The Project Gutenberg EBook of De la terre � la lune, by Jules Verne

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Title: De la terre � la lune

Author: Jules Verne

Posting Date: February 8, 2011 [EBook #799]
Release Date: January, 1997
[Last updated: March 3, 2011]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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De la Terre � la Lune

Trajet Direct

en 97 Heures 20 Minutes

par Jules Verne




                                 I
                         --------------------
                             LE GUN-CLUB

Pendant la guerre f�d�rale des �tats-Unis, un nouveau club tr�s
influent s'�tablit dans la ville de Baltimore, en plein Maryland.  On
sait avec quelle �nergie l'instinct militaire se d�veloppa chez ce
peuple d'armateurs, de marchands et de m�caniciens.  De simples
n�gociants enjamb�rent leur comptoir pour s'improviser capitaines,
colonels, g�n�raux, sans avoir pass� par les �coles d'application de
West-Point [�cole militaire des �tats-Unis.]; ils �gal�rent bient�t
dans �L'art de la guerre� leurs coll�gues du vieux continent, et comme
eux ils remport�rent des victoires � force de prodiguer les boulets,
les millions et les hommes.

Mais en quoi les Am�ricains surpass�rent singuli�rement les Europ�ens,
ce fut dans la science de la balistique.  Non que leurs armes
atteignissent un plus haut degr� de perfection, mais elles offrirent
des dimensions inusit�es, et eurent par cons�quent des port�es
inconnues jusqu'alors.  En fait de tirs rasants, plongeants ou de
plein fouet, de feux d'�charpe, d'enfilade ou de revers, les Anglais,
les Fran�ais, les Prussiens, n'ont plus rien � apprendre; mais leurs
canons, leurs obusiers, leurs mortiers ne sont que des pistolets de
poche aupr�s des formidables engins de l'artillerie am�ricaine.

Ceci ne doit �tonner personne.  Les Yankees, ces premiers m�caniciens
du monde, sont ing�nieurs, comme les Italiens sont musiciens et les
Allemands m�taphysiciens,--de naissance.  Rien de plus naturel, d�s
lors, que de les voir apporter dans la science de la balistique leur
audacieuse ing�niosit�.  De l� ces canons gigantesques, beaucoup moins
utiles que les machines � coudre, mais aussi �tonnants et encore plus
admir�s.  On conna�t en ce genre les merveilles de Parrott, de
Dahlgreen, de Rodman.  Les Armstrong, les Pallisser et les Treuille de
Beaulieu n'eurent plus qu'� s'incliner devant leurs rivaux
d'outre-mer.

Donc, pendant cette terrible lutte des Nordistes et des Sudistes, les
artilleurs tinrent le haut du pav�; les journaux de l'Union
c�l�braient leurs inventions avec enthousiasme, et il n'�tait si mince
marchand, si na�f �booby� [Badaud.], qui ne se cass�t jour et nuit la
t�te � calculer des trajectoires insens�es.

Or, quand un Am�ricain a une id�e, il cherche un second Am�ricain qui
la partage.  Sont-ils trois, ils �lisent un pr�sident et deux
secr�taires.  Quatre, ils nomment un archiviste, et le bureau
fonctionne.  Cinq, ils se convoquent en assembl�e g�n�rale, et le club
est constitu�.  Ainsi arriva-t-il � Baltimore.  Le premier qui inventa
un nouveau canon s'associa avec le premier qui le fondit et le premier
qui le fora.  Tel fut le noyau du Gun-Club [Litt�ralement
�Club-Canon�.].  Un mois apr�s sa formation, il comptait dix-huit cent
trente-trois membres effectifs et trente mille cinq cent
soixante-quinze membres correspondants.

Une condition _sine qua non_ �tait impos�e � toute personne qui
voulait entrer dans l'association, la condition d'avoir imagin� ou,
tout au moins, perfectionn� un canon; � d�faut de canon, une arme �
feu quelconque.  Mais, pour tout dire, les inventeurs de revolvers �
quinze coups, de carabines pivotantes ou de sabres-pistolets ne
jouissaient pas d'une grande consid�ration.  Les artilleurs les
primaient en toute circonstance.

�L'estime qu'ils obtiennent, dit un jour un des plus savants orateurs
du Gun-Club, est proportionnelle �aux masses� de leur canon, et �en
raison directe du carr� des distances� atteintes par leurs
projectiles!

Un peu plus, c'�tait la loi de Newton sur la gravitation universelle
transport�e dans l'ordre moral.

Le Gun-Club fond�, on se figure ais�ment ce que produisit en ce genre
le g�nie inventif des Am�ricains.  Les engins de guerre prirent des
proportions colossales, et les projectiles all�rent, au-del� des
limites permises, couper en deux les promeneurs inoffensifs.  Toutes
ces inventions laiss�rent loin derri�re elles les timides instruments
de l'artillerie europ�enne.  Qu'on en juge par les chiffres suivants.

Jadis, �au bon temps�, un boulet de trente-six, � une distance de
trois cents pieds, traversait trente-six chevaux pris de flanc et
soixante-huit hommes.  C'�tait l'enfance de l'art.  Depuis lors, les
projectiles ont fait du chemin.  Le canon Rodman, qui portait � sept
milles [Le mille vaut 1609 m�tres 31 centim�tres.  Cela fait donc pr�s
de trois lieues.] un boulet pesant une demi-tonne [Cinq cents
kilogrammes.] aurait facilement renvers� cent cinquante chevaux et
trois cents hommes.  Il fut m�me question au Gun-Club d'en faire une
�preuve solennelle.  Mais, si les chevaux consentirent � tenter
l'exp�rience, les hommes firent malheureusement d�faut.

Quoi qu'il en soit, l'effet de ces canons �tait tr�s meurtrier, et �
chaque d�charge les combattants tombaient comme des �pis sous la faux.
Que signifiaient, aupr�s de tels projectiles, ce fameux boulet qui, �
Coutras, en 1587, mit vingt-cinq hommes hors de combat, et cet autre
qui, � Zorndoff, en 1758, tua quarante fantassins, et, en 1742, ce
canon autrichien de Kesselsdorf, dont chaque coup jetait soixante-dix
ennemis par terre?  Qu'�taient ces feux surprenants d'I�na ou
d'Austerlitz qui d�cidaient du sort de la bataille?  On en avait vu
bien d'autres pendant la guerre f�d�rale!  Au combat de Gettysburg, un
projectile conique lanc� par un canon ray� atteignit cent
soixante-treize conf�d�r�s; et, au passage du Potomac, un boulet
Rodman envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde �videmment
meilleur.  Il faut mentionner �galement un mortier formidable
invent� par J.-T. Maston, membre distingu� et secr�taire perp�tuel du
Gun-Club, dont le r�sultat fut bien autrement meurtrier, puisque, �
son coup d'essai, il tua trois cent trente-sept personnes,--en
�clatant, il est vrai!

Qu'ajouter � ces nombres si �loquents par eux-m�mes?  Rien.  Aussi
admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le
statisticien Pitcairn: en divisant le nombre des victimes tomb�es sous
les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de
ceux-ci avait tu� pour son compte une �moyenne� de deux mille trois
cent soixante-quinze hommes et une fraction.

A consid�rer un pareil chiffre, il est �vident que l'unique
pr�occupation de cette soci�t� savante fut la destruction de
l'humanit� dans un but philanthropique, et le perfectionnement des
armes de guerre, consid�r�es comme instruments de civilisation.

C'�tait une r�union d'Anges Exterminateurs, au demeurant les meilleurs
fils du monde.

Il faut ajouter que ces Yankees, braves � toute �preuve, ne s'en
tinrent pas seulement aux formules et qu'ils pay�rent de leur
personne.  On comptait parmi eux des officiers de tout grade,
lieutenants ou g�n�raux, des militaires de tout �ge, ceux qui
d�butaient dans la carri�re des armes et ceux qui vieillissaient sur
leur aff�t.  Beaucoup rest�rent sur le champ de bataille dont les noms
figuraient au livre d'honneur du Gun-Club, et de ceux qui revinrent la
plupart portaient les marques de leur indiscutable intr�pidit�.
B�quilles, jambes de bois, bras articul�s, mains � crochets, m�choires
en caoutchouc, cr�nes en argent, nez en platine, rien ne manquait � la
collection, et le susdit Pitcairn calcula �galement que, dans le
Gun-Club, il n'y avait pas tout � fait un bras pour quatre personnes,
et seulement deux jambes pour six.

Mais ces vaillants artilleurs n'y regardaient pas de si pr�s, et ils
se sentaient fiers � bon droit, quand le bulletin d'une bataille
relevait un nombre de victimes d�cuple de la quantit� de projectiles
d�pens�s.

Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut sign�e par
les survivants de la guerre, les d�tonations cess�rent peu � peu, les
mortiers se turent, les obusiers musel�s pour longtemps et les canons,
la t�te basse, rentr�rent aux arsenaux, les boulets s'empil�rent dans
les parcs, les souvenirs sanglants s'effac�rent, les cotonniers
pouss�rent magnifiquement sur les champs largement engraiss�s, les
v�tements de deuil achev�rent de s'user avec les douleurs, et le
Gun-Club demeura plong� dans un d�soeuvrement profond.

Certains piocheurs, des travailleurs acharn�s, se livraient bien
encore � des calculs de balistique; ils r�vaient toujours de bombes
gigantesques et d'obus incomparables.  Mais, sans la pratique,
pourquoi ces vaines th�ories?  Aussi les salles devenaient d�sertes,
les domestiques dormaient dans les antichambres, les journaux
moisissaient sur les tables, les coins obscurs retentissaient de
ronflements tristes, et les membres du Gun-Club, jadis si bruyants,
maintenant r�duits au silence par une paix d�sastreuse, s'endormaient
dans les r�veries de l'artillerie platonique!

�C'est d�solant, dit un soir le brave Tom Hunter, pendant que ses
jambes de bois se carbonisaient dans la chemin�e du fumoir.  Rien �
faire!  rien � esp�rer!  Quelle existence fastidieuse!  O� est le
temps o� le canon vous r�veillait chaque matin par ses joyeuses
d�tonations?

--Ce temps-l� n'est plus, r�pondit le fringant Bilsby, en cherchant �
se d�tirer les bras qui lui manquaient.  C'�tait un plaisir alors!
On inventait son obusier, et, � peine fondu, on courait l'essayer
devant l'ennemi; puis on rentrait au camp avec un encouragement de
Sherman ou une poign�e de main de MacClellan!  Mais, aujourd'hui, les
g�n�raux sont retourn�s � leur comptoir, et, au lieu de projectiles,
ils exp�dient d'inoffensives balles de coton!  Ah!  par sainte Barbe!
l'avenir de l'artillerie est perdu en Am�rique!

--Oui, Bilsby, s'�cria le colonel Blomsberry, voil� de cruelles
d�ceptions!  Un jour on quitte ses habitudes tranquilles, on s'exerce
au maniement des armes, on abandonne Baltimore pour les champs de
bataille, on se conduit en h�ros, et, deux ans, trois ans plus tard,
il faut perdre le fruit de tant de fatigues, s'endormir dans une
d�plorable oisivet� et fourrer ses mains dans ses poches.

Quoi qu'il p�t dire, le vaillant colonel e�t �t� fort emp�ch� de
donner une pareille marque de son d�soeuvrement, et cependant, ce
n'�taient pas les poches qui lui manquaient.

�Et nulle guerre en perspective!  dit alors le fameux J.-T. Maston,
en grattant de son crochet de fer son cr�ne en gutta-percha.  Pas un
nuage � l'horizon, et cela quand il y a tant � faire dans la science
de l'artillerie!  Moi qui vous parle, j'ai termin� ce matin une
�pure, avec plan, coupe et �l�vation, d'un mortier destin� � changer
les lois de la guerre!

--Vraiment?  r�pliqua Tom Hunter, en songeant involontairement au
dernier essai de l'honorable J.-T. Maston.

--Vraiment, r�pondit celui-ci.  Mais � quoi serviront tant d'�tudes
men�es � bonne fin, tant de difficult�s vaincues?  N'est-ce pas
travailler en pure perte?  Les peuples du Nouveau Monde semblent
s'�tre donn� le mot pour vivre en paix, et notre belliqueux _Tribune_
[Le plus fougueux journal abolitionniste de l'Union.] en arrive �
pronostiquer de prochaines catastrophes dues � l'accroissement
scandaleux des populations!

--Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se bat toujours
en Europe pour soutenir le principe des nationalit�s!

--Eh bien?

--Eh bien!  il y aurait peut-�tre quelque chose � tenter l�-bas, et si
l'on acceptait nos services...

--Y pensez-vous?  s'�cria Bilsby.  Faire de la balistique au profit
des �trangers!

--Cela vaudrait mieux que de n'en pas faire du tout, riposta le
colonel.

--Sans doute, dit J.-T. Maston, cela vaudrait mieux, mais il ne faut
m�me pas songer � cet exp�dient.

--Et pourquoi cela? demanda le colonel.

--Parce qu'ils ont dans le Vieux Monde des id�es sur l'avancement qui
contrarieraient toutes nos habitudes am�ricaines.  Ces gens-l� ne
s'imaginent pas qu'on puisse devenir g�n�ral en chef avant d'avoir
servi comme sous-lieutenant, ce qui reviendrait � dire qu'on ne
saurait �tre bon pointeur � moins d'avoir fondu le canon soi-m�me!
Or, c'est tout simplement...

--Absurde!  r�pliqua Tom Hunter en d�chiquetant les bras de son
fauteuil � coups de �bowie-knife� [Couteau � large lame.], et puisque
les choses en sont l�, il ne nous reste plus qu'� planter du tabac ou
� distiller de l'huile de baleine!

--Comment!  s'�cria J.-T. Maston d'une voix retentissante, ces
derni�res ann�es de notre existence, nous ne les emploierons pas au
perfectionnement des armes � feu!  Une nouvelle occasion ne se
rencontrera pas d'essayer la port�e de nos projectiles!  L'atmosph�re
ne s'illuminera plus sous l'�clair de nos canons!  Il ne surgira pas
une difficult� internationale qui nous permette de d�clarer la guerre
� quelque puissance transatlantique!  Les Fran�ais ne couleront pas un
seul de nos steamers, et les Anglais ne pendront pas, au m�pris du
droit des gens, trois ou quatre de nos nationaux!

--Non, Maston, r�pondit le colonel Blomsberry, nous n'aurons pas ce
bonheur!  Non!  pas un de ces incidents ne se produira, et, se
produis�t-il, nous n'en profiterions m�me pas!  La susceptibilit�
am�ricaine s'en va de jour en jour, et nous tombons en quenouille!

--Oui, nous nous humilions!  r�pliqua Bilsby.

--Et on nous humilie! riposta Tom Hunter.

--Tout cela n'est que trop vrai, r�pliqua J.-T. Maston avec une
nouvelle v�h�mence.  Il y a dans l'air mille raisons de se battre et
l'on ne se bat pas!  On �conomise des bras et des jambes, et cela au
profit de gens qui n'en savent que faire!  Et tenez, sans chercher si
loin un motif de guerre, l'Am�rique du Nord n'a-t-elle pas appartenu
autrefois aux Anglais?

--Sans doute, r�pondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa
b�quille.

--Eh bien!  reprit J.-T. Maston, pourquoi l'Angleterre � son tour
n'appartiendrait-elle pas aux Am�ricains?

--Ce ne serait que justice, riposta le colonel Blomsberry.

--Allez proposer cela au pr�sident des �tats-Unis, s'�cria J.-T.
Maston, et vous verrez comme il vous recevra!

--Il nous recevra mal, murmura Bilsby entre les quatre dents qu'il
avait sauv�es de la bataille.

--Par ma foi, s'�cria J.-T. Maston, aux prochaines �lections il n'a
que faire de compter sur ma voix!

--Ni sur les n�tres, r�pondirent d'un commun accord ces belliqueux
invalides.

--En attendant, reprit J.-T. Maston, et pour conclure, si l'on ne me
fournit pas l'occasion d'essayer mon nouveau mortier sur un vrai champ
de bataille, je donne ma d�mission de membre du Gun-Club, et je cours
m'enterrer dans les savanes de l'Arkansas!

--Nous vous y suivrons�, r�pondirent les interlocuteurs de
l'audacieux J.-T. Maston.

Or, les choses en �taient l�, les esprits se montaient de plus en
plus, et le club �tait menac� d'une dissolution prochaine, quand un
�v�nement inattendu vint emp�cher cette regrettable catastrophe.

Le lendemain m�me de cette conversation, chaque membre du cercle
recevait une circulaire libell�e en ces termes:

                                         _Baltimore, 3 octobre._

_Le pr�sident du Gun-Club a l'honneur de pr�venir ses coll�gues qu'�
la s�ance du 5 courant il leur fera une communication de nature � les
int�resser vivement.  En cons�quence, il les prie, toute affaire
cessante, de se rendre � l'invitation qui leur est faite par la
pr�sente._

                                        _Tr�s cordialement leur_
                                        IMPEY BARBICANE, P. G.-C.




                                  II
                         --------------------
                 COMMUNICATION DU PR�SIDENT BARBICANE

Le 5 octobre, � huit heures du soir, une foule compacte se pressait
dans les salons du Gun-Club, 21, Union-Square.  Tous les membres du
cercle r�sidant � Baltimore s'�taient rendus � l'invitation de leur
pr�sident.  Quant aux membres correspondants, les express les
d�barquaient par centaines dans les rues de la ville, et si grand que
f�t le �hall� des s�ances, ce monde de savants n'avait pu y trouver
place; aussi refluait-il dans les salles voisines, au fond des
couloirs et jusqu'au milieu des cours ext�rieures; l�, il rencontrait
le simple populaire qui se pressait aux portes, chacun cherchant �
gagner les premiers rangs, tous avides de conna�tre l'importante
communication du pr�sident Barbicane, se poussant, se bousculant,
s'�crasant avec cette libert� d'action particuli�re aux masses �lev�es
dans les id�es du �self government� [Gouvernement personnel.].

Ce soir-l�, un �tranger qui se f�t trouv� � Baltimore n'e�t pas
obtenu, m�me � prix d'or, de p�n�trer dans la grande salle; celle-ci
�tait exclusivement r�serv�e aux membres r�sidants ou correspondants;
nul autre n'y pouvait prendre place, et les notables de la cit�, les
magistrats du conseil des selectmen [Administrateurs de la ville �lus
par la population.] avaient d� se m�ler � la foule de leurs
administr�s, pour saisir au vol les nouvelles de l'int�rieur.

Cependant l'immense �hall� offrait aux regards un curieux spectacle.
Ce vaste local �tait merveilleusement appropri� � sa destination.  De
hautes colonnes form�es de canons superpos�s auxquels d'�pais mortiers
servaient de base soutenaient les fines armatures de la vo�te,
v�ritables dentelles de fonte frapp�es � l'emporte-pi�ce.  Des
panoplies d'espingoles, de tromblons, d'arquebuses, de carabines, de
toutes les armes � feu anciennes ou modernes s'�cartelaient sur les
murs dans un entrelacement pittoresque.  Le gaz sortait pleine flamme
d'un millier de revolvers group�s en forme de lustres, tandis que des
girandoles de pistolets et des cand�labres faits de fusils r�unis en
faisceaux, compl�taient ce splendide �clairage.  Les mod�les de
canons, les �chantillons de bronze, les mires cribl�es de coups, les
plaques bris�es au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments de
refouloirs et d'�couvillons, les chapelets de bombes, les colliers de
projectiles, les guirlandes d'obus, en un mot, tous les outils de
l'artilleur surprenaient l'oeil par leur �tonnante disposition et
laissaient � penser que leur v�ritable destination �tait plus
d�corative que meurtri�re.

A la place d'honneur, on voyait, abrit� par une splendide vitrine, un
morceau de culasse, bris� et tordu sous l'effort de la poudre,
pr�cieux d�bris du canon de J.-T. Maston.

A l'extr�mit� de la salle, le pr�sident, assist� de quatre
secr�taires, occupait une large esplanade.  Son si�ge, �lev� sur un
aff�t sculpt�, affectait dans son ensemble les formes puissantes d'un
mortier de trente-deux pouces; il �tait braque sous un angle de
quatre-vingt-dix degr�s et suspendu � des tourillons, de telle sorte
que le pr�sident pouvait lui imprimer, comme aux �rocking-chairs�
[Chaises � bascule en usage aux �tats-Unis.], un balancement fort
agr�able par les grandes chaleurs.  Sur le bureau, vaste plaque de
t�le support�e par six caronades, on voyait un encrier d'un go�t
exquis, fait d'un bisca�en d�licieusement cisel�, et un timbre �
d�tonation qui �clatait, � l'occasion, comme un revolver.  Pendant les
discussions v�h�mentes, cette sonnette d'un nouveau genre suffisait �
peine � couvrir la voix de cette l�gion d'artilleurs surexcit�s.

Devant le bureau, des banquettes dispos�es en zigzags, comme les
circonvallations d'un retranchement, formaient une succession de
bastions et de courtines o� prenaient place tous les membres du
Gun-Club, et ce soir-l�, on peut le dire, �il y avait du monde sur les
remparts�.  On connaissait assez le pr�sident pour savoir qu'il n'e�t
pas d�rang� ses coll�gues sans un motif de la plus haute gravit�.

Impey Barbicane �tait un homme de quarante ans, calme, froid, aust�re,
d'un esprit �minemment s�rieux et concentr�; exact comme un
chronom�tre, d'un temp�rament � toute �preuve, d'un caract�re
in�branlable; peu chevaleresque, aventureux cependant, mais apportant
des id�es pratiques jusque dans ses entreprises les plus t�m�raires;
l'homme par excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste
colonisateur, le descendant de ces T�tes-Rondes si funestes aux
Stuarts, et l'implacable ennemi des gentlemen du Sud, ces anciens
Cavaliers de la m�re patrie.  En un mot, un Yankee coul� d'un seul
bloc.

Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce des bois;
nomm� directeur de l'artillerie pendant la guerre, il se montra
fertile en inventions; audacieux dans ses id�es, il contribua
puissamment aux progr�s de cette arme, et donna aux choses
exp�rimentales un incomparable �lan.

C'�tait un personnage de taille moyenne, ayant, par une rare exception
dans le Gun-Club, tous ses membres intacts.  Ses traits accentu�s
semblaient trac�s � l'�querre et au tire-ligne, et s'il est vrai que,
pour deviner les instincts d'un homme, on doive le regarder de profil,
Barbicane, vu ainsi, offrait les indices les plus certains de
l'�nergie, de l'audace et du sang-froid.

En cet instant, il demeurait immobile dans son fauteuil, muet,
absorb�, le regard en dedans, abrit� sous son chapeau � haute forme,
cylindre de soie noire qui semble viss� sur les cr�nes am�ricains.

Ses coll�gues causaient bruyamment autour de lui sans le distraire;
ils s'interrogeaient, ils se lan�aient dans le champ des suppositions,
ils examinaient leur pr�sident et cherchaient, mais en vain, � d�gager
l'X de son imperturbable physionomie.

Lorsque huit heures sonn�rent � l'horloge fulminante de la grande
salle, Barbicane, comme s'il e�t �t� m� par un ressort, se redressa
subitement; il se fit un silence g�n�ral, et l'orateur, d'un ton un
peu emphatique, prit la parole en ces termes:

�Braves coll�gues, depuis trop longtemps d�j� une paix inf�conde est
venue plonger les membres du Gun-Club dans un regrettable
d�soeuvrement.  Apr�s une p�riode de quelques ann�es, si pleine
d'incidents, il a fallu abandonner nos travaux et nous arr�ter net sur
la route du progr�s.  Je ne crains pas de le proclamer � haute voix,
toute guerre qui nous remettrait les armes � la main serait bien
venue...

--Oui, la guerre!  s'�cria l'imp�tueux J.-T. Maston.

--�coutez!  �coutez!  r�pliqua-t-on de toutes parts.

--Mais la guerre, dit Barbicane, la guerre est impossible dans les
circonstances actuelles, et, quoi que puisse esp�rer mon honorable
interrupteur, de longues ann�es s'�couleront encore avant que nos
canons tonnent sur un champ de bataille.  Il faut donc en prendre son
parti et chercher dans un autre ordre d'id�es un aliment � l'activit�
qui nous d�vore!

L'assembl�e sentit que son pr�sident allait aborder le point d�licat.
Elle redoubla d'attention.

�Depuis quelques mois, mes braves coll�gues, reprit Barbicane, je me
suis demand� si, tout en restant dans notre sp�cialit�, nous ne
pourrions pas entreprendre quelque grande exp�rience digne du XIXe
si�cle, et si les progr�s de la balistique ne nous permettraient pas
de la mener � bonne fin.  J'ai donc cherch�, travaill�, calcul�, et de
mes �tudes est r�sult�e cette conviction que nous devons r�ussir dans
une entreprise qui para�trait impraticable � tout autre pays.  Ce
projet, longuement �labor�, va faire l'objet de ma communication; il
est digne de vous, digne du pass� du Gun-Club, et il ne pourra manquer
de faire du bruit dans le monde!

--Beaucoup de bruit?  s'�cria un artilleur passionn�.

--Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot, r�pondit Barbicane.

--N'interrompez pas!  r�p�t�rent plusieurs voix.

--Je vous prie donc, braves coll�gues, reprit le pr�sident, de
m'accorder toute votre attention.

Un fr�missement courut dans l'assembl�e.  Barbicane, ayant d'un geste
rapide assur� son chapeau sur sa t�te, continua son discours d'une
voix calme:

�Il n'est aucun de vous, braves coll�gues, qui n'ait vu la Lune, ou
tout au moins, qui n'en ait entendu parler.  Ne vous �tonnez pas si je
viens vous entretenir ici de l'astre des nuits.  Il nous est peut-�tre
r�serv� d'�tre les Colombs de ce monde inconnu.  Comprenez-moi,
secondez-moi de tout votre pouvoir, je vous m�nerai � sa conqu�te, et
son nom se joindra � ceux des trente-six �tats qui forment ce grand
pays de l'Union!

--Hurrah pour la Lune! s'�cria le Gun-Club d'une seule voix.

--On a beaucoup �tudi� la Lune, reprit Barbicane; sa masse, sa densit�,
son poids, son volume, sa constitution, ses mouvements, sa distance, son
r�le dans le monde solaire, sont parfaitement d�termin�s; on a dress�
des cartes s�l�nographiques [De \(\sigma\epsilon\lambda\acute{\eta}\nu\eta\),
mot grec qui signifie Lune.] avec une perfection qui �gale, si m�me elle
ne surpasse pas, celle des cartes terrestres; la photographie a donn� de notre
satellite des �preuves d'une incomparable beaut� [Voir les
magnifiques clich�s de la Lune, obtenus par M. Waren de la Rue.]. En un
mot, on sait de la Lune tout ce que les sciences math�matiques,
l'astronomie, la g�ologie, l'optique peuvent en apprendre; mais
jusqu'ici il n'a jamais �t� �tabli de communication directe avec elle.

Un violent mouvement d'int�r�t et de surprise accueillit ces paroles.

�Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques mots comment
certains esprits ardents, embarqu�s pour des voyages imaginaires,
pr�tendirent avoir p�n�tr� les secrets de notre satellite.  Au XVIIe
si�cle, un certain David Fabricius se vanta d'avoir vu de ses yeux des
habitants de la Lune.  En 1649, un Fran�ais, Jean Baudoin, publia le
_Voyage fait au monde de la Lune par Dominique Gonzal�s_, aventurier
espagnol.  A la m�me �poque, Cyrano de Bergerac fit para�tre cette
exp�dition c�l�bre qui eut tant de succ�s en France.  Plus tard, un
autre Fran�ais--ces gens-l� s'occupent beaucoup de la Lune--, le nomm�
Fontenelle, �crivit la _Pluralit� des Mondes_, un chef-d'oeuvre en son
temps; mais la science, en marchant, �crase m�me les chefs-d'oeuvre!
Vers 1835, un opuscule traduit du _New York American_ raconta que Sir
John Herschell, envoy� au cap de Bonne-Esp�rance pour y faire des
�tudes astronomiques, avait, au moyen d'un t�lescope perfectionn� par
un �clairage int�rieur, ramen� la Lune � une distance de quatre-vingts
yards [Le yard vaut un peu moins que le m�tre, soit 91 cm.].  Alors
il aurait aper�u distinctement des cavernes dans lesquelles vivaient
des hippopotames, de vertes montagnes frang�es de dentelles d'or, des
moutons aux cornes d'ivoire, des chevreuils blancs, des habitants avec
des ailes membraneuses comme celles de la chauve-souris.  Cette
brochure, oeuvre d'un Am�ricain nomm� Locke [Cette brochure fut
publi�e en France par le r�publicain Laviron, qui fut tu� au si�ge de
Rome en 1840.], eut un tr�s grand succ�s.  Mais bient�t on reconnut
que c'�tait une mystification scientifique, et les Fran�ais furent les
premiers � en rire.

--Rire d'un Am�ricain!  s'�cria J.-T. Maston, mais voil� un _casus
belli_!...

--Rassurez-vous, mon digne ami.  Les Fran�ais, avant d'en rire,
avaient �t� parfaitement dup�s de notre compatriote.  Pour terminer ce
rapide historique, j'ajouterai qu'un certain Hans Pfaal de Rotterdam,
s'�lan�ant dans un ballon rempli d'un gaz tir� de l'azote, et
trente-sept fois plus l�ger que l'hydrog�ne, atteignit la Lune apr�s
dix-neuf jours de travers�e.  Ce voyage, comme les tentatives
pr�c�dentes, �tait simplement imaginaire, mais ce fut l'oeuvre d'un
�crivain populaire en Am�rique, d'un g�nie �trange et contemplatif.
J'ai nomm� Poe!

--Hurrah pour Edgard Poe!  s'�cria l'assembl�e, �lectris�e par les
paroles de son pr�sident.

--J'en ai fini, reprit Barbicane, avec ces tentatives que j'appellerai
purement litt�raires, et parfaitement insuffisantes pour �tablir des
relations s�rieuses avec l'astre des nuits.  Cependant, je dois
ajouter que quelques esprits pratiques essay�rent de se mettre en
communication s�rieuse avec lui.  Ainsi, il y a quelques ann�es, un
g�om�tre allemand proposa d'envoyer une commission de savants dans les
steppes de la Sib�rie.  L�, sur de vastes plaines, on devait �tablir
d'immenses figures g�om�triques, dessin�es au moyen de r�flecteurs
lumineux, entre autres le carr� de l'hypot�nuse, vulgairement appel�
le �Pont aux �nes� par les Fran�ais.  �Tout �tre intelligent, disait
le g�om�tre, doit comprendre la destination scientifique de cette
figure.  Les S�l�nites [Habitants de la Lune.], s'ils existent,
r�pondront par une figure semblable, et la communication une fois
�tablie, il sera facile de cr�er un alphabet a qui permettra de
s'entretenir avec les habitants de la Lune.� Ainsi parlait le g�om�tre
allemand, mais son projet ne fut pas mis � ex�cution, et jusqu'ici
aucun lien direct n'a exist� entre la Terre et son satellite.  Mais il
est r�serv� au g�nie pratique des Am�ricains de se mettre en rapport
avec le monde sid�ral.  Le moyen d'y parvenir est simple, facile,
certain, immanquable, et il va faire l'objet de ma proposition.

Un brouhaha, une temp�te d'exclamations accueillit ces paroles.  Il
n'�tait pas un seul des assistants qui ne f�t domin�, entra�n�, enlev�
par les paroles de l'orateur.

��coutez!  �coutez!  Silence donc!� s'�cria-t-on de toutes parts.

Lorsque l'agitation fut calm�e, Barbicane reprit d'une voix plus grave
son discours interrompu:

�Vous savez, dit-il, quels progr�s la balistique a faits depuis
quelques ann�es et � quel degr� de perfection les armes � feu seraient
parvenues, si la guerre e�t continu�.  Vous n'ignorez pas non plus
que, d'une fa�on g�n�rale, la force de r�sistance des canons et la
puissance expansive de la poudre sont illimit�es.  Eh bien!  partant
de ce principe, je me suis demand� si, au moyen d'un appareil
suffisant, �tabli dans des conditions de r�sistance d�termin�es, il ne
serait pas possible d'envoyer un boulet dans la Lune.

A ces paroles, un �oh!� de stup�faction s'�chappa de mille poitrines
haletantes; puis il se fit un moment de silence, semblable � ce calme
profond qui pr�c�de les coups de tonnerre.  Et, en effet, le tonnerre
�clata, mais un tonnerre d'applaudissements, de cris, de clameurs, qui
fit trembler la salle des s�ances.  Le pr�sident voulait parler; il ne
le pouvait pas.  Ce ne fut qu'au bout de dix minutes qu'il parvint �
se faire entendre.

�Laissez-moi achever, reprit-il froidement.  J'ai pris la question
sous toutes ses faces, je l'ai abord�e r�solument, et de mes calculs
indiscutables il r�sulte que tout projectile dou� d'une vitesse
initiale de douze mille yards [Environ 11,000 m�tres.] par seconde, et
dirig� vers la Lune, arrivera n�cessairement jusqu'� elle.  J'ai donc
l'honneur de vous proposer, mes braves coll�gues, de tenter cette
petite exp�rience!




                                 III
                         --------------------
                 EFFET DE LA COMMUNICATION BARBICANE

Il est impossible de peindre l'effet produit par les derni�res paroles
de l'honorable pr�sident.  Quels cris!  quelles vocif�rations!  quelle
succession de grognements, de hurrahs, de �hip!  hip!  hip!� et de
toutes ces onomatop�es qui foisonnent dans la langue am�ricaine!
C'�tait un d�sordre, un brouhaha indescriptible!  Les bouches
criaient, les mains battaient, les pieds �branlaient le plancher des
salles.  Toutes les armes de ce mus�e d'artillerie, partant � la fois,
n'auraient pas agit� plus violemment les ondes sonores.  Cela ne peut
surprendre.  Il y a des canonniers presque aussi bruyants que leurs
canons.

Barbicane demeurait calme au milieu de ces clameurs enthousiastes;
peut-�tre voulait-il encore adresser quelques paroles � ses coll�gues,
car ses gestes r�clam�rent le silence, et son timbre fulminant
s'�puisa en violentes d�tonations.  On ne l'entendit m�me pas.
Bient�t il fut arrach� de son si�ge, port� en triomphe, et des mains
de ses fid�les camarades il passa dans les bras d'une foule non moins
surexcit�e.

Rien ne saurait �tonner un Am�ricain.  On a souvent r�p�t� que le mot
�impossible� n'�tait pas fran�ais; on s'est �videmment tromp� de
dictionnaire.  En Am�rique, tout est facile, tout est simple, et quant
aux difficult�s m�caniques, elles sont mortes avant d'�tre n�es.
Entre le projet Barbicane et sa r�alisation, pas un v�ritable Yankee
ne se f�t permis d'entrevoir l'apparence d'une difficult�.  Chose
dite, chose faite.

La promenade triomphale du pr�sident se prolongea dans la soir�e.  Une
v�ritable marche aux flambeaux.  Irlandais, Allemands, Fran�ais,
�cossais, tous ces individus h�t�rog�nes dont se compose la population
du Maryland, criaient dans leur langue maternelle, et les vivats, les
hurrahs, les bravos s'entrem�laient dans un inexprimable �lan.

Pr�cis�ment, comme si elle e�t compris qu'il s'agissait d'elle, la
Lune brillait alors avec une sereine magnificence, �clipsant de son
intense irradiation les feux environnants.  Tous les Yankees
dirigeaient leurs yeux vers son disque �tincelant; les uns la
saluaient de la main, les autres l'appelaient des plus doux noms;
ceux-ci la mesuraient du regard, ceux-l� la mena�aient du poing; de
huit heures � minuit, un opticien de Jone's-Fall-Street fit sa fortune
� vendre des lunettes.  L'astre des nuits �tait lorgn� comme une lady
de haute vol�e.  Les Am�ricains en agissaient avec un sans-fa�on de
propri�taires.  Il semblait que la blonde Phoeb� appart�nt � ces
audacieux conqu�rants et f�t d�j� partie du territoire de l'Union.  Et
pourtant il n'�tait question que de lui envoyer un projectile, fa�on
assez brutale d'entrer en relation, m�me avec un satellite, mais fort
en usage parmi les nations civilis�es.

Minuit venait de sonner, et l'enthousiasme ne baissait pas; il se
maintenait � dose �gale dans toutes les classes de la population; le
magistrat, le savant, le n�gociant, le marchand, le portefaix, les
hommes intelligents aussi bien que les gens �verts [Expression tout
fait am�ricaine pour d�signer des gens na�fs.]�, se sentaient remu�s
dans leur fibre la plus d�licate; il s'agissait l� d'une entreprise
nationale; aussi la ville haute, la ville basse, les quais baign�s par
les eaux du Patapsco, les navires emprisonn�s dans leurs bassins
regorgeaient d'une foule ivre de joie, de gin et de whisky; chacun
conversait, p�rorait, discutait, disputait, approuvait, applaudissait,
depuis le gentleman nonchalamment �tendu sur le canap� des bar-rooms
devant sa chope de sherry-cobbler [M�lange de rhum, de jus d'orange,
de sucre, de cannelle et de muscade.  Cette boisson de couleur
jaun�tre s'aspire dans des chopes au moyen d'un chalumeau de verre.
Les bar-rooms sont des esp�ces de caf�s.], jusqu'au waterman qui se
grisait de �casse-poitrine [Boisson effrayante du bas peuple.
Litt�ralement, en anglais: _thorough knock me down_.] � dans les
sombres tavernes du Fells-Point.

Cependant, vers deux heures, l'�motion se calma.  Le pr�sident
Barbicane parvint � rentrer chez lui, bris�, �cras�, moulu.  Un
hercule n'e�t pas r�sist� � un enthousiasme pareil.  La foule
abandonna peu � peu les places et les rues.  Les quatre rails-roads de
l'Ohio, de Susquehanna, de Philadelphie et de Washington, qui
convergent � Baltimore, jet�rent le public hexog�ne aux quatre coins
des �tats-Unis, et la ville se reposa dans une tranquillit� relative.

Ce serait d'ailleurs une erreur de croire que, pendant cette soir�e
m�morable, Baltimore f�t seule en proie � cette agitation.  Les
grandes villes de l'Union, New York, Boston, Albany, Washington,
Richmond, Crescent-City [Surnom de La Nouvelle-Orl�ans.], Charleston,
la Mobile, du Texas au Massachusetts, du Michigan aux Florides, toutes
prenaient leur part de ce d�lire.  En effet, les trente mille
correspondants du Gun-Club connaissaient la lettre de leur pr�sident,
et ils attendaient avec une �gale impatience la fameuse communication
du 5 octobre.  Aussi, le soir m�me, � mesure que les paroles
s'�chappaient des l�vres de l'orateur, elles couraient sur les fils
t�l�graphiques, � travers les �tats de l'Union, avec une vitesse de
deux cent quarante-huit mille quatre cent quarante-sept milles [Cent
mille lieues.  C'est la vitesse de l'�lectricit�.] � la seconde.  On
peut donc dire avec une certitude absolue qu'au m�me instant les
�tats-Unis d'Am�rique, dix fois grands comme la France, pouss�rent un
seul hurrah, et que vingt-cinq millions de coeurs, gonfl�s d'orgueil,
battirent de la m�me pulsation.

Le lendemain, quinze cents journaux quotidiens, hebdomadaires,
bi-mensuels ou mensuels, s'empar�rent de la question; ils
l'examin�rent sous ses diff�rents aspects physiques, m�t�orologiques,
�conomiques ou moraux, au point de vue de la pr�pond�rance politique
ou de la civilisation.  Ils se demand�rent si la Lune �tait un monde
achev�, si elle ne subissait plus aucune transformation.
Ressemblait-elle � la Terre au temps o� l'atmosph�re n'existait pas
encore?  Quel spectacle pr�sentait cette face invisible au sph�ro�de
terrestre?  Bien qu'il ne s'ag�t encore que d'envoyer un boulet �
l'astre des nuits, tous voyaient l� le point de d�part d'une s�rie
d'exp�riences; tous esp�raient qu'un jour l'Am�rique p�n�trerait les
derniers secrets de ce disque myst�rieux, et quelques-uns m�me
sembl�rent craindre que sa conqu�te ne d�range�t sensiblement
l'�quilibre europ�en.

Le projet discut�, pas une feuille ne mit en doute sa r�alisation; les
recueils, les brochures, les bulletins, les �magazines� publi�s par
les soci�t�s savantes, litt�raires ou religieuses, en firent ressortir
les avantages, et �la Soci�t� d'Histoire naturelle� de Boston, �la
Soci�t� am�ricaine des sciences et des arts� d'Albany, �la Soci�t�
g�ographique et statistique� de New York, �la Soci�t� philosophique
am�ricaine� de Philadelphie, �l'Institution Smithsonienne� de
Washington, envoy�rent dans mille lettres leurs f�licitations au
Gun-Club, avec des offres imm�diates de service et d'argent.

Aussi, on peut le dire, jamais proposition ne r�unit un pareil nombre
d'adh�rents; d'h�sitations, de doutes, d'inqui�tudes, il ne fut m�me
pas question.  Quant aux plaisanteries, aux caricatures, aux chansons
qui eussent accueilli en Europe, et particuli�rement en France, l'id�e
d'envoyer un projectile � la Lune, elles auraient fort mal servi leur
auteur; tous les �lifepreservers [Arme de poche faite en baleine
flexible et d'une boule de m�tal.]� du monde eussent �t� impuissants �
le garantir contre l'indignation g�n�rale.  Il y a des choses dont on
ne rit pas dans le Nouveau Monde.  Impey Barbicane devint donc, �
partir de ce jour, un des plus grands citoyens des �tats-Unis, quelque
chose comme le Washington de la science, et un trait, entre plusieurs,
montrera jusqu'o� allait cette inf�odation subite d'un peuple � un
homme.

Quelques jours apr�s la fameuse s�ance du Gun-Club, le directeur d'une
troupe anglaise annon�a au th��tre de Baltimore la repr�sentation de
_Much ado about nothing_ [_Beaucoup de bruit pour rien_, une des
com�dies de Shakespeare.].  Mais la population de la ville, voyant dans
ce titre une allusion blessante aux projets du pr�sident Barbicane,
envahit la salle, brisa les banquettes et obligea le malheureux
directeur � changer son affiche.  Celui-ci, en homme d'esprit,
s'inclinant devant la volont� publique, rempla�a la malencontreuse
com�die par _As you like it_ [_Comme il vous plaira_, de
Shakespeare.], et, pendant plusieurs semaines, il fit des recettes
ph�nom�nales.




                                  IV
                         --------------------
                R�PONSE DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE

Cependant Barbicane ne perdit pas un instant au milieu des ovations
dont il �tait l'objet.  Son premier soin fut de r�unir ses coll�gues
dans les bureaux du Gun-Club.  L�, apr�s discussion, on convint de
consulter les astronomes sur la partie astronomique de l'entreprise;
leur r�ponse une fois connue, on discuterait alors les moyens
m�caniques, et rien ne serait n�glig� pour assurer le succ�s de cette
grande exp�rience.

Une note tr�s pr�cise, contenant des questions sp�ciales, fut donc
r�dig�e et adress�e � l'Observatoire de Cambridge, dans le
Massachusetts.  Cette ville, o� fut fond�e la premi�re Universit� des
�tats-Unis, est justement c�l�bre par son bureau astronomique.  L� se
trouvent r�unis des savants du plus haut m�rite; l� fonctionne la
puissante lunette qui permit � Bond de r�soudre la n�buleuse
d'Androm�de et � Clarke de d�couvrir le satellite de Sirius.  Cet
�tablissement c�l�bre justifiait donc � tous les titres la confiance
du Gun-Club.

Aussi, deux jours apr�s, sa r�ponse, si impatiemment attendue,
arrivait entre les mains du pr�sident Barbicane.  Elle �tait con�ue en
ces termes:

_Le Directeur de l'Observatoire de Cambridge au Pr�sident du Gun-Club,
� Baltimore._

                                                �Cambridge, 7 octobre.

�Au re�u de votre honor�e du 6 courant, adress�e � l'Observatoire de
Cambridge au nom des membres du Gun-Club de Baltimore, notre bureau
s'est imm�diatement r�uni, et il a jug� � propos [Il y a dans le texte
le mot _expedient_, qui est absolument intraduisible en fran�ais.] de
r�pondre comme suit:

�Les questions qui lui ont �t� pos�es sont celles-ci:

�1� Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune?

�2� Quelle est la distance exacte qui s�pare la Terre de son
satellite?

�3� Quelle sera la dur�e du trajet du projectile auquel aura �t�
imprim�e une vitesse initiale suffisante, et, par cons�quent, � quel
moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un point
d�termin�?

�4� A quel moment pr�cis la Lune se pr�sentera-t-elle dans la
position la plus favorable pour �tre atteinte par le projectile?

�5� Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destin� �
lancer le projectile?

�6� Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment o�
partira le projectile?

�Sur la premi�re question:--Est-il possible d'envoyer un projectile
dans la Lune?

�Oui, il est possible d'envoyer un projectile dans la Lune, si l'on
parvient � animer ce projectile d'une vitesse initiale de douze mille
yards par seconde.  Le calcul d�montre que cette vitesse est
suffisante.  A mesure que l'on s'�loigne de la Terre, l'action de la
pesanteur diminue en raison inverse du carr� des distances,
c'est-�-dire que, pour une distance trois fois plus grande, cette
action est neuf fois moins forte.  En cons�quence, la pesanteur du
boulet d�cro�tra rapidement, et finira par s'annuler compl�tement au
moment o� l'attraction de la Lune fera �quilibre � celle de la Terre,
c'est-�-dire aux quarante-sept cinquante-deuxi�mes du trajet.  En ce
moment, le projectile ne p�sera plus, et, s'il franchit ce point, il
tombera sur la Lune par l'effet seul de l'attraction lunaire.  La
possibilit� th�orique de l'exp�rience est donc absolument d�montr�e;
quant � sa r�ussite, elle d�pend uniquement de la puissance de l'engin
employ�.

