Project Gutenberg's La fille du ciel, by Judith Gautier and Pierre Loti

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Title: La fille du ciel
       Drame Chinois

Author: Judith Gautier
        Pierre Loti

Release Date: October 6, 2014 [EBook #47062]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FILLE DU CIEL ***




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LA

FILLE DU CIEL

DRAME CHINOIS

Par

JUDITH GAUTIER & PIERRE LOTI


CALMANN-L�VY, �DITEURS

3, RUE AUBER, 3

1911




AVANT-PROPOS


Pour bien comprendre la Chine, il faut savoir qu'elle porte au coeur
depuis trois cents ans une plaie profonde et toujours saignante.
Lorsque le pays fut conquis par les Tartares Mandchous, l'antique
dynastie des Ming dut c�der le tr�ne � celle des Tsin envahisseurs;
mais la nation chinoise ne cessa ni de la regretter, ni d'attendre son
retour. La r�volution est donc permanente en Chine; c'est un feu qui
couve �ternellement, �clate en incendie dans quelque province, puis
s'�teint pour se rallumer bient�t dans une autre.

L'Empire Jaune est sans doute trop immense pour que les r�volt�s
puissent s'entendre et, par un effort collectif, briser enfin le joug
des Tartares. Plusieurs fois cependant, les Chinois de race furent
tout pr�s de la victoire. Ainsi, il y a une vingtaine d'ann�es, des
�v�nements que l'Europe n'a jamais bien connus, boulevers�rent la
Chine. Les r�volt�s, victorieux pour un temps, proclam�rent � Nang-King
un empereur de sang chinois et de la dynastie des Ming. Il s'appelait
Ron-Tsin-Ts�, ce qui signifie: la Floraison d�finitive, et sa p�riode
fut nomm�e par ses fid�les Ta�-Ping-Tien-Ko, ce qui signifie: l'Empire
de la grande paix c�leste. Il r�gna dix-sept ann�es, concurremment avec
l'empereur tartare de P�kin, et � peine dans l'ombre.

Plus tard, on s'effor�a de supprimer m�me son histoire; les livres qui
la contaient furent confisqu�s et br�l�s, et on d�fendit, sous peine de
mort, de prononcer son nom.

Voici cependant la traduction du passage qui le concerne, dans le
volumineux rapport adress� par le g�n�ral tartare Tsen-Kouan-We� �
l'empereur de P�kin:

�Quand les r�volt�s se soulev�rent dans la province de Kouang-Tong,
dit-il, ils s'�taient empar�s de seize provinces et de six cents
villes. Leur coupable chef et ses criminels amis �taient devenus
formidables. Tous leurs g�n�raux se fortifiaient dans les places qu'ils
avaient prises, et ce n'est qu'apr�s trois ann�es de si�ge que nous
f�mes de nouveau ma�tres de Nang-King. En ce moment, l'arm�e rebelle
comptait plus de cent mille hommes, mais pas un seul ne consentit � se
rendre. D�s qu'ils se jug�rent perdus, ils mirent le feu au palais et
se br�l�rent vifs. Beaucoup de femmes se pendirent, s'�trangl�rent ou
se jet�rent dans les lacs des jardins. Je parvins cependant � faire
prisonni�re une jeune fille et je la pressai de me dire o� �tait leur
empereur, �Il est mort, r�pondit-elle; vaincu, il s'est empoisonn�;
mais aussit�t apr�s on a proclam� empereur son fils Hon-Fo-Tsen.� Elle
me conduisit ensuite � sa tombe, que je donnai l'ordre de briser; on
y trouva en effet l'empereur, qu'enveloppait un linceul de soie jaune
brod� de dragons. Il �tait vieux, chauve, avec une moustache blanche.
Je fis br�ler son cadavre et jeter sa cendre au vent. Nos soldats
d�truisirent tout ce qui restait dans les murs; il y eut trois jours
et trois nuits de tueries et de pillages. Cependant une troupe de
quelques milliers de rebelles, tr�s bien arm�s, r�ussit � s'�chapper
de la ville, apr�s avoir rev�tu les costumes de nos morts, et il est �
craindre que leur nouvel empereur ait pu fuir avec eux.�

Cet empereur Hon-Fo-Tsen, qui, en effet, avait pu s'enfuir de Nang-King,
fut consid�r� par les vrais Chinois comme le souverain l�gitime, et
sa descendance, secr�tement, lui succ�dera vraisemblablement sans
interruption.

Il y a quelques ann�es, un homme tr�s remarquable, qui semblait
incarner la Chine nouvelle, r�va une r�conciliation pacifique et
sinc�re entre les deux races ennemies. (Il avait bien d'autres r�ves
encore, comme par exemple celui de fonder les �tats-Unis du monde.)
Il con�ut le projet, presque irr�alisable, de gagner � ses id�es
l'empereur de P�kin lui-m�me et, avec son concours, de r�former
la Chine, sans verser de sang. Il s'appelait Kan-You-Wey. Pour se
rapprocher de l'empereur, il ouvrit une �cole � P�kin en 1889.

Des rumeurs, mais combien contradictoires, couraient sur la
personnalit� de cet invisible empereur Kouang-Su, gard� en tutelle,
comme captif au fond de ses palais, et si inconnu de tous. Les uns le
disaient bienveillant, lettr�, curieux des choses modernes. Les autres
le repr�sentaient comme faible d'esprit et de corps, livr� � tous les
exc�s et incapable d'agir.

Kan-You-Wey ne voulut croire que la version favorable; il savait
d'ailleurs ce que valaient les ministres de la R�gente, ma�tres, avec
elle, du pouvoir; il plaignait l'imp�riale victime, tout son coeur
allait vers ce souverain, puisqu'il �tait malheureux. Mais comment
l'atteindre, par del� ses quadruples murailles? Comment �veiller
l'attention de la m�lancolique idole?... Kan-You-Wey renouvela dix fois
la tentative, avec un z�le d'ap�tre, et r�ussit enfin, en 1898, gr�ce �
l'un de ses disciples, � placer sous les yeux de l'empereur un m�moire
qu'il avait pr�par�.

Alors le souverain-fant�me se r�veilla; tr�s frapp� par ces id�es
subversives, il voulut qu'elles lui fussent expliqu�es en d�tail et
accorda une audience au novateur; tout de suite il subit l'influence de
ce grand esprit; il fit de lui son ministre, son confident intime, et,
soutenu par ses conseils, il parvint � ressaisir le pouvoir.

C'est � ce moment du r�gne de Kouang-Su que se d�roule notre drame;
l'empereur lui-m�me en est le h�ros, et Kan-You-Wey y figure sous le
nom de Puits-des-bois....

JUDITH GAUTIER ET PIERRE LOTI.




PERSONNAGES


  L'EMPEREUR DE P�KIN, de race tartare et de la dynastie
  des Tsin (30 ans)
  PUITS-DES-BOIS, conseiller de l'Empereur tartare.
  PORTE-FL�CHE  }   seigneurs chinois de la Cour de Nang-King
  PRINCE-FID�LE }
  PRINCE-AIL�.  }
  FILS DU PRINTEMPS, petit empereur chinois de Nang-King (7 ou 8 ans).
  LUMI�RE-VOIL�E, conseiller de l'Imp�ratrice.
  LE GRAND ASTROLOGUE.
  UN G�N�RAL TARTARE.
  LE PEUPLIER, grand mandarin.
  LE ROC        }
  PETIT-SAPIN   }   jardiniers du Palais de Nang-King.
  LE COURB�     }
  LE FORT       }
  DEUX ESPIONS TARTARES.
  DEUX BOURREAUX TARTARES.
  UN EUNUQUE.
  LA FILLE DU CIEL, imp�ratrice de race chinoise et de la
      dynastie des Ming (24 ou 25 ans).
  LOTUS D'OR          }
  CINNAMOME           } filles d'honneur de l'Imp�ratrice.
  TRANQUILLE-�L�GANCE }
  LA PERLE            }
  LA GRANDE MAITRESSE DU PALAIS DE NANG-KING.
  LA GRANDE MAITRESSE DU PALAIS DE P�KIN.
  MARCHANDES DE BONBONS ET DE FLEURS, DES RUES DE P�KIN.
  GRANDS MANDARINS ET GENS DU PEUPLE. SOLDATS CHINOIS ET SOLDATS TARTARES.

_L'action se passe de nos jours en Chine._




ACTE PREMIER




PREMIER TABLEAU


Les jardins du Palais de Nang-King. A gauche, le pavillon
des filles d'honneur, pr�c�d� d'une v�randa enguirland�e.
Entre les arbres et les buissons fleuris, on aper�oit
des toitures de fa�ence jaune, aux angles retrouss�s et
h�riss�s de monstres. Grands c�dres contourn�s. �tangs,
ruisseaux, ponts courbes en marbre et en laque rouge.

Pr�paratifs de f�te. Au fond, des serviteurs plantent des
banni�res, des lances, des insignes de toutes formes. Plus
pr�s, d'autres nettoient le jardin, balaient la pluie de
fleurs tomb�e des arbres. Soleil levant.



SC�NE PREMI�RE


LE ROC, PETIT-SAPIN, LE FORT, LE COURB�, JARDINIERS.

_On entend dans le lointain une cloche et un tambour._


LE ROC, _qui s'arr�te de travailler et pr�te l'oreille._

Entendez-vous la grosse cloche de bronze et le grand
tambour?... Encore un prince qui passe sous le portail
d'honneur, un de plus qui fait son entr�e dans notre palais
de Nang-King.

PETIT-SAPIN

J'entends, oui.... Mais j'aimerais mieux voir....

LE FORT

Les beaux spectacles ne sont pas faits pour nous.

LE ROC

Les c�r�monies n'ont pas besoin de nos regards.

PETIT-SAPIN

Oui, oui, on sait: notre fonction est de travailler �
l'�cart, de pr�parer patiemment la beaut� de la f�te qui ne
sera pas pour nos yeux.

LE FORT

Vas-tu te plaindre?... Chaque �tre doit accepter la place
qui lui �choit dans la vie.

LE ROC

La loi est pour tous. Il y a des animaux fiers et superbes,
des oiseaux qui ont un magnifique plumage. Et il y a aussi
des rats et d'affreux insectes qui r�pugnent.

LE FORT

Il se trouve des rois parmi les arbres et des princesses
parmi les fleurs.

LE ROC

Et beaucoup de pauvres plantes n'ont ni beaut� ni parfum.

PETIT-SAPIN

La pluie les arrose tout de m�me et le soleil les r�chauffe.

LE COURB�

Il arrive aussi que le hasard favorise le plus humble....
Tenez, moi, sans avoir m�rit� pour cela aucun reproche,
j'ai vu ce qu'il m'�tait interdit de voir.

LE FORT

Toi! Tu as vu?

PETIT-SAPIN

Quoi? quoi? Oh! raconte-nous.

LE COURB�

Eh bien ... c'�tait hier, apr�s le coucher du soleil, les
autres travailleurs venaient tous de partir; moi, qui
n'avais pas fini, j'�tais rest� � polir un des grands
lions de marbre, vous savez, au portail d'honneur. Je
travaillais sans me m�fier, quand tout � coup voil� que
le tambour bat, que la cloche tinte, que les veilleurs
descendent de la tour du guet pour ouvrir la grande
porte. Des gardes accourent, et des chefs, et des
ministres. J'entends dire que celui qui arrive est le plus
important de tous les invit�s, le vice-roi des provinces
du Sud. Comment m'�chapper au milieu de tous ces beaux
personnages?... Impossible!... Je me cache derri�re une des
grosses pattes, je me fais tout petit, personne ne prend
garde � moi ... et j'ai vu, j'ai vu, � travers le globe
ajour�, vous savez, que le lion tient sous sa griffe....

PETIT-SAPIN

Toi! tu as vu entrer le vice-roi avec son cort�ge?...

LE COURB�

Oui, moi!... Oh! tant de costumes de soie et d'or! tant
de chevaux qui �taient tout brillants de pierreries! tant
de banni�res! Et des visages terribles, et des regards
effrayants d'orgueil!.... Mais quand il parut, lui, oh!
comme j'ai compris que tout le reste ne comptait plus....
P�le, l'air tr�s las, sur un cheval maintenu par deux
valets.... Un costume simple, mais qui avait l'air plus
riche que ceux des autres.... Il �tait tellement imposant
que mon coeur ne pouvait plus battre dans ma poitrine et il
me sembla que si seulement il tournait vers moi ses yeux,
qui ne regardaient rien, du coup je tomberais mort.

PETIT-SAPIN

Eh bien! vrai! Si rien que pour un vice-roi c'est � ce
point-l�, que serait-ce donc, hein! si on �tait regard� par
l'empereur m�me?

LE COURB�

Non, je vous assure, celui qui ne l'a pas vu, ne peut
pas....

PETIT-SAPIN

Chut! chut! Un officier du palais.



SC�NE II


LES M�MES, PORTE-FL�CHE, OFFICIER DU PALAIS.


PORTE-FL�CHE

Alors, c'est cela, votre travail! En vains bavardages, vous
dissipez les pr�cieuses minutes qui nous restent.

LE COURB�

Le travail s'ach�ve, seigneur.

PORTE-FL�CHE

Il s'ach�ve? Et moi je vois le sol encore tout jonch� de
p�tales et de fleurs mortes.... Ici, surtout, � l'entour du
pavillon des filles d'honneur (_� part_), l� o� s'�panouit
la fleur vivante que j'aime.

LE COURB�

A peine a-t-on fait la place nette que le vent malicieux
secoue les branches, et c'est � recommencer.

PORTE-FL�CHE

Enlevez au moins l�, sur la mousse..., on dirait des
taches, toutes ces fleurs fan�es....



SC�NE III


LES M�MES, LOTUS-D'OR, CINNAMOME, LA PERLE,
TRANQUILLE-�L�GANCE, FILLES D'HONNEUR.

_Elles paraissent, furtivement, sous la v�randa du
pavillon. Lotus-d'Or s'avance lentement et s'accoude � la
balustrade. Porte-Fl�che la contemple avec �motion._


CINNAMOME, _� demi-voix_

J'ai cru reconna�tre la voix du seigneur Porte-Fl�che....

TRANQUILLE-�L�GANCE

Lotus-d'Or l'a reconnue avant toi.

LA PERLE

Toujours ce jeune homme r�de par ici.

TRANQUILLE-�L�GANCE

On sait pourquoi.

CINNAMOME

Voyez, il salue notre compagne comme on salue une reine.

TRANQUILLE-�L�GANCE

N'est-elle pas la reine de son coeur?

PORTE-FL�CHE

La brise du printemps m'effleure et me grise du parfum des
lotus.

TRANQUILLE-�L�GANCE

L'allusion est transparente....

CINNAMOME

On sait que �brise du printemps� signifie amour....

LA PERLE

Et elle s'appelle: Lotus-d'Or!...

LOTUS-D'OR, _� Porte-Fl�che._

Seigneur! j'ai entendu que vous commandiez d'enlever ces
fleurs.... Me suis-je tromp�e?...

PORTE-FL�CHE

J'ai os� �lever la voix pour donner cet ordre ... peut-�tre
vous ai-je d�plu?

LOTUS-D'OR

Oh! non!... mais je veux vous demander gr�ce pour ces
mortes charmantes: laissez-les quelque temps encore former
un tapis au pied de notre pavillon. Arrach�es de leurs
tiges elles sont belles cependant, et embaument.

PORTE-FL�CHE

Quelle gloire pour moi de vous ob�ir! J'envie ces fleurs
qui seront foul�es par vos petits pieds.

            _Il fait signe aux jardiniers de
            s'�loigner._

TRANQUILLE-�L�GANCE, _tirant Lotus-d'Or par la manche._

Assez! Lotus-d'Or! Ce n'est pas convenable d'�couter de
tels propos.

PORTE-FL�CHE

N'avez-vous plus rien � me dire?

TRANQUILLE-�L�GANCE

Allons! viens! Rentrons!

LOTUS-D'OR, _� Tranquille-�l�gance._

Non, attends un peu.... (_A Porte-Fl�che._) Seigneur,
vous le savez, les nouvelles sont lentes � parvenir dans
le quartier des femmes ... et ma curiosit� est bien
impatiente, en ce jour solennel entre tous, o� notre
imp�ratrice va restaurer le tr�ne de la lumineuse dynastie
des Ming et prendre la r�gence de l'Empire. A quelle heure
exactement commence la f�te?... Savez-vous l'ordre des
c�r�monies?

PORTE-FL�CHE

Quelle joie pour moi de pouvoir vous r�pondre. Les crieurs
du Minist�re des Rites ont proclam� hier au soir l'ordre de
la solennit�. J'ai not� ce que j'entendais.

            _Il tire de sa manche un petit
            rouleau de soie._

Je compte en �crire plus tard quelques po�mes. C'est une
date si unique dans les annales de la Chine!...

LOTUS-D'OR

Oh! lisez-nous, seigneur!

            _Les jeunes filles, curieuses, se
            rapprochent._

PORTE-FL�CHE, _lisant._

�En cette journ�e magnifique, o� notre Imp�ratrice,
quittant le deuil de son illustre �poux, va prendre le
pouvoir au nom de son fils, en d�pit de l'usurpateur qui,
depuis trois cents ans, tient la Chine sous le joug:

�Ordre � tous les hauts fonctionnaires du palais, aux
ma�tres des c�r�monies, aux grands secr�taires d'�tat,
aux ministres, aux guerriers, aux princes, aux gardiens
du Sceau Imp�rial, de se tenir pr�ts avant la derni�re
veille de la nuit et de r�unir les objets pr�cieux dont ils
ont la garde, afin de les disposer selon les rites, sur
les six tables d'or, dans le Palais de la Grande Puret�.
L'intendant de la musique placera les orchestres et les
chanteurs sur les galeries et dans la salle du tr�ne.
D�s que la derni�re veille aura sonn�, l'astrologue ira
avertir l'Imp�ratrice que c'est l'heure choisie o� elle
doit monter au temple de ses anc�tres pour faire aux M�nes
augustes les offrandes prescrites. Sa Majest� ne sera
accompagn�e que des princesses et des filles d'honneur.�

TRANQUILLE-�L�GANCE

Nous!... Alors, rentrons, il faut nous pr�parer bient�t.

LOTUS-D'OR

On nous pr�viendra quand il sera temps.

PORTE-FL�CHE, _continuant de lire._

�Du temple des anc�tres au palais de la Grande Puret�, tous
les fonctionnaires, officiers, gardes, secr�taires, feront
la haie sur le passage de l'Imp�ratrice, qui sera port�e
dans un palanquin orn� de dragons et de ph�nix, jusqu'au
pied de l'escalier conduisant � la salle du tr�ne, o� aura
lieu, la grande c�r�monie de l'investiture.�

LOTUS-D'OR

Est-ce que les femmes y assisteront?

PORTE-FL�CHE

Oui; les princesses et les filles d'honneur forment le
cort�ge de l'Imp�ratrice et se groupent autour d'Elle.

LOTUS-D'OR

Ah! je n'�tais pas bien s�re.... C'est cela surtout que je
voulais savoir....

PORTE-FL�CHE

Le jeune empereur sera aupr�s de sa courageuse m�re qui va
r�gner en son nom.... R�gner, vous savez comment! R�gner
dans le myst�re, dans l'angoisse, � travers d'inextricables
obstacles....

LOTUS-D'OR

Tant de coeurs battent pour elle, tant de bras voudraient la
d�fendre....

TRANQUILLE-�L�GANCE

Tous les invit�s sont-ils arriv�s au palais?...

PORTE-FL�CHE

Je le crois.... On a log� le plus puissant d'entre eux, le
vice-roi du Sud, pas bien loin d'ici, dans le pavillon des
Sources Claires. Si les buissons n'�taient pas si touffus,
de votre demeure on verrait l'angle de son toit.

CINNAMOME, _� demi-voix._

J'aimerais apercevoir le prince!...

LOTUS-D'OR

Une question encore, seigneur: un danger prochain ne nous
menace-t-il pas? Des rumeurs viennent sourdement jusqu'�
nous.... Nos provinces reconquises sont-elles s�rement
gard�es?...

PORTE-FL�CHE

H�las! m�me pendant les heures de joie l'inqui�tude nous
mord; h�las! quand l'ar�me d�licieux d'une fleur nous
caresse, il nous faut redouter l'orage qui toujours gronde
� l'horizon!... La gazelle avait un peu de r�pit parce
que le tigre �tait bless�. S'il gu�rit, il se rejettera
aussit�t � la poursuite de sa proie.

LOTUS-D'OR

Quel est le sens de cette image?

PORTE-FL�CHE

C'est que l'empereur tartare, celui qui r�gne � P�kin,
et nous consid�re, nous Chinois d�poss�d�s, comme des
rebelles, vient d'�tre vaincu dans une guerre que lui
ont faite les barbares formidables de l'Occident; �
grand'peine il a obtenu la paix et n'est pas tout � fait
remis de sa d�faite.

LOTUS-D'OR

Ah! oui, le bruit de cette guerre nous �tait venu; mais
quelle en fut donc la cause?

TRANQUILLE-�L�GANCE

Comme la politique l'int�resse....

LA PERLE

Quand c'est ce jeune homme qui renseigne....

PORTE-FL�CHE

La cause en est singuli�re: un prince, parent de
l'usurpateur tartare, a eu la folle id�e de r�unir une
troupe de bandits, sous pr�texte de la jeter contre les
sujets chr�tiens en ex�cration dans le nord de la Chine.
Mais, la horde d�cha�n�e, on n'a pu la retenir; elle s'est
ru�e aussi contre les barbares �trangers, dont la pr�sence
�tait depuis longtemps tol�r�e autour des palais. Alors les
arm�es des nations d'Occident sont venues saccager P�kin,
d'o� l'empereur tartare, avec toute sa cour, s'�tait enfui.

LOTUS-D'OR

Sans doute, il est malheureux pour nous que l'usurpateur
ait obtenu la paix....

PORTE-FL�CHE

Qui sait? La Chine serait tomb�e peut-�tre sous une
domination plus funeste encore....

TRANQUILLE-�L�GANCE

La le�on n'est pas finie?...

LOTUS-D'OR, _se retirant._

Il est temps, seigneur, de nous parer pour la f�te.

PORTE-FL�CHE

C'est vous qui embellirez la parure.

LOTUS-D'OR

Ne vous moquez pas.... Au revoir, seigneur.

PORTE-FL�CHE, _qui voit venir quelqu'un vers la droite._

Oh! rentrez vite!... Votre illustre voisin, le vice-roi du
Sud, se prom�ne dans les jardins et vient de ce c�t�-ci.

TRANQUILLE-�L�GANCE, _baissant un store de bambou._

Si nous pouvions l'apercevoir � travers les stores!...

PORTE-FL�CHE

Adieu! Je dois c�der la place � un aussi noble promeneur.

            _Les jeunes filles rentrent,
            Porte-Fl�che sort rapidement._



SC�NE IV


L'EMPEREUR TARTARE, _d�guis� en vice-roi du Sud_,
PUITS-DES-BOIS, _son ministre._


PUITS-DES-BOIS

Je ne vois personne.... Votre Majest� peut s'avancer.

L'EMPEREUR

�Votre Majest�.... Tu veux donc me perdre?

PUITS-DES-BOIS

Oh! Sire!

L'EMPEREUR

Encore!

PUITS-DES-BOIS

Quand nous sommes seuls, je ne peux m'emp�cher....

L'EMPEREUR

Il le faut.... Derri�re ces stores, tr�s probablement, des
espions nous surveillent.

PUITS-DES-BOIS

Des curieuses plut�t: c'est le pavillon des filles
d'honneur.

L'EMPEREUR

Le pavillon des filles d'honneur!... Alors, il y a aussi
des filles d'honneur! Non, vraiment, je crois r�ver! Je
savais pourtant ce que je venais chercher ici. Qu'en trois
si�cles de r�gne, les empereurs de ma dynastie n'ont jamais
dompt� la sourde r�volte des vaincus, je le savais! Que
dans les provinces du Sud les rebelles n'ont jamais courb�
la t�te, oui, je le savais. Que Nang-King est leur centre
et qu'ici m�me un descendant des Ming a r�gn� pendant
plus de dix-sept ans avant d'�tre an�anti par nos arm�es,
je n'ignorais rien de tout cela.... Mais je croyais que
ce simulacre d'empire �tait plus myst�rieux, plus dans
l'ombre.... Et voici que je trouve un palais aussi beau
que le mien, des gardes, des fonctionnaires, des ministres,
un c�r�monial r�gl� comme dans ma propre cour.... Notre
empire est trop grand, vois-tu pour �tre gouvern� par
une seule t�te.... J'ai voulu voir par mes yeux. J'�tais
pr�par� � toutes les surprises et, cependant, ceci me
d�passe!

            _Il s'assied sur un banc, au pied
            d'un arbre en fleur._

PUITS-DES-BOIS

Ce qui est plus surprenant encore, c'est que vous soyez
ici, vous, � l'insu de tous; ici, chez vos implacables
ennemis, et v�tu � la mode d'il y a trois cents ans!...

L'EMPEREUR

Il est heureux que ce vice-roi du Sud, dont j'ai pris la
place, soit de ma taille.... Que peut-il penser de cette
aventure, dans le navire o� on me le garde prisonnier? Que
se figure-t-il, hein?...

PUITS-DES-BOIS

Tout, plut�t que la v�rit�.

L'EMPEREUR

S'il s'�chappait pourtant, serais-je assez perdu?

PUITS-DES-BOIS

Mon coeur est comme pris dans un �tau.... Ne l'�tes-vous
pas, de toutes fa�ons, perdu?...

L'EMPEREUR

Tais-toi. Apr�s tout, qu'est-ce que j'ai donc � risquer,
moi? Ma vie? A l'ombre de ce tr�ne, dont on m'�carte,
n'est-elle pas une interminable agonie? Ah! de quel poids
m'�crasent les heures lentes qui tombent!... Qui dira
l'horreur de cette stagnation molle, de cette solitude
oisive? Oh! la rage qui d�vaste l'�me, quand on est le
Ma�tre, et que l'on n'a aucun pouvoir!... Si je trouve
ici la mort, je serai encore heureux mille fois d'�tre
venu! Toute ma triste existence ant�rieure ne vaut pas
ces quelques jours de fuite et de voyage, l'ivresse de
m'�tre �chapp�, d'avoir rompu, pour un temps, toute cette
trame grise et soyeuse qui m'emprisonnait. Oh! agir! Agir
au soleil, agir comme un homme, entreprendre une action
t�m�raire qui, si je meurs, au moins, restera pour honorer
ma m�moire!

PUITS-DES-BOIS

Vous �tes grand, vous �tes noble, vous �tes intr�pide; mais
moi, qui ne suis rien, j'ai le droit de trembler!...

L'EMPEREUR

C'est toi, pourtant, qui as �veill� mon esprit, qui l'as
tir� de sa torpeur mortelle; c'est toi qui m'as insuffl�
la volont� et la force. N'as-tu pas approuv� mon projet?
N'as-tu pas trouv� noble, et digne d'un sage, le r�ve dont
je m'enivrais?

PUITS-DES-BOIS, _s'agenouillant aupr�s de l'Empereur._

J'ai cri� d'enthousiasme, j'ai pleur� d'�motion, quand
j'ai compris votre sublime pens�e.... Mais c'est un
r�ve impossible et, vouloir le r�aliser, est une folie,
g�n�reuse autant que vaine! J'ai peur pour vous, Sire, mon
bien-aim� ma�tre, j'ai peur!...

L'EMPEREUR

Peur de quoi?... Jusqu'� ce jour, tout ce que j'avais
imagin� ne s'est-il pas accompli comme par enchantement?

PUITS-DES-BOIS

Jusqu'� ce jour, oui, je ne dis pas non!

L'EMPEREUR

Ma sortie du palais, qui semblait si p�rilleuse:
aucun obstacle!... Toi, mon cher ministre, dans ton
palanquin officiel, moi � tes c�t�s sous le costume de
ton secr�taire! Je souriais, t'en souviens-tu? comme un
�colier qui prend la clef des champs; j'avais l'air trop
joyeux, cela te faisait peur.... Et lui, ton pauvre petit
secr�taire, ton �l�ve, presque ton fils, consentant �
prendre ma place, dans mon lit aux soies fun�bres, au
fond de ma chambre s�pulcrale, grill�e, mur�e, remur�e,
o� l'on �touffe � respirer des parfums trop suaves!... Si
j'en r�chappe, que pourrai-je bien faire pour reconna�tre
ce d�vouement prodigieux: s'�tre substitu� au martyr que
j'�tais, �tre entr� dans la momie d'un Empereur de Chine!

PUITS-DES-BOIS

Ce r�le, saura-t-il le tenir?

