, dit le duc de Sairmeuse,
mais abr�geons, abr�geons!... Il est d�j� midi.

Alors commen�a une sc�ne inou�e, honteuse, r�voltante. � chaque
moment, le duc interrompait les avocats, leur ordonnait de se taire,
les interpellait ou les raillait...

--C'est chose incroyable, disait-il, de voir d�fendre de pareils
sc�l�rats...

Ou encore:

--Allez, vous devriez rougir de vous constituer les d�fenseurs de ces
mis�rables!

Les avocats tinrent ferme, encore qu'ils sentissent l'inanit� de leurs
efforts. Mais que pouvaient-ils?... La d�fense de ces vingt-neuf
accus�s ne dura pas une heure et demie...

Enfin la derni�re parole fut prononc�e, le duc de Sairmeuse respira
bruyamment, et d'un ton qui trahissait la joie la plus cruelle:

--Accus� Escorval, levez-vous.

Interpell�, le baron se leva, digne, impassible...

Des sensations qui l'agitaient, et elles devaient �tre terribles, rien
ne paraissait sur son noble visage.

Il avait r�prim� jusqu'au sourire de d�dain que faisait monter � ses
l�vres la mis�rable affectation du duc � ne lui point donner le titre
qui lui appartenait.

Mais en m�me temps que lui, Chanlouineau s'�tait dress�, vibrant
d'indignation, rouge comme si la col�re e�t charri� � sa face tout le
sang g�n�reux de ses veines.

--Restez assis!... commanda le duc, ou je vous fais expulser...

Lui d�clara qu'il voulait parler: il avait quelque chose � dire, des
observations � ajouter � la plaidoirie des avocats...

Alors, sur un signe, deux grenadiers approch�rent, qui appuy�rent
leurs mains sur les �paules du robuste paysan. Il se laissa retomber
sur son banc, comme s'il e�t c�d� � une force sup�rieure, lui qui e�t
�touff� ais�ment ces deux soldats, rien qu'en les serrant entre ses
bras de fer.

On l'e�t dit furieux; int�rieurement il �tait ravi. Le but qu'il se
proposait, il l'avait atteint. Ses yeux avaient rencontr� les yeux de
l'abb� Midon, et dans un rapide regard, inaper�u de tous, il avait pu
lui dire:

--Quoi qu'il advienne, veillez sur Maurice, contenez-le... qu'il ne
compromette pas, par quelque �clat, le dessein que je poursuis!...

La recommandation n'�tait pas inutile.

La figure de Maurice �tait boulevers�e comme son �me; il �touffait, il
n'y voyait plus, il sentait s'�garer sa raison.

--O� donc est le sang-froid que vous m'avez promis!... murmura le
pr�tre.

Cela ne fut pas remarqu�. L'attention, dans cette grande salle
lugubre, �tait intense, palpitante... Si profond �tait le silence
qu'on entendait le pas monotone des sentinelles de faction autour de
la chapelle.

Chacun sentait instinctivement que le moment d�cisif �tait venu, pour
lequel le tribunal avait m�nag� et r�serv� tous ses efforts.

Condamner de pauvres paysans dont nul ne prendrait souci... la
belle affaire!... Mais frapper un homme illustre, qui avait �t� le
conseiller et l'ami fid�le de l'Empereur... Quelle gloire et quel
espoir pour des ambitions ardentes, alt�r�es de r�compenses.

L'instinct de l'auditoire avait raison. S'ils jugeaient sans enqu�te
pr�alable des conjur�s obscurs, les commissaires avaient poursuivi
contre M. d'Escorval une information relativement compl�te.

Gr�ce � l'activit� du marquis de Courtomieu, on avait r�uni sept chefs
d'accusation, dont le moins grave entra�nait la peine de mort.

--Lequel de vous, demanda M. de Sairmeuse aux avocats, consentira �
d�fendre ce grand coupable?...

--Moi!... r�pondirent ensemble ces trois hommes.

--Prenez garde, fit le duc avec un mauvais sourire, la t�che est...
lourde.

Lourde!... Il e�t mieux fait de dire dangereuse. Il e�t pu dire que le
d�fenseur risquait sa carri�re, � coup s�r... le repos de sa vie et sa
libert�, vraisemblablement... sa t�te, peut-�tre...

Mais il le donnait � entendre, et tout le monde le savait.

--Notre profession a ses exigences, dit noblement le plus �g� des
avocats.

Et tous trois, courageusement, ils all�rent prendre place pr�s du
baron d'Escorval, vengeant ainsi l'honneur de leur robe, qui venait
d'�tre mis�rablement compromis dans une ville de cent mille �mes, o�
deux pures et innocentes victimes de r�actions furieuses, n'avaient
pu, � honte! trouver un d�fenseur.

--Accus�, reprit M. de Sairmeuse, dites-nous votre nom, vos pr�noms,
votre profession?

--Louis-Guillaume, baron d'Escorval, commandeur de l'ordre de la
L�gion d'honneur, ancien conseiller d'�tat du gouvernement de
l'empereur.

--Ainsi, vous avouez de honteux services, vous confessez...

--Pardon, monsieur!... Je me fais gloire d'avoir servi mon pays et de
lui avoir �t� utile dans la mesure de mes forces...

D'un geste furibond le duc l'interrompit:

--C'est bien!... fit-il, messieurs les commissaires appr�cieront...
C'est sans doute pour reconqu�rir ce poste de conseiller d'�tat que
vous avez conspir� contre un prince magnanime avec ce vil ramassis de
mis�rables!...

--Ces paysans ne sont pas des mis�rables, monsieur, mais bien des
hommes �gar�s. Ensuite, vous savez, oui, vous savez aussi bien que moi
que je n'ai pas conspir�.

--On vous a arr�t� les armes � la main dans les rangs des rebelles!...

--Je n'avais pas d'armes, monsieur, vous ne l'ignorez pas... et
si j'�tais parmi les r�volt�s, c'est que j'esp�rais les d�cider �
abandonner une entreprise insens�e!...

--Vous mentez!...

Le baron d'Escorval p�lit sous l'insulte et ne r�pondit pas.

Mais il y eut un homme dans l'auditoire, qui ne put supporter
l'horrible, l'abominable injustice, qui fut emport� hors de soi... Et
celui-l�, ce fut l'abb� Midon, qui, l'instant d'avant, recommandait le
calme � Maurice.

Il quitta brusquement sa place, se courba pour passer sous les cordes
� fourrage qui barraient l'enceinte r�serv�e, et s'avan�a au pied de
l'estrade.

--M. le baron d'Escorval dit vrai, pronon�a-t-il d'une voix �clatante,
les trois cents prisonniers de la citadelle l'attesteront, les accus�s
en feront serment la t�te sur le billot... Et moi qui l'accompagnais,
qui marchais � ses c�t�s, moi pr�tre, je jure devant Dieu qui vous
jugera l'un et l'autre, monsieur de Sairmeuse, je jure que tout ce
qu'il �tait humainement possible de faire pour arr�ter le mouvement,
nous l'avons fait!...

Le duc �coutait d'un air � la fois ironique et m�chant.

--On ne me trompait donc pas, dit-il, quand on m'affirmait que la
r�bellion avait un aum�nier!... Allez, monsieur le cur�, vous devriez
rentrer sous terre de honte. Vous, un pr�tre, m�l� � ces coquins, �
ces ennemis de notre bon roi et de notre sainte religion!... Et ne
niez pas... Vos traits contract�s, vos yeux rougis, le d�sordre de vos
v�tements souill�s de poussi�re et de boue, tout trahit votre conduite
coupable!... Faut-il donc que ce soit moi, un soldat, qui vous
rappelle � la pudeur, au respect de votre caract�re sacr�!...
Taisez-vous, monsieur, �loignez-vous!...

Les avocats se lev�rent vivement.

--Nous demandons, s'�cri�rent-ils, que ce t�moin soit entendu, il doit
l'�tre... Les commissions militaires ne sont pas au-dessus des lois
qui r�gissent les tribunaux ordinaires.

--Si je ne dis pas la v�rit�, reprit l'abb� Midon, avec une animation
extraordinaire, je suis donc un faux t�moin, pis encore, un
complice... Votre devoir en ce cas est de me faire arr�ter...

La physionomie du duc de Sairmeuse exprimait une hypocrite compassion.

--Non, monsieur le cur�, dit-il; non, je ne vous ferai pas arr�ter...
Je saurai �viter le scandale que vous recherchez... Nous aurons pour
l'habit les �gards que l'homme ne m�rite pas... Une derni�re fois,
retirez-vous, sinon je me verrai contraint d'employer la force!...

� quoi e�t abouti une r�sistance plus longue?... � rien. L'abb�, plus
blanc que le pl�tre des murs, d�sesp�r�, les yeux pleins de larmes,
regagna sa place pr�s de Maurice.

Les avocats, pendant ce temps, protestaient avec une �nergie
croissante... Mais le duc, � grand renfort de coups de poing sur la
table, finit par les r�duire au silence.

--Ah! vous voulez des d�positions! s'�cria-t-il. Eh bien! vous en
aurez. Soldats, introduisez le premier t�moin.

Un mouvement se fit parmi les grenadiers de garde, et presque aussit�t
parut Chupin, qui s'avan�a d'un air d�lib�r�.

Mais sa contenance mentait; un observateur l'e�t vu � ses yeux, dont
l'inqui�te mobilit� trahissait ses terreurs.

M�me, il eut dans la voix un tremblement tr�s-appr�ciable, quand, la
main lev�e, il jura sur son �me et conscience de dire la v�rit�, toute
la v�rit�, rien que la v�rit�.

--Que savez-vous de l'accus� Escorval? demanda le duc.

--Il faisait partie du complot qui a �clat� dans la nuit du 4 au 5.

--En �tes-vous bien s�r?

--J'ai des preuves.

--Soumettez-les � l'appr�ciation de la commission.

Le vieux maraudeur se rassurait.

--D'abord, r�pondit-il, c'est chez M. d'Escorval que M. Lacheneur a
couru apr�s qu'il a eu restitu�, bien malgr� lui, � M. le duc, le
ch�teau des anc�tres de M. le duc... M. Lacheneur y a rencontr�
Chanlouineau, et de ce jour-l� date le plan de la conjuration.

--J'�tais l'ami de Lacheneur, il �tait naturel qu'il v�nt me demander
des consolations apr�s un grand malheur.

M. de Sairmeuse se retourna vers ses coll�gues.

--Vous entendez! fit-il. Le sieur Escorval appelle un grand malheur la
restitution d'un d�p�t!... Continuez, t�moin.

--En second lieu, reprit Chupin, l'accus� �tait toujours fourr� chez
M. Lacheneur...

--C'est faux, interrompit le baron, je n'y suis all� qu'une fois, et
encore, ce jour-l�, l'ai-je conjur� de renoncer...

Il s'arr�ta, comprenant trop tard la terrible port�e de ce qu'il
disait. Mais ayant commenc�, il ne voulut pas reculer, et il ajouta:

--Je l'ai conjur� de renoncer � ses projets de soul�vement.

--Ah!... vous les connaissiez donc, ces projets impies?

--Je les soup�onnais...

La non r�v�lation d'un complot, c'�tait l'�chafaud... Le baron
d'Escorval venait, pour ainsi dire, de signer son arr�t de mort.

�trange caprice de la destin�e!... Il �tait innocent, et cependant,
en l'�tat de la proc�dure, il �tait le seul de tous les accus�s qu'un
tribunal r�gulier e�t pu condamner l�galement, un texte sous les yeux.

Maurice et l'abb� Midon �taient atterr�s de cet abandon de soi, mais
Chanlouineau, qui s'�tait retourn� vers eux, avait encore aux l�vres
son sourire de confiance.

Qu'esp�rait-il donc, alors que tout espoir paraissait absolument
perdu?...

Mais la commission, elle, triomphait sans vergogne, et M. de Sairmeuse
laissait �clater une joie ind�cente.

--Eh bien! Messieurs!... dit-il aux avocats d'un ton goguenard.

Les d�fenseurs dissimulaient mal leur d�couragement, mais ils n'en
essayaient pas moins de contester la valeur de la d�claration de leur
client. Il avait dit qu'il soup�onnait le complot, et non qu'il le
connaissait... Ce n'�tait pas la m�me chose...

--Dites tout de suite que vous voulez des charges plus accablantes
encore, interrompit le duc de Sairmeuse. Soit!... On va vous en
produire. Continuez votre d�position, t�moin...

Le vieux maraudeur hocha la t�te d'un air capable.

--L'accus�, reprit-il, assistait � tous les conciliabules qui se
tenaient chez Lacheneur, et la preuve en est plus claire que le
jour... Ayant � traverser l'Oiselle pour se rendre � la R�che, et
craignant que le passeur ne remarqu�t ses voyages nocturnes, le baron
a fait, juste � cette �poque, raccommoder un vieux canot dont il ne se
servait pas depuis des ann�es...

--En effet!... voil� une circonstance frappante! Accus� Escorval,
reconnaissez-vous avoir fait r�parer votre bateau?...

--Oui!... mais non avec le dessein que dit cet homme.

--Dans quel but alors?...

Le baron garda le silence. N'�tait-ce pas sur les instances de Maurice
que le canot avait �t� remis en �tat!

--Enfin, continua Chupin, quand Lacheneur a mis le feu � sa maison
pour donner le signal du soul�vement, l'accus� �tait pr�s de lui...

--Pour le coup, s'�cria le duc, voil� qui est concluant...

--J'�tais � la R�che, en effet, interrompit le baron, mais c'�tait, je
vous l'ai d�j� dit, avec la ferme volont� d'emp�cher le mouvement.

M. de Sairmeuse eut un petit ricanement d�daigneux.

--Messieurs les commissaires, pronon�a-t-il avec emphase, peuvent voir
que l'accus� n'a m�me pas le courage de sa sc�l�ratesse... Mais je
vais le confondre. Qu'avez-vous fait, accus�, quand les insurg�s ont
quitt� la lande de la R�che?

--Je suis rentr� chez moi en toute h�te, j'ai pris un cheval et je me
suis rendu au carrefour de la Croix-d'Arcy.

--Vous saviez donc que c'�tait l'endroit d�sign� pour le rendez-vous
g�n�ral?

--Lacheneur venait de me l'apprendre.

--Si j'admettais votre version, je vous dirais que votre devoir �tait
d'accourir � Montaignac pr�venir l'autorit�... Mais vous n'avez pas
agi comme vous dites... Vous n'avez pas quitt� Lacheneur, vous l'avez
accompagn�.

--Non, monsieur, non!...

--Et si je vous le prouvais d'une fa�on indiscutable?...

--Impossible, monsieur, puisque cela n'est pas.

� la sinistre satisfaction qui �clairait le visage de M. de Sairmeuse,
l'abb� Midon comprit que ce juge inique devait avoir entre les mains
une arme inattendue et terrible, et que le baron d'Escorval allait
�tre �cras� sous quelqu'une de ces co�ncidences fatales qui expliquent
sans les justifier toutes les erreurs judiciaires...

Sur un signe du commissaire rapporteur, le marquis de Courtomieu avait
quitt� sa place et s'�tait avanc� jusqu'� l'estrade.

--Je vous prie, monsieur le marquis, lui dit le duc, de vouloir bien
donner � la commission lecture de la d�position �crite et sign�e de
Mlle votre fille.

Cet effet d'audience devait avoir �t� pr�par�. M. de Courtomieu
chaussa ses lunettes, tira de sa poche un papier qu'il d�plia, et au
milieu d'un silence de mort, il lut:

�Moi, Blanche de Courtomieu, soussign�e, apr�s avoir jur� sur mon �me
et conscience de dire la v�rit�, je d�clare:

�Dans la soir�e du 4 f�vrier dernier, entre dix et onze heures,
suivant en voiture la route qui conduit de Sairmeuse � Montaignac,
j'ai �t� assaillie par une horde de brigands arm�s. Pendant qu'ils
d�lib�raient pour savoir s'ils devaient s'emparer de ma personne et
piller ma voiture, j'ai entendu l'un d'eux s'�crier en parlant de moi:
�Il faut qu'elle descende, n'est-ce pas M. d'Escorval?� Je crois que
le brigand qui a prononc� ces paroles est un homme du pays nomm�
Chanlouineau, mais je n'oserais l'affirmer.�

Un cri terrible, suivi de g�missements inarticul�s, interrompit le
marquis.

Le supplice endur� par Maurice �tait trop grand pour ses forces et
pour sa raison. Il venait de s'�lancer vers le tribunal pour crier:
�C'est � moi que s'adressait Chanlouineau, seul je suis coupable, mon
p�re est innocent!...�

L'abb� Midon, par bonheur, eut la pr�sence d'esprit de se jeter devant
lui et d'appliquer sa main sur sa bouche...

Mais le pr�tre n'e�t pu contenir ce malheureux jeune homme sans les
officiers � demi-solde plac�s pr�s de lui.

Devinant tout peut-�tre, ils entour�rent Maurice, l'enlev�rent et
le port�rent dehors, bien qu'il se d�battit avec une �nergie
extraordinaire.

Tout cela ne prit pas dix secondes.

--Qu'est-ce? fit le duc, en promenant sur l'auditoire un regard
irrit�.

Personne ne souffla mot.

--Au moindre bruit je fais �vacuer la salle, ajouta M. de Sairmeuse.
Et vous, accus�, qu'avez-vous � dire pour votre justification, apr�s
l'accablant t�moignage de Mlle de Courtomieu?

--Rien! murmura le baron.

--Ainsi, vous avouez?...

Une fois dehors, l'abb� Midon avait confi� Maurice � trois officiers �
demi-solde qui s'�taient engag�s, sur l'honneur, � le conduire, � le
porter au besoin � l'h�tel, et � l'y retenir de gr� ou de force.

Rassur� de ce c�t�, le pr�tre rentra dans la salle juste � temps
pour voir le baron se rasseoir sans r�pondre, indiquant ainsi qu'il
renon�ait � disputer plus longtemps sa t�te.

Que dire, en effet!... se d�fendre, n'�tait-ce pas risquer de trahir
son fils, le livrer quand d�j� lui-m�me, quoi qu'il advint, ne pouvait
plus �tre sauv�...

Jusqu'alors, il n'�tait personne dans l'auditoire qui ne cr�t
� l'innocence absolue du baron. �tait-il donc coupable?... Sa
r�signation devait le faire croire; quelques-uns le crurent.

Mais les membres de la commission, qui avaient aper�u le mouvement de
Maurice, ne pouvaient pas ne pas soup�onner la v�rit�. Ils se turent
cependant.

Toutes les affaires de ce genre ont des c�t�s sombres et myst�rieux
que n'�clairent jamais les d�bats publics.

Si les accus�s se tiennent bien, les accusateurs semblent redouter
d'aller jusqu'au fond des choses, ne sachant ce qu'ils y trouveront.

Conseill� par le marquis de Courtomieu, inquiet du r�le de son fils,
le duc de Sairmeuse devait tenir � circonscrire l'accusation. Il
n'avait pas fait arr�ter l'abb� Midon, il �tait bien r�solu � ne pas
inqui�ter Maurice tant qu'il n'y serait pas contraint.

Le baron d'Escorval semblait se reconna�tre coupable; n'�tait-ce pas
une assez belle victoire pour le duc de Sairmeuse!...

Il se retourna vers les avocats, et d'un air d�daigneux et ennuy�:

--Maintenant, leur dit-il, parlez, puisqu'il le faut absolument, mais
pas de phrases!... Nous devrions avoir fini depuis une heure.

Le plus �g� des avocats se leva, fr�missant d'indignation, pr�t � tout
braver pour dire sa pens�e; mais le baron l'arr�ta.

--N'essayez pas de me d�fendre, monsieur, pronon�a-t-il froidement...
ce serait inutile!... Je n'ai qu'un mot � dire � mes juges: qu'ils se
souviennent de ce qu'�crivait au roi le noble et g�n�reux mar�chal
Moncey: l'�chafaud ne fait pas d'amis!

Ce souvenir n'�tait pas de nature � �mouvoir beaucoup la commission.
Le mar�chal, pour cette phrase, avait �t� �destitu� et condamn� �
trois mois de prison...

Cependant, les avocats ne prenant pas la parole, le duc de Sairmeuse
r�suma les d�bats et la commission se retira pour d�lib�rer.

M. d'Escorval restait pour ainsi dire avec ses d�fenseurs. Il leur
serra affectueusement la main, et en termes qui attestaient la libert�
de son esprit, il les remercia de leur d�vouement et de leur courage.

Ces hommes de coeur pleuraient...

Alors, le baron attira vers lui le plus �g�, et rapidement, tout bas,
d'une voix �mue:

--J'ai, monsieur, lui dit-il, un dernier service � vous demander...
Tout � l'heure, quand la sentence de mort aura �t� prononc�e,
rendez-vous pr�s de mon fils... Vous lui direz que son p�re mourant
lui ordonne de vivre... il vous comprendra. Dites-lui bien que c'est
ma derni�re volont�: Qu'il vive... pour sa m�re!...

Il se tut, la commission rentrait...

Des trente accus�s, neuf, d�clar�s non coupables, �taient rel�ch�s...

Les vingt-et-un autres, et M. d'Escorval et Chanlouineau �taient de ce
nombre, �taient condamn�s � mort!...

Chanlouineau souriait toujours!...




XXVIII


L'abb� Midon avait eu raison de se reposer sur la parole des officiers
� demi-solde.

Voyant que toutes leurs instances ne d�cideraient pas Maurice �
s'�loigner de la citadelle, ces hommes de coeur le saisirent chacun
sous un bras, et litt�ralement l'emport�rent.

Bien leur en prit d'�tre robustes, car Maurice fit, pour leur
�chapper, les efforts les plus d�sesp�r�s... Chaque pas en avant fut
le r�sultat d'une lutte.

--Laissez-moi! criait-il en se d�battant, laissez-moi aller o� le
devoir m'appelle!... vous me d�shonorez en pr�tendant me sauver!...

Et au bruit de ce qui leur paraissait �tre un r�ve, les gens de
Montaignac entre-b�illaient leurs volets et jetaient dans la rue un
regard inquiet.

--C'est, disaient-ils, le fils de cet honn�te homme, qu'on va
condamner... Pauvre gar�on! comme il doit souffrir!...

Oui, il souffrait, et comme on ne souffre pas dans les convulsions de
l'agonie! Voil� donc o� l'avait conduit son amour pour Marie-Anne, ce
radieux amour � qui tout jadis avait sembl� sourire...

Mis�rable fou!... Il s'�tait jet� � corps perdu dans une entreprise
insens�e, et on faisait remonter � son p�re la responsabilit� de ses
actes!... Il vivrait, lui, coupable, et son p�re innocent serait jet�
au bourreau!

Mais la facult� de souffrir a ses limites...

Une fois dans la chambre de l'h�tel, entre sa m�re et Marie-Anne,
Maurice se laissa tomber sur une chaise, an�anti par cette invincible
torpeur qui suit les douleurs trop lourdes pour les forces humaines.

--Rien n'est d�cid� encore, r�pondirent les officiers aux questions
de Mme d'Escorval, M. le cur� de Sairmeuse doit accourir d�s que le
verdict sera rendu...

Puis, comme ils avaient jur� de ne pas perdre Maurice de vue, ils
s'assirent, sombres et silencieux.

Au dehors, tout se taisait; on e�t cru l'h�tel d�sert. Les gens de
la maison s'entendaient pour ne pas troubler cette grande et noble
infortune; ils la respectaient comme on respecte le sommeil du
condamn� � mort la nuit qui pr�c�de l'ex�cution.

Enfin, un peu avant quatre heures, l'abb� Midon arriva, suivi de
l'avocat, auquel le baron avait confi� ses volont�s derni�res...

--Mon mari!... s'�cria Mme d'Escorval en se dressant tout d'un bloc.

Le pr�tre baissa la t�te... elle comprit.

--Mort!... balbutia-t-elle. Ils l'ont condamn�!...

Et plus assomm�e que par un coup de maillet sur la t�te, elle
s'affaissa sur son fauteuil, inerte, les bras pendants...

Mais cet an�antissement dura peu; elle se releva:

--� nous donc de le sauver!... s'�cria-t-elle, l'oeil brillant de
la flamme des r�solutions h�ro�ques, � nous de l'arracher �
l'�chafaud!... Debout, Maurice... Marie-Anne, debout!... Assez de
l�ches lamentations, � l'oeuvre!... Vous aussi, Messieurs, vous
m'aiderez!... Je peux compter sur vous, monsieur le cur�!...
Qu'allons-nous faire?... Je l'ignore. Mais il doit y avoir quelque
chose � faire... La mort de ce juste serait un trop grand crime, Dieu
ne le permettra pas...

Elle s'arr�ta, brusquement, les mains jointes, les yeux lev�s au ciel,
comme si une inspiration divine lui f�t venue...

--Et le roi!... reprit-elle, le roi souffrira-t-il qu'un tel forfait
s'accomplisse!... Non! Un roi peut refuser de faire gr�ce, il ne
saurait refuser de faire justice!... Je veux aller � lui, je lui dirai
tout!... Comment cette id�e de salut ne m'est-elle pus venue plus
t�t!... Il faut partir � l'instant pour Paris, sans perdre une
seconde... Maurice, tu m'accompagnes!... Que l'un de vous, messieurs,
m'aille commander des chevaux � la poste...

Elle pensa qu'on lui ob�issait, et pr�cipitamment elle passa dans la
pi�ce voisine pour faire ses pr�paratifs de voyage.

--Pauvre femme!... murmura l'avocat � l'oreille de l'abb� Midon, elle
ignore que les arr�ts des commissions militaires sont ex�cutoires dans
les vingt-quatre heures.

--Eh bien?...

--Il faut quatre jours pour aller � Paris.

Il r�fl�chit et ajouta:

--Apr�s cela, la laisser partir serait peut-�tre un acte d'humanit�...
Ney, au matin de son ex�cution, ne parla-t-il pas du roi pour
�loigner la mar�chale qui sanglotait � demi �vanouie au milieu de son
cachot?...

L'abb� Midon hocha la t�te.

--Non, dit-il, Mme d'Escorval ne nous pardonnerait pas de l'avoir
emp�ch�e de recueillir la derni�re pens�e de son mari...

Elle reparut en ce moment, et le pr�tre rassemblait son courage pour
lui apprendre la v�rit� cruelle, quand on frappa � la porte � coups
pr�cipit�s.

Un des officiers � demi-solde ouvrit, et Bavois, le caporal
des grenadiers, entra, la main droite � son bonnet de police,
respectueusement; comme s'il e�t �t� en pr�sence d'un sup�rieur.

--Mlle Lacheneur? demanda-t-il.

Marie-Anne s'avan�a:

--C'est moi, monsieur, r�pondit-elle, que me voulez-vous?

--J'ai ordre, mademoiselle, de vous conduire � la citadelle...

--Ah!... fit Maurice d'un ton farouche, on arr�te les femmes aussi!...

Le digne caporal se donna sur le front un �norme coup de poing.

--Je ne suis qu'une vieille b�te!... pronon�a-t-il, et je m'explique
mal. Je veux dire que je viens chercher mademoiselle de la part d'un
des condamn�s, le nomm� Chanlouineau, qui voudrait lui parler...

--Impossible, mon brave, dit un des officiers, on ne laissera
pas mademoiselle p�n�trer pr�s d'un condamn� sans une permission
sp�ciale...

--Eh!... on l'a, cette permission! fit le vieux soldat.

Il s'assura, d'un regard, qu'il n'avait rien � redouter d'aucun de ces
visiteurs, et plus bas il ajouta:

--M�me, ce Chanlouineau m'a gliss� dans le tuyau de l'oreille qu'il
s'agit d'une affaire que sait bien M. le cur�.

Le hardi paysan avait-il donc r�ellement trouv� quelque exp�dient de
salut?... L'abb� Midon commen�ait presque � le croire.

--Il faut suivre ce vieux brave, Marie-Anne, dit-il.

� la seule pens�e qu'elle allait revoir Chanlouineau, la pauvre jeune
fille frissonna. Mais l'id�e ne lui vint m�me pas de se soustraire �
une d�marche qui lui semblait le comble du malheur...

--Partons, monsieur, dit-elle au vieux soldat.

Mais le caporal restait � la m�me place, clignant de l'oeil selon
son habitude quand il voulait bien fixer l'attention de ses
interlocuteurs.

--Minute!... fit-il. Ce Chanlouineau, qui me parait un lapin, m'a dit
de vous dire comme cela que tout va bien!... Si je vois pourquoi, je
veux �tre pendu!... Enfin, c'est son opinion! Il m'a bien pri� aussi
de vous commander de ne pas bouger, de ne rien tenter avant le retour
de mademoiselle, qui sera revenue avant une heure. Il vous jure qu'il
tiendra ses promesses, il vous demande votre parole de lui ob�ir...

--Nous ne tenterons rien avant une heure, dit l'abb� Midon, je le
promets...

--Alors, c'est tout... Salut la compagnie... Et nous, mademoiselle,
au pas acc�l�r�, marche!... le pauvre diable l�-bas, doit �tre sur le
gril...

Qu'on perm�t � un condamn� de recevoir la fille du chef de la
conjuration, de ce Lacheneur qui avait su se d�rober � toutes les
poursuites, il y avait l� de quoi surprendre...

Mais Chanlouineau, � qui cette autorisation �tait indispensable,
s'�tait ing�ni� � chercher le moyen de se la procurer...

C'est pourquoi, d�s que fut prononc� le jugement qui le condamnait �
mort, il parut saisi de terreur et se mit � pleurer lamentablement.

Les soldats ne revenaient pas de voir ce robuste gars, hardi tout �
l'heure jusqu'� l'insolence, si d�faillant qu'on dut le porter jusqu'�
son cachot.

L�, ses lamentations redoubl�rent, et il supplia ses gardiens d'aller
lui chercher quelqu'un � qui parler, le duc de Sairmeuse ou le marquis
de Courtomieu, affirmant qu'il avait � faire des r�v�lations de la
plus haute importance...

Ce gros mot, r�v�lations, fit accourir M. de Courtomieu au cachot de
Chanlouineau.

Il y trouva un homme � genoux, les traits d�compos�s, suant en
apparence l'agonie de la peur, qui se tra�na jusqu'� lui, qui lui
prit les mains et les baisa, criant gr�ce et pardon, jurant que pour
conserver la vie il �tait pr�t � tout, oui, � tout, m�me � livrer M.
Lacheneur...

Prendre Lacheneur!... Cette perspective devait enflammer le z�le du
marquis de Courtomieu.

--Vous savez donc o� se cache ce brigand?... lui demanda-t-il.

Chanlouineau d�clara qu'il l'ignorait, mais il affirma que Marie-Anne,
la fille de Lacheneur, le savait. Elle avait en lui, jurait-il, la
plus enti�re confiance, et si on voulait lui permettre de l'envoyer
chercher, et le laisser seul avec elle seulement dix minutes, il se
faisait fort de lui arracher le secret de la retraite de son p�re...
Ainsi pos�, le march� devait �tre vite conclu.

La vie fut promise au condamn� en �change de la vie de Lacheneur...

Un soldat, qui se trouva �tre le caporal Bavois, fut exp�di� �
Marie-Anne...

Et Chanlouineau attendit, d�vor� d'anxi�t�.

L'�nergie d�ploy�e par le robuste gars jusqu'au moment de sa soudaine
et incompr�hensible d�faillance, l'avait fait traiter en prisonnier
dangereux et lui avait valu, ni plus ni moins qu'au baron d'Escorval,
l'honneur des plus minutieuses pr�cautions et la faveur de la
solitude.

On l'avait s�par� de ses compagnons pour l'enfermer dans le cachot
r�put� le plus s�r de la citadelle, qui jusqu'alors n'avait eu pour
h�tes que les soldats condamn�s � mort.

Ce cachot, situ� au rez-de-chauss�e, au fond d'un corridor obscur,
�tait long et �troit, et � demi conquis sur le roc.

Un abat-jour plac� � l'ext�rieur, devant la fen�tre, mesurait si
parcimonieusement la lumi�re, qu'� peine on y voyait assez pour
d�chiffrer les exclamations d�sesp�r�es et les noms charbonn�s sur le
mur.

Une botte de paille avec une mauvaise couverture, un escabeau, une
cruche et un baquet infect, ajoutaient encore � l'aspect sinistre de
ce s�jour, bien fait pour porter le d�sespoir dans les �mes les plus
solidement tremp�es. Mais qu'importait � Chanlouineau l'horreur de
son cachot!... Il �tait dans une de ces crises o� les circonstances
ext�rieures cessent d'exister.

Les ge�liers ne gardaient que son corps... son �me libre se jouant des
verroux et des grilles, s'�lan�ait vers les sph�res sup�rieures, loin,
bien loin des mis�res, des passions, des bassesses et des rancunes
humaines.

Ah!... M. de Courtomieu revenant tout � coup n'e�t plus reconnu le
l�che qui l'instant d'avant se tra�nait � ses pieds, tremblant et
bl�me. Ou plut�t il e�t constat� qu'il avait �t� dupe d'une habile et
audacieuse com�die.

Cet h�ro�que paysan, qui ne devait pas voir se coucher le soleil du
lendemain, �tait comme transfigur� par la joie qu'il ressentait du
succ�s de sa ruse.

Jusqu'� ce moment, il avait pu craindre une de ces circonstances
futiles qui, pareilles au grain de sable brisant une machine parfaite,
disloquent les plans les mieux connus.

Maintenant la fortune, �videmment, se d�clarait pour lui, il venait
d'en avoir la preuve.

Ce soldat, qu'on avait mis � sa disposition, ne s'�tait-il pas trouv�
un de ces vieux, comme � cette �poque on en comptait tant, qui
portaient � leur shako la cocarde blanche de la Restauration, mais qui
gardaient dans leur poche la cocarde aux trois couleurs et au fond de
leur coeur le souvenir de �l'autre.�

Il avait donc pu se confier relativement � ce soldat, et il ne doutait
pas qu'il ne lui ramen�t Marie-Anne.

Non, il n'en doutait pas. Nul ne l'avait inform� de ce qui s'�tait
pass� � Escorval, mais il le devinait, �clair� par cette merveilleuse
prescience qui pr�c�de les t�n�bres �ternelles.

Il �tait certain que Mme d'Escorval �tait � Montaignac, il �tait s�r
que Marie-Anne y �tait avec elle, il savait qu'elle viendrait...

Et il attendait, comptant les secondes aux palpitations de son coeur.

Il attendait; s'expliquant toutes les rumeurs du dehors, recueillant
avec l'�tonnante acuit� des sens surexcit�s par la passion, des bruits
qui eussent �t� insaisissables pour un autre...

Enfin, tout � l'extr�mit� du corridor, il entendit le fr�lement d'une
robe contre les murs.

--Elle!... murmura-t-il.

Des pas se rapprochaient, les lourds verrous grinc�rent, la porte
s'ouvrit et Marie-Anne entra, soutenue par l'honn�te caporal Bavois.

--M. de Courtomieu m'a promis qu'on nous laisserait seuls! s'�cria
Chanlouineau.

--Aussi, je d�campe, r�pondit le vieux soldat... Mais j'ai l'ordre de
revenir chercher Mademoiselle dans une demi-heure.

La porte referm�e, Chanlouineau prit la main de Marie-Anne, et
avec une violence contenue, il l'attira tout pr�s de la fen�tre, �
l'endroit o� l'abat-jour dispensait le plus de lumi�re.

--Merci d'�tre venue, disait-il, merci!... Je vous revois et il m'est
permis de parler... � pr�sent que je suis un mourant dont les minutes
sont compt�es, je puis laisser monter � mes l�vres le secret de mon
�me et de ma vie... Maintenant, j'oserai vous dire de quel ardent
amour je vous ai aim�e, je vous dirai combien je vous aime...

Instinctivement Marie-Anne d�gagea sa main, et se rejeta en arri�re.

L'explosion de cette passion, en ce moment, en ce lieu, avait quelque
chose de lamentable et d'effrayant tout ensemble.

--Vous ai-je donc offens�e?... fit tristement Chanlouineau. Pardonnez
� qui va mourir!... Vous ne sauriez refuser d'entendre ma voix qui
demain sera �teinte pour toujours et qui si longtemps s'est tue!...

C'est qu'il y a bien longtemps que je vous aime, Marie-Anne, il y a
plus de six ans!... Avant de vous avoir vue, je n'avais aim� que
la terre... Engranger de belles r�coltes et amasser de l'argent me
paraissait, ici-bas, le plus sublime bonheur.

Pourquoi vous ai-je rencontr�e!... Mais j'�tais si loin de vous, en ce
temps, vous �tiez si haut et moi si bas, que mon espoir ne montait
pas jusqu'� vous. J'allais � l'�glise le dimanche; tant que durait la
messe, je vous regardais, tout en extase, comme les paysannes devant
la bonne Vierge; je rentrais chez moi les yeux et le coeur pleins de
vous... et c'�tait tout.

C'est le malheur qui nous a rapproch�s et c'est votre p�re qui m'a
rendu fou, oui, fou comme il l'�tait lui-m�me...

Apr�s les insultes des Sairmeuse, r�solu � se venger de ces nobles si
orgueilleux et si durs, votre p�re vit en moi un complice, il m'avait
devin�. C'est en sortant de chez le baron d'Escorval, il doit vous en
souvenir, un dimanche soir, que fut conclu le pacte qui me liait aux
projets de votre p�re.

�Tu aimes ma fille, mon gar�on, me dit-il, eh bien! aide-moi, et je te
promets que le lendemain du succ�s, elle sera ta femme... Seulement,
ajouta-t-il, je dois te pr�venir que tu joues ta t�te?�

Mais qu'�tait la vie compar�e � l'esp�rance dont il venait de
m'�blouir! De ce soir-l�, je me donnai corps, �me et biens � la
conspiration. D'autres s'y sont jet�s par haine, pour satisfaire
d'anciennes rancunes, ou par ambition, pour reconqu�rir des positions
perdues: moi je n'avais ni ambitions ni haines!

Que m'importaient les querelles des grands, � moi, ouvrier de la
terre!... Je savais bien qu'il �tait hors du pouvoir du plus puissant
de tous, de donner � mes r�coltes une goutte d'eau pendant la
s�cheresse, un rayon de soleil pendant les pluies...

J'ai conspir� parce que je vous aimais...

--Ah! vous �tes cruel!... s'�cria Marie-Anne, vous �tes
impitoyable!...

Pauvre fille! ses yeux, qui avaient tant pleur�, avaient encore des
larmes qui roulaient br�lantes le long de ses joues.

Il lui �tait donn� de juger par le d�no�ment l'horreur du r�le que
son p�re lui avait impos� et qu'elle n'avait pas eu l'�nergie de
repousser.

Mais Chanlouineau n'entendit seulement pas l'exclamation de
Marie-Anne. Toutes les amertumes du pass� montant � son cerveau comme
les fum�es de l'alcool, il perdait conscience de ses paroles.

--Le jour vint vite, cependant, poursuivit-il, o� toutes les illusions
de ma folie s'envol�rent... Vous ne pouviez plus �tre � moi puisque
vous �tiez � un autre!... Je devais rompre le pacte!... J'en eus
l'id�e, non le courage. J'avais l'enfer en moi, mais vous voir,
entendre votre voix, �tre votre commensal, c'�tait encore une joie!...
Je vous voulais heureuse et honor�e, j'ai combattu pour le triomphe de
l'autre, de celui que vous aviez choisi!...

Un sanglot qui montait � sa gorge l'interrompit, il voila sa figure
de ses mains, pour d�rober le spectacle de ses larmes, et pendant un
moment il parut an�anti.

Mais il ne tarda pas � se redresser, il secoua la torpeur qui
l'envahissait, et d'une voix ferme:

--C'est assez s'attarder au pass�, pronon�a-t-il, l'heure vole...
l'avenir menace!...

Cela dit, il alla jusqu'� la porte, et appliquant alternativement son
oeil et son oreille au guichet, il chercha � d�couvrir si on l'�piait.

Personne dans le corridor, pas un mouvement suspect; il �tait s�r de
la solitude autant qu'on peut l'�tre au fond d'un cachot.

Il revint pr�s de Marie-Anne, et, d�chirant avec ses dents la manche
de sa veste, il en tira deux lettres cach�es entre la doublure et le
drap.

--Voici, dit-il � voix basse, voici la vie d'un homme!...

Marie-Anne ne savait rien des esp�rances de Chanlouineau, et son
esprit en d�tresse n'avait pas sa lucidit� accoutum�e; elle ne comprit
pas tout d'abord.

--Ceci, s'�cria-t-elle, la vie d'un homme!...

--Plus bas!... interrompit Chanlouineau, parlez plus bas!... Oui, une
de ces lettres peut �tre le salut d'un condamn�...

--Malheureux!... Qu'attendez-vous alors pour l'utiliser!...

Le robuste gars secoua tristement la t�te.

--Est-il possible que vous m'aimiez jamais? fit-il simplement. Non,
n'est-ce pas?... Je ne souhaite donc point vivre. Le repos, dans
la terre, est plus enviable que mes angoisses. D'ailleurs j'ai �t�
condamn� justement. Je savais ce que je faisais quand j'ai quitt� la
R�che, un fusil double sur l'�paule, un sabre pass� dans ma ceinture.
Je n'ai pas le droit de me plaindre. Mais les juges ineptes ou iniques
ont frapp� un innocent...

--Le baron d'Escorval.

--Oui, le p�re de... Maurice...

Sa voix s'alt�ra en pronon�ant le nom de cet autre, dont il e�t pay�
le bonheur du prix de dix existences, s'il les e�t eues.

--Je veux le sauver, ajouta-t-il, je le puis.

--Oh! si vous disiez vrai!... Mais vous vous abusez, sans doute.

--Je sais ce que je dis.

Il tremblait d'�tre �pi� et entendu du dehors, il se rapprocha encore
de Marie-Anne, et d'une voix rapide:

--Je n'ai jamais cru au succ�s de la conspiration, reprit-il... Quand
je me demandais o� trouver une arme en cas de malheur, le marquis de
Sairmeuse me l'a fournie... Il s'agissait d'adresser � nos complices
une lettre qui fix�t le jour du soul�vement; j'eus l'id�e de prier
M. Martial d'en �crire le mod�le... Il �tait sans d�fiances; je lui
disais que c'�tait pour une noce; il fit ce que je lui demandais. Et
le papier que je tiens est le brouillon de la circulaire qui a
d�cid� le mouvement, �crit de la main du marquis de Sairmeuse... Et
impossible de nier, il y a une rature � chaque ligne; on croirait
reconna�tre le manuscrit d'un homme qui a cherch� et tri� ses
expressions pour bien rendre sa pens�e...

Chanlouineau ouvrit l'enveloppe et montra, en effet, la fameuse lettre
qu'il avait dict�e, et o� la date du soul�vement �tait rest�e en
blanc:

�_Mon cher ami, nous sommes enfin d'accord et le mariage est d�cid�,
etc_...�

La flamme qui s'�tait allum�e dans l'oeil de Marie-Anne s'�teignit.

--Et vous croyez, fit-elle d'un ton d�courag�, que cette lettre peut
servir � quelque chose?...

--Je ne crois pas, je suis s�r.

--Cependant...

D'un geste il l'interrompit:

--Ne discutons pas, fit-il vivement,--�coutez-moi plut�t. Arrivant
seul, ce brouillon serait sans importance... mais j'ai pr�par� l'effet
qu'il produira. J'ai d�clar� devant la commission militaire que le
marquis de Sairmeuse �tait un des chefs du complot... On a ri et j'ai
lu l'incr�dulit� sur la figure de tous les juges... Mais une bonne
calomnie n'est jamais perdue... Vienne pour le duc de Sairmeuse
l'heure des r�compenses, il lui sortira de terre des ennemis qui se
souviendront de mes paroles... Il a si bien senti cela que pendant que
les autres riaient il �tait boulevers�...

--Calomnier ses ennemis est un crime, murmura l'honn�te Marie-Anne.

--Oui, mais je voulais sauver mes amis, et je n'avais pas le choix
des moyens. Mon assurance �tait d'autant plus grande, que je savais
Martial bless�... J'ai affirm� qu'il s'�tait battu � mes c�t�s contre
la troupe, j'ai demand� qu'on le fit compara�tre, j'ai annonc� des
preuves irr�cusables de sa complicit�...

--Le marquis de Sairmeuse s'est donc battu?...

Le plus vif �tonnement se peignit sur la physionomie de Chanlouineau.

--Quoi!... commen�a-t-il, vous ne savez pas...

Mais se ravisant:

--B�te que je suis!... reprit-il, qui donc e�t pu vous conter ce qui
s'est pass�!... Vous rappelez-vous ce que nous avons fait sur la
route de Sairmeuse, � la Croix-d'Arcy, apr�s que votre p�re nous a eu
quitt�s pour courir en avant?... Maurice s'est mis � la t�te de la
colonne et vous avez march� pr�s de lui; votre fr�re Jean et moi
sommes rest�s en arri�re pour pousser et ramasser les tra�nards.

Nous faisions notre besogne en conscience, quand tout � coup nous
entendons le galop d'un cheval.

--�Il faut savoir qui vient, me dit Jean.�

Nous nous arr�tons. Un cheval arrive sur nous � fond de train; nous
nous jetons � la bride et nous le maintenons. Savez-vous qui �tait le
cavalier?... Martial de Sairmeuse!

Vous dire la fureur de votre fr�re en reconnaissant le marquis est
impossible.

--�Enfin, je te trouve, noble de malheur!... s'�cria-t-il, et nous
allons r�gler notre compte! Apr�s avoir r�duit au d�sespoir mon p�re
qui venait de te rendre une fortune, tu as pr�tendu faire de ma soeur
ta ma�tresse... cela se paie, marquis!... Allons, en bas, il faut se
battre...�

� voir Marie-Anne, on e�t dit qu'elle doutait si elle r�vait ou si
elle veillait...

--Mon fr�re, murmurait-elle, provoquer le marquis!... Est-ce possible!

Chanlouineau poursuivait:

--Dame!... si audacieux que soit M. Martial, il restait tout pantois.
Il balbutiait comme cela: �Vous �tes fou!... vous plaisantez!...
n'�tions-nous pas amis, qu'est-ce que cela signifie?...�

Jean grin�ait des dents de rage.

--�Cela signifie, r�pondit-il, que j'ai assez longtemps endur� les
outrages de ta familiarit�, et que si tu ne descends pas de cheval
pour te battre en duel avec moi, je te casse la t�te!...�

Votre fr�re, en disant cela, maniait un pistolet si terriblement que
le marquis est descendu et s'est adress� � moi.

--�Voyons, Chanlouineau, me dit-il, est-ce un duel ou un assassinat?
Si Jean me tue, tout est dit... mais si je le tue, qu'arrivera-t-il?�

Je lui jurai qu'il serait libre de s'�loigner, apr�s toutefois qu'il
m'aurait donn� sa parole de ne pas rentrer � Montaignac avant deux
heures.

--�Alors, fit-il, j'accepte le combat, donnez-moi une arme!...�

Je lui donnai mon sabre, votre fr�re avait le sien, et ils tomb�rent
en garde au milieu de la grande route...

Le robuste paysan s'arr�ta pour reprendre haleine, et plus lentement
il dit:

--Marie-Anne, votre p�re, vous et moi nous avons mal jug� votre fr�re.
Il a une chose terrible contre lui, ce pauvre Jean: sa figure. Il a
l'air faux comme un jeton, il a le sourire bas et l'oeil fuyant des
l�ches... Nous nous sommes d�fi�s de lui, nous avons � lui en demander
pardon... Un homme qui se bat comme je l'ai vu se battre a le coeur
haut et bien plac�, on peut lui donner sa confiance... Car
c'�tait terrible, ce combat sur cette route, dans la nuit!... Ils
s'attaquaient furieusement, sans un mot, on n'entendait que leur
respiration haletante de plus en plus, et des sabres qui se choquaient
il jaillissait des gerbes d'�tincelles... � la fin, Jean tomba...

--Ah! mon fr�re est mort! s'�cria Marie-Anne.

--Non, r�pondit Chanlouineau... on peut esp�rer que non. Les soins en
tout cas ne lui auront pas manqu�. Ce duel avait un autre t�moin, un
homme que vous devez conna�tre, nomm� Poignot, qui a �t� le m�tayer de
votre p�re... Il a emport� Jean en me promettant de le garder dans sa
maison...

Pour ce qui est du marquis, il m'a montr� qu'il �tait bless� et il est
remont� � cheval en me disant: �C'est lui qui l'a voulu.�

Marie-Anne maintenant comprenait:

--Donnez-moi la lettre, dit-elle � Chanlouineau... J'irai trouver
le duc de Sairmeuse, j'arriverai � tout prix jusqu'� lui, et Dieu
m'inspirera...

L'h�ro�que paysan tendit � la jeune fille cette fragile feuille de
papier qui e�t pu �tre son salut � lui.

--Et surtout, pronon�a-t-il, ne laissez pas soup�onner au duc que vous
avez apport� avec vous la preuve dont vous le menacez... Qui sait ce
dont il serait capable... Il vous r�pondra d'abord qu'il ne peut rien,
qu'il ne voit nul moyen de sauver le baron d'Escorval... Vous lui
r�pondrez que c'est cependant � lui de trouver un moyen, s'il ne veut
pas que la lettre soit envoy�e � Paris, � un de ses ennemis...

Il s'arr�ta, les verroux grin�aient... Le caporal Bavois reparut.

--La demi-heure est pass�e depuis dix minutes, fit-il tristement...
j'ai ma consigne.

--Allons!... murmura Chanlouineau, tout est fini!...

Et remettant � Marie-Anne la seconde lettre:

--Celle-ci est pour vous... ajouta-t-il. Vous la lirez quand je
ne serai plus... De gr�ce... ne pleurez pas ainsi!... Il faut du
courage!... Vous serez bient�t la femme de Maurice... Et quand vous
serez heureuse, pensez quelquefois � ce pauvre paysan qui vous a tant
aim�e!...

Quand il se f�t agi de sa vie et de celle de tous les siens,
Marie-Anne n'e�t pu prononcer une parole... Mais elle avan�a son
visage vers celui de Chanlouineau...

--Ah! je n'osais vous le demander, s'�cria-t-il.

Et pour la premi�re fois il serra Marie-Anne entre ses bras, et de ses
l�vres effleura ses joues p�lies...

--Allons, adieu, dit-il encore... ne perdez plus une minute. Adieu!...




XXIX


La perspective de s'emparer de Lacheneur, le chef du mouvement,
�moustillait si fort M. le marquis de Courtomieu, qu'il n'avait pas
quitt� la citadelle, encore que l'heure de son d�ner e�t sonn�.

Post� � l'entr�e de l'obscur corridor qui conduisait au cachot de
Chanlouineau, il guettait la sortie de Marie-Anne. En la voyant passer
aux derni�res clart�s du jour, rapide et toute vibrante d'�nergie, il
douta de la sinc�rit� du soi-disant r�v�lateur.

--Ce mis�rable paysan se serait-il jou� de moi!... pensa-t-il.

Si aigu fut le soup�on, qu'il s'�lan�a sur les traces de la jeune
fille, r�solu � l'interroger, � lui arracher la v�rit�, � la faire
arr�ter au besoin.

Mais il n'avait plus son agilit� de vingt ans. Quand il arriva au
poste de la citadelle, le factionnaire lui r�pondit que Mlle Lacheneur
venait de passer le pont-levis. Il le franchit lui-m�me, regarda de
tous c�t�s, n'aper�ut personne et rentra furieux.

--Allons toujours visiter Chanlouineau, se dit-il; demain, il fera
jour pour mander cette p�ronnelle et la questionner.

Cette �p�ronnelle,� ainsi que le disait le noble marquis, remontait
alors la longue rue mal pav�e qui m�ne � _l'H�tel de France_.

Insoucieuse de soi et de la curiosit� des rares passants, uniquement
pr�occup�e d'abr�ger des angoisses mortelles.

Avec quelles palpitations devaient attendre son retour Mme d'Escorval
et Maurice, l'abb� Midon et les officiers � demi-solde eux-m�mes!...

--Tout n'est peut-�tre pas perdu!... s'�cria-t-elle en entrant.

--Mon Dieu! murmura la baronne, vous avez donc entendu mes pri�res!...

Mais saisie aussit�t d'une appr�hension terrible, elle ajouta:

--Ne me trompez-vous pas?... Ne cherchez-vous pas � m'abuser
d'irr�alisables esp�rances?... Ce serait une piti� cruelle!...

--Je ne vous trompe pas, madame!... Chanlouineau vient de me confier
une arme qui, je l'esp�re, mettra M. de Sairmeuse � notre absolue
discr�tion... Il est tout-puissant � Montaignac; le seul homme qui
pourrait traverser ses desseins, M. de Courtomieu, est son ami... Je
crois que M. d'Escorval peut �tre sauv�.

--Parlez!... s'�cria Maurice. Que faut-il faire?...

--Prier et attendre, Maurice. Je dois agir seule. Mais soyez s�r que
tout ce qui est humainement possible je le ferai, moi, la cause unique
de vos malheurs, moi que vous devriez maudire...

Tout enti�re � la t�che qu'elle s'�tait impos�e, Marie-Anne ne
remarquait pas un �tranger survenu pendant son absence, un vieux
paysan � cheveux blancs.

L'abb� Midon le lui montra.

--Voici un courageux ami, lui dit-il, qui depuis ce matin vous demande
et vous cherche partout, pour vous donner des nouvelles de votre p�re.

Le saisissement de Marie-Anne fut tel qu'� peine on distingua les
remerc�ments qu'elle balbutia.

--Oh! il n'y a pas � me remercier, fit le brave paysan. Je me suis dit
comme �a: �Elle doit �tre terriblement inqui�te, la pauvre fille, il
s'agit de la tirer de peine,� et je suis venu. C'est pour vous dire
que M. Lacheneur se porte bien, sauf une blessure � la jambe qui
le fait beaucoup souffrir, mais qui sera gu�rie en moins de trois
semaines. Mon gendre qui chassait hier, dans la montagne, l'a
rencontr� pr�s de la fronti�re en compagnie de deux des conjur�s...
Maintenant ils doivent �tre en Pi�mont, � l'abri des gendarmes...

--Esp�rons, fit l'abb� Midon, que nous saurons bient�t ce qu'est
devenu Jean.

--Je le sais, monsieur le cur�, r�pondit Marie-Anne, mon fr�re a �t�
gri�vement bless� et de braves gens l'ont recueilli.

Elle baissa la t�te, pr�s de d�faillir sous le fardeau de ses
tristesses; mais bient�t, se redressant:

--Que fais-je!... s'�cria-t-elle. Ai-je le droit de penser aux miens
quand de ma promptitude et de mon courage d�pend la vie d'un innocent
follement compromis par eux!...

Maurice, l'abb� Midon et les officiers � demi-solde, entouraient la
vaillante jeune fille.

Encore voulaient-ils savoir ce qu'elle allait tenter, et si elle ne
courait pas au-devant d'un danger inutile.

Elle refusa de r�pondre aux plus pressantes questions. On voulait au
moins l'accompagner ou la suivre de loin, elle d�clara qu'elle irait
seule...

--Avant deux heures je serai revenue et nous serons fix�s, dit-elle en
s'�lan�ant dehors...

Obtenir une audience de M. le duc de Sairmeuse �tait certes difficile;
Maurice et l'abb� Midon ne l'avaient que trop �prouv� l'avant-veille.
Assi�g� par des familles �plor�es, il se sc�lait, craignant peut-�tre
de faiblir.

Marie-Anne savait cela, mais elle ne s'en inqui�tait pas. Chanlouineau
lui avait donn� un mot--celui dont il s'�tait servi--qui, aux �poques
n�fastes, ouvre les portes les plus s�v�rement et les plus obstin�ment
ferm�es.

Dans le vestibule de la maison du duc de Sairmeuse, trois ou quatre
valets fl�naient et causaient.

--Je suis la fille de M. Lacheneur, leur dit Marie-Anne, il faut que
je parle � M. le duc, � l'instant m�me, au sujet de la conspiration...

--M. le duc est absent.

--Je viens pour des r�v�lations.

L'attitude des domestiques changea brusquement.

--En ce cas, suivez-moi, mademoiselle, dit un valet de pied.

Elle le suivit le long de l'escalier et � travers deux ou trois
pi�ces. Enfin, il ouvrit la porte d'un salon, en disant: �Entrez.�
Elle entra...

Ce n'�tait pas le duc de Sairmeuse qui �tait dans le salon, mais son
fils, Martial.

�tendu sur un canap�, il lisait un journal, � la lueur des six bougies
d'un cand�labre.

� la vue de Marie-Anne, il se dressa tout d'une pi�ce, plus p�le et
plus troubl� que si la porte e�t livr� passage � un spectre.

--Vous!... b�gaya-t-il.

Mais il ma�trisa vite son �motion, et en une seconde son esprit alerte
eut parcouru tous les possibles.

--Lacheneur est arr�t�! s'�cria-t-il. Et vous, sachant quel sort lui
r�serve la commission militaire, vous vous �tes souvenue de moi.
Merci, ch�re Marie-Anne, merci de votre confiance... je ne la
tromperai pas. Que votre coeur se rassure. Nous sauverons votre p�re,
je vous le promets, je vous le jure... Comment? je ne le sais pas
encore... Qu'importe!... Il faudra bien que je le sauve, je le
veux!...

Il s'exprimait avec l'accent de la passion la plus vive, laissant
d�border la joie qu'il ressentait, sans songer � ce qu'elle avait
d'insultant et de cruel.

--Mon p�re n'est pas arr�t�, dit froidement Marie-Anne...

--Alors, fit Martial, d'une voix h�sitante, c'est donc... Jean qui
est... prisonnier?

--Mon fr�re est en s�ret�, et il �chappera � toutes les recherches
s'il survit � ses blessures...

De bl�me qu'il �tait, le marquis de Sairmeuse devint rouge comme le
feu. Au ton de Marie-Anne, il comprit qu'elle connaissait le duel. Il
n'essaya pas de nier, il voulut se disculper:

--C'est Jean qui m'a provoqu�, dit-il. Je ne voulais pas... je n'ai
fait que d�fendre ma vie, dans un combat loyal, � armes �gales...

Marie-Anne l'interrompit.

--Je ne vous reproche rien, monsieur le marquis, pronon�a-t-elle.

--Eh bien!... moi, je suis plus s�v�re que vous... Jean a eu raison de
me provoquer, il avait devin� mes esp�rances... Oui, je m'�tais dit
que vous seriez ma ma�tresse... C'est que je ne vous connaissais pas,
Marie-Anne... Je vous croyais comme toutes les autres, vous si chaste
et si pure!...

Il cherchait � lui prendre les mains, elle le repoussa avec horreur et
�clata en sanglots.

Apr�s tant de coups qui la frappaient sans rel�che, celui-ci, le
dernier, �tait le plus terrible et le plus douloureux.

Quelle �pouvantable humiliation que cette louange passionn�e, et
quelle honte! Ah! maintenant la mesure �tait comble. �Chaste et pure,�
disait-il. Am�re d�rision!... Le matin m�me, elle avait cru sentir son
enfant tressaillir dans son sein.

Mais Martial devait se m�prendre � la signification du geste de cette
infortun�e.

--Oh! je comprends votre indignation, reprit-il, avec une exaltation
croissante. Mais si je vous ai dit l'injure, c'est que je veux vous
offrir la r�paration... J'ai �t� un fou, un mis�rable vaniteux, car je
vous aime, je n'aime et je ne puis aimer que vous. Je suis marquis
de Sairmeuse, j'ai des millions. Marie-Anne, voulez-vous �tre ma
femme?...

Marie-Anne �coutait, �perdue de stupeur...

Le vertige, � la fin, s'emparait d'elle, et il lui semblait que sa
raison vacillait au souffle furieux de toutes ces passions.

Tout � l'heure, c'�tait Chanlouineau qui, du fond de son cachot, lui
criait qu'il mourait pour elle... C'�tait Martial, maintenant, qui
pr�tendait lui sacrifier ses ambitions et son avenir.

Et le pauvre paysan condamn� � mort et le fils du tout-puissant duc
de Sairmeuse, enflamm�s d'un d�lire semblable, arrivaient pour le
traduire, � des expressions pareilles.

Martial, cependant, s'�tait arr�t�. Tout enfi�vr� d'esp�rances, il
attendait une r�ponse, un mot, un signe... Mais Marie-Anne demeurait
muette, immobile et glac�e...

--Vous vous taisez! reprit-il avec une v�h�mence nouvelle.
Douteriez-vous de ma sinc�rit�? Non, c'est impossible! Pourquoi donc
ce silence?... Auriez-vous peur de l'opposition de mon p�re?... Je
saurai lui arracher son consentement. Que nous importe d'ailleurs sa
volont�! Ai-je besoin de lui?... Ne suis-je pas mon ma�tre? ne suis-je
pas riche, immens�ment riche!... Je ne serais qu'un mis�rable sot, si
j'h�sitais entre des pr�jug�s stupides et le bonheur de ma vie...

Il s'effor�ait, �videmment, de pr�voir toutes les objections, afin de
les combattre et de les d�truire...

--Est-ce votre famille, qui vous inqui�te? continuait-il. Votre p�re
et votre fr�re sont poursuivis et la France leur est ferm�e... Eh
bien! nous quitterons la France et ils viendront vivre pr�s de nous.
Jean ne m'en voudra plus, quand vous serez ma femme... Nous nous
fixerons en Angleterre ou en Italie... Maintenant, oui, je b�nis ma
fortune, qui me permettra de vous cr�er une existence enchant�e. Je
vous aime... je saurai bien, � force de tendresses, vous faire oublier
toutes les amertumes du pass�!...

Marie-Anne connaissait assez le marquis de Sairmeuse pour bien
comprendre tout ce que r�v�laient de passion ses propositions
inou�es...

Mais pour cela, pr�cis�ment, elle h�sitait � lui dire qu'il avait
inutilement dompt� les r�voltes de son orgueil.

Elle se demandait avec �pouvante � quelles extr�mit�s le porteraient
les rages de son amour-propre offens� et si elle n'allait pas trouver
en lui un ennemi qui ferait �chouer toutes ses tentatives.

--Vous ne r�pondez pas?... interrogea Martial dont l'anxi�t� �tait
visible.

Elle sentait bien qu'il fallait r�pondre, en effet, parler, dire
quelque chose, mais elle ne pouvait desserrer les l�vres...

--Je ne suis qu'une pauvre fille, monsieur le marquis, murmura-t-elle
enfin... Je vous pr�parerais, si j'acceptais, des regrets �ternels!...

--Jamais!...

--D'ailleurs, vous avez perdu le droit de disposer de vous-m�me.
Vous avez donn� votre parole. Mlle Blanche de Courtomieu est votre
fianc�e...

--Ah!... dites un mot, un seul, et ces engagements que je d�teste sont
rompus.

Elle se tut. Il �tait clair que son parti �tait pris irr�vocablement
et qu'elle refusait.

--Vous me ha�ssez donc? fit tristement Martial.

S'il lui e�t �t� permis de dire toute la v�rit�, Marie-Anne e�t
r�pondu: �Oui.� Le marquis de Sairmeuse lui inspirait une aversion
presque insurmontable.

--Je ne m'appartiens pas plus que vous ne vous appartenez, monsieur,
pronon�a-t-elle.

Un �clair de haine, aussit�t �teint, brilla dans l'oeil de Martial.

--Toujours Maurice!... dit-il.

--Toujours.

Elle s'attendait � une explosion de col�re, il resta calme.

--Allons, reprit-il avec un sourire contraint, il faut que je me rende
� l'�vidence!... Il faut que je reconnaisse et que j'avoue que vous
m'avez fait jouer, � la R�che, un personnage affreusement ridicule...
Jusqu'ici je doutais.

La pauvre fille baissa la t�te, rouge de honte jusqu'� la racine des
cheveux, mais elle n'essaya pas de nier.

--Je n'�tais pas ma�tresse de ma volont�, balbutia-t-elle, mon p�re
commandait et mena�ait, j'ob�issais...

--Peu importe, interrompit-il, votre r�le n'a pas �t� celui d'une
jeune fille...

Ce fut son seul reproche, et encore il le regretta; soit qu'il cr�t
de sa dignit� de ne pas laisser deviner la blessure saignante de
son orgueil, soit que v�ritablement--ainsi qu'il le d�clarait plus
tard--il ne put prendre sur lui d'en vouloir � Marie-Anne.

--Maintenant, reprit-il, je m'explique votre pr�sence ici. Vous venez
demander la gr�ce de M. d'Escorval.

--Gr�ce! non; mais justice? Le baron est innocent...

Martial se rapprocha de Marie-Anne, et baissant la voix:

--Si le p�re est innocent, murmura-t-il, c'est donc le fils qui est
coupable!...

Elle recula terrifi�e. Il tenait le secret que les juges n'avaient pas
su ou n'avaient pas voulu p�n�trer. Mais lui, voyant son angoisse, en
eut piti�.

--Raison de plus, dit-il, pour essayer de sauver le baron!... Son sang
vers� sur l'�chafaud creuserait entre Maurice et vous un ab�me que
rien ne comblerait... Je joindrai mes efforts aux v�tres...

Rouge, embarrass�e, Marie-Anne n'osa pas remercier Martial. Comment
allait-elle reconna�tre sa g�n�rosit�? En le calomniant odieusement.
Ah! mille fois, elle e�t pr�f�rer affronter sa col�re.

Sans nul doute, il allait donner d'utiles indications, quand un valet
ouvrit la porte du salon, et M. le duc de Sairmeuse, toujours en grand
uniforme, entra.

--Par ma foi!... s'�cria-t-il d�s le seuil, il faut avouer que ce
Chupin est un limier incomparable, gr�ce � lui...

Il s'interrompit brusquement, il venait de reconna�tre Marie-Anne.

--La fille de ce coquin de Lacheneur!... fit-il, de l'air le plus
surpris, que veut-elle?

Le moment d�cisif �tait arriv�. La vie du baron allait d�pendre de
l'adresse et du courage de Marie-Anne. La conscience de sa terrible
responsabilit� lui rendit comme par magie tout son sang-froid et m�me
quelque chose de plus.

--On m'a charg�e de vous vendre une r�v�lation, monsieur, dit-elle
r�solument.

Le duc l'examina curieusement, et c'est en riant du meilleur coeur
qu'il se laissa tomber et s'�tendit sur un canap�.

--Vendez, la belle, r�pondit-il, vendez!...

--Je ne puis traiter que si je suis seule avec vous, monsieur.

Sur un signe de son p�re, Martial se retira.

--Vous pouvez parler, maintenant... mam'selle, dit le duc.

Elle n'eut pas une seconde d'h�sitation.

--Vous devez avoir lu, monsieur, commen�a-t-elle, la circulaire qui
convoquait tous les conjur�s!

--Certes!... j'en ai une douzaine d'exemplaires dans ma poche.

--Par qui pensez-vous qu'elle a �t� r�dig�e?

--Par le sieur Escorval, �videmment, ou par votre p�re...

--Vous vous trompez, monsieur, cette lettre est l'oeuvre du marquis de
Sairmeuse, votre fils...

Le duc de Sairmeuse se dressa, l'oeil flamboyant, plus rouge que son
pantalon garance.

--Jarnibieu!... s'�cria-t-il, je vous engage, la fille, � brider votre
langue!...

--La preuve existe de ce que j'avance!...

--Silence, coquine! sinon...

--La personne qui m'envoie, monsieur le duc, poss�de le brouillon de
cette circulaire, �crit en entier de la main de M. Martial, et je dois
vous dire...

Elle n'acheva pas. Le duc bondit jusqu'� la porte et d'une voix de
tonnerre appela son fils.

D�s que Martial rentra.

--R�p�tez, dit le duc � Marie-Anne, r�p�tez devant mon fils ce que
vous venez de me dire.

Audacieusement, le front haut, d'une voix ferme, Marie-Anne r�p�ta.

Elle s'attendait, de la part du marquis, � des d�n�gations indign�es,
� des reproches cruels, � des explications violentes. Point. Il
�coutait d'un air nonchalant et m�me elle croyait lire dans ses yeux
comme un encouragement � poursuivre et des promesses de protection.

D�s que Marie-Anne eut achev�:

--Eh bien!... demanda violemment M. de Sairmeuse � son fils.

--Avant tout, r�pondit Martial d'un ton l�ger, je voudrais voir un peu
cette fameuse circulaire.

Le duc lui en tendit un exemplaire.

--Tenez!... lisez!...

Martial n'y jeta qu'un regard, il �clata de rire et s'�cria:

--Bien jou�!...

--Que dites-vous?...

--Je dis que Chanlouineau est un rus� comp�re... Qui diable! jamais se
serait attendu � tant d'astuce, en voyant la face honn�te de ce gros
gars... Fiez-vous donc apr�s � la mine des gens!...

De sa vie, le duc de Sairmeuse n'avait �t� soumis � une �preuve si
rude.

--Chanlouineau ne mentait donc pas, dit-il � son fils d'une voix
�trangl�e, vous �tiez donc un des instigateurs de la r�bellion...

La physionomie de Martial s'assombrit, et d'un ton de d�daigneuse
hauteur:

--Voici quatre fois d�j�, monsieur, fit-il, que vous m'adressez cette
question, et quatre fois que je vous r�ponds: non. Cela devrait
suffire. Si la fantaisie m'e�t pris de me m�ler de ce mouvement, je
vous l'avouerais le plus ing�nument du monde. Quelles raisons ai-je de
me cacher de vous?...

--Au fait!... interrompit furieusement le duc, au fait!...

--Eh bien!... r�pondit Martial, reprenant son ton l�ger, le fait est
qu'un brouillon de cette circulaire existe, �crit de ma plus belle
�criture sur une grande feuille de mauvais papier... Je me rappelle
que cherchant l'expression juste j'ai ratur� et surcharg� plusieurs
mots... Ai-je dat� ce brouillon? Je crois que oui, mais je n'en
jurerais pas...

--Conciliez donc cela avec vos d�n�gations? s'�cria M. de Sairmeuse.

--Parfaitement!... Ne viens-je pas de vous dire que Chanlouineau
s'�tait moqu� de moi!...

Le duc ne savait plus que croire. Mais ce qui l'exasp�rait plus que
tout, c'�tait l'imperturbable tranquillit� de son fils.

--Avouez donc plut�t, dit-il en montrant le poing � Marie-Anne, que
vous vous �tes laiss� engluer par votre ma�tresse...

Mais cette injure, Martial ne voulut pas la tol�rer.

--Mlle Lacheneur n'est pas ma ma�tresse, d�clara-t-il d'un ton
imp�rieux jusqu'� la menace. Il est vrai qu'il ne tient qu'�
elle d'�tre demain la marquise de Sairmeuse!... Laissons les
r�criminations, elles n'avanceront en rien nos affaires.

Une lueur de raison qui �clairait encore le cerveau de M. de Sairmeuse
arr�ta sur ses l�vres la plus outrageante r�plique.

Tout fr�missant de rage contenue, il arpenta trois ou quatre fois le
salon; puis revenant � Marie-Anne, qui restait � la m�me place, roide
comme une statue:

--Voyons, la belle, commanda-t-il, donnez-moi ce brouillon.

--Je ne l'ai pas, monsieur.

--O� est-il?

--Entre les mains d'une personne qui ne vous le rendra que sous
certaines conditions.

--Quelle est cette personne?

--C'est ce qu'il m'est d�fendu de vous dire.

Il y avait de l'admiration et de la jalousie, dans le regard que
Martial attachait sur Marie-Anne.

Il �tait �bahi de son sang-froid et de sa pr�sence d'esprit. O� donc
puisait-elle cette audace virile, elle autrefois si craintive et qui
pour un rien rougissait... Ah! elle devait �tre bien puissante, la
passion qui donnait � sa voix cette sonorit�, cette flamme � ses yeux,
tant de pr�cision � ses r�ponses.

--Et si je n'acceptais pas les... conditions qu'on pr�tend m'imposer?
interrogea M. de Sairmeuse.

--On utiliserait le brouillon de la circulaire...

--Qu'entendez-vous par l�?...

--Je veux dire, monsieur, que demain, de bon matin, partirait pour
Paris un homme de confiance, charg� de mettre ce document sous les
yeux de divers personnages, connus pour n'�tre pas pr�cis�ment de vos
amis. Il le montrerait � M. Lain�, par exemple... ou � M. le duc
de Richelieu, et, comme de juste, il leur en expliquerait la
signification et la valeur... Cet �crit prouve-t-il, oui ou non, la
complicit� de M. le marquis de Sairmeuse?... Avez-vous, oui ou non,
os� juger et condamner � mort des infortun�s qui n'�taient que les
soldats de votre fils?...

--Ah!... mis�rable!... interrompit le duc, sc�l�rate, coquine,
vip�re...

Toutes les injures qui lui vinrent � la m�moire, il les �grena comme
un chapelet. Il �tait hors de soi, il �cumait, les yeux lui sortaient
de la t�te, il ne savait plus ce qu'il disait.

--Voil�, criait-il avec des gestes furibonds, voil� ce qu'il fallait
craindre. Oui, j'ai des ennemis acharn�s, oui, j'ai des envieux, qui
donneraient leur petit doigt pour cette ex�crable lettre... Ah! s'ils
la tenaient!... Ils obtiendraient une enqu�te... Et alors, adieu les
r�compenses �clatantes dues � mes services...

Qu'on nous envoie de Paris quelque coquin int�ress� � notre perte, et
il saura vite, marquis, vos relations avec Lacheneur... Il criera
sur les toits que Chanlouineau en plein tribunal vous d�clarait son
complice et son chef... Il vous fera d�shabiller par des m�decins qui,
voyant une cicatrice fra�che, vous demanderont o� vous avez re�u une
blessure et pourquoi vous l'avez cach�e...

Apr�s cela, de quoi ne m'accuserait-on pas?... On dirait que j'ai
brusqu� la proc�dure pour �touffer les voix qui s'�levaient contre mon
fils... Peut-�tre irait-on jusqu'� insinuer que je favorisais sous
main le soul�vement... Je serais vilipend� dans tous les journaux!...

Et qui aurait, s'il vous pla�t, renvers� la fortune de notre maison
quand j'allais la porter si haut?... Vous seul, marquis...

Mais c'est ainsi... On se targue de diplomatie, de profondeur, de
p�n�tration, on joue au Talleyrand et on se laisse jouer par le
premier paysan venu...

On ne croit � rien, on doute de tout, on est froid, sceptique,
d�daigneux, frondeur, railleur, us�, blas�... Mais qu'un cotillon
paraisse, bssst!... On s'enflamme comme un s�minariste et on est pr�t
� toutes les sottises... C'est � vous que je m'adresse, marquis...
entendez-vous?... parlez!... qu'avez-vous � dire?...

Martial avait �cout� d'un air froidement railleur, sans m�me essayer
d'interrompre.

Il r�pondit lentement:

--Je pense, monsieur, que si Mlle Lacheneur avait quelques doutes sur
la valeur du document qu'elle poss�de... elle ne les a plus.

Cette r�ponse devait tomber comme un seau d'eau glac�e sur la col�re
du duc de Sairmeuse. Il vit et comprit sa folie, et tout �pouvant�
de ce qu'il venait de dire, il demeura stupide d'�tonnement, bouche
b�ante, les yeux �carquill�s.

Sans daigner ajouter un mot, le marquis se retourna vers Marie-Anne.

--Voulez-vous nous dire, mademoiselle, demanda-t-il, ce qu'on exige de
mon p�re en �change de cette lettre?...

--La vie et la libert� du baron d'Escorval, monsieur.

Cela secoua le duc comme une d�charge �lectrique.

--Ah!... s'�cria-t-il, je savais bien qu'on me demanderait
l'impossible!...

� son exaltation, un profond abattement succ�dait. Il se laissa
tomber sur un fauteuil, et le front entre ses mains il se recueillit,
cherchant �videmment un exp�dient.

--Pourquoi n'�tre pas venue me trouver avant le jugement,
murmurait-il. Alors, je pouvais tout... Maintenant j'ai les mains
li�es. La commission a prononc�, il faut que le jugement s'ex�cute...

Il se leva, et du ton d'un homme r�sign� � tout:

--D�cid�ment, fit-il, je risquerais � essayer seulement de sauver le
baron--il lui rendait son titre, tant il �tait troubl�--mille fois
plus que je n'ai � craindre de mes ennemis. Ainsi, mademoiselle--il ne
disait plus: �la belle�--vous pouvez utiliser votre... document.

Le duc se disposait � quitter le salon, Martial le retint d'un signe.

--R�fl�chissons encore, dit-il, avant de jeter le manche apr�s la
cogn�e... Notre situation n'est pas sans pr�c�dents. Il y a quatre
mois de cela, le comte de Lavalette venait d'�tre condamn� � mort.
Le roi souhaitait vivement faire gr�ce, mais son entourage, des
ministres, les gens de la cour s'y opposaient de toutes leurs
forces... Que fit le roi, qui �tait le ma�tre, cependant?... Il parut
rester sourd � toutes les supplications, on dressa l'�chafaud... et
cependant Lavalette fut sauv�!... Et il n'y eut personne de compromis.
Pourtant... un ge�lier perdit sa place... il vit de ses rentes
maintenant.

Marie-Anne devait saisir avidement l'id�e si habilement pr�sent�e par
Martial.

--Oui, s'�cria-t-elle, le comte de Lavalette, prot�g� par une royale
connivence, r�ussit � s'�chapper...

La simplicit� de l'exp�dient, l'autorit� de l'exemple surtout,
devaient frapper vivement le duc de Sairmeuse.

Il garda un moment le silence, et Marie-Anne qui l'observait crut voir
peu � peu s'effacer les plis de son front.

--Une �vasion, murmurait-il, c'est encore bien chanceux... Cependant,
avec un peu d'adresse, si on �tait s�r du secret...

--Oh! le secret sera religieusement gard�, monsieur le duc...
interrompit Marie-Anne...

D'un coup d'oeil, Martial lui recommanda le silence.

--On peut toujours, reprit-il, �tudier l'exp�dient et calculer ses
cons�quences... cela n'engage � rien. Quand doit �tre ex�cut� le
jugement?

M. de Sairmeuse r�pondit:

--Demain.

Cette terrible r�ponse n'arracha pas un tressaillement � Marie-Anne.
Les angoisses du duc lui avaient donn� la mesure de ce qu'elle pouvait
esp�rer et elle voyait que Martial embrassait franchement sa cause.

--Nous n'avons donc que la nuit devant nous, reprit le jeune
marquis... Par bonheur il n'est que sept heures et demie, et jusqu'�
dix heures mon p�re peut se montrer � la citadelle sans �veiller le
moindre soup�on...

Il s'interrompit. Ses yeux, o� �clatait la plus absolue confiance, se
voilaient.

Il venait d'apercevoir une difficult� impr�vue, et dans sa pens�e
presque insurmontable.

--Avons-nous des intelligences dans la citadelle? murmura-t-il.
Le concours d'un subalterne, d'un ge�lier ou d'un soldat nous est
indispensable.

Il se retourna vers son p�re, et brusquement:

--Avez-vous, lui demanda-t-il, un homme sur qui on puisse compter
absolument?

--J'ai trois ou quatre espions... on pourrait les t�ter...

--Jamais! le mis�rable qui trahit ses camarades pour quelques sous,
nous trahirait pour quelques louis... Il nous faut un honn�te homme,
partageant les id�es du baron d'Escorval... un ancien soldat de
Napol�on, s'il est possible.

Il tomba dans une r�verie profonde, en proie �videmment aux pires
perplexit�s...

--Qui veut agir doit se confier � quelqu'un, murmurait-il, et ici une
indiscr�tion perd tout!...

De m�me que Martial, Marie-Anne se torturait l'esprit, quand une
inspiration qu'elle jugea divine lui vint.

--Je connais l'homme que vous demandez! s'�cria-t-elle.

--Vous!

--Oui, moi!... � la citadelle!...

--Prenez garde!... Songez bien qu'il nous faut un brave capable de se
d�vouer et de risquer beaucoup... Il est clair que l'�vasion venant �
�tre d�couverte, les instruments seraient sacrifi�s.

--Celui dont je vous parle est tel que vous le voulez... Je r�ponds de
lui.

--Et c'est un soldat?...

--C'est un humble caporal... Mais par la noblesse de son coeur il est
digne des plus hauts grades... Croyez-moi, monsieur le marquis, nous
pouvons nous confier � lui sans crainte.

Si elle parlait ainsi, elle qui e�t donn� sa vie pour le salut du
baron, c'est que sa certitude �tait compl�te, absolue.

Ainsi pensa Martial.

--Je m'adresserai donc � cet homme, fit-il, comment le nommez-vous?

--Il s'appelle Bavois et il est caporal � la 1re compagnie des
grenadiers de la l�gion de Montaignac.

--Bavois!... r�p�ta Martial, comme pour se bien fixer ce nom dans la
m�moire, Bavois!... Mon p�re trouvera bien quelque pr�texte pour le
faire appeler.

--Oh! le pr�texte est tout trouv�, monsieur le marquis. C'est ce brave
soldat qui avait �t� laiss� en observation � Escorval, apr�s la visite
domiciliaire...

--Tout va donc bien de ce c�t�, fit Martial, poursuivons...

Il s'�tait lev� et il �tait all� s'adosser � la chemin�e, se
rapprochant ainsi de son p�re.

--Je suppose, monsieur, commen�a-t-il, que le baron d'Escorval a �t�
s�par� des autres condamn�s...

--En effet... il est seul dans une chambre spacieuse et fort
convenable.

--O� est-elle situ�e, je vous prie?

--Au second �tage de la tour plate.

Mais Martial n'�tait pas aussi bien que son p�re au fait des �tres
de la citadelle de Montaignac; il fut un moment � chercher dans ses
souvenirs.

--La tour plate, fit-il, n'est-ce pas cette tour si grosse qu'on
aper�oit de si loin, et qui est construite � un endroit o� le rocher
est presque � pic?

--Pr�cis�ment.

� l'empressement que M. de Sairmeuse mettait � r�pondre, empressement
bien loin de son caract�re si fier, il �tait ais� de comprendre qu'il
�tait pr�t � tenter beaucoup pour la d�livrance du condamn� � mort.

--Comment est la fen�tre de la chambre du baron? continua Martial.

