The Project Gutenberg EBook of Le mort vivant, by Robert Louis Stevenson This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license Title: Le mort vivant Author: Robert Louis Stevenson Translator: T�odor de Wyzewa Release Date: September 21, 2013 [EBook #43784] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MORT VIVANT *** Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) R.-L. STEVENSON Le Mort Vivant _ROMAN_ Traduit par T. de WYZEWA PARIS LIBRAIRIE ACAD�MIQUE DIDIER PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-�DITEURS 35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35 1905 Tous droits r�serv�s. _DU M�ME AUTEUR:_ LE REFLUX, roman, traduit par Teodor de Wyzewa, un volume in-16 3 fr. 50 LE ROMAN DU PRINCE OTHON, traduit par Egerton Castle, un volume in-16 3 fr. 50 LE MORT VIVANT I LA FAMILLE FINSBURY Combien le lecteur,--tandis que, commod�ment assis au coin de son feu, il s'amuse � feuilleter les pages d'un roman,--combien il se rend peu compte des fatigues et des angoisses de l'auteur! Combien il n�glige de se repr�senter les longues nuits de luttes contre des phrases r�tives, les s�ances de recherches dans les biblioth�ques, les correspondances avec d'�rudits et illisibles professeurs allemands, en un mot tout l'�norme �chafaudage que l'auteur a �difi� et puis d�moli, simplement pour lui procurer, � lui, lecteur, quelques instants de distraction au coin de son feu, ou encore pour lui temp�rer l'ennui d'une heure en wagon! C'est ainsi que je pourrais fort bien commencer ce r�cit par une biographie compl�te de l'Italien Tonti: lieu de naissance, origine et caract�re des parents, g�nie naturel (probablement h�rit� de la m�re), exemples remarquables de pr�cocit�, etc. Apr�s quoi je pourrais �galement infliger au lecteur un trait� en r�gle sur le syst�me �conomique auquel le susdit Italien a laiss� son nom. J'ai l�, dans deux tiroirs de mon cartonnier, tous les mat�riaux dont j'aurais besoin pour ces deux paragraphes; mais je d�daigne de faire �talage d'une science d'emprunt. Tonti est mort; je dois m�me dire que je n'ai jamais rencontr� personne pour le regretter. Et quant au syst�me de la _tontine_, voici, en quelques mots, tout ce qu'il est n�cessaire qu'on en connaisse pour l'intelligence du simple et v�ridique r�cit qui va suivre: Un certain nombre de joyeux jeunes gens mettent en commun une certaine somme, qui est ensuite d�pos�e dans une banque, � int�r�ts compos�s. Les d�posants vivent leur vie, meurent chacun � son tour; et, quand ils sont tous morts � l'exception d'un seul, c'est � ce dernier survivant qu'�choit toute la somme, int�r�ts compris. Le survivant en question se trouve �tre alors, suivant toute vraisemblance, si sourd qu'il ne peut pas m�me entendre le bruit men� autour de sa bonne aubaine; et, suivant toute vraisemblance, il a lui-m�me trop peu de temps � vivre pour pouvoir en jouir. Le lecteur comprend maintenant ce que le syst�me a de po�tique, pour ne pas dire de comique: mais il y a en m�me temps, dans ce syst�me, quelque chose de hasardeux, une apparence de _sport_, qui, jadis, l'a rendu cher � nos grands-parents. Lorsque Joseph Finsbury et son fr�re Masterman n'�taient que deux petits gar�ons en culottes courtes, leur p�re,--un marchand ais� de Cheapside,--les avait fait souscrire � une petite _tontine_ de trente-sept parts. Chaque part �tait de mille livres sterling. Joseph Finsbury se rappelle, aujourd'hui encore, la visite au notaire: tous les membres de la _tontine_,--des gamins comme lui,--rassembl�s dans une �tude, et venant, chacun � son tour, s'asseoir dans un grand fauteuil pour signer leurs noms, avec l'assistance d'un bon vieux monsieur � lunettes chauss� de bottes � la Wellington. Il se rappelle comment, apr�s la s�ance, il a jou� avec les autres enfants dans une prairie qui se trouvait derri�re la maison du notaire, et la magnifique bataille qu'il a engag�e contre un de ses _co-tontineurs_, qui s'�tait permis de lui tirer le nez. Le fracas de la bataille est venu interrompre le notaire pendant qu'il s'occupait, dans son �tude, � r�galer les parents de g�teaux et de vin: de telle sorte que les combattants ont �t� brusquement s�par�s, et Joseph (qui �tait le plus petit des deux adversaires) a eu la satisfaction d'entendre louer sa bravoure par le vieux monsieur aux bottes � la Wellington, comme aussi d'apprendre que celui-ci, � son �ge, s'�tait comport� de la m�me fa�on. Sur quoi, Joseph s'est demand� si, � son �ge, le vieux monsieur avait d�j� une petite t�te chauve; et de petites bottes � la Wellington. En 1840, les trente-sept souscripteurs �taient tous vivants; en 1850, leur nombre avait diminu� de six; en 1856 et en 1857, la Crim�e et la grande R�volte des Indes, aidant le cours naturel des choses, n'emport�rent pas moins de neuf des _tontineurs_. En 1870, cinq seulement de ceux-ci restaient en vie; et, � la date de mon r�cit, il n'en restait plus que trois, parmi lesquels Joseph Finsbury et son fr�re a�n�. A cette date, Masterman Finsbury �tait dans sa soixante-treizi�me ann�e. Ayant depuis longtemps ressenti les f�cheux effets de l'�ge, il avait fini par se retirer des affaires, et vivait � pr�sent dans une retraite absolue, sous le toit de son fils Michel, l'avou� bien connu. Joseph, d'autre part, �tait encore sur pied, et n'offrait encore qu'une figure demi-v�n�rable, dans les rues o� il aimait � se promener. La chose �tait,--je dois ajouter,--d'autant plus scandaleuse que Masterman avait toujours men� (jusque dans les moindres d�tails) une vie anglaise v�ritablement mod�le. L'activit�, la r�gularit�, la d�cence, et un go�t marqu� pour le quatre du cent, toutes ces vertus nationales qu'on s'accorde � consid�rer comme les bases m�mes d'une verte vieillesse, Masterman Finsbury les avait pratiqu�es � un tr�s haut degr�: et voil� o� elles l'avaient conduit, � soixante-treize ans! Tandis que Joseph, � peine plus jeune de deux ans, et qui se trouvait dans le plus enviable �tat de conservation, s'�tait toute sa vie disqualifi� � la fois par la paresse et l'excentricit�. Embarqu� d'abord dans le commerce des cuirs, il s'�tait bient�t fatigu� des affaires. Une passion malheureuse pour les notions g�n�rales, faute d'avoir �t� r�prim�e � temps, avait commenc�, d�s lors, � saper son �ge m�r. Il n'y a point de passion plus d�bilitante pour l'esprit, si ce n'est peut-�tre cette d�mangeaison de parler en public qui en est, d'ailleurs, un accompagnement ou un succ�dan� assez ordinaire. Dans le cas de Joseph, du moins, les deux maladies �taient r�unies: peu � peu s'�tait d�clar�e la p�riode aigu�, celle o� le patient fait des conf�rences gratuites; et, avant que peu d'ann�es se fussent pass�es, l'infortun� en �tait arriv� au point d'�tre pr�t � entreprendre un voyage de cinq heures pour parler devant les moutards d'une �cole primaire. Non pas que Joseph Finsbury f�t, le moins du monde, un savant! Toute son �rudition se bornait � ce que lui avaient fourni les manuels �l�mentaires et les journaux quotidiens. Il ne s'�levait pas m�me jusqu'aux encyclop�dies; c'�tait �la vie, disait-il, qui �tait son livre�. Il �tait pr�t � reconna�tre que ses conf�rences ne s'adressaient pas aux professeurs des universit�s: elles s'adressaient, suivant lui, �au grand coeur du peuple�. Et son exemple tendrait � faire croire que le �coeur� du peuple est ind�pendant de sa t�te: car le fait est que, malgr� leur sottise et leur banalit�, les �lucubrations de Joseph Finsbury �taient, d'ordinaire, favorablement accueillies. Il citait volontiers, entre autres, le succ�s de la conf�rence qu'il avait faite aux ouvriers sans travail, sur: _Comment on peut vivre � l'aise avec deux mille francs par an_. _L'Education, ses buts, ses objets, son utilit� et sa port�e_, avait valu � Joseph, en plusieurs endroits, la consid�ration respectueuse d'une foule d'imb�ciles. Et quant � son c�l�bre discours sur l'_Assurance sur la vie envisag�e dans ses rapports avec les masses_, la Soci�t� d'Am�lioration Mutuelle des Travailleurs de l'Ile des Chiens, � qui il fut adress�, en fut si charm�e,--ce qui donne vraiment une triste id�e de l'intelligence collective de cette association,--que, l'ann�e suivante, elle �lut Joseph Finsbury pour son pr�sident d'honneur: titre qui, en v�rit�, �tait moins encore que gratuit, puisqu'il impliquait, de la part de son titulaire, une donation annuelle � la caisse de la Soci�t�; mais l'amour-propre du nouveau pr�sident d'honneur n'en avait pas moins l� de quoi se trouver hautement satisfait. Or, pendant que Joseph se constituait ainsi une r�putation parmi les ignorants d'esp�ce cultiv�e, sa vie domestique se trouva brusquement encombr�e d'orphelins. La mort de son plus jeune fr�re, Jacques, fit de lui le tuteur de deux gar�ons, Maurice et Jean; et, dans le courant de la m�me ann�e, sa famille s'enfla encore par l'addition d'une petite demoiselle, la fille de John Henry Hazeltine, Esq., homme de fortune modique, et, apparemment, peu pourvu d'amis. Ce Hazeltine n'avait vu Joseph Finsbury qu'une seule fois, dans une salle de conf�rence de Holloway; mais, au sortir de cette salle, il �tait all� chez son notaire, avait r�dig� un nouveau testament, et avait l�gu� au conf�rencier le soin de sa fille, ainsi que de la petite fortune de celle-ci. Joseph �tait ce qu'on peut appeler un �bon enfant�: et cependant ce ne fut qu'� contre-coeur qu'il accepta cette nouvelle responsabilit�, ins�ra une annonce pour demander une gouvernante, et acheta, d'occasion, une voiture de b�b�. Bien plus volontiers il avait accueilli, quelques mois auparavant, ses deux neveux, Maurice et Jean; et cela non pas autant � cause des liens de parent� que parce que le commerce des cuirs (o�, naturellement, il s'�tait h�t� d'engager les trente mille livres qui formaient la fortune de ses neveux) avait manifest�, depuis peu, d'inexplicables sympt�mes de d�clin. Un jeune, mais capable Ecossais, fut ensuite choisi comme g�rant de l'entreprise: et jamais plus, depuis lors, Joseph Finsbury n'eut � se pr�occuper de l'ennuyeux souci des affaires. Laissant son commerce et ses pupilles entre les mains du capable Ecossais, il entreprit un long voyage sur le continent et jusqu'en Asie Mineure. Avec une Bible polyglotte dans une main et un manuel de conversation dans l'autre, il se fraya successivement son chemin � travers les gens de douze langues diff�rentes. Il abusa de la patience des interpr�tes, sauf � les payer (le juste prix), quand il ne pouvait pas obtenir leurs services gratuitement; et je n'ai pas besoin d'ajouter qu'il remplit une foule de carnets du r�sultat de ses observations. Il employa plusieurs ann�es � ces fructueuses consultations du grand livre de la vie humaine, et ne revint en Angleterre que lorsque l'�ge de ses pupilles exigea de sa part un surcro�t de soins. Les deux gar�ons avaient �t� plac�s dans une �cole,--� bon march�, cela va de soi,--mais en somme assez bonne, et o� ils avaient re�u une saine �ducation commerciale: trop saine m�me, peut-�tre, �tant donn� que le commerce des cuirs se trouvait alors dans une situation qui aurait gagn� � n'�tre pas examin�e de tr�s pr�s. Le fait est que, quand Joseph s'�tait pr�par� � rendre � ses neveux ses comptes de tutelle, il avait d�couvert, � son grand chagrin, que l'h�ritage de son fr�re Jacques ne s'�tait pas agrandi, sous son protectorat. En supposant qu'il abandonn�t � ses deux neveux jusqu'au dernier centime de sa fortune personnelle, il avait constat� qu'il aurait encore � leur avouer un d�ficit de sept mille huit cents livres. Et quand ces faits furent communiqu�s aux deux fr�res, en pr�sence d'un avou�, Maurice Finsbury mena�a son oncle de toutes les s�v�rit�s de la loi: je crois bien qu'il n'aurait pas h�sit� (malgr� les liens du sang) � recourir jusqu'aux mesures les plus extr�mes, si son avou� ne l'en avait retenu. --Jamais vous ne parviendrez � tirer du sang d'une pierre! lui avait dit, judicieusement, cet homme de loi. Et Maurice comprit la justesse du proverbe, et se r�signa � passer un compromis avec son oncle. D'un c�t�, Joseph renon�ait � tout ce qu'il poss�dait, et reconnaissait � son neveu une forte part dans la tontine, qui commen�ait � devenir une sp�culation des plus s�rieuses; de l'autre c�t�, Maurice s'engageait � entretenir � ses frais son oncle ainsi que miss Hazeltine (dont la petite fortune avait disparu avec le reste), et � leur servir, � chacun, une livre sterling par mois comme monnaie de poche. Cette subvention �tait plus que suffisante pour les besoins du vieillard. On a peine � comprendre comment, au contraire, elle pouvait suffire � la jeune fille, qui avait � se v�tir, � se coiffer, etc..., sur ce seul argent; mais elle y parvenait, Dieu sait par quel moyen, et, chose plus �tonnante encore, elle ne se plaignait jamais. Elle �tait d'ailleurs sinc�rement attach�e � son gardien, en d�pit de la parfaite incomp�tence de celui-ci � veiller sur elle. Du moins ne s'�tait-il jamais montr� dur ni m�chant � son �gard, et, en fin de compte, il y avait peut-�tre quelque chose d'attendrissant dans la curiosit� enfantine qu'il �prouvait pour toutes les connaissances inutiles, comme aussi dans l'innocent d�lice que lui procurait le moindre t�moignage d'admiration qu'on lui accordait. Toujours est-il que, bien que l'avou� e�t loyalement pr�venu Julia Hazeltine que la combinaison de Maurice constituait pour elle un dommage, l'excellente fille s'�tait refus�e � compliquer encore les embarras de l'oncle Joseph. Et ainsi le compromis �tait entr� en vigueur. Dans une grande, sombre, lugubre maison de John Street, Bloomsbury, ces quatre personnes demeuraient ensemble: en apparence une famille, en r�alit� une association financi�re. Julia et l'oncle Joseph �taient, naturellement, deux esclaves. Jean, tout absorb� par sa passion pour le _banjo_, le caf�-concert, la buvette d'artistes et les journaux de sport, �tait un personnage condamn� de naissance � ne jouer jamais qu'un r�le secondaire. Et, ainsi, toutes les peines et toutes les joies du pouvoir se trouvaient enti�rement d�volues � Maurice. On sait l'habitude qu'ont prise les moralistes de consoler les faibles d'esprit en leur affirmant que, dans toute vie, la somme des peines et celle des joies se balancent, ou � peu de chose pr�s; mais, certes, sans vouloir insister sur l'erreur th�orique de cette pieuse mystification, je puis affirmer que, dans le cas de Maurice, la somme des amertumes d�passait de beaucoup celle des douceurs. Le jeune homme ne s'�pargnait aucune fatigue � lui-m�me, et n'en �pargnait pas non plus aux autres: c'�tait lui qui r�veillait les domestiques, qui serrait sous clef les restes des repas, qui go�tait les vins, qui comptait les biscuits. Des sc�nes p�nibles avaient lieu, chaque samedi, lors de la revision des factures, et la cuisini�re �tait souvent chang�e, et souvent les fournisseurs, sur le palier de service, d�versaient tout leur r�pertoire d'injures, � propos d'une diff�rence de trois liards. Aux yeux d'un observateur superficiel, Maurice Finsbury aurait risqu� de passer pour un avare; � ses propres yeux, il �tait simplement un homme qui avait �t� vol�. Le monde lui devait 7.800 livres sterling, et il �tait bien r�solu � se les faire repayer. Mais c'�tait surtout dans sa conduite avec Joseph que se manifestait clairement le caract�re de Maurice. L'oncle Joseph �tait un placement sur lequel le jeune homme comptait beaucoup: aussi ne reculait-il devant rien pour se le conserver. Tous les mois, le vieillard, malade ou non, avait � subir l'examen minutieux d'un m�decin. Son r�gime, son v�tement, ses vill�giatures, tout cela lui �tait administr� comme la bouillie aux enfants. Pour peu que le temps f�t mauvais, d�fense de sortir. En cas de beau temps, � neuf heures pr�cises du matin l'oncle Joseph devait se trouver dans le vestibule; Maurice voyait s'il avait des gants, et si ses souliers ne prenaient pas l'eau; apr�s quoi, les deux hommes s'en allaient au bureau, bras dessus bras dessous. Promenade qui n'avait sans doute rien de bien gai, car les deux compagnons ne prenaient aucune peine pour affecter vis-�-vis l'un de l'autre des sentiments amicaux: Maurice n'avait jamais cess� de reprocher � son tuteur le d�ficit des 7.800 livres, ni de d�plorer la charge suppl�mentaire constitu�e par Miss Hazeltine; et Joseph, tout bon _enfant_ qu'il f�t, �prouvait pour son neveu quelque chose qui ressemblait beaucoup � de la haine. Et encore l'aller n'�tait-il rien en comparaison du retour: car la simple vue du bureau, sans compter tous les d�tails de ce qui s'y passait, aurait suffi pour empoisonner la vie des deux Finsbury. Le nom de Joseph �tait toujours inscrit sur la porte, et c'�tait toujours encore lui qui avait la signature des ch�ques; mais tout cela n'�tait que pure manoeuvre politique de la part de Maurice, destin�e � d�courager les autres membres de la _tontine_. En r�alit�, c'�tait Maurice lui-m�me qui s'occupait de l'affaire des cuirs; et je dois ajouter que cette affaire �tait pour lui une source in�puisable de chagrins. Il avait essay� de la vendre, mais n'avait re�u que des offres d�risoires. Il avait essay� de l'�tendre, et n'�tait parvenu qu'� en �tendre les charges; de la restreindre, et c'�tait seulement les profits qu'il �tait parvenu � restreindre. Personne n'avait jamais su tirer un sou de cette affaire de cuirs, except� le �capable� Ecossais, qui, lorsque Maurice l'avait cong�di�, s'�tait install� dans le voisinage de Banff, et s'�tait construit un ch�teau avec ses b�n�fices. La m�moire de ce fallacieux Ecossais, Maurice ne manquait pas un seul jour � la maudire, tandis que, assis dans son cabinet, il ouvrait son courrier, avec le vieux Joseph assis � une autre table, et attendant ses ordres de l'air le plus maussade, ou bien, furieusement, griffonnant sa signature sur il ne savait quoi. Et lorsque l'Ecossais poussa le cynisme jusqu'� envoyer une annonce de son mariage (avec Davida, fille a�n�e du R�v�rend Baruch Mac Craw), le malheureux Maurice crut bien qu'il allait avoir une attaque. Les heures de pr�sence au bureau avaient �t�, peu � peu, r�duites au minimum honn�tement possible. Si profond que f�t chez Maurice le sentiment de ses devoirs (envers lui-m�me), ce sentiment n'allait pas jusqu'� lui donner le courage de s'attarder entre les quatre murs de son bureau, avec l'ombre de la banqueroute s'y allongeant tous les jours. Apr�s quelques heures d'attente, patron et employ�s poussaient un soupir, s'�tiraient, et sortaient, sous pr�texte de se recueillir pour l'ennui du lendemain. Alors, le marchand de cuirs ramenait son capital vivant jusqu'� John Street, comme un chien de salon; apr�s quoi, l'ayant emmur� dans la maison, il repartait lui-m�me pour explorer les boutiques des brocanteurs, en qu�te de bagues � cachets, l'unique passion de sa vie. Quant � Joseph, il avait plus que la vanit� d'un homme,--il avait la vanit� d'un conf�rencier. Il avouait qu'il avait eu des torts, encore qu'on e�t p�ch� contre lui (notamment le �capable� Ecossais) plus qu'il n'avait p�ch� lui-m�me. Mais il d�clarait que, e�t-il tremp� ses mains dans le sang, il n'aurait tout de m�me pas m�rit� d'�tre ainsi tra�n� en laisse par un jeune morveux, d'�tre tenu captif dans le cabinet de sa propre maison de commerce, d'�tre sans cesse poursuivi de commentaires mortifiants sur toute sa carri�re pass�e, de voir, chaque matin, son costume examin� de haut en bas, son collet relev�, la pr�sence de ses mitaines sur ses mains s�v�rement contr�l�e, et d'�tre promen� dans la rue et reconduit chez lui comme un b�b� aux soins d'une nourrice. A la pens�e de tout cela, son �me se gonflait de venin. Il se h�tait d'accrocher � une pat�re, dans le vestibule, son chapeau, son manteau, et les odieuses mitaines, et puis de monter rejoindre Julia et ses carnets de notes. Le salon de la maison, au moins, �tait � l'abri de Maurice: il appartenait au vieillard et � la jeune fille. C'�tait l� que celle-ci cousait ses robes; c'�tait l� que l'oncle Joseph tachait d'encre ses lunettes, tout au bonheur d'enregistrer des faits sans cons�quences, ou de recueillir les chiffres de statistiques imb�ciles. Souvent, pendant qu'il �tait au salon avec Julia, il d�plorait la fatalit� qui avait fait de lui un des membres de la tontine. --Sans cette maudite tontine, g�missait-il un soir, Maurice ne se soucierait pas de me garder! Je pourrais �tre un homme libre, Julia! Et il me serait si facile de gagner ma vie en donnant des conf�rences! --Certes, cela vous serait facile!--r�pondait Julia, qui avait un coeur d'or.--Et c'est l�che et vilain, de la part de Maurice, de vous priver d'une chose qui vous amuse tant! --Vois-tu, mon enfant, c'est un �tre sans intelligence! s'�criait Joseph. Songe un peu � la magnifique occasion de s'instruire qu'il a ici, sous la main, et que cependant il n�glige! La somme de connaissances diverses dont je pourrais lui faire part, Julia, si seulement il consentait � m'�couter, cette somme, il n'y a pas de mots pour t'en donner une id�e! --En tout cas, mon cher oncle, vous devez bien prendre garde de ne pas vous agiter! observait doucement Julia. Car, vous savez, pour peu que vous ayez l'air d'�tre souffrant, on enverra aussit�t chercher le m�decin! --C'est vrai, mon enfant, tu as raison! r�pondait le vieillard. Oui, je vais essayer de prendre sur moi! L'�tude va me rendre du calme! Et il allait chercher sa galerie de carnets. --Je me demande, hasardait-il, je me demande si, pendant que tu travailles de tes mains, cela ne t'int�resserait pas d'entendre... --Mais oui, mais oui, cela m'int�resserait beaucoup!--s'�criait Julia.--Allons, lisez-moi une de vos observations! Aussit�t le carnet �tait ouvert, et les lunettes raffermies sur le nez, comme si le vieillard voulait emp�cher toute r�tractation possible de la part de son auditrice. --Ce que je me propose de te lire aujourd'hui, commen�a-t-il un certain soir, apr�s avoir touss� pour s'�claircir la voix, ce sera, si tu veux bien me le permettre, les notes recueillies par moi, � la suite d'une tr�s importante conversation avec un courrier syrien appel� David Abbas.--Abbas, tu l'ignores peut-�tre, est le nom latin d'abb�.--Les r�sultats de cet entretien compensent bien le prix qu'il m'a co�t�, car, comme Abbas paraissait d'abord un peu impatient� des questions que je lui posais sur divers points de statistique r�gionale, je me suis trouv� amen� � le faire boire � mes frais. Tiens, voici ces notes! Mais au moment o�, apr�s avoir de nouveau touss�, il s'appr�tait � entamer sa lecture, Maurice fit irruption dans la maison, appela vivement son oncle, et, d�s l'instant suivant, envahit le salon, brandissant dans sa main un journal du soir. Et, en v�rit�, il revenait charg� d'une grande nouvelle. Le journal annon�ait la mort du lieutenant g�n�ral sir Glasgow Beggar, K. C. S. I., K. C. M. G., etc. Cela signifiait que la tontine n'avait plus d�sormais que deux membres: les deux fr�res Finsbury. Enfin, la chance �tait venue pour Maurice! Ce n'�tait pas que les deux fr�res fussent, ni eussent jamais �t�, grands amis. Lorsque le bruit s'�tait r�pandu du voyage de Joseph en Asie Mineure, Masterman, casanier et traditionnel, s'�tait exprim� avec irritation. �Je trouve la conduite de mon fr�re simplement ind�cente! avait-il murmur�. Retenez ce que je vous dis: il finira par aller jusqu'au P�le Nord! Un vrai scandale pour un Finsbury!� Et ces am�res paroles avaient �t�, plus tard, rapport�es au voyageur. Affront pire encore, Masterman avait refus� d'assister � la conf�rence sur l'_Education, ses buts, ses objets, son utilit� et sa port�e_, bien qu'une place lui e�t �t� r�serv�e sur l'estrade. Depuis lors, les deux fr�res ne s'�taient pas revus. Mais, d'autre part, jamais ils ne s'�taient ouvertement querell�s: de telle sorte que tout portait � croire qu'un compromis entre eux serait chose facile � conclure. Joseph (de par l'ordre de Maurice) avait � se pr�valoir de sa situation de cadet; et Masterman avait toujours eu la r�putation de n'�tre ni avare ni mauvais coucheur. Oui, tous les �l�ments d'un compromis entre les deux fr�res se trouvaient r�unis! Et Maurice, d�s le lendemain,--tout anim� par la perspective de pouvoir rentrer enfin dans ses 7.800 livres sterling,--se pr�cipita dans le cabinet de son cousin Michel. Michel Finsbury �tait une sorte de personnage c�l�bre. Lanc� de tr�s bonne heure dans la loi, et sans direction, il �tait devenu le sp�cialiste des affaires douteuses. On le connaissait comme l'avocat des causes d�sesp�r�es: on le savait homme � extraire un t�moignage d'une b�che, ou � faire produire des int�r�ts � une mine d'or. Et, en cons�quence, son cabinet �tait assi�g� par la nombreuse caste de ceux qui ont encore un peu de r�putation � perdre, et qui se trouvent sur le point de perdre ce peu qui leur en reste; de ceux qui ont fait des connaissances f�cheuses, qui ont �gar� des papiers compromettants, ou qui ont � souffrir des tentatives de chantage de leurs anciens domestiques. Dans la vie priv�e, Michel �tait un homme de plaisir: mais son exp�rience professionnelle lui avait donn�, par contraste, un grand go�t des placements solides et de tout repos. Enfin, d�tail plus encourageant encore, Maurice savait que son cousin avait toujours pest� contre l'histoire de la tontine. Ce fut donc avec presque la certitude de r�ussir que Maurice se pr�senta devant son cousin, ce matin-l�, et, fi�vreusement, se mit en devoir de lui exposer son plan. Pendant un bon quart d'heure, l'avou�, sans l'interrompre, le laissa insister sur les avantages manifestes d'un compromis qui permettrait aux deux fr�res de se partager le total de la tontine. Enfin, Maurice vit son cousin se lever de son fauteuil et sonner pour appeler un commis. --Eh bien! d�cid�ment, Maurice, dit Michel, �a ne va pas! En vain le marchand de cuirs plaida et raisonna, et revint tous les jours suivants pour continuer � plaider et � raisonner. En vain, il offrit un _boni_ de mille, de deux mille, de trois mille livres. En vain, il offrit, au nom de son oncle Joseph, de se contenter d'un tiers de la tontine et de laisser � Michel et � son p�re les deux autres tiers. Toujours l'avou� lui faisait la m�me r�ponse: --�a ne va pas! --Michel! s'�cria enfin Maurice, je ne comprends pas o� vous voulez en venir! Vous ne r�pondez pas � mes arguments, vous ne dites pas un mot! Pour ma part, je crois que votre seul objet est de me contrarier! L'avou� sourit avec bienveillance. --Il y a une chose que vous pouvez croire, en tout cas, dit-il: c'est que je suis r�solu � ne pas tenir compte de votre proposition! Vous voyez que je suis un peu plus expansif, aujourd'hui: parce que c'est la derni�re fois que nous causons de ce sujet! --La derni�re fois! s'�cria Maurice. --Oui! mon bon, parfaitement! Le coup de l'�trier! r�pondit Michel. Je ne peux pas vous sacrifier tout mon temps! Et, � ce propos, vous-m�me, n'avez-vous donc rien � faire? Le commerce des cuirs va-t-il donc tout seul, sans que vous ayez besoin de vous en occuper? --Oh! vous ne cherchez qu'� me contrarier! grommela Maurice, furieux. Vous m'avez toujours ha� et m�pris�, depuis l'enfance! --Mais non, mais non, je n'ai jamais song� � vous ha�r! r�pliqua Michel de son ton le plus conciliant. Au contraire, j'ai plut�t de l'amiti� pour vous: vous �tes un personnage si �tonnant, si impr�vu, si romantique, au moins � vous voir du dehors! --Vous avez raison! dit Maurice sans l'�couter. Il est inutile que je revienne ici! Je verrai votre p�re lui-m�me! --Oh! non, vous ne le verrez pas! dit Michel. Personne ne peut le voir! --Je voudrais bien savoir pourquoi? cria son cousin. --Pourquoi? Je n'en ai jamais fait un secret: parce qu'il est trop souffrant! --S'il est aussi souffrant que vous le dites, cria Maurice, raison de plus pour que vous acceptiez ma proposition! Je _veux_ voir votre p�re! --Vraiment? demanda Michel. Sur quoi, se levant, il sonna son commis. Cependant le moment �tait venu o�, de l'avis de sir Faraday Bond--l'illustre m�decin dont tout nos lecteurs connaissent certainement le nom, ne serait-ce que pour l'avoir vu au bas de bulletins de sant� publi�s dans les journaux--l'infortun� Joseph, cette oie dor�e, avait � �tre transport� � l'air plus pur de Bournemouth. Et, avec lui, toute la famille alla s'installer dans cet �l�gant d�sert de villas: Julia ravie, parce qu'il lui arrivait parfois, � Bournemouth, de faire des connaissances; Jean, d�sol�, car tous ses go�ts �taient en ville; Joseph parfaitement indiff�rent � l'endroit o� il se trouvait, pourvu qu'il e�t sous la main une plume, de l'encre, et quelques journaux; enfin Maurice lui-m�me assez content, en somme, d'espacer un peu ses visites au bureau et d'avoir du loisir pour r�fl�chir � sa situation. Le pauvre gar�on �tait pr�t � tous les sacrifices; tout ce qu'il demandait �tait de rentrer dans son argent et de pouvoir envoyer promener le commerce des cuirs: de telle sorte que, �tant donn�e la mod�ration de ses exigences, il lui paraissait bien �trange qu'il ne trouv�t pas un moyen d'amener Michel � composition. �Si seulement je pouvais deviner les motifs qui le portent � refuser mon offre!� Il se r�p�tait cela ind�finiment. Et, le jour, en se promenant dans les bois de Branksome, la nuit, en se retournant sur son lit, � table, en oubliant de manger, au bain, en oubliant de se rhabiller, toujours il avait l'esprit hant� de ce probl�me: �Pourquoi Michel a-t-il refus�?� Enfin, une nuit, il s'�lan�a dans la chambre de son fr�re, qu'il r�veilla par de fortes secousses. --Quoi? Qu'est-ce qu'il y a? demanda Jean. --Julia va repartir demain! r�pondit Maurice. Elle va rentrer � Londres, mettre la maison en �tat, et engager une cuisini�re. Et, apr�s-demain, nous la suivrons tous! --Oh! bravo! s'�cria Jean. Mais pourquoi? --Jean, j'ai trouv�! r�pliqua gravement son fr�re. --Trouv� quoi? demanda Jean. --Trouv� pourquoi Michel ne veut pas accepter mon compromis! dit Maurice. Et c'est parce qu'il ne _peut_ pas l'accepter! C'est parce que l'oncle Masterman est mort, et qu'il le cache! --Dieu puissant! s'�cria l'impressionnable Jean. Mais pour quel motif? Dans quel int�r�t? --Pour nous emp�cher de toucher le b�n�fice de la tontine! dit son fr�re. --Mais il ne le peut pas! objecta Jean. Tu as le droit d'exiger un certificat de m�decin! --Et n'as-tu jamais entendu parler de m�decins qui se laissent corrompre? demanda Maurice. Ils sont aussi communs que les fraises dans les bois; tu peux en trouver � volont� pour trois livres et demie par t�te. --Je sais bien que, pour ma part, je ne marcherais pas � moins de cinquante livres! ne put s'emp�cher de d�clarer Jean. --Et, ainsi, Michel compte nous mettre dedans! poursuivit Maurice. Sa client�le diminue, sa r�putation baisse, et, �videmment, il a un plan: car le gaillard est terriblement malin. Mais je suis malin, moi aussi, et puis j'ai pour moi la force du d�sespoir. J'ai perdu 7.800 livres quand je n'�tais encore qu'un orphelin en tutelle! --Oh! ne recommence pas � nous ennuyer avec cette histoire! interrompit Jean. Tu sais bien que tu as d�j� perdu bien plus d'argent � vouloir rattraper celui-l�! II O� MAURICE S'APPR�TE � AGIR En cons�quence, quelques jours apr�s, les trois membres m�les de cette triste famille auraient pu �tre observ�s (par un lecteur de F. du Boisgobey) prenant le train de Londres, � la gare de Bournemouth. Le temps, suivant l'affirmation du barom�tre, �tait �variable�, et Joseph portait le costume adapt� � cette temp�rature dans l'ordonnance de sir Faraday Bond; car cet �minent praticien, comme l'on sait, n'est pas moins strict en mati�re de v�tement que de r�gime. J'ose dire qu'il y a peu de personnes d'une sant� d�licate qui n'aient au moins essay� de vivre conform�ment aux prescriptions de sir Faraday Bond. �Evitez les vins rouges, madame,--toutes mes lectrices se sont certainement entendu dire cela,--�vitez les vins rouges, le gigot d'agneau, les marmelades d'oranges et le pain non grill�! Mettez-vous au lit tous les soirs, � dix heures trois quarts, et (s'il vous pla�t) habillez-vous de flanelle hygi�nique du haut en bas! A l'ext�rieur, la fourrure de martre me para�t indiqu�e! N'oubliez pas non plus de vous procurer une paire de bottines de la maison Dall et Crumbie!� Et puis, tr�s probablement, apr�s que vous aviez d�j� pay� votre visite, sir Faraday vous aura rappel�e, sur le seuil de son cabinet, pour ajouter, d'un ton particuli�rement cat�gorique: �Encore une pr�caution indispensable: si vous voulez rester en vie, �vitez l'esturgeon bouilli!� L'infortun� Joseph �tait soumis avec une rigueur effroyable au r�gime de sir Faraday Bond. Il avait � ses pieds les bottines de sant�; son pantalon et son veston �taient de v�ritable drap � ventilation; sa chemise �tait de flanelle hygi�nique (d'une qualit� quelque peu au rabais, pour dire vrai), et il se trouvait drap� jusqu'aux genoux dans l'in�vitable pelisse en fourrure de martre. Les employ�s m�me de la gare de Bournemouth pouvaient reconna�tre, dans ce vieux monsieur, une cr�ature de sir Faraday, qui, du reste, envoyait tous ses patients vers cette vill�giature. Il n'y avait, dans la personne de l'oncle Joseph, qu'un seul indice d'un go�t individuel: � savoir, une casquette de touriste, avec une visi�re pointue. Toutes les instances de Maurice avaient �chou� devant l'obstination du vieillard � porter ce couvre-chef, qui lui rappelait l'�motion �prouv�e par lui, nagu�re, lorsqu'il avait fui devant un chacal � moiti� mort, dans les plaines d'Eph�se. Les trois Finsbury mont�rent dans leur compartiment, o� ils se mirent aussit�t � se quereller: circonstance insignifiante en soi, mais qui se trouva �tre, tout ensemble, extr�mement malheureuse pour Maurice et--j'ose le croire--heureuse pour mon lecteur. Car si Maurice, au lieu de s'absorber dans sa querelle, s'�tait pench� un moment � la porti�re de son wagon, l'histoire qu'on va lire n'aurait pas pu �tre �crite. Maurice, en effet, n'aurait pas manqu� d'observer l'arriv�e sur le quai et l'entr�e dans un compartiment voisin d'un second voyageur v�tu de l'uniforme de sir Faraday Bond. Mais le pauvre gar�on avait autre chose en t�te, une chose qu'il consid�rait (et Dieu sait combien il se trompait!) comme bien plus importante que de baguenauder sur le quai avant le d�part du train. --Jamais on n'a vu rien de pareil!--s'�cria-t-il, sit�t assis, reprenant une discussion qui n'avait pour ainsi dire pas cess� depuis le matin.--Ce billet n'est pas � vous! Il est � moi! --Il est � mon nom! r�pliqua le vieillard avec une obstination m�l�e d'amertume. J'ai le droit de faire ce qui me pla�t avec mon argent! Le �billet� �tait un ch�que de huit cents livres sterling, que Maurice, pendant le d�jeuner, avait remis � son oncle pour qu'il le sign�t, et que le vieillard avait, simplement, empoch�. --Tu l'entends, Jean! fit Maurice. _Son_ argent! Mais il n'y a pas jusqu'aux v�tements qu'il a sur le dos qui ne m'appartiennent! --Laisse-le tranquille! grommela Jean. Vous commencez � m'exasp�rer, tous les deux! --Ce n'est point l� une mani�re convenable de parler � votre oncle, Monsieur! cria Joseph. Je suis r�solu � ne plus tol�rer ce manque d'�gards! Vous �tes une paire de jeunes dr�les extr�mement grossiers, impudents, et ignorants; et j'ai d�cid� de mettre un terme � cet �tat de choses! --Peste! fit l'aimable Jean. Mais Maurice ne prit pas l'affaire avec autant de philosophie. L'acte impr�vu d'insubordination de son oncle l'avait tout boulevers�; et les derni�res paroles du vieillard ne lui annon�aient rien de bon. Il lan�ait � l'oncle Joseph des coups d'oeil inquiets. --Bon! bon! finit-il par dire. Nous verrons � r�gler tout cela quand nous serons � Londres! Joseph, en r�ponse, ne l'honora pas m�me d'un regard. De ses mains tremblantes, il ouvrit un num�ro du _M�canicien anglais_, et, avec ostentation, se plongea dans l'�tude de ce p�riodique. --Je me demande ce qui a pu le rendre tout � coup si rebelle? songeait son neveu. Voil�, en tout cas, un incident qui ne me pla�t gu�re! Et il se grattait le nez, signe habituel d'une lutte int�rieure. Cependant, le train poursuivait sa route � travers le monde, emportant avec lui sa charge ordinaire d'humanit�, parmi laquelle le vieux Joseph, qui faisait semblant d'�tre plong� dans son journal, et Jean, qui sommeillait sur les anecdotes soi-disant comiques du _Lisez-moi!_ et Maurice, qui roulait dans sa t�te tout un monde de ressentiments, de soup�ons, et d'alarmes. C'est ainsi que le train d�passa la plage de Christ-Church, Herne avec ses bois de sapins, Ringswood, d'autres stations encore. Avec un petit retard, mais qui n'avait lui-m�me rien que de normal, il arriva � une station au milieu de la For�t-Neuve,--une station que je vais d�guiser sous le pseudonyme de Browndean, pour le cas o� la Compagnie du South-Western s'aviserait de prendre ombrage de mes r�v�lations. De nombreux voyageurs mirent le nez � la fen�tre de leur compartiment. De leur nombre fut pr�cis�ment le vieux monsieur dont Maurice avait n�glig� d'observer l'entr�e dans le train. Et l'on me permettra de profiter de l'occasion pour dire, ici, quelques mots de ce personnage: car, d'abord, cela me dispensera de revenir sur son compte, et puis je crois bien que, durant tout le cours de mon histoire, je ne rencontrerai plus un autre personnage aussi respectable. Son nom n'importe pas � conna�tre, mais bien sa mani�re de vivre. Ce vieux gentleman avait pass� sa vie � errer � travers l'Europe; et, comme, enfin, trente ans de lecture du _Galignani's Messenger_ lui avaient fatigu� la vue, il �tait tout � coup rentr� en Angleterre pour consulter un oculiste. De l'oculiste chez le dentiste, et de celui-ci chez le m�decin, c'est la gradation in�vitable. Actuellement, notre vieux gentleman �tait entre les mains de sir Faraday Bond; v�tu de drap � ventilation, et exp�di� en vill�giature � Bournemouth; et il retournait � Londres, sa vill�giature achev�e, pour rendre compte de sa conduite � l'�minent praticien. C'�tait un de ces vieux Anglais banals et monotones que nous avons tous vus, cent fois, entrer � la table d'h�te o� nous mangions, � Cologne, � Salzbourg, � Venise. Tous les directeurs d'h�tels de l'Europe connaissent par leurs noms la s�rie compl�te de ces voyageurs, et cependant si, demain, la s�rie compl�te venait � dispara�tre d'un seul coup, personne ne s'aviserait de remarquer son absence. Ce voyageur-l�, en particulier, �tait d'une inutilit� presque d�solante. Il avait r�gl� sa note, � Bournemouth, avant de partir; tous ses biens meubles se trouvaient d�pos�s, sous les esp�ces de deux malles, dans le fourgon aux bagages. Au cas de sa brusque disparition, les malles, apr�s le d�lai r�glementaire, seraient vendues � un juif comme bagages non r�clam�s; le valet de chambre de sir Faraday Bond se verrait priv�, � la fin de l'ann�e, de quelques shillings de pourboire; les divers directeurs d'h�tels de l'Europe, � la m�me date, constateraient une l�g�re diminution dans leurs b�n�fices: et ce serait tout, litt�ralement tout. Et peut-�tre le vieux gentleman pensait-il � quelque chose comme ce que je viens de dire, car il avait la mine assez m�lancolique, lorsqu'il rentra son cr�ne chauve dans l'int�rieur du wagon, et que le train se remit � fumer sous le pont, et au del�, avec une vitesse acc�l�r�e, passant tour � tour � travers les fourr�s et les clairi�res de la For�t-Neuve. Mais voici que, � quelques centaines de m�tres de Browndean, il y eut un arr�t brusque. Maurice Finsbury eut conscience d'un soudain bruit de voix, et se pr�cipita vers la fen�tre. Des femmes hurlaient, des hommes sautaient sur le rebord de la voie; les employ�s du train leur criaient de rester assis � leurs places. Et puis le train commen�a lentement � reculer vers Browndean; et puis, la minute suivante, tous ces bruits divers se perdirent dans le sifflement apocalyptique et le choc tonnant de l'express qui accourait en sens oppos�. Le bruit final de la collision, Maurice ne l'entendit pas. Peut-�tre s'�tait-il �vanoui? Il eut seulement un vague souvenir d'avoir vu, comme dans un r�ve, son wagon se renverser et tomber en pi�ces, comme une tour de cartes. Et le fait est que, lorsqu'il revint � lui, il gisait sur le sol, avec un vilain ciel gris au-dessus de sa t�te, qui lui faisait affreusement mal. Il porta la main � son front, et ne fut pas surpris de constater qu'elle �tait rouge de sang. L'air �tait rempli d'un bourdonnement intol�rable, dont Maurice pensa qu'il cesserait de l'entendre quand la conscience aurait achev� de lui revenir. C'�tait comme le bruit d'une forge en travail. Et bient�t, sous l'aiguillon instinctif de la curiosit�, il se redressa, s'assit et regarda autour de lui. La voie, en cet endroit, montait avec un brusque d�tour. Et, de toutes parts, l'environnant, Maurice aper�ut les restes du train de Bournemouth. Les d�bris de l'express descendant �taient, en majeure partie, cach�s derri�re les arbres; mais, tout juste au tournant, sous des nuages d'une vapeur noire, Maurice vit ce qui restait des deux machines, l'une sur l'autre. Le long de la voie, des gens couraient, �� et l�, et criaient en courant; d'autres gisaient, immobiles, comme des vagabonds endormis. Brusquement Maurice eut une id�e: �Il y a eu un accident!� songea-t-il, et la conscience de sa perspicacit� lui rendit un peu de courage. Presque au m�me instant, ses yeux tomb�rent sur Jean, �tendu pr�s de lui, et d'une p�leur effrayante. �Mon pauvre vieux! mon pauvre _copain_!� se dit-il, retrouvant je ne sais o� un vieux terme d'�cole. Apr�s quoi, avec une tendresse enfantine, il prit dans sa main la main de son fr�re. Et bient�t, au contact de cette main, Jean rouvrit les yeux, se rassit en sursaut, et remua les l�vres, sans parvenir � en faire sortir aucun son. �Bis! bis!� prof�ra-t-il enfin, d'une voix de fant�me. Le bruit de forge et la fum�e persistaient intol�rablement. �Fuyons cet enfer!