The Project Gutenberg EBook of Genevi�ve, by Alphonse Karr

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Title: Genevi�ve

Author: Alphonse Karr

Release Date: February 3, 2012 [EBook #38756]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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GENEVI�VE

TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE

Imprimeur du S�nat et de la Cour de Cassation

rue de Vaugirard, 9




GENEVI�VE

PAR

ALPHONSE KARR

NOUVELLE �DITION

PARIS

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie

RUE PIERRE-SARRAZIN, N� 14

1857

Droit de traduction r�serv�

A

L�ON GATAYES




GENEVI�VE.




PREMI�RE PARTIE.




I


Vers la fin du mois d'octobre, � minuit, il pleuvait de la neige fondue;
le ciel �tait gris et d'une seule pi�ce, comme une triste et froide
coupole de plomb. C'�tait une de ces pluies calmes, continues, �gales,
sans violence ni pr�cipitation, qui font croire facilement qu'il pleuvra
toujours ainsi jusqu'� la fin des si�cles.

A une maison pr�s de la porte des Mariniers, � Ch�lons-sur-Marne, une
fen�tre s'ouvrit, et quelque chose fut pouss� sur le balcon; apr�s quoi
on referma la fen�tre. Ce quelque chose, � le regarder de plus pr�s,
�tait un jeune homme � moiti� v�tu. Il avait la t�te nue, et les pieds
dans des pantoufles de maroquin vert. Arriv� sur la terrasse, son
premier soin fut de boutonner son habit, pour r�sister de son mieux au
froid et � la pluie; ensuite il chercha par quel moyen il pourrait
descendre du balcon en bas. Il faut croire qu'il n'en trouva aucun, car
� six heures du matin il �tait encore blotti dans un coin, immobile,
retenant son haleine, autant par la crainte de faire du bruit, que par
celle de renouveler la sensation du froid, en causant le moindre
d�rangement � ses v�tements coll�s sur son corps par la pluie glac�e qui
n'avait pas cess� de tomber.




II


Il est bon de dire comment ce jeune homme �tait arriv� sur le balcon.

Mme Lauter, qui, avant son mariage, s'appelait Mlle Rosalie Chaumier,
demeurait chez une tante. C'est l� que M. Lauter la rencontra, et qu'il
fut oblig� de faire une variante au mot de C�sar, et de dire: �Je suis
venu, j'ai vu, _j'ai �t� vaincu_.� M. Lauter avait trente-cinq ans. Mlle
Rosalie Chaumier, dix-huit; en attendant qu'elle pr�t du go�t pour son
mari, elle avait, comme toutes les filles, un go�t prononc� pour le
mariage; en peu de temps elle devint Mme Lauter, et vint habiter, �
Ch�lons, la maison de son mari.

Le faible de M. Lauter �tait une grande pr�tention � la force et au
sto�cisme. Cette pr�tention n'�tait nullement justifi�e, et n'avait pour
pr�texte que l'admiration qu'inspirent naturellement, entre les qualit�s
que l'on n'a pas, celles dont on est le plus �loign�. De cette
admiration on passe graduellement au regret de ne les avoir pas, au
d�sir de les acqu�rir, � la conviction de les poss�der, � la vanit� de
s'en parer.

M. Lauter �tait bon, sensible, g�n�reux; c'�tait assez de chances pour
souffrir dans la vie; mais son pr�tendu sto�cisme les augmentait
singuli�rement: il lui fallait, en effet, souffrir en dedans sans avouer
ses souffrances, sans les faire �vaporer en plaintes, en r�cits, en
g�missements, en impr�cations, qui ont le double avantage de diminuer
les chagrins et de s'en faire plaindre davantage.

Mme Lauter �tait, comme sont toutes les femmes (except� vous, madame,
qui lisez ce livre), comme sont toutes les femmes, m�me les plus sages.

Elle �tait coquette; elle voulait qu'on la trouv�t belle, et elle
l'�tait en effet; elle voulait qu'on f�t amoureux d'elle. Elle n'e�t
trouv� que juste et raisonnable que tous les coeurs de l'univers
fussent tourn�s vers elle, et, si quelqu'un paraissait se diriger d'un
autre c�t�, quelque m�prisable qu'il f�t ou qu'il lui par�t, quelque peu
d'attention qu'elle e�t donn� � sa soumission, s'il se f�t soumis, elle
ne laissait pas d'en ressentir un peu de mauvaise humeur et de col�re.

Il n'est pas de femme, toujours except� vous, madame, qui ne se croie
des droits inattaquables � tout ce qu'il y a d'amour dans tous les
coeurs qui sont au monde.

De m�me qu'un parfum pr�cieux r�pand les m�mes �manations conserv� dans
un flacon d'or cisel�, ou dans une cruche de gr�s, l'amour est toujours
l'amour; et il contient tant d'admiration qu'on peut l'inspirer sans
honte au plus obscur des hommes: tout ce qu'on se doit est de ne pas
l'�prouver soi-m�me.

Chaque femme se croit vol�e de tout l'amour qu'on a pour une autre.

C'est ce qui explique le soin que semblent prendre tant de dames de la
chastet� de leur femme de chambre, et la brusquerie qu'elles ne peuvent
s'emp�cher de lui t�moigner si elles ont quelques raisons de lui croire
un amant: car, si elles ne l'honorent pas du titre de rivale, elles
peuvent, sans d�roger, l'appeler voleuse, et la traiter, quand elle se
permet d'�tre aim�e, comme si en leur absence, elle s'�tait permis de
mettre des fleurs dans ses cheveux ou sur ses �paules un mantelet garni
de dentelles, ou tout autre ornement r�serv� � sa ma�tresse.

C'est ce sentiment qui avait attir� l'attention de Mme Lauter sur un
jeune homme assez insignifiant qui vint un jour s'�tablir dans la ville;
Mme Lauter, quoique jeune encore, avait cependant deux enfants que l'on
�levait � la maison. La m�disance l'avait toujours respect�e. Sa
coquetterie avait trouv� si peu de r�sistance jusque-l�, qu'elle �tait
rest�e parfaitement innocente; les coeurs s'�taient toujours rendus
sans coup f�rir. Tout combat co�te des pertes, m�me au vainqueur, mais
on n'avait pas combattu; tout le monde s'�tait rendu de si bonne gr�ce,
que Mme Lauter n'avait pas attach� plus de prix aux gens qu'ils n'en
semblaient mettre � eux-m�mes.

M. Stoltz �tait un jeune homme dont la profession �tait d'attendre avec
quelque fortune que la mort d'un vieux parent lui en apport�t une plus
consid�rable. La premi�re fois qu'il se manifesta � Ch�lons, ce fut �
une assembl�e o� se trouvait �galement Mme Lauter. M. Stoltz, timide et
embarrass�, choisit, pour s'occuper d'elle, la femme autour de laquelle
il vit le moins de monde, celle qui, par son peu de beaut�, lui parut
condamn�e � la plus grande indulgence. Cette modestie, que tout le monde
prit pour un libre choix, parut au moins une bizarrerie, et il est �
gager que Mme Lauter ne fut pas la seule qui d�t le soir � son mari en
rentrant au domicile conjugal:

�On nous a pr�sent� ce soir un jeune homme bien nul. Il s'est rendu
justice en prenant Mme Reiss pour but de ses gauches attentions.
N'avez-vous pas remarqu� avec quelle maladresse il a salu� en entrant?�

A quoi M. Lauter ne r�pondit rien, parce que M. Stoltz lui �tait
parfaitement indiff�rent et qu'il ne l'avait peut-�tre pas vu.

Le lendemain, au d�jeuner, Mme Lauter dit � son mari:

�Connaissez-vous rien de plus ridicule que Mme Reiss? Elle �tait
d�collet�e hier comme s'il se f�t agi d'un bal � la pr�fecture, sans
compter une douzaine de gros vilains diamants qu'elle mettrait, je
crois, pour aller manger de la cr�me � la campagne, et avec lesquels
elle ne peut manquer de coucher.�

A quoi M. Lauter ne r�pondit rien.

�C'est chez nous dans trois jours qu'a lieu l'assembl�e, ajouta Mme
Lauter. Pensez-vous qu'il faille inviter ce Koltz ou Stoltz?

--Vous ferez � ce sujet absolument tout ce que vous voudrez, r�pondit M.
Lauter.

--Je l'engagerai, parce que sa pr�sence m'exemptera de l'obligation de
prescrire aux hommes qui viennent chez moi la corv�e de faire valser Mme
Reiss � tour de r�le.�




III


M. Stoltz �tait chasseur. On commen�ait � chasser aux cailles vertes
dans les bl�s avec des chiens d'arr�t. Il rencontra un jour M. Lauter,
et ils chass�rent de compagnie. Depuis ce jour, M. Stoltz vint
habituellement � la maison.




IV

Une femme fid�le.


Mme Lauter, encore sur ce point, �tait comme toutes les femmes, except�
vous, madame: elle ne pla�ait l'infid�lit� que dans la derni�re faveur.
Tout ce qui pr�c�de n'�tait coupable � ses yeux que parce que cela
d'ordinaire conduit par degr�s _� l'infid�lit�_; mais pour la femme qui
pouvait avec certitude se promettre de ne pas se laisser entra�ner
jusque-_l�_, le reste n'avait pas la plus petite importance.

C'est pourquoi, au bout de quelque temps, ses yeux rencontr�rent ceux de
M. Stoltz. Il y a un moment o� deux regards qui se rencontrent, se
touchent par un certain point qui produit une commotion dans la
poitrine. Ils ne peuvent plus alors se d�tacher l'un de l'autre; il
s'�tablit entre eux une sorte de conducteur �lectrique invisible qui
transmet par un �change doux et poignant l'�me et la vie. C'est en vain
que l'une des deux personnes entre lesquelles s'est �tablie cette
communication voudrait baisser ou d�tourner les yeux; elle est sous
l'influence d'un magn�tisme puissant, imp�rieux, invincible. Il se donne
alors par les yeux un long baiser d'�me, dans lequel se m�lent et se
confondent deux existences; � ce moment, chacun sent la vie l'abandonner
et sa poitrine manquer de souffle, jusqu'� ce que la vie et le souffle
de l'autre viennent voluptueusement remplacer la vie et le souffle qu'on
lui a donn�s.

Ce n'est rien que cela, et Mme Lauter se disait: �Je suis coquette,
mais rien au monde ne me ferait manquer � mes devoirs.�

Il vint un moment o� lorsque, par hasard. M. Stoltz et Mme Lauter se
trouvaient seuls ensemble, tous deux rougissaient, n'osaient lever les
yeux l'un sur l'autre, et n'eussent pas prononc� une syllabe, quand on
les e�t laiss�s ensemble pendant huit ans.

Mme Lauter devint inqui�te, impatiente. Quand M. Stoltz n'�tait pas l�,
elle ne pouvait rester en place: elle se mettait au clavecin, commen�ait
n'importe quel air, et le finissait invariablement par la valse qu'elle
avait pour la premi�re fois dans�e avec M. Stoltz.

Elle ne s'occupa plus de ses enfants, repoussa leurs caresses avec
brusquerie, fut avec eux violente, injuste, exigeante.

Elle n�gligea sa maison, le d�ner fut servi � des heures irr�guli�res.
M. Lauter demanda pendant un mois un gigot � l'ail, sans pouvoir
l'obtenir; les chemises dudit M. Lauter furent mal pliss�es.

M. Lauter peignait un peu: on d�couvrit que son chevalet encombrait la
maison.

Mme Lauter prit l'habitude de garder ses papillotes toute la journ�e
pour �tre mieux fris�e � l'heure o� arrivait M. Stoltz. C'�tait pour ce
moment seulement qu'elle se parait et se faisait belle.

Un jour, M. Stoltz et elle rest�rent seuls un quart d'heure, sans
parler. Au bout de ce quart d'heure, tous deux comprirent la difficult�
de la situation, et M. Stoltz dit, comme s'il e�t mis un quart d'heure �
m�diter cette pens�e hardie: �Il fait bien mauvais temps aujourd'hui,�
qui signifie tout simplement: �Je vous aime, je vous d�sire, je vous
adore.� On ne se dit: �Je vous aime,� en propres termes, que quand on a
�puis� toutes les autres mani�res de le dire; et il y en a tant, que
l'on n'arrive quelquefois � dire _le mot_ que lorsqu'on ne sent plus la
chose et que le mot est devenu un mensonge.

M. Lauter rentra alors. Pour Mme Lauter, elle fut distraite et
pr�occup�e pendant deux jours; la voix de Stoltz lui bourdonnait sans
cesse aux oreilles.

�Mon Dieu! qu'avez-vous donc, dit M. Lauter le troisi�me jour, que vous
ne r�pondez � rien de ce que je vous demande? Vous paraissez triste et
ennuy�e: vous vous promenez seule dans le jardin; quand j'arrive pour
vous rejoindre, causer avec vous de ces fleurs, de ces arbres que nous
aimions ensemble, vous me fuyez; je suis horriblement seul; il me semble
ici qu'il y a quelqu'un de mort, et ce quelqu'un est la douce confiance
qui a tant d'ann�es embelli notre vie. Vous n'�tes plus ni affable ni
pr�venante pour personne; il me semble que vos enfants et moi nous vous
soyons devenus odieux. Vous �tiez la joie et la paix de la maison: vous
en faites aujourd'hui une maison de tristesse et de discorde.�

Mme Lauter fut int�rieurement tr�s-irrit�e de ces repr�sentations de son
mari: elle pensait que toute la terre devait lui savoir gr� des limites
qu'elle avait impos�es � son sentiment pour Stoltz; son mari surtout,
pour lequel elle se conservait au prix de tant de combats, e�t d� se
montrer plein de gratitude et de v�n�ration. Elle ne songeait pas assez
que ces combats et cette victoire �taient ignor�s, et que, s'ils eussent
�t� connus, M. Lauter e�t bien pu s'en affliger et s'en offenser autant
que d'une d�faite. Elle r�pondit avec aigreur qu'il �tait bien
malheureux pour une femme de ne pouvoir �tre appr�ci�e par son mari; que
n�anmoins, malgr� ses injustices et son humeur insupportable, elle
n'oublierait jamais ce qu'elle se devait � elle-m�me et qu'elle
resterait toujours _fid�le � ses devoirs_, comme elle l'avait toujours
�t�.

M. Lauter lui r�pondit qu'il rendait justice � ses moeurs et � sa
sagesse, mais que les _devoirs d'une jeune femme_ consistent dans bien
d'autres choses que la fid�lit� � son mari: qu'elle doit �tre la
providence, la consolation, l'attrait et le charme de la maison; qu'une
femme n'a pas rempli exactement ses devoirs si, tout en restant fid�le �
son mari, elle le fait mourir � force de petits chagrins et de mesquines
tracasseries.

Et il aurait pu ajouter que la fid�lit� dont Mme Rosalie Lauter se
targuait, pour �tre sur les autres points si parfaitement insupportable,
n'�tait nullement compl�te par le peu qu'elle r�servait � son mari.

Il arriva vers ce temps que M. Lauter fit un voyage de deux mois. M.
Stoltz vint, comme de coutume, tous les jours � la maison. Il n'y avait
pas bien loin de cinq mois que Stoltz et Rosalie se disaient chaque jour
qu'ils s'aimaient par les indices les plus clairs, par les preuves les
plus convaincantes, lorsque Stoltz sentit le besoin de ne pas cacher
plus longtemps son amour � Mme Lauter, et lui tint � peu pr�s ce
langage:

�Il est un _secret_ qui m'oppresse, un secret qui me remplit le coeur,
qui est � chaque instant sur mes l�vres, et que j'ai eu le courage et la
force de vous _d�rober_; et, en ce moment o� il faut que je parle, o� je
suis d�cid� � vous ouvrir enfin mon coeur, j'h�site, tant je redoute
votre _�tonnement_ et votre _indignation_. _Je vous aime._

--H�las! dit Mme Lauter; je ne serai avec vous ni prude ni _dissimul�e_.
Il est un secret inconnu au monde entier et que je voudrais me cacher �
moi-m�me: je vous aime aussi; vous seul occupez mon �me et ma pens�e; je
ne vis que par vous; votre image est pr�sente pour moi et le jour et la
nuit; mais n'esp�rez pas que jamais _j'oublie mes devoirs_ un seul
instant.�

Stoltz pria, pleura, g�mit; Mme Lauter fut inflexible. Elle lui permit
bien, il est vrai, et par degr�s, de baiser sa main et ses cheveux, et
son front; elle lui donna, il faut le dire, un bracelet de ces m�mes
cheveux; elle re�ut ses lettres et elle lui r�pondit; ces lettres, je
n'essayerai pas de le cacher, �taient remplies de l'expression de la
passion la plus ardente; on arriva � s'y tutoyer et � s'appeler _cher
ange_; on passa les soir�es enti�res � plonger les regards dans les
regards, � se serrer les mains de telle fa�on que, par les paumes qui se
touchent, il semble que les veines s'ouvrent et s'unissent, et que le
sang se m�le.

Un soir m�me, leurs yeux attir�rent leurs l�vres; un long baiser les
laissa tous deux �tourdis, an�antis; mais n�anmoins Mme Lauter n'oublia
pas _ses devoirs_ et _se conserva � son mari_.

Cependant, gr�ce aux imprudences que commettent sans cesse les gens
vertueux, quand ils r�vent le crime sans en �tre arriv�s encore � la
prudence de la complicit� et des pr�cautions prises de concert, Mme
Lauter �tait bien plus compromise aux yeux du monde que ne l'e�t �t� une
femme qui e�t pris franchement un amant. La justice du monde, comme la
justice des lois, ne d�couvre presque jamais les crimes que lorsqu'ils
n'existent pas encore, ou lorsqu'ils n'existent plus. Personne ne
doutait que Stoltz ne f�t l'amant de Mme Lauter: on plaignait le mari et
on se moquait de lui. Et quand, pour des affaires survenues depuis son
d�part, Rosalie �crivit plusieurs lettres � son mari pour h�ter son
retour, lorsqu'elle laissa voir la vive impatience que lui causaient de
nouveaux retards � l'arriv�e de M. Lauter, lorsque surtout, pour
�chapper � Stoltz et � elle-m�me, feignant de croire Lauter malade, elle
se d�termina � l'aller rejoindre, ses amis et ses amies se livr�rent aux
conjectures les plus hasardeuses et les plus fausses, et lorsqu'un
habitu� des assembl�es dit assez grossi�rement:

�Ah �a! quelle diable d'envie a donc Mme Lauter de coucher avec son
mari?�

Mme Reiss r�pliqua charitablement:

�Oh! mon Dieu! c'est une envie de femme grosse.�




V


Mme Reiss calomniait Mme Lauter. Mais Mme Lauter trouvait Mme Reiss si
laide qu'elle �tait bien veng�e � l'avance. N�anmoins, Mme Lauter �tait
toujours fid�le � son mari; elle passait quelquefois de longues heures
avec Stoltz, � divulguer tous les petits d�fauts et tous les petits
ridicules de M. Lauter, � le pr�senter comme un homme incapable de
comprendre et d'appr�cier une femme comme elle, comme un homme d'un
esprit vulgaire, d'un tact grossier, d'un coeur sans d�licatesse; � se
dire la plus malheureuse des femmes; � appeler Stoltz son ami, � appuyer
sa t�te sur son sein; mais, quelques efforts que put faire le jeune
homme, c'�tait, avec les l�g�res faveurs que nous avons mentionn�es plus
haut, tout ce qu'il pouvait obtenir de Mme Rosalie Lauter, femme fid�le,
attach�e invinciblement � ses devoirs, disant � chaque instant: �Je suis
bien heureuse de n'avoir rien � me reprocher;� et trouvant fort ridicule
et on ne peut plus odieux que M. Lauter laiss�t percer quelquefois comme
un mouvement de jalousie et de mauvaise humeur.

Je me suis figur� bien souvent que les femmes ne comprennent rien � la
po�sie de l'amour, et qu'il n'en est pas une peut-�tre qui sache bien ce
que c'est que la puret�. Certes, au bal, et dans ces cohues....

Messieurs les imprimeurs, s'il vous semble voir ici des vers,
imprimez-les n�anmoins en lignes de prose. Laissez-moi un peu faire
comme ces enfants des contes arabes, qui jouaient au bouchon avec des
palets de rubis et de topazes.




VI

A C*** S***.


Certes, au bal, et dans ces cohues, o� l'on vient pour se coudoyer; o�
les femmes se mettent nues, sous pr�texte de _s'habiller_; o� des maris
cr�tins exhibent les �paules de leurs femmes ainsi que leurs seins et
leurs bras (et puis ce que je ne dis pas, car toute la pudeur n'est que
dans les paroles); au milieu d'un essaim fris� de jeunes dr�les qui
n'ont pas m�me soin de leur dire tout bas qu'ils voudraient bien coucher
avec elles, beaux r�les pour messieurs les �poux! Ils ne savent donc pas
que la femme d'un autre a bien assez d'appas, et que par cela seul elle
est assez jolie, sans qu'il leur faille encore aller la couronner de
perles et d'immodestie, bouchon de paille, embl�me, h�las! d'ignominie!
qui dit qu'elle est � vendre ou du moins � donner.

Certes, au th��tre, et sous un soleil d'huile, � l'ombre d'arbres de
carton, lorsque les histrions roucoulent � la file une monotone chanson;
au th��tre, o� la reine des coulisses, et la plus cher pay�e au milieu
des actrices, celle que l'on dit _grande_, est toujours la catin qui
sait un nouvel art, de nouveaux artifices, pour montrer aux quinquets,
le soir, de maigres cuisses que personne autre part ne voudrait voir
pour rien.

Au th��tre, au salon, il suffit d'�tre belle, d'avoir sur un front pur
d'�pais cheveux liss�s, sous des sourcils arqu�s une noire prunelle, et
d'humides regards sous des cils abaiss�s: un pied �troit et des mains
blanches, un corsage bien fin avec de larges hanches.

Mais j'�tais seul, un de ces derniers soirs, seul sur le gazon vert d'un
tranquille rivage; les �toiles du ciel, dans les peupliers noirs,
semblaient des fruits de feu sem�s dans le feuillage. Le soleil au
couchant ne laissait qu'un reflet toujours s'assombrissant du pourpre au
violet. La lune se levait rouge et grande derri�re l'�glise au toit aigu
que couronne un vieux lierre; on n'entendait plus rien que l'onde qui
coulait, et, contre ma chaloupe, en grondant, se brisait, l'haleine de
mon chien �tendu sur la terre, et, sous les jaunes fleurs de larges
n�nufars, des grenouilles en choeur les longs concerts criards.

Et j'�tais tout en proie � ces mornes extases que l'on doit renoncer �
peindre par des phrases. Mon �me s'�veillait au milieu des odeurs dont
les fleurs, � la nuit, remplacent leurs couleurs. Mes r�ves d'autrefois,
chers morts! riantes ombres! revenaient voltiger parmi les herbes
sombres, comme, pendant le jour, et sous les chauds rayons, m�lant aux
fleurs des pr�s leurs cr�pitantes ailes, voltigeaient au soleil les
vertes _demoiselles_, insectes n�s des eaux, nautiques escadrons, sur
les roses sainfoins, sur les jaun�tres gaudes, fleurs sans tige, ou
plut�t vivantes �meraudes.

Et je vis, dans ce r�ve �trange et sans sommeil, les fant�mes de mes
journ�es, les unes de fleurs couronn�es, avec un sourire vermeil, les
autres tra�nant en silence, d'un pas morne et majestueux, de longs
habits de deuil, avec de grands yeux creux sans regards et sans
esp�rance.

Mais ce qui, ce soir-l�, frappa surtout mes yeux, ce fut votre figure, �
C*** S***! non telle que vous fit un parjure odieux, mais telle
qu'autrefois je vous vis, jeune fille, avec vos cheveux bruns en
bandeau sur le front, ce sourire d'archange et ce regard profond.

Et je pensais: � l'heure o� l'on sonne � l'�glise la derni�re pri�re, au
loin silencieux, du sol on voit monter comme une vapeur grise, sortant
de l'herbe et s'�levant aux cieux; c'est l'encens qu'exhale la terre,
c'est la solennelle pri�re de la cr�ation enti�re au Cr�ateur: chaque
fleur, chaque plante y m�le son odeur, la campanule bleue en fleur dans
nos prairies, l'alpen-rose, le pied dans la neige des monts, et le grand
cactus rouge, h�te des Arabies, et les algues des mers dans leurs
gouffres sans fonds, l'oiseau son dernier chant au bord de sa demeure,
et l'homme des pensers qu'il ne sait qu'� cette heure.

Ce nuage divin, form� de tant d'amours, monte au tr�ne de Dieu, d�me
reconnaissante de ce que doit la terre � sa bont� puissante, s'�tend....
et c'est ainsi que finissent les jours.

Ah! qu'il est beau l'amour, tel qu'on le sent dans l'�me, sous les
saules, le soir, l'amour myst�rieux qui s'�chappe du coeur et s'en
retourne aux cieux! Qu'il est beau, noble et pur!... Mais, h�las! quelle
femme m�rite ce tr�sor, cette divine flamme?...

Au th��tre, au salon, il suffit d'�tre belle, d'avoir sur un front pur
d'�pais cheveux liss�s, sous des sourcils arqu�s une noire prunelle, et
d'humides regards sous des cils abaiss�s; un pied �troit et des mains
blanches, une fine ceinture avec de larges hanches.

Mais ce que l'on d�sire � l'instant solennel dont je parle, et ce dont
l'indulgente nature a mis dans notre sein un portrait immortel, c'est
une vierge sainte et pure! Cherchez-la dans notre Babel!

Vierge d'�me et de corps, ignorante, ignor�e, vierge de ses propres
d�sirs, vierge qu'aucun n'a vue et d�sir�e, vierge qui n'a jamais �t�
m�me effleur�e par de lointains soupirs!

Vierge qui m'attendrait, en elle recueillie, qui garderait pour moi
chaque sensation; vierge dont l'�me encore incompl�te, engourdie,
tranquille, m'attendrait comme un soleil f�cond qui doit l'�veiller � la
vie!

Car m�diocrement, pour moi, je me soucie de ces tristes virginit�s,
invalides soldats dont les corps d�vast�s, sans jambes et sans bras,
n'ont gard� que la vie.

Virginit�, grand Dieu! rose dont chaque feuille tombe � son tour sur le
gazon, et qui ne laisse, � celui qui la cueille, qu'une fleur de
convention! Virginit�, collier de perles rares, de belles perles
d'Orient, qui s'effile en tombant, et dont des mains avares se partagent
les grains sur la terre roulant! Car je n'appelle pas vierge une jeune
fille qui donne des cheveux � son petit cousin, ou qui chaque matin se
rencontre et babille avec un �colier dans le fond du jardin; je
n'appelle pas vierge une fille qui donne un coup d'oeil au miroir
sit�t que quelqu'un sonne.

Pour celui-ci, d'abord, pour la premi�re fois, elle voulut �tre belle et
par�e; par cet autre sa main en dansant fut serr�e; celui-l� vit sa
jambe, un certain jour qu'au bois on montait � cheval: un autre eut un
sourire; un autre s'empara, tout en feignant de rire, d'une fleur morte
sur son sein; un autre osa baiser sa main. Dans ces _jeux innocents_,
source de tant de fi�vres qui troublent les jeunes sens, un monsieur a
bais�, devant les grands parents, tout en baisant la joue, un peu le
coin des l�vres; on a rougi vingt fois d'un mot ou d'un regard; on a
re�u des vers et rendu de la prose; et c[ae]tera.... Mais il est une
chose, une seule il est vrai, peut-�tre par hasard, que l'on a su
garder, soit par la maladresse ou l'ignorance du cousin, ou la
clairvoyante sagesse d'une m�re au coup d'oeil certain. C'est encore
une chose rare et difficile, et c'est ce qu'on appelle une vierge! On
l'habille tout de blanc, et l'�poux se rengorge au matin.... Ce n'�tait
pas ainsi que je t'aimais, C***, et que j'aurais voulu te presser sur
mon sein.

J'aurais �t� jaloux, dans mes sombres d�lires, de la fleur que tu sens;
de l'air que tu respires, qui s'embaume dans tes cheveux, du bel azur du
ciel que contemplent tes yeux; j'aurais �t� jaloux de l'aube matinale,
de son premier rayon venant teindre d'opale tes rideaux transparents;
j'aurais �t� jaloux de cet oiseau qui chante, que ton oeil cherche en
vain tout blotti sous sa tente d'�pines aux rameaux blancs; j'aurais �t�
jaloux de cette mousse verte, dans un coin recul� de la for�t d�serte,
gardant sur son velours l'empreinte de tes pieds; j'aurais �t� jaloux du
fruit que mord ta bouche; j'aurais �t� jaloux du tissu qui te touche,
qui te touche et te cache! O tr�sors envi�s! J'aurais �t� jaloux du
baiser que ton p�re sur ton front e�t os� poser, et de l'eau de ton bain
t'embrassant tout enti�re, tout enti�re d'un seul baiser.



VII


Il vint un jour cependant o� Stoltz se pr�senta avec un gilet si bien
fait, et d'une nuance si nouvelle, que les torts que pouvait avoir M.
Lauter � l'�gard de sa femme s'en trouv�rent consid�rablement accrus.
Mme Lauter alors d�cida que son mari n'appr�ciait pas la pers�v�rance
avec laquelle elle restait fid�le � ses devoirs; que c'�tait trop
longtemps jeter des perles devant un pareil �poux; et qu'il serait
injuste et barbare de laisser p�rir Stoltz d'une douleur qui, disait le
m�me Stoltz, ne pouvait tarder beaucoup � le mettre au tombeau. Un
matin donc, M. Lauter se r�veilla � l'�tat d'�poux trahi et malheureux.




VIII

Un �poux malheureux.


Ce jour-l�, Mme Lauter s'enquit d�s le matin s'il ne lui manquait rien;
elle lui conseilla de se bien couvrir et de mettre des bas de laine,
parce qu'il avait fait la veille un orage dont l'air �tait refroidi; le
d�jeuner fut servi de bonne heure; les pommes de terre furent cuites �
point et parfaitement farineuses; ce ne fut, pendant tout le repas,
qu'attentions charmantes de la part de Mme Lauter: elle �piait dans les
yeux de son mari la pens�e la plus fugitive, avec une tendresse
inqui�te; elle ne lui laissait pas le temps de d�sirer la moindre chose,
elle avait devin� et pr�venu son d�sir; apr�s le d�jeuner, elle se mit
au clavecin, et joua � M. Lauter de vieux airs qu'il aimait.

De ce jour-l�, tout fut chang� dans la maison. On admira les peintures
de M. Lauter. Stoltz accepta avec reconnaissance deux grandes toiles de
sept pieds sur quatre, dont les cadres lui co�t�rent cinq cents francs.
Il �tait trop heureux quand M. Lauter voulait bien se servir de son
cheval pour ses affaires ou pour la promenade; il le suivait � la chasse
avec plus de z�le et d'abn�gation que le braque le mieux dress�, et, au
retour, il se confondait en r�cits de la miraculeuse adresse de M.
Lauter. Si M. Lauter avait besoin de quelque chose � la ville voisine,
Stoltz n'�tait-il pas l� pour faire la commission? M. Lauter pouvait
raconter dix fois la m�me histoire, sans qu'il se trouv�t personne pour
l'en faire apercevoir, ou m�me pour le lui laisser soup�onner par une
attention moins soutenue. Stoltz faisait autant de parties d'�checs ou
de trictrac qu'il plaisait au malheureux �poux de Rosalie.

La maison �tait devenue l'asile de la plus douce paix; toutes les voix y
�taient calmes et bienveillantes. Quand, autrefois, M. Lauter avait �
faire quelque petit voyage, c'�tait un affreux d�sordre; on se plaignait
am�rement du soin de faire sa malle, et du l�ger bouleversement dont un
d�part sert toujours de pr�texte aux domestiques; on lui soutenait que
ses pr�tendues affaires n'existaient pas, que son voyage n'�tait qu'un
caprice, ou quelque plaisir qu'il avait sans doute de bonnes raisons
pour ne pas avouer. Maintenant tout est chang�: on fait les pr�paratifs
avec une sollicitude minutieuse; Stoltz pr�te son cuir � rasoir qu'il a
fait venir d'Angleterre; Rosalie fait les plus tendres recommandations
de ne pas �tre trop longtemps, de ne pas se risquer la nuit sur les
chemins, de ne pas se mettre en route le matin sans avoir pris quelque
chose de chaud, etc., etc.

Enfin, M. Lauter est parti; Mme Lauter l'a accompagn� jusqu'� la porte
de la rue; et, � l'angle du chemin, � l'endroit le plus �loign� d'o� il
soit encore possible de voir la maison, M. Lauter ayant arr�t� son
cheval et s'�tant retourn�, il a vu sa femme lui faire, avec un mouchoir
blanc, un signe d'adieu et d'affection.

La nuit vint, et tout le monde dormait du plus profond sommeil,
lorsqu'on entendit frapper plusieurs coups � la porte; en effet,
l'horrible temps qu'il faisait au dehors justifiait l'empressement de la
personne qui demandait � entrer. On demanda du dedans: �Qui est l�?

--Eh, parbleu! r�pondit-on du dehors, c'est moi, Lauter; je suis mouill�
jusqu'aux os.�

Sur cette r�ponse, au lieu d'ouvrir � son ma�tre, la servante alla
frapper � la chambre de Rosalie. Ce ne fut qu'apr�s quelques minutes que
M. Lauter put rentrer chez lui.

�Vite, Rosalie, un grand feu; un noy� ne doit pas �tre aussi mouill� que
moi.�

Lauter se d�shabilla, se chauffa, et, quand il fut un peu remis: �Mon
Dieu, Rosalie, comme tu es p�le! dit-il.

--C'est, reprit Mme Lauter, que vous m'avez r�veill�e brusquement, et
que votre aspect n'avait rien de bien �gayant.

--O� diable sont donc mes pantoufles, Henriette?

--Quelles pantoufles? demanda la servante.

--Eh, parbleu! mes pantoufles; mes pantoufles vertes, celles qui ont de
hauts quartiers.

--Je ne sais pas.�

Rosalie tremblait de tous ses membres.

�J'esp�re, dit-elle, qu'il ne vous est arriv� aucun accident qui ait
caus� votre retour aussi inattendu?

--Nullement, reprit Lauter.... Mais je voudrais bien avoir mes
pantoufles.... J'ai rencontr� � quelques lieues d'ici un messager qui
m'apportait les renseignements que j'allais demander; je me suis figur�
que j'arriverais avant la pluie, et j'ai pr�f�r� passer la nuit aupr�s
de ma jolie Rosalie au s�jour dans une auberge. Mais o� peuvent �tre mes
pantoufles?

--Mon ami, dit Rosalie, vous n'avez pas besoin de pantoufles pour
dormir; et c'est ce qu'il y a de plus opportun en ce moment; vous voil�
s�ch�, le lit ach�vera de vous r�chauffer.�

Lauter se coucha, non sans jeter autour de la chambre un coup d'oeil
destin� � la recherche de ses pantoufles; mais, une fois au lit, il ne
put s'endormir. Il �tait revenu � cheval tellement vite, que son sang en
mouvement chassait invinciblement le moindre sommeil; il se retourna
cent fois dans le lit, cherchant en vain une position plus favorable;
puis il se d�termina � dire � demi-voix: �Rosalie, dors-tu?� Rosalie
dormait moins que lui encore, mais elle ne r�pondit pas. Elle attendait
impatiemment que Lauter succomb�t � un de ces sommeils profonds qui
succ�dent � la fatigue; mais quand elle entendit sonner cinq heures et
qu'elle vit que le jour ne tarderait pas � para�tre, elle se leva
pr�cipitamment.

�O� vas-tu? demanda M. Lauter.

--Je descends.

--Pourquoi? il ne fait pas encore jour.

--Je n'ai plus sommeil.

--Ni moi, quoique je n'aie pas ferm� l'oeil de la nuit; reste aupr�s
de moi, nous causerons.

--Non, j'ai donn� des ordres hier aux domestiques, et il faut que je
veille � leur ex�cution.

--Je t'en prie.

--C'est impossible.�

Quand elle fut partie, Lauter alluma une bougie et essaya de lire un
livre qui se trouvait par hasard sur le somno: ce livre l'ennuya sans
l'endormir; il se leva pour en prendre un autre, et un mouvement naturel
lui fit encore chercher ses pantoufles et dire: �Ah ��! mais o� sont mes
pantoufles?� Il prit la bougie, et chercha autour de la chambre. Tout �
coup il s'arr�ta stup�fait en voyant le quartier d'une de ses pantoufles
qui passait sous la porte-fen�tre qui s'ouvrait sur le balcon; il alla
replacer la bougie sur le somno, en grommelant: �Eh bien! elles vont
�tre jolies! Cette folle d'Henriette qui les laisse sur le balcon par un
temps comme celui-l�!� Il ouvrit alors la fen�tre et se baissa pour
saisir ses pantoufles en t�tonnant; il ne tarda pas � mettre la main sur
une, mais il y avait quelque chose dedans: ce quelque chose �tait un
pied; au bout de ce pied, il trouva une jambe, au bout de cette jambe,
un monsieur. Il saisit le monsieur au collet, l'entra�na dans la
chambre, et s'�cria: �Ah! vol...� Mais tout � coup il s'arr�ta en
reconnaissant M. Stoltz, et lui dit d'une voix terrible: �Monsieur
Stoltz, comment se fait-il que vous soyez dans mes pantoufles?�




IX


Il y eut un long silence. Stoltz cherchait dans sa t�te quelle fable il
pourrait imaginer pour sauver au moins Rosalie. Lauter cherchait �
deviner et ne devinait que trop les d�tails et les causes de ce qui se
passait. Stoltz �tait dans un �tat d�plorable: l'eau glac�e qui �tait
tomb�e sur lui pendant six heures coulait de tout son corps; ses cheveux
pendaient appesantis; son visage �tait p�le et bleu�tre de froid, ses
mains �taient violettes et engourdies, ses yeux �taient rouges dans un
cercle noir�tre, ses dents claquaient, ses genoux tremblaient sous lui;
tout le monde n'e�t vu en lui qu'un objet de piti�: mais Lauter, aveugl�
par la col�re et la passion, lui dit: �Monsieur Stoltz, vous me volez
_tout mon bonheur_.�

Il y eut encore un long silence; puis Lauter se leva, ouvrit une
armoire, en tira une bo�te qu'� sa forme on pouvait supposer renfermer
des pistolets. Il chercha la chaussure de Stoltz, d'un geste imp�rieux
lui ordonna de la mettre, puis lui dit: �Suivez-moi sans faire le
moindre bruit.� Tous deux sortirent en effet par derri�re la maison.

Depuis ce jour, on ne les revit jamais ni l'un ni l'autre.




X

Parlons un peu de M. Chaumier, bourgeois de la petite ville de
Fontainebleau.


Voici comment �tait distribu�e la maison de M. Chaumier.

On y arrivait par une all�e d'acacias sombres et touffus, au bout de
laquelle �tait une petite porte d'un vert sombre; � c�t� de la porte
�tait une sonnette � pied de biche. Quand la porte �tait ouverte, on
�tait dans une cour dont chaque pav� �tait entour� d'un cadre d'herbe;
dans une encoignure �tait un puits si vieux que la margelle �tait us�e,
et qui �tait tout couvert d'une mousse verte et rouge�tre. Au fond de la
cour s'�levait une maison de deux �tages, � laquelle on arrivait par un
petit perron garni d'une grille de fer � demi rouill�e. Au bas de la
maison �taient la salle � manger, le cabinet et la chambre de M.
Chaumier, et la cuisine. Au premier, l'appartement de la petite Rose
Chaumier, celui de son fr�re Albert, et surtout celui de dame Modeste
Rolland, domestique et femme de confiance de M. Chaumier. L'�tage du
haut servait de grenier, de fruitier; on y �tendait le linge, et
quelquefois _Honor� Rolland_, �poux de Modeste, militaire de son �tat, y
venait passer les rares cong�s pendant lesquels l'�tat pouvait se passer
de son appui. Derri�re la maison �tait un grand jardin, d'un aspect
sauvage et inculte. Avant que M. Chaumier achet�t cette maison, le
jardin avait �t� parfaitement cultiv�; depuis, gr�ce � l'abandon o� on
l'avait laiss�, les chardons, les orties, les pari�taires avaient
�touff� les plantes faibles et d�licates: les arbres seuls et quelques
plantes vigoureuses avaient r�sist�, et avaient acquis un singulier
d�veloppement. Deux gros pommiers, un sorbier dans lequel montait une
cl�matite, des lilas, quelques rosiers �normes et couverts de mousse,
formaient la plus grande richesse du jardin; quelques pavots se
ressemaient d'eux-m�mes tous les ans, et, � l'angle du chaperon de la
muraille, fleurissait, au printemps, une touffe de girofl�es jaunes.

On entrait au jardin par le cabinet de M. Chaumier et par la salle �
manger; la cuisine ne jouissait que d'une fen�tre ferm�e par des
barreaux de bois, peints en couleur de fer.

C'�tait une des maisons les plus silencieuses que l'on p�t trouver. M.
Chaumier, dont la fortune �tait m�diocre, �tait membre de plusieurs
soci�t�s philanthropiques qui prenaient tout son temps et � peu pr�s
toute sa sensibilit�. Modeste �tait ma�tresse absolue dans la maison;
elle �tait charg�e de tous les soins, de toutes les d�penses, et m�me de
l'�ducation de la petite Rose, �ducation qui jusque-l�, et gr�ce � l'�ge
peu avanc� de l'enfant, ne consistait que dans une instruction
extr�mement �l�mentaire:

L'emp�cher de toucher aux couteaux; lui apprendre � r�pondre aux
questions: _Oui, madame_, ou: _Oui, monsieur_, et non pas oui tout sec,
comme font les enfants mal �lev�s; � ne pas mettre de confitures sur ses
v�tements; � renouer les cordons de ses souliers quand ils se
d�tachaient, et � dire merci quand on lui donnait quelque chose.

Le gar�on �tait confi� aux soins d'un M. Semler, qui avait chez lui une
douzaine de gar�ons des meilleures familles de Fontainebleau. Albert ne
venait � la maison que le dimanche. Du reste, Modeste �tait bonne femme
de m�nage, assez douce m�me, quand ses volont�s ne rencontraient pas
d'obstacles, et connue dans toute la ville par sa sup�riorit� dans l'art
de pr�parer la sau�r-cra�t, et de lui donner une certaine saveur
excitante dont elle se r�servait le secret. Au dehors, quand elle
parlait de la maison, elle disait: �Je veux, je ne veux pas.� A
certaines �poques importantes, quand on faisait la sau�r-cra�t, ou quand
on coulait la lessive, elle prenait pour l'aider et travailler sous ses
ordres quelques filles de journ�e qu'elle tutoyait et qui l'appelaient
_Mme Rolland_. Mais, en dedans, elle �tait humble et soumise vis-�-vis
de M. Chaumier, et si le plus souvent elle lui faisait faire � peu pr�s
sa volont�, ce n'�tait que par de longs d�tours, et elle ne gouvernait
r�ellement qu'� force de soumission et d'ob�issance.

Un matin, pendant le d�jeuner, on apporta une lettre que M. Chaumier lut
en laissant percer quelques marques d'�tonnement et m�me d'�motion. Il
se leva, passa dans son cabinet, et y resta plus d'un quart d'heure.

En vain Modeste, pendant que son ma�tre lisait, avait trois ou quatre
fois pass� derri�re lui et jet� les yeux sur la lettre qu'il tenait;
l'�criture lui �tait inconnue, et d'ailleurs si fine et si serr�e
qu'elle n'en put lire un mot. Le temps que M. Chaumier passa dans son
cabinet lui parut un si�cle. Deux fois elle frappa et entr'ouvrit la
porte pour lui dire que le d�jeuner refroidissait; elle n'obtint pas
m�me une r�ponse, et n'eut de ressource que de faire tomber sa mauvaise
humeur sur la petite Rose, qui mettait les coudes sur la table, quand
Modeste lui avait dit tant de fois de ne pas se tenir ainsi. C'�tait
d�cid�ment une enfant incorrigible, et qui ferait le malheur de sa
famille et de ceux qui voulaient bien se charger de son �ducation.

Enfin, M. Chaumier sortit de son cabinet, ordonna de faire entrer le
porteur de la lettre, et lui en remit une autre toute cachet�e, en lui
recommandant de la mettre dans sa poche et de se h�ter de la porter � la
ville voisine, d'o� on la devait faire parvenir � sa destination. Quand
le messager sortit, Modeste se mit en devoir de le suivre; mais, soit
par hasard, soit qu'il devin�t son intention, M. Chaumier lui demanda sa
tabati�re, qu'il avait laiss�e dans son cabinet. Quand Modeste se fut
acquitt�e de cette commission, elle se h�ta de sortir; mais, d�s le
premier pas, elle entendit se refermer la porte ext�rieure: le messager
�tait parti. Tout le reste du jour, M. Chaumier fut pr�occup�; et,
contre son ordinaire, il garda la lettre qu'il avait re�ue dans la poche
de son habit, au lieu de la laisser sur son bureau, o� Modeste comptait
bien en prendre connaissance � d�ner. Elle tenta un autre moyen. En
servant, elle manifesta quelques craintes sur la sant� de monsieur;
depuis le moment o�, le matin, il avait re�u une lettre, il �tait chang�
et paraissait souffrant. Il avait laiss� enlever, sans y avoir touch�,
des oeufs � la neige, les meilleurs peut-�tre qu'elle e�t jamais
faits. M. Chaumier r�pondit que Modeste se trompait, et qu'il ne s'�tait
jamais mieux port�. Elle fit une grimace de d�pit en voyant qu'elle n'en
pourrait tirer aucune confidence; mais elle ne se d�couragea pas. Elle
songea alors que, pourvu que M. Chaumier sortit, il ne pourrait manquer
de changer d'habit, et que, selon toutes les apparences, il oublierait
la fameuse lettre dans la poche de celui qu'il quitterait.

�Monsieur sortira-t-il apr�s d�ner? demanda-t-elle.

--Je ne crois pas, Modeste.

--Monsieur a tort; le temps est superbe, et voil� deux jours que
monsieur n'a mis le pied hors de la maison.

--Que veux-tu, Modeste? j'ai beaucoup � travailler. J'ai re�u des
nouvelles de la Martinique; on me cite de nouveaux exemples du
malheureux sort des n�gres, et je sens que c'est le moment de terminer
mon grand ouvrage sur l'abolition de l'esclavage.�

A ce moment, un homme, qui avait trouv� la porte de la rue ouverte,
entra et vint se poster devant la porte de la salle � manger, o� il fit
entendre une sorte de m�lop�e plaintive et tra�nante dans laquelle on ne
distinguait que quelques mots; mais ses v�tements en lambeaux, sa figure
h�ve et d�charn�e, n'expliquaient que trop clairement que c'�tait un
mendiant qui implorait des secours.

�Mais, r�pliqua Modeste, si monsieur se rend malade � se renfermer
ainsi, il sera peut-�tre oblig� d'interrompre tout � fait son travail.

--Un morceau de pain, s'il vous pla�t, dit le mendiant.

--Ce serait un grand malheur, ma pauvre Modeste, car j'ai rassembl� l�
des arguments qui ne peuvent manquer de convaincre les lecteurs et de
faire un grand bien � la cause des n�gres.

--Je n'ai ni maison ni v�tements, dit le pauvre homme.

--Est-il rien, en effet, dit M. Chaumier, de plus cruellement ridicule
que cet esclavage auquel on a condamn� toute une race d'hommes? Le sang
qui coule dans les veines des noirs n'est-il pas le m�me que celui qui
gonfle les n�tres?

--Au nom de Notre-Seigneur J�sus-Christ! ayez piti� de moi, dit le
mendiant.

--Et, continua M. Chaumier, sans l'�couter et sans l'entendre, ne
sont-ils pas aussi nos fr�res?

--Au nom de la vierge Marie! mon bon monsieur, secourez-moi.

--La nature repousse, dit M. Chaumier, ces cruelles et arbitraires
distinctions de race et de couleur. Le soleil �claire tous les hommes,
et la Providence leur distribue �galement ses bienfaits; les riches et
les puissants seuls ont plus d'obligations que les autres et plus de
devoirs; ils ne doivent pas oublier que la fortune n'est, entre leurs
mains, qu'un d�p�t dont il leur sera, un jour, demand� un compte s�v�re,
et qu'ils doivent r�parer par une plus juste r�partition les erreurs et
les injustices du sort.

--Il y a deux jours que je n'ai mang�, dit le pauvre homme en joignant
les mains.

--Aussi, dit M. Chaumier, mon coeur saigne en songeant � ces
malheureux noirs.

--Ne me donnerez-vous donc rien? dit le pauvre.

--Comment cet homme est-il entr� ici, Modeste?� demanda M. Chaumier.

Modeste ne r�pondit pas � M. Chaumier, mais elle s'avan�a sur le
mendiant d'un air irrit�, et lui dit: �Allez-vous-en, et t�chez que je
ne vous voie pas une autre fois vous introduire ainsi dans les maisons.

--Ma bonne dame, dit le pauvre, la porte de la rue �tait ouverte.

--Eh bien! dit Modeste, ne peut-on laisser un moment une porte ouverte
sans �tre en proie aux importunit�s des mendiants et des vagabonds?

--Mais, dit le mendiant....

--Mais, r�pliqua Modeste, je vous dis de vous en aller, ou je porterai
plainte contre vous.�

Le mendiant s'en alla sans rien r�pondre.

M. Chaumier grommela quelques instants sur l'audace de ces gens-l�; en
effet, il est bien f�cheux de ne pouvoir tranquillement se livrer chez
soi � des th�ories philanthropiques sur des malheurs lointains, sans
qu'on soit d�rang� par l'aspect importun d'une mis�re sur laquelle il
n'y a pas de discours � faire, ni de th�orie � d�velopper, tant elle est
voisine et facile � soulager.

Modeste n'oublia pas qu'il lui fallait d�cider son ma�tre � sortir; sa
premi�re tentative avait honteusement �chou�; le beau temps et le soin
de sa sant� l'avaient trouv� in�branlable; mais Modeste avait d�cid�
qu'il sortirait, et il devait sortir. On ne tarda pas � entendre un
grand fracas dans la cuisine: c'�tait le caf� qui �tait renvers�; il n'y
en avait pas un grain dans la maison, par la n�gligence du fournisseur
ordinaire.

M. Chaumier, cependant, ne pouvait se passer de caf�, l'habitude lui en
avait fait un besoin imp�rieux; il fut alors d�cid� qu'il sortirait pour
en prendre dans un �tablissement o� on le faisait passable, sans que
cependant il p�t entrer en comparaison avec celui de Modeste.

�Eh bien! alors, dit M. Chaumier, donne-moi ma canne et mon chapeau.

--Comment! monsieur, dit Modeste, songez-vous � sortir ainsi v�tu?

--Et qu'a donc mon costume de si singulier? demanda M. Chaumier.

--Il y a, reprit Modeste, que l'habit de monsieur est us� et r�p�, et
qu'il y manque un bouton.

--Oh! mon Dieu, Modeste, je ne vais pas bien loin, et personne ne fera
attention � moi.

--Mais, dit Modeste, quelle opinion auront de moi les amis de monsieur
qui le rencontreront, s'il pensent que je laisse mon ma�tre sortir de la
sorte?�

Et sans attendre de r�ponse elle apporta un autre habit, retira
elle-m�me � M. Chaumier celui dont il �tait couvert, et l'emporta
triomphante....

A peine M. Chaumier fut-il sorti, que Modeste envoya Rose _s'amuser_
dans le jardin.

�Mais, ma bonne, dit Rose, il fait nuit et j'ai peur.

--Faites ce qu'on vous dit, mademoiselle, reprit la bonne, et allez vous
_amuser_; si vous pleurez, vous aurez affaire � moi.�

La pauvre Rose ob�it, emportant sur son joli visage une petite moue
toute s�rieuse. Modeste Rolland fouilla alors dans la poche de son
ma�tre, et y trouva une lettre dont voici le contenu:




XI


Mon cher fr�re,

Ce mariage auquel tu n'as pu assister et qui t'avait brouill� avec moi,
n'a pas �t� b�ni du ciel. Il y a trois ans, mon mari a disparu, sans que
rien ait pu servir de raison ni de pr�texte � cette �trange aventure.
Depuis trois ans, toutes les recherches ont �t� inutiles; tout donne �
penser qu'un crime ou un accident a mis fin aux jours de M. Lauter.

Dans ce malheur, que j'ai support� si longtemps sans me plaindre, tu es
mon seul appui et ma seule consolation. J'ai deux petits enfants; je
t'ai �crit dans le temps, pour te faire part de leur naissance, quoique
tu ne m'aies jamais r�pondu. En vendant tout ce qui me reste, je
r�unirai une somme de 30 000 francs, qui forment toute ma fortune et
celle de mes enfants. Veux-tu que j'aille demeurer aupr�s de toi? Tu me
guideras dans l'emploi de ma petite fortune et dans l'�ducation de mes
enfants; je remplacerai pour les tiens la m�re qu'ils ont perdue, et au
milieu d'eux nous vieillirons dans la paix et les douces affections. Ta
r�ponse, mon bon fr�re, me rendra le bonheur ou me jettera dans le plus
affreux d�couragement. L�on et Genevi�ve te pr�sentent leurs respects,
et moi je t'embrasse bien tendrement ainsi que mon petit neveu et ma
petite ni�ce, Albert et Rose.

ROSALIE LAUTER.




XII


A cette lecture, Mme Modeste Rolland tomba assise sur un fauteuil. Elle
vit d'un seul coup son empire d�truit, son bonheur renvers�; elle se
sentit _domestique_; mais bient�t il lui parut tellement impossible que
ce qui �tait si bien et depuis si longtemps �tabli p�t changer ainsi
tout � coup, qu'elle se demanda quelle avait �t� la r�ponse de son
ma�tre. La rapidit� avec laquelle cette r�ponse avait �t� faite lui
semblait d'un bon augure; un refus seul pouvait admettre aussi peu de
r�flexion et d'examen. Avant de consentir � l'arriv�e de Mme Lauter, M.
Chaumier n'aurait pas manqu� de la consulter, d'examiner les difficult�s
de l'�tablissement et les moyens d'y obvier. D'ailleurs elle connaissait
l'histoire du mariage de Mme Lauter; M. Chaumier n'avait jamais vu son
beau-fr�re, ils n'avaient eu ensemble d'autres rapports qu'une
correspondance relative � des affaires, qui s'�tait termin�e par de
l'aigreur et la cessation de toutes relations. M. Chaumier avait alors
jur� solennellement qu'il ne verrait jamais son beau-fr�re, et qu'il ne
reverrait pas sa soeur. Le r�sultat des r�flexions de Modeste fut que
M. Chaumier avait n�cessairement r�pondu par un refus formel; elle remit
la lettre dans la poche de l'habit, et appela la petite Rose, qui
pleurait de peur dans le jardin; apr�s quoi, elle la d�shabilla et la
coucha.

Le lendemain, cependant, elle se r�veilla moins rassur�e que la veille
sur les probabilit�s du refus de son ma�tre de la proposition de sa
soeur; et, pendant le d�jeuner, elle fit de nouveaux efforts pour le
faire parler. Enfin, � propos d'une histoire en l'air, elle lui dit
�Croyez-vous, monsieur, qu'un honn�te homme puisse violer un serment
_quel qu'il soit_?

--Je ne crois pas, Modeste, r�pondit M. Chaumier; cependant, ajouta-t-il
apr�s un instant de r�flexion, il est des serments que l'on peut, et que
l'on doit m�me oublier: je parle des serments impies qui s'�chappent
dans un moment de col�re, d'emportement, et dans ce cas, je crois que la
faute n'est pas de violer le serment, mais de l'avoir fait.

--Mais, dit Modeste, si la col�re qui a fait faire le serment n'�tait
pas un mouvement aveugle, mais au contraire un l�gitime ressentiment?

--Quel que soit le motif de la col�re, elle est toujours aveugle,
Modeste. Je me rappelle qu'il y a deux ans, ayant � me plaindre de
plusieurs de mes coll�gues, � la Soci�t� pour l'abolition de
l'esclavage, et voyant que mes travaux n'�taient pas appr�ci�s � leur
valeur, je jurai de ne plus me m�ler � ce qu'ils faisaient. Eh bien!
Modeste, c'est l� un serment que je ne devais pas tenir et que je n'ai
pas tenu, parce que je ne pouvais, sous pr�texte de fid�lit� � un
serment, abandonner la cause des malheureux noirs.

--Mais, monsieur, dit Modeste, si votre abandon n'avait �t�
pr�judiciable qu'aux gens dont vous aviez � vous plaindre?

--Et encore, Modeste, je ne sais ce que j'aurais fait: il faut bien
avoir un peu d'indulgence les uns pour les autres; et, au r�sum�, je
crois que, si on doit tenir, � quelque prix que ce soit, un serment dont
les r�sultats sont favorables � celui qu'il concerne, on ne trouvera
qu'indulgence de la part de Dieu, si on ne donne pas suite � un serment
de haine et de m�chancet�.�

Modeste rentra dans sa cuisine, et se dit: �Je suis perdue!� De ce jour,
elle fit son devoir avec une exactitude scrupuleuse, mais affect�e et
chagrine, et ses r�ponses, courtes et s�ches, t�moign�rent d'un
m�contentement dont je ne puis assurer que M. Chaumier s'aper��t.

Une semaine apr�s, M. Chaumier, ayant re�u une nouvelle lettre, avertit
Modeste que sa soeur allait venir demeurer pr�s de lui avec ses
enfants, et que cela n�cessiterait un peu de d�rangement dans la maison.
Ainsi, Modeste devait quitter le premier �tage, qui appartiendrait � Mme
Lauter et aux deux petites filles, et monter � l'�tage au-dessus,
qu'elle partagerait avec les deux gar�ons. Modeste ob�it sans faire une
observation, mais d'un visage froid et impassible: elle enfouit dans son
coeur le regret de la belle chambre parquet�e, orn�e d'une grande
glace et de rideaux jaunes, et elle attendit Mme Lauter avec les
sentiments de la haine la plus profonde.

Les enfants eurent bient�t fait connaissance et furent enchant�s de
trouver des cousins et des compagnons de jeu. L�on et Genevi�ve, les
enfants de Mme Lauter, �taient plus �g�s que Rose et Albert: les
premiers avaient douze et dix ans, tandis qu'Albert n'avait que dix ans,
et Rose huit. L�on fut install� avec Albert chez M. Semler. Mme Lauter,
qui �tait, depuis la disparition de son mari, rest�e grave et triste,
s'occupa sans rel�che des soins du m�nage et de l'�ducation de ses deux
filles: c'est ainsi qu'elle appelait �galement Rose et Genevi�ve. Quand
elle avait annonc� � son fr�re qu'elle retirerait 30 000 fr. de la vente
de ce qui lui restait, elle s'�tait � elle-m�me exag�r� la valeur des
objets, et cette vente n'alla pas tout � fait � 20 000 fr. Elle fut un
moment �cras�e de ce d�sappointement; elle ne voulait ni n'osait �tre �
charge � son fr�re, et celui-ci avait accept� les propositions de sa
soeur, dans l'hypoth�se qu'elle apportait un revenu de 1500 fr., ce
revenu, diminu� presque de la moiti�, la mettait dans un grand
embarras; elle prit le parti de placer son argent en rente viag�re: par
ce moyen, il ne resterait rien � ses enfants, mais au moins elle leur
assurerait une bonne �ducation: comme on dit dans les universit�s, _cela
m�ne � tout_, et elle contribuerait � la d�pense de la maison, ainsi
qu'elle l'avait annonc�: elle dit simplement � son fr�re qu'elle avait
plac� son argent, sans lui dire les conditions.

Elle avait parfaitement compris, d�s le premier jour de son arriv�e, �
quel point sa pr�sence �tait d�sagr�able � Modeste, et elle �tait bien
d�cid�e � ne rien n�gliger pour vaincre cette antipathie que lui
laissait voir Mme Rolland. Elle lui fit quelques petits cadeaux d'objets
de toilette, mais Mme Rolland affecta de n'en faire aucun usage. Elle
essaya d'�tre avec elle polie et m�me affectueuse; mais, le premier jour
qu'elle l'appela _Modeste_, celle-ci lui r�pondit que monsieur
l'appelait ainsi, mais que _toutes_ les autres personnes l'appelaient
Mme Rolland: ce � quoi Mme Lauter s'empressa de se soumettre. Mais,
quelle que f�t sa r�solution, il y avait des usurpations qu'elle �tait
oblig�e de faire: ainsi, d'accord avec son fr�re, elle se chargea de la
d�pense, qui jusque-l� avait �t� faite sans contr�le par Modeste; elle
fit rentrer Modeste � l'�tat de domestique vis-�-vis de Rose, qui
n'aurait pu que perdre aux caprices, aux fa�ons vulgaires et � la
mauvaise humeur de _maman Modeste_, comme elle l'avait appel�e
jusque-l�. Ce ne fut plus � elle que s'adressa Albert pour les objets
dont il avait besoin, ou pour quitter, le lundi, la maison paternelle
une heure plus tard. Il lui fut impossible de d�cider, comme de coutume,
avec les fournisseurs, sans en r�f�rer pr�alablement � Mme Lauter; de
quoi elle se vengeait en parlant d'elle avec le plus grand m�pris, et en
la peignant comme une femme qui, apr�s avoir pouss� son mari au suicide
par sa conduite d�prav�e, venait aujourd'hui, avec ses deux enfants
affam�s, gruger ce bon M. Chaumier, et faire dans la maison _un
embarras_ qui ne lui convenait pas. Elle ne manquait jamais une occasion
d'�tre d�sagr�able � Mme Lauter: s'il y avait quelque chose de cass� ou
de g�t�, c'�tait toujours par L�on ou Genevi�ve; quoique les quatre
enfants fussent trait�s sur le pied de la plus parfaite �galit�, qu'ils
fussent habill�s de m�me, comme s'ils eussent �t� tous quatre fr�res et
soeurs, la seule Modeste n'admettait pas cette �galit�: elle servait
toujours � table les petits Chaumier avant les petits Lauter; elle
trouvait toujours moyen de laisser prendre � ceux-ci une foule de petits
soins dont elle se chargeait volontiers pour les autres; elle nettoyait
la chambre de Mme Lauter avec une n�gligence si affect�e, que celle-ci
feignit que cela la g�nait qu'on entr�t dans sa chambre, et prit le
parti de la balayer elle-m�me. Quand elle revenait de la provision, elle
rapportait � Rose des fruits ou des friandises, sans en donner �
Genevi�ve; mais la petite Rose venait d'elle-m�me partager avec sa
cousine: alors Modeste se plaignait que Genevi�ve e�t jet� par terre des
noyaux de cerises. Pendant un an, elle s'obstina � servir � table M.
Chaumier avant sa soeur, quoique, pendant un an, M. Chaumier ne se
laiss�t pas servir une seule fois le premier. Mme Lauter faisait
semblant de ne pas s'apercevoir de ses impertinences, et ne s'appliquait
qu'� lui �ter l'occasion de les renouveler. Mais les domestiques ne
reconnaissent qu'un ma�tre dans une maison, et les devoirs de la
domesticit� paraissent toujours moins durs � remplir � l'�gard d'une
personne de l'autre sexe.

D'ailleurs, l'in�galit� entre les femmes ne se manifeste pas d'une
mani�re aussi �vidente qu'entre les hommes. L'esprit, les talents, une
certaine autorit�, s�parent suffisamment les hommes; mais, entre les
femmes, il ne peut y avoir d'in�galit� r�elle que celle de la beaut�.
Les servantes, comme les ma�tresses, le savent bien, et il n'est pas une
femme qui ne se d�fie d'avoir aupr�s d'elle une trop jolie servante.