--Assez grande... haute surtout... elle n'a pas d'abat-jour comme les
fen�tres des cachots, mais elle est garnie de deux rangs de barres de
fer crois�es et scell�es profond�ment dans le mur.

--Bast!... on vient ais�ment � bout d'une barre de fer avec une bonne
lime... de quel c�t� ouvre cette fen�tre?

--Elle donne sur la campagne.

--C'est-�-dire sur le pr�cipice... Diable!... c'est une difficult�
cela... il est vrai que d'un autre c�t� c'est un avantage. Place-t-on
des factionnaires au pied de cette tour?...

--Jamais... � quoi bon... Entre la ma�onnerie et le rocher � pic, il
n'y a pas la place de trois hommes de front... Les soldats, m�me
en plein jour, ne se hasardent pas sur cette banquette qui n'a ni
parapet, ni garde-fou.

Martial s'arr�ta, cherchant s'il n'oubliait rien.

--Encore une question importante, reprit-il. � quelle hauteur est la
fen�tre de la chambre de M. d'Escorval?

--Elle est � quarante pieds environ de l'entablement...

--Bon!... Et de cet entablement au bas du rocher, combien y a-t-il?

--Ma foi!... je ne sais pas trop... Une soixantaine de pieds au moins.

--Ah!... c'est haut!... c'est terriblement haut!... Le baron, par
bonheur, est encore leste et vigoureux... puis il n'y a pas d'autre
moyen.

Il �tait temps que l'interrogatoire fin�t, M. de Sairmeuse commen�ait
� s'impatienter.

--Maintenant, dit-il � son fils, me ferez-vous l'honneur de
m'expliquer votre plan.

Apr�s avoir mis, en commen�ant, une certaine �pret� � ses questions,
Martial, insensiblement, �tait revenu � ce ton railleur et l�ger qui
avait le don d'exasp�rer si fort M. de Sairmeuse.

--Il est s�r du succ�s, pensa Marie-Anne.

--Mon plan, disait Martial, est la simplicit� m�me... Soixante et
quarante font cent... Il s'agit de se procurer cent pieds de bonne
corde... Cela fera un volume �norme, je le sais bien, mais peu
importe!... Je roule tout ce chanvre autour de moi, je m'enveloppe
d'un large manteau et je vous accompagne � la citadelle... Vous
demandez le caporal Bavois, vous me laissez seul avec lui dans un
endroit obscur, je lui expose nos intentions...

M. de Sairmeuse haussait les �paules.

--Et comment vous procurerez-vous cent pieds de corde, dit-il, � cette
heure, � Montaignac?... Allez-vous courir de boutique en boutique?
Autant publier votre projet � son de trompe.

--Ce que je ne puis faire, monsieur, les amis de la famille d'Escorval
le feront...

Le duc allait �lever de nouvelles objections, il l'interrompit.

--De gr�ce, monsieur, fit-il avec vivacit�, n'oubliez pas quel danger
nous menace et combien peu de temps nous avons... J'ai commis la
faute, laissez-moi la r�parer...

Et se retournant vers Marie-Anne:

--Vous pouvez consid�rer le baron comme sauv�, poursuivit-il, mais il
faut que je m'entende avec un de vos amis... Retournez vite � _l'h�tel
de France_ et envoyez le cur� de Sairmeuse me rejoindre sur la place
d'Armes, o� je vais l'attendre...




XXX


Arr�t� des premiers au moment de la panique des conjur�s devant
Montaignac, le baron d'Escorval n'avait pas eu une seconde
d'illusions...

--Je suis un homme perdu!... pensa-t-il.

Et envisageant d'une �me sereine la mort toute proche, il ne songea
plus qu'aux p�rils qui mena�aient son fils.

Son attitude devant ses juges fut le r�sultat de cette pr�occupation.

Il ne respira vraiment qu'apr�s avoir vu Maurice tra�n� hors de la
salle par l'abb� Midon et les officiers � demi-solde... Il avait
compris que son fils voulait se livrer...

C'est donc le front haut, le maintien assur�, le regard droit et clair
que le baron �couta la sentence fatale. D'avance son sacrifice �tait
fait.

Mais bien lui en prit d'avoir d�j� confi� � son courageux d�fenseur
l'expression de ses volont�s derni�res... Les soldats charg�s de
reconduire les condamn�s � leur prison envahirent la salle.

La sortie devait prendre du temps... Tous ces pauvres paysans qui
venaient d'�tre frapp�s en �taient encore � comprendre les �v�nements
dont la vertigineuse rapidit� les conduisait � l'�chafaud.

Et stupides d'�tonnement plus que d'effroi, ils se pressaient � la
porte trop �troite de la chapelle, comme des boeufs ahuris qui se
serrent les uns contre les autres � la porte de l'abattoir.

Si grande fut la confusion, que M. d'Escorval se trouva refoul� pr�s
de Chanlouineau, qui commen�a la com�die de sa d�faillance.

--Du courage donc!... lui dit-il, indign� de cet acc�s de l�chet�.

--Ah!... c'est facile � dire!... geignit le robuste gars.

Et personne ne l'observant, il se pencha vers le baron, et tout bas,
d'une voix br�ve:

--C'est pour vous que je travaille, fit-il, rassemblez vos forces pour
cette nuit.

Le regard flamboyant de Chanlouineau surprit M. d'Escorval, mais il
attribua ses paroles au d�lire de la peur.

Ramen� � sa chambre, il se jeta sur sa maigre couchette, et il
eut cette vision terrible et sublime de la derni�re heure qui est
l'esp�rance ou le d�sespoir de qui va mourir...

Il savait quelles lois terribles r�gissent les tribunaux
d'exception... Le lendemain, dans quelques heures, au point du jour,
peut-�tre, on viendrait, on le tirerait de sa prison, on le conduirait
devant un peloton de soldats, un officier l�verait son �p�e... et tout
serait fini, il tomberait sous les balles...

Alors, que deviendraient sa femme et son fils?...

Ah! son coeur se brisait en songeant � ces �tres chers et ador�s!...
Il �tait seul, il pleura...

Mais, soudain, il se dressa, �pouvant� de son attendrissement... Si
son �me allait s'amollir � ces d�solantes pens�es!... s'il allait �tre
trahi par son �nergie!... Manquerait-il de courage, tout � coup!...
Le verrait-on donc, lui, p�lir et d�faillir devant le peloton
d'ex�cution!...

Il voulut secouer cette torpeur douloureuse qui l'envahissait, et il
se mit � marcher dans sa prison, s'effor�ant d'occuper son esprit aux
choses ext�rieures...

La chambre qu'on lui avait donn�e �tait tr�s-vaste, carrel�e et
extr�mement haute d'�tage. Jadis elle communiquait avec la pi�ce
voisine, mais la porte de communication avait �t� mur�e depuis
longtemps, m�me le ciment qui reliait entre elles les pierres larges
et peu �paisses �tait tomb�, et il en r�sultait des jours par o� on
pouvait, avec un peu d'application, voir d'une pi�ce dans l'autre.

Machinalement, M. d'Escorval colla son oeil � un de ces interstices...
Peut-�tre avait-il pour voisin quelque condamn�?... Il ne vit
personne. Il appela, tout bas d'abord, puis plus haut... aucune voix
ne r�pondit � la sienne.

--Si j'abattais cette mince cloison?... pensa-t-il.

Il tressaillit, puis haussa les �paules. Et apr�s?... Cette cloison
renvers�e, il se trouverait dans une chambre pareille � la sienne,
ouvrant comme la sienne sur un corridor plein de factionnaires dont il
entendait le pas monotone.

Cependant, c'�tait une pens�e d'�vasion qui lui �tait venue. Quelle
folie!... Il devait bien savoir que toutes les pr�cautions �taient
prises.

Oui, il le savait, et pourtant il ne put s'emp�cher d'aller examiner
la fen�tre... Deux rangs de barres de fer la d�fendaient. Elles
�taient scell�es de telle sorte qu'il �tait impossible d'avancer la
t�te et de se rendre compte de la hauteur � laquelle on se trouvait du
sol.

Cette hauteur devait �tre consid�rable, � en juger par l'�tendue de la
vue.

Le soleil se couchait, et dans les brumes violettes du lointain,
le baron d�couvrait une ligne onduleuse de collines dont le point
culminant ne pouvait �tre que la lande de la R�che... Les grandes
masses sombres qu'il apercevait sur la droite �taient probablement les
hautes futaies de Sairmeuse... Enfin, sur la gauche, dans le pli de
coteau, il devinait la vall�e de l'Oiselle et Escorval...

Son �me s'envolait vers cette retraite riante, o� il avait �t� si
heureux, o� il avait �t� aim�, o� il esp�rait mourir de la mort calme
et sereine du juste...

Et au souvenir des f�licit�s pass�es, en songeant aux r�ves �vanouis,
ses yeux, encore une fois, s'emplissaient de larmes...

Mais il les s�cha vite, ces larmes, on ouvrait la porte de sa prison.

Deux soldats parurent.

L'un d'eux avait � la main un flambeau allum�, l'autre tenait un de
ces longs paniers � compartiments qui servent � porter le repas des
officiers de garde.

Ces hommes �taient visiblement tr�s-�mus, et cependant, ob�issant �
un sentiment de d�licatesse instinctive, ils affectaient une sorte de
gaiet�.

--C'est votre d�ner, monsieur, que nous vous apportons, dit l'un
d'eux, il doit �tre tr�s-bon, car il vient de la cuisine du commandant
de la citadelle.

M. d'Escorval sourit tristement... Certaines attentions des ge�liers
ont une signification sinistre.

Cependant, lorsqu'il s'assit devant la petite table qu'on venait de
lui pr�parer, il se trouva qu'il avait r�ellement faim.

Il mangea de bon app�tit, et causa presque gaiement avec les soldats.

--Il faut toujours esp�rer, monsieur, lui disaient ces braves
gar�ons... Qui sait!... On en a vu revenir de plus loin.

Ayant fini, le baron demanda qu'on lui laiss�t la lumi�re et qu'on lui
apport�t du papier, de l'encre et des plumes... Il fut fait selon ses
d�sirs.

Il se trouvait seul de nouveau, mais la conversation des soldats lui
avait �t� utile... La d�faillance de son esprit �tait pass�e, le
sang-froid lui �tait revenu, il pouvait r�fl�chir.

Alors il s'�tonna d'�tre sans nouvelles de Mme d'Escorval et de
Maurice.

Leur aurait-on donc refus� l'acc�s de sa prison?... Non, il ne pouvait
le croire, il ne pouvait imaginer qu'il exist�t des hommes assez
cruels pour emp�cher un malheureux de presser contre son coeur, dans
une supr�me �treinte, avant de mourir, sa femme et son fils...

C'�tait donc que ni la baronne ni Maurice n'avaient essay� d'arriver
jusqu'� lui. Comment cela se faisait-il?... Certainement, il �tait
survenu quelque chose!... Quoi?

Son imagination lui repr�sentait les pires malheurs... Il voyait sa
femme agonisante, morte peut-�tre... Il voyait Maurice fou de douleur
� genoux devant le lit de sa m�re...

Mais ils pouvaient encore venir... Il consulta sa montre, elle
marquait sept heures...

Mais il attendit vainement... Les tambours battirent la retraite, puis
une demi-heure plus tard l'appel du soir... rien... personne!...

--Ah!... mourir ainsi, pensait cet homme si malheureux, c'est mourir
deux fois!...

Il se disposait pourtant � �crire, quand des pas retentirent dans le
corridor, nombreux, bruyants... Des �perons sonnaient sur les dalles,
on entendait le bruit sec du fusil des factionnaires pr�sentant les
armes...

Tout palpitant, le baron se dressa en disant:

--C'est eux!...

Il se trompait, les pas s'�loign�rent...

--Une ronde!... murmura-t-il.

Mais au m�me moment, deux objets lanc�s par le judas de la porte
roul�rent au milieu de la chambre...

M. d'Escorval se pr�cipita...

On venait de lui jeter deux limes.

Son premier sentiment fut tout de d�fiance. Il savait qu'il est des
ge�liers qui mettent leur amour-propre � d�shonorer leurs prisonniers
avant de les livrer � l'ex�cuteur!...

Qui lui assurait qu'on n'esp�rait pas l'embarquer dans quelque
aventure au bout de laquelle ne serait pas le salut, mais o� il
laisserait, sinon l'honneur, au moins la renomm�e de l'honneur.

�tait-elle amie ou ennemie, la main qui lui faisait parvenir ces
instruments de d�livrance et de libert�?

Les paroles de Chanlouineau et les regards dont elles �taient
accompagn�es se repr�sentaient bien � sa m�moire, mais il n'en �tait
que plus perplexe.

Il restait donc debout, le front pliss� par l'effort de sa pens�e,
tournant et retournant ces limes fines et bien tremp�es, lorsqu'il
aper�ut � terre, pli� menu, un papier qu'il n'avait pas remarqu� tout
d'abord.

Il le ramassa vivement, le d�plia et lut:

�Vos amis veillent... Tout est pr�t pour votre �vasion... H�tez-vous
de scier les barreaux de votre fen�tre... Maurice et sa m�re vous
embrassent... Espoir, courage!�

Au-dessous de ces quelques lignes, pas de signature, un M.

Mais le baron n'avait pas besoin de cette initiale pour �tre rassur�.
Il avait reconnu l'�criture de l'abb� Midon.

--Ah! celui-l� est un v�ritable ami, murmura-t-il.

Puis, le souvenir des d�chirements de son �me lui revenant:

--Voil� donc, pensa-t-il, pourquoi ni ma femme ni mon fils ne venaient
veiller ma derni�re veille!... Et je doutais de leur �nergie, et je me
plaignais de leur abandon!...

Une joie immense le p�n�trait, il porta � ses l�vres cette lettre qui
lui annon�ait la vie, la libert�, et r�solument il se dit:

--� l'oeuvre!... � l'oeuvre!...

Il avait choisi la plus fine des deux limes et il allait attaquer les
�normes barreaux quand il lui sembla qu'on ouvrait la porte de la
chambre voisine.

On l'ouvrait, positivement... On la referma, mais non � la clef...
Puis on marcha avec une certaine pr�caution. Qu'est-ce que cela
voulait dire? �tait-ce quelque nouvel accus� qu'on emprisonnait, ou
mettait-on l� un espion?

Pr�tant l'oreille, le baron entendait un bruit absolument inconnu et
dont il lui �tait absolument impossible d'expliquer la cause.

Inquiet, il s'avan�a � pas muets jusqu'� l'ancienne porte de
communication, s'agenouilla et appliqua son oeil � l'un des
interstices de la l�g�re ma�onnerie...

Ce qu'il vit, dans l'autre chambre, faillit lui arracher un cri de
stupeur.

Dans un des angles, un homme �tait debout, �clair� par une grosse
lanterne d'�curie plac�e � ses pieds.

Il tournait sur lui-m�me, tr�s-vite, et par ce mouvement d�vidait une
longue corde roul�e autour de son corps comme du fil sur une bobine...

M. d'Escorval se t�tait, pour s'assurer qu'il �tait bien �veill�,
qu'il n'�tait pas le jouet d'un de ces r�ves d�cevants, si cruels au
r�veil, qui bercent les prisonniers de promesses de libert�.

�videmment cette corde lui �tait destin�e. C'�tait elle qu'il
attacherait � un des tron�ons de ses barreaux bris�s...

Mais comment cet homme se trouvait-il l�, seul?...

De quelle autorit� jouissait-il donc dans la citadelle qu'il avait pu,
en d�pit de la consigne des sentinelles et des rondes, s'introduire
dans cette pi�ce?... Il n'�tait pas soldat, ou du moins il ne portait
pas l'uniforme...

Malheureusement, la fente de la cloison �tait dispos�e de telle fa�on
que le rayon visuel n'arrivait pas � hauteur d'homme, et quelques
efforts que fit le baron, il lui �tait impossible d'apercevoir le
visage de cet ami--il le jugeait tel--dont la bravoure touchait � la
folie.

Cet homme, cependant, continuait son mouvement giratoire, et la corde,
sur le carreau, pr�s de lui, s'amoncelait en cercle... Il prenait,
pour ne la point emm�ler les plus grandes pr�cautions.

Incapable de r�sister � la curiosit� qui le peignait, M. d'Escorval
�tait sur le point de frapper � la cloison pour interroger, quand la
porte de la chambre o� �tait celui qu'il appelait d�j� son sauveur,
s'ouvrit avec fracas...

Un homme y p�n�tra, dont la figure �tait �galement hors du champ de
l'oeil, et qui s'�cria avec l'accent de la stupeur:

--Malheureux!... que faites-vous!...

Le baron, foudroy�, faillit tomber en arri�re, � la renverse.

--Tout est d�couvert!... pensait-il.

Point. Celui que M. d'Escorval nommait d�j� son ami, n'interrompit
seulement pas son op�ration de d�vidage, et c'est de la voix la plus
tranquille qu'il r�pondit:

--Comme vous le voyez, je me d�barrasse de tout ce chanvre, qui me
g�nait extraordinairement. Il y en a bien soixante livres, n'est-ce
pas?... Et quel volume! Je tremblais qu'on ne le devin�t sous mon
manteau.

--Et pourquoi ces cordes?... interrogea le survenant.

--Je vais les faire passer � M. le baron d'Escorval, � qui j'ai d�j�
jet� une lime. Il faut qu'il s'�vade cette nuit...

Si invraisemblable �tait cette sc�ne, que le baron n'en voulait pas
croire ses oreilles.

--�Il est clair que tout en me croyant fort �veill�, je r�ve,� se
disait-il.

Cependant le nouveau venu avait � demi �touff� un terrible juron, et
d'un ton presque mena�ant, il poursuivait:

--C'est ce qu'il faudra voir!... Si vous devenez fou, j'ai toute ma
raison, Dieu merci!... Je ne permettrai pas...

--Pardon!... interrompit froidement l'homme � la corde, vous
permettrez... Ceci est le r�sultat de votre... cr�dulit�. C'est quand
Chanlouineau vous demandait � recevoir la visite de Marie-Anne, qu'il
fallait dire: �Je ne permets pas!� Savez-vous ce qu'il voulait, ce
gar�on? Simplement remettre � Mlle Lacheneur une lettre de moi, si
compromettante que si jamais elle arrivait entre les mains de tel
personnage que je sais, mon p�re et moi n'aurions plus qu'� retourner
� Londres. Alors, adieu les projets d'union entre nos deux familles...

Le dernier venu eut un gros soupir accompagn� d'une exclamation
chagrine, mais d�j� l'autre poursuivait:

--Vous-m�me, marquis, seriez sans doute compromis... N'avez-vous pas
�t� quelque peu chambellan de Bonaparte, du vivant de votre seconde
ou de votre troisi�me femme? Ah! marquis, comment un homme du votre
exp�rience, p�n�trant et subtil, a-t-il pu se laisser prendre aux
simagr�es d'un grossier paysan!...

Maintenant, M. d'Escorval comprenait...

Il ne dormait pas; c'�tait le marquis de Courtomieu et Martial de
Sairmeuse qui causaient de l'autre c�t� du mur...

M�me, ce pauvre M. de Courtomieu avait �t� si prestement et si
habilement �cras� par Martial, qu'il ne discutait plus.

--Et cette terrible lettre?... soupira-t-il.

--Marie-Anne l'a remise � l'abb� Midon, qui est venu me trouver en
disant: �Ou le duc s'�vadera, ou cette lettre sera port�e � M. le duc
de Richelieu.� J'ai opt� pour l'�vasion. L'abb� s'est procur� tout ce
qui �tait n�cessaire, il m'a donn� rendez-vous dans un endroit �cart�
sur le rempart, il m'a entortill� toute cette corde autour du corps,
et me voici...

--Ainsi, vous pensez que si le baron s'�chappe on vous rendra la
lettre?...

--Parbleu!...

--Pauvre jeune homme!... d�trompez-vous. Le baron sauv�, on vous
demandera la vie d'un autre condamn� avec les m�mes menaces...

--Point!

--Vous verrez!

--Je ne verrai rien, par une raison fort simple, c'est que j'ai cette
lettre dans ma poche... L'abb� Midon me l'a restitu�e en �change de ma
parole d'honneur...

Le cri de M. de Courtomieu prouva qu'il tenait le cur� de Sairmeuse
pour un peu plus simple qu'il ne convient.

--Quoi!... fit-il, vous tenez la preuve et... Mais c'est de la
d�mence! Br�lez � la flamme de cette lanterne ce papier maudit,
laissez le baron o� il est et allez dormir un bon somme.

Le silence de Martial trahit une sorte de stupeur.

--Feriez-vous donc cela, vous, monsieur le marquis? demanda-t-il.

--Certes!... et sans h�siter...

--Eh bien! je ne vous en fais pas mon compliment.

L'impertinence �tait si forte, que M. de Courtomieu eut comme une
vell�it� de col�re et presque l'envie de se f�cher.

Mais ce n'�tait pas un homme de premier mouvement, cet ancien
chambellan de l'empereur, devenu grand pr�v�t de la Restauration.

Il r�fl�chit... Devait-il, pour un mot piquant, se brouiller avec
Martial, avec ce pr�tendant inesp�r� qu'avait agr�� sa fille... Une
rupture... plus de gendre! Le ciel lui en enverrait-il un autre? Et
quelle ne serait pas la fureur de Mlle Blanche.

Il avala donc l'am�re pilule, et c'est avec l'accent d'une indulgence
toute paternelle qu'il dit:

--Vous �tes jeune, mon cher Martial...

Toujours agenouill� contre la porte mur�e, retenant son haleine,
l'oeil et l'oreille au guet, toutes les forces de son esprit tendues
jusqu'� la souffrance, le baron d'Escorval respira...

--Vous n'avez que vingt ans, mon cher Martial, poursuivait M. de
Courtomieu d'un ton paterne, vous avez l'ardente g�n�rosit� de votre
�ge... Achevez donc votre entreprise, je n'y mettrai pas obstacle,
seulement songez que tout peut �tre d�couvert, et alors...

--Rassurez-vous, monsieur, interrompit le jeune homme, toutes mes
mesures sont bien prises... Avez-vous rencontr� un soldat le long des
corridors? Non. C'est que mon p�re, sur ma pri�re, a r�uni tous les
hommes de garde, m�me les factionnaires, sous pr�texte de prescrire
des pr�cautions exceptionnelles... Il leur parle en ce moment. Voil�
comment j'ai pu monter ici sans �tre aper�u... Nul ne me verra quand
je sortirai... Qui donc apr�s l'�vasion oserait me soup�onner!...

--Si le baron s'�vade, la justice se demandera qui l'a aid�...

Martial riait.

--Si la justice cherche, r�pondit-il, elle trouvera un coupable de
ma fa�on... Allez, j'ai tout pr�vu... Je n'avais qu'une personne �
craindre: vous. Un homme s�r vous a pri� de ma part de me rejoindre
ici, vous �tes venu, vous avez vu, vous me promettez de rester
neutre... je suis tranquille. Le baron sera en Pi�mont, respirant
l'air � pleins poumons, quand le soleil se l�vera.

Il avait fini d'arranger les cordes, il prit la lanterne et continua
d'un ton l�ger:

--Mais sortons... mon p�re ne peut �ternellement haranguer les
soldats.

--Cependant, insista M. de Courtomieu, vous ne m'avez pas dit...

--Je vous dirai tout, mais ailleurs... venez, venez...

Ils sortirent, la serrure et les verroux grinc�rent, et alors le baron
se redressa.

Toutes sortes d'id�es contradictoires, de suppositions bizarres, de
doutes et de conjectures se pressaient dans son esprit.

Que contenait donc cette lettre?... Comment Chanlouineau ne s'en
�tait-il pas servi pour son propre salut?... Qui jamais e�t cru
Martial si fid�le � une parole arrach�e par des menaces?... Il
s'inqui�tait surtout de la fa�on dont lui parviendraient les cordes.

Mais c'�tait le moment d'agir, non de r�fl�chir... les barreaux
�taient �normes et il y en avait deux rang�es...

M. d'Escorval se mit � la besogne.

Il avait jug� sa t�che difficile!... Elle l'�tait mille fois plus
qu'il ne l'avait soup�onn�, il le reconnut tout d'abord.

C'�tait la premi�re fois qu'il se servait d'une lime, et il ne savait
comment la manoeuvrer. Elle mordait, il est vrai, elle entamait le
fer, mais avec une lenteur d�sesp�rante, et bien plus en surface qu'en
profondeur.

Et ce n'�tait pas tout... Quelques pr�cautions que prit le baron,
chaque coup de lime rendait un son aigre, strident, qui gla�ait son
sang dans ses veines... Si on allait entendre ce bruit!... il lui
paraissait impossible qu'on ne l'entendit pas, tant il lui semblait
formidable!...

Il distinguait bien, par moments, le pas des factionnaires qui avaient
repris leur poste dans le corridor...

Si faible, apr�s vingt minutes, �tait le r�sultat, que le baron se
sentit envahi par un affreux d�couragement.

Aurait-il seulement sci� le premier rang de barreaux quand para�trait
le jour? De toute �vidence, non. D�s lors, � quoi bon s'�puiser �
un travail inutile... Pourquoi ternir la dignit� de sa mort par le
ridicule d'une �vasion manqu�e?...

Il h�sitait, quand des pas nombreux s'arr�t�rent devant sa prison. Il
courut s'asseoir devant sa table.

La porte s'ouvrit et un soldat entra, auquel un officier rest� sur le
seuil dit:

--Vous savez la consigne, caporal... d�fense de fermer l'oeil... Si le
prisonnier a besoin de quelque chose, appelez!...

Le coeur de M. d'Escorval battait � rompre sa poitrine... Qui arrivait
l�?...

Les conseils de M. de Courtomieu l'avaient-ils donc emport�...
Martial, au contraire, lui envoyait un aide!...

--Il s'agit de ne pas moisir ici! pronon�a le caporal, d�s que la
porte fut referm�e.

M. d'Escorval bondit sur sa chaise. Cet homme, c'�tait un ami, c'�tait
un secours, c'�tait la vie!...

--Je suis Bavois, poursuivit-il, caporal des grenadiers... On m'a
dit comme cela: �Il y a un ami de �l'autre� qui est dans une fichue
situation, veux-tu lui donner un coup de main?...� J'ai r�pondu:
�pr�sent� et me voil�!...

Celui-l�, � coup s�r, �tait un brave, le baron lui serra la main, et
d'une voix �mue:

--Merci, lui dit-il, merci � vous qui sans me conna�tre vous exposez,
pour me sauver, au plus terrible danger...

Bavois haussa d�daigneusement les �paules.

--Positivement, fit-il, ma vieille peau ne vaut pas en ce moment plus
cher que la v�tre... Si nous ne r�ussissons pas, on nous lavera la
t�te avec le m�me plomb... Mais nous r�ussirons... L�-dessus, assez
caus�!...

Ayant dit, il tira de dessous sa longue capote une forte pince de fer
et un litre d'eau-de-vie qu'il d�posa sur le lit.

Il prit ensuite la bougie; et � cinq ou six reprises il la fit passer
rapidement devant la fen�tre.

--Que faites-vous?... demanda le baron surpris.

--Je pr�viens vos amis que tout va bien. Ils sont l�-bas, � nous
attendre, et tenez, voici qu'ils r�pondent...

Le baron regarda, et en effet, par trois fois il vit briller une
petite flamme tr�s-vive, comme celle que produit une pinc�e de poudre.

--Maintenant, reprit le caporal, nous sommes des bons!... reste �
savoir o� en sont les barreaux...

--Je n'ai gu�re avanc� la besogne, murmura M. d'Escorval...

Le caporal s'approcha:

--Vous pouvez m�me dire que vous ne l'avez pas avanc�e du tout,
fit-il, mais rassurez-vous... j'ai �t� armurier, et je sais manier une
lime...

Le baron e�t souhait� quelques �claircissements; un laconique:
�Silence dans le rang!� fut tout ce qu'il obtint de son compagnon.

Expansif en face d'une bouteille, l'honn�te Bavois devenait dans les
grandes occasions �fort m�nager de sa salive�--c'�tait son expression.

S'il se taisait, c'est qu'il �tudiait la situation, le fort et le
faible de l'entreprise, en homme qui sait que tout d�pend de son
sang-froid.

--Il s'agit de n'�tre ni vu ni entendu des camarades, grommelait-il en
tourmentant sa moustache grise.

C'�tait plus ais� � concevoir qu'� r�aliser.

Et cependant, apr�s un moment de r�flexion, il ajouta:

--Cela se peut.

C'est qu'il avait plus d'un exp�dient dans son sac, le caporal.

Ayant retir� le bouchon du litre d'eau-de-vie qu'il avait apport�, il
le fixa � l'extr�mit� d'une des limes et il enveloppa ensuite d'un
linge mouill� le manche de l'outil.

--C'est ce qu'on appelle mettre une sourdine � son instrument!...
fit-il.

D�j� il avait reconnu les barreaux; il se mit � les attaquer
�nergiquement.

Alors, on put reconna�tre qu'il n'avait exag�r� ni son savoir-faire ni
l'efficacit� de ses pr�cautions pour assourdir l'op�ration.

Le fer, sous sa main habile et prompte, s'�miettait et s'entaillait �
miracle, et la limaille pleuvait sur l'appui de la fen�tre.

Et nul bruit, aucun de ces aigres grincements qui avaient tant
�pouvant� le baron. � peine e�t-on dit le frottement de deux morceaux
de bois dur l'un contre l'autre...

N'ayant rien � redouter des plus habiles oreilles, Bavois avait song�
� se mettre � l'abri des regards...

La porte de la chambre �tait perc�e d'un guichet et � tout moment
quelque factionnaire pouvait y mettre l'oeil.

Intercepter ce judas en accrochant au-dessus un v�tement e�t �veill�
des soup�ons... le caporal avait trouv� mieux.

D�pla�ant la petite table de la prison, il y avait pos� la lumi�re de
telle sorte que la fen�tre restait totalement dans l'ombre.

De plus, il avait command� au baron de s'asseoir, et lui remettant un
journal, il lui avait dit:

--Lisez, monsieur, � haute voix, sans interruption, lisez jusqu'� ce
que vous me voyez cesser ma besogne...

Comme cela, on pouvait d�fier les factionnaires du corridor... Ils
n'avaient qu'a venir!... Quelques-uns vinrent, qui ensuite dirent �
leurs camarades:

--Nous avons vu le condamn� � mort... il est tr�s-p�le et ses yeux
brillent terriblement... Il lit tout haut pour se distraire... Le
caporal Bavois est accoud� � la fen�tre, il ne doit pas s'amuser...

La voix du baron avait encore cet avantage de masquer un grincement
suspect, s'il y en e�t eu un...

Et pendant que travaillait Bavois, M. d'Escorval lisait, lisait...

D�j� il avait lu enti�rement le journal et il venait de le
recommencer, quand le vieux soldat, quittant la fen�tre, lui fit signe
de se reposer.

--La moiti� de la besogne est faite!... pronon�a-t-il tout bas. Les
barres de la premi�re rang�e sont coup�es...

--Ah!... comment reconna�trai-je jamais tant de d�vouement!... murmura
le baron.

--L�-dessus, motus!... interrompit Bavois d'un ton f�ch�. Quand
j'aurai fil� avec vous, je serai condamn� � mort et je ne saurai
o� aller, car le r�giment, voyez-vous, c'est tout ce que j'ai de
famille... Eh bien!... vous me donnerez chez vous place au feu et � la
chandelle, et je serai tr�s-content!...

Il dit, avala une large lamp�e d'eau-de-vie, et se remit � l'oeuvre
avec une ardeur nouvelle...

D�j� le caporal avait fortement entam� un des barreaux de la
seconde rang�e quand il fut interrompu par M. d'Escorval qui, sans
discontinuer sa lecture � haute voix, s'�tait approch� de lui et le
tirait par un pan de sa longue capote.

Vivement il se retourna.

--Qu'y a-t-il?...

--J'ai entendu un bruit singulier.

--O�?

--Dans la pi�ce � c�t�; o� sont les cordes.

Le digne Bavois n'�touffa qu'� demi un terrible juron.

--Nom d'un tonnerre!... fit-il, voudrait-on nous tricher! Je joue ma
peau, on m'a promis de jouer franc jeu!...

Il appuya son oreille contre une fente de la cloison, et longuement il
�couta... Rien, pas un mouvement.

--C'est quelque rat que vous avez entendu, dit-il au baron. Reprenez
le journal...

Et lui-m�me reprit la lime...

Ce fut d'ailleurs la seule alerte. Un peu avant quatre heures, tout
�tait pr�t pour l'�vasion: les barreaux �taient sci�s et les cordes
apport�es par un trou pratiqu� � la cloison �taient roul�es au bas de
la fen�tre.

L'instant d�cisif venu, Bavois avait plac� la couverture du lit devant
le guichet de la porte et �enclou� la serrure.�

--Maintenant, dit-il au baron, du m�me ton qu'il prenait pour r�citer
la th�orie � ses recrues, � l'ordre, monsieur, et attention au
commandement.

Et aussit�t, avec une parfaite libert� d'esprit, en d�composant bien,
comme il le disait, les temps et les mouvements, il expliqua comment
l'�vasion pr�sentait deux op�rations distinctes, consistant � gagner
d'abord l'�troit entablement situ� au bas de la tour plate, pour
descendre de l� jusqu'au pied du rocher � pic.

L'abb� Midon, qui avait fort bien pr�vu cette circonstance, avait
remis � Martial deux cordes, dont l'une, celle qui devait servir pour
le rocher, �tait bien plus longue que l'autre.

--Je vous attacherai donc sous les bras, monsieur, poursuivait
Bavois, avec la plus courte des cordes, et je vous descendrai jusqu'�
l'entablement... Quand vous y serez, je vous ferai passer la grosse
corde et la pince... Et ne l�chez rien!... Si nous nous trouvions
d�munis sur ce bout de rocher, il faudrait nous rendre ou nous
pr�cipiter... Je ne serai pas long � vous aller rejoindre... �tes-vous
pr�t?

M. d'Escorval leva les bras, la corde fut attach�e et il se laissa
glisser entre les barreaux...

D'o� il �tait, la hauteur paraissait immense...

En bas, dans les terrains vagues qui entourent la citadelle, huit
personnes qui avaient recueilli le signal de Bavois, attendaient,
silencieuses, �mues, toutes palpitantes...

C'�tait Mme d'Escorval et Maurice, Marie-Anne, l'abb� Midon et quatre
officiers � demi-solde...

La nuit, bien que sans lune, �tait fort claire, et d'o� ils �taient
ils pouvaient voir quelque chose...

Donc, lorsque quatre heures sonn�rent, ils aper�urent fort bien une
forme noire qui glissait lentement le long de la tour plate... C'�tait
le baron. Peu apr�s, une autre forme suivit tr�s-rapidement: c'�tait
Bavois...

La moiti� du p�rilleux trajet �tait accomplie...

D'en bas, on voyait confus�ment deux ombres se mouvoir sur l'�troite
plate-forme... Le caporal et le baron r�unissaient leurs forces pour
ficher solidement la pince dans une fente du rocher...

Mais au bout d'un moment, une des ombres �mergea du saillant, et tout
doucement, le long du rocher, glissa...

Ce ne pouvait �tre que M. d'Escorval... Transport�e de bonheur, sa
femme s'avan�ait les bras ouverts pour le recevoir...

Malheureuse!... Un cri effroyable d�chira la nuit...

M. d'Escorval tombait d'une hauteur de cinquante pieds... il �tait
pr�cipit�... il s'�crasait au bas de la citadelle... La corde s'�tait
rompue...

S'�tait-elle naturellement rompue?...

Maurice qui en avait examin� le bout, s'�criait avec d'horribles
impr�cations de vengeance et de haine, qu'ils �taient trahis, qu'on
s'�tait arrang� pour ne leur livrer qu'un cadavre... Que la corde
enfin, avait �t� coup�e.




XXXI


Chupin avait perdu le sommeil, presque le boire, depuis ce matin
funeste o� il avait vu flamboyer, sur les murs de Montaignac, l'arr�t�
de M. le duc de Sairmeuse, promettant � qui livrerait Lacheneur, mort
ou vif, une gratification de 20,000 francs.

L'odieuse provocation s'adressait � de telles �mes.

--Vingt mille francs, r�p�tait-il, d'un air sombre, vingt sacs de
cent pistoles chaque, pleins � crever, de pi�ces de cent sous, o� je
puiserais � m�me comme un richard!... Ah! je d�couvrirai Lacheneur,
f�t-il � cent pieds sous terre, je le d�noncerai et la toucherai la
r�compense!...

L'infamie du crime, le nom de tra�tre et d'inf�me qui lui en
reviendrait, la honte et la r�probation qui en r�sulteraient pour lui
et les siens ne l'arr�t�rent pas un instant.

Il ne voyait, il ne pouvait voir qu'une seule chose... la prime, le
prix du sang...

Le malheur est qu'il n'avait pour guider ses recherches, aucun indice,
m�me vague.

Tout ce qu'on savait � Montaignac, c'�tait que le cheval de M.
Lacheneur avait �t� tu� � la Croix-d'Arcy, on l'avait reconnu en
travers de la route.

Mais on ignorait si M. Lacheneur avait �t� bless� ou s'il s'�tait tir�
sain et sauf de la m�l�e. Avait-il gagn� la fronti�re?... �tait-il
all� demander un asile � quelque fermier de ses amis?...

Donc Chupin se �mangeait le sang,� selon son expression, quand le jour
m�me du jugement, sur les deux heures et demie, comme il sortait de
la citadelle apr�s sa d�position, �tant entr� dans un cabaret, son
attention fut �veill�e par le nom de Lacheneur prononc� � demi-voix
pr�s de lui.

Deux paysans vidaient une bouteille, et l'un d'eux, d'un certain �ge,
racontait qu'il avait fait le voyage de Montaignac pour donner � Mlle
Lacheneur des nouvelles de son p�re.

Il disait comment son gendre avait rencontr� le chef du soul�vement
dans les montagnes qui s�parent l'arrondissement de Montaignac de
la Savoie. Il pr�cisait l'endroit de la rencontre, c'�tait dans les
environs de Saint-Pavin-des-Grottes, un petit hameau de quelques feux.

Certes, ce brave homme ne croyait pas commettre une dangereuse
indiscr�tion. � son avis, sans doute, Lacheneur, si pr�s de la
fronti�re, pouvait �tre consid�r� comme hors de tout danger.

En quoi il se trompait.

Du c�t� de la Savoie, la fronti�re �tait entour�e d'un cordon de
carabiniers royaux,--gendarmes du Pi�mont,--qui, ayant re�u des
ordres, fermaient aux conjur�s tous les d�fil�s praticables.

Franchir la fronti�re pr�sentait donc les plus grandes difficult�s,
et encore, de l'autre c�t�, on pouvait �tre recherch�, arr�t� et
emprisonn�, en attendant les br�ves formalit�s de l'extradition.

Avec cette promptitude de coup d'oeil, trop souvent d�partie � des
sc�l�rats, Chupin jugea ses avantages et comprit tout le parti qu'il
pouvait tirer du renseignement.

Mais il n'y avait pas une seconde � perdre.

Il jeta une pi�ce blanche dans le tablier de la cabareti�re, et sans
attendre sa monnaie il courut jusqu'� la citadelle, entra au poste et
demanda au sergent une plume et du papier...

Le vieux maraudeur, d'ordinaire, �crivait p�niblement; ce jour-l�, il
ne lui fallut qu'un tour de main pour tracer ces quatre lignes:

�_Je connais la retraite de Lacheneur, et prie Monseigneur d'ordonner
que quelques soldats � cheval m'accompagnent pour le saisir._

�CHUPIN.�

Ce billet fut remis � un homme de garde avec pri�re de le porter au
duc de Sairmeuse, qui pr�sidait la commission militaire.

Cinq minutes apr�s, le soldat reparut, rapportant le billet...

En marge, le duc de Sairmeuse avait �crit de mettre � la disposition
de Chupin, un sous-officier et huit hommes, choisis parmi les
chasseurs de Montaignac dont on �tait s�r, et qu'on ne soup�onnait
pas, comme tout le reste de la garnison, d'avoir fait des voeux pour
le succ�s du soul�vement...

Le vieux maraudeur avait demand� un cheval de troupe, on lui en
accorda un... Il l'enfourcha d'une jambe nerveuse, et prenant la t�te
du petit peloton, il partit au galop, en cavalier qui sait avoir sa
fortune sous les fers de sa b�te...

De ce billet, venait l'air triomphant du duc de Sairmeuse, quand il
entra brusquement dans le salon o� Marie-Anne et Martial n�gociaient
d�j� l'�vasion du baron d'Escorval.

C'est parce qu'il avait pris � la lettre les promesses en v�rit� fort
hasard�es de son espion, qu'il s'�tait �cri� d�s la porte:

--Par ma foi!... il faut convenir que ce Chupin est un limier
incomparable!... Gr�ce � lui...

Alors, il avait aper�u Mlle Lacheneur et s'�tait arr�t� court...

Ni Martial ni Marie-Anne, malheureusement, n'�taient dans une
situation d'esprit � remarquer la phrase et l'interruption.

Questionn�, M. le duc de Sairmeuse e�t peut-�tre laiss� �chapper la
v�rit�, et tr�s-probablement M. Lacheneur e�t �t� sauv�.

Mais il est de ces malheureux qui semblent poursuivis par une destin�e
fatale qu'ils ne sauraient fuir...

Renvers� sous son cheval, apr�s une m�l�e furieuse, M. Lacheneur avait
perdu connaissance...

Lorsqu'il revint � lui, ranim� par la fra�cheur de l'aube, le
carrefour �tait d�sert et silencieux. Non loin de lui, il aper�ut deux
cadavres qu'on n'�tait pas encore venu relever.

Ce fut un moment affreux, et du plus profond de son �me, il maudit la
mort qui avait trahi ses supr�mes d�sirs.

S'il e�t eu une arme sous la main, sans nul doute il e�t mis fin, par
le suicide, aux plus cruelles tortures morales qu'il soit donn� � un
homme d'endurer... mais il �tait d�sarm�.

Force lui �tait donc d'accepter le ch�timent de la vie qui lui �tait
laiss�e...

Peut-�tre aussi, la voix de l'honneur lui cria-t-elle que se
soustraire par la mort � la responsabilit� de ses actes est une
insigne l�chet�... Si irr�parable que paraisse le mal qu'on a fait, il
y a toujours � r�parer.

Enfin ne se devait-il pas � sa fille, si mis�rablement sacrifi�e!...
Avant tout, il devait se retirer de dessous le cadavre de son cheval,
et sans aide, ce n'�tait pas chose facile; outre que son pied �tait
rest� engag� dans l'�trier, tous ses membres �taient � ce point
engourdis qu'� grand'peine il parvenait � se mouvoir.

Il se d�gagea cependant, et, s'�tant dress�, il s'examina et se
palpa...

Lui qui e�t d� �tre tu� dix fois, il n'avait d'autre blessure qu'un
coup de ba�onnette � la jambe, une longue �raflure qui, partant du
coup de pied, remontait jusqu'au genou.

Telle quelle, cette blessure le faisait beaucoup souffrir, et il se
baissait pour la bander avec son mouchoir, lorsqu'il entendit sur la
route un bruit de pas...

Il n'y avait pas � h�siter; il se jeta dans les bois qui sont sur la
gauche de la Croix-d'Arcy...

C'�taient des soldats qui regagnaient Montaignac, apr�s avoir
poursuivi le gros des conjur�s pendant plus de trois lieues, la
ba�onnette dans les reins.

Ils pouvaient �tre deux cents, et ramenaient des prisonniers, une
vingtaine de pauvres paysans, attach�s deux � deux par les poignets,
avec des lani�res de cuir coup�es aux fourniments.

Blotti derri�re un gros ch�ne, � moins de quinze pas de la route,
Lacheneur reconnut, aux premi�res clart�s du jour, quelques-uns de ces
prisonniers...

Comment ne fut-il pas d�couvert lui-m�me?... Ce fut une grande chance.

Il �chappa � ce danger, mais il comprit combien il lui serait
difficile du gagner la fronti�re, sans tomber au milieu d'un de ces
d�tachements qui sillonnaient le pays, observant les routes, battant
les bois, fouillant les fermes et les villages.

Cependant, il ne d�sesp�ra pas.

Deux lieues � peine le s�paraient des montagnes, et il croyait
fermement qu'il serait � l'abri de toutes les poursuites aussit�t
qu'il aurait atteint les premi�res gorges.

Il se mit donc courageusement en route...

H�las, il avait compt� sans les fatigues exorbitantes des jours
pr�c�dents qui maintenant l'�crasaient, sans sa blessure dont il ne
pouvait arr�ter le sang...

Il avait arrach� un �chalas � une vigne, et s'en servant en guise de
b�quille, il se tra�nait plut�t qu'il ne marchait, restant sous bois
tant qu'il pouvait, et rampant le long des haies et au fond des foss�s
quand il avait � traverser un espace d�couvert.

� tant de souffrances physiques, aux plus cruelles angoisses morales,
un supplice venait se joindre, plus douloureux de moment en moment: la
faim.

Il y avait trente heures qu'il n'avait rien pris et il se sentait
d�faillir de besoin.

Bient�t, la torture devint si intol�rable, qu'il se sentit pr�t � tout
braver pour y mettre un terme.

� une port�e de fusil, il apercevait les toits d'un petit hameau; il
r�solut de s'y rendre, projetant de p�n�trer dans la premi�re maison
par le jardin...

Il approchait, il arrivait � un petit mur de cl�ture en pierres
s�ches, quand il entendit un roulement de tambour...

Instinctivement il s'aplatit derri�re le petit mur.

Mais ce n'�tait qu'un de ces �bans� comme en battent les crieurs de
village pour amasser le monde.

Aussit�t apr�s une voix s'�leva, claire et per�ante, qui arrivait
tr�s-distincte � M. Lacheneur.

Elle disait:

�C'est pour vous faire assavoir que les autorit�s de Montaignac
promettent de donner une r�compense de vingt mille livres--vous
m'entendez bien, vous autres, je dis deux mille pistoles!--� qui
livrera le nomm� Lacheneur, mort ou vif. Vous comprenez, n'est-ce
pas?... Il serait mort que la gratification serait la m�me: vingt
mille francs!... On paiera comptant... en or.�

D'un bond, Lacheneur s'�tait dress�, fou d'�pouvante et d'horreur...

Lui qui s'�tait cru � bout d'�nergie, il trouva des forces
surnaturelles pour courir, pour fuir...

Sa t�te �tait mise � prix... Cette horrible pens�e le transportait de
cette fr�n�sie, qui, � la fin, rend si redoutables les b�tes traqu�es.

De tous les villages, autour de lui, il lui semblait entendre monter
des roulements de tambour et la voix du crieur publiant l'inf�me
r�compense.

O� aller, maintenant, qu'il �tait comme un vivant app�t offert � la
trahison et � la cupidit�!... � quelle cr�ature humaine se confier!...
� quel toit demander un abri!...

Et mort, il vaudrait encore une fortune.

Quand il serait tomb� d'inanition et d'�puisement sous quelque
buisson, quand il y serait crev� comme un chien apr�s la lente agonie
de la faim, son corps vaudrait toujours vingt mille francs.

Et celui qui trouverait son cadavre se garderait bien de lui donner la
s�pulture.

Il le chargerait sur une charrette et le porterait � Montaignac.

Il irait droit aux autorit�s et dirait:

�Voici le corps de Lacheneur... comptez l'argent de la prime!...�

Combien de temps et par quels chemins marcha ce malheureux, lui-m�me
n'a pu le dire.

Mais sur les deux heures, comme il traversait les hautes futaies de
Charves, ayant aper�u deux hommes qui s'�taient lev�s � son approche
et qui fuyaient; il les appela d'une voix terrible:

--Eh! vous autres!... voulez-vous mille pistoles chacun?... Je suis
Lacheneur.

Ils revinrent sur leurs pas en le reconnaissant, et lui-m�me reconnut
deux des conjur�s, des m�tayers dont les familles �taient ais�es et
qu'il avait eu bien de la peine � enr�ler.

Ces hommes avaient un demi-pain dans un bissac et une gourde pleine
d'eau-de-vie.

--Prenez... dirent-ils au pauvre affam�.

Ils s'�taient assis pr�s de lui, sur l'herbe, et pendant qu'il
mangeait, ils lui disaient leurs infortunes. Ils avaient �t� signal�s,
on les recherchait, leur maison �tait pleine de soldats. Mais ils
esp�raient gagner les �tats sardes, gr�ce � un guide qui les attendait
� un endroit convenu...

Lacheneur leur tendit la main.

--Je suis donc sauv�, dit-il. Faible et bless� comme je le suis, je
p�rissais si je restais seul...

Mais les deux m�tayers ne prirent pas la main qui leur �tait tendue.

--Nous devrions vous abandonner, dit le plus jeune d'un air sombre,
car c'est vous qui nous perdez, qui nous ruinez... Vous nous avez
tromp�s, monsieur Lacheneur!...

Il n'osa pas protester, tant le juste sentiment de ses fautes
l'�crasait.

--Bast!... qu'il vienne tout de m�me, fit l'autre paysan, avec un
regard �trange.

Ils partirent, et le soir m�me, apr�s neuf heures de marche, dont cinq
de nuit, � travers les montagnes, ils franchirent la fronti�re...

Mais cette longue route ne s'�tait pas faite sans d'amers reproches,
sans les plus cruelles r�criminations.

Press� de questions par ses compagnons, l'esprit affaiss� comme le
corps, Lacheneur avait fini par reconna�tre l'inanit� des promesses
dont il enflammait ses complices. Il reconnut qu'il avait dit que
Marie-Louise, le roi de Rome et tous les mar�chaux de l'Empire
devaient se trouver � Montaignac, et c'�tait l� un monstrueux
mensonge. Il confessa qu'il avait donn� le signal du soul�vement sans
chance de succ�s, sans moyens d'action, en s'en remettant presque au
hasard. Enfin, il avoua qu'il n'y avait de r�el que sa haine, la haine
implacable qu'il avait vou�e aux Sairmeuse...

Dix fois pendant ces terribles aveux, les paysans qui soutenaient la
marche de Lacheneur avaient �t� sur le point de le pousser dans un des
pr�cipices qu'ils c�toyaient.

--Ainsi, pensaient-ils, fr�missants de rage, c'est pour ses haines �
lui qu'il a fait battre et massacrer le monde, qu'il nous ruine et
qu'il nous perd... on verra!

Les fugitifs arrivaient � la premi�re maison qu'ils eussent vue sur le
territoire sarde.

C'�tait une auberge isol�e, b�tie � une lieue en avant du petit bourg
de Saint-Jean-de-Coche, et tenue par un nomm� Balstain.

Ils frapp�rent, sans s'inqui�ter de l'heure--il �tait plus de minuit.
On leur ouvrit et ils demand�rent qu'on leur pr�par�t � souper.

Mais Lacheneur, �puis� par la perte de son sang, bris� par l'effort
d'une marche si p�nible, d�clara qu'il ne souperait pas.

Il se jeta sur un grabat, dans la seconde pi�ce de l'auberge, et
s'endormit...

C'�tait, depuis qu'ils avaient rencontr� Lacheneur, la premi�re fois
que les deux m�tayers se trouvaient seuls et pouvaient �changer leurs
impressions.

La m�me id�e leur �tait venue.

Ils avaient pens� qu'en livrant Lacheneur ils obtiendraient leur
gr�ce.

Certes, ils n'eussent, pour rien au monde, consenti � accepter un sou
de l'argent promis au tra�tre, mais �changer leur libert� et leur vie
contre la vie et la libert� de Lacheneur ne leur semblait pas une
trahison...

--D'ailleurs, il nous a tromp�s, se disaient-ils.

Ils d�cid�rent donc que d�s qu'ils auraient soup� ils iraient �
Saint-Jean-de-Coche, pr�venir les gendarmes pi�montais.

Mais ils devaient �tre devanc�s.

Ils avaient parl� assez haut, et un homme les avait entendus, qui
avait appris dans la journ�e quelle prime splendide �tait promise � la
d�lation.

Cet homme �tait l'aubergiste Balstain.

En apprenant le nom de l'h�te qui dormait sans d�fiance sous son
toit, le vertige de l'or le saisit. Il ne dit qu'un mot � sa femme et
s'�chappa par une fen�tre pour courir aux gendarmes.

Depuis une demi-heure il �tait parti, quand les m�tayers sortirent.

Pour monter leur courage jusqu'� l'abominable action qu'ils allaient
commettre, les malheureux avaient beaucoup bu en soupant.

Ils ferm�rent si violemment la porte, que Lacheneur, r�veill� par la
secousse, se leva.

La femme de l'aubergiste �tait seule dans la premi�re pi�ce.

--O� sont mes amis?... demanda-t-il vivement, o� est votre mari?...

Troubl�e, �mue, cette femme essaya de balbutier quelques excuses...
N'en trouvant pas, elle se laissa tomber � genoux, en criant:

--Sauvez-vous, monsieur, sauvez-vous... vous �tes trahi!...

Brusquement, Lacheneur se rejeta en arri�re, cherchant de l'oeil une
arme pour se d�fendre, une issue pour fuir.

Il avait pu se croire abandonn�; mais trahi... non, jamais.

--Qui donc m'a vendu?... fit-il d'une voix �trangl�e.

--Vos amis, ces deux hommes qui soupaient l�, � cette table.

--Impossible, madame, impossible!...

C'est qu'il �tait � mille lieues de soup�onner les calculs et les
esp�rances des deux m�tayers, et il ne pouvait pas, il ne voulait pas
les croire capables de le livrer ignoblement pour de l'argent.

--Cependant, poursuivait la femme de l'aubergiste, toujours � genoux,
ils viennent de partir pour Saint-Jean-de-Coche o� ils vont vous
d�noncer... Je les ai entendus dire comme cela que votre vie
rach�terait la leur... Ils vont pour s�r ramener les gendarmes!...
Pourquoi faut-il que j'aie encore cette honte d'avouer que mon mari,
lui aussi, est all� vous vendre...

Lacheneur comprenait maintenant!... Et ce supr�me malheur, apr�s tant
de mis�res, brisa les derniers ressorts de son �nergie.

De grosses larmes jaillirent de ses yeux et il s'affaissa sur une
chaise en murmurant:

--Qu'ils viennent donc, je les attends... Non, je ne bougerai pas
d'ici!... C'est trop disputer une mis�rable existence.

Mais la femme du tra�tre s'�tait relev�e, et elle s'attachait
obstin�ment aux v�tements du malheureux, elle le secouait, elle le
tirait, elle l'e�t port� si elle en e�t eu la force.

--Vous ne resterez pas, disait-elle avec une v�h�mence
extraordinaire... Partez, sauvez-vous!... Je ne veux pas que vous
soyez pris ici, cela nous porterait malheur!

�branl� par ces adjurations violentes, l'instinct de la conservation
reprenant le dessus, Lacheneur se leva et s'avan�a jusque sur le seuil
de l'auberge.

La nuit �tait noire, et un brouillard glac� �paississait encore les
t�n�bres.

--Voyez, madame! fit doucement le pauvre fugitif. Comment me guider �
travers ce pays de montagnes que je ne connais pas, o� il n'y a point
de routes, o� les sentiers sont � peine fray�s...

D'un geste rapide, la femme de Balstain poussa Lacheneur dehors, et le
tournant comme un aveugle qu'on remet en son chemin:

--Marchez droit devant vous, dit-elle, toujours contre le vent... Dieu
vous prot�ge!... Adieu!

Il se retourna pour demander quelques explications encore, mais la
femme �tait rentr�e dans l'auberge et avait referm� la porte.

Il s'�loigna donc, soutenu par l'excitation d'une fi�vre terrible, et
durant de longues heures il marcha... Il n'avait pas tard� � perdre
la direction, et il errait au hasard, � travers les montagnes de la
fronti�re, transi de froid, buttant � chaque pas contre des roches,
tombant parfois et se relevant meurtri...

Comment il ne roula pas au fond de quelque pr�cipice, c'est ce qu'il
est difficile d'expliquer.

Ce qui est s�r, c'est qu'il s'�gara compl�tement, et le soleil �tait
d�j� bien haut sur l'horizon, quand enfin il aper�ut au milieu de ces
mornes solitudes un �tre humain � qui demander o� il se trouvait.

C'�tait un petit berger qui s'en allait, chassant quatre ch�vres, et
qui, effray� de l'aspect de cet �tranger qui lui apparaissait, refusa
d'abord d'approcher.

Une pi�ce de monnaie l'attira pourtant.

--Vous �tes, monsieur, dit-il en mauvais patois, tout au sommet de la
cha�ne, et juste sur la ligne de la fronti�re... Ici est la France, l�
c'est la Savoie...

--Et quel est le village le plus proche?...

--Du c�t� de la Savoie, Saint-Jean-de-Coche; du c�t� de la France,
Saint-Pavin...

Ainsi, apr�s tant de prodigieux efforts, Lacheneur ne s'�tait pas
�loign� d'une lieue de l'auberge de Balstain...

Constern� par cette d�couverte, il demeura un moment ind�cis,
d�lib�rant...

� quoi bon!... Les infortun�s vou�s � la mort choisissent-ils?...
Toutes les routes ne les m�nent-elles pas fatalement � l'ab�me o� ils
doivent rouler!...

Il se souvint des carabiniers royaux dont l'avait menac� la femme de
l'aubergiste, et lentement, avec des difficult�s inou�es, il descendit
les pentes roides qui le ramenaient en France.

Il venait d'entrer sur le territoire de Saint-Pavin, quand, devant
une cabane isol�e, il aper�ut une jeune femme, fra�che et jolie, qui
filait assise au soleil.

P�niblement il se tra�na jusqu'� elle, et d'une voix expirante il lui
demanda l'hospitalit�.

� la vue de ce malheureux h�ve et p�le, aux v�tements souill�s de boue
et de sang, la jolie paysanne s'�tait lev�e, plus surprise �videmment
qu'effray�e.

Elle l'examinait et elle reconnaissait que son �ge, sa taille et ses
traits se rapportaient � un signalement publi� au tambour et r�pandu �
profusion sur toute cette fronti�re...

--Vous �tes, dit-elle, celui qui a conspir�, qu'on cherche partout et
dont on promet deux mille pistoles!...

Lacheneur tressaillit.

--Eh bien! oui, r�pondit-il apr�s un moment de silence, je suis
Lacheneur... Livrez-moi si vous voulez... mais, par piti�, donnez-moi
un morceau de pain et laissez-moi prendre un peu de repos...

� ce mot: livrez-moi, la jolie jeune femme avait eu un geste d'horreur
et de d�go�t.

--Nous, vous vendre, monsieur, dit-elle... Ah! vous ne connaissez pas
les Antoine!... Entrez chez nous, monsieur, et jetez-vous sur notre
lit, pendant que je pr�parerai des oeufs au lard... Quand mon mari
sera rentr�, nous aviserons...

La journ�e �tait bien avanc�e, quand parut le ma�tre de la maison, un
robuste montagnard � l'oeil ouvert et franc...

En apercevant cet �tranger, assis devant son �tre, il p�lit
affreusement.

--Malheureuse!... dit-il � sa femme, tu ne sais donc pas que l'homme
chez qui celui-ci sera trouv� sera fusill� et que sa maison sera
ras�e!...

Lacheneur se leva frissonnant.

Il ne savait pas cela, lui! Il connaissait le chiffre de la prime
promise � l'infamie, il ignorait de quelles terribles peines on
mena�ait les gens d'honneur.

--Je me retire, monsieur, pronon�a-t-il.

Mais le paysan, laissant retomber sa large main sur l'�paule de son
h�te, le for�a � se rasseoir.

--Ce n'est point pour vous chasser que j'ai parl�, monsieur, dit-il.
Vous �tes chez moi, vous y resterez jusqu'� ce que je trouve un moyen
de pourvoir � votre s�ret�...

La jolie paysanne sauta au cou de son mari, et avec l'accent de la
passion la plus vive:

--Ah! tu es un brave homme, Antoine! s'�cria-t-elle.

Il sourit, embrassa tendrement sa femme, puis lui montrant la porte
rest�e ouverte:

--Veille, dit-il.

M. Lacheneur put croire que la destin�e enfin se lassait.

--Je dois vous avouer, monsieur, reprit l'honn�te montagnard, que
vous sauver ne sera pas facile... Les promesses d'argent ont mis
en mouvement tous les mauvais gueux du pays... On vous sait aux
environs... Un gredin d'aubergiste a pass� la fronti�re tout expr�s
pour vous d�noncer aux gendarmes fran�ais...

--Balstain.

--Oui, Balstain, et il vous cherche... Ce n'est pas tout. Comme je
traversais Saint-Pavin, remontant ici, j'ai vu arriver huit soldats
� cheval, guid�s par un paysan � cheval comme eux... Ils ont d�clar�
qu'ils vous savaient cach� dans le village et ils se sont mis �
visiter toutes les maisons...

Ces soldats n'�taient autres que les chasseurs de Montaignac confi�s �
Chupin par le duc de Sairmeuse.

Et, en effet, ils faisaient bien ce que disait Antoine.

Cette besogne n'�tait certes pas de leur go�t, mais ils �taient
surveill�s de pr�s par le sous-officier qui les commandait.

Ce sous-officier n'�tait pas un m�chant homme, mais il avait �t�,
le long de la route, endoctrin� par Chupin, lequel avait pouss�
l'impudence jusqu'� lui promettre l'�paulette, au nom de M. de
Sairmeuse, si les investigations �taient couronn�es de succ�s.

Antoine, cependant, exposait � M. Lacheneur ses esp�rances et ses
craintes.

--�puis� et bless� comme vous l'�tes, lui disait-il, vous ne serez
pas en �tat d'entreprendre une longue marche avant quinze jours...
Jusque-l� il faut vous cacher... Je connais, par bonheur, une retraite
s�re, � deux port�es de fusil dans la montagne... Je vous y conduirai,
de nuit, avec des provisions pour une semaine...

Un cri �touff� de sa femme l'interrompit.

Il se retourna, et l'aper�ut toute d�faillante, appuy�e au montant de
la porte, plus blanche que ses coiffes, le bras roidi vers le sentier
qui de Saint-Pavin conduisait � la cabane.

Elle disait:

--Les soldats!... ils viennent!

Plus prompts que la pens�e, Lacheneur et l'honn�te montagnard se
pr�cipit�rent vers la porte, allongeant la t�te pour voir sans se
montrer.

La jeune femme n'avait dit que trop vrai.

Les chasseurs de Montaignac gravissaient le sentier lentement,
embarrass�s qu'ils �taient par leurs lourdes bottes �peronn�es, mais
obstin�ment.

En avant marchait Chupin, qui de l'exemple, de la voix et du geste les
animait.

Une parole imprudente de ce petit berger qu'il avait questionn�
venait, il n'y avait pas vingt minutes, de d�cider du sort de M.
Lacheneur.

Revenu � Saint-Pavin et apprenant que les soldats cherchaient le chef
des conjur�s, cet enfant avait dit au hasard:

--Je l'ai rencontr�, moi, sur �les hauts,� il m'a demand� son chemin,
et je l'ai vu descendre par le sentier qui passe devant la cabane des
Antoine.

Et, � l'appui de son dire, il montrait fi�rement la pi�ce blanche que
�le monsieur� lui avait donn�e.

--Du coup, s'�tait �cri� Chupin transport�, nous tenons notre homme!
En route, camarades!...

Et maintenant, le petit d�tachement n'�tait pas � plus de deux cents
pas de la maison o� le proscrit avait trouv� asile...

Antoine et sa femme se regardaient, et une angoisse pareille se lisait
dans leurs yeux.

Ils voyaient leur h�te irr�missiblement perdu.

--Cependant, il faut le sauver, dit la jolie jeune femme, il le
faut...

--Oui, il le faut!... r�p�ta le mari d'un air sombre. On me tuera
avant de porter la main sur mon h�te, dans ma maison!...

--S'il se cachait dans le grenier, derri�re les bottes de paille...

--On le trouverait... Ces soldats sont pires que des tigres, et le vil
gredin qui les m�ne doit avoir le flair d'un chien de chasse.

Il s'interrompit, pour prendre un parti, et vivement:

--Venez, monsieur!... dit-il, sautons par la fen�tre de derri�re et
gagnons la montagne... On nous verra... qu'importe!... Ces cavaliers
� pied ne doivent pas �tre lestes... Si vous ne pouvez pas courir, je
vous porterai... On nous tirera sans doute des coups de fusil, mais on
nous manquera...

--Et votre femme?... fit Lacheneur.

L'honn�te montagnard frissonna, mais il dit:

--Elle nous rejoindra.

Lacheneur lui prit la main qu'il serra avec un attendrissement dont il
ne cherchait ni � se cacher ni � se d�fendre.

--Ah!... vous �tes de braves gens!... dit-il, et Dieu vous
r�compensera de votre piti� pour le pauvre proscrit... Mais vous
avez trop fait d�j�... Je serais le plus l�che des hommes si je vous
exposais inutilement... Je ne puis plus, je ne veux plus �tre sauv�.

Il attira � lui la jeune femme qui sanglotait, et l'embrassant sur le
front:

--J'ai une fille, murmura-t-il, belle comme vous, mon enfant, comme
vous, g�n�reuse et fi�re... Pauvre Marie-Anne!... Qu'est-elle devenue,
elle que j'ai impitoyablement sacrifi�e � mes rancunes?... Allez! il
ne faut pas me plaindre, quoi qu'il m'arrive... je l'ai m�rit�.

Le bruit des bottes sur le sentier devenait de plus en plus distinct.
Lacheneur se redressa, rassemblant pour l'heure d�cisive toute
l'�nergie dont son �me alti�re �tait capable...

--Restez!... commanda-t-il � Antoine et � sa femme. Moi, je sors, je
ne veux pas qu'on m'arr�te chez vous.

Il sortit, en disant cela, d'un pas ferme, le front haut, le regard
calme et assur�.

Les soldats arrivaient.

--Hol�!... leur cria-t-il d'une voix forte, c'est Lacheneur que vous
cherchez, n'est-ce pas?... Me voici!... Je me rends.

Pas une acclamation ne r�pondit.

La mort qui planait au-dessus de sa t�te imprimait � sa personne une
si imposante majest�, que les soldats s'arr�t�rent frapp�s de respect.

Mais il y eut un homme que cette voix retentissante terrifia: Chupin.

Le remords, plus douloureux que le fer rouge, venait de traverser le
coeur du mis�rable, et bl�me, tremblant, �perdu, il essayait de se
dissimuler derri�re les soldats.

Lacheneur marcha droit � lui.

--C'est donc toi qui me vends, Chupin, pronon�a-t-il. Tu n'as pas
oubli�, je le vois bien, que souvent, l'hiver, Marie-Anne a rempli ta
huche vide... et tu te venges!...

Le vieux maraudeur �tait �cras�, on e�t dit qu'il allait tomber �
genoux.

Maintenant qu'il avait trahi, il comprenait ce qu'est la trahison...

--Va!... dit encore M. Lacheneur, tu toucheras le prix de mon sang,
mais il ne te portera pas bonheur!... tra�tre!...

Mais d�j� Chupin, s'indignant de sa faiblesse, relevait la t�te,
s'effor�ant de secouer la frayeur qui l'envahissait.

--Vous avez conspir� contre le roi, dit-il, je n'ai fait que mon
devoir en vous d�non�ant.

Et se retournant vers les soldats:

--Quant � vous, camarades, soyez s�r que monseigneur le duc de
Sairmeuse vous t�moignera sa satisfaction...

On avait li� les poignets de Lacheneur, et la petite troupe
s'appr�tait � redescendre le sentier, quand un homme parut, ruisselant
de sueur, hors d'haleine, la t�te nue...

Il faisait presque nuit d�j�, cependant M. Lacheneur reconnut
Balstain.

D�s qu'il fut � port�e de la voix:

--Ah!... vous le tenez!... s'�cria-t-il en montrant le prisonnier...
C'est � moi que revient la prime... C'est moi qui l'ai d�nonc�
le premier, de l'autre c�t� de la fronti�re, les carabiniers de
Saint-Jean-de-Coche en t�moigneront... Il devait �tre pris cette nuit,
chez moi, mais il a profit� de mon absence, le gueux, le sc�l�rat!...
pour s�duire ma femme et s'�vader... Quand je suis revenu avec les
carabiniers, il �tait parti... Ma femme est au lit, de la correction
que je lui ai administr�e... Et moi, depuis seize heures, je suis les
traces de ce bandit!...

Il s'exprimait avec une violence et une volubilit� extraordinaires, la
cupidit� d��ue le jetait hors de soi; il �tait comme fou, en songeant
que de sa d�lation il ne recueillait que l'infamie.

--Si vous avez des droits, lui dit le sous-officier, vous les ferez
valoir pr�s des autorit�s...

--Comment, si j'ai des droits!... interrompit Balstain; qui donc me
les conteste?

Il promenait autour de lui des regards mena�ants; il reconnut Chupin.

--Serait-ce toi? demanda-t-il. Ose donc soutenir que c'est toi qui as
d�couvert le brigand...

--Oui! c'est moi qui ai devin� sa retraite.

--Tu mens, imposteur!... vocif�rait l'aubergiste, tu mens!...

Les soldats ne bougeaient pas; cette sc�ne les vengea des d�go�ts de
l'apr�s-midi.

--Du reste, poursuivait Balstain, avec l'emphase des hommes de son
pays, que peut-on attendre d'un vil coquin tel que Chupin!... Chacun
ne sait-il pas que dix fois au moins il a �t� oblig� de quitter la
France pour ses crimes... O� te r�fugiais-tu quand tu passais la
fronti�re, Chupin?... Dans ma maison, dans l'auberge de l'honn�te
Balstain... On t'y cachait et on t'y nourrissait. Combien de fois
t'ai-je sauv� de la potence et des gal�res?... Je n'ai pas compt�. Et
pour me r�compenser, tu me voles mon bien, tu t'empares de cet homme
qui �tait � moi!...

--Il est fou!... r�p�tait le vieux maraudeur ahuri, il est fou!...

Alors l'aubergiste changea de tactique.

--Si du moins tu �tais raisonnable, reprit-il... Voyons, Chupin, un
bon mouvement, pour un vieil ami... Part � deux, hein! veux-tu?...
Non... tu me r�ponds non... Que veux-tu donc me donner, comp�re?... Le
tiers?... c'est trop!... Le quart alors?...

Chupin ne sentait que trop que tous les hommes du d�tachement �taient
ravis de son horrible humiliation, ils riaient et l'instant d'avant il
les avait vus �viter son contact avec une visible horreur.

Transport� de col�re, il poussa violemment Balstain en criant aux
soldats:

--Ah �a!... allons-nous coucher ici!...

Un �clair d'implacable haine flamboya dans l'oeil du Pi�montais.

Il tira tr�s-ostensiblement son couteau de sa poche, et faisant avec
le signe de la croix:

--Saint-Jean-de-Coche, pronon�a-t-il d'une voix �clatante, et vous,
bonne Sainte-Vierge, recevez mon serment... Que je sois damn� si
jamais je me sers d'un couteau � mes repas avant d'avoir enfonc� celui
que je tiens dans le ventre du sc�l�rat qui me vole!

Ayant dit, il disparut, et le d�tachement se mit en marche.

Mais le vieux maraudeur n'�tait plus le m�me. Rien ne lui restait de
son impudence accoutum�e. Il marchait la t�te basse, remu� par toutes
sortes de pens�es comme jamais il n'en avait eues, assailli par les
plus sinistres pressentiments.

Un serment comme celui de Balstain, et de la part d'un tel homme,
c'�tait, il ne pouvait se le dissimuler, sinon un arr�t de mort, du
moins la certitude d'une tentative prochaine d'assassinat...

Cela le tourmentait tellement, que jamais il ne voulut laisser le
d�tachement coucher � Saint-Pavin, comme c'�tait convenu. Il lui
tardait de s'�loigner.

Quand les soldats eurent soup�, et longuement, Chupin envoya chercher
une charrette, o� le prisonnier fut garrott�, et on partit.

Deux heures apr�s minuit venaient de sonner quand Lacheneur fut �crou�
� la citadelle de Montaignac.

Nul ne semblait s'y douter qu'en ce moment m�me, M. d'Escorval et le
caporal Bavois travaillaient � leur �vasion.




XXXII


Seul dans son cachot, apr�s le d�part de Marie-Anne, Chanlouineau
s'abandonnait au plus affreux d�sespoir.

Il venait de donner plus que sa vie � cette femme tant aim�e.

N'avait-il pas risqu� son honneur en simulant, pour obtenir une
entrevue, les plus ignobles d�faillances de la peur.

Tant qu'il l'avait attendue, tant qu'elle avait �t� l�, il ne songeait
qu'au succ�s de sa ruse... Mais maintenant il ne pr�voyait que trop ce
que diraient les gardiens.

--Ce Chanlouineau, raconteraient-ils sans doute, n'�tait apr�s tout
qu'un mis�rable fanfaron... Nous l'avons entendu implorer sa gr�ce �
genoux, promettant de livrer et de faire prendre ses complices.

La pens�e que sa m�moire pouvait �tre fl�trie de ces imputations de
l�chet� et de trahison, le rendait fou de douleur.

Il souhaitait la mort, qui allait, pensait-il, lui offrir un moyen de
r�habilitation.

--On verra bien, disait-il avec rage; on verra bien demain, en face du
peloton d'ex�cution, si je p�lis et si je tremble!...

Il �tait dans ces dispositions, quand sa porte s'ouvrit livrant
passage au marquis de Courtomieu, qui, apr�s avoir vu lui �chapper
Mlle Lacheneur, venait s'informer des r�sultats de sa visite.

--Eh bien! mon brave gar�on, commen�a-t-il de son ton doucereux.

--Sortez! cria Chanlouineau exasp�r�, sortez, sinon!...

Sans attendre la fin de la phrase, le marquis s'esquiva prestement,
effray� et surtout fort surpris du changement.

--Quel redoutable et f�roce sc�l�rat! dit-il au gardien, il serait
peut-�tre prudent de lui mettre la camisole de force...

Ah!... il n'en �tait pas besoin. L'h�ro�que paysan venait de se
laisser tomber sur la paille de son cachot, bris� par cette horrible
fi�vre de l'angoisse qui vieillit un homme en une nuit.

Marie-Anne saurait-elle du moins tirer parti de l'arme qu'il venait de
mettre entre ses mains?...

S'il l'esp�rait, c'est qu'il songeait qu'elle aurait pour conseil et
pour guide un homme dont l'exp�rience lui inspirait une confiance
absolue: l'abb� Midon.

--Martial aura peur de la lettre, se r�p�tait-il, certainement il aura
peur...

En cela, Chanlouineau se trompait absolument. Son intelligence �tait
certes au-dessus de sa condition, mais elle n'�tait pas assez
raffin�e pour p�n�trer un caract�re tel que celui du jeune marquis de
Sairmeuse.

Ce brouillon, �crit par lui en un moment d'abandon et d'aveuglement,
fut presque sans influence sur les d�terminations de Martial.

Il parut s'en effrayer prodigieusement pour en �pouvanter son p�re,
mais au fond il consid�rait la menace comme pu�rile.

Marie-Anne, sans la lettre, e�t obtenu de lui la m�me assistance.

D'autres causes eussent d�cid� Martial: la difficult� et le danger de
l'entreprise, les risques � courir, les pr�jug�s � braver.

D�j�, � cette �poque, il n'y avait que l'impossible capable de tenter
cet esprit aventureux et blas�, et cependant avide d'�motions.

Sauver la vie du baron d'Escorval, un ennemi, presque sur les marches
de l'�chafaud, lui sembla beau... Assurer en le sauvant le bonheur
d'une femme qu'il adorait et qui lui pr�f�rait un autre homme, lui
parut digne de lui...

Quelle occasion, d'ailleurs, pour l'exercice des facult�s de son
sang-froid, de diplomatie et de finesse qu'il s'accordait!...

Il fallait jouer son p�re, c'�tait ais�; il le joua.

Il fallait jouer le marquis de Courtomieu, c'�tait difficile; il crut
l'avoir jou�.

Mais le malheureux Chanlouineau ne pouvait concevoir de telles
contradictions, et il se consumait d'anxi�t�.

C'est avec joie qu'il e�t consenti � subir la torture avant de
recevoir le coup de la mort, pour pouvoir suivre toutes les d�marches
de Marie-Anne.

Que faisait-elle?... Comment savoir?...

Dix fois, pendant la soir�e, sous toutes sortes de pr�textes, il
appela ses gardiens et s'effor�a de les faire causer. Sa raison lui
disait bien que ces gens n'�taient pas plus instruits que lui-m�me,
qu'on ne les mettrait pas dans la confidence quoi qu'on r�sol�t...
n'importe!...

La retraite battit... puis l'appel du soir... puis l'extinction des
feux...

Apr�s, rien, le silence...

L'oreille au guichet de sa prison, concentrant toute son �me en un
effort surhumain d'attention, Chanlouineau �coutait.

Il lui semblait que si de fa�on ou d'autre le baron d'Escorval
recouvrait sa libert�, il en serait averti par quelque signe...
Ceux qu'il sauvait lui devaient bien, pensait-il, cette marque de
reconnaissance...

Un peu apr�s deux heures, il tressaillit... Il se faisait un grand
mouvement dans les corridors, on courait, on s'appelait, on agitait
des trousseaux de clefs, des portes s'ouvraient et se refermaient...

Le corridor s'�clairant, il regarda, et � la lueur douteuse des
lanternes, il crut voir passer, comme une ombre p�le, Lacheneur,
entra�n� par des soldats.

Lacheneur!... �tait-ce possible!... Il voulut douter de ses sens, il
se disait que ce ne pouvait �tre l� qu'une vision de la fi�vre qui
br�lait son cerveau.

Un peu plus tard il entendit un cri d�chirant... Mais qu'avait de
surprenant un cri dans une prison o� vingt et un condamn�s � mort
suaient l'agonie de cette effroyable nuit qui pr�c�de l'ex�cution...

Enfin le jour glissa livide et morne le long de la hotte de la
fen�tre. Chanlouineau d�sesp�ra.

--C'est fini, murmura-t-il, la lettre a �t� inutile!...

Pauvre g�n�reux gar�on... Son coeur e�t bondi de joie s'il e�t pu
jeter un coup d'oeil dans la cour de la citadelle...

Il y avait plus d'une heure qu'on avait sonn� le r�veil, les cavaliers
achevaient le pansage du matin, quand deux femmes de la campagne,
de celles qui apportent au march� leur beurre et leurs oeufs, se
pr�sent�rent au poste.

Elles racontaient que passant le long des rochers � pic de la tour
plate, elles venaient d'apercevoir une longue corde qui pendait.

Une corde!... Un des condamn�s s'�tait donc �vad�!...

On courut � la chambre du baron d'Escorval... elle �tait vide.

Le baron s'�tait enfui, entra�nant l'homme qui lui avait �t� donn�
pour gardien, le caporal Bavois, des grenadiers.

La stupeur fut grande et aussi l'indignation... mais la frayeur fut
plus grande encore...

Il n'�tait pas un des officiers de service qui ne fr�mit en songeant �
sa responsabilit�, qui ne v�t presque sa carri�re bris�e.

Qu'allaient dire le terrible duc de Sairmeuse, et le marquis de
Courtomieu, bien autrement redout� avec ses fa�ons froides et polies?
Il fallait les avertir cependant. Un sergent leur fut d�p�ch�.

Bient�t ils parurent, accompagn�s de Martial, enflamm�s, en apparence,
d'une effroyable col�re, tout � fait propre, en v�rit�, � �carter tout
soup�on de connivence de leur part.

M. de Sairmeuse, surtout, semblait hors de soi.

Il jurait, injuriait, accusait, mena�ait, et s'en prenait � tout le
monde.

Il avait commenc� par faire mettre en prison tous les factionnaires,
jusqu'� plus ample inform�, et il parlait de demander la destitution
en masse de tous les officiers et de tous les sous-officiers.

--Quant � ce mis�rable Bavois, criait-il aux soldats, quant � ce
l�che d�serteur, il sera fusill� d�s qu'on l'aura repris... et on le
reprendra, comptez-y!...

On avait esp�r� calmer un peu M. de Sairmeuse en lui apprenant
l'arrestation de Lacheneur, mais il la connaissait. Chupin avait os�
l'�veiller au milieu de la nuit pour lui apprendre la grande nouvelle.

Ce lui fut seulement une occasion d'exalter les m�rites du tra�tre.

--Celui qui a d�couvert Lacheneur, dit-il, saura bien rattraper le
sieur Escorval. Qu'on aille me chercher Chupin!...

Plus calme, M. de Courtomieu prenait ses mesures, afin de remettre,
disait-il, le �grand coupable� sous la main de la justice.

Il exp�diait des courriers dans toutes les directions, et faisait
porter avis de l'�v�nement dans les localit�s voisines.

Ses commandements �taient pr�cis et brefs: surveiller la fronti�re,
soumettre les voyageurs � un examen s�v�re, pratiquer de nombreuses
visites domiciliaires, r�pandre � profusion le signalement du sieur
Escorval.

Avant tout, il avait donn� l'ordre de rechercher et d'arr�ter le sieur
Midon, ancien cur� de Sairmeuse, et le sieur Escorval fils.

Mais parmi tous les officiers pr�sents, il y en avait un, c'�tait
un vieux lieutenant d�cor�, que le ton du duc de Sairmeuse avait
profond�ment bless�.

Il s'avan�a, d'un air sombre, en disant que tout cela sans doute �tait
bel et bien, mais que le plus press� �tait de proc�der � une enqu�te
qui, en faisant conna�tre les moyens d'�vasion, r�v�lerait peut-�tre
les complices.

� ce simple mot: enqu�te, ni le duc de Sairmeuse ni le marquis de
Courtomieu n'avaient �t� ma�tres d'un imperceptible tressaillement.

Pouvaient-ils ignorer � combien peu tient le secret des trames les
mieux ourdies!

Que fallait-il, ici, pour d�gager la v�rit� des apparences
mensong�res? Une pr�caution n�glig�e, un pu�ril d�tail, un mot, un
geste, un rien...

