The Project Gutenberg EBook of Le mort vivant, by Robert Louis Stevenson

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Title: Le mort vivant

Author: Robert Louis Stevenson

Translator: T�odor de Wyzewa

Release Date: September 21, 2013 [EBook #43784]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MORT VIVANT ***




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  R.-L. STEVENSON

  Le Mort Vivant

  _ROMAN_

  Traduit par T. de WYZEWA

  PARIS

  LIBRAIRIE ACAD�MIQUE DIDIER
  PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-�DITEURS
  35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35

  1905

  Tous droits r�serv�s.




_DU M�ME AUTEUR:_


  LE REFLUX, roman, traduit par Teodor de Wyzewa,
    un volume in-16                                       3 fr. 50
  LE ROMAN DU PRINCE OTHON, traduit par Egerton Castle,
    un volume in-16                                       3 fr. 50




LE MORT VIVANT




I

LA FAMILLE FINSBURY


Combien le lecteur,--tandis que, commod�ment assis au coin de son feu,
il s'amuse � feuilleter les pages d'un roman,--combien il se rend peu
compte des fatigues et des angoisses de l'auteur! Combien il n�glige de
se repr�senter les longues nuits de luttes contre des phrases r�tives,
les s�ances de recherches dans les biblioth�ques, les correspondances
avec d'�rudits et illisibles professeurs allemands, en un mot tout
l'�norme �chafaudage que l'auteur a �difi� et puis d�moli, simplement
pour lui procurer, � lui, lecteur, quelques instants de distraction au
coin de son feu, ou encore pour lui temp�rer l'ennui d'une heure en
wagon!

C'est ainsi que je pourrais fort bien commencer ce r�cit par une
biographie compl�te de l'Italien Tonti: lieu de naissance, origine et
caract�re des parents, g�nie naturel (probablement h�rit� de la m�re),
exemples remarquables de pr�cocit�, etc. Apr�s quoi je pourrais
�galement infliger au lecteur un trait� en r�gle sur le syst�me
�conomique auquel le susdit Italien a laiss� son nom. J'ai l�, dans deux
tiroirs de mon cartonnier, tous les mat�riaux dont j'aurais besoin pour
ces deux paragraphes; mais je d�daigne de faire �talage d'une science
d'emprunt. Tonti est mort; je dois m�me dire que je n'ai jamais
rencontr� personne pour le regretter. Et quant au syst�me de la
_tontine_, voici, en quelques mots, tout ce qu'il est n�cessaire qu'on
en connaisse pour l'intelligence du simple et v�ridique r�cit qui va
suivre:

Un certain nombre de joyeux jeunes gens mettent en commun une certaine
somme, qui est ensuite d�pos�e dans une banque, � int�r�ts compos�s. Les
d�posants vivent leur vie, meurent chacun � son tour; et, quand ils sont
tous morts � l'exception d'un seul, c'est � ce dernier survivant
qu'�choit toute la somme, int�r�ts compris. Le survivant en question se
trouve �tre alors, suivant toute vraisemblance, si sourd qu'il ne peut
pas m�me entendre le bruit men� autour de sa bonne aubaine; et, suivant
toute vraisemblance, il a lui-m�me trop peu de temps � vivre pour
pouvoir en jouir. Le lecteur comprend maintenant ce que le syst�me a de
po�tique, pour ne pas dire de comique: mais il y a en m�me temps, dans
ce syst�me, quelque chose de hasardeux, une apparence de _sport_, qui,
jadis, l'a rendu cher � nos grands-parents.

Lorsque Joseph Finsbury et son fr�re Masterman n'�taient que deux petits
gar�ons en culottes courtes, leur p�re,--un marchand ais� de
Cheapside,--les avait fait souscrire � une petite _tontine_ de
trente-sept parts. Chaque part �tait de mille livres sterling. Joseph
Finsbury se rappelle, aujourd'hui encore, la visite au notaire: tous les
membres de la _tontine_,--des gamins comme lui,--rassembl�s dans une
�tude, et venant, chacun � son tour, s'asseoir dans un grand fauteuil
pour signer leurs noms, avec l'assistance d'un bon vieux monsieur �
lunettes chauss� de bottes � la Wellington. Il se rappelle comment,
apr�s la s�ance, il a jou� avec les autres enfants dans une prairie qui
se trouvait derri�re la maison du notaire, et la magnifique bataille
qu'il a engag�e contre un de ses _co-tontineurs_, qui s'�tait permis de
lui tirer le nez. Le fracas de la bataille est venu interrompre le
notaire pendant qu'il s'occupait, dans son �tude, � r�galer les parents
de g�teaux et de vin: de telle sorte que les combattants ont �t�
brusquement s�par�s, et Joseph (qui �tait le plus petit des deux
adversaires) a eu la satisfaction d'entendre louer sa bravoure par le
vieux monsieur aux bottes � la Wellington, comme aussi d'apprendre que
celui-ci, � son �ge, s'�tait comport� de la m�me fa�on. Sur quoi, Joseph
s'est demand� si, � son �ge, le vieux monsieur avait d�j� une petite
t�te chauve; et de petites bottes � la Wellington.

En 1840, les trente-sept souscripteurs �taient tous vivants; en 1850,
leur nombre avait diminu� de six; en 1856 et en 1857, la Crim�e et la
grande R�volte des Indes, aidant le cours naturel des choses,
n'emport�rent pas moins de neuf des _tontineurs_. En 1870, cinq
seulement de ceux-ci restaient en vie; et, � la date de mon r�cit, il
n'en restait plus que trois, parmi lesquels Joseph Finsbury et son fr�re
a�n�.

A cette date, Masterman Finsbury �tait dans sa soixante-treizi�me ann�e.
Ayant depuis longtemps ressenti les f�cheux effets de l'�ge, il avait
fini par se retirer des affaires, et vivait � pr�sent dans une retraite
absolue, sous le toit de son fils Michel, l'avou� bien connu. Joseph,
d'autre part, �tait encore sur pied, et n'offrait encore qu'une figure
demi-v�n�rable, dans les rues o� il aimait � se promener. La chose
�tait,--je dois ajouter,--d'autant plus scandaleuse que Masterman avait
toujours men� (jusque dans les moindres d�tails) une vie anglaise
v�ritablement mod�le. L'activit�, la r�gularit�, la d�cence, et un go�t
marqu� pour le quatre du cent, toutes ces vertus nationales qu'on
s'accorde � consid�rer comme les bases m�mes d'une verte vieillesse,
Masterman Finsbury les avait pratiqu�es � un tr�s haut degr�: et voil�
o� elles l'avaient conduit, � soixante-treize ans! Tandis que Joseph, �
peine plus jeune de deux ans, et qui se trouvait dans le plus enviable
�tat de conservation, s'�tait toute sa vie disqualifi� � la fois par la
paresse et l'excentricit�. Embarqu� d'abord dans le commerce des cuirs,
il s'�tait bient�t fatigu� des affaires. Une passion malheureuse pour
les notions g�n�rales, faute d'avoir �t� r�prim�e � temps, avait
commenc�, d�s lors, � saper son �ge m�r. Il n'y a point de passion plus
d�bilitante pour l'esprit, si ce n'est peut-�tre cette d�mangeaison de
parler en public qui en est, d'ailleurs, un accompagnement ou un
succ�dan� assez ordinaire. Dans le cas de Joseph, du moins, les deux
maladies �taient r�unies: peu � peu s'�tait d�clar�e la p�riode aigu�,
celle o� le patient fait des conf�rences gratuites; et, avant que peu
d'ann�es se fussent pass�es, l'infortun� en �tait arriv� au point d'�tre
pr�t � entreprendre un voyage de cinq heures pour parler devant les
moutards d'une �cole primaire.

Non pas que Joseph Finsbury f�t, le moins du monde, un savant! Toute son
�rudition se bornait � ce que lui avaient fourni les manuels
�l�mentaires et les journaux quotidiens. Il ne s'�levait pas m�me
jusqu'aux encyclop�dies; c'�tait �la vie, disait-il, qui �tait son
livre�. Il �tait pr�t � reconna�tre que ses conf�rences ne s'adressaient
pas aux professeurs des universit�s: elles s'adressaient, suivant lui,
�au grand coeur du peuple�. Et son exemple tendrait � faire croire que
le �coeur� du peuple est ind�pendant de sa t�te: car le fait est que,
malgr� leur sottise et leur banalit�, les �lucubrations de Joseph
Finsbury �taient, d'ordinaire, favorablement accueillies. Il citait
volontiers, entre autres, le succ�s de la conf�rence qu'il avait faite
aux ouvriers sans travail, sur: _Comment on peut vivre � l'aise avec
deux mille francs par an_. _L'Education, ses buts, ses objets, son
utilit� et sa port�e_, avait valu � Joseph, en plusieurs endroits, la
consid�ration respectueuse d'une foule d'imb�ciles. Et quant � son
c�l�bre discours sur l'_Assurance sur la vie envisag�e dans ses rapports
avec les masses_, la Soci�t� d'Am�lioration Mutuelle des Travailleurs de
l'Ile des Chiens, � qui il fut adress�, en fut si charm�e,--ce qui donne
vraiment une triste id�e de l'intelligence collective de cette
association,--que, l'ann�e suivante, elle �lut Joseph Finsbury pour son
pr�sident d'honneur: titre qui, en v�rit�, �tait moins encore que
gratuit, puisqu'il impliquait, de la part de son titulaire, une donation
annuelle � la caisse de la Soci�t�; mais l'amour-propre du nouveau
pr�sident d'honneur n'en avait pas moins l� de quoi se trouver hautement
satisfait.

Or, pendant que Joseph se constituait ainsi une r�putation parmi les
ignorants d'esp�ce cultiv�e, sa vie domestique se trouva brusquement
encombr�e d'orphelins. La mort de son plus jeune fr�re, Jacques, fit de
lui le tuteur de deux gar�ons, Maurice et Jean; et, dans le courant de
la m�me ann�e, sa famille s'enfla encore par l'addition d'une petite
demoiselle, la fille de John Henry Hazeltine, Esq., homme de fortune
modique, et, apparemment, peu pourvu d'amis. Ce Hazeltine n'avait vu
Joseph Finsbury qu'une seule fois, dans une salle de conf�rence de
Holloway; mais, au sortir de cette salle, il �tait all� chez son
notaire, avait r�dig� un nouveau testament, et avait l�gu� au
conf�rencier le soin de sa fille, ainsi que de la petite fortune de
celle-ci. Joseph �tait ce qu'on peut appeler un �bon enfant�: et
cependant ce ne fut qu'� contre-coeur qu'il accepta cette nouvelle
responsabilit�, ins�ra une annonce pour demander une gouvernante, et
acheta, d'occasion, une voiture de b�b�. Bien plus volontiers il avait
accueilli, quelques mois auparavant, ses deux neveux, Maurice et Jean;
et cela non pas autant � cause des liens de parent� que parce que le
commerce des cuirs (o�, naturellement, il s'�tait h�t� d'engager les
trente mille livres qui formaient la fortune de ses neveux) avait
manifest�, depuis peu, d'inexplicables sympt�mes de d�clin. Un jeune,
mais capable Ecossais, fut ensuite choisi comme g�rant de l'entreprise:
et jamais plus, depuis lors, Joseph Finsbury n'eut � se pr�occuper de
l'ennuyeux souci des affaires. Laissant son commerce et ses pupilles
entre les mains du capable Ecossais, il entreprit un long voyage sur le
continent et jusqu'en Asie Mineure.

Avec une Bible polyglotte dans une main et un manuel de conversation
dans l'autre, il se fraya successivement son chemin � travers les gens
de douze langues diff�rentes. Il abusa de la patience des interpr�tes,
sauf � les payer (le juste prix), quand il ne pouvait pas obtenir leurs
services gratuitement; et je n'ai pas besoin d'ajouter qu'il remplit une
foule de carnets du r�sultat de ses observations.

Il employa plusieurs ann�es � ces fructueuses consultations du grand
livre de la vie humaine, et ne revint en Angleterre que lorsque l'�ge de
ses pupilles exigea de sa part un surcro�t de soins. Les deux gar�ons
avaient �t� plac�s dans une �cole,--� bon march�, cela va de soi,--mais
en somme assez bonne, et o� ils avaient re�u une saine �ducation
commerciale: trop saine m�me, peut-�tre, �tant donn� que le commerce des
cuirs se trouvait alors dans une situation qui aurait gagn� � n'�tre pas
examin�e de tr�s pr�s.

Le fait est que, quand Joseph s'�tait pr�par� � rendre � ses neveux ses
comptes de tutelle, il avait d�couvert, � son grand chagrin, que
l'h�ritage de son fr�re Jacques ne s'�tait pas agrandi, sous son
protectorat. En supposant qu'il abandonn�t � ses deux neveux jusqu'au
dernier centime de sa fortune personnelle, il avait constat� qu'il
aurait encore � leur avouer un d�ficit de sept mille huit cents livres.
Et quand ces faits furent communiqu�s aux deux fr�res, en pr�sence d'un
avou�, Maurice Finsbury mena�a son oncle de toutes les s�v�rit�s de la
loi: je crois bien qu'il n'aurait pas h�sit� (malgr� les liens du sang)
� recourir jusqu'aux mesures les plus extr�mes, si son avou� ne l'en
avait retenu.

--Jamais vous ne parviendrez � tirer du sang d'une pierre! lui avait
dit, judicieusement, cet homme de loi.

Et Maurice comprit la justesse du proverbe, et se r�signa � passer un
compromis avec son oncle. D'un c�t�, Joseph renon�ait � tout ce qu'il
poss�dait, et reconnaissait � son neveu une forte part dans la tontine,
qui commen�ait � devenir une sp�culation des plus s�rieuses; de l'autre
c�t�, Maurice s'engageait � entretenir � ses frais son oncle ainsi que
miss Hazeltine (dont la petite fortune avait disparu avec le reste), et
� leur servir, � chacun, une livre sterling par mois comme monnaie de
poche.

Cette subvention �tait plus que suffisante pour les besoins du
vieillard. On a peine � comprendre comment, au contraire, elle pouvait
suffire � la jeune fille, qui avait � se v�tir, � se coiffer, etc...,
sur ce seul argent; mais elle y parvenait, Dieu sait par quel moyen, et,
chose plus �tonnante encore, elle ne se plaignait jamais. Elle �tait
d'ailleurs sinc�rement attach�e � son gardien, en d�pit de la parfaite
incomp�tence de celui-ci � veiller sur elle. Du moins ne s'�tait-il
jamais montr� dur ni m�chant � son �gard, et, en fin de compte, il y
avait peut-�tre quelque chose d'attendrissant dans la curiosit�
enfantine qu'il �prouvait pour toutes les connaissances inutiles, comme
aussi dans l'innocent d�lice que lui procurait le moindre t�moignage
d'admiration qu'on lui accordait. Toujours est-il que, bien que l'avou�
e�t loyalement pr�venu Julia Hazeltine que la combinaison de Maurice
constituait pour elle un dommage, l'excellente fille s'�tait refus�e �
compliquer encore les embarras de l'oncle Joseph. Et ainsi le compromis
�tait entr� en vigueur.

Dans une grande, sombre, lugubre maison de John Street, Bloomsbury, ces
quatre personnes demeuraient ensemble: en apparence une famille, en
r�alit� une association financi�re. Julia et l'oncle Joseph �taient,
naturellement, deux esclaves. Jean, tout absorb� par sa passion pour le
_banjo_, le caf�-concert, la buvette d'artistes et les journaux de
sport, �tait un personnage condamn� de naissance � ne jouer jamais qu'un
r�le secondaire. Et, ainsi, toutes les peines et toutes les joies du
pouvoir se trouvaient enti�rement d�volues � Maurice.

On sait l'habitude qu'ont prise les moralistes de consoler les faibles
d'esprit en leur affirmant que, dans toute vie, la somme des peines et
celle des joies se balancent, ou � peu de chose pr�s; mais, certes, sans
vouloir insister sur l'erreur th�orique de cette pieuse mystification,
je puis affirmer que, dans le cas de Maurice, la somme des amertumes
d�passait de beaucoup celle des douceurs. Le jeune homme ne s'�pargnait
aucune fatigue � lui-m�me, et n'en �pargnait pas non plus aux autres:
c'�tait lui qui r�veillait les domestiques, qui serrait sous clef les
restes des repas, qui go�tait les vins, qui comptait les biscuits. Des
sc�nes p�nibles avaient lieu, chaque samedi, lors de la revision des
factures, et la cuisini�re �tait souvent chang�e, et souvent les
fournisseurs, sur le palier de service, d�versaient tout leur r�pertoire
d'injures, � propos d'une diff�rence de trois liards. Aux yeux d'un
observateur superficiel, Maurice Finsbury aurait risqu� de passer pour
un avare; � ses propres yeux, il �tait simplement un homme qui avait �t�
vol�. Le monde lui devait 7.800 livres sterling, et il �tait bien r�solu
� se les faire repayer.

Mais c'�tait surtout dans sa conduite avec Joseph que se manifestait
clairement le caract�re de Maurice. L'oncle Joseph �tait un placement
sur lequel le jeune homme comptait beaucoup: aussi ne reculait-il devant
rien pour se le conserver. Tous les mois, le vieillard, malade ou non,
avait � subir l'examen minutieux d'un m�decin. Son r�gime, son v�tement,
ses vill�giatures, tout cela lui �tait administr� comme la bouillie aux
enfants. Pour peu que le temps f�t mauvais, d�fense de sortir. En cas de
beau temps, � neuf heures pr�cises du matin l'oncle Joseph devait se
trouver dans le vestibule; Maurice voyait s'il avait des gants, et si
ses souliers ne prenaient pas l'eau; apr�s quoi, les deux hommes s'en
allaient au bureau, bras dessus bras dessous. Promenade qui n'avait sans
doute rien de bien gai, car les deux compagnons ne prenaient aucune
peine pour affecter vis-�-vis l'un de l'autre des sentiments amicaux:
Maurice n'avait jamais cess� de reprocher � son tuteur le d�ficit des
7.800 livres, ni de d�plorer la charge suppl�mentaire constitu�e par
Miss Hazeltine; et Joseph, tout bon _enfant_ qu'il f�t, �prouvait pour
son neveu quelque chose qui ressemblait beaucoup � de la haine. Et
encore l'aller n'�tait-il rien en comparaison du retour: car la simple
vue du bureau, sans compter tous les d�tails de ce qui s'y passait,
aurait suffi pour empoisonner la vie des deux Finsbury.

Le nom de Joseph �tait toujours inscrit sur la porte, et c'�tait
toujours encore lui qui avait la signature des ch�ques; mais tout cela
n'�tait que pure manoeuvre politique de la part de Maurice, destin�e �
d�courager les autres membres de la _tontine_. En r�alit�, c'�tait
Maurice lui-m�me qui s'occupait de l'affaire des cuirs; et je dois
ajouter que cette affaire �tait pour lui une source in�puisable de
chagrins. Il avait essay� de la vendre, mais n'avait re�u que des offres
d�risoires. Il avait essay� de l'�tendre, et n'�tait parvenu qu'� en
�tendre les charges; de la restreindre, et c'�tait seulement les profits
qu'il �tait parvenu � restreindre. Personne n'avait jamais su tirer un
sou de cette affaire de cuirs, except� le �capable� Ecossais, qui,
lorsque Maurice l'avait cong�di�, s'�tait install� dans le voisinage de
Banff, et s'�tait construit un ch�teau avec ses b�n�fices. La m�moire de
ce fallacieux Ecossais, Maurice ne manquait pas un seul jour � la
maudire, tandis que, assis dans son cabinet, il ouvrait son courrier,
avec le vieux Joseph assis � une autre table, et attendant ses ordres de
l'air le plus maussade, ou bien, furieusement, griffonnant sa signature
sur il ne savait quoi. Et lorsque l'Ecossais poussa le cynisme jusqu'�
envoyer une annonce de son mariage (avec Davida, fille a�n�e du R�v�rend
Baruch Mac Craw), le malheureux Maurice crut bien qu'il allait avoir une
attaque.

Les heures de pr�sence au bureau avaient �t�, peu � peu, r�duites au
minimum honn�tement possible. Si profond que f�t chez Maurice le
sentiment de ses devoirs (envers lui-m�me), ce sentiment n'allait pas
jusqu'� lui donner le courage de s'attarder entre les quatre murs de son
bureau, avec l'ombre de la banqueroute s'y allongeant tous les jours.
Apr�s quelques heures d'attente, patron et employ�s poussaient un
soupir, s'�tiraient, et sortaient, sous pr�texte de se recueillir pour
l'ennui du lendemain. Alors, le marchand de cuirs ramenait son capital
vivant jusqu'� John Street, comme un chien de salon; apr�s quoi, l'ayant
emmur� dans la maison, il repartait lui-m�me pour explorer les boutiques
des brocanteurs, en qu�te de bagues � cachets, l'unique passion de sa
vie.

Quant � Joseph, il avait plus que la vanit� d'un homme,--il avait la
vanit� d'un conf�rencier. Il avouait qu'il avait eu des torts, encore
qu'on e�t p�ch� contre lui (notamment le �capable� Ecossais) plus qu'il
n'avait p�ch� lui-m�me. Mais il d�clarait que, e�t-il tremp� ses mains
dans le sang, il n'aurait tout de m�me pas m�rit� d'�tre ainsi tra�n� en
laisse par un jeune morveux, d'�tre tenu captif dans le cabinet de sa
propre maison de commerce, d'�tre sans cesse poursuivi de commentaires
mortifiants sur toute sa carri�re pass�e, de voir, chaque matin, son
costume examin� de haut en bas, son collet relev�, la pr�sence de ses
mitaines sur ses mains s�v�rement contr�l�e, et d'�tre promen� dans la
rue et reconduit chez lui comme un b�b� aux soins d'une nourrice. A la
pens�e de tout cela, son �me se gonflait de venin. Il se h�tait
d'accrocher � une pat�re, dans le vestibule, son chapeau, son manteau,
et les odieuses mitaines, et puis de monter rejoindre Julia et ses
carnets de notes. Le salon de la maison, au moins, �tait � l'abri de
Maurice: il appartenait au vieillard et � la jeune fille. C'�tait l� que
celle-ci cousait ses robes; c'�tait l� que l'oncle Joseph tachait
d'encre ses lunettes, tout au bonheur d'enregistrer des faits sans
cons�quences, ou de recueillir les chiffres de statistiques imb�ciles.

Souvent, pendant qu'il �tait au salon avec Julia, il d�plorait la
fatalit� qui avait fait de lui un des membres de la tontine.

--Sans cette maudite tontine, g�missait-il un soir, Maurice ne se
soucierait pas de me garder! Je pourrais �tre un homme libre, Julia! Et
il me serait si facile de gagner ma vie en donnant des conf�rences!

--Certes, cela vous serait facile!--r�pondait Julia, qui avait un coeur
d'or.--Et c'est l�che et vilain, de la part de Maurice, de vous priver
d'une chose qui vous amuse tant!

--Vois-tu, mon enfant, c'est un �tre sans intelligence! s'�criait
Joseph. Songe un peu � la magnifique occasion de s'instruire qu'il a
ici, sous la main, et que cependant il n�glige! La somme de
connaissances diverses dont je pourrais lui faire part, Julia, si
seulement il consentait � m'�couter, cette somme, il n'y a pas de mots
pour t'en donner une id�e!

--En tout cas, mon cher oncle, vous devez bien prendre garde de ne pas
vous agiter! observait doucement Julia. Car, vous savez, pour peu que
vous ayez l'air d'�tre souffrant, on enverra aussit�t chercher le
m�decin!

--C'est vrai, mon enfant, tu as raison! r�pondait le vieillard. Oui, je
vais essayer de prendre sur moi! L'�tude va me rendre du calme!

Et il allait chercher sa galerie de carnets.

--Je me demande, hasardait-il, je me demande si, pendant que tu
travailles de tes mains, cela ne t'int�resserait pas d'entendre...

--Mais oui, mais oui, cela m'int�resserait beaucoup!--s'�criait
Julia.--Allons, lisez-moi une de vos observations!

Aussit�t le carnet �tait ouvert, et les lunettes raffermies sur le nez,
comme si le vieillard voulait emp�cher toute r�tractation possible de la
part de son auditrice.

--Ce que je me propose de te lire aujourd'hui, commen�a-t-il un certain
soir, apr�s avoir touss� pour s'�claircir la voix, ce sera, si tu veux
bien me le permettre, les notes recueillies par moi, � la suite d'une
tr�s importante conversation avec un courrier syrien appel� David
Abbas.--Abbas, tu l'ignores peut-�tre, est le nom latin d'abb�.--Les
r�sultats de cet entretien compensent bien le prix qu'il m'a co�t�, car,
comme Abbas paraissait d'abord un peu impatient� des questions que je
lui posais sur divers points de statistique r�gionale, je me suis trouv�
amen� � le faire boire � mes frais. Tiens, voici ces notes!

Mais au moment o�, apr�s avoir de nouveau touss�, il s'appr�tait �
entamer sa lecture, Maurice fit irruption dans la maison, appela
vivement son oncle, et, d�s l'instant suivant, envahit le salon,
brandissant dans sa main un journal du soir.

Et, en v�rit�, il revenait charg� d'une grande nouvelle. Le journal
annon�ait la mort du lieutenant g�n�ral sir Glasgow Beggar, K. C. S. I.,
K. C. M. G., etc. Cela signifiait que la tontine n'avait plus d�sormais
que deux membres: les deux fr�res Finsbury. Enfin, la chance �tait venue
pour Maurice!

Ce n'�tait pas que les deux fr�res fussent, ni eussent jamais �t�,
grands amis. Lorsque le bruit s'�tait r�pandu du voyage de Joseph en
Asie Mineure, Masterman, casanier et traditionnel, s'�tait exprim� avec
irritation. �Je trouve la conduite de mon fr�re simplement ind�cente!
avait-il murmur�. Retenez ce que je vous dis: il finira par aller
jusqu'au P�le Nord! Un vrai scandale pour un Finsbury!� Et ces am�res
paroles avaient �t�, plus tard, rapport�es au voyageur. Affront pire
encore, Masterman avait refus� d'assister � la conf�rence sur
l'_Education, ses buts, ses objets, son utilit� et sa port�e_, bien
qu'une place lui e�t �t� r�serv�e sur l'estrade. Depuis lors, les deux
fr�res ne s'�taient pas revus. Mais, d'autre part, jamais ils ne
s'�taient ouvertement querell�s: de telle sorte que tout portait �
croire qu'un compromis entre eux serait chose facile � conclure. Joseph
(de par l'ordre de Maurice) avait � se pr�valoir de sa situation de
cadet; et Masterman avait toujours eu la r�putation de n'�tre ni avare
ni mauvais coucheur. Oui, tous les �l�ments d'un compromis entre les
deux fr�res se trouvaient r�unis! Et Maurice, d�s le lendemain,--tout
anim� par la perspective de pouvoir rentrer enfin dans ses 7.800 livres
sterling,--se pr�cipita dans le cabinet de son cousin Michel.

Michel Finsbury �tait une sorte de personnage c�l�bre. Lanc� de tr�s
bonne heure dans la loi, et sans direction, il �tait devenu le
sp�cialiste des affaires douteuses. On le connaissait comme l'avocat des
causes d�sesp�r�es: on le savait homme � extraire un t�moignage d'une
b�che, ou � faire produire des int�r�ts � une mine d'or. Et, en
cons�quence, son cabinet �tait assi�g� par la nombreuse caste de ceux
qui ont encore un peu de r�putation � perdre, et qui se trouvent sur le
point de perdre ce peu qui leur en reste; de ceux qui ont fait des
connaissances f�cheuses, qui ont �gar� des papiers compromettants, ou
qui ont � souffrir des tentatives de chantage de leurs anciens
domestiques. Dans la vie priv�e, Michel �tait un homme de plaisir: mais
son exp�rience professionnelle lui avait donn�, par contraste, un grand
go�t des placements solides et de tout repos. Enfin, d�tail plus
encourageant encore, Maurice savait que son cousin avait toujours pest�
contre l'histoire de la tontine.

Ce fut donc avec presque la certitude de r�ussir que Maurice se pr�senta
devant son cousin, ce matin-l�, et, fi�vreusement, se mit en devoir de
lui exposer son plan. Pendant un bon quart d'heure, l'avou�, sans
l'interrompre, le laissa insister sur les avantages manifestes d'un
compromis qui permettrait aux deux fr�res de se partager le total de la
tontine. Enfin, Maurice vit son cousin se lever de son fauteuil et
sonner pour appeler un commis.

--Eh bien! d�cid�ment, Maurice, dit Michel, �a ne va pas!

En vain le marchand de cuirs plaida et raisonna, et revint tous les
jours suivants pour continuer � plaider et � raisonner. En vain, il
offrit un _boni_ de mille, de deux mille, de trois mille livres. En
vain, il offrit, au nom de son oncle Joseph, de se contenter d'un tiers
de la tontine et de laisser � Michel et � son p�re les deux autres
tiers. Toujours l'avou� lui faisait la m�me r�ponse:

--�a ne va pas!

--Michel! s'�cria enfin Maurice, je ne comprends pas o� vous voulez en
venir! Vous ne r�pondez pas � mes arguments, vous ne dites pas un mot!
Pour ma part, je crois que votre seul objet est de me contrarier!

L'avou� sourit avec bienveillance.

--Il y a une chose que vous pouvez croire, en tout cas, dit-il: c'est
que je suis r�solu � ne pas tenir compte de votre proposition! Vous
voyez que je suis un peu plus expansif, aujourd'hui: parce que c'est la
derni�re fois que nous causons de ce sujet!

--La derni�re fois! s'�cria Maurice.

--Oui! mon bon, parfaitement! Le coup de l'�trier! r�pondit Michel. Je
ne peux pas vous sacrifier tout mon temps! Et, � ce propos, vous-m�me,
n'avez-vous donc rien � faire? Le commerce des cuirs va-t-il donc tout
seul, sans que vous ayez besoin de vous en occuper?

--Oh! vous ne cherchez qu'� me contrarier! grommela Maurice, furieux.
Vous m'avez toujours ha� et m�pris�, depuis l'enfance!

--Mais non, mais non, je n'ai jamais song� � vous ha�r! r�pliqua Michel
de son ton le plus conciliant. Au contraire, j'ai plut�t de l'amiti�
pour vous: vous �tes un personnage si �tonnant, si impr�vu, si
romantique, au moins � vous voir du dehors!

--Vous avez raison! dit Maurice sans l'�couter. Il est inutile que je
revienne ici! Je verrai votre p�re lui-m�me!

--Oh! non, vous ne le verrez pas! dit Michel. Personne ne peut le voir!

--Je voudrais bien savoir pourquoi? cria son cousin.

--Pourquoi? Je n'en ai jamais fait un secret: parce qu'il est trop
souffrant!

--S'il est aussi souffrant que vous le dites, cria Maurice, raison de
plus pour que vous acceptiez ma proposition! Je _veux_ voir votre p�re!

--Vraiment? demanda Michel.

Sur quoi, se levant, il sonna son commis.

Cependant le moment �tait venu o�, de l'avis de sir Faraday
Bond--l'illustre m�decin dont tout nos lecteurs connaissent certainement
le nom, ne serait-ce que pour l'avoir vu au bas de bulletins de sant�
publi�s dans les journaux--l'infortun� Joseph, cette oie dor�e, avait �
�tre transport� � l'air plus pur de Bournemouth. Et, avec lui, toute la
famille alla s'installer dans cet �l�gant d�sert de villas: Julia ravie,
parce qu'il lui arrivait parfois, � Bournemouth, de faire des
connaissances; Jean, d�sol�, car tous ses go�ts �taient en ville; Joseph
parfaitement indiff�rent � l'endroit o� il se trouvait, pourvu qu'il e�t
sous la main une plume, de l'encre, et quelques journaux; enfin Maurice
lui-m�me assez content, en somme, d'espacer un peu ses visites au bureau
et d'avoir du loisir pour r�fl�chir � sa situation.

Le pauvre gar�on �tait pr�t � tous les sacrifices; tout ce qu'il
demandait �tait de rentrer dans son argent et de pouvoir envoyer
promener le commerce des cuirs: de telle sorte que, �tant donn�e la
mod�ration de ses exigences, il lui paraissait bien �trange qu'il ne
trouv�t pas un moyen d'amener Michel � composition. �Si seulement je
pouvais deviner les motifs qui le portent � refuser mon offre!� Il se
r�p�tait cela ind�finiment. Et, le jour, en se promenant dans les bois
de Branksome, la nuit, en se retournant sur son lit, � table, en
oubliant de manger, au bain, en oubliant de se rhabiller, toujours il
avait l'esprit hant� de ce probl�me: �Pourquoi Michel a-t-il refus�?�

Enfin, une nuit, il s'�lan�a dans la chambre de son fr�re, qu'il
r�veilla par de fortes secousses.

--Quoi? Qu'est-ce qu'il y a? demanda Jean.

--Julia va repartir demain! r�pondit Maurice. Elle va rentrer � Londres,
mettre la maison en �tat, et engager une cuisini�re. Et, apr�s-demain,
nous la suivrons tous!

--Oh! bravo! s'�cria Jean. Mais pourquoi?

--Jean, j'ai trouv�! r�pliqua gravement son fr�re.

--Trouv� quoi? demanda Jean.

--Trouv� pourquoi Michel ne veut pas accepter mon compromis! dit
Maurice. Et c'est parce qu'il ne _peut_ pas l'accepter! C'est parce que
l'oncle Masterman est mort, et qu'il le cache!

--Dieu puissant! s'�cria l'impressionnable Jean. Mais pour quel motif?
Dans quel int�r�t?

--Pour nous emp�cher de toucher le b�n�fice de la tontine! dit son
fr�re.

--Mais il ne le peut pas! objecta Jean. Tu as le droit d'exiger un
certificat de m�decin!

--Et n'as-tu jamais entendu parler de m�decins qui se laissent
corrompre? demanda Maurice. Ils sont aussi communs que les fraises dans
les bois; tu peux en trouver � volont� pour trois livres et demie par
t�te.

--Je sais bien que, pour ma part, je ne marcherais pas � moins de
cinquante livres! ne put s'emp�cher de d�clarer Jean.

--Et, ainsi, Michel compte nous mettre dedans! poursuivit Maurice. Sa
client�le diminue, sa r�putation baisse, et, �videmment, il a un plan:
car le gaillard est terriblement malin. Mais je suis malin, moi aussi,
et puis j'ai pour moi la force du d�sespoir. J'ai perdu 7.800 livres
quand je n'�tais encore qu'un orphelin en tutelle!

--Oh! ne recommence pas � nous ennuyer avec cette histoire! interrompit
Jean. Tu sais bien que tu as d�j� perdu bien plus d'argent � vouloir
rattraper celui-l�!




II

O� MAURICE S'APPR�TE � AGIR


En cons�quence, quelques jours apr�s, les trois membres m�les de cette
triste famille auraient pu �tre observ�s (par un lecteur de F. du
Boisgobey) prenant le train de Londres, � la gare de Bournemouth. Le
temps, suivant l'affirmation du barom�tre, �tait �variable�, et Joseph
portait le costume adapt� � cette temp�rature dans l'ordonnance de sir
Faraday Bond; car cet �minent praticien, comme l'on sait, n'est pas
moins strict en mati�re de v�tement que de r�gime.

J'ose dire qu'il y a peu de personnes d'une sant� d�licate qui n'aient
au moins essay� de vivre conform�ment aux prescriptions de sir Faraday
Bond. �Evitez les vins rouges, madame,--toutes mes lectrices se sont
certainement entendu dire cela,--�vitez les vins rouges, le gigot
d'agneau, les marmelades d'oranges et le pain non grill�! Mettez-vous au
lit tous les soirs, � dix heures trois quarts, et (s'il vous pla�t)
habillez-vous de flanelle hygi�nique du haut en bas! A l'ext�rieur, la
fourrure de martre me para�t indiqu�e! N'oubliez pas non plus de vous
procurer une paire de bottines de la maison Dall et Crumbie!� Et puis,
tr�s probablement, apr�s que vous aviez d�j� pay� votre visite, sir
Faraday vous aura rappel�e, sur le seuil de son cabinet, pour ajouter,
d'un ton particuli�rement cat�gorique: �Encore une pr�caution
indispensable: si vous voulez rester en vie, �vitez l'esturgeon
bouilli!�

L'infortun� Joseph �tait soumis avec une rigueur effroyable au r�gime de
sir Faraday Bond. Il avait � ses pieds les bottines de sant�; son
pantalon et son veston �taient de v�ritable drap � ventilation; sa
chemise �tait de flanelle hygi�nique (d'une qualit� quelque peu au
rabais, pour dire vrai), et il se trouvait drap� jusqu'aux genoux dans
l'in�vitable pelisse en fourrure de martre. Les employ�s m�me de la gare
de Bournemouth pouvaient reconna�tre, dans ce vieux monsieur, une
cr�ature de sir Faraday, qui, du reste, envoyait tous ses patients vers
cette vill�giature. Il n'y avait, dans la personne de l'oncle Joseph,
qu'un seul indice d'un go�t individuel: � savoir, une casquette de
touriste, avec une visi�re pointue. Toutes les instances de Maurice
avaient �chou� devant l'obstination du vieillard � porter ce
couvre-chef, qui lui rappelait l'�motion �prouv�e par lui, nagu�re,
lorsqu'il avait fui devant un chacal � moiti� mort, dans les plaines
d'Eph�se.

Les trois Finsbury mont�rent dans leur compartiment, o� ils se mirent
aussit�t � se quereller: circonstance insignifiante en soi, mais qui se
trouva �tre, tout ensemble, extr�mement malheureuse pour Maurice
et--j'ose le croire--heureuse pour mon lecteur. Car si Maurice, au lieu
de s'absorber dans sa querelle, s'�tait pench� un moment � la porti�re
de son wagon, l'histoire qu'on va lire n'aurait pas pu �tre �crite.
Maurice, en effet, n'aurait pas manqu� d'observer l'arriv�e sur le quai
et l'entr�e dans un compartiment voisin d'un second voyageur v�tu de
l'uniforme de sir Faraday Bond. Mais le pauvre gar�on avait autre chose
en t�te, une chose qu'il consid�rait (et Dieu sait combien il se
trompait!) comme bien plus importante que de baguenauder sur le quai
avant le d�part du train.

--Jamais on n'a vu rien de pareil!--s'�cria-t-il, sit�t assis, reprenant
une discussion qui n'avait pour ainsi dire pas cess� depuis le
matin.--Ce billet n'est pas � vous! Il est � moi!

--Il est � mon nom! r�pliqua le vieillard avec une obstination m�l�e
d'amertume. J'ai le droit de faire ce qui me pla�t avec mon argent!

Le �billet� �tait un ch�que de huit cents livres sterling, que Maurice,
pendant le d�jeuner, avait remis � son oncle pour qu'il le sign�t, et
que le vieillard avait, simplement, empoch�.

--Tu l'entends, Jean! fit Maurice. _Son_ argent! Mais il n'y a pas
jusqu'aux v�tements qu'il a sur le dos qui ne m'appartiennent!

--Laisse-le tranquille! grommela Jean. Vous commencez � m'exasp�rer,
tous les deux!

--Ce n'est point l� une mani�re convenable de parler � votre oncle,
Monsieur! cria Joseph. Je suis r�solu � ne plus tol�rer ce manque
d'�gards! Vous �tes une paire de jeunes dr�les extr�mement grossiers,
impudents, et ignorants; et j'ai d�cid� de mettre un terme � cet �tat de
choses!

--Peste! fit l'aimable Jean.

Mais Maurice ne prit pas l'affaire avec autant de philosophie. L'acte
impr�vu d'insubordination de son oncle l'avait tout boulevers�; et les
derni�res paroles du vieillard ne lui annon�aient rien de bon. Il
lan�ait � l'oncle Joseph des coups d'oeil inquiets.

--Bon! bon! finit-il par dire. Nous verrons � r�gler tout cela quand
nous serons � Londres!

Joseph, en r�ponse, ne l'honora pas m�me d'un regard. De ses mains
tremblantes, il ouvrit un num�ro du _M�canicien anglais_, et, avec
ostentation, se plongea dans l'�tude de ce p�riodique.

--Je me demande ce qui a pu le rendre tout � coup si rebelle? songeait
son neveu. Voil�, en tout cas, un incident qui ne me pla�t gu�re!

Et il se grattait le nez, signe habituel d'une lutte int�rieure.
Cependant, le train poursuivait sa route � travers le monde, emportant
avec lui sa charge ordinaire d'humanit�, parmi laquelle le vieux Joseph,
qui faisait semblant d'�tre plong� dans son journal, et Jean, qui
sommeillait sur les anecdotes soi-disant comiques du _Lisez-moi!_ et
Maurice, qui roulait dans sa t�te tout un monde de ressentiments, de
soup�ons, et d'alarmes. C'est ainsi que le train d�passa la plage de
Christ-Church, Herne avec ses bois de sapins, Ringswood, d'autres
stations encore. Avec un petit retard, mais qui n'avait lui-m�me rien
que de normal, il arriva � une station au milieu de la For�t-Neuve,--une
station que je vais d�guiser sous le pseudonyme de Browndean, pour le
cas o� la Compagnie du South-Western s'aviserait de prendre ombrage de
mes r�v�lations.

De nombreux voyageurs mirent le nez � la fen�tre de leur compartiment.
De leur nombre fut pr�cis�ment le vieux monsieur dont Maurice avait
n�glig� d'observer l'entr�e dans le train. Et l'on me permettra de
profiter de l'occasion pour dire, ici, quelques mots de ce personnage:
car, d'abord, cela me dispensera de revenir sur son compte, et puis je
crois bien que, durant tout le cours de mon histoire, je ne rencontrerai
plus un autre personnage aussi respectable. Son nom n'importe pas �
conna�tre, mais bien sa mani�re de vivre. Ce vieux gentleman avait pass�
sa vie � errer � travers l'Europe; et, comme, enfin, trente ans de
lecture du _Galignani's Messenger_ lui avaient fatigu� la vue, il �tait
tout � coup rentr� en Angleterre pour consulter un oculiste. De
l'oculiste chez le dentiste, et de celui-ci chez le m�decin, c'est la
gradation in�vitable. Actuellement, notre vieux gentleman �tait entre
les mains de sir Faraday Bond; v�tu de drap � ventilation, et exp�di� en
vill�giature � Bournemouth; et il retournait � Londres, sa vill�giature
achev�e, pour rendre compte de sa conduite � l'�minent praticien.
C'�tait un de ces vieux Anglais banals et monotones que nous avons tous
vus, cent fois, entrer � la table d'h�te o� nous mangions, � Cologne, �
Salzbourg, � Venise. Tous les directeurs d'h�tels de l'Europe
connaissent par leurs noms la s�rie compl�te de ces voyageurs, et
cependant si, demain, la s�rie compl�te venait � dispara�tre d'un seul
coup, personne ne s'aviserait de remarquer son absence. Ce voyageur-l�,
en particulier, �tait d'une inutilit� presque d�solante. Il avait r�gl�
sa note, � Bournemouth, avant de partir; tous ses biens meubles se
trouvaient d�pos�s, sous les esp�ces de deux malles, dans le fourgon aux
bagages. Au cas de sa brusque disparition, les malles, apr�s le d�lai
r�glementaire, seraient vendues � un juif comme bagages non r�clam�s; le
valet de chambre de sir Faraday Bond se verrait priv�, � la fin de
l'ann�e, de quelques shillings de pourboire; les divers directeurs
d'h�tels de l'Europe, � la m�me date, constateraient une l�g�re
diminution dans leurs b�n�fices: et ce serait tout, litt�ralement tout.
Et peut-�tre le vieux gentleman pensait-il � quelque chose comme ce que
je viens de dire, car il avait la mine assez m�lancolique, lorsqu'il
rentra son cr�ne chauve dans l'int�rieur du wagon, et que le train se
remit � fumer sous le pont, et au del�, avec une vitesse acc�l�r�e,
passant tour � tour � travers les fourr�s et les clairi�res de la
For�t-Neuve.

Mais voici que, � quelques centaines de m�tres de Browndean, il y eut un
arr�t brusque. Maurice Finsbury eut conscience d'un soudain bruit de
voix, et se pr�cipita vers la fen�tre. Des femmes hurlaient, des hommes
sautaient sur le rebord de la voie; les employ�s du train leur criaient
de rester assis � leurs places. Et puis le train commen�a lentement �
reculer vers Browndean; et puis, la minute suivante, tous ces bruits
divers se perdirent dans le sifflement apocalyptique et le choc tonnant
de l'express qui accourait en sens oppos�.

Le bruit final de la collision, Maurice ne l'entendit pas. Peut-�tre
s'�tait-il �vanoui? Il eut seulement un vague souvenir d'avoir vu, comme
dans un r�ve, son wagon se renverser et tomber en pi�ces, comme une tour
de cartes. Et le fait est que, lorsqu'il revint � lui, il gisait sur le
sol, avec un vilain ciel gris au-dessus de sa t�te, qui lui faisait
affreusement mal. Il porta la main � son front, et ne fut pas surpris de
constater qu'elle �tait rouge de sang. L'air �tait rempli d'un
bourdonnement intol�rable, dont Maurice pensa qu'il cesserait de
l'entendre quand la conscience aurait achev� de lui revenir. C'�tait
comme le bruit d'une forge en travail.

Et bient�t, sous l'aiguillon instinctif de la curiosit�, il se redressa,
s'assit et regarda autour de lui. La voie, en cet endroit, montait avec
un brusque d�tour. Et, de toutes parts, l'environnant, Maurice aper�ut
les restes du train de Bournemouth. Les d�bris de l'express descendant
�taient, en majeure partie, cach�s derri�re les arbres; mais, tout juste
au tournant, sous des nuages d'une vapeur noire, Maurice vit ce qui
restait des deux machines, l'une sur l'autre. Le long de la voie, des
gens couraient, �� et l�, et criaient en courant; d'autres gisaient,
immobiles, comme des vagabonds endormis.

Brusquement Maurice eut une id�e: �Il y a eu un accident!� songea-t-il,
et la conscience de sa perspicacit� lui rendit un peu de courage.
Presque au m�me instant, ses yeux tomb�rent sur Jean, �tendu pr�s de
lui, et d'une p�leur effrayante. �Mon pauvre vieux! mon pauvre
_copain_!� se dit-il, retrouvant je ne sais o� un vieux terme d'�cole.
Apr�s quoi, avec une tendresse enfantine, il prit dans sa main la main
de son fr�re. Et bient�t, au contact de cette main, Jean rouvrit les
yeux, se rassit en sursaut, et remua les l�vres, sans parvenir � en
faire sortir aucun son. �Bis! bis!� prof�ra-t-il enfin, d'une voix de
fant�me.

Le bruit de forge et la fum�e persistaient intol�rablement. �Fuyons cet
enfer!� s'�cria Maurice. Et les deux jeunes gens s'aid�rent l'un l'autre
� se remettre sur pied, se secou�rent, et consid�r�rent la sc�ne
fun�bre, autour d'eux.

Au m�me instant, un groupe de personnes s'approcha d'eux.

--Etes-vous bless�s? leur cria un petit homme dont le visage bl�me �tait
tout baign� de sueur, et, qui, � la fa�on dont il dirigeait le groupe,
devait �videmment �tre un m�decin.

Maurice montra son front; le petit homme, apr�s avoir hauss� les
�paules, lui tendit un flacon d'eau-de-vie.

--Tenez, dit-il, buvez une gorg�e de ceci, et passez ensuite le flacon �
votre ami, qui para�t en avoir encore plus besoin que vous! Et puis,
apr�s cela, venez avec nous! Il faut que tout le monde nous aide! Il y a
fort � faire! Vous pourrez toujours vous rendre utiles, ne serait-ce
qu'en allant chercher des brancards!

A peine le m�decin et sa suite s'�taient-ils �loign�s que Maurice, sous
l'influence vivifiante du cordial, acheva de reprendre conscience de
lui-m�me.

--Seigneur! s'�cria-t-il. Et l'oncle Joseph?

--Au fait, dit Jean, o� peut-il bien s'�tre fourr�? Il ne doit pas �tre
loin! J'esp�re que le pauvre vieux n'est pas trop endommag�!

--Viens m'aider � le chercher! dit Maurice, d'un ton tout particulier de
farouche r�solution.

Puis, soudain, il �clata:

--Et s'il �tait mort? g�mit-il, en montrant le poing au ciel.

�� et l�, les deux fr�res couraient, examinant les visages des bless�s,
retournant les morts. Ils avaient pass� en revue, de cette fa�on, une
bonne vingtaine de personnes; et toujours aucune trace de l'oncle
Joseph. Mais, bient�t, leur enqu�te les rapprocha du centre de la
collision, o� les deux machines continuaient � vomir de la fum�e avec un
vacarme assourdissant. C'�tait une partie de la voie o� le m�decin et sa
suite n'�taient pas encore parvenus. Le sol, surtout � la marge du bois,
�tait plein d'asp�rit�s: ici un foss�, l� une butte surmont�e d'un
buisson de gen�ts. Bien des corps pouvaient �tre cach�s dans cet
endroit; et les deux jeunes neveux l'explor�rent comme des chiens
_pointers_ apr�s une chasse. Et tout � coup Maurice, qui marchait en
t�te, s'arr�ta et �tendit son index d'un geste tragique. Jean suivit la
direction du doigt de son fr�re.

Au fond d'un trou de sable gisait quelque chose qui, nagu�re, avait �t�
une cr�ature humaine. Le visage �tait affreusement mutil�, au point
d'�tre tout � fait m�connaissable; mais les deux jeunes gens n'avaient
pas besoin de reconna�tre le visage. Le cr�ne chauve parsem� de rares
cheveux blancs, la pelisse de martre, le drap � ventilation, la flanelle
hygi�nique,--tout, jusqu'aux bottines de sant� de MM. Dall et
Crumbie,--tout attestait que ce corps �tait celui de l'oncle Joseph.
Seule, la casquette � visi�re pointue devait s'�tre �gar�e dans le
cataclysme, car le mort �tait t�te nue.

--La pauvre vieille b�te! fit Jean, avec une pointe de v�ritable
�motion. Je donnerais bien dix livres pour que nous ne l'eussions pas
embarqu� dans ce train!

Mais c'�tait une �motion d'une tout autre nature qui se lisait sur le
visage de Maurice, pendant qu'il restait pench� sur le cadavre. Il
songeait � cette nouvelle et supr�me injustice de la destin�e. Il avait
�t� vol� de 7.800 livres pendant qu'il �tait un orphelin en tutelle; il
avait �t� engag� par force dans une affaire de cuirs qui ne marchait
pas; il avait �t� encombr� de Miss Julia; son cousin avait projet� de le
d�pouiller du b�n�fice de la tontine; il avait support� tout cela,--il
pouvait presque dire avec dignit�,--et voil� maintenant qu'on lui avait
tu� son oncle!

--Vite! dit-il � son fr�re, d'une voix haletante, prends-le par les
pieds; il faut que nous le cachions dans le bois! Je ne veux pas que
d'autres puissent le trouver!

--Quelle farce! s'�cria Jean. A quoi bon?

--Fais ce que je dis! r�pliqua Maurice en saisissant le cadavre par les
�paules. Veux-tu donc que je l'emporte � moi seul?

Ils se trouvaient � la lisi�re du bois; en dix ou douze pas, ils furent
� couvert, et, un peu plus loin, dans une clairi�re sablonneuse, ils
d�pos�rent leur fardeau; apr�s quoi, s'�tant redress�s, ils le
consid�r�rent m�lancoliquement.

--Qu'est-ce que tu comptes en faire? murmura Jean.

--L'enterrer, naturellement! r�pondit Maurice.

Il ouvrit son couteau de poche, et commen�a � creuser le sable.

--Jamais tu n'arriveras � rien avec ton couteau! objecta son fr�re.

--Si tu ne veux pas m'aider, toi, mis�rable couard, hurla Maurice,
va-t-en � tous les diables!

--C'est la folie la plus ridicule! fit Jean; mais il ne sera pas dit
qu'on ait pu m'accuser d'�tre un couard!

Et il se mit en posture d'aider son fr�re.

Le sol �tait sablonneux et l�ger, mais tout embarrass� de racines des
sapins environnants. Les deux jeunes gens s'ensanglant�rent cruellement
les mains. Une heure d'un travail h�ro�que, surtout de la part de
Maurice, et � peine si le foss� avait huit � neuf pouces de profondeur.
Dans ce foss�, le corps fut plong�, tant bien que mal; le sable fut
entass� par-dessus, et puis d'autre sable, qu'on dut prendre ailleurs,
non moins p�niblement. H�las! � l'une des extr�mit�s du lugubre tertre,
deux pieds continuaient � se projeter hors du sable, chauss�s de
voyantes _bottines de sant�_.

Mais tant pis! Les nerfs des fossoyeurs �taient � bout. Maurice lui-m�me
n'en pouvait plus. Et, pareils � deux loups, les deux fr�res s'enfuirent
au plus profond du fourr� voisin.

--Nous avons fait de notre mieux! dit Maurice.

--Et maintenant, r�pondit Jean, peut-�tre auras-tu l'obligeance de me
dire ce que tout cela signifie!

--Ma parole, s'�cria Maurice, si tu ne le comprends pas de toi-m�me, je
d�sesp�re de te le faire comprendre!

--Oh! j'entends bien que c'est quelque chose qui se rapporte � la
tontine! r�pliqua Jean. Mais je te dis que c'est pure folie! La tontine
est perdue, voil� tout!

--Je te r�p�te que l'oncle Masterman est mort! cria Maurice. Je le sais;
il y a en moi une voix qui me le dit!

--Oui, et l'oncle Joseph est mort aussi! dit Jean.

--Il n'est pas mort si je ne le veux pas! r�pondit Maurice.

--Eh bien! fit Jean, admettons que l'oncle Masterman soit mort! En ce
cas, nous n'avons qu'� dire la v�rit�, et � sommer Michel de faire de
m�me!

--Tu prends toujours Michel pour un imb�cile! ricana Maurice. Ne peux-tu
donc pas comprendre qu'il y a des ann�es qu'il a pr�par� son coup? Il a
tout sous la main: la garde-malade, le m�decin, le certificat tout pr�t,
mais avec la date en blanc. Que nous r�v�lions seulement l'affaire qui
vient d'arriver, et je te parie que, dans deux jours, nous apprendrons
la mort de l'oncle Masterman! Oui, mais �coute bien, Jean! Ce que Michel
peut faire, je peux le faire aussi. S'il peut me monter un _bluff_, je
peux, moi aussi, lui en monter un! Si son p�re doit vivre �ternellement,
eh bien! par Dieu, mon oncle fera de m�me!

