The Project Gutenberg EBook of La Guerre du Paraguay, by �lis�e Reclus

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Title: La Guerre du Paraguay

Author: �lis�e Reclus

Release Date: March 17, 2012 [EBook #39173]

Language: French

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*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GUERRE DU PARAGUAY ***




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LA

GUERRE DU PARAGUAY


Il y a plus d'une ann�e, nous parlions ici m�me de l'interminable guerre
qu'a d�cha�n�e le hautain _ultimatum_ du Br�sil signifi� au gouvernement
de Montevideo le 18 mai 1864[1]. Depuis la terrible bataille de Tuyuti,
la plus meurtri�re de toutes celles qui ont ensanglant� le sol de
l'Am�rique m�ridionale, la situation des bellig�rans ne s'est point
modifi�e, et le grand empire br�silien reste toujours impuissant contre
ce petit pays du Paraguay, dont la population �gale � peine celle de
deux d�partemens fran�ais. En d�pit des bulletins de victoire que ne
manque jamais de transmettre le t�l�graphe � l'arriv�e des paquebots
transoc�aniques, les imp�riaux et les Argentins, leurs alli�s, n'ont
encore pour toute conqu�te que les terrains mar�cageux o� ils ont �tabli
leur camp, tandis que les soldats de Lopez n'ont point abandonn�
l'�norme territoire arrach� � la province de Matto-Grosso. En vain le
Br�sil s'acharne contre la petite r�publique; il a d�j� perdu plus de
40,000 hommes et se voit oblig� d'armer ses esclaves; il a d�pens� plus
de 600 millions de francs, et doit maintenant avoir recours au fatal
exp�dient du papier-monnaie; apr�s quarante ann�es d'une apparente
prosp�rit�, le jeune empire qui se donnait � lui-m�me le nom de �g�ant
de l'Am�rique du Sud� entre dans une p�riode de crise redoutable et
mena�ante m�me pour la dur�e de ses institutions politiques et
sociales. Son existence comme unit� nationale est en danger, et il ne
serait pas impossible qu'apr�s la guerre actuelle le r�tablissement de
l'�quilibre dans les �tats du continent s'op�r�t au d�triment de
l'empire esclavagiste. Il importe donc d'�tudier avec soin et d'exposer
clairement les principaux �v�nemens d'une guerre dont les cons�quences
peuvent avoir une telle gravit�.

[1] Voyez la _Revue_ du 15 octobre 1866.--Voyez aussi, dans la livraison
du 15 septembre 1866, _la Guerre du Paraguay et les institutions des
�tats de la Plata_, par M. Duchesne de Bellecourt.


I.

Apr�s que l'arm�e de terre, arr�t�e dans les marais de Tuyuti, eut
vainement essay� de s'ouvrir de vive force un chemin vers l'Assomption,
c'�tait au tour de l'escadre de faire la m�me tentative. Les trois chefs
des alli�s, Mitre, Flor�s et Polydoro, tinrent conseil avec l'amiral
Tamandar�, et d�cid�rent que la flotte aurait � forcer le passage du
Paraguay et � bombarder les redoutes de l'ennemi, tandis que les troupes
de d�barquement monteraient � l'assaut. D'apr�s les reconnaissances
pr�liminaires, on croyait que les batteries de Curupaity, situ�es en
aval d'Humayta sur la berge concave d'une anse de la rive gauche,
�taient de ce c�t� les premiers travaux de d�fense; mais quelques
navires br�siliens qui remontaient sans crainte le courant dans la
direction de Curupaity furent brusquement salu�s � coups de canon par
une nouvelle batterie qu'un rideau d'arbres leur avait cach�e
jusqu'alors. C'�tait la batterie de Curuzu, premier obstacle qui devait
�tre d�pass� avant qu'on essay�t d'aborder les ouvrages plus formidables
de Curupaity. Le 1er septembre 1866, tous les pr�paratifs de l'attaque
�taient termin�s, et le lendemain une force de 8,300 hommes d�barquait
en aval de Curuzu, prot�g�e par le feu que les onze navires de l'escadre
faisaient converger sur les d�fenseurs de la redoute. Ceux-ci, au nombre
d'environ 2,000, et disposant d'une douzaine de pi�ces de divers
calibres, avaient � la fois � r�pondre au bombardement de la flotte, �
r�sister aux assauts combin�s des colonnes d'infanterie, � garder leurs
flancs contre les surprises des cavaliers ennemis; cependant ils purent
tenir jusque dans la journ�e du 3, et, quand ils abandonn�rent le
fortin, ils sauv�rent encore trois canons. Les alli�s restaient ma�tres
de la position; mais ce triomphe avait �t� ch�rement achet�: un millier
des assaillans �taient tu�s ou bless�s, un navire cuirass�, le
_Rio-de-Janeiro_, avait sombr� dans le fleuve, et deux autres vaisseaux
avaient �t� mis hors de service.

La prise de la redoute de Curuzu fut consid�r�e � Buenos-Ayres et �
Rio-de-Janeiro comme un grand triomphe, d'autant plus que peu de jours
apr�s le mar�chal Lopez faisait une d�marche inattendue en faveur de la
r�conciliation. Le 4 septembre, un parlementaire portant le drapeau
blanc sortit des lignes de Curupaity pour inviter le g�n�ral Mitre � une
entrevue personnelle avec le pr�sident du Paraguay. Quel �tait le motif
r�el d'une pareille demande, venant d'un homme qui jusqu'alors s'�tait
d�fendu avec un tel acharnement? On crut d'abord que, se sentant perdu,
il voulait se m�nager une capitulation honorable, et, malgr� les
conseils du mar�chal br�silien Polydoro, le pr�sident Mitre, commandant
en chef des alli�s, consentit � l'entrevue. Elle eut lieu le lendemain,
� moiti� chemin des deux quartiers-g�n�raux de Tuyuti et de Paso-Pucu,
dans les bosquets de palmiers de Yataiti-Cora. Les deux pr�sidens,
suivis de loin par leurs �tats-majors, s'avanc�rent au-devant l'un de
l'autre avec beaucoup de gravit�, des deux parts la courtoisie du
langage et des mani�res fut parfaite, et le g�n�ral Mitre crut devoir
s'en f�liciter dans sa d�p�che officielle adress�e au vice-pr�sident de
la r�publique argentine; mais le seul r�sultat des paroles �chang�es
avec tant de pompe et de bonne gr�ce fut que les arm�es continueraient �
s'entr'�gorger. D'apr�s les divers renseignemens obtenus depuis sur la
conversation des deux g�n�raux en chef, il para�t que Lopez s'attacha
surtout � d�montrer combien est funeste et d�plorable pour la r�publique
de Buenos-Ayres cette alliance conclue avec l'empire esclavagiste du
Br�sil contre une r�publique soeur ayant la m�me origine, la m�me
histoire, les m�mes int�r�ts. Il parla du scandale auquel cette alliance
avait � si bon droit donn� lieu dans tout le Nouveau-Monde, et rappela
la protestation solennelle que le P�rou venait de lancer au nom de la
plupart des r�publiques hispano-am�ricaines. D'ailleurs il se d�clarait
pr�t � faire aux Argentins toutes les concessions compatibles avec
l'honneur du Paraguay, pourvu que l'alliance avec le Br�sil f�t rompue.
A ce prix, il se chargeait d'�tre le champion de toute l'Am�rique
espagnole et de triompher � lui seul de l'ennemi h�r�ditaire. Sans doute
le g�n�ral Mitre dut comprendre cette v�rit� si facile � saisir, qu'en
s'alliant pour une guerre de conqu�te avec l'empire br�silien il avait
trahi les int�r�ts de toutes les r�publiques am�ricaines; mais il resta
sur la d�fensive en all�guant les termes du trait� de la triple
alliance, et d�clara que la paix ne serait point conclue tant que le
Paraguay n'aurait pas �t� vaincu et son pr�sident exil�.

L'espoir que l'on avait con�u de voir enfin se terminer la lutte �tait
donc mis � n�ant, et les hostilit�s recommenc�rent. Se croyant d'autant
plus forts qu'ils venaient de repousser une proposition de paix, les
alli�s r�solurent de frapper un grand coup; mais l'op�ration qu'ils
allaient entreprendre devait pr�cis�ment se terminer pour eux par le
plus d�sastreux des revers et leur d�montrer combien ils s'�taient d��us
en se figurant que leurs adversaires �taient r�duits � la derni�re
extr�mit�. Le 22 septembre � sept heures et demie du matin, la flotte
cuirass�e de l'amiral Tamandar� remonta le fleuve, for�a l'estacade qui
barrait le chenal � une faible distance en aval de Curupaity, et,
choisissant pr�s de la rive droite une position peu dangereuse, commen�a
le bombardement des batteries de Lopez, que commandait le g�n�ral Diaz,
nagu�re encore simple soldat aux pieds nus. Les Paraguayens r�pondirent
� peine, et l'on put croire qu'ils avaient beaucoup souffert. A midi, le
g�n�ral Mitre, s'imaginant sans doute que les canons de l'ennemi �taient
d�j� d�mont�s, donna l'ordre de l'attaque sur le front m�ridional des
d�fenses de Curupaity. Quatre colonnes d'assaut se dirig�rent � la fois
de Curuzu vers les retranchemens de l'ennemi. A gauche, appuy�es par le
feu de l'escadre, marchaient parall�lement au fleuve les deux colonnes
br�siliennes du baron de Porto-Alegre, fortes d'environ 8,000 hommes. A
droite, les deux colonnes argentines, dont l'effectif �tait plus �lev�
d'� peu pr�s un millier de combattans, s'�lan�aient � l'assaut en
longeant la rive occidentale de la lagune de Piris. Le g�n�ral Flor�s, �
la t�te de 3,000 excellens cavaliers, Orientaux pour la plupart, avait
mission d'op�rer sur l'autre bord de cette lagune et d'inqui�ter du c�t�
de l'est les d�fenseurs de Curupaity, tandis que le gros de l'arm�e
br�silienne, command� par le mar�chal Polydoro, devait sortir de ses
lignes de Tuyuti pour marcher directement � travers les bois sur
Humayta. Le plan du pr�sident Mitre �tait d'attaquer ainsi les trois
faces des retranchemens paraguayens: � l'ouest par les vaisseaux de
l'escadre, au sud par ses colonnes d'assaut, � l'est par l'arm�e de
Polydoro et la cavalerie de Flor�s; malheureusement pour lui, ce plan ne
fut ex�cut� qu'en partie. Le baron de Tamandar�, craignant de voir
sombrer ses navires, se tint � une distance respectueuse des batteries
du fleuve, et, plus timide encore, le mar�chal Polydoro se contenta de
ranger ses troupes en ligne de bataille. Pendant ce temps les Argentins
et les soldats de Porto-Alegre, essayant vainement de franchir les
abatis d'arbres �pineux et les larges foss�s qui d�fendaient les abords
de Curupaity, se laissaient mitrailler presque � bout portant par les
canonniers paraguayens. Lorsque les colonnes d'assaillans, �claircies
par les balles et les boulets, renonc�rent enfin � leur oeuvre
impossible, 6,000 morts ou bless�s, plus du tiers de l'arm�e, �taient
�pars sur le sol parmi les arbres abattus et les rameaux bris�s. �� et
l� br�laient les hautes herbes des clairi�res, et les Paraguayens durent
sortir de leurs retranchemens pour retirer des flammes les corps de
leurs ennemis tomb�s.