Un artiste, un homme politique, un homme d'esprit, ne sont certainement
pas de la m�me race qu'un domestique; mais on peut (les exemples ne
manquent pas), quand on veut, faire d'une jolie chambri�re une duchesse
� peu pr�s pr�sentable.

Mme Lauter, toute jolie femme qu'elle �tait, ne jouissait m�me pas du
b�n�fice de cet avantage qu'elle poss�dait sur Modeste, laquelle n'�tait
plus jeune et n'avait jamais �t� belle: car les femmes ne peuvent
appr�cier leur beaut� que par les hommages qu'elle leur attire; et, dans
cette maison si ferm�e, la beaut�, qui n'avait personne pour l'admirer,
cessait d'�tre un avantage et m�me d'�tre quelque chose.

C'�tait pour les enfants une grande f�te que le dimanche. Albert et L�on
arrivaient de bonne heure, et cependant d�j� depuis longtemps Rose et
Genevi�ve les attendaient. Plus de dix fois elles avaient ouvert les
portes du jardin, croyant les entendre venir. Ce jour-l�, on avait fait
cuire une galette, et toute la maison �tait sens dessus dessous. Les
gar�ons arrivaient toujours avec quelque nouveau jeu, un peu plus
bruyant et martial qu'il ne convenait � des filles.

L�on avait sous sa protection sp�ciale Rose, qui �tait si petite, que,
lorsqu'elle se m�lait aux promenades, il fallait que L�on la rapport�t
sur ses bras. Pour Albert, il �tait loin d'�tre aussi complaisant pour
Genevi�ve, qui, d'ailleurs, �tait du m�me �ge que lui; il vint
d'ailleurs bient�t un moment o� Genevi�ve, qui avait treize ans commen�a
� ne plus se m�ler aux jeux de son fr�re et de son cousin, et � prendre
une attitude calme et d�cente. Il leur vint alors l'id�e, sugg�r�e par
Mme Lauter, de cultiver le jardin; on le fit b�cher; apr�s quoi, ils se
charg�rent du reste.

Il y eut de grandes discussions pour la distribution du jardin; mais,
quand on finit par tomber d'accord, ce fut aux d�pens de Modeste.

Modeste avait eu de tout temps, sous la fen�tre de sa cuisine, sur tout
le devant de la maison, un potager compos� de cerfeuil et de persil. Il
fut d�cid� par les enfants que le potager serait supprim�, comme
usurpant la place la plus favorable pour faire grimper des volubilis que
Mme Lauter aimait beaucoup. Modeste jeta les hauts cris quand elle
s'aper�ut de la destruction de son jardin: elle en accusa L�on et
Genevi�ve, comme de coutume. En vain Mme Lauter lui fit pr�sent d'un
tr�s-beau bonnet; elle n'en jura pas moins la destruction des volubilis,
et l'on a pu voir, dans une discussion qu'elle a eue _sur le serment_,
_de jurejurando_, avec son ma�tre, la stricte fid�lit� qu'elle y
apportait.

Les choses all�rent ainsi jusqu'au moment o� les deux gar�ons partirent
pour terminer leurs �tudes � Paris. Genevi�ve avait alors seize ans et
Rose quatorze. Elles s'occup�rent pendant quinze jours des pr�paratifs
du d�part. Pour les deux jeunes gens, ils �taient tout enivr�s de
l'orgueil inquiet du premier voyage. Au jour de la s�paration, on
s'embrassa, on se promit de s'�crire. La voiture partit; les deux filles
se prirent � pleurer; Mme Lauter se sentit le coeur gros; Modeste dit:
�Pourvu qu'il n'arrive rien � Albert!� Pour M. Chaumier, il parlait ce
jour-l� � l'assembl�e n�grophile, et il disait: �O cruaut� inou�! on
s�pare les p�res de leurs enfants! et ne fr�missez-vous pas, messieurs,
en vous mettant pour un moment � la place des malheureux esclaves? Qui
de vous pourrait supporter une semblable s�paration?�

La maison fut triste pendant plusieurs mois; Genevi�ve et Rose, le
dimanche, si quelqu'un frappait � la porte, se levaient d'un mouvement
involontaire, puis se rasseyaient en se regardant. Elles ne savaient que
les jeux qui se jouent � quatre; � toute distraction qui leur venait �
l'esprit, il fallait renoncer parce qu'on n'�tait que deux. Si elles
avaient envie de quelques fleurs, de quelques fruits rares, elles
disaient: �Ah! si L�on �tait ici! Si Albert n'�tait pas � Paris!� En ce
cas-l�, on parlait moins souvent d'Albert que de L�on, parce qu'on
n'�tait pas aussi accoutum�e � se reposer et � s'appuyer sur lui. L�on
�tait l'a�n�, et d'ailleurs c'�tait une de ces natures g�n�reuses qui
sentent le besoin de prot�ger et de soutenir. Genevi�ve avait un peu du
caract�re de son fr�re, et c'est ce qui leur inspirait � tous deux un
tendre attachement pour leurs cousins. Albert et Rose, au contraire,
avaient moins besoin d'aimer que d'�tre aim�s; mais ils se laissaient
faire avec tant de gr�ce et de charme, qu'on n'osait d�sirer de leur
part une affection moins passive. Je n'aime pas beaucoup les portraits,
je sais cependant pourquoi je ferai ici celui de L�on: c'est que ce
n'est pas une simple fantaisie; c'est que j'ai connu les h�ros de mes
romans; c'est que mes histoires sont plus vraies que celles d'aucun
historien; c'est que je puis dire, comme �n�e:

    . . . . . . Qu�que ipse . . . vidi
    Et quorum pars magna fui.

L�on est grand; il para�t gr�le, il l'est en effet, mais c'est � la
mani�re des chevaux arabes, si forts et si nerveux. Les traits de son
visage sont fins et d�licats comme ceux d'une fille; il porte de grands
cheveux noirs boucl�s, il a les yeux bleus; avec tout cela, il est loin
d'avoir l'air eff�min�; son regard est souvent s�v�re, son teint est
brun et h�l�, le duvet de ses joues et de son menton qui commence �
brunir annonce qu'il aura une barbe large et �paisse. Il est adroit �
tous les exercices du corps; il monte � cheval, il nage, il fait des
armes avec une rare perfection. Le seul d�faut de son caract�re est une
h�sitation dans la volont� et l'individualit�; rarement il ose �tre
lui-m�me, et c'est ce qu'il pourrait �tre de mieux; il est doux et
compatissant; mettez-le avec des marins, il boira du geni�vre, il
jurera, il se frottera de goudron; avec des hussards, il sera
querelleur, bruyant, indiscret; avec des enfants, il est de premi�re
force � la toupie et de seconde aux barres.

Mais ces r�les, qu'il joue � son insu, le fatiguent et l'ennuient; il
n'y a que Rose et sa soeur avec lesquelles il soit lui-m�me: aussi
elles lui manquent douloureusement pendant son s�jour � Paris, et il
leur �crit bien plus souvent que ne le fait Albert.

Albert est d'une taille moyenne, ses cheveux sont d'un brun ch�tain; ses
yeux, de la m�me couleur, sont fins, moqueurs et expressifs. Il a le
coeur paresseux et difficile � �mouvoir, mais son imagination est
inconstante et vagabonde; il s'�prend des objets et des gens avec une
ardeur et une spontan�it� qui ne peuvent se comparer qu'� celles avec
lesquelles il les quitte. Il est cependant capable de pers�v�rance pour
ce qu'il ne peut atteindre, mais seulement jusqu'� ce qu'il l'ait
atteint.

Genevi�ve a les yeux bleus et les cheveux noirs comme son fr�re.
Genevi�ve a sur le visage une douce et int�ressante m�lancolie; sa
taille est nonchalante, ses mouvements et sa d�marche ont comme une
lenteur silencieuse; elle a la voix vibrante et douce. Cette m�lancolie
peinte sur son visage, on la trouve aussi dans son coeur; mais ce
n'est pas de la tristesse: au contraire, elle aime le plaisir, et il n'y
a rien de si facile � Rose que de la rendre aussi gaie qu'elle-m�me.

Rose est petite et vive; ses cheveux, d'un brun fonc�, tombent en
grosses boucles sur les deux c�t�s de sa figure; ses yeux noirs sont si
mobiles qu'on ne peut les rencontrer, et si �clatants qu'on n'en
pourrait soutenir le feu, si on les rencontrait. Tout lui pla�t, tout
l'amuse; elle aime le bruit et l'�clat.

Toutes deux sont coquettes, c'est-�-dire qu'elles sont heureuses d'�tre
belles et qu'elles veulent qu'on s'en aper�oive. Mais la coquetterie de
Rose a ceci de particulier, qu'elle est aussi fi�re de la beaut� de sa
robe que de sa propre beaut�. Tout ce qu'elle trouve joli, bijoux,
pierreries, gazes, rubans, elle aime le voir attach� � elle; aujourd'hui
elle aime le blanc, demain elle aimera le bleu, hier elle aimait le
lilas. Elle aime ses dentelles avec �go�sme. Sa parure fait partie
d'elle; elle voudrait pouvoir se changer comme sa parure, mettre �
volont� des yeux bleus et des cheveux blonds.

Genevi�ve a trouv� que le blanc lui allait bien, et elle est toujours
habill�e de blanc, du moins aux heures o� elle sort ou auxquelles il
peut venir quelqu'un � la maison. Les gens qui la connaissent ne l'ont
jamais vue autrement. Elle attache � cette uniformit� de costume une
instinctive id�e de pudeur, qui soutient sa volont� contre les
s�ductions des couleurs les plus fra�ches et les plus � la mode.

En effet, quand on voit pour la premi�re fois une de ces belles jeunes
filles au visage calme et modeste, aux cheveux liss�s sur le front, aux
yeux doux et incertains, l'imagination ne la s�pare gu�re de son
v�tement; il semble qu'elle ait des pieds de satin blanc, et que ce
nuage blanc que forment les plis de gaze qui descendent jusqu'� terre,
soit son corps.

Mais, si vous la voyez ensuite avec un v�tement d'une autre forme et
d'une autre couleur, en pensant qu'elle a _chang� de v�tement_, vous
vous repr�sentez involontairement le moment o� elle avait quitt� le
premier et n'avait pas encore mis le second; vous pensez qu'elle peut
�tre sans v�tements, et votre oeil interroge malgr� vous les plis de
l'�toffe et ses ondulations.

Il est une sorte d'amour qu'inspirent les jeunes filles, qu'elles seules
peuvent inspirer, et qu'elles comprennent si peu, que je n'en ai jamais
rencontr� qu'une qui ne s'effor��t pas de le d�truire.

Je veux parler d'une sorte d'amour pur, religieux, po�tique, dans lequel
les sens n'entrent que si clandestinement qu'on pourrait presque nier
leur pr�sence. Quelquefois, en effet, on songe � baiser leurs cheveux,
mais jamais leurs l�vres roses, ni leurs dents blanches; la main
cherchera leur main, mais ne se posera pas sur leur genou; non pas
seulement par respect, mais la pens�e n'en viendra pas � l'esprit.
L'imagination, pr�s d'elles, n'inspire pas de d�sir plus vif que celui
d'�tre touch� en passant d'un pli de leur robe; ou si, par hasard, en
lisant dans le m�me livre, mes cheveux touchaient ses cheveux, un doux
fr�missement arr�tait le sang dans mes veines, et je comprenais que ce
que j'aurais os� de plus aurait �t� bien moins. Jamais, depuis, aucune
femme tout enti�re abandonn�e, aucune femme, m�me la plus belle
bacchante, m�me la fille la plus curieuse et la plus docile, ne m'a rien
donn� qui ne me laiss�t regretter am�rement l'�motion de ce contact de
nos cheveux.

Mais, de toutes les jeunes filles que j'ai rencontr�es depuis, toutes,
avant le second jour, avaient d�truit ces enivrantes impressions, pour
les remplacer par des id�es de d�sirs vulgaires que toutes les femmes
peuvent satisfaire mieux qu'elles; car � peine les jeunes filles vous
font-elles songer qu'elles ont un corps, que vous songez en m�me temps
qu'elles n'ont ni formes ni sens.

Et il ne faut qu'un mot, qu'un geste, qu'une attitude, pour �teindre
comme d'un souffle cette c�leste aur�ole qui entoure le front virginal
de la jeune fille.

La v�ritable pudeur doit se cacher elle-m�me avec autant de soin que le
reste; la main qui ram�ne un pli de la robe fait plus r�ver � ce qu'elle
veut cacher qu'� la honte vertueuse qui le lui fait cacher.

Il suffit qu'� la campagne le vent attaque tra�treusement une jupe, et
oblige celle qui la porte � une d�fense s�rieuse, quelque succ�s qu'ait
la d�fense;

Il suffit qu'une m�re dise devant moi: �Ma fille est un peu malade, elle
a mont� � cheval, elle a les _cuisses_ rompues;� et combien de m�res
savent se priver de semblables mentions!

Il suffit qu'une fille dise: �Je ne veux pas courir, on verrait mes
_jambes_;�

Ou: �Ma m�re m'a fait pr�sent de _chemises_ de batiste;�

Ou: �Je me suis donn� un coup au _genou_ et j'ai le _genou_ tout bleu;�

Ou: �J'ai achet� des _jarreti�res_;�

Ou: �J'ai pris _un bain_ ce matin;�

Pour qu'� l'instant m�me elle perde tout le charme qu'elle avait pour
moi, sauf � prendre plus tard un autre attrait d'un genre tout
diff�rent.




XIII

L�on � Rose et � Genevi�ve.


Mes ch�res soeurs, c'est un s�jour fort triste que celui de la ville
o� nous sommes, et je ne saurais vous dire combien tout ce que j'ai
laiss� aupr�s de vous me para�t aujourd'hui ravissant et regrettable.
Les ann�es que nous avons pass�es ensemble vous rendent si n�cessaires �
moi que je ne puis rien s�parer de votre souvenir. Hier, nous sommes
all�s � la campagne, avec Albert et une famille pour laquelle mon oncle
nous a donn� une lettre. Ce sont de bonnes gens, qui nous re�oivent
tr�s-bien, et nous invitent � tout ce qu'ils croient nous pouvoir �tre
agr�able. A l'entr�e d'un petit bois, j'ai aper�u un sorbier tout charg�
d'ombelles de baie, d�j� d'une belle couleur orang�e, et j'ai pens� au
sorbier de la maison o� vous �tes. Il y a un an, c'�tait aussi dans les
premiers jours du mois d'ao�t, et les fruits du sorbier �taient de cette
m�me couleur orange; nous �tions tous r�unis, le soir, sous son
feuillage; je jouais du violon et Rose chantait. Et l'hiver dernier,
quand l'arbre d�pouill� de feuilles n'avait plus que ses fruits, devenus
alors du plus vif �carlate, vous rappelez-vous les merles qui venaient,
de leur bec jaune, picoter les grains de corail du sorbier? Rose voulut
que je lui en prisse un. Je passai huit jours � faire un tr�buchet;
puis, quand l'oiseau fut captif, il avait l'air triste et souffrant, il
ne voulait pas manger. A d�ner, nous parl�mes � mon oncle de notre
capture, il nous dit qu'il fallait le garder en cage, et qu'au printemps
il ferait entendre des chants ravissants. Un peu apr�s, mon oncle vint �
parler de son sujet favori, des n�gres et de l'esclavage. Rose sortit et
revint toute joyeuse.

Elle me prit par la main, me fit lever de table, et me dit de regarder
par la fen�tre. Il y avait sur la muraille un merle qui battait des
ailes et secouait son plumage. �Veux-tu donc encore celui-l�? lui
dis-je.--Non pas, reprit-elle; c'est le mien, auquel je viens de donner
la libert�.�

Je l'embrassai. Mon oncle la gronda un peu, en lui disant qu'elle ne
savait pas ce qu'elle voulait.

�Papa, dit Rose, il est tout noir comme les n�gres que tu dis si
malheureux; il m'a sembl� que c'�tait un petit n�gre, et j'ai ouvert sa
cage.�

Mon oncle fut un peu embarrass� de ce que cette petite fille lui
montrait qu'il n'�tait pas cons�quent.

Je vous �cris, et je n'ai rien � vous dire ni � vous raconter. Je vous
�cris pour vous �crire, pour me rapprocher de vous. Je vois d'ici vos
deux jolies t�tes l'une contre l'autre pour lire ensemble ma lettre, et
cette image va �gayer ma journ�e. Je voulais offrir � Albert ce qui
reste de papier blanc dans ma lettre, mais il est sorti ce matin, et je
ne sais pas o� il est. Adieu, mes bonnes petites soeurs. �crivez-moi
souvent.

L�ON.




XIV


C'�tait le moment o� les volubilis du jardin de Fontainebleau auraient
d� commencer � fleurir et � ouvrir la nuit leurs fleurs bleues, roses ou
blanches, qui se ferment d�s que le soleil les a touch�es. Mme Lauter
les vit au contraire se dess�cher et jaunir; en vain elle leur prodigua
les soins les plus minutieux. Ils durent c�der au soin que prenait
Modeste, chaque matin, de verser sur eux de l'eau bouillante. Mme Lauter
ne s'en plaignit pas, et feignit d'attribuer aux chats un ravage que
Modeste rejetait sur eux. Mme Lauter ne voulait pas �tre, dans la maison
de son fr�re, une cause ni un pr�texte de trouble et de m�sintelligence.
M. Chaumier, d'ailleurs, �tait tellement accoutum� � Modeste, que, s'il
lui e�t fallu opter entre elle et sa soeur, tout ce que nous pouvons
dire de plus avantageux pour son amour fraternel, c'est qu'il aurait �t�
fort embarrass�. Mme Lauter se trouvait fort heureuse quand toute la
mauvaise humeur de la servante retombait sur elle seule et �pargnait
Genevi�ve, qui peut-�tre n'aurait pas �t� aussi patiente, parce qu'elle
ignorait les causes de la r�signation de sa m�re, et, en tout cas, en
e�t �t� profond�ment bless�e. Il fallait m�nager � ses enfants l'amiti�
et la protection de M. Chaumier. La fa�on dont Mme Lauter avait plac� sa
petite fortune en d�truisait le fonds, et, � sa mort, L�on et Genevi�ve
n'auraient plus de ressource que dans l'�ducation qu'elle leur faisait
donner, et dans l'affection de M. Chaumier. Aussi ne n�gligeait-elle
rien pour se mettre bien dans l'esprit de Modeste. Elle ne perdait pas
une occasion de rendre hommage � ses connaissances en cuisine. Il ne se
passait pas un d�ner sans que quelque plat ne val�t un mot d'�loge: le
r�ti �tait cuit si bien � point! ou il y avait dans la cr�me un parfum
inusit�, que Modeste seule savait lui donner, et dont on lui demanderait
le secret, etc., etc. Modeste recevait ces �loges avec plaisir, mais
sans reconnaissance; elle croyait que ces louanges �taient arrach�es �
Mme Lauter malgr� elle, qu'elle ne les lui accordait que parce qu'il
�tait impossible de les lui refuser, et ces proc�d�s, loin de la
toucher, ne faisaient qu'accro�tre son excellente opinion d'elle-m�me,
et cons�quemment son indignation de voir la place et l'influence
qu'avait usurp�es Mme Lauter dans la maison de M. Chaumier.

M. Chaumier avait accord� � son fils une pension suffisante pour tenir
un rang honorable � Paris. Mme Lauter pensa que de ne pas donner � L�on
une pension �gale serait le chagriner, et qui pis est le s�parer des
plaisirs et des habitudes de son cousin, dont l'affection lui pouvait
�tre plus tard fort utile. Elle vendit donc quelques bijoux qui lui
restaient, pour atteindre ce but, et L�on continua de se trouver avec
Albert sur le pied de la plus compl�te �galit�, comme Genevi�ve avec
Rose. Elle �crivait de temps � autre � L�on, et lui recommandait de
_travailler_, avec une insistance qu'elle croyait fort significative,
mais que L�on recevait comme un des lieux communs qui remplissent les
lettres des parents. Il faisait son droit comme Albert, comme un peu
plus de la moiti� des �tudiants; il attendait que le temps consacr� �
cette �tude fut pass�, temps apr�s lequel on est r�put� docteur. Il ne
s'occupait s�rieusement que de sa voix, qui �tait fort belle, et de son
violon, sur lequel il avait un talent remarquable. Pour Albert, il �tait
partout � la fois, au th��tre et dans les promenades, et dans tous les
endroits o� il y avait quelques chances de s'amuser.




XV


Albert et L�on d�naient le dimanche dans la famille � laquelle M.
Chaumier les avait recommand�s. Albert surtout �tait fort exact depuis
quelque temps, et il ne laissait �chapper aucune occasion d'y aller
encore dans la semaine. L'objet de son assiduit� �tait une fort belle
personne, cousine de M. de Redeuil, qui �tait venue passer quelques mois
chez lui, en attendant le retour d'un mari en voyage. Rodolphe de
Redeuil, le fils du ma�tre de la maison, n'�tait pas moins attentif
qu'Albert aux charmes de sa belle h�tesse, et il ne n�gligeait rien pour
lui t�moigner son admiration. A table, Mme Haraldsen �tait naturellement
assise pr�s de M. de Redeuil. Albert, en sa qualit� d'�tranger, �tait en
face d'elle et � c�t� de la ma�tresse de la maison. Rodolphe �tait � la
droite de sa belle cousine. C'�tait lui qui lui versait � boire et
causait avec elle; mais elle ne pouvait lever les yeux sans rencontrer
ceux d'Albert. Un jour, Albert lui pressa un peu la main en dansant;
elle ne parut pas s'en �tre aper�ue, mais aussit�t sa conversation avec
son danseur devint plus g�n�rale et plus insignifiante; elle ne fit
plus, quand la _figure_ l'exigeait, que poser sa main sur celle du
cavalier, d'un air si indiff�rent, et si pr�s d'�tre d�daigneux, qu'il
n'osa pas recommencer.

Il confiait � L�on ses amours, ses esp�rances, ses craintes, ses
d�sappointements et ses mouvements de haine pour Rodolphe. Chaque soir,
quelque circonstance plus ou moins insignifiante le faisait revenir ivre
de joie ou furieux et d�sesp�r�. Les gants, les voitures, les billets de
spectacle absorbaient son revenu et une partie de celui de L�on, qu'il
lui empruntait.

Un jour, en rentrant, il embrassa L�on et lui dit:

�O mon ami! mon cher L�on! te voil� enfin! je puis te dire mon bonheur!
Il �tait temps que je te trouvasse, car il m'�touffe; Octavie m'aime,
mon bon ami! Octavie m'aime!

--Et qu'est-ce qu'Octavie? demanda L�on.

--Octavie est Mme Haraldsen, reprit Albert, et Mme Haraldsen est la
cousine de M. de Redeuil. J'�tais d�sesp�r�, continua Albert. Nous
�tions revenus du bois dans la cal�che de M. de Redeuil. Rodolphe �tait
� cheval: tu sais comme son cheval est ravissant; Rodolphe avait une
aisance que je ne lui ai jamais vue; il faisait piaffer son cheval et
usait de tout le petit man�ge n�cessaire pour exciter l'attention d'une
femme. Le cheval, dress� comme il est, jouait son r�le � ravir, et avait
parfaitement l'air de se cabrer s�rieusement, quoique Rodolphe et lui
fussent bien s�rs qu'il n'en ferait rien. Forc� de jouer un r�le
accessoire, je m'enfon�ai dans un coin de la cal�che, en annon�ant que
j'avais mal � la t�te, et que je souffrais beaucoup. Arriv�s � la
maison, comme je lui donnais la main pour descendre de la voiture, elle
me dit avec tant de douceur: �Comment vous trouvez-vous, monsieur
Albert?� Sa voix me fit frissonner, et je retrouvai � l'instant toute ma
bonne humeur. A table, Rodolphe eut l'obligeance d'�tre parfaitement
ridicule, et parla avec tant d'obstination de son cheval et de son
propre talent d'�cuyer, qu'il d�truisit tout l'effet que l'un et l'autre
avaient pu produire. Je suivais avec une d�licieuse sollicitude les
moindres mouvements d'Octavie; mais en vain mes yeux cherchaient �
rencontrer les siens. J'avais les jambes �tendues sous la table; un
moment, je sentis son petit pied contre le mien; ma respiration s'arr�ta
dans ma poitrine. Un mouvement plus fort que ma volont� me poussait �
presser ce pied, et cependant je me retenais de toute mon �nergie. Je me
demandais s'il �tait possible qu'elle ne sent�t pas mon pied comme je
sentais le sien; et j'interrogeais son visage. Il n'avait rien perdu de
son calme et de sa s�r�nit�. J'osai, alors, presser doucement le pied
qui touchait le mien: elle releva la t�te avec �tonnement, et retira
brusquement son pied. J'avais retir� le mien plus vite qu'elle; je me
sentais p�le et tremblant. Cependant je revins bient�t � moi; j'avais
fait un grand pas. Quoique _ma d�claration_ e�t �t� mal re�ue, elle
�tait faite; j'�tais dans la situation du poltron qui a crois� le fer
avec son ennemi. La pr�sence du danger me donna du coeur, et, partie
par r�solution, partie pour ob�ir � la puissance qui me ma�trisait, je
laissai mon pied rechercher le sien. Je le retrouvai bient�t; mais
quelle fut ma surprise en sentant qu'il ne se retirait pas! Cette fois
elle �tait avertie par mon audace, qui m'avait tant effray�, et elle ne
retirait pas son pied! J'appuyai, on r�pondit; toute mon �me descendit
dans mon pied. On me fit deux ou trois questions auxquelles je r�pondis
d'une mani�re grotesque, tant j'�tais distrait et pr�occup�. On se leva
de table; j'�tais heureux, je n'en voulais plus � Rodolphe, j'allai m�me
lui parler amicalement, pour expier le mouvement haineux que j'avais
senti contre lui, et je me mis � te chercher pour te raconter tout cela.

--C'est singulier, dit L�on; nous ne connaissons gu�re la vie que par
les romans, et, dans les romans, les femmes suivent, en amour, un autre
programme. Je n'ai pas ou� dire, toujours dans les romans, qu'aucune
h�ro�ne ait jamais admis ce genre de d�claration, et y ait r�pondu; mais
peut-�tre les romans nous ont-ils tromp�s.�

Les vacances arriv�rent; L�on n'eut rien de si press� que d'aller �
Fontainebleau. Pour Albert, il prit un pr�texte pour rester quelques
jours de plus � Paris.

Il d�nait presque tous les jours chez M. de Redeuil, et, pendant tout le
d�ner, il sentait le charmant pied sur le sien. Tout en savourant son
bonheur, il ne pouvait se lasser d'admirer la profonde dissimulation de
Mme Haraldsen, dont le visage ne trahissait aucune �motion, et qui
parlait avec le plus grand sang-froid des choses les plus insignifiantes
et les plus diverses. Albert n'osait d�sirer rien de plus: tout
changement dans sa situation l'effrayait. Il comprenait cependant qu'il
ne pouvait passer le reste de sa vie � presser le pied de Mme Haraldsen,
et qu'elle-m�me devait le trouver tr�s-ridicule; par moments, il prenait
une grande r�solution, et, apr�s d�ner, la suivait dans le salon; mais
Mme Haraldsen paraissait mettre un soin extr�me � �viter toute
conversation particuli�re avec lui, et Albert �tait enchant� de n'avoir
pas � d�penser tout ce qu'il avait amass� de courage, et de pouvoir, le
soir, en rentrant, se dire: _Ce n'est pas ma faute_.

Cependant M. de Redeuil et sa famille allaient partir pour la campagne,
et tout �tait perdu si Albert n'amenait pas Octavie � faire un pas de
plus, � lui �crire ou � permettre que, par un moyen ou un autre, il se
rappel�t � son souvenir, pendant cette s�paration qui serait au moins
de plusieurs mois, et serait peut-�tre �ternelle, si son mari revenait
avant la fin de la belle saison. Pendant longtemps ce d�part avait
combl� Albert de joie; il n'y avait aucune raison pour qu'il ne
fr�quent�t pas la maison de M. de Redeuil � la campagne comme � la
ville. Le s�jour � la campagne permet plus de familiarit�, donne de plus
fr�quentes occasions de se trouver en t�te-�-t�te, et dispose l'�me �
toutes les �motions de l'amour. Pour ce qui est de ce dernier point,
Albert n'en savait rien.

Mais que devint-il quand, � d�ner, Mme de Redeuil lui dit: �Nous partons
dans trois jours. Cette ann�e la campagne ne nous amusera gu�re; la
maladie du p�re de M. de Redeuil, qui y est retir� nous emp�chera d'y
recevoir nos amis; d'ailleurs c'est un vieillard inquiet et morose, qui
ne pourrait s'emp�cher de faire mauvais accueil � tout nouveau visage;
il a particuli�rement horreur des jeunes gens, et surtout des amis de
Rodolphe.�

Albert se sentit presque d�faillir, un nuage �pais obscurcit sa vue:
tout son bel �difice de bonheur et de c�lestes f�licit�s s'�croulait au
moment d'en poser le fa�te. Quatre mois d'absence! et d'une absence que
Rodolphe saurait mettre � profit! Il regarda Octavie; elle parlait
s�rieusement � son cousin, M. de Redeuil, des toilettes qu'elle
emporterait; mais la pression de son pied t�moigna assez au pauvre
Albert qu'elle partageait le chagrin de ce contre-temps. Albert
d�testait Rodolphe et lui attribuait tout ce qui lui arrivait de
f�cheux; on a toujours peine � ne pas penser que les gens heureux le
sont � nos d�pens, et qu'ils ont ajout� � leur part de bonheur notre
part qu'ils nous ont d�rob�e. Aussi, quand le lendemain, quelques
instants avant le d�ner, Rodolphe, une lettre � la main, et le visage un
peu alt�r�, vint dans le salon prier Albert de l'accompagner dans une
course qu'il avait � faire, celui-ci, c�dant au d�sir de ne pas quitter
Mme Haraldsen, et � la petite satisfaction d'�tre d�sagr�able �
Rodolphe, r�pondit qu'il �tait fatigu� et qu'il ne sortirait pas ce
soir-l� pour deux cent mille francs. Rodolphe parut stup�fait, et sortit
seul; Albert crut aussi voir quelque signe d'�tonnement sur le visage
d'Octavie, qui avait entendu leur courte conversation, et, pendant tout
le d�ner, il chercha en vain son pied sans pouvoir le rencontrer; il
pensa qu'elle �tait, sinon offens�e, du moins alarm�e de l'obstination
qu'il avait montr�e � ne pas la quitter, et qu'elle bl�mait ce peu de
soin d'�carter tout soup�on qui pourrait la compromettre. Quand on
sortit de table, il lui offrit le bras pour aller au salon et lui dit en
chemin: �Croyez bien que si j'avais cru vous d�plaire....� Mme Haraldsen
le regarda avec une grande surprise; le reste de la compagnie arriva, et
ils se trouv�rent s�par�s. Albert, au lieu de faire une nouvelle
tentative pour parler � Octavie, crut devoir, � son tour, manifester
quelque m�contentement, s'assit dans un coin du salon et ne dit mot de
toute la soir�e.

Le lendemain �tait la veille du d�part pour la campagne. Rodolphe
annon�a qu'il ne partirait que quelques jours plus tard, et Albert,
qu'il partirait imm�diatement pour Fontainebleau. Il retrouva alors le
pied d'Octavie, et jamais les deux pieds n'avaient �t� si tendres et ne
s'�taient dit tant de choses. N�anmoins, il ne put l'aborder le reste du
jour; la nuit, il ne put dormir et �crivit une quinzaine de lettres,
qu'il d�chira � mesure; la derni�re cependant fut conserv�e. Il se
coucha presque au jour, se releva deux heures apr�s, relut sa lettre, la
plia et la cacheta. Mais il n'avait sous la main qu'un cachet
repr�sentant la t�te de Jules C�sar; il ne le trouva pas assez
significatif; il se rappela alors qu'il en poss�dait un (cachet commun
et vulgaire s'il en fut), sur lequel il y avait: _R�pondez vite_;
c'�tait d'ailleurs une recommandation qu'il avait oubli� de faire dans
la lettre. Mais le maudit cachet ne se trouvait pas; il passa tant de
temps � le chercher que, quand il l'eut enfin trouv�, il regarda � sa
montre et s'aper�ut que l'heure du d�part de la famille de Redeuil �tait
pass�e depuis longtemps: il n'y avait plus moyen d'envoyer la lettre.




XVI


Albert se d�cida � aller � Fontainebleau. Quoique rien ne f�t chang� en
apparence dans la maison de M. Chaumier, il s'�tait fait, depuis le
d�part des deux jeunes gens, de grandes r�volutions dans les coeurs et
dans les esprits. Genevi�ve, un matin, prit par hasard un livre dans la
chambre de son fr�re; les premi�res pages l'int�ress�rent � tel point
qu'elle s'alla cacher sous des arbres pour continuer sa lecture. Bient�t
elle s'arr�ta, et ne songea plus � tourner le feuillet; elle lisait au
dedans d'elle-m�me un livre inconnu jusqu'alors, et dont un mot de celui
qu'elle quittait venait de lui apprendre le langage et de lui donner la
clef; son oeil rest� fixe, et tout occup� d'une contemplation
int�rieure, n'eut plus de regard pour les choses du dehors: elle
assistait en elle-m�me � un splendide spectacle, � l'�veil de son
coeur.

Pour la premi�re fois alors elle comprit la tristesse vague et sans
sujet qui parfois s'emparait d'elle; l'inqui�tude qui la faisait aller
sans cesse du jardin � la maison, et de la maison au jardin; le charme
m�lancolique qu'elle trouvait � voir rougir les feuilles de la vigne et
jaunir celles des acacias; sa facilit� � r�pandre des larmes sous le
plus l�ger pr�texte, larmes qu'elle allait cacher dans sa chambre,
parce qu'elle sentait, sans le comprendre, que ces larmes venaient d'une
partie de son coeur trop profonde pour qu'elle e�t pu �tre atteinte
par ce qui paraissait la faire pleurer.

Elle comprend maintenant pourquoi il y a quelqu'un qu'elle �vite pour
penser plus librement � lui, parce que, quand il est l�, elle n'ose ni
se taire ni parler; elle rougit en parlant d'une fleur ou d'un ruban,
parce qu'elle croit � chaque instant que sa voix va laisser �chapper un
secret qui lui est inconnu � elle-m�me, mais qu'elle sent dans sa
poitrine: elle s'explique cette gaiet� affect�e dans laquelle elle se
r�fugie contre les dangers du silence ou d'une douce et entra�nante
causerie; elle comprend cette _malveillance_ qu'elle se sent parfois lui
t�moigner.

Jusqu'ici, son coeur n'a connu que l'existence incompl�te et les
grossi�res sensations de la larve et de l'informe chrysalide; mais voici
le papillon qui s'agite dans sa prison de soie; un rayon de soleil, un
regard d'amour va lui donner l'essor; il va secouer ses ailes pliss�es
et humides, s'�panouir comme une fleur, et s'�lever au ciel en
abandonnant sa mis�rable d�pouille, ses haillons d'hiver, sur le sol o�
il ne se posera plus.

Mais lorsqu'on s'�veilla dans la maison, quand Modeste vint au jardin
cueillir du mouron pour ses oiseaux, par un mouvement rapide et
irr�fl�chi, elle cacha le livre sous son tablier. Ce livre, imprim�
depuis cent ans, lui semblait un confident qui pouvait dire � tout le
monde ses plus secr�tes et ses plus confuses pens�es, comme il venait de
les lui r�v�ler � elle-m�me. Elle le laissa chercher � L�on, sans
vouloir avouer que c'�tait elle qui l'avait pris; elle se proposait de
le remettre � sa place, mais plus tard elle le relut encore et elle
n'osa plus: elle ressentait, en songeant que quelqu'un lirait ce volume
apr�s elle, une sensation de pudeur et de honte semblable � celle
qu'elle aurait eue � l'id�e que quelqu'un la verrait sortir du bain.

L�on trouvait que Rose �tait trop enfant pour son �ge; il la
r�primandait sur ses �tourderies, et se surprenait de mauvaise humeur
tout le jour de ce que _cette petite fille_ n'avait pas �t� le matin
suffisamment s�rieuse. Pour elle, elle ne faisait aucun cas de ses
r�primandes, et n'y r�pondait que par quelques �clats de gaiet�. Souvent
elle lui disait:

�Faut-il donc, mon cousin L�on, que je fasse une moue comme celle que tu
faisais hier, et qui te marque des plis au coin des yeux?�

Elle jouait avec lui, comme elle jouait avec Genevi�ve. Un jour, L�on
lui dit:

�Rose, il ne faut plus nous tutoyer; il ne faut plus jouer ensemble,
avec cette libert� qui �tait permise quand tu �tais une enfant.�

Le lendemain, Rose lui dit gravement:

�Bonjour, monsieur L�on; comment vous portez-vous?�

Alors L�on l'appela, la mit sur son genou, l'embrassa et lui dit:

�Rose, il me semble que nous sommes f�ch�s: tutoyons-nous.�

Un peu apr�s, il voulut sortir. Rose lui dit que cela ne se pouvait pas,
parce qu'elle avait besoin de lui pour une promenade. L�on c�da d'abord
volontiers; mais quand il apprit que cette promenade avait pour but
d'aller jouer aux quatre coins avec d'autres jeunes filles, il demanda �
Rose si elle serait toujours une enfant, et si elle ne pouvait pas se
promener comme une jeune personne de son sexe le devait faire � son �ge;
si elle ne trouvait pas assez de plaisir � contempler les belles tentes
vertes que forment les arbres, et le soleil qui scintille � travers le
feuillage; � respirer la fra�cheur et les parfums de l'herbe et des
fleurs. Puis il sentit qu'il n'avait pas le sens commun, et il se leva
pour sortir. Rose l'arr�ta et lui dit:

�Mon petit L�on, ne t'en va pas, parce qu'on ne nous laisserait pas
sortir seules, Genevi�ve et moi.

--Il faut que je sorte, dit L�on.

--Eh bien! monsieur, vous ne sortirez pas.�

Et elle se sauva avec son chapeau qu'elle alla cacher, et qu'elle refusa
obstin�ment de lui rendre. L�on monta � sa chambre et s'y renferma; mais
il se demanda � lui-m�me comment les jeux d'une enfant pouvaient ainsi
le mettre de mauvaise humeur, et il ne tarda pas � redescendre, r�sign�
� faire ce qu'elle voudrait, et � jouer aux quatre coins lui-m�me, si
elle le lui ordonnait. L�on �tait � cet �ge o� l'on n'est pas encore
assez s�r de n'�tre plus un enfant pour oser se permettre de ne pas le
redevenir quelquefois.

Mais il fit un orage, il plut, et on ne sortit pas.

Pendant le d�ner, on plaisanta Albert de sa pr�occupation. L�on dit
qu'il devrait oublier _les belles dames_ de Paris aupr�s de sa soeur
et de sa cousine. Genevi�ve rougit, et ramassa � terre quelque chose
qu'elle n'avait pas laiss� tomber. Apr�s le d�ner, on fit un peu de
musique. L�on �tait devenu d�j� tr�s-habile sur son violon, et il en
jouait d'une mani�re si expressive, si saisissante, que Rose elle-m�me
en fut �mue. Les deux jeunes filles, qui prenaient des le�ons du m�me
ma�tre, jou�rent � leur tour du piano. Mme Lauter dit alors � Genevi�ve:
�Genevi�ve, chante-nous donc cette romance que j'aime, et que tu chantes
si bien.�

Genevi�ve se rappelait si bien la romance, qu'elle devint rouge comme
une cerise, et dit qu'elle ne se la rappelait pas.

�Mais, dit Mme Lauter, tu la chantais encore ce matin, et depuis un
mois tu ne chantes pas autre chose; c'est celle qui commence:

    ....._Bonheur de se revoir_.
    On se redit les mots qui charm�rent l'absence,
    Sur les m�mes gazons on vient encor s'asseoir.

Genevi�ve se d�fendit beaucoup, dit qu'elle n'�tait pas en voix, que le
piano n'�tait pas d'accord: c'est que depuis trois jours, Genevi�ve
comprenait cette romance, et que ce qui �tait, trois jours avant, une
romance quelconque, �tait devenu l'expression des sentiments qu'elle
venait de d�couvrir dans son coeur. La m�re se f�cha un peu, s'�tendit
beaucoup sur le d�faut insupportable des personnes qui se faisaient
prier, ce qui passait � juste titre pour une pr�tention; elle ajouta que
la bonne gr�ce et la complaisance que l'on mettait � se faire entendre
compensaient le talent que l'on n'avait pas; que faire trop d�sirer ou
du moins trop attendre quelque chose, lui attribuait une importance qui
donnait aux auditeurs le droit de la juger s�v�rement. Cette pr�dication
ennuya Albert, qui se leva et sortit. Genevi�ve reprit alors de
l'assurance et se mit � chanter, en s'accompagnant elle-m�me; sa voix
avait des vibrations inusit�es, et, au dernier couplet, elle devint si
touchante quand elle dit:

    Quels accents! quels regards!

que, lorsqu'elle fondit tout � coup en larmes, en se jetant dans les
bras de sa m�re, L�on, Rose et Mme Lauter se sentirent aussi pleurer.
Mme Lauter avoua, en embrassant sa fille, qu'elle avait �t� trop s�v�re,
et lui demanda presque pardon. Rose, l'oeil brillant de larmes, dit en
riant: �Pardonne-lui, Genevi�ve; tu peux �tre s�re qu'elle recommencera,
pour te donner le plaisir d'�tre plus s�v�re � ton tour.�

L�on �tait enchant� d'avoir vu Rose pleurer, et laisser voir une
sensibilit� qu'il craignait tant qu'elle n'e�t pas dans le coeur.




XVII


Pendant ce temps-l�, Albert faisait des vers �l�giaques que je ne vous
conseille pas de lire, � mes lecteurs! et Modeste faisait sa provision
de cornichons, car on �tait dans le mois de septembre. Pour M. Chaumier,
il ne voyait rien de ce qui se passait chez lui.




XVIII


M. Semler, l'instituteur tr�s-primaire d'Albert et de L�on, continuait �
venir dans la maison, o� il donnait encore quelques le�ons aux deux
jeunes filles: il se _mirait_, comme on dit, dans ses deux anciens
�l�ves, et c'�tait de la meilleure foi du monde qu'il s'attribuait, sans
exception, tout ce que les deux jeunes gens poss�daient d'avantages,
tout ce qu'ils remportaient de succ�s. M. Semler n'avait jamais connu
une note de musique; n�anmoins, quand on applaudissait L�on, dont le
talent sur le violon aurait enchant� m�me un auditoire plus �clair� que
celui de Fontainebleau, il ne pouvait s'emp�cher de prendre pour
lui-m�me une partie des applaudissements, il s'inclinait pour remercier,
et parfois m�me rougissait un peu; il en �tait de m�me quand on disait
que ses anciens �l�ves se pr�sentaient bien, ou saluaient avec gr�ce, ou
quand on parlait de la coupe �l�gante de leurs habits.

Il �coutait patiemment M. Chaumier, faisait un peu les affaires de Mme
Lauter, qui, par des raisons que nous avons �nonc�es plus haut, ne les
pouvait confier � son fr�re; il donnait le bras aux jeunes personnes,
qui, sans lui, n'auraient jamais pu se promener ni dans la campagne ni
dans la for�t, et Rose se plaisait � lui faire tenir, sur ses deux bras,
les �cheveaux de laine qu'elle d�vidait; il d�nait le plus souvent chez
M. Chaumier.

Il arriva un jour un peu avant l'heure du d�ner, et raconta, entre
autres choses, qu'il venait de rencontrer dans la ville un beau jeune
homme dont le cheval paraissait tr�s-fatigu�; que ledit jeune homme
avait pri� lui, Semler, de lui enseigner une bonne h�tellerie, ce que
lui, Semler, avait fait avec empressement; apr�s quoi le jeune homme lui
avait demand� s'il connaissait M. Chaumier. M. Semler lui avait r�pondu
qu'il avait cet honneur, et qu'il allait m�me d�ner chez lui, ainsi que
cela lui arrivait quelquefois; l'inconnu avait alors demand� si M.
Albert �tait � la maison; puis il avait remerci� M. Semler fort
poliment, et il �tait entr� � l'auberge.

�Et, dit Albert, � quelle auberge l'avez-vous envoy�?

--Je l'ai envoy�, dit M. Semler, � une auberge qui est en face du
palais. Pendant un s�jour que l'Empereur fit � Fontainebleau, le
cardinal C*** s'y arr�ta, pour lui rendre ses devoirs....

--Et comment est ce jeune homme? dit Albert.

--Fort bien mis et fort bien �lev�. Le cardinal descendit dans cette
auberge avec toute sa suite, changea d'habits et se rendit au palais....

--Son cheval doit �tre alezan br�l�?

--Je ne sais ce que c'est qu'un cheval alezan br�l�; il n'est ni blanc
ni noir, c'est comme qui dirait un cheval rouge. Apr�s son audience, le
mar�chal du palais....

--Nul doute, s'�cria Albert, c'est Rodolphe!...

--Quel est ce Rodolphe? demanda M. Chaumier.

--Rodolphe de Redeuil, le fils de tes amis.�

A ce moment, Modeste vint dire qu'un domestique de l'h�tel apportait un
billet pour M. Albert. Ce billet �tait, en effet, de Rodolphe, qui
priait Albert de venir d�ner avec lui � l'auberge, o� il lui
expliquerait les causes de son voyage � Fontainebleau. Albert prit son
chapeau, annon�a qu'il ne rentrerait pas d�ner et partit. Rose sortit.

�Le mar�chal du palais, continua M. Semler, avertit alors le cardinal
qu'il avait un appartement pour lui et pour sa suite; alors Son �minence
fit savoir � l'auberge qu'on e�t � faire transporter ses bagages; on
revint dire au cardinal qu'il s'�tait �lev� un conflit entre
l'aubergiste et le valet de chambre, parce que l'aubergiste demandait
300 francs pour un bouillon qu'avait pris Son �minence. Le mar�chal,
t�moin de la surprise du cardinal, insista beaucoup pour en savoir la
cause, et alla conter l'anecdote � l'Empereur....�

A ce moment, on avertit que le d�ner �tait servi, mais Rose n'�tait pas
pr�te; on l'attendit en faisant un tour de jardin. L�on rentrait, M.
Semler s'accrocha � lui, et continua l'histoire qu'il avait commenc�e
aux autres, et dont L�on absent n'avait pas entendu un mot.

�L'Empereur fut on ne peut plus irrit�, et ordonna qu'on ferm�t
l'auberge et qu'on abatt�t la maison; on eut grand'peine � obtenir la
gr�ce de la maison, mais l'auberge fut ferm�e et ne fut rouverte que
longtemps apr�s.

--Mais que diable me contez vous l�, monsieur Semler? dit L�on.

--Je vous conte, dit M. Semler, l'histoire de l'auberge o� j'ai envoy�
ce jeune homme.

--Quel jeune homme?�

Rose alors descendit; elle avait chang� de robe et s'�tait recoiff�e.

�Mon Dieu! Rose, qu'as-tu donc, dit L�on, que te voil� si belle?

--C'est, reprit M. Semler, que nous allons probablement avoir une belle
visite ce soir. Un beau jeune homme tr�s-riche, des amis de monsieur
votre oncle, M. Rodolphe de Redeuil.

--Ah! dit L�on avec indiff�rence.

--Je croyais, dit Mme Lauter, qu'il �tait de tes amis?

--Je le connais peu, reprit L�on, mais Albert le voyait beaucoup �
Paris.�

Et l'on se mit � table; mais, sans savoir pourquoi, L�on �tait
silencieux et de mauvaise humeur. Cette arriv�e d'un Parisien et d'un
�tranger lui semblait d�ranger la douce intimit� de la famille et de la
campagne; la toilette de Rose le contrariait, et, quoique � c�t� d'elle
� table, il ne lui adressa pas la parole une seule fois, contre son
habitude.

Il se demandait � lui-m�me ce qu'il y avait de si grave, et quel int�r�t
il mettait � ce qui se passait, qui p�t ainsi tourmenter son esprit et
assombrir son imagination. Il se trouvait parfaitement ridicule, et se
disait qu'il fallait parler � Rose; mais au moment o� il ouvrait la
bouche, il s'apercevait qu'il ne trouvait rien � lui dire; il cherchait,
et il ne rencontrait que quelque observation d�sobligeante, ou bien on
entendait quelque bruit au dehors, et Rose tournait les yeux du c�t� de
la porte. Genevi�ve regardait son fr�re, et cherchait � deviner la cause
de son silence. Le d�ner se passa ainsi, et M. Chaumier, en attribuant
la tristesse � l'absence d'Albert, dit qu'il n'aimait pas du tout que M.
Albert s'en all�t ainsi � l'heure du d�ner, et qu'il aurait �t� bien
plus raisonnable d'aller chercher M. de Redeuil et de l'amener d�ner �
la maison, que d'aller d�ner avec lui � l'auberge. Modeste prit la
parole, et r�pliqua que son d�ner ne permettait pas d'inviter un
monsieur comme M. de Redeuil, et qu'il fallait l'avertir quand on avait
du monde.

Comme on prenait le caf�, Albert entra et pr�senta Rodolphe � sa
famille. L�on et Rodolphe se salu�rent poliment, et �chang�rent quelques
paroles. M. Chaumier s'enquit des nouvelles de son ami, et trouva
Rodolphe _grandi_. Modeste servit le caf� dans une cafeti�re d'argent
qui ne paraissait jamais d'ordinaire, et alluma deux bougies de plus.

Pendant leur d�ner, Rodolphe avait expliqu� � Albert le but de son
voyage � Fontainebleau: il avait perdu de l'argent au jeu, et, pour
obtenir de son p�re la somme qu'il avait � payer, il avait �t� forc� de
simuler un voyage dans l'int�r�t de ses �tudes; il fallait donc qu'il
f�t quelque temps invisible � Paris, et il n'avait rien trouv� de mieux
que de venir passer quelques jours � Fontainebleau.

On faisait de la musique tous les soirs; mais ce soir-l�, L�on ne voulut
ni prendre son violon ni chanter. Mme Lauter accompagna tour � tour sa
ni�ce et sa fille; Rodolphe fit de grands compliments, et parla beaucoup
de l'Op�ra; il fut aimable et gracieux pour tout le monde, et n'oublia
pas de remercier M. Semler de l'auberge qu'il lui avait indiqu�e.
�Monsieur, r�pondit M. Semler, pendant un s�jour que fit l'Empereur �
Fontainebleau, le cardinal C*** y arriva pour lui rendre ses
devoirs....�

Et, gr�ce � la politesse de Rodolphe, M. Semler, cette fois, put
raconter son anecdote tout enti�re et sans interruption.




XIX


Le lendemain matin, de tr�s-bonne heure, Rose et L�on se rencontr�rent
au jardin.

�Ah! vous voil�, monsieur? dit Rose. Daignerez-vous, aujourd'hui,
m'adresser la parole, et me dire, surtout, ce qui vous rendait hier si
morose et si laid?

--Mais au contraire, Rose, r�pondit L�on, c'est toi qui semblais toute
pr�occup�e et ne faisais pas plus attention � moi que si nous ne nous
fussions jamais vus.

--Je faisais si bien attention � vous, r�pliqua Rose, que je pourrais
vous dire l'une apr�s l'autre toutes les grimaces d�sagr�ables dont vous
avez embelli la soir�e; mais vous aviez quelque chose, et j'exige que
vous me fassiez votre confession.�

L�on ne r�pondit pas. Rose vint l'embrasser et lui dit:

�Tiens, je sais bien ce que tu as; tu es m�content de moi.

--En effet, dit L�on, je voulais te gronder. Pourquoi �tre ainsi tout
�mue et tout effar�e de l'arriv�e d'un �tranger? Pourquoi cette
toilette, quand ma m�re et ma soeur avaient gard� leur costume
ordinaire? Est-ce donc une grande f�te quand il arrive quelqu'un
d�ranger nos habitudes et nos plaisirs du soir? Hier, quand ton tour est
venu de chanter, tu as rougi et p�li tour � tour, et ta voix a trembl�.
Il est �vident que tu �prouvais de la g�ne et de la souffrance, tandis
que, lorsque nous faisons de la musique ensemble, tu as la voix pure et
assur�e, tu n'�prouves que du plaisir; et, vois-tu, ma petite Rose,
quoique M. de Redeuil t'ait fait de grands compliments, tu es loin
d'avoir chant�, hier, aussi bien que de coutume.

--Tu as raison, L�on, r�pondit Rose; mais il y a, dans l'esprit des
femmes, des choses que vous ne comprenez jamais. C'est pour toi, et pour
Genevi�ve, et pour mon fr�re, que je voulais que ce monsieur me trouv�t
belle. Il y a quelques jours, j'ai entendu des femmes parler de toi avec
�loge, et j'en �tais enchant�e. D'ailleurs, j'avais une robe que je
n'avais encore pu mettre, faute de la moindre occasion. Ce monsieur
�tait un excellent pr�texte et j'en ai profit�. Sans lui, je l'aurais
peut-�tre mise demain pour recevoir M. Semler.

--Pardonne-moi mes reproches, ma petite Rose; mais, vois-tu, c'est que
je me trouve si heureux au milieu de vous tous, que je voudrais �lever
de cent pieds le mur du jardin, pour qu'il ne v�nt jamais personne ici.
Je te jure que je n'ai aucune affection hors d'ici; je vous aime tous de
toutes les forces de mon �me, et je consentirais bien volontiers � ne
jamais voir que vous. Crois-moi bien, jamais tu ne seras aussi heureuse
que tu l'es en ce moment: tout le monde t'aime d'une vive et sinc�re
affection; tu es notre enfant ch�ri � tous; tu es � l'abri de tous les
chagrins et de toutes les perfidies. Rose, ne nous quitte pas, et ne
laisse pas m�me ton imagination se transporter dans un autre monde, o�
tu serais comme le pauvre petit oiseau, sans plumes encore, que le vent
a jet� hors de son nid.�

Rose �coutait L�on, sans le comprendre bien pr�cis�ment. Aussi, apr�s
l'avoir embrass�, elle lui dit:

�M. de Redeuil d�ne aujourd'hui � la maison; seras-tu bien f�ch� si je
me fais un peu belle?

--Mais, ch�re enfant, dit L�on, que ne te fais-tu belle tous les jours?
Que ne te fais-tu belle pour nous? Je ne m'aper�ois jamais qu'il te
manque rien; mais enfin, si c'est pour toi un plaisir, il faut que tu en
jouisses bien compl�tement; jamais tu ne trouveras personne plus dispos�
� t'admirer que moi, et, si tu le veux, pour que mon admiration plus
�clair�e devienne plus flatteuse, j'apprendrai � distinguer et �
appr�cier tout ce qui compose la toilette des femmes; je serai pour toi
en peu de temps un juge aussi recommandable qu'imposant par ses lumi�res
et par sa s�v�rit�.�




XX


Rodolphe ne resta que quelques jours � Fontainebleau, et L�on ne reprit
sa gaiet� qu'apr�s qu'il fut parti. Le reste des vacances se passa dans
le calme ordinaire, si ce n'est que Rolland vint en cong�, et que la
maison se trouva trop petite pour le recevoir. Modeste en ressentit un
violent d�pit: elle ne paraissait plus, aux yeux de son �poux, avec la
m�me aur�ole de grandeur et de puissance. Toute sa mauvaise humeur se
passa en petites tracasseries quotidiennes contre Mme Lauter et ses
enfants, mais tracasseries toujours habilement d�guis�es: car Modeste
savait que, si M. Chaumier �tait plein d'amour et d'indulgence pour les
n�gres d'autrui, il �tait, dans sa propre maison, et � l'�gard des
blancs qui passaient certaines limites, un ma�tre s�v�re et inflexible.
Mme Lauter, d'ailleurs, mettait tant de douceur et de r�signation dans
tout ce qu'elle faisait, qu'il �tait difficile de lui r�sister. Depuis
le d�part de son mari, la pauvre femme �tait rest�e en proie � une
profonde m�lancolie. En un jour, sa coquetterie, son d�sir de plaire et
d'�tre envi�e, avaient disparu comme un songe. Souvent elle se demandait
aussi ce qu'�tait devenu un autre songe plus court, son amour pour
Stoltz, Stoltz si inf�rieur � son mari sous tous les rapports, Stoltz
qui avait fait son malheur et gr�ce auquel ses enfants n'avaient pas
connu leur p�re, mort sous les coups de l'amant de leur m�re ou dans un
exil forc� par le meurtre de son amant. Quand elle donnait acc�s � ces
souvenirs, elle se sentait d�chir�e par ses remords, et c'�tait avec une
touchante humilit� qu'elle parlait � ses enfants et qu'elle recevait
leurs caresses et les t�moignages de leur affection.

Sa vie n'�tait qu'une longue p�nitence qui la brisait. Souvent, quand
Modeste n'avait pas pour ses deux enfants les �gards qu'elle n'oubliait
jamais pour ceux de M. Chaumier, elle se sentait le coeur navr� et se
disait: �Sans moi, sans ma faute, ils seraient dans la maison de leur
p�re, entour�s de domestiques auxquels je pourrais commander librement,
et auxquels je commanderais d'�tre, pour eux, dociles et respectueux.�

La pauvre Rosalie, du reste, s'exag�rait le plus souvent les
impertinences de Modeste, qui les entourait de tant de pr�cautions et de
prudente timidit�, que personne ne les voyait que Mme Lauter. Pour M.
Chaumier, il ne s'apercevait pas de la tristesse de sa soeur, ni du
changement que les jours, semblables � des ann�es, apportaient sur son
visage et sur sa sant�.

Quand Albert et L�on retourn�rent � Paris, � la fin des vacances, elle
�tait malade et affaiblie, et, lorsque L�on lui dit adieu, elle le tint
longtemps serr� sur sa poitrine, et se mit � pleurer.




XXI


M. et Mme de Redeuil ne tard�rent pas � revenir de la campagne. Mme
Haraldsen �tait encore avec eux. Je n'essayerai pas de peindre le
ravissement d'Albert en apprenant leur retour; il lui fut annonc� par
Rodolphe. Tous deux all�rent se promener en attendant l'heure d'aller
d�ner chez le p�re de Rodolphe. Les deux jeunes gens s'�taient serr� la
main avec une expression qui ne pouvait venir de la joie de se revoir,
attendu qu'ils ne s'�taient quitt�s, la veille, qu'assez avant dans la
nuit.

�Mon Dieu, disait Rodolphe, comme le Luxembourg est donc beau
aujourd'hui!

--Que j'aime ce bruit des derni�res feuilles sous les pieds! disait
Albert.

--Que les cygnes des bassins ont de majest� et d'�clat! reprenait
Rodolphe.

--Que la joie de ces enfants est na�ve et douce!� r�pliquait Albert.

Enfin leur disposition �tait telle, qu'ils trouvaient tout ravissant et
magnifique, jusqu'aux soldats v�t�rans qui gardaient les portes,
jusqu'aux marchandes de plaisir qui parcouraient les all�es.

Enfin Albert dit: ��coute, Rodolphe, il y a un secret qu'il faut....�

Mais, au m�me instant, Rodolphe dit: ��coute, Albert, il y a un secret
qu'il faut que je te confie; mon coeur est aujourd'hui si plein de
joie qu'il d�borde. Et d'ailleurs pourquoi aurais-je un secret pour toi?
N'es-tu pas mon meilleur ami? Avant de te dire combien je suis heureux
aujourd'hui, il faut que je te dise combien j'ai �t� malheureux depuis
six semaines, forc�, par une �tourderie de quitter une maison o� �tait
tout mon bonheur. Qu'aura-t-elle pens�? Aura-t-elle pris mon absence
pour de l'indiff�rence et de la froideur? Tu sais, ma cousine, ma belle
cousine? je suis amoureux d'elle comme un fou, et c'est aujourd'hui que
je vais la revoir. Mais comment lui expliquerai-je mon absence? Oh! elle
me verra si heureux que ce sera une r�ponse � tout.

--Mais crois-tu donc, dit Albert troubl�, qu'elle te fera des questions
� ce sujet?

--Ah! c'est que je ne t'ai pas tout dit; elle m'aime, mon ami! Elle
m'aime!

--Comment! te l'a-t-elle dit?

--Pas encore, mais.... Et, au fait, pourquoi ne te dirais-je pas tout �
toi?�

Et Rodolphe serra la main d'Albert, qui ne serra pas celle de Rodolphe.

�Oh! oui, continua-t-il, elle m'aime; mais comprendras-tu quel bonheur
une semblable certitude met dans le coeur? Si tu savais quel
voluptueux frisson parcourt tout le corps quand on sent, sous la table,
la pression de son petit pied.

--Sous la table? dit Albert.

--Oui, sous la table, tous les soirs, pendant le d�ner; c'�tait l'heure
pour laquelle je vivais, et que j'attendais pendant toutes les autres.

--Mais quand donc? demanda Albert.

--Avant le d�part pour la campagne; et le jour du d�part, j'ai senti
encore son pied plus expressif, plus amoureux que jamais.�

Albert se sentit pris d'un vertige, il s'appuya contre un arbre; tout
tourna � ses yeux, puis tout disparut.

Cependant Rodolphe continuait. �Et c'est ce soir, disait-il, c'est ce
soir, dans un quart d'heure, que je vais la revoir!�

Et il continua ainsi pendant un quart d'heure, faisant un tableau de son
bonheur, que la jalousie d'Albert lui peignait encore mieux: car il y a
ceci d'agr�able dans la destin�e de l'homme, qu'il n'y a aucun bonheur
qui lui semble aussi grand, lorsqu'il en jouit lui-m�me, que lorsqu'il
voit un autre en jouir.

Dans sa stup�faction, Albert se f�licitait encore de n'avoir pas parl�
le premier, car c'�tait pr�cis�ment ce qu'il aurait racont� � Rodolphe,
si celui-ci ne l'avait pas interrompu.

�Il est, dit Rodolphe, l'heure de nous acheminer vers la maison.

--Pas encore, dit Albert.

--Nous irons doucement, dit Rodolphe.

--Autant nous promener encore un peu.

--Ah! dit Rodolphe, ce n'est pas que je la verrai plus t�t, mais c'est
quelque chose que de commencer plus t�t � me rapprocher d'elle.... Mais
toi, Albert, dit-il en marchant, parle-moi donc aussi de tes amours.

--Non, dit Albert; la femme que j'aimais est indigne de tout amour; elle
ne m�rite que le m�pris, et jamais je ne prononcerai son nom.�

Et il pensait avec quelle perfidie il �tait trahi; puis il en revint �
se demander lequel �tait trahi des deux; et vingt fois, dans la route,
il fut pr�t, tant le bonheur de Rodolphe lui semblait insolent, � g�ter
ce bonheur par une r�v�lation semblable � celle qui venait de lui faire
tant de mal � lui-m�me.

Il pensa d'abord qu'il ne devait jamais revoir Mme Haraldsen. Mais il
r�fl�chit ensuite que la chose, telle que la contait Rodolphe, �tait
tellement extraordinaire, qu'il y avait malentendu: et d'ailleurs, ne
fallait-il pas montrer � Mme Haraldsen tout le m�pris que l'on faisait
d'elle; se faire voir gai, heureux, d�daigneux? car lui laisser
apercevoir ce que l'on souffrait, c'�tait lui offrir un agr�able
sacrifice de larmes, de douleurs et d'insomnies.