� s'�cria Maurice. Et les deux jeunes gens s'aid�rent l'un l'autre � se remettre sur pied, se secou�rent, et consid�r�rent la sc�ne fun�bre, autour d'eux. Au m�me instant, un groupe de personnes s'approcha d'eux. --Etes-vous bless�s? leur cria un petit homme dont le visage bl�me �tait tout baign� de sueur, et, qui, � la fa�on dont il dirigeait le groupe, devait �videmment �tre un m�decin. Maurice montra son front; le petit homme, apr�s avoir hauss� les �paules, lui tendit un flacon d'eau-de-vie. --Tenez, dit-il, buvez une gorg�e de ceci, et passez ensuite le flacon � votre ami, qui para�t en avoir encore plus besoin que vous! Et puis, apr�s cela, venez avec nous! Il faut que tout le monde nous aide! Il y a fort � faire! Vous pourrez toujours vous rendre utiles, ne serait-ce qu'en allant chercher des brancards! A peine le m�decin et sa suite s'�taient-ils �loign�s que Maurice, sous l'influence vivifiante du cordial, acheva de reprendre conscience de lui-m�me. --Seigneur! s'�cria-t-il. Et l'oncle Joseph? --Au fait, dit Jean, o� peut-il bien s'�tre fourr�? Il ne doit pas �tre loin! J'esp�re que le pauvre vieux n'est pas trop endommag�! --Viens m'aider � le chercher! dit Maurice, d'un ton tout particulier de farouche r�solution. Puis, soudain, il �clata: --Et s'il �tait mort? g�mit-il, en montrant le poing au ciel. �� et l�, les deux fr�res couraient, examinant les visages des bless�s, retournant les morts. Ils avaient pass� en revue, de cette fa�on, une bonne vingtaine de personnes; et toujours aucune trace de l'oncle Joseph. Mais, bient�t, leur enqu�te les rapprocha du centre de la collision, o� les deux machines continuaient � vomir de la fum�e avec un vacarme assourdissant. C'�tait une partie de la voie o� le m�decin et sa suite n'�taient pas encore parvenus. Le sol, surtout � la marge du bois, �tait plein d'asp�rit�s: ici un foss�, l� une butte surmont�e d'un buisson de gen�ts. Bien des corps pouvaient �tre cach�s dans cet endroit; et les deux jeunes neveux l'explor�rent comme des chiens _pointers_ apr�s une chasse. Et tout � coup Maurice, qui marchait en t�te, s'arr�ta et �tendit son index d'un geste tragique. Jean suivit la direction du doigt de son fr�re. Au fond d'un trou de sable gisait quelque chose qui, nagu�re, avait �t� une cr�ature humaine. Le visage �tait affreusement mutil�, au point d'�tre tout � fait m�connaissable; mais les deux jeunes gens n'avaient pas besoin de reconna�tre le visage. Le cr�ne chauve parsem� de rares cheveux blancs, la pelisse de martre, le drap � ventilation, la flanelle hygi�nique,--tout, jusqu'aux bottines de sant� de MM. Dall et Crumbie,--tout attestait que ce corps �tait celui de l'oncle Joseph. Seule, la casquette � visi�re pointue devait s'�tre �gar�e dans le cataclysme, car le mort �tait t�te nue. --La pauvre vieille b�te! fit Jean, avec une pointe de v�ritable �motion. Je donnerais bien dix livres pour que nous ne l'eussions pas embarqu� dans ce train! Mais c'�tait une �motion d'une tout autre nature qui se lisait sur le visage de Maurice, pendant qu'il restait pench� sur le cadavre. Il songeait � cette nouvelle et supr�me injustice de la destin�e. Il avait �t� vol� de 7.800 livres pendant qu'il �tait un orphelin en tutelle; il avait �t� engag� par force dans une affaire de cuirs qui ne marchait pas; il avait �t� encombr� de Miss Julia; son cousin avait projet� de le d�pouiller du b�n�fice de la tontine; il avait support� tout cela,--il pouvait presque dire avec dignit�,--et voil� maintenant qu'on lui avait tu� son oncle! --Vite! dit-il � son fr�re, d'une voix haletante, prends-le par les pieds; il faut que nous le cachions dans le bois! Je ne veux pas que d'autres puissent le trouver! --Quelle farce! s'�cria Jean. A quoi bon? --Fais ce que je dis! r�pliqua Maurice en saisissant le cadavre par les �paules. Veux-tu donc que je l'emporte � moi seul? Ils se trouvaient � la lisi�re du bois; en dix ou douze pas, ils furent � couvert, et, un peu plus loin, dans une clairi�re sablonneuse, ils d�pos�rent leur fardeau; apr�s quoi, s'�tant redress�s, ils le consid�r�rent m�lancoliquement. --Qu'est-ce que tu comptes en faire? murmura Jean. --L'enterrer, naturellement! r�pondit Maurice. Il ouvrit son couteau de poche, et commen�a � creuser le sable. --Jamais tu n'arriveras � rien avec ton couteau! objecta son fr�re. --Si tu ne veux pas m'aider, toi, mis�rable couard, hurla Maurice, va-t-en � tous les diables! --C'est la folie la plus ridicule! fit Jean; mais il ne sera pas dit qu'on ait pu m'accuser d'�tre un couard! Et il se mit en posture d'aider son fr�re. Le sol �tait sablonneux et l�ger, mais tout embarrass� de racines des sapins environnants. Les deux jeunes gens s'ensanglant�rent cruellement les mains. Une heure d'un travail h�ro�que, surtout de la part de Maurice, et � peine si le foss� avait huit � neuf pouces de profondeur. Dans ce foss�, le corps fut plong�, tant bien que mal; le sable fut entass� par-dessus, et puis d'autre sable, qu'on dut prendre ailleurs, non moins p�niblement. H�las! � l'une des extr�mit�s du lugubre tertre, deux pieds continuaient � se projeter hors du sable, chauss�s de voyantes _bottines de sant�_. Mais tant pis! Les nerfs des fossoyeurs �taient � bout. Maurice lui-m�me n'en pouvait plus. Et, pareils � deux loups, les deux fr�res s'enfuirent au plus profond du fourr� voisin. --Nous avons fait de notre mieux! dit Maurice. --Et maintenant, r�pondit Jean, peut-�tre auras-tu l'obligeance de me dire ce que tout cela signifie! --Ma parole, s'�cria Maurice, si tu ne le comprends pas de toi-m�me, je d�sesp�re de te le faire comprendre! --Oh! j'entends bien que c'est quelque chose qui se rapporte � la tontine! r�pliqua Jean. Mais je te dis que c'est pure folie! La tontine est perdue, voil� tout! --Je te r�p�te que l'oncle Masterman est mort! cria Maurice. Je le sais; il y a en moi une voix qui me le dit! --Oui, et l'oncle Joseph est mort aussi! dit Jean. --Il n'est pas mort si je ne le veux pas! r�pondit Maurice. --Eh bien! fit Jean, admettons que l'oncle Masterman soit mort! En ce cas, nous n'avons qu'� dire la v�rit�, et � sommer Michel de faire de m�me! --Tu prends toujours Michel pour un imb�cile! ricana Maurice. Ne peux-tu donc pas comprendre qu'il y a des ann�es qu'il a pr�par� son coup? Il a tout sous la main: la garde-malade, le m�decin, le certificat tout pr�t, mais avec la date en blanc. Que nous r�v�lions seulement l'affaire qui vient d'arriver, et je te parie que, dans deux jours, nous apprendrons la mort de l'oncle Masterman! Oui, mais �coute bien, Jean! Ce que Michel peut faire, je peux le faire aussi. S'il peut me monter un _bluff_, je peux, moi aussi, lui en monter un! Si son p�re doit vivre �ternellement, eh bien! par Dieu, mon oncle fera de m�me! --Et que fais-tu de la loi, dans tout cela? demanda Jean. --Un homme doit avoir quelquefois le courage d'ob�ir � sa conscience! r�pondit Maurice avec dignit�. --Mais supposons que tu te trompes! Supposons que l'oncle Masterman soit en vie et se porte comme un charme! --M�me en ce cas, r�pondit Maurice, notre situation n'est point pire qu'avant: en fait, elle est meilleure! L'oncle Masterman doit n�cessairement mourir un jour. Tant que l'oncle Joseph vivait, il devait, lui aussi, finir par mourir un jour: tandis que, maintenant, nous n'avons pas � redouter cette alternative. Il n'y a point de limite � la combinaison que je propose: elle peut se prolonger jusqu'au Jugement Dernier! --Si du moins je voyais ce qu'elle est, ta combinaison! soupira Jean. Mais, tu sais, mon pauvre vieux, tu as toujours �t� un si terrible r�veur! --Je voudrais bien savoir quand j'ai jamais r�v�! s'�cria Maurice. Je poss�de la plus belle collection de bagues � cachets qui existe � Londres! --Oui, mais tu sais, il y a l'affaire des cuirs! sugg�ra l'autre. Tu ne peux pas nier que ce soit un _bouillon_! Maurice donna, en cette circonstance, une preuve remarquable de son empire sur soi: il laissa passer l'allusion de son fr�re sans s'offenser, sans m�me r�pondre. --Pour ce qui est de l'affaire qui nous occupe en ce moment, reprit-il, une fois que nous tiendrons l'oncle chez nous, � Bloomsbury, nous serons hors d'embarras. Nous l'enterrerons dans la cave, qui para�t avoir �t� faite express�ment pour le recevoir; et je n'aurai plus alors qu'� me mettre en qu�te d'un m�decin que l'on puisse corrompre. --Et pourquoi ne pas le laisser ici? demanda Jean. --Parce que nous avons besoin de l'avoir sous la main quand son heure viendra! r�pliqua Maurice. Et puis, parce que nous ne savons rien de ce pays-ci! Ce bois est peut-�tre un lieu de promenade favori des amoureux. Non, ne r�ve pas � ton tour, et songe avec moi � ce qui constitue la seule difficult� r�elle que nous ayons devant nous! Comment allons-nous transporter l'oncle � Bloomsbury? Plusieurs plans furent soumis, d�battus, et rejet�s. Il n'y avait pas � penser, naturellement, � la gare de Browndean, qui devait �tre, � cette heure, un centre de curiosit�s et de comm�rages, tandis que l'essentiel �tait d'exp�dier le corps � Londres sans que personne e�t soup�on de rien. Jean proposa, timidement, un baril � bi�re; mais les objections �taient si patentes que Maurice d�daigna de les exprimer. L'achat d'une caisse d'emballage parut �galement impraticable: pourquoi deux _gentlemen_ sans aucun bagage auraient-ils eu besoin d'une caisse de cette sorte? --Non, nous errons sur une fausse piste! cria enfin Maurice. La chose doit �tre �tudi�e avec plus de soin! Suppose maintenant,--reprit-il apr�s un silence, parlant par morceaux de phrases comme s'il pensait tout haut,--suppose que nous louions une villa au mois! Le locataire d'une villa peut acheter une caisse d'emballage sans qu'on s'avise de s'en �tonner. Et puis, suppose que nous louions la maison aujourd'hui m�me, que, ce soir, j'ach�te la caisse, et que, demain matin, dans une charrette � bras que je me charge parfaitement de conduire seul, j'emm�ne la caisse � Ringwood, ou � Lyndhurst, ou, enfin, � n'importe quelle gare! Rien ne nous emp�che d'inscrire dessus: _Echantillons_, hein? Johnny, je crois que, cette fois, j'ai mis le doigt sur le joint! --Au fait, cela para�t faisable! reconnut Jean. --Il va sans dire que nous prenons des pseudonymes! poursuivit Maurice. Ce ne serait pas � faire, de garder nos vrais noms! Que penserais-tu de �Masterman�, par exemple? Cela vous a un air digne et pos�! --Ta, ta, ta! je ne veux pas m'appeler Masterman! r�pliqua son fr�re. Tu peux prendre le nom pour toi, si cela te pla�t! Quant � moi, je m'appellerai Vance, le Grand Vance: �sans r�mission les six derniers soirs�! Voil� un nom, au moins! --Vance! s'�cria Maurice. Un nom de clown! Te figures-tu donc que nous jouions une pantomime pour nous amuser? Personne ne s'est jamais appel� Vance qu'au caf�-concert! --Oui, et voil� pr�cis�ment ce qui me pla�t dans ce nom! r�pondit Jean. Cela vous donne tout de suite une allure artiste! Pour toi, tu peux t'appeler comme tu voudras; je tiens � Vance, et je n'en d�mordrai pas! --Mais il y a une foule d'autres noms de th��tre! supplia Maurice; il y a Leybourne, Irving, Brough, Toole... --C'est le nom de Vance que je veux, mille diables! r�pondit Jean. Je me suis mis en t�te de prendre ce nom, et j'en verrai la farce! --Soit! dit Maurice, qui sentait bien que tout effort �chouerait contre l'obstination de son fr�re. Je serai donc, moi-m�me, Robert Vance! --Et moi, je serai Georges Vance! s'�cria Jean, le seul original Georges Vance! En avant la musique pour le �seul original�! Ayant r�par� du mieux qu'ils purent le d�sordre de leur costume, les deux fr�res Finsbury revinrent, par un d�tour, � Browndean, en qu�te d'un repas et d'une villa � louer. Ce n'est pas toujours chose facile de d�couvrir, au pied lev�, une maison meubl�e, dans un endroit qui ne fait point profession de recevoir des �trangers. Mais la bonne fortune de nos h�ros leur permit de rencontrer un vieux charpentier, effroyablement sourd, qui se trouvait disposer d'une maison � louer. Cette maison, situ�e � environ un kilom�tre et demi de tout voisinage, leur parut si appropri�e � leur besoin qu'ils �chang�rent, en l'apercevant, un coup d'oeil d'esp�rance. A �tre vue de plus pr�s, cependant, elle n'�tait pas sans pr�senter quelques inconv�nients. Sa position, d'abord; car elle �tait plac�e dans le creux d'une fa�on de mar�cage dess�ch�, avec des arbres faisant ombre de tous les c�t�s, de telle sorte qu'on avait peine � y voir clair en plein jour. Et les murs �taient tach�s de plaques vertes dont l'aspect seul aurait suffi � rendre malade. Les chambres �taient petites, les plafonds bas, le mobilier purement nominal; un �trange parfum d'humidit� remplissait la cuisine, et l'unique chambre � coucher ne poss�dait qu'un unique lit. Maurice, dans l'espoir d'obtenir un rabais, signala au vieux charpentier ce dernier inconv�nient. --Ma foi! r�pliqua l'homme, quand enfin il eut entendu, si vous ne savez pas dormir � deux dans le m�me lit, vous feriez peut-�tre mieux de chercher � louer un ch�teau! --Et puis, poursuivit Maurice, il n'y a pas d'eau! Comment se procure-t-on de l'eau? --On n'a qu'� remplir _ceci_ � la source qui est � deux pas! r�pondit le charpentier en tapant, de sa grosse main noire, sur un baril vide install� pr�s de la porte. Tenez! voil� un seau pour aller � la source! �a vraiment, c'est plut�t un plaisir! Maurice cligna de l'oeil � son fr�re, et proc�da � l'examen du baril. Il �tait presque neuf, et semblait solidement construit. S'ils n'avaient pas �t� r�solus d'avance � louer cette maison, le baril aurait achev� de les d�cider. Le march� fut donc aussit�t conclu, la location du premier mois fut pay�e s�ance tenante, et, une heure apr�s, on aurait pu observer les fr�res Finsbury rentrant dans leur aimable _cottage_, avec une �norme clef, symbole de leur location, une lampe � alcool, qui devait leur servir de cuisine, un respectable carr� de porc, et un litre du plus mauvais _whisky_ de tout le Hampshire. Et d�j� ils avaient retenu, pour le lendemain (sous le pr�texte qu'ils �taient deux peintres de paysage), une l�g�re mais solide brouette; de telle mani�re que, lorsqu'ils prirent possession de leur nouvelle demeure, ils furent en droit de se dire que le plus gros de leur affaire se trouvait r�gl�. Jean proc�da � la confection du th�, pendant que Maurice, � force d'explorer la maison, avait le bonheur de retrouver le couvercle du baril, sur une des planches de la cuisine. Ainsi le mat�riel d'emballage �tait l�, au complet! A d�faut de paille, les couvertures du lit pourraient fort bien servir � caler l'objet dans le baril; aussi bien ces couvertures �taient si sales que les deux fr�res ne pouvaient songer � en faire un meilleur usage. Maurice, voyant les obstacles s'aplanir, se sentit p�n�tr� d'un sentiment qui ressemblait � de l'exaltation. Et cependant il y avait encore un obstacle � aplanir: Jean allait-il consentir � demeurer seul dans le cottage? Maurice h�sita longtemps avant d'oser lui poser la question. N'importe: ce fut avec une bonne humeur r�elle que les deux fr�res s'assirent aux deux c�t�s de la table en bois blanc, et attaqu�rent le carr� de porc. Maurice triomphait de sa conqu�te du couvercle; et le Grand Vance se plaisait � approuver les paroles de son fr�re, dans le v�ritable style du caf�-concert, en cognant en cadence son verre sur la table. --L'affaire est dans le sac! s'�cria-t-il enfin. Je t'avais toujours dit que c'�tait un baril qui convenait, pour l'exp�dition du colis! --Oui, c'est vrai, tu avais raison! reprit son fr�re, estimant l'occasion favorable pour l'amadouer. Et maintenant, tu sais, il faudra que tu restes ici jusqu'� ce que je t'aie fait signe! Je dirai que l'oncle Joseph se repose � l'air reconstituant de la For�t-Neuve. Impossible que nous rentrions � Londres ensemble, toi et moi: jamais nous ne pourrions expliquer l'absence de l'oncle! Le nez de Jean s'allongea. --H� l�, mon petit! d�clara-t-il. Pas de �a, hein! Tu n'as qu'� rester toi-m�me dans ce trou! Moi, je ne veux pas! Maurice eut conscience qu'il rougissait. Co�te que co�te, il fallait que Jean accept�t de rester! --Je te prie, Jeannot, dit-il, de te rappeler le montant de la tontine! Si je r�ussis, nous aurons chacun vingt mille livres � placer en banque! oui, et m�me plus pr�s de trente que de vingt, avec les int�r�ts! --Oui, mais si tu �choues! r�pliqua Jean. Qu'arrivera-t-il en ce cas? Quelle sera la couleur du placement en banque? --Je me chargerai de tous les frais! d�clara Maurice, apr�s une longue pause. Tu ne perdras pas un sou! --Allons! dit Jean avec un gros rire, si toutes les d�penses sont pour toi, et pour moi la moiti� du profit, je veux bien consentir � rester ici un jour ou deux. --Un jour ou deux! s'exclama Maurice, qui commen�ait � se f�cher et ne se contenait plus que malais�ment. H�! mais tu en ferais davantage pour gagner cinq livres sur un cheval! --Oui, peut-�tre! r�pondit le Grand Vance; mais cela, c'est mon temp�rament d'artiste! --C'est-�-dire que ta conduite est simplement monstrueuse! reprit Maurice. Je prends sur moi tous les risques, je paie tous les frais, je te donne la moiti� des b�n�fices, et tu refuses de t'imposer la moindre peine pour me venir en aide! Ce n'est pas convenable, ce n'est pas m�me gentil! La v�h�mence de Maurice ne fut pas sans faire quelque impression sur l'excellent Vance. --Mais, supposons, dit-il enfin, que l'oncle Masterman soit en vie, et qu'il vive encore dix ans: est-ce qu'il faudra que je pourrisse ici pendant tout ce temps-l�! --Mais non, mais non, �videmment non! reprit Maurice, d'un ton plus conciliant. Je te demande seulement un mois, au maximum. Et si l'oncle Masterman n'est pas mort au bout d'un mois, tu pourras filer � l'�tranger! --A l'�tranger? r�p�ta vivement Jean. H�! mais, pourquoi ne pourrais-je pas y filer tout de suite? Qu'est-ce qui t'emp�cherait de dire que l'oncle Joseph et moi sommes all�s reprendre des forces � Paris? --Allons! ne dis pas de folies! r�pliqua Maurice. --Non! mais enfin, r�fl�chis un peu! fit Jean. Regarde un peu autour de toi! Cette maison est une vraie �table � porcs, et si lugubre, et si humide! Tu l'as dit toi-m�me, tout � l'heure, qu'elle �tait humide! --Seulement au charpentier! pr�cisa Maurice; et je ne l'ai dit que pour obtenir un rabais! En v�rit�, maintenant que nous sommes ici, je dois avouer qu'on a vu pis que cela! --Et que ferai-je de moi? g�mit la victime. Pourrai-je au moins inviter un camarade? --Mon cher Jean, si tu ne juges pas que la tontine m�rite un l�ger sacrifice, dis-le, et j'envoie l'affaire au diable! --Es-tu bien s�r des chiffres, au moins? demanda Jean. Allons! poursuivit-il avec un profond soupir, aie soin de m'envoyer r�guli�rement le _Lisez-moi!_ et tous les journaux pour rire! Et, ma foi, en avant la musique! A mesure que l'apr�s-midi s'avan�ait, le _cottage_ se souvenait plus intimement de son marais natal; un froid aigre envahissait toutes ses pi�ces; la chemin�e fumait; et, bient�t, un coup de vent envoya dans la grande chambre, � travers les fentes des fen�tres, une v�ritable averse de pluie. Par intervalles, lorsque la m�lancolie des deux locataires risquait de tourner au d�sespoir, Maurice d�bouchait la bouteille de _whisky_; et, d'abord, Jean accueillait avec joie cette diversion. Mais le plaisir de la diversion fut de courte dur�e. J'ai dit d�j� que ce _whisky_ �tait _le plus_ mauvais de tout le Hampshire; ceux-l� seuls qui connaissent le Hampshire pourront appr�cier l'exacte valeur de ce superlatif; et, � la fin, le Grand Vance lui-m�me,--qui n'�tait cependant pas un connaisseur,--ne trouva plus le courage d'approcher de ses l�vres l'infecte d�coction. Qu'on imagine, s'ajoutant � tout cela, la venue des t�n�bres, faiblement combattues par une mis�rable chandelle qui s'obstinait � ne br�ler que d'un c�t�: et l'on comprendra que, tout � coup, Jean se soit arr�t� de siffler entre ses doigts, exercice auquel il se livrait depuis une heure pour essayer de trouver un peu d'oubli dans les joies de l'art. --Jamais je ne pourrai rester un mois ici! d�clara-t-il. Personne n'en serait capable! Toute ton affaire est folle, Maurice! Allons-nous en d'ici tout de suite! Avec une admirable affectation d'indiff�rence, Maurice proposa une partie de bouchon. A quelles concessions un diplomate est-il parfois forc� de descendre! C'�tait d'ailleurs le jeu favori de Jean (les autres lui paraissant trop _intellectuels_), et il y jouait avec autant de chance que de dext�rit�. Le pauvre Maurice, au contraire, lan�ait mal les sous, avait une malchance cong�nitale, et, de plus, appartenait � l'esp�ce des joueurs qui ne peuvent pas supporter de perdre. Mais, ce soir-l�, il �tait pr�t d'avance � tous les sacrifices. Vers les sept heures, Maurice, apr�s des tortures atroces, avait perdu cinq ou six shillings. M�me avec la tontine devant les yeux, c'�tait la limite de ce qu'il pouvait souffrir. Il promit de prendre sa revanche une autre fois, et, en attendant, proposa un petit souper accompagn� d'un grog. Et lorsque les deux fr�res eurent achev� cette derni�re r�cr�ation, l'heure vint pour eux de se mettre au travail. Le baril � eau fut vid�, roul� devant le feu de la cuisine, soigneusement s�ch�; et les deux fr�res se gliss�rent dehors, sous un ciel sans �toiles, pour aller d�terrer leur oncle Joseph. III LE CONF�RENCIER EN LIBERT� Les philosophes devraient bien prendre la peine, un de ces jours, de rechercher s�rieusement si, oui ou non, les hommes sont capables de s'accommoder du bonheur. Le fait est que pas un mois ne se passe sans qu'un fils de famille se sauve de chez lui pour s'engager � bord d'un bateau marchand, ou qu'un mari choy� d�campe � destination du Texas avec sa cuisini�re. On a vu des pasteurs s'enfuir de chez leurs paroissiens; et il s'est m�me trouv� des juges pour sortir volontairement de la magistrature. En tout cas, le lecteur ne sera point trop surpris si je lui dis que Joseph Finsbury avait maintes fois m�dit� des projets d'�vasion. La destin�e de cet excellent vieillard--je crois pouvoir l'affirmer--ne r�alisait pas l'id�al du bonheur. Certes, M. Maurice, que j'ai souvent le plaisir de rencontrer dans le M�tropolitain, est un gentleman des plus estimables; mais, en tant que neveu, je n'oserais pas le proposer comme mod�le. Quant � son fr�re Jean, c'�tait, naturellement, un brave gar�on; mais si, vous-m�mes, vous n'aviez pas d'autre attache que lui pour vous retenir � votre foyer, j'imagine que vous ne tarderiez pas � caresser le projet d'un voyage � l'�tranger. Il est vrai que le vieux Joseph avait une attache plus solide que la pr�sence de ses deux neveux, pour le retenir � Bloomsbury; et cette attache n'�tait point, comme l'on pourrait penser, la soci�t� de Julia Hazeltine (encore que le vieillard aim�t assez sa pupille), mais bien l'�norme collection de carnets de notes o� il avait concentr� sa vie tout enti�re. Que Joseph Finsbury se soit r�sign� � se s�parer de cette collection, c'est l� une circonstance qui, en v�rit�, ne fait que peu d'honneur aux vertus familiales de ses deux neveux. Oui, la tentation de la fuite �tait d�j� vieille de plusieurs mois, dans l'�me de l'oncle; et lorsque celui-ci se trouva tout � coup tenir en mains un ch�que de 800 livres, � lui payable, la tentation se changea aussit�t en une r�solution formelle. Il garda le ch�que, qui, pour un homme d'habitudes frugales comme lui, signifiait la richesse; et il se promit de dispara�tre dans la foule d�s l'arriv�e � Londres, ou bien, s'il n'y parvenait pas, de se glisser hors de la maison au cours de la soir�e, et de fondre comme un r�ve dans les millions des habitants de la capitale. Tel �tait son projet: la co�ncidence particuli�re de la volont� de Dieu et d'une erreur d'aiguillage fit qu'il n'eut pas m�me � attendre aussi longtemps pour le r�aliser. Il fut un des premiers � revenir � lui et � se retrouver sur pied, apr�s la catastrophe de Browndean; et il n'eut pas plut�t d�couvert l'�tat de prostration de ses deux neveux que, comprenant sa chance, il d�tala aussi vite qu'il put. Un homme de soixante-dix ans pass�s, qui vient d'�tre victime d'un accident de chemin de fer, et qui a encore le malheur d'�tre encombr� de l'uniforme complet des patients de sir Faraday Bond, on ne saurait exiger d'un tel homme une course bien fournie; mais le bois �tait � deux pas, et offrait au fugitif un abri, tout au moins temporaire. Vers cet abri, le vieillard se r�fugia avec une c�l�rit� �tonnante; et puis, se sentant quelque peu moulu, apr�s la secousse, il s'�tendit par terre, au milieu d'un fourr�, et ne tarda pas � s'endormir tr�s profond�ment. Les voies du destin offrent souvent un spectacle des plus divertissants � l'observateur d�sint�ress�. Je ne puis, je l'avoue, m'emp�cher de sourire en songeant que, pendant que Maurice et Jean s'ensanglantaient les mains pour cacher dans le sable le corps d'un homme qui ne leur �tait rien, leur oncle dormait d'un bon sommeil reconstituant � quelques cents pas d'eux. Il fut r�veill� par l'agr�able son d'une trompe, venant de la grand'route voisine, o� un mail-coach promenait un groupe de touristes attard�s. Le son �gaya le vieux coeur de Joseph, et dirigea ses pas par-dessus le march�, si bien qu'il ne tarda pas, lui-m�me, � se trouver sur la grand'route, regardant � droite et � gauche, sous sa visi�re, et se demandant ce qu'il devait faire de lui. Bient�t un bruit de roues s'�leva dans le lointain, et Joseph vit approcher un chariot de camionnage, charg� de colis, conduit par un cocher d'apparence bienveillante, et portant imprim�e sur ses deux c�t�s la l�gende: _J. Chandler, camionneur_. F�t-ce un vague (et bien impr�vu) instinct po�tique qui sugg�ra � l'oncle Joseph l'id�e de poursuivre son �vasion dans le chariot de M. Chandler? Je croirais plut�t � des consid�rations d'ordre plus fonci�rement pratique. Le voyage se ferait � bon march�; peut-�tre m�me, avec un peu d'adresse, Joseph pourrait-il obtenir de voyager gratuitement. Restait bien la perspective de prendre froid sur le si�ge; mais, apr�s des ann�es de mitaines et de flanelle hygi�nique, le coeur de Joseph aspirait avidement au risque d'un rhume de cerveau. Et peut-�tre M. Chandler fut-il d'abord un peu surpris de trouver, � un endroit aussi solitaire de la grand'route, un gentleman aussi vieux, aussi �trangement v�tu, et qui le priait aussi aimablement de vouloir bien le recueillir sur le si�ge de sa voiture. Mais le camionneur �tait, en effet, un brave homme, toujours heureux de rendre service; de telle sorte qu'il recueillit volontiers l'�tranger. Et puis, comme il tenait la discr�tion pour la r�gle essentielle de la politesse, il se d�fendit de lui faire aucune question. Le silence, d'ailleurs, ne d�plaisait pas � M. Chandler; mais � peine la voiture avait-elle commenc� � se remettre en mouvement que le digne camionneur se trouva contraint de subir le choc inattendu d'une conf�rence. --Le m�lange de caisses et de paquets que contient votre voiture, dit aussit�t l'�tranger, ainsi que la vue de la bonne jument flamande qui nous conduit, me font conjecturer que vous occupez l'emploi de camionneur, dans ce grand syst�me de transports publics qui, avec toutes ses lacunes, n'en est pas moins l'orgueil de notre pays! --Oui, monsieur! r�pondit vaguement M. Chandler, qui ne savait pas trop ce qu'il devait r�pondre. Mais l'institution des colis postaux nous a d�j� fait bien du tort, dans notre partie! --Je suis un homme libre de pr�jug�s, poursuivit Joseph Finsbury. Dans ma jeunesse, j'ai fait de nombreux voyages. Rien n'�tait trop petit pour ma curiosit�. En mer, j'ai �tudi� les diff�rentes fa�ons de nouer les c�bles, et me suis mis au courant de tous les termes techniques. A Naples, j'ai appris l'art de pr�parer le macaroni; � Cannes, je me suis instruit des principes de la fabrication des fruits confits. Jamais je ne suis all� entendre un op�ra sans avoir d'abord achet� le livret, et m�me sans avoir fait connaissance avec les principaux airs, en les jouant d'un seul doigt sur un piano. --Vous devez avoir vu bien des choses, monsieur! d�clara le camionneur en fouettant sa b�te. --Savez-vous combien de fois le mot _fouet_ revient dans l'Ancien Testament? reprit le vieux gentleman. Il revient cent et (si ma m�moire ne me trompe pas) quarante-sept fois! --Vraiment, monsieur! dit M. Chandler. Voil� ce que je n'aurais jamais cru! --La Bible contient trois millions cinq cent un mille deux cent quarante-neuf lettres. Quant aux versets je crois qu'il y en a plus de dix-huit mille. Il y a eu beaucoup d'�ditions de la Bible; Wiclif a �t� le premier � l'introduire en Angleterre, vers l'an mille trois cents. La _Paragraph Bible_, comme on l'appelle, est une des �ditions les plus connues, et doit son nom � ce qu'elle est divis�e en paragraphes. Le camionneur se borna � r�pondre, s�chement, que �c'�tait bien possible�, et appliqua son attention � la t�che plus famili�re d'�viter une charrette de foin qui venait en sens inverse, t�che assez malais�e, d'ailleurs, car la route �tait �troite, avec des foss�s sur les deux c�t�s. --Je vois, commen�a M. Finsbury, lorsque la charrette fut heureusement d�pass�e, que vous tenez vos r�nes d'une seule main. Vous devriez les tenir des deux mains! --Ah! par exemple, j'aime bien �a! s'�cria d�daigneusement le camionneur. Et pourquoi donc? --Ce que je vous dis est un fait scientifique, reprit M. Finsbury, et repose sur la th�orie du levier, qui est une des branches de la m�canique. Il existe, sur ce domaine de la science, de tr�s int�ressants petits ouvrages � douze sous, que j'estime qu'un homme de votre condition aurait profit � lire. Je crains que vous n'ayez gu�re pratiqu� le grand art de l'observation! Voici pr�s d'une demi-heure que nous sommes ensemble, et vous n'avez pas encore �mis un seul fait! C'est l� un bien grave d�faut, mon cher ami! Par exemple, je ne sais pas si vous avez observ� que, tout � l'heure, en passant pr�s de cette charrette � foin, vous avez pris � gauche? --Mais, naturellement, je l'ai observ�! s'�cria M. Chandler, qui devenait d'humeur bellig�rante. Le charretier m'aurait fait dresser proc�s-verbal, si je n'avais pas pris � gauche! --Eh bien! en France, poursuivit le vieillard, en France, et aussi, je crois, aux Etats-Unis,--en Am�rique,--vous auriez pris � droite! --Je vous assure bien que non! d�clara M. Chandler avec indignation. J'aurais pris � gauche! --Je note,--poursuivit M. Finsbury, d�daignant de r�pondre,--que vous raccommodez vos harnais avec du gros fil. J'ai toujours protest� contre la n�gligence et la routine des classes pauvres, en Angleterre. Dans une allocution que j'ai prononc�e, un jour, devant un public �clair�... --Ce n'est pas du gros fil, interrompit hargneusement le camionneur: c'est de la ficelle! --J'ai toujours soutenu, reprit le vieillard, que, dans leur vie priv�e et domestique, aussi bien que dans la pratique de leurs professions, les classes inf�rieures de ce pays sont impr�voyantes, routini�res, et inintelligentes. C'est ainsi, pour m'en tenir � un exemple... --Que diable est-ce que vous entendez par vos �classes inf�rieures�? cria M. Chandler. C'est vous-m�me qui �tes une _classe inf�rieure_. Si j'avais pu penser que vous �tiez un pareil _aristo_, je ne vous aurais pas laiss� monter dans ma voiture! Ces paroles furent prononc�es avec une intention d�sagr�able la moins d�guis�e du monde: �videmment les deux hommes n'�taient pas faits pour s'entendre. A prolonger la conversation, il n'y fallait pas penser, m�me pour un homme aussi loquace que l'�tait M. Finsbury. Le vieillard se borna � renfoncer sur ses yeux la visi�re de sa casquette, d'un geste r�sign�; apr�s quoi, ayant tir� de sa poche un carnet de notes et un crayon bleu, il ne tarda pas � se plonger dans une statistique. Le camionneur, de son c�t�, se remit � siffler avec �nergie. Que si, de temps � autre, il jetait un coup d'oeil sur son compagnon, c'�tait avec un m�lange de triomphe et de crainte; de triomphe, parce qu'il avait r�ussi � arr�ter cette averse de paroles; de crainte, car il se demandait si, tout � coup, l'averse en question n'allait pas recommencer. Il n'y eut pas jusqu'� une v�ritable averse, un grain qui s'abattit brusquement sur eux et puis cessa brusquement, il n'y eut pas jusqu'� cet accident qu'ils n'endurassent en silence. Et c'est encore en silence qu'ils firent leur entr�e dans la ville de Southampton. La nuit �tait venue, les vitrines des boutiques brillaient dans les rues de la vieille ville; dans les maisons particuli�res, des lampes �clairaient le repas du soir; et M. Finsbury commen�a � songer avec complaisance qu'il allait pouvoir s'installer dans une chambre o� le voisinage de ses neveux ne risquait pas de troubler son sommeil. Il classa soigneusement ses papiers, les remit dans sa poche, toussa pour s'�claircir la gorge, et lan�a un regard h�sitant sur M. Chandler. --Seriez-vous assez aimable,--hasarda-t-il,--pour m'indiquer une h�tellerie? M. Chandler r�fl�chit un moment. --Eh bien! dit-il, je me demande si les _Armes de Tregonwell_ ne feraient pas l'affaire? --Les _Armes de Tregonwell_ feront parfaitement mon affaire, r�pondit le vieillard, si c'est une maison propre, et peu co�teuse, et si les gens y sont polis! --Oh! ce n'�tait pas � vous que je pensais! repartit ing�nument M. Chandler. Je pensais � mon ami Watts, qui tient la maison. C'est un vieil ami � moi, voyez-vous? et qui m'a rendu un grand service l'ann�e pass�e. Et je me demande, � pr�sent, si je dois, en conscience, encombrer un aussi brave homme d'un client tel que vous, qui risque de l'assommer avec ses explications. Oui, je me demande si ce serait bien de ma part?--ajouta M. Chandler, avec tout le ton d'un homme que tourmente un grave scrupule de conscience. --Ecoutez ce que je vais vous dire, mon ami! fit le vieillard. Vous avez eu l'obligeance de me prendre gratuitement dans votre voiture; mais cela ne vous donne pas le droit de me parler sur ce ton! Tenez, voici un shilling pour votre peine! Et puis, si vous ne voulez pas me conduire aux _Armes de Tregonwell_, j'irai � pied jusque-l�, voil� tout! La vigueur de cette apostrophe intimida M. Chandler. Il murmura quelque chose qui ressemblait � une excuse, retourna le shilling entre ses doigts, engagea sa voiture, en silence, dans une ruelle tournante, puis dans d'autres, et s'arr�ta enfin devant les fen�tres vivement �clair�es d'une auberge. De son si�ge, il appela: Watts! --C'est vous, Jem? cria une voix amicale, du fond de l'�curie. Entrez, mon vieux, et venez vous chauffer! --Oh! merci! r�pondit le camionneur. Je m'arr�te seulement une minute, au passage, pour faire descendre un vieux monsieur qui veut d�ner et se loger. Mais, vous savez, prenez garde � lui! Il est pire qu'un membre de la Ligue anti-alcoolique! M. Finsbury eut quelque peine � descendre; car la longue immobilit�, sur le si�ge, l'avait engourdi, et puis il ressentait encore la secousse de la catastrophe. L'amical M. Watts, malgr� l'avertissement du camionneur, le re�ut avec une courtoisie parfaite, et le fit entrer dans la petite salle du fond, o� il y avait un excellent feu dans la chemin�e. Bient�t, une table fut servie, dans cette m�me salle, et le vieillard fut invit� � s'asseoir devant une volaille �tuv�e--qui paraissait l'avoir attendu depuis plusieurs jours--et un grand pot d'ale fra�chement tir�e du tonneau. Ce souper lui rendit toute sa verdeur: de telle sorte que, lorsqu'il eut achev� de se r�galer, il alla s'installer plus pr�s du feu, et se mit � examiner les personnes assises aux tables voisines. Il y avait l� une dizaine de buveurs, d'�ge m�r pour la plupart, et--Joseph Finsbury eut une v�ritable satisfaction � le constater--appartenant tous � la classe ouvri�re. Souvent d�j� le vieux conf�rencier avait eu l'occasion de constater deux des traits les plus constants du caract�re des hommes de cette classe, � savoir leur app�tit pour de menus faits sans lien, et leur culte par les raisonnements en l'air. Aussi notre ami r�solut-il aussit�t de s'offrir encore, avant la fin de cette m�morable journ�e, la saine jouissance d'une allocution. Il tira ses lunettes de leur �tui, les affermit sur son nez, prit dans sa poche une liasse de papiers et les r�pandit, devant lui, sur une table. Il les d�plia, les aplanit d'un geste complaisant. Tant�t il les soulevait jusqu'� la hauteur de son nez, �videmment ravi de leur contenu; tant�t, les sourcils fronc�s, il paraissait absorb� dans l'�tude de quelque d�tail important. Un coup d'oeil furtif dans la salle lui suffit pour s'assurer du succ�s de sa manoeuvre: tous les yeux �taient tourn�s vers lui; les bouches b�aient, les pipes reposaient sur les tables; les oiseaux se trouvaient charm�s. Et, au m�me moment, l'entr�e de M. Watts vint fournir � l'orateur la mati�re de son exorde: --J'observe, Monsieur,--dit-il en s'adressant � l'aubergiste, mais avec un regard encourageant pour le reste de l'auditoire, comme s'il avait voulu faire entendre que chacun �tait le bienvenu dans sa confidence,--j'observe que quelques-uns de ces messieurs me consid�rent avec curiosit�; et c'est, en effet, chose peu commune de voir un homme s'occuper � des recherches intellectuelles dans la salle publique d'une taverne. Mais je n'ai pu m'emp�cher de relire certains calculs que j'ai faits, ce matin m�me, sur le prix moyen de la vie dans ce pays-ci et dans d'autres pays: un sujet (ai-je besoin de le dire?) particuli�rement int�ressant pour des repr�sentants des classes laborieuses. Oui, j'ai calcul� d'apr�s une �chelle de revenus allant de quatre-vingts � deux cent quarante livres par an. Le revenu de quatre-vingts livres n'a pas �t� sans m'embarrasser tr�s longtemps; et, maintenant encore, mes chiffres, en ce qui le touche, comportent une l�g�re part d'_al�a_; car les diff�rents modes du blanchissage, par exemple, suffisent pour cr�er de s�rieuses diff�rences dans les frais g�n�raux. Au reste, je vais vous demander la permission de vous lire le r�sultat de mes recherches; et j'esp�re que vous ne vous ferez pas scrupule de me signaler les menues erreurs que j'aurai pu commettre, soit par insuffisance d'information ou par n�gligence. Je d�buterai, messieurs, par le revenu de quatre-vingts livres! Sur quoi le vieillard, avec moins de piti� pour ces pauvres diables qu'il en aurait eu pour des animaux, s'�pancha de ses fastidieuses et ineptes statistiques. Il donnait, de chaque revenu, neuf versions successives, transportant tour � tour son personnage imaginaire � Londres, Paris, Bagdad, Spitzbergen, Bassorah, Cork, Cincinnati, Tokyo, et Nijni-Novgorod. Et l'on ne s'�tonnera pas d'apprendre que, aujourd'hui encore, ses auditeurs de Southampton se rappellent cette soir�e comme la plus mortellement ennuyeuse de toute leur vie. Longtemps avant que M. Finsbury f�t parvenu jusqu'� Nijni-Novgorod en compagnie d'un homme absolument fictif poss�dant un revenu de cent livres, tout son auditoire s'�tait �clips� discr�tement, � l'exception de deux vieux ivrognes et de M. Watts, ce dernier supportant son ennui avec un courage admirable. A tout instant, de nouveaux clients entraient dans la salle, mais, sit�t servis, se h�taient d'avaler leur liqueur, et repartaient au plus vite vers une autre taverne. M. Watts fut seul � savoir ce que pouvait �tre, � Bagdad, la vie d'un homme jouissant d'un revenu de deux cent quarante livres. Et � peine cette entit� venait-elle de transporter sa vie imaginaire � Bassorah, que l'aubergiste lui-m�me, malgr� tout son courage, dut quitter la salle. M. Finsbury dormit profond�ment, apr�s les multiples fatigues de sa journ�e. Il se leva le lendemain vers dix heures et, s'�tant encore muni d'un excellent d�jeuner, demanda au domestique de lui apporter sa note. C'est alors qu'il s'aper�ut d'une v�rit� dont bien d'autres que lui se sont aper�us: il d�couvrit que demander sa note et payer cette m�me note �taient deux choses diff�rentes. Les d�tails de la note �taient d'ailleurs extr�mement mod�r�s, et l'ensemble ne s'�levait qu'� cinq ou six shillings. Mais le vieillard eut beau scruter avec le plus grand soin le contenu de ses poches: le total de sa fortune pr�sente, en esp�ces du moins, ne d�passait pas un shilling et neuf pence. Il pria qu'on lui f�t venir M. Watts. --Voici, dit-il � l'aubergiste, un ch�que de huit cents livres, payable � Londres! Je crains de ne pas pouvoir en toucher le montant avant un jour ou deux, � moins que vous ne puissiez me l'escompter vous-m�me! M. Watts prit le ch�que, le tourna et le retourna, le palpa entre ses doigts: --Vous dites que vous aurez � attendre un jour ou deux? fit-il enfin. Vous n'avez pas d'autre argent? --Un peu de monnaie! r�pondit Joseph. A peine quelques shillings! --En ce cas, vous pourrez m'envoyer le montant de ma note. Je m'en remets � vous! --Pour vous parler franchement, poursuivit le vieillard, je suis assez tent� de prolonger mon s�jour ici. J'ai besoin d'argent pour continuer mon voyage. --Si un pr�t de dix shillings peut vous aider, je les tiens � votre service! reprit M. Watts avec empressement. --Non, merci! dit Joseph. Je crois que je vais plut�t rester quelques jours chez vous, et me faire escompter mon billet avant de repartir. --Vous ne resterez pas un jour de plus dans ma maison! s'�cria M. Watts. C'est la derni�re fois que vous aurez eu un lit aux _Armes de Tregonwell_! --J'entends rester chez vous! r�pliqua M. Finsbury. Les lois de mon pays me donnent le droit de rester. Faites-moi sortir de force, si vous l'osez! --Alors, payez votre note! dit M. Watts. --Prenez ceci! cria le vieillard, lui fourrant en main le ch�que n�gociable. --Ce n'est pas de l'argent l�gal! r�pondit M. Watts. Vous allez sortir de chez moi, et tout de suite! --Je ne saurais vous donner une id�e du m�pris que vous m'inspirez, monsieur Watts! reprit le vieillard, comprenant qu'il devait se r�signer aux circonstances. Mais, dans ces conditions, je vous pr�viens que je me refuse � payer votre note! --Peu m'importe ma note! r�pondit M. Watts. Ce qu'il me faut, c'est votre d�part d'ici! --Eh bien! monsieur, vous serez satisfait!--pronon�a emphatiquement M. Finsbury. Apr�s quoi, saisissant sa casquette � visi�re pointue, il se l'enfon�a sur la t�te. --Insolent comme vous l'�tes, ajouta-t-il, vous ne voudrez peut-�tre pas m'indiquer l'heure du prochain train pour Londres? --Oh! monsieur, il y a un excellent train dans trois quarts d'heure!--r�pliqua l'aubergiste, redevenu aimable, et avec plus d'empressement qu'il n'en avait mis � offrir les dix shillings.--Vous pourrez le prendre sans avoir besoin de vous presser! La position de Joseph �tait des plus embarrassantes. D'une part, il aurait aim� � pouvoir �viter la grande ligne de Londres, car il craignait fort que ses neveux ne fussent embusqu�s dans la gare, guettant son arriv�e pour s'emparer de lui; mais, d'autre part, c'�tait pour lui chose �minemment d�sirable, et m�me rigoureusement indispensable, de faire escompter son ch�que avant que ses neveux eussent le temps de s'y opposer. Il r�solut donc de se rendre � Londres par le premier train. Et un seul point lui resta � consid�rer: le point de savoir comment il s'arrangerait pour payer son voyage. Joseph Finsbury avait presque toujours les mains sales, et je doute que, � voir, par exemple, la fa�on dont il mangeait, vous l'eussiez pris pour un _gentleman_. Mais il avait mieux que l'apparence d'un _gentleman_: il avait dans toute sa personne un je ne sais quoi de digne � la fois et de s�duisant qui, pour peu qu'il le voul�t, ne manquait jamais � produire son effet. Et lorsque, ce jour-l�, il aborda le chef de gare de Southampton, son _salamalek_ fut v�ritablement oriental: le petit bureau du chef de gare sembla tout � coup s'�tre chang� en un bosquet de palmiers, o� le _simoon_ et le _bulbul_... mais je vais laisser, � ceux de mes lecteurs qui connaissent l'Orient mieux que moi, le soin de poursuivre et de compl�ter cette m�taphore. La mise du vieillard, en outre, pr�venait en sa faveur: l'uniforme de sir Faraday Bond, pour incommode et voyant qu'il f�t, n'�tait certainement pas une tenue qui risqu�t d'�tre adopt�e par des chevaliers d'industrie; et l'exhibition d'une montre, mais surtout d'un ch�que de huit cents livres, acheva ce qu'avaient commenc� les belles mani�res de notre h�ros. De telle sorte que, un quart d'heure plus tard, lorsqu'arriva le train de Londres, M. Finsbury fut recommand� au conducteur du train par le chef de gare, et respectueusement install� dans un compartiment de premi�re. Pendant que le vieux gentleman attendait le d�part du train, il fut t�moin d'un incident de peu d'int�r�t en soi, mais qui devait avoir une influence d�cisive sur les destin�es ult�rieures de la famille Finsbury. Une caisse d'emballage gigantesque fut amen�e sur le quai par une douzaine de porteurs, et, � grand'peine, hiss�e par eux dans le fourgon aux bagages. C'est souvent la t�che consolante de l'historien, de diriger l'attention de ses lecteurs sur les desseins ou (r�v�rence parler) les artifices de la Providence. Dans ce fourgon � bagages du train qui menait Joseph Finsbury de Southampton-Est � Londres, l'oeuf de ce roman se trouvait, pour ainsi dire, � l'�tat _incouv�_. L'�norme caisse �tait adress�e � un certain William Dent Pitman, �en gare � la station de Waterloo�; et le colis qui l'avoisinait, dans le fourgon, �tait un solide baril, de dimensions moyennes, tr�s soigneusement ferm�, et portant l'adresse: _M. Finsbury, 16, John Street, Bloomsbury._--_Port pay�._ La juxtaposition de ces deux colis, c'�tait une tra�n�e de poudre ing�nieusement pr�par�e par la Providence: il ne manquait plus qu'une main d'enfant pour y mettre le feu. IV UN MAGISTRAT DANS UN FOURGON � BAGAGES La cit� de Winchester est renomm�e comme poss�dant une cath�drale, un �v�que (mais qui, malheureusement, est mort, il y a plusieurs ann�es, d'une chute de cheval; tout porte � croire, d'ailleurs, qu'il doit avoir �t� remplac� depuis lors), un coll�ge, un assortiment consid�rable de militaires, et une gare o� passent infatigablement les trains montants et descendants de la ligne London and South Western. Le souvenir de ces divers �faits� n'aurait certainement pas manqu� de s'offrir � l'esprit de Joseph Finsbury, lorsque le train qui le conduisait � Londres s'arr�ta pour quelques instants dans la gare susdite; mais le bon vieillard s'�tait endormi presque depuis Southampton. Son �me, quittant le coup� du wagon, s'�tait provisoirement envol�e dans un ciel tout rempli de populeuses salles de conf�rences, avec des discours se succ�dant � l'infini. Et, pendant ce temps, son corps reposait sur les coussins du wagon, les jambes repli�es, la casquette rejet�e en arri�re, une main serrant sur la poitrine un num�ro du _Lloyd's Weekly Newspaper_. La porti�re s'ouvre. Deux voyageurs entrent, et, aussit�t, sortent de nouveau. Dieu sait pourtant que ces deux voyageurs n'�taient pas en avance pour prendre le train! Un tandem pouss� jusqu'� sa derni�re vitesse, une invasion sauvage du guichet aux billets, et puis encore une course folle leur avaient permis d'atteindre le quai � l'instant m�me o� la machine �mettait les premiers ronflements du d�part. Un seul coup� se trouvant � leur port�e, ils s'y �taient �lanc�s; et d�j� l'a�n� des deux hommes avait pos� sa canne sur l'une des banquettes quand il avait remarqu� le vieux Finsbury. --Bon Dieu! s'�tait-il �cri�. L'oncle Joseph! Pas moyen de rester ici! Apr�s quoi, il �tait redescendu, renversant presque son compagnon, et s'�tait empress� de refermer la porti�re sur le patriarche endormi. D�s l'instant suivant, les deux compagnons se trouvaient install�s dans le fourgon aux bagages. --Pourquoi diable n'avez-vous pas voulu monter pr�s de votre oncle? demanda le plus jeune voyageur, tout en essuyant la sueur de ses tempes. Vous croyez qu'il ne vous aurait pas permis de fumer? --Oh non! je ne sache pas que la fum�e le d�range! r�pondit l'autre. Ce n'est d'ailleurs pas le premier venu, je vous assure, mon oncle Joseph! Un vieux gentleman des plus respectables: a �t� int�ress� dans le commerce des cuirs; a fait un voyage en Asie Mineure; c�libataire, brave homme; mais une langue, mon cher Wickham, une langue plus pointue que la dent d'un serpent! --Un vieux d�bineur, hein? sugg�ra Wickham. --Pas du tout! r�pondit l'autre. C'est simplement un homme dou� d'un talent extraordinaire pour ennuyer quiconque l'approche. Un raseur absolument effroyable! Je ne dis pas que, sur une �le d�serte, on ne finirait pas par s'accommoder de sa soci�t�; mais pour un voyage en chemin de fer, non, il n'y a pas � y penser! Je voudrais que vous l'entendissiez sur Tonti, le sinistre idiot qui a invent� les tontines! Une fois l�ch� l�-dessus, il n'en finit plus. --Mais, au fait! dit Wickham, vous �tes int�ress�, vous aussi, dans cette histoire de la tontine Finsbury, dont les journaux ont parl�! Je n'avais pas encore song� � cela! --H�! reprit l'autre, savez-vous que cette vieille b�te qui dort l�, � c�t� de nous, vaut pour moi cinquante mille livres? Ou, du moins, ce serait sa mort qui me les vaudrait! Et il �tait l�, endormi, sans personne que vous pour nous voir! Mais je l'ai �pargn�, parce que je commence d�cid�ment � devenir un vrai conservateur! Pendant ce temps, M. Wickham, ravi de se trouver dans un fourgon � bagages, sautillait �� et l�, comme un aristocratique papillon. --Tiens! s'�cria-t-il, voici quelque chose pour vous! _M. Finsbury, 16, John Street, Bloomsbury, Londres._ Ce _M._, c'est �videmment Michel, pas de doute possible! Et ainsi, vous avez deux domiciles � Londres, vieux coquin? --Oh! le colis sera sans doute pour Maurice!--r�pondit Michel, de l'autre extr�mit� du fourgon, o� il s'�tait commod�ment �tendu sur des sacs.--C'est un cousin � moi, et que je ne d�teste pas, car il a affreusement peur de moi. C'est lui qui habite Bloomsbury; et je sais qu'il y fait une collection d'une esp�ce particuli�re,--des oeufs d'oiseaux, ou des boutons de gu�tres, enfin quelque chose de tout � fait idiot, que j'ai oubli�! Mais M. Wickham ne l'�coutait plus. Une id�e magnifique lui �tait venue en t�te. --Par Saint-Georges, se disait-il, voici une bonne farce � faire! Si seulement, avec le marteau et les tenailles que j'aper�ois l�-bas, je pouvais changer quelques �tiquettes, et exp�dier ces colis l'un � la place de l'autre! En cet instant, le gardien du fourgon, ayant entendu la voix de Michel Finsbury, ouvrit la porte de sa petite cabine. --Vous feriez mieux d'entrer ici, messieurs! dit-il aux deux voyageurs, lorsque ceux-ci lui eurent expliqu� le motif de leur intrusion. --Venez-vous, Wickham? demanda Michel. --Non, merci! je m'amuse follement, � voyager dans un fourgon! r�pondit le jeune homme. Et ainsi, Michel �tant entr� dans la cabine avec le gardien, et la porte de communication ayant �t� referm�e, M. Wickham resta seul parmi les bagages, libre de s'amuser � sa fantaisie. --Nous arrivons � Bishopstoke, monsieur!--dit le gardien � Michel quand, un quart d'heure plus tard, le train siffla et commen�a � ralentir sa marche.