L'EMPEREUR

Ah! c'est un r�le ais�, que celui de souverain, dans ma
triste chambre close: dormir, lire ou m�diter; se garder de
rien faire de plus.... J'ai employ� l'arme dont on se sert
si souvent contre moi: on m'accuse d'�tre malade, quand je
ne le suis pas; cette fois je pr�tends l'�tre, qui osera ne
pas le croire?

PUITS-DES-BOIS

Et le m�decin, qui soigne ce faux empereur, �tes-vous s�r
au moins de sa fid�lit�?

L'EMPEREUR

Mon m�decin? quel int�r�t aurait-il � trahir? Il croit �
quelque exp�dition galante et je lui ai promis une province
si mon absence n'est pas d�couverte. Il veille sur son
malade et interdit s�v�rement � quiconque de l'approcher.

PUITS-DES-BOIS

C'est admirable!...

L'EMPEREUR

M�me dans ma ville de P�kin, qui donc risquait de me
reconna�tre, puisque aucun de mes sujets n'a jamais aper�u
mon visage.... Ah! cela rend la fuite ais�e, d'�tre un
empereur invisible!... Et une fois sur le vaisseau, fr�t�
par tes soins, te rappelles-tu, quelle ivresse de s'envoler
dans l'espace, l�gers comme les nuages de fum�e que
d�roulait notre course!...

PUITS-DES-BOIS

C'est vrai, l'enl�vement du vice-roi et de ses compagnons
�tait un point plus dangereux encore, mais nos matelots
s'en sont tir�s comme � miracle! Les immortels sont avec
vous, Majest�!

L'EMPEREUR

Pauvre petit vice-roi! Et l'escorte qui venait � sa
rencontre, ne l'ayant jamais vu non plus, rien d'aussi
simple que d'�tre pris pour lui. Je te dis, Puits-des-Bois,
tout cela ne pouvait qu'�tre d'une facilit� enfantine!

PUITS-DES-BOIS

Sire, vous auriez compos� des romans d'aventure mieux
encore que l'illustre Lo-Kouan-Tson.

L'EMPEREUR

Que veux-tu! on ne m'a laiss� que deux choses dans ma
solitude magnifique: l'amour et l'opium. L'opium exalte
l'imagination, et j'ai eu tout le loisir d'�chafauder des
projets.

PUITS-DES-BOIS

Moi, je construis l'avenir dans des �crits, proph�tiques
peut-�tre, mais je laisse aux g�n�rations prochaines le
soin d'accomplir l'oeuvre. Tandis que vous, c'est votre
propre sang que vous offrez en sacrifice, pour fl�chir la
haine invincible. Les immortels se pencheront vers vous,
comme vers leur �gal; mais ceux-l� m�mes que vous voulez
combler de vos bienfaits, vous serez d�chir� par eux!

L'EMPEREUR

Qui sait! La haine souvent c�de � l'amour....

PUITS-DES-BOIS

Pas celle-l�, pas cette haine s�culaire, que rien n'a pu
amollir et qui, pendant ces trois cents ans, n'a pas connu
m�me une faiblesse amoureuse: jamais un Tartare ne s'est
uni � une Chinoise, jamais un Chinois n'a aim� une femme
tartare et, voyez, depuis trois ans, que, par un d�cret,
vous avez autoris� les mariages entre les deux races,
personne n'a us� de la permission.

L'EMPEREUR

Si! Il y a eu un mariage....

PUITS-DES-BOIS

Un mariage! Un de vos courtisans pour vous plaire a �pous�
la fille d'un de vos ministres, et rappelez-vous de combien
de faveurs vous avez d� payer un acte aussi m�ritoire.

L'EMPEREUR

Toi, pourtant, tu es Chinois et je veux croire que tu
m'aimes un peu.

PUITS-DES-BOIS

Pour moi seul, vous avez laiss� rayonner la lumi�re de
votre �me, et j'ai d'ailleurs rejet� tous les pr�jug�s qui
entravent la vie: je vous aime et je vous admire.

L'EMPEREUR

Eh bien! c'est d�j� ma r�compense....

PUITS-DES-BOIS

On vient par l�! Prenons garde....



SC�NE V


_De l�gers palanquins, port�s chacun par deux hommes,
s'arr�tent devant le pavillon. Deux intendants les
accompagnent et montent l'escalier._


PUITS-DES-BOIS

Des eunuques qui, sans doute, viennent chercher les filles
d'honneur.

L'EMPEREUR

Je croyais qu'il �tait interdit d'employer des eunuques,
hors de mon palais de P�kin.

PUITS-DES-BOIS

On se permet tout, dans le palais de Nang-King.

            _Ils s'�cartent un peu, tandis que
            les jeunes filles descendent._



SC�NE VI


LES M�MES, LOTUS-D'OR, TRANQUILLE-�L�GANCE, LA PERLE,
CINNAMOME, LES EUNUQUES.


TRANQUILLE-�L�GANCE, _bas � Lotus-d'Or._

Ces seigneurs sont l� encore.

LOTUS-D'OR

Ils ont grand air.

LA PERLE

Ils nous regardent � la d�rob�e.

CINNAMOME

Feignons de ne pas les voir.

L'EUNUQUE

L'Imp�ratrice va sortir de son palais. Vous bavarderez
demain.

TRANQUILLE-�L�GANCE

Si nous sommes en retard, c'est ta faute.

LA PERLE

Il fallait nous pr�venir plus t�t.

L'EUNUQUE

Vite, vite; la derni�re veille va sonner....

            _Elles montent dans les palanquins,
            qui s'�loignent � la file, pr�c�d�s
            et suivis d'un eunuque._



SC�NE VII


L'EMPEREUR, PUITS-DES-BOIS.


PUITS-DES-BOIS

Elles sont gentilles.

L'EMPEREUR

Et si gracieusement v�tues! Cela me donne � regretter que
mes anc�tres conqu�rants aient impos� au peuple le costume
tartare. Ces v�tements chinois sont tellement plus jolis!

PUITS-DES-BOIS

Ils rendent la femme plus souple et plus fine.

L'EMPEREUR

Est-ce que dans la ville tous les habitants ont repris la
mode antique?

PUITS-DES-BOIS

Dans leurs maisons, c'est tr�s probable; en public, dans
les rues, ils dissimulent encore.

L'EMPEREUR

Le vice-roi, que j'entretiens ici, ne doit rien ignorer de
tout cela; comment ne sommes-nous pas mieux avertis?

PUITS-DES-BOIS

Votre vice-roi, Sire, n'est pas un Tartare, mais un
Chinois, autant dire qu'il fait cause commune avec les
rebelles. Cependant � P�kin, en dehors de votre palais
d'�ternel silence, on sait � peu pr�s ce qui se passe.
Tandis que vous r�vez la paix d�finitive, on pr�pare la
guerre.

L'EMPEREUR

H�las!...

            _On entend sonner, alternativement,
            la trompe, le claquebois et le
            gong, frappant chaque fois cinq
            coups. Bient�t les sonneurs passent,
            lentement._

PUITS-DES-BOIS

La cinqui�me veille.

L'EMPEREUR

Faut-il rentrer?

PUITS-DES-BOIS

Pas encore. L'Imp�ratrice va se rendre au temple de ses
anc�tres, cela nous donne du temps.

L'EMPEREUR

L'Imp�ratrice!... Dans quelques instants je la verrai!
L'image que je m'en suis faite sera d�truite par la figure
r�elle.... Ah! elle ne se doute gu�re, cette femme, pour
qui je dois �tre l'�pouvantail supr�me, elle ne se doute
pas que, depuis des mois, elle emplit toutes mes pens�es,
qu'elle seule hante mes veill�es solitaires. Oh! si elle
savait que l'Empereur-fant�me, s�questr� l�-bas dans le
palais de P�kin, �crivait chaque nuit des po�mes en son
honneur....

PUITS-DES-BOIS

On la dit belle et charmante; mais ce sont, peut-�tre,
paroles de courtisans.

L'EMPEREUR

Si elle ne l'est pas, mon sacrifice n'en deviendra que plus
m�ritoire....

PUITS-DES-BOIS

Oh!... Venez l�, c'est elle! Elle traverse les jardins et,
comme il n'y a personne, son palanquin est grand ouvert.

L'EMPEREUR

Ah! (_A travers les buissons en fleurs il regarde
ardemment. On entend la musique d'une marche._) Mais je
la reconnais, ami, cette femme!... belle et touchante,
majestueuse et fragile, fleur rare, fleur imp�riale....
Ami, que penses-tu de ce pr�sage: elle est telle,
absolument, que je l'avais vue, refl�t�e dans le miroir des
songes....

PUITS-DES-BOIS

Les regards du dragon traversent l'espace.

L'EMPEREUR _regagne le banc, appuy� sur Puits-des-Bois, et
s'y laisse tomber, presque d�faillant._

Vois comme l'�motion brise mes forces....

PUITS-DES-BOIS

Vous �tes comme la lyre sacr�e dont les cordes fr�missent
au moindre souffle.



SC�NE VIII


LES M�MES, LE PETIT EMPEREUR DE NANG-KING, _un enfant de
sept � huit ans, qui entre en jouant au volant avec ses
mains, ses pieds, ses coudes, en de tr�s gracieux gestes.
Des femmes suivent. Deux serviteurs restent au fond._


PREMI�RE FEMME, _qui veut reprendre le volant._

Sire, prenez garde de trop vous �chauffer.

L'ENFANT

Non, non, donne! Je veux jouer encore!

DEUXI�ME FEMME, _s'approchant respectueusement de
l'Empereur tartare._

Seigneur, il n'est pas convenable de demeurer en la
pr�sence de Sa Majest�, notre jeune Empereur.

L'EMPEREUR

C'est lui!...

            _Le volant du petit Empereur de
            Nang-King vient tomber sur les genoux
            du grand Empereur, qui le prend entre
            ses doigts._

L'ENFANT, _� la deuxi�me femme._

Laisse-le assis l�, je le veux. Tu vois bien qu'il est
malade! (_A l'Empereur._) Pourquoi es-tu si p�le? Tu t'es
fait mal?

L'EMPEREUR

Non.... Sire.... C'est une �motion qui m'a fait p�lir.

L'ENFANT

Laquelle?

L'EMPEREUR

Celle de vous voir, peut-�tre.

L'ENFANT

C'est pour rire.... Trouves-tu que je joue bien au volant?

L'EMPEREUR

Avec une gr�ce infinie.

L'ENFANT

Tout � l'heure, pendant la c�r�monie, il va falloir se
tenir bien tranquille; alors je me remue beaucoup, pour
avoir de la patience apr�s.... Tu comprends?

L'EMPEREUR, _lui tendant le volant._

Voulez-vous continuer le jeu?

L'ENFANT

Non, garde-le. Tu le donneras, de ma part, � ton fils.

L'EMPEREUR

Je n'ai pas de fils.

L'ENFANT

Oh! que c'est triste! Eh bien! garde-le tout de m�me, en
souvenir d'un enfant qui, lui, n'a plus de p�re....

L'EMPEREUR

Merci! (_D�tachant un bijou de sa ceinture._) Prenez, en
�change, ce bijou, en m�moire d'un homme dont le plus grand
d�sir serait de vous avoir pour fils....

L'ENFANT

Oh! merci!...

PREMI�RE FEMME

Venez, Sire, il est temps.

L'ENFANT

C'est un petit dragon, un dragon imp�rial, je le connais
mal.... Mais comment l'avais-tu sur toi? Tu n'as pas le
droit de le porter?... Sois tranquille, je ne dirai rien.
Au revoir!...

L'EMPEREUR

Au revoir!...

            _L'enfant s'en va en courant, suivi
            des femmes. L'Empereur remonte un
            peu, pour le voir plus longtemps._



SC�NE IX


L'EMPEREUR, PUITS-DES-BOIS.


PUITS-DES-BOIS

Vous voil� encore tout vibrant....

L'EMPEREUR

C'est un trouble plein de douceur.... Ne dirait-on pas que
le ciel m'approuve et veut me seconder? Cet enfant, qui
vient � moi, prend ma d�fense, s'inqui�te de ma p�leur, qui
me donne son jouet!... Ah! qu'il m'est pr�cieux, ce l�ger
cadeau!...

PUITS-DES-BOIS

Oui, je l'ai subie comme vous, l'�motion impr�vue de cette
rencontre.... Mais laissez le calme descendre dans votre
�me. Vous avez besoin de tout votre sang-froid, pour ne pas
vous trahir, pendant cette c�r�monie de l'investiture, o�,
cette fois, vous ne jouez pas le premier r�le. Songez aux
trois agenouillements, aux neuf prosternations; vous n'�tes
gu�re accoutum� � vous y soumettre.

L'EMPEREUR

Mais j'en connais les nuances mieux que personne, moi qui
suis condamn� � voir toujours l'homme prostern� � mes
pieds, et battant le sol du front....

            _Des officiers, des gardes, des
            h�rauts d'armes, commencent �
            s'agiter, au fond de la sc�ne, et �
            se ranger en haie. On d�ploie les
            banni�res. Les chefs crient des
            ordres._

PUITS-DES-BOIS

Rentrons! Il est temps, puisque vous voulez repasser
votre discours.... Surtout, Sire, n'y changez rien; je
crains tant que vous vous trahissiez par quelques paroles
imprudentes.

L'EMPEREUR

Je le trouve trop banal, ce discours ... depuis que je l'ai
vue, Elle!... J'en improviserai un autre....

PUITS-DES-BOIS

Oh! non, je vous en supplie! Vous pourriez vous troubler,
rester court, ou plut�t vous laisser entra�ner plus qu'il
ne serait raisonnable....

L'EMPEREUR

Tu me pr�pareras une pipe d'opium, alors tout sera clair et
facile pour mon esprit.

PUITS-DES-BOIS

Oh! vous aviez promis de renoncer � ce poison! Vous pavez
pourtant qu'il a �t� le grand destructeur de vos �nergies
et de votre volont�! L'exaltation qu'il vous communique,
vous savez bien de quel accablement il faut la payer apr�s!

L'EMPEREUR

Viens, viens! Une bouff�e seulement. Je te jure que ce sera
la derni�re.

            _Ils s'�loignent. Des appels de
            trompettes, des cris de commandement,
            tandis que le rideau se ferme._




DEUXI�ME TABLEAU


La salle du tr�ne, au palais de Nang-King, vue de biais.
L'Imp�ratrice et le tr�ne, sur lequel elle est assise, se
pr�sentent de profil. Le petit Empereur est assis pr�s
d'elle. Le tr�ne est sur�lev� de plusieurs marches; les
filles d'honneur sont derri�re l'Imp�ratrice, tenant au
bout de hampes les grands �crans de plumes. Les gardes
du corps sont rang�s sur les marches du tr�ne et portent
des encensoirs o� fume de l'encens du Thibet. Tous les
mandarins, tous les dignitaires et officiers sont rang�s
en ordre et debout. Au fond de la sc�ne, � travers une
colonnade, on aper�oit, sur des galeries ext�rieures,
des instruments de musique, des musiciens et des
choristes; on aper�oit aussi le palanquin � dragons d'or
de l'Imp�ratrice. Au dehors, des foules que l'on doit
deviner et vaguement apercevoir. En face du tr�ne, sur une
estrade, des danseurs, costum�s en guerriers et arm�s, se
tiennent immobiles. Toute l'assistance est debout, sauf
l'Imp�ratrice et le petit Empereur son fils.



SC�NE PREMI�RE


LA FOULE, L'EMPEREUR TARTARE _et_ PUITS-DES-BOIS, _d�guis�s
toujours, mais en grand costume_. PRINCE-FID�LE.


LA FOULE, _cri chant�._

     Dix mille ann�es! Dix mille ann�es!
     Qu'il vive heureux notre roi!
     Qu'il vive heureux et longtemps!
     Dix mille ann�es! Dix mille ann�es!

            _La musique continue au fond de la
            sc�ne._

L'EMPEREUR TARTARE, _sur le devant de la sc�ne, bas �
Puits-des-Bois._

Ce vieux palais est infiniment plus joli que le mien, d'un
art plus exquis et plus pur.

PUITS-DES-BOIS, _bas aussi._

Notre art chinois, Sire, dans toute sa puret� ancienne.

L'EMPEREUR, _souriant._

Vous �tes rest�s nos ma�tres en toutes choses; aupr�s de
vous, nous ne sommes toujours que des barbares, nous les
conqu�rants et les envahisseurs.... Que ce soit l'unique
gloire de mon r�gne, de restaurer la noble tradition
chinoise, en fusionnant nos deux peuples pour jamais....

PUITS-DES-BOIS

Ne parlons pas trop, � mon bien-aim� ma�tre; on nous
observe.... Et puis n'oubliez pas qu'il va falloir vous
prosterner....

L'EMPEREUR

Devant Elle! Oh! cela me sera bien facile.

PUITS-DES-BOIS

Et votre discours, de gr�ce, faites-le tout � l'heure
correct et banal.... Le charme, qu'Elle semble exercer sur
vous, d�j� m'�pouvante....

CHOEUR, _chant� au fond de la sc�ne._

     Du haut du ciel tournez les yeux[1],
     Vers ce palais, � mes a�eux!
     Moi, votre fils, �lu des dieux,
     Je monte au tr�ne glorieux.

            _Les danseurs ex�cutent trois
            �volutions de la danse rituelle dite:
            danse de la plume et de la fl�te._

CHOEUR, _chant� au fond de la sc�ne._

     Que votre esprit, votre valeur
     Et vos vertus guident mon coeur!
     Je triompherai du malheur
     Et des m�chants serai vainqueur.

            _Les danseurs �voluent encore trois
            fois._


CHOEUR, _chant� au fond de la sc�ne._

     Sur l'�tendard, dans le ciel pur,
     Le dragon d'or baigne en l'azur,
     Sous son abri, puissant et s�r,
     Je ferai grand le temps futur!

            _Les danseurs ex�cutent les trois
            derni�res �volutions._

            _Musique._

_Le ma�tre des c�r�monies s'approche du garde des Sceaux,
le salue et du geste l'invite � le suivre. Il le conduit
� une table d'or plac�e au fond. Le garde des Sceaux,
apr�s avoir ploy� le genou, prend sur cette table, pos�
dans un plateau, le grand sceau de l'Empire. Le ma�tre
des c�r�monies le conduit jusqu'au pied du tr�ne, puis
se retire. Le garde des Sceaux ploie un genou et offre
le sceau � Prince-Fid�le. Quand Prince-Fid�le l'a pris,
le garde des Sceaux s'agenouille devant le tr�ne, fait
trois prosternements, se rel�ve et se retire � reculons.
Prince-Fid�le ploie un genou et �l�ve � deux mains vers
l'Imp�ratrice le grand sceau d'or, puis il se rel�ve._

            _La musique cesse._

PRINCE-FID�LE, _� l'Imp�ratrice._

Au nom de tous les princes ici assembl�s, au nom du peuple
fid�le et de l'arm�e pr�te � mourir pour la Dynastie
Lumineuse, je pr�sente � Votre Majest� le tr�sor sacr�
entre tous, le d�p�t sans prix que vos anc�tres se sont
transmis de g�n�ration en g�n�ration, le symbole de la
Toute-Puissance, le grand Sceau de l'�tat. En vous le
remettant, nous vous reconnaissons comme souveraine de
l'Empire, pendant la minorit� de votre fils bien-aim�.
Acceptez le mandat du ciel avec recueillement et pi�t�....

            _Deux filles d'honneur descendent les
            marches du tr�ne, viennent prendre
            le plateau et vont le d�poser sur
            une autre table toute proche de
            l'Imp�ratrice._

PRINCE-FID�LE

O fille du Ciel, que nous jurons de fid�lement servir!
Pour achever l'oeuvre de vos anc�tres d�ifi�s, n'oubliez
jamais les dix pr�ceptes, qui sont la r�gle de conduite des
souverains. Tels qu'ils furent grav�s, ici, dans le jade
pr�cieux, mon devoir est de vous les relire en ce jour et
devant tous.

            _Lisant sur un bloc de jade qu'on lui
            pr�sente._

     Craindre le ciel.
     Aimer le peuple.
     �lever l'esprit.
     Cultiver les sciences.
     Honorer le m�rite.
     �couter les conseils.
     Diminuer les imp�ts.
     Adoucir les lois.
     �pargner le tr�sor
     Fuir l'entra�nement des sens.

En ob�issant � ces commandements, on est assur� de suivre
la voie droite; mais il faut s'y avancer sans distraction
ni d�faillance. O notre souveraine, soyez attentive et
anxieuse, comme si, � toutes les heures de votre vie, vous
portiez une coupe trop emplie d'eau, dont pas une goutte ne
doit se perdre. Faites ainsi, alors votre oeuvre sera juste
et votre dynastie ne finira jamais....

TOUS

     Dix mille ann�es! Dix mille ann�es!

            _L'orchestre joue. Prince-Fid�le
            s'agenouille, fait trois
            prosternements, se rel�ve, puis
            retourne � sa place. La musique
            cesse, un grand silence s'�tablit,
            l'Imp�ratrice se l�ve._



SC�NE II


L'IMP�RATRICE, LA FOULE.


L'IMP�RATRICE

�claire-moi, � divine Raison! Esprits de mes anc�tres,
descendez en mon esprit, soutenez ma faiblesse, fortifiez
mon coeur!...

Ce sceptre, trop lourd encore pour les mains fr�les de mon
bien-aim� fils, mes mains de femme auront-elles la force
de le porter assez haut?... Du moins elles ne trembleront
pas; elles le tiendront d'une �treinte constante, que la
mort seule pourra desserrer. Et vous m'aiderez, tous, mes
fid�les, vous m'aiderez de vos conseils, de vos sagesses et
de vos courages.

Le nom indiqu� par le Livre des Si�cles pour le r�gne du
dernier descendant de la Dynastie Lumineuse est: la Grande
Concorde d�finitive. Mais qu'elle semble encore lointaine,
h�las! cette concorde, annonc�e depuis les vieux temps
de notre histoire, et que nos coeurs meurtris appellent
de tous leurs voeux! Au lieu de ce r�ve de l'avenir, nous
avons le pr�sent terrible, l'incertitude, l'instabilit�, la
guerre! Et cet Empire dont vous me proclamez souveraine,
il faudra, chaque jour, en refaire la conqu�te; lambeau par
lambeau, l'arracher au ravisseur....

Oh! que de sang, depuis trois si�cles! C'est un flot
empourpr� de sang, qui soutient le navire charg� de nos
nobles espoirs!... Il est ballott�, il fuit devant la
temp�te, ce navire aux flancs rougis, mais il ne peut
pas faire naufrage, car il porte la justice et le droit;
un jour, il jettera l'ancre dans le port pacifique, la
Dynastie Lumineuse sera r�tablie � jamais,--et tous nos
morts, dont les d�bris jonchent la terre, dont les �mes
emplissent au-dessus de nous les nuages, nos innombrables
morts auront ainsi leur vengeance magnifique et recevront
le prix de leur martyre.

Comme vous tous qui �tes ici, je voue ma vie � cette cause
sacr�e; mais il ne suffit pas de mourir sans regret, il
faut combattre � outrance, nous d�fendre jusqu'au dernier
souffle, afin que notre mort soit f�conde.

Pour reconqu�rir notre patrie, pour briser le joug qui
la d�shonore, faisons notre coeur intr�pide, notre �me
implacable. Ni piti�, ni merci pour le Tartare; que jamais
ne s'apaise notre h�ro�que col�re, notre sainte haine!...

Envers tous les autres vivants, nous connaissons nos
devoirs: bienveillance, compassion, charit�. Quels que
soient les hommes, d'o� qu'ils viennent, du Midi, du
Nord, de l'Occident avide, � tous ceux qui se diront
amis, tendons des mains fraternelles, selon l'imm�moriale
tradition que, seuls, nos envahisseurs ont viol�e!

Je jure, devant vous, � M�nes de mes anc�tres, et devant
vous, � mes sujets bien-aim�s, je jure de veiller
s�v�rement sur moi-m�me, de m'appliquer � ne manquer �
aucun de mes devoirs, d'�tre attentive et anxieuse comme
si je portais entre mes mains une coupe trop remplie, dont
l'eau ne doit pas �tre renvers�e; je jure d'affronter
la t�te haute les menaces de l'avenir, de subir avec
r�signation la destin�e cruelle et de ne pas ciller des
paupi�res m�me devant le glaive lev� sur moi!

            _Elle se rassied sur le tr�ne._

TOUS

     Dix mille ann�es! Dix mille ann�es!

            _La musique reprend au fond de la
            sc�ne. Sur un signe du ma�tre des
            c�r�monies, les mandarins quittent
            leurs places et viennent se ranger en
            plusieurs lignes au pied du tr�ne._

DEUX H�RAUTS

Agenouillez-vous!

D'AUTRES H�RAUTS, _sur les portes, r�p�tant le m�me ordre �
la foule qui est sur les terrasses et dans les cours_

Agenouillez-vous!

            _Tous les mandarins s'agenouillent en
            m�me temps._

LES H�RAUTS

Prosternez-vous!

LES H�RAUTS DES PORTES

Prosternez-vous!

            _Tous les mandarins se prosternent
            par trois fois en approchant leur
            front du sol trois fois par chaque
            prosternement._

LES H�RAUTS

Relevez-vous!

LES H�RAUTS DES PORTES

Relevez-vous!

            _Tous les mandarins se rel�vent et
            regagnent leur places._

UN H�RAUT

Que le vice-roi du Sud, au nom de tous, r�ponde � Sa
Majest�.

            _Le ma�tre des c�r�monies s'approche
            de l'Empereur tartare et le guide
            vers le tr�ne. Le petit Empereur
            de Nang-King �change des signes
            avec l'Empereur tartare; il lui
            montre le dragon d'or, suspendu
            � son cou, tandis que l'Empereur
            tartare lui fait voir un coin du
            volant, cach� sur sa poitrine.
            L'Imp�ratrice, surprise, interroge
            son fils du regard. L'enfant sourit
            myst�rieusement, et se presse contre
            elle. L'Empereur tartare contemple
            d'abord l'Imp�ratrice, puis,
            lentement se prosterne. Il se rel�ve.
            La musique cesse._

L'EMPEREUR

O divine Majest�! Moi, votre esclave, et en ce moment
l'un des premiers dignitaires de votre cour, pourquoi
donc suis-je si peu de chose? Pourquoi est-elle st�rile,
ma volont� fervente de cr�er sous vos pas une route unie
et triomphale?... Oh! devant mon impuissance � dompter
le sort mena�ant, quel tumulte de d�sirs et de col�re
bouleverse mon �me!...

Et pourtant, voici que le c�leste rayonnement de votre
pr�sence m'illumine et m'inspire. Une lumi�re �clatante,
qui �mane de Votre Majest�, semble traverser les nuages des
horizons, percer les t�n�bres ... et je vous vois, l�-bas,
dans la grande ville des Tsins!... je vous vois assise et
toute-puissante, sur le tr�ne m�me de l'Empereur tartare;
l'immense empire, indivis et calm�, �tendu sous vos pieds
comme un tapis de gloire!...

Non, la destin�e ne pourra pas vous �tre cruelle; devant
votre personne sacr�e, ses armes se briseront. Pour
certains �tres, � ce point sup�rieurs au niveau commun, les
lois du ciel et du monde ne semblent-elles pas toujours
fl�chir?... Souvenez-vous de cette favorite, si belle, qui
jadis subjugua l'un des souverains vos a�eux: quand vint
le jour o�, d�chue de la faveur imp�riale, elle fut livr�e
aux bourreaux, tranquille, elle les regarda, et d�s qu'ils
brandirent leurs sabres, pour toute d�fense elle sourit.
Alors, ils jet�rent leurs armes � ses pieds, car aucun ne
se sentit le courage d'�teindre ce radieux sourire.

            _Une rumeur d'�tonnement contenu
            parcourt la foule qui s'agite._

Ainsi vous d�sarmerez le destin, et vos plus redoutables
adversaires ploieront le genou devant vous....

            _Ce disant, il s'agenouille._

L'IMP�RATRICE, _apr�s un instant de stupeur et de silence,
sans se lever du tr�ne._

Merci, mon noble sujet. Vos paroles audacieuses nous ont
surprise, mais nous ont aussi charm�e. Les tragiques
circonstances de notre investiture excusent d'ailleurs les
pens�es ardentes, les discours exceptionnels; et votre
vision proph�tique nous a �mue ... tr�s profond�ment....
Merci � vous, merci � tous!

            _L'Empereur tartare se rel�ve et
            regagne sa place. Musique. Marche.
            L'Imp�ratrice descend lentement de
            son tr�ne, le cort�ge se forme � sa
            suite et traverse la sc�ne; Elle
            atteint l'ouverture de la terrasse
            o� l'attend son palanquin � dragons
            d'or. Tous les assistants, sans
            quitter leurs places, s'agenouillent
            et se prosternent._

CHOEUR, _chant� au fond de la sc�ne._

     Que le bonheur et la paix[2].
     Ici r�gnent � jamais
     O ciel, exauce nos souhaits!
     Accorde-nous tes bienfaits:
     La douce pluie, le vent frais.
     Que jusqu'au s�jour des dieux
     S'�l�vent nos chants pieux....