L'�chec �tait grave; mais les r�criminations, les disputes, les haines
auxquelles il donna naissance entre les chefs alli�s, furent bien plus
graves encore au point de vue militaire. Le g�n�ral Flor�s, m�content du
r�le secondaire que lui avaient fait jouer les chefs alli�s, quitta
brusquement l'arm�e, et revint � Montevideo se consoler par l'exercice
de la dictature de tous les m�comptes �prouv�s au camp. Le pr�sident
Mitre, voilant sa personne sous le fier pseudonyme d'Orion, daigna
prendre le public pour confident, et, dans ses lettres � la _Tribuna_ de
Buenos-Ayres, expliqua combien il �tait d�plorable que son plan de
campagne �napol�onien� n'e�t pas �t� compris par les g�n�raux qui
devaient le seconder. De leur c�t�, ceux-ci se plaignirent � leur
gouvernement des fa�ons despotiques du pr�sident argentin. Ainsi que le
pr�sident du conseil des ministres, M. Zaccarias, l'avoua lui-m�me en
pleine chambre � Rio-de-Janeiro, toute action commune entre les chefs
alli�s �tait devenue impossible: la flotte refusait de coop�rer avec les
troupes de terre; les imp�riaux, les Argentins, se reprochaient
mutuellement le d�sastre. Il fallut que le Br�sil confi�t la direction
de ses troupes � des hommes nouveaux. Tandis que le pr�sident Mitre
gardait le titre de g�n�ral en chef, que lui avait conf�r� le trait� de
la triple alliance, le mar�chal br�silien Polydoro fut remplac� par le
vieux marquis de Caxias, l'ancien adversaire de Garibaldi dans les
troubles de Rio-Grande-do-Sul, et le baron de Tamandar� c�da le
commandement de la flotte � l'amiral Ignazio.

Malheureusement pour leur gloire, les nouveaux titulaires avaient �
peine eu le temps de s'occuper de la r�organisation des forces qui leur
�taient confi�es, qu'une s�rie de contre-temps vint entraver leur oeuvre.
D'abord une insurrection redoutable �clata dans les provinces centrales
de la r�publique argentine, et, pour en triompher, le gouvernement de
Buenos-Ayres fut oblig� de rappeler en toute h�te les quatre ou cinq
mille Argentins qui restaient encore dans le camp de Curuzu. Le marquis
de Caxias dut s'en f�liciter, car le pr�sident Mitre partait en m�me
temps que ses troupes et lui laissait l'initiative des op�rations
militaires; mais les soldats qui s'�loignaient �taient les meilleurs de
l'arm�e, et dans les combats avaient toujours march� � l'avant-garde
contre les Paraguayens. Bient�t apr�s survint le fl�au du chol�ra, qui
r�duisit l'effectif des troupes beaucoup plus encore que ne l'avait fait
le d�part du contingent de Buenos-Ayres. L'insalubrit� naturelle des
mar�cages environnans s'�tait encore accrue par suite de l'incurie des
troupes et de leur ignorance absolue des r�gles de l'hygi�ne: toutes les
coul�es d'eau stagnante avaient �t� chang�es en d'immondes cloaques,
des milliers de cadavres humains rest�s sans s�pulture se d�composaient
sur le sol, plus de cent mille carcasses m�l�es aux chairs putr�fi�es
des animaux �gorg�s empestaient l'atmosph�re; ainsi que l'avoue le
rapport officiel du ministre Paranagua, plus du tiers de l'arm�e camp�e
� Tuyuti fut atteint par le fl�au; 7,500 malades se trouv�rent � la fois
dans les trois h�pitaux de Cerrito, d'Itapir� et de Corrientes, et la
mortalit� prit de telles proportions que la moiti� des patiens succomba.
Du foyer d'infection de Tuyuti, la maladie se propagea dans toutes les
villes des bords du Parana. Rendus furieux par la terreur, les _gauchos_
presque barbares des environs de Corrientes voulaient se pr�cipiter la
lance au poing sur les h�pitaux de la cit� et massacrer tous les
malades: il fallut que le marquis de Caxias envoy�t un fort d�tachement
de troupes pour d�fendre les malheureux chol�riques. Enfin, gr�ce � la
saison froide, qui dans ces r�gions commence en avril et en mai, �gr�ce
aussi, dit M. Paranagua, au z�le et � la charit� des p�res capucins,� la
maladie cessa peu � peu ses ravages; mais un autre fl�au, l'inondation,
vint ravager les camps. Depuis soixante ann�es, dit-on, la crue du
Parana et de son affluent le Paraguay n'avait jamais atteint une
pareille hauteur: les lagunes en forme de croissant qui marquent �
droite et � gauche les anciens m�andres du fleuve furent toutes remplies
par les eaux d�bord�es; les terres hautes, graduellement r�tr�cies par
l'inondation, se chang�rent en �les; les quelques milliers de Br�siliens
camp�s � Curuzu furent oblig�s de se r�fugier dans l'�troite redoute
qu'assi�geaient de toutes parts les eaux rapides du Paraguay. Sous peine
d'�tre emport� par le courant, il fallait �vacuer la place en toute
h�te. Afin de prot�ger la retraite, la flotte s'embossa devant
Curupaity, mais elle essaya vainement de r�duire au silence le canon du
fort; elle fut oblig�e de redescendre le fleuve, hors de la port�e des
boulets, et de laisser les Paraguayens concentrer leur feu sur la
redoute � demi submerg�e de Curuzu. Le 29 et le 30 mai, le bombardement
produisit un effet terrible. S'�chappant en toute h�te de l'enceinte o�
elle �tait parqu�e comme un troupeau et o� les projectiles et les eaux
envahissantes la mena�aient � la fois, la malheureuse garnison alli�e,
compos�e d'environ 3,000 hommes, perdit beaucoup de monde avant de
pouvoir s'embarquer. Cette �vacuation forc�e, qui rendait � jamais
impossibles les communications directes du camp de Tuyuti avec le
Rio-Paraguay, fut peut-�tre l'�pisode le plus lamentable de toute la
guerre.


II.

Apr�s la disparition compl�te du chol�ra et la fin de l'inondation, le
marquis de Caxias, qui pendant l'absence du g�n�ral Mitre commandait en
chef les troupes alli�es, put donner tous ses soins � la r�organisation
de l'arm�e et pr�parer de nouvelles op�rations de guerre. Durant toute
la p�riode d'inaction � laquelle avaient �t� condamn�es les forces
br�siliennes, le gouvernement de Rio-de-Janeiro s'�tait occup�
d'exp�dier des renforts et d'accumuler dans les entrep�ts de La Plata
les approvisionnemens et les munitions. Les �volontaires de la patrie�
ne se pr�sentant plus qu'en tr�s petit nombre, il avait fallu avoir
recours � d'autres moyens que les appels et les proclamations pour
remplir les cadres de l'arm�e: ainsi que l'a dit le s�nateur Paranhos
dans la s�ance du 9 septembre 1867, ce n'est point par un recrutement
r�gulier, c'est bien par une v�ritable �chasse � l'homme� que l'on a d�
trouver la quantit� de _chair � canon_ n�cessaire � la dignit� de
l'empire. Les gardes nationaux d�sign�s qui ne se rendaient pas
imm�diatement � l'invitation des gouverneurs de provinces �taient
traqu�s dans les bois, puis encha�n�s et conduits aux ports
d'embarquement comme des criminels; les gens sans aveu, les ivrognes
errans, �trangers ou nationaux, les prol�taires blancs ou noirs que
n'avaient point de protecteurs haut plac�s, �taient saisis et jet�s dans
les prisons servant de casernes aux recrues; les �lecteurs ind�pendans
que redoutaient les candidats minist�riels disparaissaient tout � coup,
et quand on entendait de nouveau parler d'eux, ils se trouvaient sur la
flotte ou dans les camps mar�cageux des bords du Parana.

Cependant ces honteux moyens de recrutement ne suffisaient point. En
d�pit de l'�loquence officielle qui ne manque jamais de c�l�brer en
termes pompeux le patriotisme _sublime_ des citoyens, les esclaves ont
d� combler dans l'arm�e les vides que ne venaient pas remplir les
volontaires. A la date du 26 avril 1867, suivant le rapport du ministre
Paranagua, 1,710 esclaves avaient �t� livr�s aux officiers recruteurs:
il est vrai que, pour leur faire appr�cier la gloire d'aller se faire
tuer au Paraguay, on leur avait accord� le titre de Br�siliens et la
libert� de leurs femmes; mais la loi n'avait pas affranchi leurs enfans.
Sur le nombre de ces soldats improvis�s, 344 avaient �t� la propri�t� de
l'�tat ou de la couronne, 75 �taient une d�me offerte en contribution de
guerre par divers couvens de b�n�dictins et de carm�lites, 524
rempla�aient des gardes nationaux d�sign�s pour le service, et 770
seulement avaient �t� offerts gratuitement � la nation par des
propri�taires isol�s. Ne se trouvant pas suffisamment pay�s par les
titres honorifiques et les d�corations dont le pouvoir est si prodigue
au Br�sil, les planteurs ne se montrent gu�re empress�s � faire largesse
de leur propri�t� vivante, et, pour obtenir le contingent n�cessaire, le
gouvernement doit s'adresser � des entrepreneurs qui vont acheter sur
les plantations des chiourmes d'esclaves, bient�t apr�s chang�es en
r�gimens de patriotes[2]. Une autre couche de la population que les
ministres br�siliens ont cru devoir employer dans la guerre contre le
Paraguay est celle des criminels. Non-seulement dom Pedro, par un d�cret
du 16 octobre 1866, a suspendu jusqu'� la fin de la lutte les d�cisions
de tous les conseils de guerre, afin de ne se priver des services
d'aucun militaire accus� de crime ou de malversation, non-seulement il a
graci� en masse tous les d�serteurs, � la condition qu'ils rentrassent
dans les rangs de l'arm�e, il a aussi jug� convenable de transformer en
d�fenseurs de la patrie plusieurs centaines des gal�riens de l'�le de
Fernando de Noronha, qui pour la plupart �taient accus�s d'assassinat ou
de tentative de meurtre[3]. Ce n'est pas tout: quoi qu'en disent les
feuilles officielles, des multitudes de captifs paraguayens ont �t�
enr�l�s de force dans l'arm�e qui envahit le sol de leur pays. La preuve
p�remptoire de ce fait se trouve dans le rapport du ministre Paranagua,
d'apr�s lequel le nombre de tous les prisonniers de guerre retenus dans
l'empire est seulement de 719, et pourtant, depuis la reddition de
l'Uruguayana, o� plus de 1,800 hommes tomb�rent aux mains des
Br�siliens, les alternatives de la guerre leur ont encore livr�
plusieurs milliers d'ennemis. C'est principalement � Tuyuti que ces
malheureux captifs font leur service forc� dans les rangs des alli�s.

[2] Le _Correio Mercantil_ de Rio-de-Janeiro renferme � cet �gard les
plus curieuses r�v�lations. Voyez surtout les num�ros du 15 et du 25
octobre et celui du 5 novembre 1867. Le prix moyen de chaque esclave
achet� par le gouvernement est de 3,780 francs.

[3] D'apr�s le _Standard and River Plate News_ du 30 janvier 1867, le
nombre des criminels graci�s �tait � cette �poque de 993.

Gr�ce � tous ces moyens, de moralit� plus que douteuse, qui doivent
avoir pour r�sultat d'introduire dans l'arm�e des �l�mens d'indiscipline
et de dissolution, les pertes subies par les forces br�siliennes furent
largement compens�es pendant les huit mois qui suivirent le d�sastre de
Curupaity: l'effectif des renforts exp�di�s successivement au marquis de
Caxias atteignit le total de 17,250 combattans. Quant au gouvernement
argentin, il se contenta de renvoyer au camp de Tuyuti les 4,000 hommes
qui venaient d'accomplir leur promenade militaire contre les insurg�s de
Cordova; � ces v�t�rans de la guerre on adjoignit seulement 400
criminels tir�s des prisons de Buenos-Ayres, car, suivant l'aveu candide
du gouverneur Alsina, dans son message du 23 mai 1867, ce mode de
recrutement apporte beaucoup moins de trouble dans la soci�t� que ne le
ferait le d�part de la garde nationale. Vers le milieu du mois de
juillet, plus de 40,000 hommes �taient camp�s dans les for�ts et dans
les mar�cages du Paraguay, � 3,000 kilom�tres de navigation de
Rio-de-Janeiro. En outre les navires cuirass�s et de nombreux vapeurs
non blind�s avaient renforc� la flotte; d'�normes quantit�s de munitions
et d'approvisionnemens �taient empil�es dans les entrep�ts de Corrientes
et d'Itapir�. Ce dernier village a surgi dans l'espace de quelques mois,
� une faible distance de l'ancien fortin du m�me nom. Parfois des
multitudes d'embarcations et de transports r�unis dans cette partie du
Parana donnent � la rade qui s'�tend devant Itapir� plus d'animation que
n'en offre m�me l'estuaire de la Plata au large de Buenos-Ayres.

