The Project Gutenberg EBook of Les �nigmes de l'Univers., by Ernest Haeckel

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Title: Les �nigmes de l'Univers.

Author: Ernest Haeckel

Release Date: February 18, 2012 [EBook #38925]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES �NIGMES DE L'UNIVERS. ***




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typographe ont �t� corrig�es. L'orthographe d'origine a �t� conserv�e
et n'a pas �t� harmonis�e.

Les mots et phrases imprim�s en gras dans le texte d'origine sont
marqu�s =ainsi=.

Les mots ou phrases espac�s dans le text d'origine sont marqu�s
~ainsi~.

Le traducteur utilise le mot �convicts� dans la section sur �La lutte
pour la civilisation.� Il s'agit selon toute vraisemblance d'une
erreur de compr�hension du terme allemand �Konvikte�, dont la
traduction est �s�minaire� dans le sens o� il est employ� ici.




    LES
    ENIGMES DE L'UNIVERS

    par

    ERNEST HAECKEL
    PROFESSEUR DE ZOOLOGIE A L'UNIVERSIT� D'I�NA


    _Traduit de l'allemand_

    PAR

    CAMILLE BOS


    PARIS
    LIBRAIRIE C. REINWALD
    SCHLEICHER FR�RES, �DITEURS
    15, RUE DES SAINTS-P�RES, 15

    1902




    LES

    �NIGMES DE L'UNIVERS




    LES
    �NIGMES DE L'UNIVERS

    PAR

    ERNEST HAECKEL
    PROFESSEUR DE ZOOLOGIE A L'UNIVERSIT� D'I�NA


    _Traduit de l'allemand_
    PAR
    CAMILLE BOS


    PARIS
    LIBRAIRIE C. REINWALD
    SCHLEICHER FR�RES, �DITEURS
    15, RUE DES SAINTS-P�RES, 15

    1902




PR�FACE


Les Etudes de _philosophie moniste_ qui vont suivre sont destin�es aux
personnes cultiv�es de toutes conditions qui pensent et cherchent
sinc�rement la v�rit�. Un des traits les plus saillants du XIXe si�cle
qui finit est l'effort croissant et vivace vers la _connaissance de la
v�rit�_ qui, de proche en proche, a gagn� les cercles les plus
�tendus. Ce qui l'explique c'est, d'une part, les progr�s inou�s de la
connaissance r�elle de la nature accomplis dans ce chapitre,
merveilleux entre tous, de l'histoire de l'humanit�; d'autre part, la
contradiction manifeste o� s'est trouv�e cette connaissance de la
nature par rapport � ce qu'enseigne la tradition comme �tant �r�v�l�;
c'est, enfin, le besoin sans cesse plus g�n�ral et plus pressant de la
raison qui lui fait d�sirer comprendre les innombrables faits
r�cemment d�couverts et conna�tre clairement leurs causes.

A ces progr�s �normes des connaissances empiriques dans notre _si�cle
de la science_, ne r�pondent gu�re ceux accomplis dans leur
interpr�tation th�orique et dans cette connaissance supr�me de
l'encha�nement causal de tous les ph�nom�nes que nous appelons la
_philosophie_. Nous voyons, au contraire, que la science abstraite et
surtout m�taphysique enseign�e depuis des si�cles dans nos
Universit�s, sous le nom de philosophie, reste bien �loign�e
d'accueillir dans son sein les tr�sors que lui a r�cemment acquis la
science exp�rimentale. Et nous devons, d'autre part, constater avec le
m�me regret que les repr�sentants de la �science exacte� se
contentent, pour la plupart de travailler dans l'�troit domaine de
leur champ d'observation, tenant pour superflue la connaissance plus
profonde de l'encha�nement g�n�ral des ph�nom�nes observ�s,
c'est-�-dire pr�cis�ment la philosophie! Tandis que ces purs
empiristes ne voient pas la for�t, emp�ch�s qu'ils sont par les arbres
qui la composent--les m�taphysiciens dont nous parlions tout � l'heure
se contentent du simple terme de for�t sans voir les arbres qui la
constituent. Le mot de _philosophie de la nature_ vers lequel
convergent tout naturellement les deux voies de recherche de la
v�rit�, la m�thode empirique et la sp�culative, est encore bien
souvent aujourd'hui, de part et d'autre, repouss� avec effroi.

Cette opposition f�cheuse et anti-naturelle entre la science de la
nature et la philosophie, entre les conqu�tes de l'exp�rience et
celles de la pens�e est incontestablement ressentie, dans tous les
milieux cultiv�s, d'une mani�re sans cesse plus vive et plus
douloureuse. C'est ce dont t�moigne d�j� l'extension croissante de
cette litt�rature populaire �philosophico-scientifique� qui est
apparue dans la seconde moiti� de ce si�cle. C'est ce que prouve aussi
ce fait consolant que, malgr� l'aversion r�ciproque qu'ont les uns
pour les autres les observateurs de la nature et les penseurs
philosophes, cependant, des deux camps, des hommes illustres dans la
science se tendent la main et s'unissent pour r�soudre ce probl�me
supr�me de la science que nous avons d�sign� d'un mot: les _Enigmes de
l'Univers_.

Les recherches relatives aux ��nigmes de l'Univers�, que je publie
ici, ne peuvent raisonnablement pas pr�tendre � les _r�soudre_ tout
enti�res; elles sont plut�t destin�es � jeter sur ces �nigmes les
_lumi�res_ de la critique, l�guant la t�che aux savants � venir; et
surtout elles s'efforcent de r�pondre � cette question: dans quelle
mesure nous sommes-nous actuellement rapproch�s de la solution des
�nigmes? _A quel point sommes-nous r�ellement parvenus dans la
connaissance de la v�rit�, � la fin du XIXe si�cle?_ et quels progr�s
vers ce but ind�finiment �loign� avons-nous r�ellement accomplis au
cours du si�cle qui s'ach�ve?

La r�ponse que je donne ici � ces graves questions ne peut
naturellement �tre que _subjective_ et partiellement exacte; car la
connaissance que j'ai de la Nature et la raison avec laquelle je juge
de son essence objective sont limit�es comme celles de tous les autres
hommes. La seule chose que je revendique et l'aveu que j'ai le droit
d'exiger de mes adversaires m�me les plus acharn�s, c'est que ma
philosophie moniste est _loyale_ d'un bout � l'autre, c'est-�-dire
qu'elle est l'expression compl�te des convictions que m'ont acquises
l'�tude passionn�e de la nature, poursuivie pendant de nombreuses
ann�es et une m�ditation continuelle sur le fondement v�ritable des
ph�nom�nes naturels. Ce travail de r�flexion sur la philosophie de la
nature s'�tend maintenant � une dur�e d'un demi-si�cle et il m'est
bien permis de penser, dans ma soixante-sixi�me ann�e, qu'il a acquis
toute la _maturit�_ possible; je suis �galement certain que ce _fruit
m�r_ de l'arbre de la science ne subira plus de changement important
ni de perfectionnement essentiel durant le peu d'ann�es que j'ai
encore � vivre.

J'ai d�j� expos� toutes les id�es essentielles et d�cisives de ma
philosophie moniste et g�n�tique, il y a de cela trente-trois ans,
dans ma _Morphologie g�n�rale des organismes_, ouvrage prolixe, �crit
dans un style lourd et qui n'a trouv� que tr�s peu de lecteurs.
C'�tait le premier essai en vue d'�tendre la th�orie de l'�volution,
�tablie depuis peu, au domaine entier de la science des formes
organiques. Afin d'assurer du moins le triomphe d'une partie des id�es
nouvelles, contenues dans ce premier ouvrage et afin, �galement,
d'int�resser un plus grand nombre de personnes cultiv�es aux progr�s
les plus importants de la science en notre si�cle, je publiai deux
ans apr�s (1868) mon _Histoire naturelle de la cr�ation_. Cet ouvrage,
d'une forme plus ais�e, ayant eu, malgr� de grandes lacunes, la
fortune de trouver neuf �ditions et douze traductions en langues
diff�rentes, n'a pas peu contribu� � r�pandre le syst�me moniste. On
en peut dire de m�me de l'_anthropog�nie_ (1874), moins lue, dans
laquelle j'ai essay� de r�soudre la t�che difficile de rendre
accessibles et compr�hensibles � un plus grand nombre de personnes
instruites les faits essentiels de l'histoire de l'�volution humaine;
la quatri�me �dition de cet ouvrage, remani�e, a paru en 1891.
Quelques-uns des progr�s importants et surtout pr�cieux que cette
partie essentielle de l'anthropologie a vu se r�aliser en ces derniers
temps, ont �t� mis en lumi�re dans la Conf�rence que j'ai faite en
1898, au quatri�me Congr�s international de Zoologie � Cambridge, �sur
l'�tat actuel de nos connaissances en ce qui regarde l'_origine de
l'homme_� (septi�me �dition 1899). Quelques questions sp�ciales
relatives � la philosophie de la nature dans son �tat actuel et qui
offraient un int�r�t particulier, ont �t� abord�es dans mon �Recueil
de Conf�rences populaires concernant la _th�orie de l'�volution_�
(1878). Enfin j'ai r�sum� les principes les plus g�n�raux de ma
philosophie moniste et ses rapports plus sp�ciaux avec les principales
doctrines religieuses, dans ma �Profession de foi d'un naturaliste: le
_Monisme, trait d'union entre la religion et la science_� (1892,
huiti�me �dition 1899).

Le livre que l'on va lire sur les _Enigmes de l'Univers_ est un
compl�ment, une confirmation, un d�veloppement des convictions
expos�es dans les ouvrages ci-dessus, indiqu�es et d�fendues par moi
depuis un nombre d'ann�es qui repr�sente d�j� la dur�e d'une
g�n�ration. Je me propose de terminer par l� mes �tudes de philosophie
moniste. Un vieux projet nourri pendant bien des ann�es, celui
d'�difier tout un _syst�me de philosophie moniste_ sur la base de la
doctrine �volutionniste, ne sera jamais mis � ex�cution. Mes forces ne
suffisent plus � la t�che et bien des sympt�mes de la vieillesse qui
s'approche me poussent � terminer mon oeuvre. D'ailleurs je suis, sous
tous les rapports, un enfant du _XIXe si�cle_ et je veux, le jour o�
il se terminera, apposer � mon travail le trait final.

L'incalculable �tendue qu'a atteint en notre si�cle la science humaine
par suite de la division croissante du travail, nous laisse d�j�
pressentir l'impossibilit� d'en poss�der toutes les parties aussi �
fond et d'en exposer la synth�se avec unit�. M�me un g�nie de premier
ordre, (� supposer qu'il poss�d�t � fond toutes les parties de la
science et qu'il e�t le don d'en faire l'expos� synth�tique), ne
serait cependant pas en �tat de fournir, dans les limites d'un volume
de grosseur moyenne, un tableau total du �Cosmos�. Quant � moi dont
les connaissances, dans les diverses branches du savoir humain, sont
tr�s in�gales et comportent beaucoup de lacunes, je ne pouvais songer
� entreprendre qu'une t�che: esquisser le plan g�n�ral de ce tableau
de l'Univers et indiquer l'_unit�_ persistante � travers les parties,
en d�pit de la fa�on tr�s in�gale dont j'ai trait� ces diverses
parties. C'est pourquoi ce livre sur les �nigmes de l'Univers n'offre
gu�re que le caract�re d'un �essai� dans lequel des �tudes de valeurs
tr�s diverses ont �t� r�unies en un tout. Quant � la r�daction, comme
je l'ai commenc�e en partie il y a de cela bien des ann�es, tandis que
je ne l'ai termin�e qu'en ces derniers temps, la forme en est
malheureusement in�gale; en outre, maintes r�p�titions ont �t�
in�vitables: je prie qu'on veuille bien m'en excuser.

Chacun des vingt chapitres qui composent ce livre est pr�c�d� d'une
page dont le recto donne le titre tandis que le verso donne un court
sommaire du chapitre. Les notes qui suivent relatives � la
_bibliographie_ n'ont pas la pr�tention d'�puiser la mati�re. Elles
sont simplement destin�es, d'une part, � mettre en relief, pour chaque
question, les _oeuvres capitales_ s'y rapportant, d'autre part, �
renvoyer le lecteur aux _travaux r�cents_ qui semblent surtout propres
� faciliter une �tude plus approfondie de la question et � combler les
lacunes de mon livre.

En prenant ainsi cong� de mes lecteurs j'exprime un d�sir: puiss�-je,
par mon travail honn�te et consciencieux et malgr� toutes les lacunes
dont j'ai conscience, avoir contribu� par mon obole � la solution des
�nigmes de l'Univers!--et puiss�-je avoir montr� � quelques lecteurs
consciencieux s'effor�ant au milieu du conflit des syst�mes vers la
science rationnelle, ce chemin qui seul, d'apr�s ma profonde
conviction, conduit � la v�rit�, le chemin de l'_�tude empirique de la
nature_ et de la philosophie dont elle est le fondement: la
_philosophie moniste_.

    I�na, 2 avril 1899.

    ERNEST HAECKEL.




CHAPITRE PREMIER

Comment se posent les �nigmes de l'Univers.

TABLEAU G�N�RAL DE LA CULTURE INTELLECTUELLE AU XIXe SI�CLE

LE CONFLIT DES SYST�MES.--MONISME ET DUALISME

    Joyeux depuis bien des ann�es,
    Et z�l�, l'esprit s'effor�ait
    De scruter, de saisir,
    Comment la Nature vit en cr�ant.
    C'est la m�me, c'est l'�ternelle Unit�,
    Qui, diversement, se manifeste;
    Le petit se confond avec le grand, le grand avec le petit,
    Chacun conform�ment � sa propre nature.
    Toujours changeant, se maintenant invariable.
    Pr�s comme loin, loin comme pr�s;
    Ainsi cr�ant des formes, les d�formant,
    C'est pour �veiller l'�tonnement que j'existe.

    GOETHE.




SOMMAIRE DU CHAPITRE PREMIER

  Etat des connaissances humaines et de la conception de l'Univers
     � la fin du XIXe si�cle.--Progr�s accomplis dans la
     connaissance de la nature, organique et inorganique.--La loi
     de la substance et la loi d'�volution.--Progr�s accomplis dans
     la technique et la chimie appliqu�e.--Etat stationnaire des
     autres domaines de la civilisation: administration de la
     Justice, organisation de l'Etat, l'�cole, l'�glise.--Conflit
     entre la raison et le dogme.--Anthropisme.--Perspective
     cosmologique.--Principes cosmologiques.--R�futation du d�lire
     anthropiste des grandeurs.--Nombre des �nigmes de
     l'Univers.--Critique des sept �nigmes de l'Univers.--Voie qui
     m�ne � leur solution.--Activit� des sens et du
     cerveau.--Induction et d�duction.--La raison, le sentiment et
     la r�v�lation.--La philosophie et la science.--L'empirisme et
     la sp�culation.--Dualisme et monisme.


LITT�RATURE

   CH. DARWIN.--_De l'origine des esp�ces par la s�lection
   naturelle dans les r�gnes animal et v�g�tal._ Trad. E. Barbier.

   G. LAMARCK.--_Philosophie zoologique._ 1809.

   ERNEST HAECKEL.--_Die Entwickelungsgeschichte der Organismen in
   ihrer Bedeutung f�r die Anthropologie und Kosmologie._ 1866,
   7tes und 8ts Buch der Gener. Morphol.

   C. G. REUSCHLE.--_Philosophie und Naturwissenschaft._ 1874.

   K. DIETERICH.--_Philosophie und Naturwissenschaft, ihr neuestes
   B�ndniss und die monistische Weltanschauung._ 1875.

   HERBERT SPENCER.--_Syst�me de Philosophie Synth�tique._ 1875.

   FR. UEBERWEG.--_Grundriss der Geschichte der Philosophie_ (8e
   �dition revue et corrig�e par Max Heinze). 1897.

   FR. PAULSEN.--_Einleitung in die Philosophie_ (5e �dition).
   1892.

   ERNEST HAECKEL.--_Histoire de la cr�ation naturelle._
   Conf�rences scientifiques populaires sur la doctrine de
   l'�volution. Trad. Letourneau.


A la fin du XIXe si�cle, date � laquelle nous sommes arriv�s, le
spectacle qui s'offre � tout observateur r�fl�chi est des plus
remarquables. Toutes les personnes instruites s'accordent �
reconna�tre que, sous bien des rapports, ce si�cle a d�pass�
infiniment ceux qui l'avaient pr�c�d� et qu'il a r�solu des probl�mes
qui, � son aurore, semblaient insolubles. Non seulement les progr�s
ont �t� �tonnants dans la science th�orique, dans la connaissance
r�elle de la nature, mais en outre, leur merveilleuse application
pratique dans la technique, l'industrie, le commerce, etc.--si f�conde
en r�sultats admirables--a imprim� � notre vie intellectuelle moderne,
tout enti�re, un caract�re absolument nouveau. Mais, d'autre part, il
est d'importants domaines de la vie morale et des relations sociales,
sur lesquels nous ne pouvons revendiquer qu'un faible progr�s par
rapport aux si�cles pr�c�dents--souvent, h�las! nous avons � constater
un recul.

Ce conflit manifeste am�ne non seulement un sentiment de malaise,
celui d'une scission interne, d'un mensonge, mais en outre il nous
expose au danger de graves catastrophes sur le terrain politique et
social.

C'est, d�s lors, non seulement un droit strict mais aussi un devoir
sacr� pour tout chercheur consciencieux qu'anime l'amour de
l'humanit�, de contribuer en toute conscience � r�soudre ce conflit et
� �viter les dangers qui en r�sultent. Ce but ne peut �tre atteint,
d'apr�s notre conviction, que par un effort courageux vers la
_connaissance de la v�rit�_ et, solidement appuy�e sur celle-ci, par
l'acquisition d'une philosophie claire et _naturelle_.


=Progr�s dans la connaissance de la nature.=--Si nous essayons de nous
repr�senter l'�tat imparfait de la connaissance de la nature au d�but
du XIXe si�cle et si nous le comparons avec l'�clatante hauteur qu'il
a atteinte � la fin de ce m�me si�cle, le progr�s accompli doit
para�tre, � tout homme capable d'en juger, merveilleusement grand.
Chaque branche particuli�re de la science peut se vanter d'avoir
r�alis� en ce si�cle--surtout pendant la seconde moiti�--des conqu�tes
extensives et intensives, de la plus haute port�e. Le microscope pour
la science des infiniment petits, le t�lescope pour l'�tude des
infiniment grands, nous ont acquis des donn�es inappr�ciables
auxquelles, il y a cent ans, il aurait paru impossible de songer. Les
m�thodes perfectionn�es de recherches microscopiques et biologiques
nous ont non seulement r�v�l� partout, dans le royaume des protistes
unicellulaires, un �monde d�vies invisibles�, d'une infinie richesse
de formes,--elles nous ont encore fait conna�tre, avec la plus
minuscule des cellules, l'�organisme �l�mentaire� qui constitue, par
ses associations de cellules, les tissus dont est compos� le corps de
toutes les plantes et de tous les animaux pluricellulaires, tout comme
le corps de l'homme. Ces connaissances anatomiques sont de la plus
grande importance; elles sont compl�t�es par la preuve embryologique
que tout organisme sup�rieur, pluricellulaire, se d�veloppe aux d�pens
d'une cellule simple, unique, l'�ovule f�cond�. L'importante _th�orie
cellulaire_, fond�e l�-dessus, nous a enfin livr� le vrai sens des
processus physiques et chimiques, aussi bien que des ph�nom�nes de la
vie psychologique, ph�nom�nes myst�rieux pour l'explication desquels
on invoquait auparavant une �force vitale� surnaturelle ou une ��me,
essence immortelle�. En m�me temps, la vraie nature des maladies, par
la pathologie cellulaire qui se rattache �troitement � la th�orie
cellulaire, est devenue claire et compr�hensible pour le m�decin.

Non moins remarquables sont les d�couvertes du XIXe si�cle dans le
domaine de la nature inorganique. Toutes les parties de la physique
ont fait les progr�s les plus �tonnants: l'optique et l'acoustique, la
th�orie du magn�tisme et de l'�lectricit�, la m�canique et la th�orie
de la chaleur; et, ce qui est plus important, cette science a d�montr�
l'_unit� des forces de la nature_ dans l'Univers tout entier. La
th�orie m�canique de la chaleur a montr� les rapports �troits qui
existent entre ces forces et comment, dans des conditions pr�cises,
elles peuvent se transformer l'une en l'autre. L'analyse spectrale
nous a appris que les m�mes mat�riaux qui constituent notre corps et
les �tres vivants qui l'habitent, sont aussi ceux qui constituent la
masse des autres plan�tes, du soleil et des astres les plus lointains.
La physique astrale a �largi, dans une grande mesure, notre conception
de l'Univers, en nous montrant dans l'espace infini des millions de
corps tourbillonnant, plus grands que notre terre et, comme elle, se
transformant continuellement, alternant � jamais entre �devenir et
dispara�tre�. La chimie nous a fait conna�tre une quantit� de
substances autrefois inconnues, constitu�es toutes par un agr�gat de
quelques �l�ments irr�ductibles (environ soixante-dix) et dont
certaines ont pris, dans tous les domaines de la vie, la plus grande
importance pratique. Elle nous a montr� dans l'un de ces �l�ments, le
carbone, le corps merveilleux qui d�termine la formation de l'infinie
vari�t� des agr�gats organiques et qui, par suite, repr�sente la �base
chimique de la vie�. Mais tous les progr�s particuliers de la physique
et de la chimie, quant � leur importance th�orique, sont infiniment
d�pass�s par la d�couverte de la grande loi o� ils viennent converger
comme en un foyer: _la loi de substance_.

Cette �loi cosmologique fondamentale�, qui d�montre la permanence de
la force et celle de la mati�re dans l'Univers, est devenue le guide
le plus s�r pour conduire notre philosophie moniste, � travers le
labyrinthe compliqu� de l'�nigme de l'Univers, vers la solution de
cette �nigme.

Comme nous nous efforcerons, dans les chapitres suivants, d'atteindre
� une vue d'ensemble sur l'�tat actuel de la science de la nature et
sur ses progr�s en notre si�cle, nous ne nous arr�terons pas davantage
ici sur chacune des branches particuli�res de cette science. Nous
voulons seulement signaler un progr�s immense, aussi important que la
loi de substance et qui la compl�te: _la th�orie de l'�volution_. Sans
doute, quelques penseurs, chercheurs isol�s, avaient parl� depuis des
si�cles de l'_�volution_ des choses; mais l'id�e que cette loi
gouverne _tout l'Univers_ et que le monde lui-m�me n'est rien autre
qu'une �ternelle ��volution de la substance�, cette id�e puissante est
fille de notre XIXe si�cle. Et c'est seulement dans la seconde moiti�
de ce si�cle qu'elle a atteint une enti�re clart� et une universelle
application. L'immortelle gloire d'avoir donn� � cette haute id�e
philosophique un fondement empirique et une valeur g�n�rale, revient
au grand naturaliste anglais CHARLES DARWIN; il a donn�, en 1859, une
base solide � cette th�orie de la descendance dont le g�nial Fran�ais
LAMARCK, philosophe et naturaliste, avait d�j� pos� en 1809 les traits
principaux et que le plus grand de nos po�tes et de nos penseurs
allemands, GOETHE, avait d�j� proph�tiquement entrevue en 1799. Par l�
nous �tait donn�e la clef qui devait nous aider � r�soudre le
�probl�me des probl�mes�, la grande �nigme de l'Univers, � savoir la
�place de l'homme dans la Nature� et la question de son origine
naturelle.

Si, en cette ann�e 1899, nous sommes � m�me de reconna�tre clairement
l'extension universelle de la _loi d'�volution_--et de la _Gen�se
moniste_!--et de l'appliquer conjointement � la _loi de substance_, �
l'explication moniste des ph�nom�nes de la Nature, nous en sommes
redevables en premi�re ligne aux trois philosophes naturalistes de
g�nie dont nous avons parl�; aussi brillent-ils � nos yeux, parmi tous
les autres grands hommes de notre si�cle, pareils � trois �toiles de
premi�re grandeur[1].

  [1] Cf. E. HAECKEL, _Die Naturanschauung von Darwin, Goethe und
  Lamarck_. (Conf�rence faite � Eisenach, I�na 1882.)

A ces extraordinaires progr�s de notre connaissance _th�orique_ de la
nature correspondent leurs applications vari�es � tous les domaines de
la vie civilis�e. Si nous sommes aujourd'hui � �l'�poque du commerce�,
si les �changes internationaux et les voyages ont pris une importance
insoup�onn�e jusqu'alors, si nous avons triomph� des limites de
l'espace et du temps au moyen du t�l�graphe et du t�l�phone--nous
devons tout cela en premi�re ligne aux progr�s techniques de la
physique, en particulier � ceux accomplis dans l'application de la
vapeur et de l'�lectricit�. Et si, par la photographie, nous nous
rendons ma�tres de la lumi�re solaire avec la plus grande facilit�,
nous procurant, en un instant, des tableaux fid�les de tel objet qu'il
nous pla�t; si la m�decine, par le chloroforme et la morphine, par
l'antiseptie et l'emploi du s�rum, a adouci infiniment les souffrances
humaines, nous devons tout cela � la chimie appliqu�e. A quelle
distance, par ces d�couvertes techniques et par tant d'autres, nous
avons laiss� derri�re nous les si�cles pr�c�dents, c'est un fait trop
connu pour que nous ayons ici besoin de nous y �tendre davantage.


=Progr�s des institutions sociales.=--Tandis que nous contemplons avec
un l�gitime orgueil les progr�s immenses accomplis par le XIXe si�cle
dans la science et ses applications pratiques, un spectacle
malheureusement tout autre et beaucoup moins r�jouissant s'offre �
nous si nous consid�rons maintenant d'autres aspects, non moins
importants, de la vie moderne. A regret, il nous faut souscrire ici �
cette phrase d'ALFRED WALLACE: �Compar�s � nos �tonnants progr�s dans
les sciences physiques et leurs applications pratiques, notre syst�me
de gouvernement, notre justice administrative, notre �ducation
nationale et toute notre organisation sociale et morale, sont rest�s
_� l'�tat de barbarie_.� Pour nous convaincre de la justesse de ces
graves reproches, nous n'avons qu'� jeter un regard impartial au
milieu de notre vie publique, ou bien encore dans ce miroir que nous
tend chaque jour notre journal, en tant qu'organe de l'opinion
publique.


=Administration de la justice.=--Commen�ons notre revue par la
justice, le _fundamentum regnorum_: Personne ne pr�tendra que son �tat
actuel soit en harmonie avec notre connaissance avanc�e de l'homme et
du monde. Pas une semaine ne s'�coule sans que nous ne lisions des
jugements judiciaires qui provoquent de la part du �bon sens humain�,
un hochement de t�te significatif; nombre de d�cisions �man�es de nos
tribunaux sup�rieurs ou ordinaires semblent presque incroyables. Nous
faisons abstraction, en traitant des �nigmes de l'Univers, du fait que
dans beaucoup d'�tats modernes, en d�pit de la constitution �crite sur
papier, c'est encore l'absolutisme qui r�gne en r�alit�, et que
beaucoup �d'hommes de droit� jugent, non d'apr�s la conviction de leur
conscience, mais conform�ment au �voeu plus essentiel d'un poste
proportionn�. Nous pr�f�rons admettre que la plupart des juges et des
fonctionnaires jugent en toute conscience et ne se trompent qu'en
qualit� d'�tres humains. Alors la plupart des erreurs s'expliqueront
par une insuffisante pr�paration. Sans doute, l'opinion courante est
que les juristes sont pr�cis�ment les hommes ayant la plus haute
culture; et c'est m�me pr�cis�ment pour cela qu'ils sont choisis pour
occuper les plus hauts emplois. Mais cette �culture juridique� tant
vant�e est presque toute _formelle_, aucunement r�elle. Nos juristes
n'apprennent � conna�tre que superficiellement l'objet propre et
essentiel de leur activit�: l'organisme humain et sa fonction la plus
importante, l'�me. C'est ce dont t�moignent, par exemple, les id�es
surprenantes que nous rencontrons chaque jour sur le �libre arbitre,
la responsabilit� etc. Comme j'assurais un jour � un jurisconsulte
�minent que la minuscule cellule sph�rique aux d�pens de laquelle tout
homme se d�veloppe �tait dou�e de vie tout comme l'embryon de deux, de
sept et m�me de neuf mois, il ne me r�pondit que par un sourire
d'incr�dulit�. La plupart de ceux qui �tudient la jurisprudence ne
songent pas � s'occuper d'_anthropologie_, de _psychologie_ et
d'_embryologie_, qui sont cependant les conditions pr�alables de toute
juste conception sur la nature de l'homme. Il est vrai que pour ces
�tudes, il ne reste �pas de temps�; ce temps, malheureusement n'est
que trop pris par l'�tude approfondie de la bi�re et du vin ainsi que
par l'�annoblissant� exercice qui consiste � �prendre ses mesures�[2].
Le reste de ce pr�cieux temps d'�tude est n�cessaire pour apprendre
les centaines de paragraphes des codes, science qui met aujourd'hui le
juriste � m�me d'occuper toutes les situations.

  [2] L'auteur fait allusion ici, par cette expression d'escrime, �
  l'habitude des duels si r�pandue parmi les �tudiants allemands,
  qui se font une gloire de leurs balafres.

=Organisation de l'Etat.=--Nous ne ferons ici qu'effleurer en passant
le triste chapitre de la politique, car l'organisation d�plorable de
la vie sociale moderne est connue de tous et chacun peut chaque jour
en ressentir les effets. Les imperfections s'expliquent en partie par
ce fait que la plupart des fonctionnaires sont pr�cis�ment des
juristes, des hommes d'une culture toute de forme, mais d�nu�s de
cette connaissance approfondie de la nature humaine qu'on ne puise que
dans l'anthropologie compar�e et la psychologie moniste, d�nu�s de
cette connaissance des rapports sociaux, dont les mod�les nous sont
fournis par la zoologie et l'embryologie compar�es, la th�orie
cellulaire et l'�tude des protistes. Nous ne pouvons comprendre
v�ritablement la �Structure et la Vie du corps social�, c'est-�-dire
de l'_Etat_, que lorsque nous poss�dons la connaissance scientifique
de la �Structure et de la Vie� des _individus_ dont l'ensemble
constitue l'Etat et des _cellules_ dont l'ensemble constitue
l'individu[3]. Si nos �chefs d'Etat� et nos �repr�sentants du peuple,�
leurs collaborateurs, poss�daient _ces inappr�ciables_ _connaissances
pr�liminaires en biologie et anthropologie_, nous ne trouverions pas
chaque jour dans les journaux cette effrayante quantit� d'erreurs
sociologiques et de propos politiques de cabaret qui caract�risent,
d'une fa�on regrettable, nos compte rendus parlementaires et plus d'un
d�cret officiel. Le pis, c'est de voir l'_Etat_, dans un pays
civilis�, se jeter dans les bras de l'_Eglise_, cette ennemie de la
civilisation, et de voir aussi l'�go�sme mesquin des partis,
l'aveuglement des chefs � la vue born�e, soutenir la hi�rarchie. C'est
alors que se produisent les tristes sc�nes que le Reichstag allemand
nous met malheureusement sous les yeux, aujourd'hui, � la fin du XIXe
si�cle! les destin�es de la nation allemande, nation civilis�e, entre
les mains du Centre ultramontain, dirig�es par le papisme romain, qui
est son plus acharn� et son plus dangereux ennemi. Au lieu du droit et
de la raison r�gnent la superstition et l'ab�tissement. L'organisation
de l'Etat ne pourra devenir meilleure que lorsqu'elle sera affranchie
des cha�nes de l'Eglise et lorsqu'elle aura amen� � un niveau plus
�lev�, par une _culture scientifique_ universellement r�pandue, les
connaissances des citoyens, en ce qui touche au monde et � l'homme.
D'ailleurs, la forme de gouvernement n'a ici aucune importance. Que la
constitution soit monarchique ou r�publicaine, aristocratique ou
d�mocratique, ce sont l� des questions secondaires � c�t� de cette
grande question capitale: L'Etat moderne, dans un pays civilis�,
doit-il �tre eccl�siastique ou la�que? doit-il �tre _th�ocratique_,
r�gi par des articles de foi anti-rationnels, par l'arbitraire
cl�ricalisme, ou bien doit-il �tre _nomocratique_, r�gi par une loi
raisonnable et un droit civil? Notre devoir essentiel est de former la
jeunesse � la raison, d'�lever des citoyens affranchis de la
superstition et cela n'est possible que par une r�forme opportune de
l'Ecole.

  [3] Cf. SH�FFLE; _Bau und Leben des socialen k�rpers_ 1875.


=L'Ecole.=--Ainsi que nous venons de le voir pour l'administration de
la Justice et l'organisation de l'Etat, l'�ducation de la jeunesse est
bien loin de r�pondre aux exigences que les progr�s scientifiques du
XIXe si�cle imposent � la culture moderne. Les _sciences naturelles_
qui l'emportent tellement sur toutes les autres sciences et qui, � y
regarder de pr�s, ont absorb� en elles toutes les branches de la
culture intellectuelle, ne sont encore consid�r�es dans nos �coles que
comme une �tude secondaire ou rel�gu�es dans un coin comme Cendrillon.
Par contre, la plupart de nos professeurs regardent encore comme leur
premier devoir d'acqu�rir une �rudition surann�e, emprunt�e aux
clo�tres du moyen �ge; au premier plan figurent le sport grammatical
et cette �connaissance approfondie� des langues classiques qui absorbe
tant de temps, enfin l'histoire ext�rieure des peuples. La morale,
l'objet le plus important de la philosophie pratique, est n�glig�e et
remplac�e par la confession de l'Eglise. La foi doit avoir le pas sur
la science; non pas cette foi scientifique qui nous conduit � une
religion moniste, mais cette superstition antirationnelle qui fait le
fond d'un christianisme d�figur�. Tandis que, dans nos �coles
sup�rieures, les grandes conqu�tes de la cosmologie et de
l'anthropologie modernes, de la biologie et de l'embryologie
contemporaines, ne sont que peu ou pas expos�es, la m�moire des �l�ves
est surcharg�e d'une masse de faits philologiques et historiques qui
n'ont d'utilit� ni pour la culture th�orique, ni pour la vie pratique.
Mais, d'autre part, les institutions vieillies et l'organisation des
facult�s, dans nos universit�s, r�pondent aussi peu que le mode
d'enseignement dans les gymnases et les �coles primaires au degr�
d'�volution o� est parvenue aujourd'hui la philosophie moniste.


=L'Eglise.=--L'Eglise nous offre, sans contredit, le summum du
contraste avec la culture moderne et ce qui en fait la base,
c'est-�-dire la connaissance approfondie de la nature. Nous ne
parlerons pas ici du papisme ultramontain ou des sectes �vang�liques
orthodoxes qui ne le c�dent en rien au premier pour l'ignorance de la
r�alit� et renseignement de la plus inique superstition. Consid�rons
plut�t le sermon d'un pasteur lib�ral, lequel poss�derait une bonne
culture moyenne et ferait � la raison sa place � c�t� de la foi.

Nous y rel�verons, � c�t� d'excellentes maximes morales parfaitement
en harmonie avec notre Ethique moniste (voy. notre chap. XIX)
et � c�t� de vues humanitaires--auxquelles nous souscrivons
pleinement,--des vues sur la nature de Dieu et du monde, de l'homme et
de la vie, qui sont en contradiction absolue avec les exp�riences des
naturalistes. Rien d'�tonnant � ce que les techniciens et les
chimistes, les m�decins et les philosophes qui ont �tudi� � fond la
nature et r�fl�chi profond�ment sur ce qu'ils avaient observ�,
refusent absolument d'aller entendre de pareils sermons. Il manque �
nos Th�ologiens comme � nos philologues, � nos politiciens comme � nos
juristes, cette _connaissance indispensable de la Nature_, fond�e sur
la doctrine moniste de l'�volution et qui a d�j� pris possession de
notre science moderne.


=Conflit entre la raison et le dogme.=--De ces conflits regrettables,
trop sommairement indiqu�s ici, il r�sulte, dans notre vie
intellectuelle moderne, de graves probl�mes qui, par le danger qu'ils
pr�sentent, demandent � �tre �cart�s sans retard. Notre culture
moderne, r�sultat des progr�s immenses de la science, revendique ses
droits dans tous les domaines de la vie publique et priv�e; elle veut
voir l'humanit�, gr�ce � la _raison_, parvenue � ce haut degr� de
science et, par suite, d'approximation du bonheur, dont nous sommes
redevables au grand d�veloppement des sciences naturelles. Mais contre
elle se dressent tout puissants, ces partis influents qui veulent
maintenir notre culture intellectuelle, en ce qui concerne les
probl�mes les plus importants, au stade repr�sent� par le moyen �ge et
de si loin d�pass�; ces partis s'ent�tent � demeurer sous le joug des
_dogmes_ traditionnels et demandent � la raison de se courber devant
cette �r�v�lation plus haute�. C'est le cas dans le monde des
th�ologiens, des philologues, des sociologues et des juristes. Les
mobiles de ceux-ci reposent, en grande partie, non pas sur un complet
�go�sme ou sur des tendances int�ress�es, mais tant sur l'ignorance
des faits r�els que sur l'habitude commode de la tradition. Des trois
grandes ennemies de la raison et de la science, la plus dangereuse
n'est pas la m�chancet� mais l'ignorance et peut-�tre plus encore la
paresse. Contre ces deux derni�res puissances les dieux eux-m�mes
luttent en vain, apr�s qu'ils ont heureusement combattu la premi�re.


=Anthropisme.=--Cette philosophie arri�r�e puise sa plus grande force
dans l'_anthropisme_ ou anthropomorphisme. Par ce terme, j'entends ce
�puissant et vaste complexus de notions erron�es qui tendent � mettre
l'organisme humain en opposition avec tout le reste de la nature, en
font la fin assign�e d'avance � la cr�ation organique, le tiennent
pour radicalement diff�rent de celle-ci et d'essence divine.� Une
critique plus approfondie de cet ensemble de notions nous montre
qu'elles reposent, en r�alit�, sur trois dogmes que nous distinguerons
sous les noms d'erreurs _anthropocentrique_, _anthropomorphique_ et
_anthropolatrique_[4].

  [4] E. HAECKEL: _Systematische Phylog�nie_, 1895, Bd. III, S. 646
  _bis_ 650: _Anthropogenie und Anthropismus_ (Anthropol�trie
  signifie culte divin de l'�tre humain.)

I.--_Le dogme anthropocentrique_ a pour point culminant cette
assertion que l'homme est le centre, le but final pr�alablement
assign� � toute la vie terrestre, ou, en �largissant cette conception,
� tout l'Univers. Comme cette erreur sert � souhait l'�go�sme humain
et comme elle est intimement m�l�e aux mythes des trois grandes
_religions m�diterran�ennes_ relatives � la Cr�ation: aux dogmes des
doctrines _mosa�que_, _chr�tienne_ et _mahom�tane_, elle domine encore
aujourd'hui dans la plus grande partie du monde civilis�.

II.--_Le dogme anthropomorphique_ se rattache de m�me aux mythes
relatifs � la Cr�ation et qu'on trouve non seulement dans les trois
religions d�j� nomm�es, mais dans beaucoup d'autres encore. Il compare
la cr�ation de l'Univers et le gouvernement du monde par Dieu aux
cr�ations artistiques d'un technicien habile ou d'un �ing�nieur
machiniste� et � l'administration d'un sage chef d'Etat. �Dieu le
Seigneur�, cr�ateur, conservateur et administrateur de l'Univers est
ainsi con�u, de tous points dans son mode de penser et d'agir, sur le
mod�le humain. D'o� il r�sulte, r�ciproquement, que l'homme est con�u
semblable � Dieu. �Dieu cr�a l'homme � son image.� La na�ve mythologie
primitive est un pur _homoth�isme_ et conf�re � ses dieux la forme
humaine, leur donne de la chair et du sang. La r�cente th�osophie
mystique est plus difficile � imaginer lorsqu'elle adore le dieu
personnel comme �invisible�--en r�alit� sous la forme gazeuse!--et le
fait, cependant, en m�me temps penser, parler et agir � la fa�on
humaine; elle aboutit ainsi au concept paradoxal de �vert�br� gazeux�.

III.--_Le dogme anthropol�trique_ r�sulte tout naturellement de cette
comparaison des activit�s humaine et divine, il aboutit au _culte_
religieux de l'organisme humain, au �d�lire anthropiste des grandeurs�
d'o� r�sulte, cette fois encore, la si pr�cieuse �croyance �
l'immortalit� personnelle de l'�me�, ainsi que le dogme dualiste de la
double nature de l'homme, dont l'�me immortelle n'habite que
temporairement le corps. Ces trois dogmes anthropistes, d�velopp�s
diversement et adapt�s aux formes variables des diff�rentes religions,
ont pris, au cours des ans, une importance extraordinaire et sont
devenus la source des plus dangereuses erreurs. La _philosophie
anthropiste_ qui en est issue est irr�conciliablement en opposition
avec notre connaissance moniste de la nature: celle-ci, par sa
perspective cosmologique, en fournit la r�futation.


=Perspective cosmologique.=--Non seulement les trois dogmes
anthropistes, mais encore bien d'autres th�ses de la philosophie
dualiste et de la religion orthodoxe deviennent inadmissibles, sit�t
qu'on les consid�re du point de vue critique de notre _perspective
cosmologique_ moniste. Nous entendons par l� l'observation si
compr�hensive de l'Univers telle que nous la pouvons faire en nous
�levant au point le plus haut o� soit parvenue notre connaissance
moniste de la nature. L� nous pouvons nous convaincre des _principes
cosmologiques_ suivants, principes importants et, � notre avis,
d�montr�s aujourd'hui pour la plus grande partie:

I. Le monde (Univers ou Cosmos) est �ternel, infini et illimit�.--II.
La substance qui le compose avec ses deux attributs (mati�re et
�nergie) remplit l'espace infini et se trouve en �tat de mouvement
perp�tuel.--III. Ce mouvement se produit dans un temps infini sous la
forme d'une �volution continue, avec des alternances p�riodiques de
d�veloppements et de disparitions, de progressions et de
r�gressions.--IV. Les innombrables corps c�lestes dispers�s dans
l'�ther qui remplit l'espace sont tous soumis � la loi de la
substance; tandis que dans une partie de l'Univers, les corps en
rotation vont lentement au devant de leur r�gression et de leur
disparition, des progressions et des n�oformations ont lieu dans une
autre partie de l'espace cosmique.--V. Notre soleil est un de ces
innombrables corps c�lestes passagers et notre terre est une des
innombrables plan�tes passag�res qui l'entourent.--VI. Notre plan�te a
travers� une longue p�riode de refroidissement avant que l'eau n'ait
pu s'y former en gouttes liquides et qu'ainsi n'ait �t� r�alis�e la
condition premi�re de toute vie organique.--VII. Le processus
biog�n�tique qui a suivi la lente formation et d�composition
d'innombrables formes organiques a exig� plusieurs millions d'ann�es
(plus de cent millions!)[5].--VIII. Parmi les diff�rents groupes
d'animaux qui se sont d�velopp�s sur notre terre au cours du processus
biog�n�tique, le groupe des Vert�br�s a finalement, dans la lutte pour
l'�volution, d�pass� de beaucoup tous les autres.--IX. Au sein du
groupe des Vert�br�s et � une �poque tardive seulement (pendant la
p�riode triasique), descendant des Reptiles primitifs et des
Amphibies, la classe des Mammif�res a pris le premier rang en
importance.--X. Au sein de cette classe, le groupe le plus parfait,
parvenu au degr� le plus �lev� de d�veloppement, est l'ordre des
Primates, apparu seulement au d�but de la p�riode tertiaire (il y a au
moins trois millions d'ann�es) et issu par transformation des
Placentariens inf�rieurs (Prochoriatid�s).--XI. Au sein du groupe des
Primates, l'esp�ce la derni�re venue et la plus parfaite est
repr�sent�e par l'homme, apparu seulement vers la fin de l'�poque
tertiaire et issu d'une s�rie de singes anthropo�des.--XII. D'o� l'on
voit que la soi-disant �histoire du monde�--c'est-�-dire le court
espace de quelques milliers d'ann�es � travers lesquelles se refl�te
l'histoire de la civilisation humaine,--n'est qu'un court �pisode
�ph�m�re, au milieu du long processus de l'histoire organique de la
terre, de m�me que celle-ci n'est qu'une petite partie de l'histoire
de notre syst�me plan�taire. Et de m�me que notre m�re, la terre,
n'est qu'une passag�re poussi�re du soleil, ainsi tout homme consid�r�
individuellement n'est qu'un minuscule grain de plasma, au sein de la
nature organique passag�re.

  [5] Dur�e de l'histoire organique de la terre, cf. ma conf�rence
  de Cambridge. �De l'�tat actuel de nos connaissances relativement
  � l'origine de l'homme�. 1898.

Rien ne me semble plus propre que cette grandiose _perspective
cosmologique_ � nous fournir, d�s le d�but, la juste mesure et le
point de vue le plus large que nous devons toujours garder lorsque
nous essayons de r�soudre la grande �nigme de l'Univers qui nous
entoure. Car par l� il est non seulement d�montr� clairement quelle
est l'exacte place de l'homme dans la nature, mais, en outre, le
_d�lire anthropiste des grandeurs_, si puissant, se trouve r�fut�; par
l� il est fait justice de la pr�tention avec laquelle l'homme s'oppose
� l'Univers infini et se rend hommage comme � l'�l�ment le plus
important du Cosmos. Ce grossissement illimit� de sa propre
signification a conduit l'homme, dans sa vanit�, � se consid�rer comme
l'�image de Dieu�, � revendiquer pour sa passag�re personne une �vie
�ternelle� et � s'imaginer qu'il poss�dait un entier �libre arbitre�.
Le �ridicule d�lire de C�sar�, dont Caligula �tait atteint, n'est
qu'une forme sp�ciale de cette orgueilleuse d�ification de l'homme par
lui-m�me. C'est seulement lorsque nous aurons renonc� � cet
inadmissible d�lire des grandeurs et lorsque nous aurons adopt� la
perspective cosmologique naturelle, que nous pourrons parvenir �
r�soudre les �nigmes de l'Univers.


=Nombre des �nigmes de l'Univers.=--L'homme moderne, sans culture,
tout comme l'homme primitif et grossier, se heurte � chaque pas � un
nombre incalculable d'�nigmes de l'Univers. A mesure que la culture
augmente et que la science progresse, ce nombre se r�duit. La
_philosophie moniste_ ne reconna�t, finalement, qu'une seule �nigme,
comprenant tout: le _probl�me de la substance_. Cependant il peut
para�tre utile de d�signer encore de ce nom un certain nombre des
probl�mes les plus difficiles. Dans le discours c�l�bre, prononc� par
lui en 1880 � l'Acad�mie des sciences de Berlin, au cours d'une s�ance
en l'honneur de Leibnitz, _Emile du Bois-Reymond_ distinguait _sept
�nigmes de l'Univers_ et les �num�rait dans l'ordre suivant: 1� Nature
de la mati�re et de la force; 2� Origine du mouvement; 3� Premi�re
apparition de la vie; 4� Finalit� (en apparence pr�con�ue) de la
nature; 5� Apparition de la simple sensation et de la conscience; 6�
La raison et la pens�e avec l'origine du langage, qui s'y rattache
�troitement; 7� La question du libre arbitre. De ces sept �nigmes, le
pr�sident de l'Acad�mie de Berlin en tient _trois_ pour tout � fait
transcendantes et insolubles (la 1re, la 2e et la 5e); il en consid�re
_trois_ autres comme difficiles, sans doute, mais comme pouvant �tre
r�solues (la 3e, la 4e et la 6e); au sujet de la septi�me et derni�re
�nigme de l'Univers, pratiquement la plus importante (� savoir le
libre arbitre), l'auteur semble incertain.

Comme mon _Monisme_ diff�re essentiellement de celui du pr�sident
berlinois, comme, d'autre part, la fa�on dont celui-ci con�oit les
�sept �nigmes de l'Univers� a trouv� le plus grand succ�s et s'est
propag�e dans tous les milieux, je consid�re comme opportun de prendre
de suite et nettement position vis-�-vis de mon adversaire.

A mon avis, les trois �nigmes �transcendantes� (1, 2, 5) sont
supprim�es par notre conception de la _substance_ (chapitre XII); les
trois autres probl�mes, difficiles mais solubles (3, 4, 6) sont
d�finitivement r�solus par notre moderne _th�orie de l'�volution_;
quant � la septi�me et derni�re �nigme, le libre arbitre, elle n'est
pas l'objet d'une explication critique et scientifique car, en tant
que _dogme_ pur, elle ne repose que sur une illusion et, en v�rit�,
n'existe pas du tout.


=Solution des �nigmes de l'Univers.=--Les moyens qui nous sont
offerts, les voies que nous avons � suivre pour r�soudre la grande
�nigme de l'Univers ne sont point autres que ceux dont se sert la
science pure, en g�n�ral, c'est-�-dire _l'exp�rience_ d'abord, le
_raisonnement_ ensuite. L'exp�rience scientifique s'acquiert par
l'observation et l'exp�rimentation, dans lesquelles interviennent en
premi�re ligne l'activit� de nos organes des sens, en second lieu,
celle des �foyers internes des sens� situ�s dans l'�corce c�r�brale.
Les organes �l�mentaires microscopiques sont, pour les premiers, les
cellules sensorielles, pour les seconds des groupes de cellules
ganglionnaires. Les exp�riences que nous avons faites du monde
ext�rieur, gr�ce � ces inappr�ciables organes de notre vie
intellectuelle, sont ensuite transform�es par d'autres parties du
cerveau en repr�sentations et celles-ci, � leur tour, associ�es pour
former des raisonnements. La formation de ces raisonnements a lieu par
deux voies diff�rentes, qui ont, selon moi, une �gale valeur et sont
au m�me degr� indispensables: l'_induction et la d�duction_. Les
autres op�rations c�r�brales, plus compliqu�es: encha�nement d'une
suite de raisonnements; abstraction et formation des concepts; le
compl�ment fourni � l'entendement, facult� de conna�tre, par
l'activit� plastique de la fantaisie; enfin la conscience, la pens�e
et le pouvoir de philosopher--tout cela ce sont encore autant de
fonctions des cellules ganglionnaires corticales, ni plus ni moins que
les fonctions pr�c�dentes, plus �l�mentaires. Nous les r�unissons
toutes sous le terme sup�rieur de _raison_[6].

  [6] Sur l'induction et la d�duction, cf. mon _Histoire de la
  cr�ation naturelle_ (neuvi�me �dition, 1898).


=Raison, sentiment et r�v�lation.=--Nous pouvons, par la seule raison,
parvenir � la v�ritable connaissance de la nature et � la solution des
�nigmes de l'Univers. La raison est le bien supr�me de l'homme et la
seule pr�rogative qui le distingue essentiellement des animaux. Il est
vrai, il n'a acquis cette haute valeur que gr�ce aux progr�s de la
culture intellectuelle, au d�veloppement de la _science_. L'homme
civilis� avant d'�tre instruit et l'homme primitif, grossier, sont
aussi peu (ou tout autant) �raisonnables� que les Mammif�res les plus
voisins de l'homme (les singes, les chiens, les �l�phants, etc.)
Cependant, c'est une opinion encore tr�s r�pandue, qu'en dehors de la
divine raison il y a en outre deux autres modes de connaissance (plus
importants m�me, va-t-on jusqu'� dire!): le _sentiment_ et la
_r�v�lation_. Nous devons, d�s le d�but, r�futer �nergiquement cette
dangereuse erreur. _Le sentiment n'a rien � d�m�ler avec la
connaissance de la v�rit�._ Ce que nous appelons �sentiment� et dont
nous faisons si grand cas, est une activit� compliqu�e du cerveau,
constitu�e par des �motions de plaisir et de peine, par des
repr�sentations d'attraction et de r�pulsion, par des aspirations du
d�sir passager. A cela peuvent s'adjoindre les activit�s les plus
diverses de l'organisme: besoins des sens et des muscles, de l'estomac
et des organes g�nitaux, etc. La connaissance de la v�rit� n'est en
aucune mani�re ce que r�clament ces complexus qui constituent la
statique et la dynamique sentimentales; au contraire, ils troublent
souvent la raison, seule capable d'y atteindre et ils lui nuisent � un
degr� souvent sensible. Aucune des ��nigmes de l'Univers� n'a encore
�t� r�solue ni m�me sa solution r�clam�e, par la fonction c�r�brale du
sentiment. Nous en pouvons dire autant de la soi-disant _r�v�lation_
et des pr�tendues _v�rit�s de la foi_ qu'elle nous fait conna�tre;
tout cela repose sur une illusion, consciente on inconsciente, ainsi
que nous le montrerons au chapitre XVI.


=Philosophie et Sciences Naturelles.=--Nous devons nous r�jouir comme
d'un des plus grands pas accomplis vers la solution des �nigmes de
l'Univers, de constater qu'en ces derniers temps on a de plus en plus
reconnu pour les deux uniques routes conduisant � cette solution:
_l'exp�rience et la pens�e_--ou _l'empirisme et la sp�culation_--enfin
consid�r�s comme ayant des droits �gaux et comme des m�thodes
scientifiques se compl�tant r�ciproquement. Les philosophes ont
graduellement reconnu que la sp�culation pure, telle, par exemple, que
PLATON et HEGEL l'employaient � la construction _id�aliste_ de
l'Univers, ne suffit pas � la connaissance v�ritable. Et de m�me, les
naturalistes se sont convaincus, d'autre part, que la seule
exp�rience, telle, par exemple, que BACON et MILL la donnaient pour
base � leur philosophie _r�aliste_, est insuffisante � elle seule pour
l'ach�vement m�me de cette philosophie. Car les deux grands moyens de
connaissance: l'exp�rience sensible et la pens�e appliquant la raison,
sont _deux fonctions diff�rentes du cerveau_; la premi�re s'effectue
par les organes des sens et les foyers sensoriels centraux, la seconde
s'effectue gr�ce aux foyers de pens�e interpos�s au milieu des
pr�c�dents, ces grands �centres d'association de l'�corce c�r�brale�
(cf. chap. VII et X). C'est seulement de l'action combin�e des deux
que peut r�sulter la vraie connaissance. Je sais bien qu'il existe
encore aujourd'hui maints philosophes qui veulent construire le monde
en puisant dans leur seule t�te et qui m�prisent la connaissance
empirique de la nature pour cette premi�re raison qu'ils ne
connaissent pas l'Univers v�ritable. D'autre part, aujourd'hui encore,
maint naturaliste affirme que l'unique devoir de la science est la
�connaissance des faits, l'�tude objective des ph�nom�nes naturels
consid�r�s isol�ment�; ils affirment que �l'�poque de la philosophie
est pass�e et qu'� sa place s'est install�e la science[7]. Cette
supr�matie exclusive accord�e � l'empirisme est une erreur non moins
dangereuse que l'erreur oppos�e, qui conf�re cette supr�matie � la
sp�culation. Les deux moyens de connaissance sont r�ciproquement
indispensables l'un � l'autre. Les plus grands triomphes de l'�tude
moderne de la nature: la th�orie cellulaire et la th�orie de la
chaleur, la doctrine de l'�volution et la loi de la substance, sont
des _faits philosophiques_, non pas, cependant, des r�sultats de la
pure _sp�culation_, mais bien d'une _exp�rience_ pr�alable, la plus
�tendue et la plus approfondie possible.

  [7] R. VIRCHOW: _Die Gr�ndung der Berliner Universitaet und der
  Uebergang aus dem philosophischen in das naturwissenschaftliche
  Zeitalter_, Berlin, 1893.

Au d�but du XIXe si�cle, le plus grand de nos po�tes id�alistes,
SCHILLER, s'adressant aux deux partis en lutte, celui des philosophes
et celui des naturalistes, leur criait:

�La guerre soit entre vous! l'union viendra trop t�t encore! C'est �
la seule condition que vous restiez d�sunis dans la recherche, que la
v�rit� se fera conna�tre!�

Depuis lors, par bonheur, la situation s'est profond�ment modifi�e;
comme les deux partis, par des chemins diff�rents, tendaient au m�me
terme, ils se sont rencontr�s sur ce point et, unis par la communaut�
du but, ils se rapprochent sans cesse de la connaissance de la v�rit�.
Nous sommes revenus � cette heure, � la fin du XIXe si�cle, � cette
_m�thode scientifique moniste_ que le plus grand de nos po�tes
r�alistes, GOETHE, au d�but m�me du si�cle, avait reconnue �tre la
seule conforme � la nature[8].

  [8] Cf. l�-dessus le chapitre IV de ma _Morphologie g�n�rale_,
  1866: Critique des m�thodes employ�es dans les sciences
  naturelles.


=Dualisme et Monisme.=--Les directions diverses de la philosophie,
envisag�es du point de vue actuel des sciences naturelles, se s�parent
en deux groupes oppos�s: d'une part, la conception _dualiste_ o� r�gne
la scission, d'autre part, la conception _moniste_ o� r�gne l'unit�. A
la premi�re se rattachent g�n�ralement les dogmes t�l�ologiques et
id�alistes; � la seconde, les principes r�alistes et m�caniques. Le
_Dualisme_ (au sens le plus large!) s�pare, dans l'Univers, deux
substances absolument diff�rentes, un monde mat�riel et un Dieu
immat�riel qui se pose en face de lui comme son cr�ateur, son
conservateur et son r�gisseur. Le _Monisme_, par contre (entendu
�galement au sens le plus large du mot!) ne reconna�t dans l'Univers
qu'une substance unique, � la fois �Dieu et Nature�; pour lui, le
corps et l'esprit (ou la mati�re et l'�nergie) sont �troitement unis.

Le Dieu _supra terrestre_ du dualisme nous conduit n�cessairement au
_th�isme_; le dieu _intracosmique_ du monisme, par contre, au
_panth�isme_.


=Mat�rialisme et Spiritualisme.=--Tr�s souvent, aujourd'hui encore, on
confond les expressions diff�rentes de _monisme_ et _mat�rialisme_,
ainsi que les tendances essentiellement diff�rentes du mat�rialisme
th�orique et du pratique. Comme ces confusions de termes et d'autres
analogues ont des cons�quences tr�s f�cheuses et am�nent
d'innombrables erreurs, nous ferons encore, afin d'�viter tout
malentendu, les br�ves remarques suivantes: I. Notre _pur monisme_
n'est identique, ni avec le _mat�rialisme_ th�orique qui nie l'esprit
et ram�ne le monde � une somme d'atomes morts, ni avec le
_spiritualisme_ th�orique (r�cemment d�sign� par OSTWALD du nom
d'_�nerg�tique_[9]) qui nie la mati�re et consid�re le monde comme un
simple groupement d'�nergies ou de forces naturelles immat�rielles,
ordonn�es dans l'espace. II. Nous sommes bien plut�t convaincus avec
GOETHE que �la mati�re n'existe jamais, ne peut jamais agir sans
l'esprit et l'esprit jamais sans la mati�re.� Nous nous en tenons
fermement au monisme pur, sans ambigu�t�, de SPINOZA: la _mati�re_ (en
tant que substance ind�finiment �tendue) et l'_esprit_ ou �nergie (en
tant que substance sentante et pensante) sont les deux _attributs_
fondamentaux, les deux propri�t�s essentielles de l'Etre cosmique
divin, qui embrasse tout, de l'universelle _substance_, (cf. Chapitre
XII).

  [9] WILHELM OSTWALD: _Die Ueberwindung des wissenschaftlichen
  Materialismus_, 1895.




CHAPITRE II

Comment est construit notre corps.

  �TUDES MONISTES D'ANATOMIE HUMAINE ET COMPAR�E. CONFORMIT�
     D'ENSEMBLE ET DE D�TAIL ENTRE L'ORGANISATION DE L'HOMME ET
     CELLE DES MAMMIF�RES.

     �Nous pouvons consid�rer tel syst�me d'organes que nous
     voudrons, la comparaison des modifications qu'il subit � travers
     la s�rie simiesque, nous conduira toujours � cette m�me
     conclusion: Que les diff�rences anatomiques qui s�parent l'homme
     du gorille et du chimpanz�, ne sont pas si grandes que celles
     qui distinguent le gorille d'entre les autres singes.�

    �THOMAS HUXLEY (1863).�




SOMMAIRE DU DEUXI�ME CHAPITRE

  Importance fondamentale de l'anatomie.--Anatomie
     humaine.--Hippocrate. Aristote. Galien. V�sale.--Anatomie
     compar�e.--George Cuvier. Jean M�ller. Charles
     Gegenbaur.--Histologie.--Th�orie cellulaire.--Schleiden et
     Schwann. K�lliker. Virchow.--Les caract�res d'un animal
     vert�br� se retrouvent chez l'homme.--Les caract�res d'un
     animal t�trapode se retrouvent chez l'homme.--Les caract�res
     des Mammif�res se retrouvent chez l'homme.--Les caract�res des
     Placentaliens se retrouvent chez l'homme.--Les caract�res des
     Primates se retrouvent chez l'homme.--Prosimiens et
     Simiens.--Catarrhiniens.--Papiomorphes et
     Anthropomorphes.--Conformit� essentielle dans la structure du
     corps, entre l'homme et le singe anthropo�de.


LITT�RATURE

   C. GEGENBAUR.--_Lehrbuch der Anatomie des Menschen._ 1883.

   R. VIRCHOW.--_Gesammelte Abhandlungen, z. wissenschaftl.
   Medizin._ I. Die Einheits-Bestrebungen. 1856.

   J. RANKE.--_Der Mensch._ 1887.

   R. WIEDERSHEIM.--_Der Bau des Menschen als Zeugniss f�r seine
   Vergangenheit._ 1893.

   R. HARTMANN.--_Die menschenaehnlichen Affen und ihre
   Organisation im Vergleich z. menschlichen._ 1883.

   E. HAECKEL.--_Anthropogenie oder Entwickelungsgeschichte des
   Menschen IX_, Die Wirbelthier-Natur des Menschen. 1874.

   TH. SCHWANN.--_Mikroskopische Untersuchungen �ber die
   Uebereinstimmung in der Struktur und dem Wachsthum der Thiere
   und Pflanzen._ 1839.

   A. K�LLIKER.--_Handbuch der gewebelehre des Menschen._ 1889.

   PH. ST�HR.--_Lehrbuch der Histologie und der mikroskopischen
   Anatomie des Menschen._ 1898.

   O. HERTWIG.--_Die Zelle und die Gewebe. Grundz�ge der allgem.
   Anatomie und Physiologie._ 1896.


Toutes les recherches biologiques, toutes les �tudes sur la forme et
le fonctionnement des organismes, doivent avant tout s'arr�ter � la
consid�ration du _corps_ visible, sur lequel nous pouvons pr�cis�ment
observer ces ph�nom�nes morphologiques et physiologiques. Ce principe
vaut pour l'_homme_ aussi bien que pour tous les autres corps anim�s
de la nature. Cependant, les recherches ne doivent pas se borner � la
consid�ration de la forme ext�rieure, mais, p�n�trant � l'int�rieur de
celle-ci, faire l'�tude macroscopique et microscopique des �l�ments
qui la constituent. La science qui a pour objet cette recherche
fondamentale dans toute son �tendue est l'_anatomie_.


=Anatomie humaine.=--La premi�re incitation � l'�tude de la structure
du corps humain vint, comme c'�tait naturel, de la m�decine. Celle-ci,
chez les plus anciens peuples civilis�s, �tant d'ordinaire exerc�e par
les pr�tres, nous avons tout lieu de croire que d�s le second si�cle
avant J.-C. ou plus t�t encore, ces repr�sentants de la culture
d'alors poss�daient d�j� des connaissances anatomiques. Mais quant �
des connaissances plus pr�cises, acquises par la dissection des
mammif�res et appliqu�es ensuite � l'homme,--nous n'en trouvons que
chez les philosophes-naturalistes grecs des VIe et VIIe si�cles avant
J.-C., chez EMP�DOCLE (d'Agrigente) et D�MOCRITE (d'Abd�re), mais
avant tout chez le plus c�l�bre m�decin de l'antiquit� classique, chez
HIPPOCRATE (de Cos). C'est dans leurs �crits et dans d'autres, que
puisa, au IVe si�cle avant J.-C. le grand ARISTOTE, le si fameux �P�re
de l'histoire naturelle�, aussi vaste g�nie dans la science que dans
la philosophie. Apr�s lui, nous ne trouvons plus qu'un anatomiste
important dans l'antiquit�, le m�decin grec, CLAUDE GALIEN (de
Pergame); il eut, au IIe si�cle apr�s J.-C., � Rome, sous Marc-Aur�le,
une client�le des plus �tendues. Tous ces anatomistes anciens
acqu�raient la plus grande partie de leurs connaissances, non par
l'�tude du corps humain lui-m�me--qui �tait encore � cette �poque
s�v�rement interdite!--mais par celle des Mammif�res les plus voisins
de l'homme, surtout des _singes_; ils faisaient ainsi tous, �
proprement parler, de l'anatomie _compar�e_.

Le triomphe du _Christianisme_ avec les doctrines mystiques qui s'y
rattachent, fut, pour l'anatomie comme pour les autres sciences, le
signal d'une p�riode de d�cadence. Les _papes_ romains, les plus
grands charlatans de l'histoire universelle, cherchaient avant tout �
entretenir l'humanit� dans l'ignorance et regardaient avec raison la
connaissance de l'organisme humain comme un dangereux moyen
d'information sur notre v�ritable nature. Pendant le long espace de
temps de treize si�cles, les �crits de GALIEN demeur�rent presque
l'unique source pour l'anatomie humaine, comme ceux d'Aristote
l'�taient pour l'ensemble de l'histoire naturelle.

C'est seulement lorsqu'au XIVe si�cle la _R�forme_ vint renverser la
supr�matie intellectuelle du papisme,--tandis que le syst�me du monde
de COPERNIC renversait la conception g�ocentrique �troitement li�e
avec lui,--que commen�a, pour la connaissance du corps humain, une
nouvelle p�riode de rel�vement. Les grands anatomistes, V�SALE (de
Bruxelles), EUSTACHE et FALLOPE (de Mod�ne), par leurs propres et
savantes recherches, firent faire de tels progr�s � la science exacte
du corps humain, qu'ils ne laiss�rent � leurs nombreux successeurs (en
ce qui concerne les points essentiels) que des d�tails � ajouter �
leur oeuvre.

Le hardi autant que sagace et infatigable ANDR� V�SALE (dont la
famille, comme le nom l'indique, �tait originaire de Wesel), ouvrant
aux autres la voie, les devan�a tous; d�s l'�ge de 28 ans il
terminait sa grande oeuvre, pleine d'unit�, _De humani corporis
fabrica_ (1543); il donna � l'anatomie humaine tout enti�re une
direction nouvelle, originale et une base certaine. C'est pourquoi,
plus tard, � Madrid--o� V�SALE fut m�decin de Charles-Quint et de
Philippe II--il fut poursuivi par l'Inquisition comme sorcier et
condamn� � mort. Il n'�chappa au supplice qu'en partant pour
J�rusalem; au retour, il fit naufrage dans l'�le de Zante et il y
mourut mis�rable, malade et d�nu� de toute esp�ce de ressource.


=Anatomie compar�e.=--Les m�rites que notre XIXe si�cle s'est acquis
dans la connaissance de la structure du corps consistent surtout dans
l'extension qu'ont prise deux �tudes nouvelles, essentiellement
importantes, l'_anatomie compar�e_ et l'_histologie_ ou anatomie
microscopique. En ce qui concerne la premi�re, elle a �t�, d�s le
d�but, en rapport �troit avec l'anatomie humaine, elle a m�me suppl��
celle-ci tant que la dissection des cadavres a �t� tenue pour un crime
punissable de mort--et c'�tait encore le cas au XVe si�cle! Mais les
nombreux anatomistes des trois si�cles suivants se content�rent
presque exclusivement d'une observation exacte de l'organisme humain.
Cette discipline si d�velopp�e, que nous appelons aujourd'hui anatomie
compar�e, n'est n�e qu'en 1803, lorsque le grand zoologiste fran�ais
$1 (originaire de Montb�liard) publia ses remarquables �Le�ons sur
l'anatomie compar�e�, essayant par l�, pour la premi�re fois, de poser
des lois pr�cises relativement � la structure du corps humain et
animal. Tandis que ses pr�d�cesseurs--parmi lesquels GOETHE en
1790--s'�taient surtout attach�s � la comparaison du squelette de
l'homme avec celui des autres Mammif�res, CUVIER, d'un regard plus
ample, embrassa l'ensemble de l'organisation animale; il y distingua
quatre formes principales ou _Types_, ind�pendants l'un de l'autre:
les Vert�br�s, les Articul�s, les Mollusques et les Radi�s. Par
rapport � la �question des questions,� ce progr�s faisait �poque en ce
sens qu'il ressortait clairement de l� que l'homme appartenait au
type des _Vert�br�s_--et, de m�me, qu'il diff�rait essentiellement de
tous les autres types. Il est vrai que le p�n�trant LINN�, dans son
premier _Systema Naturae_ (1735) avait d�j� fait faire � la science un
progr�s important en assignant d'une mani�re d�finitive � l'homme sa
place dans la classe des mammif�res; il r�unissait m�me dans l'ordre
des _Primates_ les 3 groupes des Prosimiens, Singes et Homme. Mais il
manquait encore � cette conqu�te hardie de la syst�matique, ce
fondement empirique, plus profond, que CUVIER devait lui fournir par
l'anatomie compar�e. Celle-ci a achev� de se d�velopper avec les
grands anatomistes de notre si�cle: F. MECKEL (de Halle), J. MULLER
(de Berlin), R. OWEN ET TH. HUXLEY (en Angleterre), C. GEGENBAUR
(d'I�na, plus tard � Heidelberg). Ce dernier, dans ses _Principes
d'anatomie compar�e_ (1870) ayant pour la premi�re fois appliqu� �
cette science la th�orie de la descendance, pos�e peu avant par DARWIN
l'a �lev�e au premier rang des disciplines biologiques.

Les nombreux travaux d'anatomie compar�e de GEGENBAUR, de m�me que son
_Manuel d'anatomie humaine_ partout r�pandu, se distinguent par une
profonde connaissance empirique �tendue � un nombre inou� de faits,
ainsi que par l'interpr�tation philosophique, dans le sens de la
doctrine de l'�volution, que l'auteur a su en tirer. Son �_Anatomie
compar�e des Vert�br�s_� parue r�cemment (1898) pose le fondement
in�branlable sur lequel se peut appuyer notre certitude de l'identit�
absolue de nature entre l'homme et les Vert�br�s.


=Histologie et Cytologie.=--Suivant une tout autre direction que celle
prise par l'anatomie compar�e, notre si�cle a vu se d�velopper
�galement l'_anatomie microscopique_. D�j� en 1802, un m�decin
fran�ais, BICHAT, avait essay� au moyen du microscope, de dissocier,
dans les organes du corps humain, les �l�ments les plus t�nus et de
d�terminer les rapports de ces divers _tissus_ (hista ou tela). Mais
ce premier essai n'aboutit pas � grand'chose, car l'�l�ment commun
aux nombreuses esp�ces de tissus diff�rents demeurait inconnu. Il ne
fut d�couvert qu'en 1838 pour les plantes dans la _cellule_, par
SCHLEIDEN et aussit�t apr�s �galement pour les animaux par SCHWANN,
l'�l�ve et le pr�parateur de JEAN MULLER. Deux autres c�l�bres �l�ves
de ce grand ma�tre, encore vivants � cette heure: A. KOELLIKER et R.
VIRCHOW, poursuivirent alors dans le d�tail, entre 1860 et 1870 �
W�rzbourg, la _th�orie cellulaire_ et, fond�e sur elle, l'histologie
de l'organisme humain � l'�tat normal et dans les �tats pathologiques.
Ils d�montr�rent que, chez l'homme comme chez tous les autres animaux,
tous les tissus se composent d'�l�ments microscopiques identiques, les
_cellules_ et que ces �organismes �l�mentaires� sont les vrais
citoyens autonomes qui, assembl�s par milliards, constituent notre
corps, la �r�publique cellulaire.� Toutes ces cellules proviennent de
la division r�p�t�e d'une cellule simple, unique, la _cellule souche_
ou �ovule f�cond� (Cytula). La structure et la composition g�n�rale
des tissus est la m�me chez l'homme que chez les autres _Vert�br�s_.
Parmi ceux-ci, les Mammif�res, classe la derni�re parue et parvenue au
plus haut degr� de perfectionnement, se distinguent par certaines
particularit�s acquises tardivement. C'est ainsi, par exemple, que la
formation microscopique des poils, des glandes cutan�es, des glandes
lact�es, des globules sanguins, leur est tout � fait particuli�re et
diff�rente de ce qu'elle est chez les autres Vert�br�s; l'_homme_,
sous le rapport de toutes ces particularit�s histologiques, est un
_pur Mammif�re_.

Les recherches microscopiques d'A. KOELLIKER et de F. LEYDIG (�
Wurzbourg) ont non seulement �largi en tous sens notre connaissance de
la structure du corps humain et animal, mais en outre elles ont pris
une importance particuli�re en s'alliant � _l'histoire du
d�veloppement de la cellule_ et des tissus; elles ont, entre autres,
confirm� l'importante th�orie de THEODORE SIEBOLD (1845) selon
laquelle les animaux inf�rieurs, les Infusoires et les Rhizopodes
�taient consid�r�s comme des _organismes monocellulaires_.


=Caract�res des Vert�br�s chez l'homme.=--Notre corps tout entier
pr�sente, aussi bien dans l'ensemble que dans les particularit�s de sa
constitution, le type caract�ristique des _Vert�br�s_. Ce groupe, le
plus important et le plus perfectionn� du r�gne animal, n'a �t�
reconnu dans son unit� naturelle qu'en 1801 parle grand LAMARCK;
celui-ci r�unit sous ce terme les quatre classes sup�rieures de LINN�:
Mammif�res, Oiseaux, Amphibies et Poissons. Il leur opposa comme
_Invert�br�s_ les deux classes inf�rieures: Insectes et Vers. CUVIER
(1812) confirma l'unit� du type �Vert�br� et lui donna une base plus
solide encore par son anatomie compar�e. De fait, tous les caract�res
essentiels se retrouvent, identiques, chez tous les vert�br�s depuis
les poissons jusqu'� l'homme; ils poss�dent tous un squelette interne
solide, cartilagineux et osseux, compos� partout d'une colonne
vert�brale et d'un cr�ne; la complexit� de celui-ci est, sans doute,
tr�s diff�rente suivant les individus, mais elle se ram�ne toujours �
la m�me forme primitive. De plus, chez tous les Vert�br�s se trouve,
du c�t� dorsal de ce squelette axial, l'�organe de l'�me�, le syst�me
nerveux central, repr�sent� par une moelle �pini�re et un cerveau; et
nous pouvons dire de cet important _cerveau_--instrument de la
conscience et de toutes les fonctions psychiques sup�rieures!--ce que
nous avons dit de la capsule osseuse qui l'entoure, du _cr�ne_:
suivant les individus, son d�veloppement et sa taille pr�sentent les
degr�s les plus divers, mais, en somme, sa composition caract�ristique
reste la m�me.

Il en va de m�me si nous comparons les autres organes de notre corps
avec ceux des autres Vert�br�s: partout, par suite de l'_h�r�dit�_, la
disposition primitive et la position relative des organes restent les
m�mes, bien que la taille et le d�veloppement de chaque partie
diff�rent au plus haut degr� en raison de l'_adaptation_ � des
conditions de vie tr�s variables. C'est ainsi que nous voyons partout
le sang circuler par deux vaisseaux principaux, dont l'un (l'aorte)
passe au-dessus de l'intestin, l'autre (la veine principale)
au-dessous, et que celui-ci, en se dilatant � un endroit pr�cis,
constitue le _coeur_; ce �coeur ventral� est aussi caract�ristique des
Vert�br�s qu'inversement le �coeur dorsal� est typique chez les
Articul�s et les Mollusques. Un autre trait non moins sp�cial � tous
les Vert�br�s, c'est la pr�coce subdivision du tube digestif en un
_pharynx_ (ou �intestin branchial�) servant � la respiration, et un
_intestin_ auquel se rattache le foie, (d'o� le nom d'�intestin
h�patique�); enfin la segmentation du syst�me musculaire, la
constitution sp�ciale des organes urinaires et g�nitaux, etc. Sous
tous ces rapports anatomiques, l'_homme est un v�ritable Vert�br�_.


=Caract�res des T�trapodes chez l'homme.=--Sous le nom de
_Quadrup�des_ (T�trapodes), ARISTOTE d�signait d�j� tous les animaux
sup�rieurs, � sang chaud, caract�ris�s par la possession de deux
paires de pattes. Ce terme prit, plus tard, plus d'extension et fit
place au mot latin �Quadrup�des� apr�s que CUVIER e�t montr� que les
oiseaux et les hommes, qui ont deux �jambes�, �taient de v�ritables
T�trapodes. Il d�montra que le squelette interne osseux des quatre
jambes chez tous les Vert�br�s terrestres sup�rieurs, depuis les
Amphibies jusqu'� l'homme, �tait constitu� originairement de la m�me
fa�on, par un nombre fixe de segments. De m�me, les �bras� de l'homme,
les �ailes� de la chauve-souris et des oiseaux nous pr�sentent le m�me
squelette typique que les �membres ant�rieurs� des animaux coureurs,
des T�trapodes.

L'_unit� anatomique_ du squelette si compliqu�, dans les quatre
membres des T�trapodes, est un fait _tr�s important_. Pour s'en
convaincre, il suffit de comparer attentivement le squelette d'une
salamandre ou d'une grenouille avec celui d'un singe ou d'un homme. On
s'apercevra aussit�t que la ceinture scapulaire, en avant et la
ceinture iliaque, en arri�re, sont compos�es par les m�mes pi�ces
principales qu'on retrouve chez les autres �T�trapodes�. Partout, nous
voyons que le premier segment de la jambe proprement dite ne renferme
qu'un gros os long (en avant, l'os du bras, _humerus_; en arri�re,
l'os de la cuisse, _f�mur_); par contre, le deuxi�me segment est
originairement soutenu par deux os (en avant, _ulna_ et _radius_; en
arri�re, _fibula_ et _tibia_). Consid�rons maintenant la structure
complexe du pied proprement dit: nous serons surpris de voir que les
nombreux petits os qui le constituent sont partout dispos�s dans le
m�me ordre et partout en m�me nombre; dans toutes les classes de
T�trapodes, il y a homologie, en avant, entre les trois groupes d'os
du pied ant�rieur (ou de la �main�): I. _Carpus_; II. _Metacarpus_ et
III. _Digiti anteriores_; de m�me, en arri�re, entre les trois groupes
d'os du pied post�rieur: I. _Tarsus_; II. _Metatarsus_ et III. _Digiti
posteriores_. C'�tait une t�che tr�s difficile que de ramener � la
m�me forme primitive tous ces nombreux petits os, dont chacun peut
pr�senter des aspects si divers, subir des transformations si vari�es,
qui peuvent s'�tre en partie soud�s ou avoir en partie disparu--et il
n'�tait pas moins difficile d'�tablir partout l'�quivalence (ou
homologie) des diverses parties. Cette t�che n'a �t� pleinement
r�solue que par le plus grand des anatomistes contemporains, par C.
GEGENBAUR. Dans ses _Etudes d'anatomie compar�e chez les Vert�br�s_
(1864), il a montr� comment cette �jambe � cinq doigts�,
caract�ristique des T�trapodes terrestres, d�rivait originairement
(fait qui ne remonte pas au del� de la p�riode carbonif�re) de la
�nageoire� aux nombreux rayons (nageoire pectorale ou ventrale) des
anciens poissons marins. Le m�me auteur, dans ses c�l�bres _Etudes sur
le squelette c�phalique des vert�br�s_, 1872, avait montr� que le
cr�ne des T�trapodes actuels d�rivait de la plus ancienne forme de
cr�ne des poissons, celle des requins (S�laciens).

Il est encore bien digne de remarque que le nombre primitif de _cinq
doigts_ � chacune des quatre pattes, la _pentadactylie_ qui appara�t
pour la premi�re fois chez les Amphibies de l'�poque carbonif�re, se
soit transmise, par suite d'une rigoureuse _h�r�dit�_, jusqu'� l'homme
actuel. En cons�quence et tout naturellement, la disposition typique
des articulations et des ligaments, des muscles et des nerfs, est
rest�e dans ses grands traits, la m�me chez l'homme que chez les
autres �T�trapodes�; sous ces rapports importants, encore, l'_homme
est un v�ritable T�trapode_.


=Caract�res des Mammif�res chez l'homme.=--Les Mammif�res constituent
la classe la plus r�cente et celle ayant atteint le plus haut degr� de
perfectionnement parmi les Vert�br�s. Ils d�rivent, sans doute, comme
les Oiseaux et les Reptiles, de la classe plus ancienne des
_Amphibies_; mais ils se distinguent de tous les autres T�trapodes par
un certain nombre de caract�res anatomiques tr�s frappants. Les plus
saillants sont, ext�rieurement, le _rev�tement de poils_ qui couvre la
peau ainsi que la pr�sence de deux sortes de glandes cutan�es: des
glandes sudoripares et des glandes s�bac�es. Par une transformation
locale de ces glandes dans l'�piderme abdominal, s'est constitu�
(pendant la p�riode triasique?) l'organe qui est sp�cialement
caract�ristique de la classe et lui a valu son nom, la _mammelle_. Ce
facteur important de l'�levage des jeunes, comprend les _glandes
mammaires_ et les �poches mammaires� (replis de la peau dans la r�gion
abdominale) dont le d�veloppement ult�rieur donnera les _mamelons_,
par o� le jeune mammif�re t�tera le lait de sa m�re.

Dans l'organisation interne, un trait surtout caract�ristique c'est la
pr�sence d'un _diaphragme_ complet, cloison musculeuse qui, chez tous
les Mammif�res--et chez eux _seuls_!--s�pare compl�tement la cavit�
thoracique de la cavit� abdominale; chez tous les autres Vert�br�s,
cette s�paration fait d�faut. Le _cr�ne_ des Mammif�res se distingue
aussi par un certain nombre de transformations curieuses,
principalement en ce qui concerne la constitution de l'appareil
maxillaire (m�choires sup�rieure et inf�rieure, osselets de
l'oreille). Mais on trouve, en outre, des particularit�s sp�ciales,
d'ensemble et de d�tail, dans le cerveau, l'organe olfactif, le coeur,
les poumons, les organes g�nitaux externes et internes, les reins et
autres parties du corps des mammif�res. Tout cela r�uni t�moigne
indubitablement d'une s�paration entre ces animaux et les groupes
ancestraux plus anciens des Reptiles et des Amphibies, s�paration qui
se serait effectu�e de bonne heure, _au plus tard pendant la p�riode
triasique_--il y a au moins douze millions d'ann�es de cela!--Sous
tous ces rapports importants, l'_homme est un v�ritable Mammif�re_.


=Caract�res des Placentaliens chez l'homme.=--Les nombreux ordres (de
12 � 33), que la zoologie syst�matique moderne distingue dans la
classe des Mammif�res, ont �t� r�partis d�s 1816, par BLAINVILLE, en
trois grands groupes naturels qu'on regarde comme ayant la valeur de
sous-classes: I. _Monotr�mes_; II. _Marsupiaux_; III. _Placentaliens_.
Ces trois sous-classes, non seulement se distinguent l'une de l'autre
par des caract�res importants de structure et de d�veloppement, mais
correspondent en outre � trois _Stades historiques_ diff�rents de
l'�volution de la classe, ainsi que nous le verrons. Au groupe le plus
ancien, celui des _Monotr�mes_ de la p�riode triasique, a fait suite
celui des _Marsupiaux_ de la p�riode jurassique, suivi lui-m�me, dans
la p�riode calcaire seulement, par l'apparition des _Placentaliens_. A
cette sous-classe la plus r�cente, appartient l'homme lui-m�me, car il
pr�sente dans son organisation toutes les particularit�s qui
distinguent les Placentaliens en g�n�ral, des Marsupiaux et des
Monotr�mes, plus anciens encore.

Au nombre de ces particularit�s il faut citer en premi�re ligne
l'organe caract�ristique qui a valu aux Placentaliens leur nom, le
�g�teau maternel� ou _Placenta_. Celui-ci sert pendant longtemps �
nourrir le jeune embryon encore enferm� dans le corps de la m�re; il
est constitu� par des _villosit�s_ qui conduiront le sang et qui,
produites par le chorion de l'enveloppe embryonnaire, p�n�trent dans
des replis correspondants, d�pendant de la muqueuse de l'ut�rus
maternel; � cet endroit, la peau qui s�pare les deux formations
s'amincit � tel point que les mat�riaux nutritifs peuvent passer
imm�diatement � travers elle, du sang maternel dans le sang foetal.
Cet excellent mode de nutrition, qui n'est apparu que tardivement,
permet au jeune de s�journer plus longtemps dans la matrice
protectrice et d'y atteindre un degr� plus complet de d�veloppement;
il fait encore d�faut chez les _Implacentaliens_, c'est-�-dire chez
les deux sous-classes plus primitives des Marsupiaux et des
Monotr�mes. Mais les Placentaliens d�passent encore leurs anc�tres
implacentaliens par d'autres caract�res anatomiques, en particulier
par le d�veloppement plus grand du cerveau et la disparition de l'os
marsupial. Sous tous ces rapports importants, l'_homme est un
v�ritable Placentalien_.


=Caract�res des Primates chez l'homme.=--La sous-classe des
placentaliens pr�sente une telle richesse de formes qu'elle se divise
� son tour en un grand nombre _d'ordres_; on en admet g�n�ralement de
10 � 16; mais lorsqu'on consid�re, ainsi qu'il convient, les
importantes formes disparues, d�couvertes en ces derniers temps, ce
nombre s'�l�ve au moins � 20 ou 26. Pour mieux passer en revue ces
nombreux ordres et pour p�n�trer plus avant dans leurs connexions, il
importe de les r�unir en grands groupes naturels dont j'ai fait des
_l�gions_. Dans l'essai le plus r�cent[10] que j'ai propos� pour le
classement phylog�n�tique du syst�me placentalien, si compliqu�, j'ai
r�parti les 26 ordres en 6 l�gions et montr� que celles-ci se
ramenaient � 4 groupes-souches. Ces derniers, � leur tour, se ram�nent
� un groupe ancestral commun � tous les Placentaliens, au
_Prochoriatid�s_ de la p�riode calcaire.

  [10] _Systematische Phylogenie_, 1886, Theil III, O. 490.

Ceux-ci se rattachent imm�diatement aux anc�tres marsupiaux de la
p�riode jurassique. Comme repr�sentants les plus importants de ces
quatre groupes principaux, nous nous contenterons de citer, parmi les
formes actuelles, les Rongeurs, les Ongul�s, les Carnassiers et les
Primates.

La l�gion des _Primates_ comprend les trois ordres des prosimiens,
simiens et des hommes. Tous les individus compris dans ces trois
ordres ont en commun beaucoup de particularit�s importantes par o� ils
se distinguent des 23 autres ordres de Placentaliens. Ils sont
caract�ris�s, surtout, par de longues jambes, primitivement adapt�es
au mode de vie qui consistait � grimper. Les mains et les pieds ont
cinq doigts et ces longs doigts sont admirablement fa�onn�s pour
saisir et embrasser les branches d'arbres; ils portent, soit
quelques-uns, soit tous, des ongles (jamais de griffes).

La dentition est compl�te, comprend les quatre groupes de dents
(incisives, canines, pr�molaires et molaires). Par des particularit�s
importantes, sp�cialement par la constitution du cr�ne et du cerveau,
les Primates se distinguent des autres Placentaliens--et cela d'une
fa�on d'autant plus frappante qu'ils atteignent un plus haut degr� de
d�veloppement et sont apparus tard sur la terre.

Sous tous ces rapports anatomiques importants, notre organisme humain
est identique � celui des autres _Primates_: _L'homme est un v�ritable
Primate_.


=Caract�res simiesques chez l'homme.=--Une comparaison approfondie et
impartiale de la structure du corps chez les diff�rents primates,
permet de distinguer de suite deux ordres dans cette l�gion de
Mammif�res parvenus � un haut degr� de perfectionnement: les
_Prosimiens_ (ou H�mipitheci) et les _singes_ (Simiens ou Pitheci).
Les premiers apparaissent, sous tous les rapports, comme inf�rieurs et
plus anciens, les seconds comme constituant l'ordre sup�rieur et le
dernier paru. L'ut�rus des Prosimiens est encore double ou bicorne,
comme chez tous les autres Mammif�res; chez les singes, au contraire,
la corne droite et la gauche sont compl�tement fusionn�es, elles
forment un _ut�rus piriforme_ comme celui que l'homme seul, en dehors
du singe, nous pr�sente. De m�me que chez celui-ci, le cr�ne des
singes poss�de une cloison osseuse qui s�pare compl�tement la capsule
optique de la fosse temporale; chez les Prosimiens, cette cloison
n'est pas du tout ou tr�s imparfaitement d�velopp�e. Enfin, chez les
Prosimiens les h�misph�res sont encore lisses ou n'ont que peu de
circonvolutions et ils sont relativement peu d�velopp�s; chez les
singes ils le sont beaucoup plus, surtout l'�corce grise, l'organe des
fonctions psychiques sup�rieures; sa surface pr�sente les
circonvolutions et les scissures caract�ristiques, lesquelles sont
d'autant plus nettes qu'on se rapproche davantage de l'homme. Sous ces
rapports importants et sous d'autres encore, entr'autres dans la
formation du visage et des mains, l'_homme pr�sente tous les
caract�res anatomiques du v�ritable singe_.


=Caract�res des Catarrhiniens chez l'homme.=--L'ordre des singes, si
riche en formes vari�es, a �t�, d�s 1812, subdivis� par GEOFFROY en
deux sous ordres naturels, division aujourd'hui encore g�n�ralement
admise dans la zoologie syst�matique: les Singes de l'Occident
(_Platyrrhiniens_) et ceux de l'Orient (_Catarrhiniens_); les premiers
habitent exclusivement le nouveau Continent, les seconds l'ancien. Les
singes d'Am�rique sont appel�s Platyrrhiniens (� nez plat) parce que
leur nez est aplati, les narines dirig�es lat�ralement et s�par�es par
une large cloison. Par contre, les singes de l'Ancien Continent ont
tous le �nez mince� (Catarrhiniens); leurs narines sont, comme chez
l'homme, dirig�es vers le bas, la cloison qui les s�pare �tant mince.
Une autre diff�rence entre les deux groupes consiste en ce que le
tympan chez les Platyrrhiniens est situ� superficiellement, tandis que
chez les Catarrhiniens il est situ� plus profond�ment dans l'os du
rocher. Dans cette r�gion s'est d�velopp� un conduit auditif osseux,
long et �troit, tandis qu'il est encore court et large chez les singes
d'Am�rique, quand il ne fait pas compl�tement d�faut. Enfin, ce qui
constitue un contraste tr�s frappant et tr�s important entre les deux
groupes, c'est que tous les Catarrhiniens ont la dentition de l'homme,
� savoir 20 dents de lait et 32 dents d�finitives (pour chaque moiti�
de m�choire 2 incisives, 1 canine, 2 pr�molaires et 3 molaires)[11].
Les Platyrrhiniens, au contraire, ont une pr�molaire de plus � chaque
moiti� de m�choire, soit en tout 36 dents.

  [11] Ces chiffres fournissent ce qu'on appelle la �formule
  dentaire�; celle 2 1 2 3 de l'homme s'�crit d'ordinaire
  ainsi------- soit 8 dents � chaque moiti� de 2'1'2'3' m�choire,
  soit en tout 32 dents (N. du Tr.).

Ces diff�rences anatomiques entre les deux groupes de singes �tant
absolument g�n�rales et tranch�es, et correspondant � la r�partition
g�ographique dans deux h�misph�res s�par�s, nous sommes autoris�s �
poser entre elles une division syst�matique tr�s nette et � en tirer
cette cons�quence phylog�n�tique que depuis fort longtemps (plus d'un
million d'ann�es) les deux sous-ordres se sont d�velopp�s
ind�pendamment l'un de l'autre, l'un dans l'h�misph�re oriental,
l'autre dans l'h�misph�re occidental. Cela est essentiellement
important pour la gen�se de notre race, car l'_homme_ poss�de tous les
caract�res des _v�ritables catarrhiniens_; il descend de formes tr�s
anciennes et disparues de Catarrhiniens, lesquelles ont �volu� dans
l'ancien continent.


=Groupe des Anthropomorphes.=--Les nombreuses formes de Catarrhiniens,
encore aujourd'hui existantes en Asie et en Afrique, ont �t� depuis
longtemps group�es en deux sections naturelles: les singes � queue
(_Cynopitheca_) et les singes sans queue (_Anthropomorpha_). Ces
derniers se rapprochent beaucoup plus de l'homme que les premiers, non
seulement par le manque de queue et la forme g�n�rale du corps
(surtout de la t�te), mais encore par certains caract�res particuliers
qui, insignifiants en eux-m�mes, sont importants par leur constance.
Le sacrum, chez les singes anthropo�des comme chez l'homme, est
compos� de cinq vert�bres soud�es, tandis que chez les Cynopith�ques
il n'en comprend que trois, rarement quatre. Quant � la dentition, les
pr�molaires des Cynopith�ques sont plus longues que larges, celles des
Anthropomorphes, au contraire, plus larges que longues; en outre la
premi�re molaire pr�sente chez ceux-l� quatre, chez ceux-ci cinq
crochets. Enfin � la m�choire inf�rieure, de chaque c�t�, chez les
singes anthropo�des comme chez l'homme, l'incisive externe est plus
large que l'interne, tandis que c'est l'inverse qui a lieu chez les
Cynopith�ques. Ajoutons ce fait, qui a une importance toute sp�ciale
et n'a �t� �tabli qu'en 1890 par SELENKA, � savoir que les singes
anthropo�des nous pr�sentent les m�mes particularit�s de conformation
que l'homme en ce qui concerne le _placenta_ disco�de, la _Decidin
reflexe_ et le _cordon ombilical_ (cf. chap. IV)[12]. D'ailleurs, un
examen superficiel de la forme du corps chez les Anthropomorphes
encore existants suffit d�j� � faire voir que les repr�sentants
asiatiques de ce groupe (orang-outan et gibbon) aussi bien que les
africains (gorille et chimpanz�) sont plus voisins de l'homme, par
l'ensemble de leur structure, que tous les Cynopith�ques en g�n�ral.
Parmi ceux-ci, les _Papiomorphes_ � t�te de chien, en particulier les
papious et les chats de mer, n'atteignent qu'� un degr� tr�s inf�rieur
de d�veloppement. Les diff�rences anatomiques entre ces grossiers
papious et les singes anthropo�des parvenus � un si haut degr� de
perfectionnement, sont plus grandes sous tous les rapports--et
quelqu'organe que l'on compare!--que celles qui existent entre les
singes sup�rieurs et l'homme. Ce fait instructif a �t� d�montr� tout
au long en 1883 par l'anatomiste ROBERT HARTMANN, dans son travail sur
_Les singes anthropo�des et leur organisation compar�e � celle de
l'homme_. Ce savant a propos�, par suite, de subdiviser autrement
l'ordre des singes, � savoir en deux groupes principaux: celui des
_Primaires_ (Singes et Anthropo�des) et celui des Simiens proprement
dits ou _Pith�ques_ (les autres Catarrhiniens et tous les
Platyrrhiniens). En tous cas, des consid�rations pr�c�dentes nous
pouvons conclure � la _plus intime parent� entre l'homme et les singes
anthropomorphes_.

  [12] E. HAECKEL, _Anthropogenie_. 1891, IV Aufl., S. 599.

L'anatomie compar�e am�ne ainsi le chercheur impartial, qui fait
oeuvre de critique, en face de ce fait important: � savoir que le
corps de l'homme et celui des singes anthropo�des non seulement se
ressemblent au plus haut degr� mais que, sur tous les points
essentiels, la conformation est la m�me. Ce sont les m�mes 200 os,
dispos�s dans le m�me ordre et associ�s de la m�me fa�on, qui
composent notre squelette interne; les m�mes 300 muscles pr�sident �
nos mouvements; les m�mes poils couvrent notre peau; les m�mes groupes
de cellules ganglionnaires constituent le chef-d'oeuvre artistique
qu'est notre cerveau, le m�me coeur � quatre cavit�s sert de pompe
centrale � la circulation de notre sang; les m�mes 32 dents, dispos�es
suivant le m�me ordre, composent notre dentition; les m�mes glandes
salivaires, h�patiques et intestinales servent � notre digestion; les
m�mes organes de reproduction rendent possible la conservation de
notre esp�ce.

Il est vrai, � un examen plus minutieux, nous d�couvrons quelques
petites diff�rences de _grandeur_ et de _forme_ dans la plupart des
organes entre l'homme et les Anthropo�des, mais les m�mes diff�rences,
ou d'autres analogues ressortent �galement d'une comparaison attentive
entre les races humaines les plus �lev�es ou les plus inf�rieures; on
les constate m�me en comparant tr�s exactement entr'eux tous les
individus de notre propre race. Nous n'y trouvons pas deux personnes
qui aient tout � fait la m�me forme et la m�me grandeur de nez,
d'oreilles ou d'yeux. Il suffit, dans une assembl�e nombreuse, de
porter son attention sur ces diff�rentes parties du _visage_, pour se
convaincre de l'�tonnante vari�t� des formes, de la tr�s grande
variabilit� de l'esp�ce. Tout le monde sait que m�me des fr�res et
soeurs sont souvent conform�s si diff�remment qu'on a peine � les
croire issus d'un m�me couple. Toutes ces diff�rences individuelles
ne restreignent cependant pas la port�e de la loi d'_identit�
fondamentale de conformation corporelle_, car elles proviennent de
petites divergences dans le _d�veloppement_ individuel des parties.




CHAPITRE III

Notre vie.

  �TUDES MONISTES DE PHYSIOLOGIE HUMAINE ET COMPAR�E.--IDENTIT�,
     DANS TOUTES LES FONCTIONS DE LA VIE, ENTRE L'HOMME ET LES
     MAMMIF�RES.

   Jamais la physiologie ne nous conduit, en �tudiant les
   ph�nom�nes vitaux des corps naturels, � un autre principe
   d'explication que ceux qu'admettent la physique et la chimie par
   rapport � la nature inanim�e. L'hypoth�se d'une _force vitale_
   sp�ciale sous toutes ses formes est non seulement tout � fait
   superflue, mais en outre inadmissible. Le foyer de tous les
   processus vitaux et de l'�l�ment constitutif de toute substance
   vivante est la _cellule_. Par suite, si la physiologie veut
   expliquer les ph�nom�nes vitaux �l�mentaires et g�n�raux, elle
   ne le pourra qu'en tant que _Physiologie cellulaire_.

    MAX VERWORN (1894).




SOMMAIRE DU CHAPITRE III

  �volution de la physiologie � travers l'antiquit� et le moyen
     �ge: Galien.--Exp�rimentation et vivisection.--D�couverte de
     la circulation du sang par Harvey.--Force vitale (vitalisme).
     Haller.--Conceptions t�l�ologiste et vitaliste de la vie.
     Examen des processus physiologiques du point de vue m�caniste
     et moniste.--Physiologie compar�e au XIXe si�cle: Jean
     M�ller.--Physiologie cellulaire: Max Verworn.--Pathologie
     cellulaire: Virchow.--Physiologie de Mammif�res.--Identit�
     dans toutes les fonctions de la vie, entre l'homme et le
     singe.


LITT�RATURE

   M�LLER.--_Handbuch der Physiologie des Menschen._ 3 Bd. IV Aufl.
   1844. Traduit en fran�ais.

   R. VIRCHOW.--_Die Cellular-Pathologie in ihrer Begr�ndung auf
   physiologische und pathologische Gewebelehre._ IV Aufl. 1871.

   J. MOLESCHOTT.--_Kreislauf des Lebens. Physiologische Antworten
   auf Liebig's chemische Briefe._ V Aufl. 1886.

   CARL VOGT.--_Physiologische Briefe f�r Gebildete aller Staende._
   IV Aufl. 1874.

   LUDWIG B�CHNER.--_Physiologische Bilder._ III Aufl. 1886.

   C. RADENHAUSEN.--_Isis: Der Mensch und die Welt._ 4 Bd. 1874.

   A. DODEL.--_Aus Leben und Wissenschaft_ (I. _Leben und Tod._ II.
   _Natur-Verachtung und Betrachtung._ III. _Moses oder Darwin_)
   Stuttgart. 1896.

   MAX VERWORN.--_Allgemeine Physiologie. Ein grundriss der Lehre
   vom Leben._ (Iena. 1894, 2 Bd. Aufl. 1897).


Nos connaissances relativement � la vie humaine ne se sont �lev�es au
rang de _science_ r�elle et ind�pendante qu'au cours du XIXe si�cle;
elle y est devenue une des branches du savoir humain les plus �lev�es,
les plus importantes et les plus int�ressantes. De bonne heure, il est
vrai, on avait senti que la �Science des fonctions de la vie�, la
_physiologie_, constituait pour la m�decine un avantageux pr�ambule,
bien plus m�me, la condition n�cessaire de la r�ussite pratique pour
ceux qui faisaient profession de gu�rir, en rapport �troit avec
l'anatomie, science de la structure du corps. Mais la physiologie ne
pouvait �tre �tudi�e � fond que bien apr�s l'anatomie et bien plus
lentement qu'elle, car elle se heurtait � des difficult�s bien plus
grandes.

La notion de _vie_ en tant que contraire de la mort a naturellement
�t�, de tr�s bonne heure, un sujet de r�flexion. On observait chez
l'homme vivant ainsi que chez les autres animaux �galement vivants, un
certain nombre de changements caract�ristiques, des _mouvements_
surtout, qui �taient absents chez les corps �morts�: le changement
volontaire de lieu, par exemple, les battements du coeur, le souffle,
la parole, etc. Mais la distinction entre ces �mouvements organiques�
et les ph�nom�nes analogues chez les corps inorganiques n'�tait pas
facile et on y �chouait souvent; l'eau courante, la flamme vacillante,
le vent qui soufflait, le rocher qui s'�croulait, offraient � l'homme
des changements tout � fait analogues et il �tait tout naturel que
l'homme primitif attribu�t aussi � ces corps morts une vie
ind�pendante. Et d'ailleurs on ne pouvait pas fournir, quant aux
causes efficientes, une explication plus satisfaisante dans un cas
que dans l'autre.


=Physiologie humaine.=--Nous rencontrons les premi�res consid�rations
scientifiques sur la nature des fonctions vitales de l'homme (comme
d�j� celles relatives � la structure du corps) chez les m�decins et
les philosophes naturalistes grecs des VIe et Ve si�cles avant J.-C.
La plus riche encyclop�die des faits alors connus, se rapportant �
notre sujet, se trouve dans l'histoire naturelle d'ARISTOTE; une
grande partie de ses donn�es lui vient probablement d�j� de D�MOCRITE
et d'HIPPOCRATE. L'�cole de celui-ci avait d�j� tent� des
explications; elle admettait comme cause premi�re de la vie chez
l'homme et les animaux un _esprit de vie_ fluide (Pneuma); et d�j�
ERASISTRATE (280 avant J.-C.,) distinguait un esprit de vie inf�rieur
et un sup�rieur: le pneuma zoticon, dans le coeur et le pneuma
psychicon, dans le cerveau.

La gloire d'avoir rassembl� toutes ces connaissances �parses et
d'avoir tent� le premier essai en vue de constituer la physiologie en
syst�me,--revient au grand m�decin grec, GALIEN, que nous connaissons
d�j� comme le premier grand anatomiste de l'antiquit�. Dans ses
recherches sur les _organes_ du corps humain, il s'interrogeait
constamment au sujet des _fonctions_ de ces organes, proc�dant ici
encore par comparaison, �tudiant avant tout les animaux les plus
voisins de l'homme, les _singes_. Les r�sultats acquis en
exp�rimentant sur eux �taient directement �tendus � l'homme. Galien
avait d�j� reconnu la haute valeur de _l'exp�rimentation_ en
physiologie; dans ses vivisections de singes, de chiens, de porcs, il
avait fait divers essais int�ressants. Les _vivisections_ ont �t�
derni�rement l'objet des plus violentes attaques non seulement de la
part des gens ignorants et born�s, mais encore de la part des
th�ologiens ennemis de la science, et de personnes � l'�me tendre;
mais ce proc�d� fait partie des _m�thodes indispensables_ � l'�tude de
la vie et il nous a d�j� fourni des notions inappr�ciables sur les
questions les plus importantes: ce fait avait d�j� �t� reconnu par
GALIEN, il y a de cela 1700 ans.

Toutes les diverses fonctions du corps �taient par lui ramen�es �
trois groupes principaux, correspondant aux trois formes de _pneuma_,
de l'esprit de vie ou �spiritus�. Le pneuma psychicon--l'_�me_--a son
si�ge dans le _cerveau_ et les nerfs, il est l'instrument de la
pens�e, de la sensibilit� et de la volont� (mouvement volontaire); le
pneuma zoticon--_le coeur_--accomplit les �fonctions sphygmiques�, le
battement du coeur, le pouls et la production de chaleur; le pneuma
physicon, enfin, log� dans le _foie_, est la cause des fonctions
appel�es v�g�tatives, de la nutrition et des �changes de mat�riaux, de
la croissance et de la reproduction. L'auteur insistait, en outre,
sp�cialement sur le renouvellement du sang dans les poumons et
exprimait l'espoir qu'on parviendrait un jour � extraire de l'air
atmosph�rique l'�l�ment qui, par la respiration, p�n�tre comme pneuma
dans le sang. Plus de quinze si�cles s'�coul�rent avant que ce pneuma
respiratoire,--l'acide carbonique--f�t d�couvert par LAVOISIER.

Pour la physiologie de l'homme, comme pour son anatomie, le grandiose
syst�me de GALIEN demeura, pendant le long espace de temps de treize
si�cles, le _codex aureus_, la source inattaquable de toute
connaissance. L'influence du christianisme, hostile � toute culture,
amena ici, comme dans toutes les autres branches des sciences
naturelles, d'insurmontables obstacles. Du IIIe au XVIe si�cle, on ne
rencontre pas un seul chercheur qui ait os� �tudier de nouveau par
lui-m�me les fonctions de l'organisme humain et sortir des limites du
syst�me de Galien. Ce n'est qu'au XVIe si�cle que de modestes essais
furent faits dans cette voie, par des m�decins et des anatomistes
�minents: PARACELSE, SERVET, V�SALE, etc. Mais ce n'est qu'en 1628 que
le m�decin anglais HARVEY publia sa grande d�couverte de la
_circulation du sang_, d�montrant que le coeur est une pompe foulante
qui, par la contraction inconsciente et r�guli�re de ses muscles,
pousse sans cesse le flot sanguin dans le syst�me clos des vaisseaux
veines et capillaires. Non moins importantes furent les recherches
d'Harvey sur la g�n�ration animale, � la suite desquelles il posa le
principe c�l�bre: �Tout individu vivant se d�veloppe aux d�pens d'un
oeuf� (_omne vivum ex ovo._)

L'impulsion puissante qu'Harvey avait donn�e aux observations et aux
recherches physiologiques amena, aux XVIe et XVIIe si�cles, un grand
nombre de d�couvertes. Elles furent r�unies pour la premi�re fois au
milieu du si�cle dernier par le savant A. HALLER; dans son grand
ouvrage, _Elementa physiologiae_, il �tablit la valeur propre de cette
science, ind�pendamment de ses rapports avec la m�decine pratique.
Mais par le fait qu'il admettait comme cause de l'activit� nerveuse
une �force d'impressionnabilit� ou sensibilit� sp�ciale et pour cause
du mouvement musculaire une �excitabilit� ou irritabilit� sp�ciale,
Haller pr�parait le terrain � la doctrine erron�e d'une _force vitale_
sp�ciale (_vis vitalis_).


_Force vitale_ (vitalisme).--Pendant plus d'un si�cle, du milieu du
XVIIIe au milieu du XIXe si�cle, cette id�e r�gna dans la m�decine (et
sp�cialement dans la physiologie) que, si une partie des ph�nom�nes
vitaux se ramenaient � des processus physiques et chimiques, les
autres �taient produits par une force sp�ciale, ind�pendante de ces
processus: la _force vitale_ (_vis vitalis_). Si diff�rentes que
fussent les th�ories relatives � la nature de cette force et en
particulier � son rapport avec l'�me, elles �taient cependant toutes
d'accord pour reconna�tre que la force vitale est ind�pendante des
forces physico-chimiques de la �mati�re� ordinaire, et en diff�re
essentiellement; en tant que _force premi�re_ (_archeus_)
ind�pendante, manquant � la nature inorganique, la force vitale
devait, au contraire, prendre celle-ci � son service. Non seulement
l'activit� de l'�me elle-m�me, la sensibilit� des nerfs et
l'irritabilit� des muscles, mais encore le fonctionnement des sens,
les ph�nom�nes de reproduction et de d�veloppement semblaient si
merveilleux, leur cause si �nigmatique, qu'on trouvait impossible de
les ramener � de simples processus naturels, physiques et chimiques.
L'activit� de la force vitale �tant libre, agissant consciemment et en
vue du but, elle aboutit, en philosophie, � une parfaite _t�l�ologie_;
celle-ci parut surtout incontestable apr�s que le grand philosophe
�critique� lui-m�me, KANT, dans sa c�l�bre critique du jugement
t�l�ologique, e�t avou� que, sans doute, la comp�tence de la raison
humaine �tait illimit�e quand il s'agissait de l'explication m�canique
des ph�nom�nes, mais que les pouvoirs de cette raison expiraient
devant les ph�nom�nes de la vie organique; ici, la n�cessit�
s'imposait de recourir � un principe agissant avec finalit�, ainsi
surnaturel. Il va de soi que, le contraste entre les ph�nom�nes
_vitaux_ et les fonctions organiques _m�caniques_ se faisait plus
frappant � mesure que progressait pour celles-ci l'explication
physico-chimique. La circulation du sang et une partie des ph�nom�nes
moteurs pouvaient �tre ramen�s � des processus m�caniques; la
respiration et la digestion � des actes chimiques analogues � ceux qui
ont lieu dans la nature inorganique; mais la m�me chose semblait
impossible lorsqu'il s'agissait de l'activit� merveilleuse des nerfs
ou des muscles, comme, en g�n�ral, de la �vie de l'�me� proprement
dite; et d'ailleurs le concours de toutes ces diff�rentes forces, dans
la vie de l'individu, ne semblait pas non plus explicable par l�.
Ainsi se d�veloppa un _dualisme_ physiologique complet, une opposition
radicale entre la nature inorganique et l'organique, entre les
processus vitaux et les m�caniques, entre la force mat�rielle et la
force vitale, entre le corps et l'�me. Au d�but du XIXe si�cle, ce
vitalisme a �t� �tabli avec de nombreux arguments � l'appui, en France
par L. DUMAS, par REIL en Allemagne.

Un joli expos� po�tique en avait �t� donn�, d�s 1795, par ALEX. DE
HUMBOLDT dans son r�cit du G�nie de Rhodes (reproduit avec des
remarques critiques dans les _Vues de la nature_).


=Le m�canisme de la vie (physiologie moniste).=--D�s la premi�re
moiti� du XVIIe si�cle, le c�l�bre philosophe DESCARTES, sous
l'influence de HARVEY qui venait de d�couvrir la circulation du sang,
avait exprim� l'id�e que le corps de l'homme, comme celui des animaux,
n'�tait qu'une _machine_ compliqu�e, dont les mouvements se
produisaient en vertu des m�mes lois m�caniques auxquelles ob�issaient
les machines artificielles construites par l'homme dans un but
d�termin�. Il est vrai, DESCARTES revendiquait pour l'homme seul la
compl�te ind�pendance de son �me immat�rielle et il posait m�me la
sensation subjective, la pens�e, comme l'unique chose au monde dont
nous ayons imm�diatement une connaissance certaine (�_Cogito, ergo
sum!_�) Pourtant, ce dualisme ne l'emp�cha pas de stimuler dans
diverses directions la science m�canique des ph�nom�nes vitaux
consid�r�s en eux-m�mes. A sa suite, BORELLI (1660) expliqua les
mouvements du corps, chez les animaux, par des lois toutes m�caniques,
tandis que SYLVIUS essayait de ramener les ph�nom�nes de la digestion
et de la respiration � des processus purement chimiques; le premier
fonda, en m�decine, une �cole _iatrom�canique_, le second, une �cole
_iatrochimique_. Mais ces �lans de la raison vers une explication
naturelle m�canique des ph�nom�nes vitaux, ne trouv�rent pas
d'application universelle, et, au cours du XVIIIe si�cle, ils furent
compl�tement r�prim�s � mesure que se d�veloppait le vitalisme
t�l�ologique. La r�putation d�finitive de celui-ci et le retour au
point de vue pr�c�dent ne furent accomplis qu'en ce si�cle, lorsque,
vers 1840, la physiologie _compar�e_ moderne s'�leva au rang de
science f�conde.


=Physiologie compar�e.=--Nos connaissances relatives aux fonctions du
corps humain, pas plus que celles relatives � la structure de ce
corps, ne furent acquises, � l'origine, par l'observation directe de
l'organisme humain mais, en grande partie, par celle des Vert�br�s
sup�rieurs les plus proches de lui, surtout des _Mammif�res_.

En ce sens les d�buts les plus recul�s des deux sciences m�ritent d�j�
d'�tre appel�s anatomie et physiologie _compar�es_. Mais la
physiologie compar�e proprement dite, qui embrasse tout le domaine des
ph�nom�nes vitaux depuis les animaux inf�rieurs jusqu'� l'homme, ne
date que de ce si�cle dont elle a �t� une difficile conqu�te; son
grand fondateur fut JEAN M�LLER (n� en 1801 � Berlin, fils d'un
cordonnier).

De 1833 � 1858, vingt-cinq ann�es durant, ce biologiste (le plus
�rudit de notre temps et celui dont les aptitudes furent les plus
diverses) d�ploya � l'Universit� de Berlin, tant comme professeur que
dans ses recherches de savant, une activit� qui n'est comparable qu'�
celles r�unies de HALLER et de CUVIER. Presque tous les grands
biologistes qui ont enseign� en Allemagne ou exerc� quelque influence
sur la science pendant ces 60 derni�res ann�es, ont �t� directement ou
indirectement les �l�ves de J. M�ller. Parti d'abord de l'anatomie et
de la physiologie humaines, celui-ci �tendit bient�t ses �tudes
comparatives � tous les grands groupes d'animaux sup�rieurs et
inf�rieurs. Et comme il comparait, en m�me temps, la structure des
animaux disparus avec celle des animaux actuels, les conditions de
l'organisme sain avec celles du malade, comme il faisait un effort
vraiment philosophique pour synth�tiser tous les ph�nom�nes de la vie
organique, M�ller �leva les sciences biologiques � une hauteur
qu'elles n'avaient jamais encore atteinte.

Le fruit le plus pr�cieux de ces �tudes si �tendues de Jean M�ller, ce
fut son _Manuel de Physiologie humaine_; cet ouvrage classique donnait
beaucoup plus que ne promettait son titre: c'est l'�bauche d'une vaste
�Biologie compar�e�. Au point de vue de la valeur de ce qu'il renferme
et de la quantit� de probl�mes qu'il embrasse, ce livre, aujourd'hui
encore, est sans rival. En particulier, les m�thodes d'observation et
d'exp�rimentation y sont appliqu�es de fa�on aussi magistrale que les
m�thodes d'induction et de d�duction. M�LLER, il est vrai, fut, au
d�but, comme tous les physiologistes de son �poque, vitaliste.
Seulement, la doctrine r�gnante de la force vitale prit chez lui une
forme sp�ciale et se transforma graduellement en son exact oppos�.
Car, dans toutes les branches de la physiologie, M�ller s'effor�ait
d'expliquer les ph�nom�nes vitaux m�caniquement; sa force vitale
r�form�e ne r�gne pas _au-dessus_ des lois physico-chimiques
auxquelles est soumis tout le reste de la nature: elle est �troitement
_li�e_ � ces lois m�mes; ce n'est rien d'autre, en somme, que la _vie_
elle-m�me, c'est-�-dire la somme de tous les ph�nom�nes moteurs que
nous observons chez les organismes vivants. Ces ph�nom�nes, M�ller
s'effor�ait partout de les expliquer m�caniquement, dans la vie
sensorielle, comme dans la vie de l'�me, qu'il s'ag�t de l'activit�
musculaire, des ph�nom�nes de la circulation, de la respiration ou de
la digestion,--ou qu'il s'ag�t des ph�nom�nes de reproduction et de
d�veloppement. M�ller provoqua les plus grands progr�s en ce que,
partout, partant des ph�nom�nes vitaux les plus simples, observables
chez les animaux inf�rieurs, il en suivait pas � pas l'�volution
graduelle jusqu'aux formes les plus �lev�es, jusqu'� l'homme. Ici, sa
m�thode de _comparaison critique_, aussi bien en physiologie qu'en
anatomie, se trouvait confirm�e.

JEAN M�LLER est, en outre, le seul des grands naturalistes qui ait
attach� une �gale importance aux diverses branches de la science et
s'en soit constitu� le repr�sentant collectif. Aussit�t apr�s sa mort,
le vaste domaine de son enseignement se morcela en quatre provinces,
presque toujours rattach�es aujourd'hui � quatre chaires diff�rentes
(sinon davantage), � savoir: Anatomie humaine et compar�e, Anatomie
pathologique, Physiologie et Embryologie. On a compar� la division du
travail qui s'est effectu�e subitement (1858) au sein de cet immense
�rudition, au morcellement de l'empire autrefois constitu� par
Alexandre le Grand.


=Physiologie cellulaire.=--Parmi les nombreux �l�ves de JEAN M�LLER
qui, en partie de son vivant d�j�, en partie apr�s sa mort,
contribu�rent puissamment aux progr�s des diverses branches de la
biologie, il faut citer comme l'un des plus heureux (sinon, peut-�tre,
comme le plus important!) TH�ODORE SCHWANN. Lorsqu'en 1838 le
botaniste de g�nie, SCHLEIDEN, reconnut dans la _cellule_ l'organe
�l�mentaire commun � toutes les plantes et d�montra que tous les
tissus du corps des v�g�taux �taient compos�s de cellules, J. M�LLER
entrevit de suite l'immense port�e de cette importante d�couverte; il
essaya lui-m�me de retrouver la m�me composition dans diff�rents
tissus du corps animal, par exemple dans la _corde dorsale_ des
Vert�br�s, provoquant ainsi son �l�ve SCHWANN � �tendre cette
v�rification � tous les tissus animaux. Celui-ci r�solut heureusement
cette t�che difficile dans ses _Recherches microscopiques sur
l'identit� de structure et de d�veloppement chez les animaux et les
plantes_ (1839). Ainsi �tait pos�e la pierre angulaire de la _th�orie
cellulaire_ dont l'importance fondamentale, tant pour la physiologie
que pour l'anatomie, s'est accrue d'ann�e en ann�e, trouvant toujours
une confirmation plus g�n�rale.

Que l'activit� fonctionnelle de tous les organismes se ramen�t � celle
de leurs �l�ments histologiques, aux cellules microscopiques, c'est ce
que montr�rent surtout deux autres �l�ves de J. M�ller, le p�n�trant
physiologiste E. BR�CKE, de Vienne, et le c�l�bre histologiste de
W�rzbourg, ALBERT K�LLIKER. Le premier d�signa tr�s justement la
cellule du nom d'_organisme �l�mentaire_ et montra en elle, aussi bien
dans le corps de l'homme que dans celui des animaux, le seul facteur
actuel spontan�ment productif de la vie. K�LLIKER s'illustra, non
seulement par le progr�s qu'il fit faire � l'histologie en g�n�ral,
mais principalement par la preuve qu'il donna que l'oeuf des animaux,
ainsi que les �sph�res de segmentation� qui en proviennent, sont de
simples cellules.

Bien que la haute importance de la th�orie cellulaire pour tous les
probl�mes biologiques f�t universellement reconnue, cependant la
_physiologie cellulaire_, qui s'est fond�e sur elle, ne s'est
constitu�e d'une mani�re ind�pendante qu'en ces derniers temps. Ici,
il faut reconna�tre � MAX VERWORN, principalement, un double m�rite.
Dans ses _�tudes psychophysiologiques sur les Protistes_ (1889),
s'appuyant sur d'ing�nieuses recherches exp�rimentales, il a montr�
que la _Th�orie de l'�me cellulaire_[13], propos�e par moi en 1886,
trouve une enti�re justification dans l'�tude exacte des Protozoaires
unicellulaires et que �les processus psychiques observables dans le
groupe des Protistes forment le pont qui relie les ph�nom�nes
chimiques de la nature inorganique � la vie de l'�me, chez les animaux
sup�rieurs�. Verworn a d�velopp� ces vues et les a appuy�es sur
l'embryologie moderne dans sa _Physiologie g�n�rale_ (2e �dition,
1897).

  [13] E. HAECKEL: _Zellseelen und Seelenzellen. Gesammelte
  populaere Vortraege_. I Heft 1878.

Cet ouvrage remarquable nous ram�ne pour la premi�re fois au point de
vue si compr�hensif de JEAN M�LLER, au contraire des m�thodes �troites
et exclusives de ces physiologistes modernes qui croient pouvoir
�tablir la nature des ph�nom�nes vitaux exclusivement au moyen
d'exp�riences physiques et chimiques. VERWORN a montr� que c'est
seulement par la _m�thode comparative de_ M�LLER et par une �tude plus
approfondie de la _physiologie cellulaire_, qu'on peut s'�lever
jusqu'au point de vue qui nous permet d'embrasser d'un regard
d'ensemble tout le domaine merveilleux des ph�nom�nes vitaux; par l�
seulement nous nous convaincrons que les fonctions vitales de l'homme,
toutes tant qu'elles sont, ob�issent aux m�mes lois physiques et
chimiques que celles des autres animaux.