Albert fut tr�s-bien re�u de M. et de Mme de Redeuil. Il salua
froidement Mme Haraldsen, qui eut l'air de ne pas s'en apercevoir. On se
mit � table; Rodolphe �tait ivre de joie. Albert continuait � jouer,
tant bien que mal, le r�le qu'il s'�tait impos�; il racontait qu'il
s'�tait _extraordinairement_ amus� pendant les vacances; il disait des
femmes un mal affreux. Mais il cessa tout � coup de parler, et son
coeur cessa de battre, quand il sentit un pied presser le sien.
D'abord il ne r�pondit pas � cette pression; il �tait trop indign�, et
d'ailleurs, ne devait-il pas penser que Mme Haraldsen en faisait autant
� Rodolphe? Mais il cessa bient�t de pouvoir ob�ir � son ressentiment,
et il r�pondit � tout ce que lui disait le pied qu'il sentait sur le
sien. Comme autrefois, du reste, Mme Haraldsen prenait une part
tr�s-convenable � la conversation, et il ne lui �chappait pas la moindre
distraction. En vain Albert se r�p�tait tout ce qu'il avait pens� sur
elle; il lui semblait entrevoir pour elle une foule, un peu confuse il
est vrai, d'excuses et d'explications qu'il se r�servait de d�brouiller
dans un moment plus opportun.

Vers la fin du d�ner, Mme de Redeuil demanda, � plusieurs reprises, je
ne sais quelles conserves, que les domestiques ne purent trouver. Mme
Haraldsen dit qu'elle savait o� elles �taient, et qu'elle allait les
prendre. Elle posa sa serviette � c�t� de son assiette. Albert alors
serra le pied plus fort, c'�tait un adieu pour quelques instants. Le
pied r�pondit avec une parfaite intelligence. Alors Mme Haraldsen se
leva; Albert fut un peu �tonn� de sentir encore son pied sur le sien;
elle marcha, et il sentit encore le pied; elle fit dix pas loin de la
table, et il le sentit encore; elle ouvrit la porte de la salle �
manger, et il le sentit encore; elle disparut, et il le sentit encore.

C'�tait incompr�hensible. Il leva les yeux sur la place que venait de
quitter Mme Haraldsen pour voir si elle �tait bien partie, et s'il
n'�tait pas le jouet d'une illusion; il rencontra les yeux de Rodolphe
aussi �tonn�s que les siens, et le pied se retira.

Et, en effet, ce pied que caressait si amoureusement Albert, c'�tait le
pied de Rodolphe; ce pied qui causait de si grands ravissements �
Rodolphe, c'�tait la botte d'Albert.

Le premier jour o� ces deux pieds s'�taient rencontr�s, Mme Haraldsen,
fatigu�e de sentir ses pieds poursuivis par celui d'Albert, avait pris
le parti de les retirer sous sa chaise. Albert, en cherchant, avait
rencontr� celui de Rodolphe; Rodolphe, croyant sentir le pied de sa
cousine, qui seule �tait assise pr�s de lui, avait r�pondu, et c'�tait
ainsi que s'�tait engag�e cette tendre correspondance.

Albert se retira aussit�t le d�ner fini, sans parler � Rodolphe, qui, de
son c�t�, n'avait pour le moment rien tant � coeur que de l'�viter.




XXII


Un soir on frappa doucement � la porte de L�on. Un homme entra, qui
rehaussait des v�tements extr�mement simples par une physionomie
avenante et distingu�e.

�Monsieur, dit-il � L�on, voici une lettre qui m'a �t� remise par
erreur, et qui vous est adress�e; je n'ai pas voulu tarder un instant �
vous la remettre.�

A ce moment L�on fumait, et sa petite chambre �tait remplie d'une
�paisse vapeur.

�Je vous remercie infiniment, monsieur, r�pondit L�on.

--Pardon, ajouta l'�tranger, mais j'ai une question � vous faire; et
c'est en partie pour n'en pas laisser �chapper l'occasion que j'ai mont�
moi-m�me cette lettre. Est-ce vous qui jouez du violon tous les soirs,
et je dirai presque toutes les nuits?

--Oh! monsieur, interrompit L�on, je sais bien ce que vous allez me
dire; c'est pr�cis�ment ce que l'on me dit au moins dix fois chaque
jour: �Ne pourriez-vous jouer du violon � une autre heure?� ou bien:
�Vous serait-il �gal de n'en pas jouer du tout?�

--Mais, monsieur, r�pondit l'�tranger, je ne viens pas....

--C'est, reprit L�on sans l'�couter, ce que je refuse positivement. Il
faut de la tol�rance entre voisins; et croirait-on que je n'ai pas
besoin d'en avoir, moi? Chacun ne m'envoie-t-il pas son bruit plus ou
moins d�sagr�able, et tous beaucoup plus que mon violon?

--Certainement, monsieur, et, bien loin....

--La voisine d'en face n'a-t-elle pas des enfants qui crient et un mari
qui jure? Le chaudronnier d'en bas peut-il m'accuser? Et les divers
pianos qui m'entourent, les croyez-vous bien divertissants?

--Je suis bien de votre avis, et....

--Je jouerai du violon, et il faut que je joue du violon.

--Mais, monsieur, dit l'�tranger, je vous dis que je ne viens pas pour
vous emp�cher de jouer du violon, et que je voudrais vous entendre plus
souvent; vous avez un talent charmant, et les voisins qui se plaignent
de vous sont des �nes. Voici l'heure � laquelle vous jouez
ordinairement, monsieur Lauter; car c'est bien Lauter que vous vous
appelez?�

L�on fit un signe affirmatif.

�Eh bien! mon cher monsieur Lauter, voici l'heure � laquelle vous jouez
d'ordinaire du violon; permettez-moi de vous entendre, surtout si vous
jouez un certain air....�

Et il fredonna les premi�res mesures.

�Un air dont je sais les paroles, je crois.

--Je suis heureux, r�pondit L�on, de pouvoir vous �tre agr�able aussi
facilement, et je vous jouerai tout ce que vous voudrez.

--Eh bien! alors permettez-moi d'aller chercher en bas du tabac un peu
meilleur que celui que vous fumez, et de faire monter un pot de bi�re.
Je suis Allemand, monsieur, et j'ai de certaines fa�ons d'�couter la
musique dont je ne me d�range pas volontiers.

--Allez chercher votre tabac; pour de la bi�re, je pourrai vous en
offrir.�

Quand il eut apport� du tabac et bourr� sa pipe, l'�tranger s'�tendit �
son aise dans un grand fauteuil, vida son verre, le remplit de nouveau,
et le pla�a devant lui.

Alors L�on lui joua l'air qu'il avait paru d�sirer. Au bout de quelque
temps, l'�tranger redemanda le premier air....

�Attendez un peu, dit-il, et il chanta. D'o� savez-vous cet air, qui
n'est pas de ce pays? demanda-t-il � L�on.

--C'est ma m�re qui l'a appris � ma soeur et � moi.

--Vous avez une soeur?

--Oui.

--Est-ce que madame votre m�re est Allemande?

--Mon p�re l'�tait.

--Votre nom est allemand. Elle demeure � Paris?

--Non.

--Qu'est-ce que vous faites?

--Je fais mon droit, et je joue du violon.

--Et quand vous aurez fini votre droit?

--Je ne sais pas ce que je ferai; mais j'ai entendu mon oncle dire qu'il
ach�terait � mon cousin une �tude d'avou�; je pense que ma m�re en fera
autant pour moi.�

L'�tranger remercia beaucoup L�on, et le lendemain lui envoya une
provision d'excellent tabac, en lui demandant la permission de passer
encore cette soir�e avec lui, parce qu'il partait le lendemain pour un
voyage. �Je pense, dit-il en quittant L�on, que je reviendrai dans
quelques mois; j'aurai le plus grand plaisir � vous voir. Si, par hasard
vous quittiez ce logement, laissez-y votre nouvelle adresse.� Il serra
la main du jeune homme et partit. L�on le trouvait bien un peu
questionneur; car il lui avait fait, ces deux soir�es, parler de toute
sa famille dans les plus minutieux d�tails: mais il y avait tant de
bont� dans son air et dans ses paroles, et tant de franchise dans ses
mani�res, qu'on ne pouvait lui savoir mauvais gr� de cette curiosit�,
qui, quoiqu'un peu incommode, �tait loin d'�tre malveillante. La lettre
qu'il avait remise � L�on �tait de Genevi�ve. Voici ce qu'elle lui
�crivait:




XXIII


Mon cher fr�re, tu sais aussi bien que nous qu'Albert nous est arriv�
ici un peu malade; nous le soignons de notre mieux. Moi, je ne crois pas
beaucoup � cette maladie. Peut-�tre sais-tu le sujet de sa m�lancolie;
mais lui s'obstine � ne rien nous dire. La maladie de maman est plus
s�rieuse que la sienne, et, si tu venais ici, tu la trouverais bien
chang�e. Cette pauvre m�re n'a jamais �t� si bonne et si tendre que
depuis ce d�rangement de sant�; mais il y a quelque chose de si triste
dans ses caresses, qu'hier, au moment o� elle m'embrassait le matin, je
me suis mise � pleurer; elle m'a dit que j'�tais folle, qu'il ne fallait
pas pleurer, et elle s'est mise � pleurer comme moi, et nous sommes
rest�es longtemps dans les bras l'une de l'autre. Aujourd'hui, elle va
beaucoup mieux; le m�decin lui a permis de sortir et de se promener; il
faut esp�rer qu'elle se r�tablira promptement. Depuis que je la vois
ainsi malade, j'ai s�rieusement pens� � elle. Sais-tu bien, mon cher
L�on, qu'elle m�ne une vie bien triste? Elle �tait tr�s-jeune quand nous
sommes venus � Fontainebleau; elle est encore bien belle, et cependant
elle ne prend aucun plaisir, elle ne voit personne, elle passe sa vie
avec nous ou elle s'enferme toute seule.

Je voulais t'�crire de venir, mais elle me l'a d�fendu, et, comme
j'insistais, sa figure s'est alt�r�e, et d'une voix �mue elle m'a dit:
�Suis-je donc si mal qu'il faille envoyer chercher L�on? Est-ce le
m�decin qui te l'a dit?... Est-ce que je vais mourir?... Tu le sais! tu
le sais! il faut me le dire.� Je me suis jet�e dans ses bras en lui
affirmant que le m�decin m'avait dit, au contraire, que sa maladie
n'�tait rien. �Je ne voulais faire venir L�on, lui ai-je dit, que pour
t'�gayer un peu.� Cette explication a paru la tranquilliser;
aujourd'hui, elle m'a dit de me mettre au piano et de faire chanter
Rose. Rose et Albert ont �t� charmants par leurs soins pour maman.
Albert va partir dans quelques jours et retourner aupr�s de toi.
Peut-�tre vas-tu penser � venir ici; je ne saurais trop te recommander
de n'en rien faire: maman croirait que je t'ai appel�, et cela pourrait
lui causer une �motion dangereuse. J'�cris cette lettre la nuit, et je
la porterai moi-m�me demain � la poste, parce que, si maman me voyait
�crire, elle voudrait voir ma lettre. Mon oncle partira en m�me temps
qu'Albert pour s'occuper d'un proc�s important qu'il a � Paris. Il ne
s'aper�oit pas de la maladie de sa soeur, tout pr�occup� qu'il est de
ses n�gres et de l'esclavage. Il ressemble � ces gens qui ne peuvent
voir que les objets �loign�s; on ne peut l'attendrir qu'� condition
d'�tre � cinq cents lieues.




XXIV


Genevi�ve ne disait pas tout � son fr�re; nous devons la suppl�er. Quand
Albert �tait arriv� � Fontainebleau, _un peu malade_, Genevi�ve avait
senti un secret plaisir de sa maladie. Quelques jours apr�s, lorsqu'elle
eut d�couvert que le malade se portait � merveille, et qu'il �tait en
proie � quelque chagrin cach�, elle s'�tait encore sentie presque
heureuse de sa d�couverte. Albert heureux appartenait aux autres; mais
Albert souffrant, Albert triste, �tait � elle; elle s'emparait de lui,
elle le soignait, elle cherchait � le consoler, elle faisait de la
musique pour lui, elle se promenait avec lui et le conduisait dans ses
promenades favorites: l�, on voyait si bien coucher le soleil! ici, il y
avait tant de fleurs dans l'herbe! dans ce coin de la for�t, on
entendait tous les soirs des rossignols.

Certes, Rose aimait son fr�re, mais elle n'avait pas pour lui cette
tendresse inqui�te et ing�nieuse de Genevi�ve. Cette pauvre Genevi�ve,
sans savoir ce que c'�tait que l'amour, aimait Albert de toutes les
forces de son �me; elle n'avait plus ni plaisirs, ni chagrins, ni
sensations qui lui appartinssent: elle avait les plaisirs d'Albert et
les chagrins d'Albert; elle avait mal � la t�te d'Albert. Rose
n'�pargnait pas les plaisanteries � Albert sur sa _fameuse_ maladie;
elle refusait parfaitement d'aller voir quelque chose qui ferait plaisir
� Albert, parce qu'elle l'avait assez vu; elle refusait de chanter un
air que demandait Albert, parce qu'elle l'avait tant chant� qu'elle ne
pouvait m�me plus l'entendre.

On �tait dans les derniers jours du mois d'octobre. Il semble que, dans
les diverses saisons de l'ann�e, la terre se plaise � rev�tir tour �
tour ses diverses parures, � changer de robes, de couleurs et de
parfums. Une prairie, diapr�e de mille couleurs, prend cependant, quand
elle est vue de loin, une teinte uniforme de la couleur qui domine. Au
printemps, elle est rose et blanche; l'�t�, rouge de coquelicots; �
l'automne, elle est blanche, bleue et jaune: les chrysanth�mes, les
grandes marguerites blanches, la grande sauge d'un beau bleu fonc�, et
les scorson�res couleur d'or, lui donnent la teinte la plus harmonieuse.
C'est � l'automne que la nature semble rev�tir sa derni�re et sa plus
belle robe. La princesse du conte de _Peau-d'Ane_, quand le prince la
regardait � travers la serrure, mettait d'abord la robe couleur du
temps, puis la robe couleur de la lune; mais quand elle mettait sa robe
couleur de soleil, le prince �bloui fermait les yeux et devenait
compl�tement fou.

A l'automne, les feuilles des arbres prennent de riches teintes d'or, de
pourpre et de violet; le soleil pare les nuages de couleurs plus
splendides; les for�ts exhalent une odeur enivrante; et les feuilles qui
tombent, et commencent � joncher les sentiers, avertissent que tout va
dispara�tre, que tout va mourir, et invitent � contempler, avec plus
d'attention et de recueillement, ces splendeurs qui vont s'effacer.
Alors tous les sentiments prennent une teinte de douce m�lancolie;
l'amour s'empare du coeur avec une puissance jusque-l� inconnue.

Un jour, la veille du d�part d'Albert et de M. Chaumier, Albert avait
montr� toute la journ�e une sorte d'impatience et d'agitation nerveuse.
Il demanda � sa soeur et � sa cousine si elles voulaient faire avec
lui une promenade dans la for�t, la derni�re, selon toutes les
apparences, qu'il ferait de l'ann�e.

�J'ai peu vu, dit Rose, de malades aussi dispos�s � la fatigue. Si tu te
prom�nes avant le d�ner, tu vas d�cid�ment affamer la maison; car ta
maladie a cela de particulier, que tu manges, � toi seul, plus que nous
tous r�unis. Je ne vais pas dans la for�t.

--Et toi, Genevi�ve, dit Albert, me refuseras-tu aussi?�

Genevi�ve ne r�pondit pas, mais elle prit son chapeau de paille, et posa
sa main sur le bras de son cousin.

Le soleil, d�j� descendu � l'horizon, jetait � travers les arbres des
rayons obliques. Ils gravirent une de ces belles all�es tapiss�es de
gazon, �troite montagne verte entre deux for�ts. Genevi�ve s'appuyait
sur le bras d'Albert avec un doux abandon. Quand ils furent arriv�s au
haut de l'all�e, ils s'assirent sur la mousse, et laiss�rent errer leurs
regards par-dessus la for�t; les cimes des arbres rapproch�es, avec
leurs sommets arrondis, sur lesquels courait un vent l�ger, semblaient
une mer houleuse de feuillage et de verdure, � l'horizon de laquelle on
voyait se coucher le soleil. Ils furent longtemps sans parler. Genevi�ve
�tait si heureuse, qu'elle e�t voulu passer toute l'�ternit� ainsi,
partageant avec Albert un rayon de soleil, regardant tous deux les m�mes
arbres, respirant le m�me air et le m�me parfum, assis sur le m�me tapis
de mousse. Il n'est rien de si doux au monde que la conviction de
partager une sensation avec la personne que l'on aime; c'est le lien le
plus intime; les deux �mes se mettent � l'unisson, comme deux
instruments dont les cordes sont pr�tes � donner la m�me note. Le r�ve
de l'amour, c'est la r�union et la fusion compl�te de deux �tres; c'est
ce qui fait que deux mains qui se pressent croient toujours sentir un
obstacle entre elles, et se serrent avec une force surnaturelle pour se
rapprocher, quand d�j� elles se touchent par tous les points. Eh bien!
dans cette communaut� de sensations, dans une �motion que l'on �prouve
en m�me temps, l'amant et la ma�tresse sont un moment unis, comme
l'argent et le cuivre fondus ensemble pour une cloche au timbre
harmonieux.

Albert, qui �tait moins �mu, parla le premier. Genevi�ve le regarda
parler.

�Genevi�ve, lui dit-il, apr�s une belle soir�e comme celle-ci, il me
prend toujours des d�sirs de ne plus quitter Fontainebleau. Heureusement
qu'une fois dans le tourbillon de Paris, je sens alors �galement le
besoin de ne plus le quitter, et que je ne comprends pas que l'on puisse
passer quinze jours � la campagne. Sans cela je tomberais dans la plus
ridicule _bergerie_, et il ne faudrait pas d�sesp�rer de me voir un jour
conduire mes agneaux _plus blancs que la neige_, � travers la prairie,
avec une _houlette_ orn�e des couleurs de la _dame de mes pens�es_.�

Ce mot, dit d'un ton de plaisanterie, alla n�anmoins au coeur de
Genevi�ve, et la fit frissonner. Albert resta quelques instants sans
parler, et, quand il ouvrit la bouche, son air, le son de sa voix,
avaient quelque chose de plus grave. Une pens�e profonde sans doute
venait de lui traverser le coeur ou la t�te.

�N'importe, dit-il, c'est ici qu'il faudrait venir vivre avec celle que
l'on aime. On devrait descendre sur Paris, comme l'aigle descend sur la
plaine, y saisir sa proie, et reprendre son vol.�

Ces paroles entr�rent comme un fer froid dans le coeur de Genevi�ve;
dans chaque phrase, dans chaque inflexion d'Albert, elle cherchait �
lire son sort. Quelquefois le premier mot d'une phrase enlevait son �me
au ciel, et le dernier mot la laissait lourdement retomber sur la terre.
Il ne se passait pas une minute, quand elle �tait aupr�s d'Albert, sans
qu'elle all�t plusieurs fois du bonheur le plus complet au plus profond
d�sespoir. La pauvre fille tirait des inductions de la fa�on dont il
�tait v�tu le matin, d'un peu plus ou d'un peu moins de soin donn� � sa
chevelure, de la mani�re dont il disait bonjour. Elle souffrait
perp�tuellement et sans rel�che les anxi�t�s du criminel qui attend son
sort de la d�claration des juges, et qui, � peine acquitt�, presque
�cras� sous sa joie, recommence � souffrir les m�mes angoisses, et est
condamn�.

�C'est � Paris, pensait Genevi�ve, qu'il croit trouver la femme qu'il
aimera!

--Oh! que l'amour serait bien ici, continua Albert, se parlant presque �
lui-m�me, les yeux fix�s sur l'horizon. Quel silence! quelle fra�cheur!
quelle solitude! Comme on oublierait le reste du monde! comme le monde
semblerait finir, par l�, � cet horizon de pourpre, et des autres c�t�s,
� ces ondoyantes courtines vertes que forment les ch�nes et les
ch�taigniers!... Genevi�ve, dit-il, ma bonne Genevi�ve! comprends-tu
combien deviendrait sacr� chaque brin d'herbe sur lequel elle aurait
march�; comme le coeur garderait la m�moire de chaque mouvement
qu'elle aurait fait?�

Il se leva, fit quelques pas en grimpant dans la for�t, et, tout � coup,
s'arr�ta pr�s d'un arbre, prit un canif et se mit � graver quelque chose
sur l'�corce.

Genevi�ve resta immobile. C'�tait alors une ravissante cr�ature. Les
longs plis de sa robe blanche s'amassaient sur la mousse. Son visage,
rougi par le dernier rayon du soleil, semblait plut�t lumineux
qu'�clair�, et brillait d'une charmante s�r�nit�.

En ce moment, en effet, on respirait le bonheur. Tout �tait calme, les
sens �taient berc�s, le jour doux et caressant; aucun bruit ne se
faisait entendre; l'�me semblait dans un de ces doux sommeils qui
n'am�nent que des songes heureux.

Albert, le premier, s'aper�ut que le jour diminuait et qu'il �tait temps
de retourner � la maison. Genevi�ve se leva sans parler; elle
paraissait craindre que le son de sa propre voix ne r�veill�t son �me de
ce bienheureux songe qui l'occupait; elle s'appuya machinalement sur le
bras d'Albert, mais, en passant o� il avait grav� quelque chose avec son
couteau, elle sentit son coeur battre avec une grande violence. Sur
l'�corce de cet arbre �tait son arr�t. Un nuage couvrait ses yeux.

Et d'ailleurs, pour rien au monde elle n'e�t os� regarder de ce c�t�.
Ils s'en all�rent par l'autre c�t� de l'all�e: quand ils furent au
moment de la perdre de vue, ils se retourn�rent tous deux. Tous deux
voulaient revoir ce spectacle auquel ils avaient m�l� tant de douces
pens�es. Le bouleau sur lequel avait �crit Albert s'�levait, enti�rement
s�par� des autres arbres, sur le point le plus �lev� de l'all�e verte; �
cette heure du jour, il se dessinait sur l'horizon jaune, comme une
silhouette. Le tronc laissait encore, sur le c�t�, voir une teinte
blanch�tre; mais on distinguait chaque feuille vigoureusement d�coup�e
en noir. L'air �tait limpide, et il semblait qu'il y e�t un immense
espace jusqu'� l'horizon. Au-dessus des bandes qui allaient se d�gradant
du jaune orang� au jaune le plus p�le, le ciel bleu clair empruntait
d'un reflet jaun�tre la belle teinte verte que poss�dent certaines
turquoises. Le dernier regard de Genevi�ve et le dernier regard d'Albert
s'arr�t�rent sur le bouleau.

Le lendemain, Albert partit avec son p�re.




XXV

Genevi�ve � L�on.


Quelle triste et ennuyeuse saison que l'hiver, mon cher L�on! Il y a
quinze jours, la nature �tait encore belle et riche; tout � coup, il est
tomb� une petite pluie fine et glac�e; un vent aigu a arrach� les
feuilles des arbres et les a roul�es � travers les chemins de la for�t.
Notre maison semble avoir pour sa part plus d'hiver que les autres; les
sorbiers sans feuilles n'ont plus que leurs bouquets de corail. Maman
est toujours malade. Rose s'ennuie. Modeste est d'une humeur enti�rement
f�roce. Moi, je vais avec Rose et M. Semler, ou seule quand ils ne
veulent pas m'accompagner, parcourir la for�t. Il y a encore de la
grandeur dans les arbres dont les branchages s�ch�s s'entre-choquent
comme des squelettes. Avant qu'il fasse tout � fait mauvais temps, je
veux revoir tous les endroits de la for�t que j'aime par souvenir; il
n'y a pas un arbre presque qui n'ait quelque chose � me rappeler: ma vie
si simple et si uniforme m'est racont�e tout enti�re par les sorbiers de
la maison, par les ch�nes et les bouleaux de la for�t, par les gen�ts
qui n'ont plus aujourd'hui que des gousses noires en place de leurs
belles fleurs d'or.

Que fais-tu d'Albert? Nous te l'avons renvoy� un peu moins triste, je
crois, qu'il ne nous �tait venu. Rose me charge de t'embrasser pour
elle. Maman te recommande de travailler s�rieusement. Je voudrais bien
l'amener � demander que tu viennes nous voir; jusqu'� ce que j'aie
r�ussi, ta pr�sence pourrait la frapper d�sagr�ablement. Adieu, mon
pauvre banni.




XXVI


Depuis huit ou dix jours, c'est-�-dire depuis le jour m�me du d�part
d'Albert, Genevi�ve faisait singuli�rement promener Rose et M. Semler;
elle cherchait le bouleau sur lequel Albert avait �crit avec son canif.
Elle leur faisait gravir toutes les all�es escarp�es, et parcourir tous
les chemins qui lui paraissaient avoir quelque rapport avec celui o�
elle avait march� appuy�e sur le bras d'Albert. Les bouleaux n'avaient
plus leur feuillage mobile, mais leurs troncs blanch�tres les faisaient
encore reconna�tre de loin, et, chaque fois qu'elle en apercevait un,
elle s'en approchait avec une profonde �motion; mais l'�corce, unie
comme du satin, ne pr�sentait la trace d'aucune cicatrice. La for�t de
Fontainebleau �tait devenue, pour elle, pareille � l'antique for�t de
Dodone, avec cette diff�rence, cependant, qu'elle n'avait qu'un seul
arbre qui rend�t des oracles, arbre qu'il s'agissait de trouver. Rose et
M. Semler ne pouvaient se lasser de manifester leur �tonnement du
changement qui �tait survenu dans les mani�res de Genevi�ve; elle,
autrefois si lente, si pos�e, courait, grimpait, sautait comme un
chevreau. Il y avait des moments o� Genevi�ve se d�sesp�rait. Comment ne
pouvait-elle pas reconna�tre cette all�e, th��tre des plus douces, des
plus cruelles et surtout des plus violentes sensations qu'elle e�t
�prouv�es de sa vie! Quoique la for�t e�t enti�rement chang� d'aspect
sous les froides haleines de l'hiver, elle ne pouvait se pardonner son
peu de m�moire; par moments, il est vrai, en se rappelant les paroles
d'Albert, elle se disait, en frappant ses deux mains l'une contre
l'autre: �Il m'aime! il m'aime! je suis aim�e!� Mais comme elle n'avait
pas oubli� une seule de ces paroles, comme elle se les r�p�tait avec les
inflexions, ou plut�t avec la voix d'Albert, il y avait des moments o�
elle se disait tristement: �Non, il ne m'aime pas!� Et elle tombait dans
le plus profond abattement. Alors elle priait Dieu, le soir, avec
ferveur, de lui faire retrouver l'all�e et l'arbre qui devait la tirer
de cette horrible anxi�t�; car, ainsi que nous l'avons dit dans un des
nombreux aphorismes que nous avons d�j� mis au jour pour servir de r�gle
de conduite � nos contemporains:




XXVII


L'incertitude est le pire de tous les maux, jusqu'au moment o� la
r�alit� vient nous faire regretter l'incertitude.




XXVIII


Quelquefois, lorsqu'elle s'endormait, apr�s de longues heures employ�es
� de douces et poignantes r�veries, les sujets de sa pr�occupation se
reproduisaient dans ses r�ves, mais dans une confusion inintelligible.

Quelquefois elle retrouvait l'all�e; mais, quand elle voulait la gravir,
ses pieds restaient encha�n�s � la terre par une fatigue invincible, ou
la colline s'allongeait toujours, et le bouleau, dont elle voyait remuer
le feuillage au sommet s'�loignait en m�me temps.

Quelquefois elle arrivait au pied du bouleau, elle apercevait le
chiffre; mais, avant qu'elle e�t pu le distinguer, l'arbre grandissait,
et le chiffre se trouvait � une hauteur o� il �tait impossible de le
lire.

Une autre fois, elle r�vait qu'elle �tait aupr�s du feu, et elle croyait
voir le chiffre sur l'�corce d'une des b�ches plac�es dans l'�tre. Alors
elle voulait �teindre le feu; mais une �paisse fum�e s'�levait, et la
flamme, s'�lan�ant de la chemin�e avec imp�tuosit�, l'obligeait � se
retirer en fuyant.

Un jour, dans une de ces excursions qu'elle faisait sans cesse dans la
for�t, elle monta seule en haut d'une all�e. M. Semler et Rose
l'attendirent longtemps en bas, puis se d�cid�rent � aller la rejoindre.
Ils la trouv�rent assise sur une pierre, la t�te dans les deux mains, le
visage d'une p�leur effrayante, et les yeux fixes et comme h�b�t�s. A
leur aspect, ou plut�t au bruit de leurs pas, elle parut se r�veiller en
sursaut, et, d'une voix br�ve et saccad�e, dit: �Allons-nous-en!
allons-nous-en!� Rose et M. Semler s'empress�rent autour d'elle, et lui
firent mille questions. �tait-elle malade? avait-elle eu peur?
avait-elle froid? Genevi�ve r�pondit d'un air profond�ment distrait:
�Oui, je suis malade, j'ai eu peur, j'ai froid. Il est trop tard,
allons-nous-en!� A d�ner, elle ne mangea pas. Apr�s d�ner, elle alla se
coucher, et passa toute la nuit � pleurer am�rement; et, pour ne pas
r�veiller Rose et s'exposer � des questions, par moments elle mordait
son oreiller pour �touffer le bruit des sanglots qui la suffoquaient.




XXIX

Les �tudiants.--Cours de droit.--Derni�re ann�e.


Cet hiver-l�, Albert d�couvrit qu'il n'�tait pas plus amoureux de Mme
Haraldsen que de toutes les autres femmes, mais que, en revanche, il
�tait aussi amoureux de toutes les autres femmes que de Mme Haraldsen.

L�on joua les concertos de Viotti et la musique de Kreutzer.




XXX

Genevi�ve � L�on.


20 avril.

L�on, L�on, maman est morte.... morte, mon cher L�on! Viens vite, je
suis seule; viens, ou je meurs moi-m�me de douleur.

11 heures du soir.

On n'a pas trouv� l'homme qui devait te porter ma lettre; elle ne pourra
partir que demain. Je vais t'�crire, jusqu'� ce que la fatigue de
pleurer vienne m'endormir. Maman est l�, dans la chambre � c�t�. On ne
veut pas que je la veille. Je vais te parler d'elle. Pauvre L�on! tu ne
l'as pas vue; mais elle t'a demand�, quelques minutes seulement avant de
mourir. Mourir! Morte! On m'a emport�e tout de suite; mais je vois
encore son visage. Comme Rose a �t� bonne! Jamais je n'oublierai ce
qu'elle a fait pour moi. Mon Dieu! si je pouvais mettre un peu d'ordre
dans mes id�es, je te dirais comment elle est morte. Mais tout ce qui me
vient � la bouche, tout ce que trace ma plume, c'est qu'elle est morte.

Elle est l�! l�, � c�t�, et je ne puis croire qu'elle soit morte.
Qu'est-ce donc que la mort? Elle est l�, couch�e dans son m�me lit, pas
beaucoup plus p�le qu'elle ne l'�tait d'ordinaire, � la m�me place, la
t�te sur l'oreiller comme je la voyais tous les matins, et on me dit que
je n'ai plus de m�re!

Il n'y a plus que son corps. Son �me, son esprit, sa voix, si
bienveillante qu'on �tait reconnaissant rien qu'� l'entendre; son
regard, sous lequel je me sentais si prot�g�e; sa douce affection, sa
pens�e: tout cela s'en est all� d'un seul souffle.

Et c'est l� ce que nous avons perdu!

Elle allait mieux, elle se levait, elle marchait, quand tout � coup, le
soir, elle m'a dit de veiller un peu aupr�s d'elle. Elle souffrait
beaucoup; par moments, elle s'endormait, mais d'un sommeil agit� et
convulsif; elle parlait, elle disait nos deux noms, et d'autres qui me
sont inconnus. Son d�lire m'effrayait tellement que je faisais du bruit
pour la r�veiller. Je passai ainsi toute la nuit. Le lendemain matin,
apr�s un sommeil de quelques heures, elle se r�veilla plus calme; elle
fit demander le m�decin et M. Semler; elle fit des questions au m�decin,
qui chercha en vain � la rassurer. Quand il fut parti, elle s'enferma
avec M. Semler. Quand celui-ci sortit, il avait les yeux rouges. Maman
me demanda alors si son fr�re �tait revenu. Je n'osais pas parler de
l'envoyer chercher ainsi que toi; je me rappelais trop la p�nible
impression que lui avait faite d�j� une semblable proposition,
relativement � toi, � un moment o� elle �tait bien moins malade
qu'aujourd'hui. D'ailleurs, je ne la croyais pas dans un �tat d�sesp�r�
comme elle �tait vers le milieu de la journ�e. Comme Rose et moi nous
�tions aupr�s d'elle, elle nous appela � son lit, et me dit:

�Genevi�ve, si je meurs, tu ne me quitteras pas que je ne sois tout �
fait morte.

--Oh! mon Dieu, maman, quelle folie! lui dis-je; ne peux-tu �tre malade
sans concevoir d'aussi terribles id�es?

--C'est �gal, me dit-elle, si ce n'est pas pour � pr�sent, ce sera pour
plus tard; je tiens � ce que tu me fasses cette promesse de ne pas me
quitter.�

Je promis, et ne pus m'emp�cher de fondre en larmes, en pronon�ant ces
paroles qu'elle exigea: �Je te promets de ne pas te quitter jusqu'� ce
que tu sois tout � fait morte.� Alors, j'osai lui dire: �Mon Dieu! si
L�on �tait ici, je suis s�re qu'il te gronderait bien, j'ai envie de
l'envoyer chercher.�

Maman alors me regarda fixement; son regard n'avait presque rien
d'humain; il me p�n�trait le coeur. Rose s'en aper�ut, et me poussa le
pied. Je repris: �Mais non, c'est pour lui un moment de travail, et tu
ne voudrais pas qu'il se d�range�t pour une maladie qui est presque
finie.

--Non, non, dit-elle avec force, il ne faut pas qu'il se d�range; il
faut qu'il travaille, qu'il travaille beaucoup: dis-le-lui bien,
Genevi�ve, dis-le-lui de ma part.�

Le soir, nous avons d�n� avec Rose dans sa chambre. Tout � coup.... Mais
que te dire? Maman est morte, ma pauvre maman est morte! tout se trouble
et se confond dans ma t�te; seulement je vais te dire ce qu'a fait Rose.
Maman te croyait l�, elle te parlait, elle te disait: �L�on, tu prendras
soin de Genevi�ve; c'est tout ce que je te l�gue; je prierai pour vous
deux dans le ciel.� Je ne pouvais retenir mes sanglots; le m�decin et M.
Semler m'ont emport�e, et Modeste est rest�e avec moi en bas. J'�tais
presque �vanouie, je ne sentais rien, je ne savais plus rien de ce qui
se passait.

Rose tout � coup est descendue; elle m'a dit: �Genevi�ve, tu souffriras;
mais tu aurais trop de regrets plus tard; tu as promis � ma tante de
rester pr�s d'elle; le m�decin dit qu'elle va mourir....

--Y pensez-vous, mademoiselle? dit Modeste. Faire voir un pareil
spectacle � cette pauvre petite!�

M. Semler, qui avait suivi Rose, s'�cria aussi qu'il ne souffrirait pas
qu'on me laiss�t remonter.

Je me suis jet�e dans les bras de Rose, et je l'ai suivie. Oh! L�on!
L�on, si tu avais vu notre pauvre m�re, les yeux hagards, les mains
cherchant � saisir quelque chose dans l'air! Je me suis jet�e � genoux,
et je lui ai dit: �Maman, maman, m'entends-tu? entends-tu ta Genevi�ve?�
Ses yeux alors se sont fix�s sur moi: j'ai pris sa main, et elle a saisi
la mienne avec une force effrayante; elle ne pouvait plus parler; elle
r�lait horriblement! Mon Dieu! j'ai vu cela, moi!

Rose me tenait l'autre main et me la serrait, et me disait: �Courage,
Genevi�ve, le bon Dieu te donnera de la force.

--Emmenez cette enfant, disait le m�decin; la malade ne se sent plus, ne
voit plus, n'entend plus: c'est une torture inutile.

--Taisez-vous, m'�criai-je; elle a serr� ma main, elle vous entend, elle
ne veut pas que je parte; non, non, maman, je ne te quitterai pas:
maman, maman, ne meurs pas, ne nous abandonne pas.�

Et j'appelais Dieu � notre secours!

       *       *       *       *       *

Elle est morte � six heures du matin. Oh! L�on, viens vite, viens, am�ne
mon oncle.




XXXI

Le premier jour de mai.


Autour du vieux clocher � la fl�che pointue, les corneilles ont, tout
l'hiver, fait entendre leur voix aigu�; mais l'hirondelle est revenue et
voltige � son tour dans l'air.

R�veillez-vous, petits g�nies; petits gnomes, r�veillez-vous! Il est
temps de rendre aux prairies leurs belles robes reverdies, et leurs
fleurs au parfum si doux.

Paresseux! les filles pench�es cherchent depuis bient�t un mois, sous
les vieilles feuilles s�ch�es, les premi�res fleurs cach�es de la
violette des bois.

A l'oeuvre, cohortes press�es! Venez d�chirer les bourgeons o� les
feuilles embarrass�es attendent, encore pliss�es, les premiers, les plus
doux rayons.

Fondez l'onde de la citerne o� s'en vont boire les troupeaux; �tez aux
pr�s leur couleur terne, et faites cro�tre la luzerne pour cacher les
nids des oiseaux.

Allons, gnomes, qu'on se d�p�che; pr�parez les parfums amers, pr�parez
la couleur si fra�che des premi�res fleurs de la p�che, roses sur leurs
rameaux verts.

L�-bas, au fond du cimeti�re, est la tombe d'un pauvre enfant; personne
n'y vient; mais la terre, � chaque printemps, bonne m�re, donne � l'ange
son bouquet blanc; sur le gazon qui l'environne, aux beaux jours, de ses
blancs bouquets une aub�pine le couronne, et la p�querette y foisonne.
Gnomes, ne l'oubliez jamais.

Allons, gnomes! Vos mains discr�tes ont encore un soin � remplir.
Ouvrez! ouvrez les fleurs coquettes; ouvrez ces belles cassolettes de
rubis, d'or et de saphir.

De ses plus beaux habits la nature est par�e; la lisi�re de la for�t, de
beaux gen�ts fleuris brille toute dor�e aux rayons du soleil de mai.

Vos travaux sont finis! Allez, troupe joyeuse! Que chacun de vous prenne
un corps; papillon � l'aile soyeuse, demoiselle capricieuse, ou mouche �
miel laborieuse, vivez au sein de tous ces beaux tr�sors.

Roulez-vous dans les fleurs! Que la _c�toine_ pose ses ailes d'�meraude
au sein d'un rosier blanc, vivant dans une rose et mangeant de la rose,
et dans une rose mourant.

Le _crioc�re_ au lis, la grande fleur royale, demande asile; h�te
bruyant, il chante et se prom�ne, et sur le blanc p�tale, rouge, para�t
une goutte de sang.

F�te au ciel et f�te � la terre! Le beau printemps est revenu; il n'est
plus de chagrins, il n'est plus de mis�re; le pauvre de soleil est
richement v�tu.

F�te au ciel et f�te � la terre! Le printemps est venu; que faire de la
richesse et des grandeurs, des diamants, des sculptures, des toiles? On
nous donne gratis mille et mille splendeurs, illumination d'�toiles,
illumination de fleurs.

       *       *       *       *       *

C'est le premier jour de mai que l'on enterrait Mme Rosalie Lauter. L�on
arriva avant son oncle et son cousin, tremblant et p�le; on lui ouvrit
la porte, et il vit Genevi�ve et Rose, v�tues de noir: ils
s'embrass�rent tous trois. La vue de L�on renouvela la douleur des deux
filles, qui retrouv�rent des larmes dans leurs yeux dess�ch�s.

L�on voulut voir sa m�re; il la regarda longtemps, aussi immobile, lui,
que la morte. Puis il dit: �Ma m�re! j'accepte ton legs! Je te
remplacerai aupr�s de Genevi�ve!�

M. Chaumier et Albert l'entra�n�rent hors de la pi�ce.

Au cimeti�re, quand la terre eut recouvert le cercueil, un homme sortit
de la foule, s'agenouilla sur la tombe et fit � voix basse une courte
pri�re; puis il se leva et vint serrer L�on dans ses bras. L�on reconnut
son voisin, M. Anselme.

Deux jours apr�s, M. Chaumier fut rappel� � Paris par son proc�s et
emmena son fils. L�on resta avec Rose et Genevi�ve. Tous trois pass�rent
les jours et les soir�es � parler de Mme Lauter, � rappeler ses moindres
paroles, � entretenir leur douleur par tous les moyens, � pleurer
ensemble, � se serrer les mains, � s'embrasser, � se promettre de
toujours s'aimer et de ne se quitter jamais. �tait-ce donc l� cette
petite Rose, si enjou�e, si l�g�re, dont l'enfantillage avait si souvent
d�sol� L�on? Ce chagrin commun avait r�v�l� tous les tr�sors de son �me.

M. Chaumier revint bient�t. Il avait gagn� son proc�s. Sa fortune �tait
plus que tripl�e. L�on retourna � Paris, o� Albert �tait rest�.

Le jour m�me de son arriv�e, le soir, M. Anselme monta chez lui: �Mon
voisin, lui dit-il, il ne faut pas vous laisser abattre par le chagrin.
L'occupation, le travail, la fatigue, sont d'excellentes choses; j'ai eu
dans ma vie des chagrins autrement violents que les v�tres, et je me
suis toujours bien trouv� de la recette que je vous donne.

--Monsieur, dit L�on, je suis tr�s-heureux de vous rencontrer pour vous
remercier d'avoir assist� � l'enterrement de ma m�re.

--J'�tais venu ici, et on m'avait fait part du malheur qui vous �tait
arriv�, et je suis all� jusqu'� Fontainebleau. Quand vous avez quitt� le
cimeti�re, je vous ai suivi jusqu'� la porte de votre oncle; j'ai aper�u
deux jeunes filles dans la cour; laquelle est votre soeur?

--Ma soeur est la plus grande.

--Je m'en �tais dout�.�

Et ils pass�rent une partie de la nuit � parler de Mme Lauter et de
Genevi�ve.

Un mois apr�s, une lettre de M. Chaumier amena L�on � Fontainebleau;
cette lettre avait �t� provoqu�e par M. Semler, qui voulait communiquer,
� la famille rassembl�e, les derni�res volont�s que lui avait confi�es
Mme Lauter. Elle lui avait, la veille de sa mort, dict� une lettre.

Dans cette lettre, elle expliquait par quel arrangement d'argent elle se
trouvait ne rien laisser � ses enfants que l'amiti� de leur oncle, dont
elle leur recommandait de se rendre toujours dignes. Elle rappelait �
L�on qu'il devait la remplacer aupr�s de Genevi�ve; elle finissait par
un passage adress� � M. Chaumier, qu'elle conjurait de ne pas abandonner
ses enfants. �Pour vous, Albert et Rose, disait-elle, vous, mes enfants
aussi, je vous laisse avec votre p�re, dans une vie heureuse et assur�e;
aimez bien Genevi�ve et L�on.�

M. Chaumier promit � Genevi�ve et � L�on d'avoir pour eux toute la
sollicitude de sa soeur.

�Genevi�ve restera avec nous jusqu'� ce qu'elle se marie;
l'accroissement de ma fortune me permet de vivre � Paris, o� les partis
ne manqueront pas. Nous ne reverrons plus Fontainebleau que pendant
l'�t�, et j'ai charg� mon ami, M. de Redeuil, de me chercher un
logement convenable. Pour toi, L�on, mon gar�on, il faut travailler
avec courage et pers�v�rance; sans fortune, il te sera impossible
d'acheter une �tude, mais tu pourras �tre avocat. Calcule bien juste
combien il te faut par mois pour vivre, � Paris, de la vie simple,
modeste, laborieuse, de l'�tudiant, et tu recevras exactement la somme
n�cessaire.�

L�on remercia son oncle; mais de ces paroles, toutes bienveillantes
qu'elles �taient, il re�ut une p�nible impression. Pour la premi�re fois
de sa vie, l'argent lui apparaissait avec toute sa puissance, et la
pauvret� avec toute sa laideur. Jusque-l� il lui avait sembl� qu'on a de
l'argent comme on a des dents, qu'il est aussi naturel d'avoir de quoi
manger que d'avoir faim, d'avoir de quoi boire que d'avoir soif. Il
comprit alors qu'on peut avoir moins d'argent, qu'on peut n'en pas
avoir. Il comprit l'immense avantage des gens qui ont de l'argent sur
ceux qui n'en ont pas. La vie alors se montra avec ses luttes; il se dit
� lui-m�me, avec une horrible expression, ces mots qui para�traient si
durs, si l'habitude de les entendre n'en avait affaibli l'impression sur
nous: �Il faut _gagner sa vie_.� Il pensa � la destin�e de son cousin
dont la vie �tait si facile, qui n'avait qu'� se laisser glisser sur la
pente au haut de laquelle on l'avait plac�, tandis que lui, il lui
fallait gravir p�niblement une colline sans versant et peut-�tre sans
sommet, il lui fallait faire de son esprit, de son travail, quelque
chose dont les autres eussent assez envie pour lui donner de l'argent en
�change. Il lui fallait vendre, pour conserver la moiti� de sa vie,
l'autre moiti� � des gens libres, qui ajouteraient � leur vie � eux les
heures qu'ils lui payeraient.

Puis il en vint � se m�priser lui-m�me, � se consid�rer comme un �tre
d'une esp�ce inf�rieure, comme une sorte de b�te de somme. Il se sentit
humble, respectueux, haineux � l'�gard des gens qui ont de l'argent. Il
jeta un regard sur lui-m�me, et il douta de tout ce qu'il avait parfois
senti de puissance dans son coeur et dans sa pens�e. Il lui fut
d�montr� qu'il avait tort sur tous les points o� il lui arrivait de ne
pas �tre de l'avis de tout le monde. Il n'osa plus �lever la voix, ni
�mettre une opinion, ni prendre dans la rue le haut du pav�. Il se
regarda dans une glace, et il se trouva laid.

Il fit plus que prendre au mot l'invitation de son oncle _de calculer
bien juste ce qu'il lui fallait pour vivre � Paris de la vie simple,
modeste, laborieuse, de l'�tudiant_. Il calcula ce qu'il fallait, non
pour vivre, mais pour ne pas mourir, et se condamna volontairement � une
vie pauvre et mis�rable.

Un soir, en fumant et en buvant de la bi�re avec Anselme, il se laissa
aller � parler de sa nouvelle position et de ses nouvelles sensations.
Anselme lui dit: �Courage! il y a � surmonter le sort un bonheur que
vous appr�cierez plus tard. C'est le bonheur que doit �prouver la
mouette et que l'on ne peut s'emp�cher d'envier, lorsque, pendant la
temp�te, elle vole capricieusement au-dessus de la mer en fureur, se
pose sur la lame, et se baigne dans l'�cume en poussant des cris de
joie.�

Anselme ajouta � ceci, qui est vrai, un long discours qui �tait absurde
sur le m�pris des richesses. L�on le regarda. A voir son chapeau un peu
d�form� et son habit marron dont les coutures �taient depuis longtemps
blanchies, on aurait facilement dout� que son m�pris des richesses all�t
jusqu'au m�pris d'un habit neuf et d'un chapeau moins vieux. N�anmoins,
les paroles d'Anselme firent sur l'esprit de L�on une impression
salutaire. Il se sentit pr�t � la lutte contre la mauvaise fortune, et
il se mit � envisager avec moins d'horreur et de consternation les
bottes devenues un succ�s, le gilet une victoire, le d�jeuner une
conqu�te.

Pour Anselme, quand il se trouva seul, il se dit: �Au fait, que me fait
� moi, que doit me faire la triste situation de ces jeunes gens? Ne
peuvent-ils lutter et vaincre comme moi? Et de quelles affections
vais-je encore m'embarrasser apr�s tout le mal que m'ont fait toutes
celles auxquelles je me suis laiss� prendre jusqu'� ce jour?� Quand il
eut bien repass� dans son esprit toutes les excellentes raisons qu'il
avait de ne pas s'occuper de Genevi�ve et de son fr�re, il passa toute
la nuit sans sommeil � penser � eux et � s'attendrir sur leur sort.




XXXII


M. Chaumier ne tarda pas � s'installer � Paris. Ce fut pendant trois
mois une occupation et une agitation extraordinaires; il fallait choisir
des meubles et des �toffes. Genevi�ve eut un serrement de coeur en
quittant Fontainebleau. Il lui semblait qu'elle partait pour l'exil,
tandis que Rose, au contraire, croyait quitter la servitude d'�gypte
pour la terre promise.

Si Rose et Genevi�ve eussent pass� le reste de leur vie � Fontainebleau,
malgr� la volont� de Modeste Rolland, il e�t �t� difficile et m�me
impossible de diminuer entre elles l'�galit� qui avait toujours
subsist�. Mais la cr�ation d'un nouvel �tablissement, un ameublement
nouveau, permirent � la gouvernante, rentr�e dans ses fonctions et dans
sa puissance par la mort de Mme Lauter, de mettre entre Rose et
Genevi�ve les distinctions hi�rarchiques qui lui paraissaient une
justice et une convenance. Personne autant que Modeste Rolland n'avait
�cout� et compris les r�v�lations de M. Semler sur l'�tat de fortune des
enfants de Mme Lauter.

Genevi�ve et Rose choisirent, il est vrai, les couleurs qui devaient
tendre leur chambre. Rose regretta am�rement que son nom ne lui perm�t
pas d'adopter une couleur qui e�t attir� toutes sortes de fadeurs et de
jeux de mots; elle se retrancha sur le lilas. Genevi�ve choisit le bleu!

O couleur bleue! Couleur du ciel! Couleur aim�e de la femme que j'aime!
Couleur de ces wergiss-mein-nicht, de ces petites turquoises qui
fleurissent dans l'eau! Et, comme dit un po�te:

    L'azur est la couleur du ciel pur de l'automne,
    Ou des bluets que, pour mettre en couronne,
    Les enfants vont chercher au sein des bl�s jaunis!

Mais Modeste Rolland fit mettre dans la chambre de Rose des rideaux de
soie, et des rideaux de laine dans la chambre de Genevi�ve. Rose eut un
tapis couvrant toute la chambre; ce fut bien assez pour Genevi�ve d'une
_descente de lit_, et d'une toilette en fa�ence, quand celle de Rose
�tait en porcelaine.

La _restauration_ de Modeste s'annon�a par des repr�sailles et des
col�res, seul h�ritage que Mme Lauter e�t laiss� � sa fille. D�s lors,
on ne mit plus d'eau dans la chambre de Genevi�ve, qui �tait oblig�e
d'en aller chercher elle-m�me. Genevi�ve ne se plaignait pas, mais elle
comprit mieux alors ce qu'avait dit M. Semler: Modeste s'encouragea par
la douceur de sa victime. A chaque injure support�e, elle en ajoutait
une autre d'un degr� plus blessant. Elle _s'�tonnait_ de la quantit� de
linge que salissait Mlle Genevi�ve. Elle remarquait que le soir Mlle
Genevi�ve lisait au lit et br�lait des bougies enti�res. Si, le matin,
Genevi�ve se mettait au piano, Modeste ne tardait pas � prier Mlle
Genevi�ve de lui permettre d'essuyer le _piano_ de MADEMOISELLE ROSE; et
Genevi�ve ne pouvait s'emp�cher de penser au vieux clavecin de
Fontainebleau, qui s'appelait simplement le _piano_; elle pensait �
Fontainebleau, � sa m�re, et elle allait s'enfermer pour pleurer.

Modeste, implacable dans sa vengeance, trouvait, pour l'exercer plus
s�rement, un esprit fin et ing�nieux qu'on ne lui e�t reconnu dans aucun
autre cas. Si Genevi�ve se brodait un col, Modeste avait soin d'admirer
le fini de l'ouvrage, mais elle ajoutait: �Cela co�tera au moins vingt
sous de blanchissage.� Si Genevi�ve lui donnait un ordre, Modeste
demandait l'assentiment de Rose, et, quoique celle-ci ne manqu�t jamais
de lui dire: �Certainement, puisque Genevi�ve vous le dit;� Modeste
n'attendait, pour recommencer, que la plus prochaine occasion.

Albert ne paraissait que rarement � la maison, quoiqu'il y demeur�t.
Lorsqu'il y d�nait, il arrivait quand on avait d�j� mang� le potage et
partait avant qu'on se f�t lev� de table. Il traitait Genevi�ve
absolument comme Rose; en arrivant et en sortant, il leur donnait la
main, et ne leur parlait plus que pour leur adresser quelque observation
plaisante ou ironique sur une innovation dans l'arrangement de leurs
cheveux, ou une r�volution de manchettes. Il �tait toujours press�,
toujours pr�occup�. Quoiqu'il ne d�t _rien_ devant _ses soeurs_, comme
il les appelait toujours, il lui �tait difficile de ne pas laisser
�chapper quelques mots qui donnaient � penser qu'il �tait amoureux, et
amoureux au dehors. Genevi�ve �coutait chacun de ses mots, suivait ses
moindres gestes, et on e�t vu le regard de Genevi�ve briller ou se
ternir, son visage rougir ou p�lir � chaque instant. Albert �tait loin
de s'en apercevoir; il faisait, comme nous avons dit, sa derni�re ann�e
de droit. Cons�quemment, il dansait � la Grande-Chaumi�re, il jouait au
billard, et �tait de deux ou trois clubs politiques. L�on, qui
travaillait s�rieusement, n'osait cependant pas toujours refuser de
prendre part � ces occupations. Il jouait �galement au billard, et
gouvernait la France � 12 sous l'heure le jour, et 20 sous aux
quinquets. Il mettait, comme les autres, des cravates dont le noeud
devait d�soler le gouvernement, et des chapeaux dont la forme le
renverserait t�t ou tard. Quand il venait chez son oncle, il prenait
Genevi�ve � part, et lui disait: �Genevi�ve, comment te trouves-tu?
Es-tu bien?� Genevi�ve r�pondait toujours de mani�re � le tranquilliser.
Le dimanche �tait rest� consacr� � la r�union de famille. Ce jour-l�,
quelque impatient qu'il f�t de s'en aller, Albert ne se dispensait pas
de passer la soir�e � la maison. On retrouvait les jeux et le rire de
l'enfance. Genevi�ve et L�on �taient bien heureux. Rose ne pensait
presque pas � l'hiver et aux bals qui allaient arriver. Albert lui-m�me
finissait par s'abandonner � cette douce intimit�. L�on �tait toujours
le protecteur et l'appui de Rose; c'�tait lui qu'elle chargeait de ses
commissions; c'�tait lui qui accompagnait sa soeur et sa cousine quand
elles avaient des emplettes � faire. Tout inexp�riment� qu'�tait L�on,
il ne pouvait s'emp�cher de remarquer, avec une secr�te satisfaction,
que Rose �vitait de prendre avec lui certaines familiarit�s de leur
enfance, et qu'elle commen�ait � ne plus lui parler du m�me ton qu'� son
fr�re.

Tout cela �tait bien �gal � M. Chaumier.

Depuis l'installation � Paris, on avait pris de nouveaux domestiques.
Modeste Rolland, �lev�e d�finitivement aux fonctions et � la dignit� de
gouvernante, avait sous ses ordres un domestique et une cuisini�re. Elle
les avait avertis que M. Chaumier, si tendre pour les n�gres, ne
plaisantait pas avec les blancs, et que la moindre n�gligence serait
punie d'une expulsion imm�diate. Les nouveaux arriv�s ne tard�rent pas �
se modeler sur la gouvernante, et � mettre entre Rose et Genevi�ve les
distinctions qu'y mettait Mme Rolland.




XXXIII


Rose et Albert �taient devenus d'excellents partis: aussi furent-ils
parfaitement accueillis � leur entr�e dans le monde. On trouvait
Genevi�ve belle, il est vrai; mais elle �tait exclusivement livr�e �
l'admiration des tr�s-jeunes gens et des vieillards. Les hommes � vues
solides et les m�res qui tapissent de chapeaux jaunes et de turbans
exag�r�s les murailles des salons, ne s'empressaient qu'autour de Rose.
Mais cette diff�rence mise entre les deux jeunes filles ne pouvait
para�tre bien clairement � leur inexp�rience: peut-�tre m�me les succ�s
de Genevi�ve, plus directement dus � la beaut�, leur semblaient-ils les
plus flatteurs. Toujours est-il que toutes deux �taient ravies et
infatigables. C'est, en effet, un heureux sort que celui de deux filles
qui, apr�s avoir pass� une partie de la nuit � �tre belles et admir�es,
emploient la moiti� de la journ�e suivante � se reposer et � se
rappeler, et l'autre moiti� � attendre et � pr�parer de nouveaux succ�s;
et cela, sans la cruelle anxi�t� de beaucoup de femmes, qui se demandent
si elles seront belles. Rose et Genevi�ve ne s'occupent que de savoir de
quelle mani�re il leur convient d'�tre belles ce jour-l�.

Et puis, c'est toujours un grave souci. S'il ne s'agissait que de plaire
aux hommes, la nature a fait � peu pr�s tout ce qu'il faut, des tailles
souples, des pieds �troits et cambr�s, des fronts purs et unis, des
yeux pleins de vivacit� � la fois et de modestie, une gr�ce na�ve dans
les mouvements. Mais il faut aussi d�plaire aux femmes, et c'est l� le
point important et difficile de la toilette.

Un jour, il arriva, chez M. Chaumier, une lettre que Rose prit sur elle
de d�cacheter malgr� l'absence de son p�re. On voyait, au travers du
papier, que la lettre �tait imprim�e, et cela avait si parfaitement
l'air d'une invitation! D'ailleurs, si on laissait faire M. Chaumier, il
pourrait arriver ce qui �tait arriv� derni�rement: ce n'�tait que le
jour du bal que M. Chaumier l'avait annonc� � ses filles, et on n'avait
pas pu avoir de certains fichus si bien brod�s qu'ils auraient fait
sensation. En effet. Rose rejeta la lettre en disant: �Je le savais
bien, c'est pour mardi.�

Genevi�ve prit � son tour la lettre et la regarda; mais un nuage rose
passa sur son visage, quand elle lut:

_Monsieur et madame *** prient M. Chaumier et Mlle Rose Chaumier de leur
faire l'honneur de venir passer la soir�e chez eux, mardi prochain_.

�On ne m'invite pas,� dit Genevi�ve.

Rose relut la lettre et dit: �C'est vrai, c'est un oubli, ou plut�t on a
pens� que c'�tait inutile. D�s l'instant qu'on invite mon p�re, c'est
que l'on nous invite toutes deux.

--Mais, dit Genevi�ve, c'est la premi�re invitation que nous recevons
ainsi.

--Je t'assure, reprit Rose, qu'il n'y a pas le moindre inconv�nient, et
ces gens-l� sont trop heureux d'avoir dans leur bal une jolie fille
comme toi, pour t'oublier volontairement. D'ailleurs, crois-tu que l'on
invite mon p�re pour le plaisir qu'il apporte personnellement dans une
maison, lorsqu'il joue aux cartes, ou lorsqu'il s'endort dans quelque
petit salon �cart�?

--C'est �gal, reprit Genevi�ve, je ne dois pas y aller.�

Il s'�leva alors � ce sujet, entre les deux cousines, la discussion la
plus savante qui se puisse imaginer. Modeste prit la parole, et pensa
que Genevi�ve n'�tait pas engag�e et qu'il ne fallait pas avoir l'air de
se jeter � la t�te des gens et d'aller chez eux malgr� eux. On convint
qu'on reprendrait la discussion � d�ner devant M. Chaumier et devant
Albert. M. Chaumier d�cida que Genevi�ve devait venir; mais Albert
r�pondit froidement qu'� la place de sa cousine, il ne consid�rerait que
le plaisir qu'il attendrait de la soir�e, et que, si elle pensait bien
s'amuser, elle ferait bien d'y aller. Certes, si Albert e�t un peu
press� Genevi�ve, toute consid�ration e�t disparu � ses yeux, et elle se
f�t laiss� entra�ner par le plaisir de passer la soir�e avec lui, et
d'en �tre pri�e. Mais il ne parut mettre aucun int�r�t � sa r�solution.
Genevi�ve alors laissa d�cider qu'elle irait au bal; mais, le mardi
matin, elle se plaignit d'�tre malade et elle resta � la maison.

On ne saurait dire avec quel serrement de coeur elle assista � la
toilette de sa cousine. Rose �tait ravissante, ses pieds touchaient �
peine la terre; � sa beaut� ordinaire se joignait la beaut� que donne le
bonheur. Elle partit avec son p�re; Albert les accompagnait. Il dit �
Genevi�ve: �Tu as tort de ne pas venir.� S'il avait dit un mot de plus,
Genevi�ve e�t �t� si vite habill�e et sit�t pr�te! Mais il lui donna un
baiser sur le front et offrit le bras � Rose pour descendre l'escalier.

Genevi�ve alors pr�ta l'oreille; elle entendit s'abattre et se relever
le marchepied de la voiture. Il �tait encore possible qu'Albert remont�t
et lui d�t: �Genevi�ve, habille-toi et viens avec nous.� Mais la voiture
partit; la porte coch�re cria sur ses gonds et se referma. Puis on
entendit la voiture rouler, et le bruit se perdit dans tous les autres
bruits.

Alors Genevi�ve se prit � rappeler tout ce qui pouvait augmenter sa
douleur. Elle se repr�senta � elle-m�me, pauvre fille, sans m�re pour la
consoler et pour la conseiller. Il �tait �vident qu'Albert ne l'aimait
pas. Elle ne voyait presque pas L�on, qui, de son c�t�, ne paraissait
pas heureux. Oh! s'il avait �t� l�, comme elle aurait �t� consol�e de
tout lui dire! Ce n'�tait qu'� lui qu'elle pouvait parler des
impertinences de Modeste Rolland, et de ses regrets pour sa m�re. Mais,
pas m�me � lui, elle n'aurait os� parler de son amour pour Albert.

Quelques jours apr�s, Albert ne d�nait pas � la maison. L�on parla des
difficult�s de l'�tat qu'il allait embrasser, et il avoua une grande
r�pugnance pour la profession d'avocat. M. Chaumier r�pliqua par l'�loge
de cette profession, en lieux communs que L�on eut l'imprudence de
r�futer.

�L'avocat, dit M. Chaumier, est le d�fenseur de la veuve et de
l'orphelin.

--S'il n'y avait pas d'avocats pour les attaquer, r�pondit L�on, il n'y
aurait pas besoin d'avocats pour les d�fendre.

--C'est l'avocat qui, par son talent, fait triompher l'innocence et le
bon droit, et les d�barrasse, aux yeux du juge, des voiles dont veulent
les entourer le crime et la mauvaise foi.

--Mais dans toute cause, reprit L�on, il y a deux avocats: donc, si l'un
d�fend l'innocence, l'autre d�fend le crime; si l'un d�fend le bon
droit, l'autre d�fend la ruse et la perfidie. Donc, il serait aussi
juste de dire de l'avocat: L'avocat, c'est lui qui fait triompher le
crime et la mauvaise foi, etc.�

L�on r�suma ainsi le m�tier: �Il n'y a pas d'avocat qui refuse de
plaider demain pr�cis�ment le contraire de ce qu'il a plaid� hier. Il
n'y a pas d'avocat qui n'e�t accept�, avec le m�me empressement, la
d�fense de celui qu'il attaque, si celui qu'il attaque se f�t adress� �
lui. Un avocat passe quinze ans de sa vie � d�fendre n'importe quoi et
n'importe qui; ensuite il arrive au parquet, o� il passe quinze autres
ann�es � accuser n'importe qui et n'importe quoi; puis il se retire
environn� de l'estime de ses concitoyens.�

M. Chaumier, fort absolu, comme le doit �tre tout homme qui veut
affranchir les n�gres _des autres_, commen�a � mettre de l'aigreur dans
la discussion. Il fit remarquer � L�on que rien n'�tait plus ridicule
que de chercher � d�crier une profession que l'on avait embrass�e
volontairement.