--On va s'arr�ter trois minutes. Vous n'aurez pas de peine � trouver de la place dans un compartiment! M. Wickham,--que nous avons laiss� s'appr�tant � jouer aux propos interrompus avec les �tiquettes des colis,--�tait un jeune gentleman fort riche, d'apparence agr�able, et dou� de l'esprit le plus inoccup�. Peu de mois auparavant, � Paris, il s'�tait expos� � subir toute une s�rie de chantages de la part du neveu d'un hospodar valaque r�sidant (pour des motifs politiques, naturellement) dans la joyeuse capitale fran�aise. Un ami commun, � qui il avait confi� sa d�tresse, lui avait recommand� de s'adresser � Michel Finsbury, et, en effet, l'avou�, d�s qu'il avait �t� mis au courant des faits, avait imm�diatement assum� l'offensive, avait fonc� sur le flanc des forces valaques, et, dans l'espace de trois jours, avait eu la satisfaction de contraindre celles-ci � repasser le Danube. Ce n'est point affaire � nous de les suivre dans cette retraite, effectu�e sous la paternelle pr�sidence de la police. Bornons-nous � ajouter que, ainsi d�livr� de ce qu'il se plaisait � appeler �l'atrocit� bulgare�, M. Wickham �tait revenu � Londres avec les sentiments les plus embarrassants de gratitude et d'admiration pour son avou�. Sentiments qui n'�taient gu�re pay�s de retour, car Michel �prouvait m�me une certaine honte de l'amiti� de son nouveau client, et ce n'�tait qu'apr�s de nombreux refus qu'il s'�tait enfin r�sign� � aller passer une journ�e � Wickham Manor, dans le domaine familial de son jeune client. Mais il avait d� enfin s'y r�signer, et son h�te, � pr�sent, le reconduisait jusqu'� Londres. Un penseur judicieux (probablement Aristote) a not� que la Providence ne d�daignait pas d'employer � ses fins les instruments m�me les plus humbles: le fait est que le sceptique le plus endurci sera d�sormais forc� de reconna�tre que Wickham et l'hospodar valaque �taient bien des instruments providentiels, �lus et pr�par�s de toute �ternit�. D�sireux de se montrer � ses propres yeux un personnage plein d'esprit et de ressources, le jeune gentleman (qui exer�ait, en outre, les fonctions de magistrat dans son comt� natal) n'avait pas �t� plus t�t seul dans le fourgon qu'il s'�tait abattu sur les �tiquettes des colis, avec tout le z�le d'un r�formateur. Et lorsque, � la station de Bishopstoke, il sortit du fourgon aux bagages pour aller s'installer avec Michel Finsbury dans un coup� de premi�re classe, son visage rayonnait � la fois de fatigue et d'orgueil. --Je viens de faire une farce admirable! ne put-il s'emp�cher de dire � son avou�. Puis, saisi tout � coup d'un scrupule: --Dites donc: pour une petite farce inoffensive, hein? je ne risque pas de perdre mon poste de magistrat? --Mon cher ami, r�pliqua distraitement Michel, je vous ai toujours pr�dit que vous finiriez par vous faire pendre! V M. G�D�ON FORSYTH ET LA CAISSE MONUMENTALE J'ai d�j� dit que, � Bournemouth, Julia Hazeltine avait quelquefois l'occasion de faire des connaissances. Il est vrai que c'�tait � peine si elle avait le temps de les entrevoir avant que, de nouveau, les portes de la maison de Bloomsbury se refermassent sur elle jusqu'� l'�t� suivant; mais ces connaissances �ph�m�res n'en �taient pas moins une distraction pour la pauvre fille, sans parler de la provision de souvenirs et d'esp�rances qu'elles avaient, en outre, le m�rite de lui fournir. Or, parmi les personnes qu'elle avait ainsi rencontr�es � Bournemouth, l'�t� pr�c�dent, se trouvait un jeune avocat nomm� G�d�on Forsyth. Dans l'apr�s-midi m�me du jour m�morable o� le magistrat s'�tait amus� � changer les �tiquettes, vers quatre heures, une promenade quelque peu r�veuse et m�lancolique avait par hasard conduit M. Forsyth sur le trottoir de John Street, � Bloomsbury; et, � peu pr�s au m�me moment, Miss Hazeltine fut appel�e � la porte du num�ro 16 de cette rue par un coup de sonnette d'une �nergie foudroyante. M. G�d�on Forsyth �tait un jeune homme assez heureux, mais qui aurait �t� plus heureux encore avec de l'argent en plus et un oncle en moins. Cent vingt livres par an constituaient tout son revenu; mais son oncle, M. Edouard H. Bloomfield, renfor�ait ce revenu d'une l�g�re subvention et d'une masse �norme de bons conseils, exprim�s dans un langage qui aurait probablement paru d'une violence excessive � bord m�me d'un bateau de pirates. Ce M. Bloomfield �tait, en v�rit�, une figure essentiellement propre � l'�poque de M. Gladstone. Ayant acquis de l'�ge sans acqu�rir la moindre exp�rience, il joignait aux sentiments politiques du parti radical une exub�rance passionn�e qu'on est plus habitu� � regarder comme l'apanage traditionnel de nos vieux conservateurs. Il admirait le pugilat, il portait un formidable gourdin � noeuds, il �tait assidu aux services religieux: et l'on aurait eu de la peine � dire contre qui sa col�re s�vissait le plus volontiers, de ceux qui se permettaient de d�fendre l'Eglise Etablie ou de ceux qui n�gligeaient de prendre part � ses c�r�monies. Il avait, en outre, quelques �pith�tes favorites qui inspiraient une l�gitime frayeur � ses connaissances: lorsqu'il ne pouvait pas aller jusqu'� d�clarer que telle ou telle mesure �n'�tait pas anglaise�, du moins ne manquait-il pas � la d�noncer comme �n'�tant pas pratique�. C'est sous le ban de cette derni�re excommunication qu'�tait tomb� son pauvre neveu. La fa�on dont G�d�on entendait l'�tude de la loi avait �t� d�cid�ment reconnue �non pratique�; et son oncle lui avait en cons�quence signifi�, au cours d'une bruyante entrevue rythm�e avec le gourdin � noeuds, qu'il devait soit trouver au plus vite une ou deux causes � d�fendre, ou bien se pr�parer � vivre d�sormais de ses propres fonds. Aussi ne s'�tonnera-t-on point que G�d�on, malgr� une nature plut�t joyeuse, se sent�t envahi de m�lancolie. Car, d'abord, il n'avait pas le moindre d�sir de pousser plus loin qu'il n'avait fait d�j� l'�tude de la loi; et puis, en supposant m�me qu'il s'y r�sign�t, il y avait toujours encore une partie du programme qui restait ind�pendante de sa volont�. Comment trouver des clients, des causes � d�fendre? La question �tait l�. Tout � coup, pendant qu'il se d�sesp�rait de ne pouvoir pas la r�soudre, il trouva son passage barr� par un rassemblement. Une voiture de camionnage �tait arr�t�e devant une maison; six athl�tes, ruisselants de sueur, s'occupaient � en retirer la plus gigantesque caisse d'emballage qu'ils eussent jamais vue; et, sur les degr�s du perron, la massive figure du cocher et la fr�le figure d'une jeune fille se tenaient debout, comme sur une sc�ne, se querellant. --Cela ne peut pas �tre pour nous! affirmait la jeune fille. Je vous prie de remporter cette caisse! Elle ne pourrait pas entrer dans la maison, si m�me vous arriviez � la retirer de votre voiture! --Alors je vais la laisser sur le trottoir, r�pondait le cocher, et M. Finsbury s'arrangera comme il voudra avec la police! --Mais je ne suis pas M. Finsbury! protestait la jeune fille. --Peu m'importe de savoir qui vous �tes! r�pondait le camionneur. --Voudriez-vous me permettre de vous venir en aide, miss Hazeltine? dit G�d�on, en s'avan�ant. Julia poussa un petit cri de plaisir. --Oh! monsieur Forsyth, s'�cria-t-elle, je suis si heureuse de vous voir! Figurez-vous qu'on veut m'obliger � faire entrer dans la maison cette horrible chose, qui ne peut �tre venue ici que par erreur! Le cocher d�clare qu'il faut que nous d�fassions les portes, ou bien qu'un ma�on d�molisse un pan de mur entre deux fen�tres, faute de quoi la voirie va nous intenter un proc�s, pour laisser nos meubles sur le pav�! Les six hommes, pendant ce temps, avaient enfin r�ussi � d�poser la caisse sur le trottoir; et maintenant ils se tenaient debout, appuy�s contre elle, et consid�rant, avec une d�tresse manifeste, la porte de la maison o� cette caisse monstrueuse avait � p�n�trer. Ai-je besoin d'ajouter que toutes les fen�tres des maisons voisines s'�taient garnies, comme par enchantement, de spectateurs curieux et amus�s? Ayant pris l'air le plus scientifique qu'il p�t se donner, G�d�on mesura avec sa canne les dimensions de la porte, pendant que Julia notait, sur son album � aquarelle, le r�sultat des �valuations. Puis G�d�on, en mesurant la caisse et en comparant les deux s�ries de chiffres, d�couvrit qu'il y avait tout juste assez d'espace pour que la caisse p�t entrer. Apr�s quoi, s'�tant d�v�tu de son veston et de son gilet, il aida les hommes � enlever de leurs gonds les battants de la porte. Et, enfin, gr�ce � la collaboration presque forc�e de quelques-uns des assistants, la caisse monta p�niblement les marches, grin�a en se frottant aux murs, et se trouva install�e � l'entr�e du vestibule, le bloquant � peu pr�s dans toute sa largeur. Alors les artisans de cette victoire se regard�rent les uns les autres avec un sourire de triomphe. Ils avaient, en v�rit�, cass� un buste d'Apollon, et creus� dans le mur de profondes orni�res; mais, du moins, ils avaient cess� d'�tre un des spectacles publics de Londres! --Ma parole, monsieur, dit le cocher, jamais je n'ai vu un colis pareil! G�d�on lui exprima �loquemment sa sympathie en lui glissant dans la main deux pi�ces de dix shillings. --Allons, patron, cinq shillings de plus, et je me charge de r�gler le compte de tous les camarades! s'�cria le cocher. Ainsi fut fait; sur quoi toute la troupe des porteurs improvis�s grimpa dans la voiture, qui d�tala dans la direction de la taverne la plus proche. G�d�on referma la porte, et se tourna vers miss Hazeltine. Leurs yeux se rencontr�rent; et une folle envie de rire les saisit tous les deux. Puis, peu � peu, la curiosit� s'�veilla dans l'esprit de la jeune fille. Elle s'approcha de la caisse, la t�ta dans tous les sens, examina l'�tiquette. --C'est la chose la plus �trange que l'on puisse r�ver! dit-elle, avec un nouvel �clat de rire. L'�criture est certainement de la main de Maurice, et j'ai re�u une lettre de lui, ce matin m�me, me disant de me pr�parer � recevoir un baril. Croyez-vous que ceci puisse �tre consid�r� comme un baril, monsieur Forsyth? --_Statue, � manier avec pr�caution, fragile_, lut tout haut G�d�on, sur un des c�t�s de la caisse. Vous �tes bien s�re que vous n'avez pas �t� pr�venue de l'arriv�e d'une statue? --Non, certainement! r�pondit Julia. Oh! monsieur Forsyth, ne pensez-vous pas que nous puissions jeter un coup d'oeil � l'int�rieur de la caisse? --Et pourquoi pas? s'�cria G�d�on. Dites-moi seulement o� je pourrai trouver un marteau! --Venez avec moi, dans la cuisine, et je vous montrerai o� sont les marteaux! dit Julia. La planche o� on les met est trop haute pour moi! --Elle ouvrit la porte de la cuisine et y fit entrer G�d�on. Un marteau fut vite trouv�, ainsi qu'un ciseau: mais G�d�on fut surpris de n'apercevoir aucune trace d'une cuisini�re. Il d�couvrit �galement, par contre, que miss Julia avait un tr�s petit pied et une cheville tr�s fine; d�couverte qui l'embarrassa si fort qu'il fut tout heureux de pouvoir s'attaquer au plus vite � la caisse d'emballage. Il travaillait ferme,--et chacun de ses coups de marteau avait une pr�cision admirable,--pendant que Julia, debout pr�s de lui, en silence consid�rait plut�t l'ouvrier que l'ouvrage. Elle songeait que M. Forsyth �tait un fort bel homme; jamais encore elle n'avait vu des bras aussi vigoureux. Et tout � coup G�d�on, comme s'il avait devin� ses pens�es, se retourna vers elle et lui sourit. Elle sourit aussi, et rougit: et ce double changement lui seyait si bien que G�d�on oublia de regarder o� il frappait, de telle sorte que, quelques secondes apr�s, le pauvre gar�on ass�nait un coup terrible sur ses propres doigts. Avec une pr�sence d'esprit touchante, il parvint, non seulement � retenir, mais � changer m�me en une plainte anodine le pittoresque juron qui allait sortir de ses l�vres. Mais la douleur �tait vive; la secousse nerveuse avait �t� trop forte: et, apr�s quelques essais, il s'aper�ut qu'il ne pouvait pas songer � poursuivre l'op�ration. Aussit�t Julia courut dans sa chambre, apporta une �ponge, de l'eau, une serviette, et commen�a � baigner la main bless�e du jeune homme. --Je regrette, infiniment! s'excusait G�d�on. Si j'avais eu le moindre savoir-vivre, j'aurais ouvert la caisse d'abord, et me serais ensuite �cras� les doigts! Oh! �a va d�j� beaucoup mieux! ajoutait-il. Je vous assure que �a va beaucoup mieux! --Oui, je crois que, maintenant, vous allez assez bien pour �tre en �tat de diriger le travail! dit enfin Julia. Commandez-moi, et c'est moi qui serai votre ouvri�re! --Une d�licieuse ouvri�re, en v�rit�!--d�clara G�d�on, oubliant tout � fait les convenances. La jeune fille se retourna, et le regarda avec un petit soup�on de froncement de sourcils; mais l'impertinent jeune homme se h�ta de d�tourner son attention sur la caisse d'emballage. Le plus gros du travail, d'ailleurs, se trouvait fait. Julia ne tarda pas � soulever la premi�re planche du couvercle, ce qui mit au jour une couche de paille. Une minute apr�s les deux jeunes gens �taient � genoux, l'un pr�s de l'autre, comme des paysans occup�s � retourner le foin; et, d�s la minute suivante, ils furent r�compens�s de leurs efforts par la vue de quelque chose de blanc et de poli. C'�tait, sans erreur possible, un �norme pied de marbre. --Voil� un personnage vraiment esth�tique! dit Julia. --Jamais je n'ai rien vu de pareil! r�pondit G�d�on. Il a un mollet comme un sac de gros sous! Bient�t se d�couvrit un second pied, et puis quelque chose qui semblait bien en �tre un troisi�me. Mais ce quelque chose se trouva �tre, en fin de compte, une massue reposant sur un pi�destal. --H�! parbleu! c'est un _Hercule_! s'�cria G�d�on. J'aurais d� le deviner � la vue de son mollet! Et je puis affirmer en toute confiance--ajouta-t-il en regardant les deux jambes colossales--que c'est ici le plus grand � la fois et le plus laid de tous les _Hercule_ de l'Europe enti�re! Qu'est-ce qui peut l'avoir d�cid� � venir chez vous? --Je suppose que personne autre n'en aura voulu! dit Julia. Et je dois ajouter que, nous-m�mes, nous nous serions parfaitement pass�s de lui. --Oh! ne dites pas cela, mademoiselle! r�pliqua G�d�on. Il m'a valu une des plus m�morables s�ances de toute ma vie! --En tout cas, une s�ance que vous ne pourrez pas oublier de sit�t! fit Julia. Vos malheureux doigts vous la rappelleront! --Et maintenant, je crois qu'il faut que je m'en aille! dit tristement G�d�on. --Non! non! plaida Julia. Pourquoi vous en aller? Restez encore un moment, et prenez une tasse de th� avec moi! --Si je pouvais penser que, r�ellement, cela vous f�t agr�able, dit G�d�on en faisant tourner son chapeau dans ses doigts, il va de soi que j'en serais ravi! --Mais, certes, cela me sera agr�able! r�pondit la jeune fille. Et, de plus, j'ai besoin de g�teaux pour manger le th�, et je n'ai personne que je puisse envoyer chez le p�tissier. Tenez voici la clef de la maison! G�d�on se h�ta de mettre son chapeau et de courir chez le p�tissier, d'o� il revint avec un grand sac en papier tout rempli de choux � la cr�me, d'�clairs, et de tartelettes. Il trouva Julia occup�e � pr�parer une petite table � th� dans le vestibule. --Les chambres sont dans un tel d�sordre, dit-elle, que j'ai pens� que nous serions plus � l'aise ici, � l'ombre de notre statue! --Parfait! s'�cria G�d�on enchant�. --Oh! quelles adorables tartelettes � la cr�me! fit Julia en ouvrant le sac. Et quels d�licieux choux aux fraises! --Oui! dit G�d�on, essayant de cacher sa d�convenue. J'ai bien pr�vu que le m�lange produirait quelque chose de tr�s beau. D'ailleurs, la p�tissi�re l'a pr�vu aussi. --Et maintenant, dit Julia apr�s avoir mang� une demi-douzaine de g�teaux, je vais vous montrer la lettre de Maurice. Lisez-la tout haut: peut-�tre y a-t-il des d�tails qui m'ont �chapp�? G�d�on prit la lettre, la d�plia sur un de ses genoux, et lut ce qui suit: �Ch�re Julia, je vous �cris de Browndean, o� nous nous sommes arr�t�s pour quelques jours. L'oncle a �t� tr�s secou� par ce terrible accident, dont, sans doute, vous aurez lu le r�cit dans le journal. Demain, je compte le laisser ici avec Jean, et rentrer seul � Londres; mais, avant mon arriv�e, vous allez recevoir un baril _contenant des �chantillons pour un ami_. Ne l'ouvrez � aucun prix, mais laissez-le dans le vestibule jusqu'� mon arriv�e! �Votre, en grande h�te, �M. FINSBURY. �_P. S._--N'oubliez pas de laisser le baril dans le vestibule!� --Non, dit G�d�on, je ne vois rien l� qui se rapporte au monument!--Et, en disant cela, il d�signait les jambes de marbre.--Miss Hazeltine, poursuivit-il, me permettez-vous de vous adresser quelques questions? --Mais volontiers! r�pondit la jeune fille. Et si vous r�ussissez � m'expliquer pourquoi Maurice m'a envoy� une statue d'Hercule au lieu d'un baril contenant des ��chantillons pour un ami�, je vous en serai reconnaissante jusqu'� mon dernier jour. Mais, d'abord, qu'est-ce que cela peut-�tre, �des �chantillons pour un ami�? --Je n'en ai pas la moindre id�e! dit G�d�on. Je sais bien que les marbriers envoient souvent des �chantillons; mais je crois que, en g�n�ral, ce sont des morceaux de marbre plus petits que notre ami le monument. Au reste, mes questions portent sur d'autres sujets. En premier lieu, est-ce que vous �tes tout � fait seule, dans cette maison? --Oui, pour le moment! r�pondit Julia. Je suis arriv�e avant-hier pour mettre la maison en �tat et pour chercher une cuisini�re. Mais je n'en ai trouv� aucune qui me pl�t. --Ainsi vous �tes absolument seule! dit G�d�on, stup�fait. Et vous n'avez pas peur? --Oh! pas du tout! r�pondit Julia. Je ne sais pas de quoi j'aurais peur. Je me suis simplement achet� un revolver, d'un bon march� fantastique, et j'ai demand� au marchand de me montrer la mani�re de m'en servir. Et puis, avant de me coucher, j'ai bien soin de barricader ma porte avec des tiroirs et des chaises. --C'est �gal, je suis heureux de penser que votre monde va bient�t rentrer! dit G�d�on. Votre isolement m'inqui�te beaucoup. S'il devait se prolonger, je pourrais vous pourvoir d'une vieille tante � moi, ou encore de ma femme de m�nage, � votre choix. --Me pr�ter une tante! s'�cria Julia. Oh! quelle g�n�rosit�! Je commence � croire que c'est vous qui m'avez envoy� l'_Hercule_! --Je vous donne ma parole d'honneur que non! protesta le jeune homme. Je vous admire bien trop pour avoir pu vous envoyer une oeuvre d'art aussi monstrueuse! Julia allait r�pondre, lorsque les deux amis tressaut�rent: un coup violent avait �t� frapp� � la porte. --Oh! monsieur Forsyth! --Ne craignez rien, ma ch�re enfant! dit G�d�on appuyant tendrement sa main sur le bras de la jeune fille. --Je sais ce que c'est! murmura-t-elle. C'est la police! Elle vient se plaindre au sujet de la statue! Nouveau coup � la porte, plus violent, et plus impatient. --Mon Dieu! c'est Maurice! s'�cria la jeune fille. Elle courut � la porte et ouvrit. C'�tait en effet Maurice qui apparaissait sur le seuil: non pas le Maurice des jours ordinaires, mais un homme d'aspect sauvage, p�le et hagard, avec des yeux inject�s de sang, et une barbe de deux jours au menton. --Le baril? s'�cria-t-il. O� est le baril qui est arriv� ce matin? Il regardait autour de lui, dans le vestibule, et ses yeux lui sortirent de la t�te, litt�ralement, lorsqu'il aper�ut les jambes de l'_Hercule_. --Qu'est-ce que c'est que �a? hurla-t-il. Qu'est-ce que c'est que ce mannequin de cire? Qu'est-ce que c'est? Et o� est le baril? Le tonneau � eau? --Aucun baril n'est venu, Maurice! r�pondit froidement Julia. Voici le seul colis qu'on ait apport�! --�a? s'�cria le malheureux. Je n'ai jamais entendu parler de �a! --C'est cependant arriv� avec une adresse �crite de votre main! r�pondit Julia. Nous avons presque �t� forc�s de d�molir la maison pour le faire entrer. Et je ne puis rien vous dire de plus! Maurice la consid�ra avec un �garement sans limites. Il passa une de ses mains sur son front, et puis s'appuya contre le mur, comme un homme qui va s'�vanouir. Mais, peu � peu, sa langue se d�lia, et il se mit � accabler la jeune fille d'un torrent d'injures. Jamais jusqu'alors Maurice lui-m�me ne se serait suppos� capable d'autant de feu, d'autant de verve, ni d'une telle vari�t� de locutions grossi�res. La jeune fille tremblait et chancelait sous cette fureur insens�e. --Je ne souffrirai point que vous parliez davantage � miss Hazeltine sur un ton pareil! dit enfin G�d�on, s'interposant avec r�solution. --Je lui parlerai sur le ton qui me plaira, r�pliqua Maurice, dans un nouvel �lan de fureur. Je parlerai � cette mis�rable mendiante comme elle le m�rite! --Pas un mot de plus, monsieur, pas un mot!--s'�cria G�d�on.--Miss Hazeltine, poursuivit-il en s'adressant � la jeune fille, vous ne pouvez pas rester davantage sous le m�me toit que cet individu! Voici mon bras! Permettez-moi de vous conduire en un lieu o� vous soyez � l'abri de l'insulte! --Monsieur Forsyth, dit Julia, vous avez raison! Je ne saurais rester ici un seul moment de plus, et je sais que je me confie � un homme d'honneur! P�le et r�solu, G�d�on offrit son bras, et les deux jeunes gens descendirent les marches du perron, poursuivis par Maurice, qui r�clamait la clef de la porte d'entr�e. Julia venait � peine de lui remettre son trousseau de clefs, lorsqu'un fiacre vide passa rapidement devant eux. Il fut h�l�, simultan�ment, par Maurice et par G�d�on. Mais, au moment o� le cocher arr�tait son cheval, Maurice se pr�cipita dans la voiture. --Dix sous de pourboire! cria-t-il. Gare de Waterloo, aussi vite que possible! Dix sous pour vous! --Mettez un shilling, monsieur! dit le cocher. L'autre gentleman m'a retenu avant vous! --Eh bien! soit, un shilling!--cria Maurice, tout en songeant, � part lui, qu'il examinerait de nouveau la question en arrivant � la gare. Et le cocher fouetta sa b�te, et le fiacre tourna au premier coin de rue. VI LES TRIBULATIONS DE MAURICE (_Premi�re Partie_) Pendant que le fiacre filait par les rues de Londres, Maurice s'�vertuait � rallier toutes les forces de son esprit. 1� le baril contenant le cadavre s'�tait �gar�; 2� il y avait n�cessit� absolue � le retrouver. Ces deux points �taient clairs; et si, par une chance providentielle, le baril se trouvait encore � la gare, tout pouvait aller bien. Si le baril n'�tait pas � la gare, et qu'il se trouv�t d�j� entre les mains d'autres personnes l'ayant re�u par erreur, la chose prenait une tournure plus f�cheuse. Les personnes qui re�oivent des colis dont elles ne s'expliquent pas la nature sont en g�n�ral port�es � les ouvrir tout de suite. L'exemple de Miss Hazeltine (que Maurice maudit une fois de plus) ne confirmait que trop ce principe g�n�ral. Et si quelqu'un avait d�j� ouvert le baril... �Seigneur Dieu!� s'�cria Maurice � cette pens�e, en portant la main � son front tout gonfl� de sueur. La premi�re conception d'un manquement � la loi a volontiers, pour l'imagination, quelque chose d'excitant: le projet, encore � l'�tat d'�bauche, s'offre sous des couleurs vives et attrayantes. Mais il n'en est pas de m�me lorsque, plus tard, l'attention du criminel se tourne vers ses rapports possibles avec la police. Maurice, � pr�sent, se disait qu'il n'avait peut-�tre pas suffisamment pris en consid�ration l'existence de la police, lorsqu'il s'�tait embarqu� dans son entreprise. �Je vais avoir � jouer tr�s serr�!� songea-t-il; et un petit frisson de peur courut tout le long de son �pine dorsale. --Les grandes lignes, ou la banlieue? lui demanda tout � coup le cocher, � travers le petit guichet du plafond. --Grandes lignes! r�pondit Maurice. Apr�s quoi il d�cida que cet homme aurait, tout de m�me, son shilling de pourboire. �Ce serait folie d'attirer l'attention sur moi en ce moment!� se dit-il. �Mais la somme que cette affaire-l� va me co�ter, au bout du compte, commence � me faire l'effet d'un cauchemar!� Il traversa la salle des billets, et, mis�rablement, erra sur le quai. Il y avait, en cet instant, un petit arr�t dans le mouvement de la gare; peu de gens sur le quai, � peine quelques voyageurs attendant, �� et l�. Maurice constata qu'il n'attirait point l'attention, ce qui lui parut une chose excellente; mais, d'autre part, il songea que son enqu�te n'avan�ait pas beaucoup. De toute n�cessit�, il devait faire quelque chose, risquer quelque chose: chaque instant qui passait ajoutait au danger. Enfin, recueillant tout son courage, il arr�ta un porteur et lui demanda si, par hasard, il ne se souvenait pas d'avoir vu arriver un baril, au train du matin: ajoutant qu'il �tait anxieux de se renseigner, car le baril appartenait � un de ses amis. �Et l'affaire est des plus importantes, ajouta-t-il encore, car ce baril contient des �chantillons!� --Je n'�tais pas l� ce matin, monsieur, r�pondit le porteur; mais je vais demander � Bill. H�! Bill! dis-donc, te souviens-tu d'avoir vu arriver de Bournemouth, ce matin, un baril contenant des �chantillons? --Je ne peux rien dire au sujet des �chantillons! r�pliqua Bill. Mais le bourgeois qui a re�u le baril nous a fait un joli tapage! --Quoi? Comment? s'�cria Maurice, en m�me temps que, fi�vreusement, il glissait deux sous dans la main du porteur. --Eh bien! monsieur, il y a un baril qui est arriv� � une heure trente, et qui est rest� au d�p�t jusque vers les trois heures. A ce moment-l�, voil� qu'arrive un petit homme, d'un air tout malingre.--j'ai bien id�e que ce doit �tre quelque vicaire,--et qu'il me dit: �Vous n'auriez pas re�u quelque chose pour Pitman?�--William Bent Pitman, si je me rappelle bien le nom.--�Je ne sais pas au juste, monsieur, que je lui r�ponds; mais je crois bien que c'est le nom qui est �crit sur ce baril!� Le petit homme va voir le baril, et fait une mine ahurie quand il aper�oit l'adresse. Et le voil� qui se met � nous reprocher de ne pas lui avoir apport� ce qu'il voulait. �Eh! peu m'importe ce que vous voulez, monsieur, que je lui dis; mais si c'est vous qui �tes William Bent Pitman, il faut que vous emportiez ce baril!� --Et l'a-t-il emport�? s'�cria Maurice, respirant � peine. --Eh bien! monsieur, reprit tranquillement Bill, il para�t que c'�tait une grande caisse d'emballage que ce monsieur attendait. Et cette caisse est bien arriv�e; je le sais, parce que c'est le plus grand colis que j'aie jamais vu. Alors, en apprenant �a, ce Pitman a de nouveau fait la grimace. Il a demand� � parler au chef de service, et on a fait venir Tom, le facteur, celui qui avait conduit la caisse. Eh bien! monsieur--poursuivit Bill avec un sourire--jamais je n'ai vu un homme dans un �tat pareil! Ivre-mort, monsieur! A ce que j'ai cru comprendre, il y avait eu un monsieur, �videmment fou, qui avait donn� � ce brave Tom une livre sterling de pourboire, et voil� d'o� �tait venu tout le mal, comprenez-vous? --Mais enfin, qu'est-ce qu'il a dit? haleta Maurice. --Ma foi! monsieur, il n'�tait gu�re en �tat de dire grand'chose! r�pondit Bill. Mais il a offert de se battre � coups de poing avec ce Pitman pour une pinte de bi�re. Il avait perdu son livre, aussi, et ses re�us; et son compagnon �tait encore plus saoul que lui, si possible. Oh! monsieur, ils �taient tous les deux comme... comme des lords! Et le chef de service leur a r�gl� leur compte s�ance tenante. �Allons! voil� qui n'est point si mauvais!� songea Maurice, avec un soupir de soulagement. Puis, s'adressant au porteur: --Et ainsi, ces deux hommes n'ont pas pu dire o� ils avaient conduit la caisse? --Non, r�pondit Bill, ni �a ni autre chose! --Et... qu'est-ce qu'a fait Pitman? demanda Maurice. --Il a emport� le baril dans un fiacre � quatre roues, r�pondit Bill. Le pauvre homme �tait tout tremblant. Je ne crois pas qu'il ait beaucoup de sant�! --Et ainsi, murmura Maurice, le baril est parti? --De �a, vous pouvez en �tre bien s�r! dit le porteur. Mais vous feriez mieux de voir le chef de service! --Oh! pas du tout, la chose n'a aucune importance! protesta Maurice. Ce baril ne contenait que des �chantillons! Et il se h�ta d'op�rer sa sortie. Enferm� dans un fiacre, une fois de plus, il s'effor�a de jeter un nouveau regard d'ensemble sur sa position. �Supposons, se dit-il, supposons que j'accepte ma d�faite et aille tout de suite d�clarer la mort de mon oncle!� Il y perdrait la tontine, et, avec celle-ci, sa derni�re chance de recouvrer ses 7.800 livres. Mais, d'autre part, depuis le shilling de pourboire donn� au cocher de fiacre, il avait commenc� � constater que le crime �tait co�teux dans sa pratique, et, depuis la perte du baril, que le crime �tait incertain dans ses cons�quences. Avec calme, d'abord, puis sans cesse avec plus de chaleur, il envisagea les avantages qu'il y aurait pour lui � abandonner son entreprise. Cet abandon impliquait pour lui une perte d'argent: mais, en somme, et apr�s tout, pas une tr�s grosse perte: celle seulement de la tontine, sur laquelle il n'avait jamais compt� tout � fait. Il retrouva au fond de sa m�moire certains traits �tablissant qu'en effet jamais il n'avait cru bien s�rieusement aux profits de la tontine. Non, jamais il n'y avait cru, jamais il n'avait eu l'espoir certain de recouvrer ses 7.800 livres; et, s'il s'�tait embarqu� dans cette aventure, c'�tait uniquement pour parer � la d�loyaut�, trop manifeste, de son cousin Michel. Il le voyait clairement � pr�sent: mieux valait pour lui se retirer au plus vite de l'aventure, pour transporter tous ses efforts sur l'affaire des cuirs... --Seigneur! s'�cria-t-il tout � coup en bondissant dans son fiacre comme un diable dans sa bo�te � malice. Seigneur! Mais je n'ai pas seulement perdu la tontine! J'ai encore perdu l'affaire des cuirs par-dessus le march�! Pour monstrueux que f�t le fait, il �tait rigoureusement vrai. Maurice n'avait point pouvoir pour signer, au nom de son oncle. Il ne pouvait pas m�me �mettre un ch�que de trente shillings. Aussi longtemps qu'il n'aurait pas produit une preuve l�gale de la mort de son oncle, il n'�tait qu'un paria sans le sou: et, d�s qu'il aurait produit cette preuve l�gale, le b�n�fice de la tontine �tait, pour lui, irr�m�diablement perdu! Mais bah! Maurice n'avait pas le droit d'h�siter! Il devait laisser tomber la tontine comme un marron trop chaud, et concentrer toutes ses forces sur la maison de cuirs, ainsi que sur le reste de son petit, mais l�gitime, h�ritage! Sa r�solution fut prise en un instant. Mais, d�s l'instant suivant, soudain, se d�couvrit � lui l'�tendue tout enti�re de sa calamit�. D�clarer la mort de son oncle, il ne le pouvait pas! Depuis que le cadavre s'�tait perdu, l'oncle Joseph �tait (au point de vue de la loi) devenu immortel. Il n'y avait pas au monde une voiture assez grande pour contenir Maurice avec son d�sespoir. Le pauvre gar�on fit arr�ter le fiacre, descendit, paya, et se mit � marcher il ne savait o�. --Je commence � croire que je me suis embarqu� dans cette affaire avec trop de pr�cipitation! se dit-il, avec un soupir fun�bre. Je crains que l'affaire ne soit trop compliqu�e pour un homme de mes capacit�s intellectuelles! Tout � coup, un des aphorismes de son oncle Joseph lui revint � l'esprit: �Si vous voulez penser clairement, couchez vos arguments par �crit!� r�p�tait volontiers le vieillard. �H�! cette vieille b�te avait tout de m�me quelques bonnes id�es! songea Maurice. Je vais employer son syst�me, pour voir!� Il entra dans une taverne, commanda du fromage, du pain, de quoi �crire, et s'installa solennellement devant une feuille de papier blanc. Il essaya la plume; chose � peine croyable, elle allait parfaitement. Mais qu'allait-il �crire? --J'y suis! s'�cria enfin Maurice. Je vais faire comme Robinson Cruso�, avec ses deux colonnes! Aussit�t il plia son papier, conform�ment � ce mod�le classique, et commen�a ainsi: MAUVAIS BON 1. J'ai perdu le corps de mon 1. Mais Pitman l'a trouv�. oncle. --Halte-l�! se dit Maurice. Je me laisse entra�ner trop loin par le g�nie de l'antith�se. Recommen�ons: MAUVAIS BON 1. J'ai perdu le corps de mon 1. Mais, de cette fa�on, je oncle. n'ai plus � m'inqui�ter de l'enterrer. 2. J'ai perdu la tontine. 2. Mais je puis encore la sauver si Pitman fait dispara�tre le corps, et que je trouve un m�decin tout � fait sans scrupules. 3. J'ai perdu le commerce de 3. Mais je ne les ai point perdus cuirs, et tout le reste de la si Pitman livre le corps � la succession de mon oncle. police. �Oui, mais, en ce cas, je vais en prison! J'oubliais cela! songea Maurice. Au fait, je crois que je ferai mieux de ne pas m'arr�ter � cette hypoth�se. Les gens qui n'ont rien � craindre pour eux-m�mes sont � l'aise pour recommander aux autres d'envisager toutes les pires extr�mit�s: mais j'estime que, dans un cas comme celui-ci, mon premier devoir est d'�viter toute occasion de me d�courager. Non, il doit y avoir une autre r�ponse au num�ro 3 de droite! Il doit y avoir un _bon_ faisant contrepoids � ce _mauvais_! Ou bien, sans cela, � quoi servirait l'invention de cette double colonne? Eh! par saint Georges, j'y suis! La r�ponse au num�ro 3 est exactement la m�me qu'au num�ro 2!� Et il se h�ta de r�crire le passage: MAUVAIS BON 3. J'ai perdu le commerce de 3. Mais je ne les ai point perdus cuirs, et tout le reste de la si je parviens � d�couvrir un succession de mon oncle. m�decin qui soit tout � fait sans scrupules. �Ce m�decin v�nal est d�cid�ment bien � d�sirer pour moi! se dit-il. J'ai besoin de lui, d'abord, pour me donner un certificat attestant que mon oncle est mort, afin que je puisse reprendre l'affaire des cuirs; et puis j'ai besoin de lui pour me donner un certificat attestant que mon oncle est vivant... Mais voil� de nouveau que je tombe dans une antinomie!� Et il revint � ses confrontations: MAUVAIS BON 4. Je n'ai presque plus 4. Mais il y en a beaucoup, � la d'argent. Banque. 5. Oui, mais je ne peux pas 5. Mais... Au fait, cela para�t toucher l'argent qui est � malheureusement incontestable. la Banque. 6. J'ai laiss� dans la poche 6. Mais, pour peu que Pitman soit de l'oncle Joseph le ch�que un malhonn�te homme, la d�couverte de huit cent livres. de ce ch�que le d�cidera � garder la chose secr�te et � jeter le corps � l'�gout. 7. Oui, mais si Pitman est 7. Oui, mais si je ne me trompe pas un malhonn�te homme et qu'il dans ma conjecture au sujet de d�couvre le ch�que, il saura l'oncle Masterman, je pourrai, � mon qui est l'oncle Joseph, et tour, faire chanter mon cousin pourra me faire chanter. Michel. 8. Mais je ne puis pas faire 8. Tant pis! chanter Michel avant d'avoir des preuves de la mort de son p�re. (Et puis, faire chanter Michel ne laisse pas d'�tre une entreprise assez dangereuse.) 9. La maison de cuirs aura 9. Mais la maison de cuirs est un bient�t besoin d'argent pour bateau qui se noie. les d�penses courantes, et je n'en ai pas � donner. 10. Oui, mais ce n'en est pas 10. Exact. moins le seul bateau qui me reste. 11. Jean aura bient�t besoin 11. d'argent, et je n'en ai pas � lui donner. 12. Et le m�decin v�nal voudra 12. se faire payer d'avance. 13. Et si Pitman est malhonn�te 13. et ne m'envoie pas en prison, il exigera de moi des sommes �normes. --Oh! mais je vois que l'affaire est bien unilat�rale! s'�cria Maurice. D�cid�ment, cette m�thode n'a pas autant de valeur que j'avais suppos�! Il chiffonna la feuille de papier et la mit dans sa poche: puis, aussit�t, il la retira de sa poche, la d�plia, et la relut d'un bout � l'autre. --D'apr�s ce r�sum� des faits, se dit-il, je vois que c'est au point de vue financier que ma position est le plus faible. N'y aurait-il donc vraiment aucun moyen de trouver des fonds? Dans une grande ville comme Londres, et entour� de toutes les ressources de la civilisation, on ne me fera pas croire qu'une chose aussi simple me soit impossible. Allons! allons! pas tant de pr�cipitation! D'abord, n'y a-t-il rien que je puisse vendre? Ma collection de bagues � cachets? Mais � la pens�e de se s�parer de ces chers tr�sors, Maurice sentit que le sang lui affluait aux joues. --Non! j'aimerais mieux mourir! se dit-il. Et, jetant sur la table une pi�ce d'un shilling, il s'enfuit dans la rue. --Il faut absolument que je trouve des fonds! reprit-il. Mon oncle �tant mort, l'argent d�pos� � la banque est � moi: je veux dire qu'il devrait �tre � moi, sans cette maudite fatalit� qui me poursuit depuis que j'�tais un orphelin en tutelle! Je sais bien ce que ferait, � ma place, tout autre homme dans la chr�tient�! Tout autre homme, � ma place, ferait des faux: except� que, dans mon cas, cela ne pourrait pas s'appeler des faux, puisque l'oncle Joseph est mort, et que l'argent m'appartient. Quand je pense � cela, quand je pense que mon oncle est mort sous mes yeux, et que je ne peux pas prouver qu'il est mort, ma gorge se serre en pr�sence d'une telle injustice! Autrefois, je me sentais rempli d'amertume au souvenir de mes 7.800 livres: qu'�tait-ce que cette mis�rable somme, en comparaison de ce que je perds � pr�sent? C'est-�-dire que, jusqu'au jour d'avant-hier, j'�tais parfaitement heureux!� Et Maurice arpentait les trottoirs, avec de profonds soupirs. �Et puis ce n'est pas tout! songeait-il. Mais pourrai-je faire ces faux? Arriverai-je � contrefaire l'�criture de mon oncle? En serai-je capable? Pourquoi n'ai-je pas pris plus de le�ons d'�criture, quand j'�tais enfant? Ah! comme je comprends maintenant les admonitions de mes professeurs, nous pr�disant que nous regretterions plus tard de n'avoir pas mieux profit� de leurs enseignements! Ma seule consolation est que, m�me si j'�choue, je n'aurai rien � craindre,--de la part de ma conscience, du moins. Et si je r�ussis, et que Pitman soit le noir coquin que je suppose, eh bien! je n'aurais plus qu'� essayer de d�couvrir un m�decin v�nal, chose qui ne doit pas �tre difficile � d�couvrir dans une ville comme Londres. La ville doit en �tre remplie, c'est bien certain! Je ne vais pas, bien s�r! mettre une annonce dans les journaux pour demander un m�decin � corrompre: non, je n'aurai qu'� entrer tour � tour chez diff�rents m�decins, � les juger d'apr�s leur accueil, et puis, quand j'en aurai trouv� un qui me para�tra pouvoir me convenir, � lui exposer simplement mon affaire... Encore que, m�me cela, au fond, ce soit une d�marche assez d�licate!� Apr�s de longs d�tours, il se trouvait aux environs de John Street; il s'en aper�ut tout � coup et r�solut de rentrer chez lui. Mais, pendant qu'il faisait tourner la clef dans la serrure, une nouvelle r�flexion mortifiante lui vint � l'esprit: �Cette maison m�me n'est pas � moi, tant que je ne pourrai pas prouver la mort de mon oncle!� se dit-il. Et il referma si violemment la porte, derri�re lui, que tous les contrevents des fen�tres claqu�rent. Dans les t�n�bres du vestibule, par un comble de malchance, Maurice fit un faux pas, et tomba lourdement sur le socle de l'_Hercule_. La vive douleur qu'il ressentit acheva de l'exasp�rer. Dans un acc�s soudain de fureur impulsive, il saisit le marteau que G�d�on Forsyth avait laiss� � terre, et, sans voir ce qu'il faisait, ass�na un coup dans la direction de la statue. Il entendit un craquement sec. �Mon Dieu! qu'est-ce que j'ai encore fait?� g�mit Maurice. Il alluma une allumette et courut chercher un bougeoir, dans la cuisine. �Oui, se dit-il en consid�rant, � la lueur de sa bougie, le pied de l'_Hercule_, qu'il venait de briser, oui, je viens de mutiler un chef-d'oeuvre antique. Je vais en avoir pour des milliers de livres!� Mais, tout � coup, un espoir sauvage l'illumina: �Voyons un peu! reprit-il. Je suis d�barrass� de Julia; je n'ai rien � d�m�ler avec cet idiot de Forsyth; les porteurs �taient ivres-morts; les deux camionneurs ont �t� cong�di�s; parfait! Je vais simplement tout nier! Ni vu, ni connu; je dirai que je ne sais rien!� D�s la minute suivante, il �tait debout, de nouveau, en face de l'_Hercule_, les l�vres serr�es, brandissant dans sa main droite le marteau � casser le charbon, et, dans l'autre main, un massif hache-viande. Une minute encore, et il s'attaqua r�solument � la caisse d'emballage. Deux ou trois coups bien appliqu�s lui suffirent pour achever le travail de G�d�on: la caisse se brisa, se r�pandit sur Maurice en une averse de planches suivie d'une avalanche de paille. Et alors le marchand de cuirs put appr�cier pleinement la difficult� de la t�che qu'il avait entreprise; peu s'en fallut qu'il ne perd�t courage. Il �tait seul; il ne disposait que d'armes insignifiantes; il n'avait aucune exp�rience de l'art du mineur ni de celui du casseur de pierres; comment parviendrait-il � avoir raison d'un monstre colossal, tout en marbre, et assez solide pour s'�tre conserv� intact depuis (peut-�tre) Phidias? Mais la lutte �tait moins in�gale qu'il ne l'imaginait dans sa modestie; d'un c�t�, la force mat�rielle, oui, mais, de l'autre c�t�, la force morale, cette flamme h�ro�que qui assure la victoire. --Je finirai bien par t'abattre tout de m�me, sale grosse b�te! cria Maurice, avec une passion pareille � celle qui devait animer jadis les vainqueurs de la Bastille. Je finirai par t'abattre, entends-tu, et pas plus tard que cette nuit! Je ne veux pas de toi dans mon antichambre! Le visage de l'_Hercule_, avec son ind�cente expression de jovialit�, excitait tout particuli�rement la rage de Maurice: et ce fut par l'attaque du visage qu'il ouvrit ses op�rations. La hauteur du demi-dieu (car le socle lui-m�me �tait fort �lev�) risquait de constituer, pour l'assaillant, un obstacle s�rieux. Mais, d�s cette premi�re escarmouche, l'intelligence affirma son triomphe sur la mati�re. Maurice se rappela que son oncle d�funt avait, dans sa biblioth�que, un petit escalier mobile, sur lequel il faisait monter Julia pour prendre des livres aux rayons sup�rieurs. Il courut chercher ce pr�cieux instrument de guerre, et bient�t, avec le hache-viande, il eut la joie de d�capiter son stupide ennemi. Deux heures plus tard, ce qui avait �t� l'image d'un immense portefaix n'�tait plus qu'un informe amas de membres bris�s. Le torse s'appuyait contre le pi�destal, le visage tournait son ricanement vers l'escalier du sous-sol; les jambes, les bras, les mains, gisaient p�le-m�le dans la paille, encombrant le vestibule. Une demi-heure plus tard encore, tous les d�bris se trouvaient d�pos�s dans un coin de la cave; et Maurice, avec un d�licieux sentiment de triomphe, consid�rait la sc�ne o� avaient eu lieu ses exploits. Oui, d�sormais, il allait pouvoir nier en toute s�curit�: rien dans le vestibule, � cela pr�s qu'il �tait dans un �tat de d�labrement extraordinaire, ne trahissait plus le passage d'un des plus gigantesques produits de la sculpture antique. Mais ce fut un Maurice bien fatigu� qui, vers une heure du matin, se laissa tomber sur son lit, sans avoir m�me la force de se d�v�tir. Ses bras et ses �paules lui faisaient affreusement mal; les paumes de ses mains br�laient; ses jambes refusaient de se plier. Et longtemps Morph�e tarda � venir visiter le jeune h�ros; et, au premier rayon de l'aube, d�j� Morph�e de nouveau l'avait fui. La matin�e s'annon�ait lamentablement. Un vilain vent d'est hurlait dans la rue; � tout moment les fen�tres vibraient sous des douches de pluie, et Maurice, en s'habillant, sentait des courants d'air glac� lui fr�ler les jambes. �Tout de m�me, se dit-il avec une am�re tristesse, tout de m�me, �tant donn� ce que j'ai d�j� � supporter, j'aurais au moins le droit d'avoir du beau temps!� Il n'y avait pas de pain dans la maison; car miss Hazeltine (comme toutes les femmes, quand elles vivent seules) ne s'�tait nourrie que de g�teaux. Mais Maurice finit par d�couvrir une tranche de biscuit qui, assaisonn�e d'un grand verre d'eau, lui constitua un semblant de d�jeuner; apr�s quoi, il se mit r�solument � l'ouvrage. Rien n'est plus curieux que le myst�re des signatures humaines. Que vous signiez votre nom avant ou apr�s vos repas, pendant une indigestion ou en �tat de faim, pendant que vous tremblez pour la vie d'un enfant ou lorsque vous venez de gagner aux courses, dans le cabinet d'un juge d'instruction ou sous les yeux de votre bien-aim�e; pour le vulgaire, vos signatures diff�reront l'une de l'autre; mais pour l'expert, pour le graphologue, pour le caissier de banque, elles resteront toujours un seul et m�me ph�nom�ne, comme l'�toile du Nord pour les astronomes. Et Maurice savait cela. Les entretiens de son oncle Joseph lui avaient fait entrer (de force) dans la t�te la th�orie de l'�criture, comme aussi la th�orie de cet art ing�nieux du faux en �critures, o� il s'occupait maintenant � pr�parer ses d�buts. Mais,--heureusement pour le bon ordre des transactions commerciales,--le faux en �critures est surtout affaire de pratique. Et pendant que Maurice �tait assis � sa table, ce jour-l�, entour� de signatures authentiques de son oncle et d'essais d'imitation, h�las! pitoyables, plus d'une fois il fut sur le point de d�sesp�rer; de temps en temps, le vent lui envoyait un mugissement lugubre, par la chemin�e; de temps en temps, se r�pandait sur Bloomsbury une brume si �paisse qu'il avait � se lever de son fauteuil pour rallumer le gaz; autour de lui r�gnaient la froideur et le d�sordre d'une maison longtemps inhabit�e,--le plancher sans tapis, le sofa encombr� de livres et de linge, les plumes rouill�es, le papier glac� d'une �paisse couche de poussi�re; mais tout cela n'�tait que de petites mis�res _� c�t�_, et la vraie source de la d�pression de Maurice consistait dans ces faux avort�s qui, peu � peu, commen�aient � �puiser toute la provision du papier � lettres. �C'est la chose la plus extraordinaire du monde!� g�missait-il. �Tous les �l�ments de la signature y sont, les jambages, les liaisons; et l'ensemble s'obstine � ne pas marcher! Le premier commis de banque venu flairera le faux! Allons, je vois que je vais avoir � calquer!� Il attendit la fin d'une averse, s'appuya contre la fen�tre, et, � la vue de tout John Street, calqua la signature de son oncle. Encore n'en produisit-il qu'un bien pauvre d�calque, timide, maladroit, avec toute sorte d'h�sitations et de reprises d�nonciatrices. �N'importe! Il faudra que cela passe! se dit-il en consid�rant tristement son oeuvre. De toute fa�on, l'oncle Joseph est mort!� Apr�s quoi il remplit le ch�que, ainsi orn� d'une fausse signature: _deux cents livres sterling_, y inscrivit-il; et il courut � la banque Anglo-Patagonienne, o� �taient d�pos�s les fonds de la maison de cuirs. L�, de l'air le plus indiff�rent qu'il put se donner, il pr�senta son faux au gros Ecossais roux � qui il avait affaire, d'habitude, lorsqu'il venait toucher ou d�poser des fonds. L'Ecossais parut surpris � la vue du ch�que; puis il le retourna dans un sens et dans l'autre, examina m�me la signature � travers une loupe; et sa surprise sembla se changer en un sentiment plus d�favorable encore. �Voudriez-vous m'excuser un moment?� dit-il enfin au malheureux Maurice, en s'enfon�ant dans les plus lointaines profondeurs de la maison de banque. Et, lorsqu'il revint, apr�s un intervalle assez long, il �tait accompagn� d'un de ses chefs, un petit monsieur vieillot et grassouillet, mais, cependant, de ceux dont on dit qu'ils sont �hommes du monde jusqu'au bout des doigts�. --M. Maurice Finsbury, je crois? demanda le petit homme du monde en mettant son lorgnon sur son nez pour mieux voir Maurice. --Oui, monsieur! r�pondit Maurice en tremblant. Y a-t-il... est-ce qu'il y a quelque chose qui ne va pas? --C'est que... voil� ce que c'est, monsieur Finsbury: nous sommes un peu �tonn�s de recevoir ceci! expliqua le banquier, en d�signant le ch�que. Pas plus tard qu'hier, nous avons �t� pr�venus de n'avoir plus � vous d�livrer d'argent! --Pr�venus! s'�cria Maurice. --Par votre oncle lui-m�me! poursuivit le banquier. Et nous avons �galement escompt� � monsieur votre oncle un ch�que de... voyons! de combien �tait le ch�que, monsieur Bell? --De huit cents livres, monsieur Judkin! r�pondit l'employ�. --Bent Pitman! murmura Maurice, dont les jambes chancelaient. --Comment, monsieur? Je n'ai pas entendu! dit M. Judkin. --Oh! ce n'est rien... une simple fa�on de parler! --J'esp�re qu'il ne vous arrive rien de f�cheux, monsieur Finsbury? dit aimablement M. Bell. --Tout ce que je puis vous dire--prof�ra Maurice avec un ricanement sinistre,--c'est que la chose est absolument impossible! Mon oncle est � Bournemouth, malade, incapable de remuer! --Vraiment! fit M. Bell, en reprenant le ch�que des mains de son chef. Mais ce ch�que est dat� d'aujourd'hui, et de Londres! Comment expliquez-vous cela, monsieur? --Oh! c'est une erreur de date! bredouilla Maurice, pendant qu'un vif afflux de sang lui colorait le visage. --Sans doute! sans doute! lui dit M. Judkin, en fixant de nouveau sur lui son terrible regard. --Et puis, risqua Maurice, si m�me vous ne pouvez pas me remettre de grosses sommes, ceci n'est qu'une bagatelle... ces deux cents livres! --Sans doute, monsieur Finsbury! r�pondit M. Judkin. Ce que vous dites est vrai; et, si vous insistez, je ne manquerai pas de soumettre votre demande � notre conseil d'administration. Mais je crains bien... en un mot, monsieur Finsbury, je crains que cette signature ne soit pas aussi correcte que nous sommes en droit de la d�sirer... --Oh! cela n'a aucune importance! murmura pr�cipitamment Maurice. Je vais demander � mon oncle de la recommencer. Voyez-vous, poursuivit-il en reprenant un peu d'assurance,--voyez-vous, monsieur, mon oncle est si souffrant qu'il n'a pas eu la force de signer ce ch�que sans recourir � mon assistance; et j'imagine que les diff�rences dans la signature viennent de ce que j'ai d� lui tenir la main. M. Judkin lan�a un regard aigu, droit dans les yeux de Maurice. Puis il se retourna vers M. Bell. --Eh bien! dit-il, je commence � croire que nous avons �t� dup�s, hier, par un escroc qui a r�ussi � se faire passer pour M. Joseph! Dites � Monsieur votre oncle que nous allons tout de suite avertir la police! Quant � ce ch�que, je suis d�sol� d'avoir � vous r�p�ter que, en raison de la mani�re dont il a �t� sign�, la banque ne peut pas prendre sur elle... notre responsabilit�... vous nous excuserez! Et il tendit le ch�que � Maurice, � travers le comptoir. Maurice le saisit machinalement: sa pens�e �tait tout enti�re � un autre sujet. --Dans un cas comme celui-l�, dit-il, la perte incombe uniquement � nous, c'est-�-dire � mon oncle et � moi! --Pas du tout, monsieur, pas du tout! C'est la banque qui est responsable. Ou bien nous recouvrerons ces huit cents livres, ou bien nous vous les rembourserons sur nos profits et pertes: vous pouvez y compter! Le nez de Maurice s'allongea encore; puis un nouveau rayon d'espoir s'offrit � lui. --Ecoutez! dit-il. Laissez-moi le soin de r�gler cette affaire! Je m'en charge. J'ai une piste! Et puis, les d�tectives, �a co�te si cher! --La banque ne l'entend pas ainsi, monsieur! r�pliqua M. Judkin. La banque supportera tous les frais de l'enqu�te; nous d�penserons tout l'argent qu'il faudra. Un escroc non d�couvert constitue un danger permanent. Nous �claircirons cette affaire � fond, monsieur Finsbury; vous pouvez compter sur nous, et vous mettre l'esprit en repos l�-dessus! --Eh bien! je prends sur moi toute la perte! d�clara hardiment Maurice. Je vous demande d'abandonner l'affaire! A tout prix, il �tait r�solu � emp�cher l'enqu�te. --Je vous demande pardon, reprit l'impitoyable M. Judkin; mais vous n'avez rien � voir dans cette affaire, qui est toute entre nous et monsieur votre oncle. Si celui-ci partage votre avis, et qu'il vienne nous le dire, ou qu'il consente � me recevoir aupr�s de lui... --Tout � fait impossible! s'�cria Maurice. --Eh bien! vous voyez que nous avons les mains li�es! Il faut que nous mettions aussit�t la police en mouvement! Maurice, machinalement, replia le ch�que et le serra dans son portefeuille. --Bonjour! dit-il. Et il sortit, il s'enfuit de la banque. �Je me demande ce qu'ils soup�onnent! songea-t-il. Je n'y comprends rien! Leur conduite a quelque chose d'inexplicable. Mais, d'ailleurs, peu importe. Tout est perdu! Le ch�que a �t� touch�. La police va �tre sur pied. Dans deux heures, cet idiot de Pitman sera en prison, et toute l'histoire du cadavre figurera dans les journaux du soir!