=Pathologie cellulaire.=--L'importance fondamentale de la th�orie
cellulaire pour toutes les branches de la biologie a trouv� une
confirmation nouvelle dans la seconde moiti� du XIXe si�cle. Non
seulement, en effet, la morphologie et la physiologie ont fait de
grandioses progr�s, mais encore et surtout nous avons assist� � la
compl�te r�forme de cette science biologique qui eut de tous temps la
plus grande importance par ses rapports avec la m�decine pratique: la
_Pathologie_. L'id�e que les maladies de l'homme, comme celles de
tous les �tres vivants, sont des ph�nom�nes _naturels_ qui doivent,
partant, �tre �tudi�s scientifiquement au m�me titre que les autres
fonctions vitales, �tait d�j� une conviction profonde chez beaucoup
d'anciens m�decins. Au XVIIe si�cle m�me, quelques �coles m�dicales,
celles des _Iatrophysiciens_ et des _Iatrochimistes_, avaient d�j�
essay� de ramener les causes des maladies � certaines transformations
physiques ou chimiques. Mais le degr� tr�s inf�rieur de d�veloppement
de la science d'alors emp�chait le succ�s durable de ces l�gitimes
efforts. C'est pourquoi, jusqu'au milieu du XIXe si�cle, quelques
th�ories anciennes qui cherchaient l'essence de la maladie dans des
causes surnaturelles ou mystiques, furent-elles presque
universellement admises.

C'est seulement � cette �poque que RUDOLF VIRCHOW, �galement l'�l�ve
de JEAN M�LLER, eut l'heureuse pens�e d'appliquer � l'organisme malade
la th�orie cellulaire qui valait pour l'homme sain; il chercha dans
des transformations imperceptibles des cellules malades et des tissus
constitu�s par leur ensemble, la v�ritable cause de ces
transformations plus apparentes qui, sous l'aspect de �maladies�,
menacent l'organisme vivant de danger et de mort. Pendant les sept
ann�es, surtout, qu'il fut professeur � W�rzbourg (1849-1856), VIRCHOW
s'acquitta avec un tel succ�s de la t�che qu'il s'�tait propos�e, que
sa _Pathologie cellulaire_ (publi�e en 1858) ouvrit brusquement,
devant la pathologie tout enti�re et devant la m�decine pratique
appuy�e sur elle, des voies nouvelles, hautement f�condes. Quant �
nous et � la t�che que nous nous sommes propos�e, l'importance
capitale qu'offre pour nous cette r�forme de la m�decine vient de ce
qu'elle nous conduit � une conception purement scientifique et moniste
de la maladie. L'homme malade, aussi bien que l'homme sain, sont donc
soumis aux m�mes ��ternelles lois d'airain� de la physique et de la
chimie, que tout le reste du monde organique.


=Physiologie des Mammif�res.=--Parmi les nombreuses classes d'animaux
(50 � 80) que distingue la zoologie moderne, les _Mammif�res_, non
seulement au point de vue morphologique, mais encore au point de vue
physiologique, occupent une place tout � fait � part.

Et puisque l'homme, par la structure tout enti�re de son corps,
appartient � la classe des Mammif�res, nous pouvons nous attendre �
l'avance � ce que le caract�re sp�cial de ses fonctions lui soit
commun avec les autres Mammif�res. Et de fait, il en va bien ainsi. La
circulation et la respiration s'accomplissent chez l'homme absolument
en vertu des m�mes lois et sous la m�me forme particuli�re que chez
tous les autres Mammif�res--et chez eux seuls--; elle r�sulte de la
structure sp�ciale et tr�s complexe de leur coeur et de leurs poumons.
C'est chez les Mammif�res seulement que tout le sang art�riel est
emport� du ventricule gauche et conduit dans le corps par un seul arc
aortique--situ�, partout, � gauche--tandis que chez les Oiseaux il est
situ� � droite et que chez les Reptiles, les deux arcs fonctionnent.
Le sang des Mammif�res diff�re de celui de tous les autres Vert�br�s
par ce fait que le noyau des globules rouges a disparu (par
r�gression). Les mouvements respiratoires, dans cette classe
seulement, s'effectuent surtout gr�ce au _diaphragme_, parce que
celui-ci ne forme que chez les Mammif�res une cloison compl�te entre
les cavit�s thoracique et abdominale. Mais le caract�re le plus
important de cette classe parvenue � un si haut degr� de
d�veloppement, c'est la production de _lait_ dans les glandes
mammaires et le mode sp�cial d'�levage des jeunes, cons�quence du fait
qu'ils sont nourris par le lait maternel. Et comme cet allaitement
exerce une influence capitale sur d'autres fonctions, comme l'amour
maternel des Mammif�res a racine dans ce mode de rapports si �troits
entre la m�re et le jeune, le nom donn� � la classe nous rappelle �
juste titre la haute importance de l'allaitement chez les Mammif�res.
Des millions de tableaux, dus la plupart � des artistes de premier
rang, glorifient la _Madone avec l'enfant J�sus_, comme l'image la
plus pure et la plus sublime de l'amour maternel, de ce m�me instinct
dont la forme extr�me est la tendresse exag�r�e des m�res-singes.


=Physiologie des singes.=--Puisqu'entre tous les Mammif�res les singes
se rapprochent le plus de l'homme par l'ensemble de leur conformation,
on peut pr�voir � l'avance qu'il en ira de m�me en ce qui regarde les
fonctions physiologiques; et, de fait, il en va bien ainsi. Chacun
sait combien les habitudes, les mouvements, les fonctions
sensorielles, la vie psychique, les soins donn�s aux jeunes sont les
m�mes chez les singes et chez l'homme. Mais la physiologie
scientifique d�montre la m�me identit� capitale �galement sur des
points moins remarqu�s: le fonctionnement du coeur, la s�cr�tion
glandulaire et la vie sexuelle. A cet �gard, un d�tail surtout
curieux, c'est que chez beaucoup d'esp�ces de singes les femelles,
parvenues � l'�ge adulte, sont r�guli�rement expos�es � un �coulement
de sang provenant de l'ut�rus et qui correspond � la menstruation (ou
�r�gles mensuelles�) de la femme. La s�cr�tion du lait par la glande
mammaire et la fa�on dont le jeune t�te, se font encore absolument de
la m�me mani�re chez la femelle du singe et chez la femme.

Enfin, un fait particuli�rement int�ressant, c'est que la _langue des
sons_ chez les singes appara�t � l'examen de la physiologie compar�e,
comme l'�tape pr�alable vers la langue articul�e de l'homme. Parmi les
singes anthropo�des encore existants, il y en a dans l'Inde une esp�ce
qui est musicienne: l'_hylobates syndactilus_ chante et sa gamme de
sons, parfaitement purs et m�lodieux, progressant par demi-tons,
s'�tend sur un octave.

Pour un linguiste impartial, il n'y a plus moyen de douter aujourd'hui
que notre �langue des concepts�, si perfectionn�e, ne se soit
d�velopp�e lentement et progressivement � partir de la �langue des
sons� imparfaite de nos anc�tres, les singes du plioc�ne.




CHAPITRE IV

Notre Embryologie

  �TUDES MONISTES D'ONTOG�NIE HUMAINE ET COMPAR�E.--IDENTIT� DE
     D�VELOPPEMENT DE L'EMBRYON ET DE L'ADULTE, CHEZ L'HOMME ET
     CHEZ LES VERT�BR�S.

   L'homme est-il un �tre sp�cial? Est-il produit par un autre
   proc�d� qu'un chien, un oiseau, une grenouille ou un poisson?
   Donne-t-il ainsi raison � ceux qui affirment qu'il n'a pas place
   dans la Nature et n'a aucune parent� r�elle avec le monde
   inf�rieur de la vie animale? Ou bien ne sort-il pas d'un germe
   identique, ne parcourt-il pas lentement et progressivement les
   m�mes modifications que les autres �tres? La r�ponse n'est pas
   un instant douteuse et n'a pas �t� l'objet du moindre doute
   pendant les trente derni�res ann�es. Il n'y a pas non plus moyen
   d'en douter: le mode de formation et les premiers stades de
   d�veloppement sont identiques chez l'homme et chez les animaux
   situ�s imm�diatement au-dessous de lui dans l'�chelle des �tres:
   il n'y a pas moyen d'en douter, sous ces rapports, il est plus
   pr�s du singe que le singe du chien.

    TH. HUXLEY (1863).




SOMMAIRE DU CHAPITRE IV

  L'embryologie � ses d�buts.--Th�orie de la pr�formation.--Th�orie
     de l'embo�tement. Haller et Leibniz.--Th�orie de l'�pigen�se.
     C. F. Wolff.--Th�orie des feuillets germinatifs.--C. E.
     Baer.--D�couverte de l'oeuf humain. Remak. K�lliker.--L'ovule
     et l'embryon.--Th�orie gastr�enne.--Protozoaires et
     M�tazoaires.--L'ovule et le spermatozo�de humains.--Oscar
     Hertwig.--Conception.--F�condation.--Ebauche de l'embryon
     humain.--Identit� entre les embryons de tous les
     Vert�br�s.--Les enveloppes embryonnaires chez
     l'homme.--Amnion, Serolemme et Allanto�de.--Formation du
     placenta et arri�re-faix.--Membrane cribl�e et cordon
     ombilical.--Le placenta disco�de des singes et de l'homme.


LITT�RATURE

   C. E. BAER.--_Ueber Entwickelungsgeschichte der Thiere.
   Beobachtung und Reflexion._ 1828.

   A. KOELLIKER.--_Grundriss der Entwickelungsgeschichte des
   Menschen und der h�heren Thiere_ (2te Aufl. 1884).

   E. HAECKEL.--_Studien zur Gastr�a Theorie._ I�na, 1873-1884.

   O. HERTWIG.--_Lehrbuch der Entwickelungsgeschichte des Menschen
   und der Wirbelthiere_ (Vte Aufl. 1896).

   J. KOLLMANN.--_Lehrbuch der Entwickelungsgeschichte des
   Menschen_ (1898).

   H. LOCHER-WILD.--_Ueber Familien-Anlage und Erblichkeit. Eine
   wissenschaftliche Razzia_ (Zurich, 1874).

   CH. DARWIN.--_De la variabilit� chez les animaux et les plantes
   � l'�tat de domestication_ (trad. fran�. de E. Barbier).

   E. HAECKEL.--_Anthropogenie. Gemeinverst�ndliche
   wissenschaftliche Vortr�ge ueber Entwickelungsgeschichte des
   Menschen_, IVte Aufl. 1891.


Plus encore que l'anatomie et la physiologie compar�es, _l'ontog�nie_,
_l'histoire du d�veloppement de l'individu_ est la cr�ation de notre
XIXe si�cle. Comment l'homme se d�veloppe-t-il dans la matrice? Et
comment se d�veloppent les animaux en sortant de l'oeuf? Comment se
d�veloppe la plante en sortant de la graine? Cette question, grosse de
cons�quences, a sans doute fait r�fl�chir l'esprit humain depuis des
milliers d'ann�es; mais ce n'est que tr�s tard,--il y a seulement 70
ans de cela--que l'embryologiste BAER nous a montr� les vrais moyens
de p�n�trer plus avant dans la connaissance des faits myst�rieux de
l'embryologie. Et c'est plus tard encore,--il y a seulement 40
ans--que DARWIN, par sa th�orie de la descendance r�form�e, nous a
fourni la clef capable d'ouvrir la porte ferm�e, derri�re laquelle
l'embryologie abrite ses secrets et les moyens d'en p�n�trer les
causes. Ayant donn� de ces faits,--du plus haut int�r�t mais d'une
interpr�tation difficile,--un expos� � la port�e de tous et d�velopp�,
dans mon _Embryologie de l'homme_ (1re partie de l'anthropog�nie, 4e
�d., 1891), je me bornerai ici � r�sumer et interpr�ter bri�vement les
ph�nom�nes principaux. Jetons d'abord un regard en arri�re afin
d'avoir un aper�u historique de ce que furent, dans le pass�,
l'_Ontog�nie_ et, s'y rattachant, la th�orie de la pr�formation.


=Th�orie de la pr�formation.=--L'_embryologie � ses d�buts_ (cf. la
le�on II de mon Anthropog�nie). De m�me que, pour l'anatomie compar�e,
les oeuvres classiques d'ARISTOTE, du �P�re de l'histoire naturelle�,
dans toutes ses branches, sont encore pour l'embryologie la source
scientifique la plus ancienne que nous connaissions (IVe si�cle avant
J.-C.). Non seulement dans sa grande _Histoire des animaux_, mais
encore dans un trait� sp�cial et plus petit, _Cinq livres sur la
g�n�ration et le d�veloppement des animaux_, le grand philosophe nous
rapporte une masse de faits int�ressants et il y joint des
consid�rations relatives � leur interpr�tation; beaucoup d'entre elles
n'ont �t� appr�ci�es � leur juste valeur qu'en ces derniers temps et
m�me on peut dire qu'on les a d�couvertes � nouveau. Naturellement il
s'y trouve aussi beaucoup de fables et d'erreurs, et quant au
d�veloppement cach� de l'embryon humain, on ne savait rien de pr�cis �
cette �poque. Mais pendant la longue p�riode suivante, pendant un
espace de temps de deux mille ans, la science sommeilla sans faire
aucun progr�s. C'est seulement au d�but du XVIIe si�cle qu'on
recommen�a � s'occuper de ces questions; l'anatomiste italien, FABRICE
D'AQUAPENDENTE (de Padoue) publia en 1600 les plus anciennes figures
et descriptions que nous ayons d'embryons humains et d'animaux
sup�rieurs; tandis que le c�l�bre MALPIGHI (de Bologne), novateur en
zoologie comme en botanique, donna en 1687 le premier expos� complet
de la formation du jeune poulet dans l'oeuf, apr�s l'incubation.

Tous ces anciens observateurs �taient domin�s par cette id�e que dans
l'oeuf des animaux, comme dans la semence des plantes sup�rieures, le
corps tout entier, avec toutes ses parties existait d�j� pr�form�,
mais si t�nu et si transparent qu'on ne pouvait le reconna�tre; le
d�veloppement tout entier n'�tait, par suite, rien d'autre que la
croissance ou l'_�volution_ (_evolutio_) des parties envelopp�es
(_partes involut�_). Le meilleur nom qui convienne � cette th�orie
erron�e, qui a �t� presque universellement admise jusqu'au
commencement de notre si�cle, c'est celui de _th�orie de la
pr�formation_; on l'appelle souvent aussi �th�orie de l'�volution�,
mais par ce terme beaucoup d'auteurs modernes entendent �galement la
th�orie, tout autre, de la transformation.


=Th�orie de l'embo�tement.= (Th�orie de la scatulation).--En rapport
�troit avec la th�orie de la pr�formation et comme sa cons�quence
l�gitime, nous rencontrons au si�cle dernier une th�orie plus vaste
qui occupa vivement les biologistes capables de penser: c'est
l'�trange �th�orie de l'embo�tement�. Puisqu'on admettait que dans
l'oeuf, l'�bauche de l'organisme entier avec toutes ses parties
existait d�j�, il fallait que l'ovaire du jeune foetus avec les oeufs
de la g�n�ration suivante y f�t pr�form� et que ceux-ci, � leur tour,
continssent les oeufs de la g�n�ration d'apr�s, et ainsi de suite �
l'infini! L�-dessus, le c�l�bre physiologiste HALLER calcula qu'il y a
6.000 ans, le sixi�me jour de la cr�ation, le bon Dieu avait produit
en m�me temps les germes de 200.000 millions d'hommes et les avait
habilement embo�t�s l'un dans l'autre dans l'ovaire de notre
respectable m�re �ve. Un philosophe, qui n'�tait rien moins que le
grand LEIBNIZ, adopta ces vues et en tira parti pour sa th�orie des
Monades; et comme en vertu de celle-ci le corps et l'�me sont
�ternellement et indissolublement unis, Leibniz appliqua sa th�orie du
corps � l'�me. �Les �mes des hommes ont toujours exist� sous la forme
de corps organis�s en la personne de leurs anc�tres jusqu'� Adam,
c'est-�-dire depuis le commencement des choses!!!�


=Th�orie de l'�pigen�se.=--En novembre 1758, � Halle, un jeune m�decin
de 26 ans, G. FR. WOLFF (le fils d'un cordonnier de Berlin), soutenait
sa th�se de doctorat, laquelle avait pour titre _Theoria
generationis_. Appuyant sa d�monstration sur une s�rie d'exp�riences
aussi laborieuses que soigneusement faites, il �tablissait que toute
la th�orie r�gnante de la pr�formation et de la scatulation �tait
fausse.

Dans l'oeuf de poule, apr�s l'incubation, il n'y a, au d�but, aucune
trace de ce qui sera plus tard le corps de l'oiseau avec ses
diff�rentes parties; mais au lieu de cela nous trouvons en haut, sur
la sph�re jaune de vitellus, un petit disque circulaire, blanc. Ce
mince _disque germinatif_ devient ovale et se subdivise alors en
quatre couches situ�es l'une au-dessus de l'autre et qui sont les
�bauches des quatre syst�mes les plus importants d'organes: d'abord,
le plus superficiel, le syst�me nerveux; au-dessous, la masse charnue
(syst�me musculaire); puis le syst�me vasculaire (avec le coeur) et
enfin le canal intestinal. Ainsi, disait WOLFF avec raison, la
formation du foetus consiste, non pas dans le d�veloppement d'organes
pr�form�s, mais dans une _cha�ne de n�oformations_, dans une vraie
��pigen�se�; les parties apparaissent l'une apr�s l'autre et toutes
sous une forme simple, absolument diff�rente de celle qui se
d�veloppera plus tard: celle-ci ne se produit que par une s�rie de
transformations merveilleuses. Cette grande d�couverte--une des plus
importantes du XVIIIe si�cle--bien qu'elle ait pu �tre confirm�e
imm�diatement par la seule v�rification des faits observ�s, et bien
que la _Th�orie de la g�n�ration_ fond�e sur elle ne f�t pas �
proprement parler une th�orie mais un simple fait, demeura
compl�tement m�connue pendant un demi-si�cle.

La principale entrave lui venait de la puissante autorit� de HALLER
qui la combattait avec obstination, lui opposant ce dogme: �Il n'y a
pas de devenir! aucune partie du corps n'est form�e avant l'autre,
toutes se produisent en m�me temps.� WOLFF, qui avait d� partir pour
P�tersbourg, �tait mort depuis longtemps lorsque ses d�couvertes,
oubli�es depuis, furent reproduites par LORENZ OKEN, � I�na (1806).


=Th�orie des feuillets germinatifs.=--Apr�s que la th�orie de
l'�pigen�se de WOLFF e�t �t� confirm�e par OKEN et par MECKEL (1812)
et que l'important travail de celui-ci sur le d�veloppement du tube
intestinal e�t �t� traduit du latin en allemand, beaucoup de jeunes
naturalistes, en Allemagne, se mirent avec le plus grand z�le �
l'�tude pr�cise de l'embryologie. Le plus c�l�bre et le plus heureux
d'entre eux fut C. E. BAER; son fameux ouvrage parut en 1828 sous ce
titre: _Embryologie des animaux. Observation et r�flexion_. Non
seulement le processus de d�veloppement du germe y est d�crit d'une
fa�on compl�te et remarquablement claire, mais on trouve, en outre,
dans ce livre nombre de r�flexions profondes au sujet des faits
observ�s. C'est � d�crire la formation de l'embryon chez l'_homme_ et
les _Vert�br�s_, que l'auteur s'est surtout attach�, mais il examine,
en outre, l'ontog�nie toute diff�rente des animaux inf�rieurs,
invert�br�s. Les deux assises en forme de feuillets qui apparaissent
les premi�res dans le disque rond germinatif des Vert�br�s sup�rieurs,
se subdivisent d'abord chacune, selon BAER, en deux feuillets et les
quatre feuillets germinatifs se transforment en quatre _tubes_ qui
donnent les organes fondamentaux: couche �pidermique, couche
musculaire, couche vasculaire et couche muqueuse. A la suite de
processus d'�pigen�se tr�s compliqu�s, les organes d�finitifs se
constituent et cela de la m�me mani�re chez l'homme et chez tous les
Vert�br�s. Il en va tout autrement dans les trois groupes principaux
d'Invert�br�s, qui d'ailleurs diff�rent encore � ce point de vue les
uns des autres. Parmi les nombreuses d�couvertes particuli�res de
BAER, l'une des plus importantes fut l'oeuf humain. Jusqu'alors, chez
l'homme comme chez tous les Mammif�res, on avait consid�r� comme des
ovules certaines petites v�sicules, abondantes dans l'ovaire. BAER, le
premier, montra en 1827 que les v�ritables ovules sont enferm�s dans
ces v�sicules, les �follicules de Graaf�, qu'ils sont beaucoup plus
petits qu'elles, que ce sont de petites sph�res n'ayant que 0,2
millim�tres de diam�tre, visibles � l'oeil nu dans des circonstances
favorables. Le premier, Baer s'aper�ut encore que, chez tous les
Mammif�res, ces petits ovules f�cond�s, en se d�veloppant, donnent
d'abord naissance � une v�sicule germinative caract�ristique, une
_Sph�re creuse_ contenant un liquide, dont la paroi est form�e par la
mince enveloppe embryonnaire: le _blastoderme_.


=Ovule et spermatozo�de.=--Dix ans apr�s que Baer e�t donn� un solide
fondement � l'embryologie par sa th�orie des feuillets germinatifs,
une nouvelle t�che, tr�s importante, fut impos�e � cette science par
la _th�orie cellulaire_ (1838). Quel est le rapport de l'oeuf animal
et des feuillets germinatifs qui en proviennent, aux tissus et aux
cellules qui composent le corps adulte? La r�ponse � cette question
capitale fut donn�e au milieu de notre si�cle par deux des �l�ves les
plus distingu�s de J. M�ller: REMAK (� Berlin) et KOELLIKER (�
W�rzbourg). Ils d�montr�rent que l'oeuf n'est pas autre chose �
l'origine qu'une _cellule_ et que, de m�me, les nombreuses �sph�res de
segmentation� qui en proviennent, par divisions successives, ne sont
que de simples cellules. Ces �sph�res de segmentation� servent d'abord
� former les feuillets germinatifs, puis, par suite de la division du
travail et de la diff�renciation qui se produisent au sein de ceux-ci,
les divers organes se constituent. KOELLIKER eut, en outre, le grand
m�rite de d�montrer que le liquide spermatique muqueux des animaux
m�les n'�tait pas autre chose qu'un amas de cellules microscopiques.
Les �animalcules spermatiques� toujours en mouvement et en forme
d'�pingles, qui s'y trouvent, les _spermatozo�des_, ne sont autre
chose que des _cellules flagell�es_ sp�ciales, ainsi que je l'ai
d�montr� pour la premi�re fois, en 1866, sur les filaments
spermatiques des �ponges.

Ainsi, on avait d�montr� que les deux �l�ments reproducteurs
essentiels, le sperme du m�le et l'ovule de la femelle, rentraient,
eux aussi, dans la th�orie cellulaire; d�couverte dont la haute port�e
philosophique ne fut reconnue que plus tard, par l'�tude approfondie
des ph�nom�nes de f�condation (1875).


=Th�orie gastr�enne.=--Toutes les recherches, faites jusqu'alors, sur
la formation de l'embryon, concernaient l'homme et les _Vert�br�s_
sup�rieurs, mais surtout l'oeuf d'oiseau: car pour l'exp�rimentation,
l'oeuf de poule est le plus gros, le plus commode et on l'a toujours
en grande quantit�, � sa disposition. On peut tr�s ais�ment faire
couver l'oeuf jusqu'� �closion dans la couveuse--aussi bien que si la
poule couvait elle-m�me--puis suivre d'heure en heure la s�rie de
transformations qui s'effectuent en trois semaines, depuis la simple
cellule oeuf jusqu'� l'oiseau complet. BAER lui-m�me n'avait pu
d�montrer l'identit� dans le mode de formation caract�ristique de
l'embryon et dans l'apparition des divers organes, que pour les
diff�rentes classes de Vert�br�s. Par contre, pour les nombreuses
classes d'_Invert�br�s_--c'est-�-dire la plus grande majorit� des
animaux--la formation du jeune semblait s'effectuer de tout autre
fa�on et chez la plupart, les feuillets germinatifs semblaient faire
d�faut. C'est seulement au milieu de ce si�cle que leur existence fut
d�montr�e chez les Invert�br�s; par HUXLEY (1849) pour les M�duses,
par KOELLIKER (1844) pour les C�phalopodes.

Les d�couvertes de KOWALEWSKY (1866) prirent ensuite une importance
sp�ciale: ce savant montra que le plus inf�rieur des Vert�br�s, la
�lancette� ou _Amphioxus_ se d�veloppe exactement de la m�me
mani�re--mani�re � vrai dire tr�s primitive--qu'un Tunicier,
Invert�br� d'apparence tr�s diff�rent, l'��tui de mer� ou _ascidie_.
Le m�me observateur montra, en outre, une formation analogue aux
feuillets germinatifs chez diff�rents vers, chez les Echinodermes et
chez les Articul�s. Je m'occupais alors moi-m�me, depuis 1866, du
d�veloppement des �ponges, des coraux, des m�duses et des
siphonophores et comme, dans ces classes inf�rieures d'organismes
pluricellulaires, j'observais partout la m�me formation de deux
feuillets primaires, j'acquis la conviction que ce processus important
de germination �tait le m�me � travers toute la s�rie animale. Ce fait
me parut surtout important que chez les �ponges et les Coelent�r�s
inf�rieurs (polypes, m�duses) le corps n'est constitu� longtemps,
sinon toute la vie, que de deux simples assises cellulaires; HUXLEY
(1849), les avait d�j� compar�es, en ce qui concerne les m�duses, aux
deux feuillets primaires des Vert�br�s. M'appuyant sur ces
observations et ces comparaisons, je posai alors en 1872, dans ma
�Philosophie des �ponges calcaires�, la _th�orie_ _gastr�enne_ dont
les points essentiels sont les suivants: I. Le r�gne animal tout
entier se divise en deux grands groupes radicalement diff�rents, les
animaux monocellulaires (_Protozoaires_) et les animaux
pluricellulaires (_M�tazoaires_); l'organisme tout entier des
_Protozoaires_ (Rhizopodes et Infusoires), demeure, la vie durant, �
l'�tat de simple cellule (plus rarement on trouve un r�seau l�che de
cellules qui ne forment pas encore un tissu, le _coenobium_);
l'organisme des _M�tazoaires_, par contre, n'est unicellulaire qu'au
d�but, plus tard il est compos� de nombreuses cellules qui forment des
_tissus_. II. Il s'ensuit que la reproduction et le mode de
d�veloppement diff�rent aussi essentiellement dans les deux groupes;
la reproduction, chez les Protozoaires, est g�n�ralement _asexu�e_,
elle se fait par division, bourgeonnement ou sporulation; ces animaux
ne poss�dent, � proprement parler, ni oeuf ni sperme. Chez les
_M�tazoaires_, au contraire, les sexes masculin et f�minin diff�rent,
la reproduction est presque toujours _sexu�e_, elle a lieu au moyen
d'oeufs qui sont f�cond�s par le sperme du m�le. III. Il s'ensuit que
c'est chez les seuls M�tazoaires que se forment des _feuillets
germinatifs_ et � leur suite des _tissus_, lesquels manquent encore
totalement chez les Protozoaires. IV. Chez les M�tazoaires
n'apparaissent d'abord que _deux_ feuillets germinatifs primaires, qui
ont partout la m�me signification essentielle: le _feuillet
�pidermique_, externe, donnera le rev�tement cutan� externe et le
syst�me nerveux; le _feuillet intestinal_, interne, au contraire, sera
l'origine du tube intestinal et de tous les autres organes. V. Au
stade qui, partout, suit celui de l'oeuf f�cond� et o� l'on ne
rencontre que les deux feuillets primitifs, j'ai donn� le nom de
_larve intestinale_ ou de �germe en gobelet� (gastrula); le corps �
deux assises en forme de gobelet, d�limite originairement une simple
cavit� digestive, l'_intestin primitif_ (progaster ou archenteron)
dont l'unique ouverture est la _bouche primitive_ (prostoma ou
blastopore). Tels sont les premiers organes du corps, chez les animaux
pluricellulaires, et les deux assises cellulaires de la paroi, simples
�pith�liums, sont les premiers tissus; tous les autres organes et
tissus n'apparaissent que plus tard (formations secondaires) et
proviennent des premiers. VI. De cette identit�, de cette _homologie
de la gastrula_ dans toutes les classes et toutes les subdivisions du
groupe des M�tazoaires, je tirai, en vertu de la grande loi
biog�n�tique (cf. chap. V) la conclusion suivante: _tous les
M�tazoaires d�rivent primitivement d'une forme ancestrale commune, la
gastr�a_; de plus, cette forme ancestrale, qui remonte � une �poque
tr�s recul�e (p�riode laurentienne) et a disparu depuis longtemps,
poss�dait, dans ses traits essentiels, la forme et la composition qui
se sont conserv�es par _h�r�dit�_ chez la gastrula actuelle. VII.
Cette conclusion phylog�n�tique, tir�e de la comparaison des faits de
l'ontog�nie, est en outre confirm�e par ce fait qu'il existe encore
aujourd'hui des individus appartenant au groupe des _Gastr�ad�s_
(Gastr�maries, Cyemaries, Physemaries) ainsi que des formes
ancestrales dans d'autres groupes, dont l'organisation n'est que tr�s
peu sup�rieure � celle des gastr�ad�s pr�c�dents (l'_olynthus_ chez
les Spongiaires; l'_hydre_, le polype commun d'eau douce, chez les
Coelent�r�s; la _convolute_ et autres Cryptoc�les, les plus simples
des Turbellari�s, chez les Plathelminthes). VIII. La suite du
d�veloppement, � partir du stade gastrula, permet de diviser les
M�tazoaires en deux grands groupes tr�s diff�rents: les plus anciens,
_animaux inf�rieurs_ (Coelent�r�s ou Ac�lomiens) ne pr�sentent pas
encore de cavit� du corps et ne poss�dent ni sang, ni anus; c'est le
cas des Gastr�ad�s, des Spongiaires, des Coelent�r�s et des
Plathelminthes. Les plus r�cents, au contraire, les _animaux
sup�rieurs_ (C�lomiens ou Artiozoaires) poss�dent une v�ritable cavit�
du corps et, la plupart du moins, du sang et un anus; ils comprennent
les _vers_ (Vermalia) et les groupes typiques sup�rieurs auxquels les
vers ont donn� naissance: �chinodermes, Mollusques, Arthropodes,
Tuniciers et Vert�br�s.

Tels sont les points essentiels de ma _th�orie gastr�enne_ dont la
premi�re �bauche date de 1872 mais que j'ai reprise plus tard et
d�velopp�e plus longuement, m'effor�ant, dans une s�rie d'�Etudes sur
la th�orie gastr�enne�, de lui donner une base plus solide encore
(1873-1884). Quoiqu'au d�but cette th�orie ait �t� presque
universellement repouss�e et qu'elle ait �t� violemment combattue
pendant dix ans par de nombreuses autorit�s, elle est aujourd'hui
(depuis pr�s de quinze ans) admise par tous les savants comp�tents.
Voyons maintenant l'�tendue des cons�quences que nous pouvons tirer de
la th�orie gastr�enne et de l'embryologie en g�n�ral, par rapport au
probl�me principal que nous nous sommes pos�: �la place de l'homme
dans la nature�.


=Ovule et spermatozo�de de l'homme.=--L'oeuf de l'homme, comme
celuide tous les autres M�tazoaires, est une simple cellule et
cette petite cellule sph�rique (qui n'a que 0,2 millim�tres de
diam�tre) a la m�me structure caract�ristique que chez tous les
autres mammif�res vivipares. La petite masse protoplasmique, en
effet, est entour�e d'une �paisse membrane transparente, pr�sentant
de fines stries radiales: la _zone pellucide_, la petite v�sicule
germinative, elle aussi (le noyau cellulaire), incluse � l'int�rieur
du protoplasma (corps cellulaire) pr�sente la m�me grandeur et la
m�me structure que chez les autres Mammif�res. On en peut dire autant
des _spermatozo�des_ ou filaments spermatiques, anim�s de mouvements,
du m�le, de ces minuscules cellules flagell�es en forme de filaments
et qu'on trouve par millions dans chaque gouttelette du _sperme_ muqueux
du m�le; on les avait pris autrefois, � cause de leurs mouvements
rapides, pour des _animalcules spermatiques_ sp�ciaux: les
spermatozaires. L'apparition de ces deux importantes cellules
sexuelles dans la _glande sexuelle_ (gonade), se fait, elle aussi de
la m�me fa�on chez l'homme et chez les autres Mammif�res; les oeufs
dans l'ovaire de la femme (_ovarium_) aussi bien que les
spermatozo�des dans le testicule de l'homme (_spermarium_) se
produisent partout de la m�me fa�on: ils d�rivent de cellules,
provenant originairement de l'_�pith�lium coelomique_, de cette assise
cellulaire qui rev�t la cavit� du corps.


=Conception. F�condation.=--Le moment le plus important dans la vie de
tout homme (comme de tout autre M�tazoaire) c'est celui o� commence
son existence individuelle; c'est l'instant o� les deux cellules
sexuelles des parents se rencontrent et se fusionnent pour former une
cellule unique. Cette nouvelle cellule, l'�ovule f�cond�, est la
_cellule souche_ individuelle (cytula) dont proviendront, par des
divisions successives, les cellules des feuillets germinatifs, et la
gastrula. C'est seulement avec la formation de cette _cytula_,
c'est-�-dire avec le processus de la f�condation lui-m�me, que
commence l'_existence de la personne_, de l'individualit�
ind�pendante. Ce fait ontog�n�tique est _essentiellement important_,
car de lui seul, d�j�, on peut tirer des cons�quences d'une port�e
immense. Et d'abord il s'en suit, ainsi qu'on le voit clairement, que
l'homme, ainsi que tous les autres M�tazoaires, tient toutes ses
qualit�s personnelles, corporelles et intellectuelles, de ses deux
parents qui les lui ont transmises en vertu de l'_h�r�dit�_; il
s'ensuit, en outre, qu'une certitude s'impose � nous, grosse de
cons�quences: c'est que la nouvelle personne, qui doit son origine �
ces ph�nom�nes, ne peut absolument pas pr�tendre � �tre _immortelle_.

Les d�tails du processus de f�condation et de reproduction sexu�e, en
g�n�ral, prennent par suite une importance capitale; ils ne nous sont
connus, avec toutes leurs particularit�s, que depuis 1875, depuis
qu'OSCAR HERTWIG (alors mon �l�ve et mon compagnon de voyage �
Ajaccio) ouvrit la voie aux recherches ult�rieures par celles qu'il
fit sur la f�condation des oeufs d'oursins. La belle capitale de l'�le
des romarins, o� Napol�on naquit en 1769, est en m�me temps l'endroit
o� furent observ�s pour la premi�re fois avec exactitude, et dans
leurs moindres d�tails, les secrets de la f�condation animale. HERTWIG
trouva que le seul ph�nom�ne essentiel �tait la fusion des deux
cellules sexuelles et de leurs noyaux. Parmi les millions de cellules
flagell�es m�les qui se pressent en essaim autour de l'ovule femelle,
un seul p�n�tre dans le corps protoplasmique. Les noyaux des deux
cellules (noyau du spermatozo�de et noyau de l'ovule), sont attir�s
l'un vers l'autre par une force myst�rieuse consid�r�e comme une
_activit� sensorielle_ chimique, analogue � l'odorat: les deux noyaux
s'approchent ainsi l'un de l'autre et se fusionnent. Ainsi, gr�ce �
une impression sensible des deux noyaux sexuels et par suite d'un
_chimiotropisme �rotique_, il se produit une nouvelle cellule qui
r�unit en elle les qualit�s h�r�ditaires des deux parents; le noyau du
spermatozo�de transmet les caract�res paternels, celui de l'ovule les
caract�res maternels � la _cellule souche_ aux d�pens de laquelle le
germe se d�veloppe; cette transmission vaut aussi bien pour les
qualit�s corporelles que pour ce qu'on appelle les qualit�s de l'�me.


=Ebauche de l'embryon humain.=--La formation des feuillets germinatifs
par division r�p�t�e de la cellule souche, l'apparition de la gastrula
et des formes embryonnaires issues d'elle, tout cela se produit chez
l'homme absolument de la m�me mani�re que chez les Mammif�res
sup�rieurs, avec les m�mes d�tails caract�ristiques qui diff�rencient
ce groupe de celui des Vert�br�s inf�rieurs. Dans les premi�res
p�riodes du d�veloppement embryologique, ces caract�res propres des
Placentaliens ne se distinguent pas encore. La forme tr�s importante
de la _chordula_ ou �larve chordale�, qui suit imm�diatement le stade
gastrula, pr�sente chez tous les Vert�br�s les m�mes traits
essentiels: une simple baguette axiale, la chorda, s'�tend tout droit
suivant le grand axe du corps qui est ovale, en forme de bouclier
(�bouclier germinatif�); au-dessus de la chorda se d�veloppe, aux
d�pens du feuillet externe, la moelle �pini�re; au-dessous de la
chorda le tube digestif. C'est alors seulement qu'apparaissent des
deux c�t�s, � droite et � gauche de la baguette axiale, la cha�ne des
�vert�bres primitives�, et l'�bauche des plaques musculaires avec
lesquelles commence la segmentation du corps. Devant, sur la face
intestinale, apparaissent de chaque c�t� les fentes branchiales,
ouvertures du pharynx par lesquelles � l'origine, chez nos anc�tres
les poissons, l'eau n�cessaire � la respiration et aval�e par la
bouche ressortait ainsi sur les c�t�s. Par suite de la t�nacit� de
l'_h�r�dit�_, ces _fentes branchiales_, qui n'avaient d'importance que
chez les formes ancestrales aquatiques, c'est-�-dire chez les animaux
voisins des poissons, apparaissent aujourd'hui encore chez l'homme,
comme chez tous les autres Vert�br�s; elles disparaissent par la
suite. M�me apr�s l'apparition, dans la r�gion de la t�te, des cinq
v�sicules c�r�brales, apr�s que, sur les c�t�s, les yeux et les
oreilles se sont �bauch�s, apr�s que, dans la r�gion du tronc, les
rudiments des deux paires de membres ont fait saillie sous forme de
bourgeons ronds un peu aplatis, m�me alors, l'embryon humain, en forme
de poisson, est encore si semblable � celui de tous les Vert�br�s,
qu'on ne peut pas l'en distinguer.


=Identit� entre les embryons de tous les Vert�br�s.=--L'identit� sur
tous les points essentiels entre l'embryon humain et celui des autres
Vert�br�s, � ces premiers stades de la formation et tant en ce qui
concerne la forme ext�rieure du corps que la structure interne--est un
_fait embryologique de premi�re importance_; on en peut d�duire, en
vertu de la grande loi biog�n�tique, des cons�quences capitales. Car
on ne peut pas l'expliquer autrement qu'en admettant qu'il y a eu
_h�r�dit�_ � partir d'une forme ancestrale commune. Lorsque nous
constatons qu'� un certain stade, l'embryon de l'homme et celui du
singe, celui du chien et celui du lapin, celui du porc et celui du
mouton, quoiqu'on les puisse reconna�tre appartenir � des Vert�br�s
sup�rieurs, ne peuvent cependant pas �tre distingu�s l'un de l'autre,
le fait ne nous semble pouvoir �tre expliqu� que par une origine
commune. Et cette explication se confirme si nous observons les
diff�rences, les divergences qui surviennent ensuite entre ces formes
embryonnaires. Plus deux formes animales sont voisines dans l'ensemble
de leur conformation et par suite dans la classification naturelle,
plus aussi leurs embryons se ressemblent longtemps, plus aussi
d�pendent �troitement l'un de l'autre les deux groupes de l'arbre
g�n�alogique auxquels se rattachent ces deux formes: plus est proche
leur �parent� phylog�n�tique�. C'est pourquoi les embryons de l'homme
et des singes anthropo�des restent encore tr�s semblables par la
suite, � un degr� tr�s avanc� de d�veloppement o� les diff�rences qui
les distinguent des embryons des autres Mammif�res sont imm�diatement
reconnaissables. J'ai expos� ce fait essentiel, tant dans mon
_Histoire de la Cr�ation naturelle_ (1898, tabl. 2 et 3) que dans mon
_Anthropog�nie_ (1891, tabl. 6 � 9) en rapprochant, pour un certain
nombre de Vert�br�s, les stades correspondants du d�veloppement.


=Les enveloppes embryonnaires chez l'homme.=--La haute importance
phylog�n�tique de la ressemblance dont nous venons de parler ressort
non seulement de la comparaison des embryons de Vert�br�s en
eux-m�mes, mais aussi de celle de leurs enveloppes. Les trois classes
sup�rieures de Vert�br�s, en effet (Reptiles, Oiseaux et Mammif�res)
se distinguent des classes inf�rieures par la formation d'enveloppes
embryonnaires caract�ristiques: l'_amnion_ (peau aqueuse) et le
_s�rolemme_ (peau s�reuse). L'embryon est inclus � l'int�rieur de ces
sacs pleins d'eau et il est ainsi prot�g� contre les chocs et les
pressions. Cet appareil protecteur, qui a sa raison d'�tre dans
l'utilit�, n'est probablement apparu que pendant la p�riode permique,
alors que les premiers Reptiles, (les Proreptiles), formes originaires
des _Amniotes_, se sont compl�tement adapt�s � la vie terrestre. Chez
leurs anc�tres directs, les Amphibies, comme chez les Poissons, cet
appareil protecteur fait encore d�faut: il �tait superflu chez ces
animaux aquatiques. A l'acquisition de ces enveloppes se rattachent,
chez tous les Amniotes, deux changements: premi�rement, la
disparition compl�te des branchies (tandis que les arcs branchiaux et
les fentes qui les s�paraient se transmettent sous forme d'�organes
rudimentaires�) et deuxi�mement la formation de l'_allanto�de_. Ce sac
plein d'eau, en forme de v�sicule, se d�veloppe chez l'embryon de tous
les Amniotes aux d�pens de l'intestin post�rieur et n'est pas autre
chose que la vessie urinaire agrandie des Amphibies ancestraux. Ses
parties interne et inf�rieure formeront plus tard la vessie d�finitive
des Amniotes, tandis que la partie externe, la plus grande, entre en
r�gression. D'ordinaire l'allanto�de joue, pendant quelque temps, un
r�le important dans la respiration de l'embryon par ce fait que
d'importants vaisseaux s'�talent sur sa paroi. La formation des
enveloppes embryonnaires (_amnion et s�rolemme_), aussi bien que celle
de l'allanto�de, a lieu chez l'homme absolument de la m�me mani�re que
chez tous les autres Amniotes et par les m�mes processus compliqu�s de
d�veloppement: l'_homme est un v�ritable Amniote_.


=Le placenta de l'homme.=--La nutrition de l'embryon humain dans la
matrice a lieu, on le sait, au moyen d'un organe sp�cial, extr�mement
vascularis�, qu'on appelle _placenta_ ou �g�teau vasculaire�. Cet
important organe de nutrition forme un disque orbiculaire spongieux,
de 16 � 20 centim�tres de diam�tre, 3 � 4 centim�tres d'�paisseur, et
p�se de 1 � 2 livres; apr�s la naissance de l'enfant il se d�tache et
il est expuls� sous le nom d'arri�re-faix. Le placenta comprend deux
parties toutes diff�rentes: le _g�teau foetal_ ou placenta de l'enfant
(Pl. _foetalis_) et le _g�teau maternel_ ou g�teau vasculaire maternel
(Pl. _uterina_). Ce dernier contient des sinus sanguins bien
d�velopp�s qui re�oivent le sang amen� par les vaisseaux ut�rins. Le
g�teau foetal, au contraire, est form� de nombreuses villosit�s
ramifi�es qui se d�veloppent � la surface de l'_allanto�de_ de
l'enfant et tirent leur sang de ses vaisseaux ombilicaux. Les
villosit�s creuses, remplies par le sang du g�teau foetal, p�n�trent
dans les sinus sanguins du g�teau maternel et la mince cloison qui
les s�pare l'un de l'autre s'amincit tellement qu'un �change direct
des mat�riaux nutritifs du sang peut avoir lieu (par osmose) � travers
elle.

Dans les groupes primitifs les plus inf�rieurs de _Placentaliens_, la
superficie tout enti�re de l'enveloppe externe de l'embryon est
couverte de nombreuses petites villosit�s; ces �villosit�s du chorion�
p�n�trent dans des excavations de la muqueuse ut�rine et s'en
d�tachent ais�ment lors de la naissance. C'est le cas chez la plupart
des Ongul�s (par exemple, le porc, le chameau, le cheval); chez la
plupart des C�tac�s et des Prosimiens: on a d�sign� ces
Malloplacentaliens du nom d'_Ind�cidu�s_ (� placenta diffus,
_malloplacenta_). Chez les autres Placentaliens et chez l'homme, la
m�me disposition s'observe au d�but. Elle change cependant bient�t,
les villosit�s venant � dispara�tre sur une partie du chorion, mais
elles ne se d�veloppent que davantage sur la partie restante et se
soudent tr�s intimement � la muqueuse ut�rine. Une partie de celle-ci,
par suite de cette soudure intime, se d�chire � la naissance et son
expulsion am�ne un flux sanguin. Cette membrane caduque ou _membrane
cribl�e_ (D�cidue) est une formation caract�ristique des Placentaliens
sup�rieurs qu'on a r�unis � cause de cela sous le nom de _D�cidu�s_; �
ce groupe appartiennent principalement les Carnivores, les Onguicul�s,
les singes et l'homme; chez les Carnivores et chez quelques Ongul�s
(par exemple l'�l�phant) le placenta pr�sente la forme d'une ceinture
(_Zonoplacentaliens_); par contre, chez les Onguicul�s, chez les
Insectivores (la taupe, le h�risson) chez les singes et l'homme il a
la forme d'un disque (_Discoplacentaliens_).

Il n'y a pas plus de dix ans, la plupart des embryologistes croyaient
encore que l'homme se distinguait, dans la formation de son placenta,
par certaines particularit�s, surtout par l'existence de ce qu'on
appelle la _d�cidue reflexe_ et par celle du cordon ombilical qui
relie cette d�cidue au foetus; on pensait que ces organes
embryonnaires sp�ciaux manquaient aux autres placentaliens et en
particulier aux singes. Le _cordon ombilical_ (_funiculus
umbilicalis_), organe important, est un cordon cylindrique et mou, de
40 � 60 cm. de long et de l'�paisseur du petit doigt (11 � 13 mm.). Il
sert de lien entre l'embryon et le g�teau maternel en ce qu'il conduit
les vaisseaux sanguins, porteurs des mat�riaux nutritifs du corps de
l'embryon dans le g�teau foetal; de plus il renferme aussi l'extr�mit�
de l'allanto�de et du sac vitellin. Mais tandis que ce sac, chez le
foetus humain de trois semaines, repr�sente encore la plus grande
moiti� de la v�sicule embryonnaire, il se r�sorbe bient�t apr�s, si
bien qu'on n'en trouve plus trace chez le foetus parvenu � maturit�;
cependant il persiste � l'�tat rudimentaire et on le retrouve, m�me
apr�s la naissance, sous forme de minuscule _v�sicule ombilicale_.
L'�bauche de l'allanto�de, en forme de v�sicule, entre elle-m�me de
bonne heure en r�gression chez l'homme et ce fait est en rapport avec
la formation, par l'amnion, d'un organe un peu diff�rent, ce qu'on
appelle le _p�dicule ventral_. Nous ne pouvons pas, d'ailleurs,
insister ici sur les relations anatomiques et embryologiques
compliqu�es de ces organes: je les ai d'ailleurs d�crites en y
joignant des illustrations, dans mon _Anthropog�nie_ (Le�on 23).

Les adversaires de la th�orie de l'�volution invoquaient encore il y a
dix ans �ces particularit�s tout � fait caract�ristiques� de la
f�condation chez l'_homme_, lesquelles devaient le distinguer de tous
les autres Mammif�res. Mais en 1890, �MILE SELENKA d�montra que les
m�mes particularit�s se pr�sentent chez les _singes anthropo�des_, et
notamment chez l'orang (_satyrus_), tandis qu'elles font d�faut chez
les singes inf�rieurs. Ainsi se justifiait, ici encore, le principe
_pithecom�trique_ de HUXLEY: �Les diff�rences entre l'homme et les
singes anthropo�des sont moindres que celles qui existent entre ces
derniers et les singes inf�rieurs�. Les pr�tendues �preuves _contre_
l'�troite parent� de l'homme et du singe� se r�v�laient, ici encore, �
un examen plus minutieux des donn�es r�elles, comme constituant, au
contraire, d'importants arguments _en faveur_ de cette parent�.

Tout naturaliste qui voudra p�n�trer, les yeux ouverts, plus avant
dans cet obscur mais si int�ressant labyrinthe de notre embryologie,
s'il est en �tat d'en faire la comparaison critique avec celle des
autres Mammif�res, y trouvera les fanaux les plus importants pour la
compr�hension de notre phylog�nie. Car les divers stades du
d�veloppement embryonnaire, en vertu de la grande loi biog�n�tique,
jettent comme ph�nom�nes d'h�r�dit� _paling�n�tiques_, une vive
lumi�re sur les stades correspondants de notre s�rie ancestrale. Mais,
de leur c�t�, les ph�nom�nes d'adaptation _cinog�n�tiques_, la
formation d'organes embryonnaires passagers--les enveloppes
caract�ristiques et avant tout le placenta--nous donnent des aper�us
tr�s pr�cis sur notre �troite _parent� originelle avec les Primates_.




CHAPITRE V

Notre g�n�alogie.

  �TUDES MONISTES SUR L'ORIGINE ET LA DESCENDANCE DE L'HOMME,
     TENDANT A MONTRER QU'IL DESCEND DES VERT�BR�S ET DIRECTEMENT
     DES PRIMATES.

   L'esquisse g�n�rale de l'arbre g�n�alogique des Primates, depuis
   les plus anciens Prosimiens de l'�oc�ne jusqu'� l'homme, est
   renferm�e tout enti�re dans la p�riode tertiaire: il n'y a plus
   l� de �membre manquant� important. La _descendance de l'homme_
   d'une _lign�e de Primates_ de la p�riode tertiaire, formes
   aujourd'hui disparues, n'est plus une vague hypoth�se mais un
   _fait historique_. L'importance incommensurable qu'offre cette
   connaissance certaine de l'origine de l'homme s'impose � tout
   penseur impartial et cons�quent.

   (_Conf�rence faite � Cambridge sur l'�tat actuel de nos
   connaissances relativement � l'origine de l'homme, 1898._)




SOMMAIRE DU CINQUI�ME CHAPITRE

  Origine de l'homme.--Histoire mythique de la cr�ation. Mo�se et
     Linn�.--Cr�ation des esp�ces constantes.--Th�orie des
     cataclysmes, Cuvier.--Transformisme, Goethe (1790).--Th�orie
     de la descendance, Lamarck (1809).--Th�orie de la s�lection,
     Darwin (1859).--Histoire g�n�alogique (phylog�nie)
     (1866).--Arbres g�n�alogiques.--Morphologie
     g�n�rale.--Histoire de la cr�ation naturelle.--Phylog�nie
     syst�matique.--Grande loi fondamentale
     biog�n�tique.--Anthropog�nie.--L'homme descendant du
     singe.--Th�orie �pith�co�de�.--Le pith�canthrope fossile de
     Dubois (1894).


LITT�RATURE

   CH. DARWIN.--_L'origine de l'homme et la s�lection sexuelle._

   TH. HUXLEY.--_Des faits qui t�moignent de la place de l'homme
   dans la nature._

   E. HAECKEL.--_Anthropog�nie._ (2 ter _Theil Stammesgeschichte
   oder Phylogenie_) IVe Aufl. 1891.

   C. GEGENBAUR.--_Vergleichende Anatomie der Wirbelthiere mit
   Ber�cksichtigung der Wirbellosen_ (2 Bde, Leipzig, 1898).

   C. ZITTEL.--_Grundz�ge der Palaeontologie_ (1895).

   E. HAECKEL.--_Systematische Stammesgeschichte des Menschen_ (7.
   Kapitel der _Systematischen Phylogenie der Wirbelthiere_),
   Berlin 1895.

   L. BUCHNER.--_Der Mensch und eine Stellung in der Natur, in
   Vergangenheit, Gegenwart und Zukunft_ (3e Aufl. 1889).

   J.-G. VOGT.--_Die Menschwerdung. Die Entwickelung des Menschen
   aus der Hauptreihe der Primaten_ (Leipzig, 1892).

   E. HAECKEL.--_Ueber unsere gegenwaertige Kenntniss vom Ursprung
   des Menschen_ (Vertrag in Cambridge), trad. fr. du Dr Laloy. 2e
   tirage 1900.


La plus jeune, parmi les grandes branches de l'arbre vivant de la
biologie, c'est cette science naturelle que nous appelons _G�n�alogie_
ou _Phylog�nie_. Elle s'est d�velopp�e bien plus tard encore et malgr�
des difficult�s bien plus grandes, que sa soeur naturelle,
l'embryog�nie ou ontog�nie. Celle-ci avait pour objet la connaissance
des processus myst�rieux par suite desquels les _individus_ organis�s,
animaux ou plantes, se d�veloppent aux d�pens de l'oeuf. La
g�n�alogie, par contre, doit r�pondre � cette question beaucoup plus
difficile et obscure: �Comment sont apparues les _esp�ces_ organiques,
les diff�rents phylums d'animaux ou de plantes?�

L'_ontog�nie_ (aussi bien l'embryologie, que l'�tude des
m�tamorphoses), pouvait adopter, pour r�soudre sa t�che, sise tout
proche, la voie imm�diate de l'_observation_ empirique; elle n'avait
qu'� suivre jour par jour et heure par heure les transformations
visibles que l'embryon organis�, dans l'espace de peu de temps, subit
� mesure qu'il se d�veloppe aux d�pens de l'oeuf. Bien plus difficile
�tait, d�s l'origine, la t�che lointaine de la _phylog�nie_; car les
lents processus de transformation graduelle qui d�terminent
l'apparition des esp�ces v�g�tales et animales, s'accomplissent
insensiblement au cours de milliers et de millions de si�cles; leur
observation imm�diate n'est possible que dans des limites tr�s
restreintes et la plus grande partie de ces processus historiques ne
peut �tre connue qu'indirectement: par la _r�flexion_ critique, en
utilisant pour les comparer des donn�es empiriques appartenant aux
domaines tr�s diff�rents de la pal�ontologie, de l'ontog�nie et de la
morphologie. A cela se joignait l'important obstacle que constituait
pour la g�n�alogie naturelle, en g�n�ral, son rapport intime avec
l'�histoire de la cr�ation�, avec les mythes surnaturels et les dogmes
religieux; on con�oit d�s lors ais�ment que ce ne soit qu'au cours de
ces quarante derni�res ann�es que l'existence, en tant que science, de
la v�ritable phylog�nie ait pu �tre conquise et assur�e, apr�s de
difficiles combats.


=Histoire mythique de la cr�ation.=--Tous les essais s�rieux entrepris
jusqu'au commencement de notre XIXe si�cle pour r�soudre le probl�me
de l'apparition des organismes, sont venus �chouer dans le labyrinthe
des l�gendes surnaturelles de la cr�ation. Les efforts individuels de
quelques penseurs �minents pour s'�manciper, atteindre � une
explication naturelle, demeur�rent infructueux. Les mythes divers,
relatifs � la cr�ation se sont d�velopp�s, chez tous les peuples
civilis�s de l'antiquit�, en m�me temps que la religion; et pendant le
moyen �ge, ce fut naturellement le christianisme, parvenu � la
toute-puissance, qui revendiqua le droit de r�soudre le probl�me de la
cr�ation. Or comme la Bible �tait la base in�branlable de l'�difice
religieux chr�tien, on emprunta toute l'histoire de la cr�ation au
premier livre de Mo�se. C'est encore l�-dessus que s'appuya le grand
naturaliste su�dois, LINN�, lorsqu'en 1735, le premier, dans son
_Systema natur�_, point de d�part de la science post�rieure,--il
entreprit de trouver, pour les innombrables corps de la nature, une
ordonnance, une terminologie et une classification syst�matiques. Il
inaugura, comme �tant le meilleur auxiliaire pratique, la double
d�nomination bien connue, ou �nomenclature binaire�; il donna � chaque
esp�ce ou phylum un nom d'esp�ce particulier qu'il fit pr�c�der d'un
nom plus g�n�ral de genre. Dans un m�me _genre_ (_genus_) furent
r�unies les _esp�ces_ (_species_) voisines; c'est ainsi, par exemple,
que Linn� r�unit dans le genre chien (_canis_), comme des esp�ces
diff�rentes le chien domestique (_canis familiaris_), le chacal
(_canis aureus_), le loup (_canis lupus_), le renard (_canis vulpes_),
etc. Cette nomenclature parut bient�t si pratique qu'elle fut partout
adopt�e et qu'elle est appliqu�e aujourd'hui encore dans la
syst�matique, tant en botanique qu'en zoologie.

Mais la science se heurta � un _dogme_ th�orique des plus dangereux,
celui-l� m�me auquel LINN� avait rattach� sa notion pratique d'esp�ce.
La premi�re question qui devait se poser � ce savant penseur, c'�tait
naturellement de savoir ce qui constitue proprement le _concept_
d'esp�ce, quelles en sont la compr�hension et l'extension. A cette
question fondamentale, Linn� faisait la plus na�ve r�ponse, s'appuyant
sur le mythe mosa�que de la cr�ation, universellement admis: _Species
tot sunt divers�, quot diversas formas ab initio creavit infinitum
eus._ (Il y a autant d'esp�ces diff�rentes que l'�tre infini a cr�� au
d�but de formes diff�rentes). Ce dogme th�osophique coupait court �
toute explication naturelle de l'apparition des esp�ces. LINN� ne
connaissait que les esp�ces actuelles v�g�tales et animales: il ne
soup�onnait rien des formes disparues, infiniment plus nombreuses, qui
avaient peupl� notre globe, sous des aspects divers, pendant les
p�riodes ant�rieures de son histoire.

C'est seulement au d�but de notre si�cle que ces fossiles furent mieux
connus par CUVIER. Dans son ouvrage c�l�bre sur les os fossiles des
Vert�br�s quadrup�des (1812), il donna, le premier, une description
exacte et une juste interpr�tation de nombreux fossiles. Il d�montra
en m�me temps qu'aux diff�rentes p�riodes de l'histoire de la terre,
une s�rie de faunes tr�s diff�rentes s'�taient succ�d�. Comme CUVIER
s'obstinait � maintenir la th�orie de LINN� de l'ind�pendance absolue
des esp�ces, il crut ne pouvoir expliquer leur apparition qu'en disant
qu'une s�rie de grands cataclysmes et de cr�ations successives
s'�taient succ�d� sur la terre; toutes les cr�atures vivantes auraient
�t� an�anties au commencement de chaque grande r�volution terrestre,
tandis qu'� la fin, une nouvelle faune aurait �t� cr��e. Bien que
cette th�orie des cataclysmes de CUVIER conduis�t aux cons�quences les
plus absurdes et concl�t au pur miracle, elle fut bient�t
universellement adopt�e et r�gna jusqu'� DARWIN (1859).


=Transformisme (Goethe).=--On entrevoit ais�ment que les id�es
courantes sur l'absolue ind�pendance des esp�ces organiques et leur
cr�ation surnaturelle, ne pouvaient pas satisfaire les penseurs plus
profonds. Aussi trouvons-nous, d�s la seconde moiti� du XVIIIe si�cle,
quelques esprits �minents pr�occup�s de trouver une solution naturelle
au �grand probl�me de la cr�ation�. Devan�ant tous les autres, le plus
�minent de nos po�tes et de nos penseurs, GOETHE, par ses �tudes
morphologiques prolong�es et assidues, avait d�j� clairement reconnu,
il y a plus de cent ans, le rapport intime de toutes les formes
organiques et il �tait d�j� parvenu � la ferme conviction d'une
origine naturelle commune.

Dans sa c�l�bre _M�tamorphose des plantes_ (1790), il faisait d�river
les diverses formes de plantes d'une plante originelle et les divers
organes d'une m�me plante d'un organe originel, la feuille. Dans sa
th�orie vert�brale du cr�ne, il essayait de montrer que le cr�ne de
tous les Vert�br�s--y compris l'homme!--�tait constitu� de la m�me
mani�re par certains groupes d'os, dispos�s selon un ordre fixe, et
qui n'�taient autre chose que des vert�bres transform�es. C'�tait
pr�cis�ment ses �tudes approfondies d'ost�ologie compar�e qui avaient
conduit GOETHE � la ferme certitude de l'unit� d'organisation; il
avait reconnu que le squelette de l'homme est constitu� d'apr�s le
m�me type que celui de tous les autres Vert�br�s, �form� d'apr�s un
mod�le qui ne s'efface un peu que dans ses parties tr�s constantes et
qui, chaque jour, gr�ce � la reproduction, se d�veloppe et se
transforme�. Goethe tient cette transformation pour la r�sultante de
l'action r�ciproque de deux forces plastiques: une force interne
centrip�te de l'organisme, la �tendance � la sp�cification� et une
force externe, centrifuge, la �tendance � la variation� ou �l'Id�e de
m�tamorphose�; la premi�re correspond � ce que nous appelons
aujourd'hui l'_h�r�dit�_, la seconde � l'_adaptation_. Combien
GOETHE, par ces �tudes de philosophie scientifique sur �la formation
et la transformation des corps organis�s de la nature�, avait p�n�tr�
profond�ment dans leur essence et combien par suite, on peut le
consid�rer comme le pr�curseur le plus important de Darwin et de
Lamarck, c'est ce qui ressort des passages int�ressants de ses oeuvres
que j'ai rassembl�s dans la 4e le�on de mon _Histoire de la Cr�ation
Naturelle_[14], (9e �dition, p. 65 � 68). Cependant, ces id�es
d'�volution naturelle exprim�es par GOETHE, comme aussi les vues
analogues (cf. _op. cit._) de KANT, OKEN, TREVIRANUS et autres
philosophes naturalistes du commencement de ce si�cle, ne s'�tendaient
pas au-del� de certaines notions g�n�rales. Il y manquait le puissant
levier, n�cessaire � �l'histoire de la cr�ation naturelle� pour se
fonder d�finitivement par la critique du _dogme d'esp�ce_, et ce
levier nous le devons � LAMARCK.

  [14] E. HAECKEL. _Die Naturanschauung von Darwin, Goethe und
  Lamarck._ (Conf�rence faite � Eisenach, 1882).


=Th�orie de la descendance (Lamarck 1809).=--Le premier essai
vigoureux en vue de fonder scientifiquement le transformisme, fut fait
au d�but du XIXe si�cle par le grand philosophe naturaliste fran�ais,
LAMARCK, l'adversaire le plus redoutable de son coll�gue CUVIER, �
Paris. D�j�, en 1802, il avait exprim� dans ses _Consid�rations sur
les corps vivants_, les id�es toutes nouvelles sur l'instabilit� et la
transformation des esp�ces, d'id�es qu'il a trait�es � fond, en 1809,
dans les deux volumes de son ouvrage profond, la _Philosophie
zoologique_. LAMARCK d�veloppait l�, pour la premi�re fois,--en
opposition avec le dogme r�gnant de l'esp�ce--l'id�e juste que
l'_esp�ce_ organique �tait une _abstraction artificielle_, un terme �
valeur relative, aussi bien que les termes plus g�n�raux de genre, de
famille, d'ordre et de classe. Il pr�tendait, en outre, que toutes les
esp�ces �taient variables et provenaient d'esp�ces plus anciennes, par
des transformations op�r�es au cours de longues p�riodes. Les formes
ancestrales communes, desquelles proviennent les esp�ces ult�rieures,
�taient � l'origine des organismes tr�s simples et tr�s inf�rieurs;
les premi�res et les plus anciennes s'�tant produites par
parth�nog�n�se. Tandis que par l'_h�r�dit�_, le type se maintient
constant � travers la s�rie des g�n�rations, les esp�ces se
transforment insensiblement par l'_adaptation_, l'habitude et
l'exercice des organes. Notre organisme humain, lui aussi, provient,
de la m�me mani�re, des transformations naturelles effectu�es �
travers une s�rie de mammif�res voisins des singes. Pour tous ces
processus, comme en g�n�ral pour tous les ph�nom�nes de la vie de
l'esprit aussi bien que de la nature, LAMARCK n'admet exclusivement
que des processus _m�caniques_, physiques et chimiques: il ne tient
pour vraies que les causes efficientes.

Sa profonde _Philosophie zoologique_ contient les �l�ments d'un
syst�me de la nature purement moniste, fond� sur la th�orie de
l'�volution. J'ai expos� en d�tail les m�rites de LAMARCK dans la 4e
le�on de mon _Anthropog�nie_ (4e �dition, p. 63) et dans la 5e le�on
de ma _Cr�ation naturelle_ (9e �dition, p. 89).

On aurait pu s'attendre � ce que ce grandiose essai, en vue de fonder
scientifiquement la th�orie de la descendance, ait aussit�t �branl� le
mythe r�gnant de la cr�ation des esp�ces et fray� la voie � une
th�orie naturelle de l'�volution. Mais, au contraire, LAMARCK fut
aussi impuissant contre l'autorit� conservatrice de son grand rival
CUVIER, que devait l'�tre, vingt ans plus tard, son coll�gue et �mule
GEOFFROY SAINT-HILAIRE. Les combats c�l�bres que ce philosophe
naturaliste eut � soutenir en 1830, au sein de l'Acad�mie fran�aise,
contre CUVIER se termin�rent par le complet triomphe de ce dernier.
J'ai d�j� parl� tr�s longuement de ces combats auxquels GOETHE prit un
si vif int�r�t (_H. de la Cr._, p. 77 � 80). Le puissant d�veloppement
que prit � cette �poque l'�tude empirique de la biologie, la quantit�
d'int�ressantes d�couvertes faites, tant sur le domaine de l'anatomie
que sur celui de la physiologie compar�e, l'�tablissement d�finitif
de la th�orie cellulaire et les progr�s de l'ontog�nie, tout cela
fournissait aux zoologistes et aux botanistes un tel surcro�t de
mat�riaux de travail productif, qu'� c�t� de cela la difficile et
obscure question de l'origine des esp�ces fut compl�tement oubli�e. On
se contenta du vieux dogme traditionnel de la cr�ation. M�me apr�s que
le grand naturaliste anglais $1 (1830), dans ses _Principes de
G�ologie_ eut r�fut� la th�orie miraculeuse des cataclysmes de Cuvier
et eut d�montr� que la nature inorganique de notre plan�te avait suivi
une �volution naturelle et continue--m�me alors, on refusa au principe
de continuit� si simple de LYELL, toute application � la nature
organique. Les germes d'une phylog�nie naturelle, enfouis dans les
oeuvres de LAMARCK, furent oubli�s autant que l'�bauche d'ontog�nie
naturelle qu'avait trac�e, cinquante ans plut�t (1759), G. F. WOLFF
dans sa th�orie de la g�n�ration. Dans les deux cas, il fallut un
demi-si�cle tout entier avant que les id�es essentielles sur le
d�veloppement naturel, parvinssent � se faire admettre. Ce fut
seulement apr�s que DARWIN (1859) eut abord� la solution du probl�me
de la cr�ation par un tout autre c�t�, s'aidant avec succ�s du tr�sor
de connaissances empiriques acquises depuis, que l'on commen�a �
s'occuper de LAMARCK comme du plus grand parmi les devanciers de
DARWIN.


=Th�orie de la s�lection (Darwin 1859).=--Le succ�s sans exemple que
remporta DARWIN est connu de tous; ce savant appara�t ainsi, � la fin
du XIXe si�cle, sinon comme le plus grand des naturalistes qu'on y
compte, du moins comme celui qui y a exerc� le plus d'influence. Car,
parmi les grands et nombreux h�ros de la pens�e � notre �poque, aucun,
au moyen d'un seul ouvrage classique, n'a remport� une victoire aussi
colossale, aussi d�cisive et aussi grosse de cons�quences, que DARWIN
avec son c�l�bre ouvrage principal: _De l'origine des esp�ces au moyen
de la s�lection naturelle dans les r�gnes animal et v�g�tal ou de la
survivance des races les_ _mieux organis�es dans la lutte pour la
vie_[15]. Sans doute, la r�forme de l'anatomie et la physiologie
compar�es, par J. MULLER, a marqu� pour la biologie tout enti�re une
�poque nouvelle et f�conde. Sans doute, l'�tablissement de la th�orie
cellulaire par SCHLEIDEN et SCHWANN, la r�forme de l'ontog�nie par
BAER, l'�tablissement de la loi de substance par ROBERT MAYER et
HELMHOLTZ ont �t� des hauts faits scientifiques de premier ordre:
aucun, cependant, quant � l'�tendue et la profondeur des cons�quences,
n'a exerc� une action aussi puissante, transform� au m�me point la
science humaine tout enti�re que ne l'a fait la th�orie de DARWIN, sur
l'origine naturelle des esp�ces. Car par l� �tait r�solu le �probl�me
mythique de la _Cr�ation_� et avec lui la grave �question des
questions�, le probl�me de la vraie nature et de l'origine de l'homme
lui-m�me.

  [15] Trad. Ed. Barbier. (Schleicher.)

Si nous comparons entre eux les deux grands fondateurs du
transformisme, nous trouvons chez LAMARCK une tendance pr�pond�rante �
la _d�duction_, � �baucher l'esquisse d'un syst�me moniste
complet,--chez DARWIN, au contraire, pr�dominent l'emploi de
l'_induction_, les efforts prudents pour �tablir, avec le plus de
certitude possible sur l'observation et l'exp�rience, les diverses
parties de la th�orie de la descendance. Tandis que le philosophe
naturaliste fran�ais d�passe de beaucoup le cercle des connaissances
empiriques d'alors et esquisse, en somme, le programme des recherches
� venir--l'exp�rimentateur anglais, au contraire, a le grand avantage
de poser le principe d'explication qui sera le principe d'unification,
permettant de synth�tiser une masse de connaissances empiriques
accumul�es jusqu'alors sans pouvoir �tre comprises. Ainsi s'explique
que le succ�s de DARWIN ait �t� aussi triomphant que celui de LAMARCK
a �t� �ph�m�re. DARWIN n'a pas eu seulement le grand m�rite de faire
converger les r�sultats g�n�raux des diff�rentes disciplines
biologiques au foyer du principe de la descendance et de les expliquer
tous par l�; il a, en outre, d�couvert dans le _principe de
s�lection_, la cause directe du transformisme qui avait �chapp� �
Lamarck. DARWIN praticien, �leveur, ayant appliqu� aux organismes �
l'�tat de nature les conclusions tir�es de ses exp�riences de
s�lection artificielle et ayant d�couvert dans la _lutte pour la vie_
le principe qui r�alise la s�lection naturelle, posa son importante
th�orie de la s�lection, ce qu'on appelle proprement le
_darwinisme_[16].

  [16] ARNOLD LANG: _Zur Charakteristik der Forschungswege von
  Lamarck und Darwin_, I�na 1889.


=G�n�alogie (Phylog�nie 1866).=--Parmi les t�ches nombreuses et
importantes que DARWIN tra�a � la biologie moderne, l'une des plus
pressantes sembla la r�forme du _syst�me_, en zoologie comme en
botanique. Puisque les innombrables esp�ces animale et v�g�tale
n'�taient pas �cr��es� par un miracle surnaturel mais avaient ��volu�
par transformation naturelle, leur _syst�me naturel_ apparaissait
comme leur _arbre g�n�alogique_. La premi�re tentative en vue de
transformer en ce sens la syst�matique est celle que j'ai faite
moi-m�me dans ma _Morphologie g�n�rale des organismes_ (1866). Le
premier livre de cet ouvrage (_Anatomie g�n�rale_) traitait de la
�science m�canique des formes constitu�es�, le second volume
(_Embryologie g�n�rale_), des �formes se constituant�. Une �Revue
g�n�alogique du syst�me naturel des organismes� servait d'introduction
syst�matique � ce dernier volume. Jusqu'alors, sous le nom
d'_embryologie_, tant en botanique qu'en zoologie, on avait entendu
exclusivement celle des _individus_ organis�s (embryologie et �tude
des m�tamorphoses). Je soutins, par contre, l'id�e qu'en face de
l'embryologie (_ontog�nie_) se posait, aussi l�gitime, une seconde
branche �troitement li�e � la premi�re, la g�n�alogie (_phylog�nie_).
Ces deux branches de l'histoire du d�veloppement des �tres sont entre
elles, � mon avis, dans le rapport causal le plus �troit, ce qui
repose sur la r�ciprocit� d'action des lois d'h�r�dit� et
d'adaptation et � quoi j'ai donn� une expression pr�cise et g�n�rale
dans ma _loi fondamentale biog�n�tique_.


=Histoire de la cr�ation naturelle (1868).=--Les vues nouvelles que
j'avais pos�es dans ma _Morphologie g�n�rale_, en d�pit de la fa�on
rigoureusement scientifique dont je les exposais, n'ayant �veill� que
peu l'attention des gens comp�tents et moins encore trouv� de succ�s
pr�s d'eux, j'essayai d'en reproduire la partie la plus importante
dans un ouvrage plus petit, d'allure plus populaire, qui f�t
accessible � un plus grand cercle de lecteurs cultiv�s. C'est ce que
je fis en 1868 dans mon _Histoire de la cr�ation naturelle_
(Conf�rences scientifiques populaires sur la th�orie de l'�volution en
g�n�ral et celles de Darwin, Goethe et Lamarck en particulier). Si le
succ�s de la _Morphologie g�n�rale_ �tait rest� bien au-dessous de ce
que j'�tais en droit d'esp�rer, par contre celui de la _Cr�ation
naturelle_ d�passa de beaucoup mon attente. Dans l'espace de trente
ans, il en parut neuf �ditions remani�es et douze traductions
diff�rentes. Malgr� ses nombreuses lacunes, ce livre a beaucoup
contribu� � faire p�n�trer dans tous les milieux les grandes id�es
directrices de la th�orie de l'�volution.

Je ne pouvais, bien entendu, indiquer l� que dans ses traits g�n�raux,
la transformation phylog�n�tique du syst�me naturel, ce qui �tait mon
but principal. Je me suis rattrap� plus tard en �tablissant tout au
long ce que je n'avais pu faire ici, le syst�me phylog�n�tique et cela
dans un ouvrage plus important, la _Phylog�nie syst�matique_ (Esquisse
d'un syst�me naturel des organismes fond� sur leur g�n�alogie). Le
premier volume (1894) traite des Protistes et des plantes; le second
(1896) des Invert�br�s; le troisi�me (1895) des Vert�br�s. Les _arbres
g�n�alogiques_ des groupes, petits et grands, sont �tendus aussi loin
que me l'ont permis mes connaissances dans les trois grandes �chartes
d'origine�: pal�ontologie, ontog�nie et morphologie.


=Loi fondamentale biog�n�tique.=--Le rapport causal �troit qui, � mon
avis, unit les deux branches de l'histoire organique du d�veloppement
des �tres, avait d�j� �t� soulign� par moi dans ma _Morphologie
g�n�rale_ (� la fin du Ve livre), comme l'une des notions les plus
importantes du transformisme et j'avais donn� � ce fait une expression
pr�cise dans plusieurs �Th�ses sur le lien causal entre le
d�veloppement ontog�nique et le phyl�tique�: _L'ontog�nie est une
r�capitulation abr�g�e et acc�l�r�e de la phylog�nie_, conditionn�e
par les fonctions physiologiques de l'h�r�dit� (reproduction) et de
l'adaptation (nutrition). D�j� DARWIN (1859) avait insist� sur la
grande importance de sa th�orie pour expliquer l'embryologie, et FRITZ
MULLER avait essay� (1864) d'en donner la preuve en prenant pour
exemple une classe pr�cise d'animaux, les Crustac�s, dans son
ing�nieux petit travail intitul�: _Pour Darwin_. J'ai cherch�, � mon
tour, � d�montrer la valeur g�n�rale et la port�e fondamentale de
cette grande loi biog�n�tique, dans une s�rie de travaux, en
particulier dans _La biologie des �ponges calcaires_ (1872) et dans
les _Etudes sur la th�orie gastr�enne_ (1873-1884). Les principes que
j'y posais de l'homologie des feuillets germinatifs, et des rapports
entre la _paling�nie_ (histoire de l'abr�viation) et la _c�nog�nie_
(histoire des alt�rations) ont �t� confirm�s depuis par les nombreux
travaux d'autres zoologistes; par eux il est devenu possible de
d�montrer l'_unit�_ des lois naturelles � travers la diversit� de
l'embryologie animale; on en conclut, quant � l'histoire g�n�alogique
des animaux, � leur commune descendance d'une forme ancestrale des
plus simples.


=Anthropog�nie (1874).=--Le fondateur de la th�orie de la descendance,
LAMARCK, dont le regard portait si loin, avait tr�s justement reconnu,
d�s 1809, que sa th�orie valait universellement et que, par suite,
l'_homme_, en tant que Mammif�re le plus perfectionn�, provenait de la
m�me souche que tous les autres et ceux-ci, � leur tour, de la m�me
branche plus ancienne de l'arbre g�n�alogique, que les autres
Vert�br�s. Il avait m�me d�j� indiqu� par quels processus pouvait
�tre expliqu� scientifiquement le fait que l'_homme descend du singe_,
en tant que Mammif�re le plus voisin de lui. DARWIN, arriv�
naturellement aux m�mes convictions, laissa avec intention de c�t�,
dans son ouvrage capital (1859), cette cons�quence de sa doctrine, qui
soulevait tant de r�voltes et il ne l'a d�velopp�e, avec esprit, que
plus tard (1871) dans un ouvrage en deux volumes sur _Les anc�tres
directs de l'homme et la s�lection sexuelle_. Mais, dans l'intervalle,
son ami HUXLEY (1863) avait d�j� discut� avec beaucoup de p�n�tration
cette cons�quence, la plus importante de la th�orie de la descendance,
dans son c�l�bre petit ouvrage sur _Les faits qui t�moignent de la
place de l'homme dans la nature_. Disposant de l'anatomie et de
l'ontog�nie compar�es et s'appuyant sur les faits de la pal�ontologie,
HUXLEY montra dans cette proposition que �l'homme descend du singe�,
cons�quence n�cessaire du darwinisme--et qu'on ne pouvait donner
aucune autre explication scientifique de l'origine de la race humaine.
Cette conviction �tait, alors d�j�, partag�e par C. GEGENBAUR, le
repr�sentant le plus �minent de l'anatomie compar�e, qui a fait faire
� cette science importante d'immenses progr�s par l'application
cons�quente et judicieuse qu'il y a faite de la th�orie de la
descendance.

Toujours par suite de cette _th�orie pith�co�de_ (ou origine simiesque
de l'homme) une t�che plus difficile s'imposait: c'�tait de rechercher
non seulement les _anc�tres de l'homme_ les plus directs, parmi les
Mammif�res de la p�riode tertiaire, mais aussi la longue s�rie de
formes animales qui avaient v�cu � des �poques ant�rieures de
l'histoire de la Terre et qui s'�taient d�velopp�es � travers un
nombre incalculable de millions d'ann�es. J'avais d�j� commenc� �
chercher une solution hypoth�tique � ce grand probl�me historique, en
1866, dans ma _Morphologie g�n�rale_; j'ai continu� � la d�velopper en
1874 dans mon _Anthropog�nie_ (Ire partie: Embryologie; IIe partie:
G�n�alogie). La quatri�me �dition remani�e de ce livre (1891)
contient, � mon avis, l'expos� de l'�volution de la race humaine qui,
dans l'�tat actuel de nos connaissances des sources, se rapproche le
plus du but lointain de la v�rit�; je me suis constamment efforc� de
recourir �galement et en les accordant entre elles aux trois sources
empiriques de la _pal�ontologie_, de l'_ontog�nie_ et de la
_morphologie_ (anatomie compar�e). Sans doute, les hypoth�ses sur la
descendance, donn�es ici, seront plus tard confirm�es et compl�t�es,
chacune en particulier, par les recherches phylog�n�tiques � venir;
mais je suis tout aussi convaincu que la hi�rarchie que j'ai trac�e
des anc�tres de l'homme r�pond en gros � la v�rit�. Car _la s�rie
historique des fossiles de Vert�br�s_ correspond absolument � la s�rie
�volutive morphologique, que nous font conna�tre l'anatomie et
l'ontog�nie compar�es: aux Poissons siluriens succ�dent les Poissons
amphibies du d�vonien[17], les Amphibies du carbonif�re, les Reptiles
permiques et les M�zozo�ques mammif�res; parmi eux apparaissent
d'abord, pendant la p�riode du trias, les formes inf�rieures, les
Monotr�mes, puis pendant la p�riode jurassique les Marsupiaux, enfin
pendant la p�riode calcaire, les plus anciens Placentaliens. Parmi
ceux-ci apparaissent d'abord, au d�but de la p�riode tertiaire
(�oc�ne) les plus anciens des Primates ancestraux, les Prosimiens,
puis, pendant le mioc�ne les Singes v�ritables et parmi les
Catarrhiniens tout d'abord les Cynopith�ques, ensuite les
Anthropomorphes; un rameau de ces derniers a donn� naissance, pendant
le plioc�ne, � l'_homme singe_ encore muet (_Pithecanthropus alalus_)
et de celui-ci descend enfin l'homme dou� de la parole.

  [17] Les dipneustes (N. du T.).

On rencontre bien plus de difficult� et d'incertitude en cherchant �
reconstruire la s�rie des anc�tres invert�br�s qui ont pr�c�d� nos
_anc�tres vert�br�s_; car nous n'avons pas de restes p�trifi�s de
leurs corps mous et sans squelette; la pal�ontologie ne peut nous
fournir aucune preuve certaine. D'autant plus pr�cieuses deviennent
les sources de l'anatomie et de l'ontog�nie compar�es. Comme
l'embryon humain passe par le m�me stade �chordula� que l'embryon de
tous les autres Vert�br�s, comme il se d�veloppe aux d�pens des deux
feuillets d'une �gastrula�, nous en concluons, d'apr�s la grande loi
biog�n�tique, � l'existence pass�e de formes ancestrales
correspondantes (Vermali�s, Gastr�ad�s). Mais ce qui est surtout
important, c'est ce fait fondamental, que l'embryon de l'homme, comme
celui de tous les autres animaux, se d�veloppe primitivement aux
d�pens d'une simple cellule; car cette _cellule-souche_
(cytula)--�ovule f�cond�--t�moigne indiscutablement d'une forme
ancestrale correspondante monocellulaire, d'un antique anc�tre
(p�riode laurentienne) _Protozoaire_.

Pour notre _philosophie moniste_ il importe d'ailleurs assez peu de
savoir comment on �tablira avec plus de certitude encore, dans le
d�tail, la s�rie de nos anc�tres animaux. Il n'en reste pas moins ce
_fait historique certain_, cette donn�e grosse de cons�quences, que
l'_homme descend directement du singe_ et par del�, d'une longue s�rie
de Vert�br�s inf�rieurs. J'ai d�j� insist� en 1866, au septi�me livre
de ma _Morphologie g�n�rale_ sur le fondement logique de ce principe
pith�com�trique: �Cette proposition que l'homme descend de Vert�br�s
inf�rieurs et directement des singes est un cas particulier de
syllogisme d�ductif qui r�sulte avec une absolue n�cessit�, en vertu
de la loi g�n�rale d'induction, de la th�orie de la descendance.�

Pour l'�tablissement d�finitif et le triomphe de ce fondamental
_principe pith�com�trique_, les _d�couvertes pal�ontologiques_ de ces
trente derni�res ann�es sont d'une plus grande importance; en
particulier la surprenante trouvaille de nombreux Mammif�res disparus,
de l'�poque tertiaire, nous a mis � m�me d'�tablir clairement, dans
ses grands traits, l'histoire ancestrale de cette classe la plus
importante d'animaux et cela depuis les inf�rieurs Monotr�mes ovipares
jusqu'� l'homme. Les quatre grands groupes de _Placentaliens_, les
l�gions si riches en formes des Carnivores, Rongeurs, Ongul�s et
Primates, semblent s�par�s par un profond ab�me lorsque nous ne
consid�rons que les �pigones encore vivants qui les repr�sentent
aujourd'hui. Mais ces ab�mes profonds se comblent enti�rement et les
diff�rences entre les quatre l�gions s'effacent totalement lorsque
nous comparons les anc�tres tertiaires disparus et lorsque nous
remontons jusqu'� l'aube de l'histoire, jusqu'� l'�oc�ne, au d�but de
la p�riode tertiaire (au moins trois millions d'ann�es en arri�re!) La
grande sous-classe des Placentaliens, qui compte aujourd'hui plus de
2.500 esp�ces n'est alors repr�sent�e que par un petit nombre de
�Proplacentaliens�; et chez ces Prochoriatid�s, les caract�res des
quatre l�gions divergentes sont si m�l�s et si effac�s, qu'il est plus
sage de ne les regarder que comme des _anc�tres communs_. Les premiers
Carnivores (ictopsales), les premiers Rongeurs (esthonycales), les
premiers Ongul�s (condylarthrales) et les premiers Primates
(lemurales) poss�dent dans leurs grands traits la m�me conformation du
squelette et la m�me _dentition typique_ que les Placentaliens
primitifs, soit 44 dents (� chaque moiti� de m�choire, 3 incisives, 1
canine, 4 pr�molaires et 3 molaires)[18], ils sont tous caract�ris�s
par la petite taille et le d�veloppement imparfait du cerveau
(principalement de la partie la plus importante, les h�misph�res, qui
ne sont constitu�s en �organe de la pens�e� que plus tard, chez les
�pigones du mioc�ne et du plioc�ne); ils ont tous les jambes courtes,
cinq orteils aux pieds et marchent sur la plante du pied
(_plantigrada_). Pour certains de ces Placentaliens primitifs de
l'�oc�ne on a d'abord h�sit� avant de les classer parmi les Carnivores
ou les Rongeurs, les Ongul�s ou les Primates; ainsi ces quatre grandes
l�gions de Placentaliens qui devaient tellement diff�rer ensuite, se
rapprochaient alors jusqu'� se confondre! On en conclut
indubitablement � une communaut� d'origine dans un groupe unique; ces
Prochoriatid�s vivaient d�j� dans la p�riode ant�rieure, calcaire (il
y a plus de trois millions d'ann�es!) et sont probablement apparus
pendant la p�riode jurassique, descendant d'un groupe de _Didelphes_
insectivores (amphiteria) et pr�sentant un placenta diffus, forme
primitive, la plus simple.

  [18]                            3  1  4                            3
    Formule dentaire qui s'�crit: -----------.
                                  3' 1' 4' 3'

Mais les plus importantes de toutes les d�couvertes
pal�ontologiques r�centes, qui ont jet� un jour nouveau sur
l'histoire g�n�alogique des placentaliens, sont relatives � notre
propre lign�e, � la l�gion des _Primates_.

Autrefois, les fossiles en �taient tr�s rares. CUVIER lui-m�me, le
grand fondateur de la pal�ontologie, affirma jusqu'� sa mort
(1832), qu'il n'existait pas de fossiles de Primates; il avait, il
est vrai, d�j� d�crit le cr�ne d'un Prosimien de l'�oc�ne
(Adapis), mais il l'avait pris � tort pour un Ongul�. Dans ces
vingt derni�res ann�es, on a d�couvert un assez grand nombre de
squelettes p�trifi�s de Prosimiens et de Simiens, bien conserv�s;
parmi eux se trouvent les interm�diaires importants qui permettent
de reconstituer la cha�ne continue des anc�tres, depuis le plus
primitif Prosimien jusqu'� l'homme.

Le plus c�l�bre et le plus int�ressant de ces fossiles est
l'_Homme singe p�trifi� de Java_, le �Pithecanthropus erectus�
dont on a tant parl� et qui a �t� d�couvert en 1894 par le m�decin
militaire hollandais, EUG�NE DUBOIS. C'est vraiment le �missing
link� tant cherch�, le pr�tendu �membre manquant� dans la s�rie
des Primates qui, s'�tend maintenant, ininterrompue, depuis les
singes catarrhiniens inf�rieurs jusqu'� l'homme le plus �lev� en
organisation. J'ai expos� longuement la haute port�e de cette
trouvaille merveilleuse dans la conf�rence que j'ai faite le 26
ao�t 1898, au quatri�me Congr�s international de Zoologie, �
Cambridge: �De l'�tat actuel de nos connaissances relativement �
l'origine de l'homme.� Le pal�ontologiste qui conna�t les
conditions requises pour la formation et la conservation des
fossiles, consid�rera la d�couverte du Pith�canthrope comme un
hasard tout sp�cialement heureux. Car les singes, en tant qu'ils
habitent sur les arbres (lorsqu'ils ne tombent pas par hasard
dans l'eau), se trouvent rarement � leur mort dans des conditions
qui permettent la conservation et la p�trification de leur
squelette. Par cette trouvaille de l'homme-singe fossile, de Java,
la _Pal�ontologie_, � son tour, nous d�montre que �l'homme descend
du singe� aussi clairement et s�rement que l'avaient d�j� fait
avant elle les disciples de l'_Anatomie_ et de l'_Ontog�nie
compar�es_: nous poss�dons maintenant tous les documents
essentiels pour notre histoire g�n�alogique.




CHAPITRE VI

De la nature de l'�me

  �TUDES MONISTES SUR LE CONCEPT D'AME.--DEVOIRS ET M�THODES DE LA
     PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE.--M�TAMORPHOSES PSYCHOLOGIQUES.

   Les diff�rences psychologiques entre l'homme et le singe
   anthropo�de sont moindres que les diff�rences correspondantes
   entre le singe anthropo�de et le singe le plus inf�rieur. Et ce
   fait psychologique correspond exactement � ce que nous pr�sente
   l'anatomie quant aux diff�rences dans l'_�corce c�r�brale_, le
   plus important _Organe de l'Ame_. Si, cependant, aujourd'hui
   encore, presque dans tous les milieux, l'�me de l'homme est
   consid�r�e comme une _substance_ sp�ciale et mise en avant comme
   la preuve la plus importante contre l'affirmation maudite que
   l'_Homme descend du singe_, cela s'explique, d'une part, par
   l'�tat si arri�r� de la soi-disant �psychologie�, de l'autre,
   par la _superstition_ si r�pandue de l'immortalit� de l'�me.

   (Conf�rence de Cambridge sur l'origine de l'homme, 1898).




SOMMAIRE DU CHAPITRE VI

  Signification fondamentale de la psychologie.--Comment on la doit
     concevoir, quelles m�thodes on doit lui appliquer.--Conflit
     des opinions sur ce point.--Psychologie dualiste et
     psychologie moniste.--Rapport de celle-ci � la loi de
     substance.--Confusion de termes.--M�tamorphoses
     psychologiques: Kant, Virchow, Du Bois-Reymond.--Moyens de
     parvenir � la connaissance des faits de l'�me.--M�thode
     introspective (auto-observation).--M�thode exacte
     (psycho-physique).--M�thode comparative (psychologie
     animale).--Changement de principes psychologiques,
     Wundt.--Psychologie des peuples et ethnographie,
     Bastian.--Psychologie ontog�nique, Preyer.--Psychologie
     phylog�n�tique, Darwin, Romanes.


LITT�RATURE

   J. LAMETTRIE.--_Histoire naturelle de l'�me._

   H. SPENCER.--_Principes de psychologie_ (trad. fran�.).

   W. WUNDT.--_Grundriss der Psychologie._ Leipzig, 1898.

   TH. ZEIHEN.--_Leitfaden der physiologischen Psychologie._ I�na,
   1891. II Aufl., 1898.

   H. MUNSTERBERG.--_Ueber Aufgaben und Methoden der Psychologie._
   Leipzig, 1891.

   L. BESSER.--_Was ist Empfindung?_ Bonn, 1891.

   A. RAU.--_Empfinden und Denken. Eine physiologische Untersuchung
   �ber die Natur des menschlichen Verstandes._ Giessen, 1896.

   P. CARUS.--_The soul of man. An investigation of the facts of
   physiological and experimental Psychology._ Chicago, 1891.

   A. FOREL.--_Gehirn und Seele (Vortrag in Wien)._ IV Aufl., Bonn,
   1894.

   A. SVOBODA.--_Der Seelenwahn. Geschichtliches und
   Philosophisches._ Leipzig, 1886.


Les ph�nom�nes dont l'ensemble constitue ce qu'on appelle d'ordinaire
la _Vie de l'�me_ ou l'activit� psychique, sont, entre tous ceux que
nous connaissons, d'une part, les plus importants et les plus
int�ressants, de l'autre, les plus compliqu�s et les plus
�nigmatiques. La connaissance de la nature elle-m�me, qui a fait
l'objet de nos pr�c�dentes �tudes philosophiques, �tant une partie de
la vie de l'�me, et, d'autre part, l'anthropologie exigeant aussi bien
que la cosmologie une exacte connaissance de l'_�me_, on peut
consid�rer la _psychologie_, la v�ritable science de l'�me, comme le
fondement et la condition pr�alable de toutes les autres sciences.
Envisag�e d'un autre point de vue, elle est, de plus, une partie de la
philosophie ou de l'anthropologie.

La grande difficult� de son fondement naturel provient de ceci, qu'�
son tour, la psychologie pr�suppose la connaissance exacte de
l'organisme humain et avant tout du _cerveau_, l'organe le plus
important de la vie de l'�me. La grande majorit� des pr�tendus
�psychologues�, ignorent cependant absolument ces bases anatomiques de
l'�me, ou n'en ont qu'une connaissance tr�s imparfaite; et ainsi
s'explique ce fait regrettable que dans aucune science nous ne
trouvons des id�es aussi contradictoires et inadmissibles relativement
� sa propre nature et � son objet essentiel, que nous n'en rencontrons
en psychologie. Cette confusion est devenue d'autant plus sensible en
ces trente derni�res ann�es que les progr�s immenses de l'anatomie et
de la physiologie ont ajout� � notre connaissance de la structure et
des fonctions de l'organe le plus important de l'�me.


=M�thode pour �tudier l'�me.=--Selon moi, ce qu'on appelle _�me_ est,
� la v�rit�, un _ph�nom�ne de la nature_. Je consid�re, par
cons�quent, la psychologie comme une branche des sciences naturelles
et en particulier de la _physiologie_. Et par suite, j'insiste d�s le
d�but sur ce point que nous ne pourrons admettre, pour la psychologie,
d'autres voies de recherches que pour toutes les autres sciences
naturelles, c'est-�-dire, en premi�re ligne, l'_observation_ et
l'_exp�rimentation_, en seconde ligne, l'_histoire du d�veloppement_
et en troisi�me ligne, la _sp�culation_ m�taphysique, laquelle,
cherche � se rapprocher, autant que possible, par des raisonnements
inductifs et d�ductifs de l'_essence_ inconnue du ph�nom�ne. Quant �
l'examen selon les principes de ce dernier point, il faut tout
d'abord, et pr�cis�ment ici, �tudier de pr�s l'opposition entre les
conceptions dualiste et moniste.


=Psychologie dualiste.=--La conception g�n�ralement r�gnante du
psychique et que nous combattons, consid�re le corps et l'�me comme
deux _essences_ diff�rentes. Ces deux essences peuvent exister
ind�pendamment l'une de l'autre et ne sont pas forc�ment li�es l'une �
l'autre.

Le _corps_ organique est une essence mortelle, _mat�rielle_,
chimiquement constitu�e par du plasma vivant et des compos�s engendr�s
par lui (produits protoplasmiques). L'_�me_, par contre, est une
essence immortelle, _immat�rielle_, un agent spirituel dont l'activit�
�nigmatique nous est compl�tement inconnue. Cette plate conception
est, comme telle, spiritualiste et son contraire, en principe, est en
un certain sens mat�rialiste. La premi�re est, en m�me temps,
_transcendante_ et _supranaturelle_, car elle affirme l'existence de
forces existant et agissant sans base mat�rielle; elle repose sur
l'hypoth�se qu'en dehors et au-dessus de la nature, il existe encore
un �monde spirituel�, monde immat�riel dont, par l'exp�rience, nous ne
savons rien, et par suite de notre nature, ne pouvons rien savoir.

Cette hypoth�se, _monde spirituel_, qui serait compl�tement
ind�pendant du monde mat�riel des corps et sur lequel repose tout
l'�difice artificiel de la philosophie dualiste, est un pur produit de
la fantaisie po�tique; nous en pouvons dire autant de la croyance
mystique en l'�immortalit� de l'�me�, qui s'y rattache �troitement et
que nous montrerons plus tard, en traitant sp�cialement de la
question, �tre inadmissible pour la science (cf. chap. XI). Si les
croyances qui animent ces mythes �taient vraiment fond�es, les
ph�nom�nes dont il s'agit devraient n'�tre _pas_ soumis � la _loi de
substance_. Cette exception unique � la loi supr�me et fondamentale du
cosmos n'aurait d� survenir que tr�s tard au cours de l'histoire de la
terre, puisqu'elle ne porte que sur �l'�me� des hommes et des animaux
sup�rieurs. Le dogme du �libre arbitre�, lui aussi, autre pi�ce
essentielle de la psychologie dualiste, est inconciliable avec la loi
universelle de substance.


=Psychologie moniste.=--La conception naturelle du psychique que nous
d�fendons, voit au contraire dans la vie de l'�me une somme de
ph�nom�nes vitaux qui sont li�s, comme tous les autres, � un
substratum mat�riel pr�cis. Nous d�signerons provisoirement cette base
mat�rielle de toute activit� psychique, sans laquelle cette activit�
n'est pas concevable,--sous le nom de _psychoplasma_ et cela parce que
l'analyse chimique nous la montre partout comme un corps du groupe des
_corps protoplasmiques_, c'est-�-dire un de ces compos�s du carbone,
de ces albumino�des qui sont � la base de tous les processus vitaux.

Chez les animaux sup�rieurs, qui poss�dent un syst�me nerveux et des
organes des sens, le _psychoplasma_, en se diff�renciant, a donn� un
_neuroplasma_: la substance nerveuse. C'est en _ce sens_ que notre
conception est mat�rialiste. Elle est, d'ailleurs, en m�me temps,
_empiriste_ et _naturaliste_, car notre exp�rience scientifique ne
nous a encore appris � conna�tre aucune force qui soit d�pourvue de
base mat�rielle, ni aucun �monde spirituel� sis en dehors et
au-dessus de la nature.

Ainsi que tous les autres ph�nom�nes de la nature, ceux de la vie de
l'�me sont soumis � la loi supr�me qui gouverne tout: � la _loi de
substance_; dans ce domaine il n'y a pas plus que dans les autres une
seule exception � cette loi cosmologique fondamentale (cf. chap. XII).
Les processus de la vie psychique inf�rieure, chez les Plantes et chez
les Protistes monocellulaires,--mais �galement chez les animaux
inf�rieurs--leur irritabilit�, leurs mouvements r�flexes, leur
sensibilit� et leur effort pour pers�v�rer dans l'�tre: tout cela a
pour condition imm�diate des processus psychologiques se passant dans
le _plasma_ cellulaire, des changements physiques et chimiques qui
s'expliquent en partie par l'_h�r�dit�_, en partie par l'_adaptation_.
Mais il en faut dire tout autant de l'activit� psychique sup�rieure,
des animaux sup�rieurs et de l'homme, de la formation des
repr�sentations et des id�es, des ph�nom�nes merveilleux de la raison
et de la conscience. Car ceux-ci proviennent, par d�veloppement
phylog�n�tique, de ceux-l� et ce qui les porte � cette hauteur, c'est
seulement le degr� sup�rieur d'int�gration ou de centralisation,
d'association ou de synth�se de fonctions jusqu'alors s�par�es.


=Conception de l'�me.=--On consid�re avec raison comme le premier
devoir de chaque science la _d�finition_ de l'objet qu'elle se propose
d'�tudier. Mais pour aucune science la solution de ce premier devoir
n'est si difficile que pour la psychologie et le fait est d'autant
plus remarquable que la _logique_, la science des d�finitions, n'est
elle-m�me qu'une partie de la psychologie. Si nous rapprochons tout ce
qui a �t� dit sur les notions essentielles de cette science par les
philosophes et les naturalistes les plus remarquables de tous les
temps, nous nous trouvons enserr�s dans un chaos des vues les plus
contradictoires. Qu'est-ce donc, en somme, que l'_�me_? Quel rapport
a-t-elle avec l'_esprit_? Qu'entend-on proprement par _conscience_?
Qu'est-ce qui diff�rencie l'_impression_ du _sentiment_? Qu'est-ce que
l'_instinct_? Quel est son rapport avec le _libre arbitre_? Qu'est-ce
qu'une _repr�sentation_? Quelle diff�rence y a-t-il entre
l'_entendement_ et la _raison_? Et qu'est-ce au fond que le
_sentiment_[19]? Quelles sont les relations de tous ces �ph�nom�nes
psychiques� avec le _corps_?

  [19] Nous traduisons �Gem�th� par sentiment, le m�me mot qui nous
  a servi un peu plus haut � traduire �Gef�hl�. La traduction n'est
  cette fois qu'approximative, le mot �Gem�th� �tant un idiotisme.

Les r�ponses � ces questions et � d'autres qui s'y rattachent sont
aussi diff�rentes que possible; non seulement les plus grandes
autorit�s ont l�-dessus des mani�res de voir oppos�es, mais encore,
pour une seule et m�me de ces autorit�s _scientifiques_, il n'est pas
rare de trouver au cours de l'�volution psychologique les mani�res de
voir compl�tement chang�es. Certes, cette _m�tamorphose psychologique_
de beaucoup de penseurs n'a pas peu contribu� � amener cette
_confusion colossale des id�es_ qui r�gne en psychologie plus que dans
tout autre domaine de la connaissance humaine.


=M�tamorphose psychologique.=--L'exemple le plus int�ressant d'un
changement aussi total des vues psychologiques aussi bien objectives
que subjectives, c'est celui que nous fournit le guide le plus
influent de la philosophie allemande, _Kant_. Le Kant de la jeunesse,
le vrai _Kant critique_, �tait arriv� � cette conviction que
les trois _puissances du mysticisme_--�Dieu, la libert� et
l'immortalit�--�taient inadmissibles pour la _raison pure_; Kant
vieilli, le _Kant dogmatique_, trouva que ces trois �fant�mes
capitaux� �taient des postulats de la _raison pratique_ et comme tels
indispensables. Et plus, de nos jours, l'�cole si consid�r�e des
_N�okantiens_ pr�che le �retour � Kant� comme l'unique salut devant
l'�pouvantable charivari de la m�taphysique moderne; plus clairement
se r�v�le l'ind�niable et d�sastreuse contradiction entre les id�es
essentielles du jeune et du vieux _Kant_; nous reviendrons sur ce
dualisme.

Un int�ressant exemple d'une variation analogue nous est fourni par
deux des plus c�l�bres naturalistes de notre temps: R. VIRCHOW et DU
BOIS-REYMOND; la m�tamorphose de leurs id�es psychologiques doit
d'autant moins �tre n�glig�e que les deux biologistes berlinois,
depuis plus de 40 ans, jouent un r�le des plus importants dans la plus
grande des universit�s allemandes et exercent, tant directement
qu'indirectement, une influence profonde sur la pens�e moderne.
VIRCHOW, � qui nous devons tant � titre de fondateur de la pathologie
cellulaire, �tait, au meilleur temps de son activit� scientifique,
vers le milieu du si�cle (et surtout pendant son s�jour � W�rzbourg,
1849-1856) un pur _moniste_; il passait alors pour l'un des
repr�sentants les plus �minents de ce _mat�rialisme_ naissant qui
s'�tait introduit vers 1855, par deux oeuvres c�l�bres parues presque
en m�me temps: _La mati�re et la force_, de L. BUCUNER et _La foi du
charbonnier et la science_, de C. VOGT. VIRCHOW exposait alors ses
id�es g�n�rales sur la biologie et les processus vitaux de
l'homme--con�us tout comme des ph�nom�nes m�caniques naturels--dans
une s�rie d'articles remarquables parus dans les _Archives d'anatomie
pathologique_ qu'il dirigeait. Le plus important, sans contredit, de
ses travaux et celui dans lequel VIRCHOW a expos� le plus clairement
ses id�es monistes d'alors, c'est son �crit sur �Les tendances vers
l'unit� dans la m�decine scientifique� (1849). Ce fut certainement
apr�s m�re r�flexion et parce qu'il �tait convaincu de la valeur
philosophique de cet ouvrage, que VIRCHOW, en 1856, pla�a cette
�profession de foi m�dicale� en t�te de ses _Etudes r�unies de
m�decine scientifique_. Il y soutient les principes fondamentaux de
notre monisme actuel, avec autant de clart� et de pr�cision que je le
fais ici en ce qui concerne la solution de l'��nigme de l'univers�; il
d�fend la l�gitimit� exclusive de la science exp�rimentale, dont les
seules sources dignes de foi sont l'activit� des sens et le
fonctionnement du cerveau; il combat non moins nettement le dualisme
anthropologique, toute pr�tendue r�v�lation et toute �transcendance�,
ainsi que ses deux avenues: �la foi et l'anthropomorphisme�. Il fait
ressortir avant tout le caract�re moniste de l'anthropologie, le lien
indissoluble entre l'esprit et le corps, la force et la mati�re; � la
fin de sa pr�face, il s'exprime ainsi (p. 4): �Je suis convaincu que
je ne serai jamais amen� � nier le principe de l'_unit� de la nature
humaine_ et ses cons�quences�. Malheureusement cette �conviction�
�tait une grave erreur; car, 28 ans apr�s, VIRCHOW soutenait des
id�es, en principe tout oppos�es, cela dans le discours dont on a tant
parl�, sur �La libert� de la science dans l'Etat moderne� qu'il
pronon�a en 1877 � l'Assembl�e des naturalistes, � M�nich et dont j'ai
repouss� les attaques dans mon �crit: _La science libre et
l'enseignement libre_ (1878).

Des contradictions analogues, en ce qui concerne les principes
philosophiques les plus importants se rencontrent aussi chez DU
BOIS-REYMOND, qui a remport� ainsi un bruyant succ�s aupr�s des �coles
dualistes et surtout pr�s de l'�Ecclesia militans�. Plus ce c�l�bre
rh�teur de l'Acad�mie de Berlin avait d�fendu brillamment les
principes g�n�raux de notre monisme, plus il avait contribu� � r�futer
le vitalisme et la conception transcendantale de la vie, d'autant plus
bruyant fut le cri de triomphe des adversaires lorsqu'en 1872, dans
son discours sensationnel de l'_ignorabimus_, DU BOIS-REYMOND r�tablit
la conscience comme une �nigme insoluble, l'opposant comme un
ph�nom�ne surnaturel aux autres fonctions du cerveau. Je reviendrai
plus loin l�-dessus (ch. X).


=Psychologie objective et Psychologie subjective.=--La nature sp�ciale
d'un grand nombre de ph�nom�nes de l'�me et surtout de la conscience,
nous oblige � apporter certaines modifications � nos m�thodes de
recherche scientifique. Une circonstance surtout importante ici, c'est
qu'� c�t� de l'observation ordinaire, _objective, ext�rieure_, il
faut faire place � la _m�thode introspective_, � l'observation
_subjective, int�rieure_ qui r�sulte du fait que notre �moi� se
r�fl�chit dans la conscience. La plupart des psychologues partent de
cette �certitude imm�diate du moi�: _Cogito ergo sum!_ �Je pense donc
je suis�. Nous jetterons donc tout d'abord un regard sur ce moyen de
connaissance et ensuite seulement sur les autres m�thodes,
compl�mentaires de celle-ci.


=Psychologie introspective.= (Auto-observation de l'�me). La plus
grande partie des documents sur l'�me humaine, consign�s depuis des
milliers d'ann�es dans d'innombrables �crits, provient de l'�tude
introspective de l'�me, c'est-�-dire de l'_auto-observation_, puis des
conclusions que nous tirons de l'association et de la critique de ces
�exp�riences internes� subjectives. Pour une grande partie de l'�tude
de l'�me cette voie subjective est en g�n�ral la seule possible,
surtout pour l'�tude de la _conscience_; cette fonction c�r�brale
occupe ainsi une place toute particuli�re et elle est devenue, plus
que toute autre, la source d'innombrables erreurs philosophiques (cf.
chap. X). Mais c'est un point de vue trop �troit et qui conduit � des
notions tr�s imparfaites, fausses m�me, que celui qui nous fait
consid�rer cette auto-observation de notre esprit comme la source
principale, sinon unique, o� puiser pour le conna�tre, ainsi que le
font de nombreux et distingu�s philosophes. Car une grande partie des
ph�nom�nes les plus importants de la vie de l'�me, surtout les
_fonctions des sens_ (vue, ou�e, odorat, etc.), puis le _langage_, ne
peuvent �tre �tudi�s que par les m�mes m�thodes que toute autre
fonction de l'organisme, � savoir d'abord par une recherche anatomique
approfondie de leurs _organes_ et, secondement, par une exacte analyse
physiologique des _fonctions_ qui en d�pendent. Mais pour pouvoir
faire cette �observation ext�rieure� de l'activit� de l'�me et
compl�ter par l� les r�sultats de l'�observation int�rieure�, il faut
une connaissance profonde de l'anatomie et de l'histologie, de
l'ontog�nie et de la physiologie humaines. Ces donn�es fondamentales,
indispensables, de l'anthropologie n'en font pas moins d�faut chez la
plupart des pr�tendus _psychologues_, ou sont tr�s insuffisantes;
aussi ceux-ci ne sont-ils pas en �tat de se faire m�me de leur �me,
une id�e suffisante. A cela s'ajoute la circonstance d�favorable que
cette �me, si v�n�r�e par son possesseur, est souvent chez le
psychologue une �me d�velopp�e dans une direction unique (quelque haut
perfectionnement qu'atteigne cette Psych� dans son sport sp�culatif!),
c'est en outre l'�me d'un _homme civilis�_, appartenant � une race
sup�rieure, c'est-�-dire le dernier _terme_ d'une longue s�rie
phyl�tique �volutive, pour l'exacte compr�hension duquel la
connaissance de pr�curseurs nombreux et inf�rieurs serait
indispensable. Ainsi s'explique que la plus grande partie de la
puissante litt�rature psychologique soit aujourd'hui une maculature
sans valeur. La m�thode introspective a certainement une immense
valeur, elle est indispensable, mais elle a absolument besoin de la
collaboration et du compl�ment que lui apportent les autres m�thodes.


=Psychologie exacte.=--Plus s'enrichissait, au cours de ce si�cle, le
d�veloppement des diverses branches de l'arbre de la connaissance
humaine, plus se perfectionnaient les diverses m�thodes des sciences
particuli�res, plus grandissait le d�sir d'y apporter l'_exactitude_,
c'est-�-dire de faire un examen empirique des ph�nom�nes, aussi
_exact_ que possible et de donner aux lois qui s'en pourraient d�duire
une formule aussi nette que possible, _math�matique_ quand il se
pourrait. Mais ceci n'est r�alisable que pour une petite partie de la
science humaine, avant tout dans les sciences dont la t�che principale
est la d�termination de grandeurs mesurables; en premi�re ligne les
math�matiques, puis l'astronomie, la m�canique, et en somme une grande
partie de la physique et de la chimie. Aussi d�signe-t-on ces sciences
du nom de _sciences exactes_, au sens propre du mot. Par contre, on a
tort (et c'est souvent une cause d'erreur) de consid�rer, ainsi qu'on
le fait volontiers, _toutes_ les sciences naturelles comme �exactes�,
pour les opposer � d'autres, en particulier aux sciences historiques
et �psychologiques�. Car, pas plus que celles-ci, la plus grande
partie des sciences naturelles ne sont susceptibles d'un traitement
exact au sens propre; ceci vaut surtout pour la biologie et, parmi ses
branches, pour la psychologie. Celle-ci n'�tant qu'une partie de la
physiologie doit, en g�n�ral, participer des m�thodes de la premi�re.
Elle doit, par l'observation et l'exp�rimentation, donner un fondement
_empirique_, aussi exact que possible, aux ph�nom�nes de la vie de
l'�me; apr�s quoi elle en doit tirer les lois de l'�me par des
raisonnements inductifs et d�ductifs, et leur donner une formule aussi
nette que possible. Mais, pour des raisons faciles � comprendre, une
formule _math�matique_ ne sera que tr�s rarement possible; on n'a pu
en donner avec succ�s que pour une partie de la physiologie des sens;
par contre, ces formules sont inapplicables � la plus grande partie de
la physiologie du cerveau.


=Psycho-physique.=--Une petite province de la psychologie qui semble
accessible aux recherches �exactes� que l'on poursuit, a �t�, depuis
vingt ans, �tudi�e avec grand soin et �lev�e au rang de discipline
sp�ciale sous le nom de _psychophysique_. Ses fondateurs, les
physiologistes FECHNER et WEBER de Leipzig, �tudi�rent d'abord avec
exactitude la d�pendance de la sensation par rapport � l'excitant
externe, agissant sur l'organe sensoriel et, en particulier, le
rapport quantitatif entre l'intensit� de l'excitation et celle de la
sensation. Ils trouv�rent que pour produire une sensation, un certain
quantum pr�cis et minimum d'excitation est n�cessaire, �seuil de
l'excitation�, et qu'une excitation donn�e doit toujours varier d'un
surcro�t pr�cis: �seuil de la diff�rence�, avant que la sensation ne
se modifie d'une mani�re sensible. Pour les sens les plus importants
(la vue, l'ou�e, le sens de la pression) on peut poser cette loi que
les variations des sensations sont proportionnelles � l'intensit� des
excitations. De cette �loi de WEBER�, empirique, FECHNER d�duisit, par
des op�rations math�matiques, sa �loi fondamentale psycho-physique�,
en vertu de laquelle l'intensit� de la sensation cro�t selon une
progression arithm�tique; celle de l'excitation, par contre, selon une
progression g�om�trique. N�anmoins, cette loi de FECHNER, ainsi que
d'autres �lois� psycho-physiques, a �t� attaqu�e de divers c�t�s et
son �exactitude� contest�e. Malgr� tout, la �psycho-physique� moderne
n'est pas loin d'avoir satisfait � tout ce qu'on attendait d'elle, �
tous les voeux de ceux qui l'acclamaient il y a vingt ans; seulement
le domaine de son application possible est tr�s restreint. Et elle a
une haute port�e th�orique en ce qu'elle nous d�montre la valeur
absolue des lois physiques sur une partie, restreinte il est vrai, du
domaine de la pr�tendue �vie de l'�me�, valeur revendiqu�e depuis
longtemps par la psychologie mat�rialiste pour le domaine tout entier
de la vie de l'�me. La m�thode exacte s'est montr�e, ici comme dans
beaucoup d'autres branches de la physiologie, insuffisante et peu
productive; en principe elle est sans doute partout d�sirable, mais
malheureusement inapplicable dans la plupart des cas. Bien plus
f�condes sont les m�thodes comparative et g�n�tique.


=Psychologie compar�e.=--La ressemblance frappante qui existe entre la
vie psychique de l'homme et celle des animaux sup�rieurs est un fait
depuis longtemps connu. La plupart des peuples primitifs, aujourd'hui
encore, ne font aucune diff�rence entre les deux s�ries de ph�nom�nes
psychiques, ainsi qu'en font foi les fables partout r�pandues, les
vieilles l�gendes et les id�es relatives � la m�tempsychose. La
plupart des philosophes de l'antiquit� classique �taient convaincus,
eux aussi, de cette parent�, et entre les �mes humaine et animale, ils
ne d�couvraient aucune diff�rence essentielle qualitative, mais une
simple diff�rence quantitative. PLATON lui-m�me, qui affirma le
premier la distinction fondamentale de l'�me et du corps, faisait
traverser successivement � une seule et m�me �me (Id�e), par sa
th�orie de la m�tempsychose, divers corps animaux et humains. C'est
seulement le christianisme qui, rattachant �troitement la foi en
l'immortalit� � la foi en Dieu, posa la distinction fondamentale entre
l'�me humaine immortelle et l'�me animale mortelle. Dans la
philosophie dualiste, c'est avant tout sous l'influence de DESCARTES
(1643) que cette id�e s'implanta; il affirmait que l'homme seul a une
��me� v�ritable et avec elle la sensibilit� et le libre arbitre; qu'au
contraire, les b�tes sont des automates, des machines sans volont� ni
sensibilit�. Depuis, la plupart des psychologues--et KANT en
particulier,--n�glig�rent compl�tement l'�me des animaux et
r�duisirent � l'homme l'objet des �tudes psychologiques; la
psychologie humaine, presque exclusivement introspective, fut priv�e
de la comparaison f�conde avec la psychologie animale et resta, pour
cette raison, au m�me niveau inf�rieur qu'occupait la morphologie
avant que CUVIER, en fondant l'anatomie compar�e, ne l'�lev�t � la
hauteur d'une �science naturelle philosophique�.


=Psychologie animale.=--L'int�r�t scientifique ne se r�veilla en
faveur de l'�me animale que dans la seconde moiti� du si�cle dernier,
parall�lement aux progr�s de la zoologie et de la physiologie
syst�matiques. L'int�r�t fut stimul� surtout par l'�crit de REIMARUS:
_Consid�rations g�n�rales sur les instincts animaux_ (Hambourg, 1760).
N�anmoins, une �tude scientifique plus s�rieuse ne devint possible
qu'avec la r�forme fondamentale de la physiologie, dont nous sommes
redevables au grand naturaliste berlinois, M�LLER. Ce biologiste de
g�nie, embrassant le domaine entier de la nature organique, tout
ensemble la morphologie et la physiologie, introduisit pour la
premi�re fois les _m�thodes exactes_ de l'observation et de
l'exp�rimentation dans la physiologie tout enti�re et y rattacha en
m�me temps, d'une mani�re g�n�rale, les _m�thodes de comparaison_; il
les appliqua aussi bien � la vie psychique, au sens le plus large
(langage, organes des sens, fonctions du cerveau), qu'� tous les
autres ph�nom�nes vitaux. Le sixi�me livre de son _Manuel de
physiologie humaine_ (1840) traite sp�cialement de �la vie de l'�me�
et contient, en 80 pages, une quantit� de consid�rations
psychologiques des plus importantes.

En ces quarante derni�res ann�es, il a paru un grand nombre d'�crits
sur la psychologie compar�e des animaux, provoqu�s en partie par
l'impulsion puissante donn�e en 1859 par DARWIN dans son ouvrage sur
l'origine des esp�ces, et aussi par l'introduction de la _Th�orie de
l'�volution_ dans le domaine psychologique. Quelques-uns de ces �crits
les plus importants sont dus � ROMANES et G. LUBBOCK, pour
l'Angleterre; WUNDT, B�CHNER, G. SCHNEIDER, FRITZ SCHULTZE et CHARLES
GROOS, pour l'Allemagne; ESPINAS et JOURDAN, pour la France; TITO
VIGNOLI, pour l'Italie. (J'ai donn� les titres de quelques-uns des
ouvrages les plus importants, au d�but de ce chapitre.)

En Allemagne, WUNDT passe actuellement pour l'un des plus grands
psychologues; il poss�de, sur la plupart des philosophes, l'avantage
inappr�ciable de conna�tre � fond la _zoologie_, l'_anatomie_ et la
_physiologie_. Autrefois pr�parateur et �l�ve d'HELMHOLZ, WUNDT s'est
de bonne heure habitu� � appliquer les lois fondamentales de la
physique et de la chimie au domaine tout entier de la physiologie et,
par suite, dans l'esprit de M�LLER, � la psychologie en tant que
faisant partie de la physiologie. Plac� � ce point de vue, WUNDT
publia, en 1863, ses pr�cieuses _Le�ons sur l'�me chez l'homme et chez
l'animal_. L'auteur y donne, comme il le dit lui-m�me dans la pr�face,
la _preuve_ que le th��tre des principaux ph�nom�nes psychiques est
l'_�me inconsciente_ et il laisse notre regard �p�n�trer dans ce
_m�canisme_ de l'arri�re-plan inconscient de l'�me qui �labore les
incitations venues des impressions ext�rieures�. Mais ce qui me para�t
surtout important dans l'ouvrage de WUNDT et en faire surtout la
valeur, c'est qu'on y trouve, �pour la premi�re fois, la _loi_ _de la
conservation de la force �tendue au domaine psychique_ et, en outre,
une s�rie de faits emprunt�s � l'�lectro-physiologie utilis�s pour la
d�monstration�.

Trente ans plus tard (1892), WUNDT publia une seconde �dition, mais
sensiblement abr�g�e et compl�tement remani�e, de ses _Le�ons sur
l'�me chez l'homme et chez l'animal_. Les principes les plus
importants de la premi�re �dition sont compl�tement abandonn�s dans la
seconde et le point de vue _moniste_ y fait place � une conception
purement dualiste. WUNDT lui-m�me dit, dans la pr�face de la seconde
�dition, qu'il ne s'est d�livr� que peu � peu des erreurs
fondamentales de la premi�re et que �depuis des ann�es, il a appris �
consid�rer ce travail comme un _p�ch� de jeunesse_; son premier
ouvrage pesait sur lui comme une _faute_, qu'il aspirait � expier, si
bien que les choses parussent tourner pour lui�. De fait, les vues
essentielles de WUNDT, en psychologie, sont compl�tement oppos�es dans
les deux �ditions de ses _Le�ons_, si r�pandues; elles sont, dans la
premi�re, toutes monistes et mat�rialistes, dans la seconde, toutes
dualistes et spiritualistes. La premi�re fois, la _psychologie_ est
trait�e comme une _science naturelle_, les m�mes principes lui sont
appliqu�s qu'� la physiologie tout enti�re, dont elle n'est qu'une
partie; trente ans plus tard, l'�tude de l'�me est devenue pour lui
une pure _science de l'esprit_, dont l'objet et les principes
diff�rent compl�tement de ceux des sciences naturelles. Cette
conversion trouve son expression la plus nette dans le principe du
_parall�lisme psycho-physique_, en vertu duquel, sans doute, �� chaque
�v�nement psychique correspond un �v�nement physique quelconque�, mais
tous les deux sont compl�tement ind�pendants l'un de l'autre et il
_n'existe pas entre eux de lien causal naturel_. Ce parfait _dualisme_
du corps et de l'�me, de la nature et de l'esprit, a naturellement
trouv� le plus vif succ�s pr�s de la philosophie d'�cole alors
r�gnante, qui y applaudit comme � un progr�s important, d'autant plus
que ce dualisme est profess� par un naturaliste remarquable, qui a
soutenu jadis les vues oppos�es. Comme je soutiens moi-m�me ces
opinions ��troites� depuis plus de 40 ans et comme, en d�pit des
efforts les mieux intentionn�s, je n'ai pas pu m'en d�partir, je
consid�re naturellement les �p�ch�s de jeunesse� du jeune
physiologiste WUNDT comme des id�es justes sur la nature et je les
d�fends �nergiquement contre les opinions oppos�es du vieux philosophe
WUNDT.