�Aussi, mon cher oncle, dit L�on, je ne serai pas avocat.�

Genevi�ve et Rose le regard�rent avec stup�faction. M. Chaumier se mit
en col�re, parla du m�pris qu'ont tous les hommes raisonnables pour les
gens ind�cis et capricieux, et lui demanda alors ce qu'il voulait faire,
d'un air triomphant, comme s'il e�t port� un coup sans parade possible.
Il avait d�j� dans les dents la suite de son argumentation, dans la
pr�vision de la r�ponse � laquelle il croyait avoir r�duit le pauvre
L�on. �Ah! vous ne savez pas? se proposait-il de lui r�pondre. Autant
dire tout de suite que vous ne voulez rien faire. L'homme, dans l'�tat
de soci�t�, n'a pas le droit de ne pas savoir ce qu'il veut faire, etc.,
etc.�

Mais L�on ne lui laissa pas placer cette _phrase_ � laquelle son oncle
tenait beaucoup. A la question de M. Chaumier, il r�pondit sans h�siter:
�Je veux �tre artiste, je veux �tre musicien.�

M. Chaumier se leva et dit: �Vous avez parfaitement le droit de faire
des folies; mais je n'en serai pas le complice ni l'instigateur. Il est
bon que vous en supportiez, d�s le d�but, toutes les cons�quences. Vous
vous arrangerez donc pour ne plus compter sur mon appui dans aucun
genre.�

M. Chaumier sortit de la salle � manger, ferma brusquement la porte et
disparut.

L�on, sa soeur et sa cousine, rest�rent quelques instants sans parler.
Genevi�ve finit par pleurer et Rose ne tarda pas � l'imiter. L�on leur
prit la main � toutes deux, et leur dit: �Mes ch�res soeurs, mon oncle
a tort. Certes, si j'�tais dans la position d'Albert, qui n'aura qu'�
acheter une �tude et � se laisser gagner de l'argent, je devrais
continuer � marcher dans la carri�re que j'ai commenc�e; mais, dans ma
situation, il peut se passer un grand nombre d'ann�es encore avant que
je _gagne ma vie_ et sois ind�pendant. D'ailleurs, qui me dit que je
pourrai �lever ma t�te au-dessus de cette foule noire qui erre en
bourdonnant dans le Palais? Pourquoi ne pas m'attacher exclusivement �
ce que je fais le mieux? Je connais une foule de musiciens qui gagnent
beaucoup d'argent � donner des le�ons. D'ailleurs, je n'ai pas le choix;
il faut que j'en gagne tout de suite.�

A ce moment, Modeste arriva avec un billet cachet�; il �tait adress� �
L�on. �C'est de mon oncle,� dit-il, et il le lut haut.

�Monsieur mon neveu, l'oubli que vous avez fait tant�t du respect que
vous me devez m'oblige � prendre � votre �gard une r�solution s�v�re.
Vous me ferez plaisir de ne plus mettre les pieds dans ma maison.

--Eh bien! soit! dit L�on. Puisque mon oncle oublie ainsi ce que ma m�re
lui a demand� en mourant, je ne rentrerai plus dans sa maison que
lorsqu'il se trouvera fier et honor� de m'y recevoir; quand, en
entendant parler de moi, il prendra la parole pour dire avec
complaisance: �C'est mon neveu.� Pour vous, ma soeur Genevi�ve et ma
jolie Rose, vous n'oublierez pas le pauvre exil�. Vous parlerez
quelquefois de lui, ensemble, le soir. Pour lui, il pensera � vous, et
vos douces images le soutiendront dans les luttes qu'il aura � soutenir
dans les d�couragements qui s'empareront de lui. Et bient�t, je
l'esp�re, quand j'aurai pris ma place dans les rangs des artistes de
talent, quand vous entendrez citer mon nom avec �loge, vous vous
rappellerez que le battement qu'�prouveront alors vos deux petits
coeurs sera mon plus doux triomphe.�

L�on se tut quelques instants; ses l�vres s'entr'ouvraient et il ne
parlait pas. Enfin, prenant les mains de Rose, il lui dit: �Rose, ma
jolie Rose, �coute bien ce que je vais te dire; c'est mon secret et mon
tr�sor, c'est mon pr�sent et mon avenir, c'est ma part de bonheur dans
la vie que je vais confier � ton coeur. Je t'aime, Rose; je ne sais si
je t'aime plus, mais je t'aime autrement que Genevi�ve; je t'aime de
l'amour le plus passionn�, le plus ardent. Quand je r�ve la gloire,
c'est pour que tu sois fi�re de moi. Je n'envie la couronne de lauriers
et de fleurs de l'artiste que pour la mettre sur tes cheveux noirs.�

Rose, toute confuse, cacha sa t�te sur la poitrine de sa cousine. L�on
continua.

�Aim� de toi, Rose, rien ne me sera impossible. J'aurai du courage et de
la force contre tous les obstacles, car tu es ma force et mon courage.
Rose, mon ange, devant ma soeur, veux-tu me promettre de ne pas
m'oublier, d'attendre le jour o� je viendrai dire � ton p�re: �Mon
oncle, me voil� revenu, j'ai un �tat et je gagne de l'argent, et mon nom
est quelque chose qui attire l'attention quand on le prononce. Tout
cela, je l'ai voulu pour Rose, pour Rose que j'aime. Donnez-la-moi,
confiez-moi son bonheur.�

Rose, �mue au dernier point, tendit en sanglotant la main � L�on. L�on
porta cette petite main � ses l�vres, puis il se leva et dit: �Ma
soeur, ma femme, au revoir!�

Et il sortit, heureux et fier, et si grand, que c'est un grand hasard
s'il ne br�la pas son chapeau � la lune, ou s'il ne d�crocha pas
quelques �toiles.




XXXIV


Genevi�ve et Rose interc�d�rent en vain aupr�s de M. Chaumier; il fut
inflexible. L�on parla de son projet ou plut�t de sa r�solution � M.
Anselme. M. Anselme l'encouragea, et, tout en restant son auditeur
assidu, changea enti�rement sa mani�re d'�couter. Ce n'�tait plus nue
satisfaction personnelle qu'il cherchait quand L�on jouait du violon; il
ne se laissait plus mollement entra�ner aux charmes de la m�lodie. Il
jugeait, il critiquait, il insistait sur les reproches, il ne faisait
aucune gr�ce, il faisait recommencer dix fois le m�me passage. Puis,
quand il y avait un op�ra important, un beau concert, un grand artiste �
entendre, M. Anselme avait toujours, par hasard, dans la poche de son
vieil habit marron, un billet pour le concert ou le th��tre.

Un jour, il dit � L�on: �Je suis tr�s-li� avec M. Kreutzer; il se fera
un v�ritable plaisir, � ma recommandation, de vous donner quelques
le�ons qui vous manquent; allez le voir demain avec une lettre de moi.�

Kreutzer ne donnait pas de le�ons � moins de vingt francs le cachet;
c'�tait une bonne fortune que L�on n'e�t os� esp�rer. Il ne pouvait
s'emp�cher d'admirer la ponctualit� et l'exactitude du professeur;
jamais il ne retranchait cinq minutes sur la le�on. Ce qui n'�tonnait
pas moins L�on, c'est que, remplissant aussi fid�lement ce devoir d'une
amiti� peu commune, il ne demandait cependant jamais de nouvelles de son
ami. Un jour m�me, L�on et M. Anselme rencontr�rent Kreutzer dans la
rue.

�Qui venez-vous de saluer? demanda M. Anselme a L�on.

--Mais ne l'avez-vous pas reconnu?

--Non.

--C'est votre ami, M. Kreutzer.

--Je ne l'avais pas vu.

--Il a pass� � trois pas de nous; il ne para�t pas non plus vous avoir
reconnu.

--C'est �tonnant.

--C'est �tonnant.�

Un matin, M. Anselme dit � L�on: �Il s'agit maintenant de gagner de
l'argent; vous avez un beau talent; mon ami Kreutzer aura l'obligeance
de vous donner toujours quelques le�ons et quelques conseils. Tout en
vous perfectionnant, il faut vous faire entendre dans le monde et donner
vous-m�me des le�ons. En voici une que vous commencerez apr�s-demain: on
vous donnera dix francs par le�on. C'est un prix presque ridicule pour
un jeune professeur: mais il n'en faut pas accepter � moins. Il y a
tr�s-peu de connaisseurs, et le plus grand nombre n'estime la musique
que selon ce qu'il la paye.�

L�on ne savait comment remercier M. Anselme; celui-ci dit: �Vous ne me
devez aucune reconnaissance; un de mes amis, homme fort riche, veut que
son fils apprenne le violon. Il m'a demand� un bon professeur, je vous
avais sous la main; il aurait fallu me d�ranger beaucoup pour ne pas
vous rendre ce petit service, et d'ailleurs, je connais peu de talents
qui me plaisent autant que le v�tre. Pour moi, je pars pour l'Allemagne,
et je ne reviendrai qu'au printemps. �crivez-moi quelquefois, et
tenez-moi au courant de vos succ�s, car je suis s�r que vous r�ussirez.
Au revoir.�

L�on �tait fort heureux; cette seule le�on rempla�ait pour lui la
pension que son oncle lui supprimait; il avait de quoi vivre, et il
vivrait de son art, de son violon. Il se mit au travail avec toute
l'ardeur que donne le succ�s. L'ami de M. Anselme recevait du monde;
L�on se fit entendre plusieurs fois, et fut tr�s-applaudi. Il pensait �
Rose, � Genevi�ve, � M. Chaumier.

Rose et Genevi�ve menaient toujours la m�me vie, dans les plaisirs et
dans les f�tes; mais Genevi�ve ne go�tait que bien rarement le bonheur
dont Rose s'enivrait. La pers�cution de Modeste, l'indiff�rence
d'Albert, venaient � chaque instant lui percer le coeur; elle ne
voyait plus L�on; quelquefois elle lui �crivait et le tenait au courant
de ce qui se passait � la maison. L�on voyait assez fr�quemment Albert,
qui l'entra�nait dans ses parties de plaisir. D'ailleurs, il ne tarda
pas � se lier avec un grand nombre de jeunes artistes comme lui, qui, de
m�me que les �tudiants, le jetaient dans une vie oppos�e � ses go�ts et
� ses habitudes. Il buvait avec eux, quoiqu'il n'aim�t pas le vin, et il
n'osait pas ne pas boire un peu plus que celui qui buvait le plus. Il
cachait, avec un soin inimaginable, ses qualit�s pr�cieuses, pour se
parer, avec ostentation, de vices qu'il n'avait pas. Il serait devenu
violet de honte s'il avait, par une seule expression, laiss� voir ce
qu'il y avait en lui de po�sie, d'enthousiasme et d'�l�vation.




XXXV


M. Chaumier voulut recevoir � son tour. Tous les jours de la semaine
�taient pris par ses connaissances. Il ne restait que le dimanche, qu'il
se trouva forc� d'adopter. La premi�re soir�e du dimanche parut �
Genevi�ve une sorte de sacril�ge; c'�tait le jour de la famille, le jour
depuis si longtemps consacr�. Rodolphe de Redeuil se montra fort
empress� aupr�s de Rose. Le lendemain matin, Modeste disait aux
domestiques: �Ce serait un beau mariage pour notre demoiselle.�

On apporta une lettre de L�on: il ne parlait presque que de Rose. �Hier,
disait-il, hier dimanche, quand vous vous �tes trouv�s r�unis autour de
la table de famille, avez-vous pens� � moi en voyant ma place vide?

--Rose, dit Genevi�ve, c'est tout au plus si j'oserai lui r�pondre qu'il
y avait bal ici, que nous avons dans� presque toute la nuit, et qu'il
n'y a plus de dimanche. Oh! mon Dieu! s'�cria-t-elle en finissant la
lettre, il est malade.

--Malade! dit Rose, et il est seul!

--Seul, continua Genevi�ve, et il n'a personne pour le soigner.

--�coute, dit Rose, mon p�re ne le saura pas, allons le voir.�

Genevi�ve embrassa Rose, et toutes deux mirent des ch�les et des
chapeaux; puis Rose demanda: �Et qui nous accompagnera?

--Ah! oui, qui nous accompagnera?

--Modeste fera des questions et des observations.

--Allons seules.

--L'oseras-tu?

--Oui.

--Je ne serai pas moins brave que toi.�

Mais comme elles sortaient, tout �mues et tremblantes, elles
rencontr�rent M. Chaumier qui rentrait, et qui leur demanda o� elles
allaient.

�Nous allons voir L�on, dit Rose.

--Qui est malade, ajouta Genevi�ve.

--Comment! dit M. Chaumier, vous sortez seules, sans ma permission?

--Mais, papa, dit Rose, il est malade.

--N'importe, cela n'est pas convenable, ou plut�t cela ne me convient
pas; rentrez.�

Toutes deux ob�irent sans parler. Genevi�ve ouvrait la bouche, mais elle
retint les paroles d�j� sur ses l�vres. M. Chaumier entra dans son
appartement. Rose �ta son ch�le et son chapeau; Genevi�ve resta
habill�e.

��coute-moi, Rose, dit-elle. Je n'ob�irai pas � mon oncle, je ne
laisserai pas mon fr�re malade, sans secours et sans consolations; je
vais partir; je serai sans doute revenue pour l'heure du d�ner; alors
mon oncle ne s'apercevra de rien.�

Rose craignait la col�re de son p�re; cependant, elle ne trouva pas une
seule raison pour d�tourner Genevi�ve de son projet. �Va, Genevi�ve,
dit-elle, et dis-lui que je voulais t'accompagner.�

C'�tait la premi�re fois que Genevi�ve se trouvait ainsi seule dans les
rues; aussi sa frayeur �tait sans �gale. Si elle n'osait marcher, elle
e�t os� bien moins encore monter dans une voiture. Vingt fois elle fut
sur le point de revenir sur ses pas et de rentrer � la maison; mais la
pens�e de la maladie de L�on lui donnait un peu de courage et de force,
et elle arriva pr�s de lui toute rouge de fatigue et de honte. L�on fut
si heureux, si reconnaissant! Il �tait seul dans sa petite chambre. Une
vieille porti�re venait de temps en temps voir s'il n'avait besoin de
rien et retournait � sa loge. Le m�decin venait de sortir, et, apr�s
avoir fait une prescription, avait dit: �Il y aura peul-�tre un peu de
fi�vre et de d�lire ce soir et cette nuit.�

La pr�diction du m�decin commen�ait � s'accomplir; la fi�vre se
manifestait avec violence. Cependant il tenait la main de Genevi�ve et
lui faisait mille questions: il y avait si longtemps qu'ils ne s'�taient
vus! Le ravissement de L�on fut au comble quand il sut que Rose avait
voulu venir le voir. Plus heureux que sa soeur, il pouvait parler de
ce qu'il aimait, et dire qu'il l'aimait. Genevi�ve s'�tait fait, de
renfermer son secret dans son sein, une loi qu'elle n'e�t pas
transgress�e m�me au prix de sa vie, et ce ne fut qu'apr�s de longues
circonlocutions qu'elle vint � dire: �Nous ne voyons presque pas Albert.
Que fait-il? Tu le vois plus que nous....�

Et elle h�sita un quart d'heure avant d'oser dire: �Lors de son dernier
voyage � Fontainebleau, il �tait amoureux; il gravait des O sur tous les
arbres de la for�t.

--Ah! je sais, dit L�on, _Octavie_. C'�tait Mme Haraldsen; mais il y a
longtemps qu'il n'y pense plus.�

Il semblait � Genevi�ve que son fr�re lui enlevait une montagne de la
poitrine. Quoi! Albert n'�tait plus domin� par l'amour d'une autre!
Albert pouvait l'aimer! Tout ce bonheur qu'elle avait r�v� et qu'elle
avait cru perdu, elle pouvait le retrouver! Sa vie n'�tait donc pas tout
enti�re vou�e � la douleur!

Comme elle avait cess� de parler, L�on s'endormit, mais d'un sommeil
agit� et convulsif; il pronon�ait, en dormant, des paroles sans suite.
Genevi�ve fit porter � Rose une lettre, dans laquelle elle lui disait
que L�on �tait s�rieusement malade et qu'elle passerait la nuit aupr�s
de lui. La nuit fut plus calme qu'on ne l'avait cru. Le matin,
Genevi�ve partit comme L�on dormait encore. Rose n'�tait pas r�veill�e;
mais, quand elle entendit Genevi�ve, elle commen�a � lui faire une
longue s�rie de questions. Genevi�ve �tait �puis�e de fatigue et � demi
morte de froid. �Eh bien! dit Rose, couche-toi avec moi, tu te
r�chaufferas et nous pourrons causer.�

Genevi�ve raconta � Rose la petite chambre de son fr�re, le d�sordre qui
y r�gnait, et la vie pauvre � laquelle il semblait condamn�. �Il
pronon�ait souvent ton nom, dit-elle � Rose; il t'aime. Ma bonne petite
Rose, au milieu de tout ce monde que nous voyons, ne l'oublie pas, il
serait trop malheureux. Tu es toute sa vie!�

Rose r�pondit que tous les hommes qui s'offraient � ses yeux, loin de
lui faire oublier L�on, ne faisaient que r�veiller son souvenir, par une
comparaison � son avantage.

�Je suis f�ch�e, dit Genevi�ve, que tu ne l'aies pas vu: il �tait si
beau pendant son sommeil agit� par la fi�vre, quand il t'appelait!�

Rose embrassa Genevi�ve et jura d'aimer L�on toute sa vie.

�Ah! dit Genevi�ve, ma ch�re cousine....

--Appelle-moi ta soeur, dit Rose.

--Ah! oui, ma soeur, ma ch�re petite soeur, vous serez heureux.�

Et Genevi�ve songea qu'il y avait encore pour elle un autre moyen d'�tre
la soeur de Rose. Ce que lui avait dit L�on de l'oubli o� Albert avait
mis Mme Haraldsen, avait ranim� dans son coeur un espoir qu'elle avait
cru si longtemps un r�ve. Cependant elle n'osa en parler � Rose. Toutes
deux s'endormirent en parlant de L�on et dans les bras l'une de
l'autre.




XXXVI


Si le papier blanc n'�tait pas une des plus respectables choses qui
soient au monde, et si je ne tenais � m�nager ma bouteille d'encre, dont
j'ai bien des choses � tirer, je ferais un ou deux volumes de ce qui se
passa pendant l'ann�e qui suivit cette conversation des deux cousines.
Nous croyons plus opportun de faire ici un entr'acte.

Je ne sais si vous avez quelquefois regard� une bouteille d'encre. J'en
ai achet� une, il y a un mois, et je l'ai vers�e tout enti�re dans un
vaste encrier. Cela a tout l'air d'un petit oc�an noir.

Je vais d'abord en tirer deux volumes; deux volumes font quatre cent
vingt-huit mille lettres. Ces quatre cent vingt-huit mille lettres sont
�videmment dans mon encrier, mais � l'�tat de p�le-m�le et de confusion.
Il s'agit de les harponner et de les p�cher, l'une apr�s l'autre, avec
le bec pointu de ma plume, dans le susdit oc�an noir, et de les ranger
en bon ordre sur des feuilles de papier blanc.

Il y a des moments o�, attachant mes yeux sur la surface noire de ce
_Cocyte_ (toujours mon encrier), je m'amuse d'abord � voir tout ce qui
se r�fl�chit dans ce sombre miroir. Mes vitraux y sont refl�t�s en
papillons rouges, verts et jaunes; puis, � mesure que je regarde, je
finis par y voir des millions de petites lettres enchev�tr�es, emm�l�es
les unes dans les autres, courant � droite, � gauche, s'�vitant, se
poursuivant, s'atteignant, formant des mots bizarres et inconnus, se
bousculant, se renversant, se combattant, se d�vorant, et, par leur
r�union, racontant des histoires si singuli�res, si saugrenues, si
vraies, que je ne sais si j'oserai vous les raconter, et si je ne
rejetterai pas � la mer les lettres qui les composent, quand elles
tomberont sous la pointe de mon harpon. Il y a des moments o� il s'�l�ve
un bouillonnement, o� il se fait des orages d'encre qui m'intimident et
font que je suspends ma p�che, et me repose sur les rives de l'encrier.
Mais aujourd'hui _la matin�e est belle_, comme disent les barcarolles.
(O Parisiens, mes amis, comme on se moque de vous avec les barcarolles!
Je les ai toutes chant�es � la mer, et toutes y sont parfaitement
ridicules. O musiciens, mes autres amis, ou plut�t mes ennemis, qui vous
faites une id�e de la mer d'apr�s votre carafe et votre cuvette, et qui
pensez que l'Oc�an n'est qu'une exag�ration du grand bassin des
Tuileries!)

_La matin�e est belle_, nous avons encore trois plumes taill�es par de
jolies mains. _P�cheur, parle bas_.




XXXVII


Un an apr�s, voici dans quelle situation nous retrouvons nos
personnages. Genevi�ve avait re�u la d�fense formelle de revoir son
fr�re; elle n'avait pas cru devoir s'y soumettre, et �tait all�e
demeurer avec lui. L�on, dont la r�putation commen�ait � s'�tendre,
gagnait passablement d'argent. Il avait lou� un petit logement dans la
rue Saint-Honor�. Son talent le faisait fort rechercher dans le monde,
et il arriva ce qu'il avait pr�vu, c'est qu'au milieu des
applaudissements qu'il excitait, son oncle ne fut pas f�ch� quelquefois
de dire: �Ce jeune homme est mon neveu.� L�on, d'autre part, ne manquait
jamais de le saluer respectueusement quand ils se rencontraient dans
quelque salon; et quoiqu'il ne parl�t pas � Rose, ses regards savaient
bien lui dire: _A toi, Rose, ces applaudissements!_ et Rose le
comprenait si bien, qu'elle rougissait des �loges qu'on donnait � son
cousin.

Une fois que M. Chaumier eut dit: �Ce jeune homme est mon neveu, il fut
assez embarrass� de r�pondre � une question toute naturelle que cette
confidence lui attira: �D'o� vient qu'on ne le rencontre jamais chez
vous le dimanche?� Il n'y avait pas moyen de dire: �Parce que je l'ai
renvoy�, et je l'ai renvoy�, parce qu'il voulait �tre musicien et
acqu�rir le talent que vous applaudissez, et dont je ne puis moi-m�me
m'emp�cher d'�tre fier.� Il fit donc un jour signe � L�on de s'approcher
de lui, et lui dit: �L�on, mon neveu, � tout p�ch� mis�ricorde. Je n'ai
pas, en voulant punir une petite outrecuidance de jeunesse, pr�tendu
exiler � tout jamais les enfants de ma soeur. Rose et Albert, quand
nous voyons Albert, parlent de vous deux tous les dimanches; et il y a,
� la table, deux places vides ce jour-l�, qui sont d�sagr�ables �
l'oeil. Viens donc dimanche prochain avec ta soeur, et oublions nos
petits diff�rends.�

Rose, par un mouvement involontaire, se jeta au cou de son p�re, et
l'embrassa pour le remercier de cette pens�e dont il n'avait fait
confidence � personne. L�on remercia M. Chaumier de la voix, et Rose du
regard et du coeur. De ce jour, Genevi�ve et L�on d�n�rent tous les
dimanches chez leur oncle.

Albert avait achet� une �tude d'avou�, dont il laissait le soin � un
ma�tre clerc, et il continuait � suivre toutes les fantaisies de son
imagination.

M. Anselme avait �crit � L�on deux lettres, auxquelles celui-ci n'avait
pas song� � r�pondre.

Mme Modeste Rolland n'avait pas vu sans chagrin le retour dans la maison
de L�on et de Genevi�ve; mais elle avait soin de les traiter
parfaitement en �trangers et en inf�rieurs.




XXXVIII


Le logis de L�on et de Genevi�ve �tait d'une simplicit� bien au-dessous
des habitudes de leur enfance, quoique cependant la maison de
Fontainebleau n'e�t rien de somptueux ni de magnifique. Il se composait
de quatre petites pi�ces. Les meubles, peu nombreux, �taient en noyer.
Quand Genevi�ve �tait venue partager la bonne et la mauvaise fortune de
son fr�re, L�on voulait la loger plus richement. Mais Genevi�ve, apr�s
un examen s�rieux de ses affaires, s'aper�ut que, s'il gagnait
suffisamment d'argent pendant l'hiver, il lui fallait presque
enti�rement ch�mer pendant l'�t�, parce que tous ses �l�ves �taient � la
campagne; et un point sur lequel ils �taient tous deux parfaitement
d'accord, c'�tait que, pour rien au monde, ils n'auraient recours � M.
Chaumier. Genevi�ve, avec le secours d'une vieille femme qui venait
chaque jour pendant deux heures, tenait le petit m�nage dans une
propret� ravissante, et faisait elle-m�me la cuisine, cuisine d'autant
moins compliqu�e, que L�on ne d�nait presque jamais � la maison. L�on
suppliait sa soeur de ne pas se fatiguer, et surtout de ne pas
s'occuper de soins auxquels elle �tait rest�e �trang�re toute sa vie;
mais Genevi�ve prenait les pr�textes les plus ing�nieux pour ne pas
changer de conduite. Albert venait quelquefois les voir; mais, quoique
Genevi�ve �pi�t tous ses regards, tous ses mouvements, il �tait
difficile d'y trouver le moindre sympt�me d'amour. Il ne manquait
jamais, en entrant, de baiser le front de sa cousine, et de lui parler
d'un ton affectueux; mais elle finissait toujours par voir que le sujet
de sa visite �tait une commission pour L�on, qu'il lui laissait en
partant, quand il la trouvait seule; ou, quand L�on �tait � la maison,
il ne faisait qu'entr'ouvrir la porte de la chambre de Genevi�ve, en
entrant et en sortant, et lui disait bonjour, sans entrer ni s'arr�ter
un seul instant. Genevi�ve gardait toujours de ces visites un profond
sentiment de tristesse; cependant son seul d�sir �tait de les voir se
renouveler, et son coeur battait de la plus douce �motion, lorsqu'elle
reconnaissait la fa�on de sonner � la porte d'Albert. En vain L�on la
pressait de lui dire la cause de son chagrin; elle niait avoir la
moindre peine. L�on s'effor�ait de lui procurer quelques distractions;
il la conduisait au spectacle, et �tait le plus heureux des hommes quand
il pouvait amener un sourire sur les l�vres de sa soeur. Mais
quelquefois, sans le savoir, il �tait la cause de la tristesse de
Genevi�ve. Par l'habitude de ne lui rien cacher, il lui rapportait
imprudemment ce qu'Albert venait lui dire sur ses amours bien
passag�res, qui avaient toujours un caract�re d'exag�ration romanesque
et fantastique qui amusait L�on, et le portait � en faire � sa soeur
des r�cits qu'il croyait extr�mement propres � l'�gayer. Genevi�ve
cachait avec le plus grand soin ses impressions � son fr�re; tout ce
qu'elle accordait au bonheur qu'elle ressentait � s'occuper d'Albert
tout haut, c'�tait de parler beaucoup de Rose. En parlant de Rose, elle
parlait naturellement de la maison de M. Chaumier, o� il n'y avait pas
un meuble dont le souvenir ne la f�t tressaillir. Souvent aussi ils
s'entretenaient de Fontainebleau. Quelquefois, apr�s de longs efforts et
une cruelle h�sitation, elle faisait � L�on une question sur Albert;
mais elle avait soin de la faire d'un ton de l�g�ret� et d'indiff�rence.
�Comment vont les amours d'Albert?� disait-elle; et ces deux mots,
_Albert_ et _amours_, lui d�chiraient le coeur et les l�vres. Et L�on
avait presque toujours quelque nouvelle bouffonnerie � lui raconter, et
Genevi�ve souriait.

Un dimanche, il se trouva que tout allait mal. Le lait monta le matin,
et s'en alla par-dessus la casserole. L�on raconta � sa soeur
qu'Albert �tait amoureux d'une actrice, et que, pour le moment, il ne
s'occupait pas d'autre chose. Ils partirent vers trois heures pour se
rendre chez M. Chaumier. Modeste ouvrit et dit: �Il n'y a personne.

--Comment, personne? dit L�on.

--N'est-ce pas aujourd'hui dimanche? ajouta Genevi�ve.

--C'est dimanche, r�pondit Modeste, je n'ai pas l'intention de le nier.
Mais M. Albert n'a pas paru ici depuis dimanche dernier, et monsieur et
mademoiselle d�nent en ville et passent la soir�e dehors.�

La toilette exorbitante de Modeste accusait une intention de sortir et
venait � l'appui de son t�moignage. Le fr�re et la soeur se
regard�rent interdits; l'espoir qui les avait soutenus toute la semaine
�tait �vanoui, et cette d�ception leur donnait d�j� des doutes sur le
dimanche suivant. Genevi�ve pouvait � peine se soutenir; elle se dit
fatigu�e et entra pour s'asseoir un instant. L�on r�da dans la maison et
s'arr�ta dans la chambre de Rose; il y trouva les v�tements qu'elle
avait quitt�s le matin et les couvrit de baisers. Il y avait des
�pingles sur une pelote; il les �ta et les piqua de mani�re � former son
nom, L�on.

Cependant, Modeste donnait le dernier coup d'oeil � sa parure; elle
mettait son bonnet � rubans effr�n�s rouges et jaunes. Genevi�ve se leva
la premi�re, chercha L�on et lui dit: �Veux-tu partir?� L�on se leva,
baisa encore la robe de sa cousine, et dit: �Partons,� et il restait.
Genevi�ve le prit par la main et l'emmena. Modeste eut le plus grand
soin de passer sous silence les regrets que Rose l'avait charg�e
d'exprimer � ses cousins. L�on et Genevi�ve s'en all�rent tristes et
retourn�rent chez eux sans se parler. Genevi�ve ralluma le feu et
servit sur la table un reste du d�ner de la veille. L�on dit qu'il �tait
triste, Genevi�ve qu'elle avait mal � la t�te, tous deux qu'ils
n'avaient pas faim, et ils ne mang�rent pas. Puis ils parl�rent de Rose.
Genevi�ve lui trouva mille excuses et devina sans peine que probablement
Modeste s'�tait acquitt�e de la commission de ses ma�tres avec de
certaines restrictions. Elle parla � L�on de la m�chancet� de Modeste et
de tout ce qu'elle avait eu � en souffrir.

�Pauvre petite soeur! dit L�on.

--Aussi, mon cher L�on, je suis bien heureuse de te devoir le bonheur de
n'y �tre plus expos�e.

--Ainsi, ch�re soeur, dit L�on, tu n'es pas trop malheureuse de la vie
m�diocre que tu partages avec moi?

--Moi, mon bon L�on! dit Genevi�ve; je t'en remercie tous les soirs en
faisant ma pri�re, et je prie Dieu de t'en r�compenser.

--Ah! dit L�on, il n'en est pas moins vrai que tu es maintenant priv�e
des plaisirs du monde, des soir�es et des bals; car, malgr� l'accueil
que l'on me fait dans les maisons o� je vais, il ne peut m'�chapper que
je conserve toujours l'inf�riorit� de l'homme pay�. C'est mon violon que
l'on invite, et, s'il ne fallait quelqu'un pour l'apporter et promener
l'archet dessus, on ne penserait pas � moi. C'est l� quelque chose que
je me cache le plus possible � moi-m�me, et, quand cela devient trop
�vident, je sors des maisons en jurant de n'y plus retourner. Mais ce
serait m'ali�ner mes �coliers, et la n�cessit� l'emporte. Et puis,
quelquefois, je leur arrache des applaudissements de bonne foi, et
j'oublie. Aucun cependant ne songe � inviter ma soeur; je serais si
heureux et si fier de te conduire avec moi!�

Genevi�ve r�pondit qu'elle ne regrettait en rien ces plaisirs.

Genevi�ve mentait. Quand son fr�re partait le soir pour quelque f�te,
elle sentait son pauvre coeur se serrer; mais elle n'aurait voulu,
pour rien au monde, chagriner L�on.

A ce moment on frappa � la porte, et, comme la clef y �tait rest�e, un
homme entra qui demanda � son voisin la permission d'allumer sa bougie.
C'�tait M. Anselme, avec son m�me vieux chapeau et son m�me habit
marron.




XXXIX


�Je pourrais, dit M. Anselme, para�tre surpris de vous voir avec une
dame, feindre de vouloir me retirer discr�tement et vous faire dire que
mademoiselle est votre soeur. Mais je l'ai d�j� vue et je la reconnais
parfaitement.�

Il prit une chaise et se mit au coin de la chemin�e vis-�-vis de
Genevi�ve. L�on �tait au milieu. Il fut quelque temps � regarder
silencieusement le fr�re et la soeur, puis il se d�cida � dire: �Je
suis all�, � mon retour, � notre ancien logement. On m'a donn� votre
nouvelle adresse, que je vous remercie d'avoir pens� � laisser pour moi.
Je suis venu ici et je ne vous ai pas trouv�. Il y a un petit logement �
louer dans la maison, au-dessus de vous; je l'ai pris et nous sommes
encore voisins. Et comment se fait-il que vous soyez ainsi r�unis?�

L�on �prouva quelque embarras � r�pondre devant sa soeur � cette
question, qui lui faisait, � lui-m�me, voir pour la premi�re fois � quel
degr� de confidence il s'�tait laiss� entra�ner par M. Anselme. Mais
Genevi�ve r�pondit:

�Nous sommes bien plus heureux maintenant.

--Ma jolie demoiselle, dit M. Anselme, je vous remercie infiniment de
m'avoir fait entendre votre voix, qui est douce et velout�e. Ne vous
�tonnez pas trop de mes questions. J'aime beaucoup votre fr�re, qui a un
bon coeur et un beau talent; et je vous aime aussi beaucoup, parce que
vous �tes une belle, une bonne et noble fille, et par une foule d'autres
raisons qu'il serait trop long de vous d�tailler. Toujours est-il que je
suis enchant� de vous voir avec lui.�

Et M. Anselme ne se lassait pas de contempler Genevi�ve. Il voulait voir
la couleur de ses cheveux et la forme de sa main; puis il la priait de
parler, quand m�me elle n'aurait rien � dire, seulement pour entendre sa
voix. Pendant ce temps L�on lui racontait un peu le pass� et le pr�sent,
et beaucoup l'avenir. Il parlait de ses projets et de ses esp�rances.

�Et Rose? demanda M. Anselme.

--Vous connaissez Rose? dit Genevi�ve.

--Oui, certes, et je l'aime beaucoup, quoique je l'aime moins que vous.

--Rose! dit L�on; Rose m'oublie.

--Rose ne t'oublie pas, interrompit Genevi�ve. Mais voyez-vous,
monsieur, ne nous parlez pas aujourd'hui de la maison de mon oncle; nous
serions injustes. Nous sommes tout tristes d'une sorte de quiproquo par
lequel, aujourd'hui dimanche, jour consacr� � la r�union de la famille,
nous ne les avons pas vus.�

Et Genevi�ve s'arr�ta tout � coup, et se sentit rougir d'une pens�e qui
venait de traverser son coeur: elle craignait que le vieillard, qui
connaissait si bien tout le monde, ne s'avis�t de parler d'_Albert_.

�En effet, dit M. Anselme, je trouve L�on morose et abattu.�

Il prit la main de L�on et celle de Genevi�ve, et dit:

�Mes bons amis, � peine au commencement de la vie, ne vous laissez pas
d�courager par les premi�res �preuves. Je sais un exemple de ce que
peuvent la r�signation et le courage. Un de mes amis, d�j� avanc� dans
son �ge m�r, a vu s'�vanouir dans ses mains et s'�chapper comme de l'eau
� travers ses doigts tout le bonheur qu'il avait laborieusement amass�
et cach�, comme un avare, pour le reste de sa vie. Il s'est trouv� un
matin seul, et non-seulement sans affections, mais rempli de haine pour
ce qui avait �t� les objets de ses affections. Il est parti, sans
argent, sans but, sans espoir. Eh bien! en quelques ann�es, il �tait
riche et consid�r�, ministre et ami d'un souverain �tranger, accabl�
d'honneurs et de dignit�s; et le ciel, non moins prodigue de biens qu'il
l'avait �t� de maux, lui a rendu les objets de sa plus vive et de sa
plus heureuse tendresse. Mais vous �tes tristes ce soir; il faut vous
distraire. J'ai par hasard, dans ma poche, des billets pour l'Op�ra.�

Et il chercha dans la poche de c�t� de son vieil habit.

�Une loge, ma foi! Si vous voulez, nous allons y aller tous les trois.�

Genevi�ve s'habilla; elle �tait charmante. Dans les soir�es o� elle
�tait all�e jusque-l� avec Rose, son deuil s'�tait oppos� � une toilette
r�elle.

Quand elle fut pr�te, malgr� la nuit, M. Anselme semblait fier de donner
le bras � sa jolie voisine. Il l'avertissait du moindre obstacle qui
pouvait arr�ter ou choquer ses petits pieds; il lui choisissait le
meilleur chemin. Le soir, on se s�para sur le carr� du logement
qu'habitaient L�on et Genevi�ve, et M. Anselme monta au-dessus.

Le lendemain, on re�ut une lettre de Rose; elle �tait bien f�ch�e de
l'incident qui l'avait emp�ch�e de voir ses cousins. Elle avait d�plac�
les �pingles, et avait form�, en les piquant autrement, les premi�res
lettres de son nom et du nom de L�on. L�on fut bien heureux de cet
envoi; car c'est de semblables bagatelles que sont form�s les plus
grands bonheurs de la vie. Si quelqu'un e�t pu voir le tr�sor de
Genevi�ve, tr�sor cach� plus soigneusement que celui d'aucun avare,
tr�sor qu'elle contemplait quand elle �tait seule, on y aurait vu:

Une rose s�che donn�e par Albert;

Une branche du bouleau sur lequel il avait grav� un O dans la for�t;

Une lettre autographe dudit, lettre pr�cieuse et contenant ces mots: �Ma
ch�re cousine, envoie-moi, par le rustre porteur de ce billet, mes gants
que j'ai oubli�s. Je ne veux pas rentrer � la maison, pour que mon p�re
ne me demande pas o� je vais.�

Un ruban donn� par le m�me;

Une douzaine de fleurs �galement s�ch�es, mais � chacune desquelles la
m�moire d'une femme, toujours si exacte pour les dates, rattachait un
jour, une heure, un souvenir;

Les gants que portait Genevi�ve un jour qu'elle dansait avec Albert.




XL


Que la stupidit�, bon Dieu! est donc une chose contagieuse! J'en ai
laiss� �chapper un des plus graves sympt�mes dans le chapitre pr�c�dent,
mais un sympt�me d'une stupidit� toute particuli�re, pr�cis�ment de
celle dont je me croyais le plus � l'abri.

En parlant des souvenirs et des mille circonstances d'un amour
v�ritable, j'ai dit: �C'est de semblables _bagatelles_ que sont form�s
les plus grands bonheurs de la vie.�

_Bagatelles!_

Et o� sont donc les choses s�rieuses?

Et o� sont donc les grandes choses?

O hommes s�rieux! voyons un peu ce que vous faites, voyons ce qui vous
donne le droit de sourire en parlant d'un jeune homme amoureux, et de
dire avec un air d'incontestable sup�riorit�: �Cela se passera.�

H�las! � hommes s�rieux, ce qui ne se passera pas, c'est votre
abrutissement, c'est votre impuissance, ce sont les nombreuses
infirmit�s que vous prenez pour autant de vertus!

O hommes s�rieux, vous sacrifiez votre vie, votre paresse, vos amours,
pour un jour avoir le droit d'attacher d'un noeud, � la boutonni�re de
votre habit, un ruban d'un certain rouge. Arriv�s � ce succ�s, vous
recommencez de nouveaux et de plus grands efforts. Il ne faut pas
s'arr�ter en si beau chemin. Quel bonheur, en effet, si vous aviez le
droit, d�t-il vous en co�ter un bras et une jambe, ou dix amis! quel
bonheur, si vous pouviez faire une rosette � votre ruban! On n'�pargne
pour cela ni soins, ni travaux, ni sacrifices, et un jour vous obtenez
cette r�compense. Une rosette, grand Dieu! quelle sup�riorit� cela vous
donne sur ceux qui n'ont qu'un noeud! On se rappelle cependant avec
quelque plaisir le moment o� l'on n'avait qu'un noeud; le moment o�,
si vous aviez eu l'audace de nouer votre cordon d'une rosette, la
gendarmerie, la garde nationale, l'arm�e enti�re eussent �t� occup�es �
punir votre forfait. On se dit: �Et moi aussi cependant, il y a eu un
temps o� je n'avais qu'un noeud!� Mais ce qui est encore plus loin de
vous, ce que vous n'osez pas esp�rer, ce que vous placez au nombre des
d�sirs ridicules, � l'�gal de l'envie qu'aurait une femme d'un bracelet
d'�toiles, c'est.... je n'ose le dire.... c'est.... � comble de bonheur!
� gloire! � grandeur! c'est de nouer le cordon autour du col. Eh bien!
si vous �tes heureux, si les circonstances vous servent, si vous n'�tes
pas trop scrupuleux sur certains points, un jour, quand vous �tes vieux,
quand vos cheveux sont blancs, il vous arrive, ce bonheur inesp�r�. Vos
yeux laissent �chapper des larmes de joie, et vous mourez en disant: �O
mon Dieu! peut-on penser qu'il y a des hommes assez aim�s du ciel pour
porter le ruban en bandouli�re de droite � gauche!�

Et cela, � hommes graves et s�rieux! tandis que les jeunes filles se
couvrent � leur gr� de rubans de toutes les couleurs, en noeuds, en
rosettes, en ceintures. Voil� des rubans s�rieux, voil� une affaire
v�ritablement grave, car cela les rend jolies.

O hommes s�rieux! il en est trois ou quatre qui m'ont dit parfois:
�Quand ferez-vous quelque chose de s�rieux?� Est-ce donc ce que vous
faites qu'il me faut faire? H�las! si je ris un peu, si j'ai encore
quelque acc�s de cette belle gaiet� si franche de la premi�re jeunesse,
si je me roule encore sur mon tapis dans des �clats de rire convulsifs,
c'est � vous que je le dois, � hommes s�rieux! objets de mon �ternelle
reconnaissance: c'est � vos graves soucis, � vos pr�occupations, � vos
actes, � votre importance. O hommes s�rieux! � les plus bouffons, les
plus exhilarants des �tres cr��s! vous qui poss�dez seuls le vrai
comique, ce comique si vainement cherch� au th��tre, le comique froid,
le comique s�rieux!

Vraiment! vous ne trouvez pas ma vie bien s�rieuse? Et que trouvez-vous
de plus s�rieux et de plus important que ce que je fais? Je vois tous
les jours se lever et se coucher le soleil; je regarde mes fleurs; je
vais voir si cette rose que j'ai baptis�e, � laquelle j'ai donn� le nom
de C.... S...., a ouvert ses p�tales d'un si beau jaune; je respire le
parfum de mes r�s�das; je trouve et je mets � mort le ver qui rongeait
mon dahlia, le dahlia violet auquel les jardiniers de Paris ont donn�
mon nom; je dis bonjour � chacune de mes fleurs; je joue avec mon chien;
je vais errer sur la rivi�re entre des rives vertes, sous des saules; je
laisse aller mon imagination aux po�tiques r�veries du soir, quand, sur
le ciel orang�, au d�clin du jour, les peupliers d�coupent leur
feuillage noir; ou l'hiver, avec L�on Gatayes, au coin de mon feu,
�tendus tous deux sur des coussins, fumant de longues pipes de cerisier,
nous parlons du pass�, nous �grenons nos souvenirs comme un beau collier
de perles, nous parlons de notre pauvret� et de nos folles joies, et
nous rions comme personne ne rit; je lui parle d'une pens�e qui a rempli
ma vie, et je lui raconte un mot, un regard, car il n'y a que lui qui
sait tout cela, il n'y a qu'� lui que je le raconte, � lui le seul
auquel mes r�cits n'apprennent rien, et mon visage reprend le feu et la
jeunesse de ce temps-l�, et ma parole devient �lev�e, pleine
d'expression et d'enthousiasme; ou il me parle de son fr�re �douard qui
est mort, et nous pleurons.

Ou il joue sur sa harpe ces airs qu'il a d�daign� d'apprendre au public.

Ou nous allons ensemble nager � la mer, et ensemble, dans mon canot,
nous bravons les col�res de l'Oc�an.

Ou nous montons � cheval, et il m'apprend � tomber moins souvent.

O messieurs les graves, messieurs les habiles, messieurs les forts! que
savez-vous de plus s�rieux que tout cela? Laquelle de ces occupations
supposez-vous que je consentirais � remplacer par quelqu'une des v�tres?

Hommes s�rieux, gardez vos polichinelles, vos toupies et vos soldats de
plomb, et ne m�prisez pas les soldats de plomb, les toupies et les
polichinelles des enfants, qui veulent bien ne pas m�priser les v�tres,
peut-�tre parce qu'ils ne les connaissent pas.




XLI

La quatri�me colonne d'un lit.


Albert vint un matin, Genevi�ve �tait seule. Il s'assit pr�s d'elle, et
lui dit: �Je suis enchant� de te trouver seule, parce que j'ai � causer
avec toi. Jusqu'ici j'ai log� en gar�on et en �tudiant; il faut, pour
des raisons que tu ne tarderas pas � savoir, que je meuble
convenablement mon logis, et j'ai besoin pour cela des conseils d'une
femme: c'est toi que j'ai choisie pour guider mon inexp�rience et mon
h�sitation. Je n'ai plus � meubler que ma chambre � coucher, et je veux
la meubler en vieux meubles de bois sculpt�. Si cela ne t'ennuie pas
trop, nous allons courir les boutiques ensemble.� Au moment o� Albert
avait dit: _Pour des raisons que tu ne tarderas pas � savoir_, Genevi�ve
avait ouvert la bouche pour lui dire: _Est-ce que tu vas te marier?_
mais elle passa toute la journ�e dans mille et mille h�sitations,
retournant la phrase en tout sens, puis cherchant l'occasion de la
placer, de telle sorte que le soir, quand Albert l'eut ramen�e chez
elle, elle n'avait encore pu prendre sur elle de la prononcer.

Le lendemain, Albert revint de bonne heure; il avait fait une d�couverte
qui le d�solait, et il venait prier Genevi�ve de l'aider � r�parer son
malheur. Entre les meubles qu'il avait achet�s, il y avait un lit d'une
grande beaut�, couvert de riches sculptures, avec des amours aux quatre
coins, et toute sorte d'ornements pr�cieusement ex�cut�s.

Quand, le lit transport� chez lui, Albert avait fait rejoindre les
divers morceaux du lit, il avait �t� fort surpris de voir que, sur les
quatre colonnes torses qui devaient soutenir le baldaquin, il y en avait
une de moins.

Ils retourn�rent ensemble chez le marchand; Genevi�ve �tait heureuse et
fi�re de donner ainsi le bras � Albert; et, quoiqu'elle e�t besoin �
chaque instant de se r�p�ter: �Il ne m'aime pas, ce n'est pas moi qui
serai sa femme,� elle ne tardait pas � se laisser entra�ner de nouveau �
de charmantes r�veries. �videmment les passants devaient les prendre
pour le mari et la femme; les marchands chez lesquels ils entraient,
montraient par leurs paroles qu'ils partageaient cette id�e; et lorsque
_Mme Poirier_, c�l�bre marchande de la rue de Seine, dit: �Madame,
voulez-vous vous asseoir, pendant que je vais chercher avec monsieur
votre mari ce qu'il me demande?� Genevi�ve devint toute rouge, et saisit
la premi�re occasion pour appeler Albert son cousin.

Ils sortirent de la boutique sans avoir trouv� ce qu'ils cherchaient.
�Ch�re petite cousine, dit Albert, tu t'es d�fendue d'�tre ma femme
d'une mani�re bien offensante.�

Genevi�ve cherchait une r�ponse, mais Albert parla d'autre chose, et
Genevi�ve laissa parler son coeur, qui lui disait � elle-m�me tout
bas: �Grand Dieu! me d�fendre d'�tre sa femme! un bonheur pour lequel je
donnerais mon bonheur dans le ciel! le plus haut point o� se soient
jamais �lev�s les r�ves de mon orgueil!�

Elle se repr�sentait les moindres d�tails de ce bonheur: rester avec
lui, sortir avec lui, �tre � lui, porter son nom, l'entourer de soins
assidus, lui consacrer sa vie enti�re; aimer, �lever des enfants qui
seraient � lui. Et penser que ce bonheur-l� n'�tait pas au-dessus de
l'humanit�! L�on aime bien Rose, Albert aurait bien pu aimer sa cousine.

Albert retourna chez le marchand qui lui avait vendu le lit, et, � force
de questions, il finit par apprendre que le lit avait �t� achet� en
Bretagne, � Saint-Brieuc. �Parbleu! dit Albert, je n'irai pas en
Bretagne chercher la quatri�me colonne de mon lit.�

Trois jours apr�s, L�on re�ut une lettre d'Albert.




XLII

Albert � L�on.


Voici mon histoire, mon cher L�on. Je suis amoureux d'�l�onore. Tu me
demanderas ce que c'est qu'�l�onore. �l�onore, c'est Mme de Blinval,
c'est Mme Florval, c'est Mme trois �toiles. Mais c'est surtout une belle
et charmante fille, qui a les plus jolis pieds et les plus jolies mains
du monde, qui a des yeux, des cheveux, des dents, comme a des dents, des
cheveux et des yeux la femme que l'on aime. C'est une sorte d'histrione
et de funambule, qui ravit chaque soir les quinze cents spectateurs d'un
th��tre des boulevards. Si je m'�tais d�cid� tout de suite � m'en passer
la fantaisie, la chose a �t� si facile pour beaucoup d'autres qu'elle
n'aurait pas probablement �t� impossible pour moi. Mais je me suis
laiss� y penser si souvent, si longtemps, sans commencer l'attaque, que
les sympt�mes sont arriv�s � une haute gravit�; la maladie a un
caract�re bizarre que j'ai peine � comprendre moi-m�me, et que je vais
t�cher de t'expliquer, ne f�t-ce que pour me l'expliquer un peu.

La premi�re fois que j'ai vu la beaut� en question, elle jouait je ne
sais quel r�le, dans je ne sais quelle pi�ce, de je ne sais quel auteur;
toujours est-il qu'elle avait une robe de brocatelle orange et noire,
que ses cheveux descendaient sur ses joues en nattes arrondies, et
qu'elle s'appelait Berthe. La d�coration repr�sentait une vieille
chambre tapiss�e de cuir dor� et meubl�e de bahuts sculpt�s, de tables �
pieds tors, avec des porti�res de damas vert. Ce tableau, je ne sais
comment, est rest� dans ma t�te et s'y est grav� avec une incroyable
fid�lit�, jusqu'au moment o� j'ai d�couvert un matin que rien au monde
ne m'int�ressait, except� elle; que tout m'ennuyait mortellement, �
l'exception d'�l�onore. Mais ce que j'aimais, ce n'�tait ni �l�onore, ni
Mme de Blinval, ni Mme trois �toiles: c'�tait Berthe, Berthe avec des
cheveux natt�s, la robe de brocatelle orange et noire; Berthe dans la
vieille salle avec le cuir dor�, et les porti�res vertes et les meubles
sculpt�s. Tout cela lui allait si bien, ou me paraissait lui aller si
bien, que, dans tout autre costume, elle me paraissait d�guis�e, surtout
dans le costume qu'elle porte � la ville, et qui est le costume de tout
le monde. Si mes yeux ou mon imagination me repr�sentent Berthe avec les
cheveux fris�s on en bandeaux, je ne l'aime pas; je ne l'aimerais pas si
sa robe �tait bleue ou rouge; je ne l'aimerais pas si je la voyais
assise sur un fauteuil d'acajou; quand on parle d'elle et qu'on
l'appelle �l�onore, je ne l'aime pas.

C'est pour moi un r�ve qui ne peut se modifier et se pr�sente toujours
invariablement avec les m�mes d�tails. J'ai d'abord trouv� ma fantaisie
presque aussi ridicule que tu la trouves en ce moment; puis je m'y suis
accoutum�, et, � te parler franchement, je suis bien pr�s aujourd'hui de
la trouver raisonnable: toujours est-il que j'y c�de, et que je m'occupe
de pr�parer le cadre de ladite fantaisie. Genevi�ve t'a peut-�tre dit
qu'elle �tait venue avec moi acheter le mobilier, et le cuir dor�, et
les porti�res vertes. Si les porti�res n'�taient pas vertes, je ne
donnerais pas un petit �cu d'�l�onore. Si Genevi�ve t'a parl� de nos
excursions, elle a d� te parler aussi de mon d�sappointement: j'ai
achet� un lit magnifique auquel il manque une colonne; or, ces colonnes
sont tellement belles, que je n'ai pu nulle part en trouver une
semblable. Je me suis d�termin� � aller la chercher en Bretagne. J'ai
confi� le soin de mon �tude � mon premier clerc, qui est beaucoup plus
fort que moi, et qui la conduit quand je suis � Paris tout autant que
dans mon absence.

Quand tu recevras cette lettre, je serai parti. Prie Genevi�ve de me
trouver de la brocatelle orange et noire

Albert CHAUMIER.




XLIII


L�on dit � Genevi�ve: �Voici une lettre qui t'amusera.� Et il lui donna
la lettre d'Albert.

Elle la lut, et sentit ses yeux tout br�lants de larmes pr�tes �
s'�chapper. �Ce qu'il y a de plus charmant dans la lettre et dans la
conduite d'Albert, dit L�on, c'est que, pendant qu'il voyage � la
recherche de la quatri�me colonne de son lit, la belle vient d'agr�er
les voeux d'un autre amant.�

Genevi�ve faisait semblant de relire la lettre, et n'osait relever son
visage pench� sur le papier, dans la crainte que L�on ne s'aper��t du
trouble qui s'�tait empar� d'elle.

Heureusement, M. Anselme entra.

�Je viens, dit-il, vous proposer une partie de promenade. Je suis charg�
des affaires de M. le baron d'Arnberg: c'est un riche seigneur allemand
qui veut fixer son s�jour � Paris; je fais, sur les plans qu'il m'a
confi�s; construire pour lui une maison dans les Champs-�lys�es. M.
d'Arnberg m'a donn� des instructions pr�cises sur les points importants;
mais il s'en rapporte � moi pour les d�tails. La maison est � peu pr�s
termin�e; il s'agit de la d�corer et de planter le jardin. M. d'Arnberg
a un fils et une fille qu'il ch�rit. Il faudrait pr�parer leur logement
� tous deux; mais je suis vieux, et je ne me rappelle plus gu�re ce qui
pla�t � un jeune homme. D'autre part, j'ignore enti�rement les go�ts
d'une jeune fille: il faut donc que vous m'aidiez dans mon entreprise et
que vous me donniez des conseils. Nous d�jeunerons dans les
Champs-�lys�es, et nous irons visiter la future habitation du baron.�

La maison s'ouvrait par une grille sur les Champs-�lys�es. A droite de
la grille �taient le logement du portier et les remises: � gauche
s'�tendaient les �curies. Par une avenue plant�e d'arbres, on arrivait �
la maison, � laquelle on montait par un perron � grille dor�e. Les
appartements �taient vastes et �lev�s; quoiqu'ils ne fussent pas encore
tendus, les riches sculptures de chemin�es de marbre, les glaces �normes
que l'on ench�ssait dans les panneaux, donnaient d�j� l'id�e du luxe que
l'on voulait y mettre. Derri�re la maison, par un perron, on descendait
dans un immense jardin d�j� plein de vieux gros arbres, et encombr� de
jardiniers qui attendaient l'arriv�e et les ordres de M. Anselme. Apr�s
s'�tre promen�s partout, Genevi�ve et L�on commenc�rent � donner leur
avis. Il fut d�cid� que le salon de r�ception serait or et blanc: qu'il
y aurait un autre salon plus petit, cramoisi et or. Mais ce fut pour
l'appartement de Mlle d'Arnberg que Genevi�ve se livra � ses fantaisies.

�M. d'Arnberg est-il riche? demanda-t-elle.

--Tr�s-riche, r�pondit M. Anselme.

--En ce cas, on peut lui faire d�penser de l'argent pour sa fille.

--Il la ch�rit, ajouta M. Anselme.

--Tr�s-bien. Alors commen�ons. L'appartement de Mlle d'Arnberg se
compose de six pi�ces. C'est bien grand.

--Mais, dit Anselme, M. d'Arnberg veut qu'elle reste chez lui quand elle
sera mari�e.

--C'est �gal, il y en a trois qui sont s�par�es: ne nous occupons pas du
mari. La premi�re pi�ce sera un petit salon bleu et or; la seconde, la
chambre � coucher, sera tendue de soie bleue, avec de la mousseline
blanche par-dessus la soie. La derni�re pi�ce sera la salle de bains;
elle sera, � hauteur d'appui, rev�tue de marbre blanc; il y aura une
baignoire de marbre blanc et des consoles pareilles. Mais c'est surtout
le mobilier que je me propose de choisir. Il y a une foule de riens qui
ruineront votre baron et qui enchanteront sa fille.

--Vous pourrez, dit M. Anselme, tout r�gler sur ce point; j'ai � ce
sujet des pouvoirs illimit�s: le baron paye, non sans compter, mais sans
h�siter.�

On passa � l'appartement du fils du baron. L�on ordonna un cabinet tout
rev�tu de bois de ch�ne, avec des meubles de bois sculpt� et de grandes
biblioth�ques, un salon entour� de moelleux divans, et une petite salle
d'armes.

Vint le tour du jardin. Ce fut le sujet de graves discussions, mais on
finit par tomber d'accord. On en fit un vaste jardin pittoresque, avec
de grandes pelouses vertes entour�es de fleurs. �Ce sera, dit Genevi�ve,
comme un ch�le de cachemire vert-�mir, avec ses bordures de palmes
harmonieusement bariol�es.�

Au milieu d'une des pelouses �tait une pi�ce d'eau irr�guli�re, qui
s'�chappait en un petit ruisseau traversant la partie bois�e et touffue
du jardin. Dans certaines parties de l'ordonnance, il y eut un peu de
souvenirs de Fontainebleau, si cher au fr�re et � la soeur.

�M. d'Arnberg a donc des chevaux? demanda L�on.

--Oui, et d'assez beaux, qu'il am�nera avec lui; seulement il faudra que
nous en achetions un pour le jeune homme.

--Oh! dit L�on, nous lui ach�terons un cheval gris de fer, avec la
crini�re et les jambes noires.�

On avait pass� ainsi une partie de la journ�e. Comme ils sortaient de la
maison, ils virent les Champs-�lys�es remplis de voitures et de
cavalcades. Le fr�re et la soeur ne purent se d�fendre d'un sentiment
de tristesse en voyant ces magnificences, en se rappelant toutes celles
qu'ils venaient d'ordonner, et en songeant � la m�diocrit� de leur
existence. Ils furent quelque temps sans parler.

Genevi�ve, la premi�re, rompit le silence, et dit, r�pondant � la pens�e
de son fr�re: �Nous avons toujours le soleil et la douce paix, et notre
tendre amiti�.

--Oh! dit L�on, c'est pour toi que je voudrais �tre riche, pour toi si
jolie, et qui aurais tant de succ�s au milieu du monde dont notre
pauvret� nous �loigne!�

Le fr�re et la soeur avaient parl� � voix basse; je ne sais si M.
Anselme les entendit, mais il essuya ses yeux avec la manche de son
habit marron.

En descendant les Champs-�lys�es, Genevi�ve aper�ut un jeune homme
proprement v�tu, quoique ses habits fussent vieux et us�s. Il �tait
adoss� contre un arbre; quelquefois il laissait passer dix personnes
sans s'occuper d'elles; puis il en venait une dont la physionomie
probablement l'encourageait davantage, et � celle-l� il �tait son
chapeau sans parler. Si cette d�monstration ne lui r�ussissait pas, il
semblait d�courag� et �puis� de son effort, et il �tait encore quelque
temps sans demander. Cependant il s'arr�ta devant Anselme, et lui tendit
son chapeau. Anselme le regarda et lui dit:

�Mon ami, n'avez-vous pas d'ouvrage, ou quelque infirmit� vous
emp�che-t-elle de travailler?

--Je n'ai pas d'ouvrage, r�pondit le jeune homme; mais, si j'�tais seul,
j'aimerais mieux mourir de faim que de mendier. Je suis tailleur; mon
ma�tre a fait de mauvaises affaires, et il est parti sans payer les
ouvriers. J'ai une pauvre jeune femme qui partage mes privations. Ce
matin il me restait un sou, j'ai achet� un petit pain que je lui ai
laiss�; et, ayant couru inutilement chez tous mes amis, je me suis mis �
mendier pour ne pas rentrer sans lui rapporter ce qui lui est
n�cessaire. Mais cela me d�chire le coeur! Voil� une demi-heure que je
suis l�, et personne n'a encore voulu rien me donner.

--Et, demanda Anselme, pourquoi vous �tes vous adress� � moi, plut�t
qu'� cet homme couvert de cha�nes et de diamants qui marchait devant
moi?�

Le jeune homme balbutia; Anselme r�it�ra sa question.

�C'est..., dit-il enfin, mais je n'oserai jamais vous le dire.

--Osez: je ne me f�cherai de rien.

--Eh bien! c'est justement parce que vous avez un habit un peu r�p�, que
vous ne paraissez pas bien riche, et que j'ai pens� que vous seriez plus
sensible au malheur que ces gens qui n'ont jamais peut-�tre manqu� de
rien.

--Ceci est parfaitement raisonn�. Tenez, aller trouver votre femme, et
laissez-moi votre nom et votre adresse.

--Jean Keissler, rue du Petit-Hurleur, 10.

--Vous �tes Allemand?

--Oui, monsieur.

--C'est bien.�

Et Anselme lui mit dans la main une pi�ce qui parut � Genevi�ve �tre un
louis; mais, quand elle le lui dit, il soutint que ce n'�tait qu'une
pi�ce de vingt sous. Quoique Genevi�ve pens�t avoir bien vu, elle crut
Anselme sans difficult�. Le vieil habit marron ne paraissait pas
accoutum� � rec�ler de pareilles esp�ces.

�Vous voyez, dit Anselme, il y a des gens encore plus pauvres que nous.
Avez-vous remarqu� comme ce pauvre gar�on s'est enfui, gardant mon....
ma pi�ce de vingt sous serr�e dans sa main, n'osant pas la mettre dans
sa poche dans la crainte de la perdre, et ayant besoin de la sentir pour
se persuader qu'il ne r�vait pas?�

A ce moment, L�on s'arr�ta brusquement: il venait de voir sur la
chauss�e la cal�che de M. de Redeuil, dans laquelle �taient M. et Mme de
Redeuil, Mme Haraldsen et Rose Chaumier. Rodolphe de Redeuil galopait �
la porti�re; la cal�che passa si vite, qu'il ne put voir si Rose les
avait reconnus. C'est alors que, malgr� les lieux communs de M. Anselme,
il comprit tout ce que sa pauvret� avait de triste et de funeste.
Rodolphe galopait du c�t� de Rose!

Lui n'avait pas, n'aurait jamais un cheval, et cependant il �tait bon
�cuyer, habile et audacieux. Il regarda aussi ses habits, qui, pour la
coupe et la fra�cheur, ne pouvaient rivaliser avec ceux de Rodolphe. Son
chagrin rejaillit assez injustement sur Rose: il la trouva coupable de
ce que Rodolphe de Redeuil avait un cheval et un habit de....




XLIV

L'auteur s'interrompt.--De la difficult� d'�crire l'histoire et de la
multiplicit� des connaissances n�cessaires � l'historien.


Le diable m'emporte si je sais quel �tait le tailleur � la mode � cette
�poque.




XLV


Anselme se plaignit alors am�rement d'avoir fait un accroc � son habit
en visitant la maison du baron. Le chagrin qu'il ressentait de ce petit
accident, arriv� � un habit qui �tait toujours pr�t � profiter du
moindre pr�texte pour se d�chirer, renversait enti�rement la pens�e de
la pi�ce de vingt francs que Genevi�ve avait cru voir donner au
tailleur.