�Sur la deuxi�me question:--Quelle est la distance exacte qui s�pare
la Terre de son satellite?

�La Lune ne d�crit pas autour de la Terre une circonf�rence, mais bien
une ellipse dont notre globe occupe l'un des foyers; de l� cette
cons�quence que la Lune se trouve tant�t plus rapproch�e de la Terre,
et tant�t plus �loign�e, ou, en termes astronomiques, tant�t dans son
apog�e, tant�t dans son p�rig�e.  Or, la diff�rence entre sa plus
grande et sa plus petite distance est assez consid�rable, dans
l'esp�ce, pour qu'on ne doive pas la n�gliger.  En effet, dans son
apog�e, la Lune est � deux cent quarante-sept mille cinq cent
cinquante-deux milles (--99,640 lieues de 4 kilom�tres), et dans son
p�rig�e � deux cent dix-huit mille six cent cinquante-sept milles
seulement (-- 88,010 lieues), ce qui fait une diff�rence de vingt-huit
mille huit cent quatre-vingt-quinze milles (-- 11,630 lieues), ou plus
du neuvi�me du parcours.  C'est donc la distance p�rig�enne de la Lune
qui doit servir de base aux calculs.

�Sur la troisi�me question:--Quelle sera la dur�e du trajet du
projectile auquel aura �t� imprim�e une vitesse initiale suffisante,
et, par cons�quent, � quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il
rencontre la Lune en un point d�termin�?

�Si le boulet conservait ind�finiment la vitesse initiale de douze
mille yards par seconde qui lui aura �t� imprim�e � son d�part, il ne
mettrait que neuf heures environ � se rendre � sa destination; mais
comme cette vitesse initiale ira continuellement en d�croissant, il se
trouve, tout calcul fait, que le projectile emploiera trois cent mille
secondes, soit quatre-vingt-trois heures et vingt minutes, pour
atteindre le point o� les attractions terrestre et lunaire se font
�quilibre, et de ce point il tombera sur la Lune en cinquante mille
secondes, ou treize heures cinquante-trois minutes et vingt secondes.
Il conviendra donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize
minutes et vingt secondes avant l'arriv�e de la Lune au point vis�.

�Sur la quatri�me question:--A quel moment pr�cis la Lune se
pr�sentera-t-elle dans la position la plus favorable pour �tre
atteinte par le projectile?

�D'apr�s ce qui vient d'�tre dit ci-dessus, il faut d'abord choisir
l'�poque o� la Lune sera dans son p�rig�e, et en m�me temps le moment
o� elle passera au z�nith, ce qui diminuera encore le parcours d'une
distance �gale au rayon terrestre, soit trois mille neuf cent dix-neuf
milles; de telle sorte que le trajet d�finitif sera de deux cent
quatorze mille neuf cent soixante-seize milles (--86,410 lieues).
Mais, si chaque mois la Lune passe � son p�rig�e, elle ne se trouve
pas toujours au z�nith � ce moment.  Elle ne se pr�sente dans ces deux
conditions qu'� de longs intervalles.  Il faudra donc attendre la
co�ncidence du passage au p�rig�e et au z�nith.  Or, par une heureuse
circonstance, le 4 d�cembre de l'ann�e prochaine, la Lune offrira ces
deux conditions: � minuit, elle sera dans son p�rig�e, c'est-�-dire �
sa plus courte distance de la Terre, et elle passera en m�me temps au
z�nith.

�Sur la cinqui�me question:--Quel point du ciel devra-t-on viser avec
le canon destin� � lancer le projectile?

�Les observations pr�c�dentes �tant admises, le canon devra �tre
braqu� sur le z�nith [Le z�nith est le point du ciel situ�
verticalement au-dessus de la t�te d'un observateur.] du lieu; de la
sorte, le tir sera perpendiculaire au plan de l'horizon, et le
projectile se d�robera plus rapidement aux effets de l'attraction
terrestre.  Mais, pour que la Lune monte au z�nith d'un lieu, il faut
que ce lieu ne soit pas plus haut en latitude que la d�clinaison de
cet astre, autrement dit, qu'il soit compris entre 0� et 28� de
latitude nord ou sud [Il n'y a en effet que les r�gions du globe
comprises entre l'�quateur et le vingt-huiti�me parall�le, dans
lesquels la culmination de la Lune l'am�ne au z�nith; au-del� du 28e
degr�, la Lune s'approche d'autant moins du z�nith que l'on s'avance
vers les p�les.].  En tout autre endroit, le tir devrait �tre
n�cessairement oblique, ce qui nuirait � la r�ussite de l'exp�rience.

�Sur la sixi�me question:--Quelle place la Lune occupera-t-elle dans
le ciel au moment o� partira le projectile?

�Au moment o� le projectile sera lanc� dans l'espace, la Lune, qui
avance chaque jour de treize degr�s dix minutes et trente-cinq
secondes, devra se trouver �loign�e du point z�nithal de quatre fois
ce nombre, soit cinquante-deux degr�s quarante-deux minutes et vingt
secondes, espace qui correspond au chemin qu'elle fera pendant la
dur�e du parcours du projectile.  Mais comme il faut �galement tenir
compte de la d�viation que fera �prouver au boulet le mouvement de
rotation de la terre, et comme le boulet n'arrivera � la Lune qu'apr�s
avoir d�vi� d'une distance �gale � seize rayons terrestres, qui,
compt�s sur l'orbite de la Lune, font environ onze degr�s, on doit
ajouter ces onze degr�s � ceux qui expriment le retard de la Lune d�j�
mentionn�, soit soixante-quatre degr�s en chiffres ronds.  Ainsi donc,
au moment du tir, le rayon visuel men� � la Lune fera avec la
verticale du lieu un angle de soixante-quatre degr�s.

�Telles sont les r�ponses aux questions pos�es � l'Observatoire de
Cambridge par les membres du Gun-Club.

�En r�sum�:

�1� Le canon devra �tre �tabli dans un pays situ� entre 0� et 28� de
latitude nord ou sud.

�2� Il devra �tre braqu� sur le z�nith du lieu.

�3� Le projectile devra �tre anim� d'une vitesse initiale de douze
mille yards par seconde.

�4� Il devra �tre lanc� le 1er d�cembre de l'ann�e prochaine, � onze
heures moins treize minutes et vingt secondes.

�5� Il rencontrera la Lune quatre jours apr�s son d�part, le 4
d�cembre � minuit pr�cis, au moment o� elle passera au z�nith.

�Les membres du Gun-Club doivent donc commencer sans retard les
travaux n�cessit�s par une pareille entreprise et �tre pr�ts � op�rer
au moment d�termin�, car, s'ils laissaient passer cette date du 4
d�cembre, ils ne retrouveraient la Lune dans les m�mes conditions de
p�rig�e et de z�nith que dix-huit ans et onze jours apr�s.

�Le bureau de l'Observatoire de Cambridge se met enti�rement � leur
disposition pour les questions d'astronomie th�orique, et il joint par
la pr�sente ses f�licitations � celles de l'Am�rique tout enti�re.

�Pour le bureau:

                                                       �J.-M. BELFAST,
                         �_Directeur de l'Observatoire de Cambridge._




                                  V
                         --------------------
                         LE ROMAN DE LA LUNE

Un observateur dou� d'une vue infiniment p�n�trante, et plac� � ce
centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu des myriades
d'atomes remplir l'espace � l'�poque chaotique de l'univers.  Mais peu
� peu, avec les si�cles, un changement se produisit; une loi
d'attraction se manifesta, � laquelle ob�irent les atomes errants
jusqu'alors; ces atomes se combin�rent chimiquement suivant leurs
affinit�s, se firent mol�cules et form�rent ces amas n�buleux dont
sont parsem�es les profondeurs du ciel.

Ces amas furent aussit�t anim�s d'un mouvement de rotation autour de
leur point central.  Ce centre, form� de mol�cules vagues, se prit �
tourner sur lui-m�me en se condensant progressivement; d'ailleurs,
suivant des lois immuables de la m�canique, � mesure que son volume
diminuait par la condensation, son mouvement de rotation s'acc�l�rait,
et ces deux effets persistant, il en r�sulta une �toile principale,
centre de l'amas n�buleux.

En regardant attentivement, l'observateur e�t alors vu les autres
mol�cules de l'amas se comporter comme l'�toile centrale, se condenser
� sa fa�on par un mouvement de rotation progressivement acc�l�r�, et
graviter autour d'elle sous forme d'�toiles innombrables.  La
n�buleuse, dont les astronomes comptent pr�s de cinq mille
actuellement, �tait form�e.

Parmi ces cinq mille n�buleuses, il en est une que les hommes ont
nomm�e la Voie lact�e[*], et qui renferme dix-huit millions d'�toiles,
dont chacune est devenue le centre d'un monde solaire.

[*Du mot grec: (\gamma\acute{\alpha}\lambda\alpha\kappa\tau o\varsigma\),
qui signifie lait.]

Si l'observateur e�t alors sp�cialement examin� entre ces dix-huit
millions d'astres l'un des plus modestes et des moins brillants [Le
diam�tre de Sirius, suivant Wollaston, doit �galer douze fois celui du
Soleil, soit 4,300,000 lieues.], une �toile de quatri�me ordre, celle
qui s'appelle orgueilleusement le Soleil, tous les ph�nom�nes auxquels
est due la formation de l'univers se seraient successivement accomplis
� ses yeux.

En effet, ce Soleil, encore � l'�tat gazeux et compos� de mol�cules
mobiles, il l'e�t aper�u tournant sur son axe pour achever son travail
de concentration.  Ce mouvement, fid�le aux lois de la m�canique, se
f�t acc�l�r� avec la diminution de volume, et un moment serait arriv�
o� la force centrifuge l'aurait emport� sur la force centrip�te, qui
tend � repousser les mol�cules vers le centre.

Alors un autre ph�nom�ne se serait pass� devant les yeux de
l'observateur, et les mol�cules situ�es dans le plan de l'�quateur,
s'�chappant comme la pierre d'une fronde dont la corde vient � se
briser subitement, auraient �t� former autour du Soleil plusieurs
anneaux concentriques semblables � celui de Saturne.  A leur tour, ces
anneaux de mati�re cosmique, pris d'un mouvement de rotation autour de
la masse centrale, se seraient bris�s et d�compos�s en n�bulosit�s
secondaires, c'est-�-dire en plan�tes.

Si l'observateur e�t alors concentr� toute son attention sur ces
plan�tes, il les aurait vues se comporter exactement comme le Soleil
et donner naissance � un ou plusieurs anneaux cosmiques, origines de
ces astres d'ordre inf�rieur qu'on appelle satellites.

Ainsi donc, en remontant de l'atome � la mol�cule, de la mol�cule �
l'amas n�buleux, de l'amas n�buleux � la n�buleuse, de la n�buleuse �
l'�toile principale, de l'�toile principale au Soleil, du Soleil � la
plan�te, et de la plan�te au satellite, on a toute la s�rie des
transformations subies par les corps c�lestes depuis les premiers
jours du monde.

Le Soleil semble perdu dans les immensit�s du monde stellaire, et
cependant il est rattach�, par les th�ories actuelles de la science, �
la n�buleuse de la Voie lact�e.  Centre d'un monde, et si petit qu'il
paraisse au milieu des r�gions �th�r�es, il est cependant �norme, car
sa grosseur est quatorze cent mille fois celle de la Terre.  Autour de
lui gravitent huit plan�tes, sorties de ses entrailles m�mes aux
premiers temps de la Cr�ation.  Ce sont, en allant du plus proche de
ces astres au plus �loign�, Mercure, V�nus, la Terre, Mars Jupiter,
Saturne, Uranus et Neptune.  De plus entre Mars et Jupiter circulent
r�guli�rement d'autres corps moins consid�rables, peut-�tre les d�bris
errants d'un astre bris� en plusieurs milliers de morceaux, dont le
t�lescope a reconnu quatre-vingt-dix-sept jusqu'� ce jour.
[Quelques-uns de ces ast�ro�des sont assez petits pour qu'on puisse en
faire le tour dans l'espace d'une seule journ�e en marchant au pas
gymnastique.]

De ces serviteurs que le Soleil maintient dans leur orbite elliptique
par la grande loi de la gravitation, quelques-uns poss�dent � leur
tour des satellites.  Uranus en a huit, Saturne huit, Jupiter quatre,
Neptune trois peut-�tre, la Terre un; ce dernier, l'un des moins
importants du monde solaire, s'appelle la Lune, et c'est lui que le
g�nie audacieux des Am�ricains pr�tendait conqu�rir.

L'astre des nuits, par sa proximit� relative et le spectacle
rapidement renouvel� de ses phases diverses, a tout d'abord partag�
avec le Soleil l'attention des habitants de la Terre; mais le Soleil
est fatigant au regard, et les splendeurs de sa lumi�re obligent ses
contemplateurs � baisser les yeux.

La blonde Phoeb�, plus humaine au contraire, se laisse complaisamment
voir dans sa gr�ce modeste; elle est douce � l'oeil, peu ambitieuse,
et cependant, elle se permet parfois d'�clipser son fr�re, le radieux
Apollon, sans jamais �tre �clips�e par lui.  Les mahom�tans ont
compris la reconnaissance qu'ils devaient � cette fid�le amie de la
Terre, et ils ont r�gl� leur mois sur sa r�volution [Vingt-neuf jours
et demi environ.].

Les premiers peuples vou�rent un culte particulier � cette chaste
d�esse.  Les �gyptiens l'appelaient Isis; les Ph�niciens la nommaient
Astart�; les Grecs l'ador�rent sous le nom de Phoeb�, fille de Latone
et de Jupiter, et ils expliquaient ses �clipses par les visites
myst�rieuses de Diane au bel Endymion.  A en croire la l�gende
mythologique, le lion de N�m�e parcourut les campagnes de la Lune
avant son apparition sur la Terre, et le po�te Ag�sianax, cit� par
Plutarque, c�l�bra dans ses vers ces doux yeux, ce nez charmant et
cette bouche aimable, form�s par les parties lumineuses de l'adorable
S�l�n�.

Mais si les Anciens comprirent bien le caract�re, le temp�rament, en
un mot, les qualit�s morales de la Lune au point de vue mythologique,
les plus savants d'entre eux demeur�rent fort ignorants en
s�l�nographie.

Cependant, plusieurs astronomes des �poques recul�es d�couvrirent
certaines particularit�s confirm�es aujourd'hui par la science.  Si
les Arcadiens pr�tendirent avoir habit� la Terre � une �poque o� la
Lune n'existait pas encore, si Tatius la regarda comme un fragment
d�tach� du disque solaire, si Cl�arque, le disciple d'Aristote, en fit
un miroir poli sur lequel se r�fl�chissaient les images de l'Oc�an, si
d'autres enfin ne virent en elle qu'un amas de vapeurs exhal�es par la
Terre, ou un globe moiti� feu, moiti� glace, qui tournait sur
lui-m�me, quelques savants, au moyen d'observations sagaces, � d�faut
d'instruments d'optique, soup�onn�rent la plupart des lois qui
r�gissent l'astre des nuits.

Ainsi Thal�s de Milet, 460 ans avant J.-C., �mit l'opinion que la Lune
�tait �clair�e par le Soleil.  Aristarque de Samos donna la v�ritable
explication de ses phases.  Cl�om�ne enseigna qu'elle brillait d'une
lumi�re r�fl�chie.  Le Chald�en B�rose d�couvrit que la dur�e de son
mouvement de rotation �tait �gale � celle de son mouvement de
r�volution, et il expliqua de la sorte le fait que la Lune pr�sente
toujours la m�me face.  Enfin Hipparque, deux si�cles avant l'�re
chr�tienne, reconnut quelques in�galit�s dans les mouvements apparents
du satellite de la Terre.

Ces diverses observations se confirm�rent par la suite et profit�rent
aux nouveaux astronomes.  Ptol�m�e, au IIe si�cle, l'Arabe Aboul-W�fa,
au Xe, compl�t�rent les remarques d'Hipparque sur les in�galit�s que
subit la Lune en suivant la ligne ondul�e de son orbite sous l'action
du Soleil.  Puis Copernic [Voir _Les Fondateurs de l'Astronomie
moderne_, un livre admirable de M. J. Bertrand, de l'Institut.], au
XVe si�cle, et Tycho Brah�, au XVIe, expos�rent compl�tement le
syst�me du monde et le r�le que joue la Lune dans l'ensemble des corps
c�lestes.

A cette �poque, ses mouvements �taient � peu pr�s d�termin�s; mais de
sa constitution physique on savait peu de chose.  Ce fut alors que
Galil�e expliqua les ph�nom�nes de lumi�re produits dans certaines
phases par l'existence de montagnes auxquelles il donna une hauteur
moyenne de quatre mille cinq cents toises.

Apr�s lui, Hevelius, un astronome de Dantzig, rabaissa les plus hautes
altitudes � deux mille six cents toises; mais son confr�re Riccioli
les reporta � sept mille.

Herschell, � la fin du XVIIIe si�cle, arm� d'un puissant t�lescope,
r�duisit singuli�rement les mesures pr�c�dentes.  Il donna dix-neuf
cents toises aux montagnes les plus �lev�es, et ramena la moyenne des
diff�rentes hauteurs � quatre cents toises seulement.  Mais Herschell
se trompait encore, et il fallut les observations de Shroeter,
Louville, Halley, Nasmyth, Bianchini, Pastorf, Lohrman, Gruithuysen,
et surtout les patientes �tudes de MM. Beer et Moedeler, pour
r�soudre d�finitivement la question.  Gr�ce � ces savants, l'�l�vation
des montagnes de la Lune est parfaitement connue aujourd'hui.  MM.
Beer et Moedeler ont mesur� dix-neuf cent cinq hauteurs, dont six sont
au-dessus de deux mille six cents toises, et vingt-deux au-dessus de
deux mille quatre cents [La hauteur du mont Blanc au-dessus de la mer
est de 4813 m�tres.].  Leur plus haut sommet domine de trois mille
huit cent et une toises la surface du disque lunaire.

En m�me temps, la reconnaissance de la Lune se compl�tait; cet astre
apparaissait cribl� de crat�res, et sa nature essentiellement
volcanique s'affirmait � chaque observation.  Du d�faut de r�fraction
dans les rayons des plan�tes occult�es par elle, on conclut que
l'atmosph�re devait presque absolument lui manquer.  Cette absence
d'air entra�nait l'absence d'eau.  Il devenait donc manifeste que les
S�l�nites, pour vivre dans ces conditions, devaient avoir une
organisation sp�ciale et diff�rer singuli�rement des habitants de la
Terre.

Enfin, gr�ce aux m�thodes nouvelles, les instruments plus
perfectionn�s fouill�rent la Lune sans rel�che, ne laissant pas un
point de sa face inexplor�, et cependant son diam�tre mesure deux
mille cent cinquante milles [Huit cent soixante-neuf lieues,
c'est-�-dire un peu plus du quart du rayon terrestre.], sa surface est
la treizi�me partie de la surface du globe [Trente-huit millions de
kilom�tres carr�s.], son volume la quarante-neuvi�me partie du volume
du sph�ro�de terrestre; mais aucun de ses secrets ne pouvait �chapper
� l'oeil des astronomes, et ces habiles savants port�rent plus loin
encore leurs prodigieuses observations.

Ainsi ils remarqu�rent que, pendant la pleine Lune, le disque
apparaissait dans certaines parties ray� de lignes blanches, et
pendant les phases, ray� de lignes noires.  En �tudiant avec une plus
grande pr�cision, ils parvinrent � se rendre un compte exact de la
nature de ces lignes.  C'�taient des sillons longs et �troits, creus�s
entre des bords parall�les, aboutissant g�n�ralement aux contours des
crat�res; ils avaient une longueur comprise entre dix et cent milles
et une largeur de huit cents toises.  Les astronomes les appel�rent
des rainures, mais tout ce qu'ils surent faire, ce fut de les nommer
ainsi.  Quant � la question de savoir si ces rainures �taient des lits
dess�ch�s d'anciennes rivi�res ou non, ils ne purent la r�soudre d'une
mani�re compl�te.  Aussi les Am�ricains esp�raient bien d�terminer, un
jour ou l'autre, ce fait g�ologique.  Ils se r�servaient �galement de
reconna�tre cette s�rie de remparts parall�les d�couverts � la surface
de la Lune par Gruithuysen, savant professeur de Munich, qui les
consid�ra comme un syst�me de fortifications �lev�es par les
ing�nieurs s�l�nites.  Ces deux points, encore obscurs, et bien
d'autres sans doute, ne pouvaient �tre d�finitivement r�gl�s qu'apr�s
une communication directe avec la Lune.

Quant � l'intensit� de sa lumi�re, il n'y avait plus rien � apprendre
� cet �gard; on savait qu'elle est trois cent mille fois plus faible
que celle du Soleil, et que sa chaleur n'a pas d'action appr�ciable
sur les thermom�tres; quant au ph�nom�ne connu sous le nom de lumi�re
cendr�e, il s'explique naturellement par l'effet des rayons du Soleil
renvoy�s de la Terre � la Lune, et qui semblent compl�ter le disque
lunaire, lorsque celui-ci se pr�sente sous la forme d'un croissant
dans ses premi�re et derni�re phases.

Tel �tait l'�tat des connaissances acquises sur le satellite de la
Terre, que le Gun-Club se proposait de compl�ter � tous les points de
vue, cosmographiques, g�ologiques, politiques et moraux.




                                  VI
                         --------------------
       CE QU'IL N'EST PAS POSSIBLE D'IGNORER ET CE QU'IL N'EST
              PLUS PERMIS DE CROIRE DANS LES �TATS-UNIS

La proposition Barbicane avait eu pour r�sultat imm�diat de remettre �
l'ordre du jour tous les faits astronomiques relatifs � l'astre des
nuits.  Chacun se mit � l'�tudier assid�ment.  Il semblait que la Lune
appar�t pour la premi�re fois sur l'horizon et que personne ne l'e�t
encore entrevue dans les cieux.  Elle devint � la mode; elle fut la
lionne du jour sans en para�tre moins modeste, et prit rang parmi les
��toiles� sans en montrer plus de fiert�.  Les journaux raviv�rent les
vieilles anecdotes dans lesquelles ce �Soleil des loups� jouait un
r�le; ils rappel�rent les influences que lui pr�tait l'ignorance des
premiers �ges; ils le chant�rent sur tous les tons; un peu plus, ils
eussent cit� de ses bons mots; l'Am�rique enti�re fut prise de
s�l�nomanie.

De leur c�t�, les revues scientifiques trait�rent plus sp�cialement
les questions qui touchaient � l'entreprise du Gun-Club; la lettre de
l'Observatoire de Cambridge fut publi�e par elles, comment�e et
approuv�e sans r�serve.

Bref, il ne fut plus permis, m�me au moins lettr� des Yankees,
d'ignorer un seul des faits relatifs � son satellite, ni � la plus
born�e des vieilles mistress d'admettre encore de superstitieuses
erreurs � son endroit.  La science leur arrivait sous toutes les
formes; elle les p�n�trait par les yeux et les oreilles; impossible
d'�tre un �ne...en astronomie.

Jusqu'alors, bien des gens ignoraient comment on avait pu calculer la
distance qui s�pare la Lune de la Terre.  On profita de la
circonstance pour leur apprendre que cette distance s'obtenait par la
mesure de la parallaxe de la Lune.  Si le mot parallaxe semblait les
�tonner, on leur disait que c'�tait l'angle form� par deux lignes
droites men�es de chaque extr�mit� du rayon terrestre jusqu'� la Lune.
Doutaient-ils de la perfection de cette m�thode, on leur prouvait
imm�diatement que, non seulement cette distance moyenne �tait bien de
deux cent trente-quatre mille trois cent quarante-sept milles
(-- 94,330 lieues), mais encore que les astronomes ne se trompaient
pas de soixante-dix milles (-- 30 lieues).

A ceux qui n'�taient pas familiaris�s avec les mouvements de la Lune,
les journaux d�montraient quotidiennement qu'elle poss�de deux
mouvements distincts, le premier dit de rotation sur un axe, le second
dit de r�volution autour de la Terre, s'accomplissant tous les deux
dans un temps �gal, soit vingt-sept jours et un tiers [C'est la dur�e
de la r�volution sid�rale, c'est-�-dire le temps que la Lune met �
revenir � une m�me �toile.].

Le mouvement de rotation est celui qui cr�e le jour et la nuit � la
surface de la Lune; seulement il n'y a qu'un jour, il n'y a qu'une
nuit par mois lunaire, et ils durent chacun trois cent
cinquante-quatre heures et un tiers.  Mais, heureusement pour elle, la
face tourn�e vers le globe terrestre est �clair�e par lui avec une
intensit� �gale � la lumi�re de quatorze Lunes.  Quant � l'autre face,
toujours invisible, elle a naturellement trois cent cinquante-quatre
heures d'une nuit absolue, temp�r�e seulement par cette �p�le clart�
qui tombe des �toiles�.  Ce ph�nom�ne est uniquement d� � cette
particularit� que les mouvements de rotation et de r�volution
s'accomplissent dans un temps rigoureusement �gal, ph�nom�ne commun,
suivant Cassini et Herschell, aux satellites de Jupiter, et tr�s
probablement � tous les autres satellites.

Quelques esprits bien dispos�s, mais un peu r�tifs, ne comprenaient
pas tout d'abord que, si la Lune montrait invariablement la m�me face
� la Terre pendant sa r�volution, c'est que, dans le m�me laps de
temps, elle faisait un tour sur elle-m�me.  A ceux-l� on disait:
�Allez dans votre salle � manger, et tournez autour de la table de
mani�re � toujours en regarder le centre; quand votre promenade
circulaire sera achev�e, vous aurez fait un tour sur vous-m�me,
puisque votre oeil aura parcouru successivement tous les points de la
salle.  Eh bien!  la salle, c'est le Ciel, la table, c'est la Terre,
et la Lune, c'est vous!� Et ils s'en allaient enchant�s de la
comparaison.

Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la m�me face � la Terre;
cependant, pour �tre exact, il faut ajouter que, par suite d'un
certain balancement du nord au sud et de l'ouest � l'est appel�
�libration�, elle laisse apercevoir un peu plus de la moiti� de son
disque, soit les cinquante-sept centi�mes environ.

Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de
l'Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de la Lune,
ils s'inqui�taient beaucoup de son mouvement de r�volution autour de
la Terre, et vingt revues scientifiques avaient vite fait de les
instruire.  Ils apprenaient alors que le firmament, avec son infinit�
d'�toiles, peut �tre consid�r� comme un vaste cadran sur lequel la
Lune se prom�ne en indiquant l'heure vraie � tous les habitants de la
Terre; que c'est dans ce mouvement que l'astre des nuits pr�sente ses
diff�rentes phases; que la Lune est pleine, quand elle est en
opposition avec le Soleil, c'est-�-dire lorsque les trois astres sont
sur la m�me ligne, la Terre �tant au milieu; que la Lune est nouvelle
quand elle est en conjonction avec le Soleil, c'est-�-dire lorsqu'elle
se trouve entre la Terre et lui; enfin que la Lune est dans son
premier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec le Soleil
et la Terre un angle droit dont elle occupe le sommet.

Quelques Yankees perspicaces en d�duisaient alors cette cons�quence,
que les �clipses ne pouvaient se produire qu'aux �poques de
conjonction ou d'opposition, et ils raisonnaient bien.  En
conjonction, la Lune peut �clipser le Soleil, tandis qu'en opposition,
c'est la Terre qui peut l'�clipser � son tour, et si ces �clipses
n'arrivent pas deux fois par lunaison, c'est parce que le plan suivant
lequel se meut la Lune est inclin� sur l'�cliptique, autrement dit,
sur le plan suivant lequel se meut la Terre.

Quant � la hauteur que l'astre des nuits peut atteindre au-dessus de
l'horizon, la lettre de l'Observatoire de Cambridge avait tout dit �
cet �gard.  Chacun savait que cette hauteur varie suivant la latitude
du lieu o� on l'observe.  Mais les seules zones du globe pour
lesquelles la Lune passe au z�nith, c'est-�-dire vient se placer
directement au-dessus de la t�te de ses contemplateurs, sont
n�cessairement comprises entre les vingt-huiti�mes parall�les et
l'�quateur.  De l� cette recommandation importante de tenter
l'exp�rience sur un point quelconque de cette partie du globe, afin
que le projectile p�t �tre lanc� perpendiculairement et �chapper ainsi
plus vite � l'action de la pesanteur.  C'�tait une condition
essentielle pour le succ�s de l'entreprise, et elle ne laissait pas de
pr�occuper vivement l'opinion publique.

Quant � la ligne suivie par la Lune dans sa r�volution autour de la
Terre, l'Observatoire de Cambridge avait suffisamment appris, m�me aux
ignorants de tous les pays, que cette ligne est une courbe rentrante,
non pas un cercle, mais bien une ellipse, dont la Terre occupe un des
foyers.  Ces orbites elliptiques sont communes � toutes les plan�tes
aussi bien qu'� tous les satellites, et la m�canique rationnelle
prouve rigoureusement qu'il ne pouvait en �tre autrement.  Il �tait
bien entendu que la Lune dans son apog�e se trouvait plus �loign�e de
la Terre, et plus rapproch�e dans son p�rig�e.

Voil� donc ce que tout Am�ricain savait bon gr� mal gr�, ce que
personne ne pouvait d�cemment ignorer.  Mais si ces vrais principes se
vulgaris�rent rapidement, beaucoup d'erreurs, certaines craintes
illusoires, furent moins faciles � d�raciner.

Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que la Lune
�tait une ancienne com�te, laquelle, en parcourant son orbite allong�e
autour du Soleil, vint � passer pr�s de la Terre et se trouva retenue
dans son cercle d'attraction.  Ces astronomes de salon pr�tendaient
expliquer ainsi l'aspect br�l� de la Lune, malheur irr�parable dont
ils se prenaient � l'astre radieux.  Seulement, quand on leur faisait
observer que les com�tes ont une atmosph�re et que la Lune n'en a que
peu ou pas, ils restaient fort emp�ch�s de r�pondre.

D'autres, appartenant � la race des trembleurs, manifestaient
certaines craintes � l'endroit de la Lune; ils avaient entendu dire
que, depuis les observations faites au temps des Califes, son
mouvement de r�volution s'acc�l�rait dans une certaine proportion; ils
en d�duisaient de l�, fort logiquement d'ailleurs, qu'� une
acc�l�ration de mouvement devait correspondre une diminution dans la
distance des deux astres, et que, ce double effet se prolongeant �
l'infini, la Lune finirait un jour par tomber sur la Terre.
Cependant, ils durent se rassurer et cesser de craindre pour les
g�n�rations futures, quand on leur apprit que, suivant les calculs de
Laplace, un illustre math�maticien fran�ais, cette acc�l�ration de
mouvement se renferme dans des limites fort restreintes, et qu'une
diminution proportionnelle ne tardera pas � lui succ�der.  Ainsi donc,
l'�quilibre du monde solaire ne pouvait �tre d�rang� dans les si�cles
� venir.

Restait en dernier lieu la classe superstitieuse des ignorants;
ceux-l� ne se contentent pas d'ignorer, ils savent ce qui n'est pas,
et � propos de la Lune ils en savaient long.  Les uns regardaient son
disque comme un miroir poli au moyen duquel on pouvait se voir des
divers points de la Terre et se communiquer ses pens�es.  Les autres
pr�tendaient que sur mille nouvelles Lunes observ�es, neuf cent
cinquante avaient amen� des changements notables, tels que
cataclysmes, r�volutions, tremblements de terre, d�luges, etc.; ils
croyaient donc � l'influence myst�rieuse de l'astre des nuits sur les
destin�es humaines; ils le regardaient comme le �v�ritable contre
poids� de l'existence; ils pensaient que chaque S�l�nite �tait
rattach� � chaque habitant de la Terre par un lien sympathique; avec
le docteur Mead, ils soutenaient que le syst�me vital lui est
enti�rement soumis, pr�tendant, sans en d�mordre, que les gar�ons
naissent surtout pendant la nouvelle Lune, et les filles pendant le
dernier quartier, etc., etc.  Mais enfin il fallut renoncer � ces
vulgaires erreurs, revenir � la seule v�rit�, et si la Lune,
d�pouill�e de son influence, perdit dans l'esprit de certains
courtisans de tous les pouvoirs, si quelques dos lui furent tourn�s,
l'immense majorit� se pronon�a pour elle.  Quant aux Yankees, ils
n'eurent plus d'autre ambition que de prendre possession de ce nouveau
continent des airs et d'arborer � son plus haut sommet le pavillon
�toil� des �tats-Unis d'Am�rique.




                                 VII
                         --------------------
                          L'HYMNE DU BOULET

L'Observatoire de Cambridge avait, dans sa m�morable lettre du 7
octobre, trait� la question au point de vue astronomique; il
s'agissait d�sormais de la r�soudre m�caniquement.  C'est alors que
les difficult�s pratiques eussent paru insurmontables en tout autre
pays que l'Am�rique.  Ici ce ne fut qu'un jeu.

Le pr�sident Barbicane avait, sans perdre de temps, nomm� dans le sein
du Gun-Club un Comit� d'ex�cution.  Ce Comit� devait en trois s�ances
�lucider les trois grandes questions du canon, du projectile et des
poudres; il fut compos� de quatre membres tr�s savants sur ces
mati�res: Barbicane, avec voix pr�pond�rante en cas de partage, le
g�n�ral Morgan, le major Elphiston, et enfin l'in�vitable J.-T.
Maston, auquel furent confi�es les fonctions de secr�taire-rapporteur.

Le 8 octobre, le Comit� se r�unit chez le pr�sident Barbicane, 3,
Republican-street.  Comme il �tait important que l'estomac ne v�nt pas
troubler par ses cris une aussi s�rieuse discussion, les quatre
membres du Gun-Club prirent place � une table couverte de sandwiches
et de th�i�res consid�rables.  Aussit�t J.-T. Maston vissa sa plume �
son crochet de fer, et la s�ance commen�a.

Barbicane prit la parole:

�Mes chers coll�gues, dit-il, nous avons � r�soudre un des plus
importants probl�mes de la balistique, cette science par excellence,
qui traite du mouvement des projectiles, c'est-�-dire des corps lanc�s
dans l'espace par une force d'impulsion quelconque, puis abandonn�s �
eux-m�mes.

--Oh!  la balistique!  la balistique!  s'�cria J.-T. Maston d'une
voix �mue.

--Peut-�tre e�t-il paru plus logique, reprit Barbicane, de consacrer
cette premi�re s�ance � la discussion de l'engin...

--En effet, r�pondit le g�n�ral Morgan.

--Cependant, reprit Barbicane, apr�s m�res r�flexions, il m'a sembl�
que la question du projectile devait primer celle du canon, et que les
dimensions de celui-ci devaient d�pendre des dimensions de celui-l�.

--Je demande la parole�, s'�cria J.-T. Maston.

La parole lui fut accord�e avec l'empressement que m�ritait son pass�
magnifique.

�Mes braves amis, dit-il d'un accent inspir�, notre pr�sident a raison
de donner � la question du projectile le pas sur toutes les autres!
Ce boulet que nous allons lancer � la Lune, c'est notre messager,
notre ambassadeur, et je vous demande la permission de le consid�rer �
un point de vue purement moral.

Cette fa�on nouvelle d'envisager un projectile piqua singuli�rement la
curiosit� des membres du Comit�; ils accord�rent donc la plus vive
attention aux paroles de J.-T. Maston.

�Mes chers coll�gues, reprit ce dernier, je serai bref; je laisserai
de c�t� le boulet physique, le boulet qui tue, pour n'envisager que le
boulet math�matique, le boulet moral.  Le boulet est pour moi la plus
�clatante manifestation de la puissance humaine; c'est en lui qu'elle
se r�sume tout enti�re; c'est en le cr�ant que l'homme s'est le plus
rapproch� du Cr�ateur!

--Tr�s bien! dit le major Elphiston.

--En effet, s'�cria l'orateur, si Dieu a fait les �toiles et les
plan�tes, l'homme a fait le boulet, ce crit�rium des vitesses
terrestres, cette r�duction des astres errant dans l'espace, et qui ne
sont, � vrai dire, que des projectiles!  A Dieu la vitesse de
l'�lectricit�, la vitesse de la lumi�re, la vitesse des �toiles, la
vitesse des com�tes, la vitesse des plan�tes, la vitesse des
satellites, la vitesse du son, la vitesse du vent!  Mais � nous la
vitesse du boulet, cent fois sup�rieure � la vitesse des trains et des
chevaux les plus rapides!

J.-T. Maston �tait transport�; sa voix prenait des accents lyriques
en chantant cet hymne sacr� du boulet.

�Voulez-vous des chiffres?  reprit-il, en voil� d'�loquents!  Prenez
simplement le modeste boulet de vingt-quatre [C'est-�-dire pesant
vingt-quatre livres.]; s'il court huit cent mille fois moins vite que
l'�lectricit�, six cent quarante fois moins vite que la lumi�re,
soixante-seize fois moins vite que la Terre dans son mouvement de
translation autour du Soleil, cependant, � la sortie du canon, il
d�passe la rapidit� du son [Ainsi, quand on a entendu la d�tonation de
la bouche � feu on ne peut plus �tre frapp� par le boulet.], il fait
deux cents toises � la seconde, deux mille toises en dix secondes,
quatorze milles � la minute (-- 6 lieues), huit cent quarante milles �
l'heure (-- 360 lieues), vingt mille cent milles par jour (-- 8,640
lieues), c'est-�-dire la vitesse des points de l'�quateur dans le
mouvement de rotation du globe, sept millions trois cent trente-six
mille cinq cents milles par an (-- 3,155,760 lieues).  Il mettrait donc
onze jours � se rendre � la Lune, douze ans � parvenir au Soleil,
trois cent soixante ans � atteindre Neptune aux limites du monde
solaire.  Voil� ce que ferait ce modeste boulet, l'ouvrage de nos
mains!  Que sera-ce donc quand, vingtuplant cette vitesse, nous le
lancerons avec une rapidit� de sept milles � la seconde!  Ah!  boulet
superbe!  splendide projectile!  j'aime � penser que tu seras re�u
l�-haut avec les honneurs dus � un ambassadeur terrestre!

Des hurrahs accueillirent cette ronflante p�roraison, et J.-T.
Maston, tout �mu, s'assit au milieu des f�licitations de ses
coll�gues.

�Et maintenant, dit Barbicane, que nous avons fait une large part � la
po�sie, attaquons directement la question.

--Nous sommes pr�ts, r�pondirent les membres du Comit� en absorbant
chacun une demi-douzaine de sandwiches.

--Vous savez quel est le probl�me � r�soudre, reprit le pr�sident; il
s'agit d'imprimer � un projectile une vitesse de douze mille yards par
seconde.  J'ai lieu de penser que nous y r�ussirons.  Mais, en ce
moment, examinons les vitesses obtenues jusqu'ici; le g�n�ral Morgan
pourra nous �difier � cet �gard.

--D'autant plus facilement, r�pondit le g�n�ral, que, pendant la
guerre, j'�tais membre de la commission d'exp�rience.  Je vous dirai
donc que les canons de cent de Dahlgreen, qui portaient � deux mille
cinq cents toises, imprimaient � leur projectile une vitesse initiale
de cinq cents yards � la seconde.

--Bien.  Et la Columbiad [Les Am�ricains donnaient le nom de Columbiad
� ces �normes engins de destruction.] Rodman?  demanda le pr�sident.

--La Columbiad Rodman, essay�e au fort Hamilton, pr�s de New York,
lan�ait un boulet pesant une demi-tonne � une distance de six milles,
avec une vitesse de huit cents yards par seconde, r�sultat que n'ont
jamais obtenu Armstrong et Palliser en Angleterre.

--Oh!  les Anglais!  fit J.-T. Maston en tournant vers l'horizon de
l'est son redoutable crochet.

--Ainsi donc, reprit Barbicane, ces huit cents yards seraient la
vitesse maximum atteinte jusqu'ici?

--Oui, r�pondit Morgan.

--Je dirai, cependant, r�pliqua J.-T. Maston, que si mon mortier
n'e�t pas �clat�...

--Oui, mais il a �clat�, r�pondit Barbicane avec un geste
bienveillant.  Prenons donc pour point de d�part cette vitesse de huit
cents yards.  Il faudra la vingtupler.  Aussi, r�servant pour une
autre s�ance la discussion des moyens destin�s � produire cette
vitesse, j'appellerai votre attention, mes chers coll�gues, sur les
dimensions qu'il convient de donner au boulet.  Vous pensez bien qu'il
ne s'agit plus ici de projectiles pesant au plus une demi-tonne!

--Pourquoi pas?  demanda le major.

--Parce que ce boulet, r�pondit vivement J.-T. Maston, doit �tre
assez gros pour attirer l'attention des habitants de la Lune, s'il en
existe toutefois.

--Oui, r�pondit Barbicane, et pour une autre raison plus importante
encore.

--Que voulez-vous dire, Barbicane?  demanda le major.

--Je veux dire qu'il ne suffit pas d'envoyer un projectile et de ne
plus s'en occuper; il faut que nous le suivions pendant son parcours
jusqu'au moment o� il atteindra le but.

--Hein!  firent le g�n�ral et le major, un peu surpris de la
proposition.

--Sans doute, reprit Barbicane en homme s�r de lui, sans doute, ou
notre exp�rience ne produira aucun r�sultat.

--Mais alors, r�pliqua le major, vous allez donner � ce projectile des
dimensions �normes?

--Non.  Veuillez bien m'�couter.  Vous savez que les instruments
d'optique ont acquis une grande perfection; avec certains t�lescopes
on est d�j� parvenu � obtenir des grossissements de six mille fois, et
� ramener la Lune � quarante milles environ (-- 16 lieues).  Or, �
cette distance, les objets ayant soixante pieds de c�t� sont
parfaitement visibles.  Si l'on n'a pas pouss� plus loin la puissance
de p�n�tration des t�lescopes, c'est que cette puissance ne s'exerce
qu'au d�triment de leur clart�, et la Lune, qui n'est qu'un miroir
r�fl�chissant, n'envoie pas une lumi�re assez intense pour qu'on
puisse porter les grossissements au-del� de cette limite.

--Eh bien!  que ferez-vous alors?  demanda le g�n�ral.  Donnerez-vous
� votre projectile un diam�tre de soixante pieds?

--Non pas!

--Vous vous chargerez donc de rendre la Lune plus lumineuse?

--Parfaitement.

--Voil� qui est fort!  s'�cria J.-T. Maston.

--Oui, fort simple, r�pondit Barbicane.  En effet, si je parviens �
diminuer l'�paisseur de l'atmosph�re que traverse la lumi�re de la
Lune, n'aurais-je pas rendu cette lumi�re plus intense?

--�videmment.

--Eh bien!  pour obtenir ce r�sultat, il me suffira d'�tablir un
t�lescope sur quelque montagne �lev�e.  Ce que nous ferons.

--Je me rends, je me rends, r�pondit le major.  Vous avez une fa�on de
simplifier les choses!...  Et quel grossissement esp�rez-vous obtenir
ainsi?

--Un grossissement de quarante-huit mille fois, qui ram�nera la Lune �
cinq milles seulement, et, pour �tre visibles, les objets n'auront
plus besoin d'avoir que neuf pieds de diam�tre.

--Parfait!  s'�cria J.-T. Maston, notre projectile aura donc neuf
pieds de diam�tre?

--Pr�cis�ment.

--Permettez-moi de vous dire, cependant, reprit le major Elphiston,
qu'il sera encore d'un poids tel, que...

--Oh!  major, r�pondit Barbicane, avant de discuter son poids,
laissez-moi vous dire que nos p�res faisaient des merveilles en ce
genre.  Loin de moi la pens�e de pr�tendre que la balistique n'ait pas
progress�, mais il est bon de savoir que, d�s le Moyen Age, on
obtenait des r�sultats surprenants, j'oserai ajouter, plus surprenants
que les n�tres.

--Par exemple!  r�pliqua Morgan.

--Justifiez vos paroles, s'�cria vivement J.-T. Maston.

--Rien n'est plus facile, r�pondit Barbicane; j'ai des exemples �
l'appui de ma proposition.  Ainsi, au si�ge de Constantinople par
Mahomet II, en 1453, on lan�a des boulets de pierre qui pesaient
dix-neuf cents livres, et qui devaient �tre d'une belle taille.

--Oh!  oh!  fit le major, dix-neuf cents livres, c'est un gros
chiffre!

--A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fort
Saint-Elme lan�ait des projectiles pesant deux mille cinq cents
livres.

--Pas possible!

--Enfin, d'apr�s un historien fran�ais, sous Louis XI, un mortier
lan�ait une bombe de cinq cents livres seulement; mais cette bombe,
partie de la Bastille, un endroit o� les fous enfermaient les sages,
allait tomber � Charenton, un endroit o� les sages enferment les fous.

--Tr�s bien!  dit J.-T. Maston.

--Depuis, qu'avons-nous vu, en somme?  Les canons Armstrong lancer des
boulets de cinq cents livres, et les Columbiads Rodman des projectiles
d'une demi-tonne!  Il semble donc que, si les projectiles ont gagn� en
port�e, ils ont perdu en pesanteur.  Or, si nous tournons nos efforts
de ce c�t�, nous devons arriver avec le progr�s de la science, �
d�cupler le poids des boulets de Mahomet II, et des chevaliers de
Malte.

--C'est �vident, r�pondit le major, mais quel m�tal comptez-vous donc
employer pour le projectile?