TOUS, _interrompant le choeur chant�._

     Dix mille ann�es! Dix mille ann�es!

            _Le grand tambour et la cloche
            sonnent alternativement. Le rideau
            tombe._


[1] Ces vers qui ont la longueur voulue pour �tre chant�s
avec la musique traditionnelle, sont une traduction de
l'hymne chinois.

[2] Traduction de l'hymne chinois.




ACTE DEUXI�ME


D�cor tout en blancheurs de marbre, au clair de lune. Au
milieu de la sc�ne, tr�s en recul et sur�lev� par des
terrasses de marbre blanc, le pavillon de l'Imp�ratrice:
toits courbes, orn�s de monstres et de clochettes. On monte
� ces terrasses par un �sentier imp�rial� qui occupe le
centre du d�cor et qui se compose d'un plan inclin� en
marbre blanc sur lequel un immense dragon est sculpt� en
bas-relief. On y monte aussi par deux escaliers de marbre
blanc, sym�triques de chaque c�t� du sentier imp�rial; ces
escaliers sont bord�s de b�tes en bronze et en jade, et
de grands br�le-parfums sur des socles de marbre blanc.
Kiosques lat�raux et sym�triques de chaque c�t� de la
sc�ne; toits courbes, comme celui du pavillon, orn�s de
clochettes et de monstres.

Au lever du rideau, la sc�ne est vide; la brise fait tinter
les clochettes, suspendues aux angles des toits.



SC�NE PREMI�RE


L'IMP�RATRICE ET QUATRE SUIVANTES.


_L'imp�ratrice sort du pavillon et s'avance lentement au
bord de la terrasse, les yeux lev�s � la lune. Quatre
suivantes sortent apr�s elle, mais restent en arri�re._

L'IMP�RATRICE, _arr�t�e en haut du sentier imp�rial._

O nuit enchant�e! Pure lumi�re! Frais silence!... �toiles
diamantines, enveloppez-moi de vos scintillements,
et toi, lune p�le, prends-moi dans tes rayons bleus;
calmez mon �me, �teignez ma fi�vre!... (_Elle commence
de descendre par le sentier imp�rial deux des suivantes
descendent aussi, l'une par l'escalier de gauche, l'autre
par l'escalier de droite, r�glant leur marche sur
l'Imp�ratrice, qui reste isol�e au milieu._) Le r�ve,
l'�trange r�ve qui me chasse de ma couche j'en subis
encore l'�pouvante ... (_Baissant la voix._) l'�pouvante
et le charme. (_A ses suivantes._) Qu'on �veille en
h�te l'astrologue, qu'il d�couvre le sens d'un tel
songe, et l'explique sans rien feindre. �coutez bien mes
paroles: j'allais �tre la proie d'un serpent aux �cailles
brillantes; d�j� il m'enla�ait, m'�touffait lentement de
ses anneaux froids. Et, fascin�e par ses yeux fixes, je
n'avais pas la force de lutter; engourdie, inerte, je
m'abandonnais, sans redouter de mourir; � la terreur et
� la souffrance, une langueur presque d�licieuse �tait
m�l�e.... Un effort supr�me de volont� cependant me d�gagea
de l'�treinte, et, rejet�e soudain hors du r�ve, hors
du sommeil, je me pris � regretter ces anneaux mortels
qui m'enserraient.... Quel peut �tre ce pr�sage? (_Aux
femmes._) Rapportez ce que j'ai dit � l'astrologue: qu'il
interroge l'inconnu, et, sans tarder, qu'il me donne sa
r�ponse, ici m�me. Allez! (_Deux des suivantes sortent
� ce commandement. L'Imp�ratrice continue de lentement
descendre. Elle est seule au milieu du sentier imp�rial,
qui est tr�s large et dont la blancheur est comme sem�e
de petites paillettes brillantes._) Comme la ros�e brille
sur le sentier de marbre! Il me semble fouler un tapis
d'�toiles. Mais mon passage �teint leur lumi�re, et mon
v�tement qui tra�ne change les gouttelettes �tincelantes
en un peu d'eau quelconque, dont le bas de ma robe est
tremp�. (_Elle descend encore._) Pourquoi est-elle toujours
devant mes yeux, l'image de cet homme que j'ai vu ce matin
pour la premi�re fois?... Pourquoi, de cette journ�e, o�
de si lourds devoirs sont �chus � ma faiblesse, n'ai-je
retenu qu'un regard ardent et profond, plongeant dans le
mien avec une audace souveraine? Comment n'�tais-je pas
offens�e par ce regard-l�, pas plus que par les rayons du
bienfaisant soleil, lorsqu'ils violent ma demeure?...
Il me trouvait belle, et son admiration fut, pour moi,
une parure plus pr�cieuse que le ph�nix imp�rial de ma
coiffure. Ah! j'ai bien compris, quand il s'est enfin
prostern�, quel sentiment le jetait � mes pieds.... Et mon
fils, qui �changeait avec lui des signes d'intelligence!
D'o� le conna�t-il donc? Et pourquoi n'ai-je m�me pas
os� le lui demander, comme si, de moi � mon enfant,
parler de cet homme �tait d�j� criminel?... O Puissances
bienfaisantes de la nuit, Esprits des anc�tres d�ifi�s
qui m'entourez dans l'air, M�nes augustes � qui j'ai
rendu hommage au fond de vos temples d'or, descendez sur
moi, assemblez-vous autour de votre fille indigne et
d�faillante!... Cet homme, cet �tranger sur ma route, en un
tel jour!... O divinit�s dont je suis descendue, �cartez
de mon �me jusqu'� son souvenir. Dans un serment solennel,
j'ai d�pouill� ma personnalit� terrestre. Rien de moi
n'est plus � moi. Fille du Ciel, imp�ratrice et r�gente,
j'appartiens toute � ma mission surhumaine.... Faites que
je triomphe des faiblesses qui �taient le charme de la
vie. Faites que je ne sache plus qu'il y a des fleurs, des
perles et des parfums; accordez-moi d'oublier � jamais que
l'amour est l'unique royaume de la femme, et la beaut� sa
vraie puissance. Que ma poitrine d�sormais ne soit que
la prison de marbre de mon coeur glac�; s'il se r�volte et
veut battre encore, que ma volont� lui devienne un ge�lier
inflexible!... Aidez-moi, descendez, purs Esprits de l'air!
Faites-moi rigide comme les d�esses de jade, qui tiennent
les paupi�res baiss�es pour ne rien voir des choses de ce
monde!...

            _Les deux suivantes reviennent par le
            jardin au bas du sentier imp�rial, et
            se prosternent._

PREMI�RE SUIVANTE

L'astrologue est pr�t � r�pondre � Votre Majest�.

L'IMP�RATRICE

Qu'il vienne. (_Les suivantes se rel�vent et s'�loignent._)
Ce serpent qui m'enla�ait. Ah! ce ne peut pas �tre lui!...
Son regard dominateur, riv� au mien, restait noble et
clair, pourquoi me serait-il apparu sous cette forme
hostile et affreuse? Non, dans une �me qui a ces yeux-l�,
aucune trahison ne saurait germer.... Ce ne peut pas �tre
lui.... Et cependant ... je m'enivrais de cette �treinte
glac�e: alors, quel autre au monde?...



SC�NE II


LES M�MES, L'ASTROLOGUE.


_Il a cent ans. Il a une barbe blanche, raide et
�bouriff�e. Il est aveugle et conduit par un jeune gar�on.
Il veut se prosterner, mais l'Imp�ratrice l'arr�te._

L'IMP�RATRICE

Reste debout, v�n�rable vieillard; ton �ge et tes yeux
�teints te dispensent des formules.

L'ASTROLOGUE

Mes yeux �teints voient dans l'invisible; mon esprit, qui
m�dite depuis tant de jours obscurs, est clairvoyant et
proph�tique.

L'IMP�RATRICE

Comment explique-t-il le myst�re de ce r�ve qui m'obs�de?

L'ASTROLOGUE

Sous l'apparence d'un serpent, le Dragon lui-m�me est venu
vers le Ph�nix pour l'enlever et lui livrer des tr�sors;
mais le Ph�nix n'a pas compris, il a battu des ailes
et s'est �chapp�. Qu'il s'abrite � pr�sent de l'orage
terrible que, sans le vouloir, le Dragon tra�ne � sa suite.

L'IMP�RATRICE

Ces paroles sont plus imp�n�trables encore que le songe.

L'ASTROLOGUE

C'est cela que les chiffres ont r�pondu.

L'IMP�RATRICE

Ne peux-tu �clairer ces t�n�bres?

L'ASTROLOGUE

Le voile qui couvre l'avenir ne saurait �tre arrach�! En
soulever un coin, tout au plus, nous est permis.

L'IMP�RATRICE

Mais par l�, du moins, devrait-on entrevoir quelque lueur.

L'ASTROLOGUE

Que l'on s'abrite de l'orage terrible; que le pr�cieux
flambeau, qui �clairera l'avenir, soit mis hors des
atteintes du vent. Tel est l'arr�t. Rien de plus.

L'IMP�RATRICE

C'est bien. Je m�diterai ces �nigmes. Va en paix, noble
vieillard.

L'ASTROLOGUE

Que le ciel propice verse tous ses bienfaits sur la
dynastie lumineuse.

            _Il se retire. Le jour commence �
            para�tre. Les plates-bandes de fleurs
            qui sont au premier plan, pr�s de la
            rampe, d�j� s'�clairent: ce sont des
            fleurs jaune imp�rial._

L'IMP�RATRICE, _aux suivantes._

Par gr�ce, une fois dans ma vie, qu'on me laisse seule;
aucun soin ne m'est n�cessaire. Allez!

            _Les servantes remontent et rentrent
            dans le pavillon._



SC�NE III


L'IMP�RATRICE, _seule._


L'IMP�RATRICE, _au bas du sentier imp�rial, appuy�e aux
balustres de marbre._

L'�orage� a dit le vieillard.... L'orage, il viendra du
Nord comme toujours.... Nu�es noires � l'horizon, les
arm�es qui s'avancent contre mon simulacre d'empire; nu�es
noires, les arm�es de l'Empereur tartare.... Mais ce
�flambeau qui �clairera l'avenir�, quel est-il?... Ah!...
Mon fils sans doute!... Oui, c'est cela: mon fils....
L'�abriter�, a-t-il dit, le cacher, l'�loigner, peut-�tre,
de ce palais menac� de toutes parts; me s�parer de lui,
dans le danger supr�me: c'est cela qu'on me demande
encore.... Toujours l'angoisse, toujours le sacrifice....
Et c'est � moi de guider tout un peuple, quand la force me
manque pour me guider moi-m�me.... Oh! celles qui peuvent
s'appuyer sur un bras robuste! Oh! celles qui ont pour les
aider les conseils d'un esprit viril et clairvoyant! Oh!
les �pouses qui trouvent dans le coeur de l'�poux un refuge
� leur faiblesse!... Mais je suis l'Imp�ratrice, moi, et
l'Imp�ratrice veuve, seule et trop haute, n'ayant m�me plus
d'�gal � qui confier mes anxi�t�s et mes d�faillances....
(_Elle s'avance au milieu des fleurs du parterre._) Eh
bien! entendez la confession qui m'�touffe, � vous fleurs
du matin, humides de ros�e fra�che!... Esprits l�gers
qui planez sur les parterres � l'aube du printemps,
�coutez-moi, puisqu'il faut que je parle et que quelqu'un
m'entende: cet homme, vous savez, celui d'hier, dont le
regard tyrannique et caressant ne ressemble � aucun autre,
il a troubl� la triste souveraine, et voici qu'� l'heure du
grand p�ril, elle ne s'appartient plus.... Il n'est qu'un
de ses sujets, et elle aimerait lui ob�ir....



SC�NE IV


LES M�MES, LA GRANDE MAITRESSE DES C�R�MONIES, DEUX
SUIVANTES.


LA GRANDE MAITRESSE, _se prosternant._

Je dois avertir Votre Majest� que l'heure matinale, fix�e
pour les audiences de cong�, est proche.

L'IMP�RATRICE

C'est bien. Je rentre.

LA GRANDE MAITRESSE

Tout est pr�t pour la toilette de l'Imp�ratrice. Quels sont
les ordres?

L'IMP�RATRICE

Je recevrai ici et en simplifiant, le plus possible, le
fastidieux c�r�monial.

LA GRANDE MAITRESSE, _toujours prostern�e._

Les devoirs de ma charge m'obligent � faire observer
� Votre Majest� que ceci est contraire aux rites: les
audiences doivent avoir lieu dans la salle du tr�ne, et
s'accomplir d'apr�s toutes les r�gles de l'�tiquette
s�culaire.

L'IMP�RATRICE

Nous sommes au-dessus des rites et des r�gles: j'ai dit ma
volont�.

LA GRANDE MAITRESSE

Les ordres de Votre Majest� vont �tre transmis aux
officiers du palais, qui aviseront les princes et les
grands.

L'IMP�RATRICE

C'est bien.

            _La grande ma�tresse se rel�ve et
            sort._



SC�NE V


L'IMP�RATRICE.


_Sortie du parterre, elle s'arr�te avant de monter par le
sentier de marbre, et se retourne vers les fleurs._

Gardez-le-moi, � fleurs du matin, ce secret que je vous ai
confi�. Maintenant il s'est �chapp� de mon �me!... Pour
qu'il n'y rentre jamais, enfermez-le, � fleurs, dans vos
calices. (_Elle monte de quelques pas._) Et vous, Ombres
ancestrales, que j'implore une derni�re fois, secourez
votre fille impuissante � triompher de soi-m�me. Rendez
invuln�rable mon coeur, puisque vous m'avez appel�e � la
mission souveraine; donnez-moi la force de repousser tout
ce qui n'est pas ma noble t�che. Oh! faites que je ne songe
plus qu'� �la coupe trop pleine qu'il faut porter sans
qu'elle d�borde!�

            _Elle continue de remonter._



SC�NE VI


PORTE-FL�CHE, DES SERVITEURS.


_Ils entrent pr�cipitamment par le parterre qui est au pied
des escaliers. Porte-Fl�che, levant la t�te, reconna�t
l'Imp�ratrice qui s'�loigne par le sentier imp�rial; il
fait un signe d'alarme � ceux qui le suivaient, et tous
se jettent terrifi�s la face contre terre. D�s qu'Elle
a disparu, Porte-Fl�che fait signe aux serviteurs de se
relever_

PORTE-FL�CHE _aux serviteurs._

Mettez le tr�ne ici, et placez ce si�ge tout aupr�s, pour
le cas o� l'Imp�ratrice accorderait � quelque privil�gi� la
faveur de s'asseoir. (_A d'autres._) Disposez les parfums
dans les cassolettes et que les filles d'honneur n'aient
plus qu'� les allumer.

            _Entrent les gardes. Il les place au
            pied des escaliers_



SC�NE VII


LES M�MES, PRINCE-FID�LE, _ministre et g�n�ral en chef_,
PRINCE-AIL�, _g�n�ral et grand secr�taire_, LE PEUPLIER,
_ministre,_ LUMI�RE-VOIL�E, _conseiller_, CHAMBELLANS,
CONSEILLERS, MANDARINS, _etc. Ils entrent successivement,
puis_ L'EMPEREUR TARTARE _et_ PUITS-DES-BOIS.


LE PEUPLIER, _� Prince-Fid�le._

Si Votre Excellence voulait dire un mot pour moi �
l'Imp�ratrice, mes d�sirs seraient combl�s et j'obtiendrais
le globule rouge, que j'ai gagn� par mes services.

PRINCE-FID�LE

Je connais vos m�rites et je sais ce que vous valez. Mais,
croyez-moi, la vraie grandeur est au-dessus des grandeurs.
Nous vouons notre vie � une noble cause, pour la joie de
la voir triompher, et non dans l'espoir d'un salaire. Si
nous mourons � la t�che, notre nom brillera d'un �clat
plus durable, je vous assure, que celui d'un rubis au
sommet de votre chapeau.... Cependant, soyez tranquille,
je m'emploierai � vous le faire obtenir, puisque vous
l'ambitionnez.

LE PEUPLIER

Je vous en serai reconnaissant jusqu'� mon dernier jour.

            _Il salue et s'�loigne._

PRINCE-AIL�, _� Prince-Fid�le qui salue._

Puis-je m'enqu�rir de votre sant� si pr�cieuse?

PRINCE-FID�LE, _saluant._

Que vous �tes bon de vous inqui�ter d'une si n�gligeable
chose! Ma sant� est bonne, merci. J'ose esp�rer que la
v�tre, d'un prix infiniment, sup�rieur, se maintient
excellente, pour notre joie � tous.

PRINCE-AIL�, _resaluant._

Vous me voyez confus d'une sollicitude que je m�rite si
peu. Merci, je suis bien. J'atteins sans trop de peine le
chiffre, encore bien mis�rable, il est vrai, qui marque le
nombre de mes ann�es.

PRINCE-FID�LE

Avez-vous pu voir ce serviteur de nos ennemis, qui est le
vice-roi de Nang-King?...

PRINCE-AIL�

Je l'ai vu et je lui ai dict� le rapport qu'il convenait
d'envoyer � P�kin, mais j'ai d� payer ch�rement sa
discr�tion.

PRINCE-FID�LE

Si nous gagnons par l� quelques jours de r�pit, il ne faut
pas regretter l'app�t jet� dans la gueule du Tigre: les
tr�sors des Ming, heureusement, sont loin d'�tre �puis�s
et les souterrains, inconnus des Tartares, en rec�lent
encore, plus qu'il n'en faut pour soutenir la guerre.

            _Ils s'�loignent en causant._

LUMI�RE-VOIL�E, _causant avec un conseiller._

C'est la mani�re d'obtenir des calebasses d'un rouge
magnifique: on greffe le jeune plant avec des cr�tes de
coq....

UN CONSEILLER

Des cr�tes de coq!... Se peut-il?

LUMI�RE-VOIL�E

On les enfouit � c�t� des racines et il faut faire passer
les tiges � travers la chair....

UN SECR�TAIRE

Je connais aussi un proc�d� pour obtenir des courges d'un
bleu c�leste.

LE CONSEILLER, _� Lumi�re-Voil�e._

D'o� tenez-vous la recette?

LUMI�RE-VOIL�E

Je l'ai lue dans le Tou-Tien-Chan, un ouvrage en vingt
volumes qui contient vraiment les plus curieux secrets de
l'horticulture.

            _Ils passent._

UN OFFICIER

Que notre Imp�ratrice est bonne de nous donner audience en
plein air, au milieu des fleurs!...

UN GROS MANDARIN

Et de nous dispenser des prosternements; � mon �ge, avec
ma corpulence, cet exercice est tr�s p�nible, et l'on est,
vous ne l'ignorez pas, si facilement ridicule!...

PRINCE-AIL�, _� Prince-Fid�le, en regardant de loin
l'Empereur Tartare et Puits-des-Bois._

J'ai rencontr� une fois le gouverneur du Sud, mais je
dois le confondre avec un autre, car je me souviens d'un
personnage tout diff�rent de celui-ci. Cependant, si
j'avais d�j� vu ces yeux-l�, il me semble qu'ils seraient
rest�s dans ma m�moire.

PRINCE-FID�LE

En effet, il a une expression de visage et une dignit� peu
ordinaires.

L'EMPEREUR, _� Puits-des-Bois._

Pourquoi sembles-tu si inquiet?

PUITS-DES-BOIS, _bas._

Pourquoi?... Je suis certain d'avoir reconnu, ici, dans le
palais, deux officiers de P�kin, d�guis�s, comme nous le
sommes nous-m�mes.

L'EMPEREUR

Vraiment?... Sans doute des espions lanc�s � ma poursuite.

PUITS-DES-BOIS

Je ne le crois pas.... Plut�t les chefs d'un complot,
dirig� contre Nang-King peut-�tre pour surprendre la
ville.... Il faut la quitter au plus vite. Tout est pr�t,
les chevaux sell�s, le navire sous vapeur.... Vous vouliez
vous rendre compte par vos propres yeux; vous avez r�ussi,
maintenant partons.

L'EMPEREUR

Partir avant d'avoir revu une derni�re fois l'Imp�ratrice!
Oh! non, rien ne pourrait me faire renoncer � cette faveur,
qui est devenue, pour moi, la chose la plus enviable qui
soit au monde.

PUITS-DES-BOIS

A chaque minute, ici, nous jouons notre t�te.... Au moins,
d�s que vous aurez votre cong�, je vous en supplie, ne vous
attardez pas un instant....

L'EMPEREUR

Je te le promets.

PUITS-DES-BOIS

Le Prince-Fid�le a tourn� plusieurs fois ses regards vers
nous, et vous ne pouvez vous dispenser de le saluer. Il
est premier ministre et g�n�ral en chef, le plus important
personnage d'ici: un grand coeur et un beau caract�re. Son
grade le place au-dessus d'un Vice-Roi.

L'EMPEREUR

Que pourrai-je bien lui dire?

PUITS-DES-BOIS

Quelques banalit�s courtoises.

L'EMPEREUR

Saurai-je?... (_Il s'approche de Prince-Fid�le et le
salue._) Illustre Prince! puissiez-vous vivre de longs
jours heureux!... C'est une largesse du ciel que d'�tre
admis � contempler votre noble face, et � croiser du regard
le feu de vos yeux....

PRINCE-FID�LE, _rendant le salut._

En v�rit�, je pourrais vous dire de m�me.... Mais, je vous
en prie, laissons les compliments. �tes-vous satisfait de
votre gouvernement du Sud.

L'EMPEREUR

Cette r�gion est la plus fid�lement rebelle de tout
l'empire et elle est si lointaine que les ordres de
r�pression se perdent en route. Les habitants refusent de
payer l'imp�t aux Tartares et le versent spontan�ment dans
nos caisses.

PRINCE-FID�LE

Vous n'omettez pas de n'en accepter que la moiti�, et de le
refuser compl�tement, dans les mauvaises ann�es?...

L'EMPEREUR

Je n'ai garde de n�gliger ce soin, qui porte � son comble
notre popularit�.

PRINCE-FID�LE

Peut-�tre aimeriez-vous � vous rapprocher du tr�ne, �
obtenir un grade sup�rieur, plus digne de vos m�rites. Usez
de mon cr�dit, pour appuyer votre demande....

L'EMPEREUR

Je suis l'esclave de Sa Majest�, pr�t � la servir dans le
poste o� elle voudra bien m'employer, mais je ne demande
rien, et la bonne opinion que Votre Excellence a de mes
m�rites est pour moi la plus belle r�compense.

PRINCE-FID�LE

Je vous f�licite d'�tre sans ambition et de ne pas fixer le
prix de votre d�vouement.... Notre souveraine va para�tre.

L'EMPEREUR, _� Puits-des-Bois._

M'en suis-je bien tir�?

PUITS-DES-BOIS

Avec des mots bien dangereux. Ah! que je voudrais vous voir
hors d'ici.

L'EMPEREUR

Que ne puis-je y rester toujours!... Elle vient!



SC�NE VIII


LES M�MES, L'IMP�RATRICE, _maintenant en costume d'apparat._


_D�s qu'Elle para�t en haut de la terrasse, les parfums
fument dans les cassolettes. Les gardes d�ploient les
banni�res qu'ils tenaient � la main. Les chambellans et les
grands �cuyers font la haie sur les marches de l'escalier
en ployant un genou. Devant Elle on porte le parasol jaune
� trois volants, � manche courb� en cou de cygne; derri�re,
deux suivantes tiennent les hauts �crans de plumes,
embl�mes de la souverainet�._

TOUS LES ASSISTANTS, _� voix basse et les yeux baiss�s._

Dix mille ann�es! dix mille ann�es! dix mille fois dix
mille ann�es!...

L'IMP�RATRICE

Le bonheur avec vous, mes fid�les: puissiez-vous vivre de
longs jours!...

            _Elle descend, Prince-Fid�le et
            Prince-Ail� la re�oivent au bas des
            marches._

PRINCE-AIL�

Les fleurs p�lissent d'envie � l'approche de notre
souveraine.

PRINCE-FID�LE

Sa pr�sence double l'�clat du jour.

PUITS-DES-BOIS, _bas � l'Empereur._

Il est vrai qu'elle est aussi belle que la pivoine rose.

L'EMPEREUR

Dis plut�t que la fleur est � peine jolie comme elle.

L'IMP�RATRICE, _s'arr�tant aux derni�res marches, entre les
deux princes agenouill�s._

Il est des heures o� la nature para�t plus splendide, la
lumi�re du ciel plus rayonnante, o� toutes les choses de ce
monde semblent transfigur�es et nouvelles, et l'�me alors
se dilate comme dans la joie d'exister.... Oh! mes fid�les,
malgr� nos lendemains charg�s de menaces, l'heure pr�sente
est, pour votre souveraine, une de ces heures si rares....
(_Plus � part et plus bas._) En moi la vie tout � coup
est comme doubl�e: les ivresses et les espoirs inconnus
emplissent �perdument mon coeur.

L'EMPEREUR, _� Puits-des-Bois._

Ce que j'�prouve moi-m�me, elle vient exactement de
l'exprimer.... Avant cette heure qui rayonne, ami, je ne
savais pas ce que c'�tait que vivre....

L'IMP�RATRICE _s'avance avec lenteur, s'arr�tant pour dire
quelques mots aux personnages inclin�s sur sa route;--�
Lumi�re-Secr�te._

Vous d�siriez le gouvernement de la forteresse de Tang-Men.
L'Empereur vous accorde ce titre, et les apanages qu'il
comporte.

LUMI�RE-SECR�TE, _s'agenouillant._

Je redoublerai de z�le pour �tre digne d'une telle gr�ce.

L'IMP�RATRICE

Faites ainsi.... (_Elle passe. Le Grand �cuyer remet un
rouleau de satin jaune � Lumi�re-Secr�te qui le re�oit
toujours � genoux. A un officier._) L'Empereur vous nomme
au grade sup�rieur, que vous avez su m�riter si bien.

L'OFFICIER

Ma vie appartient � Vos Majest�s, mon seul d�sir est de
pouvoir la sacrifier utilement.

L'IMP�RATRICE

Conservez-la pour notre service. (_On donne � l'officier
un rouleau jaune._) J'offre � chacun de vous un l�ger
cadeau, comme gage de ma bienveillance et souvenir de mon
av�nement....

TOUS

Dix mille ann�es! Dix mille fois dix mille ann�es!

            _Des pages distribuent les pr�sents._

PRINCE-FID�LE, _pr�sentant Le Peuplier._

Votre serviteur d�vou� ambitionne de voir le corail de sa
coiffure se changer en rubis. J'ose appuyer sa requ�te
aupr�s de Votre Majest�.

L'IMP�RATRICE

Recommand� par vous, le m�rite est certain. J'accorde le
grade avec plaisir.

LE PEUPLIER

Mon coeur d�borde de reconnaissance.

L'IMP�RATRICE, _� l'Empereur Tartare._

Et vous, Prince, ne d�sirez-vous rien? �tes-vous trop fier,
pour d�signer la faveur qui vous plairait?

L'EMPEREUR

Oh! j'en demande une au ciel, une seule! C'est qu'il
retarde la fuite du temps et prolonge cette heure enivrante.

L'IMP�RATRICE, _d'abord surprise et comme bless�e, le
regarde longuement. Mais son regard s'attendrit et s'ach�ve
dans un sourire._

Est-ce que cela d�pend uniquement du ciel?

            _Elle s'assied sur le tr�ne._

UN H�RAUT, _criant._

L'Imp�ratrice accorde le th�!

TOUS

Dix mille ann�es!...

            _Des �chansons servent le th�, les
            fruits et les g�teaux. Chacun re�oit
            la tasse en ployant le genou._

L'IMP�RATRICE, _faisant signe � l'Empereur tartare de
s'asseoir sur le tabouret, aupr�s du tr�ne._

Venez l�, Prince: il y a aussi un pr�sent pour vous.

UN GRAND SECR�TAIRE, _bas � un conseiller._

D'un mot, elle l'a cr�� Prince, et maintenant, elle lui
permet de s'asseoir!...

LE CONSEILLER

Il n'a pas l'air surpris d'un tel honneur.

LE GRAND SECR�TAIRE

C'est le favori de demain.... Il va falloir compter avec
lui.

L'IMP�RATRICE

Vous avez donn� � mon fils un bijou merveilleusement
cisel�: un dragon, embl�me du pouvoir imp�rial. Il en est
ravi, et veut que je vous offre, en son nom, l'embl�me des
imp�ratrices: un Ph�nix, aux ailes de saphirs et de rubis,

            _Lotus-d'Or s'approche et pr�sente
            l'�crin sur un plateau._

L'EMPEREUR

Je veux le recevoir � genoux, et jurer qu'il ne me quittera
jamais.