Il est tr�s int�ressant de constater le total _changement de principes
philosophiques_ dont WUNDT nous offre ici l'exemple, comme autrefois
KANT, WIRCHOW, DU BOIS-REYMOND, ainsi que BAER et d'autres. Dans leur
jeunesse, ces naturalistes, intelligents et hardis, embrassent le
domaine tout entier de leurs recherches biologiques d'un vaste regard,
s'effor�ant ardemment d'asseoir la connaissance dans sa totalit� sur
une base naturelle et une; dans leur vieillesse ils ont reconnu que ce
n'�tait pas pleinement r�alisable, aussi pr�f�rent-ils renoncer tout �
fait � leur but.

Pour excuser cette m�tamorphose psychologique, ils pourront
naturellement pr�tendre que dans leur jeunesse ils n'ont pas vu toutes
les difficult�s de la grande t�che entreprise et qu'ils se sont
tromp�s sur le vrai but; que c'est seulement apr�s que leur esprit a
m�ri avec l'�ge et qu'ils ont accumul� les exp�riences, qu'ils se sont
convaincus de leurs erreurs et ont trouv� le vrai chemin qui conduit �
la source de la v�rit�. Mais on peut aussi affirmer, inversement, que
les grands savants, dans leur jeune �ge, abordaient avec plus de
courage et d'impartialit� leur t�che difficile, que leur regard �tait
plus libre et leur jugement plus pur; les exp�riences des ann�es
post�rieures n'am�nent pas seulement un enrichissement, mais un
trouble de la vue et avec la vieillesse survient une d�g�n�rescence
graduelle, dans le cerveau comme dans les autres organes. En tout cas,
cette m�tamorphose, quant � la th�orie de la connaissance, est en
elle-m�me un fait psychologique instructif; car elle montre, ainsi que
tant d'autres formes de �changement d'opinions�, que les plus hautes
fonctions de l'�me sont soumises, au cours de la vie, � d'aussi
importantes modifications individuelles que toutes les autres
fonctions vitales.


=Psychologie des peuples.=--Il importe beaucoup, si l'on veut �tudier
avec fruit la psychologie compar�e, de ne pas borner la comparaison
critique � l'animal et � l'homme en g�n�ral, mais aussi de placer l'un
� c�t� de l'autre les divers _�chelons_ de la vie psychique de chacun
d'eux. C'est seulement ainsi que nous parviendrons � apercevoir
clairement la longue _�chelle_ d'�volution psychique qui va, sans
interruption, des formes vivantes les plus inf�rieures,
monocellulaires, jusqu'aux Mammif�res et, � leur t�te, jusqu'�
l'homme. Mais au sein de la race humaine, elle-m�me, ces �chelons sont
tr�s nombreux et les rameaux de l'�arbre g�n�alogique de l'�me�
infiniment vari�s. La diff�rence psychique entre le plus grossier des
hommes incultes, au plus bas degr�, et l'homme civilis� le plus
accompli, au plus haut degr� de l'�chelle est colossale, bien plus
grande qu'on ne l'admet g�n�ralement. L'importance de ce fait
exactement mesur�e a imprim�, surtout dans la seconde moiti� du XIXe
si�cle, un vif �lan � l'_Anthropologie des peuples primitifs_ (WAITZ),
et donn� � l'ethnographie compar�e une haute importance pour la
psychologie. Malheureusement, les mat�riaux bruts, en quantit� �norme,
r�unis pour la constitution de cette science, n'ont pas encore subi
une �laboration critique suffisante. On peut juger des id�es confuses
et mystiques qui r�gnent encore l�, d'apr�s la soi-disant �_Pens�e des
peuples_� du voyageur connu, ADOLPHE BASTIAN, lequel s'est rendu
c�l�bre par la fondation, � Berlin, du �Mus�e d'ethnographie�, mais
qui, �crivain prolixe, nous pr�sente une v�ritable monstruosit� de
compilation sans critique et de sp�culation confuse.


=Psychologie ontog�n�tique.=--La plus n�glig�e, la moins employ�e de
toutes les m�thodes, dans l'�tude de l'�me, a �t� jusqu'� pr�sent
l'_ontog�n�tique_; et pourtant ce sentier peu fr�quent� est
pr�cis�ment celui qui nous m�ne le plus vite et le plus s�rement parmi
la sombre for�t des pr�jug�s, des dogmes et des erreurs
psychologiques, jusqu'au point d'o� nous pouvons voir clair dans
beaucoup des plus importants �probl�mes de l'�me�. De m�me que dans
tout autre domaine de l'embryologie organique, je commence par poser
ici l'une en face de l'autre ses deux grandes branches, que j'ai
distingu�es d�s 1866: l'embryologie (ontog�nie) et la g�n�alogie
(phylog�nie). L'_embryologie de l'�me_, la psychog�nie individuelle ou
biontique, �tudie le d�veloppement graduel et progressif de l'�me chez
l'individu et cherche � d�terminer les lois qui le conditionnent. Pour
une portion importante de la psychologie humaine, il y a beaucoup de
fait depuis des milliers d'ann�es; car la _p�dagogie_ rationnelle a
d�j� d�, de bonne heure, s'imposer la t�che de conna�tre th�oriquement
le progr�s graduel et la capacit� d'�ducation de l'�me de l'enfant,
dont elle avait, en pratique, � r�aliser l'harmonieux d�veloppement et
qu'elle devait diriger. Seulement, la plupart des p�dagogues �taient
des philosophes spiritualistes et dualistes qui, par suite, se
mettaient � l'oeuvre en y apportant d'avance les pr�jug�s
traditionnels de la psychologie spiritualiste. Depuis quelques
dizaines d'ann�es seulement, la m�thode des sciences naturelles a
gagn� du terrain, m�me dans les �coles, sur cette direction
dogmatique; on s'efforce aujourd'hui davantage, m�me quand on traite
l'�me de l'enfant d'appliquer les principes de la doctrine
�volutionniste. Les mat�riaux bruts contenus dans chaque �me
individuelle d'enfant, sont d�j� qualitativement donn�s _� priori,
h�rit�s_ qu'ils sont des parents et des anc�tres; l'�ducation a pour
t�che de les amener � maturit�, de les faire s'�panouir par
l'instruction intellectuelle et l'�ducation morale, c'est-�-dire par
l'_adaptation_. Pour la science de notre premier d�veloppement
psychique, c'est W. PREYER (1882) qui en a pos� les fondements dans
son int�ressant ouvrage: _L'�me de l'enfant, observations relatives_
_au d�veloppement intellectuel de l'homme dans les premi�res ann�es
de sa vie_. En ce qui concerne les stades et les m�tamorphoses
ult�rieures de l'�me individuelle, il reste encore beaucoup � faire:
l'application l�gitime et pratique de la grande loi biog�n�tique
commence � appara�tre, ici aussi, comme le fanal lumineux de la
compr�hension scientifique.


=Psychologie phylog�n�tique.=--Une �poque nouvelle et f�conde, une �re
de d�veloppement plus grand commen�a, pour la psychologie comme pour
toutes les sciences biologiques, lorsqu'il y a quarante ans CH. DARWIN
y appliqua les principes de la th�orie de l'�volution. Le septi�me
chapitre de son ouvrage sur l'Origine des esp�ces (1859), ouvrage qui
fit �poque, est consacr� � l'_instinct_; il contient la d�monstration
pr�cieuse que les instincts des animaux sont soumis, comme toutes les
autres fonctions vitales, aux autres lois g�n�rales du d�veloppement
historique. Les instincts sp�ciaux des esp�ces animales distinctes
sont transform�s par l'_adaptation_ et ces �changements acquis� sont
transmis par l'_h�r�dit�_ aux descendants. Dans leur conservation et
leur d�veloppement, la _s�lection_ naturelle, au moyen de la �lutte
pour la vie�, joue le m�me r�le disciplinateur que la transformation
de n'importe quelle fonction physiologique. Plus tard, dans plusieurs
ouvrages, DARWIN a d�velopp� cette id�e et montr� que les m�mes lois
de �d�veloppement intellectuel� r�gnent dans tout le monde organique,
qu'elles valent pour l'homme comme pour les animaux et pour ceux-ci
comme pour les plantes. L'_unit� du monde organique_, explicable par
sa commune origine, s'�tend ainsi au domaine tout entier de la vie de
l'�me, depuis le plus simple organisme monocellulaire jusqu'� l'homme.

Le d�veloppement ult�rieur de la psychologie de DARWIN et son
application aux divers domaines de la vie psychique sont dus � un
remarquable naturaliste anglais, G. ROMANES. Malheureusement, sa mort
r�cente, si pr�matur�e, l'a emp�ch� d'achever son grand ouvrage dans
lequel toutes les parties de la psychologie compar�e devaient �tre
�galement constitu�es dans le sens de la doctrine moniste de
l'�volution. Les deux parties de cet ouvrage qui ont paru comptent
parmi les productions les plus pr�cieuses de la litt�rature
psychologique tout enti�re. En effet, conform�ment aux principes
monistes des sciences naturelles modernes, ces ouvrages nous offrent
premi�rement, r�unis et ordonn�s, les _faits_ les plus importants qui,
depuis des milliers d'ann�es, ont �t� �tablis empiriquement, par
l'observation et l'exp�rience, sur le domaine de la psychologie
compar�e. Secondement, ces faits sont ensuite examin�s et group�s en
vue d'une fin, par la _critique objective_; et troisi�mement, il en
d�coule en ce qui concerne les probl�mes g�n�raux les plus importants
de la _psychologie_, ces raisonnements qui seuls, sont conciliables
avec les principes de notre moderne doctrine moniste. Le premier
volume composant l'oeuvre de ROMANES, porte ce titre, _L'�volution
mentale chez les animaux_ (1885) et nous retrace toute la longue
hi�rarchie des stades de l'�volution psychique dans la s�rie animale,
depuis les impressions et les instincts les plus simples des animaux
inf�rieurs jusqu'aux ph�nom�nes les plus parfaits de la conscience et
de la raison, chez les animaux sup�rieurs, tout cela s'encha�nant par
des liens naturels. On trouve aussi dans ce volume de nombreuses notes
tir�es des manuscrits posthumes de DARWIN �sur l'instinct� en m�me
temps qu'une �collection compl�te de tout ce que celui-ci a �crit sur
la psychologie�.

La seconde et la plus importante partie de l'oeuvre de ROMANES, traite
de l'_Evolution mentale chez l'homme et de l'origine des facult�s
humaines_[20] (1893). Le p�n�trant psychologue y d�montre d'une
mani�re convaincante que _la barri�re psychologique entre l'homme et
l'animal est vaincue_! La pens�e � l'aide des mots, le pouvoir
d'abstraction de l'homme, se sont graduellement d�velopp�s, sortis de
degr�s inf�rieurs o� la pens�e et la repr�sentation ne s'aidaient pas
encore de mots, degr�s r�alis�s chez les Mammif�res les plus proches
de l'homme. Les plus hautes fonctions intellectuelles de l'homme, la
_raison_, le _langage_ et la _conscience_ ne sont que les
perfectionnements des m�mes fonctions aux degr�s inf�rieurs o� elles
sont r�alis�es dans la s�rie des _anc�tres primates_ (Simiens et
Prosimiens). L'homme ne poss�de pas une seule �fonction
intellectuelle� qui soit sa propri�t� exclusive. Sa vie psychique tout
enti�re ne diff�re de celles des Mammif�res, ses proches, qu'en
_degr�_, non en _nature_, quantitativement, non qualitativement.

  [20] Traduction fran�aise par H. de Varigny.

Je renvoie les lecteurs qui s'int�ressent � cette capitale �question
de l'�me�, � l'ouvrage fondamental de ROMANES. Je suis d'accord, sur
presque tous les points et toutes les affirmations, avec lui et avec
DARWIN; lorsqu'il semble y avoir des diff�rences entre l'opinion de
ces auteurs et les vues que j'ai expos�es pr�c�demment, elles
proviennent soit d'une expression imparfaite chez moi ou d'une
diff�rence insignifiante dans l'application des termes fondamentaux.
D'ailleurs, c'est une des caract�ristiques de cette �science des
termes� qu'en ce qui concerne les termes fondamentaux les plus
importants, les philosophes les plus marquants aient des mani�res de
voir toutes diff�rentes.


Place de la psychologie dans le syst�me des sciences biologiques.

                              =Biologie=
                         Science de l'organisme
                 (Anthropologie, Zoologie et Botanique)
                                  ^
       |--------+-----------------+-------------------+--------------|
                |                 |                   |
           =Morphologie=          |               =Biog�nie=
        Science des formes        |        Histoire du d�veloppement
    |---+--------^-------+-----|  |  |-------+--------^--------+------|
        |                |        |          |                 |
    =Anatomie=   |  =Histologie=  |     =Ontog�nie=   |   =Phylog�nie=
    Science      |  Science       |     Histoire      |   Histoire
    des organes  |  des tissus    |     de l'embryon  |   de la race
                                  |

                             =Physiologie=
                         Science des fonctions
          |-----------------------^------------------------------------|
                 |                                    |
          Physiologie des                       Physiologie des
        =fonctions animales=                  =fonctions v�g�tatives=
      (Sensation et Mouvement)               (Nutrition et Reproduction)
    |-------+--------^---------+--| |---------+-------^----+--------|
            |        |         |              |            |
     =Esth�matique=  | =Phoronomie=   =Trophonomie=   =Gonimatique=
     Science         | Science        Science         Science
     de la sensation | du mouvement   des �changes    de la
                     |                  de mat�riaux  g�n�ration
                =Psychologie=
              Science de l'�me




CHAPITRE VII

Degr�s dans la hi�rarchie de l'�me.

  �TUDES MONISTES DE PSYCHOLOGIE COMPAR�E.--L'�CHELLE
     PSYCHOLOGIQUE.--PSYCHOPLASMA ET SYST�ME NERVEUX.--INSTINCT ET
     RAISON.

   �Le plus merveilleux des ph�nom�nes naturels, celui que nous
   appelons d'un nom l�gu� par la tradition _esprit_ ou _�me_, est
   une propri�t� absolument g�n�rale de tout ce qui vit. Dans toute
   mati�re vivante, dans tout protoplasma, il faut bien reconna�tre
   l'existence des premiers �l�ments de la vie psychique, la forme
   rudimentaire de sensibilit� au _plaisir_ et � la _douleur_, la
   forme rudimentaire de l'_attraction_ et de la _r�pulsion_. Mais
   les divers degr�s de d�veloppement et de composition de cette
   �me varient avec les divers �tres vivants; ils nous acheminent,
   depuis la muette _�me cellulaire_, � travers une longue s�rie
   d'interm�diaires de plus en plus �lev�s, jusqu'� l'_�me
   humaine_, consciente et raisonnable�.

    _Ame cellulaire et cellule psychique_ (1878).




SOMMAIRE DU CHAPITRE VII

  Unit� psychologique de la nature organique.--Base mat�rielle de
     l'�me: le psychoplasma.--Echelle des sensations.--Echelle des
     mouvements.--Echelle des r�flexes.--R�flexes simples et
     r�flexes complexes.--L'acte r�flexe et la conscience.--Echelle
     des repr�sentations.--Repr�sentations inconscientes et
     repr�sentations conscientes.--Echelle de la m�moire.--M�moire
     inconsciente et m�moire consciente.--Association des
     repr�sentations.--Instincts.--Instincts primaires et instincts
     secondaires.--Echelle de la raison.--Langage.--Mouvements
     �motifs et passions.--Volont�--Libre arbitre.


LITT�RATURE

   CH. DARWIN.--_De l'expression des �motions chez l'homme et chez
   les animaux._ Trad fran�.

   W. WUNDT.--_Vorlesungen �ber die Menschen und Thierseele._ 2te
   Auflage, Leipzig, 1892.

   FRITZ SCHULTZE.--_Vergleichende Seelenkunde._ Leipzig, 1897.

   L. BUCHNER.--_Aus dem Geistesleben der Thiere, oder Staaten und
   Thaten der Kleinen._ 4te Aufl., Berlin, 1897.

   A. ESPINAS.--_Les soci�t�s animales._ Etudes de psychologie
   compar�e.

   TITO VIGNOLI.--_De la loi fondamentale de l'intelligence dans le
   r�gne animal._ Trad. allem.

   C. LLOYD MORGAN.--_Animal life and intelligence._ London, 1890.

   W. BOLSCHE.--_Das Liebesleben in der Natur. (Etude sur
   l'�volution de l'amour)._ Leipzig, 1898.

   G. ROMANES.--_L'�volution mentale dans le r�gne animal et chez
   l'homme._ Trad. fran�.


Les progr�s immenses que la psychologie, avec l'aide de la th�orie
�volutionniste, a accomplis dans la seconde moiti� du XIXe si�cle, ont
abouti � ceci: que nous reconnaissons l'_unit� psychologique du monde
organique_. La psychologie compar�e, conjointement � l'ontog�nie et �
la phylog�nie de l'�me, nous ont convaincus que la vie organique �
tous ses degr�s, depuis les plus simples protistes monocellulaires
jusqu'� l'homme, est le produit des m�mes forces naturelles
�l�mentaires, des m�mes fonctions physiologiques de sensation et de
mouvement. La t�che fondamentale pour la psychologie scientifique de
l'avenir ne sera donc pas, comme elle l'a �t� jusqu'� pr�sent,
l'analyse exclusivement subjective et introspective de l'�me � son
plus haut degr� de perfectionnement--de l'�me au sens o� l'entendent
les philosophes--mais l'�tude objective et comparative de la longue
s�rie d'�chelons, de la longue suite de stades inf�rieurs et animaux
qu'a d� parcourir en se d�veloppant l'esprit humain. Distinguer les
divers degr�s de cette �chelle psychologique et d�montrer leur
encha�nement phylog�n�tique ininterrompu, telle est la belle t�che �
laquelle on ne s'est s�rieusement appliqu� que depuis quelques
dizaines d'ann�es et qui a surtout �t� abord�e dans l'ouvrage
remarquable de ROMANES. Nous nous contenterons ici de traiter tr�s
bri�vement quelques-unes des questions les plus g�n�rales auxquelles
nous conduit la connaissance de cette suite d'�tapes.


=Base mat�rielle de l'�me.=--Tous les ph�nom�nes de la vie de l'�me
sans exception sont li�s � des processus mat�riels ayant lieu dans la
substance vivante du corps, dans le _plasma_ ou _protoplasma_. Nous
avons d�sign� la partie de celui-ci qui appara�t comme le support
indispensable de l'�me, du nom de _psychoplasma_ (�substance de
l'�me�, au sens moniste) c'est-�-dire que nous n'entendons par l�
aucune �essence� particuli�re, mais nous consid�rons l'_�me comme un
concept collectif d�signant l'ensemble des fonctions psychiques du
plasma_. L'�me, en ce sens, est aussi bien une abstraction
physiologique que les termes ��change des mat�riaux� ou �g�n�ration�.
Chez l'homme et les animaux sup�rieurs, par suite de l'extr�me
division du travail dans les organes et les tissus, le psychoplasma
est un �l�ment diff�renci� du syst�me nerveux le _neuroplasma_ des
cellules ganglionnaires et de leurs prolongements centrifuges, les
fibres nerveuses. Chez les animaux inf�rieurs, par contre, qui ne
poss�dent pas encore de nerfs ni d'organes des sens distincts, le
psychoplasma n'est pas encore parvenu � se diff�rencier pour exister
d'une mani�re ind�pendante, pas plus que chez les plantes. Chez les
protistes monocellulaires, enfin, le psychoplasma est, soit identique
au _protoplasma_ vivant tout entier qui constitue la simple cellule,
soit � une partie de celui-ci. En tous cas, aussi bien � ces degr�s
inf�rieurs qu'aux degr�s sup�rieurs de l'�chelle psychologique, une
certaine composition _chimique_ du psychoplasma et une certaine
mani�re d'�tre _physique_ en lui sont indispensables d�s que l'��me�
doit fonctionner ou travailler. Cela vaut aussi bien pour l'activit�
psychique �l�mentaire (sensation et mouvement plasmatiques) chez les
Protozoaires, que pour les fonctions complexes des organes sensoriels
et du cerveau chez les animaux sup�rieurs et, � leur t�te, chez
l'homme. Le travail du psychoplasma, que nous nommons ��me� est
toujours li� � des �changes de mat�riaux.


=Echelle des sensations.=--Tous les organismes vivants, sans
exception, sont sensibles; ils distinguent les conditions du milieu
ext�rieur environnant et r�agissent sur lui par certains changements
produits en eux-m�mes. La lumi�re et la chaleur, la pesanteur et
l'�lectricit�, les processus m�caniques et les ph�nom�nes chimiques du
milieu environnant agissent comme _excitants_ sur le _psychoplasma_
sensible et provoquent des changements dans sa composition
mol�culaire. Comme stades principaux de sa _sensibilit�_, nous
distinguerons les 5 degr�s suivants:

I. Aux stades les plus inf�rieurs de l'organisation, le _psychoplasma_
tout entier, comme tel, est sensible et r�agit � l'action des
excitants: c'est le cas des protistes les plus primitifs, de beaucoup
de plantes et d'une partie des animaux sup�rieurs.--II. Au second
stade commencent � se d�velopper, � la surface du corps, de simples
_instruments sensoriels_ non diff�renci�s, sous forme de poils
protoplasmiques et de taches pigmentaires, pr�curseurs des organes du
tact et des yeux; c'est le cas d'une partie des protistes sup�rieurs,
mais aussi de beaucoup d'animaux et de plantes inf�rieurs.--III. Au
troisi�me stade, de ces �l�ments simples vont se d�velopper, par
_diff�renciation, des organes sensoriels sp�cifiques_, ayant chacun
une adaptation propre; instruments chimiques de l'odorat et du go�t,
organes physiques du tact et du sens de la temp�rature, de l'ou�e et
de la vue. L'��nergie sp�cifique� de ces organes sensibles sup�rieurs
n'est pas chez eux une qualit� originelle, mais une propri�t� acquise
graduellement par une adaptation fonctionnelle et une h�r�dit�
progressive.--IV. Au quatri�me stade appara�t la centralisation, ou
_int�gration du syst�me nerveux_ et par l�, en m�me temps, celle de la
sensation; par l'association des sensations auparavant isol�es ou
localis�es, se forment les repr�sentations qui, tout d'abord, restent
encore inconscientes: c'est le cas chez beaucoup d'animaux inf�rieurs
et sup�rieurs.--V. Au cinqui�me stade, par la r�flexion des sensations
dans une partie centrale du syst�me nerveux, se d�veloppe la plus
haute fonction psychique, la _sensation consciente_, c'est le cas chez
l'homme et les Vert�br�s sup�rieurs, probablement aussi chez une
partie des Invert�br�s sup�rieurs, surtout des Articul�s.


=Echelle des mouvements.=--Tous les corps vivants de la nature, sans
exception, se meuvent spontan�ment, � l'inverse de ce qui a lieu chez
les corps inorganis�s, fix�s et immobiles (les cristaux, par exemple);
c'est-�-dire qu'il se passe dans le _psychoplasma_ vivant des
changements de position des parties, par suite de causes internes,
lesquelles s'expliquent par la constitution chimique de ce
psychoplasma lui-m�me. Ces mouvements vitaux actifs peuvent �tre en
partie per�us directement, par l'observation, tandis qu'en partie ils
ne sont connus qu'indirectement, par leurs effets. Nous en
distinguerons 5 degr�s: I. Au degr� le plus inf�rieur de la vie
organique (chez les Chromac�es, beaucoup de protophytes, et chez les
m�taphytes inf�rieurs), nous ne constatons que ces mouvements de
_croissance_ qui sont communs � tous les organismes. Ils se produisent
d'ordinaire si lentement qu'on ne peut pas les observer imm�diatement,
mais par un proc�d� indirect, en induisant de leurs r�sultats,
du changement de grandeur et de forme du corps en voie de
d�veloppement.--II. Beaucoup de protistes, en particulier les algues
monocellulaires du groupe des Diatom�es et des Desmidiac�es, se
meuvent en rampant ou en nageant, gr�ce � une _secr�tion_, par la
simple excr�tion d'une masse muqueuse.--III. D'autres organismes,
flottant dans l'eau (par exemple, beaucoup de radiolaires, de
Siphonophores, de Ct�nophores, etc.) s'�l�vent ou s'enfoncent dans
l'eau en modifiant leur _poids sp�cifique_, tant�t par osmose, tant�t
en expulsant ou emmagasinant de l'air.--IV. Beaucoup de plantes, en
particulier les impressionnables sensitives (mimosa) et autres
Papilionac�es, ex�cutent, avec leurs feuilles ou d'autres parties, des
mouvements au moyen d'un _changement de turgescence_, c'est-�-dire
qu'elles modifient la tension du protoplasma et par suite sa pression
sur la paroi cellulaire �lastique qui l'enveloppe.--V. Les plus
importants de tous les mouvements organiques sont les _ph�nom�nes_
_de contraction_, c'est-�-dire les changements de forme de la
superficie du corps qui sont li�s � des modifications r�ciproques de
position dans ses parties; ils se produisent toujours en traversant
deux �tats diff�rents ou phases du mouvement: la phase de
_contraction_ et celle d'_expansion_. On distingue comme quatre formes
diff�rentes de concentration du protoplasma: _a. les mouvements
amibo�des_ (chez les Rhizopodes, les globules du sang, les cellules
pigmentaires, etc.); _b. les courants plasmiques_, analogues, �
l'int�rieur de cellules entour�es d'une membrane; _c. les mouvements
vibratiles_ (mouvement d'un flagellum ou de cils chez les Infusoires,
les Spermatozo�des, les cellules de l'�pith�lium � cils vibratiles);
et enfin _d. le mouvement musculaire_ (chez la plupart des animaux).


=Echelle des r�flexes= (ph�nom�nes r�flexes, mouvements r�flexes,
etc.).--L'activit� �l�mentaire de l'�me, produite par la liaison d'une
sensation � un mouvement, est d�sign�e par nous du nom de _r�flexe_
(au sens le plus large), ou de _fonction r�flexe_, ou mieux encore
d'_action r�flexe_. Le mouvement (n'importe de quelle sorte) appara�t
ici comme la suite imm�diate de l'_excitation_ provoqu�e par
l'impression; c'est pourquoi, dans le cas le plus simple (chez les
protistes) on l'a d�sign� du simple nom de _mouvement d'excitation_.
Tout protoplasma vivant est irritable. Tout changement physique ou
chimique du milieu ext�rieur environnant peut, dans certaines
circonstances, agir comme excitant sur le psychoplasma et produire ou
�contrebalancer� un mouvement. Nous verrons, plus tard, comment
l'importante notion physique d'_�quilibre_ rattache imm�diatement les
plus simples r�flexes organiques aux mouvements m�caniques analogues
dans la nature inorganique (par exemple, l'explosion de la poudre par
une �tincelle, de la dynamite par un choc). Nous distinguons dans
l'�chelle des r�flexes les sept degr�s suivants:

I.--Au stade le plus bas de l'organisation, chez les protistes
inf�rieurs, les excitations du monde ext�rieur (lumi�re, chaleur,
�lectricit�, etc.), ne provoquent dans le _protoplasma_ non
diff�renci�, que ces indispensables mouvements internes de croissance
et d'�change qui sont communs � tous les organismes et indispensables
� leur conservation. Il en va de m�me pour la plupart des plantes.

II.--Chez beaucoup de Protistes qui se meuvent librement (surtout chez
les Amibes, les H�liozoaires et surtout les Rhizopodes) les
excitations ext�rieures provoquent sur tous les points de la
superficie du corps monocellulaire, des mouvements qui se traduisent
par des changements de lieu (mouvements amibo�des, formation de
pseudopodes, contraction et extension des pseudopodes); ces
prolongements mal d�termin�s et modifiables du protoplasma ne sont pas
encore des organes constants. L'excitabilit� organique g�n�rale se
traduit de la m�me fa�on, par un _r�flexe non diff�renci�_, chez les
impressionnables sensitives et chez les M�tazoaires inf�rieurs; chez
ces organismes pluricellulaires, les excitations peuvent �tre
transmises d'une cellule � l'autre, puisque toutes les cellules, par
leurs prolongements, sont en rapport de contigu�t�.

III.--Chez beaucoup de Protistes, et en particulier chez les
Protozoaires ayant atteint un haut degr� de d�veloppement, le corps
monocellulaire se diff�rencie d�j� en deux sortes d'organes des plus
rudimentaires: organes sensibles du tact et organes moteurs du
mouvement; les deux instruments sont des prolongements directs et
externes du protoplasma; l'excitation qui atteint le premier de ces
organes est transmise imm�diatement au second par le psychoplasma du
corps monocellulaire et en provoque la contraction. Ce ph�nom�ne
s'observe surtout clairement (ou se d�montre exp�rimentalement) chez
beaucoup d'Infusoires fix�s (par exemple chez le poteriodendron parmi
les Flagell�s, chez la vorticelle parmi les Cili�s). La plus faible
excitation qui atteint les prolongements vibratiles tr�s
impressionnables (flagellum ou cils) situ�s � l'extr�mit� libre de la
cellule, produit aussit�t une contraction de l'un des bouts en forme
de fil, � l'autre bout fix�. On d�signe ce ph�nom�ne du nom d'_arc
r�flexe simple_[21].

  [21] MAX VERWORN. _Allgemeine Physiologie_, 2te Aufl., 1897.

IV.--A ces processus qui se passent dans l'organisme monocellulaire
des Infusoires, se rattache imm�diatement le m�canisme int�ressant des
_cellules neuromusculaires_, que nous trouvons dans le corps
pluricellulaire de beaucoup de M�tazoaires inf�rieurs, en particulier
chez les Cnidi�s (polypes, coraux). Chaque cellule neuro-musculaire,
prise individuellement, est _organe r�flexe isol�_; elle poss�de, � la
surface de son corps, une partie sensible, au bout oppos� et interne
un filament musculaire mobile: celui-ci se contracte aussit�t que
l'autre est excit�.

V.--Chez d'autres Cnidi�s, en particulier chez les M�duses qui nagent
librement (et qui sont proches parentes des polypes fix�s),--la
_cellule neuro-musculaire_ simple se subdivise en deux cellules
diff�rentes mais encore r�unies par un filament: une _cellule
sensorielle_ externe (dans l'�piderme) et une _cellule musculaire_
interne (sous la peau); dans cet _organe r�flexe bicellulaire_, la
premi�re cellule est l'organe �l�mentaire de la sensation, la seconde
celui du mouvement; le filament de psychoplasma qui les relie est un
pont qui permet � l'excitation de passer de la premi�re � la seconde.

VI.--Le progr�s le plus important dans le d�veloppement progressif du
m�canisme r�flexe, c'est la diff�renciation de _trois_ cellules; � la
place du simple pont dont nous venons de parler appara�t une troisi�me
cellule ind�pendante, la _cellule psychique_ ou cellule ganglionnaire;
en m�me temps survient une nouvelle fonction psychique, la
_repr�sentation_ inconsciente qui a son si�ge pr�cis�ment dans cette
cellule centrale. L'excitation est transmise, de la cellule
sensorielle sensible tout d'abord � cette cellule repr�sentative
interm�diaire (cellule psychique) et de celle-ci, elle passe sous
forme de commandement au mouvement, � la cellule musculaire motrice.
Ces _organes r�flexes tricellulaires_ pr�dominent chez la grande
majorit� des Invert�br�s.

VII.--A la place de cette combinaison, on trouve chez la plupart des
Vert�br�s l'_organe r�flexe quadricellulaire_ consistant en ceci
qu'entre la cellule sensorielle sensible et la cellule musculaire
motrice, non plus une, mais deux cellules psychiques diff�rentes sont
intercal�es. L'excitation externe passe ici de la cellule sensorielle,
par voie centrip�te, � la _cellule sensitive_ (cellule psychique
sensible), puis de celle-ci � la _cellule de la volition_ (cellule
psychique motrice) et c'est seulement cette derni�re qui la transmet �
la cellule musculaire contractile. Par le fait que de nombreux organes
r�flexes analogues s'associent, et que de nouvelles cellules
psychiques sont intercal�es, se constitue le m�canisme compliqu�
r�flexe de l'homme et des Vert�br�s sup�rieurs.


=R�flexes simples et r�flexes complexes.=--La diff�rence importante
que nous avons �tablie aux points de vue morphologique et
physiologique entre les organismes monocellulaires (Protistes) et les
pluricellulaires (Histones) existe de m�me quand il s'agit de
l'activit� psychique �l�mentaire, de l'action r�flexe. Chez les
_Protistes monocellulaires_ (aussi bien chez les plantes primitives
plasmodomes, les Protophytes, que chez les animaux primitifs
plasmophages, les Protozoaires) le processus physique du r�flexe tout
entier se passe � l'int�rieur du protoplasma d'une cellule unique;
leur ��me cellulaire� appara�t encore comme une fonction unique du
psychoplasma, ses diverses phases ne commen�ant � se diff�rencier
qu'au cours de la diff�renciation d'organes distincts. D�j� chez les
Protistes c�nobiontes, dans les _colonies cellulaires_ (par exemple le
volvox, le carchesium) appara�t le deuxi�me stade d'activit�
cellulaire, l'_action r�flexe compos�e_. Les nombreuses cellules
sociales qui composent ces colonies cellulaires ou c�nobies, sont
toujours en rapport plus ou moins �troit, souvent reli�es directement
les unes aux autres par des filaments, v�ritables ponts de plasma.
Une excitation qui atteint une ou plusieurs des cellules de cette
association est communiqu�e aux autres par les ponts de r�union et
peut provoquer chez toutes, une contraction collective. Cette
association existe aussi dans les tissus des plantes et des animaux
pluricellulaires. Tandis qu'on admettait autrefois, � tort, que les
cellules des tissus v�g�taux existaient contigu�s mais isol�es les
unes des autres, aujourd'hui on d�montre partout l'existence de fins
filaments protoplasmiques qui traversent les �paisses membranes
cellulaires et maintiennent partout des rapports mat�riels et
psychologiques entre leurs protoplasmas vivants. Ainsi s'explique que
l'�branlement de l'impressionnable racine du mimosa, provoqu� par les
pas du promeneur sur le sol, transmette aussit�t l'excitation � toutes
les cellules de la plante, amenant toutes les feuilles d�licates � se
reployer, tous les p�tioles � tomber.


=Action r�flexe et conscience.=--Un caract�re important commun � tous
les ph�nom�nes r�flexes, c'est le _manque de conscience_. Pour des
raisons que nous exposons au chapitre X, nous n'admettons une
conscience r�elle que chez l'homme et les animaux sup�rieurs, et nous
la refusons aux plantes, aux animaux inf�rieurs et aux Protistes; chez
ces derniers, par cons�quent, _tous les mouvements d'excitation_
doivent �tre consid�r�s _comme des r�flexes_, c'est-�-dire que tels
sont tous les mouvements en g�n�ral, en tant qu'ils ne sont pas
produits _spontan�ment_ ou par des causes internes (mouvements
impulsifs ou automatiques)[22]. Il en va autrement chez les animaux
sup�rieurs qui pr�sentent un syst�me nerveux centralis� et des organes
des sens parfaits. Ici, l'activit� psychique r�flexe a graduellement
donn� lieu � la conscience et l'on voit appara�tre les actes
volontaires conscients s'opposant aux r�flexes, qui subsistent � c�t�
d'eux. Mais nous devons ici, comme pour les instincts, distinguer
deux ph�nom�nes essentiellement diff�rents: les r�flexes primaires et
les secondaires. Les _r�flexes primaires_ sont ceux qui,
phylog�n�tiquement, n'ont jamais �t� conscients, c'est-�-dire qui ont
conserv� leur nature originelle (h�rit�e d'anc�tres animaux
inf�rieurs). Les _r�flexes secondaires_, au contraire, sont ceux qui
furent, chez les anc�tres, des actes volontaires conscients mais qui,
plus tard, par l'habitude ou la disparition de la conscience, sont
devenus inconscients. On ne peut ici--pas plus qu'ailleurs--tracer une
ligne de d�marcation pr�cise entre les fonctions psychiques
conscientes et les inconscientes.

  [22] MAX VERWORN. _Psychophysiologische Protisten-Studien_
  (1889). S. 135.


=Echelle des repr�sentations.= (Dok�ses).--Les psychologues
d'autrefois (HERBART, par exemple), ont consid�r� la �repr�sentation�
comme le ph�nom�ne psychique essentiel d'o� tous les autres
d�rivaient. La psychologie compar�e moderne accepte cette id�e en tant
qu'il s'agit de la repr�sentation _inconsciente_; elle tient, au
contraire, la repr�sentation _consciente_ pour un ph�nom�ne secondaire
de la vie psychique qui fait encore enti�rement d�faut chez les
plantes et les animaux inf�rieurs et ne se d�veloppe que chez les
animaux sup�rieurs. Parmi les nombreuses d�finitions contradictoires
qu'ont donn�es les psychologues du terme de _repr�sentation_,
(DOKESIS) la plus juste nous semble celle qui entend par l� l'_image
interne_ de l'objet externe, lequel se transmet � nous par
l'impression (�id�e� en un sens particulier). Nous distinguerons, dans
l'�chelle croissante de la fonction de repr�sentation, quatre degr�s
principaux qui sont les suivants:

I.--_Repr�sentation cellulaire._--Aux stades les plus inf�rieurs, la
repr�sentation nous appara�t comme une fonction physiologique g�n�rale
du psychoplasma; d�j� chez les plus simples Protistes monocellulaires,
les impressions laissent dans ce psychoplasma des traces durables qui
peuvent �tre reproduites par la m�moire. Parmi plus de quatre mille
esp�ces de Radiolaires que j'ai d�crites, chaque esp�ce particuli�re
est caract�ris�e par une forme de squelette sp�ciale, qui s'est
transmise � elle par l'h�r�dit�. La production de ce squelette
sp�cifique, d'une structure souvent des plus compliqu�es, par une
cellule des plus simples (presque toujours sph�rique), ne peut
s'expliquer que si nous attribuons au plasma, mati�re composante, la
propri�t� de repr�sentation et, de fait, celle toute sp�ciale de
�sentiment plastique de la distance�, ainsi que je l'ai montr� dans ma
_Psychologie des Radiolaires_[23].

  [23] E. HAECKEL. _Allg. Naturgesch. der Radiolaren_, 1887. S.
  122.

II.--_Repr�sentation histonale._--D�j� chez les C�nobies ou colonies
cellulaires de Protistes associ�s, mais plus encore dans les tissus
des plantes et des animaux inf�rieurs, sans syst�me nerveux (�ponges,
polypes), nous trouvons r�alis� le second degr� de repr�sentation
inconsciente, fond� sur une communaut� de vie psychique entre de
nombreuses cellules, �troitement li�es. Si des excitations, qui se
sont produites une seule fois, produisent non seulement un r�flexe
passager dans un organe (par exemple d'une feuille ou d'un bras de
polype) mais laissent une impression durable qui sera reproduite
spontan�ment plus tard, il faut bien admettre, pour expliquer ce
ph�nom�ne, une repr�sentation histonale, li�e au psychoplasma des
cellules associ�es en tissu.

III.--_Repr�sentation inconsciente des cellules ganglionnaires._--Ce
troisi�me degr�, plus �lev�, de repr�sentation est la forme la plus
fr�quente de cette fonction dans le r�gne animal; elle appara�t comme
une localisation de la repr�sentation en certaines �cellules
psychiques�. Dans le cas le plus simple, on ne la trouve, par
cons�quent, dans l'action r�flexe, qu'au sixi�me degr� de
d�veloppement, lorsqu'est constitu� l'organe r�flexe tricellulaire; le
si�ge de la repr�sentation est alors la cellule psychique moyenne,
intercal�e entre la cellule sensorielle et la cellule musculaire
motrice. Avec le d�veloppement croissant du syst�me nerveux dans le
r�gne animal, avec son int�gration et sa diff�renciation croissantes,
le d�veloppement de ces repr�sentations inconscientes va, lui aussi,
toujours croissant.

IV.--_Repr�sentation consciente des cellules c�r�brales._--C'est
seulement aux degr�s sup�rieurs de l'organisation animale que se
d�veloppe la conscience, comme fonction sp�ciale d'un organe central
d�termin� du syst�me nerveux. Par le fait que les repr�sentations
deviennent conscientes et que certaines parties du cerveau prennent un
d�veloppement consid�rable tendant � l'_association_ des
repr�sentations conscientes, l'organisme devient capable de ces
fonctions psychiques sup�rieures d�sign�es du nom de _pens�e_,
r�flexion, entendement et _raison_. Bien que la limite phylog�n�tique
soit des plus difficiles � tracer entre les repr�sentations
primitives, inconscientes et les secondaires, conscientes, on peut
cependant admettre comme probable que celles-ci d�rivent de celles-l�
_polyphyl�tiquement_. Car nous trouvons la pens�e consciente et
raisonnable, non seulement dans les formes sup�rieures de
l'embranchement des Vert�br�s (chez l'homme, les Mammif�res, les
Oiseaux, une partie des Vert�br�s inf�rieurs)--mais encore chez les
repr�sentants les plus parfaits des autres groupes animaux (chez les
fourmis et d'autres Insectes, les araign�es et les Crustac�s
sup�rieurs parmi les Arthropodes, chez les C�phalopodes parmi les
Mollusques).


=Echelle de la m�moire.=--Elle pr�sente un rapport �troit avec celle
du d�veloppement des repr�sentations; cette fonction capitale du
psychoplasma--condition de tout d�veloppement psychique
progressif--n'est au fond qu'une _reproduction de repr�sentations_.
Les empreintes que l'excitation avait produites en tant qu'impression
sur le bioplasma et qui �taient devenues des repr�sentations durables
sont ranim�es par la m�moire; elles passent de l'�tat _potentiel_ �
l'�tat _actuel_. La �force de tension� latente dans le psychoplasma se
transforme en �force vive� active. Correspondant aux quatre stades de
la repr�sentation, nous pouvons distinguer dans la m�moire quatre
stades de d�veloppement progressif.

I.--_M�moire cellulaire._--Il y a d�j� trente ans qu'$1, dans un
travail plein de profondeur, a d�sign� la m�moire comme une �fonction
g�n�rale de la mati�re organis�e�, soulignant la haute importance de
cette fonction psychique �� laquelle nous devons presque tout ce que
nous sommes et ce que nous poss�dons� (1870). J'ai repris plus tard
cette pens�e (1876) et j'ai cherch� � l'�tablir en lui appliquant avec
fruit la th�orie de l'�volution (voir ma _P�rigen�se des plastidules,
essai d'explication m�caniste des processus �l�mentaires de
l'�volution_[24]). J'ai cherch� � prouver dans cette �tude que la
�m�moire inconsciente� �tait une fonction g�n�rale essentiellement
importante, commune � tous les plastidules, c'est-�-dire � ces
mol�cules ou groupes de mol�cules hypoth�tiques, que NAEGELI appelle
_micelles_, d'autres _bioplastes_, etc. Seuls les plastidules
_vivants_, mol�cules individuelles du plasma actif, se reproduisent et
poss�dent ainsi la m�moire: c'est l� la diff�rence essentielle entre
la nature organique et l'inorganique. On peut dire: �L'_h�r�dit� est
la m�moire des plastidules_, par contre la variabilit� est
l'intelligence des plastidules�. La m�moire �l�mentaire des protistes
monocellulaires, se constitue � l'aide des m�moires mol�culaires des
plastidules ou micelles dont l'ensemble forme leur corps cellulaire
vivant. Les effets les plus surprenants de cette m�moire inconsciente
chez les Protistes monocellulaires sont surtout mis en lumi�re par
l'infinie diversit� et r�gularit� de leur appareil protecteur si
compliqu�, le test et le squelette; une quantit� d'exemples
int�ressants nous sont fournis, en particulier, par les _Diatom�es_ et
les _Cosmari�es_ parmi les Protophytes, par les _Radiolaires_ et les
_Thalamophores_, parmi les Protozoaires. Dans des milliers d'esp�ces
de ces Protistes, la forme sp�cifique du squelette se transmet avec
une _relative constance_, t�moignant ainsi de la fid�lit� de la
m�moire inconsciente cellulaire.

  [24] E. HAECKEL. _Gesammelte populaere Vortraege 2tes_ Heft,
  1879.

II.--_M�moire histonale._--Quant au second degr� de la m�moire, des
preuves non moins int�ressantes du souvenir inconscient des tissus
nous sont fournies par l'h�r�dit� des organes et des tissus divers
dans le corps des plantes et des animaux inf�rieurs invert�br�s
(Spongiaires, etc.). Ce second degr� nous appara�t comme une
_reproduction des repr�sentations histonales_ de cette association de
repr�sentations cellulaires qui commence d�s la formation des C�nobies
chez les Protistes sociaux.

III.--De m�me on peut consid�rer le troisi�me degr�, la _m�moire
inconsciente_ de ces animaux qui poss�dent d�j� un syst�me nerveux,
comme une reproduction des �repr�sentations inconscientes�
correspondantes, emmagasin�es dans certaines cellules ganglionnaires.
Chez la plupart des animaux inf�rieurs, toute la m�moire est sans
doute inconsciente. Mais m�me chez l'homme et les animaux sup�rieurs
auxquels nous sommes bien oblig�s d'attribuer de la conscience,
les fonctions quotidiennes de la m�moire inconsciente sont
incomparablement plus nombreuses et vari�es que celles de la m�moire
consciente; nous nous en convaincrons facilement par l'examen
impartial de mille actions inconscientes que nous accomplissons
journellement quand nous marchons, parlons, �crivons, mangeons, etc.

IV.--_La m�moire consciente_, qui s'effectue chez l'homme et les
animaux sup�rieurs au moyen de cellules c�r�brales sp�ciales,
n'appara�t par suite que comme une _r�flexion int�rieure_, survenue
tr�s tard, comme l'�panouissement dernier des m�mes reproductions de
repr�sentations psychiques, qui se r�fl�chissaient d�j� chez nos
anc�tres animaux inf�rieurs, en tant que ph�nom�nes inconscients dans
les cellules ganglionnaires.


=Association des repr�sentations.=--L'_encha�nement_ des
repr�sentations, qu'on d�signe d'ordinaire du nom d'association des
id�es--ou, plus bri�vement, d'association--pr�sente �galement une
longue �chelle de degr�s, des plus inf�rieurs aux plus sup�rieurs.
Cette association, elle aussi, est encore � l'origine et de beaucoup
le plus fr�quemment _inconsciente_, �instinct�; ce n'est que dans les
groupes animaux les plus �lev�s qu'elle devient graduellement
_consciente_, �raison�. Les cons�quences psychiques de cette
�association des id�es� sont des plus diverses; cependant, une tr�s
longue �chelle gradu�e conduit sans interruption des plus simples
associations inconscientes, r�alis�es chez les Protistes inf�rieurs,
aux plus parfaites liaisons d'id�es conscientes, r�alis�es chez
l'homme civilis�. L'_unit� de la conscience_ chez celui-ci n'est
regard�e que comme le r�sultat supr�me de cette association (HUME,
CONDILLAC). Toute la vie psychique sup�rieure devient d'autant plus
parfaite que l'association normale s'�tend � des repr�sentations
ind�finiment plus nombreuses et que celles-ci s'ordonnent plus
naturellement, conform�ment � la �critique de la raison pure�. Dans le
_r�ve_, o� cette critique fait d�faut, l'association des
repr�sentations reproduites se fait souvent de la mani�re la plus
confuse. Mais �galement dans les cr�ations de la _fantaisie_ po�tique,
laquelle par des liaisons vari�es entre les repr�sentations pr�sentes
en produit des groupes tout nouveaux, de m�me dans les hallucinations,
etc., ces repr�sentations s'ordonnent d'une mani�re antinaturelle et
apparaissent ainsi, � qui les consid�re avec sang-froid, compl�tement
_d�raisonnables_. Ceci vaut tout particuli�rement pour les _formes
surnaturelles de la croyance_, les esprits du spiritisme et les images
fantaisistes de la philosophie transcendantale et dualiste; mais
pr�cis�ment ces _associations anormales_ dont t�moignent la croyance
et la pr�tendue �r�v�lation� sont diversement pris�es et consid�r�es
comme les �biens intellectuels� les plus pr�cieux de l'homme[25]. (Cf.
ch. XVI.)

  [25] ADALBERT SVOBODA. _Gestalten des Glaubens_, 1897.


=Instincts.=--La psychologie surann�e du moyen �ge, qui n�anmoins
trouve encore aujourd'hui beaucoup de partisans, consid�rait la vie
psychique chez l'homme et chez l'animal comme deux choses radicalement
diff�rentes; elle faisait d�river la premi�re de la _raison_, la
seconde de l'_instinct_. Conform�ment � l'histoire traditionnelle de
la cr�ation, on admettait qu'� chaque esp�ce animale �tait inculqu�e,
� l'instant de sa cr�ation et par son cr�ateur, une qualit� d'�me
d�termin�e et inconsciente, et que ce _penchant naturel_ (instinct)
propre � chaque esp�ce �tait aussi invariable que son organisation
corporelle. Apr�s que d�j� LAMARCK (1809) en fondant sa th�orie de la
descendance, e�t montr� l'inadmissibilit� de cette erreur, DARWIN
(1859) la r�futa compl�tement. Il �tablit, s'appuyant sur sa th�orie
de la s�lection, les principes essentiels suivants: I. Les instincts
de chaque esp�ce sont variables suivant les individus et, par
l'_adaptation_, ils sont soumis au changement aussi bien que les
caract�res morphologiques de l'organisation corporelle. II. Ces
variations (provenant pour la plupart d'habitudes modifi�es), sont en
partie transmises aux descendants par l'_h�r�dit�_, et au cours des
g�n�rations elles s'accumulent et se fixent. III. La _s�lection_
(naturelle ou artificielle) r�alise un choix parmi ces modifications
h�r�ditaires de l'activit� psychique: elle conserve celles qui sont
utiles et �carte celles qui le sont moins. IV. La _divergence_ de
caract�re psychique qui s'ensuit, am�ne ainsi, au cours des
g�n�rations, l'apparition de nouveaux instincts, tout comme la
divergence de caract�re morphologique am�ne l'apparition de nouvelles
esp�ces. Cette th�orie de l'instinct de DARWIN est aujourd'hui admise
par la plupart des biologistes; G. ROMANES, dans son remarquable
ouvrage sur l'_Evolution mentale dans le r�gne animal_ (1885) a trait�
la question si � fond et en a si notablement �tendu la port�e, que je
ne peux ici que renvoyer � cet auteur. Je remarquerai seulement que,
selon moi, des instincts existent chez _tous_ les organismes, chez
tous les Protistes et toutes les plantes, aussi bien que chez tous les
animaux et tous les hommes; mais chez ces derniers ils entrent
d'autant plus en r�gression que la _raison_ se d�veloppe � leurs
d�pens.

Parmi les innombrables formes d'instincts, on en peut distinguer deux
grandes classes: les primaires et les secondaires. Les _instincts
primaires_ sont les tendances g�n�rales inf�rieures inh�rentes au
psychoplasma et inconscientes chez lui depuis le commencement de la
vie organique, par dessus tout la tendance � la conservation de
l'individu (protection et nutrition) et celle � la conservation de
l'esp�ce (reproduction et soin des jeunes). Ces deux _tendances
fondamentales_ de la vie organique, _la faim et l'amour_, sont �
l'origine partout inconscientes, d�velopp�es sans le concours de
l'entendement ou de la raison; chez les animaux sup�rieurs, comme chez
l'homme, elles sont devenues plus tard des objets de conscience.

Il en va tout au contraire des _instincts secondaires_; ceux-ci se
sont d�velopp�s � l'origine par une adaptation intelligente, par des
r�flexions et des raisonnements de la part de l'entendement, ainsi que
par des actes conscients en vue d'une fin; peu � peu ils sont devenus
habituels au point que cette _altera natura_ agit inconsciemment et,
se transmettant aux descendants par l'h�r�dit�, appara�t comme
�inn�e�. La conscience et la r�flexion, li�es � l'origine � ces
instincts particuliers des animaux sup�rieurs, se sont perdues au
cours du temps et ont �chapp� aux plastidules (comme dans les cas
d'�h�r�dit� abr�g�e�). Les actes inconscients accomplis par les
animaux sup�rieurs en vue d'une fin (par exemple les tendances
artistiques) paraissent aujourd'hui des instincts inn�s. Ainsi se doit
expliquer chez l'homme l'apparition des �connaissances _a priori_�
inn�es, qui, � l'origine, _chez ses anc�tres_, se sont d�velopp�es _a
posteriori_ et empiriquement[26].

  [26] E. HAECKEL. _Histoire de la cr�ation naturelle_, 9e �d.,
  1898.


=Echelle de la raison.=--D'apr�s les opinions psychologiques tout �
fait superficielles trahissant une compl�te ignorance de la
psychologie animale et qui ne reconnaissent qu'� l'homme une ��me
v�ritable�, c'est � lui seul aussi que peuvent �tre attribu�es, comme
bien supr�me, la conscience et la _raison_. Cette grossi�re erreur,
qui d'ailleurs se rencontre actuellement encore dans beaucoup de
manuels a �t� absolument r�fut�e par la psychologie compar�e de ces
quarante derni�res ann�es. Les Vert�br�s sup�rieurs (surtout les
Mammif�res voisins de l'homme) poss�dent une raison aussi bien que
l'homme lui-m�me et � travers la s�rie animale on peut tout aussi bien
suivre la longue �volution progressive de la raison, qu'� travers la
s�rie humaine. La diff�rence entre la raison d'hommes tels que GOETHE,
LAMARCK, KANT, DARWIN et celle de l'homme inculte le plus inf�rieur,
d'un Wedda, d'un Akka, d'un n�gre de l'Australie ou d'un Patagonien,
est bien plus grande que la diff�rence gradu�e entre la raison de ces
derniers et celle des Mammif�res �les plus raisonnables�, des singes
anthropo�des et m�me des Papiomorphes, des chiens et des �l�phants.
Cette proposition importante, elle aussi, a �t� d�montr�e d'une
mani�re absolument convaincante, � l'aide d'une comparaison critique
approfondie, par ROMANES et d'autres. Nous n'y insisterons donc pas
davantage, pas plus que sur la diff�rence entre la _raison_ (ratio) et
l'_entendement_ (intellectus); de ces termes et de leurs limites,
comme de beaucoup d'autres termes essentiels � la psychologie, les
philosophes les plus remarquables donnent les d�finitions les plus
contradictoires. D'une mani�re g�n�rale, on peut dire que la facult�
de _former des concepts_, commune aux deux fonctions c�r�brales,
s'applique avec l'entendement au cercle plus �troit des associations
concr�tes et toutes proches, avec la raison, au contraire, au cercle
plus vaste des groupes d'associations abstraites et plus �tendues.
Dans la longue �chelle qui conduit des actes r�flexes et des instincts
r�alis�s chez les animaux inf�rieurs � la raison, r�alis�e chez les
animaux sup�rieurs, l'entendement devance la raison. Le fait surtout
important, pour nos recherches de psychologie g�n�rale, c'est que ces
fonctions psychiques sup�rieures, elles aussi, sont soumises aux lois
de l'h�r�dit� et de l'adaptation, tout comme leurs organes; ces
_organes de la pens�e_ chez l'homme et les Mammif�res sup�rieurs,
r�sident, ainsi que l'ont d�montr� les recherches de FLECHSIG (1894)
dans ces parties de l'�corce c�r�brale situ�es entre les quatre foyers
sensoriels internes (cf. chap. X et XI).

_Le langage._--Le haut degr� de d�veloppement des concepts, de
l'entendement et de la raison, qui met l'homme tellement au-dessus de
l'animal, est �troitement li� au d�veloppement du langage. Mais ici
comme l� on peut d�montrer l'existence d'une longue s�rie
ininterrompue de stades progressifs, conduisant des degr�s les plus
inf�rieurs aux sup�rieurs. Le langage est aussi peu que la raison
l'apanage exclusif de l'homme. C'est plut�t au sens large un avantage
commun � tous les animaux _sociaux sup�rieurs_, au moins � tous les
Arthropodes et Vert�br�s qui vivent en soci�t�s et en troupes; il leur
est n�cessaire pour s'entendre, pour se communiquer leurs
repr�sentations. Ceci ne peut se faire que par contact, ou par signes,
ou par sons d�signant des concepts. Le chant des oiseaux et celui des
singes anthropo�des chantants (hylobates) rentrent, eux aussi, dans le
langage des sons de m�me que l'aboiement du chien et le hennissement
du cheval, de m�me enfin que le chant du grillon et le cri de la
cigale. Mais chez l'homme seul s'est d�velopp� ce _langage articul�,
par concepts_, qui permet � sa raison d'atteindre � de si hautes
conqu�tes. La _philologie compar�e_, une des sciences les plus
int�ressantes qui soient n�es en ce si�cle, a montr� comment les
nombreuses langues, si perfectionn�es, parl�es par les diff�rents
peuples, se sont d�velopp�es graduellement, lentement, � partir de
quelques langues originelles tr�s simples (G. DE HUMBOLDT, BOPP,
SCHLEICHER, STEINTHAL, etc.), AUGUSTE SCHLEICHER[27], d'I�na, en
particulier, a montr� que le d�veloppement historique des langues
s'effectue suivant les m�mes lois phylog�n�tiques que celui des autres
fonctions physiologiques et de leurs organes. ROMANES (1893) a repris
cette d�monstration et montr� d'une mani�re convaincante que le
langage de l'homme ne diff�re que par le _degr�_ de d�veloppement, non
en essence et par sa _nature_, de celui des animaux sup�rieurs.

  [27] A. SCHLEICHER: _Die Darwin'sche Theorie und die
  Sprachwissenschaft_ (Weimar, 1863); _Ueber die Bedeutung der
  Sprache f�r die Naturgeschichte des Menschen_ (Weimar, 1865).


=Echelle des �motions.=--L'important groupe de fonctions psychiques,
d�sign� par le terme collectif de _sentiment_[28], joue un grand r�le
dans la th�orie de la raison, tant th�orique que pratique. Pour notre
mani�re de voir, ces ph�nom�nes prennent une importance particuli�re
parce qu'ici appara�t imm�diatement le rapport direct de la fonction
c�r�brale avec d'autres fonctions physiologiques (battements du coeur,
activit� sensorielle, mouvement musculaire); c'est par l� qu'appara�t
avec la plus grande clart� ce qu'a d'anti naturel et d'inadmissible la
philosophie qui veut s�parer radicalement la psychologie de la
physiologie.

  [28] _Gem�th._

Toutes les nombreuses manifestations de la vie �motive que nous
trouvons chez l'homme s'observent aussi chez les animaux sup�rieurs
(surtout chez les singes anthropomorphes et chez les chiens); si
divers que soient leurs degr�s de d�veloppement, ils peuvent se
ramener tous aux deux _fonctions �l�mentaires de l'�me_, la sensation
et le mouvement et � leur association dans le r�flexe ou la
repr�sentation. C'est au domaine de la sensation, au sens large, que
se rattache le _sentiment de plaisir et de peine_, qui d�termine toute
la mani�re d'�tre sentimentale,--et de m�me, c'est, d'autre part, au
domaine du mouvement que se rattachent _l'attraction et la r�pulsion_
correspondantes (amour et haine), l'effort pour obtenir le plaisir et
�viter la peine.

L'_attraction et la r�pulsion_ apparaissent comme la source primitive
de la _volont�_, cet �l�ment de l'�me d'une importance capitale, qui
d�termine le caract�re de l'individu. Les _passions_, qui jouent un si
grand r�le dans la vie psychique sup�rieure, ne sont que des
grossissements des ��motions�. Et celles-ci sont communes � l'homme et
aux animaux, ainsi que ROMANES l'a montr� r�cemment d'une mani�re
�clatante. Au degr� le plus primitif de la vie organique, nous
trouvons d�j�, chez tous les Protistes, ces sentiments �l�mentaires de
plaisir et de peine, qui se manifestent par ce qu'on appelle leurs
_tropismes_, dans leur _recherche_ de la lumi�re ou de l'obscurit�, de
la chaleur ou du froid, dans leur attitude variable � l'�gard de
l'�lectricit� positive et n�gative. Au degr� sup�rieur de la vie
psychique, nous trouvons, par contre, chez l'homme civilis�, ces
infimes nuances de sentiment, ces tons d�grad�s du ravissement et de
l'horreur, de l'amour et de la haine, qui sont les ressorts de
l'histoire et la mine in�puisable de la po�sie. Et pourtant ces �tats
�l�mentaires les plus primitifs du sentiment, r�alis�s dans le
_psychoplasma_ des Protistes monocellulaires, sont reli�s par une
cha�ne continue, faite de tous les interm�diaires imaginables, aux
formes sup�rieures de la passion humaine, dont le si�ge est dans les
cellules ganglionnaires de l'�corce c�r�brale. Que ces formes
elles-m�mes soient soumises absolument aux lois physiques, c'est ce
qu'a d�j� expos� le grand SPINOZA dans sa c�l�bre _Statique des
passions_.


=Echelle de la volont�.=--Le terme de _volont�_ est soumis, comme tous
les termes psychologiques importants (ceux de repr�sentation, d'�me,
d'esprit, etc.), aux interpr�tations et d�finitions les plus vari�es.
Tant�t la volont�, au sens le plus large, est consid�r�e comme un
attribut _cosmologique_: �le monde comme volont� et repr�sentation�
(SCHOPENHAUER); tant�t, au sens le plus �troit, elle est consid�r�e
comme un attribut _anthropologique_, comme la propri�t� exclusive de
l'homme; c'est le cas de DESCARTES pour qui les animaux sont des
machines sans sensations ni volont�. Dans le langage courant,
l'existence de la volont� se d�duit du ph�nom�ne de mouvement
volontaire et on la tient ainsi comme une forme d'activit� psychique
commune � la plupart des animaux. Si nous analysons la volont� � la
lumi�re de la physiologie et de l'embryologie compar�es, nous nous
convaincrons--comme dans le cas de la sensation--qu'il s'agit d'une
propri�t� commune � tout _psychoplasma_ vivant. Les mouvements
automatiques, aussi bien que les r�flexes, d�j� observ�s chez les
Protistes monocellulaires, nous sont apparus comme la cons�quence
d'_aspirations_ li�es indissolublement � la notion de vie. Chez les
plantes et les animaux inf�rieurs, eux aussi, les aspirations ou
_tropismes_ nous sont apparus comme la r�sultante des aspirations de
toutes les cellules r�unies.

C'est seulement lorsque se d�veloppe �l'organe r�flexe tricellulaire�,
lorsqu'entre la cellule sensorielle sensible et la cellule musculaire
motrice, la troisi�me cellule ind�pendante s'intercale, �cellule
psychique ou ganglionnaire�,--que nous pouvons reconna�tre en celle-ci
un organe �l�mentaire ind�pendant de la volont�. Mais la volont�, chez
les animaux inf�rieurs o� ceci est r�alis�, reste encore presque toute
_inconsciente_. C'est seulement lorsque, chez les animaux sup�rieurs,
se d�veloppe la conscience, comme une r�flexion subjective des
processus internes objectifs dans le neuroplasma des cellules
psychiques, que la volont� atteint ce degr� supr�me o� elle ne diff�re
plus qualitativement de la volont� humaine et pour lequel le langage
courant revendique le pr�dicat de �_Libert�_�. Son libre d�ploiement
et ses effets apparaissent d'autant plus imposants que se d�veloppent
davantage, avec le mouvement libre et rapide, le syst�me musculaire et
les organes des sens et, en corr�lation avec eux, les organes de la
pens�e, le cerveau.


=Libre arbitre.=--Le probl�me de la libert� de la volont� humaine est,
de toutes les �nigmes de l'univers, celle qui, de tous temps, a le
plus pr�occup� l'homme pensant et cela parce qu'au haut int�r�t
philosophique de la question s'ajoutent les cons�quences les plus
importantes pour la philosophie pratique, pour la morale, la
p�dagogie, la jurisprudence, etc. E. DU BOIS-REYMOND qui traite de la
question en tant que septi�me et derni�re de ses �sept �nigmes de
l'univers� nous dit avec raison, en parlant du probl�me du libre
arbitre: �Il concerne chacun, il semble abordable � chacun, il est
�troitement li� aux conditions vitales de la soci�t� humaine, il
exerce une action profonde sur les croyances religieuses, aussi le
probl�me a-t-il jou� dans l'histoire de la civilisation et de la
pens�e humaine un r�le d'une importance capitale et les diverses
solutions qu'il a re�ues refl�tent-elles nettement les stades
d'�volution de la pens�e humaine. Peut-�tre n'est-il pas un objet de
la m�ditation humaine qui ait suscit� une plus longue collection
d'in-folios jamais ouverts et destin�s � moisir dans la poussi�re des
biblioth�ques.� L'importance de la question ressort clairement aussi
de ce fait que KANT pla�ait la croyance au libre arbitre imm�diatement
� c�t� de celles en �l'immortalit� de l'�me� et en �l'existence de
Dieu�. Il regardait ces trois grandes questions comme les trois
indispensables _postulats de la raison pratique_, apr�s avoir
clairement montr� que leur r�alit� ne pouvait se d�montrer � la
lumi�re de la raison _pure_!

Ce qu'il y a de plus remarquable dans les d�bats si grandioses et si
obscurs auxquels a donn� lieu le probl�me du libre arbitre, c'est
peut-�tre que, th�oriquement, l'existence de ce libre arbitre a �t�
ni�e non seulement par les plus grands philosophes critiques, mais
encore par les partis les plus oppos�s, tandis qu'en fait,
pratiquement, elle est admise comme une chose toute naturelle,
aujourd'hui encore, par la plupart des hommes. Des docteurs �minents
de l'Eglise chr�tienne, des P�res de l'Eglise comme AUGUSTIN, des
r�formateurs comme CALVIN nient le libre arbitre aussi r�solument que
les chefs les plus c�l�bres du mat�rialisme pur, qu'un d'HOLBACH au
XVIIIe ou qu'un BUCHNER au XIXe si�cle. Les th�ologiens chr�tiens le
nient parce qu'il est inconciliable avec leur profonde croyance en la
toute-puissance de Dieu et en la pr�destination: Dieu, tout-puissant
et omniscient, a tout pr�vu et tout voulu de toute �ternit�, aussi
a-t-il d�termin�, comme le reste, les actions des hommes. Si l'homme,
avec sa volont� libre, agissait autrement que Dieu ne l'a, par
avance, d�termin� � agir, alors Dieu n'aurait pas �t� tout-puissant et
omniscient. Dans le m�me sens, LEIBNIZ fut, lui aussi, un absolu
_d�terministe_. Les naturalistes monistes du si�cle dernier, mais
par-dessus tous LAPLACE, d�fendirent � leur tour le d�terminisme en
s'appuyant sur leur philosophie g�n�rale moniste et m�caniste.

La lutte ardente entre les _d�terministes_ et les _ind�terministes_,
entre les adversaires et les partisans du libre arbitre, est
aujourd'hui, apr�s plus de deux mille ans, d�finitivement r�solue en
faveur des premiers. La volont� humaine, est aussi peu libre que celle
des animaux sup�rieurs dont elle ne diff�re que par le degr�, non par
la nature. Tandis qu'au si�cle dernier encore on combattait le dogme
du libre arbitre avec des arguments g�n�raux, philosophiques et
cosmologiques, notre XIXe si�cle, au contraire, nous a fourni, pour sa
r�futation d�finitive, de toutes autres armes, � savoir ces armes
puissantes dont nous sommes redevables � l'arsenal de la _physiologie
et de l'embryologie compar�es_. Nous savons aujourd'hui que tout acte
de volont� est d�termin� par l'organisation de l'individu voulant et
sous la d�pendance des conditions variables du milieu ext�rieur, au
m�me titre que toute autre fonction psychique. Le caract�re de
l'effort est d�termin� � l'avance par l'_h�r�dit�_, il vient des
parents et des anc�tres; la d�cision, dans chaque acte nouveau, vient
de l'_adaptation_ aux circonstances momentan�es, en vertu de quoi le
motif le plus fort donne l'impulsion, conform�ment aux lois qui
r�gissent la statistique des passions. L'_ontog�nie_ nous apprend �
comprendre le d�veloppement individuel de la volont� chez l'enfant, la
_phylog�nie_, le d�veloppement historique de la volont� � travers la
s�rie de nos anc�tres vert�br�s.


Coup d'oeil r�trospectif sur les stades principaux du d�veloppement de
la vie psychique.


  =Les cinq groupes psychologiques  | =Les cinq stades de d�veloppement
  du monde organique.=              | des organes de l'�me.=
                                    |
                                    |
  V.--L'homme, les Vert�br�s        | V.--Syst�me nerveux avec
  sup�rieurs, Arthropodes et        | un organe central tr�s d�velopp�:
  Mollusques.                       | neuropsyche avec conscience.
                                    |
  IV.--Vert�br�s inf�rieurs, la     | IV.--Syst�me nerveux avec
  plupart des Invert�br�s.          | un organe central simple:
                                    | neuropsyche sans conscience.
                                    |
  III.--Invert�br�s tout � fait     | III.--Le syst�me nerveux
  inf�rieurs (polypes, �ponges);    | manque; �me d'un tissu
  la plupart des plantes.           | pluricellulaire; histopsyche
                                    | sans conscience.
                                    |
  II.--C�nobies de protistes:       | II.--Psychoplasma compos�;
  colonies cellulaires de           | �me cellulaire sociale; cytopsyche
  Protozoaires  (carchesium) et     | _socialis_.
  de Protophytes (volvox).          |
                                    |
  I.--Protistes mous cellulaires:   | I.--Psychoplasma simple;
  Protozoaires et Protophytes       | �me cellulaire isol�e, cytopsyche
  solitaires.                       | _solitaria_.




CHAPITRE VIII

Embryologie de l'�me.

  �TUDES MONISTES DE PSYCHOLOGIE ONTOG�N�TIQUE. D�VELOPPEMENT DE LA
     VIE PSYCHIQUE AU COURS DE LA VIE INDIVIDUELLE DE LA PERSONNE.

   �Les faits merveilleux de la _f�condation_ sont du plus haut
   int�r�t pour la psychologie, en particulier pour la th�orie de
   l'_�me cellulaire_, dont ils sont le fondement naturel. Car les
   processus importants de la conception (par lesquels le
   spermatozo�de m�le se fusionne avec l'ovule femelle pour former
   une nouvelle cellule) ne peuvent se comprendre et s'expliquer
   que si nous attribuons � ces deux cellules sexuelles une sorte
   d'activit� psychique inf�rieure. Toutes deux, elles _sentent_
   r�ciproquement leur voisinage; toutes deux, elles sont attir�es
   l'une vers l'autre par une impulsion _sensible_ (probablement
   quelque chose d'analogue � une sensation d'odeur); toutes deux,
   elles se meuvent l'une vers l'autre et ne se reposent qu'apr�s
   s'�tre fusionn�es. Le m�lange particulier des deux noyaux
   cellulaires, parents, d�termine en chaque enfant son caract�re
   individuel, psychique.�

    _Anthropog�nie_ (1891).




SOMMAIRE DU CHAPITRE VIII

  Importance de l'ontog�nie pour la psychologie.--D�veloppement de
     l'�me de l'enfant.--Commencement d'existence de l'�me
     individuelle.--Embo�tement de l'�me.--Mythologie de l'origine
     de l'�me.--Physiologie de l'origine de l'�me.--Processus
     �l�mentaires de la f�condation.--Copulation entre l'ovule
     femelle et le spermatozo�de m�le.--L'amour
     cellulaire.--Transmission h�r�ditaire de l'�me des parents et
     des anc�tres.--Leur nature physiologique, m�canique du
     plasma.--Fusion des �mes (amphigonie
     psychique).--R�percussion, atavisme psychologique.--La loi
     fondamentale biog�n�tique en psychologie.--R�p�tition
     paling�n�tique et modification c�nog�n�tique.--Psychog�nie
     embryonnaire et post-embryonnaire.


LITT�RATURE

   J. ROMANES.--_L'�volution mentale chez l'homme. Origine des
   facult�s humaines._ Trad. fran�aise.

   W. PREYER.--_L'�me de l'enfant._ Observations sur l'�volution
   mentale de l'homme durant les premi�res ann�es de sa vie. Trad.
   fran�aise.

   E. HAECKEL.--_Bildungsgeschichte unseres Nervensystems.
   Anthropog�nie_ 4te Aufl., 1891.

   J. LAMETTRIE.--_L'homme-machine._

   TH. RIBOT.--_L'h�r�dit� psychologique. Les maladies de la
   m�moire._

   A. FOREL.--_Das Gedaechtniss und seine Abnorlitaeten._ Zurich,
   1885.

   W. PREYER.--_Specielle physiologie des Embryo. Untersuchungen
   �ber die Lebenserscheinungen vor der Geburt._ Leipzig, 1884.

   E. HAECKEL.--_Zellseelen und Seelenzellen. Ursprung und
   Entwickelung der Sinneswerkzeuge (Gesammelte populaere Vortraege
   aus dem Gebiete der Entwickelungslehre._ I und II Heft). Bonn,
   1878.


L'�me humaine--quelqu'id�e qu'on se fasse de son �essence� subit au
cours de notre vie individuelle une �volution continue. Cette _donn�e
ontog�n�tique_ est d'une importance fondamentale pour notre
psychologie moniste, bien que la plupart des �psychologues de
profession� ne lui accordent que peu ou pas d'attention. L'embryologie
individuelle �tant, d'apr�s l'expression de BAER--et conform�ment � la
conviction g�n�rale des biologistes,--le �vrai fanal pour toutes les
recherches relatives aux corps organiques�, cette science seule pourra
aussi �clairer d'un vrai jour les secrets les plus importants de la
vie psychique de ces corps.

Quoique l'�embryologie de l'�me humaine� soit des plus importantes et
des plus int�ressantes, elle n'a trouv� jusqu'ici que dans une mesure
restreinte l'attention qu'elle m�rite. Ce sont presque exclusivement
les _p�dagogues_ qui, jusqu'ici, se sont occup�s de cette embryologie,
et partiellement; appel�s par leur profession � surveiller et �
diriger le d�veloppement de l'activit� de l'�me chez l'enfant, ils en
sont venus � trouver un int�r�t th�orique aux faits psychog�n�tiques
qu'ils observaient. Cependant ces p�dagogues--en tant du moins qu'ils
r�fl�chissaient!--aujourd'hui comme dans l'antiquit�, demeuraient
presque tous sous le joug de la psychologie dualiste r�gnante; mais,
par contre, ils ignoraient pour la plupart les faits les plus
importants de la psychologie compar�e, ainsi que l'organisation et les
fonctions du cerveau. Leurs observations, d'ailleurs, concernaient
presque toujours les enfants � l'�ge o� ils vont en classe ou dans les
ann�es imm�diatement pr�c�dentes. Les ph�nom�nes merveilleux que
pr�sente la psychog�nie individuelle de l'enfant, pr�cis�ment durant
ses premi�res ann�es, et que les parents intelligents admirent avec
joie, n'avaient presque jamais �t� l'objet d'�tudes scientifiques
approfondies. C'est G. PREYER (1881) qui a fray� la voie par son
int�ressant ouvrage sur l'_Ame de l'enfant. Observations sur
l'�volution mentale de l'homme durant les premi�res ann�es de sa vie_.
Au surplus, pour comprendre les choses avec une absolue clart�, il
nous faut remonter plus loin encore, jusqu'� la premi�re apparition de
l'�me dans l'oeuf f�cond�.


=Apparition de l'�me individuelle.=--L'origine et la premi�re
apparition de l'_individu humain_--tant le corps que l'�me--passaient
encore, au d�but du XIXe si�cle, pour �tre des secrets absolus. Sans
doute le grand C.-F. WOLFF, d�s 1759 avait r�v�l�, dans sa _Theoria
generationis_ la vraie nature du d�veloppement embryonnaire et montr�,
s'appuyant sur l'observation critique, que dans le d�veloppement du
germe aux d�pens d'une simple cellule oeuf, il se produisait une
v�ritable _�pig�n�se_, c'est-�-dire une s�rie de processus de
n�oformations des plus remarquables[29]. Mais la physiologie d'alors,
ayant � sa t�te le c�l�bre HALLER, �cartait carr�ment ces donn�es
_empiriques_, qui se pouvaient imm�diatement d�montrer � l'aide du
microscope--et s'en tenait fermement au dogme traditionnel de la
_pr�formation_ embryonnaire. Conform�ment � ce dogme, on admettait que
dans l'oeuf humain--comme dans l'oeuf de tous les animaux--l'organisme
avec toutes ses parties pr�existait d�j�, �tait d�j� pr�form�; le
�d�veloppement� du germe ne consistait proprement qu'en une
�expansion� (_evolutio_) des parties incluses. La cons�quence
n�cessaire de cette erreur, c'�tait la th�orie de l'embo�tement,
mentionn�e plus haut; comme dans l'embryon f�minin l'ovaire �tait d�j�
pr�sent, on devait admettre que dans ses oeufs d�j� les germes de la
g�n�ration suivante �taient embo�t�s et ainsi de suite, _in
infinitum!_ A ce dogme de l'�cole des _ovulistes_, s'en opposait un
autre, non moins erron�, celui des _Animalculistes_; ceux-ci croyaient
que le germe proprement dit r�sidait, non pas dans l'ovule f�minin de
la m�re, mais dans le spermatozo�de m�le du p�re, et qu'il fallait
chercher dans cet �animalcule spermatique� (_spermatozoon_) la s�rie
embo�t�e des suites de g�n�rations.

  [29] E. HAECKEL. _Anthropologie_ (4te Aufl., 1891), S. 23-38.

LEIBNITZ appliqua tr�s logiquement cette th�orie de l'embo�tement �
l'_�me_ humaine; il lui d�nia un d�veloppement v�ritable (Epigenesis),
ainsi qu'il le d�niait au corps et d�clara dans sa Th�odic�e: �Ainsi
je pr�tends que les �mes, qui deviendront un jour des �mes humaines,
�taient pr�sentes dans le sperme, ainsi que celles des autres esp�ces;
qu'elles ont toujours exist�, sous la forme de corps organis�s, chez
les anc�tres jusqu'� Adam, c'est-�-dire depuis le commencement des
choses�. Des id�es analogues ont persist�, tant dans la biologie que
dans la philosophie, jusque vers 1830, �poque o� la r�forme de
l'embryologie par BAER leur a port� le coup mortel. Mais dans le
domaine de la psychologie elles ont su se maintenir, m�me jusqu'� nos
jours; elles ne repr�sentent qu'un groupe de ces nombreuses et
�tranges id�es mystiques qu'on rencontre aujourd'hui encore dans
l'ontog�nie de l'�me.


=Mythologie de l'origine de l'�me.=--Les informations pr�cises que
nous avons acquises en ces derniers temps par l'ethnologie compar�e,
relativement � la mani�re dont les divers mythes se sont form�s chez
les anciens peuples civilis�s et chez les peuples primitifs actuels,
sont aussi d'un grand int�r�t pour la psychog�nie; mais nous serions
entra�n�s trop loin si nous voulions entrer ici dans des
d�veloppements, nous renvoyons � l'ouvrage excellent de A. SVOBODA:
_Les formes de la croyance_ (1897). Du point de vue de leur contenu
scientifique ou po�tique, les _mythes psychog�n�tiques_ consid�r�s
peuvent �tre class�s, de la mani�re suivante, en cinq groupes: I.
Mythe de la _m�tempsychose_: l'�me existait auparavant dans le corps
d'un autre animal et n'a fait que passer de celui-ci dans le corps de
l'homme; les pr�tres �gyptiens, par exemple, affirmaient que l'�me
humaine, apr�s la mort du corps, errait � travers toutes les esp�ces
animales et, apr�s trois mille ans, rentrait dans un corps humain. II.
Mythe de l'_implantation_: l'�me existait ind�pendante en un autre
lieu, dans une chambre de r�serve psychog�n�tique (dans une sorte de
_sommeil embryonnaire_ ou de vie latente); un oiseau vient la chercher
(parfois repr�sent� comme un aigle, g�n�ralement comme une �cigogne �
sonnettes�), et il la transporte dans un corps humain. III. Mythe de
la _cr�ation_: le Cr�ateur divin, con�u comme �Dieu-P�re� cr�e les
�mes et les tient en r�serve, tant�t dans un �tang � �mes (o� elles
sont con�ues comme formant un �Plankton� vivant), tant�t sur un arbre
� �mes (elles sont alors comme les fruits d'une plante phan�rogame);
le Cr�ateur les prend et les transporte (pendant l'acte de la
g�n�ration), dans un germe humain. IV. Mythe de l'_embo�tement des
�mes_ (celui de Leibniz, mentionn� plus haut). V. Mythe de la
_division des �mes_ (celui de R. WAGNER (1855), admis aussi par
d'autres physiologistes[30]); pendant l'acte de la g�n�ration, une
partie des deux �mes (immat�rielles!) qui habitent le corps des deux
parents, se d�tache; le morceau d'�me maternelle chevauche sur
l'ovule, le morceau d'�me paternelle sur le spermatozo�de mobile: ces
deux cellules venant � se fusionner, les deux fragments d'�me qui les
accompagnaient se m�lent �galement pour former une nouvelle �me
immat�rielle.

  [30] Cf. G. VOGT, _Koehlerglaube und Wissenschaft_ (1855).

=Physiologie de l'origine de l'�me.=--Bien que ces fantaisies
po�tiques sur l'origine des �mes humaines individuelles soient encore
r�pandues et admises aujourd'hui, leur caract�re purement
mythologique est cependant d�montr� comme certain � cette heure. Les
recherches d'un si haut int�r�t et si dignes d'admiration, entreprises
pendant ces vingt-cinq derni�res ann�es, pour conna�tre en d�tail les
processus de la f�condation et de la germination de l'oeuf, ont montr�
que ces ph�nom�nes myst�rieux rentrent tous dans le domaine de la
_Physiologie cellulaire_. Le germe f�minin, l'ovule, et le corpuscule
f�condant masculin, le spermatozo�de, sont de _simples cellules_. Ces
cellules vivantes poss�dent une somme de propri�t�s physiologiques que
nous r�unissons sous le terme d'_�me cellulaire_, absolument comme
chez les protistes qui demeurent toujours monocellulaires. Les deux
sortes de cellules sexuelles poss�dent la propri�t� de sentir et de se
mouvoir. Le jeune ovule, ou �oeuf primitif�, se meut � la fa�on d'une
_amibe_; les minuscules spermatozo�des, dont chaque goutte de sperme
muqueux renferme des millions, sont des cellules flagell�es qui se
meuvent au moyen de leur flagellum vibratile et nagent au milieu du
sperme aussi vite que les _Infusoires flagell�s_ ordinaires
(flagellates).

Lorsque les deux sortes de cellules, par suite de la copulation,
viennent � se rencontrer, ou lorsqu'elles sont mises en contact par
une f�condation artificielle (par exemple chez les poissons), elles
s'attirent r�ciproquement et s'accolent �troitement. La cause de cette
attraction cellulaire est de nature chimique, c'est un mode d'activit�
sensorielle du plasma, quelque chose d'analogue � l'odorat ou au go�t,
� quoi nous donnons le nom de _Chimiotropisme �rotique_; on peut tr�s
bien aussi (et cela aussi bien au sens de la chimie qu'au sens de
l'amour romanesque) appeler cela une �affinit� �lective cellulaire� ou
un �_amour cellulaire_ sexuel�. De nombreuses cellules flagell�es,
incluses dans le sperme, nagent rapidement vers l'immobile ovule et
cherchent � p�n�trer dans son corps. Mais, ainsi que l'a montr�
HERTWIG (1875), il n'y a normalement qu'un seul pr�tendant qui soit
favoris� et qui atteigne r�ellement le but souhait�. Aussit�t que cet
�animalcule spermatique� favoris� s'est fray� avec sa �t�te�
(c'est-�-dire son noyau cellulaire) un chemin � travers le corps de
l'ovule, celui-ci secr�te une mince membrane muqueuse qui le prot�ge
contre la p�n�tration d'autres cellules m�les. Ce n'est qu'au moyen
d'une temp�rature basse, en stup�fiant l'ovule par le froid ou en
l'insensibilisant par des narcotiques (chloroforme, morphine,
nicotine), que HERTWIG a pu emp�cher la formation de cette membrane
protectrice; alors survenait la _surf�condation_ ou _polyspermie_ et
de nombreux filaments spermatiques p�n�traient dans le corps de
l'inconsciente cellule (Cf. mon _Anthropog�nie_, p. 147). Ce fait
merveilleux prouvait un faible degr� d'�_instinct cellulaire_� (ou du
moins de sensation vive, sp�cifique) dans les deux sortes de cellules
sexuelles, non moins clairement que les processus importants appel�s �
se jouer aussit�t apr�s dans les deux cellules. Les deux sortes de
noyaux cellulaires, en effet, celui de l'ovule femelle et celui du
spermatozo�de m�le, s'attirent r�ciproquement, se rapprochent et se
fusionnent compl�tement lorsqu'ils arrivent au contact l'un de
l'autre. C'est ainsi que provient, de l'ovule f�cond�, cette
importante cellule nouvelle que nous appelons _cellule souche_
(Cytula) laquelle engendre, par des divisions r�p�t�es, l'organisme
pluricellulaire tout entier. Les cons�quences psychologiques qui
ressortent de ces faits merveilleux de la f�condation, lesquels n'ont
�t� bien constat�s que pendant ces 25 derni�res ann�es, sont d'une
importance capitale et n'ont pas �t� jusqu'ici, � beaucoup pr�s,
appr�ci�es en raison de leur port�e g�n�rale. Nous r�sumerons les
conclusions essentielles dans les cinq propositions suivantes: I. Tout
�tre humain, comme tout autre animal sup�rieur, est, au d�but de son
existence, une cellule simple. II. Cette cellule souche (Cytula) se
produit partout de la m�me mani�re, par la fusion ou copulation de
deux cellules s�par�es, d'origine diff�rente, l'ovule femelle (ovulum)
et le spermatozo�de m�le (spermium). III. Les deux cellules sexuelles
poss�dent chacune une ��me cellulaire� diff�rente, c'est-�-dire que
chacune est caract�ris�e par une forme sp�ciale de sensation et de
mouvement. IV. Au moment de la f�condation ou de la conception, il y a
fusion non seulement entre les corps protoplasmiques des deux cellules
sexuelles et leurs noyaux, mais aussi entre leurs ��mes�, c'est-�-dire
que les forces de tension contenues dans chacune des deux et li�es
indissolublement � la mati�re du plasma, s'unissent pour fournir une
nouvelle force de tension, l'�embryon d'�me� de la cellule souche qui
vient d �tre ainsi form�e. V. Ainsi chaque personne poss�de des
qualit�s de corps et d'esprit, qu'elle tient de ses deux parents; en
vertu de l'h�r�dit�, le noyau de l'ovule transmet une partie des
qualit�s maternelles; celui du spermatozo�de, une partie des qualit�s
paternelles.

Ces ph�nom�nes de la conception, constat�s empiriquement, fondent en
outre la certitude de ce fait des plus importants, � savoir que pour
tout homme, comme pour tout animal, _l'existence individuelle a un
commencement_; la compl�te copulation des deux noyaux cellulaires
sexuels d�termine, avec une pr�cision math�matique, l'instant o� se
produit non seulement le corps de la nouvelle _cellule souche_, mais
aussi son ��me�. D�j� par ce seul fait le vieux mythe de
l'_immortalit� de l'�me_ est r�fut�, mais nous y reviendrons plus
loin. Une superstition encore tr�s r�pandue se trouve encore r�fut�e
par l�: c'est celle qui nous fait croire que l'homme doit son
existence individuelle � la �gr�ce du bon Dieu�. La cause de cette
existence est bien plut�t et uniquement l'_Eros_ de ses deux parents,
ce puissant instinct sexuel commun � toutes les plantes et tous les
animaux pluricellulaires et qui les conduit � s'accoupler. Mais
l'essentiel, dans ce processus physiologique, n'est pas, comme on
l'admettait jadis, l'��treinte� ou les jeux de l'amour qui s'y
rattachent, mais uniquement l'introduction du sperme m�le dans les
conduits sexuels f�minins. C'est seulement ainsi que, chez les animaux
terrestres, la semence f�condante et l'ovule d�tach� peuvent se
rencontrer (ce qui a g�n�ralement lieu chez l'homme, � l'int�rieur de
l'ut�rus.) Chez les animaux inf�rieurs, aquatiques (par exemple les
poissons, les coquillages, les m�duses), les produits sexuels,
parvenus � maturit�, tombent simplement dans l'eau et l� leur
rencontre est abandonn�e au hasard; il n'y a pas d'accouplement au
sens propre et par suite on ne trouve plus ces fonctions psychiques
complexes de la �vie de l'amour� qui jouent un si grand r�le chez les
animaux sup�rieurs. C'est pourquoi manquent, chez tous ces animaux
inf�rieurs, o� la copulation n'existe pas, ces organes int�ressants,
que DARWIN a d�sign�s du nom de �caract�res sexuels secondaires� et
qui sont des produits de la s�lection sexuelle: la barbe de l'homme,
les bois du cerf, le superbe plumage des oiseaux de paradis et de
beaucoup de Gallinac�s ainsi que bien d'autres signes distinctifs des
m�les qui manquent aux femelles.


=H�r�dit� de l'�me.=--Parmi les cons�quences de la _physiologie de la
conception_ que nous venons d'�num�rer, celle qui importe surtout pour
la psychologie, c'est l'_h�r�dit� des qualit�s de l'�me transmises par
les deux parents_. Chaque enfant re�oit en h�ritage de ses _deux_
parents certaines particularit�s de caract�re, de temp�rament, de
talent, d'acuit� sensorielle, d'�nergie de la volont�: ce sont des
faits connus de tous. Il en est de m�me de ce fait que souvent (ou
m�me g�n�ralement) les qualit�s psychiques des grands-parents se
transmettent par l'h�r�dit�; bien plus, l'homme ressemble tr�s souvent
plus, sous certains rapports, � ses grands-parents qu'� ses parents et
cela est vrai des particularit�s mentales aussi bien que des
corporelles. Toutes ces merveilleuses _lois de l'h�r�dit�_ que j'ai
�nonc�es, d'abord dans la Morphologie g�n�rale (1866) et que j'ai
trait�es sous une forme populaire dans l'_Histoire de la Cr�ation
Naturelle_, valent d'une mani�re g�n�rale et aussi bien pour les
ph�nom�nes de l'activit� psychique que pour les d�tails de structure
du corps; que dis-je? elles nous apparaissent bien souvent d'une
mani�re plus surprenante et avec plus de clart� quand il s'agit du
psychique que quand il s'agit du physique.

Cependant, pris en soi, le grand domaine de l'_h�r�dit�_, dont DARWIN
le premier (1859) nous a fait entrevoir l'incomparable port�e et qu'il
nous a, le premier, appris � �tudier scientifiquement, abonde en
�nigmes obscures et en difficult�s physiologiques; nous ne pouvons pas
pr�tendre que, d�s maintenant, au bout de 40 ans, tous les aspects du
probl�me nous soient clairs. Mais ce que nous avons d�j� acquis
d�finitivement c'est que l'_h�r�dit�_ est par nous consid�r�e comme
une _fonction physiologique de l'organisme_, indissolublement li�e �
sa fonction de reproduction et il nous faut finalement ramener
celle-ci, comme toutes les autres fonctions vitales, � des processus
physico-chimiques, � une _m�canique du plasma_. Mais nous connaissons
maintenant avec exactitude le processus de la f�condation lui-m�me;
nous savons que le noyau du spermatozo�de apporte � la cellule souche,
qui vient d'�tre form�e, les qualit�s paternelles, tandis que le noyau
de l'ovule lui apporte les qualit�s maternelles. La fusion des deux
noyaux cellulaires est proprement le fait essentiel de l'h�r�dit�; par
l�, les qualit�s individuelles de l'�me comme celles du corps passent
� l'individu qui vient d'�tre form�. A ces faits ontog�n�tiques, la
psychologie dualiste et mystique, qui r�gne aujourd'hui encore dans
les �coles, s'oppose en vain, tandis que notre psychog�nie moniste les
explique avec la plus grande simplicit�.


=Fusion des �mes (amphigonie psychique).=--Le fait physiologique qui
importe avant tout pour l'exacte appr�ciation de la psychog�nie
individuelle, c'est la _continuit� de l'�me_ dans la suite des
g�n�rations. Si, en fait, au moment de la conception, un nouvel
individu est produit, il ne constitue cependant pas une formation
nouvelle, ni au point de vue des qualit�s intellectuelles ni � celui
des qualit�s corporelles, mais c'est le simple produit de la fusion
des deux facteurs repr�sent�s par les parents, l'ovule maternel et le
spermatozo�de paternel. Les �mes cellulaires de ces deux cellules
sexuelles se fusionnent aussi compl�tement dans l'acte de la
f�condation, pour former une nouvelle _�me cellulaire_, que le font
les deux noyaux, porteurs mat�riels de ces forces de tension
psychique, pour former un nouveau _noyau cellulaire_. Puisque nous
voyons des individus de la m�me esp�ce--m�me des fr�re et soeur issus
d'un m�me couple de parents--pr�senter toujours quelques diff�rences,
quoique peu importantes, il nous faut bien admettre que ces
diff�rences existent d�j� dans la composition chimique du plasma des
deux cellules germes unies dans la copulation. (Loi de la variation
individuelle. _Histoire de la Cr�ation Naturelle_, p. 215.)

Ces faits d�j� nous permettent de comprendre l'infinie diversit� des
formes physiques et psychiques dans la nature organique. Une
cons�quence extr�me, mais trop exclusive, est celle que WEISMAN a
tir�e de ce qui pr�c�de, consid�rant l'_amphimixis_, la fusion des
plasmas germinatifs dans la g�n�ration sexu�e, comme la cause g�n�rale
et unique de la variabilit� individuelle. Cette conception exclusive,
qui se rattache � sa th�orie de la continuit� du plasma germinatif,
est, � mon avis, exag�r�e; je suis bien plut�t convaincu que les lois
importantes de l'_h�r�dit� progressive_ et de l'_adaptation
fonctionnelle_ qui s'y rattache, valent pour l'�me exactement comme
pour le corps. Les qualit�s nouvelles que l'individu s'est acquises
pendant sa vie peuvent avoir un contre-coup partiel sur la composition
mol�culaire du plasma germinatif, dans l'ovule et le spermatozo�de et
peuvent ainsi, dans certaines conditions, �tre transmises � la
g�n�ration suivante (naturellement, en tant que simple force de
tension latente).


=Atavisme psychologique.=--Dans la fusion des �mes qui se produit au
moment de la conception, ce qui se transmet surtout, h�r�ditairement,
par la fusion des deux noyaux cellulaires, c'est, sans doute, la force
de tension des deux �mes des parents; mais, en outre, il peut s'y
joindre une influence psychique h�r�ditaire, remontant souvent en
arri�re jusqu'� des g�n�rations �loign�es, car les lois de
l'_h�r�dit� latente_ ou _atavisme_ valent pour l'�me comme pour
l'organisation anatomique. Les ph�nom�nes merveilleux que produit ce
_recul_ nous apparaissent, sous une forme bien simple et bien
instructive, dans les �g�n�rations alternantes� des polypes et des
m�duses. Nous voyons l� deux g�n�rations tr�s diff�rentes alterner
r�guli�rement, de telle sorte que la premi�re reproduit la troisi�me,
la cinqui�me, etc., tandis que la seconde se r�p�te dans la quatri�me,
la sixi�me, etc.. (_Histoire Naturelle_, p. 185.)

Chez l'homme, comme chez les animaux et les plantes sup�rieures, o�,
par suite d'une h�r�dit� continue, chaque g�n�ration ressemble �
l'autre, cette alternance r�guli�re des g�n�rations fait d�faut, mais
n�anmoins nous observons, ici encore, divers ph�nom�nes de _recul_ ou
d'atavisme qu'il faut ramener � la m�me loi d'h�r�dit� latente.

C'est pr�cis�ment dans les traits de d�tail de leur vie psychique,
dans le fait qu'ils poss�dent certaines dispositions ou talents
artistiques, par l'�nergie de leur caract�re ou leur temp�rament
passionn�, que des hommes �minents ressemblent souvent plus � leurs
grands-parents qu'� leurs parents; parfois aussi appara�t tel trait
frappant de caract�re que ne poss�daient ni les uns ni les autres,
mais qui s'�tait manifest� chez quelque membre �loign� de la s�rie des
anc�tres, longtemps auparavant. Dans ces merveilleux traits
d'atavisme, les m�mes lois d'h�r�dit� applicables � l'�me valent aussi
pour la physionomie, pour la qualit� individuelle des organes des
sens, les muscles, le squelette et autres parties du corps. Nous
pouvons suivre cela dans un cas o� le ph�nom�ne est surtout frappant:
dans les dynasties r�gnantes et les familles d'ancienne noblesse qui,
par le r�le marquant qu'elles ont jou� dans l'Etat nous ont valu une
exacte peinture historique des individus formant la cha�ne de
g�n�rations, ainsi par exemple chez les Hohenzollern, Hohenstaufen, la
famille d'Orange, les Bourbons, etc., et mieux encore dans
l'antiquit�, chez les C�sars.


=La loi fondamentale biog�n�tique en psychologie= (1866).--Le _lien
causal_ entre l'�volution _biontique_ (individuelle) et la
_phyl�tique_ (historique), que, dans ma _Morphologie g�n�rale_,
j'avais d�j� plac�, comme la loi supr�me, en t�te de toutes les
recherches biog�n�tiques, a la m�me valeur g�n�rale pour la
_psychologie_ que pour la _morphologie_. J'ai insist� sur son
importance toute sp�ciale pour l'homme sous ce double rapport (1874)
dans la premi�re le�on de mon _Anthropog�nie_, intitul�e: �La loi
fondamentale de l'�volution organique�. Chez l'homme comme chez tous
les autres organismes, l'_embryog�nie est une r�capitulation de la
phylog�nie_. Cette r�capitulation acc�l�r�e et abr�g�e est d'autant
plus compl�te que, gr�ce � une h�r�dit� constante, la _r�p�tition
�volutive_ originelle (palingenesis) est mieux conserv�e; au
contraire, elle est d'autant plus incompl�te que, gr�ce � une
adaptation vari�e, la _modification �volutive_ ult�rieure
(cenogenesis) a �t� introduite (_Anthropog�nie_, p. 11).

En appliquant cette loi fondamentale � l'�volution de l'�me, nous ne
devons surtout pas oublier de tenir toujours nos regards fix�s sur les
_deux_ aspects de cette loi. Car chez l'homme, comme chez toutes les
plantes et les animaux sup�rieurs, au cours des millions d'ann�es de
l'�volution phyl�tique, des modifications si importantes
(_c�nog�n�ses_) se sont produites que, par suite, l'image originelle
et pure de la _paling�n�se_ (ou �r�p�tition historique�), s'est
trouv�e tr�s alt�r�e et modifi�e. Tandis que, d'une part, en vertu des
lois de l'h�r�dit� dans le m�me temps et dans le m�me lieu, la
r�capitulation _paling�n�tique_ est conserv�e, d'autre part, en vertu
des lois de l'h�r�dit� simplifi�e et abr�g�e, la r�capitulation
_c�nog�n�tique_ est sensiblement modifi�e (_Histoire de la cr�ation
Naturelle_, p. 190). Cela est surtout nettement visible dans
l'histoire du d�veloppement des organes psychiques, du syst�me
nerveux, des muscles et des organes des sens. Mais il en va exactement
de m�me de l'activit� de l'�me, indissolublement li�e au d�veloppement
normal de ces organes. L'histoire de leur d�veloppement chez l'homme
comme chez tous les autres animaux vivipares, subit d�j� une profonde
modification c�nog�n�tique par ce fait que le d�veloppement du germe a
lieu ici, pendant un temps assez long, � l'int�rieur du corps de la
m�re. Nous devons donc distinguer l'une de l'autre, comme deux grandes
p�riodes de la psychog�nie individuelle: 1� l'histoire du
d�veloppement embryonnaire et 2� celle du d�veloppement
post-embryonnaire de l'�me.


=Psychog�nie embryonnaire.=--Le germe humain ou embryon, dans les
conditions normales, se d�veloppe dans le corps maternel pendant une
dur�e de neuf mois (ou 270 jours). Pendant cet espace de temps, il est
compl�tement s�par� du monde ext�rieur, prot�g� non seulement par
l'�paisse paroi musculaire de l'ut�rus maternel, mais encore par les
enveloppes embryonnaires sp�ciales (embryolemmes) caract�ristiques des
trois classes sup�rieures de Vert�br�s: Reptiles, Oiseaux et
Mammif�res. Dans les trois classes d'Amniotes, ces enveloppes
embryonnaires (amnion ou membrane aqueuse, serolemme ou membrane
s�reuse) se d�veloppent exactement de la m�me mani�re. Ce sont des
organes de protection que les premiers reptiles (proreptiles), formes
ancestrales communes � tous les Amniotes, ont acquis pendant la
p�riode permique (vers la fin de l'�poque pal�ozo�que),--alors que ces
Vert�br�s sup�rieurs s'adaptaient � la vie exclusivement terrestre et
� la respiration a�rienne. Leurs anc�tres imm�diats, les Amphibies de
la p�riode houill�re, vivaient et respiraient encore dans l'eau, comme
leurs anc�tres plus lointains, les Poissons.

Chez ces Vert�br�s primitifs, inf�rieurs et aquatiques, l'embryologie
pr�sentait encore � un haut degr� le caract�re paling�n�tique, ainsi
que c'est encore le cas chez la plupart des Poissons et des Amphibies
actuels. Les t�tards bien connus, les larves de salamandres et de
grenouilles poss�dent, aujourd'hui encore dans les premiers temps de
leur libre vie aquatique, un corps dont la forme rappelle celui de
leurs anc�tres les Poissons; ils leur ressemblent aussi par leur mode
de vie, leur respiration branchiale, le fonctionnement de leurs
organes sensoriels et de leurs autres organes psychiques. C'est
seulement lorsque survient l'int�ressante m�tamorphose des t�tards
nageurs et alors qu'ils s'adaptent � la vie terrestre, que leur corps,
pareil � celui des Poissons se transforme en celui d'un Amphibie
rampant et quadrup�de; � la place de la respiration branchiale
aquatique, appara�t la respiration a�rienne, au moyen de poumons et,
avec le genre de vie modifi�, l'appareil psychique (syst�me nerveux et
organes des sens) acquiert un plus haut degr� de d�veloppement. Si
nous pouvions suivre compl�tement, depuis le commencement jusqu'� la
fin, la psychog�nie des t�tards, nous pourrions � bien des reprises,
appliquer la loi fondamentale biog�n�tique, au d�veloppement de leur
�me. Car ils se d�veloppent imm�diatement dans les circonstances les
plus vari�es du monde ext�rieur et doivent de bonne heure y adapter
leur sensation et leur mouvement. Le t�tard nageur ne poss�de pas
seulement l'organisation, mais aussi le mode de vie des Poissons et ce
n'est que par la transformation de l'un et de l'autre qu'il arrive �
poss�der ceux de la grenouille.

Chez l'homme, pas plus que chez les autres Amniotes, ce n'est le cas;
les embryons, du fait de leur inclusion dans les membranes
protectrices, sont compl�tement soustraits � l'influence directe du
monde ext�rieur et d�saccoutum�s de la r�ciprocit� d'action entre ce
monde et eux. Mais, en outre, le _soin des jeunes_, si particulier
chez les Amniotes, fournit aux embryons des conditions bien plus
favorables � l'abr�viation c�nog�n�tique de l'�volution
paling�n�tique. Avant tout, � ce point de vue, il convient de signaler
l'excellent mode de nutrition de l'embryon; elle se fait chez les
Reptiles, Oiseaux et Monotr�mes (les Mammif�res ovipares) par le
vitellus nutritif, le grand jaune de l'oeuf qui lui adh�re; chez les
autres Mammif�res, par contre (Marsupiaux et Placentaliens), elle se
fait par le sang de la m�re qui est conduit � l'embryon par les
vaisseaux sanguins du sac vitellin et de l'allanto�de. Chez les
_placentaliens_ les plus �lev�s, ce mode utile de nutrition atteint,
par la formation d'un placenta maternel, le plus haut degr� de
perfection; aussi l'embryon est-il ici compl�tement d�velopp� avant la
naissance. Son �me, cependant, demeure pendant toute cette p�riode
dans un �tat de _sommeil embryonnaire_, �tat de repos que PREYER a
compar� avec raison au sommeil hibernal des animaux. Nous trouvons un
sommeil analogue, long et prolong�, dans l'�tat larvaire des insectes
qui traversent une m�tamorphose compl�te (papillons, mouches, cafards,
abeilles, etc.). Ici, le _sommeil larvaire_, pendant lequel
s'effectuent les transformations les plus importantes dans les organes
et les tissus, est d'autant plus int�ressant que, pendant la p�riode
pr�c�dente, o� la larve vit libre (chenille, larve de hanneton ou
ver), l'animai poss�de une vie psychique tr�s d�velopp�e, de beaucoup
inf�rieure, pourtant, � ce que sera le stade ult�rieur (apr�s le
sommeil larvaire) alors que l'insecte sera complet, ail� et aura
atteint sa maturit� sexuelle.


=Psychog�nie post-embryonnaire.=--L'activit� psychique de l'homme
traverse, pendant sa vie individuelle, ainsi que cela a lieu chez la
plupart des animaux sup�rieurs, une s�rie de stades �volutifs; nous
distinguerons, comme les plus importants d'entre eux, les cinq degr�s
suivants: 1� l'�me du nouveau-n�, jusqu'� l'�veil de la conscience
personnelle et l'acquisition du langage; 2� l'�me du petit gar�on ou
de la petite fille jusqu'� la pubert� (� l'�veil de l'instinct
sexuel); 3� l'�me du jeune homme ou de la jeune fille jusqu'� ce que
survienne la liaison sexuelle (p�riode de l'�id�al�); 4� l'�me de
l'homme fait et de la femme m�re (p�riode de maturit� compl�te), o� se
fonde la famille: s'�tendant, en g�n�ral chez l'homme jusque vers la
soixantaine, chez la femme jusque vers la cinquantaine, jusqu'� ce que
survienne l'involution; 5� l'�me du vieillard ou de la vieille femme
(p�riode de r�gression). La vie psychique de l'homme parcourt ainsi
les m�mes stades �volutifs de d�veloppement progressif, de pleine
maturit� et de r�gression, que toutes les autres fonctions de
l'organisme.




CHAPITRE IX

Phylog�nie de l'Ame.

  �TUDES MONISTES DE PSYCHOLOGIE PHYLOG�N�TIQUE. �VOLUTION DE LA
     VIE PSYCHIQUE DANS LA S�RIE ANIMALE DES ANC�TRES DE L'HOMME.

   Les fonctions physiologiques de l'organisme, r�unies sous le
   terme d'activit� psychique, ou plus bri�vement d'_�me_, ont pour
   instrument chez l'homme les m�mes processus m�caniques
   (physiques ou chimiques) que chez les autres _Vert�br�s_. Les
   organes de ces fonctions psychiques, eux aussi, sont les m�mes
   chez les uns et les autres: cerveau et moelle �pini�re comme
   organes centraux, nerfs p�riph�riques et organes sensoriels. De
   m�me que ces _organes psychiques_ se d�veloppent chez l'homme
   lentement et progressivement � partir des degr�s inf�rieurs
   r�alis�s chez les anc�tres vert�br�s, de m�me il en va,
   naturellement de leurs _fonctions_ c'est-�-dire de l'�me
   elle-m�me.�

    (_Phylog�nie syst�matique des Vert�br�s_, 1895.)




SOMMAIRE DU CHAPITRE IX

  Evolution historique progressive de l'�me humaine, � partir de
     l'�me animale.--M�thodes de la psychologie
     phylog�n�tique.--Quatre �tapes principales dans la phylog�nie
     de l'�me: I. Ame cellulaire (cytopsyche) des Protistes
     (Infusoires, ovule, psychologie cellulaire); II. Ame d'une
     colonie cellulaire (c�nopsyche), psychologie de la Morula et
     de la Blastula; III. Ame des tissus (histopsyche); sa
     duplicit�. Ame des plantes. Ame des animaux inf�rieurs
     d�pourvus de syst�me nerveux. Ame double des Siphonophores
     (�me personnelle et �me cormale); IV. Ame du syst�me nerveux
     (neuropsyche) des animaux sup�rieurs.--Trois parties dans
     l'appareil psychique: organes sensoriels, muscles et
     nerfs.--Formation typique du centre nerveux dans les divers
     groupes animaux.--Organe de l'�me chez les Vert�br�s: Canal
     m�dullaire (cerveau et moelle �pini�re).--Histoire de l'�me
     chez les Mammif�res.


LITT�RATURE

   J. ROMANES.--_L'�volution mentale dans le r�gne animal._ Trad.
   fr. par de Varigny.

   C. LLOYD MORGAN.--_The law of psychogenesis_ (London 1892).

   G. H. SCHNEIDER.--_Der Thierische Wille_ (Leipzig 1880). _Der
   menschliche Wille_ (Berlin 1882).

   TH. RIBOT.--_Psychologie contemporaine_, 1870-79.

   FRITZ SCHULZE.--_Stammbaum der Philosophie.
   Tabellarisch-schematischer Grundriss der Geschichte der
   Philosophie_ (I�na 1890).

   W. WURM.--_Thier und Menschenseele_ (Frankf. 1896).

   F. HANSPAUL.--_Die Seelentheorie und die Gesetze des nat�rlichen
   Ego�smus und der Anpassung_, Berlin 1899.

   J. LUBBOCK.--_Les d�buts de la civilisation et l'�tat primitif
   de l'esp�ce humaine._

   M. VERWORN.--_Psychophysiologische Protisten-Studien_
   (experimentelle Untersuchungen), I�na 1889.

   E. HAECKEL.--_Systematische Phylogenie_ (3ter Teil), Berlin
   1895.


La th�orie de la descendance, appuy�e sur l'anthropologie, nous a
fourni la conviction que l'organisme humain provient d'une longue
s�rie d'anc�tres animaux et qu'il s'est d�velopp� par des
transformations progressives, effectu�es lentement au cours de
plusieurs millions d'ann�es. Comme, en outre, nous ne pouvons pas
s�parer la vie psychique de l'homme de ses autres fonctions vitales,
mais qu'au contraire nous nous sommes convaincus de l'�volution
uniforme du corps et de l'esprit, la t�che s'impose � notre moderne
_Psychologie moniste_ de suivre l'�volution historique de l'�me
humaine � partir de l'�me animale. C'est la solution de cette t�che
que nous entreprenons dans notre _Phylog�nie de l'�me_; on peut la
d�signer aussi, en tant que rameau de la science g�n�rale de l'�me, du
nom de _psychologie phylog�n�tique_ ou encore--par opposition � la
_biontique_ (individuelle)--du nom de _psychog�nie phyl�tique_. Bien
que cette science nouvelle vienne � peine d'�tre abord�e s�rieusement,
bien que son droit � l'existence soit m�me contest� par la plupart des
psychologues de profession, nous devons n�anmoins revendiquer pour
elle une importance de premier rang et le plus grand int�r�t. Car,
d'apr�s notre ferme conviction, elle est appel�e plus que tout autre �
r�soudre la grande ��nigme de l'Univers�, relative � son essence et �
son apparition.


=M�thodes de la psychog�nie phyl�tique.=--Les voies et les moyens qui
nous doivent conduire au but, encore si lointain, de la _psychologie
phylog�n�tique_, � peine discernables pour beaucoup d'yeux dans le
brouillard de l'avenir, ne diff�rent pas des voies et des moyens
utilis�s dans les autres recherches phylog�n�tiques. C'est, avant
tout, ici encore, l'anatomie compar�e, la physiologie et l'ontog�nie
qui sont du plus grand prix. Mais la pal�ontologie, elle aussi, nous
fournit un certain nombre de points d'appui solides; car l'ordre dans
lequel se succ�dent les d�bris fossiles des classes de Vert�br�s
appartenant aux diverses p�riodes de l'histoire organique de la terre,
nous r�v�le en partie, en m�me temps que leur encha�nement phyl�tique,
le d�veloppement progressif de leur activit� psychique. Sans doute,
nous sommes forc�s ici, comme dans toutes les recherches
phylog�n�tiques, de construire de nombreuses hypoth�ses destin�es �
combler les notables lacunes de nos donn�es empiriques; mais celles-ci
jettent un jour si lumineux et d'une telle importance, sur les stades
principaux de r�volution historique, que nous sommes � m�me d'en
suivre assez clairement le cours g�n�ral.


=Principaux stades de la psychog�nie phyl�tique.=--La psychologie
compar�e de l'homme et des animaux sup�rieurs nous permet, d�s
l'abord, de reconna�tre dans les groupes les plus �lev�s des
Mammif�res placentaliens, chez les _Primates_, les progr�s importants
qui ont marqu� le passage de l'�me du singe anthropo�de � l'�me de
l'homme. La phylog�nie des _Mammif�res_ et, en remontant encore, celle
des Vert�br�s inf�rieurs, nous montre la longue suite d'anc�tres
�loign�s des Primates ayant �volu�, au sein de ce groupe, depuis
l'�poque silurienne.

Tous ces _Vert�br�s_ se ressemblent quant � la structure et au
d�veloppement de leur organe psychique caract�ristique, le _canal
m�dullaire_. Que ce canal m�dullaire provienne d'un _acroganglion_
dorsal ou _ganglion c�r�bro�de_ des anc�tres invert�br�s, c'est ce que
nous apprend l'anatomie compar�e des _Vers_. Remontant plus loin
encore, nous d�couvrons, par l'ontog�nie compar�e, que cet organe
psychique tr�s simple d�rive de la couche cellulaire du feuillet
germinatif externe de l'ectoderme des _Platodari�s_; chez ces
Plathelminthes primitifs, qui ne poss�daient pas encore de syst�me
nerveux sp�cial, le rev�tement cutan� externe fonctionnait comme
organe universel, � la fois sensoriel et psychique.

Enfin, par l'embryologie compar�e nous nous convaincrons que ces
M�tazoaires, les plus simples, proviennent par gastrulation des
_Blast�ad�s_, c'est-�-dire de _sph�res creuses_ dont la paroi �tait
form�e par une simple couche cellulaire, _le blastoderme_; et cette
science nous apprend en m�me temps, � comprendre, avec l'aide de la
loi fondamentale biog�n�tique, comment ces c�nobies de Protozoaires
proviennent d'animaux primitifs monocellulaires, des plus simples.

L'interpr�tation critique de ces diverses formes embryonnaires, dont
on peut suivre la filiation imm�diate par l'_observation_
microscopique, nous fournit, au moyen de la loi fondamentale
biog�n�tique, les aper�us les plus importants sur les stades
principaux de la phylog�nie de notre vie psychique; nous en pouvons
distinguer huit: 1. Protozoaires monocellulaires avec une simple _�me
cellulaire_: _Infusoires_; 2. Protozoaires pluricellulaires avec une
_�me c�nobiale_: _Catallactes_; 3. Premiers M�tazoaires avec une _�me
�pith�liale_: _Platodari�s_; 4. Anc�tres invert�br�s avec un simple
_ganglion c�r�bro�de_: _Vers_; 5. Vert�br�s acr�niens avec un simple
_canal m�dullaire_ sans cerveau: _Acraniotes_; 6. Cr�niotes avec un
_cerveau_ (form� par cinq v�sicules c�r�brales): _Cr�niotes_; 7.
Mammif�res avec d�veloppement pro�minent de _l'�corce c�r�brale des
h�misph�res_: _Placentaliens_; 8. Singes anthropo�des sup�rieurs et
homme, avec des _organes de la pens�e_ (dans le cerveau proprement
dit): _Anthropomorphes_. Dans ces huit groupes historiques de la
phylog�nie de l'�me humaine, on peut encore distinguer, avec plus ou
moins de clart�, un certain nombre de stades �volutifs secondaires.
Bien entendu, quand il s'agit de leur reconstruction, nous sommes
r�duits aux t�moignages tr�s incomplets de la psychologie empirique,
que nous fournissent l'anatomie et la physiologie compar�es de la
faune actuelle. Comme des Cr�niotes du sixi�me stade, et m�me des
vrais Poissons se trouvent d�j� � l'�tat fossile dans le syst�me
silurien, nous sommes bien forc�s d'admettre que les anc�tres des cinq
stades pr�c�dents (qui n'ont pu parvenir � se fossiliser!) ont �volu�
� une �poque ant�rieure, pendant la p�riode pr�silurienne.


I. =L'�me cellulaire (Cytopsyche)=; _premier des stades principaux de
la psychog�n�se phyl�tique_.--Les premiers anc�tres de l'homme, comme
de tous les autres animaux, �taient des _animaux primitifs_
monocellulaires (Protozoaires). Cette hypoth�se fondamentale de la
phylog�nie rationnelle se d�duit, en vertu de la grande loi
biog�n�tique, de ce _fait_ embryologique bien connu, que tout
homme, comme tout autre _M�tazoaire_ (tout �animal � tissus�,
pluricellulaire), est, au d�but de son existence individuelle, une
simple cellule, la _cellule souche_ (cytula) ou �ovule f�cond�. Comme
celle-ci, depuis le premier moment, a �t� _anim�e_, ainsi faut-il
admettre qu'il en a �t� pour cette _forme ancestrale monocellulaire_
qui, dans la s�rie des premiers anc�tres de l'homme, a �t� repr�sent�e
par toute une suite de _Protozoaires_ diff�rents.

Nous sommes renseign�s sur l'activit� psychique de ces organismes
monocellulaires par la physiologie compar�e des Protistes encore
vivants aujourd'hui; tant, d'une part, l'observation exacte, que de
l'autre, l'exp�rimentation bien conduite, nous ont ouvert, durant la
seconde moiti� du XIXe si�cle, un nouveau domaine f�cond en ph�nom�nes
du plus haut int�r�t. Le meilleur expos� en a �t� donn� en 1889 par
$1, dans ses profondes _Etudes_, appuy�es sur des exp�riences
personnelles, �tudes sur la _Psychophysiologie des Protistes_. Les
quelques observations ant�rieures sur la �vie psychique des Protistes�
sont r�unies � ces �tudes. VERWORN a acquis la ferme conviction que,
chez tous les Protistes, les processus psychiques sont encore
_inconscients_, que ceux de la sensation et du mouvement se confondent
encore ici avec les processus vitaux mol�culaires du plasma lui-m�me,
et que les causes premi�res en doivent �tre cherch�es dans les
propri�t�s des _mol�cules de plasma_ (des plastidules).

�Les processus psychiques, chez les Protistes, forment ainsi le pont
qui r�unit les processus chimiques de la nature inorganique � la vie
psychique des animaux sup�rieurs; ils repr�sentent l'embryon des
ph�nom�nes psychiques les plus �lev�s, qu'on observe chez les
M�tazoaires et chez l'homme�.

Les observations soigneuses et les nombreuses exp�riences de VERWORN,
jointes � celles de W. ENGELMANN, W. PREYER, R. HERTWIG et autres
savants adonn�s � l'�tude des Protistes, fournissent une preuve
concluante � ma _th�orie moniste de l'�me cellulaire_ (1866).
M'appuyant sur des recherches poursuivies pendant de longues ann�es
sur divers Protistes, surtout des Rhizopodes et des Infusoires,
j'avais d�j�, il y a 33 ans, formul� cette affirmation que toute
cellule vivante poss�de des propri�t�s psychiques et que, par suite,
la vie psychique des plantes et des animaux pluricellulaires n'est que
le r�sultat des fonctions psychiques des cellules composant leur
corps. Dans les groupes inf�rieurs (par exemple les algues et les
�ponges) _toutes_ les cellules du corps y contribuent pour une part
�gale (ou avec de tr�s petites diff�rences); au contraire, dans les
groupes sup�rieurs, en vertu de la loi de la division du travail, ce
r�le n'incombe qu'� une partie des cellules, les �lues, les �cellules
psychiques�. Les cons�quences de cette _psychologie cellulaire_, de la
plus haute importance, ont �t� expos�es en partie (1876) dans mon
travail sur la �P�rigen�se des plastidules�, en partie enfin (1877)
dans mon discours de M�nich sur �la Th�orie de l'�volution actuelle
dans son rapport avec l'ensemble de la science�. On en trouvera un
expos� plus populaire dans mes deux conf�rences de Vienne (1878), sur
�l'Origine et l'�volution des instruments sensoriels� et sur �l'Ame
cellulaire et la cellule psychique�[31].

  [31] E. HAECKEL, _Gesammelte populaere Vortraege aus dem Gebiete
  der Entwickelungslehre_. Bonn, 1878.

La simple _�me cellulaire_ pr�sente d�j�, d'ailleurs, au sein du
groupe des Protistes, une longue suite de stades �volutifs, depuis des
�tats d'�me primitifs, tr�s simples jusqu'� d'autres tr�s parfaits et
�lev�s. Chez les plus anciens et les plus simples des Protistes, la
sensation et le mouvement sont r�partis �galement sur le plasma tout
entier du corpuscule homog�ne; dans les formes sup�rieures, par
contre, des �instruments sensoriels sp�ciaux� se diff�rencient en
organes physiologiques: ce sont des _Organelles_. Comme parties
cellulaires motrices analogues, nous citerons les pseudopodes des
Rhizopodes, les cils vibratiles, les flagellums et les cils des
Infusoires. On consid�re, dans la vie cellulaire, comme un organe
central interne le noyau, qui fait encore d�faut chez les plus
anciens et les plus inf�rieurs des Protistes. Au point de vue
physiologico-chimique, ce qu'il faut surtout signaler, c'est que les
Protistes originels les plus anciens �taient des _Plasmodomes_ qui
�changeaient des mat�riaux nutritifs avec les plantes, par suite que
c'�tait des _Protophytes_ ou �plantes originelles�; c'est d'elles que
proviennent, secondairement, par m�tasitisme, les premiers
_plasmophages_, qui �changeaient des mat�riaux nutritifs avec les
animaux, par suite �taient des _Protozoaires_ ou �animaux
originels�[32]. Ce _m�tasitisme_, l'�inversion des mat�riaux
nutritifs� marque un important progr�s psychologique, car c'est le
point de d�part de l'�volution des traits caract�ristiques de �l'�me
animale� qui font encore d�faut � �l'�me v�g�tale�.

  [32] E. HAECKEL: _Systematische Phylog�nie_, Bd. 1 (1894), � 38.

