Project Gutenberg's Picciola, by X.-B. Saintine and Paul Louis Jacob This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license Title: Picciola Author: X.-B. Saintine Paul Louis Jacob Release Date: March 8, 2012 [EBook #39071] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PICCIOLA *** Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.)
PAR X.-B. SAINTINE,
PR�C�D� DE
QUELQUES RECHERCHES
SUR L'EMPLOI DU TEMPS DANS LES PRISONS D'�TAT
PAR
PAUL L. JACOB,
BIBLIOPHILE.
NOUVELLE �DITION, REVUE ET CORRIG�E.
� NEW-YORK:
LEAVITT ET COMPAGNIE, No. 12 VESEY-ST.
1851.
L'ouvrage de M. Saintine est jug�: l'opinion publique avait devanc� cette fois la justice solennelle que l'Acad�mie Fran�aise s'est empress�e de lui rendre en le proclamant digne d'un prix qui fait �galement honneur au caract�re et au talent de l'�crivain. Aujourd'hui Picciola, dont la publication remonte � peine � cinq ans, jouit d�j� de cette r�putation solide et inalt�rable que nos meilleurs classiques n'ont acquise qu'apr�s l'�preuve du temps, et cet admirable livre de philosophie morale et religieuse a pris sa place dans les biblioth�ques � c�t� de la Confession du Vicaire Savoyard, par Jean-Jacques Rousseau, et de Paul et Virginie, par Bernardin de Saint-Pierre.
Je ne r�p�terai donc pas les �loges unanimes qui ont �t� accord�s � ce petit chef-d'œuvre, comparable, et pr�f�rable peut-�tre, aux Prigioni de Silvio Pellico; je ne dirai pas que M. Saintine a donn� un exemple remarquable des immenses ressources d'int�r�t que peut renfermer le sujet le plus simple et le plus exigu en apparence; je ne dirai pas qu'il a tent� une esp�ce de tour de force litt�raire en taillant un volume dans l'�toffe d'une courte nouvelle; je ne dirai pas, enfin, qu'il a su �viter les �cueils presque in�vitables d'une composition o� il avait � chaque pas la crainte de tomber dans le faux, ou dans le froid, ou m�me dans le ridicule. Tout a �t� dit l�-dessus pour faire ressortir le singulier m�rite de l'auteur, qui s'est tenu constamment dans les bornes d�licates et ind�cises du vrai et du beau. Picciola est d�sormais rang� au nombre de ces livres qu'on se dispense de louer, parce qu'on les relit sans cesse, en les aimant et en les admirant toujours davantage.
Certes, si je n'avais craint d'�tre tax� de complaisance, bien plus, de camaraderie, je me serais fait un plaisir de revenir lentement sur les impressions douces, m�lancoliques et suaves que m'a procur�es la lecture de Picciola; j'aurais cherch� � d�couvrir la cause des charmes de cette lecture, qui pourtant ne soutient ni n'�veille l'attention par la multiplicit� et la bizarrerie des �v�nemens, par l'�clat et la force des p�rip�ties, par le choc et le tumulte des passions, par tous les ressorts, d�j� us�s ou affaiblis, de la dramaturgie moderne; j'aurais sans doute r�ussi � prouver, ce mod�le � la main, que de tous les �crits con�us pour nous int�resser et nous �mouvoir, les plus uniformes sont d'ordinaire les plus touchans, et que souvent une modeste �tude physiologique, approfondie par la science et illumin�e par l'imagination, trouve en nous des sympathies intimes que n'atteignent pas les grandes œuvres du g�nie.
L'histoire de l'homme solitaire, le journal minutieux de ses pens�es et de ses actions dans l'isolement, la peinture du prisonnier dans sa captivit�, du moine dans sa cellule, du naufrag� dans son �le d�serte, ce sont l� des sources �ternelles de r�verie et de m�ditation. Il semble que chacun de nous s'attache de pr�f�rence au spectacle de l'homme luttant corps � corps avec l'adversit�, dont il triomphe par la patience, cette force des faibles. Robinson Cruso�, n'est-il pas le livre de tous les �ges et de toutes les conditions? Nous le savons par cœur avant de l'avoir pu lire, et quand la vieillesse nous invite � r�tr�cir le cercle de nos lectures comme celui de nos amis, que la mort a d�cim�s autour de nous, c'est encore Robinson Cruso� qui nous fait compagnie et qui nous apprend � ne jamais d�sesp�rer de la Providence.
M. Saintine, en �crivant Picciola, connaissait bien la pr�dilection que nous autres, petits ou grands enfans, avons pour le r�cit des infortunes d'un prisonnier. Les M�moires du baron de Trenck et ceux de Latude avaient, dans le dernier si�cle, t�moign� de l'empressement du public pour ce genre d'ouvrage, qui pourrait, � la rigueur, se passer du savoir-faire du r�dacteur, tant est saisissant et entra�nant l'int�r�t qu'il emprunte de la situation m�me du principal personnage. Mais M. Saintine ne crut pas n�cessaire d'accumuler dans la biographie de son prisonnier ces miracles d'industrie, d'adresse, et de pers�v�rance, enfant�s par l'amour de la libert�; ces �chelles de corde gigantesques tissues avec du linge, ces instrumens de d�livrance fa�onn�s avec un mauvais couteau, ces souterrains creus�s dans le roc � l'aide d'un chandelier de fer, ces larges br�ches faites en silence dans des murailles �paisses de dix pieds, ces �normes barreaux sci�s au moyen d'un ressort de montre; en un mot, ces �vasions incroyables, effectu�es, la nuit ou en plein jour, presque sous les yeux des ge�liers et des sentinelles, malgr� les portes, les verroux, les cadenas, les grilles, et tout l'appareil formidable d'une prison d'�tat. M. Saintine a choisi, au contraire, un prisonnier r�sign�, qui n'essaie pas de s'enfuir, et qui finit par �tre plus heureux dans sa prison qu'il ne l'�tait en libert� au milieu des vains plaisirs et des bruyantes illusions du monde. M. Saintine a concentr� son drame, pour ainsi dire, sur la t�te d'une fleur.
Cette fleur est la v�ritable h�ro�ne de son roman; on croirait volontiers qu'elle parle et qu'elle agit; elle joue un r�le que le ciel a l'air de lui dicter; elle s'anime, elle devient un �tre vivant et intelligent; elle console et instruit le prisonnier; elle lui r�v�le l'œuvre de la cr�ation; elle le retire de l'abyme de l'incr�dulit�; elle le conduit, sous l'�gide de la foi, au bonheur qu'il avait ni�, et dont il s'�loignait de plus en plus en poursuivant un fant�me. C'est un ange qui a pris cette forme v�g�tale pour arracher un malheureux aux tortures du doute et aux horreurs du d�sespoir.
Eh bien! cette fleur sublime, sur laquelle repose la pieuse et po�tique histoire du prisonnier de Fenestrelle, n'a pas �t� comprise par le mat�rialisme des uns et par l'ignorance des autres. On a critiqu� ce qu'on devait surtout admirer; on a discut� au lieu de sentir, et cette critique aride, qui s'�puise � d�couvrir un ver imperceptible dans les plus beaux fruits, a condamn� une invraisemblance et une exag�ration dans cet amour du pauvre prisonnier pour sa fleur inconnue. Sans doute cette injuste critique n'est pas de celles qui ont de l'�cho ni de la port�e; mais comme elle peut vouloir se reproduire � la faveur des nouvelles et nombreuses �ditions qui attendent Picciola, je lui r�pondrai d�s � pr�sent pour en finir avec elle, et je lui opposerai quelques recherches sur la mani�re dont les prisonniers c�l�bres ont employ� le temps durant leur captivit�. De ces exemples, fournis par diff�rentes �poques, il r�sultera que l'amant de Picciola s'est cr�� un d�lassement et une affection que justifient les tristes annales des prisons d'�tat, de Pignerol, de Vincennes et de la Bastille.
Que si j'�tais botaniste, ce que je ne suis pas, faute de pouvoir retenir dans ma ch�tive m�moire douze mille mots de technologie plus ou moins barbare, je ne perdrais pas cette occasion de r�habiliter Picciola aux yeux des botanistes qui regrettent de ne pas conna�tre le nom scientifique de cette fleur, et qui h�sitent � lui assigner son rang d'esp�ce et de genre dans la classification des plantes, selon Linn�e et Tournefort, ou bien selon Jussieu et Mirbel. J'avoue tout bas que je ne ferais pas une grosse querelle � M. Saintine s'il s'�tait avis� de tendre un pi�ge aux savans, et d'inventer une fleur qui n'exist�t que dans son livre. Que nous importe de savoir exactement si cette fleur �tait polyp�tale ou monocotyl�done, si elle appartenait � la classe dod�candrie ou polygamie, si elle devait figurer dans la famille des blackweliac�es ou des licopodiums, etc.? Ces d�tails, fort inutiles pour le lecteur qui demande des pens�es et des �motions, deviendraient certainement indispensables, si M. Saintine avait la pr�tention de faire couronner Picciola par l'Acad�mie des Sciences.
On cite peu de prisonniers qui se soient passionn�s pour les fleurs, parce que les objets de cette passion, si naturelle � l'homme isol�, ne leur �taient pas permis. Une prison, en effet, se pr�te mal aux exigences de l'horticulture, et il n'y a pas de plante qui consentirait � v�g�ter dans l'atmosph�re �touff�e d'un cachot. Dans les cours �troites o� les prisonniers d'�tat obtenaient � grand'peine la faveur de respirer sous le ciel; press� par de hautes murailles noires et nues, un rosier aurait demand� gr�ce, une marguerite n'e�t pas essay� de fleurir, car les plantes ne peuvent se passer d'air et de soleil; elles ne s'accoutument jamais au m�phitisme et aux t�n�bres: les plus vivaces auraient p�ri le lendemain de leur entr�e � la Bastille.
Le grand Cond�, qui fut prisonnier d'�tat dans le ch�teau de Vincennes en 1650, avait pourtant des fleurs pour se consoler. Le cardinal Mazarin n'�tait donc pas un ennemi cruel et sans piti�. Le prince se fit un petit parterre dans les foss�s du donjon, au-dessous des fen�tres de sa prison; il cultivait lui-m�me ses plantations, et donnait particuli�rement des soins assidus � une brillante famille d'œillets qui le rendaient aussi fier que ses victoires. Mademoiselle de Scud�ry, ayant �t� admise � p�n�trer jusqu'� lui, le trouva, sans pourpoint et sans chapeau, occup� � ces travaux de jardinage; elle se sentit touch�e d'admiration, et improvisa ces jolis vers, qui servirent long-temps d'inscription au jardin du grand Cond�:
Le cardinal de Retz, qui rempla�a le prince de Cond� � Vincennes, n'h�rita pas de son jardin et de ses œillets: Mazarin craignait que l'activit� et l'audace de son rival politique ne vissent dans la b�che et dans la serpette que des instrumens de d�livrance. Le cardinal, gard� de pr�s dans sa chambre, aimait mieux jouer aux dames ou aux �checs avec ses gardiens que de lire son br�viaire. Il m�ditait son �vasion, et repassait dans son esprit les circonstances de la conjuration de Fiesque, qu'il s'�tait propos� pour mod�le. Il ne songeait pas encore � �crire ses m�moires.
La d�mangeaison d'�crire est cependant bien grande en prison pour tous ceux qui savent tenir une plume! Mais, comme le r�gime des prisons d'�tat s'opposait � ce que ce moyen de distraction y f�t autoris�, tous les prisonniers imaginaient d'ing�nieux proc�d�s pour suppl�er aux plumes, � l'encre et au papier, qu'on leur refusait rigoureusement au nom du roi.
Pellisson-Fontanier, que son d�vouement au surintendant Fouquet fit incarc�rer � la Bastille en m�me temps que cette illustre victime de la haine de Louis XIV, n'aurait pas eu le courage de supporter l'affreux supplice du secret pendant plus d'une ann�e, si la n�cessit� ne lui e�t appris quelques-unes de ces inventions qui �taient traditionnelles dans les prisons d'�tat: il remplit d'�criture les murs de sa chambre blanchie � la chaux; il �crivit ensuite sur le plomb des vitres avec la pointe d'une �pingle; et, quand il eut couvert de ses pens�es toutes les pages de pierre, de bois, et de plomb, que renfermait sa prison, il composa de l'encre en broyant dans du vin des cro�tes de pain br�l�es, il tira une plume de la paillasse de son lit, et tra�a des ouvrages de litt�rature entre les lignes et sur les marges de quelques livres de pi�t� qu'on lui laissait pour l'amener � trahir son bienfaiteur et son ami.
Mais ce n'�tait point assez de pouvoir �crire pendant cinq ann�es d'une rude captivit�: Pellisson, qui se sacrifiait ainsi � l'amiti� en prenant hautement la d�fense du surintendant, avait besoin qu'on l'aim�t. On mit pr�s de lui, pour l'espionner, un Allemand, qui ne r�sista pas � l'entra�nement et aux s�ductions de l'�loquence du prisonnier; cet Allemand s'employa m�me � favoriser les correspondances qu'il devait intercepter, et ce fut par sa g�n�reuse entremise que Pellisson publia, du fond de la Bastille, cette admirable apologie qui sauva la t�te de Fouquet. Apr�s s'�tre fait aimer d'un espion, il trouva plus ais� d'apprivoiser une araign�e: cette araign�e avait tendu sa toile entre les barreaux du soupirail � travers lequel l'air et le jour p�n�traient dans la prison; il lui �pargna la peine de guetter une proie dans ses fils, et il pla�a des mouches � demi mortes sur le bord du soupirail, o� l'araign�e descendait les chercher. Elle ne tarda pas � s'accoutumer � ce man�ge, et elle se hasarda bient�t � venir prendre son butin jusque dans la main de Pellisson. Celui-ci poussa plus loin ses exp�riences et l'�ducation de l'araign�e: elle accourait non seulement � la voix de son ma�tre, mais encore, au son de la musette jou�e par un Basque idiot qui le surveillait; elle se promenait famili�rement sur les genoux de Pellisson, et elle avait l'air d'�tre reconnaissante envers l'homme qui s'occupait d'elle avec tant de sollicitude. Ce n'�tait plus une araign�e aux yeux de Pellisson: c'�tait une amie, une compagne d'infortune, une prisonni�re d'�tat.
Nous voulons ne pas croire qu'un gouverneur de la Bastille, M. de Besemaux, ait eu la barbarie d'�craser sous son pied cette compagne, cette amie d'un malheureux. Ce serait presque un crime, d'autant plus odieux qu'il n'aurait pour motif qu'une basse et stupide m�chancet�; mais un porte-clefs brutal et � moiti� ivre est peut-�tre l'auteur de ce meurtre, qui arracha cette douloureuse exclamation au prisonnier: �Ah! monsieur, vous m'avez fait plus de mal que vous ne m'en sauriez faire avec toutes les tortures du monde! J'aurais pr�f�r� que vous me tuassiez moi-m�me!�
Le surintendant Fouquet, condamn� � la prison perp�tuelle, qu'il subit durant seize ans � Pignerol, depuis 1664 jusqu'en 1680, �poque de sa mort, aurait �galement apprivois� une araign�e, si l'on ajoute foi au t�moignage d'un prisonnier fameux, presque contemporain, Constantin de Renneville; mais il y a trop d'analogie entre l'araign�e de Pellisson et celle-ci, que Saint-Mars aurait �cras�e aussi, en disant � Fouquet que les criminels comme lui �taient indignes du moindre divertissement, pour qu'on ne reconnaisse pas la m�me tradition appliqu�e � deux personnages diff�rens. Or, Saint-Mars, lieutenant du roi dans la citadelle de Pignerol, n'e�t pas os� se porter � cet exc�s de mesquine et insolente cruaut� contre un prisonnier qu'il avait ordre de traiter, au contraire, avec beaucoup de distinction; et, en outre, Fouquet, � la suite de sa disgr�ce et de son proc�s, aurait craint de se rendre ridicule en s'amusant � un pareil jeu, qu'on n'e�t pas manqu� de livrer aux railleries des courtisans. Fouquet ne s'adonnait qu'� des occupations graves et aust�res: il lisait quelques ouvrages de d�votion approuv�s, choisis m�me par le roi et ses ministres—la Bible, les œuvres de saint J�r�me et d'autres p�res de l'�glise; on ne lui accorda pas sans difficult� l'Histoire de France (on ne sait laquelle), le Dictionnaire des Rimes, et une pharmacop�e.
Fouquet resta plus de seize ans sans sortir de sa chambre, et sans communiquer avec personne except� un valet qui devait partager sa prison perp�tuelle et n'en sortir qu'� la mort, suivant le langage terrible de Louvois. Pendant ces seize ann�es, au bout desquelles il obtint quelque adoucissement � sa captivit�, il varia les occupations qui lui permettaient de n'�tre pas surpris par l'ennui, le d�couragement et le d�sespoir. Il avait surtout une infatigable ardeur � �crire, en d�pit de la surveillance s�v�re � laquelle il �tait soumis par ordre sp�cial du roi. Il fabriqua des plumes avec des os de volailles, et de l'encre avec de la suie d�lay�e dans du vin; il remplit d'abord d'�criture tous les livres qu'on lui mit entre les mains; quand on l'eut priv� de livres, il changea la destination du papier qu'on �tait forc� de lui fournir pour l'usage de sa garderobe, et il en fit des manuscrits, qu'il cachait dans son lit et dans le dossier de son fauteuil. Ces manuscrits furent d�couverts, et on lui �ta les moyens de les continuer: alors il �crivit sur ses rubans, sur ses mouchoirs, sur la doublure de ses habits. On le fit habiller de brun et on ne lui donna plus que des rubans de couleur sombre. Le ministre r�pondit aux plaintes de Saint-Mars qu'il �tait bien difficile d'apporter rem�de � cette fureur d'�crire.
On lui rendit pourtant des livres, en les soumettant � un examen minutieux lorsqu'il demandait � les �changer contre de nouveaux: on reconnut qu'il �crivait encore sur les marges avec des encres chimiques invisibles, qui paraissaient � l'approche du feu. On finit sans doute par fermer les yeux et tol�rer une d�sob�issance aussi pers�v�rante, que rien au monde ne pouvait emp�cher. Fouquet reprit donc ses �critures avec une prodigieuse activit�, et il r�digea un grand nombre d'ouvrages en prose et en vers, la plupart traitant de mati�res morales et asc�tiques: les uns furent d�livr�s � son fils apr�s sa mort, les autres transmis � Louis XIV; quelques-uns, dit-on, virent le jour sous le non du p�re Boutaud, j�suite, et l'on retrouve dans le plus connu, intitul� Conseils de la Sagesse de Salomon, les sentimens de r�signation et de philosophie chr�tiennes qui all�g�rent le poids de cette inique captivit�.
Fouquet, quoique toujours enferm�, pouvait se procurer sans doute beaucoup de plantes salutaires qui croissent dans les montagnes; car il reprit les �tudes pharmaceutiques qu'il avait faites autrefois sous les yeux de sa pieuse m�re, qui poss�dait tant de secrets pr�cieux pour la gu�rison de toutes les maladies, et qui les employait elle-m�me au soulagement des pauvres. Fouquet donna des le�ons de pharmacie au valet emprisonn� avec lui, et dans les derniers temps de sa vie il eut la satisfaction, bien douce pour une �me �vang�lique comme la sienne, de venir en aide � un de ses ge�liers les plus impitoyables: Louvois lui fit demander un collyre, appel� eau de casse-lunette, qu'il distillait pour le mal d'yeux, avec la recette de cette eau et la mani�re de s'en servir. Mais � cette �poque le prisonnier de Pignerol voyait se rel�cher la rigueur de sa d�tention: il avait la permission de descendre sur les boulevarts de la citadelle; de d�ner � la table des officiers; sa femme, ses enfans, et ses amis p�n�traient jusqu'� lui; bient�t sa gr�ce enti�re lui e�t �t� accord�e, lorsqu'il mourut subitement le 23 mars 1680.
Je crois avoir prouv� ailleurs, par de bien �tranges rapprochemens de faits et de dates, que la mort de Fouquet ne fut pas v�ritable, et que cet infortun�, expiant la haine ou la terreur qu'il inspirait au roi, avait v�cu encore vingt-trois ans, � Pignerol, � Exile, aux �les Sainte-Marguerite et � la Bastille, toujours sous la garde de Saint-Mars, mais le visage couvert d'un masque, et entour� de pr�cautions extraordinaires pour emp�cher qu'on ne le reconn�t. Fouquet, devenu l'homme au masque de fer, �crivait encore avec la pointe d'un couteau sur une assiette d'argent, et avec une encre compos�e, sur son linge, qu'on br�la lorsqu'il fut r�ellement mort, en 1703; mais sa principale r�cr�ation consistait, dit-on, � �piler sa barbe avec des pincettes d'acier tr�s-luisantes.
Lauzun, le c�l�bre amant de Mademoiselle, duchesse de Montpensier, fut prisonnier d'�tat � Pignerol en m�me temps que Fouquet; mais il n'avait garde de se faire les m�mes distractions: l�ger, frivole, ignorant, capricieux, il ne lisait et n'�crivait rien; il travaillait sans cesse � gagner par des promesses magnifiques les soldats qui faisaient sentinelle sous ses fen�tres et les valets qui l'approchaient dans sa chambre; il fut cause de la fin tragique de plusieurs, accus�s d'avoir pr�par� son �vasion, et pendus par ordre arbitraire du gouverneur. Quand la f�cheuse issue de ces tentatives l'eut r�ellement convaincu de leur inutilit�, il chercha d'autres mani�res de tuer le temps. � l'aide d'une lunette d'approche qu'on lui avait fait parvenir secr�tement, il passait des journ�es enti�res � observer tout le pays qu'on d�couvrait de ses fen�tres. Lorsque le gouverneur lui eut enlev� cette lunette, il se vengea en l'humiliant par toutes sortes d'insolences; ensuite, il s'occupa si passionn�ment de sa toilette, qu'il restait en contemplation devant un miroir; il avait obtenu qu'on lui envoy�t de Paris des perruques et des habits � la mode, des dentelles et des bijoux: il ne lui manquait que de pouvoir se montrer. Plus tard, Louis XIV, c�dant aux pri�res de Mademoiselle, qui ne se consolait pas d'avoir perdu son beau Lauzun, adoucit la captivit� du prisonnier, et lui permit d'avoir quatre chevaux, qu'il montait dans les cours de la citadelle.
L'ancien gouverneur de Pignerol, Saint-Mars, avait pendant trente ans appris comment on garde des prisonniers d'�tat, lorsqu'il passa du commandement des �les Sainte-Marguerite � celui de la Bastille; mais comme il trouva dans cette forteresse, dont la population �tait toujours fort nombreuse, un r�gime beaucoup moins rigoureux que celui qu'il avait �tabli d'apr�s les instructions secr�tes du roi pour Lauzun et Fouquet, il ne jugea pas n�cessaire de r�former l'organisation int�rieure de la Bastille. Les prisonniers �taient la plupart livr�s aux caprices des gardiens subalternes; ils habitaient plusieurs ensemble dans chaque chambre; et ils avaient ainsi la consolation de voir des visages humains et d'entendre des voix humaines. Quelquefois, il est vrai, la discorde s'allumait entre ceux que le malheur aurait d� rendre fr�res, et d'horribles luttes n�cessitaient alors leur s�paration, qu'ils eussent vainement demand�e � grands cris. Dans ces chambr�es, o� l'on r�unissait jusqu'� cinq personnes, la conversation �tait presque permanente: apr�s s'�tre mutuellement racont� leur histoire et les motifs de leur incarc�ration, ces malheureux s'entretenaient de leurs projets ou de leurs esp�rances de d�livrance; mais souvent un d'eux, signal� � la d�fiance de tous comme un espion, retenait dans un prudent silence les sentimens g�n�reux ou les confidences qui auraient pu aggraver ou prolonger leur funeste position. Chacun renfermait en soi son ressentiment contre ses bourreaux et ses ennemis; car toute parole imprudente avait un �cho dans le cabinet du gouverneur de la Bastille ou du lieutenant de police. Les prisonniers dangereux, rebelles ou forcen�s, �taient seuls encha�n�s isol�ment dans de petites cellules, sous la calotte de plomb des tours, ou dans d'affreux cachots contigus aux foss�s.
Un de ces prisonniers, Constantin de Renneville, nous a r�v�l�, dans son Inquisition fran�aise, les souffrances de toute esp�ce auxquelles un long s�jour � la Bastille l'avait initi�; il s'est fait l'historiographe de ses compagnons de captivit�, en nous disant ce que fut la sienne dans l'espace de onze ans. Il composait des vers avec une grande facilit�, et outre les po�mes qu'il tra�a entre les lignes d'un Nouveau-Testament, au moyen d'une plume faite d'os de poisson et tremp�e dans un m�lange de vin, de sucre, et de noir de fum�e, il tapissa de ses sonnets, de ses rondeaux, et de ses madrigaux, les murs de toutes les chambres de la Bastille. Ce fut lui qui inventa la mani�re de parler du b�ton, pour communiquer avec les d�tenus des chambres voisines, myst�rieux langage que la tradition de la Bastille conserva fid�lement parmi les prisonniers. Ce langage se transmettait en frappant la muraille ou le plafond avec une b�che, selon le rang que chaque lettre occupait dans l'alphabet; ainsi, un coup pour un a, deux coups pour un b, trois pour un c, quatre pour un d, et ainsi du reste jusqu'� z, repr�sent� par vingt-quatre coups. Constantin de Renneville et ses �l�ves �taient parvenus � ex�cuter cette manœuvre avec tant de rapidit� et d'adresse, qu'ils �changeaient de longues conversations malgr� l'�paisseur des murs, la vigilance des sentinelles, et la col�re des porte-clefs.
Mais c'�tait surtout la lecture et la m�ditation des livres saints que Constantin de Renneville appelait � son secours dans la solitude de son cachot: �Je lus et relus mon Nouveau-Testament, dit-il, avec tout le respect et l'attention que m�rite un livre si saint; et plus je le lisais, et plus j'y trouvais cette manne cach�e, dont plus on mange, plus on sent redoubler sa faim; j'y d�couvrais ces lumi�res qui sont voil�es aux yeux du monde... Pendant le premier mois de ma prison, je lus tr�s-attentivement tout le Nouveau-Testament jusqu'� neuf fois, et la derni�re fois que je le lisais, c'�tait avec plus d'avidit� que la pr�c�dente.�
Il ne nous dit pas qu'il ait jamais essay� de se faire une soci�t� priv�e des petits animaux, rats, souris, araign�es, qui ont toujours acc�s dans les plus imp�n�trables prisons d'�tat. On le voit seulement attirant des pigeonneaux dans sa chambre, et leur attachant des billets sous les ailes, dans l'espoir que ces billets tomberaient dans les mains d'un ami ou d'un �tranger compatissant. Le gouverneur de la Bastille, Bernaville, successeur de Saint-Mars, ayant �t� averti des messages que les pigeons portaient de la sorte aux prisonniers, fit tuer � coups de fusil tous les oiseaux qui avaient leurs nids autour de la Bastille ou qui osaient s'en approcher.
Un prisonnier, nomm� Liard, que Constantin de Renneville eut pour compagnon de chambre et de cachot, avait apprivois� des rats qui mangeaient et couchaient avec lui. Cet homme, coupable d'avoir affich� des libelles contre le roi et la cour, n'ayant personne au monde qui s'int�ress�t � sa libert�, s'�tait attach� � sa prison par l'affection qu'il avait su inspirer � de vils animaux: il ne se plaisait qu'avec eux, et maudissait quiconque partageait l'horrible pourpoint de pierre o� il croupissait sur la paille: �Il les connaissait tous par les noms qu'il leur avait impos�s et les distinguait les uns des autres; l'un s'appelait Ratapon, l'autre le Goulu, cet autre le Friand, et ainsi des autres. Quand il mangeait, vous voyiez tous ces rats venir autour de son plat faire une musique enrag�e, pendant que, lui, s'empressait � les mettre d'accord. 'Allons, Goulu,' disait-il � l'un, 'tu manges trop vite! laisse approcher le Friand, qu'il en ait sa part. Pourquoi as-tu mordu Ratapon?'� Et t�chait � policer ces b�tes indociles, comme si elles avaient eu de l'intelligence... �Si j'avais tu� quelqu'un de ces vilains animaux,� dit le t�moin oculaire, �il m'aurait saut� � la gorge. C'�tait un plaisir qui m'a diverti bien des fois, de lui voir appeler ces b�tes par leurs noms. Vous les voyiez sortir de leurs crevasses, comme pour venir recevoir ses ordres: il leur donnait un petit morceau de pain; apr�s quoi, il les renvoyait dans leurs trous en les frappant d'un petit coup sur la queue.�
Les rats et les souris jouaient un grand r�le dans les passe-temps et les affections des prisonniers; mais lorsque la spirituelle mademoiselle de Launay, plus connue sous le nom de madame de Staal, fut conduite � la Bastille par la d�couverte de la conspiration Cellamare, elle ne put surmonter la r�pugnance que lui inspiraient ces animaux, et elle invoqua contre eux la protection des chats, qu'elle aimait. �Je ne sentis point en prison,� dit-elle dans ses M�moires, �l'ennui qu'on y redoute g�n�ralement... Je m'en garantis, quand je fus plus calme, par les occupations que je me fis et par tous les amusemens qui se pr�sent�rent � moi, que j'avais besoin de recueillir. Ce n'est pas l'importance des choses qui nous les rend pr�cieuses, c'est le besoin que nous en avons. Je fus �tonn�e du parti que je tirai d'une chatte que j'avais demand�e simplement dans l'intention de me d�livrer des souris dont j'�tais pers�cut�e. Cette chatte �tait pleine, elle fit des petits chats, et ceux-ci en firent d'autres. J'eus le loisir d'en voir plusieurs g�n�rations. Cette jolie famille faisait des jeux et des danses devant moi, dont je me divertissais bien, quoique je n'aie jamais aim� aucune sorte de b�te.� Le malheur donne de la bont� aux cœurs les plus secs: Mademoiselle de Launay, qui ne put pas conserver un ami � la cour, resta fid�le � ses chats en prison.
Mais, en g�n�ral, le temps de la captivit� n'�tait point assez prolong� pour que le prisonnier e�t recours � ce genre de distraction; l'effet ordinaire d'une lettre de cachet ne d�passait pas quelques mois, pendant lesquels on vivait trop hors de la prison par le souvenir et l'esp�rance pour y vouloir prendre racine par des habitudes et des affections. La lecture d�frayait donc presque seule les loisirs des d�tenus, qui �taient souvent devenus pensionnaires de la Bastille � cause des livres qu'ils avaient �crits ou publi�s. L'abb� Lenglet Dufresnoy, qui fit sept ou huit voyages dans les prisons d'�tat, d�clarait ing�nument qu'il n'avait nulle part trouv� autant de tranquillit� pour l'�tude, et d�s qu'il voyait entrer dans sa chambre l'exempt de police charg� de l'arr�ter, loin de se troubler et de s'affliger, il r�clamait seulement la permission d'appr�ter son linge, ses livres, et ses manuscrits; puis il �crivait � son libraire: �Je vais terminer promptement l'ouvrage que vous savez; on me m�ne, de par le roi, dans mon cabinet de travail.�
� la Bastille, Freret relut avec fruit tous les auteurs de l'antiquit�, et r�digea une grammaire chinoise; Voltaire �baucha plusieurs trag�dies et m�dita son avenir litt�raire; Marmontel r�digea ses Contes Moraux. � Vincennes, Fr�ron, qui ne pouvait se figurer lire Ovide dans la relation des Miracles de saint Ovide, qu'on lui avait apport�e par un quiproquo j�suitique, employait la journ�e � cuver le vin qu'il buvait le matin, �pour �tre en �tat,� disait-il, �de supporter l'ennui de ce terrible pr�dicateur appel� le donjon de Vincennes.� Diderot pilait de l'ardoise, la faisait infuser dans du vin et taillait un cure-dent, pour �crire sur les marges de son Platon l'Essai philosophique sur les r�gnes de Claude et de N�ron. L'abb� Prieur, qui en �tait r�duit pour se distraire � commenter et � r�futer la grammaire fran�aise de Vailly sur le grabat o� il mourut, ne r�ussit pas � obtenir du lieutenant de police un Nouveau-Testament, grec et latin, pour sanctifier ses souffrances.
Ce n'�taient l� que des gens de lettres et des philosophes: on les honorait encore de quelques �gards, de quelques m�nagemens, parce qu'ils sortaient toujours de prison la plume � la main. Mais les prisonniers que l'on craignait moins apr�s ces rudes �preuves, ceux qui n'en devaient pas de long-temps voir le terme, ceux qui sentaient peser sur leur t�te la vengeance d'un ennemi puissant, ils retombaient quelquefois dans les horreurs de l'ancienne Bastille, o� la torture morale surpassait encore la torture physique: combien de mis�rables, lentement assassin�s par l'oisivet� et l'abrutissement au fond de ces t�n�breux cachots, o� Latude languit trente-quatre ans! Quel s�jour, que ces antres de pierre que le jour ne visitait jamais, o� se concentrait un air empoisonn�, o� le sol fangeux s'exhaussait d'immondices, o� rampaient les crapauds et la vermine! Eh bien! pour �chapper � l'ennui, plus redoutable encore que cette mortelle prison, les �tres livides et d�charn�s qui s'y mouraient, oubli�s des hommes, cherchaient une occupation, un int�r�t, un plaisir, dans cette vermine m�me dont ils �taient d�vor�s: ils apprivoisaient, ils instruisaient des puces!
Latude, ce g�nie actif et pers�v�rant qui ne put se montrer que dans les prodiges de son �vasion, ne perdait pas l'espoir de la renouveler avec des efforts plus incroyables encore; mais en attendant que les circonstances la favorisassent, il avait besoin de d�penser le trop plein de son imagination, et d'exercer les belles facult�s de cette intelligence qui lui aurait acquis une sup�riorit� r�elle dans quelque carri�re qu'il e�t suivie, s'il ne s'�tait pas vu, � vingt ans, retranch� de la vie sociale par l'inexplicable vengeance de madame de Pompadour. Ce fut surtout pour se procurer les moyens d'�crire qu'il eut besoin de toutes les ressources de son invention: �Pour remplacer le papier, qui me manquait,� raconte-t-il dans ses M�moires assez mal r�dig�s par l'avocat Thierry, et peut-�tre trop souvent empreints de romanesque, �je pris pendant long-temps la mie du pain qu'on me donnait; je la broyais dans mes mains, je la p�trissais avec ma salive; puis, en l'aplatissant, j'en fis des tablettes de six pouces carr�s ou environ et de deux lignes d'�paisseur. � d�faut de plume, je pris l'ar�te triangulaire que l'on trouve sous le ventre des carpes: elles sont larges et fortes; en les fendant, on peut les employer facilement au lieu de plume. Il ne me manquait plus que de l'encre: mon sang pouvait y suppl�er, et je m'en servis. Je tirai des fils d'un pan de ma chemise; je liai fortement la premi�re phalange de mon pouce pour en faire enfler l'extr�mit�, que je per�ai avec l'ardillon d'une de mes boucles. Mais chaque piq�re ne me fournissait que peu de gouttes de sang, il fallait les renouveler souvent. D�j� tous mes doigts en �taient pleins, ce qui avait caus� une irritation forte et une enflure dont je craignais les suites. D'un autre c�t�, � chaque lettre que j'�crivais, mon sang se figeait et j'�tais oblig� de tremper ma plume de nouveau. Pour rem�dier � ces inconv�niens, je fis couler quelques gouttes de mon sang dans un peu d'eau au fond de mon gobelet; je d�layai le tout ensemble, ce qui me fit une encre tr�s-coulante, et, par ce moyen, je parvins � �crire tr�s-lisiblement et � r�diger un m�moire.�
Qu'�crivait-il ainsi avec son sang sur ces tablettes de mie de pain? des projets d'�conomie politique, des plans d'administration civile et militaire, des r�flexions de morale publique, le tout destin� � r�former les erreurs et les abus du gouvernement! Ces curieuses tablettes, que le prisonnier remit lui-m�me au savant j�suite le p�re Griffet, aum�nier de la Bastille, ne furent pas m�me conserv�es dans les archives de cette forteresse, comme l'�chelle de corde et les divers instrumens qui avaient servi � l'�vasion de Latude. Il �crivit encore avec d'autres proc�d�s non moins ing�nieux: ses chemises et ses mouchoirs lui tinrent lieu de papier, et sa passion calligraphique ne se d�couragea pas m�me dans un cachot tout-�-fait obscur, o�, pendant les courts intervalles de ses repas, il profitait de la lumi�re qui lui �tait accord�e, pour tracer sur la toile, avec son sang ou avec du charbon pil�, le triste r�cit de ses souffrances.
Il ne fut pas toujours seul et abandonn� � lui-m�me durant cette affreuse captivit� de trente-quatre ans: apr�s avoir �t� s�par� de son ami d'Al�gre, qui avait partag� les travaux inou�s et l'heureuse issue de sa premi�re �vasion, il chercha dans d'abjects animaux une autre sorte d'amiti� qui l'aid�t du moins � supporter le fardeau de la solitude: ces nouveaux amis �taient des rats qu'il avait apprivois�s. �Je leur ai d�,� dit-il, �la seule distraction heureuse que j'aie �prouv�e dans tout le cours de ma longue infortune.� Ces rats l'incommodaient beaucoup, en venant lui disputer la paille de son lit et en le mordant m�me au visage; il r�solut, puisqu'il �tait forc� de vivre avec eux, de leur inspirer de l'affection. Un jour, un gros rat �tant sorti de la meurtri�re, il l'appela doucement et lui jeta des miettes de pain, que ce rat vint prendre apr�s quelque h�sitation et emporta dans son trou. Le lendemain, le rat reparut et se fit moins prier pour s'emparer du pain qu'on lui offrait; le troisi�me jour, ce rat devint plus familier et aussi plus vorace, parce que Latude se priva d'une partie de sa ration de viande pour attirer ce commensal affam�; les jours suivans, le rat, dont la confiance augmentait � chaque repas, alla en trottinant qu�rir sa pitance dans la main du prisonnier. Ce n'est pas tout: l'exemple est aussi contagieux chez les rats que chez les hommes. Ce rat changea de r�sidence et appela dans le cachot sa femelle et sa famille, compos�e de cinq ou six ratons; ils se fix�rent tous aupr�s de Latude, qui leur donna des noms et leur apprit � cabrioler pour gagner leur p�ture, suspendue en l'air � deux pieds du sol. Cette soci�t� de rats se trouvaient si bien d'�tre h�berg�s aux d�pens de leur ma�tre et seigneur, qu'ils montraient les dents aux intrus qui essayaient de s'introduire dans leurs rangs: ils multipli�rent patriarchalement jusqu'au nombre de vingt-six, gros et petits, nourris comme Latude avec le pain du roi.
Les araign�es �taient sans doute d'un caract�re plus sauvage et moins reconnaissant que les rats, car Latude ne put jamais r�ussir � en apprivoiser une seule. Il eut beau leur pr�senter des mouches et des insectes, il eut beau les appeler en sifflant et en jouant du flageolet (il avait fabriqu� cet instrument avec un morceau de sureau qu'il trouva dans la paille de son lit), il eut beau les enlever de leur toile et les retenir de force sur sa main; ces araign�es ne se laiss�rent pas s�duire, et il finit par conclure que celle de Pelisson n'avait exist� que dans les livres et la tradition. Cependant le baron de Trenck, enferm� � la m�me �poque dans la forteresse de Magdebourg, avait su tirer meilleur parti des araign�es de sa prison: il s'�tait m�me promis de rendre un �clatant hommage au merveilleux instinct de ces insectes, et il e�t fourni de puissans argumens en faveur du syst�me de l'�me des b�tes.
Il raconte seulement dans ses M�moires l'histoire touchante de la souris qu'il avait apprivois�e au point qu'elle jouait avec lui et venait manger dans sa bouche. �Je ne saurais tracer ici,� dit-il, �toutes les r�flexions que fit na�tre en moi l'�tonnante intelligence de ce petit animal.� Une nuit, la souris, courant, sautant, grattant, rongeant, fit tant de bruit, que le major, appel� par les sentinelles, commanda une ronde dans la prison et visita lui-m�me les serrures et les verroux, pour s'assurer qu'on n'ex�cutait pas une tentative d'�vasion. Le baron de Trenck avoua que tout ce bruit provenait de sa souris, qui ne dormait pas et qui demandait la libert� pour lui. Le major confisqua la souris et la transf�ra dans la chambre de l'officier de garde; le lendemain, la souris, qui avait travaill� de grand courage pour percer la porte de l'endroit o� elle �tait enferm�e, attendit l'heure du d�ner pour rentrer chez son ma�tre � la suite du ge�lier. Trenck fut bien surpris de la retrouver grimpant dans ses jambes et lui faisant mille caresses. Le major se saisit une seconde fois du pauvre animal, qu'il refusa de restituer au prisonnier; mais il en fit don � sa femme, et celle-ci, qui la mit en cage pour la conserver, esp�rait la consoler par une nourriture choisie et abondante. Deux jours apr�s, la souris, qui ne mangeait plus, fut trouv�e morte. Le chagrin l'avait tu�e.
Le baron de Trenck, qui composait des vers allemands et fran�ais avec autant de go�t que le roi de Prusse, ne fut pas embarrass� de les �crire, quoique le grand Fr�d�ric e�t d�fendu sous peine de mort de lui parler et de lui donner encre ou plume. �Pour y suppl�er,� dit-il, �je me faisais une piq�re au doigt; j'en recueillais le sang, et lorsqu'il venait � se cailler, je le chauffais dans ma main; puis j'en faisais �couler la partie liquide et je jetais le reste. C'est ainsi que je parvins � me faire de bonne encre bien coulante, avec laquelle je pouvais �crire, et qui me servait en m�me temps de couleur quand je voulais peindre.� La plume qu'il avait invent�e fut tour � tour un brin de paille, un cure-dent et un os de chapon. En outre, � l'aide d'un clou tir� du plancher, il cisela ses gobelets d'�tain avec tant d'habilet� et de d�licatesse, que ces gobelets, couverts de dessins et de devises, �taient vendus � des prix fort �lev�s. C'est � un de ces gobelets qu'il dut sa d�livrance, et l'imp�ratrice Marie-Th�r�se, dans les mains de qui le hasard fit tomber ce chef-d'œuvre d'art et de patience, s'interposa aupr�s du roi Fr�d�ric pour obtenir la gr�ce d'un innocent, apr�s plus de neuf ans de fers.
Les prisons d'�tat n'�taient pas plus dures en Allemagne qu'en France, o� les lettres de cachet se distribuaient et m�me se vendaient par milliers. � la fin du r�gne de Louis XV, les ministres se faisaient un jeu de la libert� des citoyens les plus recommandables. La Bastille ne fut jamais mieux remplie que sous les minist�res du duc de La Vrilli�re et du comte de Saint-Florentin. Ce dernier eut le d�plorable courage de faire arr�ter La Chalotais, procureur du parlement de Bretagne, accus� d'avoir insult� le roi dans des billets anonymes, et seulement coupable de s'�tre oppos� aux envahissemens du pouvoir royal en Bretagne. La Chalotais, conduit � Saint-Malo et enferm� dans la citadelle, fut priv� des moyens de se d�fendre et de r�pondre � ses calomniateurs, pendant que son proc�s s'instruisait avec une lenteur calcul�e; mais, � peine relev� d'une maladie mortelle, il rassembla ses forces pour composer trois m�moires justificatifs, qui sortirent de sa prison comme une voix du ciel. Il les avait �crits avec un cure-dent et une encre faite de suie dans de l'eau sucr�e et du vinaigre, sur des papiers qui servaient � envelopper du sucre et du chocolat. �J'ai re�u le M�moire de l'infortun� La Chalotais,� dit Voltaire, dans une de ses lettres. �Malheur � toute �me sensible qui ne sent pas le fr�missement de la fi�vre en le lisant! Son cure-dent grave pour l'immortalit�!...�
Quand Louis XVI monta sur le tr�ne, l'aspect des prisons changea tout-�-coup, et bient�t le vertueux Malesherbes fit p�n�trer les rayons de la justice et de l'humanit� dans les plus profonds souterrains de la Bastille, qu'�branlait d�j� un cri unanime de mal�diction. Sous le minist�re de Malesherbes, Mirabeau, qui avait fait son apprentissage de prisonnier dans la citadelle de l'�le de Rh�, au ch�teau d'If et au fort de Joux, entra au donjon de Vincennes pour une d�tention de quarante-deux mois. Mirabeau consacra, pour ainsi dire, le temps de cette d�tention � sa ma�tresse, madame de Monier, enferm�e aussi dans un couvent: il correspondait librement avec Sophie, par l'entremise du lieutenant de police Lenoir, qui avait consenti � faire passer les lettres des deux amans, pourvu qu'elles retournassent en d�p�t � son secr�tariat. Ce piquant �change de lettres d'amour ne suffisait pas � l'inqui�te et d�vorante activit� de Mirabeau, qui noircissait une immense quantit� de papier qu'on lui fournissait � discr�tion, ainsi que des livres: il traduisait Tibulle et les Baisers de Jean second; il �crivait des romans et des po�sies �rotiques; il improvisait son �loquent plaidoyer contre les lettres de cachet et les prisons d'�tat. Ces occupations litt�raires n'�taient au fond que des alimens destin�s � �teindre les app�tits immod�r�s d'un temp�rament de feu: au milieu de ses lectures et de ses commentaires de la Bible, c'�tait toujours Sophie qu'il couvrait de baisers en approchant de ses l�vres les tresses de cheveux qu'elle lui envoyait: c'�tait Sophie enfin qui jour et nuit remplissait sa prison.
Elles n'�taient plus, ces horribles prisons de Constantin de Renneville et de Latude, quoique la Bastille f�t encore debout. Lorsqu'elle tomba sous les coups des haines populaires amass�es depuis quatre si�cles, on n'eut pas le loisir d'�couter les lugubres r�v�lations qui sortaient de ces ruines, et le public, qui avait fait une sorte d'ovation � Latude, pr�ta l'oreille � peine au r�cit de trente-neuf ans de captivit� que voulut lui raconter Le Prevot de Beaumont. La r�volution, qui commen�ait, pr�parait des prisons moins effrayantes et plus tyranniques, des captivit�s moins longues et plus atroces. Louis XVI, prisonnier au Temple, en sortit bient�t pour marcher � la guillotine; Madame �lisabeth tricotait en attendant son arr�t de mort, et le jeune dauphin, portant d�j� des germes de mort dans son sein, tandis que l'inf�me Simon tuait chez lui le moral, le fils de Louis XVI d�tachait les carreaux de sa chambre pour en faire des petits palets!
Les prisons r�volutionnaires avaient une physionomie toute particuli�re: on y �tait presque libre, si ce n'est qu'on n'avait gu�re de d�livrance � esp�rer que de l'�chafaud. Cette r�union de personnes distingu�es par leur naissance, leur �ducation, et leur rang social, conservait fid�lement sous les verroux toutes les traditions de la haute soci�t� �l�gante et spirituelle qui devait dispara�tre avec ses derniers repr�sentans. Les femmes faisaient de la toilette; les hommes devenaient amoureux et rivaux. Il y avait des po�tes qui rimaient, des peintres qui peignaient, des musiciens qui chantaient, des militaires qui combinaient des plans de campagne. � la douce vie qu'on e�t men�e au Luxembourg, � Saint Lazare, � l'Abbaye et au Ch�telet, si le tribunal de sang n'avait pas r�clam� chaque jour sa provision de victimes! Roucher, l'auteur du po�me des Mois, quoique incarc�r� � Sainte-P�lagie, continuait l'�ducation de ses enfans par correspondance, poursuivait l'ach�vement de ses ouvrages commenc�s, traduisait Virgile en vers, et classait un herbier avec les plantes que sa fille lui choisissait au jardin du Mus�um. Ces fleurs, ces feuillages, apportaient comme un parfum de libert� dans sa prison. Il contemplait m�lancoliquement cette esp�ce de tribut que la nature envoyait � son po�te prisonnier, et ses pens�es tombaient d'elles-m�mes dans le moule du vers.
Ces touchantes allocutions de Roucher aux fleurs cueillies par sa fille furent interrompues par l'arriv�e de la charrette qui le conduisit � l'�chafaud avec Andr� Ch�nier et le baron de Trenck.
Sous l'empire, les prisons redevinrent � peu pr�s ce qu'elles avaient �t� du temps de Louis XIV, myst�rieuses, imp�n�trables, terribles. M. Saintine les a peintes dans Picciola, et il n'est pas possible d'ajouter un coup de pinceau � cette peinture vraie et saisissante. Sous la restauration, les prisons perdirent tout-�-fait leur caract�re solennel, grave, et redoutable: un prisonnier, f�t-ce un criminel d'�tat, avait le droit de discuter � grand fracas, par l'organe de la presse; l'assassin du duc de Berry, Louvet, n'�tait pas trait� autrement qu'un garde national aux arr�ts, except� pour les pr�cautions de surveillance; le journaliste Magalon, encha�n� c�te � c�te avec un gal�rien qu'on transf�rait � Bic�tre, fit retentir pendant six mois tous les �chos de la pol�mique quotidienne; on n'eut point assez de col�re et d'indignation contre le pouvoir, qui ordonna la translation de Fontan � Poissy. Depuis la r�volution de juillet, cet �tat de choses a empir� ou s'est am�lior�, selon le point de vue d'o� on l'examine: les prisons les plus �pouvantables ont un r�gime plus doux et plus b�nin que celui des coll�ges de l'universit�; on y a des livres, des plumes, de l'encre, et du papier plus qu'on n'en peut consommer; on y fume; on y boit; on y est parfaitement, en un mot, hormis qu'on est en prison. Les r�gicides P�pin et Fieschi ne tarissaient pas sur tous les �gards qu'on avait pour eux, et Dieu sait la ch�re qu'ils faisaient. Quant aux prisonniers d'�tat de la citadelle de Ham, ils ont reconnu que la souverainet� du peuple, telle que le gouvernement actuel l'a entendue, n'est pas plus cruelle � l'�gard de ses ennemis que la l�gitimit� de la branche a�n�e envers les siens. On peut dire qu'il n'y a plus de prison d'�tat possible en France, m�me au mont Saint-Michel.
Mais la prison d'�tat, la prison dure, a r�sist� dans les gouvernemens absolus aux syst�mes p�nitentiaires des philanthropes, et Silvio Pellico, sous les plombs de Venise, nous rappelle les anciens habitans de notre Bastille; et ce noble, ce g�n�reux Andryane, enseveli dix ans, quoique Fran�ais, dans le tombeau du Spielberg, nous apprend que les raffinemens barbares de la captivit� du baron de Trenck subsistent encore sous la protection de l'empereur d'Autriche: Andryane, priv� de ses livres, �crivait avec la pointe d'une aiguille sur les parois de son cachot, et y recomposait une biblioth�que � l'aide de ses souvenirs; Sylvio Pellico, en m�ditant sur les secrets de la cr�ation et de la Providence, nourrissait des fourmis et approvisionnait une araign�e. Heureux s'ils avaient eu l'un et l'autre � leur disposition la fleur miraculeuse du prisonnier de F�nestrelle!
Paul L. Jacob, bibliophile.
Je viens de relire mon œuvre, et je tremble en vous l'offrant. Cependant, qui mieux que vous peut l'appr�cier?
Vous n'aimez ni les gros romans, ni les longs drames.
Mon livre n'est ni un drame, ni un roman.
L'histoire que je vais vous conter, madame, est simple, tellement simple, que jamais plume peut-�tre n'aborda un sujet plus audacieusement restreint! Mon h�ro�ne est si peu de chose! Non que je veuille d'avance, en cas d'insucc�s, en rejeter la faute sur elle! Dieu m'en garde! Si l'action de cet ouvrage est peu apparente, la pens�e n'en est pas d�pourvue de grandeur, le but en est �lev�, et si je ne l'atteins pas, c'est que les forces m'auront manqu�. J'attache du prix pourtant � sa r�ussite, car j'y ai d�pos� des convictions profondes; et, par un sentiment de bienveillance plut�t que de vanit�, j'aime � croire que si la foule des liseurs vulgaires le rejette et le d�daigne, pour quelques-uns, du moins, il ne sera pas sans charme, pour quelques autres sans utilit�.
La v�rit� des faits est-elle pour vous de quelque valeur? Ici je la certifie, et vous l'offre en compensation de ce que vous regretterez peut-�tre de ne pas trouver suffisamment dans ce volume.