            _Il ploie un genou._

L'IMP�RATRICE, _� Lotus-d'Or._

Lotus-d'Or, as-tu fait mettre, comme je te l'avais
recommand�, un anneau pour le suspendre.

LOTUS-D'OR

Oui, Majest�!

L'EMPEREUR,

Jusqu'� ce jour je n'avais vu que des nids d'oiseaux
vulgaires, et l'oiseau incomparable, le Ph�nix, je n'y
croyais pas. C'est aujourd'hui seulement que son existence
m'est r�v�l�e par le t�moignage de mes yeux charm�s.

            _Il suspend le bijou � sa ceinture._

L'IMP�RATRICE

H�las! le Ph�nix et le Dragon portent aujourd'hui des
cha�nes et ne peuvent s'�lever aussi haut qu'ils le
voudraient dans les nu�es, dans les airs....

L'EMPEREUR

Ah! que je souhaiterais �tre l'Empereur tartare qui r�gne �
P�kin!...

L'IMP�RATRICE

Quelle sombre et �trange id�e! Vous souhaiteriez �tre mon
plus mortel ennemi? Pourquoi donc?

L'EMPEREUR

Pour tenter de mettre la Chine enti�re � vos pieds, vous
rendre votre bien, et devenir, apr�s, votre sujet le plus
fid�le.

L'IMP�RATRICE, _souriant._

Quel r�ve!... Mais de cet Empereur-l�, je ne pourrais rien
accepter ... que la mort. Ne d�sirez pas �tre un autre que
vous-m�me, car nul, jamais, ne m'a inspir� une aussi subite
et profonde sympathie. Ne quittez pas encore le palais....
Attendez mes ordres: puisque vous n'avez pas d'ambition,
je veux en avoir � votre place, et vous garder, peut-�tre,
plus pr�s de moi.... Au revoir.

L'EMPEREUR _se l�ve et s'incline._

De pr�s ou de loin, ma pens�e demeure prostern�e aux pieds
de Votre Majest�. (_Il s'�loigne, bas � Puits-des-Bois._)
Ami, sous mon d�guisement, je triomphe! Pour la premi�re
fois, depuis trois cents ans, une Chinoise donne son amour
� un Tartare!

PUITS-DES-BOIS

Oui, emportez-la, cette glorieuse joie; mais, de gr�ce,
partons vite!...

            _On offre le th� � l'Empereur; peu �
            peu il se d�robe, entra�n� par son
            ministre._

LE CONSEILLER, _au secr�taire._

Il ne s'agenouille m�me pas pour recevoir le th� imp�rial.

LE SECR�TAIRE

Il comprend qu'il peut d�j� tout se permettre.

L'IMP�RATRICE, _� part, r�veuse._

Je ne suis plus ma�tresse de ma volont�.... Les mots
s'envolaient de mes l�vres, comme des oiseaux captifs
qui retrouvent le ciel.... Je me suis trahie ... avec
bonheur!...

            _Une rumeur, des cris, tous les
            assistants effray�s. Des officiers
            du palais entrent pr�cipitamment.
            La main sur la garde de leur sabre,
            Prince-Fid�le et Prince-Ail�
            s'approchent, comme pour la d�fendre,
            de l'Imp�ratrice qui s'est lev�e du
            tr�ne._




SC�NE IX


LES M�MES, _moins_ L'EMPEREUR _et_ PUITS-DES-BOIS, DES
OFFICIERS DU PALAIS, PORTE-FL�CHE.


L'IMP�RATRICE

Qu'y a-t-il?

UN OFFICIER

Un complot!

UN AUTRE

Il est d�jou�!

PORTE-FL�CHE, _s'agenouillant._

Notre jeune Empereur est sauf!

L'IMP�RATRICE, _avec un cri._

Mon fils!... C'�tait contre mon fils!... O� est-il, mon
fils?...



SC�NE X


LES M�MES, L'ENFANT, _avec ses femmes et ses gardes._


L'ENFANT, _court vers sa m�re et ploie le genou._

Me voici, m�re!...

L'IMP�RATRICE

Ah!... toi!... (_Elle le rel�ve et l'entoure d'un de ses
bras._) Maintenant j'ai la force d'entendre.... Parlez!

PORTE-FL�CHE

Divine souveraine, deux espions tartares se sont introduits
dans le palais avec le monstrueux dessein d'enlever
notre jeune empereur. Comme des tigres aux aguets, ils
s'�taient cach�s dans les buissons. Ils en sont sortis, �
l'improviste, et ont os� porter la main sur la personne
sacr�e de votre fils.

L'ENFANT

M�re! ils m'ont jet� un voile sur la t�te, en me serrant la
gorge....

L'IMP�RATRICE

Oh!...

L'ENFANT

Je ne pouvais pas crier, mais je me suis bien d�battu. Oh!
c'est que je suis fort, moi!...

PORTE-FL�CHE

Nous faisions bonne garde. Les femmes, avec des cris
d'horreur, ont appel� au secours; nous sommes accourus et
nous avons saisi les criminels.

L'IMP�RATRICE

Ah! vous les tenez!... Qu'on me les am�ne!

            _Porte-Fl�che se rel�ve et s'�loigne.
            L'Imp�ratrice se rassied._

PRINCE-AIL�

Leur proc�s ne sera pas long.

PRINCE-FID�LE

Le ciel veillait sur son jeune fils, et l'a sauv�.

TOUS

Dix mille ann�es, dix mille fois dix mille ann�es.



SC�NE XI


LES M�MES, DEUX ESPIONS, _les mains attach�es, chacun
tenu par deux gardes. On les pr�cipite � genoux devant le
tr�ne._


PRINCE-AIL�

Qui �tes-vous?

PREMIER ESPION

Les serviteurs fid�les de la dynastie des Tsin.

PRINCE-AIL�

D'o� venez-vous?

DEUXI�ME ESPION

De l'unique capitale du grand et pur Empire.

PRINCE-AIL�

Votre crime est flagrant, et n'a pas besoin de preuves,
qu'avez-vous � dire?

PREMIER ESPION

Rien.

DEUXI�ME ESPION

Eh bien, oui! Nous voulions enlever l'enfant pour avoir un
otage et vous tenir mieux � notre merci. Nous ne dirons
rien de plus. Bouche close.

PRINCE-AIL�

Nommez vos complices.

DEUXI�ME ESPION

Nous ne parlerons pas.

PRINCE-AIL�

Oh! oh! oh! on en a fait parler d'autres, (_A
l'Imp�ratrice._) La torture, tout de suite, n'est-ce pas?

L'IMP�RATRICE

La torture, non. La mort. Qu'ils meurent � l'instant.

PRINCE-FID�LE, _� l'Imp�ratrice._

J'ose faire observer � Votre Majest� qu'il vaudrait mieux,
peut-�tre, garder ces hommes dans un cachot. Nous ne savons
pas qui ils sont, ni de quelle importance aux yeux de
l'ennemi. Quels secrets, sans doute, on pourrait tirer de
ces deux t�tes!...

L'IMP�RATRICE

Quoi! apr�s ce qu'ils ont fait, vous voulez qu'ils voient
encore la lumi�re du jour?... Songez qu'ils ont port�
la main sur l'�tre sacr� en qui vit tout votre espoir;
qu'ils ont meurtri ce cou fr�le comme la tige d'une fleur.
L'enlever comme otage, disent-ils! Est-ce que je sais, moi,
s'ils n'allaient pas plut�t tuer mon enfant!

TOUS

Oh! oh! � mort! � mort!...

L'IMP�RATRICE

Oui! � mort! Et qu'ils soient jet�s aux b�tes mangeuses de
cadavres; pour s�pulture, le ventre des corbeaux et des
chiens! Faites!

            _Prince-Fid�le fait un signe, on
            rel�ve les condamn�s._

PREMIER ESPION

Nous avions jou� notre vie, nous avons perdu, nous
acceptons la mort.

DEUXI�ME ESPION

Nous serons promptement veng�s par l'arm�e formidable qui
marche contre vous et sera demain sous vos murs.

TOUS

A mort! � mort!

            _On entra�ne les condamn�s._



SC�NE XII


LES M�MES, _moins_ LES ESPIONS, PORTE-FL�CHE ET LES GARDES.


L'IMP�RATRICE, _� l'enfant._

O mon bien-aim�! O vous, qui portez le doux nom de Fils du
Printemps, j'ai donc failli vous perdre?...

L'ENFANT

Dis; on va faire mourir ces hommes?

L'IMP�RATRICE

C'est la moindre punition qu'ait m�rit� leur crime.

L'ENFANT

Non, c'est trop, puisqu'ils ne m'ont pas tu�.

L'IMP�RATRICE

Mais ils voulaient votre mort: la peine est trop douce.
Et voyez, je leur ai pourtant �pargn� la torture....
Maintenant, je n'oserai plus m'�loigner de vous; non, m�me
pour une minute, � mon diamant sans prix, vous ne serez
plus jamais hors de ma vue.

PRINCE-FID�LE

O ma souveraine! Qu'il me co�te d'�tre contraint de
d�chirer votre coeur en vous indiquant ce que nous croyons
�tre votre cruel devoir, nous dont Votre Majest� daigne
�couter les conseils. Depuis bien des jours, nous avions
r�solu de parler, et nous reculions devant cette p�nible
t�che. Mais aujourd'hui, l'heure est trop grave....

L'IMP�RATRICE

Oh! qu'allez-vous dire?

            _Elle descend du tr�ne._

PRINCE-FID�LE

H�las! mes paroles vont �tre comme la bise de neige qui en
automne fait tomber les fleurs.

L'IMP�RATRICE

J'ai d�j� froid jusqu'� l'�me.

PRINCE-FID�LE

Il faut pour un temps, vous s�parer de votre fils!

L'IMP�RATRICE, _baissant la t�te._

J'avais compris!

PRINCE-FID�LE

L'Espoir de tous, la Victoire future, notre jeune
Empereur!... Il doit �tre � l'abri des hasards de la
guerre, en s�ret�, loin d'ici dans quelque province
inaccessible.

L'IMP�RATRICE

�Que le pr�cieux flambeau qui �clairera l'avenir soit mis
hors des atteintes du vent,� ainsi l'astrologue a parl�.
Oui, l'aveugle a vu dans l'invisible. Voici que l'�nigme de
ses paroles est expliqu�e!...

PRINCE-FID�LE

Il faut ob�ir � l'oracle: le malheur, lorsqu'il est
pr�vu, peut �tre �vit� encore. Prince-Ail�, et vous
Lumi�re-Voil�e, sages conseillers, votre avis est-il pareil
au mien?

PRINCE-AIL�

Il est pareil de tous points.

PRINCE-FID�LE

Et vous tous, nobles chefs, savants lettr�s, dignitaires,
votre pens�e est-elle aussi qu'il faut �loigner le jeune
Empereur? (_Tous inclinent la t�te en silence._) Et non pas
demain, non pas ce soir, h�las! car chaque minute aggrave
le p�ril!... D�s maintenant, si Votre Majest� consent au
sacrifice.

L'IMP�RATRICE

Oh! vous me prenez dans un cercle de fer, que vous
resserrez, que vous resserrez trop vite.... Mais o� donc
sont-elles, les arm�es du Tartare?... Pas sous nos 'murs
encore, nous ne sommes pas investis! Les routes sont
ouvertes.... (_Elle serre son fils contre elle-m�me._)
Laissez-le moi encore un jour. Au moins, donnez-moi
le temps de trouver de la force, pour accepter le
d�sespoir.... Je suis l'Imp�ratrice, oui; mais je suis
aussi une m�re!... A une m�re, on n'enl�ve pas son enfant
comme on arrache une fleur de sa tige.... Attendez!...

PRINCE-FID�LE

Attendre, � ma souveraine! Mais votre chagrin ne serait-il
pas infiniment plus affreux si un malheur arrivait par
la faute d'une tendre faiblesse? Songez au d�sordre d'un
si�ge, � l'horreur et aux risques des combats! Remercions
le ciel d'avoir le temps encore d'y d�rober notre jeune
ma�tre. D�s que le danger sera conjur�, il vous reviendra.

L'IMP�RATRICE

Ah! non, ne parlez pas de retour, pour leurrer ma d�tresse,
comme on fait aux enfants!... Laissons l'avenir, qui est
n�buleux et noir ... Mais la sagesse a parl�, et ma r�volte
est pass�e, j'aurai la force de me soumettre. (_A l'enfant,
qu'elle tient toujours serr� contre elle-m�me._) Mon fils!
il faut, pour quelque temps, vous �loigner de moi....
Ah! les larmes noient mes yeux � cette id�e. Mais si je
pense � vous garder en ce palais au milieu de si terribles
dangers, l'angoisse broie mon coeur dans ses serres.... Mon
bien-aim�, il faut partir....

L'ENFANT, _l'entourant de ses bras._

Quoi! A cause des Tartares, partir? Mais je n'ai pas peur,
moi!... Est-ce que vous le croyez, que j'ai peur?... Vous
restez bien, vous, ma m�re, et, o� vous restez, je resterai
aussi.... A cause des Tartares, quitter ma m�re? Je ne veux
pas! Vous m'entendez tous: non, je ne veux pas!

L'IMP�RATRICE

Mon fils!... Votre courage sera plus grand encore de me
dire adieu. Et il faut vous montrer digne, d�j�, de votre
mission haute et surhumaine. Songez que vous n'�tes pas
un enfant ordinaire. Sous votre chair de fleur, dans le
d�licat r�seau de vos veines, une s�ve divine est enferm�e;
la dynastie de la Lumi�re aboutit � vous seul. O mon
bien-aim�! Vous �tes le Fils du Ciel.

            _L'enfant, tr�s pensif, baisse la
            t�te._

PRINCE-FID�LE

Levez le front, ne le courbez pas devant l'�blouissement du
nom lumineux de vos anc�tres. D�j� il vous faut ma�triser
vos sentiments. Votre coeur, vous le devez � ce peuple
innombrable, qui est vaincu, et opprim�, qui attend de vous
sa d�livrance; � lui seul appartiennent vos pens�es, vos
actions, votre vie m�me.

L'ENFANT, _triste et grave._ Je partirai.... Je ne
pleurerai pas....

L'IMP�RATRICE

A qui le confierons-nous, notre bien supr�me? car vous y
avez pens� d�j�, je devine que vos plans sont faits.

PRINCE-FID�LE

Notre jeune Empereur a montr�, sans le conna�tre, de la
sympathie au vice-roi du Sud, qui est justement le mieux
situ� pour lui offrir un inviolable asile. Mon avis est
qu'il lui soit confi�.

L'IMP�RATRICE, _� l'enfant._

Cela vous plairait?...

L'ENFANT

Oui.

L'IMP�RATRICE

C'�tait aussi ma pens�e. Ce vice-roi est certainement
encore au palais, attendant mes ordres. (_A Porte-Fl�che._)
Faites-le appeler.

            _Porte-Fl�che sort._

PRINCE-FID�LE, _aux femmes._

Pr�parez tout pour un d�part imm�diat. Vous ne quitterez
pas votre ma�tre.

L'IMP�RATRICE, _� l'enfant._

Je les envie. Je voudrais �tre, aujourd'hui, seulement
votre servante.

PRINCE-FID�LE, _aux gardes._

Une escorte de cinq cents hommes, choisis et bien arm�s.
(_Les gardes sortent. A Prince-Ail�._) Prince, vous
accompagnerez l'Empereur, et d�s qu'il sera en s�ret�, vous
reviendrez prendre votre place dans nos rangs.

PRINCE-AIL�

Je m'efforcerai d'�tre digne de votre confiance; mes
pr�paratifs seront brefs.

            _Il sort._

PRINCE-FID�LE, _aux assistants._ A vos postes, maintenant,
nobles d�fenseurs des Fils du Ciel. Nous sommes toujours
pr�ts � la guerre, je le sais, mais fortifions-nous encore.
Et �levons nos courages, pr�parons aussi nos �mes....
Que des �missaires soient d�tach�s � l'instant m�me
pour d�terminer exactement la position et l'importance
de l'arm�e qui marche sur nous. (_L'Imp�ratrice fait un
geste._) Vous avez votre cong�.

            _Les assistants sortent
            successivement, apr�s une
            g�nuflexion._

L'IMP�RATRICE, _� l'enfant._

Je vous contemple, pour graver dans ma m�moire vos traits
ador�s; j'en emplis mes yeux, comme si je n'en connaissais
pas intimement la moindre inflexion, la moindre ligne; mais
ils vont m'�chapper.... Je voudrais les sculpter dans le
marbre, et le souvenir est inconsistant comme l'eau....



SC�NE XIII


LES M�MES, PRINCE-AIL�, _revient pr�cipitamment._


PRINCE-AIL�, _� Prince-Fid�le._

Un courrier vient d'arriver, qui apporte une singuli�re
nouvelle.

L'IMP�RATRICE

Qu'y a-t-il encore?

PRINCE-AIL�

Le vice-roi du Sud envoie dire � Votre Majest� que, s'il
n'a pu arriver au palais pour la c�r�monie � laquelle il
�tait convi�, c'est qu'il a �t� fait prisonnier au moment
o� il allait entrer � Nang-King.

L'IMP�RATRICE

Mais le vice-roi �tait ici.

PRINCE-AIL�

Ce n'�tait pas le v�ritable.

L'IMP�RATRICE

Ce n'�tait pas le v�ritable!

PRINCE-AIL�

On l'a gard� sur un navire, mais sans lui faire aucun
mal, et m�me en l'entourant d'�gards.... Comment il s'est
�chapp�, sa lettre le raconte....

PRINCE-FID�LE

En l'entourant d'�gards? Que veut dire encore cela? Les
espions des Tsin sont moins g�n�reux!..

PRINCE-AIL�

Le vice-roi exp�die ce courrier en toute h�te; il attend
des ordres pour venir se prosterner au pied du tr�ne et
demander son pardon.

L'IMP�RATRICE

Alors, cet homme, qui �tait ici?... Oh! de quelle trame
effrayante sommes-nous donc envelopp�s?... Et j'allais
moi-m�me livrer mon fils � cet inconnu!... Je lui avais
donn� l'ordre de rester encore: courez! peut-�tre n'est-il
pas parti.

PORTE-FL�CHE, _revenant._

Le pavillon est vide: ce rouleau de soie, � l'adresse de
Votre Majest�, �tait plac� de fa�on � attirer les regards.

L'IMP�RATRICE, _vivement._

Donnez!... (_Porte-Fl�che remet le rouleau � Prince-Fid�le,
qui le donne � l'Imp�ratrice. A part._) Dans mon r�ve
... ce serpent venu pour m'enlacer.... Alors, c'�tait
lui! (_Elle s'�carte un peu pour lire._) Des vers!...
Dans mon trouble, j'aurai peine � les lire. Et puis le
sens en para�t si myst�rieux!... (_Aux officiers les plus
proches._) Vingt cavaliers, lanc�s au galop, dans toutes
les directions, � sa poursuite ... Et qu'on fouille aussi
la ville dans nos alentours. Cent mille ta�ls � qui me
ram�ne cet homme. Allez! (_Deux officiers s'inclinent et
sortent en courant. � Prince-Fid�le, en lui tendant le
rouleau de soie._) Lisez, vous, Prince-Fid�le.

PRINCE-FID�LE, _lisant:_

     Masque inconnu de tous, guettant votre passage.
     Vous m'avez regard� sans voir mon vrai visage
     Vous m'avez �cout� sans entendre mon coeur;
     Mais vienne le triomphe, alors jetant le voile,
     Je vous prot�gerai comme une s�re �toile,
     Quand tout s'inclinera sous le Dragon vainqueur.

Le tra�tre est un fin lettr�, mais il ne se d�masque pas.

PRINCE-AIL�, _� l'enfant._

Votre Majest� ne va plus garder, pendu � son cou, comme une
relique, ce pr�sent qu'il tient d'un imposteur.

L'ENFANT, _vivement._

Si! je le garderai. J'ai pens� � mon p�re mort, en voyant
cet homme, et, quand il m'a dit qu'il voudrait m'avoir pour
fils, il retenait des larmes.

L'IMP�RATRICE

L'instinct des enfants ne les trompe pas.... Moi, non plus,
je ne peux croire que cet inconnu nous voulait du mal....
Attendons encore, pour le ha�r....

            _Elle tend la main et reprend le
            po�me, qu'elle place sur sa poitrine,
            dans l'entre-croisement de sa robe._


SC�NE XIV


LES M�MES, LES FEMMES, PORTE-FL�CHE.


PREMI�RE FEMME

Nos pr�paratifs sont termin�s.

PORTE-FL�CHE

L'escorte est pr�te.

L'IMP�RATRICE, _attirant son fils._

Oui! Mais � qui maintenant confiez-vous votre Empereur?
Prenons le temps de penser, au moins!... Ou alors, pour
qu'il y ait une telle urgence, c'est que vous m'avez
tromp�e, nous sommes investis?... O� est-elle, l'arm�e
tartare? Je ne suis pas une idole enferm�e dans un
tabernacle: qu'on me dise la v�rit�!... O� est-elle?

PRINCE-FID�LE

Tout pr�s, et formidable!... Les �missaires nous fixeront
mieux ce soir.... Pour ne pas assombrir le front de Votre
Majest�, pendant les journ�es radieuses de l'investiture,
nous avions dissimul�, c'est vrai. Pardonnez-nous.

L'IMP�RATRICE

C'est bien.... Et maintenant, mon fils, � qui?...

PRINCE-FID�LE

Au vice-roi du Sud, toujours, au v�ritable, nous le
confierons; son d�vouement de dix ann�es est � l'�preuve de
tout. Donc, il s'agit de marcher � sa rencontre, et que,
sans perdre une heure, il rebrousse chemin vers le Yun-Nam
avec son pr�cieux d�p�t. Pour cela, partir � l'instant
m�me, afin que la jonction des deux escortes ait lieu avant
la tomb�e de la nuit. (_A Prince-Ail�._) Prince, jusqu'�
nouvel avis, restez aupr�s de l'Empereur. �tablissez
une communication constante avec la fronti�re, et, � la
premi�re alerte, emmenez l'enfant hors de l'Empire.

L'IMP�RATRICE

Et que, chaque jour, un courrier m'apporte des nouvelles
... aussi longtemps du moins que les routes seront libres
autour de nos murs et nos portes ouvertes.

PRINCE-AIL�

Je veillerai � tout, ne me fiant qu'� moi-m�me.

PRINCE-FID�LE

Et nous savons tout le prix de votre vigilance....

            _Un des officiers, qui �tait parti
            tout � l'heure sur un signe de
            l'Imp�ratrice, arrive en h�te._

L'OFFICIER

Les cavaliers sont rentr�s.... On les a vus, les deux
fuyards, l'homme et son complice; ils avaient des chevaux
qui d�voraient l'espace.... Un de ces navires rapides,
comme en ont les barbares d'Occident, attendait au bord du
fleuve; il les emporte � cette heure, avec la vitesse de la
foudre. Toute poursuite serait vaine.

L'IMP�RATRICE

Je m'y attendais.... Lui, se laisser reprendre comme un
fuyard vulgaire!... Non! Je savais qu'il emporterait avec
lui le myst�re qu'il lui a plu de garder.

PRINCE-FID�LE, _� l'Imp�ratrice._

Majest�, l'heure est venue, l'heure presse....

L'IMP�RATRICE

Oui, je suis pr�te.... Rien qu'un instant, une supr�me
minute encore. (_Elle conduit le petit Empereur jusqu'au
tr�ne, o� elle le fait asseoir._) Laissez-moi rendre
au Fils du Ciel l'hommage qui lui est d�. (_Elle
s'agenouille._) Que votre vie soit heureuse et longue!
Votre r�gne paisible et prosp�re. (_Elle s'incline trois
fois._) Que votre dynastie dure �ternellement.

            _Les hommes et les femmes se sont
            prostern�s._

L'ENFANT, _qui retient ses larmes._

J'ai promis de ne pas pleurer.

L'IMP�RATRICE

Puissent le triomphe et la gloire vous ramener ici bient�t.

            _Elle se rel�ve. L'enfant descend du
            tr�ne, s'approche de l'Imp�ratrice et
            s'agenouille � son tour._

L'ENFANT

Dis, m�re, ce n'est pas pour longtemps que je m'en vais?...

L'IMP�RATRICE, _se penchant vers son fils pour l'embrasser
d�sesp�r�ment._

Non, mon bien-aim�, non.... Pour peu de jours, s'il pla�t
� nos Dieux que j'implore!... Aie du courage, ch�re petite
fleur!... (_Aux femmes._) Allez, maintenant.

            _Les femmes entra�nent le petit
            Empereur. Il sort, les regards
            toujours fix�s sur sa m�re._



SC�NE XV


L'IMP�RATRICE, PRINCE-FID�LE, QUELQUES FILLES D'HONNEUR.


_L'Imp�ratrice le regarde s'�loigner, puis monte les
marches de la terrasse pour le voir encore et, quand il a
disparu, jette un grand cri, en se tordant les bras._

PRINCE-FID�LE

Bonne souveraine, prenez courage.

L'IMP�RATRICE

Ah! non, laissez, je suis � bout de force!... J'ai bien
fait ma souveraine, n'est-ce pas, tant qu'il �tait l�,
mon enfant?... A pr�sent qu'il est parti, laissez-moi
�tre une femme, laissez-moi �tre sa m�re!... Je ne le
reverrai jamais, lui, que vous venez de m'enlever, jamais,
entendez-vous!... Je le sens, je le sais!... Puisque nous
sommes au-dessus des hommes, que le Ciel pour nous soit
juste et nous donne une force surhumaine!... Pourquoi
avons-nous un coeur comme les autres et des sanglots qui
le brisent?... Ah! celles qui mendient, en haillons, dans
les rues, sont moins mis�rables!... Il ne leur vient pas
un bel espion charmeur, pour faire chanceler leur �me, et
puis s'enfuir ... et, apr�s, on ne leur arrache pas leur
enfant!... Votre Imp�ratrice, tenez, elle voudrait �tre
la mendiante, qui a faim, qui a froid, mais qui serre son
petit sur sa poitrine..., oui, la mendiante, je vous dis,
qui tend la main aux passants, assise sur les marches d'un
temple!...

            _Elle se jette en sanglotant sur les
            marches de la terrasse.--Rideau._




ACTE TROISI�ME


Avant le lever du rideau, on a entendu des coups de feu
sur la sc�ne. A la tomb�e de la nuit, l'int�rieur de la
citadelle imp�riale de Nang-King � moiti� d�mantel�e par
les Tartares. Haute muraille � cr�neaux, derri�re laquelle
on entend sonner des trompes et hurler des soldats qui
s'�loignent. Au fond et � gauche, une porte de bronze dont
les battants sont arc-bout�s par des madriers, et qui est
surmont�e d'un donjon noir, � trois �tages de toits cornus.
Au milieu de la sc�ne, un b�cher en bois de charpente et
en fagots. Au fond et vers la droite, la muraille cr�nel�e
se prolonge; on aper�oit des terrasses et, tout au loin,
la silhouette du palais qui se d�tache sur le ciel encore
jaune du couchant. Du haut de la muraille, au-dessus de la
porte, des soldats chinois tirent les derniers coups de feu
contre les assi�geants invisibles.



SC�NE PREMI�RE


L'IMP�RATRICE, PRINCE-FID�LE, PORTE-FL�CHE, LES FILLES
D'HONNEUR, DES SOLDATS CHINOIS.


            _Des bless�s sanglants gisent
            �� et l� parmi les d�combres.
            L'Imp�ratrice est au milieu de la
            sc�ne, v�tue en guerri�re, casqu�e,
            tenant une arme dans sa main qui
            saigne. Prince-Fid�le est sur le
            haut du rempart avec les soldats.
            Porte-Fl�che, bless� � mort, g�t �
            gauche, sur le devant de la sc�ne._

PRINCE-FID�LE, _du haut du rempart, arr�tant le feu._

Assez, mes braves amis!... Ne tirez plus sur des
fuyards.... Gardons la poudre pour l'assaut supr�me. (_Les
soldats cessent de tirer._) Ils s'en vont!... Une fois
encore nous voici d�livr�s!...

L'IMP�RATRICE, _haletant._

Ah! d�livr�s, oui!... D�livr�s pour quelques minutes du
moins ... le temps de nous recueillir avant la mort.
(_Elle s'assied sur une pierre. Aux filles d'honneur qui
s'empressent autour d'elle._) Voyez plut�t � ceux qui
souffrent trop, par terre. Je n'ai rien, moi: une main qui
saigne, cela ne compte pas.... Voyez ce qu'ils demandent,
allez � leur secours.... Le poison, les buires, vous les
avez, n'est-ce pas?