� Si, cependant, le pauvre gar�on avait pu entendre le dialogue qui avait eu lieu � la banque, apr�s son d�part, il aurait �t� sans doute moins effray�; mais peut-�tre, en �change, se serait-il senti encore plus mortifi�. --Voil� une affaire bien curieuse, monsieur Bell! avait dit M. Judkin. --Oui, monsieur, avait r�pondu M. Bell; mais je crois que nous lui avons donn� une bonne alarme! --Oh! nous n'entendrons plus parler de M. Maurice Finsbury! avait repris M. Judkin. Ce n'�tait qu'une premi�re tentative de sa part, et nous avons eu tant de bons rapports avec la maison Finsbury que j'ai cru plus charitable d'agir doucement. Mais vous pensez bien comme moi, monsieur Bell, qu'il n'y a pas d'erreur possible sur la visite d'hier? C'est bien le vieux M. Finsbury lui-m�me qui est venu toucher ses huit cents livres, n'est-ce pas? --Aucune erreur possible, monsieur! fit M. Bell avec un sourire. C'�tait bien M. Finsbury! Il m'a expliqu� tout au long les principes de l'escompte! --Fort bien! fort bien! conclut M. Judkin. La prochaine fois que M. Joseph Finsbury viendra, priez-le de passer dans mon cabinet! Je redoute un peu sa conversation; mais j'estime, dans le cas pr�sent, que nous avons absolument le devoir de le mettre en garde! VII O� PITMAN PREND CONSEIL D'UN HOMME DE LOI Norfolk-Street n'est pas une grande rue; et ce n'est pas non plus une belle rue. On en voit sortir surtout des bonnes � tout faire, sales, d�peign�es, �videmment engag�es au rabais: on les voit, le matin, aller chercher des provisions dans la rue voisine, ou, le soir, se promener de long en large, �coutant la voix de l'amour. Deux fois par jour, on voit passer le marchand de _mou_ pour les chats. Parfois un novice joueur d'orgue de Barbarie se risque dans la rue, et aussit�t se remet en route, d�go�t�. Les jours de f�te, Norfolk-Street sert d'ar�ne aux jeunes _sportsmen_ du voisinage, et les locataires ont l'occasion d'�tudier les diverses m�thodes possibles de l'attaque et de la d�fense individuelles. Et tout cela, d'ailleurs, n'emp�che pas cette rue d'avoir le droit de passer pour �respectable�; car, �tant tr�s courte et tr�s peu passag�re, elle ne contient pas une seule boutique. Au temps o� se passe l'action de notre r�cit, le num�ro 7 de Norfolk-Street avait � sa porte une plaque de cuivre avec ces mots: _W.-D. Pitman, artiste._ Cette plaque ne se faisait pas remarquer par sa propret�; et de la maison, dans son ensemble, je ne puis pas dire qu'elle e�t rien de particuli�rement engageant. Et cependant, cette maison, � un certain point de vue, �tait une des curiosit�s de notre capitale; car elle avait pour locataire un artiste,--et m�me un artiste distingu�, n'e�t-il, pour le distinguer, que son insucc�s,--_� qui jamais aucune revue illustr�e n'avait consacr� un article!_ Jamais aucun graveur sur bois n'avait reproduit �un coin du petit salon� de cette maison, ni �la chemin�e monumentale du grand salon�; aucune jeune dame, d�butant dans les lettres, n'avait c�l�br� �la simplicit� pleine de naturel� avec laquelle le ma�tre W. D. Pitman l'avait re�ue, �au milieu de ses tr�sors�. Mais, d'ailleurs, moi-m�me, � mon vif regret, je ne vais pas avoir le loisir de combler cette lacune; car je n'ai affaire que dans l'antichambre, l'atelier, et le pitoyable �jardin� de l'esth�tique demeure du _ma�tre_ Pitman. Le jardin en question poss�dait une fontaine en pl�tre (sans eau, du reste), quelques fleurs incolores dans des pots, et deux ou trois statues d'apr�s l'antique, repr�sentant des satyres et des nymphes d'une ex�cution plus m�diocre que tout ce que mon lecteur pourra imaginer. D'un c�t�, ce jardin �tait ombrag� par deux petits ateliers, sous-lou�s par Pitman aux plus obscurs et maladroits repr�sentants de notre art national. De l'autre c�t� s'�levait un b�timent un peu moins lugubre, avec une porte de derri�re donnant sur une ruelle; c'�tait l� que M. Pitman se livrait, chaque soir, aux joies de la cr�ation artistique. Toute la journ�e, il enseignait l'art � des jeunes filles, dans un pensionnat de Kensington; mais ses soir�es du moins lui appartenaient, et il les prolongeait fort avant dans la nuit. Tant�t il peignait un _Paysage avec cascade_, � l'huile; tant�t il sculptait, gratuitement et de son plein gr� (mais �en marbre�, comme il aimait � le faire remarquer), le buste de quelque personnage public; tant�t encore il modelait en pl�tre une nymphe (�pouvant servir de lampadaire pour le gaz dans un escalier, monsieur!�) ou bien un _Samuel enfant_, grandeur trois quarts de nature, qu'on aurait pu lui acheter pour le salon d'un bureau de nourrices. M. Pitman avait �tudi� autrefois � Paris, et m�me � Rome, aux frais d'un marchand de corsets, son cousin, qui malheureusement n'avait pas tard� � faire faillite; et bien que personne jamais n'e�t pouss� l'incomp�tence artistique jusqu'� lui soup�onner le moindre talent, on avait pu supposer qu'il avait un peu appris son m�tier. Mais dix-huit ans d'enseignement l'avaient d�pouill� du maigre bagage de ses connaissances. Parfois les artistes � qui il sous-louait des ateliers ne pouvaient s'emp�cher de le raisonner; ils lui remontraient, par exemple, combien c'�tait chose impossible de peindre de bons tableaux � la lumi�re du gaz, ou des nymphes grandeur nature sans le secours d'un mod�le. �Oui, je sais cela! r�pondait-il. Personne ne le sait mieux que moi dans tout Norfolk-Street. Et je vous assure que, si j'�tais riche, je n'h�siterais pas � employer les meilleurs mod�les de Londres. Mais, �tant pauvre, j'ai d� apprendre � me passer d'eux! Un mod�le qui viendrait de temps � autre, voyez-vous? ne servirait qu'� troubler ma conception id�ale de la figure humaine; loin d'�tre un avantage, ce serait un r�el danger pour ma carri�re d'artiste. Et quant � mon habitude de peindre � la lumi�re artificielle du gaz, je reconnais qu'elle n'est pas sans inconv�nients; mais j'ai bien �t� forc� de l'adopter, puisque toutes mes journ�es se trouvent consacr�es � des travaux d'enseignement!� Dans l'instant pr�cis o� je dois le pr�senter � mes lecteurs, Pitman se trouvait seul dans son atelier, sous la lueur mourante d'un morne jour d'octobre. Il �tait assis dans un fauteuil Windsor (avec une �simplicit� pleine de naturel�, certes), la t�te coiff�e de son chapeau de feutre noir. C'�tait un pauvre petit homme brun, maigre, inoffensif, touchant, avec ses habits de deuil, avec sa redingote trop longue, son faux-col droit et bas, avec son aspect vaguement eccl�siastique,--qui l'aurait �t� plus nettement encore sans une longue barbe se terminant en pointe. Et il y avait bien des fils d'argent dans ses cheveux et sa barbe. Il n'�tait plus tout jeune, le pauvre homme: et le veuvage, et la pauvret�, et une humble ambition toujours contrari�e, tout cela n'�tait point fait pour le rajeunir! En face de lui, dans un coin pr�s de la porte, se dressait un solide baril. Et Pitman avait beau se retourner dans son fauteuil: c'�tait toujours ce baril qui s'offrait � ses yeux comme � ses pens�es. �Dois-je l'ouvrir? Dois-je le renvoyer? Dois-je pr�venir de suite M. Semitopolis!� se demandait-il. �Non! d�cida-t-il enfin. Ne faisons rien sans avoir l'avis de M. Finsbury!� Apr�s quoi il se leva et alla prendre, dans un tiroir, un buvard de cuir, tout us�. Il le posa sur la table, devant la fen�tre, en tira une feuille de ce papier � lettres couleur caf� au lait qui lui servait pour ses relations �crites avec la directrice du pensionnat o� il donnait des le�ons, et, laborieusement, il parvint � r�diger la lettre suivante: �Cher monsieur Finsbury, serait-ce trop pr�sumer de votre obligeance que de vous prier de venir me voir un moment, ce soir m�me? Le sujet qui me pr�occupe, et sur lequel j'ai � vous demander conseil, est des plus importants: car il s'agit de la statue d'_Hercule_, appartenant � M. Semitopolis, dont j'ai d�j� eu l'occasion de vous parler. Je vous �cris dans un grand �tat d'agitation et d'inqui�tude: je crains, en v�rit�, que ce chef-d'oeuvre de l'art antique ne se soit �gar�. Et j'ai en outre pour m'affoler une autre perplexit� qui, d'ailleurs, se rattache � celle-l�. Veuillez, je vous en prie, excuser l'in�l�gance de ce griffonnage, et croyez-moi votre tout d�vou� �WILLIAM D. PITMAN.� Muni de cette lettre, il se mit en route, et alla sonner � la porte du num�ro 233, dans King's Road, la rue voisine: c'est � cette adresse que l'avou� Michel Finsbury avait son domicile particulier. Pitman avait rencontr� l'avou�, quatre ans auparavant, � Chelsea, dans une r�union d'artistes; ils �taient revenus ensemble, �tant voisins; et Michel, qui �tait, au fond, un excellent gar�on, n'avait point cess�, depuis lors, d'accorder � son petit voisin une amiti� un peu d�daigneuse, mais secourable et s�re. --Non! dit la vieille femme de m�nage des Finsbury, qui �tait venue ouvrir la porte, M. Michel n'est pas encore rentr�! Mais vous paraissez tout mal � l'aise, monsieur Pitman! Venez prendre un verre de sherry, monsieur, pour vous remonter! --Merci, madame! pas aujourd'hui! r�pondit l'artiste. Vous �tes bien bonne, mais je me sens trop d�prim� pour boire du sherry. Veuillez seulement, sans faute, remettre ce billet � M. Michel, et priez-le de passer un instant chez moi! Qu'il vienne par la porte de derri�re, donnant sur la ruelle: je resterai toute la soir�e dans mon atelier! Et il s'en retourna dans sa rue, et, lentement, rentra chez lui. Au coin de King's Road, la vitrine d'un coiffeur attira son attention. Longtemps il consid�ra la fi�re, noble, superbe dame en cire qui �voluait au centre de cette vitrine. Et, � ce spectacle, l'artiste se r�veilla en Pitman, malgr� les angoisses de l'homme priv�. �On a beau jeu � se moquer de ceux qui font ces choses-l�! se dit-il; mais il y a tout de m�me quelque chose, l�-dedans! Il y a, dans cette figure, un je ne sais quoi d'altier, de grand, de vraiment distingu�! C'est pr�cis�ment le m�me je ne sais quoi que j'ai essay� d'exprimer dans mon _Imp�ratrice Eug�nie_!� soupira-t-il. Et, tout le long de son chemin, jusqu'� son atelier, il songea � ce �je ne sais quoi�. �Ce contact imm�diat de la r�alit�, se dit-il, voil� ce qu'on ne vous apprend pas � Paris! C'est un art anglais, purement anglais! Allons mon pauvre vieux, tu t'es laiss� encro�ter! secoue-toi! Vise plus haut, Pitman, vise plus haut!� Tout le temps de son th�, et, plus tard, pendant qu'il donnait � son fils sa le�on de violon, l'�me de Pitman oublia ses soucis pour s'envoler au pays de l'id�al. Et, d�s qu'il eut achev� la le�on, il courut s'enfermer dans son atelier. La vue m�me du baril ne parvint pas � abattre son �lan. Il se donna tout entier � son oeuvre--un buste de M. Gladstone, d'apr�s une photographie. Avec un succ�s extraordinaire, il vainquit la difficult� que lui offrait, en l'absence de tout document, le derri�re de la t�te de son illustre mod�le; et il allait attaquer les m�morables pointes du col de chemise, lorsque l'entr�e de Michel Finsbury vint brusquement le rappeler � la r�alit�. --Eh bien! qu'est-ce qu'il y a qui ne va pas? demanda Michel, en s'avan�ant vers la chemin�e, o� Pitman, � son intention, avait pr�par� un excellent feu. --Aucun mot ne suffirait � vous exprimer mon embarras! dit l'artiste. La statue de M. Semitopolis n'est pas arriv�e, et je crains qu'on ne me rende responsable de sa perte. Encore n'est-ce pas la question d'argent qui m'inqui�te! Ce qui m'inqui�te, monsieur Finsbury, c'est la perspective du scandale! Cet _Hercule_, comme vous savez, a quitt� l'Italie en contrebande. Les princes romains qui le poss�daient n'avaient pas le droit de s'en dessaisir, et c'est pour d�tourner les soup�ons que M. Semitopolis m'a demand�, moyennant une petite commission, de permettre que le colis me f�t adress�. Si la statue est rest�e en route, tout va se d�couvrir, et je vais �tre forc� d'avouer ma participation � cette ill�galit�! --Voil� qui me para�t une affaire des plus graves! d�clara l'avou�. Je pr�vois qu'elle va exiger beaucoup de boisson, Pitman! --J'ai pris la libert� de... de tout pr�parer pour vous � cette intention! r�pondit l'artiste, en d�signant, sur la table, une lampe � esprit de vin, une bouteille de _gin_, un citron, et des verres. Michel se confectionna un grog et offrit un cigare � son ami. --Non, merci! dit Pitman. J'avais la faiblesse d'aimer beaucoup le tabac, autrefois; mais, vous savez, l'odeur est si tenace, sur les habits! --Parfait! dit l'avou�. Maintenant, je suis en �tat de vous �couter. Allez-y de votre histoire! Et le pauvre Pitman, complaisamment, �tala ses angoisses. Il �tait all� tout � l'heure � la Gare de Waterloo, esp�rant y trouver son _Hercule_; et on lui avait donn�, au lieu du colosse attendu, un baril � peine assez grand pour contenir le _Discobole_. Pourtant, chose tout � fait extraordinaire, le baril lui �tait adress�, et venait de Marseille,--d'o� devait venir l'_Hercule_;--et l'adresse �tait bien de la main de son correspondant italien. Et puis, chose plus extraordinaire encore, il avait appris qu'une caisse d'emballage gigantesque �tait arriv�e par le m�me train, mais ayant une autre adresse, et une adresse d�sormais impossible � d�couvrir. �Le camionneur charg� de la porter s'est saoul�, et a r�pondu � mes questions en des termes que je rougirais de vous r�p�ter. Il a �t� aussit�t mis � pied par le chef de service, qui a, d'ailleurs, �t� tr�s aimable, et m'a promis de prendre des renseignements � Southampton. Mais, en attendant, que devais-je faire? J'ai laiss� mon adresse et ai ramen� le baril ici; apr�s quoi, me rappelant un vieil adage, j'ai d�cid� de ne l'ouvrir qu'en pr�sence de mon homme de loi. --Et c'est tout? fit Michel. Je ne vois pas, dans tout cela, le moindre sujet d'inqui�tude. L'_Hercule_ se sera attard� en route. Il vous arrivera demain, ou le jour d'apr�s. Et quant � ce baril,--croyez-moi!--c'est un souvenir d'une de vos jeunes �l�ves. Suivant toute probabilit�, il contient des hu�tres! --Oh! ne parlez pas si haut! s'�cria le petit artiste. Si l'on vous entendait vous moquer de ces demoiselles, je perdrais aussit�t ma place. Et puis, pourquoi m'enverrait-on des hu�tres, de Marseille? Et pourquoi me les aurait-on fait adresser de la main m�me de M. Ricardi, le partenaire de M. Semitopolis? --Voyons un peu l'objet en question! dit Michel. Roulez-le jusqu'ici, sous le bec de gaz! Les deux hommes roul�rent le baril � travers l'atelier. --Le fait est qu'il est bien lourd pour contenir des hu�tres! observa judicieusement Michel. --Si nous l'ouvrions, sans plus tarder? proposa Pitman, � qui l'influence combin�e de la conversation et du grog avait rendu toute sa bonne humeur. Apr�s quoi, sans attendre la r�ponse, il retroussa ses manches comme pour un concours de boxe, lan�a dans la corbeille � papier son faux-col de _clergyman_, et, tenant un ciseau d'une main et un marteau de l'autre, attaqua vigoureusement le baril myst�rieux. --Bravo! William Dent! voil� de bon ouvrage! criait Michel. Quel admirable b�cheron on pourrait faire de vous! Et savez-vous ce que je crois? Je crois que c'est une de vos jeunes �l�ves qui, pour parvenir jusqu'� vous, s'est enferm�e elle-m�me dans ce baril! Est-ce qu'il n'y a pas une aventure comme �a dans l'histoire de Cl�op�tre? Prenez bien garde � ne pas enfoncer votre ciseau dans la t�te de la belle! Mais le spectacle de l'activit� de Pitman �tait contagieux. Bient�t l'avou� ne put plus r�sister au d�sir de prendre sa part de la f�te. Jetant son cigare au feu, il arracha les outils des mains de son ami, et se mit � d�foncer le baril, � son tour. Et bient�t la sueur d�coula, en gros grains de chapelet, sur son large front; son pantalon, � la derni�re mode, se couvrit de taches de rouille; et tout l'atelier vibrait � chacun de ses coups. Un tonneau bard� de fer n'est point chose facile � ouvrir, m�me quand on s'y prend de la bonne fa�on, mais, quand on ne s'y prend pas de la bonne fa�on, il y a bien des chances que, au lieu de s'ouvrir, le tonneau finisse par se briser tout entier. C'est pr�cis�ment ce qui arriva au tonneau en question. Tout � coup, le dernier cercle de fer tomba; et ce qui avait �t� un solide baril, un sp�cimen magnifique de notre tonnellerie provinciale, ne fut plus qu'un tas confus de planches cass�es. Au milieu d'elles, un �trange paquet de couvertures resta debout, quelques secondes, et puis s'affaissa lourdement sur la dalle de marbre de la chemin�e. Et, en ce m�me instant, les couvertures s'�cart�rent, et un lorgnon d'�caille vint rouler aux pieds de Pitman effar�. --Silence! dit Michel. Il courut � la porte de l'atelier, qu'il ferma au verrou. Puis, tout p�le, il revint vers la chemin�e, acheva d'�carter les couvertures, et recula en frissonnant. Il y eut un long silence dans l'atelier. --Dites-moi la v�rit�! demanda enfin Michel, � voix basse. Est-ce vous qui avez fait ce coup-l�? Et, du doigt, il d�signait le cadavre. Le petit artiste ne parvint � �mettre que des sons inarticul�s. Michel versa du _gin_ dans un verre. �Tenez, dit-il, buvez �a! Et n'ayez pas peur de tout m'avouer! Vous savez que je resterai toujours votre ami! Mais Pitman reposa le verre sur la table sans avoir eu le courage d'y go�ter. --Je vous jure devant Dieu, dit-il, que ceci est pour moi un nouveau myst�re! Dans mes pires cauchemars, je n'ai jamais r�v� rien de pareil. Je vous jure que je ne serais pas homme � �craser une mouche! --�a va bien! r�pondit Michel avec un profond soupir de soulagement. Je vous crois, mon pauvre vieux!--Et il serra �nergiquement la main de son ami.--Excusez-moi, reprit-il un moment apr�s: mais l'id�e m'�tait venue que vous vous �tiez peut-�tre d�barrass� de M. Semitopolis! --Ma situation n'aurait pas �t� plus affreuse si m�me je l'avais fait! g�mit Pitman. Je suis un homme perdu! Tout est fini pour moi! --En premier lieu, dit Michel, �loignons ceci de notre vue: car je dois vous avouer, mon cher Pitman, que cette visite de votre ami ne me revient que m�diocrement. (Et il frissonnait de nouveau.) O� allons-nous pouvoir le fourrer? --Vous pourriez peut-�tre transporter la chose dans le cabinet qui est l�, si du moins vous avez le courage d'y toucher! murmura Pitman. --H�! mon pauvre Pitman, il faut bien que l'un de nous deux ait ce courage, et je crains que ce ne soit pas vous qui l'ayez jamais! Passez de l'autre c�t� de la table, tournez le dos, et pr�parez-moi un grog! C'est ce qu'on appelle la division du travail! Deux minutes apr�s, Pitman entendit refermer la porte du cabinet. --L�! d�clara Michel. Voil� qui a tout de suite un air plus intime! Vous pouvez vous retourner, intr�pide Pitman! Est-ce mon grog?--demanda-t-il en prenant un verre des mains de l'artiste. --Mais, que le ciel me pardonne, c'est une limonade! --Oh! Finsbury, par piti�, qu'allons-nous faire de cela? murmura Pitman en posant sa main sur l'�paule de son ami. --Ce que nous allons en faire? L'enterrer au milieu de votre jardin, et, par-dessus, �riger une de vos statues en mani�re de monument fun�bre! Mais, d'abord, mettez-moi un peu de _gin_ l�-dedans! --Monsieur Finsbury, par piti�, ne vous moquez pas de mon malheur! cria l'artiste. Vous voyez devant vous un homme qui a �t� toute sa vie--je n'h�site pas � le dire--�minemment respectable. A l'exception de la petite contrebande de l'_Hercule_ (et de cela m�me je me repens humblement!) jamais je n'ai rien fait qui ne p�t �tre �tal� au grand jour. Jamais je n'ai redout� la lumi�re! g�mit le petit homme. Et maintenant, maintenant... --Allons! un peu plus de nerf, mille diables! s'�cria Michel. Je vous assure que des histoires comme celle-l� arrivent tous les jours! C'est la chose la plus commune du monde et la plus insignifiante! Si seulement vous �tes tout � fait s�r de n'avoir pris aucune part �... --Quels mots trouverai-je pour vous l'affirmer? commen�a Pitman. --Je vous crois, je vous crois! reprit Michel. On voit bien que vous n'avez pas l'exp�rience que supposerait un acte comme celui-l�. Mais voici ce que je voulais dire: si--ou plut�t puisque--vous ne savez rien du crime, puisque le... l'objet qui se trouve dans votre cabinet n'est ni votre p�re, ni votre fr�re, ni votre cr�ancier, ni votre belle-m�re, ni ce qu'on appelle un �mari outrag�... --Oh! monsieur, interjeta Pitman, scandalis�. --Puisque, en un mot, poursuivit l'avou�, vous n'avez eu aucun int�r�t possible � ce crime, le champ, devant nous, est enti�rement libre. Je dirai m�me que le probl�me est des plus passionnants. Et j'entends vous aider � le r�soudre, Pitman, vous y aider jusqu'au bout! Voyons un peu! Il y a longtemps que je n'ai pas eu un jour de cong�; demain matin, je pr�viendrai � mon bureau qu'on ne m'attende pas de toute la journ�e. De cette fa�on tout mon temps vous appartiendra, et nous pourrons remettre l'affaire en d'autres mains! --Que voulez-vous dire? demanda Pitman. En quelles autres mains? Aux mains d'un inspecteur de police? --Au diable l'inspecteur de police! r�pliqua Michel. Si vous ne voulez pas employer le moyen le plus court, qui consisterait � enterrer l'objet, d�s ce soir, dans votre jardin, il faudra que nous trouvions quelqu'un qui consente � l'enterrer dans le sien. Bref, nous aurons � transmettre le d�p�t aux mains de quelqu'un qui poss�de plus de ressources avec moins de scrupules. --Un _d�tective_ priv�, peut-�tre? sugg�ra Pitman. --Ecoutez, mon cher, il y a des moments o� vous me remplissez de piti�! r�pondit l'avocat. Et, � propos, ajouta-t-il sur un autre ton, j'ai toujours regrett� que vous n'eussiez pas un piano, ici, dans votre caverne! Si vous ne savez pas en jouer vous-m�me, vos amis pourraient au moins se distraire en faisant de la musique, pendant que vous seriez occup� � tripoter de la boue! --Je puis me procurer un piano, si cela vous convient! dit nerveusement Pitman, d�sireux de plaire. Vous savez, du reste, que je joue un peu du violon... --Oui, je sais cela! dit Michel. Mais qu'est-ce qu'un violon, surtout �tant donn�e la mani�re dont vous en jouez? Non, ce qu'il faut, c'est un instrument polyphonique! Un bon contre-point, voil� le r�ve! Et, en cons�quence, je vais vous dire: puisqu'il est un peu trop tard, ce soir, pour que vous puissiez acheter un piano, je vais vous en donner un! --Je vous remercie beaucoup! r�pondit Pitman ahuri. Vous voulez me donner votre piano? Je vous en suis vraiment bien reconnaissant! --Mais oui, je vais vous donner un de mes deux pianos, poursuivit Michel, pour que, demain, l'inspecteur de police s'amuse � faire des arp�ges pendant que ses _d�tectives_ fouilleront dans votre cabinet! Pitman le consid�rait avec �bahissement. --Je plaisante! reprit Michel. Mais, aussi, vous ne comprenez rien sans qu'on soit forc� de vous mettre tous les points sur les _i_! Attention, Pitman, suivez bien mon argumentation! Je compte mettre � profit ce fait--tr�s avantageux, en v�rit�--que vous et moi nous sommes absolument innocents du meurtre. Rien ne nous rattache � cet accident que la pr�sence de... vous savez de quoi. Que nous parvenions � nous d�barrasser de... de cela, et nous n'aurons plus aucune crainte � avoir. Eh bien! je vais donc vous donner mon piano! Demain, nous arrachons toutes les cordes, nous d�posons... notre ami... � leur place, nous fermons l'instrument � clef, nous le mettons sur un chariot, et nous l'introduisons dans le salon d'un jeune monsieur que je connais de vue. --Que vous connaissez de vue?... r�p�ta Pitman. --Mais surtout, reprit Michel, dont je connais mieux l'appartement qu'il ne le conna�t lui-m�me. Cet appartement a eu autrefois pour locataire un de mes amis--je l'appelle �mon ami� pour abr�ger, il est pr�sentement au bagne. Je l'ai d�fendu, je lui ai sauv� la vie, et le pauvre diable, en r�compense, m'a laiss� tout ce qu'il avait, y compris les clefs de son appartement. C'est l� que je me propose de transporter votre... mettons: votre Cl�op�tre! Comprenez-vous? --Tout cela me semble bien �trange! murmura Pitman. Et qu'adviendra-t-il de ce pauvre monsieur que vous connaissez de vue? --Oh! je fais cela pour son bien! r�pondit gaiement Michel. Il a besoin d'une secousse pour lui donner de l'entrain! --Mais, mon cher ami, ne croyez-vous pas qu'il tombe sous le risque d'une accusation de... d'une accusation d'assassinat? balbutia Pitman. --H�! il en sera tout juste au point o� nous en sommes! r�pondit l'avou�. Il est aussi innocent que vous, je puis vous l'affirmer! Ce qui fait pendre les gens, mon cher Pitman, c'est moins l'accusation que cette malheureuse circonstance aggravante qu'on appelle la culpabilit�! --Mais, vraiment! vraiment! insista Pitman, tout votre plan me para�t si �trange! Ne vaudrait-il pas mieux, en fin de compte, pr�venir la police? --Et amener un scandale! riposta Michel. _Le myst�re de Norfolk-Street. Fortes pr�somptions d'innocence en faveur de Pitman._ Hein! quel effet cela ferait-il dans votre pensionnat? --Cela y aurait pour cons�quence mon expulsion imm�diate! admit l'artiste. Oui, sans aucun doute! --Et puis, d'ailleurs, dit Finsbury, vous supposez bien que je ne vais pas m'embarquer dans une affaire comme celle-l� sans m'offrir un peu d'amusement, en �change de mes peines! --Oh! mon cher monsieur Finsbury! est-ce l� une bonne disposition pour venir � bout d'une affaire aussi grave? s'�cria le malheureux Pitman. --Allons! allons! je n'ai dit cela que pour vous remonter! r�pondit Michel, imperturbable. Croyez-moi, Pitman, rien n'est tel dans la vie qu'une judicieuse l�g�ret�! Mais inutile de discuter davantage. Si vous consentez � suivre mon avis, sortons tout de suite et allons chercher le piano! Si vous n'y consentez pas, dites-le, et je vous laisserai terminer la chose � votre fantaisie! --Vous savez bien que je d�pends absolument de vous! r�pondit Pitman. Mais, oh! oh! quelle nuit je vais avoir � passer, avec cette... cette horreur dans mon atelier! Comment vais-je pouvoir penser � cela, sur mon oreiller? --En tout cas, mon piano sera dans votre atelier aussi! r�pondit Michel. Pensez � lui, �a fera contrepoids! Une heure apr�s, une charrette p�n�tra dans la ruelle; et le piano de Michel, un Erard � grande queue, d'ailleurs tr�s d�fra�chi, fut d�pos� par les deux amis dans l'atelier de Pitman. VIII O� MICHEL S'OFFRE UN JOUR DE CONG� A huit heures sonnantes, le lendemain matin, Michel sonna � la porte de l'atelier. Il trouva l'artiste pitoyablement chang�, bl�mi, vo�t�, affaiss�, avec des yeux hagards, qui sans cesse se dirigeaient vers la porte du petit cabinet de d�barras. Et Pitman, de son c�t�, fut bien plus surpris encore du changement qu'il d�couvrait chez son ami. Michel, d'ordinaire,--peut-�tre l'ai-je d�j� dit?--se piquait d'�tre v�tu � la derni�re mode, et le fait est que sa mise �tait toujours d'une �l�gance irr�prochable, � cela pr�s qu'elle lui donnait un tout petit peu l'air d'un homme invit� � une noce. Or, le matin en question, il �tait aussi �loign� que possible d'avoir ce petit air-l�. Il portait une chemise de flanelle, une veste et un pantalon de grosse �toffe commune; ses pieds �taient chauss�s de bottes �cul�es, et un vieil ulster d�penaill� achevait de le faire ressembler � un marchand d'allumettes ambulant. --Me voici, William Dent! s'�cria-t-il en �tant le chapeau de feutre mou dont il s'�tait coiff�. Apr�s quoi, tirant de sa poche deux m�ches de poils rouges, il se les colla sur les joues, en mani�re de favoris, et se mit � danser d'un bout � l'autre de l'atelier, avec les gr�ces affect�es d'une ballerine. Pitman sourit tristement. --Jamais je ne vous aurais reconnu! dit-il. --Voil� dont je suis bien aise! r�pondit Michel, en refourrant ses favoris dans sa poche. Mais � pr�sent nous allons passer en revue votre garde-robe, car c'est � votre tour de vous d�guiser! --Me d�guiser? g�mit l'artiste. Est-ce qu'il faut vraiment que je me d�guise? Les choses en sont-elles donc l�? --Mon cher ami, r�pliqua Michel, le d�guisement est le charme de la vie. Qu'est-ce que la vie, comme le dit tr�s bien le grand philosophe fran�ais, sans les plaisirs des d�guisements? Mais d'ailleurs nous n'avons pas le choix: la n�cessit� est l�! Il faut que nous soyons m�connaissables pour nombre de personnes, aujourd'hui, et en particulier pour M. G�d�on Forsyth,--c'est le nom du jeune homme que je connais de vue,--pour le cas o� il se trouverait chez lui lorsque nous y viendrons! --Mais s'il se trouve chez lui � ce moment, balbutia Pitman, nous sommes perdus! --Bah! nous nous en tirerons bien! r�pondit l�g�rement Michel. Allons, faites-moi voir vos frusques, pour que j'avise � vous transformer en un nouvel homme! Dans la chambre � coucher de Pitman, Michel, apr�s un long et minutieux examen, choisit une petite jaquette d'alpaga noir, ainsi qu'un pantalon d'�t� de nuance caca d'oie. Puis, avec ces deux objets sur le bras, il proc�da � l'examen de la personne m�me de son ami. --Vous avez l� un faux-col cl�rical qui ne me pla�t gu�re! observa-t-il. Vous ne voyez rien qui puisse le remplacer? Le professeur de dessin r�fl�chit un moment. --J'ai, quelque part, deux chemises � col rabattu que je portais � Paris, quand j'�tudiais la peinture! --Parfait! s'�cria Michel. Vous allez �tre d'un cocasse impayable! Tiens, des gu�tres de chasse! poursuivit-il, tout en fourrageant dans le fond d'un placard. Oh! les gu�tres sont absolument de rigueur! Et maintenant, mon vieux, vous allez mettre tout cela sur vous, et puis vous vous assoirez dans ce fauteuil, et vous r�fl�chirez � quelque probl�me d'esth�tique pendant une bonne demi-heure! Apr�s quoi, vous pourrez venir me rejoindre dans votre atelier! La matin�e n'avait rien de s�duisant. Dans le jardin de Pitman, le vent d'est soufflait par rafales, entre les statues, et lan�ait des flaques de pluie sur le vitrage de l'atelier. C'�tait l'instant o� Maurice, � Bloomsbury, attaquait la centi�me version de la signature de son oncle. Au m�me instant, Michel, dans l'atelier de Norfolk Street, s'occupait non moins activement � arracher les cordes de son grand Erard. Une demi-heure plus tard, Pitman, en rentrant dans son atelier, trouva la porte du cabinet ouverte au large, et le coffre du piano discr�tement ferm�. --Oh! mais c'est qu'il s'agit de vous d�barrasser tout de suite de cette barbe que vous avez l�! s'�cria Michel, d�s qu'il aper�ut son ami. --Ma barbe! fit Pitman, �pouvant�. Non, je ne puis pas raser ma barbe! Je perdrais ma place au pensionnat! La directrice est tr�s stricte pour tout ce qui est de l'apparence ext�rieure du personnel enseignant. Ma barbe m'est positivement indispensable! --Vous pourrez la laisser repousser! r�pliqua Michel. Et, en attendant, vous serez si laid qu'on vous augmentera votre traitement! --Mais c'est que je ne veux pas �tre trop laid! supplia l'artiste. --Allons, pas d'enfantillages! dit Michel, qui d�testait les barbes, et �tait heureux de pouvoir en supprimer une. Allons, soyez homme, faites ce sacrifice! --Si vous le jugez absolument n�cessaire!... murmura Pitman. Avec un profond soupir, il alla chercher de l'eau chaude dans la cuisine, installa un miroir sur son chevalet, et proc�da au douloureux sacrifice. Michel �tait enchant�. --Une transformation miraculeuse, ma parole d'honneur! d�clara-t-il. Quand je vous aurai donn� les lunettes en verre de vitre que j'ai dans ma poche, vous deviendrez le type parfait du commis voyageur allemand! Pitman, sans r�pondre, continuait � regarder mis�rablement, dans la glace, l'image de l'homme nouveau qu'il �tait devenu. Et Michel comprit qu'il avait le devoir de le r�conforter. --Savez-vous, lui demanda-t-il, ce que le gouverneur de la Caroline du Sud dit un jour au gouverneur de la Caroline du Nord? �Je trouve, dit ce puissant penseur, que le temps est toujours bien long entre deux verres d'eau-de-vie!� Eh bien! Pitman, si vous voulez bien chercher dans la poche gauche de mon ulster, j'ai l'id�e que vous y trouverez un flacon de whisky. C'est cela, merci!--ajouta-t-il en remplissant deux verres.--Buvez-moi cela, et vous m'en direz des nouvelles! L'artiste �tendait la main vers le pot � eau, mais Michel se h�ta d'arr�ter son mouvement. --Pas m�me si vous me le demandiez � genoux! cria-t-il. C'est la plus belle qualit� de whisky de table qu'on puisse trouver dans tout le Royaume-Uni! Pitman but une gorg�e, reposa le verre sur la table, et soupira. --En v�rit�, vous �tes bien le plus triste compagnon que l'on puisse r�ver pour un jour de cong�! s'�cria Michel. Si c'est l� tout ce que vous entendez au whisky, fini, mon vieux, vous n'en aurez plus; et, pendant que j'ach�verai la bouteille, vous allez � votre tour vous mettre � l'ouvrage! car,--poursuivit-il,--j'ai fait une gaffe abominable: j'aurais d� vous envoyer commander la charrette avant votre d�guisement! Mais aussi, Pitman, mon ami, il faut bien dire que vous n'�tes bon � rien! Pourquoi ne m'avez-vous pas fait penser � cela? --Je ne savais pas m�me qu'il y avait une charrette � commander! g�mit l'artiste. Mais, si vous voulez, je puis encore enlever mon d�guisement! --Vous auriez de la peine, en tous cas, � remettre votre barbe! observa Michel. Non, voyez-vous, c'est une gaffe: une de ces gaffes qui font pendre les gens, mon pauvre Pitman! Courez vite � l'agence de transports de King's Road! Vous direz qu'on vienne enlever le piano d'ici, qu'on le conduise � la Gare de Victoria et que, de l�, on l'exp�die par le chemin de fer � la gare de Cannon Street, o� il devra �tre tenu � la disposition de monsieur... Que penseriez-vous de monsieur Victor Hugo? --N'est-ce pas un nom un peu bien voyant? insinua Pitman. --Voyant? r�pliqua d�daigneusement Michel. C'est-�-dire qu'un tel nom suffirait pour nous faire pendre tous les deux! �Brown�, voil� qui est � la fois plus s�r et plus facile � prononcer! N'oubliez-pas de dire que ce piano doit �tre remis � M. Brown! --Je voudrais, murmura Pitman, que, par piti� pour moi, vous ne fissiez pas autant d'allusions � la pendaison! --Oh! d'y faire allusion, ce n'est pas encore un grand mal, mon ami! repartit Michel. Mais allons, vite, mettez votre chapeau et filez! Et ne manquez pas de tout payer d'avance! Abandonn� � lui-m�me, l'avou� commen�a par diriger toute son attention sur le flacon de whisky, ce qui eut encore pour effet de rehausser consid�rablement l'�tat de bonne humeur o� il se trouvait depuis le matin. Puis, lorsqu'il eut vid� le flacon, il s'occupa � ajuster ses favoris, devant la glace. --Epatant! se dit-il avec orgueil, apr�s s'�tre longuement contempl�; j'ai l'air d'un commis d'�conomat! Tout � coup lui revinrent � l'esprit les lunettes en verres de vitre (pr�c�demment destin�es � Pitman) qu'il avait dans sa poche. Il les mit sur son nez, et fut aussit�t ravi de l'effet. �Exactement ce qui me manquait! reprit-il. Je me demande de quoi j'ai l'air � pr�sent?� Et il prit diverses poses, devant la glace, se les d�finissant tout haut au fur et � mesure. �Imitation d'un fournisseur de nouvelles � la main pour les journaux comiques. (Mais, pour cela, il me faudrait un parapluie.) Imitation d'un commis d'�conomat. Imitation d'un colon australien revenu en Angleterre pour visiter les lieux de son enfance! Parfait, voil� ce qu'il me faut!� Il en �tait � ce point de ses raisonnements lorsque ses yeux tomb�rent sur le piano. Et, aussit�t, une impulsion irr�sistible s'empara de lui. Il rouvrit le clavier, et, les yeux lev�s au plafond, fit courir ses doigts sur les touches muettes. Quand M. Pitman rentra dans l'atelier, il trouva son guide et sauveur occup� � accomplir des prodiges de virtuosit� sur l'Erard silencieux. --Que le ciel me vienne en aide! songea le petit homme. Il a bu toute la bouteille, et le voil� compl�tement ivre! --Monsieur Finsbury! dit-il tout haut. Et Michel, sans se relever, tourna vers lui un visage fortement rougi, que bordaient les touffes rouges des favoris, et au milieu duquel s'�talaient les majestueuses lunettes. --Capriccio en _sol mineur_ sur le d�part d'un ami! se borna-t-il � r�pondre, tout en continuant la s�rie de ses arp�ges. Mais, soudain, l'indignation s'�tait �veill�e dans l'�me de Pitman. --Pardon! s'�cria-t-il. Ces lunettes devaient �tre pour moi! Elles forment une partie essentielle de mon d�guisement! --Je suis r�solu � les porter moi-m�me! r�pondit Michel. Apr�s quoi il ajouta, non sans une certaine apparence de v�rit�: --Et les gens seraient capables de soup�onner quelque chose si nous �tions tous deux avec des lunettes! --Soit! admit le bon Pitman. J'avais un peu compt� sur ces lunettes: mais, naturellement, puisque vous insistez! Et voici un camion devant la porte! Pendant tout le temps que dura l'enl�vement du piano, Michel se tint cach� dans le cabinet. Puis, d�s que l'instrument fut parti, les deux amis sortirent par la porte principale de la maison, saut�rent dans un fiacre, et ne tard�rent pas � rouler vers le centre de la ville. La journ�e restait froide et aigre; mais, malgr� la pluie et le vent, Michel refusa de fermer les vitres de la voiture. Il avait tout � coup imagin� d'assumer le r�le d'un cic�rone et, sur son passage, d�signait et commentait � Pitman les curiosit�s de Londres! --Ma parole, mon cher ami, disait-il, vous me paraissez ne rien conna�tre de votre ville natale! Que penseriez-vous d'une visite � la Tour de Londres? Non? Au fait, cela nous �carterait peut-�tre un peu trop. Mais, du moins... H�, cocher, faites le tour par Trafalgar Square! J'aurais peine � vous donner une id�e de ce que souffrit Pitman, dans ce fiacre. Le froid, l'humidit�, l'�pouvante, une m�fiance croissante � l'�gard du chef sous les ordres duquel il s'�tait engag�, un sentiment de g�ne, presque de honte, provoqu� par l'absence du respectable faux-col, et un sentiment, plus amer encore, de d�gradation, produit sans doute par la brusque suppression de la barbe: tels �taient les principaux ingr�dients qui se m�laient dans l'�me du malheureux artiste. Un premier soulagement fut, pour lui, d'arriver enfin au restaurant o� ils devaient d�jeuner. Un second soulagement lui fut d'entendre Michel demander un cabinet particulier. Et tandis que les deux hommes grimpaient l'escalier, sous la conduite d'un gar�on �tranger, Pitman nota avec satisfaction que non seulement le restaurant �tait presque vide, mais que la plupart des clients qui s'y trouvaient �taient des exil�s du beau pays de France. Aucun d'eux, suivant toute probabilit�, n'�tait en relation avec le pensionnat o� Pitman donnait des le�ons: car le professeur de fran�ais lui-m�me, bien qu'il f�t soup�onn� d'�tre catholique, n'�tait gu�re homme � fr�quenter un �tablissement aussi interlope! Le gar�on introduisit les deux amis dans une petite chambre nue, avec une table, un sofa, et le fant�me d'un feu. Sur quoi Michel se h�ta de commander un suppl�ment de charbon, ainsi que deux verres d'eau-de-vie avec un siphon d'eau de seltz. --Oh! non! lui murmura Pitman. Plus d'eau-de-vie! --Vous �tes vraiment extraordinaire! se r�cria Michel. Il faut pourtant bien que nous fassions quelque chose; et vous n'�tes pas sans savoir qu'on ne doit pas fumer avant les repas. Vous me paraissez absolument d�pourvu de toute notion d'hygi�ne, mon pauvre vieux! Et il alla regarder tomber la pluie, � la fen�tre. Pitman, lui, se replongea dans sa triste r�verie. Ainsi donc c'�tait bien lui qui se trouvait grotesquement ras�, absurdement d�guis�, en compagnie d'un homme ivre en lunettes, dans un restaurant �tranger! Que dirait la directrice de son pensionnat, si elle pouvait le voir en cet �tat? Mais surtout que dirait-elle si elle pouvait savoir � quelle tragique et criminelle entreprise il se pr�parait? L'avou�, voyant que son ami �tait bien d�cid� � ne pas boire le verre d'eau-de-vie qu'on venait de lui servir, ne put cependant pas se r�signer � boire seul. --Tenez, dit-il au gar�on, avalez-moi �a! Et le gar�on engloutit tout le contenu du verre, en deux gorg�es, ce qui lui valut la plus vive sympathie de Michel. --Jamais je n'ai vu un homme boire plus vite! d�clara-t-il � Pitman, quand le gar�on fut sorti. Un tel spectacle rend confiance dans l'esp�ce humaine! Le d�jeuner fut excellent, et Michel le mangea d'un excellent app�tit. Mais, du ton le plus formel, il refusa � son compagnon la permission de boire plus d'un seul verre de la bouteille de champagne qui arrosait le repas. --Non, non! lui dit-il confidentiellement. Il faut que l'un de nous deux ne soit pas tout � fait ivre! Comme dit le proverbe: �Un homme ivre, excellente affaire; deux hommes ivres, tout est perdu!� Apr�s le caf�, Michel fit un effort admirable pour prendre une mine grave. Il regarda son ami bien en face, et, d'une voix un peu p�teuse, mais s�v�re, s'adressa � lui: --Assez de folies! commen�a-t-il, tr�s judicieusement. Arrivons � notre affaire! Pitman, �coutez bien ce que je vais vous dire! Sachez que je suis un Australien, un colon australien! Mon nom est John Dickson, entendez-vous cela? Et vous aurez certainement plaisir � apprendre que je suis riche, monsieur, tr�s riche! Le genre d'entreprises que nous m�ditons, Pitman, ne saurait �tre pr�par� avec trop de soin. Tout le secret du succ�s est dans la pr�paration. Aussi me suis-je constitu�, depuis hier soir, une biographie compl�te, et je vous l'exposerais bien volontiers, si, par malheur, je ne venais pas de l'oublier tout � coup! --Je ne sais pas si c'est que je suis idiot... balbutia Pitman. --C'est cela m�me! s'�cria Michel. Compl�tement idiot; mais riche, aussi, encore plus riche que moi! J'ai suppos� que cela vous ferait plaisir, Pitman, et j'ai d�cid� que vous nageriez litt�ralement dans l'or. Mais, par contre, je dois vous avouer que vous n'�tes qu'un Am�ricain, et un fabricant de galoches en caoutchouc, par-dessus le march�. Encore n'est-ce point l� tout votre malheur! Sachez, mon pauvre ami, que vous vous appelez Ezra Thomas! Et maintenant, ajouta Michel de son ton le plus s�rieux, dites-moi qui nous sommes, vous et moi! L'infortun� petit homme fut interrog� trois fois de suite, avant d'avoir bien appris par coeur la double le�on. --Voil�! s'�cria enfin l'avou�. Nos plans sont pr�ts. Ne pas se contredire, c'est cela qui est l'essentiel. --Mais je ne comprends pas tr�s bien?... objecta Pitman. --Oh! vous en comprendrez assez quand le moment sera venu! dit Michel en se levant. --Mais c'est que vous ne m'avez dit que nos noms? reprit Pitman. Je ne vois toujours pas quelle histoire nous aurons � raconter? --H�! puisque je vous dis que j'en avais une et que je l'ai oubli�e! reprit Michel. Nous en serons quitte pour en inventer une autre! --Mais c'est que je ne sais pas inventer! protesta Pitman. Jamais je n'ai pu rien inventer, de toute ma vie! --Eh bien! vous aurez � commencer aujourd'hui, mon petit! r�pondit simplement Michel. Apr�s quoi il sonna, pour demander l'addition. Le pauvre Pitman n'�tait gu�re plus rassur� qu'avant le repas. �Je sais qu'il est tr�s intelligent, songeait-il, mais, en conscience, puis-je me fier � un homme dans l'�tat o� il est?� Et, lorsque de nouveau les deux amis se retrouv�rent dans un fiacre, il ne put s'emp�cher de tenter un dernier effort. --Ne croyez-vous pas, b�gaya-t-il, que peut-�tre, tout bien consid�r�, nous ferions mieux d'ajourner cette affaire? --Ajourner � demain ce qui peut �tre fait aujourd'hui! s'�cria Michel, indign�. Allons, allons, Pitman, �gayez-vous un peu! Encore une heure ou deux de patience, et la victoire nous appartiendra! A la gare de Cannon-Street, les deux amis s'inform�rent du piano de M. Brown, et furent ravis d'apprendre qu'il �tait parfaitement arriv�. Ils se rendirent alors chez un loueur du voisinage de la gare, se munirent d'une grande charrette � bras, et revinrent prendre possession du piano. Apr�s un court d�bat, il fut convenu que Michel tra�nerait la charrette, et que le r�le de Pitman consisterait � la pousser par derri�re. La maison habit�e par G�d�on Forsyth �tait d'ailleurs tout proche, de telle sorte que le voyage du piano dans la charrette put s'achever sans trop de m�saventures. Au coin de la rue o� demeurait G�d�on, les deux amis confi�rent la charrette � la garde d'un commissionnaire patent�; et, sans h�te, ils se dirig�rent vers le but final de leur exp�dition. Pour la premi�re fois, Michel laissa voir une ombre d'embarras. --Vous �tes bien s�r que mes favoris sont bien en place? demanda-t-il. Ce serait diablement ennuyeux, si j'�tais reconnu! --Vos favoris sont parfaitement en place! r�pondit Pitman apr�s un scrupuleux examen. Mais moi, mon d�guisement pourra-t-il m'emp�cher d'�tre reconnu? Pourvu que je ne rencontre pas quelqu'un de mon pensionnat! --Oh! l'absence de votre barbe suffit � vous rendre m�connaissable! Je vous recommande seulement de ne pas oublier de parler avec lenteur: et t�chez aussi, si vous pouvez, � parler un peu moins du nez qu'� votre ordinaire! --Mais j'esp�re bien que ce jeune homme ne sera pas chez lui! soupira Pitman. --Et moi, j'esp�re bien qu'il y sera, � la condition pourtant qu'il soit tout seul! r�pondit Michel. Cela nous simplifiera diantrement nos op�rations! Et, en effet, lorsqu'ils eurent frapp� � la porte d'un petit appartement du rez-de-chauss�e, ce fut G�d�on en personne qui vint leur ouvrir. Il les fit entrer dans une chambre assez pauvrement meubl�e, � l'exception, toutefois, du manteau de la chemin�e, qui se trouvait absolument encombr� d'un assortiment vari� de pipes, de paquets de tabac, de bo�tes de cigares, et de romans fran�ais � couvertures jaunes. --Monsieur Forsyth, je crois?--C'�tait Michel qui ouvrait ainsi l'attaque.--Monsieur, nous sommes venus vous prier de vouloir bien vous charger d'une petite affaire. Je crains d'�tre indiscret... --Vous savez que, en principe, vous devriez �tre accompagn� de votre avou�... risqua G�d�on. --Sans doute, sans doute: vous nous d�signerez votre avou� ordinaire, et, de cette fa�on, l'affaire pourra �tre mise sur un pied plus r�gulier d�s demain!--r�pondit Michel en s'asseyant, et en signifiant � Pitman de s'asseoir aussi.