Le plus haut degr� de d�veloppement de l'�me cellulaire animale est
r�alis� dans la classe des _Cili�s_ ou _Infusoires cili�s_. Lorsque
nous comparons ce que nous observons chez eux avec les fonctions
psychiques correspondantes d'animaux pluricellulaires, plus �lev�s,
il ne semble presque pas y avoir de diff�rence psychologique; les
organelles sensibles et moteurs de ces Protozoaires paraissent
accomplir les m�mes fonctions que les organes sensoriels, les nerfs et
les muscles des M�tazoaires. On a m�me regard� le _gros noyau
cellulaire_ (meganucleus) des Infusoires comme un organe central
d'activit� psychique, qui jouerait, dans leur organisme
monocellulaire, un r�le analogue � celui du cerveau dans la vie
psychique des animaux sup�rieurs. Au reste, il est tr�s difficile de
d�cider dans quelle mesure ces comparaisons sont l�gitimes; les
opinions des savants qui ont �tudi� d'une mani�re sp�ciale les
infusoires diff�rent beaucoup sur ce point. Les uns consid�rent, chez
ces animaux, tous les mouvements spontan�s du corps comme automatiques
ou impulsifs, tous les mouvements d'excitation comme des r�flexes; les
autres voient l� en partie des mouvements volontaires et
intentionnels. Tandis que ces derniers auteurs attribuent d�j� aux
Infusoires une certaine conscience, une repr�sentation d'un moi
synth�tique--les premiers se refusent � les leur reconna�tre. De
quelque fa�on qu'on r�solve cette difficile question, ce qui est en
tous cas certain, c'est que ces Protozoaires monocellulaires nous
pr�sentent une _�me cellulaire_ des plus d�velopp�es qui est du plus
haut int�r�t pour l'appr�ciation exacte de ce qu'�tait l'�me chez nos
premiers anc�tres monocellulaires.


II. =Ame d'une colonie cellulaire= ou �me c�nobiale (Cenopsyche);
_deuxi�me des stades principaux de la psychog�n�se phyl�tique_.
--L'�volution individuelle commence chez l'homme, comme
chez tous les autres animaux pluricellulaires, par des divisions
r�p�t�es chez une simple cellule. La _cellule souche_ (Cytula) ou
�ovule f�cond� se divise, d'apr�s le processus de la division
indirecte ordinaire, tout d'abord en deux cellules filles; ce
processus venant � se r�p�ter, il se produit (par des �sillons
�quatoriaux�), successivement 4, 8, 16, 32, 64 �cellules par
sillonnement, ou blastom�res� identiques. D'ordinaire, chez la plupart
des animaux, survient, plus ou moins tard, � la place de cette
division primitive r�guli�re, un accroissement irr�gulier. Mais dans
tous les cas le r�sultat est le m�me: formation d'une masse (le plus
souvent sph�rique), d'un ballot de cellules non diff�renci�es, toutes
identiques au d�but. Nous appelons ce stade _Morula_ (cf.
_Anthropog�nie_, p. 159).

D'ordinaire s'amasse alors � l'int�rieur de cet agr�gat cellulaire, en
forme de petite m�re, un liquide, par suite de quoi la morula se
transforme en une petite v�sicule sph�rique; toutes les cellules se
portent � la surface et s'ordonnent en une simple couche cellulaire,
le _blastoderme_. La _sph�re creuse_ ainsi constitu�e est le stade le
plus important de la _blastula_ ou _blastosph�re_ (_Anthropog�nie_, p.
150).

Les _ph�nom�nes psychologiques_ que nous pouvons constater
imm�diatement, dans la formation de la blastula, sont en partie des
mouvements, en partie des sensations de cette colonie cellulaire. Les
_mouvements_ se r�partissent en deux groupes: I. Mouvements internes,
qui se r�p�tent partout suivant un mode essentiellement analogue, dans
le ph�nom�ne de la division cellulaire ordinaire (indirecte):
formation du fuseau nucl�aire, mytose, caryokin�se, etc.; II.
mouvements externes, qui apparaissent dans le changement normal de
position des cellules assembl�es et dans leur groupement pour former
le blastoderme. Nous tenons ces mouvements pour _h�r�ditaires_ et
inconscients, parce qu'ils sont partout conditionn�s de la m�me
mani�re, gr�ce � l'h�r�dit� transmise � eux par les premi�res s�ries
ancestrales de Protistes. Quant aux _sensations_, on en peut
distinguer �galement deux groupes: I. Sensations des cellules isol�es,
qu'elles expriment par l'affirmation de leur ind�pendance individuelle
et par leur attitude � l'�gard des cellules voisines (avec lesquelles
elles sont en contact, reli�es m�me en partie directement par des
ponts de plasma). II. La sensation synth�tique de la colonie
cellulaire ou _c�nobium_ tout entier, qui se manifeste par la
formation individuelle de la _blastula_ en _sph�re creuse_
(_Anthropog�nie_, p. 491).

La compr�hension de la cause de la formation de la _blastula_ nous est
facilit�e par la _loi fondamentale biog�n�tique_, qui en explique les
ph�nom�nes imm�diatement observables par l'_h�r�dit�_, et les ram�ne �
des processus historiques analogues qui se seraient accomplis �
l'origine, lors de l'apparition des premi�res c�nobies de Protistes,
des _Blast�ad�s_ (_Pylog. Syst._, III, 22-26). Mais ces processus
physiologiques et psychologiques importants ayant eu leur si�ge dans
les premi�res _associations cellulaires_, nous deviennent clairs par
l'observation et l'exp�rimentation faites sur les c�nobies encore
aujourd'hui vivantes. Ces _colonies cellulaires_ stables ou hordes
cellulaires (d�sign�es encore des noms de �communaut�s cellulaires�,
�pied de cellules�,) sont aujourd'hui encore tr�s r�pandues, tant parmi
les _plantes originelles plasmodomes_ (paulotom�es, diatom�es,
volvocin�es) que parmi les _animaux originels plasmophages_
(Infusoires et Rhizopodes). Dans toutes ces c�nobies nous pouvons d�j�
distinguer, � c�t� l'un de l'autre, deux stades divers d'activit�
psychique: I. _L'�me cellulaire_ des individus cellulaires isol�s (en
tant qu'�organismes �l�mentaires�) et II. _l'�me c�nobiale_ de la
colonie cellulaire tout enti�re.


III. =Ame des tissus (Histopsyche)=; _troisi�me des stades principaux
de la psychog�n�se phyl�tique_.--Chez toutes les plantes
pluricellulaires poss�dant des tissus (m�taphytes ou _plantes �
tissus_), de m�me que chez les _animaux � tissus_ (M�tazoaires)
inf�rieurs, d�pourvus de syst�me nerveux, nous pouvons distinguer de
suite deux formes diff�rentes d'activit� psychique, � savoir: A. l'�me
des _cellules_ isol�es qui composent les tissus, et B. l'�me des
_tissus_ eux-m�mes ou de la �r�publique cellulaire� constitu�e par les
cellules. Cette _�me des tissus_ est partout la fonction psychologique
la plus �lev�e, celle qui nous r�v�le dans l'organisme pluricellulaire
complexe, un _bion_ synth�tique, un _individu physiologique_, une
v�ritable �r�publique cellulaire�. Elle gouverne toutes les ��mes
cellulaires� isol�es des cellules sociales qui, en tant que �citoyens�
ind�pendants, constituent la r�publique cellulaire unifi�e. Cette
_duplicit� fondamentale de la psyche_ chez les M�taphytes et chez les
M�tazoaires inf�rieurs, d�pourvus de syst�me nerveux, est chose tr�s
importante; on en d�montre l'existence imm�diatement par une
observation impartiale et des exp�riences bien conduites: tout
d'abord, chaque cellule isol�e poss�de sa sensation et son mouvement
et ensuite chaque tissu et chaque organe, compos� d'un certain nombre
de cellules identiques, t�moigne d'une excitabilit� sp�ciale et d'une
unit� psychique (par exemple, le pollen et les �tamines).


III. _A._ =L'�me des plantes (phytopsyche).=--C'est pour nous le terme
qui r�sume toute l'activit� psychique des _plantes pluricellulaires_,
poss�dant des tissus (M�taphytes, � l'exclusion des Protophytes
monocellulaires); elle a �t� l'objet des opinions les plus diverses
jusqu'� ce jour. On trouvait autrefois une diff�rence fondamentale
entre les plantes et les animaux en ce qu'on attribuait d'ordinaire �
ceux-ci une ��me� qu'on refusait � celles-l�. Cependant, une
comparaison impartiale de l'excitabilit� et des mouvements, chez
diverses plantes sup�rieures et chez des animaux inf�rieurs, avait
convaincu, d�s le commencement du si�cle, quelques chercheurs isol�s,
que les uns et les autres devaient �tre pareillement anim�s.

Plus tard, FECHNER, LEITGEB entre autres, d�fendirent vivement
l'hypoth�se d'une _Ame des plantes_. On n'en comprit mieux la nature
qu'apr�s que la _th�orie cellulaire_ (1838) e�t d�montr�, dans les
plantes et les animaux, l'identit� de structure �l�mentaire, et
surtout depuis que la _th�orie du plasma_ de MAX SCHULZE (1859) e�t
reconnu, chez les uns et les autres, la m�me attitude du plasma actif
et vivant. La physiologie compar�e r�cente (en ces 30 derni�res
ann�es) a montr�, en outre, que l'attitude physiologique, en r�action
aux diverses excitations (lumi�re, �lectricit�, chaleur, pesanteur,
frottement, influences chimiques) �tait absolument la m�me dans les
parties _sensibles_ du corps de beaucoup de plantes et d'animaux,--que
les _mouvements r�flexes_, enfin, provoqu�s par les excitations, se
produisaient absolument de la m�me mani�re. Si donc on attribue ces
modes d'activit� chez les M�tazoaires inf�rieurs, d�pourvus de syst�me
nerveux (�ponges, polypes), � une ��me� particuli�re, on est autoris� �
admettre la pr�sence de cette m�me �me chez beaucoup de M�taphytes
(m�me chez tous), au moins chez les tr�s �sensibles� plantes
impressionnables (mimosa), chez les attrape-mouches (dionaea, drosera)
et chez les nombreuses plantes grimpantes.

Il est vrai, la physiologie v�g�tale r�cente a donn� de ces
�mouvements d'excitation� ou _tropismes_ une explication toute
physique, les ramenant � des rapports particuliers de croissance, �
des oscillations de tension, etc. Mais ces causes m�caniques ne sont
ni plus ni moins _psychophysiques_ que les �mouvements r�flexes�
analogues chez les �ponges, les polypes et autres M�tazoaires
d�pourvus de syst�me nerveux, m�me si le m�canisme �tait ici tout
diff�rent. Le caract�re de l'histopsyche ou _�me cellulaire_ se
manifeste �galement dans les deux cas par ce fait que les cellules du
tissu (de l'association cellulaire r�guli�rement ordonn�e) conduisent
les excitations re�ues en un point et provoquent ainsi des mouvements
en d'autres points ou dans tout l'organe. Cette _conduction de
l'excitation_ peut aussi bien �tre regard�e comme une �activit�
psychique�, que la forme plus parfaite qu'elle pr�sente chez les
animaux pourvus de syst�me nerveux; elle s'explique anatomiquement
parce que les cellules sociales du tissu (ou association cellulaire),
loin d'�tre, comme on le supposait autrefois, s�par�es les unes des
autres, sont partout reli�es entre elles par de fins filaments ou
ponts de plasma. Lorsque les plantes impressionnables nuisibles
(mimosa), qu'on vient � toucher ou �branler, replient leurs feuilles
�tal�es et laissent pencher leurs p�tioles--lorsque les excitables
attrape-mouches (dionaea) au contact imprim� � leurs feuilles, les
referment vivement et attrapent la mouche,--la sensation semble,
certes, plus vive, la conduction de l'excitation plus rapide et le
mouvement plus �nergique que la r�action r�flexe d'une �ponge
officinale (ou d'autres �ponges) excit�e.


III. _B._ =Ame des M�tazoaires d�pourvus de syst�me
nerveux.=--L'activit� psychique de ces _M�tazoaires inf�rieurs_ qui
poss�dent, il est vrai, des tissus et souvent m�me des organes
diff�renci�s, mais ni nerfs ni organes des sens sp�ciaux, est d'un
int�r�t tout particulier pour la psychologie compar�e en g�n�ral, et
pour la phylog�nie de l'�me animale en particulier. On distingue,
parmi eux, quatre groupes diff�rents de _Coelent�r�s_ primitifs, �
savoir: 1. Les _Gastr�ad�s_; 2. les _Platodari�s_; 3. les _Eponges_;
4. les _Hydropolypes_, formes inf�rieures des Cnidi�s.

_Les Gastr�ad�s ou animaux � intestin primitif_ forment ce petit
groupe des Coelent�r�s les plus inf�rieurs qui pr�sente une haute
importance, comme �tant le groupe originel commun de tous les
M�tazoaires. Le corps de ces petits animaux nageurs a la forme d'une
v�sicule (le plus souvent ovo�de) contenant une simple cavit� avec une
ouverture (intestin primitif et bouche primitive). La paroi de la
cavit� digestive est constitu�e par deux assises cellulaires simples,
dont l'interne (feuillet intestinal) remplit les fonctions v�g�tatives
de nutrition et l'externe (feuillet �pidermique), les fonctions
animales de sensation et de mouvement. Les cellules sensibles, toutes
pareilles, de ce feuillet �pidermique, portent de fins flagellums, de
longs cils dont les vibrations effectuent le mouvement volontaire de
natation. Les quelques seules formes encore vivantes de Gastr�ad�s,
les _Gastr�mari�s_ (trichoplacides) et les _Cy�mari�s_ (orthonectides)
sont tr�s int�ressantes par ce fait qu'elles restent, leur vie durant,
� ce stade de d�veloppement que traversent, au d�but de leur
�volution embryonnaire, les germes de tous les autres M�tazoaires,
depuis les �ponges jusqu'� l'homme.

Ainsi que je l'ai montr� dans ma _Th�orie gastr�enne_ (1872), chez
tous les animaux � tissus, la _blastula_, dont nous avons d�j� parl�,
donne naissance tout d'abord � une forme embryonnaire des plus
caract�ristiques, la _gastrula_. Le blastoderme, repr�sent� par la
paroi de la sph�re creuse, forme d'un c�t� une excavation en forme de
fosse qui devient bient�t une invagination si profonde que la cavit�
interne de la v�sicule dispara�t. La moiti� invagin�e (interne) du
blastoderme s'accole �troitement � la moiti� non invagin�e (externe);
celle-ci forme le _feuillet �pidermique_ ou feuillet germinatif
externe (ectoderme, �piblaste), la premi�re, par contre, forme le
_feuillet intestinal_ ou feuillet germinatif interne (entoderme,
hypoblaste). L'espace vide ainsi constitu� dans le corps en forme de
gobelet est la cavit� digestive, l'_intestin primitif_ (progaster),
son ouverture, la _bouche primitive_ (prostoma)[33]. Le feuillet
�pidermique ou ectoderme est, chez tous les M�tazoaires, le premier
_organe de l'�me_; car il donne naissance, chez tous les animaux
pourvus de syst�me nerveux, non seulement au rev�tement cutan� externe
et aux organes des sens, mais aussi au syst�me nerveux. Chez les
Gastr�ad�s, o� ce dernier n'existe pas encore, toutes les cellules qui
composent l'assise �pith�liale simple de l'ectoderme sont � la fois
des organes de sensation et de mouvement: l'�me des tissus se
manifeste ici sous sa forme la plus simple.

  [33] Cf. _Anthropogenie_, p. 161, 497; _Nat. Schopf-Gesch._, p.
  300.

La m�me formation primitive semble aussi exister chez les
_Platodari�s_, formes les plus anciennes et les plus simples des
_Platodes_. Quelques-uns de ces Cryptoc�les (convoluta, etc.), n'ont
pas encore de syst�me nerveux distinct, tandis que chez leurs proches
�pigones, les _Turbellari�s_, le syst�me nerveux se distingue d�j� de
l'�piderme et un ganglion c�r�bro�de appara�t.


=Les Spongiaires= repr�sentent un groupe ind�pendant du r�gne animal
qui diff�re de tous les autres M�tazoaires par son organisation
caract�ristique; les tr�s nombreuses esp�ces de cette classe vivent
presque toutes fix�es au fond de la mer. La forme la plus simple,
l'olynthus, n'est en somme qu'une Gastrea dont la paroi du corps est
perc�e, � la fa�on d'une passoire, de petits pores qui laissent entrer
le courant d'eau, porteur des mat�riaux nutritifs. Chez la plupart des
�ponges (entre autres chez la plus connue, l'�ponge officinale), le
corps, en forme de bosse, forme un pied compos� de milliers de ces
Gastr�ad�s (corbeilles vibratiles) et travers� par un syst�me de
canaux nutritifs. La sensation et le mouvement n'existent qu'� un tr�s
faible degr� chez les Spongiaires; les nerfs, les organes sensoriels
et les muscles n'y existent pas. Il est donc tr�s naturel que l'on ait
autrefois consid�r� ces animaux fix�s, informes et insensibles, comme
des �plantes�. Leur vie psychique (pour laquelle il n'y a pas d'organe
sp�cial diff�renci�), est bien inf�rieure � celle des mimosas et des
autres plantes sensibles.


=L'�me des Cnidi�s= pr�sente une importance tout � fait capitale pour
la psychologie compar�e et phylog�n�tique. Car c'est au sein de ce
groupe, aux formes si riches, que s'accomplit, sous nos yeux, le
passage de l'_�me des tissus_ � l'_�me du syst�me nerveux_. A ce
groupe appartiennent les classes si vari�es des Polypes et des Coraux
fix�s, des M�duses et des Siphonophores libres. On peut regarder en
toute certitude comme la forme originelle commune � tous les Cnidi�s,
un hypoth�tique _Polype_ des plus simples, rappelant, dans ses traits
essentiels, le Polype vulgaire d'eau douce actuelle, l'hydre. Mais ces
hydres, de m�me que les _Hydropolypes_ fix�s qui s'en rapprochent
beaucoup, ne poss�dent ni nerfs ni organes des sens sup�rieurs, bien
qu'elles soient tr�s sensibles. Au contraire, les M�duses qui nagent
librement et qui d�rivent des animaux pr�c�dents (auxquels elles
restent li�es aujourd'hui encore par le fait des g�n�rations
alternantes), ces M�duses poss�dent d�j� un syst�me nerveux
ind�pendant et des organes des sens distincts.

Nous pouvons donc constater ici l'origine historique de l'_�me du
syst�me nerveux_ (neuropsyche), provenant imm�diatement par ontog�n�se
de l'�me des tissus (histopsyche), en m�me temps que nous apprenons �
en comprendre la phylog�n�se. Ces connaissances sont d'autant
plus int�ressantes que ces processus fort importants sont
_polyphyl�tiques_, c'est-�-dire qu'ils se sont accomplis plusieurs
fois (au moins deux) ind�pendamment l'un de l'autre.

Ainsi que je l'ai d�montr�, les _Hydrom�duses_ (crasp�dotes) d�rivent
des _Hydropolypes_ selon un autre mode que les _Skyphom�duses_ (ou
acrasp�dotes) des _Skyphopolypes_; le mode de bourgeonnement est
terminal chez ceux-ci, lat�ral chez les autres. Les deux groupes
pr�sentent, en outre, des diff�rences h�r�ditaires caract�ristiques
dans la structure microscopique de leurs organes psychiques. Une
classe tr�s int�ressante aussi pour la psychologie est celle des
_Siphonophores_. Dans ces magnifiques colonies animales, nageant
librement, d�riv�es des Hydrom�duses, nous pouvons observer une
_double �me_: l'�me individuelle (_�me personnelle_) des nombreuses
personnes qui la constituent et l'�me commune synth�tique et active de
la colonie tout enti�re (_�me cormale_).


IV. =Ame du syst�me nerveux (neuropsyche)=; _quatri�me des stades
principaux de la psychog�n�se phyl�tique_.--La vie psychique de tous
les animaux sup�rieurs, comme celle de l'homme, s'effectue au moyen
d'un _appareil psychique_ plus ou moins compliqu� et celui-ci comprend
toujours trois parties principales: les _organes des sens_ qui rendent
possibles les diverses sensations; les _muscles_ qui permettent les
mouvements; les _nerfs_ qui �tablissent une communication entre les
premiers et les seconds � l'aide d'un organe central sp�cial,
_cerveau_ ou ganglion (noeud de nerfs).

On compare d'ordinaire la disposition et le fonctionnement de cet
appareil psychique � un t�l�graphe �lectrique; les nerfs sont les
fils de fer conducteurs, le cerveau la station centrale, les muscles
et les organes des sens les stations locales secondaires. Les fibres
nerveuses motrices conduisent les ordres de la volont� ou impulsions,
suivant une direction centrifuge, de ce centre nerveux aux muscles et,
par la contraction de ceux-ci, produisent des mouvements; les fibres
nerveuses sensibles, au contraire, conduisent les diverses
impressions, suivant une direction centrip�te, des organes sensoriels
p�riph�riques au cerveau et y rendent compte des impressions re�ues du
monde ext�rieur. Les cellules ganglionnaires ou �cellules psychiques�,
qui constituent l'organe nerveux central, sont les plus parfaites de
toutes les parties �l�mentaires organiques, car elles rendent
possibles, non seulement les rapports entre les muscles et les organes
des sens, mais aussi les plus hautes fonctions de l'�me animale, la
formation de repr�sentations et de pens�es et, au-dessus de tout, la
conscience.

Les grands progr�s de l'anatomie et de la physiologie, de l'histologie
et de l'ontog�nie en ces derniers temps, ont enrichi nos connaissances
relatives � l'appareil psychique d'une foule de d�couvertes
int�ressantes. Si la philosophie sp�culative s'�tait empar�e, ne
f�t-ce que des principales de ces importantes conqu�tes de la biologie
empirique, elle pr�senterait d�s aujourd'hui une tout autre
physionomie qu'elle ne le fait malheureusement. Aborder ce sujet d'une
mani�re approfondie nous entra�nerait trop loin, aussi me
contenterai-je de souligner seulement les faits essentiels.

Chacun des groupes animaux sup�rieurs poss�de son organe psychique
propre; chez chacun, le syst�me nerveux central est caract�ris� par
une forme, une situation et une constitution sp�ciales. Parmi les
_Cnidi�s_ rayonn�s, les M�duses pr�sentent un anneau nerveux, au bord
de l'ombrelle, pourvu le plus souvent de quatre ou huit ganglions.
Chez les _Echinodermes_ � cinq rayons, la bouche est entour�e d'un
anneau nerveux duquel partent cinq troncs nerveux. Les _Platodes_ �
sym�trie bilat�rale et les _Vers_ poss�dent un ganglion c�r�bro�de ou
acroganglion, compos� d'une paire de ganglions situ�s dorsalement,
au-dessus de la bouche; de ces �ganglions sus-oesophagiens� partent
lat�ralement deux troncs nerveux qui se rendent � la peau et aux
muscles. Chez une partie des Vers et chez les _Mollusques_ s'ajoutent
� cela une paire de �ganglions sous-oesophagiens� ventraux reli�s aux
autres par un anneau qui entoure l'oesophage. Cet �anneau oesophagien�
repara�t chez les _Arthropodes_ (Articulata), mais se continue ici du
c�t� ventral du corps allong� par une �moelle ventrale�, un double
cordon en forme d'�chelle, qui se renfle � chaque segment en un double
ganglion. Les _Vert�br�s_ nous pr�sentent une disposition toute
contraire de l'organe psychique; chez eux, on trouve toujours, du c�t�
dorsal du corps, dont la segmentation n'est plus qu'interne, une
moelle dorsale; c'est un renflement de sa partie ant�rieure qui
formera plus tard le cerveau caract�ristique, en forme de
v�sicule[34].

  [34] Cf. mon _Hist. de la Cr�at. Nat._, 9e �d. (1898), tabl. 18
  et 19, p. 512.

Bien que les organes psychiques, ainsi qu'on le voit, pr�sentent, dans
les groupes animaux sup�rieurs, des diff�rences tr�s caract�ristiques
de situation, de forme et de constitution--cependant l'anatomie
compar�e est � m�me de d�montrer, dans la plupart des cas, une origine
commune qu'il faut chercher dans le _ganglion c�r�bro�de_ des
_Platodes_ et des _Vers_; et tous ces organes divers ont cela de
commun qu'ils d�rivent de la couche cellulaire la plus externe de
l'embryon, du _feuillet �pidermo-sensoriel_ (ectoderme). De m�me nous
retrouvons, dans toutes les formes d'organes nerveux centraux, la m�me
structure essentielle: un m�lange de cellules ganglionnaires ou
_cellules psychiques_ (organes �l�mentaires proprement actifs, de la
_psyche_ et de _fibres nerveuses_), qui �tablissent des connexions et
sont les instruments de l'action.


=Organe de l'�me chez les Vert�br�s.=--La premi�re chose qui nous
frappe, dans la psychologie compar�e des Vert�br�s et qui devrait �tre
le point de d�part empirique de toute �tude scientifique de l'�me
humaine, c'est la structure caract�ristique de leur syst�me nerveux
central. De m�me que cet organe psychique central pr�sente, dans
chacun des groupes animaux sup�rieurs, une position, une forme et une
constitution sp�ciales, propres � ce groupe, de m�me il en va chez les
Vert�br�s. Partout, ici, nous trouvons une _moelle dorsale_, un gros
cordon nerveux cylindrique, situ� sur la ligne m�diane du dos,
au-dessus de la colonne vert�brale (ou de la corde dorsale qui y
suppl�e). Partout nous voyons partir, de cette moelle dorsale, de
nombreux troncs nerveux qui se distribuent d'une fa�on r�guli�re et
segmentaire, toujours une paire par segment. Partout nous voyons ce
�canal m�dullaire� se produire chez l'embryon suivant le m�me mode:
sur la ligne m�diane de l'�piderme dorsal se forme un fin sillon, une
goutti�re; les deux bords parall�les de cette _goutti�re m�dullaire_
se soul�vent, se courbent l'un vers l'autre et s'accolent sur la ligne
m�diane pour former un canal.

Le long canal m�dullaire dorsal et cylindrique, ainsi form�, est tout
� fait caract�ristique des _Vert�br�s_; il est partout le m�me au
d�but, chez l'embryon, et il est le point de d�part commun de toutes
les diff�rentes formes d'organes psychiques auxquels il donnera
naissance par la suite. Un petit groupe d'Invert�br�s pr�sente seul
une disposition analogue; ce sont les �tranges _Tuniciers_ marins, les
_Cop�lates_, les _Ascidies_ et les _Thalidies_. Ils pr�sentent, en
outre, par d'autres particularit�s importantes de leurs corps (en
particulier par la pr�sence de la chorda et de l'intestin branchial),
des diff�rences frappantes avec les autres Invert�br�s et des
analogies avec les Vert�br�s. Nous admettons donc que ces deux groupes
animaux, les _Vert�br�s_ et les _Tuniciers_, proviennent d'un groupe
ancestral commun et plus ancien qu'il faut chercher parmi les _Vers_:
les _Prochordoniens_[35]. Une diff�rence importante entre les deux
groupes, c'est que le corps des Tuniciers ne se segmente pas et
conserve une organisation tr�s simple (la plupart se fixent plus tard
au fond de la mer et entrent en r�gression). Chez les Vert�br�s, au
contraire, survient de bonne heure une _segmentation interne_ du
corps, tr�s caract�ristique, la _premi�re formation des Vert�br�s_
(Vertebratio). Celle-ci permet le d�veloppement morphologique et
physiologique beaucoup plus �lev� de l'organisme, qui finit par
atteindre chez l'homme le degr� supr�me de perfection. Elle se r�v�le,
de tr�s bonne heure d�j�, dans la structure plus fine du canal
m�dullaire, dans le d�veloppement d'un plus grand nombre de paires
segmentaires de nerfs qui, sous le nom de nerfs de la moelle dorsale
ou de �nerfs spinaux�, se rendent � chacun des segments du corps.

  [35] HAECKEL. _Anthropogenie_, 4te Aufl. 1891, Vortrag 16 und 17
  (_Korperbau und keimesgesch. der Amphioxus und der Ascidie_).

=Stades de d�veloppement phyl�tique du canal m�dullaire.=--La longue
histoire phylog�n�tique de notre ��me des Vert�br�s� commence avec le
d�veloppement du simple canal m�dullaire chez les premiers Acraniotes;
elle nous conduit, lentement et graduellement, � travers un espace de
temps de plusieurs millions d'ann�es jusqu'� cette merveille
compliqu�e qu'est le cerveau humain, merveille qui semble autoriser la
forme la plus perfectionn�e des Primates � revendiquer dans la Nature
une place tout � fait exceptionnelle. Une id�e claire de cette marche
lente et continue de notre psychog�nie phyl�tique �tant la premi�re
condition d'une _psychologie conforme � la nature_, il nous a paru
utile de subdiviser ce vaste espace de temps en un certain nombre de
grandes phases; dans chacune de celles-ci, en m�me temps que la
structure du syst�me nerveux central, sa fonction, la �psyche� est
all�e se perfectionnant. Je distingue donc huit _p�riodes dans la
phylog�nie du canal m�dullaire_, caract�ris�es par huit groupes
principaux de Vert�br�s; ce sont: I. les Acraniotes; II. les
Cyclostomes; III. les Poissons; IV. les Amphibies; V. les Mammif�res
implacentaliens (Monotr�mes et Marsupiaux); VI. les premiers
Mammif�res placentaliens, en particulier les Prosimiens; VII. les
Primates plus r�cents, les vrais Singes ou Simiens; VIII. les Singes
anthropo�des et l'homme (Anthropomorphes).

I. Premier stade: les _Acr�niens_, repr�sent�s aujourd'hui encore par
l'amphioxus; l'organe psychique reste au stade de simple canal
m�dullaire, nous trouvons une moelle �pini�re r�guli�rement segment�e,
sans cerveau.--II. Deuxi�me stade: les _Cyclostomes_, le groupe le
plus ancien des Cr�niotes, repr�sent� aujourd'hui encore par les
petromyzontes et les myxino�des; l'extr�mit� ant�rieure de la moelle
�pini�re se renfle en une v�sicule qui se diff�rencie en cinq
v�sicules c�r�brales situ�es l'une derri�re l'autre (cerveau
ant�rieur, cerveau interm�diaire, cerveau moyen, cervelet et
arri�re-cerveau); ces cinq v�sicules sont le point de d�part commun
d'o� sortira le cerveau de tous les Cr�niotes, depuis le p�tromyzonte
jusqu'� l'homme.--III. Troisi�me stade: _Poissons primitifs_
(S�laciens) analogues aux requins actuels; chez ces poissons
primitifs, desquels d�rivent tous les Gnathostoma, commence �
s'accentuer la diff�renciation des cinq v�sicules c�r�brales d'abord
pareilles.--IV. Quatri�me stade: _Amphibies_. Dans cette classe des
plus anciens Vert�br�s terrestres, apparus pour la premi�re fois
pendant la p�riode houill�re, commence � appara�tre la forme du corps
caract�ristique des _T�trapodes_, en m�me temps que se transforme le
cerveau h�rit� des Poissons; les modifications se poursuivent chez les
Epigones de la p�riode permique, les _Reptiles_ dont les plus anciens
repr�sentants, les _Tocosauriens_, sont les formes ancestrales
communes � tous les Amniotes (les Reptiles et les Oiseaux, d'une part;
les Mammif�res de l'autre).--V � VIII. du cinqui�me au huiti�me stade;
les Mammif�res.

L'histoire de la formation de notre syst�me nerveux et la phylog�nie
de notre �me, qui s'y rattache, ont �t� expos�es en d�tail dans mon
_Anthropog�nie_ et rendues plus claires par de nombreuses figures[36].
Je dois donc y renvoyer, ainsi qu'aux notes dans lesquelles j'ai
insist� particuli�rement sur quelques-uns des faits les plus
importants. Cependant, j'ajouterai, ici encore, quelques remarques
relatives � la derni�re et la plus int�ressante partie de ces faits,
au d�veloppement de l'�me et de ses organes au sein de la _Classe des
Mammif�res_: je rappellerai surtout que _l'origine monophyl�tique_ de
cette classe, le fait que tous les Mammif�res descendent d'une forme
ancestrale commune (de la p�riode triasique) est maintenant bien
�tabli.

  [36] _Anthropog�nie_, 4e �d., 1891, p. 621-688.

=Histoire de l'�me chez les Mammif�res.=--La cons�quence la plus
importante qui ressorte de l'origine monophyl�tique des Mammif�res,
c'est que _l'�me de l'homme_ d�rive forc�ment d'une longue s�rie
�volutive d'autres _�mes de Mammif�res_. Un profond ab�me s�pare
anatomiquement et physiologiquement la structure du cerveau et la vie
psychique qui en d�coule, chez les Mammif�res sup�rieurs, de ce
qu'elles sont chez les Mammif�res inf�rieurs et pourtant ce profond
ab�me est combl� par une longue s�rie de stades interm�diaires. Car un
espace de temps d'au moins quatorze millions d'ann�es (selon d'autres
calculs plus de cent millions!) qui se sont �coul�es depuis le
commencement de l'�poque triasique, suffit compl�tement � rendre
possibles les plus grands progr�s psychologiques. Les r�sultats
g�n�raux des recherches approfondies faites en ces derniers temps sur
ce sujet sont les suivants: I. Le cerveau des Mammif�res se distingue
de celui des autres Vert�br�s par certaines particularit�s, communes �
tous les membres de la classe, surtout par le d�veloppement pro�minent
de la premi�re et de la quatri�me v�sicule du cerveau ant�rieur et du
cervelet, tandis que la troisi�me, le cerveau moyen, entre en
r�gression.--II. Cependant il y a un lien �troit entre la forme du
cerveau chez les Mammif�res inf�rieurs les plus anciens (Monotr�mes,
Marsupiaux, Prochoriates) et chez leurs anc�tres pal�ozo�ques, les
Amphibies du carbonif�re (Stegoc�phales) et les Reptiles du permique
(Tocosauriens).--III. C'est seulement � l'�poque tertiaire que
s'accomplit la compl�te et typique transformation du cerveau
ant�rieur, qui distingue si nettement les Mammif�res r�cents des plus
anciens.--IV. Le d�veloppement sp�cial du cerveau ant�rieur
(quantitatif et qualitatif) qui caract�rise l'homme et auquel celui-ci
doit l'apanage de ses facult�s psychiques, ne se retrouve que chez une
partie des Mammif�res les plus perfectionn�s de la fin de l'�poque
tertiaire, surtout chez les singes anthropo�des.--V. Les diff�rences
qui existent dans la constitution du cerveau et dans la vie psychique
entre l'homme et les singes anthropo�des sont moindres que les
diff�rences correspondantes entre ceux-ci et les Primates inf�rieurs
(les Singes les plus anciens et les Prosimiens).--VI. Par suite, il
nous faut consid�rer, comme un fait scientifiquement d�montr�, que
l'�me humaine provient, par une �volution historique progressive,
d'une longue cha�ne d'�mes de Mammif�res, d'abord grossi�res puis plus
perfectionn�es--et cela en vertu des lois phyl�tiques partout
valables, de la Th�orie de la Descendance.




CHAPITRE X

Conscience de l'�me.

  �TUDES MONISTES SUR LA VIE PSYCHIQUE CONSCIENTE ET
     INCONSCIENTE.--EMBRYOLOGIE ET TH�ORIE DE LA CONSCIENCE.

   �C'est seulement chez les animaux sup�rieurs et chez l'homme,
   que la conscience s'�l�ve jusqu'� prendre une importance qui en
   rend possible un examen particulier, en tant que d'une facult�
   sp�ciale de l'�me. Mais cela n'a pas lieu tout d'un coup: bien
   au contraire, tr�s lentement et progressivement, en raison d'une
   meilleure organisation du cerveau et du syst�me nerveux, en
   raison aussi d'une richesse croissante des impressions et des
   repr�sentations suscit�es � leur suite.--La conscience est
   pr�cis�ment, plus que toute autre qualit� intellectuelle, sous
   la d�pendance de conditions ou de circonstances mat�rielles.
   Elle vient, va, s'�vanouit et revient en raison directe d'un
   grand nombre d'influences mat�rielles agissant sur l'organe de
   l'esprit.�

    L. B�CHNER (1898).




SOMMAIRE DU CHAPITRE X

  La Conscience, ph�nom�ne de la nature. Cette notion.--Difficult�s
     de l'appr�ciation.--Rapport de la conscience � la vie
     psychique.--La conscience humaine.--Th�ories diverses: I.
     Th�orie anthropistique (Descartes).--II. Th�orie neurologique
     (Darwin).--III. Th�orie animale (Schopenhauer).--IV. Th�orie
     biologique (Fechner).--V. Th�orie cellulaire (Fritz
     Schulze).--VI. Th�orie atomistique.--Th�ories moniste et
     dualiste.--Transcendance de la conscience.--Ignorabimus (Du
     Bois Reymond).--Physiologie de la conscience.--D�couverte de
     l'organe de la pens�e (Flechsig).--Pathologie.--Conscience
     double et intermittente.--Ontog�nie de la
     conscience.--Changements aux diff�rents �ges de la
     vie.--Phylog�nie de la conscience.--Formation de ce terme.


LITT�RATURE

   P. FLECHSIG.--_Gehirn und Seele_ (Leipzig 1894).--Localisation
   des processus c�r�braux, en particulier des sensations de
   l'homme (1896) trad. fran�aise.

   A. MAYER.--_Die Lehre von der Erkenntniss_, Leipzig 1875.

   M. L. STERN.--_Philosophischer und Naturwissenschaftlicher
   Monismus. Ein Beitrag zur Seelenfrage._ Leipzig 1885.

   ED. HARTMANN.--_Philosophie de l'Inconscient_ (trad. fr.).

   FR. LANGE.--_Histoire du mat�rialisme_ (trad. fr.).

   B. CARNERI.--_Gef�hl, Bewusstsein, Wille. Eine psychologische
   Studie_ (Wien, 1876).

   G. C. FISCHER.--_Das Bewusstsein_, Leipzig 1874.

   L. B�CHNER.--_Force et mati�re ou principes de l'ordre naturel
   de l'univers mis � la port�e de tous_ (trad. fr. par A.
   Regnard).


Parmi toutes les manifestations de la vie psychique, il n'en est
aucune qui semble si merveilleuse et soit si diversement jug�e que la
_conscience_. Les opinions les plus contradictoires sont encore aux
prises, aujourd'hui comme il y a des milliers d'ann�es, non seulement
sur la question de la nature propre de cette fonction psychique et de
son rapport avec le corps, mais aussi quant � son extension dans le
monde organique, quant � son apparition et son �volution. Plus que
tout autre fonction psychique, la conscience a donn� lieu � l'id�e
erron�e d'une ��me immat�rielle� et, s'y rattachant, � la superstition
d'une �immortalit� personnelle�; beaucoup des grossi�res erreurs qui
dominent encore aujourd'hui notre vie intellectuelle ont l� leur
origine. C'est pourquoi j'ai d�j� appel� autrefois la conscience, le
_myst�re central psychologique_; c'est la r�sistante citadelle de
toutes les erreurs dualistes et mystiques contre les remparts de
laquelle les assauts de la plus solide raison sont en danger
d'�chouer. Ces faits, � eux seuls, nous autorisent d�j� � consacrer �
la conscience un examen critique sp�cial du point de vue de notre
monisme. Nous verrons que la conscience est un _ph�nom�ne naturel_ ni
plus ni moins que toute autre fonction psychique et qu'elle est
soumise, comme tous les autres ph�nom�nes naturels, � la _loi de
substance_.


=Notion de conscience.=--D�j�, quand il s'agit de d�finir le terme
�l�mentaire de cette fonction psychique, son extension et sa
compr�hension, les opinions des philosophes et des naturalistes les
plus �minents divergent compl�tement. La meilleure d�finition,
peut-�tre, qu'on puisse donner de la conscience c'est de l'appeler une
_intuition interne_ et de la comparer � une _r�flexion_. On y peut
distinguer deux domaines principaux: la conscience objective et la
subjective, la conscience de l'univers et la conscience du moi.

La plus grande partie de l'activit� psychique consciente, de beaucoup,
se rapporte, ainsi que SCHOPENHAUER l'a tr�s justement reconnu, � la
conscience du monde ext�rieur, des �autres choses�. Cette _conscience
de l'Univers_ comprend tous les ph�nom�nes possibles du monde
ext�rieur, que notre connaissance peut atteindre. Beaucoup plus
restreinte est notre _conscience du Moi_, la r�flexion interne de
notre propre activit� psychique tout enti�re, de toutes nos
repr�sentations, sensations et efforts volontaires.


=Conscience et vie psychique.=--Beaucoup de penseurs et des plus
�minents, surtout des physiologistes (WUNDT et ZIEHEN) regardent les
termes de conscience et de fonctions psychiques comme identiques:
_Toute activit� psychique est consciente_; le domaine de la vie
psychique n'exc�de pas celui de la conscience. A notre avis, cette
d�finition accro�t ill�galement l'importance de celle-ci et donne lieu
� des erreurs et des malentendus nombreux. Nous sommes bien plut�t de
l'avis d'autres philosophes (ROMANES, FRITZ SCHULZE, PAULSEN) qui
pensent qu'� la vie psychique appartiennent, en outre, les
repr�sentations, sensations et efforts volontaires inconscients; de
fait, le domaine de ces actions psychiques inconscientes (r�flexes,
etc.) est m�me beaucoup plus �tendu que celui des actions conscientes.
Les deux domaines sont d'ailleurs �troitement associ�s et ne sont
s�par�s par aucune fronti�re nette; � tout instant, une repr�sentation
inconsciente peut nous devenir consciente; si l'attention que nous lui
portions est attir�e par un autre objet, elle peut aussi rapidement
s'�vanouir pour notre conscience.


=Conscience de l'homme.=--Notre unique source, quand il s'agit de
conna�tre la conscience, est celle-ci elle-m�me et c'est l�, en
premi�re ligne, ce qui fait l'extraordinaire difficult� de son �tude
et de son interpr�tation scientifiques. _Sujet_ et _objet_ se
confondent ici en une m�me unit�; le sujet connaissant se r�fl�chit
dans son propre �tre int�rieur, qui doit devenir objet de
connaissance.

Relativement � la conscience d'autres individus, nous ne pouvons donc
jamais rien conclure avec une enti�re certitude objective, nous sommes
toujours r�duits � comparer leurs �tats d'�me avec les n�tres. Tant
que cette comparaison ne porte que sur des _individus normaux_, nous
pouvons, sans doute, relativement � leur conscience, tirer quelques
conclusions dont nul ne contestera la validit�. Mais d�j� quand il
s'agit de personnes _anormales_ (g�nies ou excentriques, idiots ou
d�ments) ces raisonnements par analogie sont, ou incertains ou faux.
C'est encore bien pis quand nous comparons la conscience de l'homme
avec celle des animaux (d'abord des animaux sup�rieurs, puis des
inf�rieurs). Nous rencontrons l� des difficult�s mat�rielles si
grandes que les opinions des physiologistes et des philosophes les
plus �minents se trouvent sur ce point aux antipodes. Nous nous
contenterons ici de mettre, en regard les unes des autres, les
opinions les plus importantes �mises sur ce sujet.


I. =Th�orie anthropistique de la conscience.=--_Elle est le propre de
l'homme._ Cette id�e tr�s r�pandue que la conscience et la pens�e sont
exclusivement propres � l'homme et que lui seul poss�de en m�me temps
une ��me immortelle�, remonte � DESCARTES (1643). Ce profond
philosophe et math�maticien fran�ais (�lev� dans un coll�ge de
_J�suites_!) posa une s�paration compl�te entre l'activit� psychique
de l'homme et celle de l'animal. L'�me de l'homme, substance pensante
et immat�rielle, est, selon lui, compl�tement distincte de son corps,
substance �tendue et mat�rielle. Cependant, il faut qu'elle soit unie
au corps en un point du cerveau (la glande pin�ale!) pour y
recueillir les impressions venues du monde ext�rieur et, � son tour,
agir sur le corps. Les _animaux_, par contre, n'�tant pas des
substances pensantes, ne doivent pas poss�der d'�me, mais �tre de purs
_automates_, des machines construites avec infiniment d'art dont les
sensations, repr�sentations et volitions se produisent tout
m�caniquement et ob�issent aux lois physiques. Pour la psychologie de
_l'homme_, DESCARTES soutenait donc le pur _dualisme_, pour celle des
_animaux_ le pur _monisme_. Cette contradiction manifeste, chez un
penseur si clair et si p�n�trant, doit para�tre bien extraordinaire;
pour l'expliquer, on est en droit d'admettre que DESCARTES a tu sa
propre pens�e, laissant aux penseurs ind�pendants le soin de la
deviner. Comme �l�ve des J�suites, DESCARTES avait �t� �lev� de bonne
heure � taire la v�rit�, quand il la voyait plus clairement que
d'autres; peut-�tre craignait-il aussi la puissance de l'Eglise et ses
b�chers. D'autre part d�j�, son principe sceptique que tout effort
vers la connaissance vraie doit partir d'un doute au sujet du dogme
traditionnel, lui avait attir� de fanatiques accusations de
scepticisme et d'ath�isme. La profonde action que DESCARTES exer�a sur
la philosophie ult�rieure fut tr�s remarquable et conforme � sa �tenue
de livres en partie double�. Les _Mat�rialistes_ des XVIIe et XVIIIe
si�cles, pour poser leur psychologie moniste, se r�clam�rent de la
th�orie cart�sienne de l'�me des b�tes et de leur activit� toute
m�canique de machines. Les _Spiritualistes_, au contraire, affirm�rent
que leur dogme de l'immortalit� de l'�me et de son ind�pendance �
l'�gard du corps avait �t� irr�futablement fond� par la th�orie
cart�sienne de l'�me humaine. Cette opinion est encore aujourd'hui
celle qui pr�vaut dans le camp des th�ologiens et des m�taphysiciens
dualistes. La conception scientifique du XIXe si�cle a compl�tement
triomph� de la pr�c�dente, avec l'aide des progr�s empiriques
accomplis dans le domaine de la psychologie physiologiste et compar�e.


II. =Th�orie neurologique de la conscience.=--_Elle_ _n'existe que
chez l'homme et les animaux sup�rieurs_ qui poss�dent un syst�me
nerveux centralis� et des organes des sens. La conviction
qu'une grande partie des animaux--au moins les Mammif�res
sup�rieurs,--poss�dent une �me pensante et une conscience, tout comme
l'homme, a conquis toute la zoologie exacte et la psychologie moniste.
Les progr�s grandioses accomplis en ces derniers temps dans divers
domaines de la biologie ont tous converg� pour nous amener �
reconna�tre cette importante v�rit�. Nous nous bornerons, pour
l'appr�cier, � l'examen des _Vert�br�s_ sup�rieurs et, avant tout, des
Mammif�res. Que les repr�sentants les plus intelligents de ces
Vert�br�s plus perfectionn�s,--les singes et les chiens surtout--se
rapprochent �norm�ment de l'homme dans toute leur activit� psychique,
c'est un fait qui, depuis des milliers d'ann�es est bien connu et a
excit� l'admiration. Leur mode de repr�sentation, d'activit�
sensorielle, leurs sensations et leurs d�sirs se rapprochent tant de
ceux de l'homme que nous n'avons pas besoin de prouver ce que nous
avan�ons. Mais la fonction sup�rieure d'activit� c�r�brale, la
formation de jugements, leur encha�nement en raisonnements, la pens�e
et la conscience au sens propre, sont d�velopp�s chez les animaux tout
comme chez l'homme--la diff�rence n'est que dans le degr�, non dans la
nature. En outre, l'anatomie compar�e et l'histologie nous apprennent
que la structure si compl�te du cerveau (aussi bien macroscopique que
microscopique) est au fond la m�me chez les _Mammif�res_ sup�rieurs et
chez l'homme. L'ontog�nie compar�e nous montre la m�me chose quant �
l'apparition de ces organes de l'�me. La physiologie compar�e nous
enseigne que les divers �tats de conscience se comportent, chez les
plus �lev�s des Placentaliens, de la m�me mani�re que chez l'homme et
l'exp�rience d�montre qu'ils r�agissent de la m�me mani�re aux actions
externes. On peut anesth�sier les animaux sup�rieurs par l'alcool, le
chloroforme, l'�ther, etc.; on peut, en s'y prenant comme il faut, les
hypnotiser tout comme l'homme. Mais, par contre, il n'est pas possible
de pr�ciser nettement la _limite_ � laquelle, aux degr�s inf�rieurs
de la vie animale, la conscience appara�t pour la premi�re fois comme
telle. Certains zoologistes la font remonter tr�s haut dans la s�rie
animale, d'autres tout � la fin. DARWIN, qui distingue tr�s exactement
les divers stades de la conscience, de l'intelligence et du sentiment
chez les animaux sup�rieurs et les explique par une �volution
croissante, remarque en m�me temps qu'il est tr�s difficile et m�me
impossible de fixer les d�buts de ces fonctions psychiques sup�rieures
chez les animaux inf�rieurs. Pour moi, entre les diverses th�ories
contradictoires, celle qui me semble la plus vraisemblable est celle
qui rattache la formation de la conscience � la _centralisation du
syst�me nerveux_, laquelle fait encore d�faut chez les animaux
inf�rieurs. La pr�sence d'un organe nerveux central, d'organes des
sens tr�s d�velopp�s et d'une association tr�s �tendue entre les
groupes de repr�sentations, me semblent les conditions n�cessaires
pour rendre possible la conscience _synth�tique_.


III. =Th�orie animale de la conscience.=--_Elle existe chez tous les
animaux et chez eux seuls._ D'apr�s cela, il y aurait une diff�rence
profonde entre la vie psychique des animaux et celle des plantes;
c'est ce qui a �t� admis par beaucoup d'auteurs anciens et nettement
formul� par LINN� dans son capital _Systema Natur�_ (1735); les deux
grands r�gnes de la nature organique se distinguent, selon lui, par
cela que les animaux ont la sensation et la conscience, les plantes
pas. Plus tard, SCHOPENHAUER, en particulier, a beaucoup insist� sur
cette diff�rence: �La conscience ne nous est absolument connue que
comme la propri�t� des �tres _animaux_. Quand m�me elle s'�l�ve et
progresse � travers toute la s�rie animale pour atteindre jusqu'�
l'homme et sa raison, l'inconscience de la plante, d'o� la conscience
est sortie, reste toujours le point de d�part fondamental�.
L'inadmissibilit� de cette opinion est apparue d�s le milieu du
si�cle, alors qu'on a �tudi� de plus pr�s la vie psychique chez les
animaux inf�rieurs, surtout chez les _C�lent�r�s_ (Spongiaires et
Cnidi�s): animaux v�ritables, qui pourtant pr�sentent aussi peu de
traces d'une conscience claire que la plupart des plantes. La ligne de
d�marcation entre les deux r�gnes s'est encore plus effac�e � mesure
qu'on examinait plus soigneusement, dans chacun d'eux, les formes
vitales monocellulaires. Les _animaux primitifs_ plasmophages
(Protozoaires) et les _plantes primitives_ plasmodomes (Prosophytes)
ne pr�sentent pas de diff�rences psychologiques, pas plus au point de
vue de la conscience qu'� d'autres.


IV. =Th�orie biologique de la conscience.=--_Elle est commune � tous
les organismes_, elle existe chez tous les animaux et toutes les
plantes, tandis qu'elle fait d�faut chez tous les corps inorganiques
(cristaux, etc.). Cette opinion va d'ordinaire de pair avec celle qui
regarde tous les organismes (par opposition aux corps inorganiques)
comme anim�s; les trois termes: vie, �me, conscience marchent
d'ordinaire de front. Selon une modification de cette mani�re de voir,
les trois ph�nom�nes de la vie organique, sans doute seraient li�s
indissolublement, mais la conscience ne serait qu'une _partie_ de
l'activit� psychique, de m�me que celle-ci n'est qu'une _partie_ de
l'activit� vitale.

Que les plantes poss�dent une ��me� au m�me sens que les animaux,
c'est ce que FECHNER en particulier s'est efforc� de montrer et
beaucoup d'auteurs attribuent � l'�me v�g�tale une conscience de m�me
nature que celle de l'�me animale. De fait, on trouve chez les
_sensitives_ tr�s impressionnables (mimosa, drosera, dionaea)
d'�tonnants mouvements d'excitation des feuilles; chez d'autres
plantes (tr�fle, pain de coucou, mais surtout l'hedysarum) des
mouvements autonomes; chez les �plantes dormeuses� (et aussi chez
quelques Papilionac�es) des mouvements pendant le sommeil, qui
ressemblent �trangement � ceux des animaux inf�rieurs; celui qui
attribue � ces derniers la conscience ne peut la refuser aux autres.


V. =Th�orie cellulaire de la conscience.=--_C'est une propri�t� vitale
de toute cellule._ L'application de la th�orie cellulaire � toutes les
branches de la biologie exige aussi qu'on la rattache � la
psychologie. Aussi l�gitimement qu'en anatomie et en physiologie on
consid�re la cellule vivante comme l' �organisme �l�mentaire� d'o�
l'on d�rivera la connaissance du corps pluricellulaire des plantes et
des animaux sup�rieurs--de m�me et aussi l�gitimement on peut
consid�rer �_l'�me cellulaire_� comme l'�l�ment psychologique et
l'activit� psychique complexe des organismes sup�rieurs, comme le
r�sultat de la r�union des vies psychiques cellulaires constituantes
de l'organisme. J'ai d�j� esquiss� cette _psychologie cellulaire_ en
1866 dans ma _Morphologie g�n�rale_ et j'ai repris la question plus en
d�tails, par la suite, dans mon travail sur les _Ames cellulaires et
cellules psychiques_[37]. J'ai �t� conduit par mes longues recherches
sur les organismes monocellulaires, � p�n�trer plus avant dans cette
�psychologie �l�mentaire�. Beaucoup de ces petits Protistes (la
plupart microscopiques) donnent des marques de sensation et de
volont�, trahissent des instincts et des mouvements semblables � ceux
qu'on observe chez les animaux sup�rieurs; cela est vrai en
particulier des impressionnables et remuants Infusoires. Tant dans
l'attitude de ces minuscules et excitables cellules � l'�gard du monde
ext�rieur, que dans beaucoup d'autres manifestations de vie de leur
part (par exemple la merveilleuse formation de l'habitacle chez les
Rhizopodes, les Thalamophores et les Infusoires) on pourrait croire
discerner des marques nettes d'activit� psychique consciente. Si
maintenant on accepte la th�orie biologique de la conscience (no 4) et
si l'on tient chaque fonction psychique pour accompagn�e d'un peu de
conscience, on devra alors attribuer aussi la conscience � chaque
cellule protiste, consid�r�e individuellement. Le principe mat�riel de
la conscience serait, en ce cas, ou le _plasma_ tout entier de la
cellule, ou son noyau, ou une partie de celui-ci. Dans la _Th�orie des
Psychades_ de FRITZ SCHULZE, la conscience �l�mentaire de la psychade
se comporte vis-�-vis de la cellule individuelle de la m�me mani�re
que, chez les animaux sup�rieurs et chez l'homme, la conscience
personnelle vis-�-vis de l'organisme pluricellulaire de la personne.
Cette hypoth�se, que j'ai d�fendue autrefois, ne se peut r�futer
d�finitivement. Aujourd'hui, je me range � l'avis de MAX VERWORN qui
admet, dans ses remarquables _Etudes psychophysiologiques sur les
Protistes_ qu'il leur manque probablement � tous la �conscience du
moi� d�velopp�e et que leurs sensations, comme leurs mouvements, ont
un caract�re d'_inconscience_�.

  [37] E. HAECKEL. _Gesammelte popul�re Vortraege_, Bonn, 1878.


VI. =Th�orie atomistique de la conscience.=--_C'est une propri�t�
�l�mentaire de tout atome._ Parmi toutes les diff�rentes mani�res de
voir relatives � l'extension de la conscience, c'est cette hypoth�se
atomistique qui pousse les choses le plus loin. Elle est sans doute
n�e principalement de la difficult� qu'ont rencontr�e beaucoup de
philosophes et de biologistes en abordant la question de la premi�re
_apparition_ de la conscience. Ce ph�nom�ne, en effet, pr�sente un
caract�re si particulier, qu'il para�t des plus douteux qu'on le
puisse d�river d'autres fonctions psychiques; on a cru par suite que
le moyen le plus ais� de surmonter la difficult� �tait d'admettre que
la conscience �tait une propri�t� �l�mentaire de la mati�re analogue �
l'attraction de la masse ou aux affinit�s chimiques. Il y aurait d�s
lors, autant de formes de conscience �l�mentaire qu'il y a d'�l�ments
chimiques; chaque atome d'hydrog�ne aurait sa �conscience
d'hydrog�ne�, chaque atome de carbone sa �conscience de carbone�, etc.
Beaucoup de philosophes ont attribu� aussi la conscience aux quatre
anciens �l�ments d'EMP�DOCLE, dont le m�lange, sous l'influence de
�l'amour et de la haine�, engendrait le devenir des choses.

Pour ma part, je n'ai _jamais_ adopt� cette hypoth�se d'une
_conscience des atomes_; je suis oblig� de le d�clarer ici, parce que
DU BOIS REYMOND m'attribue faussement cette opinion. Dans la vive
pol�mique que celui-ci a engag�e avec moi (1880) par son discours sur
les �Sept �nigmes de l'Univers�, il combat violemment ma �Philosophie
de la nature, fausse et corruptrice� et il affirme que j'ai pos�,
comme un axiome m�taphysique, dans mon travail sur la P�rigen�se des
plastidules, cette �hypoth�se que les atomes ont une conscience
individuelle�. J'ai, au contraire, d�clar� express�ment que je me
repr�sentais comme _inconscientes_ les fonctions psychiques
�l�mentaires de sensation et de volont� qu'on peut attribuer aux
atomes, aussi inconscientes que la m�moire �l�mentaire, qu'� l'exemple
du distingu� physiologiste $1 (1870), je consid�re comme �une fonction
g�n�rale de la mati�re organis�e� (ou mieux �de la substance
vivante�). DU BOIS REYMOND confond ici tr�s �videmment �Ame� et
�Conscience�; je laisserai en suspens la question de savoir s'il ne
commet cette confusion que par m�garde. Puisqu'il consid�re lui-m�me
la conscience comme un ph�nom�ne transcendant (ainsi que nous allons
le voir) tandis qu'une partie des autres fonctions de l'�me (par
exemple l'activit� sensorielle) ne le serait pas,--je dois admettre
qu'il tient les deux termes pour diff�rents. Le contraire, il est
vrai, semble ressortir d'autres passages de ses �l�gants discours,
mais ce c�l�bre rh�teur, pr�cis�ment en ce qui touche aux importantes
questions de principes, se contredit souvent de la fa�on la plus
manifeste. Je r�p�te ici encore une fois que pour moi la conscience ne
constitue _qu'une partie_ des ph�nom�nes psychiques, observables chez
l'homme et les animaux sup�rieurs, tandis que de beaucoup la plus
grande partie de ces ph�nom�nes sont inconscients.


=Th�ories moniste et dualiste de la conscience.=--Si divergentes que
soient les diverses opinions relatives � la nature et � l'apparition
de la conscience, elles se laissent pourtant ramener toutes, en fin de
compte--si l'on traite la question clairement et logiquement--� deux
conceptions fondamentales oppos�es: la _transcendante_ (_dualiste_) et
la _physiologique_ (_moniste_). J'ai toujours, quant � moi, soutenu
cette derni�re, �clair� par la _th�orie de l'�volution_ et cette
mani�re de voir est aujourd'hui partag�e par un grand nombre de
naturalistes �minents, bien qu'il s'en faille de beaucoup qu'elle le
soit par tous. La premi�re conception est la plus ancienne et de
beaucoup la plus r�pandue; elle s'est acquis de nouveau, en ces
derniers temps un grand renom, gr�ce � DU BOIS-REYMOND et � son
c�l�bre _Discours de l'Ignorabimus_ lequel a fait de cette question
une de celles dont on parle le plus de nos jours dans les �Discussions
sur les �nigmes de l'Univers�. Vu l'extraordinaire importance de cette
capitale question, nous ne pouvons faire autrement que de revenir ici
sur ce qui en constitue le coeur.


=Transcendance de la conscience.=--Dans le c�l�bre discours �sur les
limites de la connaissance de la Nature�, que DU BOIS-REYMOND fit le
14 ao�t 1872 au Congr�s des naturalistes � Leipzig, il posa deux
_limites absolues_ � notre connaissance de la nature, limites que
l'esprit humain, au degr� le plus avanc� de sa connaissance de la
nature, ne peut jamais franchir--_jamais_, selon le mot final souvent
cit� de ce discours, concluant emphatiquement sur notre impuissance:
�_Ignorabimus!_� L'une de ces absolues et insolubles ��nigmes de
l'Univers�, c'est �le lien entre la mati�re et la force� et l'essence
propre de ces ph�nom�nes fondamentaux de la nature; nous traiterons �
fond de ce �_probl�me de la substance_� au chapitre XII du pr�sent
ouvrage. Le second obstacle insurmontable � la philosophie, serait le
probl�me de la _conscience_, cette question: comment notre activit�
intellectuelle peut-elle s'expliquer par des conditions mat�rielles,
par des mouvements? Comment la �substance (qui fait le fond commun de
la mati�re et de la force) dans certaines conditions, sent-elle,
d�sire-t-elle et pense-t-elle?�

Pour �tre bref et en m�me temps pour caract�riser d'un mot d�cisif la
nature du discours de Leipzig, je l'ai d�sign� du nom de _Discours de
l'Ignorabimus_. Cela m'est d'autant mieux permis que DU BOIS-REYMOND
lui-m�me, huit ans plus tard (1880, dans le Discours sur les sept
�nigmes du monde) se louant avec un l�gitime orgueil du succ�s
extraordinaire qu'il avait remport�, ajoutait: �La critique a fait
entendre tous les sons, depuis le joyeux �loge approbateur jusqu'au
bl�me qui rejette tout et le mot _Ignorabimus_ qui couronnait mes
recherches, est devenu une sorte de parole symbolique pour la
philosophie naturelle�. Il est vrai de dire que les sons retentissants
�des joyeux �loges approbateurs� partaient des amphith��tres de la
philosophie spiritualiste et moniste, surtout du camp retranch� de
l'_Ecclesia militans_ (de l'�Internationale noire�); mais tous les
spiritistes, �galement, toutes les natures cr�dules, qui pens�rent que
l'_Ignorabimus_ sauverait l'immortalit� de leur ch�re ��me� furent
ravis du discours. Le �bl�me qui rejette tout� ne vint, par contre, au
brillant discours de l'_Ignorabimus_ que de la part de quelques
naturalistes et philosophes (au d�but du moins); de la part des
quelques esprits poss�dant � la fois une connaissance suffisante de la
philosophie naturelle et le courage moral exig� pour tenir t�te aux
arr�ts sans appel du dogmatique et tout puissant secr�taire et
dictateur de l'Acad�mie des Sciences de Berlin.

Le remarquable succ�s du discours de l'_Ignorabimus_ (que l'orateur
lui-m�me a plus tard justifi� d'ill�gitime et d'exag�r�) s'explique
par deux raisons, l'une externe, l'autre interne. Consid�r�
ext�rieurement, ce discours �tait incontestablement �un remarquable
chef-d'oeuvre de rh�torique, un _joli sermon_, d'une haute perfection
de forme et offrant une vari�t� surprenante d'images emprunt�es � la
philosophie naturelle. C'est un fait connu, que la majorit�--et
surtout le �beau sexe!�--jugent un joli sermon non pas d'apr�s sa
richesse r�elle en id�es, mais d'apr�s la valeur esth�tique de
l'entretien�. (_Monisme_, p. 44). Analys� au point de vue interne,
par contre, le discours de l'_Ignorabimus_ contient tr�s net, le
programme du _dualisme m�taphysique_; le monde est �_doublement_
incompr�hensible: d'abord en tant que monde mat�riel dans lequel la
�mati�re et la force� d�ploient leur essence--et ensuite, en regard et
tout � fait s�par� du pr�c�dent, le monde en tant que monde immat�riel
de l'�esprit� dans lequel �la pens�e et la conscience sont
inexplicables par des conditions mat�rielles� ainsi que l'�taient les
ph�nom�nes du premier monde. Il �tait tout naturel que le dualisme et
le mysticisme r�gnants se saisissent ardemment de cet aveu qu'il
existait deux mondes diff�rents, car cela leur permettait de d�montrer
la double nature de l'homme et l'immortalit� de l'�me. Le ravissement
des spiritualistes �tait d'autant plus pur et plus l�gitime que DU
BOIS-REYMOND avait pass� jusqu'alors pour un des d�fenseurs redout�s
du mat�rialisme scientifique le plus absolu; et cela il l'avait, en
effet, �t� et l'est encore rest� (malgr� ses �beaux discours�?) tout
comme les autres naturalistes contemporains, comme tous ceux qui sont
vers�s dans leur science, dont la _pens�e est nette et qui restent
cons�quents avec eux-m�mes_.

D'ailleurs, l'auteur du Discours de l'_Ignorabimus_ soulevait en
terminant, la question de savoir si les deux ��nigmes de l'Univers�,
oppos�es l'une � l'autre: le probl�me g�n�ral de la substance et le
probl�me particulier de la conscience ne se confondaient pas. Il dit
en effet: �Sans doute cette id�e est la plus simple et doit �tre
pr�f�r�e � celle qui nous ferait appara�tre le monde comme double et
incompr�hensible. Mais il est inh�rent � la nature des choses que nous
ne parvenions pas sur ce point � la clart�, et tout autre discours
ci-dessus reste vain�.--C'est � cette derni�re opinion que je me suis,
d�s le d�but, oppos� �nergiquement, m'effor�ant de montrer que les
deux grandes questions indiqu�es plus haut ne constituaient pas deux
�nigmes de l'Univers diff�rentes. _Le probl�me neurologique de la
conscience n'est qu'un cas particulier du probl�me cosmologique
universel, celui de la substance_ (_Monisme_, 1892, p. 23).

Ce n'est pas ici le lieu de revenir sur la pol�mique engag�e � ce
sujet ni sur la litt�rature tr�s riche qui en est r�sult�e. J'ai
d�j�, il y a vingt-cinq ans, dans la pr�face de la premi�re �dition de
mon _Anthropog�nie_, protest� �nergiquement contre le Discours de
l'_Ignorabimus_, ses principes dualistes et ses sophismes
m�taphysiques et j'ai justifi� explicitement mon attitude dans mon
�crit sur: _La science libre et l'enseignement libre_. (Stuttgart,
1878). J'ai effleur� de nouveau le sujet dans le _Monisme_ (p. 23 �
44). DU BOIS-REYMOND, touch� l� � son point sensible, r�pondit par
divers discours o� per�ait l'irritation[38]; ceux-ci, comme la plupart
de ses Discours si r�pandus, sont �blouissants par leur style, d'une
�l�gance toute fran�aise et captivants par la richesse des images et
les surprenantes tournures de phrases. Mais la fa�on superficielle
dont les choses sont envisag�es ne fait point faire de progr�s
essentiel � notre connaissance de l'Univers. Il en est ainsi, du
moins, pour le _Darwinisme_, dont le physiologiste de Berlin s'est
d�clar� plus tard conditionnellement l'adh�rent, quoiqu'il n'ait
_jamais fait la moindre chose_ pour en �tendre les conqu�tes; les
remarques par lesquelles il conteste la valeur de la loi fondamentale
biog�n�tique, le fait qu'il rejette la phylog�nie, etc., montrent
assez que notre auteur n'est ni assez familier avec les faits
empiriques de la morphologie et de l'embryologie compar�es, ni capable
d'appr�cier philosophiquement leur importance th�orique.

  [38] DU BOIS-REYMOND. _Darwin Versus Galiani_ 1876. _Die sieben
  Weltraetsel._


=Physiologie de la conscience.=--La nature particuli�re du ph�nom�ne
naturel qu'est la conscience n'est pas, comme l'affirment DU BOIS
REYMOND et la philosophie dualiste, un probl�me compl�tement et
�absolument transcendant�; mais elle constitue, ainsi que je l'ai d�j�
montr� il y a trente ans, un _probl�me physiologique_, ramenable,
comme tel, aux ph�nom�nes qui ressortissent � la physique et � la
chimie. Je l'ai d�sign� plus tard, d'une mani�re encore plus pr�cise,
du nom de _probl�me neurologique_, parce que je suis d'avis que la
vraie conscience (la pens�e et la raison) ne se trouve que chez les
animaux sup�rieurs qui poss�dent un _syst�me nerveux centralis�_
et des organes des sens ayant atteint un certain degr� de
perfectionnement. Cette proposition peut s'affirmer avec une absolue
certitude en ce qui concerne les Vert�br�s sup�rieurs et par-dessus
tout les Mammif�res Placentaliens, tronc dont est issue la race
humaine elle-m�me. La conscience chez les plus perfectionn�s d'entre
les singes, les chiens, les �l�phants, etc., ne diff�re de celle de
l'homme qu'en degr�, non en nature et les diff�rences graduelles de
conscience entre ces Placentaliens �raisonnables� et les plus
inf�rieures des races humaines (Weddas, n�gres de l'Australie) sont
moindres que les diff�rences correspondantes entre celles-ci et ce qui
existe chez les hommes raisonnables les plus sup�rieurs (SPINOZA,
GOETHE, LAMARCK, DARWIN, etc.). La conscience n'est ainsi qu'une
_partie de l'activit� psychique sup�rieure_ et comme telle elle d�pend
de la structure normale de l'organe de l'�me auquel elle est li�e, du
_cerveau_.

L'observation physiologique et l'exp�rience nous ont, depuis vingt
ans, fourni la preuve certaine que l'�troite r�gion du cerveau des
Mammif�res, que l'on d�signe en ce sens comme le _si�ge_ (ou mieux
l'_organe_) de la conscience, est une partie des _h�misph�res_, �
savoir cette ��corce grise� ou ��corce c�r�brale�, qui se d�veloppe
tr�s tardivement et aux d�pens de la partie dorsale convexe de la
premi�re v�sicule primaire, du cerveau ant�rieur. Mais la preuve
_morphologique_ de ces faits physiologiques a pu �tre �tablie gr�ce
aux progr�s merveilleux de l'_anatomie microscopique du cerveau_, dont
nous sommes redevables aux m�thodes de recherches perfectionn�es de
ces derniers temps (K�LLIKER, FLECHSIG, GOLGI, EDINGER, WEIGERT).

Le plus important de ces faits et de beaucoup c'est, sans contredit,
la d�couverte qu'a faite P. FLECHSIG des _organes de la pens�e_; il a
d�montr� l'existence, dans l'�corce grise du cerveau, de quatre
r�gions d'organes sensoriels centraux--de quatre �sph�res internes de
sensation�: sph�re de sensation du corps dans le lobe pari�tal, sph�re
olfactive dans le lobe frontal, sph�re visuelle dans le lobe
occipital, sph�re auditive dans le lobe temporal. Entre ces quatre
_foyers sensoriels_ sont les quatre grands _foyers de la pens�e_ ou
centres d'association, _organes r�els de la vie de l'esprit_; ce sont
ces instruments les plus parfaits de l'activit� psychique qui sont les
instruments de la _pens�e_ et de la _conscience_: en avant, le cerveau
frontal ou centre d'association frontal, en arri�re et au-dessus de
lui, le cerveau pari�tal ou centre d'association pari�tal, en arri�re
et au-dessous, le cerveau principal ou �grand centre d'association
occipito-temporal� (le plus important de tous!) et enfin, tout � fait
en bas, cach� � l'int�rieur, le cerveau insulaire ou ��lot de Reil�,
centre d'association insulaire.

Ces quatre foyers de la pens�e qui se distinguent par une structure
nerveuse particuli�re et des plus compliqu�es, des foyers sensoriels
intercal�s entre eux sont les v�ritables _organes de la pens�e_, les
seuls organes de notre conscience. Tout derni�rement, FLECHSIG a
d�montr� qu'une partie de ces organes pr�sentent, chez l'homme, une
structure tout particuli�rement compliqu�e, qu'on ne rencontre pas
chez les autres Mammif�res et qui explique la sup�riorit� de la
conscience humaine.


=Pathologie de la conscience.=--Cette d�couverte capitale de la
physiologie moderne que les h�misph�res sont, chez l'homme et les
Mammif�res sup�rieurs, l'organe de la vie psychique et de la
conscience, est confirm�e d'une mani�re lumineuse par la Pathologie,
par l'�tude des _maladies_ de cet organe. Quand les parties en
question des h�misph�res sont d�truites, leur fonction dispara�t et
l'on peut m�me ainsi obtenir une d�monstration partielle de la
_localisation_ des fonctions c�r�brales; lorsque des points isol�s de
cette r�gion sont malades, on constate la suppression des �l�ments de
la pens�e et de la conscience qui �taient li�s aux parties concern�es.
L'exp�rimentation pathologique donne les m�mes r�sultats: la
destruction de tel point connu (par exemple le centre du langage)
d�truit la fonction (le langage). D'ailleurs, il suffit de rappeler
les ph�nom�nes bien connus qui se produisent journellement dans le
domaine de la conscience, pour acqu�rir la preuve qu'ils sont sous la
d�pendance absolue des changements _chimiques_ de la substance
c�r�brale. Beaucoup d'aliments de luxe (caf�, th�) stimulent notre
pens�e; d'autres (le vin, la bi�re) nous mettent d'humeur gaie; le
musc et le camphre, en tant qu'�excitants� raniment la conscience
faiblissante; l'�ther et le chloroforme la suspendent, etc. Comment
tout cela serait-il possible si la conscience �tait une essence
immat�rielle, ind�pendante des organes anatomiques dont nous avons
parl�? Et o� r�sidera la conscience de �l'�me immortelle� quand elle
ne poss�dera plus ces organes?

Tous ces faits et d'autres bien connus d�montrent que la conscience
chez l'homme (et absolument de m�me chez les Mammif�res proches de
lui) est _changeante_ et que son activit� peut �tre modifi�e � tout
instant par des causes internes (�changes nutritifs, circulation
sanguine) et des causes externes (blessure du cerveau, excitation).
Tr�s instructifs sont aussi ces ph�nom�nes merveilleux de _conscience
double_ ou alternante, qui rappellent les �g�n�rations alternantes de
repr�sentations�; le m�me homme manifeste, � des jours diff�rents,
dans des circonstances vari�es, une conscience toute diff�rente; il ne
sait plus aujourd'hui ce qu'il a fait hier; hier il pouvait dire: je
suis moi;--aujourd'hui il est oblig� de dire: je suis un autre. Ces
intermittences de la conscience peuvent durer non seulement des jours,
mais des mois et des ann�es; ils peuvent m�me devenir d�finitifs[39].

  [39] L. B�CHNER. _Force et Mati�re_ et _Physiologische Bilder_
  (2ter Band).


=Ontog�nie de la conscience.=--Ainsi que chacun sait, l'enfant
nouveau-n� n'a encore aucune conscience et, ainsi que PREYER l'a
montr�, celle-ci ne se d�veloppe que tardivement, apr�s que le petit
enfant a commenc� � parler; longtemps il parle de lui-m�me � la
troisi�me personne. C'est seulement au moment tr�s important o� il
dit pour la premi�re fois _Moi_, o� le _Sentiment du Moi_ lui devient
clair, que commence � germer sa conscience personnelle en m�me temps
que son opposition au monde ext�rieur. Les progr�s rapides et profonds
que fait l'enfant en connaissance, gr�ce � l'instruction qu'il re�oit
de ses parents et � l'�cole pendant ses dix premi�res ann�es, se
rattachent �troitement aux innombrables progr�s que fait en croissance
et en d�veloppement sa _conscience_ et � ceux du _cerveau_, organe de
celle-ci. Et m�me lorsque l'�colier a obtenu son �Certificat de
maturit�, il s'en faut, � la v�rit�, de beaucoup que sa conscience
soit m�re, et c'est seulement alors que, gr�ce � la diversit� des
rapports avec le monde ext�rieur, la _Conscience de l'Univers_
commence vraiment � se d�velopper. C'est seulement alors, dans les
ann�es qui pr�c�dent la trentaine, que s'accomplit dans toute sa
maturit� le complet d�ploiement de la pens�e raisonnable et de la
conscience, qui donneront ensuite, dans les conditions normales,
pendant les trente ann�es suivantes, des fruits r�ellement m�rs. Et
c'est alors, apr�s la soixantaine (tant�t avant, tant�t apr�s), que
commence d'ordinaire cette lente et graduelle r�gression des facult�s
psychiques sup�rieures qui caract�rise la vieillesse. La m�moire, les
facult�s r�ceptives, celle de s'int�resser � des sujets sp�ciaux
d�croissent de plus en plus; par contre, les facult�s productrices, la
conscience m�re et l'int�r�t philosophique pour les sujets g�n�raux se
conservent souvent longtemps encore. L'�volution individuelle de la
conscience dans la premi�re jeunesse confirme la valeur g�n�rale de la
_loi fondamentale biog�n�tique_; mais dans les derni�res ann�es, on en
trouve encore bien des marques. En tous cas, l'ontog�n�se de la
conscience nous convainc clairement de ce fait qu'elle n'est point une
�essence immat�rielle�, mais une fonction physiologique du cerveau et
qu'elle ne constitue pas, par cons�quent, une exception � la loi de
substance.


=Phylog�nie de la conscience.=--Le fait que la conscience, comme
toutes les autres fonctions psychiques, est li�e au d�veloppement
normal d'organes d�termin�s et que, chez l'enfant, cette conscience se
d�veloppe graduellement, parall�lement � ces organes c�r�braux--nous
permet d�j� de conclure qu'elle s'est d�velopp�e historiquement pas �
pas � travers la s�rie animale. Pour certaine que soit, en principe,
cette _phylog�nie naturelle de la conscience_, nous ne sommes
malheureusement pas en �tat, n�anmoins, de la poursuivre fort avant ni
d'�difier sur elle des hypoth�ses pr�cises. Pourtant, la pal�ontologie
nous fournit d'int�ressants points de rep�re qui ne sont pas sans
importance. Un fait tr�s frappant, par exemple, c'est l'�norme
d�veloppement (quantitatif et qualitatif) du cerveau chez les
Mammif�res placentaliens, pendant l'_�poque tertiaire_. La cavit�
cr�nienne de beaucoup de cr�nes fossiles de cette �poque, nous est
exactement connue et nous fournit de pr�cieux documents sur la
grandeur, et en partie aussi sur la structure du cerveau qui y �tait
renferm�. On constate l�, dans une seule et m�me l�gion (par exemple
celle des Ongul�s, celle des Carnivores, celle des Primates) un
important progr�s entre les repr�sentants d'un m�me groupe, au d�but,
pendant la p�riode de l'�oc�ne et de l'oligoc�ne, et plus tard pendant
la p�riode du mioc�ne et du plioc�ne; chez ces derniers, le cerveau
(par rapport � la grandeur du corps) est de six � huit fois plus grand
que chez les premiers.

Et ce point culminant de l'�volution de la conscience, qu'atteint seul
l'_homme civilis�_, ne r�sulte, lui aussi, que d'un d�veloppement
graduel--accompli gr�ce aux progr�s de la culture elle-m�me--� partir
d'�tats inf�rieurs que nous trouvons r�alis�s, aujourd'hui encore,
chez les peuples primitifs. C'est ce que nous montre d�j� la
comparaison de leurs _langues_, li�e �troitement � celle de leurs
_id�es_. Plus se d�veloppe, chez l'homme civilis� qui pense, la
formation des id�es, plus il devient capable d'abstraire les
caract�res communs � plusieurs objets divers pour les exprimer par un
terme g�n�ral, et plus, en m�me temps, sa conscience devient claire et
intense.




CHAPITRE XI

Immortalit� de l'�me

  �TUDES MONISTES SUR LE THANATISME ET L'ATHANISME.--IMMORTALIT�
     COSMIQUE ET IMMORTALIT� PERSONNELLE.--AGR�GATION QUI CONSTITUE
     LA SUBSTANCE DE L'AME.

   Une des accusations perp�tuelles de l'Eglise contre la science,
   c'est que celle-ci est mat�rialiste. Je voudrais faire
   remarquer, en passant, que la conception eccl�siastique de la
   vie future a toujours �t�, et est encore, le mat�rialisme le
   plus pur. Le corps mat�riel doit ressusciter et habiter un ciel
   mat�riel.

    M. J. SAVAGE.




SOMMAIRE DU CHAPITRE XI

  La citadelle de la superstition.--Athanisme et
     Thanatisme.--Caract�re individuel de la mort.--Immortalit� des
     Protozoaires (Protistes).--Immortalit� cosmique et immortalit�
     personnelle.--Thanatisme primitif (chez les peuples
     sauvages).--Thanatisme secondaire (chez les philosophes de
     l'antiquit� et des temps modernes).--Athanisme et
     religion.--Comment est n�e la croyance en
     l'immortalit�.--Athanisme chr�tien.--La vie �ternelle.--Le
     jugement dernier.--Athanisme
     m�taphysique.--L'�me-substance.--L'�me-�ther.--L'�me-air.--Ames
     liquides et �mes solides.--Immortalit� de l'�me
     animale.--Preuves pour et contre l'athanisme.--Illusions
     athanistiques.


LITT�RATURE

   D. STRAUSS.--_Gesammelte Schriften. Auswahl in sechs Baenden_
   (herausg. von Ed. Zeller), 1890.

   L. FEUERBACH.--_Gottheit Freiheit und Unsterblichkeit vom
   Standpunkt der Anthropologie_, 2te Aufl. 1890.

   L. BUCHNER.--_Das k�nflige Leben und die moderne
   Wissenschaft--Zehn Briefe an eine Freundin_, Leipzig, 1889.

   C. VOGT.--_Koehlerglaube und Wissenschaft._ 1855.

   G. KUHN.--_Naturphilosophische Studien, frei von Mysticismus_.
   1895.

   P. CARUS ET HEGELER.--_The Monist. A quarterly magazine._ Vol.
   I-IX, Chicago, 1890-1899.

   M. J. SAVAGE.--_Die Unsterblichkeit_ (Kap. XII _in Die Religion
   im Licht der Darwinschen Lehre_), 1886.

   AD. SVOBODA.--_Gestalten des Glaubens_, 2 Bde, Leipzig, 1897.


En passant de l'�tude g�n�tique de l'�me � la grande question de son
�immortalit�, nous abordons ce supr�me domaine de la superstition qui
constitue en quelque sorte la citadelle indestructible de toutes les
id�es dualistes et mystiques. Car lorsqu'il s'agit de cette question
cardinale, plus que dans tout autre probl�me, se joint � l'int�r�t
purement philosophique l'int�r�t �go�ste de la personne qui veut �
tout prix se voir garantie l'immortalit� individuelle au del� de la
mort. Ce �supr�me besoin de l'�me� est si puissant qu'il rejette par
dessus bord tous les raisonnements logiques de la raison critique.
Consciemment, ou inconsciemment chez la plupart des hommes, toutes les
autres id�es g�n�rales et toute la conception de la vie elle-m�me sont
influenc�es par le dogme de l'immortalit� personnelle et � cette
erreur th�orique se rattachent des cons�quences pratiques dont la
port�e est immense. Nous nous proposons donc d'examiner, du point de
vue critique, tous les aspects de ce dogme important et de d�montrer
qu'il est inadmissible en face des donn�es empiriques de la biologie
moderne.


=Athanisme et Thanatisme.=--Afin d'avoir une expression courte et
commode pour d�signer les deux attitudes oppos�es dans la question de
l'immortalit�, nous appellerons la croyance en �l'immortalit�
personnelle de l'homme� l'_Athanisme_ (de Athanes ou Athanatos:
immortel). Par contre, nous appellerons _Thanatisme_ (de Thanatos:
mort) la conviction qu'avec la mort de l'homme, non seulement toutes
les autres fonctions vitales physiologiques s'�teignent, mais que
_l'�me_, elle aussi, dispara�t--en entendant par l� cette somme de
fonctions c�r�brales que le dualisme psychique consid�re comme une
�essence� sp�ciale, ind�pendante des autres manifestations vitales du
corps vivant.

Puisque nous abordons ici le probl�me physiologique de la _mort_,
faisons remarquer une fois de plus le caract�re _individuel_ de ce
ph�nom�ne de la nature organique. Nous entendons par �mort�
exclusivement la cessation d�finitive des fonctions vitales chez
l'_individu_ organique, n'importe � quelle cat�gorie l'individu
consid�r� appartient ou � quel degr� d'individualit� il s'est �lev�.
L'homme est mort quand sa personne meurt, qu'importe qu'il ne laisse
pas de post�rit� ou qu'il ait donn� le jour � des enfants dont les
descendants se succ�deront pendant plusieurs g�n�rations. On dit, il
est vrai, en un certain sens que �l'esprit� des grands hommes (par
exemple dans une dynastie de souverains �minents, dans une famille
d'artistes pleins de talent) se perp�tue � travers plusieurs
g�n�rations; on dit, de m�me, que l'��me� des femmes sup�rieures se
survit en leurs enfants et petits-enfants. Mais dans ces cas il s'agit
toujours de ph�nom�nes complexes d'_h�r�dit�_, en vertu desquels une
cellule microscopique d�tach�e du corps (spermatozo�de du p�re, ovule
de la m�re), transmet aux descendants certaines propri�t�s de la
substance. Les _personnes_ elles-m�mes qui produisent ces cellules
sexuelles par milliers, demeurent n�anmoins mortelles et avec leur
mort cesse leur activit� psychique individuelle, de m�me que tout
autre fonction physiologique.


=Immortalit� des Protozoaires.=--Il s'est trouv�, en ces derni�res
ann�es, plusieurs zoologistes �minents--surtout WEISMANN (1882)--pour
soutenir cette opinion que seuls les plus inf�rieurs des organismes,
les _Protistes_ monocellulaires, �taient _immortels_, � l'inverse de
tous les autres animaux et plantes pluricellulaires, dont le corps
�tait constitu� par des tissus. A l'appui de cette �trange id�e, on
invoquait surtout cet argument que la plupart des Protistes se
reproduisent presque exclusivement par g�n�ration asexu�e, par
division ou sporulation. Le corps tout entier de l'�tre monocellulaire
se subdivise en deux parties (ou plus) ayant m�me valeur (cellules
filles), puis chacune de ces parties se compl�te par la croissance
jusqu'� ce qu'elle soit redevenue semblable, en grandeur et en forme,
� la cellule m�re. Mais par le processus de division lui-m�me,
l'_individualit�_ de l'organisme monocellulaire est d�j� an�antie, il
a perdu aussi bien l'unit� physiologique que la morphologique.

Le terme d'_individu_ lui-m�me, d'�indivisible� est la r�futation
logique de la conception de WEISMANN; car ce mot signifie une _unit�_
que l'on ne peut diviser sans supprimer son essence. En ce sens, les
plantes primitives monocellulaires (Protophytes) et les animaux
primitifs monocellulaires (Protozoaires) sont, leur vie durant, des
_biontes_ ou _individus physiologiques_ au m�me titre que les plantes
et les animaux pluricellulaires, dont le corps est constitu� par des
tissus. Chez ceux-ci aussi existe la reproduction asexu�e, par simple
division (par exemple chez beaucoup de Cnidi�s, chez les Coraux, les
M�duses); l'animal-m�re, dont les deux animaux-filles proviendront par
division, cesse ici aussi d'exister par le fait qu'il se s�pare en
deux. WEISMANN d�clare: �Il n'existe pas chez les Protozoaires
d'individus ni de g�n�rations au sens qu'ont ces mots chez les
_M�tazoaires_.� Voil� une affirmation � laquelle je m'oppose
nettement. Ayant moi-m�me, le premier, donn� la d�finition des
_M�tazoaires_ et oppos� ces animaux pluricellulaires, dont le corps
est constitu� par des tissus, aux _Protozoaires_ monocellulaires
(Infusoires, Rhizopodes), ayant, en outre, moi-m�me montr� le premier
la diff�rence radicale qui existait dans le mode de d�veloppement de
ces deux groupes (aux d�pens de feuillets germinatifs pour les
premiers, pas pour les seconds),--je dois d�clarer d'autant plus
nettement que je consid�re les _Protozoaires_ pour tout aussi
_mortels_ au sens physiologique (c'est-�-dire aussi au sens
psychologique) que les _M�tazoaires_; dans ces deux groupes, ni le
corps ni l'�me ne sont immortels. Les autres conclusions erron�es de
WEISMANN ont d�j� �t� r�fut�es (1884) par MOEBIUS, qui fait remarquer
avec raison que �tous les �v�nements du monde sont _p�riodiques_ et
qu'il �n'existe pas de source d'o� des individus organiques immortels
aient pu jaillir�.


=Immortalit� cosmique et immortalit� personnelle.=--Si l'on prend le
terme d'immortalit� en un sens tout � fait g�n�ral et qu'on l'�tende �
l'ensemble de la nature connaissable, il prend une valeur
scientifique; il appara�t alors, pour la philosophie moniste, non
seulement acceptable, mais tout naturel et clair par lui-m�me. Car la
th�se de l'indestructibilit� et de l'�ternelle dur�e de tout ce qui
est co�ncide alors avec notre supr�me loi naturelle, la _loi de
substance_ (chapitre XII). Comme nous aurons plus tard, quand nous
chercherons � �tablir la doctrine de la conservation de la force et de
la mati�re, � discuter longuement cette immortalit� cosmique, nous ne
nous y arr�terons pas plus longtemps pour l'instant. Abordons plut�t
de suite la critique de cette �croyance en l'immortalit�, la seule
qu'on entende d'ordinaire par ce mot, celle en l'immortalit� de l'_�me
personnelle_. Etudions d'abord la fa�on dont s'est form�e et propag�e
cette id�e mystique et dualiste et insistons ensuite et surtout sur la
propagation de son contraire, de l'id�e _moniste_, du _thanatisme_
fond� empiriquement. Je distinguerai, comme deux formes absolument
diff�rentes de celui-ci, le thanatisme _primitif_ et le _secondaire_;
dans le premier, l'absence du dogme de l'immortalit� est un ph�nom�ne
originel (chez les peuples sauvages); le thanatisme secondaire, par
contre, est le r�sultat tardif d'une connaissance de la nature
conform�ment � la raison, il existe chez les peuples ayant atteint un
haut degr� de civilisation.


=Thanatisme primitif (absence originelle de l'id�e
d'immortalit�).=--Dans beaucoup d'ouvrages philosophiques et surtout
th�ologiques, nous lisons aujourd'hui encore l'affirmation que la
croyance en l'immortalit� personnelle de l'�me humaine est commune, �
l'origine, � tous les hommes ou du moins � tous les �hommes
raisonnables�. Cela est faux. Ce dogme n'est pas une id�e originelle
de la raison humaine et jamais il n'a �t� universellement admis. Sous
ce rapport, un fait surtout important, aujourd'hui certain mais qui
n'a �t� �tabli qu'en ces derniers temps par l'ethnologie compar�e,
c'est celui-ci, � savoir que plusieurs peuples primitifs, au degr� de
culture le plus rudimentaire, ont aussi peu l'id�e d'une immortalit�
que celle d'un Dieu. C'est le cas, en particulier, de ces Weddas de
Ceylan, de ces Pygm�es primitifs que nous pouvons consid�rer, en nous
appuyant sur les remarquables recherches des messieurs SARASIN, comme
un reste des premiers �hommes primitifs de l'Inde.�[40] C'est encore
le cas de diverses branches des plus anciennes parmi les Dravidas,
tr�s proches parents des Weddas,--enfin des Seelongs indiens et de
quelques branches parmi les n�gres de l'Australie. De m�me, plusieurs
peuples primitifs de race am�ricaine (dans l'int�rieur du Br�sil, dans
le haut cours du fleuve, etc.), ne connaissent ni dieux ni
immortalit�. Cette absence _originelle_ de la croyance en Dieu et en
l'immortalit� est un fait des plus importants; il convient
naturellement de le distinguer de l'absence _secondaire_ des m�mes
croyances acquises par l'homme parvenu � un haut degr� de
civilisation, tardivement et avec peine, � la suite d'�tudes faites
dans l'esprit de la philosophie critique.

  [40] E. HAECKEL, _Lettres d'un voyageur dans l'Inde_. Trad. fr.
  du Dr Letourneau.


=Thanatisme secondaire. (Absence acquise de l'id�e d'immortalit�.)=--A
l'inverse du thanatisme primaire, qui existait s�rement d�s l'origine
chez les tout premiers hommes et fut toujours tr�s r�pandu, l'absence
secondaire de croyance en l'immortalit� n'est apparue que tard; c'est
le fruit m�r d'une r�flexion profonde sur �la vie et la mort�, par
cons�quent le produit d'une r�flexion philosophique pure et
ind�pendante. Comme telle, elle nous appara�t d�s le VIe si�cle avant
J�sus-Christ, chez une partie des philosophes naturalistes ioniens,
plus tard chez les fondateurs de la vieille philosophie mat�rialiste,
chez D�MOCRITE et EMP�DOCLE, mais aussi chez SIMONIDE et EPICURE, chez
S�N�QUE et PLINE et le plus compl�tement d�velopp�e chez LUCR�CE.
Alors, lorsqu'apr�s la chute de l'antiquit� classique, le
christianisme se fut propag� et qu'avec lui l'_Athanisme_, comme
un de ses plus importants articles de foi, e�t conquis la
supr�matie,--alors, en m�me temps que d'autres superstitions, celle
relative � l'immortalit� personnelle prit la plus grande importance.

Durant la longue nuit intellectuelle que fut le moyen-�ge chr�tien, il
�tait naturellement rare qu'un penseur hardi os�t exprimer des
convictions s'�cartant de l'orthodoxie; les exemples de GALIL�E, de
GIORDANO BRUNO et autres philosophes ind�pendants qui furent livr�s �
la torture et au b�cher par les �successeurs du Christ� terrifiaient
suffisamment ceux qui eussent �t� tent�s de s'exprimer librement. Cela
ne redevint possible qu'apr�s que la R�forme et la Renaissance eurent
bris� la toute-puissance du papisme. L'histoire de la philosophie
moderne nous montre les diverses voies par lesquelles la raison
humaine, parvenue � maturit�, a cherch� � �chapper � la superstition
de l'immortalit�. N�anmoins, le lien �troit qui unissait celle-ci au
dogme chr�tien lui conf�rait une telle puissance jusque dans les
milieux protestants, plus libres, que m�me la plupart des libres
penseurs convaincus, gardaient pour eux leur mani�re de voir sans en
rien dire. Il �tait rare que quelques hommes �minents, isol�s, se
risquassent � confesser librement leur conviction de l'impossibilit�
pour l'�me de continuer � exister par del� la mort. Cela s'est surtout
produit dans la seconde moiti� du XVIIIe si�cle, en France, avec
VOLTAIRE, DANTON, MIRABEAU et d'autres, puis avec les chefs du
mat�rialisme d'alors, HOLBACH, LAMETTRIE. Ces convictions �taient
partag�es par le spirituel ami de VOLTAIRE, le plus grand prince de
la maison des Hohenzollern, le �philosophe de Sans-Souci�, moniste lui
aussi. Que dirait FR�D�RIC LE GRAND, ce _thanatiste et ath�iste
couronn�_, s'il pouvait aujourd'hui comparer ses convictions monistes
avec celles de ses successeurs?

Parmi les _m�decins penseurs_, la conviction qu'avec la mort de
l'homme cesse aussi l'existence de son �me est tr�s r�pandue depuis
des si�cles, mais eux aussi se sont gard� le plus souvent de
l'exprimer. D'ailleurs, m�me au si�cle dernier, la connaissance
empirique du cerveau �tait encore si imparfaite, que l'��me�, pareille
� un habitant myst�rieux, pouvait continuer d'y poursuivre son
existence ind�pendante. Elle n'a �t� d�finitivement �cart�e que par
les progr�s gigantesques qu'a faits la biologie en notre si�cle,
particuli�rement dans la derni�re moiti�. La th�orie de la descendance
et la th�orie cellulaire � jamais �tablies, les surprenantes
d�couvertes de l'ontog�nie et de la physiologie exp�rimentale, mais
avant tout les merveilleux progr�s de l'anatomie microscopique du
cerveau ont graduellement sap� tous les fondements de l'Athanisme, si
bien qu'aujourd'hui il est rare qu'un biologiste vers� dans sa science
et loyal soutienne encore l'immortalit� de l'�me. Les philosophes
monistes du XIXe si�cle (STRAUSS, FEUERBACH, BUCHNER, SPENCER, etc.)
sont tous _Thanatistes_.


=Athanisme et religion.=--Le dogme de l'immortalit� personnelle ne
s'est tant propag� et n'a pris une telle importance que par suite de
son rapport �troit avec les articles de foi du _christianisme_; et
c'est celui-ci �galement qui a donn� lieu � cette id�e erron�e, encore
aujourd'hui tr�s r�pandue, que cette croyance � l'immortalit�
constituait un des �l�ments essentiels de toute _religion_ pure. Ce
n'est aucunement le cas! La croyance en l'immortalit� de l'�me fait
compl�tement d�faut dans la plupart des religions les plus �lev�es de
l'Orient; elle est inconnue au _Bouddhisme_, qui est, encore
aujourd'hui, la religion que professent les 30% de la population de
la terre; elle est aussi inconnue � la vieille religion populaire des
Chinois qu'� cette religion r�form�e par CONFUCIUS et qui a pris plus
tard la place de la premi�re, et ce qui est plus important que tout le
reste, elle est inconnue � la religion primitive et pure des juifs; ni
dans les cinq livres de Mo�se, ni dans les �crits ant�rieurs du
Nouveau-Testament, �crits avant l'exil de Babylone, on ne trouve ce
dogme d'une immortalit� individuelle apr�s la mort.


=Comment s'est form�e la croyance � l'immortalit�.=--L'id�e mystique
que l'�me de l'homme survit � la mort, pour vivre ensuite
�ternellement, a certainement une origine _polyphyl�tique_; elle
n'existait pas chez le premier homme dou� d�j� du langage, chez
l'_homme primitif_ (_homo primigenius_ hypoth�tique de l'Asie) pas
plus que chez ses anc�tres, le pithecanthropus et le prothylobates,
pas plus que chez ses descendants actuels, moins perfectionn�s que
lui, les Weddas de Ceylan, les Seelongs de l'Inde et autres peuples
sauvages vivant au loin. C'est seulement avec les progr�s de la
raison, � la suite des r�flexions plus profondes sur la vie et la
mort, le sommeil et le r�ve, que se d�velopp�rent, chez diverses races
humaines--ind�pendamment les unes des autres--des id�es mystiques sur
la composition dualiste de notre organisme. Des motifs tr�s divers
doivent avoir concouru � amener cet �v�nement polyphyl�tique: culte
des anc�tres, amour des proches, joie de vivre et d�sir de prolonger
la vie, espoir d'une situation meilleure dans l'au-del�, espoir que
les bons seront r�compens�s et les m�chants punis, etc. La psychologie
compar�e nous a fait conna�tre, en ces derniers temps, un grand nombre
de ces po�mes relatifs aux croyances[41]; ils se rattachent
�troitement, pour la plus grande partie, aux formes les plus anciennes
de la croyance en Dieu et de la religion en g�n�ral. Dans la plupart
des religions modernes, l'_Athanisme_ est intimement li� au _th�isme_,
et la conception mystique que la plupart des croyants se font de leur
�Dieu personnel�, est �tendue par eux � �leur �me immortelle�. Cela
vient surtout de la religion qui domine le monde civilis� moderne, du
christianisme.

  [41] Cf. AD. SVOBODA _Gestalten des Glaubens_ 1897.


=Croyance chr�tienne en l'immortalit�.=--Ainsi que chacun sait, le
dogme de l'immortalit� de l'�me a pris, depuis longtemps, dans la
religion chr�tienne, cette forme pr�cise exprim�e ainsi dans l'article
de foi: �Je crois � la r�surrection de la chair, � la vie �ternelle.�
Le Christ lui-m�me ressuscit� d'entre les morts, le jour de P�ques
pour �tre d�sormais dans l'Eternit�, �fils de Dieu assis � la droite
du P�re�, ce sont l� des id�es que nous ont rendues sensibles
d'innombrables tableaux et l�gendes. De m�me, l'homme lui aussi,
�ressuscitera au jour du jugement� et recevra la r�compense qu'il aura
m�rit�e par sa vie terrestre. Toute cette conception chr�tienne est
d'un bout � l'autre _mat�rialiste_ et anthropistique; elle ne s'�l�ve
pas beaucoup au-dessus des id�es grossi�res que bon nombre de peuples
inf�rieurs et incultes peuvent se faire sur les m�mes sujets. Que la
�r�surrection de la chair� soit impossible, c'est ce que savent tous
ceux qui ont la moindre connaissance de l'anatomie et de la
physiologie. La r�surrection du Christ, que des millions de chr�tiens
croyants c�l�brent � chaque P�ques, est un pur mythe, exactement comme
la �R�surrection des morts�, que le Christ est cens� avoir accompli
plusieurs fois. Pour la raison pure, ces articles de foi mystiques
sont aussi inadmissibles que l'hypoth�se d'une �vie �ternelle� qui s'y
rattache.


=La vie �ternelle.=--Les notions fantaisistes que l'Eglise chr�tienne
nous enseigne relativement � la vie �ternelle de l'�me immortelle
apr�s la mort du corps sont aussi purement mat�rialistes que le dogme
de la �r�surrection de la chair� qui s'y rattache. SAVAGE, dans son
int�ressant ouvrage: _La religion �tudi�e � la lumi�re de la doctrine
darwiniste_ (1886), fait � ce sujet la tr�s juste remarque suivante:
�Une des accusations perp�tuelles de l'Eglise contre la science,
c'est que celle-ci est mat�rialiste. Je voudrais faire remarquer en
passant _que la conception eccl�siastique de la vie future a toujours
�t� et est encore le mat�rialisme le plus pur_. Le corps mat�riel doit
ressusciter et habiter un ciel mat�riel�. Pour s'en convaincre, il
suffit de lire avec impartialit� un de ces innombrables sermons ou un
de ces discours si pleins de belles phrases et si go�t�s en ces
derniers temps, dans lesquels sont vant�es la splendeur de la vie
�ternelle, bien supr�me des chr�tiens, et la croyance en elle,
fondement de la morale.

Ce qui attend les pieux croyants spiritualistes dans le �Paradis�, ce
sont toutes les joies de la vie civilis�e, avec tous les raffinements
d'une culture avanc�e--tandis que les mat�rialistes ath�es sont
martyris�s �ternellement dans les tortures de l'Enfer, par leur �P�re
au coeur aimant�.


=Croyance m�taphysique en l'immortalit�.=--En face de l'athanisme
mat�rialiste, qui domine le christianisme et le mahom�tanisme, il
semble que l'_athanisme m�taphysique_, tel que l'ont enseign� la
plupart des philosophes dualistes et spiritualistes, repr�sente une
forme de croyance plus pure et plus �lev�e. Le plus marquant parmi
ceux qui ont contribu� � la fonder est PLATON; il enseignait d�j�, au
IVe si�cle avant J�sus-Christ, ce complet dualisme entre le corps et
l'�me, qui est devenu ensuite, dans la croyance chr�tienne, un des
articles les plus importants en th�orie et les plus gros de
cons�quences pratiques.

Le corps est mortel, mat�riel, physique; l'�me est immortelle,
immat�rielle, m�taphysique. Tous deux ne sont associ�s que
passag�rement, pendant la vie individuelle. Comme PLATON admettait une
vie �ternelle de l'�me autonome aussi bien avant qu'apr�s cette
alliance temporaire, ce fut aussi un adepte de la _m�tempsychose_; les
�mes existent en tant que telles, en tant qu'�id�es �ternelles�, avant
qu'elles ne passent dans un corps humain. Apr�s avoir quitt� celui-ci,
elles se mettent en qu�te d'un autre corps � habiter, lequel soit
aussi appropri� que possible � leur nature; les �mes des tyrans
terribles passent dans les corps des loups et des vautours, celles des
travailleurs vertueux dans les corps des abeilles et des fourmis, et
ainsi de suite.

Ce qu'il y a d'enfantin et de na�f dans ces th�ories de l'�me saute
aux yeux; un examen plus approfondi nous montre qu'elles sont
compl�tement inconciliables avec les connaissances psychologiques,
autrement certaines, que nous devons � l'anatomie et � la physiologie
modernes, aux progr�s de l'histologie et de l'ontog�nie. Nous les
mentionnons seulement ici parce que, malgr� leur absurdit�, elles ont
exerc� la plus grande influence sur l'histoire de la pens�e. Car,
d'une part, � la th�orie de l'�me platonicienne, se rattache la
mystique des N�oplatoniciens, qui p�n�tra dans le Christianisme;
d'autre part, elle devint plus tard un des piliers principaux de la
philosophie spiritualiste. L'�_id�e_� platonicienne se transforma par
la suite en la notion de _substance_ de l'�me, � vrai dire aussi
m�taphysique et impossible � saisir, mais qui gagna � rev�tir parfois
un aspect physique.


=Ame-substance.=--La conception de l'�me en tant que �_substance_�
est, chez beaucoup de psychologues, fort peu claire; tant�t elle est
consid�r�e, au sens abstrait et id�al, comme un ��tre immat�riel�
d'une esp�ce toute particuli�re, tant�t au sens concret et r�aliste,
tant�t, enfin, comme une chose peu claire, hybride tenant des deux. Si
nous nous arr�tons � la notion moniste de substance, telle que nous la
prendrons (chap. XII) comme la base la plus simple sur laquelle
s'�difiera notre philosophie tout enti�re, l'_�nergie_ et la _mati�re_
nous y appara�tront indissolublement unies. Il nous faudra alors
distinguer dans �l'�me substance�, l'_�nergie psychique_ proprement
dite (sensation, repr�sentation, volition) qui nous est seule
connue--et la _mati�re psychique_, au seul moyen de laquelle la
premi�re peut se produire, c'est-�-dire le _plasma_ vivant. Chez les
animaux sup�rieurs, la �mati�re-�me� est ainsi constitu�e par une
partie du syst�me nerveux; chez les animaux inf�rieurs et les plantes,
d�pourvus de syst�me nerveux, par une partie de leur corps
pluricellulaire; chez les Protistes monocellulaires, par une partie de
leur corps cellulaire. Nous revenons ainsi aux _organes de l'�me_ et
nous sommes conduits � cette conclusion, conforme � la nature, que ces
organes mat�riels de l'�me sont indispensables � l'activit� psychique;
quant � l'�me elle-m�me, elle est _actuelle_, c'est la somme de ses
fonctions physiologiques.

Le concept de l'�me substance sp�cifique prend un tout autre sens chez
les philosophes dualistes qui en admettent l'existence. L'��me�
immortelle est mat�rielle, sans doute, mais cependant invisible et
toute diff�rente du corps visible dans lequel elle habite.
L'_invisibilit�_ de l'�me est ainsi consid�r�e comme un de ses
attributs essentiels. Quelques-uns, par suite, comparent l'�me avec
l'�ther et pensent qu'elle est comme lui, une mati�re essentiellement
mobile, des plus subtiles et l�g�res ou bien encore un agent
impond�rable qui circule partout entre les particules pond�rables de
l'organisme vivant. D'autres, par contre, comparent l'�me au vent et
lui attribuent par suite un �tat gazeux; et c'est cette comparaison,
faite d'abord par les peuples primitifs, qui a conduit plus tard � la
conception dualiste, devenue si g�n�rale. Quand l'homme mourait, son
corps demeurait, d�pouille morte, mais l'�me immortelle �s'envolait
avec le dernier souffle�.

=Ame-�ther.=--La comparaison de l'�me humaine avec l'�ther physique,
comme �tant qualitativement de m�me nature, a pris en ces derniers
temps une forme plus concr�te, gr�ce aux progr�s immenses de l'optique
et de l'�lectricit� (accomplis surtout en ces dix derni�res ann�es);
car ceux-ci nous ont appris � conna�tre l'�nergie de l'�ther et par l�
nous ont fourni certains aper�us sur la nature mat�rielle de cette
substance qui remplit l'espace. Devant parler plus longuement de ces
importants rapports (chap. XII) je ne m'y arr�terai pas plus
longuement ici, je ferai seulement remarquer en deux mots que
l'hypoth�se d'une _�me-�ther_ est devenue, par suite, absolument
inadmissible. Une telle ��me �th�r�e�, c'est-�-dire une substance-�me
qui serait pareille � l'�ther physique et circulerait, ainsi que lui,
entre les parties pond�rables du plasma vivant ou des mol�cules
c�r�brales, serait � jamais incapable de produire une vie psychique
individuelle. Ni les conceptions mystiques qui ont fait, � ce sujet,
l'objet de vives discussions vers le milieu du si�cle, ni les
tentatives du _N�ovitalisme_ moderne pour �tablir un lien entre la
mystique �force vitale� et l'�ther physique--ne m�ritent plus
aujourd'hui d'�tre r�fut�es.


=Ame air.=--Une conception bien plus r�pandue et encore aujourd'hui en
haute estime, c'est celle qui attribue � la substance-�me une nature
_gazeuse_. De toute antiquit� on a compar� le souffle de la
respiration humaine � celui du vent; les deux furent, � l'origine,
tenus pour identiques et d�sign�s par un m�me nom.

_Anemos_ et _Psyche_ chez les Grecs, _Anima_ et _Spiritus_ chez les
Romains d�signent originairement le souffle du vent; de l� ces termes
ont �t� appliqu�s ensuite au souffle de l'homme. Plus tard ce �souffle
vivant� fut identifi� avec la �force vitale� et finalement consid�r�
comme l'essence m�me de l'�me, ou, en un sens plus restreint, comme
celle de sa supr�me manifestation, l'�esprit�.

De l�, la fantaisie d�riva ensuite la conception mystique des
esprits individuels, _fant�mes_ (�Spirits�); ceux-ci sont encore
con�us aujourd'hui, la plupart du temps, comme des ��tres de
forme a�rienne�--mais dou�s des fonctions physiologiques de
l'organisme!--dans maint cercle spirite c�l�bre, les esprits sont
n�anmoins photographi�s!


=Ames liquides et �mes solides.=--La physique exp�rimentale est
parvenue, dans les dix derni�res ann�es de notre XIXe si�cle, � faire
passer tous les corps gazeux � l'�tat liquide--et m�me la plupart �
l'�tat d'agr�gat solide. Il ne faut pour cela rien d'autre que des
appareils appropri�s qui compriment fortement les gaz, sous une tr�s
forte pression et avec une temp�rature tr�s basse. Non seulement des
�l�ments analogues � l'air (oxyg�ne, hydrog�ne, azote) ont pu
ainsi passer de l'�tat gazeux � l'�tat liquide, mais en outre
des gaz compos�s (acide carbonique) et des m�langes de gaz (air
atmosph�rique). Mais par l� ces corps _invisibles_ sont devenus pour
tous _visibles_ et, en un certain sens, il est possible de les
�toucher du doigt�. Avec ce changement de densit� s'est �vanoui le
nimbe mystique qui enveloppait autrefois, dans l'opinion courante, la
nature des gaz tenus pour des corps invisibles produisant cependant
des effets visibles. Si la substance-�me �tait r�ellement, comme
beaucoup de �savants� le croient aujourd'hui encore, de la m�me nature
que les gaz, on devrait �tre en �tat, en employant une haute pression
et une temp�rature tr�s basse, de la recueillir dans un flacon, sous
le titre de _liquide d'immortalit�_ (_fluidum anim� immortale_). En
poursuivant le refroidissement et la condensation on devrait aussi
parvenir � faire passer l'�me liquide � l'�tat solide (�neige d'�me�).
Jusqu'ici l'exp�rience n'a pas encore r�ussi.


=Immortalit� de l'�me animale.=--Si l'athanisme �tait vrai, si
r�ellement l'��me� de l'homme devait �ternellement subsister, on
devrait soutenir absolument la m�me chose relativement � l'�me des
animaux sup�rieurs, au moins des Mammif�res les plus proches de
l'homme (Singes, Chiens). Car l'homme ne se distingue pas d'eux par
une nouvelle _sorte_ de fonction psychique sp�ciale, n'appartenant
qu'� lui,--mais uniquement par un _degr�_ sup�rieur d'activit�
psychique, par le plus grand perfectionnement du stade d'�volution
atteint. Ce qui est surtout plus perfectionn� chez beaucoup d'hommes
(mais pas chez tous!), c'est la _conscience_, la facult� d'associer
des id�es, la pens�e et la raison. D'ailleurs, la diff�rence n'est, �
beaucoup pr�s, pas aussi grande qu'on se l'imagine et elle est, sous
tous les rapports, bien moindre que la diff�rence correspondante entre
l'�me des animaux sup�rieurs et celles des animaux inf�rieurs, ou m�me
que la diff�rence entre le plus haut et le plus bas degr� de l'�me
humaine. Si donc on accorde � celle-ci une �immortalit� personnelle�,
il faut l'attribuer aussi � l'�me des animaux sup�rieurs.

Cette conviction de l'immortalit� individuelle des animaux se
rencontre, ainsi qu'il �tait naturel, chez beaucoup de peuples anciens
et modernes; m�me aujourd'hui encore elle est soutenue par beaucoup de
penseurs qui revendiquent pour eux-m�mes une �vie �ternelle� et,
d'autre part, poss�dent une connaissance empirique tr�s approfondie de
la vie psychique des animaux. J'ai connu un vieil inspecteur des
for�ts qui, veuf et sans enfants, avait v�cu plus de trente ans
absolument seul, dans une splendide for�t de la Prusse orientale.

Il n'avait de rapports qu'avec quelques domestiques, avec lesquels il
n'�changeait que les paroles indispensables, et avec une nombreuse
meute de chiens de toute esp�ce, avec lesquels il vivait dans la plus
grande communaut� d'�mes. Apr�s plusieurs ann�es d'�ducation et de
dressage, ce fin observateur et ami de la Nature avait su p�n�trer
profond�ment dans l'�me individuelle de ses chiens et il �tait aussi
persuad� de leur immortalit� personnelle que de la sienne propre et
quelques-uns, parmi les plus intelligents de ses chiens, lui
semblaient, d'apr�s une comparaison objective, parvenus � un stade
psychique plus �lev� que sa vieille et stupide servante ou que son
grossier domestique � l'esprit born�. Tout observateur impartial qui
�tudiera pendant des ann�es la vie psychique consciente et
intelligente de chiens sup�rieurs, qui suivra attentivement les
processus physiologiques de leur pens�e, de leur jugement, de leur
raisonnement, devra reconna�tre que ces chiens peuvent revendiquer
l'�immortalit� avec autant de droit que l'homme.


=Preuves en faveur de l'Athanisme.=--Les motifs que l'on invoque
depuis deux mille ans en faveur de l'immortalit� de l'�me et que l'on
fait encore valoir aujourd'hui, proviennent en grande partie, non de
l'effort pour conna�tre la v�rit�, mais bien plut�t du soi-disant
�besoin de l'�me�, c'est-�-dire de la fantaisie et de l'invention.
Pour parler comme KANT, l'immortalit� de l'�me n'est pas un objet de
connaissance de la raison _pure_, mais un �postulat de la raison
pratique�. Mais celle-ci et les �besoins de l'�me, de l'�ducation
morale�, etc., qui s'y rattachent, doivent �tre laiss�s absolument de
c�t� si nous voulons sinc�rement et sans parti pris parvenir � la pure
connaissance de la _v�rit�_; car celle-ci n'est exclusivement possible
qu'au moyen des raisonnements logiques et clairs, fond�s
empiriquement, de la raison _pure_. Nous pouvons donc redire ici de
l'_Athanisme_ ce que nous avons dit du _th�isme_: ce ne sont tous deux
que des objets de fantaisie mystique, de �croyance� transcendante, non
de science, laquelle proc�de de la raison.

Si nous analysions l'une apr�s l'autre toutes les raisons qu'on a fait
valoir en faveur de la croyance � l'immortalit�, il en ressortirait
que pas une seule n'est vraiment _scientifique_; il n'en est pas une
seule qui se puisse concilier avec les notions claires que nous avons
acquises, depuis quelques dizaines d'ann�es, par la psychologie
physiologique et la th�orie de l'�volution. L'argument _th�ologique_
selon lequel un cr�ateur personnel aurait mis en l'homme une �me
immortelle (le plus souvent con�ue comme une partie de sa propre �me
divine) est un pur mythe. L'argument _cosmologique_ selon lequel
�l'ordre moral du monde� exigerait l'�ternelle dur�e de l'�me humaine,
est un dogme qui ne s'appuie sur rien. L'argument _t�l�ologique_,
selon lequel la �destin�e supr�me� de l'homme exigerait un complet
d�veloppement dans l'au-del� de son �me si incompl�te pendant la vie
terrestre, repose sur un anthropisme erron�. L'argument _moral_ selon
lequel les privations, les souhaits insatisfaits durant la vie
terrestre devraient �tre satisfaits dans l'au del� par une �justice
distributive�, est un pieux souhait, mais rien de plus.

L'argument _ethnologique_ selon lequel la croyance en l'immortalit�,
comme celle en Dieu, serait une v�rit� inn�e, commune � tous les
hommes, est nettement une erreur. L'argument _ontologique_, selon
lequel l'�me, �substance simple, immat�rielle et indivisible� ne
saurait dispara�tre avec la mort, repose sur une conception absolument
fausse des ph�nom�nes psychiques: c'est une erreur spiritualiste. Tous
ces �arguments en faveur de l'athanisme� et d'autres analogues sont
surann�s; ils ont �t� _d�finitivement r�fut�s_ par la critique
scientifique de cette fin de si�cle.


=Preuves contraires � l'Athanisme.=--En regard des arguments cit�s,
tous inadmissibles, _en faveur_ de l'immortalit� de l'�me, il
convient, vu la haute importance de cette question, de r�sumer
bri�vement ici les arguments scientifiques, bien fond�s, _contraires_
� cette croyance. L'argument _physiologique_ nous enseigne que l'�me
humaine, pas plus que celle des animaux sup�rieurs, n'est une
substance immat�rielle, ind�pendante, mais un terme collectif
d�signant une somme de fonctions c�r�brales; celles-ci sont
conditionn�es, comme toutes les autres fonctions vitales, par des
processus physiques et chimiques, par suite soumis, eux aussi, � la
loi de substance. L'argument _histologique_ s'appuie sur la structure
microscopique si compliqu�e du cerveau et nous apprend � chercher dans
les cellules ganglionnaires de celui-ci les v�ritables �organes
�l�mentaires de l'�me�. L'argument _exp�rimental_ nous fournit la
conviction que les diverses fonctions de l'�me sont li�es � des
territoires d�termin�s du cerveau et sont impossibles sans l'�tat
normal de ceux-ci; si ces territoires sont d�truits, la fonction qui y
�tait attach�e dispara�t en m�me temps; cette loi vaut, en
particulier, pour les �organes de la pens�e�, uniques instruments
centraux de la �vie de l'esprit�. L'argument _pathologique_ compl�te
le physiologique; lorsque des r�gions c�r�brales d�termin�es (centre
du langage, sph�re visuelle, sph�re auditive) sont d�truites par la
maladie, leur travail n'est plus effectu�, le langage, la vue, l'ou�e
disparaissent; la nature r�alise ici l'exp�rience physiologique la
plus d�cisive. L'argument _ontog�n�tique_ nous met imm�diatement sous
les yeux les faits de l'�volution individuelle de l'�me; nous voyons
comment, dans l'�me de l'enfant, les diverses facult�s se d�veloppent
peu � peu; elles atteignent leur pleine maturit� chez le jeune homme,
elles portent leurs fruits chez l'homme; dans la vieillesse se produit
une graduelle r�gression de l'�me, correspondant � la d�g�n�rescence
s�nile du cerveau. L'argument _phylog�n�tique_ s'appuie sur la
pal�ontologie, l'anatomie compar�e et la physiologie du cerveau; se
compl�tant r�ciproquement, ces sciences r�unies nous fournissent la
certitude que le cerveau de l'homme (et en m�me temps sa fonction,
l'�me) s'est d�velopp� graduellement et par �tapes � partir de celui
des Mammif�res, et, en remontant plus loin, des vert�br�s inf�rieurs.


=Illusions athanistiques.=--Les recherches pr�c�dentes, qui pourraient
�tre compl�t�es par beaucoup d'autres r�sultats de la science moderne,
ont d�montr� l'absolue inadmissibilit� du vieux dogme de l'immortalit�
de l'�me. �Celui-ci ne peut plus, au XIXe si�cle, faire l'objet d'une
�tude scientifique, s�rieuse, mais seulement celui de _la croyance_
transcendante. Mais la �critique de la raison pure� a d�montr� que
cette croyance, dont on fait tant de cas, envisag�e au grand jour, est
une pure _superstition_, tout comme la croyance qu'on y rattache si
souvent, en un �Dieu personnel�. Et cependant, aujourd'hui encore, des
millions de �croyants�--non seulement dans les basses classes, dans le
peuple sans culture, mais aussi dans les milieux les plus
�lev�s--tiennent cette superstition pour leur bien le plus cher, pour
leur �plus pr�cieux tr�sor�. Il est donc n�cessaire de p�n�trer un
peu plus avant dans le cercle d'id�es auquel celle-l� se rattache
et--en la supposant vraie--de soumettre sa valeur r�elle � un examen
critique. La critique objective d�couvrira alors que cette valeur
repose en grande partie sur l'imagination, sur l'absence de jugement
clair et de pens�e cons�quente. La renonciation d�finitive � ces
_illusions athanistiques_, j'en ai la profonde et sinc�re conviction,
non seulement ne serait pas pour l'humanit� une _perte_ douloureuse,
mais constituerait un inappr�ciable _gain_ positif. Le _besoin de
l'�me_ humaine s'attache � la croyance en l'immortalit� surtout pour
deux motifs: premi�rement, l'espoir d'une vie meilleure dans
l'au-del�, secondement l'espoir d'y revoir nos amis et tous ceux qui
nous sont chers, et que la mort nous a enlev�s ici-bas. En ce qui
concerne la premi�re esp�rance, elle provient d'un sentiment naturel
de r�mun�ration, l�gitime il est vrai subjectivement, mais
objectivement sans fondement. Nous pr�tendons �tre d�dommag�s
d'innombrables d�ceptions, des tristes exp�riences de cette vie
terrestre, sans y �tre autoris�s par aucune perspective r�elle ou
aucune garantie. Nous r�clamons la dur�e illimit�e d'une vie �ternelle
dans laquelle nous ne voulons �prouver que plaisir et joie, ni
d�plaisir ni douleur. La fa�on dont la plupart des hommes se
repr�sentent cette �vie bienheureuse dans l'Au del� est des plus
surprenantes, et d'autant plus �tonnante que d'apr�s cela, �l'�me
immat�rielle� go�terait des jouissances on ne peut plus mat�rielles.
La fantaisie de chaque croyant, _fa�onne_ cette f�licit� permanente
conform�ment � ses d�sirs personnels. L'Indien d'Am�rique, dont
SCHILLER nous a si vivement d�peint l'Athanisme dans sa �plainte
fun�bre� esp�re trouver dans son Paradis les plus superbes chasses
avec une quantit� �norme de buffles et d'ours; l'Esquimeau, s'attend �
y voir des nappes de glaces �clair�es par le soleil avec une quantit�
�norme d'ours polaires, de phoques et autres animaux polaires; le doux
Singhalais con�oit son Paradis d'apr�s la merveilleuse �le
paradisiaque de Ceylan, avec ses jardins et ses for�ts splendides;
mais il admet tacitement qu'il y trouvera toujours � profusion le riz
et le curry, les noix de coco et autres fruits; l'Arabe mahom�tan est
convaincu que son Paradis sera couvert de jardins ombrag�s, pleins de
fleurs, o� bruiront partout de fra�ches sources et qu'habiteront les
plus belles filles; le p�cheur catholique, en Sicile, s'attend � avoir
chaque jour une profusion des plus fins poissons et du meilleur
macaroni et une indulgence �ternelle, pour tous les p�ch�s que, m�me
dans la vie �ternelle, il pourra commettre chaque jour; le chr�tien du
Nord de l'Europe esp�re une cath�drale gothique dont on ne pourra pas
mesurer la hauteur et dans laquelle retentiront des �louanges
�ternelles au Dieu des arm�es.� Bref, chaque croyant attend en somme
de la vie �ternelle qu'elle soit un prolongement direct de son
existence terrestre individuelle, mais qu'elle en soit une �dition
consid�rablement �revue et augment�e�.