LES FILLES D'HONNEUR, _montrant des buires d'or qu'elles
portaient dans les plis de leurs v�tements, et � chacune
desquelles est encha�n�e une petite tasse de jade._

Nous les avons, bonne souveraine....

L'IMP�RATRICE

Ce qu'ils veulent, sans doute, c'est mourir.... Aux
plus bless�s, vous verserez la liqueur de la Grande
D�livrance.... �pargnez-la cependant, car, h�las! nous
n'en avons pas pour tous.... Le contenu de la petite tasse
de jade encha�n�e au flacon, pour un homme, c'est la dose
qu'il faut.... Allez, mes ch�res filles, leur porter
le sommeil: l� est votre devoir � cette heure.... (_A
Cinnamome._) Toi, Cinnamome, reste aupr�s de moi, et tu me
verseras de tes mains le breuvage.... Sur cette pierre,
ici, tout pr�s, pose ta buire, avec ma coupe imp�riale.

            _Cinnamome ob�it. Les autres filles
            d'honneur se r�pandent parmi les
            bless�s, se penchent sur eux, et �
            voix basse leur offrent le breuvage.
            On continue d'entendre au lointain
            des coups de feu._

LOTUS-D'OR, _tr�s douce � Porte-Fl�che dont elle s'est tout
de suite approch�e._

Seigneur, voulez-vous mourir?... Et aussit�t apr�s vous, je
viderai moi aussi la coupe.... Voulez-vous mourir, seigneur?

PORTE-FL�CHE, _apr�s un silence, et comme en extase._

Non, ma belle fleur tremblante, ma belle fleur des lacs!...
Avant que vous soyez venue l�, je le voulais.... A pr�sent,
je ne le veux plus.... Laissez-moi rester un peu encore
parmi les vivants, pour m'enivrer de cette parole d'amour
que vous venez de dire.... Secourez ceux qui souffrent
plus que moi, sans une amie ... et puis vous reviendrez,
j'appuierai ma t�te sur vos genoux, avant de m'en aller
chez les Ombres....

LOTUS-D'OR

Qu'il soit fait tout ce que vous commanderez, cher
seigneur.... Pr�s de vous, oui, je vais revenir....

            _Elle va se pencher sur d'autres
            bless�s, suivie des yeux par le
            mourant. Les soldats, au fond,
            agrandissent le b�cher, apportant des
            poutres, des fagots, des branches.
            Une rumeur � droite, dans la
            coulisse, par o� de nouveaux soldats
            arrivent._

L'IMP�RATRICE

Qu'est-ce, l�-bas?

LE CHEF DES SOLDATS

C'est notre envoy� Ouan-Tsi, qui a pu se rapprocher de nos
murs, et nous rapportera les nouvelles du dehors.... Nous
lui avons jet� les cordes, et le voici de retour.

L'IMP�RATRICE

Ah!... Qu'il vienne!... (_Aux soldats qui, derri�re elle,
chargent toujours le b�cher._) Reposez-vous, mes amis!...
C'est bien plus qu'il ne faut, allez, pour consumer mon
corps.... Pourquoi donc faire le b�cher si grand?

LE CHEF DES SOLDATS

Pourquoi nous voulons tant de flamme.... Le Prince-Fid�le
vous le dira, Majest�, en vous pr�sentant notre requ�te
supr�me.



SC�NE II


LES M�MES, L'ENVOY� OUAN-TSI, _qui s'approche de
l'Imp�ratrice. Ses souliers, le bas de sa robe sont pleins
de sang. Il se prosterne._

L'IMP�RATRICE, _� Ouan Tsi prostern�._

Rel�ve-toi, va!... Plus de prosternements. Nous voici tous
�gaux. Il n'y a plus qu'une seule et m�me grandeur, celle
que nous donne, pareillement et � tous, la noblesse du
sacrifice.... (_Ouan-Tsi se rel�ve._) Maintenant, parle....
N'att�nue rien.... D'ailleurs, je devine....

OUAN-TSI

Eh bien! oui, c'est fini, � ma souveraine!... Votre palais
seul tient encore.

L'IMP�RATRICE

Oh! pas pour longtemps ...

OUAN-TSI

Les abords de vos murailles sont �vacu�s.... Jusqu'� la fin
de la nuit peut-�tre, ils nous laisseront vivre....

L'IMP�RATRICE

Le reste de la ville, les citadelles de l'Ouest?...

OUAN-TSI

Aux mains des Tartares, tout!... Cette d�froque d'un
ennemi, seule, m'a sauv�.... Dans les rues, on br�le, on
pille, on �gorge.... Quelques milliers de femmes ont
r�ussi � se jeter dans le fleuve.... Les autres, on les
viole, en m�me temps qu'on les �trangle.... Le sang coule
sur les pav�s, autant que l'eau du ciel apr�s l'orage....
Chaque ruisseau d�verse au fleuve comme un grand �ventail
rouge.... Tout le long des rues, les morts, les torses
encore chauds, se vident de leur sang, par l'entaille
du cou tranch�.... Bonne souveraine, pour venir, j'ai
enjamb� mille cadavres.... Mes pieds s'embarrassaient dans
les longues chevelures, tra�nant apr�s elles des t�tes
coup�es.... O Majest�, c'est la fin!... (_Il s'agenouille �
nouveau._) Et maintenant pardonnez-moi d'�tre le messager
de malheur.

L'IMP�RATRICE, _tr�s calme._

Un brave et fid�le messager, que je remercie....
Rel�ve-toi, t'ai-je dit, et, parmi mes derniers soldats,
reprends ton poste supr�me.... (_Ouan-Tsi se rel�ve et se
m�le aux soldats, qui, au fond de la sc�ne, continuent de
dresser le b�cher. A Cinnamome, en lui indiquant la buire
et la tasse d'or_:) Allons, Cinnamome, c'est l'heure.

CINNAMOME

Oh! Majest�, pas encore.

            _Les autres filles d'honneur, qui
            �taient diss�min�es parmi les
            bless�s, ont entendu et reviennent
            en silence se grouper autour de la
            souveraine._

L'IMP�RATRICE

Aimes-tu mieux qu'ils me prennent vivante?... L'homme qui
�tait l�, tu as entendu ce qu'il vient de dire.

�L�GANCE

Mais le palais tient toujours!

LA PERLE

L'arm�e du Sud peut venir nous d�livrer.

L'IMP�RATRICE

Nous venger peut-�tre ... plus tard.... Mais nous
d�livrer.... Enfant, qui veux-tu qui nous d�livre? (_A
elle-m�me._) Ah! le secours myst�rieux, que si follement
j'esp�rais.... �_L'�toile,_ avait dit le bel espion
trompeur, _l'�toile qui devait si bien veiller sur moi,
quand tout fl�chirait devant le triomphe du Dragon._�
Enfant, qui veux-tu qui nous d�livre?... Plus de poudre,
plus de vivres, plus d'eau, plus rien; nous avons jet� les
pierres de nos cr�neaux; les portes c�dent, les murailles
croulent.... (_A Cinnamome._) Donne, va, c'est l'heure!...

�L�GANCE

Parfois, quand on croit tout perdu, le destin change.

LA PERLE

O notre souveraine bien-aim�e, ne h�tez pas l'irr�parable.

L'IMP�RATRICE

L'irr�parable serait de trop tarder. (_Elle fait un
signe imp�rieux � Cinnamome, qui verse le poison dans la
coupe. Mais on entend une rumeur, au faite du rempart o�
vient de remonter le Prince-Fid�le, au-dessus de la porte
barricad�e. Le jour continue de baisser._) Qu'est-ce encore?

PRINCE-FID�LE

Un petit groupe de Tartares, venus t�m�rairement sans
armes, l�, jusqu'au pied des murs.... L'un d'eux, l'air
tranquille et superbe, se dit envoy� par leur Empereur....
Une communication supr�me � Votre Majest�.... Sur un
rouleau de soie jaune, � la lueur d'une torche qu'on vient
d'allumer, il montre le sceau imp�rial des Tsin.

L'IMP�RATRICE

Une communication? De l'Usurpateur � votre souveraine, une
communication?... Mais l'id�e seule n'en est-elle pas une
insulte? Qu'on leur fasse gr�ce de la vie, � ces audacieux,
mais que, sur l'heure, ils se retirent!

            _Cinnamome insensiblement s'est
            recul�e avec sa coupe de poison._

PRINCE-FID�LE, _qui est redescendu de la muraille et
s'approche avec un air de myst�re._

Celui qui a si haute mine, il me semble l'avoir d�j� vu....

L'IMP�RATRICE

D�j� vu? O� cela donc?

PRINCE-FID�LE, _plus pr�s et baissant la voix._

Souveraine, il me semble.... Cet inconnu qui vint le jour
du sacre.... J'en suis s�r, c'est lui....

L'IMP�RATRICE, _se levant �gar�e._

Pourquoi parler bas?... Prince, vous m'offensez presque,
avec ce ton de confidence, lorsqu'il s'agit de cet
homme.... Vous voulez dire celui qui se pr�senta par
imposture comme notre vice-roi du Sud ... celui-l�,
n'est-ce pas?

PRINCE-FID�LE

Oui!

L'IMP�RATRICE

Eh bien, qu'on l'am�ne alors.... Jetez-lui les cordes
nou�es, et qu'il comparaisse ici devant moi.... (_On jette
du haut du mur les �chelles de corde._) Cache le poison,
Cinnamome, et la buire d'or.... Il n'a pas besoin de
savoir, celui qui arrive.... Est-ce que la fum�e n'a pas
noirci mon visage?...

CINNAMOME

Votre Majest� est p�le et belle.... Et ses yeux en ce
moment resplendissent comme des astres....

            _Les nouveaux venus �mergent
            au-dessus du rempart, l'Empereur
            tartare d'abord, ensuite
            Puits-des-Bois et trois autres
            personnages v�tus comme eux en
            guerriers tartares, mais sans armes._



SC�NE III


L'EMPEREUR TARTARE, L'IMP�RATRICE.


_L'Empereur s'avance tandis que les quatre guerriers de sa
suite restent en arri�re. Sur un signe de l'Imp�ratrice,
les filles d'honneur et les autres assistants reculent
jusqu'au fond de la sc�ne._

L'EMPEREUR, _ployant le genou devant elle comme le jour du
sacre._

O souveraine, � guerri�re! Puissent, un jour, s'�claircir
pour vous les destins noirs!

            _Il se rel�ve_

L'IMP�RATRICE, _tremblante._

Ah! laissons les formules vaines! Les minutes nous sont
avarement compt�es.... Bas les masques, et parlons vite:
qui �tes-vous? Un Tartare, h�las! n'est-ce pas?... Sans
cela, vous n'auriez pu franchir leur cercle de fer.... Un
Tartare, dites?

L'EMPEREUR

Oui!

L'IMP�RATRICE

Un espion, alors, quand vous v�ntes le jour du sacre? Rien
qu'un espion, h�las!

L'EMPEREUR

Non! Un qui jouait sa vie, ce jour-l�, comme � pr�sent,
pour sauver la v�tre.

L'IMP�RATRICE

Ah! ma vie n'importe plus, et le droit de la sauver
n'appartient � personne.... Aupr�s de l'Usurpateur qui
r�gne � P�kin, quel r�le est le v�tre?... Ministre secret
pour les aventureuses besognes? Non, grand dignitaire
plut�t, dites?

L'EMPEREUR

Oui.

L'IMP�RATRICE

Et prince?

L'EMPEREUR

Eh! qu'importe qui je suis! C'est de Votre Majest�
qu'il s'agit, non de moi-m�me. Daignez entendre ce que
l'Empereur....

L'IMP�RATRICE, _interrompant._

O� est-il votre Empereur? A la t�te de ses arm�es?

L'EMPEREUR, _avec embarras._

Mais ... non, dans son palais, l�-bas.... Les rites, je ne
vous l'apprendrai point, ne lui permettent pas d'en sortir.

            _Pendant tout ce dialogue, on ne
            cesse d'entendre, dans les lointains
            de la ville, le canon de la bataille._

L'IMP�RATRICE

Les rites, ah! les rites!... Vous voyez ce que j'en fais,
des rites, moi qui suis la fille des Ming, la fille du Ciel
et l'Invisible.... Je parais au milieu de mes soldats, je
me bats comme eux!... Et c'est lui, votre Empereur-fant�me,
qui ose m'envoyer un message?

L'EMPEREUR

Un message de gr�ce, on ose toujours....

L'IMP�RATRICE

Dites plut�t qu'un message de gr�ce, c'est ce que l'on
devrait oser le moins, lorsqu'on est lui et qu'il s'agit
de moi!... Ah! en effet, ils s'y entendent, les Tartares,
� faire gr�ce!... Vous venez de traverser ma ville de
Nang-King, et vous avez vu? C'est beau, n'est-ce pas, leur
oeuvre?...

L'EMPEREUR

H�las! J'ai vu, oui, avec horreur ... Mais, je puis
l'attester sur ma vie, tels n'�taient pas les ordres qu'il
avait donn�s, mon souverain....

L'IMP�RATRICE

Ah!... Un souverain alors qui n'a m�me pas la force de se
faire ob�ir!... D'autres que vous, en effet, me l'avaient
dit.... Je le ha�ssais d�j�, de cette ind�racinable haine
de race que vous savez; � pr�sent le m�pris s'y ajoute.
Oh! cet Empereur, qui fume l'opium dans son palais de
momie, tandis que ses hordes de soldats vont � leur gr�, �
travers les provinces, laissant des tra�n�es rouges et des
charniers pour les vautours!...

Et si, par impossible, je m'humiliais jusqu'� l'accepter,
sa gr�ce, qui me la garantirait apr�s tout, puisqu'on ne
lui ob�it pas?... Contre cette arm�e de b�tes fauves, qui
�tait l� tout � l'heure, et va revenir hurler la mort
derri�re cette muraille, qui donc le ferait respecter,
l'ordre de gr�ce de votre Empereur-fant�me?... Mais qui?

L'EMPEREUR

Moi!

L'IMP�RATRICE

Vous! (_Plus douce et plus troubl�e._) Vous! Peut-�tre
en effet, car vous ne semblez pas de ceux � qui l'on ose
d�sob�ir.... Du reste, votre superbe audace, de repara�tre
� cette heure!... Mais, si elle ne trompe pas, la loyaut�
que je lis dans vos yeux, cessez le jeu que vous faites,
et, cette fois, r�pondez: Qui �tes-vous?

L'EMPEREUR

Qui je suis? Jusqu'ici rien; inexistant comme une fum�e
dans de l'ombre; rien, mais demain tout, peut-�tre si vous
vouliez ... demain tout, et rayonnant � vos c�t�s comme un
soleil dans de l'�ther bleu....

L'IMP�RATRICE, _reculant._

Ah! vous vous souvenez trop de mon indulgence, nagu�re,
� tol�rer vos �nigmes. Dans le parfum de l'encens, dans
la pompe et les atours, j'avais la faiblesse d'une femme.
Aujourd'hui, non, vous me retrouvez plus haute et plus
inaccessible, pr�cis�ment parce que je suis vaincue et que
je vais mourir.

L'EMPEREUR, _s'inclinant devant elle._

Oh! souveraine, jamais vous ne me f�tes plus sacr�e.... Ne
vous offensez pas de mes paroles et pour un temps encore
laissez-moi mon masque et mon myst�re. �coutez seulement
ceci: �chapp� de ce m�me palais o�, il y a quinze jours �
peine, vous m'�tiez apparue dans la splendeur imp�riale,
je courais vers P�kin, pour demander � l'Empereur, que
vous ha�ssez tant, d'arr�ter l'horrible guerre. En route,
j'ai su qu'elles marchaient comme la foudre, nos arm�es
tartares, et j'ai rebrouss�, de toute la vitesse de mon
navire et de mes chevaux, pour les donner de moi-m�me,
les ordres d'apaisement et de tr�ve; j'en avais le droit,
tenez: voici le sceau qui m'accorde, au nom des Tsin, les
pleins pouvoirs. Vous l'avez dit, je ne suis pas de ceux
� qui l'on ose d�sob�ir ... du moins en face, quand c'est
moi-m�me qui parle.... J'ai appris maintenant comment
on ordonne et comment on impose.... Daignez seulement
permettre aux v�tres de faire les signaux qui demandent
gr�ce ... rien qu'un pavillon hiss� l� sur une tour ... et
pas une de leurs t�tes ne tombera, je le jure....

L'IMP�RATRICE

Pour m'offrir cela, prince, il faut que vous ne soyez pas
de sang imp�rial.... La Fille du Ciel n'accepte point la
merci d'un Tartare!..



SC�NE IV


LES M�MES, PRINCE-FID�LE, UN VEILLEUR, _puis_ LE CHEF DES
SOLDATS, _et_ LES SOLDATS.


UN VEILLEUR, _criant du haut d'un mirador d�mantel� qui est
au fa�te des remparts._

Une arm�e, l�-bas, l�-bas!... Ils reviennent, les
Tartares! Des milliers, des milliers.... Dans le
cr�puscule, au loin, c'est, comme une tra�n�e noire....

PRINCE-FID�LE

La distance?

LE VEILLEUR

Au tournant du fleuve, leur avant-garde arrive.... Ils
remontent par la longue avenue de Sitche-Men.

PRINCE-FID�LE

Allons, leur dernier assaut.... Au tournant du fleuve
seulement.... Donc, il nous reste une demi-heure....

LE VEILLEUR

Ils allument des torches.... Et maintenant j'entends sonner
leurs trompes de guerre.

PRINCE-FID�LE

C'est bien!... Nous serons pr�ts ...

L'EMPEREUR, _implorant � mains jointes._

Souveraine!

L'IMP�RATRICE, _comme pr�te � c�der._

Pour moi, non!... J'ai dit ma volont�. Il suffit!...
(_D�signant les soldats._) Mais tous ces braves-l�,
qui tombent d'�puisement, de faim et de soif.... (_A
Prince-Fid�le._) Eh bien! oui, pour eux, qu'on les fasse,
les signaux qui demandent gr�ce.

PRINCE-FID�LE, _avec stupeur._

Les signaux qui demandent gr�ce?...

L'IMP�RATRICE

Oui, j'ai bien dit cela, � mon noble sujet! Je l'ai bien
dit!... Ma mort doit suffire aux vainqueurs. Puisqu'il n'y
a plus d'espoir, � quoi bon ce carnage de la fin?... Les
signaux, qu'on les fasse.

PRINCE-FID�LE

Pas un seul des combattants ne se rendra.

L'IMP�RATRICE

Cependant, si je l'ordonne!... Ne suis-je d�j� plus
l'Imp�ratrice?

PRINCE-FID�LE

Soumis en toutes choses � votre volont�, � cet ordre-l�
seulement vos soldats n'ob�iront pas.

L'IMP�RATRICE, _aux soldats._

Est-ce vrai?... Est-ce vrai?... Mes amis, � pr�sent, je
l'exige, vous m'entendez!... Oh! vous m'�pargnerez cet
exc�s d'angoisse, vous, mes chers r�volt�s!... Vous ne
voudrez pas que je sois emport�e dans l'autre monde sur les
flots de votre sang....

            _Les soldats baissent la t�te et
            restent immobiles, tenant toujours
            leurs armes._

LE CHEF DES SOLDATS, _apr�s un silence._

Majest�, le Prince a d�j� r�pondu pour nous tous! Non, nous
ne voulons pas de gr�ce.

L'IMP�RATRICE, _revenant vers l'Empereur dans une
exaltation soudaine de triomphe._

Ah! vous le voyez, me voici comme votre Empereur tartare:
on ne m'ob�it pas!... Allez le lui dire, � votre ma�tre....
Et en m�me temps, vous lui conterez comment on sait mourir
dans le palais des Ming.... Allez, Seigneur, vous avez
votre cong�.

L'EMPEREUR, _implorant avec plus d'instance._

Souveraine!... Et si c'�tait moi, � pr�sent, qui
l'implorais la gr�ce ... la gr�ce de rester ici et de
tomber � vos c�t�s....

L'IMP�RATRICE

L'honneur de tomber aux c�t�s de l'Imp�ratrice, je
ne l'accorde qu'� ces braves,--qui sont de ma race,
entendez-vous,--et qui ont prodigu� leur sang pour me
d�fendre. Allez, Seigneur, j'ai dit. (_Se rapprochant
de lui, parlant tr�s bas et vite, cette fois, comme une
affol�e._) Un seul mot encore pourtant.... Mon fils,
autour de qui l'arm�e du Sud tient toujours.... Mon fils
... puisque vous semblez tout oser et tout pouvoir ...
essaieriez-vous de le d�livrer, lui?... Mais non ... quand
c'est la m�re qui parle en moi, je d�raisonne et ne sais
plus.... Essayer cela, ce serait trahir le ma�tre que vous
devez servir ...

L'EMPEREUR

Je ne sers point de ma�tre, je suis au-dessus des
trahisons, libre comme les Dieux et seul devant ma
conscience.... J'essaierai.... Je vivrai pour essayer....

L'IMP�RATRICE

Faites ainsi!... Et, � ce prix-l� ... plus tard, dans
les nuages o� tous les morts se retrouvent et se fondent
... mes M�nes ne seront point hostiles aux v�tres....
Maintenant, allez, Seigneur.... Nos derni�res minutes nous
sont n�cessaires.... (_A Prince-Fid�le en lui faisant signe
d'emmener l'Empereur tartare._) Prince, l'audience est
close.

PRINCE-FID�LE, _� l'Empereur qui h�site � s'�loigner, comme
sur le point de faire quelque r�v�lation d�cisive._

Venez, Seigneur. Vous avez entendu notre souveraine vous
donner cong�.

            _Il veut l'entra�ner vers la partie
            des murailles par o� il �tait
            descendu._

L'IMP�RATRICE, _d�signant la porte de bronze barricad�e par
des madriers._

Non, ouvrez cette porte: nous en avons le temps. Une
derni�re fois, je veux que l'on sorte de mon palais comme
si j'avais encore la libert� et la puissance.... Ouvrez!
(_Des soldats se pr�cipitent, font tomber les madriers et
ouvrent � deux battants la porte._) Rendez les honneurs au
messager de gr�ce!...

            _Les soldats mettent un genou en
            terre, le gong et les trompettes
            sonnent._

L'EMPEREUR

Oui, messager de gr�ce, malgr� vous et quand m�me!... (_Se
retournant sur le seuil et parlant comme un illumin�._)
Du haut des nu�es de l'orage sombre, le Dragon saura
descendre.... Et dans ses serres, il recueillera doucement,
malgr� lui, le beau Ph�nix qui avait voulu mourir....

            _Il sort suivi des quatre guerriers
            tartares. Les soldats barricadent �
            nouveau la porte avec des madriers et
            des pierres._



SC�NE V


LES M�MES, _moins_ L'EMPEREUR. _et_ LES TARTARES.


L'IMP�RATRICE, _tandis que les filles d'honneur reviennent
l'entourer._

Quel est cet homme ... qui ressemble � un Dieu?

LA PERLE

En tremblant nous le regardions de loin ...

�L�GANCE

Ses yeux rayonnaient d'amour sublime...!

CINNAMOME

Mais Votre Majest�, si bonne envers tous, semblait hautaine
envers lui.

L'IMP�RATRICE, _sans r�pondre, r�p�tant comme en r�ve la
phrase du sacre._

�Soyez attentive et anxieuse comme si vous portiez dans vos
mains un vase trop rempli d'eau, dont pas une goutte ne
doit tomber.�

LE VEILLEUR, _criant du haut du donjon qui surmonte la
porte._

Les torches de leur avant-garde arrivent au tournant de
l'avenue de l'Est.... On commence d'entendre rouler les
chariots de leur artillerie....

L'IMP�RATRICE

D�j�, au tournant de l'avenue de l'Est!... Pour venir �
nous, la mort a des ailes.... (_Elle prend elle-m�me la
coupe emplie de poison que Cinnamome avait cach�e derri�re
une pierre._) Allons, c'est l'heure!... (_Aux filles
d'honneur qui l'entourent, d�signant le b�cher._) Quand
le breuvage aura fait son oeuvre, vous m'�tendrez ici, et,
d�s que la flamme montera, bien haute et claire, alors,
votre service � jamais termin� aupr�s de votre souveraine,
vous viderez aussi le bol d'or, pour me suivre.... (_Elle
laisse redescendre le bol de poison qu'elle avait commenc�
d'�lever jusqu'� ses l�vres._) Prince-Fid�le ... j'aurais
voulu lui dire adieu.... Qu'il vienne!...

            _Pendant le dialogue pr�c�dent,
            Prince-Fid�le, au fond de la sc�ne,
            une torche � la main, dirigeait un
            groupe de soldats arm�s de leviers et
            de pioches._

CINNAMOME

L�-bas, n'est-ce pas lui?

            _Prince-Fid�le fait signe aux soldats
            de d�placer un rocher, qui d�masque
            une �troite porte de bronze._

L'IMP�RATRICE

Ah! j'ai compris....

LA PERLE

Que fait-il?...

L'IMP�RATRICE

Ce qui devrait �tre fait.... Jugeant, lui aussi, que
l'heure est venue pour moi de m'endormir, il pr�parait ma
couche; ces galeries souterraines abritent mon tombeau.
(_La porte de bronze s'ouvre. La Perle se jette � genoux
et cache son visage. Lotus-d'Or, rest�e un peu en dehors
du groupe, s'est agenouill�e pr�s de Porte-Fl�che et
lui parle bas, en lui soutenant le front._) Inutile �
pr�sent, ce tombeau orgueilleux, d�s longtemps �difi� dans
le myst�re.... L� plut�t, l� parmi la belle flamme et la
tumultueuse fum�e, mon �me s'envolera vers les nuages....
Rien de moi ne restera, que les mains d'un Tartare puissent
profaner; ils m'auront cern�e vainement, je leur �chappe
dans l'air....

�L�GANCE, _s'agenouillant aussi._

Mais, souveraine, puisqu'il est cach�, ce tombeau,
puisqu'il est inviolable, laissez au moins vos filles vous
ensevelir l�, dans la magnificence.... Laissez, de gr�ce,
bien-aim�e souveraine!... Cette flamme, pourquoi cette
flamme?... Non, c'est trop horrible.

L'IMP�RATRICE

Enfant, ignores-tu donc l'histoire de notre race?... Mon
anc�tre, vaincu ici m�me, vaincu comme je le suis, et qui
s'�tait donn� la mort.... Une heure apr�s, sa tombe viol�e,
son corps dans la rue, jet� en p�ture aux chiens et aux
vautours.... Allons, j'ai dit ma volont�.... Prince-Fid�le,
va l'appeler; il s'�puise � d'inutiles besognes; son sang
tiens, coule ... inondant sa robe.... Sa blessure s'est
rouverte, il n'y prend pas garde. Au moins qu'il ait le
temps de recevoir mon adieu.... Va! je le veux....

            _�l�gance se rel�ve et fait quelques
            pas vers le Prince. Pendant le
            dialogue pr�c�dent, Prince-Fid�le a
            fait allumer d'autres torches et les
            soldats qui les portent sont entr�s
            dans le souterrain._

�L�GANCE, _s'avan�ant vers Prince-Fid�le._

Prince!... L'Imp�ratrice....

            _Prince-Fid�le s'approche aussit�t de
            l'Imp�ratrice._



SC�NE VI


L'IMP�RATRICE, PRINCE-FID�LE, LUMI�RE-VOIL�E, LE CHEF DES
SOLDATS, LE VEILLEUR.


L'IMP�RATRICE, _� Prince-Fid�le._

Prince, je voulais vous dire adieu, et que ma derni�re
parole f�t pour vous, avec mon remerciement supr�me.

            _Sa main �l�ve la coupe empoisonn�e._

PRINCE-FID�LE, _avec un geste comme pour l'arr�ter._

Non, ma divine Imp�ratrice, non!... L'heure du repos,
h�las! n'est pas venue, ni pour vous, ni pour moi.... Non!
votre lourde t�che n'est pas achev�e encore!...

L'IMP�RATRICE

Ma t�che, dites-vous, n'est pas termin�e?... Mais le palais
n'est plus que ruines, les portes c�dent, les murailles
croulent ... Cette fois, nous ne tiendrons pas dix
minutes.... C'est la fin!...

PRINCE-FID�LE

Eh! je ne le sais que trop, qu'il n'y a plus d'esp�rance!...

L'IMP�RATRICE

Alors, laissez!... Puisqu'ils reviennent, les Tartares!...
Tenez, je commence � les entendre sonner, moi aussi, leurs
trompes de guerre!.. Qu'elle soit prise vivante, votre
Imp�ratrice, ou seulement qu'on trouve encore son cadavre
pour le jeter aux corbeaux, ce n'est pas ce que vous
voulez, je pense?

