The Project Gutenberg EBook of La mort de Phil�, by Pierre Loti

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Title: La mort de Phil�

Author: Pierre Loti

Release Date: September 7, 2020 [EBook #63141]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MORT DE PHIL� ***




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  PIERRE LOTI
  DE L'ACAD�MIE FRAN�AISE

  LA
  MORT DE PHIL�

  PARIS
  CALMANN-L�VY, �DITEURS
  3, RUE AUBER, 3




CALMANN-L�VY, �DITEURS

DU M�ME AUTEUR

Format grand in-18.

  AU MAROC                                                 1 vol.
  AZIYAD�                                                  1 --
  LE CHATEAU DE LA BELLE-AU-BOIS-DORMANT                   1 --
  LES DERNIERS JOURS DE P�KIN                              1 --
  LES D�SENCHANT�ES                                        1 --
  LE D�SERT                                                1 --
  L'EXIL�E                                                 1 --
  FANT�ME D'ORIENT                                         1 --
  FIGURES ET CHOSES QUI PASSAIENT                          1 --
  FILLE DU CIEL                                            1 --
  FLEURS D'ENNUI                                           1 --
  LA GALIL�E                                               1 --
  L'HORREUR ALLEMANDE                                      1 --
  LA HY�NE ENRAG�E                                         1 --
  L'INDE (SANS LES ANGLAIS)                                1 --
  JAPONERIES D'AUTOMNE                                     1 --
  J�RUSALEM                                                1 --
  LE LIVRE DE LA PITI� ET DE LA MORT                       1 --
  MADAME CHRYSANTH�ME                                      1 --
  LE MARIAGE DE LOTI                                       1 --
  MATELOT                                                  1 --
  MON FR�RE YVES                                           1 --
  LA MORT DE PHIL�                                         1 --
  PAGES CHOISIES                                           1 --
  P�CHEUR D'ISLANDE                                        1 --
  UN P�LERIN d'ANGKOR                                      1 --
  PROPOS D'EXIL                                            1 --
  RAMUNTCHO                                                1 --
  RAMUNTCHO, pi�ce en cinq actes                           1 --
  REFLETS SUR LA SOMBRE ROUTE                              1 --
  LE ROMAN D'UN ENFANT                                     1 --
  LE ROMAN D'UN SPAHI                                      1 --
  LA TROISI�ME JEUNESSE DE MADAME PRUNE                    1 --
  LA TURQUIE AGONISANTE                                    1 --
  VERS ISPAHAN                                             1 --


Format in-8� cavalier.

  OEUVRES COMPL�TES, tomes I � XI                         11 vol.


�ditions illustr�es.

  P�CHEUR D'ISLANDE, format in-8� j�sus, nombreuses
    compositions de E. Rudaux                              1 vol.

  LES TROIS DAMES DE LA KASBAH, format in-16 colombier,
    illustrations de Gervais-Courtellemont                 1 --

  LE MARIAGE DE LOTI, format in-8� j�sus. Illustrations
    de l'auteur et de A. Robaudi                           1 --


Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.




Droits de reproduction et de traduction r�serv�s pour tous les pays.




  A LA M�MOIRE
  DE
  MON NOBLE ET CHER AMI

  MOUSTAFA KAMEL PACHA

  qui succomba le 10 f�vrier 1908 � l'admirable t�che
  de relever en �gypte
  la dignit� de la Patrie et de l'Islam.

  PIERRE LOTI




I

MINUIT D'HIVER EN FACE DU GRAND SPHINX


Une nuit trop limpide, et de couleur inconnue � nos climats, dans un
lieu d'aspect chim�rique o� le myst�re plane. La lune, d'un argent qui
brille trop et qui �blouit, �claire un monde qui sans doute n'est plus
le n�tre, car il ne ressemble � rien de ce que l'on a pu voir ailleurs
sur terre; un monde o� tout est uniform�ment rose sous les �toiles de
minuit et o� se dressent, dans une immobilit� spectrale, des symboles
g�ants.

Est-ce une colline de sable qui monte devant nous? On ne sait, car cela
n'a pour ainsi dire pas de contours; plut�t cela donne l'impression
d'une grande nu�e rose, d'une grande vague d'eau � peine consistante,
qui dans les temps se serait soulev�e l�, pour ensuite s'immobiliser �
jamais... Une colossale effigie humaine, rose aussi, d'un rose sans nom
et comme fuyant, �merge de cette sorte de houle momifi�e, l�ve la t�te,
regarde avec ses yeux fixes, et sourit; pour �tre si grande, elle est
irr�elle probablement, projet�e peut-�tre par quelque r�flecteur cach�
dans la lune... Et, derri�re le visage monstre, beaucoup plus en recul,
au sommet de ces dunes impr�cises et mollement ondul�es, trois signes
apocalyptiques s'�rigent dans le ciel, trois triangles roses, r�guliers
comme les dessins de la g�om�trie, mais si �normes dans le lointain
qu'ils font peur; on les croirait lumineux par eux-m�mes, tant ils se
d�tachent en rose clair sur le bleu sombre du vide �toil�, et
l'invraisemblance de ce quasi-rayonnement int�rieur les rend plus
terribles.

Alentour, le d�sert; un coin du morne royaume des sables. Rien d'autre
nulle part, que ces trois choses effarantes qui se tiennent l� dress�es,
l'effigie humaine d�mesur�ment agrandie et les trois montagnes
g�om�triques; choses vaporeuses au premier abord comme des visions, avec
cependant �� et l�, dans les traits surtout de la grande figure muette,
des nettet�s d'ombre indiquant que _cela existe_, rigide et
in�branlable, que c'est de la pierre �ternelle.

M�me si l'on n'�tait pas pr�venu, aussit�t on devinerait, car c'est
unique au monde, et l'imagerie de toutes les �poques en a vulgaris� la
connaissance: le Sphinx et les Pyramides! Mais on n'attendait pas que ce
f�t si inqui�tant... Et pourquoi est-ce rose, quand d'habitude la lune
bleuit ce qu'elle �claire? On ne pr�voyait pas non plus cette
couleur-l�--qui est cependant celle de tous les sables et de tous les
granits de l'�gypte ou de l'Arabie. Et puis, des yeux de statue, on en
avait vu par milliers, on savait bien qu'ils ne peuvent jamais �tre que
des yeux fixes; alors, pourquoi est-on surpris et glac� par l'immobilit�
de ce regard du Sphinx, en m�me temps que vous obs�de le sourire de ses
l�vres ferm�es qui semblent garder le mot de l'�nigme supr�me?...

Il fait froid, mais froid comme dans nos pays par les belles nuits de
janvier, et une bu�e hivernale tra�ne au fond des vallons de sable. A
cela non plus, on ne s'attendait pas; les nouveaux envahisseurs de ce
pays ont apport� sans doute l'humidit� de leur �le brumeuse, en
changeant le r�gime des eaux du vieux Nil pour rendre la terre plus
mouill�e et plus productive. Et ce froid inusit�, ce brouillard, si
l�ger qu'il soit encore, paraissent un indice de la fin des temps, font
plus r�volu et plus lointain tout ce pass�, qui dort ici, en dessous,
dans le d�dale des souterrains hant�s par mille momies.

Mais la brume, qui s'�paissit dans les r�gions basses � mesure que
l'heure avance, h�site � monter jusqu'� la grande figure intimidante,
l'enveloppe � peine d'une gaze tr�s diaphane,--qui est une gaze rose,
puisque ici tout est rose. Et le Sphinx, qui a vu se d�rouler toute
l'histoire du monde, assiste impassible au changement du climat de
l'�gypte, reste ab�m� dans une contemplation mystique de la lune, son
amie depuis cinq mille ans.

Sur la molle coul�e des dunes, il y a par places des pygm�es humains qui
s'agitent, ou se tiennent accroupis comme � l'aff�t; si petits, si
infimes ou si loin qu'ils soient, cette lune d'argent r�v�le leurs
moindres attitudes, parce qu'ils ont des robes blanches et des manteaux
noirs qui tranchent violemment avec la monotonie rose des sables;
parfois ils s'interpellent, en une langue aux aspirations dures, et puis
se mettent � courir, sans bruit, pieds nus, le burnous envol�, pareils �
des papillons de nuit. Ils guettent les groupes de visiteurs, qui
arrivent de temps � autre, et ils s'accrochent � eux. Les grands
symboles, depuis des si�cles et des mill�naires que l'on a cess� de les
v�n�rer, n'ont cependant presque jamais �t� seuls, surtout par les nuits
de pleine lune; des hommes de toutes les races, de tous les temps sont
venus r�der autour, vaguement attir�s par leur �normit� et leur myst�re.
A l'�poque des Romains, ils �taient d�j� des symboles au sens perdu,
legs d'une antiquit� fabuleuse, mais on venait curieusement les
contempler; des touristes en toge, en p�plum, gravaient pour m�moire
leur nom sur le granit des bases.

Les touristes qui arrivent cette nuit, et sur lesquels s'abattent les
guides b�douins au noir manteau, portent casquette, ulster ou paletot
fourr�; leur intrusion est ici comme une offense, mais h�las! de tels
visiteurs se multiplient chaque ann�e davantage, car la grande ville
toute voisine--qui sue l'or depuis que l'on essaye de lui acheter sa
dignit� et son �me--devient un lieu de rendez-vous et de f�te pour les
d�soeuvr�s, les parvenus du monde entier. Et ce d�sert du Sphinx, le
modernisme commence � l'enserrer de toutes parts. Il est vrai, personne
jusqu'� pr�sent n'a os� le profaner en b�tissant dans le voisinage
imm�diat de la grande figure, dont la fixit� et le d�dain imposent
peut-�tre encore. Mais, � une demi-lieue � peine, aboutit une route o�
circulent des fiacres, des tramways, o� des automobiles de bonne marque
viennent pousser leurs gracieux cris de canard; et l�, derri�re la
pyramide de Ch�ops, un vaste h�tel s'est blotti, o� fourmillent des
snobs, des �l�gantes follement emplum�es comme des Peaux-Rouges pour la
danse du scalp; des malades en qu�te d'air pur: jeunes Anglaises
phtisiques, ou vieilles Anglaises simplement un peu g�teuses, traitant
leurs rhumatismes par les vents secs.

Cette route, cet h�tel, ces gens, en passant on vient de les voir, aux
feux des lampes �lectriques, et un orchestre qu'ils �coutaient vous a
jet� la phrase inepte de quelque rengaine de caf�-concert; mais, sit�t
que tout cela, dans un repli du sol, a disparu, on s'en est senti
tellement d�livr�, tellement loin! D�s que l'on a commenc� de marcher
sur ce sable des si�cles, o� les pas tout � coup ne faisaient plus de
bruit, rien n'a exist�, hors le calme et le religieux effroi �man�s de
ce monde que l'on abordait, de ce monde si �crasant pour le n�tre, o�
tout apparaissait silencieux, impr�cis, gigantesque et rose.

D'abord la pyramide de Ch�ops, dont il a fallu contourner de pr�s les
soubassements immuables; la lune d�taillait tous les blocs �normes, les
blocs r�guliers et pareils de ses assises qui se superposent � l'infini,
toujours diminuant de largeur, et qui montent, montent en perspectives
fuyantes, pour former l�-haut la pointe du vertigineux triangle; on
l'e�t dite �clair�e, cette pyramide, par quelque triste aurore de fin de
monde, qui ne rosirait que les sables et les granits terrestres, en
laissant plus effroyablement noir le ciel ponctu� d'�toiles.--Combien
inconcevable pour nous, la mentalit� de ce roi qui pendant un
demi-si�cle usa la vie de milliers et de milliers d'esclaves �
construire ce tombeau, dans l'obs�dant et fol espoir de prolonger sans
fin la dur�e de sa momie!...

La pyramide une fois d�pass�e, un peu de chemin restait � faire encore
pour aller affronter le Sphinx, au milieu de ce que nos contemporains
lui ont laiss� de son d�sert; il y avait � descendre la pente de cette
dune aux aspects de nuage, qui semblait feutr�e comme � dessein pour
maintenir en un tel lieu plus de silence. Et �� et l� s'ouvrait quelque
trou noir: soupirail du profond et inextricable royaume des momies, tr�s
peupl� encore, malgr� l'acharnement des d�terreurs.

Descendant toujours sur la coul�e de sable, on n'a pas tard� �
l'apercevoir, lui, le Sphinx, moiti� colline et moiti� b�te couch�e,
vous tournant le dos, dans la pose d'un chien g�ant qui voudrait aboyer
� la lune; sa t�te se dressait en silhouette d'ombre, en �cran contre la
lumi�re qu'il paraissait regarder, et les pans de son bonnet lui
faisaient des oreilles tombantes. Ensuite, � mesure que l'on cheminait,
peu � peu, il s'est pr�sent� de profil, sans nez, tout camus comme la
mort, mais ayant d�j� une expression, m�me vu de loin et par c�t�; d�j�
d�daigneux avec son menton qui avance, et son sourire de grand myst�re.
Et, quand enfin on s'est trouv� devant le colossal visage, l� bien en
face--sans pourtant rencontrer son regard qui passe trop haut pour le
n�tre,--on a subi l'imm�diate obsession de tout ce que les hommes de
jadis ont su emmagasiner et �terniser de secr�te pens�e derri�re ce
masque mutil�!

En plein jour, non, il n'existe pour ainsi dire plus, leur grand Sphinx;
si d�truit par le temps, par la main des iconoclastes, disloqu�, tass�,
rapetiss�, il est inexpressif comme ces momies que l'on retrouve en
miettes dans le sarcophage et qui ne font m�me plus grimace humaine.
Mais, � la mani�re de tous les fant�mes, c'est la nuit qu'il revit, sous
les enchantements de la lune.

Pour les hommes de son temps, que repr�sentait-il? Le roi Am�nemeth? le
Dieu-Soleil? On ne sait trop. De toutes les images hi�roglyphiques, il
reste la moins bien d�chiffr�e. Les insondables penseurs de l'�gypte
symbolisaient tout en d'effrayantes figures de dieux, � l'usage du
peuple non initi�; peut-�tre donc, apr�s avoir tant m�dit� dans l'ombre
des temples, tant cherch� l'introuvable pourquoi de la vie et de la
mort, avaient-ils simplement voulu r�sumer par le sourire de ces l�vres
ferm�es l'inanit� de nos plus profondes conjectures humaines... On dit
qu'il fut jadis d'une surprenante beaut�, le Sphinx, alors que des
enduits, des peintures harmonisaient et avivaient son visage et qu'il
tr�nait de tout son haut sur une sorte d'esplanade dall�e de longues
pierres. Mais �tait-il en ces temps-l� plus souverain que cette nuit,
dans sa d�cr�pitude finale? Presque enseveli par ces sables du d�sert
Libyque, sous lesquels sa base ne se d�finit plus, il surgit � cette
heure comme une apparition que rien de solide ne soutiendrait dans
l'air.

                                   *

                                 *   *

Pass� minuit. Par petits groupes, les touristes de ce soir viennent de
dispara�tre pour regagner l'h�tel proche dont l'orchestre sans doute n'a
pas fini de s�vir, ou bien pour remonter en auto et engager, dans
quelque cercle du Caire, une de ces parties de bridge o� se complaisent
de nos jours les intelligences vraiment sup�rieures; les uns (esprits
forts) s'en sont all�s le verbe haut et le cigare au bec; les autres,
intimid�s pourtant, baissaient la voix comme on fait d'instinct dans les
temples. Les guides b�douins, qui tout � l'heure semblaient voltiger
autour de la grande effigie comme des phal�nes noires, ont aussi vid� la
place, inquiets de ce froid qu'ils n'avaient jamais connu. La
repr�sentation pour cette fois est finie, et partout s'�tablit le
silence.

Les tons roses commencent � p�lir sur le Sphinx et les Pyramides; tout
bl�mit � vue d'oeil, dans le surnaturel d�cor, parce que la lune,
s'�levant toujours, se fait plus argentine au milieu de la nuit plus
glac�e. Le brouillard d'hiver, qu'exhalent d'en bas les champs
artificiellement mouill�s, continue de monter, s'enhardit � envelopper
le grand visage muet, lequel persiste � regarder cette lune morte et �
lui adresser son m�me d�concertant sourire. De moins en moins l'on
croirait avoir devant soi un colosse r�el, mais d�cid�ment rien que le
reflet dilat� d'une chose qui serait _ailleurs_, dans un autre monde. Et
derri�re lui, au loin, les trois triangles-montagnes, qui s'embrument
aussi, n'existent pas davantage, sont devenus pures visions
d'Apocalypse.

Or, peu � peu, voici qu'une tristesse insoutenable se d�gage des trop
larges yeux aux orbites vides,--car, en ce moment, ce que le Sphinx a
l'air de savoir depuis tant de si�cles, comme ultime secret, mais de
taire avec une m�lancolique ironie, c'est que, dans la prodigieuse
n�cropole, l� en dessous, tout le peuple des morts aurait �t� leurr�,
malgr� la pi�t� et les pri�res, le r�veil n'ayant encore jamais sonn�
pour personne; et c'est que la cr�ation d'une humanit� pensante et
souffrante n'aurait eu aucune raison raisonnable, et que nos pauvres
espoirs seraient vains, mais vains � faire piti�!




II

LA MORT DU CAIRE


Janvier 1907.

Des nuages �chevel�s et mauvais, comme ceux de nos giboul�es de mars,
courent dans un p�le ciel de soir, qui donne froid � regarder; un vent
�pre, humide, tout � fait hivernal, souffle sans tr�ve et fait passer
sur nous de temps � autre le furtif arrosage d'une pluie.

Une voiture m'emm�ne vers ce qui fut la r�sidence du grand Mehemet Ali;
par une pente rapide elle monte au milieu de rochers, de sables--qui
sentent d�j� le d�sert, l� tout de suite, au sortir � peine des
derni�res maisons d'un quartier arabe o� des gens en longue robe, l'air
gel�, s'enveloppent aujourd'hui jusqu'aux yeux... Y avait-il autrefois
des temps pareils, en ce pays r�put� pour son climat d'inalt�rable
ti�deur?

Cette r�sidence du grand souverain de l'�gypte, la citadelle, la mosqu�e
qu'il fit construire pour y reposer, sont perch�es comme nids d'aigle
sur un contrefort de la cha�ne d'Arabie, le Mokattam, qui s'avance en
promontoire vers les plaines du Nil, amenant tout pr�s du Caire, et
jusqu'� le surplomber, un peu des solitudes d�sertiques. Du reste, on la
voit de loin et de partout, la mosqu�e de Mehemet Ali, inattendue
l�-haut avec ses coupoles aplaties en demi-sph�re, ses minarets aigus,
sa physionomie si purement turque, au-dessus de cette ville arabe
qu'elle domine; le prince qui s'y est endormi a voulu qu'elle ressembl�t
� celles de sa premi�re patrie, et on la croirait rapport�e de Stamboul.

En un temps de trot, nous voici mont�s jusqu'� la porte inf�rieure de la
vieille forteresse--et, naturellement, tout le Caire, qui est l� proche,
semble monter en m�me temps que nous; pas encore l'amas sans fin des
maisons, mais seulement, pour commencer, les milliers de minarets, qui,
en quelques secondes, pointent tous dans le ciel triste, donnant d�j�
l'impression qu'une ville immense ne tardera pas � se d�ployer sous nos
yeux.

Double enceinte, doubles ou triples portes comme en ont toutes les
citadelles anciennes, et, par un chemin toujours ascendant, nous
p�n�trons dans une grande cour fortifi�e o� des murs � cr�neaux nous
masquent soudain la vue. Un poste de soldats est l� de garde,--et
combien impr�vus, de tels soldats, dans ce lieu sacr� pour l'�gypte! Des
uniformes rouges et des figures blanches du Nord: des Anglais, install�s
� demeure chez le grand Mehemet Ali!...

La mosqu�e se pr�sente d'abord, pr�c�de le palais. D�s qu'on s'en
approche, c'est bien Stamboul--pour moi, le cher Stamboul,--qui s'�voque
en la m�moire: rien, dans les lignes architecturales ni dans les d�tails
d'ornementation, rien de l'art arabe,--plus pur peut-�tre que celui-ci,
et dont les autres mosqu�es du Caire offrent des mod�les admirables;
non, c'est un coin de la Turquie, o� l'on vient d'arriver tout � coup.

Apr�s une cour dall�e de marbre, silencieuse et tr�s enclose, qui sert
de vaste parvis, le sanctuaire rappelle, avec plus de magnificence
encore, ceux de Mehmet Fatih ou de Chah Zad�: m�me p�nombre sainte, o�
chaque �troite fen�tre jette par son vitrail un �clat de pierreries;
entre les �normes piliers, m�me �cartement excessif laissant plus
d'espace libre que dans nos �glises, sous des d�mes qui ont l'air de
tenir un peu par enchantement.

Des parois en �trange marbre blanc z�br� de jaune. A terre, des tapis
d'un rouge sombre, couvrant tout. Aux vo�tes, tr�s ouvrag�es, rien que
des noirs et des ors; sur le noir des fonds, un semis de rosaces d'or,
et puis des arabesques, comme des dentelles d'or pos�es en bordure. Et
d'en haut descendent des milliers de cha�nettes dor�es, soutenant les
innombrables veilleuses pour les pri�res des soirs. �� et l�, des gens
sont � genoux, petits groupes en robe et turban, dispers�s au hasard sur
le rouge des tapis, et un peu perdus au milieu de cette solitude
somptueuse.

Dans un angle obscur, repose Mehemet Ali, le prince aventureux et
chevaleresque autant qu'un h�ros de l�gende, et l'un des plus grands
souverains de l'histoire contemporaine; il est l� derri�re de hautes
grilles d'or, d'un dessin compliqu�, en ce style turc d�j� d�cadent,
mais encore si joli, qui fut celui de son �poque.

Entre les barreaux dor�s, on aper�oit dans l'ombre le catafalque
d'apparat, � trois �tages, que recouvrent des brocarts bleus, fan�s
d�licieusement, brod�s et rebrod�s d'or �teint. Devant la porte ferm�e
de cette sorte d'enclos fun�raire, se croisent deux longues palmes
vertes, coup�es fra�chement � quelque dattier du voisinage. Et il semble
que tout cela s'entoure d'une inviolable paix religieuse...

Mais tout � coup, tapage de conversations en langue teutonne,--et des
�clats de voix, et des rires!... Comment est-ce possible, si pr�s du
grand mort?... Entr�e d'une bande de touristes, habill�s en �gens chics�
ou � peu pr�s. Un guide � visage de dr�le leur fait la nomenclature des
beaut�s du lieu, parlant � tue-t�te, comme s'il �tait charg� du boniment
dans une m�nagerie. Et l'une des voyageuses, � cause de sandales trop
larges qui la font tr�bucher, rit d'un petit rire b�te et continu, comme
glousserait une dinde...

Alors, il n'y a pas de police, de gardien, dans cette mosqu�e sainte? Et
parmi les fervents prostern�s en pri�re, pas un qui se l�ve et
s'indigne!... Qui donc, apr�s cela, vient nous parler du fanatisme des
�gyptiens?... Trop d�bonnaires plut�t, ils me sont apparus partout. Dans
n'importe quelle �glise d'Europe, o� des hommes prieraient agenouill�s,
je voudrais voir comment seraient accueillis des touristes musulmans
qui, par impossible, se tiendraient aussi mal que ces sauvages-l�.

                                   *

                                 *   *

Derri�re la mosqu�e, une esplanade, et puis le palais.

Le palais, il n'existe pour ainsi dire plus, car on en a fait une
caserne pour les �troupes d'occupation�. Et ils sont tous alentour, les
soldats anglais, fumant leurs grosses pipes pendant la fl�nerie du soir;
l'un d'eux qui ne fume pas, s'escrime � graver son nom au couteau sur
l'une des assises de marbre, � la base du sanctuaire.

Au bord de l'esplanade, une sorte de balcon s'avance, d'o� l'on d�couvre
brusquement toute la ville, avec une �tendue infinie de plaines vertes
ou de jaunes d�serts. Un point de vue classique pour voyageurs des
agences; nous y retrouvons ceux de la mosqu�e, qui nous y ont pr�c�d�s,
les messieurs au verbe haut, le guide qui hurle et la dame qui glousse.
Quelques soldats y ont pris place aussi, et contemplent, la pipe � la
bouche.--Malgr� tout ce monde, et malgr� ce ciel d'hiver, on est saisi
quand m�me, en arrivant, et c'est encore admirable.

F�erie bien diff�rente de celle de Stamboul, qui s'�rige, lui, en
amphith��tre au-dessus du Bosphore et de la Marmara. Ici, la ville
immense est uniment d�ploy�e dans une plaine qu'environnent des
solitudes de sable et que dominent des rochers chaotiques. Les minarets
par milliers se l�vent de partout comme les �pis de bl� dans un champ;
jusqu'au fond des lointains, on voit se multiplier leurs pointes
fusel�es;--mais, au lieu d'�tre simplement, comme � Stamboul, des
fl�ches blanches, ils se compliquent ici d'arabesques, de galeries, de
clochetons, de colonnettes, et semblent avoir emprunt� la couleur fauve
des proches d�serts.

Les toits en terrasses disent une r�gion qui fut autrefois sans pluie,
et les innombrables palmiers des jardins, au-dessus de cet oc�an de
mosqu�es et de maisons, balancent au vent leurs plumets, qui �tonnent
sous ces nuages charg�s d'averses froides. Vers le sud et vers l'ouest,
aux derni�res limites de la vue, des triangles g�ants apparaissent,
comme pos�s sur l'horizon brumeux des plaines: c'est Gizeh et c'est
Memphis, ce sont les Pyramides �ternelles.

Et au nord de la ville, s'avance un coin tr�s particulier du d�sert,
couleur de bistre et de momie, o� toute une peuplade de hautes coupoles
� l'abandon se tient encore debout, au milieu des sables et des roches
d�sol�es: l'orgueilleux cimeti�re de ces sultans mamelouks, qui finirent
ici avec le moyen �ge.

Si l'on regarde bien, quel d�labrement, quel amas de ruines dans cette
ville encore un peu f�erique, battue ce soir par les rafales d'hiver!
Les d�mes, les saints tombeaux, les minarets, les terrasses, tout est
croulant, tout va mourir. Mais l�-bas, tr�s au loin, pr�s de cette
tra�n�e d'argent qui passe dans les plaines et qui est le vieux Nil, les
temps nouveaux s'indiquent par des chemin�es d'usines, effront�ment
hautes, enlaidissant tout et lan�ant au milieu du cr�puscule d'�paisses
fum�es noires...

                                   *

                                 *   *

La nuit tombe, quand nous redescendons de cette esplanade pour rentrer
au logis.

D'abord l'ancien Caire, qu'il faut traverser, tout le d�dale encore
charmant o� les mille petites lampes des boutiques arabes allument d�j�
leurs flammes discr�tes. Dans des rues qui se contournent � leur
caprice, et sous tant de balcons qui d�bordent, grillag�s de tr�s fines
menuiseries, il faut ralentir notre course, au milieu de la foule serr�e
des gens et des b�tes. Pr�s de nous passent les fellahines voil�es de
noir, gentiment myst�rieuses comme aux vieux temps, et les hommes rest�s
graves, sous la longue robe et les blanches draperies; passent aussi les
petits �nes, tr�s pompeusement par�s de colliers en perles bleues, et
les files de lents chameaux, avec leurs charges de luzerne qui sentent
la bonne odeur des champs. Dans la demi-obscurit�, qui masque les
d�cr�pitudes, c'est parfois de l'Orient rest� adorable, quand, au-dessus
des maisonnettes si agr�ment�es de moucharabiehs et d'arabesques, on
voit tout � coup quelques-uns des grands minarets a�riens, qui
s'�lancent prodigieusement haut dans le ciel cr�pusculaire.

Cependant, que de ruines, d'immondices, de d�combres! Comme on sent que
tout cela se meurt!... Et puis quoi: des lacs maintenant, en pleine rue!
On sait bien qu'il pleut ici beaucoup plus que jadis, depuis que la
vall�e du Nil est artificiellement inond�e; mais c'est invraisemblable
quand m�me, toute cette eau noire o� notre voiture s'enfonce jusqu'aux
essieux, car il y a _huit jours_ que n'est tomb�e une averse un peu
s�rieuse. Alors les nouveaux ma�tres n'ont pas song� au drainage, dans
ce pays dont le budget d'entretien annuel a �t� port� par leurs soins �
quinze millions de livres?--Et les bons Arabes, avec patience, sans
murmurer, retroussent leurs robes, jambes nues jusqu'aux genoux, pour
cheminer au milieu de cette eau d�j� pestilentielle, qui doit couver
pour eux des fi�vres et de la mort.

Plus loin, la voiture courant toujours, voici que peu � peu le d�cor
change, h�las! Les rues se banalisent; les maisons de �Mille et une
Nuits� font place � d'insipides b�tisses levantines; les lampes
�lectriques commencent � piquer l'obscurit� de leurs fatigants �clats
bl�mes; et, � un tournant brusque, le nouveau Caire nous appara�t.

Qu'est-ce que c'est que �a, et o� sommes-nous tomb�s? En moins comme il
faut encore, on dirait Nice, ou La Riviera, ou Interlaken, l'une
quelconque de ces villes carnavalesques o� le mauvais go�t du monde
entier vient s'�battre aux saisons dites �l�gantes.--Mais, dans ces
quartiers-ci par exemple, qui appartiennent aux �trangers ou aux
�gyptiens ralli�s franchement, tout est ass�ch�, soign�, bien tenu; plus
de cloaques ni d'orni�res; les quinze millions de livres ont fait
consciencieusement leur office.

Partout de l'�lectricit� aveuglante; des h�tels monstres, �talant le
faux luxe de leurs fa�ades raccrocheuses; le long des rues, triomphe du
toc, badigeon sur pl�tre en torchis; sarabande de tous les styles, le
rocaille, le roman, le gothique, l'art nouveau, le pharaonique et
surtout le pr�tentieux et le saugrenu. D'innombrables cabarets, qui
regorgent de bouteilles: tous nos alcools, tous nos poisons d'Occident,
d�vers�s sur l'�gypte � bouche-que-veux-tu.

Des estaminets, des tripots, des maisons louches. Et, plein les
trottoirs, des filles levantines, qui visent � s'attifer comme celles de
Paris, mais qui, par erreur, sans doute, ont fait leurs commandes chez
quelque habilleuse pour chiens savants.

Alors ce serait le Caire de l'avenir, cette foire cosmopolite?... Mon
Dieu, quand donc se reprendront-ils, les �gyptiens, quand
comprendront-ils que les anc�tres leur avaient laiss� un patrimoine
inali�nable d'art, d'architecture, de fine �l�gance, et que, par leur
abandon, l'une de ces villes qui furent les plus exquises sur terre
s'�croule et se meurt?

Parmi ces jeunes musulmans ou coptes, sortis des �coles, il est tant
d'esprits distingu�s cependant et d'intelligences sup�rieures! Tandis
que je vois encore les choses d'ici avec mes yeux tout neufs d'�tranger
d�barqu� hier sur ce sol impr�gn� d'ancienne gloire, je voudrais pouvoir
leur crier, avec une franchise brutale peut-�tre, mais avec une si
profonde sympathie:

�R�agissez, avant qu'il soit trop tard. Contre l'invasion dissolvante,
d�fendez-vous,--non par la violence, bien entendu, non par
l'inhospitalit� ni la mauvaise humeur,--mais en d�daignant cette
camelote occidentale dont on vous inonde quand elle est d�mod�e chez
nous. Essayez de pr�server non seulement vos traditions et votre
admirable langue arabe, mais aussi tout ce qui fut la gr�ce et le
myst�re de votre ville, le luxe affin� de vos demeures. Il ne s'agit pas
l� que de fantaisies d'artistes, il y va de votre dignit� nationale.
Vous �tiez des _Orientaux_ (je prononce avec respect ce mot qui implique
tout un pass� de pr�coce civilisation, de pure grandeur), mais, encore
quelques ann�es, si vous n'y prenez garde, et on aura fait de vous de
simples courtiers levantins, uniquement occup�s de la plus-value des
terres et de la hausse des cotons.�




III

MOSQU�ES DU CAIRE


Elles sont presque innombrables, plus de trois mille, et cette ville si
grande, qui couvre quatre lieues de plaine, pourrait s'appeler une ville
de mosqu�es. (Bien entendu, je parle du Caire ancien, du Caire arabe, le
Caire nouveau, quelconque ou funambulesque, celui des �l�gances en toc
et des �S�miramis-H�tel� ne m�ritant d'�tre mentionn� qu'avec un
sourire.)

Donc, une ville de mosqu�es, disais-je. Le long des rues, parfois elles
se suivent, deux, trois, quatre � la file, s'appuyant les unes aux
autres et s'enchev�trant. Partout dans l'air s'�lancent leurs minarets
brod�s d'arabesques, cisel�s, compliqu�s avec la plus changeante
fantaisie; ils ont des petits balcons, des colonnettes, ils sont si
d�coup�s qu'on aper�oit le jour au travers; il y en a de lointains, il y
en a de tout proches qui pointent en plein ciel au-dessus de votre t�te;
n'importe o� l'on regarde on en d�couvre d'autres, � perte de vue; tous
de la m�me couleur bise et tournant au rose. Les plus archa�ques, ceux
des vieux temps d�bonnaires, se h�rissent de morceaux de bois qui sont
des perchoirs pour faire reposer les grands oiseaux libres et toujours
quelques milans, quelques corbeaux songeurs se tiennent l� post�s,
contemplant � l'horizon les sables, la ligne des jaunes solitudes.

Trois mille mosqu�es. Plus haut que les maisonnettes d'alentour, montent
leurs murailles droites, un peu s�v�res, perc�es � peine de minuscules
fen�tres en ogive; murailles couleur bise ainsi que les minarets, et
peintes de rayures horizontales en un vieux rouge qui s'est fan� au
soleil; murailles couronn�es toujours de s�ries de tr�fles imitant des
cr�neaux, mais de tr�fles d'un dessin chaque fois diff�rent et impr�vu.

Pour y acc�der, toujours quelques marches et une rampe de marbre
blanc,--car elles sont sur�lev�es comme des autels. Et d�s la porte on
entrevoit de calmes profondeurs tr�s en p�nombre. D'abord des couloirs,
�tonnamment hauts de plafond, sonores et demi-obscurs; sit�t qu'on y est
entr�, on sent qu'il fait frais, qu'il fait paisible; ils vous
pr�parent, on commence � s'y impr�gner de recueillement et d�j� on y
parle bas. Dans la rue trop �troite que l'on vient de quitter, il y
avait foule orientale et tapage, cris de vendeurs, bruits d'humbles
m�tiers anciens; des gens, des b�tes vous fr�laient; on manquait d'air,
sous tant de moucharabiehs surplombants. Ici, soudain c'est le silence
avec de vagues murmures de pri�res et des chants fl�t�s d'oiseaux; c'est
le silence, et c'est l'espace libre, quand on arrive au saint jardin
enclos de grands murs, ou bien au sanctuaire qui resplendit d'une
discr�te et reposante magnificence. Peu de monde en g�n�ral, dans ces
mosqu�es,--si ce n'est, bien entendu, aux heures des cinq offices du
jour. En quelques coins d'�lection, particuli�rement ombreux et frais,
des vieillards s'isolent pour lire du matin au soir les saints livres et
regarder approcher la mort: sous des turbans blancs, barbes blanches et
visages tranquilles. Ou bien ce sont de pauvres h�res sans g�te, qui
sont venus chercher l'hospitalit� d'Allah, et qui dorment sans souci de
demain, �tendus de tout leur long sur une natte.

Le charme rare de ces jardins de mosqu�e, souvent tr�s vastes, est
d'�tre si jalousement enclos entre leurs grands murs--toujours couronn�s
de tr�fles de pierre--qui n'y laissent rien deviner des agitations du
dehors; des palmiers de cent ans y jaillissent du sol, s�par�ment ou en
bouquets superbes, et y tamisent la lumi�re d'un toujours chaud soleil,
sur des rosiers, sur des hibiscus en fleur. Il ne s'y fait jamais de
bruit non plus que dans des clo�tres, car les gens y marchent d'une
allure lente, chauss�s de babouches. Et ce sont aussi des �dens pour les
oiseaux, qui y vivent et y chantent en toute s�curit�, m�me pendant les
offices, attir�s par de petites auges que les imans emplissent d'eau du
Nil, � leur intention, chaque matin.

Quant � la mosqu�e elle-m�me, rarement elle est un lieu ferm� de tous
c�t�s, comme dans les pays de l'Islam plus sombre du Nord; en �gypte,
non; puisqu'il n'y a pas de v�ritable hiver et presque jamais de pluie,
on a pu laisser une des faces compl�tement ouverte sur le jardin, et le
sanctuaire n'est s�par� de la verdure et des roses que par une simple
colonnade; cela permet aux fid�les, group�s sous les palmiers, de prier
l� tout aussi bien qu'� l'int�rieur, puisqu'ils aper�oivent, entre les
arceaux, le saint mihrab[1].

  [1] On sait que le mihrab est une sorte de portique indiquant la
    direction de la Mecque; il est plac� au fond de chaque mosqu�e,
    comme dans nos �glises l'autel, et on doit lui faire face lorsqu'on
    prie.

Oh! ce sanctuaire, vu du silencieux jardin, ce sanctuaire o� des ors
p�lis brillent aux vieux plafonds de c�dre, o� des mosa�ques de nacre
brillent sur les parois et imitent des broderies d'argent qu'on y aurait
tendues!

Point de fa�ences, comme dans les mosqu�es de la Turquie ou de l'Iran.
Ici, c'est le triomphe des patientes mosa�ques: les nacres de toutes les
couleurs, et tous les marbres, et tous les porphyres, d�coup�s en
myriades de petits morceaux pr�cis et pareils, assembl�s ensuite pour
composer les dessins arabes qui jamais n'empruntent rien � la forme
humaine, non plus qu'� aucune forme animale, mais rappellent plut�t ces
cristallisations vari�es � l'infini que l'on d�couvre au microscope dans
les flocons de la neige. C'est toujours le mihrab qui est orn� avec la
plus minutieuse richesse; en g�n�ral des colonnettes de lapis,
intens�ment bleues, s'y d�tachent en relief, encadrant des mosa�ques si
d�licates qu'elles ressemblent � des brocarts ou � des dentelles. Aux
vieux plafonds de c�dre--o� les oiseaux chanteurs d'alentour ont leurs
nids--les ors se m�lent � de pr�cieuses enluminures, que les si�cles ont
pris soin d'att�nuer, de fondre ensemble; et �� et l� de tr�s fines et
longues consoles en bois sculpt� ont l'air de retomber des ma�tresses
poutres, de s'�taler sur les murailles comme des coul�es de
stalactites--que l'on aurait aussi, dans les temps, soigneusement
peintes et dor�es. Quant aux colonnes toujours disparates, les unes de
marbre amarante, les autres de vert antique, les autres de porphyre
rouge, avec des chapiteaux de tous les styles, elles viennent de loin,
de la nuit des �ges, des tourmentes religieuses ant�rieures et attestent
les prodigieux pass�s que connut cette vall�e du Nil, pourtant si
�troite et enserr�e par les d�serts; elles ont �t� jadis dans des
temples pa�ens, o� elles ont connu les �tranges visages des dieux de
l'�gypte, de la Gr�ce et de Rome; elles ont �t� dans des �glises
chr�tiennes primitives, o� elles ont vu des statues de martyrs
contorsionn�s et des images de Christs en extase couronn�s de l'aur�ole
byzantine; elles ont assist� � des batailles, des �croulements, des
h�catombes et des sacril�ges; � pr�sent, r�unies au hasard dans ces
mosqu�es, elles ne voient plus, sur les parois des sanctuaires, que les
mille petits dessins id�alement purs de cet Islam qui veut que les
hommes, lorsqu'ils prient, con�oivent Allah immat�riel, Esprit sans
contours et sans visage.

Chacune de ces mosqu�es a son saint d�funt, dont elle porte le nom, et
qui dort � c�t�, dans un kiosque mortuaire y attenant: c'est quelque
pr�tre qui se fit admirer pour ses vertus, ou bien un kh�dive
d'autrefois, ou un guerrier, un martyr. Et le mausol�e, qui communique
avec le sanctuaire par une baie tant�t ouverte tant�t garnie de
grillages, est surmont� toujours d'une coupole sp�ciale, une haute,
haute et �trange coupole qui monte vers le ciel comme un gigantesque
bonnet de derviche. Au-dessus de la ville arabe, et m�me dans les sables
du d�sert voisin, partout ces d�mes fun�raires s'�l�vent aupr�s des
vieux minarets, donnant, le soir, ce sentiment que c'est le mort
lui-m�me, le mort agrandi, qui se dresse, sous un bonnet devenu
colossal.--On peut, si l'on veut, prier chez le saint tout comme dans la
mosqu�e; chez lui, c'est toujours plus enclos et plus en p�nombre. C'est
plus simple aussi, au moins � hauteur d'homme: sur une estrade de marbre
blanc, plus ou moins us�e et jaunie par le toucher des mains pieuses,
rien qu'un aust�re catafalque en marbre pareil, orn� seulement d'une
inscription coufique. Mais, si on l�ve la t�te pour regarder l'int�rieur
du d�me--le dedans du bonnet de derviche, pourrait-on dire,--on voit
briller, entre des grappes de stalactites peintes et dor�es, quantit� de
petits vitraux exquis, de petites fen�tres qui ont l'air constell�es
d'�meraudes, de rubis et de saphirs. Chez le saint, les oiseaux ont
aussi leurs entr�es, bien entendu; ils salissent un peu les tapis, c'est
vrai, les nattes o� l'on s'agenouille et leurs nids font des taches
l�-haut parmi les dorures du c�dre cisel�; mais leur chanson, leur
symphonie de voli�re est si douce aux vivants qui prient et aux morts
qui r�vent...

                                   *

                                 *   *

Cependant, qu'est-ce donc qui manque � ces mosqu�es pour vous prendre
tout � fait?... C'est sans doute que l'acc�s en est trop facile, que
l'on s'y sent trop pr�s des quartiers modernis�s des h�tels bond�s de
touristes--et que l'on y pr�voit � tout instant l'intrusion bruyante
d'une bande Cook, le �B�deker� � la main. H�las! elles sont mosqu�es du
Caire, du pauvre Caire envahi et profan�... Oh! celles du Maroc, ferm�es
si jalousement! Celles de la Perse, ou m�me celles du Vieux-Stamboul, o�
le suaire de l'Islam vous enveloppe en silence et vous p�se doucement
aux �paules d�s qu'on en franchit le seuil!...

                                   *

                                 *   *

Et pourtant, avec quels soins on s'efforce aujourd'hui de les faire
survivre, ces mosqu�es-l�, qui ont d� �tre jadis des refuges adorables!
Pendant des si�cles, jamais entretenues, jamais r�par�es, malgr� la
v�n�ration des insouciants fid�les, la plupart tombaient en ruine; les
fines boiseries s'en allaient de vermoulure, les coupoles �taient
crev�es, les mosa�ques jonchaient le sol comme d'une gr�le de nacre, de
porphyre et de marbre. Et il semblait que r�parer tout cela f�t une
besogne absolument irr�alisable; c'�tait m�me folie, disait-on, d'en
concevoir le projet.