--Et que fais-tu de la loi, dans tout cela? demanda Jean.

--Un homme doit avoir quelquefois le courage d'ob�ir � sa conscience!
r�pondit Maurice avec dignit�.

--Mais supposons que tu te trompes! Supposons que l'oncle Masterman soit
en vie et se porte comme un charme!

--M�me en ce cas, r�pondit Maurice, notre situation n'est point pire
qu'avant: en fait, elle est meilleure! L'oncle Masterman doit
n�cessairement mourir un jour. Tant que l'oncle Joseph vivait, il
devait, lui aussi, finir par mourir un jour: tandis que, maintenant,
nous n'avons pas � redouter cette alternative. Il n'y a point de limite
� la combinaison que je propose: elle peut se prolonger jusqu'au
Jugement Dernier!

--Si du moins je voyais ce qu'elle est, ta combinaison! soupira Jean.
Mais, tu sais, mon pauvre vieux, tu as toujours �t� un si terrible
r�veur!

--Je voudrais bien savoir quand j'ai jamais r�v�! s'�cria Maurice. Je
poss�de la plus belle collection de bagues � cachets qui existe �
Londres!

--Oui, mais tu sais, il y a l'affaire des cuirs! sugg�ra l'autre. Tu ne
peux pas nier que ce soit un _bouillon_!

Maurice donna, en cette circonstance, une preuve remarquable de son
empire sur soi: il laissa passer l'allusion de son fr�re sans
s'offenser, sans m�me r�pondre.

--Pour ce qui est de l'affaire qui nous occupe en ce moment, reprit-il,
une fois que nous tiendrons l'oncle chez nous, � Bloomsbury, nous serons
hors d'embarras. Nous l'enterrerons dans la cave, qui para�t avoir �t�
faite express�ment pour le recevoir; et je n'aurai plus alors qu'� me
mettre en qu�te d'un m�decin que l'on puisse corrompre.

--Et pourquoi ne pas le laisser ici? demanda Jean.

--Parce que nous avons besoin de l'avoir sous la main quand son heure
viendra! r�pliqua Maurice. Et puis, parce que nous ne savons rien de ce
pays-ci! Ce bois est peut-�tre un lieu de promenade favori des amoureux.
Non, ne r�ve pas � ton tour, et songe avec moi � ce qui constitue la
seule difficult� r�elle que nous ayons devant nous! Comment allons-nous
transporter l'oncle � Bloomsbury?

Plusieurs plans furent soumis, d�battus, et rejet�s. Il n'y avait pas �
penser, naturellement, � la gare de Browndean, qui devait �tre, � cette
heure, un centre de curiosit�s et de comm�rages, tandis que l'essentiel
�tait d'exp�dier le corps � Londres sans que personne e�t soup�on de
rien. Jean proposa, timidement, un baril � bi�re; mais les objections
�taient si patentes que Maurice d�daigna de les exprimer. L'achat d'une
caisse d'emballage parut �galement impraticable: pourquoi deux
_gentlemen_ sans aucun bagage auraient-ils eu besoin d'une caisse de
cette sorte?

--Non, nous errons sur une fausse piste! cria enfin Maurice. La chose
doit �tre �tudi�e avec plus de soin! Suppose maintenant,--reprit-il
apr�s un silence, parlant par morceaux de phrases comme s'il pensait
tout haut,--suppose que nous louions une villa au mois! Le locataire
d'une villa peut acheter une caisse d'emballage sans qu'on s'avise de
s'en �tonner. Et puis, suppose que nous louions la maison aujourd'hui
m�me, que, ce soir, j'ach�te la caisse, et que, demain matin, dans une
charrette � bras que je me charge parfaitement de conduire seul,
j'emm�ne la caisse � Ringwood, ou � Lyndhurst, ou, enfin, � n'importe
quelle gare! Rien ne nous emp�che d'inscrire dessus: _Echantillons_,
hein? Johnny, je crois que, cette fois, j'ai mis le doigt sur le joint!

--Au fait, cela para�t faisable! reconnut Jean.

--Il va sans dire que nous prenons des pseudonymes! poursuivit Maurice.
Ce ne serait pas � faire, de garder nos vrais noms! Que penserais-tu de
�Masterman�, par exemple? Cela vous a un air digne et pos�!

--Ta, ta, ta! je ne veux pas m'appeler Masterman! r�pliqua son fr�re. Tu
peux prendre le nom pour toi, si cela te pla�t! Quant � moi, je
m'appellerai Vance, le Grand Vance: �sans r�mission les six derniers
soirs�! Voil� un nom, au moins!

--Vance! s'�cria Maurice. Un nom de clown! Te figures-tu donc que nous
jouions une pantomime pour nous amuser? Personne ne s'est jamais appel�
Vance qu'au caf�-concert!

--Oui, et voil� pr�cis�ment ce qui me pla�t dans ce nom! r�pondit Jean.
Cela vous donne tout de suite une allure artiste! Pour toi, tu peux
t'appeler comme tu voudras; je tiens � Vance, et je n'en d�mordrai pas!

--Mais il y a une foule d'autres noms de th��tre! supplia Maurice; il y
a Leybourne, Irving, Brough, Toole...

--C'est le nom de Vance que je veux, mille diables! r�pondit Jean. Je me
suis mis en t�te de prendre ce nom, et j'en verrai la farce!

--Soit! dit Maurice, qui sentait bien que tout effort �chouerait contre
l'obstination de son fr�re. Je serai donc, moi-m�me, Robert Vance!

--Et moi, je serai Georges Vance! s'�cria Jean, le seul original Georges
Vance! En avant la musique pour le �seul original�!

Ayant r�par� du mieux qu'ils purent le d�sordre de leur costume, les
deux fr�res Finsbury revinrent, par un d�tour, � Browndean, en qu�te
d'un repas et d'une villa � louer. Ce n'est pas toujours chose facile de
d�couvrir, au pied lev�, une maison meubl�e, dans un endroit qui ne fait
point profession de recevoir des �trangers. Mais la bonne fortune de nos
h�ros leur permit de rencontrer un vieux charpentier, effroyablement
sourd, qui se trouvait disposer d'une maison � louer. Cette maison,
situ�e � environ un kilom�tre et demi de tout voisinage, leur parut si
appropri�e � leur besoin qu'ils �chang�rent, en l'apercevant, un coup
d'oeil d'esp�rance. A �tre vue de plus pr�s, cependant, elle n'�tait pas
sans pr�senter quelques inconv�nients. Sa position, d'abord; car elle
�tait plac�e dans le creux d'une fa�on de mar�cage dess�ch�, avec des
arbres faisant ombre de tous les c�t�s, de telle sorte qu'on avait peine
� y voir clair en plein jour. Et les murs �taient tach�s de plaques
vertes dont l'aspect seul aurait suffi � rendre malade. Les chambres
�taient petites, les plafonds bas, le mobilier purement nominal; un
�trange parfum d'humidit� remplissait la cuisine, et l'unique chambre �
coucher ne poss�dait qu'un unique lit.

Maurice, dans l'espoir d'obtenir un rabais, signala au vieux charpentier
ce dernier inconv�nient.

--Ma foi! r�pliqua l'homme, quand enfin il eut entendu, si vous ne savez
pas dormir � deux dans le m�me lit, vous feriez peut-�tre mieux de
chercher � louer un ch�teau!

--Et puis, poursuivit Maurice, il n'y a pas d'eau! Comment se
procure-t-on de l'eau?

--On n'a qu'� remplir _ceci_ � la source qui est � deux pas! r�pondit le
charpentier en tapant, de sa grosse main noire, sur un baril vide
install� pr�s de la porte. Tenez! voil� un seau pour aller � la source!
�a vraiment, c'est plut�t un plaisir!

Maurice cligna de l'oeil � son fr�re, et proc�da � l'examen du baril. Il
�tait presque neuf, et semblait solidement construit. S'ils n'avaient
pas �t� r�solus d'avance � louer cette maison, le baril aurait achev� de
les d�cider. Le march� fut donc aussit�t conclu, la location du premier
mois fut pay�e s�ance tenante, et, une heure apr�s, on aurait pu
observer les fr�res Finsbury rentrant dans leur aimable _cottage_, avec
une �norme clef, symbole de leur location, une lampe � alcool, qui
devait leur servir de cuisine, un respectable carr� de porc, et un litre
du plus mauvais _whisky_ de tout le Hampshire. Et d�j� ils avaient
retenu, pour le lendemain (sous le pr�texte qu'ils �taient deux peintres
de paysage), une l�g�re mais solide brouette; de telle mani�re que,
lorsqu'ils prirent possession de leur nouvelle demeure, ils furent en
droit de se dire que le plus gros de leur affaire se trouvait r�gl�.

Jean proc�da � la confection du th�, pendant que Maurice, � force
d'explorer la maison, avait le bonheur de retrouver le couvercle du
baril, sur une des planches de la cuisine. Ainsi le mat�riel d'emballage
�tait l�, au complet! A d�faut de paille, les couvertures du lit
pourraient fort bien servir � caler l'objet dans le baril; aussi bien
ces couvertures �taient si sales que les deux fr�res ne pouvaient songer
� en faire un meilleur usage. Maurice, voyant les obstacles s'aplanir,
se sentit p�n�tr� d'un sentiment qui ressemblait � de l'exaltation.

Et cependant il y avait encore un obstacle � aplanir: Jean allait-il
consentir � demeurer seul dans le cottage? Maurice h�sita longtemps
avant d'oser lui poser la question.

N'importe: ce fut avec une bonne humeur r�elle que les deux fr�res
s'assirent aux deux c�t�s de la table en bois blanc, et attaqu�rent le
carr� de porc. Maurice triomphait de sa conqu�te du couvercle; et le
Grand Vance se plaisait � approuver les paroles de son fr�re, dans le
v�ritable style du caf�-concert, en cognant en cadence son verre sur la
table.

--L'affaire est dans le sac! s'�cria-t-il enfin. Je t'avais toujours dit
que c'�tait un baril qui convenait, pour l'exp�dition du colis!

--Oui, c'est vrai, tu avais raison! reprit son fr�re, estimant
l'occasion favorable pour l'amadouer. Et maintenant, tu sais, il faudra
que tu restes ici jusqu'� ce que je t'aie fait signe! Je dirai que
l'oncle Joseph se repose � l'air reconstituant de la For�t-Neuve.
Impossible que nous rentrions � Londres ensemble, toi et moi: jamais
nous ne pourrions expliquer l'absence de l'oncle!

Le nez de Jean s'allongea.

--H� l�, mon petit! d�clara-t-il. Pas de �a, hein! Tu n'as qu'� rester
toi-m�me dans ce trou! Moi, je ne veux pas!

Maurice eut conscience qu'il rougissait. Co�te que co�te, il fallait que
Jean accept�t de rester!

--Je te prie, Jeannot, dit-il, de te rappeler le montant de la tontine!
Si je r�ussis, nous aurons chacun vingt mille livres � placer en banque!
oui, et m�me plus pr�s de trente que de vingt, avec les int�r�ts!

--Oui, mais si tu �choues! r�pliqua Jean. Qu'arrivera-t-il en ce cas?
Quelle sera la couleur du placement en banque?

--Je me chargerai de tous les frais! d�clara Maurice, apr�s une longue
pause. Tu ne perdras pas un sou!

--Allons! dit Jean avec un gros rire, si toutes les d�penses sont pour
toi, et pour moi la moiti� du profit, je veux bien consentir � rester
ici un jour ou deux.

--Un jour ou deux! s'exclama Maurice, qui commen�ait � se f�cher et ne
se contenait plus que malais�ment. H�! mais tu en ferais davantage pour
gagner cinq livres sur un cheval!

--Oui, peut-�tre! r�pondit le Grand Vance; mais cela, c'est mon
temp�rament d'artiste!

--C'est-�-dire que ta conduite est simplement monstrueuse! reprit
Maurice. Je prends sur moi tous les risques, je paie tous les frais, je
te donne la moiti� des b�n�fices, et tu refuses de t'imposer la moindre
peine pour me venir en aide! Ce n'est pas convenable, ce n'est pas m�me
gentil!

La v�h�mence de Maurice ne fut pas sans faire quelque impression sur
l'excellent Vance.

--Mais, supposons, dit-il enfin, que l'oncle Masterman soit en vie, et
qu'il vive encore dix ans: est-ce qu'il faudra que je pourrisse ici
pendant tout ce temps-l�!

--Mais non, mais non, �videmment non! reprit Maurice, d'un ton plus
conciliant. Je te demande seulement un mois, au maximum. Et si l'oncle
Masterman n'est pas mort au bout d'un mois, tu pourras filer �
l'�tranger!

--A l'�tranger? r�p�ta vivement Jean. H�! mais, pourquoi ne pourrais-je
pas y filer tout de suite? Qu'est-ce qui t'emp�cherait de dire que
l'oncle Joseph et moi sommes all�s reprendre des forces � Paris?

--Allons! ne dis pas de folies! r�pliqua Maurice.

--Non! mais enfin, r�fl�chis un peu! fit Jean. Regarde un peu autour de
toi! Cette maison est une vraie �table � porcs, et si lugubre, et si
humide! Tu l'as dit toi-m�me, tout � l'heure, qu'elle �tait humide!

--Seulement au charpentier! pr�cisa Maurice; et je ne l'ai dit que pour
obtenir un rabais! En v�rit�, maintenant que nous sommes ici, je dois
avouer qu'on a vu pis que cela!

--Et que ferai-je de moi? g�mit la victime. Pourrai-je au moins inviter
un camarade?

--Mon cher Jean, si tu ne juges pas que la tontine m�rite un l�ger
sacrifice, dis-le, et j'envoie l'affaire au diable!

--Es-tu bien s�r des chiffres, au moins? demanda Jean. Allons!
poursuivit-il avec un profond soupir, aie soin de m'envoyer
r�guli�rement le _Lisez-moi!_ et tous les journaux pour rire! Et, ma
foi, en avant la musique!

A mesure que l'apr�s-midi s'avan�ait, le _cottage_ se souvenait plus
intimement de son marais natal; un froid aigre envahissait toutes ses
pi�ces; la chemin�e fumait; et, bient�t, un coup de vent envoya dans la
grande chambre, � travers les fentes des fen�tres, une v�ritable averse
de pluie. Par intervalles, lorsque la m�lancolie des deux locataires
risquait de tourner au d�sespoir, Maurice d�bouchait la bouteille de
_whisky_; et, d'abord, Jean accueillait avec joie cette diversion. Mais
le plaisir de la diversion fut de courte dur�e. J'ai dit d�j� que ce
_whisky_ �tait _le plus_ mauvais de tout le Hampshire; ceux-l� seuls qui
connaissent le Hampshire pourront appr�cier l'exacte valeur de ce
superlatif; et, � la fin, le Grand Vance lui-m�me,--qui n'�tait
cependant pas un connaisseur,--ne trouva plus le courage d'approcher de
ses l�vres l'infecte d�coction. Qu'on imagine, s'ajoutant � tout cela,
la venue des t�n�bres, faiblement combattues par une mis�rable chandelle
qui s'obstinait � ne br�ler que d'un c�t�: et l'on comprendra que, tout
� coup, Jean se soit arr�t� de siffler entre ses doigts, exercice auquel
il se livrait depuis une heure pour essayer de trouver un peu d'oubli
dans les joies de l'art.

--Jamais je ne pourrai rester un mois ici! d�clara-t-il. Personne n'en
serait capable! Toute ton affaire est folle, Maurice! Allons-nous en
d'ici tout de suite!

Avec une admirable affectation d'indiff�rence, Maurice proposa une
partie de bouchon. A quelles concessions un diplomate est-il parfois
forc� de descendre! C'�tait d'ailleurs le jeu favori de Jean (les autres
lui paraissant trop _intellectuels_), et il y jouait avec autant de
chance que de dext�rit�. Le pauvre Maurice, au contraire, lan�ait mal
les sous, avait une malchance cong�nitale, et, de plus, appartenait �
l'esp�ce des joueurs qui ne peuvent pas supporter de perdre. Mais, ce
soir-l�, il �tait pr�t d'avance � tous les sacrifices.

Vers les sept heures, Maurice, apr�s des tortures atroces, avait perdu
cinq ou six shillings. M�me avec la tontine devant les yeux, c'�tait la
limite de ce qu'il pouvait souffrir. Il promit de prendre sa revanche
une autre fois, et, en attendant, proposa un petit souper accompagn�
d'un grog.

Et lorsque les deux fr�res eurent achev� cette derni�re r�cr�ation,
l'heure vint pour eux de se mettre au travail. Le baril � eau fut vid�,
roul� devant le feu de la cuisine, soigneusement s�ch�; et les deux
fr�res se gliss�rent dehors, sous un ciel sans �toiles, pour aller
d�terrer leur oncle Joseph.




III

LE CONF�RENCIER EN LIBERT�


Les philosophes devraient bien prendre la peine, un de ces jours, de
rechercher s�rieusement si, oui ou non, les hommes sont capables de
s'accommoder du bonheur. Le fait est que pas un mois ne se passe sans
qu'un fils de famille se sauve de chez lui pour s'engager � bord d'un
bateau marchand, ou qu'un mari choy� d�campe � destination du Texas avec
sa cuisini�re. On a vu des pasteurs s'enfuir de chez leurs paroissiens;
et il s'est m�me trouv� des juges pour sortir volontairement de la
magistrature.

En tout cas, le lecteur ne sera point trop surpris si je lui dis que
Joseph Finsbury avait maintes fois m�dit� des projets d'�vasion. La
destin�e de cet excellent vieillard--je crois pouvoir l'affirmer--ne
r�alisait pas l'id�al du bonheur. Certes, M. Maurice, que j'ai souvent
le plaisir de rencontrer dans le M�tropolitain, est un gentleman des
plus estimables; mais, en tant que neveu, je n'oserais pas le proposer
comme mod�le. Quant � son fr�re Jean, c'�tait, naturellement, un brave
gar�on; mais si, vous-m�mes, vous n'aviez pas d'autre attache que lui
pour vous retenir � votre foyer, j'imagine que vous ne tarderiez pas �
caresser le projet d'un voyage � l'�tranger. Il est vrai que le vieux
Joseph avait une attache plus solide que la pr�sence de ses deux neveux,
pour le retenir � Bloomsbury; et cette attache n'�tait point, comme l'on
pourrait penser, la soci�t� de Julia Hazeltine (encore que le vieillard
aim�t assez sa pupille), mais bien l'�norme collection de carnets de
notes o� il avait concentr� sa vie tout enti�re. Que Joseph Finsbury se
soit r�sign� � se s�parer de cette collection, c'est l� une circonstance
qui, en v�rit�, ne fait que peu d'honneur aux vertus familiales de ses
deux neveux.

Oui, la tentation de la fuite �tait d�j� vieille de plusieurs mois, dans
l'�me de l'oncle; et lorsque celui-ci se trouva tout � coup tenir en
mains un ch�que de 800 livres, � lui payable, la tentation se changea
aussit�t en une r�solution formelle. Il garda le ch�que, qui, pour un
homme d'habitudes frugales comme lui, signifiait la richesse; et il se
promit de dispara�tre dans la foule d�s l'arriv�e � Londres, ou bien,
s'il n'y parvenait pas, de se glisser hors de la maison au cours de la
soir�e, et de fondre comme un r�ve dans les millions des habitants de la
capitale. Tel �tait son projet: la co�ncidence particuli�re de la
volont� de Dieu et d'une erreur d'aiguillage fit qu'il n'eut pas m�me �
attendre aussi longtemps pour le r�aliser.

Il fut un des premiers � revenir � lui et � se retrouver sur pied, apr�s
la catastrophe de Browndean; et il n'eut pas plut�t d�couvert l'�tat de
prostration de ses deux neveux que, comprenant sa chance, il d�tala
aussi vite qu'il put. Un homme de soixante-dix ans pass�s, qui vient
d'�tre victime d'un accident de chemin de fer, et qui a encore le
malheur d'�tre encombr� de l'uniforme complet des patients de sir
Faraday Bond, on ne saurait exiger d'un tel homme une course bien
fournie; mais le bois �tait � deux pas, et offrait au fugitif un abri,
tout au moins temporaire. Vers cet abri, le vieillard se r�fugia avec
une c�l�rit� �tonnante; et puis, se sentant quelque peu moulu, apr�s la
secousse, il s'�tendit par terre, au milieu d'un fourr�, et ne tarda pas
� s'endormir tr�s profond�ment.

Les voies du destin offrent souvent un spectacle des plus divertissants
� l'observateur d�sint�ress�. Je ne puis, je l'avoue, m'emp�cher de
sourire en songeant que, pendant que Maurice et Jean s'ensanglantaient
les mains pour cacher dans le sable le corps d'un homme qui ne leur
�tait rien, leur oncle dormait d'un bon sommeil reconstituant � quelques
cents pas d'eux.

Il fut r�veill� par l'agr�able son d'une trompe, venant de la
grand'route voisine, o� un mail-coach promenait un groupe de touristes
attard�s. Le son �gaya le vieux coeur de Joseph, et dirigea ses pas
par-dessus le march�, si bien qu'il ne tarda pas, lui-m�me, � se trouver
sur la grand'route, regardant � droite et � gauche, sous sa visi�re, et
se demandant ce qu'il devait faire de lui. Bient�t un bruit de roues
s'�leva dans le lointain, et Joseph vit approcher un chariot de
camionnage, charg� de colis, conduit par un cocher d'apparence
bienveillante, et portant imprim�e sur ses deux c�t�s la l�gende: _J.
Chandler, camionneur_. F�t-ce un vague (et bien impr�vu) instinct
po�tique qui sugg�ra � l'oncle Joseph l'id�e de poursuivre son �vasion
dans le chariot de M. Chandler? Je croirais plut�t � des consid�rations
d'ordre plus fonci�rement pratique. Le voyage se ferait � bon march�;
peut-�tre m�me, avec un peu d'adresse, Joseph pourrait-il obtenir de
voyager gratuitement. Restait bien la perspective de prendre froid sur
le si�ge; mais, apr�s des ann�es de mitaines et de flanelle hygi�nique,
le coeur de Joseph aspirait avidement au risque d'un rhume de cerveau.

Et peut-�tre M. Chandler fut-il d'abord un peu surpris de trouver, � un
endroit aussi solitaire de la grand'route, un gentleman aussi vieux,
aussi �trangement v�tu, et qui le priait aussi aimablement de vouloir
bien le recueillir sur le si�ge de sa voiture. Mais le camionneur �tait,
en effet, un brave homme, toujours heureux de rendre service; de telle
sorte qu'il recueillit volontiers l'�tranger. Et puis, comme il tenait
la discr�tion pour la r�gle essentielle de la politesse, il se d�fendit
de lui faire aucune question. Le silence, d'ailleurs, ne d�plaisait pas
� M. Chandler; mais � peine la voiture avait-elle commenc� � se remettre
en mouvement que le digne camionneur se trouva contraint de subir le
choc inattendu d'une conf�rence.

--Le m�lange de caisses et de paquets que contient votre voiture, dit
aussit�t l'�tranger, ainsi que la vue de la bonne jument flamande qui
nous conduit, me font conjecturer que vous occupez l'emploi de
camionneur, dans ce grand syst�me de transports publics qui, avec toutes
ses lacunes, n'en est pas moins l'orgueil de notre pays!

--Oui, monsieur! r�pondit vaguement M. Chandler, qui ne savait pas trop
ce qu'il devait r�pondre. Mais l'institution des colis postaux nous a
d�j� fait bien du tort, dans notre partie!

--Je suis un homme libre de pr�jug�s, poursuivit Joseph Finsbury. Dans
ma jeunesse, j'ai fait de nombreux voyages. Rien n'�tait trop petit pour
ma curiosit�. En mer, j'ai �tudi� les diff�rentes fa�ons de nouer les
c�bles, et me suis mis au courant de tous les termes techniques. A
Naples, j'ai appris l'art de pr�parer le macaroni; � Cannes, je me suis
instruit des principes de la fabrication des fruits confits. Jamais je
ne suis all� entendre un op�ra sans avoir d'abord achet� le livret, et
m�me sans avoir fait connaissance avec les principaux airs, en les
jouant d'un seul doigt sur un piano.

--Vous devez avoir vu bien des choses, monsieur! d�clara le camionneur
en fouettant sa b�te.

--Savez-vous combien de fois le mot _fouet_ revient dans l'Ancien
Testament? reprit le vieux gentleman. Il revient cent et (si ma m�moire
ne me trompe pas) quarante-sept fois!

--Vraiment, monsieur! dit M. Chandler. Voil� ce que je n'aurais jamais
cru!

--La Bible contient trois millions cinq cent un mille deux cent
quarante-neuf lettres. Quant aux versets je crois qu'il y en a plus de
dix-huit mille. Il y a eu beaucoup d'�ditions de la Bible; Wiclif a �t�
le premier � l'introduire en Angleterre, vers l'an mille trois cents. La
_Paragraph Bible_, comme on l'appelle, est une des �ditions les plus
connues, et doit son nom � ce qu'elle est divis�e en paragraphes.

Le camionneur se borna � r�pondre, s�chement, que �c'�tait bien
possible�, et appliqua son attention � la t�che plus famili�re d'�viter
une charrette de foin qui venait en sens inverse, t�che assez malais�e,
d'ailleurs, car la route �tait �troite, avec des foss�s sur les deux
c�t�s.

--Je vois, commen�a M. Finsbury, lorsque la charrette fut heureusement
d�pass�e, que vous tenez vos r�nes d'une seule main. Vous devriez les
tenir des deux mains!

--Ah! par exemple, j'aime bien �a! s'�cria d�daigneusement le
camionneur. Et pourquoi donc?

--Ce que je vous dis est un fait scientifique, reprit M. Finsbury, et
repose sur la th�orie du levier, qui est une des branches de la
m�canique. Il existe, sur ce domaine de la science, de tr�s int�ressants
petits ouvrages � douze sous, que j'estime qu'un homme de votre
condition aurait profit � lire. Je crains que vous n'ayez gu�re pratiqu�
le grand art de l'observation! Voici pr�s d'une demi-heure que nous
sommes ensemble, et vous n'avez pas encore �mis un seul fait! C'est l�
un bien grave d�faut, mon cher ami! Par exemple, je ne sais pas si vous
avez observ� que, tout � l'heure, en passant pr�s de cette charrette �
foin, vous avez pris � gauche?

--Mais, naturellement, je l'ai observ�! s'�cria M. Chandler, qui
devenait d'humeur bellig�rante. Le charretier m'aurait fait dresser
proc�s-verbal, si je n'avais pas pris � gauche!

--Eh bien! en France, poursuivit le vieillard, en France, et aussi, je
crois, aux Etats-Unis,--en Am�rique,--vous auriez pris � droite!

--Je vous assure bien que non! d�clara M. Chandler avec indignation.
J'aurais pris � gauche!

--Je note,--poursuivit M. Finsbury, d�daignant de r�pondre,--que vous
raccommodez vos harnais avec du gros fil. J'ai toujours protest� contre
la n�gligence et la routine des classes pauvres, en Angleterre. Dans une
allocution que j'ai prononc�e, un jour, devant un public �clair�...

--Ce n'est pas du gros fil, interrompit hargneusement le camionneur:
c'est de la ficelle!

--J'ai toujours soutenu, reprit le vieillard, que, dans leur vie priv�e
et domestique, aussi bien que dans la pratique de leurs professions, les
classes inf�rieures de ce pays sont impr�voyantes, routini�res, et
inintelligentes. C'est ainsi, pour m'en tenir � un exemple...

--Que diable est-ce que vous entendez par vos �classes inf�rieures�?
cria M. Chandler. C'est vous-m�me qui �tes une _classe inf�rieure_. Si
j'avais pu penser que vous �tiez un pareil _aristo_, je ne vous aurais
pas laiss� monter dans ma voiture!

Ces paroles furent prononc�es avec une intention d�sagr�able la moins
d�guis�e du monde: �videmment les deux hommes n'�taient pas faits pour
s'entendre. A prolonger la conversation, il n'y fallait pas penser, m�me
pour un homme aussi loquace que l'�tait M. Finsbury. Le vieillard se
borna � renfoncer sur ses yeux la visi�re de sa casquette, d'un geste
r�sign�; apr�s quoi, ayant tir� de sa poche un carnet de notes et un
crayon bleu, il ne tarda pas � se plonger dans une statistique.

Le camionneur, de son c�t�, se remit � siffler avec �nergie. Que si, de
temps � autre, il jetait un coup d'oeil sur son compagnon, c'�tait avec
un m�lange de triomphe et de crainte; de triomphe, parce qu'il avait
r�ussi � arr�ter cette averse de paroles; de crainte, car il se
demandait si, tout � coup, l'averse en question n'allait pas
recommencer. Il n'y eut pas jusqu'� une v�ritable averse, un grain qui
s'abattit brusquement sur eux et puis cessa brusquement, il n'y eut pas
jusqu'� cet accident qu'ils n'endurassent en silence. Et c'est encore en
silence qu'ils firent leur entr�e dans la ville de Southampton.

La nuit �tait venue, les vitrines des boutiques brillaient dans les rues
de la vieille ville; dans les maisons particuli�res, des lampes
�clairaient le repas du soir; et M. Finsbury commen�a � songer avec
complaisance qu'il allait pouvoir s'installer dans une chambre o� le
voisinage de ses neveux ne risquait pas de troubler son sommeil. Il
classa soigneusement ses papiers, les remit dans sa poche, toussa pour
s'�claircir la gorge, et lan�a un regard h�sitant sur M. Chandler.

--Seriez-vous assez aimable,--hasarda-t-il,--pour m'indiquer une
h�tellerie?

M. Chandler r�fl�chit un moment.

--Eh bien! dit-il, je me demande si les _Armes de Tregonwell_ ne
feraient pas l'affaire?

--Les _Armes de Tregonwell_ feront parfaitement mon affaire, r�pondit le
vieillard, si c'est une maison propre, et peu co�teuse, et si les gens y
sont polis!

--Oh! ce n'�tait pas � vous que je pensais! repartit ing�nument M.
Chandler. Je pensais � mon ami Watts, qui tient la maison. C'est un
vieil ami � moi, voyez-vous? et qui m'a rendu un grand service l'ann�e
pass�e. Et je me demande, � pr�sent, si je dois, en conscience,
encombrer un aussi brave homme d'un client tel que vous, qui risque de
l'assommer avec ses explications. Oui, je me demande si ce serait bien
de ma part?--ajouta M. Chandler, avec tout le ton d'un homme que
tourmente un grave scrupule de conscience.

--Ecoutez ce que je vais vous dire, mon ami! fit le vieillard. Vous avez
eu l'obligeance de me prendre gratuitement dans votre voiture; mais cela
ne vous donne pas le droit de me parler sur ce ton! Tenez, voici un
shilling pour votre peine! Et puis, si vous ne voulez pas me conduire
aux _Armes de Tregonwell_, j'irai � pied jusque-l�, voil� tout!

La vigueur de cette apostrophe intimida M. Chandler. Il murmura quelque
chose qui ressemblait � une excuse, retourna le shilling entre ses
doigts, engagea sa voiture, en silence, dans une ruelle tournante, puis
dans d'autres, et s'arr�ta enfin devant les fen�tres vivement �clair�es
d'une auberge. De son si�ge, il appela: Watts!

--C'est vous, Jem? cria une voix amicale, du fond de l'�curie. Entrez,
mon vieux, et venez vous chauffer!

--Oh! merci! r�pondit le camionneur. Je m'arr�te seulement une minute,
au passage, pour faire descendre un vieux monsieur qui veut d�ner et se
loger. Mais, vous savez, prenez garde � lui! Il est pire qu'un membre de
la Ligue anti-alcoolique!

M. Finsbury eut quelque peine � descendre; car la longue immobilit�, sur
le si�ge, l'avait engourdi, et puis il ressentait encore la secousse de
la catastrophe. L'amical M. Watts, malgr� l'avertissement du camionneur,
le re�ut avec une courtoisie parfaite, et le fit entrer dans la petite
salle du fond, o� il y avait un excellent feu dans la chemin�e. Bient�t,
une table fut servie, dans cette m�me salle, et le vieillard fut invit�
� s'asseoir devant une volaille �tuv�e--qui paraissait l'avoir attendu
depuis plusieurs jours--et un grand pot d'ale fra�chement tir�e du
tonneau.

Ce souper lui rendit toute sa verdeur: de telle sorte que, lorsqu'il eut
achev� de se r�galer, il alla s'installer plus pr�s du feu, et se mit �
examiner les personnes assises aux tables voisines. Il y avait l� une
dizaine de buveurs, d'�ge m�r pour la plupart, et--Joseph Finsbury eut
une v�ritable satisfaction � le constater--appartenant tous � la classe
ouvri�re. Souvent d�j� le vieux conf�rencier avait eu l'occasion de
constater deux des traits les plus constants du caract�re des hommes de
cette classe, � savoir leur app�tit pour de menus faits sans lien, et
leur culte par les raisonnements en l'air. Aussi notre ami r�solut-il
aussit�t de s'offrir encore, avant la fin de cette m�morable journ�e, la
saine jouissance d'une allocution. Il tira ses lunettes de leur �tui,
les affermit sur son nez, prit dans sa poche une liasse de papiers et
les r�pandit, devant lui, sur une table. Il les d�plia, les aplanit d'un
geste complaisant. Tant�t il les soulevait jusqu'� la hauteur de son
nez, �videmment ravi de leur contenu; tant�t, les sourcils fronc�s, il
paraissait absorb� dans l'�tude de quelque d�tail important. Un coup
d'oeil furtif dans la salle lui suffit pour s'assurer du succ�s de sa
manoeuvre: tous les yeux �taient tourn�s vers lui; les bouches b�aient,
les pipes reposaient sur les tables; les oiseaux se trouvaient charm�s.
Et, au m�me moment, l'entr�e de M. Watts vint fournir � l'orateur la
mati�re de son exorde:

--J'observe, Monsieur,--dit-il en s'adressant � l'aubergiste, mais avec
un regard encourageant pour le reste de l'auditoire, comme s'il avait
voulu faire entendre que chacun �tait le bienvenu dans sa
confidence,--j'observe que quelques-uns de ces messieurs me consid�rent
avec curiosit�; et c'est, en effet, chose peu commune de voir un homme
s'occuper � des recherches intellectuelles dans la salle publique d'une
taverne. Mais je n'ai pu m'emp�cher de relire certains calculs que j'ai
faits, ce matin m�me, sur le prix moyen de la vie dans ce pays-ci et
dans d'autres pays: un sujet (ai-je besoin de le dire?) particuli�rement
int�ressant pour des repr�sentants des classes laborieuses. Oui, j'ai
calcul� d'apr�s une �chelle de revenus allant de quatre-vingts � deux
cent quarante livres par an. Le revenu de quatre-vingts livres n'a pas
�t� sans m'embarrasser tr�s longtemps; et, maintenant encore, mes
chiffres, en ce qui le touche, comportent une l�g�re part d'_al�a_; car
les diff�rents modes du blanchissage, par exemple, suffisent pour cr�er
de s�rieuses diff�rences dans les frais g�n�raux. Au reste, je vais vous
demander la permission de vous lire le r�sultat de mes recherches; et
j'esp�re que vous ne vous ferez pas scrupule de me signaler les menues
erreurs que j'aurai pu commettre, soit par insuffisance d'information ou
par n�gligence. Je d�buterai, messieurs, par le revenu de quatre-vingts
livres!

Sur quoi le vieillard, avec moins de piti� pour ces pauvres diables
qu'il en aurait eu pour des animaux, s'�pancha de ses fastidieuses et
ineptes statistiques. Il donnait, de chaque revenu, neuf versions
successives, transportant tour � tour son personnage imaginaire �
Londres, Paris, Bagdad, Spitzbergen, Bassorah, Cork, Cincinnati, Tokyo,
et Nijni-Novgorod. Et l'on ne s'�tonnera pas d'apprendre que,
aujourd'hui encore, ses auditeurs de Southampton se rappellent cette
soir�e comme la plus mortellement ennuyeuse de toute leur vie.

Longtemps avant que M. Finsbury f�t parvenu jusqu'� Nijni-Novgorod en
compagnie d'un homme absolument fictif poss�dant un revenu de cent
livres, tout son auditoire s'�tait �clips� discr�tement, � l'exception
de deux vieux ivrognes et de M. Watts, ce dernier supportant son ennui
avec un courage admirable. A tout instant, de nouveaux clients entraient
dans la salle, mais, sit�t servis, se h�taient d'avaler leur liqueur, et
repartaient au plus vite vers une autre taverne.

M. Watts fut seul � savoir ce que pouvait �tre, � Bagdad, la vie d'un
homme jouissant d'un revenu de deux cent quarante livres. Et � peine
cette entit� venait-elle de transporter sa vie imaginaire � Bassorah,
que l'aubergiste lui-m�me, malgr� tout son courage, dut quitter la
salle.

M. Finsbury dormit profond�ment, apr�s les multiples fatigues de sa
journ�e. Il se leva le lendemain vers dix heures et, s'�tant encore muni
d'un excellent d�jeuner, demanda au domestique de lui apporter sa note.
C'est alors qu'il s'aper�ut d'une v�rit� dont bien d'autres que lui se
sont aper�us: il d�couvrit que demander sa note et payer cette m�me note
�taient deux choses diff�rentes. Les d�tails de la note �taient
d'ailleurs extr�mement mod�r�s, et l'ensemble ne s'�levait qu'� cinq ou
six shillings. Mais le vieillard eut beau scruter avec le plus grand
soin le contenu de ses poches: le total de sa fortune pr�sente, en
esp�ces du moins, ne d�passait pas un shilling et neuf pence. Il pria
qu'on lui f�t venir M. Watts.

--Voici, dit-il � l'aubergiste, un ch�que de huit cents livres, payable
� Londres! Je crains de ne pas pouvoir en toucher le montant avant un
jour ou deux, � moins que vous ne puissiez me l'escompter vous-m�me!

M. Watts prit le ch�que, le tourna et le retourna, le palpa entre ses
doigts:

--Vous dites que vous aurez � attendre un jour ou deux? fit-il enfin.
Vous n'avez pas d'autre argent?

--Un peu de monnaie! r�pondit Joseph. A peine quelques shillings!

--En ce cas, vous pourrez m'envoyer le montant de ma note. Je m'en
remets � vous!

--Pour vous parler franchement, poursuivit le vieillard, je suis assez
tent� de prolonger mon s�jour ici. J'ai besoin d'argent pour continuer
mon voyage.

--Si un pr�t de dix shillings peut vous aider, je les tiens � votre
service! reprit M. Watts avec empressement.

--Non, merci! dit Joseph. Je crois que je vais plut�t rester quelques
jours chez vous, et me faire escompter mon billet avant de repartir.

--Vous ne resterez pas un jour de plus dans ma maison! s'�cria M. Watts.
C'est la derni�re fois que vous aurez eu un lit aux _Armes de
Tregonwell_!

--J'entends rester chez vous! r�pliqua M. Finsbury. Les lois de mon pays
me donnent le droit de rester. Faites-moi sortir de force, si vous
l'osez!

--Alors, payez votre note! dit M. Watts.

--Prenez ceci! cria le vieillard, lui fourrant en main le ch�que
n�gociable.

--Ce n'est pas de l'argent l�gal! r�pondit M. Watts. Vous allez sortir
de chez moi, et tout de suite!

--Je ne saurais vous donner une id�e du m�pris que vous m'inspirez,
monsieur Watts! reprit le vieillard, comprenant qu'il devait se r�signer
aux circonstances. Mais, dans ces conditions, je vous pr�viens que je me
refuse � payer votre note!

--Peu m'importe ma note! r�pondit M. Watts. Ce qu'il me faut, c'est
votre d�part d'ici!

--Eh bien! monsieur, vous serez satisfait!--pronon�a emphatiquement M.
Finsbury. Apr�s quoi, saisissant sa casquette � visi�re pointue, il se
l'enfon�a sur la t�te.

--Insolent comme vous l'�tes, ajouta-t-il, vous ne voudrez peut-�tre pas
m'indiquer l'heure du prochain train pour Londres?

--Oh! monsieur, il y a un excellent train dans trois quarts
d'heure!--r�pliqua l'aubergiste, redevenu aimable, et avec plus
d'empressement qu'il n'en avait mis � offrir les dix shillings.--Vous
pourrez le prendre sans avoir besoin de vous presser!

La position de Joseph �tait des plus embarrassantes. D'une part, il
aurait aim� � pouvoir �viter la grande ligne de Londres, car il
craignait fort que ses neveux ne fussent embusqu�s dans la gare,
guettant son arriv�e pour s'emparer de lui; mais, d'autre part, c'�tait
pour lui chose �minemment d�sirable, et m�me rigoureusement
indispensable, de faire escompter son ch�que avant que ses neveux
eussent le temps de s'y opposer. Il r�solut donc de se rendre � Londres
par le premier train. Et un seul point lui resta � consid�rer: le point
de savoir comment il s'arrangerait pour payer son voyage.

Joseph Finsbury avait presque toujours les mains sales, et je doute que,
� voir, par exemple, la fa�on dont il mangeait, vous l'eussiez pris pour
un _gentleman_. Mais il avait mieux que l'apparence d'un _gentleman_: il
avait dans toute sa personne un je ne sais quoi de digne � la fois et de
s�duisant qui, pour peu qu'il le voul�t, ne manquait jamais � produire
son effet. Et lorsque, ce jour-l�, il aborda le chef de gare de
Southampton, son _salamalek_ fut v�ritablement oriental: le petit bureau
du chef de gare sembla tout � coup s'�tre chang� en un bosquet de
palmiers, o� le _simoon_ et le _bulbul_... mais je vais laisser, � ceux
de mes lecteurs qui connaissent l'Orient mieux que moi, le soin de
poursuivre et de compl�ter cette m�taphore. La mise du vieillard, en
outre, pr�venait en sa faveur: l'uniforme de sir Faraday Bond, pour
incommode et voyant qu'il f�t, n'�tait certainement pas une tenue qui
risqu�t d'�tre adopt�e par des chevaliers d'industrie; et l'exhibition
d'une montre, mais surtout d'un ch�que de huit cents livres, acheva ce
qu'avaient commenc� les belles mani�res de notre h�ros. De telle sorte
que, un quart d'heure plus tard, lorsqu'arriva le train de Londres, M.
Finsbury fut recommand� au conducteur du train par le chef de gare, et
respectueusement install� dans un compartiment de premi�re.

Pendant que le vieux gentleman attendait le d�part du train, il fut
t�moin d'un incident de peu d'int�r�t en soi, mais qui devait avoir une
influence d�cisive sur les destin�es ult�rieures de la famille Finsbury.
Une caisse d'emballage gigantesque fut amen�e sur le quai par une
douzaine de porteurs, et, � grand'peine, hiss�e par eux dans le fourgon
aux bagages. C'est souvent la t�che consolante de l'historien, de
diriger l'attention de ses lecteurs sur les desseins ou (r�v�rence
parler) les artifices de la Providence. Dans ce fourgon � bagages du
train qui menait Joseph Finsbury de Southampton-Est � Londres, l'oeuf de
ce roman se trouvait, pour ainsi dire, � l'�tat _incouv�_. L'�norme
caisse �tait adress�e � un certain William Dent Pitman, �en gare � la
station de Waterloo�; et le colis qui l'avoisinait, dans le fourgon,
�tait un solide baril, de dimensions moyennes, tr�s soigneusement ferm�,
et portant l'adresse: _M. Finsbury, 16, John Street, Bloomsbury._--_Port
pay�._

La juxtaposition de ces deux colis, c'�tait une tra�n�e de poudre
ing�nieusement pr�par�e par la Providence: il ne manquait plus qu'une
main d'enfant pour y mettre le feu.




IV

UN MAGISTRAT DANS UN FOURGON � BAGAGES


La cit� de Winchester est renomm�e comme poss�dant une cath�drale, un
�v�que (mais qui, malheureusement, est mort, il y a plusieurs ann�es,
d'une chute de cheval; tout porte � croire, d'ailleurs, qu'il doit avoir
�t� remplac� depuis lors), un coll�ge, un assortiment consid�rable de
militaires, et une gare o� passent infatigablement les trains montants
et descendants de la ligne London and South Western. Le souvenir de ces
divers �faits� n'aurait certainement pas manqu� de s'offrir � l'esprit
de Joseph Finsbury, lorsque le train qui le conduisait � Londres
s'arr�ta pour quelques instants dans la gare susdite; mais le bon
vieillard s'�tait endormi presque depuis Southampton. Son �me, quittant
le coup� du wagon, s'�tait provisoirement envol�e dans un ciel tout
rempli de populeuses salles de conf�rences, avec des discours se
succ�dant � l'infini. Et, pendant ce temps, son corps reposait sur les
coussins du wagon, les jambes repli�es, la casquette rejet�e en arri�re,
une main serrant sur la poitrine un num�ro du _Lloyd's Weekly
Newspaper_.

La porti�re s'ouvre. Deux voyageurs entrent, et, aussit�t, sortent de
nouveau. Dieu sait pourtant que ces deux voyageurs n'�taient pas en
avance pour prendre le train! Un tandem pouss� jusqu'� sa derni�re
vitesse, une invasion sauvage du guichet aux billets, et puis encore une
course folle leur avaient permis d'atteindre le quai � l'instant m�me o�
la machine �mettait les premiers ronflements du d�part. Un seul coup� se
trouvant � leur port�e, ils s'y �taient �lanc�s; et d�j� l'a�n� des deux
hommes avait pos� sa canne sur l'une des banquettes quand il avait
remarqu� le vieux Finsbury.

--Bon Dieu! s'�tait-il �cri�. L'oncle Joseph! Pas moyen de rester ici!

Apr�s quoi, il �tait redescendu, renversant presque son compagnon, et
s'�tait empress� de refermer la porti�re sur le patriarche endormi.

D�s l'instant suivant, les deux compagnons se trouvaient install�s dans
le fourgon aux bagages.

--Pourquoi diable n'avez-vous pas voulu monter pr�s de votre oncle?
demanda le plus jeune voyageur, tout en essuyant la sueur de ses tempes.
Vous croyez qu'il ne vous aurait pas permis de fumer?

--Oh non! je ne sache pas que la fum�e le d�range! r�pondit l'autre. Ce
n'est d'ailleurs pas le premier venu, je vous assure, mon oncle Joseph!
Un vieux gentleman des plus respectables: a �t� int�ress� dans le
commerce des cuirs; a fait un voyage en Asie Mineure; c�libataire, brave
homme; mais une langue, mon cher Wickham, une langue plus pointue que la
dent d'un serpent!

--Un vieux d�bineur, hein? sugg�ra Wickham.

--Pas du tout! r�pondit l'autre. C'est simplement un homme dou� d'un
talent extraordinaire pour ennuyer quiconque l'approche. Un raseur
absolument effroyable! Je ne dis pas que, sur une �le d�serte, on ne
finirait pas par s'accommoder de sa soci�t�; mais pour un voyage en
chemin de fer, non, il n'y a pas � y penser! Je voudrais que vous
l'entendissiez sur Tonti, le sinistre idiot qui a invent� les tontines!
Une fois l�ch� l�-dessus, il n'en finit plus.

--Mais, au fait! dit Wickham, vous �tes int�ress�, vous aussi, dans
cette histoire de la tontine Finsbury, dont les journaux ont parl�! Je
n'avais pas encore song� � cela!

--H�! reprit l'autre, savez-vous que cette vieille b�te qui dort l�, �
c�t� de nous, vaut pour moi cinquante mille livres? Ou, du moins, ce
serait sa mort qui me les vaudrait! Et il �tait l�, endormi, sans
personne que vous pour nous voir! Mais je l'ai �pargn�, parce que je
commence d�cid�ment � devenir un vrai conservateur!

Pendant ce temps, M. Wickham, ravi de se trouver dans un fourgon �
bagages, sautillait �� et l�, comme un aristocratique papillon.

--Tiens! s'�cria-t-il, voici quelque chose pour vous! _M. Finsbury, 16,
John Street, Bloomsbury, Londres._ Ce _M._, c'est �videmment Michel, pas
de doute possible! Et ainsi, vous avez deux domiciles � Londres, vieux
coquin?

--Oh! le colis sera sans doute pour Maurice!--r�pondit Michel, de
l'autre extr�mit� du fourgon, o� il s'�tait commod�ment �tendu sur des
sacs.--C'est un cousin � moi, et que je ne d�teste pas, car il a
affreusement peur de moi. C'est lui qui habite Bloomsbury; et je sais
qu'il y fait une collection d'une esp�ce particuli�re,--des oeufs
d'oiseaux, ou des boutons de gu�tres, enfin quelque chose de tout � fait
idiot, que j'ai oubli�!

Mais M. Wickham ne l'�coutait plus. Une id�e magnifique lui �tait venue
en t�te.

--Par Saint-Georges, se disait-il, voici une bonne farce � faire! Si
seulement, avec le marteau et les tenailles que j'aper�ois l�-bas, je
pouvais changer quelques �tiquettes, et exp�dier ces colis l'un � la
place de l'autre!

En cet instant, le gardien du fourgon, ayant entendu la voix de Michel
Finsbury, ouvrit la porte de sa petite cabine.

--Vous feriez mieux d'entrer ici, messieurs! dit-il aux deux voyageurs,
lorsque ceux-ci lui eurent expliqu� le motif de leur intrusion.

--Venez-vous, Wickham? demanda Michel.

--Non, merci! je m'amuse follement, � voyager dans un fourgon! r�pondit
le jeune homme.

Et ainsi, Michel �tant entr� dans la cabine avec le gardien, et la porte
de communication ayant �t� referm�e, M. Wickham resta seul parmi les
bagages, libre de s'amuser � sa fantaisie.

--Nous arrivons � Bishopstoke, monsieur!--dit le gardien � Michel quand,
un quart d'heure plus tard, le train siffla et commen�a � ralentir sa
marche.--On va s'arr�ter trois minutes. Vous n'aurez pas de peine �
trouver de la place dans un compartiment!

M. Wickham,--que nous avons laiss� s'appr�tant � jouer aux propos
interrompus avec les �tiquettes des colis,--�tait un jeune gentleman
fort riche, d'apparence agr�able, et dou� de l'esprit le plus inoccup�.
Peu de mois auparavant, � Paris, il s'�tait expos� � subir toute une
s�rie de chantages de la part du neveu d'un hospodar valaque r�sidant
(pour des motifs politiques, naturellement) dans la joyeuse capitale
fran�aise. Un ami commun, � qui il avait confi� sa d�tresse, lui avait
recommand� de s'adresser � Michel Finsbury, et, en effet, l'avou�, d�s
qu'il avait �t� mis au courant des faits, avait imm�diatement assum�
l'offensive, avait fonc� sur le flanc des forces valaques, et, dans
l'espace de trois jours, avait eu la satisfaction de contraindre
celles-ci � repasser le Danube. Ce n'est point affaire � nous de les
suivre dans cette retraite, effectu�e sous la paternelle pr�sidence de
la police. Bornons-nous � ajouter que, ainsi d�livr� de ce qu'il se
plaisait � appeler �l'atrocit� bulgare�, M. Wickham �tait revenu �
Londres avec les sentiments les plus embarrassants de gratitude et
d'admiration pour son avou�. Sentiments qui n'�taient gu�re pay�s de
retour, car Michel �prouvait m�me une certaine honte de l'amiti� de son
nouveau client, et ce n'�tait qu'apr�s de nombreux refus qu'il s'�tait
enfin r�sign� � aller passer une journ�e � Wickham Manor, dans le
domaine familial de son jeune client. Mais il avait d� enfin s'y
r�signer, et son h�te, � pr�sent, le reconduisait jusqu'� Londres.

Un penseur judicieux (probablement Aristote) a not� que la Providence ne
d�daignait pas d'employer � ses fins les instruments m�me les plus
humbles: le fait est que le sceptique le plus endurci sera d�sormais
forc� de reconna�tre que Wickham et l'hospodar valaque �taient bien des
instruments providentiels, �lus et pr�par�s de toute �ternit�.

D�sireux de se montrer � ses propres yeux un personnage plein d'esprit
et de ressources, le jeune gentleman (qui exer�ait, en outre, les
fonctions de magistrat dans son comt� natal) n'avait pas �t� plus t�t
seul dans le fourgon qu'il s'�tait abattu sur les �tiquettes des colis,
avec tout le z�le d'un r�formateur. Et lorsque, � la station de
Bishopstoke, il sortit du fourgon aux bagages pour aller s'installer
avec Michel Finsbury dans un coup� de premi�re classe, son visage
rayonnait � la fois de fatigue et d'orgueil.

--Je viens de faire une farce admirable! ne put-il s'emp�cher de dire �
son avou�.

Puis, saisi tout � coup d'un scrupule:

--Dites donc: pour une petite farce inoffensive, hein? je ne risque pas
de perdre mon poste de magistrat?

--Mon cher ami, r�pliqua distraitement Michel, je vous ai toujours
pr�dit que vous finiriez par vous faire pendre!




V

M. G�D�ON FORSYTH ET LA CAISSE MONUMENTALE


J'ai d�j� dit que, � Bournemouth, Julia Hazeltine avait quelquefois
l'occasion de faire des connaissances. Il est vrai que c'�tait � peine
si elle avait le temps de les entrevoir avant que, de nouveau, les
portes de la maison de Bloomsbury se refermassent sur elle jusqu'� l'�t�
suivant; mais ces connaissances �ph�m�res n'en �taient pas moins une
distraction pour la pauvre fille, sans parler de la provision de
souvenirs et d'esp�rances qu'elles avaient, en outre, le m�rite de lui
fournir. Or, parmi les personnes qu'elle avait ainsi rencontr�es �
Bournemouth, l'�t� pr�c�dent, se trouvait un jeune avocat nomm� G�d�on
Forsyth.

Dans l'apr�s-midi m�me du jour m�morable o� le magistrat s'�tait amus� �
changer les �tiquettes, vers quatre heures, une promenade quelque peu
r�veuse et m�lancolique avait par hasard conduit M. Forsyth sur le
trottoir de John Street, � Bloomsbury; et, � peu pr�s au m�me moment,
Miss Hazeltine fut appel�e � la porte du num�ro 16 de cette rue par un
coup de sonnette d'une �nergie foudroyante.

M. G�d�on Forsyth �tait un jeune homme assez heureux, mais qui aurait
�t� plus heureux encore avec de l'argent en plus et un oncle en moins.
Cent vingt livres par an constituaient tout son revenu; mais son oncle,
M. Edouard H. Bloomfield, renfor�ait ce revenu d'une l�g�re subvention
et d'une masse �norme de bons conseils, exprim�s dans un langage qui
aurait probablement paru d'une violence excessive � bord m�me d'un
bateau de pirates.