--De la fonte de fer, tout simplement, dit le g�n�ral Morgan.

--Peuh!  de la fonte!  s'�cria J.-T. Maston avec un profond d�dain,
c'est bien commun pour un boulet destin� � se rendre � la Lune.

--N'exag�rons pas, mon honorable ami, r�pondit Morgan; la fonte
suffira.

--Eh bien!  alors, reprit le major Elphiston, puisque la pesanteur est
proportionnelle � son volume, un boulet de fonte, mesurant neuf pieds
de diam�tre, sera encore d'un poids �pouvantable!

--Oui, s'il est plein; non, s'il est creux, dit Barbicane.

--Creux!  ce sera donc un obus?

--O� l'on pourra mettre des d�p�ches, r�pliqua J.-T. Maston, et des
�chantillons de nos productions terrestres!

--Oui, un obus, r�pondit Barbicane; il le faut absolument; un boulet
plein de cent huit pouces p�serait plus de deux cent mille livres,
poids �videmment trop consid�rable; cependant, comme il faut conserver
une certaine stabilit� au projectile, je propose de lui donner un
poids de cinq mille livres.

--Quelle sera donc l'�paisseur de ses parois?  demanda le major.

--Si nous suivons la proportion r�glementaire, reprit Morgan, un
diam�tre de cent huit pouces exigera des parois de deux pieds au
moins.

--Ce serait beaucoup trop, r�pondit Barbicane; remarquez-le bien, il
ne s'agit pas ici d'un boulet destin� � percer des plaques; il suffira
donc de lui donner des parois assez fortes pour r�sister � la pression
des gaz de la poudre.  Voici donc le probl�me: quelle �paisseur doit
avoir un obus en fonte de fer pour ne peser que vingt mille livres?
Notre habile calculateur, le brave Maston, va nous l'apprendre s�ance
tenante.

--Rien n'est plus facile�, r�pliqua l'honorable secr�taire du Comit�.

Et ce disant, il tra�a quelques formules alg�briques sur le papier; on
vit appara�tre sous la plume des \(\pi\) et des \(x\) �lev�s � la
deuxi�me puissance.  Il eut m�me l'air d'extraire, sans y toucher, une
certaine racine cubique, et dit:

�Les parois auront � peine deux pouces d'�paisseur.

--Sera-ce suffisant?  demanda le major d'un air de doute.

--Non, r�pondit le pr�sident Barbicane, non, �videmment.

--Eh bien!  alors, que faire?  reprit Elphiston d'un air assez
embarrass�.

--Employer un autre m�tal que la fonte.

--Du cuivre?  dit Morgan.

--Non, c'est encore trop lourd; et j'ai mieux que cela � vous
proposer.

--Quoi donc?  dit le major.

--De l'aluminium, r�pondit Barbicane.

--De l'aluminium!  s'�cri�rent les trois coll�gues du pr�sident.

--Sans doute, mes amis.  Vous savez qu'un illustre chimiste fran�ais,
Henri Sainte-Claire Deville, est parvenu, en 1854, � obtenir
l'aluminium en masse compacte.  Or, ce pr�cieux m�tal a la blancheur
de l'argent, l'inalt�rabilit� de l'or, la t�nacit� du fer, la
fusibilit� du cuivre et la l�g�ret� du verre; il se travaille
facilement, il est extr�mement r�pandu dans la nature, puisque
l'alumine forme la base de la plupart des roches, il est trois fois
plus l�ger que le fer, et il semble avoir �t� cr�� tout expr�s pour
nous fournir la mati�re de notre projectile!

--Hurrah pour l'aluminium!  s'�cria le secr�taire du Comit�, toujours
tr�s bruyant dans ses moments d'enthousiasme.

--Mais, mon cher pr�sident, dit le major, est-ce que le prix de
revient de l'aluminium n'est pas extr�mement �lev�?

--Il l'�tait, r�pondit Barbicane; aux premiers temps de sa d�couverte,
la livre d'aluminium co�tait deux cent soixante � deux cent
quatre-vingts dollars (-- environ 1,500 francs); puis elle est tomb�e
� vingt-sept dollars (-- 150 F), et aujourd'hui, enfin, elle vaut neuf
dollars (-- 48.75 F).

--Mais neuf dollars la livre, r�pliqua le major, qui ne se rendait pas
facilement, c'est encore un prix �norme!

--Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable.

--Que p�sera donc le projectile?  demanda Morgan.

--Voici ce qui r�sulte de mes calculs, r�pondit Barbicane; un boulet
de cent huit pouces de diam�tre et de douze pouces [Trente
centim�tres; le pouce am�ricain vaut 25 millim�tres.] d'�paisseur
p�serait, s'il �tait en fonte de fer, soixante-sept mille quatre cent
quarante livres; en fonte d'aluminium, son poids sera r�duit �
dix-neuf mille deux cent cinquante livres.

--Parfait!  s'�cria Maston, voil� qui rentre dans notre programme.

--Parfait!  parfait!  r�pliqua le major, mais ne savez-vous pas qu'�
dix-huit dollars la livre, ce projectile co�tera...

--Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars (--
928,437.50 F), je le sais parfaitement; mais ne craignez rien, mes
amis, l'argent ne fera pas d�faut � notre entreprise, je vous en
r�ponds.

--Il pleuvra dans nos caisses, r�pliqua J.-T. Maston.

--Eh bien!  que pensez-vous de l'aluminium?  demanda le pr�sident.

--Adopt�, r�pondirent les trois membres du Comit�.

--Quant � la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe peu,
puisque, l'atmosph�re une fois d�pass�e, le projectile se trouvera
dans le vide; je propose donc le boulet rond, qui tournera sur
lui-m�me, si cela lui pla�t, et se comportera � sa fantaisie.

Ainsi se termina la premi�re s�ance du Comit�; la question du projectile
�tait d�finitivement r�solue, et J.-T. Maston se r�jouit fort de la
pens�e d'envoyer un boulet d'aluminium aux S�l�nites, �ce qui leur
donnerait une cr�ne id�e des habitants de la Terre�!




                                 VIII
                         --------------------
                         L'HISTOIRE DU CANON

Les r�solutions prises dans cette s�ance produisirent un grand effet
au-dehors.  Quelques gens timor�s s'effrayaient un peu � l'id�e d'un
boulet, pesant vingt mille livres, lanc� � travers l'espace.  On se
demandait quel canon pourrait jamais transmettre une vitesse initiale
suffisante � une pareille masse.  Le proc�s verbal de la seconde
s�ance du Comit� devait r�pondre victorieusement � ces questions.

Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club s'attablaient devant
de nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d'un v�ritable oc�an
de th�.  La discussion reprit aussit�t son cours, et, cette fois, sans
pr�ambule.

�Mes chers coll�gues, dit Barbicane, nous allons nous occuper de
l'engin � construire, de sa longueur, de sa forme, de sa composition
et de son poids.  Il est probable que nous arriverons � lui donner des
dimensions gigantesques; mais si grandes que soient les difficult�s,
notre g�nie industriel en aura facilement raison.  Veuillez donc
m'�couter, et ne m'�pargnez pas les objections � bout portant.  Je ne
les crains pas!

Un grognement approbateur accueillit cette d�claration.

�N'oublions pas, reprit Barbicane, � quel point notre discussion nous
a conduits hier; le probl�me se pr�sente maintenant sous cette forme:
imprimer une vitesse initiale de douze mille yards par seconde � un
obus de cent huit pouces de diam�tre et d'un poids de vingt mille
livres.

--Voil� bien le probl�me, en effet, r�pondit le major Elphiston.

--Je continue, reprit Barbicane.  Quand un projectile est lanc� dans
l'espace, que se passe-t-il?  Il est sollicit� par trois forces
ind�pendantes, la r�sistance du milieu, l'attraction de la Terre et la
force d'impulsion dont il est anim�.  Examinons ces trois forces.  La
r�sistance du milieu, c'est-�-dire la r�sistance de l'air, sera peu
importante.  En effet, l'atmosph�re terrestre n'a que quarante milles
(-- 16 lieues environ).  Or, avec une rapidit� de douze mille yards,
le projectile l'aura travers�e en cinq secondes, et ce temps est assez
court pour que la r�sistance du milieu soit regard�e comme
insignifiante.  Passons alors � l'attraction de la Terre, c'est-�-dire
� la pesanteur de l'obus.  Nous savons que cette pesanteur diminuera
en raison inverse du carr� des distances; en effet, voici ce que la
physique nous apprend: quand un corps abandonn� � lui-m�me tombe � la
surface de la Terre, sa chute est de quinze pieds [Soit 4 m�tres 90
centim�tres dans la premi�re seconde; � la distance o� se trouve la
Lune, la chute ne serait plus que de 1 mm 1/3, ou 590 milli�mes de
ligne.] dans la premi�re seconde, et si ce m�me corps �tait transport�
� deux cent cinquante-sept mille cent quarante-deux milles, autrement
dit, � la distance o� se trouve la Lune, sa chute serait r�duite � une
demi-ligne environ dans la premi�re seconde.  C'est presque
l'immobilit�.  Il s'agit donc de vaincre progressivement cette action
de la pesanteur.  Comment y parviendrons-nous?  Par la force
d'impulsion.

--Voil� la difficult�, r�pondit le major.

--La voil�, en effet, reprit le pr�sident, mais nous en triompherons,
car cette force d'impulsion qui nous est n�cessaire r�sultera de la
longueur de l'engin et de la quantit� de poudre employ�e, celle-ci
n'�tant limit�e que par la r�sistance de celui-l�.  Occupons-nous donc
aujourd'hui des dimensions � donner au canon.  Il est bien entendu que
nous pouvons l'�tablir dans des conditions de r�sistance pour ainsi
dire infinie, puisqu'il n'est pas destin� � �tre manoeuvr�.

--Tout ceci est �vident, r�pondit le g�n�ral.

--Jusqu'ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nos �normes
Columbiads, n'ont pas d�pass� vingt-cinq pieds en longueur; nous
allons donc �tonner bien des gens par les dimensions que nous serons
forc�s d'adopter.

--Eh!  sans doute, s'�cria J.-T. Maston.  Pour mon compte, je demande
un canon d'un demi-mille au moins!

--Un demi-mille!  s'�cri�rent le major et le g�n�ral.

--Oui!  un demi-mille, et il sera encore trop court de moiti�.

--Allons, Maston, r�pondit Morgan, vous exag�rez.

--Non pas!  r�pliqua le bouillant secr�taire, et je ne sais vraiment
pourquoi vous me taxez d'exag�ration.

--Parce que vous allez trop loin!

--Sachez, monsieur, r�pondit J.-T. Maston en prenant ses grands airs,
sachez qu'un artilleur est comme un boulet, il ne peut jamais aller
trop loin!

La discussion tournait aux personnalit�s, mais le pr�sident intervint.

�Du calme, mes amis, et raisonnons; il faut �videmment un canon d'une
grande vol�e, puisque la longueur de la pi�ce accro�tra la d�tente des
gaz accumul�s sous le projectile, mais il est inutile de d�passer
certaines limites.

--Parfaitement, dit le major.

--Quelles sont les r�gles usit�es en pareil cas?  Ordinairement la
longueur d'un canon est vingt � vingt-cinq fois le diam�tre du boulet,
et il p�se deux cent trente-cinq � deux cent quarante fois son poids.

--Ce n'est pas assez, s'�cria J.-T. Maston avec imp�tuosit�.

--J'en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant cette
proportion, pour un projectile large de neuf pieds pesant vingt mille
livres, l'engin n'aurait qu'une longueur de deux cent vingt-cinq pieds
et un poids de sept millions deux cent mille livres.

--C'est ridicule, r�partit J.-T. Maston.  Autant prendre un pistolet!

--Je le pense aussi, r�pondit Barbicane, c'est pourquoi je me propose
de quadrupler cette longueur et de construire un canon de neuf cents
pieds.

Le g�n�ral et le major firent quelques objections; mais n�anmoins
cette proposition, vivement soutenue par le secr�taire du Gun-Club,
fut d�finitivement adopt�e.

�Maintenant, dit Elphiston, quelle �paisseur donner � ses parois.

--Une �paisseur de six pieds, r�pondit Barbicane.

--Vous ne pensez sans doute pas � dresser une pareille masse sur un
aff�t?  demanda le major.

--Ce serait pourtant superbe!  dit J.-T. Maston.

--Mais impraticable, r�pondit Barbicane.  Non, je songe � couler cet
engin dans le sol m�me, � le fretter avec des cercles de fer forg�, et
enfin � l'entourer d'un �pais massif de ma�onnerie � pierre et �
chaux, de telle fa�on qu'il participe de toute la r�sistance du
terrain environnant.  Une fois la pi�ce fondue, l'�me sera
soigneusement al�s�e et calibr�e, de mani�re � emp�cher le vent [C'est
l'espace qui existe quelquefois entre le projectile et l'�me de la
pi�ce.] du boulet; ainsi il n'y aura aucune d�perdition de gaz, et
toute la force expansive de la poudre sera employ�e � l'impulsion.

--Hurrah!  hurrah!  fit J.-T. Maston, nous tenons notre canon.

--Pas encore!  r�pondit Barbicane en calmant de la main son impatient
ami.

--Et pourquoi?

--Parce que nous n'avons pas discut� sa forme.  Sera-ce un canon, un
obusier ou un mortier?

--Un canon, r�pliqua Morgan.

--Un obusier, repartit le major.

--Un mortier!� s'�cria J.-T. Maston.

Une nouvelle discussion assez vive allait s'engager, chacun
pr�conisant son arme favorite, lorsque le pr�sident l'arr�ta net.

�Mes amis, dit-il, je vais vous mettre tous d'accord; notre Columbiad
tiendra de ces trois bouches � feu � la fois.  Ce sera un canon,
puisque la chambre de la poudre aura le m�me diam�tre que l'�me.  Ce
sera un obusier, puisqu'il lancera un obus.  Enfin, ce sera un
mortier, puisqu'il sera braqu� sous un angle de quatre-vingt-dix
degr�s, et que, sans recul possible, in�branlablement fix� au sol, il
communiquera au projectile toute la puissance d'impulsion accumul�e
dans ses flancs.

--Adopt�, adopt�, r�pondirent les membres du Comit�.

--Une simple r�flexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier sera-t-il
ray�?

--Non, r�pondit Barbicane, non; il nous faut une vitesse initiale
�norme, et vous savez bien que le boulet sort moins rapidement des
canons ray�s que des canons � �me lisse.

--C'est juste.

--Enfin, nous le tenons, cette fois!  r�p�ta J.-T. Maston.

--Pas tout � fait encore, r�pliqua le pr�sident.

--Et pourquoi?

--Parce que nous ne savons pas encore de quel m�tal il sera fait.

--D�cidons-le sans retard.

--J'allais vous le proposer.

Les quatre membres du Comit� aval�rent chacun une douzaine de
sandwiches suivis d'un bol de th�, et la discussion recommen�a.

�Mes braves coll�gues, dit Barbicane, notre canon doit �tre d'une
grande t�nacit�, d'une grande duret�, infusible � la chaleur,
indissoluble et inoxydable � l'action corrosive des acides.

--Il n'y a pas de doute � cet �gard, r�pondit le major, et comme il
faudra employer une quantit� consid�rable de m�tal, nous n'aurons pas
l'embarras du choix.

--Eh bien!  alors, dit Morgan, je propose pour la fabrication de la
Columbiad le meilleur alliage connu jusqu'ici, c'est-�-dire cent
parties de cuivre, douze parties d'�tain et six parties de laiton.

--Mes amis, r�pondit le pr�sident, j'avoue que cette composition a
donn� des r�sultats excellents; mais, dans l'esp�ce, elle co�terait
trop cher et serait d'un emploi fort difficile.  Je pense donc qu'il
faut adopter une mati�re excellente, mais � bas prix, telle que la
fonte de fer.  N'est-ce pas votre avis, major?

--Parfaitement, r�pondit Elphiston.

--En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer co�te dix fois moins que
le bronze; elle est facile � fondre, elle se coule simplement dans des
moules de sable, elle est d'une manipulation rapide; c'est donc � la
fois �conomie d'argent et de temps.  D'ailleurs, cette mati�re est
excellente, et je me rappelle que pendant la guerre, au si�ge
d'Atlanta, des pi�ces en fonte ont tir� mille coups chacune de vingt
minutes en vingt minutes, sans en avoir souffert.

--Cependant, la fonte est tr�s cassante, r�pondit Morgan.

--Oui, mais tr�s r�sistante aussi; d'ailleurs, nous n'�claterons pas,
je vous en r�ponds.

--On peut �clater et �tre honn�te, r�pliqua sentencieusement J.-T.
Maston.

--�videmment, r�pondit Barbicane.  Je vais donc prier notre digne
secr�taire de calculer le poids d'un canon de fonte long de neuf cents
pieds, d'un diam�tre int�rieur de neuf pieds, avec parois de six pieds
d'�paisseur.

--A l'instant�, r�pondit J.-T. Maston.

Et, ainsi qu'il avait fait la veille, il aligna ses formules avec une
merveilleuse facilit�, et dit au bout d'une minute:

�Ce canon p�sera soixante-huit mille quarante tonnes (--68,040,000
kg).

--Et � deux _cents_ la livre (-- 10 centimes), il co�tera?...

--Deux millions cinq cent dix mille sept cent un dollars (--
13,608,000 francs).

J.-T. Maston, le major et le g�n�ral regard�rent Barbicane d'un air
inquiet.

�Eh bien!  messieurs, dit le pr�sident, je vous r�p�terai ce que je
vous disais hier, soyez tranquilles, les millions ne nous manqueront
pas!

Sur cette assurance de son pr�sident, le Comit� se s�para, apr�s avoir
remis au lendemain soir sa troisi�me s�ance.




                                  IX
                         --------------------
                       LA QUESTION DES POUDRES

Restait � traiter la question des poudres.  Le public attendait avec
anxi�t� cette derni�re d�cision.  La grosseur du projectile, la
longueur du canon �tant donn�es, quelle serait la quantit� de poudre
n�cessaire pour produire l'impulsion?  Cet agent terrible, dont
l'homme a cependant ma�tris� les effets, allait �tre appel� � jouer
son r�le dans des proportions inaccoutum�es.

On sait g�n�ralement et l'on r�p�te volontiers que la poudre fut
invent�e au XIVe si�cle par le moine Schwartz, qui paya de sa vie sa
grande d�couverte.  Mais il est � peu pr�s prouv� maintenant que cette
histoire doit �tre rang�e parmi les l�gendes du Moyen Age.  La poudre
n'a �t� invent�e par personne; elle d�rive directement des feux
gr�geois, compos�s comme elle de soufre et de salp�tre.  Seulement,
depuis cette �poque, ces m�langes, qui n'�taient que des m�langes
fusants, se sont transform�s en m�langes d�tonants.

Mais si les �rudits savent parfaitement la fausse histoire de la
poudre, peu de gens se rendent compte de sa puissance m�canique.  Or,
c'est ce qu'il faut conna�tre pour comprendre l'importance de la
question soumise au Comit�.

Ainsi un litre de poudre p�se environ deux livres (-- 900 grammes [La
livre am�ricaine est de 453 g.]); il produit en s'enflammant quatre
cents litres de gaz, ces gaz rendus libres, et sous l'action d'une
temp�rature port�e � deux mille quatre cents degr�s, occupent l'espace
de quatre mille litres.  Donc le volume de la poudre est aux volumes
des gaz produits par sa d�flagration comme un est � quatre mille.  Que
l'on juge alors de l'effrayante pouss�e de ces gaz lorsqu'ils sont
comprim�s dans un espace quatre mille fois trop resserr�.

Voil� ce que savaient parfaitement les membres du Comit� quand le
lendemain ils entr�rent en s�ance.  Barbicane donna la parole au major
Elphiston, qui avait �t� directeur des poudres pendant la guerre.

�Mes chers camarades, dit ce chimiste distingu�, je vais commencer par
des chiffres irr�cusables qui nous serviront de base.  Le boulet de
vingt-quatre dont nous parlait avant-hier l'honorable J.-T. Maston en
termes si po�tiques, n'est chass� de la bouche � feu que par seize
livres de poudre seulement.

--Vous �tes certain du chiffre?  demanda Barbicane.

--Absolument certain, r�pondit le major.  Le canon Armstrong n'emploie
que soixante-quinze livres de poudre pour un projectile de huit cents
livres, et la Columbiad Rodman ne d�pense que cent soixante livres de
poudre pour envoyer � six milles son boulet d'une demi-tonne.  Ces
faits ne peuvent �tre mis en doute, car je les ai relev�s moi-m�me
dans les proc�s-verbaux du Comit� d'artillerie.

--Parfaitement, r�pondit le g�n�ral.

--Eh bien!  reprit le major, voici la cons�quence � tirer de ces
chiffres, c'est que la quantit� de poudre n'augmente pas avec le poids
du boulet: en effet, s'il fallait seize livres de poudre pour un
boulet de vingt-quatre; en d'autres termes, si, dans les canons
ordinaires, on emploie une quantit� de poudre pesant les deux tiers du
poids du projectile, cette proportionnalit� n'est pas constante.
Calculez, et vous verrez que, pour le boulet d'une demi-tonne, au lieu
de trois cent trente-trois livres de poudre, cette quantit� a �t�
r�duite � cent soixante livres seulement.

--O� voulez-vous en venir?  demanda le pr�sident.

--Si vous poussez votre th�orie � l'extr�me, mon cher major, dit J.-T.
Maston, vous arriverez � ceci, que, lorsque votre boulet sera
suffisamment lourd, vous ne mettrez plus de poudre du tout.

--Mon ami Maston est fol�tre jusque dans les choses s�rieuses,
r�pliqua le major, mais qu'il se rassure; je proposerai bient�t des
quantit�s de poudre qui satisferont son amour-propre d'artilleur.
Seulement je tiens � constater que, pendant la guerre, et pour les
plus gros canons, le poids de la poudre a �t� r�duit, apr�s
exp�rience, au dixi�me du poids du boulet.

--Rien n'est plus exact, dit Morgan.  Mais avant de d�cider la
quantit� de poudre n�cessaire pour donner l'impulsion, je pense qu'il
est bon de s'entendre sur sa nature.

--Nous emploierons de la poudre � gros grains, r�pondit le major; sa
d�flagration est plus rapide que celle du pulv�rin.

--Sans doute, r�pliqua Morgan, mais elle est tr�s brisante et finit
par alt�rer l'�me des pi�ces.

--Bon!  ce qui est un inconv�nient pour un canon destin� � faire un
long service n'en est pas un pour notre Columbiad.  Nous ne courons
aucun danger d'explosion, il faut que la poudre s'enflamme
instantan�ment, afin que son effet m�canique soit complet.

--On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumi�res, de fa�on �
mettre le feu sur divers points � la fois.

--Sans doute, r�pondit Elphiston, mais cela rendrait la manoeuvre plus
difficile.  J'en reviens donc � ma poudre � gros grains, qui supprime
ces difficult�s.

--Soit, r�pondit le g�n�ral.

--Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman employait une
poudre � grains gros comme des ch�taignes, faite avec du charbon de
saule simplement torr�fi� dans des chaudi�res de fonte.  Cette poudre
�tait dure et luisante, ne laissait aucune trace sur la main,
renfermait dans une grande proportion de l'hydrog�ne et de l'oxyg�ne,
d�flagrait instantan�ment, et, quoique tr�s brisante, ne d�t�riorait
pas sensiblement les bouches � feu.

--Eh bien!  il me semble, r�pondit J.-T. Maston, que nous n'avons pas �
h�siter, et que notre choix est tout fait.

--A moins que vous ne pr�f�riez de la poudre d'or�, r�pliqua le major
en riant, ce qui lui valut un geste mena�ant du crochet de son
susceptible ami.

Jusqu'alors Barbicane s'�tait tenu en dehors de la discussion.  Il
laissait parler, il �coutait.  Il avait �videmment une id�e.  Aussi se
contenta-t-il simplement de dire:

�Maintenant, mes amis, quelle quantit� de poudre proposez-vous?

Les trois membres du Gun-Club entre-regard�rent un instant.

�Deux cent mille livres, dit enfin Morgan.

--Cinq cent mille, r�pliqua le major.

--Huit cent mille livres! � s'�cria J.-T. Maston.

Cette fois, Elphiston n'osa pas taxer son coll�gue d'exag�ration.  En
effet, il s'agissait d'envoyer jusqu'� la Lune un projectile pesant
vingt mille livres et de lui donner une force initiale de douze mille
yards par seconde.  Un moment de silence suivit donc la triple
proposition faite par les trois coll�gues.

Il fut enfin rompu par le pr�sident Barbicane.

�Mes braves camarades, dit-il d'une voix tranquille, je pars de ce
principe que la r�sistance de notre canon construit dans des
conditions voulues est illimit�e.  Je vais donc surprendre l'honorable
J.-T. Maston en lui disant qu'il a �t� timide dans ses calculs, et je
proposerai de doubler ses huit cent mille livres de poudre.

--Seize cent mille livres?  fit J.-T. Maston en sautant sur sa
chaise.

--Tout autant.

--Mais alors il faudra en revenir � mon canon d'un demi-mille de
longueur.

--C'est �vident, dit le major.

--Seize cent mille livres de poudre, reprit le secr�taire du Comit�,
occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes [Un peu moins de
800 m�tres cubes.] environ; or, comme votre canon n'a qu'une
contenance de cinquante-quatre mille pieds cubes [Deux mille m�tres
cubes.], il sera � moiti� rempli, et l'�me ne sera plus assez longue
pour que la d�tente des gaz imprime au projectile une suffisante
impulsion.

Il n'y avait rien � r�pondre.  J.-T. Maston disait vrai.  On regarda
Barbicane.

�Cependant, reprit le pr�sident, je tiens � cette quantit� de poudre.
Songez-y, seize cent mille livres de poudre donneront naissance � six
milliards de litres de gaz.  Six milliards!  Vous entendez bien?

--Mais alors comment faire?  demanda le g�n�ral.

--C'est tr�s simple; il faut r�duire cette �norme quantit� de poudre,
tout en lui conservant cette puissance m�canique.

--Bon!  mais par quel moyen?

--Je vais vous le dire�, r�pondit simplement Barbicane.

Ses interlocuteurs le d�vor�rent des yeux.

�Rien n'est plus facile, en effet, reprit-il, que de ramener cette
masse de poudre � un volume quatre fois moins consid�rable.  Vous
connaissez tous cette mati�re curieuse qui constitue les tissus
�l�mentaires des v�g�taux, et qu'on nomme cellulose.

--Ah!  fit le major, je vous comprends, mon cher Barbicane.

--Cette mati�re, dit le pr�sident, s'obtient � l'�tat de puret�
parfaite dans divers corps, et surtout dans le coton, qui n'est autre
chose que le poil des graines du cotonnier.  Or, le coton, combin�
avec l'acide azotique � froid, se transforme en une substance
�minemment insoluble, �minemment combustible, �minemment explosive.
Il y a quelques ann�es, en 1832, un chimiste fran�ais, Braconnot,
d�couvrit cette substance, qu'il appela xylo�dine.  En 1838, un autre
Fran�ais, Pelouze, en �tudia les diverses propri�t�s, et enfin, en
1846, Shonbein, professeur de chimie � B�le, la proposa comme poudre
de guerre.  Cette poudre, c'est le coton azotique...

--Ou pyroxyle, r�pondit Elphiston.

--Ou fulmi-coton, r�pliqua Morgan.

--Il n'y a donc pas un nom d'Am�ricain � mettre au bas de cette
d�couverte?  s'�cria J.-T. Maston, pouss� par un vif sentiment
d'amour-propre national.

--Pas un, malheureusement, r�pondit le major.

--Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le pr�sident, je lui dirai
que les travaux d'un de nos concitoyens peuvent �tre rattach�s �
l'�tude de la cellulose, car le collodion, qui est un des principaux
agents de la photographie, est tout simplement du pyroxyle dissous
dans l'�ther additionn� d'alcool, et il a �t� d�couvert par Maynard,
alors �tudiant en m�decine � Boston.

--Eh bien!  hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton!  s'�cria le
bruyant secr�taire du Gun-Club.

--Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane.  Vous connaissez ses
propri�t�s, qui vont nous le rendre si pr�cieux; il se pr�pare avec la
plus grande facilit�; du coton plong� dans de l'acide azotique fumant
[Ainsi nomm�, parce que, au contact de l'air humide, il r�pand
d'�paisses fum�es blanch�tres.], pendant quinze minutes, puis lav� �
grande eau, puis s�ch�, et voil� tout.

--Rien de plus simple, en effet, dit Morgan.

--De plus, le pyroxyle est inalt�rable � l'humidit�, qualit� pr�cieuse
� nos yeux, puisqu'il faudra plusieurs jours pour charger le canon;
son inflammabilit� a lieu � cent soixante-dix degr�s au lieu de deux
cent quarante, et sa d�flagration est si subite, qu'on peut
l'enflammer sur de la poudre ordinaire, sans que celle-ci ait le temps
de prendre feu.

--Parfait, r�pondit le major.

--Seulement il est plus co�teux.

--Qu'importe?  fit J.-T. Maston.

--Enfin il communique aux projectiles une vitesse quatre fois
sup�rieure � celle de la poudre.  J'ajouterai m�me que, si l'on y m�le
les huit dixi�mes de son poids de nitrate de potasse, sa puissance
expansive est encore augment�e dans une grande proportion.

--Sera-ce n�cessaire?  demanda le major.

--Je ne le pense pas, r�pondit Barbicane.  Ainsi donc, au lieu de
seize cent mille livres de poudre, nous n'aurons que quatre cent mille
livres de fulmi-coton, et comme on peut sans danger comprimer cinq
cents livres de coton dans vingt-sept pieds cubes, cette mati�re
n'occupera qu'une hauteur de trente toises dans la Columbiad.  De
cette fa�on, le boulet aura plus de sept cents pieds d'�me � parcourir
sous l'effort de six milliards de litres de gaz, avant de prendre son
vol vers l'astre des nuits!

A cette p�riode, J.-T. Maston ne put contenir son �motion; il se jeta
dans les bras de son ami avec la violence d'un projectile, et il
l'aurait d�fonc�, si Barbicane n'e�t �t� b�ti � l'�preuve de la bombe.

Cet incident termina la troisi�me s�ance du Comit�.  Barbicane et ses
audacieux coll�gues, auxquels rien ne semblait impossible, venaient de
r�soudre la question si complexe du projectile, du canon et des
poudres.  Leur plan �tant fait, il n'y avait qu'� l'ex�cuter.

�Un simple d�tail, une bagatelle�, disait J.-T. Maston.

[NOTA--Dans cette discussion le pr�sident Barbicane revendique pour
l'un de ses compatriotes l'invention du collodion.  C'est une erreur,
n'en d�plaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de la similitude
de deux noms.

En 1847, Maynard, �tudiant en m�decine � Boston, a bien eu l'id�e
d'employer le collodion au traitement des plaies, mais le collodion
�tait connu en 1846.  C'est � un Fran�ais, un esprit tr�s distingu�,
un savant tout � la fois peintre, po�te, philosophe, hell�niste et
chimiste, M. Louis M�nard, que revient l'honneur de cette grande
d�couverte.--J. V.]




                                  X
                         --------------------
               UN ENNEMI SUR VINGT-CINQ MILLIONS D'AMIS

Le public am�ricain trouvait un puissant int�r�t dans les moindres
d�tails de l'entreprise du Gun-Club.  Il suivait jour par jour les
discussions du Comit�.  Les plus simples pr�paratifs de cette grande
exp�rience, les questions de chiffres qu'elle soulevait, les
difficult�s m�caniques � r�soudre, en un mot, �sa mise en train�,
voil� ce qui le passionnait au plus haut degr�.

Plus d'un an allait s'�couler entre le commencement des travaux et
leur ach�vement; mais ce laps de temps ne devait pas �tre vide
d'�motions; l'emplacement � choisir pour le forage, la construction du
moule, la fonte de la Columbiad, son chargement tr�s p�rilleux,
c'�tait l� plus qu'il ne fallait pour exciter la curiosit� publique.
Le projectile, une fois lanc�, �chapperait aux regards en quelques
dixi�mes de seconde; puis, ce qu'il deviendrait, comme il se
comporterait dans l'espace, de quelle fa�on il atteindrait la Lune,
c'est ce qu'un petit nombre de privil�gi�s verraient seuls de leurs
propres yeux.  Ainsi donc, les pr�paratifs de l'exp�rience, les
d�tails pr�cis de l'ex�cution en constituaient alors le v�ritable
int�r�t.

Cependant, l'attrait purement scientifique de l'entreprise fut tout
d'un coup surexcit� par un incident.

On sait quelles nombreuses l�gions d'admirateurs et d'amis le projet
Barbicane avait ralli�es � son auteur.  Pourtant, si honorable, si
extraordinaire qu'elle f�t, cette majorit� ne devait pas �tre
l'unanimit�.  Un seul homme, un seul dans tous les �tats de l'Union,
protesta contre la tentative du Gun-Club; il l'attaqua avec violence,
� chaque occasion; et la nature est ainsi faite, que Barbicane fut
plus sensible � cette opposition d'un seul qu'aux applaudissements de
tous les autres.

Cependant, il savait bien le motif de cette antipathie, d'o� venait
cette inimiti� solitaire, pourquoi elle �tait personnelle et
d'ancienne date, enfin dans quelle rivalit� d'amour-propre elle avait
pris naissance.

Cet ennemi pers�v�rant, le pr�sident du Gun-Club ne l'avait jamais vu.
Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes e�t certainement
entra�n� de f�cheuses cons�quences.  Ce rival �tait un savant comme
Barbicane, une nature fi�re, audacieuse, convaincue, violente, un pur
Yankee.  On le nommait le capitaine Nicholl.  Il habitait
Philadelphie.

Personne n'ignore la lutte curieuse qui s'�tablit pendant la guerre
f�d�rale entre le projectile et la cuirasse des navires blind�s;
celui-l� destin� � percer celle-ci; celle-ci d�cid�e � ne point se
laisser percer.  De l� une transformation radicale de la marine dans
les �tats des deux continents.  Le boulet et la plaque lutt�rent avec
un acharnement sans exemple, l'un grossissant, l'autre s'�paississant
dans une proportion constante.  Les navires, arm�s de pi�ces
formidables, marchaient au feu sous l'abri de leur invuln�rable
carapace.  Les _Merrimac_, les _Monitor_, les _Ram-Tenesse_, les
_Weckausen_ [Navires de la marine am�ricaine.] lan�aient des
projectiles �normes, apr�s s'�tre cuirass�s contre les projectiles des
autres.  Ils faisaient � autrui ce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur
f�t, principe immoral sur lequel repose tout l'art de la guerre.

Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles, Nicholl fut un
grand forgeur de plaques.  L'un fondait nuit et jour � Baltimore, et
l'autre forgeait jour et nuit � Philadelphie.  Chacun suivait un
courant d'id�es essentiellement oppos�.

Aussit�t que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl inventait
une nouvelle plaque.  Le pr�sident du Gun-Club passait sa vie � percer
des trous, le capitaine � l'en emp�cher.  De l� une rivalit� de tous
les instants qui allait jusqu'aux personnes.  Nicholl apparaissait
dans les r�ves de Barbicane sous la forme d'une cuirasse imp�n�trable
contre laquelle il venait se briser, et Barbicane, dans les songes de
Nicholl, comme un projectile qui le per�ait de part en part.

Cependant, bien qu'ils suivissent deux lignes divergentes, ces savants
auraient fini par se rencontrer, en d�pit de tous les axiomes de
g�om�trie; mais alors c'e�t �t� sur le terrain du duel.  Fort
heureusement pour ces citoyens si utiles � leur pays, une distance de
cinquante � soixante milles les s�parait l'un de l'autre, et leurs
amis h�riss�rent la route de tels obstacles qu'ils ne se rencontr�rent
jamais.

Maintenant, lequel des deux inventeurs l'avait emport� sur l'autre, on
ne savait trop; les r�sultats obtenus rendaient difficile une juste
appr�ciation.  Il semblait cependant, en fin de compte, que la
cuirasse devait finir par c�der au boulet.

N�anmoins, il y avait doute pour les hommes comp�tents.  Aux derni�res
exp�riences, les projectiles cylindro-coniques de Barbicane vinrent se
ficher comme des �pingles sur les plaques de Nicholl; ce jour-l�, le
forgeur de Philadelphie se crut victorieux et n'eut plus assez de
m�pris pour son rival; mais quand celui-ci substitua plus tard aux
boulets coniques de simples obus de six cents livres, le capitaine dut
en rabattre.  En effet ces projectiles, quoique anim�s d'une vitesse
m�diocre [Le poids de la poudre employ�e n'�tait que 1/12 du poids de
l'obus.], bris�rent, trou�rent, firent voler en morceaux les plaques
du meilleur m�tal.

Or, les choses en �taient � ce point, la victoire semblait devoir
rester au boulet, quand la guerre finit le jour m�me o� Nicholl
terminait une nouvelle cuirasse d'acier forg�!  C'�tait un
chef-d'oeuvre dans son genre; elle d�fiait tous les projectiles du
monde.  Le capitaine la fit transporter au polygone de Washington, en
provoquant le pr�sident du Gun-Club � la briser.  Barbicane, la paix
�tant faite, ne voulut pas tenter l'exp�rience.

Alors Nicholl, furieux, offrit d'exposer sa plaque au choc des boulets
les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds ou coniques.  Refus du
pr�sident qui, d�cid�ment, ne voulait pas compromettre son dernier
succ�s.

Nicholl, surexcit� par cet ent�tement inqualifiable, voulut tenter
Barbicane en lui laissant toutes les chances.  Il proposa de mettre sa
plaque � deux cents yards du canon.  Barbicane de s'obstiner dans son
refus.  A cent yards?  Pas m�me � soixante-quinze.

�A cinquante alors, s'�cria le capitaine par la voix des journaux, �
vingt-cinq yards ma plaque, et je me mettrai derri�re!

Barbicane fit r�pondre que, quand m�me le capitaine Nicholl se
mettrait devant, il ne tirerait pas davantage.

Nicholl, � cette r�plique, ne se contint plus; il en vint aux
personnalit�s; il insinua que la poltronnerie �tait indivisible; que
l'homme qui refuse de tirer un coup de canon est bien pr�s d'en avoir
peur; qu'en somme, ces artilleurs qui se battent maintenant � six
milles de distance ont prudemment remplac� le courage individuel par
les formules math�matiques, et qu'au surplus il y a autant de bravoure
� attendre tranquillement un boulet derri�re une plaque, qu'�
l'envoyer dans toutes les r�gles de l'art.

A ces insinuations Barbicane ne r�pondit rien; peut-�tre m�me ne les
connut-il pas, car alors les calculs de sa grande entreprise
l'absorbaient enti�rement.

Lorsqu'il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la col�re du
capitaine Nicholl fut port�e � son paroxysme.  Il s'y m�lait une
supr�me jalousie et un sentiment absolu d'impuissance!  Comment
inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neuf cents
pieds!  Quelle cuirasse r�sisterait jamais � un projectile de vingt
mille livres!  Nicholl demeura d'abord atterr�, an�anti, bris� sous ce
�coup de canon� puis il se releva, et r�solut d'�craser la proposition
du poids de ses arguments.

Il attaqua donc tr�s violemment les travaux du Gun-Club; il publia
nombre de lettres que les journaux ne se refus�rent pas � reproduire.
Il essaya de d�molir scientifiquement l'oeuvre de Barbicane.  Une fois
la guerre entam�e, il appela � son aide des raisons de tout ordre, et,
� vrai dire, trop souvent sp�cieuses et de mauvais aloi.

D'abord, Barbicane fut tr�s violemment attaqu� dans ses chiffres;
Nicholl chercha � prouver par A + B la fausset� de ses formules, et il
l'accusa d'ignorer les principes rudimentaires de la balistique.
Entre autres erreurs, et suivant ses calculs � lui, Nicholl, il �tait
absolument impossible d'imprimer � un corps quelconque une vitesse de
douze mille yards par seconde; il soutint, l'alg�bre � la main, que,
m�me avec cette vitesse, jamais un projectile aussi pesant ne
franchirait les limites de l'atmosph�re terrestre!  Il n'irait
seulement pas � huit lieues!  Mieux encore.  En regardant la vitesse
comme acquise, en la tenant pour suffisante, l'obus ne r�sisterait pas
� la pression des gaz d�velopp�s par l'inflammation de seize cents
mille livres de poudre, et r�sist�t-il � cette pression, du moins il
ne supporterait pas une pareille temp�rature, il fondrait � sa sortie
de la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le cr�ne des
imprudents spectateurs.

Barbicane, � ces attaques, ne sourcilla pas et continua son oeuvre.

Alors Nicholl prit la question sous d'autres faces; sans parler de son
inutilit� � tous les points de vue, il regarda l'exp�rience comme fort
dangereuse, et pour les citoyens qui autoriseraient de leur pr�sence
un aussi condamnable spectacle, et pour les villes voisines de ce
d�plorable canon; il fit �galement remarquer que si le projectile
n'atteignait pas son but, r�sultat absolument impossible, il
retomberait �videmment sur la Terre, et que la chute d'une pareille
masse, multipli�e par le carr� de sa vitesse, compromettrait
singuli�rement quelque point du globe.  Donc, en pareille
circonstance, et sans porter atteinte aux droits de citoyens libres,
il �tait des cas o� l'intervention du gouvernement devenait
n�cessaire, et il ne fallait pas engager la s�ret� de tous pour le bon
plaisir d'un seul.

On voit � quelle exag�ration se laissait entra�ner le capitaine
Nicholl.  Il �tait seul de son opinion.  Aussi personne ne tint compte
de ses malencontreuses proph�ties.  On le laissa donc crier � son
aise, et jusqu'� s'�poumoner, puisque cela lui convenait.  Il se
faisait le d�fenseur d'une cause perdue d'avance; on l'entendait, mais
on ne l'�coutait pas, et il n'enleva pas un seul admirateur au
pr�sident du Gun-Club.  Celui-ci, d'ailleurs, ne prit m�me pas la
peine de r�torquer les arguments de son rival.

Nicholl, accul� dans ses derniers retranchements, et ne pouvant m�me
pas payer de sa personne dans sa cause, r�solut de payer de son
argent.  Il proposa donc publiquement dans l'_Enquirer_ de Richmond
une s�rie de paris con�us en ces termes et suivant une proportion
croissante.

Il paria:

  1� Que les fonds n�cessaires � l'entreprise
     du Gun-Club ne seraient pas faits, ci...  1000 dollars

  2� Que l'op�ration de la fonte d'un canon
     de neuf cents pieds �tait impraticable
     et ne r�ussirait pas, ci..............    2000 --

  3� Qu'il serait impossible de charger la
     Columbiad, et que le pyroxyle prendrait
     feu de lui-m�me sous la pression du
     projectile, ci......................      3000 --

  4� Que la Columbiad �claterait au premier
     coup, ci...............................   4000 --

  5� Que le boulet n'irait pas seulement
     six milles et retomberait quelques
     secondes apr�s avoir �t� lanc�, si...     5000 --

On le voit c'�tait une somme importante que risquait le capitaine dans
son invincible ent�tement.  Il ne s'agissait pas moins de quinze mille
dollars [Quatre-vingt-un mille trois cents francs.].

Malgr� l'importance du pari, le 19 mai, il re�ut un pli cachet�, d'un
laconisme superbe et con�u en ces termes:

                                       _Baltimore, 18 octobre_.

_Tenu_.

                                           BARBICANE.




                                  XI
                         --------------------
                           FLORIDE ET TEXAS

Cependant, une question restait encore � d�cider: il fallait choisir
un endroit favorable � l'exp�rience.  Suivant la recommandation de
l'Observatoire de Cambridge, le tir devait �tre dirig�
perpendiculairement au plan de l'horizon, c'est-�-dire vers le z�nith;
or, la Lune ne monte au z�nith que dans les lieux situ�s entre 0� et
28� de latitude, en d'autres termes, sa d�clinaison n'est que de 28�
[La d�clinaison d'un astre est sa latitude dans la sph�re c�leste;
l'ascension droite en est la longitude.].  Il s'agissait donc de
d�terminer exactement le point du globe o� serait fondue l'immense
Columbiad.

Le 20 octobre, le Gun-Club �tant r�uni en s�ance g�n�rale, Barbicane
apporta une magnifique carte des �tats-Unis de Z. Belltropp.  Mais,
sans lui laisser le temps de la d�ployer, J.-T. Maston avait demand�
la parole avec sa v�h�mence habituelle, et parl� en ces termes:

�Honorables coll�gues, la question qui va se traiter aujourd'hui a une
v�ritable importance nationale, et elle va nous fournir l'occasion de
faire un grand acte de patriotisme.

Les membres du Gun-Club se regard�rent sans comprendre o� l'orateur
voulait en venir.

�Aucun de vous, reprit-il, n'a la pens�e de transiger avec la gloire
de son pays, et s'il est un droit que l'Union puisse revendiquer,
c'est celui de receler dans ses flancs le formidable canon du
Gun-Club.  Or, dans les circonstances actuelles...

--Brave Maston... dit le pr�sident.

--Permettez-moi de d�velopper ma pens�e, reprit l'orateur.  Dans les
circonstances actuelles, nous sommes forc�s de choisir un lieu assez
rapproch� de l'�quateur, pour que l'exp�rience se fasse dans de bonnes
conditions...

--Si vous voulez bien... dit Barbicane.

--Je demande la libre discussion des id�es, r�pliqua le bouillant
J.-T. Maston, et je soutiens que le territoire duquel s'�lancera
notre glorieux projectile doit appartenir � l'Union.

--Sans doute!  r�pondirent quelques membres.