PRINCE-FID�LE

�coutez, de gr�ce!... (_Il fait signe d'approcher
� Lumi�re-Voil�e qui venait d'appara�tre au fond de
la sc�ne. L'Imp�ratrice a d�pos� la coupe sur une
pierre._) L'h�ro�que et dernier effort que nous comptions
vous demander, nous avions diff�r� de vous le faire
conna�tre.... Souffrez que votre conseiller vous le dise,
de notre part � tous.

LUMI�RE-VOIL�E, _apr�s avoir ploy� le genou._

O Majest�, deux cent mille soldats sont morts pour vous....
Ces quelques centaines, qui restent ici dans nos murs, tout
� l'heure vont encore sacrifier leur vie. Voulez-vous donc
qu'ils meurent pour une cause perdue. ... (_Il fait signe
au chef des soldats de s'approcher._) Daignez permettre �
leur chef de vous implorer avec nous.

LE CHEF DES SOLDATS, _apr�s s'�tre agenouill�._

Fi�rement et sans regret, nous la donnons, notre vie, pour
la souveraine ... qu'Elle fasse aussi ce que nous attendons
de son courage, plus grand mille fois que celui de ses
humbles d�fenseurs....

LUMI�RE-VOIL�E

O Majest�, il faut les envier, ces hommes, qui vont mourir
si glorieusement et si vite.... Notre devoir, � nous, est
autre; il est plus long, il est plus terrible.

L'IMP�RATRICE

Notre devoir, plus long et plus terrible?... Alors,
qu'attendez-vous de moi?... Dites-le, ce qu'il faut faire;
l'Imp�ratrice vous ob�ira, mais dites-le, je ne comprends
plus....

            _Elle repose la coupe d'or._

PRINCE-FID�LE

Ce qu'il faut faire, � ma souveraine bien-aim�e, il faut
s'enfuir et vivre!...

L'IMP�RATRICE, _avec violence._

Ah! non!... Tout ce que vous me demanderez.... Mais
l�chement prendre la fuite, non!

LUMI�RE-VOIL�E

S'enfuir, h�las! oui.... �chapper � l'ennemi, lui enlever
l'enjeu de la guerre.... Et ainsi, la partie qu'il gagne ne
lui fait rien gagner; la victoire n'est plus la victoire;
bient�t le sang de nos h�ros enivre d'autres h�ros; une
nouvelle arm�e se groupe autour de la Fille du Ciel, et la
guerre recommence.

L'IMP�RATRICE

Et le sang coule encore.... Et la Terre d�sert�e peuple le
royaume des Ombres.... Non, assez de morts.... J'ai peur, �
la fin, peur d'�tre une souveraine meurtri�re et fatale....
Tout ce sang, tout ce sang vers� pour moi, il me semble que
j'ai les mains rouges....

PRINCE-FID�LE

Il est in�puisable, le sang de vos sujets ... et leur
d�vouement est sans limite....

L'IMP�RATRICE, _tout � coup tr�s douce, et comme implorant._

Mais mon courage est � bout.... (_D�signant les soldats,
qui entassent toujours le bois du b�cher._) Prince,
j'aimerais mourir avec ceux-ci....

PRINCE-FID�LE

Vivez, pour que leur mort ne soit point st�rile.... Vivez
pour ramener notre jeune Empereur, que l'arm�e du Sud nous
garde; vivez pour nous tous et pour lui....

L'IMP�RATRICE

Mon fils!... Ah! ne prononcez pas ce nom-l�.... Pour
m'entra�ner, n'essayez pas de faire jouer cette corde,
c'est la seule que je vous d�fends de toucher. A l'instant
pr�cis o� vous me l'avez arrach�, j'ai eu la certitude que
je ne reverrais jamais, jamais le cher petit visage, jamais
les chers yeux.... Je trouve la force de tout entendre,
except� si l'on me parle de lui..., car, alors, voyez-vous,
je redeviens une m�re, rien qu'une m�re, comme les autres
femmes ... et je ne peux plus, je ne peux plus.... (_Elle
d�tourne la t�te, et sa phrase finit par des sanglots._)
Oh! ne pas s'appartenir, ne pouvoir m�me pas laisser sur le
chemin le fardeau de sa vie!... �tre l'idole impersonnelle,
dont tout un peuple dispose � son gr�; �tre le triste
f�tiche que chacun veille des yeux comme les tablettes de
ses anc�tres sur l'autel familial!...

PRINCE-FID�LE

Vous �tes la banni�re �tincelante, la d�esse toujours
radieuse, vers qui nous tournons les yeux dans la d�tresse
supr�me.... Et vous ferez ce que des millions de sujets
vous demandent, par la bouche de ces quelques braves qui
vont mourir.

LE VEILLEUR, _criant du haut du donjon._

Il se jette contre leur avant-garde, l'homme qui �tait
ici tout � l'heure, le messager de gr�ce.... Avec les
trois autres qui l'accompagnaient, il se jette contre leur
avant-garde, comme pour les arr�ter!... Oui ... il veut les
arr�ter, c'est bien cela. Et il semble commander en ma�tre,
et semer parmi eux l'�pouvante....

L'IMP�RATRICE, _au veilleur._

Bien!... Qu'on ne me parle plus de cet homme. Et toi,
tu pourras bient�t descendre, pauvre veilleur dont la
t�che est finie, et te joindre � tes fr�res d'armes pour
mourir. Que nous importe � pr�sent ce qu'ils font, les
Tartares?... Nous ne sommes d�j� plus de ce monde.... (_A
Prince-Fid�le._) Mais encore faut-il que ce soit possible,
ce que vous demandez!... De toutes parts investis!... Fuir
par o�, fuir comment?... O� se cacher? O�?

            _Les soldats qui ont descell� le
            rocher sont rest�s devant la porte de
            bronze, tenant toujours les pioches
            et les leviers, et ils ont l'air
            d'attendre._

PRINCE-FID�LE

L�, dans ce tombeau!... Et, sur le ciment tout pr�par� qui
scellera les roches, nous jetterons de la poussi�re ...
quand vous serez entr�e....

L'IMP�RATRICE, _apr�s un silence, lentement, soumise et
morne._

Dans mon tombeau, mur�e vivante.... Soit! Et apr�s?

PRINCE-FID�LE

Il y a ce couloir souterrain qui passe par les caveaux o�
dorment votre p�re et votre �poux; vous le savez comme moi,
il va d�boucher parmi les broussailles, dans la campagne,
au pied de la colline des Supplices....

L'IMP�RATRICE, _tr�s vite et haletant._

S'il n'est pas obstru� d�j� par la terre, oui!... Et, tout
autour de la colline des Supplices, les Tartares sont
camp�s.

PRINCE-FID�LE

Nous attendrons qu'ils n'y soient plus ...

L'IMP�RATRICE

Et de l'air pour nos poitrines, de l'air dans ces caveaux
des morts, en trouverons-nous?

PRINCE-FID�LE

Je le crois, oui.... Mais emportons toujours ce breuvage,
que tout � l'heure vous vouliez boire.

L'IMP�RATRICE, _toujours tr�s vite._

Et s'ils nous prennent l�, les Tartares, s'il nous prennent
comme des b�tes de nuit forc�es dans leur terrier?...
Rappelez-vous, ils avaient viol� la tombe de mon a�eul....

PRINCE-FID�LE

Elle n'�tait pas cach�e comme la v�tre.

L'IMP�RATRICE, _toujours tr�s vite._

Et des v�tements ensuite, pour fuir dans la campagne o�
l'ennemi r�de. (_Touchant sa robe de guerri�re._) Pas avec
ceux-l�?

PRINCE-FID�LE

Des d�pouilles d'ennemis nous serviront � souhait.... La
terre doit en �tre jonch�e....

L'IMP�RATRICE

Pour v�tir votre Imp�ratrice, des loques arrach�es �
quelque cadavre qui se d�compose.... Soit! m�me � cela je
consens.... Mais, pour vivre, dans ces couloirs de tombeau,
pour durer, quand on n'est pas encore des ombres, il faut
manger, vous savez bien!... Les derniers grains de riz,
je les ai partag�s ce matin avec vous et mes soldats!...
Alors, quoi?...

PRINCE-FID�LE, _indiquant le tombeau._

Les g�teaux sacr�s, l�, sur la table des morts.

L'IMP�RATRICE

Horreur et sacril�ge!

LUMI�RE-VOIL�E

Il n'y a pas de sacril�ge, quand il s'agit de sauver
la Dynastie Lumineuse.... Les M�nes augustes viendront
eux-m�mes vous convier au repas; notre sacrifice nous les
rendra indulgents et favorables.

L'IMP�RATRICE, _lente, tout � coup._

Ainsi, je serai celle qui vivra dans les froides t�n�bres,
avec l'incertitude d'en sortir jamais; je serai celle qui
se tra�nera comme une larve dans les souterrains peupl�s de
fant�mes, mangeant � t�tons les offrandes pieuses qui se
dess�chent sur les autels des morts.... Oh! oui, c'est plus
�pouvantable que de mourir ici.... Alors, j'accepte....
Emmenez-moi, je suis r�sign�e!...

LE VEILLEUR, _du haut du mur._

Ils ont arr�t� leur marche, les Tartares.... Un petit
groupe seul s'avance en courant, sans armes, portant des
�criteaux sur des hampes.... Malgr� l'obscurit�, on dirait
les signes qui accordent gr�ce.

L'IMP�RATRICE

Ah! la gr�ce impos�e ... serait plus insultante encore....
Dans ma tombe emmurez-moi, prince, avant qu'ils soient
ici!...

PRINCE-FID�LE, _d�signant Lumi�re-Voil�e._

Votre conseiller et moi-m�me, nous vous suivrons dans ces
demeures (_D�signant les filles d'honneur_), et peut-�tre
deux de ces jeunes filles, si elles se sentent assez fortes
pour l'�preuve.



SC�NE VII


LES M�MES, LES FILLES D'HONNEUR.


L'IMP�RATRICE

C'est cela ... Ma suite, ma fun�bre cour et sans doute
mon dernier cort�ge: quatre personnes.... (_Aux filles
d'honneur._) Quelles seront les deux d'entre vous, mes
filles, qui auront le courage de me suivre dans les noirs
sentiers, l�-bas?...

LES FILLES D'HONNEUR, _s'inclinant._

Toutes, nous sommes pr�tes.... Que Votre Majest� daigne
prononcer deux noms.

L'IMP�RATRICE, _apr�s un silence._

El�gance, Cinnamome.... (_El�gance et Cinnamome
s'approchent de l'Imp�ratrice._) Toutes, vous m'�tes
ch�res, mais j'ai appel� celles qui, dans l'adversit�,
m'ont montr� un coeur plus viril. (_Aux autres._) Et vous,
mes fra�ches fleurs si t�t fauch�es, que l'eau de la Grande
D�livrance vous m�ne hors de ce monde, tr�s doucement, �
travers la paix d'un sommeil.

LA PERLE

Aux bless�s nous l'avons toute vers�e.

UNE AUTRE FILLE D'HONNEUR

Nos buires sont vides.

LA PERLE

Le b�cher nous effraie.... Mais nous savons comment mourir,
bonne souveraine.

UNE AUTRE FILLE D'HONNEUR

Le lac du jardin est profond, au pied de l'�le des Jades.

LA PERLE

Quand nous aurons conduit Votre Majest� jusqu'au seuil du
sentier noir, en nous donnant la main, nous irons au bord
du lac.

UNE AUTRE FILLE D'HONNEUR

Sur la vase o� nous dormirons tranquilles, les lotus nous
enlaceront de leurs racines, et nous revivrons dans leurs
fleurs....

L'IMP�RATRICE, _� Lotus-d'Or qui est assise un peu �
l'�cart, tenant toujours sur ses genoux la t�te mourante de
Porte-Fl�che._

Et toi, Lotus-d'Or?

LOTUS-D'OR

O Majest�, acceptez ici m�me mon supr�me salut....
M'�loigner de lui, laisser retomber son front,
pardonnez-moi si je n'en ai pas le courage....

            _On commence d'entendre au dehors les
            trompes des Tartares, leurs gongs et
            une clameur qui se rapproche._

L'IMP�RATRICE, _� Porte-Fl�che et � Lotus-d'Or._

Tenez, pauvres fianc�s sans lendemain, voici le cadeau
de noces de votre Imp�ratrice. (_Elle verse du breuvage
empoisonn� plein sa coupe d'or et le leur donne._) Adieu!
Soyez unis par del� les nuages.... (_A Prince-Fid�le._)
Allons, Prince, montrez-moi le chemin.... Me voici tout �
fait pr�te.

LE CHEF DES SOLDATS, _s'avan�ant, � Prince-Fid�le._

Prince, parlez pour nous.

PRINCE-FID�LE

Vos soldats, Majest�, implorent une derni�re gr�ce....

L'IMP�RATRICE

Il est donc encore en mon pouvoir d'accorder une gr�ce....
Oh! tout, tout ce qu'ils voudront.

PRINCE-FID�LE

Vous demandiez pourquoi tant de bois qu'ils accumulaient:
c'�tait pour eux-m�mes. Ils veulent mourir l� avant
l'entr�e des Tartares.... Et cette gr�ce supr�me qu'ils
implorent, c'est que vous allumiez vous-m�me leur b�cher.

            _Le chef des soldats s'agenouille
            et tend � l'Imp�ratrice une torche
            enflamm�e._

L'IMP�RATRICE, _aux soldats, acceptant la torche._

O mes bien-aim�s soldats! Sachez tous que votre Imp�ratrice
vous suivra bient�t dans la mort! Elle n'accepte de vous
l'ordre de fuir que pour essayer de vous venger; mais si
des temps meilleurs surviennent pour la Dynastie Lumineuse,
elle refusera de les vivre; devant vous tous, elle en fait
ici le serment: sa t�che implacable une fois termin�e, elle
se h�tera de vous rejoindre chez les Ombres....

O victimes surhumaines! O vaincus aur�ol�s de gloire! O mon
h�ro�que arm�e!... Un jour viendra o� l'histoire de votre
fin sublime sera grav�e dans le jade imp�rial, en lettres
d'or, pour que la post�rit� pleure sur vous. (_Elle jette
la torche dans le b�cher_) et que l'�clat de votre b�cher
�blouisse le monde, �ternellement!...

            _Le b�cher prend feu. Les soldats se
            jettent en chantant dans les flammes._

LES SOLDATS, _chantant:_

     Qu'il vive, notre Roi!
     Qu'il vive heureux et longtemps!

            _Un nuage de fum�e noire commence
            de les envelopper. On entend se
            rapprocher un gong qui r�sonne �
            coups espac�s et la voix d'un h�raut
            tartare._


LA VOIX DU H�RAUT TARTARE, _du dehors et de tr�s loin._

Ordre de l'Empereur. Respectez ceci!

PRINCE-FID�LE, _en h�te, au chef des soldats._

Le rocher, replac� comme nous avons dit! Murez vite! Et
beaucoup de terre jet�e sur le ciment frais, beaucoup de
poussi�re....

            _Le chef des soldats va rejoindre
            les quelques hommes qui attendent
            devant le tombeau, tenant les pioches
            et les leviers. L'Imp�ratrice,
            Prince-Fid�le, Lumi�re-Voil�e,
            El�gance et Cinnamome se dirigent
            vers la porte de bronze. Les autres
            filles d'honneur suivent en se
            donnant la main, elles s'agenouillent
            en arrivant pr�s de la porte._

L'IMP�RATRICE, _arriv�e � la porte du tombeau, aux quatre
personnes qui doivent y entrer avec elle._

Entrez d'abord. Je passe la derni�re: ce sont mes
fun�railles!... Et puis, je veux encore une fois les
regarder, mes h�ros, et l�-bas, mon beau palais qui se
dessine toujours. (_Aux filles d'honneur agenouill�es._)
Vous, mes filles ch�ries, relevez-vous, ne vous attardez
pas, le lac o� vous allez n'est pas proche d'ici....

            _Les filles d'honneur s'en vont, en
            se donnant la main, et on entend
            leurs sanglots. L Imp�ratrice
            franchit la porte et puis se retourne
            sur le seuil comme une hallucin�e,
            regardant la flamme du b�cher qui
            commence de monter, et levant les
            bras en grands gestes extasi�s._

Ah! la belle flamme rouge!... Ah! la belle fum�e qui
tourbillonne!... Il fait clair dans mon palais, pour le
dernier soir. Et je les vois, leurs nobles �mes, qui
montent, qui montent, dans le tournoiement des spirales
brunes!...

LES SOLDATS, _chantant dans la flamme._

Dix mille ann�es! Dix mille ann�es!

L'IMP�RATRICE, _aux soldats._

Allez, mes braves!... Montez, montez, volez, vers le ciel
des anc�tres, planez l�-haut chez le Dieu des nuages!...

LES SOLDATS, _plus faiblement._

Dix mille ann�es! Dix mille ann�es!

            _On entend plus proches les coups de
            gong des Tartares au dehors._

L'IMP�RATRICE, _aux soldats._

Et moi, je suis une morte comme vous, sachez-le bien!
C'est plus tard seulement que je prendrai mon essor; mais
d�j� je suis une morte,--morte � tout ce qui ne sera pas
vengeance, fureur de bataille, haine sans merci!... Et je
referme sur moi ma porte de bronze! (_Aux soldats proches
qui tiennent les leviers._) Scellez-la bien, mes amis, sur
votre Imp�ratrice! Roulez le grand rocher!... Murez-la bien
dans son tombeau, la morte vivante!...

            _Elle referme sur elle-m�me le
            battant de la petite porte de bronze.
            Le chef des soldats, avec quelques
            hommes qui restent, replacent le
            rocher, jettent en h�te le ciment et
            la poussi�re._

LA VOIX CHANTANTE DU H�RAUT TARTARE,

             _arriv� au pied de la muraille._

Ordre de l'Empereur! Respectez ceci: � tous, sans
condition, gr�ce de la vie et de la libert�!...

Ouvrez et n'ayez point de crainte!... A tous l'Empereur
fait gr�ce!...

UN DES SOLDATS _qui cimentent le rocher._

Trop tard, l'insulte de votre pardon!... Avant que vous
ayez enfonc� nos portes, il n'y aura plus ici que des morts!

LA VOIX DU H�RAUT TARTARE, _chantant au dehors._

Ouvrez et n'ayez point de crainte!... A tous, notre
Empereur accorde la vie.

UN AUTRE DES SOLDATS

Non, pas m�me des morts pour la recevoir votre gr�ce! Plus
rien que des cendres.

LE CHEF DES SOLDATS, _achevant de cimenter le rocher sur la
porte du tombeau imp�rial._

Et notre beau Ph�nix, faute de pouvoir d�ployer ses ailes,
se sera d�rob� � vous sous la terre!...

LA VOIX DES SOLDATS, _s'affaiblissant toujours dans la
flamme et la fum�e._

Dix mille ann�es � la Dynastie Lumineuse!... Dix mille
ann�es!

            _La flamme et la fum�e envahissent
            tout._



ACTE QUATRI�ME




PREMIER TABLEAU


Avant le lever du rideau, on a commenc� d'entendre les
vocif�rations de la foule, m�l�es � des bruits de gongs et
de sonnettes.

Le lieu des ex�cutions au pied des remparts de P�kin.
Une colossale muraille grise, � cr�neaux, occupe tout le
fond de la sc�ne, et, vers la gauche, s'en va � perte
de vue dans le lointain. Le long de cette muraille, les
prisonniers chinois sont attach�s � des poteaux, d'autres
sont � la cangue, sous un �criteau rouge. �� et l� des
t�tes coup�es et saignantes sont pendues � des clous.
Il y a des taches de sang partout sur le sol. Une foule
loqueteuse se presse sur le devant de la sc�ne; les gens
portent le costume de P�kin de nos jours, longue natte,
robe de coton bleu, savon de peau de bique; des femmes
tartares, du peuple aussi, sont coiff�es de deux cornes
de cheveux, avec de grossi�res fleurs artificielles. En
avant et � gauche, la grande tente, largement ouverte, d'un
g�n�ral tartare: elle est en cuir verd�tre, avec toiture
jaune, surmont�e d'un clocheton d'argent; l'int�rieur est
tapiss� de peaux de b�tes; autour du m�t central, une table
circulaire: tapis, pliants, petite table, un drapeau carr�
avec le nom du g�n�ral. Gardes, soldats, sabre au clair.
Des chameaux sont couch�s alentour, parmi des ballots et
des armes. Voitures, palanquins.

Au lever du rideau, la foule continue de vocif�rer
tumultueusement. Des marchands de boissons chaudes se
prom�nent avec des urnes de cuivre sur le dos; des
barbiers agitent des sonnettes; des sorciers aveugles
jouent de la fl�te; des marchands de bonbons frappent sur
des gongs. Des bourreaux, au premier plan, essuient les
lames saignantes de leurs sabres.



SC�NE PREMI�RE


LES BOURREAUX, LA FOULE.


PREMIER BOURREAU, _essuyant son sabre, � deux jeunes femmes
qui l'entourent._

C'est que nous avons les bras fatigu�s, mes petites
belles....

UNE DES FEMMES

Ah!... Ils ont pourtant l'air solides, vos bras, monsieur
le bourreau.

LE BOURREAU

Solides, je ne dis pas. Mais tout de m�me....

UN MARCHAND DE FLEURS

Pivoines imp�riales, lotus vari�s, toutes les Heurs de la
saison!

UN MARCHAND DE FRUITS

Doux comme le miel, le fruit rouge des montagnes!

UN ENFANT TARTARE, _s'approchant du bourreau._

Dites, monsieur le bourreau, il faut frapper fort pour
couper?

            _Des hommes, portant un baquet plein
            d'eau pendu � l'�paule, arrosent le
            sol avec une grande cuiller de bois._

LE BOURREAU

C'est de l'adresse, mon petit agnelet ... trouver juste
la place ... de l'adresse et de la force aussi, bien
entendu... Ah! �a n'est pas en un jour, tu penses, que
notre m�tier s'apprend....

UN MARCHAND DE BONBONS, _frappant sur un petit gong._

Elle a le go�t de la canne � sucre, la gourmandise que je
vends!

UN MARCHAND DE FRUITS

Ay! Ay! Blanc comme la graisse, blanc comme le jade, le
melon frais!

DES MENDIANTS, _jouant de la guitare._

�coutez la l�gende du roi des Dragons:

            _Ils chantent d'une voix suraigu�._

     Aupr�s du lac des bambous,
     Trois hiboux, hiboux, hiboux!

DEUXI�ME BOURREAU, _� d'autres femmes, d�signant des gens
attach�s aux poteaux._

Le deuxi�me groupe, l�?... Tout � l'heure, son tour. Le
ma�tre des ex�cutions nous accorde un temps de repos, et
nous l'avons bien gagn�, hein?...

            _Il appelle un marchand de boisson
            chaude et se fait servir._

UNE MERCI�RE, _frappant sur un timbre._

Tous les caprices de la coquetterie dans mon �talage....
Voyez, jeunes femmes; voyez, jeunes filles!

UNE FEMME TARTARE, _� une autre._

Oh! regarder couper les t�tes, moi je ne suis pas de celles
qui s'y complaisent.... Et puis, n'est-ce pas un spectacle
toujours pareil?... Non, mais c'est leur D�esse que
j'aurais d�sir� voir....

DEUXI�ME FEMME TARTARE

Leur D�esse?... Leur Imp�ratrice?... Tiens, et moi de m�me,
et nous toutes aussi; voir leur D�esse, c'est cela qui nous
int�resserait le plus!...

TROISI�ME FEMME TARTARE

Et on va te la montrer, comptes-y!

DEUXI�ME FEMME TARTARE

Pourquoi donc pas?... On nous montre bien leurs g�n�raux,
et leurs princes, et tous les autres.... Les prisonniers,
c'est fait pour �tre vus, c'est pour �a d'ailleurs qu'on
nous les a amen�s jusqu'� P�kin.

TROISI�ME FEMME TARTARE

Oh! mais elle.... Il para�t que, pour nous la conduire
ici, c'�tait tout le temps des �gards en route comme pour
une reine.... Et l'Empereur l'a fait mettre dans la Ville
Interdite, vous savez, dans son palais m�me....

PREMI�RE FEMME TARTARE

On dit qu'elle a des yeux, des yeux dont les petites gens
comme nous ne peuvent pas supporter le regard....

FLEUR-DE-JASMIN

Oh!... Et puis, j'aurais peur, moi!... Une femme qui a �t�
morte ... car elle a �t� morte la dur�e d'au moins deux
lunes, vous savez!...

DEUXI�ME FEMME TARTARE

D'abord Fleur-de-Jasmin croit tout ce qu'on lui dit.

FLEUR-DE-JASMIN

Dame! chacun le sait bien, qu'elle a �t� morte.... Deux
lunes, je vous dis, elle est rest�e pendant deux lunes dans
son tombeau....

LE MARCHAND DE FRUITS

Ay! Ay! Blanc comme la graisse, blanc comme le jade, le
melon nouveau!

PREMI�RE FEMME TARTARE

On sait bien aussi que les balles, la mitraille, tout cela
passait au travers d'elle, comme au travers d'une ombre....
(_Avisant un chef des soldats qui est l�._) Tenez, demandez
plut�t � Lee-Phuang, qui �tait l� quand on l'a prise;
n'est-ce pas, Lee-Phuang?

LEE-PHUANG

Ah! pour �a oui, et j'en ai �t� t�moin.... Les balles ne
l'arr�taient gu�re, leur D�esse....

DEUX SOUS-OFFICIERS, _amenant au supplice un nouveau groupe
de prisonniers chinois, les mains li�es de cordes, parmi
lesquels, et fermant la marche, Prince-Fid�le, en v�tements
souill�s et d�chir�s._

Place!... Faites place!...

            _Les prisonniers passent pour aller
            rejoindre les autres, qui attendent
            d�j� leur tour d'ex�cution au pied de
            la muraille._

LEE-PHUANG, _aux femmes qui l'avaient interpell�._

Le dernier qui arrive l�! Regardez! regardez!... Celui qui
marche la t�te si fi�re: le plus grand chef des rebelles de
Nang-King. Il se nomme Prince-Fid�le, c'�tait le bras droit
de la D�esse; au milieu de la bataille, tout le temps � ses
c�t�s....

LA MERCI�RE, _frappant sur son timbre._

Tous les caprices de la coquetterie dans mon �talage!
Voyez, jeunes femmes voyez, jeunes filles!...



SC�NE II


PRINCE-FID�LE, LE G�N�RAL TARTARE


LE G�N�RAL TARTARE, _sortant de sa tente et saluant
Prince-Fid�le, qui passe et ferme la marche du dernier
groupe des condamn�s._

Entrez ici, noble vaincu. Ne regardez pas l�-bas. Chaque
homme ne doit mourir qu'une fois, et vous, vous mourrez �
chaque t�te qui tombera. Ce supplice ne vous suffit donc
pas, de devoir �tre la derni�re victime?...

PRINCE-FID�LE

Ma pr�sence, peut-�tre, les soutient, mes pauvres soldats,
si simplement h�ro�ques.

LE G�N�RAL TARTARE

Plut�t votre souffrance s'ajoute � leur peine.... Accordez
l'honneur � un loyal ennemi de passer sous sa tente les
derni�res minutes de votre vie glorieuse.... Vous �tes
d�j� au-dessus des petitesses du monde et des rancunes
implacables.

PRINCE-FID�LE

Le glaive n'est pas responsable, ni m�me bourreau.

LE G�N�RAL TARTARE

Pas m�me le g�n�ral.

            _On attache les nouveaux prisonniers
            � des poteaux._

PRINCE-FID�LE

Je n'ai pas de rancune....

            _Il entre sous la tente avec le
            g�n�ral tartare._

LE G�N�RAL TARTARE

Et moi, je n'ai pas d'orgueil. Je sais que les sages
r�prouvent la guerre et estiment que l'oeuvre du vainqueur
se r�sout en la poussi�re de dix mille squelettes....

PRINCE-FID�LE

Et qu'on ne doit, aux triomphateurs, que des honneurs
fun�bres.

LE G�N�RAL TARTARE

Oui, la gloire des armes n'est, vraiment, que la fum�e d'un
incendie....

            _Ils se sont assis sur des pliants,
            et on leur sert du vin de riz.
            Pendant le dialogue suivant, les
            ex�cutions recommencent au fond de
            la sc�ne, au milieu d'un remous de
            la foule. A chaque minute, on voit
            le sabre d'un bourreau d�crire une
            courbe en l'air, et aussit�t apr�s
            une nouvelle t�te coup�e, saignante,
            est accroch�e � la grande muraille de
            P�kin qui ferme le tableau. Cris et
            tumulte, un peu assourdis, pendant la
            conversation des deux hommes sous la
            tente._

LE G�N�RAL TARTARE

Avant de quitter ce monde, n'avez-vous pas quelque mission,
envers vos proches, qu'il vous serait pr�cieux de voir
accomplir?... Je m'en chargerais avec respect.