Ce M. Bloomfield �tait, en v�rit�, une figure essentiellement propre �
l'�poque de M. Gladstone. Ayant acquis de l'�ge sans acqu�rir la moindre
exp�rience, il joignait aux sentiments politiques du parti radical une
exub�rance passionn�e qu'on est plus habitu� � regarder comme l'apanage
traditionnel de nos vieux conservateurs. Il admirait le pugilat, il
portait un formidable gourdin � noeuds, il �tait assidu aux services
religieux: et l'on aurait eu de la peine � dire contre qui sa col�re
s�vissait le plus volontiers, de ceux qui se permettaient de d�fendre
l'Eglise Etablie ou de ceux qui n�gligeaient de prendre part � ses
c�r�monies. Il avait, en outre, quelques �pith�tes favorites qui
inspiraient une l�gitime frayeur � ses connaissances: lorsqu'il ne
pouvait pas aller jusqu'� d�clarer que telle ou telle mesure �n'�tait
pas anglaise�, du moins ne manquait-il pas � la d�noncer comme �n'�tant
pas pratique�. C'est sous le ban de cette derni�re excommunication
qu'�tait tomb� son pauvre neveu. La fa�on dont G�d�on entendait l'�tude
de la loi avait �t� d�cid�ment reconnue �non pratique�; et son oncle lui
avait en cons�quence signifi�, au cours d'une bruyante entrevue rythm�e
avec le gourdin � noeuds, qu'il devait soit trouver au plus vite une ou
deux causes � d�fendre, ou bien se pr�parer � vivre d�sormais de ses
propres fonds.

Aussi ne s'�tonnera-t-on point que G�d�on, malgr� une nature plut�t
joyeuse, se sent�t envahi de m�lancolie. Car, d'abord, il n'avait pas le
moindre d�sir de pousser plus loin qu'il n'avait fait d�j� l'�tude de la
loi; et puis, en supposant m�me qu'il s'y r�sign�t, il y avait toujours
encore une partie du programme qui restait ind�pendante de sa volont�.
Comment trouver des clients, des causes � d�fendre? La question �tait
l�.

Tout � coup, pendant qu'il se d�sesp�rait de ne pouvoir pas la r�soudre,
il trouva son passage barr� par un rassemblement. Une voiture de
camionnage �tait arr�t�e devant une maison; six athl�tes, ruisselants de
sueur, s'occupaient � en retirer la plus gigantesque caisse d'emballage
qu'ils eussent jamais vue; et, sur les degr�s du perron, la massive
figure du cocher et la fr�le figure d'une jeune fille se tenaient
debout, comme sur une sc�ne, se querellant.

--Cela ne peut pas �tre pour nous! affirmait la jeune fille. Je vous
prie de remporter cette caisse! Elle ne pourrait pas entrer dans la
maison, si m�me vous arriviez � la retirer de votre voiture!

--Alors je vais la laisser sur le trottoir, r�pondait le cocher, et M.
Finsbury s'arrangera comme il voudra avec la police!

--Mais je ne suis pas M. Finsbury! protestait la jeune fille.

--Peu m'importe de savoir qui vous �tes! r�pondait le camionneur.

--Voudriez-vous me permettre de vous venir en aide, miss Hazeltine? dit
G�d�on, en s'avan�ant.

Julia poussa un petit cri de plaisir.

--Oh! monsieur Forsyth, s'�cria-t-elle, je suis si heureuse de vous
voir! Figurez-vous qu'on veut m'obliger � faire entrer dans la maison
cette horrible chose, qui ne peut �tre venue ici que par erreur! Le
cocher d�clare qu'il faut que nous d�fassions les portes, ou bien qu'un
ma�on d�molisse un pan de mur entre deux fen�tres, faute de quoi la
voirie va nous intenter un proc�s, pour laisser nos meubles sur le pav�!

Les six hommes, pendant ce temps, avaient enfin r�ussi � d�poser la
caisse sur le trottoir; et maintenant ils se tenaient debout, appuy�s
contre elle, et consid�rant, avec une d�tresse manifeste, la porte de la
maison o� cette caisse monstrueuse avait � p�n�trer. Ai-je besoin
d'ajouter que toutes les fen�tres des maisons voisines s'�taient
garnies, comme par enchantement, de spectateurs curieux et amus�s?

Ayant pris l'air le plus scientifique qu'il p�t se donner, G�d�on mesura
avec sa canne les dimensions de la porte, pendant que Julia notait, sur
son album � aquarelle, le r�sultat des �valuations. Puis G�d�on, en
mesurant la caisse et en comparant les deux s�ries de chiffres,
d�couvrit qu'il y avait tout juste assez d'espace pour que la caisse p�t
entrer. Apr�s quoi, s'�tant d�v�tu de son veston et de son gilet, il
aida les hommes � enlever de leurs gonds les battants de la porte. Et,
enfin, gr�ce � la collaboration presque forc�e de quelques-uns des
assistants, la caisse monta p�niblement les marches, grin�a en se
frottant aux murs, et se trouva install�e � l'entr�e du vestibule, le
bloquant � peu pr�s dans toute sa largeur. Alors les artisans de cette
victoire se regard�rent les uns les autres avec un sourire de triomphe.
Ils avaient, en v�rit�, cass� un buste d'Apollon, et creus� dans le mur
de profondes orni�res; mais, du moins, ils avaient cess� d'�tre un des
spectacles publics de Londres!

--Ma parole, monsieur, dit le cocher, jamais je n'ai vu un colis pareil!

G�d�on lui exprima �loquemment sa sympathie en lui glissant dans la main
deux pi�ces de dix shillings.

--Allons, patron, cinq shillings de plus, et je me charge de r�gler le
compte de tous les camarades! s'�cria le cocher.

Ainsi fut fait; sur quoi toute la troupe des porteurs improvis�s grimpa
dans la voiture, qui d�tala dans la direction de la taverne la plus
proche. G�d�on referma la porte, et se tourna vers miss Hazeltine. Leurs
yeux se rencontr�rent; et une folle envie de rire les saisit tous les
deux. Puis, peu � peu, la curiosit� s'�veilla dans l'esprit de la jeune
fille. Elle s'approcha de la caisse, la t�ta dans tous les sens, examina
l'�tiquette.

--C'est la chose la plus �trange que l'on puisse r�ver! dit-elle, avec
un nouvel �clat de rire. L'�criture est certainement de la main de
Maurice, et j'ai re�u une lettre de lui, ce matin m�me, me disant de me
pr�parer � recevoir un baril. Croyez-vous que ceci puisse �tre consid�r�
comme un baril, monsieur Forsyth?

--_Statue, � manier avec pr�caution, fragile_, lut tout haut G�d�on, sur
un des c�t�s de la caisse. Vous �tes bien s�re que vous n'avez pas �t�
pr�venue de l'arriv�e d'une statue?

--Non, certainement! r�pondit Julia. Oh! monsieur Forsyth, ne
pensez-vous pas que nous puissions jeter un coup d'oeil � l'int�rieur de
la caisse?

--Et pourquoi pas? s'�cria G�d�on. Dites-moi seulement o� je pourrai
trouver un marteau!

--Venez avec moi, dans la cuisine, et je vous montrerai o� sont les
marteaux! dit Julia. La planche o� on les met est trop haute pour moi!

--Elle ouvrit la porte de la cuisine et y fit entrer G�d�on. Un marteau
fut vite trouv�, ainsi qu'un ciseau: mais G�d�on fut surpris de
n'apercevoir aucune trace d'une cuisini�re. Il d�couvrit �galement, par
contre, que miss Julia avait un tr�s petit pied et une cheville tr�s
fine; d�couverte qui l'embarrassa si fort qu'il fut tout heureux de
pouvoir s'attaquer au plus vite � la caisse d'emballage.

Il travaillait ferme,--et chacun de ses coups de marteau avait une
pr�cision admirable,--pendant que Julia, debout pr�s de lui, en silence
consid�rait plut�t l'ouvrier que l'ouvrage. Elle songeait que M. Forsyth
�tait un fort bel homme; jamais encore elle n'avait vu des bras aussi
vigoureux. Et tout � coup G�d�on, comme s'il avait devin� ses pens�es,
se retourna vers elle et lui sourit. Elle sourit aussi, et rougit: et ce
double changement lui seyait si bien que G�d�on oublia de regarder o� il
frappait, de telle sorte que, quelques secondes apr�s, le pauvre gar�on
ass�nait un coup terrible sur ses propres doigts. Avec une pr�sence
d'esprit touchante, il parvint, non seulement � retenir, mais � changer
m�me en une plainte anodine le pittoresque juron qui allait sortir de
ses l�vres. Mais la douleur �tait vive; la secousse nerveuse avait �t�
trop forte: et, apr�s quelques essais, il s'aper�ut qu'il ne pouvait pas
songer � poursuivre l'op�ration.

Aussit�t Julia courut dans sa chambre, apporta une �ponge, de l'eau, une
serviette, et commen�a � baigner la main bless�e du jeune homme.

--Je regrette, infiniment! s'excusait G�d�on. Si j'avais eu le moindre
savoir-vivre, j'aurais ouvert la caisse d'abord, et me serais ensuite
�cras� les doigts! Oh! �a va d�j� beaucoup mieux! ajoutait-il. Je vous
assure que �a va beaucoup mieux!

--Oui, je crois que, maintenant, vous allez assez bien pour �tre en �tat
de diriger le travail! dit enfin Julia. Commandez-moi, et c'est moi qui
serai votre ouvri�re!

--Une d�licieuse ouvri�re, en v�rit�!--d�clara G�d�on, oubliant tout �
fait les convenances. La jeune fille se retourna, et le regarda avec un
petit soup�on de froncement de sourcils; mais l'impertinent jeune homme
se h�ta de d�tourner son attention sur la caisse d'emballage. Le plus
gros du travail, d'ailleurs, se trouvait fait. Julia ne tarda pas �
soulever la premi�re planche du couvercle, ce qui mit au jour une couche
de paille. Une minute apr�s les deux jeunes gens �taient � genoux, l'un
pr�s de l'autre, comme des paysans occup�s � retourner le foin; et, d�s
la minute suivante, ils furent r�compens�s de leurs efforts par la vue
de quelque chose de blanc et de poli. C'�tait, sans erreur possible, un
�norme pied de marbre.

--Voil� un personnage vraiment esth�tique! dit Julia.

--Jamais je n'ai rien vu de pareil! r�pondit G�d�on. Il a un mollet
comme un sac de gros sous!

Bient�t se d�couvrit un second pied, et puis quelque chose qui semblait
bien en �tre un troisi�me. Mais ce quelque chose se trouva �tre, en fin
de compte, une massue reposant sur un pi�destal.

--H�! parbleu! c'est un _Hercule_! s'�cria G�d�on. J'aurais d� le
deviner � la vue de son mollet! Et je puis affirmer en toute
confiance--ajouta-t-il en regardant les deux jambes colossales--que
c'est ici le plus grand � la fois et le plus laid de tous les _Hercule_
de l'Europe enti�re! Qu'est-ce qui peut l'avoir d�cid� � venir chez
vous?

--Je suppose que personne autre n'en aura voulu! dit Julia. Et je dois
ajouter que, nous-m�mes, nous nous serions parfaitement pass�s de lui.

--Oh! ne dites pas cela, mademoiselle! r�pliqua G�d�on. Il m'a valu une
des plus m�morables s�ances de toute ma vie!

--En tout cas, une s�ance que vous ne pourrez pas oublier de sit�t! fit
Julia. Vos malheureux doigts vous la rappelleront!

--Et maintenant, je crois qu'il faut que je m'en aille! dit tristement
G�d�on.

--Non! non! plaida Julia. Pourquoi vous en aller? Restez encore un
moment, et prenez une tasse de th� avec moi!

--Si je pouvais penser que, r�ellement, cela vous f�t agr�able, dit
G�d�on en faisant tourner son chapeau dans ses doigts, il va de soi que
j'en serais ravi!

--Mais, certes, cela me sera agr�able! r�pondit la jeune fille. Et, de
plus, j'ai besoin de g�teaux pour manger le th�, et je n'ai personne que
je puisse envoyer chez le p�tissier. Tenez voici la clef de la maison!

G�d�on se h�ta de mettre son chapeau et de courir chez le p�tissier,
d'o� il revint avec un grand sac en papier tout rempli de choux � la
cr�me, d'�clairs, et de tartelettes. Il trouva Julia occup�e � pr�parer
une petite table � th� dans le vestibule.

--Les chambres sont dans un tel d�sordre, dit-elle, que j'ai pens� que
nous serions plus � l'aise ici, � l'ombre de notre statue!

--Parfait! s'�cria G�d�on enchant�.

--Oh! quelles adorables tartelettes � la cr�me! fit Julia en ouvrant le
sac. Et quels d�licieux choux aux fraises!

--Oui! dit G�d�on, essayant de cacher sa d�convenue. J'ai bien pr�vu que
le m�lange produirait quelque chose de tr�s beau. D'ailleurs, la
p�tissi�re l'a pr�vu aussi.

--Et maintenant, dit Julia apr�s avoir mang� une demi-douzaine de
g�teaux, je vais vous montrer la lettre de Maurice. Lisez-la tout haut:
peut-�tre y a-t-il des d�tails qui m'ont �chapp�?

G�d�on prit la lettre, la d�plia sur un de ses genoux, et lut ce qui
suit:


�Ch�re Julia, je vous �cris de Browndean, o� nous nous sommes arr�t�s
pour quelques jours. L'oncle a �t� tr�s secou� par ce terrible accident,
dont, sans doute, vous aurez lu le r�cit dans le journal. Demain, je
compte le laisser ici avec Jean, et rentrer seul � Londres; mais, avant
mon arriv�e, vous allez recevoir un baril _contenant des �chantillons
pour un ami_. Ne l'ouvrez � aucun prix, mais laissez-le dans le
vestibule jusqu'� mon arriv�e!

  �Votre, en grande h�te,

  �M. FINSBURY.

�_P. S._--N'oubliez pas de laisser le baril dans le vestibule!�


--Non, dit G�d�on, je ne vois rien l� qui se rapporte au monument!--Et,
en disant cela, il d�signait les jambes de marbre.--Miss Hazeltine,
poursuivit-il, me permettez-vous de vous adresser quelques questions?

--Mais volontiers! r�pondit la jeune fille. Et si vous r�ussissez �
m'expliquer pourquoi Maurice m'a envoy� une statue d'Hercule au lieu
d'un baril contenant des ��chantillons pour un ami�, je vous en serai
reconnaissante jusqu'� mon dernier jour. Mais, d'abord, qu'est-ce que
cela peut-�tre, �des �chantillons pour un ami�?

--Je n'en ai pas la moindre id�e! dit G�d�on. Je sais bien que les
marbriers envoient souvent des �chantillons; mais je crois que, en
g�n�ral, ce sont des morceaux de marbre plus petits que notre ami le
monument. Au reste, mes questions portent sur d'autres sujets. En
premier lieu, est-ce que vous �tes tout � fait seule, dans cette maison?

--Oui, pour le moment! r�pondit Julia. Je suis arriv�e avant-hier pour
mettre la maison en �tat et pour chercher une cuisini�re. Mais je n'en
ai trouv� aucune qui me pl�t.

--Ainsi vous �tes absolument seule! dit G�d�on, stup�fait. Et vous
n'avez pas peur?

--Oh! pas du tout! r�pondit Julia. Je ne sais pas de quoi j'aurais peur.
Je me suis simplement achet� un revolver, d'un bon march� fantastique,
et j'ai demand� au marchand de me montrer la mani�re de m'en servir. Et
puis, avant de me coucher, j'ai bien soin de barricader ma porte avec
des tiroirs et des chaises.

--C'est �gal, je suis heureux de penser que votre monde va bient�t
rentrer! dit G�d�on. Votre isolement m'inqui�te beaucoup. S'il devait se
prolonger, je pourrais vous pourvoir d'une vieille tante � moi, ou
encore de ma femme de m�nage, � votre choix.

--Me pr�ter une tante! s'�cria Julia. Oh! quelle g�n�rosit�! Je commence
� croire que c'est vous qui m'avez envoy� l'_Hercule_!

--Je vous donne ma parole d'honneur que non! protesta le jeune homme. Je
vous admire bien trop pour avoir pu vous envoyer une oeuvre d'art aussi
monstrueuse!

Julia allait r�pondre, lorsque les deux amis tressaut�rent: un coup
violent avait �t� frapp� � la porte.

--Oh! monsieur Forsyth!

--Ne craignez rien, ma ch�re enfant! dit G�d�on appuyant tendrement sa
main sur le bras de la jeune fille.

--Je sais ce que c'est! murmura-t-elle. C'est la police! Elle vient se
plaindre au sujet de la statue!

Nouveau coup � la porte, plus violent, et plus impatient.

--Mon Dieu! c'est Maurice! s'�cria la jeune fille. Elle courut � la
porte et ouvrit.

C'�tait en effet Maurice qui apparaissait sur le seuil: non pas le
Maurice des jours ordinaires, mais un homme d'aspect sauvage, p�le et
hagard, avec des yeux inject�s de sang, et une barbe de deux jours au
menton.

--Le baril? s'�cria-t-il. O� est le baril qui est arriv� ce matin?

Il regardait autour de lui, dans le vestibule, et ses yeux lui sortirent
de la t�te, litt�ralement, lorsqu'il aper�ut les jambes de l'_Hercule_.

--Qu'est-ce que c'est que �a? hurla-t-il. Qu'est-ce que c'est que ce
mannequin de cire? Qu'est-ce que c'est? Et o� est le baril? Le tonneau �
eau?

--Aucun baril n'est venu, Maurice! r�pondit froidement Julia. Voici le
seul colis qu'on ait apport�!

--�a? s'�cria le malheureux. Je n'ai jamais entendu parler de �a!

--C'est cependant arriv� avec une adresse �crite de votre main! r�pondit
Julia. Nous avons presque �t� forc�s de d�molir la maison pour le faire
entrer. Et je ne puis rien vous dire de plus!

Maurice la consid�ra avec un �garement sans limites. Il passa une de ses
mains sur son front, et puis s'appuya contre le mur, comme un homme qui
va s'�vanouir. Mais, peu � peu, sa langue se d�lia, et il se mit �
accabler la jeune fille d'un torrent d'injures. Jamais jusqu'alors
Maurice lui-m�me ne se serait suppos� capable d'autant de feu, d'autant
de verve, ni d'une telle vari�t� de locutions grossi�res. La jeune fille
tremblait et chancelait sous cette fureur insens�e.

--Je ne souffrirai point que vous parliez davantage � miss Hazeltine sur
un ton pareil! dit enfin G�d�on, s'interposant avec r�solution.

--Je lui parlerai sur le ton qui me plaira, r�pliqua Maurice, dans un
nouvel �lan de fureur. Je parlerai � cette mis�rable mendiante comme
elle le m�rite!

--Pas un mot de plus, monsieur, pas un mot!--s'�cria G�d�on.--Miss
Hazeltine, poursuivit-il en s'adressant � la jeune fille, vous ne pouvez
pas rester davantage sous le m�me toit que cet individu! Voici mon bras!
Permettez-moi de vous conduire en un lieu o� vous soyez � l'abri de
l'insulte!

--Monsieur Forsyth, dit Julia, vous avez raison! Je ne saurais rester
ici un seul moment de plus, et je sais que je me confie � un homme
d'honneur!

P�le et r�solu, G�d�on offrit son bras, et les deux jeunes gens
descendirent les marches du perron, poursuivis par Maurice, qui
r�clamait la clef de la porte d'entr�e.

Julia venait � peine de lui remettre son trousseau de clefs, lorsqu'un
fiacre vide passa rapidement devant eux. Il fut h�l�, simultan�ment, par
Maurice et par G�d�on. Mais, au moment o� le cocher arr�tait son cheval,
Maurice se pr�cipita dans la voiture.

--Dix sous de pourboire! cria-t-il. Gare de Waterloo, aussi vite que
possible! Dix sous pour vous!

--Mettez un shilling, monsieur! dit le cocher. L'autre gentleman m'a
retenu avant vous!

--Eh bien! soit, un shilling!--cria Maurice, tout en songeant, � part
lui, qu'il examinerait de nouveau la question en arrivant � la gare. Et
le cocher fouetta sa b�te, et le fiacre tourna au premier coin de rue.




VI

LES TRIBULATIONS DE MAURICE

(_Premi�re Partie_)


Pendant que le fiacre filait par les rues de Londres, Maurice
s'�vertuait � rallier toutes les forces de son esprit. 1� le baril
contenant le cadavre s'�tait �gar�; 2� il y avait n�cessit� absolue � le
retrouver. Ces deux points �taient clairs; et si, par une chance
providentielle, le baril se trouvait encore � la gare, tout pouvait
aller bien. Si le baril n'�tait pas � la gare, et qu'il se trouv�t d�j�
entre les mains d'autres personnes l'ayant re�u par erreur, la chose
prenait une tournure plus f�cheuse. Les personnes qui re�oivent des
colis dont elles ne s'expliquent pas la nature sont en g�n�ral port�es �
les ouvrir tout de suite. L'exemple de Miss Hazeltine (que Maurice
maudit une fois de plus) ne confirmait que trop ce principe g�n�ral. Et
si quelqu'un avait d�j� ouvert le baril... �Seigneur Dieu!� s'�cria
Maurice � cette pens�e, en portant la main � son front tout gonfl� de
sueur.

La premi�re conception d'un manquement � la loi a volontiers, pour
l'imagination, quelque chose d'excitant: le projet, encore � l'�tat
d'�bauche, s'offre sous des couleurs vives et attrayantes. Mais il n'en
est pas de m�me lorsque, plus tard, l'attention du criminel se tourne
vers ses rapports possibles avec la police. Maurice, � pr�sent, se
disait qu'il n'avait peut-�tre pas suffisamment pris en consid�ration
l'existence de la police, lorsqu'il s'�tait embarqu� dans son
entreprise. �Je vais avoir � jouer tr�s serr�!� songea-t-il; et un petit
frisson de peur courut tout le long de son �pine dorsale.

--Les grandes lignes, ou la banlieue? lui demanda tout � coup le cocher,
� travers le petit guichet du plafond.

--Grandes lignes! r�pondit Maurice. Apr�s quoi il d�cida que cet homme
aurait, tout de m�me, son shilling de pourboire.

�Ce serait folie d'attirer l'attention sur moi en ce moment!� se dit-il.
�Mais la somme que cette affaire-l� va me co�ter, au bout du compte,
commence � me faire l'effet d'un cauchemar!�

Il traversa la salle des billets, et, mis�rablement, erra sur le quai.
Il y avait, en cet instant, un petit arr�t dans le mouvement de la gare;
peu de gens sur le quai, � peine quelques voyageurs attendant, �� et l�.
Maurice constata qu'il n'attirait point l'attention, ce qui lui parut
une chose excellente; mais, d'autre part, il songea que son enqu�te
n'avan�ait pas beaucoup. De toute n�cessit�, il devait faire quelque
chose, risquer quelque chose: chaque instant qui passait ajoutait au
danger. Enfin, recueillant tout son courage, il arr�ta un porteur et lui
demanda si, par hasard, il ne se souvenait pas d'avoir vu arriver un
baril, au train du matin: ajoutant qu'il �tait anxieux de se renseigner,
car le baril appartenait � un de ses amis. �Et l'affaire est des plus
importantes, ajouta-t-il encore, car ce baril contient des
�chantillons!�

--Je n'�tais pas l� ce matin, monsieur, r�pondit le porteur; mais je
vais demander � Bill. H�! Bill! dis-donc, te souviens-tu d'avoir vu
arriver de Bournemouth, ce matin, un baril contenant des �chantillons?

--Je ne peux rien dire au sujet des �chantillons! r�pliqua Bill. Mais le
bourgeois qui a re�u le baril nous a fait un joli tapage!

--Quoi? Comment? s'�cria Maurice, en m�me temps que, fi�vreusement, il
glissait deux sous dans la main du porteur.

--Eh bien! monsieur, il y a un baril qui est arriv� � une heure trente,
et qui est rest� au d�p�t jusque vers les trois heures. A ce moment-l�,
voil� qu'arrive un petit homme, d'un air tout malingre.--j'ai bien id�e
que ce doit �tre quelque vicaire,--et qu'il me dit: �Vous n'auriez pas
re�u quelque chose pour Pitman?�--William Bent Pitman, si je me rappelle
bien le nom.--�Je ne sais pas au juste, monsieur, que je lui r�ponds;
mais je crois bien que c'est le nom qui est �crit sur ce baril!� Le
petit homme va voir le baril, et fait une mine ahurie quand il aper�oit
l'adresse. Et le voil� qui se met � nous reprocher de ne pas lui avoir
apport� ce qu'il voulait. �Eh! peu m'importe ce que vous voulez,
monsieur, que je lui dis; mais si c'est vous qui �tes William Bent
Pitman, il faut que vous emportiez ce baril!�

--Et l'a-t-il emport�? s'�cria Maurice, respirant � peine.

--Eh bien! monsieur, reprit tranquillement Bill, il para�t que c'�tait
une grande caisse d'emballage que ce monsieur attendait. Et cette caisse
est bien arriv�e; je le sais, parce que c'est le plus grand colis que
j'aie jamais vu. Alors, en apprenant �a, ce Pitman a de nouveau fait la
grimace. Il a demand� � parler au chef de service, et on a fait venir
Tom, le facteur, celui qui avait conduit la caisse. Eh bien!
monsieur--poursuivit Bill avec un sourire--jamais je n'ai vu un homme
dans un �tat pareil! Ivre-mort, monsieur! A ce que j'ai cru comprendre,
il y avait eu un monsieur, �videmment fou, qui avait donn� � ce brave
Tom une livre sterling de pourboire, et voil� d'o� �tait venu tout le
mal, comprenez-vous?

--Mais enfin, qu'est-ce qu'il a dit? haleta Maurice.

--Ma foi! monsieur, il n'�tait gu�re en �tat de dire grand'chose!
r�pondit Bill. Mais il a offert de se battre � coups de poing avec ce
Pitman pour une pinte de bi�re. Il avait perdu son livre, aussi, et ses
re�us; et son compagnon �tait encore plus saoul que lui, si possible.
Oh! monsieur, ils �taient tous les deux comme... comme des lords! Et le
chef de service leur a r�gl� leur compte s�ance tenante.

�Allons! voil� qui n'est point si mauvais!� songea Maurice, avec un
soupir de soulagement. Puis, s'adressant au porteur:

--Et ainsi, ces deux hommes n'ont pas pu dire o� ils avaient conduit la
caisse?

--Non, r�pondit Bill, ni �a ni autre chose!

--Et... qu'est-ce qu'a fait Pitman? demanda Maurice.

--Il a emport� le baril dans un fiacre � quatre roues, r�pondit Bill. Le
pauvre homme �tait tout tremblant. Je ne crois pas qu'il ait beaucoup de
sant�!

--Et ainsi, murmura Maurice, le baril est parti?

--De �a, vous pouvez en �tre bien s�r! dit le porteur. Mais vous feriez
mieux de voir le chef de service!

--Oh! pas du tout, la chose n'a aucune importance! protesta Maurice. Ce
baril ne contenait que des �chantillons!

Et il se h�ta d'op�rer sa sortie.

Enferm� dans un fiacre, une fois de plus, il s'effor�a de jeter un
nouveau regard d'ensemble sur sa position. �Supposons, se dit-il,
supposons que j'accepte ma d�faite et aille tout de suite d�clarer la
mort de mon oncle!� Il y perdrait la tontine, et, avec celle-ci, sa
derni�re chance de recouvrer ses 7.800 livres. Mais, d'autre part,
depuis le shilling de pourboire donn� au cocher de fiacre, il avait
commenc� � constater que le crime �tait co�teux dans sa pratique, et,
depuis la perte du baril, que le crime �tait incertain dans ses
cons�quences. Avec calme, d'abord, puis sans cesse avec plus de chaleur,
il envisagea les avantages qu'il y aurait pour lui � abandonner son
entreprise. Cet abandon impliquait pour lui une perte d'argent: mais, en
somme, et apr�s tout, pas une tr�s grosse perte: celle seulement de la
tontine, sur laquelle il n'avait jamais compt� tout � fait. Il retrouva
au fond de sa m�moire certains traits �tablissant qu'en effet jamais il
n'avait cru bien s�rieusement aux profits de la tontine. Non, jamais il
n'y avait cru, jamais il n'avait eu l'espoir certain de recouvrer ses
7.800 livres; et, s'il s'�tait embarqu� dans cette aventure, c'�tait
uniquement pour parer � la d�loyaut�, trop manifeste, de son cousin
Michel. Il le voyait clairement � pr�sent: mieux valait pour lui se
retirer au plus vite de l'aventure, pour transporter tous ses efforts
sur l'affaire des cuirs...

--Seigneur! s'�cria-t-il tout � coup en bondissant dans son fiacre comme
un diable dans sa bo�te � malice. Seigneur! Mais je n'ai pas seulement
perdu la tontine! J'ai encore perdu l'affaire des cuirs par-dessus le
march�!

Pour monstrueux que f�t le fait, il �tait rigoureusement vrai. Maurice
n'avait point pouvoir pour signer, au nom de son oncle. Il ne pouvait
pas m�me �mettre un ch�que de trente shillings. Aussi longtemps qu'il
n'aurait pas produit une preuve l�gale de la mort de son oncle, il
n'�tait qu'un paria sans le sou: et, d�s qu'il aurait produit cette
preuve l�gale, le b�n�fice de la tontine �tait, pour lui,
irr�m�diablement perdu! Mais bah! Maurice n'avait pas le droit
d'h�siter! Il devait laisser tomber la tontine comme un marron trop
chaud, et concentrer toutes ses forces sur la maison de cuirs, ainsi que
sur le reste de son petit, mais l�gitime, h�ritage! Sa r�solution fut
prise en un instant. Mais, d�s l'instant suivant, soudain, se d�couvrit
� lui l'�tendue tout enti�re de sa calamit�. D�clarer la mort de son
oncle, il ne le pouvait pas! Depuis que le cadavre s'�tait perdu,
l'oncle Joseph �tait (au point de vue de la loi) devenu immortel.

Il n'y avait pas au monde une voiture assez grande pour contenir Maurice
avec son d�sespoir. Le pauvre gar�on fit arr�ter le fiacre, descendit,
paya, et se mit � marcher il ne savait o�.

--Je commence � croire que je me suis embarqu� dans cette affaire avec
trop de pr�cipitation! se dit-il, avec un soupir fun�bre. Je crains que
l'affaire ne soit trop compliqu�e pour un homme de mes capacit�s
intellectuelles!

Tout � coup, un des aphorismes de son oncle Joseph lui revint �
l'esprit: �Si vous voulez penser clairement, couchez vos arguments par
�crit!� r�p�tait volontiers le vieillard. �H�! cette vieille b�te avait
tout de m�me quelques bonnes id�es! songea Maurice. Je vais employer son
syst�me, pour voir!�

Il entra dans une taverne, commanda du fromage, du pain, de quoi �crire,
et s'installa solennellement devant une feuille de papier blanc. Il
essaya la plume; chose � peine croyable, elle allait parfaitement. Mais
qu'allait-il �crire?

--J'y suis! s'�cria enfin Maurice. Je vais faire comme Robinson Cruso�,
avec ses deux colonnes!

Aussit�t il plia son papier, conform�ment � ce mod�le classique, et
commen�a ainsi:

  MAUVAIS                           BON

  1. J'ai perdu le corps de mon     1. Mais Pitman l'a trouv�.
  oncle.

--Halte-l�! se dit Maurice. Je me laisse entra�ner trop loin par le
g�nie de l'antith�se. Recommen�ons:

  MAUVAIS                           BON

  1. J'ai perdu le corps de mon     1. Mais, de cette fa�on, je
  oncle.                            n'ai plus � m'inqui�ter de
                                    l'enterrer.

  2. J'ai perdu la tontine.         2. Mais je puis encore la
                                    sauver si Pitman fait dispara�tre
                                    le corps, et que je trouve un
                                    m�decin tout � fait sans scrupules.

  3. J'ai perdu le commerce de      3. Mais je ne les ai point perdus
  cuirs, et tout le reste de la     si Pitman livre le corps � la
  succession de mon oncle.          police.

�Oui, mais, en ce cas, je vais en prison! J'oubliais cela! songea
Maurice. Au fait, je crois que je ferai mieux de ne pas m'arr�ter �
cette hypoth�se. Les gens qui n'ont rien � craindre pour eux-m�mes sont
� l'aise pour recommander aux autres d'envisager toutes les pires
extr�mit�s: mais j'estime que, dans un cas comme celui-ci, mon premier
devoir est d'�viter toute occasion de me d�courager. Non, il doit y
avoir une autre r�ponse au num�ro 3 de droite! Il doit y avoir un _bon_
faisant contrepoids � ce _mauvais_! Ou bien, sans cela, � quoi servirait
l'invention de cette double colonne? Eh! par saint Georges, j'y suis! La
r�ponse au num�ro 3 est exactement la m�me qu'au num�ro 2!�

Et il se h�ta de r�crire le passage:

  MAUVAIS                           BON

  3. J'ai perdu le commerce de      3. Mais je ne les ai point perdus
  cuirs, et tout le reste de la     si je parviens � d�couvrir un
  succession de mon oncle.          m�decin qui soit tout � fait sans
                                    scrupules.

�Ce m�decin v�nal est d�cid�ment bien � d�sirer pour moi! se dit-il.
J'ai besoin de lui, d'abord, pour me donner un certificat attestant que
mon oncle est mort, afin que je puisse reprendre l'affaire des cuirs; et
puis j'ai besoin de lui pour me donner un certificat attestant que mon
oncle est vivant... Mais voil� de nouveau que je tombe dans une
antinomie!�

Et il revint � ses confrontations:

  MAUVAIS                           BON

  4. Je n'ai presque plus           4. Mais il y en a beaucoup, � la
   d'argent.                        Banque.

  5. Oui, mais je ne peux pas       5. Mais... Au fait, cela para�t
  toucher l'argent qui est �        malheureusement incontestable.
  la Banque.

  6. J'ai laiss� dans la poche      6. Mais, pour peu que Pitman soit
  de l'oncle Joseph le ch�que       un malhonn�te homme, la d�couverte
  de huit cent livres.              de ce ch�que le d�cidera � garder la
                                    chose secr�te et � jeter le corps �
                                    l'�gout.

  7. Oui, mais si Pitman est        7. Oui, mais si je ne me trompe pas
  un malhonn�te homme et qu'il      dans ma conjecture au sujet de
  d�couvre le ch�que, il saura      l'oncle Masterman, je pourrai, � mon
  qui est l'oncle Joseph, et        tour, faire chanter mon cousin
  pourra me faire chanter.          Michel.

  8. Mais je ne puis pas faire      8. Tant pis!
  chanter Michel avant d'avoir
  des preuves de la mort de son
  p�re. (Et puis, faire chanter
  Michel ne laisse pas d'�tre
  une entreprise assez
  dangereuse.)

  9. La maison de cuirs aura        9. Mais la maison de cuirs est un
  bient�t besoin d'argent pour      bateau qui se noie.
  les d�penses courantes, et
  je n'en ai pas � donner.

  10. Oui, mais ce n'en est pas     10. Exact.
  moins le seul bateau qui
  me reste.

  11. Jean aura bient�t besoin      11.
  d'argent, et je n'en ai pas
  � lui donner.

  12. Et le m�decin v�nal voudra    12.
  se faire payer d'avance.

  13. Et si Pitman est malhonn�te   13.
  et ne m'envoie pas en prison,
  il exigera de moi des sommes
  �normes.

--Oh! mais je vois que l'affaire est bien unilat�rale! s'�cria Maurice.
D�cid�ment, cette m�thode n'a pas autant de valeur que j'avais suppos�!

Il chiffonna la feuille de papier et la mit dans sa poche: puis,
aussit�t, il la retira de sa poche, la d�plia, et la relut d'un bout �
l'autre.

--D'apr�s ce r�sum� des faits, se dit-il, je vois que c'est au point de
vue financier que ma position est le plus faible. N'y aurait-il donc
vraiment aucun moyen de trouver des fonds? Dans une grande ville comme
Londres, et entour� de toutes les ressources de la civilisation, on ne
me fera pas croire qu'une chose aussi simple me soit impossible. Allons!
allons! pas tant de pr�cipitation! D'abord, n'y a-t-il rien que je
puisse vendre? Ma collection de bagues � cachets?

Mais � la pens�e de se s�parer de ces chers tr�sors, Maurice sentit que
le sang lui affluait aux joues.

--Non! j'aimerais mieux mourir! se dit-il.

Et, jetant sur la table une pi�ce d'un shilling, il s'enfuit dans la
rue.

--Il faut absolument que je trouve des fonds! reprit-il. Mon oncle �tant
mort, l'argent d�pos� � la banque est � moi: je veux dire qu'il devrait
�tre � moi, sans cette maudite fatalit� qui me poursuit depuis que
j'�tais un orphelin en tutelle! Je sais bien ce que ferait, � ma place,
tout autre homme dans la chr�tient�! Tout autre homme, � ma place,
ferait des faux: except� que, dans mon cas, cela ne pourrait pas
s'appeler des faux, puisque l'oncle Joseph est mort, et que l'argent
m'appartient. Quand je pense � cela, quand je pense que mon oncle est
mort sous mes yeux, et que je ne peux pas prouver qu'il est mort, ma
gorge se serre en pr�sence d'une telle injustice! Autrefois, je me
sentais rempli d'amertume au souvenir de mes 7.800 livres: qu'�tait-ce
que cette mis�rable somme, en comparaison de ce que je perds � pr�sent?
C'est-�-dire que, jusqu'au jour d'avant-hier, j'�tais parfaitement
heureux!�

Et Maurice arpentait les trottoirs, avec de profonds soupirs.

�Et puis ce n'est pas tout! songeait-il. Mais pourrai-je faire ces faux?
Arriverai-je � contrefaire l'�criture de mon oncle? En serai-je capable?
Pourquoi n'ai-je pas pris plus de le�ons d'�criture, quand j'�tais
enfant? Ah! comme je comprends maintenant les admonitions de mes
professeurs, nous pr�disant que nous regretterions plus tard de n'avoir
pas mieux profit� de leurs enseignements! Ma seule consolation est que,
m�me si j'�choue, je n'aurai rien � craindre,--de la part de ma
conscience, du moins. Et si je r�ussis, et que Pitman soit le noir
coquin que je suppose, eh bien! je n'aurais plus qu'� essayer de
d�couvrir un m�decin v�nal, chose qui ne doit pas �tre difficile �
d�couvrir dans une ville comme Londres. La ville doit en �tre remplie,
c'est bien certain! Je ne vais pas, bien s�r! mettre une annonce dans
les journaux pour demander un m�decin � corrompre: non, je n'aurai qu'�
entrer tour � tour chez diff�rents m�decins, � les juger d'apr�s leur
accueil, et puis, quand j'en aurai trouv� un qui me para�tra pouvoir me
convenir, � lui exposer simplement mon affaire... Encore que, m�me cela,
au fond, ce soit une d�marche assez d�licate!�

Apr�s de longs d�tours, il se trouvait aux environs de John Street; il
s'en aper�ut tout � coup et r�solut de rentrer chez lui. Mais, pendant
qu'il faisait tourner la clef dans la serrure, une nouvelle r�flexion
mortifiante lui vint � l'esprit: �Cette maison m�me n'est pas � moi,
tant que je ne pourrai pas prouver la mort de mon oncle!� se dit-il. Et
il referma si violemment la porte, derri�re lui, que tous les
contrevents des fen�tres claqu�rent.

Dans les t�n�bres du vestibule, par un comble de malchance, Maurice fit
un faux pas, et tomba lourdement sur le socle de l'_Hercule_. La vive
douleur qu'il ressentit acheva de l'exasp�rer. Dans un acc�s soudain de
fureur impulsive, il saisit le marteau que G�d�on Forsyth avait laiss� �
terre, et, sans voir ce qu'il faisait, ass�na un coup dans la direction
de la statue. Il entendit un craquement sec.

�Mon Dieu! qu'est-ce que j'ai encore fait?� g�mit Maurice. Il alluma une
allumette et courut chercher un bougeoir, dans la cuisine. �Oui, se
dit-il en consid�rant, � la lueur de sa bougie, le pied de l'_Hercule_,
qu'il venait de briser, oui, je viens de mutiler un chef-d'oeuvre
antique. Je vais en avoir pour des milliers de livres!�

Mais, tout � coup, un espoir sauvage l'illumina: �Voyons un peu!
reprit-il. Je suis d�barrass� de Julia; je n'ai rien � d�m�ler avec cet
idiot de Forsyth; les porteurs �taient ivres-morts; les deux camionneurs
ont �t� cong�di�s; parfait! Je vais simplement tout nier! Ni vu, ni
connu; je dirai que je ne sais rien!�

D�s la minute suivante, il �tait debout, de nouveau, en face de
l'_Hercule_, les l�vres serr�es, brandissant dans sa main droite le
marteau � casser le charbon, et, dans l'autre main, un massif
hache-viande. Une minute encore, et il s'attaqua r�solument � la caisse
d'emballage. Deux ou trois coups bien appliqu�s lui suffirent pour
achever le travail de G�d�on: la caisse se brisa, se r�pandit sur
Maurice en une averse de planches suivie d'une avalanche de paille.

Et alors le marchand de cuirs put appr�cier pleinement la difficult� de
la t�che qu'il avait entreprise; peu s'en fallut qu'il ne perd�t
courage. Il �tait seul; il ne disposait que d'armes insignifiantes; il
n'avait aucune exp�rience de l'art du mineur ni de celui du casseur de
pierres; comment parviendrait-il � avoir raison d'un monstre colossal,
tout en marbre, et assez solide pour s'�tre conserv� intact depuis
(peut-�tre) Phidias? Mais la lutte �tait moins in�gale qu'il ne
l'imaginait dans sa modestie; d'un c�t�, la force mat�rielle, oui, mais,
de l'autre c�t�, la force morale, cette flamme h�ro�que qui assure la
victoire.

--Je finirai bien par t'abattre tout de m�me, sale grosse b�te! cria
Maurice, avec une passion pareille � celle qui devait animer jadis les
vainqueurs de la Bastille. Je finirai par t'abattre, entends-tu, et pas
plus tard que cette nuit! Je ne veux pas de toi dans mon antichambre!

Le visage de l'_Hercule_, avec son ind�cente expression de jovialit�,
excitait tout particuli�rement la rage de Maurice: et ce fut par
l'attaque du visage qu'il ouvrit ses op�rations. La hauteur du demi-dieu
(car le socle lui-m�me �tait fort �lev�) risquait de constituer, pour
l'assaillant, un obstacle s�rieux. Mais, d�s cette premi�re escarmouche,
l'intelligence affirma son triomphe sur la mati�re. Maurice se rappela
que son oncle d�funt avait, dans sa biblioth�que, un petit escalier
mobile, sur lequel il faisait monter Julia pour prendre des livres aux
rayons sup�rieurs. Il courut chercher ce pr�cieux instrument de guerre,
et bient�t, avec le hache-viande, il eut la joie de d�capiter son
stupide ennemi.

Deux heures plus tard, ce qui avait �t� l'image d'un immense portefaix
n'�tait plus qu'un informe amas de membres bris�s. Le torse s'appuyait
contre le pi�destal, le visage tournait son ricanement vers l'escalier
du sous-sol; les jambes, les bras, les mains, gisaient p�le-m�le dans la
paille, encombrant le vestibule. Une demi-heure plus tard encore, tous
les d�bris se trouvaient d�pos�s dans un coin de la cave; et Maurice,
avec un d�licieux sentiment de triomphe, consid�rait la sc�ne o� avaient
eu lieu ses exploits. Oui, d�sormais, il allait pouvoir nier en toute
s�curit�: rien dans le vestibule, � cela pr�s qu'il �tait dans un �tat
de d�labrement extraordinaire, ne trahissait plus le passage d'un des
plus gigantesques produits de la sculpture antique. Mais ce fut un
Maurice bien fatigu� qui, vers une heure du matin, se laissa tomber sur
son lit, sans avoir m�me la force de se d�v�tir. Ses bras et ses �paules
lui faisaient affreusement mal; les paumes de ses mains br�laient; ses
jambes refusaient de se plier. Et longtemps Morph�e tarda � venir
visiter le jeune h�ros; et, au premier rayon de l'aube, d�j� Morph�e de
nouveau l'avait fui.

La matin�e s'annon�ait lamentablement. Un vilain vent d'est hurlait dans
la rue; � tout moment les fen�tres vibraient sous des douches de pluie,
et Maurice, en s'habillant, sentait des courants d'air glac� lui fr�ler
les jambes.

�Tout de m�me, se dit-il avec une am�re tristesse, tout de m�me, �tant
donn� ce que j'ai d�j� � supporter, j'aurais au moins le droit d'avoir
du beau temps!�

Il n'y avait pas de pain dans la maison; car miss Hazeltine (comme
toutes les femmes, quand elles vivent seules) ne s'�tait nourrie que de
g�teaux. Mais Maurice finit par d�couvrir une tranche de biscuit qui,
assaisonn�e d'un grand verre d'eau, lui constitua un semblant de
d�jeuner; apr�s quoi, il se mit r�solument � l'ouvrage.

Rien n'est plus curieux que le myst�re des signatures humaines. Que vous
signiez votre nom avant ou apr�s vos repas, pendant une indigestion ou
en �tat de faim, pendant que vous tremblez pour la vie d'un enfant ou
lorsque vous venez de gagner aux courses, dans le cabinet d'un juge
d'instruction ou sous les yeux de votre bien-aim�e; pour le vulgaire,
vos signatures diff�reront l'une de l'autre; mais pour l'expert, pour le
graphologue, pour le caissier de banque, elles resteront toujours un
seul et m�me ph�nom�ne, comme l'�toile du Nord pour les astronomes.

Et Maurice savait cela. Les entretiens de son oncle Joseph lui avaient
fait entrer (de force) dans la t�te la th�orie de l'�criture, comme
aussi la th�orie de cet art ing�nieux du faux en �critures, o� il
s'occupait maintenant � pr�parer ses d�buts. Mais,--heureusement pour le
bon ordre des transactions commerciales,--le faux en �critures est
surtout affaire de pratique. Et pendant que Maurice �tait assis � sa
table, ce jour-l�, entour� de signatures authentiques de son oncle et
d'essais d'imitation, h�las! pitoyables, plus d'une fois il fut sur le
point de d�sesp�rer; de temps en temps, le vent lui envoyait un
mugissement lugubre, par la chemin�e; de temps en temps, se r�pandait
sur Bloomsbury une brume si �paisse qu'il avait � se lever de son
fauteuil pour rallumer le gaz; autour de lui r�gnaient la froideur et le
d�sordre d'une maison longtemps inhabit�e,--le plancher sans tapis, le
sofa encombr� de livres et de linge, les plumes rouill�es, le papier
glac� d'une �paisse couche de poussi�re; mais tout cela n'�tait que de
petites mis�res _� c�t�_, et la vraie source de la d�pression de Maurice
consistait dans ces faux avort�s qui, peu � peu, commen�aient � �puiser
toute la provision du papier � lettres.

�C'est la chose la plus extraordinaire du monde!� g�missait-il. �Tous
les �l�ments de la signature y sont, les jambages, les liaisons; et
l'ensemble s'obstine � ne pas marcher! Le premier commis de banque venu
flairera le faux! Allons, je vois que je vais avoir � calquer!�

Il attendit la fin d'une averse, s'appuya contre la fen�tre, et, � la
vue de tout John Street, calqua la signature de son oncle. Encore n'en
produisit-il qu'un bien pauvre d�calque, timide, maladroit, avec toute
sorte d'h�sitations et de reprises d�nonciatrices.

�N'importe! Il faudra que cela passe! se dit-il en consid�rant
tristement son oeuvre. De toute fa�on, l'oncle Joseph est mort!�

Apr�s quoi il remplit le ch�que, ainsi orn� d'une fausse signature:
_deux cents livres sterling_, y inscrivit-il; et il courut � la banque
Anglo-Patagonienne, o� �taient d�pos�s les fonds de la maison de cuirs.

L�, de l'air le plus indiff�rent qu'il put se donner, il pr�senta son
faux au gros Ecossais roux � qui il avait affaire, d'habitude, lorsqu'il
venait toucher ou d�poser des fonds. L'Ecossais parut surpris � la vue
du ch�que; puis il le retourna dans un sens et dans l'autre, examina
m�me la signature � travers une loupe; et sa surprise sembla se changer
en un sentiment plus d�favorable encore. �Voudriez-vous m'excuser un
moment?� dit-il enfin au malheureux Maurice, en s'enfon�ant dans les
plus lointaines profondeurs de la maison de banque. Et, lorsqu'il
revint, apr�s un intervalle assez long, il �tait accompagn� d'un de ses
chefs, un petit monsieur vieillot et grassouillet, mais, cependant, de
ceux dont on dit qu'ils sont �hommes du monde jusqu'au bout des doigts�.

--M. Maurice Finsbury, je crois? demanda le petit homme du monde en
mettant son lorgnon sur son nez pour mieux voir Maurice.

--Oui, monsieur! r�pondit Maurice en tremblant. Y a-t-il... est-ce qu'il
y a quelque chose qui ne va pas?

--C'est que... voil� ce que c'est, monsieur Finsbury: nous sommes un peu
�tonn�s de recevoir ceci! expliqua le banquier, en d�signant le ch�que.
Pas plus tard qu'hier, nous avons �t� pr�venus de n'avoir plus � vous
d�livrer d'argent!

--Pr�venus! s'�cria Maurice.

--Par votre oncle lui-m�me! poursuivit le banquier. Et nous avons
�galement escompt� � monsieur votre oncle un ch�que de... voyons! de
combien �tait le ch�que, monsieur Bell?

--De huit cents livres, monsieur Judkin! r�pondit l'employ�.

--Bent Pitman! murmura Maurice, dont les jambes chancelaient.

--Comment, monsieur? Je n'ai pas entendu! dit M. Judkin.

--Oh! ce n'est rien... une simple fa�on de parler!

--J'esp�re qu'il ne vous arrive rien de f�cheux, monsieur Finsbury? dit
aimablement M. Bell.

--Tout ce que je puis vous dire--prof�ra Maurice avec un ricanement
sinistre,--c'est que la chose est absolument impossible! Mon oncle est �
Bournemouth, malade, incapable de remuer!

--Vraiment! fit M. Bell, en reprenant le ch�que des mains de son chef.
Mais ce ch�que est dat� d'aujourd'hui, et de Londres! Comment
expliquez-vous cela, monsieur?

--Oh! c'est une erreur de date! bredouilla Maurice, pendant qu'un vif
afflux de sang lui colorait le visage.

--Sans doute! sans doute! lui dit M. Judkin, en fixant de nouveau sur
lui son terrible regard.

--Et puis, risqua Maurice, si m�me vous ne pouvez pas me remettre de
grosses sommes, ceci n'est qu'une bagatelle... ces deux cents livres!

--Sans doute, monsieur Finsbury! r�pondit M. Judkin. Ce que vous dites
est vrai; et, si vous insistez, je ne manquerai pas de soumettre votre
demande � notre conseil d'administration. Mais je crains bien... en un
mot, monsieur Finsbury, je crains que cette signature ne soit pas aussi
correcte que nous sommes en droit de la d�sirer...

--Oh! cela n'a aucune importance! murmura pr�cipitamment Maurice. Je
vais demander � mon oncle de la recommencer. Voyez-vous, poursuivit-il
en reprenant un peu d'assurance,--voyez-vous, monsieur, mon oncle est si
souffrant qu'il n'a pas eu la force de signer ce ch�que sans recourir �
mon assistance; et j'imagine que les diff�rences dans la signature
viennent de ce que j'ai d� lui tenir la main.

M. Judkin lan�a un regard aigu, droit dans les yeux de Maurice. Puis il
se retourna vers M. Bell.

--Eh bien! dit-il, je commence � croire que nous avons �t� dup�s, hier,
par un escroc qui a r�ussi � se faire passer pour M. Joseph! Dites �
Monsieur votre oncle que nous allons tout de suite avertir la police!
Quant � ce ch�que, je suis d�sol� d'avoir � vous r�p�ter que, en raison
de la mani�re dont il a �t� sign�, la banque ne peut pas prendre sur
elle... notre responsabilit�... vous nous excuserez!

Et il tendit le ch�que � Maurice, � travers le comptoir. Maurice le
saisit machinalement: sa pens�e �tait tout enti�re � un autre sujet.

--Dans un cas comme celui-l�, dit-il, la perte incombe uniquement �
nous, c'est-�-dire � mon oncle et � moi!

--Pas du tout, monsieur, pas du tout! C'est la banque qui est
responsable. Ou bien nous recouvrerons ces huit cents livres, ou bien
nous vous les rembourserons sur nos profits et pertes: vous pouvez y
compter!

Le nez de Maurice s'allongea encore; puis un nouveau rayon d'espoir
s'offrit � lui.

--Ecoutez! dit-il. Laissez-moi le soin de r�gler cette affaire! Je m'en
charge. J'ai une piste! Et puis, les d�tectives, �a co�te si cher!

--La banque ne l'entend pas ainsi, monsieur! r�pliqua M. Judkin. La
banque supportera tous les frais de l'enqu�te; nous d�penserons tout
l'argent qu'il faudra. Un escroc non d�couvert constitue un danger
permanent. Nous �claircirons cette affaire � fond, monsieur Finsbury;
vous pouvez compter sur nous, et vous mettre l'esprit en repos
l�-dessus!

--Eh bien! je prends sur moi toute la perte! d�clara hardiment Maurice.
Je vous demande d'abandonner l'affaire!

A tout prix, il �tait r�solu � emp�cher l'enqu�te.

--Je vous demande pardon, reprit l'impitoyable M. Judkin; mais vous
n'avez rien � voir dans cette affaire, qui est toute entre nous et
monsieur votre oncle. Si celui-ci partage votre avis, et qu'il vienne
nous le dire, ou qu'il consente � me recevoir aupr�s de lui...

--Tout � fait impossible! s'�cria Maurice.

--Eh bien! vous voyez que nous avons les mains li�es! Il faut que nous
mettions aussit�t la police en mouvement!

Maurice, machinalement, replia le ch�que et le serra dans son
portefeuille.

--Bonjour! dit-il. Et il sortit, il s'enfuit de la banque.

�Je me demande ce qu'ils soup�onnent! songea-t-il. Je n'y comprends
rien! Leur conduite a quelque chose d'inexplicable. Mais, d'ailleurs,
peu importe. Tout est perdu! Le ch�que a �t� touch�. La police va �tre
sur pied. Dans deux heures, cet idiot de Pitman sera en prison, et toute
l'histoire du cadavre figurera dans les journaux du soir!�

Si, cependant, le pauvre gar�on avait pu entendre le dialogue qui avait
eu lieu � la banque, apr�s son d�part, il aurait �t� sans doute moins
effray�; mais peut-�tre, en �change, se serait-il senti encore plus
mortifi�.