Ils trembl�rent que cet officier ne f�t un homme d'une perspicacit�
sup�rieure, qui avait vu clair dans leur jeu, ou qui, tout au moins,
avait des pr�somptions qu'il �tait impatient de v�rifier.

Non, le vieux lieutenant n'avait aucun soup�on, il avait parl� ainsi
au hasard, uniquement pour exhaler son m�contentement. M�me son
intelligence �tait si peu subtile qu'il ne remarqua pas le rapide coup
d'oeil qu'�chang�rent le marquis et le duc.

Martial, lui, le surprit, ce regard, et tout aussit�t:

--Je suis de l'avis du lieutenant, pronon�a-t-il avec une politesse
trop �tudi�e pour n'�tre pas une raillerie. Oui, il faut ouvrir une
enqu�te... cela est aussi ing�nieusement pens� que bien dit.

Le vieil officier d�cor� tourna le dos en m�chonnant un juron.

--Ce joli coco se fiche de moi, pensait-il, et lui et son p�re et cet
autre p�kin m�riteraient... mais il faut vivre!...

� s'avancer comme il venait de le faire, Martial sentait fort bien
qu'il ne courait pas le moindre risque.

� qui revenait le soin des investigations?... Au duc et au marquis.
Ils �taient donc, en v�rit�, un peu na�fs de s'inqui�ter. Ne
resteraient-ils pas seuls juges de ce qu'il serait opportun de taire
ou de r�v�ler, et compl�tement ma�tres de cacher ce qui serait de
nature � trahir leur connivence?...

Ils se mirent donc � l'oeuvre imm�diatement, avec un empressement qui
e�t fait �vanouir les doutes, s'il y en e�t eu parmi les assistants.

Mais qui donc se f�t avis� de concevoir des doutes!...

Le succ�s de la com�die �tait d'autant plus certain que la fuite du
baron d'Escorval paraissait menacer s�rieusement les int�r�ts de ceux
qui l'avaient favoris�e.

Les d�tails de l'�vasion, Martial pensait les conna�tre aussi
exactement que les �vad�s eux-m�mes... Il �tait l'auteur, s'ils
avaient �t� les acteurs du drame de la nuit.

Il s'abusait, il ne tarda pas � se l'avouer.

L'enqu�te, d�s les premiers pas, r�v�la des circonstances qui lui
parurent inexplicables.

Il �tait clair, et la disposition des lieux le d�montrait, que pour
recouvrer leur libert�, le baron d'Escorval et le caporal Bavois
avaient eu � accomplir deux descentes successives.

Ils avaient d�, d'abord, descendre de la fen�tre de la prison jusque
sur la saillie qui se trouvait au pied de la tour plate. Il leur avait
ensuite fallu se laisser glisser de cette saillie jusqu'au bas des
rochers � pic.

Pour r�aliser cette double op�ration, et les prisonniers l'avaient
r�alis�e, puisqu'ils s'�taient �chapp�s, deux cordes leur �taient
indispensables. Martial les avait apport�es, on e�t d� les retrouver.

Eh bien! on n'en retrouvait qu'une, celle que les paysannes avaient
aper�ue, pendant de la saillie o� elle �tait accroch�e � une pince de
fer.

De la fen�tre � la saillie, point de corde...

Ce fait sauta aux yeux de tout le monde.

--Voil� qui est extraordinaire! murmura Martial devenu pensif.

--Tout � fait bizarre!... approuva M. de Courtomieu.

--Comment diable s'y sont-ils pris pour arriver de la fen�tre du
cachot � cette �troite corniche?...

--C'est ce qui ne se comprend pas...

Martial allait trouver une bien autre occasion de s'�tonner.

Ayant examin� la corde restant, celle qui avait servi pour la seconde
descente, il reconnut qu'elle n'�tait pas d'un seul morceau. On avait
nou� bout � bout les deux cordes qu'il avait apport�es... La plus
grosse �videmment ne s'�tait pas trouv�e assez longue.

Comment cela se faisait-il?... Le duc avait-il donc mal �valu� la
hauteur du rocher?... l'abb� Midon avait-il mal pris ses mesures?...

Il aunait cette grosse corde de l'oeil, et positivement il lui
semblait qu'elle avait �t� raccourci... elle lui avait paru avoir un
bon tiers en plus, pendant qu'on la lui roulait autour du corps pour
l'entrer dans la citadelle.

--Il sera survenu quelque accident impr�vu, disait-il � son p�re et au
marquis de Courtomieu; mais lequel?...

--Eh!... que nous importe? r�pondait le marquis; vous avez la lettre
compromettante, n'est-ce pas?...

Mais Martial �tait de ces esprits qui ne sauraient rester en repos
tant qu'ils sont en face d'un probl�me � r�soudre.

Il voulut, quoi que put lui dire M. de Courtomieu, aller inspecter le
bas des rochers.

Juste sous la corde, se voyaient de larges taches de sang.

--Un des prisonniers est tomb�, fit Martial vivement, et s'est
dangereusement bless�!

--Par ma foi!... s'�cria le duc de Sairmeuse, le sieur Escorval se
serait bris� les os que j'en serais ravi.

Martial rougit, et regardant fixement son p�re:

--Je suppose, monsieur, pronon�a-t-il froidement, que vous ne pensez
pas un mot de ce que vous dites... Nous nous sommes engag�s sur
l'honneur de notre nom � sauver M. le baron d'Escorval, s'il
s'�tait tu� ce serait un malheur pour nous, monsieur, un tr�s grand
malheur!...

Quand son fils prenait ce ton hautain et glac�, le duc ne trouvait
rien � r�pondre; il s'en indignait, mais c'�tait plus fort que lui.

--Bast!... fit M. de Courtomieu, si ce coquin-l� s'�tait seulement
bless�, nous le saurions...

Ce fut l'opinion de Chupin qui, mand� par le duc, venait d'arriver.

Mais le vieux maraudeur, si loquace d'ordinaire et si empress�,
r�pondit bri�vement, et, chose �trange, n'offrit point ses services.

De son imperturbable assurance, de son impudence famili�re, de son
sourire obs�quieux et bas, rien ne restait.

Son oeil trouble, la contraction de ses traits, son air sombre, le
tressaillement qui par intervalles le secouait, tout trahissait la
d�tresse de son �me...

Si visible �tait le changement, que M. de Sairmeuse le remarqua.

--Quelle m�saventure t'est arriv�e, ma�tre Chupin? demanda-t-il.

--Il est arriv�, r�pondit d'une voix rauque l'ancien braconnier, que
pendant que je me rendais ici, les enfants de la ville m'ont jet� de
la boue et des pierres... Je courais, ils me poursuivaient en criant:
Tra�tre!... Inf�me!...

Ses poings se crispaient dans le vide, comme s'il e�t m�dit� quelque
vengeance, et il ajouta:

--Ils sont contents, les gens de Montaignac, ils savent l'�vasion du
baron et ils se r�jouissent.

H�las!... cette joie des habitants de Montaignac devait �tre de courte
dur�e.

Ce jour �tait d�sign� pour l'ex�cution des condamn�s � mort.

Jug�s par un conseil de guerre, ils devaient �tre pass�s par les
armes.

C'�tait un vendredi.

� midi, les portes furent ferm�es et les troupes prirent les armes.

L'impression fut profonde, terrible, quand les fun�bres roulements des
tambours annonc�rent les pr�paratifs de l'�pouvantable holocauste.

La consternation et une sorte d'�pouvante se r�pandirent dans la
ville; un silence de mort se fit, qui de proche en proche gagna tous
les quartiers; les rues devinrent d�sertes et bient�t on put voir
chaque habitant fermer ses fen�tres et ses portes...

Enfin, comme trois heures sonnaient, les portes de la citadelle
s'ouvrirent et donn�rent passage � quatorze condamn�s, qui
s'avanc�rent lentement, accompagn�s chacun d'un pr�tre...

Quatorze!... Pris de remords et d'effroi au dernier moment, M. de
Courtomieu et le duc de Sairmeuse avaient suspendu l'ex�cution de six
condamn�s, et en ce moment m�me, un courrier emportait vers Paris six
demandes de gr�ce, sign�es par la commission militaire.

Chanlouineau n'�tait pas au nombre de ceux pour qui on sollicitait la
cl�mence royale...

Tir� de son cachot, sans avoir appris si oui ou non sa lettre avait
�t� inutile, il comptait avec une poignante anxi�t� les condamn�s...

Il y eut un moment o� ses regards eurent une telle expression
d'angoisse, que le pr�tre qui l'accompagnait se pencha vers lui en
murmurant:

--Qui cherchez-vous des yeux, mon fils?...

--Le baron d'Escorval.

--Il s'est �vad� cette nuit.

--Ah!... je mourrai donc content!... s'�cria l'h�ro�que paysan.

Il mourut sans p�lir, comme il se l'�tait promis, calme et fier, le
nom de Marie-Anne sur les l�vres...




XXXIII

Eh bien!... il y eut une femme, une jeune fille, que n'�murent ni ne
touch�rent les lamentables sc�nes dont Montaignac �tait le th��tre.

Mlle Blanche de Courtomieu demeura souriante comme de coutume, au
milieu d'une population en deuil; ses yeux si beaux rest�rent secs
pendant que coulaient tant de pleurs.

Fille d'un homme qui, durant une semaine, exer�a une v�ritable
dictature, elle n'essaya pas d'arracher au bourreau un seul des
malheureux qui furent jet�s � la commission militaire.

On avait arr�t� sa voiture sur le grand chemin!... Voil� le crime que
Mlle de Courtomieu ne pouvait oublier...

Elle n'avait d� qu'� l'intercession de Marie-Anne, de n'�tre pas
retenue prisonni�re. Voil� ce qu'il �tait au-dessus de ses forces de
pardonner.

Aussi, est-ce avec l'exag�ration du ressentiment que le lendemain,
en arrivant � Montaignac, elle avait racont� � son p�re ce qu'elle
appelait �ses humiliations,� l'incroyable arrogance de la fille de
Lacheneur et l'�pouvantable brutalit� des paysans.

Et quand le marquis de Courtomieu lui demanda si elle consentirait �
d�poser contre le baron d'Escorval, elle r�pondit froidement:

--Je crois que c'est mon devoir, et je le remplirai, quoiqu'il soit
p�nible.

Elle ne pouvait ignorer, on ne lui laissa pas ignorer que sa
d�position serait un arr�t de mort, elle persista, parant sa haine et
son insensibilit� des noms de vertu et de sacrifice � la bonne cause.

Au moins faut-il lui rendre cette justice que son t�moignage fut
sinc�re.

Elle croyait r�ellement, en son �me et conscience, que c'�tait le
baron d'Escorval qui se trouvait parmi les conjur�s sur la route de
Sairmeuse, et dont Chanlouineau avait invoqu� l'opinion.

Cette erreur de Mlle Blanche, qui fut celle de beaucoup de gens,
venait de l'habitude o� on �tait dans le pays de ne jamais d�signer
Maurice que par son pr�nom.

En parlant de lui, on disait: M. Maurice. Quand on disait M.
d'Escorval, c'est qu'il s'agissait du baron.

Du reste, une fois cette accablante d�position �crite et sign�e de sa
jolie et petite �criture aristocratique, bien fine et bien s�che,
Mlle de Courtomieu affecta pour les �v�nements la plus profonde
indiff�rence.

Elle voulait qu'il f�t bien dit que rien de ce qui touchait des gens
de rien, comme ces pauvres paysans, n'�tait capable de troubler la
s�r�nit� de son orgueil.

On ne l'entendit pas adresser une seule question.

Mais cette superbe indiff�rence �tait jou�e. En r�alit�, au fond de
son �me, Mlle de Courtomieu b�nissait cette conspiration avort�e qui
faisait verser tant de larmes et tant de sang.

Marie-Anne n'�tait-elle pas, la pauvre jeune fille, emport�e par le
tourbillon des �v�nements!...

--Maintenant, pensait-elle, le marquis me reviendra, et je lui aurai
vite fait oublier cette effront�e qui l'avait ensorcel�.

Chim�res!... Le charme s'�tait �vanoui qui avait fait flotter ind�cise
la passion de Martial entre Mlle de Courtomieu et la fille de
Lacheneur.

Surpris d'abord par les gr�ces p�n�trantes de Mlle Blanche, il avait
fini par distinguer l'exp�rience cruelle et la profondeur de calcul
dissimul�es sous les apparences d'une adorable candeur.

Mis en garde, il d�couvrit vite la froide ambitieuse sous la
pensionnaire na�ve, il comprit la s�cheresse de son �me, ses vanit�s
f�roces, son �go�sme, et la comparant � la noble et g�n�reuse
Marie-Anne, il ne ressentit pour elle qu'�loignement.

Il lui revint cependant, ou du moins il parut lui revenir, mais
uniquement par suite de cette l�g�ret� qui �tait le fond de son
caract�re, pouss� par cet inexplicable sentiment qui parfois nous
d�termine aux actions qui nous sont le plus d�sagr�ables, et aussi par
d�soeuvrement, par d�couragement, par d�sespoir, parce qu'il sentait
bien que Marie-Anne �tait perdue pour lui.

Enfin, il se disait qu'il y avait eu parole �chang�e entre le duc de
Sairmeuse et le marquis de Courtomieu, que lui-m�me avait promis, que
Mlle Blanche �tait sa fianc�e...

�tait-ce la peine de rompre des engagements publics?... Ne faudrait-il
pas finir par se marier un jour?... Pourquoi ne se pas marier ainsi
qu'il �tait convenu! Autant �pouser Mlle de Courtomieu que toute
autre, puisqu'il �tait s�r que la seule femme qu'il e�t aim�e, la
seule qu'il p�t aimer, ne serait jamais sienne.

Froid et ma�tre de lui pr�s d'elle, et certain qu'il resterait de
m�me, il lui fut ais� de jouer la com�die merveilleuse de l'amour,
avec cette perfection et ce charme que n'atteint jamais, cela est
triste � dire, un sentiment vrai.

Son amour-propre, bien qu'il ne f�t point fat, y trouvait son compte,
et aussi cet instinct de duplicit� qui perp�tuellement mettait en
contradiction ses actes et ses pens�es.

Mais pendant qu'il paraissait ne s'occuper que de son mariage, tandis
qu'il ber�ait Mlle Blanche, enivr�e, de r�ves d�cevants et des plus
doux projets d'avenir, il ne s'inqui�tait que du baron d'Escorval.

Qu'�taient devenus, apr�s leur �vasion, le baron et le caporal
Bavois?... Qu'�taient devenus tous ceux qui �taient all�s les
attendre,--Martial le savait,--au bas du rocher, Mme d'Escorval et
Marie-Anne, l'abb� Midon et Maurice, et aussi quatre officiers � la
demi-solde?...

C'�tait donc dix personnes en tout qui s'�taient enfuies.

Et il en �tait � se demander comment tant de gens avaient pu
dispara�tre comme cela, tout � coup, sans laisser de traces, sans
seulement avoir �t� aper�ues...

--Ah! il n'y a pas � dire, pensait Martial, cela d�note une habilet�
sup�rieure... je reconnais la main du pr�tre...

L'habilet� en effet �tait grande, car les recherches ordonn�es par
M. de Courtomieu et par M. de Sairmeuse se poursuivaient avec une
fi�vreuse activit�.

Cette activit� m�me d�solait le duc et le marquis, mais qu'y
pouvaient-ils?...

Il leur arrivait, ce qui le plus souvent advient aux chefs qui se
passionnent tout d'abord. Ils avaient imprudemment excit� le z�le de
leurs subalternes, et maintenant que ce z�le allait � l'encontre de
leurs int�r�ts et de leurs d�sirs, ils ne pouvaient ni le mod�rer, ni
m�me se dispenser de le louer.

Ils ne songeaient cependant pas sans terreur � ce qui se passerait si
le baron d'Escorval et Bavois �taient repris.

Tairaient-ils la connivence qui leur avait valu la libert�?
�videmment, non. Ils n'�taient certains que de la complicit� de
Martial, puisque Martial seul avait parl� au vieux caporal, mais
c'�tait assez pour tout perdre.

Heureusement, les perquisitions les plus minutieuses restaient vaines.

Un seul t�moin d�clarait que, le matin de l'�vasion, au petit jour, il
avait rencontr�, non loin de la citadelle, un groupe d'une dizaine de
personnes, hommes et femmes, qui lui avaient paru porter un cadavre.

Rapproch� des circonstances des cordes et du sang, ce t�moignage
faisait fr�mir Martial.

Il avait not� un autre indice encore, r�v�l� par la suite de
l'enqu�te.

Tous les soldats de service la nuit de l'�vasion ayant �t� interrog�s,
voici ce que l'un d'eux avait d�clar�:

--�J'�tais de faction dans le corridor de la tour plate, quand, vers
deux heures et demie, apr�s qu'on e�t �crou� Lacheneur, je vis venir
� moi un officier. Il me donna le mot d'ordre, naturellement je le
laissai passer. Il a travers� le corridor et est entr� dans la chambre
voisine de celle o� �tait enferm� M. d'Escorval et en est ressorti au
bout de cinq minutes...�

--�Reconna�triez-vous cet officier?� avait-on demand� � ce
factionnaire.

Et il avait r�pondu:

--�Non, parce qu'il avait un manteau dont le collet �tait relev�
jusqu'� ses yeux.�

Quel pouvait �tre ce myst�rieux officier? qu'�tait-il all� faire dans
la chambre o� les cordes avaient �t� d�pos�es?...

Martial se mettait l'esprit � la torture sans trouver une r�ponse �
ces deux questions.

Le marquis de Courtomieu, lui, semblait moins inquiet.

--Ignorez-vous donc, disait-il, que le complot avait dans la garnison
des adh�rents assez nombreux? Tenez pour certain que ce visiteur qui
se cachait si exactement �tait un complice qui, pr�venu par Bavois,
venait savoir si on avait besoin d'un coup de main.

C'�tait une explication et plausible m�me: cependant elle ne pouvait
satisfaire Martial. Il entrevoyait, il pressentait au fond de cette
affaire un secret qui irritait sa curiosit�.

--Il est inconcevable, pensait-il avec d�pit, que M. d'Escorval n'ait
pas daign� me faire savoir qu'il est en s�ret�!... Le service que je
lui ai rendu valait bien cette attention.

Si obs�dante devint son inqui�tude, qu'il r�solut de recourir �
l'adresse de Chupin, encore que ce tra�tre lui inspir�t une r�pugnance
extr�me.

Mais n'obtenait plus qui voulait les offices du vieux maraudeur.

Ayant touch� le prix du sang de Lacheneur, ces vingt mille francs qui
l'avaient fascin�, Chupin avait d�sert� la maison du duc de Sairmeuse.

Retir� dans une auberge des faubourgs, il passait ses journ�es tout
seul, dans une grande chambre du premier �tage.

La nuit, il se barricadait et buvait... Et jusqu'au jour, le plus
souvent, on l'entendait crier et chanter ou lutter contre des ennemis
imaginaires.

Cependant il n'osa pas r�sister � l'ordre que lui porta un soldat de
planton, d'avoir � se rendre sur-le-champ � l'h�tel de Sairmeuse.

--Je veux savoir ce qu'est devenu le baron d'Escorval, lui demanda
Martial � br�le-pourpoint.

Le vieux maraudeur tressaillit, lui qui �tait de bronze autrefois, et
une fugitive rougeur courut sous le h�le de ses joues.

--La police de Montaignac est l�, r�pondit-il d'un ton bourru, pour
contenter la curiosit� de monsieur le marquis... Moi je ne suis pas de
la police...

�tait-ce s�rieux?... N'attendait-il pas plut�t qu'on e�t int�ress� sa
cupidit�? Martial le pensa.

--Tu n'auras pas � te plaindre de ma g�n�rosit�, lui dit-il, je te
paierai bien...

Mais voil� qu'� ce mot payer, qui huit jours plus t�t e�t allum� dans
son oeil l'�clair de la convoitise, Chupin parut transport� de fureur.

--Si c'est pour me tenter encore que vous m'avez fait venir,
s'�cria-t-il, mieux valait me laisser tranquille � mon auberge.

--Qu'est-ce � dire, dr�le!...

Cette interruption, le vieux maraudeur ne l'entendit m�me pas; il
poursuivait avec une violence croissante:

--On m'avait dit que livrer Lacheneur ce serait servir le roi et la
bonne cause... je l'ai livr� et on me traite comme si j'avais commis
le plus grand des crimes... Autrefois, quand je vivais de braconnage
et de maraude, on me m�prisait peut-�tre, mais on ne me fuyait pas...
On m'appelait coquin, pillard, vieux filou et le reste, mais on
trinquait tout de m�me avec moi!... Aujourd'hui que j'ai deux
mille pistoles, on se sauve de moi comme d'une b�te venimeuse. Si
j'approche, on recule; quand j'entre quelque part, on sort...

Le souvenir des injures qu'il avait subies lui �tait si cruel qu'il
paraissait v�ritablement hors de soi.

--Est-ce donc, poursuivait-il, une action inf�me que j'ai commise,
ignoble et abominable?... Alors pourquoi M. le duc me l'a-t-il
propos�e?... Toute la honte doit en retomber sur lui. On ne tente
pas, comme cela, le pauvre monde avec de l'argent. Ai-je bien agi, au
contraire?... Alors qu'on fasse des lois pour me prot�ger...

C'�tait un esprit troubl� qu'il fallait rassurer, Martial le comprit.

--Chupin, mon gar�on, dit-il, je ne te demande pas de chercher M.
d'Escorval pour le d�noncer, loin de l�... Je d�sire seulement que tu
te mettes en campagne pour d�couvrir si on a eu connaissance de son
passage � Saint-Pavin ou � Saint-Jean-de-Coche...

� ce dernier nom le vieux maraudeur devint bl�me.

--Vous voulez donc me faire assassiner! s'�cria-t-il en pensant �
Balstain, je tiens � ma peau, moi, maintenant que je suis riche!...

Et pris d'une sorte de panique, il s'enfuit. Martial �tait stup�fait.

--On dirait, pensait-il, que le mis�rable se repent de ce qu'il a
fait.

Il n'e�t pas �t� le seul en tout cas.

D�j� M. de Courtomieu et le duc de Sairmeuse en �taient � se reprocher
mutuellement les exag�rations de leurs premiers rapports, et les
proportions mensong�res donn�es au soul�vement.

L'ivresse d'ambition qui les avait saisis au premier moment s'�tant
dissip�e, ils mesuraient avec effroi les cons�quences de leurs odieux
calculs.

Ils s'accusaient r�ciproquement de la pr�cipitation fatale des juges,
de l'oubli de toute proc�dure, de l'injustice de l'arr�t rendu.

Chacun pr�tendait rejeter sur l'autre et le sang vers� et l'ex�cration
publique.

Du moins, esp�raient-ils obtenir la gr�ce des six condamn�s dont ils
avaient suspendu l'ex�cution.

Ils ne l'obtinrent pas.

Une nuit, un courrier arriva � Montaignac, qui apportait de Paris
cette laconique d�p�che:

�Les vingt-et-un condamn�s doivent �tre ex�cut�s.�

Quoi qu'e�t pu dire le duc de Richelieu, le conseil des ministres
entra�n� par M. Decazes, ministre de la police, avait d�cid� que les
gr�ces devaient �tre rejet�es...

Cette d�p�che devait atterrer le duc de Sairmeuse et M. de Courtomieu.
Ils savaient mieux que personne combien peu m�ritaient la mort ces
pauvres gens dont ils avaient voulu, trop tard, sauver la vie. Ils
savaient, cela �tait prouv� et public, que de ces six condamn�s deux
n'avaient pris aucune part au complot.

Que faire?

Martial voulait que son p�re r�sign�t son autorit�, le duc n'eut pas
ce courage.

M. de Courtomieu l'emporta. Il disait que tout cela �tait bien
f�cheux, mais que le vin �tant tir� il fallait le boire, qu'on ne
pouvait se d�juger sans s'attirer une disgr�ce �clatante.

C'est pourquoi, le lendemain, les fun�bres roulements du tambour se
firent encore une fois entendre, et les six condamn�s--dont deux
reconnus innocents--furent conduits sous les murs de la citadelle et
fusill�s � la place m�me o�, sept jours auparavant, �taient tomb�s les
quatorze malheureux qui les avaient pr�c�d�s dans la mort...

Et cependant l'organisateur du complot n'�tait pas jug� encore.

Enferm� dans un cachot voisin de celui de Chanlouineau, Lacheneur
�tait tomb� dans un morne engourdissement qui dura autant que sa
d�tention. �me et corps, il �tait bris�.

Une seule fois, on vit remonter un peu de sang � son visage p�li, le
matin o� le duc de Sairmeuse entra dans sa prison pour l'interroger.

--C'est vous qui m'avez amen� l� o� je suis, dit-il, Dieu nous voit et
nous juge!...

Malheureux homme!... ses fautes avaient �t� grandes, son ch�timent fut
terrible.

Il avait sacrifi� ses enfants aux rancunes de son orgueil bless�; il
n'eut pas cette consolation supr�me de les serrer sur son coeur et
d'obtenir leur pardon avant de mourir...

Seul en son cachot, il ne pouvait distraire sa pens�e de son fils et
de sa fille, et telle �tait l'horreur de la situation qu'il avait
faite, qu'il n'osait demander ce qu'ils �taient devenus.

� la seule piti� d'un ge�lier, il dut d'apprendre qu'on �tait sans
nouvelles aucunes de Jean et qu'on croyait Marie-Anne pass�e �
l'�tranger avec la famille d'Escorval.

Renvoy� devant la Cour pr�v�tale, Lacheneur fut calme et digne pendant
les d�bats. Loin de marchander sa vie, il r�pondit avec la plus
enti�re franchise. Il n'accusa que lui et ne nomma pas un seul de ses
complices.

Condamn� � avoir la t�te tranch�e, il fut conduit � la mort le
lendemain qui �tait le jour du march� de Montaignac.

Malgr� la pluie, il voulut faire le trajet � pied. Arriv� �
l'�chafaud, il gravit les degr�s d'un pas ferme, et de lui-m�me
s'�tendit sur la planche fatale....

Quelques secondes apr�s, le soul�vement du 4 mars comptait sa
vingt-et-uni�me victime.

Et le soir m�me, des officiers � la demi-solde s'en allaient racontant
partout que des r�compenses magnifiques venaient d'�tre accord�es
au marquis de Courtomieu et au duc de Sairmeuse, et qu'ils allaient
marier leurs enfants � la fin de la semaine.




XXXIV


Que Martial de Sairmeuse �pous�t Mlle Blanche de Courtomieu, il n'y
avait rien l� qui d�t surprendre les habitants de Montaignac.

Mais en r�pandant, comme toute fra�che, cette vieille nouvelle, le
soir m�me de l'ex�cution de Lacheneur, les officiers � la demi-solde
savaient bien tout ce qu'il en rejaillirait d'odieux sur deux hommes
qui �taient devenus le point de mire de leur haine.

Ils pr�voyaient l'irritant rapprochement qui de lui-m�me na�trait dans
les cervelles les plus born�es.

Dieu sait pourtant que M. de Courtomieu et le duc de Sairmeuse
s'effor�aient alors d'att�nuer, autant qu'il �tait en eux, l'horreur
de leur conduite.

Des cent et quelques r�volt�s d�tenus � la citadelle, dix-huit ou
vingt au plus furent mis en jugement et frapp�s de peines l�g�res. Les
autres furent rel�ch�s.

Le major Carini lui-m�me, le chef des conjur�s de la ville, qui avait
fait le sacrifice de sa vie, s'entendit avec surprise condamner � deux
ans de prison.

Mais il est de ces crimes que rien n'efface ni n'att�nue. L'opinion
attribua � la peur la soudaine indulgence du duc et du marquis...

On les ex�crait pour leurs cruaut�s, on les m�prisa pour ce qu'on
appelait leur l�chet�.

Eux ne savaient rien de tout cela, et ils pressaient le mariage de
leurs enfants, sans se douter qu'on le consid�rait comme un odieux
d�fi.

La c�r�monie avait �t� fix�e au 17 avril, et il avait �t� d�cid� que
la noce aurait lieu au ch�teau de Sairmeuse, transform� � grands frais
en un palais f�erique.

C'est dans l'�glise du petit village de Sairmeuse, par la plus belle
journ�e du monde, que ce mariage fut b�ni par le cur� qui avait
remplac� le pauvre abb� Midon.

� la fin de l'allocution emphatique qu'il adressa aux �jeunes �poux,�
il pronon�a ces paroles qu'il croyait proph�tiques:

--Vous serez, vous devez �tre heureux!...

Qui n'e�t cru comme lui? Ne r�unissaient-ils pas, ces beaux jeunes
gens, si nobles et si riches, toutes les conditions qui semblent
devoir faire le bonheur!...

Et cependant, si une joie dissimul�e �clatait dans les yeux de la
nouvelle marquise de Sairmeuse, les observateurs remarqu�rent la
pr�occupation du mari. On e�t dit qu'il faisait effort pour �carter
des pens�es sinistres.

C'est qu'en ce moment, o� sa jeune femme se suspendait radieuse
et fi�re � son bras, le souvenir de Marie-Anne lui revenait, plus
palpitant, plus obstin� que jamais.

Qu'�tait-elle devenue, qu'on ne l'avait pas vue lors de l'ex�cution
de Lacheneur? Courageuse comme il la savait, il se disait que si elle
n'avait pas paru, c'est qu'elle n'avait rien su...

Ah!... s'il e�t �t� aim� d'elle, oui, v�ritablement il se f�t cru
heureux... Tandis que maintenant, il �tait li� pour la vie � une femme
qu'il n'aimait point...

Au d�ner, cependant, il r�ussit � secouer la tristesse qui l'avait
envahi, et quand les convives se lev�rent de table pour se r�pandre
dans les salons, il avait presque oubli� ses noirs pressentiments.

Il se levait, � son tour, quand un domestique myst�rieusement
s'approcha de lui.

--On demande M. le marquis en bas, dit ce valet � voix basse.

--Qui?...

--Un jeune paysan qui n'a pas voulu se nommer.

--Un jour de mariage, il faut donner audience � tout le monde, fit
Martial.

Et souriant et gai, il descendit.

Dans le vestibule, encombr� de plantes rares et d'arbustes, un jeune
homme �tait debout, fort p�le, dont les yeux avaient l'�clat de la
fi�vre.

En le reconnaissant, Martial ne put retenir une exclamation de
stupeur.

--Jean Lacheneur!... fit-il... imprudent!...

Le jeune homme s'avan�a.

--Vous vous �tiez cru d�livr� de moi, pronon�a-t-il d'un ton amer.
Dans le fait, je suis revenu de loin... mais vous pouvez encore me
faire prendre par vos gens...

La figure de Martial s'empourpra sous l'insulte, mais il resta calme.

--Que me voulez-vous? demanda-t-il froidement.

Jean tira de sa veste un pli cachet�.

--Vous remettre ceci, r�pondit-il, de la part de Maurice d'Escorval.

D'une main fi�vreuse, Martial rompit le cachet. Il lut la lettre d'un
coup d'oeil, p�lit comme pour mourir, chancela et ne dit qu'un mot:

--Infamie!...

--Que dois-je dire � Maurice? insista Jean. Que comptez-vous faire?

Gr�ce � un prodige d'�nergie, Martial avait dompt� sa d�faillance. Il
parut r�fl�chir dix secondes, puis tout � coup saisissant le bras de
Jean, il l'entra�na vers l'escalier en disant:

--Venez... je le veux... vous allez voir...

En trois minutes d'absence, les traits de Martial s'�taient � ce point
d�compos�s qu'il n'y eut qu'un cri, quand il reparut au salon, une
lettre ouverte d'une main, tra�nant de l'autre un jeune paysan que
personne ne reconnaissait.

--O� est mon p�re?... demanda-t-il d'une voix affreusement alt�r�e, o�
est le marquis de Courtomieu?...

Le duc et le marquis �taient pr�s de Mme Blanche, dans un petit salon,
au bout de la grande galerie.

Martial y courut, suivi par un tourbillon d'invit�s qui, pressentant
quelque sc�ne tr�s-grave, tenaient � n'en pas perdre une syllabe.

Il alla droit � M. de Courtomieu, debout pr�s de la chemin�e, et lui
tendant la lettre de Maurice:

--Lisez!... dit-il d'un ton terrible.

M. de Courtomieu ob�it, et aussit�t il devint livide, le papier
trembla dans sa main, ses yeux se voil�rent, et il fut oblig� de
s'appuyer au marbre pour ne pas tomber.

--Je ne comprends pas, b�gayait-il, non, je ne vois pas...

Le duc de Sairmeuse et Mme Blanche s'avanc�rent vivement.

--Qu'est-ce?... demand�rent-ils ensemble, qu'arrive-t-il?

D'un geste rapide, Martial arracha la lettre des mains du marquis de
Courtomieu, et s'adressant � son p�re:

--�coutez ce qu'on m'�crit, fit-il.

Il y avait l� trois cents personnes, et cependant le silence
s'�tablit, si profond et si solennel, que la voix du jeune marquis de
Sairmeuse s'entendit jusqu'� l'extr�mit� de la galerie pendant qu'il
lisait:

�Monsieur le marquis,

�En �change de dix lignes qui pouvaient vous perdre, vous nous aviez
promis sur l'honneur de votre nom, la vie du baron d'Escorval.

�Vous lui avez, en effet, port� des cordes pour qu'il puisse s'�vader,
mais d'avance, sans qu'il y par�t rien, elles avaient �t� coup�es, et
mon p�re a �t� pr�cipit� du haut des roches de la citadelle.

�Vous avez forfait � l'honneur, Monsieur, et souill� votre nom d'un
opprobre ineffa�able. Tant qu'une goutte de sang me restera dans les
veines, par tous moyens, je poursuivrai la vengeance de votre l�che et
vile trahison.

En me tuant, vous �chapperiez il est vrai � la fl�trissure que je vous
r�serve... Consentez � vous battre avec moi... Dois-je vous attendre
demain sur les landes de la R�che?... � quelle heure? Avec quelles
armes?...

�Si vous �tes le dernier des hommes, vous pouvez me donner rendez-vous
et envoyer des gendarmes qui m'arr�teront. C'est un moyen.

�MAURICE D'ESCORVAL.�

Le duc de Sairmeuse �tait d�sesp�r�. Il voyait le secret de l'�vasion
du baron livr�... c'�tait sa fortune politique renvers�e.

--Malheureux, disait-il � son fils, malheureux!... tu nous perds!...

Martial n'avait pas seulement paru l'entendre. Quand il eut termin�:

--Eh bien?... demanda-t-il au marquis de Courtomieu.

--Je continue � ne pas comprendre... dit froidement le vieux
gentilhomme, qui avait eu le temps de se remettre.

Martial eut un si terrible mouvement, que tout le monde crut qu'il
allait frapper cet homme qui �tait son beau-p�re depuis quelques
heures.

--Eh bien!... moi, je comprends!... s'�cria-t-il. Je sais maintenant
qui �tait cet officier qui s'est introduit dans la chambre o� j'avais
d�pos� les cordes... et je sais ce qu'il y allait faire!

Il avait froiss� la lettre de Maurice entre ses mains, il la lan�a au
visage de M. de Courtomieu, en disant:

--Voil� votre salaire... l�che!

Ainsi atteint, le baron s'affaissa sur un fauteuil, et d�j� Martial
sortait entra�nant Jean Lacheneur, quand sa jeune femme �perdue lui
barra le passage.

--Vous ne sortirez pas, s'�cria-t-elle exasp�r�e, je ne le veux
pas!... O� allez-vous?... Rejoindre la soeur de ce jeune homme, que je
reconnais maintenant!... Vous courez retrouver votre ma�tresse...

Hors de soi, Martial repoussa sa femme...

--Malheureuse, fit-il, vous osez insulter la plus noble et la plus
pure des femmes... Eh bien!... oui, je vais retrouver Marie-Anne...
Adieu!...

Et il passa...




XXXV


�troite �tait la saillie de rocher o� avaient d� prendre pied en
fuyant le baron d'Escorval et le caporal Bavois.

� son point le plus large, elle ne mesurait pas plus d'un m�tre et
demi.

Elle �tait extr�mement in�gale, en outre, glissante, toute rugueuse,
et coup�e de fissures et de crevasses.

S'y tenir debout, en plein jour, avec le mur de la tour plate derri�re
soi, et devant un pr�cipice, e�t �t� consid�r� comme une grave
imprudence.

� plus forte raison �tait-il p�rilleux de laisser glisser de l�, en
pleine nuit, un homme attach� � l'extr�mit� d'une longue corde.

Aussi, avant de hasarder la descente du baron, l'honn�te Bavois
avait-il pris toutes les pr�cautions possibles pour n'�tre pas
entra�n� par le poids qu'il aurait � soutenir.

Sa pince de fer log�e solidement dans une fente, servit � son pied de
point d'appui, il s'assit solidement sur ses jarrets, le buste bien en
arri�re, et c'est seulement quand il fut bien s�r de sa position qu'il
dit au baron:

--J'y suis, et ferme... laissez-vous couler, bourgeois!...

La corde rompant tout � coup, le baron tombant, l'effort devenant
inutile, le brave caporal fut lanc� violemment contre le mur de la
tour, et rejet� en avant par le contre-coup.

Sans son inalt�rable sang-froid, c'en �tait fait de lui...

Pendant plus d'une minute, tout le haut de son corps fut suspendu
au-dessus de l'ab�me o� venait de rouler M. d'Escorval, et ses bras se
crisp�rent dans le vide.

Un mouvement brusque, et il �tait pr�cipit�.

Mais il eut cette puissance de volont� merveilleuse de ne tenter
aucun effort violent. Prudemment, mais avec une �nergie obstin�e, il
s'accrocha des genoux et du bout des pieds aux asp�rit�s du roc, ses
mains cherch�rent un point d'appui, il obliqua doucement, et enfin
reprit plante...

Il �tait temps, car une crampe lui vint, si violente qu'il fut
contraint de s'asseoir.

Que le baron se fut tu� sur le coup, c'est ce dont il ne doutait
pas... Mais cette catastrophe ne pouvait troubler l'intelligence de ce
vieux soldat, qui, aux jours de bataille, avait eu tant de camarades
emport�s � ses c�t�s par le brutal.

Ce qui le confondait, c'�tait que la corde se f�t rompue au raz de sa
main... une corde si grosse, qu'on e�t jug�e, � la voir, solide assez
pour supporter dix fois le poids du corps du baron.

Comme il ne pouvait, � cause de l'obscurit�, voir le point de rupture,
Bavois promena son doigt dessus, et � son inexprimable �tonnement, il
le trouva lisse...

Point de filaments, point de brins de chanvre, comme apr�s un
arrachement... la section �tait nette.

Le caporal comprit, comme Maurice avait compris en bas, et il l�cha
son plus effroyable juron.

--Cent millions de tonnerres!... Les canailles ont coup� la corde!...

Et un souvenir qui ne remontait pas � quatre heures lui revenant:

--Voil� donc, pensa-t-il, la cause du bruit qu'avait entendu ce pauvre
baron dans la chambre � c�t�!... Et moi qui lui disais: �Bast! c'est
les rats!�

Cependant il songea qu'il avait un moyen simple de v�rifier
l'exactitude de ses conjectures. Il passa la corde sur la pince et
tira dessus de toutes ses forces et par saccades... Elle se rompit en
trois endroits.

Cette d�couverte consterna le vieux soldat.

--Vous voici dans de beaux draps, caporal, grommela-t-il.

Une partie de la corde �tait tomb�e avec le malheureux baron, et il
�tait clair que tous les morceaux r�unis ne suffiraient pas pour
atteindre le bas du rocher.

De cette saillie isol�e, il �tait impossible de gagner le terre-plein
de la citadelle.

Avec ce rapide coup d'oeil des gens d'ex�cution, l'honn�te Bavois
envisagea la situation sous toutes ses faces, et il la vit d�sesp�r�e.

--Allons, murmura-t-il, vous �tes f...lamb�, caporal, il n'y a pas �
dire mon bel ami! Au jour, on arrive et on trouve vide la prison du
baron... On met le nez � la fen�tre, et on vous aper�oit ici, comme un
saint de pierre sur son pi�destal... Naturellement, on vous rep�che,
on vous juge, on vous condamne, et on vous m�ne faire un tour dans les
foss�s de la citadelle... Portez armes!... Appr�tez armes!... Joue!...
Feu!... Et voil� l'histoire.

Il s'arr�ta court... Une id�e lui venait vague encore, ind�cise, qu'il
sentait devoir �tre une id�e de salut.

Elle lui venait en regardant et en touchant la corde qui lui avait
servi � descendre de la prison sur la saillie, et qui, solidement
attach�e aux barreaux, pendait le long du mur.

--Si vous aviez cette corde, qui pend l�, inutile, caporal, reprit-il,
vous l'ajouteriez aux morceaux de celle-ci, et vous vous laisseriez
glisser jusqu'au bas du rocher... Monter la chercher est possible...
mais comment redescendre sans qu'elle soit accroch�e solidement l�
haut?...

Il chercha et trouva, et il poursuivit, se parlant � soi-m�me, comme
s'il y e�t eu deux Bavois en un seul; l'un prompt � la conception,
l'autre un peu born�, � qui il �tait indispensable de tout expliquer
par le menu.

--Attention au commandement, caporal, disait-il... Vous allez me
raboutir les cinq morceaux de la corde coup�e que voici, vous les
attachez � votre ceinture et vous remontez � la prison � la force du
poignet... Hein! que dites-vous?... Que l'ascension est raide et qu'un
escalier avec tapis vaudrait mieux que cette ficelle qui pend! Vous
n'�tes pas d�go�t�, caporal!... Donc, vous grimpez, et vous voici dans
la chambre. Qu'y faites-vous? Presque rien. Vous d�tachez la corde
fix�e � la fen�tre, vous la nouez � celle-ci, et le tout vous
donne quatre-vingts bons pieds de chanvre tordu... Alors, au lieu
d'assujettir cette longue corde � demeure, vous la passez � cheval
autour d'un barreau intact, elle se trouve ainsi doubl�e, et une fois
de retour ici, vous n'avez qu'� tirer un des bouts pour la d�passer l�
haut... Est-ce compris?

C'�tait si bien compris que vingt minutes plus tard le caporal
�tait revenu sur l'�troite corniche, ayant accompli la difficile et
audacieuse op�ration qu'il avait imagin�e...

Non sans efforts inou�s, par exemple, non sans s'�tre mis les mains et
les genoux en sang.

Mais il avait r�ussi � d�passer la corde, mais il �tait certain
maintenant de s'�chapper.

Il riait, oui, il riait de bon coeur, de ce rire muet qui lui �tait
habituel.

L'anxi�t�, puis la joie lui avaient fait oublier M. d'Escorval; le
souvenir qui lui en revint, lui fut douloureux comme un remords.

--Pauvre homme, murmura-t-il.... Je sauverai ma vieille peau qui
n'int�resse personne, je n'ai pas pu sauver sa vie... Sans doute �
cette heure, ses amis l'ont emport�...

Il s'�tait pench� au-dessus de l'ab�me, en disant ces mots... il se
demanda s'il n'�tait pas pris d'un �blouissement.

Tout au fond, il lui semblait distinguer une petite lumi�re qui allait
et venait...

Qu'�tait-il donc arriv�?

Bien �videmment il avait fallu quelque raison d'une gravit�
extraordinaire, impossible � concevoir pour d�cider les amis du baron
d'Escorval, des hommes intelligents, � allumer une lumi�re qui, vue
des fen�tres de la citadelle, trahissait leur pr�sence et les perdait.

Mais les minutes �taient trop pr�cieuses pour que le caporal Bavois
les gaspill�t en st�riles conjectures.

--Mieux vaut descendre en deux temps, pronon�a-t-il � haute voix,
comme pour fouetter son courage... Allons, caporal, mon ami, crachez
dans vos mains, et en avant... en route!...

Tout en parlant ainsi, le vieux soldat s'�tait couch� � plat ventre
sur l'�troite corniche, et il reculait lentement vers l'ab�me,
assurant de toutes ses forces, apr�s la corde, ses mains et ses
genoux.

L'�me �tait forte, mais la chair frissonnait... Marcher sur une
batterie avait toujours paru une plaisanterie au digne caporal; mais
affronter un p�ril inconnu, mais suspendre sa vie � une corde...
diable!...

Quelques gouttes de sueur perl�rent � la racine de ses cheveux, quand
il sentit que la moiti� de son corps avait d�pass� le bord du rocher,
qu'il se trouvait absolument en �quilibre et que le plus faible
mouvement le lan�ait dans l'espace...

Ce mouvement il le fit, en murmurant:

--S'il y a un Dieu pour les honn�tes gens, qu'il ouvre l'oeil, c'est
l'instant!...

Le Dieu des honn�tes gens veillait.

Bavois arriva en bas trop vite, les mains et les genoux affreusement
d�chir�s, mais sain et sauf.

Il tomba comme une masse, et le choc, lorsqu'il toucha terre, fut si
rude qu'il lui arracha une plainte rauque, comme un mugissement de
b�te assomm�e.

Durant plus d'une minute, il demeura � terre, ahuri, �tourdi.

Quand il se releva, deux hommes qu'il reconnut pour des officiers �
demi-solde, le saisirent par les poignets, les serrant � les briser...

--Eh!... doucement, fit-il, pas de b�tises, c'est moi, Bavois!...

Ceux qui le tenaient ne le l�ch�rent pas.

--Comment se fait-il, demanda l'un d'eux, d'un ton de menace, que le
baron d'Escorval ait �t� pr�cipit� et que vous ayez r�ussi � descendre
ensuite?...

Le vieux soldat avait trop d'exp�rience pour ne pas comprendre toute
la port�e de cette humiliante question.

La douleur et l'indignation qu'il en ressentit, lui donn�rent la force
de se d�gager.

--Mille tonnerres!... s'�cria-t-il, je passerais pour un tra�tre,
moi!... Non, ce n'est pas possible... �coutez-moi.

Et aussit�t, rapidement et avec une surprenante pr�cision, il raconta
tous les d�tails de l'�vasion, sa douleur, ses angoisses, et quels
obstacles en apparence insurmontables il avait su vaincre.

Il n'avait pas besoin de tant se d�battre. L'entendre c'�tait le
croire...

Les officiers lui tendirent la main, sinc�rement afflig�s d'avoir
froiss� un tel homme, si digne d'estime et si d�vou�.

--Vous nous excuserez, caporal, dirent-ils tristement, le malheur rend
d�fiant et injuste, et nous sommes malheureux...

--Il n'y a pas d'offense, mes officiers, grogna-t-il... Si je m'�tais
d�fi�, moi, le pauvre M. d'Escorval... un ami de �l'autre,� mille
tonnerres!... serait encore de ce monde!

--Le baron respire encore, caporal, dit un des officiers.

Cela tenait si bien du prodige, que Bavois parut un moment confondu.

--Ah!... s'il ne fallait que donner un de mes bras pour le sauver!...
s'�cria-t-il enfin.

--S'il peut �tre sauv�, il le sera, mon ami... Ce brave pr�tre que
vous voyez l�, est, parait-il, un fameux m�decin... Il examine, en
ce moment, les blessures affreuses de M. d'Escorval... C'est sur son
ordre que nous nous sommes procur� et que nous avons allum� cette
bougie qui, d'un instant � l'autre, peut nous mettre tous nos ennemis
sur les bras... mais il n'y avait pas � balancer...

Bavois regardait de tous ses yeux, mais vainement. De sa place, il ne
distinguait qu'un groupe confus, � quelques pas.

--Je voudrais bien voir le pauvre homme?... demanda-t-il tristement.

--Approchez, mon brave, ne craignez rien, avancez!...

Il s'avan�a, et � la lueur tremblante d'une bougie que tenait
Marie-Anne, il vit un spectacle qui le remua, lui qui pourtant, plus
d'une fois, avait fait la �corv�e du champ de bataille.�

Le baron �tait �tendu � terre, tout de son long, sur le dos, la t�te
appuy�e sur les genoux de Mme d'Escorval...

Il n'�tait pas d�figur�; la t�te n'avait point port� dans la chute,
mais il �tait p�le comme la mort m�me, et ses yeux �taient ferm�s...

Par intervalles, une convulsion le secouait, il r�lait, et alors une
gorg�e de sang sortait de sa bouche, glissait le long de ses l�vres et
coulait jusque sur sa poitrine...

Ses v�tements avaient �t� hach�s, litt�ralement, et on voyait que tout
son corps n'�tait pour ainsi dire qu'une effroyable plaie.

Agenouill� pr�s du bless�, l'abb� Midon, avec une dext�rit� admirable,
�tanchait le sang et fixait des bandes qui provenaient du linge de
toutes les personnes pr�sentes.

Maurice et un officier � la demi-solde l'aidaient.

--Ah! si je tenais le gredin qui a coup� la corde, murmurait le
caporal violemment �mu; mais patience, je le retrouverai...

--Vous le connaissez?...

--Que trop!

Il se tut; l'abb� Midon venait d�terminer tout ce qu'il �tait possible
de faire l�, et il haussait un peu le bless� sur les genoux de Mme
d'Escorval.

Ce mouvement arracha au malheureux un g�missement qui trahissait
des souffrances atroces. Il ouvrit les yeux et balbutia quelques
paroles... c'�taient les premi�res.

--Firmin!... murmura-t-il, Firmin!...

C'�tait le nom d'un secr�taire qu'avait eu le baron autrefois, qui
lui avait �t� absolument d�vou�, mais qui �tait mort depuis plusieurs
ann�es.

Le baron n'avait donc pas sa raison, qu'il appelait ce mort!...

Il avait du moins un sentiment vague de son horrible situation, car il
ajouta d'une voix �touff�e, � peine distincte:

--Ah!... que je souffre!... Firmin, je ne veux pas tomber vivant entre
les mains du marquis de Courtomieu... Tu m'ach�veras plut�t... tu
entends, je te l'ordonne...

Et ce fut tout: ses yeux se referm�rent, et sa t�te qu'il avait
soulev�e retomba inerte. On put croire qu'il venait de rendre le
dernier soupir.

Les officiers le crurent, et c'est avec une poignante anxi�t� qu'ils
entra�n�rent l'abb� Midon � quelques pas de Mme d'Escorval.

--Est-ce fini, monsieur le cur�? demand�rent-ils; esp�rez-vous
encore?...

Le pr�tre hocha tristement la t�te, et du doigt montrant le ciel:

--J'esp�re en Dieu!... pronon�a-t-il.

L'heure, le lieu, l'�motion de l'horrible catastrophe, le danger
pr�sent, les menaces de l'avenir, tout se r�unissait pour donner aux
paroles du pr�tre une saisissante solennit�.

Si vive fut l'impression, que pendant plus d'une minute les officiers
� demi-solde demeur�rent silencieux, remu�s profond�ment, eux, de
vieux soldats, dont tant de sc�nes sanglantes avaient d� �mousser la
sensibilit�.

Maurice qui s'approcha, suivi du caporal Bavois, les rendit au
sentiment de l'implacable r�alit�.

--Ne devons-nous pas nous h�ter d'emporter mon p�re, monsieur
l'abb�? demanda-t-il. Ne faut-il pas qu'avant ce soir nous soyons en
Pi�mont?...

--Oui!... s'�cri�rent les officiers, partons!

Mais le pr�tre ne bougea pas, et d'une voix triste:

--Essayer de transporter M. d'Escorval de l'autre c�t� de la
fronti�re, serait le tuer, pronon�a-t-il.

Cela semblait si bien un arr�t de mort que tous fr�mirent.

--Que faire, mon Dieu!... balbutia Maurice, quel parti prendre!

Pas une voix ne s'�leva. Il �tait clair que du pr�tre seul on
attendait une id�e de salut.

Lui r�fl�chissait, et ce n'est qu'au bout d'un moment qu'il reprit:

--� une heure et demie d'ici, au-del� de la Croix-d'Arcy, habite un
paysan dont je puis r�pondre, un nomm� Poignot, qui a �t� autrefois le
m�tayer de M. Lacheneur. Il exploite maintenant, avec l'aide de ses
trois fils, une ferme assez vaste. Nous allons nous procurer un
brancard et porter M. d'Escorval chez cet honn�te homme.

--Quoi!... monsieur le cur�, interrompit un des officiers, vous voulez
que nous cherchions un brancard � cette heure aux environs!

--Il le faut.

--Mais cela ne va pas manquer d'�veiller des soup�ons.

--Assur�ment.

--La police de Montaignac nous suivra � la piste.

--J'y compte bien.

--Le baron sera repris...

--Non.

L'abb� s'exprimait de ce ton bref et imp�rieux de l'homme qui
assumant toute la responsabilit� d'une situation, veut �tre ob�i sans
discussion.

--Une fois le baron d�pos� chez Poignot, reprit-il, l'un de vous,
messieurs, prendra sur le brancard la place du bless�, les autres le
porteront, et tous ensemble vous t�cherez de gagner le territoire
pi�montais. Seulement, entendons-nous bien. Arriv�s � la fronti�re,
mettez toute votre adresse � �tre maladroits, cachez-vous, mais de
telle fa�on qu'on vous voie partout...

Tout le monde, maintenant, comprenait le plan si simple du pr�tre.

De quoi s'agissait-il?... simplement de cr�er une fausse piste
destin�e � �garer les agents que lanceraient M. de Courtomieu et le
duc de Sairmeuse.

Du moment o� il para�trait bien prouv� que le baron avait �t� aper�u
dans les montagnes, il serait en s�ret� chez Poignot...

--Encore un mot, messieurs, ajouta l'abb�. Il importe de donner au
cort�ge du faux bless� toutes les apparences de la suite qui e�t
accompagn� M. d'Escorval... Mlle Lacheneur vous suivra donc, et aussi
Maurice. On sait que je ne quitterais pas le baron, qui est mon ami,
et ma robe me d�signe � l'attention; l'un de vous rev�tira ma robe...
Dieu nous pardonnera ce travestissement en faveur du motif...

Il ne s'agissait plus que de se procurer le brancard, et les officiers
d�lib�raient pour d�cider � quelle porte prochaine ils iraient
frapper, quand le caporal Bavois les interrompit.

--Pardon, excuse, fit-il; ne vous d�rangez pas, je connais, � dix
enjamb�es d'ici, un coquin d'aubergiste qui aura mon affaire...

Il dit, partit en courant, et moins de cinq minutes plus tard,
reparut, portant une mani�re de civi�re, un mince matelas et une
couverture. Il avait pens� � tout...

Mais il s'agissait de soulever le bless� et de le placer sur le
matelas.

Ce fut une difficile op�ration, fort longue, et qui, en d�pit de
pr�cautions extr�mes, arracha au baron deux ou trois cris d�chirants.

Enfin tout fut pr�t, les officiers prirent chacun un bras de la
civi�re et on se mit en route.

Le jour se levait... Le brouillard qui se balan�ait au-dessus des
collines lointaines se teintait de lueurs pourpres et violettes; les
objets insensiblement �mergeaient des t�n�bres...

Le triste cort�ge, guid� par l'abb� Midon, avait pris � travers champs
et � chaque instant quelque obstacle se pr�sentait, haie ou foss�
qu'il fallait franchir.

Que d'attentions alors pour �viter au brancard des oscillations dont
la moindre devait causer au bless� des tortures inou�es... Que de
soins!... mais aussi que de temps perdu!

Appuy�e au bras de Marie-Anne, la baronne d'Escorval marchait pr�s de
la civi�re, et aux passages difficiles elle pressait la main de son
mari... Le sentait-il?... Rien en lui ne trahissait la vie qu'un r�le
sourd par intervalles, et quelquefois un de ces vomissements de sang
qui �pouvantaient si fort l'abb� Midon.

On avan�ait cependant, et la campagne s'�veillait et s'animait.

C'�tait tant�t quelque paysanne revenant de l'herbe qu'on rencontrait,
tant�t quelque gars, l'aiguillon sur l'�paule, qui conduisait ses
boeufs au labour.

Hommes et femmes s'arr�taient, et bien apr�s qu'on les avait d�pass�s,
on les apercevait encore, plant�s � la m�me place, suivant d'un oeil
�tonn� ces gens qui leur semblaient porter un mort...

Le pr�tre paraissait se soucier peu de ces rencontres. Il ne faisait
rien pour les �viter.

Mais il s'inqui�ta visiblement et devint circonspect, quand apr�s
trois heures de marche on aper�ut la ferme de Poignot.

Heureusement, il y avait � une port�e de fusil de la maison un petit
bois. L'abb� Midon y fit entrer tout son monde, recommandant la
plus stricte prudence, pendant qu'il allait, lui, courir en avant
s'entendre avec l'homme sur qui reposaient toutes ses esp�rances.

Comme il arrivait dans la cour de la ferme un petit homme, � cheveux
gris, tr�s-maigre, au teint basan�, sortait de l'�curie.

C'�tait le p�re Poignot.

--Comment! vous, monsieur le cur�, s'�cria-t-il tout joyeux... Dieu!
ma femme va-t-elle �tre contente!... Nous avons un fier service � vous
demander.

Et aussit�t, sans laisser � l'abb� Midon le temps d'ouvrir la bouche,
il se mit � raconter son embarras... La nuit du soul�vement, il avait
ramass� un malheureux qui avait re�u un coup de sabre; ni sa femme ni
lui, ne savaient comment panser cette blessure, et il n'osait aller
qu�rir un m�decin.

--Et ce bless�, ajouta-t-il, c'est Jean Lacheneur, le fils de mon
ancien ma�tre.

Une affreuse anxi�t� serrait le coeur du pr�tre.

Ce fermier, qui avait d�j� donn� asile � un bless�, consentirait-il �
en recevoir un autre?

La voix de l'abb� Midon tremblait en pr�sentant sa requ�te...

D�s les premiers mots, le fermier devint fort p�le, et tant que parla
le pr�tre, il hocha gravement la t�te. Quand ce fut fini:

--Savez-vous, monsieur le cur�, dit-il froidement, que je risque gros
� faire de ma maison un h�pital pour les r�volt�s?

L'abb� Midon n'osa pas r�pondre...

--On m'a dit comme �a, poursuivit le p�re Poignot, que j'�tais un
l�che, parce que je ne voulais pas me m�ler du complot... �a n'�tait
pas mon id�e, j'ai laiss� dire. Maintenant il me convient de ramasser
les �clop�s... je les ramasse. M'est avis que c'est aussi courageux que
d'aller tirer des coups de fusil...

--Ah!... vous �tes un brave homme!... s'�cria l'abb�.

--Pardienne!... je le sais bien. Allez chercher M. d'Escorval...
Il n'y a ici que ma femme et mes trois gar�ons, personne ne le
trahira!...

Une demi-heure apr�s, le baron �tait couch� dans un petit grenier o�
d�j� on avait install� Jean Lacheneur.

De la fen�tre, l'abb� Midon et Mme d'Escorval purent voir s'�loigner
rapidement le cort�ge destin� � donner le change aux espions.

Le caporal Bavois, la t�te entortill�e de linges ensanglant�s, avait
remplac� le baron sur le brancard.

C'est aux �poques troubl�es de l'histoire qu'il faut chercher l'homme.
Alors l'hypocrisie fait tr�ve, et il appara�t tel qu'il est, avec ses
bassesses et ses grandeurs.

Certes, de grandes l�chet�s furent commises aux premiers jours de la
seconde Restauration, mais aussi que de d�vouements sublimes!

Ces officiers � demi-solde qui entour�rent Mme d'Escorval et Maurice,
qui pr�t�rent ensuite leur concours � l'abb� Midon, ne connaissaient
le baron que de nom et de r�putation.

Il leur suffit de savoir qu'il avait �t� ami de �l'autre,� de celui
qui avait �t� leur idole, pour se donner enti�rement, sans h�sitation
comme sans forfanterie.

Ils triomph�rent, quand ils virent M. d'Escorval couch� dans le
grenier du p�re Poignet, en s�ret� relativement.

Apr�s cela, le reste de leur t�che, qui consistait � cr�er une
fausse piste jusqu'� la fronti�re, leur paraissait un v�ritable jeu
d'enfants.

Ils ne songeaient en v�rit� qu'au bon tour qu'il jouaient au duc de
Sairmeuse et au marquis de Courtomieu.

Et ils riaient � l'id�e de la besogne et de la d�ception qu'ils
pr�paraient � la police de Montaignac.

Mais toutes ces pr�cautions �taient bien inutiles. En cette occasion
�clat�rent les sentiments v�ritables de la contr�e, et on put voir que
les esp�rances de Lacheneur n'�taient pas sans quelque fondement.

La police ne d�couvrit rien; elle ne connut pas un d�tail de
l'�vasion; elle n'apprit pas une circonstance de ce voyage de plus de
trois lieues, en plein jour, de six personnes portant un bless� sur un
brancard.

Parmi les deux mille paysans qui crurent bien que c'�tait le baron
d'Escorval qu'on portait ainsi, il ne se trouva pas un d�lateur, il ne
se rencontra pas m�me un indiscret.

Cependant, en approchant de la fronti�re qu'ils savaient strictement
surveill�e, les fugitifs devinrent circonspects.

Ils attendirent que la nuit f�t venue, avant de se pr�senter � une
auberge isol�e qu'ils avaient aper�ue, et o� ils esp�raient trouver un
guide pour franchir les d�fil�s des montagnes.

Une affreuse nouvelle les y avait devanc�s.

L'aubergiste qui leur ouvrit leur apprit les sanglantes repr�sailles
de Montaignac.

De grosses larmes coulaient de ses yeux, pendant qu'il racontait les
d�tails de l'ex�cution, qu'il tenait d'un paysan qui y avait assist�.

Heureusement ou malheureusement, cet aubergiste ignorait l'�vasion de
M. d'Escorval et l'arrestation de M. Lacheneur...

Mais il avait connu particuli�rement Chanlouineau, et il �tait
constern� de la mort de ce �beau gars, le plus solide du pays.�

Les officiers qui avaient laiss� le brancard dehors, jug�rent alors
que cet homme �tait bien celui qu'ils souhaitaient, et qu'ils
pouvaient lui confier une partie de leur secret.

--Nous portons, lui dirent-ils, un de nos amis bless�... Pouvez-vous
nous faire franchir la fronti�re cette nuit m�me?...

L'aubergiste r�pondit qu'il le ferait volontiers, qu'il se chargeait
m�me d'�viter tous les postes; mais qu'il ne fallait pas songer �
s'engager dans la montagne avant le lever de la lune.

� minuit les fugitifs se mirent en route: au jour ils foulaient le
territoire du Pi�mont.

Depuis assez longtemps d�j� ils avaient cong�di� leur guide. Ils
bris�rent le brancard, et poign�e par poign�e ils jet�rent au vent la
laine du matelas.

--Notre t�che est remplie, monsieur, dirent alors les officiers �
Maurice... Nous allons rentrer en France... Dieu nous prot�ge!...
Adieu!...

C'est les yeux pleins de larmes que Maurice regarda s'�loigner ces
braves gens qui, sans doute, venaient de sauver la vie � son p�re.
Maintenant il �tait le seul protecteur de Marie-Anne, qui, p�le,
an�antie, bris�e de fatigue et d'�motion, tremblait � son bras...

Non, cependant... Pr�s de lui se tenait encore le caporal Bavois.

--Et vous, mon ami, lui demanda-t-il d'un ton triste, qu'allez-vous
faire?...

--Vous suivre, donc!... r�pondit le vieux soldat. J'ai droit au feu et
� la chandelle chez vous, c'est convenu avec votre p�re!... Ainsi, pas
acc�l�r�, la jeune demoiselle n'a pas l'air bien du tout, et je vois
l�-bas le clocher de l'�tape.




XXXVI


Femme par la gr�ce et par la beaut�, femme par le d�vouement et la
tendresse, Marie-Anne savait trouver en elle-m�me une vaillance
virile. Son �nergie et son sang-froid, en ces jours d�sol�s, furent
l'admiration et l'�tonnement de tous ceux qui l'approch�rent.

Mais les forces humaines sont born�es... Toujours, apr�s des efforts
exorbitants, un moment arrive o� la chair d�faillante trahit la plus
ferme volont�.

Quand Marie-Anne voulut se remettre en route, elle sentit qu'elle
�tait � bout: ses pieds gonfl�s ne la soutenaient plus, ses jambes se
d�robaient sous elle, la t�te lui tournait, des naus�es soulevaient
son estomac, et un froid glacial, intense, lui montait jusqu'au coeur.

Maurice et le vieux soldat durent la soutenir, la porter presque.

Heureusement il n'�tait pas fort �loign� ce village dont les fugitifs
apercevaient le clocher � travers la brume matinale.

D�j� ces infortun�s distinguaient les premi�res maisons quand le
caporal s'arr�ta brusquement en jurant.

--Milliard de tonnerres!... s'�cria-t-il, et mon uniforme!... Entrer
avec ce fourniment dans ce m�chant village, ce serait se jeter dans la
gueule du loup!... Le temps de nous asseoir et nous serions ramass�s
par les gendarmes pi�montais... Faut attendre!...

Il r�fl�chit, tortillant furieusement sa moustache, puis d'un ton qui
e�t fait fr�mir et fuir un passant:

--� la guerre comme � la guerre!... fit-il. Faut acheter un �quipement
� �la foire d'empoigne!� Le premier p�kin qui passe...

--Mais j'ai de l'argent, interrompit Maurice, en d�bouclant une
ceinture pleine d'or qu'il avait plac�e sous ses habits le soir du
soul�vement.

--Eh!... que ne le disiez-vous!... Nous sommes des bons, cela �tant...
Donnez, j'aurai vite trouv� quelque bicoque aux environs...

Il s'�loigna, et ne tarda pas � repara�tre affubl� d'un costume de
paysan qu'on e�t dit fait pour lui. Sa figure maigre disparaissait
sous un immense chapeau...

--Maintenant, pas acc�l�r�, en avant, marche!... dit-il � Maurice et �
Marie-Anne qui le reconnaissaient � peine.

Le village o� ils arrivaient, le premier apr�s la fronti�re,
s'appelait Saliente. Ils lurent ce nom sur un poteau.

La quatri�me maison �tait une h�tellerie, �_Au Repos des Voyageurs_.�
Ils y entr�rent, et d'un ton bref command�rent � la ma�tresse de
conduire la jeune dame � une chambre et de l'aider � se coucher.

On ob�it, et Maurice et le vieux soldat passant dans la salle commune,
demand�rent quelque chose � manger.

On les servit, mais les regards qu'on arr�tait sur eux n'�taient rien
moins que bienveillants. �videmment, on les tenait pour tr�s-suspects.

Un gros homme, qui semblait le patron de l'h�tellerie, r�da autour
d'eux un bon moment, les examinant du coin de l'oeil, et finalement il
leur demanda leurs noms.

--Je me nomme Dubois, r�pondit Maurice sans h�siter, je voyage pour
mon commerce, avec ma femme qui est l�-haut et mon fermier que
voici...

Cette vivacit� heureuse d�cida un peu l'h�telier, et atteignant un
petit registre crasseux il se mit � y consigner les r�ponses.

--Et quel commerce faites-vous? interrogea-t-il encore.

--Je viens dans votre sacr� pays de curieux pour acheter des mulets,
r�pondit Maurice en frappant sur sa ceinture.

Au son de l'or, le gros homme souleva son bonnet de laine. L'�l�ve des
mulets �tait la richesse de la contr�e, le bourgeois �tait bien jeune,
mais il avait le gousset garni: cela ne suffisait-il pas?

--Vous m'excuserez, reprit l'h�te d'un tout autre ton; c'est que,
voyez-vous, nous sommes tr�s-surveill�s; il y a du tapage, � ce qu'il
parait, vers Montaignac...

L'imminence du p�ril et le sentiment de la responsabilit� donnaient �
Maurice un aplomb qu'il ne se connaissait pas. C'est de l'air le
plus d�gag� qu'il d�bita une histoire passablement plausible, pour
expliquer son arriv�e matinale, � pied, avec une jeune femme malade.

Il s'applaudissait de son adresse, mais le vieux caporal �tait moins
satisfait.

--Nous sommes trop pr�s de la fronti�re pour bivaquer ici,
grogna-t-il. D�s que la jeune dame sera sur pieds, faudra graisser nos
escarpins.

Il croyait et Maurice esp�rait comme lui que vingt-quatre heures de
repos absolu r�tabliraient Marie-Anne.

Ils se trompaient, car elle avait �t� atteinte aux sources m�me de la
vie.

� vrai dire, elle ne semblait pas souffrir, mais elle demeurait
immobile et comme engourdie dans une torpeur glac�e, dont rien
n'�tait capable de la tirer. On lui parlait, elle ne r�pondait pas.
Entendait-elle, comprenait-elle? c'�tait au moins douteux.

Par un rare bonheur, la m�re de l'h�telier se trouvait �tre une
vieille brave femme, qui ne quittait pas le chevet de Marie-Anne... de
Mme Dubois, comme on disait � l'h�tellerie du _Repos des Voyageurs_.

--Rassurez-vous, disait-elle � Maurice, qu'elle voyait d�vor�
d'inqui�tude, je connais des herbes, cueillies dans la montagne, au
clair de lune... vous verrez...

Connaissait-elle des herbes, en effet, la nature violent�e reprit-elle
seule son �quilibre, toujours est-il que dans la soir�e du troisi�me
jour, on entendit Marie-Anne murmurer quelques paroles.

--Pauvre jeune fille!... disait-elle, pauvre malheureuse!...

C'�tait d'elle-m�me qu'elle parlait.

Par un ph�nom�ne fr�quent, apr�s les crises o� a sombr�
l'intelligence, elle doutait de soi, ou pour mieux dire, elle se
percevait double.

Il lui semblait que c'�tait une autre qui avait �t� victime de tous
les malheurs dont le souvenir, peu � peu, lui revenait, trouble et
confus comme les r�miniscences d'un r�ve p�nible, au matin...

Toutes les sc�nes douloureuses et sanglantes qui avaient empli les
derniers mois de sa vie, se d�roulaient devant elle, comme les actes
divers d'un drame sur un th��tre.

Que d'�v�nements, depuis ce dimanche d'ao�t, o�, sortant de l'�glise
avec son p�re, elle avait appris l'arriv�e du duc de Sairmeuse.

Et tout cela avait tenu dans huit mois!...

Quelle diff�rence entre ce temps o� elle vivait heureuse, honor�e et
envi�e, dans ce beau ch�teau de Sairmeuse dont elle se croyait la
ma�tresse, et l'heure pr�sente, o� elle gisait fugitive et abandonn�e,
dans une mis�rable chambre d'auberge, soign�e par une vieille femme
qu'elle ne connaissait pas, sans autre protection que celle d'un vieux
soldat qui avait d�sert�, et celle de son amant proscrit... Car elle
avait un amant!...

De ce grand naufrage de ses ch�res ambitions et de toutes ses
esp�rances, de sa fortune, de son bonheur, et de son avenir, elle
n'avait pas m�me sauv� son honneur de jeune fille!...

Mais �tait-elle responsable toute seule?

Qui donc lui avait impos� le r�le odieux qu'elle avait jou� entre
Maurice, Martial et Chanlouineau?

� ce dernier nom traversant sa pens�e, toute la sc�ne du cachot,
soudainement, lui apparut comme aux lueurs d'un �clair.

Chanlouineau, condamn� � mort, lui avait remis une lettre en lui
disant:

--Vous la lirez quand je ne serai plus...

Elle pouvait la lire, maintenant qu'il �tait tomb� sous les balles!...
Mais qu'�tait-elle devenue?... Depuis le moment o� elle l'avait re�ue
elle n'y avait pas pens�...

Elle se souleva, et d'une voix br�ve:

--Ma robe!... demanda-t-elle � la vieille assise pr�s du lit,
donnez-moi ma robe!...

La vieille ob�it, et d'une main fi�vreuse Marie-Anne palpa la poche.

Elle eut une exclamation de joie, elle sentait un froissement sous
l'�toffe, elle tenait la lettre.

Elle l'ouvrit, la lut lentement � deux reprises et, se laissant
retomber sur son oreiller, fondit en larmes...

Inquiet, Maurice s'approcha.

--Qu'avez-vous, mon Dieu!... demanda-t-il d'une voix �mue.

Elle lui tendit la lettre en disant:

--Lisez.

Chanlouineau n'�tait qu'un pauvre paysan.

Toute son instruction lui venait d'un vieil instituteur de campagne,
dont il avait fr�quent� l'�cole pendant trois hivers, et qui
s'inqui�tait infiniment moins de l'application de ses �l�ves que de la
grosseur de la b�che qu'ils apportaient chaque matin.

Sa lettre, �crite sur le papier le plus commun, avait �t� ferm�e avec
un de ces ma�tres pains � cacheter, larges et �pais comme une pi�ce de
deux sous, que l'�picier de Sairmeuse d�bitait au quarteron.

P�nible �tait l'�criture. Lourde et toute trembl�e, elle trahissait la
main roide de l'homme qui a mani� la b�che plus que la plume.

Les lignes s'en allaient en zig-zag, vers le haut ou vers le bas de la
page, et les fautes d'orthographes s'y enla�aient...

Mais si l'�criture �tait d'un paysan vulgaire, la pens�e �tait digne
des plus nobles et des plus fiers, des plus hauts selon le monde.

Voici ce qu'avait �crit Chanlouineau, la veille, tr�s-probablement, du
soul�vement:

�Marie-Anne,

�Le complot va donc �clater. Qu'il r�ussisse ou qu'il �choue, j'y
serai tu�... Cela a �t� d�cid� par moi et arr�t� le jour o� j'ai su
que vous ne pouviez plus ne pas �pouser Maurice d'Escorval.

�Mais le complot ne r�ussira pas, et je connais assez votre p�re pour
savoir qu'il ne voudra pas survivre � sa d�faite.

�Si Maurice et votre fr�re Jean venaient � �tre frapp�s mortellement,
que deviendriez-vous, � mon Dieu?... En seriez-vous donc r�duite �
tendre la main aux portes?...

�Je ne fais que penser � cela en dedans de moi, continuellement. J'ai
bien r�fl�chi et voici ma derni�re volont�:

�Je vous donne et l�gue en toute propri�t�, tout ce que je poss�de:

�Ma maison de la Borderie, avec le jardin et les vignes qui en
d�pendent, les taillis et les p�tures de B�rarde et cinq pi�ces de
terre au Valrollier.

�Vous trouverez le d�tail de cela et de diverses choses encore dans
mon testament en votre faveur, d�pos� chez le notaire de Sairmeuse...

�Vous pouvez accepter sans craindre, car n'ayant point de parents je
suis ma�tre de mon bien.

�Si vous ne voulez pas rester dans le pays, le notaire vous trouvera
ais�ment du tout une quarantaine de mille-francs...

�Mais vous ferez bien, surtout en cas de malheur, de rester dans notre
contr�e. La maison de la Borderie est commode � habiter, depuis que
j'ai fait diviser le bas en trois pi�ces, et que j'ai fait r�parer le
fourneau de la cuisine.

�Au premier est une chambre qui a �t� arrang�e par le plus fameux
tapissier de Montaignac... qu'elle devienne la v�tre.

�J'avais voulu qu'on y mit tout ce qu'on conna�t de plus beau, dans un
temps o� j'�tais fou, et o� je me disais que peut-�tre cette chambre
serait la n�tre. Les droits de �main-morte� seront chers, mais j'ai un
peu de comptant. En soulevant la pierre du foyer de la belle chambre,
vous trouverez dans une cachette trois cent vingt-sept louis d'or et
cent quarante �cus de six livres...

�Si vous refusiez cette donation, c'est que vous voudriez me
d�sesp�rer jusque dans la terre... Acceptez, sinon pour vous, du moins
pour... je n'ose pas �crire cela, mais vous ne me comprenez que trop.

�Si Maurice n'est pas tu�, et je t�cherai d'�tre toujours entre les
balles et lui, il vous �pousera... Alors, il vous faudra peut-�tre son
consentement pour accepter ma donation. J'esp�re qu'il ne le refusera
pas. On n'est pas jaloux de ceux qui sont morts!

�Il sait bien d'ailleurs que jamais vous n'avez eu un regard pour le
pauvre paysan qui vous a tant aim�e...

�Ne vous offensez pas de tout ce que je vous marque; je suis comme si
j'�tais � l'agonie, n'est-ce pas, et je n'en r�chapperai pas, bien
s�r...

�Allons... adieu, Marie-Anne.

�CHANLOUINEAU.�

Maurice, lui aussi, relut � deux reprises avant de la rendre, cette
lettre o� palpitait � chaque mot une passion sublime.

Il se recueillit un moment, et d'une voix �touff�e:

--Vous ne pouvez refuser, pronon�a-t-il, ce serait mal!

Son �motion �tait telle, que se sentant impuissant � la dissimuler, il
sortit.

Il �tait comme foudroy� par la grandeur d'�me de ce paysan qui, apr�s
lui avoir sauv� la vie � la Croix-d'Arcy, avait arrach� le baron
d'Escorval aux ex�cuteurs, qui mourait pour n'avoir pu �tre aim�, qui
jamais n'avait laiss� �chapper une plainte ni un reproche, et dont la
protection s'�tendait par del� le tombeau sur la femme qu'il avait
ador�e.

Se comparant � ce h�ros obscur, Maurice se trouvait petit, m�diocre,
indigne...

Qu'adviendrait-il, grand Dieu! si cette comparaison se pr�sentait
jamais � l'esprit de Marie-Anne!... Comment lutter, comment �carter ce
souvenir �crasant, on ne se mesure pas contre une ombre...

Chanlouineau s'�tait tromp�: on peut �tre jaloux des morts!...

Mais cette poignante jalousie, ces pens�es douloureuses, Maurice sut
les ensevelir au plus profond de son �me, et les jours qui suivirent,
il se montra avec un visage calme dans la chambre de Marie-Anne.

Car elle ne se r�tablissait toujours pas, l'infortun�e...

Elle avait repris la pleine possession de son intelligence, mais les
forces ne lui revenaient pas. Il lui �tait impossible de se lever, et
Maurice ne pouvait songer � quitter Saliente, encore qu'il sent�t que
le terrain y br�lait sous les pieds.

M�me, cette faiblesse persistante commen�ait � �tonner la vieille
garde-malade. Sa foi en ses herbes cueillies au clair de la lune en
�tait presque �branl�e.

L'honn�te caporal Bavois parla le premier de consulter �un major�,
s'il s'en trouvait un, toutefois, ajoutait-il �dans ce pays de
sauvages.�

Oui, il se trouvait un m�decin aux environs, et m�me un homme d'une
exp�rience sup�rieure. Attach� autrefois � la cour si brillante du
prince Eug�ne, il avait tout � coup quitt� Milan et �tait venu cacher,
en cette contr�e perdue, un d�sespoir d'amour, pr�tendaient les uns,
les d�ceptions de son ambition, assuraient les autres.

C'est � ce m�decin que Maurice eut recours, non sans de longues
ind�cisions, apr�s une conf�rence avec Marie-Anne.

Il vint un matin, mont� sur un petit bidet, et avant de se faire
conduire � la chambre de la malade, il s'entretint assez longtemps
avec Maurice, dans la cour de l'h�tellerie, tout en marchant.

C'�tait un de ces hommes auxquels on ne saurait assigner d'�ge, qui
semblent vieillis plut�t que vieux.

Il �tait grand, maigre et un peu vo�t�. Son pass�, quel qu'il f�t,
avait creus� sur son front des rides profondes, et ses regards, quand
il fixait son interlocuteur, �taient plus aigus et plus tranchants que
des bistouris.

Il resta pr�s d'un quart d'heure enferm� avec Marie-Anne, et quand il
sortit, il attira Maurice � part.

--Cette jeune dame est enceinte, pronon�a-t-il.

L� �tait le secret des h�sitations de Maurice. Il ne r�pondit pas, et
alors le m�decin ajouta:

--Cette jeune dame est-elle v�ritablement votre femme, monsieur...
Dubois?

Il insistait d'une fa�on si �trange sur ce nom: Dubois; ses yeux
avaient un �clat si insoutenable, que Maurice se sentit rougir
jusqu'au blanc des yeux.

--Je ne m'explique pas votre question, monsieur!... dit-il avec un
accent irrit�.

Le m�decin haussa l�g�rement les �paules.

--Je vous ferai des excuses, si vous le voulez, reprit-il...
seulement, je vous ferai remarquer que vous �tes bien jeune pour
un mari; que vous avez les mains bien douces pour un maquignon en
tourn�e!... Quand on parle � la jeune dame de son mari, elle devient
cramoisie!... L'homme qui vous accompagne a de terribles moustaches
pour un fermier!... Apr�s cela, vous me direz qu'il y a eu des
troubles, de l'autre c�t� de la fronti�re, � Montaignac.

De pourpre qu'il �tait, Maurice �tait devenu bl�me.

Il se sentait d�couvert; il se voyait aux mains de ce m�decin.

Que faire?... Nier! � quoi bon!

Il songea que s'abandonner est parfois la supr�me prudence, que
l'extr�me confiance force souvent la discr�tion... et d'une voix �mue:

--Vous ne vous �tes pas tromp�, monsieur, dit-il... L'homme qui
m'accompagne et moi, sommes des r�fugi�s, sans doute condamn�s � mort
en France � cette heure.

Et sans laisser au docteur le temps de r�pondre, il lui dit quels
terribles �v�nements l'avaient amen� � Saliente, et l'histoire
navrante de ses amours. Il n'omit rien. Il ne cacha ni son nom, ni
celui de Marie-Anne.

Le m�decin, quand il eut termin�, lui serra la main...

--C'est bien quelque chose comme cela que je devinais, dit-il.
Croyez-moi, monsieur... Dubois, ne vous attardez pas ici. Ce que
j'ai vu, d'autres peuvent le voir. Et surtout ne pr�venez pas votre
h�telier de votre d�part. Il n'a pas �t� dupe de vos explications.
L'int�r�t seul lui a ferm� la bouche. Il vous a vu de l'or, tant que
vous en d�penserez chez lui, il se taira... s'il vous savait � la
veille de lui �chapper, il parlerait peut-�tre...

--Eh!... monsieur, comment partir?...

--Dans deux jours la jeune dame sera sur pied, interrompit le docteur.

Il parut se recueillir, ses yeux se voil�rent comme si la situation de
Maurice lui e�t rappel� de cruels souvenirs, et d'une voix profonde il
ajouta:

--Et croyez-moi... Au prochain village arr�tez-vous et donnez votre
nom � Mlle Lacheneur.