--Mais, voyez-vous, nous ne connaissons aucun avou� dans cette ville; et comme on nous a parl� de vous, et que le temps presse, nous nous sommes permis de venir vous trouver! --Puis-je demander, messieurs, reprit G�d�on, � qui je suis redevable de la recommandation? --Vous pouvez parfaitement nous le demander, r�pliqua Michel avec un sourire malin; mais on nous a pri�s de ne pas vous le dire... au moins pour le moment! --Une attention charitable de mon oncle, �videmment! se dit G�d�on. --Je m'appelle John Dickson, poursuivit Michel, un nom bien connu � Ballarat, j'ose le dire! Et mon ami que voici est M. Ezra Thomas, des Etats-Unis d'Am�rique, le riche manufacturier de galoches en caoutchouc. --Voulez-vous attendre un instant, que j'aie pris note de cela? dit G�d�on, en s'effor�ant de se donner l'air d'un vieux praticien. --Peut-�tre cela ne vous d�rangerait-il pas trop si j'allumais un cigare? demanda Michel. Car il avait fait un vigoureux effort pour reprendre son sang-froid en entrant chez son jeune confr�re; mais, � pr�sent, son cerveau recommen�ait � se voiler, en m�me temps qu'une terrible envie de dormir l'envahissait; et il esp�rait (comme tant d'autres l'ont esp�r� en pareil cas!) qu'un cigare lui �claircirait les id�es. ---Oh! certes non! s'�cria G�d�on, infiniment aimable. Tenez, go�tez un de ceux-ci: je puis vous les recommander en confiance! Il prit une bo�te de cigares sur la chemin�e et la pr�senta � son client. --Monsieur, recommen�a l'Australien, pour le cas o� vous ne me trouveriez point tout � fait clair dans mes explications, peut-�tre vaut-il mieux vous avouer d'avance que je viens de faire un bon d�jeuner. Apr�s tout, c'est une chose qui peut arriver � chacun! --Oh! certainement! r�pondit le pr�venant avocat. Mais, je vous en prie, ne vous pressez pas! Je puis vous donner...--et il s'arr�ta pour consulter pensivement sa montre,--oui, il se trouve que je puis vous donner toute l'apr�s-midi! --L'affaire qui m'am�ne ici, monsieur, reprit l'Australien, est diablement d�licate, je peux bien vous le dire! Mon ami, M. Thomas, �tant un Am�ricain d'origine portugaise, et un riche fabricant de pianos Erard... --De pianos Erard? s'�cria G�d�on avec quelque surprise. M. Thomas serait-il un des chefs de la maison Erard? --Oh! des Erard de contrefa�on, naturellement! r�pliqua Michel. Mon ami est l'Erard am�ricain. --Mais je croyais vous avoir entendu dire, objecta G�d�on, oui, j'ai certainement inscrit sur mon carnet... que votre ami �tait fabricant de galoches en caoutchouc? --Oui, je sais que cela peut �tonner � premi�re vue! r�pondit l'Australien avec un sourire rayonnant. Mais, mon ami... Bref, il combine les deux professions! Et beaucoup d'autres encore, beaucoup, beaucoup, beaucoup d'autres! r�p�ta M. Dickson, avec une solennit� d'ivrogne. Les moulins de coton de M. Thomas sont une des curiosit�s de Tallahassee, les moulins de tabac de M. Thomas sont l'orgueil de Richmond, Va! Bref, c'est un de mes plus vieux amis, monsieur Forsyth, et vous m'excuserez de ne pas pouvoir contenir mon �motion en vous exposant son affaire! Le jeune avocat, pendant ce discours, consid�rait M. Thomas, et �tait bien agr�ablement impressionn� par l'attitude modeste, presque timide, de ce petit homme, la simplicit� et la gaucherie de ses mani�res. --Quelle race �tonnante que ces Am�ricains! songeait-il. Regardez-un peu ce petit homme tout effarouch�, v�tu comme un musicien ambulant, et pensez � la multiplicit� des int�r�ts qu'il tient dans ses mains! --Mais, reprit-il tout haut, ne ferions-nous pas bien d'en venir directement aux faits? --Monsieur est un homme pratique, � ce que je vois! dit l'Australien. Eh bien! oui, j'en arrive aux faits. Sachez donc, monsieur, qu'il s'agit d'une rupture de promesse de mariage! Le malheureux Pitman �tait si peu pr�par� � cette situation nouvelle qu'il eut peine � retenir un cri. --Mon Dieu! dit G�d�on, les affaires de ce genre sont souvent tr�s ennuyeuses! Exposez-moi tous les d�tails du cas! ajouta-t-il avec bont�. Si vous voulez que je vous vienne en aide, ne me cachez rien! --Dites-lui tout vous-m�me! dit � son compagnon Michel, qui, apparemment, avait conscience d'avoir achev� sa part du r�le. Mon ami va vous raconter tout cela! ajouta-t-il en se tournant vers G�d�on, avec un b�illement. Et vous m'excuserez, n'est-ce pas? si je ferme les yeux pour un instant! J'ai pass� la nuit au chevet d'un ami malade. Pitman, absolument ahuri, regardait droit devant lui. La rage et le d�sespoir se m�laient dans son �me innocente. Des id�es de fuite, des id�es m�me de suicide lui venaient, repartaient, et lui revenaient. Et toujours l'avocat attendait avec patience, et toujours l'artiste s'effor�ait vainement de trouver des mots, n'importe lesquels. --Oui, monsieur! Il s'agit d'une rupture de promesse de mariage! dit-il enfin � voix basse. Je... suis menac� d'un proc�s pour rupture de promesse de mariage!... Arriv� � ce point de son discours, il voulut se tirer la barbe, en qu�te d'une inspiration nouvelle. Ses doigts se referm�rent sur le poli inaccoutum� d'un menton ras�; et, du m�me coup, il sentit que tout ce qui lui restait d'espoir et de courage l'abandonnait irr�m�diablement. Il se tourna vers Michel, et le secoua de toutes ses forces: --R�veillez-vous! lui cria-t-il avec col�re. Je n'en viens pas � bout, et vous le savez bien! --Il faut que vous excusiez mon ami, monsieur! dit aussit�t Michel. Le fait est qu'il n'a pas �t� dou� par la nature pour la narration. Mais au reste,--poursuivit-il,--l'affaire est des plus simples. Mon ami est un homme d'un temp�rament passionn�, et accoutum� � la vie patriarcale de son pays. Vous voyez la chose d'ici: un malheureux voyage en Europe, suivi de la malheureuse rencontre avec un soi-disant comte �tranger, qui a une tr�s jolie fille. M. Thomas a tout � fait perdu la t�te. Il s'est offert, il a �t� accept�, et il a �crit,--�crit sur un ton que je suis s�r qu'il doit bien regretter � pr�sent! Si ces lettres �taient jamais produites en justice, c'en serait fait de l'honneur de M. Thomas! --Dois-je comprendre... commen�a G�d�on. --Non, non cher monsieur, reprit gravement l'Australien, il est impossible que vous compreniez tant que vous n'aurez pas vu les lettres en question! --Voil�, en v�rit�, une circonstance f�cheuse! dit G�d�on. Plein de piti�, il lan�a un coup d'oeil sur le coupable; puis, voyant sur le visage de celui-ci toutes les marques d'une confusion affreuse, il se h�ta de d�tourner les yeux. --Mais cela ne serait encore rien, poursuivit s�v�rement M. Dickson: et, certes, monsieur, certes, j'aurais souhait� de tout mon coeur que M. Thomas ne se f�t point d�shonor� comme il l'a fait. Il est sans excuse, monsieur! Car il �tait fianc�, � ce moment,--il l'est m�me encore,--� la plus belle jeune fille de Constantinople, Ga. --Ga? demanda G�d�on, �tonn�. --Mais oui, une abr�viation courante! dit Michel. On dit Ga, pour Georgia, de la fa�on que nous disons Co pour Compagnie. --Je savais bien qu'on �crivait parfois ainsi, dit G�d�on, mais j'ignorais qu'on le pronon��t de m�me! --Oh! vous pouvez bien me croire quand je vous le dis! r�pondit Michel. Et maintenant, monsieur, vous pouvez comprendre par vous-m�me que, pour sauver mon malheureux ami, il va falloir d�ployer une habilet� infernale! Pour de l'argent, il y en a, et � volont�! M. Thomas est tout pr�t � souscrire, d�s demain, un ch�que de cent mille livres. Mais, au reste, monsieur Forsyth, nous avons mieux que �a! Ce comte �tranger, le comte Tarnow, comme il s'appelle, a tenu autrefois un magasin de cigares � Bayswater, sous le nom plus modeste de Schmidt. Sa fille,--si toutefois c'est sa fille, prenez bien note de ce point, monsieur!--sa fille servait les clients dans le magasin. Et c'est elle qui, � pr�sent, pr�tend �pouser un homme de la situation sociale de M. Thomas! Eh bien! voyez-vous enfin ce que nous voulons? Nous savons que ces mis�rables m�ditent un coup, et nous d�sirons les pr�venir. Courez bien vite � Hampton-Court, o� demeurent les Tarnow, et employez la menace, ou la corruption, ou bien les deux moyens, jusqu'� ce que vous vous soyez fait remettre les lettres! Que si vous n'y parvenez pas, mon ami Thomas devra passer en justice, et perdre son honneur. Je serais moi-m�me forc�, en ce cas, de rompre toute relation avec lui! ajouta le peu chevaleresque ami. --Je crois bien qu'il y a quelques chances de succ�s pour nous, dans tout cela! dit G�d�on. Savez-vous si ce Schmidt est connu de la police? --Nous l'esp�rons bien! dit Michel. Nous avons bien des raisons de le supposer! Remarquez d�j� le fait que ces gens ont habit� Bayswater! Est-ce que le choix de ce quartier ne vous para�t pas bien suggestif? Pour la cinqui�me ou sixi�me fois depuis le commencement de cette remarquable entrevue, G�d�on se demanda s'il ne r�vait pas. �Mais non, se dit-il, l'excellent Australien aura sans doute trop copieusement d�jeun�!� Et il ajouta tout haut: �Jusqu'� quelle somme pourrai-je aller?� --J'ai l'id�e que cinq mille livres suffiraient pour aujourd'hui! dit Michel. Et maintenant, monsieur, que nous ne vous retenions pas davantage! L'apr�s-midi s'avance; il y a des trains pour Hampton-Court toutes les demi-heures, et je n'ai pas besoin de vous d�crire l'impatience de mon ami. Tenez! voici un billet de cinq livres pour les premiers frais! Et voici l'adresse! Et Michel commen�a � �crire; puis il s'arr�ta, d�chira le papier, et en mit les morceaux dans sa poche.--Non, dit-il, j'aime mieux vous dicter l'adresse; mon �criture est trop illisible! G�d�on inscrivit soigneusement l'adresse: �Comte Tarnow, villa Kurnaul, Hampton Court.� Il prit ensuite une autre feuille de papier, et y �crivit encore quelques mots. --Vous m'avez dit que vous n'avez pas fait choix d'un avou�! reprit-il. Voici l'adresse d'un avou�, qui, pour un cas de ce genre, est l'homme le plus habile de Londres! Et il tendit le papier � Michel. --Ah! vraiment! s'�cria Michel, en lisant sa propre adresse sur le papier. --Oui, je sais, vous aurez vu son nom m�l� � des affaires assez malpropres! dit G�d�on; mais lui-m�me est un homme parfaitement honorable, et d'une capacit� reconnue. Il ne me reste plus, messieurs, qu'� vous demander o� je pourrai vous retrouver, � mon retour de Hampton Court? --Au Grand-H�tel Langham, naturellement! r�pliqua Michel. Et, sans faute, � ce soir! --Sans faute! r�pondit G�d�on en souriant. Je puis venir � n'importe quelle heure, n'est-ce pas? --Absolument, absolument! s'�cria Michel, d�j� debout pour prendre cong�. --Eh bien! que pensez-vous de ce jeune homme? demanda-t-il � Pitman, d�s qu'ils se retrouv�rent dans la rue. Pitman murmura quelque chose comme: �Un parfait idiot!� --Pas du tout! se r�cria Michel. Il sait quel est le meilleur avou� de Londres, et cela seul suffirait pour faire son �loge! Mais, dites donc, hein, ai-je �t� assez brillant? Pitman ne r�pondit rien. --Hol�! dit Michel en lui posant la main sur l'�paule. Pourrait-on savoir quel est le nouveau grief de Pitman? --Vous n'aviez pas le droit de parler de moi comme vous l'avez fait! s'�cria l'artiste. Votre langage a �t� tout � fait odieux! Vous m'avez bless� profond�ment. --Moi! mais je n'ai pas dit un seul mot de vous! protesta Michel. J'ai parl� d'Ezra Thomas; et je vous prie de vouloir bien vous rappeler qu'il n'existe personne de ce nom! --N'importe! vous m'en faites supporter de dures! murmura l'artiste. Cependant les deux amis �taient parvenus au coin de la rue, et l�, sous la garde du fid�le commissionnaire, veillant sur lui avec un grand air de vertueuse dignit�, l� les attendait le piano, qui semblait un peu s'ennuyer dans la solitude de la charrette, tandis que la pluie d�coulait le long de ses pieds �l�gamment vernis. Ce fut encore le commissionnaire qui fut mis en r�quisition pour aller chercher cinq ou six robustes gaillards au cabaret le plus voisin, et, avec leur aide, s'engagea la derni�re bataille de cette m�morable campagne. Tout porte � croire que M. G�d�on Forsyth ne s'�tait pas encore install� dans son compartiment du train de Hampton Court lorsque Michel ouvrit la porte de l'appartement du jeune voyageur, et que les porteurs, avec des grognements professionnels, d�pos�rent le grand Erard au milieu de la chambre. --Voil�, dit triomphalement Michel � Pitman apr�s avoir cong�di� les hommes. Et maintenant, une pr�caution supr�me! Il faut que nous lui laissions la clef du piano, et de telle mani�re qu'il ne manque pas � la trouver! Voyons un peu! Au centre du couvercle, sur le piano, il construisit une tour carr�e avec des cigares et d�posa la clef � l'int�rieur du petit monument ainsi construit. --Le pauvre jeune homme! dit l'artiste, quand ils se retrouv�rent de nouveau dans la rue. --Le fait est qu'il est dans une diable de position! reconnut s�chement Michel. Tant mieux, tant mieux! �a le remontera! --Et � ce propos, reprit l'excellent Pitman, je crains de vous avoir montr� tout � l'heure un bien mauvais caract�re, et bien de l'ingratitude! Je n'avais aucun droit, je le vois � pr�sent, de m'offenser d'expressions qui ne s'adressaient pas directement � moi! --C'est bon! dit Michel en se rattelant � la charrette. Pas un mot de plus, Pitman! Votre sentiment vous honore. Un honn�te homme ne peut manquer de souffrir quand il entend insulter son _alter ego_. La pluie avait presque cess�; Michel �tait presque d�gris�, le �d�p�t� avait �t� livr� en d'autres mains, et les amis �taient r�concili�s: aussi le retour chez le loueur leur parut-il, en comparaison avec les aventures pr�c�dentes de la journ�e, une v�ritable partie de plaisir. Et lorsqu'ils se retrouv�rent se promenant dans le Strand, bras dessus bras dessous, sans l'ombre d'un soup�on qui pes�t sur eux, Pitman �mit un profond soupir de soulagement. --Maintenant, dit-il, nous pouvons rentrer � la maison! --Pitman, dit l'avou� en s'arr�tant court, vous me d�solez! Quoi! nous avons �t� � la pluie � peu pr�s toute la journ�e, et vous proposez s�rieusement de rentrer � la maison? Non, monsieur! Un grog au whisky nous est absolument indispensable! Il reprit le bras de son ami, et le conduisit inflexiblement dans une taverne d'apparence engageante, et je dois ajouter (� mon vif regret, d'ailleurs) que Pitman s'y laissa conduire assez volontiers. Maintenant que la paix �tait restaur�e � l'horizon, une certaine jovialit� innocente commen�ait � poindre dans les mani�res de l'artiste: et quand il leva son verre br�lant pour trinquer avec Michel, le fait est qu'il apporta � ce geste toute la p�tulance d'une petite pensionnaire romanesque assistant � son premier pique-nique. IX COMMENT S'ACHEVA LE JOUR DE CONG� DE MICHEL FINSBURY Michel �tait, comme je l'ai d�j� dit, un excellent gar�on, et qui aimait � d�penser son argent, autant et peut-�tre plus encore qu'� le gagner. Mais il ne recevait ses amis qu'au restaurant, et les portes de son domicile particulier restaient presque toujours closes. Le premier �tage, ayant plus d'air et de lumi�re, servait d'habitation au vieux Masterman; le salon ne s'ouvrait presque jamais; et c'�tait la salle � manger qui formait le s�jour ordinaire de l'avou�. C'est l� pr�cis�ment, dans cette salle � manger du rez-de-chauss�e, que nous retrouvons Michel s'asseyant � table pour le d�ner, le soir du glorieux jour de cong� qu'il avait consacr� � son ami Pitman. Une vieille gouvernante �cossaise, avec des yeux tr�s brillants et une petite bouche volontiers moqueuse, �tait charg�e du bon ordre de la maison: elle se tenait debout, pr�s de la table, pendant que son jeune ma�tre d�roulait sa serviette. --Je crois, hasarda timidement Michel, que je prendrais volontiers un peu d'eau-de-vie avec de l'eau de seltz. --Pas du tout, monsieur Michel! r�pondit promptement la gouvernante. Du vin rouge et de l'eau! --Bien, bien, Catherine, on vous ob�ira! dit l'avou�. Et pourtant, si vous saviez ce que la journ�e a �t� fatigante, au bureau! --Quoi? fit la vieille Catherine. Mais vous n'avez pas mis le pied au bureau, de toute la journ�e! --Et comment va le vieux? demanda Michel, pour d�tourner la conversation. --Oh! c'est toujours la m�me chose, monsieur Michel! r�pondit la gouvernante. Je crois bien que, maintenant, �a ira toujours de m�me jusqu'� la fin du pauvre monsieur! Mais savez-vous que vous n'�tes pas le premier � me faire cette question aujourd'hui? --Bah! s'�cria Michel. Et qui donc vous l'a faite avant moi? --Un de vos bons amis, r�pondit Catherine en souriant: votre cousin, M. Maurice! --Maurice! qu'est-ce que ce mendiant est venu chercher ici? demanda Michel. --Il m'a dit qu'il venait faire une visite, en passant, � M. Masterman! reprit la gouvernante. Mais moi, voyez-vous, j'ai mon id�e sur ce qu'il venait faire. Il a essay� de me corrompre, monsieur Michel! Me corrompre!--r�p�ta-t-elle, avec un acc�s de d�dain inimitable. --Vraiment? dit Michel. Je parie au moins qu'il n'a pas d� vous offrir une grosse somme! --Peu importe la somme! r�pliqua discr�tement Catherine. Mais le fait est que je l'ai renvoy� � ses affaires comme il convenait! Il ne se pressera pas de revenir ici! --Vous savez qu'il ne faut pas qu'il voie mon p�re! dit Michel. Je n'entends pas exhiber le pauvre vieux � un petit cr�tin comme lui! --Vous pouvez �tre sans crainte de ce c�t�! r�pondit la fid�le servante. Mais ce qu'il y a de comique, monsieur Michel,--faites donc attention � ne pas renverser de la sauce sur la nappe!--ce qu'il y a de comique, c'est qu'il s'imagine que votre p�re est mort, et que vous tenez la chose secr�te! Michel fredonna un air. --L'animal me paiera tout cela! dit-il. --Est-ce que, avec la loi, vous ne pourriez rien contre lui? sugg�ra Catherine. --Non, pas pour le moment du moins! r�pondit Michel. Mais, dites donc, Catherine! Vraiment je ne trouve pas que ce vin rouge soit une boisson bien saine! Allons! ayez un peu de coeur, et donnez-moi un verre d'eau-de-vie! Le visage de Catherine prit la duret� du diamant. --Eh bien! puisque c'est ainsi, grommela Michel, je ne mangerai plus rien! --Ce sera comme vous voudrez, monsieur Michel! dit Catherine. Apr�s quoi elle se mit tranquillement � desservir la table. �Comme je voudrais que cette Catherine f�t une servante moins d�vou�e!� soupira Michel en refermant sur lui la porte de la maison. La pluie avait cess�. Le vent soufflait encore, mais plus doucement, et avec une fra�cheur qui n'�tait pas sans charme. Arriv� au coin de King's Road, Michel se rappela tout � coup son verre d'eau-de-vie, et entra dans une taverne brillamment �clair�e. La taverne se trouvait presque remplie. Il y avait l� deux cochers de fiacre, une demi-douzaine de sans-travail professionnels; dans un coin, un �l�gant gentleman essayait de vendre � un autre gentleman, beaucoup plus jeune, quelques photographies esth�tiques qu'il tirait myst�rieusement d'une bo�te de cuir; dans un autre coin, deux amoureux discutaient la question de savoir dans quel parc ils trouveraient le plus d'ombrage pour achever la soir�e. Mais le morceau central et la grande attraction de la taverne �tait un petit vieillard v�tu d'une longue redingote noire, achet�e toute faite, et sans doute d'acquisition r�cente. Sur la table de marbre, devant lui, entre des sandwichs et un verre de bi�re, s'�talaient des feuilles de papier couvertes d'�criture. Sa main se balan�ait en l'air avec des gestes oratoires, sa voix, naturellement aigre, �tait mise au ton de la salle de conf�rences; et, par des artifices comparables � ceux des antiques sir�nes, ce vieillard tenait sous une fascination irr�sistible la servante du bar, les deux cochers, un groupe de joueurs, et quatre des ouvriers sans travail. --J'ai examin� tous les th��tres de Londres, disait-il, et, en mesurant avec mon parapluie la largeur des portes, j'ai constat� qu'elles �taient beaucoup trop �troites. Personne de vous �videmment n'a eu, comme moi, l'occasion de conna�tre les pays �trangers. Mais, franchement, croyez-vous que, dans un pays bien gouvern�, de tels abus pourraient exister? Votre intelligence, si simple et inculte qu'elle soit, suffit � vous affirmer le contraire. L'Autriche elle-m�me, qui pourtant ne se pique pas d'�tre un peuple libre, commence � se soulever contre l'incurie qui laisse subsister des abus de ce genre. J'ai pr�cis�ment l� une coupure d'un journal de Vienne, sur ce sujet: je vais essayer de vous la lire, en vous la traduisant au fur et � mesure. Vous pouvez vous rendre compte par vous-m�mes: c'est imprim� en caract�res allemands! Et il tendait � son auditoire le morceau de journal en question, comme un prestidigitateur fait passer dans la salle l'orange qu'il s'appr�te � escamoter. --Hol�! mon vieux, c'est vous? dit tout � coup Michel, en posant sa main sur l'�paule de l'orateur. Celui-ci tourna vers lui un visage tout convuls� d'�pouvante: c'�tait le visage de M. Joseph Finsbury. --Michel! s'�cria-t-il. Vous �tes seul? --Mais oui! r�pondit Michel, apr�s avoir command� son verre d'eau-de-vie. Je suis seul. Qui donc attendiez-vous? --Je pensais � Maurice ou � Jean, r�pondit le vieillard, manifestement soulag� d'un grand poids. --Que voulez-vous que je fasse de Maurice ou de Jean? r�pondit le neveu. --Oui, c'est vrai! r�pondit Joseph. Et je crois que je puis avoir confiance en vous! n'est-ce pas? Je crois que vous serez de mon c�t�? --Je ne comprends rien � ce que vous voulez dire! r�pliqua Michel. Mais si c'est de l'argent qu'il vous faut, j'ai toujours une livre ou deux � votre disposition! --Non, non, ce n'est pas cela, mon cher enfant! dit l'oncle, en lui serrant vivement la main. Je vous raconterai tout cela plus tard! --Parfait! r�pondit le neveu. Mais, en attendant, que puis-je vous offrir? --Eh bien! dit modestement le vieillard, j'accepterais volontiers une autre sandwich. Je suis s�r que vous devez �tre tr�s surpris, poursuivit-il, de ma pr�sence dans un lieu de ce genre. Mais le fait est que, en cela, je me fonde sur un principe tr�s sage, mais peu connu... --Oh! il est beaucoup plus connu que vous ne le supposez! s'empressa de r�pondre Michel, entre deux gorg�es de son eau-de-vie. C'est sur ce principe que je me fonde toujours moi-m�me quand l'envie me vient de boire un verre! Le vieillard, qui �tait anxieux de se gagner la faveur de Michel, se mit � rire, d'un rire sans gaiet�. --Vous avez tant de verve, dit-il, que souvent vous m'amusez � entendre! Mais j'en reviens � ce principe dont je voulais vous parler. Il consiste, en somme, � s'adapter toujours aux coutumes du pays o� l'on est. Or, en France, par exemple, ceux qui veulent manger vont au caf� ou au restaurant; en Angleterre, c'est dans des endroits comme celui-ci que le peuple a l'habitude de venir se rafra�chir. J'ai calcul� que, avec des sandwichs, du th�, et un verre de bi�re � l'occasion, un homme seul peut vivre tr�s commod�ment � Londres pour quatorze livres douze shillings par an! --Oui, je sais! r�pondit Michel. Mais vous avez oubli� de compter les v�tements, le linge, et la chaussure. Quant � moi, en comptant les cigares et une petite partie de plaisir de temps � autre, j'arrive fort bien � me tirer d'affaire avec sept ou huit cents livres par an. Ne manquez pas de prendre note de cela, sur vos papiers! Ce fut la derni�re interruption de Michel. En bon neveu, il se r�signa � �couter docilement le reste de la conf�rence qui, de l'�conomie politique, s'embrancha sur la r�forme �lectorale, puis sur la th�orie du barom�tre, pour arriver ensuite � l'enseignement de l'arithm�tique dans les �coles des sourds-muets. L�-dessus, la nouvelle sandwich �tant achev�e, les deux hommes sortirent de la taverne et se promen�rent lentement sur le trottoir de King's Road. --Michel dit l'oncle, savez-vous pourquoi je suis ici? C'est parce que je ne peux plus supporter mes deux gredins de neveux! Je les trouve intol�rables! --Je vous comprends fort bien! approuva Michel. Ne comptez pas sur moi pour prendre leur d�fense! --Figurez-vous qu'ils ne voulaient jamais me laisser parler! poursuivit am�rement le vieillard. Ils refusaient de me fournir plus d'un crayon par semaine! Le journal, tous les soirs, ils l'emportaient dans leurs chambres pour m'emp�cher d'y prendre des notes! Or, Michel, vous me connaissez! Vous savez que je ne vis que pour mes calculs! J'ai besoin de jouir du spectacle vari� et complexe de la vie, tel qu'il se r�v�le � moi dans les journaux quotidiens! Et ainsi mon existence avait fini par devenir un v�ritable enfer lorsque, dans le d�sordre de ce bienheureux tamponnement de Browndean, j'ai pu m'�chapper. Les deux mis�rables doivent croire que je suis mort, et essayer de cacher la chose pour ne pas perdre la tontine! --Et, � ce propos, o� en �tes-vous pour ce qui en est de l'argent? demanda complaisamment Michel. --Oh! je suis riche! r�pondit le vieillard. J'ai touch� huit cents livres, de quoi vivre pendant huit ans. J'ai des plumes et des crayons � volont�; j'ai � ma disposition le British Museum, avec ses livres. Mais c'est extraordinaire combien un homme d'une intelligence raffin�e a peu besoin de livres, � un certain �ge! Les journaux suffisent parfaitement � l'instruire de tout! --Savez-vous quoi? dit Michel. Venez demeurer chez moi! --Michel, r�pondit l'oncle Joseph, voil� qui est tr�s gentil de votre part: mais vous ne vous rendez pas compte de ce que ma position a de particulier. Il y a, voyez-vous, quelques petites complications financi�res qui m'emp�chent de disposer de moi aussi librement que je le devrais. Comme tuteur, vous savez, mes efforts n'ont pas �t� b�nis du ciel; et, pour vous dire la chose bien exactement, je me trouve tout � fait � la merci de cette b�te brute de Maurice! --Vous n'aurez qu'� vous d�guiser! s'�cria Michel. Je puis vous pr�ter tout de suite une paire de lunettes en verres � vitre, ainsi que de magnifiques favoris rouges. --J'ai d�j� caress� cette id�e, r�pondit le vieillard; mais j'ai craint de provoquer des soup�ons dans le modeste h�tel meubl� que j'habite. J'ai constat�, � ce propos, que le s�jour des h�tels meubl�s... --Mais, dites-moi! interrompit Michel. Comment diable avez-vous pu vous procurer de l'argent? N'essayez pas de me traiter en �tranger, mon oncle! Vous savez que je connais tous les d�tails du compromis, et de la tutelle, et de la situation o� vous �tes vis-�-vis de Maurice! Joseph raconta sa visite � la banque, ainsi que la fa�on dont il y avait touch� le ch�que, et d�fendu que l'on avan��t d�sormais aucun argent � ses neveux. --Ah! mais pardon! �a ne peut pas aller comme �a! s'�cria Michel. Vous n'aviez pas le droit d'agir ainsi! --Mais tout l'argent est � moi, Michel! protesta le vieillard. C'est moi qui ai fond� la maison de cuirs sur des principes de mon invention! --Tout cela est bel et bon! dit l'avou�. Mais vous avez sign� un compromis avec votre neveu, vous lui avez fait abandon de vos droits: savez-vous, mon cher oncle, que cela signifie simplement les gal�res, pour vous? --Ce n'est pas possible! s'�cria Joseph. Il est impossible que la loi pousse l'injustice jusque-l�! --Et le plus cocasse de l'affaire, reprit Michel avec un �clat de rire soudain, c'est que, par-dessus le march�, vous avez coul� la maison de cuirs! En v�rit�, mon cher oncle, vous avez une singuli�re fa�on de comprendre la loi: mais, pour ce qui est de l'humour, vous �tes impayable! --Je ne vois rien l� dont on ait � rire! observa s�chement M. Finsbury. --Et vous dites que Maurice n'a pas pouvoir pour signer? demanda Michel. --Moi seul ai pouvoir pour signer! r�pondit Joseph. --Le malheureux Maurice! Oh! le malheureux Maurice! s'�cria l'avou�, en sautant de plaisir. Et lui qui, en outre, s'imagine que vous �tes mort, et pense aux moyens de cacher la nouvelle!... Mais, dites-moi, mon oncle, qu'avez-vous fait de tout cet argent? --Je l'ai d�pos� dans une banque, et j'ai gard� vingt livres! r�pondit M. Finsbury. Pourquoi me demandez-vous �a? --Voici pourquoi! dit Michel. Demain, un de mes clercs vous apportera un ch�que de cent livres, en �change duquel vous lui remettrez le re�u de la Banque, afin qu'il aille au plus vite rapporter les huit cents livres � la Banque Anglo-Patagonienne, en fournissant une explication quelconque que je me chargerai d'inventer pour vous. De cette fa�on, votre situation sera plus nette; et comme Maurice, tout de m�me, ne pourra pas toucher un sou en banque, � moins de faire un faux, vous voyez que vous n'aurez pas de remords � avoir de ce c�t�-l�! --C'est �gal, j'aimerais mieux ne pas d�pendre de votre bont�! r�pondit Joseph en se grattant le nez. J'aimerais mieux pouvoir vivre de mon propre argent, maintenant que je l'ai! Mais Michel lui secoua le bras. --Il n'y aura donc pas moyen, lui cria-t-il, de vous faire comprendre que je travaille en ce moment � vous �pargner le bagne! Cela �tait dit avec tant de s�rieux que le vieillard en fut effray�. --Il faudra, dit-il, que je tourne mon attention du c�t� de la loi; ce sera pour moi un champ nouveau � explorer. Car bien que, naturellement, je comprenne les principes g�n�raux de la l�gislation, il y a beaucoup de ses d�tails que j'ai jusqu'� pr�sent n�glig� d'examiner, et ce que vous m'apprenez l�, par exemple, me surprend tout � fait. Cependant il se peut que vous ayez raison, et le fait est qu'� mon �ge un long emprisonnement risquerait de m'�tre quelque peu pr�judiciable. Mais avec tout cela, mon cher neveu, je n'ai aucun droit � vivre de votre argent! --Ne vous inqui�tez pas de cela! fit Michel. Je trouverai bien un moyen de rentrer dans mes fonds! Apr�s quoi, ayant not� l'adresse du vieillard, il prit cong� de lui au coin d'une rue. �Quel vieux coquin, en v�rit�! se dit-il. Et puis, comme la vie est une chose singuli�re! Je commence � croire pour de bon que la providence m'a express�ment choisi, aujourd'hui, pour la seconder. Voyons un peu! Qu'ai-je fait depuis ce matin? J'ai sauv� Pitman, j'ai enseveli un mort, j'ai sauv� mon oncle Joseph, j'ai remont� Forsyth, et j'ai bu d'innombrables verres de diverses liqueurs. Si maintenant, pour finir la soir�e, j'allais faire une visite � mes cousins, et poursuivre aupr�s d'eux mon r�le providentiel? D�s demain matin, je verrai s�rieusement � tirer mon profit de tous ces �v�nements nouveaux; mais, ce soir, que la charit� seule inspire ma conduite!� Vingt minutes apr�s, et pendant que toutes les horloges sonnaient onze heures, le repr�sentant de la Providence descendit d'un fiacre, ordonna au cocher de l'attendre, et sonna � la porte du num�ro 16, dans John Street. La porte fut aussit�t ouverte par Maurice lui-m�me. --Oh! c'est vous, Michel? dit-il, en bloquant soigneusement l'�troite ouverture. Il est bien tard! Sans r�pondre, Michel s'avan�a, saisit la main de Maurice, et la serra si vigoureusement que le pauvre gar�on fit, malgr� lui, un mouvement de recul, ce dont son cousin profita pour entrer dans l'antichambre et pour passer ensuite dans la salle � manger, avec Maurice sur ses talons. --O� est mon oncle Joseph? demanda-t-il, en s'installant dans le meilleur fauteuil. --Il a �t� assez souffrant, ces jours derniers! r�pondit Maurice. Il est rest� � Browndean. Il prend soin de lui, et je suis seul ici, comme vous voyez! Michel eut un sourire myst�rieux. --C'est que j'ai besoin de le voir pour une affaire pressante! dit-il. --Il n'y a pas de raison pour que je vous laisse voir mon oncle, tandis que vous ne me laissez pas voir votre p�re! r�pliqua Maurice. --Ta, ta, ta! dit Michel. Mon p�re est mon p�re; mais le vieux Joseph est mon oncle � moi aussi bien que le v�tre, et vous n'avez aucun droit de le s�questrer! --Je ne le s�questre pas! dit Maurice, enrag�. Il est souffrant; il est dangereusement malade, et personne ne peut le voir! --Eh bien! je vais vous dire ce qui en est! d�clara Michel. Je suis venu pour m'entendre avec vous, Maurice! ce compromis que vous m'avez propos�, au sujet de la tontine, je l'accepte! Le malheureux Maurice devint p�le comme un mort, et puis rougit jusqu'aux tempes, dans un soudain acc�s de fureur contre l'injustice monstrueuse de la destin�e humaine. --Que voulez-vous dire? s'�cria-t-il. Je n'en crois pas un mot! Et lorsque Michel l'eut assur� qu'il parlait s�rieusement: --En ce cas, s'�cria-t-il en rougissant de nouveau, sachez que je refuse! Voil�! Vous pouvez mettre cela dans votre pipe, et le fumer! --Oh! oh! fit aigrement Michel. Vous dites que votre oncle est dangereusement malade, et cependant vous ne voulez plus du compromis que vous m'avez vous-m�me propos� quand il �tait bien portant! Il y a quelque chose de louche, l�-dessous! --Qu'entendez-vous par l�? hurla Maurice. --Je veux dire simplement qu'il y a l�-dessous quelque chose qui n'est pas clair! expliqua Michel. --Oseriez-vous faire une insinuation � mon adresse? reprit Maurice, qui commen�ait � entrevoir la possibilit� d'intimider son cousin. --Une insinuation? r�p�ta Michel. Oh! ne nous mettons pas � employer de grands mots comme celui-l�! Non, Maurice, essayons plut�t de noyer notre querelle dans une bouteille, comme deux galants cousins! _Les Deux galants cousins_, com�die, parfois attribu�e � Shakespeare! ajouta-t-il. Le cerveau de Maurice travaillait comme un moulin. �Soup�onne-t-il vraiment quelque chose? Ou bien ne fait-il que parler au hasard? et que dois-je faire? Savonner, ou bien attaquer � fond? En somme, savonner vaut mieux: cela me fera toujours gagner du temps!� --Eh bien!--dit-il tout haut, et avec une p�nible affectation de cordialit�,--il y a longtemps que nous n'avons point pass� une soir�e ensemble, Michel, et quoique mes habitudes, comme vous savez, soient extr�mement temp�r�es, je vais faire aujourd'hui une exception pour vous. Excusez-moi un moment! Je vais aller chercher dans la cave une bouteille de whisky! --Pas de whisky pour moi! dit Michel. Un peu du vieux champagne de l'oncle Joseph, ou rien du tout! Pendant une seconde, Maurice h�sita, car il n'avait plus que quelques bouteilles de ce vieux vin, et y tenait beaucoup; mais, d�s la seconde suivante, il sortit sans r�pondre un mot. Il avait compris que, en le d�pouillant ainsi de la cr�me de sa cave, Michel s'�tait imprudemment expos�, et livr� � lui. �Une bouteille? se dit-il. Par saint Georges, je vais lui en donner deux! Ce n'est pas le moment de faire des �conomies; et, une fois que l'animal sera compl�tement ivre, ce sera bien le diable si je n'arrive pas � lui arracher son secret!� Ce fut donc avec une bouteille sous chaque bras qu'il rentra dans la salle � manger. Il prit deux verres dans le buffet, et les remplit avec une gr�ce hospitali�re. --Je bois � votre sant�, mon cousin! s'�cria-t-il gaiement. N'�pargnez pas le vin, dans ma maison! Debout pr�s de la table, Michel vida son verre. Il le remplit de nouveau, et revint s'asseoir dans son fauteuil, emportant la bouteille avec lui. Et bient�t trois verres de vieux champagne, absorb�s coup sur coup, produisaient un changement notable dans sa mani�re d'�tre. --Savez-vous que vous manquez de vivacit� d'esprit, Maurice! observa-t-il. Vous �tes profond, c'est possible: mais je veux �tre pendu si vous avez l'esprit vif! --Et qu'est-ce qui vous fait croire que je sois profond? demanda Maurice avec un air de simplicit� amus�e. --Le fait que vous ne voulez pas d'un compromis avec moi! r�pondit Michel, qui commen�ait � s'exprimer avec beaucoup de difficult�. Vous �tes profond, Maurice, tr�s profond, de ne pas vouloir de ce compromis! Et vous avez l� un vin qui est bien bon! Ce vin est le seul trait respectable de la famille Finsbury. Savez-vous que c'est encore plus rare qu'un titre! bien plus rare! Seulement, quand un homme a dans sa cave du vin comme celui-l�, je me demande pourquoi il ne veut pas d'un compromis! --Mais, vous-m�me, vous n'en vouliez pas, jusqu'ici! dit Maurice, toujours souriant. A chacun son tour! --Je me demande pourquoi je n'en ai pas voulu! Je me demande pourquoi vous n'en voulez pas! reprit Michel. Je me demande pourquoi chacun de nous pense que l'autre n'a pas voulu du compromis! Dites donc, savez-vous que c'est l� un probl�me tr�s... tr�s re... tr�s remarquable? ajouta-t-il, non sans orgueil d'avoir enfin triomph� de tous les obstacles oraux qu'il avait trouv�s sur sa route. --Et quelle raison croyez-vous que j'aie pour refuser? demanda adroitement Maurice. Michel le regarda bien en face, puis cligna d'un oeil. --Ah! vous �tes un malin! dit-il. Tout � l'heure vous allez me demander de vous aider � sortir de votre p�trin. Et le fait est que je sais bien que je suis l'�missaire de la Providence; mais, tout de m�me, pas de cette mani�re-l�! Vous aurez � vous en tirer tout seul, mon bon ami, �a vous remontera! Quel terrible p�trin cela doit �tre, pour un jeune orphelin de quarante ans: la maison de cuirs, la banque, et tout le reste! --J'avoue que je ne comprends rien � ce que vous voulez dire! d�clara Maurice. --Je ne suis pas s�r d'y comprendre grand'chose moi-m�me! dit Michel. Voici un vin excellent, monsieur, ex'lent vin. Mais revenons un peu � votre affaire, hein? Donc, voil� un oncle de prix qui a disparu! Eh bien! tout ce que je veux savoir, c'est ceci: o� est cet oncle de prix? --Je vous l'ai dit; il est � Browndean! r�pondit Maurice, en essuyant son front � la d�rob�e, car ces petites attaques r�p�t�es commen�aient � le fatiguer r�ellement. --Facile � dire, Brown... Brown... H�, apr�s tout, pas si facile � dire que ��! s'�cria Michel, irrit�. Je veux dire que vous avez beau jeu � me r�pondre n'importe quoi. Mais ce qui ne me pla�t pas l�-dedans, c'est cette disparition compl�te d'un oncle! Franchement, Maurice, est-ce commercial? Et il hochait la t�te, tristement. --Rien n'est plus simple, ni plus clair! r�pondit Maurice, avec un calme ch�rement pay�. Pas l'ombre d'un myst�re, dans tout cela! Mon oncle se repose, � Browndean, pour se remettre de la secousse qu'il a subie dans l'accident! --Ah! oui, dit Michel, une rude secousse! --Pourquoi dites-vous cela? s'�cria vivement Maurice. --Oh! je le dis en m'appuyant sur la meilleure autorit� possible! C'est vous-m�me qui venez de me le dire! r�pliqua Michel. Mais si vous me dites le contraire, � pr�sent, naturellement j'aurai � choisir entre les deux versions. Le fait est que... que j'ai renvers� du vin sur le tapis; on dit que �a leur fait du bien, aux tapis! Le fait est que notre cher oncle... Mort, hein?... Enterr�? Maurice se dressa sur ses pieds. --Qu'est-ce que vous dites? hurla-t-il. --Je dis que j'ai renvers� du vin sur le tapis! r�pondit Michel en se levant aussi. Mais c'est �gal, je n'ai pas tout renvers�! Bien des amiti�s au cher oncle, n'est-ce pas? --Vous voulez vous en aller? demanda Maurice. --H�! mon pauvre vieux, il le faut! Forc� d'aller veiller un ami malade! r�pondit Michel, en se tenant � la table pour ne pas tomber. --Vous ne partirez pas d'ici avant de m'avoir expliqu� vos allusions! d�clara Maurice d'un ton f�roce. Qu'avez-vous voulu dire? Pourquoi �tes-vous venu ici? Mais l'avou� �tait d�j� parvenu jusqu'� la porte du vestibule. --Je suis venu sans aucune mauvaise intention, je vous assure! dit-il en mettant la main sur son coeur. Je vous jure que je n'ai pas eu d'autre intention que de remplir mon r�le d'agent de la Providence! Puis il parvint jusqu'� la porte de la rue, l'ouvrit, non sans peine, et descendit vers le fiacre, qui l'attendait. Le cocher, brusquement r�veill� d'un somme, lui demanda o� il fallait le conduire. Michel s'aper�ut que Maurice l'avait suivi sur le seuil de la maison; et une brillante inspiration lui vint � l'esprit. �Ce gar�on-l� a besoin d'�tre remont� s�rieusement!� songea-t-il. --Cocher, conduisez-moi � Scotland-Yard[1]! dit-il tout haut, en se tenant � la roue. Car, enfin, cocher, il y a quelque chose de louche dans cet oncle et son accident! Tout cela m�rite d'�tre tir� au clair! Conduisez-moi � Scotland-Yard! [1] La pr�fecture de police. --Vous ne pouvez pas me demander cela pour de bon! dit le cocher, avec la cordiale sympathie qu'ont toujours ses pareils pour un homme du monde en �tat d'ivresse. Ecoutez, monsieur, vous feriez mieux de vous faire ramener chez vous! Demain matin, vous pourrez toujours aller � Scotland-Yard! --Vous croyez? demanda Michel. Allons, en ce cas, conduisez-moi plut�t au Bar de la Ga�t�! --Le Bar de la Ga�t� est ferm�, monsieur! --Eh bien, alors, chez moi! dit Michel, r�sign�. --Mais o� cela, monsieur? --Ma foi, vraiment, mon ami, je ne sais pas! dit Michel en s'asseyant dans le fiacre. Conduisez-moi � Scotland-Yard, et, l�-bas, nous demanderons! --Mais vous devez bien avoir une carte de visite, dit l'homme � travers le guichet du plafond. Donnez-moi votre porte-cartes! --Quelle prodigieuse intelligence, pour un cocher de fiacre! s'�cria Michel, en passant son porte-cartes au cocher. Et celui-ci lut tout haut, � la lumi�re du gaz: --Michel Finsbury, 233, King's Road, Chelsea. Est-ce bien cela, monsieur? --Parfait! s'�cria Michel. Conduisez-moi l�, si vous y voyez suffisamment, avec toutes ces maisons qui s'obstinent � rester sens dessus dessous! X G�D�ON FORSYTH ET LE GRAND ERARD Je suis bien s�r que personne d'entre vous n'a lu _le Myst�re de l'Omnibus_, par E. H. B., un roman qui a figur� pendant plusieurs jours aux devantures des libraires, et puis qui a enti�rement disparu de la surface du globe. Ce que deviennent les livres, une semaine ou deux apr�s leur publication, o� ils vont, � quel usage on les emploie: ce sont l� autant de probl�mes qui, bien souvent, m'ont tourment� pendant des nuits d'insomnie. Le fait est que personne, � ma connaissance, n'a lu _le Myst�re de l'Omnibus_, par E. H. B., cependant j'ai pu m'assurer qu'il n'existe plus aujourd'hui que trois exemplaires de cet ouvrage. L'un se trouve � la biblioth�que du British Museum, d'ailleurs � jamais rendu inabordable par suite d'une erreur d'inscription au catalogue; un autre se trouve dans les caves de d�barras de la Biblioth�que des Avocats, � Edimbourg; enfin, le troisi�me, reli� en maroquin, appartient � notre ami G�d�on Forsyth. Pour vous expliquer le placement actuel de ce troisi�me exemplaire, vous allez �videmment supposer que G�d�on a beaucoup admir� le roman d'E. H. B. Et, je puis vous le dire, vous ne vous tromperez pas dans cette supposition. G�d�on, aujourd'hui encore, continue � admirer _le Myst�re de l'Omnibus_: il l'admire et il l'aime, avec une tendresse toute paternelle, car c'est lui-m�me qui en est l'auteur. Il l'a sign� des initiales de son oncle, M. Edouard Hugues Bloomfield; mais c'est lui seul qui l'a �crit en entier. Il s'�tait d'abord demand�, avant la publication, s'il n'allait pas tout au moins confier � quelques amis le secret de sa paternit�; mais apr�s la publication, et l'insucc�s monumental qui l'a accueillie, la modestie du jeune romancier est devenue plus pressante; et, sans la r�v�lation que je vous fais aujourd'hui, le nom de l'auteur de ce remarquable ouvrage aurait risqu� de demeurer � jamais inconnu. Cependant, le jour d�j� lointain o� Michel Finsbury prit son fameux cong�, le livre de G�d�on venait � peine de para�tre, et un de ses exemplaires se trouvait expos� � l'�talage de la marchande de journaux, dans la Gare de Waterloo: de telle sorte que G�d�on put le voir, avant de monter dans le train qui allait le conduire � Hampton-Court. Mais, le croira-t-on? la vue de son oeuvre ne provoqua chez lui qu'un sourire d�daigneux. �Quelle vaine ambition de paresseux, se dit-il, que celle d'un faiseur de livres!� Il eut honte de s'�tre abaiss� jusqu'� la pratique d'un art aussi enfantin. Tout entier � la pens�e de sa premi�re cause, il se sentait enfin devenu un homme. Et la muse qui pr�side au roman-feuilleton (une dame qui doit �tre sans doute d'origine fran�aise) s'envola d'aupr�s de lui, pour aller se m�ler de nouveau � la danse de ses soeurs, autour des immortelles fontaines de l'H�licon. Durant toute la demi-heure du voyage, de saines et robustes r�flexions pratiques �gay�rent l'�me du jeune avocat. A tout instant, il se choisissait, par la porti�re du wagon, la petite maison de campagne qui allait bient�t devenir l'asile de sa vie. Et d�j�, en parfait propri�taire, il projetait des am�liorations aux maisons qu'il voyait; � l'une, il ajoutait une �curie; � l'autre, un jeu de tennis; il s'imaginait le charmant aspect qu'aurait une troisi�me, lorsque, en face d'elle, sur la rivi�re, il se serait fait construire un pavillon de bois. �Et quand je pense, se disait-il, qu'il y a une heure � peine j'�tais encore un insouciant jeune sot, uniquement occup� de canotage et de romans-feuilletons! Je passais � c�t� des plus ravissantes maisons de campagne sans m�me les honorer d'un regard! Comme il faut peu de temps pour m�rir un homme!� Le lecteur intelligent reconna�tra tout de suite, et d'apr�s ce simple monologue, les ravages caus�s dans le coeur de G�d�on par les beaux yeux de Mlle Hazeltine. L'avocat, au sortir de John Street, avait conduit la jeune fille dans la maison de son oncle, M. Bloomfield; et ce personnage, ayant appris de son neveu qu'elle �tait victime d'une double oppression, l'avait prise bruyamment sous sa protection. --Je me demande qui est le pire des deux, s'�tait-il �cri�: ce vieil oncle sans scrupules, ou ce grossier jeune coquin de neveu! En tout cas, je vais tout de suite �crire au _Pall Mall_, pour les d�noncer! Quoi! Vous dites que non? Pardon, monsieur, il faut qu'ils soient d�nonc�s! C'est un devoir public... Comment? Vous dites que cet oncle est un conf�rencier radical? En ce cas, oui, vous avez raison, la chose doit �tre men�e avec plus de r�serve! Je suis s�r que ce pauvre oncle aura �t� scandaleusement tromp�! De tout cela r�sulta que M. Bloomfield ne mit pas � ex�cution son projet de lettre � la _Pall Mall Gazette._ Il d�clara seulement que miss Hazeltine avait � �tre tenue � l'abri des recherches probables de ses pers�cuteurs; et comme il se trouvait poss�der un yacht, il jugea qu'aucune autre retraite ne pouvait �tre plus s�re pour l'infortun�e jeune fille. Le matin m�me du jour o� G�d�on se rendait � Hampton Court, Julia, en compagnie de M. et de Mme Bloomfield, avait quitt� Londres � bord du yacht familial. Et G�d�on, comme l'on pense, aurait bien aim� �tre du voyage: mais son oncle n'avait pas cru devoir lui accorder cette faveur. �Non, Gid! lui avait-il dit. On va �videmment te filer; il ne faut pas qu'on te voie avec nous!� Et le jeune homme n'avait pas os� contester cette �trange illusion; car il craignait que son oncle ne se rel�ch�t de son beau z�le pour la protection de Julia, s'il d�couvrait que l'affaire n'�tait pas aussi romanesque qu'il se l'�tait figur�e. Au reste, la discr�tion de G�d�on avait eu sa r�compense; car le vieux Bloomfield, en lui posant sur l'�paule sa pesante main, avait ajout� ces mots, dont la signification avait �t� aussit�t comprise: �Je devine bien ce que tu as en t�te, G�d�on! Mais si tu veux obtenir cette jeune fille, il faudra que tu travailles, mon gaillard, entends-tu?� Ces agr�ables paroles avaient d�j� contribu� � �gayer l'avocat lorsque, ayant pris cong� des voyageurs, il �tait retourn� chez lui pour lire des romans; et, maintenant, pendant que le train l'emportait � Hampton Court, c'�taient elles encore qui formaient la base fondamentale de ses viriles r�veries. Et quand il descendit du train et commen�a � se recueillir, pour la d�licate mission dont il s'�tait charg�, toujours encore il avait dans les yeux le fin visage de Julia, et dans les oreilles les paroles d'adieu de son oncle Edouard. Mais bient�t de grosses surprises commenc�rent � pleuvoir sur lui. Il apprit d'abord que, dans tout Hampton Court, il n'y avait aucune villa Kurnaul, aucun comte Tarnow, ni m�me absolument aucun comte du tout. Cela �tait fort �trange, mais, en somme, il ne le jugea point tout � fait inexplicable. M. Dickson avait si bien d�jeun� qu'il pouvait s'�tre tromp� en lui donnant l'adresse. �Que doit faire, en pareille circonstance, un homme pratique, avis�, et ayant l'habitude des affaires?� se demanda G�d�on. Et il se r�pondit aussit�t: �T�l�graphier une d�p�che br�ve et nette!� Dix minutes apr�s, nos fils t�l�graphiques nationaux transmettaient � Londres l'importante missive que voici: �Dickson, H�tel Langham, Londres. Villa et personne inconnues ici; suppose erreur d'adresse; arriverai par train suivant. Forsyth.