The Project Gutenberg EBook of De la terre � la lune, by Jules Verne This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: De la terre � la lune Author: Jules Verne Posting Date: February 8, 2011 [EBook #799] Release Date: January, 1997 [Last updated: March 3, 2011] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE LA TERRE � LA LUNE *** Produced by John Walker De la Terre � la Lune Trajet Direct en 97 Heures 20 Minutes par Jules Verne I -------------------- LE GUN-CLUB Pendant la guerre f�d�rale des �tats-Unis, un nouveau club tr�s influent s'�tablit dans la ville de Baltimore, en plein Maryland. On sait avec quelle �nergie l'instinct militaire se d�veloppa chez ce peuple d'armateurs, de marchands et de m�caniciens. De simples n�gociants enjamb�rent leur comptoir pour s'improviser capitaines, colonels, g�n�raux, sans avoir pass� par les �coles d'application de West-Point [�cole militaire des �tats-Unis.]; ils �gal�rent bient�t dans �L'art de la guerre� leurs coll�gues du vieux continent, et comme eux ils remport�rent des victoires � force de prodiguer les boulets, les millions et les hommes. Mais en quoi les Am�ricains surpass�rent singuli�rement les Europ�ens, ce fut dans la science de la balistique. Non que leurs armes atteignissent un plus haut degr� de perfection, mais elles offrirent des dimensions inusit�es, et eurent par cons�quent des port�es inconnues jusqu'alors. En fait de tirs rasants, plongeants ou de plein fouet, de feux d'�charpe, d'enfilade ou de revers, les Anglais, les Fran�ais, les Prussiens, n'ont plus rien � apprendre; mais leurs canons, leurs obusiers, leurs mortiers ne sont que des pistolets de poche aupr�s des formidables engins de l'artillerie am�ricaine. Ceci ne doit �tonner personne. Les Yankees, ces premiers m�caniciens du monde, sont ing�nieurs, comme les Italiens sont musiciens et les Allemands m�taphysiciens,--de naissance. Rien de plus naturel, d�s lors, que de les voir apporter dans la science de la balistique leur audacieuse ing�niosit�. De l� ces canons gigantesques, beaucoup moins utiles que les machines � coudre, mais aussi �tonnants et encore plus admir�s. On conna�t en ce genre les merveilles de Parrott, de Dahlgreen, de Rodman. Les Armstrong, les Pallisser et les Treuille de Beaulieu n'eurent plus qu'� s'incliner devant leurs rivaux d'outre-mer. Donc, pendant cette terrible lutte des Nordistes et des Sudistes, les artilleurs tinrent le haut du pav�; les journaux de l'Union c�l�braient leurs inventions avec enthousiasme, et il n'�tait si mince marchand, si na�f �booby� [Badaud.], qui ne se cass�t jour et nuit la t�te � calculer des trajectoires insens�es. Or, quand un Am�ricain a une id�e, il cherche un second Am�ricain qui la partage. Sont-ils trois, ils �lisent un pr�sident et deux secr�taires. Quatre, ils nomment un archiviste, et le bureau fonctionne. Cinq, ils se convoquent en assembl�e g�n�rale, et le club est constitu�. Ainsi arriva-t-il � Baltimore. Le premier qui inventa un nouveau canon s'associa avec le premier qui le fondit et le premier qui le fora. Tel fut le noyau du Gun-Club [Litt�ralement �Club-Canon�.]. Un mois apr�s sa formation, il comptait dix-huit cent trente-trois membres effectifs et trente mille cinq cent soixante-quinze membres correspondants. Une condition _sine qua non_ �tait impos�e � toute personne qui voulait entrer dans l'association, la condition d'avoir imagin� ou, tout au moins, perfectionn� un canon; � d�faut de canon, une arme � feu quelconque. Mais, pour tout dire, les inventeurs de revolvers � quinze coups, de carabines pivotantes ou de sabres-pistolets ne jouissaient pas d'une grande consid�ration. Les artilleurs les primaient en toute circonstance. �L'estime qu'ils obtiennent, dit un jour un des plus savants orateurs du Gun-Club, est proportionnelle �aux masses� de leur canon, et �en raison directe du carr� des distances� atteintes par leurs projectiles! Un peu plus, c'�tait la loi de Newton sur la gravitation universelle transport�e dans l'ordre moral. Le Gun-Club fond�, on se figure ais�ment ce que produisit en ce genre le g�nie inventif des Am�ricains. Les engins de guerre prirent des proportions colossales, et les projectiles all�rent, au-del� des limites permises, couper en deux les promeneurs inoffensifs. Toutes ces inventions laiss�rent loin derri�re elles les timides instruments de l'artillerie europ�enne. Qu'on en juge par les chiffres suivants. Jadis, �au bon temps�, un boulet de trente-six, � une distance de trois cents pieds, traversait trente-six chevaux pris de flanc et soixante-huit hommes. C'�tait l'enfance de l'art. Depuis lors, les projectiles ont fait du chemin. Le canon Rodman, qui portait � sept milles [Le mille vaut 1609 m�tres 31 centim�tres. Cela fait donc pr�s de trois lieues.] un boulet pesant une demi-tonne [Cinq cents kilogrammes.] aurait facilement renvers� cent cinquante chevaux et trois cents hommes. Il fut m�me question au Gun-Club d'en faire une �preuve solennelle. Mais, si les chevaux consentirent � tenter l'exp�rience, les hommes firent malheureusement d�faut. Quoi qu'il en soit, l'effet de ces canons �tait tr�s meurtrier, et � chaque d�charge les combattants tombaient comme des �pis sous la faux. Que signifiaient, aupr�s de tels projectiles, ce fameux boulet qui, � Coutras, en 1587, mit vingt-cinq hommes hors de combat, et cet autre qui, � Zorndoff, en 1758, tua quarante fantassins, et, en 1742, ce canon autrichien de Kesselsdorf, dont chaque coup jetait soixante-dix ennemis par terre? Qu'�taient ces feux surprenants d'I�na ou d'Austerlitz qui d�cidaient du sort de la bataille? On en avait vu bien d'autres pendant la guerre f�d�rale! Au combat de Gettysburg, un projectile conique lanc� par un canon ray� atteignit cent soixante-treize conf�d�r�s; et, au passage du Potomac, un boulet Rodman envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde �videmment meilleur. Il faut mentionner �galement un mortier formidable invent� par J.-T. Maston, membre distingu� et secr�taire perp�tuel du Gun-Club, dont le r�sultat fut bien autrement meurtrier, puisque, � son coup d'essai, il tua trois cent trente-sept personnes,--en �clatant, il est vrai! Qu'ajouter � ces nombres si �loquents par eux-m�mes? Rien. Aussi admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le statisticien Pitcairn: en divisant le nombre des victimes tomb�es sous les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de ceux-ci avait tu� pour son compte une �moyenne� de deux mille trois cent soixante-quinze hommes et une fraction. A consid�rer un pareil chiffre, il est �vident que l'unique pr�occupation de cette soci�t� savante fut la destruction de l'humanit� dans un but philanthropique, et le perfectionnement des armes de guerre, consid�r�es comme instruments de civilisation. C'�tait une r�union d'Anges Exterminateurs, au demeurant les meilleurs fils du monde. Il faut ajouter que ces Yankees, braves � toute �preuve, ne s'en tinrent pas seulement aux formules et qu'ils pay�rent de leur personne. On comptait parmi eux des officiers de tout grade, lieutenants ou g�n�raux, des militaires de tout �ge, ceux qui d�butaient dans la carri�re des armes et ceux qui vieillissaient sur leur aff�t. Beaucoup rest�rent sur le champ de bataille dont les noms figuraient au livre d'honneur du Gun-Club, et de ceux qui revinrent la plupart portaient les marques de leur indiscutable intr�pidit�. B�quilles, jambes de bois, bras articul�s, mains � crochets, m�choires en caoutchouc, cr�nes en argent, nez en platine, rien ne manquait � la collection, et le susdit Pitcairn calcula �galement que, dans le Gun-Club, il n'y avait pas tout � fait un bras pour quatre personnes, et seulement deux jambes pour six. Mais ces vaillants artilleurs n'y regardaient pas de si pr�s, et ils se sentaient fiers � bon droit, quand le bulletin d'une bataille relevait un nombre de victimes d�cuple de la quantit� de projectiles d�pens�s. Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut sign�e par les survivants de la guerre, les d�tonations cess�rent peu � peu, les mortiers se turent, les obusiers musel�s pour longtemps et les canons, la t�te basse, rentr�rent aux arsenaux, les boulets s'empil�rent dans les parcs, les souvenirs sanglants s'effac�rent, les cotonniers pouss�rent magnifiquement sur les champs largement engraiss�s, les v�tements de deuil achev�rent de s'user avec les douleurs, et le Gun-Club demeura plong� dans un d�soeuvrement profond. Certains piocheurs, des travailleurs acharn�s, se livraient bien encore � des calculs de balistique; ils r�vaient toujours de bombes gigantesques et d'obus incomparables. Mais, sans la pratique, pourquoi ces vaines th�ories? Aussi les salles devenaient d�sertes, les domestiques dormaient dans les antichambres, les journaux moisissaient sur les tables, les coins obscurs retentissaient de ronflements tristes, et les membres du Gun-Club, jadis si bruyants, maintenant r�duits au silence par une paix d�sastreuse, s'endormaient dans les r�veries de l'artillerie platonique! �C'est d�solant, dit un soir le brave Tom Hunter, pendant que ses jambes de bois se carbonisaient dans la chemin�e du fumoir. Rien � faire! rien � esp�rer! Quelle existence fastidieuse! O� est le temps o� le canon vous r�veillait chaque matin par ses joyeuses d�tonations? --Ce temps-l� n'est plus, r�pondit le fringant Bilsby, en cherchant � se d�tirer les bras qui lui manquaient. C'�tait un plaisir alors! On inventait son obusier, et, � peine fondu, on courait l'essayer devant l'ennemi; puis on rentrait au camp avec un encouragement de Sherman ou une poign�e de main de MacClellan! Mais, aujourd'hui, les g�n�raux sont retourn�s � leur comptoir, et, au lieu de projectiles, ils exp�dient d'inoffensives balles de coton! Ah! par sainte Barbe! l'avenir de l'artillerie est perdu en Am�rique! --Oui, Bilsby, s'�cria le colonel Blomsberry, voil� de cruelles d�ceptions! Un jour on quitte ses habitudes tranquilles, on s'exerce au maniement des armes, on abandonne Baltimore pour les champs de bataille, on se conduit en h�ros, et, deux ans, trois ans plus tard, il faut perdre le fruit de tant de fatigues, s'endormir dans une d�plorable oisivet� et fourrer ses mains dans ses poches. Quoi qu'il p�t dire, le vaillant colonel e�t �t� fort emp�ch� de donner une pareille marque de son d�soeuvrement, et cependant, ce n'�taient pas les poches qui lui manquaient. �Et nulle guerre en perspective! dit alors le fameux J.-T. Maston, en grattant de son crochet de fer son cr�ne en gutta-percha. Pas un nuage � l'horizon, et cela quand il y a tant � faire dans la science de l'artillerie! Moi qui vous parle, j'ai termin� ce matin une �pure, avec plan, coupe et �l�vation, d'un mortier destin� � changer les lois de la guerre! --Vraiment? r�pliqua Tom Hunter, en songeant involontairement au dernier essai de l'honorable J.-T. Maston. --Vraiment, r�pondit celui-ci. Mais � quoi serviront tant d'�tudes men�es � bonne fin, tant de difficult�s vaincues? N'est-ce pas travailler en pure perte? Les peuples du Nouveau Monde semblent s'�tre donn� le mot pour vivre en paix, et notre belliqueux _Tribune_ [Le plus fougueux journal abolitionniste de l'Union.] en arrive � pronostiquer de prochaines catastrophes dues � l'accroissement scandaleux des populations! --Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se bat toujours en Europe pour soutenir le principe des nationalit�s! --Eh bien? --Eh bien! il y aurait peut-�tre quelque chose � tenter l�-bas, et si l'on acceptait nos services... --Y pensez-vous? s'�cria Bilsby. Faire de la balistique au profit des �trangers! --Cela vaudrait mieux que de n'en pas faire du tout, riposta le colonel. --Sans doute, dit J.-T. Maston, cela vaudrait mieux, mais il ne faut m�me pas songer � cet exp�dient. --Et pourquoi cela? demanda le colonel. --Parce qu'ils ont dans le Vieux Monde des id�es sur l'avancement qui contrarieraient toutes nos habitudes am�ricaines. Ces gens-l� ne s'imaginent pas qu'on puisse devenir g�n�ral en chef avant d'avoir servi comme sous-lieutenant, ce qui reviendrait � dire qu'on ne saurait �tre bon pointeur � moins d'avoir fondu le canon soi-m�me! Or, c'est tout simplement... --Absurde! r�pliqua Tom Hunter en d�chiquetant les bras de son fauteuil � coups de �bowie-knife� [Couteau � large lame.], et puisque les choses en sont l�, il ne nous reste plus qu'� planter du tabac ou � distiller de l'huile de baleine! --Comment! s'�cria J.-T. Maston d'une voix retentissante, ces derni�res ann�es de notre existence, nous ne les emploierons pas au perfectionnement des armes � feu! Une nouvelle occasion ne se rencontrera pas d'essayer la port�e de nos projectiles! L'atmosph�re ne s'illuminera plus sous l'�clair de nos canons! Il ne surgira pas une difficult� internationale qui nous permette de d�clarer la guerre � quelque puissance transatlantique! Les Fran�ais ne couleront pas un seul de nos steamers, et les Anglais ne pendront pas, au m�pris du droit des gens, trois ou quatre de nos nationaux! --Non, Maston, r�pondit le colonel Blomsberry, nous n'aurons pas ce bonheur! Non! pas un de ces incidents ne se produira, et, se produis�t-il, nous n'en profiterions m�me pas! La susceptibilit� am�ricaine s'en va de jour en jour, et nous tombons en quenouille! --Oui, nous nous humilions! r�pliqua Bilsby. --Et on nous humilie! riposta Tom Hunter. --Tout cela n'est que trop vrai, r�pliqua J.-T. Maston avec une nouvelle v�h�mence. Il y a dans l'air mille raisons de se battre et l'on ne se bat pas! On �conomise des bras et des jambes, et cela au profit de gens qui n'en savent que faire! Et tenez, sans chercher si loin un motif de guerre, l'Am�rique du Nord n'a-t-elle pas appartenu autrefois aux Anglais? --Sans doute, r�pondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa b�quille. --Eh bien! reprit J.-T. Maston, pourquoi l'Angleterre � son tour n'appartiendrait-elle pas aux Am�ricains? --Ce ne serait que justice, riposta le colonel Blomsberry. --Allez proposer cela au pr�sident des �tats-Unis, s'�cria J.-T. Maston, et vous verrez comme il vous recevra! --Il nous recevra mal, murmura Bilsby entre les quatre dents qu'il avait sauv�es de la bataille. --Par ma foi, s'�cria J.-T. Maston, aux prochaines �lections il n'a que faire de compter sur ma voix! --Ni sur les n�tres, r�pondirent d'un commun accord ces belliqueux invalides. --En attendant, reprit J.-T. Maston, et pour conclure, si l'on ne me fournit pas l'occasion d'essayer mon nouveau mortier sur un vrai champ de bataille, je donne ma d�mission de membre du Gun-Club, et je cours m'enterrer dans les savanes de l'Arkansas! --Nous vous y suivrons�, r�pondirent les interlocuteurs de l'audacieux J.-T. Maston. Or, les choses en �taient l�, les esprits se montaient de plus en plus, et le club �tait menac� d'une dissolution prochaine, quand un �v�nement inattendu vint emp�cher cette regrettable catastrophe. Le lendemain m�me de cette conversation, chaque membre du cercle recevait une circulaire libell�e en ces termes: _Baltimore, 3 octobre._ _Le pr�sident du Gun-Club a l'honneur de pr�venir ses coll�gues qu'� la s�ance du 5 courant il leur fera une communication de nature � les int�resser vivement. En cons�quence, il les prie, toute affaire cessante, de se rendre � l'invitation qui leur est faite par la pr�sente._ _Tr�s cordialement leur_ IMPEY BARBICANE, P. G.-C. II -------------------- COMMUNICATION DU PR�SIDENT BARBICANE Le 5 octobre, � huit heures du soir, une foule compacte se pressait dans les salons du Gun-Club, 21, Union-Square. Tous les membres du cercle r�sidant � Baltimore s'�taient rendus � l'invitation de leur pr�sident. Quant aux membres correspondants, les express les d�barquaient par centaines dans les rues de la ville, et si grand que f�t le �hall� des s�ances, ce monde de savants n'avait pu y trouver place; aussi refluait-il dans les salles voisines, au fond des couloirs et jusqu'au milieu des cours ext�rieures; l�, il rencontrait le simple populaire qui se pressait aux portes, chacun cherchant � gagner les premiers rangs, tous avides de conna�tre l'importante communication du pr�sident Barbicane, se poussant, se bousculant, s'�crasant avec cette libert� d'action particuli�re aux masses �lev�es dans les id�es du �self government� [Gouvernement personnel.]. Ce soir-l�, un �tranger qui se f�t trouv� � Baltimore n'e�t pas obtenu, m�me � prix d'or, de p�n�trer dans la grande salle; celle-ci �tait exclusivement r�serv�e aux membres r�sidants ou correspondants; nul autre n'y pouvait prendre place, et les notables de la cit�, les magistrats du conseil des selectmen [Administrateurs de la ville �lus par la population.] avaient d� se m�ler � la foule de leurs administr�s, pour saisir au vol les nouvelles de l'int�rieur. Cependant l'immense �hall� offrait aux regards un curieux spectacle. Ce vaste local �tait merveilleusement appropri� � sa destination. De hautes colonnes form�es de canons superpos�s auxquels d'�pais mortiers servaient de base soutenaient les fines armatures de la vo�te, v�ritables dentelles de fonte frapp�es � l'emporte-pi�ce. Des panoplies d'espingoles, de tromblons, d'arquebuses, de carabines, de toutes les armes � feu anciennes ou modernes s'�cartelaient sur les murs dans un entrelacement pittoresque. Le gaz sortait pleine flamme d'un millier de revolvers group�s en forme de lustres, tandis que des girandoles de pistolets et des cand�labres faits de fusils r�unis en faisceaux, compl�taient ce splendide �clairage. Les mod�les de canons, les �chantillons de bronze, les mires cribl�es de coups, les plaques bris�es au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments de refouloirs et d'�couvillons, les chapelets de bombes, les colliers de projectiles, les guirlandes d'obus, en un mot, tous les outils de l'artilleur surprenaient l'oeil par leur �tonnante disposition et laissaient � penser que leur v�ritable destination �tait plus d�corative que meurtri�re. A la place d'honneur, on voyait, abrit� par une splendide vitrine, un morceau de culasse, bris� et tordu sous l'effort de la poudre, pr�cieux d�bris du canon de J.-T. Maston. A l'extr�mit� de la salle, le pr�sident, assist� de quatre secr�taires, occupait une large esplanade. Son si�ge, �lev� sur un aff�t sculpt�, affectait dans son ensemble les formes puissantes d'un mortier de trente-deux pouces; il �tait braque sous un angle de quatre-vingt-dix degr�s et suspendu � des tourillons, de telle sorte que le pr�sident pouvait lui imprimer, comme aux �rocking-chairs� [Chaises � bascule en usage aux �tats-Unis.], un balancement fort agr�able par les grandes chaleurs. Sur le bureau, vaste plaque de t�le support�e par six caronades, on voyait un encrier d'un go�t exquis, fait d'un bisca�en d�licieusement cisel�, et un timbre � d�tonation qui �clatait, � l'occasion, comme un revolver. Pendant les discussions v�h�mentes, cette sonnette d'un nouveau genre suffisait � peine � couvrir la voix de cette l�gion d'artilleurs surexcit�s. Devant le bureau, des banquettes dispos�es en zigzags, comme les circonvallations d'un retranchement, formaient une succession de bastions et de courtines o� prenaient place tous les membres du Gun-Club, et ce soir-l�, on peut le dire, �il y avait du monde sur les remparts�. On connaissait assez le pr�sident pour savoir qu'il n'e�t pas d�rang� ses coll�gues sans un motif de la plus haute gravit�. Impey Barbicane �tait un homme de quarante ans, calme, froid, aust�re, d'un esprit �minemment s�rieux et concentr�; exact comme un chronom�tre, d'un temp�rament � toute �preuve, d'un caract�re in�branlable; peu chevaleresque, aventureux cependant, mais apportant des id�es pratiques jusque dans ses entreprises les plus t�m�raires; l'homme par excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste colonisateur, le descendant de ces T�tes-Rondes si funestes aux Stuarts, et l'implacable ennemi des gentlemen du Sud, ces anciens Cavaliers de la m�re patrie. En un mot, un Yankee coul� d'un seul bloc. Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce des bois; nomm� directeur de l'artillerie pendant la guerre, il se montra fertile en inventions; audacieux dans ses id�es, il contribua puissamment aux progr�s de cette arme, et donna aux choses exp�rimentales un incomparable �lan. C'�tait un personnage de taille moyenne, ayant, par une rare exception dans le Gun-Club, tous ses membres intacts. Ses traits accentu�s semblaient trac�s � l'�querre et au tire-ligne, et s'il est vrai que, pour deviner les instincts d'un homme, on doive le regarder de profil, Barbicane, vu ainsi, offrait les indices les plus certains de l'�nergie, de l'audace et du sang-froid. En cet instant, il demeurait immobile dans son fauteuil, muet, absorb�, le regard en dedans, abrit� sous son chapeau � haute forme, cylindre de soie noire qui semble viss� sur les cr�nes am�ricains. Ses coll�gues causaient bruyamment autour de lui sans le distraire; ils s'interrogeaient, ils se lan�aient dans le champ des suppositions, ils examinaient leur pr�sident et cherchaient, mais en vain, � d�gager l'X de son imperturbable physionomie. Lorsque huit heures sonn�rent � l'horloge fulminante de la grande salle, Barbicane, comme s'il e�t �t� m� par un ressort, se redressa subitement; il se fit un silence g�n�ral, et l'orateur, d'un ton un peu emphatique, prit la parole en ces termes: �Braves coll�gues, depuis trop longtemps d�j� une paix inf�conde est venue plonger les membres du Gun-Club dans un regrettable d�soeuvrement. Apr�s une p�riode de quelques ann�es, si pleine d'incidents, il a fallu abandonner nos travaux et nous arr�ter net sur la route du progr�s. Je ne crains pas de le proclamer � haute voix, toute guerre qui nous remettrait les armes � la main serait bien venue... --Oui, la guerre! s'�cria l'imp�tueux J.-T. Maston. --�coutez! �coutez! r�pliqua-t-on de toutes parts. --Mais la guerre, dit Barbicane, la guerre est impossible dans les circonstances actuelles, et, quoi que puisse esp�rer mon honorable interrupteur, de longues ann�es s'�couleront encore avant que nos canons tonnent sur un champ de bataille. Il faut donc en prendre son parti et chercher dans un autre ordre d'id�es un aliment � l'activit� qui nous d�vore! L'assembl�e sentit que son pr�sident allait aborder le point d�licat. Elle redoubla d'attention. �Depuis quelques mois, mes braves coll�gues, reprit Barbicane, je me suis demand� si, tout en restant dans notre sp�cialit�, nous ne pourrions pas entreprendre quelque grande exp�rience digne du XIXe si�cle, et si les progr�s de la balistique ne nous permettraient pas de la mener � bonne fin. J'ai donc cherch�, travaill�, calcul�, et de mes �tudes est r�sult�e cette conviction que nous devons r�ussir dans une entreprise qui para�trait impraticable � tout autre pays. Ce projet, longuement �labor�, va faire l'objet de ma communication; il est digne de vous, digne du pass� du Gun-Club, et il ne pourra manquer de faire du bruit dans le monde! --Beaucoup de bruit? s'�cria un artilleur passionn�. --Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot, r�pondit Barbicane. --N'interrompez pas! r�p�t�rent plusieurs voix. --Je vous prie donc, braves coll�gues, reprit le pr�sident, de m'accorder toute votre attention. Un fr�missement courut dans l'assembl�e. Barbicane, ayant d'un geste rapide assur� son chapeau sur sa t�te, continua son discours d'une voix calme: �Il n'est aucun de vous, braves coll�gues, qui n'ait vu la Lune, ou tout au moins, qui n'en ait entendu parler. Ne vous �tonnez pas si je viens vous entretenir ici de l'astre des nuits. Il nous est peut-�tre r�serv� d'�tre les Colombs de ce monde inconnu. Comprenez-moi, secondez-moi de tout votre pouvoir, je vous m�nerai � sa conqu�te, et son nom se joindra � ceux des trente-six �tats qui forment ce grand pays de l'Union! --Hurrah pour la Lune! s'�cria le Gun-Club d'une seule voix. --On a beaucoup �tudi� la Lune, reprit Barbicane; sa masse, sa densit�, son poids, son volume, sa constitution, ses mouvements, sa distance, son r�le dans le monde solaire, sont parfaitement d�termin�s; on a dress� des cartes s�l�nographiques [De \(\sigma\epsilon\lambda\acute{\eta}\nu\eta\), mot grec qui signifie Lune.] avec une perfection qui �gale, si m�me elle ne surpasse pas, celle des cartes terrestres; la photographie a donn� de notre satellite des �preuves d'une incomparable beaut� [Voir les magnifiques clich�s de la Lune, obtenus par M. Waren de la Rue.]. En un mot, on sait de la Lune tout ce que les sciences math�matiques, l'astronomie, la g�ologie, l'optique peuvent en apprendre; mais jusqu'ici il n'a jamais �t� �tabli de communication directe avec elle. Un violent mouvement d'int�r�t et de surprise accueillit ces paroles. �Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques mots comment certains esprits ardents, embarqu�s pour des voyages imaginaires, pr�tendirent avoir p�n�tr� les secrets de notre satellite. Au XVIIe si�cle, un certain David Fabricius se vanta d'avoir vu de ses yeux des habitants de la Lune. En 1649, un Fran�ais, Jean Baudoin, publia le _Voyage fait au monde de la Lune par Dominique Gonzal�s_, aventurier espagnol. A la m�me �poque, Cyrano de Bergerac fit para�tre cette exp�dition c�l�bre qui eut tant de succ�s en France. Plus tard, un autre Fran�ais--ces gens-l� s'occupent beaucoup de la Lune--, le nomm� Fontenelle, �crivit la _Pluralit� des Mondes_, un chef-d'oeuvre en son temps; mais la science, en marchant, �crase m�me les chefs-d'oeuvre! Vers 1835, un opuscule traduit du _New York American_ raconta que Sir John Herschell, envoy� au cap de Bonne-Esp�rance pour y faire des �tudes astronomiques, avait, au moyen d'un t�lescope perfectionn� par un �clairage int�rieur, ramen� la Lune � une distance de quatre-vingts yards [Le yard vaut un peu moins que le m�tre, soit 91 cm.]. Alors il aurait aper�u distinctement des cavernes dans lesquelles vivaient des hippopotames, de vertes montagnes frang�es de dentelles d'or, des moutons aux cornes d'ivoire, des chevreuils blancs, des habitants avec des ailes membraneuses comme celles de la chauve-souris. Cette brochure, oeuvre d'un Am�ricain nomm� Locke [Cette brochure fut publi�e en France par le r�publicain Laviron, qui fut tu� au si�ge de Rome en 1840.], eut un tr�s grand succ�s. Mais bient�t on reconnut que c'�tait une mystification scientifique, et les Fran�ais furent les premiers � en rire. --Rire d'un Am�ricain! s'�cria J.-T. Maston, mais voil� un _casus belli_!... --Rassurez-vous, mon digne ami. Les Fran�ais, avant d'en rire, avaient �t� parfaitement dup�s de notre compatriote. Pour terminer ce rapide historique, j'ajouterai qu'un certain Hans Pfaal de Rotterdam, s'�lan�ant dans un ballon rempli d'un gaz tir� de l'azote, et trente-sept fois plus l�ger que l'hydrog�ne, atteignit la Lune apr�s dix-neuf jours de travers�e. Ce voyage, comme les tentatives pr�c�dentes, �tait simplement imaginaire, mais ce fut l'oeuvre d'un �crivain populaire en Am�rique, d'un g�nie �trange et contemplatif. J'ai nomm� Poe! --Hurrah pour Edgard Poe! s'�cria l'assembl�e, �lectris�e par les paroles de son pr�sident. --J'en ai fini, reprit Barbicane, avec ces tentatives que j'appellerai purement litt�raires, et parfaitement insuffisantes pour �tablir des relations s�rieuses avec l'astre des nuits. Cependant, je dois ajouter que quelques esprits pratiques essay�rent de se mettre en communication s�rieuse avec lui. Ainsi, il y a quelques ann�es, un g�om�tre allemand proposa d'envoyer une commission de savants dans les steppes de la Sib�rie. L�, sur de vastes plaines, on devait �tablir d'immenses figures g�om�triques, dessin�es au moyen de r�flecteurs lumineux, entre autres le carr� de l'hypot�nuse, vulgairement appel� le �Pont aux �nes� par les Fran�ais. �Tout �tre intelligent, disait le g�om�tre, doit comprendre la destination scientifique de cette figure. Les S�l�nites [Habitants de la Lune.], s'ils existent, r�pondront par une figure semblable, et la communication une fois �tablie, il sera facile de cr�er un alphabet a qui permettra de s'entretenir avec les habitants de la Lune.� Ainsi parlait le g�om�tre allemand, mais son projet ne fut pas mis � ex�cution, et jusqu'ici aucun lien direct n'a exist� entre la Terre et son satellite. Mais il est r�serv� au g�nie pratique des Am�ricains de se mettre en rapport avec le monde sid�ral. Le moyen d'y parvenir est simple, facile, certain, immanquable, et il va faire l'objet de ma proposition. Un brouhaha, une temp�te d'exclamations accueillit ces paroles. Il n'�tait pas un seul des assistants qui ne f�t domin�, entra�n�, enlev� par les paroles de l'orateur. ��coutez! �coutez! Silence donc!� s'�cria-t-on de toutes parts. Lorsque l'agitation fut calm�e, Barbicane reprit d'une voix plus grave son discours interrompu: �Vous savez, dit-il, quels progr�s la balistique a faits depuis quelques ann�es et � quel degr� de perfection les armes � feu seraient parvenues, si la guerre e�t continu�. Vous n'ignorez pas non plus que, d'une fa�on g�n�rale, la force de r�sistance des canons et la puissance expansive de la poudre sont illimit�es. Eh bien! partant de ce principe, je me suis demand� si, au moyen d'un appareil suffisant, �tabli dans des conditions de r�sistance d�termin�es, il ne serait pas possible d'envoyer un boulet dans la Lune. A ces paroles, un �oh!� de stup�faction s'�chappa de mille poitrines haletantes; puis il se fit un moment de silence, semblable � ce calme profond qui pr�c�de les coups de tonnerre. Et, en effet, le tonnerre �clata, mais un tonnerre d'applaudissements, de cris, de clameurs, qui fit trembler la salle des s�ances. Le pr�sident voulait parler; il ne le pouvait pas. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes qu'il parvint � se faire entendre. �Laissez-moi achever, reprit-il froidement. J'ai pris la question sous toutes ses faces, je l'ai abord�e r�solument, et de mes calculs indiscutables il r�sulte que tout projectile dou� d'une vitesse initiale de douze mille yards [Environ 11,000 m�tres.] par seconde, et dirig� vers la Lune, arrivera n�cessairement jusqu'� elle. J'ai donc l'honneur de vous proposer, mes braves coll�gues, de tenter cette petite exp�rience! III -------------------- EFFET DE LA COMMUNICATION BARBICANE Il est impossible de peindre l'effet produit par les derni�res paroles de l'honorable pr�sident. Quels cris! quelles vocif�rations! quelle succession de grognements, de hurrahs, de �hip! hip! hip!� et de toutes ces onomatop�es qui foisonnent dans la langue am�ricaine! C'�tait un d�sordre, un brouhaha indescriptible! Les bouches criaient, les mains battaient, les pieds �branlaient le plancher des salles. Toutes les armes de ce mus�e d'artillerie, partant � la fois, n'auraient pas agit� plus violemment les ondes sonores. Cela ne peut surprendre. Il y a des canonniers presque aussi bruyants que leurs canons. Barbicane demeurait calme au milieu de ces clameurs enthousiastes; peut-�tre voulait-il encore adresser quelques paroles � ses coll�gues, car ses gestes r�clam�rent le silence, et son timbre fulminant s'�puisa en violentes d�tonations. On ne l'entendit m�me pas. Bient�t il fut arrach� de son si�ge, port� en triomphe, et des mains de ses fid�les camarades il passa dans les bras d'une foule non moins surexcit�e. Rien ne saurait �tonner un Am�ricain. On a souvent r�p�t� que le mot �impossible� n'�tait pas fran�ais; on s'est �videmment tromp� de dictionnaire. En Am�rique, tout est facile, tout est simple, et quant aux difficult�s m�caniques, elles sont mortes avant d'�tre n�es. Entre le projet Barbicane et sa r�alisation, pas un v�ritable Yankee ne se f�t permis d'entrevoir l'apparence d'une difficult�. Chose dite, chose faite. La promenade triomphale du pr�sident se prolongea dans la soir�e. Une v�ritable marche aux flambeaux. Irlandais, Allemands, Fran�ais, �cossais, tous ces individus h�t�rog�nes dont se compose la population du Maryland, criaient dans leur langue maternelle, et les vivats, les hurrahs, les bravos s'entrem�laient dans un inexprimable �lan. Pr�cis�ment, comme si elle e�t compris qu'il s'agissait d'elle, la Lune brillait alors avec une sereine magnificence, �clipsant de son intense irradiation les feux environnants. Tous les Yankees dirigeaient leurs yeux vers son disque �tincelant; les uns la saluaient de la main, les autres l'appelaient des plus doux noms; ceux-ci la mesuraient du regard, ceux-l� la mena�aient du poing; de huit heures � minuit, un opticien de Jone's-Fall-Street fit sa fortune � vendre des lunettes. L'astre des nuits �tait lorgn� comme une lady de haute vol�e. Les Am�ricains en agissaient avec un sans-fa�on de propri�taires. Il semblait que la blonde Phoeb� appart�nt � ces audacieux conqu�rants et f�t d�j� partie du territoire de l'Union. Et pourtant il n'�tait question que de lui envoyer un projectile, fa�on assez brutale d'entrer en relation, m�me avec un satellite, mais fort en usage parmi les nations civilis�es. Minuit venait de sonner, et l'enthousiasme ne baissait pas; il se maintenait � dose �gale dans toutes les classes de la population; le magistrat, le savant, le n�gociant, le marchand, le portefaix, les hommes intelligents aussi bien que les gens �verts [Expression tout fait am�ricaine pour d�signer des gens na�fs.]�, se sentaient remu�s dans leur fibre la plus d�licate; il s'agissait l� d'une entreprise nationale; aussi la ville haute, la ville basse, les quais baign�s par les eaux du Patapsco, les navires emprisonn�s dans leurs bassins regorgeaient d'une foule ivre de joie, de gin et de whisky; chacun conversait, p�rorait, discutait, disputait, approuvait, applaudissait, depuis le gentleman nonchalamment �tendu sur le canap� des bar-rooms devant sa chope de sherry-cobbler [M�lange de rhum, de jus d'orange, de sucre, de cannelle et de muscade. Cette boisson de couleur jaun�tre s'aspire dans des chopes au moyen d'un chalumeau de verre. Les bar-rooms sont des esp�ces de caf�s.], jusqu'au waterman qui se grisait de �casse-poitrine [Boisson effrayante du bas peuple. Litt�ralement, en anglais: _thorough knock me down_.] � dans les sombres tavernes du Fells-Point. Cependant, vers deux heures, l'�motion se calma. Le pr�sident Barbicane parvint � rentrer chez lui, bris�, �cras�, moulu. Un hercule n'e�t pas r�sist� � un enthousiasme pareil. La foule abandonna peu � peu les places et les rues. Les quatre rails-roads de l'Ohio, de Susquehanna, de Philadelphie et de Washington, qui convergent � Baltimore, jet�rent le public hexog�ne aux quatre coins des �tats-Unis, et la ville se reposa dans une tranquillit� relative. Ce serait d'ailleurs une erreur de croire que, pendant cette soir�e m�morable, Baltimore f�t seule en proie � cette agitation. Les grandes villes de l'Union, New York, Boston, Albany, Washington, Richmond, Crescent-City [Surnom de La Nouvelle-Orl�ans.], Charleston, la Mobile, du Texas au Massachusetts, du Michigan aux Florides, toutes prenaient leur part de ce d�lire. En effet, les trente mille correspondants du Gun-Club connaissaient la lettre de leur pr�sident, et ils attendaient avec une �gale impatience la fameuse communication du 5 octobre. Aussi, le soir m�me, � mesure que les paroles s'�chappaient des l�vres de l'orateur, elles couraient sur les fils t�l�graphiques, � travers les �tats de l'Union, avec une vitesse de deux cent quarante-huit mille quatre cent quarante-sept milles [Cent mille lieues. C'est la vitesse de l'�lectricit�.] � la seconde. On peut donc dire avec une certitude absolue qu'au m�me instant les �tats-Unis d'Am�rique, dix fois grands comme la France, pouss�rent un seul hurrah, et que vingt-cinq millions de coeurs, gonfl�s d'orgueil, battirent de la m�me pulsation. Le lendemain, quinze cents journaux quotidiens, hebdomadaires, bi-mensuels ou mensuels, s'empar�rent de la question; ils l'examin�rent sous ses diff�rents aspects physiques, m�t�orologiques, �conomiques ou moraux, au point de vue de la pr�pond�rance politique ou de la civilisation. Ils se demand�rent si la Lune �tait un monde achev�, si elle ne subissait plus aucune transformation. Ressemblait-elle � la Terre au temps o� l'atmosph�re n'existait pas encore? Quel spectacle pr�sentait cette face invisible au sph�ro�de terrestre? Bien qu'il ne s'ag�t encore que d'envoyer un boulet � l'astre des nuits, tous voyaient l� le point de d�part d'une s�rie d'exp�riences; tous esp�raient qu'un jour l'Am�rique p�n�trerait les derniers secrets de ce disque myst�rieux, et quelques-uns m�me sembl�rent craindre que sa conqu�te ne d�range�t sensiblement l'�quilibre europ�en. Le projet discut�, pas une feuille ne mit en doute sa r�alisation; les recueils, les brochures, les bulletins, les �magazines� publi�s par les soci�t�s savantes, litt�raires ou religieuses, en firent ressortir les avantages, et �la Soci�t� d'Histoire naturelle� de Boston, �la Soci�t� am�ricaine des sciences et des arts� d'Albany, �la Soci�t� g�ographique et statistique� de New York, �la Soci�t� philosophique am�ricaine� de Philadelphie, �l'Institution Smithsonienne� de Washington, envoy�rent dans mille lettres leurs f�licitations au Gun-Club, avec des offres imm�diates de service et d'argent. Aussi, on peut le dire, jamais proposition ne r�unit un pareil nombre d'adh�rents; d'h�sitations, de doutes, d'inqui�tudes, il ne fut m�me pas question. Quant aux plaisanteries, aux caricatures, aux chansons qui eussent accueilli en Europe, et particuli�rement en France, l'id�e d'envoyer un projectile � la Lune, elles auraient fort mal servi leur auteur; tous les �lifepreservers [Arme de poche faite en baleine flexible et d'une boule de m�tal.]� du monde eussent �t� impuissants � le garantir contre l'indignation g�n�rale. Il y a des choses dont on ne rit pas dans le Nouveau Monde. Impey Barbicane devint donc, � partir de ce jour, un des plus grands citoyens des �tats-Unis, quelque chose comme le Washington de la science, et un trait, entre plusieurs, montrera jusqu'o� allait cette inf�odation subite d'un peuple � un homme. Quelques jours apr�s la fameuse s�ance du Gun-Club, le directeur d'une troupe anglaise annon�a au th��tre de Baltimore la repr�sentation de _Much ado about nothing_ [_Beaucoup de bruit pour rien_, une des com�dies de Shakespeare.]. Mais la population de la ville, voyant dans ce titre une allusion blessante aux projets du pr�sident Barbicane, envahit la salle, brisa les banquettes et obligea le malheureux directeur � changer son affiche. Celui-ci, en homme d'esprit, s'inclinant devant la volont� publique, rempla�a la malencontreuse com�die par _As you like it_ [_Comme il vous plaira_, de Shakespeare.], et, pendant plusieurs semaines, il fit des recettes ph�nom�nales. IV -------------------- R�PONSE DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE Cependant Barbicane ne perdit pas un instant au milieu des ovations dont il �tait l'objet. Son premier soin fut de r�unir ses coll�gues dans les bureaux du Gun-Club. L�, apr�s discussion, on convint de consulter les astronomes sur la partie astronomique de l'entreprise; leur r�ponse une fois connue, on discuterait alors les moyens m�caniques, et rien ne serait n�glig� pour assurer le succ�s de cette grande exp�rience. Une note tr�s pr�cise, contenant des questions sp�ciales, fut donc r�dig�e et adress�e � l'Observatoire de Cambridge, dans le Massachusetts. Cette ville, o� fut fond�e la premi�re Universit� des �tats-Unis, est justement c�l�bre par son bureau astronomique. L� se trouvent r�unis des savants du plus haut m�rite; l� fonctionne la puissante lunette qui permit � Bond de r�soudre la n�buleuse d'Androm�de et � Clarke de d�couvrir le satellite de Sirius. Cet �tablissement c�l�bre justifiait donc � tous les titres la confiance du Gun-Club. Aussi, deux jours apr�s, sa r�ponse, si impatiemment attendue, arrivait entre les mains du pr�sident Barbicane. Elle �tait con�ue en ces termes: _Le Directeur de l'Observatoire de Cambridge au Pr�sident du Gun-Club, � Baltimore._ �Cambridge, 7 octobre. �Au re�u de votre honor�e du 6 courant, adress�e � l'Observatoire de Cambridge au nom des membres du Gun-Club de Baltimore, notre bureau s'est imm�diatement r�uni, et il a jug� � propos [Il y a dans le texte le mot _expedient_, qui est absolument intraduisible en fran�ais.] de r�pondre comme suit: �Les questions qui lui ont �t� pos�es sont celles-ci: �1� Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune? �2� Quelle est la distance exacte qui s�pare la Terre de son satellite? �3� Quelle sera la dur�e du trajet du projectile auquel aura �t� imprim�e une vitesse initiale suffisante, et, par cons�quent, � quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un point d�termin�? �4� A quel moment pr�cis la Lune se pr�sentera-t-elle dans la position la plus favorable pour �tre atteinte par le projectile? �5� Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destin� � lancer le projectile? �6� Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment o� partira le projectile? �Sur la premi�re question:--Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune? �Oui, il est possible d'envoyer un projectile dans la Lune, si l'on parvient � animer ce projectile d'une vitesse initiale de douze mille yards par seconde. Le calcul d�montre que cette vitesse est suffisante. A mesure que l'on s'�loigne de la Terre, l'action de la pesanteur diminue en raison inverse du carr� des distances, c'est-�-dire que, pour une distance trois fois plus grande, cette action est neuf fois moins forte. En cons�quence, la pesanteur du boulet d�cro�tra rapidement, et finira par s'annuler compl�tement au moment o� l'attraction de la Lune fera �quilibre � celle de la Terre, c'est-�-dire aux quarante-sept cinquante-deuxi�mes du trajet. En ce moment, le projectile ne p�sera plus, et, s'il franchit ce point, il tombera sur la Lune par l'effet seul de l'attraction lunaire. La possibilit� th�orique de l'exp�rience est donc absolument d�montr�e; quant � sa r�ussite, elle d�pend uniquement de la puissance de l'engin employ�. �Sur la deuxi�me question:--Quelle est la distance exacte qui s�pare la Terre de son satellite? �La Lune ne d�crit pas autour de la Terre une circonf�rence, mais bien une ellipse dont notre globe occupe l'un des foyers; de l� cette cons�quence que la Lune se trouve tant�t plus rapproch�e de la Terre, et tant�t plus �loign�e, ou, en termes astronomiques, tant�t dans son apog�e, tant�t dans son p�rig�e. Or, la diff�rence entre sa plus grande et sa plus petite distance est assez consid�rable, dans l'esp�ce, pour qu'on ne doive pas la n�gliger. En effet, dans son apog�e, la Lune est � deux cent quarante-sept mille cinq cent cinquante-deux milles (--99,640 lieues de 4 kilom�tres), et dans son p�rig�e � deux cent dix-huit mille six cent cinquante-sept milles seulement (-- 88,010 lieues), ce qui fait une diff�rence de vingt-huit mille huit cent quatre-vingt-quinze milles (-- 11,630 lieues), ou plus du neuvi�me du parcours. C'est donc la distance p�rig�enne de la Lune qui doit servir de base aux calculs. �Sur la troisi�me question:--Quelle sera la dur�e du trajet du projectile auquel aura �t� imprim�e une vitesse initiale suffisante, et, par cons�quent, � quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un point d�termin�? �Si le boulet conservait ind�finiment la vitesse initiale de douze mille yards par seconde qui lui aura �t� imprim�e � son d�part, il ne mettrait que neuf heures environ � se rendre � sa destination; mais comme cette vitesse initiale ira continuellement en d�croissant, il se trouve, tout calcul fait, que le projectile emploiera trois cent mille secondes, soit quatre-vingt-trois heures et vingt minutes, pour atteindre le point o� les attractions terrestre et lunaire se font �quilibre, et de ce point il tombera sur la Lune en cinquante mille secondes, ou treize heures cinquante-trois minutes et vingt secondes. Il conviendra donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize minutes et vingt secondes avant l'arriv�e de la Lune au point vis�. �Sur la quatri�me question:--A quel moment pr�cis la Lune se pr�sentera-t-elle dans la position la plus favorable pour �tre atteinte par le projectile? �D'apr�s ce qui vient d'�tre dit ci-dessus, il faut d'abord choisir l'�poque o� la Lune sera dans son p�rig�e, et en m�me temps le moment o� elle passera au z�nith, ce qui diminuera encore le parcours d'une distance �gale au rayon terrestre, soit trois mille neuf cent dix-neuf milles; de telle sorte que le trajet d�finitif sera de deux cent quatorze mille neuf cent soixante-seize milles (--86,410 lieues). Mais, si chaque mois la Lune passe � son p�rig�e, elle ne se trouve pas toujours au z�nith � ce moment. Elle ne se pr�sente dans ces deux conditions qu'� de longs intervalles. Il faudra donc attendre la co�ncidence du passage au p�rig�e et au z�nith. Or, par une heureuse circonstance, le 4 d�cembre de l'ann�e prochaine, la Lune offrira ces deux conditions: � minuit, elle sera dans son p�rig�e, c'est-�-dire � sa plus courte distance de la Terre, et elle passera en m�me temps au z�nith. �Sur la cinqui�me question:--Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destin� � lancer le projectile? �Les observations pr�c�dentes �tant admises, le canon devra �tre braqu� sur le z�nith [Le z�nith est le point du ciel situ� verticalement au-dessus de la t�te d'un observateur.] du lieu; de la sorte, le tir sera perpendiculaire au plan de l'horizon, et le projectile se d�robera plus rapidement aux effets de l'attraction terrestre. Mais, pour que la Lune monte au z�nith d'un lieu, il faut que ce lieu ne soit pas plus haut en latitude que la d�clinaison de cet astre, autrement dit, qu'il soit compris entre 0� et 28� de latitude nord ou sud [Il n'y a en effet que les r�gions du globe comprises entre l'�quateur et le vingt-huiti�me parall�le, dans lesquels la culmination de la Lune l'am�ne au z�nith; au-del� du 28e degr�, la Lune s'approche d'autant moins du z�nith que l'on s'avance vers les p�les.]