Une telle surprise se peignit sur les traits de Maurice, que le
m�decin dut supposer qu'il s'expliquait mal.

--Je veux dire, insista-t-il, avec une certaine amertume, qu'un
honn�te homme ne peut h�siter � �pouser au plus t�t cette malheureuse
jeune fille.

Le conseil avait paru presque ridicule � Maurice; la le�on l'irrita.

--Eh! monsieur, s'�cria-t-il, avez-vous r�fl�chi � ce que vous me
conseillez! Comment voulez-vous que moi, proscrit, condamn� � mort
peut-�tre, je me procure les pi�ces qu'on exige pour un mariage!...

Le m�decin hochait la t�te.

--Permettez!... Vous n'�tes plus en France, monsieur d'Escorval, vous
�tes en Pi�mont...

--Raison de plus...

--Non, parce qu'en ce pays on se marie encore, on peut se marier du
moins, sans toutes les formalit�s qui vous pr�occupent.

Maurice �tait devenu attentif.

--Est-ce possible!... exclama-t-il.

--Oui!... qu'un pr�tre se trouve, qui consente � votre union, �
vous inscrire sur le registre de sa paroisse et � vous donner un
certificat, et vous serez unis si indissolublement, Mlle Lacheneur et
vous, que jamais la cour de Rome ne vous accorderait le divorce...

Suspecter la v�rit� de ces affirmations �tait difficile, et cependant
Maurice doutait encore.

--Ainsi, monsieur, fit-il, tout h�sitant, je trouverais un pr�tre qui
consentirait...

Le m�decin se taisait, on e�t dit qu'il se reprochait de s'�tre tant
avanc�, et de s'occuper ainsi d'une affaire qui n'�tait pas sienne.

Puis, tout � coup, d'un ton brusque, il reprit:

--�coutez-moi bien, monsieur d'Escorval. Je vais me retirer; mais
avant j'aurai soin de recommander � la malade beaucoup d'exercice...
Je le lui ordonnerai devant vos h�tes. En cons�quence, apr�s-demain,
mercredi, vous louerez des mules et vous partirez, Mlle Lacheneur,
le vieux soldat et vous, comme pour vous promener... Vous pousserez
jusqu'� Vigano, � trois lieues d'ici, c'est l� que je demeure...
Je vous conduirai � un pr�tre qui est mon ami, et qui, sur ma
recommandation, fera ce que vous lui demanderez... R�fl�chissez.
Dois-je vous attendre mercredi?...

--Oh! oui, monsieur, oui!... Et comment vous remercier?...

--En ne me remerciant pas!... Allons, voici l'h�telier, redevenez M.
Dubois.

Maurice �tait ivre de joie. Il comprenait fort bien toute
l'irr�gularit� d'un tel mariage, mais il �tait persuad� qu'il
rassurerait la conscience troubl�e de Marie-Anne. Pauvre fille!... Le
sentiment de sa faute la tuait.

Il ne lui parla de rien; cependant redoutant un �v�nement impr�vu qui
peut-�tre an�antirait ses projets.

--La bercer d'esp�rances qui ne se r�aliseraient pas serait cruel,
pensait-il.

Mais le vieux m�decin ne s'�tait pas avanc� � la l�g�re, et tout
devait se passer comme il l'avait promis.

Un pr�tre de Vigano b�nit le mariage de Maurice d'Escorval et de
Marie-Anne Lacheneur, et apr�s les avoir inscrits sur le registre de
son �glise, leur d�livra un certificat que sign�rent comme t�moins le
m�decin et le caporal Bavois...

Le soir m�me, les mules �taient renvoy�es � Saliente, et les fugitifs
qui avaient � redouter les bavardages de l'h�telier se remettaient en
route.

L'abb� Midon, au moment de quitter Maurice, lui avait express�ment
recommand� de gagner Turin le plus t�t possible.

--C'est une grande ville, lui avait-il dit, vous y serez perdu comme
dans la foule. J'y ai de plus un ami, dont voici le nom et l'adresse;
vous irez le voir, et j'esp�re, par lui, vous faire passer des
nouvelles de votre p�re.

C'est donc vers Turin que Maurice, Marie-Anne et le caporal Bavois se
dirigeaient.

Mais ils n'avan�aient que lentement, oblig�s qu'ils �taient d'�viter
les routes fr�quent�es et de renoncer aux moyens ordinaires de
transport.

Selon le hasard des localit�s, ils louaient une mauvaise charrette,
des chevaux le plus souvent, et du lever du soleil � la nuit, ils
marchaient.

Ces fatigues qui, en apparence, eussent d� achever Marie-Anne, la
remirent... Apr�s cinq ou six jours, les forces lui revenaient et le
sang remontait � ses joues p�lies.

--Le sort se lasserait-il donc? lui disait Maurice. Qui sait quelles
r�compenses nous garde l'avenir!...

Non, le sort ne se lassait pas, ce n'�tait qu'un r�pit de la
destin�e...

Par une belle matin�e d'avril, les proscrits s'�taient arr�t�s, pour
d�jeuner, dans une auberge � l'entr�e d'un gros bourg...

Maurice, le repas fini, venait de quitter la table pour payer
l'h�tesse, quand un cri d�chirant le ramena...

Marie-Anne, p�le et les yeux �gar�s agitait un journal, et d'une voix
rauque disait:

--La!... Maurice... Regarde!

C'�tait un journal fran�ais, vieux de quinze jours, oubli� sans doute
par quelque voyageur, et qui depuis tra�nait sur les tables...

Maurice le prit et lut:

�Hier, a �t� ex�cut� Lacheneur, le chef des r�volt�s de Montaignac.
Ce mis�rable perturbateur a conserv� jusque sur l'�chafaud l'audace
coupable dont il avait donn� tant de preuves...�

Tout le reste de l'article, �crit sous l'empire des id�es de M. de
Sairmeuse et du marquis de Courtomieu, �tait sur ce ton.

--Mon p�re a �t� ex�cut�! reprit Marie-Anne d'un air sombre, et je
n'�tais pas l�, moi, sa fille, pour recueillir sa volont� supr�me et
son dernier regard...

Elle se leva, et d'un ton bref et imp�rieux:

--Je n'irai pas plus loin, d�clara-t-elle; il faut revenir sur nos
pas, � l'instant, sans perdre une minute! je veux rentrer en France...

Rentrer en France... s'exposer � des p�rils mortels!... � quoi bon!...
Le malheur affreux n'�tait-il pas irr�parable?...

C'est ce que fit remarquer le caporal Bavois; bien timidement, par
exemple!... Il tremblait, ce vieux soldat, qu'on ne le soup�onn�t
d'avoir peur...

Mais Maurice ne l'�couta pas.

Il frissonnait!... Il lui semblait que le baron d'Escorval avait d�
�tre atteint et frapp� en m�me temps que M. Lacheneur.

--Oui, partons, s'�cria-t-il, rentrons!...

Et comme il ne devait plus �tre question de prudence, jusqu'au moment
o� ils fouleraient le sol fran�ais, ils se procur�rent une voiture
pour les conduire, par la grande route, jusqu'au point le plus
rapproch� de la fronti�re.

Mais une grave question, terrible, contenant tout leur avenir,
pr�occupait Maurice et Marie-Anne pendant que les chevaux les
emportaient.

Marie-Anne avouerait-elle sa grossesse?

Elle le voulait, disant que qui a commis la faute doit se r�signer au
ch�timent et � l'humiliation...

Maurice fr�missait � l'id�e seule des m�pris qui attendent une pauvre
jeune fille s�duite, la suppliait, la conjurait, les larmes aux yeux,
de dissimuler, de se cacher...

--Notre certificat de mariage, disait-il, n'imposerait pas silence aux
m�chants... Que de mis�res alors!... Il faut cacher ce qui est, il
le faut!... Nous ne rentrons en France que pour quelques jours, sans
doute.

Malheureusement, Marie-Anne c�da.

--Vous le voulez, dit-elle, j'ob�irai, personne ne saura rien...

Le lendemain, qui �tait le 17 avril, � la tomb�e de la nuit, les
fugitifs arrivaient � la ferme du p�re Poignet.

Maurice et le caporal Bavois �taient d�guis�s en paysans...

Le vieux soldat avait fait � la s�ret� commune un sacrifice qui lui
avait tir� une larme:

Il avait coup� sa moustache.




XXXVII


C'est entre l'abb� Midon et Martial de Sairmeuse, le soir, sur la
place d'Armes de Montaignac, qu'avaient �t� discut�es et arr�t�es les
conditions de l'�vasion du baron d'Escorval.

Une difficult� tout d'abord s'�tait pr�sent�e qui avait failli rompre
la n�gociation:

--Rendez-moi ma lettre, disait Martial, et je sauve le baron.

--Sauvez le baron, r�pondait l'abb�, et votre lettre vous sera rendue.

Mais Martial �tait de ces natures que l'ombre seule de la contrainte
exasp�re.

L'id�e qu'il para�trait se rendre � des menaces, quand en r�alit� il
ne se rendait qu'aux larmes de Marie-Anne, lui fit horreur.

--Voici mon dernier mot, monsieur le cur�, pronon�a-t-il. Remettez-moi
� l'instant ce brouillon que m'a arrach� une ruse de Chanlouineau,
et je vous jure sur l'honneur de mon nom, que tout ce qu'il est
humainement possible de faire pour sauver le baron, je le ferai...
Sinon si vous vous d�fiez de ma parole, bonsoir.

La situation �tait d�sesp�r�e, le danger pressant, le temps mesur�...
Le ton de Martial annon�ait une r�solution in�branlable.

L'abb� pouvait-il h�siter?

Il tira la lettre de sa poche, et la tendant � Martial:

--Voici, monsieur! pronon�a-t-il d'une voix solennelle, souvenez-vous
que vous venez d'engager l'honneur de votre nom.

--Je me souviendrai, monsieur le cur�... Allez chercher les cordes.

C'est ainsi que les choses s'�taient pass�es.

C'est dire la douleur de l'abb� Midon quand eut lieu l'�pouvantable
chute du baron, et sa stupeur quand Maurice s'�cria que la corde avait
�t� coup�e.

--C'est ma confiance qui tue le baron!... dit-il.

Et cependant il ne pouvait se r�soudre � charger Martial de cette
ex�crable action. Elle trahissait une profondeur de sc�l�ratesse et
d'hypocrisie qu'on ne rencontre gu�re chez les hommes de moins de
vingt-cinq ans.

Mais il avait sur ses �motions la puissance du pr�tre. Nul ne put
soup�onner le secret de ses pens�es. Il resta ma�tre de soi, et c'est
avec les apparences du plus inalt�rable sang-froid qu'il donna sur
place les premiers soins au baron et qu'il r�gla les d�tails de la
fuite.

Quand il vit M. d'Escorval install� chez Poignot, quand il e�t vu
s'�loigner le cort�ge destin� � donner le change, il respira.

Ce seul fait que le baron avait pu supporter le transport, trahissait
dans ce pauvre corps bris� une intensit� de vie qu'on n'y e�t pas
soup�onn�e.

L'important, � cette heure, �tait de se procurer les instruments de
chirurgie et les m�dicaments qu'exigeait l'�tat du bless�.

Mais o�, mais comment se les procurer?

La police du marquis de Courtomieu �piait les m�decins et les
pharmaciens de Montaignac, esp�rant arriver par eux, et � leur insu,
jusqu'aux bless�s du soul�vement.

Le pass� de l'abb� Midon sauva le pr�sent.

Lui qui s'�tait fait la Providence des malheureux de sa paroisse,
lui qui, pendant dix ans, avait �t� le m�decin et le chirurgien des
pauvres, il avait � sa cure une trousse presque compl�te, et cette
grande bo�te de m�dicaments qu'il portait sur le dos dans ses
tourn�es.

--Ce soir, dit-il � Mme d'Escorval, j'irai chercher tout cela.

L'obscurit� venue, en effet, il passa une longue blouse bleue,
rabattit sur son visage un large chapeau de feutre, et se dirigea vers
le village de Sairmeuse.

Pas une lumi�re ne brillait aux fen�tres du presbyt�re. Bibiane, la
vieille gouvernante, devait �tre � bavarder chez les voisins.

L'abb� p�n�tra dans cette maison, qui avait �t� la sienne, en for�ant
la porte du petit jardin; il trouva � t�tons ce qu'il voulait, et se
retira sans avoir �t� aper�u...

Et cette nuit-l� m�me, si quelque espion e�t r�d� autour de la ferme
du p�re Poignot, il e�t entendu deux ou trois cris effrayants,
sinistres comme ceux de la b�te qu'on �gorge.

L'abb� hasardait une cruelle, mais indispensable op�ration.

Son coeur tremblait, mais non la main qui tenait le bistouri, quoique
jamais il n'e�t rien tent� de si difficile.

--Ce n'est point sur ma faible science que je compte, avait-il dit,
j'ai mis mon espoir plus haut.

Cet espoir ne fut pas d��u, car � trois jours de l�, le bless�, apr�s
une nuit relativement paisible, parut reprendre connaissance.

Son premier regard fut pour sa vaillante femme, assise � son chevet,
sa premi�re parole fut pour son fils.

--Maurice?... demanda-t-il.

--En s�ret�!... r�pondit l'abb� Midon. Il doit �tre sur la route de
Turin.

Les l�vres de M. d'Escorval s'agit�rent comme s'il e�t murmur� une
pri�re, et d'une voix faible:

--Nous vous devrons tous la vie, cur�, dit-il, car je crois bien que
je m'en tirerai.

Tout faisait supposer qu'il s'en tirerait, en effet, non sans
souffrances atroces cependant, non sans des complications qui parfois
faisaient trembler ceux qui l'entouraient.

Plus heureux, Jean Lacheneur fut sur pied � la fin de la semaine.

En ces circonstances p�rilleuses, le p�re Poignot et ses fils, ces
braves gens dont on avait mis le courage en doute, furent h�ro�ques.
Pour que personne ne soup�onn�t la pr�sence de leurs h�tes, ils surent
d�ployer cette finesse de paysan pr�s de laquelle la rouerie des plus
subtils diplomates n'est que simplicit�.

Ainsi s'�taient �coul�s quarante jours, quand un soir, c'�tait le 17
avril, pendant que l'abb� Midon lisait un journal au baron d'Escorval,
la porte du grenier s'entreb�illa doucement, et un des fils Poignot se
montra et disparut aussit�t...

Sans affectation, le pr�tre acheva sa phrase, posa son journal et
sortit.

--Qu'est-ce? demanda-t-il au jeune gars.

--Eh! monsieur le cur�, M. Maurice, Mlle Lacheneur et le vieux caporal
viennent d'arriver; ils voudraient monter.

En trois bonds, l'abb� Midon descendit le roide escalier.

--Malheureux!... s'�cria-t-il en marchant sur les trois imprudents,
que voulez-vous?...

Et s'adressant � Maurice:

--C'est par vous et pour vous que votre p�re a failli mourir!...
Craignez-vous donc qu'il en r�chappe, que vous revenez, au risque de
montrer aux d�lateurs le chemin de sa retraite!... Partez.

Le pauvre gar�on, atterr�, balbutiait des excuses inintelligibles.
L'incertitude lui avait paru pire que la mort; il avait appris
le supplice de M. Lacheneur; il n'avait pas r�fl�chi; il allait
s'�loigner; il ne demandait qu'� voir son p�re; il voulait seulement
embrasser sa m�re...

Le pr�tre fut inflexible.

--Une �motion peut tuer votre p�re, d�clara-t-il; apprendre � votre
m�re votre retour et � quels dangers vous vous �tes follement expos�,
serait lui enlever toute s�curit�... Retirez-vous... Repassez la
fronti�re cette nuit m�me.

Jean Lacheneur, t�moin de cette sc�ne, s'approcha.

--Je m'�loignerai aussi, monsieur le cur�, dit-il, et je vous prierai
de garder ma soeur... La place de Marie-Anne est ici et non sur les
grands chemins...

L'abb� Midon se tut, �valuant les chances bonnes ou mauvaises, puis
brusquement:

--Soit, dit-il, partez; je n'ai vu votre nom sur aucune liste; on ne
vous poursuit pas...

Ainsi s�par� tout � coup de celle qui �tait sa femme, apr�s tout,
Maurice e�t voulu se concerter avec elle, lui adresser ses derni�res
recommandations, l'abb� ne le permit pas.

--Fuyez!... dit-il encore en entra�nant Marie-Anne... Adieu!

Le pr�tre s'�tait trop h�t�.

Lorsque Maurice avait tant besoin des conseils de sa sagesse, il le
livrait aux inspirations de la haine furieuse de Jean Lacheneur.

D�s qu'ils furent dehors:

--Voil� donc, s'�cria Jean, l'oeuvre des Sairmeuse et du marquis de
Courtomieu!... Je ne sais, moi, o� ils ont jet� le corps de mon p�re
ex�cut�; vous ne pouvez, vous, embrasser votre p�re, l�chement,
tra�treusement assassin� par eux!...

Il eut un �clat de rire nerveux, strident, terrible, et d'une voix
rauque poursuivit:

--Et cependant, si nous gravissions cette �minence, nous apercevrions,
dans le lointain, le ch�teau de Sairmeuse illumin�... Ce soir, on f�te
le mariage de Martial et de Mlle Blanche... Nous errons � l'aventure,
nous, sans amis, sans asile; l�-bas, ils tiennent table, ils rient,
les verres se choquent.

Il n'en fallait pas tant pour rallumer toutes les col�res de Maurice.
Tout son sang afflua � son cerveau. Il oublia tout pour se dire que
troubler cette f�te de sa pr�sence serait une vengeance digne de lui.

--Je vais aller provoquer Martial, s'�cria-t-il, � l'instant, chez
lui...

Mais Jean l'interrompit.

--Non, dit-il, pas cela!... Ils sont l�ches, ils vous feraient
arr�ter. Il faut �crire, je porterai la lettre.

Le caporal Bavois les entendait, il e�t pu s'opposer � leur folie...

Mais non... il trouvait toute naturelle et on ne peut plus logique
leur fureur de vengeance, et jugeant qu'ils �n'avaient pas froid aux
yeux� il les estimait davantage...

� tous risques, ils entr�rent donc dans le premier bouchon qu'ils
rencontr�rent sur leur route, et la provocation fut �crite et confi�e
� Jean Lacheneur....




XXXVIII


Troubler la f�te du ch�teau de Sairmeuse, changer en tristesse la joie
d'un premier jour de mariage, �pouvanter de sinistres pr�sages l'union
de Martial et de Mlle Blanche de Courtomieu...

Voil�, en v�rit�, tout ce qu'esp�rait Jean Lacheneur.

Quant � croire que Martial triomphant et heureux accepterait le cartel
de Maurice, mis�rable et proscrit... il ne le croyait pas.

M�me, tout en attendant Martial dans le vestibule du ch�teau, il
s'armait contre les m�pris et les railleries dont ne manquerait pas de
l'accabler tout d'abord, pr�sumait-il, ce froid et hautain gentilhomme
qu'il venait d�fier.

L'accueil �videmment bienveillant de Martial le d�concerta un peu...

Il se remit, en voyant le prodigieux effet que produisait la
provocation mortellement offensante de Maurice.

--Nous avons frapp� juste!... pensait-il.

Martial lui ayant pris la main pour l'entra�ner, il ne r�sista pas...

Et pendant qu'il traversait les salons ruisselants de lumi�re, tout en
fendant les groupes d'invit�s surpris, Jean ne songeait ni � ses gros
souliers ferr�s ni a ses habits de paysan.

Tout palpitant d'anxi�t�, il se demandait;

--Que va-t-il se passer?...

Il le sut bient�t.

Appuy� au chambranle dor� de la porte de la galerie, il assista � la
terrible sc�ne du petit salon.

Il vit Martial de Sairmeuse, ivre de col�re, jeter � la face du
marquis de Courtomieu la lettre de Maurice d'Escorval.

On e�t cru que rien de tout cela ne le touchait, tant il restait froid
et immobile, p�le, les l�vres pinc�es, les yeux baiss�s... Mais
ces apparences mentaient. Son coeur se dilatait en une esp�ce de
jouissance, et s'il baissait les yeux, c'est qu'il ne voulait pas
qu'on p�t voir quelle joie immense y �clatait.

Jamais il n'e�t os� souhaiter une vengeance si prompte ni surtout si
terrible.

Et cependant ce n'�tait rien encore...

Apr�s avoir �cart� brutalement Blanche, sa jeune femme, qui s'opposait
� sa sortie, qui s'accrochait d�sesp�r�ment � ses v�tements, Martial
reprit le bras de Jean Lacheneur.

--Arrivez!... lui dit-il d'une voix fr�missante. Suivez-moi!...

Jean le suivit.

Ils travers�rent de nouveau la grande galerie, au milieu des invit�s
p�trifi�s; mais, au lieu de gagner le vestibule, Martial s'empara
d'un cand�labre allum� sur une console et ouvrit une petite porte qui
donnait sur un escalier de service.

--O� me conduisez-vous?... demanda Jean Lacheneur.

Martial, qui avait d�j� gravi deux ou trois marches, se retourna:

--Avez-vous donc peur? fit-il.

L'autre haussa les �paules, et froidement:

--Si vous le prenez ainsi, pronon�a-t-il, montons.

Ils mont�rent au second �tage du ch�teau et arriv�rent � un
appartement � demi d�meubl�, o� tout �tait en d�sordre.

C'�tait l'appartement de gar�on de Martial. La veille au soir, il
avait bien cru qu'il y couchait pour la derni�re fois.

Cet appartement, autrefois, �tait celui de Jean Lacheneur lorsqu'il
venait passer les vacances pr�s de son p�re, et rien n'y avait �t�
chang�. Il reconnaissait les rideaux � ramages, les grandes rosaces
du tapis et jusqu'au vieux fauteuil o� il avait lu tant de romans en
cachette.

D�s qu'ils furent entr�s, Martial courut � un petit secr�taire rest�
dans un angle, le brisa plut�t qu'il ne l'ouvrit et prit dans un
tiroir un papier pli� fort menu qu'il glissa dans sa poche.

Bien qu'il par�t agir dans la pl�nitude de sa volont�, un observateur
e�t �t� effray� de ses mouvements saccad�s, de sa p�leur et de l'�clat
de ses yeux. Les fous, quand ils paraissent se conduire le plus
raisonnablement, se trahissent par un ext�rieur pareil.

--Maintenant, dit-il, partons... Il faut �viter une sc�ne; mon p�re
et... ma femme me cherchent sans doute... Nous nous expliquerons
dehors.

Ils descendirent en toute h�te, sortirent par les jardins et eurent
bient�t atteint la longue avenue de Sairmeuse.

Alors Jean Lacheneur s'arr�ta court.

--Venir si loin pour un oui ou un non, �tait je crois inutile, dit-il.
Enfin, vous l'avez voulu. Que dois-je r�pondre � Maurice d'Escorval?

--Rien! Vous allez me conduire pr�s de lui.

--Vous?...

--Oui, moi!... Il faut que je le voie, que je lui parle, que je me
justifie... Marchons!

Mais Jean Lacheneur ne bougea pas.

--Ce que vous me demandez est impossible, pronon�a-t-il.

--Pourquoi?

--Parce que Maurice est poursuivi. S'il �tait pris, il serait traduit
devant la Cour pr�v�tale et sans doute condamn� a mort. Il se cache,
il a trouv� une retraite s�re, je n'ai pas le droit de la faire
conna�tre.

En fait de retraite s�re, Maurice n'avait alors que la bois voisin,
o�, en compagnie du caporal Bavois, il attendait le retour de Jean.

Mais Jean n'avait pu r�sister � la tentation de prononcer cette
r�ponse, plus insultante que s'il e�t dit simplement:

--Nous craignons les d�lateurs!...

La preuve que Martial n'�tait pas soi, c'est que lui si fier, si
violent, il ne releva pas l'outrage.

--Vous vous d�fiez de moi!... fit-il tristement.

Jean Lacheneur se tut, nouvelle offense.

--Cependant, insista Martial, apr�s ce que vous venez de voir et
d'entendre, vous ne pouvez plus me soup�onner d'avoir coup� les cordes
que j'ai port�es au baron d'Escorval.

--Non... Je suis persuad� que vous �tes innocent de cette atroce
l�chet�.

--Vous avez vu comment j'ai puni celui qui a os� compromettre
l'honneur du nom de Sairmeuse... Et celui-l�, cependant, est le p�re
de la jeune fille que j'ai �pous�e aujourd'hui m�me...

--J'ai vu!... mais je vous r�pondrai quand m�me: impossible!

V�ritablement, Jean �tait stup�fait de la patience,--il faut dire
plus,--de l'humble r�signation de Martial.

Au lieu de se r�volter, Martial tira de sa poche le papier qu'il �tait
all� prendre � son appartement, et le tendant � Jean:

--Ceux qui m'infligent cette honte qu'on doute de ma parole, seront
ch�ti�s, dit-il d'une voix sourde... Vous ne croyez pas � ma
sinc�rit�, Jean, en voici une preuve que je comptais remettre a
Maurice et qui vous rassurera...

--Qu'est-ce que cette preuve?...

--Le brouillon �crit de ma main, en �change duquel mon p�re a favoris�
l'�vasion du baron d'Escorval... Un inexplicable pressentiment m'a
emp�ch� de br�ler cette pi�ce compromettante... je m'en r�jouis
aujourd'hui. Reprenez cette lettre, elle me remet � votre discr�tion.

Tout autre que Jean Lacheneur e�t �t� touch� de cette grandeur d'�me,
que d'aucuns eussent tax�e d'h�ro�que niaiserie.

Jean demeura implacable. Il avait au coeur une de ces haines que rien
ne d�sarme, qui circulent dans les veines comme le sang, que nulles
satisfactions n'assouvissent, qui loin de s'affaiblir avec les ann�es,
grandissent et deviennent plus terribles.

Il e�t tout sacrifi�, il sacrifia tout en ce moment, le malheureux!
� l'ineffable jouissance de voir � ses pieds ce fier marquis qu'il
ex�crait.

--Bien, dit-il, je remettrai cela � Maurice.

--C'est un gage d'alliance, ce me semble?

Jean Lacheneur eut un geste terrible d'ironie et de menace.

--Un gage d'alliance! s'�cria-t-il, comme vous y allez, monsieur le
marquis!... Avez-vous donc oubli� tout le sang qui a coul� entre nous?
Vous n'avez pas coup� les cordes, soit!... Mais qui donc a condamn� �
mort le baron d'Escorval innocent? N'est-ce pas le duc de Sairmeuse?
Une alliance!... Vous oubliez donc que vous et les v�tres vous avez
conduit mon p�re � l'�chafaud!... Comment avez-vous remerci� cet homme
dont l'h�ro�que probit� vous a rendu une fortune!... Vous avez essay�
de s�duire sa fille, ma pauvre Marie-Anne... Vous ne l'avez pas
s�duite, mais vous l'avez bien perdue de r�putation.

--J'ai offert mon nom et ma fortune � votre soeur.

--Je l'eusse tu�e de ma main si elle e�t accept�!... C'est que je
n'oublie pas, moi, et je vous le prouverai... Si jamais quelque
grand malheur atteint la noble famille de Sairmeuse, pensez � Jean
Lacheneur... Sa main y sera pour quelque chose...

Il s'emportait, il s'oubliait; une violente secousse de sa volont� lui
rendit sa froideur, et d'un ton pos� il ajouta:

--Et si vous tenez tant � voir Maurice, soyez demain � la lande de la
R�che � midi, il y sera. Au revoir!...

Ayant dit, il se jeta brusquement de c�t�, franchit d'un bond le talus
de l'avenue, et disparut dans les t�n�bres...

--Jean!... cria Martial d'une voix presque suppliante; Jean! revenez;
�coutez-moi!

Pas de r�ponse...

Et bient�t, le bruit des souliers ferr�s du fr�re de Marie-Anne
s'�teignit sur la terre labour�e...

Une sorte d'�tourdissement, comme apr�s une chute, s'�tait empar� du
jeune marquis de Sairmeuse, et il restait debout � la m�me place au
milieu de l'avenue, immobile, sans projets et sans pens�es...

Un cheval qui passait � fond de train, lanc� du c�t� de Montaignac, et
qui en passant faillit l'�craser, le tira de cet an�antissement.

Il tressaillit comme un homme �veill� en sursaut, et la conscience de
ses actes qu'il avait perdue en lisant la provocation de Maurice lui
revint.

Maintenant, il pouvait juger sa conduite, comme l'ivrogne qui,
l'ivresse dissip�e, constate avec �pouvante ses extravagances.

�tait-ce vraiment lui, Martial, le flegmatique railleur, l'homme qui
vantait son sang-froid et son insensibilit� parfaite, qui s'�tait
laiss� emporter ainsi!

H�las! oui. Et quand Blanche de Courtomieu, d�sormais la marquise de
Sairmeuse, accusait Marie-Anne, la clairvoyance de sa jalousie ne la
trompait pas absolument...

Martial, qui e�t d�daign� l'opinion du monde entier, fut comme frapp�
de vertige, � l'id�e que Marie-Anne le m�prisait sans doute, et
qu'elle le tenait pour un tra�tre et pour un l�che...

C'est pour elle que, dans un acc�s de rage, il avait voulu une
�clatante justification.

S'il suppliait Jean de le conduire pr�s de Maurice d'Escorval, c'est
que pr�s de Maurice il esp�rait trouver Marie-Anne pour lui dire:

--Les apparences �taient contre moi, mais je suis innocent, et je l'ai
prouv� en d�masquant le coupable.

C'est � Marie-Anne qu'il e�t voulu remettre le brouillon qu'il avait
conserv�, se disant qu'� tout le moins il l'�tonnerait � force de
g�n�rosit�...

Son attente avait �t� tromp�e, et il n'apercevait plus de r�el qu'un
scandale inou�.

--Ce sera le diable � arranger, cet esclandre... se dit-il; mais
bast!... personne n'y pensera plus dans un mois. Le plus court est
d'aller au devant des commentaires... Rentrons!...

Il disait cela: �rentrons,� du ton le plus d�lib�r�. Le fait est qu'�
mesure qu'il approchait du ch�teau, sa r�solution chancelait.

La f�te de ses noces, qui devait �tre si magnifique, �tait d�j�
termin�e; les invit�s ne se retiraient pas, ils s'enfuyaient...

Martial r�fl�chissait qu'il allait se trouver seul entre sa jeune
femme, son p�re et le marquis de Courtomieu. Que de reproches alors,
de cris, de larmes, de col�re et de menaces!... Et il affronterait
tout cela...

--Ma foi! non!... pronon�a-t-il � demi-voix, pas si b�te...
Laissons-leur la nuit pour se calmer, je repara�trai demain...

Mais o� passer la nuit?... Il �tait en costume de c�r�monie, nu-t�te,
et il commen�ait � avoir froid... La maison occup�e par le duc �
Montaignac �tait une ressource.

--J'y trouverai un lit, songea-t-il, des domestiques, d'autres habits,
du feu, et demain un cheval pour revenir.

C'�tait une longue traite � faire � pied, mais dans sa disposition
d'esprit cela ne lui d�plut pas.

Le domestique qui vint lui ouvrir, quand il frappa, faillit tomber de
son haut en le reconnaissant...

--Vous, monsieur le marquis!...

--Oui, moi!... Allume-moi un grand feu dans le salon et apporte-m'y
des v�tements pour me changer...

Le valet ob�it, et bient�t Martial se trouva seul, �tendu sur un
canap� devant la chemin�e.

--Il serait beau de dormir, se disait-il, car le railleur reprenait le
dessus.

Il essaya, mais il n'�tait pas de cette force.

Sa pens�e lui �chappait pour s'envoler � Sairmeuse, dans cette chambre
nuptiale o� il avait prodigu� les plus exquises recherches du luxe.

Il eut d� y �tre � cette heure, pr�s de Blanche, cette jeune femme
si jolie qui �tait la sienne, qu'il n'aimait pas, mais dont il �tait
passionn�ment aim�...

Pourquoi l'avoir abandonn�e?... �tait-elle donc responsable de
l'infamie du marquis de Courtomieu?

--Pauvre fille!... pensait-il, quelle nuit de noces!...

Au jour, cependant, il s'endormit d'un sommeil fi�vreux, et il �tait
plus de neuf heures quand il s'�veilla.

Il se fit servir � d�jeuner, d�cid� � rentrer � Sairmeuse, et il
mangeait de bon app�tit, quand tout � coup:

--Qu'on me selle un cheval, s'�cria-t-il. Vite!... tr�s-vite!...

Il venait de se rappeler le rendez-vous de Maurice... Pourquoi ne pas
s'y rendre!...

Il s'y rendit, et, gr�ce � la rapidit� de son cheval, il mettait pied
� terre � la R�che comme sonnait la demie de onze heures.

Les autres ne devant pas �tre arriv�s encore; il attacha son cheval
� un arbre du petit bois de sapins, et lestement il gagna le point
culminant de la lande.

L� avait �t� autrefois la masure de Lacheneur... Il n'en restait que
les quatre murs, noircis par l'incendie et � demi-�boul�s...

Depuis un moment, Martial contemplait ces ruines, non sans une
violente �motion, quand il entendit un grand froissement dans les
ajoncs.

Il se retourna: Maurice, Jean et le caporal Bavois arrivaient...

Le vieux soldat portait sous le bras un long et �troit paquet
envelopp� de serge: c'�tait des �p�es que, pendant la nuit, Jean
Lacheneur �tait all� chercher � Montaignac, chez un officier �
demi-solde.

--Nous sommes f�ch�s, monsieur, commen�a Maurice, de vous avoir fait
attendre. Remarquez toutefois qu'il n'est pas midi... Puis nous
comptions peu sur vous...

--Je tenais trop � me... justifier, interrompit Martial, pour n'�tre
pas exact.

Maurice haussa d�daigneusement les �paules.

--Il ne s'agit pas de se justifier, monsieur, dit-il d'un ton rude
jusqu'� la grossi�ret�, mais de se battre.

Si insultants que fussent le geste et le ton, Martial ne sourcilla
pas.

--Ou le malheur vous rend injuste, dit-il doucement, ou M. Lacheneur
ici pr�sent ne vous a rien dit.

--Jean m'a tout racont�...

--Eh bien, alors?...

Le sang-froid de Martial devait jeter Maurice hors de soi.

--Alors, r�pondit-il, avec une violence inou�e, ma haine est pareille,
si mon m�pris a diminu�... Vous me devez une rencontre, monsieur,
depuis le jour o� nos regards se sont crois�s sur la place de
Sairmeuse, en pr�sence de Mlle Lacheneur... Vous m'avez dit ce
jour-l�: �Nous nous retrouverons!� Nous voici face � face... Quelle
insulte vous faut-il pour vous d�cider � vous battre?...

Un flot de sang empourpra le visage du marquis de Sairmeuse; il saisit
une des �p�es que lui pr�sentait le caporal Bavois, et tombant en
garde:

--Vous l'aurez voulu, dit-il d'une voix stridente... Le souvenir de
Marie-Anne ne peut plus vous sauver...

Mais les fers �taient � peine crois�s, qu'un cri de Jean et du caporal
Bavois arr�ta le combat.

--Les soldats!... cri�rent-ils, fuyons!...

Une douzaine de soldats, en effet, approchaient courant de toutes
leurs forces.

--Ah! je l'avais bien dit!... s'�cria Maurice, le l�che est venu, mais
il avait pr�venu les gendarmes!...

Il bondit en arri�re, et brisant son �p�e sur son genou, il en lan�a
les tron�ons � la face de Martial en disant:

--Voil� ton salaire, mis�rable!...

--Mis�rable!... r�p�t�rent Jean et le caporal Bavois, tra�tre!...
inf�me!...

Et ils s'enfuirent laissant Martial foudroy�...

Un prodigieux effort le remit. Les soldats arrivaient; il courut au
sous-officier qui les commandait, et d'une voix br�ve:

--Me reconnaissez-vous?...

--Oui, r�pondit le sergent, vous �tes le fils du duc de Sairmeuse.

--Eh bien, je vous d�fends de poursuivre ces gens qui fuient!...

Le sergent h�sita d'abord, puis d'un ton d�cid�:

--Je ne puis vous ob�ir, monsieur, j'ai ma consigne.

Et s'adressant � ses hommes:

--Allons, vous autres, haut le pied!

Il allait donner l'exemple, Martial le retint par le bras.

--Du moins, fit-il, vous ne refuserez pas de me dire qui vous
envoie...

--Qui?... le colonel, parbleu! d'apr�s les ordres que le grand pr�v�t,
M. de Courtomieu, lui a envoy�s hier soir par un homme � cheval...
Nous sommes en embuscade en bas, dans le bois, depuis le point du
jour... Mais l�chez-moi, sacr� tonnerre!... vous allez me faire
manquer mon exp�dition...

Il s'�chappa, et Martial, plus tr�buchant qu'un homme ivre, descendit
la lande et alla reprendre son cheval.

Mais il ne rentra pas au ch�teau de Sairmeuse... Il revint �
Montaignac, et passa le reste de l'apr�s-midi enferm� dans sa chambre.

Et le soir m�me il exp�diait � Sairmeuse deux lettres...

L'une � son p�re, l'autre � sa jeune femme.




XXXIX


Si abominable que Martial imagin�t le scandale de ses emportements,
l'id�e qu'il s'en faisait restait encore au-dessous de la r�alit�.

La foudre tombant au milieu de la galerie, n'e�t pas impressionn� les
h�tes de Sairmeuse si terriblement que la lecture de la provocation de
Maurice d'Escorval.

Un frisson courut par l'assembl�e, quand Martial, effrayant de col�re,
lan�a la lettre froiss�e au visage de son beau-p�re, le marquis de
Courtomieu.

Et quand le marquis s'affaissa sur un fauteuil, quelques jeunes
femmes, plus sensibles que les autres, ne purent retenir un cri
d'effroi...

Il y avait bien vingt secondes que Martial �tait sorti avec Jean
Lacheneur et les invit�s restaient encore immobiles comme des statues,
p�les, muets, stup�faits et comme p�trifi�s.

Ce fut Mme Blanche, la mari�e, qui rompit le charme.

Pendant que le marquis de Courtomieu se p�mait sans que personne
encore songe�t � le secourir, pendant que le duc de Sairmeuse
tr�pignait et se mordait les poings de col�re, la jeune marquise
essaya de sauver la situation...

Le poignet meurtri de l'�treinte brutale de Martial, le coeur tout
gonfl� de haine et de rage, plus blanche que son voile de mari�e,
elle eut la force de retenir ses larmes pr�tes � jaillir, elle sut
contraindre ses l�vres � sourire.

--C'est vraiment donner trop d'importance � un petit malentendu qui
s'expliquera demain, dit-elle, presque gaiement, aux personnes les
plus rapproch�es d'elle.

Et aussit�t, s'avan�ant jusqu'au milieu de la galerie, elle fit signe
� l'orchestre de commencer une contre-danse.

Mais aux premi�res mesures de l'orchestre, �clatant soudainement, tous
les invit�s, d'un mouvement unanime, se pr�cipit�rent vers la porte.

On e�t dit que le feu venait de prendre au ch�teau... On ne se
retirait pas, on fuyait...

Une heure plus t�t, le marquis de Courtomieu et le duc de Sairmeuse
�taient exc�d�s d'empressements serviles et de plates adulations...

En ce moment, ils n'eussent pas trouv� dans toute cette foule si noble
un homme assez hardi pour leur tendre ouvertement la main.

C'est que l'instant d'avant on les croyait tout-puissants... Ils
venaient, pensait-on, de rendre un grand service, en �touffant la
conspiration... On les savait bien en cour et amis du roi... On leur
supposait sur l'esprit des ministres une influence qui devait tourner
au profit de leurs amis...

Tandis que maintenant, � la suite de la lettre si explicite de
Maurice, apr�s les aveux de Martial, on voyait le duc et le marquis
pr�cipit�s du fa�te de leurs grandeurs, disgraci�s, punis peut-�tre...

Or, le grand art consiste � pressentir les disgr�ces...

H�ro�que jusqu'au bout, �la mari�e� fit, pour arr�ter cette d�route,
d'incroyables efforts.

Debout pr�s de la porte de la galerie, son plus attrayant sourire aux
l�vres, Mme Blanche prodiguait les plus encourageantes et les plus
flatteuses paroles, s'�puisant en arguments pour rassurer ces
d�serteurs.

Elle essayait de piquer les amours-propres. Elle faisait honte aux
danseurs, elle s'adressait aux jeunes filles...

Efforts vains!... sacrifices inutiles!... Beaucoup de femmes, sans
doute, ce soir-l�, se donn�rent la d�licate jouissance de faire payer
� la jeune marquise de Sairmeuse les d�dains et les �pigrammes de
Blanche de Courtomieu...

Enfin, le moment arriva o� de tous ces h�tes si empress�s � accourir,
le matin, il ne resta plus qu'un vieux gentilhomme, lequel,
prudemment, � cause de sa goutte, avait laiss� s'�couler la foule.

Il s'inclina en passant devant la jeune marquise de Sairmeuse, et
rougissant de cette insulte � une femme, il sortit comme les autres...

Mme Blanche �tait seule!... Elle n'avait plus besoin de se
contraindre... Il n'y avait plus l� de t�moins pour �pier ses
horribles souffrances et en jouir...

D'un geste furieux, elle arracha son voile de mari�e et sa couronne de
fleurs d'oranger, et dans un transport de rage folle, elle les foula
aux pieds...

Un valet de pied traversant la galerie, elle l'arr�ta.

--�teignez partout!... lui dit-elle comme si elle e�t �t� chez son
p�re, � Courtomieu et non pas � Sairmeuse.

On lui ob�it, et alors, p�le et �chevel�e, les yeux hagards, elle
courut au petit salon o� avait eu lieu la sc�ne...

Des domestiques s'empressaient autour du marquis de Courtomieu qui
gisait sur une causeuse.

On avait, quand il s'�tait affaiss�, prononc� le terrible mot
d'apoplexie.

Mais le duc de Sairmeuse avait hauss� les �paules.

--Tout le sang de ses veines affluerait � son cerveau, qu'il ne lui
donnerait pas seulement un �tourdissement, dit-il.

C'est que M. de Sairmeuse �tait furieux contre son ancien ami.

M�me, en y r�fl�chissant, il ne savait trop si c'�tait � Martial ou au
marquis de Courtomieu qu'il devait en vouloir le plus...

Martial, par ses aveux publics, venait certainement de renverser
l'�chafaudage de sa fortune politique.

Mais, d'un autre c�t�, le marquis de Courtomieu n'�tait-il pas cause
qu'on accusait un Sairmeuse d'une trahison dont l'id�e seule soulevait
le coeur de d�go�t?...

Enfonc� dans un fauteuil, les traits contract�s par la col�re, il
suivait les mouvements des domestiques, quand Mme Blanche entra.

Elle se posa devant lui, croisant les bras, et d'une voix sourde:

--Qui donc vous retenait ici, monsieur le duc, pronon�a-t-elle,
pendant que je restais seule, expos�e aux derni�res humiliations...
Ah!... si j'�tais un homme!... Tous vos h�tes se sont enfuis,
monsieur, tous!...

Brusquement M. de Sairmeuse se dressa:

--Eh bien, s'�cria-t-il, qu'ils aillent au diable!...

C'est que de tous ces h�tes qui venaient de quitter ses salons,
rompant ainsi violemment avec lui, il n'en �tait pas un seul que le
duc de Sairmeuse regrett�t.

Il savait bien qu'il n'avait pas un ami, lui dont l'�tonnant orgueil
ne reconnaissait pas un �gal.

Donnant une f�te pour le mariage de son fils, il y avait convi� tous
les gentilshommes de la contr�e. Ils �taient venus... bien! Ils
s'enfuyaient... bon voyage!

Si le duc enrageait de cette d�sertion, c'est qu'elle lui pr�sageait
avec une terrible �loquence la disgr�ce tant redout�e.

Cependant, il essaya de se mentir � lui-m�me.

--Ils reviendront, dit-il � Mme Blanche, nous les reverrons repentants
et humbles! Fiez-vous � moi!... Mais o� donc peut �tre Martial?

Les yeux de la jeune femme flamboy�rent, mais elle ne r�pondit pas.

--Serait-il sorti avec le fils de ce sc�l�rat de Lacheneur? reprit le
duc.

--Je le crois...

--Il ne saurait tarder � rentrer...

--Qui sait!...

M. de Sairmeuse donna sur la chemin�e un coup de poing � briser le
marbre.

--Jarnibieu!... s'�cria-t-il, ce serait combler la mesure...

La jeune mari�e dut croire que le duc s'inqui�tait et s'irritait pour
elle... Mais elle se trompait. Il ne songeait qu'aux calculs de son
ambition d��ue.

Quoi qu'il en dit, il s'avouait, � part soi, la sup�riorit� de son
fils; il avait confiance en son g�nie d'intrigue, et avant de rien
r�soudre, il voulait le consulter.

--C'est lui qui a fait le mal, murmurait-il, c'est � lui de le
r�parer!... Et, Jarnibieu! il en est bien capable, s'il le veut!...

Et tout haut il reprit:

--Il faut retrouver Martial, il faut...

D'un geste terrible de douleur et de col�re, Mme Blanche
l'interrompit:

--Il faut chercher Marie-Anne, dit-elle, si vous voulez retrouver...
mon mari.

Le duc avait eu une pens�e pareille, il n'osa l'avouer.

--Le ressentiment vous �gare, marquise, fit-il.

--Je sais ce que je sais!...

--Non!... et la preuve c'est que Martial va repara�tre... S'il est
sorti, il ne peut �tre loin... On va le chercher, je le chercherai
moi-m�me...

Il s'�loigna en jurant entre ses dents, et alors seulement la
jeune femme s'approcha de son p�re qui ne semblait point reprendre
connaissance.

Elle lui secoua le bras, rudement, et de son accent le plus imp�rieux:

--Mon p�re!... appela-t-elle: mon p�re!

Cette voix, qui tant de fois l'avait fait trembler, agit sur M. de
Courtomieu plus efficacement que l'eau de Cologne des domestiques. Il
entr'ouvrit languissamment un oeil, qu'il referma aussit�t, mais non
si vite que sa fille ne s'en aper��t:

--J'ai � vous parler, insista-t-elle, relevez-vous!...

Il n'osa d�sob�ir, et p�niblement il se redressa sur la causeuse, la
cravate d�nou�e, le visage marbr� de grandes plaques rouges.

--Ah!... que je souffre!... geignait-il, que je souffre!

Sa fille l'�crasa d'un regard m�prisant, et d'un ton d'ironie am�re:

--Pensez-vous que je suis aux anges?... pronon�a-t-elle.

--Parle donc, soupira M. de Courtomieu, parle, puisque tu le veux...

Mais la jeune femme ne pouvait se livrer ainsi.

--Retirez-vous! dit-elle aux domestiques.

Ils se retir�rent, et apr�s qu'elle e�t pouss� le verrou de la porte:

--Parlons de Martial... commen�a-t-elle.

� ce nom, M. de Courtomieu bondit et ses poings se crisp�rent.

--Ah! le mis�rable!... s'�cria-t-il.

--Martial est mon mari, mon p�re.

--Quoi!... apr�s ce qu'il a fait, vous osez le d�fendre!...

--Je ne le d�fends pas, mais je ne veux pas qu'on me le tue.

Qui e�t, en ce moment, annonc� la mort de Martial, n'e�t pas d�sesp�r�
M. de Courtomieu.

--Vous l'avez entendu, mon p�re, poursuivit Mme Blanche, on assigne
pour demain, � midi, un rendez-vous � Martial, � la lande de la
R�che... Je le connais, il a �t� insult�, il s'y rendra... Y
rencontrera-t-il un adversaire loyal?... Non. Il y trouvera des
assassins... Vous pouvez l'emp�cher d'�tre assassin�.

--Moi, mon Dieu!... et comment?

--En envoyant � la R�che des soldats qui se cacheront dans le bois, et
qui, le moment venu, arr�teront les sc�l�rats qui en veulent aux jours
de Martial...

Le marquis hocha gravement la t�te:

--Si je faisais cela, dit-il, Martial est capable...

--De tout!... oui, je le sais. Mais que vous importe, si je prends
tout sur moi?

Quelle �tait la v�ritable intention de �la mari�e?� M. de Courtomieu
essaya vainement de la p�n�trer.

--Il faut exp�dier des ordres � Montaignac, insista-t-elle...

Moins �mue, elle e�t vu l'ombre d'une pens�e mauvaise voiler les yeux
de son p�re. Il songeait que faire ce que d�sirait sa fille, c'�tait
se venger de Martial et de la fa�on la plus cruelle, et le d�shonorer,
lui qui se souciait si peu de l'honneur des autres.

--Soit!... fit-il. Tu l'exiges, je vais �crire...

Sa fille lui apporta vivement de l'encre et des plumes, et tant bien
que mal, car ses mains tremblaient, il minuta des instructions pour le
colonel de la l�gion de Montaignac.

Mme Blanche descendit elle-m�me cette lettre � un domestique, elle lui
commanda de monter � cheval, et c'est seulement quand elle l'e�t
vu partir au galop qu'elle gagna les appartements qui avaient �t�
pr�par�s pour elle, ces appartements o� Martial avait r�uni les plus
d�licates merveilles du luxe, et que devait �clairer la plus radieuse
des lunes de miel.

Mais l� tout �tait fait pour raviver le d�sespoir de la pauvre
abandonn�e, pour attirer sa haine et exasp�rer ses col�res...

Ses femmes voulaient la d�shabiller, elle les renvoya durement et
courut s'enfermer avec la tante M�die dans la chambre nuptiale o�
l'�poux seul manquait...

Affaiss�e sur un fauteuil, elle se rappelait avec une sorte de rage
les flatteries excessives dont elle avait �t� l'objet quand elle �tait
l'�l�ve des Dames du Sacr�-Coeur.

Alors, on s'�tudiait � lui persuader qu'en raison de tous ses
avantages de naissance, de fortune, d'esprit et de beaut�, elle devait
�tre plus heureuse que les autres...

Et c'�tait � elle, que par une �trange d�rive de la destin�e, ce
malheur arrivait, incroyable, inou�, d'�tre abandonn�e la premi�re
nuit de ses noces...

Car elle �tait abandonn�e, elle n'en doutait pas... Elle �tait s�re
que son mari ne rentrerait pas, elle ne l'attendait pas...

Le duc de Sairmeuse battait les environs avec quelques domestiques;
mais elle savait bien que c'�tait peine perdue, qu'ils ne
rencontreraient pas Martial...

O� pouvait-il �tre? Pr�s de Marie-Anne, certainement... Mme Blanche ne
pouvait l'imaginer ailleurs...

Et � cette pens�e atroce, qui l'obs�dait, elle sentait la folie
envahir son cerveau; elle comprenait le crime; elle r�vait la
vengeance qu'on demande au fer ou au poison...

Martial, � Montaignac, avait fini par s'endormir...

Mme Blanche, quand vint le jour, changea pour des v�tements noirs sa
robe blanche de mari�e, et on la vit errer comme une ombre dans les
jardins de Sairmeuse... Elle n'�tait plus, v�ritablement, que l'ombre
d'elle-m�me; cette nuit d'indicibles tortures avait pes� sur sa t�te
plus que toutes les ann�es qu'elle avait v�cues...

Elle passa la journ�e enferm�e dans son appartement, refusant d'ouvrir
au duc de Sairmeuse et m�me � son p�re...

Dans la soir�e seulement, vers les huit heures, on eut des
nouvelles...

Un domestique apportait les lettres adress�es par Martial � son p�re
et � sa femme.

Pendant plus d'une minute, Mme Blanche h�sita � ouvrir celle qui lui
�tait destin�e: son sort allait �tre fix�, elle avait peur...

Enfin elle rompit le cachet et lut:

�Madame la marquise,

�Entre vous et moi, tout est fini, et il n'est pas de rapprochement
possible...

�De ce moment, reprenez votre libert�... Je vous estime assez pour
esp�rer que vous saurez respecter le nom de Sairmeuse que je ne puis
vous enlever.

�Vous trouverez comme moi, je pense, une s�paration amiable pr�f�rable
au scandale d'un proc�s.

�Quand mes hommes d'affaires r�gleront vos int�r�ts, souvenez-vous que
j'ai trois cent mille livres de rentes...

�MARTIAL DE SAIRMEUSE.�

Mme Blanche chancela sous le coup terrible... c'en �tait fait, elle
�tait abandonn�e, et abandonn�e, pensait-elle, pour une autre. Mais
elle se roidit, et d'une voix stridente:

--Oh! cette Marie-Anne! s'�cria-t-elle, cette cr�ature! je la
tuerai!...




XL


Les vingt-quatre mortelles heures pass�es par Mme Blanche � mesurer
l'�tendue de son horrible malheur, le duc de Sairmeuse les avait
employ�es � temp�ter et � jurer � faire crouler les plafonds.

Lui non plus, il ne s'�tait pas couch�.

Apr�s des recherches inutiles aux environs, il �tait revenu � la
grande galerie du ch�teau, et il l'arpentait d'un pied furieux.

Il tombait de lassitude, apr�s un acc�s de col�re qui avait dur� une
nuit et un jour, quand on lui apporta la lettre de son fils...

Elle �tait br�ve...

Martial ne donnait � son p�re aucune explication; il ne mentionnait
m�me pas la rupture qu'il venait de signifier � sa femme.

�Je ne puis me rendre � Sairmeuse, Monsieur le duc, �crivait-il, et
cependant, nous voir est de la derni�re importance.

�Vous approuverez, je l'esp�re, mes d�terminations, quand je vous
aurai expos� les raisons qui les ont dict�es.

�Venez donc � Montaignac, le plus t�t sera le mieux, je vous attends.�

S'il n'e�t �cout� que les suggestions de son impatience, le duc de
Sairmeuse e�t fait atteler � l'instant m�me, et se f�t mis en route.

Mais pouvait-il, d�cemment, abandonner ainsi brusquement le marquis
de Courtomieu, qui avait accept� son hospitalit�, et Mme Blanche, la
femme de son fils, en d�finitive.

S'il e�t pu les voir encore, leur parler, les pr�venir...

Il l'essaya en vain... Mme Blanche s'�tait enferm�e et refusait
d'ouvrir; le marquis s'�tait mis au lit, avait envoy� chercher un
m�decin qui l'avait saign�, et il se d�clarait � la mort.

Le duc de Sairmeuse se r�signa donc � une nuit encore d'incertitudes,
vraiment intol�rables, pour un caract�re comme le sien.

--Attendons, se disait-il, demain � l'issue du d�jeuner, je saurai
bien trouver un pr�texte pour m'esquiver quelques heures sans dire que
je vais rejoindre Martial...

Il n'eut pas cette peine...

Le lendemain, sur les neuf heures du matin, comme il finissait de
s'habiller, on vint lui annoncer que M. de Courtomieu et sa fille
l'attendaient au salon.

Surpris, il se h�ta de descendre.

Quand il entra, le marquis de Courtomieu, qui �tait assis dans un
fauteuil, se dressa tout d'une pi�ce, s'appuyant sur l'�paule de tante
M�die...

Et Mme Blanche s'avan�a d'un pas raide, p�le et d�faite, autant que si
on lui e�t tir� des veines la derni�re goutte de sang.

--Nous partons, monsieur le duc, dit-elle froidement, et nous venons
vous faire nos adieux.

--Comment, vous partez, vous ne voulez pas...

D'un geste doux la jeune femme l'interrompit, et tirant de son corsage
la lettre de rupture, elle la tendit � M. de Sairmeuse en disant:

--Veuillez prendre connaissance de ceci, monsieur le duc.

D'un seul coup d'oeil il lut, et son saisissement fut tel qu'il ne
trouva m�me pas un juron.

--Incompr�hensible!... balbutia-t-il; inimaginable!...

--Inimaginable, en effet!... r�p�ta la jeune femme d'un ton triste,
mais sans amertume... Je suis mari�e d'hier et me voici abandonn�e...
Il e�t �t� g�n�reux de r�fl�chir la veille et non le lendemain...
Dites pourtant � Martial que je lui pardonne d'avoir bris� ma vie,
d'avoir fait de moi la plus mis�rable des cr�atures... Je lui pardonne
aussi cette insulte supr�me de me parler de sa fortune... Je souhaite
qu'il soit heureux. Allons... Adieu, monsieur le duc, nous ne nous
reverrons plus... Adieu!...

Elle prit le bras de son p�re et ils allaient se retirer... M. de
Sairmeuse, qui s'�tait un peu remis, n'eut que le temps de se jeter
devant la porte.

--Vous ne partirez pas ainsi!... s'�cria-t-il, je ne le souffrirai
pas... Attendez au moins que j'aie vu Martial, il n'est peut-�tre pas
coupable autant que vous le croyez...

--Oh! assez!... interrompit le marquis, assez!...

Il d�gagea de son bras, le bras de sa fille, et d'une voix affaiblie:

--� quoi bon des explications!... poursuivit-il. H�las!... il est de
ces outrages qui ne se r�parent pas... Puisse votre conscience vous
pardonner comme je vous pardonne moi-m�me... Adieu!...

Cela fut dit si parfaitement, avec une intonation si juste et un tel
accord de gestes, que M. de Sairmeuse en fut �bloui.

C'est d'un air absolument ahuri qu'il regarda s'�loigner le marquis et
sa fille, et ils �taient d�j� loin quand il s'�cria:

--Cafard!... me croit-il sa dupe!...

Dupe!... M. de Sairmeuse l'�tait si peu que sa seconde pens�e fut
celle-ci:

--O� veut-il en venir, avec cette com�die? Il dit qu'il nous
pardonne... c'est donc qu'il nous r�serve quelque coup de jarnac!...

Cette conviction l'emplit d'inqui�tude. En v�rit� il ne se sentait pas
de force � lutter de perfidie contre le marquis de Courtomieu.

--Mais Martial lui damera le pion... s'�cria-t-il... Oui, il faut voir
Martial!...

Si grande �tait son anxi�t� et telle son impatience, que de sa main il
aida � atteler la voiture qu'il avait command�e, et que, prenant le
fouet, il voulut conduire lui-m�me.

Tout en poussant furieusement ses chevaux il s'effor�ait de r�fl�chir,
mais les id�es les plus contradictoires tourbillonnaient dans sa t�te,
il n'y voyait plus clair, et la rapidit� de la course fouettant son
sang ravivait sa col�re.

Il entra comme un ouragan dans la chambre de Martial, � Montaignac.

--J'imagine que vous �tes devenu fou, marquis! s'�cria-t-il d�s le
seuil. C'est, jarnibieu! la seule excuse valable que vous puissiez
pr�senter...

Mais Martial, qui attendait la visite de son p�re, avait eu le temps
de se pr�parer.

--Jamais, au contraire, je ne me suis senti si sain d'esprit,
r�pondit-il... Daignez me permettre une question: Est-ce vous qui
avez envoy� des soldats au rendez-vous que Maurice d'Escorval m'avait
loyalement assign�?...

--Marquis!...

--Bien!... c'est donc encore une infamie du marquis de Courtomieu?...

Le duc ne r�pondit pas. En d�pit de ses travers, de ses d�fauts et
de ses vices, cet homme orgueilleux avait conserv� les qualit�s
essentielles de la vieille noblesse fran�aise: la fid�lit� � la parole
jur�e et une admirable bravoure.

Il trouvait tout naturel que Martial se batt�t avec Maurice... Il
jugeait ignoble ce fait d'envoyer des soldats saisir un ennemi loyal
et confiant.

--C'est la seconde fois, poursuivit Martial, que ce mis�rable essaie
de d�shonorer le nom de Sairmeuse... Pour qu'on me croie, quand je
l'affirmerai, il faut que je rompe avec sa fille... j'ai rompu. Je
ne le regrette pas, puisque je ne l'avais vraiment �pous�e que par
condescendance pour vous, par faiblesse, parce qu'il faut se marier et
que toutes les femmes, hormis une seule que je ne puis avoir, ne me
sont rien...

Mais cela ne rassurait pas le duc de Sairmeuse.

--C'est fort joli ce galimatias sentimental, dit-il; vous n'en avez
pas moins perdu la fortune politique de notre maison.

Un fin sourire glissa sur les l�vres de Martial:

--Je crois au contraire que je la sauve, dit-il. Ne nous abusons pas,
toute cette affaire du soul�vement de Montaignac est abominable, et
vous devez b�nir l'occasion qui vous est offerte de d�gager votre
responsabilit�. Avec un peu d'adresse, vous pouvez rejeter tout
l'odieux des repr�sailles sur le marquis de Courtomieu et ne garder
pour vous que le prestige du service rendu...

Le duc se d�ridait, il entrevoyait le plan de son fils.

--Jarnibieu!... marquis, s'�cria-t-il, savez-vous que c'est une id�e
cela!... Savez-vous que d�s maintenant, je crains infiniment moins le
Courtomieu?...

Martial �tait devenu pensif.

--Ce n'est pas lui que je crains, murmura-t-il, mais sa fille... ma
femme.




XLI


Il faut avoir v�cu au fond des campagnes pour savoir au juste avec
quelle prestigieuse rapidit� une nouvelle s'y propage et vole de
bouche en bouche. Parfois, c'est � confondre l'esprit.

Ainsi, le soir m�me des sc�nes du ch�teau de Sairmeuse, la rumeur en
arrivait aux infortun�s cach�s � la ferme du p�re Poignot.

Il n'y avait pas trois heures que Maurice, Jean Lacheneur et le
caporal Bavois s'�taient �loign�s en promettant de repasser la
fronti�re cette nuit m�me.

Apr�s m�res r�flexions, l'abb� Midon avait d�cid� qu'on ne dirait rien
� M. d'Escorval de la brusque apparition de son fils et qu'on lui
dissimulerait m�me la pr�sence de Marie-Anne.

Son �tat �tait si alarmant encore, que la moindre �motion pouvait
d�cider quelque complication mortelle.

Vers les dix heures, le baron s'�tant assoupi, l'abb� Midon et Mme
d'Escorval �taient descendus dans une salle basse de la ferme, pour
causer librement avec Marie-Anne, quand l'a�n� des fils Poignot parut
la figure boulevers�e.

Ce grave gars �tait sorti apr�s souper avec plusieurs de ses
camarades, pour aller admirer de loin les splendeurs des f�tes de
Sairmeuse, et il revenait en toute h�te apprendre aux h�tes de son
p�re les �tranges �v�nements de la soir�e.

--C'est inconcevable!... murmurait l'abb� Midon abasourdi.

Pas si inconcevable, le pr�tre l'e�t bien compris, si l'id�e lui f�t
venue d'observer Marie-Anne.

Elle �tait devenue plus rouge que le feu, elle baissait la t�te, et
autant que possible s'�cartait du cercle de la lumi�re.

C'est qu'il ne lui �tait pas possible de m�conna�tre un trait de cette
grande passion que le jeune marquis de Sairmeuse lui avait d�clar�, le
soir o� il lui avait offert son nom en m�me temps qu'il lui avouait
son aversion pour sa fianc�e.

Ce qui s'�tait pass� dans l'�me de Martial, il lui semblait qu'elle le
devinait.

Mais l'abb� Midon �tait trop pr�occup� pour rien voir. Son premier
�tonnement dissip�, il �tait devenu sombre, et le froncement de ses
sourcils trahissait l'effort de sa pens�e.

Il ne sentait que trop, et les autres comprenaient comme lui, que
ces �tranges �v�nements rendaient leur situation plus p�rilleuse que
jamais.

--Il est inou�, murmurait-il, que Maurice ait os� cette folie,
apr�s ce que je venais de lui dire; l'ennemi le plus cruel du baron
d'Escorval n'agirait pas autrement que son fils... Enfin, attendons �
demain avant de rien d�cider.

Le lendemain, on apprit la rencontre de la R�che. Un paysan, qui avait
assist� de loin aux pr�liminaires de ce duel qui ne devait pas finir,
put donner les d�tails les plus circonstanci�s.

Il avait vu les deux adversaires tomber en garde, puis les soldats
accourir et se mettre � la poursuite de Maurice, de Jean et de Bavois.

Mais il �tait s�r aussi que les soldats en avaient �t� pour leurs
peines. Il les avait rencontr�s sur les cinq heures, harass�s et
furieux.

Le sous-officier disait que l'exp�dition avait manqu� par la faute de
Martial qui l'avait retenu une minute...

Ce m�me jour, le p�re Poignot vint conter � l'abb� Midon que le duc de
Sairmeuse et le marquis de Courtomieu �taient brouill�s... C'�tait le
bruit du pays. Le marquis �tait rentr� au ch�teau de Courtomieu avec
sa fille, et le duc �tait parti pour Montaignac...

Cette derni�re nouvelle devait rassurer l'abb� Midou; mais ses transes
avaient �t� trop poignantes pour �chapper au baron d'Escorval.

--Vous avez quelque chose, cur�, lui dit-il.

--Rien, monsieur le baron, rien absolument.

--Aucun p�ril nouveau ne nous menace?

--Aucun, je vous jure.

L'assurance du pr�tre et ses protestations ne sembl�rent pas
convaincre M. d'Escorval.

--Oh!... ne jurez pas, cur�... Avant-hier soir, tenez, quand vous �tes
remont� ici, � mon r�veil, vous �tiez plus p�le que la mort, et ma
femme, certainement, venait de pleurer... pourquoi?...

D'ordinaire, quand l'abb� Midon ne voulait pas r�pondre � certaines
questions de son malade, il lui imposait silence, en lui disant, ce
qui �tait vrai d'ailleurs, que s'agiter et parler, c'�tait retarder sa
gu�rison...

Habituellement, le baron ob�issait, cette fois il r�sista.

--Il d�pend de vous, cur�, poursuivit-il, de me rendre ma
tranquillit�... Avouez-le, vous tremblez qu'on ne d�couvre ma
retraite... Cette crainte me torture aussi... Eh bien!... jurez-moi
que vous ne me laisserez pas reprendre vivant, et vous me rendez la
paix...

--Je ne puis jurer cela! murmura l'abb� en p�lissant.

Le regard de M. d'Escorval se voila:

--Et pourquoi donc? insista-t-il... Si j'�tais repris,
qu'arriverait-il? On me soignerait, et d�s que je pourrais me tenir
debout, on me fusillerait... Serait-ce donc un crime que de m'�pargner
l'horreur du supplice... Voyons, cur�, vous �tes mon meilleur ami,
n'est-ce pas? jurez-moi de me rendre ce supr�me service... Voulez-vous
que je vous maudisse de m'avoir sauv� la vie...

L'abb� ne r�pondit pas, mais son oeil, volontairement ou non, s'arr�ta
avec une expression �trange sur la bo�te de m�dicaments pos�e sur la
table.

Voulait-il donc dire:

--Je ne ferai rien; mais l� vous trouveriez du poison...

M. d'Escorval le comprit ainsi, car c'est avec l'accent de la
reconnaissance qu'il murmura:

--Merci!...

Persuad� que d�sormais il �tait le ma�tre de sa vie, qu'il aurait
du poison sous la main s'il �tait d�couvert, le baron respirait
librement.

De ce moment, sa situation, si longtemps d�sesp�r�e, s'am�liora
visiblement et d'une fa�on soutenue.

--Je me moque � cette heure de tous les Sairmeuse du monde, disait-il
avec une gaiet� qui certes n'�tait pas feinte, je puis attendre
paisiblement mon r�tablissement.

De son c�t�, l'abb� Midon reprenait confiance. Les jours s'�coulaient
et ses sinistres appr�hensions ne se r�alisaient pas.

Loin de provoquer un redoublement de s�v�rit�s, l'imprudence affreuse
de Maurice et de Jean Lacheneur avait �t� comme le point de d�part
d'une indulgence universelle.

On e�t dit un parti pris des autorit�s de Montaignac d'oublier et de
faire oublier, s'il �tait possible, la conspiration de Lacheneur et
les abominables repr�sailles dont elle avait �t� le pr�texte.

Maintenant, toutes les nouvelles qui parvenaient � la ferme, calmaient
une inqui�tude, ou �taient une garantie de s�curit�.

On sut d'abord, par un colporteur, que Maurice et le brave caporal
Bavois avaient r�ussi � gagner le Pi�mont.

De Jean Lacheneur, il n'en �tait pas question, on supposait qu'il
n'avait pas quitt� le pays, mais on n'avait aucune raison de
craindre pour lui, puisqu'il n'�tait port� sur aucune des listes de
poursuites...

Plus tard, on apprit que M. de Courtomieu venait de tomber malade,
qu'il ne sortait plus de chez lui et que Mme Blanche ne quittait pas
son chevet.

Une autre fois, le p�re Poignot raconta en revenant de Montaignac que
le duc de Sairmeuse �tait all� passer huit jours � Paris, qu'il �tait
de retour avec une d�coration de plus, signe �vident de faveur, et
qu'il avait fait � tous les conjur�s condamn�s � la prison la remise
de leur peine.

Douter n'�tait pas possible, car le journal de Montaignac mentionnait
le surlendemain toutes ces circonstances.

L'abb� Midon n'en revenait pas.

--Voil� qui prouve bien l'inanit� des pr�visions humaines, disait-il �
Mme d'Escorval, ce qui devait nous perdre nous sauvera.

C'est que ce changement si heureux, ce brusque revirement, l'abb�
Midon l'attribuait uniquement � la rupture du marquis de Courtomieu et
du duc de Sairmeuse.

Si grande que f�t sa perspicacit�, il fut comme tout le monde dupe des
apparences.

Il pensait ce qui se disait tout haut dans le pays, ce que les
officiers � demi-solde de Montaignac eux-m�mes r�p�taient:

--D�cid�ment, ce duc de Sairmeuse vaut mieux que sa r�putation, et
s'il s'est montr� implacable c'est qu'il �tait conseill� par l'odieux
marquis de Courtomieu.

Seule, Marie-Anne soup�onnait la v�rit�.

Il lui semblait qu'elle reconnaissait le g�nie de Martial, cet
esprit souple, se plaisant aux coups de th��tre, toujours �pris de
l'impossible.

Un secret pressentiment lui disait que c'�tait lui qui, secouant
son apathie habituelle, dirigeait avec une habilet� souveraine les
�v�nements et usait et abusait de son ascendant sur l'esprit du duc de
Sairmeuse.

--Et c'est pour toi, Marie-Anne, lui disait une voix au dedans
d'elle-m�me, c'est pour toi que Martial agit ainsi!... Qu'importent
� cet insoucieux �go�ste tous ces conjur�s obscurs qu'il ne conna�t
pas!... S'il les prot�ge c'est pour avoir le droit de te prot�ger,
toi et ceux que tu aimes!... s'il a fait remettre les prisonniers en
libert�, n'est-ce pas qu'il se propose de faire r�former le jugement
injuste qui a condamn� � mort le baron d'Escorval innocent!...

Elle sentait diminuer son aversion pour Martial lorsqu'elle songeait �
cela.

Et dans le fait, n'�tait-ce pas de l'h�ro�sme de la part d'un homme
dont elle avait repouss� les offres �blouissantes!...

Pouvait-elle m�conna�tre tout ce qu'il y avait de r�elle grandeur dans
la fa�on dont Martial, plut�t que d'�tre soup�onn� d'une l�chet�,
avait r�v�l� un secret qui pouvait renverser la fortune politique du
duc de Sairmeuse!...

Et cependant jamais l'id�e de cette grande passion d'un homme vraiment
sup�rieur ne fit battre son coeur plus vite. Jamais elle n'en �prouva
un mouvement d'orgueil...

H�las!... Rien n'�tait plus capable de la toucher; rien ne pouvait
plus la distraire de la noire tristesse qui l'envahissait.

Deux mois apr�s son arriv�e � la ferme du p�re Poignot, elle n'�tait
plus que l'ombre de cette belle et radieuse Marie-Anne, qui, jadis sur
son passage, recueillait tant de murmures d'admiration...

Elle maigrissait et d�p�rissait � vue d'oeil, pour ainsi dire, ses
joues se creusaient. Chaque matin elle se levait plus p�le que la
veille, chaque jour �largissait le cercle bleu�tre qui cernait ses
grands yeux noirs.

Vive et active autrefois, elle �tait devenue paresseuse et lente. Elle
ne marchait plus, elle se tra�nait. Souvent elle restait des journ�es
enti�res immobile sur une chaise, les l�vres contract�es comme par
un spasme, le regard perdu dans le vide. Parfois de grosses larmes
roulaient silencieuses le long de ses joues.

Les gens de la ferme--et Dieu sait cependant si les campagnards sont
durs!--ne pouvaient se d�fendre d'�motion en la regardant, et ils la
plaignaient.

--Pauvre fille! r�p�taient-ils entre eux, ce qu'elle mange ne lui
profite gu�re!... il est vrai qu'elle ne mange, autant dire, rien.

--Dame! disait le p�re Poignot, faut �tre juste: elle n'a pas de
chance... Elle a �t� �lev�e comme une reine, et maintenant la voil� �
la charit�... Son p�re a �t� guillotin�, elle ne sait ce qu'est devenu
son fr�re... On se ferait du chagrin � moins.

� maintes reprises, l'abb� Midon, inquiet, l'avait questionn�e.

--Vous souffrez, mon enfant, lui disait-il de sa bonne voix grave,
qu'avez-vous?...

--Je ne souffre pas, monsieur le cur�.

--Pourquoi ne pas vous confier � moi? Ne suis-je pas votre ami? Que
craignez-vous?

Elle secouait tristement la t�te et r�pondait:

--Je n'ai rien � confier!...

Elle disait: rien. Et, cependant elle se mourait de douleur et
d'angoisses.

Fid�le � la promesse que lui avait arrach�e Maurice, elle n'avait
rien dit, ni de sa position, ni de ce mariage � la fois nul et
indissoluble, contract� dans la petite �glise de Vigano.

Et elle voyait approcher avec une inexprimable terreur le moment o� il
lui serait impossible de dissimuler sa grossesse.

D�j� elle n'y parvenait qu'au prix de tortures de tous les instants,
et qu'en risquant sa vie et celle de son enfant.

Et encore r�ussissait-elle v�ritablement?

Deux ou trois fois, l'abb� Midon avait arr�t� sur elle un regard si
perspicace, qu'elle en avait perdu contenance. �tait-il s�r qu'il ne
dout�t de rien?

Les autres ne savaient rien, elle en �tait certaine. Toute autre
qu'elle e�t peut-�tre �t� soup�onn�e, mais elle!... Sa r�putation
seule la mettait � l'abri de tout soup�on.... Et nature droite et
loyale, elle se r�voltait de ce continuel mensonge; elle s'indignait
de voler ainsi son renom de sagesse et de vertu.

--La honte, pensait-elle, n'en sera que plus grande quand tout se
d�couvrira!...

Ses angoisses �taient affreuses. Que faire?... Avouer! Elle l'e�t os�
les premiers jours; maintenant, elle ne s'en sentait pas le courage.

Fuir?... mais o� aller?... Quel pr�texte donner ensuite?... Ne
perdrait-elle pas ainsi cet avenir avec Maurice dont l'espoir seul la
soutenait!

Elle songeait � fuir cependant, quand un �v�nement lui vint en aide,
qui lui sembla le salut.

L'argent manquait � la ferme... Les proscrits ne pouvaient rien tirer
du dehors, sous peine de se livrer, et le p�re Poignot �tait � bout de
ressources...

L'abb� Midon se demandait comment sortir d'embarras, quand Marie-Anne
lui parla du testament de Chanlouineau en sa faveur, et de l'argent
cach� sous la pierre de la chemin�e de la belle chambre.

--Je puis sortir de nuit, disait Marie-Anne, courir � la Borderie, m'y
introduire, prendre l'argent et l'apporter ici... Il est bien � moi,
n'est-ce pas?

Mais le pr�tre, apr�s un moment de r�flexion, jugea cette d�marche
impossible.

--Vous seriez peut-�tre vue, dit-il, et qui sait?... arr�t�e. On vous
interrogerait... quelles explications plausibles donner? Sans compter
que les scell�s doivent avoir �t� mis partout. Les briser, ce
serait donner l'id�e qu'un vol a �t� commis, c'est-�-dire �veiller
l'attention.

--Que faire, alors!

--Agir au grand jour. Vous n'�tes nullement compromise, vous;
reparaissez demain comme si vous reveniez du Pi�mont, allez trouver
le notaire de Sairmeuse, faites-vous mettre en possession de votre
h�ritage, et installez-vous � la Borderie...

Marie-Anne frissonnait...

--Habiter la maison de Chanlouineau, b�gaya-t-elle, moi... toute
seule!...

Si le pr�tre aper�ut le trouble de la malheureuse, il n'en tint
compte.

--Visiblement le ciel nous prot�ge, ma ch�re enfant, reprit-il. Je ne
vois que des avantages � votre installation � la Borderie, et pas un
inconv�nient. Nos communications seront faciles, et avec quelques
pr�cautions, sans danger. Nous choisirons avant votre d�part un
point de rendez-vous, et deux ou trois fois par semaine, vous vous y
rencontrerez avec le p�re Poignot...

L'esp�rance brillait dans ses yeux, et plus vite, il poursuivit:

--Et dans l'avenir, dans deux ou trois mois, vous nous serez plus
utile encore... D�s qu'on sera accoutum� dans le pays � votre s�jour �
la Borderie, nous y transporterons le baron. Sa convalescence y sera
bien plus rapide que dans le grenier �troit et bas o� nous le cachons
et o� il souffre v�ritablement du manque d'air et d'espace...

Il parlait si vite, que Marie-Anne n'avait pu seulement ouvrir la
bouche. Comme il s'arr�tait, elle hasarda une objection:

--Que pensera-t-on de moi, balbutia-t elle, en me voyant m'�tablir
comme cela, tout � coup, dans les biens d'un homme qui n'�tait pas mon
parent?...

Le pr�tre ne voulut pas comprendre l'appr�hension de Marie-Anne.

--Que voulez-vous qu'on pense, fit-il, que vous importe l'opinion?...

Et apr�s une pause:

--Pour vous-m�me, ma pauvre enfant, pronon�a-t-il, sortir d'ici o�
vous vivez enferm�e est indispensable... ce vous sera un bienfait, de
vous retrouver au grand air, libre, seule...

Le ton de l'abb�, l'expression de son visage, ses regards parurent si
�tranges � Marie-Anne, qu'elle devint plus blanche que la muraille
contre laquelle elle s'appuya toute d�faillante.

--Je ne m'�tais pas tromp�e, se dit-elle, il sait!...

--D'ailleurs, insista l'abb� d'un ton p�remptoire, il n'y a pas �
h�siter.

La d�termination prise, restait � en r�gler l'ex�cution avec assez
d'habilet� pour n'�veiller aucun soup�on, et ne laisser au hasard que
le moins de prise possible.

Il fut convenu que, dans la nuit m�me, le p�re Poignot conduirait
Marie-Anne jusqu'� la fronti�re o� elle prendrait la diligence qui
fait le service entre le Pi�mont et Montaignac, et qui traverse le
village de Sairmeuse.

C'est avec le plus grand soin que l'abb� Midon avait dict� �
Marie-Anne la version qu'elle donnerait de son s�jour � l'�tranger.

Toutes les r�ponses aux questions qu'on ne manquerait pas de lui
adresser devaient tendre � ce but de bien persuader � tout le monde
que le baron d'Escorval �tait cach� dans les environs de Turin.

Ce qui avait �t� convenu fut ex�cut� de point en point, et le
lendemain, sur les huit heures, les habitants du village de Sairmeuse
virent avec une stupeur profonde Marie-Anne descendre de la diligence
qui relayait.

--La fille � M. Lacheneur est ici!...

Ce mot, qui vola de maison en maison, avec une foudroyante rapidit�,
mit tout le village aux portes et aux fen�tres.

On vit la pauvre fille payer le prix de sa place au conducteur,
remonter la grande rue suivie d'un gar�on d'�curie qui portait une
petite malle, et entrer � l'auberge du _Boeuf couronn�_.

� la ville, l'indiscr�tion a quelque pudeur; on se cache pour �pier. �
la campagne, la curiosit�, effront�ment na�ve, se montre sans vergogne
et obs�de avec une inconsciente cruaut� ceux qui en sont l'objet.

Quand Marie-Anne sortit de son auberge, elle trouva devant la porte
un rassemblement qui l'attendait bouche b�ante, les yeux largement
�carquill�s.

Et plus de vingt personnes la suivirent avec toutes sortes de
r�flexions qui bourdonnaient � ses oreilles, jusqu'� la porte du
notaire o� elle alla frapper.

C'�tait un homme consid�rable, ce notaire, par sa corpulence, sa
fortune et la quantit� d'actes qu'il faisait. Il avait la face plate
et rougeaude, une fa�on de s'exprimer melliflue, une barbe bien
taill�e et des pr�tentions au bel esprit. On le disait � la fois pieux
et gaillard.

Il accueillit Marie-Anne avec la d�f�rence due � une h�riti�re qui va
palper une succession liquide d'une cinquantaine de mille francs...

Mais jaloux d'�taler sa perspicacit�, il donna fort clairement �
entendre que lui, homme d'exp�rience, il devinait que l'amour avait
seul dict� le testament de Chanlouineau...

La r�signation de Marie-Anne se r�volta.

--Vous oubliez ce qui m'am�ne, monsieur, pronon�a-t-elle, vous ne me
dites rien de ce que j'ai � faire?

Le notaire, interdit du ton, s'arr�ta.

--Peste! pensa-t-il, elle est press�e de t�ter les esp�ces, la
comm�re!...

Et � haute voix:

--Tout sera vite termin�, dit-il; justement le juge de paix n'a pas
d'audience aujourd'hui, il sera � notre disposition pour la lev�e des
scell�s.

Pauvre Chanlouineau!... le g�nie des nobles passions l'avait inspir�
quand il avait pris ses dispositions derni�res...

Un avou� retors n'e�t pas imagin� des pr�cautions plus ing�nieuses
pour �carter toutes ces infinies et irritantes difficult�s qui se
dressent comme des buissons d'�pines autour des successions.

Le soir m�me, les scell�s �taient lev�s et Marie-Anne �tait mise en
possession de la Borderie.