� Et, en effet, G�d�on lui-m�me ne tarda pas � descendre d'un fiacre devant le perron de l'H�tel Langham, avec, sur son front, les marques combin�es d'une extr�me h�te et d'un grand effort intellectuel. Je ne crois pas que G�d�on oublie jamais l'H�tel Langham. Il y apprit que, de m�me que le comte Tarnow, John Dickson et Ezra Thomas n'existaient pas. Comment? Pourquoi? Ces deux questions dansaient dans le cerveau troubl� du jeune homme; et, avant que le tourbillon de ses pens�es se f�t calm�, il se trouva d�pos� par un autre fiacre devant la porte de sa maison. L�, du moins, s'offrait � lui une retraite accueillante et tranquille! L�, du moins, il pourrait r�fl�chir � son aise. Il franchit le corridor, mit sa clef dans la serrure, et ouvrit la porte, d�j� rass�r�n�. La chambre �tait toute noire, car la nuit �tait venue. Mais G�d�on connaissait sa chambre, il savait o� se trouvaient les allumettes, dans le coin droit, sur la chemin�e. Et il s'avan�a r�solument, et, ce faisant, il se cogna contre un corps lourd, � un endroit o� aucun corps de ce genre n'aurait d� exister. Il n'y avait rien dans cet endroit, quand G�d�on �tait sorti. Il avait ferm� la porte � clef, derri�re lui; il l'avait trouv�e ferm�e � clef quand il �tait revenu; personne ne pouvait �tre entr�; et ce n'�tait gu�re probable, non plus, que les meubles pussent, d'eux-m�mes, changer leur position. Et cependant, sans l'ombre d'un doute, il y avait quelque chose l�! G�d�on �tendit ses mains, dans les t�n�bres. Oui, il y avait quelque chose, quelque chose de grand, quelque chose de poli, quelque chose de froid! �Que le ciel me pardonne! songea G�d�on; on dirait un piano!� Il se rappela qu'il avait des allumettes dans la poche de son gilet, et en alluma une. Ce fut effectivement un piano qui s'offrit � son regard stup�fait; un vaste et solennel instrument, encore tout humide d'avoir �t� expos� � la pluie. G�d�on laissa br�ler l'allumette jusqu'au bout, et puis, de nouveau, les t�n�bres se referm�rent autour de son ahurissement. Alors, d'une main tremblante, il alluma sa lampe, et s'approcha. De pr�s ou de loin, le doute n'�tait pas permis: l'objet �tait bien un piano. C'�tait bien un piano qui se tenait l�, impudemment, dans un endroit o� sa pr�sence �tait un d�menti � toutes les lois naturelles! G�d�on ouvrit le clavier et frappa un accord. Aucun son ne troubla le silence de la chambre. �Serais-je malade?� se dit le jeune homme, pendant que son coeur s'arr�tait de battre. Il s'assit devant le piano, s'obstina rageusement dans ses tentatives pour rompre le silence, tant�t au moyen de brillants arp�ges, tant�t au moyen d'une sonate de Beethoven, que jadis (dans des temps plus heureux) il avait connue comme l'une des oeuvres les plus sonores de ce puissant compositeur. Et toujours pas un son! Il donna sur les touches deux grands coups de ses poings ferm�s. La chambre resta silencieuse comme un tombeau. Le jeune avocat se redressa en sursaut. --Je suis devenu compl�tement sourd, s'�cria-t-il tout haut, et personne ne le sait que moi! La pire des mal�dictions de Dieu s'est abattue sur moi! Ses doigts rencontr�rent la cha�ne de sa montre. Aussit�t, il tira sa montre, et l'appliqua � son oreille: il en entendait parfaitement le tic-tac. --Je ne suis pas sourd! dit-il. C'est pis encore, je suis fou! Ma raison m'a abandonn� pour toujours! Il promena autour de lui, dans la chambre, un regard inquiet, et aper�ut notamment le fauteuil dans lequel M. Dickson s'�tait install�. Un bout de cigare tra�nait encore au pied du fauteuil. �Non, songea-t-il, cela ne peut avoir �t� un r�ve. C'est ma t�te qui d�m�nage, �videmment! Ainsi, par exemple, il me semble que j'ai faim; ce sera sans doute encore une hallucination! Mais, tout de m�me, je vais faire l'exp�rience. Je vais m'offrir encore un bon d�ner! Je vais aller d�ner au Caf� Royal, d'o� il est bien possible que j'aie � �tre directement transport� dans un asile.� Tout le long de son chemin, dans la rue, avec une curiosit� morbide, il se demanda comment allait se trahir son terrible mal. Allait-il assommer un gar�on? ou vouloir manger son verre? Et c'est ainsi qu'il se dirigea en courant vers le Caf� Royal, avec la crainte angoissante de d�couvrir que l'existence de cet �tablissement �tait, elle aussi, une hallucination. Mais la lumi�re, le mouvement, le bruit joyeux du caf� eurent vite fait de le r�conforter. Il eut en outre la satisfaction de reconna�tre le gar�on qui le servait d'ordinaire. Le d�ner qu'il commanda ne lui fit pas l'effet d'�tre trop incoh�rent, et il �prouva, � le manger, une satisfaction o� il ne put d�couvrir rien d'anormal. �Ma parole, se dit-il, je renais � l'espoir. Peut-�tre me suis-je affol� trop t�t? En pareille circonstance, qu'aurait fait Robert Skill?� Ce Robert Skill �tait, ai-je besoin de vous le dire? le principal h�ros du _Myst�re de l'Omnibus_. G�d�on avait incarn� en lui son id�al d'intelligence subtile et de ferme d�cision. Aussi ne pouvait-il pas douter que Robert Skill, dans une circonstance pareille � celle o� il se trouvait lui-m�me, aurait certainement agi de la fa�on la plus sage et la meilleure possible. Restait seulement � savoir ce qu'il aurait fait. �Quelle qu'e�t �t� sa d�cision, se dit encore le jeune romancier, Robert Skill l'e�t ex�cut�e s�ance tenante.� Mais lui-m�me, malheureusement, ne voyait devant lui, pour l'instant qu'une seule chose � faire, qui �tait de s'en retourner dans sa chambre, son d�ner fini. Et c'est donc ce qu'il fit s�ance tenante, � l'imitation de son noble h�ros. Mais, quand il fut rentr� chez lui, il s'aper�ut que d�cid�ment aucune inspiration ne lui venait en aide. Et il se tint debout, sur le seuil, consid�rant avec stupeur l'instrument myst�rieux. Toucher au clavier, une fois de plus, c'�tait au-dessus de ses forces: que le piano e�t gard� son incompr�hensible silence, ou qu'il lui e�t r�pondu par tous les fracas des trompettes du jugement dernier, il sentait que sa frayeur n'aurait pu que s'en accro�tre. �Ce doit �tre une farce qu'on m'aura faite! songea-t-il, encore qu'elle me semble bien laborieuse et bien co�teuse! Mais si ce n'est pas une farce, qu'est-ce que cela peut �tre? En proc�dant par �limination, comme a proc�d� Robert Skill pour d�couvrir l'auteur de l'assassinat de lord Bellew, je suis forc�ment amen� � conclure que ceci ne peut �tre qu'une farce!� Pendant qu'il raisonnait ainsi, ses yeux tomb�rent sur un objet qui lui parut une nouvelle confirmation de son hypoth�se: � savoir, la pagode de cigares que Michel avait construite sur le piano. �Qu'est-ce que cela?� se demanda G�d�on. Et, s'approchant, il d�molit la pagode, d'un coup de poing. �Une clef? se dit-il ensuite. Quelle singuli�re fa�on de la d�poser l�!� Il fit le tour de l'instrument, et aper�ut, sur le c�t�, la serrure du couvercle. �Ah! ah! voici � quoi correspond cette clef! poursuivit-il. Evidemment, ces deux farceurs auront voulu que je regarde � l'int�rieur du piano! Etrange, en v�rit�, de plus en plus �trange!� Sur quoi, il tourna la clef dans la serrure, et souleva le couvercle. * * * * * Dans quelles angoisses, dans quels acc�s de r�solution fugitive, dans quels ab�mes de d�sespoir G�d�on passa la nuit qui suivit, je pr�f�re que mes lecteurs ne le sachent jamais. La petite chanson des moineaux de Londres, le lendemain matin, le trouva �puis�, harass�, an�anti, et avec un esprit toujours vide du moindre projet. Il se leva, et, mis�rablement, regarda des fen�tres closes, une rue d�serte, la lutte du gris de l'aube avec le jaune des becs de gaz. Il y a des matin�es o� la ville tout enti�re semble s'�veiller avec une migraine: c'�tait une de ces matin�es-l�, et la migraine tenaillait �galement la nuque et les tempes du pauvre G�d�on. �D�j� le jour! se dit-il, et je n'ai encore rien trouv�! Il faut que cela finisse!� Il referma le piano, mit la clef dans sa poche, et sortit pour aller prendre son caf� au lait. Pour la centi�me fois son cerveau tournait comme une roue de moulin, broyant un m�lange de terreurs, de d�go�ts, et de regrets. Appeler la police, lui livrer le cadavre, couvrir les murs de Londres d'affiches d�crivant John Dickson et Ezra Thomas, remplir les journaux de paragraphes intitul�s: _le Myst�re du Temple, le Piano macabre, M. Forsyth admis � fournir caution_: c'�tait l� une ligne de conduite possible, facile, et m�me, en fin de compte, assez s�re; mais, � bien y r�fl�chir, elle ne laissait pas d'avoir ses inconv�nients. Agir ainsi, n'�tait-ce pas r�v�ler au monde toute une s�rie de d�tails sur G�d�on lui-m�me qui n'avaient rien � gagner � �tre r�v�l�s? Car, enfin, un enfant se serait m�fi� de l'histoire des deux aventuriers, et lui, G�d�on, tout de suite il l'avait aval�e. Le plus mis�rable avocaillon aurait refus� d'�couter des clients qui se pr�sentaient � lui dans des conditions aussi irr�guli�res; et lui, il les avait complaisamment �cout�s. Et si encore il s'�tait born� � les �couter! Mais il s'�tait mis en route pour la commission dont ils l'avaient charg�: lui, un avocat, il avait entrepris une commission bonne tout au plus pour un d�tective priv�! Et pour comble, h�las! il avait consenti � prendre l'argent que lui offraient ses visiteurs! �Non, non, se dit-il. La chose est trop claire, je vais �tre d�shonor�! J'ai bris� ma carri�re pour un billet de cinq livres!� Apr�s trois gorg�es de cette chaude, visqueuse, et boueuse tisane qui passe, dans les tavernes de Londres, pour une d�coction de la graine du caf�ier, G�d�on comprit qu'il y avait tout au moins un point sur lequel aucune h�sitation n'�tait possible pour lui. La chose avait � �tre r�gl�e sans le secours de la police! Mais encore avait-elle � �tre r�gl�e d'une fa�on quelconque et sans retard. De nouveau G�d�on se demanda ce qu'aurait fait Robert Skill: que peut faire un homme d'honneur pour se d�barrasser d'un cadavre honorablement acquis? Aller le d�poser au coin de la rue voisine? c'�tait soulever dans le coeur des passants une curiosit� d�sastreuse. Le jeter dans une des chemin�es de la ville? toute sorte d'obstacles mat�riels rendaient une telle entreprise presque impraticable. Lancer le corps par la porti�re d'un wagon, ou bien du haut de l'imp�riale d'un omnibus: h�las! il n'y fallait point penser. Amener le corps sur un yacht et le noyer ensuite, oui, cela se concevait d�j� mieux: mais que de d�penses, pour un homme de ressources restreintes! La location du yacht, l'entretien de l'�quipage, tout cela aurait �t� ruineux m�me pour un capitaliste. Soudain, G�d�on se rappela les pavillons, en forme de bateaux, qu'il avait vus la veille sur la Tamise. Et ce souvenir fut pour lui un trait de lumi�re. Un compositeur de musique--appel�, par exemple, Jimson,--pouvait fort bien, comme jadis le musicien immortalis� par Hogarth, souffrir dans son inspiration du tapage de Londres. Il pouvait fort bien �tre press� par le temps, pour achever un op�ra: par exemple, un op�ra-comique intitul� _Orange Pekoe_; une l�g�re fantaisie chinoise dans le genre du _Mikado_. _Orange Pekoe_, musique de Jimson--�le jeune ma�stro, un des ma�tres les mieux dou�s de notre nouvelle �cole anglaise--le ravissant quintette des mandarins, une vigoureuse entr�e des batteries, etc., etc.,� d'un seul coup, le personnage complet de Jimson, avec sa musique, se dressa en pied dans l'esprit de G�d�on. Quoi de plus naturel, quoi de plus acceptable, que l'arriv�e soudaine de Jimson dans un tranquille village des bords de l'eau, en compagnie d'un grand piano � queue et de la partition inachev�e d'_Orange Pekoe_? La disparition du susdit ma�stro, quelques jours plus tard, ne laissant derri�re lui qu'un piano, vid� de ses cordes; cela, assur�ment, para�trait moins naturel. Mais cela m�me ne serait pas tout � fait inexplicable. On pourrait fort bien, en somme, supposer que Jimson, devenu fou par suite des difficult�s d'un choeur en double fugue, avait commenc� par d�truire son piano, et s'�tait enfin jet� lui-m�me dans la rivi�re. N'�tait-ce pas l�, en v�rit�, une catastrophe tout � fait digne d'un jeune musicien de la nouvelle �cole? �Pardieu, il faudra bien que �a marche comme �a! s'�cria G�d�on. Jimson va nous tirer d'affaire!� XI LE MA�STRO JIMSON M. Edouard Hugues Bloomfield ayant annonc� l'intention de diriger son yacht du c�t� de Maidenhead, on ne s'�tonnera pas que le ma�stro Jimson ait port� son choix vers une direction oppos�e. Dans le voisinage de la gentille bourgade riveraine de Padwick, il se souvenait d'avoir vu, r�cemment encore, un ancien pavillon sur pilotis, po�tiquement abrit� par un bouquet de saules. Ce pavillon l'avait toujours s�duit par un certain air d'abandon et de solitude, lorsque, dans ses parties de canotage, il �tait pass� pr�s de lui; et il avait m�me eu l'intention d'y placer une des sc�nes du _Myst�re de l'Omnibus_; mais il avait d� y renoncer, au dernier moment, en raison des difficult�s impr�vues que lui avait pr�sent�es la n�cessit� d'une description appropri�e au charme de l'endroit. Il y avait renonc�, et maintenant il s'en f�licitait en songeant qu'il allait avoir � se servir du pavillon pour un usage infiniment plus s�rieux. Jimson, personnage de la mise la plus banale, mais de mani�res particuli�rement insinuantes, n'eut pas de peine � obtenir que le propri�taire du pavillon le lui lou�t pour une dur�e d'un mois. Le prix du loyer, d'ailleurs insignifiant, fut convenu aussit�t, la clef fut �chang�e contre une petite avance d'argent, et Jimson se h�ta de revenir � Londres, pour s'occuper du transport du piano. --Je serai de retour demain matin, sans faute! d�clara-t-il au propri�taire. On attend mon op�ra avec tant d'impatience, voyez-vous? que je n'ai pas une minute � perdre pour le terminer! Et, en effet, vers une heure de l'apr�s-midi, le lendemain, vous auriez pu voir Jimson cheminant sur la route qui longe le fleuve, entre Padwick et Haverham. Dans une de ses mains il tenait un panier, renfermant des provisions; dans l'autre, une petite valise o� se trouvait sans doute la partition inachev�e. On �tait au d�but d'octobre; le ciel, d'un gris de pierre, �tait parsem� d'alouettes, la Tamise brillait faiblement comme un miroir de plomb, et les feuilles jaunes des marronniers craquaient sous les pieds du compositeur. Il n'y a point de saison, en Angleterre, qui stimule davantage les forces vitales, et Jimson, bien qu'il ne f�t pas sans quelques ennuis, fredonnait un air (de sa composition, peut-�tre?) tout en marchant. A deux ou trois milles au-dessus de Padwick, la berge de la Tamise est particuli�rement solitaire. Sur la berge oppos�e, les arbres d'un parc arr�tent l'horizon, ne laissant entrevoir que le haut des chemin�es d'une vieille maison de campagne. Sur la berge de Padwick, entre les saules, s'avance le pavillon, un ancien bateau hors d'usage, et si souill� par les larmes des saules avoisinants, si d�grad�, si battu des vents, si n�glig�, si hant� de rats, si manifestement transform� en un magasin de rhumatismes que j'aurais, pour ma part, une forte r�pugnance � m'y installer. Et pour Jimson aussi ce fut un moment assez lugubre, celui o� il enleva la planche qui servait de pont-levis � sa nouvelle demeure, et o� il se trouva seul dans cette malsaine forteresse. Il entendait les rats courir et sauter sous le plancher, les gonds de la porte g�missaient comme des �mes en peine; le petit salon �tait encombr� de poussi�re, et avait une affreuse odeur d'eau moisie. Non, on ne pouvait point consid�rer cela comme un domicile bien gai, m�me pour un compositeur absorb� dans une oeuvre ch�rie; mais combien moins gai encore pour un jeune homme tout bourrel� d'alarmes, et occup� � attendre l'arriv�e d'un cadavre! Il s'assit, nettoya de son mieux une moiti� de la table, et attaqua le d�jeuner froid que contenait son panier. En pr�vision d'une enqu�te possible sur le sort de Jimson, il avait jug� indispensable de ne pas se laisser voir: de telle sorte qu'il �tait r�solu � passer la journ�e enti�re sans sortir du pavillon. Et, toujours afin de corroborer sa fable, il avait apport� dans sa valise non seulement de l'encre et des plumes, mais un gros cahier de papier � musique, du format le plus imposant qu'il avait pu trouver. �Et maintenant, � l'ouvrage!� se dit-il, d�s qu'il eut satisfait son app�tit. �Il faut que je laisse des traces de l'activit� de mon personnage!� Et il �crivit, en belles lettres rondes: ORANGE PEKOE _Op. 17_ _J.-B. JIMSON_ PARTITION DE PIANO ET CHANT �Je ne suppose pas que les grands compositeurs commencent leur travail de cette mani�re-l�, songea G�d�on; mais Jimson est un original, et d'ailleurs je serais bien en peine de commencer autrement. Une d�dicace, � pr�sent, voil� qui ferait un excellent effet. Par exemple: _D�di� �..._ voyons!... _D�di� � William Ewart Gladstone, par son respectueux serviteur J.-B. J._ Allons, il faut tout de m�me y ajouter un peu de musique! Je ferai mieux d'�viter l'ouverture: je crains que cette partie n'offre trop de difficult�s. Si j'essayais d'un air pour le t�nor? A la clef,--oh! soyons ultra-moderne!--sept b�mols!� Il fit comme il disait, non sans peine, puis s'arr�ta et se mit � m�chonner le bout de son porte-plume. La vue d'une feuille de papier r�gl� ne suffit pas toujours pour provoquer l'inspiration, surtout chez un simple amateur; et la pr�sence de sept b�mols � la clef n'est pas non plus un encouragement � l'improvisation. G�d�on jeta sous la table la feuille commenc�e. �Ces �bauches jet�es sous la table aideront � reconstituer la personnalit� artistique de Jimson!� se dit-il pour se consoler. Et de nouveau il sollicita la muse, en divers tons et sur diverses feuilles de papier; mais tout cela avec si peu de r�sultats qu'il en fut effar�. �C'est �trange comme il y a des jours o� on n'est pas en train! se dit-il; et pourtant il faut absolument que Jimson laisse quelque chose!� Et de nouveau il trima sur sa t�che. Bient�t la fra�cheur p�n�trante du pavillon commen�a � l'envahir tout entier. Il se leva, et, � la contrari�t� �vidente des rats, marcha de long en large dans la chambre. H�las! il ne parvenait pas � se r�chauffer. �C'est absurde! se dit-il. Tous les risques me sont indiff�rents, mais je ne veux pas attraper une bronchite. Il faut que je sorte de cette caverne!� Il s'avan�a sur le balcon, et, pour la premi�re fois, regarda du c�t� de la rivi�re. Et aussit�t il tressaillit de surprise. A quelques cents pas plus loin, un yacht reposait � l'ombre des saules. Un �l�gant canot se balan�ait � c�t� du yacht; les fen�tres de celui-ci �taient cach�es par des rideaux d'une blancheur de neige; et un drapeau flottait � la poupe. Et plus G�d�on consid�rait ce yacht, plus son d�pit se m�lait de stup�faction. Ce yacht ressemblait extr�mement � celui de son oncle: G�d�on aurait m�me jur� que c'�tait bien celui de son oncle, sans deux d�tails qui rendaient l'identification impossible. Le premier d�tail, c'�tait que son oncle s'�tait dirig� vers Maidenhead, et ne pouvait donc se trouver � Padwick; le second, encore plus probant, c'�tait que le drapeau attach� � l'arri�re �tait le drapeau am�ricain. �Tout de m�me, quelle singuli�re ressemblance!� songea G�d�on. Et, pendant qu'ainsi il regardait et r�fl�chissait, une porte s'ouvrit, et une jeune dame s'avan�a sur le pont. En un clin d'oeil, l'avocat �tait rentr� dans son pavillon: il venait de reconna�tre Julia Hazeltine. Et, l'observant par la fen�tre, il vit qu'elle descendait dans le canot, prenait les rames en main, et venait r�solument vers l'endroit o� il se trouvait. �Allons! je suis perdu!� se dit-il. Et il se laissa tomber sur sa chaise. --Bonjour, mademoiselle, dit, du rivage, une voix que G�d�on reconnut comme �tant celle de son propri�taire. --Bonjour, monsieur! r�pondit Julia. Mais je ne vous reconnais pas: qui �tes-vous? Oh! oui, je me rappelle! C'est vous qui m'avez permis, hier, de venir peindre � l'aquarelle, dans ce vieux pavillon! Le coeur de G�d�on bondit d'�pouvante. --Mais oui, c'est moi! r�pondit l'homme. Et ce que je voulais vous dire � pr�sent, c'est que je ne pouvais plus vous le permettre! Mon pavillon est lou�! --Lou�? s'�cria Julia. --Lou� pour un mois! reprit l'homme. �a vous para�t dr�le, hein? Je me demande ce que ce monsieur peut bien vouloir en faire? --Quelle id�e romantique! murmura Julia. C'est un monsieur? Comment est-il? Ce dialogue entre le canot et le rivage avait lieu tout contre le pavillon: pas un mot n'en �tait perdu pour le jeune ma�stro. --C'est un homme � musique, r�pondit le propri�taire, ou tout au moins voil� ce qu'il m'a dit! Venu ici pour �crire un op�ra! --Vraiment? s'�cria Julia. Jamais je n'ai rien r�v� d'aussi d�licieux. Mais alors, nous pourrons nous glisser jusqu'ici la nuit, et l'entendre improviser! Comment s'appelle-t-il? --Jimson! dit l'homme. --Jimson? r�p�ta Julia, en interrogeant vainement sa m�moire. Mais, en v�rit�, notre jeune �cole de musique anglaise poss�de tant de beaux g�nies que nous n'apprenons gu�re leurs noms que lorsque la reine les nomme baronets. --Vous �tes s�r que c'est bien ce nom-l�? reprit Julia. --Il me l'a �pel� lui-m�me! r�pondit le propri�taire. Et son op�ra s'appelle... attendez donc... une esp�ce de th�! --Une _Esp�ce de Th�_! s'�cria la jeune fille. Quel titre singulier pour un op�ra! Mon Dieu! que je voudrais en conna�tre le sujet!--Et G�d�on entendait flotter dans l'air son charmant petit rire.--Il faut absolument que nous fassions connaissance avec ce M. Jimson! Je suis s�r qu'il doit �tre bien int�ressant! --Pardon, mademoiselle, mais il faut que je m'en aille! On m'attend � Haverham! --Oh! que je ne vous retienne pas, mon brave homme! dit Julia. Bon apr�s-midi! --Et � vous pareillement, mademoiselle! G�d�on se tenait assis dans sa cabine, en proie aux pens�es les plus harcelantes. Il se voyait ancr� � ce pavillon pourri, attendant la venue d'un cadavre intempestif: et voil� que, autour de lui, les curiosit�s s'agitaient, voil� que de jeunes dames se proposaient de venir l'�pier la nuit, en fa�on de partie de plaisir! Cela signifiait les gal�res pour lui; mais ce n'�tait pas cela encore qui l'affligeait le plus. Ce qui l'affligeait surtout, c'�tait l'impardonnable l�g�ret� de Julia. Cette jeune fille �tait pr�te � faire connaissance avec le premier venu; elle n'avait aucune r�serve, rien de l'�mail d'une personne comme il faut! Elle causait famili�rement avec la brute qu'�tait son propri�taire; elle se prenait d'un int�r�t imm�diat et franchement avou� pour la mis�rable cr�ature qu'�tait Jimson! D�j�, sans doute, elle avait form� le projet d'inviter Jimson � venir prendre le th� avec elle! Et c'�tait pour une jeune fille comme celle-l� qu'un homme comme lui, G�d�on... �Honte � toi, coeur viril!� Il fut interrompu dans ses songeries par un bruit qui, aussit�t, le d�cida � se cacher derri�re la porte. Miss Hazeltine, sans se pr�occuper de la d�fense du propri�taire, venait de grimper � bord de son pavillon. Son projet d'aquarelle lui tenait au coeur; et comme, � en juger par le silence du pavillon, elle supposait que Jimson n'�tait pas encore arriv�, elle r�solut de profiter de l'occasion pour achever l'oeuvre d'art commenc�e la veille. Et elle s'assit sur le balcon, installa son album et sa bo�te de couleurs, et bient�t G�d�on l'entendit chantant sur son travail. De temps � autre, seulement, sa chanson s'interrompait. C'�tait quand Julia ne retrouvait plus, dans sa m�moire, quelqu'une de ces aimables petites recettes qui servent � la pratique du jeu de l'aquarelle, ou du moins qui y servaient dans notre bon vieux temps; car on m'a dit que les jeunes fille d'� pr�sent se sont �mancip�es de ces recettes o� dix g�n�rations de leurs m�res et grand'm�res s'�taient fid�lement soumises; mais Julia, qui probablement avait �tudi� sous Pitman, �tait encore de la vieille �cole. G�d�on, pendant tout ce temps, se tenait derri�re la porte, craignant de bouger, craignant de respirer, craignant de penser � ce qui allait suivre. Chaque minute de son incarc�ration lui valait un surcro�t d'ennuis et de d�tresse. Du moins se disait-il, avec gratitude, que cette phase sp�ciale de sa vie ne pouvait pas durer �ternellement; et il se disait que, quoi qu'il d�t lui arriver ensuite (f�t-ce le bagne! ajoutait-il avec amertume, et d'ailleurs avec irr�flexion), il ne pourrait manquer de s'en trouver soulag�. Il se rappela que, au coll�ge, de longues additions mentales lui avaient souvent servi de refuge contre l'ennui du piquet ou du cabinet noir, et, cette fois encore, il essaya de se distraire en additionnant ind�finiment le chiffre deux � tous les chiffres form�s par des additions ant�rieures. Ainsi s'occupaient ces deux jeunes personnes,--G�d�on proc�dant r�solument � ses additions, Julia d�posant vigoureusement sur son album des couleurs qui g�missaient de se trouver r�unies,--lorsque la Providence envoya dans leurs eaux un paquebot � vapeur qui, en soufflant, remontait la Tamise. Tout le long des berges, l'eau s'enflait et retombait, les roseaux bruissaient; le pavillon lui-m�me, ce vieux bateau depuis longtemps accoutum� au repos, retrouva soudain son humeur voyageuse d'autrefois, et se mit � ex�cuter un petit tangage. Puis le paquebot passa, les vagues s'aplanirent, et G�d�on, tout � coup, entendit un cri pouss� par Julia. Regardant par la fen�tre, il vit la jeune fille debout sur le balcon, occup�e � suivre des yeux son canot, qui, entra�n� par le courant, s'en retournait vers le yacht. Et je dois dire que l'avocat, en cette occasion, d�ploya une promptitude d'esprit digne de son h�ros, Robert Skill. D'un seul effort de sa pens�e, il pr�vit ce qui allait suivre; d'un seul mouvement de son corps, il se jeta � terre, et se cacha sous la table. Julia, de son c�t�, ne se rendait pas enti�rement compte de la gravit� de sa situation. Elle voyait bien qu'elle avait perdu le canot, et elle n'�tait pas sans inqui�tude au sujet de sa prochaine entrevue avec M. Bloomfield; mais elle ne doutait pas de pouvoir sortir du pavillon, car elle connaissait l'existence de la planche pont-levis, donnant sur la berge. Elle fit le tour du balcon, mais pour trouver la porte du pavillon ouverte, et la planche �t�e. D'o� elle conclut avec certitude que Jimson devait �tre arriv�, et, par cons�quent, se trouvait dans le pavillon. Ce Jimson devait �tre un homme bien timide, pour avoir souffert une telle invasion de sa r�sidence sans faire aucun signe: et cette pens�e releva le courage de Julia, car, � pr�sent, la jeune fille �tait forc�e de recourir � l'assistance du musicien, la planche �tant trop lourde pour ses seules forces. Elle frappa donc sur la porte ouverte. Puis elle frappa de nouveau. --Monsieur Jimson, cria-t-elle, venez, je vous en prie! _Il faut_ que vous veniez, t�t ou tard, puisque je ne puis pas sortir d'ici sans votre aide! Allons, ne soyez pas si aga�ant! Venez, je vous en prie! Mais toujours pas de r�ponse. �S'il est l�, il faut qu'il soit fou!� se dit-elle avec un petit frisson. Mais elle songea ensuite qu'il �tait peut-�tre all� se promener en bateau, comme elle avait fait elle-m�me. En ce cas, forc�e qu'elle �tait � attendre, elle pouvait fort bien visiter la cabine: sur quoi, sans autre r�flexion, elle entra. Et je n'ai pas besoin de dire que, sous la table o� il gisait dans la poussi�re, G�d�on sentit que son coeur s'arr�tait de battre. En premier lieu, Julia aper�ut les restes du d�jeuner de Jimson. �Du p�t�, des fruits, des g�teaux! songea-t-elle. Il mange de gentilles choses! Je suis s�re que c'est un homme d�licieux. Je me demande s'il a aussi bonne apparence que M. Forsyth? Mme Jimson, je ne crois pas que cela sonne aussi bien que Mme Forsyth! Mais, d'autre part, il y a ce pr�nom de G�d�on qui est vraiment affreux! Oh! et voici un peu de sa musique, aussi! c'est charmant! _Orange Pekoe_, c'�tait donc cela que le vieux bonhomme appelait une _esp�ce de th�_!� Et G�d�on entendit un petit rire. �_Adagio molto expressivo, siempre legato_,� lut-elle ensuite (car j'ai oubli� de vous dire que G�d�on �tait tr�s suffisamment outill� pour toute la partie litt�raire du m�tier de compositeur). �Comme c'est singulier, de donner toutes ces indications et de n'�crire que deux ou trois notes! Oh! mais voici une feuille o� il y en a davantage! _Andante patetico._� Et elle commen�a � examiner la musique. �Mon Dieu, se dit-elle, cela doit �tre terriblement moderne, avec tous ces b�mols! Voyons un peu l'air? C'est �trange, mais il me semble le conna�tre!� Elle commen�a � le fredonner, et, tout � coup, �clata de rire. �Mais c'est _Tommy, d�range-toi donc pour ton oncle_!� s'�cria-t-elle tout haut, remplissant d'amertume l'�me de G�d�on. �Et _Andante patetico_, et sept b�mols! cet homme doit �tre un simple imposteur!� Au m�me instant lui arriva, de sous la table, un bruit confus et bizarre, comme celui que ferait une poule qui �ternuerait; et cet �ternuement fut suivi du bruit d'un choc, comme si quelque chose s'�tait heurt� � la table; et le choc lui-m�me fut suivi d'un sourd grognement. Julia s'enfuit vers la porte; mais, arriv�e l�, elle se retourna, r�sign�e � braver le danger. Personne ne la poursuivait. Seuls, les bruits continuaient: sous la table, quelque chose se livrait � une s�rie ind�finie d'�ternuements: et voil� tout! �Certes, songea Julia, c'est l� une conduite bien �trange! Ce Jimson ne peut pas �tre un homme du monde!� Le premier �ternuement du jeune avocat avait troubl�, dans leur ancien repos, les innombrables grains de poussi�re qui sommeillaient sous la table: � pr�sent, un fort acc�s de toux avait succ�d� aux �ternuements. Julia commen�ait � �prouver une certaine compassion. --Je crains que vous ne soyez vraiment souffrant! dit-elle en s'approchant un peu. Je vous en supplie, ne restez pas plus longtemps sous cette table, monsieur Jimson! Vraiment, cela ne vous vaut rien. Le ma�stro ne r�pondit que par une toux d�solante. Mais, d�s l'instant suivant, l'intr�pide jeune fille �tait � genoux devant la table, et les deux visages se trouvaient face � face. --Dieu puissant! s'�cria miss Hazeltine en se redressant d'un bond. M. Forsyth qui est devenu fou! --Je ne suis pas fou! dit le jeune homme en se d�gageant mis�rablement de sa cachette. Bien ch�re miss Hazeltine, je vous jure, � deux genoux, que je ne suis pas fou! --Vous �tes fou! s'�cria-t-elle, toute haletante. --Je sais, dit-il, que, pour un oeil superficiel, ma conduite peut sembler singuli�re! --Si vous n'�tes pas fou, votre conduite �tait monstrueuse, s'�cria la jeune fille en rougissant, et prouvait que vous ne vous souciiez pas le moins du monde de mes tourments! --Je sais... j'admets cela! dit courageusement G�d�on. --C'�tait une conduite abominable! insista Julia. --Je sais qu'elle doit avoir �branl� votre estime pour moi! r�pondit l'avocat. Mais, ch�re miss Hazeltine, je vous supplie de m'entendre jusqu'au bout! Ma mani�re d'agir, pour �trange qu'elle paraisse, n'est cependant pas incapable d'explication. Et le fait est que je ne veux pas et ne puis pas continuer � exister sans... sans l'estime d'une personne que j'admire... Le moment est mal choisi pour parler de cela, je le sens bien, mais je r�p�te mon expression: sans l'estime de la seule personne que j'admire! Un reflet de satisfaction se montra sur le visage de miss Hazeltine. --Fort bien! dit-elle. Sortons de cette froide caverne, et allons nous asseoir sur le balcon... L�! Et maintenant, reprit-elle en s'installant, parlez! Je veux tout savoir! Elle releva les yeux sur le jeune homme; et, en le voyant debout devant elle avec une mine toute d�contenanc�e, la folle enfant �clata de rire. Son rire �tait une chose bien faite pour ravir le coeur d'un amoureux: il sonnait l�g�rement, sur la rivi�re, comme un chant d'oiseau, r�p�t� plus loin par les �chos du rivage. Et cependant il y avait une cr�ature que ce rire n'�gayait pas: cette cr�ature �tait l'infortun� admirateur de la jeune fille. --Miss Hazeltine, dit-il d'une voix ennuy�e, Dieu sait que je vous parle sans mauvais vouloir; mais je trouve que vous montrez en tout cela bien de la l�g�ret�! Julia ouvrit sur lui de grands yeux. --Je ne puis retirer le mot! dit-il. D�j� vous m'avez fait une peine atroce lorsque je vous ai entendue bavarder, tant�t, avec le vieux p�cheur. Vous faisiez voir une curiosit� au sujet de Jimson... --Mais Jimson se trouve �tre vous-m�me! objecta Julia. --Admettons cela! s'�cria l'avocat; mais, tout � l'heure, vous ne le saviez pas! Qu'�tait pour vous Jimson? En quoi pouvait-il vous int�resser? Miss Hazeltine, vous m'avez d�chir� le coeur! --Oh! par exemple, ceci est trop fort! r�pliqua s�v�rement Julia. Quoi? Apr�s vous �tre conduit de la fa�on la plus extraordinaire, vous pr�tendez �tre capable de m'expliquer votre conduite, et voil� que, au lieu de l'expliquer, vous vous mettez � m'insulter! --C'est juste! r�pondit le pauvre G�d�on. Je... Je vais tout vous confier! Quand vous saurez toute l'histoire, vous pourrez m'excuser. Et, s'asseyant pr�s d'elle sur le banc, il �tala devant elle sa mis�rable histoire. --Oh! monsieur Forsyth, s'�cria-t-elle quand il eut fini, je regrette si fort mon rire de tout � l'heure! Vous �tiez bien dr�le, c'est certain; mais je vous assure que je regrette d'avoir ri! Et elle lui tendit sa main, que G�d�on garda dans la sienne. --Tout ceci ne va pas vous donner trop mauvaise opinion de moi? demanda-t-il tendrement. --Le fait que vous ayez tant d'ennuis et de mis�res? Non, certes, monsieur, non! s'�cria-t-elle.--Et, dans l'ardeur de son mouvement, elle tendit vers lui son autre main, dont il s'empara �galement.--Vous pouvez compter sur moi! ajouta-t-elle. --Vraiment? fit G�d�on. Eh bien! j'y compterai! Je reconnais que l'instant n'est peut-�tre pas tr�s bien choisi pour parler de tout cela! Mais je n'ai aucun ami... --Ni moi non plus! dit Julia. Mais ne croyez-vous pas qu'il serait temps pour vous de me rendre mes mains? --_La ci darem la mano!_ r�pondit l'avocat. Laissez-les-moi une minute encore! J'ai si peu d'amis! reprit-il. --Je croyais que c'�tait une mauvaise note, pour un jeune homme, de n'avoir pas d'amis! observa Julia. --Oh! mais j'ai des masses d'amis! s'�cria G�d�on. Ce n'�tait pas cela que je voulais dire! Je sens que le moment est mal choisi! Mais, oh! Julia, si vous pouviez seulement vous voir telle que vous �tes! --Monsieur Forsyth!... --Ne m'appelez pas de ce sale nom! s'�cria le jeune homme. Appelez-moi G�d�on! --Oh! jamais cela! laissa �chapper Julia. Et puis il y a si peu de temps encore que nous nous connaissons! --Mais pas du tout! protesta G�d�on. Il y a tr�s longtemps que nous nous sommes rencontr�s � Bournemouth! Jamais, depuis lors, je ne vous ai oubli�e! Dites-moi que vous ne m'avez jamais oubli� non plus! Dites-moi que vous ne m'avez jamais oubli�, et appelez-moi G�d�on! Et comme la jeune fille ne r�pondait rien: --Oui, ma Julia, reprit-il, je sais que je ne suis qu'un �ne, mais j'entends vous conqu�rir! J'ai une affaire infernale sur les bras, je n'ai pas un sou � moi, et je me suis montr� � vous tout � l'heure sous l'aspect le plus ridicule: et cependant, Julia, je suis r�solu � vous conqu�rir! Regardez-moi bien en face, et dites-moi que vous me le d�fendez, si vous l'osez! Elle le regarda: et, quoi que ses yeux lui eussent dit, certainement leur message ne lui fut pas d�sagr�able, car il resta longtemps tout occup� � le lire. --Et puis, dit-il enfin, en attendant que je sois parvenu � faire fortune, l'oncle Edouard nous donnera de l'argent pour notre m�nage! --Ah! bien, par exemple, celle-l� est raide! dit une grosse voix derri�re son �paule. G�d�on et Julia se s�par�rent l'un de l'autre plus rapidement que si un ressort �lectrique les avait d�sunis; mais tous deux pr�sent�rent des visages singuli�rement color�s aux yeux de M. Edouard Hugues Bloomfield. Ce vieux gentleman, voyant arriver la barque errante, avait imagin� de venir discr�tement jeter un coup d'oeil sur l'aquarelle de miss Hazeltine. Mais voil� que, d'un seul coup de pierre, il avait attrap� deux oiseaux; et son premier mouvement avait �t� pour se f�cher, ce qui d'ailleurs �tait son mouvement naturel. Mais bient�t, � la vue du jeune couple rougissant et effray�, son coeur consentit � se radoucir. --Parfaitement, elle est raide! r�p�ta-t-il. Vous avez l'air de compter bien s�rement sur votre oncle Edouard! Mais voyons, G�d�on, je croyais vous avoir dit de vous tenir au large de nous? --Vous m'avez dit de me tenir au large de Maidenhead! r�pondit G�d�on. Mais comment pouvais-je m'attendre � vous retrouver ici? --Il y a du vrai dans ce que vous dites! admit M. Bloomfield. C'est que, voyez-vous, j'ai cru pr�f�rable de cacher notre v�ritable destination, m�me � vous! Ces t�n�breux coquins, les Finsbury, auraient �t� capables de vous l'arracher de force. Et c'est encore pour les d�pister que j'ai hiss� sur mon yacht cet abominable drapeau �tranger! Mais ce n'est pas tout, G�d�on! Vous m'avez promis de vous mettre au travail: et je vous retrouve ici, � Padwick, en train de faire l'imb�cile! --Par piti�, monsieur Bloomfield, ne soyez pas trop s�v�re pour M. Forsyth! implora Julia. Le pauvre gar�on est dans un embarras terrible! --Qu'est-ce donc, G�d�on? demanda l'oncle. Vous vous �tes battu? ou bien est-ce une note � payer? Ces deux alternatives r�sumaient, dans la pens�e du vieux radical, tous les malheurs pouvant arriver � un gentleman. --H�las! mon oncle, dit G�d�on, c'est pis encore que cela! Une combinaison de circonstances d'une injustice vraiment... vraiment providentielle! Le fait est qu'un syndicat d'assassins se seront aper�us, je ne sais comment, de mon habilet� virtuelle � les d�barrasser des traces de leurs crimes! C'est tout de m�me un hommage rendu � mes capacit�s de l�giste, voyez-vous! Sur quoi G�d�on, pour la seconde fois depuis une heure, se mit � raconter tout au long les aventures du grand Erard. --Il faut que j'�crive cela au _Times_! s'�cria M. Bloomfield. --Vous voulez donc que je sois disqualifi�? demanda G�d�on. --Disqualifi�! bah, sois sans crainte! dit son oncle. Le minist�re est lib�ral! certainement il ne refusera pas de m'�couter! Dieu merci, les jours de l'oppression _tory_ sont finis! --Non, cela n'ira pas! mon oncle, dit G�d�on. --Mais vous n'�tes pas assez fou pour persister � vouloir vous d�faire vous-m�me de ce cadavre? s'�cria M. Bloomfield. --Je ne vois pas d'autre issue devant moi! dit G�d�on. --Mais c'est absurde, et je ne peux pas en entendre parler! reprit M. Bloomfield. Je vous ordonne positivement, G�d�on, de vous d�sister de cette ing�rence criminelle! --Fort bien! dit G�d�on, en ce cas, je vous transmets la chose, pour que vous fassiez du cadavre ce que bon vous semblera! --A Dieu ne plaise! s'�cria le pr�sident du Radical-Club. Je ne veux avoir rien � d�m�ler avec cette horreur! --En ce cas, il faut bien que vous me laissiez faire de mon mieux pour m'en d�barrasser! r�pliqua son neveu. Croyez-moi, c'est le parti le plus raisonnable! --Ne pourrions-nous pas faire d�poser secr�tement le cadavre au Club Conservateur? sugg�ra M. Bloomfield. Avec de bons articles que nous ferions �crire ensuite dans nos journaux radicaux, ce serait un v�ritable service � rendre � la nation! --Si vous voyez un profit politique � tirer de mon... objet! dit G�d�on, raison de plus pour que je vous le c�de! --Oh! non! non! G�d�on! Non, je pensais que _vous_, peut-�tre, vous pourriez entreprendre cette op�ration. Et j'ajoute m�me que, tout bien r�fl�chi, je trouve qu'il est �minemment inutile que miss Hazeltine et moi prolongions notre s�jour ici, pr�s de vous! On pourrait nous voir!--poursuivit le v�n�rable pr�sident, en regardant avec m�fiance � droite et � gauche.--Vous comprenez, en ma qualit� d'homme public, j'ai des pr�cautions exceptionnelles � prendre! Me compromettre, ce serait compromettre tout le parti! Et puis, de toute fa�on, l'heure du d�ner approche! --Quoi? s'�cria G�d�on en consultant sa montre. Ma foi, oui, c'est vrai! Mais, grand Dieu! le piano devrait �tre ici depuis des heures! M. Bloomfield se dirigeait d�j� vers sa barque; mais, � ces mots, il s'arr�ta. --Oui! reprit G�d�on; j'ai vu moi-m�me le piano arriver � la gare de Padwick. J'ai moi-m�me pr�venu le camionneur d'avoir � me l'amener ici. Il m'a dit qu'il avait d'abord une autre commission � faire, mais qu'il serait sans faute ici � quatre heures, au plus tard. Il n'y a pas de doute, le piano a �t� ouvert et on a trouv� le corps! --Il faut que vous fuyiez tout de suite! d�clara M. Bloomfield. C'est, dans l'esp�ce, la seule conduite digne d'un homme! --Mais supposons que je me trompe! g�mit G�d�on. Supposons que le piano arrive, et que je ne sois pas l� pour le recevoir! Je serai la premi�re victime de ma l�chet�! Non, mon oncle: il faut aller nous renseigner � Padwick! Moi, naturellement, je ne puis pas m'en charger: mais vous, rien ne vous en emp�che. Rien ne vous emp�che d'aller un peu tourner autour du bureau de police, comprenez-vous? --Non, G�d�on, non, mon cher neveu!--dit M. Bloomfield, de la voix d'un homme fort embarrass�.--Vous savez que j'�prouve pour vous l'affection la plus sinc�re. Et je sais, de mon c�t�, que j'ai le bonheur d'�tre un Anglais, et tous les devoirs que m'impose ce titre. Mais non, pas la police, G�d�on! --Ainsi, vous me l�chez? demanda G�d�on. Dites-le franchement! --Loin de l�, mon enfant! Bien loin de l�! protesta le malheureux oncle. Je me borne � proposer de la prudence. Le bon sens, mon cher G�d�on, doit toujours rester le guide d'un v�ritable Anglais! --Me permettrez-vous de dire mon avis? s'interposa Julia. Mon avis est que G�d�on... je veux dire M. Forsyth... ferait mieux de sortir de cet affreux pavillon, et d'aller attendre l�-bas, sous les saules. Si le piano arrive, M. Forsyth pourra s'approcher et le faire entrer. Et si c'est, au contraire, la police qui vient, il pourra monter � bord de notre yacht: et il n'y aura plus de M. Jimson! Sur le yacht, il n'y aura rien � craindre! M. Bloomfield est un homme si respectable et une personnalit� si �minente que personne ne pourra jamais imaginer qu'il ait �t� m�l� � une telle affaire! --Cette jeune fille a �norm�ment de bon sens! d�clara le pr�sident du Radical-Club. --Oui, mais si je ne vois arriver ni le piano ni la police, demanda G�d�on, que dois-je faire, en ce cas? --En ce cas, dit Julia, vous irez au village quand il fera tout � fait nuit. Et j'irai avec vous! Et je suis bien s�re qu'on ne pensera pas � vous soup�onner. Mais m�me si quelqu'un vous soup�onnait, je me chargerais de lui faire comprendre qu'il s'est tromp�. --Voil� ce que je ne saurais permettre! Je ne saurais autoriser miss Hazeltine � aller avec vous! s'�cria M. Bloomfield. --Et pourquoi donc? demanda Julia. Or, M. Bloomfield n'avait aucunement envie de lui dire pourquoi: car son v�ritable motif �tait qu'il craignait d'�tre, lui-m�me, impliqu� dans l'imbroglio. Mais, suivant la tactique ordinaire de l'homme qui a honte de soi, il le prit de tr�s haut: --A Dieu ne plaise, ma ch�re miss Hazeltine, que je dicte � une jeune fille bien �lev�e les prescriptions des convenances! commen�a-t-il. Mais enfin... --Oh! n'est-ce que cela? interrompit Julia. Eh bien! alors, allons � Padwick tous les trois ensemble! --Pinc�! songea tristement le vieux radical. XII O� LE GRAND ERARD APPARA�T (IRR�VOCABLEMENT) POUR LA DERNI�RE FOIS On dit volontiers que les Anglais sont un peuple sans musique: mais, pour ne point parler de la faveur exceptionnelle accord�e par ce peuple aux virtuoses de l'orgue de Barbarie, il y a tout au moins un instrument que nous pouvons consid�rer comme national dans toute l'acception de ce mot: c'est, � savoir, le flageolet, commun�ment appel� le _sifflet d'un sou_. Le jeune p�tre des bruy�res,--d�j� musical au temps de nos plus anciens po�tes,--r�veille (et peut-�tre d�sole) l'alouette avec son flageolet; et je voudrais qu'on me cit�t un seul briquetier ne sachant pas ex�cuter, sur le sifflet d'un sou, les _Grenadiers anglais_ ou _Cerise m�re_. Ce dernier air est, en v�rit� le morceau classique du joueur de flageolet, de telle sorte que je me suis souvent demand� s'il n'avait pas �t�, � l'origine, compos� pour cet instrument. L'Angleterre est en tout cas le seul pays du monde o� un tr�s grand nombre d'hommes trouvent � gagner leur vie simplement par leur talent � jouer du flageolet, et encore � n'y jouer qu'un seul air, l'in�vitable _Cerise m�re_. Mais, d'autre part, on doit reconna�tre que le flageolet est un instrument sinon myst�rieux, du moins entour� d'une �paisse couche de myst�re. Pourquoi, par exemple, l'appelle-t-on le �sifflet d'un sou�, tandis que je ne vois pas que quelqu'un ait eu jamais un de ces instruments pour un sou? On l'appelle aussi parfois le �sifflet d'�tain�: et cependant, ou bien je me trompe fort, ou l'�tain n'a point de place dans sa composition. Et enfin, je voudrais bien savoir dans quelle sourde catacombe, dans quel d�sert hors de port�e de l'oreille humaine s'accomplit l'apprentissage du joueur de flageolet? Chacun de nous a entendu des personnes apprenant le piano, le violon, ou le cor de chasse: mais le petit du joueur de flageolet (comme celui du saumon) se d�robe � notre observation. Jamais nous ne l'entendons avant qu'il soit parvenu � la pleine ma�trise. D'autant plus remarquable �tait le ph�nom�ne qui se produisait, certain soir d'octobre, sur une route traversant une verte prairie, non loin de Padwick. Sur le si�ge d'une grande carriole couverte, un jeune homme d'apparence modeste (et quelque peu stupide, disons le mot!) se tenait assis; les r�nes reposaient mollement sur ses genoux; le fouet gisait derri�re lui, � l'int�rieur de la carriole; le cheval s'avan�ait sans avoir besoin de direction ni d'encouragement; et le jeune cocher, transport� dans une sph�re sup�rieure � celle de ses occupations journali�res, les yeux lev�s au ciel, se consacrait enti�rement � un flageolet en r�, tout battant neuf, dont il s'effor�ait p�niblement d'extraire l'aimable m�lodie du _Gar�on de charrue_. Et vraiment, pour un observateur que le hasard aurait amen� sur cette prairie, cet instant aurait �t� d'un int�r�t inoubliable. �Enfin, aurait-il pu se dire, enfin voici le d�butant du flageolet!� Le bon et stupide jeune homme (qui s'appelait Harker, et �tait employ� chez un loueur de voitures de Padwick) venait de se bisser lui-m�me pour la dix-neuvi�me fois, lorsqu'il fut plong� dans un grand �tat de confusion en s'apercevant qu'il n'�tait pas seul. --Bravo! s'�cria une voix virile, du rebord de la route. Voil� qui fait du bien � entendre! Peut-�tre seulement encore un peu de rudesse, au refrain!--sugg�ra la voix, sur un ton connaisseur.