--Voil� une affaire bien curieuse, monsieur Bell! avait dit M. Judkin.

--Oui, monsieur, avait r�pondu M. Bell; mais je crois que nous lui avons
donn� une bonne alarme!

--Oh! nous n'entendrons plus parler de M. Maurice Finsbury! avait repris
M. Judkin. Ce n'�tait qu'une premi�re tentative de sa part, et nous
avons eu tant de bons rapports avec la maison Finsbury que j'ai cru plus
charitable d'agir doucement. Mais vous pensez bien comme moi, monsieur
Bell, qu'il n'y a pas d'erreur possible sur la visite d'hier? C'est bien
le vieux M. Finsbury lui-m�me qui est venu toucher ses huit cents
livres, n'est-ce pas?

--Aucune erreur possible, monsieur! fit M. Bell avec un sourire. C'�tait
bien M. Finsbury! Il m'a expliqu� tout au long les principes de
l'escompte!

--Fort bien! fort bien! conclut M. Judkin. La prochaine fois que M.
Joseph Finsbury viendra, priez-le de passer dans mon cabinet! Je redoute
un peu sa conversation; mais j'estime, dans le cas pr�sent, que nous
avons absolument le devoir de le mettre en garde!




VII

O� PITMAN PREND CONSEIL D'UN HOMME DE LOI


Norfolk-Street n'est pas une grande rue; et ce n'est pas non plus une
belle rue. On en voit sortir surtout des bonnes � tout faire, sales,
d�peign�es, �videmment engag�es au rabais: on les voit, le matin, aller
chercher des provisions dans la rue voisine, ou, le soir, se promener de
long en large, �coutant la voix de l'amour. Deux fois par jour, on voit
passer le marchand de _mou_ pour les chats. Parfois un novice joueur
d'orgue de Barbarie se risque dans la rue, et aussit�t se remet en
route, d�go�t�. Les jours de f�te, Norfolk-Street sert d'ar�ne aux
jeunes _sportsmen_ du voisinage, et les locataires ont l'occasion
d'�tudier les diverses m�thodes possibles de l'attaque et de la d�fense
individuelles. Et tout cela, d'ailleurs, n'emp�che pas cette rue d'avoir
le droit de passer pour �respectable�; car, �tant tr�s courte et tr�s
peu passag�re, elle ne contient pas une seule boutique.

Au temps o� se passe l'action de notre r�cit, le num�ro 7 de
Norfolk-Street avait � sa porte une plaque de cuivre avec ces mots:
_W.-D. Pitman, artiste._ Cette plaque ne se faisait pas remarquer par sa
propret�; et de la maison, dans son ensemble, je ne puis pas dire
qu'elle e�t rien de particuli�rement engageant. Et cependant, cette
maison, � un certain point de vue, �tait une des curiosit�s de notre
capitale; car elle avait pour locataire un artiste,--et m�me un artiste
distingu�, n'e�t-il, pour le distinguer, que son insucc�s,--_� qui
jamais aucune revue illustr�e n'avait consacr� un article!_ Jamais aucun
graveur sur bois n'avait reproduit �un coin du petit salon� de cette
maison, ni �la chemin�e monumentale du grand salon�; aucune jeune dame,
d�butant dans les lettres, n'avait c�l�br� �la simplicit� pleine de
naturel� avec laquelle le ma�tre W. D. Pitman l'avait re�ue, �au milieu
de ses tr�sors�. Mais, d'ailleurs, moi-m�me, � mon vif regret, je ne
vais pas avoir le loisir de combler cette lacune; car je n'ai affaire
que dans l'antichambre, l'atelier, et le pitoyable �jardin� de
l'esth�tique demeure du _ma�tre_ Pitman.

Le jardin en question poss�dait une fontaine en pl�tre (sans eau, du
reste), quelques fleurs incolores dans des pots, et deux ou trois
statues d'apr�s l'antique, repr�sentant des satyres et des nymphes d'une
ex�cution plus m�diocre que tout ce que mon lecteur pourra imaginer.
D'un c�t�, ce jardin �tait ombrag� par deux petits ateliers, sous-lou�s
par Pitman aux plus obscurs et maladroits repr�sentants de notre art
national. De l'autre c�t� s'�levait un b�timent un peu moins lugubre,
avec une porte de derri�re donnant sur une ruelle; c'�tait l� que M.
Pitman se livrait, chaque soir, aux joies de la cr�ation artistique.
Toute la journ�e, il enseignait l'art � des jeunes filles, dans un
pensionnat de Kensington; mais ses soir�es du moins lui appartenaient,
et il les prolongeait fort avant dans la nuit. Tant�t il peignait un
_Paysage avec cascade_, � l'huile; tant�t il sculptait, gratuitement et
de son plein gr� (mais �en marbre�, comme il aimait � le faire
remarquer), le buste de quelque personnage public; tant�t encore il
modelait en pl�tre une nymphe (�pouvant servir de lampadaire pour le gaz
dans un escalier, monsieur!�) ou bien un _Samuel enfant_, grandeur trois
quarts de nature, qu'on aurait pu lui acheter pour le salon d'un bureau
de nourrices.

M. Pitman avait �tudi� autrefois � Paris, et m�me � Rome, aux frais d'un
marchand de corsets, son cousin, qui malheureusement n'avait pas tard� �
faire faillite; et bien que personne jamais n'e�t pouss� l'incomp�tence
artistique jusqu'� lui soup�onner le moindre talent, on avait pu
supposer qu'il avait un peu appris son m�tier. Mais dix-huit ans
d'enseignement l'avaient d�pouill� du maigre bagage de ses
connaissances. Parfois les artistes � qui il sous-louait des ateliers ne
pouvaient s'emp�cher de le raisonner; ils lui remontraient, par exemple,
combien c'�tait chose impossible de peindre de bons tableaux � la
lumi�re du gaz, ou des nymphes grandeur nature sans le secours d'un
mod�le. �Oui, je sais cela! r�pondait-il. Personne ne le sait mieux que
moi dans tout Norfolk-Street. Et je vous assure que, si j'�tais riche,
je n'h�siterais pas � employer les meilleurs mod�les de Londres. Mais,
�tant pauvre, j'ai d� apprendre � me passer d'eux! Un mod�le qui
viendrait de temps � autre, voyez-vous? ne servirait qu'� troubler ma
conception id�ale de la figure humaine; loin d'�tre un avantage, ce
serait un r�el danger pour ma carri�re d'artiste. Et quant � mon
habitude de peindre � la lumi�re artificielle du gaz, je reconnais
qu'elle n'est pas sans inconv�nients; mais j'ai bien �t� forc� de
l'adopter, puisque toutes mes journ�es se trouvent consacr�es � des
travaux d'enseignement!�

Dans l'instant pr�cis o� je dois le pr�senter � mes lecteurs, Pitman se
trouvait seul dans son atelier, sous la lueur mourante d'un morne jour
d'octobre. Il �tait assis dans un fauteuil Windsor (avec une �simplicit�
pleine de naturel�, certes), la t�te coiff�e de son chapeau de feutre
noir. C'�tait un pauvre petit homme brun, maigre, inoffensif, touchant,
avec ses habits de deuil, avec sa redingote trop longue, son faux-col
droit et bas, avec son aspect vaguement eccl�siastique,--qui l'aurait
�t� plus nettement encore sans une longue barbe se terminant en pointe.
Et il y avait bien des fils d'argent dans ses cheveux et sa barbe. Il
n'�tait plus tout jeune, le pauvre homme: et le veuvage, et la pauvret�,
et une humble ambition toujours contrari�e, tout cela n'�tait point fait
pour le rajeunir!

En face de lui, dans un coin pr�s de la porte, se dressait un solide
baril. Et Pitman avait beau se retourner dans son fauteuil: c'�tait
toujours ce baril qui s'offrait � ses yeux comme � ses pens�es.

�Dois-je l'ouvrir? Dois-je le renvoyer? Dois-je pr�venir de suite M.
Semitopolis!� se demandait-il. �Non! d�cida-t-il enfin. Ne faisons rien
sans avoir l'avis de M. Finsbury!� Apr�s quoi il se leva et alla
prendre, dans un tiroir, un buvard de cuir, tout us�. Il le posa sur la
table, devant la fen�tre, en tira une feuille de ce papier � lettres
couleur caf� au lait qui lui servait pour ses relations �crites avec la
directrice du pensionnat o� il donnait des le�ons, et, laborieusement,
il parvint � r�diger la lettre suivante:


�Cher monsieur Finsbury, serait-ce trop pr�sumer de votre obligeance que
de vous prier de venir me voir un moment, ce soir m�me? Le sujet qui me
pr�occupe, et sur lequel j'ai � vous demander conseil, est des plus
importants: car il s'agit de la statue d'_Hercule_, appartenant � M.
Semitopolis, dont j'ai d�j� eu l'occasion de vous parler. Je vous �cris
dans un grand �tat d'agitation et d'inqui�tude: je crains, en v�rit�,
que ce chef-d'oeuvre de l'art antique ne se soit �gar�. Et j'ai en outre
pour m'affoler une autre perplexit� qui, d'ailleurs, se rattache �
celle-l�. Veuillez, je vous en prie, excuser l'in�l�gance de ce
griffonnage, et croyez-moi votre tout d�vou�

  �WILLIAM D. PITMAN.�


Muni de cette lettre, il se mit en route, et alla sonner � la porte du
num�ro 233, dans King's Road, la rue voisine: c'est � cette adresse que
l'avou� Michel Finsbury avait son domicile particulier. Pitman avait
rencontr� l'avou�, quatre ans auparavant, � Chelsea, dans une r�union
d'artistes; ils �taient revenus ensemble, �tant voisins; et Michel, qui
�tait, au fond, un excellent gar�on, n'avait point cess�, depuis lors,
d'accorder � son petit voisin une amiti� un peu d�daigneuse, mais
secourable et s�re.

--Non! dit la vieille femme de m�nage des Finsbury, qui �tait venue
ouvrir la porte, M. Michel n'est pas encore rentr�! Mais vous paraissez
tout mal � l'aise, monsieur Pitman! Venez prendre un verre de sherry,
monsieur, pour vous remonter!

--Merci, madame! pas aujourd'hui! r�pondit l'artiste. Vous �tes bien
bonne, mais je me sens trop d�prim� pour boire du sherry. Veuillez
seulement, sans faute, remettre ce billet � M. Michel, et priez-le de
passer un instant chez moi! Qu'il vienne par la porte de derri�re,
donnant sur la ruelle: je resterai toute la soir�e dans mon atelier!

Et il s'en retourna dans sa rue, et, lentement, rentra chez lui. Au coin
de King's Road, la vitrine d'un coiffeur attira son attention. Longtemps
il consid�ra la fi�re, noble, superbe dame en cire qui �voluait au
centre de cette vitrine. Et, � ce spectacle, l'artiste se r�veilla en
Pitman, malgr� les angoisses de l'homme priv�.

�On a beau jeu � se moquer de ceux qui font ces choses-l�! se dit-il;
mais il y a tout de m�me quelque chose, l�-dedans! Il y a, dans cette
figure, un je ne sais quoi d'altier, de grand, de vraiment distingu�!
C'est pr�cis�ment le m�me je ne sais quoi que j'ai essay� d'exprimer
dans mon _Imp�ratrice Eug�nie_!� soupira-t-il.

Et, tout le long de son chemin, jusqu'� son atelier, il songea � ce �je
ne sais quoi�.

�Ce contact imm�diat de la r�alit�, se dit-il, voil� ce qu'on ne vous
apprend pas � Paris! C'est un art anglais, purement anglais! Allons mon
pauvre vieux, tu t'es laiss� encro�ter! secoue-toi! Vise plus haut,
Pitman, vise plus haut!�

Tout le temps de son th�, et, plus tard, pendant qu'il donnait � son
fils sa le�on de violon, l'�me de Pitman oublia ses soucis pour
s'envoler au pays de l'id�al. Et, d�s qu'il eut achev� la le�on, il
courut s'enfermer dans son atelier.

La vue m�me du baril ne parvint pas � abattre son �lan. Il se donna tout
entier � son oeuvre--un buste de M. Gladstone, d'apr�s une photographie.
Avec un succ�s extraordinaire, il vainquit la difficult� que lui
offrait, en l'absence de tout document, le derri�re de la t�te de son
illustre mod�le; et il allait attaquer les m�morables pointes du col de
chemise, lorsque l'entr�e de Michel Finsbury vint brusquement le
rappeler � la r�alit�.

--Eh bien! qu'est-ce qu'il y a qui ne va pas? demanda Michel, en
s'avan�ant vers la chemin�e, o� Pitman, � son intention, avait pr�par�
un excellent feu.

--Aucun mot ne suffirait � vous exprimer mon embarras! dit l'artiste. La
statue de M. Semitopolis n'est pas arriv�e, et je crains qu'on ne me
rende responsable de sa perte. Encore n'est-ce pas la question d'argent
qui m'inqui�te! Ce qui m'inqui�te, monsieur Finsbury, c'est la
perspective du scandale! Cet _Hercule_, comme vous savez, a quitt�
l'Italie en contrebande. Les princes romains qui le poss�daient
n'avaient pas le droit de s'en dessaisir, et c'est pour d�tourner les
soup�ons que M. Semitopolis m'a demand�, moyennant une petite
commission, de permettre que le colis me f�t adress�. Si la statue est
rest�e en route, tout va se d�couvrir, et je vais �tre forc� d'avouer ma
participation � cette ill�galit�!

--Voil� qui me para�t une affaire des plus graves! d�clara l'avou�. Je
pr�vois qu'elle va exiger beaucoup de boisson, Pitman!

--J'ai pris la libert� de... de tout pr�parer pour vous � cette
intention! r�pondit l'artiste, en d�signant, sur la table, une lampe �
esprit de vin, une bouteille de _gin_, un citron, et des verres.

Michel se confectionna un grog et offrit un cigare � son ami.

--Non, merci! dit Pitman. J'avais la faiblesse d'aimer beaucoup le
tabac, autrefois; mais, vous savez, l'odeur est si tenace, sur les
habits!

--Parfait! dit l'avou�. Maintenant, je suis en �tat de vous �couter.
Allez-y de votre histoire!

Et le pauvre Pitman, complaisamment, �tala ses angoisses. Il �tait all�
tout � l'heure � la Gare de Waterloo, esp�rant y trouver son _Hercule_;
et on lui avait donn�, au lieu du colosse attendu, un baril � peine
assez grand pour contenir le _Discobole_. Pourtant, chose tout � fait
extraordinaire, le baril lui �tait adress�, et venait de
Marseille,--d'o� devait venir l'_Hercule_;--et l'adresse �tait bien de
la main de son correspondant italien. Et puis, chose plus extraordinaire
encore, il avait appris qu'une caisse d'emballage gigantesque �tait
arriv�e par le m�me train, mais ayant une autre adresse, et une adresse
d�sormais impossible � d�couvrir. �Le camionneur charg� de la porter
s'est saoul�, et a r�pondu � mes questions en des termes que je
rougirais de vous r�p�ter. Il a �t� aussit�t mis � pied par le chef de
service, qui a, d'ailleurs, �t� tr�s aimable, et m'a promis de prendre
des renseignements � Southampton. Mais, en attendant, que devais-je
faire? J'ai laiss� mon adresse et ai ramen� le baril ici; apr�s quoi, me
rappelant un vieil adage, j'ai d�cid� de ne l'ouvrir qu'en pr�sence de
mon homme de loi.

--Et c'est tout? fit Michel. Je ne vois pas, dans tout cela, le moindre
sujet d'inqui�tude. L'_Hercule_ se sera attard� en route. Il vous
arrivera demain, ou le jour d'apr�s. Et quant � ce
baril,--croyez-moi!--c'est un souvenir d'une de vos jeunes �l�ves.
Suivant toute probabilit�, il contient des hu�tres!

--Oh! ne parlez pas si haut! s'�cria le petit artiste. Si l'on vous
entendait vous moquer de ces demoiselles, je perdrais aussit�t ma place.
Et puis, pourquoi m'enverrait-on des hu�tres, de Marseille? Et pourquoi
me les aurait-on fait adresser de la main m�me de M. Ricardi, le
partenaire de M. Semitopolis?

--Voyons un peu l'objet en question! dit Michel. Roulez-le jusqu'ici,
sous le bec de gaz!

Les deux hommes roul�rent le baril � travers l'atelier.

--Le fait est qu'il est bien lourd pour contenir des hu�tres! observa
judicieusement Michel.

--Si nous l'ouvrions, sans plus tarder? proposa Pitman, � qui
l'influence combin�e de la conversation et du grog avait rendu toute sa
bonne humeur.

Apr�s quoi, sans attendre la r�ponse, il retroussa ses manches comme
pour un concours de boxe, lan�a dans la corbeille � papier son faux-col
de _clergyman_, et, tenant un ciseau d'une main et un marteau de
l'autre, attaqua vigoureusement le baril myst�rieux.

--Bravo! William Dent! voil� de bon ouvrage! criait Michel. Quel
admirable b�cheron on pourrait faire de vous! Et savez-vous ce que je
crois? Je crois que c'est une de vos jeunes �l�ves qui, pour parvenir
jusqu'� vous, s'est enferm�e elle-m�me dans ce baril! Est-ce qu'il n'y a
pas une aventure comme �a dans l'histoire de Cl�op�tre? Prenez bien
garde � ne pas enfoncer votre ciseau dans la t�te de la belle!

Mais le spectacle de l'activit� de Pitman �tait contagieux. Bient�t
l'avou� ne put plus r�sister au d�sir de prendre sa part de la f�te.
Jetant son cigare au feu, il arracha les outils des mains de son ami, et
se mit � d�foncer le baril, � son tour. Et bient�t la sueur d�coula, en
gros grains de chapelet, sur son large front; son pantalon, � la
derni�re mode, se couvrit de taches de rouille; et tout l'atelier
vibrait � chacun de ses coups.

Un tonneau bard� de fer n'est point chose facile � ouvrir, m�me quand on
s'y prend de la bonne fa�on, mais, quand on ne s'y prend pas de la bonne
fa�on, il y a bien des chances que, au lieu de s'ouvrir, le tonneau
finisse par se briser tout entier. C'est pr�cis�ment ce qui arriva au
tonneau en question. Tout � coup, le dernier cercle de fer tomba; et ce
qui avait �t� un solide baril, un sp�cimen magnifique de notre
tonnellerie provinciale, ne fut plus qu'un tas confus de planches
cass�es.

Au milieu d'elles, un �trange paquet de couvertures resta debout,
quelques secondes, et puis s'affaissa lourdement sur la dalle de marbre
de la chemin�e. Et, en ce m�me instant, les couvertures s'�cart�rent, et
un lorgnon d'�caille vint rouler aux pieds de Pitman effar�.

--Silence! dit Michel.

Il courut � la porte de l'atelier, qu'il ferma au verrou. Puis, tout
p�le, il revint vers la chemin�e, acheva d'�carter les couvertures, et
recula en frissonnant.

Il y eut un long silence dans l'atelier.

--Dites-moi la v�rit�! demanda enfin Michel, � voix basse. Est-ce vous
qui avez fait ce coup-l�?

Et, du doigt, il d�signait le cadavre.

Le petit artiste ne parvint � �mettre que des sons inarticul�s.

Michel versa du _gin_ dans un verre. �Tenez, dit-il, buvez �a! Et n'ayez
pas peur de tout m'avouer! Vous savez que je resterai toujours votre
ami!

Mais Pitman reposa le verre sur la table sans avoir eu le courage d'y
go�ter.

--Je vous jure devant Dieu, dit-il, que ceci est pour moi un nouveau
myst�re! Dans mes pires cauchemars, je n'ai jamais r�v� rien de pareil.
Je vous jure que je ne serais pas homme � �craser une mouche!

--�a va bien! r�pondit Michel avec un profond soupir de soulagement. Je
vous crois, mon pauvre vieux!--Et il serra �nergiquement la main de son
ami.--Excusez-moi, reprit-il un moment apr�s: mais l'id�e m'�tait venue
que vous vous �tiez peut-�tre d�barrass� de M. Semitopolis!

--Ma situation n'aurait pas �t� plus affreuse si m�me je l'avais fait!
g�mit Pitman. Je suis un homme perdu! Tout est fini pour moi!

--En premier lieu, dit Michel, �loignons ceci de notre vue: car je dois
vous avouer, mon cher Pitman, que cette visite de votre ami ne me
revient que m�diocrement. (Et il frissonnait de nouveau.) O� allons-nous
pouvoir le fourrer?

--Vous pourriez peut-�tre transporter la chose dans le cabinet qui est
l�, si du moins vous avez le courage d'y toucher! murmura Pitman.

--H�! mon pauvre Pitman, il faut bien que l'un de nous deux ait ce
courage, et je crains que ce ne soit pas vous qui l'ayez jamais! Passez
de l'autre c�t� de la table, tournez le dos, et pr�parez-moi un grog!
C'est ce qu'on appelle la division du travail!

Deux minutes apr�s, Pitman entendit refermer la porte du cabinet.

--L�! d�clara Michel. Voil� qui a tout de suite un air plus intime! Vous
pouvez vous retourner, intr�pide Pitman! Est-ce mon grog?--demanda-t-il
en prenant un verre des mains de l'artiste.

--Mais, que le ciel me pardonne, c'est une limonade!

--Oh! Finsbury, par piti�, qu'allons-nous faire de cela? murmura Pitman
en posant sa main sur l'�paule de son ami.

--Ce que nous allons en faire? L'enterrer au milieu de votre jardin, et,
par-dessus, �riger une de vos statues en mani�re de monument fun�bre!
Mais, d'abord, mettez-moi un peu de _gin_ l�-dedans!

--Monsieur Finsbury, par piti�, ne vous moquez pas de mon malheur! cria
l'artiste. Vous voyez devant vous un homme qui a �t� toute sa vie--je
n'h�site pas � le dire--�minemment respectable. A l'exception de la
petite contrebande de l'_Hercule_ (et de cela m�me je me repens
humblement!) jamais je n'ai rien fait qui ne p�t �tre �tal� au grand
jour. Jamais je n'ai redout� la lumi�re! g�mit le petit homme. Et
maintenant, maintenant...

--Allons! un peu plus de nerf, mille diables! s'�cria Michel. Je vous
assure que des histoires comme celle-l� arrivent tous les jours! C'est
la chose la plus commune du monde et la plus insignifiante! Si seulement
vous �tes tout � fait s�r de n'avoir pris aucune part �...

--Quels mots trouverai-je pour vous l'affirmer? commen�a Pitman.

--Je vous crois, je vous crois! reprit Michel. On voit bien que vous
n'avez pas l'exp�rience que supposerait un acte comme celui-l�. Mais
voici ce que je voulais dire: si--ou plut�t puisque--vous ne savez rien
du crime, puisque le... l'objet qui se trouve dans votre cabinet n'est
ni votre p�re, ni votre fr�re, ni votre cr�ancier, ni votre belle-m�re,
ni ce qu'on appelle un �mari outrag�...

--Oh! monsieur, interjeta Pitman, scandalis�.

--Puisque, en un mot, poursuivit l'avou�, vous n'avez eu aucun int�r�t
possible � ce crime, le champ, devant nous, est enti�rement libre. Je
dirai m�me que le probl�me est des plus passionnants. Et j'entends vous
aider � le r�soudre, Pitman, vous y aider jusqu'au bout! Voyons un peu!
Il y a longtemps que je n'ai pas eu un jour de cong�; demain matin, je
pr�viendrai � mon bureau qu'on ne m'attende pas de toute la journ�e. De
cette fa�on tout mon temps vous appartiendra, et nous pourrons remettre
l'affaire en d'autres mains!

--Que voulez-vous dire? demanda Pitman. En quelles autres mains? Aux
mains d'un inspecteur de police?

--Au diable l'inspecteur de police! r�pliqua Michel. Si vous ne voulez
pas employer le moyen le plus court, qui consisterait � enterrer
l'objet, d�s ce soir, dans votre jardin, il faudra que nous trouvions
quelqu'un qui consente � l'enterrer dans le sien. Bref, nous aurons �
transmettre le d�p�t aux mains de quelqu'un qui poss�de plus de
ressources avec moins de scrupules.

--Un _d�tective_ priv�, peut-�tre? sugg�ra Pitman.

--Ecoutez, mon cher, il y a des moments o� vous me remplissez de piti�!
r�pondit l'avocat. Et, � propos, ajouta-t-il sur un autre ton, j'ai
toujours regrett� que vous n'eussiez pas un piano, ici, dans votre
caverne! Si vous ne savez pas en jouer vous-m�me, vos amis pourraient au
moins se distraire en faisant de la musique, pendant que vous seriez
occup� � tripoter de la boue!

--Je puis me procurer un piano, si cela vous convient! dit nerveusement
Pitman, d�sireux de plaire. Vous savez, du reste, que je joue un peu du
violon...

--Oui, je sais cela! dit Michel. Mais qu'est-ce qu'un violon, surtout
�tant donn�e la mani�re dont vous en jouez? Non, ce qu'il faut, c'est un
instrument polyphonique! Un bon contre-point, voil� le r�ve! Et, en
cons�quence, je vais vous dire: puisqu'il est un peu trop tard, ce soir,
pour que vous puissiez acheter un piano, je vais vous en donner un!

--Je vous remercie beaucoup! r�pondit Pitman ahuri. Vous voulez me
donner votre piano? Je vous en suis vraiment bien reconnaissant!

--Mais oui, je vais vous donner un de mes deux pianos, poursuivit
Michel, pour que, demain, l'inspecteur de police s'amuse � faire des
arp�ges pendant que ses _d�tectives_ fouilleront dans votre cabinet!

Pitman le consid�rait avec �bahissement.

--Je plaisante! reprit Michel. Mais, aussi, vous ne comprenez rien sans
qu'on soit forc� de vous mettre tous les points sur les _i_! Attention,
Pitman, suivez bien mon argumentation! Je compte mettre � profit ce
fait--tr�s avantageux, en v�rit�--que vous et moi nous sommes absolument
innocents du meurtre. Rien ne nous rattache � cet accident que la
pr�sence de... vous savez de quoi. Que nous parvenions � nous
d�barrasser de... de cela, et nous n'aurons plus aucune crainte � avoir.
Eh bien! je vais donc vous donner mon piano! Demain, nous arrachons
toutes les cordes, nous d�posons... notre ami... � leur place, nous
fermons l'instrument � clef, nous le mettons sur un chariot, et nous
l'introduisons dans le salon d'un jeune monsieur que je connais de vue.

--Que vous connaissez de vue?... r�p�ta Pitman.

--Mais surtout, reprit Michel, dont je connais mieux l'appartement qu'il
ne le conna�t lui-m�me. Cet appartement a eu autrefois pour locataire un
de mes amis--je l'appelle �mon ami� pour abr�ger, il est pr�sentement au
bagne. Je l'ai d�fendu, je lui ai sauv� la vie, et le pauvre diable, en
r�compense, m'a laiss� tout ce qu'il avait, y compris les clefs de son
appartement. C'est l� que je me propose de transporter votre... mettons:
votre Cl�op�tre! Comprenez-vous?

--Tout cela me semble bien �trange! murmura Pitman. Et qu'adviendra-t-il
de ce pauvre monsieur que vous connaissez de vue?

--Oh! je fais cela pour son bien! r�pondit gaiement Michel. Il a besoin
d'une secousse pour lui donner de l'entrain!

--Mais, mon cher ami, ne croyez-vous pas qu'il tombe sous le risque
d'une accusation de... d'une accusation d'assassinat? balbutia Pitman.

--H�! il en sera tout juste au point o� nous en sommes! r�pondit
l'avou�. Il est aussi innocent que vous, je puis vous l'affirmer! Ce qui
fait pendre les gens, mon cher Pitman, c'est moins l'accusation que
cette malheureuse circonstance aggravante qu'on appelle la culpabilit�!

--Mais, vraiment! vraiment! insista Pitman, tout votre plan me para�t si
�trange! Ne vaudrait-il pas mieux, en fin de compte, pr�venir la police?

--Et amener un scandale! riposta Michel. _Le myst�re de Norfolk-Street.
Fortes pr�somptions d'innocence en faveur de Pitman._ Hein! quel effet
cela ferait-il dans votre pensionnat?

--Cela y aurait pour cons�quence mon expulsion imm�diate! admit
l'artiste. Oui, sans aucun doute!

--Et puis, d'ailleurs, dit Finsbury, vous supposez bien que je ne vais
pas m'embarquer dans une affaire comme celle-l� sans m'offrir un peu
d'amusement, en �change de mes peines!

--Oh! mon cher monsieur Finsbury! est-ce l� une bonne disposition pour
venir � bout d'une affaire aussi grave? s'�cria le malheureux Pitman.

--Allons! allons! je n'ai dit cela que pour vous remonter! r�pondit
Michel, imperturbable. Croyez-moi, Pitman, rien n'est tel dans la vie
qu'une judicieuse l�g�ret�! Mais inutile de discuter davantage. Si vous
consentez � suivre mon avis, sortons tout de suite et allons chercher le
piano! Si vous n'y consentez pas, dites-le, et je vous laisserai
terminer la chose � votre fantaisie!

--Vous savez bien que je d�pends absolument de vous! r�pondit Pitman.
Mais, oh! oh! quelle nuit je vais avoir � passer, avec cette... cette
horreur dans mon atelier! Comment vais-je pouvoir penser � cela, sur mon
oreiller?

--En tout cas, mon piano sera dans votre atelier aussi! r�pondit Michel.
Pensez � lui, �a fera contrepoids!

Une heure apr�s, une charrette p�n�tra dans la ruelle; et le piano de
Michel, un Erard � grande queue, d'ailleurs tr�s d�fra�chi, fut d�pos�
par les deux amis dans l'atelier de Pitman.




VIII

O� MICHEL S'OFFRE UN JOUR DE CONG�


A huit heures sonnantes, le lendemain matin, Michel sonna � la porte de
l'atelier. Il trouva l'artiste pitoyablement chang�, bl�mi, vo�t�,
affaiss�, avec des yeux hagards, qui sans cesse se dirigeaient vers la
porte du petit cabinet de d�barras. Et Pitman, de son c�t�, fut bien
plus surpris encore du changement qu'il d�couvrait chez son ami. Michel,
d'ordinaire,--peut-�tre l'ai-je d�j� dit?--se piquait d'�tre v�tu � la
derni�re mode, et le fait est que sa mise �tait toujours d'une �l�gance
irr�prochable, � cela pr�s qu'elle lui donnait un tout petit peu l'air
d'un homme invit� � une noce. Or, le matin en question, il �tait aussi
�loign� que possible d'avoir ce petit air-l�. Il portait une chemise de
flanelle, une veste et un pantalon de grosse �toffe commune; ses pieds
�taient chauss�s de bottes �cul�es, et un vieil ulster d�penaill�
achevait de le faire ressembler � un marchand d'allumettes ambulant.

--Me voici, William Dent! s'�cria-t-il en �tant le chapeau de feutre mou
dont il s'�tait coiff�.

Apr�s quoi, tirant de sa poche deux m�ches de poils rouges, il se les
colla sur les joues, en mani�re de favoris, et se mit � danser d'un bout
� l'autre de l'atelier, avec les gr�ces affect�es d'une ballerine.

Pitman sourit tristement.

--Jamais je ne vous aurais reconnu! dit-il.

--Voil� dont je suis bien aise! r�pondit Michel, en refourrant ses
favoris dans sa poche. Mais � pr�sent nous allons passer en revue votre
garde-robe, car c'est � votre tour de vous d�guiser!

--Me d�guiser? g�mit l'artiste. Est-ce qu'il faut vraiment que je me
d�guise? Les choses en sont-elles donc l�?

--Mon cher ami, r�pliqua Michel, le d�guisement est le charme de la vie.
Qu'est-ce que la vie, comme le dit tr�s bien le grand philosophe
fran�ais, sans les plaisirs des d�guisements? Mais d'ailleurs nous
n'avons pas le choix: la n�cessit� est l�! Il faut que nous soyons
m�connaissables pour nombre de personnes, aujourd'hui, et en particulier
pour M. G�d�on Forsyth,--c'est le nom du jeune homme que je connais de
vue,--pour le cas o� il se trouverait chez lui lorsque nous y viendrons!

--Mais s'il se trouve chez lui � ce moment, balbutia Pitman, nous sommes
perdus!

--Bah! nous nous en tirerons bien! r�pondit l�g�rement Michel. Allons,
faites-moi voir vos frusques, pour que j'avise � vous transformer en un
nouvel homme!

Dans la chambre � coucher de Pitman, Michel, apr�s un long et minutieux
examen, choisit une petite jaquette d'alpaga noir, ainsi qu'un pantalon
d'�t� de nuance caca d'oie. Puis, avec ces deux objets sur le bras, il
proc�da � l'examen de la personne m�me de son ami.

--Vous avez l� un faux-col cl�rical qui ne me pla�t gu�re! observa-t-il.
Vous ne voyez rien qui puisse le remplacer?

Le professeur de dessin r�fl�chit un moment.

--J'ai, quelque part, deux chemises � col rabattu que je portais �
Paris, quand j'�tudiais la peinture!

--Parfait! s'�cria Michel. Vous allez �tre d'un cocasse impayable!
Tiens, des gu�tres de chasse! poursuivit-il, tout en fourrageant dans le
fond d'un placard. Oh! les gu�tres sont absolument de rigueur! Et
maintenant, mon vieux, vous allez mettre tout cela sur vous, et puis
vous vous assoirez dans ce fauteuil, et vous r�fl�chirez � quelque
probl�me d'esth�tique pendant une bonne demi-heure! Apr�s quoi, vous
pourrez venir me rejoindre dans votre atelier!

La matin�e n'avait rien de s�duisant. Dans le jardin de Pitman, le vent
d'est soufflait par rafales, entre les statues, et lan�ait des flaques
de pluie sur le vitrage de l'atelier. C'�tait l'instant o� Maurice, �
Bloomsbury, attaquait la centi�me version de la signature de son oncle.
Au m�me instant, Michel, dans l'atelier de Norfolk Street, s'occupait
non moins activement � arracher les cordes de son grand Erard.

Une demi-heure plus tard, Pitman, en rentrant dans son atelier, trouva
la porte du cabinet ouverte au large, et le coffre du piano discr�tement
ferm�.

--Oh! mais c'est qu'il s'agit de vous d�barrasser tout de suite de cette
barbe que vous avez l�! s'�cria Michel, d�s qu'il aper�ut son ami.

--Ma barbe! fit Pitman, �pouvant�. Non, je ne puis pas raser ma barbe!
Je perdrais ma place au pensionnat! La directrice est tr�s stricte pour
tout ce qui est de l'apparence ext�rieure du personnel enseignant. Ma
barbe m'est positivement indispensable!

--Vous pourrez la laisser repousser! r�pliqua Michel. Et, en attendant,
vous serez si laid qu'on vous augmentera votre traitement!

--Mais c'est que je ne veux pas �tre trop laid! supplia l'artiste.

--Allons, pas d'enfantillages! dit Michel, qui d�testait les barbes, et
�tait heureux de pouvoir en supprimer une. Allons, soyez homme, faites
ce sacrifice!

--Si vous le jugez absolument n�cessaire!... murmura Pitman.

Avec un profond soupir, il alla chercher de l'eau chaude dans la
cuisine, installa un miroir sur son chevalet, et proc�da au douloureux
sacrifice. Michel �tait enchant�.

--Une transformation miraculeuse, ma parole d'honneur! d�clara-t-il.
Quand je vous aurai donn� les lunettes en verre de vitre que j'ai dans
ma poche, vous deviendrez le type parfait du commis voyageur allemand!

Pitman, sans r�pondre, continuait � regarder mis�rablement, dans la
glace, l'image de l'homme nouveau qu'il �tait devenu. Et Michel comprit
qu'il avait le devoir de le r�conforter.

--Savez-vous, lui demanda-t-il, ce que le gouverneur de la Caroline du
Sud dit un jour au gouverneur de la Caroline du Nord? �Je trouve, dit ce
puissant penseur, que le temps est toujours bien long entre deux verres
d'eau-de-vie!� Eh bien! Pitman, si vous voulez bien chercher dans la
poche gauche de mon ulster, j'ai l'id�e que vous y trouverez un flacon
de whisky. C'est cela, merci!--ajouta-t-il en remplissant deux
verres.--Buvez-moi cela, et vous m'en direz des nouvelles!

L'artiste �tendait la main vers le pot � eau, mais Michel se h�ta
d'arr�ter son mouvement.

--Pas m�me si vous me le demandiez � genoux! cria-t-il. C'est la plus
belle qualit� de whisky de table qu'on puisse trouver dans tout le
Royaume-Uni!

Pitman but une gorg�e, reposa le verre sur la table, et soupira.

--En v�rit�, vous �tes bien le plus triste compagnon que l'on puisse
r�ver pour un jour de cong�! s'�cria Michel. Si c'est l� tout ce que
vous entendez au whisky, fini, mon vieux, vous n'en aurez plus; et,
pendant que j'ach�verai la bouteille, vous allez � votre tour vous
mettre � l'ouvrage! car,--poursuivit-il,--j'ai fait une gaffe
abominable: j'aurais d� vous envoyer commander la charrette avant votre
d�guisement! Mais aussi, Pitman, mon ami, il faut bien dire que vous
n'�tes bon � rien! Pourquoi ne m'avez-vous pas fait penser � cela?

--Je ne savais pas m�me qu'il y avait une charrette � commander! g�mit
l'artiste. Mais, si vous voulez, je puis encore enlever mon d�guisement!

--Vous auriez de la peine, en tous cas, � remettre votre barbe! observa
Michel. Non, voyez-vous, c'est une gaffe: une de ces gaffes qui font
pendre les gens, mon pauvre Pitman! Courez vite � l'agence de transports
de King's Road! Vous direz qu'on vienne enlever le piano d'ici, qu'on le
conduise � la Gare de Victoria et que, de l�, on l'exp�die par le chemin
de fer � la gare de Cannon Street, o� il devra �tre tenu � la
disposition de monsieur... Que penseriez-vous de monsieur Victor Hugo?

--N'est-ce pas un nom un peu bien voyant? insinua Pitman.

--Voyant? r�pliqua d�daigneusement Michel. C'est-�-dire qu'un tel nom
suffirait pour nous faire pendre tous les deux! �Brown�, voil� qui est �
la fois plus s�r et plus facile � prononcer! N'oubliez-pas de dire que
ce piano doit �tre remis � M. Brown!

--Je voudrais, murmura Pitman, que, par piti� pour moi, vous ne fissiez
pas autant d'allusions � la pendaison!

--Oh! d'y faire allusion, ce n'est pas encore un grand mal, mon ami!
repartit Michel. Mais allons, vite, mettez votre chapeau et filez! Et ne
manquez pas de tout payer d'avance!

Abandonn� � lui-m�me, l'avou� commen�a par diriger toute son attention
sur le flacon de whisky, ce qui eut encore pour effet de rehausser
consid�rablement l'�tat de bonne humeur o� il se trouvait depuis le
matin. Puis, lorsqu'il eut vid� le flacon, il s'occupa � ajuster ses
favoris, devant la glace.

--Epatant! se dit-il avec orgueil, apr�s s'�tre longuement contempl�;
j'ai l'air d'un commis d'�conomat!

Tout � coup lui revinrent � l'esprit les lunettes en verres de vitre
(pr�c�demment destin�es � Pitman) qu'il avait dans sa poche. Il les mit
sur son nez, et fut aussit�t ravi de l'effet.

�Exactement ce qui me manquait! reprit-il. Je me demande de quoi j'ai
l'air � pr�sent?� Et il prit diverses poses, devant la glace, se les
d�finissant tout haut au fur et � mesure. �Imitation d'un fournisseur de
nouvelles � la main pour les journaux comiques. (Mais, pour cela, il me
faudrait un parapluie.) Imitation d'un commis d'�conomat. Imitation d'un
colon australien revenu en Angleterre pour visiter les lieux de son
enfance! Parfait, voil� ce qu'il me faut!�

Il en �tait � ce point de ses raisonnements lorsque ses yeux tomb�rent
sur le piano. Et, aussit�t, une impulsion irr�sistible s'empara de lui.
Il rouvrit le clavier, et, les yeux lev�s au plafond, fit courir ses
doigts sur les touches muettes.

Quand M. Pitman rentra dans l'atelier, il trouva son guide et sauveur
occup� � accomplir des prodiges de virtuosit� sur l'Erard silencieux.

--Que le ciel me vienne en aide! songea le petit homme. Il a bu toute la
bouteille, et le voil� compl�tement ivre!

--Monsieur Finsbury! dit-il tout haut.

Et Michel, sans se relever, tourna vers lui un visage fortement rougi,
que bordaient les touffes rouges des favoris, et au milieu duquel
s'�talaient les majestueuses lunettes.

--Capriccio en _sol mineur_ sur le d�part d'un ami! se borna-t-il �
r�pondre, tout en continuant la s�rie de ses arp�ges.

Mais, soudain, l'indignation s'�tait �veill�e dans l'�me de Pitman.

--Pardon! s'�cria-t-il. Ces lunettes devaient �tre pour moi! Elles
forment une partie essentielle de mon d�guisement!

--Je suis r�solu � les porter moi-m�me! r�pondit Michel.

Apr�s quoi il ajouta, non sans une certaine apparence de v�rit�:

--Et les gens seraient capables de soup�onner quelque chose si nous
�tions tous deux avec des lunettes!

--Soit! admit le bon Pitman. J'avais un peu compt� sur ces lunettes:
mais, naturellement, puisque vous insistez! Et voici un camion devant la
porte!

Pendant tout le temps que dura l'enl�vement du piano, Michel se tint
cach� dans le cabinet. Puis, d�s que l'instrument fut parti, les deux
amis sortirent par la porte principale de la maison, saut�rent dans un
fiacre, et ne tard�rent pas � rouler vers le centre de la ville. La
journ�e restait froide et aigre; mais, malgr� la pluie et le vent,
Michel refusa de fermer les vitres de la voiture. Il avait tout � coup
imagin� d'assumer le r�le d'un cic�rone et, sur son passage, d�signait
et commentait � Pitman les curiosit�s de Londres!

--Ma parole, mon cher ami, disait-il, vous me paraissez ne rien
conna�tre de votre ville natale! Que penseriez-vous d'une visite � la
Tour de Londres? Non? Au fait, cela nous �carterait peut-�tre un peu
trop. Mais, du moins... H�, cocher, faites le tour par Trafalgar Square!

J'aurais peine � vous donner une id�e de ce que souffrit Pitman, dans ce
fiacre. Le froid, l'humidit�, l'�pouvante, une m�fiance croissante �
l'�gard du chef sous les ordres duquel il s'�tait engag�, un sentiment
de g�ne, presque de honte, provoqu� par l'absence du respectable
faux-col, et un sentiment, plus amer encore, de d�gradation, produit
sans doute par la brusque suppression de la barbe: tels �taient les
principaux ingr�dients qui se m�laient dans l'�me du malheureux artiste.

Un premier soulagement fut, pour lui, d'arriver enfin au restaurant o�
ils devaient d�jeuner. Un second soulagement lui fut d'entendre Michel
demander un cabinet particulier. Et tandis que les deux hommes
grimpaient l'escalier, sous la conduite d'un gar�on �tranger, Pitman
nota avec satisfaction que non seulement le restaurant �tait presque
vide, mais que la plupart des clients qui s'y trouvaient �taient des
exil�s du beau pays de France. Aucun d'eux, suivant toute probabilit�,
n'�tait en relation avec le pensionnat o� Pitman donnait des le�ons: car
le professeur de fran�ais lui-m�me, bien qu'il f�t soup�onn� d'�tre
catholique, n'�tait gu�re homme � fr�quenter un �tablissement aussi
interlope!

Le gar�on introduisit les deux amis dans une petite chambre nue, avec
une table, un sofa, et le fant�me d'un feu. Sur quoi Michel se h�ta de
commander un suppl�ment de charbon, ainsi que deux verres d'eau-de-vie
avec un siphon d'eau de seltz.

--Oh! non! lui murmura Pitman. Plus d'eau-de-vie!

--Vous �tes vraiment extraordinaire! se r�cria Michel. Il faut pourtant
bien que nous fassions quelque chose; et vous n'�tes pas sans savoir
qu'on ne doit pas fumer avant les repas. Vous me paraissez absolument
d�pourvu de toute notion d'hygi�ne, mon pauvre vieux!

Et il alla regarder tomber la pluie, � la fen�tre.

Pitman, lui, se replongea dans sa triste r�verie. Ainsi donc c'�tait
bien lui qui se trouvait grotesquement ras�, absurdement d�guis�, en
compagnie d'un homme ivre en lunettes, dans un restaurant �tranger! Que
dirait la directrice de son pensionnat, si elle pouvait le voir en cet
�tat? Mais surtout que dirait-elle si elle pouvait savoir � quelle
tragique et criminelle entreprise il se pr�parait?

L'avou�, voyant que son ami �tait bien d�cid� � ne pas boire le verre
d'eau-de-vie qu'on venait de lui servir, ne put cependant pas se
r�signer � boire seul.

--Tenez, dit-il au gar�on, avalez-moi �a!

Et le gar�on engloutit tout le contenu du verre, en deux gorg�es, ce qui
lui valut la plus vive sympathie de Michel.

--Jamais je n'ai vu un homme boire plus vite! d�clara-t-il � Pitman,
quand le gar�on fut sorti. Un tel spectacle rend confiance dans l'esp�ce
humaine!

Le d�jeuner fut excellent, et Michel le mangea d'un excellent app�tit.
Mais, du ton le plus formel, il refusa � son compagnon la permission de
boire plus d'un seul verre de la bouteille de champagne qui arrosait le
repas.

--Non, non! lui dit-il confidentiellement. Il faut que l'un de nous deux
ne soit pas tout � fait ivre! Comme dit le proverbe: �Un homme ivre,
excellente affaire; deux hommes ivres, tout est perdu!�

Apr�s le caf�, Michel fit un effort admirable pour prendre une mine
grave. Il regarda son ami bien en face, et, d'une voix un peu p�teuse,
mais s�v�re, s'adressa � lui:

--Assez de folies! commen�a-t-il, tr�s judicieusement. Arrivons � notre
affaire! Pitman, �coutez bien ce que je vais vous dire! Sachez que je
suis un Australien, un colon australien! Mon nom est John Dickson,
entendez-vous cela? Et vous aurez certainement plaisir � apprendre que
je suis riche, monsieur, tr�s riche! Le genre d'entreprises que nous
m�ditons, Pitman, ne saurait �tre pr�par� avec trop de soin. Tout le
secret du succ�s est dans la pr�paration. Aussi me suis-je constitu�,
depuis hier soir, une biographie compl�te, et je vous l'exposerais bien
volontiers, si, par malheur, je ne venais pas de l'oublier tout � coup!

--Je ne sais pas si c'est que je suis idiot... balbutia Pitman.

--C'est cela m�me! s'�cria Michel. Compl�tement idiot; mais riche,
aussi, encore plus riche que moi! J'ai suppos� que cela vous ferait
plaisir, Pitman, et j'ai d�cid� que vous nageriez litt�ralement dans
l'or. Mais, par contre, je dois vous avouer que vous n'�tes qu'un
Am�ricain, et un fabricant de galoches en caoutchouc, par-dessus le
march�. Encore n'est-ce point l� tout votre malheur! Sachez, mon pauvre
ami, que vous vous appelez Ezra Thomas! Et maintenant, ajouta Michel de
son ton le plus s�rieux, dites-moi qui nous sommes, vous et moi!

L'infortun� petit homme fut interrog� trois fois de suite, avant d'avoir
bien appris par coeur la double le�on.

--Voil�! s'�cria enfin l'avou�. Nos plans sont pr�ts. Ne pas se
contredire, c'est cela qui est l'essentiel.

--Mais je ne comprends pas tr�s bien?... objecta Pitman.

--Oh! vous en comprendrez assez quand le moment sera venu! dit Michel en
se levant.

--Mais c'est que vous ne m'avez dit que nos noms? reprit Pitman. Je ne
vois toujours pas quelle histoire nous aurons � raconter?

--H�! puisque je vous dis que j'en avais une et que je l'ai oubli�e!
reprit Michel. Nous en serons quitte pour en inventer une autre!

--Mais c'est que je ne sais pas inventer! protesta Pitman. Jamais je
n'ai pu rien inventer, de toute ma vie!

--Eh bien! vous aurez � commencer aujourd'hui, mon petit! r�pondit
simplement Michel. Apr�s quoi il sonna, pour demander l'addition.

Le pauvre Pitman n'�tait gu�re plus rassur� qu'avant le repas.

�Je sais qu'il est tr�s intelligent, songeait-il, mais, en conscience,
puis-je me fier � un homme dans l'�tat o� il est?�

Et, lorsque de nouveau les deux amis se retrouv�rent dans un fiacre, il
ne put s'emp�cher de tenter un dernier effort.

--Ne croyez-vous pas, b�gaya-t-il, que peut-�tre, tout bien consid�r�,
nous ferions mieux d'ajourner cette affaire?

--Ajourner � demain ce qui peut �tre fait aujourd'hui! s'�cria Michel,
indign�. Allons, allons, Pitman, �gayez-vous un peu! Encore une heure ou
deux de patience, et la victoire nous appartiendra!

A la gare de Cannon-Street, les deux amis s'inform�rent du piano de M.
Brown, et furent ravis d'apprendre qu'il �tait parfaitement arriv�. Ils
se rendirent alors chez un loueur du voisinage de la gare, se munirent
d'une grande charrette � bras, et revinrent prendre possession du piano.
Apr�s un court d�bat, il fut convenu que Michel tra�nerait la charrette,
et que le r�le de Pitman consisterait � la pousser par derri�re.

La maison habit�e par G�d�on Forsyth �tait d'ailleurs tout proche, de
telle sorte que le voyage du piano dans la charrette put s'achever sans
trop de m�saventures. Au coin de la rue o� demeurait G�d�on, les deux
amis confi�rent la charrette � la garde d'un commissionnaire patent�;
et, sans h�te, ils se dirig�rent vers le but final de leur exp�dition.
Pour la premi�re fois, Michel laissa voir une ombre d'embarras.

--Vous �tes bien s�r que mes favoris sont bien en place? demanda-t-il.
Ce serait diablement ennuyeux, si j'�tais reconnu!

--Vos favoris sont parfaitement en place! r�pondit Pitman apr�s un
scrupuleux examen. Mais moi, mon d�guisement pourra-t-il m'emp�cher
d'�tre reconnu? Pourvu que je ne rencontre pas quelqu'un de mon
pensionnat!

--Oh! l'absence de votre barbe suffit � vous rendre m�connaissable! Je
vous recommande seulement de ne pas oublier de parler avec lenteur: et
t�chez aussi, si vous pouvez, � parler un peu moins du nez qu'� votre
ordinaire!

--Mais j'esp�re bien que ce jeune homme ne sera pas chez lui! soupira
Pitman.

--Et moi, j'esp�re bien qu'il y sera, � la condition pourtant qu'il soit
tout seul! r�pondit Michel. Cela nous simplifiera diantrement nos
op�rations!

Et, en effet, lorsqu'ils eurent frapp� � la porte d'un petit appartement
du rez-de-chauss�e, ce fut G�d�on en personne qui vint leur ouvrir. Il
les fit entrer dans une chambre assez pauvrement meubl�e, � l'exception,
toutefois, du manteau de la chemin�e, qui se trouvait absolument
encombr� d'un assortiment vari� de pipes, de paquets de tabac, de bo�tes
de cigares, et de romans fran�ais � couvertures jaunes.

--Monsieur Forsyth, je crois?--C'�tait Michel qui ouvrait ainsi
l'attaque.--Monsieur, nous sommes venus vous prier de vouloir bien vous
charger d'une petite affaire. Je crains d'�tre indiscret...

--Vous savez que, en principe, vous devriez �tre accompagn� de votre
avou�... risqua G�d�on.

--Sans doute, sans doute: vous nous d�signerez votre avou� ordinaire,
et, de cette fa�on, l'affaire pourra �tre mise sur un pied plus r�gulier
d�s demain!--r�pondit Michel en s'asseyant, et en signifiant � Pitman de
s'asseoir aussi.--Mais, voyez-vous, nous ne connaissons aucun avou� dans
cette ville; et comme on nous a parl� de vous, et que le temps presse,
nous nous sommes permis de venir vous trouver!

--Puis-je demander, messieurs, reprit G�d�on, � qui je suis redevable de
la recommandation?

--Vous pouvez parfaitement nous le demander, r�pliqua Michel avec un
sourire malin; mais on nous a pri�s de ne pas vous le dire... au moins
pour le moment!

--Une attention charitable de mon oncle, �videmment! se dit G�d�on.

--Je m'appelle John Dickson, poursuivit Michel, un nom bien connu �
Ballarat, j'ose le dire! Et mon ami que voici est M. Ezra Thomas, des
Etats-Unis d'Am�rique, le riche manufacturier de galoches en caoutchouc.

--Voulez-vous attendre un instant, que j'aie pris note de cela? dit
G�d�on, en s'effor�ant de se donner l'air d'un vieux praticien.

--Peut-�tre cela ne vous d�rangerait-il pas trop si j'allumais un
cigare? demanda Michel.

Car il avait fait un vigoureux effort pour reprendre son sang-froid en
entrant chez son jeune confr�re; mais, � pr�sent, son cerveau
recommen�ait � se voiler, en m�me temps qu'une terrible envie de dormir
l'envahissait; et il esp�rait (comme tant d'autres l'ont esp�r� en
pareil cas!) qu'un cigare lui �claircirait les id�es.

---Oh! certes non! s'�cria G�d�on, infiniment aimable. Tenez, go�tez un
de ceux-ci: je puis vous les recommander en confiance!

Il prit une bo�te de cigares sur la chemin�e et la pr�senta � son
client.

--Monsieur, recommen�a l'Australien, pour le cas o� vous ne me
trouveriez point tout � fait clair dans mes explications, peut-�tre
vaut-il mieux vous avouer d'avance que je viens de faire un bon
d�jeuner. Apr�s tout, c'est une chose qui peut arriver � chacun!

--Oh! certainement! r�pondit le pr�venant avocat. Mais, je vous en prie,
ne vous pressez pas! Je puis vous donner...--et il s'arr�ta pour
consulter pensivement sa montre,--oui, il se trouve que je puis vous
donner toute l'apr�s-midi!