Eh bien! depuis vingt ans bient�t, une arm�e de travailleurs est �
l'oeuvre, sculpteurs, marbriers, mosa�stes. D�j� certains sanctuaires,
les plus v�n�rables, sont enti�rement reconstitu�s; apr�s avoir retenti
pendant quelques ann�es du tapage des marteaux et des cisailles pour de
prodigieuses restaurations, ils viennent d'�tre rendus � la paix, � la
pri�re, et les oiseaux y recommencent des nids. Ce sera une gloire du
r�gne actuel d'avoir pr�serv�, avant qu'il f�t trop tard, tout ce legs
magnifique de l'art musulman. Quand la ville de _Mille et une Nuits_ qui
�tait ici autrefois aura fini de dispara�tre pour faire place � un banal
entrep�t de commerce et de plaisir, o� la ploutocratie du monde entier
viendra s'�battre chaque hiver,--il restera au moins cela, pour
t�moigner combien fut magnifiquement r�veuse la vie arabe ant�rieure. Il
restera ces mosqu�es longtemps encore, m�me quand on n'y priera plus,
m�me quand les h�tes ail�s en seront partis, faute des auges d'eau du
Nil,--emplies � leur intention par ces bons imans, dont ils payent
l'hospitalit� en faisant entendre dans les cours, sous les plafonds de
c�dre, sous les vo�tes, leur discr�te petite musique d'oiseaux...




IV

LE C�NACLE DES MOMIES


On dirait une ronde de nuit. Nous sommes deux, promenant une lanterne
dans l'obscurit� de galeries immenses. Nous venons de refermer sur nous
� double tour la porte par laquelle nous �tions entr�s l�, et nous avons
conscience d'�tre rigoureusement seuls, si vaste soit ce lieu, avec tant
et tant de salles _communicantes_, et de hauts vestibules, et de larges
escaliers,--math�matiquement seuls, pourrait-on presque dire, car c'est
ici un palais tr�s sp�cial, o� sur toutes les issues on avait mis les
scell�s � la tomb�e du jour, comme on fait du reste chaque soir, � cause
des reliques sans prix qui y sont amass�es; la rencontre d'aucun �tre
vivant n'est donc possible, malgr� tant d'espace libre, et tant de
d�tours, et tant de grandes choses �tranges que nous voyons se dresser
l�-bas partout, projetant des ombres et formant des cachettes.

Notre ronde chemine d'abord au rez-de-chauss�e, sur des dalles que font
sonner nos pas. Il est environ dix heures. �� et l�, par quelque vitre,
se glisse un peu de bleu�tre, gr�ce aux �toiles qui, pour les gens du
dehors, doivent donner des transparences � la nuit; mais c'est �gal, il
fait solennellement sombre ici, et nous parlons bas, nous rappelant sans
doute que, dans les salles au-dessus, il y a des vitrines pleines de
morts.

Ces choses qui se dressent le long de notre parcours semblent aussi
presque toutes mortuaires. Pour la plupart ce sont des sarcophages en
granit, d'orgueilleux et indestructibles sarcophages: les uns, ayant
forme de gigantesque bo�te, ont �t� align�s sur des socles,--et il en
est parmi ceux-l� qui repr�sentent les premi�res conceptions humaines,
des conceptions vieilles de cinq, six et sept mille ans; les autres
ayant forme de momie, debout contre les murailles, nous montrent
d'�normes visages, d'�normes coiffures, et se tiennent ramass�s comme
des g�ants qui porteraient de trop grosses t�tes sur des cous trop dans
les �paules. Il y a en outre beaucoup de colosses qui sont de simples
statues et n'ont jamais recel� de cadavre dans leurs flancs; tous
gardent aux l�vres le m�me imperceptible sourire; ils avoisinent le
plafond avec leur bonnet de sphinx, et leur regard fixe passe trop haut
pour nous voir. Il y a enfin, �� et l�, des �tres pas plus grands que
nous, ou m�me des �tres tout petits, d'une taille de gnome. Et parfois
une paire d'yeux d'�mail, grands ouverts et impr�vus � quelque tournant,
plongent tout droit au fond des n�tres, ont l'air de nous suivre, nous
font frissonner en nous jetant soudain comme l'�tincelle d'une pens�e
qui viendrait de l'ab�me des �ges.

Cependant nous marchons vite et plut�t distraits, car ce n'est pas pour
ces simulacres du rez-de-chauss�e que nous sommes venus, mais pour de
plus redoutables h�tes. Elle �claire d'ailleurs si peu, notre lanterne,
dans les profondes salles, que tout ce monde en granit, en gr�s, en
marbre, tout ce monde n'appara�t bien qu'� l'instant pr�cis de notre
passage, mais change aussit�t, d�ploie sur les murs des ombres
fantastiques, et puis se confond avec cette foule muette, toujours plus
nombreuse derri�re nous.

De place en place, il y a des manches � incendie enroul�es sur
elles-m�mes, chacune ayant sa lance qui brille d'un �clat de cuivre
rouge. Et je demande � mon compagnon de ronde: �Qu'est-ce qui pourrait
bien br�ler ici, ce ne sont que bonshommes de pierre?--Ici, non, me
r�pondit-il; mais _ce qu'il y a l�-haut_, repr�sentez-vous comme cela
flamberait!�--Ah! c'est vrai, _ce qu'il y a l�-haut_, et qui est
justement le but de ma visite... Je n'y songeais pas, moi, au feu
prenant dans une assembl�e de momies: les vieilles chairs, les vieilles
chevelures, les vieilles carcasses de rois ou de reines, si imbib�es de
natrum et d'huiles, cr�pitant comme paquets d'allumettes!... C'est
surtout � cause de ce danger-l�, du reste, que les scell�s sont mis aux
portes d�s que le soir tombe, et qu'il faut une faveur particuli�re pour
�tre admis � p�n�trer dans ce lieu, la nuit, avec une lanterne.

En plein jour, rien de banal comme ce �mus�e des Antiquit�s
�gyptiennes�, compos� pourtant de souvenirs sans prix. C'est la plus
pompeuse et la plus outrageante de ces b�tisses d�pourvues de style dont
s'enrichit chaque ann�e le Caire nouveau; entre qui veut, pour y
d�visager de pr�s, sous un trop brutal �clairage, des morts et des
mortes augustes, qui avaient si bien cru se cacher pour l'�ternit�.

Mais la nuit!... Oh! la nuit, toutes portes closes, c'est le palais du
cauchemar et de la peur. La nuit, au dire des gardiens arabes, qui
n'entreraient pas � prix d'or, m�me apr�s avoir fait leur pri�re, des
Formes affreuses s'�chappent, non seulement de tous les personnages
embaum�s qui habitent l�-haut dans les vitrines, mais aussi des statues
fun�raires, des papyrus, de mille choses qui au fond des tombeaux se
sont longuement impr�gn�es d'essence humaine; les Formes ressemblent �
des cadavres, ou parfois � de vagues b�tes, m�me rampantes; apr�s avoir
err� dans les salles, elles finissent par se r�unir, pour des
conciliabules, sur les toits...

Nous montons maintenant un escalier monumental, qui est vide dans toute
sa largeur, et o� nous voici d�livr�s pour un temps de l'obsession de
ces rigides figures, de ces regards, de ces sourires de personnages en
pierre blanche ou en granit noir qui se pressaient dans les galeries et
les vestibules du rez-de-chauss�e. Aucun d'eux sans doute ne montera
derri�re nous; mais c'est �gal, ils gardent en foule et embrouillent de
leurs ombres les seuls chemins par lesquels nous pourrions battre en
retraite si les h�tes plus inqui�tants de l�-haut nous r�servaient un
trop sinistre accueil...

Celui qui a bien voulu faire fl�chir pour moi les consignes de nuit est
l'illustre savant auquel on a confi� la direction des fouilles dans le
sol d'�gypte; il est aussi l'ordonnateur du prodigieux mus�e, et c'est
lui-m�me qui a la bont� de me guider ce soir dans ce labyrinthe.

A travers le silence des salles d'en haut, voici que nous nous dirigeons
maintenant tout droit vers ceux et celles � qui j'ai demand� audience
nocturne.

La nuit, cela para�t sans fin, l'enfilade de ces chambres � vitrines
dont le d�ploiement est de plus de quatre cents m�tres sur les quatre
faces de l'�difice. Apr�s avoir pass� devant les papyrus, les �maux, les
vases canopes rec�leurs d'entrailles humaines, nous arrivons chez les
momies de b�tes sacr�es: des chats, des ibis, des chiens, des �perviers,
ayant bandelettes et sarcophage; m�me des singes, rest�s grotesques
jusque dans la mort. Ensuite commencent les masques humains, et, debout
dans les armoires, les �cartonnages de momie�, qui moulaient le corps
par-dessus les bandelettes et reproduisaient, plus ou moins agrandie, la
figure d�funte. Tout un lot de courtisanes de l'�poque gr�co-romaine,
ainsi moul�es en p�te d'apr�s cadavre, et couronn�es de roses, nous font
des sourires d'appel derri�re leurs vitres. Des masques couleur de chair
morte alternent avec des masques d'or que notre lanterne, en passant
vite, fait briller d'un �clair. Toujours des yeux trop larges, aux
paupi�res trop ouvertes, aux prunelles trop dilat�es qui regardent comme
avec effarement. Parmi ces cartonnages ou ces couvercles de cercueil �
figure, il en est que l'on dirait taill�s pour personnes g�antes; la
t�te surtout, sous la lourde coiffure, la t�te rentr�e comme par farce
dans des �paules de bossu, s'indique �norme, tout � fait
disproportionn�e avec le corps, qui par le bas s'amincit en gaine.

Bien que notre petite lanterne cependant ne s'�teigne pas, il semble que
nous y voyons de moins en moins: trop d'obscurit� autour de nous, dans
des chambres trop vastes,--et dans des chambres qui toutes communiquent,
facilitant la promenade de ces Formes qui, le soir, se d�gagent et
r�dent...

Sur une table de milieu, une chose � donner le frisson brille dans une
bo�te en verre, une fr�le chose qui faillit vivre il y a quelque deux
mille ans. C'est la momie d'un embryon humain, dont on avait dans les
temps orn� le visage d'une belle couche d'or pour apaiser sa malice de
mort-n�,--car, d'apr�s la croyance �gyptienne, ces petits avortons
devenaient de mauvais g�nies dans les familles lorsqu'on n�gligeait de
leur rendre honneur. Au bout de son corps de rien du tout, sa t�te
dor�e, ses gros yeux de foetus restent inoubliables de laideur
souffrante, d'expression d��ue et f�roce.

Dans les salles o� nous p�n�trons apr�s, ce sont des cadavres pour tout
de bon qui nous entourent de droite et de gauche; sur des �tag�res, les
cercueils s'�talent en rangs superpos�s; on respire l'odeur fade des
momies, et, par terre, lov�s toujours comme de gros serpents, les tuyaux
de cuir se tiennent pr�ts, car c'est l'endroit dangereux pour le feu.

--Nous arrivons, me dit le ma�tre de c�ans; tenez, l�-bas, _les voil�!_

En effet, je reconnais la place, �tant venu maintes fois en plein jour
comme tout le monde. Malgr� ces demi-t�n�bres, qui commencent � dix pas
de nous tant est petit le cercle lumineux que notre fanal dessine, je
puis distinguer d�j� le double alignement des grands cercueils royaux,
ouverts sans pudeur sous des cages vitr�es et dont les couvercles �
figure sont pos�s debout, en sentinelle, contre les murailles.

Nous y sommes enfin, admis � cette heure indue dans le c�nacle des rois
et des reines, pour une audience vraiment priv�e.

D'abord la dame au b�b�, sur laquelle nous projetons sans nous arr�ter
la lueur de notre lanterne: une dame qui tr�passa en mettant au monde un
petit prince mort. Depuis les antiques embaumeurs, personne encore n'a
revu son visage, � cette reine Mak�ri; dans le cercueil, ce n'est qu'une
longue forme f�minine, dessin�e sous l'emmaillotage serr� des
bandelettes aux tons bis; contre ses pieds, repose le b�b� fatal,
recroquevill� dr�lement, voil� et myst�rieux comme elle, sorte de poup�e
mise l�, dirait-on, pour lui tenir �ternelle compagnie pendant que se
tra�neraient les si�cles et les mill�naires.

Ensuite se d�roule, plus intimidante � aborder, la s�rie des momies
d�maillot�es. Ici, dans chaque cercueil sur lequel nous nous penchons,
il y a une t�te qui nous regarde, ou qui ferme les yeux pour ne pas nous
voir, et il y a des �paules maigres, de maigres bras et des mains aux
ongles trop longs qui sortent de lugubres guenilles. Chaque nouvelle
momie royale que notre lanterne �claire nous r�serve une surprise et le
frisson d'un effroi diff�rent; elles se ressemblent si peu! Les unes
rient en montrant des dents jaunes, les autres ont une expression de
tristesse ou de souffrance infinie. Tant�t les visages sont minces, tr�s
fins, rest�s jolis malgr� le pincement des narines. Tant�t ils sont
d�mesur�ment �largis de bouffissure putride, avec le bout du nez mang�:
les embaumeurs, comme on sait, n'�taient pas s�rs de leurs moyens; les
momies ne r�ussissaient pas toujours; chez quelques-unes il se
produisait des tum�factions, des pourritures, m�me des �closions
soudaines de larves, de �compagnons sans oreilles et sans yeux�, qui
finissaient bien par mourir avec le temps, mais apr�s avoir perfor�
toutes les chairs.

A peu pr�s par dynastie et par ordre chronologique, les orgueilleux
Pharaons sont l� piteusement rang�s, le p�re, le fils, le petit-fils,
l'arri�re-petit-fils. Et de vulgaires �tiquettes de papier disent seules
leurs noms �crasants: Sethos Ier, Rams�s II, Sethos II, Rams�s III,
Rams�s IV, etc. Il n'en manque bient�t plus � l'appel, tant on a fouill�
au coeur des rochers et du sol pour les avoir tous, et ces vitrines de
mus�e seront sans doute leur r�sidence derni�re. Dans l'antiquit�, ils
ont cependant p�r�grin� souvent depuis leur mort, car aux �poques
troubl�es de l'histoire d'�gypte, c'�tait une des lourdes pr�occupations
du souverain r�gnant: cacher, cacher ces momies d'anc�tres, dont la
terre s'emplissait de plus en plus et que les violateurs de s�pultures
�taient si habiles � d�pister; alors on les promenait clandestinement
d'un trou � un autre, les enlevant chacun de son fastueux souterrain
personnel, pour � la fin les murer de compagnie dans quelque humble
caveau plus discret. Mais c'est ici qu'elles vont achever bient�t leur
retour � la poussi�re, diff�r� comme par miracle pendant tant de
si�cles; aujourd'hui, d�pouill�es de leurs bandelettes, elles ne
dureront plus, et il faudrait se h�ter de graver ces physionomies de
trois ou quatre mille ans qui vont s'�vanouir.

Dans ce cercueil--l'avant-dernier de la rang�e de gauche,--c'est le
grand S�sostris en personne qui nous attend. Nous connaissons d'ailleurs
de longue date son visage de nonag�naire, son nez en bec de faucon, les
br�ches entre ses dents de vieillard, son cou d�charn� d'oiseau et sa
main qui se l�ve en geste de menace. Voici vingt ans qu'il a revu la
lumi�re, ce ma�tre du monde. Il �tait enroul�, _des milliers de fois_,
dans un merveilleux linceul en fibres d'alo�s, plus fin qu'une
mousseline des Indes, qui avait d� co�ter des ann�es de travail et
mesurait quatre cents m�tres de long; le d�maillotage, en pr�sence du
kh�dive Tewfik et des grands personnages de l'�gypte, dura deux heures,
et apr�s le dernier tour, quand la figure illustre apparut, l'�motion
fut telle parmi les assistants qu'ils se bouscul�rent comme un troupeau,
et le pharaon fut renvers�. Il a du reste beaucoup fait parler de lui,
le grand S�sostris, depuis son installation au mus�e. Un jour, tout �
coup, d'un geste brusque, au milieu des gardiens, qui fuyaient en
hurlant de peur, il a lev� cette main[2], qui est encore en l'air et
qu'il n'a plus voulu baisser. Ensuite est survenue, dans ses vieux
cheveux d'un blanc jaun�tre et le long de tous ses membres l'�closion
d'une faune cadav�rique tr�s fourmillante qui a n�cessit� un bain
complet, au mercure.--Lui aussi a son �tiquette, en papier �colier,
coll�e sur le bord de sa bo�te, et on y lit, trac� d'une �criture
n�glig�e, ce nom formidable qui fit trembler tous les peuples de la
terre: �Rams�s II (S�sostris)�!... Il n'y a pas � dire, il a beaucoup
d�clin� et noirci depuis seulement une quinzaine d'ann�es que je le
connais. C'est un fant�me qui s'en va; malgr� les soins dont on
l'entoure, c'est un pauvre fant�me tout pr�s de se d�sagr�ger, de
s'an�antir. Nous promenons devant son nez crochu notre lanterne, pour
mieux d�chiffrer, par le jeu de l'ombre, son expression encore
autoritaire... Ainsi les destin�es du monde se r�glaient jadis, sans
appel, au fond de ce cr�ne, qui semble plut�t �troit sous la peau s�che
et les horribles cheveux blanch�tres! Et tout ce qui a d� tenir de
volont� l� dedans, et de passion, et de colossal orgueil! Sans compter
ce souci, que nous ne concevons plus, mais qui primait tout � son
�poque: celui d'assurer la magnificence et l'inviolabilit� de la
s�pulture... Ainsi cet �pouvantail �dent� et s�nile, qui s'exhibe l�
dans ses chiffons immondes, avec toujours sa main lev�e pour une
impuissante menace, a �t� autrefois l'�tincelant S�sostris, qui connut
l'exc�s presque surhumain des triomphes et des splendeurs; le ma�tre des
rois, et aussi, par sa force et sa beaut�, le demi-dieu, dont maints
colosses de granit ou de marbre, � Memphis, � Th�bes, � Louxor,
reproduisent et essayent d'�terniser les jarrets musculeux, la poitrine
d'athl�te...

  [2] On explique ce mouvement par un rayon de soleil qui, tombant sur
    son bras d�shabill�, aurait fait dilater et jouer les os du coude.

Dans le cercueil tout proche est couch� son p�re, Sethos Ier, qui r�gna
moins longtemps et mourut beaucoup plus jeune que lui.--Or cette
jeunesse se voit encore si bien sur les traits de la momie, empreints
d'ailleurs de beaut� persistante. Vraiment ce roi Sethos, on dirait la
statue du Calme et de la R�verie sereine; aucun effroi ne se d�gage de
ce mort aux longs yeux ferm�s, aux l�vres d�licates, au menton noble et
au profil pur; il est apaisant et agr�able � regarder dormir, les mains
crois�es sur la poitrine. Et on ne s'explique pas d'ailleurs, en le
voyant jeune, qu'il puisse avoir pour fils son voisin, le vieillard
presque centenaire.

En passant, nous avons d�visag� quantit� d'autres momies royales,
tranquilles ou grima�antes. Mais, pour finir, il en est une (troisi�me
cercueil, l�, dans la rang�e d'en face), une certaine reine
Nsitan�bashrou, que j'aborde avec crainte, bien que, pour elle seule
peut-�tre, j'aie souhait� faire cette ronde macabre. M�me en plein jour,
elle arrive au maximum d'horreur que puisse jeter une figure de spectre;
qu'est-ce que cela va �tre la nuit sous le vacillement de notre petite
lanterne?...

La voil� donc, la vampiresse �chevel�e, bien � son poste, �tendue, mais
toujours comme pr�te � bondir, et du premier coup je croise le regard en
coulisse de ses prunelles d'�mail, qui brillent sous les paupi�res
entr'ouvertes, aux cils � peine mang�s. Oh! la terrifiante personne!...
Non qu'elle soit laide; au contraire, on voit qu'elle �tait plut�t jolie
et qu'elle fut momifi�e jeune. Ce qu'elle a de particulier surtout,
c'est son air d��u et furieux d'�tre morte... Les embaumeurs l'avaient
du reste tr�s pieusement fard�e; mais le rose, sous l'action des sels de
la peau, s'est d�compos� par places pour donner des macules vertes. Ses
�paules nues, le haut de ses bras hors des guenilles qui furent son
linceul magnifique, simulent encore des rondeurs grasses, mais se sont
tach�s aussi de z�brures verd�tres ou noires comme on en voit sur les
serpents. Certes aucun cadavre, ni ici ni ailleurs, n'a jamais gard�
cette expression de vie intense, et d'ironique, d'implacable f�rocit�;
sa bouche est tordue par un petit rire de d�fi, ses narines se pincent
comme feraient celles d'une goule pour flairer du sang, et ses yeux
disent � qui s'approche: �Je suis couch�e dans ma bo�te, oui; mais tu
verras tout � l'heure comme je saurai en sortir!�--Cela d�route de
songer que la menace de ce regard terrible et ce semblant de fureur mal
contenue duraient d�j� depuis des si�cles quand d�buta notre �re, et
duraient pour rien, dans les t�n�bres secr�tes d'un cercueil ferm�, au
fond d'un caveau sans porte.

                                   *

                                 *   *

Maintenant que nous allons nous retirer, qu'est-ce qu'il se passera ici,
avec la complicit� du silence, aux heures plus profondes de la nuit?
Est-ce qu'ils vont rester inertes et rigides, une fois livr�s �
eux-m�mes, tous ces embaum�s qui faisaient mine d'�tre sages parce que
nous �tions l�? Quels �changes de vieux fluide humain vont se continuer,
comme sans doute chaque soir, d'un cercueil � un autre? Jadis, ces rois,
ces reines, dans leur obs�dante inqui�tude sur l'avenir de leur momie,
avaient pu imaginer des violations, des pillages, des �miettements parmi
le sable du d�sert, mais jamais cela: �tre r�unis un jour, et presque
tous � visage d�voil�, si pr�s les uns des autres, en rang sous des
glaces. Eux qui gouvern�rent l'�gypte � des si�cles d'intervalle et ne
s'�taient jamais connus que par l'histoire, par les papyrus inscrits
d'hi�roglyphes, ainsi mis en pr�sence, tant de choses ils ont � se dire,
tant de questions ardentes � se poser, sur des amours, sur des crimes!
D�s que nous serons presque loin, seulement d�s que notre lanterne, au
bout des longues galeries, ne para�tra plus que comme un feu follet qui
s'�chappe, est-ce que les �Formes�, dont les gardiens s'�pouvantent, ne
vont pas commencer leur grouillement, et les voix creuses des momies
chuchoter des mots, avec effort?...

Mon Dieu, qu'il fait noir ici! Notre lanterne pourtant ne s'�teint pas,
non... Mais on dirait qu'il fait noir de plus en plus... Et, la nuit,
tout ferm�, comme on sent l'odeur des huiles, dont sont imbib�s les
linceuls, et, plus intol�rablement, la demi-puanteur fade et sournoise
de tous ces morts!...

En m'en allant � travers cette obscurit� des salles trop longues, un
vague instinct de conservation fait que je me retourne tout de m�me un
peu, pour regarder derri�re moi. Il me semble que la dame au b�b� l�ve
d�j� lentement, avec mille pr�cautions et ruses, sa t�te encore tout
envelopp�e... Tandis qu'au contraire, plus l�-bas, les cheveux �pars, je
la devine bien se dressant d'une saccade impatiente sur son s�ant, la
goule aux yeux d'�mail, la dame Nsitan�bashrou...




V

UN CENTRE D'ISLAM


        �S'instruire est le devoir de tout musulman.�

        (Un verset des _Hadices_ ou _Paroles du Proph�te_.)

Dans une rue �troite, perdue au milieu des plus anciens quartiers arabes
du Caire, en plein d�dale encore serr� et myst�rieusement ombreux, une
porte exquise s'ouvre sur de l'espace libre que le soleil inonde; elle
est � deux arceaux ouvrag�s; elle est surmont�e d'un haut fronton o� des
arabesques s'enchev�trent pour former des rosaces inconnues, et o� de
saintes �critures s'enroulent avec des complications tr�s savantes.

C'est l'entr�e d'Al-Azhar, un lieu v�n�rable en Islam, d'o� sont
parties, pendant pr�s de mille ans, les g�n�rations de pr�tres et de
docteurs charg�s de r�pandre la parole du Proph�te sur les peuples,
depuis le Moghreb jusqu'� la mer d'Arabie, en passant par les grands
d�serts. Vers la fin de notre Xe si�cle, les glorieux khalifes Fatimides
avaient �difi� cet immense assemblage d'arceaux et de colonnes, qui
devint le si�ge de l'universit� musulmane la plus renomm�e du monde, et
que, depuis lors, tous les souverains de l'�gypte ne cess�rent de
compl�ter, d'agrandir, ajoutant des salles nouvelles, des galeries, des
minarets, jusqu'� faire d'Al-Azhar presque une ville au milieu de la
ville.

                                   *

                                 *   *

        �Celui qui recherche l'instruction est plus aim� de Dieu que
        celui qui combat dans une guerre sainte.�

        (Un verset des _Hadices_.)

Onze heures, par une journ�e d'ardent soleil et de pure lumi�re;
Al-Azhar vibre encore d'un multiple bruissement de voix, bien que les
le�ons du matin soient pr�s de finir.

Une fois franchi le seuil de la double porte ouvrag�e, voici d'abord la
cour, en ce moment vide comme un d�sert, et �blouissante de soleil. Au
del�, tout ouverte, la mosqu�e d�ploie ses arcades sans fin, qui se
continuent, se r�p�tent, se perdent tr�s loin sous l'obscurit� des
plafonds, et, dans ce lieu demi-obscur, aux profondeurs confuses,
d'innombrables personnages coiff�s du turban, accroupis en foule
press�e, r�citent ou psalmodient tout bas, avec un l�ger balancement des
reins comme pour scander leur d�clamation chantante: ce sont les dix
mille �tudiants venus de tous les points de la terre pour s'impr�gner de
l'immuable doctrine d'Al-Azhar.

A premi�re vue, on les aper�oit mal, car ils sont loin dans l'ombre, et
ici on est aveugl� de rayons; par petits groupes attentifs, de dix ou de
vingt, assis sur des nattes autour d'un grave professeur, ils r�p�tent
docilement leurs le�ons, qui depuis des si�cles ont vieilli sans changer
comme l'Islam. Ceux qui tiennent cercle tout � fait l�-bas, dans les
nefs du fond o� le jour arrive � peine, comment donc y voient-ils pour
d�chiffrer sur les feuillets de leurs vieux livres les si difficiles
�critures?

En tout cas, gardons-nous de les troubler,--comme tant de touristes, de
nos jours, ne craignent pas de le faire; nous entrerons un peu plus
tard, quand l'�tude du matin sera termin�e.

Cette cour, o� le soleil de onze heures darde son feu blanc, est un
enclos s�v�rement et magnifiquement arabe; il nous a isol�s soudain du
temps et des choses; il doit porter � la pri�re musulmane, de m�me que
jadis nos clo�tres gothiques portaient � la pri�re chr�tienne. Il est
vaste comme un carrousel. D'un c�t�, il confine � la mosqu�e m�me, et
partout ailleurs on l'a mur� si haut que rien du dehors ne s'y devine
plus: des murailles de couleur fauve, o� tant de si�cles de soleil ont
mis des tons ardents, ont prodigu� la terre de Sienne et la sanguine;
des murailles qui par le bas sont droites, simples, d'une aust�rit� un
peu farouche, mais dont la cr�te, ornement�e minutieusement et toute
couronn�e de cr�neaux � jours, profile sur le ciel des s�ries de fines
d�coupures de pierre. Et, au-dessus de cette sorte de dentelle rouge�tre
du fa�te, qui est l� comme pour encadrer le vide si profond et si bleu
au-dessus de nous, on voit pointer �perdument tous les minarets
d'alentour, rouges aussi, plus rouges encore que la jalouse enceinte, et
brod�s d'arabesques, ajour�s, compliqu�s de galeries a�riennes; les uns
presque lointains, les autres effrayants d'�tre si proches et
d'escalader le z�nith; tous saisissants et �tranges, avec leurs
croissants qui brillent et avec leurs b�tons tendus pour appeler les
grands oiseaux de l'espace. Malgr� soi on l�ve la t�te, fascin� par
toute cette beaut� qui est en l'air: rien d'autre pourtant que ce carr�
de ciel merveilleux, sorte de limpide saphir tout ench�ss� dans les
cr�nelures d'Al-Azhar, et o� montent se perdre les si audacieuses tours
fusel�es. On est en plein Orient religieux d'autrefois, et on sent
combien, sur l'imagination des jeunes pr�tres qui se forment ici, doit
influer le myst�re de cette cour grandiose, o� tout le luxe
architectural ne consiste qu'en de purs dessins g�om�triques r�p�t�s �
l'infini, et ne commence d'ailleurs que tr�s haut, sur les couronnements
et les minarets en contact avec le bleu �ternel.

                                   *

                                 *   *

        �Tel qui instruit les ignorants est comme un vivant parmi des
        morts.

        �Si un jour se passe sans que j'aie appris quelque chose qui
        m'approche de Dieu, que l'aube de ce jour ne soit pas b�nie.�

        (Versets des _Hadices_.)

Celui qui m'am�ne aujourd'hui dans ce lieu est mon ami Moustafa Kamel
pacha[3], le tribun de l'�gypte, et je dois � sa pr�sence de n'�tre pas
trait� comme un visiteur quelconque: on s'empresse d'informer le grand
ma�tre de l'universit� d'Al-Azhar, haut personnage en Islam, dont
Moustafa fut jadis l'�l�ve, et qui, sans doute, voudra nous accueillir
lui-m�me.

  [3] Ceci se passait une ann�e avant la mort du pacha auquel ce livre
    est d�di�.

C'est dans une salle tr�s arabe, meubl�e seulement de divans, que nous
re�oit ce grand ma�tre aux simplicit�s d'asc�te et aux �l�gantes
mani�res de pr�lat. Son regard et m�me tout son visage disent combien
doit �tre lourd le sacerdoce qu'il exerce: pr�sider � l'instruction de
tant et tant de jeunes pr�tres qui iront ensuite porter la foi, la paix
et l'immobilit� � plus de trois cents millions d'hommes.

Et les voici bient�t, Moustafa pacha et lui, dissertant--comme s'il
s'agissait d'un fait d'int�r�t actuel--sur un point controvers� des
�v�nements qui suivirent la mort du proph�te, et sur le r�le d'Ali...
Oh! combien alors mon ami Moustafa, que j'ai vu si Fran�ais en France,
m'appara�t tout � coup musulman jusqu'au fond de l'�me! Du reste il en
est ainsi pour la plupart des Orientaux qui, rencontr�s chez nous,
semblent les plus parisianis�s: leur modernisme n'est qu'� la surface;
en eux-m�mes, tout au fond, l'Islam demeure intact. Et l'on s'explique
sans peine que le spectacle de nos troubles, de nos d�sespoirs, de nos
mis�res, dans ces voies nouvelles o� le sort nous jette, les fasse
r�fl�chir et se replier plut�t vers le tranquille r�ve des anc�tres...

En attendant que finissent les cours du matin, on nous prom�ne dans les
d�pendances d'Al-Azhar. Des salles de toutes les �poques, annex�es les
unes apr�s les autres et formant un peu labyrinthe; plusieurs
contiennent des _mihrabs_, qui sont, comme on sait, des esp�ces de
portiques toujours festonn�s et dentel�s comme s'ils �taient ruisselants
de gouttes de givre. Des biblioth�ques et des biblioth�ques, dont les
plafonds de c�dre ont �t� sculpt�s aux temps o� l'on avait le loisir et
la patience. Par milliers, de pr�cieux manuscrits d'�rudition, qui
datent bien de quelques si�cles, mais qui, en ce pays, ne se d�modent
point. Ouverts dans des vitrines, plusieurs Corans inestimables, qui
furent jadis calligraphi�s et enlumin�s sur parchemin par de pieux
kh�dives. Et, � une place d'honneur, une grande lunette astronomique
pour observer le lever de la lune du Ramadan... Tout cela sent beaucoup
le pass�. D'ailleurs ce que l'on enseigne aujourd'hui aux dix mille
�tudiants d'Al-Azhar diff�re � peine de ce qu'on leur enseignait sous le
r�gne glorieux des Fatimides,--et qui �tait alors transcendant ou m�me
nouveau: le Coran et tous ses commentaires; les subtilit�s de la syntaxe
et de la prononciation; la jurisprudence; la calligraphie, qui est
rest�e ch�re aux Orientaux; la versification; enfin ces math�matiques
dont les Arabes furent les inventeurs.

Oui, tout cela sent le pass�, la poussi�re des �ges r�volus. Et certes
les pr�tres form�s dans cette universit� de mille ans pourront devenir
des esprits d'�lite, de nobles et calmes r�veurs, mais ne seront jamais
que des retardataires, ancr�s bien � l'abri du tourbillon qui nous
emporte.

                                   *

                                 *   *

        �C'est un sacril�ge que de prohiber la science. Demander la
        science, c'est faire acte d'adoration envers Dieu; l'enseigner,
        c'est faire acte de charit�.

        �La science est la vie de l'Islam, la colonne de la foi.�

        (Versets des _Hadices_.)

La le�on du matin est finie, nous pouvons, sans d�ranger personne,
visiter la mosqu�e.

Quand nous revenons dans la grande cour aux murs cr�nel�s de dentelles,
c'est l'heure o� s'y d�verse le flot des jeunes hommes en robe et turban
qui sortent de la p�nombre du sanctuaire. Apr�s �tre rest�s depuis le
lever du jour accroupis sur des nattes pour �tudier ou prier, au
bourdonnement confus de leurs milliers de voix, ils vont se r�pandre un
instant dans les proches quartiers arabes, en attendant que commencent
les le�ons du soir. Par groupes, quelquefois se donnant la main comme
des enfants, ils marchent pour la plupart la t�te haute et levant les
yeux, bien qu'un peu �blouis sous ce soleil qui les saisit dehors et les
crible de rayons. Innombrables, ils nous montrent en passant des visages
tr�s divers; c'est qu'ils viennent des quatre vents du monde, les uns de
Bagdad, les autres de Bassorah, de Mossoul ou bien du fond du Hedjaz;
ceux du Nord ont des prunelles claires et p�les, et, parmi ceux du
Moghreb, du Maroc et du Sahara, plusieurs ont le teint presque noir.
Mais leur expression � tous se ressemble: quelque chose d'extatique et
de lointain, le m�me d�tachement, l'obstination dans le m�me r�ve. En
l'air, o� se portent leurs yeux lev�s, c'est--toujours dans ce cadre des
cr�neaux d'Al-Azhar--le ciel presque blanchi par exc�s de lumi�re, avec
l'�lancement des grands minarets rouge�tres, que l'on dirait empourpr�s
par quelque reflet d'incendie. Et, en regardant passer l� cette masse de
jeunes pr�tres ou de jeunes l�gistes, � la fois si diff�rents et si
semblables, on comprend mieux qu'ailleurs combien l'Islam, le plus vieil
Islam, garde encore de coh�sion et de puissance.

La mosqu�e o� ils font leurs �tudes est maintenant presque vide. Nous y
trouvons, en m�me temps qu'un reposant demi-jour, du silence et des
musiques inattendues de petits oiseaux; c'est la saison des couv�es et,
dans les plafonds de bois cisel�, il y a quantit� de nids que personne
ne d�range.

Un monde, cette mosqu�e, o� des milliers d'hommes peuvent trouver place
� l'aise. Environ cent cinquante colonnes de marbre, provenant de
temples antiques, soutiennent les s�ries d'arceaux des sept nefs
parall�les. La lumi�re ne p�n�tre que par l'arcade ouverte sur la cour
et, il fait si sombre dans les nefs du fond, comment donc les fid�les y
voient-ils pour lire, quand le soleil d'�gypte par hasard se voile?

Quelques �tudiants sont l� encore, rest�s pendant l'heure du repos, une
vingtaine, perdus au milieu de cette vaste solitude, et s'occupant �
faire la propret� par terre avec de longues palmes en guise de balai:
les �tudiants pauvres, ceux-ci, qui n'ont � manger que du pain sec et
s'�tendent la nuit pour dormir sur la m�me natte o� ils s'�taient tenus
assis � travailler toute la journ�e.

Le s�jour de cette universit� est gratuit pour tous les �l�ves; les
frais de leur nourriture et de leur entretien, assur�s par des donations
pieuses. Mais, comme ces legs demeurent s�par�s par nation, il y a
in�galit� dans les traitements: les jeunes hommes de telle contr�e sont
presque riches, poss�dent une chambre et un bon lit; ceux d'un pays
voisin couchent par terre, ont juste de quoi ne pas mourir. Mais aucun
d'eux ne se plaint, et ils savent s'entr'aider[4].

  [4] La dur�e des �tudes � Al-Azhar varie entre trois et six ans.

Pr�s de nous, un des �tudiants pauvres mange sans fausse honte son pain
sec de midi, accueillant avec un sourire les moineaux et autres petits
voleurs ail�s qui descendent des beaux plafonds de c�dre pour lui
disputer les miettes de son repas.

Plus loin, dans les nefs du fond peu �clair�, un autre qui d�daigne de
manger, ou qui n'a plus de pain, se rassied sur sa natte, une fois
termin� son petit service de balayage, et rouvre son Coran pour
s'exercer seul � le lire avec l'intonation consacr�e. Sa voix facile et
chaude, qu'il mod�re par discr�tion, est d'un charme irr�sistible dans
la sonorit� de cette mosqu�e immense, o� l'on n'entendait plus � cette
heure que le gazouillis � peine saisissable des couv�es, l�-haut parmi
les poutres aux dorures �teintes. Tous ceux � qui les sanctuaires de
l'Islam ont �t� familiers savent comme moi qu'il n'est pas de livre plus
d�licieusement rythm� que celui du Proph�te; m�me si le sens des versets
vous �chappe, la lecture chantante, qui se fait pendant certains
offices, agit sur vous par la seule magie des sons, � la mani�re de ces
oratorios qui, dans les �glises du Christ, am�nent les larmes. La
d�clamation tristement berceuse de ce jeune pr�tre au visage d'illumin�,
aux v�tements de d�cente mis�re, a beau �tre contenue, il semble que peu
� peu elle emplisse les sept nefs d�sertes d'Al-Azhar. On s'arr�te
malgr� soi et on se tait pour l'�couter, au milieu du silence de midi.
Et--dans ce lieu si v�n�rable, o� le d�labrement, l'usure des si�cles
s'indiquent partout, m�me aux colonnes de marbre rong�es par le
frottement des mains--cette voix d'or qui s'�l�ve solitaire, on dirait
qu'elle entonne le lamento supr�me sur l'agonie du vieil Islam et sur la
fin des temps, l'�l�gie sur l'universelle mort de la foi dans le coeur
des hommes...

                                   *

                                 *   *

        �La science est une religion, la pri�re en est une autre.
        L'�tude est pr�f�rable � l'adoration.

        �Allez demander partout l'instruction, m�me, s'il le fallait,
        jusqu'en Chine.�

        (Versets des _Hadices_.)

Chez nous autres, Europ�ens, on consid�re comme v�rit� acquise que
l'Islam n'est qu'une religion d'obscurantisme, amenant la stagnation des
peuples et les entravant dans cette course � l'inconnu que nous nommons
�le progr�s�. Cela d�note d'abord l'ignorance absolue de l'enseignement
du Proph�te, et de plus un stup�fiant oubli des t�moignages de
l'histoire. L'Islam des premiers si�cles �voluait et progressait avec
les races, et on sait quel rapide essor il a donn� aux hommes sous le
r�gne des anciens khalifes; lui imputer la d�cadence actuelle du monde
musulman est par trop pu�ril. Non, les peuples tour � tour s'endorment,
par lassitude peut-�tre, apr�s avoir jet� leur grand �clat: c'est une
loi. Et puis un jour quelque danger vient secouer leur torpeur, et ils
se r�veillent.

Cette immobilit� des pays du Croissant m'�tait ch�re. Si le but est de
passer dans la vie avec un minimum de souffrance, en d�daignant
l'agitation vaine, et de mourir anesth�si� par de radieux espoirs, les
Orientaux �taient les seuls sages. Mais leur r�ve n'est plus possible,
maintenant que des nations de proie les guettent de tous c�t�s. Donc,
h�las! il faut se r�veiller.

Il faut se r�veiller, et cela commence. Alors, en �gypte, o� l'on sent
la n�cessit� de changer tant de choses, on songe � r�former aussi la
vieille universit� d'Al-Azhar, l'un des grands centres de l'Islam; on y
songe avec crainte, sachant le danger de porter la main sur des
institutions mill�naires; la r�forme, cependant, est en principe
d�cid�e. Des connaissances nouvelles, venues d'Occident, vont p�n�trer
dans ce tabernacle des Fatimides; le Proph�te n'a-t-il pas dit: �Allez
partout demander l'instruction, au besoin jusqu'en Chine?� Qu'en
adviendra-t-il? Qui saurait le pr�sager?... Mais ceci, en tous cas, est
certain: aux heures �blouissantes de midi, ou aux heures dor�es du soir,
quand le flot des �tudiants ainsi modernis�s se r�pandra dans la grande
cour que tant de minarets surveillent, on ne verra plus dans tous ces
regards la mystique flamme d'aujourd'hui; et ce ne sera plus
l'in�branlable foi, ni la haute et sereine insouciance, ni la paix si
profonde qu'ils iront porter, ces messagers, � tous les bouts de la
terre musulmane...




VI

CHEZ LES APIS


Les demeures des Apis, dans l'obscurit� lourde, en dessous du d�sert
Memphite, sont, comme chacun sait, de monstrueux cercueils en granit
noir rang�s le long de catacombes toujours chaudes et �touffantes ainsi
que d'�ternelles �tuves.

Des berges du Nil, pour aller chez eux, il nous faut traverser d'abord
la r�gion basse que les inondations du vieux fleuve, r�guli�res depuis
le commencement des temps, ont fini par rendre propice � l'�closion des
plantes et au d�veloppement des hommes: une ou deux heures de route, le
soir, � travers des futaies de dattiers dont les belles palmes tamisent
sur nos t�tes la lumi�re d'un soleil de mars � demi voil� par des nuages
et d�j� d�clinant. De loin en loin des troupeaux paissent � cette ombre
l�g�re. Et nous croisons des fellahs paisibles qui ram�nent des champs,
vers les villages de la rive, leurs petits �nes charg�s de gerbes. Il
fait doux et il fait salubre sous ces hauts bouquets de plumes vertes
ind�finiment r�p�t�s, qu'un vent ti�de remue presque sans bruit. On a
l'impression d'�tre dans une zone heureuse, o� la vie pastorale doit
�tre facile, m�me un peu paradisiaque.