PRINCE-FID�LE

Ils ont p�ri, sans nul doute, tous ceux qui m'�taient
chers. Je vous remercie de votre offre bienveillante.

LE G�N�RAL TARTARE

N'avez-vous pas quelque d�sir?...

PRINCE-FID�LE

Un seul: celui de conna�tre le sort de notre Imp�ratrice.
Dans cette bataille funeste o� j'ai �t� fait prisonnier,
elle combattait aussi. Est-elle vivante ou morte, libre ou
captive?...

LE G�N�RAL TARTARE

Elle est vivante, captive depuis une demi-lune seulement
et, depuis hier, gard�e � P�kin, non loin d'ici, dans la
Ville Interdite.

PRINCE-FID�LE

Non loin d'ici, ma souveraine!... Ah! si les Dieux, las de
nous frapper, pouvaient permettre.... Savoir qu'elle est l�
tout pr�s!...

LE G�N�RAL TARTARE

Sur la fin de ce combat, qui fit tant d'honneur aux
vaincus, elle a pu s'�chapper avec un millier de soldats.
Mais la retraite �tait coup�e et depuis longtemps
l'imp�riale guerri�re aurait �t� prise, si des ordres
contradictoires, entravant nos mouvements comme � plaisir,
ne lui avaient donn� la facult� de retarder de jour en jour
sa captivit�. On e�t dit que quelqu'un de puissant veillait
sur elle avec une singuli�re sollicitude, l'avertissait des
dangers ou s'effor�ait de les �carter de sa route.

PRINCE-FID�LE

Que celui-l� vive de longs jours heureux et que sa renomm�e
soit imp�rissable!...

LE G�N�RAL TARTARE

Ah! quand donc finira cette guerre toujours renaissante qui
impr�gne le sol de la patrie du sang de ses fils?

PRINCE-FID�LE

Elle ne finira, je le crains bien, que par l'extermination
d'une des deux races.... Pourtant la haine serait moins
farouche peut-�tre, si les vainqueurs, apr�s la victoire,
traitaient les vaincus avec plus de cl�mence.... Pas tant
d'ex�cutions! Pas tant de sang!... Tout soldat qui ne peut
plus d�fendre sa vie devrait �tre sacr�.

LE G�N�RAL TARTARE

On offre aux v�tres la vie sauve, s'ils se soumettent; tous
refusent.

PRINCE-FID�LE

Leur h�ro�sme devrait �tre une raison de plus de les
�pargner.

LE G�N�RAL TARTARE

Que faire?... Notre devoir est d'ob�ir.

PRINCE-FID�LE

Pas jusqu'au crime. Une petite pierre peut quelquefois
enrayer un lourd chariot. Nous, les chefs, en sacrifiant
seulement notre vie, nous pouvons sauver des foules.

LE G�N�RAL TARTARE

Comment cela?...

PRINCE-FID�LE

En r�sistant � l'iniquit�.... Vous souvenez-vous?... Une
autre guerre, toute pareille � celle-ci, le sac d'une
ville, l'ordre au bourreau de faucher toutes les t�tes
comme � pr�sent; alors, un jeune chef, fou de douleur �
l'id�e d'un pareil carnage, trouve de tels accents pour
supplier le g�n�ral de faire gr�ce, ou tout au moins de
restreindre les ex�cutions, que celui-ci consent � limiter
la tuerie au temps que pourra mettre � se consumer une
baguette de parfum. Le parfum s'allume, la premi�re t�te va
tomber; mais le jeune chef, fr�missant d'horreur, saisit
la baguette, la r�duit en poussi�re, et court au bourreau
en criant: �C'est fini! c'est fini! on fait gr�ce!� Puis,
comme il a d�sob�i, il va se briser la t�te contre un
rocher.... A ce h�ros, le peuple �leva un temple, qui se
dresse aujourd'hui encore sur une haute colline et dont les
marches, depuis des si�cles, n'ont cess� d'�tre jonch�es de
fleurs fra�ches.

LE G�N�RAL TARTARE, _r�veur._

A ce h�ros, le peuple �leva un temple!...



SC�NE III


LES M�MES, LA FOULE, _puis_ UN OFFICIER.


_Depuis quelques instants, la foule, plus turbulente,
commence � murmurer contre le carnage. Devant une nouvelle
troupe de condamn�s que l'on am�ne, des cris �clatent._

LA FOULE

Oh! oh! assez! assez!

UNE VOIX

Les ministres de l'Empire sont des bouchers!

UN HOMME, _montant sur les �paules de ses voisins._

Assez! assez!... Mort aux tigres!...

PRINCE-FID�LE, _sous la tente, voyant que le g�n�ral
tartare se l�ve._

Sans doute, c'est mon tour?...

LE G�N�RAL TARTARE

Non, non. Restez encore, nous serons avertis.

UN AUTRE HOMME, _sur la place._

Oui! Mort aux tigres!... (_Il se baisse et trempe le bout
de sa ceinture dans le sang._) Et je vais l'�crire, moi,
tenez, sur cette muraille: Mort aux tigres!

            _Il monte sur une pierre et commence,
            avec le bout de sa ceinture, �
            tracer des caract�res sur un pan de
            muraille. Le g�n�ral est sorti de la
            tente._

UN OFFICIER

Des hommes par ici!... Qu'on disperse cette foule
insolente!... Arr�tez celui qui �crit ...

LE G�N�RAL TARTARE, _s'avan�ant pr�cipitamment._

Qui donc commande sans mon ordre?...

L'OFFICIER

Seigneur, un commencement d'�meute ... n'est-ce pas mon
devoir?...

LE G�N�RAL TARTARE

Vous n'avez d'autre devoir que d'ob�ir.... (_Il renvoie
d'un geste les soldats qui s'�taient avances pour saisir
l'homme._) Les bourreaux doivent �tre las: une seconde
fois, que le chef des ex�cutions leur donne l'ordre de se
reposer.

L'OFFICIER

Pendant combien de minutes?

LE G�N�RAL TARTARE

Aussi longtemps que mon sabre restera fix� ici.

            _Il l'enfonce dans le sol._

PRINCE-FID�LE, _bas au g�n�ral._

Prenez garde, mon g�n�reux ennemi! Peut-�tre va-t-on croire
que vous avez peur.

LE G�N�RAL TARTARE

Des vivants, non.... Mais des spectres, c'est vrai oui,
j'ai peur des spectres....

            _Ils entrent ensemble sous la
            tente. La foule, dont la rumeur va
            croissant, s'�carte de la place des
            ex�cutions, laissant voir les corps
            sans t�te qui gisent � terre, et
            les mares de sang. Les marchands
            reprennent leurs cris et leurs
            musiques._

LE MARCHAND DE FLEURS

Pivoines royales, lotus vari�s, toutes les fleurs de la
saison!

LE G�N�RAL TARTARE, _dans la tente, � Prince-Fid�le._

Vous le voyez, je me compromets, comme le h�ros de votre
l�gende, et cependant on ne m'�l�vera point de temple.

PRINCE-FID�LE

Mais vous n'esp�rez pas les sauver, ceux des miens qui
restent encore?...

LE G�N�RAL TARTARE

Qui sait!... Tant que les t�tes ne sont pas d�tach�es des
�paules.... Vous entendez dehors: le flot du peuple irrit�
grossit toujours.... Souvent une courte �meute a d�livr�
bien des victimes.... Je puis �tre d�bord�, avoir la main
forc�e: le ciel le veuille!...

PRINCE-FID�LE

Votre noble g�n�rosit� m'encourage � vous demander une
gr�ce.

LE G�N�RAL TARTARE

Ce sera une joie pour moi de l'accorder.

PRINCE-FID�LE

Avant de m'agenouiller l�-bas, contre la muraille
sanglante, je souhaiterais obtenir une heure de libert�,
sur ma parole....

LE G�N�RAL TARTARE

La parole d'un homme tel que vous est plus solide qu'une
cha�ne de fer � ses jambes ou qu'une cangue de bois de
c�dre � ses �paules.... Une heure oui, m�me une heure et
demie, nous pouvons attendre.... L'emploi que vous voulez
en faire, peut-�tre le devin�-je: c'est la grande captive,
n'est-ce pas, que vous r�vez de revoir.... L�, je ne puis,
h�las! en rien vous servir.... Les Dieux vous viennent
en aide!... (_Pr�sentant une robe brod�e d'or qui est
accroch�e au m�t de la tente._) Une seule chose: consentez
� rev�tir une de mes robes; elle vous sera toujours une
sauvegarde.

PRINCE-FID�LE

Comment oserais-je?...

LE G�N�RAL TARTARE

Je vous en prie.... Ce v�tement me deviendra pr�cieux, au
contraire, pour vous avoir prot�g�. (_Il passe la robe �
Prince-Fid�le, qui ne r�siste plus, et puis il soul�ve une
porti�re au fond de la tente._) Par l�, Prince, fuyez!...

            Exit _Prince-Fid�le._


SC�NE IV


LE G�N�RAL, UN COURRIER DE L'EMPEREUR, UN OFFICIER, LES
PRISONNIERS, LA FOULE.


_Un grand mouvement dans la foule, qui vocif�rait toujours.
Et on entend, au fond de la sc�ne, les trompettes sonner._

LE G�N�RAL TARTARE, _sortant de sa tente, � un officier qui
est l�._

Qu'est-ce donc?... Le salut rituel!... Qu'arrive-t-il
encore?

L'OFFICIER

Un courrier de l'Empereur.

            _Des soldats se rangent en haie sur
            le passage du courrier et mettent
            un genou � terre. Le courrier est �
            cheval et porte sur l'�paule un petit
            paquet envelopp� de soie jaune._

LE COURRIER, _mettant pied � terre._

Ordre de l'Empereur.

            _Deux soldats apportent aussit�t
            une table sur laquelle on pose la
            lettre, puis on allume des parfums:
            le g�n�ral met en h�te sa veste
            de c�r�monie, salue trois fois le
            message et le prend enfin._

LE G�N�RAL TARTARE, _au courrier, apr�s avoir examin�
l'enveloppe._

Pourquoi cet ordre arrive-t-il si tard? il est parti au
point du jour de la Ville Interdite, et la distance n'est
pas longue.

LE COURRIER

C'est vrai; seigneur, mais des gens malintentionn�s �taient
post�s � plusieurs endroits sur ma route. J'ai d� faire un
d�tour, et mon cheval a renvers� bien du monde avant de
d�passer les obstacles.

LE G�N�RAL TARTARE, _� demi-voix._

Que le ciel d�livre notre Empereur des m�chants qui
oppriment sa volont�!

LE COURRIER, _de m�me._

Que le ciel vous exauce pour le bonheur du peuple!...

LE G�N�RAL TARTARE. _Il ouvre la lettre. A part, apr�s
l'avoir lue._

Voil� qui sauve bien des existences, sans compter la
mienne.... (_A la foule._) Ordre de l'Empereur, �coutez
tous: �Telle est mon expresse volont�; je fais gr�ce de
la vie, sans condition, � tous les captifs de la guerre,
chefs et soldats, et je leur accorde la libert� enti�re.
Respectez ceci.�

            _Il montre le sceau de l'Empire._

LA FOULE

Dix mille ann�es! Dix mille ann�es � notre Empereur!

            _On commence � d�tacher les
            prisonniers._

LE G�N�RAL TARTARE, _� la foule._

�coutez encore. L'ordre devait arriver � temps pour sauver
tous les condamn�s. Des obstacles, sem�s sur la route du
messager, sont la cause d'irr�parables malheurs dont le
ma�tre, mal ob�i, n'est pas responsable.

LA FOULE

Malheur aux ministres infid�les! Mort aux tigres!

            _Les femmes s'empressent aussi
            � d�tacher les prisonniers qui
            s'approchent du g�n�ral._

L'OFFICIER, _bas � un autre._

Notre g�n�ral laisse pousser de tels cris s�ditieux....

DEUXI�ME OFFICIER

Dites m�me qu'il les provoque!

LE G�N�RAL TARTARE, _aux prisonniers._

Mes amis, �coutez un sage conseil: ne vous attardez point
en ce lieu maudit. Autour du grand Dragon qui fait gr�ce,
hurlent des fauves, toujours exasp�r�s de l�cher leur
proie.... Allez! ne perdez pas une minute. Mais ne fuyez
point par la campagne; trop facilement on vous rejoindrait.
Dispersez-vous, �garez-vous dans la ville immense, dans
les quartiers purement chinois o� la foule ne saurait vous
trahir....

LES PRISONNIERS

Nous suivrons vos avis. Le ciel �pande sur vous ses
faveurs....

            _Ils saluent et se dispersent. Le
            g�n�ral reprend son sabre, fich�
            en terre, et le remet lentement au
            fourreau._

LA FOULE

Mort aux tigres! Dix mille ann�es � notre Empereur!...

            _Pendant que le rideau descend, ou
            que la nuit se fait sur le th��tre
            pour un changement instantan�, on
            entend encore les cris des marchands._

LE FLEURISTE

Pivoines royales! Lotus vari�s, toutes les fleurs de la
saison!

LA MERCI�RE

Tous les caprices de la coquetterie dans mon �talage!
Voyez, jeunes femmes; voyez, jeunes filles!




DEUXI�ME TABLEAU


La grande salle du tr�ne au Palais de P�kin, immense,
enti�rement rouge et or: le tr�ne, au milieu sur une
estrade o� l'on monte par trois escaliers bord�s de
br�le-parfums et d'embl�mes. Colonnes de laque rouge,
soutenant un plafond tr�s �lev�, o� d'�normes dragons d'or
se tordent parmi des nuages rouges; le plus grand, comme
d�tach�, pr�t � tomber du ciel, tient dans sa gueule une
boule d'or, juste au-dessus du tr�ne. Par terre, tapis
jaune o� se contournent des dragons de vingt m�tres de
longueur. Sur le c�t� de la sc�ne, un carillon: il est fait
de plaques de marbre align�es et suspendues par des cha�nes
d'or � un immense ch�ssis dont les pieds d'or repr�sentent
des monstres, et dont les angles sup�rieurs sont orn�s
de ph�nix d'or d�ployant leurs ailes vers le plafond.
Pr�s de l'entr�e principale, deux eunuques tiennent des
chasse-poussi�res en queue de rhinoc�ros. On pr�pare une
grande audience solennelle, � l'occasion du triomphe des
arm�es tartares. Des blocs de porcelaine, repr�sentant des
monstres, sont pos�s en rang sur les tapis; ils marquent
les places o� doivent se tenir et se prosterner les
diff�rents groupes de dignitaires. Des personnages en robe
de gala vont et viennent avec agitation. On parle bas, on
marche en silence. Attitude respectueuse. On s'incline en
passant devant le tr�ne.



SC�NE PREMI�RE


OFFICIERS DU PALAIS, DIGNITAIRES, ET MAITRES DES C�R�MONIES.


PREMIER MAITRE DES C�R�MONIES, _mettant en ligne un des
derniers blocs de porcelaine._

L�; le dix-huiti�me groupe des grands lettr�s s'arr�tera
l�, face au tr�ne, mais tourn� un peu de biais.

DEUXI�ME MAITRE DES C�R�MONIES.

Tout me semble ainsi r�gl� pour le mieux.... Nous serons
pr�ts.

UN OFFICIER

L'Empereur, pr�tend-on, est extr�mement f�brile depuis ce
matin....

DEUXI�ME OFFICIER

On l'affirme en effet.... Lui si sombre et abattu depuis
quelques jours ... tellement que chaque victoire de ses
arm�es paraissait l'accabler comme un d�sastre.

TROISI�ME OFFICIER

Oui, qui e�t dit qu'il exigerait un tel apparat pour
c�l�brer son triomphe?...

QUATRI�ME OFFICIER

Et vous savez la nouvelle?... La prisonni�re doit y
para�tre.

TROISI�ME OFFICIER

Laquelle?...

QUATRI�ME OFFICIER

Laquelle!... Voyons, est-ce que cela se demande? La grande,
bien entendu, l'unique, celle dont tout le monde ...
l'ex-imp�ratrice des rebelles.

CINQUI�ME OFFICIER, _ironiquement._

Ah! la D�esse!... Alors on va la voir.

SIXI�ME OFFICIER

Et on pourra juger de sa puissance surnaturelle, � moins
qu'elle l'ait perdue.

QUATRI�ME OFFICIER

Oh! pour de la puissance, elle en a toujours.... Hier au
soir, par ordre de l'Empereur, on a d�capit� deux eunuques,
coupables seulement de lui avoir annonc� la mort de son
fils, sans y mettre les formes....

TROISI�ME OFFICIER

Et moi, je sais des d�tails, par la Grande Ma�tresse....
Ce matin, elle a daign� parler, la D�esse, pour demander
des v�tements de deuil.... Alors, dans les r�serves de feu
l'imp�ratrice-m�re on est all� chercher ce qu'il y avait de
plus magnifique, en fait de robes blanches et de souliers
blancs.



SC�NE II


LES M�MES, LE GRAND CHAMBELLAN.


LE GRAND CHAMBELLAN, _entrant par une porte du fond._

Ordre de l'Empereur!... (_Tous �coutent en courbant la
t�te._) Que les membres du conseil priv�, les ministres,
les dignitaires, rev�tus de leur costume d'apparat, se
r�unissent en silence dans les galeries voisines de la
salle du tr�ne, pr�ts � entrer quand Sa Majest� frappera
TROIS FOIS sur ce gong. (_Il d�signe le grand gong plac� au
pied des marches du tr�ne._) Personne ici. Et des gardes �
toutes les portes.

            _Tous saluent et s'appr�tent �
            sortir._


SC�NE III


LES M�MES, UN H�RAUT ET LE GRAND MAITRE DES C�R�MONIES.


LE H�RAUT, _paraissant � une porte et tenant � la main un
grand �criteau de laque au bout d'une hampe d'or._

Faites silence.

LE GRAND MAITRE, _entrant avec Puits-des-Bois._

Sortez tous! Fermez les portes! Voici l'Empereur!

            _Tous sortent effar�s. Le grand
            ma�tre et Puits-des-Bois restent
            seuls; ils se prosternent, et
            l'Empereur para�t._



SC�NE IV


L'EMPEREUR, PUITS-DES-BOIS, LE GRAND MAITRE DES C�R�MONIES.


L'EMPEREUR, _sombre, en grand costume._

Combien de t�tes, dites-vous, �taient d�j� tomb�es?

LE GRAND MAITRE

Cinquante � peine, sire!... Votre g�n�ral, comme par un
pressentiment de la cl�mence de Votre Majest�, avait men�
les choses avec une audacieuse lenteur....

L'EMPEREUR

Il en sera r�compens� par le ciel et par moi.... Quant
aux grands de ma cour qui os�rent arr�ter mon courrier
de gr�ce, ceux-l�, oui, qu'on me les trouve, et que
le bourreau les fauche demain.... Comment les Dieux
permettent-ils qu'au sommet o� je suis, le bien soit
presque irr�alisable, tandis que le meurtre est si ais�!...
Maintenant, allez!... (_Indiquant Puits-des-Bois._) J'ai
besoin de m'entretenir avec mon conseiller....

            _Le grand ma�tre sort._



SC�NE V


L'EMPEREUR, PUITS-DES-BOIS.


L'EMPEREUR, _� Puits-des-Bois, toujours prostern�._

Rel�ve-toi, ami, nous sommes seuls.... Mon projet, n'est-ce
pas, tu l'as devin�: je veux qu'elle vienne l�, elle,
aupr�s de moi. (_Montrant le tr�ne._) P�le et dans la
blancheur de son deuil, peu importe, je veux qu'elle vienne
l�, � mes c�t�s, sur ce tr�ne.... Aujourd'hui, la faire
reconna�tre par mon peuple comme mon �pouse; que les grands
de ma cour se prosternent devant leur Imp�ratrice, en m�me
temps que devant leur Empereur.... Sans elle, vois-tu, il
n'y a pour moi ni empire ni triomphe ...

PUITS-DES-BOIS

Elle a consenti?...

L'EMPEREUR

H�las! le sais-je, si elle acceptera?... Je me suis d�rob�
jusqu'ici � cette entrevue de charme et d'�pouvante....
C'est maintenant, c'est ici m�me, que nous nous reverrons
pour la premi�re fois.... Le ciel me soit en aide!... Tu
diras que je suis toujours un enfant: j'ai voulu entourer
de magnificence notre heure d�cisive.... Ah! s'il n'y avait
pas entre nous cette mort de son fils, je tremblerais
moins....

PUITS-DES-BOIS

Son fils! Mais vous avez fait tout au monde pour le
sauver.... Puisque votre conscience ne vous reproche rien,
Sire, il convient mieux � vos projets que cet enfant soit
en paix chez les Ombres.... L'imposer � vos Tartares e�t
�t� bien dangereux.... Tandis qu'une dynastie m�l�e, un
autre fils qui na�trait de votre sang et du sien....

L'EMPEREUR

Un fils qui me viendrait d'elle!... Oh! ami, tais-toi!...
Les r�ves trop beaux, il ne faut pas les formuler.... (_Il
frappe sur le gong un seul coup l�ger._) Allons, va!...
Voici l'instant terrible de la revoir.... Va!... (_A un
officier qui se pr�sente, appel� par le gong._) Qu'on am�ne
ici la captive, avec les �gards que j'ai command�s. Allez!
(_Rappelant l'officier qui s'en va._) Attendez encore....
(_A Puits-des-Bois qui s'en allait aussi._) Non, sa fiert�
pourrait s'offenser d'�tre ainsi amen�e en ma pr�sence.
Plut�t, qu'elle soit ici la premi�re au rendez-vous; et
c'est moi ensuite qui aurai l'air de compara�tre devant
elle, comme un vaincu demandant gr�ce. (_A l'officier qui
attend._) D�s que je serai sorti, faites introduire ici
l'Imp�ratrice, et qu'on la laisse seule.... Allez, cette
fois!...

            _L'officier sort par le fond._

PUITS-DES-BOIS, _en s'en allant avec l'Empereur._

Elle vous aime, sire!... Ayez confiance.... Quelle est la
femme, m�me presque d�esse, qui ne c�derait pas?

L'EMPEREUR

Elle, justement!... Elle seule.

PUITS-DES-BOIS

Mais puisqu'elle vous aimait....

L'EMPEREUR

Et aujourd'hui, ne doit-elle pas me ha�r?... Tant de sang,
que des tra�tres ont fait couler malgr� moi.... Partout,
mes ordres de gr�ce, intercept�s ou chang�s en arr�ts de
mort.... La haine, l'implacable haine de nos deux peuples,
toujours triomphante....

PUITS-DES-BOIS

Mais vous avez cependant sauv� tant d'existences.... Et
elle doit le savoir....

L'EMPEREUR, _en s'�loignant._

Oh! cette heure, dont le souvenir encore enchante ma
vie!... Cette heure, l�-bas, dans le jardin de son palais,
au milieu de cette foule ou nous �tions si seuls, quand
elle m'avait pris dans son regard, et que nos �mes se sont
unies en une �treinte souveraine.... Mais maintenant, voici
qu'� l'id�e de la revoir, je tremble comme un coupable.

            _L'Empereur sort avec son conseiller
            par une porte lat�rale. Deux eunuques
            et deux suivantes am�nent aussit�t
            l'Imp�ratrice, jusqu'au pied du
            tr�ne, et, apr�s s'�tre prostern�s,
            se retirent, la laissant seule. Elle
            est en grand deuil tout blanc, les
            mains li�es par une corde de soie._



SC�NE VI


L'IMP�RATRICE, _puis_ PRINCE-FID�LE.


L'IMP�RATRICE, _bas � elle-m�me._

Tant d'�gards dont ils m'entourent ... m'�pouvantent ...
plus que le supplice et la mort. Pourquoi son palais, �
lui, au lieu d'un cachot.... Lui, lui, qu'ose-t-il esp�rer?
Lui, que me veut-il?...

PRINCE-FID�LE, _v�tu de la robe du g�n�ral tartare, entre
en courant par une porte du fond et se prosterne aux pieds
de l'Imp�ratrice._

Oh! le ciel est encore cl�ment, puisqu'il permet qu'avant
de mourir je me prosterne une derni�re fois devant mon
Imp�ratrice ador�e.

L'IMP�RATRICE, _avec calme et �garement._

Vous? C'est vous qui �tes ici?... Cher prince!... Alors,
sommes-nous donc partis de la Terre, est-ce d�j� notre
r�union plus haut que la vie?... Sans cela, par o�
seriez-vous venu, comment, par quel sortil�ge, � travers
tous ces murs qui font peur?...

PRINCE-FID�LE, _toujours prostern�._

L'audace ne co�te pas, quand on n'a plus rien � perdre....
Et puis les Dieux, sans doute, �taient avec moi.... Oui,
j'ai pass�, comme par sortil�ge, ainsi que vous dites, j'ai
pass� les murs, les portes gard�es.... Un de ses soldats,
� lui, m'a guid� aussi, pour ce qui me restait d'or....
Pardonnez-moi, voici que je pleure: est-ce de joie ou de
d�tresse, je ne sais plus.... De joie, oui ... car je ne
souhaitais que cette gr�ce: avoir revu Votre Majest�, lui
avoir dit une fois, � genoux, ma v�n�ration passionn�e ...
qui, si pr�s de la mort, n'offense plus, n'est-ce pas....
Et surtout, lui offrir le pr�sent magnifique, le pr�sent
qui d�livre de tous les outrages du vainqueur.... Elle est
donc accomplie jusqu'au bout, ma mission de sujet fid�le,
car ce pr�sent, je l'ai apport� � mon Imp�ratrice.

L'IMP�RATRICE

Le poison! (_Comme un cri de d�livrance et de triomphe._)
Ah!...

PRINCE-FID�LE, _offrant un poignard._

Le poison.... H�las! je n'ai pas pu.... Rien que cela,
tenez.

L'IMP�RATRICE

Eh bien! mais cela suffit.... Frappez-moi, avant qu'il
paraisse, lui!

PRINCE-FID�LE, _se relevant et se jetant en arri�re._

Oh! ma bien-aim�e souveraine!... Ne commandez point � votre
serviteur, qui vous a toujours ob�i ... ne lui commandez
point ce qui est trop au-dessus de ses forces....

L'IMP�RATRICE

Non, vous ne voulez pas?... Alors donnez!... Je frapperai
moi-m�me.... J'essaierai.... Je pourrai....

PRINCE-FID�LE, _apercevant les mains attach�es._

Mais, vos mains.... Oh! moi qui n'avais pas vu!...

L'IMP�RATRICE

Ah! c'est vrai....

PRINCE-FID�LE

Dois-je les d�lier? Avons-nous le temps?

L'IMP�RATRICE

Non, trop long.... L�, dans les plis de ma robe, cachez
l'arme.... (_Le Prince h�site encore._) Vous n'osez pas?...
C'est vrai, toucher la souveraine!... Oh! vous pouvez;
c'est comme une morte � pr�sent, votre Imp�ratrice.

PRINCE-FID�LE, _cachant le poignard dans le corsage._

Mais, avec ces liens, comment?...

L'IMP�RATRICE Ah! il les fera d�lier, celui devant qui je
vais compara�tre.... Et puis,--on est excusable, n'est-ce
pas, de changer d'id�e, si pr�s de la mort,--je voulais que
vous me frappiez avant qu'il vienne.... A pr�sent, j'aime
mieux le revoir, lui, l'Empereur.

PRINCE-FID�LE

Le revoir?... Vous le connaissez donc?

L'IMP�RATRICE

Oui ... Restez jusqu'� ce qu'il soit l�.

PRINCE-FID�LE

Oh! non, que l'on ne me trouve pas ici!

L'IMP�RATRICE

Qu'importe? au point o� nous en sommes....

PRINCE-FID�LE

C'est que.... L�-bas, les derni�res t�tes tombent.... On
fait l'appel de ceux qui restent.... Il est temps ... mon
tour vient.... Ils m'avaient laiss� libre une heure sur ma
parole.... Je ne voudrais pas avoir eu l'air de fuir....

L'IMP�RATRICE

Alors, oui, partez, prince.... Adieu ... Je vous
rejoindrai bient�t, tous, mes fid�les!... A ceux qui
restent dites-le, que je vais vous rejoindre....

            _Prince-Fid�le part en courant._



SC�NE VII


L'EMPEREUR, L'IMP�RATRICE.


_L'Empereur entre et s'approche. L'Imp�ratrice demeure
impassible les yeux � terre._

L'EMPEREUR

Fille du Ciel, daignez lever les yeux vers le vainqueur
d�sol� qui s'incline devant vous; daignez le regarder et
vous souvenir; sans doute, vous le reconna�trez, mais
puissiez-vous le regarder sans haine!