--L'affaire qui m'am�ne ici, monsieur, reprit l'Australien, est
diablement d�licate, je peux bien vous le dire! Mon ami, M. Thomas,
�tant un Am�ricain d'origine portugaise, et un riche fabricant de pianos
Erard...

--De pianos Erard? s'�cria G�d�on avec quelque surprise. M. Thomas
serait-il un des chefs de la maison Erard?

--Oh! des Erard de contrefa�on, naturellement! r�pliqua Michel. Mon ami
est l'Erard am�ricain.

--Mais je croyais vous avoir entendu dire, objecta G�d�on, oui, j'ai
certainement inscrit sur mon carnet... que votre ami �tait fabricant de
galoches en caoutchouc?

--Oui, je sais que cela peut �tonner � premi�re vue! r�pondit
l'Australien avec un sourire rayonnant. Mais, mon ami... Bref, il
combine les deux professions! Et beaucoup d'autres encore, beaucoup,
beaucoup, beaucoup d'autres! r�p�ta M. Dickson, avec une solennit�
d'ivrogne. Les moulins de coton de M. Thomas sont une des curiosit�s de
Tallahassee, les moulins de tabac de M. Thomas sont l'orgueil de
Richmond, Va! Bref, c'est un de mes plus vieux amis, monsieur Forsyth,
et vous m'excuserez de ne pas pouvoir contenir mon �motion en vous
exposant son affaire!

Le jeune avocat, pendant ce discours, consid�rait M. Thomas, et �tait
bien agr�ablement impressionn� par l'attitude modeste, presque timide,
de ce petit homme, la simplicit� et la gaucherie de ses mani�res.

--Quelle race �tonnante que ces Am�ricains! songeait-il. Regardez-un peu
ce petit homme tout effarouch�, v�tu comme un musicien ambulant, et
pensez � la multiplicit� des int�r�ts qu'il tient dans ses mains!

--Mais, reprit-il tout haut, ne ferions-nous pas bien d'en venir
directement aux faits?

--Monsieur est un homme pratique, � ce que je vois! dit l'Australien. Eh
bien! oui, j'en arrive aux faits. Sachez donc, monsieur, qu'il s'agit
d'une rupture de promesse de mariage!

Le malheureux Pitman �tait si peu pr�par� � cette situation nouvelle
qu'il eut peine � retenir un cri.

--Mon Dieu! dit G�d�on, les affaires de ce genre sont souvent tr�s
ennuyeuses! Exposez-moi tous les d�tails du cas! ajouta-t-il avec bont�.
Si vous voulez que je vous vienne en aide, ne me cachez rien!

--Dites-lui tout vous-m�me! dit � son compagnon Michel, qui,
apparemment, avait conscience d'avoir achev� sa part du r�le. Mon ami va
vous raconter tout cela! ajouta-t-il en se tournant vers G�d�on, avec un
b�illement. Et vous m'excuserez, n'est-ce pas? si je ferme les yeux pour
un instant! J'ai pass� la nuit au chevet d'un ami malade.

Pitman, absolument ahuri, regardait droit devant lui. La rage et le
d�sespoir se m�laient dans son �me innocente. Des id�es de fuite, des
id�es m�me de suicide lui venaient, repartaient, et lui revenaient. Et
toujours l'avocat attendait avec patience, et toujours l'artiste
s'effor�ait vainement de trouver des mots, n'importe lesquels.

--Oui, monsieur! Il s'agit d'une rupture de promesse de mariage! dit-il
enfin � voix basse. Je... suis menac� d'un proc�s pour rupture de
promesse de mariage!...

Arriv� � ce point de son discours, il voulut se tirer la barbe, en qu�te
d'une inspiration nouvelle. Ses doigts se referm�rent sur le poli
inaccoutum� d'un menton ras�; et, du m�me coup, il sentit que tout ce
qui lui restait d'espoir et de courage l'abandonnait irr�m�diablement.
Il se tourna vers Michel, et le secoua de toutes ses forces:

--R�veillez-vous! lui cria-t-il avec col�re. Je n'en viens pas � bout,
et vous le savez bien!

--Il faut que vous excusiez mon ami, monsieur! dit aussit�t Michel. Le
fait est qu'il n'a pas �t� dou� par la nature pour la narration. Mais au
reste,--poursuivit-il,--l'affaire est des plus simples. Mon ami est un
homme d'un temp�rament passionn�, et accoutum� � la vie patriarcale de
son pays. Vous voyez la chose d'ici: un malheureux voyage en Europe,
suivi de la malheureuse rencontre avec un soi-disant comte �tranger, qui
a une tr�s jolie fille. M. Thomas a tout � fait perdu la t�te. Il s'est
offert, il a �t� accept�, et il a �crit,--�crit sur un ton que je suis
s�r qu'il doit bien regretter � pr�sent! Si ces lettres �taient jamais
produites en justice, c'en serait fait de l'honneur de M. Thomas!

--Dois-je comprendre... commen�a G�d�on.

--Non, non cher monsieur, reprit gravement l'Australien, il est
impossible que vous compreniez tant que vous n'aurez pas vu les lettres
en question!

--Voil�, en v�rit�, une circonstance f�cheuse! dit G�d�on.

Plein de piti�, il lan�a un coup d'oeil sur le coupable; puis, voyant
sur le visage de celui-ci toutes les marques d'une confusion affreuse,
il se h�ta de d�tourner les yeux.

--Mais cela ne serait encore rien, poursuivit s�v�rement M. Dickson: et,
certes, monsieur, certes, j'aurais souhait� de tout mon coeur que M.
Thomas ne se f�t point d�shonor� comme il l'a fait. Il est sans excuse,
monsieur! Car il �tait fianc�, � ce moment,--il l'est m�me encore,--� la
plus belle jeune fille de Constantinople, Ga.

--Ga? demanda G�d�on, �tonn�.

--Mais oui, une abr�viation courante! dit Michel. On dit Ga, pour
Georgia, de la fa�on que nous disons Co pour Compagnie.

--Je savais bien qu'on �crivait parfois ainsi, dit G�d�on, mais
j'ignorais qu'on le pronon��t de m�me!

--Oh! vous pouvez bien me croire quand je vous le dis! r�pondit Michel.
Et maintenant, monsieur, vous pouvez comprendre par vous-m�me que, pour
sauver mon malheureux ami, il va falloir d�ployer une habilet�
infernale! Pour de l'argent, il y en a, et � volont�! M. Thomas est tout
pr�t � souscrire, d�s demain, un ch�que de cent mille livres. Mais, au
reste, monsieur Forsyth, nous avons mieux que �a! Ce comte �tranger, le
comte Tarnow, comme il s'appelle, a tenu autrefois un magasin de cigares
� Bayswater, sous le nom plus modeste de Schmidt. Sa fille,--si
toutefois c'est sa fille, prenez bien note de ce point, monsieur!--sa
fille servait les clients dans le magasin. Et c'est elle qui, � pr�sent,
pr�tend �pouser un homme de la situation sociale de M. Thomas! Eh bien!
voyez-vous enfin ce que nous voulons? Nous savons que ces mis�rables
m�ditent un coup, et nous d�sirons les pr�venir. Courez bien vite �
Hampton-Court, o� demeurent les Tarnow, et employez la menace, ou la
corruption, ou bien les deux moyens, jusqu'� ce que vous vous soyez fait
remettre les lettres! Que si vous n'y parvenez pas, mon ami Thomas devra
passer en justice, et perdre son honneur. Je serais moi-m�me forc�, en
ce cas, de rompre toute relation avec lui! ajouta le peu chevaleresque
ami.

--Je crois bien qu'il y a quelques chances de succ�s pour nous, dans
tout cela! dit G�d�on. Savez-vous si ce Schmidt est connu de la police?

--Nous l'esp�rons bien! dit Michel. Nous avons bien des raisons de le
supposer! Remarquez d�j� le fait que ces gens ont habit� Bayswater!
Est-ce que le choix de ce quartier ne vous para�t pas bien suggestif?

Pour la cinqui�me ou sixi�me fois depuis le commencement de cette
remarquable entrevue, G�d�on se demanda s'il ne r�vait pas. �Mais non,
se dit-il, l'excellent Australien aura sans doute trop copieusement
d�jeun�!� Et il ajouta tout haut: �Jusqu'� quelle somme pourrai-je
aller?�

--J'ai l'id�e que cinq mille livres suffiraient pour aujourd'hui! dit
Michel. Et maintenant, monsieur, que nous ne vous retenions pas
davantage! L'apr�s-midi s'avance; il y a des trains pour Hampton-Court
toutes les demi-heures, et je n'ai pas besoin de vous d�crire
l'impatience de mon ami. Tenez! voici un billet de cinq livres pour les
premiers frais! Et voici l'adresse!

Et Michel commen�a � �crire; puis il s'arr�ta, d�chira le papier, et en
mit les morceaux dans sa poche.--Non, dit-il, j'aime mieux vous dicter
l'adresse; mon �criture est trop illisible!

G�d�on inscrivit soigneusement l'adresse: �Comte Tarnow, villa Kurnaul,
Hampton Court.� Il prit ensuite une autre feuille de papier, et y
�crivit encore quelques mots.

--Vous m'avez dit que vous n'avez pas fait choix d'un avou�! reprit-il.
Voici l'adresse d'un avou�, qui, pour un cas de ce genre, est l'homme le
plus habile de Londres!

Et il tendit le papier � Michel.

--Ah! vraiment! s'�cria Michel, en lisant sa propre adresse sur le
papier.

--Oui, je sais, vous aurez vu son nom m�l� � des affaires assez
malpropres! dit G�d�on; mais lui-m�me est un homme parfaitement
honorable, et d'une capacit� reconnue. Il ne me reste plus, messieurs,
qu'� vous demander o� je pourrai vous retrouver, � mon retour de Hampton
Court?

--Au Grand-H�tel Langham, naturellement! r�pliqua Michel. Et, sans
faute, � ce soir!

--Sans faute! r�pondit G�d�on en souriant. Je puis venir � n'importe
quelle heure, n'est-ce pas?

--Absolument, absolument! s'�cria Michel, d�j� debout pour prendre
cong�.

--Eh bien! que pensez-vous de ce jeune homme? demanda-t-il � Pitman, d�s
qu'ils se retrouv�rent dans la rue.

Pitman murmura quelque chose comme: �Un parfait idiot!�

--Pas du tout! se r�cria Michel. Il sait quel est le meilleur avou� de
Londres, et cela seul suffirait pour faire son �loge! Mais, dites donc,
hein, ai-je �t� assez brillant?

Pitman ne r�pondit rien.

--Hol�! dit Michel en lui posant la main sur l'�paule. Pourrait-on
savoir quel est le nouveau grief de Pitman?

--Vous n'aviez pas le droit de parler de moi comme vous l'avez fait!
s'�cria l'artiste. Votre langage a �t� tout � fait odieux! Vous m'avez
bless� profond�ment.

--Moi! mais je n'ai pas dit un seul mot de vous! protesta Michel. J'ai
parl� d'Ezra Thomas; et je vous prie de vouloir bien vous rappeler qu'il
n'existe personne de ce nom!

--N'importe! vous m'en faites supporter de dures! murmura l'artiste.

Cependant les deux amis �taient parvenus au coin de la rue, et l�, sous
la garde du fid�le commissionnaire, veillant sur lui avec un grand air
de vertueuse dignit�, l� les attendait le piano, qui semblait un peu
s'ennuyer dans la solitude de la charrette, tandis que la pluie
d�coulait le long de ses pieds �l�gamment vernis.

Ce fut encore le commissionnaire qui fut mis en r�quisition pour aller
chercher cinq ou six robustes gaillards au cabaret le plus voisin, et,
avec leur aide, s'engagea la derni�re bataille de cette m�morable
campagne. Tout porte � croire que M. G�d�on Forsyth ne s'�tait pas
encore install� dans son compartiment du train de Hampton Court lorsque
Michel ouvrit la porte de l'appartement du jeune voyageur, et que les
porteurs, avec des grognements professionnels, d�pos�rent le grand Erard
au milieu de la chambre.

--Voil�, dit triomphalement Michel � Pitman apr�s avoir cong�di� les
hommes. Et maintenant, une pr�caution supr�me! Il faut que nous lui
laissions la clef du piano, et de telle mani�re qu'il ne manque pas � la
trouver! Voyons un peu!

Au centre du couvercle, sur le piano, il construisit une tour carr�e
avec des cigares et d�posa la clef � l'int�rieur du petit monument ainsi
construit.

--Le pauvre jeune homme! dit l'artiste, quand ils se retrouv�rent de
nouveau dans la rue.

--Le fait est qu'il est dans une diable de position! reconnut s�chement
Michel. Tant mieux, tant mieux! �a le remontera!

--Et � ce propos, reprit l'excellent Pitman, je crains de vous avoir
montr� tout � l'heure un bien mauvais caract�re, et bien de
l'ingratitude! Je n'avais aucun droit, je le vois � pr�sent, de
m'offenser d'expressions qui ne s'adressaient pas directement � moi!

--C'est bon! dit Michel en se rattelant � la charrette. Pas un mot de
plus, Pitman! Votre sentiment vous honore. Un honn�te homme ne peut
manquer de souffrir quand il entend insulter son _alter ego_.

La pluie avait presque cess�; Michel �tait presque d�gris�, le �d�p�t�
avait �t� livr� en d'autres mains, et les amis �taient r�concili�s:
aussi le retour chez le loueur leur parut-il, en comparaison avec les
aventures pr�c�dentes de la journ�e, une v�ritable partie de plaisir. Et
lorsqu'ils se retrouv�rent se promenant dans le Strand, bras dessus bras
dessous, sans l'ombre d'un soup�on qui pes�t sur eux, Pitman �mit un
profond soupir de soulagement.

--Maintenant, dit-il, nous pouvons rentrer � la maison!

--Pitman, dit l'avou� en s'arr�tant court, vous me d�solez! Quoi! nous
avons �t� � la pluie � peu pr�s toute la journ�e, et vous proposez
s�rieusement de rentrer � la maison? Non, monsieur! Un grog au whisky
nous est absolument indispensable!

Il reprit le bras de son ami, et le conduisit inflexiblement dans une
taverne d'apparence engageante, et je dois ajouter (� mon vif regret,
d'ailleurs) que Pitman s'y laissa conduire assez volontiers. Maintenant
que la paix �tait restaur�e � l'horizon, une certaine jovialit�
innocente commen�ait � poindre dans les mani�res de l'artiste: et quand
il leva son verre br�lant pour trinquer avec Michel, le fait est qu'il
apporta � ce geste toute la p�tulance d'une petite pensionnaire
romanesque assistant � son premier pique-nique.




IX

COMMENT S'ACHEVA LE JOUR DE CONG� DE MICHEL FINSBURY


Michel �tait, comme je l'ai d�j� dit, un excellent gar�on, et qui aimait
� d�penser son argent, autant et peut-�tre plus encore qu'� le gagner.
Mais il ne recevait ses amis qu'au restaurant, et les portes de son
domicile particulier restaient presque toujours closes. Le premier
�tage, ayant plus d'air et de lumi�re, servait d'habitation au vieux
Masterman; le salon ne s'ouvrait presque jamais; et c'�tait la salle �
manger qui formait le s�jour ordinaire de l'avou�. C'est l� pr�cis�ment,
dans cette salle � manger du rez-de-chauss�e, que nous retrouvons Michel
s'asseyant � table pour le d�ner, le soir du glorieux jour de cong�
qu'il avait consacr� � son ami Pitman. Une vieille gouvernante
�cossaise, avec des yeux tr�s brillants et une petite bouche volontiers
moqueuse, �tait charg�e du bon ordre de la maison: elle se tenait
debout, pr�s de la table, pendant que son jeune ma�tre d�roulait sa
serviette.

--Je crois, hasarda timidement Michel, que je prendrais volontiers un
peu d'eau-de-vie avec de l'eau de seltz.

--Pas du tout, monsieur Michel! r�pondit promptement la gouvernante. Du
vin rouge et de l'eau!

--Bien, bien, Catherine, on vous ob�ira! dit l'avou�. Et pourtant, si
vous saviez ce que la journ�e a �t� fatigante, au bureau!

--Quoi? fit la vieille Catherine. Mais vous n'avez pas mis le pied au
bureau, de toute la journ�e!

--Et comment va le vieux? demanda Michel, pour d�tourner la
conversation.

--Oh! c'est toujours la m�me chose, monsieur Michel! r�pondit la
gouvernante. Je crois bien que, maintenant, �a ira toujours de m�me
jusqu'� la fin du pauvre monsieur! Mais savez-vous que vous n'�tes pas
le premier � me faire cette question aujourd'hui?

--Bah! s'�cria Michel. Et qui donc vous l'a faite avant moi?

--Un de vos bons amis, r�pondit Catherine en souriant: votre cousin, M.
Maurice!

--Maurice! qu'est-ce que ce mendiant est venu chercher ici? demanda
Michel.

--Il m'a dit qu'il venait faire une visite, en passant, � M. Masterman!
reprit la gouvernante. Mais moi, voyez-vous, j'ai mon id�e sur ce qu'il
venait faire. Il a essay� de me corrompre, monsieur Michel! Me
corrompre!--r�p�ta-t-elle, avec un acc�s de d�dain inimitable.

--Vraiment? dit Michel. Je parie au moins qu'il n'a pas d� vous offrir
une grosse somme!

--Peu importe la somme! r�pliqua discr�tement Catherine. Mais le fait
est que je l'ai renvoy� � ses affaires comme il convenait! Il ne se
pressera pas de revenir ici!

--Vous savez qu'il ne faut pas qu'il voie mon p�re! dit Michel. Je
n'entends pas exhiber le pauvre vieux � un petit cr�tin comme lui!

--Vous pouvez �tre sans crainte de ce c�t�! r�pondit la fid�le servante.
Mais ce qu'il y a de comique, monsieur Michel,--faites donc attention �
ne pas renverser de la sauce sur la nappe!--ce qu'il y a de comique,
c'est qu'il s'imagine que votre p�re est mort, et que vous tenez la
chose secr�te!

Michel fredonna un air.

--L'animal me paiera tout cela! dit-il.

--Est-ce que, avec la loi, vous ne pourriez rien contre lui? sugg�ra
Catherine.

--Non, pas pour le moment du moins! r�pondit Michel. Mais, dites donc,
Catherine! Vraiment je ne trouve pas que ce vin rouge soit une boisson
bien saine! Allons! ayez un peu de coeur, et donnez-moi un verre
d'eau-de-vie!

Le visage de Catherine prit la duret� du diamant.

--Eh bien! puisque c'est ainsi, grommela Michel, je ne mangerai plus
rien!

--Ce sera comme vous voudrez, monsieur Michel! dit Catherine.

Apr�s quoi elle se mit tranquillement � desservir la table.

�Comme je voudrais que cette Catherine f�t une servante moins d�vou�e!�
soupira Michel en refermant sur lui la porte de la maison.

La pluie avait cess�. Le vent soufflait encore, mais plus doucement, et
avec une fra�cheur qui n'�tait pas sans charme. Arriv� au coin de King's
Road, Michel se rappela tout � coup son verre d'eau-de-vie, et entra
dans une taverne brillamment �clair�e. La taverne se trouvait presque
remplie. Il y avait l� deux cochers de fiacre, une demi-douzaine de
sans-travail professionnels; dans un coin, un �l�gant gentleman essayait
de vendre � un autre gentleman, beaucoup plus jeune, quelques
photographies esth�tiques qu'il tirait myst�rieusement d'une bo�te de
cuir; dans un autre coin, deux amoureux discutaient la question de
savoir dans quel parc ils trouveraient le plus d'ombrage pour achever la
soir�e. Mais le morceau central et la grande attraction de la taverne
�tait un petit vieillard v�tu d'une longue redingote noire, achet�e
toute faite, et sans doute d'acquisition r�cente. Sur la table de
marbre, devant lui, entre des sandwichs et un verre de bi�re,
s'�talaient des feuilles de papier couvertes d'�criture. Sa main se
balan�ait en l'air avec des gestes oratoires, sa voix, naturellement
aigre, �tait mise au ton de la salle de conf�rences; et, par des
artifices comparables � ceux des antiques sir�nes, ce vieillard tenait
sous une fascination irr�sistible la servante du bar, les deux cochers,
un groupe de joueurs, et quatre des ouvriers sans travail.

--J'ai examin� tous les th��tres de Londres, disait-il, et, en mesurant
avec mon parapluie la largeur des portes, j'ai constat� qu'elles �taient
beaucoup trop �troites. Personne de vous �videmment n'a eu, comme moi,
l'occasion de conna�tre les pays �trangers. Mais, franchement,
croyez-vous que, dans un pays bien gouvern�, de tels abus pourraient
exister? Votre intelligence, si simple et inculte qu'elle soit, suffit �
vous affirmer le contraire. L'Autriche elle-m�me, qui pourtant ne se
pique pas d'�tre un peuple libre, commence � se soulever contre
l'incurie qui laisse subsister des abus de ce genre. J'ai pr�cis�ment l�
une coupure d'un journal de Vienne, sur ce sujet: je vais essayer de
vous la lire, en vous la traduisant au fur et � mesure. Vous pouvez vous
rendre compte par vous-m�mes: c'est imprim� en caract�res allemands!

Et il tendait � son auditoire le morceau de journal en question, comme
un prestidigitateur fait passer dans la salle l'orange qu'il s'appr�te �
escamoter.

--Hol�! mon vieux, c'est vous? dit tout � coup Michel, en posant sa main
sur l'�paule de l'orateur.

Celui-ci tourna vers lui un visage tout convuls� d'�pouvante: c'�tait le
visage de M. Joseph Finsbury.

--Michel! s'�cria-t-il. Vous �tes seul?

--Mais oui! r�pondit Michel, apr�s avoir command� son verre
d'eau-de-vie. Je suis seul. Qui donc attendiez-vous?

--Je pensais � Maurice ou � Jean, r�pondit le vieillard, manifestement
soulag� d'un grand poids.

--Que voulez-vous que je fasse de Maurice ou de Jean? r�pondit le neveu.

--Oui, c'est vrai! r�pondit Joseph. Et je crois que je puis avoir
confiance en vous! n'est-ce pas? Je crois que vous serez de mon c�t�?

--Je ne comprends rien � ce que vous voulez dire! r�pliqua Michel. Mais
si c'est de l'argent qu'il vous faut, j'ai toujours une livre ou deux �
votre disposition!

--Non, non, ce n'est pas cela, mon cher enfant! dit l'oncle, en lui
serrant vivement la main. Je vous raconterai tout cela plus tard!

--Parfait! r�pondit le neveu. Mais, en attendant, que puis-je vous
offrir?

--Eh bien! dit modestement le vieillard, j'accepterais volontiers une
autre sandwich. Je suis s�r que vous devez �tre tr�s surpris,
poursuivit-il, de ma pr�sence dans un lieu de ce genre. Mais le fait est
que, en cela, je me fonde sur un principe tr�s sage, mais peu connu...

--Oh! il est beaucoup plus connu que vous ne le supposez! s'empressa de
r�pondre Michel, entre deux gorg�es de son eau-de-vie. C'est sur ce
principe que je me fonde toujours moi-m�me quand l'envie me vient de
boire un verre!

Le vieillard, qui �tait anxieux de se gagner la faveur de Michel, se mit
� rire, d'un rire sans gaiet�.

--Vous avez tant de verve, dit-il, que souvent vous m'amusez � entendre!
Mais j'en reviens � ce principe dont je voulais vous parler. Il
consiste, en somme, � s'adapter toujours aux coutumes du pays o� l'on
est. Or, en France, par exemple, ceux qui veulent manger vont au caf� ou
au restaurant; en Angleterre, c'est dans des endroits comme celui-ci que
le peuple a l'habitude de venir se rafra�chir. J'ai calcul� que, avec
des sandwichs, du th�, et un verre de bi�re � l'occasion, un homme seul
peut vivre tr�s commod�ment � Londres pour quatorze livres douze
shillings par an!

--Oui, je sais! r�pondit Michel. Mais vous avez oubli� de compter les
v�tements, le linge, et la chaussure. Quant � moi, en comptant les
cigares et une petite partie de plaisir de temps � autre, j'arrive fort
bien � me tirer d'affaire avec sept ou huit cents livres par an. Ne
manquez pas de prendre note de cela, sur vos papiers!

Ce fut la derni�re interruption de Michel. En bon neveu, il se r�signa �
�couter docilement le reste de la conf�rence qui, de l'�conomie
politique, s'embrancha sur la r�forme �lectorale, puis sur la th�orie du
barom�tre, pour arriver ensuite � l'enseignement de l'arithm�tique dans
les �coles des sourds-muets. L�-dessus, la nouvelle sandwich �tant
achev�e, les deux hommes sortirent de la taverne et se promen�rent
lentement sur le trottoir de King's Road.

--Michel dit l'oncle, savez-vous pourquoi je suis ici? C'est parce que
je ne peux plus supporter mes deux gredins de neveux! Je les trouve
intol�rables!

--Je vous comprends fort bien! approuva Michel. Ne comptez pas sur moi
pour prendre leur d�fense!

--Figurez-vous qu'ils ne voulaient jamais me laisser parler! poursuivit
am�rement le vieillard. Ils refusaient de me fournir plus d'un crayon
par semaine! Le journal, tous les soirs, ils l'emportaient dans leurs
chambres pour m'emp�cher d'y prendre des notes! Or, Michel, vous me
connaissez! Vous savez que je ne vis que pour mes calculs! J'ai besoin
de jouir du spectacle vari� et complexe de la vie, tel qu'il se r�v�le �
moi dans les journaux quotidiens! Et ainsi mon existence avait fini par
devenir un v�ritable enfer lorsque, dans le d�sordre de ce bienheureux
tamponnement de Browndean, j'ai pu m'�chapper. Les deux mis�rables
doivent croire que je suis mort, et essayer de cacher la chose pour ne
pas perdre la tontine!

--Et, � ce propos, o� en �tes-vous pour ce qui en est de l'argent?
demanda complaisamment Michel.

--Oh! je suis riche! r�pondit le vieillard. J'ai touch� huit cents
livres, de quoi vivre pendant huit ans. J'ai des plumes et des crayons �
volont�; j'ai � ma disposition le British Museum, avec ses livres. Mais
c'est extraordinaire combien un homme d'une intelligence raffin�e a peu
besoin de livres, � un certain �ge! Les journaux suffisent parfaitement
� l'instruire de tout!

--Savez-vous quoi? dit Michel. Venez demeurer chez moi!

--Michel, r�pondit l'oncle Joseph, voil� qui est tr�s gentil de votre
part: mais vous ne vous rendez pas compte de ce que ma position a de
particulier. Il y a, voyez-vous, quelques petites complications
financi�res qui m'emp�chent de disposer de moi aussi librement que je le
devrais. Comme tuteur, vous savez, mes efforts n'ont pas �t� b�nis du
ciel; et, pour vous dire la chose bien exactement, je me trouve tout �
fait � la merci de cette b�te brute de Maurice!

--Vous n'aurez qu'� vous d�guiser! s'�cria Michel. Je puis vous pr�ter
tout de suite une paire de lunettes en verres � vitre, ainsi que de
magnifiques favoris rouges.

--J'ai d�j� caress� cette id�e, r�pondit le vieillard; mais j'ai craint
de provoquer des soup�ons dans le modeste h�tel meubl� que j'habite.
J'ai constat�, � ce propos, que le s�jour des h�tels meubl�s...

--Mais, dites-moi! interrompit Michel. Comment diable avez-vous pu vous
procurer de l'argent? N'essayez pas de me traiter en �tranger, mon
oncle! Vous savez que je connais tous les d�tails du compromis, et de la
tutelle, et de la situation o� vous �tes vis-�-vis de Maurice!

Joseph raconta sa visite � la banque, ainsi que la fa�on dont il y avait
touch� le ch�que, et d�fendu que l'on avan��t d�sormais aucun argent �
ses neveux.

--Ah! mais pardon! �a ne peut pas aller comme �a! s'�cria Michel. Vous
n'aviez pas le droit d'agir ainsi!

--Mais tout l'argent est � moi, Michel! protesta le vieillard. C'est moi
qui ai fond� la maison de cuirs sur des principes de mon invention!

--Tout cela est bel et bon! dit l'avou�. Mais vous avez sign� un
compromis avec votre neveu, vous lui avez fait abandon de vos droits:
savez-vous, mon cher oncle, que cela signifie simplement les gal�res,
pour vous?

--Ce n'est pas possible! s'�cria Joseph. Il est impossible que la loi
pousse l'injustice jusque-l�!

--Et le plus cocasse de l'affaire, reprit Michel avec un �clat de rire
soudain, c'est que, par-dessus le march�, vous avez coul� la maison de
cuirs! En v�rit�, mon cher oncle, vous avez une singuli�re fa�on de
comprendre la loi: mais, pour ce qui est de l'humour, vous �tes
impayable!

--Je ne vois rien l� dont on ait � rire! observa s�chement M. Finsbury.

--Et vous dites que Maurice n'a pas pouvoir pour signer? demanda Michel.

--Moi seul ai pouvoir pour signer! r�pondit Joseph.

--Le malheureux Maurice! Oh! le malheureux Maurice! s'�cria l'avou�, en
sautant de plaisir. Et lui qui, en outre, s'imagine que vous �tes mort,
et pense aux moyens de cacher la nouvelle!... Mais, dites-moi, mon
oncle, qu'avez-vous fait de tout cet argent?

--Je l'ai d�pos� dans une banque, et j'ai gard� vingt livres! r�pondit
M. Finsbury. Pourquoi me demandez-vous �a?

--Voici pourquoi! dit Michel. Demain, un de mes clercs vous apportera un
ch�que de cent livres, en �change duquel vous lui remettrez le re�u de
la Banque, afin qu'il aille au plus vite rapporter les huit cents livres
� la Banque Anglo-Patagonienne, en fournissant une explication
quelconque que je me chargerai d'inventer pour vous. De cette fa�on,
votre situation sera plus nette; et comme Maurice, tout de m�me, ne
pourra pas toucher un sou en banque, � moins de faire un faux, vous
voyez que vous n'aurez pas de remords � avoir de ce c�t�-l�!

--C'est �gal, j'aimerais mieux ne pas d�pendre de votre bont�! r�pondit
Joseph en se grattant le nez. J'aimerais mieux pouvoir vivre de mon
propre argent, maintenant que je l'ai!

Mais Michel lui secoua le bras.

--Il n'y aura donc pas moyen, lui cria-t-il, de vous faire comprendre
que je travaille en ce moment � vous �pargner le bagne!

Cela �tait dit avec tant de s�rieux que le vieillard en fut effray�.

--Il faudra, dit-il, que je tourne mon attention du c�t� de la loi; ce
sera pour moi un champ nouveau � explorer. Car bien que, naturellement,
je comprenne les principes g�n�raux de la l�gislation, il y a beaucoup
de ses d�tails que j'ai jusqu'� pr�sent n�glig� d'examiner, et ce que
vous m'apprenez l�, par exemple, me surprend tout � fait. Cependant il
se peut que vous ayez raison, et le fait est qu'� mon �ge un long
emprisonnement risquerait de m'�tre quelque peu pr�judiciable. Mais avec
tout cela, mon cher neveu, je n'ai aucun droit � vivre de votre argent!

--Ne vous inqui�tez pas de cela! fit Michel. Je trouverai bien un moyen
de rentrer dans mes fonds!

Apr�s quoi, ayant not� l'adresse du vieillard, il prit cong� de lui au
coin d'une rue.

�Quel vieux coquin, en v�rit�! se dit-il. Et puis, comme la vie est une
chose singuli�re! Je commence � croire pour de bon que la providence m'a
express�ment choisi, aujourd'hui, pour la seconder. Voyons un peu!
Qu'ai-je fait depuis ce matin? J'ai sauv� Pitman, j'ai enseveli un mort,
j'ai sauv� mon oncle Joseph, j'ai remont� Forsyth, et j'ai bu
d'innombrables verres de diverses liqueurs. Si maintenant, pour finir la
soir�e, j'allais faire une visite � mes cousins, et poursuivre aupr�s
d'eux mon r�le providentiel? D�s demain matin, je verrai s�rieusement �
tirer mon profit de tous ces �v�nements nouveaux; mais, ce soir, que la
charit� seule inspire ma conduite!�

Vingt minutes apr�s, et pendant que toutes les horloges sonnaient onze
heures, le repr�sentant de la Providence descendit d'un fiacre, ordonna
au cocher de l'attendre, et sonna � la porte du num�ro 16, dans John
Street.

La porte fut aussit�t ouverte par Maurice lui-m�me.

--Oh! c'est vous, Michel? dit-il, en bloquant soigneusement l'�troite
ouverture. Il est bien tard!

Sans r�pondre, Michel s'avan�a, saisit la main de Maurice, et la serra
si vigoureusement que le pauvre gar�on fit, malgr� lui, un mouvement de
recul, ce dont son cousin profita pour entrer dans l'antichambre et pour
passer ensuite dans la salle � manger, avec Maurice sur ses talons.

--O� est mon oncle Joseph? demanda-t-il, en s'installant dans le
meilleur fauteuil.

--Il a �t� assez souffrant, ces jours derniers! r�pondit Maurice. Il est
rest� � Browndean. Il prend soin de lui, et je suis seul ici, comme vous
voyez!

Michel eut un sourire myst�rieux.

--C'est que j'ai besoin de le voir pour une affaire pressante! dit-il.

--Il n'y a pas de raison pour que je vous laisse voir mon oncle, tandis
que vous ne me laissez pas voir votre p�re! r�pliqua Maurice.

--Ta, ta, ta! dit Michel. Mon p�re est mon p�re; mais le vieux Joseph
est mon oncle � moi aussi bien que le v�tre, et vous n'avez aucun droit
de le s�questrer!

--Je ne le s�questre pas! dit Maurice, enrag�. Il est souffrant; il est
dangereusement malade, et personne ne peut le voir!

--Eh bien! je vais vous dire ce qui en est! d�clara Michel. Je suis venu
pour m'entendre avec vous, Maurice! ce compromis que vous m'avez
propos�, au sujet de la tontine, je l'accepte!

Le malheureux Maurice devint p�le comme un mort, et puis rougit
jusqu'aux tempes, dans un soudain acc�s de fureur contre l'injustice
monstrueuse de la destin�e humaine.

--Que voulez-vous dire? s'�cria-t-il. Je n'en crois pas un mot!

Et lorsque Michel l'eut assur� qu'il parlait s�rieusement:

--En ce cas, s'�cria-t-il en rougissant de nouveau, sachez que je
refuse! Voil�! Vous pouvez mettre cela dans votre pipe, et le fumer!

--Oh! oh! fit aigrement Michel. Vous dites que votre oncle est
dangereusement malade, et cependant vous ne voulez plus du compromis que
vous m'avez vous-m�me propos� quand il �tait bien portant! Il y a
quelque chose de louche, l�-dessous!

--Qu'entendez-vous par l�? hurla Maurice.

--Je veux dire simplement qu'il y a l�-dessous quelque chose qui n'est
pas clair! expliqua Michel.

--Oseriez-vous faire une insinuation � mon adresse? reprit Maurice, qui
commen�ait � entrevoir la possibilit� d'intimider son cousin.

--Une insinuation? r�p�ta Michel. Oh! ne nous mettons pas � employer de
grands mots comme celui-l�! Non, Maurice, essayons plut�t de noyer notre
querelle dans une bouteille, comme deux galants cousins! _Les Deux
galants cousins_, com�die, parfois attribu�e � Shakespeare! ajouta-t-il.

Le cerveau de Maurice travaillait comme un moulin. �Soup�onne-t-il
vraiment quelque chose? Ou bien ne fait-il que parler au hasard? et que
dois-je faire? Savonner, ou bien attaquer � fond? En somme, savonner
vaut mieux: cela me fera toujours gagner du temps!�

--Eh bien!--dit-il tout haut, et avec une p�nible affectation de
cordialit�,--il y a longtemps que nous n'avons point pass� une soir�e
ensemble, Michel, et quoique mes habitudes, comme vous savez, soient
extr�mement temp�r�es, je vais faire aujourd'hui une exception pour
vous. Excusez-moi un moment! Je vais aller chercher dans la cave une
bouteille de whisky!

--Pas de whisky pour moi! dit Michel. Un peu du vieux champagne de
l'oncle Joseph, ou rien du tout!

Pendant une seconde, Maurice h�sita, car il n'avait plus que quelques
bouteilles de ce vieux vin, et y tenait beaucoup; mais, d�s la seconde
suivante, il sortit sans r�pondre un mot. Il avait compris que, en le
d�pouillant ainsi de la cr�me de sa cave, Michel s'�tait imprudemment
expos�, et livr� � lui.

�Une bouteille? se dit-il. Par saint Georges, je vais lui en donner
deux! Ce n'est pas le moment de faire des �conomies; et, une fois que
l'animal sera compl�tement ivre, ce sera bien le diable si je n'arrive
pas � lui arracher son secret!�

Ce fut donc avec une bouteille sous chaque bras qu'il rentra dans la
salle � manger. Il prit deux verres dans le buffet, et les remplit avec
une gr�ce hospitali�re.

--Je bois � votre sant�, mon cousin! s'�cria-t-il gaiement. N'�pargnez
pas le vin, dans ma maison!

Debout pr�s de la table, Michel vida son verre. Il le remplit de
nouveau, et revint s'asseoir dans son fauteuil, emportant la bouteille
avec lui. Et bient�t trois verres de vieux champagne, absorb�s coup sur
coup, produisaient un changement notable dans sa mani�re d'�tre.

--Savez-vous que vous manquez de vivacit� d'esprit, Maurice!
observa-t-il. Vous �tes profond, c'est possible: mais je veux �tre pendu
si vous avez l'esprit vif!

--Et qu'est-ce qui vous fait croire que je sois profond? demanda Maurice
avec un air de simplicit� amus�e.

--Le fait que vous ne voulez pas d'un compromis avec moi! r�pondit
Michel, qui commen�ait � s'exprimer avec beaucoup de difficult�. Vous
�tes profond, Maurice, tr�s profond, de ne pas vouloir de ce compromis!
Et vous avez l� un vin qui est bien bon! Ce vin est le seul trait
respectable de la famille Finsbury. Savez-vous que c'est encore plus
rare qu'un titre! bien plus rare! Seulement, quand un homme a dans sa
cave du vin comme celui-l�, je me demande pourquoi il ne veut pas d'un
compromis!

--Mais, vous-m�me, vous n'en vouliez pas, jusqu'ici! dit Maurice,
toujours souriant. A chacun son tour!

--Je me demande pourquoi je n'en ai pas voulu! Je me demande pourquoi
vous n'en voulez pas! reprit Michel. Je me demande pourquoi chacun de
nous pense que l'autre n'a pas voulu du compromis! Dites donc,
savez-vous que c'est l� un probl�me tr�s... tr�s re... tr�s remarquable?
ajouta-t-il, non sans orgueil d'avoir enfin triomph� de tous les
obstacles oraux qu'il avait trouv�s sur sa route.

--Et quelle raison croyez-vous que j'aie pour refuser? demanda
adroitement Maurice.

Michel le regarda bien en face, puis cligna d'un oeil.

--Ah! vous �tes un malin! dit-il. Tout � l'heure vous allez me demander
de vous aider � sortir de votre p�trin. Et le fait est que je sais bien
que je suis l'�missaire de la Providence; mais, tout de m�me, pas de
cette mani�re-l�! Vous aurez � vous en tirer tout seul, mon bon ami, �a
vous remontera! Quel terrible p�trin cela doit �tre, pour un jeune
orphelin de quarante ans: la maison de cuirs, la banque, et tout le
reste!

--J'avoue que je ne comprends rien � ce que vous voulez dire! d�clara
Maurice.

--Je ne suis pas s�r d'y comprendre grand'chose moi-m�me! dit Michel.
Voici un vin excellent, monsieur, ex'lent vin. Mais revenons un peu �
votre affaire, hein? Donc, voil� un oncle de prix qui a disparu! Eh
bien! tout ce que je veux savoir, c'est ceci: o� est cet oncle de prix?

--Je vous l'ai dit; il est � Browndean! r�pondit Maurice, en essuyant
son front � la d�rob�e, car ces petites attaques r�p�t�es commen�aient �
le fatiguer r�ellement.

--Facile � dire, Brown... Brown... H�, apr�s tout, pas si facile � dire
que ��! s'�cria Michel, irrit�. Je veux dire que vous avez beau jeu � me
r�pondre n'importe quoi. Mais ce qui ne me pla�t pas l�-dedans, c'est
cette disparition compl�te d'un oncle! Franchement, Maurice, est-ce
commercial?

Et il hochait la t�te, tristement.

--Rien n'est plus simple, ni plus clair! r�pondit Maurice, avec un calme
ch�rement pay�. Pas l'ombre d'un myst�re, dans tout cela! Mon oncle se
repose, � Browndean, pour se remettre de la secousse qu'il a subie dans
l'accident!

--Ah! oui, dit Michel, une rude secousse!

--Pourquoi dites-vous cela? s'�cria vivement Maurice.

--Oh! je le dis en m'appuyant sur la meilleure autorit� possible! C'est
vous-m�me qui venez de me le dire! r�pliqua Michel. Mais si vous me
dites le contraire, � pr�sent, naturellement j'aurai � choisir entre les
deux versions. Le fait est que... que j'ai renvers� du vin sur le tapis;
on dit que �a leur fait du bien, aux tapis! Le fait est que notre cher
oncle... Mort, hein?... Enterr�?

Maurice se dressa sur ses pieds.

--Qu'est-ce que vous dites? hurla-t-il.

--Je dis que j'ai renvers� du vin sur le tapis! r�pondit Michel en se
levant aussi. Mais c'est �gal, je n'ai pas tout renvers�! Bien des
amiti�s au cher oncle, n'est-ce pas?

--Vous voulez vous en aller? demanda Maurice.

--H�! mon pauvre vieux, il le faut! Forc� d'aller veiller un ami malade!
r�pondit Michel, en se tenant � la table pour ne pas tomber.

--Vous ne partirez pas d'ici avant de m'avoir expliqu� vos allusions!
d�clara Maurice d'un ton f�roce. Qu'avez-vous voulu dire? Pourquoi
�tes-vous venu ici?

Mais l'avou� �tait d�j� parvenu jusqu'� la porte du vestibule.

--Je suis venu sans aucune mauvaise intention, je vous assure! dit-il en
mettant la main sur son coeur. Je vous jure que je n'ai pas eu d'autre
intention que de remplir mon r�le d'agent de la Providence!

Puis il parvint jusqu'� la porte de la rue, l'ouvrit, non sans peine, et
descendit vers le fiacre, qui l'attendait. Le cocher, brusquement
r�veill� d'un somme, lui demanda o� il fallait le conduire.

Michel s'aper�ut que Maurice l'avait suivi sur le seuil de la maison; et
une brillante inspiration lui vint � l'esprit.

�Ce gar�on-l� a besoin d'�tre remont� s�rieusement!� songea-t-il.

--Cocher, conduisez-moi � Scotland-Yard[1]! dit-il tout haut, en se
tenant � la roue. Car, enfin, cocher, il y a quelque chose de louche
dans cet oncle et son accident! Tout cela m�rite d'�tre tir� au clair!
Conduisez-moi � Scotland-Yard!

  [1] La pr�fecture de police.

--Vous ne pouvez pas me demander cela pour de bon! dit le cocher, avec
la cordiale sympathie qu'ont toujours ses pareils pour un homme du monde
en �tat d'ivresse. Ecoutez, monsieur, vous feriez mieux de vous faire
ramener chez vous! Demain matin, vous pourrez toujours aller �
Scotland-Yard!

--Vous croyez? demanda Michel. Allons, en ce cas, conduisez-moi plut�t
au Bar de la Ga�t�!

--Le Bar de la Ga�t� est ferm�, monsieur!

--Eh bien, alors, chez moi! dit Michel, r�sign�.

--Mais o� cela, monsieur?

--Ma foi, vraiment, mon ami, je ne sais pas! dit Michel en s'asseyant
dans le fiacre. Conduisez-moi � Scotland-Yard, et, l�-bas, nous
demanderons!

--Mais vous devez bien avoir une carte de visite, dit l'homme � travers
le guichet du plafond. Donnez-moi votre porte-cartes!

--Quelle prodigieuse intelligence, pour un cocher de fiacre! s'�cria
Michel, en passant son porte-cartes au cocher.

Et celui-ci lut tout haut, � la lumi�re du gaz:

--Michel Finsbury, 233, King's Road, Chelsea. Est-ce bien cela,
monsieur?

--Parfait! s'�cria Michel. Conduisez-moi l�, si vous y voyez
suffisamment, avec toutes ces maisons qui s'obstinent � rester sens
dessus dessous!




X

G�D�ON FORSYTH ET LE GRAND ERARD


Je suis bien s�r que personne d'entre vous n'a lu _le Myst�re de
l'Omnibus_, par E. H. B., un roman qui a figur� pendant plusieurs jours
aux devantures des libraires, et puis qui a enti�rement disparu de la
surface du globe. Ce que deviennent les livres, une semaine ou deux
apr�s leur publication, o� ils vont, � quel usage on les emploie: ce
sont l� autant de probl�mes qui, bien souvent, m'ont tourment� pendant
des nuits d'insomnie. Le fait est que personne, � ma connaissance, n'a
lu _le Myst�re de l'Omnibus_, par E. H. B., cependant j'ai pu m'assurer
qu'il n'existe plus aujourd'hui que trois exemplaires de cet ouvrage.
L'un se trouve � la biblioth�que du British Museum, d'ailleurs � jamais
rendu inabordable par suite d'une erreur d'inscription au catalogue; un
autre se trouve dans les caves de d�barras de la Biblioth�que des
Avocats, � Edimbourg; enfin, le troisi�me, reli� en maroquin, appartient
� notre ami G�d�on Forsyth. Pour vous expliquer le placement actuel de
ce troisi�me exemplaire, vous allez �videmment supposer que G�d�on a
beaucoup admir� le roman d'E. H. B. Et, je puis vous le dire, vous ne
vous tromperez pas dans cette supposition. G�d�on, aujourd'hui encore,
continue � admirer _le Myst�re de l'Omnibus_: il l'admire et il l'aime,
avec une tendresse toute paternelle, car c'est lui-m�me qui en est
l'auteur. Il l'a sign� des initiales de son oncle, M. Edouard Hugues
Bloomfield; mais c'est lui seul qui l'a �crit en entier. Il s'�tait
d'abord demand�, avant la publication, s'il n'allait pas tout au moins
confier � quelques amis le secret de sa paternit�; mais apr�s la
publication, et l'insucc�s monumental qui l'a accueillie, la modestie du
jeune romancier est devenue plus pressante; et, sans la r�v�lation que
je vous fais aujourd'hui, le nom de l'auteur de ce remarquable ouvrage
aurait risqu� de demeurer � jamais inconnu.

Cependant, le jour d�j� lointain o� Michel Finsbury prit son fameux
cong�, le livre de G�d�on venait � peine de para�tre, et un de ses
exemplaires se trouvait expos� � l'�talage de la marchande de journaux,
dans la Gare de Waterloo: de telle sorte que G�d�on put le voir, avant
de monter dans le train qui allait le conduire � Hampton-Court. Mais, le
croira-t-on? la vue de son oeuvre ne provoqua chez lui qu'un sourire
d�daigneux. �Quelle vaine ambition de paresseux, se dit-il, que celle
d'un faiseur de livres!� Il eut honte de s'�tre abaiss� jusqu'� la
pratique d'un art aussi enfantin. Tout entier � la pens�e de sa premi�re
cause, il se sentait enfin devenu un homme. Et la muse qui pr�side au
roman-feuilleton (une dame qui doit �tre sans doute d'origine fran�aise)
s'envola d'aupr�s de lui, pour aller se m�ler de nouveau � la danse de
ses soeurs, autour des immortelles fontaines de l'H�licon.

Durant toute la demi-heure du voyage, de saines et robustes r�flexions
pratiques �gay�rent l'�me du jeune avocat. A tout instant, il se
choisissait, par la porti�re du wagon, la petite maison de campagne qui
allait bient�t devenir l'asile de sa vie. Et d�j�, en parfait
propri�taire, il projetait des am�liorations aux maisons qu'il voyait; �
l'une, il ajoutait une �curie; � l'autre, un jeu de tennis; il
s'imaginait le charmant aspect qu'aurait une troisi�me, lorsque, en face
d'elle, sur la rivi�re, il se serait fait construire un pavillon de
bois. �Et quand je pense, se disait-il, qu'il y a une heure � peine
j'�tais encore un insouciant jeune sot, uniquement occup� de canotage et
de romans-feuilletons! Je passais � c�t� des plus ravissantes maisons de
campagne sans m�me les honorer d'un regard! Comme il faut peu de temps
pour m�rir un homme!�

Le lecteur intelligent reconna�tra tout de suite, et d'apr�s ce simple
monologue, les ravages caus�s dans le coeur de G�d�on par les beaux yeux
de Mlle Hazeltine. L'avocat, au sortir de John Street, avait conduit la
jeune fille dans la maison de son oncle, M. Bloomfield; et ce
personnage, ayant appris de son neveu qu'elle �tait victime d'une double
oppression, l'avait prise bruyamment sous sa protection.

--Je me demande qui est le pire des deux, s'�tait-il �cri�: ce vieil
oncle sans scrupules, ou ce grossier jeune coquin de neveu! En tout cas,
je vais tout de suite �crire au _Pall Mall_, pour les d�noncer! Quoi!
Vous dites que non? Pardon, monsieur, il faut qu'ils soient d�nonc�s!
C'est un devoir public... Comment? Vous dites que cet oncle est un
conf�rencier radical? En ce cas, oui, vous avez raison, la chose doit
�tre men�e avec plus de r�serve! Je suis s�r que ce pauvre oncle aura
�t� scandaleusement tromp�!

De tout cela r�sulta que M. Bloomfield ne mit pas � ex�cution son projet
de lettre � la _Pall Mall Gazette._ Il d�clara seulement que miss
Hazeltine avait � �tre tenue � l'abri des recherches probables de ses
pers�cuteurs; et comme il se trouvait poss�der un yacht, il jugea
qu'aucune autre retraite ne pouvait �tre plus s�re pour l'infortun�e
jeune fille. Le matin m�me du jour o� G�d�on se rendait � Hampton Court,
Julia, en compagnie de M. et de Mme Bloomfield, avait quitt� Londres �
bord du yacht familial. Et G�d�on, comme l'on pense, aurait bien aim�
�tre du voyage: mais son oncle n'avait pas cru devoir lui accorder cette
faveur. �Non, Gid! lui avait-il dit. On va �videmment te filer; il ne
faut pas qu'on te voie avec nous!� Et le jeune homme n'avait pas os�
contester cette �trange illusion; car il craignait que son oncle ne se
rel�ch�t de son beau z�le pour la protection de Julia, s'il d�couvrait
que l'affaire n'�tait pas aussi romanesque qu'il se l'�tait figur�e. Au
reste, la discr�tion de G�d�on avait eu sa r�compense; car le vieux
Bloomfield, en lui posant sur l'�paule sa pesante main, avait ajout� ces
mots, dont la signification avait �t� aussit�t comprise: �Je devine bien
ce que tu as en t�te, G�d�on! Mais si tu veux obtenir cette jeune fille,
il faudra que tu travailles, mon gaillard, entends-tu?�

Ces agr�ables paroles avaient d�j� contribu� � �gayer l'avocat lorsque,
ayant pris cong� des voyageurs, il �tait retourn� chez lui pour lire des
romans; et, maintenant, pendant que le train l'emportait � Hampton
Court, c'�taient elles encore qui formaient la base fondamentale de ses
viriles r�veries. Et quand il descendit du train et commen�a � se
recueillir, pour la d�licate mission dont il s'�tait charg�, toujours
encore il avait dans les yeux le fin visage de Julia, et dans les
oreilles les paroles d'adieu de son oncle Edouard.

Mais bient�t de grosses surprises commenc�rent � pleuvoir sur lui. Il
apprit d'abord que, dans tout Hampton Court, il n'y avait aucune villa
Kurnaul, aucun comte Tarnow, ni m�me absolument aucun comte du tout.
Cela �tait fort �trange, mais, en somme, il ne le jugea point tout �
fait inexplicable. M. Dickson avait si bien d�jeun� qu'il pouvait s'�tre
tromp� en lui donnant l'adresse. �Que doit faire, en pareille
circonstance, un homme pratique, avis�, et ayant l'habitude des
affaires?� se demanda G�d�on. Et il se r�pondit aussit�t: �T�l�graphier
une d�p�che br�ve et nette!� Dix minutes apr�s, nos fils t�l�graphiques
nationaux transmettaient � Londres l'importante missive que voici:
�Dickson, H�tel Langham, Londres. Villa et personne inconnues ici;
suppose erreur d'adresse; arriverai par train suivant. Forsyth.� Et, en
effet, G�d�on lui-m�me ne tarda pas � descendre d'un fiacre devant le
perron de l'H�tel Langham, avec, sur son front, les marques combin�es
d'une extr�me h�te et d'un grand effort intellectuel.

Je ne crois pas que G�d�on oublie jamais l'H�tel Langham. Il y apprit
que, de m�me que le comte Tarnow, John Dickson et Ezra Thomas
n'existaient pas. Comment? Pourquoi? Ces deux questions dansaient dans
le cerveau troubl� du jeune homme; et, avant que le tourbillon de ses
pens�es se f�t calm�, il se trouva d�pos� par un autre fiacre devant la
porte de sa maison. L�, du moins, s'offrait � lui une retraite
accueillante et tranquille! L�, du moins, il pourrait r�fl�chir � son
aise. Il franchit le corridor, mit sa clef dans la serrure, et ouvrit la
porte, d�j� rass�r�n�. La chambre �tait toute noire, car la nuit �tait
venue. Mais G�d�on connaissait sa chambre, il savait o� se trouvaient
les allumettes, dans le coin droit, sur la chemin�e. Et il s'avan�a
r�solument, et, ce faisant, il se cogna contre un corps lourd, � un
endroit o� aucun corps de ce genre n'aurait d� exister. Il n'y avait
rien dans cet endroit, quand G�d�on �tait sorti. Il avait ferm� la porte
� clef, derri�re lui; il l'avait trouv�e ferm�e � clef quand il �tait
revenu; personne ne pouvait �tre entr�; et ce n'�tait gu�re probable,
non plus, que les meubles pussent, d'eux-m�mes, changer leur position.
Et cependant, sans l'ombre d'un doute, il y avait quelque chose l�!
G�d�on �tendit ses mains, dans les t�n�bres. Oui, il y avait quelque
chose, quelque chose de grand, quelque chose de poli, quelque chose de
froid!