Elle �tait seule dans la maison de Chanlouineau, seule!... La nuit
tombait, un grand frisson la prit. Il lui semblait qu'une des portes
allait s'ouvrir, que cet homme qui l'avait tant aim�e allait para�tre,
et qu'elle entendrait sa voix comme elle l'avait entendue pour la
derni�re fois, dans son cachot.

Elle se redressa, chassant ces folles terreurs, alluma une lumi�re,
et, avec un indicible attendrissement, elle parcourut cette maison, la
sienne d�sormais, et o� palpitait encore, pour ainsi dire, celui qui
l'avait habit�e.

Lentement, elle traversa toutes les pi�ces du rez-de-chauss�e, elle
reconnut le fourneau r�cemment r�par�, et enfin elle monta dans
cette chambre du premier �tage dont Chanlouineau avait fait comme le
tabernacle de sa passion.

L�, tout �tait magnifique, encore plus qu'il ne l'avait dit.

L'�pre paysan qui d�jeunait d'une cro�te frott�e d'oignon avait
d�pens� une douzaine de mille francs pour parer ce sanctuaire destin�
� son idole.

--Comme il m'aimait! murmurait Marie-Anne, �mue de cette �motion dont
l'id�e seule avait enflamm� la jalousie de Maurice, comme il m'aimait!

Mais elle n'avait pas le droit de s'abandonner � ses sensations... Le
p�re Poignot l'attendait sans doute au rendez-vous.

Elle souleva la pierre du foyer et trouva bien exactement la somme
annonc�e par Chanlouineau... les approches de la mort ne lui avaient
pas fait oublier son compte...

Le lendemain, � son r�veil, l'abb� Midon eut de l'argent...

D�s lors, Marie-Anne respira, et cet apaisement, apr�s tant d'�preuves
et de si cruelles agitations, lui paraissait presque le bonheur.

Fid�le aux recommandations de l'abb�, elle vivait seule, mais par
ses fr�quentes sorties, elle accoutumait � sa pr�sence les gens des
environs... Dans la journ�e, elle vaquait aux occupations de son
modeste m�nage, et le soir, elle courait au rendez-vous o� le p�re
Poignot lui donnait des nouvelles du baron ou la chargeait, de la part
de l'abb�, de quelque commission qu'il ne pouvait faire.

Oui, elle se f�t trouv�e presque heureuse, si elle e�t pu avoir des
nouvelles de Maurice... Qu'�tait-il devenu?... Comment ne donnait-il
pas signe de vie?... Que n'e�t-elle pas donn� pour un conseil de
lui...

C'est que le moment approchait o� il allait lui falloir un confident,
des secours, des soins... et elle ne savait � qui se confier.

En cette extr�mit�, et lorsque v�ritablement elle perdait la t�te,
elle se souvint de ce vieux m�decin qui avait reconnu son �tat �
Saliente, qui lui avait t�moign� un si paternel int�r�t, et qui avait
�t� un des t�moins de son mariage � Vigano.

--Celui-l� me sauverait, s'�cria-t-elle, s'il savait, s'il �tait
pr�venu!...

Elle n'avait ni � temporiser ni � r�fl�chir; elle �crivit sur-le-champ
au vieux m�decin et chargea un jeune gars des environs de porter sa
lettre � Vigano.

--Le monsieur a dit que vous pouviez compter sur lui, dit � son retour
le jeune commissionnaire.

Ce soir-l�, en effet, Marie-Anne entendit frapper � sa porte. C'�tait
bien cet ami inconnu qui venait � son secours...

Cet honn�te homme resta quinze jours cach� � la Borderie...

Quand il partit un matin, avant le jour, il emportait sous son grand
manteau, un enfant,--un gar�on,--dont il avait jur� les larmes aux
yeux de prendre soin comme de son enfant � lui...

Marie-Anne avait repris son train de vie...

Personne, dans le pays, n'eut seulement un soup�on.




XLII


Pour quitter Sairmeuse sans violences, noblement et froidement, il
avait fallu � Mme Blanche des efforts surhumains et toute l'�nergie de
sa volont�.

La plus �pouvantable col�re grondait en elle, pendant que, drap�e de
dignit� m�lancolique, elle murmurait des paroles de mansu�tude et de
pardon.

Ah! si elle n'e�t �cout� que les inspirations de ses ressentiments!...

Mais son indomptable vanit� l'enflammait de l'h�ro�sme du gladiateur
mourant dans l'ar�ne, le sourire aux l�vres...

Tombant, elle pr�tendait tomber avec gr�ce.

--Nul ne me verra pleurer, personne ne m'entendra me plaindre,
disait-elle � son p�re, plus abattu qu'elle, sachez m'imiter.

Et dans le fait, elle fut sto�que, � son retour au ch�teau de
Courtomieu.

Son visage, p�li, resta de marbre sous les regards des domestiques
�bahis, qui semblaient attendre l'explication de cette catastrophe
inou�e.

--On m'appellera �Mademoiselle� comme par le pass�, dit-elle d'un ton
imp�rieux. Quiconque oublierait cet ordre serait renvoy�.

Une femme de chambre l'oublia le soir m�me et pronon�a le mot d�fendu:
�Madame...� La pauvre fille fut chass�e sur l'heure, sans mis�ricorde,
malgr� ses protestations et ses larmes.

Tous les gens du ch�teau �taient indign�s.

--Esp�re-t-elle donc, disaient-ils, nous faire oublier qu'elle est
mari�e et que son mari l'a plant�e l�!...

H�las! elle e�t voulu l'oublier elle-m�me.

Elle e�t voulu an�antir jusqu'au souvenir de cette fatale journ�e du
17 avril, qui l'avait vue jeune fille, �pouse et veuve, entre le lever
et le coucher du soleil.

Veuve!... ne l'�tait-elle pas, par le fait?...

Seulement ce n'�tait pas la mort qui lui avait ravi son mari; c'�tait,
pensait-elle, une autre femme, une rivale, une inf�me et perfide
cr�ature, une fille perdue d'honneur, Marie-Anne enfin.

Et elle, cependant, ignominieusement abandonn�e, d�daign�e, repouss�e,
elle ne s'appartenait plus.

Elle appartenait � l'homme dont elle portait le nom comme une livr�e
de servitude, qui ne voulait pas d'elle, qui la fuyait...

Elle n'avait pas vingt ans et c'en �tait fait de sa jeunesse, de sa
vie, de ses esp�rances, de ses r�ves m�me.

Le monde la condamnait sans appel ni recours � vivre seule, d�sol�e...
pendant que Martial, lui, libre de par les pr�jug�s, �talerait au
grand jour ses amours adult�res.

Alors elle connut l'horreur de l'isolement. Pas une �me � qui se
confier en sa d�tresse. Pas une voix attendrie pour la plaindre!...

Elle avait deux amies pr�f�r�es, autrefois; elles �taient ins�parables
au Sacr�-Coeur, mais sortie du couvent elle les avait �loign�es par
ses hauteurs, ne les trouvant ni assez nobles ni assez riches pour
elle...

Elle en �tait r�duite aux irritantes consolations de tante M�die, une
brave et digne personne, certes, mais dont l'intelligence avait fl�chi
sous les mauvais traitements, et dont les larmes banales coulaient
aussi abondantes pour la perte d'un chat que pour la mort d'un parent.

Vaillante, cependant, Mme Blanche se jura qu'elle renfermerait en son
coeur le secret de ses d�sespoirs.

Elle se montra, comme au temps o� elle �tait jeune fille, elle porta
audacieusement les plus belles robes de sa corbeille, elle sut se
contraindre � para�tre gaie et insouciante.

Mais le dimanche suivant, ayant os� aller � la grand'messe au village
de Sairmeuse, elle comprit l'inanit� de ses efforts.

On ne la regardait pas d'un air surpris ni haineux, mais on tournait
la t�te sur son passage pour rire aux �clats. Elle put m�me entendre
sur son �tat de demoiselle-veuve, des quolibets qui lui entr�rent dans
l'esprit comme des pointes de fer rouge.

On se moquait... Elle �tait ridicule!... Ce fut le comble.

--Oh!... Il faudra qu'on me paye tout cela, r�p�tait-elle.

Mais Mme Blanche n'avait pas attendu cette supr�me injure pour songer
� se venger, et elle avait trouv� son p�re pr�t � la seconder.

Pour la premi�re fois, le p�re et la fille avaient �t� d'accord.

--Le duc de Sairmeuse saura ce qu'il en co�te, disait M. de
Courtomieu, de pr�ter les mains � l'�vasion d'un condamn� et
d'insulter ensuite un homme comme moi!... Fortune politique, position,
faveur, tout y passera!... Je veux le voir ruin�, d�consid�r�, � mes
pieds!... Tu verras... tu verras!...

Malheureusement pour lui, le marquis de Courtomieu avait �t� malade
trois jours, apr�s les sc�nes de Sairmeuse, et il avait perdu trois
autres jours � composer et � �crire un rapport qui devait �craser son
ancien alli�.

Ce retard devait le perdre, car il permit � Martial de prendre les
devants, de bien m�rir son plan, et de faire partir pour Paris le duc
de Sairmeuse, habilement endoctrin�...

Que raconta le duc � Paris?... Que dit-il au roi qui daigna le
recevoir?...

Il d�mentit sans doute ses premiers rapports, il r�duisit le
soul�vement de Montaignac � ses proportions r�elles, il pr�senta
Lacheneur comme un fou et les paysans qui l'avaient suivi comme des
niais inoffensifs.

Peut-�tre donna-t-il � entendre que le marquis de Courtomieu pouvait
fort bien avoir provoqu� ce soul�vement de Montaignac... Il avait
servi Buonaparte, il tenait � montrer son z�le; on savait des
exemples...

Il d�plora, quant � lui, d'avoir �t� tromp� par ce coupable ambitieux,
rejeta sur le marquis tout le sang vers� et se porta fort de faire
oublier ces tristes repr�sailles...

Il r�sulta de ce voyage, que le jour o� le rapport du marquis arriva
� Paris, on lui r�pondit en le destituant de ses fonctions de grand
pr�v�t.

Ce coup impr�vu devait atterrer M. de Courtomieu.

Lui, si perspicace et si fin, si souple et si adroit, qui avait
sauv� les apparences de son honneur de tous les naufrages, qui avait
travers� les �poques les plus troubl�es comme une anguille ses bourbes
natales, qui avait su �tablir sa colossale fortune sur trois mariages
successifs, qui avait servi d'un m�me visage obs�quieux tous les
ma�tres qui avaient voulu de ses services, lui, Courtomieu, �tre jou�
ainsi!...

Car il �tait jou�, il n'en pouvait douter, il �tait sacrifi�, perdu...

--Ce ne peut �tre ce vieil imb�cile de duc de Sairmeuse qui a
manoeuvr� si vivement, et avec tant d'adresse, r�p�tait-il...
Quelqu'un l'a conseill�, mais qui? je ne vois personne...

Qui? Mme Blanche ne le devinait que trop.

De m�me que Marie-Anne, elle reconnaissait le g�nie de Martial.

--Ah!... je ne m'�tais pas tromp�e, pensait-elle: celui-l� est bien
l'homme sup�rieur que je r�vais... � son �ge, jouer mon p�re, ce
politique de tant d'exp�rience et d'astuce!

Mais cette id�e exasp�rait sa douleur et attisait sa haine.

Devinant Martial, elle p�n�trait ses projets.

Elle comprenait que s'il �tait sorti de son insouciance hautaine et
railleuse, ce n'�tait pas pour la mesquine satisfaction d'abattre le
marquis de Courtomieu.

--C'est pour plaire � Marie-Anne, pensait-elle avec des convulsions de
rage. C'est un premier pas vers la gr�ce des amis de cette cr�ature...
Ah! elle peut tout sur son esprit, et tant qu'elle vivra, j'esp�rerais
en vain... Mais patience...

Elle patientait en effet, sachant bien que qui veut se venger
s�rement doit attendre, dissimuler, pr�parer l'occasion mais ne pas
violenter...

Comment elle se vengerait, elle l'ignorait, mais elle savait qu'elle
se vengerait, et d�j� elle avait jet� les yeux sur un homme qui
serait, croyait-elle, l'instrument docile de ses desseins, et capable
de tout pour de l'argent: Chupin.

Comment le tra�tre qui avait livr� Lacheneur pour vingt mille francs,
se trouva-t-il sur le chemin de Mme Blanche?...

Ce fut le r�sultat d'une de ces simples combinaisons des �v�nements
que les imb�ciles admirent sous le nom de hasard.

Bourrel� de remords, honni, conspu�, maudit, pourchass� � coups de
pierres quand il s'aventurait par les rues, suant de peur quand il
songeait aux terribles menaces de Balstain, l'aubergiste pi�montais,
Chupin avait quitt� Montaignac et �tait venu demander asile au ch�teau
de Sairmeuse.

Il pensait, dans la na�vet� de son ignominie, que le grand seigneur
qui l'avait employ�, qui l'avait convi� au crime, qui avait profit�
de sa trahison, lui devait, outre la r�compense promise, aide et
protection.

Les domestiques le re�urent comme une b�te galeuse dont on redoute la
contagion. Il n'y eut plus de place pour lui aux tables des cuisines
et les palefreniers refusaient de le laisser coucher dans les �curies.
On lui jetait la p�t�e comme � un chien et il dormait au hasard dans
les greniers � foin.

Il supportait tout sans se plaindre, courbant le dos sous les injures,
s'estimant encore heureux de pouvoir acheter � ce prix une certaine
s�curit�.

Mais le duc de Sairmeuse, revenant de Paris avec une politique d'oubli
et de conciliation en poche, ne pouvait tol�rer la pr�sence d'un tel
homme, si compromettant et charg� de l'ex�cration de tout le pays.

Il ordonna de cong�dier Chupin.

Le vieux braconnier r�sista, croyant deviner un complot de ses ennemis
les domestiques.

Il d�clara d'un ton farouche qu'il ne sortirait de Sairmeuse que de
force ou sur un ordre formel, de la bouche m�me du duc.

Cette r�sistance obstin�e, rapport�e � M. de Sairmeuse, le fit presque
h�siter.

Il tenait peu � se faire un implacable ennemi d'un homme qui passait
pour le plus rancunier et le plus dangereux qu'il y e�t � dix lieues �
la ronde.

La n�cessit� du moment et les observations de Martial le d�cid�rent.

Ayant mand� son ancien espion, il lui d�clara qu'il ne voulait plus,
sous aucun pr�texte, le revoir � Sairmeuse, adoucissant toutefois la
brutalit� de l'expulsion par l'offre d'une petite somme.

Mais Chupin, d'un air sombre, refusa l'argent. Il alla prendre ses
quelques hardes et s'�loigna en montrant le poing au ch�teau, jurant
que si jamais un Sairmeuse se trouvait au bout de son fusil, � la
brune, il lui ferait passer le go�t du pain.

Il est s�r qu'il tint ce propos, plusieurs domestiques l'entendirent.

Ainsi expuls�, le vieux braconnier se retira dans sa masure, o�
habitaient toujours sa femme et ses deux fils.

Il n'en sortait gu�re, et jamais que pour satisfaire son ancienne
passion pour la chasse, qui survivait � tout.

Seulement, il ne perdait plus son temps � s'entourer de pr�cautions
comme autrefois, pour tirer un li�vre ou quelques perdreaux.

S�r de l'impunit�, il alla droit aux bois de Sairmeuse ou de
Courtomieu, tuait un chevreuil, le chargeait sur ses �paules et
rentrait chez lui en plein jour � la barbe des gardes intimid�s.

Le reste du temps, il vivait plong� dans le somnambulisme d'une
demi-ivresse. Car il buvait toujours et de plus en plus, encore que le
vin, loin de lui procurer l'oubli qu'il cherchait, ne fit que donner
une r�alit� plus terrifiante aux fant�mes qui peuplaient son perp�tuel
cauchemar.

Parfois, � la tomb�e de la nuit, les paysans qui passaient pr�s de la
masure, entendaient comme un tr�pignement de lutte, des voix rauques,
des blasph�mes et des cris aigus de femme.

C'est que Chupin �tait plus ivre que de coutume, et que sa femme et
ses deux fils le battaient pour lui arracher de l'argent.

Car il n'avait rien donn� aux siens du prix de la trahison.
Qu'avait-il fait des vingt mille francs qu'il avait re�us en bel or?
On ne savait. Ses fils supposaient bien qu'il les avait enterr�s
quelque part; mais ils avaient beau se relayer pour �pier leur p�re,
l'ivrogne, plus rus� qu'eux, savait garder le secret de sa cachette. �
grand peine, � force de coups, se d�cidait-il � l�cher quelques louis.

On savait ces d�tails dans le pays, et on voulait y reconna�tre un
juste ch�timent du ciel.

--Le sang de Lacheneur �touffera Chupin et les siens, disaient les
paysans.

Ce fut par un des jardiniers de Courtomieu que Mme Blanche connut
d'abord toute cette histoire.

Ne se sachant pas �cout� par la fille de l'homme qui avait suscit� et
pay� la trahison, ce jardinier racontait librement ce qu'il savait �
deux de ses aides, et, tout en parlant, il s'animait et rougissait
d'indignation.

--Ah!... c'est une fi�re canaille que ce vieux, r�p�tait-il, qui
devrait �tre aux gal�res et non en libert� dans un pays de braves
gens!...

De ces impr�cations, une bonne part retombait sur le marquis de
Courtomieu, mais Mme Blanche ne le remarquait seulement pas.

Elle se recueillait, comprenant d'instinct une des lois immuables qui
r�gissent les individus et que ne sauraient changer les plus habiles
transactions sociales.

Le crime, fatalement attire le m�pris, qui provoque la r�volte et un
nouveau crime.

--Voil� bien l'homme qu'il te faudrait... murmurait � l'oreille de Mme
Blanche la voix de la haine...

Certes!... Mais comment arriver jusqu'� lui? comment entrer en
pourparlers?

Aller chez Chupin, c'�tait s'exposer � �tre aper�ue entrant dans sa
maison ou en sortant. Mme Blanche �tait trop prudente pour avoir
seulement l'id�e de courir un tel risque.

Mais elle songea que du moment o� le vieux braconnier chassait
quelquefois dans les bois de Courtomieu, il ne devait pas �tre
impossible de l'y rencontrer... par hasard.

--Ce sera, se dit-elle d�j� toute decid�e, l'affaire d'un peu de
pers�v�rance et de quelques promenades adroitement dirig�es.

Ce fut l'affaire de deux grandes semaines et de tant de courses, que
tante M�die, l'in�vitable chaperon de la jeune femme, en �tait sur les
dents.

--Encore une nouvelle lubie!... g�missait la parente pauvre, rendue de
fatigue, ma pauvre ni�ce est d�cid�ment folle.

Pas si folle, car par une belle apr�s-midi du mois de mai, dans les
derniers jours, Mme Blanche aper�ut enfin celui qu'elle cherchait.

C'�tait dans la partie r�serv�e du bois de Courtomieu, tout pr�s des
�tangs.

Chupin s'avan�ait au milieu d'une large all�e de chasse, le doigt sur
la d�tente de son fusil.

Il s'avan�ait � la mani�re des b�tes traqu�es, d'un pas muet et
inquiet, tout ramass� sur lui-m�me comme pour prendre son �lan,
l'oreille au guet, le regard d�fiant... Ce n'est pas qu'il craignit
les gardes, mon Dieu! ni un proc�s-verbal; seulement, d�s qu'il
sortait, il lui semblait voir Balstain marchant dans son ombre, son
couteau ouvert � la main...

Reconnaissant Mme Blanche de loin, il voulut se jeter sous bois, mais
elle le pr�vint, et enflant la voix � cause de la distance.

--P�re Chupin!... cria-t-elle.

Le vieux maraudeur parut h�siter, mais il s'arr�ta, laissant glisser
jusqu'� terre la crosse de son fusil, et il attendit.

Tante M�die �tait devenue toute p�le de saisissement.

--Doux J�sus! murmura-t-elle en serrant le bras de sa ni�ce, pourquoi
appeler ce vilain homme!...

--Je veux lui parler.

--Comment, toi, Blanche, tu oserais...

--Il le faut.

--Non, je ne puis souffrir cela, je ne dois pas...

--Oh!... assez, interrompit l� jeune femme, avec un de ces regards
imp�rieux qui fondaient comme cire les volont�s de la parente pauvre,
assez, n'est-ce pas...

Et plus doucement:

--J'ai besoin de causer avec lui, ajouta-t-elle. Toi, pendant ce
temps, tante M�die, tu vas te tenir un peu � l'�cart... Regarde bien
de tous les c�t�s... Si tu apercevais quelqu'un, n'importe qui, tu
m'appellerais... Allons, va, tante, fais cela pour moi.

La parente pauvre, comme toujours, se r�signa et ob�it, et Mme Blanche
s'avan�a vers le vieux braconnier qui �tait rest� en place, aussi
immobile que les troncs d'arbres qui l'entouraient...

--Eh bien!... mon brave p�re Chupin, commen�a-t-elle d�s qu'elle fut �
quatre pas de lui, vous voici donc en chasse...

--Qu'est-ce que vous me voulez!... interrompit-il brusquement, car
vous me voulez quelque chose, n'est-ce pas, vous avez besoin de
moi?...

Il fallut � Mme Blanche un effort pour dominer un mouvement d'effroi
et de d�go�t; ce qui n'emp�che que c'est du ton le plus r�solu qu'elle
dit:

--Eh bien! oui, j'ai un service � vous demander...

--Ah! ah!...

--Un tr�s-l�ger service, du reste, qui vous co�tera peu de peine et
qui vous sera bien pay�.

Elle disait cela d'un petit air d�tach�, comme si v�ritablement il ne
se f�t agi que de la moindre des choses. Mais si bien que f�t jou� son
insouciance le vieux maraudeur n'en parut pas dupe.

--On ne demande pas des services si l�gers que cela � un homme comme
moi, fit-il brutalement. Depuis que j'ai servi la bonne cause d'apr�s
mes moyens, selon qu'on le demandait sur les affiches, et au p�ril de
ma vie, tout un chacun se croit le droit de venir, argent en main, me
marchander des infamies... C'est vrai que les autres m'ont pay�; mais
tout l'or qu'ils m'ont donn�, je voudrais pouvoir le faire fondre et
le leur couler br�lant dans le ventre!... Allez!... je sais ce qu'il
en co�te aux petits d'�couter les paroles des gros! Passez votre
chemin, et si vous avez des abominations en t�te, faites-les
vous-m�me!...

Il remit son fusil sur l'�paule, et il allait s'�loigner, quand une
inspiration soudaine, v�ritable �clair de la haine, illumina l'esprit
de Mme Blanche.

--C'est parce que je sais votre histoire, pronon�a-t-elle froidement,
que je vous ai arr�t�. J'imaginais que vous me serviriez volontiers,
moi qui hais les Sairmeuse.

Cet aveu cloua sur place le vieux braconnier.

--Je crois bien, en effet, dit-il, que vous ha�ssez les Sairmeuse
en ce moment... Ils vous ont plant�e l�, sans g�ne, tout comme moi;
seulement...

--Eh bien?

--Avant un mois, vous serez r�concili�s... Et qui payera les frais de
la guerre et de la paix? Toujours Chupin, le vieil imb�cile...

--Jamais.

Le tra�tre cherchait des objections, mais il �tait �branl�.

--Hum!... grommela-t-il, jamais il ne faut dire: �Fontaine je
ne boirai pas de ton eau.� Enfin, si je vous aidais, que m'en
reviendrait-il?

--Je vous donnerai ce que vous me demanderez, de l'argent, de la
terre, une maison...

--Grand merci!... Je veux autre chose.

--Quoi? Faites vos conditions.

Chupin se recueillit un moment, puis d'un air grave:

--Voici la chose, r�pondit-il. J'ai des ennemis, un surtout... bref,
je ne me sens pas en s�ret� dans ma masure; mes fils me cognent quand
j'ai bu, pour me voler; ma femme est bien capable d'empoisonner mon
vin; je tremble pour ma peau et pour mon argent... Cette existence
ne peut durer. Promettez-moi un asile au ch�teau de Courtomieu apr�s
l'affaire, et je suis � vous... Chez vous, je serai gard�, et j'oserai
boire � ma soif et autrement que d'un oeil. Mais, entendons-nous, je
ne veux pas �tre maltrait� par les domestiques comme � Sairmeuse...

--Il sera fait ainsi que vous le d�sirez.

--Jurez-moi cela sur votre part de paradis.

--Je le jure!

Tel �tait l'accent de sinc�rit� de la jeune femme, que Chupin en fut
rassur�. Il se pencha vers elle, et d'une voix sourde:

--Maintenant, fit-il, contez-moi votre affaire.

Ses petits yeux �tincelaient d'une infernale audace, ses l�vres
minces se serraient sur ses dents aigu�s, il s'attendait � quelque
proposition de meurtre, et il �tait pr�t.

Cela ressortait si clairement de son attitude, que Mme Blanche en
frissonna.

--V�ritablement, reprit-elle, ce que j'attends de vous n'est rien.
Il ne s'agit que d'�pier, de surveiller adroitement le marquis de
Sairmeuse, Martial...

--Votre mari?

--Oui... mon mari. Je veux savoir ce qu'il devient, ce qu'il fait, o�
il va, quelles personnes il voit. Il me faut l'emploi de son temps, de
tout son temps, minute par minute.

On e�t dit, � voir la figure �tonn�e de Chupin, qu'il tombait des
nues.

--Quoi!... b�gaya-t-il, s�rieusement, franchement, c'est tout ce que
vous demandez?

--Pour l'instant, oui, mon plan n'est pas fait. Plus tard, selon ce
que vous me rapporterez, j'agirai...

La jeune femme ne mentait qu'� demi.

Entre tous les projets de vengeance qui s'�taient pr�sent�s � son
esprit, elle h�sitait encore.

Ce qu'elle taisait, c'est qu'elle ne faisait �pier Martial que pour
arriver � Marie-Anne. Elle n'avait pas os� prononcer devant le tra�tre
le nom de la fille de Lacheneur. Ayant livr� le p�re au bourreau,
n'h�siterait-il pas � s'attaquer � la fille. Mme Blanche le craignait.

--Une fois qu'il sera engag�, pensait-elle, ce sera tout diff�rent.

Cependant le vieux maraudeur �tait remis de sa surprise.

--Vous pouvez compter sur moi, dit-il, mais il me faut un peu de
temps...

--Je le comprends... Nous sommes aujourd'hui samedi, jeudi saurez-vous
quelque chose?...

--Dans cinq jours?... Oui, probablement.

--En ce cas, soyez ici jeudi; � cette heure-ci, vous m'y trouverez...

Un cri de tante M�die l'interrompit.

--Quelqu'un!... dit-elle � Chupin. Il ne faut pas qu'on nous voie
ensemble, vite, sauvez-vous.

D'un bond, l'ancien braconnier franchit l'all�e et disparut dans un
taillis.

Il �tait temps, un domestique de Courtomieu venait d'arriver pr�s de
tante M�die, et Mme Blanche le voyait, de loin, parler avec une grande
animation.

Rapidement elle s'avan�a.

--Ah! mada... c'est-�-dire mademoiselle, s'�cria le domestique, voici
plus de trois heures qu'on vous cherche partout... votre p�re, M. le
marquis, mon Dieu! quel malheur!... on est all� qu�rir le m�decin.

--Mon p�re est mort!...

--Non, mademoiselle, non, seulement... comment vous dire cela!...
Quand M. le marquis est parti, ce matin, pour surveiller les fa�ons
de ses vignes, il �tait tout chose, n'est-ce pas, tout dr�le... Eh
bien!... quand il est revenu...

Du bout de l'index, tout en parlant, le domestique se touchait le
front.

--Vous m'entendez bien, n'est-ce pas, quand il est rentr�, la raison
n'y �tait plus... partie... envol�e!...

--Courons!... interrompit Mme Blanche.

Et sans attendre tante M�die terrifi�e, elle s'�lan�a dans la
direction du ch�teau.

--M. le marquis? demanda-t-elle au premier valet qu'elle aper�ut sous
le vestibule.

--Il est dans sa chambre, mademoiselle; on l'a couch�, il est un peu
plus tranquille, maintenant.

D�j� la jeune femme arrivait � la chambre du marquis.

Il �tait assis sur son lit, les manches de sa chemise arrach�es, et
deux domestiques guettaient ses mouvements.

Sa face �tait livide, avec de larges marbrures bleu�tres aux joues...
Ses yeux roulaient �gar�s sous leurs paupi�res bouffies, et une �cume
blanch�tre frangeait ses l�vres. Des m�ches de cheveux rares coll�es
sur son front ajoutaient encore � l'effrayante expression de sa
physionomie.

La sueur, � grosses gouttes, coulait de son visage, et cependant il
grelottait. Par moment, un spasme le tordait et le secouait plus
rudement que le vent de d�cembre ne tord et ne secoue les branches
mortes.

Il gesticulait furieusement, en criant des paroles incoh�rentes, d'une
voix tour � tour sourde ou �clatante.

Cependant, il reconnut sa fille.

--Te voil�, fit-il, je t'attendais.

Elle restait sur le seuil, toute saisie, quoiqu'elle ne f�t certes, ni
tendre, ni impressionnable.

--Mon p�re!... balbutiait-elle, mon Dieu! que vous est-il arriv�?

Le marquis riait d'un rire strident:

--Ah! ah!... r�pondit-il, je l'ai rencontr�, voil�!... Il fallait bien
que cela fin�t ainsi!... Hein! tu doutes! Puisque je te dis que je
l'ai vu, le mis�rable!... Je le connais bien, peut-�tre, moi qui
depuis un mois ai continuellement devant les yeux sa figure maudite...
car elle ne me quitte pas, elle ne me quitte jamais. Je l'ai vu...
C'�tait en for�t, pr�s des roches de Sanguille, tu sais, l� o� il fait
toujours sombre, � cause des grands arbres... Je revenais, lentement,
pensant � lui, quand tout � coup, brusquement, il s'est dress� devant
moi, �tendant les bras, pour me barrer le passage:

--�Allons!... m'a-t-il cri�, il faut venir me rejoindre!� Il �tait
arm� d'un fusil, il m'a couch� en joue et il a fait feu...

Le marquis s'interrompant, Mme Blanche r�ussit enfin � prendre sur soi
de s'approcher de lui.

Durant plus d'une minute, elle attacha sur lui ce regard froid et
persistant qui, dit-on, dompte les fous, puis lui secouant violemment
le bras:

--Revenez � vous, mon p�re!... dit-elle d'une voix rude, comprenez que
vous �tes le jouet d'une hallucination!... Il est impossible que vous
ayez vu... l'homme que vous dites.

Quel homme croyait avoir aper�u M. de Courtomieu, la jeune femme ne le
devinait que trop, mais elle n'osait, elle ne pouvait prononcer son
nom.

Le marquis, cependant, continuait, en phrases haletantes:

--Ai-je donc r�v�!... Non, c'est bien Lacheneur qui m'est apparu. J'en
suis s�r, et la preuve, c'est qu'il m'a rappel� une circonstance de
notre jeunesse, connue seulement de lui et de moi... C'�tait pendant
la Terreur, en 93, il �tait tout-puissant � Montaignac, moi, j'�tais
poursuivi pour avoir correspondu avec les �migr�s. Mes biens allaient
�tre confisqu�s, je croyais d�j� sentir la main du bourreau sur mon
�paule, quand Lacheneur, le brigand, me recueillit chez lui. Il me
cacha, le mis�rable, il me fournit un passeport, il sauva ma fortune
et il sauva ma t�te... Moi, je lui ai fait couper le cou. Voil�
pourquoi je l'ai revu. Je dois le rejoindre, il me l'a dit, je suis un
homme mort!...

Il se laissa retomber sur ses oreillers, releva le drap par dessus sa
t�te, et demeura tellement immobile et roide, que v�ritablement on e�t
pu croire que c'�tait un cadavre, dont la toile dessinait vaguement
les contours.

Muets d'horreur, les domestiques �changeaient des regards effar�s.

Tant d'infamie devait les confondre, incapables qu'ils �taient de
soup�onner quels calculs atroces pour faire �clore l'ambition dans une
�me de boue.

Pouvaient-ils se douter que jamais M. de Courtomieu n'avait pardonn� �
Lacheneur de l'avoir sauv�? Cela �tait cependant!...

Seule, Mme Blanche conservait sa pr�sence d'esprit au milieu de tous
ces gens �perdus.

Elle fit signe au valet de chambre de M. de Courtomieu de s'avancer,
et � voix basse:

--Il est impossible qu'on ait tir� sur mon p�re, dit-elle.

--Je vous demande pardon, mademoiselle, et m�me peu s'en est fallu
qu'on ne l'ait tu�.

--Comment le savez-vous?

--En d�shabillant M. le marquis, j'ai remarqu� qu'il avait � la t�te
une �raflure qui saignait... J'ai aussit�t examin� sa casquette, et
j'y ai constat� deux trous qui ne peuvent avoir �t� faits que par des
chevrotines.

Le digne valet de chambre �tait certes bien plus �mu que la jeune
femme.

--On aurait donc tent� d'assassiner mon p�re, murmura-t-elle, et la
frayeur expliquerait cet acc�s de d�lire... Comment savoir qui a os�
ce crime?

Le domestique hocha la t�te:

--Je soup�onne, dit-il, ce vieux maraudeur qui vient tuer nos
chevreuils en plein jour jusque sous nos fen�tres, mademoiselle le
conna�t... Chupin...

--Non, ce ne peut �tre lui.

--Ah! j'en mettrais pourtant la main au feu!... Il n'y a que lui dans
la commune capable de ce mauvais coup.

Mme Blanche ne pouvait dire quelles raisons lui affirmaient
l'innocence du vieux maraudeur. Pour rien au monde, elle n'e�t avou�
qu'elle l'avait rencontr� � plus d'une lieue du th��tre du crime,
qu'elle l'avait arr�t�, qu'elle avait caus� avec lui plus d'une
demi-heure, enfin qu'elle le quittait � l'instant...

Elle se tut. Aussi bien le m�decin arrivait.

Il d�couvrit--il dut presque employer la force--le visage de M.
de Courtomieu, l'examina longtemps, les sourcils fronc�s; puis,
brusquement, coup sur coup, ordonna des sinapismes, des applications
de glace sur le cr�ne, des sangsues, une potion qu'il fallait vite et
vite courir chercher � Montaignac. Tout le monde perdait la t�te.

Quand le m�decin se retira, Mme Blanche le suivit sur l'escalier:

--Eh bien! docteur, interrogea-t-elle.

Il eut un geste �quivoque, et d'une voix h�sitante:

--On se remet de cela, r�pondit-il.

Mais qu'importait � cette jeune femme, que son p�re se r�tablit ou
mour�t! Elle devait suivre d'un oeil sec toutes les phases de cette
maladie, la plus affreuse qui puisse terrasser un homme.

Ce qui n'emp�che que sa conduite fut cit�e.

Elle avait senti que si elle voulait mettre Martial dans son tort,
elle devait ramener l'opinion et s'improviser une r�putation toute
diff�rente de l'ancienne. Se faire un pi�destal o� elle poserait en
victime r�sign�e lui souriait. L'occasion �tait admirable; elle la
saisit.

Jamais fille d�vou�e ne prodigua � un p�re plus de soins touchants,
plus de d�licates attentions. Impossible de la d�cider � s'�loigner
une minute du chevet du malade. C'est � peine si la nuit elle
consentait � dormir une couple d'heures, sur un fauteuil, dans la
chambre m�me.

Mais pendant qu'elle restait l�, jouant ce r�le de soeur de charit�
qu'elle s'�tait impos�, sa pens�e suivait Chupin. Que faisait-il �
Montaignac? �piait-il Martial, ainsi qu'il l'avait promis?... Comme le
jour qu'elle lui avait fix� �tait lent � venir!...

Il vint enfin, ce jeudi tant attendu, et sur les deux heures, apr�s
avoir bien recommand� son p�re � tante M�die, Mme Blanche s'�chappa,
et d'un pied fi�vreux courut au rendez-vous.

Le vieux maraudeur l'attendait, assis sur un arbre renvers�. Il avait
presque sa physionomie d'autrefois. Depuis cinq jours qu'il avait une
pr�occupation, il avait presque cess� de boire, et son intelligence se
d�gageait des brouillards de l'ivresse.

--Parlez!... lui dit Mme Blanche.

--Volontiers! Seulement, je n'ai rien � vous conter.

--Ah!... vous n'avez pas surveill� le marquis de Sairmeuse.

--Votre mari?... faites excuse, je l'ai suivi comme son ombre. Mais
que voulez-vous que je vous en dise? Depuis le voyage du duc de
Sairmeuse � Paris c'est M. Martial qui commande. Ah! vous ne le
reconna�triez plus. Toujours en affaires, maintenant. D�s le
potron-minet il est debout, et il se couche comme les poules. Toute la
matin�e, il �crit des lettres. Dans l'apr�s-midi, il re�oit tous ceux
qui se pr�sentent. Lui qui �tait haut comme le temps, autrefois, il
fait le pas fier, le bon enfant, le c�lin, il donne des poign�es de
main au premier venu. Les officiers � demi-solde sont � pot et �
feu avec lui; il en a d�j� replac� cinq ou six, il a fait rendre la
pension � deux autres, jamais il ne sort, jamais il ne va en soir�e...

Il s'arr�ta, et pendant un bon moment, la jeune femme garda le
silence, �mue et confuse de la question qui lui montait aux l�vres.
Quelle humiliation!... Mais elle surmonta sa honte, et plus rouge que
le feu, d�tournant un peu la t�te:

--Il est impossible qu'il n'ait pas une ma�tresse!... dit-elle.

Chupin �clata de rire.

--Nous y voici donc!... fit-il avec une si outrageante familiarit� que
la jeune femme en fut r�volt�e, vous voulez parler de la fille de ce
sc�l�rat de Lacheneur, n'est-ce pas, de cette coquine effront�e de
Marie-Anne?

� l'accent haineux de Chupin, Mme Blanche comprit l'inutilit� de ses
m�nagements.

Elle ignorait encore que l'assassin ex�cre sa victime, uniquement
parce qu'il l'a tu�e.

--Oui, r�pondit-elle, c'est bien de Marie-Anne que j'entendais parler.

--Eh bien!... ni vu ni connu, il faut qu'elle ait fil�, la gueuse,
avec un autre de ses amants, Maurice d'Escorval.

--Vous vous trompez...

--Oh!... pas du tout!... De tous ces Lacheneur, il n'est rest� ici que
le fils Jean, qui vit comme un vagabond qu'il est, de pillage et de
vol... Nuit et jour, il erre dans les bois, le fusil sur l'�paule. Il
est effrayant � voir, maigre autant qu'un squelette, avec des yeux qui
brillent comme des charbons... S'il me rencontrait jamais, celui-l�,
mon compte serait vite r�gl�...

Mme Blanche avait p�li... C'�tait Jean Lacheneur qui avait tir� sur le
marquis de Courtomieu... elle n'en doutait pas...

--Eh bien! moi, dit-elle, je suis s�re que Marie-Anne est dans le
pays, � Montaignac probablement... Il me la faut, je la veux! T�chez
d'avoir d�couvert sa retraite lundi, nous nous retrouverons ici.

--Je chercherai, r�pondit Chupin.

Il chercha en effet; et avec ardeur, d�ployant toute son adresse: en
vain.

D'abord toutes ses d�marches �taient paralys�es par les pr�cautions
qu'il prenait contre Balstain et contre Jean Lacheneur. D'un autre
c�t�, personne dans le pays n'e�t consenti � lui donner le moindre
renseignement.

--Toujours rien! disait-il � Mme Blanche � chaque entrevue.

Mais elle ne se rendait pas... La jalousie ne se rend jamais, m�me �
l'�vidence.

Mme Blanche s'�tait dit que Marie-Anne lui avait enlev� son mari,
que Martial et elle s'aimaient, qu'ils cachaient leur bonheur aux
environs, qu'ils la raillaient et la bravaient... Donc cela devait
�tre, encore que tout lui d�montr�t le contraire...

Un matin, cependant, elle trouva son espion radieux.

--Bonne nouvelle!... lui cria-t-il d�s qu'il l'aper�ut, nous tenons
enfin la coquine!




XLIII


C'�tait le surlendemain du jour o�, sur l'ordre formel de l'abb�
Midon, Marie-Anne �tait all�e s'�tablir � la Borderie.

On ne s'entretenait que de cette prise de possession dans le pays, et
le testament de Chanlouineau �tait le texte de commentaires infinis.

--Voil� la fille de M. Lacheneur avec plus de deux cents pistoles de
rentes, faisaient les vieux d'un air grave, sans compter encore la
maison...

--Une honn�te fille n'aurait pas tant de chance que �a! murmuraient
quelques filles laides qui ne trouvaient pas de mari.

Jusqu'alors on n'�tait pas parfaitement s�r que Marie-Anne e�t �t� la
�bonne amie� de Chanlouineau. M�me apr�s la chute de M. Lacheneur on
apercevait entre eux une distance difficile � franchir. La donation
leva tous les doutes. Comment expliquer autrement cette magnificence
posthume?

Voil� cependant quelles grandes nouvelles Chupin apportait � Mme
Blanche et pourquoi, lui, toujours sombre, il paraissait si joyeux.

Elle l'�coutait, fr�missante de col�re, les poings si convulsivement
serr�s que les ongles lui entraient dans les chairs.

--Quelle audace!... r�p�tait-elle d'une voix �trangl�e, quelle
impudence!...

Le vieux maraudeur semblait de cet avis.

--Le fait est, grommela-t-il d'un air de d�go�t, qu'elle e�t pu
attendre que le lit de Chanlouineau f�t refroidi, avant de s'en
emparer.

Il branla la t�te, et comme en �-parte:

--Que chacun de ses amants lui en donne autant, et elle sera plus
riche qu'une reine, elle aura de quoi acheter Sairmeuse et Courtomieu.

Si Chupin avait eu l'intention de tisonner la rage de Mme Blanche, il
dut �tre satisfait.

--Et c'est une telle femme qui m'a enlev� le coeur de Martial!...
s'�cria-t-elle. C'est pour cette mis�rable qu'il m'abandonne!... Quels
philtres ces cr�atures font-elles donc boire � leurs dupes!...

L'indignit� pr�tendue de cette infortun�e, en qui sa jalousie lui
montrait une rivale, transportait Mme Blanche � ce point qu'elle
oubliait la pr�sence de Chupin; elle cessait de se contraindre, elle
livrait sans restrictions le secret de ses souffrances.

--Au moins, reprit-elle, �tes-vous bien s�r de ce que vous me dites,
p�re Chupin?

--Comme je suis s�r que vous �tes l�.

--Qui vous a dit tout cela?

--Personne... on a des yeux. J'ai pouss� hier jusqu'� la Borderie, et
j'ai vu tous les volets ouverts. Marie-Anne se carrait � une fen�tre.
Elle n'est seulement pas en deuil, la gueuse!...

C'est qu'en effet, jusqu'� ce jour, la pauvre Marie-Anne en avait
�t� r�duite � la robe que Mme d'Escorval lui avait pr�t�e le soir du
soul�vement, pour qu'elle p�t quitter ses habits d'homme.

Le vieux maraudeur voulait continuer � scarifier Mme Blanche de ses
observations m�chantes, elle l'interrompit d'un geste.

--Ainsi, demanda-t-elle, vous connaissez la Borderie?

--Pardienne!

--O� est-ce?

--Juste en face des moulins de l'Oiselle, de ce c�t� de la rivi�re, �
une lieue et demie d'ici, � peu pr�s...

--C'est juste. Je me rappelle maintenant. Y �tes-vous entr�
quelquefois?...

--Plus de cent fois, du vivant de Chanlouineau.

--Alors il faut me donner la topographie de l'habitation.

Les yeux de Chupin s'�carquill�rent prodigieusement.

--Vous dites?... interrogea-t-il, ne comprenant pas.

--Je veux dire: expliquez-moi comment la maison est b�tie.

--Ah!... comme cela, j'entends... Pour lors, elle est construite en
plein champ, � une demi-port�e de fusil de la grande route. Devant, il
y a une mani�re de jardin, et derri�re un grand verger qui n'est pas
clos de murs, mais seulement entour� d'une petite haie vive. Tout
autour sont des vignes, except� � gauche, o� se trouve un bocage qui
ombrage un cours d'eau.

Il s'arr�ta tout � coup, et clignant de l'oeil.

--Mais � quoi peuvent vous servir tous ces renseignements?
demanda-t-il.

--Que vous importe!... Comment est l'int�rieur?

--Comme partout: trois grandes chambres carrel�es qui se commandent,
une cuisine, une autre petite pi�ce noire...

--Voil� pour le rez-de-chauss�e. Passons � l'�tage sup�rieur.

--C'est que... dame!... je n'y suis jamais mont�.

--Tant pis. Comment sont meubl�es les pi�ces que vous avez
visit�es?...

--Comme celles de tous les paysans d'ici.

Personne, assur�ment, ne soup�onnait l'existence de cette chambre
magnifique du premier �tage, que Chanlouineau, dans sa folie,
destinait � Marie-Anne. Jamais il n'en avait parl�, m�me il avait
pris les plus grandes pr�cautions pour qu'on ne v�t pas apporter les
meubles.

--Combien de portes � la maison? poursuivit madame Blanche.

--Trois: une sur le jardin, une sur le verger; la troisi�me communique
avec l'�curie. L'escalier qui m�ne au premier �tage se trouve dans la
pi�ce du milieu.

--Et Marie-Anne est seule � la Borderie?...

--Toute seule pour le moment. Mais je suppose que son brigand de fr�re
ne tardera pas � aller demeurer avec elle...

Au lieu de r�pondre, Mme Blanche s'absorba dans une sorte de r�verie
si profonde et si prolong�e, que le vieux maraudeur, � la fin, s'en
impatienta.

Il osa lui toucher le bras, et de cette voix �touff�e de complices
m�ditant un mauvais coup:

--Eh bien! fit-il, que d�cidons-nous?...

La jeune femme tressaillit et frissonna, comme le malade qui tout �
coup, dans l'engourdissement de la douleur, entend le cliquetis des
terribles instruments du chirurgien...

--Mon parti n'est pas encore pris, r�pondit-elle, je r�fl�chirai, je
verrai...

Et remarquant la mine d�contenanc�e du vieux maraudeur:

--Je ne veux pas m'aventurer � la l�g�re, ajouta-t-elle vivement. Ne
perdez plus Martial de vue... S'il va � la Borderie, et il ira,
j'en dois �tre inform�e... S'il �crit, et il �crira, t�chez de vous
procurer une de ses lettres... D�sormais je veux vous voir tous les
deux jours... Ne vous endormez pas!... Songez � gagner la bonne place
que je vous r�serve � Courtomieu... Allez!...

Il s'�loigna, sans souffler mot, mais aussi sans prendre la peine de
dissimuler son d�sappointement et son m�contentement.

--Fiez-vous donc � toutes ces mijaur�es! grommela-t-il. Celle-l�
jetait les hauts cris, elle voulait tout tuer, tout br�ler, tout
d�truire, elle ne demandait qu'une occasion... L'occasion se pr�sente,
le coeur lui manque, elle recule... elle a peur!...

Le vieux maraudeur jugeait mal Mme Blanche.

Le mouvement d'horreur qu'elle venait de laisser voir �tait une
instinctive r�volte de la chair et non pas une d�faillance de son
inflexible volont�.

Ses r�flexions n'�taient pas de nature � d�sarmer sa haine.

Quoi que lui e�t dit Chupin, lequel, avec tout Sairmeuse, �tait
persuad� que la fille � Lacheneur revenait du Pi�mont, Mme Blanche
s'ent�tait � consid�rer ce voyage comme une fable ridicule.

Dans son opinion, Marie-Anne sortait tout simplement de la retraite o�
Martial avait jug� prudent de la cacher jusqu'� ce jour.

Or, pourquoi cette brusque apparition?

La vindicative jeune femme �tait pr�te � jurer que c'�tait une insulte
et une bravade � son adresse.

--Et je me r�signerais!... s'�cria-t-elle. Ah! j'arracherais mon coeur
s'il �tait capable d'une si indigne l�chet�.

La voix de sa conscience ne domina jamais le tumulte de sa passion.
Ses souffrances lui semblaient tout autoriser, et l'attentat de Jean
Lacheneur lui paraissait justifier d'avance les pires repr�sailles.

Elle ne reculait donc pas, mais une difficult� impr�vue l'arr�tait:

Elle avait r�v� une de ces vengeances raffin�es, telles qu'on en cite
dans les histoires, elle voulait une de ces revanches �clatantes
et soudaines, comme il s'en rencontre dans les romans, et elle ne
trouvait au service de ses rancunes qu'un crime vulgaire, absolument
indigne d'elle.

--Mieux vaut patienter encore, se disait-elle.

Et sa haine, alors, s'�garant en conceptions insens�es, elle imaginait
des combinaisons impossibles, ou r�vait des revirements inou�s...

Au surplus, elle �tait libre d�sormais de s'abandonner sans contrainte
ni contr�le � toutes ses inspirations.

Il n'y avait plus de soins � donner au marquis de Courtomieu.

Aux crises violentes de la d�mence, aux fr�n�sies de son premier
d�lire, l'an�antissement avait succ�d�, puis peu apr�s �tait venue la
morne stupeur de l'idiotisme.

Puis, un matin, le m�decin avait d�clar� son malade gu�ri.

Gu�ri!... Le corps �tait sauf, en effet, mais la raison avait
succomb�.

Toute trace d'intelligence avait disparu de cette physionomie
si mobile autrefois, et qui se pr�tait si bien � toutes les
transformations de l'hypocrisie la plus consomm�e.

Plus une �tincelle dans l'oeil, o� jadis p�tillaient l'esprit et la
ruse. Les l�vres, nagu�re si fines, pendaient avec une d�solante
expression d'h�b�tement.

Et nul espoir de gu�rison.

Une seule et unique passion: la table, rempla�ait toutes les passions
qui avaient agit� la vie de ce froid ambitieux.

Sobre autrefois, le marquis de Courtomieu mangeait maintenant avec la
plus d�go�tante voracit�. Chaque repas �tait une lutte o� il fallait
employer la force pour lui arracher les plats.

Il est vrai qu'il engraissait. Maigre au point d'�tre diaphane,
disaient jadis ses amis, il prenait du ventre et ses joues se
bouffissaient de mauvaise graisse.

Lev� de grand matin, il errait, corps sans �me, dans le ch�teau ou aux
environs, sans intentions, sans projet, sans but.

Conscience de soi, id�e de dignit�, notion du bien et du mal, pens�e,
m�moire, il avait tout perdu. L'instinct de la conservation m�me, le
dernier qui meure en nous, l'abandonnait, il fallait le surveiller
comme un enfant.

Souvent, lorsque le marquis vaguait dans les jardins immenses du
ch�teau, Mme Blanche, accoud�e � sa fen�tre, le suivait des yeux, le
coeur serr� par un myst�rieux effroi.

Mais cet avertissement de la Providence, loin de la faire rentrer
en soi-m�me, exaltait encore ses d�sirs et ses esp�rances de
repr�sailles.

--Qui ne pr�f�rerait la mort � cet �pouvantable malheur!...
murmurait-elle. Ah! Jean Lacheneur est plus cruellement veng� que si
sa balle e�t port�. C'est une vengeance comme celle-l� que je veux, il
me la faut, elle m'est due, je l'aurai!...

Ses ind�cisions ne l'emp�chaient pas de voir Chupin tous les deux
ou trois jours comme elle se l'�tait promis, tant�t seule, le plus
souvent accompagn�e de tante M�die qui faisait le guet.

Le vieux maraudeur venait exactement, encore qu'il commen��t � avoir
plein le dos de ce m�tier d'espion.

--C'est que je risque gros, moi, � ce jeu-l�, grognait-il. J'esp�rais
que Jean Lacheneur irait habiter la Borderie avec sa soeur; il y
serait tr�s-bien... pas du tout! Le brigand continue � vagabonder son
fusil sous le bras et � coucher � la belle �toile dans les bois. Quel
gibier chasse-t-il? Le p�re Chupin naturellement. D'un autre c�t�, je
sais que mon sc�l�rat d'aubergiste de l�-bas a abandonn� son auberge
et qu'il a disparu. O� est-il? Peut-�tre derri�re un de ces arbres, en
train de choisir l'endroit de ma peau o� il va planter son couteau...
On ne vit pas tranquille avec deux gredins comme ceux-l� apr�s ses
chausses, et les promenades surtout ne valent rien...

Ce qui irritait particuli�rement le vieux maraudeur, c'est qu'apr�s
deux mois de la surveillance la plus attentive, il �tait arriv� �
cette conviction que si Martial et Marie-Anne avaient eu des relations
autrefois, tout �tait fini entre eux.

C'�tait ce dont Mme Blanche ne voulait pas convenir.

--Dites qu'ils sont plus fins que vous, p�re Chupin! r�pondait-elle.

--Fins!... et comment?... Depuis que j'�pie M. Martial, il n'a pas
d�pass� une seule fois les fortifications de Montaignac. D'un autre
c�t�, le facteur de Sairmeuse, adroitement interrog� par ma femme, a
d�clar� qu'il n'avait pas port� une seule lettre � la Borderie...

Il est s�r que sans l'espoir d'une douce et s�re retraite �
Courtomieu, Chupin e�t brusquement abandonn� la partie...

Et m�me, en d�pit de cette perspective, et malgr� des promesses sans
cesse renouvel�es, d�s le milieu du mois d'ao�t, il avait presque
enti�rement cess� toute surveillance.

S'il venait encore aux rendez-vous, c'est qu'il avait pris la douce
habitude de r�clamer � chaque fois quelque argent pour ses frais.

Et quand Mme Blanche lui demandait, comme toujours, l'emploi du temps
de Martial, il racontait effront�ment tout ce qui lui passait par la
t�te.

Mme Blanche s'en aper�ut. C'�tait au commencement de septembre. Un
jour, elle l'interrompit d�s les premiers mots, et le regardant
fixement:

--Ou vous me trahissez, dit-elle, ou vous n'�tes qu'un imb�cile...
choisissez. Hier, Martial et Marie-Anne se sont promen�s ensemble un
quart d'heure au carrefour de la Croix-d'Arcy.




XLIV


C'�tait un honn�te homme, ce vieux m�decin de Vigano, qui avait tout
quitt� pour voler au secours de Marie-Anne. Son intelligence �tait
sup�rieure, comme son coeur, il connaissait la vie pour avoir aim�
et souffert, et il devait � l'exp�rience deux vertus sublimes:
l'indulgence et la charit�.

� un tel homme, une soir�e de causerie suffisait pour p�n�trer
Marie-Anne. Aussi, pendant les quinze jours qu'il resta cach� � la
Borderie, mit-il tout en oeuvre pour rassurer cette infortun�e qui se
confiait � lui, pour la rassurer, pour la r�habiliter en quelque sorte
� ses propres yeux.

R�ussit-il? Assur�ment il l'esp�ra.

Mais d�s qu'il se fut �loign�, Marie-Anne, livr�e aux inspirations de
la solitude, ne sut plus r�agir contre la tristesse qui de plus en
plus l'envahissait.

Beaucoup, cependant, � sa place, eussent repris leur s�r�nit� et m�me
se fussent r�jouies.

N'avait-elle pas r�ussi � dissimuler une de ces fautes qui,
d'ordinaire, � la campagne surtout, ne se c�lent jamais!

Qui donc la soup�onnait, except� peut-�tre l'abb� Midon? Personne,
elle en �tait convaincue, et c'�tait vrai.

Chupin lui-m�me, son ennemi, ne se doutait de rien. Pr�occup� de
surveiller les d�marches de Martial � Montaignac, il n'�tait pas
venu une seule fois r�der autour de la Borderie pendant le s�jour du
docteur.

Donc Marie-Anne n'avait plus rien � craindre et elle avait tout �
esp�rer.

Mais cette conviction m�me ne pouvait lui rendre le calme.

C'est qu'elle �tait de ces �mes hautes et fi�res, plus sensibles au
murmure de la conscience qu'aux clameurs de l'opinion.

Dans le public, on lui attribuait trois amants: Chanlouineau, Martial
et Maurice, on les lui avait jet�s au visage, mais cette calomnie ne
l'avait pas �mue. Ce qui la torturait, c'�tait ce qu'on ne savait pas:
la v�rit�.

Cette am�re pens�e: j'ai failli, ne la quittait pas, et pareille � un
ver log� au coeur d'un bon fruit, la minait sourdement et la tuait.

Et ce n'�tait pas tout!

L'instinct sublime de la maternit� s'�tait �veill� en elle le soir du
d�part du m�decin. Quand elle l'entendit s'�loigner, emportant
son enfant, elle sentit au dedans d'elle-m�me comme un horrible
d�chirement. Ne le reverrait-elle donc plus, ce petit �tre qui lui
�tait deux fois cher par la douleur et par les angoisses? Les larmes
jaillirent de ses yeux, � cette id�e que son premier sourire ne serait
pas pour elle.

Ah!... sans le souvenir de Maurice, comme elle e�t fi�rement brav�
l'opinion et gard� son enfant!...

Sa nature sinc�re et vaillante e�t moins souffert des humiliations que
de cet abandon si douloureux et du continuel mensonge de sa vie.

Mais elle avait promis: Maurice �tait son mari, en d�finitive, le
ma�tre, et la raison lui disait qu'elle devait conserver pour lui, non
son honneur, h�las!... mais les apparences de l'honneur...

Enfin, et pour comble, son sang se figeait dans ses veines, quand elle
pensait � son fr�re.

Ayant appris que Jean r�dait dans le pays, elle avait envoy� � sa
recherche, et apr�s bien des tergiversations, un soir, il se d�cida �
para�tre � la Borderie.

Rien qu'� le voir, son fusil double � l'�paule, maintenu par la
bretelle, on s'expliquait les terreurs de Chupin.

Ce malheureux, dont la physionomie cauteleuse �cartait les amis au
temps de sa prosp�rit�, avait en sa mis�re l'expression farouche du
d�sespoir pr�t � tout. Sa maigreur, son teint h�l� et tann� par les
intemp�ries faisaient para�tre plus profonds et plus noirs ses yeux o�
la haine flambait, furibonde, ardente, permanente...

Litt�ralement ses habits s'en allaient en lambeaux.

Quand il entra, Marie-Anne recula �pouvant�e; elle ne le reconnaissait
pas; elle ne le remit qu'� la voix quand il dit:

--C'est moi, ma soeur!...

--Toi!... balbutia-t-elle, mon pauvre Jean!... toi!

Il s'examina de la t�te aux pieds, et d'un air d'atroce raillerie:

--Le fait est, pronon�a-t-il, que je ne voudrais pas me rencontrer �
la brune au coin d'un bois...

Marie-Anne frissonna. Il lui semblait sous cette phrase ironique, �
travers cette moquerie de soi, deviner une menace.

--Mais aussi, mon pauvre fr�re, reprit-elle tr�s-vite, quelle vie est
la tienne!... Pourquoi n'es-tu pas venu plus t�t?... Heureusement
te voici!... Nous ne nous quitterons plus, n'est-ce pas, tu ne
m'abandonneras pas, j'ai tant besoin d'affection et de protection!...
Tu vas demeurer avec moi...

--C'est impossible, Marie-Anne.

--Et pourquoi, mon Dieu!

Une fugitive rougeur empourpra les pommettes saillantes de Jean
Lacheneur, il parut ind�cis, puis prenant son parti:

--Parce que, r�pondit-il, j'ai le droit de disposer de ma vie, mais
non de la tienne... Nous ne devons plus nous conna�tre. Je te renie
aujourd'hui pour que tu puisses me renier un jour. Oui, je te renie,
toi qui es ma seule, mon unique affection... Tes plus cruels ennemis
ne t'ont jamais calomni�e autant que moi...

Il s'arr�ta, h�sita une seconde et ajouta:

--J'ai �t� jusqu'� dire tout haut, dans un cabaret o� il y avait bien
quinze personnes, que jamais je ne mettrais les pieds dans une maison
qui t'avait �t� donn�e par Chanlouineau, parce que...

--Jean!... malheureux! tu as dit cela, toi, mon fr�re!...

--Je l'ai dit. Il faut qu'on nous sache mortellement brouill�s, pour
que jamais, quoi que je fasse, on ne vous accuse de complicit�, toi ou
Maurice d'Escorval.

Marie-Anne �tait comme p�trifi�e.

--Il est fou!... murmura-t-elle.

--En ai-je v�ritablement l'air?...

Elle secoua la stupeur qui la paralysait, et saisissant les poignets
de son fr�re qu'elle serrait � les briser:

--Que veux-tu faire?... r�p�ta-t-elle. Que veux-tu donc faire?...

--Rien!... laisse-moi, tu me fais mal.

--Jean!...

--Ah! laisse-moi! fit-il en se d�gageant.

Un pressentiment horrible, douloureux comme une blessure, traversa
l'esprit de Marie-Anne...

Elle recula, et avec un accent proph�tique:

--Prends garde, pronon�a-t-elle, prends bien garde, mon fr�re!...
C'est attirer le malheur sur soi que d'empi�ter sur la justice de
Dieu!

Mais rien, d�sormais, ne pouvait �mouvoir ou seulement toucher Jean
Lacheneur. Il eut un �clat de rire strident, et faisant sonner de la
paume de la main la batterie de son fusil:

--Voici ma justice, � moi!... s'�cria-t-il.

Accabl�e de douleur, Marie-Anne s'affaissa sur une chaise.

Elle reconnaissait en son fr�re, cette id�e fixe, fatale, qui un jour
s'�tait empar�e du cerveau de leur p�re, � laquelle il avait tout
sacrifi�, famille, amis, fortune, le pr�sent et l'avenir, l'honneur
m�me de sa fille, qui avait fait verser des flots de sang, qui avait
co�t� la vie � des innocents, et qui enfin l'avait conduit lui-m�me �
l'�chafaud.

--Jean, murmura-t-elle, souviens-toi de notre p�re.

Le fils de Lacheneur devint livide, ses poings se crisp�rent, mais il
eut la force de refouler sa col�re pr�s d'�clater.

Il s'avan�a vers sa soeur, et froidement, d'un ton pos�, qui ajoutait
� l'effroyable violence de ses menaces:

--C'est parce que je me souviens du p�re, dit-il, que justice sera
faite. Ah! les coquins n'auraient pas tant d'audace, si tous les fils
avaient ma r�solution. Un sc�l�rat h�siterait � s'attaquer � un homme
de bien, s'il avait � se dire: �Je puis frapper cet honn�te homme,
mais j'aurai ensuite � compter avec ses enfants. Ils s'acharneront
apr�s moi et apr�s les miens, et ils nous poursuivront sans paix ni
tr�ve, sans cesse, partout, impitoyablement. Leur haine, toujours
arm�e et �veill�e, nous escortera, nous entourera, ce sera une guerre
de sauvages, implacable, sans merci. Je ne sortirai plus sans craindre
un coup de fusil, je ne porterai plus une bouch�e de pain � ma bouche
sans redouter le poison... Et jusqu'� ce que nous ayons succomb� tous,
moi et les miens, nous aurons, r�dant autour de notre maison, guettant
pour s'y glisser, une porte entreb�ill�e, la mort, le d�shonneur, la
ruine, l'infamie, la mis�re!...�

Il s'interrompit, riant d'un rire nerveux, et plus lentement encore:

--Voil�, poursuivit-il, ce que les Sairmeuse et les Courtomieu ont �
attendre de moi.

Il n'y avait pas � se m�prendre sur la port�e des menaces de Jean
Lacheneur.

Ce n'�tait pas l� les vaines impr�cations de la col�re. Son air grave,
son ton pos�, son geste automatique, trahissaient une de ces rages
froides qui durent la vie d'un homme.

Lui-m�me prit soin de le faire bien entendre, car il ajouta entre ses
dents:

--Sans doute, les Sairmeuse et les Courtomieu sont bien haut et moi je
suis bien bas; mais quand le ver blanc, qui est gros comme mon pouce,
se met aux racines d'un ch�ne l'arbre immense meurt...

Marie-Anne ne comprenait que trop l'inanit� de ses larmes et de ses
pri�res...

Et cependant elle ne pouvait pas, elle ne devait pas laisser son fr�re
s'�loigner ainsi.

Elle se laissa glisser � genoux, et les mains jointes, d'une voix
suppliante:

--Jean, dit-elle, je t'en conjure, renonce � tes projets impies...
Au nom de notre m�re, reviens � toi; ce sont des crimes que tu
m�dites!...

Il l'�crasa d'un regard plein de m�pris pour ce qu'il jugeait une
faiblesse indigne; mais, presqu'aussit�t, haussant les �paules:

--Laissons cela, fit-il, j'ai eu tort de te confier mes esp�rances...
Ne me fais pas regretter d'�tre venu!...

Alors Marie-Anne essaya autre chose, elle se redressa, contraignant
ses l�vres � sourire, et, comme si rien ne se f�t pass�, elle pria
Jean de lui donner au moins la soir�e et de partager son modeste
souper.

--Reste, lui disait-elle, qu'est-ce que cela peut te faire?... rien,
n'est-ce pas? Tu me rendras si heureuse! Puisque c'est la derni�re
fois que nous nous voyons d'ici des ann�es, accorde-moi quelques
heures, tu seras libre apr�s. Il y a si longtemps que nous ne nous
sommes vus, j'ai tant souffert, j'ai tant de choses � te dire! Jean,
mon fr�re a�n�, ne m'aimes-tu donc plus!...

Il e�t fallu �tre de bronze pour rester insensible � de telles
pri�res; le coeur de Jean Lacheneur se gonflait d'attendrissement;
ses traits contract�s se d�tendaient, une larme tremblait entre ses
cils...

Cette larme, Marie-Anne la vit, elle crut qu'elle l'emportait, et
battant des mains:

--Ah!... tu restes, s'�cria-t-elle, tu restes, c'est dit!...

Non. Jean se roidit, en un effort supr�me, contre l'�motion qui le
p�n�trait, et d'une voix rauque:

--Impossible, r�p�ta-t-il, impossible.

Puis, comme sa soeur s'attachait � lui, comme elle le retenait par
ses v�tements, il l'attira entre ses bras et la serrant contre sa
poitrine:

--Pauvre soeur, pronon�a-t-il, pauvre Marie-Anne, tu ne sauras jamais
tout ce qu'il m'en co�te de te refuser, de me s�parer de toi... Mais
il le faut. D�j�, en venant ici, j'ai commis une imprudence. C'est que
tu ne peux savoir � quels p�rils tu serais expos�e si on soup�onnait
une entente entre nous. Je veux le calme et le bonheur, pour Maurice
et pour toi, vous m�ler � mes luttes enrag�es serait un crime. Quand
vous serez mari�s, pensez � moi quelquefois, mais ne cherchez pas � me
revoir, ni m�me � savoir ce que je deviens. Un homme comme moi rompt
avec la famille, il combat, triomphe ou p�rit seul.

Il embrassait Marie-Anne avec une sorte d'�garement, et comme elle se
d�battait, comme elle ne le l�chait toujours pas, il la souleva, la
porta jusqu'� une chaise et brusquement s'arracha � ses �treintes.

--Adieu!... cria-t-il, quand tu me reverras, le p�re sera veng�.

Elle se dressa pour se jeter sur lui, pour le retenir encore; trop
tard.

Il avait ouvert la porte et s'�tait enfui.

--C'est fini, murmura l'infortun�e, mon fr�re est perdu. Rien ne
l'arr�tera plus maintenant.

Une crainte vague et cependant terrifiante, inexplicable et qui avait
l'horreur de la r�alit�, �treignait son coeur jusqu'au spasme.

Elle se sentait comme entra�n�e dans un tourbillon de passions, de
haines, de vengeances et de crimes, et une voix lui disait qu'elle y
serait mis�rablement bris�e.

Le cercle fatal du malheur qui l'entourait allait se r�tr�cissant
autour d'elle de jour en jour.

Mais d'autres soucis devaient la distraire de ces pressentiments
fun�bres.

Un soir, pendant qu'elle dressait sa petite table dans la premi�re
pi�ce de la Borderie, elle entendit � la porte, qui �tait ferm�e au
verrou, comme le bruissement d'une feuille de papier qu'on froisse.

Elle regarda. On venait de glisser une lettre sous la porte.

Bravement, sans h�siter, elle courut ouvrir... personne!

Il faisait nuit, elle ne distingua rien dans les t�n�bres, elle pr�ta
l'oreille, pas un bruit ne troubla le silence.

Toute agit�e d'un tremblement nerveux, elle ramassa la lettre,
s'approcha de la lumi�re et regarda l'adresse:

--Le marquis de Sairmeuse! balbutia-t-elle, stup�fi�e.

Elle venait de reconna�tre l'�criture de Martial.

Ainsi il lui �crivait, il osait lui �crire!...

Le premier mouvement de Marie-Anne fut de br�ler cette lettre, et d�j�
elle l'approchait de la flamme, quand le souvenir de ses amis cach�s �
la ferme du p�re Poignot l'arr�ta.

--Pour eux, pensa-t-elle, il faut que je la lise...

Elle brisa le cachet aux armes de Sairmeuse et lut:

�Ma ch�re Marie-Anne,

�Peut-�tre avez-vous devin� l'homme qui a su imprimer aux �v�nements
une direction toute nouvelle et certainement surprenante.

�Peut-�tre avez-vous compris les inspirations qui le guident.

�S'il en est ainsi, je suis r�compens� de mes efforts, car vous ne
pouvez plus me refuser votre amiti� et votre estime...

�Cependant, mon oeuvre de r�paration n'est pas achev�e. J'ai tout
pr�par� pour la r�vision du jugement qui a condamn� � mort le baron
d'Escorval, ou pour son recours en gr�ce.

�Vous devez savoir o� se cache M. d'Escorval, faites-lui conna�tre mes
desseins, sachez de lui ce qu'il pr�f�re ou de la r�vision ou de sa
gr�ce pure et simple.

�S'il se d�cide pour un nouveau jugement, j'aurai pour lui un
sauf-conduit de Sa Majest�.

�J'attends une r�ponse pour agir.

�MARTIAL DE SAIRMEUSE.�

Marie-Anne eut comme un �blouissement.

C'�tait la seconde fois que Martial l'�tonnait par la grandeur de sa
passion.

Voil� donc de quoi �taient capables deux hommes qui l'avaient aim�e et
qu'elle avait repouss�s!

L'un, Chanlouineau, apr�s �tre mort pour elle, la prot�geait encore...

L'autre, le marquis de Sairmeuse, lui sacrifiait les convictions de
sa vie et les pr�jug�s de sa race, et jouait, pour elle, avec une
magnifique imprudence, la fortune politique de sa maison...

Et cependant, celui qu'elle avait choisi, l'�lu de son �me, le p�re
de son enfant, Maurice d'Escorval, depuis cinq mois qu'il l'avait
quitt�e, n'avait pas donn� signe de vie.

Mais toutes ces pens�es confuses s'effac�rent devant un doute terrible
qui lui vint:

--Si la lettre de Martial cachait un pi�ge!

Le soup�on ne se discute ni se s'explique: il est ou il n'est pas.

Tout � coup, brusquement, sans raison, Marie-Anne passa de la plus
vive admiration � la plus extr�me d�fiance.

--Eh! s'�cria-t-elle, le marquis de Sairmeuse serait un h�ros, s'il
�tait sinc�re!...

Or, elle ne voulait pas qu'il f�t un h�ros.

D�j� elle en �tait � s'en vouloir comme d'une vilaine action,
d'avoir pu, d'avoir os� comparer Maurice d'Escorval et le marquis de
Sairmeuse.

Le r�sultat de ses soup�ons fut qu'elle h�sita cinq jours � se rendre
� l'endroit o� d'ordinaire l'attendait le p�re Poignot.

Elle n'y trouva pas l'honn�te fermier, mais l'abb� Midon, fort inquiet
de son absence.

C'�tait la nuit, mais Marie-Anne, heureusement, savait la lettre de
Martial par coeur.

L'abb� la lui fit r�citer � deux reprises, tr�s-lentement la seconde
fois, et quand elle eut termin�:

--Ce jeune homme, dit le pr�tre, a les vices et les pr�jug�s de sa
naissance et de son �ducation, mais son coeur est noble et g�n�reux.

Et comme Marie-Anne exposait ses soup�ons:

--Vous vous trompez, mon enfant, interrompit-il, le marquis est
certainement sinc�re. Ne pas profiter de sa g�n�rosit�, serait une
faute.... � mon avis, du moins. Confiez-moi cette lettre, nous
nous consulterons, le baron et moi, et demain je vous dirai notre
d�cision...

Marie-Anne s'�loigna, toute agit�e, et s'indignant de son agitation.

L'abb�, cet homme de tant d'exp�rience, et si froid, avait �t� �mu des
proc�d�s de Martial et les avait admir�s. Il l'avait lou� avec une
sorte d'enthousiasme, et il �tait all� jusqu'� dire que ce jeune
marquis de Sairmeuse, combl� d�j� de tous les avantages de la
naissance et de la fortune, cachait peut-�tre, sous son insouciance
affect�e, un g�nie sup�rieur...

Elle s'arr�tait complaisamment � ces �loges de l'abb�, puis, tout �
coup, s'en irritant:

--Eh! que m'importe!... r�p�tait-elle, que m'importe!...

L'abb� Midon l'attendait avec une impatience f�brile, quand elle le
rejoignit, vingt-quatre heures plus tard.

--M. d'Escorval est enti�rement de mon avis, lui dit-il, nous devons
nous abandonner au marquis de Sairmeuse. Seulement, le baron, qui est
innocent, ne peut pas, ne veut pas accepter de gr�ce. Il demande la
r�vision de l'inique jugement qui l'a condamn�.

Encore qu'elle d�t pressentir cette d�termination, Marie-Anne parut
stup�fi�e.

--Quoi!... dit-elle, M. d'Escorval se livrera � ses ennemis, il se
constituera prisonnier!...

--Le marquis de Sairmeuse ne promet-il pas un sauf conduit du roi?

--Oui.

--Eh bien!...

Elle ne trouva pas d'objection, et d'un ton soumis:

--Puisqu'il en est ainsi, monsieur le cur�, dit-elle, je vous
demanderai le brouillon de la lettre que je dois �crire � M. Martial.

Le pr�tre fut un moment sans r�pondre. Il �tait �vident qu'il reculait
devant ce qu'il avait � dire. Enfin, se d�cidant:

--Il ne faut pas �crire, fit-il.

--Cependant...

--Ce n'est pas que je me d�fie, je le r�p�te, mais une lettre est
indiscr�te, elle n'arrive pas toujours � son adresse, ou elle
s'�gare... Il faut que vous voyez M. de Sairmeuse...

Marie-Anne recula, plus �pouvant�e que si un spectre e�t jailli de
terre sous ses pieds.

--Jamais! monsieur le cur�, s'�cria-t-elle, jamais!...

L'abb� Midon ne parut pas s'�tonner.

--Je comprends votre r�sistance, mon enfant, pronon�a-t-il doucement;
votre r�putation n'a que trop souffert des assiduit�s du marquis de
Sairmeuse...

--Oh! monsieur, je vous en prie...

--Il n'y a pas � h�siter, mon enfant, le devoir parle... Vous devez ce
sacrifice au salut d'un innocent perdu par votre p�re...

Et aussit�t, s�r de l'empire de ce grand mot, devoir, sur cette
infortun�e, il lui expliqua tout ce qu'elle aurait � dire, et il ne la
quitta qu'apr�s qu'elle lui e�t promis d'ob�ir...

Elle avait promis, l'id�e ne lui vint pas de manquer � sa promesse,
et elle fit prier Martial de se trouver au carrefour de la
Croix-d'Arcy... Mais jamais sacrifice ne lui avait �t� si douloureux.

Cependant, la cause de sa r�pugnance n'�tait pas celle que croyait
l'abb� Midon. Sa r�putation!... h�las! elle la savait � jamais perdue.
Non, ce n'�tait pas cela!...

Quinze jours plus t�t, elle ne se f�t pas seulement inqui�t�e de cette
entrevue. Alors elle ne ha�ssait plus Martial, il est vrai, mais il
lui �tait absolument indiff�rent, tandis que maintenant...

Peut-�tre, en choisissant pour le rencontrer le carrefour de la
Croix-d'Arcy, peut-�tre esp�rait-elle que cet endroit, qui lui
rappelait tant de cruels souvenirs, lui rendrait quelque chose de ses
sentiments d'autrefois...

Tout en suivant le chemin qui conduisait au rendez-vous, elle se
disait que sans doute Martial la blesserait par ce ton de galanterie
l�g�re qui lui �tait habituel, et elle s'en r�jouissait...

En cela elle se trompait.

Martial �tait extr�mement �mu, elle le remarqua, si troubl�e qu'elle
f�t elle-m�me, mais il ne lui adressa pas une parole qui n'e�t trait �
l'affaire du baron.

Seulement, quand elle eut termin�, lorsqu'il eut souscrit � toutes les
conditions:

--Nous sommes amis, n'est-ce pas? demanda-t-il tristement.

D'une voix expirante elle r�pondit:

--Oui.

Et ce fut tout. Il remonta sur son cheval que tenait un domestique et
reprit � fond de train la route de Montaignac.

Clou�e sur place, haletante, la joue en feu, remu�e jusqu'au plus
profond d'elle-m�me, Marie-Anne le suivit un moment des yeux, et alors
une clart� fulgurante se fit dans son �me.

--Mon Dieu! s'�cria-t-elle, quelle indigne cr�ature suis-je donc!...
Est-ce que je n'aime pas, est-ce que je n'aurais jamais aim� Maurice,
mon mari, le p�re de mon enfant?

Sa voix tremblait encore d'une affreuse �motion quand elle raconta �
l'abb� Midon les d�tails de l'entrevue. Mais il ne s'en aper�ut pas.
Il ne songeait qu'au salut de M. d'Escorval.

--Je savais bien, pronon�a-t-il, que Martial dirait _Amen_ � tout. Je
le savais si bien que toutes les mesures sont prises pour que le baron
quitte la ferme... Il attendra, cach� chez vous, le sauf-conduit de Sa
Majest�...

Et comme Marie-Anne s'�tonnait de la rapidit� de cette d�cision:

--L'�troitesse du grenier et la chaleur compromettent la convalescence
du baron, poursuivit l'abb�. Ainsi, appr�tez tout chez vous pour
demain soir... La nuit venue, un des fils Poignot vous portera, en
deux voyages, tout ce que nous avons ici. Vers onze heures, nous
installerons M. d'Escorval sur une charrette, et, ma foi!... nous
souperons tous � la Borderie...

Tout en regagnant son logis:

--Le ciel vient � notre secours, pensait Marie-Anne.

Elle songeait qu'elle ne serait plus seule, qu'elle aurait pr�s d'elle
Mme d'Escorval, qui lui parlerait de Maurice, et que tous ces amis qui
l'entoureraient l'aideraient � chasser cette pens�e de Martial qui
l'obs�dait.

Aussi, le lendemain �tait-elle plus gaie qu'elle ne l'avait �t� depuis
bien des mois, et une fois, tout en arrangeant son petit m�nage, elle
se surprit � chanter.

Huit heures sonnaient, quand elle entendit un coup de sifflet...

C'�tait le signal du fils Poignot, qui apportait un fauteuil de
malade, qu'on avait eu bien de la peine � se procurer, la trousse et
la bo�te de m�dicaments de l'abb� Midon, et un sac plein de livres...

Tous ces objets, Marie-Anne les disposa dans cette chambre du premier
�tage, que Chanlouineau avait voulu si magnifique pour elle, et
qu'elle destinait au baron...

Elle sortit ensuite pour aller au devant du fils Poignot, qui avait
annonc� qu'il allait revenir...

La nuit �tait noire, Marie-Anne se h�tait... elle n'aper�ut pas dans
son petit jardin, pr�s d'un massif de lilas, deux ombres immobiles...




XLV


Pris par Mme Blanche en flagrant d�lit de mensonge ou tout au moins de
n�gligence, Chupin demeura un moment interloqu�.

Il voyait s'�vanouir cette perspective tant caress�e d'une retraite
� Courtomieu; il voyait se tarir brusquement une source de faciles
b�n�fices qui lui permettaient d'�pargner son tr�sor et m�me de le
grossir.

N�anmoins il reprit son assurance, et d'un beau ton de franchise:

--Il se peut bien que je ne sois qu'une b�te, dit-il � la jeune
femme, mais je ne tromperais pas un enfant. On vous aura fait un faux
rapport.

Mme Blanche haussa les �paules.

--Je tiens, dit-elle, mes renseignements de deux personnes qui,
certes, ignoraient l'int�r�t qu'ils avaient pour moi, et qui n'ont pu
s'entendre...

--Aussi vrai que le soleil nous �claire, je vous jure...

--Ne jurez pas... Avouez tout simplement avoir manqu� de z�le.

L'accent de la jeune femme trahissait une certitude si forte, que
Chupin cessa de nier et changea de tactique.

Se grimant d'humilit�, il confessa que la veille, en effet, il s'�tait
rel�ch� de sa surveillance; il avait eu des affaires, un de ses gars,
le cadet, s'�tait foul� le pied, puis il avait rencontr� des amis, on
l'avait entra�n� au cabaret, on l'avait r�gal�, il avait bu plus que
de coutume, de sorte que...

Il parlait de ce ton pleurnicheur et patelin qui est la ressource
supr�me de tout paysan serr� de pr�s, et � chaque moment il
s'interrompait pour affirmer sur sa grande foi son repentir, ou pour
se bourrer de coups de poing en s'adressant des injures.

--Vieil ivrogne! disait-il, cela t'apprendra... Maudite boisson!...

Mais ce luxe de protestations, loin de rassurer Mme Blanche, ne
faisait que fortifier le soup�on qui lui �tait venu.

--Tout cela est bel et bien, p�re Chupin, interrompit-elle d'un
ton fort sec, qu'allez-vous faire maintenant pour r�parer votre
maladresse?...

Une fois encore la physionomie du vieux maraudeur changea, et,
feignant la plus violente col�re:

--Ce que je compte faire!... s'�cria-t-il; oh! on le verra bien. Je
prouverai qu'on ne se moque pas de moi impun�ment. D'abord, je plante
l� le marquis de Sairmeuse pour ne m'occuper que de cette gueuse de
Marie-Anne. Tout pr�s de la Borderie, il y a un petit bocage; d�s ce
soir je m'y installe, et je veux que le diable me br�le s'il entre un
chat dans la maison sans que je le voie.