Mais l�-bas, devant nous, il y a un monde tout autre qui de plus en plus
se r�v�le; son aspect prend l'importance d'une menace de l'Inconnu; il
terrifie comme une apparition du chaos, de l'universelle mort... Ce
monde, c'est le d�sert, le d�sert dominateur, au milieu duquel l'�gypte
habit�e, les verdures du Nil tracent � peine un �troit ruban, et, ici
plus qu'autre part, il est saisissant � regarder surgir, ce d�sert
souverain, tant il se tient sur�lev� et nous laisse en contre-bas de
lui, dans la vall�e �d�nique o� les palmiers nous ombragent. Avec ses
tons jaunes, ses marbrures livides, avec ses sables qui lui donnent des
aspects d'inconsistance, il se dresse sur tout l'horizon comme une
esp�ce de muraille molle ou de grande nu�e � faire peur,--plut�t comme
une longue vague de cataclysme, qui ne bouge pas, c'est vrai, mais qui
pourrait bien se d�verser et engloutir. De plus, il est le _d�sert
Memphite_, c'est-�-dire un lieu tel qu'il n'en existe point d'autre sur
terre, une n�cropole fabuleuse o� les hommes d'autrefois ont durant
trois mille ans amoncel� des morts embaum�s, exag�rant de si�cle en
si�cle l'orgueil fou de leurs tombeaux; donc, au-dessus de ces sables
qui font l'effet d'une lame de quelque mascaret mondial arr�t� dans sa
marche, nous voyons se lever de tous c�t�s, jusqu'au fond des lointains,
des triangles aux proportions surhumaines, qui �taient en leur temps des
couvercles � momie: les pyramides, encore debout l� toutes, sur le
sinistre pi�destal que leur fait le d�sert; les unes assez proches, les
autres plus perdues dans l'arri�re-plan des solitudes,--et peut-�tre
plus terribles pour n'�tre ainsi qu'esquiss�es en grisailles, trop haut
devant les nuages.

                                   *

                                 *   *

Ces petites voitures qui nous ont amen�s � la n�cropole de Memphis �
travers l'interminable bois de palmiers avaient les roues garnies de
larges patins pour affronter les sables.

Et maintenant, arriv�s au pied de la r�gion effrayante, nous commen�ons
de gravir une c�te o� tout � coup le trot de nos chevaux ne s'entend
plus; le feutrage mouvant du sol �tablit autour de nous un silence
soudain, comme chaque fois qu'on aborde ces d�serts-l�, et on dirait un
silence de respect qui de lui-m�me s'imposerait.

La vall�e de la vie s'abaisse et fuit derri�re nous, ach�ve bient�t de
dispara�tre, cach�e par une ligne de dunes--par une premi�re volute de
la �mer sans eau�, pourrait-on dire,--et nous voici mont�s au royaume
des morts o� souffle un vent dess�chant et presque glac� que d'en bas
nous n'avions pas pr�vu.

On n'a pas profan� encore ce d�sert Memphite par des h�tels et des
routes � autos, comme on a d�j� fait au �petit d�sert� du Sphinx,--dont
nous apercevons du reste, aux extr�mes limites de la vue, les trois
pyramides, prolongeant presque � l'infini pour nos yeux ce domaine des
momies. Nous ne voyons donc personne, ni aucun indice des temps actuels,
parmi ces mornes ondulations jaunes ou p�lement grises o� nous semblons
perdus comme dans la houle d'un oc�an. Un ciel sombre, tel que l'on
n'imagine gu�re le ciel d'�gypte. Et, dans cet immense n�ant des sables
et des pierrailles dont le cercle d'horizon se d�tache en plus clair sur
les nuages, rien nulle part, rien que les silhouettes de ces triangles
�ternels: les pyramides, choses g�antes qui se l�vent de place en place,
au hasard, en diff�rents points de l'�tendue, celles-ci � moiti�
�boul�es, celles-l� presque intactes et gardant leur pointe vive.
Aujourd'hui elles jalonnent seules cette n�cropole qui a plus de deux
lieues de long et qui fut couverte de temples d'une magnificence, d'une
�normit� inimaginables pour des esprits de nos jours. A part une, l�
tout pr�s (l'a�eule fantastique des autres, celle de ce roi Zoser qui
mourut il y aura bient�t cinq mille ans), � part une qui est faite de
six colossales terrasses superpos�es, toutes ont �t� b�ties d'apr�s
cette m�me conception du _triangle_, qui est � la fois la figure la plus
myst�rieusement simple de la g�om�trie et la forme la plus assise, la
plus ind�finiment stable de l'architecture. Et, � pr�sent qu'il ne reste
aucune trace de leurs fresques � personnages, de leurs enduits
multicolores, � pr�sent qu'elles ont pris la m�me couleur morte que le
d�sert, elles sont l� comme de grands ossements, comme de grands
fossiles n'ayant d'ailleurs plus de contemporains sur la terre. En
dessous par exemple, c'est autre chose; en dessous demeurent encore des
hommes, et m�me beaucoup de chats et beaucoup d'oiseaux qui, de leurs
yeux, les ont vu b�tir, et qui dorment intacts, emmaillot�s de
bandelettes, dans l'obscurit� des syringes; _nous savons_, pour y avoir
p�n�tr� jadis, ce que cachent les entrailles de ce vieux d�sert sur
lequel s'�paissit de si�cle en si�cle le linceul jaune des sables: tout
le roc profond a �t� perfor� patiemment, pour des hypog�es, pour de
grandes ou de petites chambres s�pulcrales, ou pour de vrais palais
mortuaires aux multiples figures peintes. Et, depuis deux mille ans d�j�
que les d�terreurs s'acharnent � exhumer d'ici des sarcophages et des
tr�sors, on n'a pas �puis� les r�serves souterraines; il y reste sans
nul doute des pl�iades de dormeurs non d�rang�s que l'on ne d�couvrira
jamais.

A mesure que nous avan�ons, le vent plus fort et plus froid souffle sous
un ciel plus nuageux, et le sable vole partout. Le sable est le
souverain incontest� de cette n�cropole; s'il ne roule point en volute
�norme de mascaret, comme il donnait l'illusion de le faire lorsqu'on le
regardait d'en bas, de la vall�e verte, du moins il s'amasse sur toutes
choses avec une persistance obstin�e depuis les plus vieux �ges, et il a
d�j� enseveli � Memphis tant de statues, de colosses, de temples et
d'all�es de sphinx! Il arrive sans cesse, il arrive de la Libye, du
grand Sahara, qui en contiennent de quoi poudrer l'univers. Il
s'harmonise bien avec ces hautes ossatures des pyramides qui forment
d'immuables �cueils sur son �tendue toujours en mouvement, et, si l'on y
songe, il donne encore plus l'effroi des �ternit�s ant�rieures que ne le
font toutes ces ruines �gyptiennes, n�es d'hier en comparaison de lui:
le _Sable_,--le sable des mers primitives qui repr�sente un travail
d'�miettement d'une dur�e impossible � concevoir, qui t�moigne d'une
continuit� de destruction n'ayant pour ainsi dire jamais commenc�...

Voici, au milieu des solitudes, une humble maison, vieille et � moiti�
ensabl�e, o� nous devons nous arr�ter. Ce fut la maison de l'�gyptologue
Mariette, et elle abrite encore le directeur des fouilles, qui nous
donnera la permission de descendre chez les Apis. La chambre blanchie �
la chaux o� il nous re�oit est encombr�e des d�bris mill�naires qu'il ne
cesse d'exhumer. Par l'une des fen�tres ouvertes sur les d�solations
d'alentour plongent les rayons du soleil, qui vient d'appara�tre, d�j�
bas, entre deux nuages, et qui est tristement jauni par les envol�es du
sable et par le soir.

Le ma�tre du logis, pendant que ses b�douins vont ouvrir et illuminer
pour nous les souterrains des Apis, nous montre sa derni�re �tonnante
trouvaille, faite ce matin dans un hypog�e des dynasties les plus
anciennes: sur un socle, un groupe de personnages en bois, de la taille
� peu pr�s de nos marionnettes � guignol. Puisque c'�tait l'usage de ne
mettre dans un tombeau que les figures ou les objets les plus agr�ables
� celui qui l'habitait, sans doute il devait aimer beaucoup les
danseuses, l'homme momifi� auquel on avait offert ce joujou, en des
temps ant�rieurs � toute pr�cise chronologie. Au milieu du groupe, il
est repr�sent� lui-m�me dans un fauteuil, tenant sur les genoux sa
danseuse favorite, et d'autres femmes devant lui esquissent un pas de
leur �poque, tandis que des musiciennes accroupies touchent des
tambourins et des harpes �tranges; toutes sont coiff�es de cette longue
tresse tombant sur les �paules comme la queue des Chinois, qui �tait la
marque distinctive de ces sortes d'h�ta�res.--Or il y avait d�j� trois
mille ans que ces petites personnes �gardaient la pose� dans les
t�n�bres quand d�buta l'�re chr�tienne!... Pour mieux nous les montrer
on apporte le groupe pr�s de la fen�tre, dans le triste rayon qui entre
ici apr�s avoir gliss� sur l'infini du d�sert, et qui se met � les
�clairer jaune, � d�tailler pour nous leurs attitudes de petites poup�es
cocasses et effarantes, effarantes d'�tre si vieilles et de sortir d'une
telle nuit.--Or ce d�clin du soleil, qu'elles regardent ce soir avec
leurs dr�les d'yeux trop grands et trop ouverts, elles ne l'avaient plus
vu depuis cinq mille ans!...

L'habitation des Apis, seigneurs de la n�cropole, est � peine � deux
cents m�tres d'ici. On nous annonce que c'est �clair� chez eux et que
nous pouvons nous y rendre.

Descente par un �troit couloir en pente rapide, creus� dans le sol,
entre des talus de pierrailles et de sable. Tout de suite nous sommes
abrit�s, l� dedans, contre le vent si �pre qui souffle sur le d�sert, et
m�me, de la porte d'ombre, b�ante devant nous, vient comme une haleine
de four: il fait toujours sec et chaud dans les souterrains fun�raires
de l'�gypte, qui sont de merveilleuses �tuves � momies. Le seuil
franchi, c'est l'obscurit� d'abord. Pr�c�d�s d'une lanterne, tours et
d�tours, marchant sur de larges dalles, rencontrant des st�les, des
blocs �boul�s, de gigantesques d�bris, dans une chaleur toujours
croissante.

Enfin nous appara�t la principale art�re de l'hypog�e, l'art�re de cent
cinquante m�tres de long, taill�e dans le roc, o� les b�douins ont
pr�par� pour nous leur gr�le illumination d'usage.

Et c'est un lieu d'aspect terrible, o� vous saisit d�s l'entr�e le
sentiment du trop lugubre, l'oppression du trop lourd, du trop �crasant,
du surhumain. Les petites flammes impuissantes d'une cinquantaine de
pauvres chandelles, que l'on vient de planter sur des tr�pieds de bois,
en enfilade d'un bout � l'autre du parcours, nous montrent, � droite et
� gauche de l'immense avenue, des cavernes s�pulcrales carr�es contenant
chacune un cercueil noir, mais un cercueil comme pour un mastodonte. Ils
sont carr�s aussi, tous les cercueils si sombres et pareils, sortes de
caisses s�v�rement simples, mais faites d'un seul bloc de granit rare,
aussi luisant que du marbre. Aucun ornement; il faut y regarder de pr�s
pour distinguer, sur ces parois lisses, les inscriptions
hi�roglyphiques, les rang�es de petits personnages, de petits hiboux, de
petits chacals qui racontent en une langue perdue l'histoire des
antiques humanit�s; ici, la signature du roi Amasis; l�, celle du roi
Cambyse... Quels Titans ont pu les tailler, de si�cle en si�cle, ces
cercueils (ils ont au moins douze pieds de long sur dix de haut), et
ensuite les amener sous terre (ils p�sent de soixante � soixante-dix
mille kilogrammes en moyenne) et enfin les mettre en rang dans ces
esp�ces de chambres, o� ils sont l� tous comme embusqu�s sur notre
passage?... Chacun, en son temps, a contenu tr�s � l'aise sa momie de
boeuf Apis, cuirass�e de plaques d'or; mais malgr� leur pesanteur,
malgr� leur solidit� � d�fier toute destruction, ils ont �t� spoli�s[5]
� des �poques mal d�finies, sans doute par des soldats du roi de Perse.
Rien que les avoir ouverts repr�sente d�j� un travail �tonnant de
patience et de force; pour certains, les voleurs ont r�ussi, avec des
leviers, � faire glisser de quelques centim�tres le formidable
couvercle; pour d'autres, en s'obstinant � coups de pioche, ils ont
perc� dans l'�paisseur du granit un trou par lequel un homme a pu se
faufiler comme un rat, comme un ver, et fourrager � t�tons autour de la
momie sacr�e.

  [5] L'un pourtant �tait rest� intact dans sa caverne mur�e, nous
    conservant ainsi le seul Apis qui soit venu jusqu'� nos jours. Et on
    se rappelle l'�motion de Mariette lorsque en entrant l� il vit par
    terre sur le sable l'empreinte des pieds nus du dernier �gyptien qui
    en �tait sorti trente-sept si�cles auparavant.

Dans l'hypog�e colossal, ce qui encore vous saisit le plus, c'est la
rencontre que l'on y fait, au milieu du couloir de sortie, d'un autre
cercueil noir rest� l� en travers du chemin comme pour le barrer. Il est
aussi monstrueux et aussi simple que les autres, ses a�n�s, qui,
plusieurs si�cles avant sa venue, avaient commenc� de s'aligner le long
de la grande voie droite, � mesure que mouraient les taureaux d�ifi�s;
mais il n'est jamais arriv� jusqu'� sa place, lui, et n'a jamais re�u sa
momie. Il a �t� le _dernier_. Pendant la p�riode o� on le roulait avec
lenteur, � grand renfort de muscles tendus et de cris haletants, vers sa
chambre quasi-�ternelle, d'autres dieux �taient n�s et le culte des Apis
avait pris fin,--l� tout � coup, ainsi qu'il peut arriver pour les
religions ou les institutions des hommes, m�me les plus solidement
enracin�es dans leurs �mes et dans leur pass� ancestral... C'est
peut-�tre cela, du reste, qui est la plus terrifiante de toutes nos
notions positives: savoir qu'il y aura un _dernier_ de tout; non
seulement un dernier temple, un dernier pr�tre, mais aussi une derni�re
naissance d'enfant humain, un dernier lever de soleil, un dernier
jour...

                                   *

                                 *   *

Dans ces catacombes si chaudes, nous avions oubli� le vent froid qui
soufflait dehors, et perdu de vue la physionomie du d�sert Memphite, les
aspects d'horreur qui nous attendaient l�-haut. D�j� sinistre sous le
ciel bleu, ce d�sert vraiment devient intol�rable � regarder si par
hasard le ciel y est sombre � l'heure o� le jour s'en va. Quand nous le
retrouvons, au sortir de l'obscurit� souterraine, tout commence � bleuir
pour la nuit dans son immensit� morte. Sur la cr�te des dunes, dont le
jaune a beaucoup bl�mi pendant que nous �tions en bas, le vent s'amuse �
soulever des tourbillons de sable qui imitent les embruns d'une mer
mauvaise. De tous c�t�s tra�nent les nuages obscurs, les m�mes qu'au
moment de notre descente. L'horizon continue de s'y d�tacher en clair,
et de plus vers l'est on dirait qu'il _penche_; une des plus hautes
vagues de la �mer sans eau�, un amoncellement de sable dont les contours
flous trompent sur la distance, le fait para�tre inclin�, cet
horizon-l�, et c'est presque � donner le vertige. Quant au soleil, il a
voulu rester en sc�ne pour quelques secondes, maintenu apr�s l'heure par
le mirage, mais si chang� derri�re d'�pais voiles que l'on pr�f�rerait
qu'il n'y f�t pas; couleur de braise qui s'�teint, il semble beaucoup
trop pr�s et trop gros; il n'�claire plus rien, il n'est qu'un globe
tristement rose qui se d�forme et s'ovalise; non plus dans l'espace,
mais �chou� l�-bas sur le bord extr�me du d�sert, il regarde les choses
comme un grand oeil terne qui va se fermer dans la mort. Et les
myst�rieux triangles surhumains, ils sont l� aussi, bien entendu, qui
nous guettaient � notre sortie de dessous terre, les uns pr�s, les
autres loin, toujours post�s � leurs m�mes places d'�ternit�; mais
certainement ils viennent encore de grandir, dans le cr�puscule de plus
en plus bleuissant...

Un tel soir, en un tel lieu, on dirait le _dernier_ soir.




VII

BANLIEUES DU CAIRE, LA NUIT


La nuit. Une longue rue droite, art�re de quelque capitale, o� notre
voiture file au grand trot, avec un fracas assourdissant sur des pav�s.
Lumi�re �lectrique partout. Magasins qui se ferment; il doit �tre tard.

C'est une rue levantine; encore un peu arabe; n'aurions-nous m�me pas la
notion certaine du lieu, que nous percevrions cela comme au vol, dans
notre course tr�s bruyante: les gens portent la longue robe et le
tarbouch; quelques maisons, au-dessus de leurs boutiques � l'europ�enne,
nous montrent au passage des moucharabiehs. Mais cette �lectricit�
aveuglante fausse la note; au fond, sommes-nous bien s�rs d'�tre en
Orient?

La rue finit, b�ante sur des t�n�bres. Tout � coup, l�, sans crier gare,
elle aboutit � du vide o� l'on n'y voit plus, et nous roulons sur un sol
mou, feutr�, qui brusquement fait cesser tout bruit.--Ah! oui, le
_d�sert_!... Non pas un terrain vague quelconque, comme dans des
banlieues de chez nous; non pas une de nos solitudes d'Europe, mais le
seuil des grandes d�solations d'Arabie: le _d�sert_, et, m�me si nous
n'avions point su qu'il nous guettait l�, nous l'aurions reconnu � un je
ne sais quoi d'�pre et de sp�cial qui, malgr� l'obscurit�, ne trompe
pas.

Mais d'ailleurs, non, la nuit n'est pas si noire. Il nous l'avait
sembl�, au premier instant, par contraste avec l'allumage brutal de la
rue.

Au contraire, elle est transparente et bleue, la nuit; une demi-lune,
l�-haut, dans le ciel voil� d'un brouillard diaphane, �claire
discr�tement, et, comme c'est une lune �gyptienne plus subtile que la
n�tre, elle laisse aux choses un peu de leur couleur; nous pouvons
maintenant le reconna�tre avec nos yeux, ce d�sert qui vient de s'ouvrir
et de nous imposer son silence. Donc saluons la p�leur de ses sables et
le brun fauve de ses rochers morts. Vraiment il n'y a d'autre pays que
l'�gypte, pour de si rapides surprises: au sortir d'une rue bord�e de
magasins et d'�talages, sans transition, trouver cela!...

Nos chevaux, in�vitablement, ont ralenti l'allure, � cause de ce terrain
o� les roues s'enfoncent. Encore autour de nous quelques r�deurs, qui
prennent aussit�t des airs de revenants, avec leurs longues draperies
blanches ou noires, et leur marche qui ne s'entend pas. Et puis, plus
personne, fini; rien que les sables et la lune.

Mais voici presque tout de suite, apr�s le court interm�de de n�ant, une
ville nouvelle o� nous nous engageons, des rues aux maisonnettes basses,
des petits carrefours, des petites places; le tout, blanc sur les sables
blanch�tres et sous la lune blanche... Oh! pas d'�lectricit�, par
exemple, dans cette ville-l�, pas de lumi�res et pas de promeneurs;
portes et fen�tres sont closes; nulle part rien ne bouge, et le silence
est, de premier abord, pareil � celui du d�sert alentour. Ville o� le
demi-�clairage lunaire, parmi tant de vagues blancheurs, se diffuse
tellement qu'il a l'air de venir de partout � la fois, et que les choses
ne projettent plus, les unes sur les autres, aucune ombre qui les
pr�cise. Ville au sol trop ouat�, o� la marche est amollie et retard�e,
comme dans les r�ves. Elle n'a pas l'air v�ritable; � y p�n�trer plus
avant, une timidit� vous vient, que l'on ne peut ni chasser ni d�finir.

Pour s�r, on n'est pas ici dans une ville ordinaire... Ces maisons
cependant, avec leurs fen�tres grillag�es comme celles des harems, n'ont
rien de particulier,--rien que d'�tre closes, et d'�tre muettes... C'est
toute cette blancheur probablement qui vous glace... Et puis, en v�rit�,
ce silence, non, il n'est plus comme celui du d�sert, qui au moins
paraissait un silence naturel puisque l� il n'y avait rien; ici, par
contre, on prend comme la notion de pr�sences innombrables, qui se
figeraient quand on passe, mais continueraient d'�pier attentivement...
Nous rencontrons des mosqu�es, qui n'ont point de lumi�res, et sont,
elles aussi, muettes et blanches, avec un peu de bleu�tre que leur jette
la lune; entre les maisonnettes, il y a parfois des enclos, comme
seraient d'�troits jardins sans verdure possible, et o� quantit� de
petites st�les se l�vent de compagnie dans le sable, st�les blanches, il
va sans dire, puisque nous sommes ici, cette nuit, dans le royaume
absolu du blanc... Qu'est-ce que �a peut �tre, ces jardinets-l�?... Et
le sable, qui en couches �paisses envahit les rues, continue de mettre
une sourdine � notre marche, sans doute pour complaire � toutes ces
choses attentives qui autour de nous ne font aucun bruit.

Aux carrefours maintenant et sur les places les st�les se multiplient,
toujours �rig�es par paires, aux deux extr�mit�s d'une dalle qui est de
longueur humaine. Leurs groupes immobiles, post�s comme au guet,
paraissent si peu r�els, dans leur impr�cision blanche, qu'on voudrait
les v�rifier en touchant,--et du reste on ne s'�tonnerait pas trop que
la main pass�t au travers comme il arrive pour les fant�mes. Et enfin
voici une vaste �tendue sans maisons, o� elles foisonnent sur le sable
comme les �pis d'un champ, ces st�les obs�dantes; il n'y a plus �
s'illusionner: �a, c'est un cimeti�re--et nous venons de passer au
milieu de maisons de morts, de mosqu�es de morts, dans une ville de
morts!...

Plus loin, une fois franchi ce cimeti�re-l�, qui au moins s'indiquait
sans �quivoque, nous retrouvons la suite de la ville ambigu�, elle nous
reprend dans ses r�seaux: maisonnettes comme celles d'ailleurs, mais
ayant, en guise de jardinets, leurs petits enclos pour s�pultures,--tout
cela plus que jamais ind�cis, sous cette lumi�re si douce, qui par
degr�s se voile davantage, comme si l'on avait mis � la lune des globes
d�polis, qui bient�t ne serait m�me plus de la lumi�re, sans les
transparences de l'air d'�gypte et sans la blancheur g�n�rale des
choses. Une fois, � une fen�tre, para�t une lueur de lampe, et c'est
quelque veill�e de fossoyeurs. Une autre fois, nous entendons en passant
des voix d'hommes chanter une pri�re, et c'est la pri�re pour les
d�funts.

Ces maisons vides, on ne les a point b�ties pour les habiter, mais
seulement pour s'y assembler � certains jours de souvenir; chaque
famille musulmane un peu notable poss�de ainsi son pied-�-terre, tout
pr�s de ses morts, afin de venir l� prier pour eux. Or, il y en a tant
et tant que cela finit par faire une ville,--et une ville dans le
d�sert, c'est-�-dire dans un lieu inutilisable pour tout autre usage,
dans un lieu s�r, o� l'on sait bien que jamais, m�me quand surgiront les
temps impies de l'avenir, la place des pauvres tombes ne risquera pas
d'�tre convoit�e.--Non, c'est de l'autre c�t� du Caire, sur l'autre rive
du Nil, parmi la verdure des palmiers, qu'est la banlieue en voie de
transformation, avec les villas des �trangers envahisseurs et les flots
d'�lectricit� �pandus sur leurs routes � autos. De ce c�t�-ci, rien �
craindre, paix et d�su�tude �ternelles, et le linceul des sables
arabiques toujours pr�t � s'avancer pour ensevelir.

Au sortir de la ville des morts, le d�sert s'ouvre de nouveau devant
nous, le morne d�ploiement blanch�tre, qui ferait songer � un steppe
sous la neige, par une nuit comme celle-ci, quand le vent souffle froid
et quand la lune embrum�e se met � ressembler � une triste opale.

Mais c'est un d�sert plant� de ruines, plant� de spectres de mosqu�es:
toute une peuplade de grands d�mes croulants y est diss�min�e au hasard
et � l'abandon, sur l'�tendue inconsistante des sables. Oh! de si
�tranges d�mes, d'une forme si vieille! L'archa�sme de leurs silhouettes
frappe d�s l'abord, autant que leur isolement dans un tel lieu; ils
ressemblent � des cloches, ou � de gigantesques bonnets de derviche
pos�s sur des estrades, et les plus lointains donnent l'impression de
personnages trapus, � grosse t�te, en sentinelle avanc�e, surveillant
l�-bas le vague horizon d'Arabie.

Ce sont d'orgueilleux tombeaux du XIVe et du XVe si�cle, o� dorment dans
un d�laissement supr�me ces sultans mameluks qui opprim�rent l'�gypte
pendant pr�s de trois cents ans. De nos jours, il est vrai, quelques
visites recommencent � leur venir, par les nuits de pleine lune d'hiver,
alors qu'ils dessinent, bien nettes sur les sables, leurs grandes
ombres; par ces �clairages-l�, jug�s favorables, ils sont au rang des
curiosit�s qu'exploitent les agences, et nombre de touristes (qui
s'obstinent � les appeler les �tombeaux des khalifes�) s'y rendent le
soir, en bruyante caravane, sur des bourricots. Mais, cette fois, la
lune est trop incertaine et p�le; sans doute nous serons seuls � les
troubler dans leur myst�rieux concert.

La lumi�re de cette nuit est vraiment inusit�e; comme tout � l'heure
dans la ville des morts, elle est partout diffuse et donne, m�me aux
choses les plus massives, des transparences d'irr�alit�; mais aussi elle
les d�taille, et leur laisse un peu des nuances du plein jour. Ainsi,
tous ces d�mes fun�raires, sur toutes ces ruines de mosqu�es qui leur
servent de pi�destal, ont gard� leurs tons fauves ou bruns; tandis
qu'ils restent bl�mes, les sables qui les s�parent, les sables
souverains qui font entre les demeures de ces diff�rents sultans de
petites solitudes mortes, et sur lesquels notre voiture, toujours sans
bruit, trace de l�gers sillons que le vent effacera demain. Point de
routes ici; elles seraient d'ailleurs inutiles autant qu'infaisables; on
passe o� l'on a envie de passer; on peut se croire tr�s loin de tout
lieu habit� par les vivants, et c'est � peine si la grande ville, que
l'on sait cependant proche, laisse voir de temps � autre sur l'horizon,
au gr� des ondulations molles du terrain, comme une phosphorescence, un
reflet de ses milliers de lampes �lectriques. On est bien dans le d�sert
des morts, en la seule soci�t� de la lune, qui, par la fantaisie de
l'�tonnant ciel d'�gypte, est ce soir une lune gris-perle, on dirait
presque une lune de nacre.

Chacune de ces mosqu�es fun�raires se r�v�le magnifique, si l'on va de
pr�s la regarder dans sa solitude. Ces �tranges d�mes sur�lev�s, qui de
loin imitent des coiffures de derviches ou de mages, sont tout brod�s
d'arabesques, et des tr�fles aux dentelures exquises couronnent toutes
les murailles.

Personne cependant ne les v�n�re ni ne les entretient, les tombeaux des
oppresseurs mameluks; l� dedans, plus jamais de chants, ni de cris vers
Allah; chaque nuit, un infini de silence. La pi�t� se borne � ne pas les
d�truire, les laissant aux prises avec les si�cles, avec le soleil, avec
le vent d'ici qui dess�che et �miette. Et l'�croulement est commenc� de
toutes parts. Des coupoles qui ont chancel� nous montrent d'irr�parables
l�zardes; des moiti�s d'arceaux bris�s se profilent ce soir en ombre sur
la lueur nacr�e du ciel, et des �boulis de pierres sculpt�es jonchent
les entours. Mais comme ils savent encore jeter le vague effroi, ces
tombeaux presque maudits!--surtout ceux des lointains, qui se dressent
en silhouettes de g�ants difformes � trop grands bonnets, sombres sur la
nappe claire des sables, et qui se tiennent group�s, ou �pars comme en
d�route, � cette entr�e des si profondes r�gions vides...

                                   *

                                 *   *

Nous avions choisi un temps d'�clairage douteux, pour ne point
rencontrer de touristes. Mais comme nous approchions de la grande
demeure mortuaire du sultan Barkouk l'assassin, nous en voyons sortir
toute une bande, une vingtaine � la file, qui �mergent de la p�nombre
des murs abandonn�s,--chacun trottinant sur son petit �ne, et chacun
suivi de l'in�vitable �nier b�douin qui tapote avec un b�ton la croupe
de la b�te. Ils rentrent au Caire, leur tourn�e finie, et �changent �
haute voix, d'un bourricot � un autre, des impressions plut�t ineptes,
en diff�rentes langues occidentales... Tiens! Il y a m�me dans la troupe
la presque traditionnelle dame attard�e, qui, pour des motifs d'ordre
priv�, ne suit qu'� bonne distance; elle est un peu m�re celle-ci,
autant que la lune permet d'en juger, mais encore sympathique � son
�nier, qui, des deux mains, la soutient par derri�re sur sa selle avec
une sollicitude touchante et localis�e... Oh! ces petits �nes d'�gypte,
si observateurs, si philosophes et narquois, que ne peuvent-ils �crire
leurs m�moires! Tant et tant de dr�les de choses ils ont vues, dans les
banlieues du Caire, la nuit!

Cette dame �videmment appartient � la cat�gorie si r�pandue des hardies
exploratrices qui, malgr� une haute _respectability at home_, ne
craignent pas, une fois lanc�es sur les rives du Nil, de compl�ter leur
cure de soleil et de vent sec par un peu de �b�douinoth�rapie�.




VIII

CHR�TIENS ARCHA�QUES


A peine �clair� aux flammes de quelques pauvres cierges minces qui
tremblotent contre les murailles dans des niches de pierre, un
grouillement compact de formes humaines voil�es de noir, en un lieu
�cras�, �touffant--quelque souterrain sans doute--qu'emplit l'odeur de
l'encens d'Arabie. Et un vacarme de presque m�chante allure qui
inqui�te: plaintes de nouveau-n�s, cris de d�tresse de tout petits
enfants dont les voix sont couvertes comme � dessein par un cliquetis de
cymbales...

Qu'est-ce que c'est que �a? Pourquoi les avoir descendus dans ce trou
sombre, ces petits qui hurlent au milieu de la fum�e, tenus par ces
fant�mes en deuil? En entrant, si l'on n'�tait pr�venu, ne dirait-on pas
un repaire de mauvaise sorcellerie, un souterrain pour messe noire?

Non. C'est la crypte de la basilique de Saint-Sergius pendant la messe
copte d'un matin de P�ques!--En effet, apr�s la surprise d'arriv�e, si
l'on regarde ces fant�mes, ce sont pour la plupart de jeunes m�res au
fin et doux visage de madone, qui tiennent tendrement dans leurs voiles
les b�b�s pleureurs et s'efforcent de les consoler. Quant au sorcier qui
joue des cymbales, c'est un bon vieux pr�tre, ou sacristain, qui sourit
paternellement; s'il fait tout ce tapage, sur un rythme d'ailleurs tr�s
gai, c'est pour bien marquer la joie pascale, f�ter la r�surrection du
Christ,--un peu aussi pour distraire ces petits, car il y en a qui se
d�solent vraiment trop. Ils ont peur, ces innocents, de l'obscurit�, des
parfums qui fument; mais les mamans ne prolongent pas l'�preuve: le
temps seulement d'une apparition dans ce lieu v�n�rable, qui leur
portera bonheur, pendant que la messe se dit � l'�glise au-dessus, et on
les emm�ne,--et on en apporte d'autres, par l'�troit escalier obscur o�
l'on se cogne la t�te aux pierres de vo�te; la crypte ne d�semplit pas.

Mais que de monde, que de voiles noirs dans ce r�duit o� l'air est
irrespirable, et o� vous assourdit cette barbare musique m�l�e de ces
vagissements et de ces cris! Et quels aspects de v�tust� extr�me ont ici
les choses! Les murs frustes, la vo�te si basse que l'on pourrait la
toucher, les quelques piliers de granit qui soutiennent les arceaux
informes, tout cela est crass� par la fum�e des cires, et patin�, rong�
par le frottement des mains humaines.

Au fond de la crypte il y a le recoin tr�s sacr�, devant lequel on se
presse: une niche grossi�re, un peu plus grande que celles creus�es dans
le mur pour recevoir les cierges, une niche qui recouvre l'antique dalle
o�, d'apr�s la tradition, la vierge Marie se serait assise avec l'enfant
J�sus, lors de la fuite en �gypte. Oh! elle est bien us�e aujourd'hui,
cette sainte dalle, bien luisante, pour avoir subi tant de pieux
attouchements, et la croix byzantine qui y fut grav�e jadis ach�ve de
s'effacer.

Si la Vierge ne s'est point assise l�, l'humble crypte de Saint-Sergius
n'en demeure pas moins l'un des sanctuaires chr�tiens les plus vieux du
monde. Et ces Coptes, qui s'y assemblent encore avec v�n�ration, ont
pr�c�d� de beaucoup d'ann�es la plupart de nos races occidentales dans
la religion �vang�lique.

Bien que l'histoire de l'�gypte s'enveloppe tout � coup d'une sorte de
nuit au moment de l'apparition du christianisme, on sait que l'essor de
la foi nouvelle y fut rapide et imp�tueux, comme la germination des
plantes sous la crue du Nil. Les vieux cultes pharaoniques, amalgam�s en
ce temps-l� avec ceux de la Gr�ce, s'obscurcissaient tellement sous
l'amas des rites et des formules qu'ils n'avaient plus de sens. Et
pourtant, ici comme dans la Rome imp�riale, couvaient les ferments d'un
mysticisme passionn�. D'ailleurs ce peuple �gyptien �tait plus qu'aucun
autre hant� par la terreur de la mort, ainsi que le prouve sa folie des
embaumements; il devait donc avec avidit� recevoir la Parole de
fraternel amour et d'imm�diate r�surrection.

En tout cas, le christianisme s'implanta si fortement dans cette �gypte
que les si�cles de pers�cution n'arriv�rent pas � le d�truire; lorsqu'on
remonte le vieux fleuve, on voit plusieurs de ces petits groupements
humains, aux maisons de boue s�ch�e, o� le d�me blanchi de la modeste
maison de pri�re est surmont� d'une croix et non d'un croissant:
villages de ces Coptes, de ces �gyptiens qui de p�re en fils ont gard�
la foi chr�tienne depuis les temps n�buleux des premiers martyrs.

                                   *

                                 *   *

La na�ve �glise de Saint-Sergius est une relique tr�s cach�e, presque
enfouie au milieu d'un d�dale de ruines; sans un guide, rien n'est plus
difficile que de s'orienter pour la d�couvrir. Le quartier qui la
contient s'enferme dans les murs de ce qui fut jadis une citadelle
romaine, et cette citadelle � son tour s'enveloppe des tranquilles
d�su�tudes du �Vieux-Caire�,--qui est au Caire des mameluks et des
kh�dives un peu ce que Versailles est � Paris.

Ce matin de P�ques, partis en voiture du Caire actuel pour nous rendre �
cette messe, nous avons � traverser d'abord une banlieue en voie de
transformation, o� du sol antique vont bient�t sortir quantit� de ces
modernes horreurs en fonte et torchis, usines ou grands h�tels, qui
pullulent dans ce pauvre pays avec une stup�fiante vitesse. Puis
viennent un ou deux kilom�tres de terrains vagues, m�l�s � des sables et
d�j� presque un peu d�sertiques. Puis enfin les murs du Vieux-Caire,
apr�s lesquels commence la paix des maisonnettes � l'abandon, des
jardinets et des vergers parmi des ruines. Le vent et la poussi�re font
rage contre nous pendant toute la route, le presque �ternel vent et
l'�ternelle poussi�re d'ici, par lesquels, depuis le commencement des
�ges, tant d'yeux humains ont �t� br�l�s sans recours; ils nous
maintiennent dans d'aveuglants tourbillons o� foisonnent des mouches. La
�saison� du reste est d�j� finie, les �trangers envahisseurs ont fui
jusqu'au prochain automne, et l'�gypte se retrouve plus �gyptienne, sous
un ciel plus ardent. Ce soleil d'un dimanche de P�ques chauffe comme
notre soleil de juillet, et on dirait que la terre va mourir de
s�cheresse. Mais c'est toujours ainsi, le printemps de ce pays sans
pluie; les arbres, qui avaient gard� leurs feuilles pendant l'hiver, se
d�pouillent en avril comme chez nous en novembre; plus d'ombre nulle
part et tout souffre, tout jaunit sur les sables jaunes.--Il n'y a pas �
s'inqui�ter cependant, car l'inondation va venir, immanquable depuis que
notre p�riode g�ologique a commenc� d'�tre; encore quelques semaines et
le prodigieux fleuve, comme au temps du dieu Amon, va �pandre le long de
ses rives une vie h�tive et fougueuse.--En attendant, les orangers, les
jasmins, les ch�vrefeuilles, ceux que les hommes prennent soin d'arroser
d'eau du Nil, ont follement fleuri; lorsque nous passons devant les
jardins du Vieux-Caire, qui alternent avec les maisons croulantes, ce
continuel nuage de poussi�re blanche o� nous �touffons s'emplit tout �
coup de leur suave odeur; malgr� cette s�cheresse, malgr� cet
effeuillement des arbres, les parfums d'un renouveau brusque et enfi�vr�
sont d�j� dans l'air.

Arriv�s aux murailles de ce qui fut la citadelle romaine, il faut
descendre de voiture, franchir une porte basse et p�n�trer � pied dans
le labyrinthe d'un quartier copte qui se meurt de poussi�re et de
v�tust�. Maisons d�laiss�es, servant de refuge � des mis�reux;
moucharabiehs qui tombent de vermoulure; ruelles en sourici�re, qui
parfois nous font passer sous quelque arceau du moyen �ge, ou bien qui
se referment au-dessus de nos t�tes par la fantaisie des vieilles
masures pench�es... Et c'est cela, le chemin qui conduit � une basilique
fameuse? Nous croirions nous �tre �gar�s, n'�taient ces groupes de
Coptes en tenue du dimanche qui se rendent comme nous � la messe pascale
� travers les ruines.

Et qu'il y en a de jolies, de ces femmes drap�es en fant�mes dans des
soies noires! Leur long voile ne les cache point comme celui des
musulmanes; il est seulement pos� sur leurs cheveux et d�couvre leur fin
visage, leur collier d'or, leurs bras un peu nus qui portent au poignet
de grosses torsades en or vierge. Pures �gyptiennes, elles ont gard� ce
m�me profil d�licat et ces m�mes yeux si allong�s qu'avaient les d�esses
de jadis inscrites en bas-relief sur les murs pharaoniques. Mais d�j�
quelques-unes, h�las! parmi les jeunes, ont reni� le traditionnel
costume pour s'habiller _� la franque_, porter robe et chapeau.--Et
quelles robes! quels chapeaux, quelles fleurs, dont ne voudraient plus
les paysannes de nos derniers villages!--H�las! h�las! ces pauvres
petites, qui pourraient �tre adorables, comment les avertir que les
beaux plis des voiles noirs leur laisseraient une exquise distinction de
race, tandis qu'elles font piti� sous leurs oripeaux qui rappellent la
mi-car�me?...

Dans l'un quelconque de ces vieux murs qui depuis un instant nous
enserrent, voici la perc�e d'une porte basse et comme craintive: cela,
l'entr�e de la basilique? Non, c'est invraisemblable!... Pourtant
quelques-unes de ces jolies cr�atures, aux voiles noirs et aux bracelets
d'or, qui nous pr�c�daient viennent de s'y engouffrer, et d�j� le parfum
des encensoirs flotte pour nous avertir. Une sorte de corridor, �tonnant
de pauvret� et de vieillesse, se contourne avec des airs de m�fiance,
puis nous m�ne � une cour �troite, qui a bien mille ans, et o� des
loqueteux, assis sur des banquettes � l'orientale, r�clament nos
aum�nes. L'odeur de l'encens d'Arabie s'accentue, et une derni�re porte,
au fond de ce r�duit, cach�e en pleine ombre, nous donne acc�s enfin
dans la v�n�rable �glise.

L'�glise! Elle tient de la basilique byzantine, de la mosqu�e et du
gourbi de d�sert. En entrant on a l'impression d'�tre initi� d'une fa�on
soudaine � l'enfance na�ve du christianisme, de le surprendre, si l'on
peut dire, dans son berceau--qui fut en r�alit� tout oriental. La triple
nef est pleine de petits enfants (c'est aussi l� ce qui frappe d�s
l'abord), de tout petits enfants qui pleurent ou qui rient et s'amusent,
et beaucoup de m�res allaitent leurs nouveau-n�s--pendant l'invisible
messe, qui doit se c�l�brer l�-bas, derri�re l'_iconostase_. Par terre,
des nattes, o� des familles sont assises en cercle et semblent chez
elles. Sur les murailles frustes et d�jet�es, une �paisseur de chaux
blanche attestant des ann�es sans nombre. Et au-dessus de tout cela un
�trange vieux plafond en bois de c�dre, avec de grosses poutres
barbares.

Dans cette nef que soutiennent des colonnes de marbre enlev�es jadis �
des temples pa�ens, il y a, comme dans toutes les antiques �glises
coptes, de hautes boiseries transversales, minutieusement travaill�es �
la fa�on arabe, la divisant en trois sections: la premi�re, par o� l'on
arrive, est celle o� doivent s'asseoir les femmes; la seconde est pour
le baptist�re; la troisi�me, plus au fond et confinant � l'_iconostase_,
appartient aux hommes.

Elles portent presque toutes les longs voiles de soie noire d'autrefois,
ces femmes qui encombrent ce matin, si famili�rement et avec tant de
petits nourrissons, la zone � elles r�serv�e; dans leurs groupes
harmonieux et sans cesse mouvement�s, les robes _� la franque_, les
pauvres chapeaux de mardi gras sont encore l'exception; l'ensemble
conserve, � peu pr�s intactes, sa gr�ce d'archa�sme et sa candeur.

Plus loin, on s'agite aussi beaucoup, dans le compartiment des hommes,
limit� au fond par l'_iconostase_ (un mur mill�naire que d�corent des
marqueteries en c�dre et en ivoire d'un pr�cieux travail ancien, et o�
sont accroch�es d'�tranges vieilles icones noircies par les ans). C'est
derri�re ce mur, perc� de portes, que se dit la messe. On entend
vaguement chanter, dans l'ultime sanctuaire qui est l�, ferm� au peuple;
de temps � autre, un pr�tre fait mine d'en sortir, en soulevant une
porti�re de soie fan�e, et sur le seuil esquisse un geste b�nisseur; il
a une robe d'or, une couronne d'or, mais d'humbles fid�les lui parlent
librement et touchent m�me ses beaux atours de roi mage; il sourit, et
puis, laissant retomber la draperie qui masque l'entr�e du tabernacle,
il redispara�t dans son innocent myst�re.