. En tout autre endroit, le tir devrait �tre n�cessairement oblique, ce qui nuirait � la r�ussite de l'exp�rience. �Sur la sixi�me question:--Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment o� partira le projectile? �Au moment o� le projectile sera lanc� dans l'espace, la Lune, qui avance chaque jour de treize degr�s dix minutes et trente-cinq secondes, devra se trouver �loign�e du point z�nithal de quatre fois ce nombre, soit cinquante-deux degr�s quarante-deux minutes et vingt secondes, espace qui correspond au chemin qu'elle fera pendant la dur�e du parcours du projectile. Mais comme il faut �galement tenir compte de la d�viation que fera �prouver au boulet le mouvement de rotation de la terre, et comme le boulet n'arrivera � la Lune qu'apr�s avoir d�vi� d'une distance �gale � seize rayons terrestres, qui, compt�s sur l'orbite de la Lune, font environ onze degr�s, on doit ajouter ces onze degr�s � ceux qui expriment le retard de la Lune d�j� mentionn�, soit soixante-quatre degr�s en chiffres ronds. Ainsi donc, au moment du tir, le rayon visuel men� � la Lune fera avec la verticale du lieu un angle de soixante-quatre degr�s. �Telles sont les r�ponses aux questions pos�es � l'Observatoire de Cambridge par les membres du Gun-Club. �En r�sum�: �1� Le canon devra �tre �tabli dans un pays situ� entre 0� et 28� de latitude nord ou sud. �2� Il devra �tre braqu� sur le z�nith du lieu. �3� Le projectile devra �tre anim� d'une vitesse initiale de douze mille yards par seconde. �4� Il devra �tre lanc� le 1er d�cembre de l'ann�e prochaine, � onze heures moins treize minutes et vingt secondes. �5� Il rencontrera la Lune quatre jours apr�s son d�part, le 4 d�cembre � minuit pr�cis, au moment o� elle passera au z�nith. �Les membres du Gun-Club doivent donc commencer sans retard les travaux n�cessit�s par une pareille entreprise et �tre pr�ts � op�rer au moment d�termin�, car, s'ils laissaient passer cette date du 4 d�cembre, ils ne retrouveraient la Lune dans les m�mes conditions de p�rig�e et de z�nith que dix-huit ans et onze jours apr�s. �Le bureau de l'Observatoire de Cambridge se met enti�rement � leur disposition pour les questions d'astronomie th�orique, et il joint par la pr�sente ses f�licitations � celles de l'Am�rique tout enti�re. �Pour le bureau: �J.-M. BELFAST, �_Directeur de l'Observatoire de Cambridge._ V -------------------- LE ROMAN DE LA LUNE Un observateur dou� d'une vue infiniment p�n�trante, et plac� � ce centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu des myriades d'atomes remplir l'espace � l'�poque chaotique de l'univers. Mais peu � peu, avec les si�cles, un changement se produisit; une loi d'attraction se manifesta, � laquelle ob�irent les atomes errants jusqu'alors; ces atomes se combin�rent chimiquement suivant leurs affinit�s, se firent mol�cules et form�rent ces amas n�buleux dont sont parsem�es les profondeurs du ciel. Ces amas furent aussit�t anim�s d'un mouvement de rotation autour de leur point central. Ce centre, form� de mol�cules vagues, se prit � tourner sur lui-m�me en se condensant progressivement; d'ailleurs, suivant des lois immuables de la m�canique, � mesure que son volume diminuait par la condensation, son mouvement de rotation s'acc�l�rait, et ces deux effets persistant, il en r�sulta une �toile principale, centre de l'amas n�buleux. En regardant attentivement, l'observateur e�t alors vu les autres mol�cules de l'amas se comporter comme l'�toile centrale, se condenser � sa fa�on par un mouvement de rotation progressivement acc�l�r�, et graviter autour d'elle sous forme d'�toiles innombrables. La n�buleuse, dont les astronomes comptent pr�s de cinq mille actuellement, �tait form�e. Parmi ces cinq mille n�buleuses, il en est une que les hommes ont nomm�e la Voie lact�e[*], et qui renferme dix-huit millions d'�toiles, dont chacune est devenue le centre d'un monde solaire. [*Du mot grec: (\gamma\acute{\alpha}\lambda\alpha\kappa\tau o\varsigma\), qui signifie lait.] Si l'observateur e�t alors sp�cialement examin� entre ces dix-huit millions d'astres l'un des plus modestes et des moins brillants [Le diam�tre de Sirius, suivant Wollaston, doit �galer douze fois celui du Soleil, soit 4,300,000 lieues.], une �toile de quatri�me ordre, celle qui s'appelle orgueilleusement le Soleil, tous les ph�nom�nes auxquels est due la formation de l'univers se seraient successivement accomplis � ses yeux. En effet, ce Soleil, encore � l'�tat gazeux et compos� de mol�cules mobiles, il l'e�t aper�u tournant sur son axe pour achever son travail de concentration. Ce mouvement, fid�le aux lois de la m�canique, se f�t acc�l�r� avec la diminution de volume, et un moment serait arriv� o� la force centrifuge l'aurait emport� sur la force centrip�te, qui tend � repousser les mol�cules vers le centre. Alors un autre ph�nom�ne se serait pass� devant les yeux de l'observateur, et les mol�cules situ�es dans le plan de l'�quateur, s'�chappant comme la pierre d'une fronde dont la corde vient � se briser subitement, auraient �t� former autour du Soleil plusieurs anneaux concentriques semblables � celui de Saturne. A leur tour, ces anneaux de mati�re cosmique, pris d'un mouvement de rotation autour de la masse centrale, se seraient bris�s et d�compos�s en n�bulosit�s secondaires, c'est-�-dire en plan�tes. Si l'observateur e�t alors concentr� toute son attention sur ces plan�tes, il les aurait vues se comporter exactement comme le Soleil et donner naissance � un ou plusieurs anneaux cosmiques, origines de ces astres d'ordre inf�rieur qu'on appelle satellites. Ainsi donc, en remontant de l'atome � la mol�cule, de la mol�cule � l'amas n�buleux, de l'amas n�buleux � la n�buleuse, de la n�buleuse � l'�toile principale, de l'�toile principale au Soleil, du Soleil � la plan�te, et de la plan�te au satellite, on a toute la s�rie des transformations subies par les corps c�lestes depuis les premiers jours du monde. Le Soleil semble perdu dans les immensit�s du monde stellaire, et cependant il est rattach�, par les th�ories actuelles de la science, � la n�buleuse de la Voie lact�e. Centre d'un monde, et si petit qu'il paraisse au milieu des r�gions �th�r�es, il est cependant �norme, car sa grosseur est quatorze cent mille fois celle de la Terre. Autour de lui gravitent huit plan�tes, sorties de ses entrailles m�mes aux premiers temps de la Cr�ation. Ce sont, en allant du plus proche de ces astres au plus �loign�, Mercure, V�nus, la Terre, Mars Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune. De plus entre Mars et Jupiter circulent r�guli�rement d'autres corps moins consid�rables, peut-�tre les d�bris errants d'un astre bris� en plusieurs milliers de morceaux, dont le t�lescope a reconnu quatre-vingt-dix-sept jusqu'� ce jour. [Quelques-uns de ces ast�ro�des sont assez petits pour qu'on puisse en faire le tour dans l'espace d'une seule journ�e en marchant au pas gymnastique.] De ces serviteurs que le Soleil maintient dans leur orbite elliptique par la grande loi de la gravitation, quelques-uns poss�dent � leur tour des satellites. Uranus en a huit, Saturne huit, Jupiter quatre, Neptune trois peut-�tre, la Terre un; ce dernier, l'un des moins importants du monde solaire, s'appelle la Lune, et c'est lui que le g�nie audacieux des Am�ricains pr�tendait conqu�rir. L'astre des nuits, par sa proximit� relative et le spectacle rapidement renouvel� de ses phases diverses, a tout d'abord partag� avec le Soleil l'attention des habitants de la Terre; mais le Soleil est fatigant au regard, et les splendeurs de sa lumi�re obligent ses contemplateurs � baisser les yeux. La blonde Phoeb�, plus humaine au contraire, se laisse complaisamment voir dans sa gr�ce modeste; elle est douce � l'oeil, peu ambitieuse, et cependant, elle se permet parfois d'�clipser son fr�re, le radieux Apollon, sans jamais �tre �clips�e par lui. Les mahom�tans ont compris la reconnaissance qu'ils devaient � cette fid�le amie de la Terre, et ils ont r�gl� leur mois sur sa r�volution [Vingt-neuf jours et demi environ.]. Les premiers peuples vou�rent un culte particulier � cette chaste d�esse. Les �gyptiens l'appelaient Isis; les Ph�niciens la nommaient Astart�; les Grecs l'ador�rent sous le nom de Phoeb�, fille de Latone et de Jupiter, et ils expliquaient ses �clipses par les visites myst�rieuses de Diane au bel Endymion. A en croire la l�gende mythologique, le lion de N�m�e parcourut les campagnes de la Lune avant son apparition sur la Terre, et le po�te Ag�sianax, cit� par Plutarque, c�l�bra dans ses vers ces doux yeux, ce nez charmant et cette bouche aimable, form�s par les parties lumineuses de l'adorable S�l�n�. Mais si les Anciens comprirent bien le caract�re, le temp�rament, en un mot, les qualit�s morales de la Lune au point de vue mythologique, les plus savants d'entre eux demeur�rent fort ignorants en s�l�nographie. Cependant, plusieurs astronomes des �poques recul�es d�couvrirent certaines particularit�s confirm�es aujourd'hui par la science. Si les Arcadiens pr�tendirent avoir habit� la Terre � une �poque o� la Lune n'existait pas encore, si Tatius la regarda comme un fragment d�tach� du disque solaire, si Cl�arque, le disciple d'Aristote, en fit un miroir poli sur lequel se r�fl�chissaient les images de l'Oc�an, si d'autres enfin ne virent en elle qu'un amas de vapeurs exhal�es par la Terre, ou un globe moiti� feu, moiti� glace, qui tournait sur lui-m�me, quelques savants, au moyen d'observations sagaces, � d�faut d'instruments d'optique, soup�onn�rent la plupart des lois qui r�gissent l'astre des nuits. Ainsi Thal�s de Milet, 460 ans avant J.-C., �mit l'opinion que la Lune �tait �clair�e par le Soleil. Aristarque de Samos donna la v�ritable explication de ses phases. Cl�om�ne enseigna qu'elle brillait d'une lumi�re r�fl�chie. Le Chald�en B�rose d�couvrit que la dur�e de son mouvement de rotation �tait �gale � celle de son mouvement de r�volution, et il expliqua de la sorte le fait que la Lune pr�sente toujours la m�me face. Enfin Hipparque, deux si�cles avant l'�re chr�tienne, reconnut quelques in�galit�s dans les mouvements apparents du satellite de la Terre. Ces diverses observations se confirm�rent par la suite et profit�rent aux nouveaux astronomes. Ptol�m�e, au IIe si�cle, l'Arabe Aboul-W�fa, au Xe, compl�t�rent les remarques d'Hipparque sur les in�galit�s que subit la Lune en suivant la ligne ondul�e de son orbite sous l'action du Soleil. Puis Copernic [Voir _Les Fondateurs de l'Astronomie moderne_, un livre admirable de M. J. Bertrand, de l'Institut.], au XVe si�cle, et Tycho Brah�, au XVIe, expos�rent compl�tement le syst�me du monde et le r�le que joue la Lune dans l'ensemble des corps c�lestes. A cette �poque, ses mouvements �taient � peu pr�s d�termin�s; mais de sa constitution physique on savait peu de chose. Ce fut alors que Galil�e expliqua les ph�nom�nes de lumi�re produits dans certaines phases par l'existence de montagnes auxquelles il donna une hauteur moyenne de quatre mille cinq cents toises. Apr�s lui, Hevelius, un astronome de Dantzig, rabaissa les plus hautes altitudes � deux mille six cents toises; mais son confr�re Riccioli les reporta � sept mille. Herschell, � la fin du XVIIIe si�cle, arm� d'un puissant t�lescope, r�duisit singuli�rement les mesures pr�c�dentes. Il donna dix-neuf cents toises aux montagnes les plus �lev�es, et ramena la moyenne des diff�rentes hauteurs � quatre cents toises seulement. Mais Herschell se trompait encore, et il fallut les observations de Shroeter, Louville, Halley, Nasmyth, Bianchini, Pastorf, Lohrman, Gruithuysen, et surtout les patientes �tudes de MM. Beer et Moedeler, pour r�soudre d�finitivement la question. Gr�ce � ces savants, l'�l�vation des montagnes de la Lune est parfaitement connue aujourd'hui. MM. Beer et Moedeler ont mesur� dix-neuf cent cinq hauteurs, dont six sont au-dessus de deux mille six cents toises, et vingt-deux au-dessus de deux mille quatre cents [La hauteur du mont Blanc au-dessus de la mer est de 4813 m�tres.]. Leur plus haut sommet domine de trois mille huit cent et une toises la surface du disque lunaire. En m�me temps, la reconnaissance de la Lune se compl�tait; cet astre apparaissait cribl� de crat�res, et sa nature essentiellement volcanique s'affirmait � chaque observation. Du d�faut de r�fraction dans les rayons des plan�tes occult�es par elle, on conclut que l'atmosph�re devait presque absolument lui manquer. Cette absence d'air entra�nait l'absence d'eau. Il devenait donc manifeste que les S�l�nites, pour vivre dans ces conditions, devaient avoir une organisation sp�ciale et diff�rer singuli�rement des habitants de la Terre. Enfin, gr�ce aux m�thodes nouvelles, les instruments plus perfectionn�s fouill�rent la Lune sans rel�che, ne laissant pas un point de sa face inexplor�, et cependant son diam�tre mesure deux mille cent cinquante milles [Huit cent soixante-neuf lieues, c'est-�-dire un peu plus du quart du rayon terrestre.], sa surface est la treizi�me partie de la surface du globe [Trente-huit millions de kilom�tres carr�s.], son volume la quarante-neuvi�me partie du volume du sph�ro�de terrestre; mais aucun de ses secrets ne pouvait �chapper � l'oeil des astronomes, et ces habiles savants port�rent plus loin encore leurs prodigieuses observations. Ainsi ils remarqu�rent que, pendant la pleine Lune, le disque apparaissait dans certaines parties ray� de lignes blanches, et pendant les phases, ray� de lignes noires. En �tudiant avec une plus grande pr�cision, ils parvinrent � se rendre un compte exact de la nature de ces lignes. C'�taient des sillons longs et �troits, creus�s entre des bords parall�les, aboutissant g�n�ralement aux contours des crat�res; ils avaient une longueur comprise entre dix et cent milles et une largeur de huit cents toises. Les astronomes les appel�rent des rainures, mais tout ce qu'ils surent faire, ce fut de les nommer ainsi. Quant � la question de savoir si ces rainures �taient des lits dess�ch�s d'anciennes rivi�res ou non, ils ne purent la r�soudre d'une mani�re compl�te. Aussi les Am�ricains esp�raient bien d�terminer, un jour ou l'autre, ce fait g�ologique. Ils se r�servaient �galement de reconna�tre cette s�rie de remparts parall�les d�couverts � la surface de la Lune par Gruithuysen, savant professeur de Munich, qui les consid�ra comme un syst�me de fortifications �lev�es par les ing�nieurs s�l�nites. Ces deux points, encore obscurs, et bien d'autres sans doute, ne pouvaient �tre d�finitivement r�gl�s qu'apr�s une communication directe avec la Lune. Quant � l'intensit� de sa lumi�re, il n'y avait plus rien � apprendre � cet �gard; on savait qu'elle est trois cent mille fois plus faible que celle du Soleil, et que sa chaleur n'a pas d'action appr�ciable sur les thermom�tres; quant au ph�nom�ne connu sous le nom de lumi�re cendr�e, il s'explique naturellement par l'effet des rayons du Soleil renvoy�s de la Terre � la Lune, et qui semblent compl�ter le disque lunaire, lorsque celui-ci se pr�sente sous la forme d'un croissant dans ses premi�re et derni�re phases. Tel �tait l'�tat des connaissances acquises sur le satellite de la Terre, que le Gun-Club se proposait de compl�ter � tous les points de vue, cosmographiques, g�ologiques, politiques et moraux. VI -------------------- CE QU'IL N'EST PAS POSSIBLE D'IGNORER ET CE QU'IL N'EST PLUS PERMIS DE CROIRE DANS LES �TATS-UNIS La proposition Barbicane avait eu pour r�sultat imm�diat de remettre � l'ordre du jour tous les faits astronomiques relatifs � l'astre des nuits. Chacun se mit � l'�tudier assid�ment. Il semblait que la Lune appar�t pour la premi�re fois sur l'horizon et que personne ne l'e�t encore entrevue dans les cieux. Elle devint � la mode; elle fut la lionne du jour sans en para�tre moins modeste, et prit rang parmi les ��toiles� sans en montrer plus de fiert�. Les journaux raviv�rent les vieilles anecdotes dans lesquelles ce �Soleil des loups� jouait un r�le; ils rappel�rent les influences que lui pr�tait l'ignorance des premiers �ges; ils le chant�rent sur tous les tons; un peu plus, ils eussent cit� de ses bons mots; l'Am�rique enti�re fut prise de s�l�nomanie. De leur c�t�, les revues scientifiques trait�rent plus sp�cialement les questions qui touchaient � l'entreprise du Gun-Club; la lettre de l'Observatoire de Cambridge fut publi�e par elles, comment�e et approuv�e sans r�serve. Bref, il ne fut plus permis, m�me au moins lettr� des Yankees, d'ignorer un seul des faits relatifs � son satellite, ni � la plus born�e des vieilles mistress d'admettre encore de superstitieuses erreurs � son endroit. La science leur arrivait sous toutes les formes; elle les p�n�trait par les yeux et les oreilles; impossible d'�tre un �ne...en astronomie. Jusqu'alors, bien des gens ignoraient comment on avait pu calculer la distance qui s�pare la Lune de la Terre. On profita de la circonstance pour leur apprendre que cette distance s'obtenait par la mesure de la parallaxe de la Lune. Si le mot parallaxe semblait les �tonner, on leur disait que c'�tait l'angle form� par deux lignes droites men�es de chaque extr�mit� du rayon terrestre jusqu'� la Lune. Doutaient-ils de la perfection de cette m�thode, on leur prouvait imm�diatement que, non seulement cette distance moyenne �tait bien de deux cent trente-quatre mille trois cent quarante-sept milles (-- 94,330 lieues), mais encore que les astronomes ne se trompaient pas de soixante-dix milles (-- 30 lieues). A ceux qui n'�taient pas familiaris�s avec les mouvements de la Lune, les journaux d�montraient quotidiennement qu'elle poss�de deux mouvements distincts, le premier dit de rotation sur un axe, le second dit de r�volution autour de la Terre, s'accomplissant tous les deux dans un temps �gal, soit vingt-sept jours et un tiers [C'est la dur�e de la r�volution sid�rale, c'est-�-dire le temps que la Lune met � revenir � une m�me �toile.]. Le mouvement de rotation est celui qui cr�e le jour et la nuit � la surface de la Lune; seulement il n'y a qu'un jour, il n'y a qu'une nuit par mois lunaire, et ils durent chacun trois cent cinquante-quatre heures et un tiers. Mais, heureusement pour elle, la face tourn�e vers le globe terrestre est �clair�e par lui avec une intensit� �gale � la lumi�re de quatorze Lunes. Quant � l'autre face, toujours invisible, elle a naturellement trois cent cinquante-quatre heures d'une nuit absolue, temp�r�e seulement par cette �p�le clart� qui tombe des �toiles�. Ce ph�nom�ne est uniquement d� � cette particularit� que les mouvements de rotation et de r�volution s'accomplissent dans un temps rigoureusement �gal, ph�nom�ne commun, suivant Cassini et Herschell, aux satellites de Jupiter, et tr�s probablement � tous les autres satellites. Quelques esprits bien dispos�s, mais un peu r�tifs, ne comprenaient pas tout d'abord que, si la Lune montrait invariablement la m�me face � la Terre pendant sa r�volution, c'est que, dans le m�me laps de temps, elle faisait un tour sur elle-m�me. A ceux-l� on disait: �Allez dans votre salle � manger, et tournez autour de la table de mani�re � toujours en regarder le centre; quand votre promenade circulaire sera achev�e, vous aurez fait un tour sur vous-m�me, puisque votre oeil aura parcouru successivement tous les points de la salle. Eh bien! la salle, c'est le Ciel, la table, c'est la Terre, et la Lune, c'est vous!� Et ils s'en allaient enchant�s de la comparaison. Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la m�me face � la Terre; cependant, pour �tre exact, il faut ajouter que, par suite d'un certain balancement du nord au sud et de l'ouest � l'est appel� �libration�, elle laisse apercevoir un peu plus de la moiti� de son disque, soit les cinquante-sept centi�mes environ. Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de l'Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de la Lune, ils s'inqui�taient beaucoup de son mouvement de r�volution autour de la Terre, et vingt revues scientifiques avaient vite fait de les instruire. Ils apprenaient alors que le firmament, avec son infinit� d'�toiles, peut �tre consid�r� comme un vaste cadran sur lequel la Lune se prom�ne en indiquant l'heure vraie � tous les habitants de la Terre; que c'est dans ce mouvement que l'astre des nuits pr�sente ses diff�rentes phases; que la Lune est pleine, quand elle est en opposition avec le Soleil, c'est-�-dire lorsque les trois astres sont sur la m�me ligne, la Terre �tant au milieu; que la Lune est nouvelle quand elle est en conjonction avec le Soleil, c'est-�-dire lorsqu'elle se trouve entre la Terre et lui; enfin que la Lune est dans son premier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec le Soleil et la Terre un angle droit dont elle occupe le sommet. Quelques Yankees perspicaces en d�duisaient alors cette cons�quence, que les �clipses ne pouvaient se produire qu'aux �poques de conjonction ou d'opposition, et ils raisonnaient bien. En conjonction, la Lune peut �clipser le Soleil, tandis qu'en opposition, c'est la Terre qui peut l'�clipser � son tour, et si ces �clipses n'arrivent pas deux fois par lunaison, c'est parce que le plan suivant lequel se meut la Lune est inclin� sur l'�cliptique, autrement dit, sur le plan suivant lequel se meut la Terre. Quant � la hauteur que l'astre des nuits peut atteindre au-dessus de l'horizon, la lettre de l'Observatoire de Cambridge avait tout dit � cet �gard. Chacun savait que cette hauteur varie suivant la latitude du lieu o� on l'observe. Mais les seules zones du globe pour lesquelles la Lune passe au z�nith, c'est-�-dire vient se placer directement au-dessus de la t�te de ses contemplateurs, sont n�cessairement comprises entre les vingt-huiti�mes parall�les et l'�quateur. De l� cette recommandation importante de tenter l'exp�rience sur un point quelconque de cette partie du globe, afin que le projectile p�t �tre lanc� perpendiculairement et �chapper ainsi plus vite � l'action de la pesanteur. C'�tait une condition essentielle pour le succ�s de l'entreprise, et elle ne laissait pas de pr�occuper vivement l'opinion publique. Quant � la ligne suivie par la Lune dans sa r�volution autour de la Terre, l'Observatoire de Cambridge avait suffisamment appris, m�me aux ignorants de tous les pays, que cette ligne est une courbe rentrante, non pas un cercle, mais bien une ellipse, dont la Terre occupe un des foyers. Ces orbites elliptiques sont communes � toutes les plan�tes aussi bien qu'� tous les satellites, et la m�canique rationnelle prouve rigoureusement qu'il ne pouvait en �tre autrement. Il �tait bien entendu que la Lune dans son apog�e se trouvait plus �loign�e de la Terre, et plus rapproch�e dans son p�rig�e. Voil� donc ce que tout Am�ricain savait bon gr� mal gr�, ce que personne ne pouvait d�cemment ignorer. Mais si ces vrais principes se vulgaris�rent rapidement, beaucoup d'erreurs, certaines craintes illusoires, furent moins faciles � d�raciner. Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que la Lune �tait une ancienne com�te, laquelle, en parcourant son orbite allong�e autour du Soleil, vint � passer pr�s de la Terre et se trouva retenue dans son cercle d'attraction. Ces astronomes de salon pr�tendaient expliquer ainsi l'aspect br�l� de la Lune, malheur irr�parable dont ils se prenaient � l'astre radieux. Seulement, quand on leur faisait observer que les com�tes ont une atmosph�re et que la Lune n'en a que peu ou pas, ils restaient fort emp�ch�s de r�pondre. D'autres, appartenant � la race des trembleurs, manifestaient certaines craintes � l'endroit de la Lune; ils avaient entendu dire que, depuis les observations faites au temps des Califes, son mouvement de r�volution s'acc�l�rait dans une certaine proportion; ils en d�duisaient de l�, fort logiquement d'ailleurs, qu'� une acc�l�ration de mouvement devait correspondre une diminution dans la distance des deux astres, et que, ce double effet se prolongeant � l'infini, la Lune finirait un jour par tomber sur la Terre. Cependant, ils durent se rassurer et cesser de craindre pour les g�n�rations futures, quand on leur apprit que, suivant les calculs de Laplace, un illustre math�maticien fran�ais, cette acc�l�ration de mouvement se renferme dans des limites fort restreintes, et qu'une diminution proportionnelle ne tardera pas � lui succ�der. Ainsi donc, l'�quilibre du monde solaire ne pouvait �tre d�rang� dans les si�cles � venir. Restait en dernier lieu la classe superstitieuse des ignorants; ceux-l� ne se contentent pas d'ignorer, ils savent ce qui n'est pas, et � propos de la Lune ils en savaient long. Les uns regardaient son disque comme un miroir poli au moyen duquel on pouvait se voir des divers points de la Terre et se communiquer ses pens�es. Les autres pr�tendaient que sur mille nouvelles Lunes observ�es, neuf cent cinquante avaient amen� des changements notables, tels que cataclysmes, r�volutions, tremblements de terre, d�luges, etc.; ils croyaient donc � l'influence myst�rieuse de l'astre des nuits sur les destin�es humaines; ils le regardaient comme le �v�ritable contre poids� de l'existence; ils pensaient que chaque S�l�nite �tait rattach� � chaque habitant de la Terre par un lien sympathique; avec le docteur Mead, ils soutenaient que le syst�me vital lui est enti�rement soumis, pr�tendant, sans en d�mordre, que les gar�ons naissent surtout pendant la nouvelle Lune, et les filles pendant le dernier quartier, etc., etc. Mais enfin il fallut renoncer � ces vulgaires erreurs, revenir � la seule v�rit�, et si la Lune, d�pouill�e de son influence, perdit dans l'esprit de certains courtisans de tous les pouvoirs, si quelques dos lui furent tourn�s, l'immense majorit� se pronon�a pour elle. Quant aux Yankees, ils n'eurent plus d'autre ambition que de prendre possession de ce nouveau continent des airs et d'arborer � son plus haut sommet le pavillon �toil� des �tats-Unis d'Am�rique. VII -------------------- L'HYMNE DU BOULET L'Observatoire de Cambridge avait, dans sa m�morable lettre du 7 octobre, trait� la question au point de vue astronomique; il s'agissait d�sormais de la r�soudre m�caniquement. C'est alors que les difficult�s pratiques eussent paru insurmontables en tout autre pays que l'Am�rique. Ici ce ne fut qu'un jeu. Le pr�sident Barbicane avait, sans perdre de temps, nomm� dans le sein du Gun-Club un Comit� d'ex�cution. Ce Comit� devait en trois s�ances �lucider les trois grandes questions du canon, du projectile et des poudres; il fut compos� de quatre membres tr�s savants sur ces mati�res: Barbicane, avec voix pr�pond�rante en cas de partage, le g�n�ral Morgan, le major Elphiston, et enfin l'in�vitable J.-T. Maston, auquel furent confi�es les fonctions de secr�taire-rapporteur. Le 8 octobre, le Comit� se r�unit chez le pr�sident Barbicane, 3, Republican-street. Comme il �tait important que l'estomac ne v�nt pas troubler par ses cris une aussi s�rieuse discussion, les quatre membres du Gun-Club prirent place � une table couverte de sandwiches et de th�i�res consid�rables. Aussit�t J.-T. Maston vissa sa plume � son crochet de fer, et la s�ance commen�a. Barbicane prit la parole: �Mes chers coll�gues, dit-il, nous avons � r�soudre un des plus importants probl�mes de la balistique, cette science par excellence, qui traite du mouvement des projectiles, c'est-�-dire des corps lanc�s dans l'espace par une force d'impulsion quelconque, puis abandonn�s � eux-m�mes. --Oh! la balistique! la balistique! s'�cria J.-T. Maston d'une voix �mue. --Peut-�tre e�t-il paru plus logique, reprit Barbicane, de consacrer cette premi�re s�ance � la discussion de l'engin... --En effet, r�pondit le g�n�ral Morgan. --Cependant, reprit Barbicane, apr�s m�res r�flexions, il m'a sembl� que la question du projectile devait primer celle du canon, et que les dimensions de celui-ci devaient d�pendre des dimensions de celui-l�. --Je demande la parole�, s'�cria J.-T. Maston. La parole lui fut accord�e avec l'empressement que m�ritait son pass� magnifique. �Mes braves amis, dit-il d'un accent inspir�, notre pr�sident a raison de donner � la question du projectile le pas sur toutes les autres! Ce boulet que nous allons lancer � la Lune, c'est notre messager, notre ambassadeur, et je vous demande la permission de le consid�rer � un point de vue purement moral. Cette fa�on nouvelle d'envisager un projectile piqua singuli�rement la curiosit� des membres du Comit�; ils accord�rent donc la plus vive attention aux paroles de J.-T. Maston. �Mes chers coll�gues, reprit ce dernier, je serai bref; je laisserai de c�t� le boulet physique, le boulet qui tue, pour n'envisager que le boulet math�matique, le boulet moral. Le boulet est pour moi la plus �clatante manifestation de la puissance humaine; c'est en lui qu'elle se r�sume tout enti�re; c'est en le cr�ant que l'homme s'est le plus rapproch� du Cr�ateur! --Tr�s bien! dit le major Elphiston. --En effet, s'�cria l'orateur, si Dieu a fait les �toiles et les plan�tes, l'homme a fait le boulet, ce crit�rium des vitesses terrestres, cette r�duction des astres errant dans l'espace, et qui ne sont, � vrai dire, que des projectiles! A Dieu la vitesse de l'�lectricit�, la vitesse de la lumi�re, la vitesse des �toiles, la vitesse des com�tes, la vitesse des plan�tes, la vitesse des satellites, la vitesse du son, la vitesse du vent! Mais � nous la vitesse du boulet, cent fois sup�rieure � la vitesse des trains et des chevaux les plus rapides! J.-T. Maston �tait transport�; sa voix prenait des accents lyriques en chantant cet hymne sacr� du boulet. �Voulez-vous des chiffres? reprit-il, en voil� d'�loquents! Prenez simplement le modeste boulet de vingt-quatre [C'est-�-dire pesant vingt-quatre livres.]; s'il court huit cent mille fois moins vite que l'�lectricit�, six cent quarante fois moins vite que la lumi�re, soixante-seize fois moins vite que la Terre dans son mouvement de translation autour du Soleil, cependant, � la sortie du canon, il d�passe la rapidit� du son [Ainsi, quand on a entendu la d�tonation de la bouche � feu on ne peut plus �tre frapp� par le boulet.], il fait deux cents toises � la seconde, deux mille toises en dix secondes, quatorze milles � la minute (-- 6 lieues), huit cent quarante milles � l'heure (-- 360 lieues), vingt mille cent milles par jour (-- 8,640 lieues), c'est-�-dire la vitesse des points de l'�quateur dans le mouvement de rotation du globe, sept millions trois cent trente-six mille cinq cents milles par an (-- 3,155,760 lieues). Il mettrait donc onze jours � se rendre � la Lune, douze ans � parvenir au Soleil, trois cent soixante ans � atteindre Neptune aux limites du monde solaire. Voil� ce que ferait ce modeste boulet, l'ouvrage de nos mains! Que sera-ce donc quand, vingtuplant cette vitesse, nous le lancerons avec une rapidit� de sept milles � la seconde! Ah! boulet superbe! splendide projectile! j'aime � penser que tu seras re�u l�-haut avec les honneurs dus � un ambassadeur terrestre! Des hurrahs accueillirent cette ronflante p�roraison, et J.-T. Maston, tout �mu, s'assit au milieu des f�licitations de ses coll�gues. �Et maintenant, dit Barbicane, que nous avons fait une large part � la po�sie, attaquons directement la question. --Nous sommes pr�ts, r�pondirent les membres du Comit� en absorbant chacun une demi-douzaine de sandwiches. --Vous savez quel est le probl�me � r�soudre, reprit le pr�sident; il s'agit d'imprimer � un projectile une vitesse de douze mille yards par seconde. J'ai lieu de penser que nous y r�ussirons. Mais, en ce moment, examinons les vitesses obtenues jusqu'ici; le g�n�ral Morgan pourra nous �difier � cet �gard. --D'autant plus facilement, r�pondit le g�n�ral, que, pendant la guerre, j'�tais membre de la commission d'exp�rience. Je vous dirai donc que les canons de cent de Dahlgreen, qui portaient � deux mille cinq cents toises, imprimaient � leur projectile une vitesse initiale de cinq cents yards � la seconde. --Bien. Et la Columbiad [Les Am�ricains donnaient le nom de Columbiad � ces �normes engins de destruction.] Rodman? demanda le pr�sident. --La Columbiad Rodman, essay�e au fort Hamilton, pr�s de New York, lan�ait un boulet pesant une demi-tonne � une distance de six milles, avec une vitesse de huit cents yards par seconde, r�sultat que n'ont jamais obtenu Armstrong et Palliser en Angleterre. --Oh! les Anglais! fit J.-T. Maston en tournant vers l'horizon de l'est son redoutable crochet. --Ainsi donc, reprit Barbicane, ces huit cents yards seraient la vitesse maximum atteinte jusqu'ici? --Oui, r�pondit Morgan. --Je dirai, cependant, r�pliqua J.-T. Maston, que si mon mortier n'e�t pas �clat�... --Oui, mais il a �clat�, r�pondit Barbicane avec un geste bienveillant. Prenons donc pour point de d�part cette vitesse de huit cents yards. Il faudra la vingtupler. Aussi, r�servant pour une autre s�ance la discussion des moyens destin�s � produire cette vitesse, j'appellerai votre attention, mes chers coll�gues, sur les dimensions qu'il convient de donner au boulet. Vous pensez bien qu'il ne s'agit plus ici de projectiles pesant au plus une demi-tonne! --Pourquoi pas? demanda le major. --Parce que ce boulet, r�pondit vivement J.-T. Maston, doit �tre assez gros pour attirer l'attention des habitants de la Lune, s'il en existe toutefois. --Oui, r�pondit Barbicane, et pour une autre raison plus importante encore. --Que voulez-vous dire, Barbicane? demanda le major. --Je veux dire qu'il ne suffit pas d'envoyer un projectile et de ne plus s'en occuper; il faut que nous le suivions pendant son parcours jusqu'au moment o� il atteindra le but. --Hein! firent le g�n�ral et le major, un peu surpris de la proposition. --Sans doute, reprit Barbicane en homme s�r de lui, sans doute, ou notre exp�rience ne produira aucun r�sultat. --Mais alors, r�pliqua le major, vous allez donner � ce projectile des dimensions �normes? --Non. Veuillez bien m'�couter. Vous savez que les instruments d'optique ont acquis une grande perfection; avec certains t�lescopes on est d�j� parvenu � obtenir des grossissements de six mille fois, et � ramener la Lune � quarante milles environ (-- 16 lieues). Or, � cette distance, les objets ayant soixante pieds de c�t� sont parfaitement visibles. Si l'on n'a pas pouss� plus loin la puissance de p�n�tration des t�lescopes, c'est que cette puissance ne s'exerce qu'au d�triment de leur clart�, et la Lune, qui n'est qu'un miroir r�fl�chissant, n'envoie pas une lumi�re assez intense pour qu'on puisse porter les grossissements au-del� de cette limite. --Eh bien! que ferez-vous alors? demanda le g�n�ral. Donnerez-vous � votre projectile un diam�tre de soixante pieds? --Non pas! --Vous vous chargerez donc de rendre la Lune plus lumineuse? --Parfaitement. --Voil� qui est fort! s'�cria J.-T. Maston. --Oui, fort simple, r�pondit Barbicane. En effet, si je parviens � diminuer l'�paisseur de l'atmosph�re que traverse la lumi�re de la Lune, n'aurais-je pas rendu cette lumi�re plus intense? --�videmment. --Eh bien! pour obtenir ce r�sultat, il me suffira d'�tablir un t�lescope sur quelque montagne �lev�e. Ce que nous ferons. --Je me rends, je me rends, r�pondit le major. Vous avez une fa�on de simplifier les choses!... Et quel grossissement esp�rez-vous obtenir ainsi? --Un grossissement de quarante-huit mille fois, qui ram�nera la Lune � cinq milles seulement, et, pour �tre visibles, les objets n'auront plus besoin d'avoir que neuf pieds de diam�tre. --Parfait! s'�cria J.-T. Maston, notre projectile aura donc neuf pieds de diam�tre? --Pr�cis�ment. --Permettez-moi de vous dire, cependant, reprit le major Elphiston, qu'il sera encore d'un poids tel, que... --Oh! major, r�pondit Barbicane, avant de discuter son poids, laissez-moi vous dire que nos p�res faisaient des merveilles en ce genre. Loin de moi la pens�e de pr�tendre que la balistique n'ait pas progress�, mais il est bon de savoir que, d�s le Moyen Age, on obtenait des r�sultats surprenants, j'oserai ajouter, plus surprenants que les n�tres. --Par exemple! r�pliqua Morgan. --Justifiez vos paroles, s'�cria vivement J.-T. Maston. --Rien n'est plus facile, r�pondit Barbicane; j'ai des exemples � l'appui de ma proposition. Ainsi, au si�ge de Constantinople par Mahomet II, en 1453, on lan�a des boulets de pierre qui pesaient dix-neuf cents livres, et qui devaient �tre d'une belle taille. --Oh! oh! fit le major, dix-neuf cents livres, c'est un gros chiffre! --A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fort Saint-Elme lan�ait des projectiles pesant deux mille cinq cents livres. --Pas possible! --Enfin, d'apr�s un historien fran�ais, sous Louis XI, un mortier lan�ait une bombe de cinq cents livres seulement; mais cette bombe, partie de la Bastille, un endroit o� les fous enfermaient les sages, allait tomber � Charenton, un endroit o� les sages enferment les fous. --Tr�s bien! dit J.-T. Maston. --Depuis, qu'avons-nous vu, en somme? Les canons Armstrong lancer des boulets de cinq cents livres, et les Columbiads Rodman des projectiles d'une demi-tonne! Il semble donc que, si les projectiles ont gagn� en port�e, ils ont perdu en pesanteur. Or, si nous tournons nos efforts de ce c�t�, nous devons arriver avec le progr�s de la science, � d�cupler le poids des boulets de Mahomet II, et des chevaliers de Malte. --C'est �vident, r�pondit le major, mais quel m�tal comptez-vous donc employer pour le projectile? --De la fonte de fer, tout simplement, dit le g�n�ral Morgan. --Peuh! de la fonte! s'�cria J.-T. Maston avec un profond d�dain, c'est bien commun pour un boulet destin� � se rendre � la Lune. --N'exag�rons pas, mon honorable ami, r�pondit Morgan; la fonte suffira. --Eh bien! alors, reprit le major Elphiston, puisque la pesanteur est proportionnelle � son volume, un boulet de fonte, mesurant neuf pieds de diam�tre, sera encore d'un poids �pouvantable! --Oui, s'il est plein; non, s'il est creux, dit Barbicane. --Creux! ce sera donc un obus? --O� l'on pourra mettre des d�p�ches, r�pliqua J.