La r�organisation de l'arm�e �tant aussi compl�te que possible, il
fallait enfin se r�soudre � satisfaire la nation br�silienne, qui
demandait � grands cris quelque haut fait de guerre en �change de tous
ses sacrifices d'hommes et d'argent. Le marquis de Caxias, apr�s s'�tre
concert� par d�p�ches avec le pr�sident Mitre, d�cida que le gros de
l'arm�e abandonnerait le campement de Tuyuti pour t�cher de prendre �
revers la place d'Humayta et d'en finir avec l'obstin� mar�chal Lopez;
soit en attaquant � l'improviste ses lignes sur quelque point mal gard�,
soit en coupant ses communications avec l'int�rieur du Paraguay et en le
r�duisant par la famine. Si l'ennemi, craignant d'�tre enferm� dans ses
retranchemens, les abandonnait de lui-m�me, alors on se promettait de
l'exterminer en bataille rang�e. Tel �tait le plan de guerre auquel la
flotte de l'amiral Ignazio devait coop�rer en essayant de remonter le
fleuve au-del� des forteresses paraguayennes.

Le 22 juillet, apr�s avoir fait ex�cuter de nombreuses reconnaissances,
non-seulement par les �claireurs ordinaires, mais aussi, par des
a�ronautes en ballon captif, le g�n�ral br�silien donna l'ordre, depuis
longtemps attendu, de proc�der au changement de base. Environ 12,000
hommes, sous les ordres du baron de Porto-Alegre, restaient au camp de
Tuyuti pour maintenir les communications de l'arm�e avec le fleuve et
les 2,000 soldats de la garnison d'Itapir�, tandis que le gros des
troupes, comprenant plus de 25,000 combattans, allait s'aventurer loin
des bords du Parana, dans les solitudes inconnues qui s'�tendent �
l'orient d'Humayta. Une marche de flanc, m�me entreprise par des forces
bien sup�rieures en nombre � celles qui pourraient les assaillir, est
toujours une p�rilleuse op�ration militaire; aussi le marquis de Caxias
eut-il soin de faire accomplir � son arm�e un �norme d�tour � travers
les mar�cages de l'Estero-Bellaco. Au lieu de marcher en droite ligne
vers le nord pour gagner par le chemin le moins long et le plus facile
les savanes o� il voulait �tablir son nouveau camp, il prit la direction
de l'est, parall�lement au cours du Parana, de mani�re � prot�ger sa
gauche par de vastes mar�cages contre toute attaque des Paraguayens.
Arriv�e enfin � une assez grande distance des lignes ennemies pour que
tout danger e�t disparu, l'arm�e br�silienne se retourna vers le nord,
puis vers l'ouest, les soldats travers�rent un profond _marigot_ o� ils
avaient de l'eau jusqu'� la ceinture, et, rejoignant la cavalerie qui
les avait pr�c�d�s pour donner au besoin le cri d'alarme, ils se
rapproch�rent avec pr�caution de la forteresse d'Humayta, dont les
remparts se profilaient dans le lointain au-dessus des bouquets de
palmiers. A vol d'oiseau, la distance qui s�pare le camp de Tuyuti de
celui de Tuyucu�, o� les Br�siliens allaient maintenant s'�tablir, est
d'une dizaine de kilom�tres seulement, et cependant l'arm�e avait
employ� une semaine enti�re � faire son �volution. Il est vrai que,
gr�ce � ce long et prudent d�tour, les soldats imp�riaux ne furent point
inqui�t�s dans leur marche; mais ils donn�rent aux d�fenseurs d'Humayta
tout le temps n�cessaire pour se mettre en garde. Quand les Br�siliens
arriv�rent non loin de la forteresse, il �tait devenu impossible de
donner l'assaut imm�diatement: sur tous les renflemens du sol, les
Paraguayens construisaient de nouvelles batteries de canons, prot�g�es
comme celles de Curupaity, de funeste m�moire, par des abatis, des
chevaux de frise, des obstacles et des pi�ges de toute esp�ce.

L'arm�e br�silienne avait � peine termin� son �volution militaire que la
direction des troupes alli�es passait en d'autres mains, au grand
d�triment de la concorde, si n�cessaire dans ces conjonctures
p�rilleuses. Le 31 juillet, le pr�sident de la r�publique argentine,
investi du titre de g�n�ral en chef par le trait� de la triple alliance,
arrivait � Tuyucu� pour reprendre au marquis de Caxias le commandement
que ce vieillard avait exerc� par _interim_. M. Mitre �tait accompagn�
du g�n�ral Hornos, de quelques aides-de-camp et de deux bataillons
formant un effectif d'un millier d'hommes � peine: c'�taient l� tous les
renforts qu'il amenait � ses alli�s. Avec les d�bris des r�gimens
argentins d�cim�s � Tuyuti et � Curuzu, le contingent de Buenos-Ayres
s'�levait au plus � la septi�me partie de l'arm�e, et cependant c'est au
pr�sident Mitre, c'est � ce g�n�ral sans troupes que revenait l'honneur
de commander en chef, tandis que l'empire devait continuer � fournir
seul les hommes et les ressources militaires. Aussi l'arm�e br�silienne
re�ut-elle de fort mauvaise gr�ce le g�n�ralissime �tranger, et de
toutes parts retentirent des plaintes contre l'intrus, qui, sans
contribuer aux charges de la guerre, pr�tendait en recueillir la gloire.
Des officiers donn�rent leur d�mission pour n'avoir pas � pr�ter
ob�issance au pr�sident argentin, et le marquis de Caxias lui-m�me, tenu
� plus de circonspection que ses subordonn�s, ne sut point cacher
compl�tement son d�pit. Dans une d�p�che en date du 8 ao�t, il rel�ve
avec une certaine aigreur que le g�n�ral Mitre a jug� convenable d'�tre
seul pour r�diger le plan des op�rations communes.

Du reste on attend encore l'ex�cution de ce plan si longuement m�ri, et
l'on se demande m�me s'il est possible de tenter quelque entreprise
s�rieuse. Les avantages obtenus par le d�placement du camp br�silien se
r�duisent � bien peu de chose. Il est vrai qu'en se portant � l'est du
�quadrilat�re� occup� par les forces paraguayennes, les assi�geans ont
diminu� d'un petit nombre de kilom�tres l'espace qui les s�pare de la
citadelle d'Humayta; mais d'un c�t� comme de l'autre ils auront, s'ils
se hasardent � tenter l'assaut, les m�mes obstacles � vaincre, les m�mes
hommes � combattre. Sans doute maintenant il leur est beaucoup plus
facile d'inqui�ter les communications de la forteresse avec l'int�rieur
de la r�publique; toutefois ce n'est qu'en s'exposant eux-m�mes � �tre
coup�s de leur ligne d'approvisionnemens et � souffrir la famine. La
seule utilit� r�elle qu'ait eue pour les Br�siliens la translation de
leurs tentes est celle de leur avoir procur� une position militaire
moins insalubre que Tuyuti. Le nouveau camp, d�fendu au nord par le
cours de l'Arroyo Hondo, tributaire du Paraguay, comprend les terres
hautes de San-Solano, parsem�es de bouquets de palmiers, et des savanes
�lev�es que n'atteint jamais le niveau de l'inondation; quant au
quartier-g�n�ral, il se trouve dans une �vasi�re dess�ch�e,� car telle
est en guarani la signification du mot Tuyucu�, d�riv� comme Tuyuti du
radical _tuyu_ (boue). D'anciens bourbiers sont �videmment pr�f�rables �
des fondri�res encore emplies de fange; mais les fi�vres palud�ennes et
les maladies �pid�miques ne peuvent manquer de s'y d�velopper �galement
pendant les chaleurs de l'�t�, alors que les eaux baissent dans les
lagunes, et que les mati�res putr�fi�es se dess�chent au soleil. Aussi,
vers la fin de septembre, d�s que la saison torride eut commenc� dans
cette r�gion du Paraguay, le chol�ra fit de nouveau son apparition dans
le camp br�silien, et les populations de Buenos-Ayres et de plusieurs
autres villes argentines ont d� imposer de rigoureuses quarantaines �
tous les navires sortis du port d'Itapir�. D'ailleurs, il faut le dire,
les mesures de pr�caution les plus �l�mentaires sont n�glig�es par les
inspecteurs du camp, et dans certains cas les officiers eux-m�mes
semblent prendre � t�che d'augmenter les causes d'insalubrit�. Un ancien
canal du Parana qui permettait aux embarcations de remonter jusqu'� la
berge m�me du village d'Itapir� s'�tant r�cemment envas�, on y a
construit une chauss�e carrossable en se servant de cornes de boeufs, de
carcasses d'animaux, de foin et de ma�s en d�composition. Les quais o�
doivent s'entreposer toutes les denr�es n�cessaires � l'alimentation de
l'arm�e sont ainsi transform�s en foyers de pestilence.


III.

En op�rant son mouvement sur Tuyucu�, l'arm�e br�silienne s'attendait �
�tre imm�diatement soutenue dans sa marche par une diversion de la
flotte. Le soldat le moins exp�riment� comprenait sans peine que, si les
navires cuirass�s ne for�aient le passage du fleuve pour aller
ravitailler les troupes en amont de la forteresse d'Humayta, toute
campagne s�rieuse dans l'int�rieur du Paraguay serait absolument
impossible. Cependant plus de trois semaines s'�coul�rent sans que la
flotte quitt�t son ancrage en face des batteries abandonn�es de Curuzu.
L'irritation grandissait peu � peu dans les camps: on accusait les
marins de pusillanimit�, on se moquait de cette inutile canonnade qui
tonnait depuis des mois jour et nuit contre les batteries de Curupaity.
Enfin on apprit avec joie que, sur l'ordre expr�s venu de
Rio-de-Janeiro, l'amiral faisait ses pr�paratifs pour la difficile
aventure dont il �tait charg�. Le 14 ao�t au soir, tous les navires
�taient � leur poste, et les �quipages attendaient l'ordre de d�part.
Une bizarre proclamation, unique peut-�tre dans l'histoire des guerres
modernes, venait de mettre la flotte, par un jeu de mots pieux, sous la
protection de la Vierge, et les superstitieux matelots se r�p�taient ces
paroles d'heureux pr�sage: �Br�siliens! soyez remplis d'espoir! La
sainte �glise a donn� la m�re de Dieu pour patronne au 15 ao�t: c'est
demain la f�te de la sainte Vierge-de-Gloire, de Notre-Dame-de-Victoire,
c'est le jour de l'Assomption! C'est donc avec la gloire et la victoire
que nous irons � l'Assomption!�

Au matin de ce grand jour qui devait �clairer le triomphe des
Br�siliens, l'amiral Ignazio hissa le pavillon de d�part sur le vaisseau
le _Brasil_, et la flotte se mit en marche pour forcer le passage de la
rivi�re. Un petit vapeur en bois, le _Lindoya_, garanti contre le canon
de la forteresse par la masse �paisse du _Brasil_, accompagnait ce grand
navire; mais tous les autres b�timens qui se hasardaient l'un apr�s
l'autre dans la passe en suivant le sillage trac� par le vaisseau amiral
�taient des fr�gates cuirass�es: c'�taient le _Mariz-e-Barros_, le
_Tamandar�_, le _Bahia_, le _Herval_, le _Colombo_, le _Cabral_,
remorquant un mortier pos� sur un radeau, le _Barroso_, le _Silvado_ et
le _Lima-Barros_, fermant l'arri�re-garde. Les navires en bois, rest�s
prudemment en aval, se contentaient de lancer des boulets et des bombes
sur les ouvrages de Curupaity, tandis que les noirs vaisseaux cuirass�s
remontaient en silence le rapide courant du Paraguay. Les drapeaux
flottaient orgueilleusement � l'arri�re des fr�gates, mais artilleurs et
matelots restaient cach�s sous les grandes carapaces de fer; les canons
eux-m�mes avaient �t� mis � l'abri, les sabords �taient ferm�s, des sacs
de sable prot�geaient les bordages contre le choc des boulets ennemis.
Afin de diminuer encore les risques d'avarie, l'amiral avait donn�
l'ordre � ses navires de longer au plus pr�s la berge de Curupaity,
haute d'environ 10 m�tres; il esp�rait que, gr�ce � cette manoeuvre, la
flotte, compos�e tout enti�re de b�timens peu �lev�s sur l'eau,
passerait au-dessous des projectiles lanc�s par les Paraguayens.