Combien ici les moindres choses disent la d�cr�pitude! Les dalles sont
d�nivel�es par le tassement du sol, us�es par les pas de quelques
milliers de g�n�rations mortes. Tout est de travers, pench�, poussi�reux
et finissant. Le jour tombe d'en haut par d'�troites fen�tres
grillag�es. On manque d'air, on �touffe un peu; mais, bien que le soleil
ne p�n�tre point, je ne sais quelle r�verb�ration ind�cise de la chaux
sur les murs vient vous rappeler qu'au dehors il y a un printemps
oriental qui resplendit et br�le.

Dans cette �glise, a�eule des �glises, au milieu du nuage de fum�e
odorante, ce que l'on entend, plus encore que le chant de la messe,
c'est le va-et-vient, la pieuse agitation des fid�les; et plus encore,
c'est l'�tonnant tapage qui se fait en dessous et qui monte par le trou
de la sainte crypte: l'alerte batterie de cymbales, et tous ces
vagissements, comme des plaintes de jeunes chats...

Mais loin de moi les pens�es d'ironie, oh! non. Si, dans notre Occident,
certains offices me semblent antichr�tiens--comme, par exemple, en la
trop fastueuse cath�drale de Cologne, une de ces messes � grand
spectacle o� des hallebardiers maintiennent la foule avec morgue,--ici,
par contre, elle est tellement touchante et respectable, la bonhomie de
ce culte primitif! Ces Coptes, qui s'installent dans leur �glise comme
chez eux, qui en font leur maison et l'encombrent de leurs b�b�s
pleureurs, ont, � leur mani�re, bien entendu la parole de Celui qui a
dit: �Laissez venir � moi les petits enfants et ne les emp�chez point,
car le royaume des cieux est � ceux qui leur ressemblent.�




IX

LA RACE DE BRONZE


Un chant monotone sur trois notes, qui doit dater des premiers pharaons,
de nos jours se chante encore aux rives du Nil, depuis le Delta jusqu'�
la Nubie; des hommes demi-nus, au torse de bronze, en commen�ant leur
�ternel travail, l'entonnent d�s le matin, de proche en proche, avec des
voix pareilles, et le continuent jusqu'au repos du soir.

Tous ceux qui ont v�cu en dahabieh sur l'antique fleuve le connaissent
bien, ce chant de l'arrosage, que toujours les m�mes grincements de bois
mouill� accompagnent en cadence lente.

C'est la m�lop�e du �ch�douf�. Et le ch�douf est un primitif agr�s,
rest� immuable depuis des temps qui ne se comptent plus; il se compose
d'une longue antenne, comme une vergue de tartane, qui s'appuie en
bascule sur une traverse et porte � sa pointe un seau en bois; un homme,
avec de beaux gestes, fait jouer cela en chantant, abaisse l'antenne,
puise l'eau dans le fleuve et remonte le seau rempli,--qu'un autre homme
attrape au vol pour le d�verser plus haut, dans un bassin creus� � m�me
la terre des berges. Quand le fleuve est bas, il y a trois bassins
superpos�s, comme seraient trois �tapes pour la mont�e de l'eau
pr�cieuse jusqu'aux champs de bl� ou de luzerne, et alors trois ch�doufs
les uns au-dessus des autres grincent ensemble, inclinant et relevant au
rythme de la m�me chanson leurs grandes cornes de scarab�e.

Tout le long, tout le long du Nil, se propage ce mouvement des antennes
du ch�douf, qui a commenc� dans les plus vieux �ges et qui est l'une des
manifestations essentielles de la vie humaine sur ces bords; il ne fait
tr�ve que l'�t�, quand le fleuve, grossi par les pluies de l'Afrique
�quatoriale, vient inonder cette terre d'�gypte qu'il a cr��e lui-m�me
au milieu des sables sahariens. Mais il bat son plein pendant nos mois
d'hiver, qui sont l�-bas une p�riode de lumineuse s�cheresse, sous un
ciel inalt�rablement bleu; en cette saison-l�, tous les jours, depuis
l'aube jusqu'� la pri�re du soir, les hommes sont � l'arrosage,
transform�s en machines inlassables, dont les muscles jouent comme des
lames de m�tal; le geste ne change jamais, non plus que la chanson, et
sans doute l'esprit doit s'abstraire de l'automatique travail, pour se
perdre en quelque r�ve, voisin de celui que faisaient les anc�tres,
attel�s aux m�mes agr�s il y a quatre ou cinq mille ans. Les torses,
inond�s � chaque mont�e du seau qui d�borde, ruissellent constamment
d'eau froide; quelquefois le vent est glac� en m�me temps que le soleil
br�le; mais, puisqu'ils sont en bronze, ces perp�tuels travailleurs de
plein air, rien n'a prise sur leur corps endurci.

Ces hommes sont les fellahs, les paysans de la vall�e du Nil, les purs
�gyptiens dont le type n'a pas chang� au cours des si�cles: dans les
plus antiques bas-reliefs de Th�bes ou de Memphis, on les retrouve tels,
avec leur profil noble aux l�vres un peu �paisses, leurs yeux allong�s
aux paupi�res lourdes, leur taille mince et leurs �paules larges.

Leurs femmes, qui de temps � autre descendent au fleuve, pr�s d'eux,
pour puiser aussi, mais dans des vases d'argile qu'elles
emportent--(toujours le puisage, le charroi de l'eau nourrici�re:
occupation primordiale, dans cette �gypte sans pluie ni source vive, qui
n'existe que par son fleuve),--leurs femmes, les fellahines, marchent ou
se posent avec une gr�ce inimitable, drap�es de voiles noirs, que m�me
les plus pauvres laissent tra�ner sur la poussi�re ou le sable, � la
fa�on des robes de Cour. En ce pays de la clart� et des lointains roses,
elles sont �tranges, toutes si sombrement v�tues, taches de deuil parmi
les champs ou le d�sert illumin�s en f�te; tr�s machinales cr�atures, �
qui l'on n'a d'ailleurs rien appris, elles poss�dent par instinct, comme
sans doute jadis les filles de l'Hellade, le sens de la noblesse dans
l'attitude; aucune de nos femmes ne saurait, avec une si majestueuse
harmonie, s'habiller de grossi�res �toffes noires, ni surtout lever des
bras nus pour poser sur la t�te la lourde jarre emplie d'eau du Nil, et
s'en aller ensuite, fi�re et cambr�e, ondulant malgr� la charge. Les
tuniques de mousseline dont elles sont v�tues restent invariablement
noires comme les voiles, � peine rehauss�es de quelques lis�r�s rouges
ou de quelques paillettes d'argent; rien ne les ferme sur la poitrine
et, par une �troite fente qui descend jusqu'� la ceinture, elles
laissent voir la chair ambr�e, la naissance m�diane des seins couleur de
bronze p�le, qui sont, au moins pendant l'�ph�m�re jeunesse, d'un
contour impeccable. Les visages, il est vrai--lorsqu'on n'a pas eu le
temps de vous les cacher en ramenant un pli du voile,--le plus souvent
vous d�senchantent, parce que des travaux rudes, des maternit�s h�tives,
des allaitements les ont d�j� fl�tris; mais si l'on a la chance
d'apercevoir une jeune femme, c'est en g�n�ral une apparition de beaut�,
� la fois vigoureuse et fine.

Quant aux b�b�s fellahs, toujours nombreux et qui suivent demi-nus les
mamans ou les grandes soeurs, ils auraient pour la plupart d'adorables
figures, avec leurs yeux na�fs de cabri, sans la malpropret� qui est, en
ce pays, une chose presque voulue par la tradition ancestrale; au bord
de leurs paupi�res, de leurs l�vres humides, restent coll�es en grappes
ces mouches d'�gypte, que l'on consid�re ici comme bienfaisantes aux
enfants, et qu'ils n'ont m�me plus l'id�e de chasser, tant ils sont
h�r�ditairement r�sign�s � les subir,--avec la m�me passivit� du reste
que montrent leurs p�res vis-�-vis des �trangers envahisseurs.

La passivit�, la douce endurance semblent les caract�ristiques de cette
race inoffensive, �l�gante d'allure sous ses haillons, myst�rieuse dans
son immobilit� mill�naire, et capable d'accepter avec la m�me
indiff�rence tous les jougs qui passent. Pauvre belle race aux muscles
infatigables, o� les hommes, qui remu�rent jadis les grandes pierres des
temples, ne connaissaient point de fardeaux trop lourds; o� les femmes,
avec leurs bras graciles, p�lement basan�s, avec leurs mains toutes
petites, d�passent de beaucoup en force nos plus massives paysannes.
Pauvre belle race de bronze! Sans doute elle fut trop pr�coce et donna
trop jeune son �tonnante fleur, en des temps o�, sur la terre, les
autres humanit�s v�g�taient obscur�ment encore; sans doute sa
r�signation pr�sente lui est venue comme une lassitude, apr�s tant de
si�cles d'effort et d'expansive puissance. Elle d�tenait jadis la
lumi�re du monde, et la voici tomb�e depuis plus de deux mille ans �
cette sorte de sommeil fatigu�, qui a rendu la t�che facile aux
conqu�rants d'autrefois comme aux exploiteurs d'aujourd'hui...

Un autre trait qui, � c�t� de la patience, domine chez ces purs
�gyptiens de la campagne, est leur attachement � la terre, � la terre
qui nourrit et dans laquelle plus tard on va dormir. Poss�der de la
terre, en accaparer � tout prix les moindres morceaux, en conqu�rir des
bribes sur le d�sert mouvant, tel est le seul but, ou � peu pr�s, que
les fellahs poursuivent en ce monde; poss�der un champ, si petit
soit-il,--un champ qu'on laboure du reste avec la charrue la plus
anciennement invent�e par l'homme, celle dont le dessin exact se
retrouve inscrit aux murs des tombeaux de Memphis.

Et ce m�me peuple, qui fut le premier de tous � concevoir la
magnificence, qui eut jadis des dieux et des rois entour�s d'une
�crasante splendeur, peut vivre aujourd'hui p�le-m�le avec ses moutons,
ses ch�vres, dans d'humbles et basses cabanes faites de boue durcie au
soleil! Au milieu de ces villages d'�gypte, qui ont tous la couleur
neutre du sol, c'est � peine si un peu de chaux blanche vient �gayer le
minaret ou la coupole de la mosqu�e; en dehors de ce petit refuge o�
l'on prie gravement chaque soir--car nul ici ne s'endormirait sans
s'�tre prostern� devant la majest� d'Allah,--tout est en mornes
grisailles; les gens aussi ont des costumes de couleur terne,
d'apparence presque mis�reuse. Et c'est comme de l'orient qui se serait
appauvri et �teint, sous un ciel pourtant rest� merveilleux.

Mais tant de grandeur pass�e laisse encore aux fellahs son empreinte: un
affinement d'aspect et de mani�res bien inconnu chez la plupart des
bonnes gens de nos villages. Et ceux d'entre eux qui par hasard arrivent
� la fortune ont tout de suite la distinction, savent de naissance
pratiquer l'hospitalit� comme des seigneurs.

M�me l'hospitalit� des plus humbles garde en ce pays quelque chose de
courtois et d'ais� qui sent la _race_. Je me souviens de ces limpides
soirs o� j'arr�tais ma dahabieh contre la berge du fleuve, apr�s la
navigation paisible du jour. (Je parle de ces recoins perdus, non
gangren�s encore par le tourisme, que je choisissais d'habitude.) Au
cr�puscule, � l'heure o� des �toiles s'allumaient dans le ciel d'or
vert, d�s que j'avais mis le pied sur la rive, signal� par les
aboiements des chiens de garde, toujours le chef du plus prochain hameau
venait � ma rencontre; digne, dans sa longue robe de soie ray�e ou de
modeste coton bleu, il m'abordait avec des formules de bienvenue tout �
fait grand si�cle. Force m'�tait de le suivre jusque dans sa maison en
terre s�ch�e, o� d'autres compliments s'�changeaient encore, et
d'accepter la traditionnelle tasse de caf� arabe, apr�s m'�tre assis �
la place d'honneur sur le divan, pauvre du logis.

                                   *

                                 *   *

R�veiller les fellahs de leur �trange sommeil, rouvrir enfin leurs yeux,
les transformer par l'�ducation moderne, est la t�che que veut
entreprendre de nos jours une �lite de patriotes �gyptiens. Nagu�re,
cela m'e�t sembl� un crime, car ces paysans obstin�s vivaient dans des
conditions de moindre souffrance, ayant beaucoup de foi et peu de
d�sirs. Mais aujourd'hui ils subissent une invasion plus dissolvante que
celles de tant de conqu�rants qui tuaient par les armes et par le feu:
les Occidentaux sont l�, partout, chez eux, profitant de leur passivit�
douce pour en faire des valets � l'usage de leurs trafics ou de leurs
plaisirs. L'oeuvre de d�gradation est si facile sur ces simples sans
d�fense, � qui l'on apporte les convoitises, les besoins nouveaux, les
�ap�ritifs�,--et � qui on enl�ve la pri�re!...

Alors, oui, il serait peut-�tre temps de les r�veiller, ces dormeurs
depuis plus de vingt si�cles, de leur crier gare, et de voir ce qu'ils
pourraient donner encore, quelles surprises ils nous r�serveraient apr�s
cette longue l�thargie, sans doute r�paratrice. En tout cas, l'esp�ce
humaine, en voie de d�cliner par surmenage, trouverait, chez ces
chanteurs du ch�douf et ces laboureurs avec la si vieille charrue, des
cerveaux � peine touch�s par l'alcool, et toute une r�serve de beaut�
tranquille, de bon �quilibre physique, de vigueur sans bestialit�.




X

LE TOUT GRACIEUX LUNCHEON


Au grand resplendissement de onze heures du matin, nous traversons les
champs d'Abydos, venant des bords du Nil, comme jadis tant de p�lerins
antiques, pour nous rendre aux sanctuaires d'Osiris, qui sont au del�
des vertes plaines, � l'or�e du d�sert.

Trois ou quatre lieues, sous le ciel limpide et le soleil de feu blanc,
parmi des bl�s ou des luzernes dont le vert admirable est piqu� de
fleurettes pareilles � celles de nos climats. Des centaines de petits
oiseaux nous chantent �perdument la joie de vivre; ce soleil rayonne et
chauffe avec magnificence; ces bl�s fougueux ont d�j� des �pis; on
dirait la grande f�te de nos jours de mai; on oublie que c'est f�vrier,
que c'est encore l'hiver,--l'hiver lumineux de l'�gypte. �� et l�, dans
le d�ploiement des champs tranquilles, apparaissent des villages enfouis
sous des arbres tr�s feuillus, sous des acacias qui, de loin,
ressemblent aux n�tres; il y a bien l�-bas, murant les fertiles
campagnes, la cha�ne de Libye, trop rose peut-�tre et trop d�sol�e; mais
c'est �gal, comme ce sont des moineaux et des alouettes qui font ici la
gaie musique champ�tre, on est � peine d�pays�; rien ne pr�pare l'esprit
� ces vieux temples osiriens qui, para�t-il, vont tout � l'heure surgir.

Tout ce qu'il �voque pourtant, ce nom seul d'Abydos!... Rien que se
dire: �Abydos est l� tout pr�s et j'y arriverai dans un moment�, rien
que cela transforme les aspects de ces simples sillons verts, rend
presque imposante cette r�gion d'herbages,--o� le bourdonnement des
mouches va croissant dans l'air surchauff�, tandis que le chant des
oiseaux s'apaise et s'endort aux approches de midi.

Nous cheminions depuis un peu plus d'une heure parmi la verdure de ces
jeunes bl�s �tendus en tapis, quand, apr�s les maisonnettes et les
arbres d'un village, un monde tout autre se d�masque soudain; toujours
ce monde d'�blouissement et de mort qui enveloppe si �troitement
l'�gypte habit�e: le d�sert!

Il est l�, le d�sert Libyque, et comme chaque fois que nous l'avons
abord� venant des rives du vieux fleuve, nous sommes en contre-bas de
lui. Il commence sans transition, absolu et terrible, aussit�t que finit
le velours touffu du dernier champ, l'ombre fra�che du dernier acacia;
ses sables ont l'air de d�valer jusqu'� nous, en une coul�e immense,
depuis ces montagnes trop �tranges que nous apercevions de la plaine
heureuse et qui tr�nent l�-bas en souveraines sur tout ce n�ant.

La ville d'Abydos, aujourd'hui an�antie sans avoir laiss� de vestiges,
s'�levait jadis o� nous sommes, au seuil des solitudes; mais ses
n�cropoles plus v�n�r�es que celles de Memphis, ses temples trois fois
saints �taient un peu au-dessus, dans les sables merveilleusement
conservateurs qui les ont ensevelis sous leurs petites ondes patientes,
pour en garder de presque intacts jusqu'� nos jours.

Le d�sert! D�s qu'on a pos� le pied sur ce sol un peu mouvant, qui
�touffe le bruit des pas, il semble que l'atmosph�re aussi vient de
subitement changer; elle se fait br�lante et alt�rante, comme si des
brasiers s'�taient allum�s dans les entours.

Et tout ce domaine de la clart� et de la s�cheresse est, jusqu'en ses
lointains, nuanc�, z�br� de ses habituels tons bruns, fauves ou jaunes.
La morne r�verb�ration des choses proches augmente jusqu'� l'exc�s la
chaleur et la lumi�re; l'horizon tremble sous de petites vapeurs de
mirage qui simulent de l'eau remu�e par des souffles. Dans les
arri�re-plans, qui montent par degr�s jusqu'aux pieds de la cha�ne
Libyenne, partout s'�tagent des �boulis de pierres ou de briques; des
ruines, presque sans forme, �mergent � peine des sables, mais indiquent
leurs pr�sences sans nombre, suffisent � donner le sentiment que c'est
ici un tr�s vieux sol, travaill� jadis par les hommes pendant des
si�cles que l'on ne sait plus. Et, au premier coup d'oeil, on les devine
si bien l�-dessous, les catacombes, les hypog�es, les momies!

Ces n�cropoles d'Abydos, quelle fascination jadis elles ont exerc�e, et
pendant des mill�naires, sur ce peuple, pr�curseur des peuples, qui
habitait la vall�e du Nil! C'est que, d'apr�s l'une des plus antiques
traditions humaines, la t�te d'Osiris, seigneur de l'_autre monde_,
reposait au fond d'un de ces temples, qui sont aujourd'hui �croul�s sous
les sables. Or les hommes, d�s que leur pens�e a commenc� de sortir de
la nuit originelle, ont �t� hant�s par cette conception qu'il y a des
_voisinages_ secourables aux pauvres cadavres couch�s sous terre, qu'il
y a des lieux sacr�s o� il est plus prudent de se faire enfouir si l'on
veut �tre pr�t quand sonnera le r�veil. Donc, en la vieille �gypte,
chacun � l'heure de la mort tournait ses regards vers ces pierres et ces
sables, dans un souhait ardent de pouvoir y dormir pr�s du d�bris de son
Dieu. Ceux qui n'obtenaient point d'y prendre place, tant les entours
�taient d�j� encombr�s de dormeurs, imaginaient d'y faire au moins
planter une humble st�le rappelant leur nom, ou bien recommandaient
qu'on y d�pos�t pour quelques semaines leur momie, sauf � la remporter
apr�s,--et des cort�ges fun�bres d'aller et retour traversaient sans
cesse les bl�s qui s�parent le Nil du d�sert. Abydos, dans le triste
r�ve humain o� domine l'attente de la destruction, Abydos a pr�c�d� de
beaucoup de si�cles la vall�e de Josaphat des H�breux, les cimeti�res
autour de La Mecque des musulmans et les saints caveaux sous nos plus
vieilles cath�drales... Abydos! il n'y faudrait marcher qu'avec
m�lancolie et en silence, � cause de tant de milliers d'�mes qui jadis
se sont orient�es vers ce lieu, les mains tendues, � l'heure
d'�pouvante...

Il est tout pr�s, le premier grand temple, celui que le roi Sethos �leva
pour cet inconnaissable prince de l'_autre monde_ qui en son temps
s'appelait Osiris. A peine quelque deux cents m�tres, dans
l'�blouissement de ce d�sert, et on y arrive; on est saisi d'y �tre, car
rien n'en d�non�ait l'approche, les sables d'o� il a �t� exhum�, et qui
l'ensevelissaient depuis deux mille ans, s'�levant encore alentour
jusqu'aux frises. Une grille de fer, o� veillent deux grands b�douins en
robe noire, et aussit�t apr�s, l'ombre des pierres �normes: on est chez
le dieu, dans la for�t des lourdes colonnes osiriennes, au milieu d'un
monde de personnages � haute coiffure qui sont inscrits en bas-relief
sur tous les piliers, sur toutes les murailles et qui semblent s'appeler
de la main les uns les autres, �changer entre eux mille signes de
myst�re, de silence et d'�ternit�...

Mais qu'est-ce que ce bruit dans le sanctuaire? On dirait que c'est
plein de monde l�-bas... Derri�re la seconde rang�e de colonnes, des
gens parlent � tue-t�te, avec l'accent britannique; je crois m�me qu'on
entend des verres se choquer, et des fourchettes tapoter de la
vaisselle...

Oh! pauvre, pauvre temple, ce qui s'y passe!... Non, c'est plus
insultant qu'�tre mis � sac par les barbares: subir cet exc�s de
grotesque dans la profanation! Il y a l� joyeuse et gaillarde tabl�e
d'une trentaine de couverts, et les convives des deux sexes
appartiennent � cette humanit� sp�ciale qui fr�quente chez Thos Cook and
Son (Egypt limited). Des casques de li�ge et de classiques lunettes
vertes. On boit du soda, du whisky; on mange � longues dents des
viandes, qu'envelopp�rent des papiers graisseux dont les dalles restent
jonch�es. Et les dames surtout, oh! les dames, quels �pouvantails �
moineaux.--Or, c'est ainsi tous les jours, tant que dure la �season�,
nous apprennent les gardes b�douins en robe noire. Un luncheon chez
Osiris fait partie du programme _of pleasure trips_. Chaque midi, une
bande nouvelle arrive, sur d'irresponsables et infortun�s bourricots;
quant aux tables, aux assiettes, elles se tiennent � demeure dans le
vieux temple!

Sauvons-nous vite et, si possible, avant que le spectacle ait marqu�
dans notre m�moire.

Mais h�las! m�me quand nous sommes dehors, isol�s de nouveau sur
l'�tendue des sables �tincelants, nous ne pouvons plus rien prendre au
s�rieux: Abydos, le d�sert, tout a cess� d'exister; le visage de ces
dames nous hante, et leurs chapeaux, et des regards qu'elles nous ont
jet�s par-dessus leurs lunettes solaires... La laideur Cook, on m'en
avait donn� une fois cette raison, satisfaisante � premi�re vue: �Le
Royaume-Uni, jaloux � juste titre de la beaut� de ses filles, les
soumettrait � un jury lorsque leur vient l'�ge de pubert�; � celles qui
sont class�es trop laides pour se transmettre, il accorderait une bourse
sans limite chez Thos Cook and Son, les vouant ainsi � un perp�tuel
voyage qui ne leur laisserait pas le loisir de songer � certaines
bagatelles de la vie.� L'explication m'avait s�duit d'abord. Mais un
examen plus attentif des bandes qui infestent la vall�e du Nil m'a
permis de constater que toutes ces Anglaises y sont d'un �ge notoirement
canonique; donc la catastrophe de la procr�ation, si tant est qu'elle
ait pu se produire chez elles, doit remonter � des �poques bien
ant�rieures � leur enr�lement. Et je demeure perplexe...

Sans conviction maintenant, nous nous sommes achemin�s vers un autre
temple, garanti solitaire. En effet, le soleil y darde, souverainement
seul, au milieu d'un hautain silence, et, ici, l'�gypte, le pass�
commencent � nous ressaisir.

Toujours pour Osiris, dieu du c�leste r�veil dans les n�cropoles
d'Abydos, Rams�s II avait �rig� ce sanctuaire. Mais les sables ont eu
beau l'envelopper de leur linceul, ils n'ont pu nous en conserver que la
base plus enfouie, les hommes s'�tant acharn�s � le d�truire par le
fa�te[6]; ses ruines, aujourd'hui prot�g�es pourtant et d�blay�es, ne
s'�l�vent plus qu'� trois ou quatre m�tres du sol. Dans les bas-reliefs,
la plupart des personnages n'ont que les jambes et la moiti� du torse;
avec le haut des murailles s'en sont all�es leurs t�tes et leurs
�paules; mais il semble qu'ils aient gard� la vie: leurs gesticulements,
la mimique excessive de leurs attitudes de d�capit�s sont plus �tranges
et plus saisissants peut-�tre que s'ils avaient encore un visage. Ce
qu'ils ont gard� surtout de prodigieux, c'est l'�clat de leurs antiques
peintures, les teintes fra�ches de leurs costumes, leurs robes d'un
bleu-turquoise ou lapis, ou d'un vert-�meraude, ou d'un jaune d'or; un
badigeon na�f, mais devant lequel on reste confondu parce qu'il n'a pas
bronch� depuis trente-cinq si�cles: tout ce que faisaient ces gens-l�
risquait d'�tre �ternel. Pourtant des nuances aussi vives ne se
retrouvent gu�re dans les autres monuments pharaoniques, et, ici, elles
frappent d'autant plus que les fonds sont demeur�s blancs; malgr� ses
portiques en granit bleut�, en granit noir, en granit rose, le temple a
toutes ses murailles en un fin calcaire d'une blancheur rare, et en pur
alb�tre pour le saint des saints.

  [6] Nagu�re un industriel, �tabli aux environs pour fabriquer de la
    chaux, ayant jug� friables � point les calcaires si fins des
    murailles, usa de ce temple comme d'une carri�re et, pendant des
    ann�es, les bas-reliefs sans prix servirent d'aliment aux meules de
    son usine.

Par-dessus ces murs tronqu�s, aux si belles, si gaies et claires
couleurs, le d�sert appara�t, et il est tout bruni par le contraste;
par-dessus ces tableaux, o� les personnages n'ont plus de t�te, on voit
la grande mont�e fauve des sables et des pierrailles, qui s'en va, comme
d'un colossal balancement de houle, baigner l�-bas les pieds de la
cha�ne libyque. Vers le nord des solitudes et vers l'ouest, d'informes
�boulements de blocs couleur basane se succ�dent dans les sables,
jusqu'o� finit, d'une ligne nette sur le ciel, l'�blouissant lointain. A
part ce temple de Rams�s o� nous sommes, et, dans notre voisinage, celui
de Sethos o� s�vit l'entreprise Cook, il n'y a plus alentour que des
ruines �miett�es, pulv�ris�es sans recours possible; mais elles imposent
pourtant le recueillement, ces ruines finissantes, car elles sont les
d�bris du temple sans �ge o� dormait la t�te du dieu, les d�bris des
s�pultures du Moyen et de l'Ancien Empire; elles indiquent encore tout
le d�veloppement des n�cropoles d'Abydos, si vieilles que l'on se sent
comme pris de vertige d�s que l'on veut songer � leurs origines...

Ici, comme � Th�bes, comme � Memphis, on ne les rencontre que parmi le
sable et les roches dess�ch�es, ces tombeaux des �gyptiens: le grand
peuple anc�tre, qui e�t fr�mi de l'ombre de nos arbres noirs et de la
pourriture de nos humides caveaux, tenait � d�poser magnifiquement ses
embaum�s au milieu de cette lumineuse et immuable splendeur de mort qui
s'appelle le d�sert.

                                   *

                                 *   *

Ah! mon Dieu, qu'est-ce qui va se passer encore chez ce malheureux
Osiris? Voici que des b�douins am�nent � coups de b�ton, vers la demeure
voisine que lui d�dia Sethos, une troupe de bourricots! Sans doute le
lunch est achev�, et la bande va repartir, � l'heure militaire du
programme. Observons, en gardant une distance prudente.

En effet, ils se remettent tous en selle, les cooks, les cookesses, et
d�ployant, non sans quelque intention de majest�, des parasols en coton
blanc, ils prennent la direction du Nil. Ils disparaissent; la place
nous appartient.

Quand nous osons rentrer enfin dans ce premier sanctuaire, o� ils
avaient abondamment lunch� � l'ombre, les gardiens sont l�, qui
s'empressent � balayer les �pluchures, les papiers sales. Et, pour le
luncheon de demain, ils serrent la douteuse vaisselle dans des coffres �
demeure, o� se lisent en grosses lettres de gloire les noms des
v�ritables souverains de l'�gypte moderne: �Thos Cook and Son (Egypt
limited)�.

Tout cela heureusement se remise dans le premier hypostyle. Rien ne
d�shonore les salles profondes, o� le silence vient de retomber, le
grand silence des midis du d�sert.

                                   *

                                 *   *

De ce temple, on s'�merveillait d�j�, sous l'empereur Tib�re, comme
d'une relique du pass� le plus lointain et n�buleux. Le g�ographe
Strabon �crivait � cette �poque: �C'est un palais admirable b�ti � la
fa�on du Labyrinthe, sauf qu'il a moins de galeries.� Il en a pourtant
d�j� beaucoup, de galeries, et on s'y prom�ne en s'�garant comme dans un
d�dale. Sept chapelles, consacr�es � Osiris et � diff�rents dieux ou
d�esses de sa suite; sept trav�es, sept portes pour les processions des
rois et des foules; et, sur les c�t�s, tant d'autres salles, couloirs,
chapelles secondaires, chambres sombres, portes perdues! La tr�s
primitive colonne, inspir�e des roseaux, que l'on a nomm�e en
architecture la _colonne-plante_ et qui imite une monstrueuse tige de
papyrus, a pouss� ici en futaie serr�e, pour soutenir les pierres des
plafonds bleus, sem�s d'�toiles � l'image du ciel de ce pays. En
plusieurs places, elles manquent, ces pierres-l�, et laissent des vides
largement ouverts sur le ciel v�ritable d'en haut; en vain elles �taient
massives comme pour des dur�es infinies, les soleils de tant de si�cles
les ont patiemment fendues, et ensuite leur propre poids les a
pr�cipit�es; la lumi�re maintenant, par ces br�ches, entre donc � flots
jusque dans les chapelles o� les hommes de jadis avaient voulu de
saintes t�n�bres.

Malgr� ce d�sastre des plafonds, c'est ici un des sanctuaires les plus
intacts de la vieille �gypte; les sables, toujours si doucement
ensevelisseurs, y ont r�ussi � miracle leur oeuvre conservatrice. On
dirait sculpt�s d'hier les innombrables personnages qui, sur les murs,
autour des colonnes plant�es en for�t, partout, gesticulent, continuent
avec animation leur causerie �ternelle, � la muette, par signes de leurs
bras et de leurs longues mains. Le temple entier, avec ces trou�es qui
l'�clairent, est plus beau peut-�tre qu'au temps des Pharaons. Au lieu
de l'obscurit� d'autrefois, une transparente p�nombre alterne � pr�sent
avec de grands rayons en gerbes, qui inondent �� et l� de lumi�re
frisante les sujets des bas-reliefs si longtemps enfouis, d�taillent
leurs attitudes, leurs muscles, leurs couleurs � peine alt�r�es, les
retrempent de vie et de jeunesse. Pas un pan de muraille, dans ce lieu
immense, qui ne soit couvert de divinit�s, surcharg� d'hi�roglyphes et
d'embl�mes. Osiris � haute coiffure, la belle Isis casqu�e d'un oiseau,
Anubis � t�te de loup-de-d�sert, Horus � t�te d'�pervier et Thoout
ibioc�phale sont l� mille fois r�p�t�s, toujours accueillant avec des
gestes �tranges les rois et les pr�tres qui leur rendent hommage.

Les corps presque nus, � larges �paules et � fine taille, ont une
sveltesse, une gr�ce infiniment chastes, et les traits des visages sont
d'une puret� exquise. C'�taient d�j� des artistes tr�s pr�par�s, ceux
qui ciselaient ces t�tes charmantes aux longs yeux pleins de l'antique
r�ve; mais par une lacune qui nous confond, ils ne savaient encore les
inscrire que de _profil_; de profil aussi, toutes les jambes, tous les
pieds, tandis que les torses par contre restent invariablement de face:
il a donc fallu aux hommes bien des si�cles d'�tude avant de comprendre
la perspective qui nous para�t si simple, le raccourci des figures, et
d'�tre capables d'en donner l'impression sur une surface plane!...

Plusieurs de ces tableaux repr�sentent le roi Sethos, dessin� sans doute
d'apr�s nature, car on retrouve l� presque les traits de sa momie, si
calme et si belle, exhib�e de nos jours au mus�e du Caire. A ses c�t�s
se tient d�votement son fils, le prince royal Rams�s (plus tard Rams�s
II, le grand S�sostris des Grecs); on lui a donn� l'air tout candide, et
il porte cette boucle de cheveux sur le c�t� qui �tait la coiffure de
l'enfance;--lui aussi a sa momie sous les vitrines du mus�e, et quand on
a vu ce d�bris �dent�, sinistre, qui atteignait d�j� pr�s de cent ans
d'�ge lorsque la mort le livra aux embaumeurs de Th�bes, on n'arrive pas
� se persuader qu'il ait pu �tre jeune, coiff� d'une boucle noire, qu'il
ait pu jouer, �tre un enfant...

                                   *

                                 *   *

Nous pensions en avoir fini avec les cooks et les cookesses du luncheon.
Mais h�las! nos chevaux, plus rapides que leurs �nes, les rattrapent au
retour, parmi les bl�s verts d'Abydos, et un embarras dans le chemin
�troit, une rencontre de chameaux charg�s de luzerne, nous immobilise un
instant, tous p�le-m�le. A me toucher, il y a un amour de petit �ne
blanc qui me regarde, et d'embl�e nous nous comprenons, la sympathie
jaillit r�ciproque. Une cookesse � lunettes le surmonte, oh! la plus
effroyable de toutes, osseuse et s�v�re; par-dessus son complet de
voyage, d�j� r�barbatif, elle a mis un jersey pour tennis, qui accentue
les angles, et sa personne semble incarner la _respectability_ m�me du
Royaume-Uni. On trouverait d'ailleurs plus �quitable--tant sont longues
ses jambes d�nu�es de tout int�r�t pour le touriste--que ce f�t elle qui
port�t l'�ne.

Il me regarde avec m�lancolie, le pauvre petit blanc, dont les oreilles
sans cesse remuent, et ses jolis yeux si fins, si observateurs de toutes
choses, me disent � n'en pas douter:

--Elle est bien vilaine, n'est-ce pas?

--Mon Dieu, oui, mon pauvre petit bourricot. Mais songe un peu, fix�e �
ton dos comme elle est l�, tu as au moins sur moi l'avantage de ne plus
la voir.

Pourtant ma r�flexion, bien que judicieuse, ne le console pas, et son
regard me r�pond qu'il se sentirait bien plus fier de porter, comme
beaucoup de ses camarades, un simple paquet de cannes � sucre.




XI

LA D�CH�ANCE DU NIL


Au d�but de notre p�riode g�ologique, il y a quelques milliers de
si�cles, quand les continents eurent pris, dans la derni�re tourmente
mondiale, � peu pr�s les formes que nous leur connaissons, et quand les
fleuves se mirent � tracer leurs lignes h�sitantes, il se trouva que les
pluies de tout un versant de l'Afrique furent pr�cipit�es, en une gerbe
d'eau formidable, � travers la r�gion impropre � la vie qui s'�tend
depuis l'Atlantique jusqu'� la mer des Indes, et que nous appelons la
r�gion des D�serts. A la longue, elle r�gla son cours, cette �norme
coul�e d'eau �gar�e dans les sables, elle devint _le Nil_, et, avec une
patience inlassable, elle se mit � son travail de fleuve, qui pourtant
ne semblait pas possible en cette zone maudite: d'abord arrondir tous
les blocs de granit �pars sur son chemin dans les hautes plaines de
Nubie, et puis surtout d�poser peu � peu, peu � peu du limon par
couches, former une art�re vivante, cr�er comme un long ruban vert au
milieu de ce domaine infini de la mort.

Il y a combien de temps qu'il est commenc�, ce travail du grand
fleuve?--Y penser fait peur... Depuis cinq mille ans que nous pouvons
contr�ler, c'est � peine si l'apport incessant des limons a pu �largir
ce ruban de l'�gypte habitable qui, aux plus anciennes p�riodes de
l'histoire, �tait � peu pr�s comme de nos jours. Quant aux blocs
granitiques des plaines de Nubie, combien de mill�naires a-t-il fallu
pour les rouler ainsi et les polir? Au temps des Pharaons ils avaient
exactement d�j� leurs formes de boules us�es par le frottement de
l'eau,--et tant d'inscriptions hi�roglyphiques sur leurs faces rondes ne
sont m�me pas sensiblement estomp�es pour avoir subi le passage de
l'inondation p�riodique des �t�s durant quarante ou cinquante
si�cles!...

Elle fut un pays d'exception, cette vall�e du Nil; elle fut merveilleuse
et unique, fertile sans pluie, arros�e � souhait par son fleuve sans le
secours d'aucun nuage, ignorant les temps sombres, les humidit�s qui
nous oppressent, gardant le ciel inalt�rable de ces immenses d�serts
d'alentour qui jamais n'exhalent une vapeur d'eau pour embrumer
l'horizon. C'est sans doute cette �ternelle splendeur de la lumi�re, et
cette facilit� de la vie qui firent �clore ici les primeurs de la pens�e
humaine. Ce m�me Nil, apr�s avoir si patiemment cr�� le sol d'�gypte,
fut aussi le p�re de la race qui partit en avant de toutes les autres,
comme ces branches h�tives que l'on voit, au printemps, jaillir les
premi�res d'une souche, mais qui parfois meurent avant l'�t�. Il enfanta
ce peuple dont nous recueillons aujourd'hui les moindres vestiges avec
stupeur et admiration; un peuple qui, d�s l'aube, au milieu des
originelles barbaries, con�ut magnifiquement l'infini et le divin, posa
avec tant de s�ret� et de grandeur les premi�res lignes architecturales
d'o� devaient d�river ensuite nos architectures, jeta les bases de
l'art, ainsi que de toute science et de toute sagesse.

Plus tard, quand cette belle fleur d'humanit� se fut fan�e, le Nil,
coulant toujours au milieu de ses d�serts, semble avoir eu pour mission,
pendant pr�s de deux mille ans, de maintenir sur ses bords une sorte
d'immobilit� et de d�su�tude qui �taient comme un hommage de respect �
ces �crasants souvenirs. A mesure que les sables ensevelissaient les
ruines des temples et les colosses au visage bris�, rien ne changeait
ici, sous le ciel immuablement bleu; les m�mes cultures le long des
rives se faisaient de la m�me mani�re qu'aux vieux �ges, les m�mes
barques pareillement voil�es suivaient ou remontaient le fil de l'eau,
les m�mes chansons rythmaient l'�ternel travail humain; la race fellah,
gardienne inconsciente du prodigieux pass�, somnolait sans d�sirs
nouveaux et � peu pr�s sans souffrance; le temps coulait pour l'�gypte
dans une grande paix de soleil et de mort.

Mais des �trangers � pr�sent sont ma�tres, et viennent de r�veiller le
vieux Nil pour l'asservir. En moins de vingt ans ils ont d�figur� sa
vall�e, qui jusque-l� se gardait comme un sanctuaire; ils ont impos�
silence � ses cataractes, capt� son eau pr�cieuse par des barrages, pour
l'�pandre au loin sur des plaines qui sont devenues des marais, et qui
d�j� ternissent de leurs bu�es le cristal du ciel. Les anciens agr�s ne
suffisant plus � arroser les cultures d'aujourd'hui, des machines �
vapeur, pour puiser plus vite, commencent de se dresser le long des
berges, � c�t� des usines nouvelles, et bient�t il n'y aura gu�re de
fleuve plus d�shonor� que celui-l� par des tuyaux de fer et des fum�es
noires. Cela se fait du reste avec h�te, comme � la cur�e, cette mise en
exploitation du Nil,--et ainsi s'en va toute sa beaut�, car son cours
uniforme, � travers des r�gions ind�finiment pareilles, ne valait que
par le calme et l'antique myst�re.

Pauvre Nil des prodiges! On subit parfois encore son charme finissant;
des coins sont rest�s intacts; il y a des jours de clart�, il y a
d'incomparables soirs o� l'on peut s'abstraire des fum�es et des
laideurs. Mais la classique exp�dition en dahabieh, la remont�e du
fleuve depuis le Caire jusqu'� la Nubie, ne m�ritera bient�t plus d'�tre
faite.

D'habitude, c'est l'hiver qu'on entreprend ce voyage-l�, afin de se
rapprocher toujours du soleil � mesure qu'il s'enfuit vers l'h�misph�re
austral; l'hiver, la saison o� les eaux baissent et o� la vall�e se
dess�che. Au sortir de la ville cosmopolite qu'est le Caire
d'aujourd'hui, apr�s les ponts en ferraille, apr�s les pr�tentieux
h�tels z�br�s d'inscriptions raccrocheuses, on �prouve une paix soudaine
� s'�loigner sur le fleuve aux eaux larges et rapides, entre les rideaux
de palmiers des bords, emport� par la dahabieh o� l'on est ma�tre, et o�
si l'on veut, l'on est seul.

D'abord vous suivent, pendant un jour ou deux, ces grands triangles
obs�dants qui sont les pyramides: celles de Dachour, celle de Sakkarah
succ�dant � celles de Gizeh, l'horizon est inqui�t� longtemps par leurs
silhouettes g�antes; ainsi qu'il arrive pour les montagnes, elles
semblent plus hautes � mesure que l'on s'en va et qu'elles se d�gagent
mieux des choses proches. Et, quand elles ont enfin disparu, on a devant
soi, avant d'atteindre la premi�re cataracte, environ deux cents lieues
de fleuve � remonter lentement par �tapes, � travers de monotones
r�gions d�sertiques, o� les heures et les jours seront marqu�s surtout
par le jeu de l'admirable lumi�re; en dehors de cette fantasmagorie des
matins et des soirs, rien de bien saillant sur les berges presque
toujours grises, o� se manifeste, sans varier jamais, l'humble vie
pastorale des fellahs. Le soleil est br�lant, les nuits �toil�es sont
claires et froides; un vent dess�chant, qui souffle du nord � peu pr�s
sans tr�ve, fait frissonner d�s que le cr�puscule tombe.