-T. Maston, et des �chantillons de nos productions terrestres! --Oui, un obus, r�pondit Barbicane; il le faut absolument; un boulet plein de cent huit pouces p�serait plus de deux cent mille livres, poids �videmment trop consid�rable; cependant, comme il faut conserver une certaine stabilit� au projectile, je propose de lui donner un poids de cinq mille livres. --Quelle sera donc l'�paisseur de ses parois? demanda le major. --Si nous suivons la proportion r�glementaire, reprit Morgan, un diam�tre de cent huit pouces exigera des parois de deux pieds au moins. --Ce serait beaucoup trop, r�pondit Barbicane; remarquez-le bien, il ne s'agit pas ici d'un boulet destin� � percer des plaques; il suffira donc de lui donner des parois assez fortes pour r�sister � la pression des gaz de la poudre. Voici donc le probl�me: quelle �paisseur doit avoir un obus en fonte de fer pour ne peser que vingt mille livres? Notre habile calculateur, le brave Maston, va nous l'apprendre s�ance tenante. --Rien n'est plus facile�, r�pliqua l'honorable secr�taire du Comit�. Et ce disant, il tra�a quelques formules alg�briques sur le papier; on vit appara�tre sous la plume des \(\pi\) et des \(x\) �lev�s � la deuxi�me puissance. Il eut m�me l'air d'extraire, sans y toucher, une certaine racine cubique, et dit: �Les parois auront � peine deux pouces d'�paisseur. --Sera-ce suffisant? demanda le major d'un air de doute. --Non, r�pondit le pr�sident Barbicane, non, �videmment. --Eh bien! alors, que faire? reprit Elphiston d'un air assez embarrass�. --Employer un autre m�tal que la fonte. --Du cuivre? dit Morgan. --Non, c'est encore trop lourd; et j'ai mieux que cela � vous proposer. --Quoi donc? dit le major. --De l'aluminium, r�pondit Barbicane. --De l'aluminium! s'�cri�rent les trois coll�gues du pr�sident. --Sans doute, mes amis. Vous savez qu'un illustre chimiste fran�ais, Henri Sainte-Claire Deville, est parvenu, en 1854, � obtenir l'aluminium en masse compacte. Or, ce pr�cieux m�tal a la blancheur de l'argent, l'inalt�rabilit� de l'or, la t�nacit� du fer, la fusibilit� du cuivre et la l�g�ret� du verre; il se travaille facilement, il est extr�mement r�pandu dans la nature, puisque l'alumine forme la base de la plupart des roches, il est trois fois plus l�ger que le fer, et il semble avoir �t� cr�� tout expr�s pour nous fournir la mati�re de notre projectile! --Hurrah pour l'aluminium! s'�cria le secr�taire du Comit�, toujours tr�s bruyant dans ses moments d'enthousiasme. --Mais, mon cher pr�sident, dit le major, est-ce que le prix de revient de l'aluminium n'est pas extr�mement �lev�? --Il l'�tait, r�pondit Barbicane; aux premiers temps de sa d�couverte, la livre d'aluminium co�tait deux cent soixante � deux cent quatre-vingts dollars (-- environ 1,500 francs); puis elle est tomb�e � vingt-sept dollars (-- 150 F), et aujourd'hui, enfin, elle vaut neuf dollars (-- 48.75 F). --Mais neuf dollars la livre, r�pliqua le major, qui ne se rendait pas facilement, c'est encore un prix �norme! --Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable. --Que p�sera donc le projectile? demanda Morgan. --Voici ce qui r�sulte de mes calculs, r�pondit Barbicane; un boulet de cent huit pouces de diam�tre et de douze pouces [Trente centim�tres; le pouce am�ricain vaut 25 millim�tres.] d'�paisseur p�serait, s'il �tait en fonte de fer, soixante-sept mille quatre cent quarante livres; en fonte d'aluminium, son poids sera r�duit � dix-neuf mille deux cent cinquante livres. --Parfait! s'�cria Maston, voil� qui rentre dans notre programme. --Parfait! parfait! r�pliqua le major, mais ne savez-vous pas qu'� dix-huit dollars la livre, ce projectile co�tera... --Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars (-- 928,437.50 F), je le sais parfaitement; mais ne craignez rien, mes amis, l'argent ne fera pas d�faut � notre entreprise, je vous en r�ponds. --Il pleuvra dans nos caisses, r�pliqua J.-T. Maston. --Eh bien! que pensez-vous de l'aluminium? demanda le pr�sident. --Adopt�, r�pondirent les trois membres du Comit�. --Quant � la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe peu, puisque, l'atmosph�re une fois d�pass�e, le projectile se trouvera dans le vide; je propose donc le boulet rond, qui tournera sur lui-m�me, si cela lui pla�t, et se comportera � sa fantaisie. Ainsi se termina la premi�re s�ance du Comit�; la question du projectile �tait d�finitivement r�solue, et J.-T. Maston se r�jouit fort de la pens�e d'envoyer un boulet d'aluminium aux S�l�nites, �ce qui leur donnerait une cr�ne id�e des habitants de la Terre�! VIII -------------------- L'HISTOIRE DU CANON Les r�solutions prises dans cette s�ance produisirent un grand effet au-dehors. Quelques gens timor�s s'effrayaient un peu � l'id�e d'un boulet, pesant vingt mille livres, lanc� � travers l'espace. On se demandait quel canon pourrait jamais transmettre une vitesse initiale suffisante � une pareille masse. Le proc�s verbal de la seconde s�ance du Comit� devait r�pondre victorieusement � ces questions. Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club s'attablaient devant de nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d'un v�ritable oc�an de th�. La discussion reprit aussit�t son cours, et, cette fois, sans pr�ambule. �Mes chers coll�gues, dit Barbicane, nous allons nous occuper de l'engin � construire, de sa longueur, de sa forme, de sa composition et de son poids. Il est probable que nous arriverons � lui donner des dimensions gigantesques; mais si grandes que soient les difficult�s, notre g�nie industriel en aura facilement raison. Veuillez donc m'�couter, et ne m'�pargnez pas les objections � bout portant. Je ne les crains pas! Un grognement approbateur accueillit cette d�claration. �N'oublions pas, reprit Barbicane, � quel point notre discussion nous a conduits hier; le probl�me se pr�sente maintenant sous cette forme: imprimer une vitesse initiale de douze mille yards par seconde � un obus de cent huit pouces de diam�tre et d'un poids de vingt mille livres. --Voil� bien le probl�me, en effet, r�pondit le major Elphiston. --Je continue, reprit Barbicane. Quand un projectile est lanc� dans l'espace, que se passe-t-il? Il est sollicit� par trois forces ind�pendantes, la r�sistance du milieu, l'attraction de la Terre et la force d'impulsion dont il est anim�. Examinons ces trois forces. La r�sistance du milieu, c'est-�-dire la r�sistance de l'air, sera peu importante. En effet, l'atmosph�re terrestre n'a que quarante milles (-- 16 lieues environ). Or, avec une rapidit� de douze mille yards, le projectile l'aura travers�e en cinq secondes, et ce temps est assez court pour que la r�sistance du milieu soit regard�e comme insignifiante. Passons alors � l'attraction de la Terre, c'est-�-dire � la pesanteur de l'obus. Nous savons que cette pesanteur diminuera en raison inverse du carr� des distances; en effet, voici ce que la physique nous apprend: quand un corps abandonn� � lui-m�me tombe � la surface de la Terre, sa chute est de quinze pieds [Soit 4 m�tres 90 centim�tres dans la premi�re seconde; � la distance o� se trouve la Lune, la chute ne serait plus que de 1 mm 1/3, ou 590 milli�mes de ligne.] dans la premi�re seconde, et si ce m�me corps �tait transport� � deux cent cinquante-sept mille cent quarante-deux milles, autrement dit, � la distance o� se trouve la Lune, sa chute serait r�duite � une demi-ligne environ dans la premi�re seconde. C'est presque l'immobilit�. Il s'agit donc de vaincre progressivement cette action de la pesanteur. Comment y parviendrons-nous? Par la force d'impulsion. --Voil� la difficult�, r�pondit le major. --La voil�, en effet, reprit le pr�sident, mais nous en triompherons, car cette force d'impulsion qui nous est n�cessaire r�sultera de la longueur de l'engin et de la quantit� de poudre employ�e, celle-ci n'�tant limit�e que par la r�sistance de celui-l�. Occupons-nous donc aujourd'hui des dimensions � donner au canon. Il est bien entendu que nous pouvons l'�tablir dans des conditions de r�sistance pour ainsi dire infinie, puisqu'il n'est pas destin� � �tre manoeuvr�. --Tout ceci est �vident, r�pondit le g�n�ral. --Jusqu'ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nos �normes Columbiads, n'ont pas d�pass� vingt-cinq pieds en longueur; nous allons donc �tonner bien des gens par les dimensions que nous serons forc�s d'adopter. --Eh! sans doute, s'�cria J.-T. Maston. Pour mon compte, je demande un canon d'un demi-mille au moins! --Un demi-mille! s'�cri�rent le major et le g�n�ral. --Oui! un demi-mille, et il sera encore trop court de moiti�. --Allons, Maston, r�pondit Morgan, vous exag�rez. --Non pas! r�pliqua le bouillant secr�taire, et je ne sais vraiment pourquoi vous me taxez d'exag�ration. --Parce que vous allez trop loin! --Sachez, monsieur, r�pondit J.-T. Maston en prenant ses grands airs, sachez qu'un artilleur est comme un boulet, il ne peut jamais aller trop loin! La discussion tournait aux personnalit�s, mais le pr�sident intervint. �Du calme, mes amis, et raisonnons; il faut �videmment un canon d'une grande vol�e, puisque la longueur de la pi�ce accro�tra la d�tente des gaz accumul�s sous le projectile, mais il est inutile de d�passer certaines limites. --Parfaitement, dit le major. --Quelles sont les r�gles usit�es en pareil cas? Ordinairement la longueur d'un canon est vingt � vingt-cinq fois le diam�tre du boulet, et il p�se deux cent trente-cinq � deux cent quarante fois son poids. --Ce n'est pas assez, s'�cria J.-T. Maston avec imp�tuosit�. --J'en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant cette proportion, pour un projectile large de neuf pieds pesant vingt mille livres, l'engin n'aurait qu'une longueur de deux cent vingt-cinq pieds et un poids de sept millions deux cent mille livres. --C'est ridicule, r�partit J.-T. Maston. Autant prendre un pistolet! --Je le pense aussi, r�pondit Barbicane, c'est pourquoi je me propose de quadrupler cette longueur et de construire un canon de neuf cents pieds. Le g�n�ral et le major firent quelques objections; mais n�anmoins cette proposition, vivement soutenue par le secr�taire du Gun-Club, fut d�finitivement adopt�e. �Maintenant, dit Elphiston, quelle �paisseur donner � ses parois. --Une �paisseur de six pieds, r�pondit Barbicane. --Vous ne pensez sans doute pas � dresser une pareille masse sur un aff�t? demanda le major. --Ce serait pourtant superbe! dit J.-T. Maston. --Mais impraticable, r�pondit Barbicane. Non, je songe � couler cet engin dans le sol m�me, � le fretter avec des cercles de fer forg�, et enfin � l'entourer d'un �pais massif de ma�onnerie � pierre et � chaux, de telle fa�on qu'il participe de toute la r�sistance du terrain environnant. Une fois la pi�ce fondue, l'�me sera soigneusement al�s�e et calibr�e, de mani�re � emp�cher le vent [C'est l'espace qui existe quelquefois entre le projectile et l'�me de la pi�ce.] du boulet; ainsi il n'y aura aucune d�perdition de gaz, et toute la force expansive de la poudre sera employ�e � l'impulsion. --Hurrah! hurrah! fit J.-T. Maston, nous tenons notre canon. --Pas encore! r�pondit Barbicane en calmant de la main son impatient ami. --Et pourquoi? --Parce que nous n'avons pas discut� sa forme. Sera-ce un canon, un obusier ou un mortier? --Un canon, r�pliqua Morgan. --Un obusier, repartit le major. --Un mortier!� s'�cria J.-T. Maston. Une nouvelle discussion assez vive allait s'engager, chacun pr�conisant son arme favorite, lorsque le pr�sident l'arr�ta net. �Mes amis, dit-il, je vais vous mettre tous d'accord; notre Columbiad tiendra de ces trois bouches � feu � la fois. Ce sera un canon, puisque la chambre de la poudre aura le m�me diam�tre que l'�me. Ce sera un obusier, puisqu'il lancera un obus. Enfin, ce sera un mortier, puisqu'il sera braqu� sous un angle de quatre-vingt-dix degr�s, et que, sans recul possible, in�branlablement fix� au sol, il communiquera au projectile toute la puissance d'impulsion accumul�e dans ses flancs. --Adopt�, adopt�, r�pondirent les membres du Comit�. --Une simple r�flexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier sera-t-il ray�? --Non, r�pondit Barbicane, non; il nous faut une vitesse initiale �norme, et vous savez bien que le boulet sort moins rapidement des canons ray�s que des canons � �me lisse. --C'est juste. --Enfin, nous le tenons, cette fois! r�p�ta J.-T. Maston. --Pas tout � fait encore, r�pliqua le pr�sident. --Et pourquoi? --Parce que nous ne savons pas encore de quel m�tal il sera fait. --D�cidons-le sans retard. --J'allais vous le proposer. Les quatre membres du Comit� aval�rent chacun une douzaine de sandwiches suivis d'un bol de th�, et la discussion recommen�a. �Mes braves coll�gues, dit Barbicane, notre canon doit �tre d'une grande t�nacit�, d'une grande duret�, infusible � la chaleur, indissoluble et inoxydable � l'action corrosive des acides. --Il n'y a pas de doute � cet �gard, r�pondit le major, et comme il faudra employer une quantit� consid�rable de m�tal, nous n'aurons pas l'embarras du choix. --Eh bien! alors, dit Morgan, je propose pour la fabrication de la Columbiad le meilleur alliage connu jusqu'ici, c'est-�-dire cent parties de cuivre, douze parties d'�tain et six parties de laiton. --Mes amis, r�pondit le pr�sident, j'avoue que cette composition a donn� des r�sultats excellents; mais, dans l'esp�ce, elle co�terait trop cher et serait d'un emploi fort difficile. Je pense donc qu'il faut adopter une mati�re excellente, mais � bas prix, telle que la fonte de fer. N'est-ce pas votre avis, major? --Parfaitement, r�pondit Elphiston. --En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer co�te dix fois moins que le bronze; elle est facile � fondre, elle se coule simplement dans des moules de sable, elle est d'une manipulation rapide; c'est donc � la fois �conomie d'argent et de temps. D'ailleurs, cette mati�re est excellente, et je me rappelle que pendant la guerre, au si�ge d'Atlanta, des pi�ces en fonte ont tir� mille coups chacune de vingt minutes en vingt minutes, sans en avoir souffert. --Cependant, la fonte est tr�s cassante, r�pondit Morgan. --Oui, mais tr�s r�sistante aussi; d'ailleurs, nous n'�claterons pas, je vous en r�ponds. --On peut �clater et �tre honn�te, r�pliqua sentencieusement J.-T. Maston. --�videmment, r�pondit Barbicane. Je vais donc prier notre digne secr�taire de calculer le poids d'un canon de fonte long de neuf cents pieds, d'un diam�tre int�rieur de neuf pieds, avec parois de six pieds d'�paisseur. --A l'instant�, r�pondit J.-T. Maston. Et, ainsi qu'il avait fait la veille, il aligna ses formules avec une merveilleuse facilit�, et dit au bout d'une minute: �Ce canon p�sera soixante-huit mille quarante tonnes (--68,040,000 kg). --Et � deux _cents_ la livre (-- 10 centimes), il co�tera?... --Deux millions cinq cent dix mille sept cent un dollars (-- 13,608,000 francs). J.-T. Maston, le major et le g�n�ral regard�rent Barbicane d'un air inquiet. �Eh bien! messieurs, dit le pr�sident, je vous r�p�terai ce que je vous disais hier, soyez tranquilles, les millions ne nous manqueront pas! Sur cette assurance de son pr�sident, le Comit� se s�para, apr�s avoir remis au lendemain soir sa troisi�me s�ance. IX -------------------- LA QUESTION DES POUDRES Restait � traiter la question des poudres. Le public attendait avec anxi�t� cette derni�re d�cision. La grosseur du projectile, la longueur du canon �tant donn�es, quelle serait la quantit� de poudre n�cessaire pour produire l'impulsion? Cet agent terrible, dont l'homme a cependant ma�tris� les effets, allait �tre appel� � jouer son r�le dans des proportions inaccoutum�es. On sait g�n�ralement et l'on r�p�te volontiers que la poudre fut invent�e au XIVe si�cle par le moine Schwartz, qui paya de sa vie sa grande d�couverte. Mais il est � peu pr�s prouv� maintenant que cette histoire doit �tre rang�e parmi les l�gendes du Moyen Age. La poudre n'a �t� invent�e par personne; elle d�rive directement des feux gr�geois, compos�s comme elle de soufre et de salp�tre. Seulement, depuis cette �poque, ces m�langes, qui n'�taient que des m�langes fusants, se sont transform�s en m�langes d�tonants. Mais si les �rudits savent parfaitement la fausse histoire de la poudre, peu de gens se rendent compte de sa puissance m�canique. Or, c'est ce qu'il faut conna�tre pour comprendre l'importance de la question soumise au Comit�. Ainsi un litre de poudre p�se environ deux livres (-- 900 grammes [La livre am�ricaine est de 453 g.]); il produit en s'enflammant quatre cents litres de gaz, ces gaz rendus libres, et sous l'action d'une temp�rature port�e � deux mille quatre cents degr�s, occupent l'espace de quatre mille litres. Donc le volume de la poudre est aux volumes des gaz produits par sa d�flagration comme un est � quatre mille. Que l'on juge alors de l'effrayante pouss�e de ces gaz lorsqu'ils sont comprim�s dans un espace quatre mille fois trop resserr�. Voil� ce que savaient parfaitement les membres du Comit� quand le lendemain ils entr�rent en s�ance. Barbicane donna la parole au major Elphiston, qui avait �t� directeur des poudres pendant la guerre. �Mes chers camarades, dit ce chimiste distingu�, je vais commencer par des chiffres irr�cusables qui nous serviront de base. Le boulet de vingt-quatre dont nous parlait avant-hier l'honorable J.-T. Maston en termes si po�tiques, n'est chass� de la bouche � feu que par seize livres de poudre seulement. --Vous �tes certain du chiffre? demanda Barbicane. --Absolument certain, r�pondit le major. Le canon Armstrong n'emploie que soixante-quinze livres de poudre pour un projectile de huit cents livres, et la Columbiad Rodman ne d�pense que cent soixante livres de poudre pour envoyer � six milles son boulet d'une demi-tonne. Ces faits ne peuvent �tre mis en doute, car je les ai relev�s moi-m�me dans les proc�s-verbaux du Comit� d'artillerie. --Parfaitement, r�pondit le g�n�ral. --Eh bien! reprit le major, voici la cons�quence � tirer de ces chiffres, c'est que la quantit� de poudre n'augmente pas avec le poids du boulet: en effet, s'il fallait seize livres de poudre pour un boulet de vingt-quatre; en d'autres termes, si, dans les canons ordinaires, on emploie une quantit� de poudre pesant les deux tiers du poids du projectile, cette proportionnalit� n'est pas constante. Calculez, et vous verrez que, pour le boulet d'une demi-tonne, au lieu de trois cent trente-trois livres de poudre, cette quantit� a �t� r�duite � cent soixante livres seulement. --O� voulez-vous en venir? demanda le pr�sident. --Si vous poussez votre th�orie � l'extr�me, mon cher major, dit J.-T. Maston, vous arriverez � ceci, que, lorsque votre boulet sera suffisamment lourd, vous ne mettrez plus de poudre du tout. --Mon ami Maston est fol�tre jusque dans les choses s�rieuses, r�pliqua le major, mais qu'il se rassure; je proposerai bient�t des quantit�s de poudre qui satisferont son amour-propre d'artilleur. Seulement je tiens � constater que, pendant la guerre, et pour les plus gros canons, le poids de la poudre a �t� r�duit, apr�s exp�rience, au dixi�me du poids du boulet. --Rien n'est plus exact, dit Morgan. Mais avant de d�cider la quantit� de poudre n�cessaire pour donner l'impulsion, je pense qu'il est bon de s'entendre sur sa nature. --Nous emploierons de la poudre � gros grains, r�pondit le major; sa d�flagration est plus rapide que celle du pulv�rin. --Sans doute, r�pliqua Morgan, mais elle est tr�s brisante et finit par alt�rer l'�me des pi�ces. --Bon! ce qui est un inconv�nient pour un canon destin� � faire un long service n'en est pas un pour notre Columbiad. Nous ne courons aucun danger d'explosion, il faut que la poudre s'enflamme instantan�ment, afin que son effet m�canique soit complet. --On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumi�res, de fa�on � mettre le feu sur divers points � la fois. --Sans doute, r�pondit Elphiston, mais cela rendrait la manoeuvre plus difficile. J'en reviens donc � ma poudre � gros grains, qui supprime ces difficult�s. --Soit, r�pondit le g�n�ral. --Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman employait une poudre � grains gros comme des ch�taignes, faite avec du charbon de saule simplement torr�fi� dans des chaudi�res de fonte. Cette poudre �tait dure et luisante, ne laissait aucune trace sur la main, renfermait dans une grande proportion de l'hydrog�ne et de l'oxyg�ne, d�flagrait instantan�ment, et, quoique tr�s brisante, ne d�t�riorait pas sensiblement les bouches � feu. --Eh bien! il me semble, r�pondit J.-T. Maston, que nous n'avons pas � h�siter, et que notre choix est tout fait. --A moins que vous ne pr�f�riez de la poudre d'or�, r�pliqua le major en riant, ce qui lui valut un geste mena�ant du crochet de son susceptible ami. Jusqu'alors Barbicane s'�tait tenu en dehors de la discussion. Il laissait parler, il �coutait. Il avait �videmment une id�e. Aussi se contenta-t-il simplement de dire: �Maintenant, mes amis, quelle quantit� de poudre proposez-vous? Les trois membres du Gun-Club entre-regard�rent un instant. �Deux cent mille livres, dit enfin Morgan. --Cinq cent mille, r�pliqua le major. --Huit cent mille livres! � s'�cria J.-T. Maston. Cette fois, Elphiston n'osa pas taxer son coll�gue d'exag�ration. En effet, il s'agissait d'envoyer jusqu'� la Lune un projectile pesant vingt mille livres et de lui donner une force initiale de douze mille yards par seconde. Un moment de silence suivit donc la triple proposition faite par les trois coll�gues. Il fut enfin rompu par le pr�sident Barbicane. �Mes braves camarades, dit-il d'une voix tranquille, je pars de ce principe que la r�sistance de notre canon construit dans des conditions voulues est illimit�e. Je vais donc surprendre l'honorable J.-T. Maston en lui disant qu'il a �t� timide dans ses calculs, et je proposerai de doubler ses huit cent mille livres de poudre. --Seize cent mille livres? fit J.-T. Maston en sautant sur sa chaise. --Tout autant. --Mais alors il faudra en revenir � mon canon d'un demi-mille de longueur. --C'est �vident, dit le major. --Seize cent mille livres de poudre, reprit le secr�taire du Comit�, occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes [Un peu moins de 800 m�tres cubes.] environ; or, comme votre canon n'a qu'une contenance de cinquante-quatre mille pieds cubes [Deux mille m�tres cubes.], il sera � moiti� rempli, et l'�me ne sera plus assez longue pour que la d�tente des gaz imprime au projectile une suffisante impulsion. Il n'y avait rien � r�pondre. J.-T. Maston disait vrai. On regarda Barbicane. �Cependant, reprit le pr�sident, je tiens � cette quantit� de poudre. Songez-y, seize cent mille livres de poudre donneront naissance � six milliards de litres de gaz. Six milliards! Vous entendez bien? --Mais alors comment faire? demanda le g�n�ral. --C'est tr�s simple; il faut r�duire cette �norme quantit� de poudre, tout en lui conservant cette puissance m�canique. --Bon! mais par quel moyen? --Je vais vous le dire�, r�pondit simplement Barbicane. Ses interlocuteurs le d�vor�rent des yeux. �Rien n'est plus facile, en effet, reprit-il, que de ramener cette masse de poudre � un volume quatre fois moins consid�rable. Vous connaissez tous cette mati�re curieuse qui constitue les tissus �l�mentaires des v�g�taux, et qu'on nomme cellulose. --Ah! fit le major, je vous comprends, mon cher Barbicane. --Cette mati�re, dit le pr�sident, s'obtient � l'�tat de puret� parfaite dans divers corps, et surtout dans le coton, qui n'est autre chose que le poil des graines du cotonnier. Or, le coton, combin� avec l'acide azotique � froid, se transforme en une substance �minemment insoluble, �minemment combustible, �minemment explosive. Il y a quelques ann�es, en 1832, un chimiste fran�ais, Braconnot, d�couvrit cette substance, qu'il appela xylo�dine. En 1838, un autre Fran�ais, Pelouze, en �tudia les diverses propri�t�s, et enfin, en 1846, Shonbein, professeur de chimie � B�le, la proposa comme poudre de guerre. Cette poudre, c'est le coton azotique... --Ou pyroxyle, r�pondit Elphiston. --Ou fulmi-coton, r�pliqua Morgan. --Il n'y a donc pas un nom d'Am�ricain � mettre au bas de cette d�couverte? s'�cria J.-T. Maston, pouss� par un vif sentiment d'amour-propre national. --Pas un, malheureusement, r�pondit le major. --Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le pr�sident, je lui dirai que les travaux d'un de nos concitoyens peuvent �tre rattach�s � l'�tude de la cellulose, car le collodion, qui est un des principaux agents de la photographie, est tout simplement du pyroxyle dissous dans l'�ther additionn� d'alcool, et il a �t� d�couvert par Maynard, alors �tudiant en m�decine � Boston. --Eh bien! hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton! s'�cria le bruyant secr�taire du Gun-Club. --Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane. Vous connaissez ses propri�t�s, qui vont nous le rendre si pr�cieux; il se pr�pare avec la plus grande facilit�; du coton plong� dans de l'acide azotique fumant [Ainsi nomm�, parce que, au contact de l'air humide, il r�pand d'�paisses fum�es blanch�tres.], pendant quinze minutes, puis lav� � grande eau, puis s�ch�, et voil� tout. --Rien de plus simple, en effet, dit Morgan. --De plus, le pyroxyle est inalt�rable � l'humidit�, qualit� pr�cieuse � nos yeux, puisqu'il faudra plusieurs jours pour charger le canon; son inflammabilit� a lieu � cent soixante-dix degr�s au lieu de deux cent quarante, et sa d�flagration est si subite, qu'on peut l'enflammer sur de la poudre ordinaire, sans que celle-ci ait le temps de prendre feu. --Parfait, r�pondit le major. --Seulement il est plus co�teux. --Qu'importe? fit J.-T. Maston. --Enfin il communique aux projectiles une vitesse quatre fois sup�rieure � celle de la poudre. J'ajouterai m�me que, si l'on y m�le les huit dixi�mes de son poids de nitrate de potasse, sa puissance expansive est encore augment�e dans une grande proportion. --Sera-ce n�cessaire? demanda le major. --Je ne le pense pas, r�pondit Barbicane. Ainsi donc, au lieu de seize cent mille livres de poudre, nous n'aurons que quatre cent mille livres de fulmi-coton, et comme on peut sans danger comprimer cinq cents livres de coton dans vingt-sept pieds cubes, cette mati�re n'occupera qu'une hauteur de trente toises dans la Columbiad. De cette fa�on, le boulet aura plus de sept cents pieds d'�me � parcourir sous l'effort de six milliards de litres de gaz, avant de prendre son vol vers l'astre des nuits! A cette p�riode, J.-T. Maston ne put contenir son �motion; il se jeta dans les bras de son ami avec la violence d'un projectile, et il l'aurait d�fonc�, si Barbicane n'e�t �t� b�ti � l'�preuve de la bombe. Cet incident termina la troisi�me s�ance du Comit�. Barbicane et ses audacieux coll�gues, auxquels rien ne semblait impossible, venaient de r�soudre la question si complexe du projectile, du canon et des poudres. Leur plan �tant fait, il n'y avait qu'� l'ex�cuter. �Un simple d�tail, une bagatelle�, disait J.-T. Maston. [NOTA--Dans cette discussion le pr�sident Barbicane revendique pour l'un de ses compatriotes l'invention du collodion. C'est une erreur, n'en d�plaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de la similitude de deux noms. En 1847, Maynard, �tudiant en m�decine � Boston, a bien eu l'id�e d'employer le collodion au traitement des plaies, mais le collodion �tait connu en 1846. C'est � un Fran�ais, un esprit tr�s distingu�, un savant tout � la fois peintre, po�te, philosophe, hell�niste et chimiste, M. Louis M�nard, que revient l'honneur de cette grande d�couverte.--J. V.] X -------------------- UN ENNEMI SUR VINGT-CINQ MILLIONS D'AMIS Le public am�ricain trouvait un puissant int�r�t dans les moindres d�tails de l'entreprise du Gun-Club. Il suivait jour par jour les discussions du Comit�. Les plus simples pr�paratifs de cette grande exp�rience, les questions de chiffres qu'elle soulevait, les difficult�s m�caniques � r�soudre, en un mot, �sa mise en train�, voil� ce qui le passionnait au plus haut degr�. Plus d'un an allait s'�couler entre le commencement des travaux et leur ach�vement; mais ce laps de temps ne devait pas �tre vide d'�motions; l'emplacement � choisir pour le forage, la construction du moule, la fonte de la Columbiad, son chargement tr�s p�rilleux, c'�tait l� plus qu'il ne fallait pour exciter la curiosit� publique. Le projectile, une fois lanc�, �chapperait aux regards en quelques dixi�mes de seconde; puis, ce qu'il deviendrait, comme il se comporterait dans l'espace, de quelle fa�on il atteindrait la Lune, c'est ce qu'un petit nombre de privil�gi�s verraient seuls de leurs propres yeux. Ainsi donc, les pr�paratifs de l'exp�rience, les d�tails pr�cis de l'ex�cution en constituaient alors le v�ritable int�r�t. Cependant, l'attrait purement scientifique de l'entreprise fut tout d'un coup surexcit� par un incident. On sait quelles nombreuses l�gions d'admirateurs et d'amis le projet Barbicane avait ralli�es � son auteur. Pourtant, si honorable, si extraordinaire qu'elle f�t, cette majorit� ne devait pas �tre l'unanimit�. Un seul homme, un seul dans tous les �tats de l'Union, protesta contre la tentative du Gun-Club; il l'attaqua avec violence, � chaque occasion; et la nature est ainsi faite, que Barbicane fut plus sensible � cette opposition d'un seul qu'aux applaudissements de tous les autres. Cependant, il savait bien le motif de cette antipathie, d'o� venait cette inimiti� solitaire, pourquoi elle �tait personnelle et d'ancienne date, enfin dans quelle rivalit� d'amour-propre elle avait pris naissance. Cet ennemi pers�v�rant, le pr�sident du Gun-Club ne l'avait jamais vu. Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes e�t certainement entra�n� de f�cheuses cons�quences. Ce rival �tait un savant comme Barbicane, une nature fi�re, audacieuse, convaincue, violente, un pur Yankee. On le nommait le capitaine Nicholl. Il habitait Philadelphie. Personne n'ignore la lutte curieuse qui s'�tablit pendant la guerre f�d�rale entre le projectile et la cuirasse des navires blind�s; celui-l� destin� � percer celle-ci; celle-ci d�cid�e � ne point se laisser percer. De l� une transformation radicale de la marine dans les �tats des deux continents. Le boulet et la plaque lutt�rent avec un acharnement sans exemple, l'un grossissant, l'autre s'�paississant dans une proportion constante. Les navires, arm�s de pi�ces formidables, marchaient au feu sous l'abri de leur invuln�rable carapace. Les _Merrimac_, les _Monitor_, les _Ram-Tenesse_, les _Weckausen_ [Navires de la marine am�ricaine.] lan�aient des projectiles �normes, apr�s s'�tre cuirass�s contre les projectiles des autres. Ils faisaient � autrui ce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur f�t, principe immoral sur lequel repose tout l'art de la guerre. Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles, Nicholl fut un grand forgeur de plaques. L'un fondait nuit et jour � Baltimore, et l'autre forgeait jour et nuit � Philadelphie. Chacun suivait un courant d'id�es essentiellement oppos�. Aussit�t que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl inventait une nouvelle plaque. Le pr�sident du Gun-Club passait sa vie � percer des trous, le capitaine � l'en emp�cher. De l� une rivalit� de tous les instants qui allait jusqu'aux personnes. Nicholl apparaissait dans les r�ves de Barbicane sous la forme d'une cuirasse imp�n�trable contre laquelle il venait se briser, et Barbicane, dans les songes de Nicholl, comme un projectile qui le per�ait de part en part. Cependant, bien qu'ils suivissent deux lignes divergentes, ces savants auraient fini par se rencontrer, en d�pit de tous les axiomes de g�om�trie; mais alors c'e�t �t� sur le terrain du duel. Fort heureusement pour ces citoyens si utiles � leur pays, une distance de cinquante � soixante milles les s�parait l'un de l'autre, et leurs amis h�riss�rent la route de tels obstacles qu'ils ne se rencontr�rent jamais. Maintenant, lequel des deux inventeurs l'avait emport� sur l'autre, on ne savait trop; les r�sultats obtenus rendaient difficile une juste appr�ciation. Il semblait cependant, en fin de compte, que la cuirasse devait finir par c�der au boulet. N�anmoins, il y avait doute pour les hommes comp�tents. Aux derni�res exp�riences, les projectiles cylindro-coniques de Barbicane vinrent se ficher comme des �pingles sur les plaques de Nicholl; ce jour-l�, le forgeur de Philadelphie se crut victorieux et n'eut plus assez de m�pris pour son rival; mais quand celui-ci substitua plus tard aux boulets coniques de simples obus de six cents livres, le capitaine dut en rabattre. En effet ces projectiles, quoique anim�s d'une vitesse m�diocre [Le poids de la poudre employ�e n'�tait que 1/12 du poids de l'obus.], bris�rent, trou�rent, firent voler en morceaux les plaques du meilleur m�tal. Or, les choses en �taient � ce point, la victoire semblait devoir rester au boulet, quand la guerre finit le jour m�me o� Nicholl terminait une nouvelle cuirasse d'acier forg�! C'�tait un chef-d'oeuvre dans son genre; elle d�fiait tous les projectiles du monde. Le capitaine la fit transporter au polygone de Washington, en provoquant le pr�sident du Gun-Club � la briser. Barbicane, la paix �tant faite, ne voulut pas tenter l'exp�rience. Alors Nicholl, furieux, offrit d'exposer sa plaque au choc des boulets les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds ou coniques. Refus du pr�sident qui, d�cid�ment, ne voulait pas compromettre son dernier succ�s. Nicholl, surexcit� par cet ent�tement inqualifiable, voulut tenter Barbicane en lui laissant toutes les chances. Il proposa de mettre sa plaque � deux cents yards du canon. Barbicane de s'obstiner dans son refus. A cent yards? Pas m�me � soixante-quinze. �A cinquante alors, s'�cria le capitaine par la voix des journaux, � vingt-cinq yards ma plaque, et je me mettrai derri�re! Barbicane fit r�pondre que, quand m�me le capitaine Nicholl se mettrait devant, il ne tirerait pas davantage. Nicholl, � cette r�plique, ne se contint plus; il en vint aux personnalit�s; il insinua que la poltronnerie �tait indivisible; que l'homme qui refuse de tirer un coup de canon est bien pr�s d'en avoir peur; qu'en somme, ces artilleurs qui se battent maintenant � six milles de distance ont prudemment remplac� le courage individuel par les formules math�matiques, et qu'au surplus il y a autant de bravoure � attendre tranquillement un boulet derri�re une plaque, qu'� l'envoyer dans toutes les r�gles de l'art. A ces insinuations Barbicane ne r�pondit rien; peut-�tre m�me ne les connut-il pas, car alors les calculs de sa grande entreprise l'absorbaient enti�rement. Lorsqu'il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la col�re du capitaine Nicholl fut port�e � son paroxysme. Il s'y m�lait une supr�me jalousie et un sentiment absolu d'impuissance! Comment inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neuf cents pieds! Quelle cuirasse r�sisterait jamais � un projectile de vingt mille livres! Nicholl demeura d'abord atterr�, an�anti, bris� sous ce �coup de canon� puis il se releva, et r�solut d'�craser la proposition du poids de ses arguments. Il attaqua donc tr�s violemment les travaux du Gun-Club; il publia nombre de lettres que les journaux ne se refus�rent pas � reproduire. Il essaya de d�molir scientifiquement l'oeuvre de Barbicane. Une fois la guerre entam�e, il appela � son aide des raisons de tout ordre, et, � vrai dire, trop souvent sp�cieuses et de mauvais aloi. D'abord, Barbicane fut tr�s violemment attaqu� dans ses chiffres; Nicholl chercha � prouver par A + B la fausset� de ses formules, et il l'accusa d'ignorer les principes rudimentaires de la balistique. Entre autres erreurs, et suivant ses calculs � lui, Nicholl, il �tait absolument impossible d'imprimer � un corps quelconque une vitesse de douze mille yards par seconde; il soutint, l'alg�bre � la main, que, m�me avec cette vitesse, jamais un projectile aussi pesant ne franchirait les limites de l'atmosph�re terrestre! Il n'irait seulement pas � huit lieues! Mieux encore. En regardant la vitesse comme acquise, en la tenant pour suffisante, l'obus ne r�sisterait pas � la pression des gaz d�velopp�s par l'inflammation de seize cents mille livres de poudre, et r�sist�t-il � cette pression, du moins il ne supporterait pas une pareille temp�rature, il fondrait � sa sortie de la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le cr�ne des imprudents spectateurs. Barbicane, � ces attaques, ne sourcilla pas et continua son oeuvre. Alors Nicholl prit la question sous d'autres faces; sans parler de son inutilit� � tous les points de vue, il regarda l'exp�rience comme fort dangereuse, et pour les citoyens qui autoriseraient de leur pr�sence un aussi condamnable spectacle, et pour les villes voisines de ce d�plorable canon; il fit �galement remarquer que si le projectile n'atteignait pas son but, r�sultat absolument impossible, il retomberait �videmment sur la Terre, et que la chute d'une pareille masse, multipli�e par le carr� de sa vitesse, compromettrait singuli�rement quelque point du globe. Donc, en pareille circonstance, et sans porter atteinte aux droits de citoyens libres, il �tait des cas o� l'intervention du gouvernement devenait n�cessaire, et il ne fallait pas engager la s�ret� de tous pour le bon plaisir d'un seul. On voit � quelle exag�ration se laissait entra�ner le capitaine Nicholl. Il �tait seul de son opinion. Aussi personne ne tint compte de ses malencontreuses proph�ties. On le laissa donc crier � son aise, et jusqu'� s'�poumoner, puisque cela lui convenait. Il se faisait le d�fenseur d'une cause perdue d'avance; on l'entendait, mais on ne l'�coutait pas, et il n'enleva pas un seul admirateur au pr�sident du Gun-Club. Celui-ci, d'ailleurs, ne prit m�me pas la peine de r�torquer les arguments de son rival. Nicholl, accul� dans ses derniers retranchements, et ne pouvant m�me pas payer de sa personne dans sa cause, r�solut de payer de son argent. Il proposa donc publiquement dans l'_Enquirer_ de Richmond une s�rie de paris con�us en ces termes et suivant une proportion croissante. Il paria: 1� Que les fonds n�cessaires � l'entreprise du Gun-Club ne seraient pas faits, ci... 1000 dollars 2� Que l'op�ration de la fonte d'un canon de neuf cents pieds �tait impraticable et ne r�ussirait pas, ci.............. 2000 -- 3� Qu'il serait impossible de charger la Columbiad, et que le pyroxyle prendrait feu de lui-m�me sous la pression du projectile, ci...................... 3000 -- 4� Que la Columbiad �claterait au premier coup, ci............................... 4000 -- 5� Que le boulet n'irait pas seulement six milles et retomberait quelques secondes apr�s avoir �t� lanc�, si... 5000 -- On le voit c'�tait une somme importante que risquait le capitaine dans son invincible ent�tement. Il ne s'agissait pas moins de quinze mille dollars [Quatre-vingt-un mille trois cents francs.]. Malgr� l'importance du pari, le 19 mai, il re�ut un pli cachet�, d'un laconisme superbe et con�u en ces termes: _Baltimore, 18 octobre_. _Tenu_. BARBICANE. XI -------------------- FLORIDE ET TEXAS Cependant, une question restait encore � d�cider: il fallait choisir un endroit favorable � l'exp�rience. Suivant la recommandation de l'Observatoire de Cambridge, le tir devait �tre dirig� perpendiculairement au plan de l'horizon, c'est-�-dire vers le z�nith; or, la Lune ne monte au z�nith que dans les lieux situ�s entre 0� et 28� de latitude, en d'autres termes, sa d�clinaison n'est que de 28� [La d�clinaison d'un astre est sa latitude dans la sph�re c�leste; l'ascension droite en est la longitude.]. Il s'agissait donc de d�terminer exactement le point du globe o� serait fondue l'immense Columbiad. Le 20 octobre, le Gun-Club �tant r�uni en s�ance g�n�rale, Barbicane apporta une magnifique carte des �tats-Unis de Z. Belltropp. Mais, sans lui laisser le temps de la d�ployer, J.-T. Maston avait demand� la parole avec sa v�h�mence habituelle, et parl� en ces termes: �Honorables coll�gues, la question qui va se traiter aujourd'hui a une v�ritable importance nationale, et elle va nous fournir l'occasion de faire un grand acte de patriotisme. Les membres du Gun-Club se regard�rent sans comprendre o� l'orateur voulait en venir. �Aucun de vous, reprit-il, n'a la pens�e de transiger avec la gloire de son pays, et s'il est un droit que l'Union puisse revendiquer, c'est celui de receler dans ses flancs le formidable canon du Gun-Club. Or, dans les circonstances actuelles... --Brave Maston... dit le pr�sident. --Permettez-moi de d�velopper ma pens�e, reprit l'orateur. Dans les circonstances actuelles, nous sommes forc�s de choisir un lieu assez rapproch� de l'�quateur, pour que l'exp�rience se fasse dans de bonnes conditions... --Si vous voulez bien... dit Barbicane. --Je demande la libre discussion des id�es, r�pliqua le bouillant J.-T. Maston, et je soutiens que le territoire duquel s'�lancera notre glorieux projectile doit appartenir � l'Union. --Sans doute! r�pondirent quelques membres. --Eh bien! puisque nos fronti�res ne sont pas assez �tendues, puisque au sud l'Oc�an nous oppose une barri�re infranchissable, puisqu'il nous faut chercher au-del� des �tats-Unis et dans un pays limitrophe ce vingt-huiti�me parall�le, c'est l� un _casus belli_ l�gitime, et je demande que l'on d�clare la guerre au Mexique! --Mais non! mais non! s'�cria-t-on de toutes parts. --Non! r�pliqua J.-T. Maston. Voil� un mot que je m'�tonne d'entendre dans cette enceinte! --Mais �coutez donc!... --Jamais! jamais! s'�cria le fougueux orateur. T�t ou tard cette guerre se fera, et je demande qu'elle �clate aujourd'hui m�me. --Maston, dit Barbicane en faisant d�tonner son timbre avec fracas, je vous retire la parole! Maston voulut r�pliquer, mais quelques-uns de ses coll�gues parvinrent � le contenir. �Je conviens, dit Barbicane, que l'exp�rience ne peut et ne doit �tre tent�e que sur le sol de l'Union, mais si mon impatient ami m'e�t laiss� parler, s'il e�t jet� les yeux sur une carte, il saurait qu'il est parfaitement inutile de d�clarer la guerre � nos voisins, car certaines fronti�res des �tats-Unis s'�tendent au-del� du vingt-huiti�me parall�le. Voyez, nous avons � notre disposition toute la partie m�ridionale du Texas et des Florides. L'incident n'eut pas de suite; cependant, ce n� fut pas sans regret que J.