Vous vous rappellez cette bonne et gracieuse femme, morte depuis quelques mois seulement, la comtesse de Charney, dont le regard, quoique voil� par une pens�e de deuil, vous frappa, tant il portait une double et c�leste empreinte.
Ce regard si candide, si doux, qui vous caressait en vous parcourant, qui vous dilatait le cœur en s'arr�tant sur vous, et dont on se d�tournait malgr� soi-m�me, pour le rechercher bient�t; ce regard, d'abord presque timide comme celui d'une jeune fille, vous l'avez vu ensuite briller, s'animer, jeter des flammes, et trahir tout-�-coup des sentimens de force, d'�nergie et de d�vouement. Eh bien! ce regard, c'�tait toute la femme! Cette femme, c'�tait le m�lange incroyable de la douceur et de l'audace, de la faiblesse des sens et de la r�solution de l'�me; c'�tait une lionne terrible, qu'un enfant apaisait d'un mot; c'�tait une colombe craintive, capable de porter la foudre sans trembler, s'il se f�t agi de la d�fense de ses amours,—de ses amours de m�re s'entend!
Telle je l'ai connue, telle d'autres l'avaient connue long-temps avant moi, alors que son �me ne s'exaltait que dans son culte de fille, puis d'�pouse. C'est avec un plaisir bien vif que je vous entretiens ici de cette noble cr�ature: les occasions seront trop rares o� je pourrai vous en parler encore. Elle n'est pas l'h�ro�ne principale de cette histoire.
Dans l'unique visite que vous lui f�tes � Belleville, o� elle s'�tait fix�e pour toujours, car le tombeau de son mari est l� (et le sien aussi maintenant), plusieurs choses sembl�rent vous �tonner. Ce fut d'abord la pr�sence d'un vieux domestique, � cheveux blancs, assis aupr�s d'elle � table. Vous par�tes surtout vous stup�fier en entendant ce domestique, aux gestes brusques, aux mani�res communes, m�me pour des gens de cette classe, tutoyer la fille de la comtesse, et la jeune femme, �l�gante et par�e, belle comme sa m�re l'avait �t�, r�pondre au vieillard avec d�f�rence et respect, avec amiti� m�me, en l'interpellant du titre de parrain: en effet, elle est sa filleule. Puis, peut-�tre il vous souvient d'une fleur dess�ch�e, effac�e de couleurs, enferm�e dans un riche m�daillon, et, lorsque vous l'interroge�tes sur cette relique, de l'expression douloureuse qu'exprima la figure de la pauvre veuve. Elle laissa m�me, je crois, votre demande sans r�ponse: c'est que cela e�t exig� du temps, et ne pouvait s'adresser � un indiff�rent.
Cette r�ponse, je vais vous la faire aujourd'hui.
Honor� de l'affection de cette excellente femme, plus d'une fois, en face de ce m�daillon, assis entre elle et son vieux serviteur, j'ai entendu, de l'un et de l'autre, sur cette fleur fan�e, des r�cits longs et d�taill�s, qui m'ont �mu vivement. J'ai long-temps gard� entre mes mains les manuscrits du comte, sa correspondance et le double journal de sa prison, sur toile et sur papier: pi�ces justificatives et documens historiques ne m'ont pas manqu�.
Ces r�cits, je les ai retenus pr�cieusement dans ma m�moire; ces manuscrits, je les ai compuls�s attentivement; cette correspondance, j'en ai extrait des fragmens pr�cieux; ce journal, j'y ai puis� mes inspirations, et si je parviens � faire passer dans votre �me le sentiment dont je fus saisi moi-m�me en pr�sence de tous ces souvenirs du captif, c'est � tort que j'aurai trembl� pour la destin�e de ce livre.
Encore un mot. J'ai conserv� � mon h�ros son titre de comte, dans un temps o� les d�nominations nobiliaires avaient cess� d'avoir cours; c'est que toujours on me le d�signait ainsi, soit en fran�ais, soit en italien. Dans ma m�moire, son nom �tait invariablement clou� � son titre: titre et nom, j'ai tout laiss� aller au courant de la plume.
Vous voil� avertie, madame. Ne demandez donc pas � ce livre des �v�nemens de haute importance, ni m�me un r�cit attrayant sur quelque aventure amoureuse. J'ai parl� d'utilit�, et � qui un r�cit d'amour peut-il �tre utile? Dans ce doux savoir surtout, pratique vaut mieux que th�orie, et chacun a besoin de sa propre exp�rience: cette exp�rience, on court joyeusement au-devant d'elle pour l'acqu�rir, et on ne se soucie gu�re de la trouver toute faite dans des livres. Les vieillards, devenus moralistes par n�cessit�, auront beau s'�crier:—�vitez cet �cueil, sur lequel nous nous sommes bris�s autrefois! les jeunes gens r�pondront:—Cette mer que vous avez brav�e, nous voulons la braver � notre tour, et nous r�clamons notre droit de naufrage.
Il y a cependant encore de l'amour dans ce que je vais vous conter; mais il ne s'agit ici, avant tout, que de l'amour d'un homme pour... Vous le dirai-je?... Non; lisez, et vous saurez.
X. Boniface-Saintine.
Le comte Charles V�ramont de Charney, dont le nom sans doute n'est pas encore enti�rement oubli� des savans de notre temps, et pourrait m�me au besoin se retrouver sur les registres de la police imp�riale, �tait n� avec une prodigieuse facilit� d'apprendre; mais sa haute intelligence, fa�onn�e dans les �coles, y avait contract� le pli de l'argumentation. Il discutait beaucoup plus qu'il n'observait. Bref, il devait faire plut�t un savant qu'un philosophe, et c'est ce qui lui advint.
D�s l'�ge de vingt-cinq ans, il poss�dait la connaissance compl�te de sept langues. Bien diff�rent de tant d'estimables polyglottes, qui semblent ne s'�tre donn� la peine d'�tudier divers idiomes qu'afin de pouvoir faire preuve d'ignorance et de nullit� devant les �trangers aussi bien que devant leurs compatriotes (car on peut �tre un sot en plusieurs langues), le comte de Charney usait de ces �tudes pr�paratoires pour s'avancer vers d'autres beaucoup plus importantes.
S'il avait de nombreux valets au service de son intelligence, chacun d'eux du moins avait sa charge, ses occupations et ses landes � d�fricher. Avec les Allemands, il s'occupait de la m�taphysique; avec les Anglais et les Italiens, de la politique et de la l�gislation; avec tous de l'histoire, qu'il pouvait interroger, en remontant jusqu'� ses sources premi�res, gr�ce aux H�breux, aux Grecs et aux Romains.
Il se livra donc tout entier � ces graves sp�culations, ne n�gligeant point les sciences accessoires qui s'y rapportaient. Mais bient�t, effray� de cet horizon qui s'�largissait devant lui, se sentant broncher � chaque pas dans ce labyrinthe o� il s'�tait engag�, fatigu� de poursuivre vainement une v�rit� douteuse, il n'envisagea plus l'histoire que comme un grand mensonge traditionnel, et tenta de la reconstruire sur de nouvelles bases. Il fit un autre roman, dont les savans se moqu�rent par envie, et le monde par ignorance.
Les sciences politiques et l�gislatives lui pr�sentaient quelque chose de plus positif; mais elles semblaient appeler tant de r�formes en Europe! Et lorsqu'il essaya d'en signaler quelques-unes � faire, les abus lui parurent tellement enracin�s dans l'�difice social, tant d'existences �taient assises et clou�es sur un faux principe, qu'il se d�couragea, ne se sentant ni assez de force ni assez d'insensibilit� pour renverser chez les autres ce que l'ouragan r�volutionnaire n'avait pu d�truire enti�rement chez nous.
Puis combien de braves gens, avec autant de lumi�res et de bonnes intentions que lui peut-�tre, avaient des th�ories en tout oppos�es � la sienne! S'il allait mettre le feu aux quatre coins du globe, pour un doute! Cette r�flexion l'humilia plus encore que les aberrations de l'histoire, et le laissa dans une perplexit� p�nible.
La m�taphysique lui restait.
C'est le monde des id�es. L� les bouleversemens paraissent moins effrayans, car les id�es se choquent sans bruit dans les espaces imaginaires, comme l'a dit un po�te allemand; v�rit� douteuse ainsi que tant d'autres, la pens�e muette a un �cho sonore.
Avec la m�taphysique, Charney croyait ne plus risquer le repos des autres; et il perdit le sien.
L� surtout, l�, plus il s'avan�a vers les profondeurs de la science, analysant, discutant, argumentant, plus il n'entrevit qu'obscurit� et confusion. L'insaisissable v�rit�, toujours fuyant � son approche, s'�vanouissait sous ses pas, et, moqueuse, semblait voltiger � ses yeux comme un feu follet, qui vous attire pour vous �garer. Il la voyait lumineuse devant lui, et elle s'�teignait sous son regard, pour rena�tre o� il ne la soup�onnait pas. Infatigable et tenace, s'armant de patience, il la suivait avec une prudente lenteur, pour la forcer dans son sanctuaire, et, rapide, elle s'�loignait; il voulait h�ter sa course pour l'atteindre, et d�s son premier mouvement il l'avait d�pass�e. Il croyait enfin la tenir! elle �tait sous sa main, dans sa main! et elle glissait entre ses doigts, se divisant, se multipliant sur des points diff�rens. Vingt v�rit�s brillaient � la fois autour de l'horizon de son intelligence: fanaux menteurs qui mettaient au d�fi sa raison! Ballott� entre Bossuet et Spinosa, entre le d�isme et l'ath�isme, tiraill� par les spiritualistes, les sensualistes, les animistes, les ontologistes, les �clectistes, et les mat�rialistes, il fut saisi d'un doute immense, qu'il r�solut enfin par une n�gation compl�te.
Laissant de c�t� les id�es inn�es et la r�v�lation des th�ologiens, la raison suffisante et l'harmonie pr��tablie de Leibnitz, la perception et la r�flexion de Locke, l'objectif et le subjectif de Kant, les sceptiques, les dogmatiques et les empiriques, les r�alistes et les nominaux, l'observation et l'exp�rience, le sentiment et le t�moignage, la science des choses particuli�res et la puissance des universaux, il se renferma dans un panth�isme grossier; il refusa de croire � une intelligence supr�me. Le d�sordre inh�rent � la cr�ation, les contradictions perp�tuelles entre les id�es et les choses, l'in�gale r�partition des biens et des forces fix�rent dans sa cervelle cette conviction que la mati�re aveugle avait seule tout produit, et seule organisait et dirigeait tout.
Le hasard devint son dieu, le n�ant fut son espoir! Il s'attacha � ce syst�me avec transport, presque avec orgueil, comme s'il l'e�t cr�� lui-m�me; se sentant heureux, en pleine incr�dulit�, d'�tre d�barrass� de tous les doutes qui l'avaient assi�g�.
La mort d'un parent venait de le laisser possesseur d'une vaste fortune. Il dit adieu � la science, et r�solut de vivre pour le bonheur.
Depuis l'installation du consulat aux affaires, la soci�t� en France s'�tait r�organis�e avec luxe, avec �clat. Au milieu des fanfares de la victoire, qui se faisaient entendre de tant de c�t�s � la fois, tout �tait joie et f�tes � Paris. Charney fr�quenta le monde—le monde opulent, le monde aimable et brillant, le monde des lumi�res, de la gr�ce, et de l'esprit; puis, au sein de ce tourbillon de vie oisive et occup�e, de ce grand mouvement de plaisir, il fut tout surpris de ne point se sentir heureux.
Des airs de contredanse, la parure des femmes, et les parfums qui s'exhalaient autour d'elles, voil� seulement ce qui lui parut m�riter quelque attention.
Il avait essay� d'une liaison d'intimit� avec des hommes r�put�s pour leur savoir et leur bon sens; mais qu'il les trouva faibles, ignorans et satur�s d'erreurs! Il les prit en piti�.
C'est l� un des grands inconv�niens de l'exc�s dans les sciences humaines; on ne trouve plus personne � son niveau; ceux m�me qui en savent autant que vous ne le savent pas comme vous. Du fa�te o� l'on est mont�, on voit les autres au-dessous de soi, mis�rables et petits; car, dans la hi�rarchie de l'intelligence, comme dans celle du pouvoir, l'isolement na�t de la grandeur. Vivre isol�, c'est le ch�timent de quiconque veut trop s'�lever!
Notre philosophe appela de plus en plus � son aide les jouissances mat�rielles et positives. Dans cette soci�t� renaissante, si long-temps sevr�e de joie et de f�tes, macul�e encore des orgies sanglantes de la r�volution, et qui, tra�nant apr�s elle ses lambeaux de vertus romaines, d�passait du premier bond les fastueuses orgies de la r�gence, il se signala par l'exag�ration de ses d�penses, de ses profusions, de ses folies! Efforts st�riles! Il eut des chevaux, des voitures, une table ouverte; il donna des concerts, des bals, des chasses; et le plaisir ne se montra nulle part avec lui! Il eut des amis pour l'aduler dans ses triomphes, des ma�tresses pour l'aimer dans ses instans de loisir, et, quoiqu'il e�t mis un bon prix � tout cela, il ne connut ni l'amiti� ni l'amour.
Toutes ces parades, toutes ces parodies de vie joyeuse, ne purent d�rider son cœur et le forcer � sourire une seule fois. Vainement il tenta de se laisser prendre en aveugle � toutes les amorces de la soci�t�. La sir�ne, � moiti� hors des eaux, faisait �clater devant l'homme sa beaut� de nymphe et sa voix s�ductrice; et le regard insens� du philosophe plongeait aussit�t malgr� lui sous l'onde pour y chercher le corps �cailleux et la queue bifurqu�e du monstre!
Charney ne pouvait plus �tre heureux ni par la v�rit� ni par l'erreur.
La vertu lui �tait �trang�re, le vice indiff�rent.
Il avait sond� la vanit� de la science, et le doux non-savoir lui �tait interdit. Les portes de cet �den se trouvaient ferm�es � jamais derri�re lui.
La raison lui semblait fausse; le plaisir lui semblait menteur.
Le bruit des f�tes le fatiguait; la retraite et le silence lui �taient p�nibles.
En compagnie, il s'ennuyait des autres; seul, il s'ennuyait de lui-m�me.
Une profonde tristesse le saisit.
L'analyse philosophique, malgr� tous ses efforts pour l'�carter, dominait toujours sa pens�e, et se m�lant � ses regards, ternissait, rapetissait, �teignait les plaisirs et le luxe au milieu desquels il vivait. Les �loges de ses amis, les baisers de ses ma�tresses, n'�taient plus pour lui que la monnaie courante avec laquelle on payait la part que l'on prenait de sa fortune, et ne t�moignaient que de la n�cessit� de vivre � ses d�pens!
D�composant tout, r�duisant tout � ses premiers �l�mens, par ce m�me esprit d'analyse, il fut atteint d'une singuli�re maladie; maladie affreuse, plus commune qu'on ne le pense, et qui s'attaque aux superbes pour les humilier. Dans le tissu du drap fin de ses habits, Charney croyait sentir l'odeur infecte de l'animal qui en avait fourni la laine; sur la soie de ses riches tentures, il voyait se promener le ver d�go�tant qui l'avait fil�e; sur ses meubles �l�gans, ses tapis, ses reliures, ses colifichets de nacre et d'ivoire, il ne voyait que des d�bris et des d�pouilles; la Mort, la Mort enjoliv�e, f�cond�e sous la sueur d'un sale artisan!
L'illusion �tait d�truite, l'imagination paralys�e.
Il fallait � Charney des �motions cependant. Cet amour incapable de s'arr�ter sur un seul objet, il pr�tendit l'�tendre sur un peuple entier. Il devint philanthrope!
Pour �tre utile � ces hommes qu'il m�prisait, de nouveau il se livra � la politique, non plus � la politique sp�culative, mais � la politique d'action. Il se fit initier � des soci�t�s secr�tes; sectaire, il s'effor�a de ressentir ce genre de fanatisme qui peut convenir encore aux esprits d�sillusionn�s. Il conspira enfin! Et contre qui? Contre la puissance de Bonaparte!
Peut-�tre cet amour patriotique, cet amour universel qui semblait l'animer, n'�tait-il au fond que de la haine pour un seul homme, dont la gloire et le bonheur l'importunaient.
L'aristocrate Charney en revenait aux principes d'�galit�; le fier gentilhomme, � qui on avait enlev� son titre de comte, qu'il tenait de ses p�res, ne voulait pas qu'on pr�t impun�ment celui d'empereur, qu'on ne pouvait tenir que de son �p�e.
Quelle fut cette conspiration? Peu importe! Il n'en manquait point � cette �poque. Je sais seulement qu'elle couvait de 1803 � 1804; mais elle n'eut m�me pas le loisir d'�clater: la police, providence occulte qui veillait d�j� aux destin�es du futur empire, l'�venta � temps. On ne jugea point � propos pour elle de faire du bruit, m�me celui d'une fusillade � la plaine de Grenelle. Les principaux chefs de la conjuration, surpris, enlev�s � domicile, condamn�s presque sans jugement, furent s�par�ment distribu�s dans les prisons, citadelles ou forteresses des quatre-vingt-seize d�partemens de la France consulaire.
Je me rappelle que traversant les Alpes grecques pour me rendre en Italie, moi, touriste, voyageant � pied, la sacoche sur l'�paule et le b�ton ferr� � la main, je m'arr�tai pensif � contempler, non loin du col de Rodoretto, un gros torrent, enfl� par la fonte des glaciers sup�rieurs. Le bruit qu'il faisait en roulant, les cascades �cumeuses dont son cours �tait parsem�, les couleurs vari�es dont ses eaux se montraient teintes, tour � tour jaunes, blanches, noires, t�moignant qu'il avait creus� son lit � travers des couches de marne, de calcaire et d'ardoise; les blocs �normes de marbre et de silex qu'il avait pu d�chausser, mais non arracher du sol, et qui formaient comme autant de cataractes, ajoutant un bruit nouveau � tous ces bruits, des cascades nouvelles � toutes ses autres cascades; les arbres entiers qu'il chariait sortant � moiti� de l'eau, ayant d'un c�t� leur feuillage agit� par le vent, qui soufflait avec force, et de l'autre tourment� par les flots bondissans, les fragmens de berges encore couverts de leur verdure, �lots d�tach�s de ses rivages, qui flottaient de m�me � la surface du torrent, et allaient se briser contre les arbres, comme les arbres se fracassaient en passant contre les blocs de marbre et de silex; tout ce clapotage, tous ces murmures, tout ce fracas, tous ces spectacles, resserr�s entre deux hautes rives escarp�es, me tinrent quelque temps en �moi et en m�ditation. Ce torrent, c'est le Clusone.
Je c�toyai ses bords, et j'arrivai avec lui dans l'une des quatre vall�es dites protestantes, en souvenir des anciens Vaudois, r�fugi�s l� jadis. Mon torrent n'avait plus son allure rapide et d�sordonn�e et ses cent voix hurlantes et glapissantes. Il s'�tait adouci, il avait rejet� ses arbres et ses �lots sur quelque rive aplatie ou dans le fond de quelque anse; ses couleurs s'�taient fondues en une seule, et la vase de son lit ne venait plus obscurcir sa surface. Coulant encore avec force, mais avec d�cence, propre, presque coquet, il singeait la petite rivi�re pour caresser de ses flots les murailles de F�nestrelle.
Je vis alors F�nestrelle, gros bourg c�l�bre par l'eau de menthe qu'on y fabrique, et plus encore par les forts qui couronnent les deux montagnes entre lesquelles le bourg est plac�. Ces forts, qui communiquent ensemble par des chemins couverts, avaient �t� d�mantel�s en partie durant les guerres de la r�publique; l'un d'eux cependant, r�par�, ravitaill�, �tait devenu prison d'�tat aussit�t que le Pi�mont �tait devenu France.
Eh bien! c'est l�, dans ce fort de F�nestrelle, que fut confin� Charles V�ramont, comte de Charney, accus� d'avoir voulu renverser le gouvernement r�gulier et l�gal de son pays, pour y substituer un r�gime de d�sordre et de terreur.
Le voici donc s�par� des hommes, du plaisir et de la science, ne regrettant ni les uns ni les autres, oubliant, sans trop d'amertume, cet espoir de r�g�n�ration politique qui un instant sembla ranimer son cœur us�, disant un adieu forc�, mais plein de r�signation, � sa fortune, dont toute la pompe n'a pu l'�tourdir; � ses amis, qui l'ennuyaient; � ses ma�tresses, qui le trompaient; ayant pour demeure, au lieu de son vaste et brillant h�tel, une chambre triste et nue; pour unique valet, son ge�lier; et renferm� seul avec sa pens�e d�solante.
Que lui importent � lui la tristesse et la nudit� de sa chambre! L'indispensable n�cessaire s'y trouve, et il est las du superflu. Son ge�lier m�me lui para�t supportable. Sa pens�e seule lui p�se.
Cependant, quelle autre distraction lui reste? Aucune. Du moins, il n'en voit point alors de possible.
Toute correspondance avec l'ext�rieur lui est interdite. Il ne poss�de et ne peut poss�der ni livres, ni plumes, ni papier. Ainsi l'exige la discipline de la prison. Ce n'e�t point �t� l� une privation pour lui autrefois, quand il ne songeait qu'� se d�rober au mal scientifique dont il �tait obs�d�. Aujourd'hui, un livre lui e�t donn� un ami � consulter ou un adversaire � combattre. Priv� de tout, s�questr� du monde, il fallut bien se r�concilier avec soi-m�me, vivre avec son ennemi, avec sa pens�e.
� qu'elle �tait �cre et accablante cette pens�e qui sans cesse l'entretenait de sa position d�sesp�r�e! qu'elle �tait froide et lourde pour lui, pour lui que la nature avait d'abord combl� de ses dons, que la soci�t� avait entour� d�s sa naissance de ses faveurs et de ses privil�ges; lui, aujourd'hui captif et mis�rable; lui, qui a tant besoin de protection et de secours, et qui ne croit ni � Dieu ni � la piti� des hommes!
Il essaie encore de se d�barrasser de cette pens�e qui le glace, qui le br�le quand il la laisse se d�battre enferm�e dans ses r�veries. De nouveau, il veut vivre avec le monde du dehors, dans le monde mat�riel. Mais qu'il se montre r�tr�ci devant son regard ce monde! Jugez-en.
Le logement occup� par le comte de Charney est � l'arri�re-partie de la citadelle, dans un petit b�timent �lev� sur les d�bris d'une ancienne et forte construction qui tenait autrefois aux ouvrages de d�fense de la place, mais que le d�veloppement des nouveaux travaux de fortifications a rendue inutile.
Quatre murs nouvellement blanchis � la chaux, et qui ne lui permettent m�me plus de retrouver les traces de ceux qui avant lui ont habit� ce lieu de d�solation; une table, sur laquelle il ne peut que manger; une chaise, dont la poignante unit� semble l'avertir que jamais un �tre humain ne viendra l�, s'asseoir pr�s de lui; un coffre pour son linge et ses v�temens; un petit buffet de bois blanc peint, � moiti� vermoulu, avec lequel contraste singuli�rement un riche n�cessaire en acajou, plac� dessus, et damasquin� d'argent sur toutes ses faces (c'est la seule part qu'on lui ait laiss�e de sa splendeur pass�e); un lit �troit, mais assez propre; une paire de rideaux de toile bleue, qui pendent � sa fen�tre comme un objet de luxe d�risoire, comme une raillerie am�re; car, vu l'�paisseur de ses barreaux, et le haut mur s'�levant � dix pieds en face, il ne doit craindre ni les regards curieux, ni l'importunit� des rayons trop ardens du soleil: tel est l'ameublement de sa chambre.
Au-dessus de lui, une autre chambre pareille � la sienne, mais vide, inoccup�e; car il n'a point de compagnons dans cette partie d�tach�e de la forteresse.
Le reste de son univers se borne � un escalier de pierre court et massif, tournant brusquement en spirale pour aboutir � une petite cour pav�e, enfonc�e dans un des anciens foss�s de la citadelle. C'est l� le lieu de promenade o�, deux heures par jour, il va prendre autant d'exercice et jouir d'autant de libert� que le permet le r�gime prescrit par le commandant.
De l� le prisonnier peut apercevoir la sommit� des montagnes et les vapeurs de la plaine; car les constructions de la forteresse, s'abaissant tout-�-coup � l'orient du pr�au, y laissent p�n�trer l'air et le soleil. Mais une fois enferm� dans sa chambre, un horizon de ma�onnerie frappe seul ses regards, au milieu de cette nature pittoresque et sublime qui l'entoure. � sa droite s'�l�vent les coteaux enchant�s de Saluces; � sa gauche se d�veloppent les derni�res ondulations des vall�es d'Aoste et les rives de la Chiara; il a devant lui les plaines merveilleuses de Turin; derri�re lui les Alpes, qui grandissent, s'�chelonnent, par�es de rochers, de for�ts et d'ab�mes, du mont Gen�vre au mont Cenis; et il ne voit rien, rien qu'un ciel brumeux suspendu sur sa t�te dans un cadre de pierres, rien que les pav�s de sa cour et le grillage de sa prison, rien que cette haute muraille qui lui fait face, et dont l'uniformit� fatigante n'est interrompue que, vers son extr�mit�, par une petite fen�tre carr�e, o� de temps en temps lui est apparue � travers les barreaux une figure triste et renfrogn�e.
Voil� le monde circonscrit o� d�sormais il lui faut chercher ses distractions et trouver ses joies!
Il s'�vertua l'esprit pour y r�ussir. Il crayonna, il charbonna les murs de sa chambre de chiffres et de dates qui lui rappelaient les �v�nemens heureux de sa jeunesse; mais qu'ils �taient en petit nombre! Il sortait de ces souvenirs le cœur plus affaiss�.
Puis son d�mon fatal, sa pens�e, revint avec ses convictions d�solantes, et il les formula en sentences terribles, qu'il inscrivit aussi sur son mur, pr�s des souvenirs sacr�s de sa m�re et de sa sœur!
Voulant triompher enfin de sa pens�e maladive et de son oisivet� pesante, il t�cha de se fa�onner aux choses frivoles et pu�riles; il courut de lui-m�me au-devant de cet abrutissement que donne le long s�jour des prisons: il s'y plongea, il s'y vautra avec transport.
Il parfila du linge et de la soie, le savant!
Il fit des chalumeaux de paille, il construisit des vaisseaux pavois�s avec des coquilles de noix, le philosophe!
Il fabriqua des sifflets, des coffrets cisel�s et des paniers � claire-voie, avec des noyaux, l'homme de g�nie! des cha�nes et des instrumens sonores avec l'�lastique de ses bretelles!
Puis il s'admira dans ses œuvres; puis, bient�t apr�s, le d�go�t le prit, et il foula tout aux pieds!
Pour varier ses occupations, il sculpta sur sa table mille dessins bizarres. Jamais �colier ne d�coupa son pupitre, ne le chargea d'arabesques, en relief et en intaille, avec plus de patience et d'adresse. Le pour-tour de l'�glise de Caudebec, la chaire et les palmiers de Sainte-Gudue, � Bruxelles, ne sont pas d�cor�s d'une plus grande profusion de figures sur bois. C'�taient des maisons sur des maisons, des poissons sur des arbres, des hommes plus hauts que des clochers, des bateaux sur les toits, des voitures en pleine eau, des pyramides naines et des mouches gigantesques. Tout cela horizontal, vertical, oblique, sens-dessus-dessous, p�le-m�le, t�te-b�che, v�ritable chaos hi�roglyphique, dans lequel parfois il s'effor�ait � chercher un sens symbolique, une suite, une action; car celui qui croyait tant � la puissance du hasard, pouvait bien esp�rer trouver un po�me complet sur les d�coupures de sa table, comme un dessin de Rapha�l sur les veines bigarr�es du buis de sa tabati�re.
Il s'ing�nia ainsi � multiplier des difficult�s � vaincre, des probl�mes � r�soudre, des �nigmes � deviner; et l'ennui, le formidable ennui, vint le surprendre encore au milieu de toutes ces graves occupations!
Cet homme dont la figure s'�tait montr�e � l'extr�mit� de la grande muraille e�t pu lui fournir des distractions plus r�elles peut-�tre; mais il semblait �viter son regard, se retirant de ses barreaux aussit�t que le comte paraissait vouloir l'examiner avec quelque attention. Charney le prit tout d'abord en haine. Il avait si bonne opinion de l'esp�ce, qu'il ne lui fallut pas plus que ce mouvement de retraite pour lui donner � penser que l'inconnu �tait un espion charg� de le surveiller jusque dans les loisirs de sa prison, ou un ancien ennemi jouissant de sa mis�re et de son abaissement.
Quand il interrogea le ge�lier l�-dessus, celui-ci dut le d�tromper.
—C'est un Italien, lui dit-il, bon enfant, bon chr�tien, car je le trouve souvent en pri�res.
Charney haussa les �paules.
—Et pourquoi est-il ici? lui demanda-t-il.
—Il a voulu assassiner l'empereur!
—Est-ce donc un patriote?
—Patriote? oh! non; mais le pauvre homme avait un fils et une fille, et il n'a plus qu'une fille; et son fils est mort en Allemagne... Un boulet lui a cass� une dent. Povero figliuolo!
—Alors c'�tait un transport d'�go�sme! murmura Charney.
—T�te-bleue! vous n'�tes pas p�re, signor conte? ajouta le ge�lier. Si mon petit Antonio, qui tette encore, devait �tre sevr� au profit de l'empire, qui a dans ce moment le m�me �ge que lui, � peu pr�s... Cristo santo! Mais silence, je ne veux loger � F�nestrelle qu'avec des clefs � ma ceinture et sous mon chevet.
—Et quelles sont aujourd'hui les occupations de ce hardi conspirateur?
—Il attrape des mouches, dit le ge�lier avec un regard demi-railleur.
Charney ne le d�testa plus; il le m�prisa.
—C'est donc un fou! s'�cria-t-il.
—Perche pazzo, signor conte? Plus nouveau que lui au logis, vous �tes d�j� devenu un ma�stro dans l'art de la sculpture sur bois. Pazienza!
Malgr� l'ironie qu'exprimaient ces derniers mots, Charney reprit ses travaux manuels, l'explication de ses hi�roglyphes, rem�des toujours impuissans contre le mal dont il �tait tourment�. Dans ces pu�rilit�s, dans ces ennuis, passa tout un hiver.
Heureusement pour lui, un nouveau sujet de distraction allait bient�t venir � son aide.
Un jour, � l'heure prescrite, Charney respirait l'air de la forteresse, la t�te baiss�e, les bras crois�s derri�re le dos, marchant pas � pas, lentement, doucement, comme pour agrandir l'�troite carri�re qu'il lui �tait permis de parcourir.
Le printemps s'annon�ait; un air plus doux dilatait ses poumons, et vivre libre, ma�tre du terrain et de l'espace, lui semblait bien d�sirable alors. Il comptait un � un les pav�s de sa petite cour, sans doute pour v�rifier l'exactitude de ses anciens calculs, car il n'�tait pas � les nombrer pour la premi�re fois, quand il aper�ut, l�, devant lui, sous ses yeux, un faible monticule de terre l�g�rement soulev� entre deux pav�s, et divis� b�ant � son sommet.
Il s'arr�te, et le cœur lui bat sans qu'il puisse s'en rendre compte. Mais tout est espoir ou crainte pour un captif! Dans les objets les plus indiff�rens, dans l'�v�nement le plus minime, il cherche une cause merveilleuse qui lui parle de d�livrance.
Peut-�tre ce faible d�rangement � la surface est-il produit par un grand travail dans l'int�rieur de la terre! Des conduits souterrains existent sous ce sol qui va s'effondrer, et lui livrer un passage � travers les champs et les montagnes! Peut-�tre ses amis ou ses complices d'autrefois emploient la sape et la mine pour arriver jusqu'� lui, et le rendre � la vie et � la libert�!
Il �coute, attentif, et croit entendre au-dessous de lui un bruit sourd et prolong�; il rel�ve la t�te, et l'air �branl� lui apporte les tintemens rapides du tocsin. Le roulement des tambours se r�p�te le long des remparts, comme un signal de guerre. Il tressaille, et porte � son front, mouill� de sueur, une main convulsive.
Va-t-il donc �tre libre! la France a-t-elle chang� de ma�tre!
Ce r�ve ne fut qu'un �clair. La r�flexion tua l'illusion. Il n'a plus de complices et n'eut jamais d'amis! Il �coute encore; les m�mes bruits frappent son oreille, mais en lui apportant d'autres pens�es. Ce n'est plus que le son lointain d'une cloche d'�glise qu'il entend tous les jours � la m�me heure, et le tambour qui bat le rappel accoutum�.
Il sourit am�rement et jette un regard de piti� sur lui-m�me, en songeant qu'un animal obscur, une taupe fourvoy�e de son chemin sans doute, un mulot qui a gratt� la terre sous ses pieds, lui a fait croire un instant � l'affection des hommes et au bouleversement du grand empire!
Il voulut en avoir le cœur net cependant, et s'accroupissant pr�s du petit monticule, il enleva l�g�rement du doigt l'une des parties de son sommet divis�, puis l'autre. Et il vit avec �tonnement que cette folle et rapide �motion dont il s'�tait senti saisi un instant n'avait m�me pas �t� caus�e par un �tre agissant, remuant, grattant, arm� de dents et de griffes, mais par une faible v�g�tation, une plante germant � peine, p�le et languissante. Il se releva profond�ment humili�, et l'allait �craser du pied, lorsqu'une brise fra�che, apr�s avoir pass� sur des buissons de ch�vrefeuille et de seringa, arriva jusqu'� lui, comme pour lui demander gr�ce pour la pauvre plante, qui, peut-�tre aussi, aurait un jour des parfums � lui donner.
Une autre id�e lui vint, qui l'arr�ta encore dans son mouvement de vengeance. Comment cette herbe tendre, molle, et si fragile qu'on l'e�t bris�e en la touchant, avait-elle pu soulever, diviser et rejeter en dehors cette terre s�ch�e et durcie au soleil, foul�e par lui-m�me et presque ciment�e aux deux fragmens de gr�s entre lesquels elle �tait resserr�e? Il se courba de nouveau et l'examina avec plus d'attention.
Il vit � son extr�mit� sup�rieure une esp�ce de double valve charnue qui, se repliant sur les premi�res feuilles, les pr�servait de l'atteinte des corps trop rudes, et les mettait � m�me de percer cette cro�te terreuse pour aller chercher l'air et le soleil.
—Ah! se dit-il, voil� tout le secret! Elle tient de sa nature ce principe de force, ainsi que les petits poulets, qui, avant de na�tre, sont d�j� arm�s d'un bec assez dur pour briser la coquille �paisse qui les renferme. Pauvre prisonni�re, tu poss�dais, du moins dans ta captivit� les instrumens qui pouvaient t'aider � t'en affranchir!
Il la regarda encore quelques instans, et ne songea plus � l'�craser.
Le lendemain, � sa promenade ordinaire, marchant � grands pas, distrait, il faillit mettre le pied dessus, et s'arr�ta tout court. Surpris lui-m�me de l'int�r�t que lui inspire sa nouvelle connaissance, il prend acte de ses progr�s.
La plante a grandi, et les rayons du soleil l'ont d�barrass�e � moiti� de cette p�leur maladive apport�e par elle en naissant. Il r�fl�chit sur la puissance que poss�de cette faible tige �tiol�e d'absorber l'essence lumineuse, de s'en nourrir, de s'en fortifier, et d'emprunter au prisme les couleurs dont elle se rev�t, couleurs assign�es d'avance � chacune de ses parties.
—Oui, ses feuilles, sans doute, pensa-t-il, seront teintes d'une autre nuance que sa tige; et ses fleurs donc! quelles couleurs auront-elles? Comment, nourries des m�mes sucs, pourront-elles emprunter � la lumi�re leur azur ou leur �carlate? Elles s'en rev�tiront cependant; car, malgr� la confusion et le d�sordre des choses d'ici-bas, la mati�re suit une marche r�guli�re quoique aveugle. Bien aveugle! r�p�ta-t-il; je n'en voudrais pour preuve que ces deux lobes charnus qui ont facilit� � la plante sa sortie de terre, mais qui, maintenant inutiles � sa conservation, se nourrissent encore de sa substance, et pendent renvers�s en la fatiguant de leur poids! � quoi lui servent-ils?
Comme il disait, et que la nuit �tait proche, nuit de printemps, parfois glaciale, les deux lobes se relev�rent lentement sous ses yeux, et, semblant vouloir se justifier du reproche, ils se rapproch�rent et renferm�rent dans leur sein, pour le prot�ger contre le froid et la morsure des insectes, ce tendre et fragile feuillage � qui le soleil allait manquer, et qui alors, abrit� et r�chauff�, dormit sous les deux ailes que la plante venait de replier mollement sur lui.
Le savant comprit d'autant mieux cette r�ponse muette, mais d�cisive, que les parois ext�rieures du bivalve v�g�tal avaient �t� entam�es, mordill�es, la nuit pr�c�dente, par de petites limaces dont elles conservaient encore les traces argent�es.
Cet �trange colloque, de pens�es d'un c�t� et d'action de l'autre, entre l'homme et la plante, n'en devait point rester l�. Charney ne s'�tait pas si long-temps occup� de discussions m�taphysiques, pour se rendre si facilement � une bonne raison.
—C'est bien, r�pliqua-t-il; ici, comme ailleurs, un heureux concours de circonstances fortuites a favoris� cette cr�ation d�bile. Na�tre arm� d'un levier pour soulever le sol, et d'un bouclier pour prot�ger sa t�te, c'�tait une double condition de son existence; si elle n'e�t �t� remplie, cette herbe serait morte �touff�e dans son germe, comme des myriades d'autres individus de son esp�ce, que la nature sans doute a cr��s imparfaits, inachev�s, inhabiles � se conserver et � se reproduire, et qui n'ont eu qu'une heure de vie sur la terre. Peut-on calculer combien de combinaisons fausses et impuissantes elle a essay�es pour parvenir � enfanter un seul �tre organis� pour la dur�e? Un aveugle peut atteindre au but; mais que de fl�ches il aura perdues avant d'arriver � ce r�sultat! Depuis des milliers de si�cles, un double mouvement d'attraction et de r�pulsion triture la mati�re; est-il donc �tonnant que le hasard ait tant de fois frapp� juste? Cette enveloppe peut prot�ger les premi�res feuilles, j'y consens; mais grandira-t-elle, s'�largira-t-elle pour conserver et garantir aussi les autres feuilles de la froidure et de l'attaque de leurs ennemis? Non! Rien donc n'a �t� calcul� l�-dedans; rien n'y est le fruit d'une pens�e intelligente, mais bien d'un hasard heureux!
Monsieur le comte, la nature vous garde encore plus d'une r�ponse capable de r�torquer vos argumens. Patientez, et observez l� dans cette production faible et isol�e, sortie de ses mains et jet�e dans la cour de votre prison, au milieu de vos ennuis, peut-�tre moins par un coup du hasard que par une bienveillante pr�vision de la Providence. Vous avez eu raison, monsieur le comte, ces ailes protectrices qui jusqu'� pr�sent couvraient si maternellement la jeune plante, ne se d�velopperont point avec elle; elles tomberont m�me bient�t, dess�ch�es et fl�tries, impuissantes qu'elles sont de l'abriter encore! Mais la nature veille, et tant que les vents du nord feront descendre des Alpes les brouillards humides et les flocons de neige, ses nouvelles feuilles, encore dans le bourgeon, y trouveront un asile s�r, un logement dispos� pour elles, ferm� aux impressions de l'air, calfeutr� de gomme et de r�sine, qui se distendra selon leurs besoins, ne s'ouvrira qu'� temps et sous un ciel favorable. Elles n'en sortiront que press�es les unes contre les autres, se pr�tant un fraternel appui, et couvertes de chaudes fourrures, de duvets cotonneux, qui les d�fendront des derni�res gel�es ou des caprices atmosph�riques. M�re jamais a-t-elle veill� avec plus d'amour � la conservation de ses enfans? Voil� ce que vous sauriez depuis long-temps, monsieur le comte, si, descendant des r�gions abstraites de la science humaine, vous aviez autrefois daign� abaisser vos regards sur les simples et na�fs ouvrages de Dieu. Plus vos pas se seraient tourn�s vers le nord, et plus ces communes merveilles eussent surgi patentes � vos yeux. L� o� le danger s'accro�t, les soins de la Providence redoublent!
Le philosophe avait suivi attentivement tous les progr�s et les transformations de la plante. De nouveau, il avait lutt� contre elle par le raisonnement, et de nouveau elle avait eu r�ponse � tout!
—� quoi bon ces poils �pineux qui garnissent ta tige? lui disait-il.
Et le lendemain, elle les lui montrait charg�s d'un givre l�ger, qui, gr�ce � eux, tenu � distance, n'avait pu glacer sa tendre �corce.
—� quoi te servira dans les beaux jours ta chaude douillette de ouate et de duvet?
Les beaux jours �taient venus, et elle s'�tait d�pouill�e sous ses yeux de son manteau d'hiver, pour se parer de sa verte toilette de printemps, et ses nouveaux rameaux naissaient affranchis de ces soyeuses enveloppes, d�sormais inutiles.
—Mais que l'orage gronde, et le vent te brisera, et la gr�le hachera tes feuilles trop tendres pour lui r�sister.
Le vent avait souffl�, et la jeune plante, bien faible encore pour oser lutter, courb�e jusqu'� terre, s'�tait d�fendue en c�dant. La gr�le �tait venue, et, par une nouvelle manœuvre, les feuilles se redressant le long de la tige pour la garantir, serr�es les unes contre les autres, pour se prot�ger mutuellement, ne se pr�sentant qu'� revers aux coups de l'ennemi, avaient oppos� leurs solides nervures � la pesanteur des projectiles atmosph�riques; leur union avait fait leur force, et, cette fois comme l'autre, la plante �tait sortie du combat, non sans quelques l�g�res mutilations, mais vive et forte encore, et pr�te � s'�panouir devant le soleil qui allait cicatriser ses blessures.
—Le hasard est-il donc intelligent? s'�criait Charney. Faut-il spiritualiser la mati�re ou mat�rialiser l'esprit? Et il ne cessait d'interroger sa muette interlocutrice; il aimait � la voir, � la suivre dans ses m�tamorphoses; et un jour, apr�s qu'il l'eut contempl�e long-temps, il se surprit � r�ver pr�s d'elle, et ses r�veries avaient une douceur inaccoutum�e, et il se sentit heureux de les prolonger en marchant � grands pas dans sa cour. Puis, relevant la t�te, il aper�ut � la fen�tre grill�e du grand mur l'attrapeur de mouches, qui semblait l'observer. Il rougit d'abord, comme si l'autre e�t pu deviner sa pens�e, et il lui sourit ensuite, car il ne le m�prisait plus. En avait-il le droit? Ne venait-il pas, lui aussi, d'absorber son esprit dans la contemplation d'une des cr�ations infimes de la nature?
—Qui sait, se disait-il, si cet Italien n'a pas d�couvert dans une mouche autant de choses dignes d'�tre �tudi�es, que moi dans ma plante?
En rentrant dans sa chambre, le premier objet qui frappa sa vue, ce fut cette sentence fataliste, inscrite par lui sur le mur deux mois auparavant:
Le hasard est aveugle, et seul il est le p�re de la cr�ation.
Il prit un charbon, et �crivit dessous:
Peut-�tre!
Charney ne crayonnait plus sur son mur, il ne sculptait plus sur sa table que des tiges naissantes, prot�g�es par leurs cotyl�dons, que des feuilles avec leurs d�coupures et leurs nervures saillantes. Il passait la plus grande partie de ses heures de promenade devant sa plante, � l'examiner, � l'�tudier dans ses d�veloppemens, et, rentr� dans sa chambre, souvent, � travers ses barreaux, il la contemplait encore.
C'est l� maintenant l'occupation favorite, le jouet, la marotte du prisonnier. S'en fatiguera-t-il aussi facilement que des autres?
Un matin, de sa fen�tre, il vit le ge�lier, traversant sa cour d'un pas rapide, passer si pr�s de la plante, qu'il semblait l'avoir d� briser de son pied. Le frisson lui en prit.
Quand Ludovic vint lui apporter sa pitance pour le d�jeuner, il se disposa � le prier d'�pargner l'unique ornement de sa promenade; mais il ne sut trop comment s'y prendre d'abord pour formuler une demande aussi simple.
Peut-�tre le r�gime de propret� de la prison exige-t-il qu'on d�barrasse la cour de cette v�g�tation parasite: c'est donc une faveur qu'il va implorer; et le comte poss�de bien peu pour la payer ce que lui-m�me l'estime.—Ce Ludovic l'a d�j� si fort pressur�, en le ran�onnant sur tous les objets que la ge�le se r�serve le droit de fournir aux prisonniers.—D'ailleurs, Charney a jusque l� rarement adress� la parole � cet homme, dont les mani�res brusques et le caract�re sordide lui r�pugnent. Sans doute, il le trouvera peu dispos� � lui �tre agr�able.—Puis, sa fiert� souffre de se montrer par ses go�ts sur la m�me ligne, � peu de chose pr�s, que l'attrapeur de mouches, pour lequel il a si clairement t�moign� de son m�pris.—Puis enfin il peut �prouver un refus; car l'inf�rieur, � qui sa position donne momentan�ment le droit d'admettre ou de refuser, use presque toujours de son pouvoir avec rudesse: il ne sait pas que l'indulgence est un acte de force.
Un refus e�t profond�ment bless� le noble prisonnier dans ses esp�rances et son orgueil.
Ce ne fut donc qu'avec une foule de pr�cautions oratoires et en s'�tayant de la connaissance philosophique qu'il avait des faiblesses humaines, que Charney entama son discours, logiquement dispos� dans sa t�te, pour arriver � son but sans compromettre son amour-propre, ou plut�t sa vanit�.
Il commen�a d'abord par adresser la parole au ge�lier en Italien: c'�tait r�veiller ses souvenirs d'enfance et de nationalit�. Il lui parla de son fils, de son jeune Antonio: il savait faire vibrer sa fibre sensible, et le forcer de lui pr�ter attention; ensuite, tirant de son riche n�cessaire une petite timbale de vermeil, il le chargea de la donner de sa part � l'enfant.
Ludovic sourit et refusa.
Charney, quoique un peu d�contenanc�, ne se tint pas pour battu. Il insista, et par une adroite transition:—Je sais, lui dit-il, que des jouets, un hochet ou des fleurs, lui conviendraient peut-�tre mieux; mais vous pouvez vendre cette timbale, brave homme, et consacrer le prix � lui en acheter.
Il lan�a alors un: Mais � propos de fleurs! qui le fit enfin entrer en mati�re.
Ainsi l'amour du pays, l'amour paternel, les souvenirs d'enfance, l'int�r�t personnel, ces grands mobiles de l'humanit�, il avait tout mis en œuvre pour arriver � ses fins. Qu'e�t-il fait de plus s'il se f�t agi de son propre sort? Jugez s'il aimait d�j� sa plante!
—Signor conte, lui dit Ludovic, quand il eut cess� de parler, gardez votre nacchera indorata; son absence ferait pleurer les autres bijoux de votre jolie cassette. Vous avez oubli� que mio caro bambino a trois mois de date, et peut boire encore sans gobelet. Quant � votre girofl�e...
—Comment une girofl�e! C'est une girofl�e! s'�cria Charney, sottement contrari� d'avoir entour� de tant de soins une fleur aussi vulgaire.
—Sac-�-papious! je n'en sais rien, signor conte. � mes yeux, toutes les plantes sont plus ou moins des girofl�es; je ne m'y connais pas. Mais, puisqu'il est question de celle-l�, vous vous y �tes pris un peu tard pour la recommander � ma mis�ricorde. D�s long-temps j'aurais mis la botte dessus, sans nulle intention de nuire ni � vous ni � elle, si je ne m'�tais aper�u du tendre int�r�t que vous portez � la belle.
—Oh! cet int�r�t, dit Charney un peu confus, n'a rien que de tr�s-simple.
—Ta, ta, ta, je sais ce qui retourne, reprit Ludovic, en cherchant � cligner de l'œil d'un air entendu: il faut une occupation aux hommes; ils ont besoin de s'attacher � quelque chose, et les pauvres prisonniers n'ont pas le choix. Tenez, signor conte, nous avons de nos pensionnaires qui sans doute autrefois �taient de gros personnages, de fines cervelles (car ce n'est pas le fretin qu'on am�ne ici), eh bien! aujourd'hui, ils s'amusent et s'occupent � peu de frais, je vous jure. L'un attrape des mouches, il n'y a pas de mal; l'autre,—ajouta-t-il avec un nouveau clignement d'yeux qu'il essaya de rendre plus significatif encore que le premier,—l'autre trace, � grands renforts de canifs et de couteaux, des images sur sa table de sapin, sans songer que je suis responsable du mobilier de l'endroit.—Le comte voulut prendre la parole, il ne lui en laissa pas le temps.—Ceux-ci �l�vent des serins et des chardonnerets, ceux-l� des petites souris blanches. Moi, je respecte leur go�t, et � tel point, Benedetto Dio! que j'avais un chat superbe, �norme, � longs poils blancs, angora; il sautait et gambadait le plus gentiment du monde, et quand il faisait son somme, on e�t dit un manchon qui dormait; ma femme en �tait folle, moi aussi: eh bien! je l'ai donn�, car ce petit gibier-l� pouvait le tenter, et tous les chats du monde ne valent pas la souris d'un captif!
—C'est tr�s-bien � vous, monsieur Ludovic, lui r�pondit Charney,—se sentant mal � l'aise de ce qu'on pouvait lui supposer le go�t de semblables pu�rilit�s;—mais cette plante est pour moi mieux qu'une distraction.
—Qu'importe! si elle vous rappelle seulement la verdure de l'arbre sous lequel votre m�re vous a berc� dans votre enfance, per Bacco! elle peut ombrager la moiti� de la cour! D'ailleurs, la consigne n'en parle pas, et j'ai l'œil ferm� de ce c�t�-l�. Qu'elle devienne arbre et puisse vous servir � escalader le mur, ce sera autre chose! Mais nous avons le temps d'y songer, n'est-ce pas?—ajouta-t-il en riant d'un gros rire,—non que je ne vous souhaite de tout cœur le plein air et la libert� de vos jambes; mais �a doit arriver � son temps, d'apr�s la r�gle, avec permission des chefs. Oh! si vous cherchiez � vous �vader de la citadelle...
—Que feriez-vous?
—Ce que je ferais? Tonnerre! je vous barrerais le passage, dussiez-vous me tuer! ou je ferais tirer sur vous par la sentinelle, sans plus de piti� que sur un lapin; c'est l'ordre. Mais toucher � une des feuilles de votre girofl�e! oh! non, non! mettre le pied dessus! jamais! J'ai toujours regard� comme un profond sc�l�rat cet homme, indigne d'�tre ge�lier, qui m�chamment, �crasa l'araign�e du pauvre prisonnier. C'est l� une vilaine action, c'est l� un crime!
Charney se sentit � la fois �mu et surpris de trouver tant de sensibilit� dans son gardien; mais, par cette raison m�me qu'il commen�ait � l'estimer un peu plus, sa vanit� s'obstinait � motiver par des raisons de quelque valeur l'int�r�t qu'il portait � la plante.
—Mon cher monsieur Ludovic, lui dit-il, je vous remercie de vos bons proc�d�s. Oui, je l'avoue, cette plante est pour moi la source d'une foule d'observations philosophiques pleines d'int�r�t. J'aime � l'�tudier dans ses ph�nom�nes physiologiques...—Et comme il vit le ge�lier t�moigner par un signe de t�te qu'il �coutait sans comprendre, il ajouta:—De plus, l'esp�ce � laquelle elle appartient poss�de des vertus m�dicinales tr�s-favorables dans certaines indispositions assez graves auxquelles je suis sujet!
Il mentait; mais il lui en e�t trop co�t� de se montrer descendu jusqu'aux bizarres pu�rilit�s des prisons devant cet homme, qui venait en partie de se relever � ses yeux, le seul �tre qui l'approch�t, et en qui, pour lui, se r�sumait aujourd'hui le genre humain.
—Eh bien! si votre plante, signor conte, vous a rendu tant de services, r�pliqua Ludovic en se disposant � sortir de la chambre, vous devriez vous montrer plus reconnaissant envers elle et l'arroser parfois; car si je n'avais pris soin, en vous apportant votre provision de liquide, de l'humecter de temps en temps, la povera picciola serait morte de soif. Addio, signor conte.