On a beau cheminer des lieues et des lieues sur cette eau limoneuse, on
a beau refouler pendant des jours et des semaines ce courant, qui glisse
le long de la dahabieh en petites ondes press�es, on ne voit d�cro�tre
ni en abondance ni en vitesse ce fleuve aux ti�deurs f�condantes, pr�s
duquel nos fleuves de France sembleraient de n�gligeables ruisseaux. Et
ind�finiment se d�roulent, � droite et � gauche, les deux parall�les
cha�nes de calcaire d�nud� qui emprisonnent si �troitement l'�gypte des
moissons: � l'ouest, celle des d�serts libyques o� chaque matin les
premiers rayons viennent se poser pour la teindre en un rose de corail
toujours aussi frais; � l'est, celle des d�serts de l'Arabie qui ne
manque jamais le soir de retenir toute la lumi�re du couchant pour
ressembler � une triste ceinture de braise rouge. Tant�t elles
s'�loignent, les deux murailles parall�les, et donnent plus d'espace aux
champs verts, aux bois de palmiers, aux petites oasis s�par�es par des
marbrures de sable d'or. Tant�t elles se rapprochent tellement du Nil
que l'�gypte habitable n'a plus que la largeur de deux ou trois pauvres
sillons de bl�, tout au bord de l'eau, apr�s quoi tout de suite
commencent les pierres mortes et les sables morts. Quelquefois m�me
c'est jusqu'� surplomber le fleuve que s'avance la cha�ne d�sertique,
sorte de falaise calcin�e, d'un blanc rouge�tre, qu'aucune pluie ne
vient jamais rafra�chir, et o� l'on voit, � diff�rentes hauteurs,
b�iller les trous carr�s qui m�nent chez les momies. Pendant cinq mille
ans, on les a perfor�es pour y introduire des sarcophages, et elles
fourmillent int�rieurement de vieux cadavres, ces montagnes qui de loin
sont d'un si joli rose et qui servent d'interminables toiles de fond �
tout ce qui se passe le long de ces rives.

Et ce n'est pas plus divers que les lointains, tout ce qui se passe l�.
D'abord il y a ce geste souple et superbe, mais toujours le m�me, des
femmes aux longs v�tements noirs, qui viennent sans cesse emplir leur
jarre � long col, et l'emportent en �quilibre sur leur t�te voil�e.
Ensuite les troupeaux, que des pastoures drap�es de deuil m�nent se
d�salt�rer, ch�vres, brebis et �nons p�le-m�le. Aussi les buffles
lourds, couleur de vase, qui descendent se baigner avec nonchalance.
Enfin il y a le grand labeur de l'arrosage: la traditionnelle noria, que
fait tourner un petit boeuf les yeux band�s, et surtout le ch�douf �
bascule, actionn� par des hommes dont le torse nu ruisselle.

Ils se succ�dent, les ch�doufs, parfois jusqu'� perte de vue, et c'est
�trange � regarder, l'agitation, confuse dans le lointain, de toutes ces
longues perches qui pompent l'eau sans tr�ve, avec un balancement
d'antenne vivante.--Or il en allait de m�me le long de ce fleuve au
temps des Rams�s.--Mais soudain, � quelque tournant de la rive, le vieil
agr�s pharaonique dispara�t pour faire place � des s�ries de machines �
vapeur, qui, plus encore que les muscles des fellahs, sont actives au
puisage, et qui bient�t feront au Nil domestiqu� une bordure de leurs
tuyaux noir�tres.

Les grandes ruines de cette �gypte, si on ignorait leur gisement, on
passerait sans les voir. A de rares exceptions pr�s, elles sont au del�
des vertes plaines, au seuil des solitudes. Donc, sur l'immuable fond
rose de ces falaises du d�sert, qui vous suivent pendant toute cette
tranquille navigation de deux cents lieues, on ne voit d�filer que les
humbles villes ou villages d'aujourd'hui, qui ont la couleur neutre de
la terre. Quelques minarets ajour�s les dominent, bien blancs au-dessus
de leurs grisailles. Des nu�es de pigeons tourbillonnent alentour. Et,
parmi les maisonnettes, qui ne sont que des cubes de boue recuits au
soleil, les palmiers d'Afrique ont jailli superbes, isol�s ou en touffes
puissantes, laissant tomber de haut sur ces petits g�tes humains l'ombre
de leurs plumets que le vent balance. Nagu�re, bien que tout cela f�t
stagnant et morne, on devait avoir en passant la tentation de s'arr�ter,
attir� par cette paix sans nom qui �tait celle de l'Orient lointain et
de l'Islam. Mais � pr�sent, devant la moindre bourgade--parmi les belles
barques primitives qui sont encore l� nombreuses et pointant vers le
ciel bleu leurs vergues comme de tr�s longs roseaux,--il y a toujours,
pour l'accostage des bateaux touristes, un �norme ponton noir qui
d�figure tout par sa pr�sence et par son inscription-r�clame: �Thos Cook
and Son, (Egypt limited)�. De plus, on entend siffler le chemin de fer
qui sans merci longe le fleuve, pour promener depuis le Delta jusqu'au
Soudan des hordes d'Europ�ens envahisseurs. Et enfin, aux abords des
gares, in�vitablement quelque moderne usine tr�ne avec ironie, dominant
de ses tuyaux les pauvres choses croulantes qui essayent de dire encore
l'�gypte et le myst�re.

Alors, non, les villes, les villages, � moins qu'ils ne m�nent � des
ruines c�l�bres, on ne s'y arr�te plus; il faut passer outre et, pour
l'�tape du soir, chercher un hameau perdu, un recoin de silence, o�
amarrer sa dahabieh contre la v�n�rable terre grise de la berge.

Ainsi l'on s'en va, pendant des jours, pendant des semaines, entre ces
deux interminables falaises de calcaire rose pleines d'hypog�es et de
momies, qui sont les murailles de la vall�e du Nil et doivent vous
suivre jusqu'� la premi�re cataracte, jusqu'� l'entr�e de la Nubie. L�
seulement changeront enfin d'apparence et de nature les rochers des
d�serts, pour devenir ces granits plus sombres dans lesquels les
Pharaons faisaient tailler leurs grands dieux et leurs ob�lisques.

On s'en va, on s'en va, remontant le fil de ce courant �ternel, et, pour
faire perdre la notion des heures et des dates qui fuient, il y a la
r�gularit� du vent, la persistance d'un ciel limpide, la monotonie du
grand fleuve qui serpente et ne finit jamais. Si d��u que l'on soit de
voir tout profan� sur les bords, on n'�chappe point � cette paix d'�tre
nomade et isol� sur l'eau, �tranger parmi un �quipage d'Arabes
silencieux, qui chaque soir se prosternent pour de confiantes pri�res.

D'ailleurs, on marche vers le sud, vers le soleil, et chaque jour la
clart� se fait plus belle, la chaleur plus caressante, en m�me temps que
brunit davantage le bronze des figures per�ues en route.

Et puis on est intimement m�l� � cette vie fluviale, rest�e si intense,
et qui, � certaines heures, quand aucune fum�e de houille ne salit
l'horizon, vous ram�ne aux �poques du travail na�f et de la saine
beaut�. Dans les barques qui vous croisent, des hommes demi-nus, gris�s
de mouvement, de soleil et d'air, rament en donnant de la voix pour ces
chansons du Nil qui sont vieilles comme Th�bes ou Memphis. Lorsque le
grand vent se l�ve, alors c'est le d�ploiement fou des voilures,
envergu�es sur des cornes si longues que toutes ces dahabiehs
ressemblent � des oiseaux de haut vol. Tr�s pench�es aussit�t, elles
entra�nent d'un �lan plus vif leurs cargaisons de gens, de b�tes ou de
primitives choses: femmes encore drap�es � l'antique, moutons et
ch�vres, ou bien piles de fruits, de courges et sacs de graines.
Beaucoup sont charg�es � couler bas de ces jarres en terre, invariables
depuis trois mille ans, que les fellahines savent poser sur leur t�te
avec tant de gr�ce,--et on voit ces entassements de poteries fragiles
prendre la course au-dessus de l'eau, comme soulev�s par des ailes
gigantesques de mouette. Or, dans des temps recul�s et presque fabuleux,
cette vie des mariniers du Nil avait les m�mes aspects, ainsi qu'en
t�moignent les bas-reliefs des plus vieux tombeaux; elle exigeait le
m�me jeu des muscles et des voiles, r�gl� sans doute par les m�mes
chansons, et c'�tait sous la caresse dess�chante de ce m�me vent des
d�serts, tandis que le m�me rose inchangeable colorait au loin ces
continuels rideaux de montagnes...

Mais tout � coup, bruits de machines, sifflets, et, dans l'air qui �tait
si pur, infectes spirales noires: ce sont les modernes steamers qui
viennent jeter le d�sarroi dans ces flottilles du pass�; avec de grands
remous, s'avancent des charbonniers, ou bien une kyrielle de ces bateaux
� trois �tages, pour touristes, qui font tant de vacarme en sillonnant
le fleuve, et sont bond�s en majeure partie de laiderons, de snobs ou
d'imb�ciles.

Pauvre, pauvre Nil, qui refl�ta jadis sur ses chauds miroirs le summum
des magnificences terrestres, qui porta tant de barques de dieux et de
d�esses en cort�ge derri�re la grand nef d'or d'Amon, et qui ne connut �
l'aube des �ges que d'impeccables puret�s, aussi bien dans les formes
humaines que dans les conceptions architecturales!... Pour lui quelle
d�ch�ance! Apr�s son d�daigneux sommeil de vingt si�cles, promener
aujourd'hui les casernes flottantes de l'agence Cook, alimenter des
usines � sucre, et s'�puiser � nourrir avec son limon de la mati�re
premi�re pour cotonnades anglaises!...




XII

CHEZ LA D�ESSE DE L'AMOUR ET DE LA JOIE


On est au mois de mars, et tout resplendit comme chez nous en juin. On
est parmi les sillons des bl�s verts, les luzernes, les f�ves en
fleur,--tout cela plein d'oiseaux qui s'agitent, qui chantent, qui
d�lirent de joie, dans le voluptueux affairement des nids et des
couv�es. On chemine sur une terre grasse, satur�e de substances vitales.
Sans doute on traverse quelque �den pour les b�tes, car elles pullulent
de tous c�t�s: des troupeaux de ch�vres avec mille chevreaux b�lants;
des �nesses avec leurs jeunes �nons qui bondissent; des vaches et des
vaches-buffles allaitant leurs petits; et tout cela laiss� libre au
milieu des r�coltes, avec loisir de les brouter, comme s'il y en avait
surabondance...

Quel est ce pays que ne pr�cise aucune habitation, aucun village, ni
clocher en vue? Cultures de chez nous, ces bl�s, ces luzernes, ces f�ves
qui embaument l'air de leurs fleurs blanches; mais il y a exc�s de
lumi�re au ciel, et, dans les lointains, exc�s de limpidit� profonde. Et
puis, ces plaines fertiles autant que celles de quelque �Terre promise�,
sont comme encloses au loin, de droite et de gauche, par deux parall�les
murailles de pierre, par deux cha�nes de montagnes roses, d'un aspect
notoirement d�sertique. D'ailleurs, voici, parmi tant de b�tes de nos
climats, des chamelles, allaitant aussi leurs �tranges nourrissons
pareils � des autruches qui auraient quatre pattes. Et enfin des
paysannes apparaissent l�-bas dans les bl�s; elles sont voil�es de
longues draperies noires: alors c'est l'Orient, c'est quelque contr�e
africaine ou quelque oasis d'Arabie?

Le soleil en ce moment reste amorti pour nous par une bande de nuages,
qui est seule dans le vide bleu, juste au-dessus de nos t�tes, comme si,
d'un bout � l'autre du ciel, un long �cheveau de laine blanche se f�t
d�ploy�; cela fait plus calme et presque un peu myst�rieux le grand
�clairage de ces champs o� nous cheminons, de ces plaines ivres de vie
et toutes vibrantes de musiques d'oiseaux, tandis que par contraste les
lointains, que rien ne voile, resplendissent avec une nettet� plus
incisive, et que les montagnes des d�serts l�-bas semblent plus inond�es
de rayons.

Le sentier que nous continuons de suivre, mal d�fini dans les sillons et
les herbes, va nous faire passer sous un grand portique en
ruine,--quelque d�bris d'on ne sait quel vieux temps, qui se dresse
encore l�, bien isol�, bien impr�vu au milieu de l'�tendue si verte des
p�turages ou des labours. On le voyait de tr�s loin, ce portique, tant
l'air est pur; en s'approchant, on s'aper�oit qu'il est colossal. Et, en
relief sur le linteau, un globe se dessine, un globe qui a deux longues
ailes sym�triquement �ploy�es...

Alors, il faut saluer, avec un respect quasi-religieux, car ce disque
ail� est enfin un symbole qui donne une indication imm�diate et absolue;
ce pays, c'est donc l'�gypte, l'�gypte notre antique m�re. Un temple
v�n�r� des peuples devait �tre par l�, ou une grande ville disparue, car
maintenant, devant nous, des tron�ons de colonnes, des chapiteaux
sculpt�s gisent dans les luzernes comme une jonch�e... Combien c'est
inexplicable, qu'elle soit depuis des si�cles redescendue � l'humble vie
pastorale, cette terre des anciennes splendeurs, qui pourtant n'a jamais
cess� d'�tre nourrici�re et prodigieusement f�conde!

A travers les moissons vertes et les rassemblements de troupeaux, notre
sentier para�t conduire � une sorte de colline, pos�e seule au milieu
des plaines, et qui n'est ni de m�me couleur ni de m�me nature que les
montagnes des d�serts alentour. Derri�re nous, le portique recule peu �
peu dans le lointain; sa haute silhouette imposante, si morne et
solitaire, jette une tristesse infinie sur cette mer d'herbages qui
�tend son calme l� o� fut jadis un centre de magnificence.

Et � pr�sent le vent se l�ve en coup de fouet, ce vent presque sans
tr�ve de l'�gypte, qui est �pre et rappelle l'hiver malgr� le soleil de
feu; alors tous les bl�s s'inclinent, montrent les luisants de leurs
jeunes feuilles agit�es, et toutes les b�tes des troupeaux, se serrant
les unes aux autres, se tournent � contre de la rafale.

De plus pr�s, la colline singuli�re que nous allons atteindre se r�v�le
un amas de d�combres. Toujours les pareils d�combres, d'un brun rouge,
laiss�s de place en place par ces villes coloniales romaines, qui
v�curent ici deux ou trois si�cles (un rien de temps presque n�gligeable
dans l'histoire si longue d'�gypte) et puis qui s'�miett�rent, pour
n'�tre plus que des tas informes sur les limons gras du Nil ou bien sous
les sables ensevelisseurs.

Amoncellement de petites briques rouge�tres, qui jadis s'�rigeaient en
maisons; amoncellement de ces d�bris de jarres ou d'amphores, par
myriades, qui servirent � transporter l'eau du vieux fleuve nourricier.
Et des restes de murs, remani�s � toutes les �poques, o� des pierres
inscrites d'hi�roglyphes voisinent la t�te en bas avec des fragments de
st�les grecques, ou de sculptures coptes, ou de chapiteaux romains. Dans
nos pays, dont le pass� est d'hier, nous n'avons rien qui ressemble � de
tels chaos de choses mortes.

De nos jours, on arrive au sanctuaire de la d�esse par une large
tranch�e dans cette colline de d�combres; les incroyables monceaux de
briques et de poteries en d�route l'enferment de tous c�t�s comme un
rempart jaloux, et derni�rement encore il �tait enfoui l� dedans
jusqu'aux toits. Il d�concerte d�s qu'il appara�t, tant il est
grandiose, aust�re, sombre: comment, ce fut ici sa demeure, �
l'Aphrodite �gyptienne, d�esse de l'Amour et de la Joie! Plut�t ne
dirait-on pas arriver chez quelque dieu redoutable, prince des T�n�bres
et de la Mort?... Un portique s�v�re, b�ti en pierres g�antes et
surmont� du disque � grandes ailes, laisse entrevoir un asile de
religieux effroi, des profondeurs o� de massives colonnades vont se
perdre en pleine nuit.

On entre, et d�s les premiers pas, c'est une fra�cheur et une sonorit�
de s�pulcre. D'abord le pronaos, o� l'on y voit encore � peu pr�s clair,
entre des piliers charg�s d'hi�roglyphes. N'�taient les grandes figures
humaines, qui servent de chapiteaux pour les colonnes et qui sont
l'image de la belle Hathor, d�esse du lieu, ce temple d'�poque d�cadente
diff�rerait � peine de ceux que l'on b�tissait en ce pays deux
mill�naires auparavant. M�me rectitude et m�me lourdeur.

Aux plafonds bleu sombre, m�mes fresques repr�sentant des astres, des
g�nies du ciel et des s�ries de disques ail�s. En bas-reliefs sur toutes
les parois, m�mes peuplades obs�dantes de personnages qui gesticulent,
qui se font les uns aux autres des signes avec les mains,--�ternellement
ces m�mes signes myst�rieux, r�p�t�s � l'infini partout, dans les
palais, les hypog�es, les syringes, sur les sarcophages, et les papyrus
des momies.

Les temples memphites ou th�bains, qui pr�c�d�rent celui-ci de tant de
si�cles et furent tellement plus grandioses encore, ont tous perdu, par
suite de l'�croulement des �normes granits des toitures, leur obscurit�
voulue, autant dire leur sainte horreur. Chez la belle Hathor, au
contraire, � part quelques figures mutil�es jadis � coups de marteau par
les chr�tiens ou les musulmans, tout est demeur� intact, et les hauts
plafonds n'ont pas cess� de jeter sur les choses leur ombre propice aux
frayeurs.

Cette ombre augmente dans l'hypostyle qui fait suite au pronaos. Puis
viennent l'une apr�s l'autre deux salles de plus en plus saintes, o� un
peu de jour tombe � regret par d'�troites meurtri�res, �clairant � peine
les rangs superpos�s des innombrables figures qui gesticulent sur les
murailles. Et, apr�s de majestueux couloirs encore, voici enfin le coeur
de cet entassement de terribles pierres, le saint des saints, envelopp�
d'�paisses t�n�bres; les inscriptions hi�roglyphiques d�nomment ce lieu
la �salle occulte�, et jadis le grand pr�tre avait _seul et une seule
fois chaque ann�e_ le droit d'y p�n�trer pour l'accomplissement de rites
que l'on ne sait plus.

Elle est vide aujourd'hui, la �salle occulte� depuis longtemps spoli�e
des embl�mes d'or ou de pierre pr�cieuse qui l'emplissaient jadis. Les
gr�les petites flammes des bougies que nous venons d'y allumer
n'arrivent pas � percer l'obscurit� qui, au-dessus de nos t�tes, se
condense vers les plafonds de granit; tout au plus elles nous permettent
de distinguer, dans cette sorte de vaste caveau rectangulaire, les
phalanges de personnages qui, sur les murs, �changent entre eux, par
signes, leurs intimidantes causeries muettes.

Vers la fin de l'�re antique et au d�but de l'�re chr�tienne, l'�gypte,
on le sait, exer�ait encore sur le monde une telle fascination, par son
prestige d'a�eule, par le souvenir de son pass� dominateur et par
l'immuabilit� souveraine de ses ruines, qu'elle imposait ses dieux aux
conqu�rants, son �criture, son art architectural, et jusqu'� ses rites
et � ses momies. Les Ptol�m�es y b�tirent des temples qui reproduisaient
ceux de Th�bes ou d'Abydos. De m�me les Romains, qui pourtant
connaissaient d�j� la _vo�te_, suivirent ici les mod�les primitifs et
continu�rent ces plafonds en granit, faits de monstrueuses dalles pos�es
� plat, comme nos poutres. Donc, ce temple d'Hathor, construit aux temps
de Cl�op�tre et d'Auguste, sur un emplacement v�n�r� de toute antiquit�,
rappelle � premi�re vue quelque conception des Rams�s.

Cependant, si l'on regarde mieux, c'est dans le d�tail surtout des
milliers de figures en bas-relief que l'�cart se montre consid�rable.
M�mes poses, m�mes gestes traditionnels; mais la gr�ce exquise des
lignes est perdue, ainsi que le calme hi�ratique des regards et des
sourires. Dans l'art �gyptien des belles �poques, les personnages � fine
taille restent purs comme les grandes fleurs qu'ils tiennent � la main;
leurs muscles peuvent �tre indiqu�s d'une fa�on pr�cise et savante,
n'importe, ils demeurent quand m�me immat�riels. Le dieu Amon en
personne, le procr�ateur dessin� souvent avec une crudit� absolue,
para�trait chaste � c�t� des h�tes de ce temple. Ici, au contraire, on
dirait des �tres vivants, palpitants et lascifs, qui auraient pos� par
jeu dans ces attitudes consacr�es. La gorge de la belle d�esse, ses
hanches, ses nudit�s intimes sont trait�es avec un r�alisme chercheur et
caressant; c'est de la chair qui frissonne. Elle et son �poux, le bel
Horus, fils d'Isis, se contemplent, nus, l'un devant l'autre, et leurs
yeux rieurs sont ivres d'amour.

Autour du saint des saints, quantit� de salles pleines d'ombre, massives
comme des forteresses. Elles servaient jadis pour des rites compliqu�s,
pour des myst�res. L�, comme partout, pas un coin de mur qui ne soit
surcharg� de personnages et d'hi�roglyphes. Aux plafonds bleus, o� les
disques ail�s sont peints en fresque et simulent des envol�es d'oiseaux,
il y a des chauves-souris qui dorment, et les frelons des champs
d'alentour ont accroch� par centaines leurs nids qui pendent comme des
stalactites.

Plusieurs escaliers conduisent aux vastes terrasses que forment les
toits plats du temple; escaliers �troits, �touffants, mal �clair�s par
des meurtri�res qui r�v�lent l'angoissante �paisseur des murailles. L�
encore, d'in�vitables s�ries de personnages, inscrits sur toutes les
parois dans les toujours m�mes poses vous suivent, montent en votre
compagnie, et ne cessent pas de se faire entre eux les toujours pareils
signes.

A l'arriv�e sur ces hautes toitures, en m�me temps que vous ressaisit le
soleil d'�gypte et l'�pre vent froid, on est accueilli par un tapage de
voli�re: c'est le royaume des moineaux, qui ont des nids par milliers
chez la complaisante d�esse, et crient tous ensemble, � plein gosier,
dans la joie de vivre. Une esplanade, ce fa�te de temple; une solitude
pav�e de gigantesques dalles. On d�couvre de l�, par-dessus les monceaux
de d�combres, ces plaines qui s'�tendent avec une si parfaite s�r�nit�
l� m�me o� fut jadis la grande ville de Dend�ra, aim�e d'Hathor, l'une
des plus fameuses de la Haute-�gypte.

Des plaines qui, � l'infini, sont vertes de la pouss�e nouvelle des
bl�s, des luzernes et des f�ves. Les troupeaux, �� et l� mass�s,
semblent des taches sombres sur cette verdure si fra�che des nappes
d'herbage que le vent agite et fait onduler. Et les deux cha�nes de
montagnes en pierres roses, qui courent parall�lement--� l'est celle du
d�sert d'Arabie, � l'ouest celle du d�sert Libyque,--ferment dans le
lointain cette vall�e du Nil, cette terre d'abondance qui fut depuis
l'antiquit� jusqu'� nos jours un objet de convoitise pour tous les
peuples de proie...

Le temple a aussi des d�pendances souterraines, des cryptes o� l'on
descend par des escaliers d'oubliettes, ou bien o� l'on se faufile par
des trous. Longues galeries superpos�es, qui devaient servir � cacher
des tr�sors; longs couloirs rappelant ceux qui, dans les mauvais r�ves,
pourraient bien se resserrer pour vous ensevelir. Il y fait une lourde
chaleur. Et les innombrables personnages, bien entendu, sont l� aussi,
gesticulant sur toutes les parois; les mille repr�sentations de la belle
d�esse, bombant ses seins que l'on est oblig� de fr�ler quand on passe,
et qui ont gard� presque intactes les couleurs de chair appliqu�es du
temps des Ptol�m�es.

                                   *

                                 *   *

Dans l'un des vestibules que nous retraversons pour sortir enfin du
sanctuaire, parmi tant de bas-reliefs qui repr�sentent l� des souverains
rendant hommage � la voluptueuse Hathor, un jeune homme, coiff� de la
tiare royale � t�te d'ur�us, est assis dans la pose pharaonique:
l'empereur N�ron!...

Les hi�roglyphes du cartouche sont l� pour affirmer son identit�, bien
que le sculpteur, ignorant son vrai visage, lui ait donn� des traits
conventionnels, r�guliers comme ceux du dieu Horus. Durant les si�cles
de la domination romaine, les empereurs d'Occident envoyaient de l�-bas
des ordres pour qu'ici leur image f�t plac�e sur les murs des temples et
pour que l'on f�t en leur nom des offrandes aux divinit�s de cette
�gypte--qui �tait cependant, � leurs yeux, un pays si lointain, une
colonie presque au bout du monde. (Or une telle d�esse, de rang
secondaire au temps des Pharaons, se trouvait tout indiqu�e comme
favorite des Romains de la d�cadence.)

L'empereur N�ron!... En effet, lorsque s'inscrivaient ces presque
derniers bas-reliefs et ces hi�roglyphes agonisants, les inextricables
th�ogonies primitives touchaient � leur fin, et les d�esses de joie
avaient bient�t fait leur temps. On venait de concevoir en Jud�e de plus
hauts et plus purs symboles, qui devaient r�gir la moiti� du monde
pendant deux mill�naires,--pour ensuite, h�las! d�cliner � leur tour;
les peuples allaient donc essayer de se jeter � coeur perdu dans le
renoncement, l'asc�tisme, la fraternelle piti�.

Combien c'est �trange � se dire! pendant qu'on ciselait ici m�me cet
archa�que bas-relief d'empereur et que l'on se servait encore, pour
graver son nom, de cette �criture remontant � la nuit des �ges, il y
avait d�j� des chr�tiens qui s'assemblaient � Rome dans les catacombes
et mouraient en extase dans le cirque!...




XIII

LOUXOR MODERNIS�


Les eaux du Nil �tant d�j� basses, ma dahabieh, retard�e par des
�chouages, n'avait pu atteindre Louxor, et nous l'avions amarr�e en un
point quelconque de la berge, d�s que l'obscurit� avait commenc� de nous
prendre.

--Nous sommes tout pr�s, m'avait dit le pilote avant d'aller faire sa
pri�re du soir; en une heure, demain, nous arriverons.

Et la nuit douce �tait tomb�e sur nous, en ce lieu que rien ne semblait
distinguer de tant d'autres o�, depuis un mois, nous nous �tions de m�me
amarr�s un peu au hasard, pour attendre le lever du jour. Des verdures
confuses group�es en masses sombres au-dessus desquelles, �� et l�, un
plus haut palmier dessinait ses plumes noires. Une grande musique de
grillons, de ces heureux grillons de la Haute-�gypte, qui peuvent
chanter presque toute l'ann�e dans la ti�deur odorante des herbes. Et
puis bient�t, au milieu du silence, ces cris d'oiseaux de nuit, comme de
lugubres miaulements de chat. Rien d'autre,--si ce n'est toujours,
dominant tout, bien que devin� � peine et comme latent, le calme infini
des d�serts.

                                   *

                                 *   *

Et ce matin, au lever du soleil, puret� et splendeur ainsi que chaque
matin. Nuance de corail rose, s'avivant peu � peu l�-bas au sommet de la
cha�ne libyque, en avant des derni�res ombres gris-de-lin qui dans le
ciel �taient les restes de la nuit.

Cependant mes yeux, habitu�s depuis des semaines � ce toujours pareil
grand spectacle de l'aube, se tourn�rent d'eux-m�mes, comme si on les
e�t appel�s par l�, vers quelque chose d'inusit� qui, � un quart de
lieue du fleuve, sur la rive d'Arabie, se tenait debout au milieu de la
plaine morne. Un amas de hauts rochers, semblait-il d'abord; � cette
heure de discr�te magie, ils affectaient d'�tre p�lement violets,
presque transparents, et le soleil, � peine �merg� des d�serts, les
�clairait de biais, s'amusait � border leurs contours d'un frais lis�r�
rose... Des rochers, non, car � mieux regarder, leurs lignes aussit�t
s'indiquaient sym�triques et droites... Pas des rochers, mais bien des
masses architecturales, trop grandes et surhumaines, assises dans des
attitudes de stabilit� quasi-�ternelles et d'o� sortaient deux pointes
d'ob�lisque aigu�s comme des fers de lance... Ah! oui, j'avais compris �
pr�sent: Th�bes!

Th�bes!... Hier au soir, elle �tait rest�e perdue dans la p�nombre, je
ne m'en croyais pas si pr�s. Mais �videmment c'�tait cela, car rien
d'autre au monde ne saurait produire une telle apparition. Et je saluai
avec un frisson de respect la ruine unique et souveraine qui me hantait
depuis nombre d'ann�es, sans que la vie m'e�t jamais laiss� le temps d'y
venir...

En route maintenant pour ce Louxor, qui �tait, � l'�poque des Pharaons,
un faubourg de la ville royale et qui en est rest� le port aujourd'hui;
c'est l�, para�t-il, que l'on doit arr�ter sa dahabieh, pour se rendre
aux palais fabuleux que vient d'�clairer le soleil levant.

Et pendant que mon �quipage de bronze--entonnant cette toujours m�me
chanson, vieille comme l'�gypte, qui aide aux manoeuvres de
force--s'empresse � rentrer les cha�nes qui nous tenaient � la rive, je
continue de regarder l'apparition lointaine. Elle se d�gage des l�g�res
bu�es matinales, qui peut-�tre me l'avaient encore magnifi�e; le soleil
qui monte la d�taille maintenant sous sa pr�cise lumi�re; elle se r�v�le
ainsi toute meurtrie, d�jet�e, croulante, au milieu de sa plaine
silencieuse, sur le tapis jaune de son d�sert. Et ce soleil qui s'�l�ve
dans une si pure splendeur, comme il l'�crase de sa jeunesse et de sa
terrifiante dur�e! Lui, depuis d�j� d'incalculables si�cles de si�cles,
il avait pris sa m�me forme ronde, acquis la nettet� de son disque et
commenc� sa promenade de chaque jour au-dessus du pays des sables,
lorsqu'il vit hier surgir cette Th�bes, une tentative de magnificence
qui semblait pr�sager pour les pygm�es humains un assez curieux essor,
mais que nous n'avons m�me pas su �galer dans la suite,--et qui �tait du
reste une chose bien fr�le et d�risoire, puisque la voil� qui tombe,
pour avoir dur� � peine quatre n�gligeables mill�naires.

                                   *

                                 *   *

Une heure apr�s, l'arriv�e � Louxor. Et l�, quelle mystification!

Ce que l'on aper�oit de deux lieues, ce qui domine tout, c'est Winter
Palace, un h�tif produit du modernisme qui a germ� au bord du Nil depuis
l'ann�e derni�re, un colossal h�tel, visiblement construit en toc,
pl�tre et torchis, sur carcasse de fer. Deux ou trois fois plus haut que
l'admirable temple pharaonique, son impudente fa�ade se dresse,
badigeonn�e d'un jaune sale. Et il suffit d'une telle chose, bien
entendu, pour d�figurer pitoyablement tous les entours; la vieille
petite ville arabe a beau �tre encore debout, avec ses maisonnettes
blanches, son minaret et ses palmiers; le c�l�bre temple, la for�t des
lourdes colonnes osiriennes, a beau se mirer comme autrefois dans les
eaux de son fleuve, c'est fini de Louxor!

Et quelle affluence de monde ici! quand au contraire la rive d'en face
semble rest�e si absolument d�sertique, avec ses �tendues en sable d'or
et, � l'horizon, ses montagnes couleur de cendre rose que l'on sait
pleines de momies.

Pauvre Louxor! tout le long des berges il y a une rang�e de ces bateaux
touristes, esp�ces de casernes � deux ou trois �tages, qui de nos jours
infestent le Nil depuis le Caire jusqu'aux cataractes,--et ils sifflent,
et leurs dynamos font un intol�rable vacarme tr�pidant... O� trouver
pour ma dahabieh une place un peu silencieuse, que les fonctionnaires de
l'agence Cook ne viennent pas me disputer?

On n'aper�oit du reste plus rien des palais de Th�bes, o� je me rendrai
au d�clin du jour. Nous en sommes moins pr�s que cette nuit;
l'apparition, pendant notre trajet matinal, a peu � peu recul� dans les
plaines d�vor�es de lumi�re. Et puis Winter Palace et toutes les
b�tisses neuves du quai sont l�, qui bornent la vue.

                                   *

                                 *   *

Il est tout de m�me amusant, il n'y a pas � dire, ce quai modernis� de
Louxor, o� je d�barque, � dix heures du matin, sous le clair et flambant
soleil!

Dans l'alignement pompeux du Winter Palace, des boutiques se succ�dent.
On y vend tout ce dont s'affublent les touristes: �ventails,
chasse-mouches, casques et lunettes bleues. Et, par milliers, les
photographies des ruines. En plus, la bimbeloterie du Soudan: vieux
couteaux de n�gre, peaux de panth�re et cornes de gazelle. M�me des
Indiens sont venus en foule � cette foire improvis�e, apporter les
�toffes du Radjpoute ou du Cachemire. Et surtout il y a les marchands de
momies, exhibant des cercueils � myst�rieuse figure, des bandelettes,
des mains de mort, des dieux, des scarab�es,--les mille choses
inqui�tantes que ce vieux sol sacr� fournit depuis des si�cles comme une
mine in�puisable.

Le long des �talages, cherchant l'ombre des maisons ou des rares
palmiers, circulent des sp�cimens de la ploutocratie du monde entier:
habill�es par les m�mes couturiers, coiff�es des m�mes plumets, ayant
sur le nez les m�mes coups de soleil, les filles richissimes des
marchands de Chicago coudoient les Altesses. Brochant sur le tout, de
jeunes b�douins effront�s proposent aux belles voyageuses leurs
bourricots sell�s pour dames. Et, charg�s de jeter au milieu de cette
Babel la note de la gr�ce, des bataillons Cook de l'un et l'autre sexe,
�ternellement empress�s, d�filent � longues enjamb�es.

Apr�s les boutiques, continuant le quai, de grands h�tels encore, moins
agressifs toutefois que Winter Palace, ayant eu la discr�tion de ne pas
s'�riger trop haut et de se badigeonner de chaux blanche � la mode
arabe, m�me de se dissimuler dans des fouillis de palmiers.

Et enfin, voici ce colossal temple de Louxor, l'air aussi d�pays�
maintenant que peut l'�tre, au milieu de la place de la Concorde, le
pauvre ob�lisque dont l'�gypte nous fit cadeau.

Bordant le Nil, c'est, sur une longueur d'environ trois cents m�tres, un
prodigieux bocage de pierre. Aux �poques d'inconcevable magnificence,
cette futaie de colonnes a pouss� haute et serr�e, a jailli du sol avec
fougue, de par la volont� d'Am�nophis et du grand Rams�s. Et comme cela
devait �tre beau, hier encore, dominant de son d�sarroi superbe les
lointains de ce pays vou� depuis des si�cles � l'abandon et au silence!

Mais aujourd'hui, avec tout ce qu'on a b�ti alentour, autant dire que
cela n'existe plus.

Il y a une grille et des gardiens; pour entrer, il faut pr�senter son
permis. Si encore, une fois dans l'immense sanctuaire, on trouvait la
solitude! Mais non, sous les colonnades profan�es un tas de gens
circulent, le B�deker en main, de ces gens qu'on a d�j� vus partout, le
m�me monde que celui de Nice ou de la Riviera. Et, comble de d�rision,
le tapage des dynamos vous y poursuit, car les bateaux de l'agence Cook
sont l�, amarr�s aux berges proches.

Des colonnes par centaines, des colonnes qui sont ant�rieures de
plusieurs si�cles � celles de la Gr�ce et qui repr�sentent, dans leur
�normit� na�ve, les premi�res conceptions du cerveau humain; les unes,
cannel�es, donnent l'impression d'une gerbe de monstrueux roseaux; les
autres, toutes unies et simples, imitent les tiges du papyrus et portent
en guise de chapiteau son �trange fleur.--Les touristes, comme les
mouches, rentrent � certains moments de la journ�e qu'il suffit de
conna�tre; bient�t les clochettes des h�tels vont m'en d�barrasser et
l'heure m�ridienne me trouvera seul ici. Mais le bruit de ces dynamos,
mon Dieu, qui m'en d�livrera?--Oh! l�-bas au fond des sanctuaires, dans
la partie qui devait �tre le saint des saints, cette grande fresque �
demi �teinte, encore � peu pr�s visible sur le mur, combien elle est
impr�vue et saisissante: un Christ! un Christ nimb� de l'aur�ole
byzantine. Il a �t� peint sur un grossier enduit, qui semble ajout� par
des mains barbares, et qui s'effrite, laissant repara�tre les
hi�roglyphes d'en dessous... C'est qu'en effet ce temple, presque
indestructible � force de lourdeur, a vu passer diff�rents ma�tres; il
�tait d�j� d'une antiquit� l�gendaire � l'�poque d'Alexandre le Grand,
pour qui on ajouta une chapelle, et plus tard, aux premiers �ges du
christianisme, on utilisa un coin des ruines pour en faire une
cath�drale.--Les touristes commencent � fuir, car la sonnette du lunch
les appelle aux tables d'h�te d'alentour.--En attendant qu'ils aient
vid� la place, je m'occupe � suivre des bas-reliefs qui se d�roulent sur
une longueur de plus de cent m�tres, � la base des murailles; c'est une
s�rie de petits personnages d�filant tous dans le m�me sens, et par
milliers: la procession rituelle du dieu Amon. Avec ce soin qu'avaient
les �gyptiens d'inscrire toutes les choses de la vie, pour les
�terniser, on retrouve ici les moindres d�tails d'une journ�e de liesse
il y a trois ou quatre mille ans. Et comme cela ressemblait d�j� aux
r�jouissances du peuple de nos jours! Sur le trajet du cort�ge, des
bateleurs �taient rang�s, des marchands de boissons, des marchands de
fruits, des r�tisseurs d'oies ou de canards, et des n�gres acrobates
marchaient sur les mains ou se disloquaient. Quant au d�fil� lui-m�me,
il �tait �videmment d'une magnificence que nous ne connaissons plus; oh!
tout ce qu'il y avait l� de musiciens et de pr�tres, de corporations,
d'embl�mes et de banni�res! Et le dieu Amon arrivait par eau, sur le
fleuve, dans sa grande nef d'or � proue relev�e, que suivaient les
barques de tous les autres dieux ou d�esses de son ciel. La pierre
rouge�tre, cisel�e avec minutie, me conte tout cela comme elle l'a d�j�
cont� � tant de g�n�rations mortes, et je crois le voir.

Plus personne bient�t, sous les colonnades, et le bruit obs�dant des
dynamos vient de faire silence; midi s'approche avec sa torpeur. Tout le
temple est comme br�l� de rayons, et je regarde s'accourcir sur le sol
les ombres nettes projet�es par cette for�t de pierres. Mais le soleil,
qui tout � l'heure �pandait de la gaiet� et du sourire le long du quai
de la ville nouvelle, au milieu du tapage des boutiquiers, des �niers et
des passants cosmopolites, ici darde un feu triste, impassiblement
d�vorateur... Elles s'accourcissent, les ombres,--et de m�me tous les
jours, tous les jours, puisque le ciel de ce pays ne se voile jamais,
tous les jours depuis trente-cinq si�cles, ces colonnes, ces frises, ce
temple entier, comme un myst�rieux et solennel cadran, dessine avec
patience sur la terre la progression lente des heures... Vraiment, pour
nous les �ph�m�res de la pens�e, cette continuit� inalt�rable du soleil
d'�gypte a plus de m�lancolie encore que les �clairages changeants et
obscurcis de nos climats...

                                   *

                                 *   *

Voici enfin le temple rendu � sa solitude, et tout bruit a cess� aux
alentours.

Une avenue bord�e de plus hautes colonnes, dont les chapiteaux dessinent
dans l'air des fleurs �panouies de papyrus, m'a conduit � un lieu ferm�,
presque un lieu d'�pouvante, o� se tient une assembl�e de colosses.
Deux, qui auraient bien dix m�tres de haut s'ils se levaient, sont de
chaque c�t� de l'entr�e, assis sur des tr�nes. Les autres, rang�s aux
trois faces de cette cour, sont debout dans les entre-colonnements, mais
font mine de vouloir en sortir d'un pas rapide et de marcher vers moi.
Il en est de meurtris, qui n'ont plus de visage et ne gardent que
l'attitude. Ceux qui sont rest�s intacts--figure blanche sous le large
bonnet de sphinx--ouvrent grands les yeux et sourient.

C'�tait par ici jadis l'entr�e principale, et ces colosses avaient
mission d'accueillir les foules. Mais des d�combres, d'�normes �boulis
ont obstru� les grandes portes d'honneur, flanqu�es d'ob�lisques en
granit rose. Et cette cour est devenue comme un lieu volontairement
clos, o� l'on ne voit plus rien des choses du dehors; aux instants de
silence, on peut s'y abstraire de tout le modernisme environnant, et
oublier la date, l'ann�e, le si�cle au milieu de ces figures g�antes
dont le sourire d�daigne la fuite des �ges. Les granits entre lesquels
on est emmur� ici--et en terrible compagnie--ne laissent para�tre sur le
bleu du ciel que la pointe d'un vieux minaret tout voisin: une humble
greffe d'Islam, qui a pouss� il y a quelques si�cles parmi ces ruines,
alors qu'elles d�passaient d�j� leurs trois mille ans; une petite
mosqu�e b�tie sur des amas de d�bris et les prot�geant de son
inviolabilit�. Oh! que de tr�sors, sans doute, de reliques, de documents
elle recouvre et garde, cette mosqu�e du p�ristyle!--car nul n'oserait
fouiller la terre sous ses saintes murailles...

De plus en plus le silence envahit le temple. Et, si les ombres courtes
indiquent l'heure de midi, rien ne vient dire � quel mill�naire
rattacher cette heure-l�: les silences et les midis pareils qu'ont vus
passer les g�ants embusqu�s sous ces colonnades, qui donc les
compterait?

Tout en haut, perdus dans l'incandescence bleue, il y a des oiseaux de
proie qui planent.--Or il y avait les m�mes � l'�poque des Pharaons,
�talant dans l'air d'identiques plumages et jetant les m�mes cris; les
b�tes et les plantes, au cours du temps, se reproduisent plus exactement
que les hommes et restent inchangeables jusqu'en leurs moindres d�tails.

Chacun des colosses autour de moi, le port altier, une jambe en avant
comme pour une marche pesante et s�re que rien n'arr�tera plus, serre
avec passion dans l'un de ses poings crisp�s, au bout du bras musculeux,
cette sorte de croix boucl�e qui �tait en �gypte l'embl�me de la vie
�ternelle. Et voici ce que symbolise la d�cision de leur allure:
confiants tous dans ce pauvre hochet qu'ils tiennent en main, ils
franchissent d'un pas triomphal le seuil de la mort... La �vie
�ternelle�, le r�ve de ne jamais s'an�antir, combien l'�me humaine,
depuis ses origines, en aura �t� obs�d�e, surtout aux p�riodes o� son
essor eut de la grandeur! La soumission sans r�volte � l'attente d'une
simple pourriture finale est la caract�ristique des phases de d�cadence
et de m�diocrit�.