�Que le ciel me pardonne! songea G�d�on; on dirait un piano!�

Il se rappela qu'il avait des allumettes dans la poche de son gilet, et
en alluma une.

Ce fut effectivement un piano qui s'offrit � son regard stup�fait; un
vaste et solennel instrument, encore tout humide d'avoir �t� expos� � la
pluie. G�d�on laissa br�ler l'allumette jusqu'au bout, et puis, de
nouveau, les t�n�bres se referm�rent autour de son ahurissement. Alors,
d'une main tremblante, il alluma sa lampe, et s'approcha. De pr�s ou de
loin, le doute n'�tait pas permis: l'objet �tait bien un piano. C'�tait
bien un piano qui se tenait l�, impudemment, dans un endroit o� sa
pr�sence �tait un d�menti � toutes les lois naturelles!

G�d�on ouvrit le clavier et frappa un accord. Aucun son ne troubla le
silence de la chambre. �Serais-je malade?� se dit le jeune homme,
pendant que son coeur s'arr�tait de battre. Il s'assit devant le piano,
s'obstina rageusement dans ses tentatives pour rompre le silence, tant�t
au moyen de brillants arp�ges, tant�t au moyen d'une sonate de
Beethoven, que jadis (dans des temps plus heureux) il avait connue comme
l'une des oeuvres les plus sonores de ce puissant compositeur. Et
toujours pas un son! Il donna sur les touches deux grands coups de ses
poings ferm�s. La chambre resta silencieuse comme un tombeau.

Le jeune avocat se redressa en sursaut.

--Je suis devenu compl�tement sourd, s'�cria-t-il tout haut, et personne
ne le sait que moi! La pire des mal�dictions de Dieu s'est abattue sur
moi!

Ses doigts rencontr�rent la cha�ne de sa montre. Aussit�t, il tira sa
montre, et l'appliqua � son oreille: il en entendait parfaitement le
tic-tac.

--Je ne suis pas sourd! dit-il. C'est pis encore, je suis fou! Ma raison
m'a abandonn� pour toujours!

Il promena autour de lui, dans la chambre, un regard inquiet, et aper�ut
notamment le fauteuil dans lequel M. Dickson s'�tait install�. Un bout
de cigare tra�nait encore au pied du fauteuil.

�Non, songea-t-il, cela ne peut avoir �t� un r�ve. C'est ma t�te qui
d�m�nage, �videmment! Ainsi, par exemple, il me semble que j'ai faim; ce
sera sans doute encore une hallucination! Mais, tout de m�me, je vais
faire l'exp�rience. Je vais m'offrir encore un bon d�ner! Je vais aller
d�ner au Caf� Royal, d'o� il est bien possible que j'aie � �tre
directement transport� dans un asile.�

Tout le long de son chemin, dans la rue, avec une curiosit� morbide, il
se demanda comment allait se trahir son terrible mal. Allait-il assommer
un gar�on? ou vouloir manger son verre? Et c'est ainsi qu'il se dirigea
en courant vers le Caf� Royal, avec la crainte angoissante de d�couvrir
que l'existence de cet �tablissement �tait, elle aussi, une
hallucination.

Mais la lumi�re, le mouvement, le bruit joyeux du caf� eurent vite fait
de le r�conforter. Il eut en outre la satisfaction de reconna�tre le
gar�on qui le servait d'ordinaire. Le d�ner qu'il commanda ne lui fit
pas l'effet d'�tre trop incoh�rent, et il �prouva, � le manger, une
satisfaction o� il ne put d�couvrir rien d'anormal. �Ma parole, se
dit-il, je renais � l'espoir. Peut-�tre me suis-je affol� trop t�t? En
pareille circonstance, qu'aurait fait Robert Skill?� Ce Robert Skill
�tait, ai-je besoin de vous le dire? le principal h�ros du _Myst�re de
l'Omnibus_. G�d�on avait incarn� en lui son id�al d'intelligence subtile
et de ferme d�cision. Aussi ne pouvait-il pas douter que Robert Skill,
dans une circonstance pareille � celle o� il se trouvait lui-m�me,
aurait certainement agi de la fa�on la plus sage et la meilleure
possible. Restait seulement � savoir ce qu'il aurait fait. �Quelle
qu'e�t �t� sa d�cision, se dit encore le jeune romancier, Robert Skill
l'e�t ex�cut�e s�ance tenante.� Mais lui-m�me, malheureusement, ne
voyait devant lui, pour l'instant qu'une seule chose � faire, qui �tait
de s'en retourner dans sa chambre, son d�ner fini. Et c'est donc ce
qu'il fit s�ance tenante, � l'imitation de son noble h�ros.

Mais, quand il fut rentr� chez lui, il s'aper�ut que d�cid�ment aucune
inspiration ne lui venait en aide. Et il se tint debout, sur le seuil,
consid�rant avec stupeur l'instrument myst�rieux. Toucher au clavier,
une fois de plus, c'�tait au-dessus de ses forces: que le piano e�t
gard� son incompr�hensible silence, ou qu'il lui e�t r�pondu par tous
les fracas des trompettes du jugement dernier, il sentait que sa frayeur
n'aurait pu que s'en accro�tre. �Ce doit �tre une farce qu'on m'aura
faite! songea-t-il, encore qu'elle me semble bien laborieuse et bien
co�teuse! Mais si ce n'est pas une farce, qu'est-ce que cela peut �tre?
En proc�dant par �limination, comme a proc�d� Robert Skill pour
d�couvrir l'auteur de l'assassinat de lord Bellew, je suis forc�ment
amen� � conclure que ceci ne peut �tre qu'une farce!�

Pendant qu'il raisonnait ainsi, ses yeux tomb�rent sur un objet qui lui
parut une nouvelle confirmation de son hypoth�se: � savoir, la pagode de
cigares que Michel avait construite sur le piano. �Qu'est-ce que cela?�
se demanda G�d�on. Et, s'approchant, il d�molit la pagode, d'un coup de
poing. �Une clef? se dit-il ensuite. Quelle singuli�re fa�on de la
d�poser l�!�

Il fit le tour de l'instrument, et aper�ut, sur le c�t�, la serrure du
couvercle. �Ah! ah! voici � quoi correspond cette clef! poursuivit-il.
Evidemment, ces deux farceurs auront voulu que je regarde � l'int�rieur
du piano! Etrange, en v�rit�, de plus en plus �trange!� Sur quoi, il
tourna la clef dans la serrure, et souleva le couvercle.

                   *       *       *       *       *

Dans quelles angoisses, dans quels acc�s de r�solution fugitive, dans
quels ab�mes de d�sespoir G�d�on passa la nuit qui suivit, je pr�f�re
que mes lecteurs ne le sachent jamais.

La petite chanson des moineaux de Londres, le lendemain matin, le trouva
�puis�, harass�, an�anti, et avec un esprit toujours vide du moindre
projet. Il se leva, et, mis�rablement, regarda des fen�tres closes, une
rue d�serte, la lutte du gris de l'aube avec le jaune des becs de gaz.
Il y a des matin�es o� la ville tout enti�re semble s'�veiller avec une
migraine: c'�tait une de ces matin�es-l�, et la migraine tenaillait
�galement la nuque et les tempes du pauvre G�d�on.

�D�j� le jour! se dit-il, et je n'ai encore rien trouv�! Il faut que
cela finisse!� Il referma le piano, mit la clef dans sa poche, et sortit
pour aller prendre son caf� au lait. Pour la centi�me fois son cerveau
tournait comme une roue de moulin, broyant un m�lange de terreurs, de
d�go�ts, et de regrets. Appeler la police, lui livrer le cadavre,
couvrir les murs de Londres d'affiches d�crivant John Dickson et Ezra
Thomas, remplir les journaux de paragraphes intitul�s: _le Myst�re du
Temple, le Piano macabre, M. Forsyth admis � fournir caution_: c'�tait
l� une ligne de conduite possible, facile, et m�me, en fin de compte,
assez s�re; mais, � bien y r�fl�chir, elle ne laissait pas d'avoir ses
inconv�nients. Agir ainsi, n'�tait-ce pas r�v�ler au monde toute une
s�rie de d�tails sur G�d�on lui-m�me qui n'avaient rien � gagner � �tre
r�v�l�s? Car, enfin, un enfant se serait m�fi� de l'histoire des deux
aventuriers, et lui, G�d�on, tout de suite il l'avait aval�e. Le plus
mis�rable avocaillon aurait refus� d'�couter des clients qui se
pr�sentaient � lui dans des conditions aussi irr�guli�res; et lui, il
les avait complaisamment �cout�s. Et si encore il s'�tait born� � les
�couter! Mais il s'�tait mis en route pour la commission dont ils
l'avaient charg�: lui, un avocat, il avait entrepris une commission
bonne tout au plus pour un d�tective priv�! Et pour comble, h�las! il
avait consenti � prendre l'argent que lui offraient ses visiteurs! �Non,
non, se dit-il. La chose est trop claire, je vais �tre d�shonor�! J'ai
bris� ma carri�re pour un billet de cinq livres!�

Apr�s trois gorg�es de cette chaude, visqueuse, et boueuse tisane qui
passe, dans les tavernes de Londres, pour une d�coction de la graine du
caf�ier, G�d�on comprit qu'il y avait tout au moins un point sur lequel
aucune h�sitation n'�tait possible pour lui. La chose avait � �tre
r�gl�e sans le secours de la police! Mais encore avait-elle � �tre
r�gl�e d'une fa�on quelconque et sans retard. De nouveau G�d�on se
demanda ce qu'aurait fait Robert Skill: que peut faire un homme
d'honneur pour se d�barrasser d'un cadavre honorablement acquis? Aller
le d�poser au coin de la rue voisine? c'�tait soulever dans le coeur des
passants une curiosit� d�sastreuse. Le jeter dans une des chemin�es de
la ville? toute sorte d'obstacles mat�riels rendaient une telle
entreprise presque impraticable. Lancer le corps par la porti�re d'un
wagon, ou bien du haut de l'imp�riale d'un omnibus: h�las! il n'y
fallait point penser. Amener le corps sur un yacht et le noyer ensuite,
oui, cela se concevait d�j� mieux: mais que de d�penses, pour un homme
de ressources restreintes! La location du yacht, l'entretien de
l'�quipage, tout cela aurait �t� ruineux m�me pour un capitaliste.
Soudain, G�d�on se rappela les pavillons, en forme de bateaux, qu'il
avait vus la veille sur la Tamise. Et ce souvenir fut pour lui un trait
de lumi�re.

Un compositeur de musique--appel�, par exemple, Jimson,--pouvait fort
bien, comme jadis le musicien immortalis� par Hogarth, souffrir dans son
inspiration du tapage de Londres. Il pouvait fort bien �tre press� par
le temps, pour achever un op�ra: par exemple, un op�ra-comique intitul�
_Orange Pekoe_; une l�g�re fantaisie chinoise dans le genre du _Mikado_.
_Orange Pekoe_, musique de Jimson--�le jeune ma�stro, un des ma�tres les
mieux dou�s de notre nouvelle �cole anglaise--le ravissant quintette des
mandarins, une vigoureuse entr�e des batteries, etc., etc.,� d'un seul
coup, le personnage complet de Jimson, avec sa musique, se dressa en
pied dans l'esprit de G�d�on. Quoi de plus naturel, quoi de plus
acceptable, que l'arriv�e soudaine de Jimson dans un tranquille village
des bords de l'eau, en compagnie d'un grand piano � queue et de la
partition inachev�e d'_Orange Pekoe_? La disparition du susdit ma�stro,
quelques jours plus tard, ne laissant derri�re lui qu'un piano, vid� de
ses cordes; cela, assur�ment, para�trait moins naturel. Mais cela m�me
ne serait pas tout � fait inexplicable. On pourrait fort bien, en somme,
supposer que Jimson, devenu fou par suite des difficult�s d'un choeur en
double fugue, avait commenc� par d�truire son piano, et s'�tait enfin
jet� lui-m�me dans la rivi�re. N'�tait-ce pas l�, en v�rit�, une
catastrophe tout � fait digne d'un jeune musicien de la nouvelle �cole?

�Pardieu, il faudra bien que �a marche comme �a! s'�cria G�d�on. Jimson
va nous tirer d'affaire!�




XI

LE MA�STRO JIMSON


M. Edouard Hugues Bloomfield ayant annonc� l'intention de diriger son
yacht du c�t� de Maidenhead, on ne s'�tonnera pas que le ma�stro Jimson
ait port� son choix vers une direction oppos�e. Dans le voisinage de la
gentille bourgade riveraine de Padwick, il se souvenait d'avoir vu,
r�cemment encore, un ancien pavillon sur pilotis, po�tiquement abrit�
par un bouquet de saules. Ce pavillon l'avait toujours s�duit par un
certain air d'abandon et de solitude, lorsque, dans ses parties de
canotage, il �tait pass� pr�s de lui; et il avait m�me eu l'intention
d'y placer une des sc�nes du _Myst�re de l'Omnibus_; mais il avait d� y
renoncer, au dernier moment, en raison des difficult�s impr�vues que lui
avait pr�sent�es la n�cessit� d'une description appropri�e au charme de
l'endroit. Il y avait renonc�, et maintenant il s'en f�licitait en
songeant qu'il allait avoir � se servir du pavillon pour un usage
infiniment plus s�rieux.

Jimson, personnage de la mise la plus banale, mais de mani�res
particuli�rement insinuantes, n'eut pas de peine � obtenir que le
propri�taire du pavillon le lui lou�t pour une dur�e d'un mois. Le prix
du loyer, d'ailleurs insignifiant, fut convenu aussit�t, la clef fut
�chang�e contre une petite avance d'argent, et Jimson se h�ta de revenir
� Londres, pour s'occuper du transport du piano.

--Je serai de retour demain matin, sans faute! d�clara-t-il au
propri�taire. On attend mon op�ra avec tant d'impatience, voyez-vous?
que je n'ai pas une minute � perdre pour le terminer!

Et, en effet, vers une heure de l'apr�s-midi, le lendemain, vous auriez
pu voir Jimson cheminant sur la route qui longe le fleuve, entre Padwick
et Haverham. Dans une de ses mains il tenait un panier, renfermant des
provisions; dans l'autre, une petite valise o� se trouvait sans doute la
partition inachev�e. On �tait au d�but d'octobre; le ciel, d'un gris de
pierre, �tait parsem� d'alouettes, la Tamise brillait faiblement comme
un miroir de plomb, et les feuilles jaunes des marronniers craquaient
sous les pieds du compositeur. Il n'y a point de saison, en Angleterre,
qui stimule davantage les forces vitales, et Jimson, bien qu'il ne f�t
pas sans quelques ennuis, fredonnait un air (de sa composition,
peut-�tre?) tout en marchant.

A deux ou trois milles au-dessus de Padwick, la berge de la Tamise est
particuli�rement solitaire. Sur la berge oppos�e, les arbres d'un parc
arr�tent l'horizon, ne laissant entrevoir que le haut des chemin�es
d'une vieille maison de campagne. Sur la berge de Padwick, entre les
saules, s'avance le pavillon, un ancien bateau hors d'usage, et si
souill� par les larmes des saules avoisinants, si d�grad�, si battu des
vents, si n�glig�, si hant� de rats, si manifestement transform� en un
magasin de rhumatismes que j'aurais, pour ma part, une forte r�pugnance
� m'y installer.

Et pour Jimson aussi ce fut un moment assez lugubre, celui o� il enleva
la planche qui servait de pont-levis � sa nouvelle demeure, et o� il se
trouva seul dans cette malsaine forteresse. Il entendait les rats courir
et sauter sous le plancher, les gonds de la porte g�missaient comme des
�mes en peine; le petit salon �tait encombr� de poussi�re, et avait une
affreuse odeur d'eau moisie. Non, on ne pouvait point consid�rer cela
comme un domicile bien gai, m�me pour un compositeur absorb� dans une
oeuvre ch�rie; mais combien moins gai encore pour un jeune homme tout
bourrel� d'alarmes, et occup� � attendre l'arriv�e d'un cadavre!

Il s'assit, nettoya de son mieux une moiti� de la table, et attaqua le
d�jeuner froid que contenait son panier. En pr�vision d'une enqu�te
possible sur le sort de Jimson, il avait jug� indispensable de ne pas se
laisser voir: de telle sorte qu'il �tait r�solu � passer la journ�e
enti�re sans sortir du pavillon. Et, toujours afin de corroborer sa
fable, il avait apport� dans sa valise non seulement de l'encre et des
plumes, mais un gros cahier de papier � musique, du format le plus
imposant qu'il avait pu trouver.

�Et maintenant, � l'ouvrage!� se dit-il, d�s qu'il eut satisfait son
app�tit. �Il faut que je laisse des traces de l'activit� de mon
personnage!� Et il �crivit, en belles lettres rondes:

  ORANGE PEKOE

  _Op. 17_

  _J.-B. JIMSON_

  PARTITION DE PIANO ET CHANT

�Je ne suppose pas que les grands compositeurs commencent leur travail
de cette mani�re-l�, songea G�d�on; mais Jimson est un original, et
d'ailleurs je serais bien en peine de commencer autrement. Une d�dicace,
� pr�sent, voil� qui ferait un excellent effet. Par exemple: _D�di�
�..._ voyons!... _D�di� � William Ewart Gladstone, par son respectueux
serviteur J.-B. J._ Allons, il faut tout de m�me y ajouter un peu de
musique! Je ferai mieux d'�viter l'ouverture: je crains que cette partie
n'offre trop de difficult�s. Si j'essayais d'un air pour le t�nor? A la
clef,--oh! soyons ultra-moderne!--sept b�mols!�

Il fit comme il disait, non sans peine, puis s'arr�ta et se mit �
m�chonner le bout de son porte-plume. La vue d'une feuille de papier
r�gl� ne suffit pas toujours pour provoquer l'inspiration, surtout chez
un simple amateur; et la pr�sence de sept b�mols � la clef n'est pas non
plus un encouragement � l'improvisation. G�d�on jeta sous la table la
feuille commenc�e.

�Ces �bauches jet�es sous la table aideront � reconstituer la
personnalit� artistique de Jimson!� se dit-il pour se consoler. Et de
nouveau il sollicita la muse, en divers tons et sur diverses feuilles de
papier; mais tout cela avec si peu de r�sultats qu'il en fut effar�.
�C'est �trange comme il y a des jours o� on n'est pas en train! se
dit-il; et pourtant il faut absolument que Jimson laisse quelque chose!�
Et de nouveau il trima sur sa t�che.

Bient�t la fra�cheur p�n�trante du pavillon commen�a � l'envahir tout
entier. Il se leva, et, � la contrari�t� �vidente des rats, marcha de
long en large dans la chambre. H�las! il ne parvenait pas � se
r�chauffer. �C'est absurde! se dit-il. Tous les risques me sont
indiff�rents, mais je ne veux pas attraper une bronchite. Il faut que je
sorte de cette caverne!�

Il s'avan�a sur le balcon, et, pour la premi�re fois, regarda du c�t� de
la rivi�re. Et aussit�t il tressaillit de surprise. A quelques cents pas
plus loin, un yacht reposait � l'ombre des saules. Un �l�gant canot se
balan�ait � c�t� du yacht; les fen�tres de celui-ci �taient cach�es par
des rideaux d'une blancheur de neige; et un drapeau flottait � la poupe.
Et plus G�d�on consid�rait ce yacht, plus son d�pit se m�lait de
stup�faction. Ce yacht ressemblait extr�mement � celui de son oncle:
G�d�on aurait m�me jur� que c'�tait bien celui de son oncle, sans deux
d�tails qui rendaient l'identification impossible. Le premier d�tail,
c'�tait que son oncle s'�tait dirig� vers Maidenhead, et ne pouvait donc
se trouver � Padwick; le second, encore plus probant, c'�tait que le
drapeau attach� � l'arri�re �tait le drapeau am�ricain.

�Tout de m�me, quelle singuli�re ressemblance!� songea G�d�on.

Et, pendant qu'ainsi il regardait et r�fl�chissait, une porte s'ouvrit,
et une jeune dame s'avan�a sur le pont. En un clin d'oeil, l'avocat
�tait rentr� dans son pavillon: il venait de reconna�tre Julia
Hazeltine. Et, l'observant par la fen�tre, il vit qu'elle descendait
dans le canot, prenait les rames en main, et venait r�solument vers
l'endroit o� il se trouvait.

�Allons! je suis perdu!� se dit-il. Et il se laissa tomber sur sa
chaise.

--Bonjour, mademoiselle, dit, du rivage, une voix que G�d�on reconnut
comme �tant celle de son propri�taire.

--Bonjour, monsieur! r�pondit Julia. Mais je ne vous reconnais pas: qui
�tes-vous? Oh! oui, je me rappelle! C'est vous qui m'avez permis, hier,
de venir peindre � l'aquarelle, dans ce vieux pavillon!

Le coeur de G�d�on bondit d'�pouvante.

--Mais oui, c'est moi! r�pondit l'homme. Et ce que je voulais vous dire
� pr�sent, c'est que je ne pouvais plus vous le permettre! Mon pavillon
est lou�!

--Lou�? s'�cria Julia.

--Lou� pour un mois! reprit l'homme. �a vous para�t dr�le, hein? Je me
demande ce que ce monsieur peut bien vouloir en faire?

--Quelle id�e romantique! murmura Julia. C'est un monsieur? Comment
est-il?

Ce dialogue entre le canot et le rivage avait lieu tout contre le
pavillon: pas un mot n'en �tait perdu pour le jeune ma�stro.

--C'est un homme � musique, r�pondit le propri�taire, ou tout au moins
voil� ce qu'il m'a dit! Venu ici pour �crire un op�ra!

--Vraiment? s'�cria Julia. Jamais je n'ai rien r�v� d'aussi d�licieux.
Mais alors, nous pourrons nous glisser jusqu'ici la nuit, et l'entendre
improviser! Comment s'appelle-t-il?

--Jimson! dit l'homme.

--Jimson? r�p�ta Julia, en interrogeant vainement sa m�moire.

Mais, en v�rit�, notre jeune �cole de musique anglaise poss�de tant de
beaux g�nies que nous n'apprenons gu�re leurs noms que lorsque la reine
les nomme baronets.

--Vous �tes s�r que c'est bien ce nom-l�? reprit Julia.

--Il me l'a �pel� lui-m�me! r�pondit le propri�taire. Et son op�ra
s'appelle... attendez donc... une esp�ce de th�!

--Une _Esp�ce de Th�_! s'�cria la jeune fille. Quel titre singulier pour
un op�ra! Mon Dieu! que je voudrais en conna�tre le sujet!--Et G�d�on
entendait flotter dans l'air son charmant petit rire.--Il faut
absolument que nous fassions connaissance avec ce M. Jimson! Je suis s�r
qu'il doit �tre bien int�ressant!

--Pardon, mademoiselle, mais il faut que je m'en aille! On m'attend �
Haverham!

--Oh! que je ne vous retienne pas, mon brave homme! dit Julia. Bon
apr�s-midi!

--Et � vous pareillement, mademoiselle!

G�d�on se tenait assis dans sa cabine, en proie aux pens�es les plus
harcelantes. Il se voyait ancr� � ce pavillon pourri, attendant la venue
d'un cadavre intempestif: et voil� que, autour de lui, les curiosit�s
s'agitaient, voil� que de jeunes dames se proposaient de venir l'�pier
la nuit, en fa�on de partie de plaisir! Cela signifiait les gal�res pour
lui; mais ce n'�tait pas cela encore qui l'affligeait le plus. Ce qui
l'affligeait surtout, c'�tait l'impardonnable l�g�ret� de Julia. Cette
jeune fille �tait pr�te � faire connaissance avec le premier venu; elle
n'avait aucune r�serve, rien de l'�mail d'une personne comme il faut!
Elle causait famili�rement avec la brute qu'�tait son propri�taire; elle
se prenait d'un int�r�t imm�diat et franchement avou� pour la mis�rable
cr�ature qu'�tait Jimson! D�j�, sans doute, elle avait form� le projet
d'inviter Jimson � venir prendre le th� avec elle! Et c'�tait pour une
jeune fille comme celle-l� qu'un homme comme lui, G�d�on... �Honte �
toi, coeur viril!�

Il fut interrompu dans ses songeries par un bruit qui, aussit�t, le
d�cida � se cacher derri�re la porte. Miss Hazeltine, sans se pr�occuper
de la d�fense du propri�taire, venait de grimper � bord de son pavillon.
Son projet d'aquarelle lui tenait au coeur; et comme, � en juger par le
silence du pavillon, elle supposait que Jimson n'�tait pas encore
arriv�, elle r�solut de profiter de l'occasion pour achever l'oeuvre
d'art commenc�e la veille. Et elle s'assit sur le balcon, installa son
album et sa bo�te de couleurs, et bient�t G�d�on l'entendit chantant sur
son travail. De temps � autre, seulement, sa chanson s'interrompait.
C'�tait quand Julia ne retrouvait plus, dans sa m�moire, quelqu'une de
ces aimables petites recettes qui servent � la pratique du jeu de
l'aquarelle, ou du moins qui y servaient dans notre bon vieux temps; car
on m'a dit que les jeunes fille d'� pr�sent se sont �mancip�es de ces
recettes o� dix g�n�rations de leurs m�res et grand'm�res s'�taient
fid�lement soumises; mais Julia, qui probablement avait �tudi� sous
Pitman, �tait encore de la vieille �cole.

G�d�on, pendant tout ce temps, se tenait derri�re la porte, craignant de
bouger, craignant de respirer, craignant de penser � ce qui allait
suivre. Chaque minute de son incarc�ration lui valait un surcro�t
d'ennuis et de d�tresse. Du moins se disait-il, avec gratitude, que
cette phase sp�ciale de sa vie ne pouvait pas durer �ternellement; et il
se disait que, quoi qu'il d�t lui arriver ensuite (f�t-ce le bagne!
ajoutait-il avec amertume, et d'ailleurs avec irr�flexion), il ne
pourrait manquer de s'en trouver soulag�. Il se rappela que, au coll�ge,
de longues additions mentales lui avaient souvent servi de refuge contre
l'ennui du piquet ou du cabinet noir, et, cette fois encore, il essaya
de se distraire en additionnant ind�finiment le chiffre deux � tous les
chiffres form�s par des additions ant�rieures.

Ainsi s'occupaient ces deux jeunes personnes,--G�d�on proc�dant
r�solument � ses additions, Julia d�posant vigoureusement sur son album
des couleurs qui g�missaient de se trouver r�unies,--lorsque la
Providence envoya dans leurs eaux un paquebot � vapeur qui, en
soufflant, remontait la Tamise. Tout le long des berges, l'eau s'enflait
et retombait, les roseaux bruissaient; le pavillon lui-m�me, ce vieux
bateau depuis longtemps accoutum� au repos, retrouva soudain son humeur
voyageuse d'autrefois, et se mit � ex�cuter un petit tangage. Puis le
paquebot passa, les vagues s'aplanirent, et G�d�on, tout � coup,
entendit un cri pouss� par Julia. Regardant par la fen�tre, il vit la
jeune fille debout sur le balcon, occup�e � suivre des yeux son canot,
qui, entra�n� par le courant, s'en retournait vers le yacht. Et je dois
dire que l'avocat, en cette occasion, d�ploya une promptitude d'esprit
digne de son h�ros, Robert Skill. D'un seul effort de sa pens�e, il
pr�vit ce qui allait suivre; d'un seul mouvement de son corps, il se
jeta � terre, et se cacha sous la table.

Julia, de son c�t�, ne se rendait pas enti�rement compte de la gravit�
de sa situation. Elle voyait bien qu'elle avait perdu le canot, et elle
n'�tait pas sans inqui�tude au sujet de sa prochaine entrevue avec M.
Bloomfield; mais elle ne doutait pas de pouvoir sortir du pavillon, car
elle connaissait l'existence de la planche pont-levis, donnant sur la
berge.

Elle fit le tour du balcon, mais pour trouver la porte du pavillon
ouverte, et la planche �t�e. D'o� elle conclut avec certitude que Jimson
devait �tre arriv�, et, par cons�quent, se trouvait dans le pavillon. Ce
Jimson devait �tre un homme bien timide, pour avoir souffert une telle
invasion de sa r�sidence sans faire aucun signe: et cette pens�e releva
le courage de Julia, car, � pr�sent, la jeune fille �tait forc�e de
recourir � l'assistance du musicien, la planche �tant trop lourde pour
ses seules forces. Elle frappa donc sur la porte ouverte. Puis elle
frappa de nouveau.

--Monsieur Jimson, cria-t-elle, venez, je vous en prie! _Il faut_ que
vous veniez, t�t ou tard, puisque je ne puis pas sortir d'ici sans votre
aide! Allons, ne soyez pas si aga�ant! Venez, je vous en prie!

Mais toujours pas de r�ponse.

�S'il est l�, il faut qu'il soit fou!� se dit-elle avec un petit
frisson. Mais elle songea ensuite qu'il �tait peut-�tre all� se promener
en bateau, comme elle avait fait elle-m�me. En ce cas, forc�e qu'elle
�tait � attendre, elle pouvait fort bien visiter la cabine: sur quoi,
sans autre r�flexion, elle entra. Et je n'ai pas besoin de dire que,
sous la table o� il gisait dans la poussi�re, G�d�on sentit que son
coeur s'arr�tait de battre.

En premier lieu, Julia aper�ut les restes du d�jeuner de Jimson. �Du
p�t�, des fruits, des g�teaux! songea-t-elle. Il mange de gentilles
choses! Je suis s�re que c'est un homme d�licieux. Je me demande s'il a
aussi bonne apparence que M. Forsyth? Mme Jimson, je ne crois pas que
cela sonne aussi bien que Mme Forsyth! Mais, d'autre part, il y a ce
pr�nom de G�d�on qui est vraiment affreux! Oh! et voici un peu de sa
musique, aussi! c'est charmant! _Orange Pekoe_, c'�tait donc cela que le
vieux bonhomme appelait une _esp�ce de th�_!� Et G�d�on entendit un
petit rire. �_Adagio molto expressivo, siempre legato_,� lut-elle
ensuite (car j'ai oubli� de vous dire que G�d�on �tait tr�s suffisamment
outill� pour toute la partie litt�raire du m�tier de compositeur).
�Comme c'est singulier, de donner toutes ces indications et de n'�crire
que deux ou trois notes! Oh! mais voici une feuille o� il y en a
davantage! _Andante patetico._� Et elle commen�a � examiner la musique.
�Mon Dieu, se dit-elle, cela doit �tre terriblement moderne, avec tous
ces b�mols! Voyons un peu l'air? C'est �trange, mais il me semble le
conna�tre!� Elle commen�a � le fredonner, et, tout � coup, �clata de
rire. �Mais c'est _Tommy, d�range-toi donc pour ton oncle_!�
s'�cria-t-elle tout haut, remplissant d'amertume l'�me de G�d�on. �Et
_Andante patetico_, et sept b�mols! cet homme doit �tre un simple
imposteur!�

Au m�me instant lui arriva, de sous la table, un bruit confus et
bizarre, comme celui que ferait une poule qui �ternuerait; et cet
�ternuement fut suivi du bruit d'un choc, comme si quelque chose s'�tait
heurt� � la table; et le choc lui-m�me fut suivi d'un sourd grognement.

Julia s'enfuit vers la porte; mais, arriv�e l�, elle se retourna,
r�sign�e � braver le danger. Personne ne la poursuivait. Seuls, les
bruits continuaient: sous la table, quelque chose se livrait � une s�rie
ind�finie d'�ternuements: et voil� tout!

�Certes, songea Julia, c'est l� une conduite bien �trange! Ce Jimson ne
peut pas �tre un homme du monde!�

Le premier �ternuement du jeune avocat avait troubl�, dans leur ancien
repos, les innombrables grains de poussi�re qui sommeillaient sous la
table: � pr�sent, un fort acc�s de toux avait succ�d� aux �ternuements.

Julia commen�ait � �prouver une certaine compassion.

--Je crains que vous ne soyez vraiment souffrant! dit-elle en
s'approchant un peu. Je vous en supplie, ne restez pas plus longtemps
sous cette table, monsieur Jimson! Vraiment, cela ne vous vaut rien.

Le ma�stro ne r�pondit que par une toux d�solante. Mais, d�s l'instant
suivant, l'intr�pide jeune fille �tait � genoux devant la table, et les
deux visages se trouvaient face � face.

--Dieu puissant! s'�cria miss Hazeltine en se redressant d'un bond. M.
Forsyth qui est devenu fou!

--Je ne suis pas fou! dit le jeune homme en se d�gageant mis�rablement
de sa cachette. Bien ch�re miss Hazeltine, je vous jure, � deux genoux,
que je ne suis pas fou!

--Vous �tes fou! s'�cria-t-elle, toute haletante.

--Je sais, dit-il, que, pour un oeil superficiel, ma conduite peut
sembler singuli�re!

--Si vous n'�tes pas fou, votre conduite �tait monstrueuse, s'�cria la
jeune fille en rougissant, et prouvait que vous ne vous souciiez pas le
moins du monde de mes tourments!

--Je sais... j'admets cela! dit courageusement G�d�on.

--C'�tait une conduite abominable! insista Julia.

--Je sais qu'elle doit avoir �branl� votre estime pour moi! r�pondit
l'avocat. Mais, ch�re miss Hazeltine, je vous supplie de m'entendre
jusqu'au bout! Ma mani�re d'agir, pour �trange qu'elle paraisse, n'est
cependant pas incapable d'explication. Et le fait est que je ne veux pas
et ne puis pas continuer � exister sans... sans l'estime d'une personne
que j'admire... Le moment est mal choisi pour parler de cela, je le sens
bien, mais je r�p�te mon expression: sans l'estime de la seule personne
que j'admire!

Un reflet de satisfaction se montra sur le visage de miss Hazeltine.

--Fort bien! dit-elle. Sortons de cette froide caverne, et allons nous
asseoir sur le balcon... L�! Et maintenant, reprit-elle en s'installant,
parlez! Je veux tout savoir!

Elle releva les yeux sur le jeune homme; et, en le voyant debout devant
elle avec une mine toute d�contenanc�e, la folle enfant �clata de rire.
Son rire �tait une chose bien faite pour ravir le coeur d'un amoureux:
il sonnait l�g�rement, sur la rivi�re, comme un chant d'oiseau, r�p�t�
plus loin par les �chos du rivage. Et cependant il y avait une cr�ature
que ce rire n'�gayait pas: cette cr�ature �tait l'infortun� admirateur
de la jeune fille.

--Miss Hazeltine, dit-il d'une voix ennuy�e, Dieu sait que je vous parle
sans mauvais vouloir; mais je trouve que vous montrez en tout cela bien
de la l�g�ret�!

Julia ouvrit sur lui de grands yeux.

--Je ne puis retirer le mot! dit-il. D�j� vous m'avez fait une peine
atroce lorsque je vous ai entendue bavarder, tant�t, avec le vieux
p�cheur. Vous faisiez voir une curiosit� au sujet de Jimson...

--Mais Jimson se trouve �tre vous-m�me! objecta Julia.

--Admettons cela! s'�cria l'avocat; mais, tout � l'heure, vous ne le
saviez pas! Qu'�tait pour vous Jimson? En quoi pouvait-il vous
int�resser? Miss Hazeltine, vous m'avez d�chir� le coeur!

--Oh! par exemple, ceci est trop fort! r�pliqua s�v�rement Julia. Quoi?
Apr�s vous �tre conduit de la fa�on la plus extraordinaire, vous
pr�tendez �tre capable de m'expliquer votre conduite, et voil� que, au
lieu de l'expliquer, vous vous mettez � m'insulter!

--C'est juste! r�pondit le pauvre G�d�on. Je... Je vais tout vous
confier! Quand vous saurez toute l'histoire, vous pourrez m'excuser.

Et, s'asseyant pr�s d'elle sur le banc, il �tala devant elle sa
mis�rable histoire.

--Oh! monsieur Forsyth, s'�cria-t-elle quand il eut fini, je regrette si
fort mon rire de tout � l'heure! Vous �tiez bien dr�le, c'est certain;
mais je vous assure que je regrette d'avoir ri!

Et elle lui tendit sa main, que G�d�on garda dans la sienne.

--Tout ceci ne va pas vous donner trop mauvaise opinion de moi?
demanda-t-il tendrement.

--Le fait que vous ayez tant d'ennuis et de mis�res? Non, certes,
monsieur, non! s'�cria-t-elle.--Et, dans l'ardeur de son mouvement, elle
tendit vers lui son autre main, dont il s'empara �galement.--Vous pouvez
compter sur moi! ajouta-t-elle.

--Vraiment? fit G�d�on. Eh bien! j'y compterai! Je reconnais que
l'instant n'est peut-�tre pas tr�s bien choisi pour parler de tout cela!
Mais je n'ai aucun ami...

--Ni moi non plus! dit Julia. Mais ne croyez-vous pas qu'il serait temps
pour vous de me rendre mes mains?

--_La ci darem la mano!_ r�pondit l'avocat. Laissez-les-moi une minute
encore! J'ai si peu d'amis! reprit-il.

--Je croyais que c'�tait une mauvaise note, pour un jeune homme, de
n'avoir pas d'amis! observa Julia.

--Oh! mais j'ai des masses d'amis! s'�cria G�d�on. Ce n'�tait pas cela
que je voulais dire! Je sens que le moment est mal choisi! Mais, oh!
Julia, si vous pouviez seulement vous voir telle que vous �tes!

--Monsieur Forsyth!...

--Ne m'appelez pas de ce sale nom! s'�cria le jeune homme. Appelez-moi
G�d�on!

--Oh! jamais cela! laissa �chapper Julia. Et puis il y a si peu de temps
encore que nous nous connaissons!

--Mais pas du tout! protesta G�d�on. Il y a tr�s longtemps que nous nous
sommes rencontr�s � Bournemouth! Jamais, depuis lors, je ne vous ai
oubli�e! Dites-moi que vous ne m'avez jamais oubli� non plus! Dites-moi
que vous ne m'avez jamais oubli�, et appelez-moi G�d�on!

Et comme la jeune fille ne r�pondait rien:

--Oui, ma Julia, reprit-il, je sais que je ne suis qu'un �ne, mais
j'entends vous conqu�rir! J'ai une affaire infernale sur les bras, je
n'ai pas un sou � moi, et je me suis montr� � vous tout � l'heure sous
l'aspect le plus ridicule: et cependant, Julia, je suis r�solu � vous
conqu�rir! Regardez-moi bien en face, et dites-moi que vous me le
d�fendez, si vous l'osez!

Elle le regarda: et, quoi que ses yeux lui eussent dit, certainement
leur message ne lui fut pas d�sagr�able, car il resta longtemps tout
occup� � le lire.

--Et puis, dit-il enfin, en attendant que je sois parvenu � faire
fortune, l'oncle Edouard nous donnera de l'argent pour notre m�nage!

--Ah! bien, par exemple, celle-l� est raide! dit une grosse voix
derri�re son �paule.

G�d�on et Julia se s�par�rent l'un de l'autre plus rapidement que si un
ressort �lectrique les avait d�sunis; mais tous deux pr�sent�rent des
visages singuli�rement color�s aux yeux de M. Edouard Hugues Bloomfield.

Ce vieux gentleman, voyant arriver la barque errante, avait imagin� de
venir discr�tement jeter un coup d'oeil sur l'aquarelle de miss
Hazeltine. Mais voil� que, d'un seul coup de pierre, il avait attrap�
deux oiseaux; et son premier mouvement avait �t� pour se f�cher, ce qui
d'ailleurs �tait son mouvement naturel. Mais bient�t, � la vue du jeune
couple rougissant et effray�, son coeur consentit � se radoucir.

--Parfaitement, elle est raide! r�p�ta-t-il. Vous avez l'air de compter
bien s�rement sur votre oncle Edouard! Mais voyons, G�d�on, je croyais
vous avoir dit de vous tenir au large de nous?

--Vous m'avez dit de me tenir au large de Maidenhead! r�pondit G�d�on.
Mais comment pouvais-je m'attendre � vous retrouver ici?

--Il y a du vrai dans ce que vous dites! admit M. Bloomfield. C'est que,
voyez-vous, j'ai cru pr�f�rable de cacher notre v�ritable destination,
m�me � vous! Ces t�n�breux coquins, les Finsbury, auraient �t� capables
de vous l'arracher de force. Et c'est encore pour les d�pister que j'ai
hiss� sur mon yacht cet abominable drapeau �tranger! Mais ce n'est pas
tout, G�d�on! Vous m'avez promis de vous mettre au travail: et je vous
retrouve ici, � Padwick, en train de faire l'imb�cile!

--Par piti�, monsieur Bloomfield, ne soyez pas trop s�v�re pour M.
Forsyth! implora Julia. Le pauvre gar�on est dans un embarras terrible!

--Qu'est-ce donc, G�d�on? demanda l'oncle. Vous vous �tes battu? ou bien
est-ce une note � payer?

Ces deux alternatives r�sumaient, dans la pens�e du vieux radical, tous
les malheurs pouvant arriver � un gentleman.

--H�las! mon oncle, dit G�d�on, c'est pis encore que cela! Une
combinaison de circonstances d'une injustice vraiment... vraiment
providentielle! Le fait est qu'un syndicat d'assassins se seront
aper�us, je ne sais comment, de mon habilet� virtuelle � les d�barrasser
des traces de leurs crimes! C'est tout de m�me un hommage rendu � mes
capacit�s de l�giste, voyez-vous!

Sur quoi G�d�on, pour la seconde fois depuis une heure, se mit �
raconter tout au long les aventures du grand Erard.

--Il faut que j'�crive cela au _Times_! s'�cria M. Bloomfield.

--Vous voulez donc que je sois disqualifi�? demanda G�d�on.

--Disqualifi�! bah, sois sans crainte! dit son oncle. Le minist�re est
lib�ral! certainement il ne refusera pas de m'�couter! Dieu merci, les
jours de l'oppression _tory_ sont finis!

--Non, cela n'ira pas! mon oncle, dit G�d�on.

--Mais vous n'�tes pas assez fou pour persister � vouloir vous d�faire
vous-m�me de ce cadavre? s'�cria M. Bloomfield.

--Je ne vois pas d'autre issue devant moi! dit G�d�on.

--Mais c'est absurde, et je ne peux pas en entendre parler! reprit M.
Bloomfield. Je vous ordonne positivement, G�d�on, de vous d�sister de
cette ing�rence criminelle!

--Fort bien! dit G�d�on, en ce cas, je vous transmets la chose, pour que
vous fassiez du cadavre ce que bon vous semblera!

--A Dieu ne plaise! s'�cria le pr�sident du Radical-Club. Je ne veux
avoir rien � d�m�ler avec cette horreur!

--En ce cas, il faut bien que vous me laissiez faire de mon mieux pour
m'en d�barrasser! r�pliqua son neveu. Croyez-moi, c'est le parti le plus
raisonnable!

--Ne pourrions-nous pas faire d�poser secr�tement le cadavre au Club
Conservateur? sugg�ra M. Bloomfield. Avec de bons articles que nous
ferions �crire ensuite dans nos journaux radicaux, ce serait un
v�ritable service � rendre � la nation!

--Si vous voyez un profit politique � tirer de mon... objet! dit G�d�on,
raison de plus pour que je vous le c�de!

--Oh! non! non! G�d�on! Non, je pensais que _vous_, peut-�tre, vous
pourriez entreprendre cette op�ration. Et j'ajoute m�me que, tout bien
r�fl�chi, je trouve qu'il est �minemment inutile que miss Hazeltine et
moi prolongions notre s�jour ici, pr�s de vous! On pourrait nous
voir!--poursuivit le v�n�rable pr�sident, en regardant avec m�fiance �
droite et � gauche.--Vous comprenez, en ma qualit� d'homme public, j'ai
des pr�cautions exceptionnelles � prendre! Me compromettre, ce serait
compromettre tout le parti! Et puis, de toute fa�on, l'heure du d�ner
approche!

--Quoi? s'�cria G�d�on en consultant sa montre. Ma foi, oui, c'est vrai!
Mais, grand Dieu! le piano devrait �tre ici depuis des heures!

M. Bloomfield se dirigeait d�j� vers sa barque; mais, � ces mots, il
s'arr�ta.

--Oui! reprit G�d�on; j'ai vu moi-m�me le piano arriver � la gare de
Padwick. J'ai moi-m�me pr�venu le camionneur d'avoir � me l'amener ici.
Il m'a dit qu'il avait d'abord une autre commission � faire, mais qu'il
serait sans faute ici � quatre heures, au plus tard. Il n'y a pas de
doute, le piano a �t� ouvert et on a trouv� le corps!

--Il faut que vous fuyiez tout de suite! d�clara M. Bloomfield. C'est,
dans l'esp�ce, la seule conduite digne d'un homme!

--Mais supposons que je me trompe! g�mit G�d�on. Supposons que le piano
arrive, et que je ne sois pas l� pour le recevoir! Je serai la premi�re
victime de ma l�chet�! Non, mon oncle: il faut aller nous renseigner �
Padwick! Moi, naturellement, je ne puis pas m'en charger: mais vous,
rien ne vous en emp�che. Rien ne vous emp�che d'aller un peu tourner
autour du bureau de police, comprenez-vous?

--Non, G�d�on, non, mon cher neveu!--dit M. Bloomfield, de la voix d'un
homme fort embarrass�.--Vous savez que j'�prouve pour vous l'affection
la plus sinc�re. Et je sais, de mon c�t�, que j'ai le bonheur d'�tre un
Anglais, et tous les devoirs que m'impose ce titre. Mais non, pas la
police, G�d�on!

--Ainsi, vous me l�chez? demanda G�d�on. Dites-le franchement!

--Loin de l�, mon enfant! Bien loin de l�! protesta le malheureux oncle.
Je me borne � proposer de la prudence. Le bon sens, mon cher G�d�on,
doit toujours rester le guide d'un v�ritable Anglais!

--Me permettrez-vous de dire mon avis? s'interposa Julia. Mon avis est
que G�d�on... je veux dire M. Forsyth... ferait mieux de sortir de cet
affreux pavillon, et d'aller attendre l�-bas, sous les saules. Si le
piano arrive, M. Forsyth pourra s'approcher et le faire entrer. Et si
c'est, au contraire, la police qui vient, il pourra monter � bord de
notre yacht: et il n'y aura plus de M. Jimson! Sur le yacht, il n'y aura
rien � craindre! M. Bloomfield est un homme si respectable et une
personnalit� si �minente que personne ne pourra jamais imaginer qu'il
ait �t� m�l� � une telle affaire!

--Cette jeune fille a �norm�ment de bon sens! d�clara le pr�sident du
Radical-Club.

--Oui, mais si je ne vois arriver ni le piano ni la police, demanda
G�d�on, que dois-je faire, en ce cas?

--En ce cas, dit Julia, vous irez au village quand il fera tout � fait
nuit. Et j'irai avec vous! Et je suis bien s�re qu'on ne pensera pas �
vous soup�onner. Mais m�me si quelqu'un vous soup�onnait, je me
chargerais de lui faire comprendre qu'il s'est tromp�.

--Voil� ce que je ne saurais permettre! Je ne saurais autoriser miss
Hazeltine � aller avec vous! s'�cria M. Bloomfield.

--Et pourquoi donc? demanda Julia.

Or, M. Bloomfield n'avait aucunement envie de lui dire pourquoi: car son
v�ritable motif �tait qu'il craignait d'�tre, lui-m�me, impliqu� dans
l'imbroglio. Mais, suivant la tactique ordinaire de l'homme qui a honte
de soi, il le prit de tr�s haut:

--A Dieu ne plaise, ma ch�re miss Hazeltine, que je dicte � une jeune
fille bien �lev�e les prescriptions des convenances! commen�a-t-il. Mais
enfin...

--Oh! n'est-ce que cela? interrompit Julia. Eh bien! alors, allons �
Padwick tous les trois ensemble!

--Pinc�! songea tristement le vieux radical.




XII

O� LE GRAND ERARD APPARA�T (IRR�VOCABLEMENT) POUR LA DERNI�RE FOIS


On dit volontiers que les Anglais sont un peuple sans musique: mais,
pour ne point parler de la faveur exceptionnelle accord�e par ce peuple
aux virtuoses de l'orgue de Barbarie, il y a tout au moins un instrument
que nous pouvons consid�rer comme national dans toute l'acception de ce
mot: c'est, � savoir, le flageolet, commun�ment appel� le _sifflet d'un
sou_. Le jeune p�tre des bruy�res,--d�j� musical au temps de nos plus
anciens po�tes,--r�veille (et peut-�tre d�sole) l'alouette avec son
flageolet; et je voudrais qu'on me cit�t un seul briquetier ne sachant
pas ex�cuter, sur le sifflet d'un sou, les _Grenadiers anglais_ ou
_Cerise m�re_. Ce dernier air est, en v�rit� le morceau classique du
joueur de flageolet, de telle sorte que je me suis souvent demand� s'il
n'avait pas �t�, � l'origine, compos� pour cet instrument. L'Angleterre
est en tout cas le seul pays du monde o� un tr�s grand nombre d'hommes
trouvent � gagner leur vie simplement par leur talent � jouer du
flageolet, et encore � n'y jouer qu'un seul air, l'in�vitable _Cerise
m�re_.

Mais, d'autre part, on doit reconna�tre que le flageolet est un
instrument sinon myst�rieux, du moins entour� d'une �paisse couche de
myst�re. Pourquoi, par exemple, l'appelle-t-on le �sifflet d'un sou�,
tandis que je ne vois pas que quelqu'un ait eu jamais un de ces
instruments pour un sou? On l'appelle aussi parfois le �sifflet
d'�tain�: et cependant, ou bien je me trompe fort, ou l'�tain n'a point
de place dans sa composition. Et enfin, je voudrais bien savoir dans
quelle sourde catacombe, dans quel d�sert hors de port�e de l'oreille
humaine s'accomplit l'apprentissage du joueur de flageolet? Chacun de
nous a entendu des personnes apprenant le piano, le violon, ou le cor de
chasse: mais le petit du joueur de flageolet (comme celui du saumon) se
d�robe � notre observation. Jamais nous ne l'entendons avant qu'il soit
parvenu � la pleine ma�trise.

D'autant plus remarquable �tait le ph�nom�ne qui se produisait, certain
soir d'octobre, sur une route traversant une verte prairie, non loin de
Padwick. Sur le si�ge d'une grande carriole couverte, un jeune homme
d'apparence modeste (et quelque peu stupide, disons le mot!) se tenait
assis; les r�nes reposaient mollement sur ses genoux; le fouet gisait
derri�re lui, � l'int�rieur de la carriole; le cheval s'avan�ait sans
avoir besoin de direction ni d'encouragement; et le jeune cocher,
transport� dans une sph�re sup�rieure � celle de ses occupations
journali�res, les yeux lev�s au ciel, se consacrait enti�rement � un
flageolet en r�, tout battant neuf, dont il s'effor�ait p�niblement
d'extraire l'aimable m�lodie du _Gar�on de charrue_. Et vraiment, pour
un observateur que le hasard aurait amen� sur cette prairie, cet instant
aurait �t� d'un int�r�t inoubliable. �Enfin, aurait-il pu se dire, enfin
voici le d�butant du flageolet!�

Le bon et stupide jeune homme (qui s'appelait Harker, et �tait employ�
chez un loueur de voitures de Padwick) venait de se bisser lui-m�me pour
la dix-neuvi�me fois, lorsqu'il fut plong� dans un grand �tat de
confusion en s'apercevant qu'il n'�tait pas seul.

--Bravo! s'�cria une voix virile, du rebord de la route. Voil� qui fait
du bien � entendre! Peut-�tre seulement encore un peu de rudesse, au
refrain!--sugg�ra la voix, sur un ton connaisseur.--Allons, encore une
fois!

Du fond de son humiliation, Harker consid�ra l'homme qui venait de
parler. Il vit un solide gaillard d'une quarantaine d'ann�es, h�l� de
soleil, ras�, et qui escortait la carriole avec une d�marche toute
militaire, en faisant tourner un gourdin dans sa main. Ses v�tements
�taient en tr�s mauvais �tat: mais il paraissait propre et plein de
dignit�.

--Je ne suis qu'un pauvre commen�ant, murmura le pauvre Harker, je ne
croyais pas que quelqu'un m'entend�t!

--Eh bien! vous me plaisez ainsi! dit l'homme. Vous commencez peut-�tre
un peu tard, mais ce n'est pas un mal. Allons, je vais moi-m�me vous
aider un peu! faites-moi une place � c�t� de vous!

D�s l'instant suivant, l'homme � l'allure militaire �tait assis sur le
si�ge, et tenait en main le flageolet. Il secoua d'abord l'instrument,
en mouilla l'embouchure, � la mani�re des artistes �prouv�s, parut
attendre l'inspiration d'en haut, et se lan�a enfin dans _la Fille que
j'ai laiss�e derri�re moi_. Son ex�cution manquait peut-�tre un peu de
finesse: il ne savait pas donner au flageolet cette a�rienne douceur
qui, entre certaines mains, fait de lui le digne �quivalent des oiseaux
des bois. Mais pour le feu, la vitesse, et l'aisance coulante du jeu, il
�tait sans rival. Et Harker l'�coutait de toutes ses oreilles. _La Fille
que j'ai laiss�e derri�re moi_, d'abord, le p�n�tra de d�sespoir, en lui
donnant conscience de sa propre inf�riorit�. Mais _le Plaisir du
soldat_, ensuite, le souleva, par-dessus la jalousie, jusqu'�
l'enthousiasme le plus g�n�reux.

--A votre tour! lui dit l'homme � l'allure militaire, en lui offrant le
flageolet.

--Oh! non, pas apr�s vous! s'�cria Harker. Vous �tes un artiste!

--Pas du tout! r�pondit modestement l'inconnu: un simple amateur, tout
comme vous. Et je vais vous dire mieux que cela! J'ai une mani�re � moi
de jouer du flageolet: vous, vous en avez une autre, et je pr�f�re la
v�tre � la mienne. Mais, voyez-vous, j'ai commenc� quand je n'�tais
encore qu'un gamin, avant de me former le go�t! Allons, jouez-nous
encore cet air! Comment donc cela est-il?...

Et il affecta de faire un grand effort pour se rappeler _le Gar�on de
charrue_.

Un timide espoir (et d'ailleurs insens�) jaillit dans la poitrine de
Harker. Etait-ce possible? Y avait-il vraiment �quelque chose� dans son
jeu? Le fait est que lui-m�me, parfois, avait eu l'impression d'une
certaine richesse po�tique, dans les sons qu'il �mettait. Serait-il, par
hasard, un g�nie? Et, pendant qu'il se posait cette question, l'inconnu
continuait vainement � t�tonner, sans pouvoir retrouver l'air du _Gar�on
de charrue_.