-T. Maston se laissa convaincre. Il fut donc d�cid� que la Columbiad serait coul�e, soit dans le sol du Texas, soit dans celui de la Floride. Mais cette d�cision devait cr�er une rivalit� sans exemple entre les villes de ces deux �tats. Le vingt-huiti�me parall�le, � sa rencontre avec la c�te am�ricaine, traverse la p�ninsule de la Floride et la divise en deux parties � peu pr�s �gales. Puis, se jetant dans le golfe du Mexique, il sous-tend l'arc form� par les c�tes de l'Alabama, du Mississippi et de la Louisiane. Alors, abordant le Texas, dont il coupe un angle, il se prolonge � travers le Mexique, franchit la Sonora, enjambe la vieille Californie et va se perdre dans les mers du Pacifique. Il n'y avait donc que les portions du Texas et de la Floride, situ�es au-dessous de ce parall�le, qui fussent dans les conditions de latitude recommand�es par l'Observatoire de Cambridge. La Floride, dans sa partie m�ridionale, ne compte pas de cit�s importantes. Elle est seulement h�riss�e de forts �lev�s contre les Indiens errants. Une seule ville, Tampa-Town, pouvait r�clamer en faveur de sa situation et se pr�senter avec ses droits. Au Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et plus importantes, Corpus-Christi, dans le county de Nueces, et toutes les cit�s situ�es sur le Rio-Bravo, Laredo, Comalites, San-Ignacio, dans le Web, Roma, Rio-Grande-City, dans le Starr, Edinburg, dans l'Hidalgo, Santa-Rita, el Panda, Brownsville, dans le Cam�ron, form�rent une ligue imposante contre les pr�tentions de la Floride. Aussi, la d�cision � peine connue, les d�put�s texiens et floridiens arriv�rent � Baltimore par le plus court; � partir de ce moment, le pr�sident Barbicane et les membres influents du Gun-Club furent assi�g�s jour et nuit de r�clamations formidables. Si sept villes de la Gr�ce se disput�rent l'honneur d'avoir vu na�tre Hom�re, deux �tats tout entiers mena�aient d'en venir aux mains � propos d'un canon. On vit alors ces �fr�res f�roces� se promener en armes dans les rues de la ville. A chaque rencontre, quelque conflit �tait � craindre, qui aurait eu des cons�quences d�sastreuses. Heureusement la prudence et l'adresse du pr�sident Barbicane conjur�rent ce danger. Les d�monstrations personnelles trouv�rent un d�rivatif dans les journaux des divers �tats. Ce fut ainsi que le _New York Herald_ et la _Tribune_ soutinrent le Texas, tandis que le _Times_ et l'_American Review_ prirent fait et cause pour les d�put�s floridiens. Les membres du Gun-Club ne savaient plus auquel entendre. Le Texas arrivait fi�rement avec ses vingt-six comt�s, qu'il semblait mettre en batterie; mais la Floride r�pondait que douze comt�s pouvaient plus que vingt-six, dans un pays six fois plus petit. Le Texas se targuait fort de ses trois cent trente mille indig�nes, mais la Floride, moins vaste, se vantait d'�tre plus peupl�e avec cinquante-six mille. D'ailleurs elle accusait le Texas d'avoir une sp�cialit� de fi�vres palud�ennes qui lui co�taient, bon an mal an, plusieurs milliers d'habitants. Et elle n'avait pas tort. A son tour, le Texas r�pliquait qu'en fait de fi�vres la Floride n'avait rien � lui envier, et qu'il �tait au moins imprudent de traiter les autres de pays malsains, quand on avait l'honneur de poss�der le �v�mito negro� � l'�tat chronique. Et il avait raison. �D'ailleurs, ajoutaient les Texiens par l'organe du _New York Herald_, on doit des �gards � un �tat o� pousse le plus beau coton de toute l'Am�rique, un �tat qui produit le meilleur ch�ne vert pour la construction des navires, un �tat qui renferme de la houille superbe et des mines de fer dont le rendement est de cinquante pour cent de minerai pur. A cela l'_American Review_ r�pondait que le sol de la Floride, sans �tre aussi riche, offrait de meilleures conditions pour le moulage et la fonte de la Columbiad, car il �tait compos� de sable et de terre argileuse. �Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que ce soit dans un pays, il faut arriver dans ce pays; or, les communications avec la Floride sont difficiles, tandis que la c�te du Texas offre la baie de Galveston, qui a quatorze lieues de tour et qui peut contenir les flottes du monde entier. --Bon! r�p�taient les journaux d�vou�s aux Floridiens, vous nous la donnez belle avec votre baie de Galveston situ�e au-dessus du vingt-neuvi�me parall�le. N'avons-nous pas la baie d'Espiritu-Santo, ouverte pr�cis�ment sur le vingt-huiti�me degr� de latitude, et par laquelle les navires arrivent directement � Tampa-Town? --Jolie baie! r�pondait le Texas, elle est � demi ensabl�e! --Ensabl�s vous-m�mes! s'�criait la Floride. Ne dirait-on pas que je suis un pays de sauvages? --Ma foi, les S�minoles courent encore vos prairies! --Eh bien! et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc civilis�s! La guerre se soutenait ainsi depuis quelques jours, quand la Floride essaya d'entra�ner son adversaire sur un autre terrain, et un matin le _Times_ insinua que, l'entreprise �tant �essentiellement am�ricaine�, elle ne pouvait �tre tent�e que sur un territoire �essentiellement am�ricain�! A ces mots le Texas bondit: �Am�ricains! s'�cria-t-il, ne le sommes-nous pas autant que vous? Le Texas et la Floride n'ont-ils pas �t� incorpor�s tous les deux � l'Union en 1845? --Sans doute, r�pondit le _Times_, mais nous appartenons aux Am�ricains depuis 1820. --Je le crois bien, r�pliqua la _Tribune_; apr�s avoir �t� Espagnols ou Anglais pendant deux cents ans, on vous a vendus aux �tats-Unis pour cinq millions de dollars! --Et qu'importe! r�pliqu�rent les Floridiens, devons-nous en rougir? En 1803, n'a-t-on pas achet� la Louisiane � Napol�on au prix de seize millions de dollars [Quatre-vingt-deux millions de francs.]? --C'est une honte! s'�cri�rent alors les d�put�s du Texas. Un mis�rable morceau de terre comme la Floride, oser se comparer au Texas, qui, au lieu de se vendre, s'est fait ind�pendant lui-m�me, qui a chass� les Mexicains le 2 mars 1836, qui s'est d�clar� r�publique f�d�rative apr�s la victoire remport�e par Samuel Houston aux bords du San-Jacinto sur les troupes de Santa-Anna! Un pays enfin qui s'est adjoint volontairement aux �tats-Unis d'Am�rique! --Parce qu'il avait peur des Mexicains!� r�pondit la Floride. Peur! Du jour o� ce mot, vraiment trop vif, fut prononc�, la position devint intol�rable. On s'attendit � un �gorgement des deux partis dans les rues de Baltimore. On fut oblig� de garder les d�put�s � vue. Le pr�sident Barbicane ne savait o� donner de la t�te. Les notes, les documents, les lettres grosses de menaces pleuvaient dans sa maison. Quel parti devait-il prendre? Au point de vue de l'appropriation du sol, de la facilit� des communications, de la rapidit� des transports, les droits des deux �tats �taient v�ritablement �gaux. Quant aux personnalit�s politiques, elles n'avaient que faire dans la question. Or, cette h�sitation, cet embarras durait d�j� depuis longtemps, quand Barbicane r�solut d'en sortir; il r�unit ses coll�gues, et la solution qu'il leur proposa fut profond�ment sage, comme on va le voir. �En consid�rant bien, dit-il, ce qui vient de se passer entre la Floride et le Texas, il est �vident que les m�mes difficult�s se reproduiront entre les villes de l'�tat favoris�. La rivalit� descendra du genre � l'esp�ce, de l'�tat � la Cit�, et voil� tout. Or, le Texas poss�de onze villes dans les conditions voulues, qui se disputeront l'honneur de l'entreprise et nous cr�eront de nouveaux ennuis, tandis que la Floride n'en a qu'une. Va donc pour la Floride et pour Tampa-Town! Cette d�cision, rendue publique, atterra les d�put�s du Texas. Ils entr�rent dans une indescriptible fureur et adress�rent des provocations nominales aux divers membres du Gun-Club. Les magistrats de Baltimore n'eurent plus qu'un parti � prendre, et ils le prirent. On fit chauffer un train sp�cial, on y embarqua les Texiens bon gr� mal gr�, et ils quitt�rent la ville avec une rapidit� de trente milles � l'heure. Mais, si vite qu'ils fussent emport�s, ils eurent le temps de jeter un dernier et mena�ant sarcasme � leurs adversaires. Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simple presqu'�le resserr�e entre deux mers, ils pr�tendirent qu'elle ne r�sisterait pas � la secousse du tir et qu'elle sauterait au premier coup de canon. �Eh bien! qu'elle saute!� r�pondirent les Floridiens avec un laconisme digne des temps antiques. XII -------------------- URBI ET ORBI Les difficult�s astronomiques, m�caniques, topographiques une fois r�solues, vint la question d'argent. Il s'agissait de se procurer une somme �norme pour l'ex�cution du projet. Nul particulier, nul �tat m�me n'aurait pu disposer des millions n�cessaires. Le pr�sident Barbicane prit donc le parti, bien que l'entreprise f�t am�ricaine, d'en faire une affaire d'un int�r�t universel et de demander � chaque peuple sa coop�ration financi�re. C'�tait � la fois le droit et le devoir de toute la Terre d'intervenir dans les affaires de son satellite. La souscription ouverte dans ce but s'�tendit de Baltimore au monde entier, _urbi et orbi_. Cette souscription devait r�ussir au-del� de toute esp�rance. Il s'agissait cependant de sommes � donner, non � pr�ter. L'op�ration �tait purement d�sint�ress�e dans le sens litt�ral du mot, et n'offrait aucune chance de b�n�fice. Mais l'effet de la communication Barbicane ne s'�tait pas arr�t� aux fronti�res des �tats-Unis; il avait franchi l'Atlantique et le Pacifique, envahissant � la fois l'Asie et l'Europe, l'Afrique et l'Oc�anie. Les observatoires de l'Union se mirent en rapport imm�diat avec les observatoires des pays �trangers; les uns, ceux de Paris, de P�tersbourg, du Cap, de Berlin, d'Altona, de Stockholm, de Varsovie, de Hambourg, de Bude, de Bologne, de Malte, de Lisbonne, de B�nar�s, de Madras, de P�king, firent parvenir leurs compliments au Gun-Club; les autres gard�rent une prudente expectative. Quant � l'observatoire de Greenwich, approuv� par les vingt-deux autres �tablissements astronomiques de la Grande-Bretagne, il fut net; il nia hardiment la possibilit� du succ�s, et se rangea aux th�ories du capitaine Nicholl. Aussi, tandis que diverses soci�t�s savantes promettaient d'envoyer des d�l�gu�s � Tampa-Town, le bureau de Greenwich, r�uni en s�ance, passa brutalement � l'ordre du jour sur la proposition Barbicane. C'�tait l� de la belle et bonne jalousie anglaise. Pas autre chose. En somme, l'effet fut excellent dans le monde scientifique, et de l� il passa parmi les masses, qui, en g�n�ral, se passionn�rent pour la question. Fait d'une haute importance, puisque ces masses allaient �tre appel�es � souscrire un capital consid�rable. Le pr�sident Barbicane, le 8 octobre, avait lanc� un manifeste empreint d'enthousiasme, et dans lequel il faisait appel �� tous les hommes de bonne volont� sur la Terre�. Ce document, traduit en toutes langues, r�ussit beaucoup. Les souscriptions furent ouvertes dans les principales villes de l'Union pour se centraliser � la banque de Baltimore, 9, Baltimore street; puis on souscrivit dans les diff�rents �tats des deux continents: A Vienne, chez S.-M. de Rothschild; A P�tersbourg, chez Stieglitz et Ce; A Paris, au Cr�dit mobilier; A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson; A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils; A Turin, chez Ardouin et Ce; A Berlin, chez Mendelssohn; A Gen�ve, chez Lombard, Odier et Ce; A Constantinople, � la Banque Ottomane; A Bruxelles, chez S. Lambert; A Madrid, chez Daniel Weisweller; A Amsterdam, au Cr�dit N�erlandais; A Rome, chez Torlonia et Ce; A Lisbonne, chez Lecesne; A Copenhague, � la Banque priv�e; A Buenos Aires, � la Banque Maua; A Rio de Janeiro, m�me maison; A Montevideo, m�me maison; A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce; A Mexico, chez Martin Daran et Ce; A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce. Trois jours apr�s le manifeste du pr�sident Barbicane, quatre millions de dollars [Vingt et un millions de francs (21,680,000).] �taient vers�s dans les diff�rentes villes de l'Union. Avec un pareil acompte, le Gun-Club pouvait d�j� marcher. Mais, quelques jours plus tard, les d�p�ches apprenaient � l'Am�rique que les souscriptions �trang�res se couvraient avec un v�ritable empressement. Certains pays se distinguaient par leur g�n�rosit�; d'autres se desserraient moins facilement. Affaire de temp�rament. Du reste, les chiffres sont plus �loquents que les paroles, et voici l'�tat officiel des sommes qui furent port�es � l'actif du Gun-Club, apr�s souscription close. La Russie versa pour son contingent l'�norme somme de trois cent soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles [Un million quatre cent soixante-quinze mille francs.]. Pour s'en �tonner, il faudrait m�conna�tre le go�t scientifique des Russes et le progr�s qu'ils impriment aux �tudes astronomiques, gr�ce � leurs nombreux observatoires, dont le principal a co�t� deux millions de roubles. La France commen�a par rire de la pr�tention des Am�ricains. La Lune servit de pr�texte � mille calembours us�s et � une vingtaine de vaudevilles, dans lesquels le mauvais go�t le disputait � l'ignorance. Mais, de m�me que les Fran�ais pay�rent jadis apr�s avoir chant�, ils pay�rent, cette fois, apr�s avoir ri, et ils souscrivirent pour une somme de douze cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs. A ce prix-l�, ils avaient bien le droit de s'�gayer un peu. L'Autriche se montra suffisamment g�n�reuse au milieu de ses tracas financiers. Sa part s'�leva dans la contribution publique � la somme de deux cent seize mille florins [Cinq cent vingt mille francs.], qui furent les bienvenus. Cinquante-deux mille rixdales [Deux cent quatre-vingt-quatorze mille trois cent vingt francs.], tel fut l'appoint de la Su�de et de la Norv�ge. Le chiffre �tait consid�rable relativement au pays; mais il e�t �t� certainement plus �lev�, si la souscription avait eu lieu � Christiania en m�me temps qu'� Stockholm. Pour une raison ou pour une autre, les Norv�giens n'aiment pas � envoyer leur argent en Su�de. La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille thalers [Neuf cent trente-sept mille cinq cents francs.], t�moigna de sa haute approbation pour l'entreprise. Ses diff�rents observatoires contribu�rent avec empressement pour une somme importante et furent les plus ardents � encourager le pr�sident Barbicane. La Turquie se conduisit g�n�reusement; mais elle �tait personnellement int�ress�e dans l'affaire; la Lune, en effet, r�gle le cours de ses ann�es et son je�ne du Ramadan. Elle ne pouvait faire moins que de donner un million trois cent soixante-douze mille six cent quarante piastres [Trois cent quarante-trois mille cent soixante francs.], et elle les donna avec une ardeur qui d�non�ait, cependant, une certaine pression du gouvernement de la Porte. La Belgique se distingua entre tous les �tats de second ordre par un don de cinq cent treize mille francs, environ douze centimes par habitant. La Hollande et ses colonies s'int�ress�rent dans l'op�ration pour cent dix mille florins [Deux cent trente-cinq mille quatre cents francs.], demandant seulement qu'il leur f�t fait une bonification de cinq pour cent d'escompte, puisqu'elles payaient comptant. Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna cependant neuf mille ducats fins [Cent dix-sept mille quatre cent quatorze francs.], ce qui prouve l'amour des Danois pour les exp�ditions scientifiques. La Conf�d�ration germanique s'engagea pour trente-quatre mille deux cent quatre-vingt-cinq florins [Soixante-douze mille francs.]; on ne pouvait rien lui demander de plus; d'ailleurs, elle n'e�t pas donn� davantage. Quoique tr�s g�n�e, l'Italie trouva deux cent mille lires dans les poches de ses enfants, mais en les retournant bien. Si elle avait eu la V�n�tie, elle aurait fait mieux; mais enfin elle n'avait pas la V�n�tie. Les �tats de l'�glise ne crurent pas devoir envoyer moins de sept mille quarante �cus romains [Trente-huit mille seize francs.], et le Portugal poussa son d�vouement � la science jusqu'� trente mille cruzades [Cent treize mille deux cents francs.]. Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-six piastres fortes [Mille sept cent vingt-sept francs.]; mais les empires qui se fondent sont toujours un peu g�n�s. Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l'apport modeste de la Suisse dans l'oeuvre am�ricaine. Il faut le dire franchement, la Suisse ne voyait point le c�t� pratique de l'op�ration; il ne lui semblait pas que l'action d'envoyer un boulet dans la Lune f�t de nature � �tablir des relations d'affaires avec l'astre des nuits, et il lui paraissait peu prudent d'engager ses capitaux dans une entreprise aussi al�atoire. Apr�s tout, la Suisse avait peut-�tre raison. Quant � l'Espagne, il lui fut impossible de r�unir plus de cent dix r�aux [Cinquante-neuf francs quarante-huit centimes.]. Elle donna pour pr�texte qu'elle avait ses chemins de fer � terminer. La v�rit� est que la science n'est pas tr�s bien vue dans ce pays-l�. Il est encore un peu arri�r�. Et puis certains Espagnols, non des moins instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse du projectile compar�e � celle de la Lune; ils craignaient qu'il ne v�nt � d�ranger son orbite, � la troubler dans son r�le de satellite et � provoquer sa chute � la surface du globe terrestre. Dans ce cas-l�, il valait mieux s'abstenir. Ce qu'ils firent, � quelques r�aux pr�s. Restait l'Angleterre. On conna�t la m�prisante antipathie avec laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les Anglais n'ont qu'une seule et m�me �me pour les vingt-cinq millions d'habitants que renferme la Grande-Bretagne. Ils donn�rent � entendre que l'entreprise du Gun-Club �tait contraire �au principe de non-intervention�, et ils ne souscrivirent m�me pas pour un farthing. A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les �paules et revint � sa grande affaire. Quand l'Am�rique du Sud, c'est-�-dire le P�rou, le Chili, le Br�sil, les provinces de la Plata, la Colombie, eurent pour leur quote-part vers� entre ses mains la somme de trois cent mille dollars [Un million six cent vingt-six mille francs.], il se trouva � la t�te d'un capital consid�rable, dont voici le d�compte: Souscription des �tats-Unis.... 4,000,000 dollars Souscriptions �trang�res....... 1,446,675 dollars ----------------- Total.......................... 5,446,675 dollars C'�tait donc cinq millions quatre cent quarante-six mille six cent soixante-quinze dollars [Vingt-neuf millions cinq cent vingt mille neuf cent quatre-vingt-trois francs quarante centimes.] que le public versait dans la caisse du Gun-Club. Que personne ne soit surpris de l'importance de la somme. Les travaux de la fonte, du forage, de la ma�onnerie, le transport des ouvriers, leur installation dans un pays presque inhabit�, les constructions de fours et de b�timents, l'outillage des usines, la poudre, le projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis, l'absorber � peu pr�s tout enti�re. Certains coups de canon de la guerre f�d�rale sont revenus � mille dollars; celui du pr�sident Barbicane, unique dans les fastes de l'artillerie, pouvait bien co�ter cinq mille fois plus. Le 20 octobre, un trait� fut conclu avec l'usine de Goldspring, pr�s New York, qui, pendant la guerre, avait fourni � Parrott ses meilleurs canons de fonte. Il fut stipul�, entre les parties contractantes, que l'usine de Goldspring s'engageait � transporter � Tampa-Town, dans la Floride m�ridionale, le mat�riel n�cessaire pour la fonte de la Columbiad. Cette op�ration devait �tre termin�e, au plus tard, le 15 octobre prochain, et le canon livr� en bon �tat, sous peine d'une indemnit� de cent dollars [Cinq cent quarante-deux francs.] par jour jusqu'au moment o� la Lune se pr�senterait dans les m�mes conditions, c'est-�-dire dans dix-huit ans et onze jours. L'engagement des ouvriers, leur paie, les am�nagements n�cessaires incombaient � la compagnie du Goldspring. Ce trait�, fait double et de bonne foi, fut sign� par I. Barbicane, pr�sident du Gun-Club, et J. Murchison, directeur de l'usine de Goldspring, qui approuv�rent l'�criture de part et d'autre. XIII -------------------- STONE'S-HILL Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au d�triment du Texas, chacun en Am�rique, o� tout le monde sait lire, se fit un devoir d'�tudier la g�ographie de la Floride. Jamais les libraires ne vendirent tant de _Bartram's travel in Florida_, de _Roman's natural history of East and West Florida_, de _William's territory of Florida_, de _Cleland on the culture of the Sugar-Cane in East Florida_. Il fallut imprimer de nouvelles �ditions. C'�tait une fureur. Barbicane avait mieux � faire qu'� lire; il voulait voir de ses propres yeux et marquer l'emplacement de la Columbiad. Aussi, sans perdre un instant, il mit � la disposition de l'Observatoire de Cambridge les fonds n�cessaires � la construction d'un t�lescope, et traita avec la maison Breadwill and Co. d'Albany, pour la confection du projectile en aluminium; puis il quitta Baltimore, accompagn� de J.-T. Maston, du major Elphiston et du directeur de l'usine de Goldspring. Le lendemain, les quatre compagnons de route arriv�rent � La Nouvelle-Orl�ans. L� ils s'embarqu�rent imm�diatement sur le _Tampico_, aviso de la marine f�d�rale, que le gouvernement mettait � leur disposition, et, les feux �tant pouss�s, les rivages de la Louisiane disparurent bient�t � leurs yeux. La travers�e ne fut pas longue; deux jours apr�s son d�part, le _Tampico_, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles [Environ deux cents lieues.], eut connaissance de la c�te floridienne. En approchant, Barbicane se vit en pr�sence d'une terre basse, plate, d'un aspect assez infertile. Apr�s avoir rang� une suite d'anses riches en hu�tres et en homards, le _Tampico_ donna dans la baie d'Espiritu-Santo. Cette baie se divise en deux rades allong�es, la rade de Tampa et la rade d'Hillisboro, dont le steamer franchit bient�t le goulet. Peu de temps apr�s, le fort Brooke dessina ses batteries rasantes au-dessus des flots, et la ville de Tampa apparut, n�gligemment couch�e au fond du petit port naturel form� par l'embouchure de la rivi�re Hillisboro. Ce fut l� que le _Tampico_ mouilla, le 22 octobre, � sept heures du soir; les quatre passagers d�barqu�rent imm�diatement. Barbicane sentit son coeur battre avec violence lorsqu'il foula le sol floridien; il semblait le t�ter du pied, comme fait un architecte d'une maison dont il �prouve la solidit�. J.-T. Maston grattait la terre du bout de son crochet. �Messieurs, dit alors Barbicane, nous n'avons pas de temps � perdre, et d�s demain nous monterons � cheval pour reconna�tre le pays. Au moment o� Barbicane avait atterri, les trois mille habitants de Tampa-Town s'�taient port�s � sa rencontre, honneur bien d� au pr�sident du Gun-Club qui les avait favoris�s de son choix. Ils le re�urent au milieu d'acclamations formidables; mais Barbicane se d�roba � toute ovation, gagna une chambre de l'h�tel Franklin et ne voulut recevoir personne. Le m�tier d'homme c�l�bre ne lui allait d�cid�ment pas. Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race espagnole, pleins de vigueur et de feu, piaffaient sous ses fen�tres. Mais, au lieu de quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers. Barbicane descendit, accompagn� de ses trois compagnons, et s'�tonna tout d'abord de se trouver au milieu d'une pareille cavalcade. Il remarqua en outre que chaque cavalier portait une carabine en bandouli�re et des pistolets dans ses fontes. La raison d'un tel d�ploiement de forces lui fut aussit�t donn�e par un jeune Floridien, qui lui dit: �Monsieur, il y a les S�minoles. --Quels S�minoles? --Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru prudent de vous faire escorte. --Peuh! fit J.-T. Maston en escaladant sa monture. --Enfin, reprit le Floridien, c'est plus s�r. --Messieurs, r�pondit Barbicane, je vous remercie de votre attention, et maintenant, en route! La petite troupe s'�branla aussit�t et disparut dans un nuage de poussi�re. Il �tait cinq heures du matin; le soleil resplendissait d�j� et le thermom�tre marquait 84� [Du thermom�tre Fahrenheit. Cela fait 28 degr�s centigrades.]; mais de fra�ches brises de mer mod�raient cette excessive temp�rature. Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et suivit la c�te, de mani�re � gagner le creek [Petit cours d'eau.] d'Alifia. Cette petite rivi�re se jette dans la baie Hillisboro, � douze milles au-dessous de Tampa-Town. Barbicane et son escorte c�toy�rent sa rive droite en remontant vers l'est. Bient�t les flots de la baie disparurent derri�re un pli de terrain, et la campagne floridienne s'offrit seule aux regards. La Floride se divise en deux parties: l'une au nord, plus populeuse, moins abandonn�e, a Tallahassee pour capitale et Pensacola, l'un des principaux arsenaux maritimes des �tats-Unis; l'autre, press�e entre l'Atlantique et le golfe du Mexique, qui l'�treignent de leurs eaux, n'est qu'une mince presqu'�le rong�e par le courant du Gulf-Stream, pointe de terre perdue au milieu d'un petit archipel, et que doublent incessamment les nombreux navires du canal de Bahama. C'est la sentinelle avanc�e du golfe des grandes temp�tes. La superficie de cet �tat est de trente-huit millions trente-trois mille deux cent soixante-sept acres [Quinze millions trois cent soixante-cinq mille quatre cent quarante hectares.], parmi lesquels il fallait en choisir un situ� en de�� du vingt-huiti�me parall�le et convenable � l'entreprise; aussi Barbicane, en chevauchant, examinait attentivement la configuration du sol et sa distribution particuli�re. La Floride, d�couverte par Juan Ponce de Le�n, en 1512, le jour des Rameaux, fut d'abord nomm�e P�ques-Fleuries. Elle m�ritait peu cette appellation charmante sur ses c�tes arides et br�l�es. Mais, � quelques milles du rivage, la nature du terrain changea peu � peu, et le pays se montra digne de son nom; le sol �tait entrecoup� d'un r�seau de creeks, de rios, de cours d'eau, d'�tangs, de petits lacs; on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais la campagne s'�leva sensiblement et montra bient�t ses plaines cultiv�es, o� r�ussissaient toutes les productions v�g�tales du Nord et du Midi, ses champs immenses dont le soleil des tropiques et les eaux conserv�es dans l'argile du sol faisaient tous les frais de culture, puis enfin ses prairies d'ananas, d'ignames, de tabac, de riz, de coton et de canne � sucre, qui s'�tendaient � perte de vue, en �talant leurs richesses avec une insouciante prodigalit�. Barbicane parut tr�s satisfait de constater l'�l�vation progressive du terrain, et, lorsque J.-T. Maston l'interrogea � ce sujet: �Mon digne ami, lui r�pondit-il, nous avons un int�r�t de premier ordre � couler notre Columbiad dans les hautes terres. --Pour �tre plus pr�s de la Lune? s'�cria le secr�taire du Gun-Club. --Non! r�pondit Barbicane en souriant. Qu'importent quelques toises de plus ou de moins? Non, mais au milieu de terrains �lev�s, nos travaux marcheront plus facilement; nous n'aurons pas � lutter avec les eaux, ce qui nous �vitera des tubages longs et co�teux, et c'est consid�rer, lorsqu'il s'agit de forer un puits de neuf cents pieds de profondeur. --Vous avez raison, dit alors l'ing�nieur Murchison; il faut, autant que possible, �viter les cours d'eau pendant le forage; mais si nous rencontrons des sources, qu'� cela ne tienne, nous les �puiserons avec nos machines, ou nous les d�tournerons. Il ne s'agit pas ici d'un puits art�sien [On a mis neuf ans � forer le puits de Grenelle; il a cinq cent quarante-sept m�tres de profondeur.], �troit et obscur, o� le taraud, la douille, la sonde, en un mot tous les outils du foreur, travaillent en aveugles. Non. Nous op�rerons � ciel ouvert, au grand jour, la pioche ou le pic � la main, et, la mine aidant, nous irons rapidement en besogne. --Cependant, reprit Barbicane, si par l'�l�vation du sol ou sa nature nous pouvons �viter une lutte avec les eaux souterraines, le travail en sera plus rapide et plus parfait; cherchons donc � ouvrir notre tranch�e dans un terrain situ� � quelques centaines de toises au-dessus du niveau de la mer. --Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me trompe, nous trouverons avant peu un emplacement convenable. --Ah! je voudrais �tre au premier coup de pioche, dit le pr�sident. --Et moi au dernier! s'�cria J.-T. Maston. --Nous y arriverons, messieurs, r�pondit l'ing�nieur, et, croyez-moi, la compagnie du Goldspring n'aura pas � vous payer d'indemnit� de retard. --Par sainte Barbe! vous aurez raison! r�pliqua J.-T. Maston; cent dollars par jour jusqu'� ce que la Lune se repr�sente dans les m�mes conditions, c'est-�-dire pendant dix-huit ans et onze jours, savez-vous bien que cela ferait six cent cinquante-huit mille cent dollars [Trois millions cinq cent soixante-six mille neuf cent deux francs.]? --Non, monsieur, nous ne le savons pas, r�pondit l'ing�nieur, et nous n'aurons pas besoin de l'apprendre. Vers dix heures du matin, la petite troupe avait franchi une douzaine de milles; aux campagnes fertiles succ�dait alors la r�gion des for�ts. L�, croissaient les essences les plus vari�es avec une profusion tropicale. Ces for�ts presque imp�n�trables �taient faites de grenadiers, d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers, d'abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont les fruits et les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums. A l'ombre odorante de ces arbres magnifiques chantait et volait tout un monde d'oiseaux aux brillantes couleurs, au milieu desquels on distinguait plus particuli�rement des crabiers, dont le nid devait �tre un �crin, pour �tre digne de ces bijoux emplum�s. J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en pr�sence de cette opulente nature sans en admirer les splendides beaut�s. Mais le pr�sident Barbicane, peu sensible � ces merveilles, avait h�te d'aller en avant; ce pays si fertile lui d�plaisait par sa fertilit� m�me; sans �tre autrement hydroscope, il sentait l'eau sous ses pas et cherchait, mais en vain, les signes d'une incontestable aridit�. Cependant on avan�ait; il fallut passer � gu� plusieurs rivi�res, et non sans quelque danger, car elles �taient infest�es de ca�mans longs de quinze � dix-huit pieds. J.-T. Maston les mena�a hardiment de son redoutable crochet, mais il ne parvint � effrayer que les p�licans, les sarcelles, les pha�tons, sauvages habitants de ces rives, tandis que de grands flamants rouges le regardaient d'un air stupide. Enfin ces h�tes des pays humides disparurent � leur tour; les arbres moins gros s'�parpill�rent dans les bois moins �pais; quelques groupes isol�s se d�tach�rent au milieu de plaines infinies o� passaient des troupeaux de daims effarouch�s. �Enfin! s'�cria Barbicane en se dressant sur ses �triers, voici la r�gion des pins! --Et celle des sauvages�, r�pondit le major. En effet, quelques S�minoles apparaissaient � l'horizon; ils s'agitaient, ils couraient de l'un � l'autre sur leurs chevaux rapides, brandissant de longues lances ou d�chargeant leurs fusils � d�tonation sourde; d'ailleurs ils se born�rent � ces d�monstrations hostiles, sans inqui�ter Barbicane et ses compagnons. Ceux-ci occupaient alors le milieu d'une plaine rocailleuse, vaste espace d�couvert d'une �tendue de plusieurs acres, que le soleil inondait de rayons br�lants. Elle �tait form�e par une large extumescence du terrain, qui semblait offrir aux membres du Gun-Club toutes les conditions requises pour l'�tablissement de leur Columbiad. �Halte! dit Barbicane en s'arr�tant. Cet endroit a-t-il un nom dans le pays? --Il s'appelle Stone's-Hill [Colline de pierres.]�, r�pondit un des Floridiens. Barbicane, sans mot dire, mit pied � terre, prit ses instruments et commen�a � relever sa position avec une extr�me pr�cision; la petite troupe, rang�e autour de lui, l'examinait en gardant un profond silence. En ce moment le soleil passait au m�ridien. Barbicane, apr�s quelques instants, chiffra rapidement le r�sultat de ses observations et dit: �Cet emplacement est situ� � trois cents toises au-dessus du niveau de la mer par 27�7' de latitude et 5�7' de longitude ouest [Au m�ridien de Washington. La diff�rence avec le m�ridien de Paris est de 79�22'. Cette longitude est donc en mesure fran�aise 83�25'.]; il me para�t offrir par sa nature aride et rocailleuse toutes les conditions favorables � l'exp�rience; c'est donc dans cette plaine que s'�l�veront nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de nos ouvriers, et c'est d'ici, d'ici m�me, r�p�ta-t-il en frappant du pied le sommet de Stone's-Hill, que notre projectile s'envolera vers les espaces du monde solaire! XIV -------------------- PIOCHE ET TRUELLE Le soir m�me, Barbicane et ses compagnons rentraient � Tampa-Town, et l'ing�nieur Murchison se r�embarquait sur le _Tampico_ pour La Nouvelle-Orl�ans. Il devait embaucher une arm�e d'ouvriers et ramener la plus grande partie du mat�riel. Les membres du Gun-Club demeur�rent � Tampa-Town, afin d'organiser les premiers travaux en s'aidant des gens du pays. Huit jours apr�s son d�part, le _Tampico_ revenait dans la baie d'Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux � vapeur. Murchison avait r�uni quinze cents travailleurs. Aux mauvais jours de l'esclavage, il e�t perdu son temps et ses peines. Mais depuis que l'Am�rique, la terre de la libert�, ne comptait plus que des hommes libres dans son sein, ceux-ci accouraient partout o� les appelait une main-d'oeuvre largement r�tribu�e. Or, l'argent ne manquait pas au Gun-Club; il offrait � ses hommes une haute paie, avec gratifications consid�rables et proportionnelles. L'ouvrier embauch� pour la Floride pouvait compter, apr�s l'ach�vement des travaux, sur un capital d�pos� en son nom � la banque de Baltimore. Murchison n'eut donc que l'embarras du choix, et il put se montrer s�v�re sur l'intelligence et l'habilet� de ses travailleurs. On est autoris� � croire qu'il enr�la dans sa laborieuse l�gion l'�lite des m�caniciens, des chauffeurs, des fondeurs, des chaufourniers, des mineurs, des briquetiers et des manoeuvres de tout genre, noirs ou blancs, sans distinction de couleur. Beaucoup d'entre eux emmenaient leur famille. C'�tait une v�ritable �migration. Le 31 octobre, � dix heures du matin, cette troupe d�barqua sur les quais de Tampa-Town; on comprend le mouvement et l'activit� qui r�gn�rent dans cette petite ville dont on doublait en un jour la population. En effet, Tampa-Town devait gagner �norm�ment � cette initiative du Gun-Club, non par le nombre des ouvriers, qui furent dirig�s imm�diatement sur Stone's-Hill, mais gr�ce � cette affluence de curieux qui converg�rent peu � peu de tous les points du globe vers la presqu'�le floridienne. Pendant les premiers jours, on s'occupa de d�charger l'outillage apport� par la flottille, les machines, les vivres, ainsi qu'un assez grand nombre de maisons de t�les faites de pi�ces d�mont�es et num�rot�es. En m�me temps, Barbicane plantait les premiers jalons d'un railway long de quinze milles et destin� � relier Stone's-Hill � Tampa-Town. On sait dans quelles conditions se fait le chemin de fer am�ricain; capricieux dans ses d�tours, hardi dans ses pentes, m�prisant les garde-fous et les ouvrages d'art, escaladant les collines, d�gringolant les vall�es, le rail-road court en aveugle et sans souci de la ligne droite; il n'est pas co�teux, il n'est point g�nant; seulement, on y d�raille et l'on y saute en toute libert�. Le chemin de Tampa-Town � Stone's-Hill ne fut qu'une simple bagatelle, et ne demanda ni grand temps ni grand argent pour s'�tablir. Du reste, Barbicane �tait l'�me de ce monde accouru � sa voix; il l'animait, il lui communiquait son souffle, son enthousiasme, sa conviction; il se trouvait en tous lieux, comme s'il e�t �t� dou� du don d'ubiquit� et toujours suivi de J.-T. Maston, sa mouche bourdonnante. Son esprit pratique s'ing�niait � mille inventions. Avec lui point d'obstacles, nulle difficult�, jamais d'embarras; il �tait mineur, ma�on, m�canicien autant qu'artilleur, ayant des r�ponses pour toutes les demandes et des solutions pour tous les probl�mes. Il correspondait activement avec le Gun-Club ou l'usine de Goldspring, et jour et nuit, les feux allum�s, la vapeur maintenue en pression, le _Tampico_ attendait ses ordres dans la rade d'Hillisboro. Barbicane, le 1er novembre, quitta Tampa-Town avec un d�tachement de travailleurs, et d�s le lendemain une ville de maisons m�caniques s'�leva autour de Stone's-Hill; on l'entoura de palissades, et � son mouvement, � son ardeur, on l'e�t bient�t prise pour une des grandes cit�s de l'Union. La vie y fut r�gl�e disciplinairement, et les travaux commenc�rent dans un ordre parfait. Des sondages soigneusement pratiqu�s avaient permis de reconna�tre la nature du terrain, et le creusement put �tre entrepris d�s le 4 novembre. Ce jour-l�, Barbicane r�unit ses chefs d'atelier et leur dit: �Vous savez tous, mes amis, pourquoi je vous ai r�unis dans cette partie sauvage de la Floride. Il s'agit de couler un canon mesurant neuf pieds de diam�tre int�rieur, six pieds d'�paisseur � ses parois et dix-neuf pieds et demi � son rev�tement de pierre; c'est donc au total un puits large de soixante pieds qu'il faut creuser � une profondeur de neuf cents. Cet ouvrage consid�rable doit �tre termin� en huit mois; or, vous avez deux millions cinq cent quarante-trois mille quatre cents pieds cubes de terrain � extraire en deux cent cinquante-cinq jours, soit, en chiffres ronds, dix mille pieds cubes par jour. Ce qui n'offrirait aucune difficult� pour mille ouvriers travaillant � coud�es franches sera plus p�nible dans un espace relativement restreint. N�anmoins, puisque ce travail doit se faire, il se fera, et je compte sur votre courage autant que sur votre habilet�. A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donn� dans le sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil ne resta plus oisif un seul instant dans la main des mineurs. Les ouvriers se relayaient par quart de journ�e. D'ailleurs, quelque colossale que f�t l'op�ration, elle ne d�passait point la limite des forces humaines. Loin de l�. Que de travaux d'une difficult� plus r�elle et dans lesquels les �l�ments durent �tre directement combattus, qui furent men�s � bonne fin! Et, pour ne parler que d'ouvrages semblables, il suffira de citer ce _Puits du P�re Joseph_, construit aupr�s du Caire par le sultan Saladin, � une �poque o� les machines n'�taient pas encore venues centupler la force de l'homme, et qui descend au niveau m�me du Nil, � une profondeur de trois cents pieds! Et cet autre puits creus� � Coblentz par le margrave Jean de Bade jusqu'� six cents pieds dans le sol! Eh bien! de quoi s'agissait-il, en somme? De tripler cette profondeur et sur une largeur d�cuple, ce qui rendrait le forage plus facile! Aussi il n'�tait pas un contrema�tre, pas un ouvrier qui dout�t du succ�s de l'op�ration. Une d�cision importante, prise par l'ing�nieur Murchison, d'accord avec le pr�sident Barbicane, vint encore permettre d'acc�l�rer la marche des travaux. Un article du trait� portait que la Columbiad serait frett�e avec des cercles de fer forg� plac�s � chaud. Luxe de pr�cautions inutiles, car l'engin pouvait �videmment se passer de ces anneaux compresseurs. On renon�a donc � cette clause. De l� une grande �conomie de temps, car on put alors employer ce nouveau syst�me de creusement adopt� maintenant dans la construction des puits, par lequel la ma�onnerie se fait en m�me temps que le forage. Gr�ce � ce proc�d� tr�s simple, il n'est plus n�cessaire d'�tayer les terres au moyen d'�tr�sillons; la muraille les contient avec une in�branlable puissance et descend d'elle-m�me par son propre poids. Cette manoeuvre ne devait commencer qu'au moment o� la pioche aurait atteint la partie solide du sol. Le 4 novembre, cinquante ouvriers creus�rent au centre m�me de l'enceinte palissad�e, c'est-�-dire � la partie sup�rieure de Stone's-Hill, un trou circulaire large de soixante pieds. La pioche rencontra d'abord une sorte de terreau noir, �pais de six pouces, dont elle eut facilement raison. A ce terreau succ�d�rent deux pieds d'un sable fin qui fut soigneusement retir�, car il devait servir � la confection du moule int�rieur. Apr�s ce sable apparut une argile blanche assez compacte, semblable � la marne d'Angleterre, et qui s'�tageait sur une �paisseur de quatre pieds. Puis le fer des pics �tincela sur la couche dure du sol, sur une esp�ce de roche form�e de coquillages p�trifi�s, tr�s s�che, tr�s solide, et que les outils ne devaient plus quitter. A ce point, le trou pr�sentait une profondeur de six pieds et demi, et les travaux de ma�onnerie furent commenc�s. Au fond de cette excavation, on construisit un �rouet� en bois de ch�ne, sorte de disque fortement boulonn� et d'une solidit� � toute �preuve; il �tait perc� � son centre d'un trou offrant un diam�tre �gal au diam�tre ext�rieur da la Columbiad. Ce fut sur ce rouet que repos�rent les premi�res assises de la ma�onnerie, dont le ciment hydraulique encha�nait les pierres avec une inflexible t�nacit�. Les ouvriers, apr�s avoir ma�onn� de la circonf�rence au centre, se trouvaient renferm�s dans un puits large de vingt et un pieds. Lorsque cet ouvrage fut achev�, les mineurs reprirent le pic et la pioche, et ils entam�rent la roche sous le rouet m�me, en ayant soin de le supporter au fur et � mesure sur des �tins� [Sorte de chevalets.] d'une extr�me solidit�; toutes les fois que le trou avait gagn� deux pieds en profondeur, on retirait successivement ces tins; le rouet s'abaissait peu � peu, et avec lui le massif annulaire de ma�onnerie, � la couche sup�rieure duquel les ma�ons travaillaient incessamment, tout en r�servant des ��vents�, qui devaient permettre aux gaz de s'�chapper pendant l'op�ration de la fonte. Ce genre de travail exigeait de la part des ouvriers une habilet� extr�me et une attention de tous les instants; plus d'un, en creusant sous le rouet, fut bless� dangereusement par les �clats de pierre, et m�me mortellement; mais l'ardeur ne se ralentit pas une seule minute, et jour et nuit: le jour, aux rayons d'un soleil qui versait, quelques mois plus tard, quatre-vingt-dix-neuf degr�s [Quarante degr�s centigrades.] de chaleur � ces plaines calcin�es; la nuit, sous les blanches nappes de la lumi�re �lectrique, le bruit des pics sur la roche, la d�tonation des mines, le grincement des machines, le tourbillon des fum�es �parses dans les airs trac�rent autour de Stone's-Hill un cercle d'�pouvante que les troupeaux de bisons ou les d�tachements de S�minoles n'osaient plus franchir. Cependant les travaux avan�aient r�guli�rement; des grues � vapeur activaient l'enl�vement des mat�riaux; d'obstacles inattendus il fut peu question, mais seulement de difficult�s pr�vues, et l'on s'en tirait avec habilet�. Le premier mois �coul�, le puits avait atteint la profondeur assign�e pour ce laps de temps, soit cent douze pieds. En d�cembre, cette profondeur fut doubl�e, et tripl�e en janvier. Pendant le mois de f�vrier, les travailleurs eurent � lutter contre une nappe d'eau qui se fit jour � travers l'�corce terrestre. Il fallut employer des pompes puissantes et des appareils � air comprim� pour l'�puiser afin de b�tonner l'orifice des sources, comme on aveugle une voie d'eau � bord d'un navire. Enfin on eut raison de ces courants malencontreux. Seulement, par suite de la mobilit� du terrain, le rouet c�da en partie, et il y eut un d�bordement partiel. Que l'on juge de l'�pouvantable pouss�e de ce disque de ma�onnerie haut de soixante-quinze toises! Cet accident co�ta la vie � plusieurs ouvriers. Trois semaines durent �tre employ�es � �tayer le rev�tement de pierre, � le reprendre en sous-oeuvre et � r�tablir le rouet dans ses conditions premi�res de solidit�. Mais, gr�ce � l'habilet� de l'ing�nieur, � la puissance des machines employ�es, l'�difice, un instant compromis, retrouva son aplomb, et le forage continua. Aucun incident nouveau n'arr�ta d�sormais la marche de l'op�ration, et le 10 juin, vingt jours avant l'expiration des d�lais fix�s par Barbicane, le puits, enti�rement rev�tu de son parement de pierres, avait atteint la profondeur de neuf cents pieds. Au fond, la ma�onnerie reposait sur un cube massif mesurant trente pieds d'�paisseur, tandis qu'� sa partie sup�rieure elle venait affleurer le sol. Le pr�sident Barbicane et les membres du Gun-Club f�licit�rent chaudement l'ing�nieur Murchison; son travail cyclop�en s'�tait accompli dans des conditions extraordinaires de rapidit�. Pendant ces huit mois, Barbicane ne quitta pas un instant Stone's-Hill; tout en suivant de pr�s les op�rations du forage, il s'inqui�tait incessamment du bien-�tre et de la sant� de ses travailleurs, et il fut assez heureux pour �viter ces �pid�mies communes aux grandes agglom�rations d'hommes et si d�sastreuses dans ces r�gions du globe expos�es � toutes les influences tropicales. Plusieurs ouvriers, il est vrai, pay�rent de leur vie les imprudences inh�rentes � ces dangereux travaux; mais ces d�plorables malheurs sont impossibles � �viter, et ce sont des d�tails dont les Am�ricains se pr�occupent assez peu. Ils ont plus souci de l'humanit� en g�n�ral que de l'individu en particulier. Cependant Barbicane professait les principes contraires, et il les appliquait en toute occasion. Aussi, gr�ce � ses soins, � son intelligence, � son utile intervention dans les cas difficiles, � sa prodigieuse et humaine sagacit�, la moyenne des catastrophes ne d�passa pas celle des pays d'outre-mer cit�s pour leur luxe de pr�cautions, entre autres la France, o� l'on compte environ un accident sur deux cent mille francs de travaux. XV -------------------- LA F�TE DE LA FONTE Pendant les huit mois qui furent employ�s � l'op�ration du forage, les travaux pr�paratoires de la fonte avaient �t� conduits simultan�ment avec une extr�me rapidit�; un �tranger, arrivant � Stone's-Hill, e�t �t� fort surpris du spectacle offert � ses regards. A six cents yards du puits, et circulairement dispos�s autour de ce point central, s'�levaient douze cents fours � r�verb�re, larges de six pieds chacun et s�par�s l'un de l'autre par un intervalle d'une demi-toise. La ligne d�velopp�e par ces douze cents fours offrait une longueur de deux milles [Trois mille six cents m�tres environ.]