Les trois g�ants pareils, � peine meurtris, qui s'alignent sur le c�t�
Est de cette cour jonch�e de blocs, repr�sentent, comme tous les autres,
le grand Rams�s II, dont l'effigie fut multipli�e follement � Th�bes et
� Memphis. Mais ils ont gard�, ces trois-l�, une vie puissante et
fougueuse. Figures aussi jeunes que si on e�t achev� hier de les ciseler
et de les polir, apparitions blanches entre les monstrueux piliers
rouge�tres aux assises trapues, chacun sortant de son embrasure de
colonnes, ils s'avancent de pair, comme des soldats aux manoeuvres. Et
le soleil en ce moment tombe d'aplomb sur leur t�te et leur bonnet
�trange, d�taille leur immobile sourire, puis rejaillit sur leurs
�paules et leur torse nu, exag�rant leurs musculatures d'athl�te. Chacun
serrant en main sa croix symbolique, ils s'�lancent d'un pas formidable,
les trois Rams�s, t�te lev�e, souriants, en marche radieuse vers
l'�ternit�.

Oh! le rayon m�ridien, qui effleure ces fronts blancs, et d�place
lentement, lentement sur les poitrines l'ombre du menton et de la
barbiche osirienne!... Songer depuis combien de temps, au milieu du m�me
silence, il tombe ainsi, ce m�me rayon, il tombe du m�me immuable ciel,
pour se livrer au m�me jeu tranquille!... Oui, je crois que les brumes,
les pluies de nos hivers, sur ces grandes ruines, seraient moins tristes
et moins terrifiantes que le calme d'un si �ternel soleil.

                                   *

                                 *   *

Tout � coup un bruit stupide recommence de faire tressauter l'air: les
dynamos des agences ont �t� remises en marche. Et des dames � lunettes
vertes arrivent, en un lot gracieux, portant des guide-books et des
appareils � �films�: les touristes sont ressortis des h�tels, � l'heure
o� se r�veillent aussi les mouches. La paix de midi vient de prendre fin
� Louxor.




XIV

SOIR DE VINGTI�ME SI�CLE A TH�BES


Dans un ciel o� ne passent presque jamais de nuages, flotte une
poussi�re si impalpable qu'elle lui laisse d'infinies transparences,
tout en le poudrant d'or: poussi�re des �ges r�volus, poussi�re des
choses d�truites; ici, continuelle poussi�re,--dont l'or en ce moment
verdit au z�nith, mais flambloie du c�t� de l'ouest, car c'est l'heure
magnifique o� le jour va finir, et le globe encore br�lant du soleil,
d�j� descendu tr�s bas, commence d'allumer partout l'incendie des soirs.

Il illumine en splendeur, ce soleil, un silencieux chaos de granit, qui
n'est pas celui des �boulements de montagnes, mais celui des ruines. Et
de telles ruines paraissent surhumaines pour nos yeux h�r�ditairement
d�shabitu�s de proportions aussi gigantesques. Par places, des amas de
blocs taill�s--des pyl�nes--restent encore debout, s'�l�vent comme des
collines; d'autres ont croul� de tous c�t�s, en stup�fiantes cataractes
de pierres, et on ne s'explique pas la d�route de ces choses, � ce point
massives qu'elles auraient d� �tre �ternelles. Tron�ons de colonnes,
tron�ons d'ob�lisques bris�s par des chutes effroyables, t�tes ou
coiffures de divinit�s g�antes, tout g�t p�le-m�le en un d�sarroi sans
recours. Nulle part, sur notre terre, le soleil, dans sa promenade
tournante, ne rencontre de pareils d�bris � �clairer, une pareille
jonch�e de palais �vanouis, de colosses morts.

C'est qu'ici m�me, il y a sept ou huit mille ans, sous ce ciel pur comme
le cristal, commen�a le premier �veil de la pens�e humaine, tandis que
notre Europe sommeillait encore, et pour des mill�naires, envelopp�e du
manteau de ses humides for�ts. Ici, une pr�coce humanit�, encore presque
fra�chement �vad�e de la pierre, forme ant�rieure de tout, une humanit�
enfant qui voyait lourd au sortir des lourdeurs de la mati�re
originelle, imagina de b�tir des sanctuaires terribles, pour des dieux
d'abord effrayants et vagues, tels que sa raison naissante pouvait les
concevoir; alors les premiers blocs m�galithiques s'�rig�rent, alors
d�buta cette folie d'amoncellement qui devait durer pr�s de cinquante
si�cles, et les temples s'�lev�rent au-dessus des temples, les palais
au-dessus des palais, chaque g�n�ration voulant surpasser la pr�c�dente
par une plus titanesque grandeur.

Ensuite, il y a quatre mille ans, ce fut Th�bes en pleine gloire, Th�bes
encombr�e de dieux et de magnificence, foyer de lumi�re du monde aux
plus anciennes p�riodes historiques, tandis que notre Occident
septentrional dormait toujours, que la Gr�ce et l'Assyrie � peine
s'�veillaient, et que seule, l�-bas vers l'Orient extr�me, une humanit�
d'autre esp�ce, la Jaune, appel�e � suivre en tout des voies
diff�rentes, venait de fixer pour jusqu'� nos jours les lignes obliques
de ses toits cornus et le rictus de ses monstres.

Eux, les hommes de Th�bes, s'ils voyaient encore trop lourd et trop
colossal, au moins ils voyaient droit, ils voyaient calme, en m�me temps
qu'ils voyaient �ternel; leurs conceptions, qui avaient commenc�
d'inspirer celles de la Gr�ce, devaient ensuite inspirer un peu les
n�tres; en religion, en art, en beaut� sous tous ses aspects, ils furent
autant que les Ariens nos grands anc�tres.

Plus tard encore, seize cents ans avant J�sus-Christ, � l'une des
apog�es de cette ville qui connut tant de fluctuations au cours de son
interminable dur�e, des rois fastueux voulurent faire surgir du sol,
d�j� charg� de temples, ce qui est encore aujourd'hui la plus
saisissante merveille de ces ruines: la salle hypostyle, d�di�e au dieu
Amon, avec sa for�t de colonnes, monstrueuses comme des troncs de baobab
et hautes comme des tours, aupr�s desquelles les piliers de nos
cath�drales semblent ne plus compter. En ces temps-l�, les m�mes dieux
r�gnaient � Th�bes depuis trois mille ans, mais se transformaient peu �
peu suivant l'essor progressif de la pens�e humaine, et Amon, l'h�te de
cette salle prodigieuse, s'affirmait de plus en plus comme ma�tre
souverain de la Vie et de l'�ternit�. L'�gypte pharaonique s'acheminait
vraiment, malgr� les r�voltes, vers la notion de l'unit� divine, on
pourrait m�me dire vers la notion d'une piti� supr�me, puisqu'elle avait
d�j� son Apis, �man� du Tout-Puissant, n� d'une m�re vierge et venu
humblement ici-bas pour conna�tre la souffrance.

Apr�s que S�thos Ier et les Rams�s, en l'honneur d'Amon, eurent achev�
ce temple, le plus grand sans doute et le plus durable du monde, on
continua encore pendant une quinzaine de si�cles, avec une persistance
qui ne se lassait point, � entasser alentour ces blocs de granit, de
marbre, de calcaire dont l'�normit� nous confond. M�me pour les
envahisseurs de l'�gypte, Grecs ou Romains, la ville a�eule des villes
demeurait imposante et unique; ils r�paraient ses ruines, ils y
b�tissaient toujours des temples et des temples en un style presque
immuable; jusqu'en ces �poques de d�cadence, tout ce qui surgissait de
ce vieux sol sacr� s'impr�gnait un peu, semblait-il, de l'antique
grandeur.

Et c'est seulement quand domin�rent ici les premiers chr�tiens, puis
apr�s eux les musulmans iconoclastes, que la destruction fut d�cid�e.
Pour ces croyants nouveaux qui, dans leur na�vet�, se figuraient
poss�der l'ultime formule religieuse et conna�tre par son vrai nom le
grand Inconnaissable, Th�bes devint le repaire des �faux dieux�,
l'abomination des abominations, qu'il fallait an�antir.

On se mit donc � l'oeuvre, p�n�trant avec crainte toutefois dans les
sanctuaires trop profonds et trop sombres, mutilant d'abord les milliers
de visages dont le sourire faisait peur et s'�puisant � d�raciner des
colosses qui sous l'effort des leviers ne bougeaient m�me pas. Il y
avait fort � faire, car tout cela �tait aussi solide que les amas
g�ologiques, rochers ou promontoires; mais durant cinq ou six cents ans
la ville resta livr�e � la fantaisie des profanateurs.

Ensuite vinrent des si�cles de silence et d'oubli, sous ce linceul des
sables du d�sert qui s'�paississait chaque ann�e pour ensevelir, et
comme pour nous conserver, ce reliquaire sans �gal.

Et c'est maintenant, enfin, l'exhumation de Th�bes, son retour � un
semblant de vie,--maintenant que notre humanit� occidentale, apr�s un
cycle de sept ou huit mill�naires, partie des dieux primitifs d'ici pour
aboutir � la conception chr�tienne qui, hier encore, la faisait vivre,
est en voie de tout renier, et se d�bat, devant l'�nigme de la mort,
dans une obscurit� plus lugubre et plus effarante qu'au commencement des
�ges, avec la jeunesse en moins. De tous les points de l'Europe, des
inquiets, des curieux, ou de simples oisifs reviennent � Th�bes, la
ville m�re; on d�blaye pieusement ses restes, on s'ing�nie � retarder
ses �croulements �normes, on fouille son vieux sol rec�leur de tr�sors.

Et ce soir, sur une de ces portes o� je viens de monter,--celle qui
s'ouvre au nord-ouest et termine la plus colossale art�re de temples et
de palais,--plusieurs groupes tr�s divers ont d�j� choisi leur place,
apr�s le p�lerinage du jour dans les ruines. D'autres encore se h�tent
vers l'escalier que nous venons de prendre, pour ne pas manquer le grand
spectacle du soleil, se couchant toujours avec sa m�me s�r�nit�, sa
magnificence inalt�rable, sur la ville qui lui fut jadis consacr�e.

Des Fran�ais, des Allemands, des Anglais; on les voit en bas sortir
comme des pygm�es de la salle hypostyle et s'acheminer vers nous, bien
mesquins et pitoyables sous leurs costumes de voyageurs XXe si�cle, dans
l'avenue o� d�fil�rent tant de cort�ges de dieux et de d�esses. C'est
pourtant la seule fois peut-�tre o� l'un de ces attroupements de
touristes, dont l'�gypte s'encombre de plus en plus, ne me semble pas
trop ridicule: parmi ces groupes d'inconnus, personne qui ne soit
recueilli ou ne fasse mine de l'�tre, et il y a quelque bonne gr�ce,
m�me quelque grandeur d'humilit� dans le sentiment qui les a conduits
vers la ville d'Amon, et dans l'hommage de leur silence.

Nous sommes si haut sur cette porte, que l'on se croirait plut�t sur une
tour, et les pierres frustes dont elle fut b�tie sont d�mesur�ment
grandes. D'instinct, chacun s'est assis face au soleil rouge,--par
cons�quent face aux lointains des champs et du d�sert.

Devant nous, sous nos pieds, une avenue s'en va, prolongeant vers la
campagne le faste de la ville morte, une avenue bord�e de b�liers
monstres, plus gros que des buffles, tous accroupis en deux rang�es
parall�les, dans la m�me pose hi�ratique sur leur socle; elle finit
l�-bas, l'avenue, � une sorte d'embarcad�re qui jadis donnait sur le
Nil, et o� le dieu Amon, port� et suivi par de longues th�ories de
pr�tres, venait chaque ann�e prendre sa barque d'or pour une solennelle
promenade; mais elle ne m�ne plus aujourd'hui qu'� des champs de bl�,
car le fleuve a fui peu � peu, depuis des si�cles et des si�cles, pour
aller passer � mille m�tres plus loin, vers la Libye.

On l'aper�oit l�-bas, le vieux Nil sacr�, entre les bouquets de palmiers
de ses bords, serpentant comme une coul�e de vermeil, qui reste
�tonnamment p�le, avec m�me des luisants bleu�tres, � cette heure
d'universelle incandescence. Et, sur l'autre rive, d'un bout � l'autre
de l'horizon occidental, s'�tend la cha�ne Libyque, derri�re laquelle
est pr�s de plonger le soleil: cha�ne de calcaire rose, dess�ch�e depuis
les origines du monde,--sans rivale pour la conservation � perp�tuit�
des morts, et que les Th�bains perfor�rent jusqu'en ses extr�mes
profondeurs pour l'emplir de sarcophages.

On regarde le soleil descendre. Mais on se retourne aussi pour voir,
derri�re soi, les ruines, � cet instant traditionnel de leur apoth�ose.
Th�bes, l'immense ville-momie, on dirait qu'elle vient d'�tre tout �
coup incendi�e,--comme si ses vieilles pierres pouvaient encore br�ler;
tous ses blocs, effondr�s ou debout, ont l'air d'avoir �t� soudain
rougis au feu...

De ce c�t�, la vue embrasse aussi de grands lointains paisibles; au del�
des derniers pyl�nes, en dehors des remparts croulants, la campagne,
l�-bas derri�re la ville, se d�ploie pareille � celle d'en face; les
m�mes champs de bl�, les m�mes bois de dattiers faisant aux ruines une
ceinture de palmes vertes; et tout au fond, une cha�ne de montagnes
s'illumine, devient d'une vive couleur de corail; la cha�ne du d�sert
arabique, orient�e parall�lement � celle du d�sert de Libye tout le long
de la vall�e du Nil,--qui se trouve ainsi, de droite et de gauche, sous
la garde des pierres et du sable �tendus en solitudes profondes.

Dans tous les entours que l'on domine d'ici, rien ne pr�cise nos temps
modernes. �� et l�, parmi les palmiers, seulement quelques villages de
laboureurs, dont les maisons en terre s�ch�e doivent �tre les m�mes
qu'aux temps pharaoniques. Les profanateurs contemporains ont jusqu'ici
respect� la d�su�tude infinie de ce lieu; pour les touristes qui
commencent � le hanter, on n'a pas os� encore b�tir d'h�tel.

Le soleil descend, descend, et derri�re nous les granits de la
ville-momie semblent de plus en plus br�lants; il est vrai, un peu
d'ombre d'une nuance chaude, d'un violet d'amarante, envahit les bases,
s'�pand le long des avenues et sur les places; mais tout ce qui monte
dans le ciel, frises des temples, chapiteaux des colonnes, pointes
aigu�s des ob�lisques, demeure rouge comme braise; tout cela s'imbibe de
lumi�re, pour continuer de resplendir encore et d'_�clairer rose_
jusqu'� la fin du cr�puscule.

C'est l'heure glorieuse m�me pour cette vieille poussi�re d'�gypte, qui
impr�gne �ternellement l'air tout en le gardant limpide,--et qui sent
l'aromate, le b�douin, le bitume de sarcophage; voici qu'elle va jouer
le r�le de ces poudres en diff�rentes couleurs d'or, dont les Japonais
se servent pour les fonds de leurs paysages sur laque; elle se r�v�le
partout, aupr�s et sur l'horizon, modifiant � son gr� et m�tallisant la
teinte des choses; la fantaisie de ses changements est inimaginable;
jusque dans les lointains de la campagne, elle s'amuse � indiquer, par
de petits nuages d'or en tra�n�e, les moindres sentiers o� cheminent des
troupeaux.

Et maintenant le disque du Dieu de Th�bes ach�ve de dispara�tre sous les
montagnes de Libye, apr�s avoir pass� du rouge au jaune et du jaune au
vert des phosphorescences.

Les touristes alors, jugeant que la f�erie a pris fin pour cette fois,
redescendent, s'appr�tent � partir; les uns en voiture, les autres �
�ne, ils vont aller se retremper d'�lectricit� et d'�l�gance dans les
h�tels de Louxor, la ville proche. (_Wines and spirits are paid for as
extras_, et l'on d�ne en habit.) Et la poussi�re daigne aussi marquer
leur exode par une derni�re envol�e d'or sous les palmiers du chemin.

Un recueillement imm�diat succ�de � leur d�part. Au-dessus des villages
fellahs aux maisons de terre, on voit s'�lever de minces fum�es, qui
sont d'un bleu-pervenche au milieu de l'air encore jaune; elles disent
l'humble vie de ces foyers, l� m�me o�, dans le recul des �ges, furent
tant de palais et de splendeurs.

Et les premiers aboiements des chiens de garde annoncent d�j�
l'impr�cise inqui�tude des soirs autour des ruines. Donc, plus personne
dans la ville-momie, qui, semble-t-il, vient tout � coup de grandir
encore sous le silence; tr�s vite elle se drape de son ombre violette,
bien que l'extr�me pointe de ses ob�lisques conserve encore un peu de
rose incandescent. On a l'impression que le souverain myst�re l'envahit,
comme si de vagues choses-fant�mes allaient essayer de s'y passer...




XV

A TH�BES, LA NUIT


Presque le sentiment d'avoir �t� soudain rapetiss� pour entrer l�, mais
rapetiss� au-dessous de la taille humaine,--tant les proportions de ces
ruines vous �crasent,--et l'illusion aussi que la lumi�re, au lieu de
s'�teindre avec le soir, a seulement chang� de couleur pour devenir
bleue: c'est ce que l'on �prouve, par une claire nuit d'�gypte, en se
promenant � Th�bes entre les colonnades du grand Temple.

Le lieu est d'ailleurs si particulier et si terrible, que son nom
s'imposerait tout de suite � l'esprit, m�me si l'on ne savait pas:
l'hypostyle chez le dieu Amon, cela ne pourrait �tre autre chose. Elle
reste unique au monde, cette salle, comme sont uniques la grotte de
Fingal ou l'Himalaya.

                                   *

                                 *   *

Errer absolument seul, la nuit, dans Th�bes, n�cessite, durant la saison
d'hiver, un peu de ruse et la connaissance de la routine des touristes.
Il faut d'abord choisir un soir qui ait des heures sans lune, et puis
entrer avant la tomb�e du jour et se faire oublier des gardes b�douins
qui ferment les portes au cr�puscule. Ainsi ai-je manoeuvr� aujourd'hui,
et tranquille, observant de haut, dans une cachette, j'ai attendu, avec
la patience d'un Osiris de pierre, que la grande f�erie des couchers de
soleil ait �t� jou�e une fois de plus sur les ruines. Th�bes, presque
anim�e dans le jour par ses visiteurs, par ses escouades de fellahs qui
travaillent avec des chansons aux d�blayements et aux fouilles, s'est
vid�e peu � peu, � mesure que ses monstrueux sanctuaires bleuissaient
par la base. On apercevait les gens, � la file comme des tra�n�es de
fourmis, s'en allant tous par la porte Occidentale, entre les pyl�nes
des Ptol�m�es, et les derniers avaient disparu avant que les lueurs
rouges eussent fini de mourir � l'extr�me pointe des ob�lisques.

Il semblait voir le silence et la nuit arriver ensemble, du fond du
d�sert arabique, s'avancer de pair dans la plaine, s'�taler comme une
rapide tache d'huile, gagner la ville de l'est � l'ouest, pour l'envahir
tr�s vite depuis le sol jusqu'au fa�te des temples. Et cette marche de
l'ombre �tait infiniment solennelle.

Aux premiers moments, oui, on pouvait croire que ce serait de la vraie
nuit comme dans nos climats, et on se sentait inquiet au milieu de ce
fouillis de trop grandes pierres, qui aurait pu devenir inextricable
dans l'obscurit�. Oh! l'horreur de ces �boulements de Th�bes, si l'on
s'y �garait, n'y voyant plus!... Mais non, l'air conservait de telles
transparences et les �toiles bient�t scintillaient si vives que l'on
continuait de distinguer presque aussi bien toutes choses.

Et m�me, � pr�sent qu'est pass�e la transition entre le jour et la nuit,
les yeux s'habituent � l'�trange clart� bleue qui persiste, � tel point
que l'on croirait tout � coup avoir acquis les prunelles d'un chat; il
semble seulement que l'on regarde � travers une vitre fum�e qui
changerait en un bleu�tre uniforme toutes les nuances de ce pays fauve.

Donc, me voici seul chez les Pharaons pour deux ou trois heures, car les
touristes, que des voitures ou des bourricots ram�nent en ce moment vers
les h�tels de Louxor, ne reviendront que tr�s tard, quand la pleine lune
sera lev�e et donnera son grand �clairage sur les ruines. Mon poste pour
attendre �tait en haut des �boulis, au bord de ce lac sacr� d'Osiris
dont l'eau morte et si enclose est �tonnante de rester toujours l�
depuis tant de si�cles,--et continue sans doute de receler des tr�sors
qu'on lui a confi�s les jours de tueries et de pillages, quand les
arm�es des rois perses ou nubiens for�aient les �paisses murailles
alentour.

En quelques minutes, au fond de cette eau, des semblants d'�toiles
viennent de s'allumer par milliers, sym�triquement aux v�ritables qui
palpitent d�j� partout dans le ciel. Un froid subit se r�pand sur la
ville-momie, dont les pierres restent encore chaudes, � force de s'�tre
impr�gn�es de soleil, mais vont se refroidir aussi tr�s vite dans tout
ce bleu nocturne qui les enveloppe comme un linceul. Je suis maintenant
libre d'errer o� je veux, sans risquer de rencontres, et je vais
descendre, par ces marches que me font les granits, �boul�s de toutes
parts en escaliers comme pour g�ants. Sur les surfaces chavir�es, mes
mains rencontrent les creux profonds et nets des hi�roglyphes, ou bien
ces in�vitables personnages inscrits de profil, qui tous l�vent les bras
pour se faire entre eux des signes; en arrivant en bas, je suis
accueilli par une rang�e de statues au visage bris�, assises sur des
tr�nes, et, sans encombre, reconnaissant tout � travers les
transparences bleut�es qui tiennent lieu de jour, je parviens � la
grande avenue des palais d'Amon.

Nous n'avons rien sur terre d'un peu comparable � cette avenue-l�, que
des multitudes passives ont mis pr�s de trois mille ans � construire,
�puisant de si�cle en si�cle leurs forces innombrables pour charrier des
pierres que nos machines ne remueraient plus, et toujours, toujours
allongeant ces perspectives de pyl�nes, de colosses, d'ob�lisques;
toujours, toujours continuant cette m�me art�re de temples et de palais
dans la direction du vieux Nil,--qui, lui, par contre, reculait
lentement de si�cle en si�cle vers la Libye. C'est ici, et la nuit
surtout, que l'on subit cette impression d'avoir �t� rapetiss� � une
taille de pygm�e: de tous c�t�s se dressent des monolithes, puissants
comme des roches, et il faut faire vingt pas pour longer une seule
pierre de base. Et puis ces blocs sont vraiment trop resserr�s pour
l'�normit� de leur masse, ils ne laissent pas entre eux assez d'air, ils
vous troublent par leur rapprochement, peut-�tre plus encore que par
leur lourdeur.

L'avenue, que j'ai suivie vers l'est, aboutit � l'un des chaos de granit
les plus d�concertants qui soient � Th�bes: la salle des f�tes de
Thoutmosis III. Comment �taient les f�tes qu'il donnait l�, ce roi, dans
cette for�t de piliers trapus, sous ces plafonds dont la moindre pierre
si elle tombait, �craserait vingt hommes! Par places, des frises, des
colonnades, qui semblent presque diaphanes dans l'air, se dessinent
encore en haute magnificence, bien align�es sur le ciel plein d'�toiles.
Ailleurs la destruction est stup�fiante: p�le-m�le gisent les tron�ons,
les entablements, les bas-reliefs, comme un semis d'�paves apr�s la
fureur de quelque temp�te mondiale. C'est qu'il n'a pas suffi de la main
des hommes pour culbuter ces choses; les tremblements de terre, �
plusieurs reprises, ont aussi secou� ce palais de cyclope qui mena�ait
d'�tre �ternel. Et tout cela--qui repr�sente une telle d�bauche de
force, de mouvement, d'impulsion, pour avoir �t� �rig� et pour avoir �t�
d�truit,--tout cela reste tranquille ce soir, oh! si tranquille, bien
que d�jet� comme pour des chutes imminentes, tranquille � jamais,
dirait-on, fig� dans le froid et dans la nuit.

Le silence d'un tel lieu, je l'avais pr�vu, mais pas les bruits que je
commence d'y entendre... C'est d'abord une orfraie qui pr�lude au-dessus
de ma t�te, si pr�s de moi qu'elle me tient fr�missant toute la dur�e de
son long cri. Ensuite d'autres voix r�pondent du fond des ruines, voix
tr�s vari�es, mais toutes sinistres; les unes ne savent que miauler sur
deux notes tra�nantes; il y en a qui glapissent comme font les chacals
autour des cimeti�res, et d'autres enfin imitent le bruit d'un ressort
d'acier qui lentement se d�tendrait. C'est d'en haut toujours que vient
le concert; hiboux, orfraies ou chouettes, toutes les esp�ces d'oiseaux
qui ont le bec crochu, l'oeil rond, l'aile de soie pour voler sans
bruit, habitent parmi les granits lourdement soutenus en l'air, et
c�l�brent, chacun � sa guise, la f�te nocturne: appels intermittents,
longues plaintes si tristes, qui s'enflent ou bien qui s'�tranglent et
frissonnent... Et puis, malgr� la sonorit� des grandes parois droites,
malgr� les �chos qui prolongent, le silence s'obstine � revenir, et
c'est d�cid�ment lui, le silence, qui reste le vrai ma�tre, � cette
heure, dans ce royaume du colossal, de l'immobile et du bleu�tre,--un
silence que l'on sent infini, parce qu'on sait qu'il n'y a rien autour
de ces ruines, rien que le d�ploiement des sables morts, le seuil des
d�serts.

                                   *

                                 *   *

Je retourne sur mes pas vers l'ouest, vers l'hypostyle, toujours par
l'avenue des monstrueuses splendeurs, prisonnier et comme amoindri entre
les rang�es des souveraines pierres. Des ob�lisques sont l�, renvers�s
ou debout; l'un pareil � ceux de Louxor, mais de beaucoup plus haute
taille, est demeur� intact et dresse vers le ciel sa pointe vive;
d'autres, plus inconnus dans leur simplicit� exquise, sont tout unis et
droits de la base au sommet, avec seulement, en relief, des fleurs
gigantesques de lotus qui montent au bout de longues tiges pour aller en
haut s'�panouir dans la demi-lueur vers�e par les �toiles. Quand le
passage se resserre et devient plus obscur, parfois il faut marcher �
t�tons; alors mes mains rencontrent � nouveau les �ternels hi�roglyphes
partout inscrits, ou bien les jambes de quelque colosse assis sur un
tr�ne. Elles sont encore presque chaudes, les pierres, tant le soleil a
dard� ici tout le jour. Et certains granits, tellement durs que nos
ciseaux en acier ne les tailleraient plus, ont gard� leur poli malgr�
les si�cles, � ce point que les doigts glissent en les touchant.

On n'entend plus rien; finie, la musique des oiseaux de nuit. En vain on
�coute, attentif jusqu'� pouvoir compter les pulsations de ses propres
art�res: rien, pas m�me un bruissement d'insecte. Tout est muet, tout
est spectral, et, malgr� cette ti�deur persistante des pierres, l'air de
plus en plus froid donne l'impression que tout se glace d�finitivement
comme dans la mort.

Tant de silence, ici, tant de silence depuis des si�cles, apr�s tant de
bruit que les hommes y ont fait jadis, sans aucune cesse, durant trois
ou quatre mill�naires, tant de clameurs que les multitudes y ont jet�es,
tant de cris de triomphe ou d'angoisse, tant de r�les d'agonie...
D'abord le hal�tement de ces travailleurs attel�s par milliers,
s'�puisant de g�n�ration en g�n�ration, sous les ardents soleils, �
tra�ner et � superposer ces pierres dont l'�normit� nous confond. Et
puis les prodigieuses f�tes, le chant des longues harpes, la sonnerie
des trompettes d'airain. Ou encore les �gorgements, les batailles, quand
Th�bes �tait la grande et unique capitale du monde, objet d'�pouvante et
de convoitise pour les rois des peuples barbares qui commen�aient de
s'�veiller alentour; les symphonies des si�ges et des pillages, en ces
jours o� les primitifs soldats hurlaient comme avec des gosiers de
b�tes... Se rappeler cela ici m�me, et par une si calme nuit bleue!...
Les parois en granit de Sy�ne, sur lesquelles se posent mes mains d'un
jour, songer � tous les �tres qui en passant les ont touch�es, s'y sont
meurtris dans les luttes supr�mes, sans �railler seulement le poli de
ces surfaces immuables!...

                                   *

                                 *   *

Maintenant j'arrive � l'hypostyle du temple d'Amon, et un peu de terreur
m'arr�te d'abord au seuil. En pleine nuit, trouver cela devant soi, il y
a de quoi reculer... Sans doute c'est quelque salle pour Titans, rest�e
depuis les �ges fabuleux, maintenue debout � travers les dur�es par sa
lourdeur m�me, comme les montagnes. Rien d'humain n'est aussi grand.
Nulle part sur terre les hommes n'ont con�u des demeures pareilles. Des
colonnes, des colonnes, plus hautes et plus grosses que des tours, par
trop accumul�es, sont voisines les unes des autres jusqu'�
l'�touffement, et montent pour soutenir en plein ciel des traverses de
pierre que l'on n'ose pas regarder. Avancer l� dedans, on h�site; on se
croit devenu infime et facile � �craser comme un insecte. Le silence
tout � coup est trop solennel. Les �toiles, par toutes les trou�es des
effroyables plafonds, semblent vous envoyer leurs scintillements dans un
ab�me. Il fait froid, il fait clair et il fait bleu...

La trav�e centrale de cette hypostyle est dans l'axe m�me de la voie que
je suivais depuis les quartiers de Thoutmosis; elle prolonge, elle
magnifie comme en apoth�ose cette toujours m�me avenue, pour les dieux
et les rois, qui fut la gloire de Th�bes et qui n'a pu �tre �gal�e dans
la suite des �ges; les colonnes qui la bordent sont tellement g�antes[7]
que leurs t�tes, form�es de myst�rieux p�tales �panouis, si loin
au-dessus du sol o� l'on va rampant, baignent en plein dans la diffuse
clart� de l�-haut. Et, entourant comme une for�t terrible cette sorte de
nef, un amas de colonnes encore s'enchev�tre des deux c�t�s; des
colonnes monstres, d'un style plus perdu, dont les chapiteaux se ferment
au lieu de s'ouvrir, imitant les boutons de quelque fleur qui ne
s'�panouira jamais; soixante � droite, soixante � gauche, trop
rapproch�es pour leur grosseur, elles se serrent comme une futaie de
baobabs qui manquerait d'espace, elles donnent un sentiment d'oppression
sans possible d�livrance, de lourde et morne �ternit�.

  [7] Dix m�tres de tour et environ vingt-cinq m�tres de hauteur
    chapiteau compris.

Et c'�tait dans ce lieu surtout que j'avais souhait� me promener seul,
sans m�me le garde b�douin qui la nuit se croit oblig� de suivre les
visiteurs.--Mais voici que de plus en plus il y fait clair. Trop clair,
car des phosphorescences bleues, venues de l'horizon oriental,
commencent de se glisser � travers les opacit�s des colonnades de
droite, contournant les f�ts massifs et les d�taillant par de vagues
luisances des bords: donc, c'est d�j� la pleine lune qui se l�ve, h�las!
et mes heures de solitude vont finir...

                                   *

                                 *   *

La lune! Soudain les pierres du fa�te, les couronnements, les
formidables frises s'�clairent de rayons bien nets, et �� et l�, sur les
bas-reliefs circulaires des piliers, apparaissent des tra�n�es
lumineuses qui r�v�lent les dieux et les d�esses inscrits en creux dans
la pierre. Ils veillaient par myriades autour de moi, ces personnages,
et je le savais.--Coiff�s tous de disques ou de grandes cornes, ils se
regardent les uns les autres, tenant les bras lev�s, �ployant leurs
longs doigts, en appel de causerie. Ils sont sans nombre, ces dieux aux
gesticulations �ternelles; on est obs�d� d'en voir se dessiner tant et
tant, qui voudraient se dire des mots secrets mais qui gardent le
silence, et dont les mains ont des attitudes si agit�es mais ne remuent
pas. Et des hi�roglyphes r�p�t�s � l'infini vous enveloppent de tous
c�t�s comme d'une multiple trame de myst�re.

De minute en minute, tout se pr�cise dans des rigidit�s plus mortes. Les
rayons froids et durs p�n�trent maintenant de part en part l'immense
ruine, s�parant d'un trait incisif les lumi�res et les ombres. Moins que
tout � l'heure, bien moins que pendant l'incertaine fantasmagorie bleue,
on sent que ces pierres, lasses des dur�es, peuvent �tre pensives encore
et se souvenir. Sous cet �clairage pr�cis et p�le, Th�bes, de m�me que
le jour sous le feu du soleil, a perdu momentan�ment ce qui lui restait
d'�me, elle vient de reculer davantage au fond des temps et ne vous
appara�t plus que comme un trop gigantesque fossile qui seulement �tonne
et �pouvante.

                                   *

                                 *   *

Du reste, des gens vont venir, attir�s par cette lune. A une lieue
d'ici, � Louxor, dans les h�tels, je devine bien qu'ils ont quitt� les
tables en h�te, de peur de manquer le spectacle c�l�bre. Pour moi donc,
c'est le temps de battre en retraite, et par la grande avenue toujours,
je me dirige vers les pyl�nes des Ptol�m�es, o� les gardiens de nuit se
tiennent.

Ils sont d�j� occup�s, ces b�douins, � ouvrir les grilles pour des
touristes qui ont montr� leurs permis et qui apportent des kodaks, du
magn�sium pour faire des �clairs dans les temples, tout un attirail.

Plus loin, quand j'ai repris le chemin de Louxor, je ne tarde pas �
croiser, sous des palmiers qui sont l� et sur des sables, la foule, le
gros des arrivants; une suite de voitures, du monde � cheval, du monde �
bourricot; des �clats de voix en toutes sortes de langues non
�gyptiennes. C'est � se demander: Que se passe-t-il? Un bal, une f�te,
un grand mariage?--Non. Tout simplement il y a pleine lune cette nuit, �
Th�bes, sur les ruines.




XVI

TH�BES AU SOLEIL


Deux heures de l'apr�s-midi. Un feu blanc, un feu mauvais tombe du ciel
que p�lit un exc�s de lumi�re. Un soleil hostile aux hommes de nos
climats surchauffe l'�norme ossature rouge�tre, �miett�e par places, qui
reste de Th�bes,--et qui g�t l� comme la carcasse d'une b�te g�ante,
morte sur le sable du d�sert depuis d�j� des milliers d'ann�es, mais
trop massive pour jamais compl�tement s'an�antir.

Dans l'hypostyle, un peu d'ombre bleuit derri�re les monstrueux piliers,
mais de l'ombre poussi�reuse, de l'ombre chaude. Elles sont chaudes, les
colonnes; tous les blocs sont chauds,--et cependant c'est l'hiver, avec
des nuits froides qui devraient tout glacer. Chaleur et poussi�re;
poussi�re rousse, qui sur les ruines de la Haute-�gypte p�se en nuage
�ternel, exhalant une odeur d'aromate et de momie.

Avoir si chaud, cela augmente la sensation r�trospective de fatigue, qui
vous prend � regarder ces pierres trop lourdes pour les forces humaines
et accumul�es en montagnes; presque il semble que l'on soit de part dans
les efforts, les �puisements, les sueurs de ce peuple aux muscles
d'acier tout neuf, qui pour charrier et entasser de telles masses dut
s'asservir durant trente si�cles.

Ces pierres, elles aussi, disent la fatigue; la fatigue de s'accabler
les unes sous le poids des autres depuis des mill�naires; la souffrance
d'avoir �t� taill�es trop exactement, et trop bien juxtapos�es, au point
d'�tre comme riv�es ensemble par leur seule lourdeur. Oh! celles d'en
bas, qui soutiennent la charge des empilements formidables!...

Et l'ardente couleur de ces choses vous surprend; elle a persist�. Sur
les gr�s rouges de l'hypostyle, les peinturlures d'il y a plus de trois
mille ans se voient encore; en haut surtout de la trav�e milieu, presque
dans le ciel, les chapiteaux en forme de grandes fleurs ont gard� les
bleus de lapis, les verts, les jaunes dont furent bariol�s jadis leurs
�tranges p�tales.

D�cr�pitude, �miettement, poussi�re... Au plein soleil, sous le
magnifique �clairage de la vie, on voit bien que tout cela est mort,
mais mort depuis des temps que l'imagination ne peut pas se repr�senter.
Et le d�labrement appara�t plus irr�m�diable; �� et l� des r�parations
impuissantes et comme enfantines, faites aux �poques anciennes de
l'histoire, par les Grecs, par les Romains; des colonnes rapi�c�es, des
trous bouch�s avec du ciment; mais les grands blocs sont en d�sarroi, et
on sent, jusqu'� en �tre obs�d�, l'impossibilit� � jamais de remettre en
ordre ce chaos d'�crasantes choses �boul�es, e�t-on m�me � son service
des l�gions de travailleurs, et des machines,--et des si�cles devant soi
pour accomplir la besogne.

Et puis, ce qui surprend et oppresse, c'est le peu d'espace libre, le
peu de place qui restait pour les foules, dans des salles pourtant
immenses: entre les murailles, tout �tait encombr� par les piliers; les
temples �taient � moiti� remplis par leurs colossales futaies de
pierres. C'est que les hommes qui b�tirent Th�bes vivaient au
commencement des temps et n'avaient pas encore trouv� cette chose qui
nous para�t aujourd'hui si simple: la vo�te. Ils �taient cependant de
merveilleux pr�curseurs, ces architectes; d�j� ils avaient su d�gager de
la nuit quantit� de conceptions qui sans doute, depuis les origines,
sommeillaient en germe inexplicable dans le cerveau humain: la
rectitude, la ligne droite, l'angle droit, la verticale, dont la nature
ne fournit nul exemple; m�me la sym�trie, qui � bien r�fl�chir
s'explique moins encore, la sym�trie, qu'ils employaient avec ma�trise,
sachant aussi bien que nous tout l'effet qu'on peut obtenir par la
r�p�tition d'objets semblables plac�s en _pendant_ de chaque c�t� d'un
portique ou d'une avenue. Mais la vo�te, non, ils n'avaient pas invent�
cela; alors, comme il y avait pourtant une limite � la grandeur des
dalles qu'ils pouvaient poser � plat comme des poutres, il leur fallait
ces profusions de colonnes pour soutenir l�-haut leurs plafonds
effroyables;--c'est pourquoi il semble que l'air manque, il semble que
l'on �touffe au milieu de leurs temples, domin�s, obstru�s par la rigide
pr�sence de tant de pierres. Et encore, on y voit clair aujourd'hui l�
dedans; depuis que sont tomb�es les roches suspendues qui servaient de
toiture, la lumi�re descend � flots partout. Mais jadis, quand une
demi-nuit r�gnait � demeure dans les salles profondes, sous les
immobiles carapaces de gr�s ou de granit, tout cela devait para�tre si
lourdement s�pulcral, d�finitif et sans merci comme un gigantesque
palais de la Mort!--Un jour par ann�e cependant, ici � Th�bes, un
�clairage d'incendie p�n�trait de part en part les sanctuaires d'Amon,
car l'art�re milieu est ouverte au nord-ouest, orient�e de telle fa�on
qu'une fois l'an, une seule fois, le soir du solstice d'�t�, le soleil �
son coucher y peut plonger ses rayons rouges; au moment o� il �largit
son disque sanglant pour descendre l�-bas derri�re les d�solations du
d�sert de Libye, il arrive dans l'axe m�me de cette avenue, de cette
suite de nefs, qui a huit cents m�tres de longueur. Jadis donc, ces
soirs-l�, il glissait horizontalement sous les plafonds terribles--entre
ces piliers align�s qui sont hauts comme notre colonne Vend�me,--puis
venait jeter pour quelques secondes ses teintes de cuivre en fusion
jusque dans l'obscurit� du saint des saints. Et alors tout le temple
retentissait d'un fracas de musique; au fond des salles interdites, on
c�l�brait la gloire du dieu de Th�bes...

                                   *

                                 *   *

Comme un nuage, comme un voile, la continuelle poussi�re rousse flotte
partout sur les ruines, et, au travers, le soleil �� et l� dessine de
longues rayures blanches. La poussi�re d'�gypte, on dirait m�me qu'en un
point de la grande avenue, derri�re les ob�lisques, elle se l�ve en
tourbillons, comme ferait une fum�e.--C'est que l� sont assembl�s
aujourd'hui les travailleurs de bronze qui chaque jour, sans tr�ve,
fouillent ce vieux sol sacr�; bien infimes, presque n�gligeables aupr�s
de tels monolithes, ils creusent, ils creusent; patiemment ils
d�blayent, et la terre s'en va par petits paquets, dans des s�ries de
paniers que des enfants emportent en formant la cha�ne. Les alluvions
p�riodiques du Nil et les sables charri�s par le vent du d�sert avaient
�lev� le sol d'environ six m�tres depuis les temps o� Th�bes a cess� de
vivre; mais de nos jours on a entrepris la t�che de r�tablir l'antique
niveau. A premi�re vue, cela semblait infaisable, et cependant ils en
viendront � bout, m�me avec leurs moyens na�fs, ces travailleurs fellahs
qui accomplissent en chantant leur incessante besogne de fourmis. Voici
bient�t le grand hypostyle d�blay�--et ses colonnes, qui paraissaient
d�j� effrayantes, d�couvertes � pr�sent jusqu'� la base, ont gagn�
encore vingt pieds de hauteur; quantit� de colosses, qui gisaient
endormis sous ce linceul de terre et de sable, ont �t� retrouv�s, remis
debout, et viennent de reprendre, pour une nouvelle p�riode de
quasi-�ternit�, leur faction aux intimidants carrefours; d'ann�e en
ann�e, la ville-momie s'exhume un peu plus, � grand effort, se repeuple
de dieux et de rois longtemps cach�s[8]... On creuse toujours,--et �
peine sait-on � quelle profondeur descendent les d�bris et les ruines:
Th�bes avait dur� tant de si�cles, la terre ici est tellement p�n�tr�e
de pass� humain que, sous les plus vieux temples connus, on constate
qu'il y en avait d'autres, plus vieux encore et plus massifs, que l'on
ne soup�onnait pas et dont l'�ge d�passerait huit mille ans...

  [8] On sait que l'entretien des monuments antiques de l'�gypte et leur
    restauration dans la mesure du possible restent confi�s aux soins
    des Fran�ais. M. Maspero a d�l�gu� � Th�bes un artiste et un �rudit,
    M. Legrain, qui y consacre passionn�ment sa vie.