—Un instant, mon brave Ludovic!—s'�cria Charney, de plus en plus surpris de trouver un tel instinct de d�licatesse enferm� dans une �toffe grossi�re, et presque repentant de l'avoir m�connu jusque alors.—Quoi! vous vous occupiez ainsi de mes plaisirs, et vous gardiez le silence devant moi! Ah! de gr�ce, acceptez ce petit pr�sent comme un souvenir de ma gratitude. Si, plus tard, je puis enti�rement m'acquitter envers vous, comptez sur moi.
Et il lui pr�senta de nouveau la timbale de vermeil. Cette fois, Ludovic la prit, et tout en l'examinant avec une sorte de curiosit�:
—Vous acquitter de quoi, signor conte? Les plantes ne demandent que de l'eau, et l'on peut leur payer � boire sans se ruiner an cabaret. Si celle-l� vous distrait un poco de vos soucis, si elle produit de bons fruits pour vous, tout est dit.
Et il alla sur-le-champ remettre lui-m�me la timbale en place dans la cassette.
Le comte fit un pas vers Ludovic, et lui tendit la main.
—Oh! non, non, dit celui-ci en se reculant d'un air contraint et respectueux: on ne donne la main qu'� son �gal ou � son ami.
—Eh bien! Ludovic, soyez mon ami!
—Non, non, r�p�ta le ge�lier, cela ne se peut pas, eccellenza. Il faut tout pr�voir, pour faire toujours, demain comme aujourd'hui, son m�tier en conscience. Si vous �tiez mon ami et que vous cherchiez � nous fausser compagnie, aurais-je donc encore le courage de crier � la sentinelle: Tirez! Non, je suis votre gardien, votre ge�lier, et divotissimo servo.
Apr�s le d�part de Ludovic, Charney r�fl�chit, et songea combien, avec tous ses avantages personnels, il �tait rest� au-dessous de cet homme grossier, dans les rapports �tablis entre eux. Quels mis�rables subterfuges il avait entass�s pour surprendre le cœur de cet �tre si simple et si bienveillant! Il n'avait pas rougi de descendre jusqu'au mensonge!
Qu'il lui savait gr� des soins secrets prodigu�s � sa plante! Quoi! ce ge�lier, suppos� capable d'un refus quand il ne s'agissait que de s'abstenir d'une m�chante action, il l'a pr�venu dans ses vœux! il l'a �pi�, non pour se railler de sa faiblesse, mais pour le favoriser dans ses plaisirs; et son d�sint�ressement a forc� le noble comte de se reconna�tre son oblig�!
L'heure de la promenade �tant arriv�e, il n'oublia pas de partager avec sa plante la portion d'eau qui lui �tait d�volue. Non content de l'arroser, il veilla � la d�barrasser de la poussi�re qui en ternissait les feuilles et de la vermine qui les attaquait.
Encore pr�occup� de cette besogne, il voit un gros nuage noir obscurcir le ciel, et s'arr�ter suspendu, comme un d�me gris�tre et flottant, sur les hautes tourelles de la forteresse. Bient�t de larges gouttes de pluie commencent � tomber, et Charney, rebroussant chemin, songe � se mettre � couvert en rentrant, quand des gr�lons, m�l�s � la pluie, rebondissent tout-�-coup sur les pav�s du pr�au. La povera, tournoyant sous l'orage, les branches �chevel�es, semblait pr�s d'�tre arrach�e du sol; et ses feuilles humect�es, froiss�es les unes contre les autres, fr�missantes sous les secousses du vent, faisaient entendre comme des murmures plaintifs et des cris de d�tresse.
Charney s'arr�te. Il se rappelle les reproches de Ludovic, et cherche avidement autour de lui un objet capable de garantir sa plante; il ne le voit pas: les gr�lons cependant tombent plus forts, plus nombreux, et menacent de la briser. Il tremble pour elle, pour elle qu'il a vue nagu�re si bien r�sister � la violence des vents et de la gr�le; mais il aime d�j� trop sa plante pour risquer de lui faire courir un danger en essayant d'avoir raison contre elle. Prenant alors une r�solution digne d'un amant, digne d'un p�re, il se rapproche, il se place devant son �l�ve, comme un mur interpos� entre elle et le vent; il se courbe sur sa pupille, lui servant ainsi de bouclier contre le choc de la gr�le; et l�, immobile, haletant, battu par l'orage dont il la garantit, l'abritant de ses mains, de son corps, de sa t�te, de son amour, il attend que le nuage ait pass�.
Il passa. Mais un semblable danger ne pourrait-il pas la menacer encore, quand lui, son protecteur, se trouverait retenu sous les verroux? Bien plus, la femme de Ludovic, suivie d'un gros chien de garde, vient visiter quelquefois la cour. Ce chien, en se jouant, ne peut-il d'un coup de gueule ou d'un coup de patte briser la joie du philosophe? Rendu plus pr�voyant par l'exp�rience, Charney consacre le reste du jour � m�diter un plan, et le lendemain il en pr�pare l'ex�cution.
Sa mince portion de bois lui suffit � peine dans ce climat de transition, o� parfois, m�me en plein �t�, les nuits et les matin�es sont froides. Qu'importe! Qu'est-ce donc qu'une privation de quelques jours? N'aura-t-il pas la chaleur de son lit? il se couchera plus t�t, il se l�vera plus tard. Il amasse son bois, il en fait provision; et quand Ludovic l'interroge � ce sujet:
—C'est pour b�tir un palais � ma ma�tresse, dit-il.
Le ge�lier cligna de l'œil comme s'il comprenait; mais il n'y comprit rien.
Pendant ce temps, Charney fend, taille, �pointe ses cotrets, met � part les rameaux les plus souples, conserve soigneusement l'osier flexible qui sert � lier son fagot quotidien. Puis, dans son coffre � linge, il d�couvre une toile grossi�re, � trame �paisse et l�che, qui en garnit le fond; il la d�tache, il en extrait les fils les plus forts, les plus rudes; et, ses mat�riaux ainsi pr�par�s, il se met bravement � l'ouvrage, aussit�t que les lois de la ge�le et la scrupuleuse exactitude du ge�lier le lui permettent.
Autour de sa plante, entre les pav�s de sa cour, enfon�ant de solides branchages d'in�gale grandeur, il les assure encore � leur base au moyen d'un ciment compos� de terre recueillie p�niblement �� et l� dans les intervalles du pavage; de pl�tre et de salp�tre, dont il fait des emprunts furtifs aux parois humides des anciens foss�s de la citadelle; et lorsque les principales pi�ces de charpente sont ainsi dispos�es, il y entrelace, dans certaines parties, de l�gers rameaux, formant une esp�ce de claie, qui doit au besoin garantir la povera du choc d'un corps �tranger ou de l'approche du chien; et ce qui le rassure tout-�-fait durant ces travaux, c'est que Ludovic les voyant commencer, a d'abord paru incertain s'il en permettrait la continuation. Il branlait la t�te, et faisait entendre un petit grognement sourd, de mauvais augure. Mais aujourd'hui il en a pris son parti; et parfois m�me, fumant doucement sa pipe � l'extr�mit� du pr�au, l'�paule appuy�e contre la porte d'entr�e, une jambe en travers, il contemple en souriant le travailleur encore inexp�riment�; puis il interrompt son plaisir de fumeur pour lui donner quelque bon conseil, que celui-ci ne sait pas toujours mettre � profit.
N�anmoins l'ouvrage avance. Afin de le compl�ter, Charney appauvrit, en faveur de sa plante, sa mince couchette de prisonnier. C'est un nouveau sacrifice qu'il s'impose pour elle. Il emprunte � la paillasse de son lit de quoi fabriquer de l�g�res nattes, et les dispose, selon la circonstance, autour de son �chafaudage, soit que les rafales des Alpes menacent de s'engouffrer de ce c�t�, soit que le soleil, � son midi, lance trop directement sur le faible v�g�tal ses rayons r�percut�s encore par les fragmens de gr�s et par les murailles.
Un soir, le vent souffla avec force. Charney, d�j� sous les verroux, vit de sa fen�tre la cour jonch�e de brins de paille et de petits rameaux. Les paillassons et les intervalles de la claie n'avaient pas �t� dou�s par lui d'une force suffisante de r�sistance. Il se promit de rem�dier au mal le lendemain; mais le lendemain, quand il descendit � l'heure voulue, tout �tait d�j� r�par�. Une main plus habile que la sienne avait solidement r�organis� l'entrelas des branchages et des nattes, et il sut bien qui en remercier dans son cœur.
Ainsi gr�ce � lui, gr�ce � eux, la plante s'environnait contre les p�rils de remparts et de toitures; et lui, lui Charney, s'attachant � elle de plus en plus par les soins qu'il en prend, il la voit avec ravissement grandir, se d�velopper, et lui prodiguer sans cesse de nouvelles merveilles � admirer.
Le temps semblait la consolider; l'herbe devenait bois; l'�corce ligneuse entourant sa tige, d'abord si fragile, lui donnait de jour en jour une garantie de dur�e, et son heureux possesseur se sentait saisi d'un d�sir curieux et impatient de la voir fleurir.
Il d�sirait donc enfin quelque chose, cet homme � la fibre us�e, au cerveau de glace; cet homme si fier de son intelligence, et qui vient de tomber du haut de sa science orgueilleuse pour ab�mer sa vaste pens�e dans la contemplation d'un brin d'herbe!
Cependant ne vous h�tez pas trop de l'accuser de faiblesse pu�rile et de d�mence. Le c�l�bre quaker Jean Bertram, apr�s avoir pass� de longues heures � examiner la structure d'une violette, ne voulut plus appliquer les facult�s de son esprit qu'� l'�tude des merveilles v�g�tales de la nature, et prit bient�t place parmi les ma�tres de la science. Si un philosophe du Malabar devint fou en cherchant � s'expliquer les ph�nom�nes de la sensitive, le comte de Charney trouvera peut-�tre dans sa plante la vraie sagesse. N'y a-t-il pas d�j� d�couvert l'arcane qui a le pouvoir de dissiper son ennui et d'�largir sa prison?
—Oh! la fleur! la fleur! se disait-il; cette fleur dont la beaut� ne frappera que mes regards, dont les parfums seront pour moi seul, quelles formes affectera-t-elle? quelles nuances coloreront ses p�tales? Sans doute, elle doit m'offrir de nouveaux probl�mes � r�soudre et jeter un dernier d�fi � ma raison. Eh bien! qu'elle vienne! que mon fr�le adversaire se montre arm� enfin de toutes pi�ces; je ne renonce point encore � la lutte. Peut-�tre alors seulement pourrai-je saisir dans son ensemble ce secret que sa formation incompl�te m'a permis � peine d'entrevoir jusqu'� pr�sent. Mais fleuriras-tu? te montreras-tu un jour devant moi dans tout ton �clat de beaut� et de parure, Picciola?
Picciola! c'est le nom qu'il lui a donn� lorsque, dans le besoin d'entendre une voix humaine retentir � son oreille au milieu de ses travaux, il converse hautement avec sa compagne de captivit�, en l'entourant de ses soins. Povera picciola! telle a �t� l'exclamation de Ludovic s'apitoyant sur la pauvre petite, qui avait failli mourir faute d'�tre arros�e. Charney s'en �tait souvenu.
—Picciola! Picciola! dois-tu fleurir bient�t? r�p�tait-il en �cartant avec pr�caution les feuilles garnissant l'extr�mit� ou les aisselles des rameaux de sa plante, afin de voir si la fleur s'annon�ait; et ce nom de Picciola lui �tait doux � prononcer, car il lui rappelait � la fois les deux �tres qui peuplaient son univers: sa plante et son ge�lier.
Un matin, qu'� l'heure de sa promenade habituelle il interroge Picciola feuille par feuille, ses yeux s'arr�tent fixement tout-�-coup sur une des parties du v�g�tal, et son cœur bat avec force. Il y porte la main et rougit. Depuis long-temps il n'a �prouv� une �motion aussi vive. C'est qu'il vient de voir, au sommet de la tige principale, une excroissance inaccoutum�e, verd�tre, soyeuse, de forme sph�rique, imbriqu�e de l�g�res �cailles plac�s les unes sur les autres, comme des ardoises au d�me arrondi d'un �l�gant kiosque. Il n'en peut douter, c'est l� le bouton! La fleur n'est pas loin.
L'attrapeur de mouches paraissait souvent � sa grille, et prenait plaisir � suivre du regard le comte, si affair� autour de sa plante. Il l'a vu combiner et pr�parer son mortier, tresser ses nattes, nouer ses paillassons, �difier enfin ses palissades, et, prisonnier comme lui, et depuis plus long-temps que lui, il s'est facilement uni par la pens�e aux grandes pr�occupations du philosophe.
� cette m�me fen�tre grill�e, une autre figure, fra�che et souriante, vint aussi se montrer une fois. C'�tait une femme—une jeune fille, � la d�marche tout ensemble alerte et craintive. Dans l'allure de sa t�te, dans l'�clair de ses yeux, la modestie seule semblait temp�rer la vivacit�. Son regard, plein d'�me et d'expression, s'�teignait � moiti� en passant au travers de ses longs cils abaiss�s. Au premier abord, en la voyant, le front inclin� dans l'ombre, gardant une attitude r�veuse derri�re ces sombres barreaux, sur lesquels s'appuyait en se repliant sa main blanche, on l'e�t prise pour un chaste embl�me de la captivit�.
Mais quand son front se relevait et qu'un rayon du jour venait l'�clairer, l'harmonie et la s�r�nit� de ses traits, sa carnation ferme et color�e, disaient assez que c'�tait dans le mouvement et le grand air et non sous les verroux qu'elle avait v�cu.
Fallait-il alors l'admirer comme un de ces anges de la charit� qui visitent les prisons? Non; l'amour filial jusqu'ici a seul rempli son cœur; c'est dans cet amour qu'elle puise sa force, et presque sa beaut�. Fille de l'Italien Girhardi, l'attrapeur de mouches, elle a quitt� Turin, ses f�tes, ses belles promenades et les rives de la Doria-Riparia, pour venir se fixer dans le petit bourg de F�nestrelle, non d'abord pour voir son p�re, car la permission ne lui en �tait pas accord�e, mais pour vivre du m�me air que lui, pour penser � lui pr�s de lui. Aujourd'hui, � force d'instances et de sollicitations, elle a obtenu de pouvoir le visiter de temps en temps, et voil� pourquoi elle est joyeuse, fra�che et belle!
Un mouvement de curiosit� l'a pouss�e vers la fen�tre grill�e qui donne sur la petite cour; un sentiment d'int�r�t l'y retient malgr� elle, car elle craint d'�tre aper�ue du prisonnier. Qu'elle se rassure. Charney ne la verra pas: dans ce moment, Picciola et son bouton naissant s'emparent seuls de toute son attention.
La semaine �coul�e, lorsque la jeune fille revint aupr�s de son p�re, elle se dirigea furtivement encore vers la petite grille, pour donner un regard � l'autre captif; Girhardi la retint.
—Depuis trois jours il n'a point paru pr�s de sa plante, lui dit-il. Il faut que le pauvre homme soit bien malade!
—Malade! dit-elle, d'un air �tonn�.
—J'ai vu les m�decins traverser la cour, et d'apr�s ce que m'en a dit Ludovic, ils ne sont d'accord que sur un seul point, c'est qu'il en peut mourir!
—Mourir! r�p�ta la jeune fille.—Et son œil s'agrandissait, et l'effroi, plus que la piti� peut-�tre, se peignait sur sa figure.—Oh! que je le plains! le malheureux!—Puis, attachant sur son p�re un regard plein d'inqui�tude et d'angoisse:—On peut donc mourir ici? ou plut�t y peut-on vivre! C'est sans doute le s�jour de cette prison et la pestilence qui s'exhale des anciens foss�s qui ont caus� sa maladie! s'�cria-t-elle en pressant le vieillard entre ses bras, car en parlant de Charney elle ne pensait qu'� son p�re.
Girhardi essaya de la consoler et lui tendit sa main; elle la couvrit de larmes.
Dans ce moment, Ludovic entra. Il apportait � l'attrapeur de mouches une nouvelle capture qu'il venait de faire pour lui. C'�tait une c�toine, un beau col�opt�re tout dor�, qu'il lui pr�senta d'un air triomphant. Girhardi sourit, le remercia, et, sans qu'il s'en aper��t, rendit la libert� � l'insecte, car c'�tait le vingti�me individu de la m�me esp�ce que Ludovic lui offrait ainsi depuis quelques jours. Il profita ensuite de la bien-venue du ge�lier pour lui demander des nouvelles de Charney.
—Per mio santo, padrone! dit Ludovic, je ne l'oublie pas plus que les autres, et tant qu'il ne sera pas le pensionnaire de Dieu, il restera le mien, signore. Aussi viens-je encore, � l'instant d'arroser sa plante.
—� quoi bon, s'il ne doit plus la voir fleurir? interrompit tristement la jeune fille.
Perche, damigella? dit Ludovic.—Puis il ajouta d'un air entendu, avec son clignement d'yeux ordinaire, et en agitant l�g�rement sa main, l'index relev�:—Nos seigneurs les m�decins pensent que le pauvre homme s'est couch� sur le dos pour l'�ternit�; mais moi, le seigneur ge�lier, non lo credo! Trond�dious! j'ai mon secret.
Il fit un tour sur les talons, et sortit, apr�s avoir essay� de reprendre sa voix rude et sa figure s�v�re, pour signifier � la jeune fille qu'il ne lui restait plus, la montre � la main, que vingt-deux minutes � passer aupr�s de son p�re. Au bout des vingt-deux minutes, il �tait de retour, et faisait ex�cuter la consigne.
La maladie de Charney n'�tait que trop r�elle. Quelle qu'en ait �t� la cause, un soir, apr�s avoir rendu � Picciola sa visite et ses soins ordinaires, un fort engourdissement l'avait atteint. La t�te appesantie et les membres agit�s de tremblemens nerveux, il s'�tait couch�, d�daignant d'appeler quelqu'un � son aide, et remettant au sommeil le soin de sa gu�rison.
Le sommeil n'�tait pas venu, mais la douleur; et le lendemain, lorsque le comte voulut se lever, une puissance plus forte que sa volont� le retint clou� sur son grabat. Il ferma les yeux et se r�signa.
Devant le p�ril, son calme philosophique et son orgueil de conspirateur revinrent. Il se f�t cru d�shonor� d'exhaler un soupir, une plainte, ou d'implorer secours de ceux qui, violemment, l'avaient s�questr� du monde. Il donna seulement quelques instructions � Ludovic au sujet de sa plante, dans le cas o� il serait ind�finiment retenu captif dans son lit, dans ce carcere duro qui venait aggraver encore son autre captivit�. Les m�decins arriv�rent, et il refusa de r�pondre � leurs questions. Il lui semblait que sa vie n'�tant plus � lui, il n'�tait pas charg� de sa conservation, pas plus que de la gestion de ses biens confisqu�s, et que c'�tait � ceux qui s'appropriaient le tout � veiller sur le tout!
Les m�decins ne tinrent compte d'abord de cette r�volte, et ils insist�rent. Rebut�s enfin par le silence obstin� du malade, ils se d�cid�rent � ne plus interroger que la maladie elle-m�me.
Les signes pathognomoniques r�pondirent � chacun dans un sens contraire, car chacun des savans docteurs appartenait � un syst�me diff�rent. Dans la dilatation de la pupille et la teinte violac�e des l�vres, l'un vit les sympt�mes certains d'une fi�vre putride; l'autre ceux d'une inflammation des visc�res dans le m�t�orisme du ventre; le dernier enfin (car ils �taient trois) conclut � l'apoplexie ou � la paralysie, d'apr�s la coloration du cou et des tempes, la froideur des extr�mit�s, la rigidit� de la face, et d�clara que le silence du malade ne devait �tre attribu� qu'� un commencement de congestion c�r�brale.
Deux fois le capitaine-commandant de la citadelle vint visiter le prisonnier dans sa chambre. La premi�re, il s'informa aupr�s de lui s'il n'avait pas quelque chose � d�sirer. Il offrit m�me de le faire changer de logement, s'il pensait que le lieu habit� par lui f�t en partie cause de son malaise. Le comte ne r�pondit que par un signe n�gatif, ou par un refus.
La seconde fois, le commandant se montra suivi d'un pr�tre.
Charney condamn� par les m�decins, il �tait du devoir de sa charge de pr�parer le prisonnier � recevoir les secours de la religion.
S'il est dans le sacerdoce une fonction auguste et sacr�e, c'est celle du pr�tre des prisons, de ce pr�tre le seul spectateur dont la pr�sence sanctifie l'�chafaud. Et cependant le scepticisme de notre si�cle n'a pas craint de la railler avec amertume. Cuirass�s par l'habitude, a-t-on dit, ils ne savent plus s'�mouvoir, ils ne savent plus pleurer avec le coupable, et dans leurs exhortations, dans leurs consolations, retournant sans cesse les m�mes pens�es, chez eux le m�tier vient glacer l'inspiration.
Eh! qu'importe que les phrases soient les m�mes! Est-il donc un homme qui doive les entendre deux fois? Un m�tier, dites-vous? Mais ce m�tier, ils l'ont choisi, ils le subissent. Eux, cœurs vertueux et purs, ils vivront au milieu de cœurs endurcis, qui r�pondront peut-�tre � leurs paroles de paix, d'esp�rance et de fraternit�, par des paroles d'insulte et de m�pris! Ils auraient pu, comme vous, conna�tre les joies et le luxe du monde; ils se frotteront contre des haillons, et respireront l'air humide et infect des cachots; n�s sensibles aussi, et avec cette horreur du sang et de la mort qui tient � l'esp�ce humaine, ils se sont volontairement condamn�s � voir, cent fois dans leur vie, monter et retomber le couteau sanglant de la guillotine. Sont-ce donc l� des volupt�s bien grandes? Et s'en doit-on blaser si facilement?
Au lieu de cet homme de douleur, d�vou� d'avance, et pour toujours, � de si rudes fonctions, au lieu de cet homme qui, par vertu, s'est fait le compagnon du bourreau, faites venir un nouveau pr�tre pour chaque nouveau condamn�!
Oui, sans doute, il s'�mouvra, il s'attendrira, il pleurera plus, mais il consolera moins. Ses paroles, s'il en trouve, seront entrecoup�es de sanglots. Sera-t-il donc ma�tre de lui-m�me et de ses id�es? l'�motion ressentie trop vivement par lui ne le rendra-t-elle pas incapable d'accomplir son devoir, et le spectacle de sa faiblesse portera-t-il le patient � donner courageusement sa vie � la soci�t�, en expiation de son crime, � se racheter de son propre sang?
Si la constance et la fermet� du nouveau consolateur sont telles, que du premier coup il n'�prouve ni cette �motion, ni cette faiblesse, croyez-le, il est mille fois plus insensible par nature que l'autre par habitude.
Alors, voulez vous donc abolir ce m�tier du pr�tre des prisons! Ah! n'�tez pas leur dernier ami � ceux qui vont mourir! Qu'en montant sur l'�chafaud, le coupable repentant ait une croix devant les yeux pour ne pas voir la hache, ou du moins, que de son dernier regard il aper�oive aupr�s du repr�sentant de la justice des hommes, celui de la cl�mence de Dieu!
Gr�ce au ciel, le pr�tre, vraiment digne de ce nom, appel� au lit de Charney, n'avait pas d'aussi p�nibles devoirs � remplir. Homme d'indulgence et de pardon, il comprit non seulement au silence et � l'immobilit� du malade, mais mieux encore aux inscriptions d�solantes qu'il lut sur la muraille, combien peu il devait esp�rer de cette �me orgueilleuse.
Il se contenta de passer la nuit en pri�res � son chevet, ne d�daignant pas d'interrompre son pieux office pour partager avec Ludovic les soins que celui-ci prodiguait au souffrant, attendant avec r�signation un moment favorable o� il pourrait �clairer d'un rayon d'espoir ces profondes t�n�bres de l'incr�dulit�.
Dans cette m�me nuit, nuit d�cisive, le sang, refluant avec force vers la t�te, d�termina des transports au cerveau, un d�lire, qui, durant plus d'une heure, contraignirent le confesseur et le ge�lier d'unir leurs efforts pour emp�cher le malade de s'�lancer hors du lit. Et tandis qu'il se d�battait entre leurs bras, au milieu d'une foule de paroles incoh�rentes, de discours sans suite, d'apostrophes bizarres, les mots: Picciola, povera Picciola! sortirent � plusieurs reprises de la bouche de Charney.
—Andiamo! andiamo! le moment est venu, murmura Ludovic; oui, il est venu..., r�p�tait-il avec impatience; mais le moyen de laisser l� le chapelain tout seul lutter contre ce furibond! Et pourtant dans une heure, il sera peut-�tre trop tard, cordieu! Ah! Sainte-Vierge! je crois qu'il s'apaise... il ferme les yeux, il �tend les bras, comme pour dormir! Si, � mon retour, il n'est pas mort, houra! huzza! houra!
En effet, le transport du malade s'�tait calm�; Ludovic chargea le pr�tre de veiller sur lui, et il disparut aussit�t de la chambre.
Dans cette chambre, � peine �clair�e par la faible lueur d'une lampe vacillante, on n'entendit plus de bruit que celui de la respiration irr�guli�re du mourant, la pri�re monotone du pr�tre, et le vent des Alpes qui murmurait entre les barreaux de la fen�tre. Deux fois seulement le son d'une voix humaine sembla s'y m�ler. C'�tait le qui vive d'une sentinelle, lorsque Ludovic passa et repassa pr�s de la poterne, se rendant � son logis, puis revenant � la camera du malade.
Une demi-heure � peine s'�tait �coul�e quand son pieux compagnon de veill�e le vit repara�tre, tenant � la main un pot rempli d'un liquide fumant.
—Saint Christ! j'ai failli tuer mon chien, dit-il en entrant. Il commen�ait � hurler: c'est mauvais signe. Mais comment �a va-t-il? A-t-on encore gesticul�? En tout cas, voici de quoi le faire tenir tranquille. Je viens d'y go�ter. C'est bien amer comme les cinq cent mille diables!... Pardon, mio padre!... go�tez plut�t vous-m�me.
Le pr�tre repoussa doucement le vase.
—Au fait, ce n'est pas pour nous; une pinte de moscadello, avec force tranches de citron, r�ussirait mieux � nous soutenir durant la nuit froide; n'est-il pas vrai, signor Capellano? Mais ceci, c'est pour lui, pour lui seul... Il faut qu'il boive �a—qu'il boive tout! c'est l'ordonnance.
Et, en parlant ainsi, il transvasait une partie du liquide dans une tasse, la balan�ait et soufflait dessus pour en temp�rer la chaleur; et quand il crut la potion � son point, il la fit prendre presque de force � Charney, tandis que le pr�tre lui soutenait la t�te. Puis, enveloppant bien le malade dans ses draps et couvertures:
—Nous allons voir l'effet, dit-il, �a ne peut tarder. Au surplus, je ne bouge point d'ici que l'affaire ne soit faite. Tous mes oiseaux sont en cage, ils ne s'envoleront pas, et ma femme se passera bien de moi pour une nuit. N'est-ce pas votre avis, signor Capellano? Pardon, mio padre, r�p�ta-t-il en s'apercevant d'un geste presque imperceptible de r�primande de la part de son discret interlocuteur.
Et Ludovic alla se placer, debout, immobile, pr�s du lit, l'œil fix� sur la figure du moribond, retenant son souffle, faisant silence, comme dans l'attente d'un �v�nement prochain.
Voyant que rien ne s'annon�ait encore, il redoubla la dose, recommen�a son man�ge muet, et l'inqui�tude le gagna, en n'apercevant aucun changement dans l'�tat du malade. Il craignit d'avoir, par imprudence, h�t� sa mort. Il se promena � grands pas dans la chambre, frappant du pied, faisant claquer ses doigts, mena�ant du geste le vase qui contenait le reste du liquide.
Au milieu de tout ce mouvement, il s'arr�ta un instant pour contempler la figure p�le et immobile de Charney.
—Je l'ai tu�! s'�cria-t-il en prof�rant un �pouvantable juron, m�lang� de fran�ais, d'italien et de proven�al; car, n� � Nice, puis soldat de la r�publique, ayant long-temps s�journ� dans le midi de la France, Ludovic maugr�ait �galement bien dans les trois langues, comme on a d� s'en apercevoir.
En l'entendant jurer si fort, le chapelain releva la t�te. Ludovic n'y fit nulle attention, et se remit � marcher, � frapper du pied, � jurer, � faire claquer ses doigts de plus belle; puis enfin, fatigu� de gestes et d'�motion, il alla s'agenouiller aupr�s du pr�tre, en murmurant des me� culp�, et s'endormit au milieu d'une pri�re.
� l'aube naissante, il dormait encore; le chapelain priait toujours. Une main br�lante se pose alors sur la t�te de Ludovic, qui s'�veille en sursaut.
—� boire! dit le malade.
Au son de cette voix, qu'il croyait ne plus entendre, Ludovic ouvre de grands yeux et regarde avec stup�faction Charney, dont la figure ne lui appara�t que sous une nappe de sueur. Ses membres ruissellent, un nuage de vapeur sort de ses draps et de ses couvertures humect�s. Soit qu'une crise salutaire ait eu lieu tout-�-coup, et que, la nature aidant, le temp�rament vigoureux du prisonnier triomph�t du mal, soit que la double dose de liquide � lui administr�e par Ludovic f�t dou�e d'une grande puissance sudorifique, cette forte transpiration semble avoir � la fois rendu le malade � la vie et � la raison. Il ordonne lui-m�me ce qu'il lui para�t convenable de faire pour son soulagement. Puis, se tournant vers le pr�tre, qui se tenait humble au chevet de son lit:
—Je ne suis point mort encore, monsieur, lui dit-il; vous le voyez. Si j'en r�chappe, et j'esp�re que j'en r�chapperai, je vous prie de dire de ma part � mon trio de docteurs, que ce n'est point � eux que j'en rends gr�ce, et qu'ils me tiennent quitte de leurs visites et de leur science, folle et menteuse comme toutes les autres. J'ai assez compris leurs discours pour �tre convaincu qu'un hasard heureux m'est seul venu en aide.
—Le hasard! murmura le chapelain, les yeux fix�s sur cette inscription de la muraille:
Le hasard est aveugle, et seul il est le p�re de la cr�ation.
Puis, articulant solennellement le dernier mot que Charney lui-m�me y avait ajout�:
—Peut-�tre! dit-il, et il sortit.
Tout entier � l'enivrement du succ�s, Ludovic paraissait plong� dans une stupeur extatique en entendant le comte parler ainsi, non qu'il pr�t�t la moindre attention au sens de ses paroles; il n'avait garde! Mais son moribond pronon�ait des mots, assemblait des id�es, regardait, vivait, suait! voil� ce qui le mettait en si grand �moi, et le saturait de satisfaction et d'orgueil. Apr�s quelques instans de silence admiratif:
—Vivat! s'�cria-t-il enfin, vivat! che maraviglia! Il est sauv�! gr�ce � qui?...
Et il agitait en l'air le pot de fa�ence vide de tisane, et lui adressait, en le baisant, les mots les plus doux de son vocabulaire.
—Gr�ce � qui? r�p�ta le prisonnier. Gr�ce � vos bons soins peut-�tre, mon honn�te Ludovic. Mais si je gu�ris en effet, messieurs les m�decins n'en attribueront pas moins l'honneur � leurs ordonnances, et le chapelain � ses pri�res.
—Ni eux, ni moi, n'en aurons la gloire! r�pondit Ludovic en s'agitant de plus belle... Quant au signor Capellano... on ne sait pas... �a n'a pu que bien faire... Mais l'autre!... mais l'autre!...
—Quel est donc ce sauveur, ce protecteur inconnu? dit Charney avec une sorte d'indiff�rence; car il s'attendait que Ludovic attribuerait sa gu�rison � l'intervention de quelque saint.
—Ce n'est point un protecteur, dit celui-ci, mais une protectrice.
—Comment? que voulez-vous dire? une madone, n'est-ce pas?
—Non, ce n'est point une madone, signor conte. Celle qui vous a sauv� de la mort et des griffes du diable, sans doute, car vous mouriez sans confession, c'est d'abord et avant tout la signora Picciola! la signorina Picciolina! Piccioletta! ma filleule... oui, ma filleule, puisque c'est moi qui, le premier, lui ai donn� son nom... son nom de Picciola. Ne me l'avez-vous pas dit? Elle est donc ma filleule... je suis donc son parrain... et j'en suis fier, per Bacco!
—Picciola! s'�crie le comte, se relevant tout-�-coup sur son s�ant, s'accoudant sur son oreiller, et donnant � ses traits ranim�s l'expression de l'int�r�t le plus vif.—Expliquez-vous, mon brave Ludovic, expliquez-vous!
—Faites l'�tonn�! r�pliqua celui-ci avec son clignement d'œil oblig�.—Est-ce donc la premi�re fois qu'elle vous rend le m�me service? Lorsque vous vous sentez atteint de ce mal, auquel vous �tes sujet, n'est-ce point toujours avec cette herbe qu'on vous gu�rit? Vous me l'avez dit du moins, et je m'en suis souvenu, Dieu merci; car il para�t que Picciola en sait plus dans une de ses feuilles que tous les bonnets carr�s de Montpellier et de Paris attach�s ensemble. Oui, ma petite filleule, dans cette affaire-l�, aurait d�fi� un r�giment complet de m�decins, f�t-il de quatre bataillons, � quatre cents hommes par bataillon! � preuve, que vos trois grimauds ont l�ch� pied en battant la chamade et vous jetant la couverture sur le nez; au lieu que Picciola!... ah! la brave petite plante! que Dieu en conserve la graine!... quant � moi, je n'oublierai pas la recette, et si jamais mon petit Antonio tombe dans la maladie, je lui en ferai boire en bouillon et manger en salade, quoique ce soit plus amer encore que la chicor�e. Elle n'a eu qu'� se montrer, et la victoire a �t� d�cid�e, puisque vous voil� gu�ri, oui, vraiment gu�ri; car maintenant vous ouvrez de grands yeux, vous riez!... Ah! vivat � illustrissima signora Picciola!
Charney prenait plaisir � la joie bruyante et loquace de son digne gardien; son retour � la vie, l'id�e de la devoir � cette m�me plante qui d�j� avait charm� ses longues heures de captivit�, faisaient na�tre en lui un vif sentiment de bonheur, et le sourire en effet se montrait sur les l�vres fi�vreuses encore, quand soudain une id�e p�nible, cruelle, lui traversa l'esprit.
—Mais enfin cette plante, dit-il � Ludovic, comment a-t-elle contribu� � ma gu�rison? comment l'avez-vous employ�e?
Et une sorte de terreur l'agitait en faisant cette question.
—Rien de plus simple, r�pliqua tranquillement le ge�lier; une pinte d'eau sur un bon feu, trois bouillons... tisane parfaite; �a va tout seul.
—Grand Dieu! s'�cria Charney, retombant sur son oreiller, et portant la main � son front, vous l'avez d�truite! Ah! je n'ai point de reproches � vous adresser, Ludovic; et cependant... ma pauvre Picciola! Que vais-je faire, que vais-je devenir sans elle?
—Allons, allons, calmez-vous, lui dit Ludovic se rapprochant de lui et prenant un son de voix presque paternal pour consoler le captif, accabl� de douleur comme l'enfant � qui l'on vient d'enlever un jouet favori.—Calmez-vous, et ne vous d�couvrez pas comme vous faites. �coutez-moi bien, ajouta-t-il tout en s'occupant de rajuster les draps et de rem�dier au d�sordre g�n�ral du lit, occasion� par les brusques mouvemens du malade.—Aurais-je d� h�siter � sacrifier une herbe pour sauver un homme? non, n'est-ce pas? Eh bien! cependant je n'aurais pu me d�cider � la tuer ainsi du premier coup, et � la faire entrer tout enti�re dans la marmite. D'ailleurs, c'�tait inutile. Je ne lui ai fait qu'un emprunt. Avec les ciseaux de ma femme, je lui ai coup� un tas de feuillage dont elle n'avait pas besoin, quelques petits rameaux sans boutons... car elle a trois boutons � pr�sent! hein? c'est beau � elle!... L'op�ration s'est bien faite, et elle n'en est pas morte. Au contraire, cap de dious! elle ne s'en porte que mieux � pr�sent, et vous aussi! Vous voyez bien qu'il faut �tre sage... Soyez sage, suez bien, achevez de gu�rir, et vous la reverrez!
Charney lui adressa un regard de reconnaissance et lui tendit la main.
Cette fois, Ludovic avan�a la sienne, et pressa celle du comte avec �motion, car sa paupi�re s'humecta. Mais tout-�-coup, se reprochant sans doute cette infraction � la r�gle invariable de conduite qu'il s'�tait trac�e d'avance, les muscles de sa face s'allong�rent, sa voix devint plus rudoyante. Enfin, tenant toujours entre ses mains celle du prisonnier, mais cherchant � lui faire prendre le change sur le motif de ce premier mouvement:
—Vous voyez bien que vous vous d�couvrez encore! dit-il, et il fit rentrer doucement et doctoralement le bras du malade dans le lit; puis, apr�s de nouvelles recommandations, faites d'un ton officiel, il sortit de la chambre, en fredonnant avec gravit�:
Le m�me jour et le jour suivant, un abattement extr�me, suite naturelle des grandes crises et d'une transpiration abondante, rendit Charney presque incapable de se mouvoir et de penser; mais d�s le troisi�me jour, une am�lioration sensible �tait survenue; et si, avec sa faiblesse, il lui fallait encore garder le lit, du moins il entrevoyait, dans un terme assez rapproch�, l'instant o� il pourrait se lever, marcher, reprendre sa promenade ordinaire, et revoir sa compagne et sa lib�ratrice.
Car toutes ses id�es se dirigent vers elle. Il ne peut s'expliquer par quelles circonstances singuli�res cette faible v�g�tation, jet�e sous ses pas, dans la cour de sa prison, l'a gu�ri de son ennui, lui que l'�clat du monde et de la fortune n'avait pu distraire; l'a arrach� � la mort, lui que la science humaine y avait condamn�. Dans l'impuissance o� il se trouve d'appliquer les forces de sa raison pour �claircir ce point myst�rieux, c'est avec un sentiment de superstition qu'il s'attache de plus en plus � sa Picciola. Sa reconnaissance pour cet �tre inerte, insensible, ne peut se baser sur rien de r�fl�chi et d'intentionn�; il �prouve cependant un besoin de lui donner son affection, en �change des biens qu'il lui doit. O� la raison ne peut, l'imagination travaille. La sienne s'exalte; et son amour pour Picciola devient bient�t un culte.
Il se persuade qu'un lien surnaturel les encha�ne l'un � l'autre; qu'il existe ainsi dans la mati�re de secr�tes attractions, d'incompr�hensibles sympathies qui rapprochent l'homme de la plante. Celui qui refuse encore de proclamer Dieu va tomber peut-�tre dans les croyances pu�riles de l'astrologie judiciaire. Picciola, c'est son �toile, sa madone, son talisman!
Pourquoi a-t-on vu des hommes, illustres par leur science ou par leur g�nie, d�nier la Providence, et se montrer en m�me temps atteints d'id�es superstitieuses? C'est que, aveugl�s par l'orgueil humain, ils voulaient tout s'attribuer � eux-m�mes de leur gloire ou de leur force; mais le sentiment instinctif, religieux, qu'ils �touffaient dans leur cœur, d�tourn� alors de ses v�ritables voies, se faisait jour malgr� eux, tout en subissant l'empreinte bizarre de leurs pens�es. L'hommage qu'ils arr�taient dans son essor vers le ciel retombait sur la terre. Ils pr�tendaient juger et non croire; et leur g�nie, �troit dans sa grandeur, r�tr�cissant l'horizon devant eux, ne leur permettait de saisir que quelques-unes des combinaisons du Grand-Tout. Ils n�gligeaient l'ensemble pour le d�tail, parce que ce d�tail isol�, ils croyaient pouvoir le mesurer et le soumettre � l'analyse de leur raison, n'apercevant pas les points de suture qui le reliaient au reste du monde cr��; car la cr�ation, la terre, le ciel, les hommes, les astres, l'univers tout entier, ne sont-ils pas un seul �tre, immense, complet, vari� � l'infini, qui vit et palpite sous la main puissante de Dieu?
Ainsi Charney, l'imagination encore excit�e par la fi�vre peut-�tre, ne voit que Picciola dans la nature; et, pour lui trouver des analogues, il r�veille sa m�moire puissante, et lui demande l'histoire des plantes miraculeuses, depuis le moly d'Hom�re, le palmier de Latone, le fr�ne d'Odin, jusqu'� l'herbe d'or qui s'illumine devant le paysan breton, ou la fleur d'�pine qui sauve des mauvaises pens�es les berg�res de la Brie. Il se rappelle le figuier Rumine des Romains, le Teutat�s des Celtes, ador� sous la figure d'un ch�ne; la verveine des Gaulois, le lotus des Grecs, les f�ves des pythagoriciens, la mandragore des pr�tres h�breux. Il se rappelle le campac azur� des Persans, qui ne cro�t pour eux que dans le Paradis; l'arbre Touba, ombrageant le tr�ne c�leste de Mahomet; le magique Camalata, le verdoyant Amrita, auxquels les Indiens voient suspendus des fruits d'ambroisie et de volupt�. Il attache enfin un sens symbolique � cet usage des Japonais, donnant pour pi�destal � leurs divinit�s des h�liotropes ou des n�nuphars, et faisant na�tre l'amour dans le sein d'une corolle. Il admire ce religieux scrupule des Siamois, qui va jusqu'� d�fendre d'attenter � l'existence de certaines plantes, et les prot�ge m�me contre la mutilation. Ce qui autrefois excitait sa raillerie et ses m�pris, sans doute, et ravalait la faible humanit� devant lui, aujourd'hui la rel�ve � ses yeux; car il sait quels graves enseignemens peuvent sortir d'une tige ou d'un rameau; et dans les coutumes de l'idol�trie il ne veut plus voir que le sentiment de gratitude qui leur a donn� naissance.
Il entend Charlemagne, l�gislateur et philosophe, du haut de son tr�ne occidental, recommander � ses peuples la sainte culture des fleurs. Il en vient jusqu'� comprendre la vive tendresse que Xerx�s, au rapport d'�lien et d'H�rodote, ressentit pour un platane, le caressant, le pressant dans ses bras, dormant avec d�lices sous son ombre, le d�corant de bracelets et de colliers d'or, et se d�solant lorsqu'il lui fallut le quitter!
D�j� en pleine convalescence, absorb� par ses pens�es, Charney �tait un matin dans sa chambre, dont prudemment il n'avait pas franchi le seuil depuis sa maladie, lorsque sa porte s'ouvrant tout-�-coup, Ludovic, la figure radieuse, s'�lance vers lui.
—Elle est en fleur! Picciola, Piccioletta, figlioccia mia!
—En fleur! s'�crie Charney. Je veux la voir!
En vain l'honn�te ge�lier lui remontra qu'il y aurait imprudence peut-�tre � sortir si t�t, qu'il fallait patienter un jour ou deux, que la matin�e n'�tait pas assez avanc�e, que l'air �tait frais, qu'une rechute fait rarement gr�ce: tout fut inutile. La seule chose qu'il put obtenir, c'est que le prisonnier se contiendrait une heure encore, afin que le soleil se trouv�t de la f�te.
Cette heure, qu'elle se tra�ne lentement! et cependant il l'occupe du mieux qu'il peut. D'abord, pour la premi�re fois depuis sa captivit�, il songe � sa toilette. Oui, � sa toilette, � sa parure, en l'honneur de Picciola, de Picciola en fleur! Ses v�temens �taient poudreux, ses cheveux en d�sordre, sa barbe longue. Il approprie tout cela. Un miroir, jusqu'� cet instant oubli� dans sa pr�cieuse cassette, en est tir�; il se rase soigneusement, il se rase pour la voir en fleur! C'est sa sortie de convalescence, la visite du malade � son m�decin, de l'oblig� � sa bienfaitrice, de l'amant � sa ma�tresse! Et lorsqu'il s'est ajust�, les yeux fix�s sur la glace, il s'�tonne de se trouver, malgr� sa maladie r�cente, le regard moins terne, les traits moins abattus, le front moins rid� qu'autrefois. Il se souvient qu'il est jeune encore, et comprend que s'il y a des pens�es am�res et v�n�neuses, qui fl�trissent jusqu'� leur enveloppe, il en est d'autres dou�es du pouvoir de la raviver.
Au moment pr�cis, Ludovic se pr�senta. Il soutint le comte pour l'aider � descendre les hauts degr�s de l'escalier tournant et massif; et quand celui-ci entra dans la petite cour, soit l'influence de l'air pur et de la lumi�re du ciel, soit le privil�ge de ces facult�s vives et neuves dont sont redou�s les convalescens, il lui semble que les �manations de sa fleur ont tout embaum� autour de lui, et c'est � elle qu'il attribue les douces et fra�ches impressions du bien-�tre qu'il ressent.
Cette fois, Picciola se montrait dans tout le prestige de sa beaut�: elle �talait � ses yeux sa corolle nuanc�e et brillante; le blanc, le pourpre et le rose se confondaient sur ses larges p�tales bord�s de petits cils argent�s, entre lesquels se brisait un rayon du soleil, qui faisait scintiller autour de la fleur comme une lumineuse aur�ole. Charney la contemple avec transport; il craint de la ternir de son souffle, ou de la fl�trir en y portant la main. Il ne songe plus � l'analyser, � l'�tudier; il l'admire, il la savoure de la vue et de l'odorat. Mais bient�t une autre id�e vient le distraire de celle-l�, et ce n'est plus sur la fleur que s'arr�tent ses regards. Il a vu les traces de la mutilation sur sa Picciola; des rameaux abattus, des feuilles � demi d�chir�es par le contact des ciseaux. Les cicatrices n'en sont pas encore ferm�es. Il sent alors qu'il lui doit la vie, et ses bienfaits lui font oublier son �clat et ses parfums.
Par ordonnance des m�decins, le convalescent eut le droit, les jours suivans, de jouir de la promenade de sa cour aux heures qui lui conviendraient, et de la prolonger m�me selon ses d�sirs. Ce fut alors qu'il put reprendre avec ardeur ses �tudes commenc�es.
Dans l'intention de relater par �crit les observations faites sur sa plante, depuis le premier jour jusqu'au moment pr�sent, il tenta de s�duire Ludovic, afin de se procurer par lui encre, plumes et papier. Il s'attendait � le voir froncer d'abord le sourcil, prendre son air d'importance, se faire long-temps prier, et c�der enfin, soit par l'int�r�t qu'il portait � son malade et � sa filleule, soit par l'espoir du gain; car cette fois il s'agissait de fourniture.
Il n'en fut pas ainsi. Ludovic prit tout d'abord la proposition gaiement.
—Comment donc! signor conte, rien n'est plus facile!—dit-il en bourrant l�g�rement sa pipe, et se d�tournant pour en tirer quelques aspirations, afin de l'emp�cher de s'�teindre; car il cessait toujours de fumer devant Charney, qu'incommodait l'odeur du tabac.—Je suis loin de m'y opposer. Mais tous ces petits outils-l� sont de ceux qui restent sous la clef du gouverneur et non sous la mienne. Si vous voulez avoir de quoi �crire, adressez-lui pi� presto une belle p�tition sur l'objet, et �a pourra se faire.
Charney sourit, et ne se d�couragea pas.
—Mais pour �crire cette p�tition, mon cher Ludovic, il me faudrait d'abord ce que je demande: encre, plumes et papier!
—C'est juste, signor conte, c'est juste. J'ai tir� l'�ne par la queue pour le faire marcher plus vite, r�pliqua le ge�lier. Voil� comme la chose d'une p�tition se pratique d'ordinaire,—ajouta-t-il d'un air entendu, la t�te � demi renvers�e et les bras crois�s derri�re le dos. Je vais trouver le gouverneur, et je lui dis que vous avez � lui adresser une demande, sans m'expliquer sur quoi... �a ne me regarde pas; �a le regarde, et �a vous regarde. S'il ne peut venir lui-m�me en causer avec vous, il vous envoie un homme � lui. Cet homme vous remet une plume, un papier timbr� et paraph�, une seule feuille; vous �crivez dessus, lui pr�sent; il cach�te �a devant vous; vous lui rendez la plume; il emporte la lettre, et tout est dit.
—Mais, Ludovic, ce n'est point du gouverneur que je veux tenir tout cela, c'est de vous!
—De moi, mordious! Vous ne connaissez donc pas ma consigne? dit le ge�lier, reprenant tout-�-coup son air rude et s�v�re.
Il tira une longue bouff�e de sa pipe, l'exhala lentement, comme pour tenir le comte � distance, fit un demi-tour � droite, et sortit. Et le lendemain, quand Charney revint � la charge, il se contenta de cligner de l'œil et de hocher la t�te.
Trop fier pour s'humilier devant le gouverneur, mais trop d�sireux d'accomplir ses projets pour les abandonner si vite, avec un cure-dent le prisonnier fit une plume; son rasoir lui tint lieu de canif; de la suie d�lay�e dans de l'eau, un flacon dor� de sa cassette lui servirent d'encre et d'encrier; et de blancs et fins mouchoirs de batiste, restes de sa splendeur pass�e, lui tinrent lieu de papier. C'est ainsi que Charney, s�par� de Picciola, pouvait encore s'occuper d'elle en �crivant le r�sultat de ses observations.
Qu'il en fit de douces, d'�tonnantes! qu'il e�t ressenti de plaisir � les communiquer � une oreille attentive! Son voisin, l'attrapeur de mouches, lui semblait digne de recevoir ses confidences: cette figure, trouv�e par lui d'abord si maussade, si refrogn�e, il l'avait vue depuis s'�panouir avec bont�, et briller m�me de ce genre d'�clat que donne une vive intelligence. Quand, de sa petite fen�tre, le vieillard promenait sur lui et sur Picciola son regard demi-curieux, demi-r�veur, Charney se sentait attir� par ce regard. Un geste de la main, un sourire avaient m�me d�j� �t� �chang�s entre eux; mais le r�gime de la prison leur interdisait � tous deux de s'adresser la parole, m�me pour se demander des nouvelles de leur sant�; et le grand explorateur des merveilles de la nature dut garder pour lui seul ses pr�cieuses d�couvertes.
Au nombre de celles-ci, il faut citer la propri�t� singuli�re qu'il surprit dans sa fleur de se tourner vers le soleil et de lui faire face pendant toute la dur�e de son cours pour mieux aspirer ses rayons; et quand le soleil se cachait derri�re les nuages et que la pluie mena�ait, elle s'abritait aussit�t sous ses p�tales recourb�s, comme le vaisseau pliant ses voiles devant l'orage.
—La chaleur lui est-elle donc tant n�cessaire? pensait Charney; et pourquoi?... Pourquoi aussi craint-elle m�me une l�g�re ond�e, qui la rafra�chirait?... Oh! j'ai confiance en elle maintenant; elle me l'expliquera.
Picciola avait d�j� �t� pour lui une pharmacie bien faisante; elle pouvait au besoin lui servir de boussole et de barom�tre; elle allait lui tenir lieu d'horloge.
� force de savourer ses parfums, il crut remarquer qu'ils variaient vers certaines �poques de la journ�e. Ce ph�nom�ne lui parut �tre d'abord une illusion de ses sens; mais des exp�riences r�it�r�es lui en d�montr�rent la r�alit�, et il en vint � d�signer avec certitude l'heure du jour, d'apr�s l'odeur de sa plante.1
[1] Le botaniste anglais Smith a remarqu� les m�mes propri�t�s dans l'Antirrinum repens (la linaire ray�e), Flore britannique, t. II, p. 658.
Les fleurs s'�taient multipli�es, et, vers le soir surtout, Picciola r�pandait ses �manations les plus douces. Aussi combien alors l'heureux captif aimait � se rapprocher d'elle! Au moyen de quelques planches dues � la munificence de Ludovic, il avait construit un petit banc appuy� sur quatre solides b�chettes �point�es � leur extr�mit�, et enfonc�es dans les interstices du pavage. Un dossier raboteux lui pr�tait son appui, lorsqu'il voulait penser et s'oublier, en vivant dans l'atmosph�re de sa plante. L� il se sentait plus � l'aise qu'il ne s'�tait jamais senti sur ses riches canap�s de soie, et il y passait parfois des heures enti�res, m�ditant en s'enivrant de parfums, rappelant en lui-m�me les jours de sa jeunesse, �coul�s sans plaisirs et sans affections, perdus au milieu de vaines chim�res, dans un d�senchantement pr�matur�.