Genevi�ve avait vu Rose et repassait dans son esprit tout ce qui, chaque
jour, venait s�parer la famille Chaumier du reste de la famille Lauter;
elle songeait � l'amour d'Albert pour une femme m�prisable; elle ne
voyait dans l'avenir aucune chance de bonheur pour elle-m�me, et elle
craignait bien que L�on ne perd�t bient�t celles sur lesquelles il avait
un moment paru devoir compter.

Il n'est peut-�tre rien au monde de plus triste que de voir ainsi se
diviser et se disperser une famille, comme les graines d'une m�me
plante.

       *       *       *       *       *

Amis, connaissez-vous, au fond de mon jardin, aupr�s d'un acacia, sur le
bord du chemin, la girofl�e en fleur qui se couronne, lorsque vient le
printemps, d'�toiles d'un beau jaune? un suave parfum la d�nonce de
loin. Lorsque arrive l'�t�, lorsque s�che le foin, elle perd et ses
fleurs et ses odeurs si douces, et sa graine m�rit dans de noir�tres
gousses, jusqu'au jour o� le vent, le premier vent d'hiver qui fait
tourbillonner le feuillage dans l'air, emporte et s�me au loin, dans
diverses contr�es, les graines au hasard en tombant s�par�es.

L'une tombe et fleurit sous le pied de sa m�re, une autre sur un roc, ou
bien dans la poussi�re vient s�cher et mourir.

Dans les fentes du mur de l'�glise gothique, petit encensoir d'or au
parfum balsamique, l'une trouve � fleurir.

L'autre sur un donjon, au travers de la grille, secouant son parfum, se
balance et scintille, et dit au prisonnier:

Qu'il est encore des champs, des fleurs et du feuillage, du soleil et de
l'air, et puis, dans le nuage, un Dieu qu'on peut prier.




XLVI

Genevi�ve � Rose.


Ma ch�re cousine, je sais que tu as pass� l'hiver d'une fa�on
ravissante, que tu n'as pas �t� un jour sans un bal, un concert ou un
spectacle, et je t'ai vue hier revenir du bois en cal�che. Je suis bien
contente que tu t'amuses ainsi, ma ch�re cousine; mais je crains bien
qu'au milieu de tous ces plaisirs, tu n'oublies un peu mon pauvre L�on.
L�on n'est pas riche, mais il est beau et noble, et son talent lui a
donn� une r�putation. Mais, plus que tout cela, il t'aime tant! Tu es
l'objet de toutes ses pens�es, tu tiens la premi�re place dans toutes
ses craintes, dans tous ses d�sirs. D'ailleurs, Rose, tu es sa fianc�e,
vous vous �tes promis tous deux d'�tre l'un � l'autre, et, vois-tu,
Rose, ce sont de saintes promesses; il y a, dans le ciel, un ange qui
les �crit. Rose, ma ch�re cousine, n'oublie pas L�on; hier, tu as pass�
� c�t� de nous; un jeune homme �tait pr�s de toi, et j'ai vu un feu
sombre allumer le visage de mon fr�re. Ce doit �tre[1] une chose si
horrible qu'un amour qu'on �prouve seul! Rose, ce doit �tre[2] un
supplice de tous les jours, de tous les instants; la vie doit devenir[3]
p�le et d�color�e, le coeur sans espoir et rempli d'un amer
d�couragement. Ma ch�re cousine, je te supplie de ne pas faire endurer �
L�on ces cruels chagrins. Tu as dans tes mains son bonheur et son
malheur, sa force et son abattement; tu as sur lui toute la puissance de
la Divinit�. Sois bonne et constante, et, ch�re Rose, tu auras en retour
tout ce qu'une femme peut d�sirer de bonheur. Crois-moi, tu peux �tre un
moment �blouie par l'�clat, �tourdie par le bruit; mais ce qui te charme
peut-�tre aujourd'hui te laisserait plus tard tristement regretter la
f�licit� qui s'offre � toi. Je t'en prie � genoux, que je n'aie pas � te
reprocher le malheur de L�on; il est si bon, si g�n�reux pour moi! Si tu
le voyais, tu l'admirerais, tu l'aimerais; mais j'ai tort, tu l'aimes,
tu n'as pu cesser de l'aimer; tu n'as pas perdu ces doux souvenirs de
notre enfance qui ne s'effacent jamais et qui s�ment dans la vie un
germe de bonheur ou de mort. Tu l'aimes et tu seras � lui, et je jouirai
du spectacle de votre bonheur. Adieu, ma ch�re cousine, serez-vous chez
vous dimanche?

GENEVI�VE.

[1] Avant les mots: _ce doit �tre_, on lit, sous des ratures faites avec
soin: _c'est_,--dans la lettre originale.

[2] Avant les mots: _ce doit �tre_, on lit, sous des ratures faites avec
soin: _c'est_,--dans la lettre originale.

[3] Il y a _devient_, ratur� sur la lettre originale.




XLVII


Le dimanche suivant, Genevi�ve et son fr�re d�n�rent chez M. Chaumier;
il y avait dans la maison une grande confusion; M. Chaumier s'�tait mis
le matin dans une grosse col�re contre un de ses domestiques, et l'avait
jet� � travers les escaliers; les autres s'�taient imm�diatement livr�s
aux douceurs du _far niente_. Tout ce qui se trouvait � faire devait
l'�tre par l'absent; Modeste elle-m�me voyait son autorit� m�connue; le
d�ner �tait en retard, rien n'avan�ait. Genevi�ve, avec une gr�ce
charmante, annon�a qu'elle �tait devenue cuisini�re et qu'elle allait se
m�ler du d�ner; Rose voulut l'aider; les deux cousines voulurent faire
travailler L�on, et il y eut un moment de folle gaiet� qui rappela les
meilleurs jours de Fontainebleau.

�Quel dommage, dit Rose, qu'Albert ne soit pas ici!�

       *       *       *       *       *

L'auteur du pr�sent livre se d�clare momentan�ment tr�s-embarrass�.
Voici rempli le nombre de feuillets qui doivent composer le _premier
volume_ de l'histoire qu'il raconte. Or, la po�tique du roman enjoint de
finir un volume sur une situation forte, attachante, qui excite
l'int�r�t et la curiosit�, les tienne en suspens, et fasse chercher avec
impatience le second volume.

Malheureusement, dans l'histoire simple et unie dont il a commenc� le
r�cit, il y a peu de p�rip�ties dramatiques et de grands �v�nements:
c'est une histoire vraie et sans coups de th��tre; ce sont des bonheurs
et des mis�res de tous les jours, et, par un triste hasard, l'auteur se
trouve arriv� � son dernier feuillet pr�cis�ment � un point qui,
surtout, ne permet aucun int�r�t ni aucune suspension.

Car voici ce qui arrive pour clore le premier volume, ou pour commencer
le second: �Modeste annonce qu'on est servi.� La seule suspension
possible est celle-ci:

La soupe est-elle trop chaude, ou pas assez sal�e?

Il faut cependant ob�ir aux r�gles de lier le second volume au premier
par quelques cha�nons qui ne permettent pas au lecteur de remettre �
des temps meilleurs et de n�gliger la lecture de ce second volume.

L'auteur croit avoir trouv� ce proc�d� triomphant, et ce proc�d�, le
voici:

Apr�s le d�ner, une des premi�res per....




DEUXI�ME PARTIE.




I


....sonnes qui entr�rent au salon fut Rodolphe.

Rodolphe, s'adressant � Rose, s'�cria: �Nous avons fait, Mme Haraldsen
et moi, une gageure sur laquelle vous pourrez prononcer.�

Rose devint fort rouge. �Et quelle est cette gageure? demanda Genevi�ve.

--Ce n'est rien, interrompit Rose. C'est une folie.

--N'importe, dit L�on, dis-nous ce que c'est.�

Et il y avait dans la voix et dans le visage de L�on un air d'autorit�
et de col�re; il y avait quelque chose qu'ils lui cachaient ensemble: il
y avait un secret entre eux deux.

Rose r�p�ta encore que ce n'�tait rien, que c'�tait une folie. Mais Mme
Haraldsen, qui avait entendu son nom, s'�tait lev�e et approch�e du
petit groupe. �Je crois, dit-elle en arrivant, que vous dites du mal de
moi, et je ne suis pas f�ch�e de vous interrompre.

--Nullement, ma ch�re Octavie, reprit Rodolphe; il est vrai que nous
n'en disions pas du bien: nous n'avions pas eu le temps, et nous allions
en dire.�

A ce nom d'Octavie, Genevi�ve rappela ses souvenirs, et ne put douter
que ce ne f�t celle qui lui avait co�t� tant de larmes. Elle se mit �
l'examiner pendant que L�on, qui l'avait rencontr�e souvent chez M. de
Redeuil, lui pr�sentait ses civilit�s. Peut-�tre L�on la salua avec un
peu plus d'empressement qu'il n'e�t fait sans sa mauvaise humeur contre
Rose. Celle-ci remarqua cet empressement sans en soup�onner la cause.
Rodolphe apprit alors � sa cousine qu'il s'agissait de leur gageure. Mme
Haraldsen lui dit qu'il �tait fou. Mais Rodolphe ne connaissait de
politesse que celle qui vient de l'usage, celle qui vient du coeur lui
�tait �trang�re; aussi ne vit-il aucun mal � dire � Genevi�ve: �Il y
avait aupr�s de vous un vieillard en habit marron, et un jeune homme en
habit bleu. Nous n'avons jamais pu deviner lequel des deux demandait,
lequel des deux faisait l'aum�ne � l'autre.�

Rose �tait on ne peut plus malheureuse; Genevi�ve et L�on savaient
maintenant qu'elle avait en sa pr�sence souffert qu'on plaisant�t un
homme qui les accompagnait, et qui probablement �tait leur ami.

L�on ressentit une joie poignante de ce qu'enfin Rodolphe lui donnait
une occasion d'exhaler un peu de sa mauvaise humeur.

�Monsieur, dit-il, je vais vous le dire: l'homme � l'habit marron est
mon ami; c'est un homme plein de noblesse, d'esprit et de coeur: les
plaisanteries que l'on peut faire sur lui n'exciteraient que son m�pris,
mais moi me blesseraient infiniment. C'est lui qui faisait l'aum�ne �
l'autre.�

Rodolphe regarda L�on avec �tonnement. Genevi�ve poussa son fr�re. Rose
fut toute confuse et ouvrit la bouche pour lui demander pardon de son
peu de participation � l'�tourderie qui l'indignait; la sortie de L�on,
quoique un peu brutale, avait �t� faite avec un air de noblesse et de
dignit�, et Rose sentit qu'elle l'en aimait davantage, mais il ajouta:
�Il est malheureux que nos parents se soient assez s�par�s de nous pour
ne pas conna�tre nos amis.�

Rose se sentit bless�e de ce reproche direct, et renferma dans son
coeur les douces paroles d�j� presque sur ses l�vres. Il y eut un
moment de silence que Mme Haraldsen rompit la premi�re. Elle demanda �
Rose si elle ne chanterait pas. Rodolphe appuya la demande de sa cousine
de quelques compliments, et pria Rose de chanter avec lui un nocturne
qu'ils avaient d�j� chant� ensemble. Genevi�ve adressa � Rose un regard
suppliant pour lui demander de n'en rien faire; mais Rose �tait piqu�e
et dit qu'elle le voulait bien. Quand elle se leva et traversa le salon,
conduite par Rodolphe, sans adresser une parole � L�on, sans le
regarder, il crut qu'elle lui arrachait le coeur. Il se leva et sort�t
du salon. Genevi�ve le suivit et l'arr�ta dans une pi�ce qui pr�c�dait
l'antichambre.

�L�on, o� vas-tu?

--Je m'en vais, dit-il; je ne puis plus y tenir, j'�touffe, je
pleurerais ou je tuerais quelqu'un.

--Tu ne partiras pas, reprit Genevi�ve, je t'en prie: tu te trompes:
calme-toi, prenons un peu l'air � cette fen�tre. Rose est f�ch�e contre
toi, tu as �t� dur; elle t'aime, je l'ai regard�e toute la soir�e, elle
t'aime.�

Le fr�re et la soeur rest�rent quelque temps � la fen�tre; Modeste
entra, et se plaignit d'�tre en retard pour dresser le souper dans la
salle � manger o� ils �taient. Genevi�ve dit doucement � L�on: �Rentre
au salon, crois ce que je t'ai dit; je vais un peu aider Modeste.�

L�on ob�it � sa soeur, autant pour ne pas abandonner le terrain �
Rodolphe que pour chercher dans les yeux de Rose si sa soeur ne
s'�tait pas tromp�e. Rose �tait encore au piano avec M. de Redeuil; ils
venaient de terminer leur nocturne et on les couvrait d'applaudissements.
Ces applaudissements partag�s entre eux recommenc�rent � ulc�rer le
coeur de L�on. Il n'approcha pas de Rose et se montra fort empress�
aupr�s de Mme Haraldsen. Rose s'en aper�ut et devint soucieuse; elle
n'entendit pas un mot de ce que lui disait Rodolphe, et L�on, qui ne la
perdait pas de vue, attribua son air pensif aux paroles de M. de
Redeuil.

On pria L�on de jouer du violon; d'abord il refusa, puis ensuite il prit
son violon avec empressement; il voulait avoir devant Rose un succ�s
qu'il ne lui rapporterait pas, il voulait se venger des applaudissements
qu'elle avait partag�s avec Rodolphe. Il joua avec une �nergie et une
expression extraordinaires; tout le monde �tait �mu et transport�. Oh!
que Rose e�t �t� fi�re et heureuse s'il f�t venu lui dire, comme il
l'avait fait d'autres fois: �Ma ch�re Rose, je viens mettre � tes petits
pieds ces applaudissements, auxquels je pr�f�re un de tes sourires!�
Mais il passa devant elle sans la regarder, et s'alla remettre pr�s de
Mme Haraldsen.

Les amoureux ont ceci de ravissant, que, lorsqu'ils se croient en
pr�sence d'un rival redoutable, au lieu d'entamer avec lui une lutte
d'agr�ments, d'esprit et de flatteries, ils se h�tent de p�lir, de
froncer le sourcil, de se retirer dans un coin, muets et refrogn�s, ou
de dire des duret�s et des impertinences � la femme dont ils r�clament
la pr�f�rence; c'est un r�le que L�on jouait on ne peut mieux. Cependant
Rose ne put r�sister au d�sir de d�ranger l'esp�ce de t�te-�-t�te qu'il
avait avec Mme Haraldsen, et elle vint parler � cette dame, suivie de
Rodolphe. Il y avait assez de monde dans le salon pour que ces diverses
manoeuvres ne pussent �tre remarqu�es ou comprises, et d'ailleurs,
les femmes ont en ce genre une strat�gie merveilleuse. A ce moment,
Genevi�ve entra assez p�le pour que Mme Haraldsen lui demand�t ce
qu'elle avait. Genevi�ve r�pondit qu'elle avait eu froid, et le groupe
se trouva reform� comme il l'avait �t� au commencement de la soir�e. La
pauvre Genevi�ve ne disait pas que c'�tait au coeur qu'elle avait eu
froid, et que c'�tait le genre de froid que fait sentir la lame d'une
�p�e. Soit qu'en parlant � Modeste elle e�t conserv� un accent de
commandement qui e�t bless� l'intendante de M. Chaumier, soit plut�t que
celle-ci exer��t jusqu'� la troisi�me et la quatri�me g�n�ration sa
haine contre la pauvre Rosalie Lauter, elle accepta l'aide de Genevi�ve,
et, tout en parlant de choses et d'autres, dit:

�M. de Redeuil est tr�s-amoureux de Mlle Rose; je ne sais pas si la
demande a �t� faite.

--Comment! dit Genevi�ve, est-ce qu'il est question de quelque chose?�

Modeste, qui ne savait absolument rien, prit un air discret et r�serv�,
puis elle ajouta: �Ce sera un mariage tr�s-convenable; j'esp�re que M.
Albert ne tardera pas � en faire un au moins semblable, car sa position
lui permet de choisir, et il y a plus d'une demoiselle qui le trouve
fort aimable, et qui s'en passera, du moins pour mari, si elle ne lui
apporte pas deux cent mille francs, comme il le disait lui-m�me la
derni�re fois qu'il a d�n� ici; c'est le moins qu'il lui faille.�

Genevi�ve �tait rentr�e dans le salon. Voici la conversation qui se
continuait dans le petit groupe compos� de Mme Haraldsen, de Rodolphe,
de Rose, de Genevi�ve et de L�on. Aucune parole n'�tait dite sans
intention. Mme Haraldsen, seule, n'�tait mue que par un sentiment de
coquetterie naturelle presque innocent. Mais Rose voulait blesser � la
fois L�on et Mme Haraldsen, dont elle le croyait fort occup�.
Genevi�ve, toute douce qu'elle �tait, n'avait pas oubli� _Octavie_, ni
le chiffre sur le bouleau; et les perfides confidences de Modeste
l'avaient aigrie. Rodolphe cherchait � reprendre sur L�on l'avantage que
le violon de celui-ci lui avait enlev�, et L�on ne manquait pas une
occasion de piquer Rose et Rodolphe. Genevi�ve, la premi�re, voulut
faire parler des nouvelles amours d'Albert pour faire un peu souffrir
Mme Haraldsen, et dit � Rose:

�Nous avons re�u des nouvelles d'Albert; c'est la lettre la plus
extravagante que l'on puisse imaginer. Il est fou amoureux d'une fille
de th��tre; il pr�tend que c'est sa seule passion s�rieuse, et que les
autres femmes ne lui ont jusqu'ici inspir� que des caprices passagers.�

Si L�on n'e�t �t� aussi occup� de son c�t�, il n'e�t pas manqu� d'�tre
�tonn� de tout ce que sa soeur avait d�couvert dans la lettre
d'Albert.

ROSE.--Il y a des go�ts si singuliers!

L�ON.--Je les approuve tous, et je ne m'aviserai jamais de me chagriner
d'une pr�f�rence qu'un autre homme obtiendrait sur moi; cela est le plus
souvent fond� sur quelque chose de si b�te, qu'on ne peut ni s'en
d�soler ni s'en enorgueillir.

RODOLPHE.--Vous montez, je crois, � cheval, monsieur L�on?

L�ON.--Oui, monsieur; et vous?

RODOLPHE.--Mais j'�tais � cheval la derni�re fois que nous nous sommes
rencontr�s.

(Grimace de L�on signifiant que c'est justement pour cela qu'il �met son
doute.)

RODOLPHE.--Qui est-ce qui vous vend vos chevaux?

L�ON.--Je n'ach�te pas de chevaux.

GENEVI�VE.--Rose, as-tu vu la nouvelle passion de ton fr�re? Elle
s'appelle �l�onore: elle joue au th��tre de la Porte-Saint-Martin.

ROSE.--Oui, certes, et elle est tr�s-belle.

GENEVI�VE.--Tr�s-belle, en effet.

Ici les deux m�chantes filles, chacune dans un int�r�t diff�rent,
tombent admirablement d'accord pour torturer Mme Haraldsen; elles font
l'�loge de tout ce qui manque � celle-ci. Mme Haraldsen, toute jolie
femme qu'elle est, a plus d'�clat et de gr�ce que de beaut� r�elle, et
elle perd infiniment � �tre examin�e en d�tail: elle a peu de cheveux,
des dents m�diocres, les bras minces, le front un peu trop bas, le nez
l�g�rement relev�.

ROSE.--�l�onore a d'admirables cheveux noirs.

GENEVI�VE.--Je ne sais rien de beau comme des cheveux �pais. Et quel
joli bras!

ROSE.--Ce n'est pas un de ces bras maigres et d�charn�s comme on en voit
tant. J'aime bien un joli bras.

GENEVI�VE.--As-tu remarqu� la noblesse de son front si pur et si �lev�?

ROSE.--Bien s�r: mais ce que j'aime surtout, ce sont ses dents (Mme
Haraldsen serre les l�vres); ce sont deux rang�es de perles, tant elles
sont blanches, petites et bien rang�es.

GENEVI�VE.--Les dents forment une beaut� indispensable; une femme qui
n'a pas de belles dents ne peut en aucun cas �tre r�put�e jolie.

MADAME HARALDSEN.--Il fait bien chaud ici.

ROSE.--Et comme son nez est fin et droit! Ce sont r�ellement les seuls
nez qui aient de la gr�ce et de la noblesse.

GENEVI�VE.--Aussi, j'excuse bien Albert.

L�ON.--Eh! mon Dieu! ces femmes-l� valent quelquefois mieux que bien
d'autres.

RODOLPHE.--Cela d�pend de quelles autres vous voulez parler.

L�ON.--Il y a souvent chez elles moins d'astuce et de perfidie que dans
le coeur de telle jeune fille admir�e pour son ignorance et sa
na�vet�.

MADAME HARALDSEN.--On fait honneur le plus souvent aux jeunes personnes
de d�fauts et de qualit�s qu'elles n'ont pas: ce sont des miroirs qui
r�fl�chissent toutes les impressions et n'en gardent aucune. Contre
elles, la col�re est de l'injustice; pour elles, l'amour une sottise.

Ici la musique se fit entendre; Rose esp�rait que L�on l'engagerait pour
la contredanse; mais lui pensa qu'elle avait probablement d�j� �t�
engag�e par Rodolphe, et d'ailleurs, il ne voulait pas revenir le
premier apr�s les torts qu'il supposait � sa cousine; il resta immobile:
Rodolphe offrit la main � Rose, qui se leva. L�on fut tr�s-irrit� de ce
qui n'arrivait que par sa faute, et il invita Mme Haraldsen; mais elle
�tait engag�e, et son cavalier vint la prendre. L�on n'osa pas inviter
une autre femme; il lui semblait qu'inviter une femme apr�s le refus
d'une autre, c'�tait lui dire: �Vous �tes moins jolie que Mme ***; si
elle m'avait accept�, je n'aurais pas fait � vous la moindre attention:
mais, puisqu'elle est engag�e, faute de mieux, je danserai avec vous.�

Genevi�ve, qui dansait en face de Rose, lui dit: �Rose, je t'en supplie,
parle � L�on, il est d�sesp�r�.�

Apr�s la contredanse, quelqu'un vint engager Rose pour la suivante; elle
r�pondit tout haut: �Non, je suis engag�e par mon cousin.�

La premi�re impression de L�on en entendant ces mots fut une joie
excessive; mais il se rappela qu'il avait engag� Mme Haraldsen et qu'il
ne pourrait profiter de la bonne intention qui avait dict� le mensonge
de Rose. Sa position �tait on ne peut plus embarrassante; il ne pouvait
manquer de danser avec _Octavie_, et cependant ne pas danser avec Rose
emp�chait une explication pour laquelle il e�t donn� la moiti� de sa
vie; d'ailleurs, c'�tait compromettre �trangement sa cousine aux yeux de
celui qu'elle avait refus�. �Mon Dieu, Rose, dit-il, je suis d�sol�,
mais....�

Peut-�tre quelques mots de tendresse eussent d�sarm� Rose; mais on avait
jou� les premi�res mesures, et Mme Haraldsen vint � eux et dit: �Il
faut, monsieur L�on, que je vienne vous chercher; serai-je assez forte
pour vous emmener?�

Rose tourna les yeux d'un autre c�t� et s'assit; L�on alla se placer au
quadrille.

Rose �tait exasp�r�e; elle ne trouvait aucune excuse � L�on; elle avait
fait une avance qu'il n'avait pas accept�e, elle �tait humili�e par Mme
Haraldsen, et elle ne dansait pas; il semblait qu'on lui e�t pr�f�r� les
sept ou huit laiderons les plus d�sagr�ables, qui tous avaient trouv�
des danseurs. L�on avait les yeux fix�s sur elle et cherchait �
rencontrer un de ses regards; mais Rose, impitoyable, ne regarda pas une
seule fois de son c�t�. Il ne fit qu'embrouiller la contredanse et
s'empressa d'aller inviter Rose; mais elle l'�tait d�j�. �Et pour la
suivante?

--Aussi.

--Et celle d'apr�s?

--�galement.�

L�on se retira dans un coin du salon o� il trouva Genevi�ve.

�Tu ne danses pas? lui dit-il.

--Non, je suis fatigu�e et j'ai mal � la t�te.

--Veux-tu nous en aller? j'en serai enchant�.

--Volontiers.�

Genevi�ve alla dire bonsoir � Rose, qui lui dit: �Est-ce que tu as vu
l'objet de la passion d'Albert?

--Non, dit Genevi�ve; et toi?

--Pas davantage.�




II

Albert � L�on.


Au fait, autant �crire, cela me fera para�tre le temps moins long. Je ne
sais, mon cher L�on, quand tu recevras cette lettre; je te l'�cris dans
un endroit dont je ne sortirai peut-�tre jamais. Je suis seul,
prisonnier, affam�; je viens de r�unir un crayon, et j'arrache dans des
livres les feuillets de papier blanc qui s'y trouvent. Peut-�tre ne
finirai-je pas la ligne que je commence, peut-�tre �crirai-je vingt
volumes; en tout cas, rien ne m'emp�che d'intituler ce que j'�cris,
comme Silvio Pellico, le c�l�bre captif:

    Miei prigioni.--Mes prisons.

Peut-�tre faut-il commencer par te dire comment je suis ici. Je date ma
lettre de Belle-Ile-en-Terre. En arrivant hier matin, comme je sortais
de l'int�rieur de la diligence, je vois descendre du coup� une femme
charmante, autant que peut l'�tre une femme dont on a �t� l'amant.
Pendant que son mari paye un suppl�ment de poste pour ses bagages, et
que deux domestiques descendent des malles, je m'approche d'elle, plus
pour contrarier une sorte de commis voyageur qui faisait la roue (les
dindons la font comme les paons) que pour me faire plaisir � moi-m�me.

�Comment! Zo�, nous avons voyag� si pr�s l'un de l'autre! Et o�
allez-vous?

--Je suis arriv�e. Nous venons passer deux mois dans une propri�t�
appartenant � mon mari; je suis surprise que vous m'ayez reconnue.�

Je r�ponds par la phrase de rigueur.... m�moire du coeur.... trace
ineffa�able.... puis, comme p�roraison, je jette un regret.... �Quel
malheur de ne pas vous voir quelques heures!�

On me r�pond: �Rien n'est plus facile; trouvez-vous � minuit � tel
endroit...�

Le mari revient, je ne r�ponds pas, je m'�loigne, sans avoir pu trouver
un pr�texte....

Mon Dieu! que j'ai faim! il est au moins midi....

Voyons un peu, je fais de la fatuit� avec toi, c'est ridicule, disons la
v�rit�: une femme en voiture, � Belle-Ile-en-Terre, dans un autre
logement, une femme chez laquelle on est introduit � minuit, quand
autrefois on ne pouvait la voir que dans le jour; c'est presque une
autre femme! et c'est si joli, une autre femme!

A vrai dire, toutes les femmes sont _la m�me_, il n'y a de vari�t� que
dans les circonstances. Donc, j'arrive � minuit � la porte indiqu�e; il
pleuvait � verse, on m'ouvre: c'est Zo� elle-m�me, elle a une nouvelle
femme de chambre � laquelle elle n'ose se fier; il faudra que je parte
avant le jour, � cinq heures! tr�s-bien.

Vers trois heures je m'endors, tr�s-mal. Il y a deux choses que les
femmes ne pardonnent pas: le sommeil et les affaires. Heureusement que
la voiture avait fatigu� la belle (� homme modeste que je suis!); elle
s'endort aussi.

Je ne crois pas que les gens bien organis�s dorment jamais enti�rement:
il y a une partie d'eux qui veille et qui les regarde dormir. En effet,
chaque fois que j'ai d� me lever de bonne heure pour une partie de
chasse.... ou pour tout autre plaisir, je me suis toujours r�veill� �
l'heure pr�cise. Mais, cette fois, il s'agissait d'aller recevoir une
pluie froide et de remettre des bottes un peu difficiles, que l'humidit�
devait avoir rendues plus difficiles encore. Je ne me r�veille pas, ni
Zo� non plus, si ce n'est � sept heures du matin. Le jour entrait �
grands flots dans la chambre. Zo� me dit: �Nous sommes perdus!

--Diable! repris-je, il est d�sagr�able d'�tre perdu si matin.�

Encore � moiti� endormi, je manque d'imagination et d'exp�dients.

Pendant ce temps, je me l�ve en toute h�te; mais quand je veux mettre
mes bottes, je les croyais difficiles, elles sont impossibles; je fais
des efforts horribles, une sueur froide coule sur mon front, les muscles
des pieds comprim�s me font horriblement souffrir, les nerfs me font
mal; je frotte les malheureuses bottes avec du savon, j'y mets de la
poudre que je trouve dans le cabinet de toilette de Zo�, j'y mets de la
cendre, j'y mets des b�ches pour les �largir, j'y mets tout ce que je
trouve sous la main, j'y mets tout, except� mes pieds; je prends deux
clefs, je les passe dans les _tirants_, et je tente un effort supr�me:
les veines de mon front sont gonfl�es comme des cordes, j'ai le visage
violet, les _tirants_ se cassent, je tombe assis, il n'y a plus moyen.
Zo� p�le et tremblante vient � moi, et me dit: �Taisez-vous, ne faites
pas de bruit; j'entends mon mari qui r�de dans la maison.�

Oh! les maris ne savent pas tous leurs avantages. Celui de Zo� est un
�tre fr�le que je tuerais d'un coup de poing; eh bien, l'id�e de le voir
entrer me fait battre le coeur, et je me sens p�lir, j'ai peur. Peur
de quoi? Je ne sais, mais j'ai peur, je tremble.

Zo� boit un verre d'eau et se ranime. Elle ach�ve de se v�tir et me dit:
�Restez l�, ne remuez pas, ne r�pondez pas, quoi qu'on fasse; ma femme
de chambre viendra vous d�livrer.� Zo� sort et m'enferme. Nous ne nous
sommes m�me pas embrass�s. Nous nous abhorrons tous les deux. Zo� me
pardonnerait volontiers sa peur et ses angoisses, il faut un peu de cela
dans la vie des femmes; mais elle ne me pardonne pas une lutte ridicule
contre mes bottes. Et moi, je lui pardonnerai encore moins de ce que
j'ai �t� ridicule devant elle. Je me mets sur le lit et je m'endors. Je
viens de me r�veiller, et je t'�cris. Je ne sais combien de temps j'ai
dormi, mais je meurs de faim. Je me rappelle involontairement les
mis�res de tous les prisonniers c�l�bres, je me trouve plus malheureux
qu'eux tous. J'ai d�j� cherch� une araign�e que je puisse instruire et
dont je fasse mon amie, comme Lalande. Il n'y en a pas. Je n'ai pas m�me
d'enfants que je puisse manger comme Ugolin.

Personne ne peut me contester ce point. On plaint Ugolin d'avoir �t�
oblig� de manger ses enfants. Il n'avait qu'� ne pas les manger, � moins
qu'il n'ait trouv� plus difficile et plus triste de ne pas manger du
tout que de manger ses enfants. Donc, je suis mille fois plus � plaindre
qu'Ugolin.

Personne ne vient; je vais maintenant diviser ma lettre en stances, non
pas que je t'�crive en vers: je sens que je ne me porterai � cet exc�s
qu'apr�s trois jours de prison. Je vais provisoirement dormir un peu; il
sera toujours temps de faire des stances.

       *       *       *       *       *

Ah! le r�veil est agr�able. Il para�t qu'on est entr� ici: je trouve un
pot de confitures de groseilles, du pain et une bouteille de vin. Du vin
de Bordeaux! C'est une chose excellente que les confitures de
groseilles; cependant l'estomac a bien vite calcul� combien de tartines
il faut pour �quivaloir � un bifteck.

Il me revient toutes les chansons qui parlent de libert�, et je ne puis
chanter; je suis encore sur ce point plus infortun� que tous les
prisonniers connus. Le prisonnier de Chilon, les prisonniers des plombs
de Venise, sont des sybarites: ils ne chantent pas, peut-�tre; mais
c'est parce qu'ils n'en ont pas envie, tandis que moi, je vais �crire
les chansons qui me viennent.

    Allons, enfants de la patrie,
    Le jour de gloire est arriv�;
    Contre nous de la tyrannie....

     *       *       *       *       *

    Libert�! libert� ch�rie!

     *       *       *       *       *

    O mon pays! de tes belles campagnes,
    Je garderai le touchant souvenir.

     *       *       *       *       *

     *       *       *       *       *

    Loin des chalets qui m'ont vu na�tre.

     *       *       *       *       *

     *       *       *       *       *

     *       *       *       *       *

    Rendez-moi ma patrie
    Ou laissez-moi mourir.

     *       *       *       *       *

    O Libert�! vierge sainte et sans tache!

     *       *       *       *       *

    Viva! viva la libert�!

     *       *       *       *       *

    ......L'habitant des montagnes
    Respire pr�s du ciel l'air de la libert�.

     *       *       *       *       *

    Plut�t la mort que l'esclavage,
    C'est la devise des Fran�ais.

     *       *       *       *       *


Je ne chanterai pas celle-ci:

    On nous disait: �Soyez esclaves:�
    Nous avons dit: �Soyons soldats!�

Je ne vois pas assez la diff�rence des deux choses, et n'aime pas �
disputer sur les mots.

Mais voici l'air de la Malibran:

    J'avais perdu la paix et les beaux jours:
    Je les retrouve en voyant ma patrie:
    De son pays on se souvient toujours.

Oh! que tout ce qui est dehors me para�t beau! Je me sens pris d'un
amour des champs que je ne me connaissais pas, surtout � ce degr�.
J'aime les for�ts et leur sombre murmure; j'aime les prairies, j'aime
les bergers, j'aime les moutons, j'aime les chiens, j'aime la boue des
rues; je voudrais �tre �clabouss� rue Vivienne, je voudrais �tre battu
sur le boulevard des Italiens.

Tout contribue � m'attrister, tout est ligu� contre moi. Il faut que la
pi�ce o� je suis soit tendue de papier chocolat. Il y a des couleurs
calmes, il y a des couleurs bruyantes, il y en a de gaies et de tristes.
Le chocolat est une couleur ennuyeuse. Il y a des supplices par lesquels
on pourrait tuer les gens nerveux en peu de temps, et les lois n'ont
rien pr�vu de cela. Rien ne m'�pouvanterait plus qu'un jugement ainsi
con�u.... A quoi puis-je supposer qu'on me condamne? l'assassinat est
tol�r� depuis l'institution du jury. Derni�rement, un fr�re a coup� sa
soeur en morceaux: il a �t� d�clar� coupable, mais avec des
circonstances att�nuantes, soit parce que c'�tait sa soeur, soit parce
que les morceaux �taient petits. Il n'y a qu'un crime pour lequel il n'y
ait aucune gr�ce � attendre, aucunes circonstances att�nuantes � faire
admettre:

C'est de secouer un tapis par la fen�tre. On n'admet pas m�me la preuve
du contraire. Il y a deux mois, une bonne femme, accus�e d'avoir laiss�
secouer _dans la rue_, _par la fen�tre_, un _tapis_, par _son
domestique_, offrait les preuves de ceci:

Qu'elle n'avait pas de _fen�tre_ sur la rue, qu'elle n'avait pas de
_tapis_, qu'elle n'avait pas de _domestique_.

Elle fut condamn�e � l'amende et aux frais.

Je suppose donc que j'aie commis un crime, le seul irr�missible dans
l'�tat actuel de la justice. Eh bien! la condamnation que je redouterais
le plus serait celle-ci:

�Condamn� � la prison.

�Et, attendu la r�cidive, la prison sera couleur de chocolat.�

Je vais lire, j'ai trouv� un livre qui va peut-�tre m'amuser; aussi
bien, j'ai �puis� presque tout le papier blanc.

.... D�cid�ment ce livre m'ennuie. Mais quand on viendra me d�livrer,
car je suppose toujours qu'on viendra me d�livrer, comment est-ce que je
m'en irai? Depuis ce matin, j'aurais bien pu mettre mes bottes, si
toutefois il n'est pas devenu tout � fait impossible de les mettre. J'ai
faim, mais encore des confitures de groseilles! Si je suis jamais rendu
� la libert�, je me promets bien de ne jamais manger de confitures de
groseilles. C'est encore fort heureux qu'il n'ait pas plu � Zo� de me
mettre dans une armoire ou dans un tiroir de commode. Ah! parbleu, voici
un excellent moyen de mettre mes bottes: il n'y a rien de tel que la
solitude et la m�ditation; je coupe les tiges de mes bottes, et il me
reste des souliers qui se mettent d'eux-m�mes.

       *       *       *       *       *

Trois jours apr�s avoir �crit tout le griffonnage qui pr�c�de, je le
retrouve dans une poche d'habit. Je vous l'envoie. Voici comment a fini
mon emprisonnement: Ce n'est qu'� une heure du matin que ma jolie
ge�li�re est arriv�e, et je ne suis parti qu'� quatre heures. Cela
n'emp�che pas que ma lettre est encore dat�e de Belle-Ile-en-Terre, par
le ridicule accident qui m'est arriv� hier. Il n'y avait pas de place
dans la diligence; je loue une voiture et je prends des chevaux � la
poste. Je monte dans la voiture, le postillon ferme la porti�re et va
boire avec des camarades. Je me rappelle tout � coup que j'ai oubli�
quelque chose, j'ouvre la porti�re du dedans, je descends, je la referme
parce qu'elle g�nait le passage, et je vais chercher l'objet qui me
manquait. En redescendant l'escalier, j'entends claquer un fouet et
rouler des roues; je h�te le pas, j'arrive � la rue: plus de voiture! Le
postillon ne s'est pas aper�u que j'�tais redescendu de la voiture o� il
m'avait enferm�, et il est parti. Il faut maintenant que j'attende qu'il
ram�ne la voiture et mes effets. Adieu. Genevi�ve a-t-elle trouv� ma
brocatelle orange et noire?

Albert Chaumier.




III


Ce fut Rose, cette fois, qui �crivit � Genevi�ve. Elle lui disait
qu'elle ne pardonnerait jamais la conduite de L�on, lors de la derni�re
soir�e; qu'elle le d�gageait de son serment, et qu'elle se croyait
parfaitement quitte du sien. Genevi�ve �tait d�j� assez malheureuse de
la lecture qu'elle faisait des lettres d'Albert. Elle courut chez Rose,
la prit dans ses bras, la pria, la conjura. Rose fut inflexible. Elle
r�pondit qu'elle ch�rissait toujours Genevi�ve, qu'elle continuerait �
aimer L�on en bonne cousine, mais qu'elle ne voulait plus de lui pour
son mari. �S'il est ainsi avec moi, disait-elle, que serait-ce quand je
serais � lui? Il m'a humili�e.�

Ce mot rassura Genevi�ve; elle comprit que Rose ne ressentait contre
L�on que ce genre de col�re exclusivement r�serv� aux gens qu'on aime.
Elle retourna donner � L�on la _bonne nouvelle_; mais celui-ci, � son
tour, r�pondit: qu'il ne se souciait en aucune fa�on des sentiments de
_mademoiselle Chaumier_; qu'il ne m�prisait au monde rien tant que la
coquetterie, et qu'il n'y avait pas moyen de douter qu'elle ne f�t
coquette � un degr� peu ordinaire; qu'� ses yeux, le mouvement de
coquetterie qui lui avait fait, pendant quelques minutes, pr�ter une
sorte d'attention � M. de Redeuil, la fl�trissait � jamais, etc., etc.;
ce qui n'emp�cha pas que L�on ne f�t pas une course sans que la maison
de M. Chaumier se trouv�t sur son chemin. M. Anselme annon�a qu'il
allait s'absenter pour quelques mois; que ce serait probablement son
dernier voyage, et qu'il ram�nerait le baron. Avant son d�part, il
courut avec Genevi�ve tous les magasins, encombrant l'appartement de
Mlle d'Arnberg de tout ce qu'elle trouvait riche ou joli. Genevi�ve
avait fait � l'habit marron une reprise si parfaite, qu'il e�t �t�
difficile de retrouver m�me la place de la d�chirure. Il lui avait dit:
�Ma belle voisine, il faut que vous me fassiez une promesse; j'ai l� une
vieille bague, sans la moindre valeur, que je veux que vous portiez pour
l'amour de moi. Donnez-moi votre parole que vous ne la quitterez pas
jusqu'� mon retour.�

Et il tira de la poche de son habit marron un petit �crin, dans lequel
�tait renferm�e une bague surmont�e de perles et d'un diamant beaucoup
trop gros pour �tre fin.

Quelques jours avant son d�part, il prit L�on � part, et lui dit: �Mon
cher enfant, je ne sais pas l'�tat de vos affaires, et je ne vous quitte
pas sans inqui�tude.�

L�on lui affirma qu'il gagnait de l'argent au del� du n�cessaire. La
veille de son d�part, M. Anselme pria Genevi�ve et L�on de rester avec
lui toute la journ�e. Le soir, il se fit r�p�ter tous ses airs favoris,
il fit chanter Genevi�ve, il examina ses cheveux, sa taille, ses mains;
il lui donna quelques conseils sur sa sant�, qui, disait-il, lui
semblait depuis quelque temps avoir subi un peu d'alt�ration; puis, �
minuit, il se leva, serra la main de L�on, donna � Genevi�ve un baiser
sur le front, leur r�p�ta trois ou quatre fois qu'il reviendrait
bient�t, et les quitta. Le matin, on entendit une voiture s'arr�ter � la
porte et M. Anselme frappa � la porte de L�on. Il lui dit encore adieu,
et entra dans la chambre de Genevi�ve, qui dormait profond�ment. Son
visage �tait calme et rose; il la regarda longtemps, puis descendit
l'escalier en disant � L�on: �A bient�t.�

A ce moment, plusieurs des �l�ves de L�on se mettaient en route pour la
campagne, et L�on n'avait pas avou� la v�rit� � Anselme quand il lui
avait dit qu'il gagnait plus d'argent qu'il ne lui en fallait. Il
commen�ait au contraire � se trouver fort g�n�; chaque fois qu'il
passait la porte d'un de ses �l�ves, il tremblait toujours qu'un
domestique ne lui d�t froidement: �Monsieur est parti.� Il ne voulait
pas surtout que Genevi�ve sent�t la moindre atteinte de la pauvret�. Ce
que disait Anselme n'�tait que trop vrai: elle perdait chaque jour le
beau coloris de la sant�.

Il y avait deux ans que Mme Lauter �tait morte. L�on et Genevi�ve s'en
all�rent � Fontainebleau. Ils arriv�rent le premier jour de mai; c'�tait
le jour o� leur m�re avait �t� enterr�e. Leurs premiers pas se
dirig�rent vers le cimeti�re; il �tait tout en fleur; de beaux
rossignols fauves sautillaient dans les ch�vrefeuilles; mais quel fut
leur �tonnement, quand, � la place de la croix de bois qu'on avait
plac�e sur le cercueil de Mme Lauter, ils trouv�rent une grande pierre
de marbre noir! Il y avait sur la pierre le nom de Rosalie Lauter, et
au-dessous plusieurs dates, dont l'une �tait celle de sa mort, et une
autre celle de sa naissance. Quant aux autres, le sens leur en �tait
inconnu. Le tombeau �tait entour� d'une grille de fer; le fr�re et la
soeur s'agenouill�rent et bais�rent le marbre qui recouvrait leur
m�re. Les yeux de Genevi�ve avaient un �clat inaccoutum�. Elle racontait
bas � sa m�re tout ce que personne ne savait, son amour si malheureux et
ses angoisses de tous les jours; elle lui disait: �J'aime Albert!� Et
elle sentait quelque adoucissement � ses chagrins en confiant ce secret
qui lui br�lait le coeur; puis elle se laissa entra�ner jusqu'� parler
haut, et elle dit: �O ma m�re, ma bonne m�re! ton fils a �t� respectueux
pour tes derni�res volont�s; il m'a aim�e et prot�g�e, il a travaill�
pour moi, il a veill� pour moi, il a accept� ton legs de bont� et de
d�vouement. O ma m�re, b�nis-le, et prie dans le ciel pour son bonheur.�
Et elle ajouta tout bas: �Prie Dieu d'ajouter � sa vie toute la part de
bonheur � laquelle j'ai d� renoncer; prie Dieu qu'il d�tourne de lui les
tourments affreux que j'endure, et qu'il m'appelle bient�t aupr�s de
toi, et qu'il fasse de moi l'ange protecteur de ceux que j'aime sur la
terre d'une tendresse impuissante et inutile.�

L�on la regarda avec tendresse et dit: �Ma m�re, b�nis tes enfants.
Genevi�ve est mon appui et ma consolation; prie Dieu qu'il seconde mes
efforts et qu'il me fasse r�ussir � l'entourer de tout ce qui fait le
bonheur des autres femmes. O ma m�re, ma bonne m�re, Rose nous
abandonne; nous sommes devenus des �trangers dans ta famille, et des
�trangers nous ont remplac�s. Ton fr�re et Rose ont oubli� ce que tu
leur avais demand� en mourant. Ma m�re, tu nous as laiss�s seuls!�

Ils rest�rent encore quelque temps agenouill�s; puis ils se lev�rent,
regard�rent la tombe comme s'ils eussent voulu, de leurs regards,
percer la terre et revoir les traits ador�s de la morte. Enfin, ils
quitt�rent le cimeti�re et all�rent chercher chez M. Semler les clefs de
la maison. A leurs questions sur le tombeau de marbre noir, il r�pondit
qu'on l'avait envoy� de Paris, par des hommes qui avaient fait tous les
travaux et s'�taient dits envoy�s et pay�s par la famille de la d�funte.

Ils se dirig�rent vers la maison o� s'�taient �coul�s les jours de leur
heureuse enfance. Il leur sembla qu'ils �taient report�s � cette �poque
de leur vie; rien n'�tait chang�; l'herbe encadrait toujours les pav�s
de la cour, les sorbiers du jardin �taient en fleur, l'herbe avait
envahi leurs plantations, les volubilis s'�taient sem�s d'eux-m�mes et
commen�aient � sortir de terre. On n'avait rien d�plac� dans les
chambres. Ils retrouv�rent les m�mes gravures sur les murailles; dans la
chambre de Rose et de Genevi�ve �taient encore des jouets de leur
enfance, les raquettes et les volants.

Le salon o� l'on se rassemblait avait encore les fauteuils d�rang�s,
dont le nombre leur rappelait combien ils �taient alors. Celui de Mme
Lauter �tait aupr�s de la fen�tre, et, dans le coin de la chemin�e, on
retrouvait le grand fauteuil en tapisserie dans lequel Rose, toute
petite, s'enfon�ait et s'endormait le soir. La pendule, qui n'avait
jamais �t� remont�e depuis, s'�tait arr�t�e � l'heure o� la famille
avait quitt� Fontainebleau. Le piano �tait ouvert, et Genevi�ve retrouva
dessus tous les airs qu'elle chantait alors avec Rose. Elle posa les
mains sur le clavier, et tous les deux reconnurent la voix du piano, et
cette voix leur alla au coeur.

Elle chanta, et chanta cet air que sa m�re l'avait un jour oblig�e de
chanter: _Bonheur de se revoir_.

Et le fr�re et la soeur se mirent � fondre en larmes; car ils ne
revoyaient personne.

L�on dit � Genevi�ve: �Tiens, Genevi�ve, le jour que l'on a enterr�
maman, tu �tais assise l�, et Rose �tait pr�s de toi. Te souviens-tu
comme elle me promettait de m'aimer?�

Et Genevi�ve refoulait dans son coeur tous les souvenirs d'Albert qui
venaient l'assaillir. Ces �motions trop fortes l'avaient accabl�e; elle
se coucha. L�on vint s'asseoir � c�t� de son lit; tous les deux
parl�rent du pass� jusque tr�s-avant dans la nuit; puis Genevi�ve c�da
au sommeil, et L�on s'endormit dans son fauteuil, la t�te appuy�e sur le
bord du lit de sa soeur.

Le lendemain au matin, Genevi�ve prit dans le jardin les grains de
volubilis qui commen�aient � germer, et alla les planter autour de la
tombe de Rosalie.

De retour � Paris, ils trouv�rent une lettre d'un des �coliers de L�on,
qui l'avertissait qu'il suspendait _momentan�ment_ ses le�ons et qu'il
lui �crirait pour lui d�signer le jour o� il pourrait revenir.

Une autre lettre invitait L�on � une partie de plaisir avec plusieurs de
ses amis musiciens et peintres. Une troisi�me le fit fr�mir: elle
commen�ait ainsi:

�Monsieur,

�Voici l'�poque o� j'ai l'habitude de quitter Paris....�

Mais, � la fin, on le priait de vouloir bien continuer ses le�ons �
Auteuil, et on ajoutait au prix de la le�on le prix d'une voiture pour
aller et pour revenir.

L�on, qui gagnait passablement d'argent, n'en d�pensait gu�re pour
s'amuser. Son plaisir le plus vif �tait de faire en sorte que Genevi�ve
ne manqu�t de rien; au lieu d'aller au th��tre ou dans toute autre
r�union dite amusante, il rapportait � Genevi�ve un ruban ou un bouquet.
S'il voyait dans la rue, � une femme, un objet de toilette qui lui all�t
bien, il n'avait pas de repos qu'il n'en e�t port� un semblable � sa
soeur. Quand ils �taient invit�s ensemble dans quelque maison, il
songeait huit jours d'avance � la toilette de Genevi�ve, et l'accablait
de questions: �As-tu tout ce qu'il te faut? Tes souliers de satin
sont-ils assez frais? Auras-tu ta belle robe?�

Jamais, quelque serein que p�t �tre le temps, il ne la ramenait � pied
d'une soir�e ou d'un bal. Il fallait, au bal, qu'elle e�t le plus beau
bouquet et les rubans les plus nouveaux.

Pour lui, quoiqu'il aim�t naturellement la parure, qu'il f�t jeune et
beau, et d�sireux d'attirer les regards des femmes, il se contentait
d'�tre mis _d�cemment_, c'est-�-dire du costume le plus simple. Il avait
des habits qu'on aurait pu citer comme des

    _exemples de long�vit�_,

� l'�poque de l'ann�e o� les journaux, qui ne savent que dire entre deux
sessions des chambres, inventent, tous les matins, pour remplir leurs
colonnes, des centenaires, des pluies de crapauds, des veaux � deux
t�tes et des betteraves monstrueuses.

Il faisait une notable �conomie sur les gants, qu'il portait
invariablement noirs. A la ville il avait des bottes _remont�es_;
quelquefois m�me un oeil un peu exerc� d�couvrait, sur le c�t� d'une
botte, une petite pi�ce que le savetier du coin avait de son mieux
cherch� � dissimuler. Jamais il ne prenait une voiture, � quelque
distance que ses le�ons se trouvassent les unes des autres. Jamais il
n'entrait dans un caf�. Aussi, quand son voisin le peintre vint le
trouver pour avoir sa r�ponse, lui dit-il:

�Je n'irai pas.

--Il est donc d�cid� que tu ne seras jamais d'aucune partie?

--J'ai des occupations qui me privent de celle-ci.

--Comme des autres. Tu as tort, ce sera charmant!

--Je n'en doute pas, mais je ne puis en �tre.�

Et le soir, au souper, comme la conversation tombait sur L�on, on dit:
�C'est singulier comme il est chang�! Lui, qui autrefois �tait toujours
notre chef de troupe; lui, dont la gaiet� nous mettait tous en train;
lui, qui s'habillait avec tant d'�l�gance!

--Comme il est chang�!

--A-t-il fait quelque grande perte? Est-il en proie � un violent
chagrin?

--Nullement; je l'ai rencontr� il y a quelques jours, il �tait aussi gai
que je l'aie jamais vu. Mais ce qu'il �vite surtout maintenant, c'est de
d�penser de l'argent.

--C'est �tonnant. Mais il doit en gagner?

--Il en gagne beaucoup.

--Qu'en fait-il alors?

--Je crois qu'il l'enfouit.

--Il est donc avare?

--Il faut qu'il le soit devenu.

--C'est dommage.

--Oui, c'�tait un excellent gar�on.

--Il faut le corriger.

--Oui, il faut lui faire honte de son avarice.�

En effet, � quelques jours de l�, comme L�on arrivait dans l'atelier du
peintre, il les trouva r�unis quatre ou cinq.




IV

L'atelier.


Les dictionnaires pr�tendent qu'un atelier est

�Un lieu o� plusieurs ouvriers se r�unissent pour travailler ensemble.�

L'atelier d'Antoine Huguet n'�tait pas tout � fait cela. Ils �taient l�
quatre gaillards, qui, chagrin�s de ne pouvoir perdre que chacun
vingt-quatre heures par jour, s'�taient r�unis et associ�s, pour avoir,
par ce moyen, quatre-vingt-seize heures � leur disposition.

On se l�ve le matin ou � peu pr�s. On n'est qu'� demi r�veill�; il n'y a
pas moyen de travailler si on ne boit une goutte de rhum. �Rapin! o� est
le rapin? Rapin, o� es-tu?� On voit alors se lever, d'un coin o� il
dormait, un gamin de quatorze ans, avec de longs cheveux et une calotte
grecque sur le c�t� de la t�te; il a une blouse grise, qu'il a choisie
de cette nuance, parce que les taches y paraissent mieux. Le rapin, dont
le v�ritable nom est depuis longtemps oubli�, a �t� nomm� Gargantua, �
cause de son formidable app�tit. �Rapin, va chercher du rhum.� Le rapin
demande de la _monnaie_. A peine est-il dans la rue, qu'on le rappelle.
�A propos, je n'ai plus de tabac.�

Le rapin revient au bout d'une heure et demie; on l'accable de
reproches. �Tu nous fais perdre notre temps.� Le rapin, qui n'est pas
dupe du chagrin de ces messieurs, ne sourcille pas. On lui pr�dit qu'il
mourra sur l'�chafaud. Le rapin arrange les palettes. Le rhum est bu.

�Travaillons, dit Antoine.

--Ah! si nous fumions une pipe?

--Oui, cela excite le cerveau.�

Quand la pipe est fum�e:

�Ah! maintenant, � l'ouvrage.

--Quelle heure est-il?

--Neuf heures.

--Diable! dans une demi-heure il faudra d�jeuner, nous d�ranger, quand
nous commencerons � nous mettre en train; j'ai horreur du travail
interrompu.

--Je crois que nous ferons mieux de ne nous mettre � l'ouvrage qu'apr�s
d�jeuner.

--Voil� une matin�e de perdue.

--C'est la faute de cet odieux Gargantua.

--Inf�me Gargantua!

--Gargantua est notre ruine.

--Je propose de br�ler Gargantua.

--De le crucifier.

--De le diss�quer.

--De l'empailler.�

Gargantua ne s'�meut nullement; on lui commande d'aller chercher le
d�jeuner.

�Qu'allons-nous manger?

--Je ne sais pas.

--Ni moi.

--Ni moi.

--Ni moi.�

Gargantua va se rasseoir dans son coin. Apr�s une longue discussion, on
�tablit que l'on est � la fin du mois, que la caisse est presque vide.
On mangera � d�jeuner du pain � discr�tion, du fromage d'Italie; on fera
un d�ner s�rieux, un d�ner raisonn�. L'un recommande � Gargantua que le
fromage soit gras, un autre exige qu'il soit maigre; tous deux jurent de
l'assommer s'il n'ob�it pas. Gargantua ne fait pas la moindre attention
� ce qu'on lui dit. Il rapporte le fromage d'Italie au bout d'une petite
heure. On d�jeune, on fume encore une pipe. �Allons, � l'ouvrage.� Les
quatre amis restent interdits. Est-ce qu'il ne se pr�sentera pas un
pr�texte pour ne pas travailler? En voici un qui a froid. Et, en effet,
l'atelier est grand: il a encore gel� blanc cette nuit. Un peu de feu
�gaye l'esprit.

�Il faut faire du feu.

--Avec quoi allons-nous faire du feu?

--Ah! oui, avec quoi?

--Il y a sur le carr� une vieille malle.

--A qui est-elle?

--Je n'en sais rien.

--Ni moi.

--C'est une malle abandonn�e.

--Une malle qui nous g�ne beaucoup.�

On allume le feu, on s'assied autour du feu, et on fume une nouvelle
pipe, on cause, on chante.

�Allons, maintenant, travaillons.

--Quelle heure est-il?

--L'horloge est arr�t�e.

--Il faut la remonter.

--Gargantua, va demander l'heure.�

Cette fois, il reste dehors cinq grands quarts d'heure.

�Diable! midi et demi; le mod�le que nous attendons � une heure!

--Ce n'est pas la peine de commencer avant le mod�le.

--Moi, je vais me raser. Je n'aurai plus � m'occuper de rien jusqu'au
d�ner, et je travaillerai sans distractions.�

Le mod�le ne vient qu'� deux heures; on le place.

�Pourvu qu'il ne nous arrive pas un importun, un fl�neur!

--Je d�teste les fl�neurs.

--C'est la peste des ateliers.�

Et chacun r�p�te: �Pourvu qu'il ne vienne pas de fl�neurs!� Mais en
disant cela, ils tournent les yeux vers la porte, et il n'est pas
malais� de voir que l'arriv�e d'un fl�neur comblerait tous leurs
voeux.

�Gargantua, tu vas cirer nos bottes.

--Oh! avant, remets de la malle dans le feu.

--Il y a peut-�tre encore du charbon de terre � la cave.

--Gargantua, va voir � la cave.�

En effet, on trouve quelques morceaux de charbon.

�Gargantua! les bottes!

--Tiens, tu iras porter cette lettre.

--Et celle-ci.

--Tu battras ma redingote.

--Tu donneras un coup de balai dans ma chambre.�

Gargantua ouvre la bouche, on se r�crie:

�Tiens! Gargantua qui parle!

--Parle, Gargantua.

--Il faut qu'il monte sur une chaise.

--Non, sur la planche.�

On hisse Gargantua sur une planche appliqu�e au mur, � six pieds de
haut: on l'invite � parler.

Gargantua dit alors qu'on lui fait faire trop de choses � la fois, que
sa m�moire s'encombre, qu'il est tr�s-fatigu�.

�Gargantua, mon fils, crois-tu donc que c'est sans peine et sans travail
que tu deviendras un grand peintre?�

On descend Gargantua.

�Allons, travaillons.

--Il faut fermer la porte.

--Et mettre dessus que nous n'y sommes pas: par ce moyen on ne restera
pas deux heures � frapper; il n'y a rien qui me soit si odieux que
d'entendre frapper � la porte.

--O� est le blanc d'Espagne?�

On ne peut pas trouver le blanc d'Espagne, l'inf�me Gargantua a �gar� le
blanc d'Espagne: Gargantua va mourir s'il ne retrouve pas le blanc
d'Espagne.

�Ah! le voil�!�

On �crit sur la porte:

    IL N'Y A PERSONNE.

�Ah! on monte: c'est peut-�tre un fl�neur.�

Et chacun saisit avec empressement l'espoir qui se pr�sente.

�Est-ce ennuyeux! on ne peut rien faire.

--Rien du tout!

--Absolument rien.�

On a d�j� d�pos� les palettes et les appuie-mains.

�Ah! non, cela s'arr�te au-dessous.

--Ah! tant mieux,� dit tristement l'atelier.

On ferme la porte; Antoine, en allant � sa place, regarde la toile
plac�e sur le chevalet de Charles Mithois.

�Gargantua, viens ici recevoir des reproches m�rit�s; mets-toi l�,
vis-�-vis la toile de Charles. �coute, Gargantua: depuis deux ans
bient�t, tu en es aux premiers �l�ments de la peinture, � peindre tous
les jours mes bottes en noir. Eh bien! je trouve que tu suis une fausse
route, que tu n'�tudies pas assez les ma�tres; regarde bien, Charles.
Toi, quand tu as cir� mes bottes, pour peu que je marche une heure ou
deux dans la poussi�re ou dans la boue, il n'y para�t plus, le cirage
est terne et tach�; eh bien! vois la toile de Charles, ses soldats ont
march� toute la nuit, ils se livrent un furieux combat, ils pi�tinent
dans la poussi�re, dans la boue, dans le sang; eh bien! leurs souliers
sont admirablement noirs et luisants. Voil� comme je voudrais que mes
bottes fussent cir�es. Je ne saurais trop te le r�p�ter: Gargantua,
�tudie les ma�tres.

    Nocturna versate manu, versate diurna.�

Pendant ce discours d'Antoine, l'atelier s'�tait plac� devant le
chevalet de Charles, et la p�roraison fut accueillie par des rires
prolong�s.

A ce moment, L�on entra.

�Nous sommes enchant�s de te voir.

--Quoique tu nous d�ranges beaucoup: nous �tions en train de travailler
comme des tigres.

--Et cela n'arrive pas si souvent que ces moments ne soient extr�mement
pr�cieux. Un po�te, dont je ne sais plus le nom, a dit, en parlant de la
vie:

    On s'�veille, on se l�ve, on s'habille et l'on sort;
    On rentre, on d�ne, on soupe, on se couche et l'on dort.

C'est pr�cis�ment � la n�tre que cette d�finition s'appliquerait le plus
exactement. Mais nous avons chang� cela, nous travaillons.

--Mais, r�pondit L�on, qui vous force de vous d�ranger? Gargantua va me
donner une pipe, je vais la fumer et m'en aller ensuite. Je ne tiens ni
� vous parler ni � vous entendre. J'attends seulement l'heure d'aller
donner une le�on aupr�s d'ici.

--N'importe, nous voulons te parler s�rieusement dans ton int�r�t. Nous
sacrifierons le travail d'aujourd'hui.

--Nous le sacrifierons.

--Il n'est rien qu'on ne fasse pour l'amiti�.

--Voulez-vous parler, dit L�on, du service que je vous rends?

--Quel service?

--Celui de vous d�ranger et de vous fournir un pr�texte honn�te de
fl�ner.

--O vertus m�connues! O injustice des contemporains!

--C'est �gal, ne laissons pas d�courager notre z�le. Gargantua, les
pipes!�

Gargantua se leva, et, sans parler, se pla�a devant son ma�tre,
attendant un ordre plus d�taill�. Le ma�tre dit, en s�parant ses ordres
par un instant de m�ditation:

�Tu donneras: _Fatm�_ � Lefloch; la _Br�le-Gueule_ � ton ma�tre; la
_Rothschild_ � Mithois; l'_Etna_ � L�on; la _Sardanapale_ � Edgar Sagan;
la _Cinq-Liards_ au mod�le. Tu garderas la _Lilliputienne_.�

Et Gargantua s'approcha d'une sorte de petit r�telier o� les pipes
�taient plac�es chacune au-dessous de son �tiquette. Chacune avait �t�
solennellement baptis�e � son entr�e dans la maison, et on l'avait
nomm�e d'apr�s quelque particularit� qui la distinguait. La _Rothschild_
�tait une pipe d'�cume mont�e en argent. La _Sardanapale_ avait un
tr�s-beau bouquet d'ambre jaune. La _Cinq-Liards_ tenait une demi-once
de tabac. _Fatm�_ �tait une pipe turque. Gargantua ex�cuta
scrupuleusement les ordres qui lui �taient donn�s, et, par une
distinction particuli�re, bourra lui-m�me celle de son patron. Quand
tout le monde fut en train de fumer, Antoine Huguet prit la parole.