Il nous faut faire ressortir, ici encore, le caract�re d'absolu
_mat�rialisme_ que pr�sente l'_Athanisme chr�tien_, li� �troitement au
dogme absurde de la �r�surrection de la chair�. D'apr�s ce que nous
montrent des milliers de toiles de Ma�tres c�l�bres, les �corps
ressuscit�s� avec leurs �mes �n�es � nouveau� vont se promener l�-haut
dans le ciel tout comme ici-bas dans la vall�e de mis�res terrestres;
ils voient Dieu avec leurs yeux, ils entendent sa voix avec leurs
oreilles, ils chantent en son honneur des cantiques avec leur larynx,
etc. Bref, les modernes habitants du Paradis chr�tien sont aussi bien
des �tres doubles, compos�s d'un corps et d'une �me, ils sont aussi
bien en possession de tous les organes du corps terrestre, que nos
vieux devanciers au Walhalla, dans la salle d'Odin, que les
�immortels� turcs et arabes dans les plaisants jardins du Paradis de
Mahomet, que les demi-dieux et les h�ros de l'ancienne Gr�ce dans
l'Olympe, � la table de Zeus, se d�lectant avec le nectar et
l'ambroisie.

Quelque merveilleuse peinture qu'on se fasse de cette �vie �ternelle�
au Paradis, � la longue elle doit devenir infiniment ennuyeuse. Et
penser que c'est pour l'_�ternit�_! Sans interruption poursuivre cette
�ternelle existence individuelle! Le mythe profond du _Juif errant_,
l'infortun� Ahasverus cherchant en vain le repos, devrait nous
�clairer sur la valeur d'une pareille �vie �ternelle�. La meilleure
chose que nous puissions souhaiter, apr�s une vie bien remplie o� nous
avons fait de notre mieux, en toute conscience, c'est la paix
�ternelle du tombeau; _Seigneur donnez-leur le repos �ternel!_

Toute personne instruite, raisonnable, qui conna�t le _syst�me
chronologique de la g�ologie_ et qui a r�fl�chi sur la longue suite de
millions d'ann�es que compte l'histoire organique de la terre, devra
avouer, si son jugement est impartial, que la banale pens�e de la �vie
�ternelle�, loin d'�tre m�me pour le meilleur homme une admirable
_consolation_, est plut�t une terrible _menace_. Pour contester cela
il faut manquer d'un jugement clair et d'une pens�e cons�quente.

Le meilleur motif et le plus l�gitime qu'invoque l'Athanisme, c'est
l'esp�rance de revoir dans la �vie �ternelle� nos amis et tous ceux
qui nous sont chers et dont un sort cruel nous a trop t�t s�par�s
ici-bas. Mais ce bonheur qu'on se promet, si l'on y regarde de plus
pr�s, appara�tra encore illusoire; et en tous cas il serait fortement
troubl� par la perspective de retrouver en m�me temps l�-haut tant de
personnes peu sympathiques et m�me les ennemis odieux qui ont
empoisonn� notre vie ici-bas. Sans compter que les rapports de famille
seraient encore la source de bien des difficult�s! Beaucoup d'hommes
renonceraient s�rement � toutes les splendeurs du Paradis, s'ils
avaient la certitude de s'y retrouver _�ternellement_ � c�t� de �leur
meilleure moiti� ou de leur belle-m�re! Il est douteux, �galement,
que le roi Henri VIII d'Angleterre s'y plairait �ternellement entre
ses six femmes; c'est douteux aussi pour le roi de Pologne, Auguste le
Fort, qui aima cent femmes et en eut 352 enfants! Celui-ci, ayant �t�
au mieux avec le pape, �vicaire de Dieu�, devrait habiter le Paradis,
malgr� toutes ses fautes et bien que ses guerres aventureuses et
folles aient co�t� la vie � plus de cent mille Saxons.

D'insolubles difficult�s attendent aussi les athanistes croyants sur
le point de savoir � quel _stade de leur �volution individuelle_ l'�me
vivra sa �vie �ternelle�? Les nouveau-n�s d�velopperont-ils leur �me
au ciel, aux prises avec la �m�me lutte pour la vie� qui fa�onne, par
un traitement si dur, l'homme ici-bas? Le jeune homme plein de talent
qui tombe, victime du meurtre en masse de la guerre, va-t-il
d�velopper au Walhalla les riches dons inemploy�s de son esprit? Le
vieillard affaibli par les ans, tomb� en enfance, mais qui, dans la
force de l'�ge, avait rempli le monde du bruit de ses exploits,
vivra-t-il �ternellement en vieillard g�teux? ou bien reviendra-t-il
en arri�re � un �tat de maturit� ant�rieure? Mais si les �mes
immortelles doivent vivre dans l'Olympe, rajeunies et comme des �tres
_parfaits_, le charme et l'int�r�t de la _personnalit�_ sont
compl�tement perdus pour eux.

Tout aussi inadmissible nous appara�t aujourd'hui, � la lumi�re de la
raison pure, le mythe anthropistique du _Jugement dernier_, de la
s�paration des �mes humaines en deux grands tas, l'un contenant celles
destin�es aux _�ternelles_ joies du Paradis, l'autre celles destin�es
aux tortures _�ternelles_ de l'Enfer et cela par un Dieu personnel qui
serait le �P�re de l'Amour!� C'est cependant ce P�re tout amour qui a
�cr�� lui-m�me les conditions d'h�r�dit� et d'adaptation dans
lesquelles devaient _fatalement_ �voluer, d'une part, les �lus
favoris�s pour devenir des Bienheureux innocents, d'autre part, non
moins _fatalement_, les pauvres malheureux pour devenir de coupables
damn�s.

Une comparaison critique des innombrables tableaux vari�s,
fantaisistes, engendr�s depuis des milliers d'ann�es suivant les
divers peuples et les diverses religions, par la croyance en
l'immortalit�, nous fournit un spectacle des plus curieux; une
description des plus int�ressantes, t�moignant de recherches puis�es �
des sources nombreuses, nous en a �t� donn�e par AD. SVOBODA dans ses
remarquables ouvrages: _Les d�lires de l'�me_ (1886) et les _Formes de
la croyance_ (1897). Si absurdes que la plupart de ces mythes puissent
nous sembler, si inconciliables qu'ils soient tous avec les progr�s de
la science moderne, ils n'en jouent pas moins, aujourd'hui encore, un
r�le important, et comme �postulat de la raison pratique�, ils
exercent la plus grande influence sur la conception que se font de la
vie les individus et sur les destin�es des peuples.

La philosophie id�aliste et spiritualiste du pr�sent, il est vrai,
conviendra que ces formes mat�rialistes de la croyance en
l'immortalit� sont insoutenables et qu'elles doivent faire place �
l'id�e �pur�e d'une essence immat�rielle de l'�me, � une id�e
platonicienne ou � une substance transcendante. Mais la conception
naturaliste id�aliste du pr�sent ne peut absolument pas admettre ces
notions insaisissables; elles ne satisfont ni le besoin de causalit�
de notre entendement ni les d�sirs de notre �me. Si nous r�unissons
tout ce que les progr�s de l'anthropologie, de la psychologie et de la
cosmologie modernes ont �lucid� relativement � l'Athanisme, nous en
viendrons � cette conclusion pr�cise: �La croyance � l'immortalit� de
l'�me humaine est un dogme, qui se trouve en contradiction insoluble
avec les donn�es exp�rimentales les plus certaines de la science
moderne.�




CHAPITRE XII

La loi de substance.

  �TUDES MONISTES SUR LA LOI FONDAMENTALE COSMOLOGIQUE.
     CONSERVATION DE LA MATI�RE ET DE L'�NERGIE. CONCEPTS DE
     SUBSTANCE KYN�TIQUE ET DE SUBSTANCE PYKNOTIQUE.

   La loi de la conservation de la force montre que l'�nergie
   r�pandue dans l'Univers repr�sente une grandeur fixe et
   constante. La loi de la conservation de la mati�re prouve de
   m�me que la mati�re du Cosmos repr�sente une grandeur fixe et
   constante. Ces deux grandes lois: la loi fondamentale physique
   de la conservation de l'�nergie et la loi fondamentale chimique
   de la conservation de la mati�re peuvent �tre r�unies et
   d�sign�es par _un seul_ terme philosophique, sous le nom de _loi
   de la conservation de la substance_; car, d'apr�s notre
   conception moniste, la force et la mati�re sont ins�parables, ce
   ne sont que des formes diverses, inali�nables, d'une seule et
   m�me essence cosmique, la _substance_.

   _Le monisme, lien entre la Religion et la Science_ (1899).

    Trad. fran�. de VACHER DE LAPOUGE.




SOMMAIRE DU CHAPITRE XII

  La loi fondamentale chimique de la conservation de la mati�re
     (constance de la mati�re).--La loi fondamentale physique de la
     conservation de la force (constance de l'�nergie).--Union des
     deux lois fondamentales dans la loi de substance.--Notions de
     substance kin�tique, pyknotique et dualiste.--Monisme de la
     mati�re.--Masse ou mati�re corporelle (mati�re
     pond�rable).--Atomes et �l�ments.--Affinit�s �lectives des
     �l�ments.--Atome-Ame (Sensation et tendance de la
     masse).--Existence et essence de l'�ther.--Ether et
     masse.--Force et �nergie.--Force de tension et force
     vive.--Unit� des forces naturelles.--Toute-puissance de la loi
     de substance.


LITT�RATURE

   SPINOZA.--_Ethica; Tractatus theologico politicus._

   M. GRUNWALD.--_Spinoza in Deutschland_ (ouvrage couronn�.
   Berlin, 1897).

   A. LAVOISIER.--_Principes de chimie_ (1789).

   G. DALTON.--_Nouveau syst�me de philosophie chimique._

   G. WENDT.--_Die Entwickelung der Elemente_ (1891).

   FR. MOHR.--_Allgemeine Theorie der Bewegung und Kraft als
   Grundlage der Physik und Chemie_ (1869).

   R. MAYER.--_Die Mechanik der Waerme_ (1842).

   H. HELMHOLZ.--_Ueber die Erhaltung der Kraft_ (Berlin, 1847).

   H. HERTZ.--_Ueber die Beziehungen zwischen Licht und
   Elektrizitat_ (9ter Aufl., 1895).

   J.-G. VOGT.--_Das Wesen der Elektrizitat und der Magnetismus auf
   Grund eines einheitlichen Substanz Begriffs_ (Leipzig, 1897).


Je consid�re comme la supr�me, la plus g�n�rale des lois de la nature,
la v�ritable et unique _loi fondamentale cosmologique_, la _loi de
substance_; le fait de l'avoir d�couverte et d�finitivement �tablie
est le plus grand �v�nement intellectuel du XIXe si�cle, en ce sens
que toutes les autres lois naturelles connues s'y subordonnent. Par le
terme de _loi de substance_, nous entendons � la fois deux lois
extr�mement g�n�rales, d'origine et d'�ge tr�s diff�rents: la plus
ancienne est la loi _chimique_ de la �conservation de la mati�re�, la
plus r�cente, la loi _physique_ de la �conservation de la force�[42].
Ces deux lois fondamentales des sciences exactes sont ins�parables
dans leur essence, ainsi que cela appara�tra de soi-m�me � beaucoup de
lecteurs et que cela a �t� reconnu par la plupart des naturalistes
modernes. Cependant cet axiome fondamental est tr�s combattu d'autre
part, aujourd'hui encore et on doit avant tout le d�montrer. Il nous
faut donc commencer par jeter un regard rapide sur chacune de ces deux
lois en particulier.

  [42] E. HAECKEL, _Monisme_ (1892), 8e �d. (trad. fran�.).


=Loi de la conservation de la mati�re= (ou de la �constance de la
mati�re�) LAVOISIER (1789).--_La somme de mati�re qui remplit l'espace
infini est constante._ Quand un corps semble dispara�tre, il ne fait
que changer de forme. Quand le carbone br�le, il se transforme, en se
m�langeant � l'oxyg�ne de l'air, en acide carbonique gazeux: lorsqu'un
morceau de sucre se dissout dans l'eau, il passe de la forme solide �
la forme liquide. De m�me, la mati�re ne fait que changer de forme
lorsqu'un nouveau corps semble se produire; lorsqu'il pleut, la vapeur
d'eau de l'air tombe sous forme de gouttes de pluie; quand le fer se
rouille, la couche superficielle du m�tal s'allie � l'eau et �
l'oxyg�ne de l'air pour former ainsi la rouille ou oxyde de fer
hydrat�. Nulle part dans la nature nous ne voyons de la mati�re
nouvelle se produire ou ��tre cr��e�; nulle part nous ne voyons que la
mati�re existante vienne � dispara�tre ou � �tre an�antie. Ce principe
exp�rimental est aujourd'hui le premier et in�branlable axiome
fondamental de la chimie et peut �tre � tout instant imm�diatement
d�montr� � l'aide d'une _balance_. Mais c'est l� l'immortel service
qu'a rendu le grand chimiste fran�ais LAVOISIER, d'avoir le premier
fourni cette preuve au moyen de la balance. Aujourd'hui, tous les
naturalistes qui, pendant de longues ann�es, se sont occup�s de
l'�tude des ph�nom�nes naturels et qui ont r�fl�chi, sont si
profond�ment convaincus de l'absolue constance de la mati�re, qu'ils
ne peuvent plus m�me concevoir le contraire.


=Loi de la conservation de la force= (ou de la �constance de
l'�nergie�), ROBERT MAYER, (1842).--_La somme de force qui agit dans
l'espace infini et produit tous les ph�nom�nes est constante._ Quand
la locomotive entra�ne le train, la force de tension de la vapeur
d'eau �chauff�e se transforme en la force vive du mouvement m�canique;
lorsque nous entendons le sifflet de la locomotive, les ondes sonores
de l'air �branl� sont recueillies par notre tympan et conduites, par
la cha�ne des osselets, au labyrinthe de l'oreille interne, puis, de
l�, par le nerf auditif aux cellules ganglionnaires acoustiques qui
constituent la sph�re auditive dans le lobe temporal de l'�corce
c�r�brale. L'innombrable profusion de formes merveilleuses qui animent
le globe terrestre ne sont, en derni�re instance, que de la lumi�re
solaire transform�e. Chacun sait comment les progr�s merveilleux de la
technique actuelle nous ont permis de transformer l'une en l'autre les
diverses forces de la nature: la chaleur devient mouvement, celle-ci
lumi�re ou son, celle-ci �lectricit� ou inversement. La _mesure_
exacte de la somme de force qui agit lors de cette transformation a
montr� que cette force, elle aussi, demeure constante. Il n'y a
pas dans l'Univers une particule de force motrice qui se perde;
aucune particule nouvelle ne s'ajoute � ce qui existait. D�j�,
en 1837, F. MOHR, � Bonn, s'�tait beaucoup approch� de cette
d�couverte fondamentale; elle a �t� faite en 1842, par le
remarquable m�decin souabe, ROBERT MAYER; ind�pendamment de lui
et presque en m�me temps, le c�l�bre physiologiste H. HELMHOLZ
arrivait � poser le m�me principe; il en d�montrait, cinq ans
plus tard, l'applicabilit� g�n�rale et les cons�quences f�condes
dans tous les domaines de la _physique_. Nous devrions pouvoir
dire aujourd'hui que le m�me principe domine aussi le domaine entier
de la _physiologie_--c'est-�-dire de la �physique organique!�--si nous
n'�tions pas contredits par les biologistes vitalistes et par les
philosophes dualistes et spiritualistes. Ceux-ci voient dans les
�forces intellectuelles� de l'homme un groupe particulier de �libres�
manifestations de la force non soumises � la loi de l'�nergie; cette
conception dualiste puise surtout sa force dans le dogme du libre
arbitre. Nous avons d�j� vu, en parlant de celui-ci, qu'il �tait
inadmissible. En ces derniers temps la physique a distingu� la notion
de _force_ de celle d'_�nergie_. Pour les consid�rations g�n�rales que
nous nous sommes propos�es, cette distinction est n�gligeable.


=Unit� de la loi de substance.=--Ce qui importe bien davantage, pour
notre conception moniste, c'est de nous convaincre que les deux
grandes doctrines cosmologiques: la loi chimique de la conservation de
la mati�re et la loi physique de la conservation de la force, forment
un tout indissoluble; les deux th�ories sont aussi �troitement li�es
l'une � l'autre que les deux objets, la _mati�re_ et la _force_ (ou
�nergie). A beaucoup de philosophes et de naturalistes monistes, cette
_unit� fondamentale_ des deux lois appara�tra d'elle-m�me,
puisqu'elles ne sont que deux aspects diff�rents d'un seul et m�me
objet, le _Cosmos_; n�anmoins cette conviction toute naturelle est
bien loin de jouir de l'adh�sion universelle. Elle est, au contraire,
�nergiquement combattue par toute la philosophie dualiste, par la
biologie vitaliste, par la psychologie parall�liste;--et m�me par
beaucoup de monistes (incons�quents!) qui croient trouver une preuve
du contraire dans la �conscience�, ou dans l'activit� intellectuelle
sup�rieure de l'homme, ou encore dans d'autres ph�nom�nes de la �libre
vie de l'esprit�.

J'insiste donc tout particuli�rement sur l'importance fondamentale
d'une loi de substance _unique_, comme expression du lien indissoluble
entre ces deux lois que semblent s�parer deux noms distincts. Qu'�
l'origine, les deux n'aient pas �t� con�ues ensemble et qu'on n'ait
pas reconnu leur unit�, c'est ce qui ressort d�j� du seul fait que les
deux lois ont �t� d�couvertes � des �poques diff�rentes. La plus
ancienne, plus ais�ment constatable, la loi fondamentale chimique de
la �constance de la mati�re�, fut pos�e d�s 1789, par LAVOISIER et
gr�ce � l'emploi g�n�ral de la balance elle s'�leva au rang de �base
de la chimie exacte�. Par contre, la plus r�cente, beaucoup plus
cach�e, la loi fondamentale de la �constance de l'�nergie�, ne fut
d�couverte qu'en 1832, par ROBERT MAYER et ne devint qu'avec HELMHOLZ
la �base de la physique exacte�. L'unit� des deux lois fondamentales,
encore souvent contest�e aujourd'hui, est exprim�e par beaucoup de
naturalistes convaincus, sous cette d�nomination de �Loi de la
conservation de la force et de la mati�re�.

J'ai depuis longtemps propos� d'exprimer cette loi fondamentale par la
formule plus courte et plus commode de _loi de substance_ ou de �loi
fondamentale cosmologique�; on pourrait l'appeler aussi _loi
universelle_ ou loi de constance ou encore �axiome de constance de
l'univers�; au fond, elle d�rive n�cessairement du _principe de
causalit�_[43].

  [43] E. HAECKEL, _Monisme_ (1892); _Ursprung des Menschen_
  (1898).


=Notion de substance.=--Le premier penseur qui introduisit dans la
science la �notion de substance�, terme tout _moniste_ et qui en
reconnut la partie fondamentale, ce fut le grand philosophe SPINOZA;
son ouvrage principal parut peu apr�s sa mort pr�coce en 1677, juste
cent ans avant que LAVOISIER, au moyen du grand instrument chimique,
la balance, d�montr�t exp�rimentalement la constance de la mati�re.
Dans la grandiose conception panth�iste de Spinoza la notion du
_Monde_ (_universum_, Cosmos) s'identifie avec la notion totale de
_Dieu_; cette conception est en m�me temps le plus pur et le plus
raisonnable _monisme_, et le plus intellectuel, le plus abstrait
_monoth�isme_. Cette _universelle substance_ ou ce �divin �tre
cosmique� nous montre deux aspects de sa v�ritable essence, deux
_attributs_ fondamentaux: la _mati�re_ (la substance-mati�re est
infinie et _�tendue_) et l'_esprit_ (la substance-�nergie comprenant
tout et _pensante_). Toutes les fluctuations qu'a subies plus tard la
notion de substance, proviennent, par une analyse logique, de cette
supr�me notion fondamentale de SPINOZA que je consid�re, d'accord avec
GOETHE, comme une des pens�es les plus hautes, les plus profondes et
les plus vraies de tous les temps. Tous les objets divers de
l'Univers, que nous pouvons conna�tre, toutes les formes individuelles
d'existence ne sont que des formes sp�ciales et passag�res de la
substance, des _accidents_ ou des _modes_. Ces _modes_ sont des objets
corporels, des corps mat�riels, lorsque nous les consid�rons sous
l'attribut de l'_�tendue_ (comme �remplissant l'espace�); au
contraire, ce sont des forces ou des id�es lorsque nous les
consid�rons sous l'attribut de la _pens�e_ (de l'��nergie�). C'est �
cette conception fondamentale de SPINOZA que notre monisme �pur�
revient apr�s deux cents ans; pour nous aussi la _mati�re_ (ce qui
remplit l'espace) et l'_�nergie_ (la force motrice) ne sont que deux
attributs ins�parables d'une seule et m�me substance.


=La notion de substance kin�tique= (principe originel de la
vibration).--Parmi les diverses modifications que la notion
fondamentale de substance, par son alliance avec l'atomistique
r�gnante, a travers�e, dans la physique moderne, indiquons seulement
bri�vement deux th�ories qui divergent � l'extr�me: la kin�tique et la
pyknotique. Ces deux th�ories de la substance s'accordent �
reconna�tre que toutes les diverses forces de la nature peuvent �tre
ramen�es � une force primitive commune: pesanteur et chimisme,
�lectricit� et magn�tisme, lumi�re et chaleur, etc., ne sont que
divers modes de manifestations, divers modes de force ou _dynamodes_
d'une _force primitive_ unique (prodynamis). Cette unique force
primitive g�n�rale est la plupart du temps con�ue comme un mouvement
oscillatoire des plus petites parties de la masse, comme une
_vibration des atomes_. Les atomes eux-m�mes, d'apr�s la �notion de
substance kin�tique� courante, sont des particules corporelles,
mortes, discr�tes, qui vibrent dans l'espace vide et agissent �
distance. Le v�ritable et illustre fondateur de cette th�orie
kin�tique de la substance est le grand math�maticien NEWTON, � qui
l'on doit la d�couverte de la _loi de gravitation_. Dans son principal
ouvrage, _Philosophiae naturalis principia mathematica_ (1687), il
d�montra que l'Univers tout entier �tait r�gi par une seule et m�me
loi fondamentale, celle de l'_attraction de la masse_, d'o� il suit
que la gravitation reste constante; l'attraction des deux particules
de mati�re est toujours en rapport direct de leur masse et en rapport
inverse du carr� de leur distance. Cette _force de pesanteur_ g�n�rale
provoque aussi bien la chute de la pomme et le flux de la mer que la
rotation des plan�tes autour du soleil et les mouvements cosmiques de
tous les corps de l'univers. L'immortel m�rite de NEWTON c'est d'avoir
�tabli d�finitivement cette loi de gravitation et d'en avoir trouv�
une formule math�matique inattaquable. Mais cette _formule
math�matique morte_ � laquelle les naturalistes, ici comme dans
beaucoup d'autres cas, s'attachent par dessus tout, nous donne
simplement la d�monstration _quantitative_ de la th�orie; elle ne nous
fait pas entrevoir le moins du monde la nature _qualitative_ des
ph�nom�nes. L'imm�diate _action � distance_ que NEWTON d�duisit de sa
loi de gravitation et qui est devenue un des dogmes les plus
importants et les plus dangereux de la physique ult�rieure, ne nous
fournit pas le moindre aper�u sur les vraies causes de l'attraction
des masses; bien plus, elle nous barre le chemin qui pourrait nous
conduire vers ces causes. Je pr�sume que les sp�culations de NEWTON
sur sa myst�rieuse action � distance n'ont pas peu contribu� �
entra�ner le p�n�trant math�maticien anglais dans l'obscur labyrinthe
de r�verie mystique et de superstition th�iste, dans lequel il a pass�
les 34 derni�res ann�es de sa vie; il a m�me fini par construire des
hypoth�ses m�taphysiques sur les proph�ties de Daniel et sur les
stupides fantaisies de la r�v�lation de saint Jean.


=La notion de substance pyknotique= (Principe originel de condensation
ou pyknose).--La th�orie moderne de la _densation_ ou th�orie de la
substance pyknotique est en contradiction radicale avec la th�orie
courante de la _vibration_ ou th�orie de la substance kin�tique. La
premi�re a �t� expos�e le plus explicitement par J. G. VOGT, dans son
ouvrage f�cond en aper�us, sur _La nature de l'�lectricit� et du
magn�tisme fond�e sur la notion d'une substance unique_ (1891). VOGT
admet comme force originelle g�n�rale du Cosmos, comme _prodynamie_
universelle, non pas la _vibration_ des particules de mati�re, se
mouvant dans l'espace vide, mais la _condensation_ ou densation
individuelle d'une substance unique qui remplit continuellement tout
l'espace infini, c'est-�-dire ininterrompu et sans intervalles vides;
la seule forme d'action m�canique (_agens_) inh�rente � cette
substance consiste en ce que, par l'effort de condensation (ou
contraction), il se produit d'infiniment petits centres de
condensation, qui peuvent, il est vrai, varier de densit� et par suite
de volume, mais qui, en eux-m�mes, demeurent constants. Ces minuscules
parties individuelles de l'universelle substance, ces centres de
condensation qu'on pourrait appeler pyknatomes correspondent, d'une
fa�on g�n�rale, aux atomes primitifs ou derni�res particules,
discr�tes, de la mati�re dans la notion de substance kin�tique, mais
ils s'en distinguent essentiellement en ce qu'ils poss�dent sensation
et tendance (ou mouvement volontaire sous sa forme la plus primitive),
c'est-�-dire qu'en un certain sens ils ont une _�me_--souvenir de la
doctrine du vieil EMP�DOCLE sur �l'amour et la haine des �l�ments�. De
plus, ces �atomes anim�s� n'errent pas dans l'espace vide, mais dans
cette substance interm�diaire, continue, infiniment subtile qui
constitue la partie non condens�e de la substance primitive. Gr�ce �
certaines �_constellations_, centres de troubles ou syst�mes
d�formateurs�, des masses de centres de condensation marchent
rapidement les uns vers les autres pour constituer une grande �tendue
et arrivent � l'emporter en poids sur les masses environnantes. Par
l�, la substance qui, � l'�tat de repos primitif, poss�dait partout la
m�me densit� moyenne, se s�pare ou se diff�rencie en deux �l�ments
principaux: les centres de d�formation qui d�passent la densit�
moyenne _positivement_, par la pyknose, constituent les _masses_
pond�rables des corps cosmiques (ce qu'on appelle la �mati�re
pond�rable�); la substance interm�diaire plus subtile, � son tour, qui
en dehors des centres remplit l'espace et la densit� moyenne
_n�gativement_, constitue _l'�ther_ (mati�re impond�rable). La
cons�quence de cette s�paration entre la masse et l'�ther est une
lutte sans tr�ve entre ces deux partis antagonistes de la substance et
cette lutte est la cause de tous les processus physiques. La _masse_
positive, v�hicule du sentiment de plaisir, s'efforce toujours
davantage de compl�ter le processus de condensation commenc� et r�unit
les plus hautes valeurs d'�nergie _potentielle_; l'�ther _n�gatif_, au
contraire, s'oppose dans la m�me proportion, � toute �l�vation de sa
tension et du sentiment de d�plaisir qui y est attach�; il r�unit les
plus hautes valeurs d'�nergie _actuelle_.

Nous serions entra�n�s trop loin si nous voulions exposer plus � fond
la profonde th�orie de la condensation de $1; le lecteur que la
question int�resserait devra chercher � comprendre les groupes
d'id�es dont la difficult� tient au sujet lui-m�me, dans l'extrait
populaire, �crit avec clart�, qui r�sume le second volume de l'ouvrage
cit�. Je suis, quant � moi, trop peu familier avec la physique et les
math�matiques pour pouvoir s�parer leurs bons et leurs mauvais c�t�s;
je crois pourtant que cette notion de la substance _pyknotique_, pour
tous les biologistes convaincus de l'_unit� de la nature_, pourra
para�tre � maints �gards plus acceptable que la notion de substance
_kin�tique_ actuellement r�gnante. Un malentendu pourra ais�ment
r�sulter de ceci: que VOGT pose son processus cosmique de
condensation, en contradiction radicale avec le ph�nom�ne g�n�ral du
_mouvement_, entendant par l� la _vibration_ au sens de la physique
moderne. Mais son hypoth�tique �condensation� (pyknosis), implique
aussi bien le _mouvement_ de la substance que l'hypoth�tique
�vibration�; seulement le mode de mouvement et l'attitude des
particules de substance qui se meuvent, sont tout autres dans la
premi�re hypoth�se que dans la seconde. D'ailleurs, la th�orie de la
condensation ne supprime aucunement la th�orie de la vibration dans
son ensemble, elle en �carte seulement une importante partie.

La physique moderne, � l'heure qu'il est, s'en tient encore presque
toute, timidement, � l'ancienne th�orie de la vibration, � la notion
de l'action imm�diate � distance et de l'�ternelle vibration des
atomes morts dans l'espace vide; elle rejette, par suite, la th�orie
pyknotique. Quand m�me cette derni�re serait encore tr�s imparfaite et
quand bien m�me les sp�culations originales de VOGT seraient souvent
des erreurs, je regarderais cependant comme un grand m�rite de la part
de ce philosophe naturaliste, qu'il ait �limin� les principes
inadmissibles de la th�orie de la substance kin�tique. D'apr�s ma
mani�re de voir personnelle, et d'apr�s celle aussi de beaucoup
d'autres naturalistes penseurs, je voudrais maintenir, dans la th�orie
de la substance pyknotique de VOGT, les principes suivants qui y sont
contenus et que je tiens pour indispensables � toute conception de la
substance vraiment _moniste_, comprenant vraiment tout le domaine de
la nature organique et inorganique: I. Les deux �l�ments principaux de
la substance, la masse et l'�ther, ne sont pas morts et mus seulement
par des forces ext�rieures, mais ils poss�dent la sensation et la
volont� (naturellement au plus bas degr�!); ils �prouvent du plaisir
dans la condensation, du d�plaisir dans la tension; ils tendent vers
la premi�re et luttent contre la seconde. II. Il n'y a pas d'espace
vide; la partie de l'espace infini que n'occupent pas les
atomes-masses est remplie par l'�ther. III. Il n'y a pas d'action
imm�diate � distance � travers l'espace vide; toute action des masses
corporelles l'une sur l'autre r�sulte soit d'un contact imm�diat, par
rapprochement des masses, soit d'une transmission par l'�ther.


=La notion dualiste de substance.=--Les deux th�ories de la substance
que nous venons d'opposer l'une � l'autre, sont, en principe, toutes
deux _monistes_, puisque la diff�rence entre les deux �l�ments
principaux de la substance (masse et �ther) n'est pas primitive; il
faut en outre admettre un contact et une r�ciprocit� d'action directs
et permanents entre les deux substances. Il en est tout autrement dans
les th�ories _dualistes_ de la substance qui pr�valent, aujourd'hui
encore, dans la philosophie id�aliste et spiritualiste; elles sont
d'ailleurs soutenues par l'influente th�ologie, en tant du moins que
celle-ci intervient dans ces sp�culations m�taphysiques. D'apr�s ces
th�ories, il faudrait distinguer dans la substance deux �l�ments
principaux tout � fait diff�rents: l'un _mat�riel_, l'autre
_immat�riel_. La _substance mat�rielle_ constitue le _monde des
corps_, dont l'�tude est l'objet de la physique et de la chimie: c'est
pour elle seule que vaut la loi de la conservation de la mati�re et de
l'�nergie (en tant, du moins, qu'on ne la croit pas �tir�e du n�ant�
ou qu'on n'invoque pas de miracle quelconque!). La _substance
immat�rielle_, au contraire, constitue le _monde des esprits_ dans
lequel cette loi n'a pas cours; ici, les lois de la physique et de la
chimie, ou bien sont sans valeur ou bien sont subordonn�es � la
�force vitale�, ou � la �volont� libre�, � la �toute-puissance divine�
ou autres fant�mes qui n'ont rien � voir avec la _science_ critique. A
vrai dire, ces erreurs absolues n'ont plus besoin aujourd'hui d'�tre
r�fut�es; car jusqu'� ce jour l'exp�rience ne nous a appris �
conna�tre aucune _substance immat�rielle_, aucune force qui ne soit
pas li�e � une mati�re, aucune forme d'�nergie qui ne s'effectue pas
au moyen de mouvements de la mati�re, soit de la masse, soit de
l'�ther, soit des deux �l�ments � la fois. M�me les formes d'�nergie
les plus compliqu�es et les plus parfaites que nous connaissions, la
vie psychique des animaux sup�rieurs, la pens�e et la raison humaines,
reposent sur des processus mat�riels, sur des changements dans le
neuroplasma des cellules ganglionnaires; on ne peut pas les concevoir
sans cela. J'ai d�j� d�montr� (chap. XI) que l'hypoth�se physiologique
d'une �substance �me� sp�ciale, immat�rielle, �tait inadmissible.


=Masse ou mati�re corporelle= (mati�re pond�rable).--La science de
cette partie _pond�rable_ de la mati�re fait avant tout l'objet de la
_chimie_. Les extraordinaires progr�s th�oriques accomplis par cette
science au cours du XIXe si�cle, et l'influence inou�e qu'ils ont
exerc�e dans tous les domaines de la vie pratique,--sont connus de
tous. Nous nous contenterons donc de quelques remarques � propos des
plus importantes questions th�oriques touchant la nature de la masse.
La chimie analytique est parvenue, on le sait, � ramener les
innombrables corps de la nature, en les dissociant, � un petit nombre
de substances premi�res ou _�l�ments_, c'est-�-dire de corps simples
qu'on ne peut plus dissocier. Le nombre de ces �l�ments s'�l�ve
environ � soixante-dix. Il n'y en a qu'une petite fraction (en somme,
quatorze), qui soient r�pandus sur toute la terre et qui sont d'une
grande importance; la majeure partie consiste en �l�ments rares et peu
importants (c'est le cas pour la plupart des m�taux). La _parent�_
entre certains de ces �l�ments qui constituent des _groupes_ et les
rapports remarquables qui existent entre leurs poids atomiques (ainsi
que l'ont d�montr� L. MEYER et MENDELEJEFF, dans leur _syst�me
p�riodique des �l�ments_), rendent tr�s vraisemblable que ces �l�ments
ne sont pas des _esp�ces absolument fixes de la mati�re_, qu'ils ne
sont pas des grandeurs �ternellement constantes. Dans ce syst�me, on a
r�parti les soixante-dix �l�ments en huit groupes principaux et on les
a ordonn�s, � l'int�rieur de ceux-ci, d'apr�s la grandeur de leurs
poids atomiques, de sorte que les �l�ments chimiques analogues forment
des s�ries de familles. Les rapports entre corps d'un m�me groupe dans
le syst�me naturel des �l�ments rappellent, d'une part, les ph�nom�nes
analogues que pr�sentent les divers compos�s du carbone; d'autre part,
les rapports entre groupes parall�les que nous observons dans le
syst�me naturel des esp�ces v�g�tales et animales. De m�me que, dans
ce dernier cas, la �parent� entre formes analogues provient de la
descendance commune de formes ancestrales plus simples--de m�me, il
est tr�s probable que la m�me explication vaut pour les familles et
les ordres d'�l�ments. Nous pouvons donc admettre que les ��l�ments
empiriques� actuels ne sont pas v�ritablement des _esp�ces fixes de la
mati�re_, simples et constantes, mais qu'elles sont, d�s l'origine,
compos�es d'atomes primitifs simples, tous identiques, dont le nombre
et la position varient seuls. Les sp�culations de G. WENDT, W. PREYER,
W. CROOKES et d'autres, ont montr� de quelle mani�re on pouvait
concevoir que tous les �l�ments se soient diff�renci�s � partir d'une
seule et unique _mati�re premi�re_, le _prothyl_.


=Atomes et �l�ments.=--Il faut bien distinguer la _th�orie des atomes_
actuelle, telle qu'elle appara�t � la chimie comme un auxiliaire
indispensable, de l'ancien _atomisme_ philosophique, tel que
l'enseignaient d�j�, il y a plus de deux mille ans, les philosophes
monistes �minents de l'antiquit�: LEUCIPPE, D�MOCRITE et LUCR�CE: cet
atomisme se compl�ta et prit plus tard une nouvelle direction, gr�ce �
DESCARTES, HOBBES, LEIBNITZ et autres philosophes �minents. Il n'a
�t� donn� de l'_empirisme moderne_ une conception pr�cise et
acceptable, un _fondement empirique_ qu'en 1808, par le chimiste
anglais DALTON qui posa la �loi des proportions simples et multiples�
dans la formation des combinaisons chimiques. Il d�termina d'abord les
_poids atomiques des divers �l�ments_, posant ainsi la _base exacte_,
in�branlable, sur laquelle reposent les nouvelles th�ories chimiques;
celles-ci sont toutes _atomistes_ en tant qu'elles admettent que les
�l�ments sont compos�s de particules identiques, minuscules,
discr�tes, qu'on ne peut dissocier. Le probl�me de la _nature_ propre
des atomes, de leur forme, de leur grandeur, la question de savoir
s'ils sont anim�s restent d'ailleurs hors de cause; car ces qualit�s
sont hypoth�tiques; au contraire, le _chimisme_ des atomes ou leurs
�affinit�s chimiques�, c'est-�-dire la proportion constante dans
laquelle ils se combinent avec les atomes d'autres �l�ments[44],--est
tout empirique.

  [44] E. HAECKEL. _Le Monisme_, 1892, traduction fran�aise.


=Affinit�s �lectives des �l�ments.=--L'attitude variable des �l�ments
isol�s � l'�gard les uns des autres, ce que la chimie d�signe du nom
d'�affinit�, est une des propri�t�s les plus importantes de la masse
et se manifeste par les divers rapports de quantit� ou proportions
dans lesquelles s'effectue leur combinaison, et dans l'intensit� avec
laquelle elle se produit. Tous les degr�s d'inclination, depuis la
plus compl�te indiff�rence, jusqu'� la plus violente passion,
s'observent dans l'attitude chimique des divers �l�ments � l'�gard les
uns des autres, de m�me que dans la psychologie de l'homme et en
particulier dans l'inclination des deux sexes l'un pour l'autre, le
m�me ph�nom�ne joue un grand r�le. GOETHE a rapproch�, comme on sait,
dans son roman classique les _Affinit�s �lectives_, les rapports entre
deux amoureux des ph�nom�nes de m�me nature, qui interviennent dans
les combinaisons chimiques. L'irr�sistible passion qui entra�ne
Edouard vers la sympathique Ottilie, P�ris vers H�l�ne, et qui
triomphe de tous les obstacles de la raison et de la morale est la
m�me puissante force d'attraction �inconsciente� qui, lors de la
f�condation des oeufs animaux ou v�g�taux, pousse le spermatozo�de
vivant � p�n�trer dans l'ovule; c'est encore le m�me mouvement violent
par lequel deux atomes d'hydrog�ne et un atome d'oxyg�ne s'unissent
pour former une mol�cule d'eau. Cette fonci�re _Unit� des affinit�s
�lectives dans toute la nature_, depuis le processus chimique le plus
simple, jusqu'au plus compliqu� des romans d'amour, a �t� reconnue d�s
le Ve si�cle avant J�sus-Christ, par le grand philosophe naturaliste
grec, EMP�DOCLE, dans sa doctrine de _l'amour et de la haine des
�l�ments_. Elle est confirm�e par les int�ressants progr�s de la
_psychologie cellulaire_, dont la haute importance n'a �t� entrevue
qu'en ces trente derni�res ann�es. Nous appuyons l�-dessus notre
conviction que les _atomes_, d�j�, poss�dent sous leur forme la plus
simple, la sensation et la volont�--ou plut�t: le _sentiment_
(Aesthesis) et l'_effort_ (tropesis)--c'est-�-dire une _�me_
universelle sous sa forme la plus primitive. Mais on en peut dire
autant des mol�cules ou particules de mati�re constitu�es par la
r�union de deux ou plusieurs atomes. Par la combinaison, enfin, de
diverses de ces mol�cules se produisent d'abord les combinaisons
chimiques simples, puis les plus complexes, dans lesquelles le m�me
jeu se r�p�te sous une forme plus compliqu�e.


=Ether= (_Mati�re impond�rable_).--L'�tude de cette partie
_impond�rable_ de la mati�re est avant tout l'objet de la _physique_.
Apr�s avoir depuis longtemps admis l'existence d'un m�dium infiniment
subtil, remplissant l'espace en dehors de la mati�re et avoir invoqu�
cet ��ther� pour expliquer divers ph�nom�nes (la _lumi�re_
surtout)--ce n'est qu'en la seconde moiti� du XIXe si�cle qu'on est
parvenu � conna�tre plus exactement cette merveilleuse substance et ce
progr�s se rattache aux surprenantes d�couvertes empiriques faites
dans le domaine de l'_�lectricit�_, � leur connaissance exp�rimentale,
� leur compr�hension th�orique et � leur application pratique.
Signalons en premier lieu ici, comme ayant fray� les voies, les
recherches c�l�bres d'HENRI HERTZ, � Bonn (1888); on ne saurait trop
d�plorer la mort pr�coce de ce jeune physicien de g�nie qui donnait
les plus grandes esp�rances; c'est l�, comme la mort trop pr�matur�e
de SPINOZA, de RAPHA�L, de SCHUBERT et de tant d'autres jeunes gens de
g�nie, un de ces _faits brutaux_ dans l'histoire de l'humanit� qui,
par eux-m�mes, suffisent d�j� compl�tement � r�futer le mythe
inadmissible d'une �Sage Providence� et d'un �P�re c�leste qui ne
serait qu'amour�.


=L'existence de l'�ther= ou de l'_�ther cosmique_, comme mati�re
r�elle, est aujourd'hui (depuis douze ans) un _fait positif_. On peut,
il est vrai, lire aujourd'hui encore que l'�ther est une �pure
hypoth�se�; cette affirmation erron�e est r�p�t�e, non seulement par
des philosophes et des �crivains populaires qui ne sont pas au courant
des faits, mais encore par quelques �prudents physiciens exacts�. Mais
on devrait, tout aussi l�gitimement, nier l'existence de la mati�re
pond�rable, de la masse. Sans doute, il y a aujourd'hui encore des
m�taphysiciens qui en viennent l� et dont la supr�me sagesse consiste
� nier (ou du moins � r�voquer en doute) la r�alit� du monde
ext�rieur; d'apr�s eux, il n'existe, en somme, qu'un seul �tre r�el, �
savoir leur ch�re personne ou plut�t l'�me immortelle qu'elle
renferme. Quelques physiologistes �minents ont m�me, en ces derniers
temps, accept� ce point de vue ultra id�aliste qui avait d�j� �t�
d�velopp� dans la m�taphysique de DESCARTES, BERKELEY, FICHTE et
autres; ils affirment dans leur _psychomonisme_: �Il n'existe qu'une
chose et c'est mon �me�. Cette affirmation spiritualiste hardie nous
semble reposer sur une d�duction fausse tir�e de la remarque tr�s
juste de KANT: � savoir que nous ne pouvons conna�tre du monde
ext�rieur que les ph�nom�nes rendus possibles par nos _organes_
humains de connaissance, le cerveau et les organes des sens. Mais si,
par leur fonctionnement, nous ne pouvons atteindre qu'� une
connaissance imparfaite et limit�e du monde des corps, cela ne nous
donne pas le droit d'en nier l'existence. Pour moi du moins, l'�ther
_existe_ aussi certainement que la masse, aussi certainement que
moi-m�me lorsque je r�fl�chis et que j'�cris sur ces questions. Si
nous nous convainquons de la r�alit� de la _mati�re_ pond�rable, par
la mesure et le poids, par des exp�riences m�caniques et chimiques,
nous pouvons tout aussi bien nous convaincre de l'existence de
l'_�ther_ impond�rable, par les exp�riences d'optique et
d'�lectricit�.


=Nature de l'�ther.=--Bien qu'aujourd'hui presque tous les physiciens
consid�rent l'existence r�elle de l'�ther comme un fait positif, et
bien que nous connaissions tr�s exactement, gr�ce � d'innombrables
exp�riences (surtout d'optique et d'�lectricit�) les nombreux _effets_
de cette mati�re merveilleuse,--cependant nous ne sommes pas encore
parvenus � conna�tre avec clart� et certitude sa vraie _nature_. Au
contraire, aujourd'hui encore, les opinions des physiciens les plus
�minents, qui ont sp�cialement �tudi� la question, divergent
profond�ment; elles se contredisent m�me sur les points les plus
importants. Chacun est donc libre d'adopter, parmi les hypoth�ses
contradictoires, celle qui sera le plus conforme � son degr� de
connaissance et � la force de son jugement (qui tous deux resteront
toujours tr�s imparfaits). L'opinion � laquelle j'en suis venu apr�s
avoir m�rement r�fl�chi (et bien que je ne sois qu'un _dilettante_ sur
ce terrain), peut �tre r�sum�e dans les huit propositions suivantes:

I. L'�ther remplit, sous forme de _mati�re continue_, tout l'espace
cosmique, en tant que celui-ci n'est pas occup� par la masse (ou
mati�re pond�rable); il comble en outre tous les intervalles laiss�s
entre les atomes de celle-ci; II. L'�ther ne poss�de probablement
encore _aucun chimisme_ et n'est pas encore compos� d'atomes, comme la
masse; si l'on admet qu'il est compos� d'atomes identiques, infiniment
petits (par exemple de petites sph�res d'�ther de m�me grandeur), on
doit alors admettre aussi qu'entre celles-ci, il existe encore quelque
chose d'autre, soit l'�espace vide�, soit un troisi�me m�dium tout �
fait inconnu, un _Inter�ther_ tout hypoth�tique; le probl�me de son
essence soul�verait les m�mes difficult�s que lorsqu'il s'agissait de
l'�ther (_in infinitum_); III. L'hypoth�se d'un espace vide et d'une
action � distance imm�diate, n'�tant plus gu�re possible dans l'�tat
actuel de la science (ou du moins, ne conduisant � aucune claire
conception moniste), j'admets une _structure particuli�re de l'�ther_
qui ne serait pas atomistique comme celle de la masse pond�rable et
qu'on pourrait provisoirement concevoir (sans d�finition plus
pr�cise), comme une structure _�th�rique_ ou _dynamique_. IV. L'_�tat
d'agr�gat_ de l'�ther, par suite de cette hypoth�se, serait �galement
particulier et diff�rent de celui de la masse; il ne serait ni gazeux,
ni solide, comme le soutiennent certains physiciens; la meilleure
fa�on de se le repr�senter, c'est peut-�tre de le comparer � une gel�e
infiniment t�nue, �lastique et l�g�re. V. L'�ther est une _mati�re
impond�rable_, en ce sens que nous ne poss�dons aucun moyen de
d�terminer exp�rimentalement son poids; s'il en a r�ellement un, ce
qui est tr�s vraisemblable, ce poids est infiniment petit et �chappe �
la mesure de nos plus fines balances. Quelques physiciens ont essay�
de calculer le poids de l'�ther d'apr�s l'�nergie des ondes
lumineuses; ils ont trouv� qu'il �tait quinze trillions de fois plus
petit que celui de l'air atmosph�rique; en tous cas, une sph�re
d'�ther du m�me volume que la terre p�serait _au moins_ 250 livres
(?). VI. L'�tat d'agr�gat de l'�ther peut probablement (en vertu de la
th�orie pyknotique), dans des conditions d�termin�es par une
condensation croissante, passer � l'�tat gazeux de la masse, de m�me
que celui-ci, par un refroidissement croissant, pourra redevenir
liquide et ensuite solide. VII. Ces _�tats d'agr�gat de la mati�re_
s'ordonnent par cons�quent (ce qui est tr�s important pour la
_Cosmog�nie_ moniste), suivant une s�rie g�n�tique continue, nous en
distinguerons cinq moments: 1� L'�tat �th�rique; 2� le gazeux; 3� le
liquide; 4� le liquide-solide (dans le plasma vivant); 5� l'�tat
solide. VIII. L'�ther est infini et incommensurable tout comme
l'espace qu'il remplit; il est �ternellement en mouvement. Ce _motus
propre de l'�ther_ (qu'on le con�oive comme une vibration, une
tension, une condensation, etc.), en r�ciprocit� d'action avec les
mouvements de la masse (gravitation), est la cause derni�re de tous
les ph�nom�nes.


=Ether et masse.=--�La colossale question de la nature de l'�ther�
ainsi qu'HERTZ la nomme avec raison, comprend celle de ses rapports
avec la masse; car ces deux �l�ments principaux de la mati�re sont non
seulement partout en contact ext�rieur tr�s intime, mais encore en
continuelle _r�ciprocit� d'action_ dynamique. On peut r�partir les
ph�nom�nes naturels les plus g�n�raux, d�sign�s par la physique sous
le nom de forces naturelles ou de �fonctions de la mati�re�, en deux
groupes, dont l'un comprend _surtout_ (mais pas exclusivement) les
fonctions de l'�ther, l'autre celles de la masse; on obtient alors le
sch�ma suivant que j'ai donn� (1892) dans le _Monisme_:


Univers (= Nature = Substance = Cosmos)

  I. =�ther= (IMPONDERABILE          | II. =Masse= (PONDERABLE, SUBSTANCE
  A L'�TAT DE TENSION)               | A L'�TAT DE CONDENSATION)
                                     |
                                     |
  1. _Etat d'agr�gat_: �th�rique (ni | 1. _Etat d'agr�gat_: pas �th�rique
  gazeux, ni liquide, ni solide).    | (mais gazeux, liquide ou
                                     | solide).
                                     |
  2. _Structure_: pas atomique,      | 2. _Structure_: atomique,
  continue, compos�e de particules   | discontinue, compos�e d'infiniment
  discr�tes (atomes).                | petites particules (atomes)
                                     | discr�tes.
                                     |
  3. _Fonctions principales_:        | 3. _Fonctions principales_:
  lumi�re, chaleur rayonnante,       | pesanteur, inertie, chaleur
  �lectricit�, magn�tisme.           | latente, chimisme.


Les deux groupes de fonctions de la mati�re, oppos�s l'un � l'autre
dans ce sch�ma, peuvent en quelque mesure �tre regard�s comme
r�sultant de la premi�re division du travail de la mati�re, comme
l'_ergonomie primaire de la mati�re_. Mais cette distinction ne marque
pas une s�paration absolue entre les deux groupes oppos�s; au
contraire, tous deux restent unis, conservent un lien et demeurent
partout en constante r�ciprocit� d'action. Les processus optiques et
�lectriques de l'�ther sont, comme on sait, �troitement li�s aux
changements m�caniques et chimiques de la masse; la chaleur rayonnante
de celui-l� passe directement � l'�tat de chaleur latente ou chaleur
m�canique de celle-ci; la gravitation ne peut agir sans que l'�ther ne
serve d'interm�diaire � l'attraction des atomes s�par�s, puisque nous
ne saurions admettre d'action � distance. La transformation d'une des
formes de l'�nergie en l'autre, d�montr�e par la loi de la
conservation de la force confirme en m�me temps la constante
r�ciprocit� d'action entre les deux parties essentielles de la
substance, l'_�ther_ et la _masse_.


=Force et �nergie.=--La grande loi fondamentale de la nature, que nous
pla�ons sous le nom de loi de substance en t�te de toutes les
consid�rations d'ordre physique, a �t� d�sign�e originellement, par R.
MEYER qui la formula (1842) et par HELMHOLZ qui la d�veloppa (1847),
sous le nom de _loi de la conservation de la force_. Dix ans
auparavant, d�j�, un autre naturaliste allemand, FR. MOHR, de Bonn, en
avait clairement expos� l'essentiel (1837). Plus tard, la physique
moderne s�para l'ancienne notion de _force_ de celle d'_�nergie_, dont
elle ne se s�parait pas � l'origine. Aussi cette m�me loi est-elle
ordinairement d�sign�e aujourd'hui du nom de loi de la _constance de
l'�nergie_. Pour l'�tude g�n�rale, dont je dois me contenter ici et
pour le grand principe de la �conservation de la substance�, cette
distinction subtile n'entre pas en ligne de compte. Le lecteur que
cette question int�resserait en trouverait une explication tr�s
claire, par exemple, dans le travail remarquable du physicien anglais
TYNDALL, sur �la loi fondamentale de la nature�[45]. La port�e
universelle de cette grande loi cosmologique y est bien mise en
lumi�re, de m�me que son application aux probl�mes les plus
importants, dans les domaines les plus diff�rents. Nous nous
contenterons de relever ici le fait important qu'aujourd'hui le
�principe de l'�nergie� et la certitude de l'unit� des forces
naturelles qui s'y rattache, ainsi que leur origine commune, sont
reconnus par tous les physiciens comp�tents et consid�r�s comme le
progr�s le plus important de la physique au XIXe si�cle. Nous savons
aujourd'hui que la chaleur est une forme de _mouvement_ au m�me titre
que le son, l'�lectricit� au m�me titre que la lumi�re et le chimisme
au m�me titre que le magn�tisme. Nous pouvons, par des proc�d�s
appropri�s, transformer une de ces forces en l'autre et nous
convaincre ainsi, en mesurant avec exactitude, que jamais il ne se
perd la plus petite particule de leur somme totale.

  [45] JOHN TYNDALL: _Fragments d'histoire naturelle_.


=Force de tension et force vive= (_�nergie potentielle et �nergie
actuelle_).--La somme totale de la force ou �nergie dans l'univers
reste constante, quels que soient les ph�nom�nes qui nous frappent;
elle est �ternelle et infinie comme la mati�re, � laquelle elle est
li�e indissolublement. Tout le jeu de la nature consiste en
l'alternance du repos apparent avec le mouvement; mais les corps
immobiles poss�dent une quantit� indestructible de force, tout comme
les corps en mouvement. Dans le mouvement lui-m�me, la force de
tension des premiers se transforme en la force vive des seconds. �Le
principe de la conservation de la force concernant aussi bien la
r�pulsion que l'attraction, �nonce l'affirmation que la valeur
m�canique des forces de tension et des forces vives dans le monde
mat�riel, est une quantit� constante. En un mot, le capital de force
de l'univers se compose de deux parties qui, d'apr�s un rapport de
valeur d�termin�, peuvent se transformer l'une en l'autre. La
diminution de l'une entra�ne l'augmentation de l'autre; la valeur
totale de la somme reste cependant immuable�. La _force de tension_ ou
_�nergie potentielle_ et la _force vive_ ou _�nergie actuelle_ se
transforment continuellement l'une en l'autre, sans que la somme
totale infinie de force, dans l'univers infini, �prouve jamais la
moindre perte.


=Unit� des forces de la nature.=--Apr�s que la physique moderne e�t
pos� la loi de substance � propos des rapports tr�s simples des corps
inorganiques, la physiologie en d�montra la valeur g�n�rale dans le
domaine tout entier de la nature organique. Elle montra que toutes les
fonctions vitales de l'organisme--sans exception!--reposent sur un
continuel _�change de forces_ et sur l'��change de mat�riaux� qui s'y
rattache, aussi bien que les processus les plus simples de ce qu'on
appelle la �nature inanim�e�. Non seulement la croissance et la
nutrition des plantes et des animaux, mais encore leurs fonctions de
sensation et de mouvement, leur activit� sensorielle et leur vie
psychique,--ont pour base la transformation de la force de tension en
force vive et inversement. Cette loi supr�me r�git encore les
ph�nom�nes les plus parfaits du syst�me nerveux qu'on d�signe, chez
les animaux sup�rieurs et chez l'homme, sous le nom de _vie
intellectuelle_.


=Toute-puissance de la loi de substance.=--Notre ferme conviction
moniste, que la loi fondamentale cosmologique vaut universellement
dans la _nature enti�re_, est de la plus haute importance. Car non
seulement elle d�montre _positivement_ l'unit� fonci�re du Cosmos et
l'encha�nement causal de tous les ph�nom�nes que nous pouvons
conna�tre, mais elle r�alise, en outre, _n�gativement_, le supr�me
progr�s intellectuel, la chute d�finitive des _trois dogmes centraux
de la m�taphysique_: �Dieu, la libert� et l'immortalit�. En tant que
la loi de substance nous d�montre que partout les ph�nom�nes ont des
causes m�caniques, elle se rattache � la _loi g�n�rale de causalit�_.




La loi de substance ou loi nouvelle

A LA LUMI�RE DE LA PHILOSOPHIE DUALISTE

ET DE LA PHILOSOPHIE MONISTE

  =Dualisme=                             =Monisme=
  (CONCEPTION T�L�OLOGIQUE)              (CONCEPTION M�CANISTE)


  1. _Le monde_ (Cosmos) comprend        1. _Le monde_ (Cosmos) ne comprend
  deux domaines distincts, celui         qu'un seul et unique
  de la _nature_ (des corps mat�riels)   domaine: le _royaume de la
  et celui de l'_esprit_ (du             substance_; ses deux attributs
  monde psychique immat�riel).           ins�parables sont la _mati�re_
                                         (substance �tendue) et l'_�nergie_
                                         (la force efficiente).

  2. Par suite, le royaume de la         2. Par suite, le royaume tout
  science se divise en deux domaines     entier de la science, forme un
  distincts: _sciences naturelles_       domaine, unique; les sciences
  (th�orie empirique des                 dites _de l'esprit_ ne sont que
  processus m�caniques) et _sciences     certaines parties des _sciences
  de l'esprit_ (th�orie transcendentale  naturelles_ universelles; toute
  des processus psychiques).             v�ritable science repose sur
                                         l'empirisme, non sur la
                                         transcendance.

  3. La connaissance des _ph�nom�nes     3. La connaissance de _tous_ les
  naturels_ s'acquiert par               ph�nom�nes (aussi bien de la
  la m�thode _empirique_, par            _nature_ que de la vie de
  l'observation, l'exp�rience et         l'_esprit_) s'acquiert
  l'association des repr�sentations.     exclusivement par la m�thode
  La connaissance des _ph�nom�nes        _empirique_ (par le
  de l'esprit_, au contraire,            travail de nos organes des sens
  n'est possible que par                 et de notre cerveau). Toute
  des proc�d�s surnaturels, par          pr�tendue _r�v�lation_ ou
  la _r�v�lation_.                       transcendance repose sur une
                                         _illusion_, consciente ou
                                         inconsciente.

  4. La _loi de substance_ avec ses      4. _La loi de substance_ a une
  _deux_ parties (Conservation de        valeur absolument _universelle_,
  la mati�re et de l'�nergie) n'a        aussi bien dans le domaine de
  de valeur que dans le domaine          la _nature_ que dans celui de
  de la _nature_; c'est ici seulement    l'_esprit_--sans exception!--M�me
  que la mati�re et la force             dans les plus hautes fonctions
  sont indissolublement li�es.           intellectuelles (repr�sentation
  Dans le domaine de l'_esprit_,         et pens�e) le travail des
  par contre, l'activit� de l'�me        cellules nerveuses efficientes
  est libre et n'est pas li�e � des      est aussi n�cessairement
  changements physico-chimiques          li� aux changements mat�riels
  dans la substance de ses               de leur substance (plasma
  organes.                               nerveux), que dans tout autre
                                         processus naturel la force
                                         et la mati�re sont li�es l'une
                                         � l'autre.




CHAPITRE XIII

Histoire du d�veloppement de l'Univers.

  �TUDES MONISTES SUR L'�TERNELLE �VOLUTION DE
     L'UNIVERS.--CR�ATION, COMMENCEMENT ET FIN DU
     MONDE.--COSMOG�NIE CR�ATISTE ET COSMOG�NIE G�N�TIQUE.

   La derni�re �nigme de l'Univers ne sera certes pas r�solue par
   les libres esprits de la philosophie moniste � venir. Mais ils
   ne se contenteront plus de prendre l'apparence pour la r�alit�,
   et l'illusion pour la v�rit�. La grande loi de l'_�volution_
   prendra la place de l'hypoth�se de la cr�ation, la croyance � un
   ordre naturel du monde, la place du miracle, la vive et gaie
   r�alit�, celle de la phrase et de l'imagination, le _monisme_
   conforme � la nature, celle du faux dualisme, l'id�al positif
   (pratique), celle du fol id�al (th�orique).

    L. B�CHNER (1898).




SOMMAIRE DU CHAPITRE XIII

  Notion de cr�ation.--Miracle.--Cr�ation de l'Univers en g�n�ral
     et des choses particuli�res.--Cr�ation de la substance
     (cr�atisme cosmologique).--D�isme: Un jour de la
     cr�ation.--Cr�ation des choses particuli�res.--Cinq formes du
     cr�atisme ontologique.--Notion d'�volution (_genesis_,
     _evolutio_).--I. Cosmog�nie moniste.--Commencement et fin du
     monde.--Infinit� et �ternit� de l'Univers. Espace et
     temps.--_Universum perpetuum mobile._ Entropie de
     l'Univers.--II. G�og�nie moniste.--Histoire de la terre
     inorganique et histoire organique.--III. Biog�nie moniste.
     Transformisme et th�orie de la descendance. Lamarck et
     Darwin.--IV. Anthropog�nie moniste.--Descendance de l'homme.


LITT�RATURE

   KANT.--_Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels._
   1755.

   ALEX. HUMBOLDT.--_Kosmos. Entwurf einer physischen
   Weltbeschreibung._ 4 Bd. 1845-1854.

   W. B�LSCHE.--_Entwicklungsgeschichte der Natur._ 1896.

   CARUS STERNE (E. KRAUSE).--_Werden und Vergehen. Eine
   Entwicklungsgesch. des Naturganzen in gemeinverst. Fassung_ (4te
   Aufl.) Berlin, 1899.

   H. WOLFF.--_Kosmos. Die Weltentwickl. nach monistisch. psychol.
   Prinzipien auf Grundlage der exacten Naturforsch. dargestellt_
   (2 Bd.) Leipzig, 1890.

   K. A. SPECHT.--_Popul�re Entwicklungsgeschichte der Welt._

   L. ZEHNDER.--_Die Mechanik des Weltalls._ 1897.

   M. NEUMAYR.--_Erdgeschichte_ (2te Aufl. von V. Uhlig). 1895.

   J. WALTHER.--_Einleit. In die Geologie als historische
   Wissenschaft._

   C. RADENHAUSEN.--_Osiris. Weltgesetze in der Erdgeschichte._

   L. NOIRE.--_Die Welt als Entwickl. des Geistes. Bausteine zu
   einer monistichen Weltanschauung._ 1874.


Entre toutes les �nigmes de l'Univers, la plus grande, la plus
difficile � r�soudre, celle qui embrasse le plus de probl�mes, c'est
celle de l'apparition et du d�veloppement de l'Univers, appel�e
d'ordinaire d'un mot la _question de la cr�ation_. A la solution de
cette �nigme, difficile entre toutes, notre XIXe si�cle, une fois
encore, a plus contribu� que tous ses pr�d�cesseurs; il a m�me,
jusqu'� un certain point, r�ussi � la donner. Du moins voyons-nous que
toutes les diverses questions particuli�res, relatives � la cr�ation
sont li�es entre elles ins�parablement, qu'elles ne forment toutes
qu'un unique et total _probl�me cosmique universel_--et que la clef
qui donne la solution de cette �question cosmique� nous est fournie
par un seul mot magique: _�volution!_ Les grandes questions de la
cr�ation de l'homme, de celle des animaux et des plantes, de celle de
la terre et du soleil, etc., ne sont toutes que des parties de cette
question universelle: Comment l'Univers tout entier est-il apparu?
A-t-il �t� _cr��_ par des proc�d�s surnaturels, ou bien s'est-il
_graduellement produit_ par des proc�d�s naturels? De quelle nature
sont les causes et les proc�d�s de cette �volution? Si nous parvenons
� trouver une r�ponse certaine � ces questions en ce qui concerne l'un
de ces probl�mes _partiels_, nous aurons alors, d'apr�s notre
conception moniste de la nature, trouv� en m�me temps un flambeau qui
nous �clairera et nous montrera la r�ponse � ces questions en ce qui
concerne le probl�me cosmique _tout entier_.


=Cr�ation= (_creatio_).--L'opinion presque partout admise, aux si�cles
pass�s, relativement � l'origine du monde, c'�tait la _croyance � sa
cr�ation_. Cette croyance a trouv� des expressions diff�rentes dans
des milliers de l�gendes et de po�mes int�ressants, plus ou moins
fabuleux, dans les _cosmogonies_ et dans les _mythes relatifs � la
cr�ation_. Seuls, quelques grands philosophes rest�rent r�fractaires �
cette croyance, surtout ces admirables libres penseurs de l'antiquit�
classique qui, les premiers, con�urent l'id�e d'une _�volution_
naturelle. A l'inverse, tous les mythes relatifs � la cr�ation
portaient le caract�re du _surnaturel_, du merveilleux ou du
transcendant. Incapable de saisir l'essence du monde en elle-m�me et
d'expliquer l'apparition de ce monde par des causes naturelles, la
raison encore peu d�velopp�e devait naturellement recourir au
_miracle_. Dans la plupart des l�gendes relatives � la cr�ation, le
miracle s'allie � l'_anthropisme_. De m�me que l'homme cr�e ses
oeuvres avec une intention et en faisant preuve d'art, de m�me le
�Dieu� cr�ateur devait avoir produit le monde conform�ment � un plan;
l'id�e de ce Dieu �tait presque toujours tout anthropomorphique; il
s'agissait manifestement d'un _cr�atisme anthropistique_. Le
�tout-puissant cr�ateur du ciel et de la terre�, d'apr�s le premier
livre de Mo�se et d'apr�s le cat�chisme encore aujourd'hui admis, est
con�u cr�ant d'une fa�on aussi purement humaine que le cr�ateur
moderne d'AGASSIZ ou de REINKE ou que l'intelligent �ing�nieur
machiniste� d'autres biologistes contemporains.


=Cr�ation de l'Univers en g�n�ral et des choses particuli�res=
(_Cr�ation de la substance et de ses accidents_).--P�n�trant plus
avant dans la notion merveilleuse de _cr�ation_, nous y pouvons
distinguer comme deux actes essentiellement diff�rents, la cr�ation
totale de l'Univers en g�n�ral et la cr�ation partielle des choses
particuli�res, correspondant � la notion, chez SPINOZA, de la
_substance_ (_Universum_) et des _accidents_ (ou modes, �formes
ph�nom�nales� isol�es de la substance). Cette distinction est
fonci�rement importante; car il y a eu beaucoup de philosophes et des
plus distingu�s (et il en est encore aujourd'hui) qui admettent la
premi�re cr�ation, mais qui rejettent la seconde.


=Cr�ation de la substance= (_Cr�atisme cosmologique_).--D'apr�s cette
th�orie de la cr�ation, �Dieu a cr�� le monde en le tirant du n�ant�.
On se repr�sente le �Dieu �ternel� (�tre raisonnable mais immat�riel)
comme ayant seul exist�, de toute �ternit� (dans l'espace) sans monde,
jusqu'� ce qu'un beau jour il lui soit venu � l'id�e �de cr�er le
monde�. Quelques partisans de cette croyance restreignent � l'extr�me
cette activit� cr�atrice de Dieu, la limitant � un acte unique, ils
admettent que le Dieu extra mondain (dont l'activit�, en dehors de
cela, reste une �nigme!) a cr��, � un instant donn�, la substance,
qu'il lui a conf�r� la capacit� de se d�velopper � l'extr�me et puis
qu'il ne s'est plus jamais occup� d'elle. Cette id�e tr�s r�pandue a
�t�, en particulier, reprise sous diverses formes par le _d�isme_
anglais; elle se rapproche, jusqu'� y toucher, de notre th�orie
moniste de l'�volution et ne l'abandonne que dans ce seul instant
(celui de l'�ternit�!) o� est venu � Dieu la pens�e de cr�er. D'autres
partisans du cr�atisme cosmologique admettent, au contraire, que �le
Seigneur Dieu�, non seulement a cr�� une fois la substance, mais en
tant que �conservateur et r�gisseur du monde�, continue d'agir sur ses
destin�es. Plusieurs variations de cette croyance se rapprochent
tant�t du _Panth�isme_, tant�t du _th�isme_ cons�quent. Toutes ces
formes (et autres semblables) de la croyance � la cr�ation sont
inconciliables avec la loi de la conservation de la force et de la
mati�re; celle-ci ne conna�t pas de �commencement du monde�.

Il est particuli�rement int�ressant de voir que E. DU BOIS-REYMOND,
dans son dernier discours (sur le _N�ovitalisme_, 1894), a embrass� ce
cr�atisme cosmologique (comme solution de la grande �nigme de
l'Univers); il dit: �La seule conception digne de la _toute-puissance
divine_, c'est celle qui consiste � penser qu'elle a, de temps
imm�morial, cr��, par _un seul acte de cr�ation_, toute la mati�re, de
telle sorte qu'en vertu des lois inviolables qui lui sont inh�rentes,
partout o� les conditions d'apparition et de dur�e de la vie seraient
pr�sentes, par exemple ici-bas sur terre, les �tres les plus simples
appara�traient, desquels, sans autre intervention, sortirait la nature
actuelle, depuis le bacille primitif jusqu'� la for�t de palmes,
depuis le micrococcus originel jusqu'aux gracieuses attitudes d'une
Suleima, jusqu'au cerveau d'un Newton! Ainsi nous sortirions de toutes
les difficult�s par _un jour de cr�ation_(!) et laissant de c�t�
l'ancien et le nouveau vitalisme, nous admettrions que la Nature s'est
produite m�caniquement.� Ici, comme lorsqu'il s'agissait de la
question de la conscience, dans le discours de l'_Ignorabimus_, DU
BOIS-REYMOND trahit, de la fa�on la plus �clatante, le peu de
profondeur et de logique inh�rents � sa conception moniste.


=Cr�ation des choses particuli�res= (_Cr�atisme
ontologique_).--D'apr�s cette th�orie individuelle de la cr�ation,
encore aujourd'hui pr�dominante, Dieu n'a pas seulement produit le
monde tout entier (�de rien�) mais encore toutes les choses
particuli�res qui y sont renferm�es. Dans le monde civilis� chr�tien,
c'est la l�gende primitive et s�mitique de la Cr�ation, emprunt�e au
premier livre de Mo�se, qui pr�vaut aujourd'hui encore; m�me parmi les
naturalistes modernes, elle trouve encore ici et l� de croyants
adeptes. Je l'ai critiqu�e en d�tail dans le premier chapitre de mon
_Histoire de la Cr�ation naturelle_. On pourrait relever, comme
d'int�ressantes modifications de ce cr�atisme ontologique, les
th�ories suivantes:

I. _Cr�ation dualiste._--Dieu s'est born� � _deux actes de cr�ation_;
d'abord il a cr�� le monde inorganique, la substance morte � laquelle
seule s'applique la loi de l'�nergie, aveugle et agissant sans but
dans le m�canisme du monde corporel et des formations g�ologiques;
plus tard, Dieu acquit l'intelligence et la communiqua aux
dominantes, � ces forces intelligentes, s'effor�ant vers un but, qui
produisent et dirigent le d�veloppement des organismes (REINKE)[46].

  [46] J. REINKE, _Die Welt als That_. 1899 S 451, 477.

II. _Cr�ation trialistique._--Dieu a cr�� le monde en _trois actes
principaux_: A. Cr�ation du Ciel (cas du monde supra-terrestre); B.
Cr�ation de la terre (comme centre du monde) et de ses organismes; C.
Cr�ation de l'homme (comme image de Dieu); ce dogme est encore
aujourd'hui tr�s r�pandu parmi les th�ologiens chr�tiens et autres
�savants�; on l'enseigne comme une v�rit� dans beaucoup d'�coles.

III. _Cr�ation heptam�rale._--La Cr�ation en sept jours, de _Mo�se_.
Bien que peu de savants, aujourd'hui, croient encore � ce mythe
mosa�que, il se grave pourtant profond�ment, d�s la premi�re jeunesse,
en m�me temps que l'enseignement de la Bible, dans l'esprit de nos
enfants. Les divers essais, tent�s surtout en Angleterre, pour mettre
ce mythe d'accord avec la th�orie de l'�volution, ont compl�tement
�chou�. Pour les sciences naturelles, ce mythe a pris une grande
importance en ce que LINN�, lorsqu'il fonda son syst�me de la nature,
l'adopta et l'employa pour d�finir la notion d'_esp�ce_ organique
(tenue par lui pour fixe): �Il y a autant d'esp�ces diff�rentes
d'animaux et de plantes, qu'au commencement du monde l'�tre infini a
cr�� d'esp�ces diff�rentes�[47]. Ce dogme a �t� admis assez
g�n�ralement jusqu'� DARWIN (1859), bien que, d�s 1809, LAMARCK en ait
expos� l'inadmissibilit�.

  [47] E. HAECKEL, _Histoire de la Cr�at. nat._, 9e �dit.

IV. _Cr�ation p�riodique._--Au commencement de chaque p�riode
g�ologique, toute la population animale et v�g�tale est cr��e �
nouveau, et � la fin de chaque p�riode elle est an�antie par une
catastrophe g�n�rale; il y a autant d'actes de cr�ation g�n�rale qu'il
s'est succ�d� de p�riodes g�ologiques distinctes (th�orie des
catastrophes de CUVIER, 1818 et AGASSIZ, 1858). La pal�ontologie qui,
lors de ses d�buts, encore tr�s incompl�te (dans la premi�re moiti�
du XIXe si�cle), semblait pr�ter appui � cette th�orie des cr�ations
successives du monde organique, l'a compl�tement r�fut�e par la suite.

V. _Cr�ation individuelle._--Chaque homme, en particulier--de m�me que
chaque animal et chaque plante en particulier--ne provient pas d'un
acte naturel de reproduction, mais est cr�� par la gr�ce de Dieu (�qui
conna�t toutes choses et qui a compt� les cheveux sur notre t�te�). On
lit souvent, aujourd'hui encore, cette conception chr�tienne de la
Cr�ation, dans les journaux, en particulier aux annonces de naissance
(�Hier, Dieu, dans sa bont�, nous a fait cadeau d'un fils qui se porte
bien�, etc.) M�me dans les talents individuels, dans les avantages de
nos enfants, nous constatons souvent, avec reconnaissance, les �dons
sp�ciaux de Dieu� (mais nous ne le faisons pas, d'ordinaire, quand il
s'agit des d�fauts h�r�ditaires!).


=Evolution= (_Genesio_, _Evolutio_).--Ce qu'avaient d'inadmissible les
l�gendes relatives � la Cr�ation et la croyance au miracle qui s'y
rattache a d� frapper de bonne heure les hommes capables de penser;
aussi trouvons-nous, remontant � plus de deux mille ans, de nombreuses
tentatives pour remplacer ces mythes par une th�orie raisonnable et
expliquer l'apparition du monde par des causes naturelles. Au premier
rang, nous retrouvons ici les grands penseurs de l'�cole naturaliste
ionienne, puis D�MOCRITE, H�RACLITE, EMP�DOCLE, ARISTOTE, LUCR�CE et
autres philosophes de l'antiquit�. Leurs premiers essais, encore
imparfaits, nous surprennent en partie par leurs intuitions
lumineuses, tant ils semblent les pr�curseurs des id�es modernes.
Cependant, il manquait � l'antiquit� ce terrain solide de la
sp�culation scientifique qui n'a �t� conquis que par les innombrables
observations et exp�riences des temps modernes. Pendant le moyen
�ge--et surtout sous la supr�matie du papisme--la recherche
scientifique est rest�e stationnaire. La torture et les b�chers de
l'Inquisition veillaient � ce que la foi inconditionn�e en la
mythologie h�bra�que de Mo�se demeur�t la r�ponse d�finitive aux
questions concernant la Cr�ation. M�me les ph�nom�nes qui invitaient �
l'observation imm�diate des _faits_ embryologiques: le d�veloppement
des animaux et des plantes, l'embryologie de l'homme, passaient
inaper�us ou n'excitaient �� et l� que l'int�r�t de quelques
observateurs ayant soif de savoir; mais leurs d�couvertes furent
ignor�es ou perdues. D'ailleurs, le chemin �tait � l'avance barr� �
toute vraie science du d�veloppement naturel, par la th�orie r�gnante
de la _pr�formation_, par le dogme que la forme et la structure
caract�ristiques de chaque esp�ce animale ou v�g�tale sont d�j�
pr�form�s dans le germe.


=Th�orie de l'�volution= (_G�n�tisme_, _Evolutisme_,
_Evolutionnisme_).--La science que nous appelons aujourd'hui
�volutionnisme (au sens le plus large) est, aussi bien dans son
ensemble que dans ses diverses parties, l'enfant du XIIe si�cle; elle
est au nombre de ses cr�ations les plus importantes et les plus
brillantes. De fait, la notion d'�volution, encore presque inconnue au
si�cle dernier, est d�j� devenue une pierre angulaire, solide, de
notre conception de l'Univers. J'en ai expos� explicitement les
principes dans des �crits ant�rieurs, surtout dans ma _Morphologie
g�n�rale_ (1866), puis, sous une forme plus populaire, dans mon
_Histoire de la cr�ation naturelle_ (1868), enfin, en ce qui concerne
sp�cialement l'homme, dans mon _Anthropog�nie_ (1874, 4e �d. 1891). Je
me contenterai donc ici de passer rapidement en revue les progr�s les
plus importants accomplis par la doctrine de l'�volution au cours de
notre si�cle; elle se divise, d'apr�s son objet, en quatre parties
principales: elle �tudie l'apparition naturelle: 1� du Cosmos, 2� de
la terre, 3� des organismes vivants et 4� de l'homme.


I. =Cosmog�nie moniste.= Le premier qui ait essay� d'expliquer d'une
mani�re simple la constitution et l'origine m�canique de tout le
syst�me cosmique, d'apr�s les principes de NEWTON--c'est-�-dire par
des lois physiques et math�matiques,--c'est KANT, dans son oeuvre de
jeunesse, si c�l�bre: _Histoire naturelle g�n�rale et th�orie du ciel_
(1755). Malheureusement, cette oeuvre grandiose et hardie demeura 90
ans presque inconnue; elle ne fut tir�e du tombeau qu'en 1845 par A.
DE HUMBOLDT qui lui donna droit de cit� dans le premier volume de son
_Cosmos_. Dans l'intervalle, le grand math�maticien fran�ais, LAPLACE,
�tait arriv�, de son c�t�, � des th�ories analogues � celles de KANT
et les avait d�velopp�es, les appuyant sur les math�matiques, dans son
_Exposition du syst�me du monde_ (1796). Son oeuvre principale, la
_M�canique c�leste_, parut il y a cent ans. Les principes de la
Cosmog�nie de KANT et de LAPLACE, qui sont les m�mes, reposent sur une
explication m�canique du mouvement des plan�tes et sur l'hypoth�se qui
en d�coule, que tous les mondes proviennent originairement de
n�buleuses qui se sont condens�es. L'_Hypoth�se des N�buleuses_ ou
_Th�orie cosmologique des gaz_ a �t� tr�s retouch�e et compl�t�e
depuis, mais elle reste in�branlable, aujourd'hui encore, comme la
meilleure des tentatives d'explication m�caniste et moniste de tout le
syst�me cosmique[48]. Elle a trouv�, en ces derniers temps, un
important compl�ment en m�me temps qu'une confirmation dans
l'hypoth�se que ce _processus cosmogonique_ n'aurait pas seulement eu
lieu une fois, mais se serait reproduit p�riodiquement. Tandis que,
dans certaines parties de l'espace infini, des n�buleuses en rotation
donneraient naissance � de nouveaux mondes qui �volueraient, dans
d'autres parties, au contraire, des mondes refroidis et morts venant �
s'entrechoquer, se diss�mineraient en poussi�re et retourneraient �
l'�tat de n�buleuses diffuses.

  [48] Cf. W. BOLSCHE, _Entwickelungsgeschichte der Natur_. Bd,
  1894.


=Commencement et fin du monde.=--Presque toutes les cosmog�nies
anciennes et modernes et la plupart aussi de celles qui se rattachent
� KANT et � LAPLACE, partaient de l'opinion r�gnante, que le monde
avait eu un _commencement_. Ainsi, d'apr�s une forme tr�s r�pandue de
l'hypoth�se des �N�buleuses�, une �norme n�buleuse, faite d'une
mati�re infiniment subtile et l�g�re, se serait form�e �au
commencement�, puis � un moment d�termin� du temps (�il y a de cela
infiniment longtemps�), un mouvement de rotation aurait commenc� dans
cette n�buleuse. Le �premier commencement� de ce mouvement cosmog�ne
une fois donn�, les processus ult�rieurs de formation des mondes, de
diff�renciation des syst�mes plan�taires, etc., se d�duisent alors
avec certitude des principes m�caniques et il devient alors ais� de
les fonder m�caniquement. Cette premi�re _origine du mouvement_ est la
seconde des ��nigmes de l'Univers� de DU BOIS-REYMOND; il la d�clare
_transcendante_.

Beaucoup d'autres naturalistes et philosophes ne peuvent pas davantage
sortir de cette difficult� et se r�signent en avouant qu'il faut
admettre ici une premi�re �impulsion surnaturelle�, c'est-�-dire �un
miracle�.

D'apr�s nous, cette �seconde �nigme de l'Univers� est r�solue par
l'hypoth�se que le _mouvement_ est une propri�t� de la substance aussi
immanente et _originelle_ que la _sensation_. Ce qui l�gitime cette
hypoth�se moniste, c'est d'abord la loi de substance et ensuite les
grands progr�s que l'astronomie et la physique ont faits dans la
seconde moiti� du XIXe si�cle. Par _l'analyse spectrale_ de BUNSEN et
de KIRCHHOFF (1860), nous avons non seulement acquis la preuve que les
millions de mondes qui remplissent l'espace infini sont faits de la
m�me mati�re que notre soleil et notre terre--mais encore qu'ils se
trouvent � des stades diff�rents d'�volution; nous avons m�me, gr�ce �
l'auxiliaire de l'analyse spectrale, acquis des connaissances sur les
mouvements et les distances des astres, que le t�lescope seul �tait
impuissant � nous fournir. Enfin le _t�lescope_ lui-m�me a �t� tr�s
perfectionn� et, avec l'aide de la _photographie_, nous a permis de
faire une masse de d�couvertes astronomiques, qu'on ne pouvait m�me
pas soup�onner au d�but du si�cle. En particulier, nous avons appris
� comprendre la grande importance des petits corps c�lestes sem�s par
milliards dans l'espace entre les �toiles plus grandes, en apprenant �
mieux conna�tre les com�tes et les �toiles filantes, les
agglom�rations d'�toiles et les n�buleuses.

Nous savons �galement aujourd'hui que les _orbites_ trac�es par des
millions de corps c�lestes sont _variables_ et en partie irr�guli�res,
tandis qu'on admettait, autrefois, que les syst�mes plan�taires
�taient constants et que les sph�res en rotation d�crivaient leurs
courbes avec une �ternelle r�gularit�. L'astrophysique doit aussi
d'importants aper�us aux progr�s immenses accomplis dans d'autres
domaines de la physique, surtout en optique et en �lectricit�, ainsi
qu'� la th�orie de l'�ther, amen�e par ces progr�s. Enfin, et avant
tout, r�appara�t ici, comme constituant le plus grand progr�s accompli
vers la connaissance de la nature, _l'universelle loi de substance_.
Nous savons maintenant que partout, dans les espaces les plus
lointains, cette loi a la m�me valeur absolue que dans notre syst�me
plan�taire, qu'elle vaut dans le plus petit coin de notre terre comme
dans la plus petite cellule de notre corps. Nous avons le droit (et
nous sommes logiquement forc�s) d'admettre cette importante hypoth�se,
que la conservation de la mati�re et de l'�nergie a exist� de tous
temps aussi universellement qu'elle r�git tout aujourd'hui sans
exception. _De toute �ternit�, l'Univers infini a �t�, est et restera
soumis � la loi de substance_.

De tous ces immenses progr�s de l'astronomie et de la physique qui
s'�clairent et se compl�tent l'un l'autre, une s�rie de conclusions
infiniment importantes d�coulent relativement � la composition et �
l'�volution du Cosmos, � la stabilit� et � la variabilit� de la
substance. Nous les r�sumerons bri�vement dans les th�ses suivantes:
I. L'_espace_ est infiniment grand et illimit�; il n'est jamais vide
mais partout rempli de substance. II. Le _temps_ est de m�me infini et
illimit�; il n'a ni commencement ni fin, c'est l'�ternit�. III. La
_substance_ se trouve partout et en tous temps dans un �tat de
mouvement et de changement ininterrompu; nulle part ne r�gne le repos
parfait; mais en m�me temps la quantit� infinie de mati�re demeure
aussi invariable que celle de l'�nergie �ternellement changeante. IV.
Le mouvement �ternel de la substance dans l'espace est un cercle
�ternel, avec des phases d'�volution se r�p�tant p�riodiquement. V.
Ces phases consistent en une alternance p�riodique de _conditions
d'agr�gat_, la principale �tant la diff�renciation primaire de la
masse et de l'�ther (l'ergonomie de la mati�re pond�rable et
impond�rable). VI. Cette diff�renciation est fond�e sur une
_condensation_ croissante de la mati�re, la formation d'innombrables
petits centres de condensation dont les causes efficientes sont les
propri�t�s originelles immanentes � la substance: le sentiment et
l'effort. VII. Tandis que dans une partie de l'espace, par ce
processus pyknotique, de petits corps c�lestes, puis de plus grands,
se produisent et que l'�ther qui est entre eux augmente de
tension--dans l'autre partie de l'espace, le processus inverse se
produit en m�me temps: la _destruction_ des corps c�lestes qui
viennent � s'entrechoquer. VIII. Les sommes inou�es de chaleur
produites, dans ces processus m�caniques par le choc des corps
c�lestes en rotation, sont repr�sent�es par les nouvelles forces vives
qui am�nent le mouvement des masses de poussi�re cosmique engendr�es,
ainsi que la _n�oformation_ de sph�res en rotation: le jeu �ternel
recommence � nouveau. Notre m�re, la Terre, elle aussi, issue il y a
des millions de milliers d'ann�es d'une partie du syst�me solaire en
rotation,--apr�s que de nouveaux millions de milliers d'ann�es se
seront �coul�s, se glacera � son tour, et apr�s que son orbite aura
toujours �t� se r�tr�cissant, elle se pr�cipitera dans le soleil.

Pour comprendre clairement l'universel processus d'�volution cosmique,
ces aper�us modernes sur l'alternance p�riodique de la disparition et
de la n�oformation des mondes, que nous devons aux immenses progr�s
de la physique et de l'astronomie moderne,--me paraissent
particuli�rement importants, � c�t� de la loi de substance. Notre
m�re, la _Terre_, se r�duit alors � la valeur d'une minuscule
�poussi�re de soleil�, pareille aux autres incalculables millions de
ces poussi�res qui se pourchassent dans l'espace infini: Notre propre
_Etre humain_ qui, dans son d�lire de grandeur anthropistique, s'adore
comme l'image de Dieu, retombe au rang de mammif�re placentalien,
lequel n'a pas plus de valeur pour l'Univers tout entier, que la
fourmi ou l'�ph�m�re, que l'infusoire microscopique ou le plus infime
bacille. Nous autres, hommes, nous ne sommes encore que des stades
d'�volution passagers de l'�ternelle substance, des formes
ph�nom�nales individuelles de la mati�re et de l'�nergie, dont nous
comprenons le n�ant quand nous nous pla�ons en regard de l'espace
infini et du temps �ternel.


=Espace et Temps.=--Depuis que KANT a fait, des notions d'Espace et de
Temps, de simples �formes de l'intuition�--de l'espace, la forme
externe, du temps l'interne--une lutte ardente s'est �lev�e au sujet
de ces importants probl�mes de la connaissance, qui dure encore
aujourd'hui. Une grande partie des m�taphysiciens modernes se sont
convaincus de cette opinion, qu'on devait attribuer � l'�acte
critique� de Kant, comme point de d�part d'une �th�orie de la
connaissance purement id�aliste�, la plus grande importance et qu'elle
r�futait l'opinion naturelle du bon sens humain qui croit � la
_r�alit� de l'espace et du temps_. Cette conception exclusive et
ultra-id�aliste des deux notions capitales est devenue la source des
plus grosses erreurs; elle ne voit pas que KANT, dans sa proposition,
n'abordait qu'un c�t� du probl�me, le c�t� _subjectif_, mais
reconnaissait l'autre, le c�t� _objectif_ comme tout aussi l�gitime;
il dit: �L'espace et le temps poss�dent la _r�alit� empirique_, mais
l'_id�alit� transcendentale_�. Notre monisme moderne peut fort bien
accepter cette proposition de KANT, mais non pas la pr�tention
exclusive de certains � ne relever que le c�t� subjectif du probl�me;
car la cons�quence logique de ceci, c'est l'absurde id�alisme qui
atteint son comble avec cette proposition de BERKELEY: �Les corps ne
sont que des repr�sentations; leur existence r�elle consiste � �tre
per�us�. Cette proposition devrait s'�noncer ainsi: �Les corps ne
sont, pour ma conscience personnelle, que des repr�sentations; leur
existence est aussi r�elle que celle des organes de ma pens�e, �
savoir des cellules ganglionnaires des h�misph�res qui recueillent les
impressions faites par les corps ext�rieurs sur mes organes sensoriels
et en les associant, forment les repr�sentations�. De m�me que je
r�voque en doute, ou m�me que je nie la �r�alit� de l'espace et du
temps�, de m�me je peux nier celle de ma propre conscience; dans le
d�lire f�brile, l'hallucination, le r�ve, les cas de double
conscience, je tiens pour vraies des repr�sentations qui ne sont pas
r�elles, mais ne sont que des �imaginations�; je prends m�me ma propre
personne pour une autre; le c�l�bre _cogito ergo sum_ n'a plus ici de
valeur. Par contre, la _r�alit� de l'espace et du temps_ est
aujourd'hui d�finitivement prouv�e par le progr�s m�me de notre
conception, que nous devons � la loi de substance et � la cosmog�nie
moniste. Apr�s avoir heureusement d�pouill� l'inadmissible notion d'un
�espace vide�, il nous reste comme infini _m�dium emplissant
l'espace_, la _mati�re_ et cela sous ses deux formes: �l'_�ther_ et la
_masse_�. Et, de m�me, nous consid�rons comme le �devenir _emplissant
le temps_�, le mouvement �ternel ou _�nergie_ g�n�tique, qui s'exprime
par l'_�volution_ ininterrompue de la substance, par le _perpetuum
mobile_ de l'_Univers_.


=Universum perpetuum mobile.=--Puisque tout corps qui se meut continue
de se mouvoir tant qu'il n'en est pas emp�ch� par des obstacles
ext�rieurs, il �tait naturel que l'homme e�t l'id�e, depuis des
milliers d'ann�es, de construire des appareils qui, une fois mis en
mouvement, continuassent � se mouvoir toujours de m�me. On ne voyait
pas que tout mouvement rencontre des obstacles ext�rieurs et s'�teint
graduellement si une nouvelle impulsion ne survient pas du dehors, si
une nouvelle force ne s'ajoute pas qui l'emporte sur les obstacles.
C'est ainsi, par exemple, qu'un pendule oscillant se mouvrait
�ternellement de droite � gauche avec la m�me vitesse, si la
r�sistance de l'air et le frottement au point de suspension
n'�teignaient graduellement la force vive, m�canique, de son mouvement
pour la transformer en chaleur. Nous devons lui imprimer une nouvelle
force m�canique par une nouvelle impulsion (ou, s'il s'agit de
l'horloge � pendule, en remontant le poids). C'est pourquoi la
construction d'une machine qui, sans secours ext�rieur, produirait un
surplus de travail, par lequel elle se maintiendrait d'elle-m�me
toujours en marche, est chose impossible. Toutes les tentatives faites
pour cr�er un pareil _perpetuum mobile_, �taient d'avance condamn�es �
�chouer; la connaissance de la loi de substance d�montrait d'ailleurs,
th�oriquement, l'impossibilit� de cette entreprise.

Mais il n'en va plus de m�me quand nous envisageons le _cosmos_ comme
un Tout, l'infini Tout cosmique, con�u �ternellement en mouvement.
Nous nommons la mati�re infinie qui, objectivement le remplit, d'apr�s
notre conception subjective, _espace_; son �ternel mouvement qui,
objectivement, repr�sente une �volution p�riodique revenant sur
elle-m�me, est ce que nous appelons subjectivement le _temps_. Ces
deux �formes de l'intuition� nous convainquent de l'infinit� et de
l'�ternit� du Cosmos. Mais par l� nous reconnaissons en m�me temps que
l'_Univers_ tout entier, lui-m�me, est un _perpetuum mobile_
embrassant tout. Cette infinie et �ternelle �machine du Cosmos� se
maintient dans un mouvement �ternel et ininterrompu parce que
l'infiniment grande _somme_ d'�nergie actuelle et potentielle reste
�ternellement la m�me. La loi de la conservation de la force d�montre
donc que l'id�e du _perpetuum mobile_ est aussi vraie et d'une
importance aussi fondamentale, en ce qui concerne le cosmos _tout_
_entier_, qu'elle est impossible en ce qui concerne l'action isol�e
d'une _partie_ de celui-ci. Par l� se trouve encore r�fut�e la th�orie
de l'_entropie_.


=Entropie du Cosmos.=--Le p�n�trant fondateur de la _Th�orie m�canique
de la Chaleur_ (1850), CLAUSIUS, r�sumait ce qu'il y avait de plus
essentiel dans cette importante th�orie dans deux propositions
principales. La premi�re est celle-ci: _L'�nergie du Cosmos est
constante_; cette proposition forme la moiti� de notre loi de
substance, le �principe de l'�nergie�. La seconde affirme: _L'entropie
du Cosmos tend vers un maximum_; cette seconde proposition est, �
notre avis, aussi erron�e que la premi�re �tait juste. D'apr�s
CLAUSIUS, l'�nergie totale du Cosmos se compose de deux parties, dont
l'une (en tant que chaleur � une haute temp�rature, �nergie m�canique,
�lectrique, chimique, etc.) est encore partiellement convertible en
travail, tandis que l'autre, au contraire, ne l'est pas; celle-ci, qui
est d�j� de l'�nergie transform�e en chaleur et accumul�e dans des
corps plus froids, est perdue sans retour pour la production
ult�rieure du travail. Cette partie d'�nergie inemploy�e, qui ne peut
plus �tre transform�e en travail m�canique, est ce que CLAUSIUS
appelle _entropie_ (c'est-�-dire la force employ�e � l'int�rieur);
elle cro�t continuellement aux d�pens de l'autre partie. Mais comme
journellement, une partie de plus en plus grande de l'�nergie
m�canique du Cosmos se transforme en chaleur et que celle-ci ne peut
pas, r�ciproquement, revenir � sa premi�re forme,--alors la quantit�
totale (infinie) de chaleur et d'�nergie doit se disperser et diminuer
de plus en plus. Toutes les diff�rences de temp�rature devraient, en
fin de compte, s'�vanouir, et la chaleur, toute � l'�tat fix�, devrait
�tre r�partie �galement dans un unique et inerte morceau de mati�re
congel�e; toute vie et tout mouvement organiques auraient cess�
lorsque serait atteint ce _maximum d'entropie_; ce serait la vraie
�fin du monde�. Si cette th�orie de l'entropie �tait exacte, il
faudrait qu'� cette _fin du monde_ qu'on admet, correspond�t aussi un
_commencement_, un _minimum d'entropie_ dans lequel les diff�rences de
temp�rature des parties distinctes de l'Univers eussent atteint leur
maximum. Ces deux id�es, d'apr�s notre conception moniste et
rigoureusement logique du processus cosmog�n�tique �ternel, sont aussi
inadmissibles l'une que l'autre; toutes deux sont en contradiction
avec la loi de substance. Le monde n'a pas plus commenc� qu'il ne
finira. De m�me que l'univers est infini, de m�me il restera
�ternellement en mouvement; la force vive se transforme en force de
tension et inversement, par un processus ininterrompu; et la somme de
cette �nergie potentielle et actuelle reste toujours la m�me. La
seconde proposition de la th�orie m�canique de la chaleur contredit la
premi�re et doit �tre sacrifi�e.

Les d�fenseurs de l'entropie la soutiennent, par contre, � juste
titre, tant qu'ils n'ont en vue que des processus _particuliers_ dans
lesquels, _dans certaines conditions_, la chaleur fix�e ne peut plus
�tre transform�e en travail. C'est ainsi, par exemple, que dans la
machine � vapeur, la chaleur ne peut �tre transform�e en travail
m�canique que lorsqu'elle passe d'un corps plus chaud (la vapeur) � un
plus froid (l'eau fra�che), mais non inversement. Mais dans le grand
_Tout_ du Cosmos, les choses se passent bien autrement; des conditions
sont donn�es, cette fois, qui permettent aussi la transformation
inverse de la chaleur latente en travail m�canique. C'est ainsi, par
exemple, que lorsque deux corps c�lestes viennent � s'entrechoquer,
anim�s chacun d'une vitesse inou�e, des quantit�s �normes de chaleur
sont mises en libert�, tandis que les masses, r�duites en poussi�re,
sont diss�min�es et r�pandues dans l'espace. Le jeu �ternel des masses
en rotation avec condensation des parties, grossissement en forme de
sph�res de nouveaux petits m�t�orites, r�union de ceux-ci pour en
constituer de plus grosses, etc., recommence alors � nouveau[49].

  [49] ZEHNDER. _Die Mechanik des Weltalls_, 1897.


II. =G�og�nie moniste.=--L'histoire de l'�volution de la terre, sur
laquelle nous allons jeter ici un rapide coup d'oeil, ne forme qu'une
infiniment petite partie de celle du Cosmos. Elle a �t�, il est vrai,
comme cette derni�re, depuis des milliers d'ann�es, l'objet des
sp�culations philosophiques et, plus encore, de la fantaisie
mythologique; mais elle n'est devenue objet de science que beaucoup
plus r�cemment et date, presque tout enti�re, de notre XIXe si�cle. En
principe, la nature de la terre, en tant que plan�te tournant autour
du soleil, �tait d�j� d�termin�e par le syst�me de COPERNIC (1543);
GALIL�E, KEPLER et autres grands astronomes ont fix� math�matiquement
sa distance du soleil, la loi de son mouvement, etc. D�j�, d'ailleurs,
la cosmog�nie de KANT et de LAPLACE s'�tait engag�e dans la voie qui
montrait comment la terre provenait de la m�re-soleil. Mais l'histoire
ult�rieure de notre plan�te, les transformations de sa superficie, la
formation des continents et des mers, des montagnes et des d�serts:
tout cela, � la fin du XVIIIe si�cle et dans les vingt premi�res
ann�es du XIXe, n'avait fait que bien peu l'objet de s�rieuses
recherches scientifiques; on se contentait, le plus souvent, de
suppositions assez incertaines ou bien on admettait les
traditionnelles l�gendes relatives � la cr�ation; c'�tait surtout, ici
encore, la croyance en l'histoire mosa�que de la cr�ation qui barrait,
par avance, la route qui e�t conduit les recherches ind�pendantes � la
connaissance de la v�rit�.

Ce n'est qu'en 1822 que parut une oeuvre importante, dans laquelle
�tait employ�e, pour l'�tude scientifique de l'histoire de la terre,
cette m�thode qu'on reconnut bient�t apr�s �tre de beaucoup
la plus f�conde, _la m�thode ontologique_ ou _le principe de
l'actualisme_[50]. Elle consiste � �tudier minutieusement les
ph�nom�nes du _pr�sent_ et � s'en servir pour expliquer les processus
historiques analogues du _pass�_. La Soci�t� des sciences de G�ttingue
avait en outre (1818) promis un prix � �l'�tude la plus approfondie
et la plus compr�hensive sur les changements de la surface de la terre
dont on peut trouver la preuve dans l'histoire et sur l'application
qu'on peut faire des donn�es ainsi acquises � l'�tude des r�volutions
terrestres qui �chappent au domaine de l'histoire.� Cette importante
question de concours fut r�solue par K. HOFF de Gotha, dans son
excellent ouvrage: _Histoire des changements naturels de la surface de
la terre, d�montr�s par la tradition_ (4 vol. 1822-1834). La _m�thode
ontologique_ ou _actualiste_, fond�e par lui, fut appliqu�e avec une
port�e plus vaste et un immense succ�s au domaine tout entier de la
_g�ologie_ par le grand g�ologue anglais C. LYELL; _les Principes de
g�ologie_ (1830) de celui-ci furent la base solide sur laquelle
l'histoire ult�rieure de la terre continua de construire avec un si
�clatant succ�s[51]. Les importantes recherches g�og�n�tiques d'AL.
HUMBOLDT et L. BUCH, de G. BISCHOF et E. SUSS, ainsi que celles de
beaucoup d'autres g�ologues modernes, s'appuient sur les solides bases
empiriques et sur les principes sp�culatifs, dont nous sommes
redevables aux recherches de H. KOFF et de CH. LYELL qui ont fray� la
voie; ils ont d�gag� la voie � la science pure, fond�e sur la raison,
dans le domaine de l'histoire de la terre; ils ont �loign� les
puissants obstacles qu'ici aussi la fantaisie mythologique et la
tradition religieuse avaient entass�s, surtout la Bible et la
mythologie chr�tienne fond�e sur elle. J'ai d�j� parl�, dans la
sixi�me et la quinzi�me le�on de mon _Histoire de la Cr�ation
naturelle_, des grands m�rites de CH. LYELL et des rapports qui
existaient entre lui et son ami CH. DARWIN; quant � une �tude plus
approfondie de l'histoire de la terre et des immenses progr�s que la
g�ologie dynamique et historique a faits en notre si�cle, je renvoie
aux ouvrages connus de SUSS, NEUMAYR, CREDNER et J. WALTHER.

  [50] J. WALTHER, _Einleit. in die Geologie als historische
  Wissenschaft_, 1893. S. XIV.

  [51] Cf. M. NEUMAYR, _Erdgeschichte_, 2te Aufl. 1895.

Il faut avant tout distinguer deux parties principales dans
l'histoire de la terre: la _g�og�nie anorganique_ et l'_organique_;
cette derni�re commence avec la premi�re apparition des �tres vivants
� la surface du globe. L'_histoire anorganique_ de la terre, p�riode
la plus ancienne, s'est �coul�e pareille � celle des autres plan�tes
de notre syst�me solaire; tous ils se sont d�tach�s de l'�quateur du
corps solaire en rotation, sous forme d'anneaux n�buleux qui se
condens�rent graduellement en mondes ind�pendants. De la n�buleuse
gazeuse est sortie, par refroidissement, la terre en ignition, apr�s
quoi s'est produite � sa superficie, par un progressif rayonnement de
chaleur, la mince _�corce_ solide que nous habitons. C'est seulement
apr�s qu'� la surface la temp�rature se f�t abaiss�e jusqu'� un
certain degr�, que la premi�re goutte d'eau liquide put se former au
milieu de l'enveloppe vaporeuse qui l'entourait: c'�tait la condition
la plus importante pour l'apparition de la vie organique. Bien des
millions d'ann�es se sont �coul�s--en tous cas plus de cent--depuis
que cet important processus de la formation de l'eau s'est produit,
nous conduisant ainsi � la troisi�me partie de la cosmog�nie, � la
_biog�nie_.


III. =Biog�nie moniste.=--La troisi�me phase de l'�volution du monde
commence avec la premi�re apparition des organismes sur notre globe
terrestre et se prolonge depuis lors, sans interruption, jusqu'� nos
jours. Les grandes �nigmes de l'Univers qui se posent � nous, dans
cette int�ressante partie de l'histoire de la terre, passaient encore,
au commencement du XIXe si�cle, pour insolubles, ou du moins pour si
difficiles que leur solution semblait reculer dans un lointain avenir;
� la fin du si�cle, nous pouvons dire, avec un orgueil l�gitime,
qu'elles sont r�solues en _principe_ par la _biologie_ moderne et son
_transformisme_; et m�me, beaucoup de ph�nom�nes isol�s de ce
merveilleux �royaume de la vie�, s'expliquent aujourd'hui physiquement
d'une mani�re aussi parfaite que n'importe quel ph�nom�ne physique
tr�s connu, de la nature inorganique. Le m�rite d'avoir fait le
premier pas, si gros de cons�quences, sur cette route difficile et
d'avoir montr� la route vers la solution moniste de tous les probl�mes
biologiques,--revient au profond naturaliste fran�ais J. LAMARCK; il
publia en 1809, l'ann�e m�me o� naissait CH. DARWIN, sa _Philosophie
zoologique_ si riche en aper�us. Cette oeuvre originale est non
seulement un essai grandiose d'explication de tous les ph�nom�nes de
la vie organique d'un point de vue unique et physique, c'est, en
outre, un chemin fray�, le seul qui puisse conduire � la solution de
la plus difficile �nigme de ce domaine: du probl�me de l'apparition
naturelle des esp�ces organiques. LAMARCK, qui poss�dait des
connaissances empiriques aussi �tendues en zoologie qu'en botanique,
�baucha ici, pour la premi�re fois les principes de la _th�orie de la
descendance_; il montra comment les innombrables formes des r�gnes
animal et v�g�tal proviennent, par transformations graduelles, de
formes ancestrales communes, des plus simples, et comment les
changements graduels de forme, produits par l'action de l'_adaptation_
contrebalanc�e par celle de l'_h�r�dit�_, ont amen� cette lente
transmutation.

Dans la cinqui�me le�on de mon _Histoire de la Cr�ation naturelle_,
j'ai appr�ci� les m�rites de LAMARCK comme ils m�ritaient de l'�tre,
dans la sixi�me et la septi�me, j'en ai fait autant pour ceux de CH.
DARWIN (1859). Gr�ce � lui, cinquante ans plus tard, non seulement
tous les principes importants de la th�orie de la descendance �taient
pos�s irr�futablement, mais, en outre, gr�ce � l'introduction de la
_Th�orie de la s�lection_, les lacunes laiss�es par son devancier
�taient combl�es par Darwin. Le succ�s que, malgr� tous ses m�rites,
LAMARCK n'avait pu obtenir, �chut lib�ralement � DARWIN; son ouvrage
qui fait �poque, sur _l'Origine des Esp�ces au moyen de la s�lection
naturelle_ a r�volutionn� de fond en comble toute la biologie moderne
en ces quarante derni�res ann�es, et l'a �lev�e � une hauteur qui ne
le c�de en rien � celle des autres sciences naturelles. DARWIN _est
devenu le_ _Copernic du monde organique_, ainsi que je m'exprimais
d�j� en 1868 et ainsi que E. DU BOIS-REYMOND le faisait quinze ans
apr�s, r�p�tant mes paroles (Cf. _Monisme_).


IV. =Anthropog�nie moniste.=--Nous pouvons consid�rer, nous autres
hommes, comme la quatri�me et derni�re p�riode de l'�volution
cosmique, celle pendant laquelle notre propre race a �volu�. D�j�
LAMARCK (1809) avait clairement reconnu que cette �volution ne se
pouvait raisonnablement concevoir que par une solution naturelle, la
_descendance du Singe_ en tant que Mammif�re le plus proche. HUXLEY
montra ensuite (1863), dans son c�l�bre m�moire sur _La place de
l'homme dans la nature_--que cette importante hypoth�se �tait une
cons�quence n�cessaire de la th�orie de la descendance et qu'elle
s'appuyait sur des faits tr�s probants de l'anatomie, de l'embryologie
et de la pal�ontologie; il tenait cette �question essentielle entre
toutes les questions� pour r�solue en principe. DARWIN la traita
ensuite, de divers points de vue et de fa�on remarquable dans son
ouvrage sur _La descendance de l'homme et la s�lection sexuelle_
(1871). J'avais moi-m�me, dans ma _Morphologie g�n�rale_, (1866),
consacr� un chapitre sp�cial � cet important probl�me de la
descendance. En 1874 je publiai mon _Anthropog�nie_ dans laquelle,
pour la premi�re fois, est men�e � bonne fin la tentative de suivre la
descendance de l'homme � travers la s�rie enti�re de ses a�eux,
jusqu'aux plus anciennes formes archigones de Mon�res; je me suis
appuy� �galement sur les trois grandes branches de la phylog�nie:
l'anatomie compar�e, l'ontog�nie et la pal�ontologie (4e �d. 1891). Ce
que nous avons encore acquis en ces derni�res ann�es, gr�ce aux
nombreux et importants progr�s des �tudes anthropog�n�tiques,--j'ai
essay� de le montrer dans la conf�rence que j'ai faite, en 1898, au
Congr�s international de zoologie tenu � Cambridge, sur l'�tat actuel
de nos connaissances relativement � l'origine de l'homme. (Bonn 7e �d.
1899, trad. fran�, par le Dr Laloy.)




CHAPITRE XIV

Unit� de la nature.

  �TUDES MONISTES SUR L'UNIT� MAT�RIELLE ET �NERG�TIQUE DU
     COSMOS.--M�CANISME ET VITALISME.--BUT, FIN ET HASARD.

   Tous les corps naturels connus, anim�s ou inanim�s, concordent
   dans toutes leurs propri�t�s essentielles. Les diff�rences qui
   existent entre ces deux grands groupes de corps (les organiques
   et les inorganiques), quant � la forme et aux fonctions, sont
   simplement la suite n�cessaire de leur diff�rente composition
   chimique. Les ph�nom�nes caract�ristiques de mouvement et de
   forme de la vie organique ne sont pas la manifestation d'une
   _force vitale_ sp�ciale, mais simplement les modes d'activit�
   (imm�diate ou m�diate) des corps albumino�des (combinaisons du
   _plasma_) et autres combinaisons plus compliqu�es du _carbone_.

    _Morphologie g�n�rale_ (1866).




SOMMAIRE DU CHAPITRE XIV

  Monisme du Cosmos.--Unit� fonci�re de la nature organique et de
     l'inorganique.--Th�orie carbog�ne.--Hypoth�se de la
     procr�ation primitive (archigonie).--Causes m�caniques et
     causes finales.--M�canique et t�l�ologie chez Kant.--La fin
     dans la nature organique et dans l'inorganique.--Vitalisme,
     force vitale, n�ovitalisme,
     dominantes.--Dyst�l�ologie.--Th�orie des organes
     rudimentaires.--Absence de finalit� et imperfection de la
     nature.--Tendance vers un but, chez les corps organiques.--Son
     absence dans l'ontog�n�se et dans la psychog�n�se.--Id�es
     platoniciennes.--Ordre moral du monde: on n'en peut d�montrer
     l'existence ni dans l'histoire organique de la terre, ni dans
     celle des Vert�br�s, ni dans celle des
     peuples.--Providence.--But, fin et hasard.


LITT�RATURE

   P. HOLBACH.--_Syst�me de la nature._ Paris, 1770.

   H. HELMHOLZ.--_Populaere wissensch. Vortraege._ I-III, Heft.

   W. R. GROVE.--_Die Verwandschaft der Naturkraefte._ 1871.

   PH. SPILLER.--_Die Entstehung der Welt und die Einheit der
   Naturkraefte. Populaere Kosmogenie._ Berlin, 1870.

   PH. SPILLER.--_Die Urkraft des Weltalls nach ihrem Wesen und
   Wirken auf allen Naturgebieten._ 1876.

   C. NAEGELI.--_Mechanisch-physiologische Theorie der
   Abstammungslehre._ M�nchen, 1884.

   L. ZEHNDER.--_Die Entstehung des Lebens, aus mechanischen
   Grundlagen entwickelt._ 1899.

   E. HAECKEL.--_Allgem. Untersuchungen �ber die Natur und erste
   Entstehung der Organismen, ihr Verhaeltniss zu den Anorganen und
   ihre Eintheilung in Thiere und Pflanzen._ 2tes Buch der
   _Generellen Morphologie_, Bd. I. S. 109-238, 1866.

   KOSMOS.--_Zeitschrift f�r einheitliche Weltanschauung auf Grund
   der Entwicklungslehre. Unter Mitwirkung von Ch. Darwin und E.
   Haeckel, herausgegeben von E. Krause._ Bd. I-XIX, 1877-1886.


La loi de substance nous fournit avant tout la preuve de ce fait
fondamental que toute la force de la nature peut �tre, m�diatement ou
imm�diatement transform�e en une autre. L'�nergie m�canique et la
chimique, le son et la chaleur, la lumi�re et l'�lectricit�, sont
convertibles l'un en l'autre et ne nous apparaissent que comme des
aspects ph�nom�naux diff�rents d'une seule et m�me force originelle,
l'_�nergie_. Il s'en d�duit le principe important de l'_Unit� de
toutes les forces de la Nature_ ou du _Monisme de l'�nergie_. Dans
tout le domaine des sciences physico-chimiques, ce principe
fondamental est universellement adopt�, en tant qu'il s'applique aux
corps naturels inorganiques.

Il semble en aller autrement dans le monde organique, dans le domaine
riche et vari� de la vie. Sans doute, il est visible ici aussi qu'une
_grande partie_ des ph�nom�nes vitaux sont ramenables imm�diatement �
l'�nergie m�canique ou chimique, � des effets d'�lectricit� ou
d'optique. Mais pour une autre partie de ces ph�nom�nes, la chose est
contest�e aujourd'hui encore, surtout en ce qui concerne l'�nigme de
la _vie psychique_, en particulier de la conscience. Le grand m�rite
de la th�orie moderne de l'_�volution_, c'est pr�cis�ment d'avoir jet�
un pont entre ces deux domaines, en apparence distincts. Nous en
sommes venus, maintenant, � la conviction nette que tous les
ph�nom�nes de la vie _organique_, eux aussi, sont soumis � la loi
universelle de substance, tout comme les ph�nom�nes anorganiques qui
se passent dans l'infini Cosmos.


=L'Unit� de la Nature= qui s'en d�duit, la d�faite du dualisme
d'autrefois, est certainement une des plus belles conqu�tes de notre
moderne _g�n�tique_. J'ai d�j� cherch�, il y a trente-trois ans, �
d�montrer tr�s explicitement ce _Monisme du Cosmos_, cette fonci�re
�unit� de la Nature organique et de l'inorganique�, en soumettant � un
examen critique et � une comparaison minutieuse, la concordance que
pr�sentent les deux grands r�gnes quant aux mat�riaux premiers, aux
formes et aux forces[52]. J'ai donn� un court extrait des r�sultats
obtenus dans la quinzi�me le�on de mon _Histoire de la Cr�ation
naturelle_. Tandis que les id�es expos�es l� sont admises aujourd'hui
par la plus grande majorit� des philosophes, de plusieurs c�t�s on a
voulu essayer, en ces derniers temps, de les combattre et de r�tablir
l'ancienne opposition entre deux domaines distincts de la Nature. Le
plus rigoureux de ces essais est l'ouvrage r�cemment paru du botaniste
REINKE: _Le monde comme action_[53]. L'auteur y d�fend, avec une
clart� et une rigueur logique dignes d'�loges, le _pur dualisme
cosmologique_ et d�montre en m�me temps lui-m�me combien la conception
t�l�ologique qu'on y veut rattacher, est insoutenable. Dans le domaine
tout entier de la Nature inorganique n'agiraient que des forces
physiques et chimiques, tandis que dans celui de la Nature organique
se joindraient aux pr�c�dentes des �forces intelligentes�, les forces
directrices ou _dominantes_. La loi de substance n'aurait de valeur
que dans le premier groupe, non dans le second. Au fond, il s'agit
encore ici de la vieille opposition entre la conception _m�canique_ et
la _t�l�ologique_. Avant d'aborder celle-ci, indiquons bri�vement deux
autres th�ories qui sont, � mon avis, tr�s pr�cieuses pour r�soudre
ces importants probl�mes: la th�orie carbog�ne et la th�orie de la
procr�ation primitive.

  [52] HAECKEL. _Generelle Morphologie der Organismen._ 1866, 2tes
  Buch, 5tes Kap.

  [53] F. REINKE. _Die Welt als That._ Berlin 1899.


=Th�orie carbog�ne.=--La chimie physiologique, par d'innombrables
analyses, a �tabli au cours de ces quarante derni�res ann�es, les cinq
faits suivants: I. Dans les corps naturels organiques il n'entre pas
d'�l�ments qui ne soient pas inorganiques; II. Les combinaisons
d'�l�ments, particuli�res aux organismes et qui d�terminent leurs
�ph�nom�nes vitaux�, consistent toutes en compos�s de plasma, du
groupe des albumino�des; III. La vie organique elle-m�me est un
processus physico-chimique, fond� sur des �changes nutritifs entre ces
plasmas albumino�des; IV. L'�l�ment qui seul est capable de construire
ces albumino�des complexes en se combinant � d'autres �l�ments
(oxyg�ne, hydrog�ne, azote, soufre), c'est le carbone; V. Ces
combinaisons de plasma � base de carbone se distinguent de la plupart
des autres combinaisons chimiques par leur structure mol�culaire tr�s
complexe, par leur instabilit� et par l'�tat gonfl� de leurs agr�gats.
M'appuyant sur ces cinq faits fondamentaux, j'avais pos�, il y a
trente-trois ans, la _Th�orie carbog�ne_ suivante: �Seules, les
propri�t�s caract�ristiques, physico-chimiques du carbone--et
principalement son �tat d'agr�gat semi-liquide, ainsi que la facilit�
avec laquelle se d�truisent ses combinaisons, ses tr�s complexes
albumino�des,--sont les causes m�caniques de ces ph�nom�nes moteurs
particuliers qui distinguent les organismes des corps inorganis�s,
ensemble de ph�nom�nes qu'on d�signe du nom de �vie� (_Hist. de la
Cr�at. Nat._, p. 357). Bien que cette �th�orie carbog�ne� ait �t�
violemment attaqu�e par divers biologistes, aucun cependant n'a pu
jusqu'ici proposer � sa place une meilleure th�orie moniste.
Aujourd'hui que nous connaissons bien mieux et plus � fond les
conditions physiologiques de la vie cellulaire, la physique et la
chimie du plasma vivant, nous pouvons poser la th�orie carbog�ne plus
explicitement et plus s�rement qu'il ne nous �tait possible de le
faire il y a trente-trois ans.


=Archigonie ou procr�ation primitive.=--Le vieux concept de
_procr�ation_ (g�n�ration spontan�e ou �quivoque) est encore employ�
aujourd'hui dans des sens tr�s diff�rents; l'obscurit� de ce terme et
son application contradictoire � des hypoth�ses anciennes et modernes,
toutes diff�rentes, sont pr�cis�ment causes que cet important probl�me
compte parmi les questions les plus confuses et les plus d�battues des
sciences naturelles. Je limite le terme de procr�ation--_archigonie_
ou _abiog�n�se_--� la premi�re apparition du plasma vivant succ�dant
aux combinaisons anorganiques du carbone desquelles il est issu et je
distingue deux p�riodes principales dans ce _Commencement de
biog�n�se_: �I. L'_Autogonie_, l'apparition de corps plasmiques des
plus simples dans un liquide formateur inorganique, et II. la
_Plasmogonie_, l'individualisation en organismes primitifs, de ces
combinaisons de plasma, sous forme de _mon�res_. J'ai trait� si � fond
ces probl�mes importants mais tr�s difficiles, dans le chapitre XV de
mon _Histoire de la Cr�ation Naturelle_,--que je peux me contenter d'y
renvoyer. On en trouverait d�j� une discussion tr�s longue,
rigoureusement scientifique, dans ma _Morphologie g�n�rale_ (vol. I.
p. 167-190); plus tard, dans sa th�orie m�canico-physiologique de la
descendance, (1884) NAEGELI a repris tout � fait dans le m�me sens
l'hypoth�se de la procr�ation qu'il consid�re comme _indispensable_ �
la th�orie naturelle de l'�volution. J'approuve compl�tement son
affirmation: �Nier la procr�ation c'est proclamer le miracle�.


=T�l�ologie et m�canisme.=--L'hypoth�se de la procr�ation, ainsi que
la th�orie carbog�ne qui s'y relie �troitement, sont de la plus grande
importance lorsqu'il s'agit de se prononcer dans le vieux conflit
entre la conception _t�l�ologique_ (_dualiste_) des ph�nom�nes et la
_m�canique_ (_moniste_). Depuis que DARWIN, il y a quarante ans de
cela, nous a mis entre les mains la clef de l'explication moniste de
l'organisation, par sa _th�orie de la s�lection_, nous sommes en �tat
de ramener l'infinie diversit� des dispositions conformes � une fin,
que nous observons dans le monde des corps vivants, � des causes
m�caniques, naturelles, absolument comme nous le faisons quand il
s'agit de la nature inorganique, pour laquelle seule la chose �tait
possible auparavant. Les causes finales surnaturelles, auxquelles on
�tait oblig� de recourir autrefois, sont ainsi devenues superflues.
Cependant la m�taphysique moderne continue � les d�clarer
indispensables et les causes m�caniques insuffisantes.