--Peut-�tre votre id�e est-elle bonne.

--Oh! j'en r�ponds.

Mme Blanche n'insista pas, mais sortant sa bourse de sa poche, elle en
tira trois louis qu'elle tendit � Chupin, en lui disant:

--Prenez, et surtout ne vous enivrez plus. Encore une faute comme
celle-ci, et je me verrais forc�e de m'adresser � un autre.

Le vieux maraudeur s'en alla sifflotant et tout tranquillis�.

On l'employait encore, donc il pouvait toujours compter sur ses
invalides...

Il avait tort de se rassurer ainsi. La g�n�rosit� de Mme Blanche
n'�tait qu'une ruse destin�e � masquer ses d�fiances.

--Je ne dois rien en laisser para�tre, pensait-elle, tant que je
n'aurai pas une preuve.

Et dans le fait, pourquoi ne l'e�t-il pas trahie, ce mis�rable, dont
le m�tier �tait de trahir!... Quelle raison avait-elle d'ajouter foi
� ses rapports? Elle le payait!... La belle affaire! D'autres, en le
payant mieux devaient certainement avoir la pr�f�rence!

Qui assurait Mme Blanche que, tandis qu'elle pensait faire surveiller,
elle n'�tait pas surveill�e elle-m�me!... Elle e�t reconnu � ce trait
la duplicit� du marquis de Sairmeuse, de son mari.

Mais comment savoir et savoir vite surtout? Ah! elle n'apercevait
qu'un moyen, d�sagr�able sans doute, mais s�r: �pier elle-m�me son
espion.

Cette id�e l'obs�da si bien, que le d�ner termin�, et comme la nuit
tombait, elle appela tante M�die.

--Prends ta mante, bien vite, tante, commanda-t-elle, j'ai une course
� faire et tu m'accompagnes.

La parente pauvre �tendit la main vers un cordon de sonnette, sa ni�ce
l'arr�ta.

--Tu te passeras de femme de chambre, lui dit-elle, je ne veux pas
qu'on sache au ch�teau que nous sortons.

--Nous irons donc seules?

--Seules.

--Comme cela, � pied, la nuit...

--Je suis press�e, tante, interrompit durement Mme Blanche, et je
t'attends.

En un clin d'oeil la parente pauvre fut pr�te.

On venait de coucher le marquis de Courtomieu, les domestiques
d�naient, Mme Blanche et tante M�die purent gagner, sans �tre vues,
une petite porte du jardin qui donnait sur la campagne.

--O� allons-nous, mon Dieu!... g�missait tante M�die.

--Que t'importe!... viens...

Mme Blanche allait � la Borderie.

Elle e�t pu prendre la route qui borde l'Oiselle, mais elle pr�f�ra
couper � travers champs, jugeant que de cette fa�on elle �tait s�re de
ne rencontrer personne.

La nuit �tait magnifique mais tr�s-obscure, et � chaque instant les
deux femmes �taient arr�t�es par quelque obstacle, haie vive ou foss�.
Deux fois Mme Blanche perdit sa direction. La pauvre tante M�die se
heurtait � toutes les mottes de terre, tr�buchait � tous les sillons,
elle geignait, elle pleurait presque, mais sa terrible ni�ce �tait
impitoyable.

--Marche, lui disait-elle, ou je te laisse, tu retrouveras ton chemin
comme tu pourras.

Et la parente pauvre marchait.

Enfin, apr�s une course de plus d'une heure, Mme Blanche respira. Elle
reconnaissait la maison de Chanlouineau. Elle s'arr�ta dans le petit
bois que Chupin appelait �le bocage.�

--Sommes-nous donc arriv�es? demanda tante M�die.

--Oui, mais tais-toi, reste l�, je veux voir quelque chose.

--Quoi! tu me laisses seule?... Blanche, je t'en prie, que veux-tu
faire?... Mon Dieu, tu m'�pouvantes... j'ai peur, Blanche!...

D�j� la jeune femme s'�tait �loign�e. Elle parcourait en tous sens le
petit bois, cherchant Chupin. Elle ne le trouva pas.

--J'avais devin�, pensait-elle, les dents serr�es par la col�re, le
mis�rable me jouait. Qui sait si Martial et Marie-Anne ne sont pas l�,
dans cette maison, se moquant de moi, riant de ma cr�dulit�!...

Elle rejoignit tante M�die � demi-morte de frayeur, et toutes deux
s'avanc�rent jusqu'� la lisi�re du �bocage,� � un endroit d'o� l'on
d�couvrait la fa�ade de la Borderie.

Deux fen�tres au premier �tage �taient �clair�es de lueurs rouge�tres
et mobiles... �videmment il y avait du feu dans la pi�ce.

--C'est juste, murmura Mme Blanche, Martial est si frileux!

Elle songeait � s'avancer encore, quand un coup de sifflet la cloua
sur place.

Elle regarda de tous c�t�s, et malgr� l'obscurit�, elle aper�ut au
milieu du sentier qui allait de la Borderie � la grande route, un
homme charg� d'objets qu'elle ne distinguait pas...

Presque aussit�t, une femme, Marie-Anne, certainement, sortit de la
maison et marcha � la rencontre de l'homme.

Ils ne se dirent que deux mots, et rentr�rent ensemble � la Borderie.
Puis, l'homme ressortit, sans son fardeau, et s'�loigna.

--Qu'est-ce que cela signifie!... murmurait Mme Blanche.

Patiemment, pendant plus d'une demi-heure, elle attendit, et comme
rien ne bougeait:

--Approchons, dit-elle � tante M�die, je veux regarder par les
fen�tres.

Elles approch�rent, en effet, mais au moment o� elles arrivaient
dans le petit jardin, la porte de la maison s'ouvrit si brusquement
qu'elles n'eurent que le temps de se blottir contre un massif de
lilas...

Marie-Anne sortait sans fermer sa porte � clef, l'imprudente. Elle
descendit le petit sentier, gagna la grande route et disparut...

Mme Blanche, alors, saisit le bras de tante M�die, et le serrant � la
faire crier:

--Attends-moi ici, lui dit-elle d'une voix rauque et br�ve, et quoi
qu'il arrive, quoi que tu entendes, si tu veux finir tes jours �
Courtomieu, pas un mot, ne bouge pas, je reviens...

Et elle entra dans la Borderie...

Marie-Anne, en s'�loignant, avait d�pos� un flambeau sur la table de
la premi�re pi�ce, Mme Blanche s'en empara, et hardiment elle se mit �
parcourir tout le rez-de-chauss�e.

Elle s'�tait fait tant de fois expliquer la distribution de la
Borderie, que les �tres lui �taient familiers, elle se reconnaissait
pour ainsi dire.

Et elle allait, pouss�e par une volont� plus forte que sa raison,
tranquillement, comme si elle e�t fait la chose du monde la plus
naturelle, examinant chaque chose...

Malgr� les descriptions de Chupin, la pauvret� de ce logis de paysan
l'�tonnait. Pas d'autre plancher que le sol raboteux, les murs �taient
� peine pass�s � la chaux, et aux solives, toutes sortes de graines et
de paquets d'herbes pendaient; de lourdes tables � peine �quarries,
quelques chaises grossi�res, des escabeaux et des bancs de bois
constituaient tout le mobilier.

Marie-Anne, �videmment, habitait la pi�ce du fond. C'�tait la seule o�
il y e�t un lit, un de ces immenses lits de campagne, larges et hauts,
� baldaquin avec des colonnes torses, drap�s de rideaux de serge verte
glissant sur des tringles de fer.

� la t�te du lit, accroch� au mur, pendait un b�nitier dont la croix
retenait un rameau de buis dess�ch�. Mme Blanche trempa son doigt dans
le b�nitier, il �tait plein d'eau b�nite.

Devant la fen�tre, une tablette de bois blanc retenue par un crochet
mobile, supportait un pot � eau et une cuvette de la fa�ence la plus
commune.

--Il faut avouer, se dit Mme Blanche, que mon mari loge mal ses
amours!...

R�ellement, elle en �tait presque � se demander si la jalousie ne
l'avait pas �gar�e.

Elle se rappelait les habitudes d�licates de Martial, les recherches
de son existence fastueuse, et elle ne savait pas comment les
concilier avec ce d�n�ment. Puis, il y avait cette eau b�nite!...

Ses doutes lui revinrent dans la cuisine.

Il y avait sur le fourneau un pot-au-feu qui �embaumait,� et sur des
cendres chaudes, plusieurs casseroles o� mijotaient des rago�ts.

--Tout cela ne peut �tre pour elle, murmura Mme Blanche.

Et le souvenir lui revenant de ces deux fen�tres du premier �tage
qu'elle avait vues illumin�es par les clart�s tremblantes de la
flamme.

--C'est l�-haut qu'il faut voir, pensa-t-elle.

L'escalier �tait dans la pi�ce du milieu, elle le savait; elle monta
vivement, poussa une porte et ne put retenir un cri de surprise et de
rage.

Elle se trouvait dans cette chambre dont Chanlouineau avait fait le
sanctuaire de son grand amour, qu'il avait orn�e avec le fanatisme de
la passion, o� il avait accumul� tout ce qu'on lui avait dit �tre le
luxe des plus grands et des plus riches.

--Voil� donc la v�rit�!... se disait Mme Blanche, an�antie de stupeur,
et moi qui tout � l'heure, en bas, doutais encore, qui me disais que
c'�tait trop pauvre et trop froid pour l'adult�re. Mis�rable dupe que
je suis! En bas, ils ont tout dispos� pour le monde, pour les allants
et venants, pour les imb�ciles... Ici, tout est arrang� pour eux. Le
rez-de-chauss�e, c'est l'apparence de l'aust�re sagesse, le premier
�tage, c'est la r�alit� de la d�bauche. Maintenant, je reconnais bien
l'�tonnante dissimulation de Martial. Il l'aime tant, cette
vile cr�ature qui est sa ma�tresse, qu'il s'inqui�te m�me de sa
r�putation... il se cache pour venir la voir, et voici le paradis
myst�rieux de leurs amours. C'est ici qu'ils se rient de moi, pauvre
d�laiss�e, dont le mariage n'a pas m�me eu de premi�re nuit...

Elle avait souhait� la certitude; elle l'avait, croyait-elle, et
foudroyante.

Eh bien! elle pr�f�rait encore cette horrible blessure de la v�rit�
aux incessants coups d'�pingle du soup�on.

Et comme si elle e�t go�t� une �pre jouissance � se prouver l'�tendue
de l'amour de Martial pour une rivale ex�cr�e, elle inventoriait, en
quelque sorte, les magnificences de la chambre, maniant la lourde
�toffe de soie broch�e des rideaux, sondant du bout du pied
l'�paisseur des tapis.

Tout d'ailleurs attestait que Marie-Anne attendait quelqu'un: le feu
clair, le grand fauteuil roul� pr�s de l'�tre, les pantoufles brod�es
plac�es devant le fauteuil.

Et qui pouvait-elle attendre, sinon Martial? Sans doute, cet individu
qui avait siffl� venait lui annoncer l'arriv�e de son amant, et elle
�tait sortie pour courir au-devant de lui.

M�me, une circonstance futile prouvait que ce messager n'�tait pas
attendu.

Sur la chemin�e se trouvait un bol plein de bouillon encore fumant.

Il �tait clair que Marie-Anne s'appr�tait � le boire, quand elle avait
�t� surprise par le signal...

Mais qu'importait ce d�tail � Mme Blanche!...

Elle se demandait quel profit tirer pour sa vengeance de sa
d�couverte, lorsque ses yeux s'arr�t�rent sur une grande bo�te de
ch�ne, ouverte sur une table, pr�s de la porte vitr�e du cabinet de
toilette, et toute remplie de fioles et de petits pots.

Machinalement, elle s'approcha, et parmi les flacons, elle en
distingua deux, de verre bleus, bouch�s � l'�meri, sur lesquels le
mot: poison, �tait �crit au-dessus de caract�res ind�chiffrables.

Poison!... Mme Blanche fut plus d'une minute sans pouvoir d�tourner
les yeux de ce mot qui la fascinait.

Une diabolique inspiration associait dans son esprit le contenu de ces
flacons et le bol rest� sur la chemin�e.

--Et pourquoi pas!... murmura-t-elle, je m'esquiverais apr�s...

Une r�flexion terrible l'arr�ta.

Martial allait rentrer avec Marie-Anne, qui pouvait dire que ce ne
serait pas lui qui boirait le contenu du bol!...

--Dieu d�cidera!... murmura la jeune femme. Mieux vaut d'ailleurs
savoir son mari mort qu'appartenant � une autre femme!...

Et d'une main ferme, elle prit au hasard un des flacons...

Depuis son entr�e � la Borderie, Mme Blanche n'avait pas, on peut le
dire, conscience de ses actes. La haine a des �garements qui troublent
le cerveau comme les vapeurs de l'alcool.

Mais l'impression terrible qu'elle ressentit au contact du verre
dissipa son ivresse; elle rentra en pleine possession de soi, la
facult� de d�lib�rer lui revint...

Et la preuve, c'est que sa premi�re pens�e fut celle-ci:

--J'ignore jusqu'au nom de ce poison que je tiens... Quelle dose en
dois-je mettre? En faut-il beaucoup ou tr�s-peu?...

Elle d�boucha le flacon non sans peine, et versa quelque peu de son
contenu dans le creux de sa main.

C'�tait une poudre blanche, tr�s-fine, scintillante comme s'il s'y f�t
trouv� de la poussi�re de verre, et ressemblant beaucoup � du sucre
pil�.

--Serait-ce vraiment du sucre? pensa Mme Blanche.

R�solue � s'en assurer, elle mouilla l�g�rement le bout de son doigt
et prit quelques atomes de cette poudre blanche, qu'elle posa sur sa
langue et qu'elle cracha aussit�t.

Sa sensation fut celle que lui e�t donn� un morceau de pomme
tr�s-s�re.

--L'�tiquette ne ment sans doute pas, murmura-t-elle, avec un terrible
sourire.

Et, sans h�siter, sans p�lir, sans remords, elle laissa tomber dans la
tasse tout ce que contenait le flacon...

Elle avait si bien tout son sang-froid, qu'elle songea que cette
poudre serait peut-�tre lente � se dissoudre, et qu'elle eut la
sinistre pr�voyance de l'agiter avec une cuiller pendant plus d'une
minute.

Cela fait,--elle pensait � tout,--elle go�ta le bouillon. Il avait
une saveur l�g�rement �pre, mais trop peu sensible pour �veiller des
d�fiances...

Alors, Mme Blanche respira. Qu'elle r�uss�t � s'esquiver maintenant,
et elle �tait veng�e, et elle �tait assur�e de l'impunit�...

D�j� elle se dirigeait vers la porte, quand un bruit de pas dans
l'escalier la terrifia.

Deux personnes montaient... O� fuir, o� se cacher?...

Elle se sentait si bien prise et perdue, qu'elle eut l'id�e de jeter
le bol au feu, d'attendre et de payer d'audace...

Mais non!... une ressource restait... le cabinet de toilette... Elle
s'y pr�cipita.

Elle avait si bien attendu � la derni�re seconde, qu'elle n'osa pas
refermer la porte: le seul claquement du p�ne dans sa g�che l'e�t
trahie.

Elle devait s'en applaudir, l'entre-b�illure lui permettant de mieux
voir et de tout entendre.

Marie-Anne rentrait, suivie d'un jeune paysan qui portait un gros
paquet.

--Ah! voici ma lumi�re, s'�cria-t-elle d�s le seuil, le contentement
me fait perdre l'esprit; j'aurais jur� que je l'avais descendue et
pos�e sur la table, en bas.

Mme Blanche fr�mit. Elle n'avait pas song� � cette circonstance!

--O� faut-il mettre ces hardes? demanda le jeune gars.

--Ici, r�pondit Marie-Anne, je les rangerai dans le placard.

Le brave paysan d�posa son paquet et respira bruyamment.

--Voil� donc le d�m�nagement fini, s'�cria-t-il. �'a �t� fait
lestement, j'esp�re, et personne ne nous a vus. Maintenant, notre
monsieur peut venir...

--� quelle heure se mettra-t-il en route?

--On attellera � onze heures, comme c'�tait convenu... Ah! il lui
tarde joliment d'�tre ici; il y sera vers minuit...

Marie-Anne consulta de l'oeil la magnifique pendule de la chemin�e.

--J'ai donc encore trois heures devant moi, dit-elle... c'est plus
qu'il ne faut. Le souper est pr�t, je vais dresser la table, l�,
devant le feu... Dites-lui qu'il m'apporte un bon app�tit.

--On lui dira... Et vous savez, mademoiselle, bien des remerc�ments
d'�tre venue � ma rencontre et de m'avoir aid� au second voyage. Ce
que j'apportais n'�tait pas lourd, mais c'�tait si embarrassant!...

--Peut-�tre accepteriez-vous un verre de vin?...

--Non, merci, sans compliment, il faut que je rentre... Au revoir,
mademoiselle Lacheneur.

--Au revoir, Poignot.

Ce nom de Poignot n'apprenait rien � Mme Blanche...

Ah! si elle e�t entendu prononcer le nom de M. d'Escorval, de la
baronne ou de l'abb� Midon, ses certitudes eussent �t� troubl�es, sa
r�solution e�t chancel�, et qui sait alors!

Mais non, rien!... Le fils Poignot, pour d�signer le baron, avait dit:
�le monsieur,� Marie-Anne disait: �Il...�

�Il...� n'est-ce pas toujours celui qui emplit et obs�de notre pens�e,
ami ou ennemi, le mari qu'on hait ou l'amant qu'on adore.

�Le monsieur!... Il!...� Mme Blanche traduisait Martial.

Oui, pour elle c'�tait le marquis de Sairmeuse qui devait arriver �
minuit, elle l'e�t jur�, elle en �tait s�re.

C'�tait lui qui s'�tait fait pr�c�der de ce commissionnaire charg� de
paquets.

Que faisait-il apporter ainsi? Des objets sans doute qu'il avait
l'habitude de trouver sous la main et qui lui manquaient. Il envoyait
des hardes... Mme Blanche l'avait bien entendu: des hardes!...

C'est-�-dire qu'il se trouvait si bien � la Borderie, qu'il y
compl�tait son installation, il s'y �tablissait, il y voulait �tre
chez lui. Peut-�tre �tait-il las du myst�re, et se proposait-il d'y
vivre ouvertement, au m�pris de son rang, de sa dignit�, de ses
devoirs, sans souci des pr�jug�s et des id�es re�ues...

Voil� quelles conjectures, pareilles � de l'huile sur un brasier,
enflammaient la haine de Mme Blanche.

Comment, apr�s cela, e�t-elle h�sit� ou trembl�!...

Elle ne tremblait, en v�rit�, que d'�tre d�couverte dans sa
cachette...

Tante M�die �tait, il est vrai, dans le jardin, mais apr�s la menace
qui lui avait �t� faite, la parente pauvre �tait femme � rester la
nuit enti�re, immobile comme une pierre, derri�re le massif de lilas.

Donc, rien � craindre, et Mme Blanche se voyait deux heures et demie �
rester seule avec Marie-Anne � la Borderie.

N'�tait-ce pas plus de temps qu'il ne fallait pour assurer le crime,
sa vengeance et l'impunit�.

Quand on d�couvrirait l'empoisonnement, elle serait bien loin, ses
mesures �taient prises pour qu'on ne s�t pas qu'elle �tait sortie de
Courtomieu, nul ne l'avait aper�ue, la tante M�die serait muette.

Et, d'ailleurs, qui oserait seulement songer � elle, marquise de
Sairmeuse, n�e Blanche de Courtomieu!...

--Mais cette cr�ature ne boit pas, pensait-elle.

Marie-Anne, en effet, avait oubli� le bouillon, de m�me que l'instant
d'avant elle ne s'�tait plus souvenue de l'endroit o� elle avait
d�pos� son flambeau.

Elle avait d�nou� le paquet, et, mont�e sur une chaise, elle
arrangeait les hardes, dans un grand placard, pr�s du lit...

Qu'on parle donc encore de pressentiments!... Elle avait presque sa
gaiet� et sa vivacit� des jours heureux, et tout en allant et venant
par la chambre, elle fredonnait une vieille romance que Maurice
chantait autrefois.

Elle oubliait, elle entrevoyait le terme de ses mis�res, ses amis
allaient l'entourer...

Cependant le paquet �tait rang�, le placard referm�, elle se pr�occupa
de souper et roula devant la chemin�e une petite table.

C'est alors qu'elle aper�ut le bol sur la tablette.

--�tourdie!... fit-elle tout haut en riant.

Et prenant la tasse, elle la porta � ses l�vres.

De sa cachette, Mme Blanche avait entendu l'exclamation de Marie-Anne,
elle vit le mouvement, et cependant pas un remords ne tressaillit au
fond de son �me.

Mais Marie-Anne ne but qu'une gorg�e, et avec un visible d�go�t elle
�loigna le bol de ses l�vres.

Une �pouvantable angoisse serra le coeur de madame Blanche.

--La coquine, pensa-t-elle, trouverait-elle donc au bouillon une
saveur suspecte?...

Nullement, mais il s'�tait refroidi et il s'�tait form� � la surface
une gel�e qui r�pugnait � Marie-Anne.

Elle prit donc la cuill�re, �cr�ma le bouillon et ensuite l'agita
assez longtemps pour bien diviser les parties grasses.

Cela fait, elle but, reposa la tasse sur la chemin�e et reprit sa
besogne.

C'�tait fini!... Le d�no�ment, d�sormais, ne d�pendait plus de
la volont� de Mme Blanche; quoi qu'il adv�nt, elle �tait une
empoisonneuse.

Mais si elle avait la conscience tr�s-nette de son crime, l'exc�s de
sa haine l'emp�chait encore d'en comprendre l'horreur et la l�chet�.

Elle se r�p�tait m�me que c'�tait un acte de justice qu'elle
accomplissait, qu'elle ne faisait que se d�fendre! que la vengeance
�tait encore bien au-dessous de l'outrage, et que rien n'�tait capable
de payer les tortures qu'elle avait endur�es...

Au bout d'un moment, pourtant, une appr�hension sinistre l'agita.

Ses notions sur les effets des poisons �taient des plus incertaines.
Elle s'�tait imagin�e que Marie-Anne tomberait comme foudroy�e, et
qu'elle serait libre de s'enfuir apr�s lui avoir toutefois jet� son
nom pour ajouter aux angoisses de son agonie.

Et pas du tout. Le temps passait et Marie-Anne continuait � s'occuper
des appr�ts du souper comme si de rien n'�tait.

Elle avait �tendu une nappe bien blanche sur la table, elle la lissait
avec ses mains, elle disposait dessus un couvert....

--Comme c'est long, pensait Mme Blanche, si on allait venir!

Elle se sentait p�lir � l'id�e d'�tre surprise. C'�tait miracle
qu'elle ne l'e�t pas �t� d�j�, c'�tait un hasard prodigieux que
Marie-Anne n'e�t eu besoin de rien dans le cabinet de toilette...

Tout � l'heure, peu lui e�t import� en somme. En renversant la tasse
elle e�t an�anti les preuves du crime, tandis que maintenant!...

L'effroi du ch�timent, qui pr�c�de le remords, faisait battre son
coeur avec une telle violence, qu'elle ne comprenait pas qu'on n'en
entend�t pas les battements de l'autre c�t�, dans la chambre.

Son �pouvante redoubla quand elle vit Marie-Anne prendre la lumi�re,
se diriger vers la porte et descendre.

Mme Blanche �tait seule. La pens�e d'essayer de s'�chapper lui vint...
mais par o�? mais comment, sans �tre vue?

--Il faut, se disait-elle avec rage, que l'�tiquette ait menti!...

H�las! non. Elle en fut bien s�re lorsque reparut Marie-Anne.

En moins de cinq minutes qu'elle �tait rest�e au rez-de-chauss�e, un
changement s'�tait op�r� en elle, comme apr�s une maladie de six mois.

Son visage affreusement d�compos� �tait livide et tout marbr� de
taches violac�es, ses yeux comme agrandis brillaient d'un �clat
�trange, ses dents claquaient...

Elle laissa tomber plut�t qu'elle ne posa sur la table les assiettes
qu'elle montait.

--Le poison!... pensa Mme Blanche, cela commence...

Marie-Anne restait debout devant la chemin�e, promenant autour d'elle
un regard �perdu, comme si elle e�t cherch� une cause visible �
d'incompr�hensibles douleurs. Machinalement, elle passait et repassait
la main sur son front qui se couvrait d'une sueur froide et visqueuse;
elle remuait ses m�choires dans le vide et faisait claquer sa langue
comme si la salive lui e�t manqu�; sa respiration haletait...

Puis, tout � coup, une naus�e lui vint, elle chancela, porta
violemment les mains � sa poitrine et s'affaissa sur un fauteuil en
s'�criant:

--Oh! mon Dieu! comme je souffre!...




XLVI


Agenouill�e � l'entre-b�illure de la porte, le cou tendu, toute
vibrante d'anxi�t�, Mme Blanche �piait les effets du poison qu'elle
avait vers�.

Elle �tait si pr�s de sa victime, qu'elle distinguait jusqu'au
battement de ses tempes et que par instants il lui semblait sentir son
haleine br�lante comme la flamme...

� la crise qui avait bris� Marie-Anne, une invincible prostration
succ�dait. On l'e�t crue morte, � la voir dans son fauteuil, sans le
mouvement continuel de ses m�choires, sans le r�le profond et sourd
qui d�chirait sa gorge.

Mais bient�t un soubresaut la redressa toute fr�missante, ses nerfs se
crisp�rent et on entendit ses dents grincer... De nouveau les naus�es
revinrent, puis elle fut prise de vomissements.

Et � chaque effort qu'elle faisait pour vomir, tout son corps �tait
�branl� et secou� des talons � la nuque, sa poitrine se soulevait �
�clater, et de brusques secousses disloquaient ses �paules. Peu � peu
une teinte terreuse, de m�me qu'une couche de bistre, s'�tendait sur
son visage, les marbrures de ses joues devenaient plus fonc�es, les
yeux s'injectaient, et la sueur � grosses gouttes coulait de son
front.

Ses douleurs devaient �tre intol�rables... Elle g�missait faiblement,
par moments, et d'autres fois elle poussait de v�ritables hurlements.

Puis, elle balbutiait des lambeaux de phrases: elle demandait � boire
ou suppliait Dieu d'abr�ger ses tortures.

--Ah!... c'est atroce!... Je souffre trop! La mort, mon Dieu! la
mort!...

Tous les gens qu'elle avait connus, elle les invoquait, criant �
l'aide, d'une voix d�chirante.

Elle appelait Mme d'Escorval, l'abb� Midon, Maurice, son fr�re,
Chanlouineau, Martial!...

Martial! ce nom seul, ainsi prononc�, e�t suffi pour �teindre toute
piti� dans le coeur de Mme Blanche.

--Va!... pensait-elle, appelle ton amant, appelle!... Il arrivera trop
tard.

Et Marie-Anne r�p�tant encore ce nom:

--Souffre!... poursuivait Mme Blanche, toi qui as inspir� � Martial
l'odieux courage de m'abandonner, moi, sa femme, moi la marquise de
Sairmeuse, comme un laquais ivre n'oserait pas abandonner la derni�re
des cr�atures perdues... Meurs; et mon mari me reviendra repentant.

Non, elle n'avait pas piti�. Si elle �tait oppress�e � ne pouvoir
respirer, cela venait simplement de l'instinctive horreur qu'inspir�
la souffrance d'autrui, impression toute physique, qu'on d�core du
beau nom de sensibilit�, et qui n'est qu'une manifestation du plus
grossier �go�sme.

Et cependant Marie-Anne allait s'affaiblissant � vue d'oeil.

Les spasmes devenaient moins fr�quents, les p�riodes de r�mission de
plus en plus longues; les naus�es faisaient encore haleter ses flancs,
mais elle ne vomissait plus, et apr�s chaque crise l'an�antissement
augmentait, pareil � une syncope.

Bient�t elle n'eut m�me plus la force de se plaindre, ses yeux
s'�teignirent, et apr�s un grand effort qui amena � ses l�vres une
bave sanglante, sa t�te se renversa en arri�re et elle ne bougea plus.

--Serait-ce fini! murmura Mme Blanche.

Elle se releva, mais ses jambes tremblaient et la soutenaient � peine;
elle fut oblig�e de s'accoter contre la cloison.

Le coeur �tait rest� ferme, implacable; la chair d�faillait.

C'est que jamais son imagination n'avait pu concevoir un spectacle tel
que celui qu'elle venait de voir.

Elle savait que le poison donne la mort; elle ne soup�onnait pas ce
qu'est l'agonie du poison.

Maintenant elle ne songeait plus � augmenter les angoisses de
Marie-Anne, en lui jetant son nom comme une supr�me vengeance... Elle
ne songeait qu'� se retirer sans �tre aper�ue de sa victime.

Fuir, s'�loigner bien vite, quitter cette maison, dont les planchers
lui br�laient les pieds, elle ne voulait que cela.

Toutes ses id�es vacillaient, une sensation �trange, myst�rieuse,
inexplicable l'envahissait; ce n'�tait pas encore l'effroi, c'�tait la
stupeur qui suit le crime, l'h�b�tement du meurtre...

Cependant elle se contraignit � attendre quelques minutes, et enfin,
voyant que Marie-Anne demeurait toujours immobile, les paupi�res
closes, elle se hasarda � ouvrir doucement la porte du cabinet et elle
s'avan�a dans la chambre.

Elle n'y avait pas fait trois pas que Marie-Anne tout � coup,
brusquement, comme si elle e�t �t� galvanis�e par une commotion
�lectrique, se dressa tout d'une pi�ce, les bras en croix pour barrer
le passage.

Le mouvement fut si terrible, que Mme Blanche recula jusqu'� une des
fen�tres.

--La marquise de Sairmeuse!... balbutia Marie-Anne, Blanche... ici.

Et s'expliquant ses souffrances par la pr�sence de cette jeune femme
qui avait �t� son amie, elle s'�cria:

--Empoisonneuse!...

Mais Mme Blanche avait un de ces caract�res de fer que les �v�nements
brisent et ne font pas ployer.

Pour rien au monde, puisqu'elle �tait d�couverte, elle n'e�t consenti
� nier.

Elle s'avan�a r�solument, et d'une voix ferme:

--Eh bien, oui!... dit-elle; c'est moi qui prends ma revanche.

Et tutoyant, comme autrefois, son ancienne amie:

--Penses-tu donc que je n'ai pas souffert le soir o� tu as envoy� ton
fr�re m'arracher mon mari, que je n'ai plus revu!...

--Votre mari!... moi.... Je ne vous comprends pas.

--Oserais-tu donc soutenir que tu n'es pas la ma�tresse de Martial...

--Le marquis de Sairmeuse!... je l'ai revu hier pour la premi�re fois,
depuis l'�vasion du baron d'Escorval...

L'effort qu'elle avait fait pour se dresser, pour se tenir debout,
pour parler, l'avait �puis�e; elle retomba sur le fauteuil.

Mais Mme Blanche devait �tre impitoyable.

--Vraiment!... fit-elle, tu n'as pas revu Martial... Dis-moi donc
alors qui t'a donn� ces beaux meubles, ces tentures de soie, ces
tapis, tout ce luxe qui t'entoure?...

--Chanlouineau.

Mme Blanche haussa les �paules.

--Soit, fit-elle avec un sourire ironique; mais est-ce aussi
Chanlouineau que tu attends ce soir?... Est-ce pour Chanlouineau
que tu as mis chauffer ces pantoufles brod�es et que tu dressais la
table?... Est-ce Chanlouineau qui t'a envoy� des v�tements par un
paysan nomm� Poignot?... Tu vois bien que je sais tout...

Et comme sa victime se taisait:

--Qui donc attends-tu? insista-t-elle; voyons, r�ponds!...

--Je ne puis...

--Tu vois donc bien, malheureuse, que c'est ton amant, mon mari,
Martial!...

Marie-Anne r�fl�chissait autant que le lui permettaient ses
souffrances intol�rables et le trouble de son intelligence.

Pouvait-elle dire quels h�tes elle attendait?...

Nommer le baron d'Escorval � Mme Blanche, n'�tait-ce pas le perdre, le
livrer!... On esp�rait sa gr�ce, un sauf-conduit, la r�vision de son
jugement; il n'en �tait pas moins sous le coup d'une condamnation �
mort, ex�cutoire dans les vingt-quatre heures...

--Ainsi, c'est bien d�cid�, insista Mme Blanche, tu refuses de me dire
qui doit venir ici, dans une heure, � minuit!...

--Je refuse.

Mais une id�e �tait venue � Marie-Anne.

Bien que le moindre mouvement lui caus�t une douleur aigu�, elle eut
assez d'�nergie pour d�grafer sa robe, et d�chirant son corset, elle
en retira un papier pli� menu.

--Je ne suis pas la ma�tresse du marquis de Sairmeuse, pronon�a-t-elle
d'une voix d�faillante, je suis la femme de Maurice d'Escorval; en
voici la preuve, lisez...

Mme Blanche n'eut pas plus t�t lu que ses traits subitement se
d�compos�rent; elle devint p�le autant que sa victime, sa vue se
troublait, les oreilles lui tintaient, elle se sentait tremp�e d'une
sueur froide.

Ce papier, c'�tait le certificat du mariage religieux de Maurice et de
Marie-Anne, sign� par le cur� de Vigano, par le vieux m�decin et par
le caporal Bavois, dat� et scell� du sceau de la paroisse...

La preuve �tait indiscutable.

Une lueur foudroyante se fit dans l'esprit de Mme Blanche.

Elle avait commis un crime inutile, elle venait d'assassiner une
innocente...

Le premier bon mouvement de sa vie fit battre son coeur plus vite,
elle ne calcula rien, elle oublia � quels p�rils elle s'exposait, et
d'une voix vibrante:

--� moi!... s'�cria-t-elle, � l'aide!... au secours!...

Onze heures sonnaient, tout dormait; la ferme la plus voisine de la
Borderie en �tait distante d'un quart de lieue.

La voix de Mme Blanche devait se perdre dans l'immense solitude de la
nuit.

En bas, dans le jardin, tante M�die entendait sans doute, mais elle se
f�t laiss�e hacher en morceaux plut�t que d'entrer.

Et cependant, il se trouva quelqu'un pour recueillir ces cris de
d�tresse.

Moins �perdues de douleur et d'�pouvante, les deux jeunes femmes
eussent remarqu� le bruit de l'escalier, craquant sous le poids d'un
homme qui montait � pas muets...

Ce n'�tait pas un sauveur, car il ne se montra pas.

Mais f�t-on venu aux appels d�sesp�r�s de Mme Blanche, il �tait trop
tard.

Marie-Anne comprenait bien qu'il n'�tait plus d'espoir pour elle, et
que c'�tait le froid de la mort qui peu � peu gagnait son coeur. Elle
sentait que la vie lui �chappait.

Aussi, quand Mme Blanche parut pr�te � s'�lancer dehors pour courir
chercher des secours, elle la retint d'un geste doux, et d'une voix
�teinte:

--Blanche!... murmura-t-elle.

L'empoisonneuse s'arr�ta.

--N'appelle plus, poursuivit Marie-Anne, reprenant, elle aussi, le
tutoiement d'autrefois, � quoi bon! Reste, tiens-toi tranquille, que
du moins je puisse finir en paix... va, ce ne sera pas long!...

--Tais-toi! ne parle pas ainsi! Il ne faut pas, je ne veux pas que tu
meures!... Si tu mourais, grand Dieu!... quelle serait ma vie, apr�s!

Marie-Anne ne r�pondit pas... Le poison poursuivait son oeuvre de
dissolution. Sa respiration sifflait dans sa gorge enflamm�e; sa
langue, lorsqu'elle la remuait, lui causait dans la bouche l'affreuse
sensation d'un fer rouge; ses l�vres se tum�fiaient, et ses mains
paralys�es, inertes, n'ob�issaient plus � sa volont�.

Mais l'horreur m�me de la situation rendit � Mme Blanche une lueur de
raison.

--Rien n'est perdu, s'�cria-t-elle. C'est dans cette grande bo�te-l�,
sur la table, que j'ai trouv�, que j'ai pris,--elle n'osa pas
prononcer le mot: poison,--la poudre que j'ai vers�e dans la tasse. Tu
sais quelle est cette poudre, tu dois conna�tre le rem�de...

Marie-Anne secoua tristement la t�te.

--Rien ne peut plus me sauver, murmura-t-elle d'une voix � peine
distincte, et entrecoup�e de hoquets sinistres; mais je ne me plains
pas. Qui sait de quelles chutes la mort me pr�serve peut-�tre. Je ne
regrette pas la vie. J'ai tant souffert depuis un an, j'ai subi tant
d'humiliations, j'ai tant pleur�... La fatalit� �tait sur moi!...

Elle eut, en ce moment, cet �clair de seconde vue qui illumine les
agonisants. Le sens des �v�nements �clata. Elle comprit qu'elle-m�me
avait fait sa destin�e, et qu'en acceptant le r�le de perfidie et de
mensonge compos� par son p�re, elle avait rendu possibles et comme
pr�par� les mensonges, les perfidies, les crimes, les erreurs et les
trompeuses apparences dont enfin elle �tait victime.

Sa parole allait s'�teignant comme celle d'une personne qui
s'assoupit, ses atroces douleurs faisaient tr�ve, tout s'apaisait en
elle apr�s tant d'agitations; elle s'endormait, pour ainsi dire, dans
les bras de la mort...

Elle s'abandonnait, quand une pens�e jaillit de ses t�n�bres, si
terrible qu'elle lui arracha un cri:

--Mon enfant!...

Rassemblant en un effort surhumain tout ce que le poison lui laissait
de volont�, d'�nergie et de forces, elle s'�tait redress�e sur son
fauteuil, le visage contract� par une indicible angoisse...

--Blanche!... pronon�a-t-elle d'un accent bref dont on l'e�t crue
incapable, �coute-moi: c'est le secret de ma vie qu'il faut que je te
dise... personne ne le soup�onne... J'ai un fils de Maurice...
H�las! voici des mois que Maurice a disparu... S'il �tait mort, que
deviendrait notre fils!... Blanche, tu vas me jurer, toi qui me tues,
que tu me remplaceras pr�s de mon enfant...

Mme Blanche �tait comme frapp�e de vertige.

--Je jure!... dit-elle, je jure!...

--Eh bien! � ce prix, mais � ce prix seulement, je te pardonne! Mais
prends garde! N'oublie pas que tu as jur�!... Blanche, Dieu permet
parfois que les morts se vengent!... Tu as jur�, souviens-toi! Mon
fant�me ne t'accordera le sommeil qu'apr�s que tu auras tenu ton
serment.

--Je me souviendrai, balbutia Mme Blanche, je me souviendrai. Mais...
ton enfant...

--Ah!... j'ai eu peur... L�che cr�ature que je suis, j'ai recul�
devant la honte... puis, Maurice commandait... Je me suis s�par�e
de mon enfant... ta jalousie et ma mort sont le ch�timent... Pauvre
�tre... je l'ai livr� � des �trangers... Malheureuse que je suis...
malheureuse... Ah! c'est trop souffrir... Blanche, souviens-toi!...

Elle b�gaya quelques mots encore, mais indistincts,
incompr�hensibles...

Mme Blanche, hors de soi, eut la force de lui prendre le bras, et de
le secouer...

--� qui as-tu confi� ton enfant, r�p�ta-t-elle, � qui?... o�?...
Marie-Anne... un mot encore, un seul, un nom, Marie-Anne!

Les l�vres de l'infortun�e s'agit�rent, mais sa gorge ne rendit qu'un
r�le sourd...

Elle s'�tait affaiss�e sur son fauteuil; une convulsion supr�me la
tordit comme un lien de fagot; elle glissa sur le tapis et tomba tout
de son long, sur le dos...

Marie-Anne �tait morte... morte sans avoir pu prononcer le nom du
vieux m�decin de Vigano...

Elle �tait morte, et l'empoisonneuse terrifi�e demeurait au milieu de
la chambre, livide et plus raide qu'une statue, l'oeil d�mesur�ment
agrandi, le front moite d'une sueur glac�e...

Toutes ses pens�es tourbillonnaient comme des feuilles au souffle
furieux de l'ouragan; il lui semblait que la folie--une folie comme
celle de son p�re--envahissait son cerveau. Elle oubliait tout, elle
s'oubliait elle-m�me, elle ne se rappelait plus qu'un h�te devait
arriver � minuit, que l'heure volait, qu'elle allait �tre surprise si
elle ne fuyait pas.

Mais l'homme qui �tait venu quand elle avait cri� au secours, veillait
sur elle. Quand il vit que Marie-Anne avait rendu le dernier soupir,
il fit un peu de bruit contre la porte et allongea sa figure
grima�ante.

--Chupin!... balbutia Mme Blanche, rappel�e au sentiment de la
r�alit�.

--En personne naturelle, r�pondit le vieux maraudeur. C'est une fi�re
chance que vous avez!... Eh! eh!... �a vous a trifouill� l'estomac,
toute cette affaire... Bast! �a passera. Mais il s'agit de ne pas
moisir ici, on peut venir... Allons, arrivez!...

Machinalement, l'empoisonneuse avan�a, mais le cadavre de Marie-Anne
�tait en travers de la porte, barrant le passage; pour sortir, il
fallait le franchir, elle n'eut pas ce courage et recula toute
chancelante...

--Hein!... qu'est-ce, fit Chupin, vous �tes incommod�e...

Et comme il n'avait pas ces scrupules, il enjamba le corps, enleva Mme
Blanche comme un enfant et l'emporta...

Le vieux maraudeur �tait tout en joie. L'avenir ne l'inqui�tait plus,
maintenant que Mme Blanche �tait riv�e � lui, par cette cha�ne plus
solide que celle des for�ats, la complicit� d'un crime.

Il se sentait sur la planche, ainsi qu'il se le disait, une vie de
seigneur, des ann�es de bombances et de ribotes. Les remords de sa
d�lation, si terribles au commencement, ne le troublaient plus gu�re.
Il se voyait nourri, log�, rent�, v�tu, bien gard� surtout par une
arm�e de domestiques.

Cependant, Mme Blanche, qui s'�tait trouv�e mal, fut ranim�e par le
grand air.

--Je veux marcher, dit-elle.

Chupin la d�posa � terre, � vingt pas de la maison. Alors, elle se
souvint.

--Et tante M�die!... s'�cria-t-elle.

La parente pauvre �tait l�; pareille � ces chiens que leurs ma�tres
laissent � la porte des maisons o� ils entrent, elle avait vu sortir
sa ni�ce, port�e par le vieux maraudeur, et instinctivement elle avait
suivi.

--Il ne s'agit pas de causer, dit Chupin aux deux femmes, rentrez, je
vais vous conduire.

Et prenant le bras de Mme Blanche, il se dirigea du c�t� du �bocage.�

--Ah! Marie-Anne avait un enfant, disait-il tout en h�tant le pas.
Elle qui faisait tant sa Sainte-n'y-touche. Mais o� diable a-t-elle
mis le petit en nourrice?...

--Je chercherai...

--Hum!... c'est facile � dire...

Un rire strident, qui retentit dans l'obscurit�, l'interrompit. Il
l�cha le bras de Mme Blanche et tomba en garde...

Pr�caution vaine. Un homme cach� derri�re un tronc d'arbre bondit
jusqu'� lui, et par quatre fois le frappa d'un couteau, en criant:

--Bonne Sainte Vierge, voil� mon voeu rempli! Je ne mangerai plus avec
mes doigts.

--L'aubergiste!... murmura le tra�tre en s'affaissant.

Pour une fois tante M�die eut de l'�nergie.

--Viens! dit-elle, folle de peur, en entra�nant sa ni�ce, viens, il
est mort!

Pas tout � fait, car le tra�tre eut la force de se tra�ner jusqu'� sa
maison et d'y frapper.

Sa femme et son fils cadet dormaient. Son fils a�n� qui rentrait du
cabaret vint lui ouvrir.

Voyant son p�re � terre, ce gar�on le crut ivre et voulut le relever;
le vieux maraudeur le repoussa.

--Laisse-moi, dit-il, mon compte est r�gl�; �coute-moi plut�t... La
fille � Lacheneur vient d'�tre empoisonn�e par Mme Blanche... C'est
pour t'apprendre �a que je suis venu crever ici... �a vaut une
fortune, mon gars... si tu n'es pas une b�te...

Et il expira, sans avoir pu dire aux siens o� il avait enfoui le prix
du sang de Lacheneur.




XLVII


De tous les gens qui avaient �t� t�moins de l'�pouvantable chute
du baron d'Escorval, l'abb� Midon avait �t� le seul � ne pas
d�sesp�rer...

Il n'�tait pas m�decin, de par le dipl�me; mais il avait en sa vie,
toute de d�vouement, raccommod� tant de bras et �rebout� tant de
jambes, que les blessures, ainsi qu'il le disait, le connaissaient.

Ce que plus d'un savant docteur n'e�t pas os�, il l'osa.

Il �tait pr�tre, il avait la foi, il se souvint de la r�ponse sublime
de modestie d'Ambroise Par�: �Je le pansai, Dieu le gu�rit.�

Le baron devait �tre gu�ri.

Apr�s six mois pass�s � la ferme du p�re Poignot, M. d'Escorval se
levait et s'essayait � marcher en s'aidant de b�quilles.

C'est alors, surtout, qu'il souffrit du d�faut d'espace, dans le
grenier o� la prudence le confinait, et c'est avec un v�ritable
transport de joie qu'il accueillit l'id�e de se r�fugier � la
Borderie, pr�s de Marie-Anne.

Le jour du d�part fix�, c'est avec l'impatience d'un �colier attendant
les vacances qu'il compta pour ainsi dire les minutes. Il y a toujours
de l'enfant, chez le convalescent qui se reprend � aimer la vie.

--J'�touffe, ici, r�p�tait-il � sa femme, j'�touffe!... Comme le temps
est long!... Quand donc arrivera le jour b�ni!...

Il arriva. D�s le matin, tous les objets que les proscrits avaient
r�ussi � se procurer, pendant leur s�jour � la ferme, furent r�unis
et empaquet�s. Enfin, la nuit venue, le fils Poignot commen�a le
d�m�nagement.

--Tout est � la Borderie, dit ce brave gar�on, au retour de son
dernier voyage, Mlle Lacheneur ne demande � M. le baron qu'un bon
app�tit.

--Et j'en aurai, morbleu! r�pondit gaiement le baron. Nous en aurons
tous!...

Dans la cour de la ferme, le p�re Poignot attelait lui-m�me son
meilleur cheval � la charrette qui devait transporter M. d'Escorval.

Le brave homme �tait tout triste du d�part de ces h�tes pour lesquels
il s'�tait expos� � de si grands p�rils. Il sentait qu'ils lui
manqueraient, qu'il trouverait la maison vide, qu'il regretterait
peut-�tre jusqu'� ses soucis.

Il ne voulut laisser � personne le soin de disposer bien commod�ment
dans la charrette un bon matelas.

--Allons!... voil� qu'il est temps de partir!... soupira-t-il quand il
eut termin�.

Et lentement, il gravit l'�troit escalier du petit grenier.

M. d'Escorval n'avait pas pr�vu ce moment.

� la vue de l'honn�te fermier qui s'avan�ait, rouge d'�motion, pour
lui faire ses adieux, il oublia tout le bien-�tre qu'il se promettait
� la Borderie, pour ne se souvenir que de la loyale et courageuse
hospitalit� de cette maison qu'il allait quitter. Son coeur se serra,
et une larme roula dans ses yeux.

--Vous m'avez rendu un de ces services dont on ne s'acquitte pas, p�re
Poignot, pronon�a-t-il, avec une gravit� solennelle, vous m'avez sauv�
la vie...

--Oh! ne parlons pas de �a, monsieur le baron. � ma place, vous
eussiez fait comme moi, n'est-ce pas, ni plus ni moins...

--Soit!... je ne vous dirai m�me pas merci. J'esp�re maintenant vivre
assez pour vous prouver que je ne suis pas un ingrat.

L'escalier �tait si raide et si �troit qu'on eut toutes les peines du
monde � descendre le baron. On l'�tendit sur le matelas, et en cas de
f�cheuse rencontre, on �tendit sur lui quelques brass�es de paille qui
le cachaient enti�rement....

--Adieu donc!... dit le vieux fermier, ou plut�t au revoir, monsieur
le baron, madame la baronne, et vous aussi monsieur le cur�...

Puis, quand la derni�re poign�e de main eut �t� �chang�e:

--Y sommes-nous? demanda le fils Poignot.

--Oui, r�pondit le baron.

--Alors en route!... hue! le gris!...

La charrette roula, conduite avec les plus extr�mes pr�cautions par
le jeune paysan, � qui son p�re avait bien recommand� d'�viter les
cahots.

� une vingtaine de pas en arri�re, marchait Mme d'Escorval donnant le
bras � l'abb� Midon.

La nuit �tait noire, mais e�t-il fait grand jour, l'ancien cur� de
Sairmeuse pouvait, sans courir le risque d'�tre reconnu, d�fier l'oeil
de tous ses paroissiens.

Il avait laisse cro�tre ses cheveux et sa barbe, sa tonsure avait
depuis longtemps disparu, et le manque d'exercice avait �paissi sa
taille. Il �tait v�tu comme tous les paysans ais�s des environs, d'une
veste et d'un pantalon de ratine, et il �tait coiff� d'un immense
chapeau de feutre qui lui tombait jusque sur le nez.

Il y avait bien des mois qu'il ne s'�tait senti l'esprit si libre.
Les obstacles qui lui avaient paru le plus insurmontables ne
s'aplanissaient-ils pas comme d'eux-m�mes?

Il se repr�sentait dans un avenir prochain le baron r�tabli, d�clar�
innocent par des juges impartiaux, reprenant son ancienne existence �
Escorval. Il se voyait lui-m�me, comme autrefois, dans son presbyt�re
de Sairmeuse...

Seul, le souvenir de Maurice troublait cette s�curit�. Comment ne
donnait-il pas signe de vie?...

--Mais s'il lui �tait arriv� malheur, nous le saurions, pensait le
pr�tre; il a avec lui un brave homme, ce vieux soldat, qui braverait
tout pour venir nous pr�venir...

Ces pens�es le pr�occupaient tellement qu'il ne s'apercevait pas que
Mme d'Escorval s'appuyait de plus en plus lourdement � son bras.

--J'ai honte de l'avouer, dit-elle enfin; mais je n'en puis plus, il
y a si longtemps que je ne suis sortie, que j'ai comme d�sappris de
marcher...

--Heureusement, nous approchons, madame, r�pondit l'abb�.

Bient�t, en effet, le fils Poignot arr�ta sa charrette sur la grande
route, devant le petit sentier qui conduit � la Borderie.

--Voil� le voyage fini!... dit-il au baron.

Et aussit�t, il donna un coup de sifflet, comme il l'avait fait
quelques heures plus t�t, pour avertir de son arriv�e.

Personne ne paraissant, il siffla de nouveau, plus fort, puis de
toutes ses forces... rien encore.

Mme d'Escorval et l'abb� Midon le rejoignaient � ce moment.

--C'est singulier, leur dit-il, que Marie-Anne ne m'entende pas...
Nous ne pouvons descendre M. le baron sans l'avoir vue, et elle le
sait bien... Si je courais l'avertir?

--Elle se sera endormie, r�pondit l'abb�, veillez sur votre cheval,
mon gar�on, je vais aller la r�veiller...

Il quitta le bras de Mme d'Escorval sur ces mots, et gagna le sentier.

Certes, il n'avait pas l'ombre d'une inqui�tude. Tout �tait calme et
silence autour de la Borderie; une lumi�re brillait aux fen�tres du
premier �tage.

Cependant, lorsqu'il vit la porte ouverte, un pressentiment vague
tressaillit en lui.

--Qu'est-ce que cela veut dire? pensa-t-il.

Au rez-de-chauss�e il n'y avait pas de lumi�re, et l'abb� qui ne
connaissait pas les �tres de la maison, fut oblig� de chercher
l'escalier � t�tons.

Enfin, il le trouva et monta...

Mais sur le seuil de la chambre, il s'arr�ta, p�trifi� par l'horreur
du spectacle qui s'offrit � lui...

La pauvre Marie-Anne gisait � terre, �tendue sur le dos... Ses yeux,
grands ouverts, �taient comme noy�s dans un liquide blanch�tre; sa
langue noire et tum�fi�e, sortait � demi de sa bouche.

--Morte!... balbutia le pr�tre. Morte!...

Cependant, elle pouvait ne l'�tre pas... Il se roidit contre sa
d�faillance, et se penchant vers la malheureuse, il lui prit la main.
Cette main �tait glac�e et le bras avait la rigidit� d'une barre de
fer.

C'�tait plus d'indications qu'il n'en fallait pour �clairer
l'exp�rience de l'abb� Midon.

--Empoisonn�e!... murmura-t-il, avec de l'arsenic...

Il s'�tait relev�, perdu de stupeur, et son regard errait autour de
la chambre, quand il aper�ut son coffre de m�dicaments ouvert sur une
table.

Vivement il s'avan�a, prit sans h�siter un flacon, le d�boucha et le
retourna dans le creux de sa main... il �tait vide.

--Je ne m'�tais pas tromp�! fit-il.

Mais il n'avait pas de temps � perdre en conjectures.

L'important, avant tout, �tait de d�cider le baron � retourner � la
ferme, sans pourtant lui apprendre un malheur qui l'e�t fortement
impressionn�.

Imaginer un pr�texte �tait assez facile.

Faisant sur soi-m�me un violent effort, le pr�tre recouvra presque les
apparences du sang-froid, et courant � la route, il expliqua au baron
que le s�jour de la Borderie �tait devenu impossible, qu'on avait vu
r�der des hommes suspects, qu'on devait �tre plus prudent que jamais,
maintenant qu'on connaissait les bonnes intentions de Martial de
Sairmeuse...

Non sans r�sistance, le baron c�da.

--Vous le voulez, cur�, soupira-t-il, j'ob�is... Allons, Poignot, mon
gar�on, ram�ne-moi chez ton p�re...

Mme d'Escorval �tait mont�e sur la charrette pr�s de son mari, le
pr�tre les regarda s'�loigner, et lorsqu'il n'entendit plus le bruit
des roues il regagna la Borderie...

Il atteignait le corridor, quand des g�missements qu'il entendit, et
qui partaient de la chambre de la morte, firent affluer tout son sang
� son coeur... Il avan�a rapidement.

Pr�s du corps de Marie-Anne, un homme agenouill� pleurait.

C'�tait un tout jeune homme, v�tu de haillons, et l'expression de son
visage, son attitude, ses sanglots, trahissaient un immense d�sespoir.

M�me, sa douleur profonde absorbait si compl�tement toutes les
facult�s de son �me, qu'il ne s'aper�ut ni de l'arriv�e ni de la
pr�sence de l'abb� Midon.

Qui �tait ce malheureux, qui avait os� s'introduire ainsi dans la
maison?

Apr�s un premier moment de stupeur, l'abb� le devina plut�t qu'il ne
le reconnut.

--Jean!... cria-t-il d'une voix forte et � deux reprises, Jean
Lacheneur!...

D'un bond, le jeune homme fut debout, p�le, mena�ant; la flamme de la
col�re s�chait les larmes dans ses yeux.

--Qui �tes-vous? demanda-t-il d'un ton terrible, que faites-vous
ici?... Que me voulez-vous?...

Sous ses habits de paysan, avec sa longue barbe, l'ancien cur� de
Sairmeuse �tait � ce point m�connaissable qu'il fut oblig� de se
nommer.

Mais, d�s qu'il eut prononc� son nom, Jean eut un cri de joie.

--C'est le bon Dieu qui vous envoie, monsieur l'abb�, s'�cria-t-il...
Marie-Anne ne peut pas �tre morte!... Vous allez la sauver, vous qui
en avez sauv� tant d'autres...

� un geste du pr�tre qui lui montrait le ciel, il s'arr�ta, devenant
plus bl�me encore. Il comprenait qu'il n'�tait plus d'esp�rance.

--Allons!... reprit-il avec un accent d'affreux d�couragement, la
destin�e ne s'est pas lass�e... Je veillais sur Marie-Anne, cependant,
dans l'ombre, de loin... Et ce soir, je venais lui dire: �D�fie-toi,
soeur, prends garde!...�

--Quoi! vous saviez...

--Je savais qu'elle �tait en grand danger, oui, monsieur l'abb�... Il
y a de cela une heure, je soupais, dans un cabaret de Sairmeuse, quand
le gars � Grollet est entr�. �Te voil�, Jean? me dit-il; je viens de
voir le p�re Chupin en embuscade pr�s de la maison � la Marie-Anne;
quand il m'a aper�u, le vieux gueux, il a fil�.� Aussit�t, j'ai
ressenti comme un coup terrible. Je suis sorti comme un fou, je suis
venu ici en courant de toutes mes forces... Mais quand la fatalit� est
sur un homme, vous savez! Je suis arriv� trop tard.

L'abb� Midon r�fl�chissait.

--Ainsi, fit-il, vous supposez que c'est Chupin...

--Je ne suppose pas, monsieur le cur�, j'affirme que c'est lui, le
mis�rable tra�tre, qui a commis cet abominable forfait.

--Encore faudrait-il qu'il y e�t eu un int�r�t quelconque...

Jean eut un de ces �clats de rire stridents qui sont peut-�tre
l'expression la plus saisissante du d�sespoir.

--Soyez tranquille, monsieur le cur�, interrompit-il, le sang de la
fille lui sera pay� et plus cher, sans doute, que le sang du p�re.
Chupin a �t� le vil instrument du crime, mais ce n'est pas lui qui l'a
con�u. C'est plus haut qu'il faut chercher le vrai coupable, bien plus
haut, dans le plus beau ch�teau du pays, au milieu d'une arm�e de
valets, � Sairmeuse enfin!...

--Malheureux, que voulez-vous dire!...

--Ce que je dis!

Et froidement il ajouta:

--L'assassin est Martial de Sairmeuse.

Le pr�tre recula, v�ritablement effray� des regards de ce malheureux
jeune homme.

--Vous devenez fou!... dit-il s�v�rement.

Mais Jean hocha gravement la t�te.

--Si je vous parais tel, monsieur l'abb�, r�pondit-il, c'est que
vous ignorez la passion furieuse de Martial pour Marie-Anne... Il
en voulait faire sa ma�tresse... Elle a eu l'audace de refuser cet
honneur, c'est un crime qu'on ch�tie, cela... Le jour o� il a �t�
prouv� � M. le marquis de Sairmeuse que jamais la fille de Lacheneur
ne serait � lui, il l'a fait empoisonner pour qu'elle ne fut pas � un
autre...

Tout ce qu'on e�t dit � Jean en ce moment, pour lui d�montrer la folie
de ses accusations, e�t �t� inutile; des preuves ne l'eussent pas
convaincu; il e�t ferm� les yeux � l'�vidence. Il voulait que cela f�t
ainsi, parce que sa haine s'en arrangeait...

--Demain, pensait l'abb�, quand il sera plus calme, je le
raisonnerai...

Et comme Jean se taisait:

--Nous ne pouvons, dit-il, laisser ainsi � terre le corps de cette
infortun�e, aidez-moi, nous allons le placer sur le lit.

Jean tressaillit de la t�te aux pieds, et durant dix secondes h�sita.

--Soit!... dit-il enfin...

Personne jamais n'avait couch� dans ce lit que le pauvre Chanlouineau,
au temps des illusions de son amour, avait destin� � Marie-Anne.

--Il sera pour elle, disait-il, ou il ne sera pour personne.

Et ce f�t elle, en effet, qui y coucha la premi�re, mais morte.

La douloureuse et p�nible t�che remplie, Jean se laissa tomber dans le
grand fauteuil o� avait expir� Marie-Anne, et la t�te entre les mains,
les coudes aux genoux, il demeura silencieux, aussi immobile que ces
statues de la douleur qu'on place sur les tombeaux.

L'abb� Midon, lui, s'�tait mis � genoux � la t�te du lit, et il
r�citait les pri�res des morts, demandant � Dieu paix et mis�ricorde
au ciel pour celle qui avait tant souffert sur la terre...

Mais il ne priait que des l�vres... Sa pens�e, en d�pit de sa volont�
et de ses efforts d'attention, lui �chappait.

Il se demandait comment �tait morte Marie-Anne...

�tait-ce un crime?... �tait-ce un suicide?

Car l'id�e du suicide lui vint. Mais il ne pouvait l'admettre, lui qui
jadis avait surpris le secret de la grossesse de cette infortun�e,
et qui savait qu'elle �tait m�re, bien qu'il ne s�t pas ce qu'�tait
devenu son enfant.

D'un autre c�t�, comment expliquer un crime?...

Le pr�tre avait scrupuleusement examin� la chambre, et il n'y avait
rien d�couvert qui trahit la pr�sence d'une personne �trang�re.

Tout ce qu'il avait constat�, c'est que son flacon d'arsenic �tait
vide, et que Marie-Anne avait �t� empoisonn�e avec le bouillon dont il
restait quelques gouttes dans la tasse, laiss�e sur la chemin�e.

--Quand il fera jour, pensa l'abb� Midon, je verrai dehors...

D�s que le jour parut, en effet, il descendit dans le jardin et se mit
� d�crire autour de la maison des cercles de plus en plus �tendus, �
la fa�on des chiens qui qu�tent.

Il n'aper�ut rien, d'abord, qui p�t le mettre sur la voie, ni traces
de pas ni empreintes.

Il allait abandonner ces inutiles investigations quand, �tant entr�
dans le petit bois, il aper�ut de loin comme une grande tache noire
sur l'herbe. Il s'approcha... c'�tait du sang.

Fortement impressionn�, il courut appeler le fr�re de Marie-Anne pour
lui montrer sa d�couverte.

--On a assassin� quelqu'un � cette place, pronon�a Jean, et cela cette
nuit m�me, car le sang n'a pas eu le temps de s�cher.

D'un coup d'oeil l'abb� Midon avait explor� le terrain aux alentours.

--La victime perdait beaucoup de sang, dit-il, on arriverait peut-�tre
� la conna�tre en suivant ses traces.

--Je vais toujours essayer, r�pondit Jean. Remontez, monsieur le cur�,
je serai bient�t de retour.

Un enfant e�t reconnu le chemin suivi par le bless�, tant les marques
de son passage �taient claires et distinctes. Il s'�tait tra�n�
presque � plat ventre, on le reconnaissait � l'herbe foul�e et aux
endroits o� il y avait de la poussi�re, et en outre, de place en
place, on retrouvait des taches de sang.

Cette piste si visible s'arr�tait � la maison de Chupin. La porte
�tait ferm�e. Jean frappa sans h�siter.

L'a�n� des fils du vieux maraudeur vint lui ouvrir, et il vit un
spectacle �trange.

Le cadavre du tra�tre avait �t� jet� � terre, dans un coin; le lit
�tait boulevers� et bris�, toute la paille de la paillasse �tait
�parpill�e, et les fils et la femme du d�funt, arm�s de pelles et de
pioches, retournaient avec acharnement le sol battu de la masure. Ils
cherchaient le tr�sor...

--Qu'est-ce que vous voulez?... demanda rudement la veuve.

--Le p�re Chupin...

--Tu vois bien qu'on l'a assassin�, r�pondit un des fils. Et
brandissant son pic � deux pouces de la t�te de Jean:

--Et l'assassin est peut-�tre dans ta chemise, canaille!...
ajouta-t-il. Mais c'est l'affaire de la justice... Allons, d�campe, ou
sinon!...

S'il n'e�t �cout� que les inspirations de sa col�re, Jean Lacheneur
e�t certes essay� de faire repentir les Chupin de leurs provocations
et de leurs menaces...

Mais une rixe, en ce moment, �tait-elle admissible?

Il s'�loigna donc sans mot dire, et rapidement reprit la route de la
Borderie.

Que Chupin e�t �t� tu�, cela renversait toutes ses id�es et en m�me
temps l'irritait.

--J'avais jur�, murmurait-il, que le tra�tre qui a vendu mon p�re ne
p�rirait que de ma main, et voici que ma vengeance m'�chappe, on me
l'a vol�e!...

Puis, il se demandait quel pouvait bien �tre le meurtrier du vieux
maraudeur.

--Serait-ce Martial, pensait-il, qui l'a assassin� apr�s qu'il a eu
empoisonn� Marie-Anne?... Tuer un complice, c'est un moyen s�r de
s'assurer de son silence!...

Il �tait arriv� � la Borderie, et d�j� il prenait la rampe pour monter
au premier �tage, quand il crut entendre comme le murmure d'une
conversation dans la pi�ce du fond.

--C'est �trange, se dit-il, qui donc serait l�!...

Et, pouss� par un mouvement instinctif de curiosit�, il alla frapper �
la porte de communication...

� l'instant m�me, l'abb� Midon parut, et retira brusquement la porte �
lui. Il �tait plus p�le que de coutume, et visiblement agit�.

--Qu'y a-t-il? monsieur le cur�, demanda Jean vivement.

--Il y a... il y a... Devinez qui est l�, de l'autre c�t�...

--Eh! comment deviner?...

--Maurice d'Escorval et le caporal Bavois.

Jean eut un geste de stupeur.

--Mon Dieu!... balbutia-t-il.

--Et c'est miracle qu'il ne soit pas mont�.

--Mais d'o� vient-il, comment n'avait-il pas donn� de ses
nouvelles!...

--Je l'ignore... Il n'y a pas cinq minutes qu'il est l�... Pauvre
gar�on!... Apr�s que je lui ai eu dit que son p�re est sauv�, son
premier mot a �t�: �Et Marie-Anne?� Il l'aime plus que jamais... il
arrive le coeur tout rempli d'elle, confiant, radieux d'espoir, et moi
je tremble, j'ai peur de lui annoncer la v�rit�...

--Oh! le malheureux! le malheureux!...

--Vous voici pr�venu, soyez prudent... et maintenant, venez.

Ils entr�rent ensemble, et c'est avec toutes les effusions de l'amiti�
la plus vive, que Maurice et le vieux soldat serr�rent les mains de
Jean Lacheneur.

Ils ne s'�taient pas vus depuis le duel dans les landes de la R�che,
interrompu par l'arriv�e des soldats, et quand ils s'�taient s�par�s
ce jour-l�, ils ne savaient pas s'ils se reverraient jamais...

--Et cependant nous voici r�unis, r�p�tait Maurice, et nous n'avons
plus rien � craindre.

Jamais cet infortun� n'avait �t� si gai, et c'est de l'air le plus
enjou� qu'il se mit � expliquer les raisons de son long silence.

--Trois jours apr�s avoir pass� la fronti�re, racontait-il, le caporal
Bavois et moi arrivions � Turin. Franchement il �tait temps, nous
�tions �puis�s de fatigue. J'avais tenu � descendre dans une assez
piteuse auberge, et on nous avait donn� une chambre � deux lits...

Je me rappelle que le soir, en nous couchant, le caporal me disait:
�Je suis capable de dormir deux jours sans d�brider.� Moi, je me
promettais bien un somme de plus de douze heures... Nous comptions
sans notre h�te, comme vous l'allez voir...

Il faisait � peine jour, le lendemain, quand nous sommes �veill�s
par un grand tumulte... Une douzaine de messieurs de mauvaise mine
envahissent notre chambre, et nous commandent brutalement, en italien,
de nous habiller... Nous n'�tions pas les plus forts, nous ob�issons.
Et une heure plus tard, nous �tions bel et bien en prison, enferm�s
dans la m�me cellule. Nos id�es, j'en conviens, n'�taient pas couleur
de rose...

Il me souvient parfaitement que le caporal ne cessait de me dire du
plus beau sang-froid: �Pour obtenir notre extradition, il faut quatre
jours, trois jours pour nous ramener � Montaignac, �a fait sept;
mettons qu'on me laissera l�-bas vingt-quatre heures pour me
reconna�tre, c'est en tout huit jours que j'ai encore � vivre.�

--C'est que, ma foi!... je le pensais, approuva le vieux soldat.

--Pendant plus de cinq mois, poursuivit Maurice, nous nous sommes dit,
en guise de bonsoir: �C'est demain qu'on viendra nous chercher.� Et on
ne venait pas.

Nous �tions, d'ailleurs, convenablement trait�s; on m'avait laiss� mon
argent et on nous vendait volontiers certaines petites douceurs; on
nous accordait, chaque jour, deux heures de promenade dans une cour
aussi large qu'un puits; on nous pr�tait m�me quelques livres...

Bref, je ne me serais pas trouv� extraordinairement � plaindre, si
j'avais pu recevoir des nouvelles de mon p�re et de Marie-Anne et leur
donner des miennes... Mais nous �tions au secret, sans communications
avec les autres prisonniers...

Enfin, � la longue, notre d�tention nous parut si �trange et nous
devint si insupportable, que nous r�sol�mes, le caporal et moi,
d'obtenir, quoi qu'il d�t nous en co�ter, des �claircissements.

Nous change�mes de tactique. Nous nous �tions jusqu'alors montr�s
r�sign�s et soumis, nous dev�nmes tout � coup indisciplin�s et
furieux. Nous remplissions la prison de nos protestations et de
nos cris, nous demandions sans cesse le directeur; nous r�clamions
l'intervention de l'ambassadeur fran�ais.

Ah! le r�sultat ne se fit pas attendre.

Par une belle apr�s-d�ner, le directeur nous mit poliment dehors, non
sans nous avoir exprim� le regret qu'il �prouvait de se s�parer de
pensionnaires de notre importance, si aimables et si charmants.

Notre premier soin, vous le comprenez, fut de courir � l'ambassade.
Nous n'arriv�mes pas � l'ambassadeur, mais le premier secr�taire nous
re�ut. Il fron�a le sourcil, d�s que je lui eus expos� notre affaire,
et sa mine devint excessivement grave.

Je me rappelle mot pour mot sa r�ponse:

�Monsieur, me dit-il, je puis vous affirmer que les poursuites
dont vous avez �t� l'objet en France, ne sont pour rien dans votre
d�tention ici.�

Et comme je m'�tonnais:

�Tenez, ajouta-t-il, je vais vous exprimer franchement mon opinion.
Un de vos ennemis, cherchez lequel, doit avoir � Turin des influences
tr�s-puissantes... Vous le g�niez, sans doute, il vous a fait enfermer
administrativement par la police pi�montaise...�

D'un formidable coup de poing, Jean Lacheneur �branla la table plac�e
pr�s de lui.

--Ah!... le secr�taire d'ambassade avait raison, s'�cria-t-il...
Maurice, c'est Martial de Sairmeuse qui t'a fait arr�ter l�-bas.

--Ou le marquis de Courtomieu, interrompit vivement l'abb�, en jetant
� Jean un regard qui arr�ta sa pens�e sur ses l�vres.

La flamme de la col�re avait brill� dans les yeux de Maurice, mais
presque aussit�t il haussa les �paules.

--Bast!... pronon�a-t-il, je ne veux plus me souvenir du pass�... Mon
p�re est r�tabli, voil� l'important. Nous trouverons bien, monsieur
le cur� aidant, quelque moyen de lui faire franchir la fronti�re sans
danger... Entre Marie-Anne et moi, il oubliera que mes imprudences
ont failli lui co�ter la vie... Il est si bon, mon p�re! Nous nous
�tablirons en Italie ou en Suisse. Vous nous accompagnerez, monsieur
l'abb�, et toi aussi, Jean... Vous, caporal, c'est entendu, vous �tes
de la maison...

Rien d'horrible comme de voir joyeux et plein de s�curit�, tout
rayonnant d'espoir, l'homme que l'on sait frapp� d'une catastrophe qui
doit briser sa vie...

Si d�solante �tait l'impression de l'abb� Midon et de Jean, qu'il en
parut sur leur visage quelque chose que Maurice remarqua.

--Qu'avez-vous? demanda-t-il tout surpris.

Les autres tressaillirent, baiss�rent la t�te et se turent.

Alors, l'�tonnement de l'infortun� se changea en une vague et
indicible �pouvante.

D'un seul effort de r�flexion, il s'�num�ra tous les malheurs qui
pouvaient l'atteindre.

--Qu'est-il donc arriv�? fit-il d'une voix �touff�e; mon p�re est
sauv�, n'est-ce pas?... Ma m�re n'aurait rien � souhaiter, m'avez-vous
dit, si j'�tais pr�s d'elle... C'est donc Marie-Anne!...

Il h�sitait.

--Du courage, Maurice, murmura l'abb� Midon, du courage!

Le malheureux chancela, plus blanc que le mur de pl�tre contre lequel
il s'appuya.

--Marie-Anne est morte! s'�cria-t-il.

Jean Lacheneur et le pr�tre gard�rent le silence.

--Morte! r�p�ta-t-il, et pas une voix au dedans de moi-m�me ne m'a
pr�venu... Morte!... quand?

--Cette nuit m�me, r�pondit Jean.

Maurice se redressa, tout fr�missant d'un espoir supr�me.

--Cette nuit m�me, fit-il... mais alors... elle est ici, encore!
O�?... l� haut...

Et sans attendre une r�ponse, il s'�lan�a vers l'escalier, si
rapidement que ni Jean ni l'abb� Midon n'eurent le temps de le
retenir.

En trois bonds il fut � la chambre, il marcha droit au lit et, d'une
main ferme, il �carta le drap qui recouvrait le visage de la morte.

Mais il recula en jetant un cri terrible...

�tait-ce l�, vraiment, cette belle, cette radieuse Marie-Anne, qui
l'avait aim� jusqu'� l'abandon de soi-m�me!... Il ne la reconnaissait
pas.

Il ne pouvait reconna�tre ces traits, d�vast�s et crisp�s par
l'agonie, ce visage gonfl� et bleui par le poison; ces yeux, qui
disparaissaient presque sous une bouffissure sanguinolente...

Quand Jean Lacheneur et le pr�tre arriv�rent pr�s de lui, ils le
trouv�rent debout, le buste rejet� en arri�re, la pupille dilat�e par
la terreur, la bouche entr'ouverte, les bras roidis dans la direction
du cadavre.

--Maurice, fit doucement l'abb�, revenez � vous, du courage...

Il se retourna, et avec une navrante expression d'h�b�tement:

--Oui, b�gaya-t-il, c'est cela... du courage!...

Il s'affaissait, il fallut le soutenir jusqu'� un fauteuil.

--Soyez homme, poursuivait le pr�tre; o� donc est votre �nergie?
vivre, c'est souffrir...

Il �coutait, mais il ne semblait pas comprendre.

--Vivre!... balbutia-t-il, � quoi bon, puisqu'elle est morte!...

Ses yeux secs avaient l'�clat sinistre de la d�mence. L'abb� eut peur.

--S'il ne pleure pas, il est perdu! pensa-t-il.

Et d'une voix imp�rieuse:

--Vous n'avez pas le droit de vous abandonner ainsi... pronon�a-t-il,
vous vous devez � votre enfant!...

L'inspiration du pr�tre le servit bien.

Le souvenir qui avait donn� � Marie-Anne la force de ma�triser
un instant la mort, arracha Maurice � sa dangereuse torpeur. Il
tressaillit, comme s'il e�t �t� touch� par une �tincelle �lectrique,
et se dressant tout d'une pi�ce:

--C'est vrai, dit-il, je dois vivre. Notre enfant, c'est encore
elle... conduisez-moi pr�s de lui...

--Pas en ce moment, Maurice, plus tard.

--O� est-il?... Dites-moi o� il est?...

--Je ne puis, je ne sais pas...

Une indicible angoisse se peignit sur la figure de Maurice, et d'une
voix �trangl�e:

--Comment! vous ne savez pas, fit-il, elle ne s'�tait donc pas confi�e
� vous?

--Non... J'avais surpris le secret de sa grossesse, et j'ai �t�, j'en
suis s�r, le seul � le surprendre...

--Le seul!... mais alors notre enfant est mort, peut-�tre, et s'il vit
qui me dira o� il est!

--Nous trouverons, sans doute, quelque note qui nous mettra sur la
voie...

Le malheureux pressait son front entre ses mains, comme s'il eut
esp�r� en faire jaillir une id�e...

--Vous avez raison, balbutia-t-il. Marie-Anne, quand elle s'est vue en
danger, ne peut avoir oubli� son enfant... Ceux qui la soignaient �
ses derniers moments ont d� recueillir les indications qui m'�taient
destin�es... Je veux interroger les gens qui l'ont veill�e... Quels
sont-ils?

Le pr�tre d�tourna la t�te.

--Je vous demande qui �tait pr�s d'elle quand elle est morte, insista
Maurice, avec une sorte d'�garement.

Et comme l'abb� se taisait encore, une �pouvantable lueur se fit dans
son esprit. Il s'expliqua le visage d�compos� de Marie-Anne.

--Elle a p�ri victime d'un crime!... s'�cria-t-il. Un monstre existait
qui la ha�ssait � ce point de la tuer... la ha�r, elle!

Il se recueillit un moment, et d'une voix d�chirante:

--Mais si elle est morte ainsi, reprit-il, foudroy�e, notre enfant
est peut-�tre perdu � tout jamais! Et moi qui lui avais recommand�,
ordonn� les plus savantes pr�cautions! Ah! c'est une mal�diction!...

Il retomba sur le fauteuil, ab�m� de douleur, l'�clat de ses yeux
p�lit et des larmes silencieuses roul�rent le long de ses joues.

--Il est sauv�!... pensa l'abb� Midon.

Et il restait l�, tout �mu de ce d�sespoir immense, insondable, quand
il se sentit tirer par la manche.

Jean Lacheneur, dont les yeux flamboyaient, l'entra�na dans
l'embrasure d'une crois�e.

--Qu'est-ce que cet enfant? demanda-t-il d'un ton rauque.

Une fugitive rougeur empourpra les pommettes du pr�tre.

--Vous avez entendu, r�pondit-il.

--J'ai compris que Marie-Anne �tait la ma�tresse de Maurice, et
qu'elle a eu un enfant de lui. C'est donc vrai?... Je ne voulais pas,
je ne pouvais pas le croire!... Elle que je v�n�rais � l'�gal d'une
sainte!... Son front si pur et ses chastes regards mentaient. Et
lui, Maurice, qui �tait mon ami, qui �tait comme le fils de notre
maison!... Son amiti� n'�tait qu'un masque qu'il prenait pour nous
voler plus s�rement notre honneur!...

Il parlait, les dents serr�es par la col�re, si bas, que Maurice ne
pouvait l'entendre.

--Mais comment a-t-elle donc fait, poursuivait-il, pour cacher sa
grossesse... Personne dans le pays ne l'a soup�onn�e, personne
absolument. Et apr�s? qu'a-t-elle fait de l'enfant?... Aurait-elle �t�
prise de l'effroi de la honte, de ce vertige qui pousse au crime
les pauvres filles s�duites et abandonn�es... Aurait-elle tu� son
enfant?...

Un sourire sinistre effleurait ses l�vres minces.

--Si l'enfant vit, ajouta-t-il, comme en _� parte_, je saurai bien le
d�couvrir o� qu'il soit, et Maurice sera puni de son infamie...

Il s'interrompit; le galop de deux chevaux, sur la grande route,
attirait son attention et celle de l'abb� Midon.

Ils regard�rent � la fen�tre et virent un cavalier s'arr�ter devant le
petit sentier, descendre de cheval, jeter la bride � son domestique, �
cheval comme lui, et s'avancer vers la Borderie...

� cette vue, Jean Lacheneur eut un v�ritable rugissement de b�te
fauve.

--Le marquis de Sairmeuse, hurla-t-il, ici!...

Il bondit jusqu'� Maurice, et le secouant avec une sorte de fr�n�sie:

--Debout!... lui cria-t-il, voil� Martial, l'assassin de Marie-Anne!
debout, il vient, il est � nous!...

Maurice se dressa, ivre de col�re, mais l'abb� Midon leur barra le
passage.

--Pas un mot, jeunes gens, pronon�a-t-il, pas une menace, je vous le
d�fends... respectez au moins cette pauvre morte qui est l�!...

Son accent et ses regards avaient une autorit� si irr�sistible, que
Jean et Maurice furent comme chang�s en statues.

Le pr�tre n'eut que le temps de se retourner, Martial arrivait...

Il ne d�passa pas le cadre de la porte, son coup d'oeil si p�n�trant
embrassa la sc�ne, il p�lit extr�mement, mais il n'eut ni un geste, ni
une exclamation...

Si grande cependant que f�t son �tonnante puissance sur soi, il ne put
articuler une syllabe, et c'est du doigt qu'il interrogea, montrant
Marie-Anne, dont il distinguait la figure convuls�e dans l'ombre des
rideaux.

--Elle a �t� l�chement empoisonn�e hier soir, pronon�a l'abb� Midon.

Maurice, oubliant les ordres du pr�tre, s'avan�a...

--Elle �tait seule, dit-il, et sans d�fense, je ne suis en libert� que
depuis deux jours. Mais je sais le nom de celui qui m'a fait arr�ter �
Turin et jeter en prison, on me l'a dit!

Instinctivement Martial recula.

--C'est donc toi, mis�rable!... s'�cria Maurice, tu avoues donc ton
crime, inf�me...

Une fois encore l'abb� intervint; il se jeta entre ces deux ennemis,
persuad� que Martial allait se pr�cipiter sur Maurice.

Point. Le marquis de Sairmeuse avait repris cet air ironique et
hautain qui lui �tait habituel. Il sortit de sa poche une volumineuse
enveloppe et la lan�ant sur la table:

--Voici, dit-il froidement, ce que j'apportais � Mlle Lacheneur. C'est
d'abord un sauf-conduit de Sa Majest� pour M. le baron d'Escorval. De
ce moment, il peut quitter la ferme de Poignot et rentrer � Escorval,
il est libre, il est sauv�; sa condamnation sera r�form�e. C'est
ensuite un arr�t de non-lieu rendu en faveur de M. l'abb� Midon, et
une d�cision de l'�v�que qui le r�installe � sa cure de Sairmeuse.
C'est, enfin, un cong� en bonne forme et un brevet de pension au nom
du caporal Bavois.