Il arrivait souvent qu'� la suite de ces examens faits en arri�re, il tombait dans de profondes r�veries, participant � la fois de la veille et du sommeil, dans une esp�ce d'engourdissement apathique du corps, pendant lequel son imagination surexcit�e peuplait la cour de sa prison de songes d�licieux.
Il se retrouvait alors � ces m�mes f�tes o� nagu�re l'ennui l'avait poursuivi, o� il prodiguait � tous des plaisirs et du bonheur dont il ne savait pas prendre sa part.
Il voyait, par une soir�e d'hiver, s'illuminer spontan�ment la fa�ade de son ancien h�tel de la rue de Verneuil. Le bruit de mille voitures retentissait � son oreille; � la clart� des torches, elles entraient dans sa cour circulaire, et chacune d'elles jetait tour � tour sur les marches de son p�ristyle, couvert de tapis et d�cor� de tentures, les Merveilleuses en renom, empaquet�es dans d'�paisses fourrures, sous lesquelles frisonnait la soie; des Incroyables, au feutre pointu, � la haute cravate, aux jarrets enruban�s; des artistes c�l�bres, au col nu, aux cheveux courts, au costume semi-grec, semi-fran�ais; et des g�n�raux empanach�s et ceintur�s aux trois couleurs; et des savans, et des hommes de lettres, avec ou sans collets verts. Un monde de valets se montrait partout � la fois, narguant, sous leurs nouvelles livr�es, les d�crets de la r�publique conventionnelle, pass�e de mode.
Dans ses salons, il retrouvait, p�le-m�le, confondues, toutes les illustrations, toutes les bizarreries de l'�poque. La toge et la chlamyde s'y frottaient en passant contre le frac et la soubre-veste; les escarpins � rosettes, les bottes galonn�es ou �peronn�es y glissaient sur le parquet en m�me temps que la calige et le cothurne. Hommes de loi, hommes de plume, hommes d'�p�e, hommes d'argent, ministres et fournisseurs, artistes et gouvernans tourbillonnaient c�te � c�te dans ce tohu-bohu du Directoire. Un acteur s'y montrait pr�s d'un membre de l'ancien clerg�; un ci-devant noble pr�s d'un ci-devant pauvre; l'Aristocratie et la D�mocratie s'y donnaient la main; la Richesse et la Science s'y promenaient bras-dessus bras-dessous. C'�tait la soci�t� renaissante, raillant autour d'un centre commun toutes ses parties, dont chacune se sentait trop faible pour faire un monde � part. On remettait la scission � un autre temps. Ainsi font les enfans de classes diverses, que l'�ge et le besoin du plaisir rassemblent; en grandissant, ils s'�loignent peu � peu de leurs compagnons de jeux, entra�n�s qu'ils sont, � leur insu, par la puissante attraction du syst�me d'ordre social.
Charney contemplait en souriant cette bigarrure de mœurs, d'�tats et de costumes. Ce qui avait �t� pour lui autrefois une source am�re et f�conde de pens�es m�prisantes pour l'humanit� tout enti�re, ne soulevait plus dans son sein qu'une l�g�re moquerie contre ces ann�es de folie et de vains essais.
Soudain de brillans orchestres �clatent en mesures vives, vari�es et stridentes, et la f�te prend son vol! Charney reconna�t les airs qu'il a entendus d�j�; mais l'impression qu'il en re�oit est bien plus active sur ses sens. La lueur scintillante des lustres, leurs reflets prismatiques dans les glaces, dans les cristaux, l'air chaud et embaum� d'une salle de bal ou de festin, la saveur des mets, la gaiet� p�tulante des convives, les groupes bondissans des valseurs, qui le fr�lent en passant, les propos l�gers et frivoles qui se croisent, qui se heurtent autour de lui, les rires qui retentissent, tout lui fait �prouver une impression de joie ineffable, qu'il n'a jamais connue.
Puis des femmes, � la taille �l�gante et svelte, aux blanches �paules, au col de cygne, par�es d'�toffes somptueuses, de gazes stri�es d'or, �tincelantes de pierreries, se montrent devant ses pas, et le saluent en lui souriant. Il les reconna�t. C'�taient les convi�es ordinaires et l'ornement de ses splendides soir�es, alors que, riche et libre, on le citait comme un des heureux de la terre. L� brillaient sans rivales la fi�re Tallien, v�tue � la grecque, et portant des joyaux et des bagues de prix jusque dans les doigts de ses beaux pieds nus, � peine emprisonn�s dans de l�g�res sandales dor�es; la charmante R�camier, qu'Ath�nes e�t divinis�e; enfin la douce et touchante Jos�phine, ci-devant comtesse de Beauharnais, qui, � force de gr�ces, passait souvent pour la plus belle des trois. M�me aupr�s d'elles, d'autres encore se faisaient remarquer, �blouissantes de fra�cheur, de coquetterie et de parure! Qu'aujourd'hui Charney les trouve jeunes et jolies! Que leurs regards ont bien plus d'attraction et de douceur qu'autrefois! Qu'il se sentirait heureux de pouvoir faire un choix parmi tant de femmes brillantes!
Il l'essaie; et, apr�s avoir err� ind�cis de l'une � l'autre, tout-�-coup, au milieu de leur foule, il en distingue une, mais non plus aux �paules d�couvertes et aux parures de diamans.
Simple dans sa mise et dans son maintien, elle baisse timidement le front et craint de se montrer. Pourtant elle est belle aussi! C'est une jeune fille v�tue de blanc, n'ayant pour ornement que sa gr�ce na�ve et la rougeur qui colore ses joues. Charney ne l'a jamais vue, et, � mesure qu'il la contemple, les autres s'effacent et disparaissent. Bient�t elle se trouve seule; il peut l'examiner � loisir, et l'�motion le gagne en attachant ses yeux sur elle. Mais combien son �motion redouble en remarquant dans sa noire chevelure une fleur! Cette fleur... c'est celle de sa plante! la fleur de sa prison! Il tend les bras vers la jeune fille; mais soudain tout se trouble � sa vue, tout s'agite autour de lui; une derni�re fois, les orchestres du bal se font entendre avec un redoublement de force; puis la jeune fille et la fleur semblent se perdre l'une dans l'autre; les feuilles �tal�es, les corolles ouvertes et embaum�es se multiplient autour de la jolie figure, et la cachent bient�t enti�rement.
D�j� les murs du salon, d�pouill�s de leurs tentures, s'obscurcissent, et n'offrent plus aux regards de Charney qu'une sorte de vapeur nuageuse. Le lustre, s'�teignant graduellement, se d�tache du plafond, d�crit tout-�-coup une courbe de lumi�re, et va rayonner mourant � l'extr�mit� inf�rieure du nuage. De lourds pav�s remplacent le parquet luisant et sonore. C'est la froide raison qui revient au milieu du d�lire; c'est le souvenir qui tue l'illusion; la v�rit� qui tue le songe.
Le prisonnier ouvre les yeux. Il est sur son banc, les pieds sur le pav� de son pr�au; sa fleur est devant lui, et le soleil se couche � l'horizon.
Les premi�res fois qu'il se trouva en proie � cette esp�ce de vertige, il restait frapp� d'�tonnement, en pensant que c'�tait toujours lorsqu'il si�geait sur son banc rustique et pr�s de sa plante que ces doux songes lui arrivaient. Rien pourtant n'�tait plus naturel que les effets qu'il venait d'en �prouver. Lui-m�me se les expliqua, en se rappelant que les douces �manations gazeuses qui s'exhalent des fleurs peuvent causer parfois une l�g�re et voluptueuse asphyxie. Alors, �merveill�, il comprend tous les rapports existant entre lui et sa plante, l'influence presque magique exerc�e par elle sur lui, et que ces f�tes brillantes auxquelles il vient d'assister, c'est Picciola qui les lui donne!
Mais cette jeune fille modeste et candide, dont la pr�sence inattendue le jeta dans un trouble �trange et plein de charme, qui est-elle? l'a-t-il d�j� vue? Et, comme ces autres femmes, n'est-ce l� qu'un souvenir de son temps pass�? Sa m�moire cependant ne lui rappelle rien de semblable. Si c'�tait, au contraire, une r�v�lation de l'avenir! Mais a-t-il un avenir, et doit-il croire aux r�v�lations? Non! la jeune fille � la robe blanche, � la pudique rougeur; la jeune fille, � la fois si simple et si attrayante, qui fit p�lir et s'�clipser ses brillantes rivales, c'est Picciola! Picciola personnifi�e et po�tis�e dans un songe! Eh bien! c'est elle qu'il doit aimer, c'est elle qu'il aimera! Il saura sans peine se rem�morer sa taille gracieuse et les traits ing�nus qu'elle avait rev�tus alors. C'est d�sormais avec cette douce image qu'il bercera ses r�veries, qu'il remplira les vides de son cœur et de son cerveau; du moins, elle pourra le comprendre, lui r�pondre, venir s'asseoir pr�s de lui, marcher pr�s de lui, le suivre, lui sourire, l'aimer! elle vivra de sa vie, de son souffle, de son amour; il lui parlera dans sa pens�e, et fermera les yeux pour la voir. Ils ne seront qu'un, et il sera deux!
Ainsi le captif de F�nestrelle � ses �tudes ch�ries faisait succ�der le charme non moins enivrant des illusions, et entrait de plus en plus dans cette sph�re de po�sie, d'o� l'on sort comme l'abeille du sein des fleurs, tout parfum� et avec sa r�colte de miel. � c�t� de sa vie positive, il avait sa vie d'imagination, compl�ment de l'autre, et sans laquelle l'homme ne jouit qu'� moiti� des bienfaits du Cr�ateur.
Maintenant, son temps se partage entre Picciola plante et Picciola jeune fille. Apr�s le raisonnement et le travail, il a le plaisir et l'amour.
Poursuivant ses exp�riences investigatrices sur la floraison, Charney s'extasiait chaque jour devant les prodiges r�guliers de la nature. Mais ses yeux �taient inhabiles � p�n�trer dans ces myst�res si d�li�s, insaisissables � la vue. Il s'irritait de son impuissance, lorsque Ludovic lui remit, de la part de son voisin le conspirateur italien, une forte lentille de verre, � l'aide de laquelle celui-ci avait pu nombrer huit mille facettes oculaires sur la corn�e d'une mouche. Charney tressaille de joie. Gr�ce � cet instrument, les parties les moins perceptibles de la plante saillissent tout-�-coup � ses regards, en centuplant leur volume ordinaire. Alors, il marche ou croit marcher � grands pas dans la route des d�couvertes! Il a d�taill�, analys� l'enveloppe externe de sa fleur; il a cru deviner que ces brillantes couleurs des p�tales, leur forme, leurs taches de pourpre, ces bandes de velours ou de satin moir� qui garnissent leur base ou festonnent leurs contours, n'�taient pas l� seulement pour r�cr�er la vue par le spectacle de leur beaut�, mais aussi pour diviser ou r�fl�chir les rayons du soleil, att�nuer leur force ou l'augmenter, selon le besoin qu'en avait la fleur, accomplissant le grand acte de la fructification. Ces plaques luisantes et verniss�es, avec leur �clat de porcelaine, ce sont sans doute des amas glanduleux de vaisseaux absorbans charg�s d'aspirer l'air, la lumi�re et les vapeurs humides, pour la nourriture des graines; car, sans lumi�re, pas de couleur; sans air et sans chaleur, pas de vie! Humidit�, chaleur, lumi�re, voil� donc de quoi se composent les v�g�taux, ces merveilles de la terre, et voil� aussi ce qu'ils doivent restituer lorsqu'ils meurent.
� son insu, souvent, durant ces heures d'�tude et d'extase, Charney avait deux spectateurs attentifs qui le suivaient dans tous ses mouvemens, et, par sympathie, prenaient part � ses �motions: Girhardi et sa fille.
Celle-ci, �lev�e par un p�re profond�ment religieux, vivant d'une vie contemplative et solitaire, pr�sentait une de ces natures form�es de toutes les saintes exaltations r�unies. Avec sa beaut�, ses vertus, les gr�ces de son esprit et de sa personne, elle n'avait pu manquer d'adorateurs; dou�e d'une sensibilit� profonde et expansive, elle semblait plus qu'une autre devoir conna�tre les affections tendres; mais si quelques l�gers penchans ont autrefois, au milieu des f�tes de Turin, troubl� un instant la s�r�nit� de son �me, la captivit� de son p�re les a tout d'abord absorb�s dans une grande douleur.
Aujourd'hui, pourrait-elle aimer celui-l� qui s'offrirait � ses regards avec l'�clat du bonheur, elle qui, dans son double culte filial et religieux, voit son Dieu sur la croix, et son p�re en prison! Non que la jolie Turinaise s'abandonne facilement � la tristesse et � la m�lancolie! Tous ses devoirs lui sont doux, tous ses sacrifices lui laissent une joie au cœur; mais est-ce donc pr�s des heureux du monde qu'elle peut se plaire? L� o� elle va s�cher une larme et r�veiller un sourire, l� est sa place, l� son orgueil, l� son triomphe! Cette t�che si belle, c'est pr�s d'un seul qu'elle l'a remplie jusqu'� ce jour. Mais depuis qu'elle voit Charney, elle se sent prise � la fois pour lui d'int�r�t et de compassion. Il est captif comme son p�re et pr�s de son p�re! Il n'a plus � aimer dans le monde qu'une pauvre plante, et il l'aime tant! Certes, la figure du prisonnier, son front noble, sa taille �l�gante, aident peut-�tre un peu � la piti� de la jeune fille; mais si elle l'avait connu au temps de sa fortune, dans ce temps o� de faux dehors de bonheur l'environnaient, non, elle ne l'e�t point distingu� des autres. Ce qui la charme en lui, c'est son isolement, son d�sastre, sa r�signation. Elle lui a vou� d'instinct son amiti�, son estime m�me; car, dans son ignorance des choses, elle a mis le malheur au nombre des vertus.
L'excellente jolie fille, aussi hardie devant une bonne action � faire, que timide devant un regard � affronter, trop oublieuse peut-�tre du danger, sans cesse encourage, aiguillonne son p�re dans ses bonnes intentions vis-�-vis de Charney.
Un jour enfin, Girhardi se montrant � sa fen�tre, ne se contente pas de saluer le comte de la main, selon son habitude; il lui fait signe d'approcher le plus possible, et mod�rant les �clats de sa voix, comme dans une grande appr�hension d'�tre entendu d'un autre, il entame avec lui le dialogue suivant:
—J'ai peut-�tre une bonne nouvelle � vous donner, monsieur.
—Et moi, monsieur, j'ai des remerc�mens � vous faire pour ce microscope que vous avez daign� me pr�ter.
—Je n'ai m�me pas eu le m�rite de l'id�e; c'est ma fille qui m'y a fait songer.
—Vous avez une fille, monsieur, et l'on vous accorde la faveur de la voir?
—Oui, je suis p�re, et j'en rends gr�ces � Dieu chaque jour; car ma pauvre enfant, c'est un ange! Elle a pris un grand int�r�t � vous, mon cher monsieur, lorsque vous �tiez malade, et depuis, en vous voyant prodiguer tant de soins � votre fleur. Vous-m�me, ne l'avez-vous donc pas aper�ue parfois � ce grillage?
—En effet... je crois...
—Mais en vous parlant de ma fille, j'oublie de vous faire part de la grande nouvelle. L'empereur va se rendre � Milan, o� il doit �tre sacr� roi d'Italie.
—Roi d'Italie! eh bien! alors, monsieur, il sera plus que jamais votre ma�tre et le mien. Quant au microscope, poursuivit Charney, que la grande nouvelle n'avait que fort peu distrait de son id�e premi�re, et qui n'y soup�onnait pas une suite,—vous vous en �tes long-temps priv� pour moi... pardon; peut-�tre en aurai-je besoin encore pour de prochaines exp�riences, cependant je vous le rendrai... bient�t...
—Je puis m'en passer, j'en ai d'autres, r�pliqua avec bienveillance l'attrapeur de mouches, devinant au son de voix de son interlocuteur le regret qu'il �prouvait de se s�parer de cet instrument; gardez-le, monsieur, gardez-le en souvenir d'un compagnon de captivit�, qui vous porte, veuillez le croire, un vif int�r�t.
Charney voulut t�moigner sa gratitude � l'homme g�n�reux; celui-ci l'interrompit:
—Mais laissez-moi donc achever ce qui me reste � vous apprendre.
Et, baissant encore la voix:
—On assure que des gr�ces doivent �tre accord�es au sujet de cette autre couronne du nouvel empereur. Avez-vous des amis � Turin ou � Milan? Y a-t-il moyen de les faire agir?
L'interpell� hocha tristement la t�te.
—Je n'ai point d'amis, dit-il.
—Pas d'amis! r�p�ta le vieillard, avec un regard plein de commis�ration: avez-vous donc dout� des hommes! car l'amiti� ne manque pas � ceux-l� qui croient en elle. Eh bien! j'ai des amis, moi; des amis que l'adversit� m�me n'a pas �branl�s; ils pourront peut-�tre pour vous ce qu'ils n'ont pu encore pour moi.
—Je ne veux rien implorer du g�n�ral Bonaparte, r�pliqua le comte d'un ton sec et fier, o� ses anciennes rancunes surgirent tout-�-coup.
—Chut! parlez plus bas... Je crois entendre venir... mais non...
Il y eut un moment de silence, puis l'Italien poursuivit avec une inflexion de voix o� le reproche s'adoucissait comme en passant par une bouche de p�re:
—Cher compagnon, vous �tes aigri encore; j'aurais cru que les �tudes auxquelles vous vous livrez depuis quelques mois, avaient �teint en vous ces haines que Dieu r�prouve et qui faussent la vie d'un homme. Les parfums de votre fleur n'ont-ils donc pas enti�rement cicatris� vos blessures du monde? Ce Bonaparte que vous semblez ha�r, j'ai � m'en plaindre plus que vous peut-�tre; car mon fils est mort pour l'avoir servi.
—Aussi, ce fils, vous l'avez voulu venger! interrompit vivement Charney.
—Je vois que ces faux bruits sont venus jusqu'� vous, dit le vieillard relevant noblement la t�te vers le ciel, comme pour en appeler au t�moignage de Dieu.—Moi, me venger par un crime! non; mais dans les premiers momens de ma douleur, je ne pus me contenir, il est vrai; et tandis que le peuple de Turin saluait le vainqueur par des acclamations de joie, j'opposai mes cris de d�sespoir aux vivats de la foule. On m'arr�ta; j'avais un couteau sur moi. Des inf�mes, afin de se faire valoir aupr�s du ma�tre, n'eurent pas de peine � lui faire accroire que j'en voulais � ses jours. On me traita d'assassin, et je n'�tais qu'un malheureux p�re qui venait d'apprendre la mort de son fils! Eh bien! je comprends qu'il a pu �tre tromp�; je comprends m�me que ce Bonaparte n'est pas un m�chant homme, car ni vous, ni moi, il ne nous a fait mourir. S'il me rend � la libert�, ce sera r�parer seulement une erreur � mon �gard; je le b�nirai cependant, non que je ne puisse supporter ma captivit�. Plein de foi dans la Providence, je me r�signe � tout. Mais ma prison p�se sur ma fille, c'est pour ma fille que je veux �tre libre, pour mettre un terme � son exil du monde, pour qu'elle retrouve les plaisirs de son �ge. N'avez-vous pas aussi un �tre qui vous int�resse, une femme qui pleure sur vous, et � qui vous serez heureux de sacrifier m�me votre orgueil d'opprim�? Allons, autorisez mes amis � parler en votre nom.
Charney sourit.—Aucune femme ne pleure sur moi, dit-il, aucune ne soupire apr�s mon retour; car je n'ai plus d'or � leur donner. Qu'irai-je donc faire dans ce monde, o� j'�tais moins heureux que je ne le suis m�me ici? Mais duss�-je y retrouver des amis, la fortune et le bonheur, je dirais encore non! mille fois non! s'il me fallait pour cela m'abaisser devant le pouvoir que j'ai voulu d�truire.
—Quoi! tout espoir vous est-il donc interdit par vous-m�me?
—Jamais je ne saluerai du titre d'empereur celui qui fut mon �gal.
—Prenez garde de sacrifier follement votre avenir � un sentiment plus de vanit� que de patriotisme peut-�tre... mais... chut!—fit de nouveau le vieux Girhardi.—Pour cette fois, je ne me trompe pas; on vient! adieu! Et il s'�loigna de la fen�tre grill�e.
—Merci, merci du microscope! lui cria Charney avant qu'il e�t enti�rement disparu � ses regards.
Dans ce moment, Ludovic fit crier sur ses gonds la porte basse de la petite cour. Il apportait au prisonnier sa provision de vivres de chaque jour. Il le vit pensif et r�veur, et ne voulant pas le distraire, il se contenta en passant pr�s de lui de frapper l�g�rement sur les assiettes qu'il tenait, comme pour l'avertir que son d�ner �tait pr�t. Montant ensuite le tout dans la chambre, il se retira bient�t, apr�s avoir salu� silencieusement Monsieur et Madame, comme il le disait parfois; c'est-�-dire, l'homme et la plante.
—Le microscope est � moi! pensait Charney. Mais comment ai-je pu m�riter la bienveillance de cet honn�te �tranger? Et voyant alors Ludovic traverser la cour: Celui-ci de m�me a gagn� mon estime. Sous son �corce de ge�lier bat un noble cœur; j'en suis s�r. Il est donc des hommes bons et sensibles; mais o� viennent-ils se r�fugier!
Et il lui sembla entendre une voix lui r�pondre: C'est parce que le malheur vous a appris � comprendre un bienfait, que les hommes vous paraissent moins dignes de vos m�pris. Qu'ont donc fait ces deux hommes? L'un a arros� votre plante � votre insu, l'autre vous a procur� les moyens de la mieux conna�tre et de l'analyser.
—Oh! se disait Charney, le cœur ne s'y trompe pas; il y a eu de leur part g�n�rosit� vraie.
—Oui, reprenait la voix; mais c'est par ce que cette g�n�rosit� s'est exerc�e envers vous, que vous leur rendez justice. Si Picciola n'�tait pas n�e, de ces deux hommes, l'un serait peut-�tre encore � vos yeux un vieillard imb�cile, livr� � des occupations d�gradantes; l'autre, un �tre grossier, d'une avarice l�che et sordide! Dans votre monde d'autrefois, aviez-vous aim� quelque chose, monsieur le comte? non; votre cœur �tait livr� � l'isolement comme votre pens�e. Ici, c'est parce que vous aimez Picciola, que ces deux hommes vous ont aim�; c'est par elle qu'ils sont venus � vous!
Et Charney regarde tour � tour sa plante et son pr�cieux microscope.—Napol�on, empereur des Fran�ais, roi d'Italie!—Cette terrible formule, dont il n'a fallu que la moiti� autrefois pour faire de lui un conspirateur forcen�, se pr�sente � peine � son esprit en ce moment.
Que lui importent � lui les triomphes du nouvel �lu de la nation, et les libert�s de l'Europe! Un insecte qui bourdonne mena�ant autour de ses fleurs lui cause plus d'angoisses et de soucis que tous les envahissemens du nouvel empire!
Il a repris ses travaux: arm� de sa loupe, d�sormais sa propri�t�, il a r�it�r� ses observations, il a �tendu le champ de ses d�couvertes, et, de plus en plus, l'enthousiasme le gagne. Il faut le dire, cependant, inexp�riment� dans l'analyse, priv� des notions premi�res et d'instrumens assez puissans, parfois � son insu, l'esprit de syst�me et de paradoxe vient se m�ler � son esprit d'examen. C'est ainsi qu'il inventa mille th�ories sur la circulation de la s�ve, sur les moyens qu'elle emploie pour monter, pour s'�tendre, pour se transformer, sans se douter de son double courant; sur les colorations diverses de la plante, ainsi que sur la source des diff�rens ar�mes de la tige, des feuilles et des fleurs; sur la gomme et les r�sines distill�es par les v�g�taux; sur la cire et le miel qu'en retirent les abeilles. Il trouvait d'abord r�ponse � tout; mais les syst�mes du lendemain venaient d�truire ceux de la veille, et lui-m�me se plaisait dans son impuissance, puisqu'elle le for�ait d'exercer toutes les facult�s de son esprit et de son imagination, et ne lui laissait pas pr�voir un terme � ces attrayantes occupations.
Un jour de triomphe allait na�tre pour lui, jour glorieux, o� il pourrait inscrire la plus importante de ses observations!
Il avait autrefois entendu, mais en n'y pr�tant qu'une moqueuse attention, raconter les amours des fleurs, cette ing�nieuse et sublime d�couverte de Linn�e, et ces hymens nombreux accomplis dans une corolle, � l'ombre des p�tales. Aid� de son microscope, il se livre bient�t tout entier � cette nouvelle s�rie d'�tudes: il �pie, il patiente; il p�n�tre enfin dans les myst�res de ce lit nuptial! Sous ses yeux, un mouvement de vie et d'amour se manifeste dans toutes les parties de la fleur; par une double attraction, le pistil et les �tamines, rapproch�s l'un de l'autre, semblent un instant ressentir l'animation des �tres aimans et pensans! Atterr�, confondu, Charney doute s'il veille; sa t�te ne peut contenir l'ardente admiration dont il est p�n�tr�. Par l'analogie, remontant de la plante aux animaux, il embrasse l'�chelle de la cr�ation tout enti�re dans son harmonie, dans son immensit�! Il doute si le secret de l'univers n'est pas en sa possession! ses yeux se troublent, l'instrument s'�chappe de ses mains; le philosophe an�anti tombe sur son si�ge rustique, croise les bras, puis, apr�s une longue m�ditation, s'adressant � sa plante:
—Picciola, lui dit-il, autrefois j'avais la terre � parcourir, j'avais de nombreux amis, j'�tais entour� de savans de toute esp�ce; eh bien! jamais aucun de ces savans ne m'en a appris autant que toi; pas un de mes amis, ou plut�t des hommes qui usurpaient ce titre, ne m'a rendu les bons offices que j'ai re�us de toi seule; et dans ce terrain circonscrit o� tu v�g�tes mis�rablement entre deux pav�s, marchant �� et l�, autour de toi, sans te perdre de l'œil, j'ai plus pens�, plus senti, plus observ� que dans mes longues courses � travers l'Europe! Quel �tait mon aveuglement! lorsque tu t'offris � moi si faible, si p�le, si languissante, je n'attendis rien de ta venue, et c'est une Compagne qui m'arrivait, un Livre qui s'ouvrait devant moi, un Monde qui se r�v�lait � mes yeux! Cette Compagne, elle adoucit mes ennuis et les fit dispara�tre; elle me rattacha � cette existence qu'elle devait me conserver; elle m'apprit � conna�tre les hommes, et me r�concilia avec eux! Ce Livre, il me fit prendre en piti� tous les autres; il me convainquit de mon ignorance et rabaissa mon orgueil. Il me for�a de comprendre que la science, comme la vertu, ne s'acquiert que par l'humilit�, qu'il faut descendre pour s'�lever; que le premier �chelon de cette �chelle immense dont nous croyons d�passer le fa�te est enfoui sous le sol, et que c'est par lui qu'il faut commencer! C'est le livre de lumi�re, peut-�tre! �crit en caract�res vivans, dans une langue myst�rieuse encore pour moi, il m'offrit � deviner ces �nigmes sublimes, dont chaque mot est une consolation! Ce Monde, c'est celui de la pens�e, je n'en saurais plus douter; c'est la cr�ation intelligente, c'est le r�sum�, le crit�rium du monde �ternel et c�leste; la r�v�lation de cette immense loi d'amour, qui r�git l'univers, qui fait graviter les at�mes et les soleils, qui encha�ne d'un m�me lien depuis la plante jusqu'aux astres, depuis l'insecte, qui fouille la terre, jusqu'� l'homme qui rel�ve son front vers le ciel pour y trouver... son auteur, sans doute!
Charney, violemment agit�, se promena alors � grands pas dans sa cour; les pens�es succ�daient aux pens�es dans sa t�te, une lutte s'engageait dans son cœur; puis il revint vers Picciola, la contempla avec attendrissement, jeta un regard rapide plus haut, et murmura ces paroles:
—Mon Dieu! mon Dieu! trop de fausse science a obscurci ma raison, trop de sophismes ont endurci mon cerveau pour que vous y p�n�triez si vite. Je ne puis vous entendre encore, mais je vous appelle; je ne puis vous voir, mais je vous cherche!
Rentr� dans sa chambre, il lut sur la muraille.
Dieu n'est qu'un mot.
Il ajouta:
Ce mot ne serait-il pas celui de la grande �nigme de l'univers?
Il y avait l� encore l'expression du doute; mais douter, pour cet esprit superbe, n'�tait-ce pas d�j� s'avouer � moiti� vaincu, frapper d'anath�me sa premi�re n�gation, et rebrousser chemin sur sa fausse route? Maintenant, ce n'est plus sur lui seul que s'appuie le philosophe �branl�; il n'a plus seulement foi que dans sa force et dans sa raison, et se livrant � ses �motions inconnues, auxquelles il trouve un charme si doux, c'est � Picciola qu'il demande une croyance, un Dieu, un appui, et de nouveau il l'interroge avec ferveur, afin de dissiper ce reste d'obscurit� qui l'environne.
Ainsi s'�coulaient ses journ�es; et apr�s des heures consacr�es enti�res � l'�tude et � l'analyse, las de ses travaux et songeant � s'en distraire par d'agr�ables passe-temps, il quittait Picciola plante pour Picciola jeune fille. Lorsque d�j� les parfums de ses fleurs arrivaient � lui en abondantes effluves, lorsque sa t�te s'appesantissait, que ses yeux �vitaient l'�clat du jour:
—Ce soir, il y aura f�te chez Picciola, se disait-il.
En effet, livr� � ses r�veries, il ne tardait pas � tomber dans ce demi-sommeil peupl� de songes, qu'une lueur de raison instinctive savait diriger encore.
Oh! ne serait-ce pas l� une des jouissances les plus enivrantes, r�serv�es � l'homme, que de pouvoir donner l'impulsion � ses r�ves, et vivre de cette autre vie o� les �v�nemens se pressent avec tant de rapidit�, o� les si�cles ne nous co�tent qu'une heure d'existence, o� un reflet magique semble colorer tous les acteurs du drame qui se joue, o� les �motions seules sont r�elles? L�, le positif de toutes choses s'efface, pour ne laisser que leur essence pure. Le voulez-vous? d'harmonieux concerts vont se faire entendre, et vous n'aurez pas � subir le r�lement de l'accord, la figure contract�e des musiciens, les formes bizarres et disgracieuses des instrumens; c'est la vie des �mes, c'est le plaisir sans regrets, c'est l'arc-en-ciel sans l'orage!
Charney s'abandonnait � ces illusions. Fid�le � la douce image de Picciola, c'est elle qu'il appelait, c'est elle qui se montrait � lui la premi�re, toujours sous les m�mes traits, avec les m�mes gr�ces, jeune, modeste, charmante; lui apparaissant, tant�t au milieu de ses anciens compagnons de science et de plaisir, tant�t pr�s des seuls �tres qu'il avait aim�s, et qui n'�taient plus: sa m�re, sa sœur; et elle renouvelait pour lui les sc�nes pleines de suavit�, ineffables au souvenir, de l'adolescence et de la famille, et elle s'y m�lait comme pour les rendre plus douces encore.
Parfois elle l'introduisait tout-�-coup dans une maison d'apparence modeste, mais o� respiraient l'aisance et le bon go�t. Les gens avec lesquels il s'y trouvait lui �taient inconnus, mais ils l'accueillaient avec des sourires, et il se sentait l� comme jadis au foyer paternel. Apr�s avoir ranim� sa famille �teinte, ses joies du pass�, �voquait-elle donc une autre famille qui devait exister un jour pour Charney, et lui pr�parer les joies de l'avenir? Il ne pouvait se l'expliquer; mais � son r�veil il prenait confiance dans sa destin�e, et tenait r�guli�rement note, sur son journal de fine toile, des �v�nemens de ses r�ves; c'�taient les seuls �v�nemens heureux de sa vie, sauf sa captivit�.
Il arriva pourtant qu'une fois Picciola, dans l'une de ces f�tes o� il avait l'habitude de trouver pr�s d'elle le calme et le bonheur, le frappa d'une subite �pouvante. Plus tard, il ne se le rappela que pour croire aux r�v�lations, � la prescience de l'�me. Voici ce qui arriva.
Les parfums de la plante marquaient la sixi�me heure du soir. Jamais ils n'avaient �t� plus forts, plus puissans; car trente fleurs �panouies concouraient � entretenir cette atmosph�re magn�tique, au milieu de laquelle s'assoupissait Charney.
S'�cartant de la foule, il respirait l'air sur une verte esplanade, o� son fant�me ch�ri avait seul suivi ses pas. Picciola s'avan�ait en lui souriant du regard et du geste; et lui, dans une attitude contemplative, il admirait la taille souple de la jeune fille, la l�g�re ondulation des plis de sa robe blanche, qui trahissait l'harmonie de ses mouvemens et les boucles de ses cheveux noirs d'o� ressortait la fleur accoutum�e. Soudain, il la voit s'arr�ter; elle chancelle, lui tend les bras; le sceau de la mort est empreint sur son front. Il veut s'�lancer vers elle; un obstacle qu'il ne peut vaincre le retient encha�n�; il pousse un cri et s'�veille; mais, �veill�, un autre cri a r�pondu au sien; oui, un cri... une voix de femme!
Cependant Charney se retrouve bien dans sa cour, sur son banc, pr�s de sa plante! Il tourne les yeux, et comme une autre apparition de jeune fille se montre � lui � travers la petite fen�tre grill�e. D'abord cette figure m�lancolique et gracieuse, plac�e dans une demi-ombre, semble � ses yeux flotter dans le vague; mais peu � peu il la voit s'�claircir, un regard p�n�trant arrive jusqu'� lui; il se l�ve, s'approche, et tout-�-coup la douce vision s'efface, ou plut�t la jeune fille s'enfuit.
Quelque rapide qu'ait �t� sa fuite, pourtant il a entrevu ses traits, sa chevelure, sa taille, la blancheur de sa robe; il reste immobile; il pense que son r�veil n'est pas complet, et que cet obstacle insurmontable qui, dans son r�ve, le s�parait de Picciola, c'est une grille de prison!
Ludovic accourut alors en grand �bahissement, et trouvant Charney encore tout troubl�:
—Signor conte, lui dit-il, est-ce que votre mal va vous reprendre? T�te-Dieu! pour cette fois on fera venir les m�decins, parce que c'est l'ordre; mais c'est madame Picciola et moi qui nous chargerons de la gu�rison.
—Je ne suis point malade, r�pond Charney, � peine revenu de son �motion; qui a pu vous faire croire?...
—La fille de l'attrapeur de mouches donc! Elle vous a vu, vous a entendu crier, et s'est h�t�e de m'avertir.
Charney devint pensif. Il se ressouvint alors seulement qu'une jeune fille habitait parfois cette partie de la forteresse.
—La ressemblance que j'ai cru trouver entre l'�trang�re et Picciola, n'est sans doute qu'une illusion de mes sens encore sous le charme, se dit-il.
Puis il se rappela l'int�r�t que lui avait d�j� t�moign� la jeune Pi�montaise, au dire du vieillard. Elle a eu piti� de lui durant sa maladie, c'est � elle qu'il doit la possession du pr�cieux microscope, et il se sent tout-�-coup le cœur rempli d'une douce reconnaissance! Dans le premier mouvement de sa gratitude, ayant encore devant les yeux la double image de la jeune fille, de ses songes et de celle de son r�veil, une pens�e lui vient:—Celle-ci ne portait point une fleur dans ses cheveux!
Non sans h�siter, non sans s'adresser un reproche secret, comme si dans ce moment il se rendait coupable d'une profanation, il rompt, il cueille silencieusement, et d'une main �mue, un petit rameau fleuri sur sa plante.
—Autrefois, se dit-il en lui-m�me, que d'or j'ai follement prodigu� pour couvrir de perles et de diamans des fronts prostitu�s au parjure! � combien de femmes trompeuses et d'amis menteurs ai-je jet� ma fortune par lambeaux, sans m'en plus soucier alors que des propres sentimens de mon cœur, que je mettais aussi sous leurs pieds et sous les miens! Ah! si l'objet donn� n'acquiert de prix que par la valeur qu'on y attache, je le jure, jamais n'a �t� offert par moi un don plus pr�cieux que celui-l�, que je t'emprunte aujourd'hui, Picciola!—Et remettant le petit rameau aux mains du ge�lier:—Mon bon Ludovic, pr�sentez ceci de ma part � la fille de mon vieux compagnon. Dites que je la remercie de l'int�r�t qu'elle daigne me porter, et que le comte de Charney, pauvre et prisonnier, ne poss�de rien de plus digne de lui �tre offert.
Ludovic re�ut la fleur d'un air stup�fait.
Il avait fini par s'initier tellement � l'amour que ressentait le prisonnier pour sa plante, que c'est � peine s'il concevait comment un si l�ger service pouvait valoir � la fille de l'attrapeur de mouches une marque de si haute munificence.
—C'est �gal! Per il capo di san Pasquale! dit-il en sortant, ils n'ont vu encore ma filleule que de loin; ils vont juger sur l'�chantillon combien elle est gentille et comme elle a bonne odeur!
Quant � Charney, il lui faudra faire avant peu bien d'autres sacrifices de ce genre; car l'�poque de la fructification arrive pour sa Picciola. Quelques-unes de ses fleurs ont d�j� perdu leurs brillans p�tales, leurs �tamines devenues inutiles. Ils sont tomb�s, comme autrefois les cotyl�dons lorsque les premi�res feuilles, arriv�es � l'�ge de la force, ont pu se passer de leurs secours. Maintenant l'ovaire, contenant le germe des graines, commence � se gonfler sous le calice �largi. Les fleurs m�res se d�pouillent de leur �clat, comme ces femmes d�daigneuses d'une vaine parure quand arrivent pour elles les soins sacr�s de la maternit�.
Charney se pr�pare � de nouvelles observations, les plus grandes, les plus sublimes qu'il e�t faites encore sans doute; car elles se rattachent � la dur�e des races cr��es, � la reproduction des �tres, dont la f�condation n'est que l'acte d�terminant. D�j�, en analysant un bouton, coup�, d�tach� de la tige par la morsure d'un insecte, il a entrevu ce germe primitif, cet embryon d�bile, qui n'est pas n� des amours de la fleur, mais qui en a besoin pour vivre et se d�velopper. Pr�voyance admirable, combinaison saisissante de la nature, et que la science n'a pu encore expliquer. Il s'agit aujourd'hui de l'enfantement de l'�tre complet, de cette graine dont l'�troite enveloppe contient la plante tout enti�re; ph�nom�ne dont les autres n'ont �t� que la pr�paration. Le moment est venu pour l'observateur d'�tudier la gestation de l'œuf v�g�tal � toutes ses �poques, dans le bouton, dans la fleur brillante et par�e, sous le calice d�couronn� de ses p�tales. Il va lui falloir de nouveau mutiler Picciola; mais ne r�parera-t-elle pas facilement ses pertes? De tous c�t�s, aux nœuds de sa tige, sous l'aisselle de ses feuilles, surgissent de naissans rameaux, s'annonce une floraison future; puis Charney saura la m�nager. Demain donc il se mettra � l'ouvrage.
Le lendemain, il prend place sur son banc, avec cette gravit� de l'homme qui va tenter une exp�rience difficile, et dont le succ�s peut se faire attendre. Au premier coup d'œil jet� sur sa plante, il est surpris de l'�tat de langueur manifest� dans toutes ses parties. Les fleurs, courb�es sur leurs p�doncules, semblent n'avoir plus la force de se tourner vers le soleil; les feuilles, � demi renvers�es, ont perdu l'�clat de leur luisante verdure. Charney pense d'abord qu'un violent orage se pr�pare, et, dans un premier mouvement, il dispose ses nattes, ses treillis, pour garantir Picciola des atteintes trop rudes du vent ou de la gr�le. Cependant le ciel est pur de nuages, l'air est calme, et l'invisible alouette chante, perdu dans l'espace.
Son front se rembrunit. Apr�s un instant de recueillement:—Elle manque d'eau, se dit-il. Il court en chercher dans sa chambre, s'agenouille devant la plante, en �cartant ses rameaux inf�rieurs pour mieux l'arroser au pied, et l� il demeure tout-�-coup frapp� d'immobilit�. Son regard se fixe � terre, sur le m�me point; le bras qui soutient l'arrosoir reste suspendu, et tous les signes de la stupeur passent sur son front. Il vient de d�couvrir la source du mal.
Picciola va mourir.
Tandis qu'elle multipliait devant lui les fleurs et les parfums pour ses �tudes et ses plaisirs, sa tige aussi se d�veloppait. Resserr�e � sa base entre deux pav�s, �trangl�e sous une double pression, elle s'est d'abord entour�e d'un large bourrelet; mais le frottement l'a bient�t d�chir�e aux angles du gr�s, et les sucs nourriciers de la plante se perdent par plusieurs fissures � la fois.
Le sol manque � Picciola; �puis�e de force et de s�ve, elle va mourir, si on ne lui porte un prompt secours. Elle va mourir! Charney le voit. Un seul moyen reste de la sauver; c'est d'enlever les pav�s qui p�sent sur elle: mais le peut-il? priv� d'outils, ses efforts seraient impuissans. Il s'�lance vers la petite porte d'entr�e, il y frappe � coups redoubl�s, en appelant Ludovic. Celui-ci se montre enfin. Le r�cit, la vue du d�sastre, le laissent confondu; mais, malgr� le sentiment d'int�r�t que lui inspire sa filleule, aux pri�res de Charney qui le conjure d'enlever les pav�s, � ses emportemens m�l�s de supplications, il ne r�pond que par ces mots, qu'il accompagne d'un gros soupir et d'un mouvement d'�paules:
—Je n'y puis rien! rien, signor conte.
Cette fois, le prisonnier lui offre, non plus un bijou de sa pr�cieuse cassette, mais la cassette enti�re, avec tout ce qu'il poss�de. Ludovic se redresse, serre fortement ses bras sur sa poitrine, et reprenant ses allures de ge�lier, son ton moiti� proven�al, moiti� pi�montais:
—Per Bacco; mordious! vous m'offririez un tr�sor! je suis un vieux soldat, et je connais ma consigne. Adressez-vous au commandant.
—Non! s'�crie Charney; plut�t briser moi-m�me ces pav�s, les arracher de terre, duss�-je y laisser mes ongles!
—C'est ce que nous verrons! En tout cas, � votre aise! Et Ludovic, qui en entrant dans le pr�au a pris soin d'�teindre � demi sa pipe avec le pouce, et la tient � distance en s'adressant au prisonnier, la repla�ant brusquement sous sa l�vre, la ranimant par une forte aspiration, se dispose tout-�-coup � s'�loigner. Charney le retient.
—Mon bon Ludovic, vous que j'ai toujours trouv� si compatissant, ne pouvez-vous donc rien pour moi?
—Trond�dious! dit celui-ci, cherchant � se d�fendre, par des jurons, de l'�motion qui le gagne; donnez-moi la paix, vous et votre herbe maudite! Pardon pour la povera; elle n'est pas cause de votre diabolique ent�tement. Quoi! vous aurez donc le cœur de la laisser mourir ainsi, sans secours!
—Mais que faire?
—Adressez-vous au commandant, vous dis-je.
—Jamais!
—Voyons, dit Ludovic, si �a vous co�te, voulez-vous que je lui parle, moi?
—Je vous le d�fends! lui cria Charney.
—Comment! vous me le d�fendez! reprit le ge�lier. Dannazione! Ai-je des ordres � recevoir de vous? Si je voulais lui en parler, moi! Eh bien! non; je ne lui en parlerai point. Au fait, vous avez raison, est-ce que �a me regarde? Qu'elle meure, qu'elle vive! ai-je � m'en soucier? Che m'importa! Vous ne voulez pas? bonsoir.
—Mais votre commandant me comprendra-t-il donc seulement? dit le comte, s'adoucissant soudain.
—Pourquoi pas? le prenez-vous pour un ka�serlick? expliquez-lui �a gentiment, avec de jolies phrases... pas trop longues; vous �tes un savant, voil� le moment d'en faire preuve. Pourquoi ne comprendrait-il pas la chose qui vous porte � aimer votre herbe? je l'ai bien comprise, moi. Puis, je serai l�, soyez tranquille. Je lui dirai comme c'est bon en tisane, pour toutes sortes de maux... il a justement son rhumatisme dans ce moment-ci... �a se trouve bien... il comprendra mieux...
Charney h�sitait encore; Ludovic cligna de l'œil, et lui montra Picciola dans son attitude maladive. L'autre fit un geste, et Ludovic sortit.
Quelques instans apr�s, un homme, en costume moiti� civil, moiti� militaire, apporta au prisonnier une �critoire compl�te et une feuille de papier portant le timbre du commandant. Ainsi que Ludovic l'avait annonc�, l'homme resta pr�sent tandis que Charney �crivit sa demande; il la reprit cachet�e de ses mains, le salua, et emporta l'�critoire.
Vous souriez peut-�tre de m�pris, en voyant l'orgueil du noble comte s'abattre si facilement, et cette haute volont� c�der � l'aspect d'une fleur qui se fl�trit. Avez-vous donc oubli� que Picciola, c'est tout pour le prisonnier? Ne savez-vous donc pas ce que peuvent l'isolement et la captivit� sur l'esprit le plus ferme et le plus fier? Oh! cet acte de faiblesse que vous lui reprochez, y a-t-il eu recours, lorsque lui-m�me, abattu par la souffrance, manquait de l'air de la libert�, press� entre les pierres de sa prison comme sa plante entre ses deux pav�s? non! mais de lui � elle se sont �tablis des redevances mutuelles, des engagemens sacr�s; elle l'a sauv� de la mort, et il faut qu'il la sauve � son tour!
Le vieux Girhardi vit Charney se promener de long en large dans sa cour, s'agiter avec tous les signes de l'attente et de l'impatience. Que la r�ponse lui paraissait lente � venir! trois heures s'�taient pass�es depuis son message au gouverneur, et, pendant ce temps, la plante s'�puisait par la perte de sa s�ve. Charney e�t vu couler son sang avec plus de calme, sans doute. Le vieillard essaya quelques consolations, lui rendit de l'espoir, et, plus exp�riment� que lui sur la connaissance des v�g�taux et de leurs maladies, il lui indiqua un moyen de fermer les blessures de Picciola, et de la pr�server du moins de l'un des dangers dont elle �tait menac�e.
D'apr�s son conseil, Charney, avec un m�lange de paille hach�e finement et de terre humect�e, compose un mastic qu'il applique sur la plaie. Son mouchoir, d�chir�, lui fournit des bandages et des ligatures, pour le fixer en place. Dans ces occupations, une heure encore passa; mais la r�ponse n'arrivait pas.
Quand vient le moment de d�ner, Ludovic entre dans la cour. Sa contenance brusque et affair�e n'annonce rien de bon. � peine s'il daigne r�pondre aux questions du prisonnier par des phrases saccad�es et tranchantes.
—Attendez, que diable!—Vous �tes bien press�!—Laissez-lui le temps d'�crire!
Il semble pressentir et se pr�parer d'avance au r�le qu'il doit jouer dans tout ceci.
Charney ne d�na pas.
Il t�cha de patienter en attendant l'arr�t de vie ou de mort de Picciola, et pour se donner du courage, il s'effor�a de se prouver � lui-m�me que le gouverneur ne pouvait, sans �tre un homme cruel, lui refuser une demande aussi simple. Son impatience cependant s'irritait de plus en plus, et il s'�tonnait comme si le commandant n'avait pu avoir d'affaire plus press�e � exp�dier que celle-l�. Au moindre bruit, ses yeux se tournaient tout-�-coup vers la petite porte par laquelle il croyait toujours voir revenir son message.
Le soir arriva; rien! la nuit... rien! Il n'en put fermer l'œil.
Le lendemain, cette r�ponse si vivement attendue lui fut enfin remise. Le commandant lui disait, dans un style sec et laconique, qu'aucun changement ne pouvait �tre fait aux murs, foss�s ou fortifications de la citadelle, sans autorisation expresse du gouverneur de Turin; que, sur sa demande, il en r�f�rerait � son excellence; car, ajoutait-il, le pavage d'une cour de prison, c'est encore une muraille.
Charney resta confondu � la lecture de ce message. Faire de l'existence d'une fleur une question d'�tat! un d�placement de fortifications! Attendre la d�cision du gouverneur de Turin! Attendre un si�cle quand un jour peut tuer! Ce gouverneur ne voudra-t-il pas � son tour en r�f�rer au ministre, le ministre au s�nat, le s�nat � l'empereur? Oh! qu'alors son m�pris des hommes se r�veille profond! Ludovic lui-m�me ne lui semble plus que l'agent de son bourreau. Au cri de son d�sespoir celui-ci r�pond en langage administratif, � ses supplications celui-l� oppose sa consigne militaire.
Il se rapproche de la malade, dont l'�clat s'affaiblit, dont les couleurs s'effacent. Il la contemple avec tristesse. C'est son bonheur, c'est sa po�sie qui s'en vont! Ses parfums n'accusent plus qu'une heure trompeuse, comme une montre d�traqu�e, dont les ressorts s'arr�tent; chaque corolle, repli�e sur elle-m�me, a cess� enti�rement de se tourner vers le soleil, ainsi qu'une jeune fille mourante ferme les yeux pour ne point voir l'amant qu'elle craint de trop regretter.
Au milieu de ses r�flexions d�solantes, la parole de son vieux compagnon de captivit� se fit entendre encore:
—Cher monsieur, lui disait, avec son accent paternel, le bon vieillard, baissant la voix et courbant son front jusqu'aux derniers barreaux de sa grille, pour se rapprocher plus de celui auquel il s'adressait,—si elle meurt, et elle mourra, je le crains, que ferez-vous ici, seul, tout seul? Quelles occupations pourront vous distraire apr�s celle-l�, qui avait tant de charmes pour vous? L'ennui vous tuera � votre tour; la solitude interrompue redevient si lourde! vous n'y pourrez r�sister; c'est comme moi, si maintenant on me s�parait de ma fille! de cet ange gardien dont le sourire sait me consoler de tout! Quant � votre plante, le vent des Alpes vous en avait sans doute apport� le germe, ou peut-�tre, en passant, un oiseau en laissa tomber une graine dans cette cour; mais maintenant une m�me circonstance vous enverrait une autre Picciola, ce ne serait que pour renouveler le regret laiss� par la premi�re; car d'avance il faudrait vous attendre � la voir mourir comme elle. Croyez-moi, cher monsieur, laissez agir mes amis; fl�chissez enfin. La libert� vous sera peut-�tre plus facile que vous ne pensez. On cite d�j� plusieurs traits de cl�mence et de g�n�rosit� du nouvel empereur. Dans ce moment il est � Turin, et Jos�phine l'accompagne.
Il pronon�a le nom de Jos�phine comme si la certitude du succ�s y �tait attach�e.
—� Turin! interrompit Charney, en redressant vivement sa t�te, jusque l� pench�e sur sa poitrine.
—� Turin, depuis deux jours, r�p�ta le vieillard, tout joyeux de ne pas voir cette fois comme l'autre ses bons conseils n'exciter dans l'esprit du comte qu'une attention douteuse.
—Et quelle est la distance exacte de F�nestrelle � Turin?
—En prenant par Giaveno, Avigliano, et la grande route, il y a seize milles, ou pr�s de sept lieues.
—En combien de temps peut-on les franchir?
—Il faut quatre � cinq heures au moins, car, dans ce moment, la route doit �tre obstru�e par les troupes, les �quipages, les chariots de tous les alentours qui se rendent pour assister aux f�tes... Le chemin qui tourne par les vall�es, en c�toyant le fleuve, est le plus long, sans doute; mais il demanderait moins de temps, je crois.
—Dites-moi, monsieur, par vos communications avec le dehors, trouveriez-vous quelqu'un qui p�t se rendre � Turin aujourd'hui... avant ce soir?
—Ma fille s'en occupera.
—Et vous dites que le g�n�ral Bonaparte... le... premier consul...
—L'empereur, reprit doucement Girhardi.
—Oui, l'empereur, l'empereur est encore � Turin, n'est-il pas vrai?—reprit Charney, fortement domin� par une grande r�solution;—eh bien! je vais lui �crire, lui adresser une supplique... � l'empereur! Il pesa sur ce mot, comme pour bien s'affermir dans sa nouvelle route.