�L�on, tu chagrines tes amis; tu as un vice, et un vice que tu nous
caches. La pr�sente s�ance a pour but de te faire avouer ton vice, pour
le partager s'il est amusant, pour t'en d�livrer s'il ne l'est pas. Tu
gagnes de l'argent, tu en gagnes beaucoup! Que fais-tu de ton argent?�

L�on se sentit rougir jusqu'aux oreilles; non qu'une semblable
plaisanterie e�t rien qui p�t le f�cher: il �tait accoutum� � ce
sans-fa�on, � ce laisser aller. Mais pour rien au monde il n'e�t voulu
parler de sa soeur, ni souffrir qu'on lui en parl�t. L'habitude o� on
�tait parmi ces jeunes gens de tout tourner en plaisanterie le rendait
honteux de tout ce qu'il faisait de bien. Peut-�tre plusieurs d'entre
eux avaient, comme L�on, quelque bon sentiment qu'ils ne cachaient pas
avec moins d'hypocrisie. Un provincial qui serait tomb� au milieu de ces
bons jeunes gens se serait cru, en les �coutant, dans une caverne de
brigands. Rien n'�tait si commun que d'entendre parler d'�gorger les
oncles en retard d'envoyer de l'argent, de faire bouillir dans l'huile
les propri�taires trop exacts � envoyer leur quittance, etc., etc.

Huguet continua.

�Autrefois, tu nous faisais honneur: tu raffermissais notre cr�dit
�branl�. En voyant entrer chez nous un monsieur bien couvert, un dandy,
le fruitier nous respectait � cause de nos relations. (_Mouvement_.) Tu
avais une de ces tenues qu'il serait � la fois g�nant et dispendieux de
porter soi-m�me, mais qu'on est flatt� de voir aux autres. (_Tr�s-bien!
tr�s-bien!_)�

L'orateur s'arr�ta un moment, et tira quelques bouff�es de sa pipe. Tout
l'auditoire branla la t�te en signe d'assentiment. L�on se leva et dit:
�Tu es fou.

--Ah! dit Antoine Huguet, voil� bien les hommes; on n'est sage que
lorsqu'on partage ou qu'on approuve leur folie. (_Mouvement
d'approbation_.) Mais ne t'attends pas � trouver chez nous cette basse
adulation: nous sommes tes amis, et nous ne reculerons devant aucune
avanie pour t'en donner la preuve. (_Tr�s-bien!_) Qu'est devenue cette
�l�gance irr�prochable? cette harmonie, cette audace toujours sage? ces
modes devin�es seulement une semaine d'avance? O� est notre L�on? le
L�on qui a port� le premier les gilets trop courts et les collets trop
�troits!

    Quantum mutatus ab illo
    Hectore, qui redit exuvias indutus....

Comme il est diff�rent de cet Hector qui revient couvert des d�pouilles
d'Achille! Ou plut�t il semble couvert de d�pouilles en effet, non,
comme Hector, de d�pouilles glorieuses, mais de celles que colportent
honteusement les marchands d'habits. (_Continuez!_)

--Ah! parbleu, dit L�on, qui voulait faire bonne contenance, il sied
bien � des rapins comme vous de faire les difficiles en fait de
toilette! Des dr�les qui, le dimanche, mettent leur blouse � l'envers!

--Parlez plus respectueusement au tribunal.

--Je d�cline sa comp�tence.

--Le tribunal se d�clare comp�tent. (_�coutez, �coutez!_) Et en effet,
messieurs, voyez dans quel costume l'accus� ose se pr�senter ici, ici
dans le temple du go�t, ici o� nous ne reconnaissons d'autre dieu que le
beau.

--Votre dieu, interrompit L�on, n'est pas comme le n�tre; il ne vous a
pas faits � sa ressemblance.

--L'accus� joint le cynisme de l'expression au cynisme de la mine. Mais
je ne me laisserai pas intimider par ses fureurs. Je connais le mandat
qui m'a �t� confi�. Nous sommes ici par la volont� du peuple, nous n'en
sortirons que par la force des ba�onnettes. Prenez ma t�te! (_Tr�s-bien,
tr�s-bien!--Agitation_) Dans quel costume, dis-je, l'accus� ose-t-il se
pr�senter devant nous? Un habit r�p�, dont les coutures, blanchies par
le temps, sont imparfaitement recouvertes d'encre.

    Ainsi que nos cheveux blanchissent nos habits.

(_Hilarit�_.) Et c'est nous que l'on esp�re abuser par de si grossiers
subterfuges! Nous qui avons invent� le col de chemise en papier �
lettres! et, l'art de sortir trois avec deux gants! Et ce chapeau, ce
chapeau d�fonc�, ce chapeau h�riss� comme un bonnet � poil! ce chapeau
qui rougit de lui-m�me! Ce gilet et ce pantalon qui, selon la belle
expression de J. B. Rousseau,

    Hurlent d'effroi de se voir accoupl�s,

ou plut�t qui refusent de s'accoupler, et se s�parent d'horreur.

MITHOIS.--Je demande la parole. J'appellerai l'attention de la chambre
sur les bottes de l'inculp�.

ANTOINE.--Et quelles bottes, en effet, messieurs, quelles bottes! Ah! je
partage ici le chagrin d'un vieux po�te fran�ais (Ronsard) qui disait:

    Combien je suis marry que la muse fran�oise
    Ne peut dire ces mots comme fait la gr�geoise,
    Ocymore, Dyspotme, Oligochronien;
    Ma muse les diroit du sang Val�sien.

UNE VOIX.--Au fait!

ANTOINE.--Et moi aussi, messieurs, combien je suis marri que la muse
fran�aise n'ait pas, comme l'italien, un mot particulier pour d�signer
une grosse vilaine chaussure! (_Bien, bien_.) Quelles bottes, messieurs!
voyez comme elles sont tourn�es et d�form�es! c'est en vain que
l'accus�, enserrant ses deux pieds l'un contre l'autre, esp�re nous
dissimuler une pi�ce qui d�shonore sa botte droite. A propos de cette
botte, je vais en porter une terrible � l'inculp�. (_Murmures en sens
divers_.)--Oh! oh!--Ah! ah! ah! Eh! eh! (_Marques nombreuses de
d�sapprobation_.)

UNE VOIX (_qui pourrait �tre celle de L�on_).--Le jeu de mots est
mis�rable.

PLUSIEURS VOIX.--A l'ordre! � l'ordre!

ANTOINE.--Je demande la parole pour un fait personnel. Il n'est pas
difficile, messieurs, de ne pas se tromper quand on ne fait rien; mais
le plus embarrass�, comme on dit, est celui qui tient la queue de la
po�le.

--Pardon, messieurs, dit L�on, c'est celui qu'on fait frire.

--Nous demandons, dit l'orateur, � notre ami, la raison de ce
d�labrement, de ce d�guenillement. Ah! s'il n'avait pas d'argent, s'il
�tait gueux comme nous, ce serait tr�s-bien. Nous savons respecter le
malheur. Mais ce n'est pas l� la position de notre ami. Nous lui
demanderons, en outre, pourquoi il �lude les parties de plaisir
auxquelles on le convie, quand nous autres, pauvres diables, nous savons
toujours trouver de l'argent pour ces graves circonstances. Accus�,
qu'avez-vous � r�pondre?�

L�on alors fit le mauvais sujet, parla vaguement de femmes, de
d�sordres, de dettes, d'orgies, etc., etc.

Quand il aurait pu dire:

�Vous me trouvez mal v�tu: mais ma soeur Genevi�ve ne manque de rien;
elle a des souliers de satin du meilleur cordonnier, et son joli pied ne
perd aucun de ses avantages; ses robes sont faites par la couturi�re la
plus c�l�bre; je n'ai pas de manteau, mais elle a du bois abondamment
pour se chauffer. Ma soeur Genevi�ve ne d�sire rien; la hideuse
pauvret� n'approche pas d'elle, et ne vient pas fl�trir sa jeunesse de
son haleine mortelle.�




V


Genevi�ve inventait toute sorte d'�conomies pour faire d�penser moins
d'argent � son fr�re, tandis que L�on, de son c�t�, fr�missant de
douleur et de col�re � l'id�e d'une privation qui pouvait l'atteindre,
inventait pour elle des d�sirs, afin de les satisfaire. Un soir, il
trouva Genevi�ve occup�e � refaire une vieille robe. Ce jour-l� il avait
vu passer sur le boulevard une foule de filles entretenues,
magnifiquement v�tues et tra�n�es par de superbes chevaux. �Mon Dieu,
s'�tait-il demand�, qu'est-ce donc que Dieu r�serve � une bonne et
vertueuse fille comme Genevi�ve, s'il laisse prodiguer ainsi � des
prostitu�es sans coeur et sans amour tout ce qu'il y a de beau et de
riche dans le monde?� Ce sentiment l'avait pr�occup� toute la journ�e.
L'industrie � laquelle se livrait Genevi�ve vint aigrir son chagrin. Il
s'assit pr�s d'elle et lui dit:

�Pourquoi refais-tu encore cette vieille robe us�e?

--Mais, dit Genevi�ve, je t'assure qu'elle me fera encore honneur cet
�t�.

--Moins qu'une neuve, cependant.

--Une neuve serait ch�re, et nos moyens...

--Qui t'a dit cela, ch�re enfant? Partages-tu donc l'opinion vulgaire?
Crois-tu qu'un artiste est un malheureux destin� � vivre dans la mis�re
et � mourir � l'h�pital? La soeur d'un musicien doit marcher l'�gale
de toutes les femmes. Je gagne de l'argent, beaucoup d'argent. Je veux
que tu sois toujours belle et par�e. Tu donneras cette vieille robe � ta
femme de m�nage. Nous allons, aussit�t notre d�ner fini, en acheter une
ensemble.�

Et, comme ils passaient sur les boulevards, il la mena prendre des
glaces chez Tortoni. Il y avait tout autour d'eux plusieurs femmes que
leurs voitures attendaient sur la chauss�e. Une marchande de bouquets
vint leur en offrir un merveilleusement beau.

�Combien votre bouquet? dit une des femmes.

--Dix francs.

--C'est trop cher.�

La marchande offrit alors son bouquet aux autres; elle eut partout la
m�me r�ponse. Mais quand elle passa devant L�on, il lui jeta sur la
table deux pi�ces de cinq francs. Elle offrit le bouquet � Genevi�ve,
que les femmes et les hommes qui les accompagnaient regard�rent avec
curiosit�.

�Quelle folie! dit Genevi�ve � son fr�re en quittant Tortoni.

--Non pas, r�pondit L�on. N'es-tu pas plus belle que les femmes qui nous
entouraient et qui avaient une sorte d'air impertinent? J'ai voulu les
contrarier un peu.�

Ils entr�rent dans un magasin de nouveaut�s, et L�on choisit pour sa
soeur ce qu'il y avait de plus beau.

Pour lui, le soir, il repassa de l'encre sur les coutures de son habit.




VI


Un matin arriva Albert, p�le et la voix saccad�e. Il prit L�on � part et
lui dit: �Sais-tu ce qui m'arrive? Pendant mon absence, mon premier
clerc, que j'avais charg� d'une lettre pour �l�onore, l'a vue, lui a
fait la cour, lui a plu, a v�cu avec elle pendant deux mois et a
disparu, laissant dans ma caisse un d�ficit de trente mille francs. Ces
trente mille francs n'�taient pas � moi; je suis perdu si mon p�re ne
vient pas � mon secours; je viens te chercher, je n'ose affronter seul
la premi�re impression que va lui causer ce r�cit.�

L�on ne r�pondit rien, s'habilla et suivit Albert jusque chez M.
Chaumier. M. Chaumier commen�a par s'emporter, puis dit qu'il n'avait
pas d'argent, ce qui �tait vrai. Les Redeuil le jetaient chaque jour
dans de nouvelles d�penses; ils lui avaient persuad� r�cemment de louer
une loge � l'Op�ra et au Th��tre-Italien, � frais communs avec eux. On
lui avait fait, presque tout l'hiver, prendre un coup� au mois. Chaque
dimanche ajoutait quelque somptuosit� � la r�ception du dimanche
pr�c�dent. Rose, sans songer � l'argent que cela pouvait co�ter, se
faisait faire, par sa couturi�re et par sa marchande de modes, tout ce
qu'elle voyait de joli aux jeunes personnes qu'elle rencontrait dans le
monde. Modeste encourageait de son mieux ce genre de d�penses; elle
�tait fi�re de la beaut� de Rose, qu'elle croyait avoir �lev�e, et
d'ailleurs elle esp�rait un peu humilier Genevi�ve par la comparaison
des toilettes de Rose avec les siennes. Et cependant, Genevi�ve, quoique
moins riche que sa cousine, trouvait moyen d'�tre g�n�reuse avec elle.
Si Rose disait de son go�t un ruban ou un fichu de Genevi�ve, quelques
jours apr�s elle recevait le semblable.

M. Chaumier finit par comprendre qu'il n'y avait pas � h�siter; il prit
des engagements, solidairement avec son fils, � une �ch�ance assez
longue, mais aussi � des int�r�ts assez forts. En rentrant, L�on dit �
sa soeur: �Voil� Albert sauv� jusqu'� nouvel ordre; mais il faut qu'il
se d�p�che de se marier et de faire un mariage riche.�

Genevi�ve vit avec une triste surprise qu'il lui �tait rest� encore de
l'espoir � perdre.

Par des circonstances ind�pendantes de sa volont�, L�on avait manqu�
deux fois de suite une le�on. Le jour o� Albert �tait venu le chercher,
il comptait r�parer sa n�gligence; mais il n'avait pas cru pouvoir
refuser � son cousin le service de l'assister contre le premier choc de
la col�re paternelle. Aussi le lendemain re�ut-il une lettre dans
laquelle on lui disait: �Qu'on comprenait tr�s-bien qu'un artiste de son
talent f�t d�sir� et demand� partout, et qu'il ne f�t pas toujours le
ma�tre de son temps. Aussi on lui demandait pardon de celui qu'on lui
avait fait perdre jusque-l�, et on renon�ait, bien � regret, aux soins
qu'il donnait ou plut�t qu'il ne donnait pas au fils de la maison. On
avait, toujours avec de vifs regrets, choisi un ma�tre, moins c�l�bre,
il est vrai, mais aussi moins occup� et auquel son obscurit� permettait
une assiduit� et une exactitude qui, surtout dans les commencements,
pouvaient presque suppl�er � un talent sup�rieur, etc.�

Il n'y avait rien � r�pondre � cela; on lui donnait la chose comme
conclue, et il y avait d'ailleurs, dans la lettre, une politesse m�l�e
d'ironie qui froissait l'orgueil de L�on et l'aurait emp�ch� de faire la
moindre d�marche.

A quelques jours de l�, il re�ut une invitation � d�ner chez son �l�ve
d'Auteuil. Il se renferma de bonne heure dans sa chambre pour pr�parer,
� l'insu de Genevi�ve, sa toilette du lendemain; mais celle-ci, inqui�te
de voir de la lumi�re chez son fr�re � une heure du matin, se leva, et
vint regarder par la serrure. Alors elle vit L�on repasser � l'encre,
avec un soin minutieux, les coutures de l'habit, comme il le faisait de
temps en temps; plier sa cravate de soie noire, de fa�on � dissimuler
les plis ordinaires qui �taient �raill�s, etc., etc., etc.

Genevi�ve se retira sans bruit; elle fut toute la nuit sans dormir; elle
venait de comprendre la g�n�rosit� et les sacrifices de son fr�re; elle
ne lui dit rien de sa d�couverte le matin, mais, passant dans une pi�ce
o� �tait ce vieil habit, �tendu sur une chaise, ce vieil habit pour
lequel bien des gens m�prisaient L�on, elle s'inclina et le baisa avec
respect.




VII


La maison d'Auteuil �tait fort riche. L�on y �tait bien re�u; mais
cependant il y avait dans la fa�on dont on le traitait des nuances
presque insaisissables qui ne laissaient pas de le blesser. Quelques
n�gligences des domestiques laissaient percer � ses yeux la v�ritable
pens�e, � son �gard, des ma�tres, trop polis et trop circonspects pour
la manifester eux-m�mes. Sa place � table, quand il d�nait, n'�tait pas
au bout, mais il pouvait attribuer cela � son �ge. De temps en temps un
domestique ne le servait qu'apr�s des personnes de la maison, ce que la
ma�tresse du logis r�primait d'un regard; mais L�on voyait l'oubli et le
regard. Parfois, quand il arrivait, au lieu de l'annoncer par son nom,
et dans la forme ordinaire, une servante ouvrait le salon et disait:
�C'est le musicien.� Un jour m�me, un nouveau domestique, paysan assez
grossier que M. Sanlecque avait ramen� de sa terre de Reims, charg�
d'apporter des rafra�chissements dans le salon, en offrit � tout le
monde, et dit � demi-voix � sa ma�tresse: �Faut-il en donner au
musicien?� Il n'y aurait eu aucun mal si Mme Sanlecque e�t r�p�t�, haut
et en riant, la b�tise du n�gre champenois, ce qu'elle n'e�t pas manqu�
de faire s'il se f�t agi de quelqu'un bien �tabli sur le pied d'�galit�,
et vis-�-vis duquel c'e�t �t� une b�tise incontestable; mais elle
rougit, et lui dit � voix basse: �Certainement.� Rien de tout cela
n'�chappait � L�on, toujours sur le qui-vive, et il avait bien besoin de
penser � Genevi�ve pour se r�signer � toutes ces humiliations. Certes,
il e�t bien d�sir� ne para�tre dans les maisons que pour y donner ses
le�ons; mais refuser les invitations qu'on lui adressait e�t �t�
compromettre la dur�e de ces m�mes le�ons. On voulait l'avoir pour son
talent et par-dessus le march� des le�ons; l�sineries que font
volontiers, et tr�s-habilement, les gens les plus riches et les plus
consid�r�s.

M. et Mme Sanlecque n'avaient qu'un fils, enfant de quinze � seize ans,
assez bien dou� par la nature, et qui devait un jour �tre fort riche,
ayant � ajouter la fortune de ses parents � celles de deux vieilles
tantes rest�es filles. Seulement, comme les gens trop heureux sentent
le besoin de se cr�er des tourments et des ennuis, M. et Mme Sanlecque,
d'un commun accord, avaient fait pour leur fils un plan tr�s-d�taill�,
qui le prenait jour par jour, heure par heure, depuis sa naissance
jusqu'� son mariage et au del�. Ils s'�taient convaincus que rien
n'�tait plus sage ni plus heureux; et, chaque fois que la volont� de
l'enfant ou les �v�nements venaient le faire d�vier du rail, ce qui
arrivait perp�tuellement, c'�tait un chagrin des plus vifs, et on ne
n�gligeait rien pour le remettre dans la bonne voie. Th�odore (pr�sent
de Dieu) Sanlecque avait seize ans; il devait, selon le fameux plan,
continuer encore son �ducation pendant deux ans, puis voyager pendant
quatre ans avec un pr�cepteur, apr�s quoi il reviendrait � Paris, o� il
�pouserait la fille d'un ami de M. Sanlecque. Il va sans dire que
jusque-l� il devait rester �tranger � toute esp�ce de sentiment d'amour,
et que ses yeux ne devaient s'arr�ter sur aucune femme; qu'il devait
garder son premier regard, son premier battement de coeur, son premier
frisson pour la femme que lui avaient destin�e ses parents. Jusque-l�
tout allait bien sous ce rapport; mais les autres points de la
_Cyrop�die_ � l'usage de Th�odore Sanlecque avaient rencontr� plus
d'inconv�nients. Tout le plan avait �t� compos� par M. Sanlecque � son
point de vue particulier d'homme � temp�rament lymphatique; le jeune
homme se trouva nerveux et sanguin. Ce qu'on avait calcul� devoir �tre
ses plaisirs l'ennuyait profond�ment; ses �tudes lui �taient
antipathiques; il ressemblait � un homme qui passerait sa vie enti�re �
mettre des bottes trop �troites.

Par une �norme concession, on avait remplac� � peu pr�s les
math�matiques par la musique, ce qui d�rangeait beaucoup les plans. Il
est vrai que Th�odore trompait son p�re, qui n'�tait pas tr�s-fort; il
lui avait persuad� qu'il savait assez de math�matiques pour continuer �
apprendre sans ma�tre; et, de temps en temps, il feignait de se livrer �
la solution de quelques probl�mes, dont le p�re Sanlecque ne voyait pas
la bouffonnerie. Ainsi ce jour-l� m�me il surprit Th�odore griffonnant
un papier, et tenant la t�te dans les mains, etc. Il lui demanda ce
qu'il faisait.

�Je cherche la solution d'un probl�me.

--Ah! D'un probl�me de math�matiques?

--Oui!

--Et que dit ce probl�me?

--C'est trop compliqu� pour vous, papa.

--C'est �gal, dis toujours.�

Th�odore, qui faisait des vers, ce que pour rien au monde il n'eut voulu
avouer � son p�re, lui dit: �Voil� le probl�me qui me donne un mal
terrible, mais j'y arriverai. Si une livre de beurre co�te trois francs,
combien me co�tera une culotte de peau?

--Ah! dit le p�re.

--Ordinairement on doit trouver l'inconnu d'apr�s deux connus; ici il
n'y a qu'un connu.

--Je te laisse.

--Ah! parbleu! dit Th�odore Sanlecque, voil� la rime en _esse_ que je
cherchais: _laisse.... tendresse_, cela va � ravir.�

Les Sanlecque donnaient ce jour-l� un _d�ner hostile_. On avait invit�
plusieurs voisins de campagne, avec des amis de Paris; il s'agissait,
comme dans beaucoup de d�ners, beaucoup moins d'�tre agr�able aux gens
qu'on recevait que de les �craser par l'opulence de la maison. Aussi on
avait mis _toutes les voiles dehors_. C'�taient des prodiges de
vaisselle, des miracles de porcelaines, des bouteilles de vin de
Bordeaux que M. Sanlecque apportait lui-m�me � deux mains, retenant son
haleine pour ne pas en agiter le fond; des primeurs qui �taient en
avance d'un an. Il y a des maisons o� on ne mange rien en la saison,
c'est-�-dire au moment o� les choses sont bonnes et succulentes: c'est
une des plus grandes sottises gastronomiques qu'il se puisse imaginer.
Outre que les l�gumes sont meilleurs dans leur maturit�, et que
certaines primeurs ont besoin d'�tre annonc�es et �tiquet�es pour qu'on
ne les prenne pas au go�t pour une seule et m�me herbe sans saveur, il y
a dans la nature des harmonies dont il est toujours imprudent de
d�ranger quelque chose. (Je veux bien ne pas �crire � ce sujet vingt
pages dont les lettres s'accrochent � ma plume que je viens de tremper
dans l'encrier; je secoue la plume et je prends de l'encre dans un autre
coin. Je dirai seulement qu'on doit, � table, nourrir les gens plus que
les �tonner, et que beaucoup de personnes, en vous donnant des _pois
verts_ � certaine �poque, n'ont d'autre intention que de vous montrer
des _pois chers_.)

Les salons �taient d'une grande magnificence. L�on pensait � Genevi�ve,
et ne jouissait de rien de ce qu'elle ne partageait pas; il pensait aux
meubles de noyer, � la glace au cadre de bois; il comparait aux lustres,
aux cand�labres dor�s et charg�s de bougies, le mauvais chandelier de
cuivre jaune et la chandelle qui �clairait Genevi�ve; il pensait �
Genevi�ve d�nant seule, d'un reste du d�ner de la veille, sur une petite
table de noyer, et buvant du mauvais vin tremp� d'eau. Cette pens�e
l'emp�cha de toucher � aucune des friandises du second service. On
causait, la conversation �tait vive et anim�e; quelquefois L�on se
laissait entra�ner par la gaiet� de quelque repartie; mais, tout � coup,
il lui semblait voir le visage triste et pensif de sa soeur, et le
sourire mourait sur ses l�vres, comme fan� et glac�. On se leva, on
passa dans les salons. Toutes les femmes �taient fra�ches, roses,
heureuses, et L�on pensa � Genevi�ve, dont les couleurs avaient �t�
remplac�es par la p�leur; il pensa � Rose qui, sans doute, ne pensait
pas � lui, et autour de laquelle, probablement, en ce moment,
papillonnaient quelques �l�gants, comme autour de toutes ces femmes
qu'il voyait. Il se retira seul � une fen�tre, dans un petit salon
recul�, il ouvrit la fen�tre et regarda les �toiles; la nuit �tait
superbe. L�, il se laissa aller � ses r�veries; mais il en fut tout �
fait tir� par les sons d'un instrument: c'�tait un violon; mais ce qu'il
jouait, ce n'�tait pas pr�cis�ment de la musique, c'�tait une suite de
ponts-neufs et d'airs connus. Il joua d'abord:

_Au vallon tout est sombre_, etc.; puis il attendit, et recommen�a par:
_R�veillez-vous, belle endormie_. Il attendit encore, et, apr�s ces
intervalles, joua: _Venez, venez � mon secours_, et _Venez, gentille
dame_. L�on ne put douter que ces airs ne fussent jou�s pour rappeler �
quelqu'un les paroles qui en sont le timbre, et que ce ne f�t un moyen
de dialoguer de loin sans attirer l'attention. En effet, il ne tarda pas
� voir para�tre une lumi�re dans une fen�tre � barreaux, tout en haut
d'un mur qui dominait le jardin; le violon, cach� dans les lilas, au
pied du mur, joua alors: _O ma Z�lie_! Alors, une voix de femme
r�pondit; elle ne chantait pas de paroles, mais fredonnait les airs,
dont les paroles connues r�pondaient parfaitement au violon. A la
qualit� de la voix, � l'aspect de la fen�tre et surtout � la science
incroyable de ponts-neufs que manifestait la chanteuse, et � la
vulgarit� de quelques-uns, ce devait �tre une couturi�re ou une
cuisini�re.

Voici du reste ce qu'ils se disaient. C'�tait un dialogue sans paroles,
tr�s-complet et tr�s-intelligible. Je ne puis ici que reproduire les
timbres des airs qu'ils faisaient entendre tour � tour.

LE VIOLON, _dans les lilas_.

Une fi�vre br�lante, etc., etc.

LA VOIX, _� travers les barreaux_.

Fiez-vous, fiez-vous aux vains discours des hommes, etc.

LE VIOLON.

Je t'aime tant, je t'aime tant, etc.

LA VOIX.

Taisez-vous, taisez-vous, je ne vous crois pas....

LE VIOLON.

Toi dont les yeux me font la loi....

LA VOIX.

Tu n'auras pas ma rose....

LE VIOLON.

Ma richesse, c'est ta voix douce.... */

�Je gage, pensa L�on en entendant cet air de Gatayes, qu'elle ne sait
pas ce que cela veut dire.� En effet, la voix chanta encore: _Tu n'auras
pas ma rose_.

LE VIOLON.

    Si tu veux, charmante brune,
    Ce soir au clair de la lune,

�Oh! oh! dit L�on, le jeune homme devient hardi.�

LA VOIX.

    Les yeux noirs sont de jolis yeux,
    Mais pour moi, j'aime mieux les bleus....

�Elle repousse, pensa L�on, la qualification de brune.�

LE VIOLON.

    J'ai longtemps parcouru le monde

     *       *       *       *       *

    Courtisant la brune et la blonde....
    �Il para�t que cela lui est �gal; eh bien! il a raison.�

LA VOIX.

Il faut des �poux assortis....

LE VIOLON.

    ....L'amour ne sait gu�re
    Ce qu'il permet, ce qu'il d�fend....

LA VOIX.

       *       *       *       *       *

Ici L�on ne reconnut pas l'air, le violon non plus, car il ne r�pondit
pas. La voix se d�cida � chanter ces paroles:

    Je suis _bonne_....

�Ah! dit L�on, j'y suis, c'est du _Diable � quatre_, mais dans la pi�ce,
_bonne_ ne signifie pas cuisini�re; c'est �gal, c'est ing�nieux.�

Cette fois le violon avait compris, car il r�pondit:

    Le noble �clat du diad�me
    Ici n'a pas s�duit mon coeur, etc.

La voix crut devoir �mettre encore un doute, et chanta:

Mais, h�las! �tait un trompeur, Celui qui sut toucher mon coeur....

Cela me rappelle que mon p�re, Henry Karr, avait fait une fantaisie pour
le piano sur cet air de Mme Gail, et que j'ai vu un exemplaire ainsi
caricatur� de la main d'H�rold:

Fantaisie sur l'air: _Celui qui sue touche mon coeur_.

    Par HENRY QUATRE.

LA VOIX.

    Triste raison, j'abjure ton empire....

LE VIOLON.

    Si tu veux charmante brune,
    Ce soir, au clair de la lune,
    Ce gazon....

�Il para�t, dit L�on, que le violon y tient.�

LA VOIX

    Il est tard, je rejoins ma m�re.
    Adieu, Colin, au revoir....

LE VIOLON.

    Si tu veux charmante brune,
    Ce soir, au clair de la lune.
    Ce gazon....

Allons, le violon est obstin�. Ce qu'il y a d'aussi �vident que son
obstination, c'est qu'il est amoureux; il trouve, en jouant ces airs,
une expression ravissante.

LA VOIX.

Sans bruit, sans bruit....

Il para�t que l'on va descendre. Mais que se passe-t-il dans le jardin?
Des pas se font entendre sur le sable des all�es. Le violon joue avec
pr�cipitation:

    .... Prenez garde
    La dame blanche vous regarde....

On parle haut dans le jardin; c'est la voix de M. Sanlecque.

Le violon n'est autre que l'�l�ve de L�on; on le fait rentrer.

Le lendemain L�on re�ut une lettre ainsi con�ue:

�Monsieur,

�Une d�couverte que nous avons faite, et qui nous donne le chagrin de
voir notre fils �chapper encore aux plans que nous avions con�us pour
son �ducation et pour son bonheur, nous oblige � avancer l'�poque de ses
voyages. Il sera donc priv� de vos excellentes le�ons. Recevez, avec mes
regrets, l'assurance de ma consid�ration distingu�e.

�SANLECQUE.�




VIII


Un matin, on apporta un �norme bouquet pour Genevi�ve; le lendemain, un
autre bouquet non moins beau; le surlendemain, un troisi�me bouquet avec
une lettre. Genevi�ve donna la lettre � son fr�re; on y lisait:

�Je vous vois tous les jours, mademoiselle, et je m'aper�ois que, sans y
songer, vous aggravez innocemment des maux que vous ne pouvez plaindre
et que vous devez ignorer, etc.�

La lettre �tait sign�e d'un monsieur CHARLES MERRUEL, qui donnait son
adresse. L�on lui r�pondit:

  �Monsieur,

�Vous avez �crit � ma soeur; elle me charge de vous r�pondre: c'est
vous dire assez quelle est la r�ponse. Ma soeur ne re�oit ni lettres
ni bouquets d'un homme qu'elle ne conna�t pas. Permettez-moi d'ajouter,
pour ma part, qu'elle est assez jolie pour qu'on lui fasse des lettres
expr�s pour elle. Pourquoi du reste, monsieur, demandez-vous une
r�ponse? vous en pourriez trouver de toutes faites, comme vos lettres,
dans la _Nouvelle H�lo�se_ de Rousseau; et ces r�ponses au moins
seraient d'un style �gal au style de vos �p�tres, que ma soeur (qui ne
s'appelle pas _Julie_) ne pourrait jamais atteindre.

�L�ON LAUTER.�




IX

M. Charles Merruel � M. L�on Lauter.


Monsieur L�on Lauter, vous vous moquez de moi, et peut-�tre vous avez
raison; permettez-moi cependant d'expliquer un peu ma conduite. J'ai vu
plusieurs fois, cet hiver, mademoiselle votre soeur; j'ai �t� touch�
autant de son air de douceur et de d�cence que de sa beaut�. Je suis
n�gociant; je me suis figur� que je ne saurais jamais �crire � une jeune
fille une lettre capable de la bien disposer en ma faveur. D'autant
qu'en pensant � mademoiselle votre soeur, je ne trouvais � dire que ce
que je viens vous dire aujourd'hui: �J'ai trente-cinq ans, je suis
presque riche, j'aime mademoiselle votre soeur; le plus grand d�sir
que je sente dans mon coeur est qu'elle soit ma femme et qu'elle soit
heureuse par moi.� J'ai ouvert, dans mon embarras, le livre qui passe
pour renfermer les phrases d'amour les plus �loquentes, et j'ai copi�,
si bien copi�, qu'il para�t que j'ai m�me n�glig� de changer le nom qui
se trouve dans le livre. Je sais tr�s-bien que mademoiselle votre
soeur ne s'appelle pas Julie, mais Genevi�ve; j'ai appris sur elle
tout ce que j'ai pu apprendre, et tout ce que j'ai appris a augment� mon
amour. Aujourd'hui, si mon langage est simple et vulgaire, du moins je
parle moi-m�me et je vous r�p�te: �J'ai trente-cinq ans, je suis presque
riche, j'aime mademoiselle votre soeur; le plus grand d�sir que je
trouve dans mon coeur est qu'elle soit ma femme et qu'elle soit
heureuse par moi.� Cette fois, vous pourrez me r�pondre sans me
renvoyer au livre de Rousseau.

J'ai l'honneur d'�tre, monsieur L�on Lauter, votre, etc.

CH. MERRUEL.




X


L�on communiqua la lettre � Genevi�ve et dit:

�Cette fois la lettre est s�rieuse, et il faut r�pondre s�rieusement. Ce
M. Merruel me para�t un excellent homme, fort touch� de _tes attraits_.
Que veux-tu que je lui r�ponde? Le connais-tu?

--J'ai dans� avec lui cet hiver, dit Genevi�ve; mon oncle l'a nomm�
devant moi.

--Ah!... Et comment le trouves-tu?

--Bien, reprit Genevi�ve avec indiff�rence.

--Alors, je r�ponds que sa demande est fort honorable et que je
l'autorise...

GENEVI�VE.--A rien.

L�ON.--Comment, � rien! et pourquoi cela?

GENEVI�VE.--Je ne veux pas me marier.

L�ON.--Ah!

GENEVI�VE.--Je ne veux pas me marier.

L�ON.--Tu as tort; si ce que dit M. Merruel est vrai, et tout porte � le
croire, c'est un mariage aussi heureux que je puisse le d�sirer pour
toi. Un mari jeune, d'une figure agr�able (c'est toi qui le dis), riche,
amoureux de toi, reconnaissant son inf�riorit� et tout dispos� � vivre �
genoux devant toi: on le ferait faire expr�s qu'on ne trouverait pas
mieux.�

Genevi�ve ne r�pondit pas; L�on continua d'un ton plus s�rieux.

�Genevi�ve, je suis s�r que ma m�re approuverait ce mariage et en
remercierait le ciel. Sois raisonnable, ma petite Genevi�ve; je serai si
heureux de te voir enfin riche et brillante; il faut que les avantages
qui se pr�sentent soient bien grands, ch�re Genevi�ve: sans cela, te
presserais-je tant d'accomplir ce qui am�nera pour moi une foule de
chagrins? Comme je serai seul et abandonn� quand tu auras quitt� notre
petit logis, dont tu es tout le bonheur! A qui parlerai-je de Rose? Car
de nouvelles affections viendront remplir ton coeur; tu auras des
enfants, un mari. Ne me faut-il pas triompher, pour te marier, d'un
sentiment bizarre, inconcevable? J'y ai pens� souvent; ce sera pour moi
un jour cruel que celui o� je te livrerai, toi, ma soeur, si timide,
si innocente, � l'amour d'un homme, peut-�tre corrompu par le vice, qui
ne saura respecter ni cette innocence ni cette timidit�; � un homme qui
aujourd'hui n'est rien, et qui bient�t sera plus que moi; � un homme qui
pourra te faire pleurer, et me dire � moi, ton fr�re, qui t'aime depuis
si longtemps: �De quoi vous m�lez-vous?�

Albert entra. Genevi�ve n'osa pas dire � L�on de ne pas parler de ce qui
arrivait.

L�ON.--Tu arrives � propos; lis cette lettre.

ALBERT.--Elle est tr�s-bien; et qu'en dit Genevi�ve?

Genevi�ve se penche sur sa broderie.

L�ON.--Genevi�ve refuse.

ALBERT.--Elle a bien tort. Je connais Merruel, c'est le meilleur homme
du monde; ce qu'il promet dans sa lettre, il le tiendra; Genevi�ve
excitera l'envie de toutes les femmes. Il est bien modeste quand il se
dit presque riche; Merruel a plus de huit cent mille francs.

L�ON.--Tu entends, Genevi�ve?

Genevi�ve se penche encore davantage; son coeur est d�chir�. Albert
n'a pas m�me ce sentiment de regret dont parlait tout � l'heure son
fr�re en la voyant passer aux bras d'un mari.

ALBERT.--Ma petite Genevi�ve, j'esp�re que tu n'as manifest� jusqu'ici
que l'�loignement que toute fille croit devoir simuler contre le
mariage; je te f�licite de l'offre de Merruel; c'est un personnage
entour� de pi�ges et d'appeaux par les grands-parents et les petites
jeunes personnes. Quand il entre dans un salon, les chapeaux jaunes des
m�res se tournent vers la porte; quand il danse avec une jeune personne,
la jeune personne parle de ses go�ts simples, de son amour de la
campagne et du laitage. Tu seras heureuse, et tu feras enrager toutes
tes amies.�

Genevi�ve ne put s'emp�cher de fondre en larmes: Albert la pressait de
se marier avec un autre.

ALBERT.--Qu'as-tu donc, Genevi�ve?

L�ON.--Il y avait d�j� une heure que nous parlions de M. Merruel quand
tu es entr�; elle m'avait pri� de laisser l� ce chapitre et nous la
contrarions.

ALBERT.--Allons, Genevi�ve, puisque tu ne veux pas parler de ton
mariage, parlons du mien.

L�ON.--Du tien?

ALBERT.--Du mien.

Genevi�ve sentit passer sur ses cheveux un frisson mortel, puis elle
leva les yeux au ciel pour demander � Dieu de la force et du courage.

Albert continua:

�J'�pouse deux cent cinquante mille francs; ce n'est pas trop pour
r�tablir mes affaires, que mon coquin de premier clerc avait mises dans
un bel �tat.

L�ON.--Je te croyais toujours amoureux d'�l�onore.

ALBERT.--�l�onore! je ne sais ma foi pas o� elle est, ni monsieur mon
clerc non plus. Elle l'aura sans doute suivi; je ne suis pas de force �
lutter contre un semblable gaillard; trente mille francs en trois mois!
il ne lui aura rien refus�, l'argent ne lui co�tait rien, diamants,
voiture, etc. Moi, je n'avais rien que mon amour, et encore je n'en
avais gu�re. Je suis fort bien dispos� pour le mariage; je ne regrette
rien de ma vie de gar�on: ma femme s'emparera facilement d'un coeur
que rien n'occupe; ce sera � elle � t�cher de le conserver. Je venais
chercher Genevi�ve, car c'est toujours � elle que j'ai recours dans les
grandes occasions, pour qu'elle m'aid�t dans mes emplettes. Ma soeur
devait venir avec moi; mais, quand je lui ai propos� de venir ici, elle
a chang� d'id�e. Est-elle donc f�ch�e avec l'un de vous? Mais cela n'a
rien d'inqui�tant; Rose est si changeante, qu'il vaut mieux �tre avec
elle en �tat de brouille; on est s�r de ne pas longtemps attendre un
changement, et il n'a rien d'inqui�tant. C'est aujourd'hui dimanche;
nous allons sortir tous les trois, nous courrons un peu les boutiques,
et je vous ram�nerai ensuite � la maison, o� nous d�nerons.�

Le refus de Rose de venir les voir exasp�ra L�on. Quoi! Rose, au lieu de
chercher � s'excuser de _sa conduite_ lors de la derni�re soir�e o� ils
s'�taient rencontr�s, les �vitait, les d�daignait! Il pr�texta des
affaires, et dit qu'il ne pourrait accompagner Albert, mais qu'il lui
confiait Genevi�ve, et le priait de la ramener le soir.

GENEVI�VE.--Mais tu ne m'avais pas parl� de ces affaires.

L�ON.--Elles n'en sont pas moins r�elles, et surtout in�vitables.

GENEVI�VE.--Comment, tu ne pourras m�me pas venir le soir?

L�ON.--C'est impossible.

GENEVI�VE (_bas_).--L�on, je t'en prie.

L�ON (_bas_).--Tu sais, Genevi�ve, que je ne te contrarie jamais.

GENEVI�VE.--Adieu, L�on.

Et en descendant l'escalier, Genevi�ve se serrait les mains, et disait
dans son coeur: �Ah! ma m�re, ma ch�re m�re, tes enfants seront-ils
donc malheureux tous les deux?�

Elle suivit Albert machinalement, sans savoir ce qu'elle faisait,
�tourdie, avec un nuage devant les yeux. Dans les boutiques, elle ne
voyait rien de ce qu'on lui montrait, se laissait faire deux fois la
m�me question et r�pondait au hasard. Quand ils arriv�rent chez M.
Chaumier, Rose, qui avait repouss� avec col�re l'offre d'aller chez
L�on, se leva malgr� elle quand elle entendit sonner, tant elle �tait
s�re de le voir, avec son fr�re et sa cousine. Mais quand Albert lui eut
dit que L�on n'avait _pas voulu_ venir, quoique Genevi�ve le reprit et
d�t: _n'a pas pu_, elle affecta la plus profonde indiff�rence, et ne
pronon�a pas une seule fois son nom pendant le d�ner. Apr�s le d�ner,
Genevi�ve voulut lui parler de L�on; mais Rose la supplia de ne pas
continuer. Genevi�ve n'aurait probablement tenu aucun compte de cette
prohibition, qui n'�tait peut-�tre pas de tr�s-bonne foi, s'il n'avait
commenc� � venir du monde, et Rose �tait oblig�e de s'occuper des
arrivants.

Genevi�ve �tait dans un �tat d'exaltation _impossible � d�crire_. Les
pens�es se croisaient et se choquaient dans sa t�te et dans son coeur
avec rapidit�. Tant�t elle se disait qu'elle ne voulait plus vivre, elle
pensait avec une �cre volupt� � la mort; puis elle demandait pardon �
Dieu et � son fr�re. Un instant apr�s, elle purifiait son amour pour
Albert de toute id�e vulgaire; elle se disait: �Il sera heureux, je
verrai son bonheur, je serai l'amie de sa femme, je lui apprendrai �
l'aimer, j'�l�verai ses enfants;� et un autre instant n'�tait pas envol�
qu'elle se disait: �Ah! je n'aurai pas besoin de me tuer, mes jours sont
compt�s; depuis longtemps ma sant� est perdue; ces sourdes douleurs que
je sens dans la poitrine sont un signe certain de la bri�vet� de ma vie;
j'irai bient�t rejoindre ma m�re; mais L�on? mais Albert? Pauvre L�on!
je ne veux pas l'abandonner. Qui sait si les �mes des morts peuvent
prot�ger les vivants? Oh! je ne le crois pas, car maman ne nous aurait
pas laiss�s �tre si malheureux. Mais, grand Dieu! il faut donc une
s�paration �ternelle? je ne puis rejoindre maman sans quitter L�on. Ah!
maman, maman, n'entends-tu pas ta fille? ne vois-tu pas comme elle
souffre?... Oh! non, reprenait-elle, la f�licit� des bienheureux ne
serait pas compl�te s'ils ne pouvaient s'occuper de ceux qu'ils ont
laiss�s sur la terre; cette vie n'est qu'une �preuve, ma m�re sait que
cela finira, et elle nous attend dans le ciel.�

Elle ne versait pas de larmes, de larmes, ce sang de l'�me. Une fi�vre
br�lante animait son teint et ses regards, et on se disait:

�Comme Genevi�ve est belle ce soir!

--Quel teint et quel �clat!

--La derni�re fois que je l'ai vue, elle �tait loin d'�tre aussi bien.

--Elle �tait p�le et elle avait les yeux caves.

--On aurait dit une poitrinaire.

--Ce n'�tait qu'une indisposition.

--Elle est charmante aujourd'hui.�

Rose, de son c�t�, s'agitait beaucoup et s'occupait de tout le monde. M.
Rodolphe de Redeuil entra et fit l'empress�; Rose le re�ut assez mal; il
la pria de chanter avec lui, elle avait mal � la gorge; de danser, elle
�tait fatigu�e. Il raconta quelques anecdotes. Rose ne sourit pas et dit
tout haut qu'il n'y avait rien de pire que la m�disance, quand elle
n'amusait pas.

Pendant ce temps, voyons un peu quelles �taient les affaires de L�on.
L�on se promenait sur le boulevard: il vint � pleuvoir; il alla au
Palais-Royal, dont il fit le tour trente-huit fois, apr�s quoi il alla
chez son oncle, se disant que, s'il disparaissait, Rose et M. de Redeuil
le croiraient d�sesp�r�; que c'�tait un triomphe qu'il ne voulait pas
leur donner: ils en avaient assez d'autres sans celui-l�. D'ailleurs il
�tait tard; il n'allait chez M. Chaumier que pour chercher sa soeur.
Quand il entra, Genevi�ve ne le vit pas; ses yeux �taient occup�s d'une
mani�re assez cruelle pour qu'elle ne les d�tourn�t pas. On venait
d'annoncer:

M. Michaud,

Madame Michaud,

Mademoiselle Ana�s Michaud.

C'�tait cette belle jeune fille, qui entrait les yeux baiss�s, qui avait
d�truit tout le bonheur et tout l'espoir de Genevi�ve. Elle �tait jolie,
elle paraissait douce et timide, et elle faisait plus de mal au pauvre
coeur de Genevi�ve que ne l'e�t pu faire un tigre avec ses griffes et
ses dents.

Albert et Rose s'empress�rent aupr�s d'elle; toutes les femmes
regard�rent en chuchotant. Il y eut pour Genevi�ve un affreux moment
d'angoisse. Elle ne sentit plus battre son coeur; une douleur
poignante lui traversa les tempes. Un vertige fit tout tourner et
dispara�tre � ses yeux. Quand elle revint � elle, elle aper�ut la figure
de L�on, p�le comme devait �tre la sienne: la m�chante Rose avait vu
L�on, dont l'absence la chagrinait et l'agitait; elle avait voulu se
venger sur lui de ce qu'elle venait de souffrir, et, sans manifester par
le moindre signe qu'elle l'e�t aper�u, elle devint imm�diatement aussi
charmante pour M. de Redeuil, qui ne l'avait pas quitt�e, qu'elle avait
�t� pour lui, quelques instants auparavant, rev�che et d�sagr�able.

Genevi�ve venait de sentir dans son �me ce que devait �prouver son
fr�re, et le premier mot qu'elle se dit tout bas fut: �Pauvre L�on!�

Noble et douce parole! Elle s'�tait dit: �Ma vie est finie: je t�cherai
de vivre pour L�on et pour ceux que j'aime; je me m�lerai au bonheur des
autres, et j'en vivrai.�

Belle et touchante pens�e, qui dut monter au tr�ne de Dieu avec les
parfums du soir.

Genevi�ve traversa le salon et alla droit � son fr�re; elle lui dit: �Ne
te chagrine pas de la petite coquetterie de Rose, c'est un enfant; elle
n'agit que pour te contrarier un peu, et se venger de ce qu'elle appelle
tes torts � son �gard; tant que tu n'as pas �t� l�, elle ne s'est
occup�e de M. de Redeuil que pour lui dire des choses d�sobligeantes.

--N'importe, dit L�on, quel que soit le motif de cette conduite, je ne
la pardonnerai pas.�

Et il songeait que, sans doute, le serment de Rose la g�nait beaucoup;
que ses affaires � lui n'�taient pas assez brillantes pour qu'il pens�t
encore � se marier, et que Rose n'avait ni assez d'�nergie ni assez
d'amour pour attendre, et r�sister aux s�ductions des hommes qui
l'entouraient et aux obsessions de sa famille.

On pr�senta la _future_ d'Albert � L�on et � Genevi�ve. La pauvre
Genevi�ve resta assise aupr�s d'Ana�s; elle croyait que tout le monde
savait son secret et que tous les yeux �taient fix�s sur elle. A chaque
instant il passait sur son p�le visage des nuages de pourpre produits
par les pens�es subites qui venaient l'embarrasser. Tout d'un coup, elle
se trouvait trop froide avec Ana�s. �On va me croire piqu�e,
malheureuse.� Puis elle s'arr�tait au milieu de l'empressement qui
succ�dait � la froideur. �Cet empressement n'est pas naturel,
pensait-elle; tout le monde doit en comprendre le motif.� Pour L�on, il
�tait all�, dans une pi�ce �cart�e, �crire une lettre qu'il glissa dans
la main de Rose. Rose la mit o� on serait si heureux de voir mettre ses
lettres, si les femmes n'y mettaient � peu pr�s tout, dans son sein.




XI


Quand tout le monde fut parti, Rose, aussi rouge que si on e�t pu la
voir, tira de son sein la lettre de L�on, et s'empressa de la lire.

A Rose.

�Ma cousine, pardonnez-moi d'avoir abus� d'un moment d'entra�nement et
de piti� pour vous faire faire une promesse qui vous g�ne aujourd'hui,
et que, tout me le montre, vous regrettez am�rement d'avoir faite; je
vous la rends, ma cousine, vous �tes libre: j'ai seulement le regret de
n'avoir pas accompli plus t�t le devoir que j'accomplis aujourd'hui;
vous n'auriez pas eu le temps d'avoir � mon �gard les torts graves et
nombreux que vous avez eus depuis quelque temps. Je renonce � vous, ma
cousine: soyez jolie, coquette, heureuse, rien ne vous en emp�che; aimez
Rodolphe ou tout autre, je n'ai plus le droit d'en souffrir ouvertement.
Adieu.

�L�ON.�

Rose resta un moment stup�faite; elle s'attendait � voir L�on demander
des excuses de ses mauvaises humeurs; elle n'aurait jamais cru qu'il se
f�t entre eux rien pass� d'assez grave pour amener une rupture. Apr�s
qu'elle eut relu la lettre, elle pleura beaucoup, puis elle �crivit.

�L�on, es-tu fou? Je ne veux pas reprendre ma promesse, et je ne te
rends pas la tienne; si j'ai des torts envers toi, je les ignore, mais
je t'en demande pardon, je ne veux ni de M. de Redeuil ni d'aucun autre;
je suis � toi: si je suis coquette, ce n'est jamais que pour te plaire
ou te taquiner un peu. Je br�le ta m�chante lettre qui m'a fait pleurer.

�ROSE CHAUMIER.�

Si cette lettre avait �t� envoy�e, que de bonheur elle e�t donn� dans le
petit logis de Genevi�ve et de L�on! car Genevi�ve et L�on n'avaient
plus qu'un bonheur � eux deux: c'�tait celui de L�on. Mais Rose se
coucha, ne dormit pas, et r�va �veill�e � tout le succ�s qu'elle avait
eu le soir, pensa que L�on �tait le seul qui ne l'e�t pas admir�e et
n'e�t pens� qu'� la gronder, L�on � qui elle rapportait les
applaudissements et l'admiration des autres. Elle le trouva
souverainement injuste, et s'endormit avec cette id�e. Le matin, ce fut
celle qu'elle trouva toute faite dans sa t�te, avant d'�tre assez
�veill�e pour en trouver une autre. Elle avait peu dormi, elle �tait de
mauvaise humeur, la lettre de L�on �tait br�l�e; elle ne put la relire
et y retrouver tout ce qu'elle renfermait de douleur; elle ne se la
rappela que comme une injustice sur laquelle il ne pouvait manquer de
revenir, et � laquelle surtout il serait pour elle _honteux_ de c�der:
elle br�la sa lettre. L�on, dans la journ�e, ne put s'emp�cher de passer
deux fois devant la maison de M. Chaumier. C'�tait presque son chemin,
et le pav� �tait meilleur, et la rue avait un trottoir, etc., etc.

Il vit sortir Rose avec Ana�s et la m�re d'Ana�s en voiture; toutes
trois �taient fort par�es; L�on d�tourna la t�te pour ne pas �tre aper�u
en assez triste �quipage. On voudrait donner tant de bonheur � la femme
que l'on aime, et en m�me temps on voudrait si enti�rement confondre
l'existence de l'objet aim� dans la sienne propre, qu'on ne peut
s'emp�cher d'un mouvement d'irritation � l'aspect d'un plaisir ou d'un
bonheur qu'elle go�te sans vous et sans que vous en soyez la cause. L�on
fut enchant� d'avoir �crit sa lettre. Rose, qui avait vu L�on et �
laquelle son mouvement pour ne pas �tre aper�u n'avait pas �chapp�, fut
tr�s-f�ch�e contre lui et se r�jouit fort de ne pas avoir envoy� la
sienne.

Le mariage d'Albert et d'Ana�s �tait fix� pour la semaine suivante. L�on
s'occupa de la toilette de sa soeur. Il acheta quelques objets �
cr�dit, et vendit sa montre pour ceux qu'il fallait payer argent
comptant. Il cacha soigneusement � Genevi�ve ce sacrifice d'un bijou
auquel il tenait beaucoup et qui lui �tait tout � fait n�cessaire pour
ses le�ons; il supposa qu'elle �tait d�rang�e et qu'il l'avait donn�e �
r�parer � l'horloger. Rose vint voir Genevi�ve avec Ana�s pour la prier
d'�tre _demoiselle d'honneur_: Genevi�ve accepta; comment aurait-elle
refus�? Et d'ailleurs, ceux qui ont souffert savent avec quelle triste
volupt� on aime � d�chirer avec les ongles et � faire saigner une
blessure sans espoir de gu�rison. C'�tait la seule fois que Genevi�ve
e�t vu Rose depuis la rupture avec L�on; la pr�sence d'Ana�s et de sa
m�re emp�cha Genevi�ve d'en parler. Rose � aucun prix n'e�t dit un mot
la premi�re de son cousin, quoique rien ne p�t lui faire plus de plaisir
que d'en entendre parler. Seulement, lorsque Genevi�ve dit: �L�on est
sorti, il sera bien f�ch� de ne s'�tre pas trouv� ici,� Rose fit un
petit mouvement de t�te presque imperceptible, dont le commencement
voulait dire assez tristement qu'elle n'en croyait rien, et la fin,
assez orgueilleusement, que cela �tait pour elle parfaitement
indiff�rent.

C'est ce que dit aussi L�on, quand il apprit que Rose �tait venue; mais
il cherchait, sans toutefois faire de questions, � se faire dire par
Genevi�ve les moindres d�tails de sa visite; il lui semblait que la
maison �tait chang�e depuis que sa cousine �tait venue; il regardait la
chaise sur laquelle elle s'�tait assise, et le parquet sur lequel elle
avait march�: il avait us� de d�tours incroyables pour savoir sur quelle
chaise Rose s'�tait assise. Il avait trouv� d�rang�s deux chaises et un
fauteuil, le seul de la maison: le fauteuil �tait �videmment pour Mme
Michaud. Il dit � Genevi�ve:

�Comment as-tu trouv� Mlle Ana�s?

--Tr�s-bien, dit Genevi�ve; cependant Rose....�

L�on l'interrompit. Il ne voulait pas parler de Rose, de m�me que
Genevi�ve ne voulait pas parler d'Ana�s.

�Je l'ai vue l'autre matin, dit L�on.

--Rose? demanda Genevi�ve.

--Ana�s, r�pondit L�on; je l'ai vue l'autre matin, elle est fort jolie
au jour.

--J'aime mieux Rose.

--Et moi aussi,� pensa L�on; mais la chose qu'il pensait �tait
pr�cis�ment celle qu'il ne voulait pas dire. Il dit: �Peut-�tre
�tait-elle dans l'ombre ici; �tait-elle du c�t� de la fen�tre?

--Oui,� dit Genevi�ve.

L�on ne dit plus rien; il savait o� s'�taient plac�es Mme Michaud et sa
fille. De ce jour, il adopta la chaise de Rose, et la changea, en
l'absence de Genevi�ve, contre une semblable qui �tait dans sa chambre.
Deux jours avant la noce, on apporta la toilette de Genevi�ve. L�on
s'�tait achet� des souliers.




XII

La toilette de Genevi�ve.


La toilette de Genevi�ve, cela est bient�t dit; je vois d'ici votre
mauvaise humeur, madame; vos l�vres d�j� un peu minces se sont
resserr�es, et il a pass� par votre t�te une pens�e injurieuse pour moi.
A quoi bon, en effet, faire un gros volume, quatre cents pages, ma foi,
et plus de quatre cent vingt-huit mille lettres, pour passer sous
silence pr�cis�ment ce qui peut se rencontrer d'int�ressant? Je m'expose
� vous voir comparer chacune des choses que je dis � la chose que je ne
dis pas, et ne rien trouver dans mes quatre cents pages qui vaille la
page que j'ai n�glig� d'�crire.

�Ce monsieur, dites-vous, a le plus grand soin de nous d�tailler la
parure des prairies: parure de printemps, parure d'�t�, parure
d'automne, parure d'hiver; il n'oublie pas un seul bouton d'or, ni une
sauge, ni une marguerite.

�Il ne n�glige pas de nous apprendre de quelles teintes se parent les
for�ts de l'automne: les tilleuls sont jaunes; les marronniers roux; les
ch�vrefeuilles bleu�tres; tout cela est fort joli; la vigne vierge pend
des grands murs en hardis festons pourpres et amarantes. Je le veux
bien. Il ne rencontre pas une fleur sans nous pr�ciser sa couleur et son
parfum; il nous dit bien au juste la nuance de vert de chaque brin
d'herbe. Cela fait bien quelque plaisir, mais enfin, c'est ce que nous
savons aussi bien que lui; et au fait, cela ne sert � rien, tandis qu'on
peut trouver un bon mod�le � suivre dans une jolie toilette, et il
pourrait bien nous parler des femmes avec autant de d�tails et d'amour
que des fleurs de son jardin.�

Je pourrais r�pondre � cette exclamation par trois cents raisons; mais
j'aime autant c�der, et je vous dirai la toilette de Genevi�ve,

Et aussi la toilette de Rose,

Et aussi la toilette d'Ana�s,

Et aussi, si cela peut vous �tre agr�able, la toilette de Mme ***.

Et aussi la mienne; mais cela ne serait pas convenable: je suis, en ce
moment, en robe de chambre et en pantoufles.

Je vais faire allumer par mon n�gre, un Savoyard de treize ans intitul�
_p�re Michel_, la plus grande de mes pipes de cerisier. Le p�re Michel
va serrer ses soldats de plomb et me donner du feu; et je vais me
rappeler les toilettes en question, en fumant un tabac parfum� de
benjoin et d'alo�s, ce que je vous recommande, � vous qui fumez; ce que
je vous recommande, � vous qui ne fumez pas, de recommander � ceux qui
fument pr�s de vous.




XIII

La toilette de Genevi�ve.--La toilette de Rose.--La toilette
d'Ana�s.--La toilette de Mme Michaud.


Commen�ons par Ana�s. Voulez-vous aussi le portrait d'Ana�s? Ana�s est
assez jolie, mais insignifiante, c'est tout ce que je me rappelle.
Malheureusement je n'invente pas ce que je raconte, et il y a des choses
que j'ai oubli�es, d'autres que je n'ai pas regard�es au moment o�
elles se sont pass�es; et, quand il m'arrive de vouloir combler une
lacune avec l'imagination, cela fait disparate de la mani�re la plus
choquante, et j'efface. Voil� donc tout ce que je sais d'Ana�s; mais sa
toilette, je me la rappelle parfaitement, parce que j'ai entendu des
femmes en parler dans les plus grands d�tails. C'�tait:

Une robe de velours �pingl� blanc, garnie d'angleterre, un voile
d'angleterre, des manches et une mantille pareilles; une petite couronne
en fleurs d'oranger naturelles, mont�es sur des fils d'argent (ah! je me
rappelle qu'Ana�s �tait blonde), un bandeau, un collier et des bracelets
en perles; la jupe de la robe un peu tra�nante.

Cela avait un grand succ�s; Genevi�ve, si elle e�t os� donner audience �
aucune pens�e contre Ana�s, e�t trouv� cela trop par� et trop riche pour
une mari�e, et � coup s�r, si elle e�t �t� la mari�e, ce n'est pas ainsi
qu'elle aurait �t� habill�e. Si _elle e�t �t� la mari�e!_ pourvu, Dieu
tout-puissant, que cette id�e-l� ne soit pas venue � la t�te de la
pauvre enfant; elle aurait bien souffert!

La toilette des deux demoiselles d'honneur ne devait pas attirer les
yeux. Rose avait une robe de taffetas changeant vert et noir, un ch�le
de taffetas, un chapeau, je ne sais pas vraiment comment �tait le
chapeau, et un bracelet d'or tr�s-simple.

La robe de Genevi�ve �tait �galement en taffetas changeant, mais gris et
orange, avec un ch�le pareil; elle avait une capote de cr�pe blanc, et
un bracelet orn� de pierreries; un tr�s-beau bracelet, c'�tait la montre
de L�on, laquelle �tait une fort belle montre � r�p�tition.

Mme Michaud avait un chapeau jaune avec des plumes exorbitantes, et une
robe verte, et un ch�le puce; toilette de belle-m�re; genre de Mme
Leloup, de notre roman _le Chemin le plus court_. (Un arr�t de la cour
royale du... au diable les dates! a d�clar� que ce n'�tait pas un
roman, mais une histoire vraie; qu'est-ce que je vous disais tout �
l'heure?)

Pour moi qui assistais au mariage, je ne remarquai qu'une chose: c'est
que Genevi�ve n'�tait pas en blanc; j'en tirai la cons�quence qu'elle ne
s'�tait pas occup�e de sa toilette, et avait laiss� faire son fr�re et
sa couturi�re. C'�tait la premi�re fois que je la voyais ainsi;
peut-�tre aussi n'avait-elle pas voulu ressembler � la mari�e. Le soir,
cependant, au bal, elle �tait v�tue de blanc, mais c'�tait une robe
qu'elle avait depuis longtemps.

Je crois que c'est tout.




XIV


Genevi�ve pria � l'�glise avec plus de ferveur que personne; le
sacrifice �tait accompli; elle demandait � Dieu de la force, puis elle
priait pour Albert, et aussi pour Ana�s. �O mon Dieu, disait-elle,
qu'Albert au moins soit heureux!� Je ne peindrai pas comment chaque
parole, � la mairie et � l'�glise, lui donnait un coup au coeur. Il
vint un moment o� tout fut fini; une vieille femme dit en voyant Albert
et Ana�s entrer � la sacristie pour �crire les choses qu'on �crit en ce
cas: �Le joli couple! ils sont faits l'un pour l'autre.� Ce mot fut
cruel pour Genevi�ve. Elle sentit un mouvement de col�re contre la
pauvre vieille; mais elle le r�prima aussit�t, en demanda pardon � Dieu,
et, s'arr�tant, donna � la vieille une pi�ce de monnaie. �Ma bonne
demoiselle, dit la vieille, je vais prier Dieu pour que votre tour
arrive bient�t.� Quand on remonta en voiture, la robe d'Ana�s se prit
dans la porti�re sans que personne s'en aper��t, except� Genevi�ve. Si
l'on descendait par la porti�re oppos�e, nul doute qu'Ana�s d�chirerait
sa robe. Le malin esprit donna � Genevi�ve de bonnes raisons pour ne
rien dire et laisser faire; mais Genevi�ve fit ouvrir la porti�re, et
rentra la robe de sa nouvelle cousine.

Le soir, apr�s le bal, elle se coucha mourante; cependant, quand elle
fut seule, en se d�shabillant, ses regards tomb�rent sur elle, elle se
mira, et dit: �_J'�tais_ belle aussi, moi.�

Le lendemain, elle envoya � Ana�s les quelques bijoux qu'elle poss�dait;
de ce jour on put remarquer dans sa mise une simplicit� qui n'osait pas
tout � fait �tre du deuil, mais qui en avait bien envie.

La saison s'avan�ait assez pour qu'il rev�nt quelques �l�ves de L�on;
quelques-uns revinrent en effet, mais en petit nombre. Un soir, en
rentrant, le portier de la maison donna � L�on un papier pli� en quatre:
c'�tait un papier timbr�. L�on le lut dans l'escalier: c'�tait un style
singulier; seulement on comprenait que l'on �tait menac� de quelque
grand malheur.