Il s'arr�ta, et comme la stupeur clouait tout le monde sur place, il
s'approcha du lit de Marie-Anne.

Il �tendit la main au-dessus de la morte, et d'une voix qui e�t fait
fr�mir la coupable jusqu'au plus profond de ses entrailles, si elle
l'e�t entendue:

--� vous, Marie-Anne, pronon�a-t-il, je jure que je vous vengerai!...

Il demeura dix secondes immobile, perdu de douleur, puis tout �
coup, vivement, il se pencha, mit un baiser au front de la morte, et
sortit...

--Et cet homme serait coupable!... s'�cria l'abb� Midon, vous voyez
bien, Jean, que vous �tes fou!...

Jean eut un geste terrible.

--C'est juste!... fit-il, et cette derni�re insulte � ma soeur morte,
c'est bien de l'honneur, n'est-ce pas?...

--Et le mis�rable me lie les mains, en sauvant mon p�re! s'�cria
Maurice.

Plac� pr�s de la fen�tre, l'abb� put voir Martial remonter � cheval...

Mais le marquis de Sairmeuse ne reprit pas la route de Montaignac,
c'est vers le ch�teau de Courtomieu qu'il galopa...




XLVIII


La raison de Mme Blanche �tait d�j� affreusement troubl�e quand Chupin
l'emporta hors de la chambre de Marie-Anne.

Elle perdit toute conscience d'elle lorsqu'elle vit tomber le vieux
maraudeur.

Mais il �tait dit que cette nuit-l� tante M�die prendrait sa revanche
de toutes ses d�faillances pass�es.

� grand'peine tol�r�e jusqu'alors � Courtomieu, et � quel prix! elle
conquit le droit d'y vivre d�sormais respect�e et m�me redout�e.

Elle qui s'�vanouissait d'ordinaire si un chat du ch�teau s'�crasait
la patte, elle ne jeta pas un cri.

L'extr�me �pouvante lui communiqua ce courage d�sesp�r� qui enflamme
les poltrons pouss�s � bout. Sa nature moutonni�re se r�voltant, elle
devint comme enrag�e.

Elle saisit le bras de sa ni�ce �perdue, et moiti� de gr�, moiti� de
force, la tra�nant, la poussant, la portant parfois, elle la ramena au
ch�teau de Courtomieu en moins de temps qu'il n'en avait fallu pour
aller � la Borderie.

La demie de une heure sonnait comme elles arrivaient � la petite porte
du jardin par o� elles �taient sorties...

Personne, au ch�teau, ne s'�tait aper�u de leur longue absence...
personne absolument.

Cela tenait � diverses circonstances. Aux pr�cautions prises par Mme
Blanche, d'abord. Avant de sortir, elle avait d�fendu qu'on p�n�tr�t
chez elle, sous n'importe quel pr�texte, tant qu'elle ne sonnerait
pas.

En outre, c'�tait la f�te du valet de chambre du marquis; les
domestiques avaient d�n� mieux que de coutume; ils avaient chant� au
dessert, et � la fin il s'�taient mis � danser.

Ils dansaient encore � une heure et demie, toutes les portes �taient
ouvertes, et ainsi les deux femmes purent se glisser, sans �tre vues,
jusqu'� la chambre de Mme Blanche.

Alors, quand les portes de l'appartement furent bien ferm�es,
lorsqu'il n'y eut plus d'indiscrets � craindre, tante M�die s'avan�a
pr�s de sa ni�ce.

--M'expliqueras-tu, interrogea-t-elle, ce qui s'est pass� � la
Borderie, ce que tu as fait?...

Mme Blanche frissonna.

--Eh!... r�pondit-elle; que t'importe!

--C'est que j'ai cruellement souffert, pendant plus de trois
heures que je t'ai attendue. Qu'est-ce que ces cris d�chirants que
j'entendais? Pourquoi appelais-tu au secours?... Je distinguais comme
un r�le qui me faisait dresser les cheveux sur la t�te... D'o� vient
que Chupin t'a emport�e entre ses bras?...

Tante M�die e�t peut-�tre fait ses malles le soir m�me, et quitt�
Courtomieu, si elle e�t vu de quels regards l'enveloppait sa ni�ce.

En ce moment, Mme Blanche souhaitait la puissance de Dieu pour
foudroyer, pour an�antir cette parente pauvre, irr�cusable t�moin qui
d'un mot pouvait la perdre, et qu'elle aurait toujours pr�s d'elle,
vivant reproche de son crime.

--Tu ne me r�ponds pas?... insista la pauvre tante.

C'est que la jeune femme en �tait � se demander si elle devait dire la
v�rit�, si horrible qu'elle f�t, ou inventer quelque explication � peu
pr�s plausible.

Tout avouer! C'�tait intol�rable, c'�tait renoncer � soi, c'�tait se
mettre corps et �me � l'absolue discr�tion de tante M�die.

D'un autre c�t�, mentir, n'�tait-ce pas s'exposer � ce que tante M�die
la trahit par quelque exclamation involontaire quand elle viendrait,
ce qui ne pouvait manquer, � apprendre le crime de la Borderie?

--Car elle est stupide! pensait Mme Blanche.

Le plus sage �tait encore, elle le comprit, d'�tre enti�rement
franche, de bien faire la le�on � la parente pauvre et de a'efforcer
de lui communiquer quelque chose de sa fermet�.

Et cela r�solu, la jeune femme d�daigna tous les m�nagements...

--Eh bien!... r�pondit-elle, j'�tais jalouse de Marie-Anne, je croyais
qu'elle �tait la ma�tresse de Martial, j'�tais folle, je l'ai tu�e!...

Elle s'attendait � des cris lamentables, � des �vanouissements; pas du
tout. Si born�e que f�t la tante M�die, elle avait � peu pr�s devin�.
Puis, les ignominies qu'elle avait endur�es depuis des ann�es avaient
�teint en elle tout sentiment g�n�reux, tari les sources de la
sensibilit�, et d�truit tout sens moral.

--Ah! mon Dieu!... fit-elle d'un ton dolent, c'est terrible... Si on
venait � savoir!...

Et elle se mit � pleurer, mais non beaucoup plus que tous les jours
pour la moindre des choses.

Mme Blanche respira un peu plus librement. Certes, elle se croyait
bien assur�e du silence et de l'absolue soumission de la parente
pauvre.

C'est pourquoi, tout aussit�t, elle se mit � raconter tous les d�tails
de ce drame effroyable de la Borderie.

Sans doute, elle c�dait � ce besoin d'�panchement plus fort que la
volont�, qui d�lie la langue des pires sc�l�rats et qui les force, qui
les contraint de parler de leur crime, alors m�me qu'ils se d�fient de
leur confident.

Mais quand l'empoisonneuse en vint aux preuves qui lui avaient �t�
donn�es que sa haine s'�tait �gar�e, elle s'arr�ta brusquement.

Ce certificat de mariage, sign� du cur� de Vigano, qu'en avait-elle
fait, qu'�tait-il devenu? Elle se rappelait bien qu'elle l'avait tenu
entre les mains.

Elle se dressa tout d'une pi�ce, fouilla dans sa poche et poussa un
cri de joie. Elle le tenait, ce certificat! Elle le jeta dans un
tiroir qu'elle ferma � clef.

Il y avait longtemps que tante M�die demandait � gagner sa chambre,
mais Mme Blanche la conjura de ne pas s'�loigner. Elle ne voulait pas
rester seule, elle n'osait pas, elle avait peur...

Et comme si elle e�t esp�r� �touffer les voix qui s'�levaient en elle
et l'�pouvantaient, elle parlait avec une extr�me volubilit�, ne
cessant de r�p�ter qu'elle �tait pr�te � tout pour expier, et qu'elle
allait tenter l'impossible pour retrouver l'enfant de Marie-Anne...

Et certes, la t�che �tait difficile et p�rilleuse.

Faire chercher cet enfant ouvertement, n'�tait-ce pas s'avouer
coupable?... Elle serait donc oblig�e d'agir secr�tement, avec
beaucoup de circonspection, et en s'entourant des plus minutieuses
pr�cautions.

--Mais je r�ussirai, disait-elle, je prodiguerai l'argent...

Et se rappelant et son serment, et les menaces de Marie-Anne mourante,
elle ajoutait d'une voix �touff�e:

--Il faut que je r�ussisse, d'ailleurs... le pardon est � ce prix...
j'ai jur�!...

L'�tonnement suspendait presque les larmes faciles de tante M�die.

Que sa ni�ce, les mains chaudes encore du meurtre, p�t se poss�der
ainsi, raisonner, d�lib�rer, faire des projets, cela d�passait son
entendement.

--Quel caract�re de fer! pensait-elle.

C'est que, dans son aveuglement imb�cile, elle ne remarquait rien de
ce qui e�t �clair� le plus m�diocre observateur.

Mme Blanche �tait assise sur son lit, les cheveux d�nou�s, les
pommettes enflamm�es, l'oeil brillant de l'�clat du d�lire, �tremblant
la fi�vre,� selon l'expression vulgaire.

Et sa parole saccad�e, ses gestes d�sordonn�s, d�celaient, quoi
qu'elle fit, l'�garement de sa pens�e et le trouble affreux de son
�me...

Et elle discourait, elle discourait, d'une voix tour � tour sourde et
stridente, s'exclamant, interrogeant, for�ant tante M�die � r�pondre,
essayant enfin de s'�tourdir et d'�chapper en quelque sorte �
elle-m�me!

Le jour �tait venu depuis longtemps, et le ch�teau s'emplissait
du mouvement des domestiques, que la jeune femme, insensible aux
circonstances ext�rieures, expliquait encore comment elle �tait s�re
d'arriver, avant un an, � rendre � Maurice d'Escorval l'enfant de
Marie-Anne...

Tout � coup, cependant, elle s'interrompit au milieu d'une phrase...

L'instinct l'avertissait du danger qu'elle courait � changer quelque
chose � ses habitudes.

Elle renvoya donc tante M�die, en lui recommandant bien de d�faire son
lit, et comme tous les jours elle sonna...

Il �tait pr�s de onze heures, et elle venait d'achever sa toilette,
quand la cloche du ch�teau tinta, annon�ant une visite.

Presque aussit�t, une femme de chambre parut, tout effar�e.

--Qu'y a-t-il? demanda vivement Mme Blanche; qui est l�?

--Ah! madame!... c'est-�-dire, mademoiselle, si vous saviez...

--Parlerez-vous!...

--Eh bien! M. le marquis de Sairmeuse est en bas, dans le petit salon
bleu, et il prie mademoiselle de lui accorder quelques minutes...

La foudre tombant aux pieds de l'empoisonneuse l'e�t moins
terriblement impressionn�e que ce nom qui �clatait l�, tout � coup.

Sa premi�re pens�e fut que tout �tait d�couvert... Cela seul pouvait
amener Martial.

Elle avait presque envie de faire r�pondre qu'elle �tait absente,
partie pour longtemps, ou dangereusement malade, mais une lueur de
raison lui montra qu'elle s'alarmait peut-�tre � tort, que son mari
finirait toujours par arriver jusqu'� elle, et que, d'ailleurs, tout
�tait pr�f�rable � l'incertitude.

--Dites � M. le marquis que je suis � lui dans un instant,
r�pondit-elle.

C'est qu'elle voulait rester seule un peu, pour se remettre, pour
composer son visage, pour rentrer en possession d'elle-m�me, s'il
�tait possible, pour laisser au tremblement nerveux qui la secouait
comme la feuille, le temps de se calmer.

Mais au moment o� elle s'inqui�tait le plus de l'�tat o� elle �tait,
une inspiration qu'elle jugea divine lui arracha un sourire m�chant.

--Eh!... pensa-t-elle, mon trouble ne s'explique-t-il pas tout
naturellement... Il peut m�me me servir...

Et tout en descendant le grand escalier:

--N'importe!... se disait-elle, la pr�sence de Martial est
incompr�hensible.

Bien extraordinaire, du moins! Aussi, n'est-ce pas sans de longues
h�sitations qu'il s'�tait r�sign� � cette d�marche p�nible.

Mais c'�tait l'unique moyen de se procurer plusieurs pi�ces
importantes, indispensables pour la r�vision du jugement de M.
d'Escorval.

Ces pi�ces, apr�s la condamnation du baron, �taient rest�es entre
les mains du marquis de Courtomieu. On ne pouvait les lui redemander
maintenant qu'il �tait frapp� d'imb�cillit�. Force �tait de s'adresser
� sa fille pour obtenir d'elle la permission de chercher parmi les
papiers de son p�re.

C'est pourquoi, le matin, Martial s'�tait dit:

--Ma foi!... arrive qui plante, je vais porter � Marie-Anne le
sauf-conduit du baron, je pousserai ensuite jusqu'� Courtomieu.

Il arrivait tout en joie � la Borderie, palpitant, le coeur gonfl�
d'esp�rances... H�las! Marie-Anne �tait morte.

Nul ne soup�onna l'effroyable coup qui atteignait Martial. Sa
douleur devait �tre d'autant plus poignante que l'avant-veille, � la
Croix-d'Arcy, il avait lu dans le coeur de la pauvre fille...

Ce fut donc bien son coeur, fr�missant de rage, qui lui dicta son
serment de vengeance. Sa conscience ne lui criait-elle pas qu'il �tait
pour quelque chose dans ce crime, qu'il en avait � tout le moins
facilit� l'ex�cution.

C'est que c'�tait bien lui qui, abusant des grandes relations de sa
famille, avait obtenu l'arrestation de Maurice � Turin.

Mais s'il �tait capable des pires perfidies d�s que sa passion �tait
en jeu, il �tait incapable d'une basse rancune.

Marie-Anne morte, il d�pendait uniquement de lui d'an�antir les gr�ces
qu'il avait obtenues; l'id�e ne lui en vint m�me pas. Insult�, il mit
une affectation d�daigneuse � �craser ceux qui l'insultaient par sa
magnanimit�.

Et lorsqu'il sortit de la Borderie, plus p�le qu'un spectre, les
l�vres encore glac�es du baiser donn� � la morte, il se disait:

--Pour elle, j'irai � Courtomieu... En m�moire d'elle, le baron doit
�tre sauv�.

� la seule physionomie des valets quand il descendit de cheval dans la
cour du ch�teau et qu'il demanda Mme Blanche, le marquis de Sairmeuse
fut averti de l'impression qu'il allait produire.

Mais que lui importait! Il �tait dans une de ces crises de douleur
o� l'�me devient indiff�rente � tout, n'apercevant plus de malheur
possible.

Il tressaillit pourtant, lorsqu'on l'introduisit dans un petit salon
du rez-de-chauss�e, tendu de soie bleu.

Ce petit salon, il le reconnaissait. C'�tait l� que d'ordinaire se
tenait Mme Blanche, autrefois, dans les premiers temps qu'il la
connaissait, lorsque son coeur h�sitait encore entre Marie-Anne et
elle, et qu'il lui faisait la cour...

Que d'heures heureuses ils y avaient pass� ensemble. Il lui semblait
la revoir, telle qu'elle �tait alors, radieuse de jeunesse,
insoucieuse et rieuse... sa na�vet� �tait peut-�tre cherch�e et
voulue, en �tait-elle moins adorable.

Cependant, Mme Blanche entrait...

Elle �tait si d�faite et si chang�e, que c'�tait � ne la pas
reconna�tre, on e�t dit qu'elle se mourait. Martial fut �pouvant�.

--Vous avez donc bien souffert, Blanche, murmura-t-il sans trop savoir
ce qu'il disait.

Elle eut besoin d'un effort pour garder le secret de sa joie. Elle
comprenait qu'il ne savait rien. Elle voyait son �motion et tout le
parti qu'elle en pouvait tirer.

--Je n'ai pas su me consoler de vous avoir d�plu, r�pondit-elle d'une
voix navrante de r�signation, je ne m'en consolerai jamais.

Du premier coup, elle touchait la place vuln�rable chez tous les
hommes.

Car il n'est pas de sceptique, si fort, si froid ou si blas� qu'on le
suppose, dont la vanit� ne s'�panouisse d�licieusement � l'id�e qu'une
femme meurt de son abandon.

Il n'en est pas qui ne soit touch� de cette divine flatterie, et qui
ne soit bien pr�s de la payer au moins d'une tendre piti�.

--Me pardonneriez-vous donc? balbutia Martial �mu.

L'admirable com�dienne d�tourna la t�te, comme pour emp�cher de lire
dans ses yeux l'aveu d'une faiblesse dont elle avait honte. C'�tait la
plus �loquente des r�ponses.

Martial, cependant, n'insista pas. Il pr�senta sa requ�te qui lui fut
accord�e, et craignant peut-�tre de trop s'engager:

--Puisque vous le permettez, Blanche, dit-il, je reviendrai...
demain... un autre jour.

Tout en courant sur la route de Montaignac, Martial r�fl�chissait.

--Elle m'aime vraiment, pensait-il, on ne feint ni cette p�leur, ni
cet affaissement. Pauvre fille!... C'est ma femme, apr�s tout. Les
raisons qui ont d�termin� notre rupture n'existent plus... On peut
consid�rer le marquis de Courtomieu comme mort...

Tout le village de Sairmeuse �tait sur la place, quand Martial le
traversa. On venait d'apprendre le crime de la Borderie, et l'abb�
Midon �tait chez le juge de paix pour l'informer des circonstances de
l'empoisonnement.

Une instruction fut ouverte, mais la mort du vieux maraudeur devait
�garer la justice.

Apr�s plus d'un mois d'efforts, l'enqu�te aboutit � cette conclusion:
que �le nomm� Chupin, homme mal fam�, �tait entr� chez Marie-Anne,
avait profit� de son absence momentan�e, pour m�ler � ses aliments du
poison qui s'�tait trouv� sous sa main.�

Le rapport ajoutait: que �Chupin avait �t� lui-m�me assassin� peu
apr�s son crime, par un certain Balstain demeur� introuvable...�

Mais, dans le pays, on s'occupait infiniment moins de cette affaire
que des visites de Martial � Mme Blanche.

Bient�t il fut av�r� que le marquis et la marquise de Sairmeuse
�taient r�concili�s, et peu apr�s on apprit leur d�part pour Paris.

C'est le surlendemain m�me de ce d�part que l'a�n� des Chupin annon�a
que, lui aussi, il voulait habiter la grande ville.

Et comme on lui disait qu'il y cr�verait sans doute de mis�re:

--Bast! r�pondit-il avec une assurance singuli�re, qui sait?... J'ai
id�e, au contraire, que l'argent ne me manquera pas, l�-bas!...




XLIX


Ainsi, moins d'un an apr�s ce terrible ouragan de passions qui avait
boulevers� la paisible vall�e de l'Oiselle, c'est � peine si on en
retrouvait des vestiges qui allaient s'effa�ant de jour en jour, sous
les tomb�es de neige du temps.

Que restait-il pour attester la r�alit� de tous ces �v�nements si
r�cents et cependant d�j� presque du domaine de la l�gende?...

Des ruines noircies par l'incendie, sur les landes de la R�che.

Une tombe, au cimeti�re, o� on lisait:

        _Marie-Anne Lacheneur, morte � vingt ans_.
              _Priez pour elle_!...

Seuls, quelques vieux politiques de village, en d�pit des soucis des
r�coltes et des semailles, se souvenaient...

Souvent, les longs soirs d'hiver, � Sairmeuse, quand ils se
r�unissaient au _Boeuf couronn�_ pour faire la partie, ils posaient
leurs cartes grasses et gravement s'entretenaient des choses de l'an
pass�.

Pouvaient-ils ne pas remarquer que presque tous les acteurs de ce
drame sanglant de Montaignac avaient eu �une mauvaise fin?�

Vainqueurs et vaincus semblaient poursuivis par une m�me fatalit�
inexorable.

Et que de noms d�j� sur la liste fun�bre!...

Lacheneur, mort sur l'�chafaud.

Chanlouineau, fusill�.

Marie-Anne empoisonn�e.

Chupin, le tra�tre, assassin�.

Le marquis de Courtomieu, lui, vivait, ou plut�t se survivait. Mais
la mort devait para�tre un bienfait, compar�e � cet an�antissement de
toute intelligence. Il �tait tomb� bien au-dessous de la brute, qui,
du moins, a ses instincts. Depuis le d�part de sa fille, il restait
confi� aux soins de deux valets qui, avec lui, en prenaient � leur
aise. Ils l'enfermaient, quand ils avaient envie de sortir, non dans
sa chambre, mais � la cave, pour qu'on n'entendit pas ses hurlements
du dehors.

Un moment, on crut que les Sairmeuse �viteraient la destin�e commune;
on se trompait. Ils ne devaient pas tarder � payer leur dette au
malheur.

Par une belle matin�e du mois de d�cembre, le duc de Sairmeuse partit,
� cheval, pour courre un loup signal� aux environs.

� la nuit tombante, le cheval rentra seul, ren�clant et soufflant,
tremblant d'�pouvant�, les �triers battant ses flancs haletants et
ruisselants de sueur...

Qu'�tait donc devenu le ma�tre?

On se mit en qu�te aussit�t, et toute la nuit vingt domestiques arm�s
de torches battirent les bois en appelant de toutes leurs forces.

Mais ce n'est qu'au bout de cinq jours, et quand on renon�ait presque
aux recherches, qu'un petit p�tre, tout p�le de saisissement, vint
annoncer au ch�teau qu'il avait d�couvert, au fond d'un pr�cipice, le
cadavre fracass� et sanglant du duc de Sairmeuse.

Comment avait-il roul� l�, lui, si excellent cavalier? Cet accident
e�t paru louche, sans l'explication que donn�rent les palfreniers.

--M. le duc montait une b�te tr�s-ombrageuse, dirent ces hommes, elle
aura eu peur, elle aura fait un �cart... il n'en faut pas davantage.

Ce n'est que la semaine suivante que Jean Lacheneur abandonna
d�finitivement le pays.

La conduite de ce singulier gar�on avait donn� lieu � bien des
conjectures.

Marie-Anne morte, il avait commenc� par refuser son h�ritage.

--Je ne veux rien de ce qui lui vient de Chanlouineau, r�p�tait-il
partout, calomniant ainsi la m�moire de sa soeur comme il avait
calomni� sa vie.

Puis, � quelques jours de l�, apr�s une courte absence, sans raison
apparente, ses r�solutions chang�rent brusquement.

Non-seulement il accepta la succession, mais il fit tout pour h�ter
les formalit�s.

On e�t dit qu'il m�ditait quelque m�chante action et qu'il s'effor�ait
d'�carter les soup�ons, tant il mettait d'insistance � justifier
sa conduite et � donner, � tout propos, les explications les plus
embrouill�es.

� l'entendre, il n'agissait pas pour lui, il ne faisait que se
conformer aux volont�s de Marie-Anne mourante; on verrait bien que pas
un sou de cet h�ritage n'entrerait dans sa poche.

Ce qui est s�r, c'est que, d�s qu'il fut envoy� en possession, il
vendit tout, s'inqui�tant peu du prix pourvu qu'on pay�t comptant.

Il ne s'�tait r�serv� que les meubles qui garnissaient la belle
chambre de la Borderie, et il les br�la.

On connut cette particularit�, et ce fut le comble.

--Ce pauvre gar�on est fou! devint l'opinion g�n�ralement admise.

Et ceux qui doutaient n'eurent plus de doutes, quand on sut que Jean
Lacheneur s'�tait engag� dans une troupe de com�diens de passage �
Montaignac.

Les bons conseils, cependant, ne lui avaient pas manqu�.

Pour d�terminer ce malheureux jeune homme � retourner � Paris terminer
ses �tudes, M. d'Escorval et l'abb� Midon avaient mis en oeuvre toute
leur �loquence...

C'est que ni le pr�tre, ni le baron n'avaient besoin de se cacher
d�sormais. Gr�ce � Martial de Sairmeuse, ils vivaient au grand jour,
comme autrefois, l'un � son presbyt�re, l'autre � Escorval.

Acquitt� par un nouveau tribunal, rentr� en possession de ses biens,
ne gardant de son effroyable chute qu'une l�g�re claudication, le
baron se f�t estim� heureux, apr�s tant d'�preuves imm�rit�es, si son
fils ne lui e�t caus� les plus poignantes inqui�tudes.

Pauvre Maurice!... son coeur s'�tait bris� au bruit sourd des
pellet�es de terre tombant sur le cercueil de Marie-Anne; et sa vie,
depuis lors, semblait ne tenir qu'� l'esp�rance qu'il gardait encore
de retrouver son enfant.

Du moins avait-il des raisons s�rieuses d'esp�rer.

S�r d�j� du puissant concours de l'abb� Midon, il avait tout avou�
� son p�re, il s'�tait confi� au caporal Bavois devenu le commensal
d'Escorval, et ces amis si d�vou�s lui avaient promis de tenter
l'impossible.

La t�che �tait difficile cependant, et les volont�s de Maurice
diminuaient encore les chances de succ�s.

Au contraire de Jean, il mettait son honneur � garder l'honneur de
la morte, et il avait exig� que le nom de Marie-Anne ne f�t jamais
prononc�.

--Nous r�ussirons quand m�me, disait l'abb�; avec du temps et de la
patience, on vient � bout de tout...

Il avait divis� le pays en un certain nombre de zones, et chacun,
chaque jour, en parcourait une, allant de porte en porte,
interrogeant, questionnant, non sans pr�cautions toutefois, de
peur d'�veiller des d�fiances, car le paysan qui se d�fie devient
intraitable.

Mais le temps passait, les recherches restaient vaines et le
d�couragement s'emparait de Maurice.

--Mon enfant est mort en naissant... r�p�tait-il.

Mais l'abb� le rassurait.

--Je suis moralement s�r du contraire, r�pondait-il. Je sais
exactement, par une absence de Marie-Anne, � quelle �poque est n�
son enfant. Je l'ai revue d�s qu'elle a �t� relev�e, elle �tait
relativement gaie et souriante... tirez la conclusion.

--Et cependant il n'est bient�t plus, aux environs, un coin que nous
n'ayons fouill�.

--Eh bien!... nous �tendrons le cercle de nos investigations...

Le pr�tre, en ce moment, cherchait surtout � gagner du temps, sachant
bien que le temps est le gu�risseur souverain de toutes les douleurs.

Sa confiance, tr�s-grande au commencement, avait �t� singuli�rement
alt�r�e par la r�ponse d'une bonne femme qui passait pour une des
meilleures langues de l'arrondissement.

Adroitement mise sur la sellette, cette vieille r�pondit qu'elle
n'avait aucune connaissance d'un b�tard mis en nourrice dans les
environs, mais qu'il fallait qu'il s'en trouv�t quelqu'un, puisque
c'�tait la troisi�me fois qu'on la questionnait � ce sujet...

Si grande que fut sa surprise, l'abb� sut la dissimuler.

Il fit encore causer la bonne femme, et d'une conversation de deux
heures r�sulta pour lui une conviction �trange.

Deux personnes, outre Maurice, cherchaient l'enfant de Marie-Anne.

Pourquoi, dans quel but, quelles �taient ces personnes? voil� ce que
toute la p�n�tration de l'abb� ne pouvait lui apprendre.

--Ah!... les coquins sont parfois n�cessaires, pensait-il, ah! si nous
avions sous la main des gens tels que les Chupin autrefois?

Mais le vieux maraudeur �tait mort, et son fils a�n�, celui qui savait
le secret de Mme Blanche �tait � Paris.

Il n'y avait plus � Sairmeuse que la veuve Chupin et son second fils.

Ils n'avaient pas su mettre la main sur les vingt mille francs de la
trahison, et la fi�vre de l'or les travaillant, ils s'obstinaient �
chercher. Et, du matin au soir, on les voyait, la m�re et le fils, la
sueur au front, b�cher, piocher, creuser, retourner la terre jusqu'�
six pieds de profondeur autour de leur masure.

Cependant il suffit d'un mot d'un paysan au cadet Chupin pour arr�ter
ces fouilles.

--Vrai, mon gars, lui dit-il, je ne te croyais pas si ben�t que de
t'obstiner � d�nicher des oiseaux envol�s depuis longtemps... ton
fr�re qui est � Paris te dirait sans doute o� �tait le tr�sor.

Chupin cadet eut un rugissement de b�te fauve...

--Saint-bon Dieu!... s'�cria-t-il, vous avez raison... Mais, laissez
faire, je vais gagner de quoi faire le voyage, et on verra...




L


Plus encore que Mme Blanche, tante M�die avait �t� �pouvant�e de
la visite si extraordinaire de Martial de Sairmeuse au ch�teau de
Courtomieu.

En dix secondes, il lui passa par la cervelle plus d'id�es qu'en dix
ans.

Elle vit les gendarmes au ch�teau, sa ni�ce arr�t�e, conduite � la
prison de Montaignac et traduite en cour d'assises...

Il est vrai que si elle n'e�t eu que cela � craindre!...

Mais elle-m�me, M�die, ne serait-elle pas compromise, soup�onn�e de
complicit�, tra�n�e devant les juges, et accus�e, qui sait, d'�tre
seule coupable!

Incapable de supporter une plus longue incertitude, elle s'�chappa de
sa chambre, et se glissant sur la pointe du pied dans le grand salon,
elle alla coller son oreille � la porte du petit salon bleu, o� elle
entendait parler Blanche et Martial.

D�s les vingt premiers mots qu'elle recueillit, la parente pauvre
reconnut l'inanit� de ses terreurs.

Elle respira, comme si sa poitrine e�t �t� soulag�e d'un poids �norme,
longuement et d�licieusement. Mais une id�e venait de germer dans sa
cervelle, qui devait poindre, bient�t grandir, s'�panouir et porter
des fruits.

Martial sorti, tante M�die ouvrit la porte de communication et entra
dans le petit salon, avouant par ce seul fait qu'elle avait �cout�...

Jamais, la veille seulement, elle n'e�t os� une �normit� pareille.
Mais son audace, pour cette fois, fut absolument irr�fl�chie.

--Eh bien! Blanche, dit-elle, nous en sommes quittes pour la peur.

La jeune femme ne r�pondit pas.

Encore sous le coup de sa terrible �motion, toute saisie des fa�ons
de Martial, elle r�fl�chissait, s'effor�ant de d�terminer les
cons�quences probables de tous ces �v�nements qui se succ�daient avec
une foudroyante rapidit�.

--Peut-�tre l'heure de ma revanche va-t-elle sonner, murmura Mme
Blanche, comme se parlant � soi-m�me.

--Hein! Tu dis? interrogea curieusement la parente pauvre.

--Je dis, tante, qu'avant un mois je serai marquise de Sairmeuse
autrement que de nom. Mon mari me sera revenu, et alors... oh!
alors...

--Dieu t'entende! fit hypocritement tante M�die.

Au fond elle croyait peu � la pr�diction, et qu'elle se r�alis�t ou
non, peu lui importait.

--Encore une preuve, reprit-elle tout bas de ce ton que prennent deux
complices quand ils parlent de leur crime, encore une preuve que ta
jalousie s'est tromp�e, l�-bas, � la Borderie, et que... ce que tu as
fait �tait inutile.

Tel avait �t�, tel n'�tait plus l'avis de Mme Blanche.

Elle hocha la t�te, et de l'air le plus sombre:

--C'est, au contraire, ce qui s'est pass� l�-bas qui me ram�ne mon
mari, r�pondit-elle. J'y vois clair, � cette heure... C'est vrai,
Marie-Anne n'�tait pas la ma�tresse de Martial, mais Martial
l'aimait... Il l'aimait, et les r�sistances qu'il avait rencontr�es
avaient exalt� sa passion jusqu'au d�lire. C'est bien pour cette
cr�ature qu'il m'avait abandonn�e, et jamais, tant qu'elle e�t v�cu,
il n'e�t seulement pens� � moi... Son �motion en me voyant, c'�tait
un reste de son �motion quand il a vu l'autre... Son attendrissement
n'�tait qu'une expression de sa douleur... Quoi qu'il advienne,
je n'aurai que les restes de cette cr�ature, que ce qu'elle a
d�daign�!...

Ses yeux flamboyaient, elle frappa du pied avec une indicible rage.

--Et je regretterais ce que j'ai fait, s'�cria-t-elle... jamais!...
non, jamais.

Ce jour-l�, en ce moment, elle e�t recommenc�, elle e�t tout brav�...

Mais des transes terribles l'assaillirent quand elle apprit que la
justice venait de commencer une enqu�te.

Il �tait venu de Montaignac le procureur du roi et un juge qui
interrogeaient quantit� de t�moins, et une douzaine d'hommes de la
police se livraient aux plus minutieuses investigations. On parlait
m�me de faire venir de Paris un de ces agents au flair subtil, rompus
� d�jouer toutes les ruses du crime.

Tante M�die en perdait la t�te, et ses frayeurs � certains moments
�taient si �videntes que Mme Blanche s'en inqui�ta.

--Tu finiras par nous trahir, tante, lui dit-elle.

--Ah!... c'est plus fort que moi.

--Ne sors plus de ta chambre, en ce cas.

--Oui, ce serait plus prudent.

--Tu te diras un peu souffrante, on te servira chez toi.

Le visage de la parente pauvre s'�panouissait.

--C'est cela, approuvait-elle en battant des mains, c'est cela!

V�ritablement, elle �tait ravie.

�tre servie chez soi, dans sa chambre, dans son lit le matin, sur une
petite table au coin du feu, le soir, cela avait �t� longtemps le r�ve
et l'ambition de la parente pauvre. Mais le moyen!... Deux ou trois
fois, �tant un peu indispos�e, elle avait os� demander qu'on lui
mont�t ses repas, mais elle avait �t� vertement repouss�e.

--Si tante M�die a faim, elle descendra se mettre � table avec nous,
avait r�pondu Mme Blanche. Qu'est-ce que ces fantaisies!...

Positivement, c'est ainsi qu'on la traitait, dans ce ch�teau o� il y
avait toujours dix domestiques � bayer aux corneilles.

Tandis que maintenant...

Tous les matins, sur l'ordre formel de Mme Blanche, le cuisinier
montait prendre les ordres de tante M�die, et il ne tenait qu'� elle
de dicter le menu de la journ�e, et de se commander les plats qu'elle
aimait.

Et la tante M�die trouvait cela excellent d'�tre ainsi soign�e,
choy�e, mignot�e et dorlot�e. Elle se d�lectait dans ce bien-�tre
comme un pauvre diable dans des draps bien blancs, sans �tre rest� des
mois sans coucher dans un lit.

Et ces jouissances nouvelles faisaient na�tre en elle quantit� de
pens�es �tranges et lui enlevaient beaucoup des regrets qu'elle avait
du crime de la Borderie...

L'enqu�te cependant �tait le sujet de toutes ses conversations avec sa
ni�ce. Elles en avaient des nouvelles fort exactes par le sommelier
de Courtomieu, grand amateur de choses judiciaires, qui avait trouv�,
dans sa cave, le secret de se faufiler parmi les agents venus de
Montaignac.

Par lui, elles surent que toutes les charges pesaient sur d�funt
Chupin. Ne l'avait-on pas aper�u, le soir du crime, r�dant autour de
la Borderie? Le t�moignage du jeune paysan qui avait pr�venu Jean
Lacheneur paraissait d�cisif.

Quant au mobile de Chupin, on le connaissait, pensait-on. Vingt
personnes l'avaient entendu d�clarer avec d'affreux jurons qu'il ne
serait pas tranquille tant qu'il resterait un Lacheneur sur la terre.

Ainsi, tout ce qui e�t d� perdre Mme Blanche la sauva, et la mort du
vieux maraudeur lui parut v�ritablement providentielle.

Pouvait-elle soup�onner que Chupin avait eu le temps de r�v�ler son
secret avant de mourir?...

Le jour o� le sommelier lui dit que juges et agents de police venaient
de repartir pour Montaignac, elle eut grand peine � dissimuler sa
joie.

--Plus rien � craindre, r�p�tait-elle � tante M�die... plus rien!...

Elle �chappait en effet � la justice des hommes...

Restait la justice de Dieu.

Quelques semaines plus t�t, cette id�e de �la justice de Dieu� e�t
peut-�tre amen� un sourire sur les l�vres de Mme Blanche.

Femme positive s'il en fut, un peu esprit fort m�me, � ce qu'elle
pr�tendait, elle e�t trait� cette incompr�hensible justice de lieu
commun de morale ou encore d'�pouvantail ing�nieux imagin� pour
contenir dans les limites du devoir les consciences timor�es...

Le lendemain de son crime, elle haussait presque les �paules en
songeant aux menaces de Marie-Anne mourante...

Elle se souvenait de son serment, mais elle n'�tait plus dispos�e � le
tenir.

Elle avait r�fl�chi, et elle avait vu � quels p�rils elle s'exposerait
en faisant rechercher l'enfant de Marie-Anne.

--Le p�re saura bien le retrouver, songeait-elle.

Ce que valaient les menaces de sa victime, elle devait l'�prouver le
soir m�me...

Bris�e de fatigue, elle s'�tait retir�e dans sa chambre de fort bonne
heure, et, au lieu de lire, comme elle en avait l'habitude, elle
�teignit sa bougie d�s qu'elle fut couch�e, en se disant:

--Il faut dormir.

Mais c'en �tait fait du repos de ses nuits...

Son crime se repr�sentait � sa pens�e, et elle en jugeait l'horreur
et l'atrocit�... Elle se percevait double, pour ainsi dire; elle se
sentait dans son lit, � Courtomieu, et cependant il lui semblait
�tre l�-bas, dans la maison de Chanlouineau, versant le poison, puis
ensuite �piant ses effets, cach�e dans le cabinet de toilette...

Elle luttait, elle d�pensait toute la puissance de sa volont� pour
�carter ces souvenirs odieux, quand elle crut entendre grincer une
clef dans sa serrure. Brusquement elle se dressa sur ses oreillers.

Alors, aux lueurs p�les de sa veilleuse, elle crut voir sa porte
s'ouvrir lentement, sans bruit... Marie-Anne entrait... Elle
s'avan�ait, elle glissait plut�t comme une ombre. Arriv�e � un
fauteuil, en face du lit, elle s'assit... De grosses larmes roulaient
le long de ses joues, et elle regardait d'un air triste et mena�ant �
la fois...

L'empoisonneuse, sous ses couvertures, �tait baign�e d'une sueur
glac�e.

Pour elle, ce n'�tait pas une apparition vaine... c'�tait une
effroyable r�alit�.

Mais elle n'�tait pas d'une nature � subir sans r�sistance une telle
impression. Elle secoua la stupeur qui l'envahissait et elle se mit
� se raisonner, tout haut, comme si le son de sa voix e�t d� la
rassurer.

--Je r�ve! disait-elle... Est-ce que les morts reviennent!... Suis-je
enfant de me laisser �mouvoir ainsi par les fant�mes ridicules de mon
imagination!...

Elle disait cela, mais le fant�me ne se dissipait pas.

Elle fermait les yeux, mais elle le voyait � travers ses paupi�res...
� travers ses draps, qu'elle relevait sur sa t�te, elle le voyait
encore...

Au petit jour seulement, Mme Blanche reposa.

Et ce fut ainsi le lendemain, et le surlendemain encore, et toujours,
et toujours, et l'�pouvante de chaque nuit s'augmentait des terreurs
des nuits pr�c�dentes.

Le jour, aux clart�s du soleil, elle retrouvait sa bravoure et les
forfanteries du scepticisme. Alors elle se raillait elle-m�me.

--Avoir peur d'une chose qui n'existe pas, se disait-elle, est-ce
stupide!... Ce soir je saurai bien triompher de mon absurde
faiblesse...

Puis, le soir venu, toutes ces belles r�solutions s'envolaient; la
fi�vre la reprenait, quand arrivaient les t�n�bres avec leur cort�ge
de spectres.

Il est vrai que toutes les tortures de ses nuits, Mme Blanche les
attribuait aux inqui�tudes de la journ�e.

Les gens de justice �taient encore � Sairmeuse, et elle tremblait. Que
fallait-il pour que de Chupin on remont�t jusqu'� elle? Un rien, une
circonstance insignifiante. Qu'un paysan l'e�t rencontr�e avec Chupin,
lors de leur rendez-vous, et les soup�ons �taient �veill�s et le juge
d'instruction arrivait � Courtomieu.

--L'enqu�te termin�e, pensait-elle, j'oublierai.

L'enqu�te finit, et elle n'oublia pas.

Darvin l'a dit: �C'est quand l'impunit� leur est assur�e que les
grands coupables connaissent v�ritablement le remords.�

Mme Blanche devait justifier le dicton plus profond observateur du
si�cle.

Et cependant l'atroce supplice qu'elle endurait ne d�tournait pas sa
volont� du but qu'elle s'�tait fix� le jour de la visite de Martial.

Elle joua pour lui une si merveilleuse com�die, que touch�, presque
repentant, il revint cinq ou six fois, et enfin un soir demanda � ne
pas rentrer � Montaignac.

Mais ni la joie de ce triomphe, ni les premiers �tonnements du
mariage, n'avaient rendu la paix � Mme Blanche.

Entre ses l�vres et les l�vres de Martial, se dressait encore,
implacable �pouvantement, le visage convuls� de Marie-Anne.

Il est vrai de dire que ce retour de son mari lui apportait une
cruelle d�ception. Elle reconnut que cet homme, dont le coeur avait
�t� bris�, n'offrait aucune prise, et qu'elle n'aurait jamais sur lui
la moindre influence.

Et pour comble, il avait ajout� � ses tortures d�j� intol�rables, une
angoisse plus poignante encore que toutes les autres.

Parlant un soir de la mort de Marie-Anne, il s'oublia et avoua
hautement ses serments de vengeance. Il regrettait que Chupin f�t
mort, car il e�t �prouv�, disait-il, une indicible jouissance �
tenailler, � faire mourir lentement au milieu d'affreuses souffrances,
le mis�rable empoisonneur.

Il s'exprimait avec une violence inou�e, d'une voix o� vibrait encore
sa puissante passion...

Et Mme Blanche se demandait quel serait son sort, si jamais son
mari venait � d�couvrir qu'elle �tait coupable... et il pouvait le
d�couvrir...

C'est vers cette �poque qu'elle commen�a � regretter de n'avoir
pas tenu le serment fait � sa victime, et qu'elle r�solut de faire
rechercher l'enfant de Marie-Anne.

Mais, pour cela, il fallait � toute force qu'elle habit�t une grande
ville, Paris, par exemple, o�, avec de l'argent, elle trouverait des
agents habiles et discrets...

Il ne s'agissait que de d�cider Martial.

Le duc de Sairmeuse aidant, ce ne f�t pas difficile, et, un matin, Mme
Blanche rayonnante, put dire � tante M�die:

--Tante, nous partons d'aujourd'hui en huit.




LI


D�vor�e d'angoisses, obs�d�e de soucis poignants, Mme Blanche n'avait
pas remarqu� que tante M�die n'�tait plus la m�me.

Le changement, � vrai dire, �tait peu sensible, il ne frappait pas
les domestiques, mais il n'en �tait pas moins positif et r�el, et se
trahissait par quantit� de petites circonstances inaper�ues.

Par exemple, si la parente pauvre gardait encore son air humblement
r�sign�, elle perdait petit � petit ses mouvements craintifs de b�te
maltrait�e; elle ne tressaillait plus quand on lui adressait la
parole, et il y avait par instants des vell�it�s d'ind�pendance dans
son accent.

Depuis la fameuse semaine o� on l'avait servie dans sa chambre, elle
hasardait toutes sortes de d�marches insolites.

S'il venait des visites, au lieu de se tenir modestement � l'�cart,
elle avan�ait sa chaise et m�me se m�lait � la conversation. � table,
elle laissait para�tre ses d�go�ts ou ses pr�f�rences. � deux ou trois
reprises elle eut une opinion qui n'�tait pas celle de sa ni�ce, et il
lui arriva de discuter des ordres.

Une fois, Mme Blanche qui sortait, l'ayant pri�e de l'accompagner,
elle se d�clara enrhum�e et resta au ch�teau.

Et le dimanche suivant, Mme Blanche ne voulant pas aller aux v�pres,
tante M�die d�clara qu'elle irait, et comme il pleuvait, elle demanda
qu'on lui attel�t une voiture, ce qui fut fait.

Tout cela n'�tait rien en apparence; en r�alit�, c'�tait monstrueux,
inimaginable.

Il �tait clair que la parente pauvre s'exer�ait timidement �
l'audace...

Jamais devant elle il n'avait �t� question de ce d�part que sa ni�ce
lui annon�ait si gaiement; elle en parut toute saisie...

--Ah!... vous partez, r�p�tait-elle, vous quittez Courtomieu...

--Et sans regrets...

--Pour o� aller, mon Dieu!...

--� Paris... Nous nous y fixons, c'est d�cid�. L� est la place de mon
mari. Son nom, sa fortune, son intelligence, la faveur du roi lui
assurent une grande situation. Il va racheter l'h�tel de Sairmeuse et
le meubler magnifiquement. Nous aurons un train princier...

Tous les tourments de l'envie se lisaient sur le visage de la parente
pauvre.

--Et moi?... interrogea-t-elle d'un ton plaintif.

--Toi, tante, tu resteras ici; tu y seras dame et ma�tresse. Ne
faut-il pas une personne de confiance qui veille sur mon pauvre
p�re!... Hein! te voil� heureuse et contente, j'esp�re.

Mais non; tante M�die ne paraissait point satisfaite.

--Jamais, pleurnicha-t-elle, jamais je n'aurai le courage de rester
seule dans ce grand ch�teau.

--Eh! sotte, tu auras pr�s de toi des domestiques, le concierge, les
jardiniers...

--N'importe!... j'ai peur des fous... Quand le marquis se met � hurler
le soir, il me semble que je deviens folle moi-m�me.

Mme Blanche haussait les �paules.

--Qu'esp�rais-tu donc? interrogea-t-elle, de l'air le plus ironique.

--Je pensais... je me disais... que tu m'emm�nerais avec vous...

--� Paris! tu perds la t�te, je crois. Qu'y ferais-tu? bon Dieu!

--Blanche, je t'en conjure, je t'en supplie.

--Impossible, tante, impossible!

Tante M�die semblait d�sesp�r�e:

--Et si je te disais, insista-t-elle, que je ne puis rester ici, que
je n'ose, que c'est plus fort que moi, que j'y mourrai!...

Le rouge de l'impatience commen�ait � empourprer le front de Mme
Blanche.

--Ah! tu m'ennuies, � la fin, dit-elle rudement.

Et avec un geste qui ajoutait � la cruaut� de sa phrase:

--Si Courtomieu te d�pla�t tant que cela, rien ne t'emp�che de
chercher un s�jour plus � ton gr�; tu es libre et majeure...

La parente pauvre �tait devenue excessivement p�le, et elle serrait �
les faire saigner ses l�vres minces sur ses dents jaunies.

--C'est-�-dire, fit-elle, que tu me laisses le choix entre mourir
de frayeur � Courtomieu, ou mourir de mis�re � l'h�pital. Merci, ma
ni�ce, merci, je reconnais ton coeur; je n'attendais pas moins de toi,
merci!

Elle relevait la t�te et une m�chancet� diabolique �tincelait dans ses
yeux.

Et c'est d'une voix qui avait quelque chose du sifflement de la vip�re
se redressant pour mordre, qu'elle poursuivit:

--Eh bien! cela me d�cide. Je suppliais, tu m'as brutalement
repouss�e, maintenant je commande et je dis: je veux! Oui, j'entends
et je pr�tends aller avec vous � Paris... et j'irai. Ah! ah!... cela
te surprend d'entendre parler ainsi cette pauvre bonne b�te de tante
M�die. C'est comme cela. Il y a si longtemps que je souffre, que je me
r�volte � la fin. Car j'ai souffert la passion chez vous. C'est vrai,
vous m'avez recueillie, vous m'avez nourrie et log�e, mais vous m'avez
pris en �change ma vie enti�re, heure par heure. Quelle servante
jamais endurerait tout ce que j'ai support�... As-tu jamais, Blanche,
trait� une de tes femmes comme tu me traitais, moi qui porte votre
nom! Et je n'avais pas de gages, moi; bien au contraire je vous devais
de la reconnaissance, puisque je vivais � vos crochets. Ah! le crime
d'�tre pauvre, vous me l'avez fait payer cher. M'avez-vous assez
raval�e, assez abaiss�e, assez foul�e aux pieds!... � une livre de
pain par humiliation, vous �tes en reste avec moi!...

Elle s'arr�ta.

Tout le fiel qui depuis des ann�es, goutte � goutte, s'amassait en
elle, lui remontait � la gorge et l'�touffait.

Mais ce fut l'affaire d'une seconde, et d'un ton d'am�re ironie:

--Tu me demandes ce que je ferai � Paris, continua-t-elle. J'y
prendrai du bon temps, donc! Qu'y feras-tu toi-m�me? Tu iras � la
cour, n'est-ce pas, au bal, au spectacle. Eh bien! je t'y suivrai. Je
serai de toutes tes f�tes. J'aurai enfin de belles toilettes, moi qui
depuis que je me connais ne me suis jamais vue que de tristes robes
de laine noire. Avez-vous jamais song� � me donner la joie d'une
toilette? Oui, deux fois par an on m'achetait une robe de soie noire,
en me recommandant de bien la m�nager... Mais ce n'�tait pas pour moi
que vous vous d�cidiez � cette d�pense, c'�tait pour vous, et pour que
la pauvresse f�t honneur � votre g�n�rosit�. Vous me mettiez �a sur le
dos, comme vous cousiez du galon d'or aux habits de vos laquais, par
vanit�. Et moi, je me soumettais � tout, je me taisais petite, humble,
tremblante, soufflet�e sur une joue, je tendais l'autre... il faut
manger. Et toi Blanche, combien de fois, pour m'inspirer ta volont�
m'as-tu pas dit: �Tu feras ceci ou cela, si tu tiens rester �
Courtomieu.� Et j'ob�issais, force m'�tait bien d'ob�ir, puisque je ne
savais o� aller... Ah! vous avez abus� de toutes les fa�ons; mais mon
tour est venu, et j'abuse...

Mme Blanche �tait � ce point stup�fi�e qu'il lui e�t �t� impossible
d'articuler seulement une syllabe pour interrompre tante M�die.

� la fin, cependant, d'une voix � peine intelligible, elle balbutia:

--Je ne te comprends pas, tante, je ne te comprends pas.

Comme sa ni�ce, l'instant d'avant, la parente pauvre haussa les
�paules.

--En ce cas, pronon�a-t-elle lentement, je te dirai que du moment o�
tu as fait de moi, bien malgr� moi, ta complice, tout, entre nous,
doit �tre commun. Je suis de moiti� pour le danger, je veux �tre de
moiti� pour le plaisir. Si tout se d�couvrait!... Penses-tu � cela
quelquefois? Oui, n'est-ce pas, et tu cherches � t'�tourdir. Eh bien!
je veux m'�tourdir aussi... J'irai � Paris avec vous...

Faisant appel � toute son �nergie, Mme Blanche avait un peu repris
possession de soi.

--Et si je r�pondais non? fit-elle froidement.

--Tu ne r�pondras pas non.

--Et pourquoi, s'il te pla�t?

--Parce que... parce que...

--Iras-tu donc me d�noncer � la justice?

Tante M�die hocha n�gativement la t�te,

--Pas si b�te, r�pondit-elle, ce serait me livrer moi-m�me... Non, je
ne ferais pas cela, seulement, je raconterais � ton mari l'histoire de
la Borderie.

La jeune femme frissonna. Nulle menace n'�tait capable de l'�pouvanter
autant que celle-l�.

--Tu viendras avec nous, tante, lui dit-elle, je te le promets.

Et plus doucement:

--Mais il �tait inutile de me menacer. Tu as �t� cruelle, tante, et
injuste en m�me temps. Il se peut que tu aies �t� fort malheureuse
dans notre maison; c'est � toi seule que tu dois t'en prendre.
Pourquoi ne nous rien dire?... J'attribuais toutes tes complaisances �
ton amiti� pour moi...

Elle eut un sourire contraint et ajouta encore:

--Quant � deviner que toi, une femme si simple et si modeste, tu
souhaitais des toilettes tapageuses... avoue que c'�tait impossible.
Ah! si j'avais su!... Mais tranquillise-toi, je r�parerai ma
sottise...

Et comme la parente pauvre, ayant obtenu ce qu'elle voulait,
balbutiait quelques excuses:

--Bast! s'�cria Mme Blanche, oublions cette vilaine querelle... Tu
me pardonnes, n'est-ce pas?... Allons, viens, embrasse-moi comme
autrefois.

La tante et la ni�ce s'embrass�rent en effet, avec de grandes
effusions de tendresse, comme deux amies qu'un malentendu a failli
s�parer.

Mais les patelinages de cette r�conciliation forc�e ne trompaient pas
plus l'inepte tante M�die que la perspicace Mme Blanche.

--Ah! je ferai sagement de rester sur le qui-vive, pensait la parente
pauvre. Dieu sait avec quel bonheur ma ch�re ni�ce m'enverrait
rejoindre Marie-Anne.

Peut-�tre, en effet, quelque pens�e pareille traversa-t-elle l'esprit
de Mme Blanche.

Sa sensation �tait celle du for�at qui verrait river � sa cha�ne
d'ignominie son ennemi le plus ex�cr�, son d�nonciateur, par exemple,
l'agent de police qui l'a arr�t�.

--Ainsi, pensait-elle, me voici maintenant et pour toujours li�e �
cette dangereuse et perfide cr�ature. Je ne m'appartiens plus, je
suis � elle. Qu'elle exige, je devrai ob�ir. Il me faudra adorer ses
caprices... et elle a quarante ans d'humiliation et de servitude �
venger.

Les perspectives de cette existence commune la faisaient fr�mir, et
elle se torturait � chercher par quels moyens elle parviendrait � se
d�barrasser de cette complice.

Elle n'en apercevait aucun pour le pr�sent, mais il lui semblait en
entrevoir vaguement plusieurs dans l'avenir...

Serait-il donc impossible, avec beaucoup d'adresse, d'inspirer � tante
M�die l'ambition de vivre ind�pendante dans une maison � soi, servie
par des gens � soi!...

�tait-il prouv� qu'on ne r�ussirait pas � pousser au mariage
cette vieille folle, qui paraissait avoir encore des vell�it�s de
coquetterie et la passion de la toilette... L'app�t d'une bonne dot
attirerait toujours un mari.

Mais, dans un cas comme dans l'autre, il fallait � Mme Blanche de
l'argent, beaucoup d'argent, dont elle p�t disposer sans avoir � en
rendre compte � personne.

Cette conviction la d�cida � d�tourner de la fortune de son p�re, une
somme de deux cent cinquante mille francs environ, en billets et en
or...

Cette somme repr�sentait les �conomies du marquis de Courtomieu depuis
trois ans, personne ne la lui connaissait, et maintenant qu'il �tait
devenu imb�cile, sa fille, qui connaissait la cachette, pouvait sans
danger s'emparer du tr�sor.

--Avec cela, se disait la jeune femme, je puis, � un moment donn�,
enrichir tante M�die, sans avoir recours � Martial.

La tante et la ni�ce semblaient d'ailleurs, depuis la sc�ne d�cisive,
vivre mieux qu'en bonne intelligence. C'�tait, entre elles, un
perp�tuel �change d'attentions d�licates et de soins touchants.

Et, du matin au soir, ce n'�tait que des �petite tante ch�rie,� ou des
�ch�re ni�ce aim�e,� � n'en plus finir.

M�me, il �tait temps que le d�part arriv�t. Plusieurs femmes de
hobereaux du voisinage, accoutum�es aux fa�ons d'autrefois, au ton
imp�rieux de l'une et � l'humilit� de l'autre, commen�aient � trouver
cela dr�le.

Ces dames eussent eu un bien autre texte de conjectures, si on leur
e�t appris que Mme Blanche avait fait venir, pour que tante M�die
n'e�t pas froid en route, un manteau garni de pr�cieuses fourrures,
exactement pareil au sien.

Elles eussent �t� confondues, si on leur e�t dit que tante M�die
voyageait, non dans la grande berline des gens de service, mais dans
la propre chaise de poste des ma�tres, entre le marquis et la marquise
de Sairmeuse.

C'�tait trop fort pour que Martial ne le remarqu�t pas, et � un moment
o� il se trouvait seul avec sa femme:

--Oh! ch�re marquise, dit-il, d'un ton de bienveillante ironie, que de
petits soins! Nous finirons par la mettre dans du coton, cette ch�re
tante.

Mme Blanche tressaillit imperceptiblement et rougit un peu.

--Je l'aime tant, cette bonne M�die! fit-elle. Jamais je ne
reconna�trai assez les t�moignages d'affection et de d�vouement
qu'elle m'a donn�s quand j'�tais malheureuse.

C'�tait une explication si plausible et si naturelle, que Martial ne
s'�tait plus inqui�t� d'une circonstance toute futile en apparence.

Il avait, d'ailleurs, � ce pr�occuper de bien d'autres choses.

L'homme d'affaires qu'il avait envoy� � Paris pour racheter, si faire
se pouvait, l'h�tel de Sairmeuse, lui avait �crit d'accourir, se
trouvant, marquait-il, en pr�sence d'une de ces difficult�s qu'un
mandataire ne saurait r�soudre. Il ne s'expliquait pas davantage.

--La peste �touffe le maladroit! r�p�tait Martial. Il est capable de
manquer une occasion que mon p�re attendait depuis dix ans. Je ne
saurais me plaire � Paris, si je n'habite l'h�tel de ma famille.

Sa h�te d'arriver �tait si grande, que le second jour de voyage, le
soir il d�clara que s'il e�t �t� seul il e�t couru la poste toute la
nuit.

--Qu'� cela ne tienne, dit gracieusement Mme Blanche, je ne me sens
aucunement fatigu�e, et une nuit en voiture est loin de me faire
peur...

Ils march�rent en cons�quence toute la nuit, et le lendemain, qui
�tait un samedi, sur les neuf heures du matin, ils descendaient �
l'h�tel Meurice.

C'est � peine si Martial prit le temps de d�jeuner.

--Il faut que je voie o� nous en sommes, fit-il en se d�p�chant de
sortir, je serai bient�t de retour.

Il reparut, en effet, moins de deux heures apr�s, tout joyeux, cette
fois.

--Mon homme d'affaires, dit-il, n'est qu'un nigaud. Il n'osait pas
m'�crire qu'un coquin, de qui d�pend la conclusion de la vente, exige
un pot-de-vin de cinquante mille francs; il les aura, pardieu!

Et d'un ton de galanterie affect�e qu'il prenait toujours en
s'adressant � sa femme:

--Je n'ai plus qu'� signer, ma ch�re amie, ajouta-t-il; mais je ne
le ferai que si l'h�tel vous convient. Je vous demanderais, si vous
n'�tes pas trop lasse, de venir le visiter. Le temps presse, nous
avons des concurrents...

Cette visite, assur�ment, �tait de pure forme. Mais Mme Blanche e�t
�t� bien difficile si elle n'e�t pas �t� satisfaite de cet h�tel de
Sairmeuse, qui est un des plus magnifiques de Paris, dont l'entr�e
est rue de Grenelle et dont les jardins ombrag�s d'arbres s�culaires
s'�tendent jusqu'� la rue de Varennes.

Cette belle demeure malheureusement avait �t� fort n�glig�e depuis
plusieurs ann�es.

--Il faudra six mois pour tout restaurer, disait Martial d'un ton
chagrin, un an peut-�tre... Il est vrai qu'on peut, avant trois mois,
avoir ici un appartement provisoire tr�s-habitable.

--On y serait chez soi, du moins, approuva Mme Blanche, devinant le
d�sir de son mari.

--Ah!... c'est aussi votre avis!... En ce cas, comptez sur moi pour
presser les ouvriers.

En d�pit, ou plut�t en raison de son immense fortune, le marquis de
Sairmeuse savait qu'on n'est gu�re bien servi, vite et selon ses
d�sirs que par soi-m�me. Press�, il r�solut de s'occuper de tout. Il
s'entendait avec les architectes, il voyait les entrepreneurs, il
courait les fabricants.

Sit�t lev�, il d�campait, d�jeunait dehors, le plus souvent, il ne
rentrait que pour d�ner.

R�duite par le mauvais temps � passer toutes ses journ�es dans son
appartement de l'h�tel Meurice, Mme Blanche ne se trouvait pourtant
pas � plaindre.

Le voyage, le mouvement, la vue d'objets inaccoutum�s, le bruit de
Paris sous ses fen�tres, un entourage �tranger, toutes sortes de
pr�occupations enfin, l'arrachaient pour ainsi dire � soi-m�me. Les
�pouvantements de ses nuits faisaient tr�ve, une sorte de brume
enveloppait l'horrible sc�ne de la Borderie, les clameurs de sa
conscience devenaient murmure...

M�me, elle en arrivait � ha�r moins tante M�die, qui, � la condition
pr�s de faire deux toilettes par jour, reprenait ses vieilles
habitudes de servilit� et lui tenait compagnie...

Le pass� s'effa�ait, croyait-elle, et elle s'abandonnait aux
esp�rances d'une vie toute nouvelle et meilleure, quand un jour un des
domestiques de l'h�tel parut, et dit:

--Il y a en bas un homme qui demande � parler � madame la marquise.




LII


� demi-couch�e sur un canap�, le coude sur les coussins, le front dans
la main, Mme Blanche �coutait la lecture d'un livre nouveau que lui
faisait tante M�die.

L'entr�e du domestique ne lui fit seulement pas lever la t�te.

--Un homme? interrogea-t-elle, quel homme?

Elle n'attendait personne. Dans sa pens�e, celui qui venait ainsi ne
pouvait �tre qu'un des ouvriers employ�s par Martial.

--Je ne puis renseigner madame la marquise, r�pondit le domestique.
Cet individu est tout jeune, il est v�tu comme les paysans, je
supposais qu'il cherchait une place...

--C'est sans doute M. le marquis qu'il veut voir?

--Madame m'excusera, c'est bien � Madame qu'il veut parler, il me l'a
dit.

--Alors, sachez comme il s'appelle et ce qu'il d�sire.

Et se retournant vers la parente pauvre:

--Continue, tante, dit Mme Blanche, on nous a interrompues au passage
le plus int�ressant.

Mais tante M�die n'avait pas eu le temps de finir la page, que d�j� le
domestique �tait de retour.

--L'homme, dit-il, pr�tend que madame la marquise comprendra ce dont
il s'agit d�s qu'elle saura son nom.

--Et ce nom?

--Chupin.

Ce fut comme un obus �clatant tout � coup dans le salon de l'h�tel
Meurice.

Tante M�die eut un g�missement �touff�; elle laissa son livre et
s'affaissa sur sa chaise, tout inerte, les bras pendants.

Mme Blanche, elle, se dressa tout d'une pi�ce, plus p�le que son
peignoir de cachemire blanc, l'oeil trouble, les l�vres tremblantes.

--Chupin! r�p�tait-elle, comme si elle e�t esp�r� qu'on allait lui
dire qu'elle avait mal entendu, Chupin!...

Puis, avec une certaine violence:

--R�pondez � cet homme que je ne veux ni le voir ni l'entendre. Il est
inutile qu'il se repr�sente. Jamais je ne le recevrai!...

Mais, dans le temps que mit le domestique � s'incliner
respectueusement et � gagner la porte � reculons, la jeune femme se
ravisa.

--Au fait, non, pronon�a-t-elle, j'ai r�fl�chi, faites monter cet
homme.

--Oui, approuva tante M�die d'une voix d�faillante, qu'il vienne, cela
vaut mieux.

Le domestique sortit, et les deux femmes rest�rent en face l'une
de l'autre, immobiles, constern�es, le coeur serr� par les plus
effroyables appr�hensions, la gorge serr�e au point de ne pouvoir qu'�
grand peine articuler quelques paroles.

--C'est un des fils de ce vieux sc�l�rat de Chupin, dit enfin Mme
Blanche.

--En effet, je le crois, mais que veut-il?

--Quelque secours, probablement.

La parente pauvre leva les bras au ciel.

--Fasse Dieu qu'il ignore tes rendez-vous avec son p�re, Blanche,
pronon�a-t-elle. Doux J�sus!... pourvu qu'il ne sache rien!

--Eh! que veux-tu qu'il sache. Ne vas-tu pas te d�sesp�rer � l'avance!
Dans dix minutes, nous serons fix�es. D'ici l�, tante, du calme. Et
m�me, crois-moi, tourne-nous le dos, regarde dans la rue pour qu'on
ne voie pas ta figure... Mais pourquoi ce coquin tarde-t-il tant �
para�tre...

Mme Blanche ne se trompait pas.

C'�tait bien l'a�n� des Chupin qui �tait l�, celui � qui le vieux
maraudeur mourant avait confi� son secret.

Depuis son arriv�e � Paris, il battait le pav� du matin au soir,
demandant partout et � tous l'adresse du marquis de Sairmeuse. On
venait de lui indiquer l'h�tel Meurice, et il accourait.

Ce n'est toutefois qu'apr�s s'�tre bien assur� de l'absence de Martial
qu'il avait demand� Mme la marquise.

Il attendait le r�sultat de sa d�marche sous le porche, debout, les
mains dans les poches de sa veste, sifflotant, lorsque le domestique
revint en lui disant:

--On consent � vous recevoir, suivez-moi.

Chupin suivit; mais le domestique, extraordinairement intrigu� et
tout br�lant de curiosit�, ne se h�tait pas, esp�rant tirer quelque
�claircissement de ce campagnard.

--Ce n'est pas pour vous flatter, mon gar�on, dit-il, mais votre nom a
produit un fier effet sur Mme la marquise!

Le prudent paysan dissimula sous un sourire niais la joie dont
l'inonda cette nouvelle.

--Comme �a, poursuivit le domestique, elle vous conna�t?

--Un petit peu.

--Vous �tes pays?

--Je suis son fr�re de lait.

Le domestique n'en crut pas un mot; il soup�onnait bien autre chose,
vraiment! Cependant, comme il �tait arriv� � la porte de l'appartement
du marquis de Sairmeuse, il ouvrit et poussa Chupin dans le salon.

Le mauvais gars avait d'avance pr�par� une petite histoire, mais il
fut si bien �bloui de la magnificence du salon, qu'il resta court et
b�ant. Ce qui l'interloquait surtout, c'�tait une grande glace, en
face de la porte, o� il se voyait en pied, et les belles fleurs du
tapis qu'il craignait d'�craser sous ses gros souliers.

Apr�s un moment, voyant qu'il demeurait stupide, un sourire idiot sur
les l�vres, tortillant son chapeau de feutre, Mme Blanche se d�cida �
rompre le silence.

--Vous d�sirez?... demanda-t-elle.

Le gars Chupin �tait intimid�, mais il n'avait point peur: ce n'est
pas du tout la m�me chose. Il garda son masque de gaucherie, mais
recouvrant son aplomb, il se mit � d�biter avec, un accent tra�nard
toutes les formules de respect qu'il savait.

--Au fait, insista la jeune femme impatient�e.

Amener au fait un paysan n'est pas facile, et ce n'est qu'apr�s
beaucoup de vaines paroles encore, que Chupin expliqua longuement
qu'il avait �t� oblig� de quitter le pays � cause des ennemis qu'il y
avait, qu'on n'avait pas retrouv� le tr�sor de son p�re, qu'il �tait,
en cons�quence, sans ressources...

--Oh! assez! interrompit Mme Blanche.

Puis, d'un ton qui n'�tait rien moins que bienveillant:

--Je ne vois pas, continua-t-elle, � quel titre vous vous adressez �
moi. Vous aviez, comme toute votre famille, une r�putation d�testable
� Sairmeuse. Enfin, n'importe, vous �tes de mon pays, je consens �
vous accorder un secours, � la condition que vous n'y reviendrez pas.

C'est d'un air moiti� humble et moiti� goguenard que Chupin �couta
cette semonce. � la fin, il releva la t�te:

--Je ne demande pas l'aum�ne, articula-t-il fi�rement.

--Que demandez-vous donc?

--Mon d�.

Mme Blanche re�ut un coup dans le coeur, et cependant, elle eut le
courage de toiser Chupin d'un air d�daigneux, en disant:

--Ah! je vous dois quelque chose!...

--Pas � moi personnellement, madame la marquise, mais � mon d�funt
p�re. Au service de qui donc a-t-il p�ri? Pauvre vieux! Il vous aimait
bien, allez... tout comme moi, du reste. Sa derni�re parole, avant de
mourir, a �t� pour vous. �Vois-tu, gars, qu'il me dit, il vient de
se passer des choses terribles � la Borderie. La jeune dame de M. le
marquis en voulait � Marie-Anne, et elle lui a fait passer le go�t du
pain. Sans moi, elle �tait perdue. Quand je serai crev�, laisse-moi
tout mettre sur le dos, la terre n'en sera pas plus froide et �a
innocentera la jeune dame... Et apr�s, elle te r�compensera bien, et
tant que tu te tairas tu ne manqueras de rien...�

Si grande que f�t son impudence, il s'arr�ta, stup�fait de la
physionomie de Mme Blanche.

En pr�sence de cette dissimulation sup�rieure, il douta presque du
r�cit de son p�re.

C'est que v�ritablement la jeune femme fut h�ro�que en ce moment. Elle
avait compris que c�der une fois c'�tait se mettre � la discr�tion de
ce mis�rable, comme elle �tait d�j� � la merci de tante M�die. Et avec
une merveilleuse �nergie, elle payait d'audace.

--En d'autres termes, fit-elle, vous m'accusez du meurtre de Mlle
Lacheneur, et vous me menacez de me d�noncer si je ne vous accorde pas
ce que vous allez exiger?

Le gars Chupin inclina affirmativement la t�te.

--Eh bien!... reprit Mme Blanche, puisqu'il en est ainsi, sortez!...

Il est s�r qu'elle allait, � force d'audace, gagner cette partie
p�rilleuse, dont le repos de sa vie �tait l'enjeu; Chupin �tait
absolument d�concert�, lorsque tante M�die qui �coutait, debout devant
la fen�tre, se retourna, tout effar�e, en criant:

--Blanche!... ton mari... Martial!... Il entre... il monte.

La partie fut perdue... La jeune femme vit son mari arrivant, trouvant
Chupin, le faisant parler, d�couvrant tout.

Sa t�te s'�gara, elle s'abandonna, elle se livra.

Brusquement elle mit sa bourse dans la main du mis�rable et
l'entra�na, par une porte int�rieure, jusqu'� l'escalier de service.

--Prenez toujours cela, disait-elle d'une voix sourde, ce n'est qu'un
�-compte... Nous nous reverrons. Et pas un mot! Pas un mot � mon mari,
surtout!...

Elle avait �t� bien inspir�e de ne pas perdre une minute; lorsqu'elle
rentra, elle trouva Martial dans le salon.

Il �tait assis, la t�te inclin�e sur la poitrine, et tenait � la main
une lettre d�ploy�e.

Au bruit que fit sa femme, il se dressa, et elle put voir rouler dans
ses yeux une larme furtive.

--Quel malheur nous frappe encore!... balbutia-t-elle d'une voix que
l'exc�s de son �motion de tout � l'heure rendait � peine intelligible.

Martial ne remarqua pas ce mot �encore,� qui l'e�t au moins �tonn�.

--Mon p�re est mort, Blanche, pronon�a-t-il.

--Le duc de Sairmeuse!... Mon Dieu!... Comment cela?...

--D'une chute de cheval, dans les bois de Courtomieu, pr�s des roches
de Sanguille...

--Ah!... c'est l� que mon pauvre p�re a failli �tre assassin�.

--Oui... c'est au m�me endroit, en effet.

Un moment de silence suivit.

Martial n'aimait que tr�s-m�diocrement son p�re, et il n'en �tait
pas aim�, il le savait; et il s'�tonnait de l'am�re tristesse qui
l'envahissait en songeant qu'il n'�tait plus.

Puis, il y avait autre chose encore.

--D'apr�s cette lettre, que m'apporte un expr�s, poursuivit-il, tout
le monde, � Sairmeuse, croit � un accident. Mais moi!... moi!...

--Eh bien!...

--Moi, je crois � un crime.

Une exclamation d'effroi �chappa � tante M�die, et Mme Blanche p�lit.

--� un crime!... murmura-t-elle.

--Oui, Blanche, et je pourrais nommer le coupable. Oh! mes
pressentiments ne me trompent pas. Le meurtrier de mon p�re est celui
qui a tent� d'assassiner le marquis de Courtomieu...

--Jean Lacheneur!...

Martial baissa tristement la t�te. C'�tait r�pondre.

--Et vous ne le d�noncez pas, s'�cria la jeune femme, et vous ne
courez pas demander vengeance � la justice!...

La physionomie de Martial devenait de plus en plus sombre.

--� quoi bon!... r�pondit-il. Je n'ai � donner que des preuves
morales, et c'est des preuves mat�rielles qu'il faut � la justice.

Il eut un geste d'affreux d�couragement, et, d'une voix sourde,
r�pondant � ses pens�es plut�t que s'adressant � sa femme, il
poursuivit:

--Le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu ont r�colt� ce
qu'ils avaient sem�. La terre ne boit jamais le sang r�pandu, et t�t
ou tard le crime s'expie.

Mme Blanche fr�missait. Chacune des paroles de son mari trouvait un
�cho en elle. Il e�t parl� pour elle qu'il ne se f�t pas exprim�
autrement.

--Martial, fit-elle, essayant de le d�tourner de ses fun�bres
pr�occupations, Martial!

Il ne parut pas l'entendre, et du m�me ton il continua:

--Ces Lacheneur vivaient heureux et honor�s avant notre arriv�e �
Sairmeuse. Leur conduite a �t� au-dessus de tout �loge, ils ont pouss�
la probit� jusqu'� l'h�ro�sme. D'un mot, nous pouvions nous les
attacher et en faire nos amis les plus s�rs et les plus d�vou�s...
C'�tait notre devoir avant notre int�r�t. Nous ne l'avons pas compris.
Nous les avons humili�s, ruin�s, exasp�r�s, pouss�s � bout... De
telles fautes se payent. Il est de ces gens qu'on doit respecter, si
on n'est pas s�r de les an�antir d'un coup, eux et les leurs... Qui me
dit qu'� la place de Jean Lacheneur, je n'agirais pas comme lui.

Il se tut un moment, puis, �clair� par un de ces rapides et
�blouissants �clairs, qui parfois d�chirent les t�n�bres de l'avenir:

--Seul je connais bien Jean Lacheneur, reprit-il; seul j'ai pu mesurer
sa haine, et je sais qu'il ne vit plus que par l'espoir de se venger
de nous... Certes nous sommes bien haut et il est bien bas, n'importe!
Nous avons tout � craindre. Nos millions sont comme un rempart autour
de nous, c'est vrai, mais il saura s'ouvrir une br�che. Et les plus
minutieuses pr�cautions ne nous sauveront pas: un moment viendra quand
m�me o� nos d�fiances s'assoupiront, tandis que sa haine veillera
toujours. Qu'entreprendra-t-il, je n'en sais rien, mais ce sera
terrible. Souvenez-vous de mes paroles, Blanche, si le malheur entre
dans notre maison, c'est que Jean Lacheneur lui aura ouvert la
porte...

Tante M�die et sa ni�ce �taient trop boulevers�es pour articuler
seulement une parole, et pendant cinq minutes on n'entendit que le pas
de Martial qui arpentait le salon.

Enfin il s'arr�ta devant sa femme.

--Je viens d'envoyer chercher des chevaux de poste, dit-il... Vous
m'excuserez de vous laisser seule ici... Il faut que je me rende �
Sairmeuse... Je ne serai pas absent plus d'une semaine.

Il partit, en effet, quelques heures plus tard, et Mme Blanche se
trouva abandonn�e � elle-m�me et ma�tresse d'elle pour plusieurs
jours.

Ses angoisses �taient plus intol�rables encore qu'au lendemain du
crime. Ce n'�tait plus contre des fant�mes qu'elle avait � se d�fendre
maintenant; Chupin existait, et sa voix, si elle n'�tait pas plus
terrible que celle de la conscience, pouvait �tre entendue.

Si Mme Blanche e�t su o� le prendre, le mis�rable, elle e�t trait�
avec lui. Elle e�t obtenu, pensait-elle, moyennant une grosse somme,
qu'il quitt�t Paris, la France, qu'il s'en all�t si loin qu'on
n'entendit plus jamais parler de lui...

Naturellement Chupin �tait sorti de l'h�tel sans rien dire...

Les sinistres pressentiments exprim�s par Martial, ajoutaient encore
� l'�pouvante de la jeune femme. Elle aussi, rien qu'au nom de
Lacheneur, se sentait remu�e jusqu'au plus profond de ses entrailles.
Elle ne pouvait s'�ter l'id�e qu'il soup�onnait quelque chose, et
que, des bas fonds de la soci�t� o� le retenait sa mis�re, il la
guettait...

C'est alors que plus vivement que jamais elle d�sira retrouver
l'enfant de Marie-Anne.

Outre qu'elle se d�barrasserait ainsi des obsessions de son serment
viol�, il lui semblait que cet enfant la prot�gerait peut-�tre un jour
et qu'il serait entre ses mains comme un otage.

Mais o� rencontrer un homme � qui se confier?...

Se mettant l'esprit � la torture, elle se souvint d'avoir entendu
autrefois son p�re parler d'un espion du nom de Chefteux, gar�on
prodigieusement adroit, disait-il, et capable de tout, m�me
d'honn�tet�, quand on y mettait le prix.

C'�tait un de ces mis�rables comme il en grouille dans les bourbiers
de la politique, aux �poques troubl�es, un jeune mouchard dress� par
Fouch�, qui avait toute honte bue, qui avait servi et trahi tour �
tour tous les partis, qui avait trafiqu� de tout, et qui, en dernier
lieu, avait �t� condamn� pour faux et s'�tait �vad� du bagne.

En 1815, Chefteux avait quitt� ostensiblement la police, pour fonder
un �bureau de renseignements priv�s.�

Apr�s quelques informations, Mme Blanche apprit que cet homme
demeurait place Dauphine, et elle r�solut de profiter de l'absence de
son mari pour s'adresser � lui.

Un matin donc, elle s'habilla le plus simplement possible et, suivie
de tante M�die, elle alla frapper � la porte de l'�l�ve de Fouch�.

Chefteux avait alors trente-quatre ans. C'�tait un petit homme de
taille moyenne, de mine inoffensive, et qui affectait une continuelle
bonne humeur.

Il fit entrer ses deux clientes dans un petit salon fort proprement
meubl�, et tout aussit�t Mme Blanche se mit � lui raconter qu'elle
�tait mari�e et �tablie rue Saint-Denis, et qu'une de ses soeurs, qui
venait de mourir, avait fait une faute, et qu'elle �tait pr�te aux
plus grands sacrifices pour retrouver l'enfant de cette soeur, etc.,
etc., enfin, tout une histoire, qu'elle avait pr�par�e, et qui �tait
assez vraisemblable.

L'espion n'en crut pourtant pas un mot, car, d�s qu'elle eut achev�,
il lui frappa famili�rement sur l'�paule, en disant:

--Bref, la petite m�re, nous avons fait nos farces avant le mariage...

Elle se rejeta en arri�re, comme au contact d'un reptile, �crasant du
regard l'homme des renseignements.

�tre trait�e ainsi, elle, une Courtomieu, duchesse de Sairmeuse!

--Je crois que vous vous m�prenez! fit-elle d'un accent o� vibrait
tout l'orgueil de sa race.

Il se le tint pour dit, et se confondit en excuses.

Mais tout en �coutant et en notant les indispensables d�tails que lui
donnait la jeune femme, il pensait:

--Quel oeil! quel ton!... De la part d'une bourgeoise du quartier
Saint-Denis, c'est louche...

Ses soup�ons furent confirm�s par la somme de 20,000 francs que
lui promit imprudemment Mme Blanche en cas de succ�s et par la
consignation de 500 francs d'arrhes.

--Et o� aurai-je l'honneur de vous adresser mes communications,
madame?... demanda-t-il.

--Nulle part... r�pondit la jeune femme, je passerai ici de temps �
autre...

Lorsqu'il reconduisit ses clientes, l'espion ne doutait plus...

D�s qu'il les jugea au bas de l'escalier, il s'�lan�a dehors en se
disant:

--Pour le coup, je crois que la chance me sourit.

Suivre ces deux clientes que lui envoyait sa bonne �toile, s'informer,
d�couvrir leur nom et leur qualit� n'�tait qu'un jeu pour l'ancien
agent de Fouch�.

Il avait la partie d'autant plus belle, qu'elles �taient � mille
lieues de soup�onner ses desseins.

La bassesse du personnage et sa g�n�rosit�, � elle, rassuraient
absolument Mme Blanche. Il lui avait d'ailleurs si fort vant� ses
prodigieux moyens d'investigations, qu'elle se tenait pour certaine du
succ�s.

Tout en regagnant l'h�tel Meurice, elle s'applaudissait de sa
d�marche.

--Avant un mois, disait-elle � tante M�die, nous aurons cet enfant; je
le ferai �lever secr�tement et il sera notre sauvegarde...

La semaine suivante, seulement, elle reconnut l'�normit� de son
imprudence.

�tant retourn�e chez Chefteux, il l'accueillit avec de telles marques
de respect, qu'elle vit bien qu'elle �tait connue...

Constern�e, elle essaya de donner le change, mais l'espion
l'interrompit:

--Avant tout, fit-il avec un bon sourire, je constate l'identit� des
personnes qui m'honorent de leur confiance. C'est comme un �chantillon
de mon savoir-faire, que je donne... gratis. Mais que madame la
duchesse soit sans crainte: je suis discret par caract�re et par
profession. Nous avons d'ailleurs quantit� de dames de la plus haute
vol�e dans la position de madame la duchesse. Un petit accident avant
le mariage est si vite arriv�!...

Ainsi Chefteux �tait persuad� que c'�tait son enfant � elle, que la
jeune duchesse de Sairmeuse faisait rechercher.

Elle n'essaya pas de le dissuader. Mieux valait qu'il cr�t cela que
s'il e�t soup�onn� la v�rit�.

Mme Blanche rentra dans un �tat � faire piti�.

Elle se sentait comme prise sous un inextricable filet, et � chaque
mouvement, loin de se d�gager, elle resserrait les mailles.