Toutefois les artilleurs du fort guettaient leur proie, et, d�s qu'une
ravine de la berge, une courbe de la rivi�re, un faux mouvement du
timonier, leur permettaient de diriger la gueule des canons vers les
navires br�siliens, leurs boulets allaient frapper en pleine armure.
L'h�lice du _Colombo_ est bris�e, sa machine ne fonctionne plus, et la
lourde masse commence � redescendre le courant; il faut que le _Silvado_
aille � son secours et prenne l'immense �pave � la remorque; le
_Lima-Barros_ est frapp� de 45 coups de canon; le _Brasil_ et le
_Herval_ subissent aussi des avaries graves; les cuirasses de plusieurs
fr�gates sont ploy�es et d�fonc�es; un projectile entre dans la tourelle
du _Tamandar�_, emporte le bras du capitaine et blesse les hommes qui
l'entourent. Pendant les quarante minutes que les onze vaisseaux mettent
� franchir le terrible d�fil�, ils ne re�oivent pas moins de 263 coups
tir�s � demi-port�e par les 18 canons de Curupaity. Enfin ces batteries,
qui ont arr�t� deux ann�es durant toutes les forces du Br�sil, sont
d�pass�es, la flotte arrive en lieu tranquille, loin des boulets qui
plongent en sifflant dans les eaux du fleuve, et les matelots, remont�s
sur le pont, se f�licitent � grands cris.

�tait-ce donc un triomphe que venait de remporter le Br�sil? On l'e�t
dit au premier abord, et la presse officieuse de Rio-de-Janeiro
s'empressa de c�l�brer la chute prochaine de la forteresse du Paraguay
et la capture in�vitable du mar�chal Lopez; on comparait l'amiral
Ignazio for�ant le passage de Curupaity au vieux Farragut passant
victorieusement sous le feu des cent pi�ces de Port-Hudson, et, pour le
r�compenser de son haut fait d'armes, dom Pedro II lui donnait le titre
de baron d'Inhauma. Bient�t pourtant il fallut reconna�tre que le facile
exploit de la flotte br�silienne �tait plut�t un d�sastre qu'une
victoire. Ce n'est point seulement la passe de Curupaity qui aurait d�
�tre forc�e, c'�taient les redoutes d'Humayta qu'il aurait fallu doubler
pour entrer dans les eaux libres et tenter d'�tablir des communications
avec l'arm�e de terre. Or les navires cuirass�s avaient subi trop
d'avaries dans leur premi�re �tape pour oser commencer la seconde, bien
autrement p�rilleuse. Devant eux, � l'angle de la rivi�re, les
Br�siliens peuvent voir, soutenue par trois bateaux plats, l'�paisse
cha�ne en c�bles de fer tordus qui barre le Paraguay de l'une � l'autre
rive; en aval de cet obstacle, que le brusque d�tour du courant emp�che
d'aborder directement et de briser sous l'�peron des navires, se dresse,
au milieu d'autres redoutes moins apparentes, la formidable batterie
casemat�e de Londres, arm�e de 16 canons de gros calibre pouvant tous
concentrer leur feu vers un m�me point; puis au-del�, sur une longueur
de plusieurs kilom�tres, se succ�dent d'autres batteries commandant de
leurs embrasures tous les passages du tortueux chenal qu'auraient �
suivre les vaisseaux. A ces obstacles visibles se joint le danger des
torpilles cach�es �� et l� dans le courant. Si la flotte cuirass�e du
Br�sil a d�j� tant souffert en subissant le feu d'un simple ouvrage
avanc� comme Curupaity, est-il � croire qu'elle pourra se glisser
impun�ment sous les canons en nombre inconnu de la grande forteresse
d'Humayta, transform�e depuis vingt ans en boulevard imprenable? D�s
l'abord, l'amiral douta de la possibilit� du succ�s, car, en d�pit des
ordres formels du minist�re, il a d� se borner � de simples
reconnaissances; prot�g� par une �le, il se contenta de jeter de loin
quelques bombes dans la place. Le jour solennellement invoqu� de
l'Assomption n'a donc pas �t� favorable aux Br�siliens.

D�s que l'amiral Ignazio reconnut la folie qu'il y aurait de sa part �
tenter le passage d'Humayta, il songea sans doute � redescendre en aval
de Curupaity pour rejoindre le reste de la flotte et l'embouchure du
Paraguay, bient�t m�me il re�ut de Rio-de-Janeiro l'ordre d'avoir �
r�parer � tout prix sa premi�re imprudence en revenant au plus vite �
l'ancrage de Tres-Bocas; mais il �tait trop tard. Aussit�t apr�s le
passage des navires cuirass�s, le mar�chal Lopez s'�tait occup� de leur
barrer la rivi�re en aval et de les emprisonner ainsi entre ses deux
forteresses: il fit abaisser le niveau des berges afin que les
artilleurs pussent incliner leurs canons et les pointer � bout portant
sur les navires qui tenteraient de longer la rive; sur tous les points
faibles, il fit construire des batteries suppl�mentaires arm�es d'une
artillerie puissante; il fit immerger de nouvelles torpilles en diverses
parties du chenal. Jour et nuit, le m�andre du fleuve qui se d�roule
devant Curupaity est couvert d'embarcations et de radeaux qui se
hasardent sans danger entre les deux flottes br�siliennes; jour et nuit,
les aff�ts et les chars emplis de munitions encombrent le chemin qui
rejoint la forteresse d'Humayta aux redoutes avanc�es. D'apr�s les
rapports officiels du mois de septembre, 130 grosses pi�ces d'artillerie
d�fendent maintenant ce d�fil� du fleuve, qu'une vingtaine de canons
avaient d�j� rendu si p�rilleux pendant la journ�e du 15 ao�t. Pour
garder ses communications avec le reste de la flotte et son
gouvernement, l'amiral bloqu� a d� faire ouvrir un sentier � travers les
�pais fourr�s et les mar�cages de la rive droite du Paraguay. Une garde
de 2,000 hommes, d�tach�e de l'arm�e principale, prot�ge le chemin
contre les attaques des maraudeurs; mais ceux-ci sont en si grand
nombre, que les d�p�ches ont �t� fr�quemment intercept�es. D'ailleurs le
sol de cette partie du Gran-Chaco est tellement bas et spongieux qu'on
ne peut gu�re se servir du sentier que pour le transport d'objets d'un
faible poids: la location d'une charrette pour ce trajet d'une dizaine
de kilom�tres ne co�te pas moins de 80 piastres fortes[4], et la tonne
de combustible revient, dit-on, � 1,750 francs. La flotte ne se
ravitaille qu'� grand'peine, elle �puise ses munitions sans pouvoir les
remplacer, et ne peut m�me r�parer ses avaries; les matelots d�sertent
en foule pour ne pas �tre mis � la ration de disette ou pour �chapper �
l'ennui de leur captivit�. Que va devenir cette flotte ainsi enferm�e
dans une impasse? Tentera-t-elle de se glisser de nouveau sous la
formidable rang�e des canons ennemis, au risque de sombrer tout enti�re
dans ce dangereux voyage, ou bien sera-t-elle abandonn�e comme un poste
intenable par ses propres �quipages? Apr�s avoir �t� longtemps la gloire
et l'espoir du Br�sil, est-elle destin�e � porter un jour en vue de
Rio-de-Janeiro le pavillon du Paraguay? On dit qu'apr�s le passage des
navires cuirass�s devant Curupaity, le mar�chal Lopez f�licita son arm�e
par un ordre du jour. �Enfin, s'�criait-il, nos voeux sont accomplis! La
flotte br�silienne est prisonni�re. Il y a deux ans, au commencement de
la guerre, nous avions tent� d'enfermer les vaisseaux ennemis entre
Corrientes et les batteries de Cuevas, et maintenant ils viennent se
placer d'eux-m�mes entre les deux forteresses d'Humayta et de
Curupaity!�

[4] Ce chiffre est donn� par le _Standard and River Plate News_ du 4
septembre 1867.


IV.

Il est facile de comprendre que, dans la situation redoutable o� se
trouvent � la fois leur flotte et leur arm�e, les alli�s doivent
ardemment d�sirer la paix; mais ce fatal amour-propre qui aveugle
toujours les peuples et les gouvernemens ne permet pas aux trop confians
signataires du trait� de conqu�te d'avouer leur impuissance apr�s tant
de pr�tendues victoires, et d'entrer franchement en n�gociations avec le
�tyran� qu'ils devaient d�tr�ner en trois jours. M�me apr�s le sanglant
revers de Curupaity, ils avaient d�clin� avec hauteur la m�diation des
�tats-Unis, que M. Washburn, ministre de la r�publique f�d�rale �
l'Assomption, leur avait offerte, le 11 mars 1867, en vertu des ordres
de M. Seward; plus tard ils avaient repouss� bien plus fi�rement encore
une nouvelle proposition qu'avait pr�sent�e le g�n�ral Asboth, ministre
des �tats-Unis � Buenos-Ayres. Cependant, � la suite de pourparlers et
d'intrigues dont le secret n'a pas �t� compl�tement d�voil�, les chefs
de l'arm�e envahissante durent enfin se d�cider pour la premi�re fois �
faire des ouvertures de paix, tout en essayant de maintenir en apparence
leur attitude martiale. Le secr�taire de la l�gation anglaise de
Buenos-Ayres, M. Gould, jeune homme qui sans doute �tait d�sireux
d'attacher son nom � un �v�nement consid�rable de l'histoire am�ricaine,
s'offrit � servir d'interm�diaire entre les bellig�rans. Il fit demander
au pr�sident Lopez l'autorisation de lui remettre officieusement les
propositions des alli�s, et, d�barquant � Curuzu, se rendit par terre au
quartier-g�n�ral de Paso-Pucu, situ� au sud-est de la forteresse
paraguayenne. C'est l� que M. Gould remit � Lopez le projet qui lui
avait �t� confi� par le g�n�ral Mitre, et qui devait servir de base aux
n�gociations de paix. Le premier article de ce programme, r�dig� le 12
septembre au camp de Tuyucu�, se bornait � demander le secret au
gouvernement du Paraguay sur la d�marche que faisaient les commandans
alli�s: avant toutes choses, ils tenaient � sauvegarder leur
amour-propre. Quant au fond m�me des questions en litige, le g�n�ral
Mitre et le marquis de Caxias en faisaient bon march�: d'apr�s les
divers articles du projet de n�gociation, l'ind�pendance et l'int�grit�
du Paraguay devaient �tre formellement reconnues, ses limites devaient
�tre respect�es, les territoires envahis par l'une ou l'autre arm�e
devaient �tre r�ciproquement rendus, et les prisonniers de guerre mis en
libert�; le Br�sil renon�ait m�me � demander la moindre indemnit� pour
les �normes d�penses que lui avait occasionn�es la terrible lutte.
Toutefois, si les alli�s, reconnaissant ainsi que la vie de plus de
100,000 hommes avait �t� vainement sacrifi�e, se montraient si coulans
sur les choses, ils ne voulaient point c�der sur une question purement
personnelle, et demandaient qu'aussit�t apr�s la conclusion de la paix
le pr�sident Lopez all�t faire un voyage en Europe: repouss�s par une
nation, il leur f�t du moins rest� la pu�rile satisfaction d'avoir
triomph� d'un homme.