=Causes efficientes et causes finales.=--Nul n'a mieux fait ressortir
que KANT le profond contraste entre les causes efficientes et les
causes finales quand il s'agit d'expliquer la nature dans sa totalit�.
Dans son oeuvre de jeunesse, si c�l�bre, l'_Histoire naturelle
g�n�rale et th�orie du ciel_ (1755), il avait tent� l'entreprise
hardie �de traiter de la composition et de l'origine m�canique de tout
l'�difice cosmique, d'apr�s les principes de NEWTON.� Cette �th�orie
cosmologique des gaz� s'appuyait tout enti�re sur les ph�nom�nes du
mouvement m�canique de la gravitation; elle fut reprise plus tard par
le grand astronome et math�maticien LAPLACE, qui la fonda sur les
math�matiques. Lorsque Napol�on Ier demanda � ce savant, quelle place
Dieu, cr�ateur et conservateur de l'Univers, occupait dans son
syst�me, Laplace r�pondit simplement et loyalement: �Sire, je n'ai pas
besoin de cette hypoth�se.� C'�tait reconna�tre ouvertement le
_caract�re ath�istique_ que cette _cosmog�nie m�canique_ partage avec
toutes les sciences inorganiques. Nous devons d'autant plus insister
l�-dessus que la th�orie _Kant-Laplace_ a conserv� jusqu'� ce jour une
valeur presque universelle; toutes les tentatives faites pour la
remplacer par une meilleure ont �chou�. Si l'accusation d'_ath�isme_
constitue encore aujourd'hui, dans beaucoup de milieux, un grave
reproche, il s'applique � l'ensemble des sciences naturelles modernes
en tant qu'elles donnent du monde _inorganique_ une explication toute
m�canique.

Le _m�canisme � lui seul_ (au sens de KANT) nous fournit une r�elle
explication des ph�nom�nes naturels en ce qu'il les ram�ne � des
causes efficientes, � des mouvements aveugles et inconscients,
provoqu�s par la constitution mat�rielle de ces corps naturels
eux-m�mes. KANT fait remarquer que �sans ce m�canisme de la nature, il
ne peut pas y avoir de science�--et que les _droits qu'a_ la raison
humaine de recourir � une explication m�canique de _tous_ les
ph�nom�nes sont illimit�s. Mais lorsque, plus tard, dans sa critique
du jugement t�l�ologique, il aborda l'explication des ph�nom�nes
compliqu�s de la nature _organique_, KANT affirma que pour ceux-ci les
causes m�caniques �taient insuffisantes; qu'il fallait recourir � des
causes finales. Sans doute, ici encore, la raison est en droit de
recourir � une explication m�canique, mais sa _puissance_ est limit�e.
KANT, il est vrai, reconna�t en partie la puissance de la raison, mais
pour la plus grande partie des ph�nom�nes vitaux (et surtout pour
l'activit� psychique de l'homme) il tient pour indispensable
d'admettre les causes finales. Le remarquable paragraphe 79 de la
_Critique du jugement_ porte cette �pigraphe caract�ristique: �De la
subordination n�cessaire du principe du m�canisme au principe
t�l�ologique pour expliquer qu'une chose soit une fin naturelle�. Les
dispositions conformes � une fin, r�alis�es dans le corps des �tres
organiques, semblaient � KANT si inexplicables sans causes finales
(c'est-�-dire une force cr�atrice se conformant � un plan), qu'il nous
dit: �Il est bien certain, en ce qui concerne les �tres organis�s et
leurs facult�s internes, qu'au moyen des seuls principes m�caniques de
la nature, non seulement nous les connaissons insuffisamment, mais que
nous pouvons encore bien moins nous les expliquer; cela est si certain
que l'on peut affirmer hardiment ceci: il serait absurde, de la part
de l'homme, de concevoir seulement un tel projet et d'esp�rer qu'un
nouveau NEWTON pourrait peut-�tre surgir qui nous ferait comprendre,
ne f�t-ce que la production d'un brin d'herbe, d'apr�s des lois
naturelles qu'aucune pens�e pr�alable n'aurait pas ordonn�es: on doit
d�tourner absolument l'homme de cette pens�e.� Soixante-dix ans plus
tard, cet impossible �NEWTON de la nature organique� est apparu en la
personne de DARWIN et a r�solu le grand probl�me que KANT avait
d�clar� insoluble.


=La fin dans la nature inorganique= (_T�l�ologie
anorganique_).--Depuis que NEWTON a pos� la loi de la gravitation
(1682), que KANT a �tabli �la composition et l'origine _m�canique_ de
tout l'�difice cosmique d'apr�s les principes de NEWTON (1755)�,
depuis, enfin, que LAPLACE a fond� math�matiquement cette _loi
fondamentale du m�canisme cosmique_, les sciences naturelles
anorganiques, toutes ensemble, sont devenues purement m�caniques et en
m�me temps purement _ath�istes_. Dans l'astronomie et la cosmog�nie,
dans la g�ologie et la m�t�orologie, dans la physique et la chimie
inorganiques, depuis lors, les lois m�caniques, appuy�es sur une base
math�matique, sont consid�r�es comme absolument �tablies et r�gnant
sans r�serve. Depuis lors aussi, la _notion de fin_ a _disparu_ de
tout ce grand domaine. Actuellement, � la fin de notre XIXe si�cle o�
cette conception moniste, apr�s de durs combats, est arriv�e � se
faire accepter, aucun naturaliste, parlant s�rieusement, ne s'inqui�te
du but d'un ph�nom�ne quelconque dans le domaine incommensurable qu'il
explore. Pense-t-on qu'un astronome s'informerait s�rieusement
aujourd'hui du but des mouvements plan�taires, ou un min�ralogiste du
but de telles formes de cristaux? Un physicien va-t-il se creuser la
t�te sur la fin des forces �lectriques ou un chimiste sur celle des
poids atomiques? Nous pouvons avec confiance r�pondre: _Non!_ A coup
s�r pas en ce sens que le �bon Dieu� ou quelque force naturelle
tendant vers un but, aurait un beau jour tir� subitement �du n�ant�
ces lois fondamentales du m�canisme cosmique, en vue d'une fin
d�termin�e--et qu'il les ferait agir journellement conform�ment � sa
volont� raisonnable. Cette conception anthropomorphique d'un
constructeur et r�gisseur de l'Univers, agissant en vue d'une fin, est
compl�tement surann�e; sa place a �t� prise par les �grandes,
�ternelles lois d'airain de la nature�.


=La fin dans la nature organique= (_T�l�ologie biologique_).--Quand il
s'agit de la nature organique, la _notion de finalit�_ poss�de,
aujourd'hui encore, une tout autre signification et une tout autre
valeur que lorsqu'il s'agissait du monde inorganique. Dans la
structure du corps et dans les fonctions vitales de tout organisme,
l'activit� en vue d'une fin s'impose � nous, ind�niable. Chaque plante
et chaque animal, � la mani�re dont ils sont compos�s de parties
distinctes, nous apparaissent organis�s en vue d'une fin d�termin�e,
absolument comme le sont les machines artificielles, invent�es et
construites par l'homme; et tant que dure leur vie, la fonction de
leurs divers organes tend vers une fin pr�cise, absolument comme le
travail dans les diverses parties de la machine. Il �tait donc tout
naturel que les conceptions primitives et na�ves, pour expliquer
l'apparition et l'activit� vitale des �tres organiques, invoquassent
un cr�ateur qui aurait �ordonn� toutes choses avec sagesse et
lumi�res� et aurait organis� chaque plante et chaque animal,
conform�ment � la fin sp�ciale de sa vie. On se repr�sente d'ordinaire
ce �tout-puissant Cr�ateur du Ciel et de la Terre� d'une fa�on tout
anthropomorphique; il cr�a �chaque �tre d'apr�s son esp�ce�.
Cependant, tant que l'homme se figurait le cr�ateur sous forme
humaine, pensant avec _son_ cerveau humain, voyant avec _ses_ yeux,
fa�onnant avec _ses_ mains, on pouvait encore se faire une image
sensible de ce divin constructeur de machines et de son oeuvre
artificielle dans le grand atelier de la cr�ation. La chose devint
bien plus difficile lorsque l'id�e de Dieu s'�pura et que l'on
envisagea dans le �dieu invisible� un cr�ateur sans organes--(une
cr�ature gazeuse). Ces conceptions anthropistiques devinrent encore
plus incompr�hensibles lorsqu'� la place du Dieu construisant
consciemment, la physiologie vint mettre la _force vitale_ cr�ant
inconsciemment--force naturelle inconnue, agissant conform�ment � une
fin et qui, diff�rente des forces physiques et chimiques connues, ne
les prenait que temporairement � son service--pendant sa vie. Ce
_vitalisme_ r�gna jusqu'au milieu de notre si�cle; il ne fut
r�ellement r�fut� que par le grand physiologiste de Berlin, J. M�LLER.
Celui-ci, sans doute (comme tous les autres biologistes de la premi�re
moiti� du XIXe si�cle) avait �t� �lev� dans la croyance � la force
vitale et la tenait pour indispensable � l'explication des �causes
derni�res de la vie�, mais il donna d'autre part, dans son manuel
classique de Physiologie (1833) qui, jusqu'� ce jour, n'a pas �t�
d�pass�, la preuve apagogique, qu'en somme on ne pouvait rien faire de
cette force vitale. M�LLER montra, par une longue s�rie d'observations
remarquables et d'exp�riences ing�nieuses, que la plupart des
fonctions vitales de l'organisme humain, comme de l'organisme animal,
s'ex�cutaient d'apr�s des lois physiques et chimiques, que certaines
d'entre elles pouvaient m�me �tre d�termin�es math�matiquement. Et
cela s'applique aussi bien aux fonctions animales des muscles et des
nerfs, des organes des sens sup�rieurs ou inf�rieurs, qu'aux processus
de la vie v�g�tative, de la nutrition et des �changes de mat�riaux, de
la digestion et de la circulation. Seuls, deux domaines restaient
�nigmatiques et inexplicables si l'on n'admettait pas une force
vitale: celui de l'activit� psychique sup�rieure (la vie de l'esprit)
et celui de la reproduction (g�n�ration). Mais dans ces domaines, �
leur tour, on fit, sit�t apr�s la mort de M�LLER, des d�couvertes et
des progr�s si importants, que l'inqui�tant �spectre de la force
vitale� disparut �galement de ces deux derniers recoins. C'est
vraiment un curieux hasard chronologique que $1 soit mort en 1858,
l'ann�e m�me o� DARWIN publiait les premiers faits relatifs � sa
th�orie qui fit �poque. La _th�orie de la s�lection_ de ce dernier
r�pondait � la grande �nigme devant laquelle le premier s'�tait
arr�t�: la question de l'apparition de dispositions conformes � un but
et produites par des causes toutes m�caniques.


=La fin dans la th�orie de la s�lection= (DARWIN 1859).--L'immortel
m�rite philosophique de DARWIN demeure, ainsi que je l'ai souvent
r�p�t�, double: c'est d'abord d'avoir r�form� l'ancienne _th�orie de
la descendance_, fond�e en 1809 par LAMARCK, d�finitivement �tablie
par DARWIN sur l'immense amas de faits amoncel�s au cours de ce
demi-si�cle;--c'est ensuite d'avoir pos� la _th�orie de la s�lection_
qui, pour la premi�re fois, nous d�couvre seulement les v�ritables
causes efficientes de la graduelle transformation des esp�ces. DARWIN
montra d'abord comment l'�pre _lutte pour la vie_ est le r�gulateur
inconsciemment efficace qui gouverne l'action r�ciproque de l'h�r�dit�
et de l'adaptation, dans la graduelle transformation des esp�ces;
c'est le grand _Dieu �leveur_ qui, sans intention, produit de
nouvelles formes par la �s�lection naturelle�, tout comme un �leveur
humain, avec intention, r�alise de nouvelles formes par la �s�lection
artificielle�. Ainsi �tait r�solue cette grande �nigme philosophique:
�Comment des dispositions conformes � une fin peuvent-elles �tre
produites d'une mani�re toute m�canique, sans causes agissant en vue
d'une fin�? KANT, lui encore, avait d�clar� cette difficile �nigme
insoluble, bien que, plus de deux mille ans avant lui, le grand
penseur EMP�DOCLE e�t indiqu� le chemin de la solution. Gr�ce �
celle-ci, le principe de la _m�canique t�l�ologique_ a pris, en ces
derniers temps, une valeur de plus en plus grande et nous a expliqu�
m�caniquement les dispositions les plus subtiles et les plus cach�es
des �tres organiques, par �l'autoformation fonctionnelle de la
structure conforme � une fin�. Par l�, la notion transcendante de
finalit� propre � la philosophie t�l�ologique de l'Ecole, se trouve
�cart�e et avec elle l'obstacle le plus grand qui s'opposait � une
conception rationnelle et moniste de la nature.


=N�ovitalisme.=--En ces derniers temps, le vieux spectre de la
mystique force vitale, qui semblait mort � jamais, s'est ranim�;
divers biologistes distingu�s ont cherch� � le faire revivre sous un
nouveau nom. L'expos� le plus clair et le plus rigoureux en a �t�
donn� r�cemment, par le botaniste de Kiel, J. REINKE[54]. Il d�fend la
croyance au miracle et le _th�isme_, l'histoire mosa�que de la
_Cr�ation_ et la constance des esp�ces; il appelle les �forces
vitales�, par opposition aux forces physiques, des forces directrices,
forces sup�rieures ou _dominantes_. D'autres, au lieu de cela,
d'apr�s une conception toute anthropistique, admettent un
_ing�nieur-machiniste_, qui aurait inculqu� � la substance organique
une organisation conforme � une fin et dirig�e vers un but d�termin�.

  [54] J. REINKE, _Die Welt als That_ (Berlin, 1899).

Ces �tranges hypoth�ses t�l�ologiques n�cessitent aussi peu,
aujourd'hui, une r�futation scientifique, que les na�ves objections
contre le Darwinisme, dont elles s'accompagnent d'ordinaire.


=Th�orie des organes non conformes � une fin= (_Dyst�l�ogie_).--Sous
ce nom j'ai d�j� constitu�, il y a trente-trois ans, la science des
faits biologiques int�ressants et importants entre tous, qui
contredisent directement, d'une mani�re qui saute aux yeux, la
traditionnelle conception t�l�ologique des �corps vivants organis�s
conform�ment � une fin�[55]. Cette �Science des individus
rudimentaires, avort�s, manqu�s, �tiol�s, atrophi�s ou cataplastiques�
s'appuie sur une quantit� �norme de ph�nom�nes des plus remarquables,
connus, il est vrai, depuis longtemps des zoologistes et des
botanistes mais dont DARWIN, le premier, a expliqu� la cause et �valu�
la haute port�e philosophique.

  [55] E. HAECKEL. �_Generelle Morphologie_� 1866. Bd. II, S.
  266-285 Cf. �_Nat�rl. Sch�pf Gesch._� IX Aufl. 1898. S. 14, 18,
  288, 792.

Chez toutes les plantes et tous les animaux sup�rieurs, en particulier
chez tous les organismes dont le corps n'est pas simple mais compos�
de plusieurs organes concourant � une m�me fin,--on constate, � un
examen attentif, un certain nombre de dispositions inutiles ou
inactives, et m�me en partie dangereuses ou nuisibles. Dans les fleurs
de la plupart des plantes, on trouve � c�t� des feuilles sexuelles,
actives, par lesquelles s'effectue la reproduction, quelques
organes-feuilles, inutiles, sans importance (�tamines, carpophylles,
p�tales, s�pales, etc., �tiol�s ou �manqu�s�). Dans les deux grandes
classes d'animaux volants, classes si riches en formes, les oiseaux et
les insectes, on trouve � c�t� des animaux normaux qui se servent
journellement de leurs ailes un certain nombre d'individus dont les
ailes sont atrophi�es et qui ne peuvent pas voler.

Presque dans toutes les classes d'animaux sup�rieurs dont les yeux
servent � la vision, il existe des esp�ces isol�es qui vivent dans
l'obscurit� et ne voient pas; cependant ils poss�dent encore presque
tous des yeux; mais ces yeux sont atrophi�s, incapables de servir � la
vision. Notre propre corps humain pr�sente de pareils rudiments
inutiles: les muscles de nos oreilles, la membrane clignotante de nos
yeux, la glande mammaire de l'homme et autres parties du corps; bien
plus, le redoutable appendice vermiforme du coecum intestinal, n'est
pas seulement inutile, mais dangereux car son inflammation am�ne
chaque ann�e la mort d'un certain nombre de personnes[56].

  [56] C'est cette inflammation qui constitue l'_appendicite_.

L'_explication_ de ces dispositions et d'autres semblables qui ne
r�pondent � aucun but dans la constitution du corps animal ou v�g�tal,
ne peut nous �tre fournie ni par le vieux _vitalisme mystique_, ni par
le moderne _n�ovitalisme_, tout aussi _irrationnel_; au contraire,
elle devient tr�s simple par la _th�orie de la descendance_. Celle-ci
nous montre que les organes rudimentaires sont _atrophi�s_ et cela par
suite du manque d'usage. De m�me que les muscles, les nerfs, les
organes sensoriels se fortifient par l'exercice et une activit�
r�p�t�e, de m�me, inversement, ils entrent plus ou moins en r�gression
s'ils ne fonctionnent pas et que l'usage en soit abandonn�. Mais
quoique l'exercice et l'adaptation stimulent ainsi le d�veloppement
des organes, ces organes ne disparaissent cependant pas, par suite
d'inaction, imm�diatement et sans qu'on en puisse retrouver la trace;
la force de l'h�r�dit� les maintient encore pendant plusieurs
g�n�rations, ils ne disparaissent qu'au bout de tr�s longtemps et
graduellement. L'aveugle �lutte pour l'existence entre organes� am�ne
leur disparition hors de l'histoire, comme elle avait, � l'origine,
amen� leur apparition et leur d�veloppement. Aucun �but� immanent ne
joue de r�le ici.


=Imperfection de la Nature.=--Ainsi que la vie de l'homme, celle de
l'animai et celle de la plante restent partout et toujours
imparfaites. Ceci est la cons�quence tr�s simple du fait que la
Nature--l'organique comme l'inorganique--est con�ue dans un flux
constant d'_�volution_, de changement et de transformation. Cette
�volution nous appara�t dans son ensemble--dans la mesure, du moins,
o� nous pouvons suivre l'histoire de la nature sur notre
plan�te--comme une transformation progressive, comme un progr�s
historique du simple au complexe, de l'inf�rieur au sup�rieur, de
l'imparfait au parfait. J'ai d�j� d�montr� dans ma _Morphologie
g�n�rale_ (1866) que ce _progr�s_ historique (_progressus_)--ou
_perfectionnement_ graduel (_teleosis_),--�tait l'_effet n�cessaire de
la s�lection_ et non la suite d'un but con�u au pr�alable. C'est ce
qui ressort aussi du fait qu'aucun organisme n'est absolument parfait;
m�me s'il �tait � un moment donn�, parfaitement adapt� aux conditions
ext�rieures, cet �tat ne durerait pas longtemps; car les conditions
d'existence du monde ext�rieur sont elles-m�mes soumises � un
continuel changement, lequel a pour suite une adaptation ininterrompue
des organismes.


=Tendance vers un but chez les corps organiques.=--Sous ce titre, le
c�l�bre embryologiste K. E. BAER publia, en 1876, un travail suivi
d'un article sur DARWIN, qui fut tr�s bien accueilli des adversaires
de celui-ci et qu'on invoque aujourd'hui encore, en des sens divers,
contre la th�orie de l'�volution. En m�me temps, il renouvela sous un
nom nouveau l'ancienne conception t�l�ologique de la Nature; ce
dernier point demande une courte critique. Faisons d'abord remarquer
que BAER, bien que philosophe naturaliste au meilleur sens du mot et
_moniste � l'origine_, a montr�, � mesure qu'il avan�ait en �ge, des
tendances mystiques et qu'il a abouti au pur _dualisme_. Dans son
ouvrage principal �sur l'embryologie des animaux� (1828) qu'il
intitule lui-m�me: _Observations et r�flexions_,--il s'est servi, en
effet, de deux modes de connaissance. Un examen minutieux de tous les
faits isol�s du d�veloppement de l'oeuf animal a permis � BAER
d'exposer, pour la premi�re fois, l'ensemble des transformations
merveilleuses que subit l'oeuf, simple petite sph�re, avant de devenir
le corps d'un Vert�br�. Par des comparaisons prudentes et des
r�flexions ing�nieuses, BAER chercha en m�me temps � d�couvrir les
causes de cette transformation et � les ramener � des lois g�n�rales
de formation. Il a exprim� le r�sultat de celles-ci par la proposition
suivante: �L'histoire du d�veloppement de l'individu est l'histoire de
l'individualit� croissante, � tous points de vue.� En m�me temps, il
insistait sur ce fait que �la _pens�e fondamentale_ qui r�git toutes
les conditions du d�veloppement animal, est la m�me qui r�unit en
sph�res les fragments de la masse et groupe ceux-ci en syst�mes
solaires. Cette pens�e fondamentale n'est autre chose que _la vie_
elle-m�me, tandis que les syllabes et les mots par lesquels elle
s'exprime sont les diverses formes de la vie�.

       *       *       *       *       *

BAER ne pouvait pas alors parvenir � une connaissance plus approfondie
de cette pens�e fondamentale g�n�tique, ni � la claire compr�hension
des v�ritables causes efficientes du d�veloppement organique, car ses
�tudes portaient exclusivement sur une moiti� de l'histoire de ce
d�veloppement, celle qui a rapport aux _individus_: l'_embryologie_ ou
_ontog�nie_. L'autre moiti�, l'histoire du d�veloppement des groupes
et esp�ces, notre histoire g�n�alogique ou _phylog�nie_ n'existait pas
encore � cette �poque, bien que, d�s 1809, LAMARCK avec son regard de
voyant, e�t montr� la route qui y conduisait. Lorsque plus tard cette
science fut fond�e par DARWIN (1859), BAER vieilli ne put pas la
comprendre; la lutte vaine qu'il entreprit contre la th�orie de la
s�lection montre clairement qu'il n'en reconnut ni le vrai sens ni la
port�e philosophique. Des sp�culations t�l�ologiques auxquelles, plus
tard, s'en joignirent de th�osophiques, avaient rendu le vieux BAER
incapable d'appr�cier �quitablement cette grande r�forme de la
biologie; les consid�rations t�l�ologiques qu'il lui opposa, dans
ses _Discours et Etudes_ (1876), alors qu'il �tait �g� de
quatre-vingt-quatre ans ne sont que la r�p�tition des erreurs
analogues que la doctrine finaliste de la philosophie dualiste oppose
depuis plus de deux mille ans � la philosophie m�caniste ou moniste.
l'_id�e tendant vers un but_ qui, d'apr�s BAER, r�git le d�veloppement
tout entier du corps animal � partir de l'ovule,--n'est qu'une autre
expression de l'�ternelle _Id�e_ de PLATON et de l'�ent�l�chie� de son
�l�ve ARISTOTE. Notre biog�nie moderne, au contraire, explique les
faits embryologiques d'une fa�on toute physiologique en ce qu'elle
reconna�t pour leurs causes efficientes et m�caniques les fonctions
d'h�r�dit� et d'adaptation. La _loi fondamentale biog�n�tique_ que
BAER ne pouvait pas comprendre, nous livre le lien causal intime entre
_l'ontog�n�se_ des individus et la _phylog�n�se_ de leurs anc�tres; la
premi�re nous appara�t maintenant comme la r�capitulation h�r�ditaire
de la seconde. Or, nulle part dans la phylog�nie des animaux et des
plantes, nous ne constatons une tendance vers un but, mais uniquement
le r�sultat n�cessaire de la terrible lutte pour la vie, r�gulateur
aveugle, non Dieu pr�voyant, qui am�ne la transformation des formes
organiques par l'action r�ciproque des lois de l'adaptation et de
l'h�r�dit�. Nous ne pouvons pas davantage admettre de �tendance vers
un but� dans l'histoire du d�veloppement des individus, dans
l'embryologie des plantes, des animaux et des hommes. Car cette
ontog�nie n'est qu'un court extrait de cette phylog�nie, une
r�p�tition abr�g�e et acc�l�r�e de celle-ci, par les lois
physiologiques de l'h�r�dit�.

BAER terminait en 1828 la pr�face de sa classique _Histoire_ _du
d�veloppement des animaux_ par ces mots: �Celui-l� se sera acquis une
couronne de lauriers, auquel il est r�serv� de ramener les forces qui
fa�onnent le corps animal aux forces ou aux formes g�n�rales de la vie
universelle. L'arbre qui doit fournir le berceau de cet homme n'a pas
encore germ�.--Sur ce point encore, le grand embryologiste se
trompait. En la m�me ann�e 1828 entrait � l'universit� de Cambridge
pour y �tudier la th�ologie (!), le jeune CH. DARWIN qui, trente ans
plus tard s'acquit r�ellement une couronne de lauriers par sa th�orie
de la s�lection.


=Ordre moral du monde.=--Dans la philosophie de l'histoire, dans les
consid�rations g�n�rales que d�veloppent les historiens sur les
destin�es des peuples et sur la marche tortueuse de l'�volution des
Etats, on admet encore aujourd'hui l'existence d'un �ordre moral du
monde�. Les historiens cherchent, dans les alternatives vari�es de
l'histoire des peuples, un but conducteur, une intention id�ale qui
aurait �lu telle ou telle race, tel ou tel Etat pour lui procurer une
f�licit� sp�ciale et la supr�matie sur les autres. Cette conception
t�l�ologique de l'histoire s'est trouv�e en ces derniers temps en
opposition d'autant plus radicale avec notre philosophie moniste, que
celle-ci est apparue avec plus de certitude comme la seule l�gitime
dans le domaine tout entier de la nature inorganique. Quand il s'agit
de l'astronomie et de la g�ologie, de la physique et de la chimie,
personne aujourd'hui ne parle plus d'un ordre moral du monde, pas plus
que d'un Dieu personnel dont �la main a ordonn� toutes choses avec
sagesse et lumi�res�. Mais il en va de m�me dans tout le domaine de la
biologie, de la composition et de l'histoire de la nature organique,
l'homme encore except�. DARWIN ne nous a pas seulement montr�, dans sa
th�orie de la s�lection, comment les dispositions conformes � un but,
dans la vie et la structure du corps des animaux et des plantes, ont
�t� produites m�caniquement, sans but pr�con�u, mais en outre il nous
a appris � reconna�tre dans la _lutte pour la vie_, la puissante
force naturelle qui, depuis plusieurs millions d'ann�es, r�git et
r�gle sans interruption tout le processus �volutif du monde organique.
On pourrait dire: �La lutte pour la vie� est la �survivance du plus
apte� ou le �triomphe du meilleur�, mais on ne le peut que si l'on
consid�re toujours le plus fort comme le meilleur (au sens moral) et
d'ailleurs l'histoire tout enti�re du monde organique nous montre, en
tous temps, � c�t� du progr�s vers le plus parfait, qui pr�domine,
quelques retours en arri�re vers des �tats inf�rieurs. La �tendance
vers un but� au sens de BAER lui-m�me, n'offre pas davantage le
moindre caract�re moral.

En irait-il peut-�tre autrement dans l'histoire des peuples, dans
cette histoire que l'homme, en proie qu'il est au d�lire
anthropistique des grandeurs, se pla�t � nommer �l'histoire
universelle�? Peut-on y d�couvrir, partout et en tous temps, un
principe moral supr�me ou un sage r�gent de l'univers qui dirige les
destin�es des peuples? Dans l'�tat avanc� o� sont aujourd'hui
parvenues l'histoire naturelle et l'histoire des peuples, la r�ponse
impartiale ne peut �tre qu'un: _Non_. Les destin�es des diverses
branches de l'esp�ce humaine qui, en tant que races et nations,
luttent depuis des milliers d'ann�es pour conserver leur existence et
poursuivre leur d�veloppement--sont soumises aux m�mes �grandes et
�ternelles lois d'airain�, que l'histoire du monde organique tout
entier qui, depuis des millions d'ann�es, peuple la terre.

Les g�ologues distinguent dans �l'histoire organique de la terre� en
tant qu'elle nous est connue par les documents de la pal�ontologie,
trois grandes p�riodes: les p�riodes primaire, secondaire et
tertiaire. La dur�e de la premi�re, d'apr�s des calculs r�cents, doit
s'�lever au moins � 34 millions d'ann�es, celle de la seconde � 11 et
celle de la troisi�me � 3. L'histoire de l'embranchement des
Vert�br�s, dont notre propre race est issue, est facile � suivre �
travers ce grand espace de temps; trois stades divers du
d�veloppement des Vert�br�s sont successivement apparus durant ces
trois grandes p�riodes; dans la primaire (p�riode _pal�ozo�que_) les
_Poissons_, dans la secondaire (p�riode _m�sozo�que_) les _Reptiles_,
dans la tertiaire (p�riode _c�nozo�que_) les _Mammif�res_. De ces
trois grands groupes de Vert�br�s, les Poissons repr�sentent le degr�
inf�rieur de perfection, les Reptiles le degr� moyen et les Mammif�res
le degr� sup�rieur. Une �tude plus approfondie de l'histoire de ces
trois classes nous montrerait �galement que les divers ordres et
familles qui les composent ont �volu� progressivement, pendant ces
trois p�riodes, vers un degr� toujours sup�rieur de perfection.
Peut-on maintenant consid�rer ce processus �volutif progressif comme
l'expression d'une tendance consciente vers un but ou d'un ordre moral
du monde? Absolument pas. Car la th�orie de la s�lection nous
enseigne, comme la diff�renciation organique, que le _progr�s_
organique est une _cons�quence n�cessaire_ de la lutte pour la vie.
Des milliers d'esp�ces, bonnes, belles, dignes d'admiration, tant dans
le r�gne animal que dans le r�gne v�g�tal, ont disparu au cours de ces
quarante-huit millions d'ann�es, parce qu'il leur a fallu faire place
� d'autres plus fortes et ces vainqueurs, dans la lutte pour la vie,
n'ont pas toujours �t� les formes les plus nobles ni les plus
parfaites au sens moral.

Il en va de m�me exactement de l'_histoire des peuples_. La
merveilleuse culture de l'antiquit� classique a disparu parce que le
Christianisme est venu fournir � l'esprit humain qui se d�battait, un
puissant et nouvel essor, par la croyance en un Dieu aimant et par
l'esp�rance d'une vie meilleure dans l'au-del�. Le papisme devint
bient�t la caricature impudente du christianisme pur et foula
impitoyablement aux pieds les tr�sors de science que la philosophie
grecque avait d�j� amass�s; mais il conquit la supr�matie universelle
par l'ignorance des _masses_ aveugl�ment croyantes. C'est la R�forme
qui brisa les cha�nes dans lesquelles l'esprit �tait captif et qui
aida la raison � revendiquer ses droits. Mais dans cette nouvelle
p�riode de l'histoire de la civilisation, comme dans la pr�c�dente,
la grande lutte pour la vie ondoie �ternellement, sans le moindre
ordre moral.


=Providence.=--Si un examen critique et impartial des choses ne nous
permet pas de reconna�tre un �ordre moral� dans la marche de
l'histoire des peuples, nous ne pouvons pas trouver davantage qu'une
�sage providence� r�gle la destin�e des individus. L'une comme l'autre
r�sultent avec une n�cessit� de fer de la causalit� m�canique qui fait
d�river chaque ph�nom�ne d'une ou de plusieurs causes ant�c�dentes.
D�j� les anciens Hell�nes reconnaissaient comme principe supr�me de
l'Univers l'ANANKE, l'aveugle HEIMARMENE, le _Fatum_ qui �domine les
dieux et les hommes�. A sa place, le christianisme mit la Providence
consciente, non plus aveugle mais voyante et qui dirige le
gouvernement du monde en souverain patriarcal. Le caract�re
anthropomorphique de cette conception, �troitement li�e d'ordinaire �
celle du �Dieu personnel�, saute aux yeux. La croyance en un �p�re
aimant� qui tient entre ses mains la destin�e des quinze cents
millions d'hommes de notre plan�te et qui tient compte de leurs
pri�res, de leurs �pieux d�sirs� se croisant en tous sens--est une
croyance parfaitement inadmissible; on s'en aper�oit de suite, sit�t
que la raison r�fl�chissant l�-dessus d�pouille les verres teint�s de
la �croyance�.

D'ordinaire, chez l'homme moderne civilis�--de m�me que chez le
sauvage inculte--la croyance en la Providence et la confiance en un
p�re aimant surgissent tr�s vives lorsque quelque chose d'heureux
survient, soit que l'homme �chappe � un danger mortel, qu'il gu�risse
d'une maladie grave, qu'il gagne le gros lot � une loterie, qu'il ait
un enfant depuis longtemps d�sir�, etc. Si, au contraire, un malheur
arrive ou qu'un d�sir ardent ne soit pas r�alis�, la �Providence� est
oubli�e, le sage r�gent de l'Univers a alors dormi ou bien il a refus�
sa b�n�diction.

Vu l'essor inou� qu'a pris la vie sociale au XIXe si�cle, le nombre
des crimes et des accidents a n�cessairement augment�, dans une
proportion insoup�onn�e jusqu'alors, les journaux nous en instruisent
formellement. Chaque ann�e des milliers d'hommes disparaissent dans
des naufrages, des milliers dans des accidents de chemins de fer, des
milliers dans des catastrophes de mines etc. Chaque ann�e des milliers
s'entretuent par la guerre et les pr�paratifs n�cessaires � ce meurtre
en masse absorbent, chez les nations les plus civilis�es, professant
la charit� chr�tienne, la plus grande partie de la fortune nationale.
Et parmi ces centaines de milliers d'hommes qui tombent annuellement,
victimes de la civilisation moderne, il s'en trouve de tout � fait
remarquables, forts et travailleurs. Et l'on parlera encore d'ordre
moral du monde!


=But, fin et hasard.=--Si un examen impartial de l'�volution
universelle nous enseigne qu'on n'y peut reconna�tre ni un but pr�cis,
ni une fin sp�ciale (au sens de la raison humaine), il semble ne plus
rester d'autre alternative que d'abandonner tout � l'_aveugle hasard_.
Et, de fait, ce reproche a �t� adress� au _transformisme_ de LAMARCK
et de DARWIN, comme autrefois � la _cosmog�nie_ de KANT et de LAPLACE;
beaucoup de philosophes dualistes attribuent m�me � cette objection
une importance toute sp�ciale. Elle vaut donc bien la peine que nous
l'examinions encore une fois rapidement.

Un certain groupe de philosophes affirment, d'apr�s leur conception
_t�l�ologique_: l'Univers tout entier est un Cosmos bien ordonn� dans
lequel chaque ph�nom�ne a un but et une fin; il n'y a _pas de hasard_!
Un autre groupe, par contre, en vertu de sa conception _m�caniste_
soutient que: Le d�veloppement de l'Univers entier est un processus
m�canique uniforme, dans lequel nous ne pouvons d�couvrir nulle part
de but ni de fin; ce que nous nommons ainsi, dans la vie organique,
est une cons�quence sp�ciale des conditions biologiques; ni dans le
d�veloppement des corps c�lestes, ni dans celui de notre �corce
terrestre inorganique, on ne peut discerner de fin directrice; _tout
est hasard_. Les deux partis ont raison, d'apr�s leur d�finition du
�hasard�. La loi g�n�rale de _causalit�_, d'accord avec la loi de
substance, nous assure que tout ph�nom�ne a sa cause m�canique; en ce
sens il n'y a pas de hasard. Mais nous pouvons et devons conserver ce
terme indispensable, pour d�signer par l� la rencontre de deux
ph�nom�nes que n'unit pas un rapport de causalit� mais dont,
naturellement, chacun a sa cause ind�pendante de celle de l'autre.
Ainsi que chacun sait, le hasard, en ce sens moniste, joue le plus
grand r�le dans la vie de l'homme comme dans celle de tous les autres
corps de la nature. Cela n'emp�che pas que, dans chaque _hasard_
particulier, comme dans l'�volution de l'Univers tout entier, nous ne
reconnaissions l'universel empire de la loi naturelle qui r�git tout,
de la _loi de substance_.




CHAPITRE XV

Dieu et le Monde

  �TUDES MONISTES SUR LE TH�ISME ET LE PANTH�ISME.--LE MONOTH�ISME
     ANTHROPISTIQUE DES TROIS GRANDES RELIGIONS
     M�DITERRAN�ENNES.--LE DIEU EXTRAMONDAIN ET LE DIEU
     INTRAMONDAIN.

    Que serait un Dieu qui ne ferait qu'imprimer du dehors une
        impulsion au monde
    Qui, en le touchant du doigt, ferait mouvoir le Tout suivant
        un cercle?
    Il lui convient bien mieux de mouvoir l'Univers du dedans,
    D'enfermer la Nature en soi, de s'enfermer en elle
    De telle sorte que tout ce qui, en Lui, vit, s'agite et est
    Ne soit jamais priv� de sa force ni de son esprit.

    GOETHE.




SOMMAIRE DU CHAPITRE XV

  L'id�e de Dieu en g�n�ral.--Contraste entre Dieu et le monde, le
     surnaturel et la nature.--Th�isme et panth�isme.--Formes
     principales du th�isme.--Polyth�isme.--Triploth�isme.--
     Amphith�isme.--Monoth�isme.--Statistique des religions.--
     Monoth�isme naturaliste.--Solarisme (culte du soleil).--
     Monoth�isme anthropistique.--Les trois grandes religions
     m�diterran�ennes.--Mosa�sme (Jehovah).--Christianisme
     (Trinit�).--Culte de la Madone et des saints.--Polyth�isme
     papiste.--Islamisme.--Mixoth�isme.--Essence du th�isme.--Le
     Dieu extramondain et anthropomorphique.--Vert�br� � forme
     gazeuse.--Panth�isme.--Le Dieu intramondain (la
     Nature).--Hylozo�sme des Monistes ioniens
     (Anaximandre).--Conflit entre le Panth�isme et le
     Christianisme.--Spinoza.--Monisme moderne. Ath�isme.


LITT�RATURE

   W. GOETHE.--_Dieu et le Monde._ _Faust._ _Prom�th�e._

   KUNO FISCHER.--_Geschichte der neueren Philosophie._ Bd. I
   �_Baruch Spinoza_� 2te Aufl., 1865.

   H. BRUNNHOFER.--_Giordano Bruno's Weltanschauung und
   Verhaengniss._ Leipzig, 1882.

   J. DRAPER.--_Geschichte der geistigen Entwicklung Europa's._
   Leipzig, 1865.

   FR. KOLB.--_Kulturgeschichte der Menschheit._ 2te Aufl., 1873.

   TH. HUXLEY.--_Discours et Travaux_, trad. fr.

   W. STRECKER.--_Welt und Menschheit, vom Standpunkte des
   Materialismus._ Leipzig, 1892.

   C. STERNE (E. KRAUSE).--_Die allgem. Weltanschauung in ihrer
   historischen Entwicklung._ Stuttgart, 1889.


L'humanit� consid�re, depuis des milliers d'ann�es, comme la raison
derni�re et supr�me de tous les ph�nom�nes, une cause efficiente
qu'elle appelle _Dieu_ (_Deus_, _Theos_). Comme toutes les notions
g�n�rales, cette notion supr�me a subi, au cours de l'�volution de la
raison, les transformations les plus importantes et les d�viations les
plus diverses. On peut m�me dire qu'aucun terme n'a subi autant de
modifications et de d�formations; car aucun autre ne touche de si
pr�s, � la fois, aux devoirs supr�mes de l'entendement s'effor�ant de
conna�tre, de la science fond�e sur la raison et aux int�r�ts les plus
profonds de l'�me croyante et de la fantaisie po�tique.

Une comparaison critique des nombreuses formes diff�rentes de l'id�e
de Dieu serait des plus int�ressantes et instructives, mais nous
entra�nerait trop loin; nous nous contenterons ici de jeter un regard
rapide sur les formes les plus importantes qu'a rev�tues l'id�e de
Dieu et sur le rapport qu'elles pr�sentent avec notre conception
moderne, d�termin�e par la seule connaissance de la nature. Nous
renvoyons, pour toute autre recherche qu'on voudrait faire sur cet
int�ressant domaine, � l'ouvrage remarquable, d�j� plusieurs fois cit�
d'AD. SVOBODA: _Les formes de la croyance_ (2 vol. Leipzig 1897).

Si nous faisons abstraction des nuances tr�s fines et des rev�tements
vari�s appos�s sur l'image de Dieu et si nous nous bornons au contenu
le plus essentiel de cette notion, nous pourrons � bon droit ranger
les diverses conceptions en deux grands groupes oppos�s: le groupe
_th�iste_ et le groupe _panth�iste_. Celui-ci se rattache directement
� la conception _moniste_ ou rationnelle, celui-l� � la philosophie
_dualiste_ ou mystique.


I. =Th�isme: Dieu et le monde sont deux personnes distinctes.=--Dieu
s'oppose au monde comme son cr�ateur, son conservateur et son
r�gisseur. Aussi Dieu est-il con�u plus ou moins � l'image de l'homme,
comme un organisme qui pense et agit � la fa�on de l'homme (bien que
sous une forme beaucoup plus parfaite). Ce _Dieu anthropomorphe_, dont
la conception chez les diff�rents peuples est manifestement
polyphyl�tique, a �t� soumis par leur fantaisie aux formes les plus
vari�es, depuis le f�tichisme jusqu'aux religions monoth�istes
�pur�es, du pr�sent. Parmi les sous-classes les plus importantes du
th�isme, nous distinguerons le polyth�isme, le triploth�isme,
l'amphith�isme et le monoth�isme.


=Polyth�isme.=--Le monde est peupl� de divinit�s vari�es qui
interviennent, avec plus ou moins d'ind�pendance, dans la marche des
�v�nements. Le _f�tichisme_ trouve de pareils dieux subalternes dans
les corps inanim�s les plus divers de la nature, dans les pierres,
dans l'eau, dans l'air, dans les produits de toutes sortes de l'art
humain (images des dieux, statues, etc.). Le _d�monisme_ voit des
dieux dans les organismes vivants les plus vari�s: dans les arbres,
les animaux, les hommes. Ce polyth�isme rev�t d�j�, dans les formes
les plus inf�rieures de la religion, chez les peuples primitifs et
incultes, les formes les plus diverses. Il nous appara�t avec son
maximum de puret� dans le _polyth�isme grec_, dans ces superbes
l�gendes des dieux qui fournissent aujourd'hui encore � notre art
moderne les plus beaux mod�les po�tiques et plastiques. Bien inf�rieur
est le _polyth�isme catholique_, dans lequel de nombreux �saints� (de
r�putation souvent fort �quivoque), sont invoqu�s comme des divinit�s
subalternes ou suppli�s d'interc�der aupr�s du Dieu supr�me (ou de son
amie, la �Vierge Marie�).


=Triploth�isme= (Doctrine de la Trinit�).--La doctrine de la _Trinit�
de Dieu_ qui forme aujourd'hui encore, dans le Credo des peuples
chr�tiens, les �trois articles de foi� fondamentaux, aboutit, comme on
sait, � l'id�e que le _Dieu unique_ du christianisme, se compose � la
v�rit� de trois personnes d'essence tr�s diff�rente: I. _Dieu le P�re_
est le �tout-puissant cr�ateur du ciel et de la terre� (ce mythe
inadmissible est depuis longtemps r�fut� par la cosmog�nie,
l'astronomie et la g�ologie scientifiques). II. _J�sus-Christ_ est le
�fils unique de Dieu le P�re� (et en m�me temps de la troisi�me
personne, le �Saint-Esprit�!!) con�u par l'immacul�e conception de la
Vierge Marie (sur ce mythe, cf. chapitre XVII). III. Le
_Saint-Esprit_, �tre mystique, dont les rapports incompr�hensibles
avec le �fils� et avec le �p�re� font, depuis dix-neuf cents ans, que
des millions de th�ologiens chr�tiens se cassent inutilement la t�te.
Les �vangiles, qui sont cependant la seule source claire de ce
_triploth�isme chr�tien_, nous laissent dans une ignorance compl�te au
sujet des rapports particuliers qu'ont entre elles ces trois
personnes, et quant � la question de leur �nigmatique unit�, ils ne
nous donnent aucune r�ponse satisfaisante. Par contre, nous devons
insister particuli�rement sur la confusion que cette obscure et
mystique th�orie de la Trinit� am�ne n�cessairement dans la t�te de
nos enfants, d�s les premi�res le�ons qu'ils entendent l�-dessus �
l'�cole. Le lundi matin, pendant la premi�re heure de le�on (religion)
ils apprennent: Trois fois un font un!--et aussit�t apr�s, pendant la
seconde heure de le�on (calcul): Trois fois un font trois! Je me
souviens encore tr�s bien, pour ma part, des h�sitations que
cette frappante contradiction �veilla en moi d�s la premi�re
le�on.--D'ailleurs la _Trinit�_ du christianisme n'est aucunement
originale, mais (comme la plupart des autres dogmes) elle est
emprunt�e aux religions plus anciennes. Du culte du soleil des mages
chald�ens est issue la Trinit� d'_Ilu_, la myst�rieuse source de
l'Univers; ses trois manifestations sont _Anu_, le chaos originel,
_Bel_, l'ordonnateur du monde et _Ao_, la lumi�re divine, la sagesse
�clairant tout. Dans la religion des Brahmanes, la _Trimurti_, �unit�
divine� est compos�e �galement de trois personnes: _Brahma_ (le
cr�ateur), _Wischnu_ (le conservateur) et _Schiwa_ (le destructeur).
Il semble que, dans ces conceptions, ainsi que dans d'autres relatives
� la Trinit�, le _saint nombre trois_ en tant que tel--en tant que
_nombre symbolique_--ait jou� un r�le. Les trois premiers devoirs
chr�tiens, eux aussi: �la foi, l'esp�rance et la charit� forment une
_triade_ analogue.


=Amphith�isme.=--Le monde est r�gi par deux dieux diff�rents, un bon
et un mauvais, le _dieu_ et le _diable_. Ces deux r�gents de l'Univers
sont en lutte �ternelle, comme le roi et l'anti-roi, le Pape et
l'anti-pape. Le r�sultat de cette lutte est continuellement l'�tat
actuel du monde. Le bon _Dieu_, en tant qu'�tre bon, est la source du
Bon et du Beau, du plaisir et de la joie. Le monde serait parfait si
son action n'�tait pas continuellement contrebalanc�e par celle de
l'�tre mauvais, du _Diable_; ce mauvais Satan est la cause de tout mal
et de toute laideur, du d�plaisir et de la douleur.

Cet _amphith�isme_ est, sans contredit, parmi toutes les diff�rentes
formes de croyance aux dieux, la plus raisonnable, celle dont la
th�orie s'accorde le mieux avec une explication scientifique de
l'Univers. Aussi la trouvons-nous d�velopp�e, plusieurs milliers
d'ann�es d�j� avant le Christianisme, chez les divers peuples
civilis�s de l'antiquit�. Dans l'Inde ancienne, WISCHNU, le
conservateur, lutte contre SCHIWA, le destructeur. Dans l'ancienne
�gypte, au bon OSIRIS s'oppose le m�chant TYPHON. Chez les premiers
H�breux, un dualisme analogue se retrouve entre ASCHERA, la terre,
m�re f�conde qui engendre (= Keturah) et ELJOU (= Moloch ou Sethos),
le s�v�re p�re c�leste. Dans la religion Zende des anciens Perses,
fond�e par Zoroastre deux mille ans avant J.-C., r�gne une guerre
continuelle entre ORMUDZ, le bon dieu de la lumi�re et AHRIMAN, le
m�chant dieu des t�n�bres.

Le diable ne joue pas un moindre r�le dans la mythologie du
_Christianisme_, en tant qu'adversaire du bon Dieu, en tant que
tentateur, prince de l'Enfer et des T�n�bres. En tant que _Satanas_
personnel il �tait encore au commencement de notre si�cle, un �l�ment
essentiel dans la croyance de la plupart des chr�tiens; c'est
seulement vers le milieu du si�cle qu'avec le progr�s des lumi�res il
fut peu � peu d�poss�d� ou qu'il dut se contenter du r�le subalterne
que GOETHE dans le _Faust_, le plus grand de tous les po�mes
dramatiques, assigne � _M�phistoph�l�s_. Actuellement, dans les
milieux les plus cultiv�s, la �croyance en un Diable personnel� passe
pour une superstition du moyen �ge, qu'on a d�pass�e, tandis qu'en
m�me temps la �croyance en Dieu� (c'est-�-dire en un Dieu personnel,
bon et aimant) est conserv�e comme un �l�ment indispensable de la
religion. Et pourtant la premi�re croyance est aussi pleinement
l�gitime (et aussi peu fond�e) que la seconde. En tous cas,
l'�imperfection de la vie terrestre� dont on se plaint tant, la �lutte
pour la vie� et tout ce qui s'y rattache, s'expliquent bien plus
simplement et plus naturellement par cette lutte entre le dieu bon et
le dieu m�chant, que par n'importe quelle autre forme de croyance en
Dieu.


=Monoth�isme.=--La doctrine de l'unit� de Dieu peut passer, sous plus
d'un rapport, pour la forme la plus simple et la plus naturelle du
culte rendu � Dieu; d'apr�s l'opinion courante, c'est le fondement le
plus r�pandu de la religion et qui domine en particulier la croyance
de l'Eglise chez les peuples cultiv�s. Cependant, en fait, ce n'est
pas le cas; car le pr�tendu _monoth�isme_, si l'on y regarde de plus
pr�s, appara�t le plus souvent comme une des formes pr�c�demment
examin�es du th�isme, en ce sens qu'� c�t� du �Dieu principal�,
supr�me, un ou plusieurs dieux secondaires s'introduisent. En outre,
la plupart des religions qui ont eu un point de d�part purement
monoth�iste, sont devenues, au cours du temps, plus ou moins
polyth�istes. Il est vrai et la statistique moderne l'affirme, parmi
les quinze cents millions d'hommes qui habitent notre terre, la plus
grande majorit� sont _monoth�istes_; il y aurait _soi-disant_, parmi
eux, _environ_ 600 millions de brahmano-bouddhistes, 500 millions de
Chr�tiens (pr�tendus), 200 millions de pa�ens (de diverses sortes),
180 millions de Mahom�tans, 10 millions d'Isra�lites et 10 millions
qui seraient sans religion aucune. Mais la grande majorit� des
pr�tendus monoth�istes se fait de Dieu l'id�e la plus obscure, ou bien
croit, � c�t� du Dieu principal unique, � beaucoup de dieux
accessoires, comme par exemple: aux anges, au diable, aux d�mons, etc.
Les diverses formes sous lesquelles le _monoth�isme_ s'est d�velopp�
_polyphyl�tiquement_ peuvent �tre ramen�es � deux grands groupes: le
monoth�isme naturaliste et le naturalisme anthropistique.


=Monoth�isme naturaliste.=--Cette ancienne forme de religion voit
l'incarnation de Dieu dans quelque ph�nom�ne naturel �lev�, dominant
tout. Comme tel, depuis plusieurs milliers d'ann�es, ce qui a frapp�
l'homme avant tout c'est le _soleil_, la divinit� �clairant et
r�chauffant qui tient visiblement, sous sa d�pendance imm�diate, toute
la vie organique. Le _culte du soleil_ (solarisme ou h�lioth�isme)
appara�t au naturaliste moderne, entre toutes les formes de croyances
th�istes, comme la plus estimable et celle qui se fusionne le plus
ais�ment avec la philosophie naturelle moniste du pr�sent.

Car notre astrophysique et notre g�og�nie modernes nous ont convaincus
que notre terre est une partie d�tach�e du soleil et qu'elle
retournera plus tard se perdre dans son sein. La physiologie moderne
nous enseigne que la source premi�re de toute vie organique, sur la
terre, est la formation du plasma ou _plasmodomie_ et que cette
synth�se de combinaisons inorganiques simples (eau, acide carbonique
et ammoniaque ou acide azotique) ne peut se produire que sous
l'influence de la _lumi�re solaire_. Le d�veloppement primaire des
_plantes plasmodomes_ n'a �t� suivi que tardivement, secondairement
par celui des _animaux plasmophages_ qui, directement ou
indirectement, se nourrissent des premi�res et l'apparition de
l'esp�ce humaine elle-m�me n'est, � son tour, qu'un fait tardif dans
l'histoire g�n�alogique du r�gne animal. Notre vie humaine tout
enti�re, corporelle et intellectuelle, se ram�ne en derni�re analyse,
comme toute autre vie organique, au rayonnement du soleil dispensateur
de lumi�re et de chaleur. Du point de vue de la raison pure, le _culte
du soleil_ appara�t donc comme un _monoth�isme naturaliste_, beaucoup
plus fond� que le culte anthropistique des chr�tiens et autres peuples
civilis�s, qui se repr�sentent Dieu sous la forme humaine. De fait,
les adorateurs du soleil �taient d�j� parvenus, il y a des milliers
d'ann�es, � un degr� de culture intellectuelle et morale plus �lev�
que la plupart des autres th�istes. Me trouvant en 1881 � Bombay, j'y
ai suivi avec la plus grande sympathie les �difiants exercices de
pi�t� des fid�les parsis qui, debout au bord de la mer ou agenouill�s
sur des tapis �tendus, lors du lever et du coucher du soleil
exprimaient � l'astre leur adoration[57].--Le _culte de la lune_,
_lunarisme_ ou _S�l�noth�isme_ est moins important que le solarisme;
s'il y a quelques peuples primitifs qui adorent la lune seule, la
plupart cependant professent en m�me temps le culte du soleil et des
�toiles.

  [57] E. HAECKEL, _Lettres d'un voyageur dans l'Inde_ (trad.
  fran�aise).


=Monoth�isme anthropistique.=--L'identification de Dieu � l'homme,
l'id�e que l'�Etre supr�me� pense, sent et agit comme l'homme (quoique
sous une forme plus �lev�e) joue le plus grand r�le dans l'histoire de
la civilisation, en tant que _monoth�isme anthropomorphique_. Il faut
mettre ici au premier plan les trois grandes religions de la race
m�diterran�enne: la religion mosa�que ancienne, la religion
chr�tienne interm�diaire et la religion mahom�tane, derni�re venue.
Ces _trois grandes religions m�diterran�ennes_, apparues toutes trois
sur les rivages favoris�s de la plus int�ressante des mers, fond�es
toutes trois d'une mani�re analogue par un enthousiaste de race
s�mitique, � l'imagination enflamm�e--ont entre elles les rapports les
plus �troits, non seulement ext�rieurement, par cette origine commune,
mais encore int�rieurement, par de nombreux traits communs � leurs
articles de foi. De m�me que le Christianisme a emprunt� directement
une grande partie de sa mythologie � l'ancien Juda�sme, de m�me
l'Islamisme, dernier venu, a conserv� beaucoup de l'h�ritage des deux
autres religions. Les religions m�diterran�ennes �taient toutes les
trois, � l'origine, purement _monoth�istes_; toutes les trois, elles
ont subi plus tard les transformations _polyth�istes_ les plus
vari�es, � mesure qu'elles se r�pandaient sur les c�tes d�coup�es et
si diversement habit�es de la M�diterran�e et de l� sur les autres
points du globe.


=Le Mosa�sme.=--Le monoth�isme juif, tel que _Mo�se_ le fonda (1600
av. J.-C.) passe d'ordinaire pour la forme de croyance religieuse qui,
dans l'antiquit�, a exerc� la plus grande influence sur le
d�veloppement ult�rieur, �thique et religieux, de l'humanit�. Il est
incontestable que cette haute valeur historique lui incombe d�j� pour
cette raison que les deux autres religions m�diterran�ennes qui
partagent avec lui l'empire du monde sont issues de lui; le Christ est
port� sur les �paules de Mo�se comme plus tard Mahomet sur celles du
Christ. De m�me, le Nouveau Testament qui, dans le court espace de
dix-neuf cents ans, est devenu le fondement de la foi de tous les
peuples civilis�s, repose sur la base v�n�rable de l'Ancien Testament.
Tous deux r�unis, sous le nom de _Bible_, ont pris une influence et
une extension qu'on ne peut comparer � celles d'aucun livre au monde.
De fait, la Bible est aujourd'hui encore sous certains rapports--et
malgr� le m�lange �trange du bon et du mauvais--le �livre des
livres�. Mais si nous examinons impartialement et sans pr�jug�, cette
remarquable source historique, bien des points importants se
pr�senteront sous un tout autre jour qu'on ne l'enseigne partout. Ici
aussi, la critique moderne et l'histoire de la civilisation p�n�trant
plus avant, nous ont fourni des renseignements pr�cieux qui �branlent
dans ses fondements la tradition admise.

Le monoth�isme, tel que Mo�se chercha � l'�tablir dans le culte de
J�hovah et tel qu'il fut plus tard d�velopp� avec grand succ�s par les
_proph�tes_--les philosophes des H�breux--eut � l'origine de longs et
durs combats � soutenir avec l'ancien polyth�isme, alors tout
puissant. _J�hovah_ ou Japheh fut d'abord d�riv� de ce Dieu c�leste
qui, sous le nom de Moloch ou Baal �tait une des divinit�s les plus
honor�es de l'Orient. (Sethos ou Typhon des Egyptiens, Saturne ou
Chronos des Grecs). Mais � c�t�, d'autres dieux demeuraient en haute
estime, et la lutte contre l'�idol�trie� ne cessa jamais chez le
peuple juif. Cependant, en principe, J�hovah demeura le seul Dieu,
celui qui, dans le premier des dix commandements de Mo�se, dit
express�ment: �Je suis le Seigneur ton Dieu, tu n'auras pas d'autre
Dieu que moi�.


=Le Christianisme.=--Le monoth�isme chr�tien partagea le sort de son
p�re, le mosa�sme, il ne resta monoth�isme vrai que th�oriquement, en
principe, tandis que pratiquement il rev�tait les formes les plus
diverses du polyth�isme. A vrai dire, d�j� par la doctrine de la
Trinit�, qui passait pourtant pour un des �l�ments indispensables de
la religion chr�tienne, le monoth�isme �tait logiquement supprim�. Les
_trois personnes_ distingu�es comme P�re, Fils et Saint-Esprit, sont
et restent trois _individus_ diff�rents (et m�me des personnages
anthropomorphes) au m�me titre que les trois divinit�s hindoues de la
Trimurti (Brahma, Wischnou, Schiwa) ou que celles de la Trinit� des
anciens H�breux (Anu, Bel, Ao). Ajoutons que dans les sectes les plus
r�pandues du Christianisme, la Vierge Marie, comme M�re immacul�e du
Christ, joue un grand r�le � titre de quatri�me divinit�; dans
beaucoup de cercles catholiques, elle passe m�me pour plus importante
et plus influente que les trois personnages masculins du C�leste
royaume. Le _culte de la Madone_ a pris l� une telle importance qu'on
pourrait l'opposer comme un _monoth�isme f�minin_ � la forme ordinaire
de monoth�isme masculin. L'auguste reine des Cieux occupe si bien le
premier plan (ainsi que d'innombrables portraits de la madone et
d'innombrables l�gendes en font preuve), que les trois personnages
masculins sont compl�tement effac�s.

En dehors de cela, la fantaisie des Chr�tiens croyants a de bonne
heure joint une nombreuse soci�t� de _Saints_ de toutes esp�ces au
chef supr�me du gouvernement c�leste et des anges musiciens veillent �
ce que, dans la �vie �ternelle� on ne manque pas de jouissances
musicales. Les papes romains--les plus grands charlatans que jamais
religion ait produits--s'empressent continuellement d'augmenter par
des canonisations nouvelles le nombre de ces c�lestes trabans
anthropomorphes. Cette �tonnante soci�t� du Paradis a re�u une
augmentation de population, � la fois plus consid�rable et plus
int�ressante que toutes les autres, le 13 juillet 1870, lorsque le
Concile du Vatican a d�clar� les papes, en tant que repr�sentants du
Christ, _infaillibles_, les �levant ainsi, de lui-m�me, au rang de
_dieux_. Si nous ajoutons � cela le �diable personnel� et les �mauvais
anges� qui composent sa cour, personnages reconnus par les papes, le
_papisme_ nous pr�sentera encore aujourd'hui la forme la plus r�pandue
du Christianisme moderne, et le tableau vari� d'un _polyth�isme_ si
riche, que l'Olympe hell�nique nous para�tra, � c�t� de lui, petit et
mis�rable.


=L'Islamisme= (ou _Monoth�isme mahom�tan_) est la forme la plus
r�cente et en m�me temps la plus pure du Monoth�isme. Lorsque le jeune
Mahomet (n� en 570), de bonne heure en vint � m�priser le culte
polyth�iste de ses concitoyens arabes et apprit � conna�tre le
Christianisme des Nestoriens, il s'appropria, il est vrai, les
doctrines fondamentales de ceux-ci, mais il ne put se r�soudre � voir
dans le Christ autre chose qu'un Proph�te, comme Mo�se. Dans le dogme
de la Trinit�, il ne trouva que ce qu'y doit forc�ment trouver tout
homme sans pr�jug� apr�s une r�flexion impartiale: un article de foi
absurde qui n'est ni conciliable avec les principes de notre raison,
ni du moindre prix pour notre �dification religieuse. Mahomet
consid�rait avec raison l'adoration de l'immacul�e Vierge Marie �M�re
de Dieu� comme une idol�trie aussi vaine que le culte rendu aux images
et aux statues. Plus il y r�fl�chissait, plus il aspirait vers une
plus pure conception de Dieu, plus clairement lui apparaissait la
certitude de son grand principe: �Dieu est le seul Dieu�; il n'y a pas
� c�t� de lui d'autres dieux.

Sans doute, Mahomet ne pouvait pas non plus s'affranchir de tout
anthropomorphisme dans sa conception de Dieu. Son Dieu unique restait,
lui aussi, un homme tout-puissant, id�alis�, tout comme le s�v�re Dieu
vengeur de Mo�se, tout comme le Dieu doux et aimant du Christ. Mais
nous devons cependant reconna�tre � la religion mahom�tane cette
sup�riorit� qu'� travers son �volution historique et ses in�vitables
d�viations, elle a conserv� bien plus rigoureusement que les religions
mosa�que et chr�tienne le caract�re du _pur monoth�isme_. Cela se voit
encore aujourd'hui, ext�rieurement, dans les formules de pri�res, la
fa�on de pr�cher inh�rentes au culte mahom�tan, de m�me que dans
l'architecture et la d�coration de ses temples. Lorsqu'en 1873, je
visitai pour la premi�re fois l'Orient, que j'admirai les splendides
mosqu�es du Caire et de Smyrne, de Brousse et de Constantinople, je
fus rempli d'une pi�t� sinc�re par la d�coration simple et pleine de
go�t de l'int�rieur, par l'ornementation architectonique d'un style si
�lev� et en m�me temps si riche de l'ext�rieur. Comme ces mosqu�es
paraissent nobles et d'un style �lev�, compar�es � la plupart des
�glises catholiques qui, � l'int�rieur, sont surcharg�es de tableaux
de toutes sortes et d'oripeaux dor�s, tandis qu'� l'ext�rieur elles
sont d�figur�es par une profusion de figures humaines et animales! Le
m�me caract�re d'�l�vation se retrouve dans les pri�res silencieuses
et les simples exercices de pi�t� du Coran, compar�s au bruyant et
incompr�hensible bredouillage de mots des messes catholiques ou � la
musique tapageuse des processions th��trales.


=Mixoth�isme.=--On peut � bon droit r�unir sous ce terme toutes les
formes de croyance aux dieux qui renferment des _m�langes_ de
conceptions religieuses diff�rentes et en partie m�me contradictoires.
En th�orie, cette forme de religion, des plus r�pandues, n'a jamais
�t� reconnue jusqu'ici. En pratique, n�anmoins, c'est la plus
importante et la plus remarquable de toutes. Car la grande majorit�
des hommes qui se sont form�s des id�es religieuses ont �t� de tous
temps et sont aujourd'hui encore _mixoth�istes_; leur notion de Dieu
est un m�lange des principes religieux de telle confession sp�ciale,
qu'on leur a inculqu�s d�s l'enfance et de beaucoup d'impressions
diverses �prouv�es plus tard au contact d'autres formes de croyance et
qui ont modifi� les premi�res. Pour beaucoup de savants il faut
ajouter � cela l'influence transformatrice des �tudes philosophiques
de l'�ge m�r et surtout l'�tude impartiale des ph�nom�nes de la nature
qui montre le n�ant des croyances th�istes. La lutte entre ces notions
contradictoires, infiniment douloureuse pour les �mes sensibles et qui
parfois se prolonge sans solution pendant la vie enti�re,--montre
clairement la puissance inou�e de l'_h�r�dit�_ des vieux principes
religieux d'une part et de l'_adaptation_ pr�coce � des principes
erron�s, d'autre part. La confession sp�ciale qui, d�s sa plus tendre
enfance, a �t� inculqu�e de force � l'enfant par ses parents, reste le
plus souvent et pour la plus grande part, pr�dominante, au cas o� plus
tard l'influence plus forte d'une autre confession n'am�ne pas une
conversion. Mais m�me dans ce passage d'une forme de croyance �
l'autre, le nouveau nom, comme d�j� celui qu'on vient de quitter,
n'est souvent qu'une �tiquette ext�rieure sous laquelle s'abritent les
croyances et les erreurs les plus diverses, formant le m�lange le plus
bariol�. La grande majorit� des pr�tendus chr�tiens ne sont pas
monoth�istes (comme ils le croient), mais amphith�istes,
triploth�istes ou polyth�istes. On en peut dire autant des adeptes de
l'islamisme et du mosa�sme, ainsi que de ceux de toutes les religions
monoth�istes. Partout viennent s'adjoindre � la notion originelle du
�Dieu unique ou du dieu triple�, des croyances, acquises plus tard, �
des divinit�s subalternes: anges, diables, saints et autres d�mons,
m�lange bariol� des formes les plus diverses du th�isme.


=Essence du th�isme.=--Toutes les formes que nous venons de passer en
revue, du th�isme au sens propre--peu importe que cette croyance en
Dieu rev�te une forme naturaliste ou anthropistique--ont en commun la
conception de Dieu comme d'un �tre _ext�rieur au monde_ (_extra
mundanum_) ou _surnaturel_ (_supranaturale_). Toujours Dieu s'oppose,
comme un Etre ind�pendant, au monde ou � la nature, le plus souvent
comme leur Cr�ateur, leur Conservateur et leur R�gisseur. Dans la
plupart des religions s'ajoute encore � cela le caract�re de
_personnalit�_ et l'id�e, plus pr�cise encore, que Dieu en tant que
personne est semblable � l'homme. �L'homme se peint dans ses dieux.�
Cet _anthropomorphisme de Dieu_ ou conception anthropistique d'un Etre
qui pense, sent et agit comme l'homme, pr�domine chez la majorit� de
ceux qui croient en Dieu, tant�t sous une forme plus na�ve et plus
grossi�re, tant�t sous une forme plus abstraite et plus raffin�e. Sans
doute, la th�osophie la plus �lev�e affirme que Dieu, en tant qu'Etre
supr�me, est absolument parfait et par suite compl�tement diff�rent de
l'Etre imparfait qu'est l'homme. Mais � un examen plus minutieux on
s'aper�oit toujours que ce qui est commun aux deux c'est l'activit�
psychique ou intellectuelle. Dieu sent, pense et agit comme l'homme,
quoique sous une forme infiniment plus parfaite.


=L'anthropisme personnel de Dieu= est devenu pour la plupart des
croyants une id�e si naturelle qu'ils ne sont pas choqu�s de voir Dieu
personnifi� sous la forme humaine dans les tableaux et les statues, ni
de lui voir rev�tir cette forme humaine dans les diverses cr�ations
po�tiques de l'imagination, o� Dieu se transforme ainsi en un
_Vert�br�_. Dans beaucoup de mythes, Dieu appara�t encore sous la
forme d'autres Mammif�res (singes, lions, taureaux, etc.), plus
rarement sous celle d'Oiseaux (aigle, colombe, cigogne) ou sous celle
de Vert�br�s inf�rieurs (serpents, crocodiles, dragons). Dans les
religions les plus �lev�es et les plus abstraites, cette forme
corporelle dispara�t et Dieu n'est ador� que comme �_pur esprit_� sans
corps. �Dieu est esprit et celui qui l'adore doit l'adorer en esprit
et en v�rit�. Mais n�anmoins l'activit� psychique de ce pur esprit
est absolument la m�me que celle des dieux anthropomorphes. A la
v�rit�, ce Dieu immat�riel n'est pas incorporel, mais invisible, con�u
sous la forme d'un gaz.

Nous aboutissons ainsi � la notion paradoxale d'un Dieu, _Vert�br�
gazeux_ (cf. _Morphol. g�n._, 1866).


II. =Panth�isme= (Doctrine de l'Un-Tout), _Dieu et le monde sont un
seul et m�me �tre_. L'id�e de Dieu s'identifie avec celle de la
_nature_ ou de la _substance_. Cette conception panth�iste est en
opposition radicale, en principe du moins, avec toutes les formes
pr�c�dentes et autres possibles du _th�isme_, bien qu'on se soit
efforc�, par des concessions r�ciproques, de combler le profond ab�me
qui s�pare les deux doctrines. Entre elles persiste toujours cette
opposition fondamentale que, dans le _th�isme_, Dieu, �tre
_extramondain_, s'oppose � la nature qu'il cr�e et conserve, agissant
sur elle _du dehors_, tandis que dans le _panth�isme_, Dieu, Etre
_intramondain_, est partout la nature elle-m�me et agit _�
l'int�rieur_ de la substance, en tant que �force ou �nergie�. Ce
dernier point de vue est seul conciliable avec la loi naturelle
supr�me qu'un des plus grands triomphes du XIXe si�cle est d'avoir
pos�e: la _loi de substance_. Le _panth�isme_ est donc n�cessairement
le _point de_ _vue des sciences naturelles modernes_. Sans doute, les
naturalistes, aujourd'hui encore, sont nombreux qui contestent cette
affirmation et pensent pouvoir concilier l'ancienne doctrine th�iste
avec les id�es fondamentales du panth�isme exprim�es par la loi de
substance. Mais ces vains efforts ne reposent tous que sur l'obscurit�
ou sur l'incons�quence de la pens�e, dans le cas toutefois o� ils sont
sinc�res et tent�s avec loyaut�.

Le _panth�isme_ ne pouvant provenir que de l'observation de la nature,
rectifi�e et interpr�t�e par la pens�e de l'homme civilis�, on
comprend qu'il soit apparu bien plus tard que le _th�isme_ qui, sous
sa forme la plus grossi�re, �tait d�j� constitu� il y a plus de dix
mille ans, chez les peuples primitifs et avec les variations les plus
diverses.

Si des germes de panth�isme se trouvent d�j� �pars dans les diverses
religions d�s le d�but de la philosophie (chez les plus anciens des
peuples civilis�s dans l'Inde et en Egypte, en Chine et au Japon),
bien des milliers de si�cles avant J�sus-Christ, cependant, le
panth�isme, comme philosophie pr�cise et constitu�e, n'appara�t
qu'avec l'_hylozo�sme des philosophes naturalistes ioniens_ dans la
premi�re moiti� du VIe si�cle avant J�sus-Christ. A cette �poque de
splendeur pour l'esprit grec, tous les grands penseurs sont d�pass�s
par ANAXIMANDRE de Milet, lequel con�ut l'unit� fondamentale du _Tout
infini_ (Apeiron) avec plus de profondeur et de clart� que son ma�tre
THAL�S ou son �l�ve ANAXIM�NE. Non seulement ANAXIMANDRE avait d�j�
exprim� la grande pens�e de l'_unit�_ originelle du Cosmos, de
l'_�volution_ de tous les ph�nom�nes provenant de la _mati�re
premi�re_ qui p�n�tre tout, mais aussi la conception hardie d'une
_alternance_ p�riodique et ind�finie de mondes apparaissant et
disparaissant.

Beaucoup d'autres grands philosophes ult�rieurs, dans l'antiquit�
classique, surtout D�MOCRITE, H�RACLITE et EMP�DOCLE ont �t� amen�s
par leurs r�flexions profondes � concevoir dans le m�me sens ou d'une
mani�re analogue, cette unit� de la Nature et de Dieu, du corps et de
l'esprit qui a trouv� son expression la plus pr�cise dans la loi de
substance de notre _monisme_ actuel. Le grand po�te romain et
philosophe naturaliste, LUCR�CE, a expos� ce monisme sous une forme
hautement po�tique dans son c�l�bre po�me didactique _De rerum
Natura_. Mais ce monisme panth�iste et conforme � la Nature fut
bient�t repouss� par le dualisme mystique de PLATON et surtout par la
puissante influence que conquit sa philosophie id�aliste en se
fusionnant avec les doctrines chr�tiennes. Lorsqu'ensuite leur plus
puissant repr�sentant, le pape, eut acquis l'empire intellectuel du
monde, le panth�isme fut violemment comprim�, $1, son repr�sentant le
plus remarquable, fut br�l� vif le 17 f�vrier 1600, sur le Campo Fiori
de Rome, par le �repr�sentant de Dieu�.

Ce n'est que dans la seconde moiti� du XVIIe si�cle que le syst�me
panth�iste fut constitu� sous sa forme la plus pure par le grand
SPINOZA; il cr�a pour d�signer la totalit� des choses le pur _concept
de substance_ dans lequel �Dieu et le Monde� sont ins�parables. Nous
devons d'autant plus admirer aujourd'hui la clart�, l'exactitude et la
logique du syst�me moniste de SPINOZA, qu'il y a deux cent cinquante
ans, ce puissant penseur manquait encore de toutes les donn�es
empiriques certaines que nous n'avons acquises que dans la seconde
moiti� du XIXe si�cle. Quant aux rapports entre le panth�isme de
SPINOZA, le _mat�rialisme_ ult�rieur du XVIIIe si�cle et notre
_monisme_ actuel, nous en avons d�j� parl� au premier chapitre de ce
livre. Rien n'a tant contribu� � le propager, surtout en Allemagne,
que les oeuvres immortelles du plus grand de nos po�tes et penseurs,
de GOETHE. Ses admirables po�mes _Dieu et le Monde_, _Prom�th�e_,
_Faust_, etc., contiennent, envelopp�es sous la forme po�tique la plus
parfaite, les pens�es fondamentales du panth�isme.


=Ath�isme= (_Conception de l'Univers d�pouill� de Dieu_).--Il n'y a
_pas de Dieu_ ni de dieux, si l'on d�signe par ce terme des �tres
personnels existant en dehors de la Nature.

Cette _conception ath�iste_ co�ncide, quant aux points essentiels,
avec le _monisme_ ou _panth�isme_ des sciences naturelles; elle en
donne seulement une autre expression, en ce qu'elle en fait ressortir
le c�t� n�gatif, la non-existence de la divinit� extramondaine ou
surnaturelle. En ce sens, SCHOPENHAUER dit tr�s justement: �Le
_panth�isme_ n'est qu'un ath�isme poli. La v�rit� du panth�isme
consiste dans la suppression de l'opposition dualiste entre Dieu et le
monde, dans la constatation que le monde existe en vertu de sa force
interne et par lui-m�me. La proposition panth�iste: Dieu et le monde
ne font qu'un, est un d�tour poli pour signifier au seigneur Dieu son
cong�.�

Pendant tout le moyen �ge, sous la tyrannie sanglante du papisme,
l'_Ath�isme_ a �t� poursuivi par le fer et par le feu comme la forme
la plus �pouvantable de conception de l'Univers. Comme dans l'Evangile
l'_ath�e_ est compl�tement identifi� au _m�chant_ et qu'il est menac�
dans la vie �ternelle--pour un simple �manque de foi�--des peines de
l'Enfer et de la damnation �ternelle, on con�oit que tout bon chr�tien
ait �vit� soigneusement le moindre soup�on d'ath�isme. Malheureusement
c'est l� une opinion accr�dit�e aujourd'hui encore, dans beaucoup de
milieux. Le naturaliste _ath�e_, qui consacre ses forces et sa vie �
la recherche de la _v�rit�_, est tenu d'avance pour capable de tout ce
qui est mal; le d�vot _th�iste_ qui assiste sans pens�e � toutes les
c�r�monies vides du culte papiste, passe d�j�, rien qu'� cause de
cela, pour un bon citoyen, m�me si, sous sa _croyance_ il ne pense
rien du tout et qu'il pratique � c�t� de cela la morale la plus
r�pr�hensible. Cette erreur ne s'expliquera qu'au XXe si�cle lorsque
la superstition c�dera davantage le pas � la connaissance de la nature
par la raison et � la conviction moniste de _l'unit� de Dieu et du
monde_.




CHAPITRE XVI

Science et Croyance

  �TUDES MONISTES SUR LA CONNAISSANCE DE LA V�RIT�.--ACTIVIT� DES
     SENS ET ACTIVIT� DE LA RAISON.--CROYANCE ET
     SUPERSTITION.--EXP�RIENCE ET R�V�LATION.

   La recherche scientifique ne conna�t qu'un but: la connaissance
   de la r�alit�. Aucun sanctuaire ne peut lui �tre plus sacr� que
   celui de la _V�rit�_. Il faut qu'elle p�n�tre tout; elle ne doit
   reculer devant aucun examen, devant aucune analyse, si fort que
   tienne au coeur du chercheur ce qu'il lui faut examiner, soit
   que le respect, l'amour, le sentiment de la loyaut�, la
   religion, les opinions viennent se mettre � la traverse de sa
   t�che. Il lui faut d�clarer les r�sultats de l'examen sans
   m�nagement, sans souci de son avantage ou de son d�savantage,
   sans chercher l'�loge et sans craindre le bl�me.

    L. BRENTANO.




SOMMAIRE DU CHAPITRE XVI

  Connaissance de la V�rit� et ses sources: activit� sensorielle et
     association des repr�sentations.--Organes des sens (Esth�tes)
     et organes de la pens�e (phron�tes).--Organes des sens et leur
     �nergie sp�cifique.--D�veloppement de celle-ci.--Philosophie
     de la sensibilit�.--Valeur inappr�ciable des sens.--Limites de
     la connaissance sensible.--Hypoth�se et croyance.--Th�orie et
     croyance.--Opposition radicale entre les croyances
     scientifiques (naturelles) et les croyances religieuses
     (surnaturelles).--Superstition des peuples primitifs et des
     peuples civilis�s.--Confessions diverses.--Ecoles sans
     confession.--La croyance de nos
     p�res.--Spiritisme.--R�v�lation.


LITT�RATURE

   A. SVOBODA.--_Gestalten des Glaubens._ Leipzig, 1897.

   D. STRAUSS.--_Gesammelte Schriften_, 12 B�nder, Bonn, 1877.

   J. W. DRAPER.--_Geschichte der Konflikte Zwischen Religion und
   Wissenschaft_, Leipzig, 1865.

   L. BUCHNER.--_�ber religioese und wissenschaftliche
   Weltanschauung_, 1887.

   O. M�LLINGER.--_Die Gott-Idee der neuen Zeit und der nothwendige
   Ausbau des Christenthums_ 2te Aufl., Zurich 1870.

   A. RAU.--_Empfinden und Denken._ Giessen 1896.

   F. ZOLLNER.--_Ueber die Natur der Kometen. Beitraege zur Gesch.
   und Theorie der Erkenntniss_, Leipzig, 1872.

   A. LEHMANN.--_Aberglaube und Zauberei von den aeltesten Zeiten
   an bis in die Gegenwart._ trad. allem. de 1899.

   F. BACON.--_Novum Organon Scientiarum._


Tout travail v�ritablement scientifique tend � la connaissance de la
_v�rit�_. Notre vrai savoir, celui qui a du prix, se rapporte au r�el
et consiste en repr�sentations auxquelles correspondent des choses
r�ellement existantes. Nous sommes incapables, il est vrai, de
conna�tre l'essence intime de ce monde r�el,--�la chose en soi�--mais
une observation impartiale et une comparaison critique des choses nous
convainquent que, dans l'�tat normal du cerveau et des organes des
sens, les impressions du monde ext�rieur sur ceux-ci sont les m�mes
chez tous les hommes raisonnables--et que, lorsque les organes de la
pens�e fonctionnent normalement, certaines repr�sentations se forment,
qui sont partout les m�mes; nous les disons _vraies_ et sommes
convaincus par l� que leur contenu correspond � la partie des choses
qu'il nous est donn� de conna�tre. Nous _savons_ que ces faits ne sont
point imaginaires mais r�els.


=Sources de connaissance.=--Toute connaissance de la v�rit� a pour
fondement deux groupes de fonctions physiologiques distincts mais
ayant entre eux d'�troits rapports: d'abord la _sensation_ des objets,
au moyen de l'activit� sensorielle et ensuite la liaison des
impressions ainsi recueillies, en _repr�sentation_, gr�ce �
l'association. Les instruments de la sensation sont les _organes des
sens_ (sensibles ou Aesth�tes); les instruments � l'aide desquels se
forment et s'encha�nent les repr�sentations, sont les _organes de la
pens�e_ (phron�tes). Ceux-ci font partie du _syst�me nerveux_
central; les autres, au contraire, du syst�me nerveux p�riph�rique,
syst�me si important et si d�velopp� chez les animaux sup�rieurs pour
lesquels il est le seul et unique facteur de l'activit� psychique.


=Organes des sens= (_sensilles ou aesth�tes_).--L'activit� sensorielle
de l'homme, point de d�part de toute connaissance, s'est d�velopp�e
lentement et progressivement, comme un perfectionnement de celle des
Mammif�res les plus proches, les Primates. Les organes, chez tous les
repr�sentants de cette classe tr�s �lev�e, pr�sentent partout la m�me
structure essentielle et leurs fonctions sont partout soumises aux
m�mes lois physico-chimiques. Elles se sont partout constitu�es
historiquement de la m�me mani�re. De m�me que chez tous les autres
animaux, les sensilles, chez les Mammif�res, sont � l'origine des
parties du rev�tement cutan� et les cellules sensibles de l'_�piderme_
sont les anc�tres des diff�rents organes sensoriels, lesquels ont
acquis leur �nergie sp�cifique en s'adaptant � des excitations
diff�rentes (lumi�re, chaleur, son, chimiopathie). Aussi bien les
b�tonnets de la r�tine que les cellules auditives du lima�on de
l'oreille, que les cellules olfactives et les cellules gustatives,
proviennent originairement de ces simples cellules non diff�renci�es
de l'�piderme, qui rev�tent toute la surface de notre corps. Ce fait
tr�s important peut �tre directement d�montr� par l'observation
imm�diate de l'embryon humain ou de tout autre embryon animal. De ce
fait ontog�n�tique se d�duit avec certitude, d'apr�s la loi
fondamentale biog�n�tique, cette conclusion phylog�n�tique grosse
elle-m�me de cons�quences, � savoir: que dans la longue histoire
g�n�alogique de nos anc�tres, les organes sensoriels sup�rieurs, avec
leur �nergie sp�cifique, d�rivent originairement, eux aussi, de
l'�piderme d'animaux inf�rieurs, d'une assise cellulaire simple qui ne
contenait pas encore de pareilles sensilles diff�renci�es.


=�nergie sp�cifique des sensilles.=--C'est un fait de la plus haute
importance pour l'�tude de l'homme, que diff�rents nerfs de notre
corps puissent percevoir des qualit�s tr�s diff�rentes du monde
ext�rieur et ne puissent percevoir que celles-l�. Le nerf visuel ne
transmet que les impressions lumineuses, le nerf auditif que les
impressions de son, le nerf olfactif que des impressions olfactives,
etc. De quelque nature que soit l'excitation qui stimule un de ces
nerfs d�termin�s, la r�action, par contre, est toujours
qualitativement la m�me. De cette _�nergie sp�cifique_ des nerfs
sensoriels, dont toute la port�e a �t� expos�e pour la premi�re fois
par le grand physiologiste J. M�LLER, on a tir� des cons�quences tr�s
inexactes, surtout au profit d'une th�orie de la connaissance dualiste
et a prioriste. On a pr�tendu que le cerveau ou l'�me ne percevait
qu'un certain �tat du nerf excit� et qu'on ne pouvait rien conclure de
l�, quant � l'existence ou la nature du monde ext�rieur d'o� provenait
l'excitation. La philosophie sceptique en tirait cette conclusion que
l'existence m�me de ce monde �tait douteuse et l'extr�me id�alisme,
non seulement mettait en doute cette r�alit�, mais la niait
simplement; il pr�tendait que le monde n'existait que dans notre
repr�sentation.

En face de ces erreurs, nous devons rappeler que l'��nergie
sp�cifique� n'est pas originairement une qualit� inn�e de certains
nerfs, mais qu'elle provient de leur _adaptation_ � l'activit�
particuli�re des cellules �pidermiques dans lesquelles ils se
terminent. En vertu des grandes lois de la division du travail, les
_cellules sensorielles �pidermiques_, � l'origine non diff�renci�es,
se sont attribu�es des t�ches diverses, en ce sens que les uns ont
recueilli l'excitation des rayons lumineux, les autres l'impression
des ondes sonores, un troisi�me groupe l'action chimique des
substances odorantes, etc. Au cours des si�cles, ces excitations
sensorielles externes ont amen� une modification graduelle des
propri�t�s physiologiques et morphologiques de ces r�gions
�pidermiques, tandis qu'en m�me temps se modifiaient aussi les nerfs
sensibles, charg�s de conduire au cerveau les impressions recueillies
� la p�riph�rie. La s�lection am�liora pas � pas celles d'entre les
transformations de ces nerfs qui se montr�rent utiles et cr�a enfin au
cours de millions d'ann�es, ces merveilleux instruments qui, comme
l'_oeil_ et l'_oreille_, constituent nos biens les plus pr�cieux; leur
disposition est si admirablement conforme � un but d'utilit� qu'ils
ont pu nous induire � l'hypoth�se erron�e d'une �cr�ation d'apr�s un
plan pr�con�u�. Ainsi la propri�t� caract�ristique de tout organe
sensoriel et de son nerf sp�cifique ne s'est d�velopp�e que
graduellement par l'habitude et l'exercice--c'est-�-dire par
l'_adaptation_--et s'est transmise ensuite par l'_h�r�dit�_ de
g�n�ration en g�n�ration. A. RAU a �tabli explicitement cette
conception dans son excellent ouvrage: _Sensation et pens�e, �tude
physiologique sur la nature de l'entendement humain_ (1896). On y
trouve � c�t� de la juste interpr�tation de la loi de M�LLER sur
l'�nergie sensorielle sp�cifique, des discussions p�n�trantes sur le
rapport de ces �nergies avec le cerveau et, dans le dernier chapitre
en particulier, appuy�e sur celle de L. FEUERBACH, une remarquable
_philosophie de la sensibilit�_; je me range compl�tement du c�t� de
ce convainquant expos�.


=Limites de la perception sensorielle.=--D'une comparaison critique
entre l'activit� sensorielle de l'homme et celle des autres vert�br�s,
il ressort un certain nombre de faits de la plus haute importance,
dont nous sommes redevables aux recherches approfondies faites
au XIXe si�cle, surtout dans la seconde moiti�. Cela est vrai,
particuli�rement, des deux organes sensoriels les plus perfectionn�s,
des �organes esth�tiques�, l'oeil et l'oreille. Ils pr�sentent, dans
l'embranchement des Vert�br�s, une structure diff�rente de ce qu'elle
est chez les autres animaux, structure plus complexe,--et ils se
d�veloppent en outre, dans l'embryon des Vert�br�s, d'une mani�re
toute sp�ciale. Cette ontog�n�se et cette structure typique des
sensilles, chez tous les Vert�br�s, s'explique par _l'h�r�dit�_
remontant jusqu'� une forme ancestrale commune. Mais au sein du
groupe, on observe une grande vari�t� de d�tail dans le d�veloppement,
laquelle r�sulte de _l'adaptation_ � des conditions de vie variant
avec les esp�ces, ainsi que de l'exercice plus fr�quent ou plus rare
des diverses parties de l'organisme.

L'homme, sous le rapport du d�veloppement des sens, est bien loin de
nous appara�tre comme le Vert�br� le plus perfectionn�. L'oiseau a la
vue bien plus p�n�trante et distingue les petits objets � une grande
distance, bien plus distinctement que l'homme. L'oreille de nombreux
Mammif�res, en particulier des Carnivores, Ongul�s, Rongeurs vivant
dans les d�serts, est beaucoup plus sensible que celle de l'homme et
per�oit les bruits l�gers � des distances bien plus grandes; c'est ce
qu'indique d�j� le pavillon de leur oreille, tr�s grand et tr�s
mobile. Les oiseaux chanteurs pr�sentent, m�me au point de vue des
sons musicaux, une organisation bien sup�rieure � celle de l'homme. Le
sens olfactif, chez la plupart des Mammif�res, en particulier chez les
Carnivores et les Ongul�s, est beaucoup plus d�velopp� que chez
l'homme. Si le chien pouvait comparer son flair, si fin, avec celui de
l'homme, il regarderait celui-ci avec une piti� d�daigneuse. De m�me,
quant aux sens inf�rieurs (sens du go�t, sens sexuel, sens du contact
et de la temp�rature), l'homme est bien loin de pouvoir pr�tendre au
plus haut degr� de perfectionnement.

Nous autres hommes ne pouvons naturellement juger que des sensations
que nous poss�dons. Mais l'anatomie nous d�montre l'existence, dans le
corps de beaucoup d'animaux, d'organes sensoriels autres que ceux que
nous connaissons. C'est ainsi que les poissons et d'autres Vert�br�s
aquatiques inf�rieurs poss�dent, dans la peau, des sensilles
caract�ristiques en communication avec des nerfs sensoriels sp�ciaux.
Sur les c�t�s du corps des poissons, � droite et � gauche, court un
long canal qui, en avant, dans la r�gion de la t�te, se prolonge par
plusieurs canaux ramifi�s. Dans ces �canaux muqueux� sont des nerfs
pourvus de branches nombreuses dont les terminaisons sont en rapport
avec des �minences nerveuses caract�ristiques. Il est probable que cet
�organe sensoriel �pidermique� �tendu sert � percevoir les
diff�rences, soit dans la pression, soit dans les autres qualit�s de
l'eau. D'autres groupes d'animaux se distinguent encore par la
possession d'autres sensilles caract�ristiques dont le r�le nous est
inconnu.

Ces faits nous montrent d�j� que l'activit� sensorielle de l'homme est
limit�e et cela aussi bien quantitativement que qualitativement. A
l'aide de nos sens, m�me de celui de la vue et de celui du tact, nous
ne pouvons donc jamais conna�tre qu'une partie des qualit�s que
poss�dent les objets du monde ext�rieur. Mais cette perception
partielle est elle-m�me incompl�te, car nos organes sensoriels sont
imparfaits et les nerfs sensoriels sont des interpr�tes qui ne
transmettent au cerveau que la traduction des impressions re�ues.

Cette imperfection reconnue de notre activit� sensorielle ne doit
pourtant pas nous emp�cher de consid�rer ces instruments et l'oeil
avant tout, comme les plus nobles des organes; ils constituent, avec
les organes de la pens�e localis�s dans le cerveau, le cadeau le plus
pr�cieux que la Nature ait fait � l'homme. A. RAU dit tr�s justement:
�_Toute science est en derni�re analyse une connaissance sensible_;
les donn�es des sens ne sont pas ni�es mais interpr�t�es par elle; les
sens sont nos premiers et nos meilleurs amis; bien avant que
l'entendement ne se d�veloppe, les sens disent � l'homme ce qu'il doit
faire et ce dont il doit s'abstenir. Celui qui renierait la
_sensibilit�_ pour �chapper � ses dangers, agirait avec autant
d'irr�flexion et de sottise que celui qui s'arracherait les yeux parce
que ces organes pourraient un jour voir des choses honteuses; ou celui
qui s'�corcherait la peau de la main, de crainte que cette main ne se
saisisse un jour du bien d'autrui.� Aussi FEUERBACH a-t-il pleinement
raison de traiter toutes les philosophies, les religions, les
institutions qui sont en contradiction avec le principe de la
_sensibilit�_, non seulement d'erron�es, mais de _fonci�rement
pernicieuses_. Sans sens pas de connaissance! _Nihil est in
intellectu, quod non fuerit in sensu._ (LOCKE). L'immense m�rite que
s'est acquis en ces derniers temps le Darwinisme, en nous faisant
conna�tre plus � fond et appr�cier plus hautement l'activit�
sensorielle, a d�j� fait, il y a vingt ans, le sujet de ma conf�rence
�sur l'origine et le d�veloppement des organes des sens�[58].

  [58] E. HAECKEL, _Gesammelte populaere Vortraege_ (Bonn, 1878).


=Hypoth�se et croyance.=--Le besoin de conna�tre de l'homme civilis�,
parvenu � un haut degr� de culture, n'est pas satisfait par la
connaissance, pleine de lacunes, du monde ext�rieur que cet homme
acquiert au moyen de ses organes des sens, si imparfaits. Il s'efforce
de transformer les impressions sensibles qui lui ont �t� ainsi
fournies, en valeurs de connaissance; il les �labore, dans les centres
sensoriels de l'�corce c�r�brale, en sensations sp�cifiques et par
l'_association_, dans le centre propre � cette op�ration, il assemble
ces sensations de mani�re � former des repr�sentations; par
l'encha�nement des groupes de repr�sentations, l'homme parvient
ensuite � constituer une science d'ensemble. Mais cette science reste
toujours pleine de lacunes et insatisfaisante, si la _fantaisie_ ne
vient pas compl�ter la force de combinaison insuffisante de
l'entendement et si elle ne rassemble pas, par l'association des
images, des connaissances anciennes, de mani�re � en constituer un
tout. De l� r�sultent de nouvelles formations de repr�sentations qui,
seules, permettront d'expliquer les faits per�us et �satisferont le
besoin de causalit� de la raison�. Les repr�sentations qui comblent
les lacunes de la science et prennent sa place peuvent �tre d�sign�es,
d'une mani�re g�n�rale, du nom de _croyance_. Et c'est ainsi qu'il en
va constamment dans la vie journali�re. Lorsque nous ne sommes pas
s�rs d'une chose, nous disons que nous la croyons. En ce sens, dans la
science elle-m�me, nous sommes forc�s de croire; nous pr�sumons ou
admettons qu'il existe un certain rapport entre deux ph�nom�nes,
quoique nous ne le sachions pas d'une fa�on certaine. Dans le cas o�
il s'agit de la connaissance des _causes_, nous construisons des
_hypoth�ses_. D'ailleurs on ne peut admettre, en science, que les
hypoth�ses comprises dans les limites des facult�s humaines et qui ne
contredisent pas des faits connus. Telles sont, par exemple, en
physique, la th�orie des vibrations de l'�ther; en chimie, l'existence
des atomes avec leurs affinit�s; en biologie, la th�orie de la
structure mol�culaire du plasma vivant.


=Th�orie et croyance.=--L'explication d'un grand nombre de ph�nom�nes
se rattachant les uns aux autres, par une cause qu'on admet leur �tre
commune, constitue ce qu'on appelle une th�orie. Pour la th�orie,
comme pour l'hypoth�se, la _croyance_ (au sens scientifique) est
indispensable; car, ici aussi, la fantaisie cr�atrice comble les
lacunes que l'entendement laisse quand il t�che de conna�tre les
rapports entre les choses. La th�orie, par suite, ne peut jamais �tre
consid�r�e que comme une approximation de la v�rit�; on doit avouer
qu'elle pourra, plus tard, �tre supplant�e par une autre mieux fond�e.
Malgr� l'aveu de cette incertitude, la th�orie reste indispensable �
toute vraie science; car, seule, elle _explique_ les faits en
supposant admises leurs causes. Celui qui renoncerait absolument � la
th�orie et ne voudrait construire la science pure qu'avec des �faits
certains� (ce qui est le cas des esprits born�s, dans les pr�tendues
�sciences naturelles exactes� de nos jours)--celui-l� renoncerait du
m�me coup � la connaissance des causes en g�n�ral et par l� � la
satisfaction du besoin de causalit� inh�rent � la raison.

La th�orie de la gravitation en astronomie (NEWTON), la th�orie
cosmologique des gaz en cosmog�nie (KANT et LAPLACE), le principe de
l'�nergie en physique (MAYER et HELMHOLTZ), la th�orie atomique en
chimie (DALTON), la th�orie des vibrations en optique (HUYGHENS), la
th�orie cellulaire en histologie (SCHLEIDEN et SCHWANN), la th�orie
de la descendance en biologie (LAMARCK et DARWIN): autant d'exemples
grandioses de th�ories de premier ordre. Elles expliquent tout un
monde de grands ph�nom�nes naturels par l'hypoth�se d'une _cause qui
soit commune_ � tous les faits isol�s de leurs domaines respectifs et
par la d�monstration qu'elles donnent que tous les ph�nom�nes font
bien partie d'un m�me domaine et qu'ils sont r�gis par des lois fixes,
d�coulant de cette cause unique. D'ailleurs, cette cause elle-m�me
peut �tre inconnue dans son essence ou peut n'�tre qu'une �hypoth�se
provisoire�. La _pesanteur_, dans la th�orie de la gravitation et la
cosmog�nie, l'_�nergie_ elle-m�me, dans son rapport avec la mati�re,
l'_�ther_ en optique et en �lectricit�, l'_atome_ en chimie, le
_plasma_ vivant dans la th�orie cellulaire, l'_h�r�dit�_ dans la
th�orie de la descendance--tous ces concepts, et autres semblables,
dont usent les grandes th�ories, peuvent �tre consid�r�s par la
philosophie sceptique comme de �pures hypoth�ses�, comme les produits
de la croyance scientifique, mais ils nous demeurent, comme tels,
_indispensables_ aussi longtemps qu'ils n'auront pas �t� remplac�s par
une hypoth�se meilleure.


=Croyance et Superstition.=--D'une toute autre nature que ces formes
de croyance scientifique sont ces conceptions qui, dans les diverses
_religions_, servent � expliquer les ph�nom�nes et qu'on d�signe
simplement du nom de _croyance_, au sens restreint du mot. Comme ces
deux formes de croyance, la �croyance naturelle� de la science et la
�croyance surnaturelle� de la religion, sont souvent confondues et
qu'une certaine obscurit� s'ensuit; il est utile, n�cessaire m�me de
bien mettre en relief leur _opposition radicale_. La croyance
�religieuse� est toujours une _croyance au miracle_ et, comme telle,
est en contradiction irr�m�diable avec la croyance naturelle de la
raison. Par opposition � celle-ci, elle affirme l'existence de faits
surnaturels et peut ainsi �tre d�sign�e du nom de _surcroyance_,
_hypercroyance_, forme originelle du mot _Superstition_[59]. La
diff�rence essentielle entre cette superstition et la �croyance
raisonnable� consiste en ceci que la premi�re admet des forces et des
ph�nom�nes surnaturels, que la science ne conna�t pas et qu'elle
n'admet pas, auxquels ont donn� naissance des perceptions fausses et
des inventions erron�es de la fantaisie po�tique; la superstition est
ainsi en contradiction avec les lois naturelles clairement reconnues
et, partant, elle est _d�raisonnable_.

  [59] La parent� des trois mots n'appara�t qu'en allemand o� tous
  trois sont des compos�s du mot croyance: _�berglaube_,
  _Oberglaube_ et _Aberglaube_ (N. du Tr.).


=Superstition des peuples primitifs.=--Gr�ce aux grands progr�s de
l'ethnologie au XIXe si�cle, nous connaissons une quantit� �norme de
formes et de produits de la superstition tels qu'on les trouve
aujourd'hui encore chez les grossiers peuples primitifs. Si on les
compare entre eux, puis avec les conceptions mythologiques
correspondantes des �ges ant�rieurs, on constate une analogie sur bien
des points, souvent une origine commune et, finalement, une source
primitive tr�s simple d'o� tous d�coulent. Nous trouvons celle-ci dans
le _besoin naturel de causalit� de la raison_, dans la recherche de
l'explication des ph�nom�nes inconnus qui pousse � trouver leur cause.
C'est le cas, en particulier, pour ces ph�nom�nes moteurs qui
�veillent la crainte par la menace d'un danger: comme l'�clair et le
tonnerre, les tremblements de terre, les �clipses, etc. Le besoin
d'une explication causale de ces ph�nom�nes naturels existe d�j� chez
les peuples primitifs les plus inf�rieurs qui le tiennent eux-m�mes,
par l'h�r�dit�, de leurs anc�tres primates. Il existe �galement chez
beaucoup d'autres Vert�br�s. Quand un chien aboie devant la pleine
lune, ou en entendant sonner une cloche dont il voit le battant se
mouvoir, ou en voyant un drapeau flotter au vent, il n'exprime pas
seulement par l� sa crainte mais aussi le vague besoin de conna�tre la
cause de ce ph�nom�ne inconnu. Les germes grossiers de religion, chez
les peuples primitifs, ont leurs racines en partie dans cette
superstition h�r�ditaire de leurs anc�tres primates,--en partie dans
le culte des a�eux, dans divers besoins de l'�me et dans des habitudes
devenues traditionnelles.


=Superstition des peuples civilis�s.=--Les croyances religieuses des
peuples civilis�s modernes, qu'ils consid�rent comme leur bien
spirituel le plus pr�cieux, sont plac�es par eux bien au-dessus des
�grossi�res superstitions� des peuples primitifs; on loue le grand
progr�s qu'a amen� la marche de la civilisation, en d�passant ces
superstitions. C'est l� une grande erreur! Un examen critique et une
comparaison impartiale nous montreraient que les deux croyances ne
diff�rent que par la �forme sp�ciale� et par l'enveloppe externe de la
confession. A la claire lumi�re de la _raison_, la croyance au
miracle, croyance distill�e des religions les plus lib�rales--en tant
qu'elle contredit les lois naturelles solidement �tablies,--nous
para�t une superstition aussi d�raisonnable et au m�me titre que la
grossi�re croyance aux fant�mes des religions primitives, f�tichistes,
que les premi�res regardent avec un orgueilleux d�dain.

De ce point de vue impartial, si nous jetons un regard critique sur
les croyances religieuses encore aujourd'hui r�gnantes, parmi les
peuples civilis�s, nous les trouverons partout p�n�tr�es de
superstitions traditionnelles. La croyance chr�tienne � la Cr�ation,
la Trinit� divine, l'Immacul�e Conception de Marie, la R�demption, la
R�surrection et l'Ascension du Christ, etc., tout cela est de la
_fantaisie pure_ et ne peut pas plus s'accorder avec la connaissance
rationnelle de la Nature que les diff�rents dogmes des religions
mahom�tane, mo�siaque, bouddhiste et brahmanique. Chacune de ces
religions est, pour le vrai _croyant_, une v�rit� incontestable et
chacune d'elles consid�re toute autre croyance comme une h�r�sie et
une dangereuse erreur. Plus une religion donn�e se consid�re comme �la
seule qui sauve�--comme �tant la religion _catholique_,--et plus cette
conviction est chaleureusement d�fendue comme �tant ce que cette
religion a le plus � coeur, plus, naturellement, elle doit mettre de
z�le � combattre les autres et plus deviennent fanatiques ces
terribles guerres religieuses qui remplissent les pages les plus
tristes du livre d'histoire de la civilisation. Et pourtant,
l'impartiale _Critique de la raison m�re_ nous convainc que toutes ces
diff�rentes formes de croyance sont au m�me titre fausses et
d�raisonnables, produits, toutes, de l'imagination po�tique et de la
tradition accept�e sans critique. La science fond�e sur la raison doit
les rejeter toutes tant qu'elles sont, comme des cr�ations de la
superstition.


=Professions de foi (Confessions).=--L'incommensurable dommage que la
superstition, contraire � la raison, cause depuis des milliers
d'ann�es dans l'humanit� croyante, ne se manifeste nulle part dune
mani�re aussi frappante que dans l'�ternel �Combat des confessions�.
Entre toutes les guerres que les peuples ont entreprises les uns
contre les autres, par le fer et par le feu, les guerres de religion
ont �t� entre toutes les plus sanglantes; entre toutes les formes de
discorde qui ont troubl� le bonheur des familles et des individus,
celles d'origine religieuse, provenant de diff�rences de croyance
sont, encore aujourd'hui, les plus haineuses. Qu'on songe aux nombreux
millions d'hommes qui ont perdu la vie lors des conversions au
Christianisme, des pers�cutions des chr�tiens, dans les guerres de
religion de l'Islamisme et de la R�forme, pendant l'Inquisition ou les
proc�s de sorcellerie! Ou bien qu'on pense au nombre encore plus grand
de malheureux qui, � cause de diff�rences de croyance, ont eu �
souffrir des dissensions de famille, ont perdu l'estime de leurs
concitoyens croyants, leur position dans l'Etat--ou qui ont d� �migrer
hors de leur patrie. La confession officielle exerce l'action la plus
nuisible lorsqu'elle s'allie aux buts politiques de l'Etat civilis� et
que l'enseignement en est impos� dans les �coles, sous le nom de
�le�on de religion confessionnelle�. La raison des enfants est par l�
d�tourn�e de bonne heure de la connaissance de la v�rit� et achemin�e
vers la superstition. Tout philanthrope devrait donc, par tous les
moyens possibles, pousser � la fondation d'_�coles sans confession_,
comme � l'une des institutions les plus pr�cieuses de l'Etat moderne
o� r�gne la raison.


=La croyance de nos p�res.=--La haute valeur dont jouit, encore
aujourd'hui, dans beaucoup de milieux, l'enseignement de la religion
confessionnelle, ne r�sulte pas seulement du joug confessionnel impos�
par un Etat arri�r� ni de sa d�pendance vis-�-vis de l'autorit�
cl�ricale--elle s'explique aussi par la pression d'anciennes
traditions et de �besoins de l'�me� de diff�rentes sortes. Parmi
ceux-ci le plus puissant est le culte pieux, rendu dans beaucoup de
milieux, � la _confession traditionnelle_, � la �sainte croyance de
nos p�res�. Dans des milliers de r�cits et de po�mes, la fid�lit� �
ces croyances est c�l�br�e comme un tr�sor spirituel et un devoir
sacr�. Et pourtant il suffit de r�fl�chir avec impartialit� sur
l'_histoire de la croyance_ pour se convaincre de l'absolue absurdit�
de cette id�e si puissamment influente. La croyance dominante, celle
de l'�glise �vang�lique, est essentiellement diff�rente dans la
seconde moiti� du XIXe si�cle si �clair�, de ce qu'elle �tait dans la
premi�re moiti� et celle qui r�gnait alors est � son tour tout autre
que celle du XVIIIe si�cle. Cette derni�re s'�carte beaucoup de ce qui
�tait la �croyance de nos p�res� au XVIIe si�cle et encore plus au
XVIe. La R�forme qui a d�livr� la raison asservie de la tyrannie du
papisme est naturellement poursuivie par celui-ci comme la pire des
h�r�sies; mais la croyance au papisme elle-m�me avait compl�tement
chang� au cours d'un millier d'ann�es. Et combien la croyance des
chr�tiens baptis�s diff�re de celle de leurs p�res pa�ens! Chaque
homme, capable de penser d'une fa�on ind�pendante, se forme une
croyance propre, plus ou moins �personnelle�, qui diff�re toujours de
celle de ses p�res, car elle d�pend de l'�tat de culture g�n�rale du
temps. Plus nous remontons dans l'histoire de la civilisation, plus
nous appara�t comme une superstition inadmissible, la �croyance de nos
p�res� tant vant�e, dont les formes se renouvellent incessamment.


=Spiritisme.=--Une des formes les plus remarquables de la superstition
est celle qui, aujourd'hui encore dans notre soci�t� civilis�e, joue
un r�le �tonnant: le spiritisme ou _croyance aux esprits_ sous sa
forme moderne. C'est une chose aussi �tonnante qu'affligeante de voir
que, de nos jours, des millions d'hommes civilis�s sont encore
compl�tement sous le joug de cette sombre superstition; bien plus, on
compte quelques naturalistes c�l�bres qui n'ont pas pu s'en
affranchir. De nombreuses revues spirites r�pandent cette croyance aux
esprits dans tous les milieux et dans nos �salons les plus
distingu�s�, on n'a pas honte de faire appara�tre des �esprits� qui
frappent, �crivent, apportent des �nouvelles de l'au-del�, etc. On
fait valoir, dans les cercles spirites, que des naturalistes �minents
eux-m�mes partagent cette superstition. On invoque comme exemple, en
Allemagne, ZOELLNER et FECHNER � Leipzig, en Angleterre WALLACE et
CROOKES. Le fait regrettable que des physiciens et des biologistes
aussi distingu�s aient pu tomber dans cette erreur s'explique en
partie par l'exc�s chez eux de l'imagination, par le manque de
critique, en partie aussi par la puissante influence de dogmes
inflexibles implant�s dans le cerveau de l'enfant, d�s la premi�re
jeunesse, par l'instruction religieuse. D'ailleurs, � propos des
c�l�bres croyances spirites r�pandues � Leipzig et dans l'erreur
desquelles les physiciens ZOELLNER, FECHNER et W. WEBER sont tomb�s
gr�ce au rus� escamoteur SLADE, la supercherie de celui-ci a �t� mise
au jour bien que tardivement; SLADE lui-m�me a �t� reconnu pour un
escroc vulgaire et d�masqu�. Dans tous les autres cas o� l'on a
examin� � fond les pr�tendus �miracles du spiritisme�, on a reconnu
qu'ils avaient tous pour origine une supercherie plus ou moins
grossi�re et quant aux pr�tendus �m�diums� (la plupart sont des
femmes) les uns ont �t� d�masqu�s comme de rus�s escamoteurs, tandis
que dans les autres on a reconnu des personnes nerveuses d'une
excitabilit� anormale, leur soi-disant _t�l�pathie_ (ou �action �
distance de la pens�e sans interm�diaire mat�riel�), existe aussi peu
que les �voix des esprits�, les �soupirs des fant�mes�, etc. Les
descriptions anim�es que CARL DU PREL de M�nich et autres spirites
donnent de ces �apparitions des esprits�, s'expliquent par
l'excitation de leur imagination active, jointe au manque de critique
et de connaissances physiologiques.


=R�v�lation.=--La plupart des religions, en d�pit de leurs vari�t�s,
ont un trait fondamental commun qui constitue en m�me temps, dans
beaucoup de milieux, un de leurs plus puissants supports; elles
affirment pouvoir donner, de l'�nigme de l'existence, dont la solution
n'est pas possible par la voie naturelle de la raison, la solution par
la voie surnaturelle de la r�v�lation; on en d�duit en m�me temps la
valeur des dogmes ou articles de foi qui, en tant que �lois divines�,
doivent r�gler les moeurs et la vie pratique. De telles inspirations
divines sont au fond de nombreux mythes et l�gendes dont l'origine
anthropistique saute aux yeux. Le Dieu qui �se r�v�le�, il est vrai,
n'appara�t pas directement sous forme humaine, mais au milieu du
tonnerre et des �clairs, des orages et des tremblements de terre, des
buissons en feu ou des nuages mena�ants. Mais la r�v�lation elle-m�me
qu'il donne � ceux des enfants des hommes qui ont la foi, est toujours
con�ue sous une forme anthropistique: c'est toujours une communication
d'id�es ou d'ordres formul�s et exprim�s selon le mode normal de
fonctionnement des h�misph�res c�r�braux et du larynx humains. Dans
les religions de l'Inde et de l'�gypte, dans les mythologies grecque
et romaine, dans le Talmud comme dans le Coran, dans l'Ancien comme
dans le Nouveau Testament--les dieux pensent, parlent et agissent
absolument comme les hommes et les r�v�lations par lesquelles ils nous
d�voilent les secrets de la vie et pr�tendent en r�soudre les sombres
�nigmes,--sont des _inventions po�tiques_ de la fantaisie humaine. La
_v�rit�_ que le croyant y trouve est une invention humaine et la
�croyance enfantine� � ces r�v�lations contraires � la raison n'est
que superstition.

La _v�ritable r�v�lation_, c'est-�-dire la v�ritable source de
connaissance fond�e sur la raison, ne se trouve que dans la _nature_.
Le riche tr�sor de savoir v�ritable, qui constitue l'�l�ment le plus
pr�cieux de la civilisation humaine, jaillit de la seule et unique
exp�rience que s'est acquise l'entendement en cherchant � _conna�tre
la nature_ et des _raisonnements_ qu'il a construits en associant les
repr�sentations empiriques ainsi acquises. Tout homme raisonnable dont
le cerveau et les sens sont normaux puise dans l'observation
impartiale de la nature cette v�ritable r�v�lation et se lib�re ainsi
des superstitions que lui ont impos�es les r�v�lations de la religion.




CHAPITRE XVII

Science et Christianisme

  �TUDES MONISTES SUR LE CONFLIT ENTRE L'EXP�RIENCE SCIENTIFIQUE ET
     LA R�V�LATION CHR�TIENNE.--QUATRE P�RIODES DANS LA
     M�TAMORPHOSE HISTORIQUE DE LA RELIGION CHR�TIENNE.--RAISON ET
     DOGME.

   Entre les principes fondamentaux du Christianisme et la culture
   moderne le conflit est irr�m�diable et ce conflit se terminera
   n�cessairement, soit par une r�action victorieuse du
   Christianisme, soit par sa compl�te d�faite par la culture
   moderne; soit par l'encha�nement de la libert� des peuples sous
   le flot montant de l'ultramontanisme, soit par la disparition du
   Christianisme, sinon de nom, du moins de fait.

    ED. HARTMANN.

   Affirmer que le Christianisme a introduit dans le monde des
   v�rit�s morales inconnues auparavant, t�moignerait soit d'une
   grossi�re ignorance, soit d'une imposture voulue.

    TH. BUCKLE.




SOMMAIRE DU CHAPITRE XVII

  Opposition croissante entre la connaissance de la nature chez les
     modernes, et la conception chr�tienne.--L'ancienne et la
     nouvelle croyance.--D�fense de la science fond�e sur la raison
     contre les attaques de la superstition chr�tienne, surtout du
     papisme.--Quatre p�riodes dans l'�volution du
     Christianisme.--I. Le Christianisme primitif (trois
     si�cles).--Les quatre �vangiles canoniques.--Les �p�tres de
     Paul.--II. Le papisme (le christianisme ultramontain).--�tat
     arri�r� de la culture au Moyen Age.--Falsification de
     l'histoire par l'ultramontanisme.--Papisme et
     Science.--Papisme et Christianisme.--III. La R�forme.--Luther
     et Calvin.--Le si�cle des lumi�res (Aufkl�rung).--IV. Le
     Christianisme du XIXe si�cle.--D�claration de guerre du pape �
     la raison et � la science:--1� Infaillibilit�.--2�
     L'encyclique.--3� Immacul�e Conception.


LITT�RATURE

   SALADIN (STEWART ROSS).--_Jehovas Gesammelte Werke. Eine
   kritische Untersuch. des j�disch-christ. Religions Geb�udes auf
   Grund der Bibelforsch._ (Zurich 1896).

   S. E. VERUS.--_Vergl. Uebersicht der vier Evangelien in
   unverk�rztem Wortlaut_ (Leipzig 1897).

   D. STRAUSS.--_Das Leben Jesus f�r das deutsche Volk_ (11te Aufl.
   1890).

   L. FEUERBACH.--_Das Wesen des Christentums_ (4te Aufl. 1883).

   P. DE REGLA (P. DESJARDIN).--_Jesus von Nazareth vom
   wissenschaftlich. geschichtl. und gesellschaftlich. Standpunkt
   aus Dargestellt_ (1891).

   TH. BUCKLE.--_Geschichte der Civilisation in England_ (trad.
   all.).

   M. J. SAVAGE.--_Die Religion im Lichte der darwin'schen Lehre_
   (trad. all.).

   ED. HARTMANN.--_Die Selbstzersetzung des Christenthums_ (Berlin
   1874).


Parmi les traits caract�ristiques les plus saillants du XIXe si�cle
finissant, il faut signaler la vivacit� croissante du contraste entre
la science et le christianisme. C'est parfaitement naturel et
n�cessaire; car dans la mesure m�me o� les progr�s victorieux de la
_Science de la nature_ moderne ont laiss� loin derri�re eux les
conqu�tes scientifiques des si�cles pr�c�dents, l'inadmissibilit� de
toutes ces conceptions mystiques qui essaient de courber la raison
sous le joug de la pr�tendue _R�v�lation_ devenait manifeste, et la
religion chr�tienne est du nombre. Plus l'astronomie, la physique et
la chimie modernes d�montraient avec certitude que des lois naturelles
inflexibles r�gnent seules dans l'Univers, plus la botanique, la
zoologie et l'anthropologie d�montraient � leur tour la valeur des
m�mes lois dans le domaine tout entier de la nature organique--plus la
religion chr�tienne, d'accord avec la m�taphysique dualiste, se refuse
�nergiquement � reconna�tre la valeur de ces lois naturelles dans le
domaine de la pr�tendue �vie de l'esprit�, c'est-�-dire dans un
d�partement de la physiologie c�r�brale.

Nul n'a montr� plus clairement, avec plus de courage et plus
irr�futablement, le conflit manifeste et irr�m�diable de la science
moderne et de la tradition chr�tienne--que le plus grand th�ologien du
XIXe si�cle, DAVID FR�D�RIC STRAUSS. Sa derni�re confession:
l'_Ancienne et la nouvelle croyance_ (9e �d. 1877) est l'expression
universelle des convictions sinc�res de tous les savants modernes qui
discernent le conflit irr�m�diable entre les doctrines courantes du
christianisme dont on nous impr�gne et les r�v�lations lumineuses,
conformes � la raison, des sciences naturelles actuelles; ce livre
exprime les convictions de tous ceux qui ont le courage de d�fendre
les droits de la _raison_ contre les pr�tentions de la _superstition_
et qui �prouvent le besoin philosophique de se faire de la nature une
conception moniste. STRAUSS, libre penseur loyal et courageux, a
expos�, beaucoup mieux que je ne l'aurais cru, les contradictions les
plus importantes entre �l'ancienne et la nouvelle croyance�. L'absolue
impossibilit� de r�soudre la contradiction, l'in�vitabilit� d'un
combat d�cisif entre les deux croyances--�question de vie ou de
mort�--ont �t� d�montr�es au point de vue philosophique, en
particulier par ED. HARTMANN dans son int�ressant ouvrage sur
l'_Auto-dissolution du christianisme_ (1874).

Apr�s avoir lu les oeuvres de STRAUSS et de FEUERBACH ainsi que
l'_Histoire des conflits entre la religion et la science_ de G. W.
DRAPER (1875), il pourrait para�tre superflu de consacrer � ce sujet
un chapitre sp�cial. Il est cependant utile, n�cessaire m�me, de jeter
ici un regard critique sur l'�volution historique de ce grand conflit
et cela pour cette raison que les _attaques_ de l'Eglise militante
contre la science en g�n�ral et contre la th�orie de l'�volution en
particulier, sont devenues, en ces derniers temps, particuli�rement
vives et mena�antes. De plus, malheureusement, le rel�chement
intellectuel qui s�vit actuellement, de m�me que le flot montant de la
r�action sur le terrain politique, social et religieux, ne sont que
trop propres � augmenter encore ces dangers. Si quelqu'un en doutait,
il n'aurait qu'� lire les d�bats des synodes chr�tiens et du Reichstag
allemand, en ces derni�res ann�es. C'est dans le m�me sens que
beaucoup de gouvernements s'efforcent de faire aussi bon m�nage que
possible avec le r�giment eccl�siastique, leur ennemi mortel,
c'est-�-dire de se soumettre � son joug; les deux alli�s entrevoient
comme but commun l'oppression de la libre pens�e et de la libre
recherche scientifique, dans le but de s'assurer ainsi, par le proc�d�
le plus facile, _l'absolue domination_.

Nous devons faire remarquer express�ment qu'il s'agit ici d'un cas de
l�gitime _d�fense_ de la part de la science et de la raison, contre
les vives attaques de l'�glise chr�tienne et de ses puissantes
l�gions--et non pas du tout d'un cas d'_attaque_ injustifi�e des
premi�res contre la seconde.

En premi�re ligne, nous devons parer au coup du _papisme_ ou de
l'_ultramontanisme_; car cette �glise catholique �qui seule sauve� et
�offre le salut � tous�, est non seulement plus nombreuse et plus
puissante que les autres confessions chr�tiennes, mais elle a surtout
l'avantage d'une organisation admirablement centralis�e et d'une
politique rus�e, sans �gale. On entend souvent des naturalistes et
autres savants soutenir cette opinion que la superstition catholique
n'est pas pire que les autres formes de croyance au surnaturel et que
ces trompeuses �formes de la croyance� sont toutes au m�me titre les
ennemies naturelles de la raison et de la science. En th�orie, comme
principe g�n�ral, cette affirmation est exacte, mais quant aux
cons�quences pratiques, elle est fausse; car les attaques faites avec
un but pr�cis et que rien n'arr�te, comme celles que dirige contre la
science l'�glise ultramontaine, soutenue par l'inertie et la b�tise
des masses, sont infiniment plus graves et plus dangereuses, � cause
de leur organisation puissante, que celles de toutes les autres
religions.


=Evolution du Christianisme.=--Pour appr�cier exactement l'importance
inou�e du Christianisme dans toute l'histoire de la civilisation, mais
surtout son antagonisme radical avec la religion et la science, il
faut jeter un regard rapide sur les phases principales de son
�volution historique. Nous y distinguerons quatre p�riodes:

I. Le _Christianisme primitif_ (les trois premiers si�cles);

II. Le _Papisme_ (douze si�cles, du IVe au XVe);

III. LA R�FORME (trois si�cles, du XVIe au XVIIIe);

IV. Le moderne _Pseudo-christianisme_ (au XIXe si�cle).

I. Le _christianisme primitif_ embrasse les trois premiers si�cles.
Le Christ lui-m�me, ce proph�te noble et illumin�, tout rempli de
l'amour des hommes, �tait bien au-dessous du niveau de culture de
l'antiquit� classique; il ne connaissait que la tradition juive; il
n'a laiss� aucune ligne de sa main. Il n'avait, d'ailleurs, aucun
soup�on du degr� avanc�, auquel la philosophie et la science grecques
s'�taient �lev�es cinq cents ans d�j� avant lui. Ce que nous savons du
Christ et de la doctrine primitive, nous le puisons donc dans les
principaux �crits du Nouveau Testament: d'abord dans les quatre
�vangiles et ensuite dans les lettres de PAUL. Quant aux _quatre
Evangiles canoniques_, nous savons maintenant qu'ils ont �t� choisis
en 325, au concile de Nic�e, par 318 �v�ques assembl�s, parmi un tas
de manuscrits contradictoires et falsifi�s, datant des trois premiers
si�cles. Sur la premi�re liste d'�lection, figuraient quarante
�vangiles, sur la seconde, restreinte, quatre rest�rent. Comme les
�v�ques, se disputant, s'injuriant m�chamment, ne pouvaient pas
s'entendre sur le choix d�finitif, on d�cida (apr�s le _Synodikon_ de
PAPPUS) de laisser un miracle divin d�cider de ce choix: on posa tous
les livres sous l'autel et l'on pria le Ciel de faire que les �crits
apocryphes d'origine humaine, restassent sous l'autel tandis que les
�crits v�ridiques, �man�s de Dieu lui-m�me, sautassent au contraire
sur l'autel. Et il en fut ainsi! Les trois �vangiles synoptiques (de
Matthieu, Marc et Lucas, tous trois r�dig�s non _par_ ces hommes, mais
d'_apr�s_ eux, au commencement du _deuxi�me_ si�cle)--ainsi que le
quatri�me �vangile, tout diff�rent (probablement compos� d'_apr�s_
Jean, au milieu du IIe si�cle)--tous ensemble, ces quatre �vangiles
saut�rent sur la table et devinrent d�s lors les bases _authentiques_
(se contredisant en mille endroits!)--de la doctrine chr�tienne (cf.
Saladin). Si quelque �incr�dule� moderne trouvait incroyable ce _Saut
des livres_ nous lui rappellerions que le tout aussi incroyable
_remuement des tables_ et les _coups frapp�s par les esprits_ trouvent
encore aujourd'hui, parmi les spirites �cultiv�s�, des millions de
croyants; et des centaines de millions de croyants chr�tiens ne sont
pas moins convaincus, � cette heure encore, de leur propre
immortalit�, de �la r�surrection apr�s la mort� et de la �Trinit� de
Dieu�--dogmes qui ne sont ni plus ni moins en contradiction avec la
raison pure que ce merveilleux saut des �vangiles manuscrits.