--Allons, encore une fois! Du fond de son humiliation, Harker consid�ra l'homme qui venait de parler. Il vit un solide gaillard d'une quarantaine d'ann�es, h�l� de soleil, ras�, et qui escortait la carriole avec une d�marche toute militaire, en faisant tourner un gourdin dans sa main. Ses v�tements �taient en tr�s mauvais �tat: mais il paraissait propre et plein de dignit�. --Je ne suis qu'un pauvre commen�ant, murmura le pauvre Harker, je ne croyais pas que quelqu'un m'entend�t! --Eh bien! vous me plaisez ainsi! dit l'homme. Vous commencez peut-�tre un peu tard, mais ce n'est pas un mal. Allons, je vais moi-m�me vous aider un peu! faites-moi une place � c�t� de vous! D�s l'instant suivant, l'homme � l'allure militaire �tait assis sur le si�ge, et tenait en main le flageolet. Il secoua d'abord l'instrument, en mouilla l'embouchure, � la mani�re des artistes �prouv�s, parut attendre l'inspiration d'en haut, et se lan�a enfin dans _la Fille que j'ai laiss�e derri�re moi_. Son ex�cution manquait peut-�tre un peu de finesse: il ne savait pas donner au flageolet cette a�rienne douceur qui, entre certaines mains, fait de lui le digne �quivalent des oiseaux des bois. Mais pour le feu, la vitesse, et l'aisance coulante du jeu, il �tait sans rival. Et Harker l'�coutait de toutes ses oreilles. _La Fille que j'ai laiss�e derri�re moi_, d'abord, le p�n�tra de d�sespoir, en lui donnant conscience de sa propre inf�riorit�. Mais _le Plaisir du soldat_, ensuite, le souleva, par-dessus la jalousie, jusqu'� l'enthousiasme le plus g�n�reux. --A votre tour! lui dit l'homme � l'allure militaire, en lui offrant le flageolet. --Oh! non, pas apr�s vous! s'�cria Harker. Vous �tes un artiste! --Pas du tout! r�pondit modestement l'inconnu: un simple amateur, tout comme vous. Et je vais vous dire mieux que cela! J'ai une mani�re � moi de jouer du flageolet: vous, vous en avez une autre, et je pr�f�re la v�tre � la mienne. Mais, voyez-vous, j'ai commenc� quand je n'�tais encore qu'un gamin, avant de me former le go�t! Allons, jouez-nous encore cet air! Comment donc cela est-il?... Et il affecta de faire un grand effort pour se rappeler _le Gar�on de charrue_. Un timide espoir (et d'ailleurs insens�) jaillit dans la poitrine de Harker. Etait-ce possible? Y avait-il vraiment �quelque chose� dans son jeu? Le fait est que lui-m�me, parfois, avait eu l'impression d'une certaine richesse po�tique, dans les sons qu'il �mettait. Serait-il, par hasard, un g�nie? Et, pendant qu'il se posait cette question, l'inconnu continuait vainement � t�tonner, sans pouvoir retrouver l'air du _Gar�on de charrue_. --Non! dit enfin le pauvre Harker. Ce n'est pas tout � fait �a! Tenez, voici comment �a commence!... Oh! rien que pour vous montrer! Et il prit le flageolet entre ses l�vres. Il joua l'air tout entier, puis une seconde fois, puis une troisi�me; son compagnon essaya de nouveau de le jouer, et �choua de nouveau. Et quand Harker comprit que lui, le timide d�butant, �tait en train de donner une v�ritable le�on � ce fl�tiste exp�riment�, et que ce fl�tiste, son �l�ve, ne parvenait toujours pas � l'�galer, comment vous dirai-je de quels rayons glorieux s'illumina pour lui la campagne qui l'entourait? comment,--� moins que le lecteur ne soit lui-m�me un fl�tiste amateur,--comment pourrai-je lui faire entendre le degr� d'idiote vanit� o� atteignit le malheureux gar�on? Mais, au reste, un seul fait suffira � d�peindre la situation: d�sormais, ce fut Harker qui joua, et son compagnon se borna � �couter, et � approuver. Tout en �coutant, cependant, il n'oubliait pas cette habitude de prudence militaire qui consiste � regarder toujours devant et derri�re soi. Il regardait derri�re lui, et comptait la valeur des colis divers que contenait la carriole, s'effor�ant de deviner le contenu des nombreux paquets entour�s de papier gris, de l'importante corbeille, de la caisse de bois blanc; et se disant que le grand piano, soigneusement emball� dans sa caisse toute neuve, pourrait �tre en somme une assez bonne affaire, s'il n'y avait pas, du fait de ses dimensions, une difficult� consid�rable � l'utiliser. Et l'inconnu regardait devant lui, et il apercevait, dans un coin de la prairie, un petit cabaret rustique tout entour� de roses. �Ma foi, je vais toujours essayer le coup!� conclut-il. Et, aussit�t, il proposa un verre d'eau-de-vie. --C'est que... je ne suis pas buveur! dit Harker. --Ecoutez-moi! interrompit son compagnon. Je vais vous dire qui je suis! Je suis le sergent Brand, de l'arm�e coloniale. Cela vous suffira pour savoir si je suis ou non un buveur! Peut-�tre la r�v�lation du sergent Brand n'�tait-elle pas aussi significative qu'il le supposait. Et c'est dans une circonstance comme celle-l� que le choeur des trag�dies grecques aurait pu intervenir avec avantage, pour nous faire remarquer que le discours de l'inconnu ne nous expliquait que tr�s insuffisamment ce qu'un sergent de l'arm�e coloniale avait � faire, le soir, v�tu de haillons, sur une route de village. Personne mieux que ce choeur ne nous aurait donn� � entendre que, suivant toute vraisemblance, le sergent Brand devait avoir renonc� depuis quelque temps d�j� � la grande oeuvre de la d�fense nationale, et, suivant toute vraisemblance, devait, � pr�sent, se livrer � l'industrie toute personnelle de la maraude et du cambriolage. Mais il n'y avait point de choeur grec pr�sent en ce lieu; et le guerrier, sans autres explications autobiographiques, se contenta d'�tablir que c'�taient deux choses tr�s diff�rentes, de s'enivrer r�guli�rement et de trinquer avec un ami. Au cabaret du Lion Bleu, le sergent Brand pr�senta � son nouvel ami, M. Harker, un grand nombre d'ing�nieux m�langes destin�s � emp�cher l'approche de l'intoxication. Il lui expliqua que l'emploi de ces m�langes �tait indispensable, au r�giment, car, sans eux, pas un seul officier ne serait dans un �tat de sobri�t� suffisante pour assister, par exemple, aux revues hebdomadaires. Et le plus efficace de ces m�langes se trouvait �tre de combiner une pinte d'ale doux avec quatre sous de gin authentique. J'esp�re que, m�me dans le civil, mon lecteur saura tirer profit de cette recette, pour lui-m�me, ou pour un ami: car l'effet qu'elle produisit sur M. Harker fut vraiment celui d'une r�volution. Le brave gar�on eut � �tre hiss� sur son si�ge, o� il d�ploya d�s lors une disposition d'esprit enti�rement partag�e entre le rire et la musique. Aussi le sergent se trouva-t-il tout naturellement amen� � prendre les r�nes de la voiture. Et, sans doute, avec l'humeur po�tique de tous les artistes, avait-il un penchant tout particulier pour les beaut�s les plus solitaires du paysage anglais: car, apr�s que la carriole e�t voyag� pendant quelque temps sous sa direction, sans cesse les chemins qu'elle suivait �taient plus d�serts, plus ombreux, plus �loign�s des routes passantes. Au reste, pour vous donner une id�e des m�andres que suivit la carriole, sous la conduite du sergent, je devrais publier ici un plan topographique du comt� de Middlesex, et ce genre de plan est malheureusement bien co�teux � reproduire. Qu'il vous suffise donc d'apprendre que, peu de temps apr�s la tomb�e de la nuit, la carriole s'arr�ta au milieu d'un bois, et que, l�, avec une tendre sollicitude, le sergent souleva d'entre les paquets, et d�posa sur un tas de feuilles s�ches, la forme inanim�e du jeune Harker. �Et si tu te r�veilles avant demain matin, mon petit, songea le sergent, il y aura quelqu'un qui en sera bien surpris!� De toutes les poches du camionneur endormi, il retira doucement ce qu'elles contenaient, c'est-�-dire, surtout, une somme de dix-sept shillings et huit pence. Apr�s quoi, remontant sur le si�ge, il remit le cheval en marche. �Si seulement je savais un peu o� je suis, ce serait une bien bonne farce! se dit-il. D'ailleurs, voici un tournant!� Il le tourna, et se trouva sur la berge de la Tamise. A cent pas de lui, les lumi�res d'un yacht brillaient gaiement; et tout pr�s de lui, si pr�s qu'il ne pouvait songer � n'en �tre pas vu, trois personnes, une dame et deux messieurs, allaient d�lib�r�ment � sa rencontre. Le sergent h�sita une seconde: puis, se fiant � l'obscurit�, il s'avan�a. Alors un des deux hommes, qui �tait de l'apparence la plus imposante, s'avan�a au milieu du chemin et leva en l'air une grosse canne par mani�re de signal. --Mon brave homme, cria-t-il, n'auriez-vous pas rencontr� la voiture d'un camionneur? Le sergent Brand ne laissa pas d'accueillir cette question avec un certain embarras. --La voiture d'un camionneur? r�p�ta-t-il d'une voix incertaine. Ma foi, non, monsieur! --Ah! fit l'imposant gentleman, en s'�cartant pour laisser passer le sergent. La dame et le second des deux hommes se pench�rent en avant, et parurent examiner la carriole avec la plus vive curiosit�. �Je me demande ce que diable ils peuvent avoir?� songea le sergent Brand. Il pressa son cheval, mais non sans se retourner discr�tement une fois encore, ce qui lui permit de voir le trio debout au milieu de la route, avec tout l'air d'une active d�lib�ration. Aussi ne s'�tonnera-t-on pas que, parmi les grognements articul�s qui sortirent alors de la bouche du camionneur improvis�, le mot �police� ait figur� au premier plan. Et Brand fouettait sa b�te, et celle-ci, galopant de son mieux (ce qui n'�tait encore qu'un galop tr�s relatif), courait dans la direction de Great Hamerham. Peu � peu, le bruit des sabots et le grincement des roues s'affaiblirent; et le silence entoura le trio debout sur la berge. --C'est la chose la plus extraordinaire du monde! s'�criait le plus mince des deux hommes. J'ai parfaitement reconnu la voiture! --Et moi, j'ai vu un piano! disait la jeune fille. --C'est certainement la m�me voiture! reprenait le jeune homme. Et ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que ce n'est pas le m�me cocher! --Ce doit �tre le m�me cocher, Gid! d�clarait l'autre homme. --Mais alors, demandait G�d�on, pourquoi s'est-il sauv�? --Je suppose que son cheval sera parti tout seul! sugg�rait le vieux radical. --Mais pas du tout! j'ai entendu le fouet vibrer comme un fl�au! disait G�d�on. En v�rit�, ceci d�passe la raison humaine! --Je vais vous dire quoi! s'�cria enfin la jeune fille. Nous allons courir et--comment appelle-t-on �a dans les romans?--suivre sa piste! ou plut�t nous allons aller dans le sens d'o� il est venu! Il doit y avoir l� quelqu'un qui l'aura vu et qui pourra nous renseigner! --Oui, tr�s bien, faisons cela, ne serait-ce que pour la dr�lerie de la chose! dit G�d�on. La �dr�lerie de la chose� consistait sans doute, pour lui, en ce que cette course lui permettait de se sentir tout proche de miss Hazeltine. Quant � l'oncle Edouard, ce projet d'excursion lui souriait infiniment moins. Et quand ils eurent fait une centaine de pas, dans les t�n�bres, sur une route d�serte, entre un mur, d'un c�t�, et un foss�, de l'autre, le pr�sident du Radical Club donna le signal du repos. --Ce que nous faisons n'a pas le sens commun! dit-il. Mais alors, quand eut cess� le bruit de leurs pas, un autre bruit parvint � leurs oreilles. Il sortait de l'int�rieur du bois, myst�rieusement. --Oh! qu'est-ce que c'est? s'�cria Julia. --Je n'en ai aucune id�e! dit G�d�on, en faisant mine de vouloir entrer dans le bois. Le radical brandit sa canne, � la fa�on d'une �p�e. --G�d�on! commen�a-t-il, mon cher G�d�on... --Oh! monsieur Forsyth, par piti�, n'avancez pas! fit Julia. Vous ne savez pas ce que cela peut �tre! J'ai si peur pour vous! --Quand ce serait le diable lui-m�me, r�pondit G�d�on en se d�gageant, je veux aller voir ce qui en est! --Pas de pr�cipitation, G�d�on! criait l'oncle. L'avocat marcha dans la direction du bruit, qui �tait effectivement d'un caract�re monstrueux. On y trouvait m�lang�es les voix caract�ristiques de la vache, de la sir�ne de bateau, et du moustique, mais tout cela combin� de la fa�on la moins naturelle. Une masse noire, non sans quelque ressemblance avec une forme humaine, gisait parmi les arbres. --C'est un homme, dit G�d�on; ce n'est qu'un homme! Il est endormi et ronfle! Hol�! ajouta-t-il un instant apr�s, il ne veut pas se r�veiller! G�d�on frotta une allumette, et, � sa lueur, il reconnut la t�te rousse du charretier qui s'�tait engag� � lui amener le piano. --Voici mon homme, dit-il, et ivre comme un porc! Je commence � entrevoir ce qui se sera pass�! Et il exposa � ses deux compagnons, qui maintenant s'�taient enhardis � le rejoindre, son hypoth�se sur la fa�on dont le charretier avait �t� conduit � se s�parer de sa carriole. --L'abominable brute! dit l'oncle Edouard. Secouons-le, et administrons-lui la correction qu'il m�rite! --Gardez-vous-en, pour l'amour du ciel! dit G�d�on. Nous n'avons pas � d�sirer qu'il nous voie ensemble! Et puis, vraiment, mon oncle, je dois � ce brave homme la plus vive reconnaissance: car ceci est la chose la plus heureuse de tout ce qui pouvait m'arriver. Il me semble, mon cher oncle Edouard, il me semble, en v�rit�, que me voici d�livr�! --D�livr� de quoi? demanda le radical. --Mais de toute l'affaire! s'�cria G�d�on. Cet homme a �t� assez fou pour voler la carriole, avec le piano et ce qu'il contenait; ce qu'il esp�re en faire, je ne le sais, ni ne me soucie de le savoir. Mes mains sont libres! Jimson cesse d'exister; plus de Jimson! F�licitez-moi, oncle Edouard!... Julia, ma ch�re Julia, je... --G�d�on! G�d�on! fit l'oncle. --Oh! il n'y a pas de mal, mon oncle, puisque nous allons nous marier bient�t! dit G�d�on. Vous savez bien que vous nous l'avez dit vous-m�me, tout � l'heure, dans le pavillon! --Moi? demanda l'oncle, tr�s surpris, je suis bien s�r de n'avoir dit rien de pareil! --Suppliez-le, jurez-lui qu'il l'a dit, faites appel � son coeur! s'�criait G�d�on en s'adressant � Julia. Il n'a pas son pareil au monde quand il laisse parler son coeur! --Mon cher monsieur Bloomfield, dit Julia, G�d�on est un si brave gar�on, et il m'a promis de tant plaider, et je vois bien qu'il le fera! Je sais que c'est un grand malheur que je n'aie pas d'argent! ajouta-t-elle. --L'oncle Edouard en a pour deux, ma ch�re demoiselle, comme ce jeune coquin vous le disait tout � l'heure! r�pondit le radical. Et je ne puis pas oublier que vous avez �t� honteusement d�poss�d�e de votre fortune! Donc, pendant que personne ne nous regarde, embrassez votre oncle Edouard!... Quant � vous, mis�rable--reprit-il lorsque cette c�r�monie eut �t� d�ment accomplie--cette charmante jeune dame est � vous, et c'est � coup s�r beaucoup plus que vous ne m�ritez! Mais maintenant, retournons bien vite au pavillon, puis chauffons le yacht et rentrons � Londres! --Voil� qui est parfait! s'�cria G�d�on. Et demain il n'y aura plus de Jimson, ni de carriole, ni de piano! Et quand ce brave homme se r�veillera, il pourra se dire que toute l'affaire n'a �t� qu'un r�ve! --Oui, dit l'oncle Edouard, mais il y aura un autre homme qui aura un r�veil bien diff�rent! Le gaillard qui a vol� la carriole s'apercevra qu'il a �t� trop malin! --Mon cher oncle, dit G�d�on, je suis heureux comme un roi, mon coeur saute comme une balle, mes talons sont l�gers comme des plumes; je suis d�livr� de tous mes embarras, et je tiens la main de Julia dans la mienne! Dans ces conditions, comment trouverais-je la force d'avoir de mauvais sentiments? Non il n'y a de place en moi que pour une bont� ang�lique! Et quand je pense � ce pauvre malheureux diable avec sa carriole, c'est de tout mon coeur que je m'�crie: �Que Dieu lui vienne en aide!� --Amen! r�pondit l'oncle Edouard. XIII LES TRIBULATIONS DE MAURICE (_Seconde partie_) Si notre litt�rature avait conserv� ses vieilles traditions de r�serve et de politesse classiques, je ne d�graderais pas ma dignit� d'�crivain jusqu'� vous d�crire les angoisses de Maurice; c'est l� un de ces sujets que l'intensit� m�me de leur r�alisme devrait faire exclure d'une oeuvre d'art un peu digne de ce nom. Mais le go�t est aujourd'hui aux sujets de ce genre: le lecteur aime � �tre introduit dans les recoins les plus secrets de l'�me d'un h�ros de roman, et rien ne lui pla�t autant que le spectacle d'un coeur tout sanglant, �tal� devant lui dans sa nudit�. Encore cette consid�ration ne suffirait-elle pas � me d�cider si le repoussant sujet que je vais traiter n'avait, en outre, l'avantage d'une �minente port�e moralisatrice. Puisse mon r�cit emp�cher ne f�t-ce qu'un seul de mes lecteurs de se plonger dans le crime � la l�g�re, sans s'�tre suffisamment entour� de pr�cautions: et j'aurai conscience de n'avoir pas travaill� en vain! Le lendemain de la visite de Michel, quand Maurice se r�veilla du profond sommeil du d�sespoir, ce fut pour constater que ses mains tremblaient, que ses yeux avaient peine � s'ouvrir, que sa gorge br�lait, et que sa digestion �tait paralys�e. �Et Dieu sait pourtant que ce n'est pas � force d'avoir mang�!� se dit l'infortun�. Apr�s quoi il se leva, afin de r�fl�chir plus froidement � sa position. Rien ne pourra mieux vous d�peindre les eaux troubl�es o� naviguait sa pens�e qu'un expos� m�thodique des diverses anxi�t�s qui se dressaient devant lui. Aussi, pour la convenance du lecteur, vais-je classer par num�ros ces anxi�t�s: mais je n'ai pas besoin de dire que, dans le cerveau de Maurice, elles se m�laient et tournoyaient toutes ensemble comme une trombe de poussi�re. Et, toujours pour la commodit� du lecteur, je vais donner des titres � chacune d'elles. Qu'on veuille bien observer que chacune d'elles, � elle seule, suffirait � assurer le succ�s d'un roman-feuilleton! Anxi�t� n� 1: _O� est le cadavre? ou le Myst�re de Bent Pitman._ C'�tait d�sormais chose certaine, pour Maurice, que Bent Pitman appartenait � l'esp�ce la plus t�n�breuse des professionnels du crime. Un homme tant soit peu honn�te n'aurait pas touch� le ch�que; un homme dou� de la moindre dose d'humanit� n'aurait pas accept� en silence le tragique contenu du baril; et seul un assassin �prouv� avait pu trouver les moyens de faire dispara�tre le cadavre sans qu'on en s�t rien. Cette s�rie de d�ductions eut pour effet de fournir � Maurice la plus sinistre image d'un monstre, Bent Pitman. Evidemment cet �tre infernal n'avait eu, pour se d�barrasser du cadavre, qu'� le pr�cipiter dans une trappe de son arri�re-cuisine (Maurice avait lu quelque chose de semblable dans un roman par livraisons): et maintenant cet homme vivait dans une orgie de luxe, sur le montant du ch�que. Jusque-l�, c'�tait d'ailleurs ce que Maurice pouvait souhaiter de mieux. Oui, mais avec les habitudes de folle prodigalit� d'un homme tel que Bent Pitman, huit cents livres pouvaient fort bien ne pas m�me durer une semaine. Et quand cette somme aurait fondu, que ferait ensuite l'effrayant personnage? Et une voix diabolique, du fond de la poitrine de Maurice, lui r�pondait: �Ce qu'il fera ensuite? Il te fera chanter!� Anxi�t� n� 2: _La fraude de la tontine, ou l'oncle Masterman est-il mort?_ Inqui�tant probl�me, et dont d�pendaient pourtant tous les espoirs de Maurice! Il avait essay� d'intimider Catherine, il avait essay� de la corrompre: et ses tentatives n'avaient rien donn�. Il gardait toujours la conviction �morale� que son oncle Masterman �tait mort; mais ce n'est point chose facile de faire chanter un subtil homme de loi en s'appuyant seulement sur une conviction morale. Sans compter que, depuis la visite de Michel, ce projet de chantage souriait moins encore qu'auparavant � l'imagination de Maurice. �Michel est-il bien un homme qu'on puisse faire chanter? se demandait-il. Et suis-je bien l'homme qu'il faut pour faire chanter Michel?� Graves, solennelles, terribles questions. �Ce n'est pas que j'aie peur de lui,--ajoutait Maurice, pour se rassurer;--mais j'aime � �tre s�r de mon terrain, et le malheur est que je ne vois gu�re la mani�re d'arriver � cela! Tout de m�me, comme la vie r�elle est diff�rente des romans! Dans un roman, j'aurais � peine entrepris toute cette affaire que j'aurais rencontr�, sur mon chemin, un sombre et myst�rieux gaillard qui serait devenu mon complice, et qui aurait vu tout de suite ce qu'il y avait � faire, et qui, probablement, se serait introduit dans la maison de Michel, o� il n'aurait trouv� qu'une statue de cire; apr�s quoi, du reste, ce complice n'aurait pas manqu� de me faire chanter, et de m'assassiner par-dessus le march�. Tandis que, dans la r�alit�, je pourrais bien arpenter les rues de Londres jour et nuit, jusqu'� crever de fatigue, sans qu'un seul criminel daign�t seulement faire attention � moi!... Et cependant, � ce point de vue, il y a toujours Bent Pitman qui tient � peu pr�s ce r�le-l�!� reprit-il, songeusement. Anxi�t� n� 3: _Le cottage de Browndean, ou le complice r�calcitrant._ Car il y avait aussi un complice: et ce complice �tait en train de moisir dans un marais du Hampshire, avec les poches vides. Que pouvait-on faire de ce c�t�? Maurice se dit qu'il aurait d� envoyer au moins quelque chose � son fr�re, n'importe quoi, un simple mandat de cinq shillings, de mani�re � lui faire prendre patience en l'approvisionnant d'espoir, de bi�re, et de tabac. �Mais comment aurais-je pu lui envoyer quelque chose?� g�mit le pauvre gar�on en explorant ses poches, d'o� il retira tout juste quatre pi�ces d'un shilling et dix-huit sous en monnaie de billon. Pour un homme dans la situation de Maurice, en guerre avec la soci�t�, et ayant � tenir, de sa main inexp�riment�e, les fils de l'intrigue la plus embrouill�e, on doit avouer que cette somme �tait � peine suffisante. Tant pis! Jean aurait � se d�brouiller tout seul! �Oui, mais--reprenait alors la voix diabolique--comment veux-tu qu'il se d�brouille, f�t-il m�me cent fois moins stupide qu'il l'est?� Anxi�t� n� 4: _La maison de cuirs, ou Enfin nous avons fait faillite! Moeurs londoniennes._ Sur ce point particulier, Maurice �tait sans nouvelles. Il n'avait pas encore os� mettre les pieds � son bureau: et cependant il sentait qu'il allait �tre forc� d'y passer sans plus de retard. Bon! Mais que ferait-il, quand il serait au bureau? Il n'avait le droit de rien signer en son propre nom; et, avec la meilleure volont� du monde, il commen�ait � se dire que jamais il ne r�ussirait � contrefaire la signature de son oncle. Dans ces conditions, il ne pouvait rien pour arr�ter la d�b�cle. Et lorsque la d�b�cle se serait enfin produite, lorsque des yeux scrutateurs examineraient jusqu'aux moindres d�tails les comptes de la maison, deux questions ne manqueraient pas d'�tre pos�es � l'effar� et piteux insolvable: 1� O� est M. Joseph Finsbury? 2� Que signifiait certaine visite � la banque? Questions combien faciles � poser! et grand Dieu! combien il �tait impossible d'y r�pondre! Et l'homme � qui elles seraient adress�es, s'il n'y r�pondait pas, irait certainement en prison, irait probablement--eh! oui!--aux gal�res. Maurice �tait en train de se raser lorsque cette �ventualit� s'offrit � sa pens�e: il se h�ta de d�poser son rasoir. Voici, d'une part, suivant l'expression de Maurice, �la disparition totale d'un oncle de prix�; d'autre part, voici toute une s�rie d'actes �tranges et inexplicables, accomplis par un neveu de cet oncle, et un neveu dont on sait qu'il avait, � l'endroit du disparu, une haine sans piti�: quel admirable concours de chances pour une erreur judiciaire! �Non, se dit Maurice, ils n'oseront tout de m�me pas aller jusqu'� me consid�rer comme un assassin! Mais, franchement, il n'y a pas dans le code un seul crime (except� peut-�tre celui d'incendie) que, aux yeux de la loi, je n'aie l'apparence d'avoir commis! Et pourtant je suis un parfait honn�te homme, qui n'a jamais d�sir� que de rentrer dans son d�! Ah! la loi, en v�rit�, c'est du propre!� C'est avec cette conclusion bien assise dans son esprit que Maurice descendit l'escalier de sa maison de John Street; il n'�tait toujours encore qu'� moiti� ras�. Dans la bo�te, une lettre. Il reconnut l'�criture: c'�tait Jean qui s'impatientait! �Vraiment, la destin�e aurait pu m'�pargner au moins cela!� se dit-il am�rement, et il d�chira l'enveloppe. �Cher Maurice, lut-il, je commence � croire que tu te paies ma t�te! Je suis ici dans une pur�e noire; sais-tu que je suis forc� de vivre � l'oeil, et encore avec une difficult� sans cesse plus grande? Je n'ai pas de draps de lit, pense bien � �a! Il me faut de la galette, entends-tu? J'en ai assez, de cette blague-l�! Tout le monde en aurait assez, � ma place. Je me serais d�j� d�fil� depuis deux jours, si seulement j'avais eu de quoi prendre le train. Allons! mon vieux Maurice, ne t'ent�te pas dans ta folie! Essaie un peu de comprendre mon affreuse position! Le timbre de cette lettre, je vais avoir � me le procurer � l'oeil! Ma parole d'honneur! Ton fr�re bien affectueux, J. FINSBURY.� �Quelle brute! songea Maurice en mettant la lettre dans sa poche. Que veut-il que je fasse pour lui? Je vais avoir � me faire raser chez un coiffeur, ma main n'est pas assez ferme! Comment trouverais-je �de la galette� � envoyer � quelqu'un? Sa position n'est pas dr�le, je le reconnais: mais moi, se figure-t-il que je suis � la f�te?... Du moins il y a dans sa lettre une chose qui me console: il n'a pas le sou, impossible qu'il bouge! Bon gr�, mal gr�, il est clou� l�-bas!� Puis, dans un nouvel �lan d'indignation: �Il ose se plaindre, l'animal! Et il n'a m�me jamais entendu le nom de Bent Pitman! Que ferait-il, que ferait-il, je me le demande, s'il avait sur le dos tout ce que j'y ai?� Mais ce n'�taient point l� des arguments d'une honn�tet� irr�prochable, et le scrupuleux Maurice s'en rendait bien compte. Il ne pouvait se dissimuler que son fr�re Jean n'�tait pas du tout �� la f�te�, lui non plus, dans le mar�cageux cottage de Browndean, sans nouvelles, sans argent, sans draps de lit, sans l'ombre d'une soci�t� ou d'une distraction. De telle sorte que, lorsqu'il eut �t� ras�, Maurice en arriva � concevoir la n�cessit� d'un compromis. �Le pauvre Jeannot, se dit-il, est vraiment dans une noire pur�e! Je ne peux pas lui envoyer d'argent; mais je sais ce que je vais faire pour lui, je vais lui envoyer le _Lisez-moi!_ �a le remontera, et puis on lui fera plus volontiers cr�dit quand on verra qu'il re�oit quelque chose par la poste!� En cons�quence de quoi, sur le chemin de son bureau, Maurice acheta et exp�dia � son fr�re un num�ro de ce r�confortant p�riodique, auquel (dans un acc�s de remords) il joignit, au hasard, l'_Athen�um_, la _Vie chr�tienne_, et la _Petite Semaine pittoresque_. Ainsi Jean se trouva pourvu de litt�rature, et Maurice eut la satisfaction de se sentir un baume sur la conscience. Comme si le ciel avait voulu le r�compenser, il eut la surprise, en arrivant � son bureau, d'y trouver d'excellentes nouvelles. Les commandes affluaient; les magasins se vidaient, et le prix du cuir ne cessait pas de monter. Le g�rant lui-m�me avait l'air ravi. Quant � Maurice,--qui avait presque oubli� qu'il y e�t au monde quelque chose comme de bonnes nouvelles,--il aurait volontiers sanglot� de bonheur, comme un enfant; volontiers il aurait press� sur sa poitrine le g�rant de la maison, un vieux bonhomme tout sec, avec des sourcils en broussaille; volontiers il serait all� jusqu'� donner � chacun des employ�s de ses bureaux une gratification (oh! une petite somme!). Et pendant qu'assis devant sa table il ouvrait son courrier, un choeur d'oiseaux l�gers chantait dans son cerveau, sur un rythme charmant: �Cette vieille affaire des cuirs peut encore avoir du bon, avoir du bon, avoir du bon!� C'est au milieu de cette oasis morale que le trouva un certain Rogerson, un des cr�anciers de la maison; mais Rogerson n'�tait pas un cr�ancier inqui�tant, car ses relations avec la maison Finsbury dataient de loin, et plus d'une fois d�j� il avait consenti � de longs d�lais. --Mon cher Finsbury,--dit-il, non sans embarras,--j'ai � vous pr�venir d'une chose qui risque de vous ennuyer! Le fait est... je me suis vu � court d'argent... beaucoup de capitaux dehors... vous savez ce que c'est... et... en un mot... --Vous savez que nous n'avons jamais eu l'habitude de vous payer � la premi�re �ch�ance! r�pondit Maurice, en p�lissant. Mais donnez-moi le temps de me retourner, et je verrai ce que je puis faire! Je crois pouvoir vous promettre que vous aurez au moins un fort acompte! --Mais c'est que... voil�... balbutia Rogerson, je me suis laiss� tenter! J'ai c�d� ma cr�ance! --C�d� votre cr�ance! r�p�ta Maurice. Voil� un proc�d� auquel nous ne pouvions pas nous attendre de votre part, monsieur Rogerson! --H�! on m'en a offert cent pour cent, rubis sur l'ongle, en esp�ces! murmura Rogerson. --Cent pour cent! s'�cria Maurice. Mais cela vous fait quelque chose comme trente pour cent de b�n�fice! Singuli�re chose! Et qui est l'acheteur? --Un homme que je ne connais pas! r�pondit le cr�ancier. Un nomm� Moss! �Un juif!� songea Maurice, quand son visiteur l'eut quitt�. Que pouvait bien avoir � faire un Juif d'une cr�ance sur la maison Finsbury? Et quel int�r�t pouvait-il bien avoir � la payer d'un tel prix? Ce prix justifiait Rogerson: oui, Maurice lui-m�me �tait pr�t � en convenir. Mais il prouvait, en m�me temps, de la part de Moss, un �trange d�sir de devenir cr�ancier de la maison de cuirs. La cr�ance pouvait �tre pr�sent�e d'un jour � l'autre, ce m�me jour, ce m�me matin! Et pourquoi? Le myst�re de Moss mena�ait de constituer un triste pendant au myst�re de Pitman. �Et cela au moment o� tout paraissait vouloir aller mieux!� g�mit Maurice, en se cognant la t�te contre le mur. Au m�me instant, on vint lui annoncer la visite de M. Moss. M. Moss �tait un juif du genre rayonnant, avec une �l�gance choquante et une politesse offensive. Il d�clara qu'il agissait, en tout cela, au nom d'une tierce partie; lui-m�me ne comprenait rien � l'affaire en question; son client lui avait donn� des ordres formels. Le susdit client tenait � rentrer dans ses fonds; mais, si la chose �tait tout � fait impossible pour l'instant, il accepterait un ch�que payable dans soixante jours... --Je ne sais pas ce que tout cela signifie! dit Maurice. Quel motif a bien pu vous pousser � racheter cette cr�ance, et � un taux comme celui-l�? M. Moss n'en avait pas la moindre id�e: il s'�tait born� � ex�cuter les ordres de son client. --Tout cela est absolument irr�gulier! dit enfin Maurice. C'est contraire aux usages commerciaux. Quelles sont vos instructions pour le cas o� je refuserais? --J'ai l'ordre, en ce cas, de m'adresser � M. Joseph Finsbury, le chef de votre maison! r�pondit le juif. Mon client a tout particuli�rement insist� sur ce point. Il m'a dit que c'�tait M. Joseph Finsbury qui seul avait titre, ici... excusez-moi, l'expression n'est pas de moi! --Il est impossible que vous voyiez M. Joseph: il est souffrant! dit Maurice. --En ce cas, j'ai ordre de remettre l'affaire aux mains d'un avou�. Voyons un peu!--poursuivit M. Moss, en consultant son portefeuille.--Ah! Voici! M. Michel Finsbury! Un de vos parents, peut-�tre? J'en serais fort heureux, car, si cela �tait, l'affaire pourrait sans doute s'arranger � l'amiable! Tomber aux mains de Michel: c'�tait trop, pour Maurice. Il se risqua. Un ch�que � soixante jours? En somme, qu'avait-il � craindre? Dans soixante jours, il serait probablement mort, ou tout au moins en prison! De telle sorte qu'il ordonna � son g�rant de donner � M. Moss un fauteuil et un journal. --Je vais aller faire signer le ch�que par M. Joseph Finsbury! dit-il. Mon oncle est couch�, souffrant, dans notre maison de John-Street! Un fiacre pour l'aller, un fiacre pour le retour: encore deux fortes entailles aux quatre shillings de son capital! Il calcula que, apr�s le d�part de M. Moss, il aurait pour toute fortune au monde dix-sept sous. Mais ce qui �tait plus f�cheux encore, c'est que, pour se tirer d'embarras, il avait d� maintenant transporter son oncle Joseph � Bloomsbury. �H�las! se disait-il, inutile d�sormais pour le pauvre Jeannot de s'enfermer dans le Hampshire! Et quant � savoir comment je pourrai faire durer la farce, je veux �tre pendu si j'en ai la moindre id�e! Avec mon oncle � Browndean, c'�tait d�j� � peine possible: avec mon oncle � Bloomsbury, cela me para�t au-dessus des forces humaines. Au-dessus de mes forces � moi, en tout cas: car enfin, c'est ce que fait Michel, avec le corps de mon oncle Masterman! Mais lui, voil�! il a des complices, cette vieille gouvernante, et sans doute bien des coquins de sa client�le. Ah! si seulement je pouvais trouver des complices!� La n�cessit� est la m�re de tous les arts humains. Eperonn� par elle, Maurice se surprit lui-m�me, en constatant la h�te, la d�cision et, au total, l'excellente apparence de son nouveau faux. Trois quarts d'heure apr�s, il remettait � M. Moss un ch�que o� s'�talait, hardiment, la signature de l'oncle Joseph. --Voil� qui est parfait! d�clara le gentleman isra�lite en se levant. Et maintenant j'ai l'ordre de vous dire que ce ch�que ne vous sera pas pr�sent� � l'�ch�ance, mais que vous ferez sagement de prendre garde, de prendre bien garde! Toute la chambre se mit � nager autour de Maurice. --Quoi? Que dites-vous? s'�cria-t-il, en se retenant � la table. Que voulez-vous dire?... Que le ch�que ne sera pas pr�sent�?... Pourquoi aurais-je � prendre garde? Qu'est-ce que toute cette folie? --Pas la moindre id�e, ma parole, monsieur Finsbury! r�pondit l'h�breu, avec un bon sourire. C'est simplement un message dont on m'a charg�! On m'a mis en bouche les expressions qui semblent vous agiter si fort! --Le nom de votre client? demanda Maurice. --Mon client tient provisoirement � ce que son nom reste un secret! r�pondit M. Moss. Maurice se pencha sur lui. --Ce n'est pas... Ce n'est pas la banque? murmura-t-il d'une voix �trangl�e. --Bien au regret de n'avoir pas l'autorisation de vous en dire davantage! r�pondit M. Moss. Et maintenant, si vous le voulez bien, je vais vous souhaiter une bonne journ�e! �Me souhaiter une bonne journ�e!� songea Maurice, rest� seul. D�s la minute suivante, il avait empoign� son chapeau, et s'�tait enfui de son cabinet, comme un fou. Ce ne fut qu'au bout de trois rues qu'il s'arr�ta, pour grogner: �Mon Dieu! grogna-t-il, j'aurais d� emprunter de l'argent au g�rant! Mais, � pr�sent, il est trop tard. Impossible de retourner pour cela! Non, c'est clair! Je suis sans le sou, absolument sans le sou, comme les ouvriers sans travail!� Il rentra chez lui, et s'assit m�lancoliquement dans la salle � manger. Jamais Newton n'a fait un effort de pens�e aussi vigoureux que celui que fit alors cette victime des circonstances: et cependant l'effort resta st�rile. �Je ne sais pas si cela tient � un d�faut de mon esprit, se dit-il: mais le fait est que je trouve que ma malchance a quelque chose de contre-nature. �a vaudrait la peine d'�crire au _Times_, pour signaler le cas! Que dis-je? �a vaudrait la peine de faire une r�volution! Et le plus clair de l'affaire, c'est qu'il me faut tout de suite de l'argent! La moralit�, je n'ai plus � m'en occuper: j'ai depuis longtemps d�pass� cette phase! C'est de l'argent qu'il me faut, et tout de suite; et la seule chance que j'aie de m'en procurer, c'est Bent Pitman! Bent Pitman est un criminel: et, par cons�quent, sa position a des c�t�s faibles! Il doit avoir encore gard� une partie des huit cents livres. Il faut, � tout prix, que je l'oblige � partager avec moi ce qui lui en reste! Et, m�me s'il ne lui en reste plus rien, eh bien! je lui raconterai l'affaire de la tontine: et alors, avec un _bravo_ comme ce Pitman dans mon jeu, ce sera bien le diable si je n'arrive pas � un r�sultat!� Tout cela �tait bel et bon. Mais encore s'agissait-il de mettre la main sur Bent Pitman: et Maurice n'en voyait pas tr�s clairement le moyen. Une annonce dans les journaux, oui, c'�tait la seule fa�on possible d'atteindre Pitman. Oui, mais en quels termes r�diger la demande d'un rendez-vous, au nom de quoi, et o�? Faire venir Pitman � Bloomsbury, dans la maison de John Street, serait bien dangereux avec un gaillard de cette sorte, qui, du m�me coup, apprendrait l'adresse de Maurice, et n'�tait pas homme � n'en point profiter plus tard contre lui. Fixer le rendez-vous dans la maison de Pitman? Bien dangereux, cela aussi. Maurice se repr�sentait trop bien ce que devait �tre cette maison, une sinistre tani�re, dans Holloway, avec une trappe secr�te dans chacune des chambres; une maison o� l'on pouvait entrer en pardessus d'�t� et en bottines vernies, pour en sortir, une heure plus tard, sous la forme d'un hachis de viande dans un panier de boucher! C'�tait l�, d'ailleurs, l'inconv�nient fatal d'une liaison avec un complice trop entreprenant: Maurice s'en rendait compte, non sans un petit frisson. �Jamais je n'aurais r�v� que je dusse en venir un jour � d�sirer une soci�t� comme celle-l�!� se disait-il. Enfin une brillante id�e lui surgit � l'esprit. La Gare de Waterloo, un lieu public, et cependant suffisamment d�sert � de certaines heures! Et ce n'�tait pas tout! Mais aussi un lieu dont le nom seul devait faire battre plus fort le coeur de Pitman; un lieu dont le choix, pour le rendez-vous, allait sugg�rer au ruffian qu'on connaissait au moins un de ses coupables secrets! Maurice prit donc une feuille de papier, et se mit � r�diger l'esquisse d'une annonce: AVIS.--_WILLIAM BENT PITMAN_, si ses yeux tombent par hasard sur le pr�sent avis, est inform� qu'il pourra apprendre quelque chose d'avantageux pour lui, dimanche prochain, de deux heures � quatre heures de l'apr�s-midi, sur le quai de d�part des lignes de banlieue, � la Gare de Waterloo. Maurice relut avec la plus vive satisfaction le petit morceau de litt�rature qu'il venait d'improviser. �Pas mal, vraiment! se dit-il. _Quelque chose d'avantageux pour lui_ n'est peut-�tre pas d'une exactitude rigoureuse; mais c'est tentant, c'est original, et, en somme, on n'a pas � pr�ter serment avant d'�tre admis � faire passer une annonce! Tout ce que je demande au ciel, jusqu'� dimanche, c'est de pouvoir me procurer un peu d'argent de poche pour mes repas, pour les frais de l'annonce, et aussi pour... Mais non, ne gaspillons pas nos fonds en envoyant des mandats � Jean! Je lui enverrai simplement encore quelques journaux comiques. Oui, mais o� trouver de l'argent?� Il s'approcha de l'armoire o� �tait renferm�e sa collection de bagues � cachets... Mais, soudain, le collectionneur se r�volte en lui: �Non, non; je ne veux pas! s'�cria-t-il. Pour rien au monde je ne d�pareillerai ma s�rie! Plut�t voler!� Il s'�lan�a dans le salon, et y prit en h�te quelques curiosit�s rapport�es jadis par l'oncle Joseph, une paire de babouches turques, un �ventail de Smyrne, un narghil� �gyptien, un mousqueton garanti comme ayant appartenu � un bandit de Thrace, et une poign�e de coquillages, avec leurs noms �crits en latin sur des �tiquettes. XIV O� WILLIAM BENT PITMAN APPREND QUELQUE CHOSE D'AVANTAGEUX POUR LUI Le dimanche matin, William Dent Pitman se leva � son heure habituelle, mais dans une disposition un peu moins m�lancolique que celle o� il avait v�cu depuis la malencontreuse arriv�e du baril. C'est que, la veille de ce dimanche, une fructueuse addition avait �t� faite � sa famille, sous les esp�ces d'un pensionnaire. Le pensionnaire avait �t� amen� par Michel Finsbury, qui avait aussi fix� le prix de la pension, et en avait garanti le paiement r�gulier; mais, sans doute par un nouvel effet de son irr�sistible manie de mystification, Michel avait fait � Pitman un portrait le moins engageant possible du vieillard qu'il installait � son foyer. Il avait laiss� � entendre � l'artiste que ce vieillard, qui d'ailleurs �tait de ses proches parents, ne devait �tre trait� qu'avec une grande m�fiance. �Ayez soin d'�viter toute familiarit� avec lui! avait-il dit; je connais peu d'hommes dont le commerce soit plus dangereux!� De telle sorte que Pitman, d'abord, n'avait abord� son pensionnaire que tr�s timidement: et grande avait �t� sa surprise � d�couvrir que ce vieillard, qu'on lui avait dit terrible, �tait en r�alit� un excellent homme. Au d�ner, le pensionnaire avait pouss� la complaisance jusqu'� s'occuper des trois enfants de Pitman, � qui il avait appris une foule de menus d�tails curieux sur divers sujets; et jusqu'� une heure du matin, ensuite, il s'�tait entretenu avec l'artiste, dans l'atelier de celui-ci, l'�blouissant par la vari�t� et la s�ret� de ses connaissances. En un mot, le bon Pitman avait �t� ravi, et, maintenant encore, lorsqu'il se rappelait l'excellente soir�e de la veille, un sourire, depuis longtemps envol�, reparaissait dans ses yeux. �Ce vieux M. Finsbury est pour nous une acquisition des plus pr�cieuses!� songeait-il en se rasant devant la fen�tre. Et quand, sa toilette achev�e, il entra dans la petite salle � manger, o� le couvert se trouvait d�j� mis pour le d�jeuner, c'est presque avec une cordialit� de vieil ami qu'il serra la main de son pensionnaire. --Je suis enchant� de vous voir, mon cher monsieur! dit-il. J'esp�re que vous n'avez pas trop mal dormi? --Les personnes de moeurs s�dentaires se plaignent volontiers du trouble qu'apporte � leur sommeil l'obligation de dormir dans un nouveau lit! r�pondit le pensionnaire. Et je sais bien que ces personnes, d'apr�s la statistique, forment une majorit� plus consid�rable encore qu'on ne pourrait le supposer. Et quand je dis: �l'obligation de dormir dans un _nouveau_ lit,� vous entendez naturellement que ce n'est l� qu'une mani�re de parler; car le lit peut �tre _ancien_, encore que, pour celui qui y couche, il paraisse _nouveau_! Nous avons ainsi dans notre langue une foule de locutions singuli�res, et qui vaudraient la peine d'�tre rectifi�es. Mais pour ce qui est de moi, monsieur, accoutum�, comme je l'ai �t� longtemps, � une vie de changement presque continuel, je dois dire que j'ai, en somme, parfaitement dormi! --Je suis ravi de l'apprendre! dit avec chaleur le professeur de dessin. Mais je vois, monsieur, que je vous ai interrompu dans la lecture de votre journal! --Le journal du dimanche est une des nouveaut�s de notre temps! r�pondit M. Finsbury. On dit qu'en Am�rique il a encore pris plus d'importance que chez nous. Bon nombre de journaux du dimanche, en Am�rique, ont des centaines de colonnes, dont la moiti� au moins, d'ailleurs, est r�serv�e aux annonces. Dans d'autres pays, les journaux quotidiens paraissent m�me le dimanche, de telle sorte que des journaux sp�ciaux comme ceux-ci n'y ont point de raison d'�tre. Le journalisme contemporain, monsieur, se manifeste sous une infinit� de formes diff�rentes: ce qui ne l'emp�che pas d'�tre partout, au m�me degr�, le grand agent de l'�ducation et du progr�s humains. Qui pourrait croire, monsieur, qu'une chose aussi indispensable, qu'une telle chose, dis-je, n'ait pas exist� de tout temps? Et cependant les journaux sont d'une invention relativement r�cente: le premier en date... Mais tout cela, pour int�ressant que cela soit � conna�tre, n'est, de ma part, qu'une digression. Ce que je voulais vous demander, monsieur, �tait ceci: �tes-vous, comme moi, un lecteur assidu de notre presse nationale? --Oh! vous savez, s'excusa Pitman, pour nous, artistes, la presse ne saurait avoir le m�me int�r�t que pour... --En ce cas, interrompit Joseph, il se peut que vous ayez laiss� �chapper sans la remarquer une annonce qui a paru dans divers journaux, les jours pass�s, et que je retrouve, ce matin, dans le _Sunday Times_! Le nom, sauf une variante de peu d'importance, ressemble fort � votre nom. Si vous voulez bien, je vais vous lire cela tout haut! Et, du ton qui lui servait pour ses citations publiques, il lut: AVIS.--_WILLIAM BENT PITMAN_, si ses yeux tombent par hasard sur le pr�sent avis, est inform� qu'il pourra apprendre quelque chose d'avantageux pour lui, dimanche prochain, de deux heures � quatre heures de l'apr�s-midi, sur le quai de d�part des lignes de banlieue, � la Gare de Waterloo. --Est-ce que vraiment c'est imprim� sur le journal? s'�cria Pitman. Voyons! Bent? Cela doit �tre une faute d'impression. _Quelque chose d'avantageux pour moi?_ Monsieur Finsbury, permettez-moi de vous demander une faveur! Je sais combien ce que je vais vous dire sonnera �trangement � vos oreilles; mais, voyez-vous, il y a des raisons d'ordre tout intime qui me font d�sirer que cette petite affaire reste absolument entre nous! Je voudrais beaucoup que mes enfants... Je vous assure, cher monsieur, qu'il n'y a, dans ce secret, rien de d�shonorant pour moi: des raisons d'ordre intime, rien de plus! Et d'ailleurs j'ach�verai de mettre votre conscience en repos quand je vous aurai dit que l'affaire en question est connue de notre ami commun, M. Michel, qui, la connaissant, n'a pas cru devoir me retirer sa pr�cieuse estime! --Un seul mot suffisait, monsieur Pitman! r�pondit Joseph avec une de ses r�v�rences orientales. Une demi-heure plus tard, le professeur de dessin trouva Michel dans son lit avec un livre; l'avou� offrait une parfaite image du repos et de la bonne humeur. --Salut, Pitman, dit-il! en d�posant son livre. Quel vent vous am�ne, � cette heure du jour? Vous devriez �tre � l'�glise, mon ami! --Je ne suis gu�re en train d'aller � l'�glise aujourd'hui, monsieur Finsbury! r�pondit l'artiste. Une nouvelle catastrophe menace de fondre sur moi, monsieur! Et il tendit � Michel l'annonce du journal. --Quoi? Qu'est-ce que c'est que �a? s'�cria Michel en sursautant dans son lit. Puis, apr�s avoir �tudi� l'annonce pendant un instant: --Pitman, je me moque tout � fait du document que voici! --Et, cependant, je ne crois pas qu'on puisse le n�gliger! murmura Pitman. --Je supposais que vous aviez eu assez d�j� de la Gare de Waterloo! r�pondit l'avou�. Y seriez-vous attir� par une impulsion morbide? Au fait, vous �tes devenu tout dr�le, depuis que vous avez perdu votre barbe! Je commence � croire que c'�tait dans votre barbe que vous gardiez votre bon sens! --Monsieur Finsbury, dit le professeur de dessin, j'ai beaucoup r�fl�chi � la nouvelle complication qui vient de se produire dans ma vie, du fait de cette annonce: et, si vous voulez bien me le permettre, je vais vous exposer les r�sultats de mes r�flexions! --Allez-y! fit Michel. Mais n'oubliez pas que c'est aujourd'hui dimanche! Pas de gros mots, ni de bavardage inutile! --Nous nous trouvons en pr�sence de trois hypoth�ses possibles, commen�a Pitman: 1� cette annonce peut se rattacher � l'affaire du baril; 2� elle peut se rapporter � la statue de M. Semitopolis; enfin, 3� elle peut �maner du fr�re de ma d�funte femme, qui est parti il y a vingt ans pour l'Australie et n'a plus jamais donn� de ses nouvelles. Dans le premier cas,--affaire du baril,--j'admets que l'abstention serait, pour moi, le parti le plus sage. --La cour est de votre avis jusque-l�, ma�tre Pitman! dit Michel. Veuillez continuer. --Dans le second cas, poursuivit Pitman, j'ai le devoir de ne rien n�gliger de ce qui peut m'aider � retrouver l'antique malencontreusement �gar�! --Mais, mon cher ami, vous m'avez dit vous-m�me, avant-hier, que M. Semitopolis vous avait d�charg� de toute responsabilit� dans l'accident! Que voulez-vous de plus? --Je suis d'avis, monsieur, sauf erreur, que l'irr�prochable correction de la conduite de M. Semitopolis m'impose, plus imp�rieusement encore, le devoir de rechercher l'_Hercule_! r�pondit le professeur de dessin. Je me rends bien compte de tout ce que mon attitude a eu, d�s le d�but, d'ill�gal et de r�pr�hensible: raison de plus pour que, d�sormais, je m'efforce d'agir en gentleman! Et Pitman rougit jusqu'aux oreilles. --A cela non plus je ne vois pas d'objection! d�clara Michel. J'ai souvent pens� moi-m�me que j'aimerais, un jour, � essayer d'agir en gentleman. Mais ce sera pour plus tard, quand je me serai retir� des affaires. Ma profession, h�las! me rend provisoirement la chose presque impraticable! --Et dans la troisi�me hypoth�se, poursuivit Pitman, si l'auteur de l'annonce est mon beau-fr�re Tim, eh bien, naturellement, cela signifie la fortune pour nous! --Oui, mais malheureusement l'auteur de l'annonce n'est pas votre beau-fr�re Tim! dit l'avou�. --Vous �tes-vous aper�u, monsieur, d'une expression qui me para�t des plus remarquables, dans cette annonce: _quelque chose d'avantageux pour lui_?--demanda Pitman, avec un sourire malin. --Innocent agneau que vous �tes! r�pondit Michel. Cette expression est le lieu commun le plus �cul� de notre langue anglaise; elle prouve simplement que l'auteur de l'annonce est un imb�cile! Voyons! Voulez-vous que, tout de suite, je vous d�molisse votre ch�teau de cartes? Eh bien! est-ce que votre beau-fr�re Tim serait homme � faire cette erreur, dans la fa�on d'�crire votre nom! Bent au lieu de Dent? Ce n'est pas que, en soi, la correction me d�plaise! Je la trouve au contraire admirablement judicieuse[2], et suis bien r�solu � l'adopter d�sormais moi-m�me, dans mes rapports avec vous! Mais trouvez-vous vraisemblable qu'elle vienne de votre beau-fr�re? [2] Bent, en anglais, signifie pench�, vo�t�, d�prim�. (_Note du traducteur._) --Non, en effet, elle ne para�t pas tr�s naturelle de sa part! reconnut Pitman. Mais qui sait si le pauvre homme n'a pas eu l'esprit troubl� en Australie? --A raisonner de cette fa�on-l�, Pitman, dit Michel, on pourrait �galement supposer que l'auteur de l'annonce est Sa Majest� la reine Victoria, tout enflamm�e du d�sir de vous cr�er baron. Je vous laisse d�cider vous-m�me si cela est probable, et cependant, de m�me que votre hypoth�se touchant l'esprit de votre beau-fr�re, cela n'a rien de contraire aux lois naturelles. Mais nous n'avons � consid�rer ici que les hypoth�ses _probables_; de telle sorte que, avec votre permission, nous allons �liminer, d'embl�e, Sa Majest� Victoria et votre beau-fr�re Tim! Vient maintenant votre seconde id�e, � savoir que l'annonce se rapporterait � la perte de la statue. Cela, c'est possible; mais, en ce cas, de qui viendrait l'annonce? Pas de l'Italien, puisqu'il sait votre adresse, et pas davantage de la personne qui a re�u la caisse, puisque cette personne ne sait pas votre nom. Le facteur du chemin de fer?