Ces propositions devaient �tre �videmment rejet�es, car ce n'est point
de l'�tranger qu'un peuple invaincu doit recevoir des ordres pour �lire
ou renvoyer ses magistrats. Les offres port�es par M. Gould �taient
remises le 14 septembre, pr�cis�ment un mois apr�s le commencement du
blocus de la flotte br�silienne entre Humayta et Curupaity, et au plus
fort des difficult�s qu'�prouvaient les imp�riaux pour se ravitailler
dans leur camp de Tuyucu�. D'ailleurs ce que l'on sait du mar�chal Lopez
porte � croire qu'il n'est point homme � se laisser exiler pour
complaire � l'amour-propre d'adversaires qu'il a si souvent repouss�s.
Dans la r�ponse r�dig�e par le commissaire Caminos, il �carta donc
nettement la d�risoire proposition qui lui �tait faite. On ne saurait
l'en bl�mer; mais ce qu'on peut lui reprocher avec justice, c'est le
manque de modestie dont il a fait preuve en laissant vanter son h�ro�sme
et ses sacrifices dans un document officiel: ce n'est point � lui, c'est
� la nation qu'il incombe de reconna�tre s'il a bien ou mal rempli ses
devoirs de serviteur public.

En terminant sa d�p�che, M. Caminos prenait M. Gould � t�moin que cette
fois les alli�s avaient bien certainement eu l'initiative des
n�gociations; n�anmoins, lorsque le voyage du diplomate anglais fut
connu � Rio-de-Janeiro, on voulut croire � toute force que le mar�chal
Lopez, pouss� � la derni�re extr�mit�, demandait gr�ce aux envahisseurs
de son pays. Les ministres n'osaient avouer de qui les premi�res
d�marches �taient venues, et, quand les nouvelles authentiques
arriv�rent enfin, on se refusa longtemps � y voir autre chose que des
calomnies d'origine paraguayenne. �Jamais, s'�tait �cri� le pr�sident du
conseil, M. Zaccarias, dans son discours du 7 juin 1867, jamais le
gouvernement n'admettra cette supposition, que la petite r�publique qui
nous a offens�s puisse ternir l'honneur de l'empire en nous opposant les
avantages de son territoire et l'insalubrit� de ses marais.� Pourtant il
fallut bien ouvrir les yeux � l'�vidence et reconna�tre que le premier
lass� dans cette interminable guerre, c'�tait le puissant empire et non
l'imperceptible r�publique. La joie qu'avait caus�e d'abord la
perspective de la paix fit place � la col�re. L'irritation fut grande,
surtout � Rio-de-Janeiro et dans les autres villes du Br�sil qui ont �
supporter le poids si lourd des imp�ts de guerre, et qui ne cessent
d'envoyer � l'arm�e leurs contingens d'hommes destin�s � ne jamais
revenir. On accusa les ministres d'ineptie et les g�n�raux de l�chet�,
on d�non�a les Argentins comme des tra�tres bien plus redoutables encore
que de loyaux ennemis; on demanda que les troupes imp�riales, au lieu
d'ob�ir au pr�sident Mitre, ce mauvais g�nie de l'exp�dition, se
retournassent contre lui, afin de ne point revenir du Paraguay sans coup
frapper. Il n'y a d'ailleurs point � s'�tonner de ces r�criminations des
Br�siliens contre leurs alli�s, car c'est l'empire qui a d� porter
presque toutes les charges de la guerre, et les avantages de la paix
doivent surtout profiter � la r�publique argentine. Dans les pourparlers
non officiels qui eurent lieu par l'entremise de M. Gould, le pr�sident
Lopez, maintenant l'attitude qu'il avait prise � Yataiti-Cora, s'�tait
montr�, dit-on, tr�s exigeant envers le Br�sil et dispos� aux plus
larges concessions � l'�gard des �tats r�publicains. Tandis qu'il
demandait � l'empire la cession du territoire conquis dans le
Matto-Grosso et l'�vacuation imm�diate de la Bande-Orientale, il avait
exprim� le voeu de s'entendre � l'amiable avec le pr�sident Mitre sur
toutes les questions litigieuses entre le Paraguay et les provinces de
la Plata.

En d�pit de la haine qui s�pare les deux peuples et des sourdes rancunes
qui s'amassent entre les deux gouvernemens de Rio-de-Janeiro et de
Buenos-Ayres, le trait� d'alliance subsiste, et par cons�quent la guerre
continue, plus hideuse peut-�tre que par le pass�. Il ne s'agit plus
aujourd'hui de pr�parer de grands mouvemens strat�giques et de lutter en
batailles rang�es: les combats qui se livrent dans les bois, dans les
marais, au bord des ruisseaux, n'ont d'autre but que de couper les
lignes d'approvisionnemens et de saisir les convois. Un troupeau de
bestiaux effar�s, une rang�e de charrettes pleines de ma�s ou de farine,
tels sont les prix de chaque escarmouche, de chaque tuerie: les deux
arm�es se battent encore plus pour la nourriture que pour la gloire.
Dans une de ces exp�ditions de fortune, les Br�siliens ont en la chance
d'atteindre la rive gauche du fleuve Paraguay et de conqu�rir
momentan�ment la petite ville del Pilar; le g�n�ral Andrada Neves fut
m�me nomm� baron �du Triomphe� en r�compense de ce haut fait d'armes;
mais bient�t le canon de deux bateaux � vapeur vint pr�cipiter sa
retraite, � laquelle le manque de vivres l'e�t forc� t�t ou tard.
D'ordinaire ce sont les Paraguayens qui ont le privil�ge de l'attaque,
gr�ce � leur connaissance du pays et � la s�rie de remparts et de foss�s
d'o� ils peuvent s'�lancer � l'improviste sur les colonnes en marche. Le
24 septembre, ils ont r�ussi, par une de ces apparitions soudaines, �
s'emparer de la route directe qui relie le camp de Tuyuti � celui de
Tuyucu�: un engagement tr�s meurtrier eut lieu sur les bords du marigot
de Paso-Canoa que traverse le chemin; les imp�riaux furent dispers�s, et
les Paraguayens vainqueurs s'empress�rent de rattacher � leurs lignes le
terrain qu'ils venaient de conqu�rir. Maintenant les convois doivent
faire un long d�tour � travers les fondri�res de l'Estero-Bellaco; �
chaque voyage, les animaux risquent de mourir de fatigue ou de rester
embourb�s dans la fange: les deux c�t�s de la route sont parsem�s de
cadavres en d�composition.

Les entrep�ts de Corrientes et d'Itapir� sont, il est vrai, remplis de
vivres et de fourrages. Le gouvernement br�silien ach�te � prix d'or
dans le Rio-Grande et les provinces argentines les milliers de bestiaux
n�cessaires chaque mois � l'alimentation de l'arm�e, et les dirige en
toute h�te vers le th��tre de la guerre; mais cela ne suffit point. En
d�pit de tous les beaux projets pr�sent�s par les ing�nieurs, les
g�n�raux alli�s n'ont pas encore su, comme le g�n�ral Grant assi�geant
Petersburg, relier par un chemin de fer leurs lignes fortifi�es � leur
port d'approvisionnement, et, quelles que soient la richesse de leurs
magasins et la multitude de leurs animaux de boucherie, ils n'en sont
pas moins toujours menac�s par la disette; tr�s fr�quemment d�j� les
soldats ont d� se contenter de demi-rations. Dans une de ses d�p�ches,
le marquis de Caxias avoue m�me que sa pr�occupation constante est de
pouvoir assurer � son arm�e une avance de huit ou dix jours de vivres.
Le danger des surprises est tel que les marchands d'Itapir�, appartenant
presque tous � cette race g�noise si audacieuse et si �pre au gain,
n'osent point s'aventurer isol�ment au-del� du camp de Tuyuti. Il n'en
co�te pas moins de 10 francs par arrobe (12 kilogrammes) pour envoyer un
chargement d'Itapir� au quartier-g�n�ral, de sorte que la location d'une
simple charrette � boeufs revient � 1,000 francs par voyage; aussi toutes
les denr�es qui ne sont pas distribu�es gratuitement aux troupes par le
commissariat se vendent-elles � des prix exorbitans[5]. D'ailleurs les
Paraguayens ne sont pas les seuls ennemis � craindre; les maraudeurs des
deux arm�es, cach�s dans les broussailles, attendent les convois au
passage pour s'emparer des b�tes �gar�es et piller les chars embourb�s;
les Indiens Guaycurus, que les commandans br�siliens avaient invit�s �
p�n�trer dans le Paraguay pour d�vaster les plantations et voler le
b�tail, ont trouv� plus facile d'accomplir leur oeuvre de rapine dans le
voisinage du camp des alli�s, et c'est en poussant devant eux des
milliers de chevaux qu'ils se sont retir�s dans leurs solitudes du
Gran-Chaco; m�me les soldats de l'escorte, parmi lesquels se trouvent
un grand nombre de condamn�s pour crimes, pillent en d�tail les chariots
qui leur sont confi�s; enfin tout ce monde honteux de sp�culateurs,
d'aventuriers, de d�bauch�s, qui pullule � la suite de l'arm�e pr�l�ve
aussi sa part dans les entrep�ts remplis � grand peine par les
fournisseurs argentins. Quant au pays, il n'offre aucune ressource, tout
ayant �t� d�vast� par les Paraguayens eux-m�mes, qui ont abattu
jusqu'aux cabanes de joncs, d�moli jusqu'aux chapelles des hameaux; tout
le territoire qui s'�tend au sud du Rio-Tebicuari n'est plus qu'une
solitude immense. Quelle sera la situation de l'arm�e br�silienne, si le
g�n�ral Urquiza fait ex�cuter avec rigueur la d�cision prise dans l'�tat
d'Entre-Rios pour emp�cher l'exportation du b�tail, et si les provinces
voisines en viennent � imiter cet exemple? Ce serait pour se voir
arracher de la bouche la nourriture de chaque jour que les malheureux
miliciens et esclaves de l'empire auraient �t� transport�s � des
milliers de kilom�tres de leur pays, dans les terres � demi noy�es du
Paraguay! Quant � la garnison d'Humayta, elle est abondamment pourvue de
toutes les denr�es n�cessaires � la vie, gr�ce au fleuve qui la fait
communiquer avec l'Assomption, et sur lequel vont et viennent
incessamment de nombreux bateaux � vapeur, rien de s�rieux ne pourra
donc �tre tent� par les Br�siliens contre le quadrilat�re ennemi tant
qu'ils ne l'auront pas investi, tant qu'ils n'auront pas �tendu leurs
lignes du fleuve Parana au Rio-Paraguay, sur une demi-circonf�rence de
plus de 40 kilom�tres; mais s'ils ont eu d�j� tant de peine � maintenir
leurs deux camps de Tuyuti et de Tuyucu�, est-il probable que, m�me en
doublant leur arm�e, ils puissent un jour se replier solidement au nord
d'Humayta et se loger sur la rive gauche du Paraguay en prenant d'assaut
le fortin de Tayi, situ� sur une courbe du fleuve, au sud de la ville
del Pilar? C'est l� ce que l'avenir nous apprendra.

[5] Le tarif des cantines de Tuyucu�, fix� par ordre du marquis de
Caxias, �tablit de v�ritables prix de famine. M�me � Corrientes, en
dehors des lignes br�siliennes, un poulet co�te 25 francs.