--Eh bien!  puisque nos fronti�res ne sont pas assez �tendues, puisque
au sud l'Oc�an nous oppose une barri�re infranchissable, puisqu'il
nous faut chercher au-del� des �tats-Unis et dans un pays limitrophe
ce vingt-huiti�me parall�le, c'est l� un _casus belli_ l�gitime, et je
demande que l'on d�clare la guerre au Mexique!

--Mais non!  mais non!  s'�cria-t-on de toutes parts.

--Non!  r�pliqua J.-T. Maston.  Voil� un mot que je m'�tonne
d'entendre dans cette enceinte!

--Mais �coutez donc!...

--Jamais!  jamais!  s'�cria le fougueux orateur.  T�t ou tard cette
guerre se fera, et je demande qu'elle �clate aujourd'hui m�me.

--Maston, dit Barbicane en faisant d�tonner son timbre avec fracas, je
vous retire la parole!

Maston voulut r�pliquer, mais quelques-uns de ses coll�gues parvinrent
� le contenir.

�Je conviens, dit Barbicane, que l'exp�rience ne peut et ne doit �tre
tent�e que sur le sol de l'Union, mais si mon impatient ami m'e�t
laiss� parler, s'il e�t jet� les yeux sur une carte, il saurait qu'il
est parfaitement inutile de d�clarer la guerre � nos voisins, car
certaines fronti�res des �tats-Unis s'�tendent au-del� du
vingt-huiti�me parall�le.  Voyez, nous avons � notre disposition toute
la partie m�ridionale du Texas et des Florides.

L'incident n'eut pas de suite; cependant, ce n� fut pas sans regret
que J.-T. Maston se laissa convaincre.  Il fut donc d�cid� que la
Columbiad serait coul�e, soit dans le sol du Texas, soit dans celui de
la Floride.  Mais cette d�cision devait cr�er une rivalit� sans
exemple entre les villes de ces deux �tats.

Le vingt-huiti�me parall�le, � sa rencontre avec la c�te am�ricaine,
traverse la p�ninsule de la Floride et la divise en deux parties � peu
pr�s �gales.  Puis, se jetant dans le golfe du Mexique, il sous-tend
l'arc form� par les c�tes de l'Alabama, du Mississippi et de la
Louisiane.  Alors, abordant le Texas, dont il coupe un angle, il se
prolonge � travers le Mexique, franchit la Sonora, enjambe la vieille
Californie et va se perdre dans les mers du Pacifique.  Il n'y avait
donc que les portions du Texas et de la Floride, situ�es au-dessous de
ce parall�le, qui fussent dans les conditions de latitude recommand�es
par l'Observatoire de Cambridge.

La Floride, dans sa partie m�ridionale, ne compte pas de cit�s
importantes.  Elle est seulement h�riss�e de forts �lev�s contre les
Indiens errants.  Une seule ville, Tampa-Town, pouvait r�clamer en
faveur de sa situation et se pr�senter avec ses droits.

Au Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et plus
importantes, Corpus-Christi, dans le county de Nueces, et toutes les
cit�s situ�es sur le Rio-Bravo, Laredo, Comalites, San-Ignacio, dans
le Web, Roma, Rio-Grande-City, dans le Starr, Edinburg, dans
l'Hidalgo, Santa-Rita, el Panda, Brownsville, dans le Cam�ron,
form�rent une ligue imposante contre les pr�tentions de la Floride.

Aussi, la d�cision � peine connue, les d�put�s texiens et floridiens
arriv�rent � Baltimore par le plus court; � partir de ce moment, le
pr�sident Barbicane et les membres influents du Gun-Club furent
assi�g�s jour et nuit de r�clamations formidables.  Si sept villes de
la Gr�ce se disput�rent l'honneur d'avoir vu na�tre Hom�re, deux �tats
tout entiers mena�aient d'en venir aux mains � propos d'un canon.

On vit alors ces �fr�res f�roces� se promener en armes dans les rues
de la ville.  A chaque rencontre, quelque conflit �tait � craindre,
qui aurait eu des cons�quences d�sastreuses.  Heureusement la prudence
et l'adresse du pr�sident Barbicane conjur�rent ce danger.  Les
d�monstrations personnelles trouv�rent un d�rivatif dans les journaux
des divers �tats.  Ce fut ainsi que le _New York Herald_ et la
_Tribune_ soutinrent le Texas, tandis que le _Times_ et l'_American
Review_ prirent fait et cause pour les d�put�s floridiens.  Les
membres du Gun-Club ne savaient plus auquel entendre.

Le Texas arrivait fi�rement avec ses vingt-six comt�s, qu'il semblait
mettre en batterie; mais la Floride r�pondait que douze comt�s
pouvaient plus que vingt-six, dans un pays six fois plus petit.

Le Texas se targuait fort de ses trois cent trente mille indig�nes,
mais la Floride, moins vaste, se vantait d'�tre plus peupl�e avec
cinquante-six mille.  D'ailleurs elle accusait le Texas d'avoir une
sp�cialit� de fi�vres palud�ennes qui lui co�taient, bon an mal an,
plusieurs milliers d'habitants.  Et elle n'avait pas tort.

A son tour, le Texas r�pliquait qu'en fait de fi�vres la Floride
n'avait rien � lui envier, et qu'il �tait au moins imprudent de
traiter les autres de pays malsains, quand on avait l'honneur de
poss�der le �v�mito negro� � l'�tat chronique.  Et il avait raison.

�D'ailleurs, ajoutaient les Texiens par l'organe du _New York Herald_,
on doit des �gards � un �tat o� pousse le plus beau coton de toute
l'Am�rique, un �tat qui produit le meilleur ch�ne vert pour la
construction des navires, un �tat qui renferme de la houille superbe
et des mines de fer dont le rendement est de cinquante pour cent de
minerai pur.

A cela l'_American Review_ r�pondait que le sol de la Floride, sans
�tre aussi riche, offrait de meilleures conditions pour le moulage et
la fonte de la Columbiad, car il �tait compos� de sable et de terre
argileuse.

�Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que ce soit dans
un pays, il faut arriver dans ce pays; or, les communications avec la
Floride sont difficiles, tandis que la c�te du Texas offre la baie de
Galveston, qui a quatorze lieues de tour et qui peut contenir les
flottes du monde entier.

--Bon!  r�p�taient les journaux d�vou�s aux Floridiens, vous nous la
donnez belle avec votre baie de Galveston situ�e au-dessus du
vingt-neuvi�me parall�le.  N'avons-nous pas la baie d'Espiritu-Santo,
ouverte pr�cis�ment sur le vingt-huiti�me degr� de latitude, et par
laquelle les navires arrivent directement � Tampa-Town?

--Jolie baie!  r�pondait le Texas, elle est � demi ensabl�e!

--Ensabl�s vous-m�mes!  s'�criait la Floride.  Ne dirait-on pas que je
suis un pays de sauvages?

--Ma foi, les S�minoles courent encore vos prairies!

--Eh bien!  et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc civilis�s!

La guerre se soutenait ainsi depuis quelques jours, quand la Floride
essaya d'entra�ner son adversaire sur un autre terrain, et un matin le
_Times_ insinua que, l'entreprise �tant �essentiellement am�ricaine�,
elle ne pouvait �tre tent�e que sur un territoire �essentiellement
am�ricain�!

A ces mots le Texas bondit: �Am�ricains!  s'�cria-t-il, ne le
sommes-nous pas autant que vous?  Le Texas et la Floride n'ont-ils pas
�t� incorpor�s tous les deux � l'Union en 1845?

--Sans doute, r�pondit le _Times_, mais nous appartenons aux
Am�ricains depuis 1820.

--Je le crois bien, r�pliqua la _Tribune_; apr�s avoir �t� Espagnols
ou Anglais pendant deux cents ans, on vous a vendus aux �tats-Unis
pour cinq millions de dollars!

--Et qu'importe!  r�pliqu�rent les Floridiens, devons-nous en rougir?
En 1803, n'a-t-on pas achet� la Louisiane � Napol�on au prix de seize
millions de dollars [Quatre-vingt-deux millions de francs.]?

--C'est une honte!  s'�cri�rent alors les d�put�s du Texas.  Un
mis�rable morceau de terre comme la Floride, oser se comparer au
Texas, qui, au lieu de se vendre, s'est fait ind�pendant lui-m�me, qui
a chass� les Mexicains le 2 mars 1836, qui s'est d�clar� r�publique
f�d�rative apr�s la victoire remport�e par Samuel Houston aux bords du
San-Jacinto sur les troupes de Santa-Anna!  Un pays enfin qui s'est
adjoint volontairement aux �tats-Unis d'Am�rique!

--Parce qu'il avait peur des Mexicains!� r�pondit la Floride.

Peur!  Du jour o� ce mot, vraiment trop vif, fut prononc�, la position
devint intol�rable.  On s'attendit � un �gorgement des deux partis
dans les rues de Baltimore.  On fut oblig� de garder les d�put�s �
vue.

Le pr�sident Barbicane ne savait o� donner de la t�te.  Les notes, les
documents, les lettres grosses de menaces pleuvaient dans sa maison.
Quel parti devait-il prendre?  Au point de vue de l'appropriation du
sol, de la facilit� des communications, de la rapidit� des transports,
les droits des deux �tats �taient v�ritablement �gaux.  Quant aux
personnalit�s politiques, elles n'avaient que faire dans la question.

Or, cette h�sitation, cet embarras durait d�j� depuis longtemps, quand
Barbicane r�solut d'en sortir; il r�unit ses coll�gues, et la solution
qu'il leur proposa fut profond�ment sage, comme on va le voir.

�En consid�rant bien, dit-il, ce qui vient de se passer entre la
Floride et le Texas, il est �vident que les m�mes difficult�s se
reproduiront entre les villes de l'�tat favoris�.  La rivalit�
descendra du genre � l'esp�ce, de l'�tat � la Cit�, et voil� tout.
Or, le Texas poss�de onze villes dans les conditions voulues, qui se
disputeront l'honneur de l'entreprise et nous cr�eront de nouveaux
ennuis, tandis que la Floride n'en a qu'une.  Va donc pour la Floride
et pour Tampa-Town!

Cette d�cision, rendue publique, atterra les d�put�s du Texas.  Ils
entr�rent dans une indescriptible fureur et adress�rent des
provocations nominales aux divers membres du Gun-Club.  Les magistrats
de Baltimore n'eurent plus qu'un parti � prendre, et ils le prirent.
On fit chauffer un train sp�cial, on y embarqua les Texiens bon gr�
mal gr�, et ils quitt�rent la ville avec une rapidit� de trente milles
� l'heure.

Mais, si vite qu'ils fussent emport�s, ils eurent le temps de jeter un
dernier et mena�ant sarcasme � leurs adversaires.

Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simple presqu'�le
resserr�e entre deux mers, ils pr�tendirent qu'elle ne r�sisterait pas
� la secousse du tir et qu'elle sauterait au premier coup de canon.

�Eh bien!  qu'elle saute!� r�pondirent les Floridiens avec un
laconisme digne des temps antiques.




                                 XII
                         --------------------
                             URBI ET ORBI

Les difficult�s astronomiques, m�caniques, topographiques une fois
r�solues, vint la question d'argent.  Il s'agissait de se procurer une
somme �norme pour l'ex�cution du projet.  Nul particulier, nul �tat
m�me n'aurait pu disposer des millions n�cessaires.

Le pr�sident Barbicane prit donc le parti, bien que l'entreprise f�t
am�ricaine, d'en faire une affaire d'un int�r�t universel et de
demander � chaque peuple sa coop�ration financi�re.  C'�tait � la fois
le droit et le devoir de toute la Terre d'intervenir dans les affaires
de son satellite.  La souscription ouverte dans ce but s'�tendit de
Baltimore au monde entier, _urbi et orbi_.

Cette souscription devait r�ussir au-del� de toute esp�rance.  Il
s'agissait cependant de sommes � donner, non � pr�ter.  L'op�ration
�tait purement d�sint�ress�e dans le sens litt�ral du mot, et
n'offrait aucune chance de b�n�fice.

Mais l'effet de la communication Barbicane ne s'�tait pas arr�t� aux
fronti�res des �tats-Unis; il avait franchi l'Atlantique et le
Pacifique, envahissant � la fois l'Asie et l'Europe, l'Afrique et
l'Oc�anie.  Les observatoires de l'Union se mirent en rapport imm�diat
avec les observatoires des pays �trangers; les uns, ceux de Paris, de
P�tersbourg, du Cap, de Berlin, d'Altona, de Stockholm, de Varsovie,
de Hambourg, de Bude, de Bologne, de Malte, de Lisbonne, de B�nar�s,
de Madras, de P�king, firent parvenir leurs compliments au Gun-Club;
les autres gard�rent une prudente expectative.

Quant � l'observatoire de Greenwich, approuv� par les vingt-deux
autres �tablissements astronomiques de la Grande-Bretagne, il fut net;
il nia hardiment la possibilit� du succ�s, et se rangea aux th�ories
du capitaine Nicholl.  Aussi, tandis que diverses soci�t�s savantes
promettaient d'envoyer des d�l�gu�s � Tampa-Town, le bureau de
Greenwich, r�uni en s�ance, passa brutalement � l'ordre du jour sur la
proposition Barbicane.  C'�tait l� de la belle et bonne jalousie
anglaise.  Pas autre chose.

En somme, l'effet fut excellent dans le monde scientifique, et de l�
il passa parmi les masses, qui, en g�n�ral, se passionn�rent pour la
question.  Fait d'une haute importance, puisque ces masses allaient
�tre appel�es � souscrire un capital consid�rable.

Le pr�sident Barbicane, le 8 octobre, avait lanc� un manifeste
empreint d'enthousiasme, et dans lequel il faisait appel �� tous les
hommes de bonne volont� sur la Terre�.  Ce document, traduit en toutes
langues, r�ussit beaucoup.

Les souscriptions furent ouvertes dans les principales villes de
l'Union pour se centraliser � la banque de Baltimore, 9, Baltimore
street; puis on souscrivit dans les diff�rents �tats des deux
continents:

A Vienne, chez S.-M. de Rothschild;

A P�tersbourg, chez Stieglitz et Ce;

A Paris, au Cr�dit mobilier;

A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson;

A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils;

A Turin, chez Ardouin et Ce;

A Berlin, chez Mendelssohn;

A Gen�ve, chez Lombard, Odier et Ce;

A Constantinople, � la Banque Ottomane;

A Bruxelles, chez S. Lambert;

A Madrid, chez Daniel Weisweller;

A Amsterdam, au Cr�dit N�erlandais;

A Rome, chez Torlonia et Ce;

A Lisbonne, chez Lecesne;

A Copenhague, � la Banque priv�e;

A Buenos Aires, � la Banque Maua;

A Rio de Janeiro, m�me maison;

A Montevideo, m�me maison;

A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce;

A Mexico, chez Martin Daran et Ce;

A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce.

Trois jours apr�s le manifeste du pr�sident Barbicane, quatre millions
de dollars [Vingt et un millions de francs (21,680,000).] �taient
vers�s dans les diff�rentes villes de l'Union.  Avec un pareil
acompte, le Gun-Club pouvait d�j� marcher.

Mais, quelques jours plus tard, les d�p�ches apprenaient � l'Am�rique
que les souscriptions �trang�res se couvraient avec un v�ritable
empressement.  Certains pays se distinguaient par leur g�n�rosit�;
d'autres se desserraient moins facilement.  Affaire de temp�rament.

Du reste, les chiffres sont plus �loquents que les paroles, et voici
l'�tat officiel des sommes qui furent port�es � l'actif du Gun-Club,
apr�s souscription close.

La Russie versa pour son contingent l'�norme somme de trois cent
soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles [Un million quatre
cent soixante-quinze mille francs.].  Pour s'en �tonner, il faudrait
m�conna�tre le go�t scientifique des Russes et le progr�s qu'ils
impriment aux �tudes astronomiques, gr�ce � leurs nombreux
observatoires, dont le principal a co�t� deux millions de roubles.

La France commen�a par rire de la pr�tention des Am�ricains.  La Lune
servit de pr�texte � mille calembours us�s et � une vingtaine de
vaudevilles, dans lesquels le mauvais go�t le disputait � l'ignorance.
Mais, de m�me que les Fran�ais pay�rent jadis apr�s avoir chant�, ils
pay�rent, cette fois, apr�s avoir ri, et ils souscrivirent pour une
somme de douze cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs.  A
ce prix-l�, ils avaient bien le droit de s'�gayer un peu.

L'Autriche se montra suffisamment g�n�reuse au milieu de ses tracas
financiers. Sa part s'�leva dans la contribution publique � la somme de
deux cent seize mille florins [Cinq cent vingt mille francs.], qui
furent les bienvenus.

Cinquante-deux mille rixdales [Deux cent quatre-vingt-quatorze mille
trois cent vingt francs.], tel fut l'appoint de la Su�de et de la
Norv�ge.  Le chiffre �tait consid�rable relativement au pays; mais il
e�t �t� certainement plus �lev�, si la souscription avait eu lieu �
Christiania en m�me temps qu'� Stockholm.  Pour une raison ou pour une
autre, les Norv�giens n'aiment pas � envoyer leur argent en Su�de.

La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille thalers [Neuf
cent trente-sept mille cinq cents francs.], t�moigna de sa haute
approbation pour l'entreprise.  Ses diff�rents observatoires
contribu�rent avec empressement pour une somme importante et furent
les plus ardents � encourager le pr�sident Barbicane.

La Turquie se conduisit g�n�reusement; mais elle �tait personnellement
int�ress�e dans l'affaire; la Lune, en effet, r�gle le cours de ses
ann�es et son je�ne du Ramadan.  Elle ne pouvait faire moins que de
donner un million trois cent soixante-douze mille six cent quarante
piastres [Trois cent quarante-trois mille cent soixante francs.], et
elle les donna avec une ardeur qui d�non�ait, cependant, une certaine
pression du gouvernement de la Porte.

La Belgique se distingua entre tous les �tats de second ordre par un
don de cinq cent treize mille francs, environ douze centimes par
habitant.

La Hollande et ses colonies s'int�ress�rent dans l'op�ration pour cent
dix mille florins [Deux cent trente-cinq mille quatre cents francs.],
demandant seulement qu'il leur f�t fait une bonification de cinq pour
cent d'escompte, puisqu'elles payaient comptant.

Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna cependant
neuf mille ducats fins [Cent dix-sept mille quatre cent quatorze
francs.], ce qui prouve l'amour des Danois pour les exp�ditions
scientifiques.

La Conf�d�ration germanique s'engagea pour trente-quatre mille deux
cent quatre-vingt-cinq florins [Soixante-douze mille francs.]; on ne
pouvait rien lui demander de plus; d'ailleurs, elle n'e�t pas donn�
davantage.

Quoique tr�s g�n�e, l'Italie trouva deux cent mille lires dans les
poches de ses enfants, mais en les retournant bien.  Si elle avait eu
la V�n�tie, elle aurait fait mieux; mais enfin elle n'avait pas la
V�n�tie.

Les �tats de l'�glise ne crurent pas devoir envoyer moins de sept
mille quarante �cus romains [Trente-huit mille seize francs.], et le
Portugal poussa son d�vouement � la science jusqu'� trente mille
cruzades [Cent treize mille deux cents francs.].

Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-six
piastres fortes [Mille sept cent vingt-sept francs.]; mais les empires
qui se fondent sont toujours un peu g�n�s.

Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l'apport modeste de la Suisse
dans l'oeuvre am�ricaine.  Il faut le dire franchement, la Suisse ne
voyait point le c�t� pratique de l'op�ration; il ne lui semblait pas
que l'action d'envoyer un boulet dans la Lune f�t de nature � �tablir
des relations d'affaires avec l'astre des nuits, et il lui paraissait
peu prudent d'engager ses capitaux dans une entreprise aussi
al�atoire.  Apr�s tout, la Suisse avait peut-�tre raison.

Quant � l'Espagne, il lui fut impossible de r�unir plus de cent dix
r�aux [Cinquante-neuf francs quarante-huit centimes.].  Elle donna
pour pr�texte qu'elle avait ses chemins de fer � terminer.  La v�rit�
est que la science n'est pas tr�s bien vue dans ce pays-l�.  Il est
encore un peu arri�r�.  Et puis certains Espagnols, non des moins
instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse du
projectile compar�e � celle de la Lune; ils craignaient qu'il ne v�nt
� d�ranger son orbite, � la troubler dans son r�le de satellite et �
provoquer sa chute � la surface du globe terrestre.  Dans ce cas-l�,
il valait mieux s'abstenir.  Ce qu'ils firent, � quelques r�aux pr�s.

Restait l'Angleterre.  On conna�t la m�prisante antipathie avec
laquelle elle accueillit la proposition Barbicane.  Les Anglais n'ont
qu'une seule et m�me �me pour les vingt-cinq millions d'habitants que
renferme la Grande-Bretagne.  Ils donn�rent � entendre que
l'entreprise du Gun-Club �tait contraire �au principe de
non-intervention�, et ils ne souscrivirent m�me pas pour un farthing.

A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les �paules et
revint � sa grande affaire.  Quand l'Am�rique du Sud, c'est-�-dire le
P�rou, le Chili, le Br�sil, les provinces de la Plata, la Colombie,
eurent pour leur quote-part vers� entre ses mains la somme de trois
cent mille dollars [Un million six cent vingt-six mille francs.], il
se trouva � la t�te d'un capital consid�rable, dont voici le d�compte:

 Souscription des �tats-Unis.... 4,000,000 dollars
 Souscriptions �trang�res....... 1,446,675 dollars
                                 -----------------
 Total.......................... 5,446,675 dollars

C'�tait donc cinq millions quatre cent quarante-six mille six cent
soixante-quinze dollars [Vingt-neuf millions cinq cent vingt mille
neuf cent quatre-vingt-trois francs quarante centimes.] que le public
versait dans la caisse du Gun-Club.

Que personne ne soit surpris de l'importance de la somme.  Les travaux
de la fonte, du forage, de la ma�onnerie, le transport des ouvriers,
leur installation dans un pays presque inhabit�, les constructions de
fours et de b�timents, l'outillage des usines, la poudre, le
projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis, l'absorber �
peu pr�s tout enti�re.  Certains coups de canon de la guerre f�d�rale
sont revenus � mille dollars; celui du pr�sident Barbicane, unique
dans les fastes de l'artillerie, pouvait bien co�ter cinq mille fois
plus.

Le 20 octobre, un trait� fut conclu avec l'usine de Goldspring, pr�s
New York, qui, pendant la guerre, avait fourni � Parrott ses meilleurs
canons de fonte.

Il fut stipul�, entre les parties contractantes, que l'usine de
Goldspring s'engageait � transporter � Tampa-Town, dans la Floride
m�ridionale, le mat�riel n�cessaire pour la fonte de la Columbiad.
Cette op�ration devait �tre termin�e, au plus tard, le 15 octobre
prochain, et le canon livr� en bon �tat, sous peine d'une indemnit� de
cent dollars [Cinq cent quarante-deux francs.] par jour jusqu'au
moment o� la Lune se pr�senterait dans les m�mes conditions,
c'est-�-dire dans dix-huit ans et onze jours.  L'engagement des
ouvriers, leur paie, les am�nagements n�cessaires incombaient � la
compagnie du Goldspring.

Ce trait�, fait double et de bonne foi, fut sign� par I. Barbicane,
pr�sident du Gun-Club, et J. Murchison, directeur de l'usine de
Goldspring, qui approuv�rent l'�criture de part et d'autre.




                                 XIII
                         --------------------
                             STONE'S-HILL

Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au d�triment du
Texas, chacun en Am�rique, o� tout le monde sait lire, se fit un
devoir d'�tudier la g�ographie de la Floride.  Jamais les libraires ne
vendirent tant de _Bartram's travel in Florida_, de _Roman's natural
history of East and West Florida_, de _William's territory of
Florida_, de _Cleland on the culture of the Sugar-Cane in East
Florida_.  Il fallut imprimer de nouvelles �ditions.  C'�tait une
fureur.

Barbicane avait mieux � faire qu'� lire; il voulait voir de ses
propres yeux et marquer l'emplacement de la Columbiad.  Aussi, sans
perdre un instant, il mit � la disposition de l'Observatoire de
Cambridge les fonds n�cessaires � la construction d'un t�lescope, et
traita avec la maison Breadwill and Co. d'Albany, pour la confection
du projectile en aluminium; puis il quitta Baltimore, accompagn� de
J.-T. Maston, du major Elphiston et du directeur de l'usine de
Goldspring.

Le lendemain, les quatre compagnons de route arriv�rent � La
Nouvelle-Orl�ans.  L� ils s'embarqu�rent imm�diatement sur le
_Tampico_, aviso de la marine f�d�rale, que le gouvernement mettait �
leur disposition, et, les feux �tant pouss�s, les rivages de la
Louisiane disparurent bient�t � leurs yeux.

La travers�e ne fut pas longue; deux jours apr�s son d�part, le
_Tampico_, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles [Environ
deux cents lieues.], eut connaissance de la c�te floridienne.  En
approchant, Barbicane se vit en pr�sence d'une terre basse, plate,
d'un aspect assez infertile.  Apr�s avoir rang� une suite d'anses
riches en hu�tres et en homards, le _Tampico_ donna dans la baie
d'Espiritu-Santo.

Cette baie se divise en deux rades allong�es, la rade de Tampa et la
rade d'Hillisboro, dont le steamer franchit bient�t le goulet.  Peu de
temps apr�s, le fort Brooke dessina ses batteries rasantes au-dessus
des flots, et la ville de Tampa apparut, n�gligemment couch�e au fond
du petit port naturel form� par l'embouchure de la rivi�re Hillisboro.

Ce fut l� que le _Tampico_ mouilla, le 22 octobre, � sept heures du
soir; les quatre passagers d�barqu�rent imm�diatement.

Barbicane sentit son coeur battre avec violence lorsqu'il foula le sol
floridien; il semblait le t�ter du pied, comme fait un architecte
d'une maison dont il �prouve la solidit�.  J.-T. Maston grattait la
terre du bout de son crochet.

�Messieurs, dit alors Barbicane, nous n'avons pas de temps � perdre,
et d�s demain nous monterons � cheval pour reconna�tre le pays.

Au moment o� Barbicane avait atterri, les trois mille habitants de
Tampa-Town s'�taient port�s � sa rencontre, honneur bien d� au
pr�sident du Gun-Club qui les avait favoris�s de son choix.  Ils le
re�urent au milieu d'acclamations formidables; mais Barbicane se
d�roba � toute ovation, gagna une chambre de l'h�tel Franklin et ne
voulut recevoir personne.  Le m�tier d'homme c�l�bre ne lui allait
d�cid�ment pas.

Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race espagnole, pleins
de vigueur et de feu, piaffaient sous ses fen�tres.  Mais, au lieu de
quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers.  Barbicane
descendit, accompagn� de ses trois compagnons, et s'�tonna tout
d'abord de se trouver au milieu d'une pareille cavalcade.  Il remarqua
en outre que chaque cavalier portait une carabine en bandouli�re et
des pistolets dans ses fontes.  La raison d'un tel d�ploiement de
forces lui fut aussit�t donn�e par un jeune Floridien, qui lui dit:

�Monsieur, il y a les S�minoles.

--Quels S�minoles?

--Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru prudent de
vous faire escorte.

--Peuh!  fit J.-T. Maston en escaladant sa monture.

--Enfin, reprit le Floridien, c'est plus s�r.

--Messieurs, r�pondit Barbicane, je vous remercie de votre attention,
et maintenant, en route!

La petite troupe s'�branla aussit�t et disparut dans un nuage de
poussi�re.  Il �tait cinq heures du matin; le soleil resplendissait
d�j� et le thermom�tre marquait 84� [Du thermom�tre Fahrenheit.  Cela
fait 28 degr�s centigrades.]; mais de fra�ches brises de mer
mod�raient cette excessive temp�rature.

Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et suivit la
c�te, de mani�re � gagner le creek [Petit cours d'eau.] d'Alifia.
Cette petite rivi�re se jette dans la baie Hillisboro, � douze milles
au-dessous de Tampa-Town.  Barbicane et son escorte c�toy�rent sa rive
droite en remontant vers l'est.  Bient�t les flots de la baie
disparurent derri�re un pli de terrain, et la campagne floridienne
s'offrit seule aux regards.

La Floride se divise en deux parties: l'une au nord, plus populeuse,
moins abandonn�e, a Tallahassee pour capitale et Pensacola, l'un des
principaux arsenaux maritimes des �tats-Unis; l'autre, press�e entre
l'Atlantique et le golfe du Mexique, qui l'�treignent de leurs eaux,
n'est qu'une mince presqu'�le rong�e par le courant du Gulf-Stream,
pointe de terre perdue au milieu d'un petit archipel, et que doublent
incessamment les nombreux navires du canal de Bahama.  C'est la
sentinelle avanc�e du golfe des grandes temp�tes.  La superficie de
cet �tat est de trente-huit millions trente-trois mille deux cent
soixante-sept acres [Quinze millions trois cent soixante-cinq mille
quatre cent quarante hectares.], parmi lesquels il fallait en choisir
un situ� en de�� du vingt-huiti�me parall�le et convenable �
l'entreprise; aussi Barbicane, en chevauchant, examinait attentivement
la configuration du sol et sa distribution particuli�re.

La Floride, d�couverte par Juan Ponce de Le�n, en 1512, le jour des
Rameaux, fut d'abord nomm�e P�ques-Fleuries.  Elle m�ritait peu cette
appellation charmante sur ses c�tes arides et br�l�es.  Mais, �
quelques milles du rivage, la nature du terrain changea peu � peu, et
le pays se montra digne de son nom; le sol �tait entrecoup� d'un
r�seau de creeks, de rios, de cours d'eau, d'�tangs, de petits lacs;
on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais la campagne
s'�leva sensiblement et montra bient�t ses plaines cultiv�es, o�
r�ussissaient toutes les productions v�g�tales du Nord et du Midi, ses
champs immenses dont le soleil des tropiques et les eaux conserv�es
dans l'argile du sol faisaient tous les frais de culture, puis enfin
ses prairies d'ananas, d'ignames, de tabac, de riz, de coton et de
canne � sucre, qui s'�tendaient � perte de vue, en �talant leurs
richesses avec une insouciante prodigalit�.

Barbicane parut tr�s satisfait de constater l'�l�vation progressive du
terrain, et, lorsque J.-T. Maston l'interrogea � ce sujet:

�Mon digne ami, lui r�pondit-il, nous avons un int�r�t de premier
ordre � couler notre Columbiad dans les hautes terres.

--Pour �tre plus pr�s de la Lune?  s'�cria le secr�taire du Gun-Club.

--Non!  r�pondit Barbicane en souriant.  Qu'importent quelques toises
de plus ou de moins?  Non, mais au milieu de terrains �lev�s, nos
travaux marcheront plus facilement; nous n'aurons pas � lutter avec
les eaux, ce qui nous �vitera des tubages longs et co�teux, et c'est
consid�rer, lorsqu'il s'agit de forer un puits de neuf cents pieds de
profondeur.

--Vous avez raison, dit alors l'ing�nieur Murchison; il faut, autant
que possible, �viter les cours d'eau pendant le forage; mais si nous
rencontrons des sources, qu'� cela ne tienne, nous les �puiserons avec
nos machines, ou nous les d�tournerons.  Il ne s'agit pas ici d'un
puits art�sien [On a mis neuf ans � forer le puits de Grenelle; il a
cinq cent quarante-sept m�tres de profondeur.], �troit et obscur, o�
le taraud, la douille, la sonde, en un mot tous les outils du foreur,
travaillent en aveugles.  Non.  Nous op�rerons � ciel ouvert, au
grand jour, la pioche ou le pic � la main, et, la mine aidant, nous
irons rapidement en besogne.

--Cependant, reprit Barbicane, si par l'�l�vation du sol ou sa nature
nous pouvons �viter une lutte avec les eaux souterraines, le travail
en sera plus rapide et plus parfait; cherchons donc � ouvrir notre
tranch�e dans un terrain situ� � quelques centaines de toises
au-dessus du niveau de la mer.

--Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me trompe, nous
trouverons avant peu un emplacement convenable.

--Ah!  je voudrais �tre au premier coup de pioche, dit le pr�sident.

--Et moi au dernier!  s'�cria J.-T. Maston.

--Nous y arriverons, messieurs, r�pondit l'ing�nieur, et, croyez-moi,
la compagnie du Goldspring n'aura pas � vous payer d'indemnit� de
retard.

--Par sainte Barbe!  vous aurez raison!  r�pliqua J.-T. Maston; cent
dollars par jour jusqu'� ce que la Lune se repr�sente dans les m�mes
conditions, c'est-�-dire pendant dix-huit ans et onze jours,
savez-vous bien que cela ferait six cent cinquante-huit mille cent
dollars [Trois millions cinq cent soixante-six mille neuf cent deux
francs.]?

--Non, monsieur, nous ne le savons pas, r�pondit l'ing�nieur, et nous
n'aurons pas besoin de l'apprendre.

Vers dix heures du matin,  la petite troupe avait franchi une douzaine
de milles; aux campagnes fertiles succ�dait alors la r�gion des
for�ts.  L�, croissaient les essences les plus vari�es avec une
profusion tropicale.  Ces for�ts presque imp�n�trables �taient faites
de grenadiers, d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers,
d'abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont les fruits
et les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums.  A l'ombre
odorante de ces arbres magnifiques chantait et volait tout un monde
d'oiseaux aux brillantes couleurs, au milieu desquels on distinguait
plus particuli�rement des crabiers, dont le nid devait �tre un �crin,
pour �tre digne de ces bijoux emplum�s.

J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en pr�sence de cette
opulente nature sans en admirer les splendides beaut�s.  Mais le
pr�sident Barbicane, peu sensible � ces merveilles, avait h�te d'aller
en avant; ce pays si fertile lui d�plaisait par sa fertilit� m�me;
sans �tre autrement hydroscope, il sentait l'eau sous ses pas et
cherchait, mais en vain, les signes d'une incontestable aridit�.

Cependant on avan�ait; il fallut passer � gu� plusieurs rivi�res, et
non sans quelque danger, car elles �taient infest�es de ca�mans longs
de quinze � dix-huit pieds.  J.-T. Maston les mena�a hardiment de son
redoutable crochet, mais il ne parvint � effrayer que les p�licans,
les sarcelles, les pha�tons, sauvages habitants de ces rives, tandis
que de grands flamants rouges le regardaient d'un air stupide.

Enfin ces h�tes des pays humides disparurent � leur tour; les arbres
moins gros s'�parpill�rent dans les bois moins �pais; quelques groupes
isol�s se d�tach�rent au milieu de plaines infinies o� passaient des
troupeaux de daims effarouch�s.

�Enfin!  s'�cria Barbicane en se dressant sur ses �triers, voici la
r�gion des pins!

--Et celle des sauvages�, r�pondit le major.

En effet, quelques S�minoles apparaissaient � l'horizon; ils
s'agitaient, ils couraient de l'un � l'autre sur leurs chevaux
rapides, brandissant de longues lances ou d�chargeant leurs fusils �
d�tonation sourde; d'ailleurs ils se born�rent � ces d�monstrations
hostiles, sans inqui�ter Barbicane et ses compagnons.

Ceux-ci occupaient alors le milieu d'une plaine rocailleuse, vaste
espace d�couvert d'une �tendue de plusieurs acres, que le soleil
inondait de rayons br�lants.  Elle �tait form�e par une large
extumescence du terrain, qui semblait offrir aux membres du Gun-Club
toutes les conditions requises pour l'�tablissement de leur Columbiad.

�Halte!  dit Barbicane en s'arr�tant.  Cet endroit a-t-il un nom dans
le pays?

--Il s'appelle Stone's-Hill [Colline de pierres.]�, r�pondit un des
Floridiens.

Barbicane, sans mot dire, mit pied � terre, prit ses instruments et
commen�a � relever sa position avec une extr�me pr�cision; la petite
troupe, rang�e autour de lui, l'examinait en gardant un profond
silence.

En ce moment le soleil passait au m�ridien.  Barbicane, apr�s quelques
instants, chiffra rapidement le r�sultat de ses observations et dit:

�Cet emplacement est situ� � trois cents toises au-dessus du niveau de
la mer par 27�7' de latitude et 5�7' de longitude ouest [Au m�ridien
de Washington.  La diff�rence avec le m�ridien de Paris est de 79�22'.
Cette longitude est donc en mesure fran�aise 83�25'.]; il me para�t
offrir par sa nature aride et rocailleuse toutes les conditions
favorables � l'exp�rience; c'est donc dans cette plaine que
s'�l�veront nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de
nos ouvriers, et c'est d'ici, d'ici m�me, r�p�ta-t-il en frappant du
pied le sommet de Stone's-Hill, que notre projectile s'envolera vers
les espaces du monde solaire!




                                 XIV
                         --------------------
                          PIOCHE ET TRUELLE

Le soir m�me, Barbicane et ses compagnons rentraient � Tampa-Town, et
l'ing�nieur Murchison se r�embarquait sur le _Tampico_ pour La
Nouvelle-Orl�ans.  Il devait embaucher une arm�e d'ouvriers et ramener
la plus grande partie du mat�riel.  Les membres du Gun-Club
demeur�rent � Tampa-Town, afin d'organiser les premiers travaux en
s'aidant des gens du pays.

Huit jours apr�s son d�part, le _Tampico_ revenait dans la baie
d'Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux � vapeur.  Murchison
avait r�uni quinze cents travailleurs.  Aux mauvais jours de
l'esclavage, il e�t perdu son temps et ses peines.  Mais depuis que
l'Am�rique, la terre de la libert�, ne comptait plus que des hommes
libres dans son sein, ceux-ci accouraient partout o� les appelait une
main-d'oeuvre largement r�tribu�e.  Or, l'argent ne manquait pas au
Gun-Club; il offrait � ses hommes une haute paie, avec gratifications
consid�rables et proportionnelles.  L'ouvrier embauch� pour la Floride
pouvait compter, apr�s l'ach�vement des travaux, sur un capital d�pos�
en son nom � la banque de Baltimore.  Murchison n'eut donc que
l'embarras du choix, et il put se montrer s�v�re sur l'intelligence et
l'habilet� de ses travailleurs.  On est autoris� � croire qu'il enr�la
dans sa laborieuse l�gion l'�lite des m�caniciens, des chauffeurs, des
fondeurs, des chaufourniers, des mineurs, des briquetiers et des
manoeuvres de tout genre, noirs ou blancs, sans distinction de
couleur.  Beaucoup d'entre eux emmenaient leur famille.  C'�tait une
v�ritable �migration.

Le 31 octobre, � dix heures du matin, cette troupe d�barqua sur les
quais de Tampa-Town; on comprend le mouvement et l'activit� qui
r�gn�rent dans cette petite ville dont on doublait en un jour la
population.  En effet, Tampa-Town devait gagner �norm�ment � cette
initiative du Gun-Club, non par le nombre des ouvriers, qui furent
dirig�s imm�diatement sur Stone's-Hill, mais gr�ce � cette affluence
de curieux qui converg�rent peu � peu de tous les points du globe vers
la presqu'�le floridienne.

Pendant les premiers jours, on s'occupa de d�charger l'outillage
apport� par la flottille, les machines, les vivres, ainsi qu'un assez
grand nombre de maisons de t�les faites de pi�ces d�mont�es et
num�rot�es.  En m�me temps, Barbicane plantait les premiers jalons
d'un railway long de quinze milles et destin� � relier Stone's-Hill �
Tampa-Town.

On sait dans quelles conditions se fait le chemin de fer am�ricain;
capricieux dans ses d�tours, hardi dans ses pentes, m�prisant les
garde-fous et les ouvrages d'art, escaladant les collines,
d�gringolant les vall�es, le rail-road court en aveugle et sans souci
de la ligne droite; il n'est pas co�teux, il n'est point g�nant;
seulement, on y d�raille et l'on y saute en toute libert�.  Le chemin
de Tampa-Town � Stone's-Hill ne fut qu'une simple bagatelle, et ne
demanda ni grand temps ni grand argent pour s'�tablir.

Du reste, Barbicane �tait l'�me de ce monde accouru � sa voix; il
l'animait, il lui communiquait son souffle, son enthousiasme, sa
conviction; il se trouvait en tous lieux, comme s'il e�t �t� dou� du
don d'ubiquit� et toujours suivi de J.-T. Maston, sa mouche
bourdonnante.  Son esprit pratique s'ing�niait � mille inventions.
Avec lui point d'obstacles, nulle difficult�, jamais d'embarras; il
�tait mineur, ma�on, m�canicien autant qu'artilleur, ayant des
r�ponses pour toutes les demandes et des solutions pour tous les
probl�mes.  Il correspondait activement avec le Gun-Club ou l'usine de
Goldspring, et jour et nuit, les feux allum�s, la vapeur maintenue en
pression, le _Tampico_ attendait ses ordres dans la rade d'Hillisboro.

Barbicane, le 1er novembre, quitta Tampa-Town avec un d�tachement de
travailleurs, et d�s le lendemain une ville de maisons m�caniques
s'�leva autour de Stone's-Hill; on l'entoura de palissades, et � son
mouvement, � son ardeur, on l'e�t bient�t prise pour une des grandes
cit�s de l'Union.  La vie y fut r�gl�e disciplinairement, et les
travaux commenc�rent dans un ordre parfait.

Des sondages soigneusement pratiqu�s avaient permis de reconna�tre la
nature du terrain, et le creusement put �tre entrepris d�s le 4
novembre.  Ce jour-l�, Barbicane r�unit ses chefs d'atelier et leur
dit:

�Vous savez tous, mes amis, pourquoi je vous ai r�unis dans cette
partie sauvage de la Floride.  Il s'agit de couler un canon mesurant
neuf pieds de diam�tre int�rieur, six pieds d'�paisseur � ses parois
et dix-neuf pieds et demi � son rev�tement de pierre; c'est donc au
total un puits large de soixante pieds qu'il faut creuser � une
profondeur de neuf cents.  Cet ouvrage consid�rable doit �tre termin�
en huit mois; or, vous avez deux millions cinq cent quarante-trois
mille quatre cents pieds cubes de terrain � extraire en deux cent
cinquante-cinq jours, soit, en chiffres ronds, dix mille pieds cubes
par jour.  Ce qui n'offrirait aucune difficult� pour mille ouvriers
travaillant � coud�es franches sera plus p�nible dans un espace
relativement restreint.  N�anmoins, puisque ce travail doit se faire,
il se fera, et je compte sur votre courage autant que sur votre
habilet�.

A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donn� dans le
sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil ne resta plus
oisif un seul instant dans la main des mineurs.  Les ouvriers se
relayaient par quart de journ�e.

D'ailleurs, quelque colossale que f�t l'op�ration, elle ne d�passait
point la limite des forces humaines.  Loin de l�.  Que de travaux
d'une difficult� plus r�elle et dans lesquels les �l�ments durent �tre
directement combattus, qui furent men�s � bonne fin!  Et, pour ne
parler que d'ouvrages semblables, il suffira de citer ce _Puits du
P�re Joseph_, construit aupr�s du Caire par le sultan Saladin, � une
�poque o� les machines n'�taient pas encore venues centupler la force
de l'homme, et qui descend au niveau m�me du Nil, � une profondeur de
trois cents pieds!  Et cet autre puits creus� � Coblentz par le
margrave Jean de Bade jusqu'� six cents pieds dans le sol!  Eh bien!
de quoi s'agissait-il, en somme?  De tripler cette profondeur et sur
une largeur d�cuple, ce qui rendrait le forage plus facile!  Aussi il
n'�tait pas un contrema�tre, pas un ouvrier qui dout�t du succ�s de
l'op�ration.

Une d�cision importante, prise par l'ing�nieur Murchison, d'accord
avec le pr�sident Barbicane, vint encore permettre d'acc�l�rer la
marche des travaux.  Un article du trait� portait que la Columbiad
serait frett�e avec des cercles de fer forg� plac�s � chaud.  Luxe de
pr�cautions inutiles, car l'engin pouvait �videmment se passer de ces
anneaux compresseurs.  On renon�a donc � cette clause.

De l� une grande �conomie de temps, car on put alors employer ce
nouveau syst�me de creusement adopt� maintenant dans la construction
des puits, par lequel la ma�onnerie se fait en m�me temps que le
forage.  Gr�ce � ce proc�d� tr�s simple, il n'est plus n�cessaire
d'�tayer les terres au moyen d'�tr�sillons; la muraille les contient
avec une in�branlable puissance et descend d'elle-m�me par son propre
poids.

Cette manoeuvre ne devait commencer qu'au moment o� la pioche aurait
atteint la partie solide du sol.

Le 4 novembre, cinquante ouvriers creus�rent au centre m�me de
l'enceinte palissad�e, c'est-�-dire � la partie sup�rieure de
Stone's-Hill, un trou circulaire large de soixante pieds.

La pioche rencontra d'abord une sorte de terreau noir, �pais de six
pouces, dont elle eut facilement raison.  A ce terreau succ�d�rent
deux pieds d'un sable fin qui fut soigneusement retir�, car il devait
servir � la confection du moule int�rieur.

Apr�s ce sable apparut une argile blanche assez compacte, semblable �
la marne d'Angleterre, et qui s'�tageait sur une �paisseur de quatre
pieds.

Puis le fer des pics �tincela sur la couche dure du sol, sur une
esp�ce de roche form�e de coquillages p�trifi�s, tr�s s�che, tr�s
solide, et que les outils ne devaient plus quitter.  A ce point, le
trou pr�sentait une profondeur de six pieds et demi, et les travaux de
ma�onnerie furent commenc�s.

Au fond de cette excavation, on construisit un �rouet� en bois de
ch�ne, sorte de disque fortement boulonn� et d'une solidit� � toute
�preuve; il �tait perc� � son centre d'un trou offrant un diam�tre
�gal au diam�tre ext�rieur da la Columbiad.  Ce fut sur ce rouet que
repos�rent les premi�res assises de la ma�onnerie, dont le ciment
hydraulique encha�nait les pierres avec une inflexible t�nacit�.  Les
ouvriers, apr�s avoir ma�onn� de la circonf�rence au centre, se
trouvaient renferm�s dans un puits large de vingt et un pieds.