. Tous �taient construits sur le m�me mod�le avec leur haute chemin�e quadrangulaire, et ils produisaient le plus singulier effet. J.-T. Maston trouvait superbe cette disposition architecturale. Cela lui rappelait les monuments de Washington. Pour lui, il n'existait rien de plus beau, m�me en Gr�ce, �o� d'ailleurs, disait-il, il n'avait jamais �t�. On se rappelle que, dans sa troisi�me s�ance, le Comit� se d�cida � employer la fonte de fer pour la Columbiad, et sp�cialement la fonte grise. Ce m�tal est, en effet, plus tenace, plus ductile, plus doux, facilement al�sable, propre � toutes les op�rations de moulage, et, trait� au charbon de terre, il est d'une qualit� sup�rieure pour les pi�ces de grande r�sistance, telles que canons, cylindres de machines � vapeur, presses hydrauliques, etc. Mais la fonte, si elle n'a subi qu'une seule fusion, est rarement assez homog�ne, et c'est au moyen d'une deuxi�me fusion qu'on l'�pure, qu'on la raffine, en la d�barrassant de ses derniers d�p�ts terreux. Aussi, avant d'�tre exp�di� � Tampa-Town, le minerai de fer, trait� dans les hauts fourneaux de Goldspring et mis en contact avec du charbon et du silicium chauff� � une forte temp�rature, s'�tait carbur� et transform� en fonte [C'est en enlevant ce carbone et ce silicium par l'op�ration de l'affinage dans les fours � puddler que l'on transforme la fonte en fer ductile.]. Apr�s cette premi�re op�ration, le m�tal fut dirig� vers Stone's-Hill. Mais il s'agissait de cent trente-six millions de livres de fonte, masse trop co�teuse � exp�dier par les railways; le prix du transport e�t doubl� le prix de la mati�re. Il parut pr�f�rable d'affr�ter des navires � New York et de les charger de la fonte en barres; il ne fallut pas moins de soixante-huit b�timents de mille tonneaux, une v�ritable flotte, qui, le 3 mai, sortit des passes de New York, prit la route de l'Oc�an, prolongea les c�tes am�ricaines, embouqua le canal de Bahama, doubla la pointe floridienne, et, le 10 du m�me mois, remontant la baie d'Espiritu-Santo, vint mouiller sans avaries dans le port de Tampa-Town. L� les navires furent d�charg�s dans les wagons du rail-road de Stone's-Hill, et, vers le milieu de janvier, l'�norme masse de m�tal se trouvait rendue � destination. On comprend ais�ment que ce n'�tait pas trop de douze cents fours pour liqu�fier en m�me temps ces soixante mille tonnes de fonte. Chacun de ces fours pouvait contenir pr�s de cent quatorze mille livres de m�tal; on les avait �tablis sur le mod�le de ceux qui servirent � la fonte du canon Rodman; ils affectaient la forme trap�zo�dale, et �taient tr�s surbaiss�s. L'appareil de chauffe et la chemin�e se trouvaient aux deux extr�mit�s du fourneau, de telle sorte que celui-ci �tait �galement chauff� dans toute son �tendue. Ces fours, construits en briques r�fractaires, se composaient uniquement d'une grille pour br�ler le charbon de terre, et d'une �sole� sur laquelle devaient �tre d�pos�es les barres de fonte; cette sole, inclin�e sous un angle de vingt-cinq degr�s, permettait au m�tal de s'�couler dans les bassins de r�ception; de l� douze cents rigoles convergentes le dirigeaient vers le puits central. Le lendemain du jour o� les travaux de ma�onnerie et de forage furent termin�s, Barbicane fit proc�der � la confection du moule int�rieur; il s'agissait d'�lever au centre du puits, et suivant son axe, un cylindre haut de neuf cents pieds et large de neuf, qui remplissait exactement l'espace r�serv� � l'�me de la Columbiad. Ce cylindre fut compos� d'un m�lange de terre argileuse et de sable, additionn� de foin et de paille. L'intervalle laiss� entre le moule et la ma�onnerie devait �tre combl� par le m�tal en fusion, qui formerait ainsi des parois de six pieds d'�paisseur. Ce cylindre, pour se maintenir en �quilibre, dut �tre consolid� par des armatures de fer et assujetti de distance en distance au moyen de traverses scell�es dans le rev�tement de pierre; apr�s la fonte, ces traverses devaient se trouver perdues dans le bloc de m�tal, ce qui n'offrait aucun inconv�nient. Cette op�ration se termina le 8 juillet, et le coulage fut fix� au lendemain. �Ce sera une belle c�r�monie que cette f�te de la fonte, dit J.-T. Maston � son ami Barbicane. --Sans doute, r�pondit Barbicane, mais ce ne sera pas une f�te publique! --Comment! vous n'ouvrirez pas les portes de l'enceinte � tout venant? --Je m'en garderai bien, Maston; la fonte de la Columbiad est une op�ration d�licate, pour ne pas dire p�rilleuse, et je pr�f�re qu'elle s'effectue � huis clos. Au d�part du projectile, f�te si l'on veut, mais jusque-l�, non. Le pr�sident avait raison; l'op�ration pouvait offrir des dangers impr�vus, auxquels une grande affluence de spectateurs e�t emp�ch� de parer. Il fallait conserver la libert� de ses mouvements. Personne ne fut donc admis dans l'enceinte, � l'exception d'une d�l�gation des membres du Gun-Club, qui fit le voyage de Tampa-Town. On vit l� le fringant Bilsby, Tom Hunter, le colonel Blomsberry, le major Elphiston, le g�n�ral Morgan, et _tutti quanti_, pour lesquels la fonte de la Columbiad devenait une affaire personnelle. J.-T. Maston s'�tait constitu� leur cic�rone; il ne leur fit gr�ce d'aucun d�tail; il les conduisit partout, aux magasins, aux ateliers, au milieu des machines, et il les for�a de visiter les douze cents fourneaux les uns apr�s les autres. A la douze-centi�me visite, ils �taient un peu �coeur�s. La fonte devait avoir lieu � midi pr�cis; la veille, chaque four avait �t� charg� de cent quatorze mille livres de m�tal en barres, dispos�es par piles crois�es, afin que l'air chaud p�t circuler librement entre elles. Depuis le matin, les douze cents chemin�es vomissaient dans l'atmosph�re leurs torrents de flammes, et le sol �tait agit� de sourdes tr�pidations. Autant de livres de m�tal � fondre, autant de livres de houille � br�ler. C'�taient donc soixante-huit mille tonnes de charbon, qui projetaient devant le disque du soleil un �pais rideau de fum�e noire. La chaleur devint bient�t insoutenable dans ce cercle de fours dont les ronflements ressemblaient au roulement du tonnerre; de puissants ventilateurs y joignaient leurs souffles continus et saturaient d'oxyg�ne tous ces foyers incandescents. L'op�ration, pour r�ussir, demandait � �tre rapidement conduite. Au signal donn� par un coup de canon, chaque four devait livrer passage � la fonte liquide et se vider enti�rement. Ces dispositions prises, chefs et ouvriers attendirent le moment d�termin� avec une impatience m�l�e d'une certaine quantit� d'�motion. Il n'y avait plus personne dans l'enceinte, et chaque contrema�tre fondeur se tenait � son poste pr�s des trous de coul�e. Barbicane et ses coll�gues, install�s sur une �minence voisine, assistaient � l'op�ration. Devant eux, une pi�ce de canon �tait l�, pr�te � faire feu sur un signe de l'ing�nieur. Quelques minutes avant midi, les premi�res gouttelettes du m�tal commenc�rent � s'�pancher; les bassins de r�ception s'emplirent peu � peu, et lorsque la fonte fut enti�rement liquide, on la tint en repos pendant quelques instants, afin de faciliter la s�paration des substances �trang�res. Midi sonna. Un coup de canon �clata soudain et jeta son �clair fauve dans les airs. Douze cents trous de coul�e s'ouvrirent � la fois, et douze cents serpents de feu ramp�rent vers le puits central, en d�roulant leurs anneaux incandescents. L� ils se pr�cipit�rent, avec un fracas �pouvantable, � une profondeur de neuf cents pieds. C'�tait un �mouvant et magnifique spectacle. Le sol tremblait, pendant que ces flots de fonte, lan�ant vers le ciel des tourbillons de fum�e, volatilisaient en m�me temps l'humidit� du moule et la rejetaient par les �vents du rev�tement de pierre sous la forme d'imp�n�trables vapeurs. Ces nuages factices d�roulaient leurs spirales �paisses en montant vers le z�nith jusqu'� une hauteur de cinq cents toises. Quelque sauvage, errant au-del� des limites de l'horizon, e�t pu croire � la formation d'un nouveau crat�re au sein de la Floride, et cependant ce n'�tait l� ni une �ruption, ni une trombe, ni un orage, ni une lutte d'�l�ments, ni un de ces ph�nom�nes terribles que la nature est capable de produire! Non! l'homme seul avait cr�� ces vapeurs rouge�tres, ces flammes gigantesques dignes d'un volcan, ces tr�pidations bruyantes semblables aux secousses d'un tremblement de terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des temp�tes, et c'�tait sa main qui pr�cipitait, dans un ab�me creus� par elle tout un Niagara, de m�tal en fusion. XVI -------------------- LA COLUMBIAD L'op�ration de la fonte avait-elle r�ussi? On en �tait r�duit � de simples conjectures. Cependant tout portait � croire au succ�s, puisque le moule avait absorb� la masse enti�re du m�tal liqu�fi� dans les fours. Quoi qu'il en soit, il devait �tre longtemps impossible de s'en assurer directement. En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent soixante mille livres, il ne fallut pas moins de quinze jours pour en op�rer le refroidissement. Combien de temps, d�s lors, la monstrueuse Columbiad, couronn�e de ses tourbillons de vapeurs, et d�fendue par sa chaleur intense, allait-elle se d�rober aux regards de ses admirateurs? Il �tait difficile de le calculer. L'impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps de temps � une rude �preuve. Mais on n'y pouvait rien. J.-T. Maston faillit se r�tir par d�vouement. Quinze jours apr�s la fonte, un immense panache de fum�e se dressait encore en plein ciel, et le sol br�lait les pieds dans un rayon de deux cents pas autour du sommet de Stone's-Hill. Les jours s'�coul�rent, les semaines s'ajout�rent l'une � l'autre. Nul moyen de refroidir l'immense cylindre. Impossible de s'en approcher. Il fallait attendre, et les membres du Gun-Club rongeaient leur frein. �Nous voil� au 10 ao�t, dit un matin J.-T. Maston. Quatre mois � peine nous s�parent du premier d�cembre! Enlever le moule int�rieur, calibrer l'�me de la pi�ce, charger la Columbiad, tout cela est � faire! Nous ne serons pas pr�ts! On ne peut seulement pas approcher du canon! Est-ce qu'il ne se refroidira jamais! Voil� qui serait une mystification cruelle! On essayait de calmer l'impatient secr�taire sans y parvenir, Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourde irritation. Se voir absolument arr�t� par un obstacle dont le temps seul pouvait avoir raison,--le temps, un ennemi redoutable dans les circonstances,--et �tre � la discr�tion d'un ennemi, c'�tait dur pour des gens de guerre. Cependant des observations quotidiennes permirent de constater un certain changement dans l'�tat du sol. Vers le 15 ao�t, les vapeurs projet�es avaient diminu� notablement d'intensit� et d'�paisseur. Quelques jours apr�s, le terrain n'exhalait plus qu'une l�g�re bu�e, dernier souffle du monstre enferm� dans son cercueil de pierre. Peu � peu les tressaillements du sol vinrent � s'apaiser, et le cercle de calorique se restreignit; les plus impatients des spectateurs se rapproch�rent; un jour on gagna deux toises; le lendemain, quatre; et, le 22 ao�t, Barbicane, ses coll�gues, l'ing�nieur, purent prendre place sur la nappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hill, un endroit fort hygi�nique, � coup s�r, o� il n'�tait pas encore permis d'avoir froid aux pieds. �Enfin!� s'�cria le pr�sident du Gun-Club avec un immense soupir de satisfaction. Les travaux furent repris le m�me jour. On proc�da imm�diatement � l'extraction du moule int�rieur, afin de d�gager l'�me de la pi�ce; le pic, la pioche, les outils � tarauder fonctionn�rent sans rel�che; la terre argileuse et le sable avaient acquis une extr�me duret� sous l'action de la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce m�lange encore br�lant au contact des parois de fonte; les mat�riaux extraits furent rapidement enlev�s sur des chariots mus � la vapeur, et l'on fit si bien, l'ardeur au travail fut telle, l'intervention de Barbicane si pressante, et ses arguments pr�sent�s avec une si grande force sous la forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du moule avait disparu. Imm�diatement l'op�ration de l'al�sage commen�a; les machines furent install�es sans retard et manoeuvr�rent rapidement de puissants al�soirs dont le tranchant vint mordre les rugosit�s de la fonte. Quelques semaines plus tard, la surface int�rieure de l'immense tube �tait parfaitement cylindrique, et l'�me de la pi�ce avait acquis un poli parfait. Enfin, le 22 septembre, moins d'un an apr�s la communication Barbicane, l'�norme engin, rigoureusement calibr� et d'une verticalit� absolue, relev�e au moyen d'instruments d�licats, fut pr�t � fonctionner. Il n'y avait plus que la Lune � attendre, mais on �tait s�r qu'elle ne manquerait pas au rendez-vous. La joie de J.-T. Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire une chute effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds. Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait heureusement conserv�, le secr�taire du Gun-Club, comme un nouvel �rostrate, e�t trouv� la mort dans les profondeurs de la Columbiad. Le canon �tait donc termin�; il n'y avait plus de doute possible sur sa parfaite ex�cution; aussi, le 6 octobre, le capitaine Nicholl, quoi qu'il en e�t, s'ex�cuta vis-�-vis du pr�sident Barbicane, et celui-ci inscrivit sur ses livres, � la colonne des recettes, une somme de deux mille dollars. On est autoris� � croire que la col�re du capitaine fut pouss�e aux derni�res limites et qu'il en fit une maladie. Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre mille et cinq mille dollars, et pourvu qu'il en gagn�t deux, son affaire n'�tait pas mauvaise, sans �tre excellente. Mais l'argent n'entrait point dans ses calculs, et le succ�s obtenu par son rival, dans la fonte d'un canon auquel des plaques de dix toises n'eussent pas r�sist�, lui portait un coup terrible. Depuis le 23 septembre, l'enceinte de Stone's-Hill avait �t� largement ouverte au public, et ce que fut l'affluence des visiteurs se comprendra sans peine. En effet, d'innombrables curieux, accourus de tous les points des �tats-Unis, convergeaient vers la Floride. La ville de Tampa s'�tait prodigieusement accrue pendant cette ann�e, consacr�e tout enti�re aux travaux du Gun-Club, et elle comptait alors une population de cent cinquante mille �mes. Apr�s avoir englob� le fort Brooke dans un r�seau de rues, elle s'allongeait maintenant sur cette langue de terre qui s�pare les deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des quartiers neufs, des places nouvelles, toute une for�t de maisons, avaient pouss� sur ces gr�ves nagu�re d�sertes, � la chaleur du soleil am�ricain. Des compagnies s'�taient fond�es pour l'�rection d'�glises, d'�coles, d'habitations particuli�res, et en moins d'un an l'�tendue de la ville fut d�cupl�e. On sait que les Yankees sont n�s commer�ants; partout o� le sort les jette, de la zone glac�e � la zone torride, il faut que leur instinct des affaires s'exerce utilement. C'est pourquoi de simples curieux, des gens venus en Floride dans l'unique but de suivre les op�rations du Gun-Club, se laiss�rent entra�ner aux op�rations commerciales d�s qu'ils furent install�s � Tampa. Les navires fr�t�s pour le transportement du mat�riel et des ouvriers avaient donn� au port une activit� sans pareille. Bient�t d'autres b�timents, de toute forme et de tout tonnage, charg�s de vivres, d'approvisionnements, de marchandises, sillonn�rent la baie et les deux rades; de vastes comptoirs d'armateurs, des offices de courtiers s'�tablirent dans la ville, et la _Shipping Gazette_ [_Gazette maritime_.] enregistra chaque jour des arrivages nouveaux au port de Tampa. Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville, celle-ci, en consid�ration du prodigieux accroissement de sa population et de son commerce, fut enfin reli�e par un chemin de fer aux �tats m�ridionaux de l'Union. Un railway rattacha la Mobile � Pensacola, le grand arsenal maritime du Sud; puis, de ce point important, il se dirigea sur Tallahassee. L� existait d�j� un petit tron�on de voie ferr�e, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee se mettait en communication avec Saint-Marks, sur les bords de la mer. Ce fut ce bout de road-way qui fut prolong� jusqu'� Tampa-Town, en vivifiant sur son passage et en r�veillant les portions mortes ou endormies de la Floride centrale. Aussi Tampa, gr�ce � ces merveilles de l'industrie dues � l'id�e �close un beau jour dans le cerveau d'un homme, put prendre � bon droit les airs d'une grande ville. On l'avait surnomm�e �Moon-City [Cit� de la Lune.]� et la capitale des Florides subissait une �clipse totale, visible de tous les points du monde. Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalit� fut si grande entre le Texas et la Floride, et l'irritation des Texiens quand ils se virent d�bout�s de leurs pr�tentions par le choix du Gun-Club. Dans leur sagacit� pr�voyante, ils avaient compris ce qu'un pays devait gagner � l'exp�rience tent�e par Barbicane et le bien dont un semblable coup de canon serait accompagn�. Le Texas y perdait un vaste centre de commerce, des chemins de fer et un accroissement consid�rable de population. Tous ces avantages retournaient � cette mis�rable presqu'�le floridienne, jet�e comme une estacade entre les flots du golfe et les vagues de l'oc�an Atlantique. Aussi, Barbicane partageait-il avec le g�n�ral Santa-Anna toutes les antipathies texiennes. Cependant, quoique livr�e � sa furie commerciale et � sa fougue industrielle, la nouvelle population de Tampa-Town n'eut garde d'oublier les int�ressantes op�rations du Gun-Club. Au contraire. Les plus minces d�tails de l'entreprise, le moindre coup de pioche, la passionn�rent. Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville et Stone's-Hill, une procession, mieux encore, un p�lerinage. On pouvait d�j� pr�voir que, le jour de l'exp�rience, l'agglom�ration des spectateurs se chiffrerait par millions, car ils venaient d�j� de tous les points de la terre s'accumuler sur l'�troite presqu'�le. L'Europe �migrait en Am�rique. Mais jusque-l�, il faut le dire, la curiosit� de ces nombreux arrivants n'avait �t� que m�diocrement satisfaite. Beaucoup comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n'en eurent que les fum�es. C'�tait peu pour des yeux avides; mais Barbicane ne voulut admettre personne � cette op�ration. De l� maugr�ement, m�contentement, murmures; on bl�ma le pr�sident; on le taxa d'absolutisme; son proc�d� fut d�clar� �peu am�ricain�. Il y eut presque une �meute autour des palissades de Stone's-Hill. Barbicane, on le sait, resta in�branlable dans sa d�cision. Mais, lorsque la Columbiad fut enti�rement termin�e, le huis clos ne put �tre maintenu; il y aurait eu mauvaise gr�ce, d'ailleurs, � fermer ses portes, pis m�me, imprudence � m�contenter les sentiments publics. Barbicane ouvrit donc son enceinte � tout venant; cependant, pouss� par son esprit pratique, il r�solut de battre monnaie sur la curiosit� publique. C'�tait beaucoup de contempler l'immense Columbiad, mais descendre dans ses profondeurs, voil� ce qui semblait aux Am�ricains �tre le _ne plus ultra_ du bonheur en ce monde. Aussi pas un curieux qui ne voul�t se donner la jouissance de visiter int�rieurement cet ab�me de m�tal. Des appareils, suspendus � un treuil � vapeur, permirent aux spectateurs de satisfaire leur curiosit�. Ce fut une fureur. Femmes, enfants, vieillards, tous se firent un devoir de p�n�trer jusqu'au fond de l'�me les myst�res du canon colossal. Le prix de la descente fut fix� � cinq dollars par personne, et, malgr� son �l�vation, pendant les deux mois qui pr�c�d�rent l'exp�rience, l'affluence les visiteurs permit au Gun-Club d'encaisser pr�s de cinq cent mille dollars [Deux millions sept cent dix mille francs.]. Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad furent les membres du Gun-Club, avantage justement r�serv� � l'illustre assembl�e. Cette solennit� eut lieu le 25 septembre. Une caisse d'honneur descendit le pr�sident Barbicane, J.-T. Maston, le major Elphiston, le g�n�ral Morgan, le colonel Blomsberry, l'ing�nieur Murchison et d'autres membres distingu�s du c�l�bre club. En tout, une dizaine. Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de m�tal. On y �touffait un peu! Mais quelle joie! quel ravissement! Une table de dix couverts avait �t� dress�e sur le massif de pierre qui supportait la Columbiad �clair�e _a giorno_ par un jet de lumi�re �lectrique. Des plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du ciel, vinrent se placer successivement devant les convives, et les meilleurs vins de France coul�rent � profusion pendant ce repas splendide servi � neuf cents pieds sous terre. Le festin fut tr�s anim� et m�me tr�s bruyant; des toasts nombreux s'entrecrois�rent; on but au globe terrestre, on but � son satellite, on but au Gun-Club, on but � l'Union, � la Lune, � Phoeb�, � Diane, � S�l�n�, � l'astre des nuits, � la �paisible courri�re du firmament�! Tous ces hurrahs, port�s sur les ondes sonores de l'immense tube acoustique, arrivaient comme un tonnerre � son extr�mit�, et la foule, rang�e autour de Stone's-Hill, s'unissait de coeur et de cris aux dix convives enfouis au fond de la gigantesque Columbiad. J.-T. Maston ne se poss�dait plus; s'il cria plus qu'il ne gesticula, s'il but plus qu'il ne mangea, c'est un point difficile � �tablir. En tout cas, il n'e�t pas donn� sa place pour un empire, �non, quand m�me le canon charg� amorc�, et faisant feu � l'instant, aurait d� l'envoyer par morceaux dans les espaces plan�taires�. XVII -------------------- UNE D�P�CHE T�L�GRAPHIQUE Les grands travaux entrepris par le Gun-Club �taient, pour ainsi dire, termin�s, et cependant, deux mois allaient encore s'�couler avant le jour o� le projectile s'�lancerait vers la Lune. Deux mois qui devaient para�tre longs comme des ann�es � l'impatience universelle! Jusqu'alors les moindres d�tails de l'op�ration avaient �t� chaque jour reproduits par les journaux, que l'on d�vorait d'un oeil avide et passionn�; mais il �tait � craindre que d�sormais, ce �dividende d'int�r�t� distribu� au public ne f�t fort diminu�, et chacun s'effrayait de n'avoir plus � toucher sa part d'�motions quotidiennes. Il n'en fut rien; l'incident le plus inattendu, le plus extraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable vint fanatiser � nouveau les esprits haletants et rejeter le monde entier sous le coup d'une poignante surexcitation. Un jour, le 30 septembre, � trois heures quarante-sept minutes du soir, un t�l�gramme, transmis par le c�ble immerg� entre Valentia (Irlande), Terre-Neuve et la c�te am�ricaine, arriva � l'adresse du pr�sident Barbicane. Le pr�sident Barbicane rompit l'enveloppe, lut la d�p�che, et, quel que f�t son pouvoir sur lui-m�me, ses l�vres p�lirent, ses yeux se troubl�rent � la lecture des vingt mots de ce t�l�gramme. Voici le texte de cette d�p�che, qui figure maintenant aux archives du Gun-Club: FRANCE, PARIS. _30 septembre, 4 h matin. Barbicane, Tampa, Floride, �tats-Unis. Remplacez obus sph�rique par projectile cylindro-conique. Partirai dedans. Arriverai par steamer_ Atlanta. MICHEL ARDAN. XVIII -------------------- LE PASSAGER DE L'�ATLANTA Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les fils �lectriques, f�t arriv�e simplement par la poste et sous enveloppe cachet�e, si les employ�s fran�ais, irlandais, terre-neuviens, am�ricains n'eussent pas �t� n�cessairement dans la confidence du t�l�graphe, Barbicane n'aurait pas h�sit� un seul instant. Il se serait tu par mesure de prudence et pour ne pas d�consid�rer son oeuvre. Ce t�l�gramme pouvait cacher une mystification, venant d'un Fran�ais surtout. Quelle apparence qu'un homme quelconque f�t assez audacieux pour concevoir seulement l'id�e d'un pareil voyage? Et si cet homme existait, n'�tait-ce pas un fou qu'il fallait enfermer dans un cabanon et non dans un boulet? Mais la d�p�che �tait connue, car les appareils de transmission sont peu discrets de leur nature, et la proposition de Michel Ardan courait d�j� les divers �tats de l'Union. Ainsi Barbicane n'avait plus aucune raison de se taire. Il r�unit donc ses coll�gues pr�sents � Tampa-Town, et sans laisser voir sa pens�e, sans discuter le plus ou moins de cr�ance que m�ritait le t�l�gramme, il en lut froidement le texte laconique. �Pas possible!--C'est invraisemblable!--Pure plaisanterie!--On s'est moqu� de nous!--Ridicule!--Absurde!� Toute la s�rie des expressions qui servent � exprimer le doute, l'incr�dulit�, la sottise, la folie, se d�roula pendant quelques minutes, avec accompagnement des gestes usit�s en pareille circonstance. Chacun souriait, riait, haussait les �paules ou �clatait de rire, suivant sa disposition d'humeur. Seul, J.-T. Maston eut un mot superbe. �C'est une id�e, cela! s'�cria-t-il. --Oui, lui r�pondit le major, mais s'il est quelquefois permis d'avoir des id�es comme celle-l�, c'est � la condition de ne pas m�me songer � les mettre � ex�cution. --Et pourquoi pas?� r�pliqua vivement le secr�taire du Gun-Club, pr�t � discuter. Mais on ne voulut pas le pousser davantage. Cependant le nom de Michel Ardan circulait d�j� dans la ville de Tampa. Les �trangers et les indig�nes se regardaient, s'interrogeaient et plaisantaient, non pas cet Europ�en,--un mythe, un individu chim�rique,--mais J.-T. Maston, qui avait pu croire � l'existence de ce personnage l�gendaire. Quand Barbicane proposa d'envoyer un projectile � la Lune, chacun trouva l'entreprise naturelle, praticable, une pure affaire de balistique! Mais qu'un �tre raisonnable offr�t de prendre passage dans le projectile, de tenter ce voyage invraisemblable, c'�tait une proposition fantaisiste, une plaisanterie, une farce, et, pour employer un mot dont les Fran�ais ont pr�cis�ment la traduction exacte dans leur langage familier, un �humbug [Mystification.]�! Les moqueries dur�rent jusqu'au soir sans discontinuer, et l'on peut affirmer que toute l'Union fut prise d'un fou rire, ce qui n'est gu�re habituel � un pays o� les entreprises impossibles trouvent volontiers des pr�neurs, des adeptes, des partisans. Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les id�es nouvelles, ne laissait pas de tracasser certains esprits. Cela d�rangeait le cours des �motions accoutum�es. �On n'avait pas song� � cela!� Cet incident devint bient�t une obsession par son �tranget� m�me. On y pensait. Que de choses ni�es la veille dont le lendemain a fait des r�alit�s! Pourquoi ce voyage ne s'accomplirait-il pas un jour ou l'autre? Mais, en tout cas, l'homme qui voulait se risquer ainsi devait �tre fou, et d�cid�ment, puisque son projet ne pouvait �tre pris au s�rieux, il e�t mieux fait de se taire, au lieu de troubler toute une population par ses billeves�es ridicules. Mais, d'abord, ce personnage existait-il r�ellement? Grande question! Ce nom, �Michel Ardan�, n'�tait pas inconnu � l'Am�rique! Il appartenait � un Europ�en fort cit� pour ses entreprises audacieuses. Puis, ce t�l�gramme lanc� � travers les profondeurs de l'Atlantique, cette d�signation du navire sur lequel le Fran�ais disait avoir pris passage, la date assign�e � sa prochaine arriv�e, toutes ces circonstances donnaient � la proposition un certain caract�re de vraisemblance. Il fallait en avoir le coeur net. Bient�t les individus isol�s se form�rent en groupes, les groupes se condens�rent sous l'action de la curiosit� comme des atomes en vertu de l'attraction mol�culaire, et, finalement, il en r�sulta une foule compacte, qui se dirigea vers la demeure du pr�sident Barbicane. Celui-ci, depuis l'arriv�e de la d�p�che, ne s'�tait pas prononc�; il avait laiss� l'opinion de J.-T. Maston se produire, sans manifester ni approbation ni bl�me; il se tenait coi, et se proposait d'attendre les �v�nements; mais il comptait sans l'impatience publique, et vit d'un oeil peu satisfait la population de Tampa s'amasser sous ses fen�tres. Bient�t des murmures, des vocif�rations, l'oblig�rent � para�tre. On voit qu'il avait tous les devoirs et, par cons�quent, tous les ennuis de la c�l�brit�. Il parut donc; le silence se fit, et un citoyen, prenant la parole, lui posa carr�ment la question suivante: �Le personnage d�sign� dans la d�p�che sous le nom de Michel Ardan est-il en route pour l'Am�rique, oui ou non? --Messieurs, r�pondit Barbicane, je ne le sais pas plus que vous. --Il faut le savoir, s'�cri�rent des voix impatientes. --Le temps nous l'apprendra, r�pondit froidement le pr�sident. --Le temps n'a pas le droit de tenir en suspens un pays tout entier, reprit l'orateur. Avez-vous modifi� les plans du projectile, ainsi que le demande le t�l�gramme? --Pas encore, messieurs; mais, vous avez raison, il faut savoir � quoi s'en tenir; le t�l�graphe, qui a caus� toute cette �motion, voudra bien compl�ter ses renseignements. --Au t�l�graphe! au t�l�graphe!� s'�cria la foule. Barbicane descendit, et, pr�c�dant l'immense rassemblement, il se dirigea vers les bureaux de l'administration. Quelques minutes plus tard, une d�p�che �tait lanc�e au syndic des courtiers de navires � Liverpool. On demandait une r�ponse aux questions suivantes: �Qu'est-ce que le navire l'_Atlanta_?--Quand a-t-il quitt� l'Europe?--Avait-il � son bord un Fran�ais nomm� Michel Ardan? Deux heures apr�s, Barbicane recevait des renseignements d'une pr�cision qui ne laissait plus place au moindre doute. �Le steamer l'_Atlanta_, de Liverpool, a pris la mer le 2 octobre,--faisant voile pour Tampa-Town,--ayant � son bord un Fran�ais, port� au livre des passagers sous le nom de Michel Ardan. A cette confirmation de la premi�re d�p�che, les yeux du pr�sident brill�rent d'une flamme subite, ses poings se ferm�rent violemment, et on l'entendit murmurer: �C'est donc vrai! c'est donc possible! ce Fran�ais existe! et dans quinze jours il sera ici! Mais c'est un fou! un cerveau br�l�!... Jamais je ne consentirai... Et cependant, le soir m�me, il �crivit � la maison Breadwill and Co., en la priant de suspendre jusqu'� nouvel ordre la fonte du projectile. Maintenant, raconter l'�motion dont fut prise l'Am�rique tout enti�re; comment l'effet de la communication Barbicane fut dix fois d�pass�; ce que dirent les journaux de l'Union, la fa�on dont ils accept�rent la nouvelle et sur quel mode ils chant�rent l'arriv�e de ce h�ros du vieux continent; peindre l'agitation f�brile dans laquelle chacun v�cut, comptant les heures, comptant les minutes, comptant les secondes; donner une id�e, m�me affaiblie, de cette obsession fatigante de tous les cerveaux ma�tris�s par une pens�e unique; montrer les occupations c�dant � une seule pr�occupation, les travaux arr�t�s, le commerce suspendu, les navires pr�ts � partir restant affourch�s dans le port pour ne pas manquer l'arriv�e de l'_Atlanta_, les convois arrivant pleins et retournant vides, la baie d'Espiritu-Santo incessamment sillonn�e par les steamers, les packets-boats, les yachts de plaisance, les fly-boats de toutes dimensions; d�nombrer ces milliers de curieux qui quadrupl�rent en quinze jours la population de Tampa-Town et durent camper sous des tentes comme une arm�e en campagne, c'est une t�che au-dessus des forces humaines et qu'on ne saurait entreprendre sans t�m�rit�. Le 20 octobre, � neuf heures du matin, les s�maphores du canal de Bahama signal�rent une �paisse fum�e � l'horizon. Deux heures plus tard, un grand steamer �changeait avec eux des signaux de reconnaissance. Aussit�t le nom de l'_Atlanta_ fut exp�di� � Tampa-Town. A quatre heures, le navire anglais donnait dans la rade d'Espiritu-Santo. A cinq, il franchissait les passes de la rade Hillisboro � toute vapeur. A six, il mouillait dans le port de Tampa. L'ancre n'avait pas encore mordu le fond de sable, que cinq cents embarcations entouraient l'_Atlanta_, et le steamer �tait pris d'assaut. Barbicane, le premier, franchit les bastingages, et d'une voix dont il voulait en vain contenir l'�motion: �Michel Ardan! s'�cria-t-il. --Pr�sent!� r�pondit un individu mont� sur la dunette. Barbicane, les bras crois�s, l'oeil interrogateur, la bouche muette, regarda fixement le passager de l'_Atlanta_. C'�tait un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu vo�t� d�j�, comme ces cariatides qui portent des balcons sur leurs �paules. Sa t�te forte, v�ritable hure de lion, secouait par instants une chevelure ardente qui lui faisait une v�ritable crini�re. Une face courte, large aux tempes, agr�ment�e d'une moustache h�riss�e comme les barbes d'un chat et de petits bouquets de poils jaun�tres pouss�s en pleines joues, des yeux ronds un peu �gar�s, un regard de myope, compl�taient cette physionomie �minemment f�line. Mais le nez �tait d'un dessin hardi, la bouche particuli�rement humaine, le front haut, intelligent et sillonn� comme un champ qui ne reste jamais en friche. Enfin un torse fortement d�velopp� et pos� d'aplomb sur de longues jambes, des bras musculeux, leviers puissants et bien attach�s, une allure d�cid�e, faisaient de cet Europ�en un gaillard solidement b�ti, �plut�t forg� que fondu�, pour emprunter une de ses expressions � l'art m�tallurgique. Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent d�chiffr� sans peine sur le cr�ne et la physionomie de ce personnage les signes indiscutables de la combativit�, c'est-�-dire du courage dans le danger et de la tendance � briser les obstacles; ceux de la bienveillance et ceux de la merveillosit�, instinct qui porte certains temp�raments � se passionner pour les choses surhumaines; mais, en revanche, les bosses de l'acquisivit�, ce besoin de poss�der et d'acqu�rir, manquaient absolument. Pour achever le type physique du passager de l'_Atlanta_, il convient de signaler ses v�tements larges de forme, faciles d'entournures, son pantalon et son paletot d'une ampleur d'�toffe telle que Michel Ardan se surnommait lui-m�me �la mort au drap�, sa cravate l�che, son col de chemise lib�ralement ouvert, d'o� sortait un cou robuste, et ses manchettes invariablement d�boutonn�es, � travers lesquelles s'�chappaient des mains f�briles. On sentait que, m�me au plus fort des hivers et des dangers, cet homme-l� n'avait jamais froid,--pas m�me aux yeux. D'ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule, il allait, venait, ne restant jamais en place, �chassant sur ses ancres�, comme disaient les matelots, gesticulant, tutoyant tout le monde et rongeant ses ongles avec une avidit� nerveuse. C'�tait un de ces originaux que le Cr�ateur invente dans un moment de fantaisie et dont il brise aussit�t le moule. En effet, la personnalit� morale de Michel Ardan offrait un large champ aux observations de l'analyste. Cet homme �tonnant vivait dans une perp�tuelle disposition � l'hyperbole et n'avait pas encore d�pass� l'�ge des superlatifs: les objets se peignaient sur la r�tine de son oeil avec des dimensions d�mesur�es; de l� une association d'id�es gigantesques; il voyait tout en grand, sauf les difficult�s et les hommes. C'�tait d'ailleurs une luxuriante nature, un artiste d'instinct, un gar�on spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais s'escrimait plut�t en tirailleur. Dans les discussions, peu soucieux de la logique, rebelle au syllogisme, qu'il n'e�t jamais invent�, il avait des coups � lui. V�ritable casseur de vitres, il lan�ait en pleine poitrine des arguments _ad hominem_ d'un effet s�r, et il aimait � d�fendre du bec et des pattes les causes d�sesp�r�es. Entre autres manies, il se proclamait �un ignorant sublime�, comme Shakespeare, et faisait profession de m�priser les savants: �des gens, disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la partie�. C'�tait, en somme, un boh�mien du pays des monts et merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un Pha�ton menant � fond de train le char du Soleil, un Icare avec des ailes de rechange. Du reste, il payait de sa personne et payait bien, il se jetait t�te lev�e dans les entreprises folles, il br�lait ses vaisseaux avec plus d'entrain qu'Agathocl�s, et, pr�t � se faire casser les reins � toute heure, il finissait invariablement par retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins en moelle de sureau dont les enfants s'amusent. En deux mots, sa devise �tait: _Quand m�me!_ et l'amour de l'impossible sa �ruling passion [Sa ma�tresse passion.]�, suivant la belle expression de Pope. Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les d�fauts de ses qualit�s! Qui ne risque rien n'a rien, dit-on. Ardan risqua souvent et n'avait pas davantage! C'�tait un bourreau d'argent, un tonneau des Dana�des. Homme parfaitement d�sint�ress�, d'ailleurs, il faisait autant de coups de coeur que de coups de t�te; secourable, chevaleresque, il n'e�t pas sign� le �bon � pendre� de son plus cruel ennemi, et se serait vendu comme esclave pour racheter un N�gre. En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage brillant et bruyant. Ne faisait-il pas sans cesse parler de lui par les cent voix de la Renomm�e enrou�es � son service? Ne vivait-il pas dans une maison de verre, prenant l'univers entier pour confident de ses plus intimes secrets? Mais aussi poss�dait-il une admirable collection d'ennemis, parmi ceux qu'il avait plus ou moins froiss�s, bless�s, culbut�s sans merci, en jouant des coudes pour faire sa trou�e dans la foule. Cependant on l'aimait g�n�ralement, on le traitait en enfant g�t�. C'�tait, suivant l'expression populaire, �un homme � prendre ou � laisser�, et on le prenait. Chacun s'int�ressait � ses hardies entreprises et le suivait d'un regard inquiet. On le savait si imprudemment audacieux! Lorsque quelque ami voulait l'arr�ter en lui pr�disant une catastrophe prochaine: �La for�t n'est br�l�e que par ses propres arbres�, r�pondait-il avec un aimable sourire, et sans se douter qu'il citait le plus joli de tous les proverbes arabes. Tel �tait ce passager de l'_Atlanta_, toujours agit�, toujours bouillant sous l'action d'un feu int�rieur, toujours �mu, non de ce qu'il venait faire en Am�rique--il n'y pensait m�me pas--, mais par l'effet de son organisation fi�vreuse. Si jamais individus offrirent un contraste frappant, ce furent bien le Fran�ais Michel Ardan et le Yankee Barbicane, tous les deux, cependant, entreprenants, hardis, audacieux � leur mani�re. La contemplation � laquelle s'abandonnait le pr�sident du Gun-Club en pr�sence de ce rival qui venait le rel�guer au second plan fut vite interrompue par les hurrahs et les vivats de la foule. Ces cris devinrent m�me si fr�n�tiques, et l'enthousiasme prit des formes tellement personnelles, que Michel Ardan, apr�s avoir serr� un millier de mains dans lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se r�fugier dans sa cabine. Barbicane le suivit sans avoir prononc� une parole. �Vous �tes Barbicane? lui demanda Michel Ardan, d�s qu'il furent seuls et du ton dont il e�t parl� � un ami de vingt ans. --Oui, r�pondit le pr�sident du Gun-Club. --Eh bien! bonjour, Barbicane. Comment cela va-t-il? Tr�s bien? Allons tant mieux! tant mieux! --Ainsi, dit Barbicane, sans autre entr�e en mati�re, vous �tes d�cid� � partir? --Absolument d�cid�. --Rien ne vous arr�tera? --Rien. Avez-vous modifi� votre projectile ainsi que l'indiquait ma d�p�che? --J'attendais votre arriv�e. Mais, demanda Barbicane en insistant de nouveau, vous avez bien r�fl�chi?... --R�fl�chi! est-ce que j'ai du temps � perdre? Je trouve l'occasion d'aller faire un tour dans la Lune, j'en profite, et voil� tout. Il me semble que cela ne m�rite pas tant de r�flexions. Barbicane d�vorait du regard cet homme qui parlait de son projet de voyage avec une l�g�ret�, une insouciance si compl�te et une si parfaite absence d'inqui�tudes. �Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens d'ex�cution? --Excellents, mon cher Barbicane. Mais permettez-moi de vous faire une observation: j'aime autant raconter mon histoire une bonne fois, � tout le monde, et qu'il n'en soit plus question. Cela �vitera des redites. Donc, sauf meilleur avis, convoquez vos amis, vos coll�gues, toute la ville, toute la Floride, toute l'Am�rique, si vous voulez, et demain je serai pr�t � d�velopper mes moyens comme � r�pondre aux objections quelles qu'elles soient. Soyez tranquille, je les attendrai de pied ferme. Cela vous va-t-il? --Cela me va�, r�pondit Barbicane. Sur ce, le pr�sident sortit de la cabine et fit part � la foule de la proposition de Michel Ardan. Ses paroles furent accueillies avec des tr�pignements et des grognements de joie. Cela coupait court � toute difficult�. Le lendemain chacun pourrait contempler � son aise le h�ros europ�en. Cependant certains spectateurs des plus ent�t�s ne voulurent pas quitter le pont de l'_Atlanta_; ils pass�rent la nuit � bord. Entre autres, J.-T. Maston avait viss� son crochet dans la lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestan pour l'en arracher. �C'est un h�ros! un h�ros! s'�criait-il sur tous les tons, et nous ne sommes que des femmelettes aupr�s de cet Europ�en-l�! Quant au pr�sident, apr�s avoir convi� les visiteurs � se retirer, il rentra dans la cabine du passager, et il ne la quitta qu'au moment o� la cloche du steamer sonna le quart de minuit. Mais alors les deux rivaux en popularit� se serraient chaleureusement la main, et Michel Ardan tutoyait le pr�sident Barbicane. XIX -------------------- UN MEETING Le lendemain, l'astre du jour se leva bien tard au gr� de l'impatience publique. On le trouva paresseux, pour un Soleil qui devait �clairer une semblable f�te. Barbicane, craignant les questions indiscr�tes pour Michel Ardan, aurait voulu r�duire ses auditeurs � un petit nombre d'adeptes, � ses coll�gues, par exemple. Mais autant essayer d'endiguer le Niagara. Il dut donc renoncer � ses projets et laisser son nouvel ami courir les chances d'une conf�rence publique. La nouvelle salle de la Bourse de Tampa-Town, malgr� ses dimensions colossales, fut jug�e insuffisante pour la c�r�monie, car la r�union projet�e prenait les proportions d'un v�ritable meeting. Le lieu choisit fut une vaste plaine situ�e en dehors de la ville; en quelques heures on parvint � l'abriter contre les rayons du soleil; les navires du port riches en voiles, en agr�s, en m�ts de rechange, en vergues, fournirent les accessoires n�cessaires � la construction d'une tente colossale. Bient�t un immense ciel de toile s'�tendit sur la prairie calcin�e et la d�fendit des ardeurs du jour. L� trois cent mille personnes trouv�rent place et brav�rent pendant plusieurs heures une temp�rature �touffante, en attendant l'arriv�e du Fran�ais. De cette foule de spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre; un second tiers voyait mal et n'entendait pas; quant au troisi�me, il ne voyait rien et n'entendait pas davantage. Ce ne fut cependant pas le moins empress� � prodiguer ses applaudissements. A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagn� des principaux membres du Gun-Club. Il donnait le bras droit au pr�sident Barbicane, et le bras gauche � J.-T. Maston, plus radieux que le Soleil en plein midi, et presque aussi rutilant. Ardan monta sur une estrade, du haut de laquelle ses regards s'�tendaient sur un oc�an de chapeaux noirs. Il ne paraissait aucunement embarrass�; il ne posait pas; il �tait l� comme chez lui, gai, familier, aimable. Aux hurrahs qui l'accueillirent il r�pondit par un salut gracieux; puis, de la main, r�clama le silence, silence, il prit la parole en anglais, et s'exprima fort correctement en ces termes: �Messieurs, dit-il, bien qu'il fasse tr�s chaud, je vais abuser de vos moments pour vous donner quelques explications sur des projets qui ont paru vous int�resser. Je ne suis ni un orateur ni un savant, et je ne comptais point parler publiquement; mais mon ami Barbicane m'a dit que cela vous ferait plaisir, et je me suis d�vou�. Donc, �coutez-moi avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les fautes de l'auteur. Ce d�but sans fa�on fut fort go�t� des assistants, qui exprim�rent leur contentement par un immense murmure de satisfaction. �Messieurs, dit-il, aucune marque d'approbation ou d'improbation n'est interdite. Ceci convenu, je commence. Et d'abord, ne l'oubliez pas, vous avez affaire � un ignorant, mais son ignorance va si loin qu'il ignore m�me les difficult�s. Il lui a donc paru que c'�tait chose simple, naturelle, facile, de prendre passage dans un projectile et de partir pour la Lune. Ce voyage-l� devait se faire t�t ou tard, et quant au mode de locomotion adopt�, il suit tout simplement la loi du progr�s. L'homme a commenc� par voyager � quatre pattes, puis, un beau jour, sur deux pieds, puis en charrette, puis en coche, puis en patache, puis en diligence, puis en chemin de fer; eh bien! le projectile est la voiture de l'avenir, et, � vrai dire, les plan�tes ne sont que des projectiles, de simples boulets de canon lanc�s par la main du Cr�ateur. Mais revenons � notre v�hicule. Quelques-uns de vous, messieurs, ont pu croire que la vitesse qui lui sera imprim�e est excessive; il n'en est rien; tous les astres l'emportent en rapidit�, et la Terre elle-m�me, dans son mouvement de translation autour du Soleil, nous entra�ne trois fois plus rapidement. Voici quelques exemples. Seulement, je vous demande la permission de m'exprimer en lieues, car les mesures am�ricaines ne me sont pas tr�s famili�res, et je craindrais de m'embrouiller dans mes calculs. La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficult�. L'orateur reprit son discours: �Voici, messieurs, la vitesse des diff�rentes plan�tes. Je suis oblig� d'avouer que, malgr� mon ignorance, je connais fort exactement ce petit d�tail astronomique; mais avant deux minutes vous serez aussi savants que moi. Apprenez donc que Neptune fait cinq mille lieues � l'heure; Uranus, sept mille; Saturne, huit mille huit cent cinquante-huit; Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze; Mars, vingt-deux mille onze; la Terre, vingt-sept mille cinq cents; V�nus, trente-deux mille cent quatre-vingt-dix; Mercure, cinquante-deux mille cinq cent vingt; certaines com�tes, quatorze cent mille lieues dans leur p�rih�lie! Quant � nous, v�ritables fl�neurs, gens peu press�s, notre vitesse ne d�passera pas neuf mille neuf cents lieues, et elle ira toujours en d�croissant! Je vous demande s'il y a l� de quoi s'extasier, et n'est-il pas �vident que tout cela sera d�pass� quelque jour par des vitesses plus grandes encore, dont la lumi�re ou l'�lectricit� seront probablement les agents m�caniques? Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan. �Mes chers auditeurs, reprit-il, � en croire certains esprits born�s--c'est le qualificatif qui leur convient--, l'humanit� serait renferm�e dans un cercle de Popilius qu'elle ne saurait franchir, et condamn�e � v�g�ter sur ce globe sans jamais pouvoir s'�lancer dans les espaces plan�taires! Il n'en est rien! On va aller � la Lune, on ira aux plan�tes, on ira aux �toiles, comme on va aujourd'hui de Liverpool � New York, facilement, rapidement, s�rement, et l'oc�an atmosph�rique sera bient�t travers� comme les oc�ans de la Lune! La distance n'est qu'un mot relatif, et finira par �tre ramen�e � z�ro. L'assembl�e, quoique tr�s mont�e en faveur du h�ros fran�ais, resta un peu interdite devant cette audacieuse th�orie. Michel Ardan parut le comprendre. �Vous ne semblez pas convaincus, mes braves h�tes, reprit-il avec un aimable sourire. Eh bien! raisonnons un peu. Savez-vous quel temps il faudrait � un train express pour atteindre la Lune? Trois cents jours. Pas davantage. Un trajet de quatre-vingt-six mille quatre cent dix lieues, mais qu'est-ce que cela? Pas m�me neuf fois le tour de la Terre, et il n'est point de marins ni de voyageurs un peu d�gourdis qui n'aient fait plus de chemin pendant leur existence. Songez donc que je ne serai que quatre-vingt-dix-sept heures en route! Ah! vous vous figurez que la Lune est �loign�e de la Terre et qu'il faut y regarder � deux fois avant de tenter l'aventure! Mais que diriez-vous donc s'il s'agissait d'aller � Neptune, qui gravite � onze cent quarante-sept millions de lieues du Soleil! Voil� un voyage que peu de gens pourraient faire, s'il co�tait seulement cinq sols par kilom�tre! Le baron de Rothschild lui-m�me, avec son milliard, n'aurait pas de quoi payer sa place, et faute de cent quarante-sept millions, il resterait en route! Cette fa�on d'argumenter parut beaucoup plaire � l'assembl�e; d'ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet, s'y lan�ait � corps perdu avec un entrain superbe; il se sentait avidement �cout�, et reprit avec une admirable assurance: �Eh bien! mes amis, cette distance de Neptune au Soleil n'est rien encore, si on la compare � celle des �toiles; en effet, pour �valuer l'�loignement de ces astres, il faut entrer dans cette num�ration �blouissante o� le plus petit nombre a neuf chiffres, et prendre le milliard pour unit�. Je vous demande pardon d'�tre si ferr� sur cette question, mais elle est d'un int�r�t palpitant. �coutez et jugez! Alpha du Centaure est � huit mille milliards de lieues, V�ga � cinquante mille milliards, Sirius � cinquante mille milliards, Arcturus � cinquante-deux mille milliards, la Polaire � cent dix-sept mille milliards, la Ch�vre � cent soixante-dix mille milliards, les autres �toiles � des mille et des millions et des milliards de milliards de lieues! Et l'on viendrait parler de la distance qui s�pare les plan�tes du Soleil! Et l'on soutiendrait que cette distance existe! Erreur! fausset�! aberration des sens! Savez-vous ce que je pense de ce monde qui commence � l'astre radieux et finit � Neptune? Voulez-vous conna�tre ma th�orie? Elle est bien simple! Pour moi, le monde solaire est un corps solide, homog�ne; les plan�tes qui le composent se pressent, se touchent, adh�rent, et l'espace existant entre elles n'est que l'espace qui s�pare les mol�cules du m�tal le plus compacte, argent ou fer, or ou platine! J'ai donc le droit d'affirmer, et je r�p�te avec une conviction qui vous p�n�trera tous: �La distance est un vain mot, la distance n'existe pas! --Bien dit! Bravo! Hurrah! s'�cria d'une seule voix l'assembl�e �lectris�e par le geste, par l'accent de l'orateur, par la hardiesse de ses conceptions. --Non! s'�cria J.-T. Maston plus �nergiquement que les autres, la distance n'existe pas! Et, emport� par la violence de ses mouvements, par l'�lan de son corps qu'il eut peine � ma�triser, il faillit tomber du haut de l'estrade sur le sol. Mais il parvint � retrouver son �quilibre, et il �vita une chute qui lui e�t brutalement prouv� que la distance n'�tait pas un vain mot. Puis le discours de l'entra�nant orateur reprit son cours. �Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est maintenant r�solue. Si je ne vous ai pas convaincus tous, c'est que j'ai �t� timide dans mes d�monstrations, faible dans mes arguments, et il faut en accuser l'insuffisance de mes �tudes th�oriques. Quoi qu'il en soit, je vous le r�p�te, la distance de la Terre � son satellite est r�ellement peu importante et indigne de pr�occuper un esprit s�rieux. Je ne crois donc pas trop m'avancer en disant qu'on �tablira prochainement des trains de projectiles, dans lesquels se fera commod�ment le voyage de la Terre � la Lune. Il n'y aura ni choc, ni secousse, ni d�raillement � craindre, et l'on atteindra le but rapidement, sans fatigue, en ligne droite, �� vol d'abeille�, pour parler le langage de vos trappeurs. Avant vingt ans, la moiti� de la Terre aura visit� la Lune! --Hurrah! hurrah pour Michel Ardan! s'�cri�rent les assistants, m�me les moins convaincus. --Hurrah pour Barbicane!� r�pondit modestement l'orateur. Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de l'entreprise fut accueilli par d'unanimes applaudissements. �Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez quelque question � m'adresser, vous embarrasserez �videmment un pauvre homme comme moi, mais je t�cherai cependant de vous r�pondre. Jusqu'ici, le pr�sident du Gun-Club avait lieu d'�tre tr�s satisfait de la tournure que prenait la discussion. Elle portait sur ces th�ories sp�culatives dans lesquelles Michel Ardan, entra�n� par sa vive imagination, se montrait fort brillant. Il fallait donc l'emp�cher de d�vier vers les questions pratiques, dont il se f�t moins bien tir�, sans doute. Barbicane se h�ta de prendre la parole, et il demanda � son nouvel ami s'il pensait que la Lune ou les plan�tes fussent habit�es. �C'est un grand probl�me que tu me poses l�, mon digne pr�sident, r�pondit l'orateur en souriant; cependant, si je ne me trompe, des hommes de grande intelligence, Plutarque, Swedenborg, Bernardin de Saint-Pierre et beaucoup d'autres se sont prononc�s pour l'affirmative. En me pla�ant au point de vue de la philosophie naturelle, je serais port� � penser comme eux; je me dirais que rien d'inutile n'existe en ce monde, et, r�pondant � ta question par une autre question, ami Barbicane, j'affirmerais que si les mondes sont habitables, ou ils sont habit�s, ou ils l'ont �t�, ou ils le seront. --Tr�s bien! s'�cri�rent les premiers rangs des spectateurs, dont l'opinion avait force de loi pour les derniers. --On ne peut r�pondre avec plus de logique et de justesse, dit le pr�sident du Gun-Club. La question revient donc � celle-ci: Les mondes sont-ils habitables? Je le crois, pour ma part. --Et moi, j'en suis certain, r�pondit Michel Ardan. --Cependant, r�pliqua l'un des assistants, il y a des arguments contre l'habitabilit� des mondes. Il faudrait �videmment dans la plupart que les principes de la vie fussent modifi�s. Ainsi, pour ne parler que des plan�tes, on doit �tre br�l� dans les unes et gel� dans les autres, suivant qu'elles sont plus ou moins �loign�es du Soleil. --Je regrette, r�pondit Michel Ardan, de ne pas conna�tre personnellement mon honorable contradicteur, car j'essaierais de lui r�pondre. Son objection a sa valeur, mais je crois qu'on peut la combattre avec quelque succ�s, ainsi que toutes celles dont l'habitabilit� des mondes a �t� l'objet. Si j'�tais physicien, je dirais que, s'il y a moins de calorique mis en mouvement dans les plan�tes voisines du Soleil, et plus, au contraire, dans les plan�tes �loign�es, ce simple ph�nom�ne suffit pour �quilibrer la chaleur et rendre la temp�rature de ces mondes supportable � des �tres organis�s comme nous le sommes. Si j'�tais naturaliste, je lui dirais, apr�s beaucoup de savants illustres, que la nature nous fournit sur la terre des exemples d'animaux vivant dans des conditions bien diverses d'habitabilit�; que les poissons respirent dans un milieu mortel aux autres animaux; que les amphibies ont une double existence assez difficile � expliquer; que certains habitants des mers se maintiennent dans les couches d'une grande profondeur et y supportent sans �tre �cras�s des pressions de cinquante ou soixante atmosph�res; que divers insectes aquatiques, insensibles � la temp�rature, se rencontrent � la fois dans les sources d'eau bouillante et dans les plaines glac�es de l'oc�an Polaire; enfin, qu'il faut reconna�tre � la nature une diversit� dans ses moyens d'action souvent incompr�hensible, mais non moins r�elle, et qui va jusqu'� la toute-puissance. Si j'�tais chimiste, je lui dirais que les a�rolithes, ces corps �videmment form�s en dehors du monde terrestre, ont r�v�l� � l'analyse des traces indiscutables de carbone; que cette substance ne doit son origine qu'� des �tres organis�s, et que, d'apr�s les exp�riences de Reichenbach, elle a d� �tre n�cessairement �animalis�e�. Enfin, si j'�tais th�ologien, je lui dirais que la R�demption divine semble, suivant saint Paul, s'�tre appliqu�e non seulement � la Terre, mais � tous les mondes c�lestes. Mais je ne suis ni th�ologien, ni chimiste, ni naturaliste, ni physicien. Aussi, dans ma parfaite ignorance des grandes lois qui r�gissent l'univers, je me borne � r�pondre: Je ne sais pas si les mondes sont habit�s, et, comme je ne le sais pas, je vais y voir! L'adversaire des th�ories de Michel Ardan hasarda-t-il d'autres arguments? Il est impossible de le dire, car les cris fr�n�tiques de la foule eussent emp�ch� toute opinion de se faire jour. Lorsque le silence se fut r�tabli jusque dans les groupes les plus �loign�s, le triomphant orateur se contenta d'ajouter les consid�rations suivantes: �Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu'une si grande question est � peine effleur�e par moi; je ne viens point vous faire ici un cours public et soutenir une th�se sur ce vaste sujet. Il y a toute une autre s�rie d'arguments en faveur de l'habitabilit� des mondes. Je la laisse de c�t�. Permettez-moi seulement d'insister sur un point. Aux gens qui soutiennent que les plan�tes ne sont pas habit�es, il faut r�pondre: Vous pouvez avoir raison, s'il est d�montr� que la Terre est le meilleur des mondes possible, mais cela n'est pas, quoi qu'en ait dit Voltaire. Elle n'a qu'un satellite, quand Jupiter, Uranus, Saturne, Neptune, en ont plusieurs � leur service, avantage qui n'est point � d�daigner. Mais ce qui rend surtout notre globe peu confortable, c'est l'inclinaison de son axe sur son orbite. De l� l'in�galit� des jours et des nuits; de l� cette diversit� f�cheuse des saisons. Sur notre malheureux sph�ro�de, il fait toujours trop chaud ou trop froid; on y g�le en hiver, on y br�le en �t�; c'est la plan�te aux rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu'� la surface de Jupiter, par exemple, o� l'axe est tr�s peu inclin� [L'inclinaison de l'axe de Jupiter sur son orbite n'est que de 3� 5'.], les habitants pourraient jouir de temp�ratures invariables; il y a la zone des printemps, la zone des �t�s, la zone des automnes et la zone des hivers perp�tuels; chaque Jovien peut choisir le climat qui lui pla�t et se mettre pour toute sa vie � l'abri des variations de la temp�rature. Vous conviendrez sans peine de cette sup�riorit� de Jupiter sur notre plan�te, sans parler de ses ann�es, qui durent douze ans chacune! De plus, il est �vident pour moi que, sous ces auspices et dans ces conditions merveilleuses d'existence, les habitants de ce monde fortun� sont des �tres sup�rieurs, que les savants y sont plus savants, que les artistes y sont plus artistes, que les m�chants y sont moins m�chants, et que les bons y sont meilleurs. H�las! que manque-t-il � notre sph�ro�de pour atteindre cette perfection? Peu de chose! Un axe de rotation moins inclin� sur le plan de son orbite. --Eh bien! s'�cria une voix imp�tueuse, unissons nos efforts, inventons des machines et redressons l'axe de la Terre! Un tonnerre d'applaudissements �clata � cette proposition, dont l'auteur �tait et ne pouvait �tre que J.-T. Maston. Il est probable que le fougueux secr�taire avait �t� emport� par ses instincts d'ing�nieur � hasarder cette hardie proposition. Mais, il faut le dire--car c'est la v�rit�--, beaucoup l'appuy�rent de leurs cris, et sans doute, s'ils avaient eu le point d'appui r�clam� par Archim�de, les Am�ricains auraient construit un levier capable de soulever le monde et de redresser son axe. Mais le point d'appui, voil� ce qui manquait � ces t�m�raires m�caniciens. N�anmoins, cette id�e ��minemment pratique� eut un succ�s �norme; la discussion fut suspendue pendant un bon quart d'heure, et longtemps, bien longtemps encore, on parla dans les �tats-Unis d'Am�rique de la proposition formul�e si �nergiquement par le secr�taire perp�tuel du Gun-Club. XX -------------------- ATTAQUE ET RIPOSTE Cet incident semblait devoir terminer la discussion. C'�tait le �mot de la fin�, et l'on n'e�t pas trouv� mieux. Cependant, quand l'agitation se fut calm�e, on entendit ces paroles prononc�es d'une voix forte et s�v�re: �Maintenant que l'orateur a donn� une large part � la fantaisie, voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire moins de th�ories et discuter la partie pratique de son exp�dition? Tous les regards se dirig�rent vers le personnage qui parlait ainsi. C'�tait un homme maigre, sec, d'une figure �nergique, avec une barbe taill�e � l'am�ricaine qui foisonnait sous son menton. A la faveur des diverses agitations produites dans l'assembl�e, il avait peu � peu gagn� le premier rang des spectateurs. L�, les bras crois�s, l'oeil brillant et hardi, il fixait imperturbablement le h�ros du meeting. Apr�s avoir formul� sa demande, il se tut et ne parut pas s'�mouvoir des milliers de regards qui convergeaient vers lui, ni du murmure d�sapprobateur excit� par ses paroles. La r�ponse se faisant attendre, il posa de nouveau sa question avec le m�me accent net et pr�cis, puis il ajouta: �Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la Terre. --Vous avez raison, monsieur, r�pondit Michel Ardan, la discussion s'est �gar�e. Revenons � la Lune. --Monsieur, reprit l'inconnu, vous pr�tendez que notre satellite est habit�. Bien. Mais s'il existe des S�l�nites, ces gens-l�, � coup s�r, vivent sans respirer, car--je vous en pr�viens dans votre int�r�t--il n'y a pas la moindre mol�cule d'air � la surface de la Lune. A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve crini�re; il comprit que la lutte allait s'engager avec cet homme sur le vif de la question. Il le regarda fixement � son tour, et dit: �Ah! il n'a pas d'air dans la Lune! Et qui pr�tend cela, s'il vous pla�t? --Les savants. --Vraiment? --Vraiment. --Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie � part, j'ai une profonde estime pour les savants qui savent, mais un profond d�dain pour les savants qui ne savent pas. --Vous en connaissez qui appartiennent � cette derni�re cat�gorie? --Particuli�rement. En France, il y en a un qui soutient que �math�matiquement� l'oiseau ne peut pas voler, et un autre dont les th�ories d�montrent que le poisson n'est pas fait pour vivre dans l'eau. --Il ne s'agit pas de ceux-l�, monsieur, et je pourrais citer � l'appui de ma proposition des noms que vous ne r�cuseriez pas. --Alors, monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre ignorant qui, d'ailleurs, ne demande pas mieux que de s'instruire! --Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si vous ne les avez pas �tudi�es? demanda l'inconnu assez brutalement. --Pourquoi! r�pondit Ardan. Par la raison que celui-l� est toujours brave qui ne soup�onne pas le danger! Je ne sais rien, c'est vrai, mais c'est pr�cis�ment ma faiblesse qui fait ma force. --Votre faiblesse va jusqu'� la folie, s'�cria l'inconnu d'un ton de mauvaise humeur. --Eh! tant mieux, riposta le Fran�ais, si ma folie me m�ne jusqu'� la Lune! Barbicane et ses coll�gues d�voraient des yeux cet intrus qui venait si hardiment se jeter au travers de l'entreprise. Aucun ne le connaissait, et le pr�sident, peu rassur� sur les suites d'une discussion si franchement pos�e, regardait son nouvel ami avec une certaine appr�hension. L'assembl�e �tait attentive et s�rieusement inqui�te, car cette lutte avait pour r�sultat d'appeler son attention sur les dangers ou m�me les v�ritables impossibilit�s de l'exp�dition. �Monsieur, reprit l'adversaire de Michel Ardan, les raisons sont nombreuses et indiscutables qui prouvent l'absence de toute atmosph�re autour de la Lune. Je dirai m�me _a priori_ que, si cette atmosph�re a jamais exist�, elle a d� �tre soutir�e par la Terre. Mais j'aime mieux vous opposer des faits irr�cusables. --Opposez, monsieur, r�pondit Michel Ardan avec une galanterie parfaite, opposez tant qu'il vous plaira! --Vous savez, dit l'inconnu, que lorsque des rayons lumineux traversent un milieu tel que l'air, ils sont d�vi�s de la ligne droite, ou, en d'autres termes, qu'ils subissent une r�fraction. Eh bien! lorsque des �toiles sont occult�es par la Lune, jamais leurs rayons, en rasant les bords du disque, n'ont �prouv� la moindre d�viation ni donn� le plus l�ger indice de r�fraction. De l� cette cons�quence �vidente que la Lune n'est pas envelopp�e d'une atmosph�re. On regarda le Fran�ais, car, l'observation une fois admise, les cons�quences en �taient rigoureuses. �En effet, r�pondit Michel Ardan, voil� votre meilleur argument, pour ne pas dire le seul, et un savant serait peut-�tre embarrass� d'y r�pondre; moi, je vous dirai seulement que cet argument n'a pas une valeur absolue, parce qu'il suppose le diam�tre angulaire de la Lune parfaitement d�termin�, ce qui n'est pas. Mais passons, et dites-moi, mon cher monsieur, si vous admettez l'existence de volcans � la surface de la Lune. --Des volcans �teints, oui; enflamm�s, non. --Laissez-moi croire pourtant, et sans d�passer les bornes de la logique, que ces volcans ont �t� en activit� pendant une certaine p�riode! --Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir eux-m�mes l'oxyg�ne n�cessaire � la combustion, le fait de leur �ruption ne prouve aucunement la pr�sence d'une atmosph�re lunaire. --Passons alors, r�pondit Michel Ardan, et laissons de c�t� ce genre d'arguments pour arriver aux observations directes. Mais je vous pr�viens que je vais mettre des noms en avant. --Mettez. --Je mets. En 1715, les astronomes Louville et Halley, observant l'�clipse du 3 mai, remarqu�rent certaines fulminations d'une nature bizarre. Ces �clats de lumi�re, rapides et souvent renouvel�s, furent attribu�s par eux � des orages qui se d�cha�naient dans l'atmosph�re de la Lune. --En 1715, r�pliqua l'inconnu, les astronomes Louville et Halley ont pris pour des ph�nom�nes lunaires des ph�nom�nes purement terrestres, tels que bolides ou autres, qui se produisaient dans notre atmosph�re. Voil� ce qu'ont r�pondu les savants � l'�nonc� de ces faits, et ce que je r�ponds avec eux. --Passons encore, r�pondit Ardan, sans �tre troubl� de la riposte. Herschell, en 1787, n'a-t-il pas observ� un grand nombre de points lumineux � la surface de la Lune? --Sans doute; mais sans s'expliquer sur l'origine de ces points lumineux, Herschell lui-m�me n'a pas conclu de leur apparition � la n�cessit� d'une atmosph�re lunaire. --Bien r�pondu, dit Michel Ardan en complimentant son adversaire; je vois que vous �tes tr�s fort en s�l�nographie. --Tr�s fort, monsieur, et j'ajouterai que les plus habiles observateurs, ceux qui ont le mieux �tudi� l'astre des nuits, MM. Beer et Moelder, sont d'accord sur le d�faut absolu d'air � sa surface. Un mouvement se fit dans l'assistance, qui parut s'�mouvoir des arguments de ce singulier personnage. �Passons toujours, r�pondit Michel Ardan avec le plus grand calme, et arrivons maintenant � un fait important. Un habile astronome fran�ais, M. Laussedat, en observant l'�clipse du 18 juillet 1860, constata que les cornes du croissant solaire �taient arrondies et tronqu�es. Or, ce ph�nom�ne n'a pu �tre produit que par une d�viation des rayons du soleil � travers l'atmosph�re de la Lune, et il n'a pas d'autre explication possible. --Mais le fait est-il certain? demanda vivement l'inconnu. --Absolument certain! Un mouvement inverse ramena l'assembl�e vers son h�ros favori, dont l'adversaire resta silencieux. Ardan reprit la parole, et sans tirer vanit� de son dernier avantage, il dit simplement: �Vous voyez donc bien, mon cher monsieur, qu'il ne faut pas se prononcer d'une fa�on absolue contre l'existence d'une atmosph�re � la surface de la Lune; cette atmosph�re est probablement peu dense, assez subtile, mais aujourd'hui la science admet g�n�ralement qu'elle existe. --Pas sur les montagnes, ne vous en d�plaise, riposta l'inconnu, qui n'en voulait pas d�mordre. --Non, mais au fond des vall�es, et ne d�passant pas en hauteur quelques centaines de pieds. --En tout cas, vous feriez bien de prendre vos pr�cautions, car cet air sera terriblement rar�fi�. --Oh! mon brave monsieur, il y en aura toujours assez pour un homme seul; d'ailleurs, une fois rendu l�-haut, je t�cherai de l'�conomiser de mon mieux et de ne respirer que dans les grandes occasions! Un formidable �clat de rire vint tonner aux oreilles du myst�rieux interlocuteur, qui promena ses regards sur l'assembl�e, en la bravant avec fiert�. �Donc, reprit Michel Ardan d'un air d�gag�, puisque nous sommes d'accord sur la pr�sence d'une certaine atmosph�re, nous voil� forc�s d'admettre la pr�sence d'une certaine quantit� d'eau. C'est une cons�quence dont je me r�jouis fort pour mon compte. D'ailleurs, mon aimable contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une observation. Nous ne connaissons qu'un c�t� du disque de la Lune, et s'il y a peu d'air sur la face qui nous regarde, il est possible qu'il y en ait beaucoup sur la face oppos�e. --Et pour quelle raison? --Parce que la Lune, sous l'action de l'attraction terrestre, a pris la forme d'un oeuf que nous apercevons par le petit bout. De l� cette cons�quence due aux calculs de Hansen, que son centre de gravit� est situ� dans l'autre h�misph�re. De l� cette conclusion que toutes les masses d'air et d'eau ont d� �tre entra�n�es sur l'autre face de notre satellite aux premiers jours de sa cr�ation. --Pures fantaisies! s'�cria l'inconnu. --Non! pures th�ories, qui sont appuy�es sur les lois de la m�canique, et il me para�t difficile de les r�futer. J'en appelle donc � cette assembl�e, et je mets aux voix la question de savoir si la vie, telle qu'elle existe sur la Terre, est possible � la surface de la Lune? Trois cent mille auditeurs � la fois applaudirent � la proposition. L'adversaire de Michel Ardan voulait encore parler, mais il ne pouvait plus se faire entendre. Les cris, les menaces fondaient sur lui comme la gr�le. �Assez! assez! disaient les uns. --Chassez cet intrus! r�p�taient les autres. --A la porte! � la porte!� s'�criait la foule irrit�e. Mais lui, ferme, cramponn� � l'estrade, ne bougeait pas et laissait passer l'orage, qui e�t pris des proportions formidables, si Michel Ardan ne l'e�t apais� d'un geste. Il �tait trop chevaleresque pour abandonner son contradicteur dans une semblable extr�mit�. �Vous d�sirez ajouter quelques mots? lui demanda-t-il du ton le plus gracieux. --Oui! cent, mille, r�pondit l'inconnu avec emportement. Ou plut�t, non, un seul! Pour pers�v�rer dans votre entreprise, il faut que vous soyez... --Imprudent! Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi qui ai demand� un boulet cylindro-conique � mon ami Barbicane, afin de ne pas tourner en route � la fa�on des �cureuils? --Mais, malheureux, l'�pouvantable contrecoup vous mettra en pi�ces au d�part! --Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur la v�ritable et la seule difficult�; cependant, j'ai trop bonne opinion du g�nie industriel des Am�ricains pour croire qu'ils ne parviendront pas � la r�soudre! --Mais la chaleur d�velopp�e par la vitesse du projectile en traversant les couches d'air? --Oh! ses parois sont �paisses, et j'aurai si rapidement franchi l'atmosph�re! --Mais des vivres? de l'eau? --J'ai calcul� que je pouvais en emporter pour un an, et ma travers�e durera quatre jours! --Mais de l'air pour respirer en route? --J'en ferai par des proc�d�s chimiques. --Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais? --Elle sera six fois moins rapide qu'une chute sur la Terre, puisque la pesanteur est six fois moindre � la surface de la Lune. --Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du verre! --Et qui m'emp�chera de retarder ma chute au moyen de fus�es convenablement dispos�es et enflamm�es en temps utile? --Mais enfin, en supposant que toutes les difficult�s soient r�solues, tous les obstacles aplanis, en r�unissant toutes les chances en votre faveur, en admettant que vous arriviez sain et sauf dans la Lune, comment reviendrez-vous? --Je ne reviendrai pas! A cette r�ponse, qui touchait au sublime par sa simplicit�, l'assembl�e demeura muette. Mais son silence fut plus �loquent que n'eussent �t� ses cris d'enthousiasme. L'inconnu en profita pour protester une derni�re fois. �Vous vous tuerez infailliblement, s'�cria-t-il, et votre mort, qui n'aura �t� que la mort d'un insens�, n'aura pas m�me servi la science! --Continuez, mon g�n�reux inconnu, car v�ritablement vous pronostiquez d'une fa�on fort agr�able. --Ah! c'en est trop! s'�cria l'adversaire de Michel Ardan, et je ne sais pas pourquoi je continue une discussion aussi peu s�rieuse! Poursuivez � votre aise cette folle entreprise! Ce n'est pas � vous qu'il faut s'en prendre! --Oh! ne vous g�nez pas! --Non! c'est un autre qui portera la responsabilit� de vos actes! --Et qui donc, s'il vous pla�t? demanda Michel Ardan d'une voix imp�rieuse. --L'ignorant qui a organis� cette tentative aussi impossible que ridicule! L'attaque �tait directe. Barbicane, depuis l'intervention de l'inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir, et a br�ler sa fum�e comme certains foyers de chaudi�res; mais, en se voyant si outrageusement d�sign�, il se leva pr�cipitamment et allait marcher � l'adversaire qui le bravait en face, quand il se vit subitement s�par� de lui. L'estrade fut enlev�e tout d'un coup par cent bras vigoureux, et le pr�sident du Gun-Club dut partager avec Michel Ardan les honneurs du triomphe. Le pavois �tait lourd, mais les porteurs se relayaient sans cesse, et chacun se disputait, luttait, combattait pour pr�ter � cette manifestation l'appui de ses �paules. Cependant l'inconnu n'avait point profit� du tumulte pour quitter la place. L'aurait-il pu, d'ailleurs, au milieu de cette foule compacte? Non, sans doute. En tout cas, il se tenait au premier rang, les bras crois�s, et d�vorait des yeux le pr�sident Barbicane. Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces deux hommes demeuraient engag�s comme deux �p�es fr�missantes. Les cris de l'immense foule se maintinrent � leur maximum d'intensit� pendant cette marche triomphale. Michel Ardan se laissait faire avec un plaisir �vident. Sa face rayonnait. Quelquefois l'estrade semblait prise de tangage et de roulis comme un navire battu des flots. Mais les deux h�ros du meeting avaient le pied marin; ils ne bronchaient pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de Tampa-Town. Michel Ardan parvint heureusement � se d�rober aux derni�res �treintes de ses vigoureux admirateurs; il s'enfuit � l'h�tel Franklin, gagna prestement sa chambre et se glissa rapidement dans son lit, tandis qu'une arm�e de cent mille hommes veillait sous ses fen�tres. Pendant ce temps, une sc�ne courte, grave, d�cisive, avait lieu entre le personnage myst�rieux et le pr�sident du Gun-Club. Barbicane, libre enfin, �tait all� droit � son adversaire. �Venez!� dit-il d'une voix br�ve. Celui-ci le suivit sur le quai, et bient�t tous les deux se trouv�rent seuls � l'entr�e d'un wharf ouvert sur le Jone's-Fall. L�, ces ennemis, encore inconnus l'un � l'autre, se regard�rent. �Qui �tes-vous? demanda Barbicane. --Le capitaine Nicholl. --Je m'en doutais. Jusqu'ici le hasard ne vous avait jamais jet� sur mon chemin... --Je suis venu m'y mettre! --Vous m'avez insult�! --Publiquement. --Et vous me rendrez raison de cette insulte. --A l'instant. --Non. Je d�sire que tout se passe secr�tement entre nous. Il y a un bois situ� � trois milles de Tampa, le bois de Skersnaw. Vous le connaissez? --Je le connais. --Vous plaira-t-il d'y entrer demain matin � cinq heures par un c�t�?... --Oui, si � la m�me heure vous entrez par l'autre c�t�. --Et vous n'oublierez pas votre rifle? dit Barbicane. --Pas plus que vous n'oublierez le v�tre�, r�pondit Nicholl. Sur ces paroles froidement prononc�es, le pr�sident du Gun-Club et le capitaine se s�par�rent. Barbicane revint � sa demeure, mais au lieu de prendre quelques heures de repos, il passa la nuit � chercher les moyens d'�viter le contrecoup du projectile et de r�soudre ce difficile probl�me pos� par Michel Ardan dans la discussion du meeting. XXI -------------------- COMMENT UN FRAN�AIS ARRANGE UNE AFFAIRE Pendant que les conventions de ce duel �taient discut�es entre le pr�sident et le capitaine, duel terrible et sauvage, dans lequel chaque adversaire devient chasseur d'homme, Michel Ardan se reposait des fatigues du triomphe. Se reposer n'est �videmment pas une expression juste, car les lits am�ricains peuvent rivaliser pour la duret� avec des tables de marbre ou de granit. Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant entre les serviettes qui lui servaient de draps, et il songeait � installer une couchette plus confortable dans son projectile, quand un bruit violent vint l'arracher � ses r�ves. Des coups d�sordonn�s �branlaient sa porte. Ils semblaient �tre port�s avec un instrument de fer. De formidables �clats de voix se m�laient � ce tapage un peu trop matinal. �Ouvre! criait-on. Mais, au nom du Ciel, ouvre donc! Ardan n'avait aucune raison d'acquiescer � une demande si bruyamment pos�e. Cependant il se leva et ouvrit sa porte, au moment o� elle allait c�der aux efforts du visiteur obstin�. Le secr�taire du Gun-Club fit irruption dans la chambre. Une bombe ne serait pas entr�e avec moins de c�r�monie. �Hier soir, s'�cria J.-T. Maston _ex abrupto_, notre pr�sident a �t� insult� publiquement pendant le meeting! Il a provoqu� son adversaire, qui n'est autre que le capitaine Nicholl! Ils se battent ce matin au bois de Skersnaw! J'ai tout appris de la bouche de Barbicane! S'il est tu�, c'est l'an�antissement de nos projets! Il faut donc emp�cher ce duel! Or, un seul homme au monde peut avoir assez d'empire sur Barbicane pour l'arr�ter, et cet homme c'est Michel Ardan! Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan, renon�ant � l'interrompre, s'�tait pr�cipit� dans son vaste pantalon, et, moins de deux minutes apr�s, les deux amis gagnaient � toutes jambes les faubourgs de Tampa-Town. Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au courant de la situation. Il lui apprit les v�ritables causes de l'inimiti� de Barbicane et de Nicholl, comment cette inimiti� �tait de vieille date, pourquoi jusque-l�, gr�ce � des amis communs, le pr�sident et le capitaine ne s'�taient jamais rencontr�s face � face; il ajouta qu'il s'agissait uniquement d'une rivalit� de plaque et de boulet, et qu'enfin la sc�ne du meeting n'avait �t� qu'une occasion longtemps cherch�e par Nicholl de satisfaire de vieilles rancunes. Rien de plus terrible que ces duels particuliers � l'Am�rique, pendant lesquels les deux adversaires se cherchent � travers les taillis, se guettent au coin des halliers et se tirent au milieu des fourr�s comme des b�tes fauves. C'est alors que chacun d'eux doit envier ces qualit�s merveilleuses si naturelles aux Indiens des Prairies, leur intelligence rapide, leur ruse ing�nieuse, leur sentiment des traces, leur flair de l'ennemi. Une erreur, une h�sitation, un faux pas peuvent amener la mort. Dans ces rencontres, les Yankees se font souvent accompagner de leurs chiens et, � la fois chasseurs et gibier, ils se relancent pendant des heures enti�res. �Quels diables de gens vous �tes! s'�cria Michel Ardan, quand son compagnon lui eut d�peint avec beaucoup d'�nergie toute cette mise en sc�ne. --Nous sommes ainsi, r�pondit modestement J.-T. Maston; mais h�tons-nous. Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir � travers la plaine encore tout humide de ros�e, franchir les rizi�res et les creeks, couper au plus court, ils ne purent atteindre avant cinq heures et demie le bois de Skersnaw. Barbicane devait avoir pass� sa lisi�re depuis une demi-heure. L� travaillait un vieux bushman occup� � d�biter en fagots des arbres abattus sous sa hache. Maston courut � lui en criant: �Avez-vous vu entrer dans le bois un homme arm� d'un rifle, Barbicane, le pr�sident... mon meilleur ami?... Le digne secr�taire du Gun-Club pensait na�vement que son pr�sident devait �tre connu du monde entier. Mais le bushman n'eut pas l'air de le comprendre. �Un chasseur, dit alors Ardan. --Un chasseur? oui, r�pondit le bushman. --Il y a longtemps? --Une heure � peu pr�s. --Trop tard! s'�cria Maston. --Et avez-vous entendu des coups de fusil? demanda Michel Ardan. --Non. --Pas un seul? --Pas un seul. Ce chasseur-l� n'a pas l'air de faire bonne chasse! --Que faire? dit Maston. --Entrer dans le bois, au risque d'attraper une balle qui ne nous est pas destin�e. --Ah! s'�cria Maston avec un accent auquel on ne pouvait se m�prendre, j'aimerais mieux dix balles dans ma t�te qu'une seule dans la t�te de Barbicane. --En avant donc!� reprit Ardan en serrant la main de son compagnon. Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient dans le taillis. C'�tait un fourr� fort �pais, fait de cypr�s g�ants, de sycomores, de tulipiers, d'oliviers, de tamarins, de ch�nes vifs et de magnolias. Ces divers arbres enchev�traient leurs branches dans un inextricable p�le-m�le, sans permettre � la vue de s'�tendre au loin. Michel Ardan et Maston marchaient l'un pr�s de l'autre, passant silencieusement � travers les hautes herbes, se frayant un chemin au milieu des lianes vigoureuses, interrogeant du regard les buissons ou les branches perdues dans la sombre �paisseur du feuillage et attendant � chaque pas la redoutable d�tonation des rifles. Quant aux traces que Barbicane avait d� laisser de son passage � travers le bois, il leur �tait impossible de les reconna�tre, et ils marchaient en aveugles dans ces sentiers � peine fray�s, sur lesquels un Indien e�t suivi pas � pas la marche de son adversaire. Apr�s une heure de vaines recherches, les deux compagnons s'arr�t�rent. Leur inqui�tude redoublait. �Il faut que tout soit fini, dit Maston d�courag�. Un homme comme Barbicane n'a pas rus� avec son ennemi, ni tendu de pi�ge, ni pratiqu� de manoeuvre! Il est trop franc, trop courageux. Il est all� en avant, droit au danger, et sans doute assez loin du bushman pour que le vent ait emport� la d�tonation d'une arme � feu! --Mais nous! nous! r�pondit Michel Ardan, depuis notre entr�e sous bois, nous aurions entendu!... --Et si nous sommes arriv�s trop tard! s'�cria Maston avec un accent de d�sespoir. Michel Ardan ne trouva pas un mot � r�pondre; Maston et lui reprirent leur marche interrompue. De temps en temps ils poussaient de grands cris; ils appelaient soit Barbicane, soit Nicholl; mais ni l'un ni l'autre des deux adversaires ne r�pondait � leur voix. De joyeuses vol�es d'oiseaux, �veill�s au bruit, disparaissaient entre les branches, et quelques daims effarouch�s s'enfuyaient pr�cipitamment � travers les taillis. Pendant une heure encore, la recherche se prolongea. La plus grande partie du bois avait �t� explor�e. Rien ne d�celait la pr�sence des combattants. C'�tait � douter de l'affirmation du bushman, et Ardan allait renoncer � poursuivre plus longtemps une reconnaissance inutile, quand, tout d'un coup, Maston s'arr�ta. �Chut! fit-il. Quelqu'un l�-bas! --Quelqu'un? r�pondit Michel Ardan. --Oui! un homme! Il semble immobile. Son rifle n'est plus entre ses mains. Que fait-il donc? --Mais le reconnais-tu? demanda Michel Ardan, que sa vue basse servait fort mal en pareille circonstance. --Oui! oui! Il se retourne, r�pondit Maston. --Et c'est?... --Le capitaine Nicholl! --Nicholl!� s'�cria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement de coeur. Nicholl d�sarm�! Il n'avait donc plus rien � craindre de son adversaire? �Marchons � lui, dit Michel Ardan, nous saurons � quoi nous en tenir. Mais son compagnon et lui n'eurent pas fait cinquante pas, qu'ils s'arr�t�rent pour examiner plus attentivement le capitaine. Ils s'imaginaient trouver un homme alt�r� de sang et tout entier � sa vengeance! En le voyant, ils demeur�rent stup�faits. Un filet � maille serr�e �tait tendu entre deux tulipiers gigantesques, et, au milieu du r�seau, un petit oiseau, les ailes enchev�tr�es, se d�battait en poussant des cris plaintifs. L'oiseleur qui avait dispos� cette toile inextricable n'�tait pas un �tre humain, mais bien une venimeuse araign�e, particuli�re au pays, grosse comme un oeuf de pigeon, et munie de pattes �normes. Le hideux animal, au moment de se pr�cipiter sur sa proie, avait d� rebrousser chemin et chercher asile sur les hautes branches du tulipier, car un ennemi redoutable venait le menacer � son tour. En effet, le capitaine Nicholl, son fusil � terre, oubliant les dangers de sa situation, s'occupait � d�livrer le plus d�licatement possible la victime prise dans les filets de la monstrueuse araign�e. Quand il eut fini, il donna la vol�e au petit oiseau, qui battit joyeusement de l'aile et disparut. Nicholl, attendri, le regardait fuir � travers les branches, quand il entendit ces paroles prononc�es d'une voix �mue: �Vous �tes un brave homme, vous! Il se retourna. Michel Ardan �tait devant lui, r�p�tant sur tous les tons: �Et un aimable homme! --Michel Ardan! s'�cria le capitaine. Que venez-vous faire ici, monsieur? --Vous serrer la main, Nicholl, et vous emp�cher de tuer Barbicane ou d'�tre tu� par lui. --Barbicane! s'�cria le capitaine, que je cherche depuis deux heures sans le trouver! O� se cache-t-il?... --Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n'est pas poli! il faut toujours respecter son adversaire; soyez tranquille, si Barbicane est vivant, nous le trouverons, et d'autant plus facilement que, s'il ne s'est pas amus� comme vous � secourir des oiseaux opprim�s, il doit vous chercher aussi. Mais quand nous l'aurons trouv�, c'est Michel Ardan qui vous le dit, il ne sera plus question de duel entre vous. --Entre le pr�sident Barbicane et moi, r�pondit gravement Nicholl, il y a une rivalit� telle, que la mort de l'un de nous... --Allons donc! allons donc! reprit Michel Ardan, de braves gens comme vous, cela a pu se d�tester, mais cela s'estime. Vous ne vous battrez pas. --Je me battrai, monsieur! --Point. --Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de coeur, je suis l'ami du pr�sident, son _alter ego_, un autre lui-m�me; si vous voulez absolument tuer quelqu'un, tirez sur moi, ce sera exactement la m�me chose. --Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d'une main convulsive, ces plaisanteries... --L'ami Maston ne plaisante pas, r�pondit Michel Ardan, et je comprends son id�e de se faire tuer pour l'homme qu'il aime! Mais ni lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaine Nicholl, car j'ai � faire aux deux rivaux une proposition si s�duisante qu'ils s'empresseront de l'accepter. --Et laquelle? demanda Nicholl avec une visible incr�dulit�. --Patience, r�pondit Ardan, je ne puis la communiquer qu'en pr�sence de Barbicane. --Cherchons-le donc�, s'�cria le capitaine. Aussit�t ces trois hommes se mirent en chemin; le capitaine, apr�s avoir d�sarm� son rifle, le jeta sur son �paule et s'avan�a d'un pas saccad�, sans mot dire. Pendant une demi-heure encore, les recherches furent inutiles. Maston se sentait pris d'un sinistre pressentiment. Il observait s�v�rement Nicholl, se demandant si, la vengeance du capitaine satisfaite, le malheureux Barbicane, d�j� frapp� d'une balle, ne gisait pas sans vie au fond de quelque taillis ensanglant�. Michel Ardan semblait avoir la m�me pens�e, et tous deux interrogeaient d�j� du regard le capitaine Nicholl, quand Maston s'arr�ta soudain. Le buste immobile d'un homme adoss� au pied d'un gigantesque catalpa apparaissait � vingt pas, � moiti� perdu dans les herbes. �C'est lui!� fit Maston. Barbicane ne bougeait pas. Ardan plongea ses regards dans les yeux du capitaine, mais celui-ci ne broncha pas. Ardan fit quelques pas en criant: �Barbicane! Barbicane! Nulle r�ponse. Ardan se pr�cipita vers son ami; mais, au moment o� il allait lui saisir le bras, il s'arr�ta court en poussant un cri de surprise. Barbicane, le crayon � la main, tra�ait des formules et des figures g�om�triques sur un carnet, tandis que son fusil d�sarm� gisait � terre. Absorb� dans son travail, le savant, oubliant � son tour son duel et sa vengeance, n'avait rien vu, rien entendu. Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se leva et le consid�ra d'un oeil �tonn�. �Ah! s'�cria-t-il enfin, toi! ici! J'ai trouv�, mon ami! J'ai trouv�! --Quoi? --Mon moyen! --Quel moyen? --Le moyen d'annuler l'effet du contrecoup au d�part du projectile! --Vraiment? dit Michel en regardant le capitaine du coin de l'oeil. --Oui! de l'eau! de l'eau simple qui fera ressort... Ah! Maston! s'�cria Barbicane, vous aussi! --Lui-m�me, r�pondit Michel Ardan, et permets que je te pr�sente en m�me temps le digne capitaine Nicholl! --Nicholl! s'�cria Barbicane, qui fut debout en un instant. Pardon, capitaine, dit-il, j'avais oubli�... je suis pr�t... Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps de s'interpeller. �Parbleu! dit-il, il est heureux que de braves gens comme vous ne se soient pas rencontr�s plus t�t! Nous aurions maintenant � pleurer l'un ou l'autre. Mais, gr�ce � Dieu qui s'en est m�l�, il n'y a plus rien � craindre. Quand on oublie sa haine pour se plonger dans des probl�mes de m�canique ou jouer des tours aux araign�es, c'est que cette haine n'est dangereuse pour personne. Et Michel Ardan raconta au pr�sident l'histoire du capitaine. �Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bons �tres comme vous sont faits pour se casser r�ciproquement la t�te � coups de carabine? Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque chose de si inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient trop quelle contenance garder l'un vis-�-vis de l'autre. Michel Ardan le sentit bien, et il r�solut de brusquer la r�conciliation. �Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses l�vres son meilleur sourire, il n'y a jamais eu entre vous qu'un malentendu. Pas autre chose. Eh bien! pour prouver que tout est fini entre vous, et puisque vous �tes gens � risquer votre peau, acceptez franchement la proposition que je vais vous faire. --Parlez, dit Nicholl. --L'ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit � la Lune. --Oui, certes, r�pliqua le pr�sident. --Et l'ami Nicholl est persuad� qu'il retombera sur la terre. --J'en suis certain, s'�cria le capitaine. --Bon! reprit Michel Ardan. Je n'ai pas la pr�tention de vous mettre d'accord; mais je vous dis tout bonnement: Partez avec moi, et venez voir si nous resterons en route. --Hein!� fit J.-T. Maston stup�fait. Les deux rivaux, � cette proposition subite, avaient lev� les yeux l'un sur l'autre. Ils s'observaient avec attention. Barbicane attendait la r�ponse du capitaine. Nicholl guettait les paroles du pr�sident. �Eh bien? fit Michel de son ton le plus engageant. Puisqu'il n'y a plus de contrecoup � craindre! --Accept�!� s'�cria Barbicane. Mais, si vite qu'il e�t prononc� ce mot, Nicholl l'avait achev� en m�me temps que lui. �Hurrah! bravo! vivat! hip! hip! hip! s'�cria Michel Ardan en tendant la main aux deux adversaires. Et maintenant que l'affaire est arrang�e, mes amis, permettez-moi de vous traiter � la fran�aise. Allons d�jeuner. XXII -------------------- LE NOUVEAU CITOYEN DES �TATS-UNIS Ce jour-l� toute l'Am�rique apprit en m�me temps l'affaire du capitaine Nicholl et du pr�sident Barbicane, ainsi que son singulier d�nouement. Le r�le jou� dans cette rencontre par le chevaleresque Europ�en, sa proposition inattendue qui tranchait la difficult�, l'acceptation simultan�e des deux rivaux, cette conqu�te du continent lunaire � laquelle la France et les �tats-Unis allaient marcher d'accord, tout se r�unit pour accro�tre encore la popularit� de Michel Ardan. On sait avec quelle fr�n�sie les Yankees se passionnent pour un individu. Dans un pays o� de graves magistrats s'attellent � la voiture d'une danseuse et la tra�nent triomphalement, que l'on juge de la passion d�cha�n�e par l'audacieux Fran�ais! Si l'on ne d�tela pas ses chevaux, c'est probablement parce qu'il n'en avait pas, mais toutes les autres marques d'enthousiasme lui furent prodigu�es. Pas un citoyen qui ne s'un�t � lui d'esprit et de coeur! _Ex pluribus unum_, suivant la devise des �tats-Unis. A dater de ce jour, Michel Ardan n'eut plus un moment de repos. Des d�putations venues de tous les coins de l'Union le harcel�rent sans fin ni tr�ve. Il dut les recevoir bon gr� mal gr�. Ce qu'il serra de mains, ce qu'il tutoya de gens ne peut se compter; il fut bient�t sur les dents; sa voix, enrou�e dans des speechs innombrables, ne s'�chappait plus de ses l�vres qu'en sons inintelligibles, et il faillit gagner une gastro-ent�rite � la suite des toasts qu'il dut porter � tous les comt�s de l'Union. Ce succ�s e�t gris� un autre d�s le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-�bri�t� spirituelle et charmante. Parmi les d�putations de toute esp�ce qui l'assaillirent, celle des �lunatiques� n'eut garde d'oublier ce qu'elle devait au futur conqu�rant de la Lune. Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens, assez nombreux en Am�rique, vinrent le trouver et demand�rent � retourner avec lui dans leur pays natal. Certains d'entre eux pr�tendaient parler �le s�l�nite� et voulurent l'apprendre � Michel Ardan. Celui-ci se pr�ta de bon coeur � leur innocente manie et se chargea de commissions pour leurs amis de la Lune. �Singuli�re folie! dit-il � Barbicane apr�s les avoir cong�di�s, et folie qui frappe souvent les vives intelligences. Un de nos plus illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens tr�s sages et tr�s r�serv�s dans leurs conceptions se laissaient aller � une grande exaltation, � d'incroyables singularit�s, toutes les fois que la Lune les occupait. Tu ne crois pas � l'influence de la Lune sur les maladies? --Peu, r�pondit le pr�sident du Gun-Club. --Je n'y crois pas non plus, et cependant l'histoire a enregistr� des faits au moins �tonnants. Ainsi, en 1693, pendant une �pid�mie, les personnes p�rirent en plus grand nombre le 21 janvier, au moment d'une �clipse. Le c�l�bre Bacon s'�vanouissait pendant les �clipses de la Lune et ne revenait � la vie qu'apr�s l'enti�re �mersion de l'astre. Le roi Charles VI retomba six fois en d�mence pendant l'ann�e 1399, soit � la nouvelle, soit � la pleine Lune. Des m�decins ont class� le mal caduc parmi ceux qui suivent les phases de la Lune. Les maladies nerveuses ont paru subir souvent son influence. Mead parle d'un enfant qui entrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition. Gall avait remarqu� que l'exaltation des personnes faibles s'accroissait deux fois par mois, aux �poques de la nouvelle et de la pleine Lune. Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur les vertiges, les fi�vres malignes, les somnambulismes, tendant � prouver que l'astre des nuits a une myst�rieuse influence sur les maladies terrestres. --Mais comment? pourquoi? demanda Barbicane. --Pourquoi? r�pondit Ardan. Ma foi, je te ferai la m�me r�ponse qu'Arago r�p�tait dix-neuf si�cles apr�s Plutarque: �C'est peut-�tre parce que �a n'est pas vrai! Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put �chapper � aucune des corv�es inh�rentes � l'�tat d'homme c�l�bre. Les entrepreneurs de succ�s voulurent l'exhiber. Barnum lui offrit un million pour le promener de ville en ville dans tous les �tats-Unis et le montrer comme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya promener lui-m�me. Cependant, s'il refusa de satisfaire ainsi la curiosit� publique, ses portraits, du moins, coururent le monde entier et occup�rent la place d'honneur dans les albums; on en fit des �preuves de toutes dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu'aux r�ductions microscopiques des timbres-poste. Chacun pouvait poss�der son h�ros dans toutes les poses imaginables, en t�te, en buste, en pied, de face, de profil, de trois quarts, de dos. On en tira plus de quinze cent mille exemplaires, et il avait l� une belle occasion de se d�biter en reliques, mais il n'en profita pas. Rien qu'� vendre ses cheveux un dollar la pi�ce, il lui en restait assez pour faire fortune! Pour tout dire, cette popularit� ne lui d�plaisait pas. Au contraire. Il se mettait � la disposition du public et correspondait avec l'univers entier. On r�p�tait ses bons mots, on les propageait, surtout ceux qu'il ne faisait pas. On lui en pr�tait, suivant l'habitude, car il �tait riche de ce c�t�. Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes. Quel nombre infini de �beaux mariages� il aurait faits, pour peu que la fantaisie l'e�t pris de �se fixer�! Les vieilles misses surtout, celles qui depuis quarante ans s�chaient sur pied, r�vaient nuit et jour devant ses photographies. Il est certain qu'il e�t trouv� des compagnes par centaines, m�me s'il leur avait impos� la condition de le suivre dans les airs. Les femmes sont intr�pides quand elles n'ont pas peur de tout. Mais son intention n'�tait pas de faire souche sur le continent lunaire, et d'y transplanter une race crois�e de Fran�ais et d'Am�ricains. Il refusa donc. �Aller jouer l�-haut, disait-il, le r�le d'Adam avec une fille d'�ve, merci! Je n'aurais qu'� rencontrer des serpents!... D�s qu'il put se soustraire enfin aux joies trop r�p�t�es du triomphe, il alla, suivi de ses amis, faire une visite � la Columbiad. Il lui devait bien cela. Du reste, il �tait devenu tr�s fort en balistique, depuis qu'il vivait avec Barbicane, J.-T. Maston et _tutti quanti_. Son plus grand plaisir consistait � r�p�ter � ces braves artilleurs qu'ils n'�taient que des meurtriers aimables et savants. Il ne tarissait pas en plaisanteries � cet �gard. Le jour o� il visita la Columbiad, il l'admira fort et descendit jusqu'au fond de l'�me de ce gigantesque mortier qui devait bient�t le lancer vers l'astre des nuits. �Au moins, dit-il, ce canon-l� ne fera de mal � personne, ce qui est d�j� assez �tonnant de la part d'un canon. Mais quant � vos engins qui d�truisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, ne m'en parlez pas, et surtout ne venez jamais me dire qu'ils ont �une �me�, je ne vous croirais pas! Il faut rapporter ici une proposition relative � J.-T. Maston. Quand le secr�taire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la proposition de Michel Ardan, il r�solut de se joindre � eux et de faire �la partie � quatre�. Un jour il demanda � �tre du voyage. Barbicane, d�sol� de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers. J.-T. Maston, d�sesp�r�, alla trouver Michel Ardan, qui l'invita � se r�signer et fit valoir des arguments _ad hominem_. �Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes paroles en mauvaise part; mais vraiment l�, entre nous, tu es trop incomplet pour te pr�senter dans la Lune! --Incomplet! s'�cria le vaillant invalide. --Oui! mon brave ami! Songe au cas o� nous rencontrerions des habitants l�-haut. Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste id�e de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c'est que la guerre, leur montrer qu'on emploie le meilleur de son temps � se d�vorer, � se manger, � se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait nourrir cent milliards d'habitants, et o� il y en a douze cents millions � peine? Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre � la porte! --Mais si vous arrivez en morceaux, r�pliqua J.-T. Maston, vous serez aussi incomplets que moi! --Sans doute, r�pondit Michel Ardan, mais nous n'arriverons pas en morceaux! En effet, une exp�rience pr�paratoire, tent�e le 18 octobre, avait donn� les meilleurs r�sultats et fait concevoir les plus l�gitimes esp�rances. Barbicane, d�sirant se rendre compte de l'effet de contrecoup au moment du d�part d'un projectile, fit venir un mortier de trente-deux pouces (-- 0.75 cm) de l'arsenal de Pensacola. On l'installa sur le rivage de la rade d'Hillisboro, afin que la bombe retomb�t dans la mer et que sa chute f�t amortie. Il ne s'agissait que d'exp�rimenter la secousse au d�part et non le choc � l'arriv�e. Un projectile creux fut pr�par� avec le plus grand soin pour cette curieuse exp�rience. Un �pais capitonnage, appliqu� sur un r�seau de ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois int�rieures. C'�tait un v�ritable nid soigneusement ouat�. �Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!� disait J.-T. Maston en regrettant que sa taille ne lui perm�t pas de tenter l'aventure. Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d'un couvercle � vis, on introduisit d'abord un gros chat, puis un �cureuil appartenant au secr�taire perp�tuel du Gun-Club, et auquel J.-T. Maston tenait particuli�rement. Mais on voulait savoir comment ce petit animal, peu sujet au vertige, supporterait ce voyage exp�rimental. Le mortier fut charg� avec cent soixante livres de poudre et la bombe plac�e dans la pi�ce. On fit feu. Aussit�t le projectile s'enleva avec rapidit�, d�crivit majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille pieds environ, et par une courbe gracieuse alla s'ab�mer au milieu des flots. Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieu de sa chute; des plongeurs habiles se pr�cipit�rent sous les eaux, et attach�rent des c�bles aux oreillettes de la bombe, qui fut rapidement hiss�e � bord. Cinq minutes ne s'�taient pas �coul�es entre le moment o� les animaux furent enferm�s et le moment o� l'on d�vissa le couvercle de leur prison. Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur l'embarcation, et ils assist�rent � l'op�ration avec un sentiment d'int�r�t facile � comprendre. A peine la bombe fut-elle ouverte, que le chat s'�lan�a au-dehors, un peu froiss�, mais plein de vie, et sans avoir l'air de revenir d'une exp�dition a�rienne. Mais d'�cureuil point. On chercha. Nulle trace. Il fallut bien alors reconna�tre la v�rit�. Le chat avait mang� son compagnon de voyage. J.-T. Maston fut tr�s attrist� de la perte de son pauvre �cureuil, et se proposa de l'inscrire au martyrologe de la science. Quoi qu'il en soit, apr�s cette exp�rience, toute h�sitation, toute crainte disparurent; d'ailleurs les plans de Barbicane devaient encore perfectionner le projectile et an�antir presque enti�rement les effets de contrecoup. Il n'y avait donc plus qu'� partir. Deux jours plus tard, Michel Ardan re�ut un message du pr�sident de l'Union, honneur auquel il se montra particuli�rement sensible. A l'exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de la Fayette, le gouvernement lui d�cernait le titre de citoyen des �tats-Unis d'Am�rique. XXIII -------------------- LE WAGON-PROJECTILE Apr�s l'ach�vement de la c�l�bre Columbiad, l'int�r�t public se rejeta imm�diatement sur le projectile, ce nouveau v�hicule destin� � transporter � travers l'espace les trois hardis aventuriers. Personne n'avait oubli� que, par sa d�p�che du 30 septembre, Michel Ardan demandait une modification aux plans arr�t�s par les membres du Comit�. Le pr�sident Barbicane pensait alors avec raison que la forme du projectile importait peu, car, apr�s avoir travers� l'atmosph�re en quelques secondes, son parcours devait s'effectuer dans le vide absolu. Le Comit� avait donc adopt� la forme ronde, afin que le boulet p�t tourner sur lui-m�me et se comporter � sa fantaisie. Mais, d�s l'instant qu'on le transformait en v�hicule, c'�tait une autre affaire. Michel Ardan ne se souciait pas de voyager � la fa�on des �cureuils; il voulait monter la t�te en haut, les pieds en bas, ayant autant de dignit� que dans la nacelle d'un ballon, plus vite sans doute, mais sans se livrer � une succession de cabrioles peu convenables. De nouveaux plans furent donc envoy�s � la maison Breadwill and Co. d'Albany, avec recommandation de les ex�cuter sans retard. Le projectile, ainsi modifi�, fut fondu le 2 novembre et exp�di� imm�diatement � Stone's-Hill par les railways de l'Est. Le 10, il arriva sans accident au lieu de sa destination. Michel Ardan, Barbicane et Nicholl attendaient avec la plus vive impatience ce �wagon-projectile� dans lequel ils devaient prendre passage pour voler � la d�couverte d'un nouveau monde. Il faut en convenir, c'�tait une magnifique pi�ce de m�tal, un produit m�tallurgique qui faisait le plus grand honneur au g�nie industriel des Am�ricains. On venait d'obtenir pour la premi�re fois l'aluminium en masse aussi consid�rable, ce qui pouvait �tre justement regard� comme un r�sultat prodigieux. Ce pr�cieux projectile �tincelait aux rayons du Soleil. A le voir avec ses formes imposantes et coiff� de son chapeau conique, on l'e�t pris volontiers pour une de ces �paisses tourelles en fa�on de poivri�res, que les architectes du Moyen Age suspendaient � l'angle des ch�teaux forts. Il ne lui manquait que des meurtri�res et une girouette. �Je m'attends, s'�criait Michel Ardan, � ce qu'il en sorte un homme d'armes portant la haquebutte et le corselet d'acier. Nous serons l�-dedans comme des seigneurs f�odaux, et, avec un peu d'artillerie, on y tiendrait t�te � toutes les arm�es s�l�nites, si toutefois il y en a dans la Lune! --Ainsi le v�hicule te pla�t? demanda Barbicane � son ami. --Oui! oui! sans doute, r�pondit Michel Ardan qui l'examinait en artiste. Je regrette seulement que ses formes ne soient pas plus effil�es, son c�ne plus gracieux; on aurait d� le terminer par une touffe d'ornements en m�tal guilloch�, avec une chim�re, par exemple, une gargouille, une salamandre sortant du feu les ailes d�ploy�es et la gueule ouverte... --A quoi bon? dit Barbicane, dont l'esprit positif �tait peu sensible aux beaut�s de l'art. --A quoi bon, ami Barbicane! H�las! puisque tu me le demandes, je crains bien que tu ne le comprennes jamais! --Dis toujours, mon brave compagnon. --Eh bien! suivant moi, il faut toujours mettre un peu d'art dans ce que l'on fait, cela vaut mieux. Connais-tu une pi�ce indienne qu'on appelle _Le Chariot de l'Enfant_? --Pas m�me de nom, r�pondit Barbicane. --Cela ne m'�tonne pas, reprit Michel Ardan. Apprends donc que, dans cette pi�ce, il y a un voleur qui, au moment de percer le mur d'une maison, se demande s'il donnera � son trou la forme d'une lyre, d'une fleur, d'un oiseau ou d'une amphore. Eh bien! dis-moi, ami Barbicane, si � cette �poque tu avais �t� membre du jury, est-ce que tu aurais condamn� ce voleur-l�? --Sans h�siter, r�pondit le pr�sident du Gun-Club, et avec la circonstance aggravante d'effraction. --Et moi je l'aurais acquitt�, ami Barbicane! Voil� pourquoi tu ne pourras jamais me comprendre! --Je n'essaierai m�me pas, mon vaillant artiste. --Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l'ext�rieur de notre wagon-projectile laisse � d�sirer, on me permettra de le meubler � mon aise, et avec tout le luxe qui convient � des ambassadeurs de la Terre! --A cet �gard, mon brave Michel, r�pondit Barbicane, tu agiras � ta fantaisie, et nous te laisserons faire � ta guise. Mais, avant de passer � l'agr�able, le pr�sident du Gun-Club avait song� � l'utile, et les moyens invent�s par lui pour amoindrir les effets du contrecoup furent appliqu�s avec une intelligence parfaite. Barbicane s'�tait dit, non sans raison, que nul ressort ne serait assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa fameuse promenade dans le bois de Skersnaw, il avait fini par r�soudre cette grande difficult� d'une ing�nieuse fa�on. C'est � l'eau qu'il comptait demander de lui rendre ce service signal�. Voici comment. Le projectile devait �tre rempli � la hauteur de trois pieds d'une couche d'eau destin�e � supporter un disque en bois parfaitement �tanche, qui glissait � frottement sur les parois int�rieures du projectile. C'est sur ce v�ritable radeau que les voyageurs prenaient place. Quant � la masse liquide, elle �tait divis�e par des cloisons horizontales que le choc au d�part devait briser successivement. Alors chaque nappe d'eau, de la plus basse � la plus haute, s'�chappant par des tuyaux de d�gagement vers la partie sup�rieure du projectile, arrivait ainsi � faire ressort, et le disque, muni lui-m�me de tampons extr�mement puissants, ne pouvait heurter le culot inf�rieur qu'apr�s l'�crasement successif des diverses cloisons. Sans doute les voyageurs �prouveraient encore un contrecoup violent apr�s le complet �chappement de la masse liquide, mais le premier choc devait �tre presque enti�rement amorti par ce ressort d'une grande puissance. Il est vrai que trois pieds d'eau sur une surface de cinquante-quatre pieds carr�s devaient peser pr�s de onze mille cinq cents livres; mais la d�tente des gaz accumul�s dans la Columbiad suffirait, suivant Barbicane, � vaincre cet accroissement de poids; d'ailleurs le choc devait chasser toute cette eau en moins d'une seconde, et le projectile reprendrait promptement sa pesanteur normale. Voil� ce qu'avait imagin� le pr�sident du Gun-Club et de quelle fa�on il pensait avoir r�solu la grave question du contrecoup. Du reste, ce travail, intelligemment compris par les ing�nieurs de la maison Breadwill, fut merveilleusement ex�cut�; l'effet une fois produit et l'eau chass�e au-dehors, les voyageurs pouvaient se d�barrasser facilement des cloisons bris�es et d�monter le disque mobile qui les supportait au moment du d�part. Quant aux parois sup�rieures du projectile, elles �taient rev�tues d'un �pais capitonnage de cuir, appliqu� sur des spirales du meilleur acier, qui avaient la souplesse des ressorts de montre. Les tuyaux d'�chappement dissimul�s sous ce capitonnage ne laissaient pas m�me soup�onner leur existence. Ainsi donc toutes les pr�cautions imaginables pour amortir le premier choc avaient �t� prises, et pour se laisser �craser, disait Michel Ardan, il faudrait �tre �de bien mauvaise composition�. Le projectile mesurait neuf pieds de large ext�rieurement sur douze pieds de haut. Afin de ne pas d�passer le poids assign�, on avait un peu diminu� l'�paisseur de ses parois et renforc� sa partie inf�rieure, qui devait supporter toute la violence des gaz d�velopp�s par la d�flagration du pyroxyle. Il en est ainsi, d'ailleurs, dans les bombes et les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours plus �pais. On p�n�trait dans cette tour de m�tal par une �troite ouverture m�nag�e sur les parois du c�ne, et semblable � ces �trous d'homme� des chaudi�res � vapeur. Elle se fermait herm�tiquement au moyen d'une plaque d'aluminium, retenue � l'int�rieur par de puissantes vis de pression. Les voyageurs pourraient donc sortir � volont� de leur prison mobile, d�s qu'ils auraient atteint l'astre des nuits. Mais il ne suffisait pas d'aller, il fallait voir en route. Rien ne fut plus facile. En effet, sous le capitonnage se trouvaient quatre hublots de verre lenticulaire d'une forte �paisseur, deux perc�s dans la paroi circulaire du projectile; un troisi�me � sa partie inf�rieure et un quatri�me dans son chapeau conique. Les voyageurs seraient donc � m�me d'observer, pendant leur parcours, la Terre qu'ils abandonnaient, la Lune dont ils s'approchaient et les espaces constell�s du ciel. Seulement, ces hublots �taient prot�g�s contre les chocs du d�part par des plaques solidement encastr�es, qu'il �tait facile de rejeter au-dehors en d�vissant des �crous int�rieurs. De cette fa�on, l'air contenu dans le projectile ne pouvait pas s'�chapper, et les observations devenaient possibles. Tous ces m�canismes, admirablement �tablis, fonctionnaient avec la plus grande facilit�, et les ing�nieurs ne s'�taient pas montr�s moins intelligents dans les am�nagements du wagon-projectile. Des r�cipients solidement assujettis �taient destin�s � contenir l'eau et les vivres n�cessaires aux trois voyageurs; ceux-ci pouvaient m�me se procurer le feu et la lumi�re au moyen de gaz emmagasin� dans un r�cipient sp�cial sous une pression de plusieurs atmosph�res. Il suffisait de tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait �clairer et chauffer ce confortable v�hicule. On le voit, rien ne manquait des choses essentielles � la vie et m�me au bien-�tre. De plus, gr�ce aux instincts de Michel Ardan, l'agr�able vint se joindre � l'utile sous la forme d'objets d'art; il e�t fait de son projectile un v�ritable atelier d'artiste, si l'espace ne lui e�t pas manqu�. Du reste, on se tromperait en supposant que trois personnes dussent se trouver � l'�troit dans cette tour de m�tal. Elle avait une surface de cinquante-quatre pieds carr�s � peu pr�s sur dix pieds de hauteur, ce qui permettait � ses h�tes une certaine libert� de mouvement. Ils n'eussent pas �t� aussi � leur aise dans le plus confortable wagon des �tats-Unis. La question des vivres et de l'�clairage �tant r�solue, restait la question de l'air. Il �tait �vident que l'air enferm� dans le projectile ne suffirait pas pendant quatre jours � la respiration des voyageurs; chaque homme, en effet, consomme dans une heure environ tout l'oxyg�ne contenu dans cent litres d'air. Barbicane, ses deux compagnons, et deux chiens qu'il comptait emmener, devaient consommer, par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents litres d'oxyg�ne, ou, en poids, � peu pr�s sept livres. Il fallait donc renouveler l'air du projectile. Comment? Par un proc�d� bien simple, celui de MM. Reiset et Regnault, indiqu� par Michel Ardan pendant la discussion du meeting. On sait que l'air se compose principalement de vingt et une parties d'oxyg�ne et de soixante-dix-neuf parties d'azote. Or, que se passe-t-il dans l'acte de la respiration? Un ph�nom�ne fort simple. L'homme absorbe l'oxyg�ne de l'air, �minemment propre � entretenir la vie, et rejette l'azote intact. L'air expir� a perdu pr�s de cinq pour cent de son oxyg�ne et contient alors un volume � peu pr�s �gal d'acide carbonique, produit d�finitif de la combustion des �l�ments du sang par l'oxyg�ne inspir�. Il arrive donc que dans un milieu clos, et apr�s un certain temps, tout l'oxyg�ne de l'air est remplac� par l'acide carbonique, gaz essentiellement d�l�t�re. La question se r�duisait d�s lors � ceci: l'azote s'�tant conserv� intact, 1� refaire l'oxyg�ne absorb�; 2� d�truire l'acide carbonique expir�. Rien de plus facile au moyen du chlorate de potasse et de la potasse caustique. Le chlorate de potasse est un sel qui se pr�sente sous la forme de paillettes blanches; lorsqu'on le porte � une temp�rature sup�rieure � quatre cents degr�s, il se transforme en chlorure de potassium, et l'oxyg�ne qu'il contient se d�gage enti�rement. Or, dix-huit livres de chlorate de potasse rendent sept livres d'oxyg�ne, c'est-�-dire la quantit� n�cessaire aux voyageurs pendant vingt-quatre heures. Voil� pour refaire l'oxyg�ne. Quant � la potasse caustique, c'est une mati�re tr�s avide de l'acide carbonique m�l� � l'air, et il suffit de l'agiter pour qu'elle s'en empare et forme du bicarbonate de potasse. Voil� pour absorber l'acide carbonique. En combinant ces deux moyens, on �tait certain de rendre � l'air vici� toutes ses qualit�s vivifiantes. C'est ce que les deux chimistes, MM. Reiset et Regnault, avaient exp�riment� avec succ�s. Mais, il faut le dire, l'exp�rience avait eu lieu jusqu'alors _in anima vili_. Quelle que f�t sa pr�cision scientifique, on ignorait absolument comment des hommes la supporteraient. Telle fut l'observation faite � la s�ance o� se traita cette grave question. Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute la possibilit� de vivre au moyen de cet air factice, et il offrit d'en faire l'essai avant le d�part. Mais l'honneur de tenter cette �preuve fut r�clam� �nergiquement par J.-T. Maston. �Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c'est bien le moins que j'habite le projectile pendant une huitaine de jours. Il y aurait eu mauvaise gr�ce � lui refuser. On se rendit � ses voeux. Une quantit� suffisante de chlorate de potasse et de potasse caustique fut mise � sa disposition avec des vivres pour huit jours; puis, ayant serr� la main de ses amis, le 12 novembre, � six heures du matin, apr�s avoir express�ment recommand� de ne pas ouvrir sa prison avant le 20, � six heures du soir, il se glissa dans le projectile, dont la plaque fut herm�tiquement ferm�e. Que se passa-t-il pendant cette huitaine? Impossible de s'en rendre compte. L'�paisseur des parois du projectile emp�chait tout bruit int�rieur d'arriver au-dehors. Le 20 novembre, � six heures pr�cises, la plaque fut retir�e; les amis de J.-T. Maston ne laissaient pas d'�tre un peu inquiets. Mais ils furent promptement rassur�s en entendant une voix joyeuse qui poussait un hurrah formidable. Bient�t le secr�taire du Gun-Club apparut au sommet du c�ne dans une attitude triomphante. Il avait engraiss�! XXIV -------------------- LE T�LESCOPE DES MONTAGNES ROCHEUSES Le 20 octobre de l'ann�e pr�c�dente, apr�s la souscription close, le pr�sident du Gun-Club avait cr�dit� l'Observatoire de Cambridge des sommes n�cessaires � la construction d'un vaste instrument d'optique. Cet appareil, lunette ou t�lescope, devait �tre assez puissant pour rendre visible � la surface de la Lune un objet ayant au plus neuf pieds de largeur. Il y a une diff�rence importante entre la lunette et le t�lescope; il est bon de la rappeler ici. La lunette se compose d'un tube qui porte � son extr�mit� sup�rieure une lentille convexe appel�e objectif, et � son extr�mit� inf�rieure une seconde lentille nomm�e oculaire, � laquelle s'applique l'oeil de l'observateur. Les rayons �manant de l'objet lumineux traversent la premi�re lentille et vont, par r�fraction, former une image renvers�e � son foyer [C'est le point o� les rayons lumineux se r�unissent apr�s avoir �t� r�fract�s.]. Cette image, on l'observe avec l'oculaire, qui la grossit exactement comme ferait une loupe. Le tube de la lunette est donc ferm� � chaque extr�mit� par l'objectif et l'oculaire. Au contraire, le tube du t�lescope est ouvert � son extr�mit� sup�rieure. Les rayons partis de l'objet observ� y p�n�trent librement et vont frapper un miroir m�tallique concave, c'est-�-dire convergent. De l� ces rayons r�fl�chis rencontrent un petit miroir qui les renvoie � l'oculaire, dispos� de fa�on � grossir l'image produite. Ainsi, dans les lunettes, la r�fraction joue le r�le principal, et dans les t�lescopes, la r�flexion. De l� le nom de r�fracteurs donn� aux premi�res, et celui de r�flecteurs attribu� aux seconds. Toute la difficult� d'ex�cution de ces appareils d'optique g�t dans la confection des objectifs, qu'ils soient faits de lentilles ou de miroirs m�talliques. Cependant, � l'�poque o� le Gun-Club tenta sa grande exp�rience, ces instruments �taient singuli�rement perfectionn�s et donnaient des r�sultats magnifiques. Le temps �tait loin o� Galil�e observa les astres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus. Depuis le XVIe si�cle, les appareils d'optique s'�largirent et s'allong�rent dans des proportions consid�rables, et ils permirent de jauger les espaces stellaires � une profondeur inconnue jusqu'alors. Parmi les instruments r�fracteurs fonctionnant � cette �poque, on citait la lunette de l'Observatoire de Poulkowa, en Russie, dont l'objectif mesure quinze pouces (-- 38 centim�tres de largeur [Elle a co�t� 80,000 roubles (320,000 francs).]), la lunette de l'opticien fran�ais Lerebours, pourvue d'un objectif �gal au pr�c�dent, et enfin la lunette de l'Observatoire de Cambridge, munie d'un objectif qui a dix-neuf pouces de diam�tre (48 cm). Parmi les t�lescopes, on en connaissait deux d'une puissance remarquable et de dimension gigantesque. Le premier, construit par Herschell, �tait long de trente-six pieds et poss�dait un miroir large de quatre pieds et demi; il permettait d'obtenir des grossissements de six mille fois. Le second s'�levait en Irlande, � Birrcastle, dans le parc de Parsonstown, et appartenait � Lord Rosse. La longueur de son tube �tait de quarante-huit pieds, la largeur de son miroir de six pieds (-- 1.93 m [On entend souvent parler de lunettes ayant une longueur bien plus consid�rable; une, entre autres, de 300 pieds de foyer, fut �tablie par les soins de Dominique Cassini � l'Observatoire de Paris; mais il faut savoir que ces lunettes n'avaient pas de tube. L'objectif �tait suspendu en l'air au moyen de m�ts, et l'observateur, tenant son oculaire � la main, venait se placer au foyer de l'objectif le plus exactement possible. On comprend combien ces instruments �taient d'un emploi peu ais� et la difficult� qu'il y avait de centrer deux lentilles plac�es dans ces conditions.]); il grossissait six mille quatre cents fois, et il avait fallu b�tir une immense construction en ma�onnerie pour disposer les appareils n�cessaires � la manoeuvre de l'instrument, qui pesait vingt-huit mille livres. Mais, on le voit, malgr� ces dimensions colossales, les grossissements obtenus ne d�passaient pas six mille fois en nombres ronds; or, un grossissement de six mille fois ne ram�ne la Lune qu'� trente-neuf milles (-- 16 lieues), et il laisse seulement apercevoir les objets ayant soixante pieds de diam�tre, � moins que ces objets ne soient tr�s allong�s. Or, dans l'esp�ce, il s'agissait d'un projectile large de neuf pieds et long de quinze; il fallait donc ramener la Lune � cinq milles (-- 2 lieues) au moins, et, pour cela, produire des grossissements de quarante-huit mille fois. Telle �tait la question pos�e � l'Observatoire de Cambridge. Il ne devait pas �tre arr�t� par les difficult�s financi�res; restaient donc les difficult�s mat�rielles. Et d'abord il fallut opter entre les t�lescopes et les lunettes. Les lunettes pr�sentent des avantages sur les t�lescopes. A �galit� d'objectifs, elles permettent d'obtenir des grossissements plus consid�rables, parce que les rayons lumineux qui traversent les lentilles perdent moins par l'absorption que par la r�flexion sur le miroir m�tallique des t�lescopes. Mais l'�paisseur que l'on peut donner � une lentille est limit�e, car, trop �paisse, elle ne laisse plus passer les rayons lumineux. En outre, la construction de ces vastes lentilles est excessivement difficile et demande un temps consid�rable, qui se mesure par ann�es. Donc, bien que les images fussent mieux �clair�es dans les lunettes, avantage inappr�ciable quand il s'agit d'observer la Lune, dont la lumi�re est simplement r�fl�chie, on se d�cida � employer le t�lescope, qui est d'une ex�cution plus prompte et permet d'obtenir de plus forts grossissements. Seulement, comme les rayons lumineux perdent une grande partie de leur intensit� en traversant l'atmosph�re, le Gun-Club r�solut d'�tablir l'instrument sur l'une des plus hautes montagnes de l'Union, ce qui diminuerait l'�paisseur des couches a�riennes. Dans les t�lescopes, on l'a vu, l'oculaire, c'est-�-dire la loupe plac�e � l'oeil de l'observateur, produit le grossissement, et l'objectif qui supporte les plus forts grossissements est celui dont le diam�tre est le plus consid�rable et la distance focale plus grande. Pour grossir quarante-huit mille fois, il fallait d�passer singuli�rement en grandeur les objectifs d'Herschell et de Lord Rosse. L� �tait la difficult�, car la fonte de ces miroirs est une op�ration tr�s d�licate. Heureusement, quelques ann�es auparavant, un savant de l'Institut de France, L�on Foucault, venait d'inventer un proc�d� qui rendait tr�s facile et tr�s prompt le polissage des objectifs, en rempla�ant le miroir m�tallique par des miroirs argent�s. Il suffisait de couler un morceau de verre de la grandeur voulue et de le m�talliser ensuite avec un sel d'argent. Ce fut ce proc�d�, dont les r�sultats sont excellents, qui fut suivi pour la fabrication de l'objectif. De plus, on le disposa suivant la m�thode imagin�e par Herschell pour ses t�lescopes. Dans le grand appareil de l'astronome de Slough, l'image des objets, r�fl�chie par le miroir inclin� au fond du tube, venait se former � son autre extr�mit� o� se trouvait situ� l'oculaire. Ainsi l'observateur, au lieu d'�tre plac� � la partie inf�rieure du tube, se hissait � sa partie sup�rieure, et l�, muni de sa loupe, il plongeait dans l'�norme cylindre. Cette combinaison avait l'avantage de supprimer le petit miroir destin� � renvoyer l'image � l'oculaire. Celle-ci ne subissait plus qu'une r�flexion au lieu de deux. Donc il y avait un moins grand nombre de rayons lumineux �teints. Donc l'image �tait moins affaiblie. Donc, enfin, on obtenait plus de clart�, avantage pr�cieux dans l'observation qui devait �tre faite [Ces r�flecteurs sont nomm�s �front view telescope�.]