L'IMP�RATRICE, _comme absente et les yeux toujours baiss�s._

Pour le reconna�tre, je n'ai besoin ni de r�entendre sa
voix, ni de revoir son visage. Dans mon esprit, la lumi�re
s'est faite pendant les heures de ma captivit�: avant
d'entrer ici, je savais en quelle pr�sence j'allais �tre
amen�e.... (_Un silence pendant lequel l'Empereur reste
inclin�._) A la fille des Ming, que peut avoir � dire
l'empereur des Tartares?...

L'EMPEREUR, _regardant les mains de l'Imp�ratrice,
qu'attache une corde de soie._

Oh! vos mains li�es!... C'�tait pour vous d�fendre contre
vous-m�me, que j'avais ordonn� cela.... Mais, � pr�sent....
(_Il s'approche, mais avec h�sitation, pour les d�lier.
L'Imp�ratrice recule, en le regardant pour la premi�re
fois._) Oh! pardon.... Devant vous, dans mon trouble
infini, je ne sais plus.... C'est vrai, j'allais oser les
toucher, vos mains meurtries.... Et cependant vous m'�tes
plus sacr�e encore, ici, que l�-bas, dans la splendeur....
(_Il frappe un coup l�ger sur le gong. Un officier para�t.
A l'officier._) La grande ma�tresse! Qu'elle vienne �
l'instant m�me. (_A la grande ma�tresse, qui entre aussit�t
et se prosterne._) D�liez les mains de l'Imp�ratrice, et
laissez-nous. (_La grande ma�tresse ob�it et sort. Un
silence._) Votre voix n'est plus votre voix. Vos yeux ne
sont plus vos yeux. Vous �tes devant moi, et votre �me
semble rest�e dans l'inappr�ciable lointain. Je ne vous
attendais pas ainsi et vous me faites peur. La majest� de
la mort est en vous.

L'IMP�RATRICE

On m'appelle au pays des Ombres. Permettez-moi bient�t d'en
franchir le seuil; de vous, je ne puis accepter d'autre
gr�ce. Mes fid�les, mes guerriers s'�tonnent que je tarde
� les rejoindre, et mon fils �coute s'il n'entend pas
derri�re lui dans le sentier obscur, venir le bruit de mes
pas.

L'EMPEREUR

Votre fils!... Oh! votre fils!... Qui donc, apr�s vous,
l'a pleur� comme moi?... Dix courriers ont �t� lanc�s, mes
plus rapides cavaliers, nuit et jour au galop, crevant
leurs chevaux, jalonnant les routes de cadavres �poumon�s,
pour essayer d'arriver � temps, de d�tourner l'irr�m�diable
malheur....

L'IMP�RATRICE

Qu'en a-t-on fait?... Le corps de mon fils, o� est-il?...

L'EMPEREUR

A cette heure, dans un grand char imp�rial, il s'achemine
lentement vers le Nord, pr�c�d� de musiques fun�bres, suivi
de mille dignitaires en v�tements de gala, avec tout le
faste d'un jeune souverain.

L'IMP�RATRICE

Et o� le conduit-on, mon fils?

L'EMPEREUR

Vers les for�ts inviolables o� reposent les Empereurs
tartares. L�, dans une vall�e o� jamais l'homme n'a creus�
la terre, deux lieues de c�dres sombres jetteront leur
silence autour de son mausol�e de porcelaine....

L'IMP�RATRICE

M'accorderez-vous de dormir aupr�s de lui?

L'EMPEREUR, _tr�s doux, comme un enfant._

Mais ... suivant l'usage des Imp�ratrices, c'est vous-m�me
qui, dans la for�t, choisirez le site, les perspectives, et
tracerez les longues avenues de marbre ... pour quand votre
heure sonnera....

L'IMP�RATRICE

Elle a sonn�, mon heure, et depuis bien des jours.... Je
l'ai entendue, mais j'avais les mains li�es, et vos gardes,
sans tr�ve, autour de moi.... A pr�sent, vous me la donnez,
n'est-ce pas, ma libert� supr�me, et je m'en vois rejoindre
tous ces morts qui m'attendent? Me retenir, serait indigne
de vous, mon noble ennemi, vous ne ferez pas cela!...

L'EMPEREUR, _apr�s un silence._

Vous retenir?... Oh! moi, non ... mais, le devoir.... Fille
des Ming, au devoir vous �tes incapable de faillir ...

L'IMP�RATRICE, _s'animant enfin._

Le devoir!... Quel devoir?... Ah! d�j� une premi�re
fois on m'a leurr�e avec ce mot-l�, et on m'a conduite
� fuir, comme une femme vulgaire que la peur talonne;
pendant qu'ils savaient mourir comme des braves, tous,
mes guerriers, mes princes, jusqu'� mes filles d'honneur,
je m'en allais, moi, l�chement, par les souterrains de
mon palais ... pour ob�ir au devoir!... Tenez, c'�tait �
l'heure o� mes soldats tombaient par milliers, frapp�s
par les v�tres, o� mes murailles croulaient sous le heurt
de vos arm�es ... on m'avait apport�, dans une coupe
d'or, le breuvage de la Grande D�livrance ... et j'�tais
l�, tranquille comme en ce moment ... plus souriante
toutefois, pr�te � porter la coupe � mes l�vres; j'allais
�chapper � tout, m'en aller fi�re et intangible, dans ma
parure imp�riale; les demeures souterraines o� dorment
mes anc�tres s'ouvraient l� tout pr�s, non connues de vos
Tartares, et on avait le temps encore de m'y emporter....
Mais le devoir!... Oh! le devoir, para�t-il, �tait de
fuir, et j'ai c�d�.... Et, jusqu'au jour o� vos soldats
m'ont prise, j'ai tra�n� longuement dans la campagne,
aux avant-gardes de mes arm�es toujours vaincues, moi,
l'Imp�ratrice et l'Invisible, me profanant au milieu des
hommes, marchant devant eux comme une sorte de fille
exalt�e!...

L'EMPEREUR

Dites que vous avez �t� l'h�ro�ne sublime, la grande
imp�ratrice guerri�re, la d�esse des combats qui
d�fiait les fl�ches et la mitraille, celle qui revivra
�ternellement dans les po�mes et l'histoire!

L'IMP�RATRICE

J'ai cherch� � racheter ma fuite, voil� tout; j'ai fait
ce que j'ai pu, mais une action l�che ne se rach�te
pas. C'�tait dans mon palais qu'il fallait mourir, dans
l'autodaf� allum� de mes mains et qui a consum� tant de
braves.... Ma cendre m�l�e aux leurs, c'�tait cela qu'il
fallait.... Le devoir, dites-vous?... Mais, j'appartiens
donc encore � la Terre, vous croyez?... Mes villes sont
d�truites, mes arm�es sont an�anties, mon fils est mort....
Et � cette heure, tenez, je le sais, l�, au pied de votre
grande muraille tartare, les t�tes une � une tombent dans
la poussi�re, les t�tes de mes derniers fid�les.... Alors,
quel devoir je vous prie?... (_Elle retire le poignard de
sa robe et tend le bras pour se frapper._) Celui-ci, rien
que celui-ci.... (_L'Empereur se jette sur elle avec un
cri, l'arr�te en lui saisissant le poignet et jette le
poignard � terre._) Ah! vous portez les mains sur moi, �
pr�sent!

L'EMPEREUR, _inclin�, tr�s bas._

Pardon!... �coutez-moi seulement; vous mourrez apr�s si
vous voulez, je vous le promets ... mais d'une fa�on plus
douce..., pas comme cela avec du sang.... M�me je vous en
fournirai les moyens, si vous voulez toujours....

L'IMP�RATRICE, _avec douceur tout � coup._

D'une fa�on plus douce!... Cela, je le veux bien.... Le
breuvage de la Grande D�livrance, nous autres souverains,
nous n'allons point sans cela. Vous l'avez aussi, n'est-ce
pas?

L'EMPEREUR

Nuit et jour � port�e de main, depuis surtout que vous
avez commenc� de jouer votre vie � chaque heure, au plus
fort des batailles. J'avais tant de crainte de ne pouvoir
le prendre vivant, mon beau ph�nix de guerre!... Soyez
rassur�e, nous l'avons avec nous, la D�livrance: parmi les
bijoux de ma ceinture, l�, dans cet �tui d'or.

L'IMP�RATRICE

Et vous m'en donnerez?

L'EMPEREUR

Oui.

L'IMP�RATRICE

Vous le jurez?

L'EMPEREUR

Oui! Apr�s que vous m'aurez �cout�, j'aurai ce supr�me
courage. Vous le refuser serait indigne de vous et de
moi.... Mais, apr�s que vous m'aurez entendu, seulement
apr�s....

L'IMP�RATRICE

Eh bien! parlez, sire. En �change de votre serment, prenez
les derni�res minutes o� il sera donn� � mes oreilles
d'entendre, � mes yeux de voir....



SC�NE VIII


LES M�MES, UN OFFICIER.


L'EMPEREUR. _Il frappe un coup l�ger sur le gong, un
officier para�t. A l'officier._

Doublez les gardes aux portes! Et la mort imm�diate �
qui, pour n'importe quelle raison, oserait entrer avant
que j'aie frapp� de nouveau sur ce gong, frapp� TROIS
COUPS. C'est compris? Allez! (_Mouvement de l'officier
pour sortir._) Attendez! (_Montrant les br�le-parfums sur
les marches du tr�ne._) De l'encens, des baguettes, vite,
rallumez!... Je veux des parfums dans l'air. (_L'homme
allume en h�te des faisceaux de baguettes et la fum�e
monte._) Bien. Sortez!

            _L'homme sort � reculons et presque
            prostern�._



SC�NE IX


L'EMPEREUR _� l'Imp�ratrice, appuy�e aux rampes des
escaliers du tr�ne._

H�las! je lis dans vos yeux la r�solution obstin�e.... Vous
allez mourir, je le sais.... Je parlerai sans espoir....
Une gr�ce � vous demander encore me l'accorderez-vous?

L'IMP�RATRICE

Sans doute, oui.... Mais d'abord, qu'est-ce donc?

L'EMPEREUR, _montrant le tr�ne._

Notre entretien supr�me, je voudrais qu'il e�t lieu
l�-haut. Une fois dans votre vie, ne f�t-ce qu'une seule
fois sans lendemain, je voudrais vous avoir vue assise sur
ce tr�ne des conqu�rants tartares.

L'IMP�RATRICE, _tr�s tranquille et d�tach�e._

N'est-ce que cela? S'il vous pla�t ainsi, je le veux bien.
(_Elle commence � monter les marches du tr�ne._) Je monte
lentement: je suis bris�e et d�faillante.... Ce breuvage
que vous allez me donner, c'est celui qui endort, n'est-ce
pas?... On ne verra point mes traits douloureusement se
contracter? Le Ph�nix, m�me agonisant, aimerait conserver
un peu de gr�ce.

L'EMPEREUR, _de m�me._

C'est mieux encore que ce que vous souhaitiez; cela vient
des Barbares de l'Ouest: des perles brillantes sous une
mince feuille d'or.... On passe � n�ant � travers un
sommeil soudain, dans un vertige tr�s doux....

L'IMP�RATRICE, _de nouveau comme absente._

Ah!... dans un vertige.... (_Ils sont arriv�s en haut.
Elle s'assied � demi couch�e sur le tr�ne, qui est presque
large comme un divan. L'Empereur reste debout._) Eh bien!
maintenant, ne tardez plus, parlez....

L'EMPEREUR

Ce n'est pas seulement pour un vain caprice que j'ai voulu
vous voir assise l�.... Ce que nous avons � nous dire
est si solennel! Entretien d'Empereur � Imp�ratrice, de
puissance � puissance.... Ici, mieux qu'en bas, abstraits
l'un et l'autre de nos personnalit�s terrestres, nous
saurons prendre conscience de nos missions surhumaines.

L'IMP�RATRICE

De puissance � puissance?... Mais je ne suis plus rien,
moi, qu'une captive qui ne compte pas.

L'EMPEREUR

Vous �tes toujours souveraine et doublement souveraine,
ma�tresse des destin�es de la Chine, arbitre de tout....
(_L'Imp�ratrice l'arr�te d'un regard, comme offens�e._)
Ma�tresse des destin�es de la Chine, oui!... Et, ne vous
offensez pas, je n'entends point l� parler de votre pouvoir
sur son Empereur.... Mais, vaincue, captive, peu importe,
n'�tes-vous pas toujours la fille des Ming? Des coeurs, par
centaines de millions, vous appartiennent secr�tement....
La r�volte, un moment dompt�e par mes soldats, rena�tra
demain, rena�tra toujours.... Vous seule au monde auriez le
pouvoir de l'apaiser � jamais ... et cela ne vous laisse
plus le droit de mourir....

L'IMP�RATRICE, _interrompant._

Les morts m'attendent.... Je suis des leurs, maintenant....
J'entends leurs voix qui me pressent de venir....

L'EMPEREUR

Je voudrais vous dire en peu de mots.... Je vous sens d�j�
partie, d�j� glac�e.... Je me h�te et je me perds.... Il
me semble que je parle � la pierre d'une tombe.... Des
puissances, vous et moi, disais-je, oh! oui, de grandes
puissances!... Deux lign�es rivales d'empereurs fabuleux,
de h�ros d�ifi�s, qui allaient s'�tiolant depuis des
si�cles, sous l'oppression des rites et des formules, dans
des prisons trop magnifiques; deux dynasties qui semblaient
vou�es � la dur�e poussi�reuse des momies, ont par miracle
abouti � vous et � moi, qui sommes vivants et jeunes;
de notre union pourrait surgir une Chine nouvelle, qui
serait vivante aussi et dominerait le monde; ensemble nous
accomplirions cette t�che sainte, pour le bonheur de nos
peuples et la gloire �ternelle de nos deux noms unis....
Mais sans vous, non, je ne puis plus rien, je retombe
dans l'isolement dor�, l'oisivet� maladive, les fumeries
endormeuses.... Si vous saviez ce qu'a �t� mon enfance,
enferm�e, solitaire, au fond d'un appartement d'�b�ne
noire!... Dans l'obscurit� de ce palais, j'ai �bauch�,
comme un enfant qui r�ve, ce projet de m'unir � vous, dont
mon imagination �tait hant�e ... et votre fils e�t �t� mon
fils.... C'est comme un enfant encore que je suis parti
pour cette aventure, d'aller vous voir dans votre palais de
Nang-King. Et je vous ai vue, et ma volont� d'homme, qui
flottait encore dans les songes, s'est concentr�e soudain
vers le but pr�cis et unique.... Oh! tant d'obstacles j'ai
d�j� surmont�s!... D'abord m'�chapper de vos palais;
rentrer sans encombre ici, entre ces terribles murs de la
Ville Jaune,... et puis arracher le pouvoir aux mains
des sombres malfaiteurs, qui avaient �t� longuement les
tortionnaires de ma jeune volont� et de ma raison.... La
guerre d�j� battait son plein; les haines d�cha�n�es,
l'odeur de sang dans l'air, Chinois et Tartares hurlaient
comme des fauves.... Tout cela, vous le savez bien, je ne
pouvais plus l'arr�ter....

L'IMP�RATRICE

Je le sais.

L'EMPEREUR

Que j'aie fait tout au monde pour sauver votre fils, le
croyez-vous?

L'IMP�RATRICE

Maintenant, je le crois.

L'EMPEREUR

Si je dis ces choses, c'est pour qu'au moins vous ne me
ha�ssiez pas.

L'IMP�RATRICE, _toujours calme et absente._

Je n'ai contre vous aucune haine.

L'EMPEREUR

Les t�tes de vos fid�les, qui tout � l'heure tombaient
encore l�, pr�s de nous, c'est contre ma volont�: j'avais
donn� l'ordre de gr�ce. Quant � celui qui sort d'ici
(_souriant_),--car je vois tout, moi, l'Empereur-fant�me,
comme vous m'appeliez,--oui, celui qui vous parlait � cette
place m�me et qui, si h�ro�quement, se figure courir � la
mort, il aura la vie sauve, et vous le reverrez!

L'IMP�RATRICE

Je vous tenais d�j� pour un ennemi g�n�reux et grand....

L'EMPEREUR

De mon amour, je n'ai m�me pas os� vous parler.

L'IMP�RATRICE

Je vous sais gr� d'avoir maintenu plus haut que cela notre
entretien.

L'EMPEREUR

Chacune de vos paroles tombe sur moi, tranquille et
glaciale comme les gouttelettes d'une lente pluie
d'hiver.... Et cependant j'aurai la force d'aller jusqu'au
bout.... �coutez bien ceci, c'est la fin, vous serez libre
apr�s: malgr� cette guerre � outrance que nous nous sommes
faite, malgr� ce cort�ge de deuil, qui d�file l�-bas,
emportant votre fils vers les for�ts du Supr�me Repos,
je poursuivais encore ce r�ve, d'�teindre les haines
s�culaires en m'unissant � vous, de fondre en une seule
nos deux dynasties rivales, pour laisser le grand empire �
jamais apais�....

L'IMP�RATRICE, _interrompant._

Depuis que vous m'avez fait asseoir l�, j'avais compris....

L'EMPEREUR, _apr�s silence._

Et votre r�ponse?

L'IMP�RATRICE

Ma r�ponse: ni vivante ni morte je ne permets que
l'Empereur des Tartares fr�le seulement ma main.... Il est
trop tard; entre nous deux, il y a trop de sang qui coule
en ruisseau....

L'EMPEREUR

Encore un mot, un dernier.... Nous ne sommes pas seuls,
� cette heure solennelle de l'histoire, dans ce lieu qui
nous para�t vide et plein de silence.... Des Ombres de
guerriers et d'Empereurs des M�nes illustres s'assemblent
de tous les points de l'air, descendent autour de nous et
pr�tent l'oreille, anxieux de la d�cision que vous allez
prendre. Vos morts sont l� tous, unis � pr�sent aux miens,
dans la concorde haute et c�leste; vous vous trompez, ils
ne vous appellent pas; ils vous ordonnent avec moi de
demeurer quelques ann�es encore, pour m'aider dans cette
oeuvre de la grande pacification que je r�ve et que sans
vous, assise � mes c�t�s sur ce tr�ne, je serais impuissant
� accomplir. Vous n'avez pas le droit de vous d�rober �
la t�che. Au nom de ces milliers d'invisibles qui nous
entourent, je vous adjure: Fille du Ciel, restez!... (_Un
silence._) J'ai dit tout ce qu'il �tait en mon pouvoir de
dire.... J'attends votre arr�t.... J'ai fini de parler.

L'IMP�RATRICE, _de plus en plus glaciale et absente,
indiquant de la main le bijou d'or suspendu � la ceinture
de l'Empereur._

Alors, maintenant, donnez!

L'EMPEREUR, _dans une soudaine exaltation de d�sespoir._

Non! non!... De mes propres mains, vous donner.... Je ne
peux pas!... Ayez piti�!... Je ne peux pas! Je ne peux pas!

L'IMP�RATRICE, _durement._

Ah! votre serment, sire, votre parole imp�riale.... Donnez,
voyons!...

            _L'Empereur, apr�s un silence encore,
            s'agenouille devant elle, arrache de
            sa ceinture la bo�te d'or et la lui
            pr�sente lentement, le visage cach�
            contre terre._

L'IMP�RATRICE, _apr�s avoir ouvert la bo�te d'or, parlant
doucement, et comme un enfant qui r�ve._

En effet ... de tr�s petites perles qui brillent.... Et
la mort, c'est cela!... La paix, le n�ant, c'est cela!...
(_Elle porte les perles � ses l�vres, puis jette � terre
la bo�te d'or, et se l�ve exalt�e. Triomphante, debout et
dominant la salle, aux Invisibles qui sont dans l'air:_) O
mes anc�tres, regardez moi tous: ne suis-je pas glorieuse?
Me voici � cette place d'o�, pendant des si�cles, vous
avez domin� le monde, et c'est sur le tr�ne, usurp� par
le Tartare, que je vais mourir! Votre fille est rest�e
digne de sa race; malgr� la tentation surhumaine, elle
a tenu sa parole. Ouvrez toutes grandes devant elle les
portes fun�bres: la voici, elle vient!... (_Souriante et
douce tout � coup, � l'Empereur rest� agenouill�._) Et
maintenant que tout est accompli, approchez-vous, sire.
(_Elle le prend doucement par la main, pour lui indiquer de
se relever et de s'asseoir._) Une seconde fois dans sa vie,
l'Imp�ratrice vous invite � vous asseoir ... comme jadis
l�-bas, vous souvenez-vous, un matin, dans mon palais qui
n'est plus. ...

            _Elle se rassied sur le tr�ne._
            L'EMPEREUR, _en r�ve._

Comme jadis l�-bas, dans vos jardins, l'inoubliable
matin�e.... Autour de nous, ces grandes fleurs des
lointains climats qui s'ouvraient, humides encore des
ros�es de la nuit.... Et ce beau Ph�nix imp�rial, qui
rayonnait dans toute sa gloire....

            _Il se laisse tomber sur le tr�ne
            aupr�s d'elle, la t�te cach�e contre
            le dossier._

L'IMP�RATRICE

Aujourd'hui, sur ces fleurs, la flamme des incendies a
pass�.... Et il agonise, le Ph�nix, qui a br�l� ses ailes
� tous les feux de la guerre.... Mais, au seuil de la
mort, il vous dira son secret le plus profond; � votre
tour, entendez-le!... (_L'Empereur redresse la t�te et
la regarde._) Tout � l'heure, vos paroles de noble et
magnifique sacrifice ... oh! sous mon masque impassible,
avec quel trouble ne les ai-je pas �cout�es!... Et j'aurais
c�d� peut-�tre, si ce devoir que vous me pr�sentiez n'avait
d� �tre qu'un p�nible devoir; mais il m'e�t �t� trop ais�
et trop doux ... car je vous aimais.... (_L'Empereur se
l�ve._) Et, vivante, je n'ai plus droit au bonheur, puisque
ce grand b�cher humain dans mon palais, c'est moi qui....

L'EMPEREUR, _interrompant avec exaltation._

O ma souveraine!... O ma belle fleur fauch�e!... Entendre
cela de vos l�vres, au moment o� elles vont se glacer pour
jamais.... Oh! �tre aim� de vous, je n'y croyais plus,
moi.... Et pas un secours possible, ni des hommes, ni des
dieux, rien!...

L'IMP�RATRICE

Un secours!... Est-ce que je l'accepterais?... Je n'ai
parl� que parce que je vais mourir.... Un secours!...
Mais, puisque c'est moi, je vous dis, qui ai allum� le
b�cher ... puisque c'est cette main-l�, tenez, qui a port�
la torche enflamm�e.... Et, pendant qu'ils se jetaient
tous dans la fournaise, mourant pour mon fils et pour
moi, je leur criais mon serment: je viens bient�t, au
pays des Ombres, je viens, je vous suis.... Apr�s cela,
vous me voyez, demeurant vivante � vos c�t�s, vivante
et heureuse.... Je me ferais horreur!... (_Pr�s d'elle,
toujours assise, l'Empereur se jette � genoux, la t�te
appuy�e sur les coussins du tr�ne._) En p�n�trant dans ce
palais, c'�tait de moi-m�me que j'avais peur, rien que
de moi-m�me ... car l'imposteur �trange, apparu dans mon
palais un jour, jamais, m�me quand je ne savais pas, m�me
quand je ne comprenais pas, jamais je n'ai pu le ha�r. Et,
dans la liti�re si close qui m'amenait � P�kin, � chaque
�tape du lugubre voyage, grandissaient mes �pouvantes
et mes angoisses ... � mesure que ce pressentiment
s'affirmait, jusqu'� la certitude, que l'Empereur, ce
serait vous! (_Se levant dans un sursaut d'�pouvante._)
Vous ne m'avez pas tromp�e, au moins?... C'est bien la mort
que vous venez de me donner?... Oh! non, vous n'auriez pas
fait cela.... Vous �tes trop noble pour m'avoir tendu ce
pi�ge....

L'EMPEREUR

Non, ma souveraine, non, je ne vous ai pas tromp�e; la
mort, oui, elle est bien l�, dans votre sein, toute proche
et in�luctable....

L'IMP�RATRICE

Ce sera long?... Combien de minutes encore?

L'EMPEREUR

Des minutes?... Oh! des secondes � peine.... C'est tout de
suite que vous allez m'�chapper dans le n�ant.... La fr�le
enveloppe dor�e, qui brillait, vous prot�ge encore.... D�s
quelle se dissoudra....

L'IMP�RATRICE

Je souffrirai!

L'EMPEREUR

Non!

L'IMP�RATRICE

Comment passerai-je, dites?

L'EMPEREUR

L�, dans vos tempes, vous croirez entendre comme si l'on
sonnait pour vous la grande cloche d'honneur.... Et puis,
un vertige ... et soudain ce sera l'�ternelle paix....
(_Il se rel�ve et d�chire ses v�tements._) O dieux, si vous
�tes capables de mis�ricorde, abaissez sur moi vos regards,
ayez piti�!...

L'IMP�RATRICE, _d'abord tr�s lentement, marchant sur
l'estrade du tr�ne, comme en r�ve._

O� vais-je?... Qui me dira o� je vais, o� je serai tout �
l'heure?... Les Morts, les Ombres, que peut leur importer
l'emploi de ce dernier lambeau de ma vie, qui n'aura pas de
dur�e?... A pr�sent que j'ai tenu ma parole, qu'au moins
il m'appartienne, ce supr�me instant, qui pour nous vaut
l'�ternit�.... (_A l'Empereur._) Qu'il m'appartienne ...
et que je vous le donne! (_Elle se rassied sur le tr�ne._)
Viens pr�s de moi, mon �poux, mon ma�tre, mon Dieu....
(_L'Empereur s'assied pr�s d'elle, d'abord comme avec une
sorte de crainte religieuse._) Viens, je veux appuyer ma
t�te sur ton �paule, pour mourir.... (_L'Empereur l'enlace
de ses bras_). Vois-tu, nous �tions comme deux astres,
s�par�s par l'incommensurable ab�me, mais qui se jetaient
�perdument leur lumi�re.... Et � pr�sent, l'ab�me est
franchi, et mon mortel ennemi pleure d'amour entre mes
bras.... Approche aussi ta poitrine, plus pr�s, tout ton
�tre, que je m'en aille comme en toi!

L'EMPEREUR, _resserrant l'�treinte._

En moi, et avec moi, car je te suivrai, va, mon beau Ph�nix
qui m'�chappe et s'envole....

L'IMP�RATRICE

Non!... Reste sur la terre, reste pour garder l'amour
que je t'ai donn�.... Qui donc se souviendrait de moi et
rendrait un culte � mes M�nes?... Dans la vall�e d'�ternel
silence, par les avenues de marbre, sous l'ombre des c�dres
obscurs, qui donc viendrait r�ver aux gr�ces �vanouies de
ma forme d'un jour.... Dis, tu resteras.... Mais, viens
plus pr�s encore.... Si tu n'as pas peur du dernier souffle
d'une mourante, approche aussi tes l�vres, mon �poux, que
j'aie au moins connu ton baiser....

L'EMPEREUR, _appuyant les l�vres �perdument sur les
siennes._

Oh! m�me ta poussi�re me serait d�sirable, m�me la
d�composition de ton corps.... Peur, tu demandes si j'aurai
peur!... Le respect seul desserrera mon �treinte ... quand
je sentirai que tu ne vis plus....

L'IMP�RATRICE, _�gar�e, se d�gageant � demi._

Ah! oui ... je l'entends, la grande cloche qui sonne....
C'est le signal, alors?... Et je sombre.... Retiens-moi,
mon �poux.... Emp�che que je sombre ainsi ... que je
m'ab�me ... dans le vide....

            _Pendant un instant de silence, ils
            restent enlac�s. Et puis l'Empereur
            se rejette en arri�re en poussant un
            cri, et la morte s'affaisse sur le
            dossier du tr�ne._



SC�NE X


L'EMPEREUR, _seul, puis_ LA FOULE.


_L'Empereur descend les marches en courant et frappe trois
profonds coups d'appel sur le gong. Les portes s'ouvrent.
Les dignitaires et les officiers paraissent aux seuils._

L'EMPEREUR, _montrant la morte � la foule qui entre en
habits de f�te._

Venez tous, dignitaires, grands de l'Empire!... Des
parfums dans les cassolettes, des fum�es d'ambre!... Qu'on
sonne le Carillon de Marbre ... comme pour les Dieux!...
Venez rendre hommage � votre Imp�ratrice!... A genoux!
tous, devant la Fille du Ciel!...

            _Il se jette lui-m�me � genoux sur
            les marches. On sonne le Carillon de
            Marbre._

            _La foule magnifique envahit la
            salle et se prosterne devant la
            morte.--Rideau._





End of Project Gutenberg's La fille du ciel, by Judith Gautier and Pierre Loti

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electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    gbnewby@pglaf.org

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.