—Oh! b�ni soit Dieu! s'�cria le vieillard, car c'est de lui que vous vient cette bonne pens�e, o� l'orgueil humain a le dessous... Oui, �crivez, adressez-vous � lui pour votre demande en gr�ce; Fossombroni, Cotenna et Delarue, mes amis, vous appuieront vivement, comme ils m'appuieront moi-m�me aupr�s du ministre Marescalchi, du cardinal Caprara, et m�me de Melzi, qui vient d'�tre nomm� garde-des-sceaux du nouveau royaume. Mon cher compagnon, nous quitterons peut-�tre cette prison ensemble, le m�me jour, vous pour recommencer la vie active et forte, moi pour suivre ma fille o� elle voudra aller.
—Pardon, monsieur, pardon, si je ne semble pas encore enti�rement satisfait de ces protections que vous m'offrez avec tant de bienveillance et de d�sint�ressement. Mon estime et ma reconnaissance vous sont acquises; mais c'est � l'empereur lui-m�me qu'il faut que ma demande soit remise, ce soir, demain matin au plus tard. Pouvez-vous me r�pondre d'un messager fid�le et d�vou�?
—Oui, comme de moi-m�me! dit le vieillard, apr�s avoir r�fl�chi quelque temps.
—Encore une question, ajouta Charney; ne craignez vous point d'�tre compromis par les services signal�s que vous allez me rendre?
—Le plaisir d'obliger efface toute crainte, cher monsieur. Si je puis quelque peu contribuer � soulager votre infortune, advienne que pourra. Je sais me soumettre aux d�crets du ciel.
Charney se sentit remu� jusqu'au fond du cœur par ces paroles si simples; il contempla le vieillard avec des yeux attendris.
—Que je voudrais presser votre main! lui dit-il; et il leva fortement son bras vers la petite fen�tre. Girhardi passa le sien � travers la grille; mais ce fut vainement; il ne put atteindre la main qui se tendait vers lui. Alors, inspir� par un de ces sentimens d'exaltation tendre, si vifs dans l'�me d'un reclus, il d�noua subitement sa cravate, en retint un bout, jeta l'autre � Charney, qui s'en saisit avec transport, et une double �treinte, une double �motion, donn�rent � plusieurs reprises une vibration affectueuse � ce linge insensible.
En repassant pr�s de Picciola: Je te sauverai! murmura Charney.
Il se retira dans sa camera, prit le plus blanc et le plus fin de ses mouchoirs, tailla soigneusement son cure-dent, renouvela son encre, se mit aussit�t � l'ouvrage, et lorsque son placet fut termin�, ce qui n'arriva pas sans causer de dures angoisses, � son orgueil r�volt�, une petite corde descendit de la fen�tre grill�e le long du mur de la cour; le p�titionnaire y attacha sa supplique, et la corde remonta.
Une heure apr�s, la personne charg�e de remettre le placet � l'empereur prenait, accompagn�e d'un guide, sa route � travers les vall�es de Suse, de Bussolino et de Saint-Georges, en c�toyant la rive droite de la Doria riparia: tous deux �taient � cheval; mais ils eurent beau se h�ter, des obstacles inattendus les retard�rent dans leur course. Des pluies r�centes avaient d�fonc� le terrain, la rivi�re �tait d�bord�e en plusieurs endroits; des torrens semblaient unir entre eux la Doria et les lacs d'Avigliano. D�j� les forges de Giaveno, rougissant de plus en plus au loin derri�re eux, annon�aient que le jour allait leur manquer bient�t. Trop heureux alors de suivre la voie commune, ils gagn�rent la magnifique avenue de Rivoli, non sans peine; et ce ne fut que bien avant dans la soir�e qu'ils arriv�rent � Turin. L� ils apprirent que l'empereur-roi venait de partir pour Alexandrie.
Le lendemain, d�s le point du jour, la ville d'Alexandrie �tait toute dans ses habits de f�te. Une population immense circulait d�j� dans ses rues tapiss�es et pavois�es de feuillages et de banderolles. La foule se portait de la maison commune, o� se trouvaient Napol�on et Jos�phine, � l'arc de triomphe �lev� � l'extr�mit� du faubourg qu'ils devaient suivre pour aller visiter les plaines illustres de Marengo.
Sur le chemin d'Alexandrie � Marengo, m�me multitude de peuple, m�mes cris, m�mes fanfares.
Jamais p�lerinage � Notre-Dame de Lorette, jamais c�r�monies du jubil� � Rome n'avaient attir� affluence pareille � celle qui se dirigeait alors vers ce champ de bataille � peine refroidi.
C'est que l� va se passer l'acte le plus important des f�tes du jour. L'empereur Napol�on doit assister � un combat simul�, donn� en comm�moration de la victoire remport�e en ce lieu m�me, cinq ans auparavant, par le premier consul Bonaparte.
Des tables, des tr�teaux, sont plac�s le long de la route. On y mange, on y joue la com�die en plein vent.
Dans la longue et unique rue du village de Marengo, toutes les maisons, transform�es en h�telleries, pr�sentent l'image de la confusion et du mouvement.
� toutes les fen�tres, pour attirer et tenter les chalands, pendent des jambons fum�s, des mortadelles, des guirlandes de bartavelles et de cailles, des chapelets de croquettes et de sucreries. On entre, on sort, on se presse, Italiens et Fran�ais, bourgeois et soldats; les monceaux de macaroni, les pyramides de massepains, de lassagnes et de ravioles s'effacent sous la main des acheteurs.
Dans les escaliers �troits et obscurs, on se heurte, on se coudoie sur une double ligne ascendante et descendante; quelques-uns, charg�s encore de leurs provisions, pour les mettre � l'abri de la rapacit� de leurs voisins, l�vent les bras au-dessus de leur t�te, et, dans les t�n�bres, une main, plus longue ou plus habile que la leur, soustrait le friand fardeau, soit un pain beurr�, des figues, des oranges, un jambonneau de Turin, ou une caille bard�e, soit m�me un p�t� dans sa cro�te, un excellent stufato dans sa terrine, contenant et contenu, tout est pris; et ce sont des cris, des quolibets et des rires prolong�s, qui gagnent depuis la premi�re marche jusqu'� la derni�re; et le voleur de la ligne ascendante, content de son lot, fait volte-face et veut descendre, et le vol� de la ligne descendante, contraint de retourner � la pitance, veut remonter; et toute la bande, �branl�e par ce flux et ce reflux � contre-temps, tournoyant de force sur elle-m�me, au milieu des �clats de gaiet�, des jurons, des coups distribu�s au hasard, est rejet�e partie dans la rue, partie dans les salles, o� les buveurs chantent d�j� � tue-t�te.
� travers les tables charg�es de mets, les bancs charg�s de convives, d'une chambre � l'autre, on voit se multiplier les dames et les Giannine du logis, les unes avec leurs tabliers de couleur, leurs cheveux poudr�s et le petit poignard coquet, aujourd'hui encore le principal ornement de leur parure; les autres en jupon court, en longues tresses natt�es, le col et les oreilles charg�s de joyaux dor�s, et les pieds nus.
� ces tableaux si vifs, si anim�s de la route et du village, de la chambre et de la rue, � ces bourdonnemens, � ces chansons, � ces cris, � ces rires, � ces bruits de paroles, de verres et d'assiettes, d'autres tableaux, d'autres bruits, vont bient�t succ�der.
Dans une heure, le canon tonnera contre ce village, canon presque inoffensif, il est vrai, et qui n'en brisera que les vitres; cette rue ne retentira plus que du cri des soldats exalt�s par une fureur guerri�re de commande; et chacune de ces maisons dispara�tra sous la fum�e des mousquetades... � poudre. Alors, gare au pillage, si les provisions ne sont pas mises � l'abri d'un coup de main! gare m�me � la Giannina aux pieds nus! car la petite guerre singe parfois la grande dans ses exc�s.
Elle l'imite surtout dans l'�clat de ses spectacles, et rien n'est plus imposant et plus majestueux que celui qui se pr�pare en ce moment dans les champs de Marengo.
D�j� un tr�ne magnifique, entour� d'�tendards tricolores, s'�l�ve sur l'une des rares collines qui bombent le terrain; d�j� des troupes de toutes les armes, de tous les uniformes, se d�ploient rapidement pour prendre place. La trompette fait l'appel aux cavaliers, le tambour �tend ses roulemens sur toute la surface du sol, que l'artillerie et les fourgons semblent �branler. Les aides de camp, couverts de leurs brillans costumes, passent, repassent, se croisent dans mille directions. Les drapeaux se d�roulent au vent, qui fait onduler en m�me temps cette mer mouvante de panaches, d'aigrettes et de plumets diapr�s aux trois couleurs; et le soleil, ce grand convi� des f�tes de Napol�on, ce lustre radieux des pompes de l'empire, se montre, et fait resplendir de feu l'or des broderies, le bronze des canons, les casques, les cuirasses, et les soixante mille ba�onnettes dont la plaine se h�risse.
Bient�t, devant les troupes, qui d�bouchent au pas acc�l�r� sur le champ de leurs op�rations, la foule des curieux, refluant en arri�re, d�crit un cercle immense de retraite, comme les flots de l'Oc�an sur lesquels vient tout-�-coup peser une vague �norme. Quelques cavaliers, lanc�s au galop contre les groupes retardataires, nettoient rapidement la place.
Le village est d�sert, les tentes joyeuses sont pli�es, les tr�teaux abattus, les chants, les cris ont cess� de se faire entendre. On voit de tous c�t�s, dans le vaste circuit de la plaine, courir des hommes, interrompus dans leurs jeux ou dans leurs repas, et des femmes, effray�es par l'�clair des sabres ou le hennissement des chevaux, tra�nant leurs enfans apr�s elles.
Que si de l'œil on parcourt alors les rangs de l'arm�e, encore dans son unit� et rang�e sous les m�mes drapeaux, � la contenance des soldats, au caract�re de fiert� ou de tristesse silencieuse empreint sur leurs traits, on reconna�t sans peine ceux que les ordres du g�n�ral en chef, le mar�chal Lannes, a d'avance d�sign�s comme vaincus ou vainqueurs futurs. Lui-m�me, on le voit, suivi d'un nombreux �tat-major, reconna�tre le terrain sur lequel il a si vaillamment figur� nagu�re, et distribuer � chacun son r�le.
L� doivent se r�p�ter les principaux mouvemens ex�cut�s dans la terrible journ�e du 14 juin de l'ann�e 1800; mais on aura soin d'omettre les fautes qui y furent commises, car c'est une flatterie strat�gique, un madrigal � coups de canon que l'on pr�pare pour le nouvel empereur et roi.
Donc, les troupes s'alignaient, se d�veloppaient, se repliaient d'apr�s les ordres du chef, lorsque de bruyantes symphonies se font entendre sur la route d'Alexandrie. Un vague murmure va en grossissant et se propage parmi ces nombreuses populations, qui, prot�g�es par les rives du Tanaro, de la Bormida, de l'Orba ou les ravins de Tortone, forment la ceinture flottante et anim�e de cette vaste ar�ne. Tout-�-coup le tambour bat aux champs; des cris et des vivats s'�l�vent de tous c�t�s au milieu des flots de poussi�re; les sabres brillent au jour; les fusils se redressent et r�sonnent comme par un mouvement unanime, et une brillante voiture, attel�e de huit chevaux capara�onn�s, blasonn�e aux armes d'Italie et de France, am�ne jusqu'au pied de leur tr�ne Jos�phine et Napol�on!
Celui-ci, apr�s avoir re�u les hommages de toutes les d�putations de l'Italie, des envoy�s de Lucques, de G�nes, de Florence, de Rome et de la Prusse elle-m�me, s'irritant du repos, s'�lance sur son cheval, et bient�t la plaine enti�re s'illumine de feux et se couvre de fum�e.
C'�taient l� les jeux du jeune conqu�rant! La guerre pour amuser ses loisirs; la guerre pour l'accomplissement de ses hautes destin�es. Il la fallait � cette �me ardente, n�e pour la domination, et que la conqu�te du monde e�t seule laiss�e d�sœuvr�e.
Un officier d�sign� par l'empereur expliquait � Jos�phine, rest�e isol�e sur son tr�ne, et presque �pouvant�e de ce spectacle, le secret de ces �volutions et le but de ces grands mouvemens. Il lui avait montr� l'autrichien M�las, chassant les Fran�ais du village de Marengo, les culbutant � Pietra-Buona, � Castel-Ceriolo, et Bonaparte l'arr�tant soudain au milieu de son triomphe, avec les neuf cents hommes de sa garde consulaire. Puis il appelle toute son attention sur l'un des momens d�cisifs de la bataille. Les r�publicains se replient; mais Desaix vient de para�tre sur la route de Tortone. La terrible colonne hongroise, sous les ordres de Zac, s'�branle pesamment et marche � sa rencontre...
Tandis que l'officier parlait encore, Jos�phine s'aper�ut d'un l�ger tumulte autour d'elle. En ayant demand� la cause, elle apprit qu'une jeune fille, apr�s avoir imprudemment franchi la ligne des op�rations, au risque d'�tre mille fois bris�e au milieu d'une charge de cavalerie ou par le choc d'un caisson, occasionnait seule ce mouvement, en s'obstinant, malgr� la r�sistance des gardes et les remontrances des dames de la suite, � vouloir p�n�trer jusqu'� sa majest�.
En apprenant que l'empereur avait quitt� Turin pour Alexandrie, la fille de Girhardi,—car c'est elle qui, suivie d'un guide, emporte la p�tition de Charney,—Teresa resta d'abord an�antie et presque d�courag�e. Mais bient�t elle en revint � songer qu'en ce moment elle tenait entre ses mains, palpitant, l'unique espoir d'un pauvre captif.—Le comte ignorait toutefois quelle personne s'�tait charg�e de la dangereuse supplique.—Sans tenir compte ni du temps, ni des fatigues, au risque d'arriver trop tard, elle pers�v�ra donc, et signifia au guide que le but de leur course n'�tait plus Turin, mais Alexandrie.
—C'est deux fois le chemin que nous venons de faire.
—Eh bien! il faut nous mettre en route sur-le-champ.
—Je ne me mettrai en route, lui r�pondit tranquillement celui-ci, qu'� l'aube du jour, et ce sera pour retourner � F�nestrelle.—Bon voyage, signora.
Tout ce qu'elle put dire pour lui faire changer de r�solution fut inutile. Il resta enferm� dans sa t�nacit� pi�montaise, d�harnacha ses chevaux, les conduisit � l'�curie, et se coucha pr�s d'eux.
Un pied dans la voie du d�vouement, Teresa ne regardait plus en arri�re. D�cid�e � continuer seule sa route, elle pria l'h�tesse de l'auberge o� elle �tait descendue, dans la rue Dora-Grossa, de lui procurer des moyens de transport pour Alexandrie, les plus t�t pr�ts, et les plus rapides qu'elle pourrait trouver. L'h�tesse envoya ses gar�ons par la ville; mais ils eurent beau la parcourir dans tous les sens, de la porte de Suze � celle du P�, de la porte Neuve � celle du Palais, voitures publiques, charrois, b�tes de charge, de selle et de b�t, �taient partis, ou retenus d�s long-temps � l'avance, � cause des solennit�s d'Alexandrie.
Teresa se d�solait du fatal contre-temps. Absorb�e dans sa r�verie, le front baiss�, elle se tenait sur le pas de l'auberge, d�fiant, gr�ce � la nuit, les regards qui pourraient la reconna�tre dans sa ville natale, quand un bruit de roues, �gay� par un bruit de sonnettes, se fit entendre. Bient�t, s'arr�t�rent devant elle deux fortes mules, tra�nant une de ces longues voitures foraines, dont le coffre profond, ferm� et cadenass� comme une armoire, contient les objets de vente, n'offrant du reste pour tout si�ge, sur le devant, qu'une petite banquette de cuir, � peine abrit�e par un auvent de toile goudronn�e.
Le mari et la femme, possesseurs de la voiture et des marchandises, descendus de la banquette, pouss�rent de gros soupirs de satisfaction, frapp�rent du pied, se d�tendirent les bras, pour se d�gourdir ou se r�veiller, et saluant l'h�tesse d'un air de connaissance, ils se r�fugi�rent aussit�t aux deux coins de la chemin�e, offrant leurs mains et leurs visages au feu de sarmens qui y p�tillait; puis, apr�s avoir recommand� qu'on m�t leurs mules � l'�curie, se f�licitant mutuellement d'�tre arriv�s, ils se firent donner � souper, se promettant de gagner leur lit le plus t�t possible.
L'h�tesse, de son c�t�, se pr�parait � en faire autant; les gar�ons, � moiti� endormis, s'occupaient en b�illant de la cl�ture de l'auberge, et Teresa, toujours pensive, douloureusement affect�e au milieu de tous ces pr�paratifs, songeait au temps qui s'�coulait, � l'espoir qui se perdait, � la fleur qui se mourait!
—Une nuit! une nuit! se disait-elle; le malheureux comptera les minutes tandis que je dormirai! Demain, peut-�tre, il me sera de m�me impossible de trouver une occasion de d�part!
Et elle regardait tour � tour et attentivement les deux marchands attabl�s, comme si son unique ressource �tait en eux. Cependant elle ignorait quelle route ils devaient tenir, s'ils voudraient, s'ils pourraient se charger d'elle; et la pauvre, fille, peu habitu�e � se trouver seule, ainsi livr�e � elle-m�me au milieu d'�trangers, n'osait les interroger, et, pouss�e par son bon vouloir, retenue par sa timidit�, un pied en avant, la bouche entr'ouverte, elle restait en place, muette, ind�cise, lorsque soudain, se montrant devant elle, la servante lui pr�sente une lumi�re et une clef, en lui d�signant du doigt la chambre qu'elle doit occuper.
Rappel�e au sentiment de sa position, forc�e de se d�cider, Teresa aussit�t �carte l�g�rement du bras la Giannina, et s'avan�ant, non sans grande �motion, vers le couple attabl�:
—Pardonnez � ma question, dit-elle d'une voix tremblante:—Quelle route devez-vous prendre en quittant Turin?
—La route d'Alexandrie, ma belle enfant.
—D'Alexandrie! C'est mon bon ange qui vous a conduits jusqu'ici.
—Votre bon ange nous a fait prendre de bien vilains chemins, signorina, dit la femme; aussi nous sommes moulus.
—Mais, voyons, � quoi pouvons-nous vous �tre utiles? dit le marchand.
—Une affaire pressante m'appelle � Alexandrie; voulez-vous m'y conduire?
—C'est impossible! dit la femme.
—Oh! je vous pa�erai bien!... deux pi�ces � Saint-Jean-Baptiste! dix livres de France.
—C'est difficile, reprit l'homme. D'abord, la banquette est �troite, et c'est � grand'peine qu'on y tiendrait trois. Il est vrai que vous ne devez pas �tre g�nante; mais il y a une autre difficult�, mon enfant. Nous nous rendons au mercato de Revigano, pr�s d'Asti, et non � Alexandrie. C'est � moiti� route, et voil� tout.
—Eh bien! dit la jeune fille, conduisez-moi jusqu'� la porte d'Asti; mais partons ce soir m�me, � l'instant.
—Impossible! impossible! r�p�ta le couple marchand. Nous ne vendons ni notre sommeil, ni nos fatigues.
—Je doublerai la somme! interrompit Teresa � voix basse.
Le mari regarda sa femme en la consultant de l'œil.
—Non! non! dit celle-ci; c'est vouloir se rendre malade; puis Losca et Zoppa ont besoin de repos. Veux-tu les tuer?
—Quatre pi�ces! murmura le mari. Quatre pi�ces.
—Losca et Zoppa valent mieux que cela.
—Pour la moiti� du chemin, la somme double!
—Eh! qu'importe! mieux vaut un simple sequin de Venise qu'une double parpa�ole de G�nes!
Cependant l'id�e des quatre pi�ces, l'app�t d'un gain si facile, ne tarda pas d'agir sur la femme comme sur le mari; et apr�s quelque r�sistance d'un c�t�, force supplications et pri�res de l'autre, les mules revinrent � la voiture. Teresa, envelopp�e dans sa mante, � cause du froid de la nuit, s'arrangea tant bien que mal sur la banquette, entre les deux �poux, et l'on se remit en route. Onze heures sonnaient alors � toutes les horloges de Turin.
Dans son impatience d'arriver au but de son voyage, et de pouvoir bient�t transmettre une bonne nouvelle � F�nestrelle, Teresa e�t voulu se sentir emport�e dans un char imp�tueux, par des chevaux rapides comme le vent, et la voiture marchande pesait lourdement sur le sol; les mules foraines cheminaient pas � pas, lentement, levant un pied apr�s l'autre, et la r�gularit� de leur sonnerie semblait donner encore � leur allure un caract�re plus marqu� de nonchalance.
La voyageuse se contraignit d'abord, esp�rant que la marche r�veillerait avant peu les pauvres b�tes, ou que le fouet de leur conducteur saurait bien h�ter leur course. Mais, voyant celui-ci rester inactif du geste, et se contenter seulement d'un petit claquement de langue pour exciter son attelage, elle prit sur elle de lui t�moigner combien il lui importait d'arriver promptement � Asti, afin de toucher � la porte d'Alexandrie dans la matin�e.
—Ma belle enfant, lui r�pondit son nouveau guide, il ne me pla�t pas plus qu'� vous de passer la nuit � compter les �toiles, mais il faut que le marchand veille � sa marchandise. C'est de la fa�ence et de la porcelaine que je vais d�biter � Revigano, et si mes mules s'emportent, elles pourront fort bien ne faire que des tessons de toute ma pacotille.
—Quoi! monsieur, vous �tes fa�encier! s'�cria Teresa, la figure terrifi�e.
—Fa�encier-porcelainier, r�pliqua le marchand.
—Ah! mon Dieu! dit en g�missant la voyageuse. Mais du moins, il vous est sans doute facile d'aller un peu plus vite?
—Voulez-vous ma ruine?
—C'est que j'ai tant besoin d'arriver!
—Et nous donc! ma belle enfant. Est-ce une raison pour tout briser?
En guise de concession, le fa�encier cependant multiplia, pendant quelques instans, ses petits claquemens de langue; mais les mules �taient trop bien accoutum�es � leur pas pour en changer facilement.
Teresa se reprocha alors, avec amertume, de ne pas s'�tre inform�e plus t�t du temps qu'ils devaient mettre pour gagner Asti; elle se reprocha surtout de n'avoir point elle-m�me parcouru Turin, pour y d�couvrir, avec la connaissance qu'elle avait de la ville, un moyen plus prompt de transport; mais elle n'avait plus maintenant qu'� se r�signer: elle se r�signa.
La voiture suivait son train ordinaire. Losca et Zoppa n'allaient ni plus vite ni plus lentement; seulement marchant sur les bas c�t�s du chemin, elles ne faisaient plus retentir le pav� du bruit des roues. Le marchand et sa femme, qui jusqu'alors avaient �chang� entre eux force paroles sur les chances de leur commerce � la foire de Revigano, se taisaient, et, dans cette obscurit�, au milieu de ce silence, malgr� le froid dont ses pieds ressentaient l'engourdissement, Teresa commen�ait � s'assoupir au tintement monotone des clochettes. Sa t�te, balanc�e d'abord de droite � gauche, cherchait tour � tour un oreiller, soit sur l'�paule de la femme, soit sur celle du mari, et retombait pesante sur sa poitrine.
—Appuyez-vous ferme sur moi, dit son conducteur, et bonne nuit, ma belle enfant.
Elle suivit le conseil, s'arrangea de son mieux, et s'endormit tout-�-fait.
Elle dormit si bien durant plusieurs heures, que l'�clat du jour naissant lui fit seul ouvrir les yeux. �tonn�e de se trouver ainsi au grand air, en pleine route, la m�moire lui revint, et, inspection faite autour d'elle, elle vit avec surprise, avec douleur, que la voiture ne bougeait plus, et semblait depuis long-temps immobile en place. Le marchand, sa femme, les mules elles-m�mes, sommeillaient profond�ment, et la double sonnerie ne faisait point entendre le plus l�ger tintement.
Teresa aper�ut non loin derri�re elle la pointe de plusieurs clochers, et les vapeurs du matin, dessinant des figures bizarres dans un horizon r�tr�ci, lui montraient fantastiquement group�s, les sonnets de la Superga, le ch�teau de Mille-Fleurs, celui de la Vigne de la Reine, l'�glise des Capucins, et toutes les belles d�corations de la magnifique colline de Turin.
—Mis�ricorde! mon Dieu! s'�cria-t-elle, o� sommes-nous! le jour para�t, et � peine avons-nous quitt� les faubourgs!
Le marchand s'�veille � ses cris; et apr�s s'�tre frott� les yeux, il se h�te de la rassurer.
—Nous approchons d'Asti, lui dit-il, et ces clochers que vous voyez l�, derri�re vous, ce sont ceux de Revigano. Il n'y a pas trop de quoi gronder Losca et Zoppa; elles viennent de s'endormir seulement, et elles devaient en avoir bon besoin. Pourvu qu'elles n'aient pas profit� de mon sommeil pour trotter un peu trop fort.—Teresa sourit.—Allons, en route!
Et il fit claquer inopin�ment son fouet, dont le bruit �veilla d'un m�me coup sa femme et ses mules.
� la porte d'Asti, l'honn�te fa�encier prit cong� de Teresa, la d�posa � terre, figura le signe de la croix avec les vingt francs qu'il re�ut d'elle, et lui souhaitant bon voyage, il fit faire volte-face � ses mules pour regagner le chemin de Revigano.
La moiti� de la route �tait donc faite! mais Teresa n'esp�rait plus d'arriver pour le petit lever de l'empereur.—Cependant, se disait-elle, un empereur doit se lever tard! Oh! qu'elle e�t voulu replonger sous l'horizon ce soleil qui d�j� annon�ait sa venue par un redoublement de lumi�re! Il lui semblait qu'autour d'elle, tout devait ressentir l'agitation qui la tourmentait, qu'elle allait voir la population enti�re d'Asti sur pied, se pr�parant au voyage d'Alexandrie, et alors, dans cette multitude de chariots et de voitures, elle obtiendrait bien une place, f�t-ce m�me dans la patache publique.
Quel fut donc son �tonnement, � son entr�e dans la ville, en trouvant les rues d�sertes et silencieuses. La clart� du soleil y p�n�trait � peine, et n'�clairait encore que la toiture des maisons les plus �lev�es et le d�me des �glises.
Elle se souvint d'un de ses parens maternels, qui habitait Asti depuis longues ann�es. Il pouvait lui �tre d'un grand secours, et voyant, au rez-de-chauss�e d'une maison d'assez mince apparence, briller une lumi�re rouge�tre � travers la vitre plomb�e, elle osa frapper et s'enqu�rir de la demeure de ce parent.
Un carreau s'entr'ouvrit; une voix s�che et criarde lui dit que depuis trois mois l'individu dont il s'agissait habitait sa maison de plaisance de Monbercello, et le carreau se referma.
Seule, au milieu de la rue, Teresa commen�ait � s'effrayer de son isolement. Pour se donner du courage, elle fit sa pri�re du matin, en se tournant vers une madone enfonc�e dans le mur, � quelques pas de l�, et devant laquelle br�lait une petite lampe. Puis, sa pri�re � peine termin�e, elle entendit des pas retentir dans la rue; un homme se montra:
—Indiquez-moi, monsieur, je vous prie, lui dit-elle, les voitures qui se rendent � Alexandrie?
—Il est bien tard, ma belle fille, lui r�pondit l'�tranger; voitures et voiturins, tout est retenu depuis trois jours. Et il passa.
Un second vint � elle. � cette m�me demande de Teresa, il s'arr�ta, la regarda d'un air sombre et dur:
—Vous aimez donc bien les Fran�ais! Razza maledetta! Et il s'�loigna plus rapidement que le premier.
La pauvre questionneuse resta quelque temps intimid�e, et ne se remit de son �motion qu'� la vue d'un jeune ouvrier qui sortait de chez lui en chantant. Pour la troisi�me fois, elle r�it�ra sa question:
—Ah! ah! signora, lui dit-il d'un air de belle humeur, vous voulez voir une bataille! Mais il n'y aura pas de place pour les jolies filles l�-bas. Croyez-moi, restez des n�tres. C'est aujourd'hui f�te, et les drudi ballarini se battront � qui vous aura pour danseuse. Vous en valez bien la peine. Une petite guerre en votre honneur, hein! cela vous tente-t-il?
Et, s'avan�ant en gracieusant, il essaya de la saisir par la taille; mais, au coup d'œil qu'elle lui lan�a, il reprit sa chanson, et poursuivit sa route.
Un quatri�me, un cinqui�me travers�rent la rue � leur tour. Teresa ne songea plus � les interroger; et ses regards se dirigeaient vers les portes, s'ouvrant alors de tous c�t�s, vers les voitures stationnant au fond des cours. Enfin, non sans peine, et par faveur sp�ciale, on la re�ut dans un carrosse, pour la conduire seulement � Annone, o� l'on devait prendre un voyageur dont elle occupait temporairement la place. D'Annone � Felizano, de Felizano � Alexandrie, ce furent d'autres contrari�t�s, d'autres embarras. Elle triompha de tout.
En arrivant dans cette derni�re ville, Teresa savait d�j� que l'empereur ne s'y trouvait plus; aussi, sans s'y arr�ter un moment, elle prit avec la foule et � pied le chemin de Marengo.
L�, press�e de toutes parts par la cohue dont elle est environn�e, �piant avec soin les intervalles, c�toyant les bords de la route, elle tente sans cesse de gagner du terrain sur ceux qui la devancent. Ne pr�tant nulle attention ni aux fanfares, ni aux spectacles des bateleurs, au milieu de ce peuple de curieux, qui parle, chante, hurle, bondit de joie et d'ivresse en se d�battant dans des flots de chaleur et de poussi�re, seule �trang�re aux f�tes du jour, la figure inqui�te, l'œil fixe et pr�occup�, essuyant de la main la sueur qui lui coule du front, elle passe, opposant la gravit� de ses traits comme contraste � toutes ces figures �panouies.
Son �nergie alors s'est concentr�e enti�re dans l'action de sa marche, dans sa volont� d'avancer. � peine, durant tout ce temps, si le but qu'elle veut atteindre, si l'id�e qui la fait agir se pr�sente � son esprit. Mais un mouvement de halte, imprim� � la foule par les premiers rangs, la for�ant de ralentir son pas, la pens�e alors lui revient. Elle songe � son p�re, qui tourmentera bient�t la prolongation de son absence; car le guide qui l'a abandonn�e � Turin ne peut arriver jusqu'� lui pour l'instruire des causes de ce retard. Elle songe � Charney, maudissant le choix du messager peut-�tre, et l'accusant d'insouciance et d'oubli. Puis, avec une �motion subite, sa main se porte � son corsage, comme si la p�tition e�t pu s'en �chapper. Puis son p�re, son p�re se pr�sente de nouveau � ses yeux! Le vieillard se d�sole d'avoir c�d� � ses instances; il croit sa fille perdue pour lui!
Au souvenir de ce p�re ador�, une larme vint humecter la paupi�re de Teresa, et, dans ce moment, elle ne sortit de sa m�ditation qu'en entendant de bruyans cris de joie �clater pr�s d'elle. Un vide immense s'�tait form� derri�re ses pas, et autour de ce vide la foule paraissait tourbillonner. Teresa se retourne. Aussit�t deux mains saississent les siennes des deux c�t�s � la fois, et, malgr� sa r�sistance, sa fatigue, et le peu de dispositions qu'en cet instant surtout elle devait apporter � une telle distraction, elle se voit forc�ment partie active d'une grande farandole qui tournoie sur la route, recrutant �� et l� les jolies filles et les jeunes gar�ons de bonne volont�.
Ce ne fut pas le moins p�nible accident de son voyage. Mais le courage ne l'abandonna pas encore, car elle croyait toucher au but.
Apr�s s'�tre d�gag�e de cette singuli�re association, faisant un dernier effort pour s'ouvrir une voie � travers la multitude qui la devance, elle arrive enfin en vue de la plaine, et ses regards, surpris et satisfaits, se promenant quelque temps sur cette belle arm�e d�ploy�e dans les champs de Marengo, s'arr�tent soudain avec saisissement sur le monticule qui sert de base au tr�ne imp�rial.
Toute sa force, toute sa constance, toute son ardeur lui revient alors! Mais comment arriver jusque-l�, � travers ces miliers d'hommes et de chevaux? Y pouvait-elle songer?
Cependant ce qui lui avait �t� obstacle d'abord allait lui venir en aide.
Les premiers rangs de la foule sortie � flots d'Alexandrie, pour conserver une position favorable, se divisaient de droite et de gauche, gagnant les bords du Tanaro et de la Bormida. Il y eut un moment o�, pouss�s tout-�-coup par les rangs suivans, ils d�bord�rent si rapidement dans la plaine, qu'ils semblaient vouloir envahir le champ de bataille.
Une centaine de cavaliers accoururent au-devant de cette multitude d�sordonn�e, et, faisant briller leurs sabres nus et pi�tiner leurs montures, la forc�rent sans peine de rentrer dans ses limites. Tous perdirent le terrain en aussi peu de temps qu'ils avaient mis � le conqu�rir; tous, � l'exception d'une seule personne!
Sur l'un des plis de ce m�me terrain coule une source entour�e de quelques arbres et d'une forte haie d'aub�pine.
Pouss�e par la vague des curieux, Teresa, p�le, tremblante, se dirigeant encore par instinct vers ce tr�ne �lev� devant elle, avait �t� lanc�e, entra�n�e jusqu'au massif de verdure. �pouvant�e de cette violente impulsion, craignant de se briser contre ces arbres, fermant les yeux, comme l'enfant qui croit le danger pass� lorsqu'il a cess� de le voir, elle avait saisi entre ses bras le tronc d'un peuplier, pour s'en faire un appui, et s'�tait tenue ainsi quelque temps immobile, les oreilles remplies du bruissement de la foule et du feuillage.
Le mouvement de retraite de tout ce peuple fut si rapide � l'approche des soldats, que, quand Teresa releva la t�te et regarda autour d'elle, elle se vit seule, bien seule, s�par�e de l'arm�e par le bouquet d'arbres et la haie d'aub�pine, et de la multitude par un �pais tourbillon de poussi�re, soulev� sous la derni�re ondulation des fuyards.
N'h�sitant pas � p�n�trer � travers la haie, elle se jette tout aussit�t dans le massif, et, son �motion un peu calm�e, la voyageuse prend alors connaissance des lieux.
Ombrag�e par une vingtaine de peupliers et de trembles, la source, encaiss�e dans le sol, tapiss�e de lierre rampant, de mousse et de cymbalaire, bouillonne � petit bruit, en s'�chappant par un ruisseau, dont on peut suivre de l'œil le cours dans la plaine, � la quantit� de myosotis et de renoncules blanches qui passementent ses eaux. La vapeur qui s'en �l�ve aide encore � remettre Teresa de son trouble et de son agitation. Il lui semble qu'elle vient de s'introduire dans une oasis de fra�cheur et de repos, et que la haie d'enceinte la prot�ge � la fois contre la poussi�re, la chaleur et le bruit. Un instant, la plaine est devenue presque silencieuse; elle n'entend ni les cris des officiers, ni les hourras de la foule, ni les hennissemens des chevaux.
Mais un mouvement singulier se manifeste au-dessus de sa t�te. Ce sont des titillations, des p�tillemens continus dans les arbres. Elle regarde, et voit les rameaux des trembles et des peupliers couverts d'une innombrable quantit� de moineaux, qui, chass�s de tous les alentours par la marche circulaire et le tumulte des populations, sont venus, comme la jeune fille, chercher un abri dans cette petite solitude de verdure. On e�t dit que la peur les avait paralys�s de l'aile et de la voix: pas un cri, pas un fredon n'�clate au milieu de leurs bandes. Ils ont vu presque envahir leur nouvel asile sans songer � fuir, tant le bruit et le spectacle dont ils sont entour�s les a frapp�s de mutisme et de stupeur. Maintenant, des r�gimens de cavalerie, au bruit des clairons, s'avancent et stationnent sur cette m�me place o� tout � l'heure s'agitait le peuple, et les oiseaux n'abandonnent point leur retraite. Seulement, aiguisant leur bec, sautant de branche en branche, se tournant d'un c�t� et d'autre, ils s'inqui�tent de la fin de tout ceci; et c'est ce mouvement, multipli� � travers le feuillage, qui vient d'exciter l'attention de la Turinaise.
Cependant ces soldats, lui fermant toute communication avec la route, attirent bient�t exclusivement les regards de l'innocente jeune fille, de toutes parts cern�e ainsi par les troupes.
—Ce n'est l� qu'une guerre inoffensive, se dit-elle, et si je fus imprudente, Dieu conna�t le but de mes efforts, il me prot�gera.
Dirigeant alors son attention du c�t� oppos�, s'avan�ant jusqu'� l'extr�mit� du massif, elle entrevoit, � trois cents pas devant elle, l'estrade o� Jos�phine et Napol�on viennent de s'asseoir.
De l� � l'endroit o� elle se tient, l'intervalle se trouve parfois rempli par des soldats sous les armes, ex�cutant leurs manœuvres; mais parfois aussi, le terrain d�barrass� laisse ouvert un passage possible.
Teresa s'enhardit; le moment est venu. Elle �carte la haie pour la franchir; mais aussit�t elle songe, avec un mouvement de honte et de confusion, au d�sordre de sa toilette. Ses cheveux sont �pars et d�natt�s, coll�s � ses joues ou flottant sur ses �paules; ses mains, sa figure, sont couvertes de sueur et de poussi�re.—Se pr�senter ainsi devant les souverains de France et d'Italie, c'est vouloir se faire repousser, et compromettre peut-�tre la r�ussite de sa mission!
Elle rentre donc dans le massif, se rapproche de la source, d�noue son large chapeau de paille, secoue sa noire chevelure, y passe les doigts, en reforme les tresses, lisse le bandeau de son front, rajuste sa collerette; puis, s'agenouillant pr�s de la source, elle s'y mire, y plonge ses mains, les purifie de toute souillure, ainsi que son visage, et, sans se relever, adresse au ciel une pri�re fervente pour son p�re et pour Charney.
Ah! n'�tait-ce pas l� une gracieuse esquisse de l'Albane, apparaissant tout-�-coup au hasard sur une grande toile de bataille de Salvator-Rosa, que cette chaste toilette de jeune fille faite au milieu d'une arm�e?
Tandis que Teresa guettait de nouveau l'instant favorable � sa travers�e, soudain, de vingt c�t�s � la fois, de bruyantes d�tonations d'artillerie se firent entendre. Le sol parut s'�branler, et les oiseaux perch�s sur les arbres, prenant tous leur vol dans un m�me essor, poussant des cris, se heurtant, tournoyant, gagn�rent les bois de Valpedo et les ombrages de Voghera.
La bataille venait de s'engager.
Teresa, assourdie par le bruit du canon, intimid�e par tout ce fracas, restait dans une sorte de torpeur, les yeux toujours fix�s sur ce tr�ne, qui tour � tour se montrait devant elle, ou disparaissait sous un rideau de lances et de ba�onnettes.
Apr�s une demi-heure, pendant laquelle toute autre pens�e que celle d'un effroi instinctif sembla l'abandonner, son �nergie d'�me reprit le dessus. Elle examina avec plus de calme les obstacles � vaincre pour arriver au monticule pavois�, et ne les jugea point insurmontables.
Deux colonnes d'infanterie, se prolongeant sur une longue ligne, dont la double base s'appuyait aux flancs du massif, venaient d'engager une vive fusillade l'une contre l'autre. Elle esp�ra pouvoir, � travers ce brouillard de poudre, se frayer un chemin sans �tre m�me aper�ue. Elle h�sitait cependant, lorsqu'une troupe de hussards br�l�s de soif font invasion dans son asile.
Alors elle n'h�sita plus; son courage se renfor�ant d'un acc�s de pudeur, elle s'�lance en courant entre les deux colonnes d'infanterie, et quand la fum�e vient � se dissiper, les soldats poussent une clameur de surprise en apercevant au milieu d'eux une jupe blanche, un chapeau de femme, une fugitive jolie, charmante, qui, malgr� leurs cris, poursuit sa course.
Un escadron de cuirassiers accourait pour appuyer une des lignes. Le capitaine faillit renverser Teresa; mais, la saisissant � temps entre ses bras, il l'enl�ve de terre, et, jurant, sacrant, sans plus s'informer par quel hasard une jeune fille se trouve en plein champ de bataille, il charge deux soldats de la conduire au quartier des femmes.
Il lui fallut monter en croupe derri�re un des cuirassiers, et ce fut ainsi qu'elle se dirigea vers l'endroit o� les dames de la suite de l'imp�ratrice Jos�phine, accompagn�es de quelques aides de camp et de messieurs les d�put�s des villes d'Italie, se tenaient sur le monticule.
Arriv�e l�, touchant enfin au but, Teresa ne pouvait plus faillir dans son entreprise. Elle avait surmont� trop de difficult�s pour se laisser vaincre par la derni�re; aussi, lorsque, sur sa demande de parler � l'empereur, on lui r�pondit qu'il parcourait alors la plaine � la t�te de ses troupes:—Eh bien! je veux voir l'imp�ratrice! s'�cria-t-elle avec fermet�.—Mais l'un n'�tait gu�re plus facile que l'autre. Pour se d�barrasser de son importunit�, on essaya de l'intimider; on n'y put parvenir. On lui dit qu'il fallait attendre la fin des �volutions; elle s'y refusa, et voulut marcher vers l'estrade imp�riale; on la retint, elle se d�battit, �leva la voix avec v�h�mence, jusqu'� ce qu'enfin l'attention de Jos�phine elle-m�me se tourn�t de son c�t�.
Les ordres de Jos�phine n'�taient pas transmis, qu'au milieu d'un groupe s'entr'ouvrant, la jeune fille se montra suppliante, retenue et r�sistant encore.
� un signe plein de bont� de l'imp�ratrice, et que chacun comprit, on s'effa�a devant la captive, qui, s'�lan�ant libre, encore d�sordonn�e par la lutte qu'elle venait de soutenir, arriva haletante jusqu'aux marches du tr�ne, se courba, et tirant pr�cipitamment de son sein un mouchoir qu'elle agita vivement:
—Madame! madame! un pauvre prisonnier!
Jos�phine ne comprit pas d'abord ce que signifiait ce mouchoir � elle pr�sent�.
—Est-ce une p�tition que vous voulez me remettre? dit-elle.
—La voici, madame, la voici! C'est la p�tition d'un pauvre prisonnier!
Et les larmes coulaient le long des joues de la postulante, dont un sourire c�leste d'esp�rance animait le visage. L'imp�ratrice lui r�pondit par un autre sourire, lui tendit la main, la for�a de se relever, et se penchant vers elle d'un air plein de bont�:
—Allons, allons, mon enfant, remettez-vous. Il vous int�resse donc beaucoup ce pauvre prisonnier?
La jeune fille rougit, baissa les yeux.
—Je ne lui ai jamais parl�, r�pondit-elle; mais il est si malheureux! Lisez, madame.
Jos�phine d�plia le mouchoir, s'attendrit en songeant de combien de mis�res et de privations t�moignait ce linge, p�niblement empreint d'une encre factice; puis s'arr�tant d�s le premier mot:
—Mais, c'est � l'empereur qu'il s'adresse!
—Qu'importe? n'�tes-vous pas sa femme? Lisez, lisez, madame; lisez, de gr�ce! c'est si press�!
On en �tait au plus fort du combat. La colonne hongroise, quoique mitraill�e par l'artillerie de Marmont, avait repris son formidable mouvement.
Zach et Desaix se trouvaient enfin en pr�sence, et de leur choc allait r�sulter le salut ou la perte de l'arm�e. Le canon grondait dans toutes les directions; le champ de bataille �tait embras�; les cris des soldats, m�l�s aux fanfares de guerre, semblaient agiter les airs comme un ouragan.
L'imp�ratrice lut ce qui suit:
�Sire,
�Deux pav�s de moins dans la cour de ma prison n'�branleront pas les fondemens de votre empire, et telle est l'unique faveur que je viens demander � votre majest�. Ce n'est pas sur moi que j'appelle les effets de votre protection; mais dans ce d�sert mur�, o� j'expie mes torts envers vous, un seul �tre a su apporter quelque adoucissement � mes peines, un seul �tre a jet� quelque charme sur ma vie. C'est une plante, sire; c'est une fleur, inopin�ment venue entre les pav�s de la cour o� il m'est permis parfois de respirer l'air et de voir le ciel. Ah! ne vous h�tez pas de m'accuser de d�lire et de folie! Cette fleur fut pour moi un sujet d'�tudes si douces et si consolantes! C'est fix�s sur elle que mes yeux se sont ouverts � la v�rit�; je lui dois la raison, le repos, la vie peut-�tre! Je l'aime comme vous aimez la gloire!
�Eh bien! en ce moment, ma pauvre plante meurt faute d'espace et de terre; elle meurt, et je ne puis la secourir, et le commandant de F�nestrelle renvoie ma plainte au gouverneur de Turin, et quand ils se d�cideront, ma plante sera morte! et voil� pourquoi, sire, c'est � vous que je m'adresse, � vous, qui d'un mot pouvez tout, m�me sauver ma fleur! Faites arracher ces deux pav�s qui p�sent sur moi comme sur elle, sauvez-la de la destruction, sauvez-moi du d�sespoir! Ordonnez, c'est la vie de ma plante que je vous demande; je vous la demande avec instance, avec supplication, les genous en terre, et, je le jure, dans mon cœur ce bienfait vous sera compt�.
�Pourquoi mourrait-elle? Elle a, je l'avoue, amorti le coup que votre main puissante voulait faire tomber sur moi; mais elle a rompu mon orgueil aussi, et c'est elle qui maintenant me jette suppliant � vos pieds. Du haut de votre double tr�ne, abaisserez-vous votre regard sur nous? Saurez-vous comprendre quels liens peuvent rapprocher un homme d'une plante, dans cet isolement qui ne laisse au prisonnier qu'une existence v�g�tative? Non, vous ne savez pas, sire, et que votre �toile vous garde de savoir jamais ce que peut la captivit� sur l'esprit le plus ferme et le plus fier! Je ne me plains pas de la mienne, je la supporte avec r�signation: prolongez-la; qu'elle dure autant que ma vie; mais gr�ce pour ma plante!
�Songez bien, sire, que cette gr�ce que j'implore de votre majest�, c'est sur-le-champ, c'est aujourd'hui m�me qu'il me la faut! Vous pouvez laisser le glaive de la loi suspendu quelque temps sur le front du condamn�, et le relever ensuite pour pardonner; mais la nature suit d'autres lois que la justice des hommes; encore deux jours, et peut-�tre l'empereur Napol�on ne pourra plus rien pour la fleur du captif de F�nestrelle.
�Charney.�
Un grand fracas d'artillerie �clata tout-�-coup; une �paisse fum�e, coup�e en cercles, en losanges de feu par les cent mille �clairs de la fusillade, couvrit le champ de bataille d'un vaste r�seau � la fois lumineux et sombre; puis les feux s'�teignirent, et il sembla qu'une main tendue d'en haut �cartait subitement ce rideau de nuages qui cachait les combattans. Ce fut alors un magnifique spectacle � contempler au soleil! Cette charge brillante, dans laquelle Desaix avait perdu la vie, �tait ex�cut�e. Zach et ses Hongrois, heurt�s de front par Boudet, pris sur leur flanc gauche par la cavalerie de Kellermann, tourbillonnaient en d�sordre, et l'intr�pide consul, r�tablissant aussit�t sa nouvelle ligne de bataille de Castel-Ceriolo � Saint-Julien, reprenait l'offensive, culbutait les imp�riaux sur tous les points, et for�ait M�las � sonner la retraite.
Ce changement subit de position, ces grands mouvemens de l'arm�e, ce flux et ce reflux d'hommes, ob�issant � la voix d'un chef, seul immobile au milieu de cet apparent d�sordre, il y avait l� de quoi saisir l'imagination la plus froide; aussi du sein des groupes de spectateurs, plac�s autour du tr�ne, partirent des applaudissemens et des vivats; et ce bruit, contrastant avec les autres bruits qui l'entouraient, tira enfin l'imp�ratrice de la profonde m�ditation dans laquelle elle �tait plong�e. Car, de ces derni�res et brillantes manœuvres, de ces imposans tableaux se succ�dant devant elle, la future reine d'Italie n'a rien vu, attentive, pr�occup�e, les yeux fix�s sur ce singulier placet qu'elle tient encore � la main, mais qu'elle ne lit plus cependant.
Et tout d'abord elle a rassur� la jeune fille, qui, debout devant elle, r�vait aussi de son c�t�.
Joyeuse, charm�e de ce regard plein de si douces promesses, Teresa, certaine du succ�s, baise mille fois avec reconnaissance, avec attendrissement, cette main, tout � la fois fr�le et puissante, o� brille l'anneau nuptial de Napol�on. Elle rejoint le quartier des femmes, et, la plaine devenue libre, elle cherche aussit�t une �glise, une chapelle o� elle puisse r�pandre en silence ses pleurs et ses actions de gr�ces aux pieds de la Vierge, cette autre protectrice de ceux qui souffrent.
Jugez si l'imp�ratrice-reine a d� �tre saisie d'un vif sentiment de piti� � la lecture de cette supplique. Chaque mot ne devait-il pas �veiller toute sa sympathie? Jos�phine aussi faisait son culte d'une fleur; c'�tait sa science, sa passion, et plus d'une fois elle avait oubli� l'�clat et les ennuis du pouvoir en guettant un bouton qui s'entr'ouvrait, en �tudiant la structure d'une corolle dans ses belles serres de la Malmaison.
L� souvent elle s'�tait sentie plus heureuse � contempler la pourpre de ses cactus que la pourpre de son manteau imp�rial, et les parfums de ses magnolias l'avaient plus doucement enivr�e que les v�n�neuses flatteries de ses courtisans. C'est l� qu'elle aimait � tr�ner, qu'elle r�unissait sous un m�me sceptre mille peuplades v�g�tales venues de tous les coins du monde. Elle les connaissait, les classait, les enr�gimentait par ordres et par races; et lorsqu'un de ses sujets nouveau-venu se montrait � elle pour la premi�re fois, elle savait bien, par l'analyse, l'interroger sur son �ge et sur ses habitudes, et apprendre de lui son nom et sa famille; alors il allait dans la foule de ses fr�res prendre son rang naturel; car l� chaque peuplade avait son drapeau, chaque famille son guidon.
� l'exemple de Napol�on, elle respectait les lois et les coutumes des peuples vaincus. Les plantes de tous les pays retrouvaient dans les serres de la Malmaison leur sol primitif et leur climat natal. C'�tait un monde en miniature. On y voyait, dans un espace circonscrit, des savannes et des rochers, la terre des for�ts vierges et le sable des d�serts, des bancs de marne et d'argile, des lacs, des cascades et des gr�ves inond�es; on y passait des chaleurs du tropique aux impressions rafra�chissantes des zones les plus temp�r�es. L�, toutes ces races diff�rentes croissaient et se d�veloppaient c�te � c�te, s�par�es seulement par une l�g�re muraille de verdure ou par des fronti�res vitr�es.
Lorsque Jos�phine y passait sa revue, de douces r�veries naissaient pour elle � la vue de certaines fleurs. L'hortensia venait tout r�cemment d'emprunter le nom de sa fille; des pens�es de gloire lui arrivaient aussi; car, apr�s les triomphes de Bonaparte, elle avait r�clam� sa part de butin, et les souvenirs d'Italie et d'�gypte semblaient grandir et s'�panouir sous ses yeux. La soldanelle des Alpes, la violette de Parme, l'adonide de Castiglione, l'œillet de Lodi, le saule et le platane d'Orient, la croix de Malte, le lis du Nil, l'hybiscus de Syrie, la rose de Damiette, c'�taient ses conqu�tes, � elle! Et de celles l� du moins, quelques-unes sont rest�es � la France!
Au milieu de toutes ses richesses, elle a encore sa fleur ch�rie, sa fleur d'adoption, son beau jasmin de la Martinique, dont la graine, recueillie par elle, sem�e par elle, cultiv�e par elle, lui rappelle son pays, son enfance, ses parures de jeune fille, le toit paternel, et ses premi�res amours avec un premier �poux!