Lorsque cet ouvrage fut achev�, les mineurs reprirent le pic et la
pioche, et ils entam�rent la roche sous le rouet m�me, en ayant soin
de le supporter au fur et � mesure sur des �tins� [Sorte de
chevalets.] d'une extr�me solidit�; toutes les fois que le trou avait
gagn� deux pieds en profondeur, on retirait successivement ces tins;
le rouet s'abaissait peu � peu, et avec lui le massif annulaire de
ma�onnerie, � la couche sup�rieure duquel les ma�ons travaillaient
incessamment, tout en r�servant des ��vents�, qui devaient permettre
aux gaz de s'�chapper pendant l'op�ration de la fonte.

Ce genre de travail exigeait de la part des ouvriers une habilet�
extr�me et une attention de tous les instants; plus d'un, en creusant
sous le rouet, fut bless� dangereusement par les �clats de pierre, et
m�me mortellement; mais l'ardeur ne se ralentit pas une seule minute,
et jour et nuit: le jour, aux rayons d'un soleil qui versait, quelques
mois plus tard, quatre-vingt-dix-neuf degr�s [Quarante degr�s
centigrades.] de chaleur � ces plaines calcin�es; la nuit, sous les
blanches nappes de la lumi�re �lectrique, le bruit des pics sur la
roche, la d�tonation des mines, le grincement des machines, le
tourbillon des fum�es �parses dans les airs trac�rent autour de
Stone's-Hill un cercle d'�pouvante que les troupeaux de bisons ou les
d�tachements de S�minoles n'osaient plus franchir.

Cependant les travaux avan�aient r�guli�rement; des grues � vapeur
activaient l'enl�vement des mat�riaux; d'obstacles inattendus il fut
peu question, mais seulement de difficult�s pr�vues, et l'on s'en
tirait avec habilet�.

Le premier mois �coul�, le puits avait atteint la profondeur assign�e
pour ce laps de temps, soit cent douze pieds.  En d�cembre, cette
profondeur fut doubl�e, et tripl�e en janvier.  Pendant le mois de
f�vrier, les travailleurs eurent � lutter contre une nappe d'eau qui
se fit jour � travers l'�corce terrestre.  Il fallut employer des
pompes puissantes et des appareils � air comprim� pour l'�puiser afin
de b�tonner l'orifice des sources, comme on aveugle une voie d'eau �
bord d'un navire.  Enfin on eut raison de ces courants malencontreux.
Seulement, par suite de la mobilit� du terrain, le rouet c�da en
partie, et il y eut un d�bordement partiel.  Que l'on juge de
l'�pouvantable pouss�e de ce disque de ma�onnerie haut de
soixante-quinze toises!  Cet accident co�ta la vie � plusieurs
ouvriers.

Trois semaines durent �tre employ�es � �tayer le rev�tement de pierre,
� le reprendre en sous-oeuvre et � r�tablir le rouet dans ses
conditions premi�res de solidit�.  Mais, gr�ce � l'habilet� de
l'ing�nieur, � la puissance des machines employ�es, l'�difice, un
instant compromis, retrouva son aplomb, et le forage continua.

Aucun incident nouveau n'arr�ta d�sormais la marche de l'op�ration, et
le 10 juin, vingt jours avant l'expiration des d�lais fix�s par
Barbicane, le puits, enti�rement rev�tu de son parement de pierres,
avait atteint la profondeur de neuf cents pieds.  Au fond, la
ma�onnerie reposait sur un cube massif mesurant trente pieds
d'�paisseur, tandis qu'� sa partie sup�rieure elle venait affleurer le
sol.

Le pr�sident Barbicane et les membres du Gun-Club f�licit�rent
chaudement l'ing�nieur Murchison; son travail cyclop�en s'�tait
accompli dans des conditions extraordinaires de rapidit�.

Pendant ces huit mois, Barbicane ne quitta pas un instant
Stone's-Hill; tout en suivant de pr�s les op�rations du forage, il
s'inqui�tait incessamment du bien-�tre et de la sant� de ses
travailleurs, et il fut assez heureux pour �viter ces �pid�mies
communes aux grandes agglom�rations d'hommes et si d�sastreuses dans
ces r�gions du globe expos�es � toutes les influences tropicales.

Plusieurs ouvriers, il est vrai, pay�rent de leur vie les imprudences
inh�rentes � ces dangereux travaux; mais ces d�plorables malheurs sont
impossibles � �viter, et ce sont des d�tails dont les Am�ricains se
pr�occupent assez peu.  Ils ont plus souci de l'humanit� en g�n�ral
que de l'individu en particulier.  Cependant Barbicane professait les
principes contraires, et il les appliquait en toute occasion.  Aussi,
gr�ce � ses soins, � son intelligence, � son utile intervention dans
les cas difficiles, � sa prodigieuse et humaine sagacit�, la moyenne
des catastrophes ne d�passa pas celle des pays d'outre-mer cit�s pour
leur luxe de pr�cautions, entre autres la France, o� l'on compte
environ un accident sur deux cent mille francs de travaux.




                                  XV
                         --------------------
                         LA F�TE DE LA FONTE

Pendant les huit mois qui furent employ�s � l'op�ration du forage, les
travaux pr�paratoires de la fonte avaient �t� conduits simultan�ment
avec une extr�me rapidit�; un �tranger, arrivant � Stone's-Hill, e�t
�t� fort surpris du spectacle offert � ses regards.

A six cents yards du puits, et circulairement dispos�s autour de ce
point central, s'�levaient douze cents fours � r�verb�re, larges de
six pieds chacun et s�par�s l'un de l'autre par un intervalle d'une
demi-toise.  La ligne d�velopp�e par ces douze cents fours offrait une
longueur de deux milles [Trois mille six cents m�tres environ.].  Tous
�taient construits sur le m�me mod�le avec leur haute chemin�e
quadrangulaire, et ils produisaient le plus singulier effet.  J.-T.
Maston trouvait superbe cette disposition architecturale.  Cela lui
rappelait les monuments de Washington.  Pour lui, il n'existait rien
de plus beau, m�me en Gr�ce, �o� d'ailleurs, disait-il, il n'avait
jamais �t�.

On se rappelle que, dans sa troisi�me s�ance, le Comit� se d�cida �
employer la fonte de fer pour la Columbiad, et sp�cialement la fonte
grise.  Ce m�tal est, en effet, plus tenace, plus ductile, plus doux,
facilement al�sable, propre � toutes les op�rations de moulage, et,
trait� au charbon de terre, il est d'une qualit� sup�rieure pour les
pi�ces de grande r�sistance, telles que canons, cylindres de machines
� vapeur, presses hydrauliques, etc.

Mais la fonte, si elle n'a subi qu'une seule fusion, est rarement
assez homog�ne, et c'est au moyen d'une deuxi�me fusion qu'on l'�pure,
qu'on la raffine, en la d�barrassant de ses derniers d�p�ts terreux.

Aussi, avant d'�tre exp�di� � Tampa-Town, le minerai de fer, trait�
dans les hauts fourneaux de Goldspring et mis en contact avec du
charbon et du silicium chauff� � une forte temp�rature, s'�tait
carbur� et transform� en fonte [C'est en enlevant ce carbone et ce
silicium par l'op�ration de l'affinage dans les fours � puddler que
l'on transforme la fonte en fer ductile.].  Apr�s cette premi�re
op�ration, le m�tal fut dirig� vers Stone's-Hill.  Mais il s'agissait
de cent trente-six millions de livres de fonte, masse trop co�teuse �
exp�dier par les railways; le prix du transport e�t doubl� le prix de
la mati�re.  Il parut pr�f�rable d'affr�ter des navires � New York et
de les charger de la fonte en barres; il ne fallut pas moins de
soixante-huit b�timents de mille tonneaux, une v�ritable flotte, qui,
le 3 mai, sortit des passes de New York, prit la route de l'Oc�an,
prolongea les c�tes am�ricaines, embouqua le canal de Bahama, doubla
la pointe floridienne, et, le 10 du m�me mois, remontant la baie
d'Espiritu-Santo, vint mouiller sans avaries dans le port de
Tampa-Town.

L� les navires furent d�charg�s dans les wagons du rail-road de
Stone's-Hill, et, vers le milieu de janvier, l'�norme masse de m�tal
se trouvait rendue � destination.

On comprend ais�ment que ce n'�tait pas trop de douze cents fours pour
liqu�fier en m�me temps ces soixante mille tonnes de fonte.  Chacun de
ces fours pouvait contenir pr�s de cent quatorze mille livres de
m�tal; on les avait �tablis sur le mod�le de ceux qui servirent � la
fonte du canon Rodman; ils affectaient la forme trap�zo�dale, et
�taient tr�s surbaiss�s.  L'appareil de chauffe et la chemin�e se
trouvaient aux deux extr�mit�s du fourneau, de telle sorte que
celui-ci �tait �galement chauff� dans toute son �tendue.  Ces fours,
construits en briques r�fractaires, se composaient uniquement d'une
grille pour br�ler le charbon de terre, et d'une �sole� sur laquelle
devaient �tre d�pos�es les barres de fonte; cette sole, inclin�e sous
un angle de vingt-cinq degr�s, permettait au m�tal de s'�couler dans
les bassins de r�ception; de l� douze cents rigoles convergentes le
dirigeaient vers le puits central.

Le lendemain du jour o� les travaux de ma�onnerie et de forage furent
termin�s, Barbicane fit proc�der � la confection du moule int�rieur;
il s'agissait d'�lever au centre du puits, et suivant son axe, un
cylindre haut de neuf cents pieds et large de neuf, qui remplissait
exactement l'espace r�serv� � l'�me de la Columbiad.  Ce cylindre fut
compos� d'un m�lange de terre argileuse et de sable, additionn� de
foin et de paille.  L'intervalle laiss� entre le moule et la
ma�onnerie devait �tre combl� par le m�tal en fusion, qui formerait
ainsi des parois de six pieds d'�paisseur.

Ce cylindre, pour se maintenir en �quilibre, dut �tre consolid� par
des armatures de fer et assujetti de distance en distance au moyen de
traverses scell�es dans le rev�tement de pierre; apr�s la fonte, ces
traverses devaient se trouver perdues dans le bloc de m�tal, ce qui
n'offrait aucun inconv�nient.

Cette op�ration se termina le 8 juillet, et le coulage fut fix� au
lendemain.

�Ce sera une belle c�r�monie que cette f�te de la fonte, dit J.-T.
Maston � son ami Barbicane.

--Sans doute, r�pondit Barbicane, mais ce ne sera pas une f�te
publique!

--Comment!  vous n'ouvrirez pas les portes de l'enceinte � tout
venant?

--Je m'en garderai bien, Maston; la fonte de la Columbiad est une
op�ration d�licate, pour ne pas dire p�rilleuse, et je pr�f�re qu'elle
s'effectue � huis clos.  Au d�part du projectile, f�te si l'on veut,
mais jusque-l�, non.

Le pr�sident avait raison; l'op�ration pouvait offrir des dangers
impr�vus, auxquels une grande affluence de spectateurs e�t emp�ch� de
parer.  Il fallait conserver la libert� de ses mouvements.  Personne
ne fut donc admis dans l'enceinte, � l'exception d'une d�l�gation des
membres du Gun-Club, qui fit le voyage de Tampa-Town.  On vit l� le
fringant Bilsby, Tom Hunter, le colonel Blomsberry, le major
Elphiston, le g�n�ral Morgan, et _tutti quanti_, pour lesquels la
fonte de la Columbiad devenait une affaire personnelle.  J.-T. Maston
s'�tait constitu� leur cic�rone; il ne leur fit gr�ce d'aucun d�tail;
il les conduisit partout, aux magasins, aux ateliers, au milieu des
machines, et il les for�a de visiter les douze cents fourneaux les uns
apr�s les autres.  A la douze-centi�me visite, ils �taient un peu
�coeur�s.

La fonte devait avoir lieu � midi pr�cis; la veille, chaque four avait
�t� charg� de cent quatorze mille livres de m�tal en barres, dispos�es
par piles crois�es, afin que l'air chaud p�t circuler librement entre
elles.  Depuis le matin, les douze cents chemin�es vomissaient dans
l'atmosph�re leurs torrents de flammes, et le sol �tait agit� de
sourdes tr�pidations.  Autant de livres de m�tal � fondre, autant de
livres de houille � br�ler.  C'�taient donc soixante-huit mille tonnes
de charbon, qui projetaient devant le disque du soleil un �pais rideau
de fum�e noire.

La chaleur devint bient�t insoutenable dans ce cercle de fours dont
les ronflements ressemblaient au roulement du tonnerre; de puissants
ventilateurs y joignaient leurs souffles continus et saturaient
d'oxyg�ne tous ces foyers incandescents.

L'op�ration, pour r�ussir, demandait � �tre rapidement conduite.  Au
signal donn� par un coup de canon, chaque four devait livrer passage �
la fonte liquide et se vider enti�rement.

Ces dispositions prises, chefs et ouvriers attendirent le moment
d�termin� avec une impatience m�l�e d'une certaine quantit� d'�motion.
Il n'y avait plus personne dans l'enceinte, et chaque contrema�tre
fondeur se tenait � son poste pr�s des trous de coul�e.

Barbicane et ses coll�gues, install�s sur une �minence voisine,
assistaient � l'op�ration.  Devant eux, une pi�ce de canon �tait l�,
pr�te � faire feu sur un signe de l'ing�nieur.

Quelques minutes avant midi, les premi�res gouttelettes du m�tal
commenc�rent � s'�pancher; les bassins de r�ception s'emplirent peu �
peu, et lorsque la fonte fut enti�rement liquide, on la tint en repos
pendant quelques instants, afin de faciliter la s�paration des
substances �trang�res.

Midi sonna.  Un coup de canon �clata soudain et jeta son �clair fauve
dans les airs.  Douze cents trous de coul�e s'ouvrirent � la fois, et
douze cents serpents de feu ramp�rent vers le puits central, en
d�roulant leurs anneaux incandescents.  L� ils se pr�cipit�rent, avec
un fracas �pouvantable, � une profondeur de neuf cents pieds.  C'�tait
un �mouvant et magnifique spectacle.  Le sol tremblait, pendant que
ces flots de fonte, lan�ant vers le ciel des tourbillons de fum�e,
volatilisaient en m�me temps l'humidit� du moule et la rejetaient par
les �vents du rev�tement de pierre sous la forme d'imp�n�trables
vapeurs.  Ces nuages factices d�roulaient leurs spirales �paisses en
montant vers le z�nith jusqu'� une hauteur de cinq cents toises.
Quelque sauvage, errant au-del� des limites de l'horizon, e�t pu
croire � la formation d'un nouveau crat�re au sein de la Floride, et
cependant ce n'�tait l� ni une �ruption, ni une trombe, ni un orage,
ni une lutte d'�l�ments, ni un de ces ph�nom�nes terribles que la
nature est capable de produire!  Non!  l'homme seul avait cr�� ces
vapeurs rouge�tres, ces flammes gigantesques dignes d'un volcan, ces
tr�pidations bruyantes semblables aux secousses d'un tremblement de
terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des temp�tes, et
c'�tait sa main qui pr�cipitait, dans un ab�me creus� par elle tout un
Niagara, de m�tal en fusion.




                                 XVI
                         --------------------
                             LA COLUMBIAD

L'op�ration de la fonte avait-elle r�ussi?  On en �tait r�duit � de
simples conjectures.  Cependant tout portait � croire au succ�s,
puisque le moule avait absorb� la masse enti�re du m�tal liqu�fi� dans
les fours.  Quoi qu'il en soit, il devait �tre longtemps impossible de
s'en assurer directement.

En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent soixante
mille livres, il ne fallut pas moins de quinze jours pour en op�rer le
refroidissement.  Combien de temps, d�s lors, la monstrueuse
Columbiad, couronn�e de ses tourbillons de vapeurs, et d�fendue par sa
chaleur intense, allait-elle se d�rober aux regards de ses
admirateurs?  Il �tait difficile de le calculer.

L'impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps de temps
� une rude �preuve.  Mais on n'y pouvait rien.  J.-T. Maston faillit
se r�tir par d�vouement.  Quinze jours apr�s la fonte, un immense
panache de fum�e se dressait encore en plein ciel, et le sol br�lait
les pieds dans un rayon de deux cents pas autour du sommet de
Stone's-Hill.

Les jours s'�coul�rent, les semaines s'ajout�rent l'une � l'autre.
Nul moyen de refroidir l'immense cylindre.  Impossible de s'en
approcher.  Il fallait attendre, et les membres du Gun-Club rongeaient
leur frein.

�Nous voil� au 10 ao�t, dit un matin J.-T. Maston.  Quatre mois �
peine nous s�parent du premier d�cembre!  Enlever le moule int�rieur,
calibrer l'�me de la pi�ce, charger la Columbiad, tout cela est �
faire!  Nous ne serons pas pr�ts!  On ne peut seulement pas approcher
du canon!  Est-ce qu'il ne se refroidira jamais!  Voil� qui serait une
mystification cruelle!

On essayait de calmer l'impatient secr�taire sans y parvenir,
Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourde
irritation.  Se voir absolument arr�t� par un obstacle dont le temps
seul pouvait avoir raison,--le temps, un ennemi redoutable dans les
circonstances,--et �tre � la discr�tion d'un ennemi, c'�tait dur
pour des gens de guerre.

Cependant des observations quotidiennes permirent de constater un
certain changement dans l'�tat du sol.  Vers le 15 ao�t, les vapeurs
projet�es avaient diminu� notablement d'intensit� et d'�paisseur.
Quelques jours apr�s, le terrain n'exhalait plus qu'une l�g�re bu�e,
dernier souffle du monstre enferm� dans son cercueil de pierre.  Peu �
peu les tressaillements du sol vinrent � s'apaiser, et le cercle de
calorique se restreignit; les plus impatients des spectateurs se
rapproch�rent; un jour on gagna deux toises; le lendemain, quatre; et,
le 22 ao�t, Barbicane, ses coll�gues, l'ing�nieur, purent prendre
place sur la nappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hill,
un endroit fort hygi�nique, � coup s�r, o� il n'�tait pas encore
permis d'avoir froid aux pieds.

�Enfin!� s'�cria le pr�sident du Gun-Club avec un immense soupir de
satisfaction.

Les travaux furent repris le m�me jour.  On proc�da imm�diatement �
l'extraction du moule int�rieur, afin de d�gager l'�me de la pi�ce; le
pic, la pioche, les outils � tarauder fonctionn�rent sans rel�che; la
terre argileuse et le sable avaient acquis une extr�me duret� sous
l'action de la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce
m�lange encore br�lant au contact des parois de fonte; les mat�riaux
extraits furent rapidement enlev�s sur des chariots mus � la vapeur,
et l'on fit si bien, l'ardeur au travail fut telle, l'intervention de
Barbicane si pressante, et ses arguments pr�sent�s avec une si grande
force sous la forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du
moule avait disparu.

Imm�diatement l'op�ration de l'al�sage commen�a; les machines furent
install�es sans retard et manoeuvr�rent rapidement de puissants
al�soirs dont le tranchant vint mordre les rugosit�s de la fonte.
Quelques semaines plus tard, la surface int�rieure de l'immense tube
�tait parfaitement cylindrique, et l'�me de la pi�ce avait acquis un
poli parfait.

Enfin, le 22 septembre, moins d'un an apr�s la communication
Barbicane, l'�norme engin, rigoureusement calibr� et d'une verticalit�
absolue, relev�e au moyen d'instruments d�licats, fut pr�t �
fonctionner.  Il n'y avait plus que la Lune � attendre, mais on �tait
s�r qu'elle ne manquerait pas au rendez-vous.  La joie de J.-T.
Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire une chute
effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds.
Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait
heureusement conserv�, le secr�taire du Gun-Club, comme un nouvel
�rostrate, e�t trouv� la mort dans les profondeurs de la Columbiad.

Le canon �tait donc termin�; il n'y avait plus de doute possible sur
sa parfaite ex�cution; aussi, le 6 octobre, le capitaine Nicholl, quoi
qu'il en e�t, s'ex�cuta vis-�-vis du pr�sident Barbicane, et celui-ci
inscrivit sur ses livres, � la colonne des recettes, une somme de deux
mille dollars.  On est autoris� � croire que la col�re du capitaine
fut pouss�e aux derni�res limites et qu'il en fit une maladie.
Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre mille et
cinq mille dollars, et pourvu qu'il en gagn�t deux, son affaire
n'�tait pas mauvaise, sans �tre excellente.  Mais l'argent n'entrait
point dans ses calculs, et le succ�s obtenu par son rival, dans la
fonte d'un canon auquel des plaques de dix toises n'eussent pas
r�sist�, lui portait un coup terrible.

Depuis le 23 septembre, l'enceinte de Stone's-Hill avait �t� largement
ouverte au public, et ce que fut l'affluence des visiteurs se
comprendra sans peine.

En effet, d'innombrables curieux, accourus de tous les points des
�tats-Unis, convergeaient vers la Floride.  La ville de Tampa s'�tait
prodigieusement accrue pendant cette ann�e, consacr�e tout enti�re aux
travaux du Gun-Club, et elle comptait alors une population de cent
cinquante mille �mes.  Apr�s avoir englob� le fort Brooke dans un
r�seau de rues, elle s'allongeait maintenant sur cette langue de terre
qui s�pare les deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des quartiers
neufs, des places nouvelles, toute une for�t de maisons, avaient
pouss� sur ces gr�ves nagu�re d�sertes, � la chaleur du soleil
am�ricain.  Des compagnies s'�taient fond�es pour l'�rection
d'�glises, d'�coles, d'habitations particuli�res, et en moins d'un an
l'�tendue de la ville fut d�cupl�e.

On sait que les Yankees sont n�s commer�ants; partout o� le sort les
jette, de la zone glac�e � la zone torride, il faut que leur instinct
des affaires s'exerce utilement.  C'est pourquoi de simples curieux,
des gens venus en Floride dans l'unique but de suivre les op�rations
du Gun-Club, se laiss�rent entra�ner aux op�rations commerciales d�s
qu'ils furent install�s � Tampa.  Les navires fr�t�s pour le
transportement du mat�riel et des ouvriers avaient donn� au port une
activit� sans pareille.  Bient�t d'autres b�timents, de toute forme et
de tout tonnage, charg�s de vivres, d'approvisionnements, de
marchandises, sillonn�rent la baie et les deux rades; de vastes
comptoirs d'armateurs, des offices de courtiers s'�tablirent dans la
ville, et la _Shipping Gazette_ [_Gazette maritime_.] enregistra
chaque jour des arrivages nouveaux au port de Tampa.

Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville, celle-ci,
en consid�ration du prodigieux accroissement de sa population et de
son commerce, fut enfin reli�e par un chemin de fer aux �tats
m�ridionaux de l'Union.  Un railway rattacha la Mobile � Pensacola, le
grand arsenal maritime du Sud; puis, de ce point important, il se
dirigea sur Tallahassee.  L� existait d�j� un petit tron�on de voie
ferr�e, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee se mettait
en communication avec Saint-Marks, sur les bords de la mer.  Ce fut ce
bout de road-way qui fut prolong� jusqu'� Tampa-Town, en vivifiant sur
son passage et en r�veillant les portions mortes ou endormies de la
Floride centrale.  Aussi Tampa, gr�ce � ces merveilles de l'industrie
dues � l'id�e �close un beau jour dans le cerveau d'un homme, put
prendre � bon droit les airs d'une grande ville.  On l'avait surnomm�e
�Moon-City [Cit� de la Lune.]� et la capitale des Florides subissait
une �clipse totale, visible de tous les points du monde.

Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalit� fut si grande entre
le Texas et la Floride, et l'irritation des Texiens quand ils se
virent d�bout�s de leurs pr�tentions par le choix du Gun-Club.  Dans
leur sagacit� pr�voyante, ils avaient compris ce qu'un pays devait
gagner � l'exp�rience tent�e par Barbicane et le bien dont un
semblable coup de canon serait accompagn�.  Le Texas y perdait un
vaste centre de commerce, des chemins de fer et un accroissement
consid�rable de population.  Tous ces avantages retournaient � cette
mis�rable presqu'�le floridienne, jet�e comme une estacade entre les
flots du golfe et les vagues de l'oc�an Atlantique.  Aussi, Barbicane
partageait-il avec le g�n�ral Santa-Anna toutes les antipathies
texiennes.

Cependant, quoique livr�e � sa furie commerciale et � sa fougue
industrielle, la nouvelle population de Tampa-Town n'eut garde
d'oublier les int�ressantes op�rations du Gun-Club.  Au contraire.
Les plus minces d�tails de l'entreprise, le moindre coup de pioche, la
passionn�rent.  Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville et
Stone's-Hill, une procession, mieux encore, un p�lerinage.

On pouvait d�j� pr�voir que, le jour de l'exp�rience, l'agglom�ration
des spectateurs se chiffrerait par millions, car ils venaient d�j� de
tous les points de la terre s'accumuler sur l'�troite presqu'�le.
L'Europe �migrait en Am�rique.

Mais jusque-l�, il faut le dire, la curiosit� de ces nombreux
arrivants n'avait �t� que m�diocrement satisfaite.  Beaucoup
comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n'en eurent que les
fum�es.  C'�tait peu pour des yeux avides; mais Barbicane ne voulut
admettre personne � cette op�ration.  De l� maugr�ement,
m�contentement, murmures; on bl�ma le pr�sident; on le taxa
d'absolutisme; son proc�d� fut d�clar� �peu am�ricain�.  Il y eut
presque une �meute autour des palissades de Stone's-Hill.  Barbicane,
on le sait, resta in�branlable dans sa d�cision.

Mais, lorsque la Columbiad fut enti�rement termin�e, le huis clos ne
put �tre maintenu; il y aurait eu mauvaise gr�ce, d'ailleurs, � fermer
ses portes, pis m�me, imprudence � m�contenter les sentiments publics.
Barbicane ouvrit donc son enceinte � tout venant; cependant, pouss�
par son esprit pratique, il r�solut de battre monnaie sur la curiosit�
publique.

C'�tait beaucoup de contempler l'immense Columbiad, mais descendre
dans ses profondeurs, voil� ce qui semblait aux Am�ricains �tre le _ne
plus ultra_ du bonheur en ce monde.  Aussi pas un curieux qui ne
voul�t se donner la jouissance de visiter int�rieurement cet ab�me de
m�tal.  Des appareils, suspendus � un treuil � vapeur, permirent aux
spectateurs de satisfaire leur curiosit�.  Ce fut une fureur.  Femmes,
enfants, vieillards, tous se firent un devoir de p�n�trer jusqu'au
fond de l'�me les myst�res du canon colossal.  Le prix de la descente
fut fix� � cinq dollars par personne, et, malgr� son �l�vation,
pendant les deux mois qui pr�c�d�rent l'exp�rience, l'affluence les
visiteurs permit au Gun-Club d'encaisser pr�s de cinq cent mille
dollars [Deux millions sept cent dix mille francs.].

Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad furent les
membres du Gun-Club, avantage justement r�serv� � l'illustre
assembl�e.  Cette solennit� eut lieu le 25 septembre.  Une caisse
d'honneur descendit le pr�sident Barbicane, J.-T. Maston, le major
Elphiston, le g�n�ral Morgan, le colonel Blomsberry, l'ing�nieur
Murchison et d'autres membres distingu�s du c�l�bre club.  En tout,
une dizaine.  Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de
m�tal.  On y �touffait un peu!  Mais quelle joie!  quel ravissement!
Une table de dix couverts avait �t� dress�e sur le massif de pierre
qui supportait la Columbiad �clair�e _a giorno_ par un jet de lumi�re
�lectrique.  Des plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du
ciel, vinrent se placer successivement devant les convives, et les
meilleurs vins de France coul�rent � profusion pendant ce repas
splendide servi � neuf cents pieds sous terre.

Le festin fut tr�s anim� et m�me tr�s bruyant; des toasts nombreux
s'entrecrois�rent; on but au globe terrestre, on but � son satellite,
on but au Gun-Club, on but � l'Union, � la Lune, � Phoeb�, � Diane, �
S�l�n�, � l'astre des nuits, � la �paisible courri�re du firmament�!
Tous ces hurrahs, port�s sur les ondes sonores de l'immense tube
acoustique, arrivaient comme un tonnerre � son extr�mit�, et la foule,
rang�e autour de Stone's-Hill, s'unissait de coeur et de cris aux dix
convives enfouis au fond de la gigantesque Columbiad.

J.-T. Maston ne se poss�dait plus; s'il cria plus qu'il ne gesticula,
s'il but plus qu'il ne mangea, c'est un point difficile � �tablir.  En
tout cas, il n'e�t pas donn� sa place pour un empire, �non, quand m�me
le canon charg� amorc�, et faisant feu � l'instant, aurait d�
l'envoyer par morceaux dans les espaces plan�taires�.




                                 XVII
                         --------------------
                        UNE D�P�CHE T�L�GRAPHIQUE

Les grands travaux entrepris par le Gun-Club �taient, pour ainsi dire,
termin�s, et cependant, deux mois allaient encore s'�couler avant le
jour o� le projectile s'�lancerait vers la Lune.  Deux mois qui
devaient para�tre longs comme des ann�es � l'impatience universelle!
Jusqu'alors les moindres d�tails de l'op�ration avaient �t� chaque
jour reproduits par les journaux, que l'on d�vorait d'un oeil avide et
passionn�; mais il �tait � craindre que d�sormais, ce �dividende
d'int�r�t� distribu� au public ne f�t fort diminu�, et chacun
s'effrayait de n'avoir plus � toucher sa part d'�motions quotidiennes.

Il n'en fut rien; l'incident le plus inattendu, le plus
extraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable vint
fanatiser � nouveau les esprits haletants et rejeter le monde entier
sous le coup d'une poignante surexcitation.  Un jour, le 30 septembre,
� trois heures quarante-sept minutes du soir, un t�l�gramme, transmis
par le c�ble immerg� entre Valentia (Irlande), Terre-Neuve et la c�te
am�ricaine, arriva � l'adresse du pr�sident Barbicane.

Le pr�sident Barbicane rompit l'enveloppe, lut la d�p�che, et, quel
que f�t son pouvoir sur lui-m�me, ses l�vres p�lirent, ses yeux se
troubl�rent � la lecture des vingt mots de ce t�l�gramme.

Voici le texte de cette d�p�che, qui figure maintenant aux archives du
Gun-Club:

                            FRANCE, PARIS.
_30 septembre, 4 h matin.

                                         Barbicane, Tampa, Floride,
                                                        �tats-Unis.

Remplacez obus sph�rique par projectile cylindro-conique.  Partirai
dedans.  Arriverai par steamer_ Atlanta.

                                                      MICHEL ARDAN.




                                XVIII
                         --------------------
                       LE PASSAGER DE L'�ATLANTA

Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les fils
�lectriques, f�t arriv�e simplement par la poste et sous enveloppe
cachet�e, si les employ�s fran�ais, irlandais, terre-neuviens,
am�ricains n'eussent pas �t� n�cessairement dans la confidence du
t�l�graphe, Barbicane n'aurait pas h�sit� un seul instant.  Il se
serait tu par mesure de prudence et pour ne pas d�consid�rer son
oeuvre.  Ce t�l�gramme pouvait cacher une mystification, venant d'un
Fran�ais surtout.  Quelle apparence qu'un homme quelconque f�t assez
audacieux pour concevoir seulement l'id�e d'un pareil voyage?  Et si
cet homme existait, n'�tait-ce pas un fou qu'il fallait enfermer dans
un cabanon et non dans un boulet?

Mais la d�p�che �tait connue, car les appareils de transmission sont
peu discrets de leur nature, et la proposition de Michel Ardan courait
d�j� les divers �tats de l'Union.  Ainsi Barbicane n'avait plus aucune
raison de se taire.  Il r�unit donc ses coll�gues pr�sents �
Tampa-Town, et sans laisser voir sa pens�e, sans discuter le plus ou
moins de cr�ance que m�ritait le t�l�gramme, il en lut froidement le
texte laconique.

�Pas possible!--C'est invraisemblable!--Pure plaisanterie!--On s'est
moqu� de nous!--Ridicule!--Absurde!� Toute la s�rie des expressions qui
servent � exprimer le doute, l'incr�dulit�, la sottise, la folie, se
d�roula pendant quelques minutes, avec accompagnement des gestes usit�s
en pareille circonstance. Chacun souriait, riait, haussait les �paules
ou �clatait de rire, suivant sa disposition d'humeur. Seul, J.-T. Maston
eut un mot superbe.

�C'est une id�e, cela!  s'�cria-t-il.

--Oui, lui r�pondit le major, mais s'il est quelquefois permis d'avoir
des id�es comme celle-l�, c'est � la condition de ne pas m�me songer �
les mettre � ex�cution.

--Et pourquoi pas?� r�pliqua vivement le secr�taire du Gun-Club, pr�t
� discuter.  Mais on ne voulut pas le pousser davantage.

Cependant le nom de Michel Ardan circulait d�j� dans la ville de
Tampa.  Les �trangers et les indig�nes se regardaient,
s'interrogeaient et plaisantaient, non pas cet Europ�en,--un mythe,
un individu chim�rique,--mais J.-T. Maston, qui avait pu croire �
l'existence de ce personnage l�gendaire.  Quand Barbicane proposa
d'envoyer un projectile � la Lune, chacun trouva l'entreprise
naturelle, praticable, une pure affaire de balistique!  Mais qu'un
�tre raisonnable offr�t de prendre passage dans le projectile, de
tenter ce voyage invraisemblable, c'�tait une proposition fantaisiste,
une plaisanterie, une farce, et, pour employer un mot dont les
Fran�ais ont pr�cis�ment la traduction exacte dans leur langage
familier, un �humbug [Mystification.]�!

Les moqueries dur�rent jusqu'au soir sans discontinuer, et l'on peut
affirmer que toute l'Union fut prise d'un fou rire, ce qui n'est gu�re
habituel � un pays o� les entreprises impossibles trouvent volontiers
des pr�neurs, des adeptes, des partisans.

Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les id�es
nouvelles, ne laissait pas de tracasser certains esprits.  Cela
d�rangeait le cours des �motions accoutum�es.  �On n'avait pas song� �
cela!� Cet incident devint bient�t une obsession par son �tranget�
m�me.  On y pensait.  Que de choses ni�es la veille dont le lendemain
a fait des r�alit�s!  Pourquoi ce voyage ne s'accomplirait-il pas un
jour ou l'autre?  Mais, en tout cas, l'homme qui voulait se risquer
ainsi devait �tre fou, et d�cid�ment, puisque son projet ne pouvait
�tre pris au s�rieux, il e�t mieux fait de se taire, au lieu de
troubler toute une population par ses billeves�es ridicules.

Mais, d'abord, ce personnage existait-il r�ellement?  Grande question!
Ce nom, �Michel Ardan�, n'�tait pas inconnu � l'Am�rique!  Il
appartenait � un Europ�en fort cit� pour ses entreprises audacieuses.
Puis, ce t�l�gramme lanc� � travers les profondeurs de l'Atlantique,
cette d�signation du navire sur lequel le Fran�ais disait avoir pris
passage, la date assign�e � sa prochaine arriv�e, toutes ces
circonstances donnaient � la proposition un certain caract�re de
vraisemblance.  Il fallait en avoir le coeur net.  Bient�t les
individus isol�s se form�rent en groupes, les groupes se condens�rent
sous l'action de la curiosit� comme des atomes en vertu de
l'attraction mol�culaire, et, finalement, il en r�sulta une foule
compacte, qui se dirigea vers la demeure du pr�sident Barbicane.

Celui-ci, depuis l'arriv�e de la d�p�che, ne s'�tait pas prononc�; il
avait laiss� l'opinion de J.-T. Maston se produire, sans manifester
ni approbation ni bl�me; il se tenait coi, et se proposait d'attendre
les �v�nements; mais il comptait sans l'impatience publique, et vit
d'un oeil peu satisfait la population de Tampa s'amasser sous ses
fen�tres.  Bient�t des murmures, des vocif�rations, l'oblig�rent �
para�tre.  On voit qu'il avait tous les devoirs et, par cons�quent,
tous les ennuis de la c�l�brit�.

Il parut donc; le silence se fit, et un citoyen, prenant la parole,
lui posa carr�ment la question suivante: �Le personnage d�sign� dans
la d�p�che sous le nom de Michel Ardan est-il en route pour
l'Am�rique, oui ou non?

--Messieurs, r�pondit Barbicane, je ne le sais pas plus que vous.

--Il faut le savoir, s'�cri�rent des voix impatientes.

--Le temps nous l'apprendra, r�pondit froidement le pr�sident.

--Le temps n'a pas le droit de tenir en suspens un pays tout entier,
reprit l'orateur.  Avez-vous modifi� les plans du projectile, ainsi
que le demande le t�l�gramme?

--Pas encore, messieurs; mais, vous avez raison, il faut savoir � quoi
s'en tenir; le t�l�graphe, qui a caus� toute cette �motion, voudra
bien compl�ter ses renseignements.

--Au t�l�graphe!  au t�l�graphe!� s'�cria la foule.

Barbicane descendit, et, pr�c�dant l'immense rassemblement, il se
dirigea vers les bureaux de l'administration.

Quelques minutes plus tard, une d�p�che �tait lanc�e au syndic des
courtiers de navires � Liverpool.  On demandait une r�ponse aux
questions suivantes:

�Qu'est-ce que le navire l'_Atlanta_?--Quand a-t-il quitt�
l'Europe?--Avait-il � son bord un Fran�ais nomm� Michel Ardan?

Deux heures apr�s, Barbicane recevait des renseignements d'une
pr�cision qui ne laissait plus place au moindre doute.

�Le steamer l'_Atlanta_, de Liverpool, a pris la mer le 2
octobre,--faisant voile pour Tampa-Town,--ayant � son bord un Fran�ais,
port� au livre des passagers sous le nom de Michel Ardan.

A cette confirmation de la premi�re d�p�che, les yeux du pr�sident
brill�rent d'une flamme subite, ses poings se ferm�rent violemment, et
on l'entendit murmurer:

�C'est donc vrai!  c'est donc possible!  ce Fran�ais existe!  et dans
quinze jours il sera ici!  Mais c'est un fou!  un cerveau br�l�!...
Jamais je ne consentirai...

Et cependant, le soir m�me, il �crivit � la maison Breadwill and Co.,
en la priant de suspendre jusqu'� nouvel ordre la fonte du projectile.

Maintenant, raconter l'�motion dont fut prise l'Am�rique tout enti�re;
comment l'effet de la communication Barbicane fut dix fois d�pass�; ce
que dirent les journaux de l'Union, la fa�on dont ils accept�rent la
nouvelle et sur quel mode ils chant�rent l'arriv�e de ce h�ros du
vieux continent; peindre l'agitation f�brile dans laquelle chacun
v�cut, comptant les heures, comptant les minutes, comptant les
secondes; donner une id�e, m�me affaiblie, de cette obsession
fatigante de tous les cerveaux ma�tris�s par une pens�e unique;
montrer les occupations c�dant � une seule pr�occupation, les travaux
arr�t�s, le commerce suspendu, les navires pr�ts � partir restant
affourch�s dans le port pour ne pas manquer l'arriv�e de l'_Atlanta_,
les convois arrivant pleins et retournant vides, la baie
d'Espiritu-Santo incessamment sillonn�e par les steamers, les
packets-boats, les yachts de plaisance, les fly-boats de toutes
dimensions; d�nombrer ces milliers de curieux qui quadrupl�rent en
quinze jours la population de Tampa-Town et durent camper sous des
tentes comme une arm�e en campagne, c'est une t�che au-dessus des
forces humaines et qu'on ne saurait entreprendre sans t�m�rit�.

Le 20 octobre, � neuf heures du matin, les s�maphores du canal de
Bahama signal�rent une �paisse fum�e � l'horizon.  Deux heures plus
tard, un grand steamer �changeait avec eux des signaux de
reconnaissance.  Aussit�t le nom de l'_Atlanta_ fut exp�di� �
Tampa-Town.  A quatre heures, le navire anglais donnait dans la rade
d'Espiritu-Santo.  A cinq, il franchissait les passes de la rade
Hillisboro � toute vapeur.  A six, il mouillait dans le port de Tampa.

L'ancre n'avait pas encore mordu le fond de sable, que cinq cents
embarcations entouraient l'_Atlanta_, et le steamer �tait pris
d'assaut.  Barbicane, le premier, franchit les bastingages, et d'une
voix dont il voulait en vain contenir l'�motion:

�Michel Ardan! s'�cria-t-il.

--Pr�sent!� r�pondit un individu mont� sur la dunette.

Barbicane, les bras crois�s, l'oeil interrogateur, la bouche muette,
regarda fixement le passager de l'_Atlanta_.

C'�tait un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu vo�t� d�j�,
comme ces cariatides qui portent des balcons sur leurs �paules.  Sa
t�te forte, v�ritable hure de lion, secouait par instants une
chevelure ardente qui lui faisait une v�ritable crini�re.  Une face
courte, large aux tempes, agr�ment�e d'une moustache h�riss�e comme
les barbes d'un chat et de petits bouquets de poils jaun�tres pouss�s
en pleines joues, des yeux ronds un peu �gar�s, un regard de myope,
compl�taient cette physionomie �minemment f�line.  Mais le nez �tait
d'un dessin hardi, la bouche particuli�rement humaine, le front haut,
intelligent et sillonn� comme un champ qui ne reste jamais en friche.
Enfin un torse fortement d�velopp� et pos� d'aplomb sur de longues
jambes, des bras musculeux, leviers puissants et bien attach�s, une
allure d�cid�e, faisaient de cet Europ�en un gaillard solidement b�ti,
�plut�t forg� que fondu�, pour emprunter une de ses expressions �
l'art m�tallurgique.

Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent d�chiffr� sans peine
sur le cr�ne et la physionomie de ce personnage les signes
indiscutables de la combativit�, c'est-�-dire du courage dans le
danger et de la tendance � briser les obstacles; ceux de la
bienveillance et ceux de la merveillosit�, instinct qui porte certains
temp�raments � se passionner pour les choses surhumaines; mais, en
revanche, les bosses de l'acquisivit�, ce besoin de poss�der et
d'acqu�rir, manquaient absolument.

Pour achever le type physique du passager de l'_Atlanta_, il convient
de signaler ses v�tements larges de forme, faciles d'entournures, son
pantalon et son paletot d'une ampleur d'�toffe telle que Michel Ardan
se surnommait lui-m�me �la mort au drap�, sa cravate l�che, son col de
chemise lib�ralement ouvert, d'o� sortait un cou robuste, et ses
manchettes invariablement d�boutonn�es, � travers lesquelles
s'�chappaient des mains f�briles.  On sentait que, m�me au plus fort
des hivers et des dangers, cet homme-l� n'avait jamais froid,--pas
m�me aux yeux.

D'ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule, il allait,
venait, ne restant jamais en place, �chassant sur ses ancres�, comme
disaient les matelots, gesticulant, tutoyant tout le monde et rongeant
ses ongles avec une avidit� nerveuse.  C'�tait un de ces originaux que
le Cr�ateur invente dans un moment de fantaisie et dont il brise
aussit�t le moule.

En effet, la personnalit� morale de Michel Ardan offrait un large
champ aux observations de l'analyste.  Cet homme �tonnant vivait dans
une perp�tuelle disposition � l'hyperbole et n'avait pas encore
d�pass� l'�ge des superlatifs: les objets se peignaient sur la r�tine
de son oeil avec des dimensions d�mesur�es; de l� une association
d'id�es gigantesques; il voyait tout en grand, sauf les difficult�s et
les hommes.

C'�tait d'ailleurs une luxuriante nature, un artiste d'instinct, un
gar�on spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais
s'escrimait plut�t en tirailleur.  Dans les discussions, peu soucieux
de la logique, rebelle au syllogisme, qu'il n'e�t jamais invent�, il
avait des coups � lui.  V�ritable casseur de vitres, il lan�ait en
pleine poitrine des arguments _ad hominem_ d'un effet s�r, et il
aimait � d�fendre du bec et des pattes les causes d�sesp�r�es.

Entre autres manies, il se proclamait �un ignorant sublime�, comme
Shakespeare, et faisait profession de m�priser les savants: �des gens,
disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la
partie�.  C'�tait, en somme, un boh�mien du pays des monts et
merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un
Pha�ton menant � fond de train le char du Soleil, un Icare avec des
ailes de rechange.  Du reste, il payait de sa personne et payait bien,
il se jetait t�te lev�e dans les entreprises folles, il br�lait ses
vaisseaux avec plus d'entrain qu'Agathocl�s, et, pr�t � se faire
casser les reins � toute heure, il finissait invariablement par
retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins en moelle de sureau
dont les enfants s'amusent.

En deux mots, sa devise �tait: _Quand m�me!_ et l'amour de
l'impossible sa �ruling passion [Sa ma�tresse passion.]�, suivant la
belle expression de Pope.

Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les d�fauts de
ses qualit�s!  Qui ne risque rien n'a rien, dit-on.  Ardan risqua
souvent et n'avait pas davantage!  C'�tait un bourreau d'argent, un
tonneau des Dana�des.  Homme parfaitement d�sint�ress�, d'ailleurs, il
faisait autant de coups de coeur que de coups de t�te; secourable,
chevaleresque, il n'e�t pas sign� le �bon � pendre� de son plus cruel
ennemi, et se serait vendu comme esclave pour racheter un N�gre.