Malgr� l'ardent soleil, malgr� les tourbillons de poussi�re soulev�s par
les coups de pioche, on s'attarderait des heures, parmi les fellahs
poudreux et maigres, � suivre des yeux les fouilles dans ce sol unique
au monde, o� tout ce que l'on voit repara�tre est surprise et
trouvaille, o� la moindre pierre taill�e eut un pass� de gloire, fit
partie des premi�res splendeurs architecturales, fut _une pierre de
Th�bes_! Au fond des tranch�es qui s'�largissent, � chaque instant
quelque chose brille: c'est le flanc poli d'un colosse en granit de
Sy�ne, ou bien un petit Osiris de cuivre, les d�bris d'un vase, un bijou
d'or sans prix, ou m�me une simple perle bleue qui tomba du collier de
quelque suivante des reines.

Cette activit� de fossoyeurs, qui seule ranime certains quartiers
pendant le jour, finit au coucher du soleil; chaque soir, les fellahs
maigres re�oivent la solde de leur travail, s'en vont g�ter aux
silencieux environs, dans des huttes en terre, et on referme derri�re
eux les grilles des portes. La nuit, � part les gardiens de l'entr�e,
personne n'habite les ruines.

                                   *

                                 *   *

�miettement, poussi�re... Autour de ces palais et de ces temples de
l'art�re centrale, qui sont les plus conserv�s et se tiennent
orgueilleusement debout, tr�s loin de tous c�t�s des espaces mornes
s'�tendent, o�, du matin au soir, darde une lumi�re implacable. L�,
parmi les gr�les plantes d�sertiques, des blocs gisent au hasard, restes
de sanctuaires dont jamais plus on ne d�m�lera le plan ni la forme; mais
sur ces pierres, des fragments de l'histoire du monde se lisent encore,
en hi�roglyphes pr�cis.

Dans l'ouest de la salle hypostyle, une r�gion est sem�e de disques tous
�gaux et pareils; on dirait, sur un damier pour Titans, des pions qui
auraient dix m�tres de tour,--et ce sont les morceaux �pars, les
tranches d'une colonnade des Rams�s. Plus loin, la terre semble avoir
�t� pass�e au feu; on marche sur des scories noir�tres o� restent
incrust�s des boulons d'airain, des parcelles de verre fondu,--et c'est
le quartier qu'incendi�rent les soldats de Cambyse. Ils furent du reste
grands destructeurs de la ville-reine, ces soldats perses; pour an�antir
les ob�lisques et les immuables colosses, ils avaient imagin� de les
flamber en allumant des b�chers alentour, et puis, quand ils les
voyaient br�lants, ils les inondaient d'eau froide: alors du haut en bas
les granits se fendaient.

On sait combien Th�bes s'�tendait largement, ici sur cette rive droite
du Nil o� r�sidaient les Pharaons, et en face, sur la rive libyque
consacr�e aux faiseurs de momies et aux temples fun�raires. Aujourd'hui,
� part ces grands palais du centre, ce n'est plus gu�re qu'une jonch�e
de d�bris, et les longues avenues, que bordent des suites infinies de
sphinx ou de b�liers, vont se perdre on ne sait o�, ensevelies sous les
sables.

De loin en loin cependant, au milieu de ces cimeti�res de choses, un
temple reste debout, conservant m�me ses saintes t�n�bres sous
l'�paisseur de sa carapace de caverne. L'un, o� se rendaient de c�l�bres
oracles, est, plus encore que les autres, emprisonnant et s�pulcral dans
son �ternelle p�nombre; en haut d'une muraille, s'ouvre le trou noir
d'une esp�ce de grotte, � laquelle conduisait un couloir secret venant
des profondeurs; c'est par l� qu'apparaissait le visage du pr�tre charg�
de prononcer les paroles sibylliques--et le plafond de sa niche est tout
enfum� encore par la flamme de sa lampe, �teinte depuis plus de deux
mille ans!...

                                   *

                                 *   *

Tant de ruines qui �mergent � peine des sables de ce d�sert, et, dans ce
vieux sol dess�ch�, tant d'�tranges tr�sors qui dorment! Quand le soleil
�claire ainsi les tristes lointains, quand on aper�oit jusqu'aux
horizons le d�ploiement de ces champs de la mort que les si�cles ne
parviennent pas � niveler, c'est l'heure o� l'on imagine un peu mieux,
par la vue d'ensemble, ce que fut Th�bes: reconstitu�e en songe, elle
appara�t excessive, fougueuse et multiple, comme ces floraisons du monde
ant�diluvien que des fossiles nous r�v�lent. A c�t� de cela, combien
s'amoindrissent nos villes modernes, nos h�tifs petits palais, nos stucs
et nos ferrailles!

Et si mystique, cette ville d'Amon, avec les t�n�bres de ses sanctuaires
qu'habitaient les dieux et les symboles! Tout le sublime �lan
primesautier de l'�me humaine vers l'Inconnaissable s'est comme p�trifi�
dans ces ruines, en des formes d�mesur�es et diverses, pour venir
jusqu'� nous et nous confondre. Compar�s � ce peuple, qui ne r�vait que
d'�ternit�, nous sommes, nous, les vieillis et les mesquins, ceux que
bient�t n'inqui�tera m�me plus le pourquoi de la vie, de la pens�e et de
la mort. De tels d�buts pr�sageaient quelque chose de plus grand certes
que nos humanit�s d'aujourd'hui, vou�es aux d�sesp�rances, aux alcools
et aux explosifs.

                                   *

                                 *   *

�miettement, poussi�re... Ce m�me soleil sur Th�bes est l� chaque jour,
qui dess�che, effrite, fendille et pulv�rise.

A la place de tant de magnificences, il y a quelques champs de bl�, en
nappes vertes, disant la reprise de l'humble vie du labour. Surtout il y
a les sables, qui viennent � pr�sent jusqu'au seuil des Pharaons, il y a
le jaune d�sert, il y a le monde des miroitements et du silence qui
s'approche comme une lente mar�e pour engloutir. Dans ces lointains, o�
du matin au soir tremblent des mirages, l�-bas vers la cha�ne d'Arabie,
l'ensevelissement est d�j� presque achev�; les pauvres pierres
croulantes que l'on voit encore un peu partout, �mergeant � peine des
dunes en marche, sont les restes de ce que les hommes, dans leurs
r�voltes superbes d'autrefois contre la mort, avaient su faire le plus
lourdement indestructible.

Et ce soleil, toujours ce soleil, qui prom�ne sur Th�bes l'ironie de sa
dur�e,--pour nous si impossible � calculer et � concevoir!... Nulle part
autant qu'ici on ne souffre de l'�pouvante de conna�tre que toute notre
mis�rable petite effervescence humaine n'est qu'une sorte de moisissure
autour d'un atome �man� de cette sinistre boule de feu, et que lui-m�me,
ce soleil, n'aura �t� qu'un m�t�ore �ph�m�re, qu'une furtive �tincelle
jaillie pendant l'une des innombrables transformations cosmiques, au
cours des temps sans fin ni commencement.




XVII

UNE AUDIENCE D'AM�NOPHIS II


Le roi Am�nophis II vient de reprendre ses audiences, qu'il s'�tait vu
oblig� de suspendre depuis trois mille trois cents et quelques ann�es
pour cause de d�c�s. Elles sont tr�s suivies; le costume de cour n'y est
pas exig� et le Grand Ma�tre des C�r�monies accepte volontiers le
pourboire. Il les donne tous les matins d'hiver � partir de huit heures,
aux entrailles d'une montagne du d�sert de Libye, et, s'il se repose
ensuite dans la journ�e, c'est uniquement parce qu'on lui supprime, d�s
midi sonnant, sa lumi�re �lectrique.

Heureux Am�nophis II! De tant de rois qui s'�taient �vertu�s � cacher
pour jamais leur momie au fond d'imp�n�trables retraites, il est le seul
que l'on ait laiss� dans son tombeau; aussi �fait-il le maximum� chaque
fois qu'il ouvre ses salons fun�raires.

                                   *

                                 *   *

Comme il s'agit d'arriver avant midi chez ce Pharaon, d�s huit heures,
un clair matin de f�vrier, je pars de Louxor o� depuis quelques jours ma
dahabieh sommeille contre la berge du Nil. Il faut d'abord traverser le
fleuve, car c'est sur l'autre bord que les rois th�bains du Moyen Empire
avaient tous �tabli leurs demeures d'�ternit�; bien au del� des plaines
du rivage, c'est l�-bas, dans ces montagnes qui ferment l'horizon comme
un mur adorablement rose. D'autres canots, qui traversent aussi,
glissent � c�t� du mien sur l'eau tranquille; leurs passagers paraissent
appartenir � cette vari�t� d'Anglo-Saxons qui s'�quipe chez Thos Cook
and Son (Egypt limited) et, comme moi sans nul doute, ils se rendent �
l'audience royale.

Nous abordons aux sables de l'autre rive, aujourd'hui presque d�serte,
mais o� s'�tendait jadis tout un quartier de Th�bes, celui des faiseurs
de momies, avec les fours par milliers pour chauffer le natrum et les
huiles qui emp�chent les pourritures. Dans cette Th�bes o�, durant une
quarantaine de si�cles, tout ce qui mourut, hommes ou b�tes, fut
minutieusement pr�par� sous des bandelettes, on se repr�sente
l'importance que pouvait prendre le faubourg des embaumeurs. Et c'est
dans la proche montagne qu'allaient s'enfouir les produits de tant de
soigneux paquetages, tandis que le Nil emportait le sang des cadavres et
les immondices de leurs visc�res; devant nous, cette cha�ne de roches
vives, color�e chaque matin de ce m�me rose de fleur tendre, est
int�rieurement toute farcie de morts.

Nous avons une large plaine � franchir avant d'atteindre ces
montagnes-l�, et ce sont des champs de bl�, alternant avec des sables
d�j� d�sertiques. Derri�re nous s'�loignent le vieux Nil et son autre
rive que nous venons de quitter, la rive de Louxor dont les gigantesques
colonnades pharaoniques sont comme allong�es en dessous par leur propre
reflet sur le miroir du fleuve,--et, dans ce matin rayonnant, dans cette
pure lumi�re, ce serait admirable, ce temple �ternel avec son image
renvers�e au fond de l'eau bleue, si tout � c�t� et deux fois plus haut
ne surgissait impudemment Winter Palace, l'h�tel monstre construit
l'ann�e derni�re pour les touristes au go�t subtil... Qui sait pourtant,
les cynoc�phales, qui sur le sol sacr� d'�gypte ont d�pos� cette ordure,
s'imaginent peut-�tre �galer le m�rite de l'artiste qui restaure en ce
moment les sanctuaires de Th�bes, ou m�me la gloire des Pharaons qui les
b�tirent.

Pour nous rapprocher toujours de la cha�ne Libyque, o� nous attend ce
roi, nous traversons maintenant des bl�s encore en herbe,--et les
moineaux, les alouettes chantent autour de nous le h�tif printemps de la
Th�ba�de.

Voici l�-bas deux sortes de grands menhirs qui commencent de se
pr�ciser; de m�me taille et de m�mes contours, ils se l�vent tout
pareils � c�t� l'un de l'autre, dans le lointain limpide, au milieu de
ces nappes vertes qui rappellent si bien nos champs de France... Ah! ils
ont des bonnets de sphinx, et ce sont de gigantesques formes humaines,
pesamment assises sur des tr�nes: les colosses de Memnon! Aussit�t on
les reconna�t, car l'imagerie de tous les temps en a vulgaris� l'aspect,
comme pour les pyramides. Mais on ne pr�voyait pas qu'ils appara�traient
comme cela, pos�s si simplement au milieu de ces jeunes bl�s qui
poussent � toucher leurs pieds, et entour�s de ces humbles oiseaux de
chez nous qui chantent sans fa�on sur leurs �paules.

Ils n'ont m�me pas eu l'air scandalis�s de voir � l'instant passer pr�s
d'eux une kyrielle de choses enfum�es, les wagons d'un aimable petit
chemin de fer d'�int�r�t local�, charroyant des cannes � sucre et des
courges.

La cha�ne de Libye, depuis une heure, n'a cess� de grandir pour nous
dans le profond ciel trop bleu. A pr�sent qu'elle se dresse l� tout
pr�s, surchauff�e par le soleil de dix heures et comme incandescente,
nous apercevons un peu partout, devant les premiers contreforts rocheux,
des d�bris de palais, colonnades, escaliers, pyl�nes; et des g�ants sans
visage, emmaillot�s comme des Pharaons morts, se tiennent debout, les
mains crois�es sous leur suaire de gr�s: temples et statues pour les
m�nes de tant de rois ou reines qui eurent pendant trois ou quatre mille
ans leur momie embusqu�e l� tout pr�s, au coeur de ces montagnes, au
plus profond des galeries mur�es et secr�tes.

Maintenant, plus de champs de bl�, plus d'herbages, plus rien; nous
venons de franchir le seuil d�sol�, nous sommes dans le d�sert. Tout de
suite un sol inqui�tant, fun�bre, moiti� sable, moiti� cendres, o�
b�illent partout des fosses. On dirait une r�gion que des b�tes
fouisseuses auraient longtemps min�e; mais ce sont les hommes qui ont
durant plus de cinquante si�cles tourment� ce terrain, d'abord pour y
cacher des momies, ensuite et jusqu'� nos jours pour en exhumer. Chaque
trou a rec�l� son cadavre et, si l'on regarde au fond, des guenilles
jaun�tres y tra�nent encore, des bandelettes, ou des jambes, des
vert�bres mill�naires. Quelques b�douins maigres, qui exercent le m�tier
de d�terreur et qui g�tent par l� dans des creux comme des chacals,
s'avancent pour nous vendre des scarab�es, des verroteries bleues � demi
fossiles, des pieds ou des mains de mort.

C'est fini du frais matin; on sent de minute en minute la chaleur
s'alourdir. Le sentier, que marquent seulement des pierres sem�es en
chapelet, tourne enfin et p�n�tre au milieu de la montagne par un
couloir tragique: nous entrons dans cette �Vall�e des Rois� qui fut le
lieu du supr�me rendez-vous pour les plus augustes momies. Entre ces
roches, tout � coup les souffles sont devenus br�lants, et le site
semble appartenir, non plus � la Terre, mais � quelque plan�te calcin�e
qui aurait � jamais perdu ses nuages et ses voiles. Cette cha�ne
Libyque, de loin si d�licatement rose, se r�v�le effroyable maintenant
qu'elle nous surplombe; elle a bien l'air de ce qu'elle est: un �norme
et fantastique tombeau, une n�cropole naturelle dont rien d'humain n'e�t
�gal� le faste ni l'horreur, une �tuve r�v�e pour cadavres qui veulent
s'�terniser. Les calcaires, sur lesquels du reste aucune pluie ne tombe
de ce ciel immuable, semblent d'une seule pi�ce du haut en bas, sans une
l�zarde qui am�nerait un suintement dans les s�pulcres; on peut donc
dormir, au coeur de ces monstrueux blocs, � l'abri comme sous des vo�tes
de plomb. Et pour ce qui est de la magnificence, les si�cles en ont pris
soin; le continuel passage des vents charg�s de sable a d�pouill�, us�
tout cela, au point de ne laisser � la pierre ext�rieure que ses filons
les plus denses, et ainsi ont reparu d'�tranges fantaisies
architecturales, telles que la Mati�re, aux origines, les avait
obscur�ment con�ues. Plus tard, le soleil d'�gypte a prodigu� sur
l'ensemble ses ardentes patines rouge�tres. Et les montagnes imitent par
places de grands tuyaux d'orgue badigeonn�s de jaune et de carmin, ou
ailleurs des ossatures encore sanguinolentes et des amas de chairs
mortes.

Devant le ciel follement bleu, les cimes �clair�es jusqu'� �blouir
s'enl�vent en lumi�re: rouges cendr�s d'incendie qui couve, �clats de
braise, sur de l'indigo trop pur qui presque tourne au sombre. On
croirait cheminer dans quelque vall�e d'Apocalypse, aux parois
br�lantes. Du silence et de la mort, sous un exc�s de clart�, dans le
rayonnement continu d'une sorte de morne apoth�ose: c'est ainsi
d'ailleurs que les �gyptiens entendaient le d�cor de toutes leurs
n�cropoles.

Toujours le sentier s'enfonce dans les gorges �touffantes,--et au bout
de cette �Vall�e des Rois� nous n'attendions qu'un silence plus
�peurant, sous ce soleil bient�t m�ridien, qui se fait de minute en
minute plus tristement terrible... Mais qu'est-ce que c'est que �a?...

A un d�tour, l�-bas, au fond d'un repli sinistre, tout ce monde, tout ce
tapage?... Un meeting, une foire?... Sous des tendelets, pour les
prot�ger de l'insolation, une cinquantaine de bourricots stationnent,
sell�s � l'anglaise. Dans un coin, une petite usine � �lectricit�, en
briques neuves, lance sa fum�e noire. Et un peu partout, entre les hauts
rochers sanglants, vont et viennent, s'agitent, bavardent des touristes
Cook des deux sexes, d'autres m�me qui semblent vraiment n'en plus avoir
aucun. C'est pour l'audience royale. Il en est venu � �ne, ou dans des
carrioles, et les grosses dames trop poussives se sont fait apporter en
chaise par des b�douins. Des quatre points de l'Europe, ils se sont
r�unis dans ce ravin de d�sert, pour voir un pauvre cadavre qui se
dess�che au fond d'un trou.

Les palais cach�s montrent �� et l� leur entr�e d'ombre, qui est creus�e
en carr� dans la roche massive, et sur laquelle un �criteau indique le
nom d'une souveraine momie: Rams�s IV, Sethos Ier, Thoutmosis III,
Rams�s IX, etc. Bien que tous ces rois, sauf Am�nophis II, aient
d�m�nag� r�cemment pour aller dans la basse �gypte peupler les vitrines
du mus�e du Caire, leurs supr�mes demeures n'ont pas cess� d'attirer les
foules. De chaque souterrain �mergent en ce moment des Cooks et des
Cookesses en sueur; mais c'est surtout de chez Am�nophis que l'on sort �
pleine porte: pourvu que nous n'arrivions pas trop tard, et que
l'audience ne soit pas close!

Et songer que ces entr�es-l� avaient �t� mur�es, dissimul�es avec tant
de soin, et perdues pendant des si�cles! Tout ce qu'il a fallu ensuite
de pers�v�rance pour les retrouver, d'observation, de t�tonnements, de
sondages et d'heureux hasards!

En effet, on ferme, on ferme. Nous avions trop fl�n� ce matin autour des
colosses de Memnon ou des palais de la plaine. Voici presque midi, un
midi d�vorant et fun�bre, qui tombe d'aplomb sur les cimes rouges, et
vient br�ler jusqu'en ses derniers replis la vall�e de pierre.

A la porte d'Am�nophis, il faut parlementer, prier. Moyennant pourboire,
le b�douin Grand Ma�tre des C�r�monies se laisse fl�chir. Descendons
avec lui, mais vite, vite, car l'�lectricit� va s'�teindre. Ce sera une
audience courte, mais au moins ce sera une audience priv�e; nous serons
seuls avec le Roi.

Dans ces t�n�bres, o� d'abord, apr�s tant de soleil, les petites lampes
�lectriques nous semblent � peine des vers luisants, nous attendions un
peu de froid comme dans les souterrains de nos climats; non, c'est une
pire chaleur, enferm�e, dess�chante, et on voudrait retourner au grand
air, qui br�lait aussi, mais qui au moins �tait l'air de la vie.

En h�te nous descendons: des escaliers raides, des couloirs en pente si
rapide qu'ils vous entra�nent d'eux-m�mes comme des glissi�res, et il
semble que l'on ne remontera jamais, pas plus que la grande momie qui y
passa jadis, se rendant � sa �chambre �ternelle�. Tout cela d'abord vous
entra�ne � un puits profond, creus� pour happer les profanateurs au
passage,--et c'est sur l'un des c�t�s de cette oubliette, derri�re un
bloc quelconque soigneusement scell�, que fut d�couverte la continuation
des galeries fun�raires. Donc, le puits franchi, sur une passerelle
qu'on y a jet�e, les escaliers recommencent devant nous, et les
corridors inclin�s qui presque font courir; seulement, par un coude
brusque, ils ont chang� de direction. Encore descendre, descendre! Mon
Dieu, il habite bien bas, ce roi-l�, et � chaque marche descendue on se
sent pris davantage sous la masse souveraine de la pierre, au centre de
toute cette �paisseur compacte et muette.

Les petits globes �lectriques espac�s en guirlande suffisent maintenant
� nos yeux qui ont oubli� le soleil. Et, depuis que nous y voyons clair,
autour de nous mille figures nous invitent au recueillement et au
silence; elles sont partout inscrites sur les murs lisses, immacul�s,
d'un ton de vieil ivoire; elles se suivent en bon ordre, se r�p�tent
obstin�ment en rang�es pareilles comme pour mieux imposer � notre
esprit, par les toujours m�mes gestes, les toujours m�mes choses. Les
dieux et les d�mons, les Anubis � t�te noire de chacal et � grandes
oreilles dress�es, ont l'air avec leurs longs bras et leurs longs
doigts, de nous faire signe: �Pas de bruit! Attention, il y a des
momies!� La conservation de tout cela, les couleurs vives, la nettet�
des coups de pinceau commencent de causer une stupeur et un trouble;
vraiment, on croirait qu'ils ont � peine quitt� l'hypog�e, les peintres
de ces figures des T�n�bres. Tout ce pass� vous attire � lui comme un
ab�me que l'on serait venu regarder de trop pr�s; il vous cerne et peu �
peu vous ma�trise; ici, il est encore tellement chez lui, qu'il _est
rest� le pr�sent_; en plus de cette descente aux entrailles sourdes de
la pierre, il y a eu aussi comme un glissement avec vertige, que l'on
n'avait pas pr�vu et qui vous a replong� tr�s loin au fond des �ges...

Ils aboutissent enfin � quelque chose de vaste, ces couloirs
d'interminable oppression par lesquels nous nous �tions faufil�s
jusqu'aux dessous les plus secrets de la montagne; les parois se
desserrent, la vo�te s'�l�ve, et voici la grande salle fun�raire dont le
plafond bleu, tout sem� d'�toiles comme un ciel, est soutenu par six
piliers taill�s � m�me le roc; sur les c�t�s s'ouvrent d'autres chambres
o� l'�lectricit� permet de bien voir, et au fond s'indique en contre-bas
une large crypte � demi obscure, o� l'on devine que le Pharaon doit se
tenir. Oh! le prodigieux travail de perforation dans la pierre vive! Et
cet hypog�e n'est pas unique; tout le long de la �Vall�e des Rois�, des
petites portes--qui n'ont l'air de rien, mais que d�nonce aux initi�s le
�Signe de l'Ombre� inscrit sur le linteau--conduisent � d'autres
souterrains aussi somptueux et perfidement profonds, avec leurs
emb�ches, leurs puits perdus, leurs oubliettes, et l'affolante
multiplicit� de leurs figures murales.--Or, tous ces tombeaux ce matin
�taient pleins de monde, et, si nous n'avions eu la chance d'arriver
apr�s l'heure, nous rencontrions ici m�me, chez Am�nophis, un bataillon
Cook!

Dans cette salle au plafond bleu, les fresques multiplient leurs
�nigmes: des sc�nes du Livre de l'Had�s; tout le rituel fun�raire mis en
images. Sur les piliers, sur les murailles se pressent les diff�rents
d�mons qu'une �me �gyptienne risquait de rencontrer en cheminant �
travers le Pays de l'Ombre, et, en dessous de chacun, les mots de passe,
qu'il convenait de lui dire, sont r�sum�s en m�mento.

Car elle s'en allait, l'�me, sous les deux formes simultan�es d'une
flamme[9] et d'un �pervier[10]. Et ce Pays de l'Ombre, aussi appel�
Occident, o� elle devait se rendre, �tait celui o� va tomber la lune, o�
chaque soir le soleil lui-m�me s'ab�me et s'�teint; pays que les vivants
n'atteignent jamais, parce qu'il fuit devant eux, si loin qu'ils
s'avancent par les sables ou par les mers. Arriv�e l�, dans les
t�n�bres, l'�me effar�e avait donc � parlementer successivement avec ces
formes affreuses aux aguets sur sa route. Si enfin elle �tait jug�e
digne d'approcher Osiris, le grand Soleil-Mort, elle se fondait en lui
pour r�appara�tre brillante sur le monde, le matin suivant et les autres
matins jusqu'� la consommation des �ges: vague survivance dans la
splendeur solaire, continuation sans personnalit�, dont on ne saurait
trop dire si elle �tait plus d�sirable que le non-�tre �ternel.

  [9] Le Khou, qui s'enfuyait � jamais de notre monde.

  [10] Le Ba�, qui pouvait � son gr� revenir dans le tombeau.

Ce que, par exemple, il fallait faire durer co�te que co�te, c'�tait le
cadavre, car un certain _double_ du mort continuait d'habiter dans sa
chair s�che, et retenait ainsi une sorte de demi-vie, p�niblement
consciente. Couch� au fond du sarcophage, il pouvait regarder, par ces
deux yeux qui �taient peints sur le couvercle, toujours dans l'axe m�me
des yeux vides. Parfois aussi, d�gag� de la momie et de sa bo�te, il
errait comme fant�me dans l'hypog�e; pour qu'il p�t se nourrir alors,
des amas de viandes momifi�es sous bandelettes �taient au nombre des
mille choses ensevelies � ses c�t�s; on lui laissait aussi du natrum et
des huiles, afin qu'il essay�t de se r�embaumer si des vers naissaient
dans ses membres. Oh! la persistance de ce _double_, qui �tait scell�
dans le tombeau, qui avait � s'inqui�ter de la pourriture, et subissait
sa dur�e, l�, dans l'�touffement, l'obscurit� et l'absolu silence, sans
rien qui marqu�t les jours et les nuits, ni les saisons, ni les si�cles,
ni les dizaines de si�cles ind�finiment! Avec une si horrible conception
de la mort, chacun donc en ce temps-l� s'absorbait dans la pr�paration
de sa �chambre �ternelle�.

Or, pour cet Am�nophis II, voici � peu pr�s ce qui advint � son
_double_. D�shabitu� de tout bruit, apr�s trois ou quatre cents ans de
silence pass�s l� en compagnie de quelques familiers endormis du m�me
pesant sommeil, il entendit des coups sourds, l�-bas, du c�t� du puits
perdu: on avait d�couvert l'entr�e clandestine, on la d�murait! Des
vivants allaient para�tre, sans doute des pillards de s�pultures, venus
pour les d�mailloter tous!--Non, mais des pr�tres d'Osiris, s'avan�ant
craintifs, en cort�ge de fun�railles. Ils apportaient neuf grands
cercueils contenant les momies de neuf rois ses fils, petit-fils, et
autres successeurs inconnus, jusqu'� ce roi Setnakht qui gouverna
l'�gypte deux si�cles et demi apr�s lui. Et c'�tait pour les mieux
cacher, l�, tous ensemble, dans une chambre qui fut aussit�t mur�e.
Ensuite ils repartirent; les pierres de la porte furent scell�es de
nouveau et tout retomba dans les mornes et chaudes t�n�bres.

Des si�cles encore coul�rent goutte � goutte,--peut-�tre dix, peut-�tre
vingt,--avec un silence que ne troublait m�me plus le petit grattement
des vers depuis longtemps dess�ch�s. Et un jour vint o�, du c�t� de
l'entr�e, les m�mes coups retentirent.--Les voleurs, cette fois! Tenant
des torches, ils se pr�cipit�rent avec des cris, et, sauf dans la bonne
cachette aux neuf cercueils, tout fut saccag�, les bandelettes
d�chir�es, les bijoux d'or arrach�s du cou des momies. Puis, quand ils
eurent tri� leur butin, ils mur�rent l'entr�e comme avant, et
repartirent, laissant un inextricable fouillis de linceuls, de corps
humains, d'entrailles sorties de vastes canopes, de dieux et d'embl�mes
bris�s.

Encore le silence pendant de longs si�cles. Et, de nos jours enfin, le
_double_ plus affaibli, presque inexistant, per�ut le m�me bruit de
pierres descell�es � coups de pioche. Cette troisi�me fois, les vivants
qui entr�rent �taient d'une race jamais vue. D'abord ils semblaient des
hommes pieux, ne touchant les choses que doucement. Mais c'�tait pour
tout d�rober, tout, m�me les neuf cercueils royaux de la cachette
jusqu'alors inviol�e. Les moindres cassons, ils les recueillaient avec
une sollicitude quasi-religieuse; pour ne rien perdre, ils allaient
jusqu'� tamiser les balayures et la poussi�re. Pourtant lui, Am�nophis,
qui n'�tait d�j� plus qu'une lamentable momie sans joyaux ni
bandelettes, on le laissa au fond du sarcophage de gr�s. Et depuis ce
jour, condamn� � recevoir chaque matin des personnages d'un aspect
�trange, il habite seul dans l'hypog�e vid�, o� ne reste plus un �tre ni
une chose de son temps.

Ah! cependant si! Nous n'avions pas regard� partout. L�, dans une des
chambres lat�rales, des gens couch�s, des morts!... Trois cadavres
(momies d�maillot�es lors du pillage) gisent c�te � c�te sur des
guenilles. D'abord une femme--la Reine probablement--dont la chevelure
est d�nou�e; son profil a gard� une ligne exquise; combien elle est
encore jolie! Ensuite, un jeune gar�on, au tout petit visage de poup�e
gris�tre; il est tondu ras, lui, sauf, du c�t� droit, cette longue m�che
qui d�note un prince royal. Et enfin un homme; oh! bien horrible,
celui-l�, avec son air de trouver que la mort est une chose
irr�sistiblement dr�le... M�me il en rit � se tordre, en mordant un coin
de son linceul, sans doute pour ne pas pouffer trop fort.

Oh!... soudain, nuit noire!--et nous restons fig�s sur place.
L'�lectricit� partout � la fois vient de s'�teindre: en haut, sur terre,
midi a d� sonner pour ceux qui connaissent encore le soleil et les
heures.

Afin que l'on rallume bien vite, le garde qui nous a amen�s pousse des
cris, en son fausset de b�douin; mais les matit�s infinies des parois,
au lieu d'en prolonger les vibrations, les �teignent, et d'ailleurs qui
donc pourrait les entendre, des profondeurs o� nous sommes? Alors �
t�tons, dans cette obscurit� absolue il prend sa course, par le couloir
qui remonte. Bruit pr�cipit� de ses sandales, flottement de son burnous,
tout s'�loigne, et la clameur d'appel qu'il continue de jeter, nous la
percevons bient�t aussi �touff�e que si nous �tions nous-m�mes des
ensevelis. Nous ne bougeons toujours pas... Mais comment se peut-il
qu'il fasse si chaud, chez ces momies? on croirait qu'il y a des feux
allum�s tout pr�s dans quelque four. Surtout c'est l'air qui manque; les
couloirs, apr�s notre passage, peut-�tre se sont-ils contract�s, comme
il arrive pendant l'angoisse des r�ves; la longue fissure par laquelle
nous nous sommes gliss�s jusqu'ici, peut-�tre s'est-elle referm�e sur
nous...

Enfin on a compris les appels d'alarme, et la lumi�re a jailli. Eux, les
trois cadavres n'ont pas profit� de ces minutes non surveill�es pour
tenter un mouvement agressif: m�mes poses et m�mes expressions; la
Reine, toujours calme et jolie; l'homme toujours mordant son bout de
guenille, pour comprimer son fou rire de trente-trois si�cles.

Maintenant le b�douin est redescendu; haletant de sa course, il nous
presse d'aller voir le Roi avant que la lumi�re s'�teigne encore, et
cette fois pour tout de bon. Au fond de la salle et au bord de la crypte
en p�nombre, nous voici donc accoud�s � regarder. C'est un lieu de forme
ovale, avec une vo�te d'un noir mortuaire sur laquelle se d�tachent des
fresques blanches ou couleur de cendre repr�sentant tout un nouveau
registre de dieux et de d�mons, les uns sveltes et gain�s �troitement
comme des momies, les autres ayant de grosses t�tes et de gros ventres
d'hippopotame. Pos� sur le sol, et veill� de haut par tant de figures,
un �norme sarcophage de pierre est l�, tout ouvert, et vaguement on y
distingue un corps humain: le Pharaon!

Au moins nous aurions voulu mieux le voir.--Qu'� cela ne tienne: le
b�douin Grand Ma�tre des C�r�monies fait jouer un bouton �lectrique, et
une forte lampe s'allume au-dessus du front d'Am�nophis, d�taillant avec
une nettet� � faire peur les yeux ferm�s, la grimace du visage et toute
la triste momie. Cet effet de th��tre, nous ne nous y attendions pas.

On l'avait enseveli dans la magnificence, mais ces pillards lui ayant
tout pris, m�me sa belle cuirasse � �cailles qui lui venait d'un
lointain pays oriental, depuis d�j� beaucoup de si�cles il dort demi-nu
sur des loques. Cependant son pauvre bouquet lui est rest�,--du mimosa,
reconnaissable encore... Et qui dira jamais quelle main pieuse, ou
amoureuse peut-�tre, les avait cueillies pour lui, ces fleurs d'il y a
plus de trois mille ans...

On suffoque de chaleur; il semble que sur la poitrine p�se toute la
masse �crasante de cette montagne, de ce bloc de calcaire o� l'on s'est
faufil� par des trous relativement imperceptibles, � la fa�on des
termites ou des larves. Ces figures aussi, ces figures inscrites
partout, et ce myst�re des hi�roglyphes et des symboles, vous causent
une g�ne croissante. On en est trop pr�s et ils sont trop les ma�tres
des issues, ces dieux � t�te d'�pervier, � t�te d'ibis ou de
loup-de-d�sert qui, sur les murailles, conversent en une continuelle
mimique exalt�e. Et puis on prend conscience d'�tre sacril�ge devant ce
cercueil sans couvercle, �clair� si insolemment; le douloureux visage
noir�tre, � moiti� rong�, a l'air de demander gr�ce: �Eh bien! oui, l�,
ma s�pulture a �t� viol�e et je tombe en poussi�re. Mais, � pr�sent que
vous m'avez vu, laissez-moi, �teignez cette lampe, ayez piti� de mon
n�ant.�

En effet, quelle d�rision! Avoir mis tant de soins, tant de ruses �
cacher son cadavre, avoir �puis� des milliers d'hommes au creusement de
ce d�dale souterrain, et finir ainsi, la t�te sous une lampe �lectrique,
pour amuser qui passe!

La piti�, je crois que c'est le pauvre bouquet de mimosa qui l'a presque
�veill�e, et je dis au b�douin: �Va, tourne le bouton l�-bas, �teins,
c'est assez!� Alors l'ombre revient au-dessus du front royal, qui
brusquement s'efface de nouveau dans le sarcophage; le fant�me du
Pharaon s'�vanouit, comme replong� aux pass�s insondables: l'audience
est close.

Et nous, qui pouvons �chapper � l'horreur des hypog�es, vite remontons
vers le soleil des vivants, allons respirer de l'air, de l'air puisque
nous y avons encore droit, pour quelques jours compt�s!




XVIII

A TH�BES CHEZ L'OGRESSE


Ce soir, dans le vaste chaos des ruines, � l'heure o� le soleil
commen�ait d'�clairer rose, je suivais l'une des voies magnifiques de la
ville-momie, celle qui part � angle droit de la ligne des temples
d'Amon, se perd plus ou moins dans les sables, et aboutit enfin � un lac
sacr�, au bord duquel des d�esses � t�te de chatte sont assises en
c�nacle, regardant l'eau morte et les lointains du d�sert. Elle fut
commenc�e il y a trois mille quatre cents ans, cette voie-l�, par une
belle reine appel�e Mak�ri[11], et nombre de rois en continu�rent la
construction pendant une suite de si�cles. Des pyl�nes--qui sont, comme
on sait, les monumentales murailles, en forme de trap�ze � large base et
toutes couvertes d'hi�roglyphes, que les �gyptiens pla�aient de chaque
c�t� de leurs portiques ou de leurs avenues--des pyl�nes la d�coraient
avec une lourdeur superbe, ainsi que des colosses et d'interminables
files de b�liers, plus gros que des buffles, accroupis sur des socles.

  [11] Aujourd'hui, la momie du b�b�, du mus�e du Caire.

Premiers pyl�nes, qui m'obligent � faire un d�tour; ils sont tellement
en ruine que leurs blocs, �boul�s de toutes parts, ont ferm� le passage.
Ici veillaient debout, � droite et � gauche, deux g�ants en granit rouge
de Sy�ne. Jadis, dans des temps que l'histoire ne pr�cise plus, on les a
bris�s l'un et l'autre � hauteur des reins; mais leurs jambes
musculeuses ont gard� fi�rement l'attitude de la marche, et chacun, dans
une de ses mains sans bras qui descend le long du pagne, serre avec
passion l'embl�me de la vie �ternelle. Ce granit de Sy�ne est d'ailleurs
si dur que les si�cles ne l'alt�rent point, et, au milieu de cette
d�route des pierres, les jarrets des colosses mutil�s luisent encore
comme si on venait de les polir.

Plus loin, deuxi�mes pyl�nes, effondr�s aussi, et devant lesquels se
tient une rang�e de pharaons.

De tous c�t�s les blocs chavir�s p�le-m�le �talent leur d�sordre de
choses gigantesques, parmi ces sables qui s'obstinent avec patience �
les ensevelir. Maintenant voici les troisi�mes pyl�nes, flanqu�s de
leurs deux g�ants en marche, qui n'ont plus ni t�te ni �paules. Et la
voie, jalonn�e majestueusement encore par les d�bris, continue de s'en
aller vers le d�sert.

Quatri�mes et derniers pyl�nes, qui semblent � premi�re vue marquer
l'extr�mit� des ruines, l'or�e du n�ant d�sertique; effrit�s,
d�couronn�s, mais raides et debout, ils ont l'air d'�tre pos�s l� si
solidement que rien ne saurait plus les faire broncher jamais. Les deux
colosses qui les gardaient de droite et de gauche si�gent sur des
tr�nes. L'un, celui de l'est, est presque an�anti. Mais l'autre, au
contraire, se d�tache tout entier, tout blanc, d'une blancheur de
marbre, sur le fond couleur bise de l'�norme pan de mur cribl�
d'hi�roglyphes; on ne lui a meurtri que le masque du visage; il conserve
encore son menton imp�rieux, ses oreilles, son bonnet de sphinx, on
pourrait presque dire son _expression_ m�ditative devant ce d�ploiement
de la grande solitude qui para�t commencer juste � ses pieds.

Ici pourtant n'�tait que la limite des quartiers du dieu Amon; les
enceintes de Th�bes passaient infiniment plus loin, et l'avenue qui me
conduira tout � l'heure chez les d�esses � t�te de chatte se prolonge
beaucoup encore au sortir de ces portes, bien qu'on la distingue � peine
entre sa double rang�e de b�liers-sphinx, tout bris�s et presque
enfouis.

Le jour tombe, et la poussi�re d'�gypte, comme invariablement chaque
soir, commence � ressembler dans les lointains � de la poudre d'or. Je
regarde derri�re moi de temps � autre le g�ant qui m'observe, assis au
pied de son pyl�ne o� l'histoire d'un pharaon est grav�e en un immense
tableau. Au-dessus de lui et de son mur qui devient de minute en minute
plus rose, je vois monter davantage, � mesure que je m'�loigne, tout
l'amas des palais du centre, l'hypostyle d'Amon, les salles de
Thoutmosis et les ob�lisques, tout le groupement enchev�tr� de ces
choses si grandes et si mortes, qui n'ont plus jamais �t� �gal�es sur
terre.

Les voil� qui resplendissent une fois de plus dans la rouge apoth�ose du
soir, ces restes bient�t aussi d�sagr�g�s que de vieux ossements, et on
dirait qu'ils demandent gr�ce � la fin, qu'ils sont las d'�tre ainsi
sans tr�ve, sans tr�ve, � chaque couchant, color�s en f�te, comme par
une d�rision de cet �ternel soleil.

C'est d�j� presque loin derri�re moi tout cela; mais l'air est si
limpide, les contours restent si nets qu'on a l'illusion plut�t, en
s'�loignant, que les temples et les pyl�nes diminuent, s'abaissent,
rentrent dans la terre. Quant au g�ant blanc, qui me suit toujours de
son regard sans yeux, le voil� r�duit aux proportions d'un simple r�veur
humain; il n'a du reste pas l'aspect rigidement hi�ratique des autres
statues th�baines: les mains sur les genoux, il est l� comme un homme
ordinaire qui se serait arr�t� pour r�fl�chir[12]. Je le connais depuis
des jours,--des jours et des nuits, car, avec sa blancheur et la
transparence de ces nuits d'�gypte, je l'ai vu tant de fois se dessiner
de loin sous la vague lumi�re des �toiles, grand fant�me, dans sa pose
contemplative! Et je me sens d�j� obs�d� par la continuit� de son
attitude � cette entr�e des ruines, moi qui, � Th�bes et m�me sur la
terre, aurai pass� sans lendemain comme nous passons tous; or, avant que
la vie consciente m'e�t �t� donn�e, il �tait l� depuis des temps qui
font fr�mir; pendant trente-trois si�cles environ, les yeux des myriades
d'inconnus qui m'ont pr�c�d� le voyaient tout comme le voient mes yeux,
tranquille et blanc � cette m�me place, assis devant ce m�me seuil, avec
sa t�te un peu inclin�e, et son air de penser.

  [12] Statue d'Am�nophis III.

Je chemine sans h�te, ayant toujours une tendance � m'attarder pour
regarder derri�re moi, regarder l'entassement silencieux des palais et
le r�veur blanc, qui s'illuminent ensemble d'un dernier feu de Bengale,
� la mort quotidienne du soleil.

Et l'heure est d�j� cr�pusculaire quand j'arrive chez les d�esses.

Leur domaine est d'ailleurs tellement d�truit que les sables avaient pu
le recouvrir et le cacher durant vingt si�cles; mais on vient de
l'exhumer.

Il n'en reste que des tron�ons de colonnes, align�s en rangs multiples
sur une vaste �tendue de d�sert[13]. Pierrailles, �boulements et d�bris;
je traverse sans m'arr�ter, et enfin voici le lac sacr�, au bord duquel
les grandes chattes sont assises en conciliabule �ternel, chacune sur
son tr�ne. Le lac, creus� par ordre des Pharaons, se d�ploie en forme
arqu�e, comme une sorte de croissant; des oiseaux de marais, qui vont se
coucher, traversent en ce moment son eau triste et dormante; ses bords,
qui ont connu toutes les magnificences, ne sont plus que des tertres de
d�combres o� rien ne verdit, et ce qu'on aper�oit au del�, ce que les
d�esses attentives regardent, c'est la plaine vide et d�sol�e, o�
quelques champs de bl� se fondent, � cette heure de cr�puscule, avec le
morne infini des sables; le tout ferm� � l'horizon par la cha�ne encore
un peu rose des calcaires d'Arabie.