. Ces r�solutions prises, les travaux commenc�rent. D'apr�s les calculs du bureau de l'Observatoire de Cambridge, le tube du nouveau r�flecteur devait avoir deux cent quatre-vingts pieds de longueur, et son miroir seize pieds de diam�tre. Quelque colossal que f�t un pareil instrument, il n'�tait pas comparable � ce t�lescope long de dix mille pieds (-- 3 kilom�tres et demi) que l'astronome Hooke proposait de construire il y a quelques ann�es. N�anmoins l'�tablissement d'un semblable appareil pr�sentait de grandes difficult�s. Quant � la question d'emplacement, elle fut promptement r�solue. Il s'agissait de choisir une haute montagne, et les hautes montagnes ne sont pas nombreuses dans les �tats. En effet, le syst�me orographique de ce grand pays se r�duit � deux cha�nes de moyenne hauteur, entre lesquelles coule ce magnifique Mississippi que les Am�ricains appelleraient �le roi des fleuves�, s'ils admettaient une royaut� quelconque. A l'est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet, dans le New-Hampshire, ne d�passe pas cinq mille six cents pieds, ce qui est fort modeste. A l'ouest, au contraire, on rencontre les montagnes Rocheuses, immense cha�ne qui commence au d�troit de Magellan, suit la c�te occidentale de l'Am�rique du Sud sous le nom d'Andes ou de Cordill�res, franchit l'isthme de Panama et court � travers l'Am�rique du Nord jusqu'aux rivages de la mer polaire. Ces montagnes ne sont pas tr�s �lev�es, et les Alpes ou l'Himalaya les regarderaient avec un supr�me d�dain du haut de leur grandeur. En effet, leur plus haut sommet n'a que dix mille sept cent un pieds, tandis que le mont Blanc en mesure quatorze mille quatre cent trente-neuf, et le Kintschindjinga [La plus haute cime de l'Himalaya.] vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau de la mer. Mais, puisque le Gun-Club tenait � ce que le t�lescope, aussi bien que la Columbiad, f�t �tabli dans les �tats de l'Union, il fallut se contenter des montagnes Rocheuses, et tout le mat�riel n�cessaire fut dirig� sur le sommet de Lon's-Peak, dans le territoire du Missouri. Dire les difficult�s de tout genre que les ing�nieurs am�ricains eurent � vaincre, les prodiges d'audace et d'habilet� qu'ils accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas. Ce fut un v�ritable tour de force. Il fallut monter des pierres �normes, de lourdes pi�ces forg�es, des corni�res d'un poids consid�rable, les vastes morceaux du cylindre, l'objectif pesant lui seul pr�s de trente mille livres, au-dessus de la limite des neiges perp�tuelles, � plus de dix mille pieds de hauteur, apr�s avoir franchi des prairies d�sertes, des for�ts imp�n�trables, des �rapides� effrayants, loin des centres de populations, au milieu de r�gions sauvages dans lesquelles chaque d�tail de l'existence devenait un probl�me presque insoluble. Et n�anmoins, ces mille obstacles, le g�nie des Am�ricains en triompha. Moins d'un an apr�s le commencement des travaux, dans les derniers jours du mois de septembre, le gigantesque r�flecteur dressait dans les airs son tube de deux cent quatre-vingts pieds. Il �tait suspendu � une �norme charpente en fer; un m�canisme ing�nieux permettait de le manoeuvrer facilement vers tous les points du ciel et de suivre les astres d'un horizon � l'autre pendant leur marche � travers l'espace. Il avait co�t� plus de quatre cent mille dollars [Un million six cent mille francs.]. La premi�re fois qu'il fut braqu� sur la Lune, les observateurs �prouv�rent une �motion � la fois curieuse et inqui�te. Qu'allaient-ils d�couvrir dans le champ de ce t�lescope qui grossissait quarante-huit mille fois les objets observ�s? Des populations, des troupeaux d'animaux lunaires, des villes, des lacs, des oc�ans? Non, rien que la science ne conn�t d�j�, et sur tous les points de son disque la nature volcanique de la Lune put �tre d�termin�e avec une pr�cision absolue. Mais le t�lescope des montagnes Rocheuses, avant de servir au Gun-Club, rendit d'immenses services � l'astronomie. Gr�ce � sa puissance de p�n�tration, les profondeurs du ciel furent sond�es jusqu'aux derni�res limites, le diam�tre apparent d'un grand nombre d'�toiles put �tre rigoureusement mesur�, et M. Clarke, du bureau de Cambridge, d�composa le _crab nebula_ [N�buleuse qui appara�t sous la forme d'une �crevisse.] du Taureau, que le r�flecteur de Lord Rosse n'avait jamais pu r�duire. XXV -------------------- DERNIERS D�TAILS On �tait au 22 novembre. Le d�part supr�me devait avoir lieu dix jours plus tard. Une seule op�ration restait encore � mener � bonne fin, op�ration d�licate, p�rilleuse, exigeant des pr�cautions infinies, et contre le succ�s de laquelle le capitaine Nicholl avait engag� son troisi�me pari. Il s'agissait, en effet, de charger la Columbiad et d'y introduire les quatre cent mille livres de fulmi-coton. Nicholl avait pens�, non sans raison peut-�tre, que la manipulation d'une aussi formidable quantit� de pyroxyle entra�nerait de graves catastrophes, et qu'en tout cas cette masse �minemment explosive s'enflammerait d'elle-m�me sous la pression du projectile. Il y avait l� de graves dangers encore accrus par l'insouciance et la l�g�ret� des Am�ricains, qui ne se g�naient pas, pendant la guerre f�d�rale, pour charger leurs bombes le cigare � la bouche. Mais Barbicane avait � coeur de r�ussir et de ne pas �chouer au port; il choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit op�rer sous ses yeux, il ne les quitta pas un moment du regard, et, � force de prudence et de pr�cautions, il sut mettre de son c�t� toutes les chances de succ�s. Et d'abord il se garda bien d'amener tout son chargement � l'enceinte de Stone's-Hill. Il le fit venir peu � peu dans des caissons parfaitement clos. Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaient �t� divis�es en paquets de cinq cents livres, ce qui faisait huit cents grosses gargousses confectionn�es avec soin par les plus habiles artificiers de Pensacola. Chaque caisson pouvait en contenir dix et arrivait l'un apr�s l'autre par le rail-road de Tampa-Town; de cette fa�on il n'y avait jamais plus de cinq mille livres de pyroxyle � la fois dans l'enceinte. Aussit�t arriv�, chaque caisson �tait d�charg� par des ouvriers marchant pieds nus, et chaque gargousse transport�e � l'orifice de la Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de grues manoeuvr�es � bras d'hommes. Toute machine � vapeur avait �t� �cart�e, et les moindres feux �teints � deux milles � la ronde. C'�tait d�j� trop d'avoir � pr�server ces masses de fulmi-coton contre les ardeurs du soleil, m�me en novembre. Aussi travaillait-on de pr�f�rence pendant la nuit, sous l'�clat d'une lumi�re produite dans le vide et qui, au moyen des appareils de Ruhmkorff, cr�ait un jour artificiel jusqu'au fond de la Columbiad. L�, les gargousses �taient rang�es avec une parfaite r�gularit� et reli�es entre elles au moyen d'un fil m�tallique destin� � porter simultan�ment l'�tincelle �lectrique au centre de chacune d'elles. En effet, c'est au moyen de la pile que le feu devait �tre communiqu� � cette masse de fulmi-coton. Tous ces fils, entour�s d'une mati�re isolante, venaient se r�unir en un seul � une �troite lumi�re perc�e � la hauteur o� devait �tre maintenu le projectile, l� ils traversaient l'�paisse paroi de fonte et remontaient jusqu'au sol par un des �vents du rev�tement de pierre conserv� dans ce but. Une fois arriv� au sommet de Stone's-Hill, le fil, support� sur des poteaux pendant une longueur de deux milles, rejoignait une puissante pile de Bunzen en passant par un appareil interrupteur. Il suffisait donc de presser du doigt le bouton de l'appareil pour que le courant f�t instantan�ment r�tabli et m�t le feu aux quatre cent mille livres de fulmi-coton. Il va sans dire que la pile ne devait entrer en activit� qu'au dernier moment. Le 28 novembre, les huit cents gargousses �taient dispos�es au fond de la Columbiad. Cette partie de l'op�ration avait r�ussi. Mais que de tracas, que d'inqui�tudes, de luttes, avait subis le pr�sident Barbicane! Vainement il avait d�fendu l'entr�e de Stone's-Hill; chaque jour les curieux escaladaient les palissades, et quelques-uns, poussant l'imprudence jusqu'� la folie, venaient fumer au milieu des balles de fulmi-coton. Barbicane se mettait dans des fureurs quotidiennes. J.-T. Maston le secondait de son mieux, faisant la chasse aux intrus avec une grande vigueur et ramassant les bouts de cigares encore allum�s que les Yankees jetaient �� et l�. Rude t�che, car plus de trois cent mille personnes se pressaient autour des palissades. Michel Ardan s'�tait bien offert pour escorter les caissons jusqu'� la bouche de la Columbiad; mais, l'ayant surpris lui-m�me un �norme cigare � la bouche, tandis qu'il pourchassait les imprudents auxquels il donnait ce funeste exemple, le pr�sident du Gun-Club vit bien qu'il ne pouvait pas compter sur cet intr�pide fumeur, et il fut r�duit � le faire surveiller tout sp�cialement. Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne sauta, et le chargement fut men� � bonne fin. Le troisi�me pari du capitaine Nicholl �tait donc fort aventur�. Restait � introduire le projectile dans la Columbiad et � le placer sur l'�paisse couche de fulmi-coton. Mais, avant de proc�der � cette op�ration, les objets n�cessaires au voyage furent dispos�s avec ordre dans le wagon-projectile. Ils �taient en assez grand nombre, et si l'on avait laiss� faire Michel Ardan, ils auraient bient�t occup� toute la place r�serv�e aux voyageurs. On ne se figure pas ce que cet aimable Fran�ais voulait emporter dans la Lune. Une v�ritable pacotille d'inutilit�s. Mais Barbicane intervint, et l'on dut se r�duire au strict n�cessaire. Plusieurs thermom�tres, barom�tres et lunettes furent dispos�s dans le coffre aux instruments. Les voyageurs �taient curieux d'examiner la Lune pendant le trajet, et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau, ils emportaient une excellente carte de Beer et Moedler, la _Mappa selenographica_, publi�e en quatre planches, qui passe � bon droit pour un v�ritable chef-d'oeuvre d'observation et de patience. Elle reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres d�tails de cette portion de l'astre tourn�e vers la Terre; montagnes, vall�es, cirques, crat�res, pitons, rainures s'y voyaient avec leurs dimensions exactes, leur orientation fid�le, leur d�nomination, depuis les monts Doerfel et Leibniz dont le haut sommet se dresse � la partie orientale du disque, jusqu'� la _Mare frigoris_, qui s'�tend dans les r�gions circumpolaires du Nord. C'�tait donc un pr�cieux document pour les voyageurs, car ils pouvaient d�j� �tudier le pays avant d'y mettre le pied. Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de chasse � syst�me et � balles explosives; de plus, de la poudre et du plomb en tr�s grande quantit�. �On ne sait pas � qui on aura affaire, disait Michel Ardan. Hommes ou b�tes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendre visite! Il faut donc prendre ses pr�cautions. Du reste, les instruments de d�fense personnelle �taient accompagn�s de pics, de pioches, de scies � main et autres outils indispensables, sans parler des v�tements convenables � toutes les temp�ratures, depuis le froid des r�gions polaires jusqu'aux chaleurs de la zone torride. Michel Ardan aurait voulu emmener dans son exp�dition un certain nombre d'animaux, non pas un couple de toutes les esp�ces, car il ne voyait pas la n�cessit� d'acclimater dans la Lune les serpents, les tigres, les alligators et autres b�tes malfaisantes. �Non, disait-il � Barbicane, mais quelques b�tes de somme, boeuf ou vache, �ne ou cheval, feraient bien dans le paysage et nous seraient d'une grande utilit�. --J'en conviens, mon cher Ardan, r�pondait le pr�sident du Gun-Club, mais notre wagon-projectile n'est pas l'arche de No�. Il n'en a ni la capacit� ni la destination. Ainsi restons dans les limites du possible. Enfin, apr�s de longues discussions, il fut convenu que les voyageurs se contenteraient d'emmener une excellente chienne de chasse appartenant � Nicholl et un vigoureux terre-neuve d'une force prodigieuse. Plusieurs caisses des graines les plus utiles furent mises au nombre des objets indispensables. Si l'on e�t laiss� faire Michel Ardan, il aurait emport� aussi quelques sacs de terre pour les y semer. En tout cas, il prit une douzaine d'arbustes qui furent soigneusement envelopp�s d'un �tui de paille et plac�s dans un coin du projectile. Restait alors l'importante question des vivres, car il fallait pr�voir le cas o� l'on accosterait une portion de la Lune absolument st�rile. Barbicane fit si bien qu'il parvint � en prendre pour une ann�e. Mais il faut ajouter, pour n'�tonner personne, que ces vivres consist�rent en conserves de viandes et de l�gumes r�duits � leur plus simple volume sous l'action de la presse hydraulique, et qu'ils renfermaient une grande quantit� d'�l�ments nutritifs; ils n'�taient pas tr�s vari�s, mais il ne fallait pas se montrer difficile dans une pareille exp�dition. Il y avait aussi une r�serve d'eau-de-vie pouvant s'�lever � cinquante gallons [Environ 200 litres.] et de l'eau pour deux mois seulement; en effet, � la suite des derni�res observations des astronomes, personne ne mettait en doute la pr�sence d'une certaine quantit� d'eau � la surface de la Lune. Quant aux vivres, il e�t �t� insens� de croire que des habitants de la Terre ne trouveraient pas � se nourrir l�-haut. Michel Ardan ne conservait aucun doute � cet �gard. S'il en avait eu, il ne se serait pas d�cid� � partir. �D'ailleurs, dit-il un jour � ses amis, nous ne serons pas compl�tement abandonn�s de nos camarades de la Terre, et ils auront soin de ne pas nous oublier. --Non, certes, r�pondit J.-T. Maston. --Comment l'entendez-vous? demanda Nicholl. --Rien de plus simple, r�pondit Ardan. Est-ce que la Columbiad ne sera pas toujours l�? Eh bien! toutes les fois que la Lune se pr�sentera dans des conditions favorables de z�nith, sinon de p�rig�e, c'est-�-dire une fois par an � peu pr�s, ne pourra-t-on pas nous envoyer des obus charg�s de vivres, que nous attendrons � jour fixe? --Hurrah! hurrah! s'�cria J.-T. Maston en homme qui avait son id�e; voil� qui est bien dit! Certainement, mes braves amis, nous ne vous oublierons pas! --J'y compte! Ainsi, vous le voyez, nous aurons r�guli�rement des nouvelles du globe, et, pour notre compte, nous serons bien maladroits si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bons amis de la Terre! Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel Ardan, avec son air d�termin�, son aplomb superbe, e�t entra�n� tout le Gun-Club � sa suite. Ce qu'il disait paraissait simple, �l�mentaire, facile, d'un succ�s assur�, et il aurait fallu v�ritablement tenir d'une fa�on mesquine � ce mis�rable globe terraqu� pour ne pas suivre les trois voyageurs dans leur exp�dition lunaire. Lorsque les divers objets eurent �t� dispos�s dans le projectile, l'eau destin�e � faire ressort fut introduite entre ses cloisons, et le gaz d'�clairage refoul� dans son r�cipient. Quant au chlorate de potasse et � la potasse caustique, Barbicane, craignant des retards impr�vus en route, en emporta une quantit� suffisante pour renouveler l'oxyg�ne et absorber l'acide carbonique pendant deux mois. Un appareil extr�mement ing�nieux et fonctionnant automatiquement se chargeait de rendre � l'air ses qualit�s vivifiantes et de le purifier d'une fa�on compl�te. Le projectile �tait donc pr�t, et il n'y avait plus qu'� le descendre dans la Columbiad. Op�ration, d'ailleurs, pleine de difficult�s et de p�rils. L'�norme obus fut amen� au sommet de Stone's-Hill. L�, des grues puissantes le saisirent et le tinrent suspendu au-dessus du puits de m�tal. Ce fut un moment palpitant. Que les cha�nes vinssent � casser sous ce poids �norme, et la chute d'une pareille masse e�t certainement d�termin� l'inflammation du fulmi-coton. Heureusement il n'en fut rien, et quelques heures apr�s, le wagon-projectile, descendu doucement dans l'�me du canon, reposait sur sa couche de pyroxyle, un v�ritable �dredon fulminant. Sa pression n'eut d'autre effet que de bourrer plus fortement la charge de la Columbiad. �J'ai perdu �, dit le capitaine en remettant au pr�sident Barbicane une somme de trois mille dollars. Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d'un compagnon de voyage; mais il dut c�der devant l'obstination de Nicholl, que tenait � remplir tous ses engagements avant de quitter la Terre. �Alors, dit Michel Ardan, je n'ai plus qu'une chose � vous souhaiter, mon brave capitaine. --Laquelle? demanda Nicholl. --C'est que vous perdiez vos deux autres paris! De cette fa�on, nous serons s�rs de ne pas rester en route. XXVI -------------------- FEU! Le premier jour de d�cembre �tait arriv�, jour fatal, car si le d�part du projectile ne s'effectuait pas le soir m�me, � dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huit ans s'�couleraient avant que la Lune se repr�sent�t dans ces m�mes conditions simultan�es de z�nith et de p�rig�e. Le temps �tait magnifique; malgr� les approches de l'hiver, le soleil resplendissait et baignait de sa radieuse effluve cette Terre que trois de ses habitants allaient abandonner pour un nouveau monde. Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui pr�c�da ce jour si impatiemment d�sir�! Que de poitrines furent oppress�es par le pesant fardeau de l'attente! Tous les coeurs palpit�rent d'inqui�tude, sauf le coeur de Michel Ardan. Cet impassible personnage allait et venait avec son affairement habituel, mais rien ne d�non�ait en lui une pr�occupation inaccoutum�e. Son sommeil avait �t� paisible, le sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l'aff�t d'un canon. Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies qui s'�tendent � perte de vue autour de Stone's-Hill. Tous les quarts d'heure, le rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux; cette immigration prit bient�t des proportions fabuleuses, et, suivant les relev�s du _Tampa-Town Observer_, pendant cette m�morable journ�e, cinq millions de spectateurs foul�rent du pied le sol de la Floride. Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivouaquait autour de l'enceinte, et jetait les fondements d'une ville qui s'est appel�e depuis Ardan's-Town. Des baraquements, des cabanes, des cahutes, des tentes h�rissaient la plaine, et ces habitations �ph�m�res abritaient une population assez nombreuse pour faire envie aux plus grandes cit�s de l'Europe. Tous les peuples de la terre y avaient des repr�sentants; tous les dialectes du monde s'y parlaient � la fois. On e�t dit la confusion des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel. L�, les diverses classes de la soci�t� am�ricaine se confondaient dans une �galit� absolue. Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires, courtiers, planteurs de coton, n�gociants, bateliers, magistrats, s'y coudoyaient avec un sans-g�ne primitif. Les cr�oles de la Louisiane fraternisaient avec les fermiers de l'Indiana; les gentlemen du Kentucky et du Tennessee, les Virginiens �l�gants et hautains donnaient la r�plique aux trappeurs � demi sauvages des Lacs et aux marchands de boeufs de Cincinnati. Coiff�s du chapeau de castor blanc � larges bord, ou du panama classique, v�tus de pantalons en cotonnade bleue des fabriques d'Opelousas, drap�s dans leurs blouses �l�gantes de toile �crue, chauss�s de bottines aux couleurs �clatantes, ils exhibaient d'extravagants jabots de batiste et faisaient �tinceler � leur chemise, � leurs manchettes, � leurs cravates, � leurs dix doigts, voire m�me � leurs oreilles, tout un assortiment de bagues, d'�pingles, de brillants, de cha�nes, de boucles, de breloques, dont le haut prix �galait le mauvais go�t. Femmes, enfants, serviteurs, dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient, pr�c�daient, entouraient ces maris, ces p�res, ces ma�tres, qui ressemblaient � des chefs de tribu au milieu de leurs familles innombrables. A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se pr�cipiter sur les mets particuliers aux �tats du Sud et d�vorer, avec un app�tit mena�ant pour l'approvisionnement de la Floride, ces aliments qui r�pugneraient � un estomac europ�en, tels que grenouilles fricass�es, singes � l'�touff�e, �fish-chowder [Mets compos� de poissons divers.]�, sarigue r�tie, opossum saignant, ou grillades de racoon. Mais aussi quelle s�rie vari�e de liqueurs ou de boissons venait en aide � cette alimentation indigeste! Quels cris excitants, quelles vocif�rations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les tavernes orn�es de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le sucre et de paquets de paille! �Voil� le julep � la menthe! criait l'un de ces d�bitants d'une voix retentissante. --Voici le sangaree au vin de Bordeaux! r�pliquait un autre d'un ton glapissant. --Et du gin-sling! r�p�tait celui-ci. --Et le cocktail! le brandy-smash! criait celui-l�. --Qui veut go�ter le v�ritable mint-julep, � la derni�re mode? s'�criaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d'un verre � l'autre, comme un escamoteur fait d'une muscade, le sucre, le citron, la menthe verte, la glace pil�e, l'eau, le cognac et l'ananas frais qui composent cette boisson rafra�chissante. Aussi, d'habitude, ces incitations adress�es aux gosiers alt�r�s sous l'action br�lante des �pices se r�p�taient, se croisaient dans l'air et produisaient un assourdissant tapage. Mais ce jour-l�, ce premier d�cembre, ces cris �taient rares. Les d�bitants se fussent vainement enrou�s � provoquer les chalands. Personne ne songeait ni � manger ni � boire, et, � quatre heures du soir, combien de spectateurs circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur lunch accoutum�! Sympt�me plus significatif encore, la passion violente de l'Am�ricain pour les jeux �tait vaincue par l'�motion. A voir les quilles du tempins couch�es sur le flanc, les d�s du creps dormant dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonn�, les cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du faro, tranquillement enferm�es dans leurs enveloppes intactes, on comprenait que l'�v�nement du jour absorbait tout autre besoin et ne laissait place � aucune distraction. Jusqu'au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui pr�c�de les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse. Un indescriptible malaise r�gnait dans les esprits, une torpeur p�nible, un sentiment ind�finissable qui serrait le coeur. Chacun aurait voulu �que ce f�t fini�. Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement. La Lune se levait sur l'horizon. Plusieurs millions de hurrahs salu�rent son apparition. Elle �tait exacte au rendez-vous. Les clameurs mont�rent jusqu'au ciel; les applaudissements �clat�rent de toutes parts, tandis que la blonde Phoeb� brillait paisiblement dans un ciel admirable et caressait cette foule enivr�e de ses rayons les plus affectueux. En ce moment parurent les trois intr�pides voyageurs. A leur aspect les cris redoubl�rent d'intensit�. Unanimement, instantan�ment, le chant national des �tats-Unis s'�chappa de toutes les poitrines haletantes, et le _Yankee doodle_, repris en choeur par cinq millions d'ex�cutants, s'�leva comme une temp�te sonore jusqu'aux derni�res limites de l'atmosph�re. Puis, apr�s cet irr�sistible �lan, l'hymne se tut, les derni�res harmonies s'�teignirent peu � peu, les bruits se dissip�rent, et une rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profond�ment impressionn�e. Cependant, le Fran�ais et les deux Am�ricains avaient franchi l'enceinte r�serv�e autour de laquelle se pressait l'immense foule. Ils �taient accompagn�s des membres du Gun-Club et des d�putations envoy�es par les observatoires europ�ens. Barbicane, froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres. Nicholl, les l�vres serr�es, les mains crois�es derri�re le dos, marchait d'un pas ferme et mesur�. Michel Ardan, toujours d�gag�, v�tu en parfait voyageur, les gu�tres de cuir aux pieds, la gibeci�re au c�t�, flottant dans ses vastes v�tements de velours marron, le cigare � la bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poign�es de main avec une prodigalit� princi�re. Il �tait intarissable de verve, de gaiet�, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces de gamin, en un mot �Fran�ais�, et, qui pis est, �Parisien� jusqu'� la derni�re seconde. Dix heures sonn�rent. Le moment �tait venu de prendre place dans le projectile; la manoeuvre n�cessaire pour y descendre, la plaque de fermeture � visser, le d�gagement des grues et des �chafaudages pench�s sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps. Barbicane avait r�gl� son chronom�tre � un dixi�me de seconde pr�s sur celui de l'ing�nieur Murchison, charg� de mettre le feu aux poudres au moyen de l'�tincelle �lectrique; les voyageurs enferm�s dans le projectile pourraient ainsi suivre de l'oeil l'impassible aiguille qui marquerait l'instant pr�cis de leur d�part. Le moment des adieux �tait donc arriv�. La sc�ne fut touchante; en d�pit de sa gaiet� f�brile, Michel Ardan se sentit �mu. J.-T. Maston avait retrouv� sous ses paupi�res s�ches une vieille larme qu'il r�servait sans doute pour cette occasion. Il la versa sur le front de son cher et brave pr�sident. �Si je partais? dit-il, il est encore temps! --Impossible, mon vieux Maston�, r�pondit Barbicane. Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route �taient install�s dans le projectile, dont ils avaient viss� int�rieurement la plaque d'ouverture, et la bouche de la Columbiad, enti�rement d�gag�e, s'ouvrait librement vers le ciel. Nicholl, Barbicane et Michel Ardan �taient d�finitivement mur�s dans leur wagon de m�tal. Qui pourrait peindre l'�motion universelle, arriv�e alors � son paroxysme? La lune s'avan�ait sur un firmament d'une puret� limpide, �teignant sur son passage les feux scintillants des �toiles; elle parcourait alors la constellation des G�meaux et se trouvait presque � mi-chemin de l'horizon et du z�nith. Chacun devait donc facilement comprendre que l'on visait en avant du but, comme le chasseur vise en avant du li�vre qu'il veut atteindre. Un silence effrayant planait sur toute cette sc�ne. Pas un souffle de vent sur la terre! Pas un souffle dans les poitrines! Les coeurs n'osaient plus battre. Tous les regards effar�s fixaient la gueule b�ante de la Columbiad. Murchison suivait de l'oeil l'aiguille de son chronom�tre. Il s'en fallait � peine de quarante secondes que l'instant du d�part ne sonn�t, et chacune d'elles durait un si�cle. A la vingti�me, il y eut un fr�missement universel, et il vint � la pens�e de cette foule que les audacieux voyageurs enferm�s dans le projectile comptaient aussi ces terribles secondes! Des cris isol�s s'�chapp�rent: �Trente-cinq!--trente-six!--trente-sept!--trente-huit!--trente-neuf!--quarante! Feu!!!� Aussit�t Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de l'appareil, r�tablit le courant et lan�a l'�tincelle �lectrique au fond de la Columbiad. Une d�tonation �pouvantable, inou�e, surhumaine, dont rien ne saurait donner une id�e, ni les �clats de la foudre, ni le fracas des �ruptions, se produisit instantan�ment. Une immense gerbe de feu jaillit des entrailles du sol comme d'un crat�re. La terre se souleva, et c'est � peine si quelques personnes purent un instant entrevoir le projectile fendant victorieusement l'air au milieu des vapeurs flamboyantes. XXVII -------------------- TEMPS COUVERT Au moment o� la gerbe incandescente s'�leva vers le ciel � une prodigieuse hauteur, cet �panouissement de flammes �claira la Floride enti�re, et, pendant un instant incalculable, le jour se substitua � la nuit sur une �tendue consid�rable de pays. Cet immense panache de feu fut aper�u de cent milles en mer du golfe comme de l'Atlantique, et plus d'un capitaine de navire nota sur son livre de bord l'apparition de ce m�t�ore gigantesque. La d�tonation de la Columbiad fut accompagn�e d'un v�ritable tremblement de terre. La Floride se sentit secouer jusque dans ses entrailles. Les gaz de la poudre, dilat�s par la chaleur, repouss�rent avec une incomparable violence les couches atmosph�riques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapide que l'ouragan des temp�tes, passa comme une trombe au milieu des airs. Pas un spectateur n'�tait rest� debout; hommes, femmes, enfants, tous furent couch�s comme des �pis sous l'orage; il y eut un tumulte inexprimable, un grand nombre de personnes gravement bless�es, et J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, se tenait trop en avant, se vit rejet� � vingt toises en arri�re et passa comme un boulet au-dessus de la t�te de ses concitoyens. Trois cent mille personnes demeur�rent momentan�ment sourdes et comme frapp�es de stupeur. Le courant atmosph�rique, apr�s avoir renvers� les baraquements, culbut� les cabanes, d�racin� les arbres dans un rayon de vingt milles, chass� les trains du railway jusqu'� Tampa, fondit sur cette ville comme une avalanche, et d�truisit une centaine de maisons, entre autres l'�glise Saint-Mary, et le nouvel �difice de la Bourse, qui se l�zarda dans toute sa longueur. Quelques-uns des b�timents du port, choqu�s les uns contre les autres, coul�rent � pic, et une dizaine de navires, mouill�s en rade, vinrent � la c�te, apr�s avoir cass� leurs cha�nes comme des fils de coton. Mais le cercle de ces d�vastations s'�tendit plus loin encore, et au-del� des limites des �tats-Unis. L'effet du contrecoup, aid� des vents d'ouest, fut ressenti sur l'Atlantique � plus de trois cents milles des rivages am�ricains. Une temp�te factice, une temp�te inattendue, que n'avait pu pr�voir l'amiral Fitz-Roy, se jeta sur les navires avec une violence inou�e; plusieurs b�timents, saisis dans ces tourbillons �pouvantables sans avoir le temps d'amener, sombr�rent sous voiles, entre autres le _Childe-Harold_, de Liverpool, regrettable catastrophe qui devint de la part de l'Angleterre l'objet des plus vives r�criminations. Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n'ait d'autre garantie que l'affirmation de quelques indig�nes, une demi-heure apr�s le d�part du projectile, des habitants de Gor�e et de Sierra Leone pr�tendirent avoir entendu une commotion sourde, dernier d�placement des ondes sonores, qui, apr�s avoir travers� l'Atlantique, venait mourir sur la c�te africaine. Mais il faut revenir � la Floride. Le premier instant du tumulte pass�, les bless�s, les sourds, enfin la foule enti�re se r�veilla, et des cris fr�n�tiques: �Hurrah pour Ardan! Hurrah pour Barbicane! Hurrah pour Nicholl!� s'�lev�rent jusqu'aux cieux. Plusieurs million d'hommes, le nez en l'air, arm�s de t�lescopes, de lunettes, de lorgnettes, interrogeaient l'espace, oubliant les contusions et les �motions, pour ne se pr�occuper que du projectile. Mais ils le cherchaient en vain. On ne pouvait plus l'apercevoir, et il fallait se r�soudre � attendre les t�l�grammes de Long's-Peak. Le directeur de l'Observatoire de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait � son poste dans les montagnes Rocheuses, et c'�tait � lui, astronome habile et pers�v�rant, que les observations avaient �t� confi�es. Mais un ph�nom�ne impr�vu, quoique facile � pr�voir, et contre lequel on ne pouvait rien, vint bient�t mettre l'impatience publique � une rude �preuve. Le temps, si beau jusqu'alors, changea subitement; le ciel assombri se couvrit de nuages. Pouvait-il en �tre autrement, apr�s le terrible d�placement des couches atmosph�riques, et cette dispersion de l'�norme quantit� de vapeurs qui provenaient de la d�flagration de quatre cent mille livres de pyroxyle? Tout l'ordre naturel avait �t� troubl�. Cela ne saurait �tonner, puisque, dans les combats sur mer, on a souvent vu l'�tat atmosph�rique brutalement modifi� par les d�charges de l'artillerie. Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon charg� de nuages �pais, lourd et imp�n�trable rideau jet� entre le ciel et la terre, et qui, malheureusement, s'�tendit jusqu'aux r�gions des montagnes Rocheuses. Ce fut une fatalit�. Un concert de r�clamations s'�leva de toutes les parties du globe. Mais la nature s'en �mut peu, et d�cid�ment, puisque les hommes avaient troubl� l'atmosph�re par leur d�tonation, ils devaient en subir les cons�quences. Pendant cette premi�re journ�e, chacun chercha � p�n�trer le voile opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, et chacun d'ailleurs se trompait en portant ses regards vers le ciel, car, par suite du mouvement diurne du globe, le projectile filait n�cessairement alors par la ligne des antipodes. Quoi qu'il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la Terre, nuit imp�n�trable et profonde, quand la Lune fut remont�e sur l'horizon, il fut impossible de l'apercevoir; on e�t dit qu'elle se d�robait � dessein aux regards des t�m�raires qui avaient tir� sur elle. Il n'y eut donc pas d'observation possible, et les d�p�ches de Long's-Peak confirm�rent ce f�cheux contretemps. Cependant, si l'exp�rience avait r�ussi, les voyageurs, partis le 1er d�cembre � dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du soir, devaient arriver le 4 � minuit. Donc, jusqu'� cette �poque, et comme apr�s tout il e�t �t� bien difficile d'observer dans ces conditions un corps aussi petit que l'obus, on prit patience sans trop crier. Le 4 d�cembre, de huit heures du soir � minuit, il e�t �t� possible de suivre la trace du projectile, qui aurait apparu comme un point noir sur le disque �clatant de la Lune. Mais le temps demeura impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysme l'exasp�ration publique. On en vint � injurier la Lune qui ne se montrait point. Triste retour des choses d'ici-bas! J.-T. Maston, d�sesp�r�, partit pour Long's-Peak. Il voulait observer lui-m�me. Il ne mettait pas en doute que ses amis ne fussent arriv�s au terme de leur voyage. On n'avait pas, d'ailleurs, entendu dire que le projectile f�t retomb� sur un point quelconque des �les et des continents terrestres, et J.-T. Maston n'admettait pas un instant une chute possible dans les oc�ans dont le globe est aux trois quarts couvert. Le 5, m�me temps. Les grands t�lescopes du Vieux Monde, ceux d'Herschell, de Rosse, de Foucault, �taient invariablement braqu�s sur l'astre des nuits, car le temps �tait pr�cis�ment magnifique en Europe; mais la faiblesse relative de ces instruments emp�chait toute observation utile. Le 6, m�me temps. L'impatience rongeait les trois quarts du globe. On en vint � proposer les moyens les plus insens�s pour dissiper les nuages accumul�s dans l'air. Le 7, le ciel sembla se modifier un peu. On esp�ra, mais l'espoir ne fut pas de longue dur�e, et le soir, les nuages �paissis d�fendirent la vo�te �toil�e contre tous les regards. Alors cela devint grave. En effet, le 11, � neuf heures onze minutes du matin, la Lune devait entrer dans son dernier quartier. Apr�s ce d�lai, elle irait en d�clinant, et, quand m�me le ciel serait rass�r�n�, les chances de l'observation seraient singuli�rement amoindries; en effet, la Lune ne montrerait plus alors qu'une portion toujours d�croissante de son disque et finirait par devenir nouvelle, c'est-�-dire qu'elle se coucherait et se l�verait avec le soleil, dont les rayons la rendraient absolument invisible. Il faudrait donc attendre jusqu'au 3 janvier, � midi quarante-quatre minutes, pour la retrouver pleine et commencer les observations. Les journaux publiaient ces r�flexions avec mille commentaires et ne dissimulaient point au public qu'il devait s'armer d'une patience ang�lique. Le 8, rien. Le 9, le soleil reparut un instant comme pour narguer les Am�ricains. Il fut couvert de hu�es, et, bless� sans doute d'un pareil accueil, il se montra fort avare de ses rayons. Le 10, pas de changement. J.-T. Maston faillit devenir fou, et l'on eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme, si bien conserv� jusqu'alors sous son cr�ne de gutta-percha. Mais le 11, une de ces �pouvantables temp�tes des r�gions intertropicales se d�cha�na dans l'atmosph�re. De grands vents d'est balay�rent les nuages amoncel�s depuis si longtemps, et le soir, le disque � demi rong� de l'astre des nuits passa majestueusement au milieu des limpides constellations du ciel. XXVIII -------------------- UN NOUVEL ASTRE Cette nuit m�me, la palpitante nouvelle si impatiemment attendue �clata comme un coup de foudre dans les �tats de l'Union, et, de l�, s'�lan�ant � travers l'Oc�an, elle courut sur tous les fils t�l�graphiques du globe. Le projectile avait �t� aper�u, gr�ce au gigantesque r�flecteur de Long's-Peak. Voici la note r�dig�e par le directeur de l'Observatoire de Cambridge. Elle renferme la conclusion scientifique de cette grande exp�rience du Gun-Club. _Longs's-Peak, 12 d�cembre._ A MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE. _Le projectile lanc� par la Columbiad de Stone's-Hill a �t� aper�u par MM. Belfast et J.-T. Maston, le 12 d�cembre, � huit heures quarante-sept minutes du soir, la Lune �tant entr�e dans son dernier quartier. Ce projectile n'est point arriv� � son but. Il a pass� � c�t�, mais assez pr�s, cependant, pour �tre retenu par l'attraction lunaire. L�, son mouvement rectiligne s'est chang� en un mouvement circulaire d'une rapidit� vertigineuse, et il a �t� entra�n� suivant une orbite elliptique autour de la Lune, dont il est devenu le v�ritable satellite. Les �l�ments de ce nouvel astre n'ont pas encore pu �tre d�termin�s. On ne conna�t ni sa vitesse de translation, ni sa vitesse de rotation. La distance qui le s�pare de la surface de la Lune peut �tre �valu�e � deux mille huit cent trente-trois milles environ (-- 4,500 lieues). Maintenant, deux hypoth�ses peuvent se produire et amener une modification dans l'�tat des choses: Ou l'attraction de la Lune finira par l'emporter, et les voyageurs atteindront le but de leur voyage; Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile gravitera autour du disque lunaire jusqu'� la fin des si�cles. C'est ce que les observations apprendront un jour, mais jusqu'ici la tentative du Gun-Club n'a eu d'autre r�sultat que de doter d'un nouvel astre notre syst�me solaire._ J.-M. BELFAST. Que de questions soulevait ce d�nouement inattendu! Quelle situation grosse de myst�res l'avenir r�servait aux investigations de la science! Gr�ce au courage et au d�vouement de trois hommes, cette entreprise, assez futile en apparence, d'envoyer un boulet � la Lune, venait d'avoir un r�sultat immense, et dont les cons�quences sont incalculables. Les voyageurs, emprisonn�s dans un nouveau satellite, s'ils n'avaient pas atteint leur but, faisaient du moins partie du monde lunaire; ils gravitaient autour de l'astre des nuits, et, pour le premi�re fois, l'oeil pouvait en p�n�trer tous les myst�res. Les noms de Nicholl, de Barbicane, de Michel Ardan, devront donc �tre � jamais c�l�bres dans les fastes astronomiques, car ces hardis explorateurs, avides d'agrandir le cercle des connaissances humaines, se sont audacieusement lanc�s � travers l'espace, et ont jou� leur vie dans la plus �trange tentative des temps modernes. Quoi qu'il en soit, la note de Long's-Peak une fois connue, il y eut dans l'univers entier un sentiment de surprise et d'effroi. �tait-il possible de venir en aide � ces hardis habitants de la Terre? Non, sans doute, car ils s'�taient mis en dehors de l'humanit� en franchissant les limites impos�es par Dieu aux cr�atures terrestres. Ils pouvaient se procurer de l'air pendant deux mois. Ils avaient des vivres pour un an. Mais apr�s?... Les coeurs les plus insensibles palpitaient � cette terrible question. Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation f�t d�sesp�r�e. Un seul avait confiance, et c'�tait leur ami d�vou�, audacieux et r�solu comme eux, le brave J.-T. Maston. D'ailleurs, il ne les perdait pas des yeux. Son domicile fut d�sormais le poste de Long's-Peak; son horizon, le miroir de l'immense r�flecteur. D�s que la lune se levait � l'horizon, il l'encadrait dans le champ du t�lescope, il ne la perdait pas un instant du regard et la suivait assid�ment dans sa marche � travers les espaces stellaires; il observait avec une �ternelle patience le passage du projectile sur son disque d'argent, et v�ritablement le digne homme restait en perp�tuelle communication avec ses trois amis, qu'il ne d�sesp�rait pas de revoir un jour. �Nous correspondrons avec eux, disait-il � qui voulait l'entendre, d�s que les circonstances le permettront. Nous aurons de leurs nouvelles et ils auront des n�tres! D'ailleurs, je les connais, ce sont des hommes ing�nieux. A eux trois ils emportent dans l'espace toutes les ressources de l'art, de la science et de l'industrie. Avec cela on fait ce qu'on veut, et vous verrez qu'ils se tireront d'affaire!� End of the Project Gutenberg EBook of De la terre � la lune, by Jules Verne *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE LA TERRE � LA LUNE *** ***** This file should be named 799-8.txt or 799-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/7/9/799/ Produced by John Walker Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.