En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage
brillant et bruyant.  Ne faisait-il pas sans cesse parler de lui par
les cent voix de la Renomm�e enrou�es � son service?  Ne vivait-il pas
dans une maison de verre, prenant l'univers entier pour confident de
ses plus intimes secrets?  Mais aussi poss�dait-il une admirable
collection d'ennemis, parmi ceux qu'il avait plus ou moins froiss�s,
bless�s, culbut�s sans merci, en jouant des coudes pour faire sa
trou�e dans la foule.

Cependant on l'aimait g�n�ralement, on le traitait en enfant g�t�.
C'�tait, suivant l'expression populaire, �un homme � prendre ou �
laisser�, et on le prenait.  Chacun s'int�ressait � ses hardies
entreprises et le suivait d'un regard inquiet.  On le savait si
imprudemment audacieux!  Lorsque quelque ami voulait l'arr�ter en lui
pr�disant une catastrophe prochaine: �La for�t n'est br�l�e que par
ses propres arbres�, r�pondait-il avec un aimable sourire, et sans se
douter qu'il citait le plus joli de tous les proverbes arabes.

Tel �tait ce passager de l'_Atlanta_, toujours agit�, toujours
bouillant sous l'action d'un feu int�rieur, toujours �mu, non de ce
qu'il venait faire en Am�rique--il n'y pensait m�me pas--, mais par
l'effet de son organisation fi�vreuse.  Si jamais individus offrirent
un contraste frappant, ce furent bien le Fran�ais Michel Ardan et le
Yankee Barbicane, tous les deux, cependant, entreprenants, hardis,
audacieux � leur mani�re.

La contemplation � laquelle s'abandonnait le pr�sident du Gun-Club en
pr�sence de ce rival qui venait le rel�guer au second plan fut vite
interrompue par les hurrahs et les vivats de la foule.  Ces cris
devinrent m�me si fr�n�tiques, et l'enthousiasme prit des formes
tellement personnelles, que Michel Ardan, apr�s avoir serr� un millier
de mains dans lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se
r�fugier dans sa cabine.

Barbicane le suivit sans avoir prononc� une parole.

�Vous �tes Barbicane?  lui demanda Michel Ardan, d�s qu'il furent
seuls et du ton dont il e�t parl� � un ami de vingt ans.

--Oui, r�pondit le pr�sident du Gun-Club.

--Eh bien!  bonjour, Barbicane.  Comment cela va-t-il?  Tr�s bien?
Allons tant mieux!  tant mieux!

--Ainsi, dit Barbicane, sans autre entr�e en mati�re, vous �tes d�cid�
� partir?

--Absolument d�cid�.

--Rien ne vous arr�tera?

--Rien.  Avez-vous modifi� votre projectile ainsi que l'indiquait ma
d�p�che?

--J'attendais votre arriv�e.  Mais, demanda Barbicane en insistant de
nouveau, vous avez bien r�fl�chi?...

--R�fl�chi!  est-ce que j'ai du temps � perdre?  Je trouve l'occasion
d'aller faire un tour dans la Lune, j'en profite, et voil� tout.  Il
me semble que cela ne m�rite pas tant de r�flexions.

Barbicane d�vorait du regard cet homme qui parlait de son projet de
voyage avec une l�g�ret�, une insouciance si compl�te et une si
parfaite absence d'inqui�tudes.

�Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens d'ex�cution?

--Excellents, mon cher Barbicane.  Mais permettez-moi de vous faire
une observation: j'aime autant raconter mon histoire une bonne fois, �
tout le monde, et qu'il n'en soit plus question.  Cela �vitera des
redites.  Donc, sauf meilleur avis, convoquez vos amis, vos coll�gues,
toute la ville, toute la Floride, toute l'Am�rique, si vous voulez, et
demain je serai pr�t � d�velopper mes moyens comme � r�pondre aux
objections quelles qu'elles soient.  Soyez tranquille, je les
attendrai de pied ferme.  Cela vous va-t-il?

--Cela me va�, r�pondit Barbicane.

Sur ce, le pr�sident sortit de la cabine et fit part � la foule de la
proposition de Michel Ardan.  Ses paroles furent accueillies avec des
tr�pignements et des grognements de joie.  Cela coupait court � toute
difficult�.  Le lendemain chacun pourrait contempler � son aise le
h�ros europ�en.  Cependant certains spectateurs des plus ent�t�s ne
voulurent pas quitter le pont de l'_Atlanta_; ils pass�rent la nuit �
bord.  Entre autres, J.-T. Maston avait viss� son crochet dans la
lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestan pour l'en
arracher.

�C'est un h�ros!  un h�ros!  s'�criait-il sur tous les tons, et nous
ne sommes que des femmelettes aupr�s de cet Europ�en-l�!

Quant au pr�sident, apr�s avoir convi� les visiteurs � se retirer, il
rentra dans la cabine du passager, et il ne la quitta qu'au moment o�
la cloche du steamer sonna le quart de minuit.

Mais alors les deux rivaux en popularit� se serraient chaleureusement
la main, et Michel Ardan tutoyait le pr�sident Barbicane.




                                 XIX
                         --------------------
                              UN MEETING

Le lendemain, l'astre du jour se leva bien tard au gr� de l'impatience
publique.  On le trouva paresseux, pour un Soleil qui devait �clairer
une semblable f�te.  Barbicane, craignant les questions indiscr�tes
pour Michel Ardan, aurait voulu r�duire ses auditeurs � un petit
nombre d'adeptes, � ses coll�gues, par exemple.  Mais autant essayer
d'endiguer le Niagara.  Il dut donc renoncer � ses projets et laisser
son nouvel ami courir les chances d'une conf�rence publique.  La
nouvelle salle de la Bourse de Tampa-Town, malgr� ses dimensions
colossales, fut jug�e insuffisante pour la c�r�monie, car la r�union
projet�e prenait les proportions d'un v�ritable meeting.

Le lieu choisit fut une vaste plaine situ�e en dehors de la ville; en
quelques heures on parvint � l'abriter contre les rayons du soleil;
les navires du port riches en voiles, en agr�s, en m�ts de rechange,
en vergues, fournirent les accessoires n�cessaires � la construction
d'une tente colossale.  Bient�t un immense ciel de toile s'�tendit sur
la prairie calcin�e et la d�fendit des ardeurs du jour.  L� trois cent
mille personnes trouv�rent place et brav�rent pendant plusieurs heures
une temp�rature �touffante, en attendant l'arriv�e du Fran�ais.  De
cette foule de spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre;
un second tiers voyait mal et n'entendait pas; quant au troisi�me, il
ne voyait rien et n'entendait pas davantage.  Ce ne fut cependant pas
le moins empress� � prodiguer ses applaudissements.

A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagn� des
principaux membres du Gun-Club.  Il donnait le bras droit au pr�sident
Barbicane, et le bras gauche � J.-T. Maston, plus radieux que le
Soleil en plein midi, et presque aussi rutilant.  Ardan monta sur une
estrade, du haut de laquelle ses regards s'�tendaient sur un oc�an de
chapeaux noirs.  Il ne paraissait aucunement embarrass�; il ne posait
pas; il �tait l� comme chez lui, gai, familier, aimable.  Aux hurrahs
qui l'accueillirent il r�pondit par un salut gracieux; puis, de la
main, r�clama le silence, silence, il prit la parole en anglais, et
s'exprima fort correctement en ces termes:

�Messieurs, dit-il, bien qu'il fasse tr�s chaud, je vais abuser de vos
moments pour vous donner quelques explications sur des projets qui ont
paru vous int�resser.  Je ne suis ni un orateur ni un savant, et je ne
comptais point parler publiquement; mais mon ami Barbicane m'a dit que
cela vous ferait plaisir, et je me suis d�vou�.  Donc, �coutez-moi
avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les fautes de
l'auteur.

Ce d�but sans fa�on fut fort go�t� des assistants, qui exprim�rent
leur contentement par un immense murmure de satisfaction.

�Messieurs, dit-il, aucune marque d'approbation ou d'improbation n'est
interdite.  Ceci convenu, je commence.  Et d'abord, ne l'oubliez pas,
vous avez affaire � un ignorant, mais son ignorance va si loin qu'il
ignore m�me les difficult�s.  Il lui a donc paru que c'�tait chose
simple, naturelle, facile, de prendre passage dans un projectile et de
partir pour la Lune.  Ce voyage-l� devait se faire t�t ou tard, et
quant au mode de locomotion adopt�, il suit tout simplement la loi du
progr�s.  L'homme a commenc� par voyager � quatre pattes, puis, un
beau jour, sur deux pieds, puis en charrette, puis en coche, puis en
patache, puis en diligence, puis en chemin de fer; eh bien!  le
projectile est la voiture de l'avenir, et, � vrai dire, les plan�tes
ne sont que des projectiles, de simples boulets de canon lanc�s par la
main du Cr�ateur.  Mais revenons � notre v�hicule.  Quelques-uns de
vous, messieurs, ont pu croire que la vitesse qui lui sera imprim�e
est excessive; il n'en est rien; tous les astres l'emportent en
rapidit�, et la Terre elle-m�me, dans son mouvement de translation
autour du Soleil, nous entra�ne trois fois plus rapidement.  Voici
quelques exemples.  Seulement, je vous demande la permission de
m'exprimer en lieues, car les mesures am�ricaines ne me sont pas tr�s
famili�res, et je craindrais de m'embrouiller dans mes calculs.

La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficult�.
L'orateur reprit son discours:

�Voici, messieurs, la vitesse des diff�rentes plan�tes.  Je suis
oblig� d'avouer que, malgr� mon ignorance, je connais fort exactement
ce petit d�tail astronomique; mais avant deux minutes vous serez aussi
savants que moi.  Apprenez donc que Neptune fait cinq mille lieues �
l'heure; Uranus, sept mille; Saturne, huit mille huit cent
cinquante-huit; Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze; Mars,
vingt-deux mille onze; la Terre, vingt-sept mille cinq cents; V�nus,
trente-deux mille cent quatre-vingt-dix; Mercure, cinquante-deux mille
cinq cent vingt; certaines com�tes, quatorze cent mille lieues dans
leur p�rih�lie!  Quant � nous, v�ritables fl�neurs, gens peu press�s,
notre vitesse ne d�passera pas neuf mille neuf cents lieues, et elle
ira toujours en d�croissant!  Je vous demande s'il y a l� de quoi
s'extasier, et n'est-il pas �vident que tout cela sera d�pass� quelque
jour par des vitesses plus grandes encore, dont la lumi�re ou
l'�lectricit� seront probablement les agents m�caniques?

Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan.

�Mes chers auditeurs, reprit-il, � en croire certains esprits
born�s--c'est le qualificatif qui leur convient--, l'humanit� serait
renferm�e dans un cercle de Popilius qu'elle ne saurait franchir, et
condamn�e � v�g�ter sur ce globe sans jamais pouvoir s'�lancer dans les
espaces plan�taires! Il n'en est rien! On va aller � la Lune, on ira aux
plan�tes, on ira aux �toiles, comme on va aujourd'hui de Liverpool � New
York, facilement, rapidement, s�rement, et l'oc�an atmosph�rique sera
bient�t travers� comme les oc�ans de la Lune! La distance n'est qu'un
mot relatif, et finira par �tre ramen�e � z�ro.

L'assembl�e, quoique tr�s mont�e en faveur du h�ros fran�ais, resta un
peu interdite devant cette audacieuse th�orie.  Michel Ardan parut le
comprendre.

�Vous ne semblez pas convaincus, mes braves h�tes, reprit-il avec un
aimable sourire.  Eh bien!  raisonnons un peu.  Savez-vous quel temps
il faudrait � un train express pour atteindre la Lune?  Trois cents
jours.  Pas davantage.  Un trajet de quatre-vingt-six mille quatre
cent dix lieues, mais qu'est-ce que cela?  Pas m�me neuf fois le tour
de la Terre, et il n'est point de marins ni de voyageurs un peu
d�gourdis qui n'aient fait plus de chemin pendant leur existence.
Songez donc que je ne serai que quatre-vingt-dix-sept heures en route!
Ah!  vous vous figurez que la Lune est �loign�e de la Terre et qu'il
faut y regarder � deux fois avant de tenter l'aventure!  Mais que
diriez-vous donc s'il s'agissait d'aller � Neptune, qui gravite � onze
cent quarante-sept millions de lieues du Soleil!  Voil� un voyage que
peu de gens pourraient faire, s'il co�tait seulement cinq sols par
kilom�tre!  Le baron de Rothschild lui-m�me, avec son milliard,
n'aurait pas de quoi payer sa place, et faute de cent quarante-sept
millions, il resterait en route!

Cette fa�on d'argumenter parut beaucoup plaire � l'assembl�e;
d'ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet, s'y lan�ait � corps perdu
avec un entrain superbe; il se sentait avidement �cout�, et reprit
avec une admirable assurance:

�Eh bien!  mes amis, cette distance de Neptune au Soleil n'est rien
encore, si on la compare � celle des �toiles; en effet, pour �valuer
l'�loignement de ces astres, il faut entrer dans cette num�ration
�blouissante o� le plus petit nombre a neuf chiffres, et prendre le
milliard pour unit�.  Je vous demande pardon d'�tre si ferr� sur cette
question, mais elle est d'un int�r�t palpitant.  �coutez et jugez!
Alpha du Centaure est � huit mille milliards de lieues, V�ga �
cinquante mille milliards, Sirius � cinquante mille milliards,
Arcturus � cinquante-deux mille milliards, la Polaire � cent dix-sept
mille milliards, la Ch�vre � cent soixante-dix mille milliards, les
autres �toiles � des mille et des millions et des milliards de
milliards de lieues!  Et l'on viendrait parler de la distance qui
s�pare les plan�tes du Soleil!  Et l'on soutiendrait que cette
distance existe!  Erreur!  fausset�!  aberration des sens!  Savez-vous
ce que je pense de ce monde qui commence � l'astre radieux et finit �
Neptune?  Voulez-vous conna�tre ma th�orie?  Elle est bien simple!
Pour moi, le monde solaire est un corps solide, homog�ne; les plan�tes
qui le composent se pressent, se touchent, adh�rent, et l'espace
existant entre elles n'est que l'espace qui s�pare les mol�cules du
m�tal le plus compacte, argent ou fer, or ou platine!  J'ai donc le
droit d'affirmer, et je r�p�te avec une conviction qui vous p�n�trera
tous: �La distance est un vain mot, la distance n'existe pas!

--Bien dit!  Bravo!  Hurrah!  s'�cria d'une seule voix l'assembl�e
�lectris�e par le geste, par l'accent de l'orateur, par la hardiesse
de ses conceptions.

--Non!  s'�cria J.-T. Maston plus �nergiquement que les autres, la
distance n'existe pas!

Et, emport� par la violence de ses mouvements, par l'�lan de son corps
qu'il eut peine � ma�triser, il faillit tomber du haut de l'estrade
sur le sol.  Mais il parvint � retrouver son �quilibre, et il �vita
une chute qui lui e�t brutalement prouv� que la distance n'�tait pas
un vain mot.  Puis le discours de l'entra�nant orateur reprit son
cours.

�Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est
maintenant r�solue.  Si je ne vous ai pas convaincus tous, c'est que
j'ai �t� timide dans mes d�monstrations, faible dans mes arguments, et
il faut en accuser l'insuffisance de mes �tudes th�oriques.  Quoi
qu'il en soit, je vous le r�p�te, la distance de la Terre � son
satellite est r�ellement peu importante et indigne de pr�occuper un
esprit s�rieux.  Je ne crois donc pas trop m'avancer en disant qu'on
�tablira prochainement des trains de projectiles, dans lesquels se
fera commod�ment le voyage de la Terre � la Lune.  Il n'y aura ni
choc, ni secousse, ni d�raillement � craindre, et l'on atteindra le
but rapidement, sans fatigue, en ligne droite, �� vol d'abeille�, pour
parler le langage de vos trappeurs.  Avant vingt ans, la moiti� de la
Terre aura visit� la Lune!

--Hurrah!  hurrah pour Michel Ardan!  s'�cri�rent les assistants, m�me
les moins convaincus.

--Hurrah pour Barbicane!� r�pondit modestement l'orateur.

Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de l'entreprise fut
accueilli par d'unanimes applaudissements.

�Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez quelque
question � m'adresser, vous embarrasserez �videmment un pauvre homme
comme moi, mais je t�cherai cependant de vous r�pondre.

Jusqu'ici, le pr�sident du Gun-Club avait lieu d'�tre tr�s satisfait
de la tournure que prenait la discussion.  Elle portait sur ces
th�ories sp�culatives dans lesquelles Michel Ardan, entra�n� par sa
vive imagination, se montrait fort brillant.  Il fallait donc
l'emp�cher de d�vier vers les questions pratiques, dont il se f�t
moins bien tir�, sans doute.  Barbicane se h�ta de prendre la parole,
et il demanda � son nouvel ami s'il pensait que la Lune ou les
plan�tes fussent habit�es.

�C'est un grand probl�me que tu me poses l�, mon digne pr�sident,
r�pondit l'orateur en souriant; cependant, si je ne me trompe, des
hommes de grande intelligence, Plutarque, Swedenborg, Bernardin de
Saint-Pierre et beaucoup d'autres se sont prononc�s pour
l'affirmative.  En me pla�ant au point de vue de la philosophie
naturelle, je serais port� � penser comme eux; je me dirais que rien
d'inutile n'existe en ce monde, et, r�pondant � ta question par une
autre question, ami Barbicane, j'affirmerais que si les mondes sont
habitables, ou ils sont habit�s, ou ils l'ont �t�, ou ils le seront.

--Tr�s bien!  s'�cri�rent les premiers rangs des spectateurs, dont
l'opinion avait force de loi pour les derniers.

--On ne peut r�pondre avec plus de logique et de justesse, dit le
pr�sident du Gun-Club.  La question revient donc � celle-ci: Les
mondes sont-ils habitables?  Je le crois, pour ma part.

--Et moi, j'en suis certain, r�pondit Michel Ardan.

--Cependant, r�pliqua l'un des assistants, il y a des arguments contre
l'habitabilit� des mondes.  Il faudrait �videmment dans la plupart que
les principes de la vie fussent modifi�s.  Ainsi, pour ne parler que
des plan�tes, on doit �tre br�l� dans les unes et gel� dans les
autres, suivant qu'elles sont plus ou moins �loign�es du Soleil.

--Je regrette, r�pondit Michel Ardan, de ne pas conna�tre
personnellement mon honorable contradicteur, car j'essaierais de lui
r�pondre.  Son objection a sa valeur, mais je crois qu'on peut la
combattre avec quelque succ�s, ainsi que toutes celles dont
l'habitabilit� des mondes a �t� l'objet.  Si j'�tais physicien, je
dirais que, s'il y a moins de calorique mis en mouvement dans les
plan�tes voisines du Soleil, et plus, au contraire, dans les plan�tes
�loign�es, ce simple ph�nom�ne suffit pour �quilibrer la chaleur et
rendre la temp�rature de ces mondes supportable � des �tres organis�s
comme nous le sommes.  Si j'�tais naturaliste, je lui dirais, apr�s
beaucoup de savants illustres, que la nature nous fournit sur la terre
des exemples d'animaux vivant dans des conditions bien diverses
d'habitabilit�; que les poissons respirent dans un milieu mortel aux
autres animaux; que les amphibies ont une double existence assez
difficile � expliquer; que certains habitants des mers se maintiennent
dans les couches d'une grande profondeur et y supportent sans �tre
�cras�s des pressions de cinquante ou soixante atmosph�res; que divers
insectes aquatiques, insensibles � la temp�rature, se rencontrent � la
fois dans les sources d'eau bouillante et dans les plaines glac�es de
l'oc�an Polaire; enfin, qu'il faut reconna�tre � la nature une
diversit� dans ses moyens d'action souvent incompr�hensible, mais non
moins r�elle, et qui va jusqu'� la toute-puissance.  Si j'�tais
chimiste, je lui dirais que les a�rolithes, ces corps �videmment
form�s en dehors du monde terrestre, ont r�v�l� � l'analyse des traces
indiscutables de carbone; que cette substance ne doit son origine qu'�
des �tres organis�s, et que, d'apr�s les exp�riences de Reichenbach,
elle a d� �tre n�cessairement �animalis�e�.  Enfin, si j'�tais
th�ologien, je lui dirais que la R�demption divine semble, suivant
saint Paul, s'�tre appliqu�e non seulement � la Terre, mais � tous les
mondes c�lestes.  Mais je ne suis ni th�ologien, ni chimiste, ni
naturaliste, ni physicien.  Aussi, dans ma parfaite ignorance des
grandes lois qui r�gissent l'univers, je me borne � r�pondre: Je ne
sais pas si les mondes sont habit�s, et, comme je ne le sais pas, je
vais y voir!

L'adversaire des th�ories de Michel Ardan hasarda-t-il d'autres
arguments?  Il est impossible de le dire, car les cris fr�n�tiques de
la foule eussent emp�ch� toute opinion de se faire jour.  Lorsque le
silence se fut r�tabli jusque dans les groupes les plus �loign�s, le
triomphant orateur se contenta d'ajouter les consid�rations suivantes:

�Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu'une si grande question est �
peine effleur�e par moi; je ne viens point vous faire ici un cours
public et soutenir une th�se sur ce vaste sujet.  Il y a toute une
autre s�rie d'arguments en faveur de l'habitabilit� des mondes.  Je la
laisse de c�t�.  Permettez-moi seulement d'insister sur un point.  Aux
gens qui soutiennent que les plan�tes ne sont pas habit�es, il faut
r�pondre: Vous pouvez avoir raison, s'il est d�montr� que la Terre est
le meilleur des mondes possible, mais cela n'est pas, quoi qu'en ait
dit Voltaire.  Elle n'a qu'un satellite, quand Jupiter, Uranus,
Saturne, Neptune, en ont plusieurs � leur service, avantage qui n'est
point � d�daigner.  Mais ce qui rend surtout notre globe peu
confortable, c'est l'inclinaison de son axe sur son orbite.  De l�
l'in�galit� des jours et des nuits; de l� cette diversit� f�cheuse des
saisons.  Sur notre malheureux sph�ro�de, il fait toujours trop chaud
ou trop froid; on y g�le en hiver, on y br�le en �t�; c'est la plan�te
aux rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu'� la
surface de Jupiter, par exemple, o� l'axe est tr�s peu inclin�
[L'inclinaison de l'axe de Jupiter sur son orbite n'est que de 3�
5'.], les habitants pourraient jouir de temp�ratures invariables; il y
a la zone des printemps, la zone des �t�s, la zone des automnes et la
zone des hivers perp�tuels; chaque Jovien peut choisir le climat qui
lui pla�t et se mettre pour toute sa vie � l'abri des variations de la
temp�rature.  Vous conviendrez sans peine de cette sup�riorit� de
Jupiter sur notre plan�te, sans parler de ses ann�es, qui durent douze
ans chacune!  De plus, il est �vident pour moi que, sous ces auspices
et dans ces conditions merveilleuses d'existence, les habitants de ce
monde fortun� sont des �tres sup�rieurs, que les savants y sont plus
savants, que les artistes y sont plus artistes, que les m�chants y
sont moins m�chants, et que les bons y sont meilleurs.  H�las!  que
manque-t-il � notre sph�ro�de pour atteindre cette perfection?  Peu de
chose!  Un axe de rotation moins inclin� sur le plan de son orbite.

--Eh bien!  s'�cria une voix imp�tueuse, unissons nos efforts,
inventons des machines et redressons l'axe de la Terre!

Un tonnerre d'applaudissements �clata � cette proposition, dont
l'auteur �tait et ne pouvait �tre que J.-T. Maston.  Il est probable
que le fougueux secr�taire avait �t� emport� par ses instincts
d'ing�nieur � hasarder cette hardie proposition.  Mais, il faut le
dire--car c'est la v�rit�--, beaucoup l'appuy�rent de leurs cris,
et sans doute, s'ils avaient eu le point d'appui r�clam� par
Archim�de, les Am�ricains auraient construit un levier capable de
soulever le monde et de redresser son axe.  Mais le point d'appui,
voil� ce qui manquait � ces t�m�raires m�caniciens.

N�anmoins, cette id�e ��minemment pratique� eut un succ�s �norme; la
discussion fut suspendue pendant un bon quart d'heure, et longtemps,
bien longtemps encore, on parla dans les �tats-Unis d'Am�rique de la
proposition formul�e si �nergiquement par le secr�taire perp�tuel du
Gun-Club.




                                  XX
                         --------------------
                          ATTAQUE ET RIPOSTE

Cet incident semblait devoir terminer la discussion.  C'�tait le �mot
de la fin�, et l'on n'e�t pas trouv� mieux.  Cependant, quand
l'agitation se fut calm�e, on entendit ces paroles prononc�es d'une
voix forte et s�v�re:

�Maintenant que l'orateur a donn� une large part � la fantaisie,
voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire moins de th�ories et
discuter la partie pratique de son exp�dition?

Tous les regards se dirig�rent vers le personnage qui parlait ainsi.
C'�tait un homme maigre, sec, d'une figure �nergique, avec une barbe
taill�e � l'am�ricaine qui foisonnait sous son menton.  A la faveur
des diverses agitations produites dans l'assembl�e, il avait peu � peu
gagn� le premier rang des spectateurs.  L�, les bras crois�s, l'oeil
brillant et hardi, il fixait imperturbablement le h�ros du meeting.
Apr�s avoir formul� sa demande, il se tut et ne parut pas s'�mouvoir
des milliers de regards qui convergeaient vers lui, ni du murmure
d�sapprobateur excit� par ses paroles.  La r�ponse se faisant
attendre, il posa de nouveau sa question avec le m�me accent net et
pr�cis, puis il ajouta:

�Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la Terre.

--Vous avez raison, monsieur, r�pondit Michel Ardan, la discussion
s'est �gar�e.  Revenons � la Lune.

--Monsieur, reprit l'inconnu, vous pr�tendez que notre satellite est
habit�.  Bien.  Mais s'il existe des S�l�nites, ces gens-l�, � coup
s�r, vivent sans respirer, car--je vous en pr�viens dans votre
int�r�t--il n'y a pas la moindre mol�cule d'air � la surface de la
Lune.

A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve crini�re; il comprit que
la lutte allait s'engager avec cet homme sur le vif de la question.
Il le regarda fixement � son tour, et dit:

�Ah!  il n'a pas d'air dans la Lune!  Et qui pr�tend cela, s'il vous
pla�t?

--Les savants.

--Vraiment?

--Vraiment.

--Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie � part, j'ai une
profonde estime pour les savants qui savent, mais un profond d�dain
pour les savants qui ne savent pas.

--Vous en connaissez qui appartiennent � cette derni�re cat�gorie?

--Particuli�rement. En France, il y en a
un qui soutient que �math�matiquement�
l'oiseau ne peut pas voler, et un autre dont les
th�ories d�montrent que le poisson n'est pas
fait pour vivre dans l'eau.

--Il ne s'agit pas de ceux-l�, monsieur, et je pourrais citer �
l'appui de ma proposition des noms que vous ne r�cuseriez pas.

--Alors, monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre ignorant qui,
d'ailleurs, ne demande pas mieux que de s'instruire!

--Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si vous ne
les avez pas �tudi�es?  demanda l'inconnu assez brutalement.

--Pourquoi!  r�pondit Ardan.  Par la raison que celui-l� est toujours
brave qui ne soup�onne pas le danger!  Je ne sais rien, c'est vrai,
mais c'est pr�cis�ment ma faiblesse qui fait ma force.

--Votre faiblesse va jusqu'� la folie, s'�cria l'inconnu d'un ton de
mauvaise humeur.

--Eh!  tant mieux, riposta le Fran�ais, si ma folie me m�ne jusqu'� la
Lune!

Barbicane et ses coll�gues d�voraient des yeux cet intrus qui venait
si hardiment se jeter au travers de l'entreprise.  Aucun ne le
connaissait, et le pr�sident, peu rassur� sur les suites d'une
discussion si franchement pos�e, regardait son nouvel ami avec une
certaine appr�hension.  L'assembl�e �tait attentive et s�rieusement
inqui�te, car cette lutte avait pour r�sultat d'appeler son attention
sur les dangers ou m�me les v�ritables impossibilit�s de l'exp�dition.

�Monsieur, reprit l'adversaire de Michel Ardan, les raisons sont
nombreuses et indiscutables qui prouvent l'absence de toute atmosph�re
autour de la Lune.  Je dirai m�me _a priori_ que, si cette atmosph�re
a jamais exist�, elle a d� �tre soutir�e par la Terre.  Mais j'aime
mieux vous opposer des faits irr�cusables.

--Opposez, monsieur, r�pondit Michel Ardan avec une galanterie
parfaite, opposez tant qu'il vous plaira!

--Vous savez, dit l'inconnu, que lorsque des rayons lumineux
traversent un milieu tel que l'air, ils sont d�vi�s de la ligne
droite, ou, en d'autres termes, qu'ils subissent une r�fraction.  Eh
bien!  lorsque des �toiles sont occult�es par la Lune, jamais leurs
rayons, en rasant les bords du disque, n'ont �prouv� la moindre
d�viation ni donn� le plus l�ger indice de r�fraction.  De l� cette
cons�quence �vidente que la Lune n'est pas envelopp�e d'une
atmosph�re.

On regarda le Fran�ais, car, l'observation une fois admise, les
cons�quences en �taient rigoureuses.

�En effet, r�pondit Michel Ardan, voil� votre meilleur argument, pour
ne pas dire le seul, et un savant serait peut-�tre embarrass� d'y
r�pondre; moi, je vous dirai seulement que cet argument n'a pas une
valeur absolue, parce qu'il suppose le diam�tre angulaire de la Lune
parfaitement d�termin�, ce qui n'est pas.  Mais passons, et dites-moi,
mon cher monsieur, si vous admettez l'existence de volcans � la
surface de la Lune.

--Des volcans �teints, oui; enflamm�s, non.

--Laissez-moi croire pourtant, et sans d�passer les bornes de la
logique, que ces volcans ont �t� en activit� pendant une certaine
p�riode!

--Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir eux-m�mes
l'oxyg�ne n�cessaire � la combustion, le fait de leur �ruption ne
prouve aucunement la pr�sence d'une atmosph�re lunaire.

--Passons alors, r�pondit Michel Ardan, et laissons de c�t� ce genre
d'arguments pour arriver aux observations directes.  Mais je vous
pr�viens que je vais mettre des noms en avant.

--Mettez.

--Je mets.  En 1715, les astronomes Louville et Halley, observant
l'�clipse du 3 mai, remarqu�rent certaines fulminations d'une nature
bizarre.  Ces �clats de lumi�re, rapides et souvent renouvel�s, furent
attribu�s par eux � des orages qui se d�cha�naient dans l'atmosph�re
de la Lune.

--En 1715, r�pliqua l'inconnu, les astronomes Louville et Halley ont
pris pour des ph�nom�nes lunaires des ph�nom�nes purement terrestres,
tels que bolides ou autres, qui se produisaient dans notre atmosph�re.
Voil� ce qu'ont r�pondu les savants � l'�nonc� de ces faits, et ce que
je r�ponds avec eux.

--Passons encore, r�pondit Ardan, sans �tre troubl� de la riposte.
Herschell, en 1787, n'a-t-il pas observ� un grand nombre de points
lumineux � la surface de la Lune?

--Sans doute; mais sans s'expliquer sur l'origine de ces points
lumineux, Herschell lui-m�me n'a pas conclu de leur apparition � la
n�cessit� d'une atmosph�re lunaire.

--Bien r�pondu, dit Michel Ardan en complimentant son adversaire; je
vois que vous �tes tr�s fort en s�l�nographie.

--Tr�s fort, monsieur, et j'ajouterai que les plus habiles
observateurs, ceux qui ont le mieux �tudi� l'astre des nuits, MM.
Beer et Moelder, sont d'accord sur le d�faut absolu d'air � sa
surface.

Un mouvement se fit dans l'assistance, qui parut s'�mouvoir des
arguments de ce singulier personnage.

�Passons toujours, r�pondit Michel Ardan avec le plus grand calme, et
arrivons maintenant � un fait important.  Un habile astronome
fran�ais, M. Laussedat, en observant l'�clipse du 18 juillet 1860,
constata que les cornes du croissant solaire �taient arrondies et
tronqu�es.  Or, ce ph�nom�ne n'a pu �tre produit que par une d�viation
des rayons du soleil � travers l'atmosph�re de la Lune, et il n'a pas
d'autre explication possible.

--Mais le fait est-il certain?  demanda vivement l'inconnu.

--Absolument certain!

Un mouvement inverse ramena l'assembl�e vers son h�ros favori, dont
l'adversaire resta silencieux.  Ardan reprit la parole, et sans tirer
vanit� de son dernier avantage, il dit simplement: �Vous voyez donc
bien, mon cher monsieur, qu'il ne faut pas se prononcer d'une fa�on
absolue contre l'existence d'une atmosph�re � la surface de la Lune;
cette atmosph�re est probablement peu dense, assez subtile, mais
aujourd'hui la science admet g�n�ralement qu'elle existe.

--Pas sur les montagnes, ne vous en d�plaise, riposta l'inconnu, qui
n'en voulait pas d�mordre.

--Non, mais au fond des vall�es, et ne d�passant pas en hauteur
quelques centaines de pieds.

--En tout cas, vous feriez bien de prendre vos pr�cautions, car cet
air sera terriblement rar�fi�.

--Oh!  mon brave monsieur, il y en aura toujours assez pour un homme
seul; d'ailleurs, une fois rendu l�-haut, je t�cherai de l'�conomiser
de mon mieux et de ne respirer que dans les grandes occasions!

Un formidable �clat de rire vint tonner aux oreilles du myst�rieux
interlocuteur, qui promena ses regards sur l'assembl�e, en la bravant
avec fiert�.

�Donc, reprit Michel Ardan d'un air d�gag�, puisque nous sommes
d'accord sur la pr�sence d'une certaine atmosph�re, nous voil� forc�s
d'admettre la pr�sence d'une certaine quantit� d'eau.  C'est une
cons�quence dont je me r�jouis fort pour mon compte.  D'ailleurs, mon
aimable contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une
observation.  Nous ne connaissons qu'un c�t� du disque de la Lune, et
s'il y a peu d'air sur la face qui nous regarde, il est possible qu'il
y en ait beaucoup sur la face oppos�e.

--Et pour quelle raison?

--Parce que la Lune, sous l'action de l'attraction terrestre, a pris
la forme d'un oeuf que nous apercevons par le petit bout.  De l� cette
cons�quence due aux calculs de Hansen, que son centre de gravit� est
situ� dans l'autre h�misph�re.  De l� cette conclusion que toutes les
masses d'air et d'eau ont d� �tre entra�n�es sur l'autre face de notre
satellite aux premiers jours de sa cr�ation.

--Pures fantaisies!  s'�cria l'inconnu.

--Non!  pures th�ories, qui sont appuy�es sur les lois de la
m�canique, et il me para�t difficile de les r�futer.  J'en appelle
donc � cette assembl�e, et je mets aux voix la question de savoir si
la vie, telle qu'elle existe sur la Terre, est possible � la surface
de la Lune?

Trois cent mille auditeurs � la fois applaudirent � la proposition.
L'adversaire de Michel Ardan voulait encore parler, mais il ne pouvait
plus se faire entendre.  Les cris, les menaces fondaient sur lui comme
la gr�le.

�Assez!  assez!  disaient les uns.

--Chassez cet intrus!  r�p�taient les autres.

--A la porte!  � la porte!� s'�criait la foule irrit�e.

Mais lui, ferme, cramponn� � l'estrade, ne bougeait pas et laissait
passer l'orage, qui e�t pris des proportions formidables, si Michel
Ardan ne l'e�t apais� d'un geste.  Il �tait trop chevaleresque pour
abandonner son contradicteur dans une semblable extr�mit�.

�Vous d�sirez ajouter quelques mots?  lui demanda-t-il du ton le plus
gracieux.

--Oui!  cent, mille, r�pondit l'inconnu avec emportement.  Ou plut�t,
non, un seul!  Pour pers�v�rer dans votre entreprise, il faut que vous
soyez...

--Imprudent!  Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi qui ai demand�
un boulet cylindro-conique � mon ami Barbicane, afin de ne pas tourner
en route � la fa�on des �cureuils?

--Mais, malheureux, l'�pouvantable contrecoup vous mettra en pi�ces au
d�part!

--Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur la
v�ritable et la seule difficult�; cependant, j'ai trop bonne opinion
du g�nie industriel des Am�ricains pour croire qu'ils ne parviendront
pas � la r�soudre!

--Mais la chaleur d�velopp�e par la vitesse du projectile en
traversant les couches d'air?

--Oh!  ses parois sont �paisses, et j'aurai si rapidement franchi
l'atmosph�re!

--Mais des vivres?  de l'eau?

--J'ai calcul� que je pouvais en emporter pour un an, et ma travers�e
durera quatre jours!

--Mais de l'air pour respirer en route?

--J'en ferai par des proc�d�s chimiques.

--Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais?

--Elle sera six fois moins rapide qu'une chute sur la Terre, puisque
la pesanteur est six fois moindre � la surface de la Lune.

--Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du verre!

--Et qui m'emp�chera de retarder ma chute au moyen de fus�es
convenablement dispos�es et enflamm�es en temps utile?

--Mais enfin, en supposant que toutes les difficult�s soient r�solues,
tous les obstacles aplanis, en r�unissant toutes les chances en votre
faveur, en admettant que vous arriviez sain et sauf dans la Lune,
comment reviendrez-vous?

--Je ne reviendrai pas!

A cette r�ponse, qui touchait au sublime par sa simplicit�,
l'assembl�e demeura muette. Mais son silence fut plus �loquent que
n'eussent �t� ses cris d'enthousiasme.  L'inconnu en profita pour
protester une derni�re fois.

�Vous vous tuerez infailliblement, s'�cria-t-il, et votre mort, qui
n'aura �t� que la mort d'un insens�, n'aura pas m�me servi la science!

--Continuez, mon g�n�reux inconnu, car v�ritablement vous pronostiquez
d'une fa�on fort agr�able.

--Ah!  c'en est trop!  s'�cria l'adversaire de Michel Ardan, et je ne
sais pas pourquoi je continue une discussion aussi peu s�rieuse!
Poursuivez � votre aise cette folle entreprise!  Ce n'est pas � vous
qu'il faut s'en prendre!

--Oh!  ne vous g�nez pas!

--Non!  c'est un autre qui portera la responsabilit� de vos actes!

--Et qui donc, s'il vous pla�t?  demanda Michel Ardan d'une voix
imp�rieuse.

--L'ignorant qui a organis� cette tentative aussi impossible que
ridicule!

L'attaque �tait directe.  Barbicane, depuis l'intervention de
l'inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir, et a br�ler
sa fum�e comme certains foyers de chaudi�res; mais, en se voyant si
outrageusement d�sign�, il se leva pr�cipitamment et allait marcher �
l'adversaire qui le bravait en face, quand il se vit subitement s�par�
de lui.

L'estrade fut enlev�e tout d'un coup par cent bras vigoureux, et le
pr�sident du Gun-Club dut partager avec Michel Ardan les honneurs du
triomphe.  Le pavois �tait lourd, mais les porteurs se relayaient sans
cesse, et chacun se disputait, luttait, combattait pour pr�ter � cette
manifestation l'appui de ses �paules.

Cependant l'inconnu n'avait point profit� du tumulte pour quitter la
place.  L'aurait-il pu, d'ailleurs, au milieu de cette foule compacte?
Non, sans doute.  En tout cas, il se tenait au premier rang, les bras
crois�s, et d�vorait des yeux le pr�sident Barbicane.

Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces deux hommes
demeuraient engag�s comme deux �p�es fr�missantes.

Les cris de l'immense foule se maintinrent � leur maximum d'intensit�
pendant cette marche triomphale.  Michel Ardan se laissait faire avec
un plaisir �vident.  Sa face rayonnait.  Quelquefois l'estrade
semblait prise de tangage et de roulis comme un navire battu des
flots.  Mais les deux h�ros du meeting avaient le pied marin; ils ne
bronchaient pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de
Tampa-Town.  Michel Ardan parvint heureusement � se d�rober aux
derni�res �treintes de ses vigoureux admirateurs; il s'enfuit �
l'h�tel Franklin, gagna prestement sa chambre et se glissa rapidement
dans son lit, tandis qu'une arm�e de cent mille hommes veillait sous
ses fen�tres.

Pendant ce temps, une sc�ne courte, grave, d�cisive, avait lieu entre
le personnage myst�rieux et le pr�sident du Gun-Club.

Barbicane, libre enfin, �tait all� droit � son adversaire.

�Venez!� dit-il d'une voix br�ve.

Celui-ci le suivit sur le quai, et bient�t tous les deux se trouv�rent
seuls � l'entr�e d'un wharf ouvert sur le Jone's-Fall.

L�, ces ennemis, encore inconnus l'un � l'autre, se regard�rent.

�Qui �tes-vous? demanda Barbicane.

--Le capitaine Nicholl.

--Je m'en doutais.  Jusqu'ici le hasard ne vous avait jamais jet� sur
mon chemin...

--Je suis venu m'y mettre!

--Vous m'avez insult�!

--Publiquement.

--Et vous me rendrez raison de cette insulte.

--A l'instant.

--Non.  Je d�sire que tout se passe secr�tement entre nous.  Il y a un
bois situ� � trois milles de Tampa, le bois de Skersnaw.  Vous le
connaissez?

--Je le connais.

--Vous plaira-t-il d'y entrer demain matin � cinq heures par un
c�t�?...

--Oui, si � la m�me heure vous entrez par l'autre c�t�.

--Et vous n'oublierez pas votre rifle?  dit Barbicane.

--Pas plus que vous n'oublierez le v�tre�, r�pondit Nicholl.

Sur ces paroles froidement prononc�es, le pr�sident du Gun-Club et le
capitaine se s�par�rent.  Barbicane revint � sa demeure, mais au lieu
de prendre quelques heures de repos, il passa la nuit � chercher les
moyens d'�viter le contrecoup du projectile et de r�soudre ce
difficile probl�me pos� par Michel Ardan dans la discussion du
meeting.




                                 XXI
                         --------------------
               COMMENT UN FRAN�AIS ARRANGE UNE AFFAIRE

Pendant que les conventions de ce duel �taient discut�es entre le
pr�sident et le capitaine, duel terrible et sauvage, dans lequel
chaque adversaire devient chasseur d'homme, Michel Ardan se reposait
des fatigues du triomphe.  Se reposer n'est �videmment pas une
expression juste, car les lits am�ricains peuvent rivaliser pour la
duret� avec des tables de marbre ou de granit.

Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant entre les
serviettes qui lui servaient de draps, et il songeait � installer une
couchette plus confortable dans son projectile, quand un bruit violent
vint l'arracher � ses r�ves.  Des coups d�sordonn�s �branlaient sa
porte.  Ils semblaient �tre port�s avec un instrument de fer.  De
formidables �clats de voix se m�laient � ce tapage un peu trop
matinal.

�Ouvre!  criait-on.  Mais, au nom du Ciel, ouvre donc!

Ardan n'avait aucune raison d'acquiescer � une demande si bruyamment
pos�e.  Cependant il se leva et ouvrit sa porte, au moment o� elle
allait c�der aux efforts du visiteur obstin�.  Le secr�taire du
Gun-Club fit irruption dans la chambre.  Une bombe ne serait pas
entr�e avec moins de c�r�monie.

�Hier soir, s'�cria J.-T. Maston _ex abrupto_, notre pr�sident a �t�
insult� publiquement pendant le meeting!  Il a provoqu� son
adversaire, qui n'est autre que le capitaine Nicholl!  Ils se battent
ce matin au bois de Skersnaw!  J'ai tout appris de la bouche de
Barbicane!  S'il est tu�, c'est l'an�antissement de nos projets!  Il
faut donc emp�cher ce duel!  Or, un seul homme au monde peut avoir
assez d'empire sur Barbicane pour l'arr�ter, et cet homme c'est Michel
Ardan!

Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan, renon�ant �
l'interrompre, s'�tait pr�cipit� dans son vaste pantalon, et, moins de
deux minutes apr�s, les deux amis gagnaient � toutes jambes les
faubourgs de Tampa-Town.

Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au courant de
la situation.  Il lui apprit les v�ritables causes de l'inimiti� de
Barbicane et de Nicholl, comment cette inimiti� �tait de vieille date,
pourquoi jusque-l�, gr�ce � des amis communs, le pr�sident et le
capitaine ne s'�taient jamais rencontr�s face � face; il ajouta qu'il
s'agissait uniquement d'une rivalit� de plaque et de boulet, et
qu'enfin la sc�ne du meeting n'avait �t� qu'une occasion longtemps
cherch�e par Nicholl de satisfaire de vieilles rancunes.

Rien de plus terrible que ces duels particuliers � l'Am�rique, pendant
lesquels les deux adversaires se cherchent � travers les taillis, se
guettent au coin des halliers et se tirent au milieu des fourr�s comme
des b�tes fauves.  C'est alors que chacun d'eux doit envier ces
qualit�s merveilleuses si naturelles aux Indiens des Prairies, leur
intelligence rapide, leur ruse ing�nieuse, leur sentiment des traces,
leur flair de l'ennemi.  Une erreur, une h�sitation, un faux pas
peuvent amener la mort.  Dans ces rencontres, les Yankees se font
souvent accompagner de leurs chiens et, � la fois chasseurs et gibier,
ils se relancent pendant des heures enti�res.

�Quels diables de gens vous �tes!  s'�cria Michel Ardan, quand son
compagnon lui eut d�peint avec beaucoup d'�nergie toute cette mise en
sc�ne.

--Nous sommes ainsi, r�pondit modestement J.-T. Maston; mais
h�tons-nous.

Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir � travers la plaine
encore tout humide de ros�e, franchir les rizi�res et les creeks,
couper au plus court, ils ne purent atteindre avant cinq heures et
demie le bois de Skersnaw.  Barbicane devait avoir pass� sa lisi�re
depuis une demi-heure.

L� travaillait un vieux bushman occup� � d�biter en fagots des arbres
abattus sous sa hache.  Maston courut � lui en criant:

�Avez-vous vu entrer dans le bois un homme arm� d'un rifle, Barbicane,
le pr�sident...  mon meilleur ami?...

Le digne secr�taire du Gun-Club pensait na�vement que son pr�sident
devait �tre connu du monde entier.  Mais le bushman n'eut pas l'air de
le comprendre.

�Un chasseur, dit alors Ardan.

--Un chasseur?  oui, r�pondit le bushman.

--Il y a longtemps?

--Une heure � peu pr�s.

--Trop tard!  s'�cria Maston.

--Et avez-vous entendu des coups de fusil?  demanda Michel Ardan.

--Non.

--Pas un seul?

--Pas un seul.  Ce chasseur-l� n'a pas l'air de faire bonne chasse!

--Que faire?  dit Maston.

--Entrer dans le bois, au risque d'attraper une balle qui ne nous est
pas destin�e.

--Ah!  s'�cria Maston avec un accent auquel on ne pouvait se
m�prendre, j'aimerais mieux dix balles dans ma t�te qu'une seule dans
la t�te de Barbicane.

--En avant donc!� reprit Ardan en serrant la main de son compagnon.

Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient dans le
taillis.  C'�tait un fourr� fort �pais, fait de cypr�s g�ants, de
sycomores, de tulipiers, d'oliviers, de tamarins, de ch�nes vifs et de
magnolias.  Ces divers arbres enchev�traient leurs branches dans un
inextricable p�le-m�le, sans permettre � la vue de s'�tendre au loin.
Michel Ardan et Maston marchaient l'un pr�s de l'autre, passant
silencieusement � travers les hautes herbes, se frayant un chemin au
milieu des lianes vigoureuses, interrogeant du regard les buissons ou
les branches perdues dans la sombre �paisseur du feuillage et
attendant � chaque pas la redoutable d�tonation des rifles.  Quant aux
traces que Barbicane avait d� laisser de son passage � travers le
bois, il leur �tait impossible de les reconna�tre, et ils marchaient
en aveugles dans ces sentiers � peine fray�s, sur lesquels un Indien
e�t suivi pas � pas la marche de son adversaire.

Apr�s une heure de vaines recherches, les deux compagnons
s'arr�t�rent.  Leur inqui�tude redoublait.

�Il faut que tout soit fini, dit Maston d�courag�.  Un homme comme
Barbicane n'a pas rus� avec son ennemi, ni tendu de pi�ge, ni pratiqu�
de manoeuvre!  Il est trop franc, trop courageux.  Il est all� en
avant, droit au danger, et sans doute assez loin du bushman pour que
le vent ait emport� la d�tonation d'une arme � feu!

--Mais nous!  nous!  r�pondit Michel Ardan, depuis notre entr�e sous
bois, nous aurions entendu!...

--Et si nous sommes arriv�s trop tard!  s'�cria Maston avec un accent
de d�sespoir.

Michel Ardan ne trouva pas un mot � r�pondre; Maston et lui reprirent
leur marche interrompue.  De temps en temps ils poussaient de grands
cris; ils appelaient soit Barbicane, soit Nicholl; mais ni l'un ni
l'autre des deux adversaires ne r�pondait � leur voix.  De joyeuses
vol�es d'oiseaux, �veill�s au bruit, disparaissaient entre les
branches, et quelques daims effarouch�s s'enfuyaient pr�cipitamment �
travers les taillis.

Pendant une heure encore, la recherche se prolongea.  La plus grande
partie du bois avait �t� explor�e.  Rien ne d�celait la pr�sence des
combattants.  C'�tait � douter de l'affirmation du bushman, et Ardan
allait renoncer � poursuivre plus longtemps une reconnaissance
inutile, quand, tout d'un coup, Maston s'arr�ta.

�Chut!  fit-il.  Quelqu'un l�-bas!

--Quelqu'un?  r�pondit Michel Ardan.

--Oui!  un homme!  Il semble immobile.  Son rifle n'est plus entre ses
mains.  Que fait-il donc?

--Mais le reconnais-tu?  demanda Michel Ardan, que sa vue basse
servait fort mal en pareille circonstance.

--Oui!  oui! Il se retourne, r�pondit Maston.

--Et c'est?...

--Le capitaine Nicholl!

--Nicholl!� s'�cria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement
de coeur.

Nicholl d�sarm�!  Il n'avait donc plus rien � craindre de son
adversaire?

�Marchons � lui, dit Michel Ardan, nous saurons � quoi nous en tenir.

Mais son compagnon et lui n'eurent pas fait cinquante pas, qu'ils
s'arr�t�rent pour examiner plus attentivement le capitaine.  Ils
s'imaginaient trouver un homme alt�r� de sang et tout entier � sa
vengeance!  En le voyant, ils demeur�rent stup�faits.

Un filet � maille serr�e �tait tendu entre deux tulipiers
gigantesques, et, au milieu du r�seau, un petit oiseau, les ailes
enchev�tr�es, se d�battait en poussant des cris plaintifs.  L'oiseleur
qui avait dispos� cette toile inextricable n'�tait pas un �tre humain,
mais bien une venimeuse araign�e, particuli�re au pays, grosse comme
un oeuf de pigeon, et munie de pattes �normes.  Le hideux animal, au
moment de se pr�cipiter sur sa proie, avait d� rebrousser chemin et
chercher asile sur les hautes branches du tulipier, car un ennemi
redoutable venait le menacer � son tour.

En effet, le capitaine Nicholl, son fusil � terre, oubliant les
dangers de sa situation, s'occupait � d�livrer le plus d�licatement
possible la victime prise dans les filets de la monstrueuse araign�e.
Quand il eut fini, il donna la vol�e au petit oiseau, qui battit
joyeusement de l'aile et disparut.

Nicholl, attendri, le regardait fuir � travers les branches, quand il
entendit ces paroles prononc�es d'une voix �mue:

�Vous �tes un brave homme, vous!

Il se retourna.  Michel Ardan �tait devant lui, r�p�tant sur tous les
tons:

�Et un aimable homme!

--Michel Ardan!  s'�cria le capitaine.  Que venez-vous faire ici,
monsieur?

--Vous serrer la main, Nicholl, et vous emp�cher de tuer Barbicane ou
d'�tre tu� par lui.

--Barbicane!  s'�cria le capitaine, que je cherche depuis deux heures
sans le trouver!  O� se cache-t-il?...

--Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n'est pas poli!  il faut toujours
respecter son adversaire; soyez tranquille, si Barbicane est vivant,
nous le trouverons, et d'autant plus facilement que, s'il ne s'est pas
amus� comme vous � secourir des oiseaux opprim�s, il doit vous
chercher aussi.  Mais quand nous l'aurons trouv�, c'est Michel Ardan
qui vous le dit, il ne sera plus question de duel entre vous.

--Entre le pr�sident Barbicane et moi, r�pondit gravement Nicholl, il
y a une rivalit� telle, que la mort de l'un de nous...

--Allons donc!  allons donc!  reprit Michel Ardan, de braves gens
comme vous, cela a pu se d�tester, mais cela s'estime.  Vous ne vous
battrez pas.

--Je me battrai, monsieur!

--Point.

--Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de coeur, je suis
l'ami du pr�sident, son _alter ego_, un autre lui-m�me; si vous voulez
absolument tuer quelqu'un, tirez sur moi, ce sera exactement la m�me
chose.

--Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d'une main convulsive,
ces plaisanteries...

--L'ami Maston ne plaisante pas, r�pondit Michel Ardan, et je
comprends son id�e de se faire tuer pour l'homme qu'il aime!  Mais ni
lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaine Nicholl,
car j'ai � faire aux deux rivaux une proposition si s�duisante qu'ils
s'empresseront de l'accepter.

--Et laquelle?  demanda Nicholl avec une visible incr�dulit�.

--Patience, r�pondit Ardan, je ne puis la communiquer qu'en pr�sence
de Barbicane.

--Cherchons-le donc�, s'�cria le capitaine.

Aussit�t ces trois hommes se mirent en chemin; le capitaine, apr�s
avoir d�sarm� son rifle, le jeta sur son �paule et s'avan�a d'un pas
saccad�, sans mot dire.

Pendant une demi-heure encore, les recherches furent inutiles.  Maston
se sentait pris d'un sinistre pressentiment.  Il observait s�v�rement
Nicholl, se demandant si, la vengeance du capitaine satisfaite, le
malheureux Barbicane, d�j� frapp� d'une balle, ne gisait pas sans vie
au fond de quelque taillis ensanglant�.  Michel Ardan semblait avoir
la m�me pens�e, et tous deux interrogeaient d�j� du regard le
capitaine Nicholl, quand Maston s'arr�ta soudain.

Le buste immobile d'un homme adoss� au pied d'un gigantesque catalpa
apparaissait � vingt pas, � moiti� perdu dans les herbes.

�C'est lui!� fit Maston.

Barbicane ne bougeait pas.  Ardan plongea ses regards dans les yeux du
capitaine, mais celui-ci ne broncha pas.  Ardan fit quelques pas en
criant:

�Barbicane!  Barbicane!

Nulle r�ponse.  Ardan se pr�cipita vers son ami; mais, au moment o� il
allait lui saisir le bras, il s'arr�ta court en poussant un cri de
surprise.

Barbicane, le crayon � la main, tra�ait des formules et des figures
g�om�triques sur un carnet, tandis que son fusil d�sarm� gisait �
terre.

Absorb� dans son travail, le savant, oubliant � son tour son duel et
sa vengeance, n'avait rien vu, rien entendu.

Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se leva et le
consid�ra d'un oeil �tonn�.

�Ah!  s'�cria-t-il enfin, toi!  ici!  J'ai trouv�, mon ami!  J'ai
trouv�!

--Quoi?

--Mon moyen!

--Quel moyen?

--Le moyen d'annuler l'effet du contrecoup au d�part du projectile!

--Vraiment?  dit Michel en regardant le capitaine du coin de l'oeil.

--Oui!  de l'eau!  de l'eau simple qui fera ressort...  Ah!  Maston!
s'�cria Barbicane, vous aussi!

--Lui-m�me, r�pondit Michel Ardan, et permets que je te pr�sente en
m�me temps le digne capitaine Nicholl!

--Nicholl!  s'�cria Barbicane, qui fut debout en un instant.  Pardon,
capitaine, dit-il, j'avais oubli�...  je suis pr�t...

Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps de
s'interpeller.

�Parbleu!  dit-il, il est heureux que de braves gens comme vous ne se
soient pas rencontr�s plus t�t!  Nous aurions maintenant � pleurer
l'un ou l'autre.  Mais, gr�ce � Dieu qui s'en est m�l�, il n'y a plus
rien � craindre.  Quand on oublie sa haine pour se plonger dans des
probl�mes de m�canique ou jouer des tours aux araign�es, c'est que
cette haine n'est dangereuse pour personne.

Et Michel Ardan raconta au pr�sident l'histoire du capitaine.

�Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bons �tres comme
vous sont faits pour se casser r�ciproquement la t�te � coups de
carabine?

Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque chose de si
inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient trop quelle contenance
garder l'un vis-�-vis de l'autre.  Michel Ardan le sentit bien, et il
r�solut de brusquer la r�conciliation.

�Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses l�vres son
meilleur sourire, il n'y a jamais eu entre vous qu'un malentendu.  Pas
autre chose.  Eh bien!  pour prouver que tout est fini entre vous, et
puisque vous �tes gens � risquer votre peau, acceptez franchement la
proposition que je vais vous faire.

--Parlez, dit Nicholl.

--L'ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit � la Lune.

--Oui, certes, r�pliqua le pr�sident.

--Et l'ami Nicholl est persuad� qu'il retombera sur la terre.

--J'en suis certain, s'�cria le capitaine.

--Bon!  reprit Michel Ardan.  Je n'ai pas la pr�tention de vous mettre
d'accord; mais je vous dis tout bonnement: Partez avec moi, et venez
voir si nous resterons en route.

--Hein!� fit J.-T. Maston stup�fait.

Les deux rivaux, � cette proposition subite, avaient lev� les yeux
l'un sur l'autre.  Ils s'observaient avec attention.  Barbicane
attendait la r�ponse du capitaine.  Nicholl guettait les paroles du
pr�sident.

�Eh bien?  fit Michel de son ton le plus engageant.  Puisqu'il n'y a
plus de contrecoup � craindre!

--Accept�!� s'�cria Barbicane.

Mais, si vite qu'il e�t prononc� ce mot, Nicholl l'avait achev� en
m�me temps que lui.

�Hurrah!  bravo!  vivat!  hip!  hip!  hip!  s'�cria Michel Ardan en
tendant la main aux deux adversaires.  Et maintenant que l'affaire est
arrang�e, mes amis, permettez-moi de vous traiter � la fran�aise.
Allons d�jeuner.




                                 XXII
                         --------------------
                  LE NOUVEAU CITOYEN DES �TATS-UNIS

Ce jour-l� toute l'Am�rique apprit en m�me temps l'affaire du
capitaine Nicholl et du pr�sident Barbicane, ainsi que son singulier
d�nouement.  Le r�le jou� dans cette rencontre par le chevaleresque
Europ�en, sa proposition inattendue qui tranchait la difficult�,
l'acceptation simultan�e des deux rivaux, cette conqu�te du continent
lunaire � laquelle la France et les �tats-Unis allaient marcher
d'accord, tout se r�unit pour accro�tre encore la popularit� de Michel
Ardan.

On sait avec quelle fr�n�sie les Yankees se passionnent pour un
individu.  Dans un pays o� de graves magistrats s'attellent � la
voiture d'une danseuse et la tra�nent triomphalement, que l'on juge de
la passion d�cha�n�e par l'audacieux Fran�ais!  Si l'on ne d�tela pas
ses chevaux, c'est probablement parce qu'il n'en avait pas, mais
toutes les autres marques d'enthousiasme lui furent prodigu�es.  Pas
un citoyen qui ne s'un�t � lui d'esprit et de coeur!  _Ex pluribus
unum_, suivant la devise des �tats-Unis.

A dater de ce jour, Michel Ardan n'eut plus un moment de repos.  Des
d�putations venues de tous les coins de l'Union le harcel�rent sans
fin ni tr�ve.  Il dut les recevoir bon gr� mal gr�.  Ce qu'il serra de
mains, ce qu'il tutoya de gens ne peut se compter; il fut bient�t sur
les dents; sa voix, enrou�e dans des speechs innombrables, ne
s'�chappait plus de ses l�vres qu'en sons inintelligibles, et il
faillit gagner une gastro-ent�rite � la suite des toasts qu'il dut
porter � tous les comt�s de l'Union.  Ce succ�s e�t gris� un autre d�s
le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-�bri�t�
spirituelle et charmante.

Parmi les d�putations de toute esp�ce qui l'assaillirent, celle des
�lunatiques� n'eut garde d'oublier ce qu'elle devait au futur
conqu�rant de la Lune.  Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens,
assez nombreux en Am�rique, vinrent le trouver et demand�rent �
retourner avec lui dans leur pays natal.  Certains d'entre eux
pr�tendaient parler �le s�l�nite� et voulurent l'apprendre � Michel
Ardan.  Celui-ci se pr�ta de bon coeur � leur innocente manie et se
chargea de commissions pour leurs amis de la Lune.

�Singuli�re folie!  dit-il � Barbicane apr�s les avoir cong�di�s, et
folie qui frappe souvent les vives intelligences.  Un de nos plus
illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens tr�s sages et
tr�s r�serv�s dans leurs conceptions se laissaient aller � une grande
exaltation, � d'incroyables singularit�s, toutes les fois que la Lune
les occupait.  Tu ne crois pas � l'influence de la Lune sur les
maladies?

--Peu, r�pondit le pr�sident du Gun-Club.

--Je n'y crois pas non plus, et cependant l'histoire a enregistr� des
faits au moins �tonnants.  Ainsi, en 1693, pendant une �pid�mie, les
personnes p�rirent en plus grand nombre le 21 janvier, au moment d'une
�clipse.  Le c�l�bre Bacon s'�vanouissait pendant les �clipses de la
Lune et ne revenait � la vie qu'apr�s l'enti�re �mersion de l'astre.
Le roi Charles VI retomba six fois en d�mence pendant l'ann�e 1399,
soit � la nouvelle, soit � la pleine Lune.  Des m�decins ont class� le
mal caduc parmi ceux qui suivent les phases de la Lune.  Les maladies
nerveuses ont paru subir souvent son influence.  Mead parle d'un
enfant qui entrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition.
Gall avait remarqu� que l'exaltation des personnes faibles
s'accroissait deux fois par mois, aux �poques de la nouvelle et de la
pleine Lune.  Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur
les vertiges, les fi�vres malignes, les somnambulismes, tendant �
prouver que l'astre des nuits a une myst�rieuse influence sur les
maladies terrestres.

--Mais comment?  pourquoi?  demanda Barbicane.

--Pourquoi?  r�pondit Ardan.  Ma foi, je te ferai la m�me r�ponse
qu'Arago r�p�tait dix-neuf si�cles apr�s Plutarque: �C'est peut-�tre
parce que �a n'est pas vrai!

Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put �chapper � aucune des
corv�es inh�rentes � l'�tat d'homme c�l�bre.  Les entrepreneurs de
succ�s voulurent l'exhiber.  Barnum lui offrit un million pour le
promener de ville en ville dans tous les �tats-Unis et le montrer
comme un animal curieux.  Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya
promener lui-m�me.

Cependant, s'il refusa de satisfaire ainsi la curiosit� publique, ses
portraits, du moins, coururent le monde entier et occup�rent la place
d'honneur dans les albums; on en fit des �preuves de toutes
dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu'aux r�ductions
microscopiques des timbres-poste.  Chacun pouvait poss�der son h�ros
dans toutes les poses imaginables, en t�te, en buste, en pied, de
face, de profil, de trois quarts, de dos.  On en tira plus de quinze
cent mille exemplaires, et il avait l� une belle occasion de se
d�biter en reliques, mais il n'en profita pas.  Rien qu'� vendre ses
cheveux un dollar la pi�ce, il lui en restait assez pour faire
fortune!

Pour tout dire, cette popularit� ne lui d�plaisait pas.  Au contraire.
Il se mettait � la disposition du public et correspondait avec
l'univers entier.  On r�p�tait ses bons mots, on les propageait,
surtout ceux qu'il ne faisait pas.  On lui en pr�tait, suivant
l'habitude, car il �tait riche de ce c�t�.

Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes.  Quel
nombre infini de �beaux mariages� il aurait faits, pour peu que la
fantaisie l'e�t pris de �se fixer�!  Les vieilles misses surtout,
celles qui depuis quarante ans s�chaient sur pied, r�vaient nuit et
jour devant ses photographies.

Il est certain qu'il e�t trouv� des compagnes par centaines, m�me s'il
leur avait impos� la condition de le suivre dans les airs.  Les femmes
sont intr�pides quand elles n'ont pas peur de tout.  Mais son
intention n'�tait pas de faire souche sur le continent lunaire, et d'y
transplanter une race crois�e de Fran�ais et d'Am�ricains.  Il refusa
donc.

�Aller jouer l�-haut, disait-il, le r�le d'Adam avec une fille d'�ve,
merci!  Je n'aurais qu'� rencontrer des serpents!...

D�s qu'il put se soustraire enfin aux joies trop r�p�t�es du triomphe,
il alla, suivi de ses amis, faire une visite � la Columbiad.  Il lui
devait bien cela.  Du reste, il �tait devenu tr�s fort en balistique,
depuis qu'il vivait avec Barbicane, J.-T. Maston et _tutti quanti_.
Son plus grand plaisir consistait � r�p�ter � ces braves artilleurs
qu'ils n'�taient que des meurtriers aimables et savants.  Il ne
tarissait pas en plaisanteries � cet �gard.  Le jour o� il visita la
Columbiad, il l'admira fort et descendit jusqu'au fond de l'�me de ce
gigantesque mortier qui devait bient�t le lancer vers l'astre des
nuits.

�Au moins, dit-il, ce canon-l� ne fera de mal � personne, ce qui est
d�j� assez �tonnant de la part d'un canon.  Mais quant � vos engins
qui d�truisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, ne m'en parlez
pas, et surtout ne venez jamais me dire qu'ils ont �une �me�, je ne
vous croirais pas!

Il faut rapporter ici une proposition relative � J.-T. Maston.  Quand
le secr�taire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la
proposition de Michel Ardan, il r�solut de se joindre � eux et de
faire �la partie � quatre�.  Un jour il demanda � �tre du voyage.
Barbicane, d�sol� de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne
pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers.  J.-T. Maston,
d�sesp�r�, alla trouver Michel Ardan, qui l'invita � se r�signer et
fit valoir des arguments _ad hominem_.

�Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes
paroles en mauvaise part; mais vraiment l�, entre nous, tu es trop
incomplet pour te pr�senter dans la Lune!

--Incomplet!  s'�cria le vaillant invalide.

--Oui!  mon brave ami!  Songe au cas o� nous rencontrerions des
habitants l�-haut.  Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste id�e
de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c'est que la guerre,
leur montrer qu'on emploie le meilleur de son temps � se d�vorer, � se
manger, � se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait
nourrir cent milliards d'habitants, et o� il y en a douze cents
millions � peine?  Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre �
la porte!

--Mais si vous arrivez en morceaux, r�pliqua J.-T. Maston, vous serez
aussi incomplets que moi!

--Sans doute, r�pondit Michel Ardan, mais nous n'arriverons pas en
morceaux!

En effet, une exp�rience pr�paratoire, tent�e le 18 octobre, avait
donn� les meilleurs r�sultats et fait concevoir les plus l�gitimes
esp�rances.  Barbicane, d�sirant se rendre compte de l'effet de
contrecoup au moment du d�part d'un projectile, fit venir un mortier
de trente-deux pouces (-- 0.75 cm) de l'arsenal de Pensacola.  On
l'installa sur le rivage de la rade d'Hillisboro, afin que la bombe
retomb�t dans la mer et que sa chute f�t amortie.  Il ne s'agissait
que d'exp�rimenter la secousse au d�part et non le choc � l'arriv�e.
Un projectile creux fut pr�par� avec le plus grand soin pour cette
curieuse exp�rience.  Un �pais capitonnage, appliqu� sur un r�seau de
ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois int�rieures.
C'�tait un v�ritable nid soigneusement ouat�.

�Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!� disait J.-T. Maston en
regrettant que sa taille ne lui perm�t pas de tenter l'aventure.

Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d'un couvercle �
vis, on introduisit d'abord un gros chat, puis un �cureuil appartenant
au secr�taire perp�tuel du Gun-Club, et auquel J.-T. Maston tenait
particuli�rement.  Mais on voulait savoir comment ce petit animal, peu
sujet au vertige, supporterait ce voyage exp�rimental.

Le mortier fut charg� avec cent soixante livres de poudre et la bombe
plac�e dans la pi�ce.  On fit feu.

Aussit�t le projectile s'enleva avec rapidit�, d�crivit
majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille pieds
environ, et par une courbe gracieuse alla s'ab�mer au milieu des
flots.

Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieu de sa
chute; des plongeurs habiles se pr�cipit�rent sous les eaux, et
attach�rent des c�bles aux oreillettes de la bombe, qui fut rapidement
hiss�e � bord.  Cinq minutes ne s'�taient pas �coul�es entre le moment
o� les animaux furent enferm�s et le moment o� l'on d�vissa le
couvercle de leur prison.

Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur l'embarcation, et
ils assist�rent � l'op�ration avec un sentiment d'int�r�t facile �
comprendre.  A peine la bombe fut-elle ouverte, que le chat s'�lan�a
au-dehors, un peu froiss�, mais plein de vie, et sans avoir l'air de
revenir d'une exp�dition a�rienne.  Mais d'�cureuil point.  On chercha.
Nulle trace.  Il fallut bien alors reconna�tre la v�rit�.  Le chat
avait mang� son compagnon de voyage.

J.-T. Maston fut tr�s attrist� de la perte de son pauvre �cureuil, et
se proposa de l'inscrire au martyrologe de la science.

Quoi qu'il en soit, apr�s cette exp�rience, toute h�sitation, toute
crainte disparurent; d'ailleurs les plans de Barbicane devaient encore
perfectionner le projectile et an�antir presque enti�rement les effets
de contrecoup.  Il n'y avait donc plus qu'� partir.

Deux jours plus tard, Michel Ardan re�ut un message du pr�sident de
l'Union, honneur auquel il se montra particuli�rement sensible.

A l'exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de la Fayette,
le gouvernement lui d�cernait le titre de citoyen des �tats-Unis
d'Am�rique.




                                XXIII
                         --------------------
                         LE WAGON-PROJECTILE

Apr�s l'ach�vement de la c�l�bre Columbiad, l'int�r�t public se rejeta
imm�diatement sur le projectile, ce nouveau v�hicule destin� �
transporter � travers l'espace les trois hardis aventuriers.  Personne
n'avait oubli� que, par sa d�p�che du 30 septembre, Michel Ardan
demandait une modification aux plans arr�t�s par les membres du
Comit�.

Le pr�sident Barbicane pensait alors avec raison que la forme du
projectile importait peu, car, apr�s avoir travers� l'atmosph�re en
quelques secondes, son parcours devait s'effectuer dans le vide
absolu.  Le Comit� avait donc adopt� la forme ronde, afin que le
boulet p�t tourner sur lui-m�me et se comporter � sa fantaisie.  Mais,
d�s l'instant qu'on le transformait en v�hicule, c'�tait une autre
affaire.  Michel Ardan ne se souciait pas de voyager � la fa�on des
�cureuils; il voulait monter la t�te en haut, les pieds en bas, ayant
autant de dignit� que dans la nacelle d'un ballon, plus vite sans
doute, mais sans se livrer � une succession de cabrioles peu
convenables.

De nouveaux plans furent donc envoy�s � la maison Breadwill and Co.
d'Albany, avec recommandation de les ex�cuter sans retard.  Le
projectile, ainsi modifi�, fut fondu le 2 novembre et exp�di�
imm�diatement � Stone's-Hill par les railways de l'Est.  Le 10, il
arriva sans accident au lieu de sa destination.  Michel Ardan,
Barbicane et Nicholl attendaient avec la plus vive impatience ce
�wagon-projectile� dans lequel ils devaient prendre passage pour voler
� la d�couverte d'un nouveau monde.

Il faut en convenir, c'�tait une magnifique pi�ce de m�tal, un produit
m�tallurgique qui faisait le plus grand honneur au g�nie industriel
des Am�ricains.  On venait d'obtenir pour la premi�re fois l'aluminium
en masse aussi consid�rable, ce qui pouvait �tre justement regard�
comme un r�sultat prodigieux.  Ce pr�cieux projectile �tincelait aux
rayons du Soleil.  A le voir avec ses formes imposantes et coiff� de
son chapeau conique, on l'e�t pris volontiers pour une de ces �paisses
tourelles en fa�on de poivri�res, que les architectes du Moyen Age
suspendaient � l'angle des ch�teaux forts.  Il ne lui manquait que des
meurtri�res et une girouette.

�Je m'attends, s'�criait Michel Ardan, � ce qu'il en sorte un homme
d'armes portant la haquebutte et le corselet d'acier.  Nous serons
l�-dedans comme des seigneurs f�odaux, et, avec un peu d'artillerie,
on y tiendrait t�te � toutes les arm�es s�l�nites, si toutefois il y
en a dans la Lune!

--Ainsi le v�hicule te pla�t?  demanda Barbicane � son ami.

--Oui!  oui!  sans doute, r�pondit Michel Ardan qui l'examinait en
artiste.  Je regrette seulement que ses formes ne soient pas plus
effil�es, son c�ne plus gracieux; on aurait d� le terminer par une
touffe d'ornements en m�tal guilloch�, avec une chim�re, par exemple,
une gargouille, une salamandre sortant du feu les ailes d�ploy�es et
la gueule ouverte...

--A quoi bon?  dit Barbicane, dont l'esprit positif �tait peu sensible
aux beaut�s de l'art.

--A quoi bon, ami Barbicane!  H�las!  puisque tu me le demandes, je
crains bien que tu ne le comprennes jamais!

--Dis toujours, mon brave compagnon.

--Eh bien!  suivant moi, il faut toujours mettre un peu d'art dans ce
que l'on fait, cela vaut mieux.  Connais-tu une pi�ce indienne qu'on
appelle _Le Chariot de l'Enfant_?

--Pas m�me de nom, r�pondit Barbicane.

--Cela ne m'�tonne pas, reprit Michel Ardan.  Apprends donc que, dans
cette pi�ce, il y a un voleur qui, au moment de percer le mur d'une
maison, se demande s'il donnera � son trou la forme d'une lyre, d'une
fleur, d'un oiseau ou d'une amphore.  Eh bien!  dis-moi, ami
Barbicane, si � cette �poque tu avais �t� membre du jury, est-ce que
tu aurais condamn� ce voleur-l�?

--Sans h�siter, r�pondit le pr�sident du Gun-Club, et avec la
circonstance aggravante d'effraction.

--Et moi je l'aurais acquitt�, ami Barbicane!  Voil� pourquoi tu ne
pourras jamais me comprendre!

--Je n'essaierai m�me pas, mon vaillant artiste.

--Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l'ext�rieur de notre
wagon-projectile laisse � d�sirer, on me permettra de le meubler � mon
aise, et avec tout le luxe qui convient � des ambassadeurs de la
Terre!

--A cet �gard, mon brave Michel, r�pondit Barbicane, tu agiras � ta
fantaisie, et nous te laisserons faire � ta guise.

Mais, avant de passer � l'agr�able, le pr�sident du Gun-Club avait
song� � l'utile, et les moyens invent�s par lui pour amoindrir les
effets du contrecoup furent appliqu�s avec une intelligence parfaite.

Barbicane s'�tait dit, non sans raison, que nul ressort ne serait
assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa fameuse promenade
dans le bois de Skersnaw, il avait fini par r�soudre cette grande
difficult� d'une ing�nieuse fa�on.  C'est � l'eau qu'il comptait
demander de lui rendre ce service signal�.  Voici comment.

Le projectile devait �tre rempli � la hauteur de trois pieds d'une
couche d'eau destin�e � supporter un disque en bois parfaitement
�tanche, qui glissait � frottement sur les parois int�rieures du
projectile.  C'est sur ce v�ritable radeau que les voyageurs prenaient
place.  Quant � la masse liquide, elle �tait divis�e par des cloisons
horizontales que le choc au d�part devait briser successivement.
Alors chaque nappe d'eau, de la plus basse � la plus haute,
s'�chappant par des tuyaux de d�gagement vers la partie sup�rieure du
projectile, arrivait ainsi � faire ressort, et le disque, muni
lui-m�me de tampons extr�mement puissants, ne pouvait heurter le culot
inf�rieur qu'apr�s l'�crasement successif des diverses cloisons.  Sans
doute les voyageurs �prouveraient encore un contrecoup violent apr�s
le complet �chappement de la masse liquide, mais le premier choc
devait �tre presque enti�rement amorti par ce ressort d'une grande
puissance.

Il est vrai que trois pieds d'eau sur une surface de cinquante-quatre
pieds carr�s devaient peser pr�s de onze mille cinq cents livres; mais
la d�tente des gaz accumul�s dans la Columbiad suffirait, suivant
Barbicane, � vaincre cet accroissement de poids; d'ailleurs le choc
devait chasser toute cette eau en moins d'une seconde, et le
projectile reprendrait promptement sa pesanteur normale.

Voil� ce qu'avait imagin� le pr�sident du Gun-Club et de quelle fa�on
il pensait avoir r�solu la grave question du contrecoup.  Du reste, ce
travail, intelligemment compris par les ing�nieurs de la maison
Breadwill, fut merveilleusement ex�cut�; l'effet une fois produit et
l'eau chass�e au-dehors, les voyageurs pouvaient se d�barrasser
facilement des cloisons bris�es et d�monter le disque mobile qui les
supportait au moment du d�part.

Quant aux parois sup�rieures du projectile, elles �taient rev�tues
d'un �pais capitonnage de cuir, appliqu� sur des spirales du meilleur
acier, qui avaient la souplesse des ressorts de montre.  Les tuyaux
d'�chappement dissimul�s sous ce capitonnage ne laissaient pas m�me
soup�onner leur existence.

Ainsi donc toutes les pr�cautions imaginables pour amortir le premier
choc avaient �t� prises, et pour se laisser �craser, disait Michel
Ardan, il faudrait �tre �de bien mauvaise composition�.

Le projectile mesurait neuf pieds de large ext�rieurement sur douze
pieds de haut.  Afin de ne pas d�passer le poids assign�, on avait un
peu diminu� l'�paisseur de ses parois et renforc� sa partie
inf�rieure, qui devait supporter toute la violence des gaz d�velopp�s
par la d�flagration du pyroxyle.  Il en est ainsi, d'ailleurs, dans
les bombes et les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours
plus �pais.

On p�n�trait dans cette tour de m�tal par une �troite ouverture
m�nag�e sur les parois du c�ne, et semblable � ces �trous d'homme� des
chaudi�res � vapeur.  Elle se fermait herm�tiquement au moyen d'une
plaque d'aluminium, retenue � l'int�rieur par de puissantes vis de
pression.  Les voyageurs pourraient donc sortir � volont� de leur
prison mobile, d�s qu'ils auraient atteint l'astre des nuits.

Mais il ne suffisait pas d'aller, il fallait voir en route.  Rien ne
fut plus facile.  En effet, sous le capitonnage se trouvaient quatre
hublots de verre lenticulaire d'une forte �paisseur, deux perc�s dans
la paroi circulaire du projectile; un troisi�me � sa partie inf�rieure
et un quatri�me dans son chapeau conique.  Les voyageurs seraient donc
� m�me d'observer, pendant leur parcours, la Terre qu'ils
abandonnaient, la Lune dont ils s'approchaient et les espaces
constell�s du ciel.  Seulement, ces hublots �taient prot�g�s contre
les chocs du d�part par des plaques solidement encastr�es, qu'il �tait
facile de rejeter au-dehors en d�vissant des �crous int�rieurs.  De
cette fa�on, l'air contenu dans le projectile ne pouvait pas
s'�chapper, et les observations devenaient possibles.

Tous ces m�canismes, admirablement �tablis, fonctionnaient avec la
plus grande facilit�, et les ing�nieurs ne s'�taient pas montr�s moins
intelligents dans les am�nagements du wagon-projectile.

Des r�cipients solidement assujettis �taient destin�s � contenir l'eau
et les vivres n�cessaires aux trois voyageurs; ceux-ci pouvaient m�me
se procurer le feu et la lumi�re au moyen de gaz emmagasin� dans un
r�cipient sp�cial sous une pression de plusieurs atmosph�res.  Il
suffisait de tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait
�clairer et chauffer ce confortable v�hicule.  On le voit, rien ne
manquait des choses essentielles � la vie et m�me au bien-�tre.  De
plus, gr�ce aux instincts de Michel Ardan, l'agr�able vint se joindre
� l'utile sous la forme d'objets d'art; il e�t fait de son projectile
un v�ritable atelier d'artiste, si l'espace ne lui e�t pas manqu�.  Du
reste, on se tromperait en supposant que trois personnes dussent se
trouver � l'�troit dans cette tour de m�tal.  Elle avait une surface
de cinquante-quatre pieds carr�s � peu pr�s sur dix pieds de hauteur,
ce qui permettait � ses h�tes une certaine libert� de mouvement.  Ils
n'eussent pas �t� aussi � leur aise dans le plus confortable wagon des
�tats-Unis.

La question des vivres et de l'�clairage �tant r�solue, restait la
question de l'air.  Il �tait �vident que l'air enferm� dans le
projectile ne suffirait pas pendant quatre jours � la respiration des
voyageurs; chaque homme, en effet, consomme dans une heure environ
tout l'oxyg�ne contenu dans cent litres d'air.  Barbicane, ses deux
compagnons, et deux chiens qu'il comptait emmener, devaient consommer,
par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents litres d'oxyg�ne, ou,
en poids, � peu pr�s sept livres.  Il fallait donc renouveler l'air du
projectile.  Comment?  Par un proc�d� bien simple, celui de MM.
Reiset et Regnault, indiqu� par Michel Ardan pendant la discussion du
meeting.

On sait que l'air se compose principalement de vingt et une parties
d'oxyg�ne et de soixante-dix-neuf parties d'azote.  Or, que se
passe-t-il dans l'acte de la respiration?  Un ph�nom�ne fort simple.
L'homme absorbe l'oxyg�ne de l'air, �minemment propre � entretenir la
vie, et rejette l'azote intact.  L'air expir� a perdu pr�s de cinq
pour cent de son oxyg�ne et contient alors un volume � peu pr�s �gal
d'acide carbonique, produit d�finitif de la combustion des �l�ments du
sang par l'oxyg�ne inspir�.  Il arrive donc que dans un milieu clos,
et apr�s un certain temps, tout l'oxyg�ne de l'air est remplac� par
l'acide carbonique, gaz essentiellement d�l�t�re.

La question se r�duisait d�s lors � ceci: l'azote s'�tant conserv�
intact, 1� refaire l'oxyg�ne absorb�; 2� d�truire l'acide carbonique
expir�.  Rien de plus facile au moyen du chlorate de potasse et de la
potasse caustique.

Le chlorate de potasse est un sel qui se pr�sente sous la forme de
paillettes blanches; lorsqu'on le porte � une temp�rature sup�rieure �
quatre cents degr�s, il se transforme en chlorure de potassium, et
l'oxyg�ne qu'il contient se d�gage enti�rement.  Or, dix-huit livres
de chlorate de potasse rendent sept livres d'oxyg�ne, c'est-�-dire la
quantit� n�cessaire aux voyageurs pendant vingt-quatre heures.  Voil�
pour refaire l'oxyg�ne.

Quant � la potasse caustique, c'est une mati�re tr�s avide de l'acide
carbonique m�l� � l'air, et il suffit de l'agiter pour qu'elle s'en
empare et forme du bicarbonate de potasse.  Voil� pour absorber
l'acide carbonique.

En combinant ces deux moyens, on �tait certain de rendre � l'air vici�
toutes ses qualit�s vivifiantes.  C'est ce que les deux chimistes, MM.
Reiset et Regnault, avaient exp�riment� avec succ�s.  Mais, il faut le
dire, l'exp�rience avait eu lieu jusqu'alors _in anima vili_.  Quelle
que f�t sa pr�cision scientifique, on ignorait absolument comment des
hommes la supporteraient.

Telle fut l'observation faite � la s�ance o� se traita cette grave
question.  Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute la possibilit�
de vivre au moyen de cet air factice, et il offrit d'en faire l'essai
avant le d�part.  Mais l'honneur de tenter cette �preuve fut r�clam�
�nergiquement par J.-T. Maston.

�Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c'est bien le moins
que j'habite le projectile pendant une huitaine de jours.

Il y aurait eu mauvaise gr�ce � lui refuser.  On se rendit � ses
voeux.  Une quantit� suffisante de chlorate de potasse et de potasse
caustique fut mise � sa disposition avec des vivres pour huit jours;
puis, ayant serr� la main de ses amis, le 12 novembre, � six heures du
matin, apr�s avoir express�ment recommand� de ne pas ouvrir sa prison
avant le 20, � six heures du soir, il se glissa dans le projectile,
dont la plaque fut herm�tiquement ferm�e.  Que se passa-t-il pendant
cette huitaine?  Impossible de s'en rendre compte.  L'�paisseur des
parois du projectile emp�chait tout bruit int�rieur d'arriver
au-dehors.

Le 20 novembre, � six heures pr�cises, la plaque fut retir�e; les amis
de J.-T. Maston ne laissaient pas d'�tre un peu inquiets.  Mais ils
furent promptement rassur�s en entendant une voix joyeuse qui poussait
un hurrah formidable.

Bient�t le secr�taire du Gun-Club apparut au sommet du c�ne dans une
attitude triomphante.  Il avait engraiss�!




                                 XXIV
                         --------------------
                 LE T�LESCOPE DES MONTAGNES ROCHEUSES

Le 20 octobre de l'ann�e pr�c�dente, apr�s la souscription close, le
pr�sident du Gun-Club avait cr�dit� l'Observatoire de Cambridge des
sommes n�cessaires � la construction d'un vaste instrument d'optique.
Cet appareil, lunette ou t�lescope, devait �tre assez puissant pour
rendre visible � la surface de la Lune un objet ayant au plus neuf
pieds de largeur.

Il y a une diff�rence importante entre la lunette et le t�lescope; il
est bon de la rappeler ici.  La lunette se compose d'un tube qui porte
� son extr�mit� sup�rieure une lentille convexe appel�e objectif, et �
son extr�mit� inf�rieure une seconde lentille nomm�e oculaire, �
laquelle s'applique l'oeil de l'observateur.  Les rayons �manant de
l'objet lumineux traversent la premi�re lentille et vont, par
r�fraction, former une image renvers�e � son foyer [C'est le point o�
les rayons lumineux se r�unissent apr�s avoir �t� r�fract�s.].  Cette
image, on l'observe avec l'oculaire, qui la grossit exactement comme
ferait une loupe.  Le tube de la lunette est donc ferm� � chaque
extr�mit� par l'objectif et l'oculaire.

Au contraire, le tube du t�lescope est ouvert � son extr�mit�
sup�rieure.  Les rayons partis de l'objet observ� y p�n�trent
librement et vont frapper un miroir m�tallique concave, c'est-�-dire
convergent.  De l� ces rayons r�fl�chis rencontrent un petit miroir
qui les renvoie � l'oculaire, dispos� de fa�on � grossir l'image
produite.

Ainsi, dans les lunettes, la r�fraction joue le r�le principal, et
dans les t�lescopes, la r�flexion.  De l� le nom de r�fracteurs donn�
aux premi�res, et celui de r�flecteurs attribu� aux seconds.  Toute la
difficult� d'ex�cution de ces appareils d'optique g�t dans la
confection des objectifs, qu'ils soient faits de lentilles ou de
miroirs m�talliques.

Cependant, � l'�poque o� le Gun-Club tenta sa grande exp�rience, ces
instruments �taient singuli�rement perfectionn�s et donnaient des
r�sultats magnifiques.  Le temps �tait loin o� Galil�e observa les
astres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus.
Depuis le XVIe si�cle, les appareils d'optique s'�largirent et
s'allong�rent dans des proportions consid�rables, et ils permirent de
jauger les espaces stellaires � une profondeur inconnue jusqu'alors.
Parmi les instruments r�fracteurs fonctionnant � cette �poque, on
citait la lunette de l'Observatoire de Poulkowa, en Russie, dont
l'objectif mesure quinze pouces (-- 38 centim�tres de largeur [Elle a
co�t� 80,000 roubles (320,000 francs).]), la lunette de l'opticien
fran�ais Lerebours, pourvue d'un objectif �gal au pr�c�dent, et enfin
la lunette de l'Observatoire de Cambridge, munie d'un objectif qui a
dix-neuf pouces de diam�tre (48 cm).

Parmi les t�lescopes, on en connaissait deux d'une puissance
remarquable et de dimension gigantesque.  Le premier, construit par
Herschell, �tait long de trente-six pieds et poss�dait un miroir large
de quatre pieds et demi; il permettait d'obtenir des grossissements de
six mille fois.  Le second s'�levait en Irlande, � Birrcastle, dans le
parc de Parsonstown, et appartenait � Lord Rosse.  La longueur de son
tube �tait de quarante-huit pieds, la largeur de son miroir de six
pieds (-- 1.93 m [On entend souvent parler de lunettes ayant une
longueur bien plus consid�rable; une, entre autres, de 300 pieds de
foyer, fut �tablie par les soins de Dominique Cassini � l'Observatoire
de Paris; mais il faut savoir que ces lunettes n'avaient pas de tube.
L'objectif �tait suspendu en l'air au moyen de m�ts, et l'observateur,
tenant son oculaire � la main, venait se placer au foyer de l'objectif
le plus exactement possible.  On comprend combien ces instruments
�taient d'un emploi peu ais� et la difficult� qu'il y avait de centrer
deux lentilles plac�es dans ces conditions.]); il grossissait six
mille quatre cents fois, et il avait fallu b�tir une immense
construction en ma�onnerie pour disposer les appareils n�cessaires �
la manoeuvre de l'instrument, qui pesait vingt-huit mille livres.

Mais, on le voit, malgr� ces dimensions colossales, les grossissements
obtenus ne d�passaient pas six mille fois en nombres ronds; or, un
grossissement de six mille fois ne ram�ne la Lune qu'� trente-neuf
milles (-- 16 lieues), et il laisse seulement apercevoir les objets
ayant soixante pieds de diam�tre, � moins que ces objets ne soient
tr�s allong�s.

Or, dans l'esp�ce, il s'agissait d'un projectile large de neuf pieds
et long de quinze; il fallait donc ramener la Lune � cinq milles (-- 2
lieues) au moins, et, pour cela, produire des grossissements de
quarante-huit mille fois.

Telle �tait la question pos�e � l'Observatoire de Cambridge.  Il ne
devait pas �tre arr�t� par les difficult�s financi�res; restaient donc
les difficult�s mat�rielles.

Et d'abord il fallut opter entre les t�lescopes et les lunettes.  Les
lunettes pr�sentent des avantages sur les t�lescopes.  A �galit�
d'objectifs, elles permettent d'obtenir des grossissements plus
consid�rables, parce que les rayons lumineux qui traversent les
lentilles perdent moins par l'absorption que par la r�flexion sur le
miroir m�tallique des t�lescopes.  Mais l'�paisseur que l'on peut
donner � une lentille est limit�e, car, trop �paisse, elle ne laisse
plus passer les rayons lumineux.  En outre, la construction de ces
vastes lentilles est excessivement difficile et demande un temps
consid�rable, qui se mesure par ann�es.