--me direz-vous dans un �clair de lucidit�. Oui, cet homme peut avoir appris votre nom au bureau de la gare, il peut s'�tre tromp� sur un de vos pr�noms, il peut ne pas conna�tre votre adresse. Admettons donc le facteur du chemin de fer! Mais voici une question: �prouvez-vous r�ellement un grand d�sir de vous rencontrer avec ce personnage? --Et pourquoi ne l'�prouverais-je pas? demanda Pitman. --Si le susdit facteur souhaite de vous voir, r�pondit Michel, c'est--aucun doute l�-dessus!--c'est parce qu'il a retrouv� son livre, est all� � la maison o� il avait d�pos� la statue, et--notez bien ceci, Pitman!--agit maintenant � l'instigation de l'assassin! --Je serais d�sol� qu'il en f�t ainsi! dit Pitman. Mais je continue � penser que j'ai le devoir, vis-�-vis de M. Semitopolis... --Pitman, interrompit Michel, pas de blagues! N'essayez pas d'en conter � votre conseil l�gal! N'essayez pas de vous faire passer pour feu R�gulus! Allons! je parie un d�ner que j'ai devin� votre v�ritable pens�e! La v�rit�, Pitman, c'est que vous croyez toujours que l'annonce vient de votre beau-fr�re Tim! --Monsieur Finsbury,--r�pondit le professeur de dessin, dont l'honn�te petit visage s'�tait color� de nouveau,--vous n'�tes point p�re de famille et en peine de gagner votre pain quotidien! Gwendoline, ma fille, grandit; elle a �t� confirm�e cette ann�e. Une enfant de grandes promesses, autant que j'en puis juger! Eh bien! monsieur et ami, vous comprendrez mes sentiments de p�re quand je vous aurai dit que cette pauvre enfant, faute de le�ons, ne sait pas encore danser! Les deux gar�ons vont � l'�cole du quartier: ce qui, en somme, n'est point un mal. Loin de moi l'id�e de d�pr�cier les institutions de mon pays! Mais j'avais secr�tement nourri l'espoir que l'a�n�, Harold, pourrait un jour devenir professeur de musique,--qui sait, virtuose peut-�tre? Et le petit Othon t�moigne d'une vocation tr�s prononc�e pour l'�tat religieux. Je ne suis pas, � proprement parler, un homme d'ambition... --Allons! allons! fit Michel. Avouez-le: vous croyez toujours encore que c'est le beau-fr�re Tim! --Je ne le _crois_ pas, r�pondit Pitman: mais je me dis que cela _peut_ �tre lui. Et si, par ma n�gligence, je perdais cette occasion de fortune, comment oserais-je regarder en face mes pauvres enfants? --Et ainsi, reprit l'avou�, vous avez l'intention de... --De me rendre � la Gare de Waterloo, tout � l'heure! dit Pitman, sous un d�guisement! --De vous y rendre tout seul? demanda Michel. Et vous ne craignez pas les dangers de l'aventure? En tout cas, ne manquez pas de m'envoyer un mot, ce soir, de la prison! --Oh! monsieur Finsbury! je m'�tais enhardi jusqu'� esp�rer... que peut-�tre vous consentiriez �... m'accompagner! balbutia Pitman. --Que je me d�guise encore, et un dimanche! s'�cria Michel. Comme vous connaissez peu mes principes de vie! --Monsieur Finsbury, dit Pitman, je n'ai aucun moyen, je le sais, de vous prouver ma reconnaissance. Mais laissez-moi vous poser une question: si j'�tais un riche client, accepteriez-vous de courir le risque? --H�! mon ami, vous vous imaginez donc que j'ai pour profession de r�der dans Londres avec mes clients d�guis�s? demanda Michel. Je vous donne ma parole que, pour tout l'or du monde, je n'aurais pas consenti � m'occuper d'une affaire comme la v�tre! Mais j'avoue que j'�prouve une v�ritable curiosit� de voir comment vous allez vous comporter dans cette entrevue. Cela me tente! Cela me tente, Pitman, plus que l'or, entendez-vous? Je suis s�r que vous serez impayable! Et il �clata de rire. --Allons! mon vieux Pitman, dit-il, il n'y a pas moyen de vous rien refuser! Pr�parez tout l'appareil de la mascarade! A une heure et demie, je serai dans votre atelier. Vers deux heures et demie, ce m�me dimanche, le vaste et morne _hall_ vitr� de la Gare de Waterloo dormait, silencieux et d�sert, comme le temple d'une religion morte. �� et l�, sur quelques-uns des innombrables quais, un train attendait patiemment; �� et l� r�sonnait l'�cho d'un bruit de pas, et, par instants, s'y m�lait le choc d'un sabot de cheval contre le pav� dess�ch�, dans la cour ext�rieure o� stationnaient les fiacres. Le quai des trains de banlieue sommeillait, comme les autres. Les kiosques � journaux �taient ferm�s; des rideaux de fer rouill�s y cachaient les romans de M. Rider Haggard, dont les couvertures richement illustr�es �gaient et r�confortent au passage l'�me du voyageur, les jours de semaine. Les rares employ�s qui �taient de service erraient vaguement, comme des somnambules. Et, chose � peine croyable, vous n'auriez pas m�me rencontr� l�, � cette heure, la dame d'�ge m�r (en p�lerine d'ulster et avec un petit sac de voyage � la main), qui cependant semble faire partie essentielle de nos quais de gares. A l'heure susdite, si une personne connaissant John Dickson (de Ballarat) et Ezra Thomas (des Etats-Unis d'Am�rique) s'�tait par hasard trouv�e devant la grande entr�e de la Gare de Waterloo, elle aurait eu la satisfaction de voir ces deux �trangers d�barquer d'un fiacre, et p�n�trer dans la salle des billets. --Mais, au fait, quels noms allons-nous prendre? demanda l'ex-Ezra Thomas, tout en assurant sur son nez les lunettes en verre de vitre qui, ce jour-l�, lui avaient �t� d�volues par une faveur exceptionnelle. --H�! mon gar�on, pour ce qui est de vous, nous n'avons pas le choix! r�pondit son compagnon. Vous aurez � vous appeler Bent Pitman ou rien du tout! Quant � moi, j'ai l'id�e que, aujourd'hui, je vais m'appeler Appleby[3]. Un joli nom d'autrefois, Appleby: et avec un aimable parfum de vieux cidre de Devonshire. A ce propos, dites donc, si nous commencions par nous humecter un peu le sifflet? Car l'entrevue menace d'�tre une rude �preuve! [3] _Apple_, en anglais, signifie pomme. (_N. du traducteur._) --Si cela ne vous g�nait pas trop, j'aimerais mieux attendre qu'elle f�t achev�e! r�pondit Pitman. Oui, tout bien r�fl�chi, j'attendrai que l'entrevue soit achev�e! Je ne sais pas si vous avez la m�me impression que moi, monsieur Finsbury, mais la gare me para�t bien d�serte, et toute remplie de bien �tranges �chos! --H�! h�! mon vieux, n'est-ce pas? Vous jureriez que tous ces trains immobiles sont bond�s d'agents de police, n'attendant qu'un signal pour se jeter sur nous! Ah! c'est ce qu'on appelle la conscience, le remords, mon pauvre Pitman! D'un pas qui n'avait rien de martial, les deux amis arriv�rent enfin sur le quai de d�part des trains de banlieue. A l'extr�mit� oppos�e, ils d�couvrirent la maigre figure d'un homme, appuy� contre un pilier. L'homme �tait �videmment plong� dans une profonde r�flexion. Il avait les yeux baiss�s, et ne semblait pas s'apercevoir de ce qui se passait autour de lui. --Hol�! dit tout bas Michel. Serait-ce l� l'auteur de votre annonce? En ce cas, j'aurais � vous fausser compagnie! Puis, apr�s une seconde d'h�sitation: --Ma foi, reprit-il plus gaiement, tant pis, je vais risquer la farce! Vite, retournez-vous, et passez-moi les lunettes! --Mais vous m'avez bien dit que vous me les laisseriez, aujourd'hui! protesta Pitman. --Oui, mais cet homme me conna�t! dit Michel. --Vraiment? Et comment s'appelle-t-il? s'�cria Pitman. --La discr�tion m'oblige � me taire l�-dessus! r�pondit l'avou�. Mais il y a une chose que je puis vous dire: si c'est lui qui est l'auteur de votre annonce (et ce doit �tre lui, car il a la mine �gar�e des d�butants du crime), si c'est lui qui est l'auteur de l'annonce, vous pouvez marcher sans crainte, mon vieux, car je tiens le gaillard dans le creux de ma main! L'�change ayant �t� d�ment effectu�, et Pitman se trouvant un peu r�confort� par cette bonne nouvelle, les deux hommes s'avanc�rent droit sur Maurice. --Est-ce vous qui d�sirez voir monsieur William Bent Pitman? demanda le professeur de dessin. Je suis Pitman! Maurice leva la t�te. Il aper�ut devant lui un personnage d'une insignifiance presque indescriptible, en gu�tres blanches, et avec un col de chemise rabattu trop bas, comme ceux qu'avaient port�s les rapins trente ans auparavant. A une dizaine de pas derri�re lui se tenait un autre individu, plus grand et plus r�bl�, mais dont le visage ne permettait gu�re une s�rieuse �tude physiognomonique, �tant cach� � peu pr�s compl�tement par une moustache, des favoris, des lunettes, et un chapeau de feutre mou. Le pauvre Maurice, depuis trois jours, n'avait point cess� de supputer l'apparence probable de l'homme qu'il imaginait �tre un des plus dangereux bandits des bas-fonds de Londres. Sa premi�re impression, en apercevant le v�ritable Pitman, fut un certain d�sappointement. Mais un second coup d'oeil sur le couple le convainquit que, malgr� l'apparence, il ne s'�tait pas tromp� sur le caract�re r�el du rec�leur de cadavres. Le fait est que jamais encore il n'avait vu d'hommes accoutr�s d'une telle mani�re. �Evidemment des individus accoutum�s � vivre en marge de la soci�t�!� songea-t-il. Puis, s'adressant � l'homme qui venait de lui parler, il dit: --Je d�sire m'entretenir avec vous, seul � seul! --Oh! r�pondit Pitman, la pr�sence de M. Appleby ne saurait me g�ner. Il sait tout! --Tout? Savez-vous de quoi je suis venu vous parler? s'�cria Maurice. Le baril!... Pitman devint tout p�le: mais c'�tait sa vertueuse indignation qui le faisait p�lir. --Alors, c'est bien vous! s'�cria-t-il � son tour. Mis�rable! --Puis-je vraiment parler devant _lui_?--demanda Maurice en d�signant le complice du _bravo_.--L'�pith�te que celui-ci venait de lui adresser, venant d'un tel homme, ne l'�mouvait gu�re. --Monsieur Appleby a �t� pr�sent � toute l'affaire! dit Pitman. C'est lui-m�me qui a ouvert le baril. Votre coupable secret lui est, d�s maintenant, aussi connu qu'� votre Cr�ateur et � moi! --Eh bien! alors, commen�a Maurice, qu'avez-vous fait de l'argent? --Je ne sais pas de quel argent vous voulez parler! r�pondit �nergiquement Pitman. --Ah! il ne faut pas me monter ce bateau-l�! d�clara Maurice. J'ai d�couvert et suivi votre piste. Vous �tes venu � la gare, ici m�me, apr�s vous �tre d�guis� en eccl�siastique (sans craindre le sacril�ge d'un tel d�guisement!), vous vous �tes appropri� mon baril, vous l'avez ouvert, vous avez supprim� le corps, et encaiss� le ch�que! Je vous dis que j'ai �t� � la banque!--cria-t-il.--Je vous ai suivi pas � pas, et vos d�n�gations sont un enfantillage stupide!... --Allons, allons, Maurice, ne vous emballez pas! dit tout � coup M. Appleby. --Michel! s'�cria Maurice. Encore Michel! --Mais oui, encore Michel! r�p�ta l'avou�. Encore et toujours, mon gar�on, ici et partout! Sachez que tous les pas que vous faites sont compt�s! Des _d�tectives_ d'une habilet� �prouv�e vous suivent comme votre ombre, et viennent me rendre compte de vos mouvements tous les trois quarts d'heure. Oh! je n'ai pas regard� � la d�pense. Je fais les choses largement! Le visage de Maurice �tait devenu d'un gris sale. --Bah! dit-il, peu m'importe! Au contraire, je n'en suis que plus � l'aise pour ne rien cacher. Cet homme a encaiss� mon ch�que; c'est un vol, et je veux qu'il me rende l'argent! --Ecoutez-moi, Maurice! dit Michel. Croyez-vous que je veuille vous mentir? --Je n'en sais rien! r�pondit Maurice. Je veux mon argent! --Moi seul ai touch� au corps! dit Michel. --Vous? s'�cria Maurice, en reculant d'un pas. Mais alors pourquoi n'avez-vous pas d�clar� la mort? --Que diable voulez-vous dire? demanda son cousin. --Enfin, suis-je fou, g�mit Maurice, ou bien est-ce vous qui l'�tes? --Je crois que ce doit �tre plut�t Pitman! hasarda Michel. Et les trois hommes se regard�rent, �bahis. --Tout cela est affreux! reprit Maurice. Affreux! Je ne comprends pas un seul mot de ce qu'on me dit! --Ni moi non plus, parole d'honneur! dit Michel. --Et puis, au nom du ciel, pourquoi des favoris et une moustache? s'�cria Maurice en d�signant du doigt son cousin, comme si celui-ci avait �t� un spectre. Est-ce mon cerveau qui d�m�nage? Pourquoi des favoris et une moustache? --Oh! cela n'est qu'un d�tail sans importance! se h�ta d'affirmer Michel. Il y eut de nouveau un silence, pendant lequel Maurice fut dans une disposition d'esprit pareille � celle o� il se serait trouv� si on l'avait lanc� en l'air, sur un trap�ze, du sommet de la cath�drale de Saint-Paul. --R�capitulons un peu! dit enfin Michel. A moins que tout ceci ne soit vraiment qu'un r�ve, auquel cas je voudrais bien que Catherine se h�t�t de m'apporter mon caf� au lait! Donc, mon ami Pitman, ici pr�sent, a re�u un baril, qui, � ce que nous voyons maintenant, vous �tait destin�! Le baril contenait le cadavre d'un homme. Comment ou pourquoi vous l'avez tu�... --Jamais je n'ai port� la main sur lui! protesta Maurice. Oui, voil� ce dont j'ai toujours craint qu'on me soup�onn�t! Mais pensez-y un peu, Michel. Vous savez que je ne suis pas de cette esp�ce-l�! Avec tous mes d�fauts, vous savez que je ne voudrais pas toucher � un cheveu de la t�te d'autrui! Et, d'ailleurs, vous savez que sa mort signifiait ma ruine. C'est � Browndean qu'il a �t� tu�, dans ce maudit accident! Tout � coup, Michel eut un �clat de rire si violent et si prolong� que ses deux compagnons suppos�rent, sans l'ombre d'un doute possible, que sa raison venait de l'abandonner. En vain il s'effor�ait de reprendre son calme; au moment o� il se croyait enfin sur le point d'y r�ussir, une nouvelle vague de fou rire accourait et le soulevait. Et je dois ajouter que, de toute cette dramatique entrevue, ce fut l� l'�pisode le plus sinistre: Michel se tordant d'un rire insens�, pendant que Pitman et Maurice, r�unis par une m�me �pouvante, �changeaient des regards pleins d'anxi�t�. --Maurice--bredouilla enfin l'avou� entre deux bouff�es de son rire--je comprends tout, � pr�sent. Et vous aussi, vous allez tout comprendre, sur un seul mot que je vais vous dire! Sachez donc que, jusqu'� l'instant de tout � l'heure, _je n'avais pas devin� que ce corps �tait celui de l'oncle Joseph!_ Cette d�claration rel�cha un peu la tension de Maurice; mais, pour Pitman, au contraire, elle fut comme un dernier coup de vent �teignant la derni�re chandelle, dans la nuit de son pauvre cerveau affol�. L'oncle Joseph, qu'il avait laiss�, une heure auparavant, dans son salon de Norfolk Street, occup� � d�couper de vieux journaux! Et voil� que c'�tait ce m�me oncle Joseph dont il avait re�u le corps six jours auparavant, dans un baril! Mais, en ce cas, qui �tait-il, lui, Pitman? Et l'endroit o� il se trouvait, �tait-ce la Gare de Waterloo ou un asile d'ali�n�s? --En effet, s'�cria Maurice, le corps �tait dans un �tat qui devait le rendre difficile � reconna�tre! Quel sot j'ai �t� de ne pas avoir song� � cela! Eh bien! maintenant, Dieu merci! tout s'explique! Et je vais vous dire, mon cher Michel; eh bien! nous sommes sauv�s, vous et moi! Vous allez prendre l'argent de la tontine--vous voyez que je ne cherche pas � tricher avec vous!--et moi, je vais pouvoir m'occuper de la maison de cuirs, qui est en train de marcher comme elle n'a jamais march� jusqu'ici! Je vous autorise � aller tout de suite d�clarer la mort de mon oncle; ne vous inqui�tez pas de moi; d�clarez la mort, et nous sommes tir�s d'affaire! --H�! oui, mais malheureusement je ne puis pas d�clarer la mort! dit Michel. --Vous ne pouvez pas? Et pourquoi cela? --Parce que je ne puis pas produire le corps, Maurice! Je l'ai perdu! --Arr�tez un moment! s'�cria le marchand de cuirs. Que dites-vous? Comment! Ce n'est pas possible! C'est _moi_ qui ai perdu le corps! --Oui, mais je l'ai perdu, moi aussi, mon gar�on! dit Michel avec une s�r�nit� renversante. Ne le reconnaissant pas--vous comprenez?--et flairant quelque chose d'irr�gulier dans sa provenance, je me suis h�t� de... de m'en d�barrasser! --Vous vous en �tes d�barrass�? g�mit Maurice. Mais vous pouvez toujours le retrouver. Vous savez o� il est? --Je voudrais bien le savoir, Maurice, je donnerais beaucoup pour le savoir!. Mais le fait est que je ne le sais pas! r�pondit Michel. --Dieu puissant!--s'�cria Maurice, les yeux et les bras lev�s au ciel,--Dieu puissant! l'affaire des cuirs est � l'eau! De nouveau, Michel fut secou� d'un �clat de rire. --Pourquoi riez-vous, imb�cile? lui cria son cousin. Vous perdez encore plus que moi! Si vous aviez pour deux sous de coeur, vous trembleriez dans vos bottes, � force de chagrin! Mais, de toute fa�on, il y a une chose que je dois vous dire! Je veux avoir ces huit cents livres! Je veux les avoir, entendez-vous? et je les aurai! Cet argent est � moi, voil� ce qui est s�r! Et votre ami, ici pr�sent, a eu � faire un faux pour s'en emparer. Donnez-moi mes huit cents livres, donnez-les moi tout de suite, ici-m�me, sur ce quai, ou bien je vais droit � Scotland Yard, et je raconte toute l'affaire! --Maurice--dit Michel, en lui posant la main sur l'�paule--je vous en prie, essayez d'entendre raison! Je vous assure que ce n'est pas nous qui avons pris cet argent! C'est l'autre homme! Nous n'avons pas m�me pens� � regarder dans les poches! --L'autre homme? demanda Maurice. --Oui, l'autre homme! Nous avons repass� l'oncle Joseph � un autre homme! r�pondit Michel. --Repass�? r�p�ta Maurice. --Sous la forme d'un piano!--r�pondit Michel le plus simplement du monde. Un magnifique instrument, approuv� par Rubinstein... Maurice porta sa main � son front, et l'abaissa de nouveau: elle �tait toute mouill�e. --Fi�vre! dit-il. --Non, c'�tait un Erard! dit Michel. Pitman, qui l'a vu de pr�s, pourra vous en garantir l'authenticit�! --Assez parl� de pianos! dit Maurice avec un grand frisson. Ce... cet autre homme, revenons � lui! Qui est-ce? O� pourrai-je mettre la main sur lui? --H�! c'est l� qu'est la difficult�! r�pondit Michel. Cet homme est en possession de l'objet depuis... voyons un peu... depuis mercredi pass�, vers quatre heures. J'imagine qu'il doit �tre en route pour le Nouveau Monde, le pauvre diable, et terriblement press� d'arriver! --Michel, implora Maurice, par piti� pour un parent, r�fl�chissez bien � vos paroles, et dites-moi encore quand vous vous �tes d�barrass� du corps! --Mercredi soir, pas d'erreur possible l�-dessus! r�pliqua Michel. --Eh bien! non, d�cid�ment, �a ne peut pas aller! s'�cria Maurice. --Quoi donc? demanda l'avou�. --M�me les dates sont pure folie! murmura Maurice. Le ch�que a �t� pr�sent� � la banque le mardi! Il n'y a pas le moindre filet de bon sens dans toute cette affaire! En cet instant, un jeune homme saisit vigoureusement le bras de Michel. Le susdit jeune homme �tait pass�, par hasard, aupr�s du groupe de nos trois amis, l'instant d'auparavant; tout � coup, il avait fait un sursaut et s'�tait retourn�. --Ah! dit-il, je ne me trompe pas! Voici M. Dickson! Le son m�me de la trompette du jugement dernier n'aurait pas effray� davantage Pitman et son compagnon. Quant � Maurice, lorsqu'il entendit son cousin appel�, par un �tranger, de ce nom fantastique, il eut plus pleinement encore la conviction qu'il �tait victime d'un long, grotesque, et hideux cauchemar. Et lorsque, ensuite, Michel, avec l'invraisemblable broussaille de ses favoris, se fut d�gag� de l'�treinte de l'�tranger, et eut pris la fuite, et lorsque le singulier petit homme au col rabattu eut lestement suivi son exemple, et lorsque l'�tranger, d�sol� de voir �chapper le reste de sa proie, transporta sa vigoureuse �treinte sur Maurice lui-m�me, celui-ci, dans l'exc�s de son effarement, ne put que se murmurer � mi-voix: �Je l'avais bien dit!� --Je tiens au moins un des membres de la bande! dit G�d�on Forsyth. --Que voulez-vous dire? balbutia Maurice. Je ne comprends pas! --Oh! je saurai bien vous faire comprendre! r�pliqua r�solument G�d�on. --Ecoutez, monsieur, vous me rendrez un vrai service si vous me faites comprendre quoi que ce soit de tout cela! s'�cria soudain Maurice, avec un �lan passionn� de conviction. --Vous comptez tirer profit de ce que vous n'�tes pas venu chez moi avec eux! reprit G�d�on. Mais pas de �a! J'ai trop bien reconnu vos amis! Car ce sont bien vos amis, n'est-ce pas? --Je ne vous comprends pas! dit Maurice. --Vous n'�tes pas sans avoir entendu parler d'un certain piano? sugg�ra G�d�on. --Un piano? s'�cria Maurice, en saisissant convulsivement le bras du jeune homme. Alors, c'est vous qui �tes l'autre homme? O� est-il? O� est le corps? Et est-ce vous qui avez touch� le montant du ch�que? --Vous demandez o� est le corps? fit G�d�on. Voil� qui est �trange! Est-ce que, r�ellement, vous auriez besoin du corps? --Si j'en aurais besoin? cria Maurice. Mais ma fortune enti�re en d�pend! C'est moi qui l'ai perdu! O� est-il? Conduisez-moi pr�s de lui! --Ah! vous voulez le ravoir? Et votre ami, le sieur Dickson, est-ce qu'il veut aussi le ravoir? demanda G�d�on. --Dickson? Qu'entendez-vous avec votre Dickson? Est-ce Michel Finsbury que vous d�signez de ce nom? H�! mais certainement, il le veut aussi! Il a perdu le corps, lui aussi! S'il l'avait gard�, l'argent de la tontine serait d�s maintenant � lui! --Michel Finsbury? Naturellement pas l'avou�? s'�cria G�d�on. --Mais si, l'avou�! r�pondit Maurice. Et le corps, o� est-il, pour l'amour du ciel? --Voil� donc pourquoi il m'a envoy� deux clients avant-hier! murmura G�d�on. Savez-vous quelle est l'adresse du domicile particulier de M. Finsbury? --King's Road, 233. Mais quels clients? O� allez-vous? g�mit Maurice en s'accrochant au bras de G�d�on. O� est le corps? --H�, je l'ai perdu, moi aussi! r�pondit G�d�on. Et il s'enfuit pr�cipitamment. XV LE RETOUR DU GRAND VANCE Je n'essaierai pas de d�crire l'�tat d'esprit o� se trouvait Maurice en sortant de la Gare de Waterloo. Le jeune marchand de cuirs �tait, par nature, modeste; jamais il ne s'�tait fait une id�e exag�r�e de sa valeur intellectuelle; il se rendait pleinement compte de son incapacit� � �crire un livre, � jouer du violon, � divertir une soci�t� de choix par des tours de passe-passe, en un mot, � ex�cuter aucun de ces actes remarquables que l'on a coutume de consid�rer comme le privil�ge du g�nie. Il savait, il admettait, que son r�le en ce monde, f�t tout prosa�que: mais il croyait,--ou du moins il avait cru jusqu'� ces derniers jours,--que ses aptitudes �taient � la hauteur des exigences de sa vie. Or, voici que, d�cid�ment, il avait � s'avouer vaincu! La vie avait d�cid�ment le dessus! Aussi, lorsqu'il quitta la Gare de Waterloo, le pauvre gar�on ne voyait-il devant lui qu'un unique objet: rentrer chez lui! De m�me que le chien malade se terre sur le sofa, Maurice n'aspirait plus qu'� refermer sur lui la porte de la maison de John Street; la solitude et le calme, ah! de toute son �me il y aspirait. Les ombres du soir commen�aient � tomber quand il arriva enfin en vue de ce lieu de refuge. Et la premi�re chose qui s'offrit � ses yeux, en approchant, fut la longue figure d'un homme debout sur le perron de sa maison, et occup� tant�t � tirer le cordon de la sonnette, tant�t � lancer dans la porte de vigoureux coups de pieds. Cet homme, avec son v�tement d�chir� et tout couvert de boue, avait l'air d'un hideux chiffonnier. Mais Maurice le reconnut aussit�t: c'�tait son fr�re Jean. Le premier mouvement du fr�re a�n� fut, naturellement, pour se retourner et prendre la fuite. Mais le d�sespoir l'avait an�anti au point de le rendre indiff�rent d�sormais aux pires catastrophes. �Bah! se dit-il, qu'importe!� Et, tirant de sa poche son trousseau de clefs, il gravit silencieusement les marches du perron. Jean se retourna. Son visage de fant�me portait un extraordinaire m�lange de fatigue, de honte, et de fureur. Et, lorsqu'il reconnut le chef de sa famille, une lueur sinistre s'alluma dans ses yeux. --Ouvre cette porte! dit-il, en s'�cartant. --C'est ce que je fais! r�pondit Maurice, pendant que, int�rieurement, il se disait: �Tout est fini! Il respire le meurtre!� Les deux fr�res se trouvaient � pr�sent dans le vestibule de la maison, dont la porte venait de se refermer derri�re eux. Tout � coup, Jean saisit Maurice par les �paules et le secoua comme un chien terrier secoue un rat. --Sale b�te! cria-t-il, je serais en droit de te casser la gueule! Et il se remit � le secouer, et avec tant de force que les dents de Maurice claqu�rent, et que sa t�te se cogna au mur. --Pas de violence, Jeannot! dit enfin Maurice. Cela ne saurait faire de bien ni � moi ni � toi. --Ferme ta bo�te! r�pondit Jean. C'est � ton tour d'�couter! Puis il p�n�tra dans la salle � manger, s'affaissa dans un fauteuil, et, �tant un de ses souliers sans semelle, prit avec ses deux mains son pied, comme pour le r�chauffer. --Je suis boiteux pour la vie! dit-il. Qu'est-ce qu'il y a pour d�ner? --Rien, Jeannot! dit Maurice. --Rien? Qu'entends-tu par l�? demanda le Grand Vance. N'essaie pas de me monter le coup, hein! --Je veux dire qu'il n'y a rien! r�pondit simplement son fr�re. Je n'ai rien � manger, ni rien pour acheter de quoi manger! Moi-m�me, aujourd'hui, je n'ai pu prendre qu'un sandwich et une tasse de th�. --Rien qu'une sandwich? ricana Vance. Et je suppose que tu as le cynisme de t'en plaindre, encore? Mais, tu sais, mon petit, fais attention � toi! J'ai support� maintenant tout ce que je pouvais supporter. C'est fini! Et je vais te dire ce qui en est! Eh bien! j'ai l'intention de d�ner, et tout de suite, et de bien d�ner! Prends ta collection de bagues � cachets, et va la vendre! --Impossible aujourd'hui! r�pondit Maurice. C'est dimanche! --Je te dis que je veux avoir � d�ner, entends-tu? hurla le fr�re cadet. --Mais pourtant, Jeannot, si ce n'est pas possible! plaida l'a�n�. --Satan� idiot! cria Vance. Ne sommes-nous pas les ma�tres de la maison? Ne nous conna�t-on pas, � l'h�tel o� le cousin Parker nous invitait � d�ner quand il venait � Londres? Allons, d�tale au galop! Et si tu n'es pas rentr� dans une demi-heure, et si tu ne m'apportes pas un d�ner de premier choix, je d�molis tous les meubles, et puis je vais droit � la police et je raconte toute l'histoire! Comprends-tu ce que je te dis, Maurice Finsbury? Parce que, si tu le comprends, tu ferais mieux de filer! L'id�e souriait m�me au malheureux Maurice, qui tremblait de faim. Aussi se h�ta-t-il d'aller commander le d�ner et de revenir chez lui, o� il trouva Jean toujours occup� � bercer son pied, comme un poupon malade. --Et qu'est-ce que tu veux boire, Jeannot? demanda Maurice, de sa voix la plus caressante. --Du champagne, parbleu! de ce vieux champagne dont Michel me parle toujours quand je le rencontre! Allons, vite � la cave, et prends garde � ne pas trop secouer la bouteille! Mais d'abord, �coute un peu! Tu vas me pr�parer du feu, et m'allumer le gaz, et me fermer les volets! Voici la nuit venue et j'ai froid! Et puis tu mettras la nappe et le couvert! Et puis... dis donc! va donc me chercher des v�tements de rechange! La salle � manger avait pris une apparence relativement habituelle lorsqu'arriva le d�ner. Et ce d�ner lui-m�me fut excellent: une forte soupe, des filets de sole, deux c�telettes de mouton avec une sauce aux tomates, un r�ti de boeuf garni de pommes de terre, un pudding, un morceau de chester; en un mot, un repas fonci�rement anglais, mais, comme l'avait souhait� le Grand Vance, �de premier choix�. --Ah! que Dieu soit lou�! s'�cria le jeune voyageur en s'installant � table. (Et sa joie devait �tre, en v�rit�, bien vive, pour le ramener ainsi par surprise � la pieuse c�r�monie du _benedicite_, dont il avait depuis longtemps perdu l'habitude!) Mais non! poursuivit-il, je vais aller manger dans ce fauteuil l�-bas, pr�s du feu: car voil� deux jours que je g�le, et j'ai besoin de me r�chauffer � fond! Je vais aller me mettre l�-bas, et toi, Maurice Finsbury, tu vas rester debout, entre la table et moi, et me servir! --Mais, Jeannot, c'est que j'ai faim, moi aussi! dit Maurice. --Tu pourras manger ce que je laisserai! r�pliqua le Grand Vance. Ha! mon petit, ceci n'est que le d�but de notre r�glement de comptes! Tu as perdu la belle: tu vas avoir � casquer! Gardez-vous de r�veiller le lion britannique! Il y avait quelque chose de si indescriptiblement mena�ant dans les yeux et dans la voix du Grand Vance, pendant qu'il prof�rait ces locutions proverbiales, que l'�me de Maurice en fut �pouvant�e. --Allons! reprit l'orateur, donne-moi un verre de champagne, avant mon filet de sole! Et moi qui me figurais que je n'aimais pas �a, le filet de sole!... Dis donc--ajouta-t-il avec une nouvelle explosion de rage--sais-tu comment je suis venu jusqu'ici? --Non, Jeannot, comment le saurais-je? r�pondit l'obs�quieux Maurice. --Eh bien! je suis venu sur mes pattes! cria Jean. Oui, mon ami, j'ai fait sur mes dix doigts tout le chemin, depuis Browndean, et j'ai mendi� tout le long de la route! Je voudrais un peu te voir mendier, Maurice Finsbury! Ce n'est pas aussi facile que tu pourrais le supposer! Je me suis fait passer pour un p�cheur de Blyth, victime d'un naufrage. Je ne sais pas o� cela se trouve, Blyth; et toi, le sais-tu? Mais j'ai pens� que cela avait un air naturel, � le dire ainsi sur la grand'route. J'ai demand� l'aum�ne � une vilaine petite b�te de gamin qui revenait de l'�cole, et il m'a donn� deux sous, et il m'a dit de lui enrouler une ficelle autour de sa toupie. Et je l'ai fait, et fort bien fait, mais il a d�clar� que ce n'�tait pas �a! Et il a couru derri�re moi en me r�clamant ses deux sous! Apr�s cela, j'ai demand� l'aum�ne � un officier de marine. Celui-l� ne m'a pas confi� sa toupie, il m'a simplement donn� une petite brochure sur l'alcoolisme, et, l�-dessus, il m'a tourn� le dos! C'est tout ce que j'ai eu de lui. J'ai demand� l'aum�ne � une vieille dame qui vendait du pain d'�pices; elle m'a donn� un g�teau d'un sou. Mais le plus beau a �t� un monsieur qui, comme je me plaignais de manquer de pain, m'a r�pondu qu'il y avait, pour tout Anglais, un excellent moyen de se procurer du pain, et ce moyen, c'�tait de casser un carreau � la premi�re maison venue, de fa�on � se faire mettre en prison... Et maintenant, apporte le r�ti! --Mais... mais, hasarda Maurice, pourquoi n'es-tu pas rest� � Browndean? --A Browndean? s'�cria Jean. Et de quoi y aurais-je v�cu? Du _Lisez-moi!_ et d'un d�go�tant canard de l'Arm�e du Salut? Non, non, il fallait � tout prix que je filasse de Browndean! J'avais pris pension, � cr�dit, dans une auberge, o� je m'�tais fais passer pour le Grand Vance, de l'Alhambra. Tu aurais fait la m�me chose, � ma place! Mais voil� qu'on s'est mis � parler des _music-halls_, et de tout l'argent que j'y avais gagn� avec mes chansons! Et puis, voil� qu'un client de l'auberge m'a demand� de chanter _Autour de tes formes splendides._ Et puis, quand je me suis d�cid� � le chanter, voil� que tout le monde a �t� d'accord pour affirmer que je n'�tais pas le Grand Vance! J'ai eu beau leur tenir t�te, ils se sont ent�t�s � ne pas me croire! C'est comme �a que se sont achev�es mes relations avec l'auberge du pays! poursuivit tristement le jeune homme. Mais, surtout, il y a eu le charpentier... --Notre propri�taire? demanda Maurice. --Lui-m�me! dit Jean. Il s'est amen� ce matin, le nez en l'air, et le voil� qui veut savoir o� a pass� le baril � eau, et ce que sont devenues les couvertures du lit! Je lui ai dit d'aller au diable. Que pouvais-je lui dire d'autre? Mais alors le voil� qui me dit que nous avons mis en gage des objets qui n'�taient pas � nous, et qu'il allait nous faire notre affaire! Ma foi, je m'en suis pay� une bien bonne! Je me suis rappel� qu'il �tait sourd comme un pot, et je me suis mis � lui d�biter un tas d'injures, mais tr�s poliment, et si bas qu'il n'�tait pas fichu d'entendre un seul mot. �Je ne vous entends pas! qu'il me dit.--H�! je le sais bien, que tu ne m'entends pas, et heureusement pour toi, vieille b�te, vieux porc, vieux cornard! que je lui r�ponds avec mon plus gracieux sourire.--Je suis un peu dur d'oreilles! qu'il me beugle.--Je n'en m�nerais pas large, si tu ne l'�tais pas, idiot, excr�ment! que je murmure, comme si je lui fournissais des explications.--Mon ami, qu'il me dit enfin, je suis sourd, c'est vrai, mais je parie bien que le commissaire de police pourra vous entendre!� Et, l�-dessus, il s'en va, tout furieux. Il s'en va d'un c�t�; moi, je file de l'autre. Je lui ai laiss�, pour se d�dommager, la lampe � esprit de vin, le _Lisez-loi!_ le journal de l'Arm�e du Salut, et cet autre p�riodique que tu m'as envoy�! Et, � ce propos, il faut que tu aies �t� ivre-mort pour m'envoyer une affaire comme celle-l�! On n'y parlait que de po�sie, du globe c�leste! Et des tartines, dix colonnes � la fois! Dis donc, c'est le moniteur des asiles d'ali�n�s que tu m'as envoy� l�! L'_Attanium_, je me rappelle le titre! Dieu puissant, quel canard! --Tu veux dire: l'_Athen�um_! rectifia Maurice. --H�! peu m'importe comment tu l'appelles! dit Jean. Mais je te trouve vraiment �patant, de m'avoir envoy� �a! �a ne fait rien, mon vieux, je commence � me remettre! Apporte-moi maintenant le fromage, et encore un verre de champagne! Ah! Michel a bien raison de vanter ce champagne! Au fait, tu peux te servir! Il reste un peu de poisson, une c�telette tout enti�re, et ce morceau de fromage. Oui, Michel, voil� un homme qui me pla�t! Il est bien capable de lire ton _Attan�um_, lui aussi: mais au moins, il sait ne pas en avoir l'air! Au moins il est gai, bon enfant, il n'a pas cette mine d'enterrement qui m'a toujours d�go�t� chez toi! Mais, dis donc, je ne te pose m�me pas la question, parce que j'ai devin� tout de suite ce qui en �tait. Ta combinaison? Rat�e � fond, hein? --Par la faute de Michel! dit Maurice en se rembrunissant. --Michel? Qu'a-t-il � voir l�-dedans? --C'est lui qui a perdu le corps, voil� ce qu'il a eu � y voir! r�pondit Maurice. Il a perdu le corps du vieux Joseph, et impossible maintenant de d�clarer le d�c�s! --Comment? demanda Jean. Mais je croyais que tu ne voulais pas d�clarer le d�c�s? --Oh! nous n'en sommes plus l�! dit son fr�re. Il ne s'agit plus de sauver la tontine, mais de sauver la maison de cuirs! Il s'agit de sauver les v�tements que nous avons sur le dos, Jeannot! --Ralentis un peu la musique! dit Jean, et �tale ton histoire depuis le commencement! Et Maurice fit comme l'ordonnait son fr�re. --Eh bien! qu'est-ce que je t'avais dit?--s'�cria le Grand Vance, quand il eut entendu le triste r�cit.--Mais, tu sais, je vais te dire quelque chose! Moi, en tout cas, je n'entends pas �tre d�pouill� de la part qui me revient! --Ah! par exemple, j'aimerais bien � conna�tre ce que tu comptes faire! dit Maurice. --Je vais vous le dire, monsieur! r�pliqua Jean, du ton le plus d�cid�. Je vais, tout simplement, remettre mon affaire aux mains du premier avou� de Londres, et, apr�s cela, que tu boives un bouillon ou non, je m'en ficherai comme des choses de la lune! --Mais pourtant, Jean, nous sommes � bord du m�me bateau! murmura Maurice. --A bord du m�me bateau? Ah bien! je te parie que non! Est-ce que j'ai commis un faux en �critures, moi? Est-ce que j'ai cherch� � dissimuler la mort de l'oncle Joseph, moi? Est-ce que j'ai fait ins�rer des annonces,--des annonces absolument stupides et grotesques, d'ailleurs,--dans tous les journaux, moi? Est-ce que j'ai d�truit des statues qui ne m'appartenaient pas, moi? En v�rit�, j'aime votre aplomb, Maurice Finsbury! Non, non, non! Trop longtemps, je t'ai confi� la direction de mes affaires; maintenant je vais les confier � Michel. Michel, au reste, est un gar�on qui m'a toujours plu. Et j'ai h�te de voir enfin un peu clair dans ma situation! En cet instant, les deux fr�res furent interrompus par un coup de sonnette, et Maurice, qui avait timidement entr'ouvert la porte, re�ut, des mains d'un commissionnaire, une lettre dont l'adresse �tait de la main de Michel. La lettre �tait r�dig�e comme suit: _Avis_.--MAURICE FINSBURY, pour le cas o� le pr�sent avis lui tomberait sous les yeux, est inform� qu'il apprendra _quelque chose d'avantageux pour lui_, demain matin lundi, � dix heures, dans mes bureaux, 42, Chancery Lane.--MICHEL FINSBURY. Docilement, Maurice, d�s qu'il eut parcouru cette lettre, la transmit � son fr�re. --Ah! voil� une fa�on qui me pla�t pour �crire un billet! s'�cria Jean. Personne autre que Michel n'aurait jamais pu �crire �a! Et Maurice, dans sa d�pression, n'osa pas m�me protester de ses droits d'auteur. XVI O� LES CUIRS SE TROUVENT HEUREUSEMENT REMIS � FLOT Le lendemain matin, � dix heures, les deux fr�res Finsbury furent introduits dans la grande et belle pi�ce qui servait de cabinet d'audience � leur cousin Michel. Jean se sentait un peu remis de son �puisement, mais avec un de ses pieds encore en pantoufle. Maurice, mat�riellement, paraissait moins endommag�; mais il �tait plus vieux de dix ans que le Maurice qui avait quitt� Bournemouth huit jours auparavant. L'anxi�t� avait labour� son visage de rides profondes, et sa chevelure noire grisonnait abondamment aux alentours des tempes. Trois personnes attendaient les fr�res Finsbury, assises devant une table. Au milieu �tait Michel lui-m�me: il avait � sa droite G�d�on Forsyth, � sa gauche un vieux monsieur en lunettes, avec une v�n�rable chevelure d'argent. --Ma parole, c'est l'oncle Joe! s'�cria Jean. Maurice se frotta les yeux, plus �bahi qu'il ne l'avait encore �t� de tous les cauchemars des jours pr�c�dents. Puis, tout � coup, il s'avan�a vers son oncle, tout tremblant de fureur. --Je vais vous dire ce que vous avez fait, vieux coquin! cria-t-il. Vous vous �tes �vad�! --Bonjour, Maurice Finsbury! r�pondit l'oncle Joseph, mais avec plus d'animosit� que n'en laisseraient supposer ces indulgentes paroles. Vous paraissez souffrant, mon ami! --Inutile de vous agiter, messieurs! observa Michel. Maurice, essayez plut�t de regarder les faits bien en face! Votre oncle, comme vous voyez, n'a pas eu trop � souffrir de la �secousse� de l'accident; et un homme de coeur tel que vous ne peut manquer d'en �tre ravi! --Mais alors, si c'est ainsi, balbutia Maurice, qu'est-ce que c'�tait que le corps? Serait-ce vraiment possible, que cette chose qui m'a caus� tant de souci et d'alarme, qui m'a tant us� l'esprit, cette chose que j'ai colport�e de mes propres mains, n'ait �t� que le cadavre d'un �tranger quelconque? --Oh! si l'id�e vous afflige trop, vous pouvez ne pas aller jusque-l�! r�pondit Michel. Rien ne vous emp�che de supposer que le corps ait appartenu � un homme que vous avez eu l'occasion de rencontrer plusieurs fois, un compagnon de _club_, peut-�tre, peut-�tre m�me un client! Maurice s'affala sur une chaise. --H�! g�mit-il, j'aurais bien d�couvert l'erreur, si le baril �tait venu jusque chez moi! Et pourquoi n'y est-il pas venu? Pourquoi est-il all� chez Pitman? Et de quel droit Pitman s'est-il permis de l'ouvrir? --A ce propos-l�, Maurice, dites-nous donc ce que vous avez fait de l'_Hercule_ antique? demanda Michel? --Ce qu'il en a fait? Il l'a bris� avec un hache-viande! dit Jean. Les morceaux sont encore chez nous, dans la cave! --Tout cela n'a aucune importance! se h�ta de d�clarer Maurice. L'essentiel, c'est que j'aie retrouv� mon oncle, mon frauduleux tuteur! Il m'appartient, lui, en tout cas! Et la tontine aussi, elle m'appartient! Je r�clame la tontine! J'affirme que l'oncle Masterman est mort! --Il est temps que je mette un terme � cette folie, dit Michel, et cela une fois pour toutes! Ce que vous affirmez est malheureusement presque vrai: en un certain sens, mon pauvre p�re est mort, et depuis longtemps d�j�! Mais ce n'est pas dans le sens de la tontine et j'esp�re que, dans ce sens-l�, bien des ann�es se passeront avant qu'il ne meure. Notre cher oncle Joseph l'a vu, ce matin m�me. Il vous dira que mon p�re est en vie, bien que, h�las! son intelligence se soit � jamais �teinte! --Il ne m'a pas reconnu!--dit Joseph. Et pour rendre justice � ce vieux raseur, je dois ajouter que sa voix, en disant ces mots, fr�missait d'une �motion sinc�re. --Eh bien! je vous retrouve l�, monsieur Maurice Finsbury! s'�cria le Grand Vance. Mille diables, quel idiot vous vous �tes montr�! --Quant � la ridicule et f�cheuse servitude o� vous avez r�duit l'oncle Joseph, reprit Michel, celle-l� aussi a d�j� trop dur�! J'ai pr�par� ici un acte par lequel vous rendez � votre oncle toute sa libert�, et le d�gagez de toute obligation envers vous! Vous allez d'abord, si vous voulez bien, y apposer votre signature! --Quoi! cria Maurice, et que je perde mes 7.800 livres, et mon commerce de cuirs, et tout cela sans aucun profit en �change! Merci bien! --Votre reconnaissance ne me surprend pas, Maurice! commen�a Michel. --Oh! je sais que je n'ai rien � attendre de vous en faisant appel � vos sentiments! r�pondit Maurice. Mais il y a ici un �tranger,--que le diable m'enl�ve, d'ailleurs, si je sais pourquoi!--et c'est � lui que je fais appel. Monsieur, poursuivit-il en s'adressant � G�d�on, voici mon histoire: j'ai �t� d�pouill� de mon h�ritage pendant que je n'�tais encore qu'un enfant, un orphelin! Depuis lors, monsieur, jamais je n'ai eu qu'un r�ve, qui �tait de rentrer dans mes fonds. Mon cousin Michel pourra vous dire de moi tout ce qu'il voudra: j'avouerai moi-m�me que je n'ai pas toujours �t� � la hauteur des circonstances. Mais ma situation n'en est pas moins celle que je vous ai expos�e, monsieur! J'ai �t� d�pouill� de mon h�ritage! Un enfant orphelin a �t� d�pouill� de 7.800 livres! et j'ajoute que j'ai le droit pour moi! Toutes les finasseries de M. Michel ne pr�vaudront point contre l'�quit�! --Maurice, interrompit Michel, permettez-moi d'ajouter un petit d�tail, qui d'ailleurs ne saurait vous d�plaire, car il met en relief vos capacit�s d'�crivain! --Que voulez-vous dire? demanda Maurice. --Au fait, r�pondit Michel, j'�pargnerai votre modestie! Qu'il me suffise donc de vous faire savoir le nom d'une personne qui vient d'�tudier de fort pr�s un de vos plus r�cents essais d'�criture compar�e! Le nom de cette personne est Moss, mon cher ami! Il y eut un long silence. --J'aurais d� deviner que cet homme venait de votre part! murmura Maurice. --Et maintenant vous allez signer l'acte, n'est-ce pas? dit Michel. --Mais dites donc, Michel!--s'�cria Jean, avec un de ces g�n�reux �lans qui lui �taient familiers. Et moi, qu'est-ce que je deviens dans tout cela? Maurice est � l'eau, je le vois bien! Mais moi, pourquoi l'y suivrais-je? Et puis j'ai �t� vol�, moi aussi, n'oubliez pas cela! J'ai �t�, moi aussi, un orphelin, tout comme lui, et �l�ve de la m�me �cole! --Jean, dit Michel, ne pensez-vous pas que vous feriez mieux de vous fier � moi? --Ma foi, vous avez raison, mon vieux! r�pondit le Grand Vance. Vous ne voudrez pas abuser de l'innocence d'un orphelin, j'en jurerais. Et toi, Maurice, tu vas signer tout de suite le document en question, ou bien je me f�cherai, et, tu sais, je te ferai voir quelque chose qui �tonnera ta faible cervelle! Avec un empressement soudain, et bien inesp�r�, Maurice se d�clara pr�t � signer la renonciation. Un secr�taire de Michel vint apporter les pi�ces, les signatures furent d�ment appos�es, et ainsi Joseph Finsbury, une fois de plus, se trouva un homme libre. --Et maintenant, mes amis, �coutez ce que je me propose de faire pour vous! reprit alors Michel. Tenez, Maurice et Jean, voici un acte qui vous fait uniques possesseurs de la maison de cuirs! Et voici un ch�que, �quivalent � tout l'argent d�pos� en banque au nom de l'oncle Joseph! De telle sorte que vous pourrez vous figurer, mon cher Maurice, que vous venez d'achever vos �tudes � l'Institut Commercial. Et, comme vous m'avez dit vous-m�me que les cuirs remontaient, j'imagine que vous allez bient�t songer � prendre femme. Voici, en pr�vision de cet heureux �v�nement, un petit cadeau de noces! Oh! pas encore le mien! je verrai � vous donner autre chose quand vous aurez fix� la date du mariage! Mais acceptez, d�s maintenant, ce cadeau... de la part de M. Moss! Et Maurice, devenu �carlate, bondit sur son ch�que. --Je ne comprends rien � la com�die! observa Jean. Tout cela me para�t trop beau pour �tre vrai! --C'est un simple transfert! r�pondit Michel. Je vous rach�te l'oncle Joseph, voil� tout! Si c'est lui qui gagne la tontine, elle sera � moi; si c'est mon p�re qui la gagne, elle sera � moi �galement: de telle fa�on que je n'ai pas trop � me plaindre de la combinaison! --Maurice, mon pauvre vieux, ceci te la coupe! commenta le Grand Vance. --Et maintenant, monsieur Forsyth, reprit Michel en s'adressant au personnage muet, vous voyez r�unis devant vous tous les criminels que vous �tiez si d�sireux de retrouver! Tous � l'exception de Pitman, cependant! Pitman, voyez-vous! a une mission sociale: il s'est vou� � la r�g�n�ration artistique de la jeune fille. Aussi me suis-je fait un scrupule de le d�ranger, � une heure o� je le sais particuli�rement occup�. Mais vous pourrez, si vous voulez, le faire arr�ter dans son pensionnat: je connais l'adresse, et vous la dirai volontiers. Et quant au reste de la bande, la voici devant vos yeux, et je crains que le spectacle n'ait rien de s�duisant. A vous de d�cider ce que vous allez faire de nous! --Rien du tout, monsieur Finsbury! r�pondit G�d�on. Je crois avoir compris que c'est ce monsieur--et il d�signait Maurice,--qui a �t�, comme nous disons dans notre jargon, le _fons et origo_ de toute l'aventure; mais, � ce que je crois avoir compris aussi, il a d�j� �t� largement pay�. Et puis, pour vous parler en toute franchise, je ne vois pas ce que quelqu'un aurait � gagner � un scandale public. Moi, pour ma part, je ne pourrais qu'y perdre. Et je ne saurais au contraire trop b�nir une aventure qui m'a valu le bonheur de faire votre connaissance! D�j� vous avez eu la bont� de m'envoyer deux clients... Michel rougit. --C'�tait le moins que je pouvais faire pour m'excuser de certain d�rangement qui vous est venu un peu par mon fait! murmura-t-il. Mais il y a encore quelque chose qu'il faut que je vous dise! Je ne voudrais pas que vous eussiez trop mauvaise opinion de mon pauvre Pitman, qui est certainement la personne la plus inoffensive du monde. Ne pourriez-vous pas venir, ce soir m�me, d�ner en sa compagnie? Au restaurant Verrey, par exemple, vers sept heures. Qu'en dites-vous? --J'avais promis de d�ner chez un de mes oncles, avec une amie! r�pondit G�d�on. Mais je demanderai � en �tre dispens� pour ce soir... Et maintenant, cher monsieur Finsbury, un dernier point que je tiens � soumettre � votre d�cision: est-ce que, vraiment, nous ne pouvons rien pour le pauvre diable qui a emport� le piano? Le souvenir de cet infortun� me poursuit comme un remords! --H�las! nous ne pouvons que le plaindre! r�pondit Michel. FIN TABLE DES MATI�RES I.--La famille Finsbury 1 II.--O� Maurice s'appr�te � agir 26 III.--Le conf�rencier en libert� 53 IV.--Un magistrat dans un fourgon � bagages 73 V.--M. G�d�on Forsyth et la caisse monumentale 80 VI.--Les tribulations de Maurice 97 VII.--O� Pitman prend conseil d'un homme de loi 124 VIII.--O� Michel s'offre un jour de cong� 145 IX.--Comment s'acheva le jour de cong� de Michel Finsbury 175 X.--G�d�on Forsyth et le grand Erard 199 XI.--Le ma�stro Jimson 215 XII.--O� le grand Erard appara�t (irr�vocablement) pour la derni�re fois 242 XIII.--Les tribulations de Maurice 285 XIV.--O� William Bent Pitman apprend quelque chose d'avantageux pour lui 277 XV.--Le retour du grand Vance 306 XVI.--O� les cuirs se trouvent heureusement remis � flot 319 End of Project Gutenberg's Le mort vivant, by Robert Louis Stevenson *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MORT VIVANT *** ***** This file should be named 43784-8.txt or 43784-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/4/3/7/8/43784/ Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.