La loi est pour tous, m�me et �gale pour tous, et tout le monde est
cens� la conna�tre. Pourquoi alors s'exprime-t-elle dans un langage
bizarre et inintelligible, surcharg� � la fois de p�riphrases et
d'abr�viations? C'�tait une assignation pour _s'entendre condamner_ au
payement d'une petite somme qu'il devait au marchand.

La chose finissait ainsi:

�Mandons et ordonnons � tous huissiers sur ce requis, de mettre le
pr�sent jugement � ex�cution; � nos procureurs g�n�raux, � nos
procureurs pr�s les tribunaux civils de premi�re instance, d'y tenir la
main, � tous commandants ou officiers de la force publique d'y pr�ter
main-forte lorsqu'ils en seront l�galement requis.�

Ce qui, lu dans un escalier, le soir, � la lueur d'une chandelle, donne
un frisson et �voque un tableau d'une arm�e enti�re arrivant en armes
contre vous. L�on eut peur, mais � sa peur succ�da bient�t une autre
pens�e. �Quel bonheur, se dit-il, que ce papier ne soit pas tomb� entre
les mains de Genevi�ve! c'est pr�cis�ment une somme d�pens�e pour elle
que l'on r�clame de moi; elle aurait eu bien du chagrin.� Il
redescendit, donna de l'argent au portier et lui dit: �S'il arrivait par
hasard d'autres papiers du genre de celui-ci, ayez soin, quoi qu'il
arrive, de ne jamais les remettre � ma soeur.�

Il rentra sans bruit pour ne pas �veiller Genevi�ve, et passa une partie
de la nuit � relire ce fatal papier. Ce papier lui �tait envoy�

    _Au nom du roi, de par la loi et la justice._

Ce n'�tait plus seulement l'arm�e qui s'�levait contre L�on, c'�tait la
soci�t� enti�re. Le lendemain, il sortit d�s qu'il fit jour et courut
chez l'huissier r�dacteur du papier. Il abaissait son chapeau sur ses
yeux et �vitait les regards des passants. Il se consid�rait lui-m�me
comme un paria, comme un ennemi de la soci�t�, comme un grand criminel,
ayant autant de droits � la curiosit� publique que l'assassin que l'on
va guillotiner... quand on guillotinait les assassins; derni�rement �
Paris, une fille avait tu� son amant d'un coup de fusil, pour crime
d'infid�lit�: le jury a d�clar� que l'amant �tait dans son tort.

Il rencontra par hasard des sergents de ville, et il prit une autre rue.
Il lui semblait que tout le monde le regardait, qu'on se le montrait les
uns aux autres en se disant: �C'est lui.�

Arriv� au num�ro indiqu�, il regarda si personne ne le voyait et se h�ta
d'entrer dans l'all�e de l'huissier; il arriva par un escalier sombre �
une grande pi�ce orn�e d'un po�le sans feu. Il y avait l� des cartons et
des tables noires pour tout mobilier. Quatre escogriffes jaunes, v�tus
de pr�tendues redingotes noisette ou vert olive, pench�s sur les tables,
les doigts allong�s, �crivaient incessamment des papiers semblables �
celui qu'avait re�u L�on; il y avait une odeur de vieux papier
naus�abonde; je ne parlerai pas de l'odeur des clercs. Il demanda
l'huissier; un des escogriffes lui dit: �Je suis le premier clerc,
dites-moi votre affaire.� L�on, qui pour rien au monde n'aurait os�
d�voiler sa honte devant quatre personnes, insista pour parler au
patron. Le patron sortit de son cabinet, et, devant les clercs, lui dit:
�Que veut monsieur?

--Vous parler en particulier.

--Entrez dans mon cabinet.�

L�on n'osa pas s'asseoir devant un aussi puissant personnage, un homme
qui donnait des ordres, comme le disait le papier, aux procureurs
g�n�raux et � tous les commandants de la force publique de France.
L'huissier alors lui demanda son nom.

�L�on Lauter.

--Ah! M. L�on Lauter, affaire Chabanne!... H�! cria-t-il par la porte
rest�e entr'ouverte, o� en est l'affaire Chabanne contre L�on Lauter?

--A l'audience du jour.

--Monsieur, votre affaire vient � l'audience du jour.

--Pardon, monsieur, mais je ne comprends pas.

--Vous plaisantez, monsieur?

--Jamais je n'en eus moins d'envie, monsieur.

--Eh bien! monsieur, c'est-�-dire qu'aujourd'hui, heure de midi, �
l'audience publique du juge de paix....

--Publique? dit L�on.

--Publique, r�pondit l'huissier, � l'audience publique du juge de paix
on appellera votre affaire, et vous serez condamn� � payer.

--Mais, monsieur, je ne refuse pas de payer.

--Alors, payez.

--Je ne le puis aujourd'hui, mais demain.

--Demain, vous aurez des frais.

--Qu'est-ce? dit L�on.

--En voici le compte, dit l'huissier en prenant sa plume:

    Prot�t                 6 fr. 85 c.
    Enregistrement         1     35
    Assignation            8     20
    Pouvoir                2     20
    Jugement              26     45
                          -----------
                  Total   45 fr. 05 c.

qu'il vous faudra payer en sus de la somme.

--Mais, monsieur, le petit bon que j'ai fait n'est que de cinquante
francs.

--Cela ne fait rien, et, si vous ne payez pas demain, nous aurons �
ajouter:

    Signification               7 fr. 95 c.
    Commandement                5     50
    Proc�s-verbal de saisie    11     70
                               -----------
                   Total       25 fr. 15 c.

Irez-vous � l'audience du juge de paix?

--A l'audience publique?

--Oui.

--J'aimerais mieux mourir.

--Alors, au proc�s-verbal de saisie, vous formerez opposition, d�s que
le jugement sera par d�faut; il faudra pour cela une autorisation
particuli�re du juge de paix, et nous aurons encore:

    Assignation en d�bout�      8 fr. 20 c.
    Nouveau jugement           26     45
    Signification               7     95
    Commandement                5     50
    Proc�s-verbal de saisie    11     70
    Proc�s-verbal d'affiches   24      �
                               -----------
                    Total      83 fr. 80 c.

ensemble, 150 fr., plus le capital de 50 fr. Je ne vous parle l� ni du
proc�s-verbal de _r�colement_ de vos meubles, ni des frais de vente,
etc.

--Mais, monsieur, que faire? dit L�on.

--M'apporter demain 50 fr., plus 45 fr. 05 c., et tout sera dit.

--Oh! monsieur, je vous remercie.

--Monsieur, il n'y a pas de quoi.�

Et L�on fut oblig� de passer devant les quatre clercs, instruits, malgr�
ses pr�cautions, de l'affaire qui l'amenait.

Le lendemain, il vint encore plus t�t que ce jour-l� apporter la somme
demand�e, et se confondit en remerc�ments envers l'huissier.




XV


Depuis le jour du mariage d'Albert, Genevi�ve �tait en proie � une
fi�vre ardente; malgr� la r�signation qu'elle s'�tait promise, elle
avait par moments des acc�s de d�sespoir auxquels elle ne pouvait
r�sister. Elle sortait alors et allait prier dans les �glises. Depuis sa
d�couverte des soins que L�on prenait de son habit, Genevi�ve avait
soup�onn� les difficult�s qu'�prouvait son fr�re � subvenir aux soins de
leur petit m�nage, et elle avait observ�: elle n'avait pas tard� �
deviner le sort de sa montre; mais L�on paraissait attacher tant de prix
� lui cacher ses mis�res, qu'elle n'osait pas faire semblant de s'en
apercevoir; aussi �vita-t-elle de lui parler de sa montre, ni de jamais
s'enqu�rir de l'heure devant lui. L�on rentrait habituellement fort tard
et ne se levait que vers huit ou neuf heures: il n'avait rien � faire
plus t�t et avait souvent besoin de repos.

Un matin il dit � Genevi�ve: �Mais, Genevi�ve, je ne vois plus la femme
de m�nage?

--Elle a trouv� un autre m�nage � faire, dit Genevi�ve, et m'a demand�
la permission de venir de tr�s-bonne heure; sans quoi, m'a-t-elle dit,
elle serait oblig�e de refuser le bonheur qui lui arrivait. Elle vient
ici un peu avant le jour, et elle est souvent partie longtemps avant que
tu sois �veill�.�

Il s'�tait �lev� entre le fr�re et la soeur une noble et touchante
lutte de g�n�rosit� et de d�vouement. Jamais Genevi�ve n'eut demand� de
l'argent � L�on. Mais L�on lui en donnait toujours avant que celui
qu'elle avait f�t d�pens�. Bien souvent, Genevi�ve lui disait: �Je n'en
ai pas besoin, j'en ai encore.�

La v�rit� �tait qu'elle avait supprim� la femme de m�nage, � laquelle on
donnait vingt francs par mois.

J'ai souvent pens� � l'indiff�rence de la Divinit� sur les actions
humaines, en voyant la m�me lune r�pandre les m�mes rayons sur l'homme
qui rentre porter du pain � sa famille, et sur le brigand qui l'attend
au d�tour d'une rue pour l'assassiner; mais je n'ose pas croire que Dieu
ne reposait pas un moment ses regards sur Genevi�ve, quand le matin, une
heure avant le jour, elle se r�veillait, allumait _une chandelle_, et se
levait sans bruit. Elle se livrait alors aux travaux les plus vils: elle
lavait la vaisselle, elle balayait, n'ayant d'autre soin que de ne pas
r�veiller L�on qui devait �tre fatigu� de la veille, qui se chagrinerait
de la voir ainsi travailler, et s'opposerait � ce qu'elle continu�t �
employer le seul moyen qu'elle avait pu trouver de contribuer aux
d�penses de la maison; mais ce qu'elle faisait surtout avec un soin et
un respect touchant, c'�tait de nettoyer les v�tements de L�on. Comme
elle m�nageait ce pauvre vieil habit qui lui retra�ait toutes les
privations que L�on s'�tait impos�es pour elle! avec quel soin elle
faisait _une reprise_ dont elle avait aper�u l'urgence pendant le jour,
mais dont elle n'avait pas parl�, parce qu'elle comprenait que ce serait
ajouter aux chagrins de L�on celui de lui montrer qu'il ne r�ussissait
pas � tromper sa soeur!

Habit, en effet, vieil habit plus respectable que la pourpre; travail
plus noble que la broderie des femmes d�soeuvr�es sur des �toffes d'or
et d'argent.

Elle ne se rebutait devant aucun soin, ou plut�t elle ne voyait pas ce
qu'il avait de rebutant.

Genevi�ve avait de jolies mains d�licates, effil�es, blanches, avec des
ongles d'un rose tendre; et avec ses jolies mains, si pleines de
distinction, elle nettoyait jusqu'� la chaussure de son fr�re, puis elle
remettait tout en place, bien pr�cis�ment comme faisait autrefois la
femme de m�nage.

Le m�nage fait, elle pr�parait le d�jeuner, puis elle faisait sa
toilette; elle peignait et nattait ses beaux cheveux, car il fallait que
L�on, en se r�veillant, la trouv�t habill�e, et que rien dans sa
toilette du matin ne p�t laisser soup�onner la t�che qu'elle avait
remplie.

Et c'�taient chaque matin les m�mes travaux et les m�mes soins.

Et cependant, jamais femme ne fut plus d�licatement belle que Genevi�ve;
jamais femme n'inspira plus naturellement cette pens�e, que c'�tait pour
elle qu'avaient �t� invent�s le velours et la soie; jamais plus
d'�l�gante mollesse dans les formes et dans les mouvements ne fit songer
� entourer une femme d'esclaves attentifs � pr�venir m�me la fatigue
d'un d�sir!

Un soir, L�on lui voulut donner de l'argent; elle lui montra qu'elle en
avait beaucoup plus encore que cela n'�tait probable; pauvre fille!
comme elle �tait heureuse ce soir-l�! L�on pensa alors qu'il pourrait
peut-�tre remplacer son chapeau, qui depuis longtemps ne subsistait
qu'� force d'industrie. Le lendemain, il passa cinq ou six fois devant
la porte d'un chapelier sans oser entrer; enfin, l'aspect de son chapeau
dans une glace le d�cida; et il entra, honteux pour les autres d'avoir
gard� son chapeau si longtemps, honteux pour lui-m�me de ne pas le
garder encore un peu.




XVI


Bien des fois d�j�, Genevi�ve avait d�cid� qu'elle devait renoncer �
Albert; mais, quelque enti�re que f�t sa r�signation, elle cachait
toujours quelque reste d'esp�rance, m�me � son insu. Le mariage avait
cette fois tout fini.

Rose ne voyait plus L�on; elle croyait un juste orgueil engag� � ne pas
le rappeler; mais elle avait pris en horreur M. de Redeuil, qui avait
�t� pour elle le pr�texte d'un essai de coquetterie qui avait si mal
tourn�. Rodolphe �tait toujours fort assidu chez M. Chaumier, et toute
la soci�t� des Chaumier et des Redeuil croyait qu'il �pouserait Rose.

M. Chaumier s'effor�ait en vain de mettre de l'ordre dans sa maison,
dont les d�penses d�passaient de beaucoup les revenus. Il prit le
pr�texte de quelques r�parations � faire � Fontainebleau pour aller y
passer un mois, quoiqu'on f�t au milieu de l'hiver. Au bout de huit
jours, Rose, n'y pouvant plus tenir, �crivit � Genevi�ve que, si elle
voulait lui sauver la vie et l'emp�cher de mourir d'ennui, il fallait
qu'elle v�nt partager son exil. Il y avait en P.S.: �Am�ne _si tu veux_
M. L�on, si toutefois il ne craint pas trop de s'ennuyer avec nous.�

Genevi�ve �tait malade; le chagrin et la fatigue avaient achev� du
d�truire sa sant�. L�on ne pouvait quitter ni sa soeur ni ses le�ons.
Rose vit dans ce refus une rupture compl�te. Elle tomba dans une sombre
tristesse: le s�jour de Fontainebleau lui rappelait trop vivement sa
tendresse pour L�on; tendresse vraie et profonde, dont le monde avait pu
la distraire, mais non la d�pouiller. Chaque arbre du jardin, chaque
meuble de la maison, lui montraient des circonstances de son amour. Les
d�tails les plus futiles l'attendrissaient et lui arrachaient des
larmes. Elle retrouva, sous l'herbe jaunie, les limites de son jardin,
de son jardin � elle et � L�on. Elle se rappela que, tandis que L�on
�tait chez M. Semler, et qu'il ne revenait � la maison que le dimanche,
il lui avait bien recommand� de soigner les pois de senteur qu'il avait
sem�s. Quand quelqu'un allait chez M. Semler, Rose tirait de terre un
des pois avec la petite tige verte et sa racine, et l'envoyait � L�on
pour qu'il put juger de l'�tat de la v�g�tation. Le messager �tait
charg� de le rapporter, et Rose le replantait.

Quand Rose profitait d'un de ces rayons si doux du soleil d'hiver pour
se promener dans le jardin, il lui semblait que les sorbiers, les
rosiers, les brins d'herbe, murmuraient le nom de L�on.

Tout avait chang�: les journ�es s'�taient envol�es; Mme Lauter �tait
morte, Genevi�ve et Rose �taient s�par�es, Albert mari� dans une
nouvelle famille, M. Chaumier vieilli et cass�, L�on artiste de talent
et de r�putation.

Mais les arbres et les rosiers n'avaient pas chang�; tous les ans ils
donnaient les m�mes fleurs et les m�mes parfums; la m�me herbe encadrait
les pav�s de la cour; les m�mes merles venaient becqueter les ombelles
de corail des sorbiers.

Un jour, M. Semler disait: �Comme je m'�tais tromp�! j'avais toujours
cru que vous �pouseriez L�on, et que Genevi�ve serait la femme
d'Albert.�

Rose le quitta, et alla se promener dans le jardin; elle pensa � tout ce
qu'il y aurait eu de bonheur � r�unir entre eux quatre toutes les
affections qui remplissent la vie; � n'en rien distraire, � n'en rien
gaspiller sur le reste du monde: amour de parents, amiti�s d'enfants;
premier amour de jeunes gar�ons et de jeunes filles; dernier amour du
mariage; toutes ces amours renferm�es en eux quatre. Un soir elle
�crivit � Genevi�ve:

�Ma Genevi�ve, c'est � L�on que j'�cris, donne-lui cette lettre.

�L�on, nous sommes fous, je t'aime, et je suis s�re que tu m'aimes. Je
suis � Fontainebleau; je t'�cris assise dans ce m�me fauteuil o� j'�tais
quand nous nous sommes promis d'�tre l'un � l'autre, le jour o� on
enterra ma tante Rosalie.

�Tiens, L�on, je n'ai plus d'orgueil, je suis trop malheureuse; tu ne
m'as pas oubli�e, n'est-ce pas? Viens � Fontainebleau, am�ne Genevi�ve;
nous serons seuls tous les trois avec mon p�re; nous lui rappellerons ce
qu'il a promis � ma tante. Pauvre tante! si elle n'�tait pas morte, nous
n'aurions jamais �t� s�par�s! Pendant que ma lettre ira � Paris, je vais
aller au cimeti�re prier sur son tombeau; viens, vous manquez ici tous
les deux; il y a partout des places vides.�

A ce moment arriva Albert; il �tait venu � cheval en poste; il dit au
postillon de lui ramener d'autres chevaux dans une demi-heure, pour
retourner � Paris.

�Mais, dit Rose, es-tu fou? Tu ne peux faire ainsi vingt-quatre lieues
sans te reposer.�

Albert ne r�pondit rien et demanda � parler � son p�re. Rose le
conduisit jusqu'� la porte de la chambre de M. Chaumier, et voulut se
retirer; mais Albert lui dit: �Reste, ma soeur, il faudra bien que tu
saches ce que j'ai � apprendre � notre p�re: j'aime autant n'avoir � en
parler qu'une fois.�

Rose alors regarda Albert, et pensa que ce n'�tait pas seulement � la
fatigue de la route qu'il fallait attribuer l'excessive p�leur de son
fr�re.




XVII


Voici en effet ce qu'Albert dit � son p�re: �Le vol fait par mon clerc
est bien plus consid�rable que je ne l'avais cru d'abord; j'ai d�couvert
depuis qu'il avait fait � ma place divers recouvrements dont l'absence
m'a beaucoup g�n�; j'ai �t� oblig� de contracter un nouvel emprunt, dont
les termes vont �choir en m�me temps que celui pour lequel mon p�re
s'est engag� solidairement avec moi. Je ne sais comment mon beau-p�re et
ma belle-m�re ont appris l'�tat de mes affaires; mais, apr�s une sc�ne
assez violente qui a eu lieu entre nous, ils ont mis Ana�s de leur c�t�,
et ils me menacent d'un proc�s en s�paration de biens. C'est un �clat
qui d�truirait toutes mes derni�res ressources: je suis donc oblig� d'y
donner les mains pour que la chose se passe sans retentissement; avant
tout, j'apporte � mon p�re des valeurs pour se mettre � couvert d'une
partie des payements qu'il va bient�t avoir � faire pour moi.�

Et en m�me temps Albert remit � son p�re plusieurs papiers de commerce.

�Je sais bien, ajouta-t-il, que cela ne fait pas une somme suffisante et
que votre fortune s'en trouvera un peu entam�e; mais c'est tout ce que
j'ai pu r�unir en dehors de la dot de ma femme. Je vais rendre l'�tude
� mon pr�d�cesseur, qui, en �change des sommes qu'il a d�j� per�ues,
payera une partie des dettes de l'�tude: le reste, � la gr�ce de Dieu.
Je m'en vais.

--Mais, dit M. Chaumier....

--Mais, dit Rose....

--Vous voulez, reprit Albert, que je vous donne des explications: il n'y
en a pas � donner; vous savez tout. Ce que je vous dirais ne servirait
qu'� rendre moins clair ce que je vous ai d�j� dit. Pardonnez-moi la
br�che faite � votre fortune, et adieu.�

A ce moment, en effet, on entendait claquer le fouet du postillon, qui
tenait un cheval en main, � la porte. Albert embrassa son p�re et sa
soeur et partit au galop.

M. Chaumier et sa fille rest�rent stup�faits. M. Chaumier calcula
qu'avec cette nouvelle perte et les extravagantes d�penses qui l'avaient
pr�c�d�e, ils allaient se trouver pr�cis�ment un peu moins riches
qu'avant le gain de son proc�s, et par cons�quent hors d'�tat de venir
encore en aide � Albert.

Rose ne s'affligea pas autant qu'on aurait pu le croire de la diminution
de la fortune de son p�re, qui les obligeait � reprendre leur ancienne
vie de Fontainebleau. Depuis qu'elle y �tait revenue, ses plaisirs de
Paris lui semblaient fades et creux aupr�s de tous les souvenirs qu'elle
y trouvait. C'�tait un concert o� tout disait: �L�on et Genevi�ve, amour
et amiti�.�

La pens�e de vivre � Fontainebleau renfermait celle d'y vivre avec eux;
elle courut dans le jardin plein de neige, comme pour aller dire aux
arbres que Genevi�ve et L�on reviendraient, et qu'ils les abriteraient
bient�t tous ensemble sous leur feuillage printanier. Mais bient�t une
triste pens�e s'empara de l'�me de Rose. Quoi! sa lettre arriverait �
Genevi�ve et � L�on en m�me temps que la nouvelle de leur ruine! leur
coeur, si noble et si fier, pourrait croire un moment que les bons
sentiments n'�taient rentr�s dans le sien qu'avec l'infortune, et
qu'elle ne se rattachait � l'amour et � l'amiti� que parce que les
plaisirs du monde allaient lui manquer!

Cette impression ne d�t-elle rester qu'un instant dans l'esprit de ses
anciens amis, rien n'aurait d�cid� Rose � la faire na�tre.

Elle n'envoya pas sa lettre; et, seulement alors, elle comprit qu'elle
�tait ruin�e et malheureuse.

Elle se coucha de bonne heure pour ne pas dormir, et quand, le
surlendemain de la visite d'Albert, M. Chaumier partit pour Paris, afin
de mettre ordre � ses affaires et se d�barrasser de tout l'attirail de
la maison de Paris, elle refusa de l'accompagner, et resta seule, avec
Modeste, � Fontainebleau. Elle repassa toute cette douce vie de famille
dont le jardin et la maison avaient �t� le th��tre; elle se rappela ses
moindres torts, pendant le s�jour de Paris, envers L�on et Genevi�ve. Si
elle avait encore �t� riche, elle serait all�e se jeter � leurs genoux
et leur dire: �Genevi�ve, ma soeur, L�on, mon cousin, mon amant, mon
mari, ne nous quittons jamais, et renfermons toute notre vie entre nous
trois.�




XVIII

L'auteur � ses amis connus et inconnus.


       *       *       *       *       *

O� en �tais-je de mon r�cit? J'ai �t� forc� de l'interrompre pendant
quelques jours, � cause d'un accident peu ordinaire. Mon chien
Freysch�tz, mon compagnon depuis six ans, sur terre et sur mer, dans la
bonne et mauvaise fortune, mon chien m'a mang�!...

Le docteur Leb�tard a ramass� proprement mes morceaux, les a rejoints,
recoll�s et ficel�s; maintenant, il pr�tend que je n'ai qu'� rester chez
moi et attendre. Attendons.

C'est une triste chose que d'�tre mang� par son chien; je n'en sais
gu�re d'exemple que dans la fable, et encore a-t-on cru, pour la
vraisemblance, devoir dire qu'Act�on avait �t� pr�alablement chang� en
cerf. Je ne sais que trois personnes au monde qui comprennent le chagrin
d'une pareille aventure. Une fois d�j� Freysch�tz m'avait d�vor�.
J'avais bien trouv� moyen d'imaginer pour lui des excuses; � force
d'industrie m�me, j'avais parfaitement �tabli que les torts �taient de
mon c�t�; j'�tais rentr� tard, brusquement, sans lumi�re, je l'avais
�veill� en sursaut; enfin, il paraissait m'avoir pardonn�. Mais, cette
fois, il me mangeait avec plaisir; il a fallu employer toute ma force et
toute mon adresse pour me d�livrer de lui. Le docteur Leb�tard m'a
parfaitement fait comprendre que, quelques lignes plus bas, j'�tais
mort. L'autre fois, on avait �t� quelques jours incertain si je
conserverais le bras. D�cid�ment, Freysch�tz m'aimait comme on aime le
bifteck: c'�tait de la gourmandise, et non de l'affection, que je lui
inspirais. Et cependant c'�tait un heureux chien! habitu� du p�tissier
F�lix, ma�tre dans la maison et au dehors, tellement que, quand nous
sortions ensemble, chacun � un des bouts d'un cordon de soie, on
pr�tendait qu'il me tenait en laisse. Tous mes amis �taient les siens;
Gatayes l'appelait mon cousin. Semblable � un arbre dont les feuilles
tombent, l'homme voit successivement mourir autour de lui tout ce qu'il
aime, tout ce qui lui pla�t. Chaque jour on lui envoyait des g�teaux et
des bonbons; les plus jolis doigts blancs se m�laient dans les soies
noires de sa crini�re. Allons, les chiens ne valent pas mieux que les
hommes; Sch�tz est parti, Sch�tz ne m'aimait pas; il ira � deux cents
lieues d'ici avec des gens qui ne demandent � un chien que d'�tre chien
et f�roce, et qui veulent �tre d�fendus par lui: c'�tait moi qui
d�fendais Sch�tz, et j'ai une fois battu un charretier qui semblait
vouloir lui donner un coup de fouet; je garde son portrait et les
coussins oranges sur lesquels il se couchait: l'orange lui allait si
bien!

A part le chagrin, c'est une jolie situation que celle d'un malade: vos
amis viennent vous voir, et font en s'en allant l'�loge de vos vertus.
Vous recevez des friandises et des lettres charmantes, et des fleurs
pour vous tenir compagnie, surtout une bruy�re dont les petites
clochettes, sem�es sur son feuillage comme une neige rose, semblent, les
menteuses, dire au malade prisonnier que l'on est encore � l'automne, et
me rappellent ces prairies de trois lieues de la Bretagne, ces prairies
toutes roses avec un horizon violet. Vos voisines cessent sur leurs
pianos leurs gammes �ternelles; vous faites fermer votre porte aux
ennuyeux, et le m�decin vous d�fend de travailler.

J'ai re�u � ce sujet une charmante lettre:

�Comment vas-tu? Et quel horrible chien tu avais l�! En veux-tu un
autre? trois mois, un agneau de Terre-Neuve. Il deviendra admirable, et
tu auras toujours un an devant toi avant d'�tre d�vor� de nouveau.

�J. J.�

H�las! non, mon cher Janin, je ne veux pas de ton chien; il n'entrera
plus de chien dans ma maison. Toi qui as si po�tiquement et si
tendrement parl� de ton premier chien, je suis s�r que tu n'as jamais
aim� tous les beaux chiens que tu as eus depuis comme ton hideux M�dor.
On n'a dans la vie qu'un chien, comme on n'a qu'un amour. Merci de te
montrer mon ami au moment o� tu comprends que je perds un ami et une
amiti�.

Il y a beaucoup de gens qui demandent tout bas si je ne suis pas un peu
enrag�; d'autres viennent � pied du faubourg Saint-Germain pour me dire:
_Je vous l'avais bien dit_.

Ce matin, le docteur Leb�tard m'a donn� une f�cheuse nouvelle: il m'a
dit que je pouvais travailler; il pr�tend que je vais tr�s-bien: je me'n
rapporte � lui, c'est son �tat.

O� en �tais-je de mon r�cit? J'avais besoin de parler un peu de mon
chien. On dit que les _grandes douleurs sont muettes_: c'est un axiome
faux, invent� pour l'usage et la commodit� des tr�s-petits chagrins et
des coeurs sourds.




XIX


Genevi�ve tomba tout � fait malade et fut oblig�e de redemander la femme
de m�nage qu'elle avait supprim�e. L�on fit venir un m�decin. Apr�s
quelques visites, L�on l'accompagna jusque sur l'escalier et lui dit:
�Eh bien! monsieur?�

Il y a des instants dans la vie que l'on appelle une minute, pendant
lesquels, en effet, l'aiguille d'une pendule ne parcourt que la
soixanti�me partie de son cadran, et il faudrait dix volumes pour �crire
sommairement ce qui se passe dans la t�te et dans le coeur d'un homme
pendant cet instant. Tel fut celui qui se passa entre la question de
L�on et la r�ponse du m�decin. L�on vit en un instant toute sa vie
pass�e et toute sa vie � venir; il se faisait � ce moment une fourche
dans sa vie: selon que Genevi�ve vivrait ou mourrait, il prendrait l'un
ou l'autre des chemins. Si Genevi�ve vit, ce sont des jours plus
heureux, des lilas au printemps, une vie trop courte; si elle meurt, un
long deuil pour lui qui ne finirait que par une mort tardive; si elle
meurt, il se repr�sente dans tous ses d�tails la mort, le froid, la
p�leur, la bi�re, le cimeti�re, la terre; si elle vit, il fait le projet
de vingt parties de plaisir, de cent distractions; il la mariera: les
enfants, le bonheur. Rien n'�chappe � ses yeux, dans les deux cas: en
pensant au mariage, il voit la toilette, la fleur d'oranger, le voile et
les enfants: il y en a un blond, l'autre est ch�tain, etc.... Je r�p�te
qu'il faudrait dix volumes pour indiquer tout ce qu'il pensa; et
cependant, trente secondes apr�s sa question, le m�decin ouvrait la
bouche pour r�pondre, et L�on le regardait comme on regarderait un juge
dont la volont� peut tout; il y avait eu quelque chose de suppliant dans
sa voix quand il avait dit: �Eh bien! monsieur?�

Le m�decin r�pondit en hochant la t�te: �Cela va mal.�

L�on resta les yeux ouverts, mais sans regard; ces paroles
retentissaient dans sa t�te comme autant de petits marteaux qui la
brisaient au dedans. Le m�decin descendit une marche, L�on l'arr�ta:

�N'y a-t-il donc plus d'espoir?

--Monsieur, dit le m�decin, il y a toujours de l'espoir, mais votre
soeur est bien malade.�

Et il salua; L�on le suivit: il lui semblait que cet homme allait
emporter son dernier espoir.

�Vous reviendrez tant�t, n'est-ce pas?

--Oui, mais rien ne presse; la maladie n'est pas au dernier p�riode,
nous avons probablement plusieurs mois devant nous.�

En disant ces mots, il avait continu� � descendre, et L�on l'avait suivi
jusqu'� la porte coch�re. Il le suivit encore de l'oeil jusqu'� ce
qu'il tourn�t le coin de la rue o� il allait prendre une tasse de caf�
et lire le journal. L�on rentra; il ne pouvait s'emp�cher de regarder
Genevi�ve. Il y a dans les gens qui vont bient�t mourir quelque chose de
solennel et de singulier; leur chair est comme transparente, et il
semble qu'elle est �clair�e en dedans par leur �me, semblable � une
lampe qui s'alimente du corps et le consume. Genevi�ve ne se croyait pas
malade; elle s'attendait tr�s-bien � mourir, mais de douleur et de
d�sespoir.

Au bout de peu de jours, les prescriptions du m�decin avaient produit un
excellent r�sultat, il dit � L�on: �La malade va mieux, mais je n'ai
rien pu faire jusqu'ici contre la maladie. Il faut prendre garde de
frapper son imagination. Je vais vous dire devant elle que mes soins
sont d�sormais inutiles, et qu'elle est gu�rie; vous m'engagerez � venir
vous voir, � titre de connaissance; je viendrai quelquefois, le soir,
faire une partie de dominos, et je suivrai la maladie sans qu'elle
puisse prendre mes ordonnances pour autre chose que pour quelques
conseils donn�s par hasard.

�Ah! monsieur, dit L�on, sauvez ma soeur.�

Le m�decin lui serra la main sans lui r�pondre, et partit.




XX


Ce jour-l�, on ne travaillait pas dans l'atelier d'Antoine Huguet: cela
constituait, avec les jours o� on travaillait, une diff�rence qu'un
oeil tr�s-exerc� pouvait seul apercevoir.

Les jours o� on travaillait, on se livrait, il est vrai, � une �gale
paresse, mais avec remords, mais en se gourmandant les uns les autres,
mais en r�p�tant � chaque demi-heure, comme le refrain oblig� d'une
ballade: _Ah �a! maintenant, travaillons_; ce qui n'engageait � rien et
produisait seulement l'effet de la momie que certains peuples faisaient
passer dans un festin sous les yeux des convives; ce qui �quivaut � peu
pr�s au: _Fr�re, il faut mourir_, que ne se disent pas les trappistes,
ainsi que je suis all� personnellement m'en assurer l'ann�e derni�re
(1837); ce dont les convives d'esprit avaient probablement soin de tirer
la conclusion: �Il faut mourir un jour, donc il faut vivre en
attendant.�

Les jours o� on travaillait, les toiles �taient sur les chevalets, les
palettes �taient charg�es; si l'on se promenait par l'atelier et par le
reste du logis, c'�tait toujours sous pr�texte de chercher un appui-main
�gar�, ou de se r�chauffer les pieds. S'il venait une visite, on croyait
devoir la faire tourner au profit de l'art; on demandait au visiteur son
opinion sur une figure �bauch�e, et quand il avait, apr�s un s�v�re
examen, dit qu'il trouvait un des bras trop long, on r�pondait: �Ah! tu
me fais bien plaisir, je le croyais trop court.�

Puis, quand le visiteur �tait parti, au grand regret de l'atelier, la
mauvaise humeur caus�e par son d�part se formulait hypocritement en
d�clamations contre les fl�neurs et le temps dont ils causent la perte;
et on s'asseyait devant le feu pour se plaindre plus � son aise de cette
perte de temps.

Mais les jours o� on ne travaillait pas, on enfouissait dans les coins
les chevalets d�mont�s et les toiles retourn�es. Il n'�tait pas plus
question de peinture qu'avant le jour o� je ne sais quelle femme grecque
dessina, dit-on, sur un mur, _avec du charbon_, le profil d'un amant
fris�, ainsi que le t�moignent diverses gravures; anecdote que nous
consid�rons comme apocryphe, � cause que sous un beau ciel comme celui
de la Gr�ce, o� le plaisir passe avant l'utilit�, c'est-�-dire o� le
plaisir est raisonnablement consid�r� comme la plus utile des choses, il
n'est pas probable que l'on e�t invent� le charbon avant d'inventer la
peinture, la cuisine avant les arts.

Les jours o� on ne travaillait pas, on se promenait franchement pour se
promener; celui qui e�t regard� avec un peu d'attention quelques-uns des
tableaux ou des pl�tres qui tapissaient l'atelier, e�t �t� unanimement
accus� de faire _son piocheur_. Les jours o� on ne travaillait pas
�taient les grands jours de travail de Gargantua; le d�jeuner, plus
somptueux, demandait plus de soins et de courses, etc., etc.

Ce jour-l�, on ne travaillait pas dans l'atelier. Mithois �tait v�tu
d'un burnous arabe de cachemire blanc; Antoine Huguet avait une veste de
brigand napolitain.

ANTOINE HUGUET.--Allons, Gargantua, le couvert.

MITHOIS.--On frappe.

ANTOINE HUGUET.--Gargantua, va ouvrir.

LE CHAIRCUITIER (_entrant_).--M. Huguet!

EDGAR SAGAN.--C'est ici, chaircuitier.

Gargantua donne au chaircuitier un plat pour transvaser les c�telettes
de porc frais qu'il apporte dans une bo�te de fer-blanc; il demande une
fourchette.

MITHOIS.--Gargantua, une fourchette.

GARGANTUA.--Je les cherche.

ANTOINE HUGUET.--O� peux-tu avoir mis les fourchettes? c'est ainsi que
tu prends soin de _mon argenterie_? Tenez, chaircuitier. (Il lui donne
un poignard: le chaircuitier prend le poignard du bout des doigts et
n'ose lever les yeux; il transvase les c�telettes.)

MITHOIS.--Chaircuitier, �tes-vous bien sur de ce que vous apportez l�?
on dirait des c�telettes de chien caniche.

LE CHAIRCUITIER.--Elles sont comme les derni�res.

CHARLES LEFLOCH.--Il n'y a pas assez de cornichons....

ANTOINE HUGUET.--Gargantua, qu'est-ce que je t'avais dit?

GARGANTUA.--De demander trop de cornichons.

ANTOINE HUGUET.--Eh bien! qu'est-ce que dit Charles?

GARGANTUA.--Qu'il n'y a pas assez de cornichons.

ANTOINE HUGUET.--Donc mes ordres ont �t� m�pris�s.

GARGANTUA.--C'est la faute du g�te-sauce, je lui avais dit....

LE CHAIRCUITIER.--Mais, monsieur Gargantua, je vous assure qu'il n'y a
pas mal de cornichons.

GARGANTUA.--Vous en �tes un autre.

ANTOINE HUGUET.--Bien, Gargantua, j'aime cette �nergie dans les soins du
m�nage; tu me feras penser ce soir � te donner ma b�n�diction. Paye
comptant et demande l'escompte. (_Le chaircuitier sort_.)

MITHOIS.--On frappe.

ANTOINE HUGUET.--Gargantua, on frappe.

    (_Entre un autre chaircuitier_.)

CHARLES LEFLOCH.--Tiens! un rechaircuitier.

MITHOIS.--Et des rec�telettes.

LE NOUVEAU CHAIRCUITIER.--M. Vasselin?

ANTOINE HUGUET.--C'est ici.

(Tout le monde regarde Antoine avec �tonnement, mais personne ne dit
mot. Le chaircuitier demande une fourchette; Gargantua est en train de
chercher les fourchettes dans le po�le. Apr�s avoir fait d'inutiles
perquisitions dans le lit d'Antoine Huguet et dans le panier au charbon
de terre, on donne au chaircuitier un poignard malais � lame tordue
comme une flamme.)

ANTOINE HUGUET.--M. Vasselin n'est pas ici, il fera payer. (_Le
chaircuitier sort_.)

CHARLES LEFLOCH.--Ah ��! nous allons donc manger les c�telettes du
propri�taire?

ANTOINE HUGUET.--Je voudrais le manger lui-m�me, s'il n'�tait pas si
coriace.

CHARLES LEFLOCH.--Il va les attendre.

ANTOINE HUGUET.--Tant mieux.

CHARLES LEFLOCH.--Et il faudra qu'il les paye?

ANTOINE HUGUET.--Sans cela, o� serait la vengeance?

CHARLES LEFLOCH.--Ah! il y a une vengeance.

ANTOINE HUGUET.--Il m'a donn� cong�.

    (_Moment de stupeur, indignation profonde_.)

ANTOINE HUGUET.--Et je vous ai r�unis pour voir avec vous quelle
punition il convient de lui appliquer. Mettons-nous � table. Eh bien!
Gargantua, les fourchettes?

Gargantua a enfin trouv�, dans la t�te d'une Niob� de pl�tre, les
fourchettes de fer qu'Antoine Huguet appelle son argenterie.

On se met � table: jamais il ne s'est vu sur une table autant de
c�telettes.

CHARLES LEFLOCH.--C'est un v�ritable festin de Balthazar. Je crains �
chaque instant de voir para�tre, sur la muraille, les trois mots
mena�ants:

    MANE THECEL PHARES.

MITHOIS.--Le luxe excessif dans les repas a toujours pr�c�d� et annonc�
la chute des grands empires.

ANTOINE HUGUET.--Le Vasselin m'a donn� cong�! � peine �tais-je dans la
maison, qu'il a, je ne sais pourquoi, con�u des doutes sur ma
solvabilit�, et il m'a fait subir, � ce sujet, diverses �preuves dont
je suis sorti victorieusement.

_Premi�re �preuve_.--Le domestique du Vasselin est venu me demander,
huit jours apr�s mon arriv�e ici, la monnaie d'un billet de mille
francs.

MITHOIS.--De mille francs!

CHARLES LEFLOCH.--De mille francs!!

EDGAR SAGAN.--De mille francs!!!

ANTOINE HUGUET.--De mille francs. Je ne me suis nullement �mu; j'ai dit
au domestique: �Je n'ai pas la monnaie de mille francs, mais
allez-vous-en passage des Panoramas, vous trouverez un changeur qui
n'est pas tr�s-beau; ou, place de la Bourse, vous en trouverez un qui
est tr�s-laid: ils vous feront parfaitement votre affaire.�

Le domestique redescendit. La premi�re �preuve avait �chou�; les gens
les plus riches peuvent ne pas avoir chez eux mille francs en argent.

_Deuxi�me �preuve_.--Huit jours apr�s, le domestique remonta; il me dit
que son ma�tre donnait � d�ner, qu'il lui manquait un peu d'argenterie,
et qu'il me priait de lui pr�ter trois couverts. �Comment donc!� ai-je
r�pondu, mais avec le plus grand plaisir, il ne faut pas se g�ner entre
voisins; �tes-vous bien sur qu'il ne faille � votre ma�tre que trois
couverts?

--Oui, monsieur.

--Faites-moi le plaisir de redescendre, pour voir si trois couverts lui
suffiront.

Au bout de dix minutes, le domestique remonta m'affirmer qu'il y aurait
assez de trois couverts. �Gargantua, dis-je alors au rapin ici pr�sent,
donne trois couverts.� Gargantua, avec une gravit� digne des plus grands
�loges, tira trois couverts.... Gargantua ne mettait pas, je crois,
alors les couverts dans la t�te de la Niob�; c'�tait l'�t�, il les
serrait dans le four du po�le.

MITHOIS.--Les couverts dont nous nous servons?

ANTOINE HUGUET.--Oui.

CHARLES LEFLOCH.--Les couverts de fer?

ANTOINE HUGUET.--Oui.

�Dites bien � votre ma�tre, ajoutai-je, que, s'il en veut davantage,
c'est parfaitement � son service.�

�Et le domestique emporta les couverts, qui me furent rapport�s le
lendemain. Depuis ce temps, il n'a pas perdu une occasion pour m'�tre
d�sagr�able; enfin, au dernier terme de payement, je me suis trouv� en
retard de quelques jours, et il m'a signifi� mon cong� par un huissier.
Voici, chers amis, la situation des choses; que Gargantua verse � boire,
et que chacun, avec calme et gravit�, �mette son opinion sur la peine �
infliger au Vasselin.

MITHOIS.--Je pense qu'il ne s'agit pas d'une simple peine, mais d'une
succession de peines, c'est-�-dire d'une scie. Il faut que le Vasselin
maudisse le jour de sa naissance et la m�re qui lui a donn� la vie; il
faut qu'il nous trouve partout, nous et notre vengeance; il faut qu'il
r�ve de nous.

ANTOINE HUGUET.--Mithois a parfaitement pos� la question: mettons de
l'ordre dans notre affaire; que chacun donne son id�e. Gargantua va
�crire, et les diverses condamnations port�es contre le Vasselin seront
ex�cut�es chacune � son tour, sans restriction, sans commutation, sans
piti�.

MITHOIS.--Sans piti�.

CHARLES LEFLOCH.--Sans piti�.

EDGARD SAGAN.--Sans piti�.

GARGANTUA.--Sans piti�.

ANTOINE HUGUET.--Gargantua, verse � boire et �cris.

MITHOIS.--�cris: Pour crimes et forfaits divers dont nous ne voulons
d�shonorer le papier, le sieur Vasselin est condamn� � subir les peines
dont le d�tail suit:

�1� Le sieur Vasselin et ses descendants sont � jamais priv�s de
sonnette.�

(Antoine Huguet sort.)

CHARLES LEFLOCH.--2� Toute personne qui viendra � l'atelier devra
frapper chez le sieur Vasselin en montant, ici, et demander � son
domestique: �Est-il vrai que M. Vasselin soit devenu fou?�

(Antoine Huguet rentre avec le cordon de sonnette de M. Vasselin, qu'il
a �t� couper � sa porte; il est accueilli avec acclamations.)

ANTOINE HUGUET.--3�.....

Alors entra L�on.

Pour savoir ce qui amenait L�on, il est n�cessaire de remonter un peu
plus haut.




XXI

Un jour n�faste.


Mais avant d'�crire ce chapitre, nous en avons un autre � placer, pour
ne plus avoir ensuite � interrompre notre r�cit: c'est un _errata_ fait
par quelqu'un que nous aimons, et dont l'esprit est pour nous un juge
sans appel.

_Errata_.

1� Au commencement du volume, vous avez mis deux fois _somno_ comme une
chose �l�gante, en quoi vous vous �tes tromp�.

2� Et _clavecin_; mais dites-moi un peu o� vous avez vu des _clavecins_.
Moi, j'en ai vu dans mon enfance, chez une vieille dame qui en jouait;
les touches �taient noires et les di�ses blancs. Il est ridicule de dire
_clavecin_, quand surtout on est, comme vous, fils d'un pianiste
c�l�bre.

3� Qu'est-ce que _pr�senter ses civilit�s_? A qui est-ce qu'on _pr�sente
ses civilit�s_, � moins que ce ne soit en province?

4� Je n'aime pas les femmes qui font la cuisine, surtout en souliers de
satin; elles doivent avoir les pieds glac�s, et, par cons�quent, le nez
rouge: la seule cuisine que se permettent les femmes est la fabrication
des confitures, et encore a-t-on ensuite les ongles perdus pendant plus
de huit jours.

5� On parle trop de bottes.

6� Les femmes approuveront l'id�e de donner � Genevi�ve le meilleur
cordonnier, parce que des souliers ne sont jamais assez chers ni assez
bien faits; mais toutes se moqueront de _la meilleure couturi�re_, vu
que les plus �l�gantes m�me ne font faire qu'une seule robe � Palmyre,
pour avoir un mod�le.

A ceci nous r�pondons:

1�..................

2� Nous d�testons le mot piano, qui ne veut rien dire et n'est que la
moiti� du nom de l'instrument, tandis que clavecin a un sens et sonne
mieux; nous avons vu des clavecins, et nous en avons br�l� un pendant un
certain hiver.

3�..................

4� C'est une histoire que nous racontons, et nous n'inventons pas.

5�..................

6� C'est L�on qui s'occupe de la toilette de sa soeur, et L�on et moi
sommes assez ignorants sur ces choses; d'ailleurs, il n'y a que les gens
riches qui savent et qui peuvent faire des �conomies, et L�on n'avait
pas le moyen d'�tre �conome.

Est-ce tout?...

Ah! bien oui....

�Autant que peut-�tre charmante une femme dont on a �t� l'amant.� Ceci
est une pens�e un peu trop particuli�re; il y a deux classes d'hommes
qui professent l'opinion contraire: les lyc�ens et les anciens _beaux_
de quarante-huit ans qui grisonnent. Les lyc�ens �rigent en Dianes
chasseresses les diverses Gothons, cuisini�res et bonnes d'enfant,
auxquelles est le plus souvent r�serv� ce qu'il y a de plus grand dans
la vie: le premier amour d'un jeune homme. Les hommes de quarante-huit
ans disent, avec une voix de basse-taille et un vieux sourire de
fatuit�: �Je l'ai connue bien belle; elle avait un beau corps: c'�tait
une V�nus.�




XXII


Un jour L�on �tait sorti le matin, en disant � Genevi�ve: �Je rentrerai
de bonne heure et je rapporterai ce que le m�decin a command�.� Et, pour
la premi�re fois, il l'avait laiss�e sans argent: L�on n'en avait plus
du tout; mais c'�tait le jour de le�on d'une de ses �coli�res dont le
douzi�me cachet avait �t� donn� � la le�on pr�c�dente, et, selon
l'usage, elle devait payer ce jour-l�.

Comme il donnait la le�on, on annon�a M. _Rodolphe de Redeuil_.
Rodolphe entra, baisa la main de la jeune dame, et salua L�on d'un air
protecteur si impertinent, que L�on eut beaucoup de peine � trouver un
salut qui le f�t un peu davantage. L�on �tait dans la maison sur le pied
d'homme pay�; Rodolphe, e�t-il �t� l'ami de L�on, n'aurait pas eu le
courage de l'avouer en semblable circonstance: mais tous deux, chaque
fois qu'ils se rencontraient, ne n�gligeaient rien pour s'adresser des
paroles � demi d�sagr�ables; Rodolphe, moins spirituel que L�on, malgr�
la sup�riorit� de sa position dans laquelle il se retranchait, n'avait
pas souvent l'avantage sur son adversaire, et sa col�re contre lui
s'envenimait � chaque rencontre.

�Monsieur de Redeuil, dit Mme de Dr�an, me permettrez-vous de continuer
ma le�on?�

L�on se sentit rouge: c'�tait demander � Rodolphe s'il fallait le
renvoyer. Rodolphe s'inclina sans parler; mais, avant sa r�ponse, L�on
avait repris sa place au piano et avait donn� le ton � Mme de Dr�an.
Elle chanta un morceau, apr�s lequel L�on lui dit: �Ce n'est pas bien.�
Rodolphe se leva et dit: �C'est ravissant.�

L�on, � son tour, feignit de ne pas l'entendre et fit voir � Mme de
Dr�an en quoi elle avait manqu�; seulement, comme la mani�re dont
Rodolphe lui avait fait son compliment �tait plus que d�sobligeante pour
lui, il ajouta: �Il y a des gens qui trouveraient cela bien; mais vous
�tes assez heureusement dou�e pour ne pas vous arr�ter � un �-peu-pr�s
vulgaire et de mauvais go�t.�

Mme de Dr�an demanda � Rodolphe s'il �tait musicien; il r�pondit: �Non;
j'ai depuis un an _un pauvre diable_ de ma�tre de piano qui fait tous
les jours une lieue dans la boue pour venir me donner une le�on que je
ne prends presque jamais; seulement j'ai imagin�, depuis quelque temps,
de lui faire jouer quelques dr�leries sur le piano, je lui donne son
cachet, et il s'en va.

--Pauvre diable, en effet, murmura L�on, d'�tre oblig� de supporter
cela!

--Vous devriez imiter mon exemple, dit Rodolphe; M. Lauter a un joli
talent sur le violon, cela vous amuserait.

--Je connais, dit Mme de Dr�an, le talent de M. Lauter; _il a eu la
bont�_ de se faire entendre � ma derni�re soir�e o� _il a bien voulu_
venir.�

L�on remercia Mme de Dr�an dans son coeur; Rodolphe se mordit les
l�vres. Mme de Dr�an ajouta: �Pourquoi n'�tes-vous pas venu?

--Je n'aime pas la musique, r�pondit Rodolphe, et votre billet m'avait
averti que votre soir�e �tait toute musicale; d'ailleurs, j'avais promis
�...�

L�on l'interrompit par un pr�lude sur le piano et dit: �Voulez-vous,
madame, que nous redisions cette si vieille chanson que vous aimez?�

Un nuage de col�re passa sur le front de Rodolphe. Mme de Dr�an se leva
et commen�a � chanter:

    J'ai _dit_ aux _�chos de la plaine_
    Tout ce qu'on _dit_ en pareil cas:
    Que vous �tes une _inhumaine_,
    Que je n'attends que le _tr�pas_....
    Mais, outre que c'est bien vulgaire,
    Tant parler est d'un indiscret;
    Ne serait-il pas temps, ma ch�re,
    Puisque j'ai dit ce qu'il fallait,
    A des choses qu'il faille taire,
    D'en venir un peu, s'il vous pla�t?

    Mais quel joli bouquet frissonne
    Sur votre sein, mon bel amour?
    Avez-vous doncque pour patronne
    La sainte qu'on f�te en ce jour?
    Non, non, ce n'est pas votre f�te,
    Dites-vous? Cet heureux bouquet,
    Dans une place aussi coquette,
    Me fait croire, envieux regret,
    Puisque ce n'est pas votre f�te,
    Que c'est la f�te du bouquet.

Pendant que Mme de Dr�an chantait, Rodolphe, le coude sur le piano, la
t�te pench�e, lui lan�ait de tous ses regards le plus irr�sistible. L�on
lui dit: �Pardon, monsieur, votre coude sur le piano lui �te beaucoup de
son.�

La le�on �tait finie; mais L�on ne voulait pas, devant Rodolphe, faire
comme le _pauvre diable_ de ma�tre de piano auquel celui-ci donnait son
cachet, et _qui s'en allait_: d'ailleurs, ce n'�tait pas ainsi qu'il
avait coutume d'en agir chez Mme de Dr�an. L�on �tait assez bien �lev�
et assez homme du monde pour qu'on f�t g�n�ralement enchant� de le
traiter d'une mani�re convenable.

J'en excepte quelques personnes qui, dans leur culte pour l'argent, ne
croient jamais de bonne foi que ce qu'on donne pour de l'argent, quelque
pr�cieux que ce soit, vaille r�ellement l'argent, et se croient toujours
les bienfaiteurs de ceux auxquels ils donnent de l'argent, quelque peu
qu'ils en donnent et quelle que soit la valeur de ce qu'on leur donne en
�change; car apr�s tout, disent-ils, ce n'est pas de l'argent.

Il n'y avait donc rien d'�tonnant � ce que L�on, sa le�on finie, pr�t un
si�ge et rest�t � causer. Il n'est rien de d�sagr�able pour un homme
comme d'�tre surpris par un autre homme � faire des roulements d'yeux:
c'�tait le chagrin que L�on avait donn� � Rodolphe, quand il l'avait
pri� poliment de ne pas mettre son coude sur le piano. Mme de Dr�an
parla musique, Rodolphe dit plusieurs sottises.

L�ON.--En France, on entend singuli�rement la musique: la musique se
prend comme une fi�vre intermittente. Pendant cinq ou six ans, on ne
s'en occupe pas, puis tout d'un coup elle revient � la mode; alors tout
le monde l'aime, tout le monde en parle, tout le monde s'extasie et se
p�me. Et les jeunes gens vont crier dans les stalles du th��tre Italien:
_Bravo, Roubine! Brava, la Grise!_ pendant que Rubini et Grisi chantent,
et de fa�on � ce que ni eux ni les autres ne les entendent. Il est
malheureux qu'on soit arriv� � faire un ridicule de la plus belle chose
qui soit, du plus divin des arts, de la musique; et que, faute de
pouvoir sentir dignement et appr�cier la musique, on se pare d'une
admiration grotesque dans son exag�ration pour divers funambules
auxquels on rend mille fois plus d'hommages qu'aux grands g�nies dont
ils chantent les oeuvres.

RODOLPHE.--Monsieur Lauter, quel est aujourd'hui le premier des jeunes
violonistes?

Il �tait impossible de faire une question plus malveillante; c'�tait
dire � L�on: �Je ne vous compte pas, vous, petit talent de second
ordre.�

L�on comprit l'impertinence et r�pondit froidement:

�C'est moi, monsieur.�

Rodolphe crut r�pliquer par un sourire ironique. Mais Mme de Dr�an,
presque malgr� elle, dit: �Bravo, monsieur Lauter!.... A propos,
dit-elle en se reprenant, parce que vous avez un talent charmant, ce
n'est pas une raison pour que je ne vous paye pas vos le�ons; car, vos
le�ons pay�es, je vous suis encore bien reconnaissante de me les donner.
Je suis votre d�bitrice depuis la derni�re le�on. Vous avez mes cachets,
n'est-ce pas?�

L�on avait pris les cachets le matin et les avait compt�s quatre fois
pour �tre bien s�r de n'en pas oublier, et ne laisser au sort aucun
moyen d'en retarder le payement, et, avant d'entrer chez Mme de Dr�an,
il avait mis la main sur sa poche pour s'assurer encore qu'ils y
�taient; mais l'id�e de recevoir devant Rodolphe l'argent de ses le�ons
lui apparut insupportable: il dit � Mme de Dr�an qu'il n'avait pas ses
cachets.

�Mais je n'en ai pas besoin, vous me les rendrez un autre jour; je sais
parfaitement que je vous ai donn� le douzi�me la derni�re fois que vous
�tes venu, je vais vous donner votre argent.�

Et elle s'approcha d'un secr�taire.

De l'argent! il y avait l� de l'argent, si pr�s de L�on! de l'argent
qu'on lui devait, qui �tait � lui, qu'on allait lui donner, qu'il allait
toucher, tenir dans sa main, dans sa poche! de l'argent qui, sous un si
petit volume, renferme tant de plaisirs, tant de bonheur, tant
d'ind�pendance, tant de larmes essuy�es, tant de puissance!

Et il dit: �Non, merci, vous me le donnerez une autre fois, cela
_m'embarrasserait_ aujourd'hui.�

L'embarrasserait! le pauvre gar�on! ne dirait-on pas que ses poches sont
remplies d'argent? H�las! ses pauvres poches sont vides et b�antes: s'il
n'a rien laiss� � Genevi�ve en partant, c'est qu'il ne lui restait rien.

�Et votre mariage? dit Mme de Dr�an � Rodolphe.

RODOLPHE.--Quel mariage?

MADAME DE DR�AN.--Ne disait-on pas que vous deviez �pouser Mlle
Chaumier?

RODOLPHE.--Mlle Chaumier? Qu'est-ce que Mlle Chaumier?

L�ON.--C'est ma cousine, monsieur, et la fille de mon oncle, M.
Chaumier, chez lequel vous avez dans le temps _pri�_ M. Albert Chaumier
de vous pr�senter.

MADAME DE DR�AN.--On dit Mlle Chaumier tr�s-jolie.

RODOLPHE.--Elle n'est pas mal.

MADAME DE DR�AN.--Vous ne pouvez nier qu'il ait �t� question de quelque
chose entre elle et vous; plus de dix personnes m'en ont parl�.

RODOLPHE.--Elles se trompaient.

L�ON.--Sans doute, car c'est une chose dont M. de Redeuil se vanterait
au lieu de la cacher.

MADAME DE DR�AN.--Il para�t que la chose a manqu� et que vous en avez
gard� de l'aigreur.

RODOLPHE.--Moi, jamais, non: la petite personne n'avait pas assez de
fortune pour moi.

MADAME DE DR�AN.--Il y a des choses qui valent bien la fortune.

L�ON.--C'est pr�cis�ment de ces choses-l� que M. de Redeuil n'aurait pas
eu peut-�tre assez pour ma cousine.

RODOLPHE.--C'est elle qui vous l'a dit, monsieur?

L�ON.--Non, monsieur; je ne l'ai jamais entendue parler de vous.

MADAME DE DR�AN.--Enfin, d'apr�s ce qu'on disait, vous aviez fait la
demande.

RODOLPHE, _du ton le plus fat et le plus impertinent, comme s'il �tait
absurde qu'on p�t supposer qu'il s'occup�t s�rieusement d'une demoiselle
Chaumier_.--Non.

L�ON.--Monsieur est prudent.

RODOLPHE.--Monsieur ne l'est gu�re.

L�ON.--C'est faute de croire au danger.

MADAME DE DR�AN.--Parlons d'autre chose.

RODOLPHE.--Pourquoi cela?

MADAME DE DR�AN.--Pour parler d'autre chose; c'est, selon moi, une
excellente raison et parfaitement suffisante. Allez-vous ce soir aux
Bouffons?

RODOLPHE.--La _Grise_ chante-t-elle?

MADAME DE DR�AN.--Oui.

RODOLPHE.--Irez-vous?

L�on serre les l�vres et fait un petit mouvement de t�te, ce qui veut si
clairement dire qu'il aurait �t� plus poli de commencer par la seconde
question, que Mme de Dr�an traduit tout haut cette pens�e qui lui vient
sans qu'elle sache trop comment.

MADAME DE DR�AN.--Oui, j'irai; mais il e�t �t� plus obligeant de me
demander cela d'abord.

RODOLPHE.--Adieu donc.

MADAME DE DR�AN.--Adieu.

L�ON--Madame, j'ai l'honneur de vous saluer.

MADAME DE DR�AN.--Ne m'oubliez pas apr�s-demain.

En descendant l'escalier, L�on sentait son coeur battre violemment
dans sa poitrine; le premier mot qu'il allait dire �tait grave. Il
appela M. de Redeuil, qui ne l'avait pas salu�, quoiqu'il sort�t le
premier, et allait passer la porte coch�re sans regarder L�on.

L�ON.--Monsieur de Redeuil?

RODOLPHE.--Monsieur Lauter...?

L�ON.--Voulez-vous me permettre de vous donner un avis?

RODOLPHE.--Vous est-il �gal d'attendre que je vous en demande un?

L�ON.--Non, monsieur, cela ne m'est pas �gal, et voici mon avis: Je
crois qu'il serait, pour vous, plus honorable en toute circonstance, et
plus prudent devant moi, de parler convenablement d'une personne qui
tient � moi par des liens de parent�.

RODOLPHE.--Monsieur, je ne re�ois plus de le�ons.

L�ON.--Il y en a quelques-unes cependant qui paraissent vous manquer.

RODOLPHE.--Des le�ons de violon, monsieur?

L�ON.--Non, des le�ons de politesse et de savoir-vivre.

RODOLPHE.--Est-ce que vous professez cela aussi, monsieur?

L�ON.--Quelquefois, monsieur.

RODOLPHE.--Vous ne paraissez pas cependant bien fort.

L�ON.--Mais.... assez fort pour vous, monsieur, � qui il faut donner des
connaissances �l�mentaires.

RODOLPHE.--O� monsieur donne-t-il ses le�ons?

L�ON.--Mais, � Meudon, ou encore au pied de Montmartre, pr�s de
Clignancourt.

RODOLPHE.--Nous pourrions commencer demain.

L�ON.--Volontiers.

RODOLPHE.--J'enverrai chez vous deux de mes amis, pour fixer les
conditions.

L�ON.--Je d�sire qu'on ne vienne pas chez moi pour cette affaire (L�on
pensait � Genevi�ve); j'enverrai chez vous. Vous serait-il �gal de
n'avoir qu'un t�moin?

RODOLPHE.--Pas du tout, si vous voulez.

L�ON.--Mon t�moin sera chez vous demain matin � huit heures.

RODOLPHE.--Monsieur, au plaisir de vous revoir.

L�ON.--Monsieur, le plaisir sera pour moi.

En quittant Rodolphe, la premi�re pens�e qu'eut L�on fut celle de
chercher un t�moin et des �p�es; puis il songea que la journ�e �tait
plus d'� moiti� et qu'il avait laiss� Genevi�ve sans argent; il songea �
celui qu'il venait de refuser. Il maudit sa vanit�, qu'il avait pr�f�r�e
� sa soeur; il se maudit lui-m�me. Puis il chercha des exp�dients, car
_il fallait_ de l'argent, et il se d�cida � aller en emprunter � Antoine
Huguet. C'�tait une chose qu'il n'avait jamais faite: il trouvait tout
naturel que ses amis lui empruntassent de l'argent, et il ne trouvait l�
rien de condamnable; mais en songeant � en emprunter, il se sentait
singuli�rement humili�.

Cependant il se dirigea vers l'atelier.




XXIII


Pendant ce temps-l�, Genevi�ve �tait tristement renferm�e chez elle;
elle avait devin� le matin que L�on n'avait pas d'argent, et elle �tait
toute chagrine du chagrin qu'elle supposait � son fr�re, et du tourment
qu'il se donnait sans doute pour en trouver. Albert vint la voir; il y
avait bien longtemps qu'il n'�tait venu; il fut frapp� du changement
survenu sur le visage de sa cousine. Pour L�on, qui la voyait tous les
jours, ces alt�rations successives �taient trop gradu�es et trop faibles
d'un jour � l'autre pour qu'il p�t s'en apercevoir.

Sa peau �tait devenue d'un blanc mat et blafard, rude et s�che; sa t�te
�tait renvers�e en arri�re, comme si elle e�t �t� moins lourde � porter
ainsi; son col pench� �tait g�n� dans ses mouvements; quand elle voulait
voir quelque chose, elle portait sa t�te au-devant des objets, comme si
la diminution de la sensibilit� de sa peau les lui rendait moins faciles
� percevoir: apr�s cet effort, qui lui paraissait violent, elle laissait
retomber sa t�te.

Albert lui raconta ses chagrins; il �tait fatigu�, presque malade, il
allait partir le soir pour passer quelques jours � Fontainebleau et se
reposer. Genevi�ve leva les yeux au ciel avec un regard de reproche:
elle lui avait tant demand� le bonheur d'Albert!