Donc, bien que les images fussent mieux �clair�es dans les lunettes,
avantage inappr�ciable quand il s'agit d'observer la Lune, dont la
lumi�re est simplement r�fl�chie, on se d�cida � employer le
t�lescope, qui est d'une ex�cution plus prompte et permet d'obtenir de
plus forts grossissements.  Seulement, comme les rayons lumineux
perdent une grande partie de leur intensit� en traversant
l'atmosph�re, le Gun-Club r�solut d'�tablir l'instrument sur l'une des
plus hautes montagnes de l'Union, ce qui diminuerait l'�paisseur des
couches a�riennes.

Dans les t�lescopes, on l'a vu, l'oculaire, c'est-�-dire la loupe
plac�e � l'oeil de l'observateur, produit le grossissement, et
l'objectif qui supporte les plus forts grossissements est celui dont
le diam�tre est le plus consid�rable et la distance focale plus
grande.  Pour grossir quarante-huit mille fois, il fallait d�passer
singuli�rement en grandeur les objectifs d'Herschell et de Lord Rosse.
L� �tait la difficult�, car la fonte de ces miroirs est une op�ration
tr�s d�licate.

Heureusement, quelques ann�es auparavant, un savant de l'Institut de
France, L�on Foucault, venait d'inventer un proc�d� qui rendait tr�s
facile et tr�s prompt le polissage des objectifs, en rempla�ant le
miroir m�tallique par des miroirs argent�s.  Il suffisait de couler un
morceau de verre de la grandeur voulue et de le m�talliser ensuite
avec un sel d'argent.  Ce fut ce proc�d�, dont les r�sultats sont
excellents, qui fut suivi pour la fabrication de l'objectif.

De plus, on le disposa suivant la m�thode imagin�e par Herschell pour
ses t�lescopes. Dans le grand appareil de l'astronome de Slough, l'image
des objets, r�fl�chie par le miroir inclin� au fond du tube, venait se
former � son autre extr�mit� o� se trouvait situ� l'oculaire. Ainsi
l'observateur, au lieu d'�tre plac� � la partie inf�rieure du tube, se
hissait � sa partie sup�rieure, et l�, muni de sa loupe, il plongeait
dans l'�norme cylindre. Cette combinaison avait l'avantage de supprimer
le petit miroir destin� � renvoyer l'image � l'oculaire. Celle-ci ne
subissait plus qu'une r�flexion au lieu de deux. Donc il y avait un
moins grand nombre de rayons lumineux �teints. Donc l'image �tait moins
affaiblie. Donc, enfin, on obtenait plus de clart�, avantage pr�cieux
dans l'observation qui devait �tre faite [Ces r�flecteurs sont nomm�s
�front view telescope�.].

Ces r�solutions prises, les travaux commenc�rent.  D'apr�s les calculs
du bureau de l'Observatoire de Cambridge, le tube du nouveau
r�flecteur devait avoir deux cent quatre-vingts pieds de longueur, et
son miroir seize pieds de diam�tre.  Quelque colossal que f�t un
pareil instrument, il n'�tait pas comparable � ce t�lescope long de
dix mille pieds (-- 3 kilom�tres et demi) que l'astronome Hooke
proposait de construire il y a quelques ann�es.  N�anmoins
l'�tablissement d'un semblable appareil pr�sentait de grandes
difficult�s.

Quant � la question d'emplacement, elle fut promptement r�solue.  Il
s'agissait de choisir une haute montagne, et les hautes montagnes ne
sont pas nombreuses dans les �tats.

En effet, le syst�me orographique de ce grand pays se r�duit � deux
cha�nes de moyenne hauteur, entre lesquelles coule ce magnifique
Mississippi que les Am�ricains appelleraient �le roi des fleuves�,
s'ils admettaient une royaut� quelconque.

A l'est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet, dans le
New-Hampshire, ne d�passe pas cinq mille six cents pieds, ce qui est
fort modeste.

A l'ouest, au contraire, on rencontre les montagnes Rocheuses, immense
cha�ne qui commence au d�troit de Magellan, suit la c�te occidentale
de l'Am�rique du Sud sous le nom d'Andes ou de Cordill�res, franchit
l'isthme de Panama et court � travers l'Am�rique du Nord jusqu'aux
rivages de la mer polaire.

Ces montagnes ne sont pas tr�s �lev�es, et les Alpes ou l'Himalaya les
regarderaient avec un supr�me d�dain du haut de leur grandeur.  En
effet, leur plus haut sommet n'a que dix mille sept cent un pieds,
tandis que le mont Blanc en mesure quatorze mille quatre cent
trente-neuf, et le Kintschindjinga [La plus haute cime de l'Himalaya.]
vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau de la
mer.

Mais, puisque le Gun-Club tenait � ce que le t�lescope, aussi bien que
la Columbiad, f�t �tabli dans les �tats de l'Union, il fallut se
contenter des montagnes Rocheuses, et tout le mat�riel n�cessaire fut
dirig� sur le sommet de Lon's-Peak, dans le territoire du Missouri.

Dire les difficult�s de tout genre que les ing�nieurs am�ricains
eurent � vaincre, les prodiges d'audace et d'habilet� qu'ils
accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas.  Ce fut un
v�ritable tour de force.  Il fallut monter des pierres �normes, de
lourdes pi�ces forg�es, des corni�res d'un poids consid�rable, les
vastes morceaux du cylindre, l'objectif pesant lui seul pr�s de trente
mille livres, au-dessus de la limite des neiges perp�tuelles, � plus
de dix mille pieds de hauteur, apr�s avoir franchi des prairies
d�sertes, des for�ts imp�n�trables, des �rapides� effrayants, loin des
centres de populations, au milieu de r�gions sauvages dans lesquelles
chaque d�tail de l'existence devenait un probl�me presque insoluble.
Et n�anmoins, ces mille obstacles, le g�nie des Am�ricains en
triompha.  Moins d'un an apr�s le commencement des travaux, dans les
derniers jours du mois de septembre, le gigantesque r�flecteur
dressait dans les airs son tube de deux cent quatre-vingts pieds.  Il
�tait suspendu � une �norme charpente en fer; un m�canisme ing�nieux
permettait de le manoeuvrer facilement vers tous les points du ciel et
de suivre les astres d'un horizon � l'autre pendant leur marche �
travers l'espace.

Il avait co�t� plus de quatre cent mille dollars [Un million six cent
mille francs.].  La premi�re fois qu'il fut braqu� sur la Lune, les
observateurs �prouv�rent une �motion � la fois curieuse et inqui�te.
Qu'allaient-ils d�couvrir dans le champ de ce t�lescope qui
grossissait quarante-huit mille fois les objets observ�s?  Des
populations, des troupeaux d'animaux lunaires, des villes, des lacs,
des oc�ans?  Non, rien que la science ne conn�t d�j�, et sur tous les
points de son disque la nature volcanique de la Lune put �tre
d�termin�e avec une pr�cision absolue.

Mais le t�lescope des montagnes Rocheuses, avant de servir au
Gun-Club, rendit d'immenses services � l'astronomie.  Gr�ce � sa
puissance de p�n�tration, les profondeurs du ciel furent sond�es
jusqu'aux derni�res limites, le diam�tre apparent d'un grand nombre
d'�toiles put �tre rigoureusement mesur�, et M. Clarke, du bureau de
Cambridge, d�composa le _crab nebula_ [N�buleuse qui appara�t sous la
forme d'une �crevisse.] du Taureau, que le r�flecteur de Lord Rosse
n'avait jamais pu r�duire.




                                 XXV
                         --------------------
                           DERNIERS D�TAILS

On �tait au 22 novembre.  Le d�part supr�me devait avoir lieu dix
jours plus tard.  Une seule op�ration restait encore � mener � bonne
fin, op�ration d�licate, p�rilleuse, exigeant des pr�cautions
infinies, et contre le succ�s de laquelle le capitaine Nicholl avait
engag� son troisi�me pari.  Il s'agissait, en effet, de charger la
Columbiad et d'y introduire les quatre cent mille livres de
fulmi-coton.  Nicholl avait pens�, non sans raison peut-�tre, que la
manipulation d'une aussi formidable quantit� de pyroxyle entra�nerait
de graves catastrophes, et qu'en tout cas cette masse �minemment
explosive s'enflammerait d'elle-m�me sous la pression du projectile.

Il y avait l� de graves dangers encore accrus par l'insouciance et la
l�g�ret� des Am�ricains, qui ne se g�naient pas, pendant la guerre
f�d�rale, pour charger leurs bombes le cigare � la bouche.  Mais
Barbicane avait � coeur de r�ussir et de ne pas �chouer au port; il
choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit op�rer sous ses yeux,
il ne les quitta pas un moment du regard, et, � force de prudence et
de pr�cautions, il sut mettre de son c�t� toutes les chances de
succ�s.

Et d'abord il se garda bien d'amener tout son chargement � l'enceinte
de Stone's-Hill.  Il le fit venir peu � peu dans des caissons
parfaitement clos.  Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaient
�t� divis�es en paquets de cinq cents livres, ce qui faisait huit
cents grosses gargousses confectionn�es avec soin par les plus habiles
artificiers de Pensacola.  Chaque caisson pouvait en contenir dix et
arrivait l'un apr�s l'autre par le rail-road de Tampa-Town; de cette
fa�on il n'y avait jamais plus de cinq mille livres de pyroxyle � la
fois dans l'enceinte.  Aussit�t arriv�, chaque caisson �tait d�charg�
par des ouvriers marchant pieds nus, et chaque gargousse transport�e �
l'orifice de la Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de
grues manoeuvr�es � bras d'hommes.  Toute machine � vapeur avait �t�
�cart�e, et les moindres feux �teints � deux milles � la ronde.
C'�tait d�j� trop d'avoir � pr�server ces masses de fulmi-coton contre
les ardeurs du soleil, m�me en novembre.  Aussi travaillait-on de
pr�f�rence pendant la nuit, sous l'�clat d'une lumi�re produite dans
le vide et qui, au moyen des appareils de Ruhmkorff, cr�ait un jour
artificiel jusqu'au fond de la Columbiad.  L�, les gargousses �taient
rang�es avec une parfaite r�gularit� et reli�es entre elles au moyen
d'un fil m�tallique destin� � porter simultan�ment l'�tincelle
�lectrique au centre de chacune d'elles.

En effet, c'est au moyen de la pile que le feu devait �tre communiqu�
� cette masse de fulmi-coton.  Tous ces fils, entour�s d'une mati�re
isolante, venaient se r�unir en un seul � une �troite lumi�re perc�e �
la hauteur o� devait �tre maintenu le projectile, l� ils traversaient
l'�paisse paroi de fonte et remontaient jusqu'au sol par un des �vents
du rev�tement de pierre conserv� dans ce but.  Une fois arriv� au
sommet de Stone's-Hill, le fil, support� sur des poteaux pendant une
longueur de deux milles, rejoignait une puissante pile de Bunzen en
passant par un appareil interrupteur.  Il suffisait donc de presser du
doigt le bouton de l'appareil pour que le courant f�t instantan�ment
r�tabli et m�t le feu aux quatre cent mille livres de fulmi-coton.  Il
va sans dire que la pile ne devait entrer en activit� qu'au dernier
moment.

Le 28 novembre, les huit cents gargousses �taient dispos�es au fond de
la Columbiad.  Cette partie de l'op�ration avait r�ussi.  Mais que de
tracas, que d'inqui�tudes, de luttes, avait subis le pr�sident
Barbicane!  Vainement il avait d�fendu l'entr�e de Stone's-Hill;
chaque jour les curieux escaladaient les palissades, et quelques-uns,
poussant l'imprudence jusqu'� la folie, venaient fumer au milieu des
balles de fulmi-coton.  Barbicane se mettait dans des fureurs
quotidiennes.  J.-T. Maston le secondait de son mieux, faisant la
chasse aux intrus avec une grande vigueur et ramassant les bouts de
cigares encore allum�s que les Yankees jetaient �� et l�.  Rude t�che,
car plus de trois cent mille personnes se pressaient autour des
palissades.  Michel Ardan s'�tait bien offert pour escorter les
caissons jusqu'� la bouche de la Columbiad; mais, l'ayant surpris
lui-m�me un �norme cigare � la bouche, tandis qu'il pourchassait les
imprudents auxquels il donnait ce funeste exemple, le pr�sident du
Gun-Club vit bien qu'il ne pouvait pas compter sur cet intr�pide
fumeur, et il fut r�duit � le faire surveiller tout sp�cialement.

Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne sauta, et le
chargement fut men� � bonne fin.  Le troisi�me pari du capitaine
Nicholl �tait donc fort aventur�.  Restait � introduire le projectile
dans la Columbiad et � le placer sur l'�paisse couche de fulmi-coton.

Mais, avant de proc�der � cette op�ration, les objets n�cessaires au
voyage furent dispos�s avec ordre dans le wagon-projectile.  Ils
�taient en assez grand nombre, et si l'on avait laiss� faire Michel
Ardan, ils auraient bient�t occup� toute la place r�serv�e aux
voyageurs.  On ne se figure pas ce que cet aimable Fran�ais voulait
emporter dans la Lune.  Une v�ritable pacotille d'inutilit�s.  Mais
Barbicane intervint, et l'on dut se r�duire au strict n�cessaire.

Plusieurs thermom�tres, barom�tres et lunettes furent dispos�s dans le
coffre aux instruments.

Les voyageurs �taient curieux d'examiner la Lune pendant le trajet,
et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau, ils
emportaient une excellente carte de Beer et Moedler, la _Mappa
selenographica_, publi�e en quatre planches, qui passe � bon droit
pour un v�ritable chef-d'oeuvre d'observation et de patience.  Elle
reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres d�tails de
cette portion de l'astre tourn�e vers la Terre; montagnes, vall�es,
cirques, crat�res, pitons, rainures s'y voyaient avec leurs dimensions
exactes, leur orientation fid�le, leur d�nomination, depuis les monts
Doerfel et Leibniz dont le haut sommet se dresse � la partie orientale
du disque, jusqu'� la _Mare frigoris_, qui s'�tend dans les r�gions
circumpolaires du Nord.

C'�tait donc un pr�cieux document pour les voyageurs, car ils
pouvaient d�j� �tudier le pays avant d'y mettre le pied.

Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de chasse �
syst�me et � balles explosives; de plus, de la poudre et du plomb en
tr�s grande quantit�.

�On ne sait pas � qui on aura affaire, disait Michel Ardan.  Hommes ou
b�tes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendre visite!  Il
faut donc prendre ses pr�cautions.

Du reste, les instruments de d�fense personnelle �taient accompagn�s
de pics, de pioches, de scies � main et autres outils indispensables,
sans parler des v�tements convenables � toutes les temp�ratures,
depuis le froid des r�gions polaires jusqu'aux chaleurs de la zone
torride.

Michel Ardan aurait voulu emmener dans son exp�dition un certain
nombre d'animaux, non pas un couple de toutes les esp�ces, car il ne
voyait pas la n�cessit� d'acclimater dans la Lune les serpents, les
tigres, les alligators et autres b�tes malfaisantes.

�Non, disait-il � Barbicane, mais quelques b�tes de somme, boeuf ou
vache, �ne ou cheval, feraient bien dans le paysage et nous seraient
d'une grande utilit�.

--J'en conviens, mon cher Ardan, r�pondait le pr�sident du Gun-Club,
mais notre wagon-projectile n'est pas l'arche de No�.  Il n'en a ni la
capacit� ni la destination.  Ainsi restons dans les limites du
possible.

Enfin, apr�s de longues discussions, il fut convenu que les voyageurs
se contenteraient d'emmener une excellente chienne de chasse
appartenant � Nicholl et un vigoureux terre-neuve d'une force
prodigieuse.  Plusieurs caisses des graines les plus utiles furent
mises au nombre des objets indispensables.  Si l'on e�t laiss� faire
Michel Ardan, il aurait emport� aussi quelques sacs de terre pour les
y semer.  En tout cas, il prit une douzaine d'arbustes qui furent
soigneusement envelopp�s d'un �tui de paille et plac�s dans un coin du
projectile.

Restait alors l'importante question des vivres, car il fallait pr�voir
le cas o� l'on accosterait une portion de la Lune absolument st�rile.
Barbicane fit si bien qu'il parvint � en prendre pour une ann�e.  Mais
il faut ajouter, pour n'�tonner personne, que ces vivres consist�rent
en conserves de viandes et de l�gumes r�duits � leur plus simple
volume sous l'action de la presse hydraulique, et qu'ils renfermaient
une grande quantit� d'�l�ments nutritifs; ils n'�taient pas tr�s
vari�s, mais il ne fallait pas se montrer difficile dans une pareille
exp�dition.  Il y avait aussi une r�serve d'eau-de-vie pouvant
s'�lever � cinquante gallons [Environ 200 litres.] et de l'eau pour
deux mois seulement; en effet, � la suite des derni�res observations
des astronomes, personne ne mettait en doute la pr�sence d'une
certaine quantit� d'eau � la surface de la Lune.  Quant aux vivres, il
e�t �t� insens� de croire que des habitants de la Terre ne
trouveraient pas � se nourrir l�-haut.  Michel Ardan ne conservait
aucun doute � cet �gard.  S'il en avait eu, il ne se serait pas d�cid�
� partir.

�D'ailleurs, dit-il un jour � ses amis, nous ne serons pas
compl�tement abandonn�s de nos camarades de la Terre, et ils auront
soin de ne pas nous oublier.

--Non, certes, r�pondit J.-T. Maston.

--Comment l'entendez-vous?  demanda Nicholl.

--Rien de plus simple, r�pondit Ardan.  Est-ce que la Columbiad ne
sera pas toujours l�?  Eh bien!  toutes les fois que la Lune se
pr�sentera dans des conditions favorables de z�nith, sinon de p�rig�e,
c'est-�-dire une fois par an � peu pr�s, ne pourra-t-on pas nous
envoyer des obus charg�s de vivres, que nous attendrons � jour fixe?

--Hurrah!  hurrah!  s'�cria J.-T. Maston en homme qui avait son id�e;
voil� qui est bien dit!  Certainement, mes braves amis, nous ne vous
oublierons pas!

--J'y compte!  Ainsi, vous le voyez, nous aurons r�guli�rement des
nouvelles du globe, et, pour notre compte, nous serons bien maladroits
si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bons amis de la
Terre!

Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel Ardan, avec
son air d�termin�, son aplomb superbe, e�t entra�n� tout le Gun-Club �
sa suite.  Ce qu'il disait paraissait simple, �l�mentaire, facile,
d'un succ�s assur�, et il aurait fallu v�ritablement tenir d'une fa�on
mesquine � ce mis�rable globe terraqu� pour ne pas suivre les trois
voyageurs dans leur exp�dition lunaire.

Lorsque les divers objets eurent �t� dispos�s dans le projectile,
l'eau destin�e � faire ressort fut introduite entre ses cloisons, et
le gaz d'�clairage refoul� dans son r�cipient.  Quant au chlorate de
potasse et � la potasse caustique, Barbicane, craignant des retards
impr�vus en route, en emporta une quantit� suffisante pour renouveler
l'oxyg�ne et absorber l'acide carbonique pendant deux mois.  Un
appareil extr�mement ing�nieux et fonctionnant automatiquement se
chargeait de rendre � l'air ses qualit�s vivifiantes et de le purifier
d'une fa�on compl�te.  Le projectile �tait donc pr�t, et il n'y avait
plus qu'� le descendre dans la Columbiad.  Op�ration, d'ailleurs,
pleine de difficult�s et de p�rils.

L'�norme obus fut amen� au sommet de Stone's-Hill.  L�, des grues
puissantes le saisirent et le tinrent suspendu au-dessus du puits de
m�tal.

Ce fut un moment palpitant.  Que les cha�nes vinssent � casser sous ce
poids �norme, et la chute d'une pareille masse e�t certainement
d�termin� l'inflammation du fulmi-coton.

Heureusement il n'en fut rien, et quelques heures apr�s, le
wagon-projectile, descendu doucement dans l'�me du canon, reposait sur
sa couche de pyroxyle, un v�ritable �dredon fulminant.  Sa pression
n'eut d'autre effet que de bourrer plus fortement la charge de la
Columbiad.

�J'ai perdu �, dit le capitaine en remettant au pr�sident Barbicane
une somme de trois mille dollars.

Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d'un compagnon
de voyage; mais il dut c�der devant l'obstination de Nicholl, que
tenait � remplir tous ses engagements avant de quitter la Terre.

�Alors, dit Michel Ardan, je n'ai plus qu'une chose � vous souhaiter,
mon brave capitaine.

--Laquelle?  demanda Nicholl.

--C'est que vous perdiez vos deux autres paris!  De cette fa�on, nous
serons s�rs de ne pas rester en route.




                                 XXVI
                         --------------------
                                 FEU!

Le premier jour de d�cembre �tait arriv�, jour fatal, car si le d�part
du projectile ne s'effectuait pas le soir m�me, � dix heures
quarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huit
ans s'�couleraient avant que la Lune se repr�sent�t dans ces m�mes
conditions simultan�es de z�nith et de p�rig�e.

Le temps �tait magnifique; malgr� les approches de l'hiver, le soleil
resplendissait et baignait de sa radieuse effluve cette Terre que
trois de ses habitants allaient abandonner pour un nouveau monde.

Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui pr�c�da ce jour si
impatiemment d�sir�!  Que de poitrines furent oppress�es par le pesant
fardeau de l'attente!  Tous les coeurs palpit�rent d'inqui�tude, sauf
le coeur de Michel Ardan.  Cet impassible personnage allait et venait
avec son affairement habituel, mais rien ne d�non�ait en lui une
pr�occupation inaccoutum�e.  Son sommeil avait �t� paisible, le
sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l'aff�t d'un canon.

Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies qui
s'�tendent � perte de vue autour de Stone's-Hill.  Tous les quarts
d'heure, le rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux; cette
immigration prit bient�t des proportions fabuleuses, et, suivant les
relev�s du _Tampa-Town Observer_, pendant cette m�morable journ�e,
cinq millions de spectateurs foul�rent du pied le sol de la Floride.

Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivouaquait autour
de l'enceinte, et jetait les fondements d'une ville qui s'est appel�e
depuis Ardan's-Town.  Des baraquements, des cabanes, des cahutes, des
tentes h�rissaient la plaine, et ces habitations �ph�m�res abritaient
une population assez nombreuse pour faire envie aux plus grandes cit�s
de l'Europe.

Tous les peuples de la terre y avaient des repr�sentants; tous les
dialectes du monde s'y parlaient � la fois.  On e�t dit la confusion
des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel.  L�, les
diverses classes de la soci�t� am�ricaine se confondaient dans une
�galit� absolue.  Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires,
courtiers, planteurs de coton, n�gociants, bateliers, magistrats, s'y
coudoyaient avec un sans-g�ne primitif.  Les cr�oles de la Louisiane
fraternisaient avec les fermiers de l'Indiana; les gentlemen du
Kentucky et du Tennessee, les Virginiens �l�gants et hautains
donnaient la r�plique aux trappeurs � demi sauvages des Lacs et aux
marchands de boeufs de Cincinnati.  Coiff�s du chapeau de castor blanc
� larges bord, ou du panama classique, v�tus de pantalons en cotonnade
bleue des fabriques d'Opelousas, drap�s dans leurs blouses �l�gantes
de toile �crue, chauss�s de bottines aux couleurs �clatantes, ils
exhibaient d'extravagants jabots de batiste et faisaient �tinceler �
leur chemise, � leurs manchettes, � leurs cravates, � leurs dix
doigts, voire m�me � leurs oreilles, tout un assortiment de bagues,
d'�pingles, de brillants, de cha�nes, de boucles, de breloques, dont
le haut prix �galait le mauvais go�t.  Femmes, enfants, serviteurs,
dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient,
pr�c�daient, entouraient ces maris, ces p�res, ces ma�tres, qui
ressemblaient � des chefs de tribu au milieu de leurs familles
innombrables.

A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se pr�cipiter sur
les mets particuliers aux �tats du Sud et d�vorer, avec un app�tit
mena�ant pour l'approvisionnement de la Floride, ces aliments qui
r�pugneraient � un estomac europ�en, tels que grenouilles fricass�es,
singes � l'�touff�e, �fish-chowder [Mets compos� de poissons
divers.]�, sarigue r�tie, opossum saignant, ou grillades de racoon.

Mais aussi quelle s�rie vari�e de liqueurs ou de boissons venait en
aide � cette alimentation indigeste!  Quels cris excitants, quelles
vocif�rations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les
tavernes orn�es de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de
bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le
sucre et de paquets de paille!

�Voil� le julep � la menthe!  criait l'un de ces d�bitants d'une voix
retentissante.

--Voici le sangaree au vin de Bordeaux!  r�pliquait un autre d'un ton
glapissant.

--Et du gin-sling!  r�p�tait celui-ci.

--Et le cocktail!  le brandy-smash!  criait celui-l�.

--Qui veut go�ter le v�ritable mint-julep, � la derni�re mode?
s'�criaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d'un
verre � l'autre, comme un escamoteur fait d'une muscade, le sucre, le
citron, la menthe verte, la glace pil�e, l'eau, le cognac et l'ananas
frais qui composent cette boisson rafra�chissante.

Aussi, d'habitude, ces incitations adress�es aux gosiers alt�r�s sous
l'action br�lante des �pices se r�p�taient, se croisaient dans l'air
et produisaient un assourdissant tapage.  Mais ce jour-l�, ce premier
d�cembre, ces cris �taient rares.  Les d�bitants se fussent vainement
enrou�s � provoquer les chalands.  Personne ne songeait ni � manger ni
� boire, et, � quatre heures du soir, combien de spectateurs
circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur lunch
accoutum�!  Sympt�me plus significatif encore, la passion violente de
l'Am�ricain pour les jeux �tait vaincue par l'�motion.  A voir les
quilles du tempins couch�es sur le flanc, les d�s du creps dormant
dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonn�, les
cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du
faro, tranquillement enferm�es dans leurs enveloppes intactes, on
comprenait que l'�v�nement du jour absorbait tout autre besoin et ne
laissait place � aucune distraction.

Jusqu'au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui
pr�c�de les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse.
Un indescriptible malaise r�gnait dans les esprits, une torpeur
p�nible, un sentiment ind�finissable qui serrait le coeur.  Chacun
aurait voulu �que ce f�t fini�.

Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement.
La Lune se levait sur l'horizon.  Plusieurs millions de hurrahs
salu�rent son apparition.  Elle �tait exacte au rendez-vous.  Les
clameurs mont�rent jusqu'au ciel; les applaudissements �clat�rent de
toutes parts, tandis que la blonde Phoeb� brillait paisiblement dans
un ciel admirable et caressait cette foule enivr�e de ses rayons les
plus affectueux.

En ce moment parurent les trois intr�pides voyageurs.  A leur aspect
les cris redoubl�rent d'intensit�.  Unanimement, instantan�ment, le
chant national des �tats-Unis s'�chappa de toutes les poitrines
haletantes, et le _Yankee doodle_, repris en choeur par cinq millions
d'ex�cutants, s'�leva comme une temp�te sonore jusqu'aux derni�res
limites de l'atmosph�re.

Puis, apr�s cet irr�sistible �lan, l'hymne se tut, les derni�res
harmonies s'�teignirent peu � peu, les bruits se dissip�rent, et une
rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profond�ment
impressionn�e.  Cependant, le Fran�ais et les deux Am�ricains avaient
franchi l'enceinte r�serv�e autour de laquelle se pressait l'immense
foule.  Ils �taient accompagn�s des membres du Gun-Club et des
d�putations envoy�es par les observatoires europ�ens.  Barbicane,
froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres.  Nicholl,
les l�vres serr�es, les mains crois�es derri�re le dos, marchait d'un
pas ferme et mesur�.  Michel Ardan, toujours d�gag�, v�tu en parfait
voyageur, les gu�tres de cuir aux pieds, la gibeci�re au c�t�,
flottant dans ses vastes v�tements de velours marron, le cigare � la
bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poign�es de main
avec une prodigalit� princi�re.  Il �tait intarissable de verve, de
gaiet�, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces
de gamin, en un mot �Fran�ais�, et, qui pis est, �Parisien� jusqu'� la
derni�re seconde.

Dix heures sonn�rent.  Le moment �tait venu de prendre place dans le
projectile; la manoeuvre n�cessaire pour y descendre, la plaque de
fermeture � visser, le d�gagement des grues et des �chafaudages
pench�s sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps.

Barbicane avait r�gl� son chronom�tre � un dixi�me de seconde pr�s sur
celui de l'ing�nieur Murchison, charg� de mettre le feu aux poudres au
moyen de l'�tincelle �lectrique; les voyageurs enferm�s dans le
projectile pourraient ainsi suivre de l'oeil l'impassible aiguille qui
marquerait l'instant pr�cis de leur d�part.

Le moment des adieux �tait donc arriv�.  La sc�ne fut touchante; en
d�pit de sa gaiet� f�brile, Michel Ardan se sentit �mu.  J.-T. Maston
avait retrouv� sous ses paupi�res s�ches une vieille larme qu'il
r�servait sans doute pour cette occasion.  Il la versa sur le front de
son cher et brave pr�sident.

�Si je partais?  dit-il, il est encore temps!

--Impossible, mon vieux Maston�, r�pondit Barbicane.

Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route �taient
install�s dans le projectile, dont ils avaient viss� int�rieurement la
plaque d'ouverture, et la bouche de la Columbiad, enti�rement d�gag�e,
s'ouvrait librement vers le ciel.

Nicholl, Barbicane et Michel Ardan �taient d�finitivement mur�s dans
leur wagon de m�tal.

Qui pourrait peindre l'�motion universelle, arriv�e alors � son
paroxysme?

La lune s'avan�ait sur un firmament d'une puret� limpide, �teignant
sur son passage les feux scintillants des �toiles; elle parcourait
alors la constellation des G�meaux et se trouvait presque � mi-chemin
de l'horizon et du z�nith.  Chacun devait donc facilement comprendre
que l'on visait en avant du but, comme le chasseur vise en avant du
li�vre qu'il veut atteindre.

Un silence effrayant planait sur toute cette sc�ne.  Pas un souffle de
vent sur la terre!  Pas un souffle dans les poitrines!  Les coeurs
n'osaient plus battre.  Tous les regards effar�s fixaient la gueule
b�ante de la Columbiad.

Murchison suivait de l'oeil l'aiguille de son chronom�tre.  Il s'en
fallait � peine de quarante secondes que l'instant du d�part ne
sonn�t, et chacune d'elles durait un si�cle.

A la vingti�me, il y eut un fr�missement universel, et il vint � la
pens�e de cette foule que les audacieux voyageurs enferm�s dans le
projectile comptaient aussi ces terribles secondes!  Des cris isol�s
s'�chapp�rent:

�Trente-cinq!--trente-six!--trente-sept!--trente-huit!--trente-neuf!--quarante!
Feu!!!�

Aussit�t Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de l'appareil,
r�tablit le courant et lan�a l'�tincelle �lectrique au fond de la
Columbiad.

Une d�tonation �pouvantable, inou�e, surhumaine, dont rien ne saurait
donner une id�e, ni les �clats de la foudre, ni le fracas des
�ruptions, se produisit instantan�ment.  Une immense gerbe de feu
jaillit des entrailles du sol comme d'un crat�re.  La terre se
souleva, et c'est � peine si quelques personnes purent un instant
entrevoir le projectile fendant victorieusement l'air au milieu des
vapeurs flamboyantes.




                                XXVII
                         --------------------
                            TEMPS COUVERT

Au moment o� la gerbe incandescente s'�leva vers le ciel � une
prodigieuse hauteur, cet �panouissement de flammes �claira la Floride
enti�re, et, pendant un instant incalculable, le jour se substitua �
la nuit sur une �tendue consid�rable de pays.  Cet immense panache de
feu fut aper�u de cent milles en mer du golfe comme de l'Atlantique,
et plus d'un capitaine de navire nota sur son livre de bord
l'apparition de ce m�t�ore gigantesque.

La d�tonation de la Columbiad fut accompagn�e d'un v�ritable
tremblement de terre.  La Floride se sentit secouer jusque dans ses
entrailles.  Les gaz de la poudre, dilat�s par la chaleur,
repouss�rent avec une incomparable violence les couches
atmosph�riques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapide que
l'ouragan des temp�tes, passa comme une trombe au milieu des airs.

Pas un spectateur n'�tait rest� debout; hommes, femmes, enfants, tous
furent couch�s comme des �pis sous l'orage; il y eut un tumulte
inexprimable, un grand nombre de personnes gravement bless�es, et
J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, se tenait trop en avant, se
vit rejet� � vingt toises en arri�re et passa comme un boulet
au-dessus de la t�te de ses concitoyens.  Trois cent mille personnes
demeur�rent momentan�ment sourdes et comme frapp�es de stupeur.

Le courant atmosph�rique, apr�s avoir renvers� les baraquements,
culbut� les cabanes, d�racin� les arbres dans un rayon de vingt
milles, chass� les trains du railway jusqu'� Tampa, fondit sur cette
ville comme une avalanche, et d�truisit une centaine de maisons, entre
autres l'�glise Saint-Mary, et le nouvel �difice de la Bourse, qui se
l�zarda dans toute sa longueur.  Quelques-uns des b�timents du port,
choqu�s les uns contre les autres, coul�rent � pic, et une dizaine de
navires, mouill�s en rade, vinrent � la c�te, apr�s avoir cass� leurs
cha�nes comme des fils de coton.

Mais le cercle de ces d�vastations s'�tendit plus loin encore, et
au-del� des limites des �tats-Unis.  L'effet du contrecoup, aid� des
vents d'ouest, fut ressenti sur l'Atlantique � plus de trois cents
milles des rivages am�ricains.  Une temp�te factice, une temp�te
inattendue, que n'avait pu pr�voir l'amiral Fitz-Roy, se jeta sur les
navires avec une violence inou�e; plusieurs b�timents, saisis dans ces
tourbillons �pouvantables sans avoir le temps d'amener, sombr�rent
sous voiles, entre autres le _Childe-Harold_, de Liverpool,
regrettable catastrophe qui devint de la part de l'Angleterre l'objet
des plus vives r�criminations.

Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n'ait d'autre garantie que
l'affirmation de quelques indig�nes, une demi-heure apr�s le d�part du
projectile, des habitants de Gor�e et de Sierra Leone pr�tendirent
avoir entendu une commotion sourde, dernier d�placement des ondes
sonores, qui, apr�s avoir travers� l'Atlantique, venait mourir sur la
c�te africaine.

Mais il faut revenir � la Floride.  Le premier instant du tumulte
pass�, les bless�s, les sourds, enfin la foule enti�re se r�veilla, et
des cris fr�n�tiques: �Hurrah pour Ardan!  Hurrah pour Barbicane!
Hurrah pour Nicholl!� s'�lev�rent jusqu'aux cieux.  Plusieurs million
d'hommes, le nez en l'air, arm�s de t�lescopes, de lunettes, de
lorgnettes, interrogeaient l'espace, oubliant les contusions et les
�motions, pour ne se pr�occuper que du projectile.  Mais ils le
cherchaient en vain.  On ne pouvait plus l'apercevoir, et il fallait
se r�soudre � attendre les t�l�grammes de Long's-Peak.  Le directeur
de l'Observatoire de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait � son poste
dans les montagnes Rocheuses, et c'�tait � lui, astronome habile et
pers�v�rant, que les observations avaient �t� confi�es.

Mais un ph�nom�ne impr�vu, quoique facile � pr�voir, et contre lequel
on ne pouvait rien, vint bient�t mettre l'impatience publique � une
rude �preuve.

Le temps, si beau jusqu'alors, changea subitement; le ciel assombri se
couvrit de nuages.  Pouvait-il en �tre autrement, apr�s le terrible
d�placement des couches atmosph�riques, et cette dispersion de
l'�norme quantit� de vapeurs qui provenaient de la d�flagration de
quatre cent mille livres de pyroxyle?  Tout l'ordre naturel avait �t�
troubl�.  Cela ne saurait �tonner, puisque, dans les combats sur mer,
on a souvent vu l'�tat atmosph�rique brutalement modifi� par les
d�charges de l'artillerie.

Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon charg� de nuages �pais,
lourd et imp�n�trable rideau jet� entre le ciel et la terre, et qui,
malheureusement, s'�tendit jusqu'aux r�gions des montagnes Rocheuses.
Ce fut une fatalit�.  Un concert de r�clamations s'�leva de toutes les
parties du globe.  Mais la nature s'en �mut peu, et d�cid�ment,
puisque les hommes avaient troubl� l'atmosph�re par leur d�tonation,
ils devaient en subir les cons�quences.

Pendant cette premi�re journ�e, chacun chercha � p�n�trer le voile
opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, et chacun
d'ailleurs se trompait en portant ses regards vers le ciel, car, par
suite du mouvement diurne du globe, le projectile filait
n�cessairement alors par la ligne des antipodes.

Quoi qu'il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la Terre, nuit
imp�n�trable et profonde, quand la Lune fut remont�e sur l'horizon, il
fut impossible de l'apercevoir; on e�t dit qu'elle se d�robait �
dessein aux regards des t�m�raires qui avaient tir� sur elle.  Il n'y
eut donc pas d'observation possible, et les d�p�ches de Long's-Peak
confirm�rent ce f�cheux contretemps.

Cependant, si l'exp�rience avait r�ussi, les voyageurs, partis le 1er
d�cembre � dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du
soir, devaient arriver le 4 � minuit.  Donc, jusqu'� cette �poque, et
comme apr�s tout il e�t �t� bien difficile d'observer dans ces
conditions un corps aussi petit que l'obus, on prit patience sans trop
crier.

Le 4 d�cembre, de huit heures du soir � minuit, il e�t �t� possible de
suivre la trace du projectile, qui aurait apparu comme un point noir
sur le disque �clatant de la Lune.  Mais le temps demeura
impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysme l'exasp�ration
publique.  On en vint � injurier la Lune qui ne se montrait point.
Triste retour des choses d'ici-bas!

J.-T. Maston, d�sesp�r�, partit pour Long's-Peak.  Il voulait
observer lui-m�me.  Il ne mettait pas en doute que ses amis ne fussent
arriv�s au terme de leur voyage.  On n'avait pas, d'ailleurs, entendu
dire que le projectile f�t retomb� sur un point quelconque des �les et
des continents terrestres, et J.-T. Maston n'admettait pas un instant
une chute possible dans les oc�ans dont le globe est aux trois quarts
couvert.

Le 5, m�me temps.  Les grands t�lescopes du Vieux Monde, ceux
d'Herschell, de Rosse, de Foucault, �taient invariablement braqu�s sur
l'astre des nuits, car le temps �tait pr�cis�ment magnifique en
Europe; mais la faiblesse relative de ces instruments emp�chait toute
observation utile.

Le 6, m�me temps.  L'impatience rongeait les trois quarts du globe.
On en vint � proposer les moyens les plus insens�s pour dissiper les
nuages accumul�s dans l'air.

Le 7, le ciel sembla se modifier un peu.  On esp�ra, mais l'espoir ne
fut pas de longue dur�e, et le soir, les nuages �paissis d�fendirent
la vo�te �toil�e contre tous les regards.

Alors cela devint grave.  En effet, le 11, � neuf heures onze minutes
du matin, la Lune devait entrer dans son dernier quartier.  Apr�s ce
d�lai, elle irait en d�clinant, et, quand m�me le ciel serait
rass�r�n�, les chances de l'observation seraient singuli�rement
amoindries; en effet, la Lune ne montrerait plus alors qu'une portion
toujours d�croissante de son disque et finirait par devenir nouvelle,
c'est-�-dire qu'elle se coucherait et se l�verait avec le soleil, dont
les rayons la rendraient absolument invisible.  Il faudrait donc
attendre jusqu'au 3 janvier, � midi quarante-quatre minutes, pour la
retrouver pleine et commencer les observations.

Les journaux publiaient ces r�flexions avec mille commentaires et ne
dissimulaient point au public qu'il devait s'armer d'une patience
ang�lique.

Le 8, rien.  Le 9, le soleil reparut un instant comme pour narguer les
Am�ricains.  Il fut couvert de hu�es, et, bless� sans doute d'un
pareil accueil, il se montra fort avare de ses rayons.

Le 10, pas de changement.  J.-T. Maston faillit devenir fou, et l'on
eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme, si bien conserv�
jusqu'alors sous son cr�ne de gutta-percha.

Mais le 11, une de ces �pouvantables temp�tes des r�gions
intertropicales se d�cha�na dans l'atmosph�re.  De grands vents d'est
balay�rent les nuages amoncel�s depuis si longtemps, et le soir, le
disque � demi rong� de l'astre des nuits passa majestueusement au
milieu des limpides constellations du ciel.




                                XXVIII
                         --------------------
                           UN NOUVEL ASTRE

Cette nuit m�me, la palpitante nouvelle si impatiemment attendue
�clata comme un coup de foudre dans les �tats de l'Union, et, de l�,
s'�lan�ant � travers l'Oc�an, elle courut sur tous les fils
t�l�graphiques du globe.  Le projectile avait �t� aper�u, gr�ce au
gigantesque r�flecteur de Long's-Peak.

Voici la note r�dig�e par le directeur de l'Observatoire de Cambridge.
Elle renferme la conclusion scientifique de cette grande exp�rience du
Gun-Club.

                                  _Longs's-Peak, 12 d�cembre._

A MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE.

_Le projectile lanc� par la Columbiad de Stone's-Hill a �t� aper�u par
MM. Belfast et J.-T. Maston, le 12 d�cembre, � huit heures
quarante-sept minutes du soir, la Lune �tant entr�e dans son dernier
quartier.

Ce projectile n'est point arriv� � son but.  Il a pass� � c�t�, mais
assez pr�s, cependant, pour �tre retenu par l'attraction lunaire.

L�, son mouvement rectiligne s'est chang� en un mouvement circulaire
d'une rapidit� vertigineuse, et il a �t� entra�n� suivant une orbite
elliptique autour de la Lune, dont il est devenu le v�ritable
satellite.

Les �l�ments de ce nouvel astre n'ont pas encore pu �tre d�termin�s.
On ne conna�t ni sa vitesse de translation, ni sa vitesse de rotation.
La distance qui le s�pare de la surface de la Lune peut �tre �valu�e �
deux mille huit cent trente-trois milles environ (-- 4,500 lieues).

Maintenant, deux hypoth�ses peuvent se produire et amener une
modification dans l'�tat des choses:

Ou l'attraction de la Lune finira par l'emporter, et les voyageurs
atteindront le but de leur voyage;

Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile gravitera autour
du disque lunaire jusqu'� la fin des si�cles.

C'est ce que les observations apprendront un jour, mais jusqu'ici la
tentative du Gun-Club n'a eu d'autre r�sultat que de doter d'un nouvel
astre notre syst�me solaire._

                                                    J.-M. BELFAST.

Que de questions soulevait ce d�nouement inattendu!  Quelle situation
grosse de myst�res l'avenir r�servait aux investigations de la
science!  Gr�ce au courage et au d�vouement de trois hommes, cette
entreprise, assez futile en apparence, d'envoyer un boulet � la Lune,
venait d'avoir un r�sultat immense, et dont les cons�quences sont
incalculables.  Les voyageurs, emprisonn�s dans un nouveau satellite,
s'ils n'avaient pas atteint leur but, faisaient du moins partie du
monde lunaire; ils gravitaient autour de l'astre des nuits, et, pour
le premi�re fois, l'oeil pouvait en p�n�trer tous les myst�res.  Les
noms de Nicholl, de Barbicane, de Michel Ardan, devront donc �tre �
jamais c�l�bres dans les fastes astronomiques, car ces hardis
explorateurs, avides d'agrandir le cercle des connaissances humaines,
se sont audacieusement lanc�s � travers l'espace, et ont jou� leur vie
dans la plus �trange tentative des temps modernes.

Quoi qu'il en soit, la note de Long's-Peak une fois connue, il y eut
dans l'univers entier un sentiment de surprise et d'effroi.  �tait-il
possible de venir en aide � ces hardis habitants de la Terre?  Non,
sans doute, car ils s'�taient mis en dehors de l'humanit� en
franchissant les limites impos�es par Dieu aux cr�atures terrestres.
Ils pouvaient se procurer de l'air pendant deux mois.  Ils avaient des
vivres pour un an.  Mais apr�s?...  Les coeurs les plus insensibles
palpitaient � cette terrible question.

Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation f�t d�sesp�r�e.
Un seul avait confiance, et c'�tait leur ami d�vou�, audacieux et
r�solu comme eux, le brave J.-T. Maston.

D'ailleurs, il ne les perdait pas des yeux.  Son domicile fut
d�sormais le poste de Long's-Peak; son horizon, le miroir de l'immense
r�flecteur.  D�s que la lune se levait � l'horizon, il l'encadrait
dans le champ du t�lescope, il ne la perdait pas un instant du regard
et la suivait assid�ment dans sa marche � travers les espaces
stellaires; il observait avec une �ternelle patience le passage du
projectile sur son disque d'argent, et v�ritablement le digne homme
restait en perp�tuelle communication avec ses trois amis, qu'il ne
d�sesp�rait pas de revoir un jour.

�Nous correspondrons avec eux, disait-il � qui voulait l'entendre, d�s
que les circonstances le permettront.  Nous aurons de leurs nouvelles
et ils auront des n�tres!  D'ailleurs, je les connais, ce sont des
hommes ing�nieux.  A eux trois ils emportent dans l'espace toutes les
ressources de l'art, de la science et de l'industrie.  Avec cela on
fait ce qu'on veut, et vous verrez qu'ils se tireront d'affaire!�








End of the Project Gutenberg EBook of De la terre � la lune, by Jules Verne

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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.