  [13] Le temple de la d�esse Mout.

Elles sont l�, les chattes,--ou, pour plus exactement dire, les lionnes,
car des chattes n'auraient pas ces oreilles courtes et ce menton cruel
�paissi par une barbiche. Toutes en granit noir, images de Sekhmet (qui
fut d�esse de la guerre et � ses heures d�esse de la luxure), elles ont
des corps sveltes de femme qui rendent plus terribles ces grosses t�tes
f�lines coiff�es d'un haut bonnet. Huit ou dix, ou davantage peut-�tre,
elles sont plus inqui�tantes d'�tre ainsi nombreuses et d'�tre
pareilles. Elles ne sont pas g�antes, comme on aurait pu s'y attendre,
mais de grandeur humaine, faciles donc � emporter ou � d�truire, et cela
encore, si l'on r�fl�chit, augmente l'impression sp�ciale qu'elles
causent: alors que tant de colosses gisent en morceaux sur le sol,
comment ont-elles pu rester l�, elles, petites personnes si
tranquillement assises sur leurs chaises, pendant que coulaient ces
trente-trois si�cles de l'histoire du monde?...

Fini, le passage des oiseaux de marais qui pendant un instant avaient
troubl� le terne miroir de leur lac; autour d'elles, rien ne bouge plus
et l'infini silence coutumier les enveloppe comme � la tomb�e de chaque
nuit. D'ailleurs elles habitent un coin des ruines si d�laiss�! Qui
donc, m�me en plein jour, songe � venir les voir?

L�-bas, dans l'ouest, une envol�e de poussi�re, comme un long nuage qui
tra�nerait, indique le d�part des touristes qui �taient accourus en
foule au temple d'Amon, mais qui se h�tent de rentrer � Louxor pour
d�ner en smoking autour des tables d'h�te. On n'entend m�me pas dans le
lointain rouler leurs voitures, tant la terre d'ici est feutr�e de
sable. De les savoir partis, cela rend plus intime l'entrevue avec ces
d�esses nombreuses et pareilles, qui peu � peu se sont drap�es d'ombre.
Leurs si�ges tournent le dos aux palais de Th�bes, qui commencent d'�tre
comme baign�s dans des ondes violettes, et qui semblent s'abaisser
encore plus � l'horizon, de minute en minute perdre de l'importance
devant la souverainet� de la nuit.

Elles, les d�esses noires � t�te de lionne et � haute coiffure, toujours
assises les mains sur les genoux, avec des yeux fixes depuis le
commencement des �ges et un g�nant sourire aux coins de leurs grosses
l�vres de fauves, continuent de regarder, au del� du petit lac mort, ce
d�sert, qui n'est plus � pr�sent que de l'immensit� confuse, d'un bleu
gris, d'un gris de cendre. Et on croit sentir qu'elles ont une �me, qui
leur serait venue � la longue, � force d'avoir eu si longtemps, si
longtemps, une _expression_ sur le visage...

                                   *

                                 *   *

Il y a l�-bas, � l'autre extr�mit� des ruines, une de leurs soeurs de
plus haute taille, une grande Sekhmet que, dans le pays, on appelle
l'ogresse et qui habite seule, embusqu�e debout dans un temple �troit.
Parmi les fellahs ou b�douins d'alentour, elle est tr�s mal fam�e, ayant
l'habitude de sortir la nuit pour manger le monde, et aucun d'eux ne se
risquerait volontiers chez elle � cette heure tardive. Au lieu de
rentrer � Louxor, comme ces gens dont les voitures viennent de partir,
j'irai plut�t lui faire visite.

C'est un peu loin, et j'arriverai � nuit close.

D'abord, il faut revenir sur mes pas, remonter toute l'avenue des
b�liers, de nouveau passer aux pieds du g�ant blanc, qui a pris d�j� son
air de fant�me, tandis que les ondes violettes qui baignaient la
ville-momie s'�paississent et tournent au bleu gris�tre; puis, franchir
les pyl�nes que gardent les colosses bris�s, et p�n�trer dans les palais
du centre.

C'est l�, dans ces palais, que je trouve pour tout de bon la nuit, avec
les premiers cris des hiboux et des orfraies. Il y fait ti�de encore, �
cause de la chaleur emmagasin�e dans le jour par les pierres, mais on
sent que l'air se glace.

A un carrefour, surgit une grande forme humaine drap�e de noir et arm�e
d'un b�ton: un b�douin qui r�de, un des gardes. Et voici � peu pr�s le
dialogue �chang� (traduction libre et concentr�e):

--Montre-moi ton permis, monsieur.

--Voil�!

(Ici nous combinons nos efforts pour �clairer le dit permis � la flamme
d'une allumette.)

--C'est bien, je vais t'accompagner.

--Non, je t'en prie.

--Si, ce sera mieux. O� vas-tu?

--L�-bas, chez cette dame, tu sais, qui est grande, grande, et qui a une
figure de lionne.

--Ah!... Tiens, je crois comprendre que tu pr�f�res te promener seul.
(Ici l'intonation devient enfantine.) Mais, comme tu es un homme bon, tu
me donneras bien une petite pi�ce quand m�me.

Il s'en va. Au sortir des palais, me reste � traverser une �tendue de
terrains vagues, o� du vrai froid me saisit. Au-dessus de ma t�te, plus
de lourdes pierres suspendues, mais le d�ploiement si lointain d'un ciel
bleu-nuit--o� s'allument ce soir par trop de milliers de milliers
d'�toiles... Pour les Th�bains d'autrefois, cette belle vo�te, toujours
scintillante de poudre de diamant, n'�pandait sans doute que de la
s�r�nit� dans les �mes. Et pour nous, _qui savons, h�las!_ c'est au
contraire le champ de la grande �pouvante, c'est ce que, par piti�, il
e�t mieux valu ne pas laisser � port�e de nos yeux: l'incommensurable
vide noir o� les univers, en fr�n�sie de tourbillonnement, tombent comme
une pluie, se heurtent, s'an�antissent, et se recommencent pour les
�ternit�s nouvelles. Tout cela, on le voit trop, l'horreur n'en est plus
tol�rable, par une claire nuit comme celle-ci, et dans un lieu de
silence tout jonch� de ruines... De plus en plus le froid vous
p�n�tre,--ce lugubre froid des �tendues sid�rales dont rien, dirait-on,
ne vous garantit plus, tant cette atmosph�re limpide semble rar�fi�e,
presque inexistante. Et par terre, des graviers, de maigres herbes
dess�ch�es qui craquent sous les pas donnent l'illusion de ce bruit
cr�pitant que fait chez nous le sol un peu gel� pendant les nuits
d'hiver.

J'approche enfin de chez l'ogresse. Ces pierres qui s'indiquent,
blanch�tres dans la nuit, cette demeure d'aspect clandestin pr�s de
l'enceinte de Th�bes, c'est l�, et vraiment, � une heure pareille, on a
l'air d'aller dans un mauvais lieu. Des colonnes ptol�ma�ques, de petits
vestibules, de petites cours, o� une vague lueur bleue permet de se
conduire. Rien ne bouge; pas m�me l'envol�e d'un oiseau de nuit; un
absolu silence, amplifi� terriblement par la pr�sence du d�sert que l'on
sent tout autour de ces murs. Au fond, trois chambres en pierres
massives, ayant chacune son entr�e � part; je sais que les deux
premi�res sont vides. C'est dans la troisi�me que l'ogresse habite;
pourvu qu'elle ne soit pas d�j� partie pour ses chasses nocturnes � la
chair humaine!... Nuit noire chez elle, o� j'entre � t�tons. Vite, la
flamme d'une allumette de cire. Oui, elle est bien l�, seule, et debout,
presque plaqu�e contre la paroi du fond, o� la petite lueur fait danser
l'ombre affreuse de sa t�te. L'allumette �teinte, je lui en br�le
irr�v�rencieusement plusieurs autres sous le menton, sous sa lourde
m�choire mangeuse de monde. Il n'y a pas � dire, elle est terrifiante.
En granit noir, comme ses soeurs assises au bord du triste lac, mais
bien plus grande, six ou huit pieds de haut, elle a un corps de femme
d�licieusement svelte et jeune, avec les seins d'une vierge. Tr�s chaste
d'attitude, elle tient en main une fleur de lotus � longue tige, mais
par un contre sens qui d�route et qui glace, ses �paules d�licates
supportent la monstruosit� d'une grosse t�te de lionne. Les pans de son
bonnet retombent de chaque c�t� de ses oreilles jusque sur sa gorge, et
un large disque de lune le surmonte, pour surcro�t de myst�rieux
apparat. Son regard mort donne � la f�rocit� de son visage quelque chose
d'inconscient et de fatal: ogresse irresponsable, sans piti� comme sans
plaisir, d�vorante � la mani�re de la Nature et � la mani�re du Temps;
ainsi peut-�tre l'entendaient ces initi�s de l'antique �gypte qui, pour
le peuple, symbolisaient tout en des figures de dieux.

Dans le r�duit sombre, clos de pierres frustes, dans le si petit temple
isol� o� elle se tient seule, raide, debout et grande, avec sa t�te trop
�norme, son menton qui avance et sa haute coiffure de d�esse,--on est
forc�ment tout pr�s d'elle. En la touchant, la nuit, on s'�tonne de la
trouver moins froide que l'air, elle devient quelqu'un, on sent peser
sur soi l'insoutenable regard mort.

Pendant le t�te-�-t�te, involontairement, on songe aussi aux alentours,
� ces ruines dans ce d�sert, � ce n�ant partout, � ce froid sous ces
�toiles... Or, ce summum du doute, de la d�sesp�rance et de la terreur,
que d�gage pour vous un tel ensemble de choses, voici qu'on le trouve
confirm�, si l'on peut dire ainsi, par la rencontre de cette
divinit�-symbole qui vous attend au bout de la course comme pour
recevoir ironiquement toute humaine pri�re: un rigide �pouvantail de
granit au sourire implacable, au masque d�vorateur.




XIX

LA VILLE PROMPTEMENT EMBELLIE


Huit ann�es et une ligne de chemin de fer ont suffi � accomplir sa
m�tamorphose.

C'�tait, dans la Haute-�gypte, aux confins de la Nubie, une humble
petite ville o� l'on fr�quentait peu, et qui manquait, il faut l'avouer,
d'�l�gance, m�me de confort.

Non qu'elle f�t d�nu�e de pittoresque ou d'int�r�t historique, bien au
contraire. Le Nil, apportant les eaux de l'Afrique �quatoriale, se
d�versait aupr�s, du haut d'un amas de granit noir, en une majestueuse
cataracte et puis, devant les maisonnettes arabes, se calmait soudain,
pour se diviser entre des �lots de fra�che verdure o� des bois de
palmiers balan�aient leurs plumets au vent.

Il y avait alentour quantit� de temples antiques, d'hypog�es, de ruines
romaines, de ruines d'�glises des premiers si�cles chr�tiens; la terre
�tait pleine de souvenirs des grandes civilisations primitives, car ce
lieu--d�laiss� depuis des �ges et endormi en Islam sous la garde de sa
mosqu�e blanche--fut jadis l'un des centres de la vie du monde.

Et enfin, dans le d�sert tout proche, l'histoire ancienne avait �t�
�crite, il y a trois ou quatre mille ans, par les Pharaons, en
hi�roglyphes immortels, un peu partout, sur les flancs polis d'�tranges
blocs de granit bleu, de granit rose, �pars au milieu des sables et
affectant des formes de monstres ant�diluviens.

                                   *

                                 *   *

Oui, mais il fallait que tout cela f�t coordonn�, mis au point, et
surtout rendu accessible aux d�licats voyageurs des Agences. Aujourd'hui
donc nous avons le plaisir d'annoncer que, de d�cembre � mars, Assouan
(c'est le nom de l'heureuse localit� dont il s'agit) a une �season�
presque aussi courue que celles d'Ostende ou de Spa.

D�s que l'on approche, les grands h�tels �rig�s de tous c�t�s, m�me dans
les �lots du vieux fleuve, charment les yeux du voyageur, le saluent de
leurs enseignes accueillantes qui se lisent d'une lieue; constructions
un peu rapides, il est vrai, pl�tre et torchis, mais rappelant toutefois
ces gracieux �palaces� dont la Compagnie des Wagons-Lits a dot�
l'univers. Et combien n�gligeable maintenant, combien �cras�e par la
hauteur de leurs fa�ades, la pauvre petite ville d'autrefois, avec ses
maisonnettes blanchies � la chaux et son minaret enfantin.

De cataracte, par exemple, on sait qu'il n'y en a plus � Assouan; la
tut�laire Albion a sainement jug� qu'il valait mieux faire le sacrifice
de ce futile spectacle et, pour augmenter le rendement du sol, arr�ter
les eaux du Nil par un barrage artificiel: oeuvre de solide ma�onnerie
qui (au dire du _Programme of pleasure trips_) _affords an interest of
very different nature and degree_ (_sic_).

De cette cataracte cependant, Cook and Son--industriels frott�s de
po�sie, comme chacun sait--ont d�sir� perp�tuer le souvenir en donnant
son nom � un h�tel de cinq cents chambres �tabli par leurs soins en face
de ces rochers, aujourd'hui rendus au silence, sur lesquels le vieux Nil
a bouillonn� durant tant de si�cles. �Cataract Hotel�, cela fait encore
illusion, n'est-ce pas? Et puis cela s'arrange bien comme en-t�te de
papier � lettres.

Cook and Son (Egypt Limited) ont m�me compris qu'il serait original de
donner � leur �tablissement un certain cachet d'Islam, et la salle �
manger reproduit (en toc, bien entendu, mais il ne faut pas demander
l'impossible) l'int�rieur d'une des mosqu�es de Stamboul; � l'heure du
�luncheon� rien n'est plus galant que l'aspect, sous ces simili-saintes
coupoles, de toutes ces petites tables se peuplant de touristes Cook des
deux sexes, tandis qu'un orchestre dissimul� entonne la �Mattchiche�.

Le barrage, il est vrai, en supprimant la cataracte, a �lev� d'une
dizaine de m�tres le niveau des eaux en amont, et noy� du m�me coup une
certaine �le de Phil� qui passait � tort pour une des merveilles du
monde, � cause de son grand temple d'Isis parmi les palmiers. Entre
nous, on peut dire que la Bonne D�esse �tait bien un peu surann�e de nos
jours; elle et ses myst�res avaient fait leur temps. Du reste, pour les
personnages au caract�re chagrin qui regretteraient la disparition de ce
lieu, on a song� � en perp�tuer le souvenir comme celui de la cataracte:
de charmantes cartes postales en couleurs, prises avant la noyade de
l'�le et du sanctuaire, se vendent dans toutes les librairies du quai.

Oh! ce quai d'Assouan, d�j� si britannique par le bon ordre, par la
correction, rien de plus soign� ni de plus aimable! Il y a d'abord le
chemin de fer qui, passant entre des balustrades peintes en
vert-feuillage, y jette son bruit entra�nant et sa joyeuse fum�e.
D'un c�t� s'alignent les h�tels; les boutiques, toutes �
l'europ�enne,--coiffeurs, parfumeurs et nombreuses �dark rooms� �
l'usage de tant d'amateurs photographes qui tiennent � emporter d'ici
les portraits de leurs compagnons de voyage group�s avec esprit devant
quelque c�l�bre hypog�e.

Et puis beaucoup de caf�s, o� le whisky est d'excellente marque; je dois
dire, pour rendre justice au r�sultat de _l'entente cordiale_, que l'on
y voit aussi, align�s en quantit�s notables sur les �tag�res, les
produits de ces grands philanthropes fran�ais auxquels notre g�n�ration
ne rend vraiment pas assez d'hommages pour tout le bien qu'ils auront
fait � son estomac et � son cerveau: le lecteur le devine sans doute,
j'ai nomm� Pernod, Picon et Cusenier.

Peut-�tre les braves fellahs ou Nubiens d'alentour, si sobres nagu�re,
en abusent-ils un peu, de ces toniques; mais c'est l'effet de la
nouveaut�, cela passera. Nous pouvons bien d'ailleurs nous l'avouer,
entre nous peuples d'Europe, puisque nous en usons involontairement
tous, l'alcoolisme est un puissant auxiliaire � la propagation de nos
id�es, et le mastroquet constitue, pour notre civilisation occidentale,
un pr�cieux pionnier d'avant-garde: toute race l�g�rement d�prim�e par
l'abus de nos ap�ritifs devient plus souple, plus facile � pousser
ensuite dans la v�ritable voie du progr�s et des libert�s...

Sur ce quai d'Assouan, si soigneusement aplani au rouleau, d�filent avec
animation de continuelles th�ories de voyageuses, habill�es � ravir,
comme on ne sait vraiment le faire qu'apr�s un stage chez Cook and Son
(Egypt Limited). Et, le long du Nil, � l'ombre de jeunes arbres plant�s
en bon ordre, des plates-bandes de fleurs, des gazons tir�s au cordeau
se d�fendent efficacement par des fils de fer contre certains oublis
dont les chiens, h�las! ne sont que trop coutumiers.

L�, du reste, tout est num�rot�, �tiquet�, les �nes, les �niers, les
stations o� ils ont le droit de se tenir: �_Stand for six
donkeys._--_Stand for ten_, etc.� De tr�s avenants chameaux, munis de
selles d'amazone, attendent aussi � leurs places respectives, et nombre
de dames Cook, m�ticuleuses sur la question couleur locale m�me
lorsqu'il ne s'agit que d'aller faire des emplettes en ville, se
superposent volontiers quelques instants � l'un de ces �vaisseaux du
d�sert�.

Et, tous les cinquante m�tres, un agent de police, rest� �gyptien par le
visage, bien que d�j� Anglais par la rectitude et le costume, ouvre son
oeil vigilant sur toutes choses,--ne souffrirait jamais, par exemple,
qu'un onzi�me bourricot os�t prendre place dans un stand pour dix qui
serait d�j� au complet.

Certains esprits enclins � la critique pourraient les juger un peu
prompts � malmener leurs compatriotes, ces policiers, si respectueux au
contraire et si pr�ts � se d�penser en indications obligeantes d�s que
s'adresse � eux quelque voyageur coiff� d'un casque de li�ge; mais c'est
en vertu de ce principe logique, �quitable, descendu tacitement jusqu'�
eux des hauteurs de l'administration nouvelle, � savoir que l'�gypte
d'aujourd'hui est bien moins aux �gyptiens qu'aux nobles �trangers venus
pour y brandir le flambeau de la civilisation.

Le soir, apr�s la nuit tomb�e, les voyageurs de v�ritable
�respectability� ne quittent pas les brillants �dining-saloons� des
h�tels, et le quai se retrouve plus solitaire sous les �toiles. C'est �
ce moment que l'on peut appr�cier combien sont devenus hospitaliers
certains indig�nes: si, dans une minute de m�lancolie, on se prom�ne
seul au bord du Nil en fumant sa cigarette, on est toujours accost� par
quelqu'un d'entre eux qui, se m�prenant sur la cause de ce vague �
l'�me, s'empresse � vous offrir, avec une touchante ing�nuit�, de vous
pr�senter aux jeunes personnes les plus gaies du pays.

Dans les autres villes, rest�es purement �gyptiennes, les gens ne
pratiqueraient jamais cet exc�s d'affabilit� et de belles mani�res, d�
sans nul doute � notre bienfaisant contact.

Assouan poss�de aussi son petit bazar oriental, un peu improvis�, un peu
neuf; mais il en fallait bien un, au plus vite, pour que rien ne manqu�t
aux touristes.

Les marchands ont su s'approvisionner (dans les maisons m�res, sous les
arcades de la rue de Rivoli) avec autant de tact que de bon go�t, et les
dames Cook ont l'inoffensive illusion d'y faire journellement des
trouvailles. On y vend aussi, pendus par la queue, empaill�s et
naturalis�s avec art, les derniers crocodiles d'�gypte qui, surtout en
fin de saison, restent � des prix avantageux.

                                   *

                                 *   *

Il n'est pas jusqu'au vieux Nil, qui ne se laisse taquiner gentiment par
l'�volution.

D'abord les fellahines, drap�es de voiles noirs, qui tout le jour
viennent y puiser l'eau pr�cieuse, renon�ant � ces fragiles amphores de
terre cuite en usage depuis les temps barbares et dont les orientalistes
avaient fort abus� dans leurs tableaux, les remplacent aujourd'hui par
d'ex-bidons � p�trole en fer-blanc, mis � leur disposition par la
bienveillance des grands h�tels; elles les portent d'ailleurs sur la
t�te avec d�sinvolture, comme autrefois ces poteries d�mod�es, et sans
perdre en rien leur galbe de tanagra.

Et puis ce sont les grands bateaux touristes des Agences, qui abondent
ici, car Assouan a le privil�ge d'�tre t�te de ligne, et leurs sifflets,
leurs moteurs � roue, leurs dynamos pour l'�lectricit� m�nent du matin
au soir une captivante symphonie. On pourrait reprocher � ces b�timents
de ressembler un peu aux lavoirs de la Seine; mais les Agences, jalouses
de leur restituer une certaine couleur locale, leur ont donn� des
appellations si notoirement �gyptiennes, qu'il n'y a plus rien � dire:
ils se nomment _Sesostris_, _Am�nophis_, ou _Rams�s The Great_.

Ce sont enfin les barques � l'aviron qui prom�nent sans tr�ve les
voyageurs de l'une � l'autre rive. Tant que la �season� bat son plein,
on les pavoise d'une quantit� de petits drapeaux en cotonnade rouge ou
m�me en simple papier. Les rameurs ont en outre la consigne de chanter
tout le temps des chansons indig�nes, que rythme un joueur de derboucca
assis � la proue; de plus ils ont appris � pousser ce cri, d'une si
noble envol�e, par lequel les Anglo-Saxons manifestent d'habitude leur
enthousiasme ou leur joie: _Hip! hip! hurrah!_--et l'on n'imagine pas ce
que cela fait bien, pour couper ces m�lop�es arabes qui risqueraient
sans cela de verser dans la monotonie.

                                   *

                                 *   *

Mais le triomphe d'Assouan, c'est son d�sert, qui commence l� tout de
suite, d�s que finit le gazon bien ratiss� de son dernier square; un
d�sert qui, � part les voies ferr�es et les poteaux t�l�graphiques, a
tous les charmes du vrai, les sables, les pierres boulevers�es en chaos,
les horizons vides,--tout, moins l'immensit� et l'infinie solitude,
moins l'horreur, en un mot, qui le rendait jadis si peu d�sirable. On
s'�tonne en arrivant, par exemple, d'y voir les roches soigneusement
num�rot�es � la peinture blanche, en chiffres de deux pieds de haut, ou
bien marqu�es de grandes croix qui tirent l'oeil de plus loin encore
(_sic_); mais j'accorde que l'effet d'ensemble n'y a rien perdu.

Le matin donc, avant l'ardeur du soleil, entre le _breakfast_ et le
_luncheon_, toutes les dames en casque de li�ge et lunettes bleues
(_dark-coloured spectacles are recommended on account of the glare_)
s'�gr�nent dans ces solitudes apprivois�es � leur usage, avec autant de
s�curit� qu'� Trafalgar Square ou � Kensington Garden. Et il n'est pas
rare de voir l'une d'elles se diriger isol�ment, un livre � la main,
vers l'un de ces pittoresques rochers--le 363 par exemple, ou bien le
grand 364 si l'on pr�f�re--qui semblait lui faire signe avec son
�tiquette blanche, d'une fa�on presque mals�ante m�me, dirait un
observateur non initi�...

Que les familles se rassurent toutefois: malgr� ces gros num�ros d'un
premier aspect un peu �quivoque, rien de r�pr�hensible ne saurait se
passer dans ces granits; ils sont du reste d'une seule pi�ce, sans la
moindre l�zarde par o� l'inconduite trouverait � se faufiler. Non, tout
simplement les chiffres et les croix d�signent les blocs d�cor�s
d'hi�roglyphes et correspondent � un chaste catalogue o� chaque
inscription pharaonique se trouve traduite en termes des plus d�cents.

Cet ing�nieux �tiquetage des cailloux du d�sert est d� � l'initiative
d'un �gyptologue anglais.




XX

LA MORT DE PHIL�


Au sortir d'Assouan, la derni�re maison tourn�e, voici tout de suite le
d�sert. Et le soir tombe, un soir de f�vrier qui s'annonce tr�s froid
sous un �trange ciel couleur de cuivre.

C'est incontestablement le d�sert, oui, avec son chaos de granit et de
sable, avec ses tons roux, sa couleur de b�te fauve. Mais il y a les
poteaux d'un t�l�graphe et les rails d'une ligne ferr�e qui le
traversent de compagnie, pour aller se perdre � l'horizon vide. Et puis,
combien cela semble paradoxal et ridicule de se promener l� en toute
s�curit�, et dans une voiture! (Le plus vulgaire des fiacres, que j'ai
pris � l'heure, sur le quai d'Assouan.)--D�sert qui garde encore les
aspects du vrai, mais qui est maintenant domestiqu�, apprivois� �
l'usage des touristes et des dames.

D'abord d'immenses cimeti�res, en plein sable, � l'or�e de ces
quasi-solitudes. Oh! de si vieux cimeti�res, de toutes les �poques de
l'histoire; les mille petites coupoles des saints de l'Islam et les
st�les chr�tiennes des premiers si�cles s'y �miettent c�te � c�te,
au-dessus des hypog�es pharaoniques. Le cr�puscule aidant, toutes ces
ruines des morts et tous les blocs des granits �pars se m�lent en
groupements tristes, d�tachant de fantastiques silhouettes brunes sur le
cuivre p�le du ciel: arceaux bris�s, d�mes qui penchent, rochers qui se
dressent comme de hauts fant�mes...

Ensuite, cette r�gion des tombes une fois franchie, les granits seuls
jonchent l'�tendue, des granits auxquels l'usure des si�cles a donn� des
formes de grosses b�tes rondes; par places, ils ont �t� jet�s les uns
sur les autres et figurent des entassements de monstres; ailleurs ils
gisent isol�s parmi les sables, comme perdus au milieu de l'infini de
quelque plage morte. On cesse de voir les rails et le t�l�graphe; par la
magie du cr�puscule, tout redevient grandiose, sous un de ces ciels des
soirs d'�gypte, qui, l'hiver, ressemblent � de froides coupoles de
m�tal; voici que l'on a conscience enfin d'�tre vraiment au seuil de ces
profondes d�solations arabiques dont aucune barri�re, apr�s tout, ne
vous s�pare; n'�tait toujours l'invraisemblance de cette voiture qui
vous emm�ne, on prendrait maintenant au s�rieux ce d�sert-l�, car en
somme il n'a point de limites.

Trois quarts d'heure de route environ, et, devant nous l�-bas,
apparaissent des feux, qui d�j� s'allument dans le jour mourant. Bien
�clatantes, ces lumi�res pour �tre celles de quelque campement
d'Arabes... Et le cocher se retourne, me les montrant du doigt:
�Ch�lal!� dit-il.

Ch�lal, le nom de ce village, au bord de l'eau, o� l'on prend une barque
pour aller � Phil�.--Horreur! ce sont des lampes �lectriques!... Et
Ch�lal se compose d'une gare, d'une usine au long tuyau qui fume, puis
d'une douzaine de ces louches cabarets empestant d'alcool, sans
lesquels, para�t-il, la civilisation europ�enne ne saurait d�cemment
s'implanter dans un pays neuf.

L'embarcad�re pour Phil�. Quantit� de barques sont l� pr�tes, car les
touristes, all�ch�s par maintes r�clames, affluent maintenant chaque
hiver en dociles troupeaux. Toutes, sans en excepter une, agr�ment�es �
profusion de petits drapeaux anglais, comme pour quelque r�gate sur la
Tamise; il faut donc subir ces pavois de f�te foraine,--et nous partons
avec une nostalgique chanson de Nubie que les bateliers entonnent � la
cadence des rames.

On y voit encore, tant ce ciel en cuivre reste impr�gn� de froide
lumi�re. Nous sommes dans un grand d�cor tragique, sur un lac environn�
d'une sorte d'amphith��tre terrible que dessinent de tous c�t�s les
montagnes du d�sert.

C'�tait au fond de cet immense cirque de granit que le Nil serpentait
jadis, formant des �lots frais, o� l'�ternelle verdure des palmiers
contrastait avec ces hautes d�solations �rig�es alentour comme une
muraille. Aujourd'hui, � cause du �barrage� �tabli par les Anglais,
l'eau a mont�, mont�, ainsi qu'une mar�e qui ne redescendrait plus; ce
lac, presque une petite mer, remplace les m�andres du fleuve et ach�ve
d'engloutir les �lots sacr�s. Le sanctuaire d'Isis,--qui tr�nait l�
depuis des mill�naires au sommet d'une colline charg�e de temples, de
colonnades et de statues--�merge encore � demi, seul et bient�t noy�
lui-m�me; c'est lui qui appara�t l�-bas, pareil � un grand �cueil, �
cette heure o� la nuit commence de confondre toutes choses.

Nulle part ailleurs que dans la Haute-�gypte les soirs d'hiver n'ont ces
transparences de vide absolu, ni ces teintes sinistres; � mesure que la
lumi�re s'en va, le ciel passe du cuivre au bronze, mais en restant
m�tallique; le z�nith devient brun comme un gigantesque bouclier
d'airain, tandis que le couchant seul persiste � rester jaune, en
p�lissant jusqu'� une presque blancheur de laiton, et l�-dessus les
montagnes du d�sert aiguisent partout leurs silhouettes coupantes, d'une
nuance de sienne br�l�e. Ce soir, un vent glacial souffle avec furie
contre nous. Toujours au chant des rameurs, nous avan�ons p�niblement
sur ce lac artificiel,--que soutient comme en l'air une ma�onnerie
anglaise, invisible au lointain, mais devin�e et r�voltante; lac
sacril�ge, pourrait-on dire, puisqu'il ensevelit dans ses eaux troubles
des ruines sans prix: temples des dieux de l'�gypte, �glises des
premiers si�cles chr�tiens, st�les, inscriptions et embl�mes. C'est
au-dessus de ces choses que nous passons, fouett�s au visage par des
embruns, par l'�cume de mille petites lames m�chantes.

Nous approchons de ce qui fut l'�le sainte. Par places, des palmiers,
dont la longue tige est aujourd'hui sous l'eau et qui vont mourir,
montrent encore leur t�te, leurs plumets mouill�s, donnant des aspects
d'inondation, presque de cataclysme.

Avant d'aborder au sanctuaire d'Isis, nous touchons � ce kiosque de
Phil�, reproduit par les images de tous les temps, c�l�bre � l'�gal du
Sphinx ou des Pyramides. Il s'�levait jadis sur un pi�destal de hauts
rochers, et les dattiers balan�aient alentour leurs bouquets de palmes
a�riennes. Aujourd'hui, il n'a plus de base, ses colonnes surgissent
isol�ment de cette sorte de lac suspendu et on le dirait construit dans
l'eau � l'intention de quelque royale naumachie. Nous y entrons avec
notre barque,--et c'est un port bien �trange, dans sa somptuosit�
antique; un port d'une m�lancolie sans nom, surtout � cette heure jaune
du cr�puscule extr�me, et sous ces rafales glac�es que nous envoient
sans merci les proches d�serts. Mais combien il est adorable ainsi, le
kiosque de Phil�, dans ce d�sarroi pr�curseur de son �boulement! Ses
colonnes, comme pos�es sur de l'instable, en deviennent plus sveltes,
semblent porter plus haut encore leurs chapiteaux en feuillage de
pierre: tout � fait kiosque de r�ve maintenant, et que l'on sent si pr�s
de dispara�tre � jamais sous ces eaux qui ne baissent plus...

Voici que de nouveau, pour quelques secondes encore, il fait presque
jour, et que des teintes de cuivre moins p�les se rallument au ciel.
Apr�s le coucher des soleils d'�gypte, quand on croit que c'est fini,
souvent elle vient ainsi vous surprendre, cette recoloration furtive de
l'air, avant que tout s'�teigne. Pr�s de nous, sur ces f�ts �lanc�s qui
nous environnent, les nuances rouge�tres font semblant de revenir, et de
m�me l�-bas, sur ce temple de la d�esse, dress� en �cueil au milieu de
la petite mer que le vent couvre d'�cume.

Au sortir du kiosque, notre barque, sur cette eau profonde et
envahissante, parmi les palmiers noy�s, fait un d�tour, afin de nous
conduire au temple par le chemin que prenaient � pied les p�lerins du
vieux temps, par la voie nagu�re encore magnifique, bord�e de colonnades
et de statues. Enti�rement engloutie aujourd'hui, cette voie-l�, que
l'on ne reverra jamais plus; entre ses doubles rang�es de colonnes,
l'eau nous porte � la hauteur des chapiteaux, qui �mergent seuls et que
nous pourrions toucher de la main.--Promenade de la fin des temps,
semble-t-il, dans cette sorte de Venise d�serte, qui va s'�crouler,
plonger et �tre oubli�e.

Le temple. Nous sommes arriv�s. Au-dessus de nos t�tes se dressent les
�normes pyl�nes, orn�s de personnages en bas-relief: une Isis g�ante qui
tend le bras comme pour nous faire signe, et d'autres divinit�s au geste
de myst�re. La porte, qui s'ouvre dans l'�paisseur de ces murailles, est
basse, d'ailleurs � demi noy�e, et donne sur des profondeurs d�j� tr�s
en p�nombre. Nous entrons � l'aviron dans le sanctuaire. Et, d�s que
notre barque a pass� au-dessus du seuil sacr�, les bateliers
interrompant leur chanson, poussent en surprise le cri nouveau qu'on
leur a appris � l'usage des touristes: _Hip! hip! hip! hurrah!_... Oh!
l'effet de profanation grossi�re et imb�cile que cause ce hurlement de
la joie anglaise, � l'instant o� nous p�n�trions l�, le coeur serr� par
tant de vandalisme utilitaire!... Ils comprennent d'ailleurs qu'ils ont
�t� d�plac�s et ne recommenceront pas; peut-�tre m�me, au fond de leur
�me nubienne, nous savent-ils gr� de leur avoir impos� silence. Il fait
plus sombre l� dedans bien que ce soit � ciel ouvert, et le vent glac�
siffle plus lugubrement qu'au dehors; on est transi par une humidit�
p�n�trante,--humidit� d'importation, bien inconnue autrefois dans ce
pays avant qu'on l'e�t inond�. Nous sommes dans la partie du temple non
couverte, celle o� venaient s'agenouiller les fid�les. La sonorit� des
granits alentour exag�re le bruit des avirons sur cette eau enclose,--et
c'est si d�routant de ramer et de flotter entre ces deux murs o� jadis
pendant des si�cles les hommes se sont prostern�s le front contre les
dalles!...

L'obscurit� d�cid�ment nous envahit, l'heure est trop tardive; il faut
pousser la barque � toucher les murailles pour distinguer encore les
hi�roglyphes et les dieux rigides, qui y sont grav�s finement comme au
burin. Tout cela, min� depuis quatre ans bient�t par l'inondation, a
d�j� pris � la base cette triste teinte noir�tre que l'on voit aux vieux
palais v�nitiens.

Halte et silence; il fait sombre, il fait froid; les avirons ne remuant
plus, on n'entend que la plainte du vent et le clapotis de l'eau sur les
colonnes, sur les bas-reliefs,--et puis tout � coup le bruit d'une chute
pesante, suivie de remous sans fin: quelque grande pierre sculpt�e qui
vient de plonger � son heure, pour rejoindre dans le chaos noir d'en
dessous celles d�j� disparues, et les temples d�j� engloutis, et les
vieilles �glises coptes, et la ville des premiers si�cles
chr�tiens,--tout ce qui fut jadis l'�le de Phil�, la �perle de
l'�gypte�, l'une des merveilles du monde.

On n'y voit plus. Allons nous abriter n'importe o� pour attendre la
lune. Au fond de cette premi�re salle � air libre, s'ouvre une porte qui
donne dans de la nuit �paisse: c'est le saint des saints, lourdement
plafonn� de granit, la partie la plus haute du temple, la seule que
l'eau n'ait pas atteinte, et l� nous pouvons mettre pied � terre. Nos
pas semblent trop bruyants sur les larges dalles sonores, et des hiboux
s'envolent. Profondes t�n�bres; le vent et l'humidit� nous glacent.
Trois heures � passer avant le lever de la lune; attendre dans ce lieu
serait mortel; plut�t retournons � Ch�lal, nous mettre � l'abri dans un
bouge quelconque.

                                   *

                                 *   *

Un cabaret de l'horrible village, � la lueur d'une lampe �lectrique. Il
empeste l'absinthe, ce cabaret du d�sert. On s'y chauffe � un brasero
fumeux. Il a �t� b�ti h�tivement avec du zinc de bo�tes � conserves,
avec des d�bris de caisses � whisky, et, pour orner les murs, le patron,
qui est un vague Maltais, a coll� partout des images d�coup�es dans nos
journaux europ�ens pornographiques. Pendant nos heures d'attente, des
Nubiens, des Arabes s'y succ�dent sans tr�ve, demandant � boire, et on
leur vend nos alcools � pleines verr�es: ouvriers des usines nouvelles,
qui �taient jadis des �tres de sant� et de plein air, mais qui ont d�j�
la figure fl�trie sous un poudrage de charbon, les yeux hagards, avec
une expression malheureuse et mauvaise.

                                   *

                                 *   *

Le lever de la lune heureusement ne tardera plus, et, de nouveau dans
notre barque, nous cheminons d'une allure lente vers ce triste �cueil
qu'est aujourd'hui Phil�. Le vent est tomb� avec la nuit, comme il
arrive presque toujours en ce pays l'hiver, et le lac s'apaise. Au
lugubre ciel jaune a succ�d� un ciel bleu-noir, infiniment lointain, o�
scintillent par myriades les �toiles d'�gypte.

Une grande lueur � l'orient, et la pleine lune enfin surgit, non pas
sanglante comme dans nos climats, mais tout de suite tr�s lumineuse, au
milieu de cette sorte de bu�e en aur�ole que lui fait ici l'�ternelle
poussi�re des sables.

Berc�s toujours par la chanson nubienne des bateliers, quand nous sommes
revenus dans le kiosque sans base, un grand disque �claire d�j� toutes
choses, en discr�te splendeur; au gr� des all�es et venues de notre
barque, nous le voyons passer et repasser, le grand disque de vermeil,
entre ces hautes colonnes, si frappantes d'archa�sme, dont l'image se
d�double dans l'eau maintenant calm�e.--Plus que jamais, kiosque de
r�ve, kiosque d'antique magie...

Pour retourner chez la d�esse, nous suivons une seconde fois la voie
noy�e entre les chapiteaux et les frises de la colonnade qui �mergent
comme une s�rie de petits r�cifs. Dans la salle � ciel ouvert qui est
l'avant-temple, l'obscurit� persiste encore entre les granits
souverains; attachons la barque contre l'un des murs et attendons le bon
plaisir de la lune; sit�t qu'elle sera assez haute pour plonger ici,
nous y verrons clair.

Cela d�bute par une lueur rose, au sommet des pyl�nes. Et puis cela
devient comme un triangle lumineux, tr�s nettement coup�, qui grandit
peu � peu sur l'immense paroi et tend � descendre vers la base du
temple, nous r�v�lant par degr�s la pr�sence intimidante des
bas-reliefs, les dieux, les d�esses, les hi�roglyphes, les c�nacles de
personnages qui se font entre eux des signes. Nous ne sommes plus seuls;
tout un monde de fant�mes vient d'�tre �voqu� autour de nous par la
lune, fant�mes petits ou tr�s grands, qui se dissimulaient l� dans
l'ombre, et qui tout � coup se sont mis � causer � la muette, sans
troubler le profond silence, rien qu'� l'aide de mains expressives et de
doigts lev�s. Maintenant commence � para�tre aussi l'Isis
colossale,--celle qui est inscrite � gauche du portique par o� l'on
entre: d'abord sa t�te fine, casqu�e d'un oiseau et surmont�e d'un
disque solaire; puis, la lueur descendant toujours, sa gorge, son bras
qui se l�ve pour faire on ne sait quel myst�rieux geste indicateur;
enfin la nudit� svelte de son torse, et ses hanches serr�es dans une
gaine... La voil� bient�t tout enti�re sortie de l'ombre, la d�esse...
Mais il semble qu'elle s'�tonne et s'inqui�te de voir � ses pieds--au
lieu des dalles qu'elle connaissait depuis deux mille ans--sa propre
image, un reflet d'elle-m�me qui s'allonge, qui s'allonge, renvers� dans
de l'eau...

Et soudain, au milieu de tout le calme nocturne de ce temple isol� dans
un lac, encore la surprise d'une sorte de grondement fun�bre, encore des
choses qui s'�boulent, de pr�cieuses pierres qui se d�sagr�gent, qui
tombent,--et alors, � la surface de l'eau, mille cernes concentriques se
forment et se d�forment, jouent � se poursuivre, ne finissent plus de
troubler ce miroir, encaiss� dans les granits terribles, o� l'Isis se
regardait tristement...

                   *       *       *       *       *

_P.S._--La noyade de Phil� vient, comme on sait, d'augmenter de
soixante-quinze millions de livres le rendement annuel des terres
environnantes. Encourag�s par ce succ�s, les Anglais vont, l'ann�e
prochaine, �lever encore de six m�tres le barrage du Nil; du coup, le
sanctuaire d'Isis aura compl�tement plong�, la plupart des temples
antiques de la Nubie seront aussi dans l'eau, et des fi�vres infecteront
le pays. Mais cela permettra de faire de si productives plantations de
coton!...




TABLE


                                                    Pages
      I.--MINUIT D'HIVER EN FACE DU GRAND SPHINX        1
     II.--LA MORT DU CAIRE                             15
    III.--MOSQU�ES DU CAIRE                            31
     IV.--LE C�NACLE DES MOMIES                        45
      V.--UN CENTRE D'ISLAM                            67
     VI.--CHEZ LES APIS                                85
    VII.--BANLIEUES DU CAIRE, LA NUIT                 103
   VIII.--CHR�TIENS ARCHA�QUES                        119
     IX.--LA RACE DE BRONZE                           135
      X.--LE TOUT GRACIEUX LUNCHEON                   149
     XI.--LA D�CH�ANCE DU NIL                         171
    XII.--CHEZ LA D�ESSE DE L'AMOUR ET DE LA JOIE     189
   XIII.--LOUXOR MODERNIS�                            207
    XIV.--SOIR DE VINGTI�ME SI�CLE A TH�BES           227
     XV.--A TH�BES, LA NUIT                           243
    XVI.--TH�BES AU SOLEIL                            261
   XVII.--UNE AUDIENCE D'AM�NOPHIS II                 277
  XVIII.--A TH�BES CHEZ L'OGRESSE                     305
    XIX.--LA VILLE PROMPTEMENT EMBELLIE               323
     XX.--LA MORT DE PHIL�                            339




IMP. HENRY MAILLET, 3, RUE DE CHATILLON, PARIS.

10734-1-21






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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

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or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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