--Non! dit enfin le pauvre Harker. Ce n'est pas tout � fait �a! Tenez,
voici comment �a commence!... Oh! rien que pour vous montrer!

Et il prit le flageolet entre ses l�vres. Il joua l'air tout entier,
puis une seconde fois, puis une troisi�me; son compagnon essaya de
nouveau de le jouer, et �choua de nouveau. Et quand Harker comprit que
lui, le timide d�butant, �tait en train de donner une v�ritable le�on �
ce fl�tiste exp�riment�, et que ce fl�tiste, son �l�ve, ne parvenait
toujours pas � l'�galer, comment vous dirai-je de quels rayons glorieux
s'illumina pour lui la campagne qui l'entourait? comment,--� moins que
le lecteur ne soit lui-m�me un fl�tiste amateur,--comment pourrai-je lui
faire entendre le degr� d'idiote vanit� o� atteignit le malheureux
gar�on? Mais, au reste, un seul fait suffira � d�peindre la situation:
d�sormais, ce fut Harker qui joua, et son compagnon se borna � �couter,
et � approuver.

Tout en �coutant, cependant, il n'oubliait pas cette habitude de
prudence militaire qui consiste � regarder toujours devant et derri�re
soi. Il regardait derri�re lui, et comptait la valeur des colis divers
que contenait la carriole, s'effor�ant de deviner le contenu des
nombreux paquets entour�s de papier gris, de l'importante corbeille, de
la caisse de bois blanc; et se disant que le grand piano, soigneusement
emball� dans sa caisse toute neuve, pourrait �tre en somme une assez
bonne affaire, s'il n'y avait pas, du fait de ses dimensions, une
difficult� consid�rable � l'utiliser. Et l'inconnu regardait devant lui,
et il apercevait, dans un coin de la prairie, un petit cabaret rustique
tout entour� de roses. �Ma foi, je vais toujours essayer le coup!�
conclut-il. Et, aussit�t, il proposa un verre d'eau-de-vie.

--C'est que... je ne suis pas buveur! dit Harker.

--Ecoutez-moi! interrompit son compagnon. Je vais vous dire qui je suis!
Je suis le sergent Brand, de l'arm�e coloniale. Cela vous suffira pour
savoir si je suis ou non un buveur!

Peut-�tre la r�v�lation du sergent Brand n'�tait-elle pas aussi
significative qu'il le supposait. Et c'est dans une circonstance comme
celle-l� que le choeur des trag�dies grecques aurait pu intervenir avec
avantage, pour nous faire remarquer que le discours de l'inconnu ne nous
expliquait que tr�s insuffisamment ce qu'un sergent de l'arm�e coloniale
avait � faire, le soir, v�tu de haillons, sur une route de village.
Personne mieux que ce choeur ne nous aurait donn� � entendre que,
suivant toute vraisemblance, le sergent Brand devait avoir renonc�
depuis quelque temps d�j� � la grande oeuvre de la d�fense nationale,
et, suivant toute vraisemblance, devait, � pr�sent, se livrer �
l'industrie toute personnelle de la maraude et du cambriolage. Mais il
n'y avait point de choeur grec pr�sent en ce lieu; et le guerrier, sans
autres explications autobiographiques, se contenta d'�tablir que
c'�taient deux choses tr�s diff�rentes, de s'enivrer r�guli�rement et de
trinquer avec un ami.

Au cabaret du Lion Bleu, le sergent Brand pr�senta � son nouvel ami, M.
Harker, un grand nombre d'ing�nieux m�langes destin�s � emp�cher
l'approche de l'intoxication. Il lui expliqua que l'emploi de ces
m�langes �tait indispensable, au r�giment, car, sans eux, pas un seul
officier ne serait dans un �tat de sobri�t� suffisante pour assister,
par exemple, aux revues hebdomadaires. Et le plus efficace de ces
m�langes se trouvait �tre de combiner une pinte d'ale doux avec quatre
sous de gin authentique. J'esp�re que, m�me dans le civil, mon lecteur
saura tirer profit de cette recette, pour lui-m�me, ou pour un ami: car
l'effet qu'elle produisit sur M. Harker fut vraiment celui d'une
r�volution. Le brave gar�on eut � �tre hiss� sur son si�ge, o� il
d�ploya d�s lors une disposition d'esprit enti�rement partag�e entre le
rire et la musique. Aussi le sergent se trouva-t-il tout naturellement
amen� � prendre les r�nes de la voiture. Et, sans doute, avec l'humeur
po�tique de tous les artistes, avait-il un penchant tout particulier
pour les beaut�s les plus solitaires du paysage anglais: car, apr�s que
la carriole e�t voyag� pendant quelque temps sous sa direction, sans
cesse les chemins qu'elle suivait �taient plus d�serts, plus ombreux,
plus �loign�s des routes passantes.

Au reste, pour vous donner une id�e des m�andres que suivit la carriole,
sous la conduite du sergent, je devrais publier ici un plan
topographique du comt� de Middlesex, et ce genre de plan est
malheureusement bien co�teux � reproduire. Qu'il vous suffise donc
d'apprendre que, peu de temps apr�s la tomb�e de la nuit, la carriole
s'arr�ta au milieu d'un bois, et que, l�, avec une tendre sollicitude,
le sergent souleva d'entre les paquets, et d�posa sur un tas de feuilles
s�ches, la forme inanim�e du jeune Harker.

�Et si tu te r�veilles avant demain matin, mon petit, songea le sergent,
il y aura quelqu'un qui en sera bien surpris!�

De toutes les poches du camionneur endormi, il retira doucement ce
qu'elles contenaient, c'est-�-dire, surtout, une somme de dix-sept
shillings et huit pence. Apr�s quoi, remontant sur le si�ge, il remit le
cheval en marche. �Si seulement je savais un peu o� je suis, ce serait
une bien bonne farce! se dit-il. D'ailleurs, voici un tournant!�

Il le tourna, et se trouva sur la berge de la Tamise. A cent pas de lui,
les lumi�res d'un yacht brillaient gaiement; et tout pr�s de lui, si
pr�s qu'il ne pouvait songer � n'en �tre pas vu, trois personnes, une
dame et deux messieurs, allaient d�lib�r�ment � sa rencontre. Le sergent
h�sita une seconde: puis, se fiant � l'obscurit�, il s'avan�a. Alors un
des deux hommes, qui �tait de l'apparence la plus imposante, s'avan�a au
milieu du chemin et leva en l'air une grosse canne par mani�re de
signal.

--Mon brave homme, cria-t-il, n'auriez-vous pas rencontr� la voiture
d'un camionneur?

Le sergent Brand ne laissa pas d'accueillir cette question avec un
certain embarras.

--La voiture d'un camionneur? r�p�ta-t-il d'une voix incertaine. Ma foi,
non, monsieur!

--Ah! fit l'imposant gentleman, en s'�cartant pour laisser passer le
sergent. La dame et le second des deux hommes se pench�rent en avant, et
parurent examiner la carriole avec la plus vive curiosit�.

�Je me demande ce que diable ils peuvent avoir?� songea le sergent
Brand. Il pressa son cheval, mais non sans se retourner discr�tement une
fois encore, ce qui lui permit de voir le trio debout au milieu de la
route, avec tout l'air d'une active d�lib�ration. Aussi ne
s'�tonnera-t-on pas que, parmi les grognements articul�s qui sortirent
alors de la bouche du camionneur improvis�, le mot �police� ait figur�
au premier plan. Et Brand fouettait sa b�te, et celle-ci, galopant de
son mieux (ce qui n'�tait encore qu'un galop tr�s relatif), courait dans
la direction de Great Hamerham. Peu � peu, le bruit des sabots et le
grincement des roues s'affaiblirent; et le silence entoura le trio
debout sur la berge.

--C'est la chose la plus extraordinaire du monde! s'�criait le plus
mince des deux hommes. J'ai parfaitement reconnu la voiture!

--Et moi, j'ai vu un piano! disait la jeune fille.

--C'est certainement la m�me voiture! reprenait le jeune homme. Et ce
qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que ce n'est pas le m�me cocher!

--Ce doit �tre le m�me cocher, Gid! d�clarait l'autre homme.

--Mais alors, demandait G�d�on, pourquoi s'est-il sauv�?

--Je suppose que son cheval sera parti tout seul! sugg�rait le vieux
radical.

--Mais pas du tout! j'ai entendu le fouet vibrer comme un fl�au! disait
G�d�on. En v�rit�, ceci d�passe la raison humaine!

--Je vais vous dire quoi! s'�cria enfin la jeune fille. Nous allons
courir et--comment appelle-t-on �a dans les romans?--suivre sa piste! ou
plut�t nous allons aller dans le sens d'o� il est venu! Il doit y avoir
l� quelqu'un qui l'aura vu et qui pourra nous renseigner!

--Oui, tr�s bien, faisons cela, ne serait-ce que pour la dr�lerie de la
chose! dit G�d�on.

La �dr�lerie de la chose� consistait sans doute, pour lui, en ce que
cette course lui permettait de se sentir tout proche de miss Hazeltine.
Quant � l'oncle Edouard, ce projet d'excursion lui souriait infiniment
moins. Et quand ils eurent fait une centaine de pas, dans les t�n�bres,
sur une route d�serte, entre un mur, d'un c�t�, et un foss�, de l'autre,
le pr�sident du Radical Club donna le signal du repos.

--Ce que nous faisons n'a pas le sens commun! dit-il.

Mais alors, quand eut cess� le bruit de leurs pas, un autre bruit
parvint � leurs oreilles. Il sortait de l'int�rieur du bois,
myst�rieusement.

--Oh! qu'est-ce que c'est? s'�cria Julia.

--Je n'en ai aucune id�e! dit G�d�on, en faisant mine de vouloir entrer
dans le bois.

Le radical brandit sa canne, � la fa�on d'une �p�e.

--G�d�on! commen�a-t-il, mon cher G�d�on...

--Oh! monsieur Forsyth, par piti�, n'avancez pas! fit Julia. Vous ne
savez pas ce que cela peut �tre! J'ai si peur pour vous!

--Quand ce serait le diable lui-m�me, r�pondit G�d�on en se d�gageant,
je veux aller voir ce qui en est!

--Pas de pr�cipitation, G�d�on! criait l'oncle.

L'avocat marcha dans la direction du bruit, qui �tait effectivement d'un
caract�re monstrueux. On y trouvait m�lang�es les voix caract�ristiques
de la vache, de la sir�ne de bateau, et du moustique, mais tout cela
combin� de la fa�on la moins naturelle. Une masse noire, non sans
quelque ressemblance avec une forme humaine, gisait parmi les arbres.

--C'est un homme, dit G�d�on; ce n'est qu'un homme! Il est endormi et
ronfle! Hol�! ajouta-t-il un instant apr�s, il ne veut pas se r�veiller!

G�d�on frotta une allumette, et, � sa lueur, il reconnut la t�te rousse
du charretier qui s'�tait engag� � lui amener le piano.

--Voici mon homme, dit-il, et ivre comme un porc! Je commence �
entrevoir ce qui se sera pass�!

Et il exposa � ses deux compagnons, qui maintenant s'�taient enhardis �
le rejoindre, son hypoth�se sur la fa�on dont le charretier avait �t�
conduit � se s�parer de sa carriole.

--L'abominable brute! dit l'oncle Edouard. Secouons-le, et
administrons-lui la correction qu'il m�rite!

--Gardez-vous-en, pour l'amour du ciel! dit G�d�on. Nous n'avons pas �
d�sirer qu'il nous voie ensemble! Et puis, vraiment, mon oncle, je dois
� ce brave homme la plus vive reconnaissance: car ceci est la chose la
plus heureuse de tout ce qui pouvait m'arriver. Il me semble, mon cher
oncle Edouard, il me semble, en v�rit�, que me voici d�livr�!

--D�livr� de quoi? demanda le radical.

--Mais de toute l'affaire! s'�cria G�d�on. Cet homme a �t� assez fou
pour voler la carriole, avec le piano et ce qu'il contenait; ce qu'il
esp�re en faire, je ne le sais, ni ne me soucie de le savoir. Mes mains
sont libres! Jimson cesse d'exister; plus de Jimson! F�licitez-moi,
oncle Edouard!... Julia, ma ch�re Julia, je...

--G�d�on! G�d�on! fit l'oncle.

--Oh! il n'y a pas de mal, mon oncle, puisque nous allons nous marier
bient�t! dit G�d�on. Vous savez bien que vous nous l'avez dit vous-m�me,
tout � l'heure, dans le pavillon!

--Moi? demanda l'oncle, tr�s surpris, je suis bien s�r de n'avoir dit
rien de pareil!

--Suppliez-le, jurez-lui qu'il l'a dit, faites appel � son coeur!
s'�criait G�d�on en s'adressant � Julia. Il n'a pas son pareil au monde
quand il laisse parler son coeur!

--Mon cher monsieur Bloomfield, dit Julia, G�d�on est un si brave
gar�on, et il m'a promis de tant plaider, et je vois bien qu'il le fera!
Je sais que c'est un grand malheur que je n'aie pas d'argent!
ajouta-t-elle.

--L'oncle Edouard en a pour deux, ma ch�re demoiselle, comme ce jeune
coquin vous le disait tout � l'heure! r�pondit le radical. Et je ne puis
pas oublier que vous avez �t� honteusement d�poss�d�e de votre fortune!
Donc, pendant que personne ne nous regarde, embrassez votre oncle
Edouard!... Quant � vous, mis�rable--reprit-il lorsque cette c�r�monie
eut �t� d�ment accomplie--cette charmante jeune dame est � vous, et
c'est � coup s�r beaucoup plus que vous ne m�ritez! Mais maintenant,
retournons bien vite au pavillon, puis chauffons le yacht et rentrons �
Londres!

--Voil� qui est parfait! s'�cria G�d�on. Et demain il n'y aura plus de
Jimson, ni de carriole, ni de piano! Et quand ce brave homme se
r�veillera, il pourra se dire que toute l'affaire n'a �t� qu'un r�ve!

--Oui, dit l'oncle Edouard, mais il y aura un autre homme qui aura un
r�veil bien diff�rent! Le gaillard qui a vol� la carriole s'apercevra
qu'il a �t� trop malin!

--Mon cher oncle, dit G�d�on, je suis heureux comme un roi, mon coeur
saute comme une balle, mes talons sont l�gers comme des plumes; je suis
d�livr� de tous mes embarras, et je tiens la main de Julia dans la
mienne! Dans ces conditions, comment trouverais-je la force d'avoir de
mauvais sentiments? Non il n'y a de place en moi que pour une bont�
ang�lique! Et quand je pense � ce pauvre malheureux diable avec sa
carriole, c'est de tout mon coeur que je m'�crie: �Que Dieu lui vienne
en aide!�

--Amen! r�pondit l'oncle Edouard.




XIII

LES TRIBULATIONS DE MAURICE

(_Seconde partie_)


Si notre litt�rature avait conserv� ses vieilles traditions de r�serve
et de politesse classiques, je ne d�graderais pas ma dignit� d'�crivain
jusqu'� vous d�crire les angoisses de Maurice; c'est l� un de ces sujets
que l'intensit� m�me de leur r�alisme devrait faire exclure d'une oeuvre
d'art un peu digne de ce nom. Mais le go�t est aujourd'hui aux sujets de
ce genre: le lecteur aime � �tre introduit dans les recoins les plus
secrets de l'�me d'un h�ros de roman, et rien ne lui pla�t autant que le
spectacle d'un coeur tout sanglant, �tal� devant lui dans sa nudit�.
Encore cette consid�ration ne suffirait-elle pas � me d�cider si le
repoussant sujet que je vais traiter n'avait, en outre, l'avantage d'une
�minente port�e moralisatrice. Puisse mon r�cit emp�cher ne f�t-ce qu'un
seul de mes lecteurs de se plonger dans le crime � la l�g�re, sans
s'�tre suffisamment entour� de pr�cautions: et j'aurai conscience de
n'avoir pas travaill� en vain!

Le lendemain de la visite de Michel, quand Maurice se r�veilla du
profond sommeil du d�sespoir, ce fut pour constater que ses mains
tremblaient, que ses yeux avaient peine � s'ouvrir, que sa gorge
br�lait, et que sa digestion �tait paralys�e. �Et Dieu sait pourtant que
ce n'est pas � force d'avoir mang�!� se dit l'infortun�. Apr�s quoi il
se leva, afin de r�fl�chir plus froidement � sa position. Rien ne pourra
mieux vous d�peindre les eaux troubl�es o� naviguait sa pens�e qu'un
expos� m�thodique des diverses anxi�t�s qui se dressaient devant lui.

Aussi, pour la convenance du lecteur, vais-je classer par num�ros ces
anxi�t�s: mais je n'ai pas besoin de dire que, dans le cerveau de
Maurice, elles se m�laient et tournoyaient toutes ensemble comme une
trombe de poussi�re. Et, toujours pour la commodit� du lecteur, je vais
donner des titres � chacune d'elles. Qu'on veuille bien observer que
chacune d'elles, � elle seule, suffirait � assurer le succ�s d'un
roman-feuilleton!

Anxi�t� n� 1: _O� est le cadavre? ou le Myst�re de Bent Pitman._ C'�tait
d�sormais chose certaine, pour Maurice, que Bent Pitman appartenait �
l'esp�ce la plus t�n�breuse des professionnels du crime. Un homme tant
soit peu honn�te n'aurait pas touch� le ch�que; un homme dou� de la
moindre dose d'humanit� n'aurait pas accept� en silence le tragique
contenu du baril; et seul un assassin �prouv� avait pu trouver les
moyens de faire dispara�tre le cadavre sans qu'on en s�t rien. Cette
s�rie de d�ductions eut pour effet de fournir � Maurice la plus sinistre
image d'un monstre, Bent Pitman. Evidemment cet �tre infernal n'avait
eu, pour se d�barrasser du cadavre, qu'� le pr�cipiter dans une trappe
de son arri�re-cuisine (Maurice avait lu quelque chose de semblable dans
un roman par livraisons): et maintenant cet homme vivait dans une orgie
de luxe, sur le montant du ch�que. Jusque-l�, c'�tait d'ailleurs ce que
Maurice pouvait souhaiter de mieux. Oui, mais avec les habitudes de
folle prodigalit� d'un homme tel que Bent Pitman, huit cents livres
pouvaient fort bien ne pas m�me durer une semaine. Et quand cette somme
aurait fondu, que ferait ensuite l'effrayant personnage? Et une voix
diabolique, du fond de la poitrine de Maurice, lui r�pondait: �Ce qu'il
fera ensuite? Il te fera chanter!�

Anxi�t� n� 2: _La fraude de la tontine, ou l'oncle Masterman est-il
mort?_ Inqui�tant probl�me, et dont d�pendaient pourtant tous les
espoirs de Maurice! Il avait essay� d'intimider Catherine, il avait
essay� de la corrompre: et ses tentatives n'avaient rien donn�. Il
gardait toujours la conviction �morale� que son oncle Masterman �tait
mort; mais ce n'est point chose facile de faire chanter un subtil homme
de loi en s'appuyant seulement sur une conviction morale. Sans compter
que, depuis la visite de Michel, ce projet de chantage souriait moins
encore qu'auparavant � l'imagination de Maurice. �Michel est-il bien un
homme qu'on puisse faire chanter? se demandait-il. Et suis-je bien
l'homme qu'il faut pour faire chanter Michel?� Graves, solennelles,
terribles questions. �Ce n'est pas que j'aie peur de lui,--ajoutait
Maurice, pour se rassurer;--mais j'aime � �tre s�r de mon terrain, et le
malheur est que je ne vois gu�re la mani�re d'arriver � cela! Tout de
m�me, comme la vie r�elle est diff�rente des romans! Dans un roman,
j'aurais � peine entrepris toute cette affaire que j'aurais rencontr�,
sur mon chemin, un sombre et myst�rieux gaillard qui serait devenu mon
complice, et qui aurait vu tout de suite ce qu'il y avait � faire, et
qui, probablement, se serait introduit dans la maison de Michel, o� il
n'aurait trouv� qu'une statue de cire; apr�s quoi, du reste, ce complice
n'aurait pas manqu� de me faire chanter, et de m'assassiner par-dessus
le march�. Tandis que, dans la r�alit�, je pourrais bien arpenter les
rues de Londres jour et nuit, jusqu'� crever de fatigue, sans qu'un seul
criminel daign�t seulement faire attention � moi!... Et cependant, � ce
point de vue, il y a toujours Bent Pitman qui tient � peu pr�s ce
r�le-l�!� reprit-il, songeusement.

Anxi�t� n� 3: _Le cottage de Browndean, ou le complice r�calcitrant._
Car il y avait aussi un complice: et ce complice �tait en train de
moisir dans un marais du Hampshire, avec les poches vides. Que
pouvait-on faire de ce c�t�? Maurice se dit qu'il aurait d� envoyer au
moins quelque chose � son fr�re, n'importe quoi, un simple mandat de
cinq shillings, de mani�re � lui faire prendre patience en
l'approvisionnant d'espoir, de bi�re, et de tabac. �Mais comment
aurais-je pu lui envoyer quelque chose?� g�mit le pauvre gar�on en
explorant ses poches, d'o� il retira tout juste quatre pi�ces d'un
shilling et dix-huit sous en monnaie de billon. Pour un homme dans la
situation de Maurice, en guerre avec la soci�t�, et ayant � tenir, de sa
main inexp�riment�e, les fils de l'intrigue la plus embrouill�e, on doit
avouer que cette somme �tait � peine suffisante. Tant pis! Jean aurait �
se d�brouiller tout seul! �Oui, mais--reprenait alors la voix
diabolique--comment veux-tu qu'il se d�brouille, f�t-il m�me cent fois
moins stupide qu'il l'est?�

Anxi�t� n� 4: _La maison de cuirs, ou Enfin nous avons fait faillite!
Moeurs londoniennes._ Sur ce point particulier, Maurice �tait sans
nouvelles. Il n'avait pas encore os� mettre les pieds � son bureau: et
cependant il sentait qu'il allait �tre forc� d'y passer sans plus de
retard. Bon! Mais que ferait-il, quand il serait au bureau? Il n'avait
le droit de rien signer en son propre nom; et, avec la meilleure volont�
du monde, il commen�ait � se dire que jamais il ne r�ussirait �
contrefaire la signature de son oncle. Dans ces conditions, il ne
pouvait rien pour arr�ter la d�b�cle. Et lorsque la d�b�cle se serait
enfin produite, lorsque des yeux scrutateurs examineraient jusqu'aux
moindres d�tails les comptes de la maison, deux questions ne
manqueraient pas d'�tre pos�es � l'effar� et piteux insolvable: 1� O�
est M. Joseph Finsbury? 2� Que signifiait certaine visite � la banque?
Questions combien faciles � poser! et grand Dieu! combien il �tait
impossible d'y r�pondre! Et l'homme � qui elles seraient adress�es, s'il
n'y r�pondait pas, irait certainement en prison, irait probablement--eh!
oui!--aux gal�res. Maurice �tait en train de se raser lorsque cette
�ventualit� s'offrit � sa pens�e: il se h�ta de d�poser son rasoir.
Voici, d'une part, suivant l'expression de Maurice, �la disparition
totale d'un oncle de prix�; d'autre part, voici toute une s�rie d'actes
�tranges et inexplicables, accomplis par un neveu de cet oncle, et un
neveu dont on sait qu'il avait, � l'endroit du disparu, une haine sans
piti�: quel admirable concours de chances pour une erreur judiciaire!
�Non, se dit Maurice, ils n'oseront tout de m�me pas aller jusqu'� me
consid�rer comme un assassin! Mais, franchement, il n'y a pas dans le
code un seul crime (except� peut-�tre celui d'incendie) que, aux yeux de
la loi, je n'aie l'apparence d'avoir commis! Et pourtant je suis un
parfait honn�te homme, qui n'a jamais d�sir� que de rentrer dans son d�!
Ah! la loi, en v�rit�, c'est du propre!�

C'est avec cette conclusion bien assise dans son esprit que Maurice
descendit l'escalier de sa maison de John Street; il n'�tait toujours
encore qu'� moiti� ras�. Dans la bo�te, une lettre. Il reconnut
l'�criture: c'�tait Jean qui s'impatientait!

�Vraiment, la destin�e aurait pu m'�pargner au moins cela!� se dit-il
am�rement, et il d�chira l'enveloppe.

�Cher Maurice, lut-il, je commence � croire que tu te paies ma t�te! Je
suis ici dans une pur�e noire; sais-tu que je suis forc� de vivre �
l'oeil, et encore avec une difficult� sans cesse plus grande? Je n'ai
pas de draps de lit, pense bien � �a! Il me faut de la galette,
entends-tu? J'en ai assez, de cette blague-l�! Tout le monde en aurait
assez, � ma place. Je me serais d�j� d�fil� depuis deux jours, si
seulement j'avais eu de quoi prendre le train. Allons! mon vieux
Maurice, ne t'ent�te pas dans ta folie! Essaie un peu de comprendre mon
affreuse position! Le timbre de cette lettre, je vais avoir � me le
procurer � l'oeil! Ma parole d'honneur! Ton fr�re bien affectueux, J.
FINSBURY.�

�Quelle brute! songea Maurice en mettant la lettre dans sa poche. Que
veut-il que je fasse pour lui? Je vais avoir � me faire raser chez un
coiffeur, ma main n'est pas assez ferme! Comment trouverais-je �de la
galette� � envoyer � quelqu'un? Sa position n'est pas dr�le, je le
reconnais: mais moi, se figure-t-il que je suis � la f�te?... Du moins
il y a dans sa lettre une chose qui me console: il n'a pas le sou,
impossible qu'il bouge! Bon gr�, mal gr�, il est clou� l�-bas!�

Puis, dans un nouvel �lan d'indignation: �Il ose se plaindre, l'animal!
Et il n'a m�me jamais entendu le nom de Bent Pitman! Que ferait-il, que
ferait-il, je me le demande, s'il avait sur le dos tout ce que j'y ai?�

Mais ce n'�taient point l� des arguments d'une honn�tet� irr�prochable,
et le scrupuleux Maurice s'en rendait bien compte. Il ne pouvait se
dissimuler que son fr�re Jean n'�tait pas du tout �� la f�te�, lui non
plus, dans le mar�cageux cottage de Browndean, sans nouvelles, sans
argent, sans draps de lit, sans l'ombre d'une soci�t� ou d'une
distraction. De telle sorte que, lorsqu'il eut �t� ras�, Maurice en
arriva � concevoir la n�cessit� d'un compromis.

�Le pauvre Jeannot, se dit-il, est vraiment dans une noire pur�e! Je ne
peux pas lui envoyer d'argent; mais je sais ce que je vais faire pour
lui, je vais lui envoyer le _Lisez-moi!_ �a le remontera, et puis on lui
fera plus volontiers cr�dit quand on verra qu'il re�oit quelque chose
par la poste!�

En cons�quence de quoi, sur le chemin de son bureau, Maurice acheta et
exp�dia � son fr�re un num�ro de ce r�confortant p�riodique, auquel
(dans un acc�s de remords) il joignit, au hasard, l'_Athen�um_, la _Vie
chr�tienne_, et la _Petite Semaine pittoresque_. Ainsi Jean se trouva
pourvu de litt�rature, et Maurice eut la satisfaction de se sentir un
baume sur la conscience.

Comme si le ciel avait voulu le r�compenser, il eut la surprise, en
arrivant � son bureau, d'y trouver d'excellentes nouvelles. Les
commandes affluaient; les magasins se vidaient, et le prix du cuir ne
cessait pas de monter. Le g�rant lui-m�me avait l'air ravi. Quant �
Maurice,--qui avait presque oubli� qu'il y e�t au monde quelque chose
comme de bonnes nouvelles,--il aurait volontiers sanglot� de bonheur,
comme un enfant; volontiers il aurait press� sur sa poitrine le g�rant
de la maison, un vieux bonhomme tout sec, avec des sourcils en
broussaille; volontiers il serait all� jusqu'� donner � chacun des
employ�s de ses bureaux une gratification (oh! une petite somme!). Et
pendant qu'assis devant sa table il ouvrait son courrier, un choeur
d'oiseaux l�gers chantait dans son cerveau, sur un rythme charmant:
�Cette vieille affaire des cuirs peut encore avoir du bon, avoir du bon,
avoir du bon!�

C'est au milieu de cette oasis morale que le trouva un certain Rogerson,
un des cr�anciers de la maison; mais Rogerson n'�tait pas un cr�ancier
inqui�tant, car ses relations avec la maison Finsbury dataient de loin,
et plus d'une fois d�j� il avait consenti � de longs d�lais.

--Mon cher Finsbury,--dit-il, non sans embarras,--j'ai � vous pr�venir
d'une chose qui risque de vous ennuyer! Le fait est... je me suis vu �
court d'argent... beaucoup de capitaux dehors... vous savez ce que
c'est... et... en un mot...

--Vous savez que nous n'avons jamais eu l'habitude de vous payer � la
premi�re �ch�ance! r�pondit Maurice, en p�lissant. Mais donnez-moi le
temps de me retourner, et je verrai ce que je puis faire! Je crois
pouvoir vous promettre que vous aurez au moins un fort acompte!

--Mais c'est que... voil�... balbutia Rogerson, je me suis laiss�
tenter! J'ai c�d� ma cr�ance!

--C�d� votre cr�ance! r�p�ta Maurice. Voil� un proc�d� auquel nous ne
pouvions pas nous attendre de votre part, monsieur Rogerson!

--H�! on m'en a offert cent pour cent, rubis sur l'ongle, en esp�ces!
murmura Rogerson.

--Cent pour cent! s'�cria Maurice. Mais cela vous fait quelque chose
comme trente pour cent de b�n�fice! Singuli�re chose! Et qui est
l'acheteur?

--Un homme que je ne connais pas! r�pondit le cr�ancier. Un nomm� Moss!

�Un juif!� songea Maurice, quand son visiteur l'eut quitt�. Que pouvait
bien avoir � faire un Juif d'une cr�ance sur la maison Finsbury? Et quel
int�r�t pouvait-il bien avoir � la payer d'un tel prix? Ce prix
justifiait Rogerson: oui, Maurice lui-m�me �tait pr�t � en convenir.
Mais il prouvait, en m�me temps, de la part de Moss, un �trange d�sir de
devenir cr�ancier de la maison de cuirs. La cr�ance pouvait �tre
pr�sent�e d'un jour � l'autre, ce m�me jour, ce m�me matin! Et pourquoi?
Le myst�re de Moss mena�ait de constituer un triste pendant au myst�re
de Pitman. �Et cela au moment o� tout paraissait vouloir aller mieux!�
g�mit Maurice, en se cognant la t�te contre le mur. Au m�me instant, on
vint lui annoncer la visite de M. Moss.

M. Moss �tait un juif du genre rayonnant, avec une �l�gance choquante et
une politesse offensive. Il d�clara qu'il agissait, en tout cela, au nom
d'une tierce partie; lui-m�me ne comprenait rien � l'affaire en
question; son client lui avait donn� des ordres formels. Le susdit
client tenait � rentrer dans ses fonds; mais, si la chose �tait tout �
fait impossible pour l'instant, il accepterait un ch�que payable dans
soixante jours...

--Je ne sais pas ce que tout cela signifie! dit Maurice. Quel motif a
bien pu vous pousser � racheter cette cr�ance, et � un taux comme
celui-l�?

M. Moss n'en avait pas la moindre id�e: il s'�tait born� � ex�cuter les
ordres de son client.

--Tout cela est absolument irr�gulier! dit enfin Maurice. C'est
contraire aux usages commerciaux. Quelles sont vos instructions pour le
cas o� je refuserais?

--J'ai l'ordre, en ce cas, de m'adresser � M. Joseph Finsbury, le chef
de votre maison! r�pondit le juif. Mon client a tout particuli�rement
insist� sur ce point. Il m'a dit que c'�tait M. Joseph Finsbury qui seul
avait titre, ici... excusez-moi, l'expression n'est pas de moi!

--Il est impossible que vous voyiez M. Joseph: il est souffrant! dit
Maurice.

--En ce cas, j'ai ordre de remettre l'affaire aux mains d'un avou�.
Voyons un peu!--poursuivit M. Moss, en consultant son portefeuille.--Ah!
Voici! M. Michel Finsbury! Un de vos parents, peut-�tre? J'en serais
fort heureux, car, si cela �tait, l'affaire pourrait sans doute
s'arranger � l'amiable!

Tomber aux mains de Michel: c'�tait trop, pour Maurice. Il se risqua. Un
ch�que � soixante jours? En somme, qu'avait-il � craindre? Dans soixante
jours, il serait probablement mort, ou tout au moins en prison! De telle
sorte qu'il ordonna � son g�rant de donner � M. Moss un fauteuil et un
journal.

--Je vais aller faire signer le ch�que par M. Joseph Finsbury! dit-il.
Mon oncle est couch�, souffrant, dans notre maison de John-Street!

Un fiacre pour l'aller, un fiacre pour le retour: encore deux fortes
entailles aux quatre shillings de son capital! Il calcula que, apr�s le
d�part de M. Moss, il aurait pour toute fortune au monde dix-sept sous.
Mais ce qui �tait plus f�cheux encore, c'est que, pour se tirer
d'embarras, il avait d� maintenant transporter son oncle Joseph �
Bloomsbury.

�H�las! se disait-il, inutile d�sormais pour le pauvre Jeannot de
s'enfermer dans le Hampshire! Et quant � savoir comment je pourrai faire
durer la farce, je veux �tre pendu si j'en ai la moindre id�e! Avec mon
oncle � Browndean, c'�tait d�j� � peine possible: avec mon oncle �
Bloomsbury, cela me para�t au-dessus des forces humaines. Au-dessus de
mes forces � moi, en tout cas: car enfin, c'est ce que fait Michel, avec
le corps de mon oncle Masterman! Mais lui, voil�! il a des complices,
cette vieille gouvernante, et sans doute bien des coquins de sa
client�le. Ah! si seulement je pouvais trouver des complices!�

La n�cessit� est la m�re de tous les arts humains. Eperonn� par elle,
Maurice se surprit lui-m�me, en constatant la h�te, la d�cision et, au
total, l'excellente apparence de son nouveau faux. Trois quarts d'heure
apr�s, il remettait � M. Moss un ch�que o� s'�talait, hardiment, la
signature de l'oncle Joseph.

--Voil� qui est parfait! d�clara le gentleman isra�lite en se levant. Et
maintenant j'ai l'ordre de vous dire que ce ch�que ne vous sera pas
pr�sent� � l'�ch�ance, mais que vous ferez sagement de prendre garde, de
prendre bien garde!

Toute la chambre se mit � nager autour de Maurice.

--Quoi? Que dites-vous? s'�cria-t-il, en se retenant � la table. Que
voulez-vous dire?... Que le ch�que ne sera pas pr�sent�?... Pourquoi
aurais-je � prendre garde? Qu'est-ce que toute cette folie?

--Pas la moindre id�e, ma parole, monsieur Finsbury! r�pondit l'h�breu,
avec un bon sourire. C'est simplement un message dont on m'a charg�! On
m'a mis en bouche les expressions qui semblent vous agiter si fort!

--Le nom de votre client? demanda Maurice.

--Mon client tient provisoirement � ce que son nom reste un secret!
r�pondit M. Moss.

Maurice se pencha sur lui.

--Ce n'est pas... Ce n'est pas la banque? murmura-t-il d'une voix
�trangl�e.

--Bien au regret de n'avoir pas l'autorisation de vous en dire
davantage! r�pondit M. Moss. Et maintenant, si vous le voulez bien, je
vais vous souhaiter une bonne journ�e!

�Me souhaiter une bonne journ�e!� songea Maurice, rest� seul. D�s la
minute suivante, il avait empoign� son chapeau, et s'�tait enfui de son
cabinet, comme un fou. Ce ne fut qu'au bout de trois rues qu'il
s'arr�ta, pour grogner: �Mon Dieu! grogna-t-il, j'aurais d� emprunter de
l'argent au g�rant! Mais, � pr�sent, il est trop tard. Impossible de
retourner pour cela! Non, c'est clair! Je suis sans le sou, absolument
sans le sou, comme les ouvriers sans travail!�

Il rentra chez lui, et s'assit m�lancoliquement dans la salle � manger.
Jamais Newton n'a fait un effort de pens�e aussi vigoureux que celui que
fit alors cette victime des circonstances: et cependant l'effort resta
st�rile. �Je ne sais pas si cela tient � un d�faut de mon esprit, se
dit-il: mais le fait est que je trouve que ma malchance a quelque chose
de contre-nature. �a vaudrait la peine d'�crire au _Times_, pour
signaler le cas! Que dis-je? �a vaudrait la peine de faire une
r�volution! Et le plus clair de l'affaire, c'est qu'il me faut tout de
suite de l'argent! La moralit�, je n'ai plus � m'en occuper: j'ai depuis
longtemps d�pass� cette phase! C'est de l'argent qu'il me faut, et tout
de suite; et la seule chance que j'aie de m'en procurer, c'est Bent
Pitman! Bent Pitman est un criminel: et, par cons�quent, sa position a
des c�t�s faibles! Il doit avoir encore gard� une partie des huit cents
livres. Il faut, � tout prix, que je l'oblige � partager avec moi ce qui
lui en reste! Et, m�me s'il ne lui en reste plus rien, eh bien! je lui
raconterai l'affaire de la tontine: et alors, avec un _bravo_ comme ce
Pitman dans mon jeu, ce sera bien le diable si je n'arrive pas � un
r�sultat!�

Tout cela �tait bel et bon. Mais encore s'agissait-il de mettre la main
sur Bent Pitman: et Maurice n'en voyait pas tr�s clairement le moyen.
Une annonce dans les journaux, oui, c'�tait la seule fa�on possible
d'atteindre Pitman. Oui, mais en quels termes r�diger la demande d'un
rendez-vous, au nom de quoi, et o�? Faire venir Pitman � Bloomsbury,
dans la maison de John Street, serait bien dangereux avec un gaillard de
cette sorte, qui, du m�me coup, apprendrait l'adresse de Maurice, et
n'�tait pas homme � n'en point profiter plus tard contre lui. Fixer le
rendez-vous dans la maison de Pitman? Bien dangereux, cela aussi.
Maurice se repr�sentait trop bien ce que devait �tre cette maison, une
sinistre tani�re, dans Holloway, avec une trappe secr�te dans chacune
des chambres; une maison o� l'on pouvait entrer en pardessus d'�t� et en
bottines vernies, pour en sortir, une heure plus tard, sous la forme
d'un hachis de viande dans un panier de boucher! C'�tait l�, d'ailleurs,
l'inconv�nient fatal d'une liaison avec un complice trop entreprenant:
Maurice s'en rendait compte, non sans un petit frisson. �Jamais je
n'aurais r�v� que je dusse en venir un jour � d�sirer une soci�t� comme
celle-l�!� se disait-il.

Enfin une brillante id�e lui surgit � l'esprit. La Gare de Waterloo, un
lieu public, et cependant suffisamment d�sert � de certaines heures! Et
ce n'�tait pas tout! Mais aussi un lieu dont le nom seul devait faire
battre plus fort le coeur de Pitman; un lieu dont le choix, pour le
rendez-vous, allait sugg�rer au ruffian qu'on connaissait au moins un de
ses coupables secrets!

Maurice prit donc une feuille de papier, et se mit � r�diger l'esquisse
d'une annonce:


AVIS.--_WILLIAM BENT PITMAN_, si ses yeux tombent par hasard sur le
pr�sent avis, est inform� qu'il pourra apprendre quelque chose
d'avantageux pour lui, dimanche prochain, de deux heures � quatre heures
de l'apr�s-midi, sur le quai de d�part des lignes de banlieue, � la Gare
de Waterloo.


Maurice relut avec la plus vive satisfaction le petit morceau de
litt�rature qu'il venait d'improviser. �Pas mal, vraiment! se dit-il.
_Quelque chose d'avantageux pour lui_ n'est peut-�tre pas d'une
exactitude rigoureuse; mais c'est tentant, c'est original, et, en somme,
on n'a pas � pr�ter serment avant d'�tre admis � faire passer une
annonce! Tout ce que je demande au ciel, jusqu'� dimanche, c'est de
pouvoir me procurer un peu d'argent de poche pour mes repas, pour les
frais de l'annonce, et aussi pour... Mais non, ne gaspillons pas nos
fonds en envoyant des mandats � Jean! Je lui enverrai simplement encore
quelques journaux comiques. Oui, mais o� trouver de l'argent?�

Il s'approcha de l'armoire o� �tait renferm�e sa collection de bagues �
cachets... Mais, soudain, le collectionneur se r�volte en lui: �Non,
non; je ne veux pas! s'�cria-t-il. Pour rien au monde je ne
d�pareillerai ma s�rie! Plut�t voler!�

Il s'�lan�a dans le salon, et y prit en h�te quelques curiosit�s
rapport�es jadis par l'oncle Joseph, une paire de babouches turques, un
�ventail de Smyrne, un narghil� �gyptien, un mousqueton garanti comme
ayant appartenu � un bandit de Thrace, et une poign�e de coquillages,
avec leurs noms �crits en latin sur des �tiquettes.




XIV

O� WILLIAM BENT PITMAN APPREND QUELQUE CHOSE D'AVANTAGEUX POUR LUI


Le dimanche matin, William Dent Pitman se leva � son heure habituelle,
mais dans une disposition un peu moins m�lancolique que celle o� il
avait v�cu depuis la malencontreuse arriv�e du baril. C'est que, la
veille de ce dimanche, une fructueuse addition avait �t� faite � sa
famille, sous les esp�ces d'un pensionnaire. Le pensionnaire avait �t�
amen� par Michel Finsbury, qui avait aussi fix� le prix de la pension,
et en avait garanti le paiement r�gulier; mais, sans doute par un nouvel
effet de son irr�sistible manie de mystification, Michel avait fait �
Pitman un portrait le moins engageant possible du vieillard qu'il
installait � son foyer. Il avait laiss� � entendre � l'artiste que ce
vieillard, qui d'ailleurs �tait de ses proches parents, ne devait �tre
trait� qu'avec une grande m�fiance. �Ayez soin d'�viter toute
familiarit� avec lui! avait-il dit; je connais peu d'hommes dont le
commerce soit plus dangereux!� De telle sorte que Pitman, d'abord,
n'avait abord� son pensionnaire que tr�s timidement: et grande avait �t�
sa surprise � d�couvrir que ce vieillard, qu'on lui avait dit terrible,
�tait en r�alit� un excellent homme.

Au d�ner, le pensionnaire avait pouss� la complaisance jusqu'� s'occuper
des trois enfants de Pitman, � qui il avait appris une foule de menus
d�tails curieux sur divers sujets; et jusqu'� une heure du matin,
ensuite, il s'�tait entretenu avec l'artiste, dans l'atelier de
celui-ci, l'�blouissant par la vari�t� et la s�ret� de ses
connaissances. En un mot, le bon Pitman avait �t� ravi, et, maintenant
encore, lorsqu'il se rappelait l'excellente soir�e de la veille, un
sourire, depuis longtemps envol�, reparaissait dans ses yeux. �Ce vieux
M. Finsbury est pour nous une acquisition des plus pr�cieuses!�
songeait-il en se rasant devant la fen�tre. Et quand, sa toilette
achev�e, il entra dans la petite salle � manger, o� le couvert se
trouvait d�j� mis pour le d�jeuner, c'est presque avec une cordialit� de
vieil ami qu'il serra la main de son pensionnaire.

--Je suis enchant� de vous voir, mon cher monsieur! dit-il. J'esp�re que
vous n'avez pas trop mal dormi?

--Les personnes de moeurs s�dentaires se plaignent volontiers du trouble
qu'apporte � leur sommeil l'obligation de dormir dans un nouveau lit!
r�pondit le pensionnaire. Et je sais bien que ces personnes, d'apr�s la
statistique, forment une majorit� plus consid�rable encore qu'on ne
pourrait le supposer. Et quand je dis: �l'obligation de dormir dans un
_nouveau_ lit,� vous entendez naturellement que ce n'est l� qu'une
mani�re de parler; car le lit peut �tre _ancien_, encore que, pour celui
qui y couche, il paraisse _nouveau_! Nous avons ainsi dans notre langue
une foule de locutions singuli�res, et qui vaudraient la peine d'�tre
rectifi�es. Mais pour ce qui est de moi, monsieur, accoutum�, comme je
l'ai �t� longtemps, � une vie de changement presque continuel, je dois
dire que j'ai, en somme, parfaitement dormi!

--Je suis ravi de l'apprendre! dit avec chaleur le professeur de dessin.
Mais je vois, monsieur, que je vous ai interrompu dans la lecture de
votre journal!

--Le journal du dimanche est une des nouveaut�s de notre temps! r�pondit
M. Finsbury. On dit qu'en Am�rique il a encore pris plus d'importance
que chez nous. Bon nombre de journaux du dimanche, en Am�rique, ont des
centaines de colonnes, dont la moiti� au moins, d'ailleurs, est r�serv�e
aux annonces. Dans d'autres pays, les journaux quotidiens paraissent
m�me le dimanche, de telle sorte que des journaux sp�ciaux comme ceux-ci
n'y ont point de raison d'�tre. Le journalisme contemporain, monsieur,
se manifeste sous une infinit� de formes diff�rentes: ce qui ne
l'emp�che pas d'�tre partout, au m�me degr�, le grand agent de
l'�ducation et du progr�s humains. Qui pourrait croire, monsieur, qu'une
chose aussi indispensable, qu'une telle chose, dis-je, n'ait pas exist�
de tout temps? Et cependant les journaux sont d'une invention
relativement r�cente: le premier en date... Mais tout cela, pour
int�ressant que cela soit � conna�tre, n'est, de ma part, qu'une
digression. Ce que je voulais vous demander, monsieur, �tait ceci:
�tes-vous, comme moi, un lecteur assidu de notre presse nationale?

--Oh! vous savez, s'excusa Pitman, pour nous, artistes, la presse ne
saurait avoir le m�me int�r�t que pour...

--En ce cas, interrompit Joseph, il se peut que vous ayez laiss�
�chapper sans la remarquer une annonce qui a paru dans divers journaux,
les jours pass�s, et que je retrouve, ce matin, dans le _Sunday Times_!
Le nom, sauf une variante de peu d'importance, ressemble fort � votre
nom. Si vous voulez bien, je vais vous lire cela tout haut!

Et, du ton qui lui servait pour ses citations publiques, il lut:


AVIS.--_WILLIAM BENT PITMAN_, si ses yeux tombent par hasard sur le
pr�sent avis, est inform� qu'il pourra apprendre quelque chose
d'avantageux pour lui, dimanche prochain, de deux heures � quatre heures
de l'apr�s-midi, sur le quai de d�part des lignes de banlieue, � la Gare
de Waterloo.


--Est-ce que vraiment c'est imprim� sur le journal? s'�cria Pitman.
Voyons! Bent? Cela doit �tre une faute d'impression. _Quelque chose
d'avantageux pour moi?_ Monsieur Finsbury, permettez-moi de vous
demander une faveur! Je sais combien ce que je vais vous dire sonnera
�trangement � vos oreilles; mais, voyez-vous, il y a des raisons d'ordre
tout intime qui me font d�sirer que cette petite affaire reste
absolument entre nous! Je voudrais beaucoup que mes enfants... Je vous
assure, cher monsieur, qu'il n'y a, dans ce secret, rien de d�shonorant
pour moi: des raisons d'ordre intime, rien de plus! Et d'ailleurs
j'ach�verai de mettre votre conscience en repos quand je vous aurai dit
que l'affaire en question est connue de notre ami commun, M. Michel,
qui, la connaissant, n'a pas cru devoir me retirer sa pr�cieuse estime!

--Un seul mot suffisait, monsieur Pitman! r�pondit Joseph avec une de
ses r�v�rences orientales.

Une demi-heure plus tard, le professeur de dessin trouva Michel dans son
lit avec un livre; l'avou� offrait une parfaite image du repos et de la
bonne humeur.

--Salut, Pitman, dit-il! en d�posant son livre. Quel vent vous am�ne, �
cette heure du jour? Vous devriez �tre � l'�glise, mon ami!

--Je ne suis gu�re en train d'aller � l'�glise aujourd'hui, monsieur
Finsbury! r�pondit l'artiste. Une nouvelle catastrophe menace de fondre
sur moi, monsieur!

Et il tendit � Michel l'annonce du journal.

--Quoi? Qu'est-ce que c'est que �a? s'�cria Michel en sursautant dans
son lit.

Puis, apr�s avoir �tudi� l'annonce pendant un instant:

--Pitman, je me moque tout � fait du document que voici!

--Et, cependant, je ne crois pas qu'on puisse le n�gliger! murmura
Pitman.

--Je supposais que vous aviez eu assez d�j� de la Gare de Waterloo!
r�pondit l'avou�. Y seriez-vous attir� par une impulsion morbide? Au
fait, vous �tes devenu tout dr�le, depuis que vous avez perdu votre
barbe! Je commence � croire que c'�tait dans votre barbe que vous
gardiez votre bon sens!

--Monsieur Finsbury, dit le professeur de dessin, j'ai beaucoup r�fl�chi
� la nouvelle complication qui vient de se produire dans ma vie, du fait
de cette annonce: et, si vous voulez bien me le permettre, je vais vous
exposer les r�sultats de mes r�flexions!

--Allez-y! fit Michel. Mais n'oubliez pas que c'est aujourd'hui
dimanche! Pas de gros mots, ni de bavardage inutile!

--Nous nous trouvons en pr�sence de trois hypoth�ses possibles, commen�a
Pitman: 1� cette annonce peut se rattacher � l'affaire du baril; 2� elle
peut se rapporter � la statue de M. Semitopolis; enfin, 3� elle peut
�maner du fr�re de ma d�funte femme, qui est parti il y a vingt ans pour
l'Australie et n'a plus jamais donn� de ses nouvelles. Dans le premier
cas,--affaire du baril,--j'admets que l'abstention serait, pour moi, le
parti le plus sage.

--La cour est de votre avis jusque-l�, ma�tre Pitman! dit Michel.
Veuillez continuer.

--Dans le second cas, poursuivit Pitman, j'ai le devoir de ne rien
n�gliger de ce qui peut m'aider � retrouver l'antique malencontreusement
�gar�!

--Mais, mon cher ami, vous m'avez dit vous-m�me, avant-hier, que M.
Semitopolis vous avait d�charg� de toute responsabilit� dans l'accident!
Que voulez-vous de plus?

--Je suis d'avis, monsieur, sauf erreur, que l'irr�prochable correction
de la conduite de M. Semitopolis m'impose, plus imp�rieusement encore,
le devoir de rechercher l'_Hercule_! r�pondit le professeur de dessin.
Je me rends bien compte de tout ce que mon attitude a eu, d�s le d�but,
d'ill�gal et de r�pr�hensible: raison de plus pour que, d�sormais, je
m'efforce d'agir en gentleman!

Et Pitman rougit jusqu'aux oreilles.

--A cela non plus je ne vois pas d'objection! d�clara Michel. J'ai
souvent pens� moi-m�me que j'aimerais, un jour, � essayer d'agir en
gentleman. Mais ce sera pour plus tard, quand je me serai retir� des
affaires. Ma profession, h�las! me rend provisoirement la chose presque
impraticable!

--Et dans la troisi�me hypoth�se, poursuivit Pitman, si l'auteur de
l'annonce est mon beau-fr�re Tim, eh bien, naturellement, cela signifie
la fortune pour nous!

--Oui, mais malheureusement l'auteur de l'annonce n'est pas votre
beau-fr�re Tim! dit l'avou�.

--Vous �tes-vous aper�u, monsieur, d'une expression qui me para�t des
plus remarquables, dans cette annonce: _quelque chose d'avantageux pour
lui_?--demanda Pitman, avec un sourire malin.

--Innocent agneau que vous �tes! r�pondit Michel. Cette expression est
le lieu commun le plus �cul� de notre langue anglaise; elle prouve
simplement que l'auteur de l'annonce est un imb�cile! Voyons!
Voulez-vous que, tout de suite, je vous d�molisse votre ch�teau de
cartes? Eh bien! est-ce que votre beau-fr�re Tim serait homme � faire
cette erreur, dans la fa�on d'�crire votre nom! Bent au lieu de Dent? Ce
n'est pas que, en soi, la correction me d�plaise! Je la trouve au
contraire admirablement judicieuse[2], et suis bien r�solu � l'adopter
d�sormais moi-m�me, dans mes rapports avec vous! Mais trouvez-vous
vraisemblable qu'elle vienne de votre beau-fr�re?

  [2] Bent, en anglais, signifie pench�, vo�t�, d�prim�. (_Note du
    traducteur._)

--Non, en effet, elle ne para�t pas tr�s naturelle de sa part! reconnut
Pitman. Mais qui sait si le pauvre homme n'a pas eu l'esprit troubl� en
Australie?

--A raisonner de cette fa�on-l�, Pitman, dit Michel, on pourrait
�galement supposer que l'auteur de l'annonce est Sa Majest� la reine
Victoria, tout enflamm�e du d�sir de vous cr�er baron. Je vous laisse
d�cider vous-m�me si cela est probable, et cependant, de m�me que votre
hypoth�se touchant l'esprit de votre beau-fr�re, cela n'a rien de
contraire aux lois naturelles. Mais nous n'avons � consid�rer ici que
les hypoth�ses _probables_; de telle sorte que, avec votre permission,
nous allons �liminer, d'embl�e, Sa Majest� Victoria et votre beau-fr�re
Tim! Vient maintenant votre seconde id�e, � savoir que l'annonce se
rapporterait � la perte de la statue. Cela, c'est possible; mais, en ce
cas, de qui viendrait l'annonce? Pas de l'Italien, puisqu'il sait votre
adresse, et pas davantage de la personne qui a re�u la caisse, puisque
cette personne ne sait pas votre nom. Le facteur du chemin de fer?--me
direz-vous dans un �clair de lucidit�. Oui, cet homme peut avoir appris
votre nom au bureau de la gare, il peut s'�tre tromp� sur un de vos
pr�noms, il peut ne pas conna�tre votre adresse. Admettons donc le
facteur du chemin de fer! Mais voici une question: �prouvez-vous
r�ellement un grand d�sir de vous rencontrer avec ce personnage?

--Et pourquoi ne l'�prouverais-je pas? demanda Pitman.

--Si le susdit facteur souhaite de vous voir, r�pondit Michel,
c'est--aucun doute l�-dessus!--c'est parce qu'il a retrouv� son livre,
est all� � la maison o� il avait d�pos� la statue, et--notez bien ceci,
Pitman!--agit maintenant � l'instigation de l'assassin!

--Je serais d�sol� qu'il en f�t ainsi! dit Pitman. Mais je continue �
penser que j'ai le devoir, vis-�-vis de M. Semitopolis...