Oh! qu'elle a bien compris les terreurs du malheureux pour sa plante! Qu'il doit l'aimer! il n'en a qu'une! Et comment ne s'attendrirait-elle pas sur le sort du pauvre prisonnier? La veuve de Beauharnais n'eut pas toujours son logis dans un palais consulaire ou imp�rial. Elle n'a point oubli� ses jours de captivit�. Puis, ce Charney, Jos�phine l'a connu si calme, si fier, si insouciant au milieu des plaisirs du monde, si railleur vis-�-vis des plus douces affections humaines!—Quel changement s'est donc fait en lui? Qui donc a pu d�tendre cet esprit superbe? Tu refusais de te courber m�me devant Dieu, et te voil� maintenant � genoux, criant gr�ce pour ta plante! Oh! elle te sera conserv�e!
Dans cette disposition d'esprit, les derni�res manœuvres des troupes, tout ce vain simulacre de bataille, ne lui causent plus qu'impatience et d�pit; car elle craint de voir se perdre un de ces instans si n�cessaires peut-�tre � l'existence de la fleur du captif.
Aussi, quand Napol�on, entour� de ses g�n�raux, vint la rejoindre, dans l'attente sans doute de ses f�licitations et encore �mu de cette fatigue de soldat qui lui plaisait tant:
—Sire, un ordre pour le commandant de F�nestrelle! Un expr�s sur-le-champ! s'est-elle �cri�e, l'œil anim�, la voix haute, comme s'il se f�t agi d'une nouvelle victoire, et que c'e�t �t� son tour de d�ployer toute l'activit� du commandement. Et elle montrait le mouchoir, le tenait tendu, � deux mains, pour qu'il p�t lire sur-le-champ.
Napol�on, apr�s l'avoir regard�e des pieds � la t�te, d'un air �tonn� et m�content, lui tourna le dos et passa. On e�t dit qu'il achevait sa revue par elle et venait simplement de l'inspecter la derni�re.
Par habitude, il se mit alors � visiter ce champ de bataille que le sang n'avait pas rougi, et o� ne gisait, couch� sur la terre, que la moisson naissante.
Les bl�s, les riz, �taient broy�s, hach�s. Dans quelques endroits, le terrain d�fonc�, d�chir� par de profondes orni�res, t�moignait des �volutions de l'artillerie; on voyait �� et l� diss�min�s des gants de dragons, des plumets, des �paulettes; puis, quelques fantassins �clopp�s, quelques chevaux fourbus qui rejoignaient. C'�tait tout.
Cependant l'affaire avait failli devenir grave dans un certain moment. Les soldats occupant le village de Marengo en qualit� d'Autrichiens, h�sitant � jouer le r�le de vaincus, prolong�rent leur r�sistance au-del� du temps indiqu� par le programme. Il en r�sulta une vive irritation entre eux et leurs adversaires. Les deux r�gimens �taient d'armes diff�rentes et avaient eu des rivalit�s de garnison. On s'insulta, on se provoqua de part et d'autre; les ba�onnettes se crois�rent.
Une collision terrible allait avoir lieu; il fallut tous les efforts des g�n�raux pour emp�cher que la petite guerre ne dev�nt une guerre r�elle. Enfin, non sans peine, ils consentirent � fraterniser en �changeant les gourdes; mais les gourdes �taient vides; pour les remplir, on visita de force les caveaux du village; des exc�s eurent lieu, mais au cri de Vive l'empereur! on mit le tout sur le compte de l'enthousiasme. Apr�s vingt pourparlers et vingt rasades, les Autrichiens se d�cid�rent � battre en retraite en chancelant, et les Fran�ais vainqueurs firent leur entr�e dans Marengo en dansant la farandole, chantant la Marseillaise, et m�lant parfois � leurs cris d'ordonnance leur ancien cri de Vive la r�publique! On mit le tout sur le compte de l'ivresse.
Les troupes remises en ligne, Napol�on fit une distribution de croix d'honneur parmi les vieux soldats qui, cinq ans auparavant, s'�taient trouv�s sur la m�me place. � leur tour, les principaux magistrats de la Cisalpine en furent d�cor�s par lui. Puis, avec Jos�phine, il posa la premi�re pierre d'un monument destin� � perp�tuer le souvenir de la bataille de Marengo. Apr�s quoi, l'empereur, l'imp�ratrice, les ambassadeurs, les magistrats, le peuple et l'arm�e, tout reprit la route d'Alexandrie.
Et le sort de Picciola n'�tait pas encore d�cid�!
Le soir, dans un des appartemens pr�par�s pour eux � l'h�tel-de-ville d'Alexandrie, Napol�on et Jos�phine, apr�s le d�ner public qui venait d'avoir lieu, se tenaient, l'un dictant des lettres � un secr�taire, marchant � grands pas, se frottant les mains d'un air de satisfaction; l'autre, devant une haute glace, admirant avec une na�ve coquetterie l'�l�gance de son costume et la richesse des ornemens dont on venait de la rev�tir.
Quand le secr�taire fut parti, Napol�on s'assit, s'accouda les deux bras sur une longue table recouverte d'un velours rouge � franges d'or, appuya sa t�te dans ses mains et sembla r�fl�chir; mais ses r�flexions devaient s'�loigner de tout sujet p�nible, car sa figure conservait un caract�re de douce r�verie.
N�anmoins, Jos�phine se lassa du silence qui s'ensuivit. Il l'avait d�j� mal men�e une fois ce jour m�me, au sujet de la p�tition de F�nestrelle, et, comprenant alors que sa protection avait �t� maladroite, pour �tre trop pr�cipit�e, elle s'�tait bien promis de mieux choisir l'instant.
Elle crut qu'il �tait venu; et allant s'asseoir de l'autre c�t� de la table pour faire face � son mari, elle s'accouda comme lui, comme lui affecta un air d'abstraction, et bient�t tous deux se regard�rent en souriant.
—� quoi penses-tu? lui dit Jos�phine, le caressant de la voix et du regard.
—Je pense, r�pondit-il, que le diad�me te va fort bien, et qu'il serait dommage que j'eusse n�glig� d'en faire entrer un dans ton �crin.
Le sourire de Jos�phine s'effa�a graduellement; celui de Napol�on devint plus marqu�, car il aimait � combattre en elle les appr�hensions p�nibles dont elle ne pouvait encore se d�fendre en songeant au degr� d'�l�vation o� ils �taient r�cemment arriv�s. Ce n'�tait pas pour elle qu'elle tremblait, la noble femme!
—N'aimes-tu donc pas mieux me voir empereur que g�n�ral? poursuivit-il.
—Certes, empereur, vous avez le droit de faire gr�ce, et j'en ai une � vous demander.
Cette fois, ce fut sur la figure de l'�poux que le sourire s'effa�a, pour passer sur celle de l'�pouse. Il fron�a le sourcil, et se pr�para � tenir ferme, craignant que l'influence qu'exer�ait Jos�phine sur son cœur ne le f�t tomber dans de f�cheuses faiblesses.
—Encore! Jos�phine, vous m'aviez promis de ne plus chercher � interrompre ainsi le cours de la justice! Pensez-vous que le droit de faire gr�ce ne nous soit accord� que pour satisfaire aux caprices de notre cœur? Non, nous n'en devons faire usage que pour adoucir l'application trop rigoureuse de la loi, ou r�parer les erreurs des tribunaux! Toujours tendre la main � ses ennemis, c'est vouloir augmenter leur nombre et leur insolence!
—Sire, r�pliqua Jos�phine en retenant un �clat de rire pr�t � lui �chapper, vous m'accorderez cependant la faveur que j'implore de votre majest�.
—J'en doute.
—Et moi, je n'en doute pas. D'abord, et avant tout, je viens vous demander le renvoi de deux... oppresseurs! oui, sire, qu'ils sortent de leur place! qu'ils en soient chass�s, arrach�s, s'il le faut!
Parlant ainsi, elle pressait son mouchoir sur sa bouche; car, en voyant la figure �tonn�e de Napol�on, elle n'�tait plus ma�tresse d'elle-m�me.
—Comment? c'est vous qui m'excitez � punir, vous, Jos�phine! Et de quoi s'agit-il donc?
—De deux pav�s, sire, qui sont de trop dans une cour.
Et l'�clat de rire, retenu � grand'peine, lui �chappa enfin. Il se leva, et jetant vivement ses bras derri�re son dos, la regardant avec l'air du doute et de la surprise:
—Comment! qu'est-ce � dire? Deux pav�s! te moques-tu?
—Non! dit-elle en se levant � son tour, et s'approchant de lui, s'appuyant de ses deux mains crois�es sur son �paule, avec sa gracieuse nonchalance de cr�ole:
—De ces deux pav�s d�pend une existence pr�cieuse. �coutez-moi bien, sire, car il vous faut toute votre bonne volont� pour me comprendre.
Elle lui raconta alors le sujet de la p�tition, et tout ce qu'elle avait appris de la jeune fille touchant le prisonnier, qu'elle ne nomma point cependant, et quel avait �t� le d�vouement de la pauvre enfant; puis, en lui parlant du prisonnier, de sa fleur, de l'amour qu'il lui portait, les paroles affluaient sur ses l�vres, douces, tendres, caressantes, pleines de charme, et de cette �loquence qui lui venait du cœur si naturellement.
Et en l'�coutant l'empereur souriait, et en souriant il admirait sa femme.
Charney comptait les heures, les minutes, les secondes. Il lui semblait que les plus l�g�res divisions du temps s'amoncelaient l'une sur l'autre pour peser sur sa fleur et la briser. Deux jours �taient pass�s; le messager n'apportait point de nouvelles, et le vieillard lui-m�me, inquiet, tourment� � son tour, ne savait qu'augurer de ce silence et de ce retard, supposait des obstacles, r�pondait du z�le, du d�vouement de la personne charg�e du message (sans d�signer sa fille toutefois), et t�chait encore de faire rena�tre dans le cœur de son compagnon une esp�rance qui s'�teignait dans le sien.
—Teresa! mon enfant! que lui sera-t-il donc arriv�? r�p�tait-il avec d�solation.
Le troisi�me jour s'�coula, et sa fille ne revint pas.
Durant toute la journ�e du quatri�me, Girhardi ne se montra point � la petite fen�tre de la cour. Charney ne put le voir; mais s'il e�t attentivement pr�t� l'oreille, il aurait entendu peut-�tre les pri�res m�l�es de sanglots qu'adressait au ciel le pauvre p�re en acceptant le coup terrible qui venait de le frapper.
On e�t dit qu'un voile de deuil �tait tomb� soudain sur ce lieu de mis�re, o� nagu�re encore, m�me en l'absence de la libert�, des rayons de joie et de bonheur apparaissaient par intervalles.
La plante avan�ait de plus en plus dans sa voie de destruction, et Charney inconsolable assistait � l'agonie de Picciola. Il y avait chez lui double sujet d'abattement; il craignait de perdre l'objet de ses travaux, le charme de sa vie, et de s'�tre vainement avili! Quoi! vainement son front se serait courb�! Il aurait mendi� une gr�ce, prostern� jusqu'� terre, et on l'aurait repouss� du pied! Comme si tout se f�t conjur� contre lui, Ludovic, autrefois si na�f, si expansif, maintenant �vitait m�me de lui adresser la parole. Taciturne et bourru, il venait, il montait, il passait, fumant � pleine pipe, sans le regarder � peine, et semblait lui en vouloir de son malheur. C'est que d'abord Ludovic, lorsqu'il eut connaissance des refus du commandant, pr�vit l'instant o� il allait se trouver entre son penchant et son devoir. Il fallait que le devoir e�t le dessus, et il se fit brutal et maussade pour se donner du courage. Aujourd'hui les rigueurs vont sans doute redoubler, et d'avance sa mauvaise humeur redouble.
Ainsi en agissent commun�ment ceux que l'�ducation n'a pas polis. Ils compriment les �lans g�n�reux de leur �me quand il leur faut accomplir de rudes fonctions, plut�t que de chercher � en voiler la rudesse sous quelques formes de bienveillance. Ce n'est point par des paroles que Ludovic a jamais donn� des preuves de la bont� de son cœur, c'est par des actes! Les actes lui sont interdits, il se tait; et la secr�te piti� qu'il ressent pour l'homme dont on le contraint d'�tre le tyran subalterne s'exhale en acc�s de col�re contre cet homme lui-m�me. Il s'efforce de se montrer insensible en devenant l'agent d'un ordre impitoyable. Si par l� il s'attire la haine: eh bien! tant mieux! son devoir lui sera plus facile. Il faut la guerre entre la victime et le bourreau, entre le captif et le ge�lier!
Quand vint l'heure du d�ner du prisonnier, Ludovic vit Charney debout devant sa plante, dans une profonde et cruelle contemplation. Il se garda bien de se pr�senter gaiement comme autrefois, en saluant sa filleule des titres caressans de Giovanetta, de Fanciuletta, ou en s'informant des nouvelles de Monsieur et de Madame; il traversa la cour d'un pas rapide, affectant de croire Charney dans sa chambre et de lui porter ses provisions en tout h�te. Mais, � un mouvement qu'il fit, leurs yeux se rencontr�rent, et Ludovic s'arr�ta surpris, en voyant le changement survenu en si peu de jours dans les traits du prisonnier. L'impatience et l'attente avaient sillonn� son front de larges rides; ses l�vres et son teint d�color�s, ses joues maigries lui imprimaient un caract�re d'abattement que faisait ressortir encore le d�sordre de sa barbe et de ses cheveux. Malgr� lui, Ludovic resta quelque temps immobile pendant cet examen, et tout-�-coup, se rappelant sans doute ses grandes r�solutions, il reporta son regard de l'homme � la plante, cligna de l'œil ironiquement, haussa l'�paule avec un geste moqueur, siffla un air, et il se disposait � reprendre route, quand d'une voix dolente, mais expressive:
—Que vous ai-je donc fait, Ludovic? lui dit Charney.
—� moi?... � moi?... rien, r�pondit le ge�lier, troubl� de ce ton de reproche, et plus �mu qu'il ne le voulait para�tre.
—Eh bien! reprit le comte en s'avan�ant vers lui et s'emparant vivement de sa main, sauvons-la! il en est temps encore, et j'ai trouv� un moyen. Oui!... le commandant ne peut s'en alarmer. Il l'ignorera m�me. Procurez-moi de la terre, une caisse... nous enl�verons les pav�s, mais pour un instant seulement... Qui le saura? nous transplanterons...
—Ta, ta, ta, fit Ludovic en retirant brusquement sa main: au diable la fleur! Elle nous a fait assez de mal � tous. � commencer par vous, qui allez retomber malade. Faites-vous-en de la tisane; elle n'est plus bonne qu'� �a!...
Charney lui lan�a un regard d'indignation et de m�pris.
—S'il ne s'agissait que de vous encore, poursuivit Ludovic; c'est votre affaire, � la bonne heure! mais ce pauvre homme, vous l'aurez priv� de sa fille... il ne la verra plus, et c'est � vous qu'il le doit.
—Sa fille! comment?... s'�cria le comte, ouvrant des yeux terrifi�s.
—Oui, c'est �a, comment!—continua l'autre en posant � terre son panier de provisions, se croisant les bras et prenant l'attitude d'un homme qui s'appr�te � gourmander vertement:—On fouette les chevaux, et on ne veut pas que la voiture roule; on lance le stylet, et on s'�tonne de la blessure! Trond�dious! o che frascheria! Vous avez voulu �crire � l'empereur; vous avez �crit; c'est bien. C'est contre l'ordre du commandant; il vous punira comme il l'entendra; rien de plus juste. Mais il vous fallait un messager pour porter votre lettre, puisque vous ne pouviez la porter vous-m�me. Ce messager, ce fut la Giovanna.
—Quoi! cette jeune fille... c'est elle!...
—Faites l'�tonn�. Pensiez-vous donc que votre correspondance avec l'empereur allait avoir lieu par le t�l�graphe? On l'emploi � autre chose. Tant il y a que le commandant a tout d�couvert... Je ne sais comment... Par le guide sans doute; car la Giovanna ne pouvait courir seule � travers les routes. Maintenant la porte de la citadelle lui est ferm�e. Elle et son p�re vivront s�par�s. � qui la faute?
Charney se couvrit la figure de ses deux mains.
—Malheureux vieillard! dit-il; sa seule consolation Et sait-il?...
—Il sait tout depuis hier. Jugez s'il doit vous aimer. Mais votre d�ner refroidit.
Et Ludovic releva le panier, qu'il transporta aussit�t dans le logis du prisonnier.
Le comte tomba accabl� sur son banc. Il eut un instant la pens�e d'en finir d'un coup avec Picciola et de la briser lui-m�me. Mais le courage lui faillit bient�t. Puis une lueur d'espoir brillait encore confus�ment devant lui. Cette pauvre jeune fille, qui s'est g�n�reusement d�vou�e � sa cause, et � qui on fait si cruellement expier son z�le � secourir un malheureux, elle est de retour. Peut-�tre a-t-elle pu s'approcher de l'empereur. Oui, c'est cela! Sans doute elle a r�ussi, et c'est ce qui a irrit� le commandant contre elle! S'il a entre les mains l'ordre de la d�livrance de Picciola, pourquoi tarde-t-il? Mais il faudra bien qu'il ob�isse, si l'empereur le veut!—Oh! b�nie sois tu, noble enfant! malheureuse enfant s�par�e de ton p�re!... � cause de moi! Oh! la moiti� de ma vie, je la donnerais pour toi!... pour ton bonheur! Je la donnerais... seulement pour qu'on te rouvr�t la porte de cette prison.
Une demi-heure s'est � peine �coul�e; deux officiers civils, rev�tus de l'�charpe nationale, accompagn�s du commandant de F�nestrelle, se pr�sentent devant Charney et l'invitent � monter chez lui. Lorsqu'ils furent dans sa camera, le commandant prit la parole.
C'�tait un homme d'une forte corpulence, au front chauve et bomb�, aux moustaches �paisses et grisonnantes. Une cicatrice, partant du sourcil gauche, lui divisait la figure en deux, et venait se terminer inclusivement � la l�vre sup�rieure. Une longue redingote bleue � larges pans, boutonn�e jusqu'en haut, des bottes � revers par-dessus le pantalon, un reste de poudre sur ses cheveux natt�s de c�t�, des boucles � ses oreilles, et des �perons � ses bottes (sans doute par signe distinctif, car, par raisons rhumastimales autant que par les exigences de sa place, il �tait de fait le premier prisonnier de la citadelle), tel se montrait � l'ext�rieur ce personnage, qui, pour toute arme, portait une canne � la main. Commis � la garde de d�tenus politiques, appartenant pour la plupart � des familles distingu�es, il se piquait de bonnes mani�res malgr� ses fr�quens acc�s d'emportement, et de beau langage en d�pit de certaines consonnances f�cheuses. Il se tenait le corps droit, avait la voix forte et emphatique, arrondissait le geste en saluant, et se grattait le front en parlant. Ainsi fait, le colonel Morand, commandant de F�nestrelle, pouvait encore passer pour ce qu'on appelle un beau militaire.
Au ton de courtoisie qu'il prit d'abord, � la tournure officielle de ses deux compagnons, Charney crut qu'ils lui apportaient les lettres de gr�ce de Picciola.
Le commandant le pria d'attester si jamais il en avait mal us� envers lui, dans l'exercice de ses fonctions, par manque de soins ou par abus de pouvoir.
Ce pr�ambule �tait de bon augure. Charney attesta tout ce qu'il voulut.
—Vous le savez, monsieur, lors de votre maladie, tous les secours vous ont �t� prodigu�s; s'il ne vous a pas plu de vous soumettre aux ordonnances des m�decins, la faute n'est ni � eux ni � moi. J'ai pens� que votre convalescence s'ach�verait plus facilement avec le grand air et l'exercise, et libert� presque enti�re vous fut accord�e d'aller et de venir dans votre cour.
Charney le salua, comme pour le remercier; mais l'impatience contractait ses l�vres.
—Cependant, monsieur, poursuivit le commandant du ton d'un homme dont la d�licatesse a �t� bless�e, dont les �gards ont �t� m�connus, vous avez enfreint les lois r�glementaires de la maison, que vous ne pouviez ignorer pourtant; vous avez failli me compromettre dans ma responsibilit� vis-�-vis de monsieur le gouverneur du Pi�mont, le g�n�ral Menou, et m�me vis-�-vis de l'empereur, en faisant parvenir � Sa Majest� un placet...
—Parvenir! Il l'a donc re�u! interrompit Charney.
—Oui, monsieur.
—Eh bien?... Et le malheureux tressaillait d'esp�rance.
—Eh bien! r�pondit le commandant, pour ce fait seul, vous allez �tre transport� dans une des loges du vieux bastion, o� vous resterez au secret durant un mois.
—Mais enfin,—s'�cria Charney, essayant de lutter encore contre la cruelle r�alit� qui le d�pouillait de ses derni�res illusions,—l'empereur, qu'a-t-il dit?
—L'empereur ne s'occupe point de pareilles fadaises, lui fut-il d�daigneusement r�pondu.
Charney prit la chaise unique dont sa chambre �tait meubl�e, s'assit, et ce qui se passa ensuite autour de lui parut � peine distraire son attention.
—Ce n'est pas tout. Vos moyens de communications connus, vos relations avec le dehors d�voil�es, il est naturel de penser que votre correspondance s'est �tendue plus loin. Avez-vous �crit � d'autres personnes qu'� Sa Majest�?
Charney ne r�pondit pas.
—Une visite a �t� ordonn�e, continua le commandant d'un ton plus sec, et ces messieurs que voici, d�l�gu�s par le gouverneur de Turin, y vont proc�der sur-le-champ, en votre pr�sence, comme le veut la loi. Avant l'ex�cution de cet ordre, d�sirez-vous faire des r�v�lations? Elles ne peuvent �tre que favorables � votre cause.
M�me silence de la part du prisonnier.
Le commandant fron�a les sourcils; son front chauve se plissa dans toute sa hauteur, et se tournant vers les envoy�s de Menou:
—Allons, messieurs, dit-il.
Tous deux se mirent aussit�t en devoir de visiter depuis la chemin�e et la paillasse du lit, jusqu'� la doublure des v�temens du comte. Pendant ce temps, le commandant, se promenant pas � pas dans l'�troite chambre, frappait alternativement du bout de sa canne chaque carreau du plancher, afin de juger s'ils ne recouvraient pas quelques excavations secr�tes, destin�es � rec�ler des papiers importons, ou m�me les pr�paratifs d'une �vasion. Il se rappelait Latude et les autres �chapp�s de la Bastille. L� des foss�s larges et profonds, des murs de dix pieds d'�paisseur, des grilles, des contrescarpes, des m�chicoulis, des remparts h�riss�s de fer et de canons, des sentinelles � toutes les poternes, sur tous les parapets, n'avaient rien pu contre la pers�v�rance d'un homme arm� d'une corde et d'un clou. La Bastille de F�nestrelle �tait loin de pouvoir pr�senter une pareille ceinture de s�ret�. Depuis '96, ses fortifications n'existaient plus qu'en partie, et � peine si quelques soldats faisaient le guet autour de ses murailles ext�rieures.
Apr�s des recherches prolong�es autant qu'il �tait possible de le faire dans un pareil logis, on ne d�couvrit rien de suspect, sinon une petite bouteille en verre blanc, contenant une liqueur noir�tre, sans doute l'encre du prisonnier.
Interrog� sur les moyens employ�s par lui pour se mettre en possession de cette encre, celui-ci se tourna sur sa chaise du cot� de sa fen�tre, et se mit � promener en mesure ses doigts sur les vitres, sans r�pondre autrement � la question.
Restait � visiter la cassette. On lui en demanda la clef. Il la laissa tomber plut�t qu'il ne la donna.
Le colonel Morand n'avait plus de courtoisie, ni dans son geste ni dans son regard. L'indignation lui montait � la gorge. La figure pourpre, les yeux anim�s, se d�menant dans le petit espace de la camera, il boutonnait et d�boutonnait sa redingote avec des mains tremblantes, comme pour imposer une distraction au vif transport de col�re qui s'�levait en lui.
Soudain, par un mouvement spontan�, les deux sbires judiciaires, occup�s � l'inventaire de la cassette, la tenant d'une main, la fouillant de l'autre, se rapprochent vivement de la fen�tre, pour mieux v�rifier au jour, et, la joie au front, s'�crient ensemble:
—Nous tenons! nous tenons!
Alors, tirant d'un double fond une assez grande quantit� de mouchoirs, tous noircis d'une �criture fine et serr�e, ils pensent avoir d�couvert les preuves d'une vaste conspiration.
� la vue de ses pr�cieuses archives profan�es, Charney se l�ve, �tend le bras comme pour les ressaisir, ouvre la bouche... puis, se calmant tout-�-coup, il se rassied et reste immobile, sans avoir prononc� un mot. Mais ce premier �lan si expressif a suffi au commandant pour lui faire attacher une haute importance � cette capture. Par son ordre, les mouchoirs sont d�pos�s sur-le-champ dans des sacs �tiquet�s et scell�s; on confisque la bouteille et jusqu'au cure-dent. Un rapport est dress�. Charney, invit� � le signer pour en attester l'exactitude, refuse par un geste. Acte est pris du refus, et il lui est enjoint de se rendre � l'instant m�me � la loge du vieux bastion.
Ah! combien ce qui se passait alors dans sa t�te �tait p�nible, vague, confus! Le prisonnier atterr� ne s'en pouvait rendre compte que comme d'un sentiment de douleur dominant tous les autres. Il n'avait m�me pas eu un sourire de piti� � donner au triomphe de ces hommes, si fiers d'emporter, comme pi�ces de proc�dure, comme preuve d'un complot, ses observations sur sa plante! Il allait �tre � jamais s�par� de ses souvenirs! L'amant � qui l'on enl�ve les lettres et le portrait d'une ma�tresse ador�e qu'il ne doit plus revoir peut seul comprendre l'angoisse profonde du prisonnier. Pour sauver Picciola, il a compromis son orgueil, son honneur; il a bris� le cœur d'un vieillard et l'existence d'une jeune fille; et, de ce qui l'avait rattach� � la vie, rien ne lui reste, pas m�me ces lignes trac�es par lui, et qui r�sumaient ses saintes �tudes!
L'intercession de Jos�phine n'avait donc pas �t� aussi puissante qu'elle promettait de l'�tre d'abord? Non. Apr�s sa douce plaidoirie en faveur de la plante et du prisonnier, lorsqu'elle remit le mouchoir contenant la missive entre les mains de Napol�on, celui-ci se rappela les singuli�res distractions, offensantes pour son orgueil, que l'imp�ratrice avait eues le matin m�me, durant les c�r�monies guerri�res de Marengo, et la signature de Charney redoubla la f�cheuse impression qu'il en ressentit.
—Cet homme est-il devenu fou? avait-il dit, et quelle com�die pr�tend-il jouer avec moi? Un jacobin botaniste! Il me semble entendre encore Marat s'extasier sur les beaut�s de la nature champ�tre, ou voir Couthon se pr�senter � la Convention avec une rose � sa boutonni�re!
Jos�phine voulut �lever la voix, et r�clamer contre ce titre de jacobin, si l�g�rement donn� au noble comte; mais, dans ce moment, un chambellan vint pr�venir l'empereur que messieurs les g�n�raux, ainsi que les ambassadeurs et d�put�s des provinces italiennes, l'attendaient dans le salon de r�ception. Il se h�ta de les rejoindre; et, inspir� bien plus par leur pr�sence que par le contenu de la p�tition, il prit occasion du nom du p�titionnaire pour faire une sortie vigoureuse contre les id�ologues, les philosophes; revenant encore sur les jacobins, qu'il saurait bien, disait-il, mater et amener � merci!—Et il �levait la voix d'un ton de r�solution et de menace, non qu'il f�t aussi vivement anim� qu'il le faisait para�tre; mais, habile � profiter des circonstances, il voulait que ses paroles fussent entendues et r�p�t�es, surtout par l'ambassadeur prussien, pr�sent � cette assembl�e. C'�tait son acte de divorce avec la R�volution qu'il proclamait l�!
Pour complaire au ma�tre, chacun rench�rit sur ses discours. Le g�n�ral gouverneur de Turin surtout, Jacques-Abdallah Menou, oubliant ou plut�t reniant ses anciennes convictions, se r�pandit en brusques attaques contre les Brutus des clubs et des tavernes d'Italie et de France, et ce fut bient�t, dans le cercle imp�rial, un chorus unanime d'impr�cations virulentes contre les conspirateurs, les r�volutionnaires, les jacobins, tel, que Jos�phine se sentit troubl�e un instant devant ce terrible orage qu'elle venait de soulever. Remise de sa terreur, elle s'approcha de l'oreille de Napol�on; et d'une voix demi-railleuse.
—Eh! sire, dit-elle, pourquoi donc tout ce bruit? Il ne s'agit ni de jacobins ni de r�volutionnaires, mais d'une pauvre fleur qui n'a jamais conspir� contre personne.
L'empereur haussa les �paules.
—Croit-on me duper par de pareilles sornettes? s'�cria-t-il. Ce Charney est un homme dangereux, mais non pas un niais! La fleur est le pr�texte... le but l'enl�vement des pav�s. C'est une �vasion qu'il pr�pare, sans doute! Vous y veillerez, Menou. Et comment cet homme a-t-il pu �crire sans que sa demande pass�t par les mains du commandant? Est-ce ainsi que la surveillance s'exerce dans les prisons d'�tat?
L'imp�ratrice essaya encore de d�fendre sa prot�g�e:
—Laissons cela, madame! dit le ma�tre.
Et Jos�phine, interdite, d�courag�e, se tut, et baissa les yeux sous le regard qu'il venait de lui adresser.
Menou, gourmand� par l'empereur, n'avait pas m�nag� les reproches au colonel-commandant de la citadelle de F�nestrelle; et celui-ci, � son tour, s'�tait h�t� de s�vir contre les prisonniers auxquels il devait d'avoir re�u de si vertes r�primandes.
D�j� s�par� de sa fille, qui, le cœur plein d'espoir, n'avait revu les donjons de la forteresse que pour recevoir l'ordre de quitter sur-le-champ le territoire de F�nestrelle et de n'y plus repara�tre, Girhardi avait, le matin m�me, �t� soumis, comme Charney, � une visite domiciliaire; mais il n'en �tait rien r�sult� de compromettant pour lui.
Quant au comte, des �motions plus p�nibles que l'enl�vement de ses manuscrits lui �taient encore r�serv�es.
Lorsque, pour se rendre � la loge du bastion, il fut descendu dans le pr�au, � la suite du commandant et de ses deux acolytes, soit que le colonel Morand n'y e�t pr�t� nulle attention en arrivant, soit plut�t qu'il se voul�t venger du silence obstin� de Charney durant la visite, sa col�re sembla redoubler � la vue des fr�les �chafaudages �lev�s autour de la plante.
—Qu'est-ce que tout cela? dit-il � Ludovic, accouru aussit�t sur son ordre. Est-ce ainsi que vous surveillez les prisonniers?
—�a, mon colonel? r�pond avec une sorte de grognement et d'h�sitation le ge�lier, retirant d'une main sa pipe de sa bouche, tandis qu'il porte l'autre � son bonnet, comme au salut militaire:—c'est la plante que vous savez... qui est si bonne pour la goutte et autres maladies.
Puis, faisant graviter ses bras dans un sens contraire au mouvement pr�c�dent, il laissa glisser sa main droite le long de sa poitrine, jusqu'� sa cuisse, et la gauche, en se relevant, remit la pipe � sa place habituelle.
—Malepeste! reprit le colonel, si on laissait faire ces messieurs, les chambres et les pr�aux de la citadelle deviendraient des jardins, des m�nageries, des boutiques, et se transformeraient en champ de foire! Allons! faites dispara�tre cette mauvaise herbe, ainsi que tout ce qui l'entoure!
Ludovic regarde tour � tour la plante, Charney, le commandant; il veut murmurer quelques mots de justification.
—Taisez-vous! lui crie ce dernier, et ob�issez sur-le-champ!
Ludovic se tait. Il retire de nouveau sa pipe de sa bouche, l'�teint, la secoue, la d�pose sur l'un des rebords de la muraille, et se pr�pare � ex�cuter l'ordre.
Il �te sa veste, son bonnet, se frotte les mains pour se donner du courage. Tout-�-coup, comme s'il se fut retremp� � la col�re de son chef, il saisit, il enl�ve les nattes et les paillassons; il les d�chire, il les disperse dans la cour avec une sorte d'emportement. Vient le tour des �tais qui servaient � les soutenir; il les arrache l'un apr�s l'autre, les brise sur son genou, les jette � ses pieds. Il semble, � le voir, que son ancienne affection pour Picciola s'est chang�e en haine, et que lui aussi a une vengeance � exercer.
Pendant ce temps, Charney se tenait immobile, les yeux avidement fix�s sur sa plante, mise � d�couvert, comme si son regard devait la prot�ger encore.
La journ�e avait �t� fra�che, le ciel nuageux; la tige s'�tait redress�e depuis la veille, et du sein des branches fl�tries sortaient de petits rameaux verdoyans. On e�t dit que Picciola prenait des forces pour mourir!
Quoi! Picciola, sa Picciola! son monde r�el et son monde d'illusions, le pivot sur lequel tournait sa vie, l'axe qui faisait rayonner sa pens�e, elle ne sera plus! Et lui, pauvre captif dont la Providence avait suspendu l'expiation, il lui va donc falloir s'arr�ter dans son vol vers les sph�res de la vraie science! Comment occupera-t-il ses tristes loisirs maintenant? Qui remplira les vides de son cœur? Picciola, le d�sert peupl� par toi redevient le d�sert! Plus de projets, plus d'�tudes, plus de songes enivrans, plus d'observations � inscrire, plus rien � aimer! Oh! que sa prison � lui sera �troite! que l'air qu'on y respire y sera lourd! Ce n'est plus qu'un tombeau! celui de Picciola! Quoi! ce rameau d'or; ce rameau sibyllin, qui a chass� loin de lui les d�mons malfaisans dont il �tait obs�d�, il ne sera plus l� pour le d�fendre contre lui-m�me! Le philosophe incr�dule et d�senchant� devra-t-il vivre encore de son ancienne vie, avec ses pens�es am�res, et face � face avec le n�ant?—Non! plut�t mourir que de rentrer dans cette nuit froide d'o� elle m'a tir�!
En ce moment, Charney vit comme une ombre appara�tre � la petite fen�tre grill�e. C'�tait le vieillard.
—Ah! se dit-il, je lui ai ravi son seul bien, je l'ai priv� de sa fille! Il vient jouir de mon tourment, me maudire, sans doute! N'en a-t-il pas le droit? et qu'est donc mon malheur pr�s de son d�sespoir?
Lorsqu'il se tourna de ce c�t�, il l'aper�ut �treignant les barreaux de ses mains d�biles, tremblantes d'�motion. Charney n'osait lever le front pour crier gr�ce du cœur � ce seul homme dont il e�t voulu conserver l'estime; il craignait de trouver sur cette noble figure le signe m�rit� du reproche ou celui du d�dain; et, quand leurs yeux se rencontr�rent, au regard plein de tendre compassion que lui adressa le pauvre p�re, oublieux de ses propres douleurs pour partager celles de son compagnon d'infortune, il se sentit remuer jusqu'au fond des entrailles, et deux larmes, les seules qu'il e�t jamais r�pandues, jaillirent de sa paupi�re.
Ces larmes lui �taient douces; mais un reste de fiert� les lui fit essuyer vivement. Il craignit d'�tre soup�onn� d'une l�che faiblesse par ces hommes dont il �tait entour�.
De tous les t�moins de cette sc�ne, les deux sbires seuls, spectateurs indiff�rens, ne semblaient rien comprendre � ce drame auquel ils assistaient. Ils examinaient tour � tour le prisonnier, le vieillard, le commandant, le ge�lier, s'�tonnaient des �motions vives et diverses empreintes sur toutes ces figures, et se demandaient tout bas si quelque cachette importante ne devait pas exister sous cette herbe si bien barricad�e.
Cependant l'œuvre fatale s'achevait. Excit� par le colonel, Ludovic avait essay� d'enlever les appuis du banc rustique; mais ils opposaient r�sistance.
—Un merlin! prenez un merlin! cria le colonel.
Ludovic en prit un; il lui �chappa des mains.
—Finissons-en, morbleu! r�p�ta l'autre.
Du premier coup, le banc craqua; au troisi�me, il �tait abattu. Alors Ludovic se courba vers la plante, seule rest�e debout au milieu des d�bris.
Le comte �tait h�ve, d�fait; la sueur ruisselait de son front.
—Monsieur! monsieur! pourquoi la tuer? Elle va mourir! s'�cria-t-il enfin, redescendu encore une fois � l'�tat de suppliant.
Le colonel le regarda, sourit ironiquement, et, � son tour, ne r�pondit rien.
—Eh bien! reprit Charney avec violence, je veux la briser! je veux l'arracher moi-m�me!
—Je vous le d�fends! dit le commandant avec sa forte voix, et il �tendit sa canne devant Charney, comme pour placer une barri�re entre le prisonnier et sa compagne. Alors, sur son geste imp�ratif, Ludovic saisit Picciola de ses mains pour la d�raciner du sol.
Charney, atterr�, an�anti, attacha de nouveau ses yeux sur elle.
Au bas de la tige, vers les derniers rameaux, l� o� la s�ve continuait de monter, une petite fleur venait de s'entr'ouvrir brillante et nuanc�e. D�j� les autres pendaient abattues sur leurs p�doncules bris�s. Seule elle avait vie encore, seule elle n'�tait point froiss�e, comprim�e, �touff�e, entre les mains larges et rudes du ge�lier. Sa corolle, � peine voil�e de quelques feuilles, s'�panouissait, tourn�e vers Charney. Il en crut sentir les parfums, et, les paupi�res humides de larmes, il la vit scintiller, grandir, dispara�tre et se remontrer.
L'homme et la plante �changeaient un dernier regard d'adieu.
Si, en ce moment o� tant de passions et d'int�r�ts s'agitaient autour d'un faible v�g�tal, des hommes �taient apparus soudain dans cette cour de prison, o� le ciel ne jetait alors que des teintes sombres et blafardes, au tableau qui aurait frapp� leur vue, � l'aspect de ces gens de justice, rev�tus de leurs �charpes tricolores, de ce chef militaire dictant ses ordres impitoyables, n'auraient-ils pas cru assister � quelque ex�cution secr�te et sanglante, o� Ludovic jouait le r�le du bourreau, et Charney celui du criminel � qui l'on vient de lire sa sentence? Oui, n'est-il pas vrai? Eh bien! ces hommes, ils viendront! ils viennent! les voil�!
L'un, c'est un aide de camp du g�n�ral Menou; l'autre, un page de l'imp�ratrice. La poussi�re qui les couvre dit assez qu'ils ont fait bonne diligence pour arriver.
Il �tait temps!
Au bruit qui signale leur entr�e, Ludovic l�che Picciola, rel�ve la t�te, et Charney et lui se regardent, p�les tous les deux!
L'aide de camp remit au colonel Morand un ordre du gouverneur de Turin; le colonel en prit connaissance, parut saisi d'un mouvement d'h�sitation, fit deux tours dans le pr�au en agitant sa canne, compara le message qu'il venait de recevoir avec celui qu'il avait re�u la veille; puis enfin, apr�s avoir, � plusieurs reprises, fait monter et descendre ses sourcils en t�moignage de grand �tonnement, il affecta un air semi-courtois, se rapprocha de Charney, et d�posa gracieusement entre ses mains la lettre du g�n�ral.
Le prisonnier lut � haute voix ce qui suit:
�Sa majest� l'empereur et roi vient de me transmettre l'ordre, monsieur le commandant, de vous faire savoir qu'il consent enfin � la demande du sieur Charney, relative � la plante qui cro�t parmi les pav�s de sa prison. Ceux qui la g�nent seront enlev�s. Je vous charge de veiller � l'ex�cution du pr�sent ordre, et de vous entendre � ce sujet avec le sieur Charney.�
—Vive l'empereur! cria Ludovic.
—Vive l'empereur! murmura une autre voix qui semblait sortir de la muraille.
Pendant cette lecture, le commandant s'appuyait de la hanche sur sa canne, pour se donner un maintien; les deux hommes en �charpe, ne pouvant encore trouver le mot de tout ceci, semblaient confondus, et cherchaient en eux-m�mes par quels moyens ils rattacheraient ces �v�nemens � la conspiration r�v�e par eux, l'aide de camp et le page se demandaient pourquoi on les avait fait venir si vite. Enfin, ce dernier s'adressant � Charney:
—Il y a une apostille de l'imp�ratrice, lui dit-il.
Et Charney lut sur la marge:
�Je recommande M. de Charney aux bons soins de M. le colonel Morand. Je lui serai particuli�rement reconnaissante de ce qu'il voudra bien faire pour adoucir la position de son prisonnier.
�Sign� Jos�phine.�
—Vive l'imp�ratrice! cria Ludovic.
Charney baisa la signature, et tint quelques instans le message sur ses yeux.
Le commandant de F�nestrelle avait repris toute sa courtoisie envers le prot�g� de sa majest� l'imp�ratrice et reine. Non seulement Charney n'alla point occuper la loge du bastion, mais on l'autorisa � reconstruire les �chafaudages et les abris dont plus que jamais Picciola languissante, � demi transplant�e, r�clamait le secours. Les fureurs du colonel Morand contre l'homme et la plante s'�taient si bien calm�es, que, chaque matin, Ludovic venait de sa part demander au prisonnier s'il n'avait rien � d�sirer, et comment se portait la Picciola.
Usant de cette bonne volont�, Charney obtint de sa munificence des plumes, de l'encre, du papier, afin de relater sur de nouveaux frais, par le souvenir, ses �tudes et ses observations de physiologie v�g�tale; car la lettre du gouverneur de Turin n'annulait point le droit d'enqu�te et de saisie; les deux sbires judiciaires avaient emport� ses archives sur toile, et, apr�s un examen approfondi, d�clarant ne pouvoir, malgr� leurs efforts, trouver la clef de cette correspondance, ils avaient d�p�ch� le tout vers Paris, au minist�re de la police, pour y �tre comment�, analys�, d�chiffr�, par de plus habiles et de plus experts qu'eux.
Une privation autrement importante, car il n'y put suppl�er aussi facilement, fut encore impos�e � Charney. Le commandant, punissant Girhardi des reproches adress�s � lui par le g�n�ral Menou sur son d�faut de surveillance, l'avait fait rel�guer dans une autre partie de la forteresse, o� il ne pouvait communiquer avec personne. Cette s�paration, qui jetait le vieillard dans un complet isolement, retombait sur le cœur de Charney comme un remords, et paralysait l'effet des faveurs du colonel.
Il passait une grande partie de sa journ�e les yeux attach�s sur la grille et sur la petite fen�tre close. Il y croyait voir encore le bon vieillard au moment o�, avec effort, passant son bras � travers les barreaux inf�rieurs, il avait essay� vainement de lui faire toucher une main amie; il voyait sa supplique � l'empereur fr�ler le mur et remonter jusqu'� cette grille au bout d'un cordon, pour aller de lui � Girhardi, de Girhardi � Teresa, de Teresa � l'imp�ratrice; et derri�re ces barreaux, brillait et s'animait de nouveau ce regard de piti� et de pardon qu'il l'�tait venu soutenir r�cemment au milieu de ses angoisses, et il entendait ce cri de joie sortir d'un cœur bris� quand la gr�ce de Picciola �tait enfin venue!
Cette gr�ce, c'est � lui, c'est � eux qu'il la doit, et de cette tentative insens�e, qui ne pouvait profiter qu'� Charney, seuls ils ont �t� punis, punis cruellement! Pauvre p�re! pauvre jeune fille!
Elle aussi se montrait souvent � lui, � cette m�me place, o� il l'avait vue appara�tre un instant, au sortir de ce r�ve p�nible qui lui pr�disait la mort de sa plante. Alors, dans le trouble de ses id�es, il lui avait sembl� d�couvrir en elle tous les traits de la Picciola de ses songes, et c'est encore ainsi qu'il croyait la revoir aujourd'hui.
Un jour que le prisonnier se nourrissait de ces douces visions, quelque chose s'agita derri�re le vitrage terne et d�poli; on ouvrit la petite fen�tre; une femme se montra � la grille. Elle avait la peau brune et terreuse, un go�tre �norme, et des yeux avares et m�chans. C'�tait la femme de Ludovic.
Depuis ce temps, Charney n'y vit plus rien.
D�gag�e de ses entraves, entour�e de bonne terre, largement encadr�e dans ses pav�s, Picciola r�parait ses d�sastres, se redressait, et sortait triomphante de toutes ses tribulations. Elle y avait perdu ses fleurs n�anmoins, � l'exception de la petite fleur, qui, la derni�re, s'�tait ouverte au bas de la tige.
Devant son terrain agrandi, devant la graine qui se gonflait, qui m�rissait dans le calice, Charney pressentait de nouvelles et sublimes d�couvertes, et r�vait m�me au Dies seminalis, � la f�te des semailles! Car maintenant le terrain ne manque plus; il est plus que suffisant pour Picciola; elle peut devenir m�re, et voir ses filles cro�tre sous son ombre!
En attendant ce grand jour, il est poss�d� du d�sir de conna�tre le nom v�ritable de cette compagne avec laquelle il a pass� de si doux instans.
—Quoi! ne pourrai-je donc jamais donner � Picciola, la pauvre enfant trouv�e, ce nom dont la science ou l'usage l'ont dot�e d'avance, et qu'elle porte en communaut� avec ses sœurs des plaines ou des montagnes!
Le commandant l'�tant venu visiter, Charney lui parla du d�sir qu'il avait de poss�der un ouvrage de botanique. Sans se refuser � sa demande, l'autre, voulant mettre sa responsabilit� � couvert, songea d'abord � obtenir l'autorisation du gouverneur du Pi�mont; et Menou non seulement s'empressa de la lui donner compl�te, mais encore il lui envoya, de la biblioth�que de Turin, une masse �norme de volumes, pour aider le prisonnier dans ses recherches.—Esp�rant, �crivait-il, que S. M. l'imp�ratrice et reine, tr�s-vers�e elle-m�me dans ce genre de connaissances, comme dans bien d'autres, ne serait pas f�ch�e de savoir le nom de cette fleur, � laquelle elle s'�tait si vivement int�ress�e.
� la vue de cet amas de science que lui apporta Ludovic, ployant sous le faix, Charney sourit.
—Est-il donc besoin de si grosse artillerie, dit-il, pour contraindre la fleur � me dire son nom?
N�anmoins, c'est avec un sentiment de plaisir qu'il pose encore une fois sa main sur des livres. Il les feuill�te avec ce fr�missement d'amour qu'il avait ressenti nagu�re, quand le savoir �tait pour lui chose myst�rieuse et d�sirable! Depuis si long-temps, il n'a pu promener ses yeux sur des caract�res d'imprimerie! D�j� dans sa t�te fermentait un projet d'�tudes saintes et douces!
—Si jamais je sors de ces lieux, se dit-il, je serai botaniste! L�, plus de ces controverses scolastiques et p�dantesques qui vous �garent au lieu de vous �clairer. La nature doit se montrer la m�me � tous ses disciples, toujours vraie quoique changeante, toujours belle quoique nue!
Et il interroge ces livres nouveau-venus, leur demandant aussi � eux leurs titres et leurs noms. C'�taient le Species plantarum de Linn�e, les Institutiones rei herbari� de Tournefort, le Theatrum botanicum de Bauhin, puis la Phytographia, la Dendrologia, l'Agrostographia, de Plukenet, d'Aldrovande et de Scheuchzer; puis d'autres livres, �crits en fran�ais ou en italien.
Quoique un peu effray� de cet appareil tout scientifique, Charney ne se d�couragea pas, et, pour se pr�parer � des recherches plus s�rieuses, il ouvrit tout d'abord le plus mince volume, afin d'y chercher au hasard, dans la table, les plus charmantes d�nominations que puisse porter un v�g�tal.
Qu'il e�t voulu se trouver le ma�tre de choisir dans ce calendrier floral, entre Alcea, Alisma, Andryala, Bromelia, Celosia, Coronilla, Euphrasia, Helvella, Passiflora, Primula, Santolina, ou tout autre nom doux � la l�vre, harmonieux � l'oreille!
La crainte lui vient tout-�-coup dans l'esprit que sa plante ne porte, avec un nom bizarre et disgracieux, une termination masculine ou neutre, ce qui e�t brouill� toutes ses id�es � l'�gard de son amie, de sa compagne.
Que deviendrait la jeune fille de ses r�ves, s'il allait falloir lui appliquer une d�signation comme Rumex obtusifolius, ou Satyrium hyoscyamus, ou Gossypium, Cynoglossum, ou Cucubalus, Cenchrus, Buxus! ou m�me quelque nom fran�ais, plus barbare encore, tel que Arr�te-bœuf, Attrape-mouche, Herbe � pauvre homme, Bec de grue, Casse-lunette, Dent de chien, Langue de cerf ou Fleur de coucou! N'y aurait-il pas l� de quoi le d�senchanter � jamais? Non! il ne risquera point une semblable �preuve!
Malgr� lui, pourtant, il reprenait tour � tour chaque volume, l'ouvrait, le feuilletait de nouveau, s'extasiant devant les merveilles innombrables de la nature, s'irritant contre l'esprit syst�matique des hommes, qui, de cette �tude jusque alors si attrayante pour lui, avaient fait la science la plus rude, la plus technique, la plus embrouill�e de toutes les sciences!
Durant huit jours entiers, il tenta l'analyse de sa plante pour arriver � conna�tre son nom; il n'y put r�ussir. Dans le chaos de tant de mots �tranges, rejet� d'un syst�me � l'autre, �gar� au milieu de cette lourde et vaste synonymie, v�ritable filet de Vulcain, qui couvre la botanique d'un r�seau comme pour cacher ses charmes, et p�se sur elle au point de l'�touffer, en vain il consulta tous ses auteurs les uns apr�s les autres, descendant de la classe � l'ordre, de l'ordre � la famille, de la famille au genre, du genre � l'esp�ce; sans cesse il perdait la trace, et finissait toujours par maudire ses guides infid�les, qui souvent n'�taient d'accord entre eux ni sur les caract�res g�n�raux, ni m�me sur l'usage et la d�nomination de chacune des parties du v�g�tal!2
[2] Je ne citerai ici qu'un seul exemple de cette singuli�re divergence d'opinions entre les botanistes. Pour les Ascl�piades (famille des Apocyn�es), Linn�e regarde les �cailles comme les �tamines; Adanson prend les cornets pour les filamens des �tamines, et les �cailles pour les anth�res; Jacquin pense que les anth�res sont enferm�es dans les loges des �cailles; Desfontaines regarde les corpuscules noirs comme les vraies anth�res, Richard comme des stigmates mobiles; enfin, Lamarck regarde les �cailles comme des �tamines, et les deux loges de leur face interne comme des anth�res. (Voyez la Flore fran�aise, t. III. p. 668.)
Au milieu de ces investigations mille fois renouvel�es, la petite fleur, la fleur unique, interrog�e p�tale par p�tale, fouill�e jusque dans son calice, se d�tacha tout-�-coup sous la main de l'analyseur, du diss�queur, et tomba, emportant avec elle les projets d'�tude sur la graine, l'espoir des semailles, et la maternit� de Picciola!
Charney demeura constern�; et apr�s un long silence, apostrophant d'une voix �mue et d'un regard courrouc� les livres qu'il tenait encore ouverts sur ses genoux:
—Elle se nomme Picciola! s'�cria-t-il, rien que Picciola, la plante du prisonnier, sa consolatrice, son amie! Qu'a-t-elle besoin d'un autre nom, et que voulais-je donc savoir? Insens�! quoi! contre cette soif de conna�tre, n'est-il donc pas un rem�de certain, et n'en peut-on gu�rir?
Dans un mouvement de col�re, saisissant l'un apr�s l'autre les livres qu'il avait devant lui, il les lan�a vivement contre terre. Un petit papier sortit des feuillets de l'un d'eux, et vola dans la cour. Charney le ramassa aussit�t. Il contenait quelques mots, r�cemment trac�s, et d'une �criture de femme. Il lut ce qui suit:
Esp�rez, et dites � votre voisin d'esp�rer, car ni lui ni vous, je ne vous oublie.
(�vangile selon saint Matthieu.)
Charney avait lu et relu vingt fois ce billet, dont le sens ne pouvait �tre douteux, car parmi les femmes une seule avait �t� pour lui tout cœur et tout d�vouement: et cette femme, il l'avait � peine entrevue, pensait-il, il ignorait le son de sa voix; et si tout-�-coup elle se f�t pr�sent�e devant lui, il ne l'e�t pu reconna�tre sans doute. Mais par quel moyen, trompant la vigilance de ses argus, a-t-elle pu lui faire parvenir ces lignes?—Dites � votre voisin d'esp�rer. Pauvre fille, qui n'osait nommer son p�re! Pauvre p�re, � qu'il ne pourra m�me montrer le souvenir de sa fille!