A c�t� des Evangiles, on sait que les sources principales sont les
quatorze �p�tres diff�rentes (en grande partie falsifi�es!) de
l'ap�tre PAUL. Les lettres authentiques de Paul (qui d'apr�s la
critique moderne ne sont qu'au nombre de _trois_: celles aux Romains,
aux Galates et aux Corinthiens)--ont toutes �t� �crites ant�rieurement
aux quatre �vangiles canoniques et contiennent moins de l�gendes
miraculeuses incroyables que ceux-ci; on y d�m�le aussi, plus que dans
ces derniers, un effort pour se concilier avec une conception
rationnelle. Aussi la th�ologie moderne �clair�e, construit-elle, en
partie, son _Christianisme id�al_ en s'appuyant plus sur les lettres
de Paul que sur les Evangiles, ce qui a fait d�signer cette th�ologie
du nom de _Paulinisme_. La personnalit� marquante de l'ap�tre PAUL,
qui �tait beaucoup plus instruit et dou� d'un sens pratique beaucoup
plus grand que le _Christ_, est int�ressante, en outre, au point de
vue _anthropologique_ en ce que les _races originelles_ des deux
grands fondateurs de la religion chr�tienne, sont � peu pr�s les
m�mes.

Les parents de PAUL, eux aussi, (d'apr�s les recherches historiques
r�centes) appartenaient, le p�re � la race grecque la m�re � la race
juive. Les m�tis, issus de ces deux races, qui � l'origine sont tr�s
diff�rentes (quoique rameaux, toutes deux, _d'une m�me esp�ce: homo
mediterraneus_) se distinguent souvent par un heureux m�lange de
talents et de traits de caract�re, ainsi qu'en font foi de nombreux
exemples, � une �poque ult�rieure � celle de Paul et de nos jours
encore. La fantaisie orientale, plastique, des _S�mites_ et la raison
occidentale, critique, des _Ariens_, se compl�tent souvent d'une fa�on
avantageuse. C'est ce dont t�moigne la doctrine paulinienne qui acquit
bient�t une plus grande influence que la conception primitive du
christianisme originel. Aussi a-t-on voulu voir avec raison dans le
_Paulinisme_ une apparition nouvelle dont le p�re serait la
philosophie grecque et la m�re, la religion juive; un m�lange analogue
�tait d�j� apparu dans le _N�oplatonisme_.

En ce qui concerne la doctrine originelle et le but que se proposait
le Christ--de m�me qu'en ce qui touche � beaucoup de points importants
de sa vie--les opinions des th�ologiens en conflit ont diverg� de plus
en plus � mesure que la critique historique (STRAUSS, FEUERBACH, BAUR,
RENAN, etc.) a remis dans leur vrai jour les faits qu'il lui �tait
donn� de conna�tre et en a tir� des conclusions impartiales. Ce qui
demeure comme certain, c'est le noble principe de l'amour universel du
prochain et le principe supr�me de la morale, qui s'en d�duit: la
_r�gle d'or_--tous deux d'ailleurs connus et pratiqu�s plusieurs
si�cles avant J.-C. (cf. chap. XIX.) Au reste, les _premiers
chr�tiens_, ceux des premiers si�cles, �taient en grande partie de
simples communistes, en partie des _d�mocrates-socialistes_ qui,
d'apr�s les principes aujourd'hui en vigueur en Allemagne, auraient
d�s �tre extermin�s par le feu et par le fer.


II. =Le papisme.=--Le _Christianisme latin_ ou _papisme_, l'��glise
catholique romaine�, appel�e souvent aussi _Ultramontanisme_, ou,
d'apr�s la r�sidence de son chef, _vaticanisme_ ou plus bri�vement
papisme, est, entre tous les ph�nom�nes de l'histoire de la
civilisation humaine, l'un des plus grandioses et des plus
remarquables, une �grandeur de l'histoire universelle�, de premier
ordre; en d�pit des assauts du temps, elle jouit aujourd'hui encore
d'une immense influence. Sur les 410 millions de chr�tiens r�pandus
actuellement sur la terre, la plus grande moiti�, � savoir 225
millions, professent le catholicisme romain, 75 millions seulement le
catholicisme grec et 110 millions sont protestants. Pendant une dur�e
de douze cents ans, du IVe au XVIe si�cle, le papisme a presque
enti�rement domin� et empoisonn� la vie intellectuelle de l'Europe;
par contre, il n'a gagn� que tr�s peu de terrain sur les grands
syst�mes religieux anciens de l'Asie et de l'Afrique. En Asie, le
bouddhisme compte, aujourd'hui encore, 503 millions d'adh�rents, la
religion de Brahma, 138 millions, l'islamisme 120 millions. C'est
surtout la supr�matie du papisme qui a imprim� au _moyen �ge_ son
caract�re sombre; son vrai sens, c'est la mort de toute libre vie
intellectuelle, le recul de toute vraie science, la ruine de toute
pure moralit�. De la brillante splendeur o� s'�tait �lev�e la vie
intellectuelle dans l'antiquit� classique, pendant le premier si�cle
avant J.-C. et durant les premiers si�cles du christianisme, elle
tombe bient�t, sous le r�gne du papisme, jusqu'� un niveau qu'on ne
peut caract�riser autrement, en ce qui concerne la _connaissance de la
v�rit�_, que du nom de _barbarie_. On fait bien valoir qu'au moyen
�ge, d'autres c�t�s de la vie intellectuelle trouv�rent un riche
d�ploiement: la po�sie et les arts plastiques, l'�rudition
scholastique et la philosophie patristique. Mais cette production
intellectuelle �tait au service de l'�glise r�gnante et elle �tait
employ�e, non comme un levier, mais comme un instrument d'oppression
vis-�-vis de la libre recherche. Le souci exclusif de se pr�parer �
une �vie �ternelle dans l'au-del� inconnu, le m�pris de la nature,
l'aversion pour son �tude, inh�rents au principe de la religion
chr�tienne, devinrent des devoirs sacr�s pour la hi�rarchie romaine.
Une transformation en mieux n'eut lieu qu'au commencement du XVIe
si�cle, gr�ce � la _R�forme_.


=�tat arri�r� de la culture au moyen �ge.=--Nous serions entra�n�s
trop loin si nous voulions d�crire ici le d�plorable recul qui s'op�ra
dans la culture et dans les moeurs, pendant douze si�cles, sous la
domination intellectuelle du papisme. L'illustration la plus frappante
nous en sera fournie par une phrase du plus grand et du plus spirituel
des HOHENZOLLERN: FR�D�RIC LE GRAND r�sumait sa pens�e en disant que
l'_�tude de l'histoire_ conduisait � cette conclusion que depuis
Constantin jusqu'� l'�poque de la R�forme, _l'Univers entier_ avait
�t� _en proie au d�lire_. Une courte mais excellente peinture de cette
�p�riode de d�lire� nous a �t� donn�e en 1887 par BUCHNER dans son
trait� sur �les conceptions religieuses et scientifiques�. Nous
renvoyons celui qui voudrait approfondir ces questions aux ouvrages
historiques de RANKE, DRAPER, KOLB, SVOBODA, etc. La peinture conforme
� la v�rit�, que nous donnent ces historiens et d'autres non moins
impartiaux, en ce qui concerne l'horrible �tat de choses du _moyen �ge
chr�tien_, est continu�e par toutes les sources d'information
v�ridiques et par les monuments historiques que cette p�riode, la
_plus triste de toutes_, a laiss�s partout derri�re elle. Les
catholiques instruits qui cherchent _loyalement_ la v�rit� ne
sauraient trop �tre renvoy�s � l'�tude de ces sources. Nous devons
d'autant plus insister l�-dessus qu'actuellement encore la litt�rature
ultramontaine exerce une grande influence; le vieil artifice qui
consiste � d�naturer impudemment les faits et � inventer des histoires
miraculeuses pour duper le �peuple croyant�, est employ� aujourd'hui
encore avec succ�s par l'ultramontanisme: qu'il nous suffise de
rappeler _Lourdes_ et la �roche sainte� de Tr�ves (1898). Jusqu'o� la
d�formation de la v�rit� peut aller, m�me dans les ouvrages
scientifiques, c'est ce dont le professeur ultramontain, J. JANSSEN de
Francfort, nous fournit un exemple frappant; ses ouvrages tr�s
r�pandus (surtout l'�_Histoire du peuple allemand depuis la fin du
moyen �ge_�, qui a de nombreuses �ditions) poussent � un degr�
incroyable _l'impudente falsification de l'histoire_[60]. Le mensonge
de ces falsifications j�suitiques marche de pair avec la cr�dulit� et
l'absence de sens critique du simple peuple allemand qui les accepte
comme de l'argent comptant.

  [60] _Lenz, �Janssen's Geschichte des deutschen Volks_�, 1883.


=Papisme et science.=--Parmi les faits historiques qui d�montrent de
la mani�re la plus �clatante l'odieux de la tyrannie intellectuelle
exerc�e par l'ultramontanisme, ce qui nous int�resse avant tout c'est
la lutte �nergique et m�thodiquement men�e contre la science comme
telle. Cette lutte, il est vrai, d�s son point de d�part, �tait
d�termin�e par ceci, que le Christianisme pla�ait la foi au-dessus de
la raison et exigeait l'aveugle soumission de celle-ci devant la
premi�re; et non moins par cette autre raison que le Christianisme
consid�rait toute la vie terrestre comme une simple pr�paration �
l'�au-del� imaginaire et d�niait par cons�quent toute valeur � la
recherche scientifique en soi-m�me. Mais la lutte victorieuse, men�e
conform�ment � un plan, ne commen�a contre la science qu'au d�but du
IVe si�cle, surtout � la suite du c�l�bre Concile de Nic�e (327),
pr�sid� par l'empereur CONSTANTIN--nomm� _le grand_ parce qu'il fit du
Christianisme la religion d'Etat et fonda la ville de Constantinople,
ce qui ne l'emp�cha pas d'�tre un caract�re sans valeur, un faux
hypocrite et plusieurs fois assassin. Les succ�s du papisme dans la
lutte contre toute pens�e et toute recherche scientifique
ind�pendantes sont bien mis en lumi�re par l'�tat d�plorable de la
connaissance de la nature et de la litt�rature s'y rapportant, au
moyen �ge. Non seulement les riches tr�sors intellectuels l�gu�s par
l'antiquit� classique furent en grande partie d�truits ou soustraits �
la publicit�, mais, en outre, des bourreaux et des b�chers veillaient
� ce que chaque �h�r�tique�, c'est-�-dire tout penseur ind�pendant,
gard�t pour soi ses pens�es raisonnables. S'il ne le faisait pas, il
devait s'attendre � �tre br�l� vif, ce qui fut le sort du grand
philosophe moniste GIORDANO BRUNO, du r�formateur $1 et de plus de
cent mille autres �t�moins de la v�rit�. L'histoire des sciences au
moyen �ge nous apprend, de quelque c�t� que nous nous tournions, que
la pens�e ind�pendante et la recherche scientifique, empirique, sont
rest�es pendant douze tristes si�cles, r�ellement enterr�es sous
l'oppression du tout-puissant papisme.


=Papisme et Christianisme.=--Tout ce que nous tenons en haute estime
dans le v�ritable christianisme, selon l'esprit de son fondateur et
des successeurs les plus �lev�s de celui-ci et ce que, dans la ruine
in�vitable de cette �religion universelle�, nous cherchons � sauver en
le transportant dans notre religion moniste,--tout cela appartient au
c�t� _�thique et social_ du Christianisme. Les principes de la
v�ritable humanit�, de la r�gle d'or, de la tol�rance, de l'amour du
prochain au sens le meilleur et le plus �lev� du mot: tous ces beaux
c�t�s du Christianisme n'ont sans doute pas �t� invent�s ni pos�s pour
la premi�re fois par lui, mais ils ont �t� mis en pratique avec succ�s
lors de cette p�riode critique pendant laquelle l'antiquit� classique
marchait � sa dissolution. Pourtant le papisme a su trouver le moyen
de transformer toutes ces vertus en leur _contraire_ direct, tout en
conservant l'_ancienne enseigne_. A la place de la charit� chr�tienne
s'installa la haine fanatique contre tous ceux dont les croyances
�taient diff�rentes; le feu et le fer furent employ�s � exterminer non
seulement les pa�ens, mais aussi ces sectes chr�tiennes qui puisaient
dans une meilleure instruction des objections qu'elles osaient �lever
contre les dogmes de la superstition ultramontaine qui leur �taient
impos�s. Partout en Europe florissaient les tribunaux de l'Inquisition
r�clamant d'innombrables victimes dont les tortures procuraient un
plaisir particulier � ces pieux bourreaux tout p�n�tr�s d'un
�fraternel amour chr�tien�. La puissance papale � son apog�e fit rage
pendant des si�cles, sans piti� pour tout ce qui �tait un obstacle �
sa supr�matie. Sous le c�l�bre Grand Inquisiteur Torquemada (1481 �
1498), rien qu'en Espagne, huit mille h�r�tiques furent br�l�s vifs,
quatre-vingt-dix mille eurent leurs biens confisqu�s et furent
condamn�s aux p�nitences publiques les plus irritantes,--tandis qu'aux
Pays-Bas, sous le r�gne de Charles-Quint, cinquante mille hommes au
moins tombaient, victimes de la soif sanguinaire du clerg�. Et pendant
que les hurlements des martyrs emplissaient l'air, � Rome, dont le
monde chr�tien tout entier �tait tributaire, les richesses de la
moiti� de l'univers venaient affluer et les pr�tendus repr�sentants
de Dieu sur terre, ainsi que leurs supp�ts (eux-m�mes, souvent
poussant l'ath�isme � ses derniers degr�s) se vautraient dans les
d�bauches et les crimes de toutes sortes. �Quels avantages�, disait
ironiquement le frivole et syphilitique pape L�on X, �nous a pourtant
valus cette _fable de J�sus-Christ_!� En d�pit de la d�votion �
l'Eglise et de la d�votion � Dieu, la condition de la soci�t� en
Europe �tait d�plorable. Le f�odalisme, le servage, les ordres
mendiants et le monarchisme r�gnaient par tout le pays et les pauvres
hilotes �taient heureux lorsqu'il leur �tait permis d'�lever leurs
mis�rables huttes sur les terres appartenant aux ch�teaux ou aux
clo�tres de leurs oppresseurs et exploiteurs la�ques et
eccl�siastiques. Nous souffrons aujourd'hui encore des restes et des
suites douloureuses du triste �tat de choses d'alors, de cette �poque
o� il ne pouvait �tre question qu'exceptionnellement et en cachette de
l'int�r�t de la science et d'une haute culture intellectuelle.
L'ignorance, la pauvret� et la superstition se joignaient au
d�plorable effet du _c�libat_, introduit au XIe si�cle, pour fortifier
toujours davantage la puissance absolue de la papaut� (B�CHNER). On a
calcul� que pendant cette p�riode d'�clat du papisme, plus de dix
millions d'hommes avaient �t� victimes des fanatiques haines de
religion de la _charit� chr�tienne_; et � combien de millions a d�
s'�lever le nombre des victimes humaines qu'ont faites le _c�libat_,
la _confession auriculaire_, l'_oppression des consciences_, ces
institutions pr�judiciables et maudites entre toutes, de l'absolutisme
papiste! Les philosophes �incr�dules� qui ont r�uni les preuves
_contre_ l'existence de Dieu en ont oubli� une des plus fortes: le
fait que les _repr�sentants du Christ_ � Rome ont pu impun�ment,
pendant douze si�cles, exercer les pires crimes et commettre les pires
infamies _au nom de Dieu_.


II. =La R�forme.=--L'histoire des peuples civilis�s que nous appelons
d'ordinaire �histoire universelle�, fait commencer sa troisi�me
p�riode, les �temps modernes�, avec la R�forme de l'Eglise chr�tienne,
comme elle fait commencer le moyen �ge avec la fondation du
Christianisme: elle a en cela raison, car avec la R�forme commence la
_renaissance de la raison encha�n�e_, le r�veil de la science, que la
poigne de fer du papisme chr�tien avait comprim�e pendant douze cents
ans. La propagation g�n�rale de la culture avait d�j� commenc�, il est
vrai, vers le milieu du XVe si�cle, gr�ce � l'imprimerie et vers la
fin du m�me si�cle, plusieurs grands �v�nements, surtout la d�couverte
de l'Am�rique (1492), vinrent se joindre � la _Renaissance_ des arts
pour pr�parer aussi la Renaissance des sciences. En outre, de la
premi�re moiti� du seizi�me si�cle, datent des progr�s infiniment
importants, dans la connaissance de la Nature, qui sont venus �branler
dans ses fondements la conception r�gnante: tels la premi�re
navigation autour de la terre par MAGELLAN, qui fournit la preuve
empirique de la forme sph�rique de notre plan�te (1522), puis la
fondation du nouveau syst�me cosmique par COPERNIC (1543). Mais le 31
octobre 1517, jour o� MARTIN LUTHER cloua ses 95 th�ses sur la porte
de bois de l'�glise du ch�teau de Wittenberg, n'en reste pas moins un
jour marquant dans l'histoire universelle; car Luther brisait la porte
de fer du cachot dans lequel l'absolutisme papiste avait tenu pendant
douze cents ans la raison encha�n�e. Les m�rites du grand r�formateur
qui traduisit la Bible � la Wartburg ont �t� en partie exag�r�s, en
partie m�connus; on a d'ailleurs fait ressortir avec raison combien
LUTHER, pareil en cela aux autres r�formateurs, �tait encore rest�
captif de la superstition. C'est ainsi que, de toute sa vie il ne put
s'affranchir d'une croyance fig�e � la lettre de la Bible; il d�fendit
chaleureusement les dogmes de la r�surrection, du p�ch� originel et de
la pr�destination, le salut par la foi, etc. Il rejeta comme une
sottise la puissante d�couverte de COPERNIC parce que dans la Bible
�Josu� ordonne au Soleil de s'arr�ter et non � la Terre�.

Il ne prenait aucun int�r�t aux grandes r�volutions politiques de son
temps, le grandiose et si l�gitime mouvement des paysans, en
particulier, le laissa compl�tement indiff�rent. Le fanatique
r�formateur de Gen�ve, CALVIN, fit pis encore en faisant br�ler vif le
remarquable m�decin espagnol SERVETO (1553) parce qu'il avait attaqu�
la croyance inique en la Trinit�. D'ailleurs, les �orthodoxes�
fanatiques de l'Eglise r�form�e ne s'engag�rent que trop souvent dans
les sentiers ensanglant�s trac�s par leurs ennemis mortels, les
papistes, ainsi qu'ils le font encore aujourd'hui. Malheureusement
aussi la R�forme entra�na bient�t � sa suite des cruaut�s inou�es: la
nuit de la Saint-Barth�lemy et la pers�cution des Huguenots en France,
les sanglantes chasses aux h�r�tiques en Italie, de longues guerres
civiles en Angleterre, la guerre de Trente ans en Allemagne. Mais les
XVIe et XVIIe si�cles gardent malgr� tout la gloire d'avoir les
premiers rouvert librement la route � la pens�e humaine et d'avoir
d�livr� la raison de l'oppression �touffante de la domination papiste.
C'est seulement gr�ce � cela que redevint possible le riche
d�ploiement, en des directions diverses, de la critique philosophique
et de l'�tude de la nature, qui a valu au si�cle suivant le glorieux
nom de _si�cle des lumi�res_.


IV. =Le pseudo-christianisme du XIXe si�cle.=--Dans une quatri�me et
derni�re p�riode de l'histoire du Christianisme, notre XIXe si�cle
vient s'opposer aux pr�c�dents. Si pendant ceux-ci d�j�, les
_lumi�res_ venues de toutes les directions avaient fait avancer la
philosophie critique et si les sciences naturelles florissantes
avaient d�j� fourni � cette philosophie les armes empiriques les plus
redoutables, cependant, dans les deux directions, le progr�s accompli
durant notre XIXe si�cle nous para�t encore colossal. Avec ce si�cle
recommence une p�riode toute nouvelle de l'histoire de l'esprit
humain, caract�ris�e par le d�veloppement de la _philosophie naturelle
moniste_. D�s le d�but du si�cle furent pos�s les fondements d'une
anthropologie nouvelle (par l'anatomie compar�e de CUVIER) et d'une
nouvelle biologie (par la �philosophie zoologique� de LAMARCK). Ces
deux grands Fran�ais furent bient�t suivis par deux de leurs pairs
allemands, BAER, le fondateur de l'embryologie (1828) et J. M�LLER
(1834), le fondateur de la morphologie et de la physiologie compar�es.

Un �l�ve de celui-ci, TH. SCHWANN, posa en 1838, avec M. SCHLEIDEN la
th�orie cellulaire, fondamentale. Auparavant d�j� (1830), LYELL avait
ramen� l'histoire de l'�volution de la terre � des causes m�caniques
et confirm� par l�, en ce qui concerne nos plan�tes, la valeur de
cette cosmog�nie m�canique que KANT, en 1755, avait d�j� �bauch�e
d'une main hardie. Enfin, R. MAYER et HELMHOLZ (1842) �tablirent le
principe de l'�nergie qui compl�tait, comme sa seconde moiti�, la
grande loi de substance dont la premi�re moiti�, la constance de la
mati�re, avait d�j� �t� d�couverte par LAVOISIER. Tous ces aper�us
profonds sur l'essence intime de la Nature re�urent leur couronnement,
il y a quarante ans, par la nouvelle th�orie de l'�volution de CH.
DARWIN, le plus grand �v�nement du si�cle pour la philosophie de la
Nature (1859).

Comment se comporte maintenant, en face de ces immenses progr�s dans
la connaissance de la nature, d�passant de si loin tout ce qui avait
�t� fait jusqu'alors, le _Christianisme moderne_? D'abord, et c'�tait
naturel, l'ab�me s'est creus� de plus en plus profond entre ses deux
directions principales, entre le _papisme_ conservateur et le
_protestantisme_ progressiste. Le clerg� ultramontain et, d'accord
avec lui, l'�Alliance Evang�lique� orthodoxe, devaient naturellement
opposer la r�sistance la plus vive � ces grandes conqu�tes du libre
esprit; ils s'ent�taient, indemnes, dans leur rigoureuse croyance
litt�rale et r�clamaient la soumission absolue de la raison � leur
dogme. Le _protestantisme_ lib�ral, par contre, se r�fugiait de plus
en plus dans un panth�isme moniste et s'effor�ait de r�concilier les
deux principes oppos�s; il cherchait � allier l'in�vitable r�alit� des
lois naturelles d�montr�es empiriquement, avec une forme de religion
�pur�e dans laquelle, il est vrai, ne restait presque plus rien d'une
doctrine proprement dite. Entre les deux extr�mes, de nombreux essais
de compromis s'intercalaient; mais au-dessus d'eux p�n�trait toujours
plus avant cette conviction que le christianisme dogmatique, en
g�n�ral, avait perdu toutes ses racines et qu'il n'y avait plus qu'�
sauver sa grande valeur �thique en la transportant dans la nouvelle
religion moniste du XXe si�cle. Mais comme, en m�me temps, les formes
ext�rieures de la religion chr�tienne r�gnante survivaient, comme
elles �taient m�me, en d�pit des progr�s de r�volution politique,
rattach�es de plus en plus �troitement aux besoins pratiques de
l'Etat,--il se d�veloppa cette forme de conception religieuse, si
r�pandue dans les milieux instruits, que nous ne pouvons d�signer
autrement que du nom de _Pseudo-christianisme_--�mensonge religieux�,
au fond, de la nature la plus douteuse. Les grands dangers qu'entra�ne
� sa suite ce profond conflit entre les convictions v�ritables et les
fausses manifestations des modernes Pseudo-chr�tiens ont �t�
excellemment d�crits par M. NORDAU dans son int�ressant ouvrage: _Les
mensonges conventionnels de l'humanit� civilis�e_ (12e �dition 1886).

Au milieu de l'insinc�rit� manifeste du Pseudo-christianisme r�gnant,
c'est un fait appr�ciable pour le progr�s de la connaissance de la
nature fond�e sur la raison, que son adversaire le plus d�cid� et le
plus puissant, le _papisme_, ait rejet�, vers le milieu du si�cle, le
vieux masque d'une pr�tendue haute culture intellectuelle pour
d�clarer � la _science_ ind�pendante, un combat �question de vie ou de
mort�. Il y eut ainsi trois importantes d�clarations de guerre faites
� la raison, pour lesquelles la science et la culture modernes ne
peuvent qu'�tre reconnaissantes envers le �repr�sentant du Christ� �
Rome, car ces attaques ont �t� aussi d�cisives que peu ambigu�s: I. En
d�cembre 1854, le pape proclama le dogme de _l'Immacul�e conception de
Marie_. II. Dix ans plus tard, en d�cembre 1864, le �Saint P�re�
pronon�a dans _l'encyclique_ c�l�bre, un _jugement de damnation
pl�ni�re sur toute la civilisation et toute la culture intellectuelle
modernes_; dans le _syllabus_ qui accompagnait l'encyclique, le pape
�num�rait et anath�misait l'une apr�s l'autre les affirmations de la
raison et les principes philosophiques que la science moderne tient
pour des _v�rit�s_ claires comme le jour. III. Enfin six ans plus
tard, le 13 juillet 1870, le belliqueux prince de l'Eglise mettait le
comble � son extravagance, en pronon�ant pour lui et pour tous ceux
qui l'avaient pr�c�d� dans ses fonctions papales _l'infaillibilit�_.
Ce triomphe de la curie romaine fut annonc�e au monde stup�fait, cinq
jours plus tard, le 18 juillet 1870, en ce jour m�morable o� la France
d�clarait la guerre � l'Allemagne! Deux mois apr�s, � la suite de
cette guerre, le pouvoir temporel du pape �tait supprim�.


=Infaillibilit� du pape.=--Ces trois actes, essentiels entre tous, de
la part du papisme au XIXe si�cle, �taient si manifestement des coups
de poing donn�s en plein visage � la raison qu'ils ont, d�s le d�but,
soulev� les plus grandes h�sitations dans le sein m�me du catholicisme
orthodoxe. Lorsque le Concile du Vatican se r�unit le 13 juillet 1870
pour voter, au sujet du dogme de _l'infaillibilit�_, les trois quarts
seulement des princes de l'Eglise se prononc�rent en faveur de ce
dogme, � savoir 451 votants sur 601; il manquait, en outre, beaucoup
d'autres �v�ques qui avaient voulu se soustraire � ce vote dangereux.
Pourtant on s'aper�ut bient�t que le pape, rus� connaisseur des
hommes, avait calcul� plus juste que les �catholiques r�fl�chis� et
timor�s; car, dans la masse ignorante et cr�dule, ce dogme monstrueux
fut accueilli aveugl�ment.

_L'histoire de la papaut�_ tout enti�re, telle qu'elle ressort
nettement trac�e de milliers de sources dignes de foi et de documents
historiques d'une �vidence palpable, appara�t � tout juge impartial
comme un tissu de mensonges et d'impudences, comme un effort sans
scrupule pour conqu�rir l'absolue domination intellectuelle avec la
puissance temporelle, comme la d�n�gation frivole de tous les
commandements moraux �lev�s, prescrits par le v�ritable christianisme:
Amour du prochain et patience, v�racit� et chastet�, pauvret� et
renoncement. Si l'on applique � la longue s�rie des papes et des
princes de l'Eglise romaine parmi lesquels on les choisissait, la
mesure de la pure morale chr�tienne, il ressort clairement que la
plupart de ces hommes �taient d'impudents et fourbes charlatans, et
beaucoup d'entre eux des criminels m�prisables. Ces _faits
historiques_ bien connus n'emp�chent pourtant pas qu'aujourd'hui
encore, des millions de catholiques croyants et �instruits� ne croient
� �l'infaillibilit� que ce �saint p�re� s'est octroy�e � lui-m�me;
cela n'emp�che pas, aujourd'hui encore, des princes protestants
d'aller � Rome t�moigner leur v�n�ration au �Saint P�re� (leur ennemi
le plus dangereux); cela n'emp�che pas aujourd'hui encore, dans
l'empire allemand, les valets et les supp�ts de ce �Saint Charlatan�
de d�cider des destin�es du peuple allemand--gr�ce � son incroyable
incapacit� politique et � sa cr�dulit� sans critique!


=Encyclique et Syllabus.=--Des trois grands actes d'autorit� par
lesquels nous avons vu le papisme moderne, en la seconde moiti� du
XIXe si�cle, essayer de sauver et d'affermir son autorit� absolue, le
plus int�ressant pour nous est la proclamation de l'_encyclique_ et du
_Syllabus_ (d�cembre 1864); car dans ces pi�ces m�morables, la raison
et la science se voient refuser toute activit� ind�pendante et l'on
exige leur absolue soumission � la �foi qui seule sauve� c'est-�-dire
aux d�crets du �pape infaillible�. L'incroyable agitation provoqu�e
par cette impudence sans borne dans tous les milieux cultiv�s o� l'on
pense avec ind�pendance, correspondait bien au contenu inou� de
l'encyclique; une excellente discussion nous a �t� donn�e de sa port�e
politique et intellectuelle par DRAPER, dans son _Histoire des
conflits entre la religion et la science_ (1875).


=Immacul�e conception de la Vierge Marie.=--Ce dogme para�t peut-�tre
de moindre cons�quence et moins effront�ment hardi que celui de
l'infaillibilit� du pape. Cependant la plus grande importance est
attach�e � cet article de foi, non seulement par la hi�rarchie
romaine, mais aussi par une partie du protestantisme orthodoxe (par
exemple l'alliance �vang�lique). Ce qu'on appelle le _Serment
d'immaculation_ c'est-�-dire l'affirmation par _serment_ de la foi en
l'immacul�e conception de Marie est encore un devoir sacr� pour des
millions de chr�tiens! Beaucoup de croyants r�unissent sur ce point
deux id�es: ils pr�tendent que la m�re de la Vierge Marie a �t�
f�cond�e par le �Saint Esprit� comme Marie elle-m�me. Par suite, cet
�trange Dieu aurait v�cu � la fois avec la m�re et avec la fille dans
les rapports les plus intimes; il devrait, par suite, �tre son propre
beau-p�re (SALADIN). La th�ologie critique et compar�e a r�cemment
d�montr� que ce mythe, comme la plupart des autres l�gendes de la
mythologie chr�tienne, n'�tait aucunement original, mais avait �t�
emprunt� � des religions plus anciennes, en particulier au
_bouddhisme_. Des fables analogues �taient d�j� tr�s r�pandues
plusieurs si�cles avant la naissance du Christ, dans l'Inde, en Perse,
en Asie Mineure et en Gr�ce. Lorsque des filles de roi ou autres
jeunes filles de haute condition, sans �tre l�gitimement mari�es,
donnaient le jour � un enfant, on d�signait comme le p�re de ce
rejeton ill�gitime un �Dieu� ou un �demi-Dieu�, qui �tait en ce cas le
myst�rieux �Saint Esprit�.

Les dons tout particuliers de l'esprit ou du corps qui distinguaient
souvent ces �enfants de l'amour� des enfants des hommes ordinaires,
�taient en m�me temps expliqu�s partialement par l'_h�r�dit�_. Ces
�minents �fils des dieux� jouissaient, tant dans l'antiquit� qu'au
moyen �ge, d'une haute consid�ration, tandis que le code moral de la
civilisation moderne leur impute, comme une fl�trissure, le manque de
parents �l�gitimes�. Cela s'applique encore bien davantage aux �filles
des dieux�, quoique ces pauvres jeunes filles soient tout aussi
innocentes du fait qu'il manquait un titre � leur p�re. D'ailleurs,
tous ceux qui se sont d�lect�s des beaut�s de la mythologie de
l'antiquit� classique savent que ce sont pr�cis�ment les pr�tendus
fils et filles des �dieux� grecs et romains, qui se sont le plus
rapproch�s de l'id�al supr�me du pur type humain; qu'on pense � la
nombreuse famille l�gitime et � la famille ill�gitime plus nombreuse
encore de Zeus, p�re des dieux (Cf. SHAKESPEARE)!

En ce qui concerne sp�cialement la f�condation de la Vierge Marie par
le Saint-Esprit, nous sommes renseign�s par le t�moignage des
�vangiles eux-m�mes. Les deux �vang�listes qui seuls nous en parlent,
MATTHIEU et LUCAS s'accordent pour nous raconter que Marie, la Vierge
juive, �tait fianc�e au charpentier Joseph, mais devint enceinte sans
qu'il y f�t pour rien et �par l'op�ration du Saint-Esprit�. MATTHIEU
dit express�ment (Chap. I., vers. 19): �Cependant Joseph, son �poux,
�tait pieux et ne voulait pas la perdre de r�putation, mais il
songeait � la quitter secr�tement; il ne fut apais� que lorsque
�l'ange du Seigneur� lui annon�a: �Ce qui a �t� con�u en elle, l'a �t�
par le Saint-Esprit.� LUCAS est plus explicite (Chap. I, vers. 26-38);
il nous raconte l'annonciation faite � Marie par l'archange Gabriel
�L'esprit saint descendra sur toi et la force du Tr�s Haut te couvrira
de son ombre�--� quoi Marie r�pond: �Voici, je suis la servante du
Seigneur, qu'il soit fait selon ce que tu dis�. Ainsi qu'on sait,
cette visite de l'ange Gabriel et son Annonciation ont fourni �
beaucoup de peintres le sujet d'int�ressants tableaux. SVOBODA nous
dit: �L'archange parle ici avec une exactitude que la peinture, par
bonheur, ne pouvait pas reproduire. Nous avons un cas nouveau
d'anoblissement d'un sujet prosa�que tir� de la Bible, par les arts
plastiques. Il s'est, d'ailleurs trouv� des peintres dont les toiles
ont rendu facile la compr�hension des consid�rations embryologiques de
l'archange Gabriel.�

Ainsi que nous l'avons dit, les quatre Evangiles canoniques qui,
seuls, ont �t� reconnus pour authentiques par l'Eglise chr�tienne et
qui ont �t� �lev�s au rang de fondements de la foi, ont �t� choisis
arbitrairement parmi un nombre beaucoup plus grand d'Evangiles dont
les donn�es pr�cises ne se contredisent pas moins entre elles que les
l�gendes des quatre autres. Les P�res de l'�glise eux-m�mes ne
comptent pas moins de 40 � 50 de ces �vangiles inauthentiques ou
apocryphes; quelques-uns existent encore en grec et en latin, tels
l'�vangile de Jacob, celui de Thomas, de Nicod�me, etc. Les r�cits que
font ces �vangiles apocryphes sur la vie de J�sus, en particulier sur
sa naissance et sur son enfance, peuvent pr�tendre tout autant (ou
plut�t tout aussi peu) � la v�racit� historique, que ceux que nous
fournissent les quatre �vangiles canoniques, pr�tendus �authentiques�.
Or il se trouve dans un de ces �vangiles apocryphes un r�cit
historique, confirm� d'ailleurs par le _Sepher Toldoth Jeschua_ et qui
nous donne, probablement, une solution toute naturelle de l'_�nigme_
de la conception surnaturelle et de la naissance du Christ. Cet
historien raconte, tr�s franchement, en une phrase, l'anecdote
singuli�re qui contient cette solution: �JOSEPHUS PANDERA, chef romain
d'une l�gion calabrienne �tablie en Jud�e, s�duisit _Mirjam_ de
Bethl�em, une jeune fille h�bra�que, et devint le _p�re de J�sus_�.
D'autres r�cits du m�me auteur sur _Mirjam_ (le nom h�bra�que de
_Marie_) rendent bien �quivoque la r�putation de la �pure reine du
Ciel�!

Naturellement ces r�cits historiques sont soigneusement pass�s sous
silence par les th�ologiens officiels, car ils s'accorderaient mal
avec le mythe traditionnel et l�veraient le voile qui recouvre le
secret de ce mythe, d'une fa�on trop simple et trop naturelle. La
_recherche objective de la v�rit�_ n'en a que d'autant plus le droit,
et la _raison pure_ le devoir sacr�, de faire de ces r�cits importants
un examen critique. Il en r�sulte qu'ils peuvent, � beaucoup plus
juste titre que les autres r�cits, pr�tendre � la v�racit� en ce qui
concerne les origines du Christ. Ne pouvant, au nom des principes
scientifiques connus, que repousser la conception surnaturelle par
l'�ombre protectrice du Tr�s Haut,� comme un pur mythe, il ne reste
plus que l'opinion tr�s r�pandue de la �th�ologie rationnelle�
moderne, � savoir que le charpentier juif, _Joseph_, aurait �t� le
p�re r�el du Christ. Mais cette opinion est express�ment contredite
par plusieurs passages de l'�vangile; le Christ lui-m�me �tait
persuad� d'�tre le _Fils de Dieu_ et n'a jamais reconnu son p�re
adoptif, Joseph, comme l'ayant engendr�. Quant � Joseph, il songea �
quitter sa fianc�e Marie lorsqu'il s'aper�ut qu'elle �tait enceinte
sans qu'il y f�t pour rien. Il ne renon�a � ce projet qu'apr�s qu'_en
r�ve_ un �ange du Seigneur� lui f�t apparu et l'e�t tranquillis�.
Ainsi que Matthieu le fait remarquer express�ment (Chap. I, vers. 24,
25) l'union sexuelle de Joseph et de Marie eut lieu pour la premi�re
fois _apr�s que J�sus fut n�_.

Le r�cit des Evangiles apocryphes d'apr�s lequel le chef romain
PANDERA aurait �t� le vrai p�re du Christ, para�t d'autant plus
vraisemblable, quand on examine la _personne du Christ_ du point de
vue strictement _anthropologique_. On le consid�re, d'ordinaire, comme
un pur juif. Mais pr�cis�ment les traits de son caract�re qui font sa
personnalit� si haute et si noble et qui impriment son sceau � �sa
religion de l'amour�, ne sont s�rement _pas s�mites_; ils semblent
�tre bien plut�t les traits distinctifs de la _race arienne_, plus
�lev�e et en particulier de son rameau le plus noble, de
l'_hell�nisme_. De plus, le nom du v�ritable p�re du Christ:
�PANDERA�, indique indubitablement une origine grecque; dans le
manuscrit, il est m�me �crit PANDORA. Or PANDORA �tait, comme on sait,
d'apr�s la l�gende grecque, la premi�re femme n�e de l'union de
Vulcain avec la Terre, dot�e par les dieux de tous les charmes, qui
�pousa Epim�th�e et que Dieu le p�re envoya vers les hommes avec la
terrible �bo�te de Pandore� o� tous les maux �taient contenus, en
punition de ce que PROM�TH�E, porteur de lumi�re, avait ravi du ciel
le feu divin (la �raison�).

Il est int�ressant, d'ailleurs, de comparer la mani�re diff�rente dont
a �t� con�u et appr�ci� le roman d'amour de Mirjam, par les quatre
grandes nations cultiv�es et chr�tiennes de l'Europe. Conform�ment aux
aust�res id�es morales de la race _germanique_, celle-ci le rejette
enti�rement; l'honn�te Allemand et le prude Anglais croient plus
volontiers l'impossible l�gende de la conception par le
�Saint-Esprit�. Ainsi qu'on sait, l'aust�re pruderie de la soci�t�
distingu�e, soigneusement �tal�e (surtout en Angleterre!) ne
correspond aucunement � ce qu'est, en r�alit�, la moralit� au point de
vue sexuel, dans le �High life� d'Outre-Manche. Les r�v�lations, par
exemple, que nous a faites l�-dessus, il y a une douzaine d'ann�es, le
_Pall Mall Gazette_ nous rappellent fort les moeurs de _Babylone_.

Les races _romanes_ qui se rient de cette pruderie et jugent avec plus
de l�g�ret� les rapports sexuels, trouvent ce _roman de Marie_ tr�s
charmant et le culte sp�cial, dont jouit justement en France et en
Italie �notre ch�re Madone�, se rattache souvent, avec une na�vet�
remarquable, � cette histoire d'amour. C'est ainsi, par exemple que P.
DE REGLA (Dr DESJARDIN), qui nous a donn� (1894) un �_J�sus de
Nazareth, du point de vue scientifique, historique et social_,� trouve
pr�cis�ment dans la _naissance ill�gitime du Christ_ un �droit sp�cial
� l'apparence de _saintet�_ qui se d�gage de sa sublime figure!�

Il m'a sembl� n�cessaire de mettre ici dans tout leur jour,
franchement et dans le sens de la _science historique objective_,
cette importante question des origines du Christ, parce que l'�glise
belliqueuse attache elle-m�me la plus grande importance � cette
question et parce qu'elle emploie la croyance au miracle, qu'elle
appuie l�-dessus, comme l'arme la plus redoutable contre la conception
moderne de l'univers. La haute valeur �thique du pur christianisme
originel, l'influence anoblissante que cette �religion de l'amour� a
exerc�e sur la civilisation, sont choses ind�pendantes de ce dogme
mythologique; les pr�tendues _r�v�lations_ sur lesquelles s'appuient
ces mythes sont inconciliables avec les r�sultats les plus certains de
notre moderne science de la nature.




CHAPITRE XVIII

Notre religion moniste.

  �TUDES MONISTES SUR LA RELIGION DE LA RAISON ET SON HARMONIE AVEC
     LA SCIENCE.--LE TRIPLE ID�AL DU CULTE: LE VRAI, LE BEAU, LE
     BIEN.

    Celui qui poss�de la science et l'art
    Celui-l� poss�de aussi la religion!
    Celui qui ne poss�de pas ces deux biens,
    Que celui-l� ait la religion.

    GOETHE.

    Quelle religion je professe? Aucune d'elles!
    Et pourquoi aucune?--Par religion!

    SCHILLER.

   Si le monde dure encore un nombre incalculable d'ann�es, la
   _religion universelle_ sera le _Spinozisme �pur�_. La raison
   laiss�e � elle-m�me ne conduit � rien d'autre et il est
   impossible qu'elle conduise � rien d'autre.

    LICHTENBERG.




SOMMAIRE DU CHAPITRE XVIII

  Le monisme, lien entre la religion et la science.--La lutte pour
     la civilisation.--Rapports de l'�glise et de
     l'�tat.--Principes de la religion moniste. Son triple id�al du
     culte: le vrai, le beau et le bien.--Opposition entre la
     v�rit� naturelle et la v�rit� chr�tienne.--Harmonie entre
     l'id�e moniste de vertu et l'id�e chr�tienne.--Opposition
     entre l'art moniste et l'art chr�tien.--Conception moderne
     enrichie et agrandie de la sc�ne de l'Univers.--Peinture de
     paysage et amour moderne de la nature.--Beaut�s de la
     nature.--Vie pr�sente et vie future.--�glises monistes.


LITT�RATURE

   D. STRAUSS.--_Der alte und der neue Glaube. Ein Bekenntnis_,
   1872, 14te Aufl. 1892.

   C. RADENHAUSEN.--_Zum neuen Glauben. Einleit. und Ubersicht zum
   �Osiris�_ (1877).

   ED. HARTMANN.--_Die Selbstzersetzung des Christentums und die
   Religion der Zukunft_ (1874).

   J. TOLAND.--_Pantheistikon. Kosmopolis_, 1720.

   P. CARUS AND E. C. HEGELER.--_The open Court, A monthly
   magazine._ Chicago, vol. I-XIII (1890-1899).

   --_The Monist. A quarterly magazine devoted to the philosophy of
   Science._ Chicago, vol. I-IX.

   MORISON.--_Menschheitsdienst. Versuch einer Zukunftsreligion_
   (Leipzig, 1890).

   M. J. SAVAGE.--_Die Religion im Lichte der Darwins'chen Lehre._
   (trad. all.)

   L. BESSER.--_Die Religion der Naturwissenschaft_ (1890.)

   B. BETTER.--_Die moderne Weltanschauung und der Mensch_ (1896).

   E. HAECKEL, _Le Monisme, lien entre la religion et la science_,
   trad. fran�aise de V. de Lapouge.


Beaucoup de naturalistes et de philosophes actuels des plus distingu�s
et qui partagent nos id�es monistes tiennent la religion, en g�n�ral,
pour une chose finie. Ils pensent que la connaissance claire de
l'�volution de l'univers, due aux immenses progr�s accomplis par le
XIXe si�cle, non seulement satisfait enti�rement le besoin de
causalit� qu'�prouve notre _raison_, mais aussi les besoins les plus
�lev�s du sentiment qu'�prouve notre _coeur_. Cette opinion est juste
en partie, en ce sens que, dans une conception parfaitement claire et
cons�quente du monisme, les deux notions de religion et de science se
confondent de fait en une seule. D'ailleurs peu de penseurs r�solus
s'�l�vent jusqu'� cette conception, la plus haute et la plus pure, qui
fut celle de SPINOZA et de GOETHE; la plupart des savants de notre
temps, au contraire, sans parler des masses ignorantes, s'en tiennent
� la conviction que la religion constitue un domaine propre de la vie
intellectuelle, ind�pendant de celui de la science, non moins pr�cieux
ni indispensable que ce dernier.

Si nous nous pla�ons � ce point de vue, nous pourrons trouver une
conciliation entre ces deux grands domaines, en apparence s�par�s,
dans la th�orie que j'ai expos�e en 1892, dans ma conf�rence
d'Altenbourg: �Le monisme, lien entre la religion et la science�. Dans
la pr�face de cette �Profession de foi d'un naturaliste�, je me suis
exprim� ainsi qu'il suit, sur le double but poursuivi par moi: �Je
voudrais d'abord donner une id�e de la _conception rationnelle_ du
monde, qui nous est impos�e comme une n�cessit� logique par les
r�cents progr�s de la science unitaire de la nature; elle se trouve,
au fond, chez tous les naturalistes ind�pendants et qui pensent, bien
qu'un petit nombre seulement ait le courage ou �prouve le besoin de la
confesser. Je voudrais ensuite �tablir par l� un _lien entre la
religion et la science_ et contribuer ainsi � faire dispara�tre
l'opposition que l'on a �tablie � tort et sans n�cessit�; le besoin
moral de notre _sentiment_ sera satisfait par le monisme, autant que
le besoin logique de causalit� de notre _jugement_.�

Le grand effet qu'a produit cette conf�rence d'Altenbourg montre que,
par cette profession de foi moniste, j'ai exprim� celle non seulement
de beaucoup de naturalistes, mais encore de beaucoup d'hommes et de
femmes instruits, de toutes conditions. J'ai �t� r�compens� non
seulement par des centaines de lettres d'approbation, mais encore par
le grand succ�s de presse de cette conf�rence dont, en six mois,
parurent six �ditions. Ce succ�s inattendu a pour moi d'autant plus de
valeur que cette profession de foi a �t� tout d'abord un discours
d'occasion, improvis�, que j'ai prononc� sans m'y �tre pr�par�, le 9
octobre 1892, � Altenbourg, durant le jubil� d'anniversaire de la
�Soci�t� des naturalistes� des Osterlandes. Naturellement, la r�action
in�vitable surgit bient�t d'autre part; j'ai subi les attaques les
plus vives, non seulement de la presse ultramontaine, du _papisme_,
des d�fenseurs jur�s de la superstition, mais aussi de la part des
lutteurs �lib�raux� du christianisme �vang�lique qui pr�tendent
d�fendre � la fois la v�rit� scientifique et la croyance �pur�e.
Cependant, durant les sept ann�es qui se sont �coul�es depuis, la
grande lutte entre la science moderne et le christianisme orthodoxe
s'est faite de plus en plus mena�ante; elle est devenue d'autant plus
dangereuse pour la premi�re que le second �tait plus soutenu par la
croissante r�action intellectuelle et politique. Cette r�action est
d�j� si avanc�e dans certains pays, que la libert� de pens�e et de
conscience, garantie par la loi, est fort compromise en pratique
(ainsi, par exemple, en Bavi�re actuellement). En somme, le grand
combat intellectuel, que J. DRAPER a si excellemment d�peint dans son
_Histoire des conflits entre la religion et la science_, a atteint
aujourd'hui une ardeur et une importance qu'il n'avait jamais eues
jusqu'ici; aussi l'appelle-t-on avec raison, depuis vingt-sept ans, la
_Lutte pour la civilisation_.


=La lutte pour la civilisation.=--La c�l�bre _encyclique_ suivie du
_syllabus_ que le belliqueux pape Pie IX avait lanc�e en 1864, dans le
monde entier, d�clarait la guerre, sur tous les points essentiels, �
la science moderne; elle exigeait la soumission aveugle de la raison
aux dogmes de l'�infaillible repr�sentant du Christ�. Ce brutal
attentat contre les biens supr�mes de l'humanit� civilis�e �tait si
monstrueux et si inou� que beaucoup de natures molles et indolentes,
elles-m�mes, furent tir�es du sommeil de leur foi. Jointe � la
d�claration _d'infaillibilit�_ du pape, qui la suivit en 1870,
l'encyclique provoqua une immense excitation et un mouvement de
d�fense �nergique, qui rendirent l�gitimes les plus belles esp�rances.
Dans l'empire allemand, de formation r�cente, qui, dans les guerres de
1866 et 1871, avait acquis son indispensable unit� nationale au prix
de lourds sacrifices, les attentats imprudents du papisme eurent des
suites particuli�rement p�nibles; car, d'une part, l'Allemagne est le
berceau de la R�forme et de l'affranchissement de l'esprit moderne,
d'autre part, malheureusement, elle poss�de, parmi ses 18 millions de
catholiques, une puissante arm�e de croyants belliqueux qui
l'emportent sur tous les autres peuples civilis�s en fait d'ob�issance
aveugle aux ordres de son pasteur supr�me[61]. Les dangers qui
r�sultaient de l� furent bien vus du grand homme d'Etat au regard
p�n�trant, qui a r�solu �l'�nigme politique� de la dissension
nationale allemande et qui, par une diplomatie remarquable, nous a
conduits au but d�sir� de l'unit� et de la puissance nationales. Le
prince de BISMARCK commen�a, en 1872, cette m�morable _lutte pour la
civilisation_, suscit�e par le Vatican, conduite avec autant
d'intelligence que d'�nergie par le remarquable ministre des cultes
FALK, au moyen des �ordonnances de mai� (1873). La lutte,
malheureusement, dut �tre abandonn�e six ans apr�s. Quoique notre
grand homme d'Etat f�t un remarquable connaisseur de la nature humaine
et un habile politicien pratique, il avait cependant estim� trop bas
la puissance de trois redoutables obstacles: premi�rement, la ruse
sans �gale et la perfidie sans scrupule de la curie romaine;
secondement l'incapacit� de penser et la cr�dulit� de la masse
catholique ignorante, conditions bien faites pour s'adapter � la
premi�re et sur lesquelles celle-ci s'appuyait; enfin, troisi�mement,
la force d'inertie, de pers�v�rance dans la d�raison, simplement parce
que cette d�raison est l�. C'est pourquoi d�s 1878, apr�s que le pape
L�on XIII, plus avis�, e�t inaugur� son r�gne, la dure �visite �
Canossa� dut recommencer. La puissance du Vatican, r�cemment accrue,
augmenta d�s lors rapidement, d'une part gr�ce aux manoeuvres sans
scrupule, aux artifices de serpent de la politique d'anguille, d'autre
part gr�ce � la politique religieuse erron�e du gouvernement allemand
et � la merveilleuse incapacit� politique du peuple allemand. Ainsi, �
la fin du XIXe si�cle, il nous faut assister au honteux spectacle qui
nous montre que �l'atout est le centre du Reichstag� et que les
destin�es de notre patrie humili�e sont dirig�es par un parti papiste
qui ne repr�sente pas encore le tiers de la population totale.

  [61] Le Christ dit � Pierre: �fais pa�tre mes brebis!� Les
  successeurs de Pierre ont traduit �fais pa�tre� par �tonds�.

Lorsque commen�a, en 1872, la lutte pour la civilisation, elle fut
salu�e, _� juste titre_, par tous les hommes pensants avec
ind�pendance, comme une reproduction politique de la R�forme, comme
une tentative �nergique pour d�livrer la civilisation moderne du joug
de la tyrannie intellectuelle papiste; la presse lib�rale tout enti�re
c�l�brait dans le Prince de Bismarck le �Luther politique�, le
puissant h�ros qui avait conquis non seulement l'unit� nationale,
mais encore l'affranchissement intellectuel de l'Allemagne. Dix ans
plus tard, apr�s la victoire du papisme, la m�me �presse lib�rale�
affirmait le contraire et d�clarait la lutte pour la civilisation, une
grande faute; c'est ce qu'elle fait encore aujourd'hui. Ce fait prouve
simplement combien la m�moire de nos journalistes est courte, combien
est d�fectueuse leur connaissance de l'histoire et combien imparfaite
leur �ducation philosophique. Le pr�tendu �Trait� de paix entre
l'�glise et l'�tat� n'est toujours qu'un armistice. Le papisme
moderne, fid�le aux principes absolutistes suivis depuis 1600 ans,
peut et doit vouloir exercer l'_aristocratie universelle_ sur les �mes
cr�dules; il doit exiger l'absolue soumission de l'�tat qui repr�sente
les droits de la raison et de la science. La paix r�elle ne pourra
s'�tablir que lorsqu'un des deux combattants, vaincu, gisera sur le
sol. Ou bien la victoire sera � �l'�glise qui seule sauve�, et alors
c'en sera fait d�finitivement de la �Science libre et de
l'enseignement libre�, les Universit�s se transformeront en convicts,
les gymnases en clo�tres. Ou bien la victoire sera � l'�tat moderne
appuy� sur la raison et alors le XXe si�cle verra se d�velopper la
culture moderne, la libert� et le bien-�tre dans une bien plus large
mesure encore que ce ne fut le cas au XIXe si�cle (cf. plus haut, ED.
HARTMANN).

Pour h�ter, pr�cis�ment, la r�alisation de ce but, il nous semble
importer surtout, non seulement que les sciences naturelles modernes
d�truisent le faux �difice de la superstition et d�blaient le chemin
de ses vils d�combres, mais encore qu'elles �difient, sur le terrain
libre, un nouvel �difice habitable pour l'�me humaine, un _palais de
la raison_ dans lequel, au sein de notre conception moniste
nouvellement conquise, nous adorerons pieusement la vraie Trinit� du
XIXe si�cle, la _Trinit� du Vrai, du Beau et du Bien_. Pour rendre
palpable le culte de ce triple id�al divin, il nous para�t avant tout
n�cessaire de r�gler nos comptes avec les formes r�gnantes du
Christianisme et d'envisager les changements qu'il faudrait effectuer
en les rempla�ant par le culte nouveau. Car le Christianisme poss�de
(dans sa forme pure, _originelle_) malgr� toutes ses lacunes et toutes
ses erreurs, une si haute valeur morale, il est surtout m�l� si
�troitement depuis quinze cents ans, � toutes les institutions
politiques et sociales de notre vie civilis�e,--qu'en fondant notre
religion moniste nous devrons nous appuyer autant que possible sur les
institutions existantes. Nous ne voulons pas de _R�volution_ brutale,
mais une _R�forme_ raisonnable de notre vie intellectuelle et
religieuse. Et de m�me qu'il y a deux mille ans la po�sie classique
des anciens Hell�nes incarnait, sous la forme des dieux, la vertu
id�ale, de m�me nous pouvons pr�ter � notre triple id�al de la raison,
la forme de sublimes d�esses; nous allons examiner ce que deviennent,
dans notre monisme, les trois d�esses de la _V�rit�_, de la _Beaut�_
et de la _Vertu_; et nous examinerons, en outre, leurs rapports avec
les dieux correspondants du Christianisme, qu'elles sont destin�es �
remplacer.


I. =L'Id�al de la V�rit�.=--Les consid�rations pr�c�dentes nous ont
convaincus que la V�rit� pure ne se peut trouver que dans le temple de
la _connaissance de la Nature_ et que les seules routes qui puissent
servir � nous y conduire sont l'�observation et la r�flexion�, l'�tude
empirique des faits et la connaissance, conforme � la raison, de leurs
causes efficientes. C'est ainsi que nous arriverons, au moyen de la
_raison pure_, � la science v�ritable, tr�sor le plus pr�cieux de
l'humanit� civilis�e. Par contre, et pour les raisons importantes
expos�es au chapitre XVI, nous devons �carter toute pr�tendue
_r�v�lation_, toute croyance fantaisiste qui affirme conna�tre, par
des proc�d�s surnaturels, des v�rit�s que notre raison ne suffit pas �
d�couvrir. Et comme tout l'�difice des croyances de la religion
jud�o-chr�tienne, ainsi que de l'islamisme et du bouddhisme, repose
sur de pareilles r�v�lations pr�tendues,--comme, en outre, ces
produits de la fantaisie mystique sont en contradiction directe avec
la connaissance empirique et claire de la Nature,--il est donc
certain que nous ne pouvons trouver la v�rit� qu'au moyen de la raison
travaillant � construire la v�ritable _science_, non au moyen de
l'imagination fantaisiste aid�e de la croyance mystique. Sous ce
rapport, il est absolument certain que la conception _chr�tienne_ doit
�tre remplac�e par la philosophie _moniste_. La d�esse de la V�rit�
habite le temple de la Nature, les vertes for�ts, la mer bleue, les
monts couverts de neige;--elle n'habite pas les sombres galeries des
clo�tres, ni les �troits cachots des �coles de convicts, ni les
�glises chr�tiennes, parfum�es d'encens. Les chemins par lesquels nous
nous rapprocherons de cette sublime d�esse de la V�rit� et de la
Science, sont l'�tude, faite avec amour, de la nature et de ses lois,
l'observation du monde infiniment grand des �toiles au moyen du
t�lescope, du monde cellulaire infiniment petit, au moyen du
microscope; mais ce n'est ni par d'ineptes exercices de pi�t� ou
pri�res murmur�es sans penser, ni par les deniers de Saint-Pierre ou
les p�nitences en vue d'obtenir des indulgences. Les dons pr�cieux
dont nous favorise la d�esse de la V�rit� sont les splendides fruits
de l'arbre de la connaissance et le gain inappr�ciable d'une claire
conception unitaire de l'Univers,--mais ce n'est ni la croyance au
�miracle� surnaturel, ni le songe creux d'une �vie �ternelle�.


II. =L'Id�al de la Vertu.=--Il n'en va pas, pour le divin id�al du
Bien �ternel, de m�me que pour celui du Vrai �ternel. Tandis que,
lorsqu'il s'agit de conna�tre la v�rit�, il faut exclure compl�tement
la r�v�lation que nous propose l'Eglise et interroger la seule �tude
de la nature, la notion du _Bien_, au contraire, ce que nous appelons
vertu, co�ncide, dans notre religion moniste, presque enti�rement avec
la vertu chr�tienne; il ne s'agit, naturellement, que du christianisme
originel, le pur Christianisme des trois premiers si�cles dont la
th�orie de la vertu est expos�e dans les �vangiles et les lettres de
Paul; il ne s'agit pas, naturellement, de la caricature de cette pure
doctrine, faite au Vatican, et qui a dirig� la civilisation europ�enne
pour son plus grand dommage, pendant douze si�cles. La meilleure
partie de la morale chr�tienne, celle � laquelle nous nous en tenons,
consiste dans les pr�ceptes d'humanit�, d'amour et d'endurance, de
compassion et de fraternit�. Seulement ces nobles commandements, qu'on
r�unit d'ordinaire sous le nom de �morale chr�tienne� (au meilleur
sens) ne sont pas une invention nouvelle du Christianisme, mais ont
�t� emprunt�s par lui � des formes de religion plus anciennes. De
fait, la _R�gle d'or_, qui r�sume ces commandements en une seule
proposition, est ant�rieure de plusieurs si�cles au Christianisme.
Dans la pratique de la vie, d'ailleurs, cette loi morale naturelle a
�t� aussi souvent suivie par des ath�es et des h�r�tiques qu'elle a
�t� laiss�e de c�t� par de pieux croyants chr�tiens. Au surplus, la
doctrine de la vertu chr�tienne a commis une grande faute en ne
faisant un commandement que de l'_altruisme_ seul et en rejetant
l'_�go�sme_. Notre _�thique moniste_ accorde � tous deux la m�me
_valeur_ et fait consister la vertu parfaite dans un juste �quilibre
entre l'amour du prochain et l'amour de soi (Cf. chap. XIX: la loi
fondamentale �thique).


III. =L'Id�al de la Beaut�.=--C'est sur le domaine du Beau que notre
monisme offre la plus grande contradiction avec le Christianisme. Le
christianisme pur, originel, pr�chait le n�ant de la vie terrestre et
ne la consid�rait que comme une pr�paration � la vie �ternelle dans
l'_Au del�_. Il s'ensuit imm�diatement que tout ce que nous offre la
vie humaine dans le _pr�sent_, tout ce qu'il peut y avoir de beau dans
l'art et dans la science, dans la vie publique ou la vie priv�e, n'a
aucune valeur. Le vrai chr�tien doit s'en d�tourner et ne penser qu'�
se pr�parer convenablement � la vie future. Le m�pris de la nature,
l'�loignement pour tous ses charmes in�puisables, l'abstention de
toute forme d'art: ce sont l� les purs devoirs chr�tiens; le meilleur
moyen de remplir ces devoirs, pour l'homme, c'est de se s�parer de ses
semblables, de se mortifier et de ne s'occuper, dans les clo�tres ou
les ermitages, exclusivement qu'� �adorer Dieu�.

L'histoire de la civilisation nous apprend, il est vrai, que cette
morale chr�tienne asc�tique, qui insultait � la nature, eut pour
cons�quence naturelle de produire le contraire. Les clo�tres, asiles
de la chastet� et de la discipline, devinrent bient�t les repaires des
pires orgies, les rapports sexuels des moines et des nonnes donn�rent
mati�re � quantit� de romans, que la litt�rature de la Renaissance a
reproduits avec une v�rit� conforme � la nature. Le culte de la
�Beaut�, tel qu'on le pratiquait alors, �tait en contradiction
absolue avec le �renoncement au monde� tel qu'on le pr�chait et on en
peut dire autant du luxe et de la richesse, qui prirent bient�t une
telle extension dans la vie priv�e dissolue du haut clerg� catholique
et dans la d�coration artistique des �glises et des clo�tres
chr�tiens.


=L'art chr�tien.=--On nous objectera que notre opinion se trouve
r�fut�e par le d�ploiement de beaut� de l'art chr�tien qui a produit,
� la belle �poque du moyen �ge, des oeuvres imp�rissables. Les
splendides cath�drales gothiques, les basiliques byzantines, les
centaines de chapelles somptueuses, les milliers de statues de marbre
des saints et des martyrs chr�tiens, les millions de beaux portraits
de saints, les peintures du Christ et de la Madone jaillies d'un
sentiment profond, tout cela t�moigne d'un �panouissement de l'art au
moyen �ge qui, en son genre, est unique. Tous ces splendides monuments
des arts plastiques, de m�me que ceux de la po�sie, conservent leur
haute valeur esth�tique, quelque jugement que nous portions sur le
m�lange de �V�rit� et Po�sie� qu'ils nous pr�sentent. Mais qu'est-ce
que tout cela a � voir avec la pure doctrine chr�tienne? avec cette
religion du renoncement, qui se d�tournait de toute splendeur
terrestre, de toute beaut� mat�rielle et de toute forme d'art, qui
faisait peu de cas de la vie de famille et de l'amour, qui pr�chait
exclusivement le souci des biens immat�riels de la �vie �ternelle�?
La notion de l'�art chr�tien� est, � proprement parler, une
contradiction en soi, une _contradictio in adjecto_. Les riches
princes de l'Eglise qui cultivaient cet art poursuivaient par l�, il
est vrai, des buts tout autres et les atteignaient d'ailleurs
pleinement. En dirigeant tout l'int�r�t et tout l'effort de l'esprit
humain vers l'_Eglise_ chr�tienne et son _art_ propre, on le
d�tournait de la _nature_ et de la connaissance des tr�sors qu'elle
recelait et qui auraient pu conduire � une _science_ ind�pendante. En
outre, le spectacle quotidien des images de saints, abondamment
expos�es partout, des sc�nes tir�es de l'histoire sainte, rappelaient
sans cesse aux chr�tiens croyants le riche tr�sor de l�gendes que la
fantaisie de l'Eglise avait accumul�es. Ces l�gendes �taient donn�es
pour des r�cits v�ridiques, les histoires miraculeuses pour des
�v�nements r�els et les uns comme les autres �taient crus. Il est
incontestable que, sous ce rapport, l'art chr�tien a exerc� une
influence inou�e sur la culture en g�n�ral et sur la croyance, en
particulier, pour la fortifier, influence qui, dans tout le monde
civilis�, s'est fait sentir jusqu'� ce jour.


=Art moniste.=--L'antipode de cet art chr�tien pr�dominant, c'est la
nouvelle forme plastique qui n'a commenc� � se d�velopper qu'en notre
si�cle, corr�lativement � la _science de la nature_. La surprenante
extension de notre connaissance de l'Univers, la d�couverte
d'innombrables et belles formes de vie qui s'en est suivie, ont fait
na�tre, � notre �poque, un go�t esth�tique tout autre et imprim� en
m�me temps aux arts plastiques une direction toute nouvelle. De
nombreux voyages scientifiques, de grandes exp�ditions � la recherche
de pays et de mers inconnus, ont mis au jour, d�j� au si�cle dernier
mais bien plus encore en celui-ci, une profusion insoup�onn�e de
formes organiques nouvelles. Le nombre des esp�ces animales et
v�g�tales s'est bient�t accru � l'infini et parmi ces esp�ces (surtout
dans les groupes inf�rieurs, dont l'�tude a d'abord �t� n�glig�e), il
s'est trouv� des milliers de formes belles et int�ressantes, des
motifs tout nouveaux pour la peinture et la sculpture, pour
l'architecture et les arts industriels. Un nouveau monde, dans cet
ordre d'id�es, nous a surtout �t� ouvert par l'extension de l'�tude
_microscopique_, dans la seconde moiti� du si�cle, et en particulier
par la d�couverte des fabuleux habitants des _profondeurs de la mer_,
sur lesquels la lumi�re ne s'est faite qu'� la suite de la c�l�bre
exp�dition Challenger (1872-1876)[62]. Des milliers d'�l�gantes
radiolaires et de Thalamophores, de M�duses et de Coraux superbes, de
Mollusques et de Crustac�s singuliers, nous ont r�v�l� tout d'un coup
une profusion insoup�onn�e de formes cach�es, dont la diversit� et la
beaut� caract�ristiques d�passent infiniment tous les produits
artistiques engendr�s par la fantaisie humaine. Rien que dans les
cinquante gros volumes qui constituent l'oeuvre de la mission
Challenger, nous trouvons sur trois mille planches des reproductions
d'une masse de ces jolies formes; mais, d'ailleurs, dans beaucoup
d'autres ouvrages de luxe qui, depuis quelques dizaines d'ann�es, sont
venues enrichir la litt�rature botanique et zoologique, toujours
grandissante, on trouve ces formes charmantes reproduites par
millions. J'ai r�cemment essay�, dans mes _Formes artistiques de la
Nature_ (1899), de faire conna�tre au grand public un choix de ces
formes charmantes. D'ailleurs, il n'est pas besoin de voyages
lointains ni d'oeuvres co�teuses pour r�v�ler � tous les splendeurs de
ce monde. Il suffit d'avoir les yeux ouverts et les sens exerc�s. La
nature qui nous environne nous pr�sente partout une profusion
surabondante de beaux et int�ressants objets de toutes sortes. Dans
chaque mousse ou chaque brin d'herbe, dans un hanneton ou un papillon,
un examen minutieux nous fera d�couvrir des beaut�s devant lesquelles,
d'ordinaire, l'homme passe sans prendre garde. Et si nous les
observons avec une loupe, au faible grossissement, ou mieux encore, si
nous employons le grossissement plus fort d'un bon microscope, nous
d�couvrirons plus compl�tement encore, partout dans la nature
inorganique, un monde nouveau plein de beaut�s in�puisables.

  [62] Cf. E. HAECKEL _Das Challenger Werk_ (_Deutsche Rundschau_,
  Feb. 1896.)

Mais notre XIXe si�cle est le premier � nous avoir ouvert les yeux,
non seulement � cette consid�ration esth�tique des infiniment petits,
mais encore � celle des infiniment grands de la nature. Au
commencement du si�cle, c'�tait encore une opinion r�pandue que les
hauts sommets, grandioses sans doute, n'en �taient pas moins
repoussants par l'effroi qu'ils causaient et que la mer, superbe sans
doute, n'en �tait pas moins terrible. Aujourd'hui, � la fin du m�me
si�cle, la plupart des gens instruits (et surtout les habitants des
grandes villes) sont heureux de pouvoir, chaque ann�e, jouir pendant
quelques semaines des beaut�s des Alpes et de l'�clat cristallique des
glaciers, ou de pouvoir admirer la majest� de la mer bleue, du bord de
ses c�tes charmantes. Toutes ces sources de jouissances les plus
nobles, tir�es de la nature, ne nous ont �t� r�v�l�es dans toute leur
splendeur et rendues compr�hensibles que tout r�cemment et les progr�s
surprenants de la facilit� et de la rapidit� des communications ont
mis � m�me de les conna�tre, ceux dont les moyens p�cuniaires sont le
plus restreints. Tous ces progr�s dans la jouissance esth�tique tir�e
de la nature--et en m�me temps dans la compr�hension scientifique de
cette nature--sont autant de progr�s dans la culture intellectuelle
sup�rieure de l'humanit� et par suite dans notre religion moniste.


=Peinture de paysage et oeuvres illustr�es.=--Le contraste qui existe
entre notre si�cle _naturaliste_ et les pr�c�dents, _anthropistiques_,
s'exprime surtout par la diff�rence dans l'appr�ciation et l'extension
que les divers objets de la nature ont trouv�es autrefois et
aujourd'hui. Un vif int�r�t pour les repr�sentations figur�es de ces
objets s'est �veill� de nos jours, int�r�t qu'on ne connaissait pas
auparavant; il est favoris� par les �tonnants progr�s de la technique
et du commerce qui lui permettent de se r�pandre dans tous les
milieux. De nombreuses revues illustr�es propagent, en m�me temps que
la culture g�n�rale, le sens de la beaut� infinie de la nature. C'est
surtout la _peinture de paysage_ qui a pris, � ce point de vue, une
importance insoup�onn�e jusqu'ici. D�j� dans la premi�re moiti� du
si�cle, un de nos naturalistes les plus �minents et les plus cultiv�s,
A. DE HUMBOLDT avait fait remarquer que le d�veloppement de la
peinture de paysage, � notre �poque, n'�tait pas seulement un
�stimulant � l'�tude de la nature� ou une repr�sentation g�ographique
de haute importance, mais encore qu'il avait une haute valeur, � un
autre point de vue et en tant qu'instrument de culture intellectuelle.
Depuis, le go�t pour cette forme de peinture s'est encore
consid�rablement accru. On devrait s'appliquer, dans chaque �cole, �
donner de bonne heure aux enfants le go�t du _paysage_ et de l'art
auquel nous devons que, par le dessin et l'aquarelle, les paysages se
gravent dans notre m�moire.


=Amour moderne de la nature.=--L'infinie richesse de la nature en
choses belles et sublimes r�serve � tout homme ayant les yeux ouverts
et dou� du sens esth�tique une source in�puisable de jouissances des
plus rares. Si pr�cieuse et agr�able que soit la puissance imm�diate
de chacune en particulier, leur valeur s'accro�t pourtant lorsqu'on
reconna�t leur sens et leurs _rapports_ avec le reste de la nature.
Quand $1, dans son grandiose _Cosmos_ donnait, il y a cinquante ans,
un �projet de description physique de l'Univers�, lorsqu'il alliait si
heureusement, dans ses _Vues sur la nature_ qui restent un mod�le, les
consid�rations esth�tiques aux scientifiques, il insistait avec raison
sur le rapport �troit qui unit le go�t �pur� de la nature au
�fondement scientifique des lois cosmiques� et il faisait remarquer
combien tous deux r�unis contribuent � �lever l'�tre humain � un plus
haut degr� de perfection. L'�tonnement m�l� de stupeur avec lequel
nous consid�rons le ciel �toil� et la vie microscopique dans une
goutte d'eau, la crainte qui nous saisit lorsque nous �tudions les
effets merveilleux de l'�nergie dans la mati�re en mouvement, le
respect que nous inspire la valeur universelle de la loi de
substance--tout cela constitue autant d'�l�ments de notre _vie de
l'�me_ qui sont compris sous le nom de _religion naturelle_.


=Vie pr�sente et vie future.=--Les progr�s auxquels nous venons de
faire allusion, accomplis de notre temps dans la connaissance du vrai
et l'amour du beau, constituent, d'une part, le contenu essentiel et
pr�cieux de notre religion moniste et, de l'autre, prennent une
position hostile vis-�-vis du christianisme. Car l'esprit humain vit,
dans le premier cas, dans la vie _pr�sente_ et connue, dans le second,
dans une vie _future_ inconnue. Notre monisme nous enseigne que nous
sommes des enfants de la terre, des mortels qui n'auront que pendant
une, deux, au plus trois �g�n�rations�, le bonheur de jouir en cette
vie des splendeurs de notre plan�te, de contempler l'in�puisable
richesse de ses beaut�s et de reconna�tre le jeu merveilleux de ses
forces. Le christianisme, au contraire, nous enseigne que la terre est
une sombre vall�e de larmes dans laquelle nous n'avons que peu de
temps � passer, pour nous y mac�rer et torturer, afin de jouir ensuite
dans l'�au del�, d'une vie �ternelle pleine de d�lices. O� se trouve
cet �au del� et en quoi consistera la splendeur de cette vie
�ternelle, voil� ce qu'aucune �r�v�lation� ne nous a dit encore. Tant
que le �ciel� �tait pour l'homme une vo�te bleue, �tendue au dessus du
disque terrestre et �clair�e par la lumi�re �tincelante de plusieurs
milliers d'�toiles, la fantaisie humaine pouvait � la rigueur se
repr�senter l�-haut, dans cette salle c�leste, le repas ambrosique des
dieux olympiens, ou la table joyeuse des habitants du Walhalla. Mais �
pr�sent, toutes ces divinit�s et les ��mes immortelles� attabl�es avec
elles, se trouvent dans le cas manifeste de _manque de logement_,
d�crit par D. STRAUSS; car nous savons aujourd'hui, gr�ce �
l'_astrophysique_, que l'espace infini est rempli d'un �ther
irrespirable et que des millions de corps c�lestes s'y meuvent,
conform�ment � des �lois� d'airain, �ternelles, sans tr�ve et en tous
sens, soumis tous � l'�ternel grand rythme de l'�apparition et de la
disparition�.


=Eglises monistes.=--Les lieux de recueillement, dans lesquels l'homme
satisfait son besoin religieux et rend hommage aux objets de son
culte, sont consid�r�s par lui comme ses �Eglises� sacr�es. Les
pagodes de l'Asie bouddhiste, les temples grecs de l'antiquit�
classique, les synagogues de la Palestine, les mosqu�es d'Egypte, les
cath�drales catholiques du sud de l'Europe et les temples protestants
du Nord--toutes ces �maisons de Dieu� doivent servir � �lever l'homme
au dessus des mis�res et de la prose de la vie r�elle quotidienne;
elles doivent le transporter dans la saintet� et la po�sie d'un monde
id�al sup�rieur. Elles remplissent ce but de mille mani�res
diff�rentes, correspondantes aux diverses formes du culte et aux
diff�rences entre les �poques. L'homme moderne, �en possession de la
science et de l'art�--et par suite, en m�me temps de la
�religion�--n'a besoin d'aucune Eglise sp�ciale, d'aucun lieu �troit
et ferm�. Car partout o�, dans la libre nature, il dirige ses regards
sur l'Univers infini ou sur quelqu'une de ses parties, partout il
observe sans doute la dure �lutte pour la vie�, mais � c�t� aussi le
�vrai�, le �beau� et le �bien�; il trouve partout son _Eglise_ dans la
splendide _nature_ elle-m�me. Mais il faut en outre, pour r�pondre aux
besoins particuliers de bien des hommes, de beaux temples bien orn�s,
ou des Eglises, ou quelque lieu clos de recueillement dans lesquels
ces hommes puissent se retirer. De m�me que, depuis le XVIe si�cle, le
papisme a d� c�der de nombreuses Eglises � la R�forme, de m�me, au XXe
si�cle, un grand nombre passeront aux �libres communaut�s� du
_monisme_.




CHAPITRE XIX

Notre morale moniste

  �TUDES MONISTES SUR LA LOI FONDAMENTALE �THIQUE.--�QUILIBRE ENTRE
     L'AMOUR DE SOI ET L'AMOUR DU PROCHAIN.--�GALE L�GITIMIT� DE
     L'�GO�SME ET DE L'ALTRUISME.--FAUTE DE LA MORALE
     CHR�TIENNE.--�TAT, �COLE ET �GLISE.</sc>

   �Aucun arbre ne tombe du premier coup. Le coup que je porte
   d'ailleurs ici � une tr�s vieille habitude de penser, est loin
   d'�tre le premier: jamais il ne pourra me venir � l'esprit de le
   consid�rer comme le dernier et de penser que je pourrai voir
   l'arbre abattu. Si je pouvais parvenir � imprimer la m�me
   direction � d'autres branches et � de plus importantes, mon
   souhait le plus hardi serait r�alis�. Je ne doute pas un seul
   instant qu'un jour l'arbre ne tombe et que la _moralit�_ ne
   trouve dans l'_unification_ de la nature humaine un abri plus
   s�r que celui qui lui a �t� offert jusqu'ici par la conception
   d'une double nature.�

    CARNERI (1891).




SOMMAIRE DU CHAPITRE XIX

  Ethique moniste et �thique dualiste.--Contradiction entre la
     raison pure et la raison pratique de Kant.--Son imp�ratif
     cat�gorique.--Les N�okantiens.--Herbert Spencer.--Ego�sme et
     altruisme (amour de soi et amour du prochain). Equivalence
     entre ces deux penchants de la nature.--La loi fondamentale
     �thique: la r�gle d'or.--Son anciennet�.--Morale
     chr�tienne.--M�pris de l'individu, du corps, de la nature, de
     la civilisation, de la famille, de la femme.--Morale
     papiste.--Suites immorales du c�libat.--N�cessit� de
     l'abolition du c�libat, de la confession auriculaire et du
     trafic des indulgences.--Etat et Eglise.--La religion est une
     chose priv�e.--Eglise et �cole.--Etat et �cole.--N�cessit� de
     la r�forme scolaire.


LITT�RATURE

   H. SPENCER.--_Principes de Sociologie et de Morale._ (Trad.
   fran�.).

   LESTER F. WARD.--_Dynamic Sociology, or applied social science_
   (2 vol. New-York 1883).

   B. CARNERI.--_Der moderne Mensch. Versuche einer Lebensf�hrung_
   (Bonn, 1891.)--_Sittlichkeit und Darwinismus. Drei B�cher Ethik_
   (Wien 1871).--_Grundlegung der Ethik_ (Wien
   1881).--_Entwickelung und Gl�ckseligkeit_ (Stuttgart, 1886.)

   B. VETTER.--_Die moderne Weltanschauung und der Mensch_ (6
   Vortr�ge) 2te Aufl. 1896.

   H. E. ZIEGLER.--_Die Naturwissenschaft und die
   Socialdemokratische Theorie_ (1894).

   OTTO AMMON.--_Die Gesellschaftsordnung und ihre nat�rlichen
   Grundlagen. Entwurf einer Social Anthropologie_ (1895).

   P. LILIENFED.--_Socialwissenschaft der Zukunft._ 5 theile
   (1873).

   E. GROSSE.--_Die Formen der Familie und die Formen der
   Wirthschaft_ (1896).

   F. HANSPAUL.--_Die Seelentheorie und die Gesetze des nat�rlichen
   Ego�smus und der Anpassung_ (1889).

   MAX NORDAU.--_Les mensonges conventionnels de l'humanit�
   civilis�e._ (Trad. fran�.)


La vie pratique impose � l'homme une s�rie d'obligations morales,
pr�cises, qui ne peuvent �tre bien remplies et conform�ment � la
nature, que lorsqu'elles s'harmonisent avec la conception rationnelle
que l'homme se fait de l'Univers. Il suit de ce principe fondamental
de notre philosophie moniste, que notre _morale_ doit se trouver
d'accord, au point de vue de la raison, avec la conception unitaire du
�Cosmos� que nous avons acquise par la connaissance progressive des
lois de la nature. L'univers infini ne constituant pour notre Monisme
qu'un seul grand Tout, la vie intellectuelle et morale de l'homme ne
forme qu'une partie de ce _Cosmos_ et le r�glement conforme � la
nature que nous lui appliquerons ne pourra �tre qu'unitaire. _Il n'y a
pas deux mondes distincts et s�par�s_: l'un _physique, mat�riel_ et
l'autre _moral, immat�riel_.

La plupart des philosophes et des th�ologiens, aujourd'hui encore,
sont d'un tout autre avis; ils affirment avec KANT que le monde moral
est compl�tement ind�pendant du monde physique et soumis � de tout
autres lois; par suite, la _conscience morale de l'homme_, en tant que
base de la vie morale, serait compl�tement ind�pendante de la
_connaissance scientifique de l'Univers_ et devrait, au contraire,
s'appuyer sur les croyances religieuses. La connaissance du monde
moral doit donc s'effectuer par la _raison pratique_, laquelle croira,
tandis que la connaissance de la Nature ou du monde physique
s'effectuera par la _raison th�orique_ pure.

Cet ind�niable _dualisme_, dont il eut d'ailleurs conscience, fut la
plus grande et la plus _grave faute_ de KANT; elle a eu, � l'infini,
des suites f�cheuses, suites dont nous nous ressentons encore
aujourd'hui. Tout d'abord, le _Kant critique_ avait �difi� le
grandiose et merveilleux palais de la raison pure et montr� d'une
fa�on lumineuse que les trois grands _dogmes centraux de la
M�taphysique_, le dieu personnel, le libre arbitre et l'�me immortelle
n'y pouvaient trouver place nulle part et m�me qu'on ne pouvait pas
trouver de preuve rationnelle de leur r�alit�. Mais, plus tard, le
_Kant dogmatique_ construisit, � c�t� de ce palais de cristal r�el de
la raison pure, le ch�teau de cartes id�al de la raison pratique,
brillant d'un �clat trompeur, dans lequel on fit trois nefs imposantes
pour abriter ces trois puissantes d�esses mystiques. Apr�s avoir �t�
chass�es par la grande porte, par la science rationnelle, elles sont
revenues par la petite porte, introduites par la croyance
antirationnelle.

KANT couronna la coupole de sa grande cath�drale de foi par une
�trange idole, le c�l�bre _imp�ratif cat�gorique_, par l�,
l'obligation de la loi morale en g�n�ral est _absolument
inconditionn�e_, ind�pendante de toute consid�ration de r�alit� ou de
possibilit�; elle s �nonce ainsi: �Agis toujours de telle sorte que la
maxime de ta conduite (ou le principe subjectif de ta volont�) puisse
�tre �rig�e en principe d'une l�gislation universelle�. Tout homme
normal devrait, par suite, avoir le m�me sentiment du devoir qu'un
autre. L'anthropologie moderne a cruellement dissip� ce beau r�ve;
elle a montr� que, parmi les peuples primitifs, les devoirs �taient
encore bien plus diff�rents que parmi les peuples civilis�s. Toutes
les moeurs, tous les usages que nous consid�rons comme des fautes
r�pr�hensibles ou comme des crimes �pouvantables (le vol, la fraude,
le meurtre, l'adult�re, etc.) passent chez d'autres peuples, dans
certaines circonstances, pour des vertus ou m�me pour des devoirs.

Quoique la contradiction manifeste des deux �Raisons� de KANT,
l'antagonisme radical entre la raison _pure_ et la raison _pratique_
ait �t� reconnue et r�fut�e d�s le commencement du si�cle elle a
pr�valu jusqu'� ce jour dans de nombreux milieux. L'�cole moderne des
_N�okantiens_ pr�che, aujourd'hui encore, le �retour � Kant� avec
insistance, pr�cis�ment _� cause de ce dualisme_ bienvenu, et l'Eglise
militante la soutient chaleureusement sur ce point, parce que cela
concorde tr�s bien avec sa propre foi mystique. Une importante d�faite
n'a commenc� pour celle-ci qu'en la seconde moiti� du XIXe si�cle,
pr�par�e par la science moderne de la nature; les pr�misses de la
doctrine de la raison pratique ont �t�, par suite, renvers�es. La
cosmologie moniste a d�montr�, s'appuyant sur la loi de substance,
qu'il n'y a pas de �Dieu personnel�; la psychologie compar�e et
g�n�tique a montr� qu'une ��me immortelle� ne peut pas exister et la
physiologie moniste a prouv� que l'hypoth�se du �libre arbitre� repose
sur une illusion. Enfin la th�orie de l'�volution nous a fait voir que
les �_�ternelles lois d'airain de la nature_� qui r�gissent le monde
inorganique, valent encore dans le monde organique et dans le monde
moral.

Notre moderne connaissance de la Nature, cependant, n'agit pas
seulement sur la philosophie et la morale d'une mani�re _n�gative_, en
d�truisant le dualisme kantien, elle agit aussi en un sens _positif_,
mettant � sa place le nouvel �difice du _Monisme �thique_. Elle montre
que le _sentiment du devoir_ chez l'homme, ne repose pas sur un
�_imp�ratif cat�gorique_� illusoire, mais sur le _terrain r�el des
instincts sociaux_, que nous trouvons chez tous les animaux sup�rieurs
vivant en soci�t�s. Elle reconna�t comme but supr�me de la morale
d'�tablir une saine harmonie entre l'_�go�sme_ et l'_altruisme_, entre
l'amour de soi et l'amour du prochain. C'est avant tout au grand
philosophe anglais, SPENCER, que nous devons l'�tablissement de cette
morale �thique, par la doctrine de l'�volution.


=Ego�sme et altruisme.=--L'homme fait partie du groupe des _vert�br�s
sociables_ et il a, par suite, comme tous les animaux sociables, deux
sortes de devoirs diff�rents: premi�rement envers lui-m�me et
secondement envers la soci�t� � laquelle il appartient. Les premiers
sont les commandements de _l'amour de soi_ (�go�sme), les seconds ceux
de _l'amour du prochain_ (altruisme). Ces deux sortes de commandements
naturels sont �galement l�gitimes, �galement normaux et �galement
indispensables. Si l'homme veut vivre dans une soci�t� ordonn�e et s'y
bien trouver, il ne doit pas seulement rechercher son propre bonheur,
mais aussi celui de la communaut� � laquelle il appartient et celui de
ses �prochains�, lesquels constituent cette association sociale. Il
doit reconna�tre que leur prosp�rit� fait la sienne et leurs
souffrances les siennes. Cette loi sociale fondamentale est si simple
et d'une n�cessit� si bien impos�e par la nature, qu'il est difficile
de comprendre qu'on la puisse contredire, th�oriquement et
pratiquement; et cependant, cela se produit aujourd'hui encore, ainsi
que depuis des ann�es cela s'est produit.


=Equivalence de l'�go�sme et de l'altruisme.=--L'�gale l�gitimit� de
ces deux penchants de la nature, l'�gale valeur morale de l'amour de
soi et de l'amour du prochain, est le _principe fondamental_ le plus
important de _notre morale_. Le but supr�me de toute morale
rationnelle est, par suite, tr�s simple: c'est d'�tablir un
�_�quilibre conforme � la nature entre l'�go�sme et l'altruisme_,
entre l'amour de soi et l'amour du prochain.� La r�gle d'or de la loi
morale nous dit: �Fais aux autres ce que tu veux qu'ils te fassent�.
De ce commandement supr�me du Christianisme s'ensuit de soi-m�me que
nous avons des devoirs aussi sacr�s envers nous-m�mes qu'envers notre
prochain. J'ai d�j� expos� en 1892, dans mon _Monisme_, la fa�on dont
je con�ois ce principe fondamental et j'ai insist� surtout sur trois
propositions importantes: I. Les deux penchants en lutte sont des
_lois de la nature_ �galement importantes et �galement indispensables
au maintien de la famille et de la soci�t�; l'�go�sme permet la
conservation de l'_individu_, l'altruisme celle de l'_esp�ce_
constitu�e par la cha�ne des individus p�rissables. II. Les _devoirs
sociaux_ que la constitution de la Soci�t� impose aux hommes associ�s
et par lesquels celle-ci se maintient, ne sont que des formes
d'�volution sup�rieures des _instincts sociaux_ que nous constatons
chez tous les animaux sup�rieurs vivant en soci�t�s (en tant
qu'�habitudes devenues h�r�ditaires�). III. Pour tout homme civilis�,
la _morale_, aussi bien pratique que th�orique, en tant que �Science
des Normes� est li�e � la _conception philosophique_ et, partant,
aussi � la _religion_.


=La loi fondamentale �thique.=--(La loi d'or de la morale). Notre
principe fondamental de la morale �tant bien reconnu, il s'ensuit
imm�diatement le supr�me commandement de cette morale, ce devoir qu'on
d�signe souvent aujourd'hui du nom de _loi d'or de la morale_ ou, plus
bri�vement de �loi d'or�. Le _Christ_ l'a �nonc�e � plusieurs reprises
par cette simple phrase: _Tu aimeras ton prochain comme toi-m�me_
(Math., 19, 19; 22, 39, 40: Romains, 139, etc.); l'�vang�liste MARC
ajoutait tr�s justement: �Il n'y a pas de plus grand commandement que
celui-ci�; et MATHIEU disait: �Ces deux commandements contiennent
toute la loi et les proph�tes�. Par ce commandement supr�me, notre
_Ethique moniste_ concorde absolument avec la morale _chr�tienne_.
Mais nous devons mentionner tout de suite ce fait historique que le
m�rite d'avoir pos� cette loi fondamentale ne revient pas au Christ,
comme l'affirment la plupart des th�ologiens chr�tiens et comme
l'admettent aveugl�ment les croyants d�pourvus de sens critique.
Cependant cette _r�gle d'or_ remonte � plus de cinq si�cles avant le
Christ et elle avait �t� proclam�e par de nombreux sages de la Gr�ce
et de l'Orient comme la r�gle la plus importante de la morale.
PITTAKUS de Mytil�ne, l'un des sept Sages de la Gr�ce, disait, 620 ans
avant J.-C.: �Ne fais pas � ton prochain ce que tu ne voudrais pas
qu'il te f�t.--CONFUCIUS, le grand philosophe et fondateur de la
religion de la Chine (qui niait la personnalit� de Dieu et
l'immortalit� de l'�me), disait 500 ans avant J.-C., �Fais � chacun
ce que tu voudrais qu'il te f�t, et ne fais � personne ce que tu ne
voudrais pas qu'il te f�t. Tu n'as besoin que de ce seul commandement;
il est _le fondement de tous les autres_.� ARISTOTE enseignait, au
milieu du IVe si�cle avant J.-C. �Nous devons nous comporter envers
les autres de la mani�re dont nous d�sirons qu'ils se comportent
envers nous.� Dans le m�me sens et presque dans les m�mes termes, la
r�gle d'or est encore exprim�e par THAL�S, ISOCRATE, ARISTIPPE, le
pythagoricien SEXTUS et autres philosophes de l'antiquit� classique,
_plusieurs si�cles avant le Christ_. On pourra consulter l�-dessus
l'ouvrage excellent de SALADIN: �OEuvres compl�tes de Jehovah�, dont
l'�tude ne saurait �tre trop recommand�e � tout _th�ologien_,
cherchant avec _sinc�rit�_ la v�rit�. Il ressort de ces rapprochements
que la loi d'or fondamentale a une origine _polyphyl�tique_,
c'est-�-dire qu'elle a �t� pos�e � des �poques diff�rentes et en
diff�rents lieux par plusieurs philosophes et ind�pendamment l'un de
de l'autre. D'autre part il faut admettre que J�sus a emprunt� cette
loi � d'autres sources orientales (� des traditions plus anciennes,
s�mites, hindoues, chinoises et surtout aux doctrines bouddhistes)
ainsi que la chose est aujourd'hui d�montr�e pour la plupart des
autres dogmes chr�tiens. SALADIN r�sume les r�sultats de la th�ologie
critique moderne, en cette phrase: �Il n'est pas un principe moral,
raisonnable et pratique, enseign� par _J�sus_, qui n'ait pas, d�j�
avant lui, �t� enseign� par _d'autres_.� (Thal�s, Solon, Socrate,
Platon, Confucius, etc.).


=Morale chr�tienne.=--Puisque la loi �thique fondamentale existe ainsi
depuis deux mille cinq cents ans et puisque le christianisme en a fait
express�ment le pr�cepte supr�me, comprenant tous les autres, qu'il a
plac� en t�te de sa morale, il semblerait que notre _Ethique moniste_
concorde absolument sur ce point le plus important, non seulement avec
les antiques doctrines morales du paganisme, mais encore avec celles
du christianisme. Malheureusement cette heureuse harmonie est
d�truite par le fait que les �vangiles et les �p�tres de Paul
contiennent beaucoup d'autres doctrines morales qui contredisent
ouvertement ce premier et supr�me pr�cepte. Les th�ologiens chr�tiens
se sont, en vain, efforc�s de r�soudre par d'habiles interpr�tations
ces contradictions frappantes dont ils souffraient[63]. Nous n'avons
donc pas besoin de nous �tendre l�-dessus; nous ne ferons qu'indiquer
bri�vement ces c�t�s regrettables de la doctrine chr�tienne, qui sont
inconciliables avec la conception moderne, en progr�s sur la
chr�tienne et qui sont nettement nuisibles, quant � leurs cons�quences
pratiques. De ce nombre est le m�pris de la morale chr�tienne pour
l'individu, pour le corps, la nature, la civilisation, la famille et
la femme.

  [63] Cf D. STRAUSS _Gesammelte Schriften_ Auswahl in C. B�nden,
  Bonn 1878. SALADIN _Jehovahs Gesammelte Werke_, 1886.


I. _Le m�pris de soi-m�me profess� par le christianisme._--La plus
importante et la supr�me erreur de la morale chr�tienne, qui annule
compl�tement la r�gle d'or, c'est l'_exag�ration_ de l'amour du
prochain aux d�pens de l'amour de soi-m�me. Le christianisme combat et
rejette en principe l'_�go�sme_ et pourtant ce penchant de la nature
est absolument indispensable � la conservation de l'individu; on peut
m�me dire que l'_altruisme_, son contraire en apparence, n'est au fond
qu'un �go�sme raffin�. Rien de grand, rien de sublime n'a jamais �t�
accompli sans �go�sme et sans la _passion_ qui nous rend capable des
grands sacrifices. Seules les _d�viations_ de ces penchants sont
r�pr�hensibles. Parmi les pr�ceptes chr�tiens qui nous ont �t�
inculqu�s dans la premi�re jeunesse comme importants entre tous et
dont, dans des millions de sermons, on nous fait admirer la beaut�, se
trouve cette phrase (Matth. 5, 44): �Aimez vos ennemis, b�nissez ceux
qui vous maudissent, faites du bien � ceux qui vous ha�ssent, implorez
pour ceux qui vous offensent et vous poursuivent.� Ce pr�cepte est
d'un haut id�al, mais il est aussi contraire � la nature que d�nu� de
valeur pratique. SALADIN (op. cit. p. 205) dit excellemment: �Faire
cela est injuste, quand bien m�me ce serait possible; et ce serait
quand bien m�me impossible, au cas o� ce serait juste.� Il en va de
m�me de l'exhortation: �Si quelqu'un prend ta robe, donne lui aussi
ton manteau�; c'est � dire, traduit en langage moderne: �Si quelque
coquin sans conscience te vole la moiti� de ta fortune, donne-lui
encore l'autre moiti� ou bien, transpos� en politique pratique:
�Allemands � l'esprit simple, si les pieux Anglais, l�-bas en Afrique,
vous enl�vent l'une apr�s l'autre vos nouvelles et pr�cieuses
colonies, donnez-leur, en outre, vos autres colonies--ou mieux encore;
donnez-leur l'Allemagne par-dessus le march�!� Puisque nous touchons
ici � la politique toute-puissante et tant admir�e de l'Angleterre
moderne, faisons remarquer, en passant, _la contradiction flagrante_
de cette politique par rapport � toutes les doctrines fondamentales de
la charit� chr�tienne, que cette grande nation, plus qu'aucune autre,
a toujours _� la bouche_. D'ailleurs le contraste �vident entre la
morale recommand�e _id�ale_ et altruiste, de l'homme _isol�_--et la
morale _r�elle_, purement �go�ste, des _soci�t�s_ humaines, et en
particulier des �tats chr�tiens civilis�s, est un fait connu de tous.
Il serait int�ressant d'�tablir math�matiquement, � partir de quel
_nombre_ d'hommes r�unis, l'id�al moral altruiste de toute personne
prise isol�ment, se transforme en son contraire, en la �politique
r�elle� purement _�go�ste_ des �tats et des nations.

II. _Le m�pris du corps profess� par le christianisme._--La foi
chr�tienne envisageant l'organisme humain d'un point de vue absolument
dualiste et n'assignant � l'�me immortelle qu'un s�jour passager dans
le corps mortel, il est tout naturel que la premi�re se soit vu
assigner une bien plus haute valeur que le second. Il s'ensuit cette
n�gligence des soins du corps, de l'�ducation physique et des soins de
propret�, par o� le moyen-�ge chr�tien se distingue, fort � son
d�savantage, de l'antiquit� classique et pa�enne. On ne rencontre pas,
dans la doctrine chr�tienne, ces pr�ceptes s�v�res d'ablutions
quotidiennes, de soins minutieux du corps que nous trouvons dans les
religions mahom�tane, hindoue ou autres, non seulement �tablis
th�oriquement, mais encore pratiquement ex�cut�s. L'id�al du pieux
chr�tien, dans beaucoup de clo�tres, c'est l'homme qui jamais ne se
lave, ni ne s'habille soigneusement, qui ne change jamais son froc
quand il sent mauvais, et qui, au lieu de travailler, passe
paresseusement sa vie dans des pri�res sans pens�e, des je�nes
ineptes, etc. Rappelons enfin comme de monstrueux exc�s de ce m�pris
du corps, les odieux exercices de p�nitence des flagellants et autres
asc�tes.

III. _Le m�pris de la Nature profess� par le christianisme._--Une
quantit� innombrable d'erreurs th�oriques et de fautes pratiques, de
grossi�ret�s admises et de lacunes d�plorables, prennent leur source
dans le faux _anthropisme du christianisme_, dans la position
exclusive qu'il assigne � l'homme en tant qu'�image de Dieu�, par
opposition � tout le reste de la Nature. Ceci a contribu� � amener,
non seulement un �loignement tr�s pr�judiciable � l'�gard de notre
merveilleuse m�re, la �Nature�, mais encore un regrettable m�pris de
notre part, pour les autres organismes. Le christianisme ignore ce
louable _amour des animaux_, cette piti� envers les mammif�res, nos
proches et nos amis (les chiens, les chevaux, le b�tail), qui font
partie des lois morales de beaucoup d'autres religions et, avant tout,
de celle qui est le plus r�pandue, du _bouddhisme_. Ceux qui ont
habit� longtemps le sud de l'Europe catholique, ont �t� souvent
t�moins de ces horribles tortures inflig�es aux animaux et qui
�veillent en nous, leurs amis, la plus profonde piti� et le plus vif
courroux; et s'il leur est arriv� de faire � ces barbares �chr�tiens�,
des reproches de leur cruaut�, on leur aura fait cette ridicule
r�ponse: �Quoi, les animaux ne sont pourtant pas des chr�tiens!� Cette
erreur, malheureusement, a �t� confirm�e par DESCARTES qui n'accordait
qu'� l'homme une �me sentante et la refusait aux animaux. Le
_darwinisme_ nous enseigne que nous descendons directement des
Primates et, si nous remontons plus loin, d'une s�rie de mammif�res,
qui sont �nos fr�res�; la physiologie nous d�montre que ces animaux
poss�dent les m�mes nerfs et les m�mes organes sensoriels que nous;
qu'ils �prouvent du plaisir et de la douleur tout comme nous. Aucun
naturaliste moniste, compatissant, ne se rendra jamais coupable envers
les animaux, de ces mauvais traitements que leur inflige �tourdiment
le chr�tien croyant qui, dans son d�lire anthropique des grandeurs, se
consid�re comme l'�enfant du Dieu de l'amour.� En outre, le m�pris
radical de la nature prive le chr�tien d'une foule des joies
terrestres les plus nobles et avant tout de _l'amour de la Nature_, ce
sentiment si beau et si �lev�.

IV.--_Le m�pris de la civilisation, profess� par le
christianisme._--La doctrine du Christ faisant de la terre une vall�e
de larmes, de notre vie terrestre, sans valeur par elle-m�me, une
simple pr�paration � la �vie �ternelle� dans un au-del� meilleur,
cette doctrine se trouvait logiquement amen�e � exiger de l'homme
qu'il renonce � tout bonheur en cette vie et qu'il fasse peu de cas de
tous les _biens terrestres_ qu'on demande � cette existence. Dans ces
�biens terrestres�, cependant, rentrent pour l'homme civilis� moderne,
les innombrables secours de la chimie, de l'hygi�ne, des moyens de
communication qui rendent, aujourd'hui, notre vie civilis�e agr�able
et plaisante;--dans ces �biens terrestres� rentrent toutes les
jouissances �lev�es des beaux-arts, de la musique, de la po�sie, qui
d�j� pendant le moyen �ge chr�tien (et en d�pit de ses principes)
avaient atteint un brillant �panouissement et que nous appr�cions si
hautement, en tant que �biens id�als�;--dans ces �biens terrestres�
rentrent enfin les inappr�ciables progr�s de la science et surtout de
la connaissance de la nature dont le d�veloppement inesp�r� permet �
notre XIXe si�cle d'�tre fier � juste titre. Tous ces �biens
terrestres� d'une culture raffin�e auxquels nous attachons la plus
haute valeur dans notre conception moniste, sont, dans la doctrine
chr�tienne, sans valeur aucune, r�pr�hensibles m�me en grande partie,
et la morale chr�tienne rigoureuse doit d�sapprouver la recherche de
ces biens, juste autant que notre �thique humaniste l'approuve et la
recommande. Le christianisme se montre donc encore, sur ce domaine
pratique, hostile � la culture, et la lutte que la civilisation et la
science moderne sont oblig�es de soutenir contre lui, est encore en ce
sens _la lutte pour la civilisation_.

V.--_Le m�pris de la famille profess� par le christianisme._--Un des
points les plus d�plorables de la morale chr�tienne, c'est le peu de
cas qu'elle fait de la _vie de famille_, c'est-�-dire de cette vie
commune, conforme � la nature, partag�e avec ceux qui nous sont le
plus proches par le sang, et qui est aussi indispensable � l'homme
normal qu'� tous les animaux sup�rieurs sociables. La �famille� passe
� bon droit chez nous pour la �base de la soci�t� et la vie de la
famille honn�te, pour la premi�re condition d'une vie sociale
florissante. Tout autre �tait l'opinion du Christ, dont le regard,
dirig� vers l'�au-del�, faisait aussi peu de cas de la femme et de la
famille que de tous les autres biens de �cette vie�. Les �vangiles ne
nous disent que tr�s peu de chose des rares points de contact du
Christ avec ses parents ou ses fr�res et soeurs; ses rapports avec sa
m�re, Marie, n'�taient nullement aussi tendres et intimes que des
milliers de beaux tableaux nous repr�sentent les choses, _embellies
par la po�sie_; lui-m�me n'�tait pas mari�. L'amour sexuel, qui est
pourtant le premier fondement de la constitution de la famille,
semblait plut�t � J�sus un mal n�cessaire. Son ap�tre le plus z�l�,
PAUL, allait plus loin encore, quand il d�clarait que ne pas se marier
valait mieux que se marier: �Il est bon pour l'homme de ne point
toucher une femme� (1 Corinth. 7, 1, 28-38). Si l'humanit� suivait ce
bon conseil, il est s�r qu'elle serait bient�t d�livr�e de toute
souffrance et de toute douleur terrestre; par cette cure radicale,
elle s'�teindrait dans l'espace d'un si�cle.

VI.--_Le m�pris de la femme profess� par le christianisme._--Le Christ
lui-m�me n'ayant pas connu l'amour de la femme, ignora toujours
personnellement ce d�licat anoblissement de ce qui fait le fond de la
nature humaine et qui ne jaillit que par une intime communaut� de vie
entre l'homme et la femme. Les rapports sexuels intimes, sur lesquels
seuls repose la perp�tuit� de l'esp�ce humaine sont aussi importants
pour l'amour �lev�, que la p�n�tration intellectuelle des deux sexes
et le compl�ment r�ciproque que chacun des deux fournit � l'autre,
tant dans les besoins pratiques de la vie quotidienne, que dans les
fonctions id�ales les plus �lev�es de l'activit� psychique. Car
l'homme et la femme sont deux organismes diff�rents mais d'�gale
valeur, ayant chacun ses avantages et ses d�fectuosit�s. Plus la
culture est all�e se d�veloppant, plus a �t� reconnue cette valeur
id�ale de l'amour sexuel et plus est all�e croissant l'estime pour la
femme, surtout dans la race germanique; n'est-ce pas la source d'o�
ont jailli les plus belles fleurs de la po�sie et de l'art? Ce point
de vue, au contraire, est rest� �tranger au Christ, comme � presque
toute l'antiquit�; il partageait l'opinion g�n�ralement r�pandue en
_Orient_, selon laquelle la femme est inf�rieure � l'homme et le
commerce avec elle �impur�. La nature offens�e s'est terriblement
veng�e de ce m�pris, dont les tristes cons�quences, principalement
dans l'histoire de la civilisation du moyen-�ge papiste, sont
inscrites en lettres de sang.


=Morale papiste.=--La merveilleuse hi�rarchie du papisme romain, qui
ne n�gligeait aucun moyen pour s'assurer la domination absolue des
esprits, trouva un excellent instrument dans l'exploitation de cette
id�e d'�impuret� et dans la propagation de cette th�orie asc�tique
que l'abstention de tout commerce avec la femme constituait en
soi-m�me une vertu. D�s les premiers si�cles apr�s J�sus-Christ,
beaucoup de pr�tres s'abstinrent volontairement du mariage et bient�t
la valeur pr�sum�e de ce _c�libat_ augmenta tellement qu'on le d�clara
obligatoire. L'immoralit� qui, par suite, se propagea, est un fait
universellement connu depuis les recherches r�centes de l'histoire de
la civilisation[64]. D�s le Moyen-Age, la s�duction des femmes et des
filles honn�tes par le clerg� catholique (la confession jouait l� un
r�le important) �tait un sujet public de m�contentement; beaucoup de
communaut�s insistaient pour que, dans le but d'�viter ces d�sordres,
on permit aux �chastes� pr�tres, le _concubinat_! C'est d'ailleurs ce
qui se produisit, sous diverses formes, souvent fort romantiques.
C'est ainsi, par exemple, que la loi canonique exigeant que la
cuisini�re du pr�tre n'e�t pas moins de quarante ans, fut tr�s
judicieusement �interpr�t�e� en ce sens, que le chapelain prenait deux
�cuisini�res�, l'une � la cure, l'autre dehors; si l'une avait 24 ans
et l'autre 18, cela faisait en tout 42, c'est-�-dire 2 ans de plus
qu'il n'�tait n�cessaire. Pendant les conciles chr�tiens, o� les
h�r�tiques incroyants �taient br�l�s vifs, les cardinaux et les
�v�ques assembl�s festoyaient avec toute une troupe de filles de joie.
Les d�sordres publics et priv�s du clerg� catholique �taient devenus
si impudents et constituaient un danger g�n�ral si grand, que d�j�
avant LUTHER l'indignation �tait universelle et qu'on r�clamait �
grands cris une �R�forme de l'Eglise dans ses chefs et dans ses
membres�. On sait d'ailleurs que ces moeurs immorales existent
aujourd'hui encore (quoique plus clandestines) dans les pays
catholiques. Autrefois, on en revenait toujours, de temps � temps, �
proposer la suppression d�finitive du c�libat, par exemple dans les
Chambres du Duch� de Bade, de la Bavi�re, du Hesse, de la Saxe et
d'autres pays. Malheureusement, jusqu'ici, cela a �t� en vain! Au
Reichstag allemand, o� le centre ultramontain propose aujourd'hui les
moyens les plus ridicules pour �viter l'immoralit� sexuelle, aucun
parti ne pense encore � demander l'abolition du c�libat dans
l'int�r�t de la morale publique. Le pr�tendu _lib�ralisme_ et la
_social-d�mocratie_ utopiste briguent les faveurs de ce centre!

  [64] CF. Les histoires de la civilisation de Kolb, Hellwald,
  Scheer, etc.

L'�tat civilis� moderne, qui ne doit pas seulement �lever � un degr�
sup�rieur la vie pratique du peuple, mais aussi sa vie morale, a le
droit et le devoir de faire cesser un �tat de choses si indigne et
qui est nuisible � tous. Le _c�libat obligatoire_ du clerg� catholique
est aussi pernicieux et immoral que la _confession auriculaire_ et le
_commerce des indulgences_; ces trois institutions n'ont _rien_ � voir
avec le _christianisme originel_; toutes trois insultent � la pure
morale chr�tienne; toutes trois sont d'indignes inventions du
_papisme_, combin�es en vue de maintenir son absolue puissance sur les
masses cr�dules et de les exploiter mat�riellement autant que
possible.

La N�m�sis de l'histoire prononcera t�t ou tard, contre le papisme
romain un ch�timent terrible et les millions d'hommes � qui cette
religion d�g�n�r�e aura enlev� les joies de la vie, serviront � lui
porter, au XXe si�cle, le coup mortel--du moins dans les v�ritables
��tats civilis�s�. On a r�cemment calcul� que le nombre d'hommes ayant
perdu la vie dans les pers�cutions papistes contre les h�r�tiques,
pendant l'Inquisition, les guerres de religion, etc., s'�levait bien
au-del� de dix millions. Mais que signifie ce nombre � cot� de celui,
dix fois plus grand, des malheureux qui sont devenus les victimes
_morales_ des r�glements et de la domination des pr�tres de l'Eglise
chr�tienne d�g�n�r�e,--� c�t� du nombre infini de ceux dont la haute
vie intellectuelle a �t� tu�e par cette religion, dont la conscience
na�ve a �t� tortur�e, la vie de famille bris�e par elle? Vraiment, le
mot de GOETHE dans son superbe po�me �La fianc�e de Corinthe� est bien
digne d'�tre m�dit�:

    �Des victimes tombent; ni l'agneau ni le taureau
    Mais _des victimes humaines, spectacle inou�_!�


=Etat et Eglise.=--Dans la grande �_lutte pour la civilisation_� qui,
par suite de ce triste �tat de choses, doit toujours �tre poursuivie,
le premier but que l'on devrait se proposer devrait �tre la
_s�paration compl�te de l'Eglise et de l'Etat_. L'�Eglise libre� doit
exister dans l'�Etat libre�, c'est-�-dire toute Eglise doit �tre libre
dans l'exercice de son culte et de ses c�r�monies, de m�me que dans la
construction de ses po�mes fantaisistes et de ses dogmes
superstitieux--� la _condition_, cependant, qu'elle ne menace pas par
l� l'ordre public ni la moralit�. Et alors le m�me droit doit r�gner
pour tous! Les communaut�s libres et les soci�t�s religieuses monistes
doivent �tre tol�r�es et laiss�es libres de leurs actes, tout comme
les associations protestantes lib�rales ou les communaut�s
ultramontaines orthodoxes. Mais, pour tous les �croyants� de ces
confessions diff�rentes, la _religion doit rester chose priv�e_;
l'Etat ne doit que la surveiller et emp�cher ses �carts, mais il ne
doit ni l'opprimer ni la soutenir. Avant tout, les contribuables ne
devraient pas �tre tenus de donner leur argent pour le maintien et la
propagation d'une �_croyance_� �trang�re, qui, d'apr�s leur conviction
sinc�re, n'est qu'une _superstition_ funeste. Dans les Etats-Unis
d'Am�rique la �s�paration compl�te de l'Eglise et de l'Etat� est, en
ce sens, depuis longtemps r�alis�e et cela � la satisfaction de tous
les int�ress�s. Cela a entra�n�, dans ce pays, la s�paration non
moins importante de l'Eglise et de l'Ecole, raison capitale,
incontestablement, du puissant essor que la science et la vie
intellectuelle sup�rieure, en g�n�ral, ont pris en ces derniers temps
en Am�rique.


=Eglise et Ecole.=--Il va de soi que l'abstention de l'Eglise dans les
choses de l'Ecole, ne doit frapper que la _confession_, la forme
sp�ciale de croyance que le cycle l�gendaire de chaque Eglise a
constitu�e au cours du temps. Cet �enseignement confessionnel� est
chose toute priv�e, c'est un devoir qui incombe aux parents ou aux
tuteurs, ou bien aux pr�tres et pr�cepteurs en qui les premiers ont
mis personnellement leur confiance. Mais � la place de la �confession�
�limin�e, il reste � l'�cole deux importants sujets d'enseignement:
premi�rement, la morale moniste et secondement, l'histoire compar�e
des religions. La nouvelle _Esth�tique moniste_, �difi�e sur le
fondement solide de la connaissance moderne de la nature--et avant
tout de la _doctrine de l'�volution_--a fourni mati�re, en ces trente
derni�res ann�es, � une litt�rature tr�s �tudi�e[65]. Notre nouvelle
_histoire compar�e des religions_ se rattache, naturellement, �
l'enseignement �l�mentaire, tel qu'il existe actuellement, de
l'�histoire de la Bible� et de la mythologie de l'antiquit� grecque et
romaine. Tous deux restent, comme jusqu'� ce jour, des �l�ments
essentiels dans l'�ducation de l'esprit. Ce qui se comprend d�j� par
ce seul fait, que tout notre _art plastique_, domaine principal de
notre _Esth�tique moniste_, est intimement m�l� aux mythologies
chr�tienne, hell�nique et romaine. Une diff�rence essentielle sera
seule introduite dans l'enseignement: c'est que les l�gendes et mythes
chr�tiens ne seront plus pr�sent�s comme des �_v�rit�s_�, mais comme
des _fantaisies po�tiques_, au m�me titre que les grecs et les
romains; la haute valeur du contenu �thique et esth�tique qu'ils
renferment ne sera pas pour cela diminu�e, mais accrue. Quant � la
_Bible_, ce �Livre des livres�, elle ne devrait �tre mise entre les
mains des enfants que sous forme d'extraits soigneusement choisis
(sous forme de �Bible scolaire�); on �viterait ainsi que l'imagination
enfantine ne soit souill�e des nombreuses histoires impures et r�cits
immoraux dont l'Ancien Testament, en particulier, est si riche.

  [65] Cf. les ouvrages pr�c�demment cit�s de _Spencer_, _Carneri_,
  _Vetter_, _Ziegler_, _Ammon_, _Nordau_, etc.


=�tat et �cole.=--Apr�s que notre �tat civilis� moderne se sera
d�livr� et l'�cole avec lui, des cha�nes o� l'�glise les tenait
esclaves, il ne pourra que mieux consacrer ses forces et ses soins �
l'organisation de l'_�cole_. Nous avons d'autant mieux pris conscience
de l'inappr�ciable valeur d'une bonne instruction, qu'au cours du XIXe
si�cle, toutes les branches de la culture sont all�es se d�ployant
plus richement et r�alisant des progr�s plus grandioses. Mais
l'�volution des m�thodes d'enseignement est loin d'avoir march� du
m�me pas. La n�cessit� d'une _r�forme scolaire_ g�n�rale se fait
sentir � nous toujours plus vive. Sur cette grave question �galement
on a beaucoup �crit au cours de ces quarante derni�res ann�es. Nous
nous contenterons de relever quelques-uns des points de vue g�n�raux
qui nous ont paru les plus importants: 1� dans l'enseignement tel
qu'on l'a donn� jusqu'� nos jours, c'est l'_homme_ qui a jou� le r�le
principal et en particulier l'�tude grammaticale de sa _langue_;
l'�tude de la Nature a �t� compl�tement n�glig�e; 2� dans l'�cole
moderne, la _nature_ deviendra l'objet principal des �tudes; l'homme
devra se faire une id�e juste du monde dans lequel il vit; il ne devra
pas rester en dehors de la Nature ou en opposition avec elle, mais il
devra s'appara�tre comme son produit le plus �lev� et le plus noble;
3� l'�tude des _langues classiques_ (latin et grec) qui a absorb�
jusqu'ici la plus grande partie du temps et du travail des �l�ves,
demeure sans doute pr�cieuse mais doit �tre fort restreinte et r�duite
aux �l�ments (le grec facultatif, le latin obligatoire); 4� il n'en
faudra cultiver que plus, dans toutes les �coles sup�rieures, les
_langues modernes_ des peuples civilis�s (l'anglais et le fran�ais
obligatoires, mais l'italien facultatif); 5� l'enseignement de
l'histoire doit s'attacher davantage � la vie intellectuelle, � la
civilisation int�rieure et moins � l'histoire ext�rieure des peuples
(sort des dynasties, guerres, etc.); 6� les grands traits de la
_doctrine de l'�volution_ doivent �tre enseign�s conjointement avec
ceux de la _cosmologie_, la g�ologie en m�me temps que la g�ographie,
l'anthropologie avec la biologie; 7� les grands traits de la
_biologie_ doivent �tre poss�d�s par tout homme instruit;
�l'enseignement de la contemplation� moderne favorise l'attrayante
initiation aux sciences biologiques (anthropologie, zoologie,
botanique). Au commencement, on partira de la syst�matique descriptive
(simultan�ment avec l'oecologie ou bionomie), plus tard, on y ajoutera
des �l�ments d'anatomie et de physiologie; 8� en outre tout homme
instruit devra conna�tre les grands points de la _physique_ et de la
_chimie_, de m�me que leur validation exacte par les math�matiques; 9�
tout �l�ve devra apprendre � bien _dessiner_ et � le faire d'apr�s
nature; si possible il peindra aussi � l'aquarelle. Les esquisses de
dessins et d'aquarelles d'apr�s nature (de fleurs, d'animaux, de
paysages, de nuages, etc.), �veillent non seulement l'int�r�t pour la
Nature et conservent le souvenir du plaisir �prouv� � la contempler,
mais, en outre, ce n'est que comme cela que les �l�ves apprennent �
bien _voir_ et � _comprendre_ ce qu'ils ont vu; 10� on devra consacrer
beaucoup plus de soin et de temps qu'on ne l'a fait jusqu'ici �
l'_�ducation corporelle_, � la gymnastique et � la natation; il y aura
avantage � faire chaque semaine, des _promenades_ en commun et �
entreprendre chaque ann�e, pendant les vacances, plusieurs _voyages �
pied_; la le�on de contemplation, qui s'offrira dans ces
circonstances, aura la plus grande valeur.

Le but principal de la culture sup�rieure donn�e dans les �coles est
rest� jusqu'� ce jour, dans la plupart des �tats civilis�s, la
pr�paration � la profession ult�rieure, l'acquisition d'une certaine
dose de connaissances et le dressage aux devoirs de citoyen. L'�cole
du XXe si�cle, au contraire, poursuivra comme but principal, le
d�veloppement de la _pens�e ind�pendante_, la claire compr�hension des
choses acquises et la d�couverte de l'encha�nement naturel des
ph�nom�nes. Puisque l'�tat civilis� moderne reconna�t � tout citoyen
un droit �gal � l'�ligibilit�, il doit aussi lui fournir les moyens,
par une bonne pr�paration donn�e � l'�cole, de d�velopper son
intelligence afin que chacun l'emploie raisonnablement pour le plus
grand bien de tous.