Sur la fronti�re septentrionale de la r�publique, les armes br�siliennes
n'ont pas �t� plus heureuses que sur la fronti�re m�ridionale. Apr�s
avoir employ� plus d'une ann�e � terminer sa marche � travers les for�ts
coup�es de rivi�res et de mar�cages qui s�parent les plateaux
atlantiques de la grande d�pression centrale de l'Am�rique du Sud, une
petite troupe d'environ 2,000 hommes, recrut�e dans les provinces de
Goyaz, de S�o-Paolo et de Minas-Ger�es, avait fini par atteindre en
septembre 1866 le village de Miranda, situ� sur la rivi�re du m�me nom,
affluent du Haut-Paraguay. Elle y resta pendant trois ou quatre mois,
s'occupant du commerce du sel et d'autres denr�es avec les diverses
tribus des Indiens du voisinage; mais bient�t elle fut d�cim�e par les
fi�vres palud�ennes, les maladies de foie, l'hydropisie. Vers le
commencement de l'ann�e 1867, elle devait abandonner les terres basses
et humides de Miranda pour gagner le campement plus salubre de Nioac, �
l'endroit o� la rivi�re du m�me nom commence � devenir navigable.
Toutefois ce n'�tait l� qu'une halte, car les ordres du gouvernement
�taient formels: l'exp�dition devait se diriger vers la rivi�re d'Apa,
que l'empire r�clame pour fronti�re au nord de la r�publique du
Paraguay, et le nouveau colonel de la petite arm�e, M. Camis�o, tenait
d'autant plus � ex�cuter ces ordres que son pr�d�cesseur, le colonel de
Carvalho, l'avait accus� de l�chet� devant les troupes. Le 23 f�vrier,
les Br�siliens, qui n'avaient pas m�me un escadron de cavalerie, se
mirent en marche, dans l'esp�rance insens�e qu'en d�pit de leur petit
nombre ils pourraient non-seulement reconqu�rir la partie du
Matto-Grosso occup�e par les soldats de Lopez, mais aussi p�n�trer dans
le Paraguay et peut-�tre m�me occuper la ville de Concepcion, � 200
kilom�tres � peine de la capitale. Pendant leur p�nible marche, qui dura
pr�s de deux mois, ils n'eurent d'ailleurs � lutter contre d'autres
obstacles que ceux oppos�s par la nature elle-m�me: partout les petits
d�tachemens de Paraguayens se retir�rent sans combat. M�me sur la
fronti�re de l'Apa, la garnison du fortin de Bella-Vista se h�ta
d'�vacuer son poste � la vue du drapeau br�silien: les envahisseurs
avaient le chemin libre, seulement ils �taient expos�s � mourir de faim.
Ils essay�rent vainement de surprendre, � une vingtaine de kilom�tres
plus au sud, l'_invernada_ de la Laguna, o� le pr�sident Lopez faisait
garder plusieurs milliers de t�tes de b�tail; � l'arriv�e des Br�siliens
les boeufs avaient disparu. Il fallut bien se r�soudre � la retraite afin
de ne pas succomber d'inanition. D�s que le colonel Camis�o e�t repass�
l'Apa, les insaisissables cavaliers paraguayens apparurent tout � coup
sur les flancs et en t�te de la petite bande pour s'emparer des
tra�nards, obstruer les chemins, saisir les convois de vivres exp�di�s
de Nioac. Devant chaque mar�cage, au tournant de chaque rivi�re, les
Br�siliens, �puis�s de fatigue et de faim et graduellement r�duits en
nombre, devaient se serrer les uns contre les autres pour r�sister � de
soudaines attaques. On dit m�me que dans les plaines ils eurent souvent
� s'enfuir pr�cipitamment pour �viter l'incendie que l'ennemi avait
d�cha�n� contre eux en allumant les grandes herbes. Afin d'�viter leur
terrible escorte de cavaliers paraguayens, les fuyards durent se jeter �
droite dans un pays montueux o� les attendaient d'autres fatigues. Le
chol�ra se d�clara brusquement parmi eux: des centaines de cadavres
furent ensevelis � la h�te; 122 malades pour lesquels on n'avait plus de
moyens de transport furent abandonn�s dans la for�t; m�me le commandant
de la troupe et son lieutenant, M. Cabral de Menezes, purent voir
dispara�tre leurs soldats avant que n'e�t commenc� pour eux l'agonie de
la mort. Enfin les malheureux fam�liques, n'ayant pour toute ration
qu'une once de viande par jour, atteignirent Nioac. Ils croyaient
toucher au terme de leur lamentable odyss�e; mais la place s'�tait
rendue aux Paraguayens, et la retraite dut continuer encore plusieurs
jours jusqu'au pied du Monte-Azul, o� les survivans de l'exp�dition
trouv�rent � la fois de la nourriture, des soins et le repos
indispensable apr�s tant de fatigues.

Pendant que ces tristes �v�nemens s'accomplissaient, le gouverneur de
Cuyaba, M. Couto de Magalh�es, qui aurait d�, semble-t-il, s'occuper
avant tout de marcher au secours de l'infortun� colonel Camis�o,
dirigeait une force de 2,000 hommes vers un point tout oppos� de la
province, c'est-�-dire vers le fleuve Paraguay. Il voulait reconqu�rir
le fortin de Corumba, dont les Paraguayens s'�taient empar�s d�s le
commencement de la guerre, et o� ils avaient laiss� une petite garnison.
Les d�buts de l'exp�dition furent assez heureux: le 13 juin, la
flottille br�silienne r�ussit � surprendre le fort, situ� sur un
monticule qu'entouraient les eaux d�bord�es du fleuve. Apr�s un combat
acharn� qui dura pr�s de deux heures, les assaillans, beaucoup plus
nombreux que leurs adversaires, finirent par l'emporter, et
massacr�rent, dit-on, la plupart des bless�s qui se trouvaient entre
leurs mains. Toutefois ils ne devaient pas rester longtemps possesseurs
des murs reconquis. Quatre jours apr�s, ayant aper�u de loin quelques
vapeurs paraguayens envoy�s de l'Assomption pour reprendre Corumba, ils
jug�rent prudent d'abandonner la place, o� d'ailleurs la petite v�role
commen�ait � les d�cimer, et laiss�rent d�finitivement � leurs ennemis
ce point important, d'o� part la nouvelle route qui relie le Paraguay
aux villes du plateau bolivien. Ainsi, au nord comme au sud de la petite
r�publique, les combats, les batailles, les exp�ditions diverses, n'ont
presque rien chang�, pendant les douze mois qui viennent de s'�couler,
aux positions respectives des bellig�rans. Le Paraguay a su maintenir
ses fronti�res militaires, et, s'il reste bloqu� du c�t� de
l'Atlantique, il garde toujours, par la Bolivie, ses libres
communications avec la Mer du Sud.


V.

D'apr�s les renseignemens que donnent sur l'�tat du Paraguay les
journaux du pays et les rares �trangers qui ont pu franchir les lignes
militaires, la nation est loin d'�tre �puis�e. Tous les hommes valides
�tant soldats, la population, qu'elle soit de 1,500,000 �mes ou
seulement de 1 million, est assez consid�rable pour opposer aux
envahisseurs un nombre toujours �gal de combattans. Si le Paraguay, dans
une crise supr�me, devait mettre sur pied autant d'hommes en proportion
que les �tats � esclaves de l'Am�rique du Nord en avaient dans leurs
arm�es, le pr�sident Lopez pourrait compter sous ses ordres au moins
60,000 soldats. Le fait est que jusqu'� pr�sent les Br�siliens ont
toujours trouv� leurs adversaires en nombre aux bords du Parana comme
sur les rives de l'Apa et du Haut-Paraguay, et des milliers de recrues
s'exercent en outre dans tous les camps de l'int�rieur. Pourvu que
l'arm�e de la r�publique ait en quantit� suffisante la nourriture, les
v�temens et les armes, elle peut r�sister ind�finiment � toutes les
forces du Br�sil, car elle ne re�oit point de solde et n'en demande
aucune.

En l'absence des hommes, ce sont les femmes qui cultivent le sol, et
gr�ce � l'ensemble avec lequel elles ont su, en vue du salut public,
combiner tous leurs travaux, la patrie paraguayenne n'a jamais eu �
redouter de famine pendant la longue guerre; cette ann�e surtout, les
r�coltes de ma�s, de manioc, de l�gumes, de fourrages, ont �t� d'une
grande abondance. Ce sont aussi les femmes qui filent la laine et
tissent les �toffes de toute esp�ce; dans les entrep�ts des camps, il
n'est pas une pi�ce de v�tement qui ne soit sortie de la main des
Paraguayennes, et qui n'ait �t� pr�sent�e au gouvernement en offrande
patriotique. Quant � la fonderie de fer d'Ibicuy et � l'arsenal de
l'Assomption, les ouvriers y travaillent jour et nuit sous la direction
d'ing�nieurs anglais pour fondre et rayer les canons, fabriquer les
balles, les cartouches et la poudre, car c'est de l'incessante activit�
de ces �tablissemens que d�pend l'ind�pendance m�me de la nation. En
outre le blocus du Parana ne pouvait manquer de faire na�tre de
nouvelles industries. Les Paraguayens construisent maintenant des
machines, pr�parent d'excellent papier, utilisent pour la fabrication
des �toffes certaines fibres textiles qui ne sont pas employ�es
ailleurs, telles que le _caraguata_, l'_ibira_, l'ortie, remplacent les
vins fran�ais par des vins indig�nes. Les objets de luxe import�s jadis
de l'�tranger ou bien introduits malgr� le blocus sont d'une excessive
chert�; cependant le chemin fray� pour la premi�re fois en 1865 entre le
Paraguay et la Bolivie par Corumba et Santa-Cruz de la Sierra est de
plus en plus fr�quent� des caravanes. Tout droit de douane et d'entrep�t
ayant �t� supprim� en faveur des marchandises venues par cette voie, la
ville de l'Assomption est devenue une place importante pour les
n�gocians boliviens. Gr�ce � l'ouverture de la nouvelle route
commerciale, les �changes du port de Cobija, sur le Pacifique, se sont
accrus d'une mani�re notable.

Non-seulement le Paraguay a les moyens mat�riels de continuer la guerre
contre les envahisseurs br�siliens, mais il a aussi l'enthousiasme
national, sans lequel rien de grand ne pourrait s'accomplir. La
merveilleuse unanimit�, la constance in�branlable dont le peuple a fait
preuve dans cette lutte qui lui a d�j� co�t� tant de sang, ne peuvent
�tre command�es par un despote; elles doivent �tre le produit le plus
pur de la vie nationale. Les Hispano-Guaranis ne veulent � aucun prix se
laisser asservir par cette race portugaise qu'ils ont combattue depuis
trois si�cles, et qui tente maintenant de faire conqu�rir leur
territoire par des esclaves; ils pr�f�rent sacrifier leur fortune et
leur vie, et c'est pour cela que, tout en commen�ant � comprendre leurs
droits de citoyens, ils observent cependant une si rigoureuse
discipline; la nation tout enti�re est devenue volontairement une arm�e.
De toutes parts l'argent afflue au tr�sor; l'arsenal et la fonderie sont
aliment�s de fer et de cuivre par les ouvriers et les paysans, qui
apportent leurs vieux outils; des quantit�s de dons en nature sont
exp�di�s directement au camp d'Humayta, �toffes, barils de m�lasse,
l�gumes, charret�es de foin, herbes m�dicinales, fruits de toute esp�ce.
Dans cette g�n�reuse rivalit�, ce sont les femmes surtout qui se
distinguent; elles couronnent de fleurs les jeunes gens qui vont
rejoindre le camp, et ne prennent point le deuil pour ceux des leurs qui
tombent sur le champ de bataille; elles demandent m�me � prendre les
armes. R�cemment les dames de l'Assomption, r�unies en assembl�e
g�n�rale, ont d�cid� qu'elles donneraient � la patrie tous leurs bijoux
d'or ou d'argent, et leur exemple a �t� aussit�t suivi dans toutes les
villes et les villages de la r�publique. Apr�s avoir recueilli par
boisseaux les broches et les pendans d'oreilles, les dames patronnesses
pr�sent�rent solennellement leur offrande au vice-pr�sident de la
r�publique. Toutefois le mar�chal Lopez ne voulut point accepter ce
magnifique pr�sent; dans une lettre dat�e du quartier-g�n�ral et remplie
de complimens � l'adresse du �beau sexe,� il d�clara que le Paraguay
�tait assez riche pour que les femmes n'eussent pas encore � se priver
de leurs bijoux; il consentait seulement � pr�lever, au nom de la
patrie, un vingti�me de l'offrande pour en frapper une monnaie d'or qui
servirait bien plut�t � rappeler le patriotisme des Paraguayennes qu'�
�tre utilis�e comme moyen d'�change. Dans un pays o� les femmes m�ritent
vraiment un pareil honneur, le peuple ne saurait �tre destin� � un
�ternel servage. Les descendans des Guaranis, devenus plus fiers par la
conscience de ce qu'ils ont su accomplir durant cette grande guerre, et
se trouvant de plus en contact avec le monde moderne, finiront par
comprendre un peu mieux le titre de r�publicains qu'ils se sont donn�
lors de leur s�paration du grand empire colonial de l'Espagne. Il est
seulement � craindre que la gloire militaire, ajout�e au prestige qu'a
toujours eu le pr�sident ou _supremo_ aux yeux de ce peuple enfant, ne
transforme pour eux le mar�chal Lopez en une sorte de demi-dieu. S'il
r�ussit � terminer triomphalement la guerre actuelle, et que sa victoire
fasse de lui l'arbitre des destin�es de la Plata, les soldats qui l'ont
aid� � d�fendre le sol du Paraguay le suivront peut-�tre en conqu�rans
sur les terres de leurs voisins. Il y a l� un s�rieux danger pour
l'�quilibre des nations plat�ennes; mais ce danger, ces nations l'ont
elles-m�mes cr�� par leur trait� funeste avec l'empire du Br�sil.