En songeant � ce bon vieillard, dont il avait combl� le malheur, dont il lui �tait interdit d'adoucir la peine, Charney se sentait navr� de regrets, et au milieu de ses nuits sans sommeil, l'id�e de Girhardi venait l'assaillir douloureusement.
Durant une de ces nuits, un bruit inaccoutum� se fit entendre au-dessus de lui, dans la chambre de l'�tage sup�rieur, jusque l� rest�e vide, et lui tint l'esprit rempli de conjectures plus bizarres les unes que les autres.
Vers le matin, Ludovic entra dans sa chambre, l'air affair�, et quoiqu'il essay�t de contraindre ses traits � la discr�tion, ses yeux brillans et anim�s annon�aient une grande nouvelle.
—Qu'y a-t-il? lui dit Charney, et que s'est-il pass� l�-haut cette nuit?
—Oh! rien, signor conte, rien; sinon qu'il nous est arriv� d'hier une recrue de prisonniers et que les logemens vacans vont cesser de l'�tre. Oui, poursuivit-il avec un ton emprunt� de commis�ration, il vous va falloir partager la jouissance de votre cour avec un compagnon de captivit�; mais rassurez-vous, nous ne recevons ici que de braves gens... Quand je dis braves gens, reprit-il aussit�t: c'est-�-dire qu'il n'y a pas de voleurs parmi eux! Mais tenez, voil� le nouveau qui vient vous faire sa visite d'installation.
� cette annonce inattendue, Charney s'�tait lev�, saisi de surprise, ne sachant s'il devait se r�jouir ou s'affliger de ce changement, quand soudain il vit entrer dans sa chambre... Girhardi!
Tous deux se regard�rent comme s'ils doutaient encore de la r�alit� de cette rencontre, et au m�me instant leurs mains, press�es et confondues, t�moign�rent du plaisir qu'ils �prouvaient � se revoir.
—Allons, allons, dit Ludovic en riant, je vois que la connaissance sera bient�t faite; et il sortit, les laissant tous deux en extase l'un devant l'autre.
Apr�s un moment de silence:—Qui donc nous a r�unis? dit Charney.
—C'est ma fille, je n'en saurais douter! Et comment m'y tromperais-je? Tout ce qui m'arrive d'heureux dans la vie ne me vient-il pas d'elle?
Charney baissa le front d'un air interdit, et ses mains press�rent de nouveau avec force celles du vieillard. Enfin, tirant de sa cassette un petit papier, il le lui pr�senta:—Connaissez-vous cette �criture?
—C'est la sienne! s'�cria Girhardi; c'est celle de ma fille! de ma Teresa! Non, elle ne nous a pas oubli�s, et sa promesse n'a pas tard� � se r�aliser, puisque nous voil� r�unis tous deux. Mais comment ce billet vous est-il parvenu?
Charney le lui dit, et ensuite par un mouvement irr�fl�chi, il fit un geste comme pour rentrer en possession du billet; mais voyant Girhardi le tenir entre ses mains tremblantes d'�motion, le lire lentement, mot par mot, lettre par lettre, le baiser cent fois, il comprit qu'il ne lui appartenait plus, et il en �prouva au fond du cœur un vif sentiment de regret, qu'il ne sut comment s'expliquer � lui-m�me.
Les premiers momens pass�s, quand ils eurent �puis� � l'�gard de Teresa toutes leurs conjectures sur son sort, et sur le lieu habit� par elle, Girhardi, promenant ses yeux avec un sentiment na�f de curiosit� sur le logement de son h�te, s'arr�ta devant chacune des inscriptions de la muraille. Deux d'entre elles avaient �t� modifi�es d�j�; il comprit l'influence de la plante, et s'expliqua aussit�t le r�le important qu'elle avait d� jouer pr�s du prisonnier. � son tour il prit un charbon. Une des sentences contenait ces mots:
Les hommes se tiennent sur la terre, comme, plus tard, ils se tiendront dessous: les uns pr�s des autres, mais sans liens entre eux. Pour les corps, ce monde est une ar�ne populeuse, o� l'on se heurte de tous c�t�s; pour les cœurs, c'est un d�sert.
Il ajouta:
Si l'on n'a pas un ami!
Puis, se retournant doucement vers son compagnon, il lui tendit les bras.
Encore �mu des pens�es qui venaient de l'agiter, le cœur palpitant, les yeux humides, Charney s'y pr�cipita, et tous deux scell�rent ce saint pacte d'amiti� par une �treinte vive et prolong�e.
Le lendemain, ils d�jeunaient ensemble, en t�te-�-t�te, dans la camera du premier �tage, l'un assis sur le lit, l'autre sur la chaise, ayant entre eux la petite table sculpt�e, supportant alors, avec la double ration de la prison, une belle truite du lac, des �crevisses de la Cenise, une bouteille de l'excellent vin de Mondovi, et un app�tissant morceau de ce d�licieux fromage de Millesimo, connu dans toute l'Italie sous le nom de Rubiola. C'�tait l� un festin pour des captifs! Mais Girhardi ne manquait point d'argent, ni le commandant de complaisance, depuis de nouveaux ordres re�us.
Une causerie pleine de confiance et de douceur s'�tablit entre les deux amis. Jamais Charney n'a si bien et si long-temps savour� les plaisirs de la table; jamais repas ne lui a sembl� si succulent. C'est que, si l'exercice et les eaux de l'Eurotas pouvaient servir d'assaisonnement au brouet noir des Spartiates, la pr�sence et la conversation d'un ami ajoutent mieux encore au go�t des mets les plus fins.
Bient�t les confidences suivirent leur cours. Ils s'aimaient d�j� si bien tous deux, quoique se connaissant � peine! Sans y �tre autrement excit�, sans h�sitation, sans pr�ambule, seulement comme ex�cution de ce contrat d'amiti� pass� la veille, Charney raconta les travaux orgueilleux et les folies vaniteuses de sa jeunesse. Le vieillard prit la parole � son tour, et confessa de m�me les premi�res erreurs de sa vie.
Girhardi �tait n� � Turin, o� son p�re poss�dait de vastes manufactures d'armes. Le Pi�mont a de tout temps servi de passage aux marchandises et aux id�es qui vont de France en Italie, comme aux id�es et aux marchandises qui vont d'Italie en France. De cela, il reste toujours quelque chose en route. Le vent de France avait souffl� sur son p�re; il �tait philosophe, voltairien, r�formiste; le vent d'Italie avait souffl� sur sa m�re; elle �tait d�vote � l'exc�s. Quant � lui, pauvre enfant, les aimant, les respectant, les �coutant tous deux avec la m�me confiance, il devait n�cessairement participer des deux natures; c'est ce qui lui arriva. R�publicain d�vot, il r�vait le r�gne de la religion et de la libert�, alliance fort belle sans doute; mais il l'entendait � sa mani�re, et il avait vingt ans. On �tait jeune alors � cet �ge.
Il ne tarda pas � donner des gages aux deux partis.
Dans ce temps, la noblesse pi�montaise jouissait de certains privil�ges fort humilians pour les autres classes de la soci�t�. Ses membres seuls, par exemple, pouvaient se montrer en loge au spectacle, et, le croirait-on, danser dans un bal public! car la danse �tait alors r�put�e exercice aristocratique, et les bourgeois n'y devaient assister que comme spectateurs.
� la t�te d'une bande de jeunes gens de la bourgeoisie, Giacomo Girhardi brava publiquement un jour ce singulier privil�ge. Il ne craignit pas d'�tablir un quadrille roturier au milieu des nobles quadrilles. Les danseurs gentilhommes s'indign�rent; danseurs et spectateurs pl�b�iens pouss�rent un cri terrible en r�clamant la danse pour tous! � cette clameur s�ditieuse, d'autres cris de libert� succ�d�rent, et, dans le tumulte qui s'ensuivit, apr�s vingt cartels propos�s et refus�s, non par l�chet�, mais par orgueil, l'imprudent Giacomo, emport� par la fougue de son �ge et de ses id�es, appliqua un soufflet sur la joue du plus fier et du plus haut titr� de ses adversaires.
L'insulte �tait grave. La puissante famille de San-Marsano jurait de se venger. Les chevaliers de Saint-Maurice, ceux m�me de l'Annonciade, toute la noblesse du pays enfin, qui, dans le p�ril, ne fait qu'un corps, semblait n'avoir plus qu'un visage, tant chacun se sentit offens� pour son propre compte.
Par l'ordre de son p�re, Giacomo se r�fugia chez un de ses parens, cur� d'un petit village de la principaut� de Masserano, aux environs de Bielle. Mais malgr� sa fuite, il fut condamn� par contumace � cinq ans d'exil hors de Turin.
L'importance maladroite donn�e � cette affaire, qu'on nomma la conspiration dansante, grandit Giacomo aux yeux de ses compatriotes. Les uns le regard�rent comme le vengeur du peuple; les autres, comme un de ces novateurs dangereux qui r�vaient encore l'ind�pendance du Pi�mont; et tandis qu'� la cour on signalait le donneur de soufflets comme l'un des membres les plus actifs du parti d�mocratique, le pauvre petit factieux servait tranquillement la messe au village, et ne sortait point de l'�glise o� il venait de communier saintement.
Ce terrible d�but d'une vie qui devait s'�couler si calme, influa bien long-temps sur le sort de Giacomo Girhardi. Le vieillard paya ch�rement les folies du jeune homme, car, lors de son arrestation pour l'attentat pr�tendu contre le premier consul, ses accusateurs ne manqu�rent pas de faire valoir le jugement qui l'avait atteint d�j� comme perturbateur et r�publicain effr�n�.
� compter de sa sortie de Turin, et durant son exil, Giacomo, laissant s'�teindre enti�rement cet amour de l'�galit� que son p�re avait fait na�tre en lui, vit se d�velopper de plus en plus au contraire les sentimens religieux qu'il tenait de sa m�re. Il les porta bient�t � l'exc�s, et son parent, brave et digne eccl�siastique, dont l'esprit peut-�tre manquait d'�tendue, mais dont l'�me �tait noble et les convictions sinc�res, au lieu de chercher � calmer en lui ce commencement d'exaltation, l'excita, esp�rant faire pour lui de l'humilit� chr�tienne un bouclier contre la vivacit� de son caract�re. Plus tard, il comprit lui-m�me l'imprudence de son calcul. Giacomo n'avait plus qu'un d�sir, ne formait plus qu'un vœu, celui d'�tre pr�tre.
Pour parer � ce coup, qui les e�t priv�s de leur fils unique, son p�re et sa m�re le rappel�rent aupr�s d'eux, et, s'appuyant sur la vive tendresse qu'il leur conservait, ils firent tant qu'ils le d�cid�rent, ou plut�t le contraignirent, � force de supplications et de larmes, � se marier.
Giacomo se maria donc; mais son mariage tourna d'abord bien autrement qu'on ne s'y attendait. Il v�cut avec sa femme comme avec une sœur. Elle �tait jeune et belle, et ressentait pour lui la plus tendre affection. Il se servit de son influence sur son cœur, il usa de son �loquence naturelle et passionn�e, non pour lui faire comprendre le bonheur du m�nage, mais les douceurs de la vie religieuse. Il y r�ussit compl�tement, si bien qu'apr�s une ann�e pass�e pour eux dans une union chaste comme celle des anges, la jeune �pouse se retira dans un couvent, et lui, il retourna dans les environs de Bielle.
� peu de distance du village qu'il habitait, se dresse une cha�ne de hauteurs, dernier embranchement des Alpes pennines. � la base du monte Mucrone, le pic le plus �lev� de ces montagnes, une petite vall�e, s'enfon�ant tout-�-coup, sombre, noire, couverte de vapeurs, h�riss�e de rochers, bord�e de pr�cipices, semble de loin r�pondre � la description que Virgile et Dante nous font des bouches de l'enfer. Mais � mesure qu'on s'en approche, les rochers se montrent par�s d'une belle verdure, plaisante � la vue, les pr�cipices offrent des versans en pente douce, o� des arbustes fleuris s'�chelonnent en petites collines charmantes, couvertes de bosquets naturels, et la vapeur, changeant de nuance aux rayons de soleil, tour-�-tour blanche, rose, violac�e, finit par s'�vanouir tout-�-fait. Alors on aper�oit, au fond de la jolie vall�e, un lac de cinq cents pas de largeur, aliment� par des sources, et d'o� sort, en murmurant, la petite rivi�re d'Oroppa, qui va, � quelque distance de l�, ceindre un des mamelons de la cha�ne, au sommet duquel s'�l�ve une �glise consacr�e � grands frais � la Vierge Marie par la pi�t� des peuples. Cette �glise est la plus c�l�bre du pays.
Si l'on en croit la l�gende, saint Eus�be, � son retour de la Syrie, d�posa dans cet endroit isol� la statue en bois de la Vierge, sculpt�e par saint Luc l'�vang�liste, et qu'il voulait soustraire aux profanations des ariens.
Eh bien! dans cette petite vall�e, sur la pointe de ces rochers, sur les versans de ces pr�cipices, sur les bords de ce lac et de cette rivi�re, sur cette montagne, dans cette �glise, au pied de cette statue, Giacomo Girhardi passa encore cinq ann�es de sa vie, oubliant le monde entier, ses amis, sa famille, sa femme, sa m�re, pour la Vierge d'Oroppa!
Ignorant que la cr�dulit� n'est pas la croyance, que la superstition m�ne � l'idol�trie, et que tous les exc�s �loignent de Dieu, ce n'�tait pas la Marie c�leste, la m�re du Christ, qu'il adorait, c'�tait sa Vierge � lui! sa Vierge de la montagne! Ses jours et ses nuits s'�coulaient � prier, � pleurer devant elle, sur des fautes imaginaires, car son cœur �tait celui d'un enfant. En vain, son parent, le bon cur�, s'alarmant de plus en plus de cette trop vive ferveur, cherchait � le ramener � la raison; rien n'y faisait. En vain, pour le distraire de cette ardente et dangereuse pr�occupation, il lui proposa de visiter d'autres lieux o� la Vierge �tait honor�e: qu'importaient � Giacomo Notre-Dame de Lorette et Sainte-Marie de Bologne ou de Milan? ce n'�tait que l'objet mat�riel, l'image, ce morceau de bois noir et vermoulu, qu'il adorait, et non la sainte femme repr�sent�e l� si indignement!
Ce sentiment d'exaltation ne perdit de sa profondeur que pour gagner en �tendue.
La Vierge d'Oroppa avait autour d'elle son cort�ge de saints et de saintes.
Sur eux Giacomo avait distribu� tous les pouvoirs c�lestes, toutes les attributions de la divinit�. � l'un, il demandait de dissiper les nuages charg�s de gr�le, qui parfois, des hauteurs du Monte-Mucrone, descendaient sur sa montagne; � l'autre, d'adoucir les regrets de sa m�re ou de soutenir sa femme dans ses �preuves; � celui-ci, de veiller sur son sommeil; � celui-l�, de le d�fendre contre le tentateur; ainsi du reste; et sa d�votion devenait un polyth�isme impur, et sa montagne d'Oroppa un Olympe, o� Dieu seul n'avait pas sa place.
S'imposant les privations et les p�nitences les plus rudes, il je�nait, il se mac�rait, restait parfois jusqu'� trois jours sans prendre de nourriture, et il tombait dans des faiblesses honor�es par lui du nom d'extases. Il avait des visions, des r�v�lations; comme certains qui�tistes, � force de dompter sa nature mat�rielle, il croyait �tre parvenu � rendre son �me visible, et il conversait avec elle, et sa sant� se d�truisait, sa raison se perdait; il �tait fou!
Un jour, il entendit une voix, venue d'en haut, lui ordonner d'aller convertir des Vaudois h�r�tiques, dont quelques d�bris existaient encore, non loin de lui, dans le Valais. Il se mit en route, traversa les pays arros�s par la Sesia, atteignit au sommet des grandes Alpes, du c�t� du mont Rosa; mais soudainement enferm� par l'hiver au milieu d'une peuplade de p�tres, il lui fallut passer plusieurs mois abrit� sous le vaste toit d'un chalet; car les neiges amoncel�es avaient obstru� tous les passages.
Ce chalet, appel� dans le pays las strablas, ou les �tables, �tait un carr� long de cinq cents pieds d'�tendue, ouvert seulement du c�t� du sud, et ferm�, calfeutr�, dans ses autres parties, de fortes planches de sapin, li�es entre elles par des gommes, des r�sines, des mousses et des lichens. Dans la saison rigoureuse, hommes, femmes, enfans, troupeaux, tout s'y r�unissait sous le sceptre du plus ancien de la peuplade. Au centre de l'habitation, un foyer sans cesse aliment� y faisait bouillir � grands flots une �norme chaudi�re o�, tour � tour, et parfois ensemble, s'appr�taient pour la communaut�, les l�gumes secs, le lard, le mouton, les quartiers de chamois et les c�telettes de marmottes, qu'on accompagnait, durant les repas, d'un pain de ch�taignes, et, en guise de vin, d'une liqueur aigre-douce compos�e de busserolles et d'airelles ferment�es.
L�, des occupations nombreuses, le soin des troupeaux et des enfans, les fromages � pr�parer, le chanvre � filer, des instrumens aratoires � fabriquer, pour forcer plus tard, durant le rapide �t� de ces climats, les rochers � produire, les v�temens de peau de mouton, les paniers d'�corces, les petits meubles �l�gans de bois de m�l�se et de sycomore, destin�s � la ville, tenaient en �veil toute la population du chalet, population laborieuse et enjou�e, qui m�lait ses rires et ses chansons au bruit des haches, des roues et des marteaux. L� le travail semblait doux; l'�tude et la pri�re �taient r�put�es devoirs et plaisirs. On y chantait de saints cantiques avec des voix harmonieuses et exerc�es; les plus vieux y enseignaient aux plus jeunes la connaissance des livres et du calcul, aux mieux dispos�s la musique et m�me un peu de latin; car la civilisation des Hautes-Alpes, comme sa v�g�tation, se conserve sous la neige, du moins parmi ces peuplades, et il n'est pas rare de voir, au retour des premi�res chaleurs, descendre de ces �tables vers les villages de la plaine des m�n�triers et des ma�tres d'�cole, qui vont propager au bas de la montagne l'instruction et le plaisir.
Les h�tes de Giacomo �taient Vaudois.
Pour un convertisseur l'occasion se montrait belle; mais, d�s le premier mot articul� par lui au sujet de sa mission, le chef de la famille, vieillard octog�naire, moins respectable encore par son �ge que par les travaux et les vertus dont tous les instans de sa vie avaient �t� marqu�s, lui imposa silence.
—Nos p�res, lui dit-il, ont souffert l'exil, la dispersion, la mort m�me, plut�t que de consentir au culte des images: n'esp�rez donc pas faire sur nous ce que n'ont pu sur eux des si�cles de pers�cution. �tranger, vous voil� condamn� � vivre sous notre toit: priez � votre mani�re, nous prierons � la n�tre; mais unissez vos efforts � nos efforts dans un travail commun; car ici, loin des bruits et des distractions de la terre, l'oisivet� vous tuerait. Soyez notre compagnon, notre fr�re, tant que les neiges p�seront sur nous. Ensuite, les chemins libres, vous pourrez nous quitter, si bon vous semble, sans b�nir le foyer qui vous aura r�chauff�, sans vous retourner m�me pour saluer du geste ceux qui vous auront log� et nourri. Vous ne leur devrez rien, car vous aurez travaill� avec eux; et si le reste du compte est de notre c�t�, Dieu l'acquittera.
Forc� de se soumettre, Giacomo resta pendant cinq mois le compagnon de ces braves gens; pendant cinq mois, il fut le t�moin de leurs vertus; pendant cinq mois, matin et soir, il entendit les actions de gr�ces qu'ils adressaient � Dieu seul. Son esprit, cessant d'�tre excit� par la vue des objets de son culte exclusif, se calma; et quand cette prison, que la glace avait ferm�e derri�re ses pas lui fut rouverte par le soleil, � l'aspect de ce soleil et des magnificences de la nature dont il avait �t� sevr� durant si long-temps, et qui se d�veloppaient � ses regards du haut des Alpes, l'id�e du Ma�tre �ternel et tout-puissant entra grande et vive dans son cœur, et y reprit sa place usurp�e.
L'arriv�e des premiers oiseaux, la vue des premi�res plantes qui sortaient toutes fleuries de dessous la neige; autour d'elles, les fr�missemens des essaims d'abeilles, tout excitait ses transports de joie et d'amour!
Un volume entier ne suffirait pas pour peindre les sensations nombreuses et diverses par lesquelles passa alors Giacomo. Le bon vieillard l'avait pris en affection; il connaissait peu les livres des savans; mais il avait joint ses propres observations � celles de ses p�res, et se plaisait � lui expliquer le cr�ateur par la cr�ation. Enfin, de cet asile devant lequel il s'�tait pr�sent� la t�te remplie d'id�es de fanatisme et d'intol�rance le convertisseur sortit presque enti�rement converti lui-m�me. L'habitude du travail, le spectacle de la famille, ramen�rent les id�es de Giacomo vers les devoirs qui lui restaient � remplir.
Il courut se pr�senter au parloir de sa femme.
Ce serait l� encore une histoire compl�te � raconter, que celle des moyens qu'il dut employer afin de reconqu�rir ce cœur d'abord repouss� par lui. Cette histoire vaudra peut-�tre d'�tre dite un jour.
Bref, apr�s des efforts inou�s pour arracher sa femme � la vie claustrale, pour d�truire lui-m�me l'effet de ses premi�res le�ons, de ses premiers enseignemens, Giacomo Girhardi, revenu � la raison, au bonheur, aux croyances vraies, devint le meilleur des �poux, et, quelques ann�es apr�s, le plus heureux des p�res.
Vingt-cinq ans de sagesse et de vertus rachet�rent ses erreurs.
De retour � Turin, au milieu des siens, il s'�tait cr��, par son industrie, des occupations dignes de lui. Il poss�dait une assez belle fortune, que le travail e�t augment�e encore, si sa bienfaisance n'avait su donner un �coulement � ses b�n�fices. Faire du bien lui �tait si doux! L'amour de ses semblables remplissait son cœur de joie, et l'�tude de la nature ajoutait un charme in�puisable � sa vie. La nature anim�e excita surtout ses curieuses investigations; et comme Dieu est grand jusque dans ses plus minimes ouvrages, les insectes, s'offrant plus facilement sous la main du philosophe religieux, obtinrent la pr�f�rence sur les autres productions du sublime ouvrier. Voil� comment, plus tard, durant ses jours de captivit�, le vieux Girhardi s'�tait attir� de la part de Ludovic le surnom singulier de l'attrapeur de mouches.
Les deux captifs n'eurent bient�t plus de secrets l'un pour l'autre. Apr�s s'�tre rapidement racont� les principaux �v�nemens de leur existence, ils la reprenaient en d�tail, pour se faire part des moindres �motions qui en avaient signal� le cours. Ils parlaient aussi de Teresa; mais, � ce nom, Charney, embarrass�, sentait tout-�-coup la rougeur lui monter au front; le vieillard lui-m�me devenait pensif, et un moment de silence, triste et solennel, accompagnait toujours le souvenir de l'ange absent.
Plus volontiers, leurs r�cits �taient interrompus par quelque grande discussion sur un point de morale, ou par des observations sur les bizarreries de la nature humaine. La philosophie de Girhardi, douce et consolante, faisait consister le bonheur dans l'amour du prochain; et Charney, parfois en d�saccord avec lui, ne pouvait comprendre que ce foyer d'indulgence et de tendresse se f�t ainsi entretenu pour les hommes, malgr� l'injustice et les pers�cutions que le vertueux Pi�montais avait eues � supporter d'eux.
—Mais, lui disait-il, ne les avez-vous donc pas maudits ces hommes, le jour o�, apr�s vous avoir l�chement calomni�, ils vous priv�rent de votre libert� et de la vue de..... votre enfant?
—La faute de quelques-uns devait-elle retomber sur tous? Ceux-l� m�me qui m'ont nui, qui sait? abus�s par les apparences, aveugl�s par un fanatisme politique, peut-�tre �taient-ils de bonne foi! Croyez-moi, mon ami, il faut penser au mal qu'on nous a fait avec l'id�e du pardon au fond du cœur. Qui de nous n'en a eu besoin pour lui-m�me? qui de nous n'a pris l'erreur pour la v�rit�? L'ap�tre saint Jean a dit que Dieu �tait tout amour. Oh! que cette parole est belle et vraie! Oui, et c'est en aimant qu'on s'�l�ve � Dieu, et qu'on prend de lui sa force pour supporter le malheur. Si j'�tais entr� en prison avec une pens�e en haine contre l'humanit�, j'y serais mort de d�sespoir sans doute! Mais non, le ciel en soit lou�! ces sentimens p�nibles �taient loin de moi! Le souvenir de tant de bons amis, rest�s fid�les � mon infortune, de tant de cœurs qui ont souffert de mes souffrances, me faisait aimer plus encore mes semblables, et le moment n�faste de ma captivit� fut celui o� la vue m�me d'un homme me fut interdite!
—Quoi! usa-t-on de telles rigueurs envers vous? dit Charney.
—D�s le premier moment de nom arrestation, poursuivit son nouvel ami, j'avais �t� transport� � la citadelle de Turin, mis au secret et renferm� dans une galerie souterraine, o� les ge�liers eux-m�mes ne pouvaient communiquer avec moi. On me passait ma nourriture au moyen d'un tour, et, durant un long mois, rien ne vint interrompre cette muette solitude. Il faut savoir ce que j'�prouvai alors pour comprendre combien, malgr� toutes les r�veries de nos philosophes sauvages, l'�tat de soci�t� est l'�tat naturel de la race humaine, et quelle privation supporte le malheureux condamn� � l'isolement! Ne pas voir un homme! vivre sans �tre soutenu par un regard, sans qu'une voix retentisse � votre oreille, sans toucher une main de votre main! ne reposer son front, sa poitrine, son cœur, que sur des objets froids et insensibles! c'est affreux! et la raison la plus forte y succomberait! Un mois, un mois �ternel s'�coula ainsi pour moi cependant. Il avait � peine commenc�, et d�j�, quand mon porte-clefs venait, tous les deux jours, renouveler mes provisions, le bruit seul de ses pas me causait des joies inexprimables. J'attendais ce moment avec anxi�t�. Je lui criais bonjour � travers la porte de fer qui nous s�parait; mais il ne me r�pondait point: je m'appliquais � t�cher, durant le mouvement de rotation du tour, d'entrevoir sa figure, sa main, son habit m�me! Je n'y pouvais r�ussir, et je m'en d�solais! E�t-il port� sur ses traits le signe de la cruaut� et du vice, je l'eusse trouv� beau! Il aurait tendu son bras vers moi, ne f�t-ce que pour me repousser, je l'aurais b�ni! Mais rien! rien! Je ne le vis qu'au jour de ma translation � Fenestrelle. J'avais donc pour toute distraction, pour unique plaisir, pour seule compagnie, de petites araign�es que j'observais des heures enti�res; mais j'en avais d�j� tant observ�! Je m'en �tais fait des amies, car j'�miettais mon pain pour elles. Les rats non plus ne manquaient point dans mon cachot; mais ces animaux m'ont toujours caus� un effroi, un d�gout invincibles. Je les nourrissais aussi de mon mieux, tout en me d�fendant de leur approche et de leur contact. Cependant, le soin que je prenais de mes araign�es, la terreur m�me que m'inspiraient mes pauvres vilains rats, ne suffisaient point pour me distraire, et le d�sespoir s'emparait de moi en songeant � ma fille!
Charney fit un mouvement. Girhardi comprit ce qui se passait en lui, et se h�ta de poursuivre en reprenant un air de s�r�nit�.
—Oh! mais une bonne fortune ne tarda pas � m'arriver! La lumi�re p�n�trait dans ma galerie par une lucarne fortement barr�e au moyen d'une croix de fer (c'est m�me devant cette croix de ma prison que je faisais ma pri�re matin et soir); un auvent oblique, qui allait en s'�largissant, s'�levait devant la lucarne, et ne me permettait d'arr�ter mes yeux qu'� l'extr�mit� sup�rieure d'un large pan de muraille, jet� comme attache entre deux bastions. Au-dessus de moi �tait situ� le donjon de la citadelle. Un jour, � c�leste Providence, combien je t'en rendis gr�ce! l'ombre d'un homme se dessina tout-�-coup sur la partie du mur qui se d�veloppait sous mes regards! Le corps, je ne pus le voir; mais je devinais ses mouvemens par ceux de son ombre! Cette ombre allait et venait. C'�tait celle d'un soldat r�cemment mis en sentinelle sur la plate-forme du donjon. Je distinguais la coupe de son habit, ses �paulettes, la saillie de sa giberne, la pointe de sa ba�onnette, les vacillations de son plumet! Comment vous dire, mon ami, la joie dont mon �me fut alors remplie? Je n'�tais plus seul! un compagnon venait de m'arriver! Le lendemain, les jours suivans, l'ombre projet�e du soldat reparut sur le mur, son ombre ou celle d'un autre! Mais enfin c'�tait toujours un homme, un de mes semblables, qui se mouvait, qui vivait, l�, presque sous mes yeux! J'observais, je suivais les alternations d'all�e et de venue de l'ombre; je me mettais en communication avec elle; je marchais le long de ma galerie, dans le m�me sens que le soldat le long de la plate-forme. Quand on venait relever la sentinelle, je disais adieu au partant, bonjour � l'arrivant, dont c'�tait le tour de faction. Je connaissais le caporal; je connus m�me bient�t tous mes gardiens militaires, rien qu'� leur silhouette. Vous le dirai-je, pour quelques-uns je me sentais des pr�f�rences inexplicables. D'apr�s leur attitude, leur d�marche, la lenteur ou la vivacit� de leurs gestes, je pr�tendais deviner leur �ge, leur caract�re, leurs sentimens! Celui-ci pr�cipitait son pas, faisait rapidement tourner son fusil entre ses mains, ou balan�ait sa t�te en mesure; sans doute il �tait jeune, d'un naturel gai; il fredonnait ou se ber�ait de r�ves d'amour. Celui-l� passait, le front courb�, s'arr�tait parfois, et s'appuyant des deux bras sur son arme, il restait long-temps dans une attitude m�lancolique; il pensait � sa m�re absente, � son village, � tout ce qu'il avait laiss� derri�re lui! Sa main se portait � sa figure... pour essuyer une larme peut-�tre! Et il y avait de ces ch�res ombres que je prenais en affection; je m'int�ressais � leur sort, et je faisais des vœux, et je priais pour eux; et c'�taient de nouvelles tendresses qui germaient dans mon cœur et le consolaient! Croyez-moi, mon ami, il faut aimer ses semblables: il faut les aimer de tous ses efforts; le bonheur n'est que l�!
—Homme excellent! lui dit Charney attendri; qui ne vous aimerait, vous! Pourquoi ne vous ai-je pas connu plus t�t! Ma vie e�t �t� chang�e. Mais dois-je me plaindre? N'ai-je point trouv� ici ce que le monde m'avait refus�, un cœur d�vou�, un appui solide, la vertu, la v�rit�, vous et Picciola?
Car, au milieu de ces �panchemens, Picciola n'�tait pas oubli�e. Les deux compagnons avaient construit ensemble, aupr�s d'elle, un banc plus large, plus doux, plus commode que le premier. Ils s'y asseyaient l'un pr�s de l'autre, en face de la plante, et ils croyaient �tre trois � converser. Ce banc �tait appel� par eux le banc des conf�rences. C'est l� que l'homme simple, modeste, s'effor�ait d'�tre �loquent pour �tre persuasif, d'�tre persuasif pour �tre utile, et l'�loquence naturelle et la persuasion ne lui manquaient pas. Ce banc, c'est le banc de l'�cole et la chaire d'instruction. C'est l� que si�gent le professeur et l'�l�ve; le professeur, c'est celui qui sait le moins, mais qui sait le mieux; le professeur, c'est Girhardi; l'�l�ve, c'est Charney; le livre, c'est Picciola!
Ils �taient assis � leur place accoutum�e. L'automne s'annon�ait: Charney, perdant l'espoir de voir refleurir sa Picciola, entretenait son ami de ses regrets sur la chute de sa derni�re fleur; et celui-ci, pour suppl�er cette perte autant qu'il �tait en son pouvoir de la faire, d�veloppait devant lui le tableau g�n�ral de la fructification des plantes.
L�, comme ailleurs, l'empreinte d'une main divine se montrait dans tous les actes de la nature. Girhardi racontait comment certains v�g�taux, � feuilles larges et �tal�es, et qui s'�toufferaient mutuellement en croissant les uns pr�s des autres, ont leurs semences couronn�es d'aigrettes, afin que le vent puisse op�rer plus facilement leur dispersion; comment, quand les aigrettes manquent, ces graines naissent renferm�es dans des cosses, dans des siliques pourvues d'un ressort �lastique, dont la d�tente jouant tout-�-coup au moment de leur maturit�, les lance au loin pour les isoler. Aigrettes et ressorts, ce sont des pieds, ce sont des ailes que Dieu leur donne, afin que chacune puisse aller � son choix prendre sa place au soleil.
Quel œil pourrait suivre dans leur vol rapide � travers les airs agit�s les fruits membraneux de l'orme, ceux des �rables, des pins et des fr�nes, tournoyant dans l'atmosph�re au milieu d'une poussi�re d'autres graines, auxquelles leur l�g�ret� suffit pour s'�lever, et qui semblent d'elles-m�mes courir au-devant des oiseaux dont elles vont apaiser la faim?
Le vieillard expliquait aussi comment les plantes fluviatiles, les plantes destin�es � l'ornement des ruisseaux, ou � parer le bord des �tangs, affectent dans leurs semences une forme qui leur permet de voguer sur l'eau pour aller s'implanter sur les flancs de la berge, et d'une rive � l'autre; comment, quand leur pesanteur les entra�ne au fond, c'est qu'elles doivent cro�tre dans le lit m�me du fleuve, ou dans la vase des marais: ainsi, les fucus, les roseaux, sortant comme une arm�e de lances du sein des eaux stagnantes, et ces brillans n�nuphars qui, les pieds dans la fange, viennent �taler � la surface de l'onde leurs feuilles luisantes et arrondies, et leurs belles fleurs blanches ou dor�es. Et il lui disait alors les amours de la Vallisn�rie, s�par�e de son �poux, et s'allongeant, d�tendant la spirale qui lui sert de p�doncule pour fleurir au-dessus des flots, tandis que l'�poux, priv� de cette facult� d'extension, brise violemment les liens qui le retiennent pour venir s'�panouir pr�s d'elle, et mourir en la f�condant.
—Quoi! ces choses existent, s'�cria Charney, et la plupart des hommes ne daignent point tourner leurs regards de ce c�t�!
Ce fut l� une des le�ons du vieillard.
—Mon ami, lui disait un jour son compagnon, tandis qu'ils si�geaient encore tous deux sur le banc des conf�rences, les insectes, dont vous avez fait votre �tude ch�rie, ont-ils donc pu vous offrir autant de merveilles � observer qu'� moi ma Picciola?
—Tout autant, r�pondit le professeur. Croyez-moi vous n'appr�cierez m�me bien votre Picciola qu'en faisant connaissance avec ces petits �tres anim�s qui viennent parfois la visiter, voler et bourdonner autour d'elle. Alors vous verrez ces nombreux rapports, ces lois secr�tes qui lient l'insecte � la plante, comme l'insecte et la plante au reste du monde; car tout est n� de la m�me volont�, tout est gouvern� par la m�me intelligence! Newton l'a dit: L'univers a �t� cr�� d'un seul jet. De l� cette harmonie, cet accord g�n�ral que nous ne pouvons saisir dans son vaste ensemble, mais qui existe cependant.
Girhardi allait donner du d�veloppement � sa pens�e, quand, s'arr�tant tout-�-coup, les yeux fix�s sur Picciola, il garda quelques minutes un silence attentif.
Un papillon aux riches couleurs se tenait sur un des rameaux de la plante, les ailes agit�es d'un fr�missement tout particulier.
—� quoi pensez-vous, mon ami?
—Je pense, r�pliqua le professeur, que Picciola va m'aider � r�pondre � votre pr�c�dente question. Regardez ce papillon. Dans le moment o� je parle, il force votre plante de contracter un engagement avec lui. Oui, car il a d�pos� l'espoir de sa post�rit� sur une de ses branches.
Charney se pencha pour v�rifier le fait. Le papillon partit apr�s avoir enduit ses œufs d'un suc gommeux capable de les bien fixer � l'�corce du v�g�tal.
—Eh bien! reprit Girhardi, est-ce par hasard et � la bonne aventure qu'il est ainsi venu, charger Picciola de son pr�cieux d�p�t? Gardez-vous de le croire! La nature a r�serv� une esp�ce de plantes � chaque esp�ce d'insectes. Toute plante a son h�te � loger, � nourrir. Maintenant, comprenez ce qu'il y a de saisissant dans l'action de ce papillon. Il a d'abord �t� chenille lui-m�me, et, chenille, il s'est nourri de la substance d'une plante pareille � celle-ci; ensuite il a subi ses transformations; et, infid�le � ses premi�res amours, il a vol� indistinctement sur toutes les fleurs pour aspirer les sucs de leurs nectaires. Eh bien! quand le moment de la maternit� est venu pour lui, pour lui, qui n'a point connu sa m�re, et qui ne verra point ses enfans (car son œuvre est accomplie, et il va mourir), pour lui, que, par cons�quent, l'exp�rience n'a pu instruire, il est venu confier sa ponte � la plante, semblable � celle qui l'a nourri lui-m�me sous une autre forme et dans une autre saison. Il sait que de petites chenilles sortiront de ses œufs, et il a oubli� pour elles ses habitudes vagabondes de papillon. Qui lui a donc appris cela? Qui donc lui a donn� le souvenir, le raisonnement et la facult� de reconna�tre cette v�g�tation, dont le feuillage n'est plus aujourd'hui ce qu'il �tait au printemps? Des yeux exerc�s s'y trompent parfois, mais lui il ne s'y est pas tromp�!—Charney allait t�moigner de sa surprise.—Oh! vous n'y �tes pas! interrompit Girhardi. Examinez maintenant la branche choisie par lui. C'est une des plus anciennes, des plus fortes; car les nouvelles pousses, faibles et tendres, peuvent �tre gel�es et d�truites par l'hiver, ou bris�es par le vent. Voil� ce qu'il sait aussi. Encore une fois, qui donc le lui a enseign�?
Charney restait confondu.—Mais, dit-il, pardon, mon ami; je crains que vous ne soyez abus� par quelque illusion.
—Silence! sceptique, lui cria le vieillard avec un de ses fins sourires. Vous croirez peut-�tre � ce que vous verrez! �coutez-moi bien. Picciola va jouer son r�le � son tour! Il ne s'agit plus seulement de la pr�voyance de l'insecte, mais de celle de la nature, d'une de ces lois d'harmonie dont je vous entretenais tout-�-l'heure, et qui forcent la plante d'accepter le legs du papillon. Au printemps prochain, nous pourrons v�rifier le prodige ensemble,—dit-il en retenant un soupir adress� � sa fille.—Alors, quand les premi�res feuilles de Picciola se montreront, les petites larves renferm�es dans les œufs se h�teront de briser leurs coquilles. Vous le savez sans doute, les bourgeons des divers arbustes ne s'ouvrent pas tous � la m�me �poque; de m�me les œufs des diff�rentes esp�ces de papillons n'�closent pas au m�me jour; mais ici une loi d'unit� va r�gler l'essor de la plante, comme celui de l'insecte. Si les larves venaient avant les feuilles, elles ne trouveraient pas de quoi se nourrir; si les feuilles prenaient de la force avant la naissance des petites chenilles, celles-ci seraient impuissantes � les broyer avec leurs faibles m�choires. Il n'en peut �tre ainsi; la nature ne trompe jamais! Chaque plante suit dans ses progr�s la marche de l'insecte qu'elle est charg�e de nourrir; l'une ouvre ses bourgeons, quand s'ouvrent les œufs de l'autre; et apr�s avoir grandi et s'�tre fortifi�s ensemble, ensemble ils d�ploient leurs fleurs et leurs ailes!
—Picciola! Picciola! murmura Charney, tu ne m'avais pas encore tout dit!
Ainsi de jour en jour se succ�daient les doux enseignemens, et, le soir venu, les captifs s'embrassaient en se disant adieu, et rentraient dans leur camera pour y attendre le sommeil, ou pour y penser, souvent � l'insu l'un de l'autre, au m�me objet, � la fille du vieillard. Qu'est-elle devenue depuis qu'un ordre du capitaine l'a forc�ment exil�e de la prison de son p�re?
Teresa avait d'abord suivi l'empereur � Milan; mais elle apprit bient�t l�, par exp�rience, qu'il est plus difficile parfois de traverser une antichambre qu'une arm�e. Cependant les amis de Girhardi, excit�s de nouveau par elle, redoublaient d'efforts, promettaient de faire, avant peu, cesser sa captivit�; et Teresa, plus tranquille, avait repris la route de Turin, o� une parente lui offrait un asile.
Le mari de cette parente �tait biblioth�caire de la ville. Ce fut lui que Menou chargea du choix des livres � envoyer � la forteresse de F�nestrelle. La nature de ces livres mit Teresa � m�me de deviner facilement � qui ils �taient destin�s. De l�, dans un des volumes, l'insertion de ce petit billet dont la forme mystique ne pouvait compromettre ni son parent ni son prot�g�. Elle ignorait alors que son p�re et Charney vivaient plus que jamais s�par�s l'un de l'autre; et quand la nouvelle lui en vint par le messager m�me charg� du transport des livres, effray�e des cons�quences que pouvait avoir pour le vieillard un isolement peut-�tre complet, une seule pens�e avant tout remplit son cœur: la r�union des deux captifs!
Quelque temps apr�s, lorsque, pr�sent�e par madame Menou au gouverneur du Pi�mont, elle vint lui offrir ses remerciemens et s'�pancher devant lui en t�moignages de reconnaissance, le vieux g�n�ral, doucement surpris � sa vue, touch� de cette onction de tendresse filiale qu'elle laissait �clater devant lui, se d�pouilla un instant de sa rudesse ordinaire, et lui prenant affectueusement la main:
—Venez me voir de temps en temps, lui dit-il, ou plut�t venez voir ma femme. Peut-�tre, avant un mois, aura-t-elle une bonne nouvelle � vous donner!
Teresa pensa aussit�t que la faveur lui allait �tre accord�e de retourner � F�nestrelle, d'y passer une partie de ses journ�es en prison, pr�s de son p�re; elle se jeta aux pieds du g�n�ral, et le remercia vingt fois, avec une figure rayonnante de bonheur!
Par un de ces beaux soleils d'octobre, qui rappellent ceux du printemps, Girhardi et Charney se tenaient sur leur banc. Tous deux �taient silencieux, pensifs, et, accoud�s � chacune des extr�mit�s de leur si�ge rustique, on les e�t crus indiff�rens l'un � l'autre, si, parfois, le regard du comte, avec une expression d'int�r�t et d'inqui�tude, ne s'�tait tourn� vers son compagnon, alors enti�rement absorb� dans une profonde r�verie.
Les traits de Girhardi ne rev�taient que bien rarement cette sombre apparence de tristesse. Charney pouvait facilement se tromper sur la cause qui la faisait na�tre, et il s'y trompa.
—Oui, oui, s'�cria-t-il, sortant tout-�-coup de ce long silence: la captivit� est horrible! horrible! quand elle n'est pas m�rit�e! vivre s�par� de ce qu'on aime!
Girhardi leva la t�te, et se d�barrassant � son tour de cette enveloppe m�ditative:
—La s�paration, c'est la grande �preuve de la vie; n'est-il pas vrai, mon ami?
—Moi, votre ami! reprit le comte; ce nom me convient-il? N'est-ce pas moi qui vous ai s�par� d'elle? le pouvez-vous oublier? Ah! ne vous en d�fendez pas, vous songiez � votre fille, et en y songeant, vous n'osiez tourner vos yeux vers les miens! Lorsque ces pens�es vous viennent, je le comprends, ma vue doit vous �tre odieuse!
—Vous vous trompez �trangement sur les causes de ma r�verie, dit le vieillard. Jamais peut-�tre le souvenir de ma fille ne m'est revenu � l'esprit plus consolant qu'aujourd'hui, car elle m'a �crit, et j'ai sa lettre!
—Il serait possible! Elle vous a �crit? on l'a permis!—Et Charney se rapprocha de l'heureux p�re avec un mouvement de joie aussit�t r�prim�:—Mais cette lettre vous instruit-elle donc de quelque nouvelle sinistre?
—Nullement... au contraire.
—Alors, pourquoi cette tristesse?
—H�las! que voulez-vous, mon ami? l'homme est ainsi fait! Un regret se m�le toujours � nos plus belles esp�rances! nos bonheurs ici-bas portent leur ombre devant eux, et c'est sur cette ombre que s'arr�tent d'abord nos regards! Vous parliez de s�paration!... tenez, la voici cette lettre; lisez, et vous devinerez pourquoi, ce matin, un sentiment de tristesse m'a saisi pr�s de vous.
Charney prit la lettre, et il la tint quelque temps sans l'ouvrir. Les yeux fix�s sur Girhardi, il semblait vouloir deviner, par la physionomie de son cher compagnon, ce que la lettre contenait; puis il examina la suscription, et s'�mut doucement en reconnaissant l'�criture. Enfin, d�pliant le papier, il essaya d'en faire la lecture � haute voix; mais sa voix tremblait, les mots s�chaient ses l�vres en passant: il s'interrompit et acheva la lettre en lui-m�me.
Voici ce qu'il lut:
�Mon bon p�re, ce billet que vous tenez maintenant entre vos mains, baisez-le mille et mille fois; mille fois je l'ai bais� moi-m�me, et il y a pour vous une moisson compl�te � faire sur lui!�
—Oh! je n'y ai pas manqu�, murmura Girhardi... Ch�re enfant!
Charney poursuivit.
�C'est pour vous, comme pour moi, une vive satisfaction, n'est-il pas vrai, qu'il nous soit permis enfin de correspondre ensemble? Nous en devons garder au g�n�ral Menou une �ternelle reconnaissance! C'est lui qui a mis fin � ce silence qui nous s�parait plus encore que la distance. B�ni soit-il! D�sormais, du moins, nos pens�es pourront voler au-devant les unes des autres; je vous dirai mes esp�rances, et elles vous soutiendront; vous me direz vos chagrins, et en pleurant sur eux, je croirai pleurer pr�s de vous! Mais, mon bon p�re, si une faveur plus grande encore nous �tait r�serv�e!... Oh! de gr�ce, suspendez ici pendant quelques instans la lecture de ce billet, et, avant d'aller plus loin, pr�parez votre �me aux joies soudaines qu'il me reste � vous faire conna�tre!... P�re, s'il m'�tait bient�t accord� de retourner pr�s de vous! Vous voir de temps en temps, vous entendre, vous entourer de mes soins; durant deux ann�es ce bonheur m'a suffi, et alors la captivit� vous paraissait l�g�re! Eh bien! si mon espoir se r�alise... bient�t je rentrerai dans ces murs dont je fus exil�e!�
—Elle va revenir! Quoi! ici? pr�s de vous? interrompit Charney avec un cri de joie.
—Lisez, lisez, r�pondit tristement le vieillard.
Charney relut la derni�re phrase, et continua:
�Bient�t, je rentrerai dans ces murs dont je fus exil�e!... Vous voil� content, bien content, j'en suis s�re. Reposez-vous donc encore un peu sur cette consolante id�e... Votre fille, votre Teresa, vous en supplie! ne vous h�tez pas trop de parcourir la fin de cette lettre. Une �motion trop vive est parfois bien dangereuse! ce que j'ai dit ne vous suffit-il pas? Charg� d'accomplir vos souhaits, un ange f�t descendu des cieux, vous n'auriez os� lui en demander plus... Moi, trop exigeante peut-�tre, avant qu'il repr�t son vol, j'aurais interc�d� pr�s de lui pour votre libert�, pour votre d�livrance compl�te! � votre �ge, il est si cruel de vivre priv� de la vue du pays natal! Les bords de la Doria sont si beaux, et dans vos jardins de la Colline les arbres plant�s par ma d�funte m�re et par mon pauvre fr�re ont pris tant d'accroissement! L�, leur souvenir vit plus que partout ailleurs! Puis, vous devez tant regretter vos amis, vos amis dont les efforts g�n�reux ont si bien aid� � mes faibles tentatives!... Oh! p�re, p�re! la plume me br�le les doigts; mon secret va s'�chapper. Il m'est �chapp� d�j�, sans doute! De gr�ce, armez-vous de force et de constance, car voici le bonheur qui vient! Dans peu de jours, j'irai vous rejoindre, non plus seulement pour adoucir votre captivit�, mais pour la faire cesser! non plus pour rester pr�s de vous aux heures marqu�es et dans l'enceinte d'une prison, mais pour vous emmener avec moi, libre et fier! Oui, fier! vous aurez le droit de l'�tre, car vos fid�les Delarue et Cotenna, ce n'est point une gr�ce qu'ils ont obtenue, c'est une justice, c'est une r�paration!
�Adieu, mon bon p�re; oh! que je vous aime, et que je suis heureuse!
�Teresa.�
Il n'y avait point dans cette lettre un mot, un seul mot de souvenir pour Charney. Ce mot absent, il l'avait cherch� avec angoisse pendant toute la dur�e de sa lecture, et cependant, malgr� le d�sappointement �prouv� par lui en ne le trouvant pas, ce fut une explosion de joie qu'il fit tout d'abord �clater:
—Vous allez �tre libre! s'�cria-t-il; vous pourrez vous reposer sous l'abri des arbres, et voir se lever le soleil!
—Oui, dit le vieillard, je vais... vous quitter! Et c'est l� cette ombre qui marche devant mon bonheur, comme pour l'obscurcir!
—Eh! qu'importe, reprit Charney, prouvant, par la v�h�mence de ses transports et le g�n�reux oubli de lui-m�me, combien il �tait devenu digne de comprendre l'amiti�:—vous lui serez rendu enfin! Elle aura cess� de souffrir par ma faute! Vous serez heureux! et je ne sentirai plus l�, au fond de ma pens�e, ce poids qui m'obs�dait! Durant ce peu d'instans qui nous restent encore � passer ensemble, nous pourrons parler d'elle, du moins!
Ces derniers mots, il les avait achev�s dans les bras de son vieil ami.
L'id�e d'une s�paration prochaine semblait avoir redoubl� la tendresse mutuelle des deux captifs. Toujours ensemble, ils ne se lassaient pas de ces longs et fructueux entretiens du banc des conf�rences.
Il �tait certain sujet n�anmoins, sujet bien grave, que Girhardi tentait parfois d'aborder, et que Charney, au contraire, �vitait. Le vieillard y attachait trop d'importance pour se laisser facilement d�courager. Car, apr�s la r�ussite, il se f�t �loign� avec moins de regrets. Un jour, l'occasion d'y revenir se pr�senta.
—N'admirez-vous pas, lui disait son compagnon, le sort qui nous a r�unis ici tous deux, nous qui, s�par�s l'un de l'autre par les pays qui nous ont vus na�tre, imbus de pr�jug�s contraires, par des routes bien diff�rentes, �tions arriv�s au m�me point vis-�-vis de la Divinit�?
—Sur ce dernier article, je m'en d�fends, r�pliqua Girhardi en souriant; oublier n'est pas nier.
—D'accord; mais lequel des deux fut le plus aveugle, le plus � plaindre?
—Vous! dit le vieillard sans h�siter; oui, vous, mon ami. Tout exc�s peut conduire l'homme � sa perte, sans doute; mais dans la superstition il y a croyance, il y a passion, il y a vie! Dans l'incr�dulit�, tout est mort! L'une, c'est le fleuve d�tourn� de son v�ritable cours; il inonde, il submerge, il d�place le terrain v�g�tal et nourricier; mais il s'impr�gne de sa substance et la charrie avec lui: il pourra plus tard r�parer les d�sastres qu'il cause! L'autre, c'est la s�cheresse, c'est la st�rilit�. Elle tue, elle br�le sans retour; de la terre elle fait du sable, et de l'opulente Palmyre une ruine dans un d�sert! L'incr�dulit�, non contente de nous s�parer de notre Cr�ateur, rel�che les liens de la soci�t�, et ceux m�me de la famille; en privant l'homme de sa dignit�, elle fait na�tre autour de lui l'isolement et l'abandon, et le laisse seul, seul avec son orgueil!... J'avais bien dit: une ruine dans un d�sert!