Le secret de sa vie et de son honneur, trois personnes le poss�daient.
Comment dans de telles conditions esp�rer garder un secret, cette
chose subtile qui, le temps seulement de passer de la bouche � une
oreille amie, s'�vapore et se r�pand!

Elle se voyait trois ma�tres qui d'un geste, d'un mot, d'un regard,
pouvaient plier sa volont� comme une baguette de saule.

Et elle n'�tait plus libre comme autrefois.

Martial �tait revenu. Le temps avait march�. La somptueuse
installation de l'h�tel de Sairmeuse �tait termin�e...

D�sormais, la jeune duchesse �tait condamn�e � vivre sous les yeux de
cinquante domestiques, de quarante ennemis au moins, par cons�quent
int�ress�s � la surveiller, � �pier ses d�marches, � deviner jusqu'�
ses plus intimes pens�es.

Il est vrai que tante M�die lui �tait plus utile que nuisible. Elle
lui achetait une robe toutes les fois qu'elle s'en achetait une, elle
la tra�nait partout � sa suite, et la parente pauvre se d�clarait
ravie et pr�te � tout.

Chefteux n'inqui�tait pas non plus beaucoup Mme Blanche.

Tous les trois mois, il pr�sentait un m�moire de �frais
d'investigations� s'�levant � dix mille francs environ, et il �tait
clair que tant qu'on le payerait il se tairait.

L'ancien espion n'avait d'ailleurs pas fait myst�re de l'espoir qu'il
avait d'une rente viag�re de vingt-quatre mille francs.

Mme Blanche lui ayant dit, apr�s deux ann�es, qu'il devait renoncer �
ses explorations puisqu'il n'aboutissait � rien:

--Jamais, r�pondit-il, je chercherai tant que je vivrai... � tout
prix.

Restait Chupin malheureusement...

Pour commencer, il avait fallu lui compter vingt mille francs, d'un
seul coup...

Son fr�re cadet venait de le rejoindre, l'accusant d'avoir vol� le
magot paternel, et r�clamant sa part un couteau � la main.

Il y avait eu bataille, et c'est la t�te tout envelopp�e de linges
ensanglant�s que Chupin s'�tait pr�sent� � Mme Blanche.

--Donnez-moi, lui avait-il dit, la somme que le vieux avait enterr�e,
et je laisserai croire � mon fr�re que je l'avais prise... C'est bien
d�sagr�able de passer pour un voleur, quand on est honn�te, mais je
supporterai cela pour vous... Si vous refusez, par exemple, il faudra
bien que je lui avoue d'o� je tire mon argent, et comment...

S'il avait toutes les corruptions, les vices et la froide perversit�
du vieux maraudeur, ce mis�rable n'en avait ni l'intelligence ni la
finesse.

Loin de s'entourer de pr�cautions, comme le lui commandait son
int�r�t, il semblait prendre, � compromettre la duchesse, un plaisir
de brute.

Il assi�geait l'h�tel de Sairmeuse. On ne voyait que lui pendu � la
cloche. Et il venait � toute heure, le matin, l'apr�s-midi, le soir,
sans s'inqui�ter de Martial.

Et les domestiques �taient stup�faits de voir que leur ma�tresse, si
hautaine, quittait tout, sans h�siter, pour cet homme de mauvaise
mine, qui empestait le tabac et l'eau-de-vie.

Une nuit qu'il y avait une grande f�te � l'h�tel de Sairmeuse, il
se pr�senta ivre, et imp�rieusement exigea qu'on all�t pr�venir Mme
Blanche qu'il �tait l� et qu'il attendait.

Elle accourut avec sa magnifique toilette d�collet�e, bl�me de rage et
de honte sous son diad�me de diamants...

Et comme, dans son exasp�ration, elle refusait au mis�rable ce qu'il
demandait:

--C'est-�-dire que je cr�verais de faim pendant que vous faites la
noce!... s'�cria-t-il. Pas si b�te! De la monnaie, et vite, ou je crie
tout ce que je sais!

Que faire? c�der. La duchesse s'ex�cuta, comme toujours.

Et cependant, il devenait de jour en jour plus insatiable.

L'argent ne tenait pas plus dans ses poches que l'eau dans un crible.

Qu'en faisait-il?... Sans doute, il l'�parpillait sans en comprendre
la valeur, il le gaspillait insoucieusement et stupidement, comme le
voleur qui a fait un beau coup, que l'or grise, et qui d'ailleurs se
croit riche de tout ce qu'il y a � voler au monde.

Lui faisait un beau coup tous les jours...

N'importe! c'�tait � n'y rien comprendre, car il n'avait m�me pas
eu l'id�e de hausser ses vices aux proportions de la fortune qu'il
prodiguait. Il ne songeait m�me pas � se v�tir proprement, il semblait
� la mendicit�.

Il restait fid�le � la boue et � la plus basse crapule. Peut-�tre ne
se so�lait-il � l'aise que dans un bouge ignoble. Il lui fallait pour
compagnons les plus d�go�tants gredins, les plus abjects et les plus
vils.

C'est � ce point qu'une nuit il fut arr�t� dans un endroit immonde.
La police, �mue de voir tant d'or entre les mains d'un tel mis�rable,
crut � un crime. Il nomma la duchesse de Sairmeuse.

Martial �tait � Vienne � ce moment, par bonheur, car le lendemain un
inspecteur de la Pr�fecture se pr�senta � l'h�tel...

Et Mme Blanche subit cette atroce humiliation de confesser que c'�tait
elle, en effet, qui avait remis une grosse somme � cet homme, dont
elle avait connu la famille, ajoutait-elle, et qui lui avait rendu des
services autrefois...

Souvent le mis�rable avait des lubies.

Il d�clarait, par exemple, que se pr�senter sans cesse � l'h�tel de
Sairmeuse lui r�pugnait, que les domestiques le traitaient comme un
mendiant et que cela l'humiliait; bref, qu'il �crirait d�sormais...

Et le lendemain, en effet, il �crivait � Mme Blanche:

�Apportez-moi telle somme, � telle heure, � tel endroit.�

Et elle, la fi�re duchesse de Sairmeuse, elle �tait toujours exacte au
rendez-vous.

Puis, c'�tait sans cesse quelque invention nouvelle, comme s'il e�t
trouv� une jouissance extraordinaire � constater continuellement son
pouvoir et � en abuser. C'�tait � le croire, tant il y d�ployait de
science, de m�chancet� et de raffinements cruels.

Il avait rencontr�, Dieu sait o� une certaine Aspasie Clapard, il
s'en �tait �pris, et bien qu'elle f�t plus vieille que lui, il avait
voulu l'�pouser. Mme Blanche avait pay� la noce...

Une autre fois, il voulut s'�tablir, r�solu, disait-il, � vivre de son
travail. Il acheta un fonds de marchand de vin que la duchesse paya et
qui fut bu en un rien de temps.

Il eut un enfant, et Mme de Sairmeuse dut payer le bapt�me comme elle
avait pay� la noce, trop heureuse que Chupin n'exige�t pas qu'elle f�t
marraine du petit Polyte. Il avait eu un moment cette id�e...

� deux reprises, Mme Blanche fut oblig�e d'accompagner � Vienne et �
Londres, son mari, charg� d'importantes missions diplomatiques. Elle
resta pr�s de trois ans � l'�tranger...

Eh bien! pendant tout ce temps, elle re�ut chaque semaine une lettre,
au moins, de Chupin...

Ah! que de fois elle envia le sort de sa victime! Qu'�tait, compar�e �
sa vie, la mort de Marie-Anne!...

Elle souffrait depuis autant d'ann�es bient�t que Marie-Anne avait
souffert de minutes, et elle se disait que les tortures du poison ne
devaient pas �tre bien plus intol�rables que ses angoisses...




LIII


Comment Martial ne s'aper�ut-il, ne se douta-t-il m�me jamais de rien?

La r�flexion explique ce fait, extraordinaire en apparence, naturel en
r�alit�.

Le chef d'une famille, qu'il habite une mansarde ou un palais, est
toujours le dernier � apprendre ce qui se passe chez lui. Ce que tout
le monde sait, il l'ignore. Souvent le feu est � la maison, que le
ma�tre dort en pleine s�curit�. Il faut, pour l'�veiller, l'explosion,
l'�croulement, la catastrophe.

L'existence adopt�e par Martial �tait d'ailleurs bien faite pour
emp�cher la v�rit� d'arriver jusqu'� lui.

La premi�re ann�e de son mariage n'�tait pas r�volue, que d�j� il
avait comme rompu avec sa femme.

Il restait parfait pour elle, plein de d�f�rences et d'attentions,
mais ils n'avaient plus rien de commun que le nom et certains
int�r�ts.

Ils vivaient chacun de son c�t�, ne se retrouvant qu'au d�ner, ou
lors des f�tes qu'ils donnaient et qui �taient des plus brillantes de
Paris.

La duchesse avait ses appartements � elle, ses gens, ses voitures, ses
chevaux, son service � elle.

� vingt-cinq ans, Martial, le dernier descendant de cette grande
maison de Sairmeuse, que la destin�e avait accabl� de ses faveurs, qui
avait pour lui la jeunesse et la richesse, un des huit ou dix beaux
noms de France et une intelligence sup�rieure, Martial succombait sous
le poids d'un incurable ennui.

La mort de Marie-Anne avait tari en lui toutes sources de la
sensibilit�. Et voyant sa vie vide de bonheur, il essayait de l'emplir
de bruit et d'agitations. Lui, le sceptique par excellence, il
recherchait les �motions du pouvoir. Il s'�tait jet� dans la politique
comme un vieux lord blas� se met au jeu.

Il est juste de dire aussi que Mme Blanche sut rester sup�rieure aux
�v�nements et jouer avec une h�ro�que constance la com�die du bonheur.

Les plus atroces souffrances n'effac�rent jamais de sa physionomie
cette hauteur sereine, qui annonce le contentement de soi et le d�dain
d'autrui, et qui est la plus saisissante expression de l'orgueil.

Devenue en peu de temps une de ces reines que Paris adopte, c'est avec
une sorte de fr�n�sie qu'elle se ruait au plaisir. Cherchait-elle �
s'�tourdir? Esp�rait-elle que l'exc�s de la fatigue an�antirait la
pens�e?

� tante M�die seule, et encore � de rares intervalles, Mme Blanche
laissa voir le fond de son �me.

--Je suis, r�p�tait-elle, comme un condamn� qu'on aurait li� sur
l'�chafaud, et qu'on aurait abandonn� en lui disant: Vis jusqu'� ce
que le couperet tombe de lui-m�me.

Et en effet, que fallait-il pour que le couperet tomb�t, c'est-�-dire
pour que Martial d�couvr�t tout? une circonstance fortuite, un mot,
un rien, un caprice du hasard... elle n'osait dire un arr�t de la
Providence.

C'�tait bien l�, en effet, dans toute son horreur, la situation de
cette belle et noble duchesse de Sairmeuse, tant envi�e et tant
adul�e. �Elle a tous les bonheurs,� disait-on. Et elle, cependant, se
sentait glisser peu � peu tout au fond d'ab�mes ind�finissables.

Pareille au matelot d�sesp�r�ment accroch� � une �pave, elle
interrogeait l'horizon d'un oeil �perdu, et elle n'apercevait que
temp�tes et d�sastres.

Les ann�es, pourtant, devaient lui amener quelques all�gements.

Il arriva une fois que Chupin resta six semaines sans donner de ses
nouvelles. Un mois et demi!... Qu'�tait-il devenu? Ce silence semblait
� Mme Blanche mena�ant comme le calme qui pr�c�de l'orage.

Un journal lui donna le mot de l'�nigme.

Chupin �tait en prison.

Le mis�rable, un soir qu'il avait bu plus que de coutume, s'�tait pris
de querelle avec son fr�re, et l'avait assomm� � coups de barre de
fer.

Le sang de Lacheneur vendu par le vieux braconnier, retombait sur la
t�te de ses enfants.

Traduit en cour d'assises, Chupin fut condamn� � vingt ans de travaux
forc�s et envoy� � Brest.

Cette condamnation ne devait pas rendre la paix � Mme Blanche. Le
meurtrier lui avait �crit de sa prison de Paris, d�s qu'il n'avait
plus �t� au secret; il lui �crivait du bagne.

Mais il n'envoyait pas ses lettres par la poste. Il les confiait � des
camarades qui avaient fait leur temps, qui se pr�sentaient � l'h�tel
de Sairmeuse et qui demandaient � parler � Mme la duchesse.

Et elle les recevait. Ils lui racontaient toutes les mis�res qu'on
endure l�-bas �au pr�,� et leur commission faite, ils finissaient
toujours par r�clamer quelque petit secours...

Enfin, un matin, un homme dont les regards lui firent peur lui apporta
ce laconique billet:

�Je m'ennuie � crever ici; quitte � risquer ma peau, je veux m'�vader.
Venez � Brest; vous visiterez le bagne, je vous verrai et nous nous
entendrons. Et que �a ne tra�ne pas, sinon je m'adresse au duc, qui
m'obtiendra ma gr�ce en �change de ce que je lui apprendrai.�

Mme Blanche demeura un moment an�antie... il �tait impossible,
croyait-elle, de crouler plus bas.

--Eh bien! demanda l'homme, d'une voix affreusement enrou�e, quelle
r�ponse faut-il faire au camarade?

--J'irai, dites-lui que j'irai!...

Elle fit le voyage, en effet, elle visita le bagne, mais elle
n'aper�ut pas Chupin.

La semaine pr�c�dente, il y avait eu au bagne une sorte de r�volte, la
troupe avait fait feu et Chupin avait �t� tu� roide.

Cependant, la duchesse, de retour � Paris, n'osait pas trop se
r�jouir.

Elle supposait que le mis�rable devait avoir livr� � la cr�ature qu'il
avait �pous�e, le secret de sa puissance.

--Je ne tarderai pas � la voir, pensait-elle.

La veuve Chupin se pr�senta en effet, peu apr�s, mais humblement et en
suppliante.

Elle avait souvent ou� dire, pr�tendait-elle, � son pauvre d�funt, que
Mme la duchesse �tait sa protectrice, et se trouvant sans ressources
aucunes, elle venait solliciter un petit secours qui lui permit de
lever un d�bit de boissons.

Justement son fils, Polyte, ah! un bien bon sujet! qui avait alors
dix-huit ans, venait de d�couvrir, du c�t� de Montrouge, une petite
maison bien commode et pas trop ch�re, et s�rement, avec trois ou
quatre cents francs...

Mme Blanche remit 500 francs � l'affreuse m�g�re.

--Son humilit� n'est-elle qu'un masque, pensait-elle, ou son mari ne
lui a-t-il rien dit?

Cinq jours plus tard, ce fut Polyte Chupin qui arriva.

Il manquait, d�clara-t-il, trois cents francs pour l'installation,
et il venait de la part de sa m�re supplier la bonne dame de les
avancer...

R�solue � savoir au juste � quoi s'en tenir, la duchesse refusa net,
et l'affreux garnement se retira sans souffler mot.

�videmment, ni la veuve ni son fils ne savaient... Chupin �tait mort
avec son secret...

Cela se passait dans les premiers jours de janvier...

Vers la fin de f�vrier, tante M�die fut enlev�e par une fluxion de
poitrine prise en sortant d'un bal travesti o� elle s'�tait obstin�e �
aller, malgr� sa ni�ce, avec un costume ridicule.

Sa passion pour la toilette la tuait.

La maladie ne dura que trois jours, mais l'agonie fut effroyable.

Les approches de la mort �clair�rent de lueurs terribles la conscience
de la parente pauvre. Elle comprit qu'ayant profit� et m�me abus� du
crime de sa ni�ce, elle �tait coupable autant que si elle l'e�t aid�e
� le commettre. Elle avait �t� tr�s-pieuse, autrefois; la foi lui
revint avec son cort�ge de terreurs.

--Je suis damn�e!... criait-elle; je suis damn�e!...

Elle se d�battait sur son lit, elle se tordait comme si elle e�t vu
l'enfer s'entr'ouvrir pour l'engloutir. Elle hurlait comme si d�j�
elle e�t senti les morsures des flammes.

Puis elle appelait la sainte vierge et tous les saints � son secours.
Elle priait Dieu de la laisser vivre encore un peu pour se repentir,
pour expier... Elle demandait un pr�tre, jurant qu'elle ferait une
confession publique.

Plus p�le que la mourante, mais implacable, Mme Blanche veillait,
aid�e par celle de ses femmes en qui elle avait le plus confiance.

--Si cela dure, pensait-elle, je suis perdue... Je serai forc�e
d'appeler quelqu'un, et cette malheureuse dira tout.

Cela ne dura pas.

Le d�lire ne tarda pas � s'emparer de tante M�die, puis un
an�antissement survint, si profond, qu'on pouvait croire � toute
minute qu'elle allait passer.

Cependant, vers le milieu de la nuit, elle parut se ranimer et
reprendre connaissance.

Elle se tourna p�niblement vers sa ni�ce, et d'une voix o� vibraient
ses derni�res forces:

--Tu n'as pas eu piti� de moi, Blanche, dit-elle, tu veux me perdre
dans l'autre vie comme dans celle-ci... Dieu te punira. Tu mourras
d�sesp�r�e, toi aussi, seule, comme un chien... Sois maudite!

Et elle expira. Deux heures sonnaient.

Il �tait loin, le temps o� Mme Blanche e�t donn� quelque chose de sa
vie pour sentir tante M�die � six pieds sous terre.

En ce moment, la mort de cette pauvre vieille l'affectait
profond�ment.

Elle perdait une complice qui parfois l'avait consol�e, et elle ne
gagnait rien en libert�, puisqu'une femme de chambre se trouvait
initi�e au secret du crime de la Borderie.

Toutes les personnes de l'intimit� de la duchesse de Sairmeuse
remarqu�rent, � cette �poque, son abattement et s'en �tonn�rent.

--N'est-il pas singulier, disait-on, que la duchesse, une femme
sup�rieure, regrette si fort cette antique caricature!

C'est que Mme Blanche avait �t� extraordinairement impressionn�e par
les sinistres proph�ties de cette parente pauvre, devenue � la longue
son �me damn�e, et � qui elle avait refus� les consolations supr�mes
de la religion.

Contrainte � un retour vers le pass�, elle s'�pouvantait, comme
jadis les paysans de Sairmeuse, de l'acharnement de la fatalit� �
poursuivre, jusque dans leurs enfants, ceux qui avaient vers� le sang.

Quelle fin ils avaient eu, tous, depuis les fils de Chupin, le
tra�tre, jusqu'� son p�re, le marquis de Courtomieu, le grand pr�v�t,
qui avant de mourir avait tra�n� dix ans sous les hu�es un corps dont
la pens�e s'�tait envol�e.

--Mon tour viendra! pensait-elle.

L'ann�e pr�c�dente, s'�taient �teints, � un mois d'intervalle, pleur�s
de tous, le baron et la baronne d'Escorval, et aussi le vieux caporal
Bavois.

De telle sorte que de tant de gens de conditions diverses, m�l�s aux
troubles de Montaignac, Mme Blanche n'en apercevait plus que quatre:

Maurice d'Escorval, entr� dans la magistrature, et qui �tait juge pr�s
du tribunal de la Seine, l'abb� Midon qui �tait venu vivre � Paris
avec Maurice, enfin Martial et elle-m�me.

Il en �tait un autre cependant, dont le souvenir faisait frissonner la
duchesse, et dont elle osait � peine articuler le nom...

Jean Lacheneur, le fr�re de Marie-Anne.

Une voix int�rieure, plus puissante que tous les raisonnements, lui
criait que cet implacable ennemi vivait encore, qu'il se souvenait
toujours, qu'il �tait tout pr�s d'elle, prot�g� par son obscurit�,
�piant l'heure de la vengeance...

Plus obs�d�e par ses pressentiments que par Chupin autrefois, Mme
Blanche r�solut de s'adresser � Chefteux, afin de savoir au moins �
quoi s'en tenir.

L'ancien agent de Fouch� �tait rest� � sa d�votion. Toujours, tous les
trois mois, il pr�sentait un �compte de frais� qui lui �tait pay� sans
discussion, et m�me, pour l'acquit de sa conscience, il envoyait tous
les ans, un de ses hommes r�der dans les environs de Sairmeuse.

�moustill� par l'espoir d'une magnifique r�compense, l'espion promit �
sa cliente et se promit � lui-m�me de d�couvrir cet ennemi.

Il se mit en qu�te, et il �tait d�j� parvenu � se procurer des preuves
de l'existence de Jean quand ses investigations furent brusquement
arr�t�es...

Un matin, au petit jour, des balayeurs ramass�rent dans un ruisseau un
cadavre litt�ralement hach� de coups de couteau. C'�tait le cadavre de
Chefteux.

�Digne fin d'un tel mis�rable,� disait le _Journal des D�bats_, en
enregistrant l'�v�nement.

Lorsqu'elle lut cette nouvelle, Mme Blanche eut la terrifiante
sensation du coupable lisant son arr�t.

--Ceci est la fin de tout, murmura-t-elle, Lacheneur est proche!...

La duchesse ne se trompait pas.

Jean ne mentait pas, quand il affirmait qu'il ne vendait pas pour son
compte les biens de sa soeur.

L'h�ritage de Marie-Anne avait, dans sa pens�e, une destination
sacr�e. Il l'y employa tout entier sans en d�tourner rien pour ses
besoins personnels.

Il n'avait plus un sou en poche, quand le directeur d'une troupe
ambulante l'engagea � raison de 45 francs par mois.

De ce jour, il v�cut comme vivent les pauvres com�diens nomades, �
l'aventure; mal pay�, toujours pris entre un manque d'engagement et la
faillite d'un directeur.

Sa haine �tait toujours aussi violente; seulement, pour se venger
comme il l'entendait, il avait besoin de temps, c'est-�-dire d'argent
devant soi.

Or, comment �conomiser, lorsqu'il n'avait pas toujours de quoi manger
� sa faim!

Il �tait loin, cependant, de renoncer � ses esp�rances. Ses rancunes
�taient de celles que le temps aigrit et exasp�re, au lieu de les
adoucir et de les calmer. Il attendait une occasion, avec une rageuse
patience, suivant de l'oeil, des profondeurs de sa mis�re, la
brillante fortune des Sairmeuse.

Il attendait depuis seize ans, quand un de ses amis lui procura un
engagement en Russie.

L'engagement n'�tait rien; mais le pauvre com�dien eut l'habilet� de
s'associer � une entreprise th��trale, et en moins de six ans, il
avait r�alis� un b�n�fice de cent mille francs.

--Maintenant, se dit-il, je puis partir; je suis assez riche pour
commencer la guerre.

Et, en effet, six semaines plus tard, il arrivait � Sairmeuse.

Au moment de mettre � ex�cution quelqu'un de ces atroces projets
qu'il avait con�us, il venait demander � la tombe de Marie-Anne un
redoublement de haine et l'impitoyable sang-froid des justiciers.

Il ne venait que pour cela, en v�rit�, quand le soir m�me de son
arriv�e les caquets d'une paysanne lui apprirent que depuis son
d�part, c'est-�-dire depuis plus de vingt ans, deux personnes
s'obtenaient � faire chercher un enfant dans le pays.

Quel �tait cet enfant, Jean le savait, c'�tait celui de Marie-Anne.
Pourquoi ne le retrouvait-on pas, il le savait �galement...

Mais pourquoi deux personnes?... L'une �tait Maurice d'Escorval, mais
l'autre?...

Au lieu de rester une semaine � Sairmeuse, Jean Lacheneur y passa
un mois, mais au bout de ce mois il tenait la piste d'un agent de
Chefteux, et par cet agent il arrivait jusqu'� l'ancien espion de
Fouch�, puis jusqu'� la duchesse de Sairmeuse elle-m�me.

Cette d�couverte le stup�fia.

Comment Mme Blanche savait-elle que Marie-Anne avait eu un enfant, et
le sachant quel int�r�t avait-elle � le retrouver?

Voil� les deux questions qui tout d'abord se pr�sent�rent � l'esprit
de Jean. Mais il eut beau se torturer, il n'y trouva pas de r�ponse
satisfaisante.

--Les fils de Chupin me renseigneront, se dit-il; je me r�concilierai
s'il le faut, en apparence, avec les fils du mis�rable qui a livr� mon
p�re...

Oui, mais les fils du vieux maraudeur �taient morts depuis plusieurs
ann�es, et apr�s des d�marches sans nombre, Jean ne rencontra que la
veuve Chupin et son fils Polyte.

Ils tenaient un cabaret b�ti au milieu des terrains vagues, non
loin de la rue du Ch�teau-des-Rentiers, bouge mal fam�, appel� la
_Poivri�re_.

Ni la veuve, ni Polyte ne savaient rien. Vainement Lacheneur les
interrogea, son nom m�me qu'il leur dit n'�veilla en eux aucun
souvenir.

Jean allait se retirer, quand la Chupin, qui sans doute esp�rait tirer
de lui quelques sous, se mit � d�plorer sa mis�re pr�sente,
laquelle �tait d'autant plus affreuse, qu'elle avait �eu de quoi,�
affirmait-elle, autrefois, du vivant de son pauvre d�funt, lequel
avait de l'argent tant qu'elle en voulait, jusqu'� plus soif, d'une
dame de haut parage, la duchesse de Sairmeuse...

Lacheneur eut un mouvement si terrible, que la vieille et son fils
recul�rent...

Il voyait l'�troite relation entre les recherches de Mme Blanche et
ses g�n�rosit�s. La v�rit� �clairait le pass� de ses fulgurantes
lueurs...

--C'est elle, se dit-il, l'inf�me, qui a empoisonn� Marie-Anne...
C'est par ma soeur qu'elle a connu l'existence de l'enfant... Elle a
combl� Chupin parce qu'il connaissait le crime dont son p�re a �t� le
complice...

Il se souvenait du serment de Martial, et son coeur �tait inond�
d'une �pouvantable joie. Il voyait ses deux ennemis, le dernier des
Sairmeuse et la derni�re des Courtomieu, punis l'un par l'autre et
faisant de leurs mains sa besogne de vengeur...

Ce n'�tait l� cependant qu'une pr�somption, et il voulait une
certitude.

Il sortit de sa poche une poign�e d'or, et l'�talant sur la table du
cabaret:

--Je suis tr�s-riche, dit-il � la veuve et � Polyte... voulez-vous
m'ob�ir et vous taire? votre fortune est faite.

Le cri rauque arrach� par la convoitise � la m�re et au fils valait
toutes les protestations d'ob�issance.

La veuve Chupin savait �crire, Lacheneur lui dicta ce terrible billet:

�Madame la duchesse,

�Je vous attends demain � mon �tablissement, entre midi et quatre
heures. C'est pour l'affaire de la Borderie. Si � cinq heures, je ne
vous ai pas vue, je porterai � la poste une lettre pour M. le duc...�.

--Et si elle vient, r�p�tait la veuve stup�fi�e, que lui dire?...

--Rien; vous lui demanderez de l'argent.

Et, en lui-m�me, il se disait:

--Si elle vient, c'est que j'ai devin�...

Elle vint.

Cach� � l'�tage sup�rieur de la _Poivri�re_, Jean la vit par une fente
du plancher, remettre un billet de banque � la Chupin.

--Maintenant, pensait-il, je la tiens!... Dans quels bourbiers dois-je
la tra�ner, avant de la livrer � la vengeance de son mari!...




LIV


Dix lignes de l'article consacr� � Martial de Sairmeuse, par la
BIOGRAPHIE G�N�RALE DES HOMMES DU SI�CLE, expliquent son existence
apr�s son mariage.

�Martial de Sairmeuse, y est-il dit, d�pensa au service de son parti
la plus haute intelligence et d'admirables facult�s... Mis en avant au
moment o� les passions politiques �taient le plus violentes, il eut le
courage d'assumer seul la responsabilit� des plus terribles mesures...

Oblig� de se retirer devant l'animadversion g�n�rale, il laissa
derri�re lui des haines qui ne s'�teignirent qu'avec la vie.�

Mais ce que l'article ne dit pas, c'est que si Martial fut
coupable--et cela d�pend du point de vue--il le fut doublement, car il
n'avait pas l'excuse de ces convictions exalt�es jusqu'au fanatisme
qui font les fous, les h�ros et les martyrs.

Et il n'�tait pas m�me ambitieux.

Tous ceux qui l'approchaient, lorsqu'il �tait aux affaires, t�moins de
ses luttes passionn�es et de sa d�vorante activit�, le croyaient ivre
du pouvoir...

Il s'en souciait aussi peu que possible. Il jugeait les charges
lourdes et les compensations m�diocres. Son orgueil �tait trop haut
pour �tre touch� des satisfactions qui d�lectent les vaniteux, et la
flatterie l'�coeurait.

Souvent dans ses salons, au milieu d'une f�te, ses familiers voyant sa
physionomie s'assombrir, s'�cartaient respectueusement.

--Le voil�, pensaient-ils, pr�occup� des plus graves int�r�ts... Qui
sait quelles importantes d�cisions sortiront de cette r�verie.

Ils se trompaient.

En ce moment, o� sa fortune � son apog�e faisait p�lir l'envie, alors
qu'il paraissait n'avoir rien � souhaiter en ce monde, Martial se
disait:

--Quelle existence creuse!... Quel ennui! Vivre pour les autres...
quelle duperie!

Il consid�rait alors la duchesse, sa femme, rayonnante de beaut�, plus
entour�e qu'une reine, et il soupirait.

Il songeait � l'autre, la morte, Marie-Anne, la seule femme qui l'e�t
remu�, dont un regard faisait monter � son cerveau tout le sang de son
coeur...

Car jamais elle n'�tait sortie de sa pens�e. Apr�s tant d'ann�es, il
la voyait encore, immobile, roide, morte, dans la grande chambre de la
Borderie... Il frissonnait parfois, croyant sentir sous ses l�vres sa
chair glac�e.

Et le temps, loin d'effacer cette image qui avait empli sa jeunesse,
la faisait plus radieuse et la parait de qualit�s presque surhumaines.

Si la destin�e l'e�t voulu, pourtant, Marie-Anne e�t �t� sa femme. Il
s'�tait r�p�t� cela mille fois, et il cherchait � se repr�senter sa
vie avec elle.

Ils seraient rest�s � Sairmeuse... Ils auraient de beaux enfants
jouant autour d'eux! Il ne serait pas condamn� � cette repr�sentation
continuelle, si bruyante et si creuse...

Les heureux ne sont pas ceux qui ont des tr�teaux en vue, jouent pour
la foule la parade du bonheur... Les v�ritables heureux se cachent, et
ils ont raison; le bonheur, c'est presque un crime.

Ainsi pensait Martial, et lui, le grave homme d'�tat, il se disait
avec rage:

--Aimer et �tre aim�!... tout est l�! Le reste... niaiserie.

Positivement il avait essay� de se donner de l'amour pour Mme Blanche.
Il avait cherch� � retrouver pr�s d'elle les chaudes sensations qu'il
avait �prouv�es en la voyant � Courtomieu. Il n'avait pas r�ussi. On
a beau tisonner des cendres froides, on n'en fait point jaillir
d'�tincelles. Entre elle et lui se dressait un mur de glace que rien
ne pouvait fondre, et qui allait gagnant toujours en hauteur et en
�paisseur.

--C'est incompr�hensible, se disait-il, pourquoi?... Il y a des
jours o� je jurerais qu'elle m'aime... Son caract�re, si irritable
autrefois, est enti�rement chang�; elle est devenue la douceur m�me...
Quand j'ai pour elle une attention, ses yeux brillent de plaisir...

Mais c'�tait plus fort que lui...

Ses regrets st�riles, les douleurs qui le rongeaient, contribu�rent
sans doute � l'�pret� de la politique de Martial.

Il sut du moins tomber noblement.

Il passa, sans changer de visage, de la toute-puissance � une
situation si compromise qu'il put croire un instant sa vie en danger.

Au fond, que lui importait.

Voyant vides ses antichambres encombr�es jadis de solliciteurs et
d'adulateurs, il se mit � rire, et son rire �tait franc.

--Le vaisseau coule, dit-il, les rats sont partis.

On ne le vit point p�lir quand l'�meute vint hurler sous ses fen�tres
et briser ses vitres. Et comme Otto, son fid�le valet de chambre, le
conjurait de rev�tir un d�guisement et de s'enfuir par la porte du
jardin:

--Ah! parbleu, non! r�pondit-il. Je ne suis qu'odieux, je ne veux pas
devenir ridicule!...

M�me on ne put jamais l'emp�cher de s'approcher d'une fen�tre et de
regarder dans la rue.

Une singuli�re id�e lui �tait venue.

--Si Jean Lacheneur est encore de ce monde, s'�tait-il dit, quelle
ne doit pas �tre sa joie!... Et s'il vit, � coup s�r il est l�, au
premier rang, animant la foule.

Et il avait voulu voir.

Mais Jean Lacheneur �tait encore en Russie, � cette �poque. L'�motion
populaire se calma, l'h�tel de Sairmeuse ne fut m�me pas s�rieusement
menac�.

Cependant, Martial avait compris qu'il devait dispara�tre pour un
temps, se faire oublier, voyager...

Il ne proposa pas � la duchesse de le suivre.

--C'est moi qui ai fait les fautes, ma ch�re amie, lui dit-il, vous
les faire payer en vous condamnant � l'exil serait injuste. Restez...
je vois un avantage � ce que vous restiez.

Elle ne lui offrit pas de partager sa mauvaise fortune. C'e�t �t� un
bonheur, pour elle, mais �tait-ce possible! Ne fallait-il pas qu'elle
demeur�t pour tenir t�te aux mis�rables qui la harcelaient. D�j�,
quand par deux fois elle avait �t� oblig�e de s'�loigner, tout avait
failli se d�couvrir, et cependant elle avait tante M�die, alors, qui
la rempla�ait...

Martial partit donc, accompagn� du seul Otto, un de ces serviteurs
d�vou�s comme les bons ma�tres en rencontrent encore. Par son
intelligence, Otto �tait sup�rieur � sa position; il poss�dait une
fortune ind�pendante, il avait cent raisons, dont une bien jolie,
pour tenir au s�jour de Paris, mais son ma�tre �tait malheureux, il
n'h�sita pas...

Et, pendant quatre ans, le duc de Sairmeuse promena � travers l'Europe
son ennui et son d�soeuvrement, �cras� sous l'accablement d'une vie
que nul int�r�t n'animait plus, que ne soutenait aucune esp�rance.

Il habita Londres d'abord, Vienne et Venise ensuite. Puis, un beau
jour, un invincible d�sir de revoir Paris le prit, et il revint.

Ce n'�tait pas tr�s-prudent, peut-�tre. Ses ennemis les plus acharn�s,
des ennemis personnels, mortellement bless�s par lui autrefois,
offens�s et pers�cut�s, �taient au pouvoir. Il ne calcula rien. Et
d'ailleurs, que pouvait-on contre lui, lui qui ne voulait plus rien
�tre!... Quelle prise offrait-il � des repr�sailles?...

L'exil qui avait lourdement pes� sur lui, le chagrin, les d�ceptions,
l'isolement o� il s'�tait tenu, avaient dispos� son �me � la
tendresse, et il revenait avec l'intention formellement arr�t�e de
surmonter ses anciennes r�pugnances et de se rapprocher franchement de
la duchesse.

--La vieillesse arrive, pensait-il. Si je n'ai pas une femme aim�e �
mon foyer, j'y veux du moins une amie...

Et dans le fait, ses fa�ons, � son retour, �tonn�rent Mme Blanche.
Elle crut presque retrouver le Martial du petit salon bleu de
Courtomieu. Mais elle ne s'appartenait plus, et ce qui e�t d� �tre
pour elle le r�ve r�alis� ne fut qu'une souffrance ajout�e � toutes
les autres.

Cependant, Martial poursuivait l'ex�cution du plan qu'il avait con�u,
quand un jour la poste lui apporta ce laconique billet:

�Moi, monsieur le duc, � votre place, je surveillerais ma femme.�

Ce n'�tait qu'une lettre anonyme, cependant Martial sentit le rouge de
la col�re lui monter au front.

--Aurait-elle un amant, se dit-il.

Puis r�fl�chissant � sa conduite, � lui, depuis son mariage:

--Et quand cela serait, ajouta-t-il, qu'aurais-je � dire?... Ne lui
ai-je pas tacitement rendu sa libert�!...

Il �tait extraordinairement troubl�, et cependant jamais il ne f�t
descendu au vil m�tier d'espion, sans une de ces futiles circonstances
qui d�cident de la destin�e d'un homme.

Il rentrait d'une promenade � cheval, un matin, sur les onze heures,
et il n'�tait pas � trente pas de son h�tel, quand il en vit sortir
rapidement une femme, plus que simplement v�tue, tout en noir, qui
avait exactement la tournure de la duchesse.

--C'est bien elle, se dit-il, avec ce costume subalterne...
Pourquoi?...

S'il e�t �t� � pied, il f�t rentr�, certainement. Il �tait � cheval,
il poussa la b�te sur les traces de Mme Blanche, qui remontait la rue
de Grenelle.

Elle marchait tr�s-vite, sans tourner la t�te, tout occup�e �
maintenir sur son visage une voilette tr�s-�paisse.

Arriv�e � la rue Taranne, elle se jeta plut�t qu'elle ne monta dans un
des fiacres de la station.

Le cocher vint lui parler par la porti�re, puis remontant lestement
sur son si�ge, il enveloppa ses maigres rosses d'un de ces ma�tres
coups de fouet qui trahissent un pourboire princier...

Le fiacre avait d�j� tourn� la rue du Dragon, que Martial, honteux et
irr�solu, retenait encore son cheval � l'endroit o� il l'avait arr�t�,
� l'angle de la rue des Saints-P�res, devant le bureau de tabac.

N'osant prendre un parti, il essaya de se mentir � lui-m�me.

--Bast! pensa-t-il en rendant la main � son cheval, qu'est-ce que je
risque � avancer?... Le fiacre est sans doute bien loin, et je ne le
rejoindrai pas.

Il le rejoignit cependant, au carrefour de la Croix-Rouge, o� il y
avait comme toujours un encombrement...

C'�tait bien le m�me, Martial le reconnaissait � sa caisse verte et �
ses roues blanches.

L'encombrement cessant, le fiacre repartit.

Debout sur son si�ge, le cocher rouait ses chevaux de coups, et c'est
au galop qu'il longea l'�troite rue du Vieux-Colombier, qu'il c�toya
la place Saint-Sulpice et qu'il gagna les boulevards ext�rieurs, par
la rue Bonaparte et la rue de l'Ouest.

Toujours trottant, � cent pas en arri�re, Martial r�fl�chissait.

--Comme elle est press�e! pensait-il. Ce n'est cependant gu�re le
quartier des rendez-vous.

Le fiacre venait de d�passer la place d'Italie. Il enfila la rue du
Ch�teau-des-Rentiers, et bient�t s'arr�ta devant un espace libre...

La porti�re s'ouvrit aussit�t, la duchesse de Sairmeuse sauta
lestement � terre, et sans regarder de droite ni de gauche, elle
s'engagea dans les terrains vagues...

Non loin de l�, sur un bloc de pierre, �tait assis un homme de
mauvaise mine, � longue barbe, en blouse, la casquette sur l'oreille,
la pipe aux dents.

--Voulez-vous garder mon cheval un instant? lui demanda Martial.

--Tout de m�me! fit l'homme.

Martial lui jeta la bride et s'�lan�a sur les pas de sa femme.

Moins pr�occup�, il e�t �t� mis en d�fiance par le sourire m�chant qui
plissa les l�vres de l'homme, et, examinant bien ses traits, il l'e�t
peut-�tre reconnu.

C'�tait Jean Lacheneur.

Depuis qu'il avait adress� au duc de Sairmeuse une d�nonciation
anonyme, il faisait multiplier � la duchesse ses visites � la veuve
Chupin, et, � chaque fois, il guettait son arriv�e.

--Comme cela, pensait-il, d�s que son mari se d�cidera � la suivre, je
le saurai...

C'est que pour le succ�s de ses projets, il �tait indispensable que
Mme Blanche f�t �pi�e par son mari.

Car Jean Lacheneur �tait d�cid� d�sormais. Entre mille vengeances,
il en avait choisi une effroyable, active et ignoble, qu'un cerveau
malade et enfi�vr� par la haine pouvait seul concevoir.

Il voulait voir l'alti�re duchesse de Sairmeuse livr�e aux plus
d�go�tants outrages, Martial aux prises avec les plus vils sc�l�rats,
une m�l�e sanglante et immonde dans un bouge... Il se d�lectait
� l'id�e de la police, pr�venue par lui, arrivant et ramassant
indistinctement tout le monde. Il r�vait un proc�s hideux o�
repara�trait le crime de la Borderie, des condamnations infamantes, le
bagne pour Martial, la maison centrale pour la duchesse, et il voyait
ces grands noms de Sairmeuse et de Courtomieu fl�tris d'une �ternelle
ignominie.

Dans cette conception du d�lire se retrouvait la f�rocit� de
l'assassin du vieux duc de Sairmeuse, m�l�e de monstrueux raffinements
emprunt�s par le cabotin nomade aux m�lodrames o� il jouait les r�les
de tra�tre.

Et il pensait bien n'avoir rien oubli�. Il avait sous la main deux
abjects sc�l�rats, capables de toutes les violences, et un triste
gar�on du nom de Gustave, que la mis�re et la l�chet� mettaient �
sa discr�tion, et � qui il comptait faire jouer le r�le du fils de
Marie-Anne.

Certes ces trois complices ne soup�onnaient rien de sa pens�e. Quant
� la veuve Chupin et � son fils, s'ils flairaient quelque infamie
�norme, il ne savaient de la v�rit� que le nom de la duchesse.

Jean tenait d'ailleurs Polyte et sa m�re par l'app�t du gain et la
promesse d'une fortune s'ils servaient docilement ses desseins.

Enfin, pour le premier jour o� Martial suivrait sa femme, Jean avait
pr�vu le cas o� il entrerait derri�re elle � la _Poivri�re_, et tout
avait �t� dispos� pour qu'il cr�t qu'elle y �tait amen�e par la
charit�.

Mais il n'entrera pas, pensait Lacheneur, dont le coeur �tait inond�
d'une joie sinistre, pendant qu'il tenait le cheval, M. le duc est
trop fin pour cela.

Et dans le fait, Martial n'entra pas. Si les bras lui tomb�rent quand
il vit sa femme entrer comme chez elle dans ce cabaret inf�me, il se
dit qu'en l'y suivant il n'apprendrait rien.

Il se contenta donc de faire le tour de la maison, et remontant �
cheval, il partit au grand galop. Ses soup�ons �taient absolument
d�rout�s, il ne savait que penser, qu'imaginer, que croire...

Mais il �tait bien r�solu � p�n�trer ce myst�re, et d�s en rentrant �
l'h�tel, il envoya Otto aux informations. Il pouvait tout confier, �
ce serviteur si d�vou�, il n'avait pas de secrets pour lui.

Sur les quatre heures, le fid�le valet de chambre reparut, la figure
boulevers�e.

--Quoi?... fit Martial, devinant un malheur.

--Ah! monseigneur, la ma�tresse de ce bouge est la veuve d'un fils de
ce mis�rable Chupin...

Martial �tait devenu plus blanc que sa chemise...

Il connaissait trop la vie pour ne pas comprendre que la duchesse en
�tait r�duite � subir la volont� de sc�l�rats ma�tres de ses secrets.
Mais quels secrets? Ils ne pouvaient �tre que terribles.

Les ann�es, qui avaient argent� de fils blancs la chevelure de
Martial, n'avaient pas �teint les ardeurs de son sang. Il �tait
toujours l'homme du premier mouvement.

Enfin, d'un bond il fut � l'appartement de sa femme.

--Mme la duchesse vient de descendre, lui dit la femme de chambre,
pour recevoir Mme la comtesse de Mussidan et Mme la marquise
d'Arlange.

--C'est bien; je l'attendrai ici!... sortez!

Et Martial entra dans la chambre de Mme Blanche.

Tout y �tait en d�sordre, car la duchesse, de retour de la
_Poivri�re_, achevait de s'habiller, quand on lui avait annonc� une
visite.

Les armoires �taient ouvertes, toutes les chaises encombr�es, les
mille objets dont Mme Blanche se servait journellement, sa montre, sa
bourse, des trousseaux de petites clefs, des bijoux, tra�naient sur
les commodes et sur la chemin�e.

Martial ne s'assit pas, le sang-froid lui revenait.

--Pas de folie, pensait-il, si j'interroge, je suis jou�!... Il faut
se taire et surveiller.

Il allait se retirer, quand, parcourant la chambre de l'oeil, il
aper�ut, dans l'armoire � glace, un grand coffret � incrustations
d'argent, que sa femme poss�dait d�j� �tant jeune fille, et qui
l'avait toujours suivie partout.

--L�, se dit-il, est sans doute le mot de l'�nigme.

Martial �tait � un de ces moments o� l'homme ob�it sans r�flexions aux
inspirations de la passion. Il voyait sur la chemin�e un trousseau de
clefs, il sauta dessus et se mit � essayer les clefs au coffret... La
quatri�me ouvrit. Il �tait plein de papiers...

Avec une rapidit� fi�vreuse, Martial avait d�j� parcouru trente
lettres insignifiantes, quand il tomba sur une facture ainsi con�ue:

�RECHERCHES POUR L'ENFANT DE MME DE S---- _Frais du 3e trimestre de
l'an 18--_�

Martial eut comme un �blouissement.

Un enfant!... Sa femme avait un enfant!

Il poursuivit n�anmoins et il lut: �Entretien de deux agents �
Sairmeuse... Voyage pour moi... Gratifications � divers..., etc.,
etc.� Le total s'�levait � 6,000 francs, le tout �tait sign�:
Chefteux.

Alors, avec une sorte de rage froide, Martial se mit � bouleverser
le coffret, et successivement il trouva: un billet d'une �criture
ignoble, o� il �tait dit: �Deux mille francs ce soir, sinon j'apprends
au duc l'histoire de la Borderie.� Puis trois autres factures de
Chefteux; puis une lettre de tante M�die, o� elle parlait de prison
et de remords. Enfin, tout au fond, �tait le certificat de mariage de
Marie-Anne Lacheneur et de Maurice d'Escorval, d�livr� par le cur� de
Vigano, sign� par le vieux m�decin et par le caporal Bavois.

La v�rit� �clatait plus claire que le jour.

Plus assomm� que s'il e�t re�u un coup de barre de fer sur la t�te,
�perdu, glac� d'horreur; Martial eut cependant assez d'�nergie pour
ranger tant bien que mal les lettres, et remettre le coffret en place.

Puis il regagna son appartement en chancelant, se tenant aux murs.

--C'est elle, murmura-t-il, qui a empoisonn� Marie-Anne!

Il �tait confondu, abasourdi, de la profondeur, de la sc�l�ratesse
de cette femme qui �tait la sienne, de sa criminelle audace, de son
sang-froid, des perfections inou�es de sa dissimulation.

Cependant, si Martial discernait bien les choses en gros, beaucoup de
d�tails �chappaient � sa p�n�tration.

Il se jura que soit par la duchesse, en usant d'adresse, soit par la
Chupin, il saurait tout par le menu.

Il ordonna donc � Otto de lui procurer un costume tel qu'en portaient
les habitants de la _Poivri�re_, non de fantaisie, mais r�el, ayant
servi. On ne savait pas ce qui pouvait arriver.

De ce moment,--c'�tait dans les premiers jours de f�vrier,--Mme
Blanche ne fit plus un pas sans �tre �pi�e. Plus une lettre ne lui
parvint qui n'e�t �t� lue auparavant par son mari...

Et certes, elle �tait � mille lieues de soup�onner cet incessant
espionnage.

Martial gardait la chambre; il s'�tait dit malade. Se trouver en
face de sa femme e�t se taire et �t� au-dessus de ses forces. Il se
souvenait trop du serment jur� sur le cadavre de Marie-Anne...

Cependant, ni Otto, ni son ma�tre, ne surprenaient rien...

C'est qu'il n'y avait rien. Polyte Chupin venait d'�tre arr�t�
sous l'inculpation de vol et cet accident retardait les projets de
Lacheneur.

Enfin, il jugea que tout serait pr�t le 20 f�vrier, un dimanche, le
dimanche gras.

La veille, la veuve Chupin fut habilement endoctrin�e, et �crivit � la
duchesse d'avoir � se trouver � la _Poivri�re_, le dimanche soir, �
onze heures.

Ce m�me soir, Jean devait rencontrer ses complices dans un bal mal
fam� de la banlieue, le bal de _l'Arc-en-Ciel_, et leur distribuer
leurs r�les, et leur donner leurs derni�res instructions.

Ces complices devaient ouvrir la sc�ne; lui n'appara�trait que pour le
d�no�ment.

--Tout est bien combin�, pensait-il, �la m�canique marchera.�

�La m�canique,� ainsi qu'il le disait, faillit cependant ne pas
marcher.

Mme Blanche, en recevant l'assignation de la Chupin, eut une vell�it�
de r�volte. L'heure insolite, l'endroit d�sign� l'�pouvantaient...

Elle se r�signa cependant, et le soir venu, elle s'�chappait
furtivement de l'h�tel, emmenant Camille, cette femme de chambre qui
avait assist� � l'agonie de tante M�die.

La duchesse et sa cam�riste s'�taient v�tues comme les malheureuses de
la plus abjecte condition, et, certes, elles se croyaient bien s�res
de n'�tre ni �pi�es, ni reconnues, ni vues...

Et cependant un homme les guettait, qui s'�lan�a sur leurs traces:
Martial...

Inform� avant sa femme, de ce rendez-vous, il avait lui aussi endoss�
un d�guisement, ce costume d'ouvrier des ports, que lui avait procur�
Otto. Et comme il �tait dans son caract�re de pousser jusqu'� la
derni�re perfection tout ce qu'il entreprenait, il avait v�ritablement
r�ussi � se rendre m�connaissable. Il avait sali et emm�l� ses cheveux
et sa barbe, et souill� ses mains de terre. Il �tait, enfin, l'homme
des haillons qu'il portait.

Otto l'avait conjur� de lui permettre de le suivre, il avait refus�,
disant que le revolver qu'il emportait suffisait � sa s�ret�. Mais il
connaissait assez Otto pour savoir qu'il d�sob�irait...

Dix heures sonnaient quand Mme Blanche et Camille se mirent en route,
et il ne leur fallut pas cinq minutes pour gagner la rue Taranne.

Il y avait un fiacre � la station, un seul...

Elles y mont�rent et il partit.

Cette circonstance arracha � Martial un juron digne de son costume.
Puis il songea que sachant o� se rendait sa femme, il trouverait
toujours, pour la rejoindre, une autre voiture.

Il en trouva une, en effet, dont le cocher, gr�ce � dix francs de
pourboire exig�s d'avance, le mena grand train jusqu'� la rue du
Ch�teau-des-Rentiers.

Il venait de mettre pied � terre, quand il entendit le roulement sourd
d'une autre voiture, qui brusquement s'arr�ta � quelque distance.

--D�cid�ment, se dit-il, Otto me suit.

Et il s'engagea dans les terrains vagues.

Tout �tait t�n�bres et silence, et le brouillard puant qui annon�ait
le d�gel s'�paississait. Martial tr�buchait et glissait � chaque pas,
sur le sol in�gal et couvert de neige.

Il ne tarda pas, cependant, � apercevoir une masse noire au milieu du
brouillard. C'�tait la _Poivri�re_. La lumi�re de l'int�rieur filtrait
par les ouvertures en forme de coeur, des volets, et de loin on e�t
dit de gros yeux rouges, dans la nuit...

�tait-il vraiment possible que la duchesse de Sairmeuse f�t l�!...

Doucement, Martial s'approcha des volets, et, s'accrochant aux gonds
et � une des ouvertures, il s'enleva � la force des poignets et
regarda.

Oui, sa femme �tait bien dans le bouge inf�me.

Elle �tait assise � une table, ainsi que Camille, devant un saladier
de vin, en compagnie de deux hideux gredins et d'un tout jeune soldat.

Au milieu de la pi�ce, une vieille femme, la Chupin, un petit verre �
la main, p�rorait et ponctuait ses phrases de gorg�es d'eau-de-vie.

L'impression de Martial fut telle, qu'il se laissa retomber � terre.

Un rayon de piti� p�n�tra en son �me, car il eut comme une vague
notion de l'effroyable supplice qui avait �t� le ch�timent de
l'empoisonneuse.

Mais il voulait voir encore, il se haussa de nouveau.

La vieille avait disparu. Le militaire s'�tait lev�, il parlait en
gesticulant, et Mme Blanche et Camille l'�coutaient attentivement.

Les deux gredins, face � face, les coudes sur la table, se
regardaient, et Martial crut remarquer qu'ils �changeaient des signes
d'intelligence.

Il avait bien vu. Les sc�l�rats �taient en train de comploter un �bon
coup.�

Mme Blanche, qui avait tenu � l'exactitude du travestissement, jusqu'�
chausser de gros souliers plats qui la meurtrissaient, Mme Blanche
avait oubli� de retirer ses riches boucles d'oreilles.

Elle les avait oubli�es... mais les complices de Lacheneur les avaient
bien aper�ues, et ils les regardaient avec des yeux qui brillaient
plus que les diamants.

En attendant que Lacheneur par�t, comme il �tait convenu, ces
mis�rables jouaient le r�le qui leur avait �t� impos�. Pour cela,
et pour leur concours ensuite, une certaine somme leur avait �t�
promise...

Or, ils songeaient que cette somme ne s'�l�verait peut-�tre pas
au quart de la valeur de ces belles pierres, et de l'oeil, ils se
disaient:

--Si nous les d�crochions, hein!... et si nous allions sans attendre
l'autre!...

Bient�t ce fut entendu.

L'un d'eux se dressa brusquement, et, saisissant la duchesse par la
nuque, il la renversa sur la table.

Les boucles d'oreilles �taient arrach�es du coup sans Camille, qui se
jeta bravement entre sa ma�tresse et le malfaiteur.

Martial n'en put voir davantage.

Il bondit jusqu'� la porte du cabaret, l'ouvrit et entra, repoussant
les verrous sur lui.

--Martial!...

--Monsieur le duc!...

Ces deux cris �chapp�s en m�me temps � Mme Blanche et � Camille,
chang�rent en une rage furieuse la stupeur des deux bandits, et ils se
pr�cipit�rent sur Martial, r�solus � le tuer...

D'un bond de c�t�, Martial les �vita. Il avait � la main son revolver,
il fit feu deux fois, les deux mis�rables tomb�rent.

Il n'�tait pas sauv� pour cela, car le jeune soldat se jeta sur lui,
s'effor�ant de le d�sarmer.

Tout en se d�battant furieusement, Martial ne cessait de crier d'une
voix haletante:

--Fuyez!... Blanche, fuyez!... Otto n'est pas loin!... Le nom...
Sauvez l'honneur du nom!...

Les deux femmes s'enfuirent par une seconde issue, donnant sur un
jardinet, et presque aussit�t des coups violents �branl�rent la porte.

On venait!... Cela doubla l'�nergie de Martial, et dans un supr�me
effort il repoussa si violemment son adversaire, que la t�te du
malheureux portant sur l'angle d'une table, il resta comme mort sur le
coup.

Mais la veuve Chupin, descendue au bruit, hurlait. � la porte, on
criait:

--Ouvrez, au nom de la loi!...

Martial pouvait fuir. Mais fuir, c'�tait peut-�tre livrer la duchesse,
car on le poursuivrait certainement. Il vit le p�ril d'un coup d'oeil,
et son parti fut pris.

Il secoua vivement la Chupin, et d'une voix br�ve:

--Cent mille francs pour toi, dit-il, si tu sais te taire.

Puis, attirant une table � lui, il s'en fit comme un rempart.

La porte volait en �clats... Une ronde de police, command�e par
l'inspecteur G�vrol, se rua dans le bouge.

--Rends-toi! cria l'inspecteur � Martial.

Il ne bougea pas, il dirigeait vers les agents les canons de son
revolver.

--Si je puis les tenir en respect et parlementer seulement deux
minutes, pensait-il, tout peut encore �tre sauv�...

Il les gagna ces deux minutes... Aussit�t il jeta son arme � terre,
et il prenait son �lan quand un agent qui avait tourn� la maison le
saisit � bras-le-corps et le renversa...

De ce c�t�, il n'attendait que des secours, aussi s'�cria-t-il:

--Perdu! C'est les Prussiens qui arrivent!

En un clin d'oeil il fut garrott�, et deux heures plus tard on
l'enfermait dans le violon du poste de la place d'Italie.

Sa situation se r�sumait ainsi:

Il avait jou� le personnage de son costume de fa�on � tromper G�vrol
lui-m�me. Les sc�l�rats de la _Poivri�re_ �taient morts et il pouvait
compter sur la Chupin.

Mais il savait que le pi�ge avait �t� tendu par Jean Lacheneur.

Mais il avait lu un volume de soup�ons dans les yeux du jeune policier
qui l'avait arr�t�, et que les autres appelaient Lecoq.




LV


Le duc de Sairmeuse �tait de ces hommes qui restent sup�rieurs �
toutes les fortunes, bonnes ou mauvaises. Son exp�rience �tait
grande, son coup d'oeil s�r, son intelligence prompte et f�conde en
ressources. Il avait, en sa vie, travers� des hasards �tranges, et
toujours son sang-froid avait domin� les �v�nements.

Mais, en ce moment, seul dans ce cabanon humide et infect, apr�s les
sc�nes sanglantes du cabaret de la Chupin, il se trouvait sans id�es
comme sans esp�rances...

C'est que la Justice, il le savait, ne se paye pas d'apparences, et
quand elle se trouve en face d'un myst�re, elle n'a ni repos ni tr�ve
qu'elle ne l'ait �clairci.

Martial ne le comprenait que trop, une fois son identit� constat�e,
on chercherait les raisons de sa pr�sence � la _Poivri�re_, on ne
tarderait pas � les d�couvrir, on arriverait jusqu'� la duchesse, et
alors le crime de la Borderie �mergerait des t�n�bres du pass�.

C'�tait la cour d'assises, la maison centrale, un scandale effroyable,
le d�shonneur, une honte �ternelle...

Et sa puissance d'autrefois, loin de le prot�ger, l'�crasait. Qui donc
l'avait remplac� aux affaires? Ses adversaires politiques, et parmi
eux deux ennemis personnels � qui il avait inflig� de ces atroces
blessures d'amour-propre qui jamais ne se cicatrisent. Quelle occasion
de vengeance pour eux!...

� cette id�e d'une fl�trissure ineffa�able, imprim�e � ce grand nom de
Sairmeuse, qui avait �t� sa force et sa gloire, sa t�te s'�garait.

--Mon Dieu!... murmurait-il, inspirez-moi... Comment sauver l'honneur
du nom!

Il ne vit qu'une chance de salut: mourir, se suicider dans ce cabanon.
On le prenait encore pour un de ces gredins qui hantent les banlieues;
mort, on ne s'inqui�terait que m�diocrement de son identit�.

--Allons!... il le faut! se dit-il.

D�j� il cherchait comment accomplir son dessein, quand il entendit
un grand mouvement, � c�t�, dans le poste, des tr�pignements et des
�clats de rire.

La porte du violon s'ouvrit, et les sergents de ville y pouss�rent un
homme qui fit deux ou trois pas, chancela, tomba lourdement � terre,
et presque aussit�t se mit � rouler. Ce n'�tait qu'un ivrogne...

Cependant un rayon d'espoir illuminait le coeur de Martial. En cet
ivrogne, il avait reconnu Otto, d�guis�, presque m�connaissable.

La ruse �tait hardie, il fallait se h�ter d'en profiter et de d�fier
de la surveillance. Martial s'�tendit sur le banc, comme pour dormir,
de telle fa�on que sa t�te n'�tait pas � un m�tre de celle de Otto.

--La duchesse est hors de danger... murmura le fid�le domestique.

--Aujourd'hui, peut-�tre. Mais demain, par moi, on arrivera jusqu'�
elle.

--Monseigneur s'est donc nomm�?

--Non... tous les agents, except� un, me prennent pour un r�deur de
barri�res.

--Eh bien!... il faut continuer � jouer ce personnage.

--� quoi bon!... Lacheneur ira me d�noncer...

Martial, pour le moment au moins, �tait d�livr� de Jean. Quelques
heures plus t�t, en se rendant de _l'Arc-en-ciel_ � la _Poivri�re_,
Jean avait roul� au fond d'une carri�re abandonn�e et s'y �tait
fracass� le cr�ne. Des carriers qui allaient � leur travail l'avaient
aper�u et relev�, et � cette heure m�me, ils le portaient � l'h�pital.

Bien que ne pouvant pr�voir cela, Otto ne parut pas �branl�.

--On se d�barrassera de Lacheneur, dit-il, que monsieur le duc
soutienne seulement son r�le... Une �vasion n'est qu'une plaisanterie
quand on a des millions...

--On me demandera qui je suis, d'o� je viens, comment j'ai v�cu...

--Monseigneur parle l'allemand et l'anglais, il peut dire qu'il
arrive de l'�tranger, qu'il est un enfant trouv�, qu'il a exerc� une
profession nomade, celle de saltimbanque, par exemple.

--En effet, comme cela...

Otto fit un mouvement pour se rapprocher encore de son ma�tre, et
d'une voix br�ve:

--Alors, convenons bien de nos faits, dit-il, car d'une parfaite
entente d�pend le succ�s. J'ai � Paris une amie--et personne ne sait
nos relations--qui est fine comme l'ambre. Elle se nomme Milner et
tient l'h�tel de Mariembourg, rue de Saint-Quentin. Monseigneur dira
qu'il est arriv� hier, dimanche, de Leipzig, qu'il est descendu � cet
h�tel, qu'il y a laiss� sa malle, qu'il y est inscrit sous le nom de
Mai, artiste forain, sans pr�noms...

--C'est cela, approuvait Martial...

Et ainsi, avec une promptitude et une pr�cision extraordinaires,
ils convinrent point pour point de toutes les fictions qui devaient
d�router l'instruction...

Tout �tant bien r�gl�, Otto sembla s'�veiller du sommeil profond de
l'ivresse, il appela, on lui ouvrit et on le rendit � la libert�.

Seulement, avant de quitter le poste, il avait r�ussi � lancer un
billet � la veuve Chupin enferm�e dans le violon des femmes.

Lors donc que Lecoq, tout haletant d'esp�rance et d'ambition, arriva
au poste de la place d'Italie, apr�s son enqu�te si habile � la
_Poivri�re_, il �tait battu d'avance par des hommes qui lui �taient
inf�rieurs comme p�n�tration, mais dont la finesse �galait la sienne.

Le plan de Martial �tait arr�t�, et il devait le poursuivre avec une
incroyable perfection de d�tails.

Mis au secret au D�p�t, le duc de Sairmeuse se pr�parait � la visite
du juge d'instruction, quand entra Maurice d'Escorval... Ils se
reconnurent.

Ils �taient aussi �mus l'un que l'autre, et il n'y eut point
d'interrogatoire, pour ainsi dire. Cependant, aussit�t apr�s le d�part
de Maurice, Martial essaya de se donner la mort. Il ne croyait pas �
la g�n�rosit� de son ancien ennemi...

Mais le lendemain, quand, au lieu de Maurice, il trouva M. Segmuller,
Martial crut entendre une voix qui lui criait: �Tu seras sauv�.�

Alors commen�a, entre le juge et Lecoq d'un c�t�, et le pr�venu de
l'autre, cette lutte o� il n'y eut point de vainqueur.

Martial sentait bien que de Lecoq seul venait le p�ril, et cependant
il ne pouvait prendre sur soi de lui en vouloir. Fid�le � son
caract�re, qui le portait � rendre quand m�me justice � ses ennemis,
il ne pouvait s'emp�cher d'admirer l'�tonnante p�n�tration et la
t�nacit� de ce jeune policier qui luttait seul contre tous pour la
v�rit�.

Il est vrai de dire que si l'attitude de Martial fut merveilleuse, on
le servit au dehors avec une admirable pr�cision.

Toujours Lecoq fut devanc� par Otto, ce myst�rieux complice qu'il
devinait et ne pouvait saisir. � la Morgue comme � l'h�tel de
Mariembourg, pr�s de Toinon-la-Vertu, la femme de Polyte Chupin, aussi
bien que pr�s de Polyte lui-m�me, partout Lecoq arriva deux heures
trop tard.

Lecoq surprit la correspondance de son �nigmatique pr�venu; il en
devina la clef si ing�nieuse, mais cela ne lui servit de rien. Un
homme qui avait devin� en lui un rival ou plut�t un ma�tre futur le
trahit.

Si les d�marches du jeune policier pr�s du bijoutier et de la marquise
d'Arlange n'eurent pas le r�sultat qu'il esp�rait, c'est que Mme
Blanche n'avait pas achet� les boucles d'oreille qu'elle portait �
la _Poivri�re_; elle les avait �chang�es avec une de ses amies, la
baronne de Watchau.

Enfin, si personne � Paris ne s'aper�ut de la disparition de Martial,
c'est que, gr�ce � l'entente de la duchesse, de Otto et de Camille,
personne � l'h�tel de Sairmeuse, ne soup�onna son absence. Pour tous
les domestiques, le ma�tre �tait dans son appartement, souffrant, on
lui faisait faire des tisanes, on montait son d�jeuner et son d�ner
chaque jour.

Le temps passait cependant, et Martial s'attendait bien � �tre renvoy�
devant la cour d'assises et condamn� sous le nom de Mai, lorsque
l'occasion lui fut b�n�volement offerte de s'�vader.

Trop fin pour ne pas �venter le pi�ge, il eut dans la voiture
cellulaire quelques minutes d'horrible ind�cision...

Il se hasarda, cependant, s'en remettant � sa bonne �toile...

Et bien il fit, puisque dans la nuit m�me, il franchissait le mur du
jardin de son h�tel, laissant en bas, comme otage aux mains de Lecoq,
un mis�rable qu'il avait ramass� dans un bouge, Joseph Couturier...

Pr�venu par Mme Milner, gr�ce � la fausse manoeuvre de Lecoq, Otto
attendait son ma�tre.

En un clin d'oeil, la barbe de Martial tomba sous le rasoir, il se
plongea dans un bain qu'on tenait tout pr�s, et ses haillons furent
br�l�s...

Et c'est lui qui, lors des perquisitions, quelques instants apr�s, osa
crier:

--Laissez, Otto, laissez messieurs les agents faire leur m�tier.

Mais ce n'est qu'apr�s le d�part de ces agents qu'il respira.

--Enfin!... s'�cria-t-il, l'honneur est sauf!... Nous avons jou�
Lecoq.

Il venait de sortir du bain et avait pass� une robe de chambre, quand
on lui apporta une lettre de la duchesse.

Brusquement il rompit le cachet et lut:

�Vous �tes sauv�, vous savez tout, je meurs. Adieu, je vous aimais...�

En deux bonds, il fut � l'appartement de sa femme.

La porte de la chambre �tait ferm�e, il l'enfon�a; trop tard!...

Mme Blanche �tait morte, comme Marie-Anne, empoisonn�e... Mais elle
avait su se procurer un poison foudroyant, et �tendue toute habill�e
sur son lit, les mains jointes sur la poitrine, elle semblait
dormir...

Une larme brilla dans les yeux de Martial.

--Pauvre malheureuse!... murmura-t-il, puisse Dieu te pardonner comme
je te pardonne, toi dont le crime a �t� si effroyablement expi� ici
bas!




FIN DE LA DEUXI�ME PARTIE.




�PILOGUE

LE PREMIER SUCC�S


Libre, dans son h�tel, au milieu de ses gens, rentr� en possession de
sa personnalit�, le duc de Sairmeuse s'�tait �cri� avec l'accent du
triomphe:

--Nous avons jou� Lecoq!

En cela, il avait raison.

Mais il se croyait � tout jamais hors des atteintes de ce limier au
flair subtil, et, en cela, il avait tort.

Le jeune policier n'�tait pas d'un temp�rament � dig�rer, les bras
crois�s, l'humiliation d'une d�faite.

D�j�, lorsqu'il �tait entr� chez le p�re Tabaret, il commen�ait �
revenir du premier saisissement. Quand il quitta cet investigateur de
tant d'exp�rience, il avait tout son courage, le plein exercice de ses
facult�s, et il se sentait une �nergie � soulever le monde.

--Eh bien!... bonhomme, disait-il au p�re Absinthe, qui trottinait �
ses c�t�s, vous avez entendu M. Tabaret, notre ma�tre � tous? J'�tais
dans le vrai.

Mais le vieux policier n'avait point d'enthousiasme.

--Oui, vous aviez raison! r�pondit-il d'un ton piteux.

--Qu'est-ce qui nous a perdus? Trois fausses manoeuvres. Eh bien! je
saurai changer en victoire notre �chec d'aujourd'hui.

--Ah!... vous en �tes bien capable... si on ne nous met pas � pied.

Cette r�flexion chagrine rappela brusquement Lecoq au juste sentiment
de la situation pr�sente.

Elle n'�tait pas brillante, mais elle n'�tait pas non plus si
compromise que le disait le p�re Absinthe.

Qu'�tait-il arriv�, en r�sum�?

Ils avaient laiss� un pr�venu leur glisser entre les doigts... c'�tait
f�cheux; mais ils avaient empoign� et ils ramenaient un malfaiteur des
plus dangereux, Joseph Couturier... il y avait compensation.

Cependant si Lecoq ne voyait pas de mise � pied a craindre, il
tremblait qu'on ne lui refus�t les moyens de suivre cette affaire de
la _Poivri�re_.

Que lui r�pondrait-on, quand il affirmerait que Mai et le duc de
Sairmeuse ne faisaient qu'un?

On hausserait les �paules, sans doute, et on lui rirait au nez.

--Cependant, pensait-il, M. Segmuller, le juge d'instruction, me
comprendra, lui. Mais osera-t-il, sur de simples pr�somptions, aller
de l'avant?

C'�tait bien peu probable, et Lecoq ne le comprenait que trop.

--On pourrait, continuait-il, imaginer un pr�texte pour une descente
de justice � l'h�tel de Sairmeuse, on demanderait le duc, il serait
oblig� de se montrer, et en lui on reconna�trait Mai.

Il resta un moment sur cette id�e, puis tout � coup:

--Mauvais moyen! reprit-il, maladroit, pitoyable!... Ce n'est pas deux
lapins tels que ce duc et son complice qu'on prend sans vert. Il est
impossible qu'ils n'aient pas pr�vu une visite domiciliaire et pr�par�
une com�die de leur fa�on. Nous en serions pour nos frais.

Il avait fini par parler � demi-voix, et la curiosit� ardait le p�re
Absinthe.

--Pardon, fit-il, je ne comprends pas bien...

--Inutile, papa!... Donc, il est clair qu'il nous faudrait un
commencement de preuve mat�rielle... Oh!... peu de chose: la preuve,
seulement, d'une d�marche faite par quelqu'un de l'h�tel de Sairmeuse
pr�s d'un de nos t�moins...

Il s'arr�ta, les sourcils fronc�s, la pupille dilat�e, immobile, en
arr�t...

Il d�couvrait parmi toutes les circonstances de son enqu�te, une
circonstance qui s'ajustait � ses desseins.

Il revoyait par la pens�e Mme Milner, la propri�taire de l'h�tel de
Mariembourg, dans l'attitude qu'elle avait la premi�re fois qu'il
l'avait aper�ue.

Oui, il la revoyait, hiss�e sur une chaise, le visage � hauteur d'une
cage couverte d'un grand morceau de lustrine noire, r�p�tant avec
acharnement trois ou quatre mots d'allemand � un sansonnet, qui
s'obstinait � crier: �Camille!... o� est Camille!�

--�videmment, reprit tout haut Lecoq, si Mme Milner, qui est Allemande
et qui a un accent allemand des plus prononc�s, e�t �lev� cet oiseau,
il e�t parl� l'allemand ou il e�t eu tout au moins l'accent de sa
ma�tresse... Donc, il lui avait �t� donn� depuis peu de temps... par
qui?

Le p�re Absinthe commen�ait � s'impatienter.

--S�rieusement, fit-il, que dites-vous?

--Je dis que si quelqu'un, homme ou femme, � l'h�tel de Sairmeuse,
porte le nom de Camille, je tiens ma preuve mat�rielle... Allons,
papa, en route...

Et sans un mot d'explication, il entra�na son compagnon au pas de
course.

Arriv� rue de Grenelle-Saint-Germain, Lecoq s'arr�ta court devant un
commissionnaire adoss� � la boutique d'un marchand de vins.

--Mon ami, lui dit-il, vous allez vous rendre � l'h�tel de Sairmeuse,
vous demanderez Camille, et vous lui direz que son oncle l'attend
ici...

--Mais, Monsieur...

--Comment, vous n'�tes pas encore parti!

Le commissionnaire s'�loigna. Lecoq avait arrang� sa phrase de telle
sorte qu'elle s'appliquait indiff�remment � un homme ou � une femme.

Les deux policiers �taient entr�s chez le marchand de vins, et le p�re
Absinthe avait eu bien juste le temps d'avaler un petit verre, quand
le commissionnaire reparut.

--Monsieur, dit-il, je n'ai pas pu parler � Mlle Camille....

--Bon!... pensa Lecoq, c'est une femme de chambre.

--L'h�tel est sens dessus dessous, vu que Mme la duchesse est d�c�d�e
de mort subite ce matin.

--Ah!... le gredin!... s'�cria le jeune policier.

Et, se ma�trisant, il ajouta mentalement:

--Il aura assassin� sa femme en rentrant... mais il est pinc�.
Maintenant j'obtiendrai l'autorisation de continuer mes recherches.

Moins de vingt minutes apr�s, il arrivait au Palais de Justice.

Faut-il le dire? M. Segmuller ne parut pas d�mesur�ment surpris de
la surprenante r�v�lation de Lecoq. Cependant il �coutait avec une
visible h�sitation l'ing�nieuse d�duction du jeune policier; ce fut la
circonstance du sansonnet qui le d�cida.

--Peut-�tre avez-vous devin� juste, mon cher Lecoq, dit-il, et m�me
l�, franchement, votre opinion est la mienne... Mais la justice, en
une circonstance si d�licate, ne peut marcher qu'� coup s�r... C'est �
la police, c'est � vous de rechercher, de r�unir des preuves tellement
accablantes que le duc de Sairmeuse ne puisse avoir seulement l'id�e
de nier...

--Eh! monsieur, mes chefs ne me permettront pas...

--Ils vous donneront toutes les permissions possibles, mon ami, quand
je leur aurai parl�.

Il y avait quelque courage de la part de M. Segmuller � agir ainsi. On
avait tant ri, au Palais, on s'�tait tellement �gay� de cette histoire
de soi-disant grand seigneur d�guis� en pitre, que beaucoup eussent
sacrifi� leur conviction � la peur du ridicule.

--Et quand parlerez-vous, monsieur, demanda timidement Lecoq.

--� l'instant m�me.

Le juge ouvrait d�j� la porte de son cabinet, le jeune policier
l'arr�ta.

--J'aurais encore, monsieur, supplia-t-il, une gr�ce � vous
demander... vous �tes si bon, vous �tes le premier qui ayez foi en
moi.

--Parlez, mon brave gar�on.

--Eh bien! monsieur, je vous demanderais un mot pour M. d'Escorval...
Oh! un mot insignifiant, lui annon�ant par exemple l'�vasion du
pr�venu... je porterais ce mot, et alors... Oh! ne craignez rien,
monsieur, je serai prudent.

--Soit!... fit le juge, allons, venez!...

Quand il sortit du bureau de son chef, Lecoq avait toutes les
autorisations imaginables, et de plus il avait en poche un billet de
M. Segmuller � M. d'Escorval. Sa joie �tait si grande, qu'il ne daigna
pas remarquer les lazzis qu'il recueillit le long des couloirs de la
Pr�fecture. Mais sur le seuil, son ennemi G�vrol, dit le G�n�ral, le
guettait...

--Eh! eh!... fit-il quand passa Lecoq, il y a comme cela des malins
qui partent pour la p�che � la baleine, et qui ne rapportent m�me pas
un goujon.

Du coup, Lecoq fut piqu�. Il se retourna brusquement, se planta en
face du G�n�ral et le regardant bien dans le blanc des yeux:

--Cela vaut encore mieux, pronon�a-t-il du ton d'un homme s�r de son
affaire, cela vaut infiniment mieux que de faciliter au dehors les
intelligences des prisonniers.

Surpris, G�vrol perdit presque contenance et sa rougeur seule fut un
aveu.

Mais Lecoq n'abusa pas. Que lui importait que le G�n�ral, ivre de
jalousie, l'e�t trahi! Ne tenait-il pas une �clatante revanche!

Il n'avait pas trop d'ailleurs du reste de sa journ�e pour m�diter son
plan de bataille et songer � ce qu'il dirait en portant le billet de
M. Segmuller.

Son th�me �tait bien pr�t, quand le lendemain sur les onze heures, il
se pr�senta chez M. d'Escorval.

--Monsieur est dans son cabinet avec un jeune homme, lui r�pondit le
domestique, mais comme il ne m'a rien dit vous pouvez entrer...

Lecoq entra, le cabinet �tait vide.

Mais dans la pi�ce voisine, dont on n'�tait s�par� que par une
porti�re de velours, on entendait des exclamations �touff�es et des
sanglots entrem�l�s de baisers...

Assez embarrass� de son personnage, le jeune policier ne savait s'il
devait rester ou se retirer, quand il aper�ut sur le tapis une lettre
ouverte...

�videmment, cette lettre, toute froiss�e, contenait l'explication de
la sc�ne d'� c�t�. M� par un sentiment instinctif plus fort que sa
volont�, Lecoq la ramassa. Il y �tait �crit:

�Celui qui te remettra cette lettre est le fils de Marie-Anne, Maurice,
ton fils... J'ai r�uni et je lui ai donn� toutes les pi�ces qui
justifient sa naissance...

�C'est � son �ducation que j'ai consacr� l'h�ritage de ma pauvre
Marie-Anne. Ceux � qui je l'avais confi� ont su en faire un homme.

�Si je te le rends, c'est que je crains pour lui les souillures de
ma vie. Hier s'est empoisonn�e la mis�rable qui avait empoisonn� ma
soeur... Pauvre Marie-Anne!... elle e�t �t� plus terriblement veng�e
si un accident qui m'est arriv� n'e�t sauv� le duc et la duchesse de
Sairmeuse du pi�ge o� je les avais attir�s...

JEAN LACHENEUR.�

Lecoq eut comme un �blouissement.

Maintenant, il entrevoyait le drame terrible qui s'�tait d�nou� dans
le cabaret de la Chupin...

--Il n'y a pas � h�siter, il faut partir pour Sairmeuse, se dit-il, l�
je saurai tout!...

Et il se retira sans avoir parl� � M. d'Escorval. Il avait r�sist� �
la tentation de s'emparer de la lettre.

C'�tait un mois, jour pour jour, apr�s la mort de Mme Blanche.

Etendu sur un divan, dans sa biblioth�que, le duc de Sairmeuse lisait,
quand son valet de chambre Otto vint lui annoncer un commissionnaire
charg� de lui remettre en mains propres une lettre de M. Maurice
d'Escorval.

D'un bond, Martial fut debout.

--Est-ce possible! s'�cria-t-il.

Et vivement:

--Qu'il entre, ce commissionnaire.

Un gros homme, rouge de visage, de cheveux et de barbe, tout habill�
de velours bleu blanchi par l'usage, se pr�senta tendant timidement
une lettre.

Martial brisa le cachet et lut:

�Je vous ai sauv�, Monsieur le duc, en ne reconnaissant pas le pr�venu
Mai. � votre tour, aidez-moi!... Il me faut pour apr�s-demain, avant
midi, 260,000 francs.

�J'ai assez confiance en votre honneur pour vous �crire ceci, moi!...

MAURICE D'ESCORVAL.�

Pendant pr�s d'une minute, Martial resta confondu... puis, tout
� coup, se pr�cipitant � une table, il se mit � �crire, sans
s'apercevoir que le commissionnaire lisait par-dessus son �paule...

�Monsieur,

�Non pas apr�s-demain, mais ce soir. Ma fortune et ma vie sont � vous.
Je vous dois cela pour la g�n�rosit� que vous avez eue de vous retirer
quand, sous les haillons de Mai, vous avez reconnu votre ancien
ennemi, maintenant votre d�vou�,

MARTIAL DE SAIRMEUSE.�

Il plia cette lettre d'une main fi�vreuse, et la remettant au
commissionnaire avec un louis:

--Voici la r�ponse, dit-il, h�tez-vous...

Mais le commissionnaire ne bougea pas...

Il glissa la lettre dans sa poche; puis, d'un geste violent, fit
tomber sa barbe et ses cheveux rouges...

--Lecoq!... s'�cria Martial, devenu plus p�le que la mort.

--Lecoq, en effet, monseigneur, r�pondit le jeune policier. Il me
fallait une revanche, mon avenir en d�pendait... j'ai os� imiter, oh!
bien mal, l'�criture de M. d'Escorval...

Et comme Martial se taisait:

--Je dois d'ailleurs dire � monsieur le duc, poursuivit-il, qu'en
remettant � la justice l'aveu �crit de sa main, de sa pr�sence � la
_Poivri�re_, je donnerai des preuves de sa compl�te innocence.

Et pour montrer qu'il n'ignorait rien, il ajouta:

Mme la duchesse �tant morte, il ne saurait �tre question de ce qui a
pu se passer � la Borderie.

Huit jours apr�s, en effet, une ordonnance de non-lieu �tait rendue
par M. Segmuller en faveur du duc de Sairmeuse...

Nomm� au poste qu'il ambitionnait, Lecoq eut le bon go�t,--ce dut �tre
un calcul,--de grimer de modestie son triomphe...

Mais le jour m�me, il avait couru au passage des Panoramas, commander
� Sterne un cachet portant ses armes parlantes, et la devise �
laquelle il est rest� fid�le: _Semper vigilans_.

FIN





End of the Project Gutenberg EBook of Monsieur Lecoq, Seconde Partie,
L'honneur Du Nom, by �mile Gaboriau

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*** START: FULL LICENSE ***

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or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
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Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
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ways including checks, online payments and credit card donations.
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works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


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editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
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