--Pitman, interrompit Michel, pas de blagues! N'essayez pas d'en conter
� votre conseil l�gal! N'essayez pas de vous faire passer pour feu
R�gulus! Allons! je parie un d�ner que j'ai devin� votre v�ritable
pens�e! La v�rit�, Pitman, c'est que vous croyez toujours que l'annonce
vient de votre beau-fr�re Tim!

--Monsieur Finsbury,--r�pondit le professeur de dessin, dont l'honn�te
petit visage s'�tait color� de nouveau,--vous n'�tes point p�re de
famille et en peine de gagner votre pain quotidien! Gwendoline, ma
fille, grandit; elle a �t� confirm�e cette ann�e. Une enfant de grandes
promesses, autant que j'en puis juger! Eh bien! monsieur et ami, vous
comprendrez mes sentiments de p�re quand je vous aurai dit que cette
pauvre enfant, faute de le�ons, ne sait pas encore danser! Les deux
gar�ons vont � l'�cole du quartier: ce qui, en somme, n'est point un
mal. Loin de moi l'id�e de d�pr�cier les institutions de mon pays! Mais
j'avais secr�tement nourri l'espoir que l'a�n�, Harold, pourrait un jour
devenir professeur de musique,--qui sait, virtuose peut-�tre? Et le
petit Othon t�moigne d'une vocation tr�s prononc�e pour l'�tat
religieux. Je ne suis pas, � proprement parler, un homme d'ambition...

--Allons! allons! fit Michel. Avouez-le: vous croyez toujours encore que
c'est le beau-fr�re Tim!

--Je ne le _crois_ pas, r�pondit Pitman: mais je me dis que cela _peut_
�tre lui. Et si, par ma n�gligence, je perdais cette occasion de
fortune, comment oserais-je regarder en face mes pauvres enfants?

--Et ainsi, reprit l'avou�, vous avez l'intention de...

--De me rendre � la Gare de Waterloo, tout � l'heure! dit Pitman, sous
un d�guisement!

--De vous y rendre tout seul? demanda Michel. Et vous ne craignez pas
les dangers de l'aventure? En tout cas, ne manquez pas de m'envoyer un
mot, ce soir, de la prison!

--Oh! monsieur Finsbury! je m'�tais enhardi jusqu'� esp�rer... que
peut-�tre vous consentiriez �... m'accompagner! balbutia Pitman.

--Que je me d�guise encore, et un dimanche! s'�cria Michel. Comme vous
connaissez peu mes principes de vie!

--Monsieur Finsbury, dit Pitman, je n'ai aucun moyen, je le sais, de
vous prouver ma reconnaissance. Mais laissez-moi vous poser une
question: si j'�tais un riche client, accepteriez-vous de courir le
risque?

--H�! mon ami, vous vous imaginez donc que j'ai pour profession de r�der
dans Londres avec mes clients d�guis�s? demanda Michel. Je vous donne ma
parole que, pour tout l'or du monde, je n'aurais pas consenti �
m'occuper d'une affaire comme la v�tre! Mais j'avoue que j'�prouve une
v�ritable curiosit� de voir comment vous allez vous comporter dans cette
entrevue. Cela me tente! Cela me tente, Pitman, plus que l'or,
entendez-vous? Je suis s�r que vous serez impayable!

Et il �clata de rire.

--Allons! mon vieux Pitman, dit-il, il n'y a pas moyen de vous rien
refuser! Pr�parez tout l'appareil de la mascarade! A une heure et demie,
je serai dans votre atelier.

Vers deux heures et demie, ce m�me dimanche, le vaste et morne _hall_
vitr� de la Gare de Waterloo dormait, silencieux et d�sert, comme le
temple d'une religion morte. �� et l�, sur quelques-uns des innombrables
quais, un train attendait patiemment; �� et l� r�sonnait l'�cho d'un
bruit de pas, et, par instants, s'y m�lait le choc d'un sabot de cheval
contre le pav� dess�ch�, dans la cour ext�rieure o� stationnaient les
fiacres. Le quai des trains de banlieue sommeillait, comme les autres.
Les kiosques � journaux �taient ferm�s; des rideaux de fer rouill�s y
cachaient les romans de M. Rider Haggard, dont les couvertures richement
illustr�es �gaient et r�confortent au passage l'�me du voyageur, les
jours de semaine. Les rares employ�s qui �taient de service erraient
vaguement, comme des somnambules. Et, chose � peine croyable, vous
n'auriez pas m�me rencontr� l�, � cette heure, la dame d'�ge m�r (en
p�lerine d'ulster et avec un petit sac de voyage � la main), qui
cependant semble faire partie essentielle de nos quais de gares.

A l'heure susdite, si une personne connaissant John Dickson (de
Ballarat) et Ezra Thomas (des Etats-Unis d'Am�rique) s'�tait par hasard
trouv�e devant la grande entr�e de la Gare de Waterloo, elle aurait eu
la satisfaction de voir ces deux �trangers d�barquer d'un fiacre, et
p�n�trer dans la salle des billets.

--Mais, au fait, quels noms allons-nous prendre? demanda l'ex-Ezra
Thomas, tout en assurant sur son nez les lunettes en verre de vitre qui,
ce jour-l�, lui avaient �t� d�volues par une faveur exceptionnelle.

--H�! mon gar�on, pour ce qui est de vous, nous n'avons pas le choix!
r�pondit son compagnon. Vous aurez � vous appeler Bent Pitman ou rien du
tout! Quant � moi, j'ai l'id�e que, aujourd'hui, je vais m'appeler
Appleby[3]. Un joli nom d'autrefois, Appleby: et avec un aimable parfum
de vieux cidre de Devonshire. A ce propos, dites donc, si nous
commencions par nous humecter un peu le sifflet? Car l'entrevue menace
d'�tre une rude �preuve!

  [3] _Apple_, en anglais, signifie pomme. (_N. du traducteur._)

--Si cela ne vous g�nait pas trop, j'aimerais mieux attendre qu'elle f�t
achev�e! r�pondit Pitman. Oui, tout bien r�fl�chi, j'attendrai que
l'entrevue soit achev�e! Je ne sais pas si vous avez la m�me impression
que moi, monsieur Finsbury, mais la gare me para�t bien d�serte, et
toute remplie de bien �tranges �chos!

--H�! h�! mon vieux, n'est-ce pas? Vous jureriez que tous ces trains
immobiles sont bond�s d'agents de police, n'attendant qu'un signal pour
se jeter sur nous! Ah! c'est ce qu'on appelle la conscience, le remords,
mon pauvre Pitman!

D'un pas qui n'avait rien de martial, les deux amis arriv�rent enfin sur
le quai de d�part des trains de banlieue. A l'extr�mit� oppos�e, ils
d�couvrirent la maigre figure d'un homme, appuy� contre un pilier.
L'homme �tait �videmment plong� dans une profonde r�flexion. Il avait
les yeux baiss�s, et ne semblait pas s'apercevoir de ce qui se passait
autour de lui.

--Hol�! dit tout bas Michel. Serait-ce l� l'auteur de votre annonce? En
ce cas, j'aurais � vous fausser compagnie!

Puis, apr�s une seconde d'h�sitation:

--Ma foi, reprit-il plus gaiement, tant pis, je vais risquer la farce!
Vite, retournez-vous, et passez-moi les lunettes!

--Mais vous m'avez bien dit que vous me les laisseriez, aujourd'hui!
protesta Pitman.

--Oui, mais cet homme me conna�t! dit Michel.

--Vraiment? Et comment s'appelle-t-il? s'�cria Pitman.

--La discr�tion m'oblige � me taire l�-dessus! r�pondit l'avou�. Mais il
y a une chose que je puis vous dire: si c'est lui qui est l'auteur de
votre annonce (et ce doit �tre lui, car il a la mine �gar�e des
d�butants du crime), si c'est lui qui est l'auteur de l'annonce, vous
pouvez marcher sans crainte, mon vieux, car je tiens le gaillard dans le
creux de ma main!

L'�change ayant �t� d�ment effectu�, et Pitman se trouvant un peu
r�confort� par cette bonne nouvelle, les deux hommes s'avanc�rent droit
sur Maurice.

--Est-ce vous qui d�sirez voir monsieur William Bent Pitman? demanda le
professeur de dessin. Je suis Pitman!

Maurice leva la t�te. Il aper�ut devant lui un personnage d'une
insignifiance presque indescriptible, en gu�tres blanches, et avec un
col de chemise rabattu trop bas, comme ceux qu'avaient port�s les rapins
trente ans auparavant. A une dizaine de pas derri�re lui se tenait un
autre individu, plus grand et plus r�bl�, mais dont le visage ne
permettait gu�re une s�rieuse �tude physiognomonique, �tant cach� � peu
pr�s compl�tement par une moustache, des favoris, des lunettes, et un
chapeau de feutre mou.

Le pauvre Maurice, depuis trois jours, n'avait point cess� de supputer
l'apparence probable de l'homme qu'il imaginait �tre un des plus
dangereux bandits des bas-fonds de Londres. Sa premi�re impression, en
apercevant le v�ritable Pitman, fut un certain d�sappointement. Mais un
second coup d'oeil sur le couple le convainquit que, malgr� l'apparence,
il ne s'�tait pas tromp� sur le caract�re r�el du rec�leur de cadavres.
Le fait est que jamais encore il n'avait vu d'hommes accoutr�s d'une
telle mani�re. �Evidemment des individus accoutum�s � vivre en marge de
la soci�t�!� songea-t-il.

Puis, s'adressant � l'homme qui venait de lui parler, il dit:

--Je d�sire m'entretenir avec vous, seul � seul!

--Oh! r�pondit Pitman, la pr�sence de M. Appleby ne saurait me g�ner. Il
sait tout!

--Tout? Savez-vous de quoi je suis venu vous parler? s'�cria Maurice. Le
baril!...

Pitman devint tout p�le: mais c'�tait sa vertueuse indignation qui le
faisait p�lir.

--Alors, c'est bien vous! s'�cria-t-il � son tour. Mis�rable!

--Puis-je vraiment parler devant _lui_?--demanda Maurice en d�signant le
complice du _bravo_.--L'�pith�te que celui-ci venait de lui adresser,
venant d'un tel homme, ne l'�mouvait gu�re.

--Monsieur Appleby a �t� pr�sent � toute l'affaire! dit Pitman. C'est
lui-m�me qui a ouvert le baril. Votre coupable secret lui est, d�s
maintenant, aussi connu qu'� votre Cr�ateur et � moi!

--Eh bien! alors, commen�a Maurice, qu'avez-vous fait de l'argent?

--Je ne sais pas de quel argent vous voulez parler! r�pondit
�nergiquement Pitman.

--Ah! il ne faut pas me monter ce bateau-l�! d�clara Maurice. J'ai
d�couvert et suivi votre piste. Vous �tes venu � la gare, ici m�me,
apr�s vous �tre d�guis� en eccl�siastique (sans craindre le sacril�ge
d'un tel d�guisement!), vous vous �tes appropri� mon baril, vous l'avez
ouvert, vous avez supprim� le corps, et encaiss� le ch�que! Je vous dis
que j'ai �t� � la banque!--cria-t-il.--Je vous ai suivi pas � pas, et
vos d�n�gations sont un enfantillage stupide!...

--Allons, allons, Maurice, ne vous emballez pas! dit tout � coup M.
Appleby.

--Michel! s'�cria Maurice. Encore Michel!

--Mais oui, encore Michel! r�p�ta l'avou�. Encore et toujours, mon
gar�on, ici et partout! Sachez que tous les pas que vous faites sont
compt�s! Des _d�tectives_ d'une habilet� �prouv�e vous suivent comme
votre ombre, et viennent me rendre compte de vos mouvements tous les
trois quarts d'heure. Oh! je n'ai pas regard� � la d�pense. Je fais les
choses largement!

Le visage de Maurice �tait devenu d'un gris sale.

--Bah! dit-il, peu m'importe! Au contraire, je n'en suis que plus �
l'aise pour ne rien cacher. Cet homme a encaiss� mon ch�que; c'est un
vol, et je veux qu'il me rende l'argent!

--Ecoutez-moi, Maurice! dit Michel. Croyez-vous que je veuille vous
mentir?

--Je n'en sais rien! r�pondit Maurice. Je veux mon argent!

--Moi seul ai touch� au corps! dit Michel.

--Vous? s'�cria Maurice, en reculant d'un pas. Mais alors pourquoi
n'avez-vous pas d�clar� la mort?

--Que diable voulez-vous dire? demanda son cousin.

--Enfin, suis-je fou, g�mit Maurice, ou bien est-ce vous qui l'�tes?

--Je crois que ce doit �tre plut�t Pitman! hasarda Michel.

Et les trois hommes se regard�rent, �bahis.

--Tout cela est affreux! reprit Maurice. Affreux! Je ne comprends pas un
seul mot de ce qu'on me dit!

--Ni moi non plus, parole d'honneur! dit Michel.

--Et puis, au nom du ciel, pourquoi des favoris et une moustache?
s'�cria Maurice en d�signant du doigt son cousin, comme si celui-ci
avait �t� un spectre. Est-ce mon cerveau qui d�m�nage? Pourquoi des
favoris et une moustache?

--Oh! cela n'est qu'un d�tail sans importance! se h�ta d'affirmer
Michel.

Il y eut de nouveau un silence, pendant lequel Maurice fut dans une
disposition d'esprit pareille � celle o� il se serait trouv� si on
l'avait lanc� en l'air, sur un trap�ze, du sommet de la cath�drale de
Saint-Paul.

--R�capitulons un peu! dit enfin Michel. A moins que tout ceci ne soit
vraiment qu'un r�ve, auquel cas je voudrais bien que Catherine se h�t�t
de m'apporter mon caf� au lait! Donc, mon ami Pitman, ici pr�sent, a
re�u un baril, qui, � ce que nous voyons maintenant, vous �tait destin�!
Le baril contenait le cadavre d'un homme. Comment ou pourquoi vous
l'avez tu�...

--Jamais je n'ai port� la main sur lui! protesta Maurice. Oui, voil� ce
dont j'ai toujours craint qu'on me soup�onn�t! Mais pensez-y un peu,
Michel. Vous savez que je ne suis pas de cette esp�ce-l�! Avec tous mes
d�fauts, vous savez que je ne voudrais pas toucher � un cheveu de la
t�te d'autrui! Et, d'ailleurs, vous savez que sa mort signifiait ma
ruine. C'est � Browndean qu'il a �t� tu�, dans ce maudit accident!

Tout � coup, Michel eut un �clat de rire si violent et si prolong� que
ses deux compagnons suppos�rent, sans l'ombre d'un doute possible, que
sa raison venait de l'abandonner. En vain il s'effor�ait de reprendre
son calme; au moment o� il se croyait enfin sur le point d'y r�ussir,
une nouvelle vague de fou rire accourait et le soulevait. Et je dois
ajouter que, de toute cette dramatique entrevue, ce fut l� l'�pisode le
plus sinistre: Michel se tordant d'un rire insens�, pendant que Pitman
et Maurice, r�unis par une m�me �pouvante, �changeaient des regards
pleins d'anxi�t�.

--Maurice--bredouilla enfin l'avou� entre deux bouff�es de son rire--je
comprends tout, � pr�sent. Et vous aussi, vous allez tout comprendre,
sur un seul mot que je vais vous dire! Sachez donc que, jusqu'�
l'instant de tout � l'heure, _je n'avais pas devin� que ce corps �tait
celui de l'oncle Joseph!_

Cette d�claration rel�cha un peu la tension de Maurice; mais, pour
Pitman, au contraire, elle fut comme un dernier coup de vent �teignant
la derni�re chandelle, dans la nuit de son pauvre cerveau affol�.
L'oncle Joseph, qu'il avait laiss�, une heure auparavant, dans son salon
de Norfolk Street, occup� � d�couper de vieux journaux! Et voil� que
c'�tait ce m�me oncle Joseph dont il avait re�u le corps six jours
auparavant, dans un baril! Mais, en ce cas, qui �tait-il, lui, Pitman?
Et l'endroit o� il se trouvait, �tait-ce la Gare de Waterloo ou un asile
d'ali�n�s?

--En effet, s'�cria Maurice, le corps �tait dans un �tat qui devait le
rendre difficile � reconna�tre! Quel sot j'ai �t� de ne pas avoir song�
� cela! Eh bien! maintenant, Dieu merci! tout s'explique! Et je vais
vous dire, mon cher Michel; eh bien! nous sommes sauv�s, vous et moi!
Vous allez prendre l'argent de la tontine--vous voyez que je ne cherche
pas � tricher avec vous!--et moi, je vais pouvoir m'occuper de la maison
de cuirs, qui est en train de marcher comme elle n'a jamais march�
jusqu'ici! Je vous autorise � aller tout de suite d�clarer la mort de
mon oncle; ne vous inqui�tez pas de moi; d�clarez la mort, et nous
sommes tir�s d'affaire!

--H�! oui, mais malheureusement je ne puis pas d�clarer la mort! dit
Michel.

--Vous ne pouvez pas? Et pourquoi cela?

--Parce que je ne puis pas produire le corps, Maurice! Je l'ai perdu!

--Arr�tez un moment! s'�cria le marchand de cuirs. Que dites-vous?
Comment! Ce n'est pas possible! C'est _moi_ qui ai perdu le corps!

--Oui, mais je l'ai perdu, moi aussi, mon gar�on! dit Michel avec une
s�r�nit� renversante. Ne le reconnaissant pas--vous comprenez?--et
flairant quelque chose d'irr�gulier dans sa provenance, je me suis h�t�
de... de m'en d�barrasser!

--Vous vous en �tes d�barrass�? g�mit Maurice. Mais vous pouvez toujours
le retrouver. Vous savez o� il est?

--Je voudrais bien le savoir, Maurice, je donnerais beaucoup pour le
savoir!. Mais le fait est que je ne le sais pas! r�pondit Michel.

--Dieu puissant!--s'�cria Maurice, les yeux et les bras lev�s au
ciel,--Dieu puissant! l'affaire des cuirs est � l'eau!

De nouveau, Michel fut secou� d'un �clat de rire.

--Pourquoi riez-vous, imb�cile? lui cria son cousin. Vous perdez encore
plus que moi! Si vous aviez pour deux sous de coeur, vous trembleriez
dans vos bottes, � force de chagrin! Mais, de toute fa�on, il y a une
chose que je dois vous dire! Je veux avoir ces huit cents livres! Je
veux les avoir, entendez-vous? et je les aurai! Cet argent est � moi,
voil� ce qui est s�r! Et votre ami, ici pr�sent, a eu � faire un faux
pour s'en emparer. Donnez-moi mes huit cents livres, donnez-les moi tout
de suite, ici-m�me, sur ce quai, ou bien je vais droit � Scotland Yard,
et je raconte toute l'affaire!

--Maurice--dit Michel, en lui posant la main sur l'�paule--je vous en
prie, essayez d'entendre raison! Je vous assure que ce n'est pas nous
qui avons pris cet argent! C'est l'autre homme! Nous n'avons pas m�me
pens� � regarder dans les poches!

--L'autre homme? demanda Maurice.

--Oui, l'autre homme! Nous avons repass� l'oncle Joseph � un autre
homme! r�pondit Michel.

--Repass�? r�p�ta Maurice.

--Sous la forme d'un piano!--r�pondit Michel le plus simplement du
monde. Un magnifique instrument, approuv� par Rubinstein...

Maurice porta sa main � son front, et l'abaissa de nouveau: elle �tait
toute mouill�e.

--Fi�vre! dit-il.

--Non, c'�tait un Erard! dit Michel. Pitman, qui l'a vu de pr�s, pourra
vous en garantir l'authenticit�!

--Assez parl� de pianos! dit Maurice avec un grand frisson. Ce... cet
autre homme, revenons � lui! Qui est-ce? O� pourrai-je mettre la main
sur lui?

--H�! c'est l� qu'est la difficult�! r�pondit Michel. Cet homme est en
possession de l'objet depuis... voyons un peu... depuis mercredi pass�,
vers quatre heures. J'imagine qu'il doit �tre en route pour le Nouveau
Monde, le pauvre diable, et terriblement press� d'arriver!

--Michel, implora Maurice, par piti� pour un parent, r�fl�chissez bien �
vos paroles, et dites-moi encore quand vous vous �tes d�barrass� du
corps!

--Mercredi soir, pas d'erreur possible l�-dessus! r�pliqua Michel.

--Eh bien! non, d�cid�ment, �a ne peut pas aller! s'�cria Maurice.

--Quoi donc? demanda l'avou�.

--M�me les dates sont pure folie! murmura Maurice. Le ch�que a �t�
pr�sent� � la banque le mardi! Il n'y a pas le moindre filet de bon sens
dans toute cette affaire!

En cet instant, un jeune homme saisit vigoureusement le bras de Michel.
Le susdit jeune homme �tait pass�, par hasard, aupr�s du groupe de nos
trois amis, l'instant d'auparavant; tout � coup, il avait fait un
sursaut et s'�tait retourn�.

--Ah! dit-il, je ne me trompe pas! Voici M. Dickson!

Le son m�me de la trompette du jugement dernier n'aurait pas effray�
davantage Pitman et son compagnon. Quant � Maurice, lorsqu'il entendit
son cousin appel�, par un �tranger, de ce nom fantastique, il eut plus
pleinement encore la conviction qu'il �tait victime d'un long,
grotesque, et hideux cauchemar. Et lorsque, ensuite, Michel, avec
l'invraisemblable broussaille de ses favoris, se fut d�gag� de
l'�treinte de l'�tranger, et eut pris la fuite, et lorsque le singulier
petit homme au col rabattu eut lestement suivi son exemple, et lorsque
l'�tranger, d�sol� de voir �chapper le reste de sa proie, transporta sa
vigoureuse �treinte sur Maurice lui-m�me, celui-ci, dans l'exc�s de son
effarement, ne put que se murmurer � mi-voix: �Je l'avais bien dit!�

--Je tiens au moins un des membres de la bande! dit G�d�on Forsyth.

--Que voulez-vous dire? balbutia Maurice. Je ne comprends pas!

--Oh! je saurai bien vous faire comprendre! r�pliqua r�solument G�d�on.

--Ecoutez, monsieur, vous me rendrez un vrai service si vous me faites
comprendre quoi que ce soit de tout cela! s'�cria soudain Maurice, avec
un �lan passionn� de conviction.

--Vous comptez tirer profit de ce que vous n'�tes pas venu chez moi avec
eux! reprit G�d�on. Mais pas de �a! J'ai trop bien reconnu vos amis! Car
ce sont bien vos amis, n'est-ce pas?

--Je ne vous comprends pas! dit Maurice.

--Vous n'�tes pas sans avoir entendu parler d'un certain piano? sugg�ra
G�d�on.

--Un piano? s'�cria Maurice, en saisissant convulsivement le bras du
jeune homme. Alors, c'est vous qui �tes l'autre homme? O� est-il? O� est
le corps? Et est-ce vous qui avez touch� le montant du ch�que?

--Vous demandez o� est le corps? fit G�d�on. Voil� qui est �trange!
Est-ce que, r�ellement, vous auriez besoin du corps?

--Si j'en aurais besoin? cria Maurice. Mais ma fortune enti�re en
d�pend! C'est moi qui l'ai perdu! O� est-il? Conduisez-moi pr�s de lui!

--Ah! vous voulez le ravoir? Et votre ami, le sieur Dickson, est-ce
qu'il veut aussi le ravoir? demanda G�d�on.

--Dickson? Qu'entendez-vous avec votre Dickson? Est-ce Michel Finsbury
que vous d�signez de ce nom? H�! mais certainement, il le veut aussi! Il
a perdu le corps, lui aussi! S'il l'avait gard�, l'argent de la tontine
serait d�s maintenant � lui!

--Michel Finsbury? Naturellement pas l'avou�? s'�cria G�d�on.

--Mais si, l'avou�! r�pondit Maurice. Et le corps, o� est-il, pour
l'amour du ciel?

--Voil� donc pourquoi il m'a envoy� deux clients avant-hier! murmura
G�d�on. Savez-vous quelle est l'adresse du domicile particulier de M.
Finsbury?

--King's Road, 233. Mais quels clients? O� allez-vous? g�mit Maurice en
s'accrochant au bras de G�d�on. O� est le corps?

--H�, je l'ai perdu, moi aussi! r�pondit G�d�on.

Et il s'enfuit pr�cipitamment.




XV

LE RETOUR DU GRAND VANCE


Je n'essaierai pas de d�crire l'�tat d'esprit o� se trouvait Maurice en
sortant de la Gare de Waterloo. Le jeune marchand de cuirs �tait, par
nature, modeste; jamais il ne s'�tait fait une id�e exag�r�e de sa
valeur intellectuelle; il se rendait pleinement compte de son incapacit�
� �crire un livre, � jouer du violon, � divertir une soci�t� de choix
par des tours de passe-passe, en un mot, � ex�cuter aucun de ces actes
remarquables que l'on a coutume de consid�rer comme le privil�ge du
g�nie. Il savait, il admettait, que son r�le en ce monde, f�t tout
prosa�que: mais il croyait,--ou du moins il avait cru jusqu'� ces
derniers jours,--que ses aptitudes �taient � la hauteur des exigences de
sa vie. Or, voici que, d�cid�ment, il avait � s'avouer vaincu! La vie
avait d�cid�ment le dessus! Aussi, lorsqu'il quitta la Gare de Waterloo,
le pauvre gar�on ne voyait-il devant lui qu'un unique objet: rentrer
chez lui! De m�me que le chien malade se terre sur le sofa, Maurice
n'aspirait plus qu'� refermer sur lui la porte de la maison de John
Street; la solitude et le calme, ah! de toute son �me il y aspirait.

Les ombres du soir commen�aient � tomber quand il arriva enfin en vue de
ce lieu de refuge. Et la premi�re chose qui s'offrit � ses yeux, en
approchant, fut la longue figure d'un homme debout sur le perron de sa
maison, et occup� tant�t � tirer le cordon de la sonnette, tant�t �
lancer dans la porte de vigoureux coups de pieds. Cet homme, avec son
v�tement d�chir� et tout couvert de boue, avait l'air d'un hideux
chiffonnier. Mais Maurice le reconnut aussit�t: c'�tait son fr�re Jean.

Le premier mouvement du fr�re a�n� fut, naturellement, pour se retourner
et prendre la fuite. Mais le d�sespoir l'avait an�anti au point de le
rendre indiff�rent d�sormais aux pires catastrophes. �Bah! se dit-il,
qu'importe!� Et, tirant de sa poche son trousseau de clefs, il gravit
silencieusement les marches du perron.

Jean se retourna. Son visage de fant�me portait un extraordinaire
m�lange de fatigue, de honte, et de fureur. Et, lorsqu'il reconnut le
chef de sa famille, une lueur sinistre s'alluma dans ses yeux.

--Ouvre cette porte! dit-il, en s'�cartant.

--C'est ce que je fais! r�pondit Maurice, pendant que, int�rieurement,
il se disait: �Tout est fini! Il respire le meurtre!�

Les deux fr�res se trouvaient � pr�sent dans le vestibule de la maison,
dont la porte venait de se refermer derri�re eux. Tout � coup, Jean
saisit Maurice par les �paules et le secoua comme un chien terrier
secoue un rat.

--Sale b�te! cria-t-il, je serais en droit de te casser la gueule!

Et il se remit � le secouer, et avec tant de force que les dents de
Maurice claqu�rent, et que sa t�te se cogna au mur.

--Pas de violence, Jeannot! dit enfin Maurice. Cela ne saurait faire de
bien ni � moi ni � toi.

--Ferme ta bo�te! r�pondit Jean. C'est � ton tour d'�couter!

Puis il p�n�tra dans la salle � manger, s'affaissa dans un fauteuil, et,
�tant un de ses souliers sans semelle, prit avec ses deux mains son
pied, comme pour le r�chauffer.

--Je suis boiteux pour la vie! dit-il. Qu'est-ce qu'il y a pour d�ner?

--Rien, Jeannot! dit Maurice.

--Rien? Qu'entends-tu par l�? demanda le Grand Vance. N'essaie pas de me
monter le coup, hein!

--Je veux dire qu'il n'y a rien! r�pondit simplement son fr�re. Je n'ai
rien � manger, ni rien pour acheter de quoi manger! Moi-m�me,
aujourd'hui, je n'ai pu prendre qu'un sandwich et une tasse de th�.

--Rien qu'une sandwich? ricana Vance. Et je suppose que tu as le cynisme
de t'en plaindre, encore? Mais, tu sais, mon petit, fais attention �
toi! J'ai support� maintenant tout ce que je pouvais supporter. C'est
fini! Et je vais te dire ce qui en est! Eh bien! j'ai l'intention de
d�ner, et tout de suite, et de bien d�ner! Prends ta collection de
bagues � cachets, et va la vendre!

--Impossible aujourd'hui! r�pondit Maurice. C'est dimanche!

--Je te dis que je veux avoir � d�ner, entends-tu? hurla le fr�re cadet.

--Mais pourtant, Jeannot, si ce n'est pas possible! plaida l'a�n�.

--Satan� idiot! cria Vance. Ne sommes-nous pas les ma�tres de la maison?
Ne nous conna�t-on pas, � l'h�tel o� le cousin Parker nous invitait �
d�ner quand il venait � Londres? Allons, d�tale au galop! Et si tu n'es
pas rentr� dans une demi-heure, et si tu ne m'apportes pas un d�ner de
premier choix, je d�molis tous les meubles, et puis je vais droit � la
police et je raconte toute l'histoire! Comprends-tu ce que je te dis,
Maurice Finsbury? Parce que, si tu le comprends, tu ferais mieux de
filer!

L'id�e souriait m�me au malheureux Maurice, qui tremblait de faim. Aussi
se h�ta-t-il d'aller commander le d�ner et de revenir chez lui, o� il
trouva Jean toujours occup� � bercer son pied, comme un poupon malade.

--Et qu'est-ce que tu veux boire, Jeannot? demanda Maurice, de sa voix
la plus caressante.

--Du champagne, parbleu! de ce vieux champagne dont Michel me parle
toujours quand je le rencontre! Allons, vite � la cave, et prends garde
� ne pas trop secouer la bouteille! Mais d'abord, �coute un peu! Tu vas
me pr�parer du feu, et m'allumer le gaz, et me fermer les volets! Voici
la nuit venue et j'ai froid! Et puis tu mettras la nappe et le couvert!
Et puis... dis donc! va donc me chercher des v�tements de rechange!

La salle � manger avait pris une apparence relativement habituelle
lorsqu'arriva le d�ner. Et ce d�ner lui-m�me fut excellent: une forte
soupe, des filets de sole, deux c�telettes de mouton avec une sauce aux
tomates, un r�ti de boeuf garni de pommes de terre, un pudding, un
morceau de chester; en un mot, un repas fonci�rement anglais, mais,
comme l'avait souhait� le Grand Vance, �de premier choix�.

--Ah! que Dieu soit lou�! s'�cria le jeune voyageur en s'installant �
table. (Et sa joie devait �tre, en v�rit�, bien vive, pour le ramener
ainsi par surprise � la pieuse c�r�monie du _benedicite_, dont il avait
depuis longtemps perdu l'habitude!) Mais non! poursuivit-il, je vais
aller manger dans ce fauteuil l�-bas, pr�s du feu: car voil� deux jours
que je g�le, et j'ai besoin de me r�chauffer � fond! Je vais aller me
mettre l�-bas, et toi, Maurice Finsbury, tu vas rester debout, entre la
table et moi, et me servir!

--Mais, Jeannot, c'est que j'ai faim, moi aussi! dit Maurice.

--Tu pourras manger ce que je laisserai! r�pliqua le Grand Vance. Ha!
mon petit, ceci n'est que le d�but de notre r�glement de comptes! Tu as
perdu la belle: tu vas avoir � casquer! Gardez-vous de r�veiller le lion
britannique!

Il y avait quelque chose de si indescriptiblement mena�ant dans les yeux
et dans la voix du Grand Vance, pendant qu'il prof�rait ces locutions
proverbiales, que l'�me de Maurice en fut �pouvant�e.

--Allons! reprit l'orateur, donne-moi un verre de champagne, avant mon
filet de sole! Et moi qui me figurais que je n'aimais pas �a, le filet
de sole!... Dis donc--ajouta-t-il avec une nouvelle explosion de
rage--sais-tu comment je suis venu jusqu'ici?

--Non, Jeannot, comment le saurais-je? r�pondit l'obs�quieux Maurice.

--Eh bien! je suis venu sur mes pattes! cria Jean. Oui, mon ami, j'ai
fait sur mes dix doigts tout le chemin, depuis Browndean, et j'ai mendi�
tout le long de la route! Je voudrais un peu te voir mendier, Maurice
Finsbury! Ce n'est pas aussi facile que tu pourrais le supposer! Je me
suis fait passer pour un p�cheur de Blyth, victime d'un naufrage. Je ne
sais pas o� cela se trouve, Blyth; et toi, le sais-tu? Mais j'ai pens�
que cela avait un air naturel, � le dire ainsi sur la grand'route. J'ai
demand� l'aum�ne � une vilaine petite b�te de gamin qui revenait de
l'�cole, et il m'a donn� deux sous, et il m'a dit de lui enrouler une
ficelle autour de sa toupie. Et je l'ai fait, et fort bien fait, mais il
a d�clar� que ce n'�tait pas �a! Et il a couru derri�re moi en me
r�clamant ses deux sous! Apr�s cela, j'ai demand� l'aum�ne � un officier
de marine. Celui-l� ne m'a pas confi� sa toupie, il m'a simplement donn�
une petite brochure sur l'alcoolisme, et, l�-dessus, il m'a tourn� le
dos! C'est tout ce que j'ai eu de lui. J'ai demand� l'aum�ne � une
vieille dame qui vendait du pain d'�pices; elle m'a donn� un g�teau d'un
sou. Mais le plus beau a �t� un monsieur qui, comme je me plaignais de
manquer de pain, m'a r�pondu qu'il y avait, pour tout Anglais, un
excellent moyen de se procurer du pain, et ce moyen, c'�tait de casser
un carreau � la premi�re maison venue, de fa�on � se faire mettre en
prison... Et maintenant, apporte le r�ti!

--Mais... mais, hasarda Maurice, pourquoi n'es-tu pas rest� � Browndean?

--A Browndean? s'�cria Jean. Et de quoi y aurais-je v�cu? Du
_Lisez-moi!_ et d'un d�go�tant canard de l'Arm�e du Salut? Non, non, il
fallait � tout prix que je filasse de Browndean! J'avais pris pension, �
cr�dit, dans une auberge, o� je m'�tais fais passer pour le Grand Vance,
de l'Alhambra. Tu aurais fait la m�me chose, � ma place! Mais voil�
qu'on s'est mis � parler des _music-halls_, et de tout l'argent que j'y
avais gagn� avec mes chansons! Et puis, voil� qu'un client de l'auberge
m'a demand� de chanter _Autour de tes formes splendides._ Et puis, quand
je me suis d�cid� � le chanter, voil� que tout le monde a �t� d'accord
pour affirmer que je n'�tais pas le Grand Vance! J'ai eu beau leur tenir
t�te, ils se sont ent�t�s � ne pas me croire! C'est comme �a que se sont
achev�es mes relations avec l'auberge du pays! poursuivit tristement le
jeune homme. Mais, surtout, il y a eu le charpentier...

--Notre propri�taire? demanda Maurice.

--Lui-m�me! dit Jean. Il s'est amen� ce matin, le nez en l'air, et le
voil� qui veut savoir o� a pass� le baril � eau, et ce que sont devenues
les couvertures du lit! Je lui ai dit d'aller au diable. Que pouvais-je
lui dire d'autre? Mais alors le voil� qui me dit que nous avons mis en
gage des objets qui n'�taient pas � nous, et qu'il allait nous faire
notre affaire! Ma foi, je m'en suis pay� une bien bonne! Je me suis
rappel� qu'il �tait sourd comme un pot, et je me suis mis � lui d�biter
un tas d'injures, mais tr�s poliment, et si bas qu'il n'�tait pas fichu
d'entendre un seul mot. �Je ne vous entends pas! qu'il me dit.--H�! je
le sais bien, que tu ne m'entends pas, et heureusement pour toi, vieille
b�te, vieux porc, vieux cornard! que je lui r�ponds avec mon plus
gracieux sourire.--Je suis un peu dur d'oreilles! qu'il me beugle.--Je
n'en m�nerais pas large, si tu ne l'�tais pas, idiot, excr�ment! que je
murmure, comme si je lui fournissais des explications.--Mon ami, qu'il
me dit enfin, je suis sourd, c'est vrai, mais je parie bien que le
commissaire de police pourra vous entendre!� Et, l�-dessus, il s'en va,
tout furieux. Il s'en va d'un c�t�; moi, je file de l'autre. Je lui ai
laiss�, pour se d�dommager, la lampe � esprit de vin, le _Lisez-loi!_ le
journal de l'Arm�e du Salut, et cet autre p�riodique que tu m'as envoy�!
Et, � ce propos, il faut que tu aies �t� ivre-mort pour m'envoyer une
affaire comme celle-l�! On n'y parlait que de po�sie, du globe c�leste!
Et des tartines, dix colonnes � la fois! Dis donc, c'est le moniteur des
asiles d'ali�n�s que tu m'as envoy� l�! L'_Attanium_, je me rappelle le
titre! Dieu puissant, quel canard!

--Tu veux dire: l'_Athen�um_! rectifia Maurice.

--H�! peu m'importe comment tu l'appelles! dit Jean. Mais je te trouve
vraiment �patant, de m'avoir envoy� �a! �a ne fait rien, mon vieux, je
commence � me remettre! Apporte-moi maintenant le fromage, et encore un
verre de champagne! Ah! Michel a bien raison de vanter ce champagne! Au
fait, tu peux te servir! Il reste un peu de poisson, une c�telette tout
enti�re, et ce morceau de fromage. Oui, Michel, voil� un homme qui me
pla�t! Il est bien capable de lire ton _Attan�um_, lui aussi: mais au
moins, il sait ne pas en avoir l'air! Au moins il est gai, bon enfant,
il n'a pas cette mine d'enterrement qui m'a toujours d�go�t� chez toi!
Mais, dis donc, je ne te pose m�me pas la question, parce que j'ai
devin� tout de suite ce qui en �tait. Ta combinaison? Rat�e � fond,
hein?

--Par la faute de Michel! dit Maurice en se rembrunissant.

--Michel? Qu'a-t-il � voir l�-dedans?

--C'est lui qui a perdu le corps, voil� ce qu'il a eu � y voir! r�pondit
Maurice. Il a perdu le corps du vieux Joseph, et impossible maintenant
de d�clarer le d�c�s!

--Comment? demanda Jean. Mais je croyais que tu ne voulais pas d�clarer
le d�c�s?

--Oh! nous n'en sommes plus l�! dit son fr�re. Il ne s'agit plus de
sauver la tontine, mais de sauver la maison de cuirs! Il s'agit de
sauver les v�tements que nous avons sur le dos, Jeannot!

--Ralentis un peu la musique! dit Jean, et �tale ton histoire depuis le
commencement!

Et Maurice fit comme l'ordonnait son fr�re.

--Eh bien! qu'est-ce que je t'avais dit?--s'�cria le Grand Vance, quand
il eut entendu le triste r�cit.--Mais, tu sais, je vais te dire quelque
chose! Moi, en tout cas, je n'entends pas �tre d�pouill� de la part qui
me revient!

--Ah! par exemple, j'aimerais bien � conna�tre ce que tu comptes faire!
dit Maurice.

--Je vais vous le dire, monsieur! r�pliqua Jean, du ton le plus d�cid�.
Je vais, tout simplement, remettre mon affaire aux mains du premier
avou� de Londres, et, apr�s cela, que tu boives un bouillon ou non, je
m'en ficherai comme des choses de la lune!

--Mais pourtant, Jean, nous sommes � bord du m�me bateau! murmura
Maurice.

--A bord du m�me bateau? Ah bien! je te parie que non! Est-ce que j'ai
commis un faux en �critures, moi? Est-ce que j'ai cherch� � dissimuler
la mort de l'oncle Joseph, moi? Est-ce que j'ai fait ins�rer des
annonces,--des annonces absolument stupides et grotesques,
d'ailleurs,--dans tous les journaux, moi? Est-ce que j'ai d�truit des
statues qui ne m'appartenaient pas, moi? En v�rit�, j'aime votre aplomb,
Maurice Finsbury! Non, non, non! Trop longtemps, je t'ai confi� la
direction de mes affaires; maintenant je vais les confier � Michel.
Michel, au reste, est un gar�on qui m'a toujours plu. Et j'ai h�te de
voir enfin un peu clair dans ma situation!

En cet instant, les deux fr�res furent interrompus par un coup de
sonnette, et Maurice, qui avait timidement entr'ouvert la porte, re�ut,
des mains d'un commissionnaire, une lettre dont l'adresse �tait de la
main de Michel. La lettre �tait r�dig�e comme suit:


_Avis_.--MAURICE FINSBURY, pour le cas o� le pr�sent avis lui tomberait
sous les yeux, est inform� qu'il apprendra _quelque chose d'avantageux
pour lui_, demain matin lundi, � dix heures, dans mes bureaux, 42,
Chancery Lane.--MICHEL FINSBURY.


Docilement, Maurice, d�s qu'il eut parcouru cette lettre, la transmit �
son fr�re.

--Ah! voil� une fa�on qui me pla�t pour �crire un billet! s'�cria Jean.
Personne autre que Michel n'aurait jamais pu �crire �a!

Et Maurice, dans sa d�pression, n'osa pas m�me protester de ses droits
d'auteur.




XVI

O� LES CUIRS SE TROUVENT HEUREUSEMENT REMIS � FLOT


Le lendemain matin, � dix heures, les deux fr�res Finsbury furent
introduits dans la grande et belle pi�ce qui servait de cabinet
d'audience � leur cousin Michel. Jean se sentait un peu remis de son
�puisement, mais avec un de ses pieds encore en pantoufle. Maurice,
mat�riellement, paraissait moins endommag�; mais il �tait plus vieux de
dix ans que le Maurice qui avait quitt� Bournemouth huit jours
auparavant. L'anxi�t� avait labour� son visage de rides profondes, et sa
chevelure noire grisonnait abondamment aux alentours des tempes.

Trois personnes attendaient les fr�res Finsbury, assises devant une
table. Au milieu �tait Michel lui-m�me: il avait � sa droite G�d�on
Forsyth, � sa gauche un vieux monsieur en lunettes, avec une v�n�rable
chevelure d'argent.

--Ma parole, c'est l'oncle Joe! s'�cria Jean.

Maurice se frotta les yeux, plus �bahi qu'il ne l'avait encore �t� de
tous les cauchemars des jours pr�c�dents. Puis, tout � coup, il s'avan�a
vers son oncle, tout tremblant de fureur.

--Je vais vous dire ce que vous avez fait, vieux coquin! cria-t-il. Vous
vous �tes �vad�!

--Bonjour, Maurice Finsbury! r�pondit l'oncle Joseph, mais avec plus
d'animosit� que n'en laisseraient supposer ces indulgentes paroles. Vous
paraissez souffrant, mon ami!

--Inutile de vous agiter, messieurs! observa Michel. Maurice, essayez
plut�t de regarder les faits bien en face! Votre oncle, comme vous
voyez, n'a pas eu trop � souffrir de la �secousse� de l'accident; et un
homme de coeur tel que vous ne peut manquer d'en �tre ravi!

--Mais alors, si c'est ainsi, balbutia Maurice, qu'est-ce que c'�tait
que le corps? Serait-ce vraiment possible, que cette chose qui m'a caus�
tant de souci et d'alarme, qui m'a tant us� l'esprit, cette chose que
j'ai colport�e de mes propres mains, n'ait �t� que le cadavre d'un
�tranger quelconque?

--Oh! si l'id�e vous afflige trop, vous pouvez ne pas aller jusque-l�!
r�pondit Michel. Rien ne vous emp�che de supposer que le corps ait
appartenu � un homme que vous avez eu l'occasion de rencontrer plusieurs
fois, un compagnon de _club_, peut-�tre, peut-�tre m�me un client!

Maurice s'affala sur une chaise.

--H�! g�mit-il, j'aurais bien d�couvert l'erreur, si le baril �tait venu
jusque chez moi! Et pourquoi n'y est-il pas venu? Pourquoi est-il all�
chez Pitman? Et de quel droit Pitman s'est-il permis de l'ouvrir?

--A ce propos-l�, Maurice, dites-nous donc ce que vous avez fait de
l'_Hercule_ antique? demanda Michel?

--Ce qu'il en a fait? Il l'a bris� avec un hache-viande! dit Jean. Les
morceaux sont encore chez nous, dans la cave!

--Tout cela n'a aucune importance! se h�ta de d�clarer Maurice.
L'essentiel, c'est que j'aie retrouv� mon oncle, mon frauduleux tuteur!
Il m'appartient, lui, en tout cas! Et la tontine aussi, elle
m'appartient! Je r�clame la tontine! J'affirme que l'oncle Masterman est
mort!

--Il est temps que je mette un terme � cette folie, dit Michel, et cela
une fois pour toutes! Ce que vous affirmez est malheureusement presque
vrai: en un certain sens, mon pauvre p�re est mort, et depuis longtemps
d�j�! Mais ce n'est pas dans le sens de la tontine et j'esp�re que, dans
ce sens-l�, bien des ann�es se passeront avant qu'il ne meure. Notre
cher oncle Joseph l'a vu, ce matin m�me. Il vous dira que mon p�re est
en vie, bien que, h�las! son intelligence se soit � jamais �teinte!

--Il ne m'a pas reconnu!--dit Joseph. Et pour rendre justice � ce vieux
raseur, je dois ajouter que sa voix, en disant ces mots, fr�missait
d'une �motion sinc�re.

--Eh bien! je vous retrouve l�, monsieur Maurice Finsbury! s'�cria le
Grand Vance. Mille diables, quel idiot vous vous �tes montr�!

--Quant � la ridicule et f�cheuse servitude o� vous avez r�duit l'oncle
Joseph, reprit Michel, celle-l� aussi a d�j� trop dur�! J'ai pr�par� ici
un acte par lequel vous rendez � votre oncle toute sa libert�, et le
d�gagez de toute obligation envers vous! Vous allez d'abord, si vous
voulez bien, y apposer votre signature!

--Quoi! cria Maurice, et que je perde mes 7.800 livres, et mon commerce
de cuirs, et tout cela sans aucun profit en �change! Merci bien!

--Votre reconnaissance ne me surprend pas, Maurice! commen�a Michel.

--Oh! je sais que je n'ai rien � attendre de vous en faisant appel � vos
sentiments! r�pondit Maurice. Mais il y a ici un �tranger,--que le
diable m'enl�ve, d'ailleurs, si je sais pourquoi!--et c'est � lui que je
fais appel. Monsieur, poursuivit-il en s'adressant � G�d�on, voici mon
histoire: j'ai �t� d�pouill� de mon h�ritage pendant que je n'�tais
encore qu'un enfant, un orphelin! Depuis lors, monsieur, jamais je n'ai
eu qu'un r�ve, qui �tait de rentrer dans mes fonds. Mon cousin Michel
pourra vous dire de moi tout ce qu'il voudra: j'avouerai moi-m�me que je
n'ai pas toujours �t� � la hauteur des circonstances. Mais ma situation
n'en est pas moins celle que je vous ai expos�e, monsieur! J'ai �t�
d�pouill� de mon h�ritage! Un enfant orphelin a �t� d�pouill� de 7.800
livres! et j'ajoute que j'ai le droit pour moi! Toutes les finasseries
de M. Michel ne pr�vaudront point contre l'�quit�!

--Maurice, interrompit Michel, permettez-moi d'ajouter un petit d�tail,
qui d'ailleurs ne saurait vous d�plaire, car il met en relief vos
capacit�s d'�crivain!

--Que voulez-vous dire? demanda Maurice.

--Au fait, r�pondit Michel, j'�pargnerai votre modestie! Qu'il me
suffise donc de vous faire savoir le nom d'une personne qui vient
d'�tudier de fort pr�s un de vos plus r�cents essais d'�criture
compar�e! Le nom de cette personne est Moss, mon cher ami!

Il y eut un long silence.

--J'aurais d� deviner que cet homme venait de votre part! murmura
Maurice.

--Et maintenant vous allez signer l'acte, n'est-ce pas? dit Michel.

--Mais dites donc, Michel!--s'�cria Jean, avec un de ces g�n�reux �lans
qui lui �taient familiers. Et moi, qu'est-ce que je deviens dans tout
cela? Maurice est � l'eau, je le vois bien! Mais moi, pourquoi l'y
suivrais-je? Et puis j'ai �t� vol�, moi aussi, n'oubliez pas cela! J'ai
�t�, moi aussi, un orphelin, tout comme lui, et �l�ve de la m�me �cole!

--Jean, dit Michel, ne pensez-vous pas que vous feriez mieux de vous
fier � moi?

--Ma foi, vous avez raison, mon vieux! r�pondit le Grand Vance. Vous ne
voudrez pas abuser de l'innocence d'un orphelin, j'en jurerais. Et toi,
Maurice, tu vas signer tout de suite le document en question, ou bien je
me f�cherai, et, tu sais, je te ferai voir quelque chose qui �tonnera ta
faible cervelle!

Avec un empressement soudain, et bien inesp�r�, Maurice se d�clara pr�t
� signer la renonciation. Un secr�taire de Michel vint apporter les
pi�ces, les signatures furent d�ment appos�es, et ainsi Joseph Finsbury,
une fois de plus, se trouva un homme libre.

--Et maintenant, mes amis, �coutez ce que je me propose de faire pour
vous! reprit alors Michel. Tenez, Maurice et Jean, voici un acte qui
vous fait uniques possesseurs de la maison de cuirs! Et voici un ch�que,
�quivalent � tout l'argent d�pos� en banque au nom de l'oncle Joseph! De
telle sorte que vous pourrez vous figurer, mon cher Maurice, que vous
venez d'achever vos �tudes � l'Institut Commercial. Et, comme vous
m'avez dit vous-m�me que les cuirs remontaient, j'imagine que vous allez
bient�t songer � prendre femme. Voici, en pr�vision de cet heureux
�v�nement, un petit cadeau de noces! Oh! pas encore le mien! je verrai �
vous donner autre chose quand vous aurez fix� la date du mariage! Mais
acceptez, d�s maintenant, ce cadeau... de la part de M. Moss!

Et Maurice, devenu �carlate, bondit sur son ch�que.

--Je ne comprends rien � la com�die! observa Jean. Tout cela me para�t
trop beau pour �tre vrai!

--C'est un simple transfert! r�pondit Michel. Je vous rach�te l'oncle
Joseph, voil� tout! Si c'est lui qui gagne la tontine, elle sera � moi;
si c'est mon p�re qui la gagne, elle sera � moi �galement: de telle
fa�on que je n'ai pas trop � me plaindre de la combinaison!

--Maurice, mon pauvre vieux, ceci te la coupe! commenta le Grand Vance.

--Et maintenant, monsieur Forsyth, reprit Michel en s'adressant au
personnage muet, vous voyez r�unis devant vous tous les criminels que
vous �tiez si d�sireux de retrouver! Tous � l'exception de Pitman,
cependant! Pitman, voyez-vous! a une mission sociale: il s'est vou� � la
r�g�n�ration artistique de la jeune fille. Aussi me suis-je fait un
scrupule de le d�ranger, � une heure o� je le sais particuli�rement
occup�. Mais vous pourrez, si vous voulez, le faire arr�ter dans son
pensionnat: je connais l'adresse, et vous la dirai volontiers. Et quant
au reste de la bande, la voici devant vos yeux, et je crains que le
spectacle n'ait rien de s�duisant. A vous de d�cider ce que vous allez
faire de nous!

--Rien du tout, monsieur Finsbury! r�pondit G�d�on. Je crois avoir
compris que c'est ce monsieur--et il d�signait Maurice,--qui a �t�,
comme nous disons dans notre jargon, le _fons et origo_ de toute
l'aventure; mais, � ce que je crois avoir compris aussi, il a d�j� �t�
largement pay�. Et puis, pour vous parler en toute franchise, je ne vois
pas ce que quelqu'un aurait � gagner � un scandale public. Moi, pour ma
part, je ne pourrais qu'y perdre. Et je ne saurais au contraire trop
b�nir une aventure qui m'a valu le bonheur de faire votre connaissance!
D�j� vous avez eu la bont� de m'envoyer deux clients...

Michel rougit.

--C'�tait le moins que je pouvais faire pour m'excuser de certain
d�rangement qui vous est venu un peu par mon fait! murmura-t-il. Mais il
y a encore quelque chose qu'il faut que je vous dise! Je ne voudrais pas
que vous eussiez trop mauvaise opinion de mon pauvre Pitman, qui est
certainement la personne la plus inoffensive du monde. Ne pourriez-vous
pas venir, ce soir m�me, d�ner en sa compagnie? Au restaurant Verrey,
par exemple, vers sept heures. Qu'en dites-vous?

--J'avais promis de d�ner chez un de mes oncles, avec une amie! r�pondit
G�d�on. Mais je demanderai � en �tre dispens� pour ce soir... Et
maintenant, cher monsieur Finsbury, un dernier point que je tiens �
soumettre � votre d�cision: est-ce que, vraiment, nous ne pouvons rien
pour le pauvre diable qui a emport� le piano? Le souvenir de cet
infortun� me poursuit comme un remords!

--H�las! nous ne pouvons que le plaindre! r�pondit Michel.


  FIN




TABLE DES MATI�RES


     I.--La famille Finsbury                                           1
    II.--O� Maurice s'appr�te � agir                                  26
   III.--Le conf�rencier en libert�                                   53
    IV.--Un magistrat dans un fourgon � bagages                       73
     V.--M. G�d�on Forsyth et la caisse monumentale                   80
    VI.--Les tribulations de Maurice                                  97
   VII.--O� Pitman prend conseil d'un homme de loi                   124
  VIII.--O� Michel s'offre un jour de cong�                          145
    IX.--Comment s'acheva le jour de cong� de Michel Finsbury        175
     X.--G�d�on Forsyth et le grand Erard                            199
    XI.--Le ma�stro Jimson                                           215
   XII.--O� le grand Erard appara�t (irr�vocablement) pour la
         derni�re fois                                               242
  XIII.--Les tribulations de Maurice                                 285
   XIV.--O� William Bent Pitman apprend quelque chose
         d'avantageux pour lui                                       277
    XV.--Le retour du grand Vance                                    306
   XVI.--O� les cuirs se trouvent heureusement remis � flot          319





End of Project Gutenberg's Le mort vivant, by Robert Louis Stevenson

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