Si le peuple paraguayen s'est dress� comme un seul homme en face de
l'�tranger, on ne voit au contraire que troubles et dissensions dans les
deux r�publiques de la Plata et de la Bande-Orientale. Apr�s la r�volte
des provinces de Cordova, de San-Luis, de Mendoza, les districts andins
du nord-ouest se sont soulev�s � leur tour, les uns pour se rendre
ind�pendans de Buenos-Ayres, les autres pour n'avoir � prendre aucune
part � la guerre contre le Paraguay. A ces mouvemens locaux sont venues
s'ajouter, para�t-il, bien des exp�ditions de pillage. D'anciens chefs
de bande exil�s du territoire argentin ont reparu tout � coup pour
mettre les villes � contribution et saccager les _estancias_; des
mineurs accourus du versant chilien des Andes viennent prendre leur part
du butin, puis � la premi�re alerte franchissent de nouveau la montagne
pour se mettre en s�ret�. Sur la lisi�re m�ridionale de la partie
cultiv�e des pampas, les Indiens sauvages ont aussi multipli� leurs
incursions, et m�me un jour les employ�s du chemin de fer du
Grand-Central ont d� s'enfermer en toute h�te dans les b�timens d'une
station afin d'�viter d'�tre captur�s au _lasso_. Dans les �les bois�es
du Parana, comme jadis sur les c�tes inhospitali�res de l'Oc�an, se sont
install�s des _naufrageurs_ qui s'emparent des embarcations isol�es et
s'attaquent m�me aux grands navires �chou�s sur les bancs de sable.
Enfin le colonel Aparicio vient de franchir l'Uruguay et de p�n�trer
dans la Bande-Orientale � la t�te de quelques _gauchos_; mais on ne sait
encore s'il commande une simple exp�dition de pillage ou s'il vient se
mettre � la t�te d'une s�rieuse r�volution contre Flor�s, le proconsul
br�silien. Quant aux dissensions intestines qui ne d�g�n�rent pas en
lutte ouverte, elles se produisent sur tant de points � la fois et �
propos d'un si grand nombre de questions, qu'il serait bien difficile
d'en raconter l'histoire. Sauf dans l'Entre-Rios, que l'on pourrait
consid�rer comme une sorte de domaine priv� du g�n�ral Urquiza, le
continuel tournoiement des partis a pour cons�quence un incessant
va-et-vient dans le personnel de l'administration. Depuis la bataille de
Pavon, en septembre 1861, vingt-deux gouverneurs, sur lesquels dix-huit
g�n�raux et quatre avocats, se sont succ�d� dans la province de Mendoza;
dans le Catamarca, la rotation des places est bien plus rapide encore,
puisque le nombre des gouverneurs a �t� de dix-neuf en une seule ann�e.
A Buenos-Ayres m�me, le minist�re du pr�sident Mitre s'est modifi�
diverses fois, suivant les oscillations de la politique, la pression
plus ou moins forte exerc�e par le cabinet de Rio-de-Janeiro et les
alternatives des rivalit�s personnelles. L'approche des �lections pour
la pr�sidence de la r�publique surexcite les ambitions oppos�es, et les
partisans d'Alsina, de Sarmiento, d'Urquiza, de Rawson, s'attaquent et
s'injurient r�ciproquement dans leur z�le de propagande �lectorale. Ce
qui augmente encore la confusion, c'est que la ville de Buenos-Ayres est
toujours le si�ge de trois administrations souveraines, celles du
municipe, de la province et de la r�publique. D'apr�s la loi, c'est
pr�cis�ment cette ann�e que Buenos-Ayres a cess� d'�tre la capitale
provisoire de la Plata; mais, le congr�s s'�tant s�par� avant de s'�tre
entendu sur le choix d'une nouvelle cit� f�d�rale, il devra demander la
permission � la ville de tenir sa prochaine session dans l'ancien
palais. Les villes de province qui subissent avec impatience la
supr�matie des _Porte�os_, ou qui esp�rent pour elles-m�mes le titre de
capitale, menacent de refuser ob�issance � ce congr�s qui n'a pas m�me
de domicile l�gal, et que la ville de Buenos-Ayres aurait strictement le
droit d'expulser hors de ses murs.

Quelle que soit pourtant la singuli�re instabilit� des choses dans la
r�publique argentine, les avantages de la libert� sont tels que le pays
n'en progresse pas moins d'une mani�re tr�s rapide. Des �coles s'ouvrent
dans toutes les villes et dans les villages des pampas, on fonde en
divers endroits des coll�ges sup�rieurs et des biblioth�ques publiques;
les journaux deviennent de plus en plus nombreux, l'amour de la lecture
se r�pand. La foule des immigrans ne cesse de s'accro�tre malgr� la
guerre, et cette ann�e le chiffre de 12,000 individus, repr�sentant un
centi�me de la population totale, sera certainement d�pass�. Italiens,
Basques espagnols et fran�ais, Irlandais, Anglo-Saxons, Am�ricains du
Nord, tous apportent leur industrie et contribuent pour leur part � la
prosp�rit� du pays: ils d�frichent les solitudes, apportent des proc�d�s
de culture, fondent des �tablissemens industriels, et travaillent, m�me
sans le vouloir, � civiliser leurs nouveaux concitoyens: c'est ainsi
que, gr�ce � eux, la l�gislature de Santa-F� vient d'adopter une loi
qui, en retirant aux pr�tres les registres de l'�tat civil, assur�
d�sormais la libert� du mariage entre personnes de cultes diff�rens. Par
suite de l'accroissement du commerce sur les rives de la Plata et de ses
affluens, la navigation y est devenue plus importante que sur tous les
autres fleuves r�unis de l'Am�rique du Sud. Pr�s de 2,500 navires, y
compris 100 bateaux � vapeur, voguent sur les eaux int�rieures de la
r�publique argentine, et transportent dans l'ann�e plus de 1 million de
tonnes de marchandises[6]. Enfin dans les provinces de la Plata comme
dans la Bande-Orientale, les habitans se sont mis avec une sorte de
fi�vre � l'ex�cution de grands travaux publics; les chemins de fer
argentins se prolongent rapidement � travers la pampa pour atteindre des
localit�s nagu�re inconnues � la g�ographie, et d�j� des compagnies
offrent de construire des lignes ferr�es se dirigeant des bords de
l'Atlantique jusqu'� la base m�me des Andes.

[6] Au 30 septembre 1867, le nombre total des navires qui desservent
les c�tes fluviales �tait de 2,490, jaugeant 114,000 tonneaux, et mont�s
par 14,544 matelots, dont plus de 12,000 italiens. La navigation de la
Plata s'est accrue d'un quart pendant l'ann�e courante.

Un fait explique l'�tonnante activit� des habitans de la Plata,
relativement si peu nombreux. En d�pit du trait� d'alliance, les deux
r�publiques de la Bande-Orientale et de la Plata sont devenues des
puissances neutres dans la guerre du Paraguay. Les premiers efforts
qu'elles ont faits leur suffisent: depuis longtemps, Montevideo n'envoie
plus un homme aux camps, et le contingent de la r�publique argentine,
compar� au nombre des recrues br�siliennes, est d'une faiblesse
d�risoire. Les subsides vot�s par les chambres de Buenos-Ayres ne
forment non plus qu'une part bien minime dans le total �norme des sommes
qui se d�pensent dans la grande lutte. La haine contre le Br�sil et la
sympathie pour le Paraguay augmentent sans cesse, et ne permettent pas
au gouvernement de continuer avec pers�v�rance des hostilit�s contre
Lopez; peu � peu les Argentins sont devenus de simples spectateurs du
terrible drame dont le Br�sil et le Paraguay font tous les frais. En
m�me temps ils sont les interm�diaires commerciaux du grand mouvement
d'hommes et de denr�es qui s'op�re entre Rio-de-Janeiro et le campement
du Tuyucu�. C'est � Montevideo, � Buenos-Ayres et dans les villes
riveraines du Parana que se d�pensent les millions du tr�sor br�silien;
tandis que les imp�ts sont doubl�s et que les assignats remplacent l'or
dans l'empire appauvri, les deux r�publiques recueillent au contraire
toutes les richesses que prodigue leur puissant voisin pour satisfaire
son ambition de conqu�te.

VI.

Le poids de la guerre retombant presque en entier sur le Br�sil, on ne
saurait s'�tonner qu'il montre d�j� les signes d'une bien grande
lassitude. Seules dans toute l'�tendue de l'empire, les populations du
Rio-Grande-do-Sul sont assez rapproch�es du Paraguay pour que la lutte
les passionne et que la d�faite leur fasse craindre des repr�sailles:
aussi est-ce dans cette province que le gouvernement a trouv� en
proportion le plus grand nombre de volontaires. Dans les autres parties
du Br�sil, � une distance de plusieurs milliers de kilom�tres de la
r�publique du Paraguay, les habitans ne sauraient �prouver pour la
conqu�te du fort si lointain d'Humayta cette rage militaire qui porte �
sacrifier joyeusement sa vie; ils se bornent � faire des voeux en faveur
des succ�s de leurs compatriotes et ne se laissent arracher que par la
force � leurs occupations ordinaires. Bien que dans la nation il ne se
trouve pas moins d'un million d'hommes valides, le nombre des engag�s
volontaires ne s'est pas m�me �lev� � la cinquanti�me partie de ce
chiffre, et, quand le pays a perdu sa premi�re arm�e de 30 � 40,000
combattans, il a fallu, pour remplacer les victimes, armer jusqu'aux
criminels et payer � grand prix des r�gimens d'esclaves. R�cemment de
nouveaux gouverneurs ont �t� envoy�s dans la plupart des provinces, avec
mission de presser de toutes leurs forces l'op�ration du recrutement;
malheureusement les moyens qu'ils doivent employer pour arriver � leurs
fins sont de nature � calmer tout ce qui peut rester d'enthousiasme
guerrier chez les populations.