Opposition des principes fondamentaux

  ~DANS LE DOMAINE DE LA PHILOSOPHIE MONISTE~

  ~ET DANS CELUI DE LA PHILOSOPHIE DUALISTE~

  1. =Monisme= (_Conception             | 1. =Dualisme= (_Conception
  unitaire_): Le monde corporel         | dualiste_): Le monde corporel
  mat�riel et le monde spirituel        | mat�riel et le monde spirituel
  immat�riel forment un Univers unique, | immat�riel forment deux domaines
  ins�parable et qui comprend tout.     | compl�tement distincts
                                        | (compl�tement ind�pendants l'un
                                        | de l'autre).
                                        |
  2. =Panth�isme= (et _Ath�isme_),      | 2. =Th�isme= (et _D�isme_), _Deus
  _Deus intramundanus_: Le monde et     | extramundanus_: Dieu et le monde
  Dieu sont une seule substance (la     | sont deux substances distinctes
  mati�re et l'�nergie sont des         | (la mati�re et l'�nergie ne sont
  attributs ins�parables).              | que partiellement unies).
                                        |
  3. =G�n�tisme= (_Evolutionnisme_),    | 3. =Cr�atisme= (_D�miurgique_),
  _Th�orie de l'�volution_: Le Cosmos   | _Th�orie de la cr�ation_: Le
  (Univers) est �ternel et infini,      | Cosmos (_Universum_) n'est ni
  n'a jamais �t� cr�� et �volue         | �ternel, ni infini, mais a �t�
  d'apr�s des lois naturelles           | tir� une fois (ou plusieurs fois)
  �ternelles.                           | du n�ant par Dieu.
                                        |
  4. =Naturalisme= (et _Rationalisme_): | 4. =Supranaturalisme= (et
  La _loi de substance_ (conservation   | _Mysticisme_): La _loi de
  de la mati�re et de l'�nergie)        | substance_ ne r�git qu'une partie
  r�git tous les ph�nom�nes sans        | de la nature; les ph�nom�nes de
  exception; tout se ram�ne � des       | la vie intellectuelle en sont
  choses naturelles.                    | ind�pendants et sont surnaturels.
                                        |
  5. =M�canisme= (et _Hylozo�sme_):     | 5. =Vitalisme= (et _Th�ologie_):
  Il n'existe pas de _force vitale      |  _La force vitale_ (_vis
  sp�ciale_ qui puisse se poser         | vitalis_) agit dans la nature
  ind�pendante en face des forces       | organique conform�ment � un but,
  physiques et chimiques.               | ind�pendante des forces physiques
                                        | et chimiques.
                                        |
  6. =Thanatisme= (_Croyance en la      | 6. =Athanisme= (_Croyance en
  mortalit�_): L'�me de l'homme         | l'immortalit�_): L'�me de l'homme
  n'est pas une substance ind�pendante, | est une substance ind�pendante,
  immortelle, mais elle                 | immortelle, cr��e par une voie
  est issue, par des voies naturelles,  | surnaturelle, partiellement ou
  de l'�me animale: c'est un complexus  | compl�tement ind�pendante des
  de fonctions c�r�brales.              | fonctions c�r�brales.




CHAPITRE XX

Solution des �nigmes de l'Univers.

  COUP D'OEIL R�TROSPECTIF SUR LES PROGR�S DE LA CONNAISSANCE
     SCIENTIFIQUE DE L'UNIVERS AU XIXE SI�CLE.--R�PONSES DONN�ES
     AUX �NIGMES DE L'UNIVERS PAR LA PHILOSOPHIE NATURELLE MONISTE.

    Vaste Univers et longue vie,
    Effort sinc�re poursuivi pendant de nombreuses ann�es
    Toujours scrut�, toujours fond�
    Jamais achev�, souvent arrondi;
    L'ancien conserv� fid�lement,
    Le nouveau amicalement accueilli...
    L'esprit serein, le but noble
    Allons! On avancera bien un peu!

    GOETHE.




SOMMAIRE DU CHAPITRE XX

  Coup d'oeil r�trospectif sur les progr�s du XIXe si�cle vers la
     solution des �nigmes de l'Univers.--I. Progr�s de l'astronomie
     et de la cosmologie. Unit� physique et chimique de
     l'Univers.--M�tamorphose du Cosmos.--Evolution des syst�mes
     plan�taires.--Analogie des processus phylog�n�tiques sur la
     Terre et dans les autres plan�tes.--Habitants organiques des
     autres corps c�lestes.--Alternance p�riodique des formations
     cosmiques.--II. Progr�s de la g�ologie et de la
     pal�ontologie.--Neptunisme et vulcanisme.--Th�orie de la
     continuit�.--III. Progr�s de la physique et de la chimie.--IV.
     Progr�s de la biologie.--Th�orie cellulaire et th�orie de la
     descendance.--V. Anthropologie.--Origine de
     l'homme.--Consid�rations g�n�rales finales.


LITT�RATURE

   W. GOETHE.--_Faust._ _Dieu et le Monde._ _Prom�th�e._ _Sur les
   Sciences naturelles en g�n�ral._

   ALEX. HUMBOLDT.--_Kosmos. Entwurf einer physischen
   Weltbeschreibung._

   CARUS STERNE (E. KRAUSE).--_Werden und Vergehen._ (4te Aufl.
   Berlin, 1899.)

   W. B�LSCHE.--_Entwickelungsgeschichte der Natur._ (2 Bde. 1896.)

   G. HART.--_Der neue Gott. Ein Ausblick auf das neue Jahrhundert_
   (Leipzig, 1899).

   G. G. VOGT.--_Entstehen und Vergehen der Welt auf Grund eines
   einheitlichen Substanz-Begriffes_ (2te Aufl. Leipzig, 1897).

   G. SPICKER.--_Der Kampf zweier Weltanschauungen. Eine Kritik der
   alten und neuesten Philosophie, mit Einschluss der christlichen
   Offenbarung_ (Stuttgart, 1898).

   L. B�CHNER.--_An Sterbelager des Jahrhunderts. Blicke eines
   freien Denkers aus der Zeit in Die Zeit_ (1898).

   E. HAECKEL.--_Histoire de la Cr�ation naturelle_ (Trad.
   Letourneau).


Parvenus au terme de nos �tudes philosophiques sur les Enigmes de
l'Univers, nous pouvons avec confiance tenter de r�pondre � cette
grave question: Dans quelle mesure nous sommes-nous approch�s de leur
solution? Que valent les progr�s inou�s qu'a faits le XIXe si�cle
finissant dans la v�ritable connaissance de la nature? Et quels
horizons nous entr'ouvrent-ils pour l'avenir, pour le d�veloppement
ult�rieur de notre conception du monde, pendant le XXe si�cle au seuil
duquel nous sommes parvenus? Tout penseur non pr�venu, qui aura pu
suivre quelque peu les progr�s r�els de nos connaissances empiriques
et l'interpr�tation que nous en avons donn�e � la lumi�re d'une
philosophie unitaire, partagera notre opinion: le XIXe si�cle a
accompli dans la connaissance de la nature et dans la compr�hension de
son essence, de plus grands progr�s que tous les si�cles ant�rieurs;
il a r�solu beaucoup et d'importantes ��nigmes de l'Univers� qui, �
son aurore, passaient pour insolubles; il nous a d�voil�, dans la
Science et dans la connaissance, de nouveaux domaines, dont l'homme ne
soup�onnait pas l'existence il y a cent ans. Avant tout, il a mis
nettement devant nos yeux le but �lev� de la _Cosmologie moniste_ et
nous a montr� le chemin qui seul nous en rapprochera, le chemin de
l'�tude exacte, empirique des _faits_ et de la connaissance g�n�tique,
critique de leurs _causes_. La grande loi abstraite de la _causalit�
m�canique_ dont notre _loi cosmologique fondamentale_, la _loi de
substance_, n'est qu'une autre expression concr�te, r�git maintenant
l'Univers aussi bien que l'esprit humain; elle est devenue l'�toile
conductrice s�re et fixe, dont la claire lumi�re nous indique la route
� travers l'obscur labyrinthe des innombrables ph�nom�nes isol�s. Pour
nous en convaincre, nous allons jeter un rapide coup d'oeil
r�trospectif sur les �tonnants progr�s qu'ont faits, en ce m�morable
si�cle, les branches principales des Sciences Naturelles.


I. =Progr�s de l'astronomie.=--La Science du Ciel est la plus
ancienne, comme celle de l'homme la plus r�cente des Sciences
naturelles. L'homme n'a appris � conna�tre et lui-m�me et sa propre
essence, avec une enti�re clart� que dans la seconde moiti� de notre
si�cle, tandis qu'il poss�dait d�j� sur le Ciel �toil�, le mouvement
des plan�tes, etc., des connaissances merveilleuses, depuis plus de
quatre mille cinq cents ans. Les anciens Chinois, Indiens, Egyptiens
et Chald�ens, dans leur lointain Orient, connaissaient d�s lors mieux
l'astronomie des sph�res que la plupart des chr�tiens �cultiv�s� de
l'Occident quatre mille ans plus tard. D�j� en l'an 2697 avant
J�sus-Christ, en Chine, une �clipse de soleil avait �t� observ�e
astronomiquement et onze cents ans avant J�sus-Christ, au moyen d'un
gnomon, l'inclinaison de l'�cliptique d�termin�e, tandis que le Christ
lui-m�me (le �fils de Dieu�) n'avait, comme on sait, aucune
connaissance astronomique mais jugeait, au contraire, le Ciel et la
Terre, la Nature et l'homme du point de vue g�ocentrique et
anthropocentrique le plus �troit. On consid�re d'ordinaire, et � bon
droit, comme le plus grand des progr�s accomplis en astronomie, le
syst�me h�liocentrique du monde de COPERNIC, dont l'ouvrage grandiose:
_De revolutionibus orbium coelestium_ provoqua � son tour la plus
grande r�volution dans les t�tes pensantes. En m�me temps qu'il
renversait le syst�me g�ocentrique du monde, admis depuis PTOL�M�E, il
supprimait tout point d'appui � la pure conception chr�tienne, qui
faisait de la terre le centre du monde et de l'homme un souverain
semblable � Dieu. Il est donc logique que le clerg� chr�tien, et � sa
t�te le pape de Rome, aient attaqu� avec la derni�re violence la
r�cente et inappr�ciable d�couverte de COPERNIC. Cependant elle se
fraya bient�t un chemin, apr�s que KEPLER et GALIL�E eurent fond� sur
elle la vraie �m�canique c�leste� et que NEWTON lui e�t donn�, par sa
th�orie de la gravitation, une base math�matique in�branlable (1686).

Un autre progr�s immense, embrassant tout l'Univers, fut
l'introduction de l'_id�e d'�volution_ en astronomie; ce progr�s fut
accompli en 1755 par KANT, alors tr�s jeune encore, et qui, dans sa
hardie _Histoire naturelle g�n�rale et Th�orie du Ciel_ entreprit de
traiter d'apr�s les principes de NEWTON, non seulement de la
_composition_, mais encore de l'_origine m�canique_ du syst�me
cosmique tout entier. Gr�ce au grandiose _Syst�me du monde_, de
LAPLACE, qui �tait arriv�, ind�pendamment de KANT, aux m�mes id�es sur
la formation du monde,--cette nouvelle _M�canique c�leste_ fut fond�e
en 1796 et si solidement �tablie qu'on e�t pu croire que notre XIXe
si�cle ne pourrait rien apporter d'essentiellement nouveau dans ce
d�partement de la connaissance, qui e�t une importance �gale. Et
pourtant il reste � notre si�cle la gloire d'avoir, ici aussi, fray�
des voies toutes nouvelles et d'avoir �tendu infiniment, dans
l'Univers, la port�e de nos regards. Par la d�couverte de la
photographie et de la photom�trie, mais surtout de l'analyse spectrale
(par BUNSEN et KIRCHHOFF, 1860) la physique et la chimie ont p�n�tr�
dans l'astronomie et par l� nous avons acquis des donn�es
cosmologiques d'une immense port�e. Il en ressort cette fois, avec
certitude, que la _mati�re_ est la m�me dans tout l'Univers et que ses
propri�t�s physiques et chimiques ne sont pas diff�rentes, dans les
�toiles les plus �loign�es, de ce qu'elles sont sur notre terre.

La conviction moniste de l'_unit� physique et chimique du Cosmos
infini_, que nous avons acquise ainsi, est certainement une des
connaissances g�n�rales les plus pr�cieuses dont nous soyons
redevables � l'_Astrophysique_, cette branche r�cente de l'astronomie
dans laquelle s'est illustr�, en particulier, F. ZOLLNER[66]. Une
autre connaissance, non moins importante et acquise � l'aide de la
pr�c�dente, c'est celle de ce fait que les m�mes lois d'�volution
m�canique qui gouvernent notre terre valent encore partout dans
l'Univers infini. Une puissante _m�tamorphose du Cosmos_ embrassant
tout s'accomplit sans interruption dans toutes les parties de
l'Univers aussi bien dans l'histoire g�ologique de notre terre, aussi
bien dans l'histoire g�n�alogique de ses habitants que dans l'histoire
des peuples et dans la vie de chaque homme en particulier. Dans une
partie du Cosmos, nous d�couvrons, avec nos t�lescopes perfectionn�s,
d'�normes n�buleuses faites de masses gazeuses, incandescentes,
infiniment subtiles; nous les tenons pour les _germes_ de corps
c�lestes �loign�s de milliards de milles et que nous concevons �tre au
premier stade de leur �volution. Dans une partie de ces �germes
stellaires�, les �l�ments chimiques ne sont probablement pas encore
s�par�s, mais r�unis, � une temp�rature extraordinairement �lev�e,
�valu�e � plusieurs millions de degr�s, en un _�l�ment primordial_
(_Prothyl_); peut-�tre m�me la _substance_ primordiale n'est-elle ici,
en partie, pas encore diff�renci�e en �masse� et ��ther�. Dans
d'autres parties de l'Univers, nous trouvons des �toiles qui sont
d�j�, par suite de refroidissement, � l'�tat de liquide br�lant,
d'autres qui sont d�j� congel�es; nous pouvons d�terminer
approximativement leurs stades respectifs d'�volution d'apr�s leurs
diff�rentes couleurs. Nous voyons, en outre, des �toiles qui sont
entour�es d'ar�oles et de lunes, comme notre Saturne; nous
reconnaissons, dans le brillant anneau n�buleux, le germe d'une
nouvelle lune qui s'est d�tach�e de la plan�te m�re, comme celle-ci du
soleil.

  [66] F. ZOLLNER �_Ueber die Natur der Kometen. Beitrage zur
  Geschichte und Theorie der Erkenntniss._� 1871.

Pour beaucoup d'��toiles fixes�, dont la lumi�re met des milliers
d'ann�es � nous parvenir, nous pouvons admettre avec certitude, que
ce sont des _soleils_, pareils � notre P�re Soleil et qu'ils sont
entour�s de plan�tes et de lunes, pareils � ceux de notre propre
syst�me solaire. Nous pouvons, en outre, pr�sumer que des milliers de
ces plan�tes se trouvent � peu pr�s au m�me degr� d'�volution que
notre terre, c'est-�-dire � un �ge o� la temp�rature de la superficie
varie entre le degr� de cong�lation et le degr� d'�bullition de l'eau,
c'est-�-dire o� l'eau peut exister � l'�tat de gouttes liquides. Il
devient par suite possible � l'_acide carbonique_, ici comme sur la
terre, de former avec les autres �l�ments des combinaisons tr�s
complexes et parmi ces compos�s azot�s peut se d�velopper le _plasma_,
cette merveilleuse _substance vivante_, que nous avons reconnu
concentrer en elle seule toutes les propri�t�s de la vie organique.

Les _Mon�res_ (par exemple les _Chromac�es_ et les _Bact�ries_)
constitu�es exclusivement par ce _protoplasma_ primitif et qui
proviennent, par _g�n�ration spontan�e_ (_Archigonie_) de ces
nitrocarbonates inorganiques, peuvent avoir suivi, sur beaucoup
d'autres plan�tes, la marche �volutive qu'elles ont suivie sur la
n�tre; tout d'abord se sont constitu�es, par la diff�renciation de
leurs corps plasmique homog�ne en un _noyau_ (_Karyon_) interne et un
_corps cellulaire_ (_Cytosoma_) externe, les plus simples des
_cellules_ vivantes. Mais l'analogie qui se retrouve dans la vie de
toutes les cellules--aussi bien des cellules v�g�tales _plasmodomes_
que des cellules animales _plasmophages_--nous autorise � conclure que
la suite de l'histoire g�n�alogique est encore la m�me dans beaucoup
d'astres que sur notre terre,--naturellement en pr�supposant les m�mes
�troites limites de temp�rature, celles dans lesquelles l'eau reste �
l'�tat de gouttes liquides; pour les corps c�lestes � l'�tat de
liquide br�lant, o� l'eau est � l'�tat de vapeur et pour les corps
congel�s, o� elle est � l'�tat de glace, la vie organique y est chose
impossible.


=L'analogie de la phylog�nie=, cette analogie dans l'�volution
g�n�alogique, que nous pouvons par suite admettre pour beaucoup
d'astres parvenus au m�me stade d'�volution biog�n�tique, offre
naturellement � l'imagination cr�atrice, un vaste champ de
sp�culations attrayantes. Un de ses sujets de pr�dilection, depuis
longtemps, c'est la question de savoir si des _hommes_ ou des
organismes analogues, peut-�tre sup�rieurs � nous, habitent d'autres
plan�tes? Parmi les nombreux ouvrages qui essaient de r�pondre � cette
question pendante, ceux de l'astronome parisien, C. FLAMMARION, en
particulier, ont trouv� r�cemment des lecteurs nombreux: ils se
distinguent par la richesse de la fantaisie et la vivacit� des
peintures en m�me temps que par une regrettable insuffisance de
critique et de connaissances biologiques. Dans la mesure o� nous
pouvons, � l'heure actuelle, r�pondre � cette question, nous pouvons
nous repr�senter les choses � peu pr�s ainsi qu'il suit: I. Il est
tr�s vraisemblable que sur quelques plan�tes de notre syst�me (Mars et
V�nus) et sur beaucoup de plan�tes d'autres syst�mes solaires, le
processus biog�n�tique est le m�me que sur notre terre; tout d'abord
se sont produites, par archigonie, des mon�res simples, lesquelles ont
donn� naissance � des protistes monocellulaires (d'abord les plantes
primitives plasmodomes, plus tard les animaux primitifs,
plasmophages). II. Il est tr�s vraisemblable qu'au cours ult�rieur de
l'�volution, ces protistes monocellulaires ont constitu� d'abord des
colonies cellulaires, sociales (C�nobies), plus tard des plantes et
des animaux � tissus (M�taphytes et M�tazoaires). III. Il est encore
tr�s vraisemblable que, dans le r�gne v�g�tal, sont apparus d'abord
les Tallophytes (algues et champignons), puis les diaphytes (mousses
et foug�res), enfin les autophytes (les plantes phan�rogames,
gymnospermes et angiospermes). IV. Il est vraisemblable, de m�me, que
dans le r�gne animal �galement, le processus biog�n�tique a suivi une
marche analogue, que des Blast�ad�s (Catallactes) ont �volu� d'abord
les Gastr�ad�s, puis de ceux-ci, les animaux inf�rieurs (C�lent�r�s)
et plus tard les animaux sup�rieurs (C�lomari�s). V. Il est tr�s
douteux, par contre, que les groupes distincts d'animaux sup�rieurs
(comme de plantes sup�rieures) parcourent, dans d'autres plan�tes,
une marche �volutive analogue � celle qu'ils parcourent sur notre
terre. VI. En particulier, il est fort peu certain que des vert�br�s
existent en dehors de la terre et que, par suite de leur m�tamorphose
phyl�tique, au cours de millions d'ann�es, des mammif�res soient
apparus et l'homme � leur t�te, comme cela a eu lieu sur la terre; il
faudrait alors que des millions de transformations se soient r�p�t�es
en d'autres plan�tes, exactement comme ici-bas. VII. Il est au
contraire, bien plus vraisemblable qu'il s'y est d�velopp� d'autres
types de plantes et d'animaux sup�rieurs, �trangers � notre terre,
peut �tre aussi provenant d'une souche animale sup�rieure aux
vert�br�s par sa capacit� plastique, des �tres sup�rieurs, d�passant
de beaucoup les hommes terrestres en intelligence et en force de
pens�e. VIII. La possibilit� que nous entrions jamais en contact
direct avec ces habitants des autres plan�tes semble exclue par la
grande distance qui s�pare notre terre des autres corps c�lestes et
par l'absence de l'air atmosph�rique indispensable, dans
l'inter-espace que remplit seul l'�ther.

Tandis que beaucoup d'astres en sont, probablement, au m�me stade
d'�volution biog�n�tique que notre terre (depuis au moins cent
millions d'ann�es), d'autres sont d�j� plus avanc�s et s'approchent,
dans leur �vieillesse plan�taire� de leur fin, de la m�me fin qui
attend s�rement notre terre. Gr�ce au rayonnement de la chaleur dans
le froid espace cosmique, la temp�rature, peu � peu, s'abaisse
tellement que toute l'eau liquide se cong�le en glace; par l� cesse la
possibilit� de la vie organique. En m�me temps, la masse des corps
c�lestes en rotation se contracte toujours davantage; la rapidit� de
leur r�volution circulaire se modifie lentement. Les orbites des
plan�tes en rotation se font de plus en plus �troits, de m�me que ceux
des lunes qui les entourent. Finalement les lunes se pr�cipitent dans
les plan�tes, celles-ci dans les soleils qui les ont engendr�es. Ce
choc g�n�ral produit � nouveau des quantit�s �normes de chaleur. La
masse des corps c�lestes r�duits en poussi�re par la collision se
r�pand librement dans l'espace infini et le jeu �ternel des formations
solaires recommence � nouveau.

Le tableau grandiose que l'astrophysique moderne d�roule ainsi devant
les yeux de notre esprit nous r�v�le une �ternelle apparition et
disparition des innombrables corps c�lestes, une alternance p�riodique
des conditions cosmog�n�tiques diff�rentes que nous observons l'une
apr�s l'autre dans l'Univers. Tandis qu'en un point de l'espace
infini, sort d'une n�buleuse diffuse un nouveau germe de monde, un
autre genre, en un point tr�s �loign�, s'est d�j� condens� en une
masse d'une mati�re liquide et br�lante, anim�e d'un mouvement
circulaire; de l'�quateur d'un autre, ont d�j� �t� projet�s des
ar�oles qui se pelotonnent en plan�tes; un quatri�me est d�j� devenu
un soleil puissant, dont les plan�tes se sont entour�es de trabants
secondaires, etc. Et au milieu de tout cela, dans l'espace cosmique,
des milliards de corps c�lestes plus petits, de m�t�orites et
d'�toiles filantes, s'agitent en tous sens, en apparence sans loi et
pareils � des vagabonds qui coupent l'orbite des plus grands et dont
chaque jour une grande partie se pr�cipitent dans ceux-l�. En outre,
les temps de r�volution et les orbites des corps c�lestes qui se
pourchassent, se modifient lentement et continuellement. Les lunes
refroidies se pr�cipitent dans leurs plan�tes comme celles-ci dans
leurs soleils. Deux soleils �loign�s l'un de l'autre, peut-�tre d�j�
congel�s, s'entrechoquent avec une force inou�e et s'�parpillent en
poussi�re, formant une masse n�buleuse. Ils d�gagent, par l�, de si
colossales quantit�s de chaleur que la n�buleuse redevient
incandescente et le vieux jeu recommence � nouveau. Dans ce �perpetuum
mobile�, cependant, la substance infinie de l'Univers, la somme de sa
mati�re et de son �nergie demeure �ternellement invariable et ainsi se
r�p�te �ternellement dans le temps infini _l'alternance p�riodique des
formations_ _cosmiques_, la _M�tamorphose du Cosmos_ revenant
�ternellement sur elle-m�me. Toute-puissante, la _loi de substance_
exerce partout son empire.


II. =Progr�s de la g�ologie.=--La terre et le probl�me de son
apparition ne sont devenus des objets de recherche scientifique que
bien apr�s le Ciel. Les nombreuses cosmog�nies de l'antiquit� et des
temps modernes pr�tendaient, il est vrai, nous renseigner sur
l'apparition de la terre aussi bien que sur celle du ciel; mais le
v�tement mythologique dont elles s'enveloppaient, les unes et les
autres, trahissait de suite qu'elles tiraient leur origine de
l'imagination po�tique. Parmi toutes les nombreuses l�gendes relatives
� la Cr�ation et que nous font conna�tre l'histoire des religions et
celle de la civilisation, une seule a bient�t conquis la priorit� sur
toutes les autres: c'est l'histoire de la cr�ation de _Mo�se_ telle
qu'elle est racont�e dans le premier livre du Pentateuque (Gen�se).
Elle n'est apparue, sous sa forme actuelle, que longtemps apr�s la
mort de Mo�se (probablement pas moins de huit cents ans apr�s); mais
ses sources sont en grande partie plus anciennes et remontent aux
l�gendes assyriennes, babyloniennes et indiennes. Cette l�gende de la
cr�ation juda�que prit la plus grande influence par ce fait qu'elle
passa dans la profession de foi chr�tienne et fut v�n�r�e comme la
�parole de Dieu�. Il est vrai que 500 ans d�j� avant J.-C., les
philosophes naturalistes grecs avaient expliqu� la formation naturelle
de la terre de la m�me mani�re que celle des autres corps c�lestes.
D�s cette �poque, �galement, _X�nophane_ de Colophon avait d�j�
reconnu la vraie nature des _p�trifications_, qui prirent plus tard
une si grande importance.

Le grand peintre L�ONARD DE VINCI avait, de m�me, au XVe si�cle,
d�clar� que ces p�trifications �taient des restes fossiles d'animaux
ayant v�cu � des �poques ant�rieures de l'histoire de la terre. Mais
l'autorit� de la Bible et en particulier le Mythe du d�luge,
emp�chaient tout progr�s dans la connaissance des faits r�els et
faisaient tant que les l�gendes mosa�ques, relatives � la Cr�ation,
ont eu cours jusqu'au milieu du si�cle dernier. Dans le cercle de la
th�ologie orthodoxe, elles sont encore admises aujourd'hui. Ce n'est
que dans la seconde moiti� du XVIIIe si�cle que commenc�rent,
ind�pendamment de ces l�gendes, des recherches scientifiques sur la
structure de l'�corce terrestre et que des conclusions s'en
d�duisirent relativement � la formation de cette plan�te. Le fondateur
de la g�ognosie, WERNER de Freiberg, faisait provenir toutes les
roches de l'eau, tandis que VOIGT et HUTTON (1788) reconnaissaient
tr�s justement que seules les roches s�dimentaires, charriant des
fossiles, avaient cette origine, tandis que les masses montagneuses
vulcaniennes et plutoniennes s'�taient constitu�es par la cong�lation
de masses ign�es liquides.

La lutte ardente qui s'ensuivit entre l'�cole _neptunienne_ et la
_plutonienne_ durait encore pendant les trente premi�res ann�es du
si�cle; elle ne s'apaisa qu'apr�s que C. HOFF e�t pos� le principe de
l'actualisme (1822) et que CH. LYELL l'e�t soutenu avec le plus grand
succ�s, quant � l'�volution naturelle tout enti�re de la terre. Par
ses _Principes de g�ologie_ (1830) la th�orie essentiellement
importante de la _Continuit�_ de la transformation de la terre �tait
d�finitivement reconnue et triomphait de la th�orie oppos�e, celle des
catastrophes de CUVIER[67]. La _pal�ontologie_, que ce dernier avait
fond�e par son ouvrage sur les ossements fossiles (1812), devint
bient�t l'auxiliaire important de la g�ologie et d�s le milieu de
notre si�cle celle-ci �tait si avanc�e que les p�riodes principales de
l'histoire de la terre et de ses Habitants �taient �tablies. On
reconnaissait d�s lors, dans la mince couche qui forme l'�corce
terrestre, la cro�te form�e par la solidification de la plan�te en
fusion, dont le refroidissement et la contraction se continuent,
lentement, mais sans interruption. Le plissement de l'�corce
solidifi�e, la �r�action de l'int�rieur de la terre, � l'�tat de
fusion, contre la surface refroidie�, et avant tout, l'activit�
g�ologique ininterrompue de l'eau, sont les causes naturelles
efficientes qui travaillent journellement � la lente transformation de
l'�corce terrestre et de ses montagnes.

  [67] Cf. L�-dessus, mon _Histoire de la cr�ation naturelle_.
  Le�ons 3, 6, 15 et 16.

Trois r�sultats de la plus haute importance et d'une port�e g�n�rale
sont dus aux progr�s merveilleux de la g�ologie moderne. D'abord,
gr�ce � eux, ont �t� exclus de l'histoire de la terre tous les
_miracles_, toutes les causes surnaturelles qui venaient expliquer
l'�dification des montagnes et la transformation des continents. En
second lieu, notre id�e de la longueur des _espaces de temps inou�s_
�coul�s depuis leur formation, s'est consid�rablement �largie. Nous
savons maintenant que les masses de montagnes immenses des formations
pal�ozo�que, m�sozo�que et c�nozo�que ont exig� pour se constituer,
non pas des milliers d'ann�es, mais des millions d'ann�es (bien
au-del� de cent). En troisi�me lieu, nous savons aujourd'hui que les
nombreux _fossiles_ compris dans ces formations, ne sont pas de
merveilleux �jeux de la nature�, comme on le croyait encore il y a
cent cinquante ans, mais les restes p�trifi�s d'organismes, ayant
r�ellement v�cu � des �poques ant�rieures de l'histoire de la terre,
r�sultats eux-m�mes d'une lente transformation dans la s�rie des
anc�tres disparus.


III. =Progr�s de la physique et de la chimie.=--Les innombrables et
importantes d�couvertes que ces sciences fondamentales ont faites au
XIXe si�cle sont si connues et leurs applications pratiques dans
toutes les branches de la civilisation humaine sont si �videntes �
tous les yeux, que nous n'avons pas besoin d'y insister ici en d�tail.
Avant tout, l'emploi de la vapeur et de l'�lectricit� ont imprim� �
notre si�cle le �sceau� caract�ristique du �machinisme�. Mais les
progr�s colossaux de la chimie, organique et inorganique, ne sont pas
moins pr�cieux. Toutes les branches de notre civilisation moderne: la
m�decine et la technologie, l'industrie et l'agriculture,
l'exploitation des mines et des for�ts, le transport par terre et par
mer ont re�u, gr�ce � ces progr�s, une telle impulsion au cours du
XIXe si�cle, surtout de sa seconde moiti�, que nos grands-p�res du
XVIIIe si�cle ne se reconna�traient plus et seraient d�pays�s dans
notre civilisation. Mais un progr�s plus pr�cieux encore et d'une plus
haute port�e, c'est l'extension inou�e qu'a prise notre connaissance
th�orique de la nature et dont nous sommes redevables � la _loi de
substance_. Apr�s que LAVOISIER (1789) e�t pos� la loi de la
conservation de la mati�re et que DALTON (1808), gr�ce � cette loi,
e�t renouvel� la th�orie atomique, la _chimie_ moderne trouva grande
ouverte la voie dans laquelle elle prit, par une course rapide et
victorieuse, une importance insoup�onn�e jusqu'alors. On en peut dire
autant de la _physique_, au sujet de la loi de la conservation de
l'�nergie. La d�couverte de cette loi par R. MAYER (1842) et H.
HELMHOLZ (1847), marque �galement pour cette science une nouvelle
p�riode de f�cond d�veloppement. Car c'est seulement � partir de cette
date que la physique a �t� en �tat de saisir l'_unit� universelle des
forces de la nature_ et le jeu �ternel des processus innombrables par
lesquels, � chaque instant, une force peut se transformer en une
autre.


IV. =Progr�s de la biologie.=--Les grandioses d�couvertes, si
importantes pour toute notre conception de l'Univers, qu'ont faites en
notre XIXe si�cle _l'astronomie_ et la _g�ologie_, sont encore bien
surpass�es par celles de la _biologie_; nous pouvons m�me dire que,
pour toutes les nombreuses branches dans lesquelles cette vaste
science de la vie organique a pris en ces derniers temps une telle
extension, la plus grande partie des progr�s n'ont �t� accomplis qu'au
XIXe si�cle. Ainsi que nous l'avons vu au commencement de cet ouvrage,
toutes les parties diff�rentes de l'anatomie et de la physiologie, de
la botanique et de la zoologie, de l'ontog�nie et de la phylog�nie, se
sont tellement enrichies, gr�ce aux innombrables d�couvertes et
inventions de notre si�cle, que l'�tat actuel de nos connaissances
biologiques est multiple de ce qu'il �tait il y a cent ans. Cela est
vrai, d'abord, _quantitativement_, de la croissance colossale de notre
connaissance positive, dans toutes les sciences et dans toutes leurs
subdivisions. Mais cela est vrai aussi, et plus encore,
_qualitativement_, de la compr�hension plus approfondie des ph�nom�nes
biologiques, de la connaissance de leurs causes efficientes. C'est l�
que CH. DARWIN s'est conquis, avant tout autre, les palmes de la
gloire (1859); il a r�solu, par la th�orie de la s�lection, la grande
�nigme de la �cr�ation organique�, de l'origine naturelle des
nombreuses formes de vie, par une transformation graduelle. Cinquante
ans auparavant, il est vrai (1809), le grand LAMARCK avait d�j�
reconnu que le moyen de cette transformation �tait l'influence
r�ciproque de l'h�r�dit� et de l'adaptation, mais il lui manquait
encore le principe de la s�lection et il lui manquait surtout une
connaissance plus approfondie de l'essence v�ritable de
l'organisation, ce qui n'a �t� acquis que plus tard, lorsque furent
fond�es l'embryologie et la th�orie cellulaire. En r�unissant les
r�sultats g�n�raux de ces disciplines et d'autres encore et apr�s
avoir trouv� dans la phylog�nie des organismes la clef qui nous en
fournissait une explication unitaire, nous sommes parvenus � fonder
cette _biologie moniste_ dont j'ai essay� de poser les principes
(1866) dans ma _Morphologie g�n�rale_.


V. =Progr�s de l'anthropologie.=--Au-dessus de toutes les autres
sciences se place en un certain sens, la v�ritable _Science de
l'homme_, la vraie anthropologie rationnelle. Le mot du sage antique:
_Homme, connais-toi toi-m�me_ (_homo, nosce te ipsum_) et cette autre
parole c�l�bre: L'homme est la mesure de toutes choses, ont �t� de
tous temps reconnus et appliqu�s. Et pourtant cette science--prise en
son acception la plus large--a langui plus longtemps que toutes les
autres, dans les cha�nes de la tradition et de la superstition. Nous
avons vu, au commencement de ce livre, combien la connaissance de
l'organisme humain s'�tait d�velopp�e lentement et tardivement. Une
de ses branches les plus importantes, l'embryologie, n'a �t�
d�finitivement fond�e qu'en 1828 (par BAER) et une autre, non moins
importante, la th�orie cellulaire, en 1838 seulement (par SCHWANN). Et
ce n'est que plus tard encore qu'a �t� r�solue la �question des
questions�, la colossale �nigme de _l'origine de l'homme_. Bien que,
d�s 1809, LAMARCK ait montr� l'unique route qui pouvait conduire �
r�soudre heureusement cette �nigme et qu'il ait affirm� que �l'homme
descend du singe�, ce n'est que cinquante ans plus tard que DARWIN
r�ussit � d�montrer cette affirmation, et ce n'est qu'en 1863
qu'HUXLEY, dans ses _Preuves de la place de l' homme dans la Nature_,
en rassembla les d�monstrations les plus convaincantes. J'ai moi-m�me,
alors, dans mon _Anthropog�nie_ (1874), essay� pour la premi�re fois
de retracer, dans son encha�nement historique, toute la s�rie
d'anc�tres par lesquels, au cours de millions d'ann�es, notre race a
lentement �volu� du r�gne animal.




Consid�rations finales


Le nombre des �nigmes de l'Univers, gr�ce aux progr�s que nous venons
de retracer et qui se sont accomplis de la connaissance de la nature
au cours du XIXe si�cle,--s'est consid�rablement r�duit; il se ram�ne
finalement � une seule �nigme universelle, embrassant tout, au
_probl�me de la substance_. Qu'est donc proprement, au plus profond de
son essence, cette toute puissante merveille de l'Univers que le
naturaliste r�aliste glorifie sous le nom de _Nature_ ou d'Univers, le
philosophe id�aliste en tant que _substance_ ou cosmos, et le d�vot
croyant comme cr�ateur ou _Dieu_? Pouvons-nous affirmer aujourd'hui
que les merveilleux progr�s de notre cosmologie moderne aient r�solu
cette �Enigme de la substance�, ou m�me simplement, qu'ils nous aient
rapproch�s beaucoup de cette solution?

La r�ponse � cette question finale diff�rera naturellement beaucoup
d'apr�s le point de vue du philosophe qui la posera et d'apr�s les
connaissances empiriques qu'il poss�dera du monde r�el. Nous accordons
tout de suite que, quant � l'essence intime de la nature, elle nous
est aussi �trang�re, nous demeure aussi incompr�hensible qu'elle
pouvait l'�tre � _Anaximandre_ ou _Emp�docle_, il y a deux mille
quatre cents ans, � _Spinoza_ ou _Newton_ il y a deux cents ans, �
_Kant_ ou _Goethe_ il y a cent ans. Bien plus, nous devons m�me avouer
que cette essence propre de la substance nous appara�t de plus en plus
merveilleuse et �nigmatique � mesure que nous p�n�trons plus avant
dans la connaissance de ses attributs, la mati�re et l'�nergie, �
mesure que nous apprenons � conna�tre ses innombrables ph�nom�nes et
leur �volution. Quelle est la _chose en soi_ qui est cach�e derri�re
ces ph�nom�nes connaissables, nous ne le savons pas encore
aujourd'hui. Mais que nous importe cette mystique �chose en soi�
puisque nous n'avons aucun moyen de la conna�tre, puisque nous ne
savons pas m�me au juste si elle existe? Laissons donc les st�riles
m�ditations sur ce fant�me id�al aux �purs m�taphysiciens� et
r�jouissons-nous, au contraire, en �purs physiciens�, des progr�s
r�els et gigantesques que notre philosophie naturelle moniste a
accomplis.

Ici, tous les autres progr�s et d�couvertes de notre �grand si�cle�
sont �clips�s par la grandiose et universelle _loi de substance_, la
�loi fondamentale de la conservation de la force et de la mati�re�.

Le fait que la substance est partout soumise � un �ternel mouvement et
� une continuelle transformation, imprime en outre � la m�me loi le
caract�re de _loi d'�volution_ universelle. Cette loi supr�me de la
nature �tant pos�e et toutes les autres lui �tant subordonn�es, nous
nous sommes convaincus de l'universelle _Unit� de la nature_ et de
l'�ternelle valeur des lois naturelles. De l'obscur _probl�me_ de la
substance est issue la claire _loi_ de substance. Le �Monisme du
Cosmos�, que nous avons �tabli sur cette base, nous enseigne la port�e
universelle, dans l'univers entier, des �grandes lois d'airain
�ternelles�. Mais du m�me coup ce monisme d�molit les trois grands
dogmes centraux de la philosophie dualiste admise jusqu'� ce jour: le
dieu personnel, l'immortalit� de l'�me et le libre arbitre.

Beaucoup d'entre nous assistent sans doute avec un vif regret,
peut-m�me avec une profonde douleur, � la chute de ces dieux, qui
furent les biens spirituels supr�mes de nos chers parents et anc�tres.
Consolons-nous, cependant, avec les paroles du po�te:

    L'ancien succombe, les temps se modifient
    Et sur les ruines fleurit une vie nouvelle!

L'ancienne conception du _Dualisme id�aliste_, avec ses dogmes
mystiques et anthropistiques, tombe en ruines; mais au-dessus de cet
immense champ de d�combres se l�ve, auguste et splendide, le nouveau
soleil de notre _Monisme r�aliste_, qui nous ouvre tout grand le
temple merveilleux de la nature. Dans le culte pur du �vrai, du beau,
du bien�, qui forme le centre de notre nouvelle _religion moniste_,
nous trouverons une riche compensation au triple id�al anthropistique
de �Dieu, libert� et immortalit� que nous avons perdu.

Dans les �tudes qu'on vient de lire sur les �nigmes de l'univers, j'ai
fait nettement ressortir mon point de vue moniste avec ses
cons�quences et j'ai clairement soulign� l'opposition qu'il pr�sente
par rapport � la conception dualiste, encore aujourd'hui r�gnante. Je
m'appuie d'ailleurs sur l'adh�sion de presque tous les naturalistes
modernes, ceux du moins qui ont le d�sir et le courage de professer
une conviction philosophique achev�e et formant un tout. Je ne
voudrais cependant pas prendre cong� de mes lecteurs sans leur faire
remarquer, en signe de r�conciliation, que ce contraste brutal
s'att�nue jusqu'� un certain degr�, quand on r�fl�chit avec clart� et
logique,--que m�me il peut se r�soudre en une heureuse harmonie. Une
pens�e parfaitement cons�quente avec elle-m�me, l'application uniforme
des grands principes � l'_ensemble tout entier_ du Cosmos,--� la
nature organique aussi bien qu'� l'inorganique--rapprocheront l'un de
l'autre les deux antipodes du th�isme et du panth�isme, du vitalisme
et du m�canisme, jusqu'� les faire se toucher. Mais il est vrai qu'une
pens�e cons�quente avec elle-m�me demeure un rare ph�nom�ne. La grande
majorit� des philosophes souhaiteraient pouvoir saisir de la main
droite la _science_ pure, fond�e sur l'exp�rience, mais en m�me temps
ne peuvent pas se passer de la _foi_ mystique fond�e sur la r�v�lation
et qu'ils retiennent de la main gauche. Ce dualisme contradictoire
trouve son illustration caract�ristique dans le conflit entre la
raison pure et la raison pratique, tel que nous le constatons dans la
philosophie critique du plus �minent penseur moderne, du grand KANT.

Mais le nombre des penseurs qui ont su triomph� de ce dualisme pour se
tourner vers le pur monisme a toujours �t� restreint. Cela est aussi
vrai des id�alistes et des th�istes cons�quents avec eux-m�mes, que
des r�alistes et des panth�istes � l'esprit logique. La conciliation
des contraires apparents et par suite le progr�s vers la solution de
l'�nigme fondamentale, se rapprochent cependant de nous chaque ann�e,
gr�ce � l'extension continue de notre connaissance de la nature. Aussi
nous est-il permis d'esp�rer que le XXe si�cle, qui va s'ouvrir,
conciliera sans cesse davantage les contraires et par l'extension du
_pur monisme_, propagera sans cesse davantage la d�sirable unification
de notre conception de l'univers. Notre plus grand po�te et penseur,
dont nous c�l�brerons sous peu le cent cinquanti�me anniversaire, W.
GOETHE, a donn� au d�but du XIXe si�cle, de cette philosophie
unitaire, la plus po�tique expression, dans ses immortels po�mes:
_Faust_, _Prom�th�e_.


_Dieu et le monde!_

    D'apr�s d'immortelles, de grandes
    Lois d'airain
    Nous devons tous
    Accomplir le cercle
    De notre existence.




REMARQUES ET �CLAIRCISSEMENTS


=1. Perspective cosmologique= (p. 14).--La faible latitude que nous
permet notre facult� d'imagination dans l'appr�ciation des grandes
dimensions dans le temps et dans l'espace est non seulement une grande
source d'illusions anthropomorphiques, mais encore un emp�chement
puissant � la pure conception moniste de l'univers. Pour concevoir
l'extension infinie de l'_espace_, il faut consid�rer d'une part, que
les plus petits organismes visibles (bact�ries) sont gigantesques en
comparaison des atomes et des mol�cules invisibles qui demeurent bien
loin du domaine de la visibilit�, m�me si l'on emploie les microscopes
les plus puissants. Il faut, d'autre part, consid�rer les dimensions
infinies du monde, dans lequel notre syst�me solaire n'a que la valeur
d'une �toile fixe et o� notre terre ne repr�sente qu'une ch�tive plan�te
du prestigieux soleil. De m�me, nous ne concevrons l'extension infinie
du _temps_ qu'en nous souvenant d'une part des mouvements physiques et
physiologiques qui se terminent en une seconde, et, d'autre part,
l'�norme dur�e des espaces de temps que suppose le d�veloppement de
l'univers. M�me la dur�e relativement courte de la �g�ologie organique�
(pendant laquelle s'est d�velopp�e la vie organique sur notre globe)
comprend d'apr�s les nouveaux calculs, beaucoup plus de cent millions
d'ann�es, c'est-�-dire, plus de 100.000 milliers d'ann�es!

Sans doute, les faits g�ologiques et pal�ontologiques, sur lesquels ces
calculs se fondent, ne fournissent que des donn�es num�riques tr�s
incertaines et tr�s variables, tandis que la plupart des autorit�s
comp�tentes admettent actuellement comme moyenne vraisemblable 100 � 200
millions d'ann�es pour la dur�e de la g�ologie organique, celle-ci,
d'apr�s d'autres appr�ciations ne s'�tendrait qu'� 25 ou 50 millions;
d'apr�s une �valuation g�ologique exacte de ces derniers temps, elle
comprendrait _au moins quatorze cent millions d'ann�es_ (Cf. mon
discours de Cambridge sur l'_Origine de l'homme_, 1898, p. 51.) Mais si
nous sommes tout � fait hors d'�tat de d�terminer d'une fa�on � peu pr�s
s�re la _dur�e absolue_ des p�riodes phylog�nitiques, nous poss�dons,
par contre, fort bien les moyens d'�valuer approximativement leur _dur�e
relative_. Si nous prenons pour chiffre minimum cent millions d'ann�es,
elles se r�partiront � peu pr�s de la fa�on suivante dans les cinq
p�riodes principales de la g�ologie organique:

   I. _P�riode archozo�que_ (�poque primordiale), du d�but de la
   vie organique � la fin de la formation cambrienne (p�riode des
   Invert�br�s) 52 millions.

   II. _P�riode pal�ozo�que_ (�poque primaire), du d�but de la
   formation silurienne jusqu'� la fin de la formation permienne
   (p�riode des poissons) 34 millions.

   III. _P�riode m�sozo�que_ (�poque secondaire), du d�but de la
   p�riode du trias jusqu'� la fin de la p�riode cr�tac�e (p�riode
   des reptiles) 11 millions.

   IV. _P�riode c�nozo�que_ (�poque tertiaire), du d�but de la
   p�riode �oc�ne � la fin de la p�riode plioc�ne, (p�riode des
   mammif�res) 3 millions.

   V. _P�riode anthropozo�que_ (�poque quaternaire), du d�but de
   l'�poque diluvienne (� laquelle se rapporte vraisemblablement le
   langage humain) jusqu'� l'�poque actuelle, p�riode de l'homme,
   au moins 100.000 ans 0,1 million.

Pour rendre plus accessible au pouvoir de compr�hension de l'homme
l'�norme dur�e de ces p�riodes phylog�n�tiques, pour faire sentir en
particulier la bri�vet� relative de ce qu'on appelle l'histoire
universelle (c'est-�-dire l'histoire des nations civilis�es!), un de
mes �l�ves, Heinrich Schmidt (de I�na) a r�cemment r�duit le minimum
admis de cent millions d'ann�es � _un jour_ par une r�duction
chronom�trique. Dans cette �chelle de r�duction, les 24 heures du
�jour� de la cr�ation se r�partissent de la fa�on suivante dans les
cinq p�riodes phylog�n�tiques, cit�es plus haut:

   I. _P�riode archozo�que._ (52 millions d'ann�es) = 12 h. 30' (de
   minuit � midi et demi.)

   II. _P�riode pal�ozo�que_ (34 millions d'ann�es) = 8 h. 05' (de
   midi et demi � 8 h. et demie du soir.)

   III. _P�riode m�sozo�que_ (11 millions d'ann�es) = 2 h. 38' (de
   8 h. et demie � 11 h. et quart.)

   IV. _P�riode c�nozo�que_ (3 millions d'ann�es) = 43' (de 11 h.
   et quart � minuit moins deux minutes.)

   V. _P�riode anthropozo�que_ (0,1-0,2 de million d'ann�es) = 02'.

   VI. _P�riode de civilisation_ (histoire universelle) = 05"
   (6.000 ans.)

Si l'on se contente donc d'admettre le minimum de 100 millions
d'ann�es (et non le maximum de 1,400) pour la dur�e du d�veloppement
organique sur notre globe et qu'on la r�duise � 24 heures, ce que l'on
appelle l'_histoire universelle_ ne compte que _cinq secondes_.
(_Prometheus_ Xe ann�e. 1899, no 24 [492, p. 381].)


=2. Essence de la maladie.=--La _pathologie_ est devenue une v�ritable
_science_ au cours de notre XIXe si�cle, depuis que l'on a appliqu�
les doctrines fondamentales de la physiologie (et surtout de la
th�orie cellulaire) � l'organisme humain soit en �tat de sant�, soit
en �tat de maladie. Depuis cette �poque la maladie n'est plus une
_essence_ sp�ciale, c'est �une vie dans des conditions anormales,
nuisibles et dangereuses�. Depuis cette �poque �galement tout m�decin
instruit ne cherche plus les _causes_ de la maladie dans les
influences mystiques d'ordre surnaturel, mais dans les conditions
physiques et chimiques du monde ext�rieur, et dans leurs rapports
avec l'organisme. Les petites _bact�ries_ jouent l� un grand r�le.
Cependant, maintenant encore, dans des sph�res �tendues (m�me chez les
gens instruits) se maintient cette conception ancienne,
superstitieuse, que les maladies sont appel�es par de �mauvais
esprits� ou sont les �punitions inflig�es aux hommes par Dieu pour
leurs p�ch�s�. Cette opinion �tait encore repr�sent�e par exemple, au
milieu du si�cle, par un pathologue distingu�, le conseiller priv�
RINGSEIS, � Munich.


=3. Impuissance de la psychologie introspective.=--Pour se persuader
que la th�orie m�taphysique et traditionnelle de l'�me est
compl�tement en �tat de r�soudre les grands probl�mes de cette science
par l'activit� propre de la pens�e, il suffit de jeter un coup d'oeil
sur les manuels les plus usit�s de la psychologie moderne qui servent
de guide dans la plupart des cours des facult�s. On n'y fait aucune
mention de la structure anatomique des organes de l'�me, ni des
rapports physiologiques de leurs fonctions, ni de l'ontog�nie ni de la
phylog�nie de la �psych�. Au lieu de le faire, ces �purs
psychologues� se livrent � des fantaisies sur l'_essence de l'�me_ qui
est immat�rielle, dont personne ne sait rien et attribuent � ce
fant�me immortel toutes les merveilles possibles. En outre, ils
injurient violemment ces m�chants naturalistes mat�rialistes qui se
permettent, au moyen de l'_exp�rience_, de l'observation, de
l'exp�rimentation, de d�montrer le n�ant de leurs chim�res
m�taphysiques. Un exemple plaisant de ces invectives communes nous a
�t� fourni r�cemment par le Dr A. WAGNER dans son ouvrage
_Grundprobleme der Naturwissenschaft, Briefe eines unmodernen
Naturforschers_, Berlin 1887. Le chef r�cemment d�c�d� du mat�rialisme
moderne, le professeur L. BUCHNER qui se trouvait tr�s violemment
attaqu� lui a r�pondu comme il convenait (_Berliner Gegenwart_, 1897,
40, p. 218, et _Munchener Algemeine Zeitung_, suppl�ment 20 mars 1899
no 58.--Un ami intellectuel du Dr A. WAGNER, M. le Dr A. BRODBECK, de
Hanovre, m'a fait derni�rement l'honneur de diriger contre mon
_Monisme_ une attaque semblable bien que plus convenable. _Kraft und
Geist Eine Streitschrift gegen den unhaltbaren Schein-Monismus
Professor H�ckel's und Genossen._ Leipzig, Strauch 1899). M. BRODBECK
termine sa pr�face par cette phrase: �Je suis curieux de savoir ce que
les mat�rialistes pourront me r�pondre.--La r�ponse est tr�s simple:
�Etudiez assid�ment pendant cinq ans les sciences naturelles, et
surtout l'anthropologie (sp�cialement l'anatomie et la physiologie du
cerveau!) et vous acquerrez, ainsi, les _connaissances empiriques
pr�liminaires_ indispensables des faits fondamentaux, connaissances
qui vous font encore compl�tement d�faut.�


=4. L'Id�e nationale.=--Comme cette soi-disant _id�e nationale_
d'ADOLPHE BASTIAN a �t� souvent admir�e et c�l�br�e non seulement en
_ethnographie_, mais encore en _psychologie_, et que m�me son
inventeur la consid�re comme le fruit th�orique le plus important de
son infatigable application, il nous fait observer que dans aucun des
nombreux et importants ouvrages de BASTIAN on ne peut trouver une
d�finition claire de ce fant�me mystique. Il est d�plorable que ce
voyageur et collectionneur �minent ne comprenne rien � la th�orie
moderne de l'�volution. Les nombreuses attaques qu'il a dirig�es
contre le darwinisme et le transformisme sont les produits les plus
�tranges et en partie les plus amusants de toute l'abondante
litt�rature qui s'occupe de ce sujet.


=5. N�ovitalisme.=--Bien que le darwinisme ait port� un coup fatal �
la doctrine mystique d'une force vitale surnaturelle et en ait
heureusement triomph�, il y a vingt ans d�j�, cette th�orie vient de
repara�tre et a m�me, dans ces dix derni�res ann�es, rencontr� de
nombreux adh�rents. Le physiologue BUNGE, le pathologue RINDFLEISCH,
le botaniste REINKE et d'autres, ont d�fendu avec grand succ�s cette
foi en la force vitale immat�rielle et intellectuelle qui vient de
rena�tre. Quelques-uns de mes anciens �l�ves ont montr� le plus grand
z�le. Ces naturalistes �tr�s modernes� ont acquis la conviction que la
doctrine de l'�volution et surtout le darwinisme constituent une
th�orie erron�e, sans consistance et que _l'histoire n'est aucunement
une science_. L'un d'entre eux a m�me port� ce diagnostic �que tous
les darwinistes sont atteints de ramollissement c�r�bral�. Mais comme
malgr� le n�ovitalisme, la grande majorit� des naturalistes modernes
(plus des neuf dixi�mes) voit dans la doctrine de l'�volution le plus
grand progr�s qu'ait accompli la biologie dans notre si�cle, il nous
faut expliquer ce fait regrettable par une effroyable �pid�mie
c�r�brale. Toutes ces communications venant de sp�cialistes � l'esprit
confus et �troit ont tout aussi peu d'effet sur notre doctrine de
l'�volution et sur l'histoire des sciences que les excommunications du
pape (p. 456).

Le n�ovitalisme appara�t dans toute son insuffisance et dans toute son
inconsistance quand on l'oppose dans tout le monde organique aux
_faits fournis par l'histoire_. Ces faits historiques de �l'histoire
de l'�volution� entendus au sens le plus large, les fondements de la
g�ologie, de la pal�ontologie, de l'ontog�nie, etc., ne sont
explicables dans leur liaison naturelle que gr�ce � notre _doctrine
moniste de l'�volution_, qui ne s'accorde ni avec l'ancien, ni avec le
nouveau vitalisme. Cette derni�re th�orie prend de l'extension; cela
s'explique en partie par un fait regrettable, par la _r�action
g�n�rale_ dans la vie politique et individuelle qui distingue tr�s
d�savantageusement la derni�re d�cade du XIXe si�cle de celle du
XVIIIe. En Allemagne, en particulier, ce que l'on a appel� l'��re
nouvelle� (_neue Kurs_) a fait na�tre un byzantinisme d�primant qui
s'exerce non seulement dans la vie politique et religieuse, mais
encore dans l'art et dans la science. Cependant cette r�action moderne
ne constitue en somme qu'un �pisode passager.


=6. Plasmodomes et plasmophages.=--La division des _protistes_ ou
�tres vivants unicellulaires dans les deux groupes des plasmodomes et
des plasmophages, est la seule classification qui permette de les
faire rentrer dans les deux grands r�gnes de la nature organique, le
r�gne animal et le r�gne v�g�tal. Les plasmodomes (dont font partie ce
que l'on appelle les �algues unicellulaires�) poss�dent l'�change de
mati�re caract�ristique des plantes proprement dites. Le plasma,
cr�ateur de leur corps cellulaire, jouit de la propri�t�
chimico-physiologique de pouvoir former du nouveau plasma vivant par
_synth�se_ et r�duction (assimilation de carbone) de combinaisons
anorganiques (eau, acide carbonique, ammoniaque, acide nitrique). Les
_plasmophages_, par contre (infusoires et rhizopodes), poss�dent
l'�change de mati�re des _animaux_ proprement dits. Le plasma
analytique de leur corps cellulaire ne poss�de pas cette propri�t�
synth�tique. Il faut que leur plasma emprunte sa nourriture n�cessaire
directement ou indirectement au r�gne v�g�tal. A l'origine (au
commencement de la vie organique sur la terre), c'est d'abord par
archigonie que sont n�s les v�g�taux primitifs plasmodomes
(phytomon�res, probiontes, chromac�es); c'est de ces derniers que sont
provenus par m�tasitisme les animalcules plasmophages (zoomon�res,
bact�ries, amibes). J'ai expliqu� le ph�nom�ne important de ce
m�tasitisme dans la derni�re �dition de mon _Histoire de la cr�ation
naturelle_ (1898, p. 426-439). J'en ai fait une discussion compl�te
dans le premier tome de ma _Phylog�nie syst�matique_ (1894, p. 44-55).


=7. Stades d'�volution de l'�me cellulaire.=--J'ai distingu� quatre
stades principaux dans la _psychog�nie des protistes_: 1� l'�me
cellulaire des archephytes; 2� des archezoaires; 3� des rhizopodes; 4�
des infusoires.

I. A. Ame cellulaire des _archephytes_ ou _phytomon�res_, des plantes
les plus simples ou protophytes. De ces formes les plus primitives de
la vie organique, nous connaissons exactement la classe des
_chromac�es_ ou cyanophyc�es, avec les trois familles des
_chroocoques_, des _oscillaires_ et des _nostocac�es_ (_Phylog�nie
syst�matique_, I, � 80). Le corps, dans le cas le plus simple
(_procytelle_, _chroocoque_, _gleoth�que_ et autres _coccochromales_)
un petit noyau de plasma globuleux, vert bleu ou vert brun, sans noyau
cellulaire, sans structure reconnaissable semblable � un grain de
_chlorophylle_ des cellules des plantes sup�rieures. Sa substance
homog�ne est sensible � la lumi�re et forme du plasma par une synth�se
d'eau, d'acide carbonique et d'ammoniaque. Les mouvements mol�culaires
internes qui permettent cet �change de mati�re v�g�tale, ne sont pas
visibles ext�rieurement. La reproduction se fait de la fa�on la plus
simple, par division. Chez beaucoup de chromac�es ces produits de
division se rangent en un certain ordre; ils forment souvent des
cha�nes, et chez les oscillaires, ils ex�cutent des mouvements
particuliers d'oscillation dont la raison et la signification sont
inconnues. Ces chromac�es sont particuli�rement importantes au point
de vue de la psychog�nie phyl�tique parce que les plus anciennes
d'entre elles (probiontes) sont n�es par _archigonie_ de combinaisons
anorganiques. C'est avec la vie organique que l'activit� psychologique
la plus simple a pris naissance � l'origine (_Phylog�nie
syst�matique_, I, �31-34, 78-80). La vie consistait uniquement en un
�change de mati�res v�g�tales et en une multiplication par division
(cons�quence de l'accroissement). L'activit� psychologique se bornait
� la sensibilit� � la lumi�re et � un �change chimique, comme cela se
passe dans les plaques photographiques �sensibles�.

I. B. _Ame cellulaire des arch�ozoaires_ ou _zoomon�res_, les plus
simples des animaux primitifs ou protozoaires. Le corpuscule est comme
chez les archephytes un grain de plasma homog�ne, sans structure et
sans noyau; mais l'�change de mati�res est oppos�. Comme le grain de
plasma a perdu la qualit� plasmodomique de la synth�se, il lui faut
emprunter sa nourriture � d'autres organismes. Il d�compose le plasma
par analyse, par oxydation d'albuminate et d'hydrates de carbone. A
l'origine ces _zoomon�res_ sont provenues de phytomon�res plasmodomes
par m�tasitisme, par une modification dans l'�change des mati�res[68].
Nous connaissons deux classes de ces archeozoaires, les bact�ries et
les rhizomon�res. Les petites bact�ries (rang�es la plupart du temps
parmi les champignons et d�sign�es sous le nom de schizomyc�tes) sont
des �cellules sans noyau�, et conservent une forme constante
globuleuse chez les sph�robact�ries (micrococcus, streptococcus), en
b�tonnets chez les rhabdobact�ries (bacillus, eubact�rium), en spirale
chez les spirobact�ries (spirillum, vibrio). On sait que depuis peu
ces bact�ries pr�sentent un remarquable int�r�t parce que, malgr� leur
structure tr�s simple, elles causent les modifications les plus
importantes dans d'autres organismes. Les bact�ries _zymog�nes_
occasionnent la fermentation, la putr�faction, les bact�ries
_pathog�nes_ sont les causes des maladies infectieuses les plus
redoutables (tuberculose, typhus, chol�ra, l�pre); les bact�ries
_parasitaires_ vivent dans les tissus de beaucoup de plantes et
d'animaux sans leur causer ni beaucoup de bien, ni beaucoup de mal;
les bact�ries _symbiotiques_ favorisent tr�s utilement la nutrition et
l'accroissement des plantes (essences foresti�res) et des animaux chez
qui elles vivent en bons mutualistes. Ces petits archeozoaires
t�moignent d'un grand degr� de sensibilit�; ils distinguent des
diff�rences physiques et chimiques d�licates; beaucoup jouissent de la
facult� de se d�placer momentan�ment (gr�ce � des cils vibratiles). Le
puissant _int�r�t psychologique_ que pr�sentent les bact�ries consiste
en ce que ces diff�rentes fonctions de sensibilit� et de mouvement
apparaissent sous la forme la plus simple comme des processus
physiques et chimiques accomplis par la substance homog�ne du
corpuscule plasmique qui n'a ni noyau ni structure. _L'�me du plasma_
manifeste ici le point d'origine le plus ancien de la vie
psychologique animale. La m�me observation s'applique aux
_rhizomon�res_ les plus anciennes (protomonas, protomyxa, Vampyrella,
etc.); elles se distinguent des petites bact�ries par la mobilit� de
leur forme, elles poss�dent des appendices en forme de lambeaux
(protomoeba) ou de fils (protomyxa). Ces pseudopodes sont employ�s �
diff�rentes fonctions animales, comme organes du tact, de mobilit�, de
nutrition, et cependant ils ne constituent pas des organes constants,
mais des appendices variables de la masse homog�ne et demi-liquide du
corpuscule qui peuvent na�tre et dispara�tre � tout point de la
surface comme chez les rhizopodes proprement dits.

  [68] _Phylog�nie syst�matique_, t. I, 1894, �37, 38, 101, 108.

I. C. _Ame cellulaire des rhizopodes._ La grande classe des rhizopodes
pr�sente � plusieurs points de vue un grand int�r�t pour la
psychog�nie phyl�tique. Dans ce groupe de protozoaires � formes tr�s
vari�es, nous connaissons plusieurs milliers d'esp�ces (vivant pour la
plupart dans la mer) et nous les distinguons principalement par la
forme caract�ristique du squelette que le corpuscule unicellulaire
s�cr�te dans un but de protection ou de soutien. Ce �cythecium� tant
chez les talamophores � coquille calcaire que chez les radiolaires �
coquille siliceuse est d'une forme tr�s vari�e, en g�n�ral tr�s
�l�gante et tr�s r�guli�re. Dans beaucoup des formes les plus grandes,
(nummulites, ph�odaires) se montre une disposition �tonnamment
compliqu�e; elle se transmet dans les esp�ces isol�es avec une
�constance relative� aussi grande que la forme sp�cifique typique chez
les animaux sup�rieurs. Et nous savons cependant que ces �tonnantes
�merveilles de la nature� sont les produits de s�cr�tion d'un plasma
amorphe, liquide et consistant qui projette les m�mes pseudopodes
variables que les rhizomon�res dont nous avons parl�. Pour expliquer
ce ph�nom�ne, il nous faut attribuer au plasma sans structure des
rhizopodes unicellulaires un �sentiment plastique de la distance� qui
leur est particulier ainsi qu'un sentiment de l'�quilibre
hydrostatique[69].

  [69] ERNST HAECKEL, _Monographie des radiolaires_, Ire part.
  (1862), p. 127-135. IIe part. (1887) p. 113-122.

Nous voyons de plus que la m�me substance homog�ne est sensible aux
excitations lumineuses, caloriques, �lectriques, � la pression et aux
r�actifs chimiques. De m�me l'observation microscopique la plus
scrupuleuse nous convainc que cette masse albumineuse, muqueuse,
liquide, ne poss�de pas de structure anatomique appr�ciable, bien que
nous devions admettre l'hypoth�se d'une structure mol�culaire tr�s
d�velopp�e, invisible pour nous et h�r�ditaire. Nous voyons que le
nombre et la forme des mailles du r�seau muqueux que forment en
s'unissant les milliers de pseudopodes rayonnant dans leurs rencontres
fortuites changent constamment et quand nous les excitons violemment
ils rentrent tous dans le plasma commun des corpuscules globuleux.
Nous observons le m�me fait sur une grande �chelle chez les
_mycelozoaires_ ou mycomyc�tes, par exemple chez l'_aethalium
septicum_ qui recouvre d'un mucus jaune gigantesque les couches de
tan. En une plus faible mesure et sous une forme plus simple, nous
observons la m�me ��me des rhizopodes� chez les amibes ordinaires. Ces
cellules nues projetant des lambeaux sont particuli�rement
int�ressantes par ce fait que leur constitution primitive se retrouve
partout dans les tissus d'animaux unicellulaires plus �lev�s. Le jeune
oeuf dont l'homme provient, les millions de leucocytes ou globules
blancs qui circulent dans notre sang, beaucoup de �cellules
muqueuses�, etc., sont �amibo�des�. Quand ces cellules voyagent
(planocytes) ou mangent (phagocytes), elles manifestent les m�mes
ph�nom�nes vitaux propres aux animaux, les m�mes faits de mouvement et
de sensibilit� que les amibes isol�es. Tout derni�rement RHUMBLER a
montr�, dans une excellente �tude, que beaucoup de ces _mouvements
amibo�des_ donnent l'impression d'une activit� psychique, mais peuvent
�tre cr��s exp�rimentalement et dans la m�me forme dans des corps
inorganiques.

I. D. _Ame cellulaire des infusoires._ C'est chez les infusoires
proprement dits, tant chez les _flagell�s_ que chez les _cili�s_ et
chez les _acinetes_ que l'activit� psychique animale des organismes
unicellulaires atteint son degr� le plus �lev�. Ces animalcules
d�licats dont le corps tendre rev�t ordinairement une forme tr�s
simple, arrondie et allong�e, se meuvent d'une fa�on particuli�rement
vive dans l'eau, nageant, courant, grimpant. Ils utilisent, comme
organes moteurs, les fins petits poils qui sortent de la pellicule.
Des organes moteurs d'une autre esp�ce sont constitu�s par les fibres
musculaires contractiles (myoph�nes) qui se trouvent sous la pellicule
et modifient la forme du corps d'apr�s leur combinaison.

Ces myoph�nes se d�veloppent sur des points isol�s du corpuscule pour
former les organes moteurs sp�ciaux. Les vorticelles se caract�risent
par un muscle p�tiol� contractile et beaucoup d'hypotriques, par un
�muscle obturateur de l'orifice cellulaire�. Des organes de
sensibilit� sp�ciaux se sont �galement d�velopp�s chez eux. En
particulier certains cils phosphorescents se sont transform�s en
organes olfactifs et gustatifs. Chez les infusoires qui se
reproduisent par la copulation de deux cellules, il faut admettre une
sensibilit� chimique semblable � l'odorat des animaux plus �lev�s. Et
si les deux cellules qui copulent pr�sentent d�j� une diff�renciation
sexuelle, ce ch�motropisme prend un caract�re �rotique. On peut alors
distinguer dans la cellule la plus grande, la cellule femelle une
�tache de conception� et dans la cellule la plus petite un �c�ne de
f�condation.�


=8. Formes principales des c�nobies.=--Les nombreuses formes d'unions
cellulaires qui sont tr�s importantes puisqu'elles forment le passage
entre les protozoaires et les m�tazoaires n'ont pas jusqu'� pr�sent
�t� suffisamment appr�ci�es. Beaucoup de _chromac�es_, de
_paulotomi�es_, de _diatom�es_, de _desmidiac�es_, de _mastigotes_ et
de _melethaelies_ constituent des c�nobies de _protophytes_. Des
c�nobies de protozoaires se rencontrent dans plusieurs groupes de
_rhizopodes_ (polycyttaria) et d'infusoires (chez les flagell�s et
chez les cili�s, cf. _Phylog�nie syst�matique_, l., p. 58). Toutes ces
c�nobies proviennent d'une _division_ r�p�t�e (la division a lieu,
dans la plupart des cas, le bourgeonnement est plus rare) d'une
_cellule-m�re simple_. D'apr�s la forme particuli�re de cette division
et en suivant la disposition sp�ciale des g�n�rations cellulaires
sociales qui en sont provenues, on peut distinguer quatre formes
principales de c�nobies: 1� _C�nobies_ gr�gales, masses g�latineuses
de forme globuleuse, cylindrique, plate, d'un volume ind�termin�, dans
lesquelles de nombreuses cellules de m�me esp�ce (la plupart du temps
sans ordre fixe) sont r�parties (la masse g�latineuse, d�pourvue de
structure qui les r�unit est s�cr�t�e par les cellules m�mes). La
morula appartient � ce groupe; 2� _C�nobies_ sph�rales, globules
g�latineux � la surface desquels les cellules sociales sont dispos�es
les unes � c�t� des autres en une simple rang�e. Les colonies
globuleuses des volvocines et des halosph�res, des catallactes et des
polycyttaires. Cette forme est particuli�rement int�ressante parce que
sa disposition rappelle la blastula des m�tazoaires. Comme dans le
blastoderme de ces derniers, souvent les nombreuses cellules des
c�nobies sph�rales se trouvent serr�es les unes contre les autres et
constituent un �pith�lium tr�s simple (forme la plus ancienne du
tissu). Il en est ainsi chez les _magosph�res_ et les _halosph�res_.
Dans d'autres cas, par contre, les cellules sociales sont s�par�es par
des intervalles et ne sont rattach�es entre elles que par des ponts de
plasma comme si elles se donnaient la main. C'est ce que l'on
rencontre chez les volvocines et les phylocyttaires (sph�rozoaires,
collosph�res, etc.); 3� _C�nobies arborales_. Tout le b�tonnet
cellulaire est ramifi� et ressemble � une tige de fleurs. Comme le
fond, les fleurs et les feuilles, dans ce dernier cas, les cellules
sociales se trouvent sur les branches d'un tronc g�latineux ramifi�,
ou bien encore dans leur multiplication elles se disposent de telle
fa�on que toute la colonie ressemble � un arbrisseau, � un polypier.
Il en est ainsi chez beaucoup de diatom�es et de mastigotes, de
flagell�s et de rhizopodes. 4� _C�nobies catenales._ Les cellules se
divisant � plusieurs reprises (transversalement) et les produits de
cette division �tant rang�s les uns � c�t� des autres, il se produit
des filets ou cha�nes de cellules. Parmi les _protophytes_, elles sont
tr�s r�pandues chez les chromac�es, desmidiac�es, diatom�es, et parmi
les protozoaires chez les bact�ries et les rhizopodes, plus rarement
chez les infusoires. Dans toutes ces diff�rentes formes de c�nobies
interviennent deux degr�s diff�rents d'_individualit�s_ ainsi que
d'activit� psychique: 1� _l'�me cellulaire_ de chaque cellule
individuelle, 2� _l'�me c�nobiale_ de toute la colonie cellulaire.


=9. Psychologie des cuidaires.=--_L'hydre_, polype d'eau douce
ordinaire poss�de un corps ovale d'une constitution tr�s simple, de
deux rang�es de cellules, ressemblant � une gastrula qui se serait
fix�e. Autour de la bouche se trouve une couronne de tentacules. Les
deux rang�es de cellules qui constituent la paroi du corps (et m�me la
paroi des tentacules) sont les m�mes que chez les pr�d�cesseurs
imm�diats des polypes, chez les _gastr�ades_. Une diff�rence s'est
pourtant �tablie dans l'ectoderme, la division du travail existe parmi
les cellules. Entre les cellules ordinaires indiff�rentes se trouvent
des cellules urticantes, des cellules sexuelles et des cellules
_neuromusculaires_. Ces derni�res sont particuli�rement int�ressantes.
Du corps cellulaire part un long appendice en forme de filet qui se
dirige vers l'int�rieur, il est contractile � un haut degr� et rend
possibles les vives contractions du corps. On le consid�re comme
l'origine de la constitution musculaire, aussi le nomme-t-on myoph�ne
ou myon�me. Comme la partie ext�rieure des m�mes cellules est
sensible, on les d�signe sous le nom de cellules neuromusculaires ou
encore cellules musculaires �pith�liales. Comme les cellules voisines
sont reli�es par de fins prolongements et qu'elles sont peut-�tre
unies en un plexus nerveux par les prolongements des cellules
ganglionnaires �parses, toutes ces fibres musculaires peuvent se
contracter en m�me temps, mais un organe nerveux central, un ganglion
v�ritable n'existe pas encore, pas plus que n'existent d'organes des
sens diff�renci�s. Les nombreuses formes des hydropolypes marins
(tubulari�es, campanari�es) poss�dent la m�me structure �pith�liale
que l'hydre. La plupart des esp�ces portent des bourgeons et forment
des pieds. Les nombreux individus qui composent ces pieds sont entre
eux en relation directe. Une forte excitation venant atteindre une
partie de le soci�t� peut se transmettre � tous ses membres et causer
la contraction de beaucoup d'entre eux ou m�me de tous. De plus
faibles excitations n'am�nent de contraction que chez le seul individu
atteint. Nous pouvons donc distinguer d�j� chez les polypiers une
double �me; l'_�me personnelle_ du polype isol�, et l'_�me cormale_ et
commune de tout le pied.

_Ame des m�duses._--Les _m�duses_ qui sont fort pr�s des petits
polypes fixes et nagent librement, poss�dent une organisation bien
sup�rieure surtout les grandes et belles discom�duses. Leur corps
tendre, g�latineux ressemble � un parapluie ouvert, s'appuyant sur 4
ou 8 rayons. Au manche du parapluie (umbrella) correspond le canal
stomacal qui descend au milieu. A son extr�mit� inf�rieure se trouve
la bouche, form�e de 4 lambeaux, tr�s sensible et tr�s mobile. A la
surface inf�rieure de l'ombrelle se trouve une couche de muscles
annulaires dont la contraction r�guli�re maintient plus solidement
arqu�e l'ombrelle et expulsent vers la partie inf�rieure l'eau de mer
contenue dans les cavit�s. Sur le bord libre et circulaire de
l'ombrelle si�gent, r�partis en g�n�ral � intervalles �gaux, 4 ou 8
_organes sensoriels_ ainsi que de longs tentacules, tr�s mobiles et
tr�s sensibles. Les organes sensoriels (_sensilla_) sont tant�t de
simples yeux ou des ampoules auditives, tant�t des massues
sensorielles compos�es (rhopalia) dont chacune contient un oeil, une
ampoule auditive et un organe gustatif. Le long du bord de l'ombrelle
court un anneau nerveux qui met en communication les petits ganglions
nerveux situ�s � la base des tentacules. Ces derniers envoient des
nerfs sensitifs aux organes des sens et des nerfs moteurs aux muscles.
A cette structure diff�renci�e de l'appareil psychique correspond chez
les m�duses une activit� psychique vive et compl�tement d�velopp�e.
Elles meuvent comme il leur pla�t les diff�rentes parties de leur
corps, r�agissent contre la lumi�re, la chaleur, l'�lectricit�, les
excitations chimiques comme les animaux sup�rieurs. L'anneau nerveux
du bord de l'ombrelle avec ses 4 ou 8 ganglions constitue un organe
central et celui-ci permet qu'il y ait relation entre les diff�rents
organes sensibles et moteurs. Mais de plus chacune des 4 ou 8 parties
radiales qui contient un ganglion a son �me et peut ind�pendamment des
autres manifester de la sensibilit� et de la motilit�. L'�me des
m�duses poss�de donc d�j� le v�ritable caract�re de l'�me nerveuse,
mais elle fournit en m�me temps un tr�s int�ressant exemple du fait
que cette �me peut se _diviser en plusieurs parties d'�gale valeur_.

_M�tagen�se de l'�me._--Les petits polypes fixes et les grandes
m�duses qui nagent librement apparaissent � tous les points de vue
comme des animaux si diff�rents qu'autrefois on en faisait
universellement deux classes totalement distinctes. Le polype, de
structure simple, n'a ni nerfs, ni muscles, ni organes sensoriels
diff�renci�s; son �me est mise en action par la rang�e de cellules de
l'ectoderme. La m�duse, de structure plus compliqu�e, jouit de nerfs
et de muscles ind�pendants, de ganglions et d'organes sensoriels
diff�renci�s. Son _�me nerveuse_ a besoin pour son activit� de cet
appareil complexe. Tandis que l'organe de nutrition des polypes se
r�duit � la simple ouverture stomacale ou � l'intestin primitif des
anciens gastr�ades, on trouve souvent � sa place, chez les m�duses, un
syst�me de gastrocanal fort compliqu� avec des poches ou canaux de
nutrition, bien ordonn�s en rayons et partant de l'estomac central.
Dans sa paroi se d�veloppent 4 ou 8 glandes sexuelles ind�pendantes ou
gonades qui manquent encore aux polypes; ici naissent de la fa�on la
plus simple des cellules sexuelles isol�es au milieu des cellules
ordinaires et indiff�rentes. La diff�rence dans la structure, dans la
vie psychique de ces deux classes d'animaux est donc tr�s importante,
bien plus grande que la diff�rence correspondante qui existe entre un
homme et un poisson, ou entre une fourmi et un ver de terre. Grande
fut donc la surprise des zoologues quand en 1841, l'�minent
naturaliste SARO (d'abord pasteur protestant, puis zoologue moniste)
fit la d�couverte que ces deux formes animales appartenaient � une
seule et m�me sph�re de g�n�ration. Des oeufs f�cond�s des _m�duses_
naissent de simples _polypes_ et ces derniers produisent par la voie
insexu�e du bourgeonnement de nouvelles m�duses. STEENSTRUP, �
Copenhague, avait d�j� fait de semblables observations sur les vers
intestinaux et il r�unit en 1842 toutes les observations sous le terme
de _m�tagen�se_. On d�couvrit plus tard que le m�me ph�nom�ne
remarquable est tr�s r�pandu aussi bien chez des animaux inf�rieurs
que chez des plantes (mousses, foug�res). Ordinairement deux
g�n�rations tr�s diff�rentes alternent de telle fa�on que l'une est
sexu�e, produit oeuf et sperme, tandis que l'autre reste insexu�e et
se reproduit par bourgeonnement.

Au point de vue de la _psychologie phylog�n�tique_ cette m�tagen�se
des polypes et des m�duses pr�sente le plus vif int�r�t parce que les
deux repr�sentants d'une m�me esp�ce animale qui alternent
r�guli�rement apparaissent comme si �loign�s, non seulement dans leur
structure, mais encore dans leur activit� psychique. Nous pouvons
suivre ici par l'observation directe, en une certaine mesure, _in
statu nascendi_, la naissance de l'�me nerveuse de forme sup�rieure
d'une �me de forme inf�rieure; et ce qui est surtout important, nous
pouvons l'expliquer en montrant les _causes_ qui se produisent.

_Origine de l'�me nerveuse._ La premi�re origine du syst�me nerveux,
des muscles et organes des sens, sa provenance de l'ectoderme peut
_ontog�n�tiquement_ s'observer directement chez l'homme et chez les
animaux sup�rieurs, mais l'explication phylog�n�tique de ces
ph�nom�nes remarquables ne peut �tre atteinte qu'indirectement. Par
contre nous en trouvons l'explication directe dans la �m�tagen�se� des
polypes et des m�duses dont nous venons de parler. La cause efficiente
de cette m�tagen�se se trouve dans les _modes d'existence compl�tement
diff�rents_ de ces deux formes animales. Les polypes, ant�rieurs,
fix�s comme des plantes sur le sol de la mer n'avaient besoin dans
leurs simples pr�tentions ni d'organes sensoriels sup�rieurs ni de
muscles et de nerfs distincts. Pour nourrir leurs petits corps
v�siculeux il leur suffisait de l'ectoderme, de m�me que le simple
�pith�lium de leur membrane externe avec ses l�gers commencements de
diff�renciation histologique suffisait pour recevoir leurs sensations
et accomplir leurs mouvements toujours identiques. Il en est tout
autrement chez les grandes _m�duses_ qui nagent librement, comme je
l'ai montr� dans ma monographie de ces beaux animaux[,?] si
int�ressants (1864-1882); gr�ce � leur _adaptation_ aux conditions
d'existence particuli�res � la mer, leurs organes sensoriels, leurs
muscles et leurs nerfs ne doivent pas �tre moins parfaits et distincts
que chez beaucoup d'animaux sup�rieurs. Pour les nourrir il a fallu
que se d�velopp�t un gastro-canal compliqu�. La structure plus fine de
leurs organes psychiques que RICHARD HERTWIG nous a fait conna�tre, en
1882, correspond � des pr�tentions plus �lev�es que le mode
d'existence de ces animaux de proie nageant librement impose: yeux,
organes auditifs, organes permettant �galement de prendre conscience
de l'�quilibre, organes chimiques (gustatifs et olfactifs) sont n�s �
la suite de la distinction et de la conscience des diff�rentes
excitations; les mouvements arbitraires dans la nage, la capture de la
proie, dans l'ingestion de la nourriture, dans la lutte contre les
ennemis ont conduit � la distinction de groupes de muscles. La liaison
r�guli�re �tablie entre les organes moteurs et ces organes sensibles a
caus� le d�veloppement des 4 � 8 ganglions radi�s situ�s sur le bord
de l'ombrelle ainsi que de l'anneau nerveux qui les unit. Mais si les
oeufs f�cond�s de ces m�duses se d�veloppent de nouveau sous formes de
polypes libres, ce retour s'explique par les lois de l'_h�r�dit�
latente_.


=10. Psychologie des singes.=--Comme les singes et surtout les singes
anthropo�des sont tr�s rapproch�s des hommes non seulement
relativement � la structure et au mode d'�volution, mais encore sous
tous les rapports pour la vie psychique, _l'�tude comparative de la
psychologie des singes_ ne saurait �tre recommand�e d'une fa�on assez
pressante � nos psychologues de profession. La visite des jardins
zoologiques, des th��tres o� paraissent les singes est en particulier
aussi instructive que r�cr�ative. Mais la fr�quentation du cirque et
des th��tres o� paraissent des chiens, n'est pas moins riche en
enseignements. Les r�sultats �tonnants qu'a atteint le _dressage
moderne_ non seulement dans l'instruction des chiens, des chevaux et
des �l�phants, mais encore dans l'�ducation des rapaces rongeurs et
autres mammif�res inf�rieurs doivent fournir � ces psychologues
impartiaux, s'ils les �tudient avec soin, une source de connaissances
psychologiques des plus importantes au point de vue moniste.
Ind�pendamment de cela, la fr�quentation de semblables expositions est
plus r�cr�ative et �largit bien davantage l'horizon anthropologique
que l'�tude ennuyeuse et relativement abrutissante des fantaisies
m�taphysiques que ce que l'on appelle la �psychologie introspective
pure� a couch� dans des milliers de volumes et d'articles.


=11. T�l�ologie de Kant.=--Les progr�s �tonnants de la biologie
moderne ont compl�tement r�fut� l'_explication t�l�ologique de la
nature due � Kant_. La physiologie a prouv� entre autres choses que
tous les ph�nom�nes biologiques se ram�nent � des proc�s chimiques et
physiques et que leur explication n'exige ni un _cr�ateur_ personnel
agissant en chef d'entreprise, ni une _force vitale_ �nigmatique
construisant en vue d'une fin. La th�orie cellulaire nous a montr� que
toutes les activit�s biologiques complexes des animaux et des plantes
sup�rieurs doivent �tre d�riv�es des proc�s physico-chimiques simples
qui se produisent dans l'organisme �l�mentaire des _cellules_
microscopiques et que la base mat�rielle de ces proc�s est le _plasma_
du corps cellulaire. Cette observation s'applique tant aux ph�nom�nes
d'accroissement et de la nutrition qu'� ceux de la reproduction, de la
sensibilit� et du mouvement. La loi biologique fondamentale nous
enseigne que les ph�nom�nes �nigmatiques de l'embryologie (le
d�veloppement des embryons et la modification r�sultant de la pubert�)
reposent sur la transmission h�r�ditaire de processus correspondants
qui se sont produits dans la ligne des anc�tres. La th�orie de la
descendance a r�solu l'�nigme, elle a expliqu� comment ces processus,
ces activit�s physiologiques de l'_h�r�dit�_ et de l'_adaptation_,
ont, au cours de longs espaces de temps, caus� un changement constant
des formes sp�cifiques, une lente _transformation_ des esp�ces. La
th�orie de la _s�lection_, enfin, prouve clairement que, dans ces
proc�s phylog�n�tiques, les dispositions les plus opportunes se
produisent d'une fa�on purement m�canique, par s�lection du plus
utile. DARWIN a donc fait pr�valoir un principe d'explication
m�canique de l'utilit� organique que, d�j� plus de 2.000 ans
auparavant, EMP�DOCLE avait soup�onn�. Il est devenu ainsi le _Newton
de la vie organique_ ce dont Kant avait compl�tement contest� la
possibilit�.

Ces circonstances historiques que j'ai d�j� relev�es il y a plus de
trente ans (dans le cinqui�me chapitre de l'_Histoire de la cr�ation
naturelle_), sont si int�ressantes et si importantes que je tiens �
insister sur elles ici. Ce n'est pas seulement opportun parce que la
philosophie moderne demande avec une insistance particuli�re un
_retour � Kant_, mais aussi parce qu'il en d�coule que les
m�taphysisiens les plus grands tombent t�te baiss�e dans les plus
graves erreurs en jugeant les questions les plus importantes.

KANT, le fondateur subtil et clair de la �philosophie critique�,
d�clare avec la plus grande pr�cision qu'il est �absurde� d'esp�rer
une d�couverte qui 70 ans plus tard est faite r�ellement par Darwin et
il refuse pour tous les temps, � l'esprit humain une notion importante
que ce dernier acquiert r�ellement par la th�orie de la s�lection. On
voit combien est dangereux l'_ignorabimus_ cat�gorique.

En ce qui touche l'honneur exag�r� que l'on rend � KANT dans la
nouvelle philosophie allemande et qui se transforme chez beaucoup de
�N�o-Kantiens� en une adoration idol�tre et ind�termin�e, il nous sera
permis de mettre en lumi�re les imperfections humaines du grand
philosophe de K�nigsberg et les faiblesses n�fastes de sa sagesse
critique. Sa tendance dualiste vers une m�taphysique transcendentale,
qui ne fit qu'accro�tre avec les ann�es, avait pour cause
l'instruction pr�paratoire, pleine de lacunes incompl�tes qu'il re�ut
� l'�cole et � l'universit�. Cette instruction ainsi obtenue �tait
surtout _philologique, th�ologique_ et _math�matique_. Dans les
sciences naturelles, il n'apprit � fond que l'astronomie et la
physique et en partie �galement la chimie et la min�ralogie. Par
contre, le vaste domaine de la biologie, si peu �tendu qu'il f�t �
l'�poque, lui reste _inconnu pour la plus grande partie_. Parmi les
sciences naturelles organiques, il n'a �tudi� ni la zoologie, ni la
botanique, ni l'anatomie, ni la physiologie; son anthropologie dont il
s'occupa pendant longtemps resta fort imparfaite. Si KANT, au lieu
d'�tudier la philologie et la m�decine avait approfondi la m�decine,
il aurait puis� dans les cours d'anatomie et de physiologie une
connaissance approfondie de l'_organisme_ humain, si dans les
cliniques il s'�tait acquis une appr�ciation vivante de ces
modifications pathologiques, non seulement son anthropologie mais
encore toute la conception de l'univers du philosophe critique aurait
pris une tout autre forme. KANT alors n'aurait pas aussi l�g�rement
pass� sur les ph�nom�nes biologiques les plus importants comme il le
fit dans ses �crits post�rieurs (� dater de 1769).

Apr�s avoir accompli ses �tudes universitaires, KANT dut pendant neuf
ans gagner son pain en donnant des le�ons � domicile, de 22 � 31 ans,
pr�cis�ment dans la p�riode la plus importante de sa vie de jeunesse,
quand � la suite de l'enseignement pris � l'Universit�, le libre
d�veloppement du caract�re personnel et scientifique se d�cide. Si
KANT, qui pendant la plus grande partie de son existence resta fix� �
K�nigsberg et ne franchit presque jamais les fronti�res de la province
de Prusse avait accompli des voyages plus importants, s'il avait donn�
au vif int�r�t qu'il portait � la g�ographie et � l'anthropologie un
aliment vivant par des appr�ciations r�elles, l'extension de son
horizon aurait eu une action r�aliste tr�s heureuse sur la forme de sa
conception id�ale de l'univers. Puis le fait que KANT ne se maria pas
peut, chez lui comme chez d'autres vieux gar�ons philosophes excuser
ses lacunes et son exclusivisme. L'homme et la femme constituent, en
effet, deux organismes essentiellement diff�rents qui n'arrivent �
rendre parfaitement la notion g�n�rique normale �d'hommes� qu'en se
compl�tant mutuellement.


=12. Critique des �vangiles.= (S. E. VERUS, _Tableau synoptique des
�vangiles_ dans leur texte complet.) Leipzig 1897.--Conclusion: �Toute
oeuvre doit �tre comprise et jug�e d'apr�s l'esprit de son temps. Les
_fictions �vang�liques_ naissent � une �poque tr�s peu scientifique et
dans des sph�res pleines de grossi�res superstitions; elles ont �t�
�crites pour leur temps, et non pour le temps pr�sent ni pour �tous
les temps�, mais non comme oeuvres historiques, ce sont des oeuvres
d'�dification et en partie des pamphlets eccl�siastiques. Seul
l'int�r�t de l'�glise et de ses pr�tres ainsi que des institutions
sociales qui y sont li�es pouvait demander que l'on rapport�t
l'origine de chaque oeuvre aux �ap�tres� (Matthieu, Jean) ou aux
�disciples des ap�tres� (Marc, Luc); cela suffit pour expliquer tr�s
simplement et tr�s naturellement leur cr�dit persistant pendant des
si�cles et que l'on a coutume de ramener � des influences
surnaturelles.

�La forme primitive de ces fictions a subi dans les premiers si�cles
des modifications vari�es et ne peut plus �tre �tablie pr�sentement.
Le recueil des �crits du Nouveau Testament ne s'est form� que tr�s
lentement et sa reconnaissance n'a �t� unanimement accept�e qu'apr�s
des si�cles, pour une partie du moins. Tout ce que l'on tire comme
article de foi des �crits de cette �poque sans critique ne repose que
sur l'arbitraire, l'erreur, si ce n'est sur la falsification
consciente.

�A toute �poque de grande oppression, les Isra�lites ont attendu un
sauveur (Messie). C'est ainsi qu'Isa�e 45, I, apr�s la captivit� de
Babylone (597-538) salue du titre de Messie le roi des Perses, Cyrus
(qui n'�tait pas Juif) parce qu'il a rendu la libert� au peuple. Un
grand pr�tre, Josu�, fait rentrer les Juifs dans leur patrie et la
l�gende cr�a un Josu� ant�rieur qui, comme successeur de Mo�se aurait
ramen� son peuple � Chanaan. Apr�s la ruine de J�rusalem (70 de notre
�re), le savant Jos�phe d�clare qu'il restait encore � l'humanit� un
temple plus vaste qui ne serait pas b�ti par la main des hommes, et
voyait dans l'empereur Vespasien un Messie qui apporterait la libert�
� tout l'univers. Mais dans le vaste empire romain, plus d'un po�te,
plus d'un penseur, r�vaient d'un sauveur du monde, et en quelques
dizaines d'ann�es se produisit toute une s�rie de �Messies�. L'esprit
po�tique du peuple cr�a un troisi�me Josu� (en grec _J�sus_).

�La vie d'un semblable ami des pauvres, d'un faiseur de miracles, d'un
sauveur du monde n'�tait pas trop difficile � �crire: des aventures,
des �v�nements, des discours �taient fournis par les mod�les de
l'ancien testament (abstraction faite des l�gendes de Krishna et de
Bouddha qui depuis des si�cles �taient r�pandues dans tout l'Orient).
Un Mo�se, un �lie, un �lis�e auxquels il ne fallait pas que le h�ros
reste inf�rieur, des expressions des psaumes et des proph�tes. Souvent
les auteurs prenaient � la lettre des images. Les p�tres de l'�glise
tenaient encore beaucoup de contes merveilleux pour des all�gories,
alors que maintenant l'�glise veut que tout, m�me ce qui est le plus
�tonnant, soit pris � la lettre.

�La figure du Messie se cr�a donc peu � peu. Dans les _�p�tres de
Paul_ qui sont prouv�es avoir �t� compos�es avant les �fictions
�vang�liques�, il n'est rien dit de la mort ni de la r�surrection. De
certains passages des proph�tes, litt�ralement interpr�t�s, on
d�duisit la doctrine du salut. On se demanda enfin, o�, comment, de
qui est-il n�? Combien de temps a-t-il v�cu? etc. D�s que l'exemple
d'une semblable fiction eut �t� donn�, un flot d'oeuvres semblables se
r�pandit, caricatures grossi�res pour une partie, pour une autre,
tableaux de la vie se renfermant dans les limites du possible jusqu'�
un certain point. Chaque r�gion, chaque commune importante a son
�vangile et souvent on le nommait d'un nom devenu c�l�bre. On tenait
pour parfaitement permis d'�crire ainsi sous un faux nom.

�Ces fictions �vang�liques placent leur h�ros dans la premi�re moiti�
du premier si�cle de notre �re. Mais ni les �crivains juifs (Philon,
Jos�phe) ni les �crivains romains ou grecs (comme Tacite, Su�tone,
Pline, Dion, Cassius) de cette �poque et de la suivante, ne
connaissent ni ce �J�sus de Nazareth�, ni les �v�nements de sa vie que
l'on raconte; la ville de Nazareth est m�me tout � fait inconnue.�


=13. Christ et Bouddha.=--A l'excellent ouvrage de S. E. VERUS:
_Vergleichende Uebersicht der vier Evangelien_ (source unique pour une
vie de J�sus) j'emprunte la communication suivante: �Le professeur $1
a compar� les biographies indiennes et chinoises de Bouddha qui sont
nombreuses et sont certainement ant�rieures � notre �re dans plusieurs
travaux consciencieux estim�s par d'�minents th�ologiens, tels que le
professeur PFLEIDERER. Il a �tabli indubitablement les faits suivants:
Le fonds de la vie des deux _fondateurs de religion_ est une vie
nomade, apostolique et salvatrice, la plupart du temps en compagnie de
disciples, interrompue parfois par des repos (banquets, solitude au
d�sert); en outre on y rencontre des sermons sur des montagnes et un
s�jour dans la capitale apr�s une entr�e triomphale. Mais dans tous
les d�tails et dans leur suite se montre un surprenant accord.

�Bouddha est un Dieu fait homme; comme homme il est de race royale. Il
est engendr� et mis au monde de fa�on surnaturelle, sa naissance est
annonc�e � l'avance d'une fa�on merveilleuse. Dieux et rois saluent le
nouveau-n� et lui apportent des pr�sents. Un vieux brahmane le
reconna�t aussit�t pour le r�dempteur de tous les maux. Il ram�ne la
paix et la joie sur la terre. Le jeune Bouddha est poursuivi et
miraculeusement sauv�, install� solennellement dans le temple, enfant
de 12 ans, il est recherch� par ses parents et retrouv� au milieu des
pr�tres. Il est pr�coce, d�passe ses ma�tres et grandit en �ge et en
sagesse. Il prend le bapt�me de cons�cration dans le fleuve sacr�.
Quelques disciples d'un sage brahmane viennent � lui. Le mot de
ralliement est �suis-moi�. Il consacre un disciple d'apr�s l'usage
indien sous un figuier. Parmi les douze, trois des disciples sont de
vrais mod�les et il se trouve aussi un tra�tre. Les anciens noms des
disciples sont chang�s. Non loin se trouve un cercle plus nombreux de
18 �l�ves. Bouddha envoie ses disciples par deux et par trois apr�s
les avoir munis d'instructions. Une fille du peuple c�l�bre sa m�re
comme bienheureuse. Un riche brahmane veut le suivre mais ne peut se
s�parer de ses biens. Un autre lui rend visite la nuit. Il n'�tait pas
appr�ci� par sa famille, mais trouva des sympathies chez les notables
et chez les femmes.

�Bouddha enseigne en promettant le bonheur comme prix. Il parle
volontiers par parabole. Ses enseignements montrent (souvent dans le
choix m�me des mots) une ressemblance, il d�tourne des prodiges,
recommande l'humilit�, l'humeur pacifique, l'amour des ennemis,
l'humilit�, la victoire sur soi-m�me et m�me l'abstinence de rapports
charnels. Il enseigne aussi sa destin�e. Au cours des pressentiments
de sa mort prochaine, il insiste sur le fait qu'il rentre au ciel,
dans ses adieux, il exhorte ses disciples, leur d�signe un m�diateur
(consolateur) et annonce un bouleversement g�n�ral de l'univers. Sans
patrie et pauvre, il voyage en qualit� de m�decin, de sauveur, de
r�dempteur. Ses adversaires lui opposent qu'il pr�f�re la soci�t� des
�p�cheurs�. Peu de temps avant sa mort il est invit� � d�ner chez une
p�cheresse. Un disciple convertit une fille d'une classe m�pris�e,
pr�s d'un puits. De nombreux miracles attestent sa divinit� (il marche
sur l'eau, etc.). Il entre triomphalement dans la capitale et meurt au
milieu de signes merveilleux: la terre tremble, les extr�mit�s de la
terre sont en flamme, le soleil s'�teint, un m�t�ore tombe du ciel.
Bouddha lui aussi va en enfer et au ciel.�


=14. La g�n�alogie du Christ.=--PAUL DE REGLA dit dans son int�ressant
ouvrage (1891): �Heureusement ce fils de Marie qui, au sens de notre
langue juridique actuelle �tait un _fils naturel_, poss�de d'autres
titres de gloire que son obscure extraction. Qu'il soit le fils d'un
amour secret ou la suite d'un acte que notre soci�t� actuelle d�clare
�tre un crime, quelle importance cela pouvait-il avoir pour sa
glorieuse existence: est-ce que la dignit� de sa conduite ne lui donne
pas un droit � l'aur�ole qui illumine sa noble physionomie?� Dans le
sud de l'Italie et de l'Espagne, o� beaucoup de notions tr�s rel�ch�es
ont cours sur la saintet� du mariage le pr�tre catholique s'est adapt�
� ces conceptions habituelles dans le pays. Les enfants naturels qui
sont engendr�s en quantit�, tous les ans, par les pr�tres et
chapelains (suite naturelle du saint _c�libat_) sont souvent
consid�r�s comme les produits d'une _immacul�e conception_ et
jouissent d'une consid�ration particuli�re. Par contre le nom de
bapt�me _Joseph_ (Beppo), qui rappelle le bon charpentier tromp� de
Galil�e, n'est souvent pas tr�s bien vu. Ayant �t� en 1859, � Messine,
le t�moin oculaire d'une rixe violente entre mon p�cheur Vincenzo et
son coll�gue Giuseppe, le premier cria brusquement, en faisant les
cornes au dernier, le seul mot de Beppo, ce qui le jeta dans une
grande fureur. Comme je demandais ce que cela signifiait Vincenzo
r�pondit en riant; �Eh! il s'appelle Beppo et sa femme Marie et, de
m�me, que pour notre sainte madone le premier fils n'est pas de lui;
mais d'un pr�tre!� C'est tr�s caract�ristique.

La doctrine vaticane pour qui de semblables d�bats sont tr�s
d�sagr�ables cherche naturellement � passer l�g�rement sur la
conception douteuse et la naissance ill�gitime du Christ et cependant
elle ne peut �viter de glorifier par des images et des po�sies cet
�v�nement important de sa vie humaine ainsi que d'autres d'ailleurs,
et elle le fait parfois d'une fa�on remarquablement _mat�rialiste_.

Dans l'influence extraordinaire que les repr�sentations par images de
l'�histoire sainte� ont exerc�e sur la fantaisie du peuple croyant et
qui aujourd'hui encore est un des soutiens les plus forts de
l'_ecclesia militans_, il est int�ressant de voir combien l'Eglise
tient au maintien invariable du mod�le fix�, et usit� depuis plus de
mille ans. Tout homme instruit sait que les millions d'images
r�pandues partout et consacr�es � l'�criture sainte ne repr�sentent ni
les sc�nes ni leurs personnages, dans les v�tements de l'�poque (comme
le croit la masse ignorante), mais suivant une conception id�alis�e
qui r�pond au go�t d'artistes post�rieurs. Les �coles de peintres
italiennes ont exerc� l'influence pr�pond�rante; cela vient de ce
qu'au moyen �ge l'Italie �tait non seulement le si�ge du papisme qui
gouvernait le monde, mais de ce qu'elle produisait aussi les plus
grands peintres, sculpteurs, architectes qui se mettaient � son
service.

Il y a quelques dizaines d'ann�es toute une s�rie de peintures
consacr�es � l'histoire sainte, excita une grande sensation. Elle
�tait due au g�nial peintre russe WERESCHTCHAGIN. Elles repr�sentaient
les sc�nes importantes de la vie du Christ d'apr�s une conception
originale, _naturaliste_ et _ethnographique_: la sainte famille, J�sus
pr�s de Jean au bord du Jourdain, J�sus dans le d�sert, J�sus sur le
lac de Tib�riade, la proph�tie, etc. Le peintre avait, au cours de son
voyage en Palestine (en 1884), �tudi� soigneusement non seulement
toute la sc�ne du pays saint, mais encore sa population, le costume,
les habitations et les avait reproduits tr�s fid�lement. Nous savons
que le pays ainsi que les ornements en Palestine se sont tr�s peu
modifi�s depuis 2.000 ans. Aussi les peintures de WERESCHTCHAGIN les
repr�sentaient-elles d'une fa�on beaucoup plus vraie et plus naturelle
que tous les millions d'images qui traitent l'�criture sainte d'apr�s
les patrons traditionnels des Italiens. Mais c'est pr�cis�ment ce
caract�re r�aliste des peintures qui choquait particuli�rement le
pr�tre catholique et il n'eut de repos que quand l'exposition fut
interdite par ordre de la police (en _Autriche_, par exemple).


=15. Le christianisme et la famille.=--L'attitude hostile que prit le
christianisme primitif d�s le d�but contre la vie de famille et
l'amour de la femme qui en est la raison est prouv�e irr�futablement
par les �vangiles ainsi que par les �p�tres de Paul. Quand Marie
s'inqui�tait du Christ, il la repoussa par ces mots indignes d'un
fils: �Femme qu'ai-je de commun avec toi?� Quand sa m�re et ses fr�res
voulaient converser avec lui, il r�pondait: �Qui est ma m�re et qui
sont mes fr�res?� Puis, montrant ses disciples assis autour de lui:
�Voyez, voici ma m�re et voici mes fr�res, etc.� (Mathieu 12, 46-50;
Marc 3, 31-35; Luc, 8, 19-21). Et m�me le Christ faisait du revirement
complet de sa propre famille et de la haine contre elle, la condition
de la vertu: �Quiconque vient � moi et ne hait point son p�re, sa
m�re, sa femme, ses fr�res, ses soeurs et m�me sa propre vie ne peut
pas �tre mon disciple.� (Luc, 14, 26.)


=16. Anath�me du pape contre la science.=--Dans la lutte difficile que
la science moderne doit mener contre la superstition r�gnante de
l'�glise chr�tienne, la _d�claration de guerre_ publique que le
puissant repr�sentant de cette derni�re, le pape de Rome, a lanc�e
contre la premi�re en 1870 est excessivement importante. Parmi les
_propositions canoniques_ que le concile oecum�nique de Rome en 1870 a
d�clar� �tre des _commandements de Dieu_ se trouvent les �anath�mes
suivants�, _soit anath�me_, quiconque nie le seul vrai Dieu, cr�ateur
et seigneur de toutes choses, visibles et invisibles.--Qui n'a pas
honte de pr�tendre qu'� c�t� de la mati�re il n'y a rien d'autre.--Qui
dit que l'essence de Dieu et de toute chose est une seule et
m�me.--Qui dit que les objets finis, corporels et spirituels, ou au
moins les spirituels, sont des �manations de la substance divine, ou
que l'essence divine produit toute chose par manifestation ou
ext�riorisation.--Qui ne reconna�t pas que tout l'univers et tous les
objets qui y sont contenus ont �t� tir�s par Dieu du n�ant.--Qui dit
que par son propre effort et gr�ce � un constant progr�s l'homme
pourrait et devrait arriver � poss�der toute v�rit� et toute
bont�.--Qui ne veut pas reconna�tre pour saints et canoniques les
livres de la sainte Ecriture dans leur totalit� et dans toutes leurs
parties, tels qu'ils ont �t� d�sign�s par le saint concile de Trente
ou qui met en doute leur inspiration divine.--Qui dit que la raison
humaine poss�de une ind�pendance telle que Dieu ne peut lui demander
la foi.--Qui pr�tend que la r�v�lation divine ne pourrait gagner en
autorit� par des preuves ext�rieures.--Qui pr�tend qu'il n'y a pas
de miracle ou que ceux-ci ne doivent jamais �tre reconnus s�rement,
ou que l'origine divine du christianisme ne peut �tre prouv�e par
des miracles.--Qui pr�tend qu'aucun myst�re ne fait partie de
la r�v�lation et que tous les articles de foi doivent �tre
compr�hensibles pour la raison convenablement d�velopp�e.--Qui
pr�tend que les sciences humaines devraient �tre trait�es assez
lib�ralement pour que l'on p�t consid�rer leurs propositions pour
fond�es en v�rit�, m�me si elles contredisent � la doctrine de la
r�v�lation.--Qui pr�tend que par les progr�s de la science on pourrait
arriver � ce que les doctrines �tablies par l'Eglise puissent �tre
entendues en un sens diff�rent qu'en celui o� l'Eglise les a toujours
entendues et les entend encore.�

_L'�glise �vang�lique orthodoxe_ ne reste pas en arri�re de la
catholique dans cet _anath�me_ port� contre la _science_. On pouvait
lire derni�rement dans le _Mecklemburgisches Schulblatt_
l'avertissement suivant: �Prenez garde au premier pas. Vous vous
trouvez encore peut-�tre touch�s par le faux dieu de la science.
Avez-vous donn� � Satan le petit doigt, il prend peu � peu toute la
main jusqu'� ce que vous tombiez avec lui; il vous entoure d'un charme
myst�rieux et vous conduit jusqu'� l'_arbre de la science_, et si vous
en avez go�t� une seule fois, il vous ram�ne vers cet arbre gr�ce �
une force magique pour vous faire compl�tement conna�tre le vrai du
faux, le bien du mal. _Que votre innocence scientifique nous conserve
votre paradis._


=17. Th�ologie et zoologie.=--Le rapport �troit dans lequel se
trouvent chez la plupart des hommes la conception philosophique du
monde et leur conviction religieuse m'a contraint ici � insister
davantage sur les croyances r�gnantes du christianisme et � affirmer
publiquement leur opposition fondamentale avec les doctrines
essentielles de notre philosophie moniste. Mais mes adversaires
chr�tiens m'ont autrefois d�j� fait le reproche de ne conna�tre
nullement la religion chr�tienne. Il y a peu de temps encore le pieux
docteur DANNERT (pour recommander un travail de psychologie animale du
parfait j�suite et zoologue ERICH WASMANN) a exprim� cette opinion
sous cette forme polie: _On sait qu'Ernest H�ckel conna�t autant le
christianisme qu'un �ne les logarithmes_. (_Konservative
Monatschrift_, juillet 1898, p. 774.)

Cette opinion souvent exprim�e est une _erreur de fait_. Non seulement
� l'�cole--par suite de ma pieuse �ducation--par un z�le et une ardeur
particuli�re aux classes d'instruction religieuse, j'ai appris �
conna�tre la religion, mais j'ai encore d�fendu � l'�ge de 21 ans de
la fa�on la plus chaleureuse les doctrines chr�tiennes contre mes
futurs compagnons d'armes en libre-pens�e, et cependant l'�tude de
l'anatomie et de la physiologie humaines, leur comparaison avec celles
des autres vert�br�s avaient d�j� profond�ment �branl� ma foi. Je
n'arrivai � l'abandonner compl�tement--_en proie aux combats
int�rieurs les plus amers_--qu'� la suite de l'�tude compl�te de la
m�decine et de ma pratique m�dicale. J'appris alors � comprendre le
mot de Faust: �Toute la douleur de l'humanit� me saisit!� C'est alors
que je ne reconnus pas la souveraine bont� du P�re aimant � la dure
�cole de la vie quand j'essayais de d�couvrir la �sage providence�
dans la lutte pour la vie. Quand plus tard j'appris � conna�tre dans
mes nombreux voyages scientifiques tous les pays et les peuples
d'Europe, quand dans mes visites nombreuses en Europe et en Asie, je
pus observer d'une part les honorables religions des anciens peuples
civilis�s, et d'autre part les commencements des religions des
peuplades naturelles les plus basses, alors s'�labora en moi, gr�ce �
une _critique comparative des religions_, cette conception du
christianisme que j'ai exprim�e dans le chap. XVII.

Il va d'ailleurs de soi que, comme _zoologue_, je suis autoris� �
faire entrer les conceptions th�ologiques du monde les plus oppos�es
dans la sph�re de ma critique philosophique puisque je consid�re toute
l'anthropologie comme une partie de la zoologie et que je ne puis
donc en exclure la psychologie.


=18. L'Eglise moniste.=--Le besoin pratique de la vie sentimentale et
de l'ordre politique conduira un jour ou l'autre � donner � notre
religion moniste une forme de culte comme ce fut le cas pour toutes
les autres religions des peuples civilis�s. Ce sera une belle oeuvre
r�serv�e aux _honorables th�ologiens_ du XXe si�cle que de constituer
ce culte moniste et de l'adapter aux diff�rents besoins de chacune des
nations civilis�es. Comme sur ce terrain important �galement nous ne
d�sirons pas de _r�volution_ violente, mais une _r�forme_ rationnelle,
il nous para�t tr�s exact de se rattacher aux institutions existantes
de l'Eglise chr�tienne r�gnante d'autant plus qu'elles aussi sont
unies le plus intimement possible aux institutions politiques et
sociales.

De m�me que l'Eglise chr�tienne a transport� ses grandes f�tes
annuelles aux anciens jours des f�tes des pa�ens, l'�glise moniste
leur rendra leur destination primitive d�coulant du culte de la
nature. No�l sera de nouveau la f�te solsticiale d'hiver, la
Saint-Jean, la f�te du solstice d'�t�. A P�ques, nous ne f�terons pas
la r�surrection surnaturelle et impossible d'un crucifi� mystique,
mais la noble renaissance de la vie organique, la r�surrection de la
nature printani�re apr�s le long sommeil de l'hiver. A la f�te
d'automne, � la Saint-Michel, nous c�l�brerons la cl�ture de la
joyeuse saison de l'�t� et l'entr�e dans la s�v�re et laborieuse
p�riode de l'hiver. De la m�me fa�on, d'autres institutions de
l'Eglise chr�tienne dominante et m�me certaines c�r�monies
particuli�res peuvent �tre utilis�es pour �tablir le culte moniste.

Le service divin du _dimanche_, qui toujours, � titre de jour primitif
de repos de l'�dification et du d�lassement, a suivi les six jours de
la semaine de travail subira dans l'�glise moniste un perfectionnement
essentiel. Au lieu de la foi mystique en des miracles surnaturels
interviendra la _science_ claire des v�ritables merveilles de la
nature. Les �glises consid�r�es comme lieu de d�votion ne seront pas
orn�es d'images des saints et de crucifix, mais de repr�sentations
artistiques tir�es de l'in�puisable tr�sor de beaut�s que fournit la
vie de l'homme et celle de la nature. Entre les hautes colonnes des
d�mes gothiques qui sont entour�es de lianes, les sveltes palmiers et
les foug�res arborescentes, les gracieux bananiers et les bambous
rappelleront la force cr�atrice des tropiques. Dans de grands
aquariums, au-dessous des fen�tres, les gracieuses m�duses et les
siphonophores, les coraux et les ast�ries enseigneront les formes
artistiques de la vie marine. Au lieu du ma�tre autel sera une
_uranie_ qui montre dans les mouvements des corps c�lestes la toute
puissance de la loi de substance. En fait, maintenant, beaucoup de
gens instruits trouvent leur �dification non dans l'audition de
pr�cheurs riches en phrases et pauvres en pens�e, mais en assistant �
des conf�rences publiques sur la science et sur l'art, dans la
jouissance des beaut�s infinies qui sortent du sein de notre m�re
nature en un fleuve intarissable.


=19. Ego�sme et altruisme.=--Les deux piliers de la vaine morale et
de la sociologie sont constitu�s par l'�go�sme et l'altruisme en
_�quilibre exact_. Cela est vrai de l'homme comme de tous les autres
_animaux sociaux_. De m�me que la prosp�rit� de la soci�t� est li�e �
celle des personnes qui la composent; d'autre part, le plein
d�veloppement de l'essence individuelle de l'homme n'est possible que
dans la vie en commun avec ses semblables. La _morale chr�tienne_
c�l�bre la valeur exclusive de l'altruisme et ne veut accorder aucun
droit � l'�go�sme. Tout contrairement se conduit la morale
aristocratique moderne (de MAX STIRNER � FR. NIETZSCHE). Les deux
extr�mes sont �galement faux et contredisent �galement aux exigences
sacr�es de la nature sociale. (Cf. HERMANN TURCK, FR. NIETZSCHE _und
seine philosophischen Irrewege_, (I�na 1891). L. BUCHNER, _Die
Philosophie des Egoismus_, _Internationale Literatur Berichte_.) IV. I
(7 Janvier 1887).


=20. Coup d'oeil sur le XXe si�cle.=--La ferme conviction en la
_v�rit� de la philosophie moniste_ qui perce dans tout mon livre sur
les _�nigmes de l'univers_, du commencement � la fin, se fonde tout
d'abord sur les progr�s merveilleux accomplis par la science naturelle
au cours du XIXe si�cle. Mais elle nous invite �galement � jeter
encore un regard plein d'espoir sur le XXe si�cle qui commence � poser
cette question. �Nous sentons-nous �mus par l'essor d'un esprit
nouveau et _portons-nous en nous-m�mes le pressentiment s�r et le
sentiment certain de quelque chose de sup�rieur et de meilleur?_�
JULIUS HART dont l'_Histoire de la litt�rature universelle_ (2 vol.
Berlin 1894), a contribu� beaucoup � �clairer en tous sens cette
question importante, l'a r�cemment r�solue avec esprit dans un nouvel
ouvrage: �_Zukunftsland_. _Im Kampf um eine Weltanschauung_, 1er vol.
_Der Neue Gott_. _Ein Anblick auf das kommende Jahrhundert._� Pour
moi, je r�ponds � la question incontestablement par l'affirmative,
parce que je consid�re comme le plus grand progr�s pouvant amener
enfin � la solution des ��nigmes de l'univers� l'�tablissement s�r de
la loi de substance et de la doctrine �volutionniste qui y est
ins�parablement li�e. Je ne m�connais pas le lourd fardeau que nous
impose la perte douleureuse dont souffre l'humanit� moderne en voyant
dispara�tre les croyances r�gnantes et les esp�rances d'un avenir
meilleur qui s'y rattachent. Mais je trouve une grande compensation
dans le tr�sor in�puisable ouvert � nous par la conception unitaire du
monde. Je suis fermement convaincu que le XXe si�cle nous permettra
pour la premi�re fois de jouir prochainement de ces tr�sors
intellectuels et nous conduira ainsi � la religion _du vrai, du bien
et du beau_ que Goethe a si noblement con�ue.




TABLE DES MATIERES


  CHAPITRE PREMIER.--=Comment se posent les �nigmes de l'univers.=

  Tableau g�n�ral de la culture intellectuelle au XIXe si�cle.
  Le conflit des syst�mes. Monisme et dualisme.                      1


  CHAPITRE II.--=Comment est construit notre corps.=

  �tudes monistes d'anatomie humaine et compar�e. Conformit�
  d'ensemble et de d�tail entre l'organisation de l'homme et
  celle des mammif�res.                                             25


  CHAPITRE III.--=Notre vie.=

  �tudes monistes de physiologie humaine et compar�e. Identit�,
  dans toutes les fonctions de la vie, entre l'homme et les
  mammif�res.                                                       45


  CHAPITRE IV.--=Notre embryologie.=

  �tudes monistes d'ontog�nie humaine et compar�e. Identit� du
  d�veloppement de l'embryon et de l'adulte, chez l'homme et
  chez les vert�br�s.                                               61


  CHAPITRE V.--=Notre g�n�alogie.=

  �tudes monistes sur l'origine et la descendance de l'homme,
  tendant � montrer qu'il descend des vert�br�s et directement
  des primates.                                                     81


  CHAPITRE VI.--=De la nature de l'�me.=

  �tudes monistes sur le concept d'�me. Devoirs et m�thodes de
  la psychologie scientifique. M�tamorphoses psychologiques.       101


  CHAPITRE VII.--=Degr�s dans la hi�rarchie de l'�me.=

  �tudes monistes de psychologie compar�e. L'�chelle
  psychologique. Psychoplasma et syst�me nerveux. Instinct
  et raison.                                                       125


  CHAPITRE VIII.--=Embryologie de l'�me.=

  �tudes monistes de psychologie ontog�n�tique. D�veloppement
  de la vie psychique au cours de la vie individuelle de la
  personne.                                                        153


  CHAPITRE IX.--=Phylog�nie de l'�me.=

  �tudes monistes de psychologie phylog�n�tique. Evolution de
  la vie psychique dans la s�rie animale des anc�tres de l'homme.  171


  CHAPITRE X.--=Conscience de l'�me.=

  �tudes monistes sur la vie psychique consciente et
  inconsciente. Embryologie et th�orie de la conscience.           195


  CHAPITRE XI.--=Immortalit� de l'�me.=

  �tudes monistes sur le thanatisme et l'athanisme. Immortalit�
  cosmique et immortalit� personnelle. Agr�gation qui constitue
  la substance de l'�me.                                           217


  CHAPITRE XII.--=La loi de substance.=

  �tudes monistes sur la loi fondamentale cosmologique.
  Conservation de la mati�re et de l'�nergie. Concepts de
  substance kyn�tique et de substance pyknotique.                  243


  CHAPITRE XIII.--=Histoire du d�veloppement de l'Univers.=

  �tudes monistes sur l'�ternelle �volution de l'univers.
  Cr�ation, commencement et fin du monde. Cosmog�nie cr�atiste
  et cosmog�nie g�n�tique.                                         267


  CHAPITRE XIV.--=Unit� de la nature.=

  �tudes monistes sur l'unit� mat�rielle et �nerg�tique du
  Cosmos. M�canisme et vitalisme. But, fin et hasard.              291


  CHAPITRE XV.--=Dieu et le monde.=

  �tudes monistes sur le th�isme et le panth�isme. Le monoth�isme
  anthropistique des trois grandes religions m�diterran�ennes. Le
  Dieu extramondain et le Dieu intramondain.                       315


  CHAPITRE XVI.--=Science et croyance.=

  �tudes monistes sur la connaissance de la v�rit�. Activit� des
  sens et activit� de la raison. Croyance et superstition.
  Exp�rience et r�v�lation.                                        335


  CHAPITRE XVII.--=Science et christianisme.=

  �tudes monistes sur le conflit entre l'exp�rience scientifique
  et la r�v�lation chr�tienne. Quatre p�riodes dans la
  m�tamorphose historique de la religion chr�tienne. Raison
  et dogme.                                                        353


  CHAPITRE XVIII.--=Notre religion moniste.=

  �tudes monistes sur la religion de la raison et son harmonie
  avec la science. Le triple id�al du culte: le vrai, le beau,
  le bien.                                                         377


  CHAPITRE XIX.--=Notre morale moniste.=

  �tudes monistes sur la loi fondamentale �thique. �quilibre
  entre l'amour de soi et l'amour du prochain. �gale l�gitimit�
  de l'�go�sme et de l'altruisme. Faute de la morale chr�tienne.
  �tat, �cole et �glise.                                           395


  CHAPITRE XX.--=Solution des �nigmes de l'Univers.=

  Coup d'oeil r�trospectif sur les progr�s de la connaissance
  scientifique de l'univers du XIXe si�cle. R�ponses donn�es
  aux Enigmes de l'univers par la philosophie naturelle moniste.   417


  APPENDICE.--=Notes et �claircissements.=                         433

   Paris.--Typ. A. DAVY, 52 rue Madame.--_T�l�phone._




    Librairie C. REINWALD.--SCHLEICHER Fr�res, Editeurs

    Paris.--15, rue des Saints-P�res, 15.--Paris




Ouvrages d'ERNEST HAECKEL

Professeur de Zoologie � l'Universit� d'I�na


   =Histoire de la cr�ation des �tres organis�s d'apr�s les lois
   naturelles.= Conf�rence scientifique sur la doctrine de
   l'�volution en g�n�ral et celle de Darwin, Goethe et Lamarck en
   particulier. Traduit de l'allemand et revu sur la septi�me
   �dition allemande, par le Dr Ch. Letourneau, 3e �dition.

    1 vol in-8o avec 17 planches, 20 gravures sur bois, 21 tableaux
    g�n�alogiques et une carte chromolithographique. Cartonn� �
    l'anglaise.      12 50

   =Lettres d'un voyageur dans l'Inde.= Traduit de l'allemand par
   le Dr Ch. Letourneau.

    1 vol. in-8o cartonn� � l'anglaise.      8  �

    =Anthropog�nie ou Histoire de l'�volution humaine.= Traduit de
    l'allemand par le Dr Ch. Letourneau.      Epuis�

   =Le Monisme, lien entre la religion et la science.= Profession
   de foi d'un naturaliste. Pr�face et traduction de G. Vacher de
   Lapouge.

    Brochure grand in-8o.      2  �

   =Etat actuel de nos connaissances sur l'origine de l'homme.=
   M�moire pr�sent� au 4e Congr�s international de Zoologie �
   Cambridge (Angleterre), le 26 ao�t 1898, augment� de remarques
   et tables explicatives, traduit sur la 7e �dition allemande et
   accompagn� d'une pr�face par le Dr L. Laloy.

    Brochure grand in-8o. Nouveau tirage.      2  �


   BUCHNER (Louis).--=A l'aurore du si�cle.= Coup d'oeil d'un
   penseur sur le Pass� et l'Avenir, par le Dr Louis B�chner.
   Traduit de l'allemand par le Dr Laloy.

    1 vol. in-8o.      4  �

   ROYER (Mme Cl�mence).--=La Constitution du Monde.= Dynamique des
   atomes. Nouveaux principes de philosophie naturelle par Mme
   Cl�mence Royer.

    1 vol. in-8o de xxii-800 pages avec 92 figures et 4 planches      15  �


Imp. C. RENAUDIE, 56, rue de Seine, Paris--4452





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and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
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Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
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501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
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business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
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page at https://pglaf.org

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     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


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Literary Archive Foundation

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