—Seul avec son orgueil! murmura Charney, le coude sur l'appui du banc, le front dans sa main.—L'orgueil de la science humaine! Pourquoi l'homme se pla�t-il donc � d�truire les �l�mens de son bonheur en voulant les approfondir et les analyser? Quand il ne devrait ce bonheur qu'� un mensonge, pourquoi chercher � soulever le masque, et courir de lui-m�me au-devant de la perte de ses illusions? La v�rit� lui est-elle si douce? La science suffit-elle donc � ses d�sirs ambitieux? Insens�! c'est ainsi que j'�tais!—Je ne suis qu'un vermisseau! me disais-je alors; un vermisseau destin� au n�ant; mais, me redressant sur mon fumier, j'�tais fier de le savoir! J'�tais fier de mon infirme nudit�! J'avais dout� du bonheur de la vertu; mais devant le n�ant mon scepticisme s'arr�ta: je crus! Ma d�gradation me devint glorieuse, puisque je l'avais d�couverte! Et, en effet, ne devais-je pas bien m'en applaudir! en �change de cette belle trouvaille, je n'avais donn� que mon manteau de roi et mon tr�sor d'immortalit�.
Le vieillard tendit la main � son compagnon:
—Le vermisseau, apr�s avoir ramp� sur la terre, lui dit-il, apr�s s'�tre nourri de feuilles am�res, apr�s s'�tre tra�n� dans la fange des marais et dans la poussi�re des chemins, construira sa chrysalide, cercueil passager, d'o� il ne sortira que transform�, purifi�, pour voler de fleur en fleur, vivre de leurs parfums, et, d�ployant alors deux ailes brillantes, il s'�l�vera vers le ciel. L'histoire du vermisseau, c'est la n�tre en effet.
Charney fit un geste n�gatif de t�te.
—Incr�dule! reprit Girhardi en le grondant d'un sourire empreint de tristesse; vous le voyez, votre mal �tait plus grand que le mien! la cure en est plus longue. Avez-vous donc oubli� les le�ons de votre Picciola?
—Non, dit Charney d'une voix grave et p�n�tr�e; je confesse Dieu! Je crois maintenant � cette cause premi�re, que Picciola m'a r�v�l�e, � cette puissance �ternelle, admirable r�gulatrice de l'univers! Mais dans votre comparaison du vermisseau, il s'agit de l'homme, et qui la prouve?
—Qui la prouve? sa pens�e! Elle est toute d'avenir, et le porte sans cesse en avant. Sa vie s'�puise � d�sirer toujours; toujours il se tourne malgr� lui vers ce p�le inconnu qui l'attire, car son lot le plus glorieux est-il un fruit de la terre? Chez quel peuple les id�es d'une vie future n'ont-elles point exist�? Et pourquoi cette esp�rance ne s'accomplirait-elle pas? La pens�e de l'homme irait-elle donc plus loin que la puissance de Dieu? Qui la prouve?... Je ne veux point invoquer les autorit�s de la r�v�lation et des saintes �critures: convaincantes pour moi, elles seraient sans force sur vous, comme le vent qui pousse le navire dans sa route ne peut rien contre l'immobilit� du rocher, car le rocher n'a pas de voiles pour le recevoir, et sa base est enfonc�e dans le sol. Mais, mon ami, nous croirions � l'immortalit� de la mati�re, et non � l'�ternit� de cette intelligence qui sert � r�gler nos jugemens sur la mati�re elle-m�me! Quoi! la vertu, l'amour, le g�nie, tout cela nous viendrait par les affinit�s de certaines mol�cules terrestres, insensibles? Ce qui ne pense pas nous ferait penser? Quoi! la mati�re brute aurait cr�� l'intelligence, quand l'intelligence dirige et gouverne la mati�re? Alors les pierres devraient aimer, devraient penser aussi! Dites; dites, r�pondez!
—Que la mati�re soit dou�e de la pens�e, r�pliqua Charney, l'Anglais Locke paraissait enclin � le supposer. Il y eut chez lui contradiction, car il repoussait les id�es inn�es, en admettant la connaissance intuitive.—Puis, s'interrompant, il s'�cria en riant:—Prenez donc garde, mon ami! Voulez-vous m'entra�ner de nouveau dans ce labyrinthe � sol mouvant de la m�taphysique?
—Je n'entends rien � la m�taphysique, dit Girhardi.
—Et moi, pas grand'chose, r�pondit Charney. Ce n'est pas faute cependant de lui avoir consacr� du temps! Mais laissons l� une discussion qui ne peut �tre que st�rile ou fatale. Vous �tes convaincu, gardez vos convictions. Elles vous sont ch�res, je le con�ois: si j'allais les �branler?
—Vous ne le pourrez pas; et j'accepte la lutte.
—Qu'avez-vous � y gagner?
—De vous ramener tout-�-fait � des croyances consolantes. Vous me citiez Locke tout � l'heure: je ne sais de lui qu'un fait, c'est que sans cesse, et m�me � son lit de mort, il d�clarait que le seul bonheur r�el pour l'homme �tait dans une conscience pure et dans l'espoir d'une autre vie!
—Je comprends ce qu'il y a de douceur � se verser d'avance un breuvage d'immortalit�; mais ma raison se refuse � m'en laisser prendre ma part. N'en parlons plus, croyez-moi.
Tous deux gard�rent alors un silence contraint.
Dans ce moment, quelque chose qui tournoyait au-dessus de leur t�te vint s'abattre tout-�-coup devant eux sur le feuillage de la plante. C'�tait un insecte verd�tre, un beau bupreste brod�, � ondes blanches et ondul�es, � corselet �troit.
—Tenez, mon ami, dit Charney, voici une distraction qui nous arrive. R�v�lez-moi encore quelques-unes des merveilles de Dieu!
Girhardi prit l'insecte avec certaines pr�cautions, l'examina, sembla r�fl�chir, puis soudain ses traits se contract�rent comme de l'espoir du triomphe! on eut dit qu'il venait de lui tomber du ciel un argument irr�sistible; et, reprenant d'abord son ton professoral, mais l'exaltant peu � peu, � mesure que le motif secret de la le�on per�ait dans ses discours:
—Moi, l'attrapeur de mouches, dit-il avec une apparente bonhomie, je dois, je le vois bien, me renfermer dans les attributions de mes modestes �tudes. Je ne suis point un savant!
—L'esprit le plus �clair�, le mieux arm� de science, r�pondit Charney, aper�oit rapidement les bornes de son intelligence et de sa force, quand il veut p�n�trer trop avant dans les choses myst�rieuses d'ici-bas. Le g�nie lui-m�me s'y use, s'y brise, avant d'en avoir pu faire jaillir la lumi�re vraie!
—Nous autres ignorans, reprit le vieillard, nous allons au but par le chemin le plus facile et le plus court: nous ouvrons simplement les yeux, et Dieu se r�v�le � nous dans la sublimit� de ses ouvrages.
—Sur ce point, nous sommes d'accord, dit Charney.
—Poursuivons donc notre route! Un brin d'herbe a suffi pour vous faire comprendre cette intelligence qui gouverne le monde, un papillon vous a fait entrevoir la loi de l'harmonie universelle; maintenant ce joli bupreste, qui a la vie et le mouvement aussi, et dont l'organisation est m�me sup�rieure � celle du papillon, nous conduira peut-�tre plus loin. Vous n'avez encore lu qu'une page du livre immense de la nature. Je vais retourner le feuillet.
Charney se rapprocha de lui, et d'un air tr�s attentionn� examina � son tour l'insecte que le vieillard lui montrait.
—Vous voyez ce petit �tre. Avec la puissance de cr�er, tout le g�nie humain ne pourrait rien ajouter � son organisation, tant elle est bien calcul�e selon ses besoins et le but qui lui a �t� assign�. Il a des ailes pour se transporter d'un endroit � l'autre, des �lytres par-dessus ses ailes, pour les prot�ger et se d�fendre lui-m�me de l'approche des corps durs. Il a de plus la poitrine recouverte d'une cuirasse, les yeux d'un r�seau de mailles pour que l'�pine d'un �glantier ou l'aiguillon d'un ennemi ne puisse lui ravir la lumi�re. Il a des antennes pour interroger les obstacles qui se pr�sentent; vivant de chasse, il a des pieds rapides pour atteindre sa proie, des mandibules de fer pour la d�vorer, pour creuser la terre, s'y faire un logement, y d�poser son butin ou sa ponte. Si un adversaire dangereux ose l'attaquer, il tient en r�serve une liqueur �cre et corrosive qui saura bien l'�loigner. Un instinct inn� lui a d�s l'abord indiqu� les moyens de pourvoir � sa nourriture, de se construire une habitation, de faire usage de ses instrumens et de ses armes! Et ne croyez pas que les autres insectes soient moins favoris�s que lui. Tous ont eu leur part dans cette magnifique distribution des dons de la nature! L'imagination s'effraie � la vari�t�, � la multiplicit� des moyens employ�s par elle pour assurer l'existence et la dur�e de ces races infimes! Maintenant, comparons, et vous verrez que cette fr�le cr�ature que voil� suffit au besoin pour �tablir la ligne immense de d�marcation qui s�pare l'homme de la brute!
L'homme a �t� jet� nu sur la terre, faible, incapable de voler comme l'oiseau, de courir comme le cerf, de ramper comme le serpent! sans moyens de d�fense au milieu d'ennemis terribles, arm�s de griffes et de dards; sans moyens pour braver l'intemp�rie des saisons, au milieu d'animaux couverts de toisons, d'�cailles, de fourrures; sans abris, quand chacun avait sa tanni�re, son terrier, sa carapace, sa coquille; sans armes, quand tout se montrait arm� autour de lui et contre lui! Eh bien! il a �t� demander au lion sa caverne pour se loger, et le lion s'est retir� devant son regard; il a ravi � l'ours sa d�pouille, et ce fut l� son premier v�tement; il a arrach� sa corne au taureau, et ce fut l� sa premi�re coupe; puis il a fouill� le sol jusque dans ses entrailles, afin d'y chercher les instrumens de sa force future; d'une c�te, d'un nerf et d'un roseau, il s'est fait des armes; et l'aigle, qui d'abord, en voyant sa faiblesse et sa nudit�, s'appr�tait � saisir sa proie, frapp� au milieu des airs, est tomb� mort � ses pieds, seulement pour lui fournir une plume, comme ornement � sa coiffure!
Parmi les animaux, en est-il un, un seul, qui e�t pu vivre et se conserver � de telles conditions? Isolons pour un instant l'ouvrier de son œuvre; s�parons Dieu et la nature! Eh bien! la nature a tout fait pour cet insecte, et rien pour l'homme! C'est que l'homme devait �tre le produit de l'intelligence, bien plus que celui de la mati�re, et Dieu, en lui octroyant ce don c�leste, ce jet de lumi�re parti du foyer divin, le cr�a faible et mis�rable, pour qu'il e�t � en faire usage, et qu'il f�t contraint de trouver en lui-m�me les �l�mens de sa grandeur!
—Mais, mon ami, interrompit Charney, qu'a donc de si pr�cieux cette facult�, soi-disant divine, d�volue � notre esp�ce? Sup�rieurs aux animaux sous tant de rapports, nous leur sommes inf�rieurs sous bien d'autres; et cet insecte lui-m�me, dont vous venez de me d�tailler les merveilles, n'est-il pas digne d'exciter notre envie, et de faire na�tre en nous plut�t un sentiment d'humilit� qu'un sentiment d'orgueil?
—Non! car les animaux, dans leurs op�rations essentielles, n'ont jamais vari�. Tels ils sont, tels ils ont toujours �t�; ce qu'ils savent, ils l'ont toujours su. S'ils sont n�s parfaits, c'est qu'il ne peut y avoir progr�s chez eux. Ils ne vivent point de leur propre mouvement, mais de celui que leur a donn� le Cr�ateur. Ainsi, depuis les commencemens du monde, les castors ont b�ti leurs cabanes sur le m�me plan, les chenilles et les araign�es ont fil� et tiss� leurs coques et leurs toiles d'apr�s les m�mes formes; les alv�oles des abeilles ont toujours form� l'hexagone r�gulier; et les fourmis-lions ont de tout temps trac� sans compas des cercles et des volutes. Le caract�re de leur industrie, c'est l'uniformit�, la r�gularit�; celui de l'industrie humaine, c'est la diversit�; car elle vient d'une pens�e libre et cr�atrice aussi. Jugez maintenant. De tous les �tres de la cr�ation, l'homme seul a la m�moire, le pressentiment, l'id�e du devoir et des causes occultes, la contemplation, l'amour! Seul il se d�termine par le raisonnement et non par l'instinct; seul, il peut entrevoir l'univers dans son ensemble; seul, il a la pr�vision d'un autre monde; seul, il sait la vie et la mort!
—Sans doute, dit Charney; mais, encore une fois, ce qui le distingue des animaux est-il donc tant � son avantage? Pourquoi Dieu nous a-t-il donn� une raison qui nous �gare, une science qui nous trompe? Avec notre haute intelligence, nous nous faisons souvent piti� � nous-m�mes! Pourquoi le seul �tre privil�gi� est-il aussi le seul sujet � l'erreur? Pourquoi n'avons-nous pas l'instinct des animaux, ou les animaux notre raison?
—C'est qu'ils n'ont pas �t� cr��s pour la m�me fin. Dieu n'attend pas d'eux des vertus. Accordez-leur la raison, la libert� du choix dans leurs demeures et dans leur nourriture, et vous rompez � l'instant l'�quilibre du monde. Le Cr�ateur a voulu que la surface de ce globe, et m�me ses profondeurs, fussent remplies d'�tres anim�s, que la vie y f�t partout. Et, en effet, dans les plaines, dans les vall�es, dans les for�ts, depuis le sommet des montagnes jusque dans les ab�mes, sur les arbres comme sur les rochers, dans les mers, les lacs, les fleuves, les ruisseaux, sur leurs bords comme dans leurs lits, dans les sables comme dans les marais, dans tous les climats, sous toutes les latitudes, d'un p�le � l'autre, tout est peupl�, tout se meut avec harmonie, avec ensemble. Au fond des d�serts comme derri�re un f�tu de paille, le lion et la fourmi sont au poste qui leur a �t� assign�. Chacun a sa part, chacun a sa place marqu�e d'avance; chacun y tourne dans son cercle providentiel; chacun y est encha�n� dans ses limites; car il fallait que toutes les cases de cet immense �chiquier fussent remplies: elles le sont; nul ne peut sortir de la sienne sans mourir. L'homme seul va partout et vit partout! il traverse les oc�ans et les d�serts; il plante sa tente dans les sables, ou construit ses palais au bord des lacs; il habite au milieu des neiges de nos Alpes, comme sous les feux du tropique; il a le monde pour prison!
—Mais si ce monde est gouvern� par Dieu, dit Charney, pourquoi tant de crimes au sein des soci�t�s humaines, et de d�sastres dans la nature? J'admire avec vous la sublime distribution des �tres cr��s; ma raison se confond devant cet ensemble saisissant; mais quand mes yeux se reportent vers l'homme...
—Mon ami, interrompit le sage, n'accusez Dieu, ni des erreurs de l'homme ni des �ruptions du volcan; il a impos� � la mati�re des lois �ternelles, et son œuvre s'accomplit sans qu'il ait � s'inqui�ter si un vaisseau sombre au milieu de la temp�te, ou si une ville dispara�t sous les secousses du sol. Qu'importent � lui quelques existences de plus ou de moins? Croit-il donc � la mort? Non; mais � notre �me il a laiss� le soin de se r�gler elle-m�me, et, ce qui le prouve, c'est l'ind�pendance de nos passions. Je vous ai montr� les animaux ob�issant tous � l'instinct qui les conduit, n'ayant que des tendances aveugles, ne poss�dant que des qualit�s inh�rentes � leurs esp�ces; l'homme seul fait ses vertus et ses vices; seul, il a le libre arbitre, car pour lui seul cette terre est une terre d'�preuves. L'arbre du bien, que nous cultivons ici-bas avec tant d'efforts, ne fleurira pour nous que dans le ciel. Oh! ne pensez pas que Dieu puisse changer le cœur du m�chant sans le faire! qu'il puisse laisser le juste dans la douleur sans lui r�server une r�compense! Qu'aurait-il donc voulu en nous cr�ant? Si nous devions, d�s ce monde, recevoir le prix d� � nos vertus ou � nos forfaits, toutes les prosp�rit�s seraient honorables, et un coup de foudre serait une mort infamante!
Charney restait frapp� de surprise en entendant cet homme si simple arriver tout-�-coup � l'�loquence par la conviction; il suivait son regard, il admirait sa noble figure, sur laquelle �clataient toutes les splendeurs de l'�me religieuse, et, malgr� lui, il se sentait �mu et p�n�tr�.
—Mais, murmura-t-il, pourquoi Dieu ne nous a-t-il pas donn� la certitude de notre �ternit�?
—L'a-t-il voulu? le devait-il vouloir? r�pliqua le saint vieillard, en se levant avec majest� et posant affectueusement la main sur l'�paule de son compagnon.—Le doute peut-�tre nous �tait n�cessaire pour abaisser l'orgueil de notre raison. Que serait la vertu, si son prix �tait certain d'avance? Que deviendrait le libre arbitre? La pens�e de l'homme est immense et non infinie; elle est � la fois grande et restreinte. Elle est grande, pour lui faire comprendre sa dignit� et le mettre � m�me de monter jusqu'� Dieu par la contemplation de ses œuvres; elle est restreinte, pour qu'il sente sa d�pendance de ce m�me Dieu. L'homme ici-bas ne doit qu'entrevoir: la foi fait le reste!—Mon Dieu! mon Dieu! s'�cria Girhardi, croisant les mains avec ferveur et portant vers le ciel ses yeux humides de larmes, donne-moi donc ta force pour relever enti�rement cet homme abattu et qui veut marcher vers toi! Pr�te-moi ton secours pour faire reprendre l'essor � cette �me immortelle qui s'ignore elle-m�me! Que mes paroles soient persuasives, puisque mon cœur est convaincu! Mais ici que fait l'avocat � la cause, quand la nature enti�re apporte son t�moignage unanime? En a-t-il m�me tant fallu? Une fleur, un insecte, suffisent pour proclamer ta toute-puissance, et r�v�ler � l'homme sa destin�e future. Eh bien! que cette plante que voil� ach�ve son ouvrage! n'est-elle pas, mon Dieu! comme toutes tes cr�atures, �clair�e par ton soleil, et f�cond�e par le souffle �man� de toi?
Le vieillard alors sembla s'oublier dans une extase silencieuse; sans doute il priait en lui-m�me; et, lorsqu'il se retourna vers son compagnon, il le trouva les deux mains appuy�es sur le dossier du banc rustique; son front �tait courb�, et ses traits gardaient encore le caract�re d'un saint recueillement.
Dans le cœur purifi� de Charney, le sang coulait plus calme; dans sa t�te agrandie, les pens�es se succ�daient plus douces, plus consolantes, plus affectueuses. Ainsi que le sage Pi�montais, il sentait un besoin vague de donner � son �me une expansion de tendresse. Il r�vait alors avec d�lice aux �tres que, par un lien de reconnaissance ou d'amiti�, il pouvait rattacher � lui. Parmi ceux-ci, Jos�phine, Girhardi et Ludovic s'offraient d'abord pour peupler son monde c�leste; puis comme deux ombres de femmes se dessinaient aux extr�mit�s de cet arc-en-ciel d'amour, venu apr�s l'orage: ainsi qu'on voit, dans des tableaux d'�glise, deux s�raphins, la t�te inclin�e, la robe flottante, les ailes � demi d�ploy�es, marquer les limites d'un �den.
L'une de ces ombres, c'�tait la f�e de ses r�ves, la Picciola jeune fille, cette fra�che image n�e des parfums de sa fleur; l'autre, l'ange de sa prison, sa seconde providence, Teresa Girhardi.
Par une opposition bizarre, la premi�re, qui n'existait pour lui que comme id�alit�, s'offrait seule cependant � son souvenir, sous des formes fixes, distinctes, arr�t�es. Il voyait se contracter l�g�rement son front, son œil briller, sa bouche sourire. Telle elle lui �tait apparue dans un songe, telle il la retrouvait toujours. Quant � Teresa, n'ayant jamais arr�t� son regard sur elle, ou du moins croyant ne l'avoir aper�ue qu'� travers une illusion, sous quels traits pouvait-il se la repr�senter? Le s�raphin avait la face voil�e; et, si Charney voulait forc�ment soulever ce voile, c'�tait encore la figure de Picciola qui saillissait devant lui, de Picciola se multipliant tout-�-coup, quoi qu'il en ait, pour recevoir cet hommage du cœur, destin� � sa rivale.
Un matin, le prisonnier, tout �veill�, se crut enti�rement en proie � cette singuli�re hallucination.
Le jour naissait. D�j� debout, il pensait � Girhardi. Ce dernier pressentant sa d�livrance prochaine, ses adieux du soir s'�taient manifest�s par de si touchantes expressions de regrets, que le comte n'en avait pu dormir de la nuit, tant l'id�e de cette s�paration le troublait lui-m�me. Apr�s avoir quelque temps march� dans sa chambre, ses yeux se portaient machinalement vers le banc des conf�rences, o�, la veille encore, il s'�tait entretenu de la fille avec le p�re, quand, dans la cour de la prison, sur ce m�me banc, � travers un de ces brouillards gris�tres de l'automne, il vit tout-�-coup une jeune femme assise. Elle �tait seule, et, dans une attitude attentionn�e, paraissait en contemplation devant la plante.
Aussit�t Charney pensa � Teresa, � son arriv�e.
—C'est elle! se dit-il; et je vais la voir un instant, pour ne plus la voir jamais! et mon vieux compagnon la suivra!
Comme il disait, la jeune femme tourna la t�te de son c�t�; et la figure qu'il aper�ut alors, ce fut de nouveau, et encore, et toujours, celle de Picciola!
Stup�fait, il passa sa main sur son front, sur ses yeux, toucha ses v�temens, les froids barreaux de sa fen�tre, pour bien s'assurer que, cette fois, ce n'�tait point un songe.
La jeune femme se leva, fit quelques pas vers lui, et, souriante, confuse, le salua d'un geste timide. Charney ne r�pondit ni � ce geste ni � ce sourire; il regarda fixement ces formes gracieuses, qui se mouvaient � travers le brouillard: c'�taient bien les m�mes qu'il avait vues nagu�re dans les f�tes que lui donnait Picciola, les m�mes traits qui le poursuivaient sans cesse dans ses pens�es et dans ses r�veries; et, se croyant atteint d'un d�lire fi�vreux, il alla se jeter sur son lit pour recouvrer ses sens.
Quelques minutes apr�s, sa porte s'ouvrit, et Ludovic entra:
—Ohim�! ohim�! bonne et mauvaise nouvelle, signor conte! s'�cria-t-il. Un de mes oiseaux va s'envoler, non par-dessus les murs, mais par la porte. Tant mieux pour lui, tant pis pour vous!
—Quoi! est-ce donc pour aujourd'hui?
—Je ne crois pas, signor conte. Cependant �a ne peut tarder, car l'acte est sign� � Paris, dit-on, et il doit �tre en route pour Turin. Du moins, la Giovane l'a racont� ainsi devant moi � son p�re.
—Comment! s'�cria Charney, se soulevant � moiti� sur son lit, elle est arriv�e? elle est ici?
—� F�nestrelle, depuis hier, dans la soir�e, avec une permission en bonne forme pour entrer chez nous. Malheureusement, la consigne ne veut pas qu'on baisse le pont-levis si tard devant une femme; il lui a fallu remettre sa visite au lendemain. Je la savais l�, moi; mais cap-de-Dious! je me suis bien gard� de le dire au pauvre vieux: il n'aurait pu en fermer l'œil de la nuit, et le temps lui aurait trop dur�, s'il avait su sa fille si pr�s de lui! Ce matin, elle �tait lev�e avant le soleil, et elle est venue avec le jour attendre, au milieu du brouillard, � la porte de la citadelle; la digne cr�ature du bon Dieu!
—Mais, interrompit Charney, interdit, confondu, n'a-t-elle point s�journ� quelque temps dans le pr�au, assise sur le banc?
Et il s'�lan�a vers la fen�tre, plongea un regard du c�t� de la cour, et se retournant vers Ludovic:
—Elle n'y est plus! dit-il.
—Sans doute, elle n'y est plus, mais elle y a �t�, r�pondit celui-ci. Oui, elle est rest�e l�, tandis que j'�tais mont� pr�s du bon homme pour le pr�parer � la visite, car on meurt de joie. La joie, � ce qu'il para�t, ressemble aux liqueurs fortes: une petite taupette de temps en temps, c'est bien; mais il ne faut pas vider la gourde d'un seul coup. Maintenant ils sont ensemble, bien contens tous les deux; et moi, les voyant si remplis d'aise, per Bacco! je me suis senti navr� tout-�-coup. J'ai pens� � vous, signor conte, � vous, qui allez demeurer bient�t sans compagnon; et je suis venu pour que vous vous souveniez que Ludovic vous reste, et Picciola aussi. Elle commence � perdre ses feuilles; mais c'est l'effet de la saison: il ne faut pas la m�priser pour cela.
Et il sortit, sans attendre la r�ponse de Charney.
Quant � celui-ci, non encore remis de sa surprise et de son �motion, il cherchait � s'expliquer sa singuli�re vision, et commen�ait enfin � penser que la douce image, rev�tue par Picciola jeune fille, pourrait bien n'avoir �t� autre que celle de Teresa, entrevue par lui nagu�re � la petite fen�tre grill�e, et dont, � son insu, le souvenir sans doute �tait venu se retracer dans ses r�ves.
Tandis qu'il se raisonnait ainsi, le murmure de deux voix arriva � son oreille, du haut de l'escalier, et il entendit glisser sur les marches, � c�t� des pas bien connus du vieillard, un pas l�ger, furtif, � peine effleurant la pierre. Bient�t ce bruit r�gulier cessa tout-�-coup devant sa porte. Il tressaillit; mais Girhardi seul parut:
—Elle est ici, dit-il, et elle vous attend pr�s de la plante.
Charney le suivit silencieusement, sans avoir la force d'articuler un mot, et le cœur rempli d'une sorte de g�ne plut�t que de plaisir.
�tait-ce donc l'embarras de se pr�senter devant une femme � laquelle il devait tout, et envers laquelle il ne pouvait s'acquitter? Se souvenait-il de quelle fa�on, le matin m�me, il avait accueilli son sourire et son salut? Alors que la s�paration approchait, sentait-il faillir son courage et sa r�signation? Quoi qu'il en soit de ces causes et de bien d'autres peut-�tre, quand il se pr�senta devant elle, � ses mani�res, � son langage, nul n'e�t pu reconna�tre le brillant comte de Charney; l'aisance de l'homme du monde, la fermet� du philosophe, avaient fait place � un balbutiement, � une gaucherie, auxquels Teresa dut sans doute l'apparence de froideur et de circonspection dont elle rev�tit ses r�ponses et son maintien.
Malgr� tous les soins que Girhardi se donna pour mettre en rapport l'un vis-�-vis de l'autre sa fille et son ami, l'entretien ne roula d'abord que sur des lieux communs d'esp�rance et de consolation pour l'avenir. Revenu de son premier trouble, Charney, sur les traits si calmes de la Turinaise, ne vit qu'indiff�rence, et se persuada facilement que, dans ses services rendus, elle n'avait fait qu'ob�ir � son caract�re aventureux, ou aux ordres de son p�re.
Alors, il en vint � regretter presque de l'avoir vue; car retrouvait-il encore, en pensant � elle, tout ce charme d'autrefois? Tandis qu'ils �taient assis tous trois sur le banc, Girhardi en contemplation devant sa fille, et Charney articulant quelques froides paroles sans suite, dans un mouvement que fit Teresa vers son p�re, un large m�daillon, suspendu � son cou et cach� sous un pli de sa robe, s'en �chappa. Charney y put voir, d'un cot�, les cheveux blancs du vieillard, de l'autre, une fleur dess�ch�e, pr�cieusement conserv�e entre la soie et le cristal. C'�tait la fleur que lui-m�me lui avait envoy�e par Ludovic.
Quoi! cette fleur, elle l'avait gard�e, conserv�e, plac�e pr�cieusement pr�s des cheveux de son p�re! de son p�re qu'elle adorait! La fleur de Picciola ne brillait plus sur le front de la jeune fille; elle reposait sur son cœur! Cette vue avait chang� toutes les dispositions de Charney. Il se reprenait � examiner de nouveau Teresa, comme si elle venait de se m�tamorphoser devant lui, et qu'il d�t d�couvrir en elle ce qui ne s'y �tait pas encore montr�. Et en effet, son visage, tourn� vers son p�re, s'�clairait d'une double expression de tendresse et de s�r�nit�; elle �tait belle alors comme les vierges de Rapha�l sont belles, comme sont belles les �mes aimantes et pures! Charney suivait lentement du regard ce profil gracieux et anim� sur lequel s'harmoniaient si bien la douceur et la force, l'�nergie et la timidit�! Depuis si long-temps il n'avait pu contempler une face humaine, ainsi resplendissante de l'�clat de la jeunesse, de la beaut�, de la vertu! Il s'enivrait de ce spectacle, et apr�s avoir parcouru l'ensemble s�duisant du cou, des �paules et de la taille, ses yeux revenaient ardemment se fixer sur le m�daillon.
—Vous n'avez donc pas d�daign� mon faible pr�sent? murmura-t-il; et si bas qu'il l'e�t murmur�, Teresa se redressa avec vivacit� vers lui, et son premier mouvement fut de remettre le bijou en place; mais en m�me temps, � son tour, elle examinait le changement survenu sur les traits du comte, et tous deux rougirent � la fois.
—Qu'as-tu, mon enfant? demanda Girhardi en la voyant troubl�e.
—Rien, dit-elle;—et, se reprenant aussit�t, comme si elle e�t craint devant elle-m�me de nier un sentiment pur et honorable:—C'est ce m�daillon... Tenez, mon p�re, ce sont vos cheveux.—Puis, se tournant vers Charney:—Voyez, monsieur, voici la fleur que j'ai re�ue de votre part, et que je garde... que je garderai toujours!
Il y avait dans ses paroles, dans le son de sa voix, dans cet instinct de la pudeur, qui lui inspirait de s'adresser dans son explication aussi bien � son p�re qu'� l'�tranger, tant de franchise et de modestie � la fois, une expression si tendre et si chaste, que Charney en ressentit un ravissement tel qu'il n'en avait jamais �prouv� de pareil.
Le reste de la journ�e s'�coula ensuite pour eux dans les �panchemens et les effusions d'une amiti� qui semblait s'accro�tre de minute en minute. � part l'attraction secr�te qui nous rapproche les uns des autres, l'intimit� marche toujours en raison de la mesure de temps que nous avons � donner � nos affections nouvelles.
Charney et Teresa ne s'�taient jamais parl� avant ce jour; mais ils avaient tant pens� l'un � l'autre, et si peu d'heures leur restaient peut-�tre! Aussi, quand Charney, par une consid�ration purement d'�tiquette et de savoir-vivre, fit un mouvement pour se retirer, voulant, disait-il, apr�s une si longue absence, laisser le p�re et la fille tout entiers au bonheur de se revoir:
—Vous nous quittez!—s'�cria Teresa, le retenant d'un regard, tandis que Girhardi l'arr�tait d'un geste:—�tes-vous donc un �tranger pour mon p�re... et pour moi? ajouta-t-elle avec un ton charmant de reproche.
Pour mieux lui faire comprendre combien sa pr�sence le g�nait peu, elle se mit � d�tailler tout ce qu'elle avait fait depuis sa sortie de F�nestrelle, et les moyens employ�s par elle pour r�unir les deux captifs. Ayant achev� son r�cit, elle adjura Charney de commencer le sien, et de dire l'emploi de ses journ�es et ses occupations pr�s de Picciola.
Celui-ci dut donc entamer l'histoire des premiers temps de sa prison, ses ennuis et ses travaux manuels, la bien-venue de sa plante, son d�veloppement progressif; et Teresa, d'un air curieux et enjou�, le pressait de questions sur chacune de ses d�couvertes.
Assis entre les deux interlocuteurs, Girhardi, tenant d'une main la main de la fille qui lui �tait rendue, et de l'autre celle de l'ami qu'il allait quitter, les �coutait et les regardait tour-�-tour avec un sentiment m�lang� de joie et de tristesse. Mais parfois les mains du vieillard se rapprochaient l'une de l'autre, et aussi, par le m�me mouvement, celles de Charney et de Teresa. Alors les deux jeunes gens, �mus, embarrass�s, s'animaient du regard et se taisaient de la voix. Enfin la jeune fille, sans nulle apparence de pruderie ou d'affectation, d�gagea doucement sa main, et, la posant sur l'�paule de son p�re, y appuyant nonchalamment sa t�te, dans une attrayante posture, tourna, en souriant, les yeux vers Charney, pour l'engager � continuer.
Enhardi, entra�n� par tant de gr�ce et d'abandon, celui-ci en vint jusqu'� raconter ses r�ves aupr�s de sa plante. Je l'ai dit, c'�taient l� les grands �v�nemens de sa vie durant sa solitude. Il parla de cette jeune fille na�ve et s�duisante, dans laquelle Picciola se montrait personnifi�e, et tandis qu'avec chaleur, avec transport, il en esquissait le portrait, la figure de Teresa se d�pouillait graduellement de son sourire, et sa poitrine se gonflait en l'�coutant.
Le narrateur se garda bien de nommer le vrai mod�le de cette douce image; mais, achevant l'histoire et les malheurs de sa plante, il rappela l'instant o�, par ordre du commandant, Picciola mourante allait �tre arrach�e de terre sous ses yeux.
—Pauvre Picciola! s'�cria alors Teresa attendrie! oh! tu m'appartiens aussi � moi, ch�re petite! car j'ai contribu� � ta d�livrance.
Et Charney, transport� de joie, la remercia dans son cœur de cette adoption, qui venait d'�tablir une sainte communaut� entre elle et lui.
Certes, Charney e�t pour toujours, et bien volontairement, renonc� � la libert�, � la fortune, au monde, si ses jours avaient d� s'�couler ainsi dans une prison, entre Teresa et son p�re. Cette jeune fille, il l'aimait comme il n'avait jamais aim�. Ce sentiment, jusque alors �tranger � son �me, venait d'y p�n�trer, � la fois violent et doux, amer et onctueux, tel qu'un fruit acide qui parfume la bouche en l'irritant. Il se r�v�lait � lui par les angoisses d'une joie inconnue, par des �lancemens de tendresse, qui �treignaient tout ensemble Dieu et les hommes, et la nature enti�re. Il croyait sentir sa t�te, son cœur, sa poitrine, se d�tendre, s'�largir, pour contenir les esp�rances, les projets, les sensations qui lui arrivaient en foule.
Le lendemain, tous trois se tenaient encore dans le pr�au, pr�s de la plante; les deux, amis sur le banc, Teresa, leur faisant face, sur une chaise que Ludovic avait eu la pr�caution de descendre.
Elle avait apport� quelque ouvrage de femme, une broderie, et, l'enjouement sur les traits, la figure color�e d'une teinte de bien-�tre et de satisfaction, suivant de la t�te le mouvement de son aiguille, levant les yeux en m�me temps que la main, elle arr�tait tour � tour son sourire sur son p�re et sur Charney, en jetant quelques propos frivoles au milieu de leurs graves entretiens. Puis, ensuite, elle se leva, et, sans plus se soucier d'interrompre la conversation des deux penseurs, elle alla presser son p�re entre ses bras et baiser ses cheveux.
Cette conversation, interrompue par elle, ne fut pas reprise. Charney venait de tomber dans une profonde m�ditation.
Est-il aim� de Teresa?—� cette question qu'il s'adresse � lui-m�me, deux pens�es contrastantes l'agitent en m�me temps: il craint de le croire; il tremble d'en douter! Elle a conserv� la fleur donn�e par lui, et promis de la garder toujours; elle s'est troubl�e lorsque, la veille, leurs deux mains se rapprochaient sur les genoux du vieillard; son sein s'est �mu au r�cit de ses r�ves passionn�s; mais ces mots, articul�s d'une voix si tendre, c'est devant son p�re qu'elle les a prononc�s. Quel sens pr�ter � tous ces charmans t�moignages, indices de piti�, d'int�r�t, de d�vouement? Ne lui en avait-elle pas donn� des preuves bien avant cette entrevue, et quand leurs regards ne s'�taient pas rencontr�s encore, que leurs paroles n'avaient jamais �t� �chang�es? Insens�! insens�! qui croit si facilement avoir place dans ce cœur qu'un sentiment de tendresse filiale emplit tout entier, et prend pour des palpitations d'amour les pudiques tressaillemens d'une vierge!
Qu'importe? il l'aime, lui; il veut l'aimer long-temps, toujours, et substituer � une id�alisation, d�sormais insuffisante, cette ang�lique r�alit�.
Cet amour, il le renfermera en lui-m�me: chercher � le faire partager serait un crime. Pourquoi vouloir empoisonner un si bel avenir? Ne sont-ils pas destin�s � vivre s�par�s l'un de l'autre? elle, libre, heureuse, au milieu d'un monde o� elle ne tardera pas � se choisir un �poux; lui, seul, dans sa prison, o� il doit rester avec Picciola et ses �ternels souvenirs d'un instant?
Aussi, le parti de Charney est bien pris: d�s ce jour, d�s ce moment, il affectera l'insouciance aupr�s de Teresa, ou, du moins, il saura s'envelopper des faux semblans d'une amiti� calme et tranquille! Malheur � lui, malheur � tous deux, si elle l'aimait!
Plein de ces beaux projets, quand il sortit de ses r�flexions, il pr�ta l'oreille � des phrases vivement �chang�es entre Girhardi et sa fille.
Celle-ci s'abandonnait toute � l'id�e de la prochaine d�livrance de son p�re, et paraissait vouloir dissuader le vieillard, qui, soit feinte ou conviction, affirmait que l'ann�e finirait sans doute avant sa captivit�:
—Je connais les retards de cour; si peu de chose suffit pour suspendre la justice ou la bonne volont� des hommes puissants!
—S'il en est ainsi, dit la jeune fille, demain je retournerai � Turin, pour h�ter l'ex�cution de leurs promesses.
—Qui nous presse tant? r�pondait Girhardi.
—Quoi! pr�f�rez-vous donc votre chambre �troite et obscure et cette vilaine cour � votre habitation et � vos beaux jardins de la Colline?
Cette apparente disposition de Teresa, l'esp�ce d'impatience qu'elle t�moignait � s'�loigner de F�nestrelle, e�t d� plaire � Charney, en lui prouvant qu'il n'�tait pas aim�, et que le danger redout� pour elle �tait loin d'�tre � craindre; cependant ce qui le servait si bien dans ses d�sirs le troubla au point de lui faire oublier tout-�-coup son r�le projet�. Il n'affecta ni insouciance, ni amiti� calme et tranquille. En proie � un d�pit douloureux, il ne put s'emp�cher de le manifester; mais Teresa ne parut y pr�ter attention que pour plaisanter sur son silence et son air boudeur, et de nouveau elle reprit sa th�se pour prouver que, si le d�cret attendu tardait encore, elle devait au plus t�t se rendre aupr�s de Menou, et m�me aupr�s de l'empereur, � Paris m�me, s'il le fallait!
Elle, d'ordinaire si indulgente, si r�serv�e, semblait soudainement domin�e par un incompr�hensible besoin de raillerie et de loquacit�.
—Qu'as-tu donc, ce matin? lui disait son p�re, tout �tonn� de la voir se r�jouir devant le pauvre captif, qu'ils allaient bient�t laisser derri�re eux.
Charney ne savait que penser d'elle.
C'est que Teresa, de son c�t�, s'�tait livr�e aux m�mes r�flexions que Charney. Dans la journ�e de la veille, elle n'avait pas senti l'amour venir, mais elle avait compris qu'il �tait venu d�j� depuis long-temps. Comme Charney, elle voulait bien l'accepter pour elle � ses risques et p�rils, mais, comme lui encore, elle le redoutait pour l'autre! Et cette joie d'aimer, cette crainte d'�tre aim�e, la jetait dans ces contradictions avec elle-m�me, et dans cette activit� de paroles o� son cœur cherchait � s'�tourdir.
Mais bient�t tous ces efforts, toute cette contrainte pour d�guiser leurs vrais sentimens, tomb�rent soudain d'eux-m�mes, des deux c�t�s � la fois. Doucement attentifs aux r�cits de Girhardi, qui leur racontait combien souvent il avait vu des prisonniers, dont la gr�ce �tait publiquement annonc�e, en attendre vainement l'effet durant des mois entiers, ils se laiss�rent persuader avec d�lice, avec transport: on e�t dit que d�sormais et � toujours, cette prison devait leur servir d'asile, tant les projets se succ�daient pour le lendemain et les jours suivans, et que r�unis l�, avec leur ange gardien, les captifs n'avaient plus � redouter qu'une seule chose, la libert� pour un seul!
Tous trois rass�r�n�s, les philosophes reprirent leur entretien, Teresa sa broderie et ses joyeux propos.
Un p�le rayon de soleil �gayait encore la cour et venait �clairer le visage de Teresa; le vent qui fra�chissait agitait l�g�rement les plis et les rubans de sa collerette, et, suspendant un instant son travail, le front renvers�, secouant sa chevelure, elle semblait s'enivrer tout ensemble d'air, de lumi�re et de bonheur, quand tout-�-coup s'ouvre la petite porte du pr�au.
Le colonel Morand, suivi d'un officier et de Ludovic, vient signifier � Girhardi son acte de lib�ration. Girhardi doit quitter la forteresse sur-le-champ; une voiture l'attend pr�s du glacis de la place, et va le transporter � Turin, lui et sa fille!
� l'arriv�e du commandant, Teresa s'�tait lev�e; elle retomba bient�t sur sa chaise, et, dans le regard qu'elle jeta alors sur Charney, celui-ci e�t pu voir combien s'�taient rapidement effac�s de ce noble visage les vives couleurs et les joyeux sourires. Mais Charney lui-m�me, rest� sur le banc, se tenait le front baiss�, tandis qu'on donnait � Girhardi communication des papiers qui le r�habilitaient dans son honneur et le rendaient � la libert�. Les pr�paratifs du d�part ne pouvaient �tre longs.
D�j� Ludovic �tait descendu de la chambre de l'ex-prisonnier, avec la malle contenant ses effets. L'officier l'attendait pour l'accompagner jusqu'� Turin. L'heure de la s�paration avait sonn�. Teresa se leva de nouveau, et parut s'occuper du soin de serrer sa broderie dans son sac, de ranger sa collerette; puis elle essaya de se ganter... elle n'en put venir � bout.
Charney alors, s'armant de r�solution, s'avan�a vers Girhardi et lui ouvrit les bras:
—Adieu, mon p�re!
—Mon fils! mon cher fils! balbutia son vieux compagnon... du courage! comptez sur nous... Adieu! adieu!
Il le pressa quelque temps contre sa poitrine, et tout-�-coup, mettant fin � cette �treinte, il se tourna vers Ludovic, et, pour mieux cacher son �motion, lui fit quelques derni�res recommandations inutiles, au sujet de celui qu'il laissait seul. Ludovic ne r�pondit rien; mais il offrit son bras au vieillard, car il avait besoin d'un appui.
Pendant ce temps, Charney s'�tait approch� de Teresa pour prendre aussi cong� d'elle. Une main sur le dossier de sa chaise, l'œil fix� vers la terre, elle restait r�veuse, immobile, en place, comme si jamais elle n'e�t d� quitter ce s�jour. Quand elle vit Charney pr�s d'elle, sortant de sa r�verie, elle le consid�ra quelques instans sans rien dire. Il �tait p�le et d�fait, et les paroles aussi semblaient manquer � sa poitrine. Soudain la jeune fille, oubliant ses r�solutions, �tendit son bras vers la plante du captif:
—C'est notre Picciola que je prends � t�moin, dit-elle...
Elle n'en put articuler davantage.
Une de ses mitaines de soie, qu'elle tenait � la main, tomba; Charney la ramassa, d�posa un baiser dessus, et la lui rendit silencieusement.
Teresa prit la mitaine, s'en essuya les pleurs qui venaient de jaillir abondamment de ses yeux, et, la rejetant aussit�t � Charney, avec un dernier regard d'amour, avec un dernier sourire d'esp�rance:
—Au revoir! lui cria-t-elle; et elle entra�na son p�re hors de la petite cour.
Le comte les avait suivis des yeux: ils �taient partis, la petite porte s'�tait referm�e depuis long-temps entre eux et lui, qu'il demeurait comme p�trifi�, le regard en arr�t de ce c�t�, et que sa main pressait encore convulsivement sur son cœur la petite mitaine de Teresa.
Un philosophe a dit que la grandeur a besoin d'�tre quitt�e pour �tre sentie; il l'e�t pu dire �galement de la fortune, du bonheur, et de toutes ces jouissances si douces dont l'�me prend facilement l'habitude.
Jamais le prisonnier n'avait tant appr�ci� la sagesse de Girhardi, les vertus et les charmes de sa fille, que depuis le d�part de ses deux h�tes. Un profond accablement succ�da pour lui � l'enivrement d'un jour. Les efforts de Ludovic, les soins que r�clamait Picciola, ne suffisaient plus m�me � le distraire; cependant ces germes de force et de moralisation, puis�s au sein de ses douces �tudes, fructifi�rent enfin, et l'homme abattu se releva.
Dans la lutte, son �me s'�tait compl�t�e. Il avait d'abord b�ni sa solitude, qui lui permettait de s'entretenir en lui-m�me de ces amis absens; plus tard, il vit avec joie quelqu'un venir s'asseoir sur le banc o� la place du sage vieillard restait vide.
De ces nouveaux compagnons, le premier et le plus assidu fut le chapelain de la prison, ce bon pr�tre qu'il avait autrefois repouss� si durement. Averti, par Ludovic, de la sombre tristesse � laquelle �tait en proie le prisonnier, il se pr�senta, oublieux du pass�, pour offrir ses consolations, et on les accueillit avec reconnaissance. Mieux dispos� envers les hommes, Charney ne tarda pas d'aimer celui-ci, et le si�ge rustique redevint encore le banc des conf�rences. Le philosophe exaltait les merveilles de sa plante, celles de la nature, et r�p�tait les le�ons du vieux Girhardi; le pr�tre, sans entrer dans la discussion des dogmes disait la sublime morale du Christ, et tous deux se fortifiaient en s'appuyant l'un contre l'autre.
Le second visiteur, ce fut le commandant de la forteresse, le colonel Morand. Vu de pr�s, il �tait assez bon homme, avait le cœur militairement plac�, c'est-�-dire qu'il ne tourmentait son monde que par ordre: il r�concilia presque Charney avec les tyrans subalternes.
Enfin, Charney dut bient�t faire ses adieux � l'abb� comme au colonel. Un beau jour, quand il s'y attendait le moins, les portes de la prison s'ouvrirent aussi pour lui!
� son retour d'Austerlitz, Napol�on, importun� par Jos�phine, qui de son c�t� peut-�tre avait de m�me quelqu'un interc�dant aupr�s d'elle en faveur du prisonnier de F�nestrelle, se fit rendre compte de la saisie op�r�e chez celui-ci. On apporta devant l'empereur les linges manuscrits, jusque l� d�pos�s aux archives du minist�re de la justice; il les parcourut lui-m�me, et apr�s un m�r examen, d�clara hautement que le comte de Charney �tait un fou, mais un fou d�sormais peu dangereux:—Celui qui a pu ainsi prosterner sa pens�e devant un brin d'herbe, dit-il, peut faire un excellent botaniste et non plus un conspirateur. Je lui accorde sa gr�ce; qu'on lui rende ses biens, et qu'il les cultive lui-m�me, si tel est son bon plaisir!
Charney, � son tour, quitta donc F�nestrelle! mais il n'en partit pas seul. Pouvait-il se s�parer de sa premi�re, de sa constante amie? Apr�s l'avoir fait transplanter dans une large caisse, bien garnie de bonne terre, il emporte, triomphant, avec lui, sa Picciola! Picciola, � qui il doit la raison; Picciola, qui lui a sauv� la vie; Picciola, dans le sein de laquelle il a puis� ses croyances consolantes; Picciola, qui lui a fait conna�tre l'amiti� et l'amour; Picciola enfin, qui vient de le rendre � la libert�!
Et comme il allait franchir le pont-levis de la forteresse, une main rude et large se tendit tout-�-coup vers lui:—Signor conte, disait Ludovic en �touffant une grosse �motion, donnez-moi votre main; maintenant nous pouvons �tre amis, puisque vous partez, puisque vous nous quittez, puisque nous ne nous verrons plus!... Dieu merci!
Charney lui sauta au cou:—Nous nous reverrons encore, mon cher Ludovic! Ludovic, mon ami! Et apr�s l'avoir embrass�, lui avoir press� la main vingt fois, il sortit de la citadelle.
Il avait travers� l'esplanade, laiss� derri�re lui la montagne sur laquelle est situ�e la forteresse, franchi le pont jet� sur le Clusone, et tournait d�j� le chemin de Suze, qu'une voix s'�levait encore, criant du haut des remparts:
—Adieu, signor conte! adieu, Picciola!
Six mois apr�s, un riche �quipage s'arr�ta devant la prison d'�tat de F�nestrelle. Un voyageur en descendit et demanda Ludovic Ritti. C'�tait l'ancien captif, qui venait faire une visite � son ami le ge�lier. Une jeune dame s'appuyait tendrement des deux bras sur le bras du voyageur. Cette jeune dame c'�tait Teresa Girhardi, comtesse de Charney. Ensemble, ils visit�rent le pr�au, et la chambre nagu�re habit�e par l'ennui, l'incr�dulit�, la d�sillusion! De toutes les sentences d�sesp�r�es qui avaient sillonn� les blanches parois, une seule restait:
—Science, esprit, beaut�, jeunesse, fortune, tout, ici-bas, est impuissant � donner le bonheur.
Teresa ajouta:—Sans l'amour!
Un baiser que Charney d�posa sur son front confirma ce qu'elle venait d'�crire.
Le comte �tait venu prier Ludovic d'�tre parrain de son premier enfant, comme il l'avait �t� de Picciola; et des signes ostensibles chez la comtesse annon�aient assez que Ludovic devait se tenir pr�t vers la fin de l'ann�e.
Leur mission accomplie, les deux �poux retourn�rent � Turin, o� les attendait Girhardi, dans leur beau domaine de la Colline.
Pr�s de son logis particulier, au sein d'une riche plate-bande, �clair�e, r�chauff�e par les rayons du soleil levant, Charney avait fait d�poser sa plante, qu'aucune autre ne venait g�ner dans son d�veloppement. Par son ordre, nulle main �trang�re ne devait s'occuper d'elle, de sa culture, de son bien-�tre. Il l'avait d�fendu! Lui seul y devait veiller. C'�tait une occupation, un devoir, un acquit, impos�s � sa reconnaissance.
Que les jours alors s'�coulaient rapidement! Entour� de jardins immenses, aux bords d'un fleuve, sous un beau ciel, Charney savourait la vie des heureux de ce monde. Le temps ajoutait un nouveau charme, une nouvelle force � tous ses liens; car l'habitude, comme le lierre de nos murailles, cimente et consolide ce qu'elle ne peut d�truire. L'amiti� de Girhardi, l'amour de Teresa, les b�n�dictions de ceux qui vivaient sous son toit, rien ne manquait � son bonheur; et le moment arriva o� ce bonheur allait s'accro�tre encore. Charney devint p�re!
Oh! alors son cœur d�borda de f�licit�. Sa tendresse pour sa fille sembla redoubler celle qu'il portait � sa femme. Il ne se laissait point de les contempler, de les adorer toutes deux. Se s�parer d'elles un moment, lui �tait un supplice!
Dans ce temps, Ludovic arriva pour tenir sa promesse: il voulut visiter d'abord sa premi�re filleule, celle de la prison. Mais, h�las! au milieu de ces transports d'amour, de ces prosp�rit�s qui remplissaient l'habitation de la Colline, la source de toutes ces joies, de tout ce bonheur, la povera Picciola �tait morte... morte faute de soins!
FIN.
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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.