La longue lutte n'a pas seulement rendu le recrutement tr�s difficile,
elle a aussi presque �puis� les ressources du pays et jet� le
gouvernement dans les plus cruels embarras financiers. Les emprunts,
soit � l'�tranger, soit dans le pays lui-m�me, �tant devenus
compl�tement impossibles, il est d�sormais indispensable d'�mettre du
papier-monnaie en quantit� relativement �norme. D�j�, vers le milieu du
mois d'ao�t 1867, lors de la discussion du budget par l'assembl�e
g�n�rale, la circulation fiduciaire, comprenant 110 millions de billets
d'�tat et 180 millions de billets de la banque du Br�sil, s'�levait �
290 millions. A cette masse de papier, la loi vot�e par le parlement
vient d'ajouter encore une nouvelle �mission de 145 millions, en sorte
que l'empire br�silien, avec ses 8 millions d'habitans libres, emploie
pour ses �changes pr�s d'un demi-milliard de billets et d'assignats
garantis par un tr�sor sans ressources. Dans le monde entier, il n'est
pas un seul pays qui ait en proportion une aussi forte quantit� de
papier-monnaie, et ce n'est l� pourtant qu'un commencement. La
redoutable avalanche de billets ne cessera de grossir jusqu'� ce que la
nation soit compl�tement ruin�e, car la guerre est toujours l�,
insatiable, d�vorante, et les millions disparaissent avec une
vertigineuse rapidit�. Puisque les coffres sont vides, et que, par
vanit� nationale, on veut absolument continuer sur les bords du Paraguay
cette d�plorable tuerie qui co�te 1 million par jour, il faut bien
remplacer le m�tal sonnant par de l'argent fictif et d'avance condamner
le pays � la banqueroute. �Nous ne voulons pas, disait un orateur de
l'opposition, M. Silveira da Motta, nous ne voulons pas refuser les
moyens n�cessaires � la continuation d'une guerre, d�sastreuse si l'on
veut, mais nationale; nous devons nous r�signer � la pauvret� et �
l'in�vitable infortune, mais non au d�shonneur. Je vote donc pour la
proposition du noble ministre; je vote pour ce fl�au du papier-monnaie,
je vote l'�mission de 145 millions, et, si le ministre demande
davantage, je le lui donnerai encore. Il faut que la guerre, cette
effrayante calamit� que l'on e�t si bien pu �viter, apparaisse dans
l'histoire suivie de tous les malheurs, comme d'un immense convoi
fun�bre.�

Il est � craindre que les sinistres appr�hensions de M. Silveira da
Motta ne se r�alisent bient�t. Sur la place de Londres, les titres des
emprunts br�siliens se maintiennent � peu pr�s au m�me cours, gr�ce �
l'habilet� des puissans capitalistes qui les poss�dent et qui se sont
entendus pour ne pas en laisser tomber la valeur nominale; mais ces
m�mes financiers, qui se font ainsi par int�r�t les garans du Br�sil, se
gardent bien maintenant de lui pr�ter leurs capitaux. Dans le pays
lui-m�me, le cr�dit du tr�sor est fortement �branl�. L'or est mont�
rapidement � 24 pour 100 de prime, l'argent est moins recherch�,
toutefois au commencement d'octobre il gagnait d�j� 13 pour 100 d'agio;
quant � la monnaie de cuivre, que l'on ach�te moyennant une commission
de 20 pour 100, elle est devenue si rare que dans toutes leurs petites
transactions les m�nag�res se trouvent fort embarrass�es: elles se
servent de timbres-poste, de billets d'omnibus, de chemin de fer et de
bateau � vapeur; pour fournir les coupures indispensables � la vente et
� l'achat des denr�es de premi�re n�cessit�, les commer�ans, les
propri�taires d'h�tel, les �piciers, �mettent des assignats de toute
forme et de toute dimension, aux l�gendes et aux figures les plus
bizarres. Chaque jour, suivant le degr� de confiance inspir� par les
divers industriels, la valeur de ces petits carr�s de papier se modifie;
autour du moindre objet qu'un esclave marchande sur la place publique,
il s'�tablit aussit�t une bourse en plein vent.

En dehors des ressources fictives que procure le papier-monnaie, les
seuls moyens de subvenir aux �normes besoins du tr�sor sont les
cotisations volontaires et l'imp�t. L'empereur dom Pedro, tr�s d�sireux
de contribuer � l'all�gement des charges du peuple, a donn� l'exemple
des sacrifices patriotiques en faisant abandon du quart de sa liste
civile, qui du reste est d�j� fort minime, compar�e � celle des autres
souverains[7]; toutefois il n'a �t� suivi dans cette voie que par les
princes de sa famille; les d�put�s et les s�nateurs l'ont tr�s vivement
applaudi, mais ils n'ont point imit� son d�sint�ressement. Ils se sont
born�s � voter avec divers amendemens la grande augmentation d'imp�ts
qui leur �tait propos�e par le ministre Zaccarias. Le produit des
nouvelles taxes est �valu� d'avance � une trentaine de millions par an,
soit au sixi�me des recettes nationales; toutefois il est � craindre
qu'elles n'aient pour r�sultat d'amoindrir les ressources ordinaires en
diminuant les charges. Elles frappent l'importation et l'exportation, de
m�me que les h�ritages et tous les actes relatifs � la transmission des
propri�t�s; elles gr�vent l'exercice de toutes les industries, les
loyers, les courtages; elles sont pr�lev�es sur les lettres de change et
les factures, sur les billets de loterie et les titres honorifiques. La
servitude des noirs devient aussi une source de revenus pour le
gouvernement, puisque les ma�tres doivent acquitter par t�te d'esclave
une taxe variant de 10 � 27 francs, suivant les localit�s. Au point de
vue fiscal, le plus dangereux de tous ces imp�ts est celui qui p�se sur
l'exportation des denr�es agricoles; le droit de 9 pour 100 qu'elles
acquittent � la sortie, et auquel s'ajoutent encore les taxes per�ues
par les provinces, est beaucoup trop fort pour que la production et le
commerce n'en soient pas gravement atteints[8]. Ces imp�ts sont en
r�alit� une forte prime donn�e aux pays �trangers qui r�coltent les
m�mes denr�es que le Br�sil. La p�nurie du tr�sor est telle que le
gouvernement se voit oblig� de sacrifier ses ressources futures pour les
besoins du pr�sent; c'est ainsi que, sans l'opposition du s�nat, il e�t
essay� de vendre pour une trentaine de millions le chemin de fer de dom
Pedro II, qui rapporte chaque ann�e plus du tiers de cette somme.

[7] Elle est de 2,160,000 francs. D�s son arriv�e au Mexique, l'empereur
Maximilien avait fix� sa liste civile � une somme trois fois plus forte.

[8] Le commerce ext�rieur du Br�sil s'est �lev�, pendant l'ann�e fiscale
1865-1866, � 295 millions de _milreis_, environ 800 millions de francs:
c'est un mouvement d'� peu pr�s 80 fr. par t�te de Br�silien. Le
commerce de la Plata a �t� dans la m�me ann�e de plus de 400 millions de
francs; en tenant compte de la moindre population, les �changes des
r�publiques plat�ennes sont donc proportionnellement de deux � trois
fois plus forts que ceux de l'empire voisin.

On voit dans quelle p�rilleuse situation se trouvent les finances du
Br�sil, et cependant l'attitude politique du gouvernement rend une
am�lioration des choses tout � fait impossible. Quand m�me le marquis de
Caxias r�ussirait � s'emparer d'Humayta, quand m�me il entrerait
victorieusement � l'Assomption, l'empire serait toujours oblig� de
maintenir une forte arm�e dans le Paraguay et dans les r�publiques de la
Plata, sous peine de perdre en un jour le fruit de toutes ses conqu�tes.
Ce ne sont pas seulement les descendans des Guaranis, ce sont aussi les
Argentins et les Orientaux que les Br�siliens auraient � comprimer par
la force, et cette t�che ardue ne saurait manquer t�t ou tard d'�puiser
compl�tement la nation. Le cabinet de Saint-Christophe n'ignore point
que la haine traditionnelle des Plat�ens contre leurs voisins d'origine
portugaise s'est accrue pendant la guerre, il sait que la presse presque
tout enti�re fait des voeux pour le succ�s des �fr�res� paraguayens, et
que les chambres ont vot� des fonds pour acheter des navires cuirass�s
qui pourront au besoin servir contre le Br�sil. Chose bien plus grave
encore, les repr�sentans de la r�publique argentine ont d�cid� qu'une
somme de 2 millions de francs serait employ�e � fortifier la petite �le
de Martin-Garcia, qui commande � la fois les deux embouchures du Parana
et de l'Uruguay. Apr�s s'�tre �puis�s pendant plus de deux ann�es contre
les remparts imprenables de la forteresse paraguayenne, dans le vain
espoir de d�bloquer l'entr�e militaire du Paraguay et du Haut-Parana,
les Br�siliens verraient donc s'�lever dans l'estuaire m�me de la Plata
un autre Humayta qui leur interdirait � jamais l'entr�e des eaux de
l'int�rieur. Ce funeste trait� qui associait deux r�publiques � l'empire
pour la conqu�te d'une autre r�publique n'a r�ussi qu'� brouiller les
alli�s et � pr�parer entre eux une lutte future; d�j� m�me on se demande
si les Br�siliens, dans le ressentiment caus� par leur insucc�s contre
Humayta, ne se retourneront pas contre Buenos-Ayres. Ainsi la guerre
sortirait de la guerre; comme dans le drame antique, le crime
enfanterait le crime.

Et pourtant les immenses difficult�s ext�rieures contre lesquelles se
d�bat l'empire doivent �tre consid�r�es comme peu de chose en
comparaison des malheurs qui le menacent tant que subsistera
l'esclavage, et qui ne manqueront pas de l'�treindre un jour. Selon M.
Pompeu, le principal statisticien du Br�sil, les noirs asservis sont au
nombre de plus de 1,780,000, pr�s du cinqui�me de la population; ils
sont ainsi relativement plus nombreux que les esclaves des �tats-Unis
avant la terrible guerre qui s'est termin�e par le triomphe de la
libert�. Quoi qu'on en dise, aucune mesure n'a encore �t� prise pour
h�ter l'affranchissement de ces hommes, qui sont de fait rejet�s en
dehors de la loi: quelques paroles tomb�es du tr�ne, un projet du
conseil d'�tat qui renverrait le d�cret d'�mancipation � la premi�re
ann�e du XXe si�cle, tels sont les seuls motifs qui permettent aux
Africains asservis d'esp�rer leur lib�ration: d'ailleurs, dans les
discussions qui ont eu lieu � ce sujet, les ministres ont donn� aux
s�nateurs et aux d�put�s l'assurance formelle qu'on se garderait bien de
porter la moindre atteinte � leur propri�t� vivante tant que le pays se
trouverait dans ses embarras financiers et politiques. C'est renvoyer la
solution de la question � un avenir bien �loign�; mais les esclaves
attendront-ils aussi patiemment que les ministres, et les maux engendr�s
par la servitude cesseront-ils comme par miracle de ronger le corps
social pendant le long d�lai qu'impose l'aristocratie des planteurs �
l'av�nement du droit? Cela n'est point probable, et, sans crainte de se
tromper, on peut affirmer d'avance que de gr� ou de force les ilotes du
Br�sil se placeront bient�t comme citoyens � c�t� de leurs anciens
ma�tres. Les propri�taires ligu�s pour la conservation de leurs esclaves
s'�crient avec effroi que l'empire ne peut manquer de succomber avec la
servitude, et leurs craintes ne sont point sans fondement. A chaque �tat
social correspond une forme politique particuli�re. Dans le Br�sil et �
Cuba, les deux seules contr�es de l'Am�rique latine o� pr�valent encore
les institutions monarchiques import�es du vieux monde, ces institutions
se trouvent associ�es � l'esclavage, et ce n'est point l� un pur hasard.
Par un contraste des plus frappans, l'�mancipation des noirs est devenue
dans toutes les r�publiques espagnoles le compl�ment indispensable de la
r�volution politique inaugur�e en 1810. Est-il donc contraire aux lois
historiques de penser que l'affranchissement des travailleurs encore
asservis du Br�sil, uni aux cons�quences de la guerre du Paraguay,
portera un coup fatal � la forme actuelle du gouvernement?


�LIS�E RECLUS.






End of the Project Gutenberg EBook of La Guerre du Paraguay, by �lis�e Reclus

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