�Albert, lui dit-elle, je voudrais qu'il y e�t du bonheur dans ma vie et
que je pusse te le donner; aie du courage, ne te laisse pas aller au
d�sespoir; tu es jeune, tu as l'avenir � toi. Mais ta femme? Ana�s?

--Elle et ses parents, r�pondit Albert, ils m'ont ruin�; puis ils lui
ont persuad� qu'elle ne pouvait partager le sort d'un homme ruin�,
qu'ils _g�missaient_ de ne pouvoir secourir.

--Comment cela est-il possible?� dit Genevi�ve.

Et la pauvre fille pensait quel bonheur c'e�t �t� pour elle d'�tre
malheureuse avec Albert. Partager l'existence de l'homme qu'elle aimait
lui semblait une si grande f�licit�, que toutes les autres choses
r�put�es bonheurs lui paraissaient aupr�s de celui-l� inutiles et m�me
embarrassantes.

Albert la baisa au front et partit. Genevi�ve lui dit: �Adieu, Albert,
sois heureux, je prierai Dieu pour toi.

--Pauvre petite! pensa Albert en s'en allant, ce sera peut-�tre bient�t
dans le ciel que tu prieras pour moi.�

Et il descendit l'escalier tout attrist�.

Albert alla en effet passer quelques jours � Fontainebleau; il y trouva
M. Chaumier et Rose �galement tristes, mais pour des causes bien
diff�rentes. Rose avait perdu L�on et l'avait perdu par sa faute; et
elle le regrettait am�rement, surtout en trouvant dans son coeur tant
d'amour et tant de bonheur pour lui.

M. Chaumier, tous calculs faits, se voyait forc� d'emprunter sur la
maison de Fontainebleau. Un �tranger vint un jour pour lui parler � ce
sujet, puis examina la maison et lui dit: �Voulez-vous la vendre?

--Non, dit M. Chaumier; elle me pla�t, elle est commode, et j'y suis
accoutum�.

--Non, dit Rose tout bas; � qui les arbres et les fleurs du jardin
parleraient-ils de L�on, et qui en parlerait avec moi?�

Cependant l'�tranger en offrit un prix tellement au-dessus de la valeur
que M. Chaumier lui dit:

�Est-ce une plaisanterie, monsieur?

L'�TRANGER.--Non, monsieur, je parle s�rieusement.

M. CHAUMIER.--Est-ce pour vous?

L'�TRANGER.--Pourquoi cette question?

M. CHAUMIER.--Pour rien.�

C'�tait cependant pour quelque chose; c'est que l'ext�rieur de
l'�tranger ne donnait pas � supposer qu'il e�t jamais eu autant d'argent
qu'il proposait d'en donner.

L'�TRANGER.--Je vois votre affaire; vous me supposez trop pauvre pour
acheter des maisons, vous avez peut-�tre raison: en effet, ce n'est pas
pour moi.

Ici, Modeste, qui avait suspendu les soins du m�nage dans le cabinet de
M. Chaumier, se remit � balayer et � �pousseter sans piti�.

M. CHAUMIER.--Eh bien! Modeste, vous nous aveuglez.

MODESTE.--Il faut bien que la besogne se fasse.

M. CHAUMIER.--Elle se fera plus tard.

MODESTE.--Alors on d�nera � huit heures du soir.

M. CHAUMIER.--Cela ne fait rien.

MODESTE.--�a ne sera pas ma faute.

M. Chaumier fit alors entendre un certain claquement de langue qui,
d'ordinaire, ne pr�c�dait que de peu d'instants les violentes col�res
qu'il faisait, quelquefois sentir aux domestiques qui avaient le malheur
de ne pas �tre n�gres. Modeste s'en alla.

L'�TRANGER.--Non, la maison n'est pas pour moi.

M. CHAUMIER.--C'est que, voyez-vous, _mon brave homme_, cela me
contrarie beaucoup de la vendre.

L'�TRANGER.--Le prix que j'en offre compense bien quelques d�sagr�ments.

Rose sortit pour aller trouver Albert dans le jardin.

L'�TRANGER.--Cette jeune demoiselle est Mlle Rose?

M. CHAUMIER.--Cette jeune demoiselle est ma fille. Vous savez son nom?

L'�TRANGER.--Vous l'avez dit devant moi.

M. CHAUMIER.--Alors vous savez d'avance ce que vous me demandez.

L'�TRANGER.--Parlons de la maison.

M. CHAUMIER.--Eh bien! je n'ai pas envie de la vendre.

L'�TRANGER.--Mais j'en offre vingt mille francs de plus qu'elle ne vaut
r�ellement.

M. CHAUMIER.--Pourquoi cela?

L'�TRANGER.--Parce qu'elle me pla�t. La maison et le jardin ne valent
que quarante mille francs, tout au plus; mais le plaisir d'avoir _� soi_
une chose qui pla�t vaut vingt mille francs, ind�pendamment de la chose.

M. CHAUMIER.--Mais puisque vous dites que la maison n'est pas pour vous.

L'�TRANGER.--Voulez-vous soixante mille francs?

M. CHAUMIER.--Ce serait une folie de ne pas profiter de la v�tre.

L'�TRANGER.--Voulez-vous venir demain � Paris? Nous conclurons
l'affaire, vous toucherez vos soixante mille francs de la personne qui
ach�te, et vous livrerez les titres de propri�t�: l'acte de vente sera
pr�t.

M. CHAUMIER.--Je voudrais ne quitter la maison qu'� l'automne.

L'�TRANGER.--Cela pourra s'arranger. Il faudrait venir � quatre heures.

M. CHAUMIER.--Une partie de la maison appartient � ma fille.

L'�TRANGER.--Il faudra alors qu'elle signe l'acte de vente; amenez-la.

M. CHAUMIER.--C'est bien. Vous comprenez que l'affaire est conclue �
soixante mille francs; que c'est cette somme seule qui me d�cide.

L'�TRANGER.--Ce qui est dit est dit; � demain � quatre heures. Voici
l'adresse.

M. CHAUMIER.--A demain. Je ne vous reconduis pas.

L'�TRANGER.--Je le vois bien.




XXIV

Au jardin.


�Qu'as-tu donc, Rose? dit Albert en voyant le visage de sa soeur tout
boulevers�.

--H�las! Albert, r�pondit Rose, papa vend la maison.

--Celle-ci? demanda froidement Albert.

--Oui, reprit Rose, plus triste encore.

--Est-ce qu'il en trouve un bon prix?

--Il para�t que oui.

--Alors il n'y a pas l� de quoi se d�soler, au contraire.

--Ah! tu ne comprends pas cela, toi.

--Qu'est-ce... cela? Je vais aller m'informer aupr�s de mon p�re.�

--Oh! dit Rose, quand elle fut seule, c'est qu'on vend � la fois tous
mes souvenirs, toutes mes douces journ�es d'enfance, dont les riants
fant�mes semblent voltiger dans le feuillage des arbres. Il n'y a pas
dans un jardin que des arbres et des fleurs; tout ce qui s'y passe, tout
ce qui s'y dit, a un caract�re diff�rent, part du coeur et va au
coeur. Toutes les paroles d'amour que m'a dites L�on sont rest�es dans
le jardin; et quand, l'�t�, le soir, un vent doux agite le feuillage, il
me semble dans son murmure entendre chaque feuille me redire une de ses
paroles qu'elle a conserv�e. Comment peut-on vendre tout cela? Et
maintenant qu'il n'y a plus pour moi de bonheur dans l'avenir ni dans le
pr�sent, comment faut-il encore renoncer au pass�?�

Et elle se mit � pleurer am�rement. �O mes beaux rosiers! dit-elle,
voici la derni�re confidence peut-�tre que je vous ferai.�




XXV


Ce soir-l�, Albert retourna � Paris. Mais le malheur s'acharnait contre
les Chaumier aussi bien que contre les Lauter: ces deux branches de la
famille �taient envelopp�es par le sort dans une m�me haine, dans une
m�me pers�cution. Le lendemain, vers le milieu de la journ�e, un garde
du commerce se pr�senta avec ses estafiers, et arr�ta Albert, en vertu
d'une lettre de change de mille �cus. Un fiacre les attendait � la
porte. �Rue de Clichy,� dit le garde du commerce. Cependant, apr�s dix
minutes, il demanda � Albert s'il voulait �tre conduit chez quelques
amis qui lui pr�teraient la somme pour laquelle il allait en prison.

�Des amis! dit Albert, je n'en ai plus qu'un, et il est plus pauvre que
moi, car personne ne voudrait prendre une lettre de change de lui.

--Voulez-vous, alors, voir votre cr�ancier?

--Oui, peut-�tre voudra-t-il entendre raison.

--Ce n'est pas leur usage, quand une fois ils tiennent le d�biteur �
leur disposition.

--C'est �gal, essayons.

--Essayons. Cocher, aux Champs-�lys�es.�

Rose et M. Chaumier, pendant ce temps, n'�taient pas beaucoup plus gais
qu'Albert; Rose surtout consid�rait la vente de la maison de
Fontainebleau comme un sacril�ge qui devait porter malheur. Ils
arriv�rent � Paris � trois heures, et se dirig�rent � l'adresse
indiqu�e. On les fit entrer dans une antichambre o� on les pria
d'attendre. Rose �tait oppress�e et ne parlait pas: son p�re lui avait
expliqu� qu'il avait besoin de sa signature, et qu'il lui faudrait
vendre elle-m�me la maison de Fontainebleau; et elle songeait au pass�.




XXVI

Au jardin.


Au printemps, chaque ann�e, alors que la nature rev�t tout de parfum de
joie et de verdure, quand tout aime et fleurit;

Dans les fleurs des _lilas_ et des _�b�niers_ jaunes, de mes doux
souvenirs cach�s comme des faunes, la troupe joue et rit.

De chaque fleur qui s'ouvre et de chaque corolle s'exhale incessamment
quelque douce parole que j'entends dans le coeur.

Alors qu'au mois de juin fleurit la rose blanche, savez-vous bien
pourquoi sur elle je me penche avec un air r�veur?

C'est qu'� ce mois de juin, la rose me r�p�te: _Tenez, Jean, je n'ai pas
oubli�, votre f�te_ depuis plus de treize ans.

Chaque fleur a son mot qu'elle dit � l'oreille, son mot qui fait pleurer
et cependant r�veille des souvenirs charmants.

Vous savez celle-l� qui se pend aux murailles, et, comme un r�seau vert,
entrelace ses mailles de feuilles et de fleurs? C'est le frais
_liseron_.

C'est le _volubilis_, aux clochettes sans nombre; le soir et le matin
ses cloches d'un bleu sombre chantent une chanson;

Une chanson d'amour, bien na�ve et bien tendre, que je fis certain jour
que j'�tais � l'attendre, sous un arbre touffu.

Voici, l�-bas, fleurir la jaune _girofl�e_. Rien n'est si babillard que
sa fleur �toil�e, qui dit: �Te souviens-tu?

�Te souviens-tu des lieux o� la vie �tait douce? de ce vieil escalier
tout recouvert de mousse, qui montait au jardin?

�Dans les fentes de pierre �taient des fleurs dor�es, de son v�tement
blanc en passant effleur�es presque chaque matin.

�Tu les cueillis alors et tu les as cach�es; et, dans de certains jours,
sur ces fleurs dess�ch�es, tu poses un baiser.�

Et, dans un autre coin, s'il advient que je passe aupr�s de l'oranger en
fleur sur la terrasse, j'entends cet oranger

Qui dit: �Te souvient-il d'une belle soir�e? Tu te promenais seul, et
ton �me enivr�e �voquait l'avenir;

�Et tu me dis, � moi: �De tes fleurs virginales, ouvre, bel oranger, les
odorants p�tales; sois heureux de fleurir;

�Sois heureux de fleurir pour la femme que j'aime; tes fleurs se
m�leront au charmant diad�me de ses longs cheveux bruns.�

�Eh bien! depuis treize ans je r�serve pour elle, chaque saison, en
vain, ma parure nouvelle, et je perds mes parfums.�




XXVII

L'atelier.


�...Ah! voil� L�on, dit Edgar Sagan.

CHARLES LEFLOCH.--Qu'il prenne place au conseil et qu'il opine.

ANTOINE HUGUET.--Gargantua, lis le proc�s-verbal.

GARGANTUA.--�Pour crimes divers, etc., etc.�

MITHOIS.--Il est bon de dire � L�on toute l'�tendue du crime: le
Vasselin, propri�taire de cette maison, a os� donner cong� � Antoine!

L�ON.--Oh!

ANTOINE HUGUET.--Continue, Gargantua.

GARGANTUA.--�Art. 1er. Le sieur Vasselin et ses descendants sont �
jamais priv�s de sonnette.�

MITHOIS.--Voici la premi�re sonnette coup�e par Antoine.

L�ON.--Bien.

ANTOINE HUGUET.--Continue, Gargantua.

GARGANTUA.--�Art. 2. Toute personne qui viendra � l'atelier devra
_frapper_ chez le sieur Vasselin en montant ici, et demander � son
domestique: _Est-il vrai que M. Vasselin soit devenu fou?_�

ANTOINE HUGUET.--L'article porte _frapper_, parce que, dans le cas o�
une nouvelle sonnette para�trait � la porte, on devrait la couper et la
mettre dans sa poche ayant de _frapper_.

MITHOIS.--Voil� o� nous en sommes. �cris, Gargantua.

ANTOINE HUGUET.--�Art. 3....

L�ON.--�La caricature de Vasselin sera dessin�e sur toutes les murailles
du quartier, et notamment dans l'escalier, et sur la porte dudit, o�
elle devra rester en permanence; elle sera renouvel�e chaque fois qu'on
l'effacera.�

ANTOINE HUGUET.--L'article 3 est-il adopt�?

TOUS.--Oui.

ANTOINE HUGUET.--L'article 3 est adopt� � l'unanimit�. Gargantua,
enregistre l'article 3. �Art. 4....

EDGAR SAGAN.--�Chaque fois que l'on aura connaissance que le Vasselin et
son esclave seront sortis, on devra boucher la serrure avec des noyaux
de cerises.�

ANTOINE HUGUET.--L'article 4 est-il adopt�?

MITHOIS.--Adopt�.

CHARLES LEFLOCH.--Je propose un amendement.

ANTOINE HUGUET.--La parole est � Charles Lefloch.

CHARLES LEFLOCH.--Je propose qu'on ajoute: �ou par des petits cailloux.�
Il n'y a pas toujours des cerises.

ANTOINE HUGUET.--L'amendement est-il adopt�?

TOUS--Adopt�.

ANTOINE HUGUET.--�cris, Gargantua, l'article 4. �Article 5....� Voici ce
que je propose. �Art. 5. La maison ne sera plus �clair�e.� C'est-�-dire
que, chaque soir, on devra �teindre les quinquets plac�s aux divers
�tages, autant de fois qu'on les rallumera.

TOUS.--Adopt�, adopt�.

ANTOINE HUGUET.--�cris l'article 5, Gargantua. �Article 6.

MITHOIS.--�Seront invit�s les amis de la maison � venir exercer c�ans
leurs talents plus ou moins incomplets sur tous les instruments de
f�cheux voisinage, tels que trompe de chasse, trombone, trompette,
cornet � pistons, ophicl�ide, etc. Quelques concertos de casserolles et
pincettes, et des solos de tambour seront ex�cut�s � des intervalles
rapproch�s et � des heures indues.�

TOUS.--Adopt�.

ANTOINE HUGUET.--�Article 7....

CHARLES LEFLOCH.--�D�s cette nuit, attendu que le Vasselin couche ainsi
que son domestique au fond de son appartement, avec des vis et des
planches perc�es d'avance, pour �viter tout bruit de marteau, on
barricadera, bouchera et fermera herm�tiquement et solidement la porte
de Vasselin donnant sur l'escalier.�

TOUS.--Adopt�.

ANTOINE HUGUET.--�Art. 8. D�s demain, vu que le Vasselin demeure
pr�cis�ment au-dessous de moi, un jeu de boules sera install� ici.�

�Article 9 et dernier.

�Rien ne sera n�glig� de ce qui pourra rendre la maison inhabitable, et
d�go�ter le Vasselin de l'existence.

�Fait en notre domicile, le.... f�vrier 18....�

ANTOINE HUGUET.--Rien ne s'oppose � ce que l'article 3 soit
imm�diatement mis � l'ex�cution. Gargantua, lis l'article 3.

GARGANTUA.--�La caricature du Vasselin sera dessin�e sur toutes les
murailles du quartier, et notamment dans l'escalier et sur la porte
dudit, o� elle devra rester en permanence: elle sera renouvel�e chaque
fois qu'on l'effacera.�

ANTOINE HUGUET.--Gargantua, distribue du charbon pour l'escalier, qui
est jaun�tre, et donne-moi du blanc d'Espagne pour la porte, qui est
brune.�

Tout le monde se r�pandit dans l'escalier, et L�on resta seul dans
l'atelier.

Il marchait � grands pas, il pensait � Genevi�ve qui l'attendait et
aupr�s de laquelle il n'osait retourner; il ne savait comment s'y
prendre pour emprunter de l'argent � ses amis. Comment jeter une pens�e
triste au milieu de cette folle gaiet�? On rentra en riant; L�on faisait
laborieusement dans sa t�te la phrase par laquelle il devait faire sa
demande. Jamais un discours acad�mique ne fut plus �tudi�, plus
retouch�.

Il voulait feindre quelque partie de plaisir pour laquelle il lui
manquait un louis; mais il s'aper�ut que, depuis un quart d'heure, il
n'avait rien dit, que son air maussade d�mentirait ses paroles; qu'avant
de parler, il fallait effacer cette impression, et il saisit avec
empressement ce pr�texte qu'il se donnait � lui-m�me de retarder la
demande qui lui faisait tant de honte.

Puis, quand le moment fut venu, il repassa sa phrase. Pendant ce temps,
Mithois avait commenc� un r�cit que L�on ne pouvait interrompre. �Quand
Mithois aura cess� de parler,� se dit-il; et quand Mithois eut cess� de
parler, il n'osa pas. Puis il pensa � Genevi�ve qui attendait, et il
ouvrit la bouche; mais sa voix s'arr�ta � sa gorge; il se leva, marcha
dans l'atelier, et se dit: �Allons, il ne faut plus r�fl�chir.� Il
regarda l'horloge de bois accroch�e au mur, et dit: �Quand la grande
aiguille sera sur le VI.�

Mais un peu avant que l'aiguille f�t sur le VI, on frappa � l'atelier.

Ce fut un cri d'admiration quand on reconnut M. Vasselin.

M. Vasselin �tait violet et extr�mement irrit�; il avait laiss� ses
sabots � la porte; Antoine Huguet s'avan�a vers lui.

M. VASSELIN.--Ah �a! monsieur....

ANTOINE HUGUET.--Comment se porte M. Vasselin?

M. VASSELIN.--Il ne s'agit pas de ma sant�, je viens vous demander....

ANTOINE HUGUET.--Asseyez-vous.

M. VASSELIN.--Je ne suis pas fatigu�.

ANTOINE HUGUET.--C'est �gal.

M. VASSELIN.--Je ne veux pas m'asseoir.

ANTOINE HUGUET.--Je ne vous �couterai pas que vous ne soyez assis.

TOUS, _avec d'affreux hurlements_.--M. Vasselin doit s'asseoir.

M. VASSELIN.--Me voil� assis. Maintenant, monsieur, pourrais-je
savoir....

GARGANTUA.--On demande M. Huguet.

ANTOINE HUGUET.--Pardon, je suis � vous dans un instant. Mithois, jase
un peu avec monsieur....

M. VASSELIN.--Ce que j'ai � vous dire....

GARGANTUA.--C'est tr�s-press�....

ANTOINE HUGUET.--Mille pardons. (_Antoine Huguet sort_.)

M. VASSELIN.--Je ne comprends pas, messieurs....

GARGANTUA.--On demande M. Mithois; sa tante vient d'accoucher d'un
enfant � deux t�tes.

MITHOIS.--Mille excuses.... L�on, remplace-moi.

M. VASSELIN.--Je saurai bien mettre M. Huguet � la raison.

GARGANTUA.--On demande M. L�on pour l'ex�cution de l'article 5.

L�on sort et trouve Mithois et Antoine Huguet. L�on annonce qu'il s'en
va; en effet, il lui est venu une id�e qu'il va mettre � ex�cution; il
n'empruntera pas d'argent � ses amis. Mithois descend avec lui, il va
acheter des vis pour l'article 7. En descendant, on �teint tous les
quinquets. Gargantua les suit et verse de l'eau sur les m�ches, pour
qu'il soit impossible de les rallumer; quand ils sont arriv�s dans la
rue, Mithois avise un pauvre homme qui passe, et lui dit: �Tenez, mon
brave homme, voici une bonne paire de sabots.� Le pauvre homme accepte
avec reconnaissance les sabots de M. Vasselin, que Mithois a pris � la
porte en sortant. L�on lui dit adieu et s'en va en courant.




XXVIII


L�on traversa rapidement les rues, passa le pont Royal, et arriva dans
la rue des Augustins; l� il entra dans une maison o� il avait, quelques
jours auparavant, laiss� son violon: il le prit et se mit � errer,
cherchant une maison de pr�t sur gage. Enfin, il triompha de sa honte;
il accosta un homme assis au coin d'une rue, et dit: �J'ai oubli�
l'adresse d'un de mes amis nouvellement d�m�nag�, mais vous pourrez me
la donner: c'est dans cette rue-ci ou dans une rue voisine; il est
commissionnaire au mont-de-pi�t�.

--Le mont-de-pi�t�, dit le Savoyard, che crois que ch� au loumero
chinquante-houit.�

L�on alla au n� 58, et entra dans une all�e: cela lui rappela l'all�e de
l'huissier. Tout ce qu'il y a de hideux � Paris demeure dans des all�es.

Il monta un �tage, deux �tages, tout �tait ferm�. Il redescendit et
demanda au portier:

�Le mont-de-pi�t�?

--Pourquoi n'avez-vous pas demand� en montant? Il est ferm�.

--Comment! ferm�?

--C'est aujourd'hui dimanche, et il ferme de bonne heure.

--Si on frappait?

--On ne vous ouvrirait pas: il n'y a personne.�

L�on redescendit accabl�, et ses jambes, marchant d'elles-m�mes, le
reconduisirent du c�t� de sa maison. En passant sur le pont Royal, la
fra�cheur de l'eau le r�veilla de cet engourdissement; il s'arr�ta et
s'appuya sur le parapet, regardant la rivi�re et se disant: �Que faire?�

Les ponts, � cette heure, pr�sentent un aspect � la fois sombre et
magnifique. On voit, par-dessous le pont des Arts, la Seine se diviser
en deux rivi�res noires qui vont se perdre dans la vapeur. On distingue,
dans l'ombre, les tours carr�es qui s'�l�vent sur un horizon presque
aussi noir qu'elles; on ne voit plus, des maisons qui bordent les quais,
que les lumi�res par les fen�tres, et ces lumi�res se refl�tent dans
l'eau noire, allong�es comme des cierges de feu.

Il est impossible de s'arr�ter la nuit sur un pont sans �tre saisi
d'id�es lugubres: il semble que cette eau noire n'a pas de fond, et
qu'une sorte de vertige vous attire vers elle. L�on �tait si triste, si
malheureux, que, sans la pens�e de Genevi�ve, qu'il laisserait seule
dans la vie, sans appui, sans protecteur, la pens�e de la mort ne se f�t
pr�sent�e � lui que comme une d�livrance de tous les chagrins dont il ne
pr�voyait pas la fin. Mais, � la pens�e de Genevi�ve, il se reprocha sa
l�chet�, il se sentit coupable de la ridicule vanit� qui, le matin,
l'avait emp�ch� de recevoir, chez Mme de Dr�an, un argent qui lui aurait
�t� si utile, et il quitta le pont pour s'arracher aux pens�es qui
s'emparaient de lui. En traversant les Champs-�lys�es, il vit du monde
rassembl�. Ces personnes formaient une masse noire et compacte, mais une
lueur incertaine �clairait leurs pieds et leurs jambes. Les pens�es de
L�on �taient tellement sinistres, que, par un instinct irr�fl�chi, il
alla se m�ler � cette foule pour ne pas �tre seul. Il vit alors ce qui
causait ce rassemblement: c'�tait un homme qui jouait du violon, et la
clart� qu'il avait vue de loin provenait de quatre bouts de chandelle
qui �taient allum�s aux pieds du musicien. Puis, au moment o� L�on se
m�lait au cercle qui l'entourait, le musicien mit son violon sous son
bras, et fit, avec son chapeau � la main, le tour de son auditoire. L�on
se retira, car il n'avait rien � lui donner, et il s'enfon�a dans la
partie sombre des massifs. �Cet homme vient, dit-il, de recevoir un
argent qui me rendrait bien heureux; il va porter � souper � sa femme et
� ses enfants. Et moi, et Genevi�ve?� Il frissonna d'une pens�e qui lui
apparaissait confuse et qu'il n'osait essayer de fixer devant ses yeux;
il marcha � pas pr�cipit�s, puis s'arr�ta brusquement. Il se remit en
route, puis il revint sur ses pas; il ne pouvait quitter les
Champs-�lys�es. Il s'arr�ta encore et se dit: �N'ai-je donc pas encore
assez fait de l�chet�s aujourd'hui? Et que suis-je de plus que cet
homme? Et n'est-il pas plus que moi, au contraire, lui qui, pour sa
famille, triomphe de son orgueil et fait de la musique dans la rue? De
quoi ai-je peur? du m�pris? Est-ce qu'il est plus m�prisable de mendier
que de laisser souffrir sa soeur? Et qu'est-ce que je fais tous les
jours? Est-ce que je ne joue pas du violon pour de l'argent? De la
honte! mais c'est de l'orgueil que je devrais avoir, de jouer du violon
et de recevoir de l'argent pour ma soeur. Jamais je n'aurai rien fait
d'aussi grand et d'aussi noble dans ma vie; tant pis pour celui qui me
m�priserait: ce serait un homme sans coeur, et alors que me ferait son
m�pris?� Il marcha encore dans une grande agitation. �O mon Dieu!
dit-il, merci de ce talent que tu m'as donn�! O ma soeur! pardon
d'avoir h�sit� si longtemps!�

Les yeux de L�on jetaient des �clairs; il se sentait grand et fort; son
coeur �tait gonfl� d'un noble orgueil. Il tira son violon de la bo�te,
s'adossa � un arbre, et joua une sainte et belle musique que les anges
durent �couter, les ailes fr�missantes et l'oeil humide. Ce qui lui
vint d'abord sous l'archet, ce fut la grande, la divine musique de
Beethoven. Son archet avait une puissance incroyable. Les promeneurs
�tonn�s s'arr�t�rent. L�on alors joua _la Derni�re pens�e de Weber_,
cette musique si poignante qui serre et tord le coeur. On le
regardait, on parlait bas et avec respect.

�Il est v�tu proprement.

--Il a l'air distingu�.

--Il a de beaux yeux.

--Quel malheur!�

Etc., etc.

Une jeune femme, la premi�re, se baissa et posa, sans la jeter, une
pi�ce de cent sous dans le chapeau de L�on. Elle se releva rouge et
belle d'une beaut� divine. Oh! ch�re femme, si l'homme que tu aimes t'a
vue en ce moment, tu es r�compens�e; toute sa vie, il te payera ta
charit� en amour et en adorations, comme Dieu te la paye en touchante
beaut�.

Plusieurs jeunes gens suivirent son exemple. Un homme d�rangea la foule,
et fouilla dans sa poche; mais il regarda le musicien, et s'�cria:
�L�on!

--Anselme!� dit L�on.

Et ils tomb�rent dans les bras l'un de l'autre.

La foule curieuse se serra autour d'eux. Anselme ramassa le chapeau de
L�on, et lui dit: �Oh! donne-moi cet argent, bon et noble jeune homme.
Oh! donne-le-moi: je le garderai comme une pr�cieuse relique. Je
voudrais le mettre dans mon coeur.�

Anselme appela un fiacre, et y monta avec L�on. En route, L�on raconta �
Anselme tous ses malheurs. Avant de rentrer, ils achet�rent tout ce qui
�tait n�cessaire � Genevi�ve.

�Je suis rentr� bien tard, ma bonne Genevi�ve, dit L�on.

--Je ne m'en suis pas aper�ue, dit Genevi�ve, qui avait pass� quatre
heures � pleurer. J'ai dormi, je me sens les yeux gros.�

Vers neuf heures, L�on sortit. Anselme resta seul avec Genevi�ve, et
Genevi�ve lui dit: �Mon bon voisin, j'ai besoin de vous, de votre
secours et de votre discr�tion.�




XXIX


�Tout ce que vous voudrez, ma ch�re enfant, dit Anselme.

--D'abord, continua Genevi�ve, vous ne direz rien � L�on de ce que je
vais vous dire.

--Ah! ah! dit Anselme.

--Je ne lui ai jamais cach� que cela, dit Genevi�ve, et encore une autre
chose, pensa-t-elle en soupirant.

--Je vous le promets.

--Eh bien! nous ne sommes pas riches. L�on travaille beaucoup, je
voudrais le soulager un peu.... D'ailleurs, je suis souvent seule.... Je
m'ennuie.... Je d�sirerais trouver un peu d'occupation. On m'a dit qu'il
y a des demoiselles.... tr�s-bien n�es.... qui font des broderies.... de
la tapisserie....�

Anselme leva les yeux au ciel et joignit les mains.

�Vous avez des relations, mon bon voisin; moi, je ne connais au monde
que mon bon fr�re et vous; et je n'ai jamais os� en parler � L�on. Il
verrait la chose autrement qu'elle n'est: il s'exag�re tout
tr�s-facilement; cela lui ferait du chagrin, il me d�fendrait de donner
suite � mon projet. Je vous en prie, mon cher voisin, occupez-vous de
ce que je vous demande; je vous en conserverai toute ma vie une
�ternelle reconnaissance.�

L�on rentra: il �tait contrari� visiblement. Quand Anselme remonta chez
lui, il le suivit. �J'ai � vous parler, lui dit-il, un service � vous
demander. Je me bats demain matin.�

Anselme p�lit.

�Ne cherchez pas � m'en d�tourner, mon honneur est engag�. Je comptais
sur Albert pour me servir de t�moin, il est absent: il faut que vous le
remplaciez. Je compte sur vous demain matin; je vous r�veillerai demain
matin � sept heures, et vous irez voir le t�moin de mon adversaire.

--Vous voulez vous battre? dit Anselme. Et Genevi�ve, et votre soeur!

--J'y ai bien pens�, et je vais y penser toute la nuit; mais je ne suis
pas le ma�tre de reculer.

--J'ai aussi � vous parler; M. d'Arnberg est arriv�, son fils a besoin
de vos le�ons. Voici l'adresse; soyez-y demain, � l'heure indiqu�e sur
la carte: ce sera pour vous une bonne affaire. Bonsoir.�




XXX


L�on r�veilla M. Anselme de tr�s-bonne heure. M. Anselme se dirigea avec
une vive anxi�t� vers la maison de M. de Redeuil. Il fit en route un
petit discours fort propre contre le duel; malheureusement M. Anselme
�tait un esprit assez juste, qui se r�pondait � lui-m�me et se r�futait
assez bien. Il pensait un moment � attendrir M. de Redeuil sur L�on, sur
sa soeur: mais � cette pens�e, il se sentit rougir de honte: cela
aurait l'air de demander gr�ce pour L�on; il fallait donc le laisser
battre, fixer lui-m�me les conditions du duel. Il arriva � la maison
n'ayant rien pu d�cider avec lui-m�me. Il demanda M. de Redeuil, et
monta l'escalier, se confiant, pour ce qu'il dirait et qu'il ferait, �
l'inspiration du moment; se rappelant d'ailleurs avec bonheur que L�on
tirait tr�s-adroitement l'�p�e et le pistolet, et d�cid�, en tout cas, �
le repr�senter avec une dignit� ferme et invincible.

En entrant dans un salon coquettement meubl�, M. Anselme salua et
annon�a qu'il venait de la part de M. L�on Lauter.

M. Rodolphe de Redeuil �tait en robe de chambre; il avait pr�s de lui un
jeune officier, auquel il dit, en entendant le nom de L�on, avec un
sourire un peu impertinent: �C'est mon adversaire;� puis se tournant
vers Anselme: �Monsieur est le t�moin de M. Lauter?

--Oui, monsieur,� dit Anselme; et voyant qu'on ne lui offrait pas de
si�ge, il appela le domestique qui l'avait introduit et lui dit:
�Donnez-moi un fauteuil.�

L'habit marron de M. Anselme lui faisait, dans la vie, un tort
inconcevable, surtout aupr�s des domestiques, ou des gens qui sont au
dedans semblables � des domestiques. Celui-ci apporta une chaise; M.
Anselme le regarda fixement et lui dit: �Je vous ai demand� un
fauteuil.�

Le domestique ob�it et se retira.

�Monsieur est sans doute inform� de l'affaire? dit l'officier � M.
Anselme.

--Jusqu'� un certain point, monsieur.

--Comment, jusqu'� un certain point?

--Oui, je sais ce que j'ai besoin de savoir. M. Lauter est un honn�te et
digne jeune homme, dont j'ai l'honneur d'�tre l'ami. Il m'a dit qu'il se
battait aujourd'hui avec M. de Redeuil, et m'a charg� de fixer les
conditions du combat. Ainsi vous pouvez parler.

--M. de Redeuil d�sirerait tirer l'�p�e.

--C'est parfaitement indiff�rent � M. Lauter.

--Ah!

--Oui, monsieur. On tirera donc l'�p�e sur la demande de M. de Redeuil,
quoique le choix des armes appartienne � M. Lauter.

--Vous me paraissez, monsieur, fort exp�riment�?

--Moi, monsieur, je ne me suis battu qu'une fois dans ma vie, et c'�tait
� bout portant, avec un seul pistolet charg�, sans t�moins, au bord
d'une rivi�re, o� le vainqueur devait jeter le cadavre du vaincu. Ce
n'�tait pas un duel en r�gle. A quelle heure le rendez-vous?

--Ah! voil� la question, dit Rodolphe. Il faut absolument, pour une
affaire tr�s-importante, que j'aille tant�t chez le d�l�gu� d'une cour
d'Allemagne. Il est d�j� tard, je voudrais remettre l'affaire � demain.

--Je n'ai pas mission de m'y opposer.

--A demain, sept heures du matin?

--Non; on sait trop ce que veulent dire deux fiacres qui se suivent �
sept heures du matin. A neuf heures, si vous voulez.

--A neuf heures.

--O�?

--A la barri�re de Vincennes.

--Soit.

--Messieurs, je vous salue.�

Et Anselme s'en alla fort triste, en se disant presque haut: �Allons,
allons, L�on le tuera; L�on est adroit et brave, et d'ailleurs, il n'y
avait pas moyen d'�viter l'affaire.�

Il revint rendre compte � L�on de sa d�marche. L�on lui serra les mains,
et lui dit: �Vous me servirez de t�moin jusqu'� la fin, n'est-ce pas?�




XXXI


Quand L�on fut sorti pour ses affaires ordinaires, Anselme sortit aussi
et revint � la maison; il entra chez Genevi�ve, et lui dit: �Mon enfant,
je me suis occup� de vous, j'ai trouv� ce qu'il vous fallait; mettez
votre ch�le et votre chapeau, et venez avec moi; je vais vous pr�senter
� la personne qui doit vous donner de l'ouvrage.�

Un fiacre les attendait � la porte; apr�s une demi-heure de marche, le
fiacre s'arr�ta � une fort belle maison. Anselme entra avec Genevi�ve �
son bras, et dit � un domestique: �Conduisez mademoiselle dans le
salon.�




XXXII


C'est une triste chose que de voir comment la col�re du sort s'�tait
appesantie sur la famille Chaumier et sur la famille Lauter. Ce m�me
jour-l�, Albert Chaumier �tait arr�t� pour dettes; M. Chaumier et Rose
vendaient la jolie maison, la ch�re maison de Fontainebleau; L�on, au
dernier degr� de la mis�re et du d�couragement, courait les rues pour
trouver des le�ons, et ne voyait rien qui lui assur�t qu'il n'aurait pas
besoin de faire tous les soirs ce qu'il avait fait une fois, d'aller
jouer du violon et mendier dans les Champs-�lys�es; et il se battait le
lendemain, ne pouvant s'emp�cher de penser � l'abandon o� il laisserait
Genevi�ve, s'il succombait dans le combat; Genevi�ve, qui, elle aussi,
demanderait peut-�tre un jour l'aum�ne dans les Champs-�lys�es. Et
Genevi�ve, Genevi�ve venait demander � travailler!

Le sort est comme les assassins, qui, disent les journaux, frappent
toujours leurs victimes de treize coups de poignard; quand il a choisi
des victimes, il s'acharne sur elles avec une fureur qui n'est �gal�e
que par sa pers�v�rance.




XXXIII


Le domestique auquel on avait confi� Genevi�ve l'introduisit dans un
salon qui n'�tait encore �clair� que par le feu de la chemin�e, et par
la bougie qu'il laissa en se retirant. Le salon �tait assez grand pour
que cette bougie ne produis�t qu'un petit rayonnement qui n'�clairait
qu'une partie de la chemin�e sur laquelle on l'avait plac�e. Il faisait
mauvais temps au dehors; on entendait siffler le vent par bouff�es, et,
quand le vent s'arr�tait, quelques gouttes de pluie venaient battre les
vitres. Tout contribuait � attrister l'�me de Genevi�ve, et elle repassa
dans sa m�moire tous les malheurs qui s'�taient succ�d� dans sa vie.
Elle se rappela avec une triste fid�lit� la mort de Rosalie Lauter, la
tyrannie de Modeste, sa s�paration de toutes les personnes qu'elle
aimait, son amour malheureux et ignor� pour Albert, et toutes les
angoisses qu'il lui avait caus�es; la pauvret� envahissant le petit
logement malgr� les efforts et le courage de L�on; sa sant� � elle
d�truite par le d�sespoir; et enfin le malheur d'Albert dont elle
souffrait autant que du sien; et elle interrogeait en vain l'avenir sans
y voir de meilleures chances. Elle se mit � prier Dieu, et � invoquer sa
m�re; puis elle se promit d'avoir du courage, de travailler et de
profiter de l'occupation qu'on allait lui donner pour soulager L�on.
Les belles �mes ont ceci de particuli�rement remarquable, que c'est
pr�cis�ment quand elles succombent sous le poids de leurs maux qu'il
n'est rien de plus s�r pour leur redonner de la vigueur et de l'�nergie,
pour all�ger le poids qui les �crase, que d'y ajouter d'autres chagrins,
d'autres douleurs d'une personne aim�e � laquelle elles puissent se
d�vouer.

Plusieurs domestiques entr�rent et allum�rent successivement les
cand�labres qui entouraient le salon, et le lustre suspendu au plafond.

Une profusion de bougies extraordinaire produisait dans le salon l'effet
du plus beau jour. Genevi�ve put alors examiner le lieu dans lequel elle
�tait depuis pr�s d'une demi-heure. Jamais elle n'avait rien vu d'aussi
somptueux; le salon �tait � panneaux blancs surcharg�s de dorures d'un
go�t et d'une richesse extraordinaires. Tout autour du plateau r�gnait
une corniche dor�e en feuilles d'acanthe; une magnifique rosace �tait
au-dessus du lustre. Les meubles �taient en bois dor� et en damas blanc;
de riches consoles dor�es soutenaient des corbeilles pleines des fleurs
les plus rares et les plus �clatantes. Derri�re chaque console �tait une
glace qui r�p�tait � l'infini les fleurs et offrait � l'oeil une
profonde for�t de cam�lias et de cactus; le tapis �tait blanc avec des
rosaces jaunes et aurore; la chemin�e, de marbre blanc et admirablement
sculpt�e, �tait couverte de vases de Chine de la plus grande beaut�.

Genevi�ve, � l'aspect de toutes ces magnificences, ne put s'emp�cher de
jeter un regard sur elle-m�me et de trouver sa toilette bien modeste: il
ne restait pas un coin o� elle put se mettre dans l'ombre. Elle
s'�tonnait d'abord qu'on la f�t attendre dans ce salon; mais elle pensa
que probablement, � cause de la confusion o� on �tait pour les
pr�paratifs de la f�te dont on semblait s'occuper, c'�tait peut-�tre la
seule pi�ce qui se trouv�t libre. Enfin, on ouvrit la porte, Genevi�ve
se leva; un jeune homme entra qui jeta autour de lui un regard �tonn� et
qui, en l'apercevant, s'�cria: �Comment, Genevi�ve, toi ici! Et qui
t'am�ne?�

Il y avait dans la voix de L�on, car c'�tait lui, du m�contentement et
de la s�v�rit�: les id�es les plus �tranges et les plus contradictoires
se pressaient dans son esprit, sans qu'il p�t s'arr�ter � aucune.
Genevi�ve lui r�pondit: �Sois tranquille, mon fr�re, il n'y a rien que
tu puisses bl�mer; je suis sortie avec M. Anselme qui est dans la
maison, et nous t'expliquerons ce soir pourquoi nous sommes venus.�

L�on regarda sa soeur: il y avait sur le visage de la jeune fille tant
de puret� et de candeur qu'il prit la main de Genevi�ve et la porta �
ses l�vres.

�Mais toi, L�on, que fais-tu ici?

--Moi, r�pondit L�on, je viens pour voir le ma�tre de la maison au sujet
d'une le�on.�

Genevi�ve ne resta pas sans inqui�tude: elle craignait qu'on ne lui
parl�t devant son fr�re du sujet de sa visite; elle esp�rait cependant
qu'Anselme accompagnerait la personne � laquelle elle devait avoir
affaire. L�on regardait aussi le salon, quand un domestique en riche
livr�e, vert et or, en culotte courte, en bas et en gants blancs, ouvrit
une porte lat�rale du salon; un autre v�tu de m�me annon�a � haute voix:

�Monsieur Chaumier.

--Mademoiselle Rose Chaumier.�

Il y eut quatre exclamations simultan�es.

�Comment, vous mon oncle!

--Toi, Rose!

--Vous, mon neveu!

--Toi, Genevi�ve!

--H�las! dit M. Chaumier, nous venons ici pour vendre la maison de
Fontainebleau.

--H�las! dit Rose, notre petite maison � nous quatre, la maison o� nous
avons �t� enfants et heureux!

--Eh quoi! mon oncle, dit L�on, avez-vous donc souffert dans votre
fortune?

--Il me reste de quoi vivre, dit M. Chaumier, mais strictement.�

L�on alors s'approcha de Rose, vis-�-vis de laquelle il avait jusque-l�
gard� un air s�rieux et contraint, et il lui baisa la main avec une vive
expression. A son tour, il expliqua sa visite dans la maison, et pour
m�nager Genevi�ve, qu'il croyait avoir des raisons de ne pas parler, il
dit: �Nous sommes venus pour une le�on.

--C'est singulier, dit Genevi�ve, il me semble que ce n'est pas la
premi�re fois que je vois ce salon; j'en aurai probablement r�v�, car je
ne crois pas qu'il en existe de pareils ailleurs que dans les r�ves.

--Tu l'as d�j� vu, en effet, dit L�on; nous sommes dans le petit palais
construit par Anselme pour le baron d'Arnberg, et c'est nous qui avons
ordonn� la d�coration de la pi�ce o� nous sommes.

--Je ne croyais pas, dit Genevi�ve, voir jamais les magnificences que
nous imaginions alors.�

Une porte s'ouvrit, et on annon�a:

�Monsieur Albert Chaumier.�

L'�tonnement redoubla alors, mais fit place � une douloureuse sensation,
quand Albert eut racont� qu'il �tait entre les mains du garde du
commerce, qui l'attendait dans l'antichambre, et dont les acolytes
occupaient les diff�rentes issues de la maison. �Je viens, dit-il, voir
s'il y a moyen de s'arranger avec mon cr�ancier; mais j'irai coucher rue
de Clichy.

--Mais, dit Rose, c'est impossible; nous venons avec papa pour vendre
la maison de Fontainebleau, que l'on doit payer comptant. Mon cher papa,
ajouta-t-elle � M. Chaumier, vous m'avez dit qu'une partie de cet argent
m'appartenait; nous allons d�livrer Albert, n'est-ce pas?�

Genevi�ve prit Rose dans ses bras et la serra �troitement.

�Merci, mille fois merci, ma bonne petite soeur, dit Albert; mais ta
g�n�rosit� te ruinerait sans me sauver. Le cr�ancier qui me fait arr�ter
aujourd'hui n'est pas le seul; si j'en paye un, il deviendra plus
difficile de faire accepter aux autres des arrangements et des d�lais.�

M. Chaumier fit comprendre qu'il ne consentirait pas � ce que Rose
dispos�t ainsi d'une partie de sa petite fortune.

�Comment, mon oncle! dit Genevi�ve.

--Comment, mon p�re! dit Rose, nous laisserions conduire Albert en
prison? Oh! nous allons le d�livrer, et il quittera Paris jusqu'� ce
qu'on ait arrang� ses affaires.�

La porte s'ouvrit encore, et on annon�a:

�Monsieur Rodolphe de Redeuil.�

Cette arriv�e ne fut agr�able � personne. Albert, le seul qui n'e�t pas
d'�loignement pour Rodolphe, n'avait pas envie de lui apprendre la
situation dans laquelle il se trouvait. Rodolphe se mit � regarder le
salon, et, voyant qu'on �vitait ses regards, feignit de ne reconna�tre
personne.

�C'est singulier, dit L�on: on nous fait bien attendre.�

Les cinq parents continu�rent � parler � voix basse, � cause de la
pr�sence de M. de Redeuil; et Rose disait � L�on: �Oui, mon pauvre L�on,
on veut vendre notre petit jardin, et nos sorbiers,� quand on ouvrit,
cette fois � deux battants, la grande porte du salon; plusieurs
domestiques, portant des bougies, parurent en haie, et un personnage
simplement v�tu, mais d�cor� de plusieurs ordres, se montra � la porte,
et on l'annon�a:

�Monsieur Anselme Lauter, baron d'Arnberg.�

Ce fut comme un coup de foudre.

Albert s'�cria: �Mon cr�ancier!

--Mon protecteur! dit Rodolphe.

--L'homme � l'habit marron!� dit M. Chaumier.

M. Anselme vint � Genevi�ve et � L�on, et leur dit: �Mes enfants, car ce
n'est plus le nom d'amiti� que je vous donnais quelquefois; je suis
votre p�re, votre p�re qui vous aime, et qui a pu appr�cier combien vous
�tes dignes tous deux d'�tre aim�s et v�n�r�s.�

L�on et Genevi�ve se mirent � genoux, et lui bais�rent les mains.
Anselme les releva et les serra sur son coeur; puis il prit la main
d'Albert, et lui dit: �Jeune homme, je suis ton oncle, et il y a bien
longtemps que je te connais et que je t'aime. Et vous, mon beau-fr�re,
dit-il � M. Chaumier, voulez-vous me donner la main, et oublier les
torts que vous avez eus envers moi?... Monsieur de Redeuil, dit-il en se
tournant vers Rodolphe, pardon de vous avoir re�u ici; mais, si vous
n'avez pas mauvais coeur, la vue de notre bonheur ne peut vous
d�plaire; et d'ailleurs, le spectacle du bonheur n'est pas une chose si
commune que cela ne vaille, dans l'occasion, la peine d'�tre vu. Je sais
ce que vous avez � me demander, vous pouvez compter dessus.�

Rodolphe �tait �mu; tout le monde pleurait, et lui-m�me avait pass� sa
main sur ses yeux.

Il s'approcha et dit: �Monsieur, je ne g�nerai pas plus longtemps
l'effusion des doux sentiments qui vous animent tous; mais j'ai un
devoir � remplir. Monsieur L�on Lauter, dit-il, vous vous �tes trouv�
offens� par moi, l'autre jour; et cependant vous m'aviez parl� assez
durement. Nous devions nous battre demain matin.

--Oh! mon Dieu!� dit Rose.

Genevi�ve ne dit rien, mais elle jeta ses bras autour du cou de son
fr�re.

�Nous devions nous battre demain matin. Je vous prie d'agr�er mes
excuses bien sinc�rement, et de me donner votre main.�

L�on n'h�sita pas; il n'y avait plus de place dans son coeur pour la
haine.

�Monsieur Rodolphe de Redeuil, dit Anselme Lauter, voici ma main aussi;
vous venez de vous bien conduire. Sachez, maintenant, combien la
susceptibilit� de L�on �tait excusable. Le jour de votre querelle avec
lui, je l'ai trouv� dans les Champs-�lys�es qui jouait du violon et
demandait l'aum�ne pour sa soeur, pour ma fille ch�rie.

--O L�on! mon fr�re, mon bon fr�re!� dit Genevi�ve en fondant en larmes.

Rose pleurait sans rien dire: elle regardait L�on avec amour et
admiration; mais elle se tenait � l'�cart. L�on �tait riche; elle
s'�tait f�ch�e avec lui quand il �tait pauvre. Cependant, apr�s un
instant d'h�sitation, elle se jeta dans ses bras.

Rodolphe serra toutes les mains et sortit. Anselme sonna et dit: �Faites
monter tous les domestiques.�

Alors entr�rent une douzaine de domestiques, tous rev�tus de la livr�e
vert et or, et aussi les femmes de cuisine et de chambre.

Anselme leur dit: �Vous �tes presque tous mes vieux serviteurs. Presque
tous je vous ai amen�s d'Allemagne avec moi. Il faut que vous partagiez
ma joie. Voici M. L�on Lauter, mon fils, et cette belle demoiselle est
ma fille Genevi�ve. Vous les respecterez comme moi-m�me; je m'en repose
sur eux du soin de se faire aimer. Ces autres personnes sont mes
parents. Je vous ai fait monter, parce que vous �tes de la famille, et
que je veux que vous rendiez gr�ce � Dieu avec moi d'une r�union qui
fera le bonheur de toute ma vie.�

Alors Anselme fit la pri�re, comme dans les vieilles familles
allemandes. Tous les domestiques se mirent � genoux; Genevi�ve et Rose
suivirent leur exemple, et Anselme dit:

�O mon Dieu, je vous rends gr�ce d'avoir pris soin de mes vieux jours.
Mon Dieu, je vous promets d'�tre toujours bon et compatissant pour les
pauvres. B�nissez-nous tous, � mon Dieu, en ce jour qui va finir, et
donnez-nous encore pour demain votre divine protection.... Allez, mes
enfants, dit Anselme en finissant. Mon beau-fr�re, mon neveu et ma ni�ce
coucheront ici. Genevi�ve donnera l'hospitalit� � Rose, et L�on �
Albert. Pour moi, je prie mon beau-fr�re de vouloir bien disposer de mon
appartement.

�Voici mon histoire en deux mots, mes enfants. Vous �tiez encore bien
petits quand je crus devoir quitter votre m�re; b�nissons sa m�moire: je
suis all� plus d'une fois sur sa tombe la remercier du courage avec
lequel elle vous a �lev�s; nous ne parlerons jamais de cette s�paration;
n'accusez ni elle ni moi. Elle et moi nous vous avons ch�ris. J'allai
trouver le prince ***, avec lequel j'ai �t� �lev�; il me donna d'abord
un petit emploi aupr�s de sa personne; je devins successivement son ami,
son conseil, son charg� d'affaires. Je devins riche. J'�tais venu en
France pour vous chercher quand le hasard m'a fait rencontrer L�on; je
n'ai pas voulu me faire conna�tre � vous. J'ai voulu que votre amiti�
pour le pauvre vieux Anselme pr�c�d�t celle que vous auriez pour le
baron d'Arnberg. Voici mes projets. Quelqu'un s'y oppose-t-il?

�D'abord, j'ach�te la maison de M. Chaumier 60 000 fr.; la maison est �
moi: je la donne � ma jolie petite Rose, qui ne refusera pas de la
laisser � son p�re. Je paye les dettes de cet �tourneau d'Albert.

--Tiens! dit Albert, et le garde du commerce qui m'attend?

--Il est parti. Nous rach�terons � Albert une �tude, qu'il t�chera cette
fois de conserver. Rose, continua Anselme, �pouse L�on.�

Rose se jeta dans les bras de Genevi�ve, et cacha dans son sein son joli
visage tout rouge.

�Maintenant, mes amis, suivez-moi dans cette maison qui a �t� b�tie pour
vous et d'apr�s vos d�sirs, comme vous pouvez vous le rappeler. Tiens,
Genevi�ve, voici ton appartement; ton petit salon bleu et or, ta chambre
tendue de soie bleue avec la mousseline blanche par-dessus la soie, et
la salle de bain en marbre blanc.

�Voici tous les meubles que tu as choisis.

�Les tableaux que tu as admir�s un jour que tu rendais le pauvre Anselme
si heureux en lui donnant le bras dans la rue; tout ce que tu as trouv�
joli; tout ce que tu as d�sir�, tout ce qui a attir� tes regards depuis
que je te connais, j'allais l'acheter et l'apporter ici.

�Passons � l'appartement de L�on.

�Voici, L�on, ton cabinet de bois sculpt�, et ta salle d'armes et ton
divan; ton violon de Stradivarius que je t'ai rapport� d'Allemagne; tu
trouveras en bas ton cheval gris de fer, avec la crini�re et les jambes
noires; j'ai eu une peine terrible � le trouver, et j'ai dit plus d'une
fois: �Parbleu! monsieur mon fils aurait bien pu imaginer une autre robe
pour son cheval.�

�Demain matin vous verrez le jardin.

--Et vous, mon p�re, votre appartement?

--Je vous le montrerai demain; allez tous vous reposer: moi, j'ai encore
bien des choses � faire.�




XXXIV


Il n'y eut que M. Chaumier qui dormit dans la maison; Rose et Genevi�ve,
Albert et L�on, pass�rent la nuit � causer. D�s le jour, L�on essaya son
cheval, Albert en prit un � M. Anselme, et tous deux s'all�rent promener
au bois de Boulogne.

Genevi�ve habilla Rose; leur toilette n'�tait pas finie, qu'Anselme
frappait chez elles. �Allons, paresseuses, il y a une heure que
j'attends le moment de vous embrasser; venez d�jeuner: les jeunes gens
ont fait quatre lieues � cheval, et rentrent affam�s.�

Au d�jeuner, M. Chaumier annon�a qu'il allait retourner � Fontainebleau.

�Eh bien! mon beau-fr�re, allez-vous-en, et laissez-nous Rose; je me
suis d�j� occup� ce matin de la publication des bans; Rose et Genevi�ve
vont sortir avec moi toute la journ�e; il faut faire la corbeille de
Rose, et faire pr�parer son appartement � son go�t; Albert va aller voir
son ancien patron, pour renouer l'affaire de l'�tude. L�on a un nouveau
violon et un nouveau cheval; il se distraira de son mieux.�

L�on insista beaucoup pour accompagner son p�re avec sa soeur et sa
cousine. M. Lauter r�pondit, en riant, qu'il s'y opposait, parce que
L�on le ruinerait dans les achats pour Rose.

�Maintenant, mon beau-fr�re monsieur Chaumier, si vous ne vous y opposez
pas, nous allons laisser Rose et L�on se promener un peu dans le jardin:
ils ont beaucoup de choses � se dire; pendant ce temps, je vais vous
montrer mon appartement.�

Rose h�sitait; Genevi�ve la prit par la main et a conduisit avec L�on
dans le jardin, o� elle les laissa.

L�, Rose et L�on se rappel�rent tous leurs bons et tous leurs mauvais
jours; ils se dirent mille fois la m�me chose.

On �tait � la fin de f�vrier; il y a dans ce mois des heures de
printemps; un doux soleil semblait venir �veiller les bourgeons des
sureaux. Des bourgeons des coudriers sortaient des petits pinceaux
amarantes, la premi�re fleur de l'ann�e. Il semblait que le jardin �tait
riant et embaum� de leur joie, et que ce beau soleil �tait un reflet de
leur bonheur.

Pendant ce temps, M. Lauter conduisit M. Chaumier, Genevi�ve et Albert,
dans son appartement; il ne d�mentait en rien la magnificence de la
maison. Seulement, une petite porte, cach�e sous la tapisserie,
conduisait � trois chambres, o� M. Lauter avait fait apporter les
meubles de noyer du petit logement de L�on et de Genevi�ve, et ceux de
sa petite chambre � lui, quand il �tait leur voisin. Les pi�ces �taient
pareilles � celles qu'ils avaient habit�es; les papiers semblables
avaient �t� mis d'avance; et, pendant la nuit, M. Lauter avait fait
apporter les meubles.

En repassant dans sa chambre, il ouvrit un vieux coffre magnifiquement
cisel�; il �tait doubl� de velours cramoisi et contenait des gros sous
avec de menues pi�ces d'argent et une pi�ce de cent sous.

�Genevi�ve, dit-il, c'est l'argent que ton fr�re a gagn� pour toi en
jouant du violon dans les Champs-�lys�es; en voici une pi�ce que tu
conserveras bien, n'est-ce pas?�




XXXV


Quand Rose et L�on furent au salon avec le reste de la famille, Lauter
dit: �Il y a encore une surprise que j'ai m�nag�e � L�on et �
Genevi�ve;� et il les conduisit dans une partie recul�e de la maison: il
frappa et se nomma; une jeune femme, propre, avenante, et d�cemment
v�tue, ouvrit et devint toute rouge en voyant la soci�t� qui lui
arrivait. �Marthe, dit M, Anselme, o� est votre mari?�

A ce moment, le mari rentrait: �Keissler, lui dit Anselme, vous
trouvez-vous toujours bien ici?

--Ah! monsieur le baron, dit le jeune homme, nous sommes trop heureux,
et si vous ne m'aviez d�fendu de vous rendre gr�ce....

--Je vous l'ai d�fendu, mon cher Keissler; mais je vous ai dit en m�me
temps que je vous ferais voir un jour vos bienfaiteurs, ceux que vous
pourriez remercier. Les voici; c'est l'int�r�t que vous ont t�moign� mon
fils et ma fille, un jour que nous vous avons rencontr� aux
Champs-�lys�es, qui m'a fait prendre soin de vous.�

Keissler alla alors, sans parler, chercher sa femme qui s'�tait retir�e
dans une autre pi�ce, et la ramena avec deux petits enfants. Pendant
qu'il �tait absent, Anselme dit: �J'ai fait de Keissler mon intendant,
et je m'en suis parfaitement trouv�.�

Keissler, sa femme et ses enfants se plac�rent devant Genevi�ve et L�on,
et Keissler dit: �Nous sommes heureux; nous sommes bien heureux. Je ne
trouve rien dans mon coeur qui doive mieux vous r�compenser.�

Rose �tait un peu embarrass�e. Elle se rappelait que, le jour de cette
rencontre aux Champs-�lys�es, elle avait �cout� une plaisanterie de M.
de Redeuil sur Anselme. Elle regarda L�on tendrement, et se fit �
elle-m�me le serment d'expier tous ses petits torts par la plus vive
tendresse. Genevi�ve caressait les enfants de Mme Keissler.

Quand ils sortirent de l'appartement de l'intendant, Anselme mena
Genevi�ve � la basse-cour, et il lui dit: �Te rappelles-tu une vieille
femme � laquelle tu faisais l'aum�ne tous les dimanches � la porte de
l'�glise? Elle est ici, c'est la surintendante de la basse-cour; elle et
Keissler ne sont pas ceux, hier, qui ont pri� de moins bon coeur �
notre pri�re du soir.�




XXXVI


En peu de jours l'appartement de Rose fut pr�t. M. Lauter l'appelait sa
fille.

Le mariage de L�on et de Rose fut c�l�br� avec pompe. Les jeunes filles
voulaient plus de simplicit�; mais Anselme insista. Seulement, quand le
pr�tre demanda � L�on _sa pi�ce de mariage_, pour la b�nir et la donner
� l'�pous�e selon l'usage, M. Lauter arr�ta L�on, qui allait donner un
double louis, et donna lui-m�me une grosse pi�ce de deux sous. Le pr�tre
le regarda d'un air interrogatif. �Allez, allez, monsieur le cur�, dit
Anselme, cette pi�ce-l� en vaut bien une autre, et elle a �t� b�nie par
Dieu avant de l'�tre par vous.�

M. Anselme l'avait prise dans le coffre cisel� doubl� de velours
cramoisi.




XXXVII


Genevi�ve se trouvait heureuse: tous ceux qu'elle aimait �taient si
heureux! Depuis longtemps elle avait renonc� � Albert, sans oser esp�rer
le plaisir dont elle jouissait, de le voir tous les jours et de le voir
heureux. Le mariage de son fr�re, malgr� tout ce qu'elle en eut de joie,
lui fit un peu de mal, et aussi la vue du m�nage de Keissler. N�anmoins,
elle disait qu'elle n'�tait plus malade. Elle s'�tait arrang�e pour
ajouter le bonheur des autres au bonheur restreint qui lui �tait permis
� elle.

Mais le ciel est envieux. La mort planait sur la maison du baron
d'Arnberg. La maladie de Genevi�ve faisait d'effrayants progr�s, sans
qu'elle-m�me s'en aper��t. Genevi�ve �tait une victime marqu�e par le
sort: elle ne devait pas lui �chapper.

Les pommettes de ses joues s'�taient color�es d'un rouge vif, que tout
le monde, et Genevi�ve elle-m�me, prenait pour un retour � la sant�.

Son nez �tait effil�, et ses joues caves; ses l�vres r�tract�es
semblaient exprimer un sourire amer; ses dents �taient d'un blanc mat.
Cependant elle souffrait peu, et seulement par intervalles. Ses yeux
avaient encore leur �clat; mais le blanc avait pris une l�g�re teinte
bleu�tre, et le regard avait par instants une profonde expression de
m�lancolie.

Genevi�ve parlait beaucoup de l'�t�, et faisait des projets pour
Fontainebleau. Le mois de mars �tait superbe; elle jouissait avec
ivresse des premiers beaux jours, et disait quelquefois: �Mon Dieu, la
belle saison est si courte!� Pauvre fille! sa vie devait finir avant la
belle saison. Les m�decins ordonn�rent de la transporter � la campagne;
on parla devant elle de Fontainebleau, elle demanda d'elle-m�me � y
aller.

Mais elle devint trop faible, et, sous un vague pr�texte, on retarda son
d�part. Elle fut oblig�e de garder le lit: mais elle ne se croyait
qu'indispos�e.

Sa respiration, lente, saccad�e, profonde, �tait quelquefois accompagn�e
d'un hoquet. Une toux s�che sortait de sa poitrine. Un soir, comme sa
belle-soeur restait pr�s d'elle, apr�s quelques mots que Rose lui dit
� demi-voix, elle dit: �Ma ch�re Rose, ce sera un nouveau bonheur pour
toi, pour L�on et pour mon p�re, et j'en jouirai autant que vous. Moi,
je ne me marierai jamais. J'�l�verai ton enfant. Je serai sa marraine,
n'est-ce pas? Tout cet �t�, je m'occuperai de broder sa layette.�

Rose pouvait � peine retenir ses larmes, car personne n'ignorait plus la
situation de Genevi�ve, que Genevi�ve elle-m�me.

Elle continua � parler, mais plus p�niblement. Ses yeux, � demi voil�s,
l'emp�chaient de bien distinguer Rose, et elle la pria d'allumer une
bougie de plus.

Elle parla alors de leurs costumes pour la campagne. �J'ai des id�es
ravissantes, disait-elle, tu verras.�

Elle s'arr�ta quelque temps et dit: �Je tiens � �tre � Fontainebleau
pour le premier mai; c'est l'anniversaire de la mort de ma m�re. Pauvre
m�re, qu'elle serait heureuse de voir notre bonheur! je ne l'ai jamais
tant regrett�e qu'� pr�sent.�

Rose mit son visage sur le lit de Genevi�ve, car elle voulait cacher les
larmes qui coulaient br�lantes sur ses joues. Les regrets que faisait
entendre Genevi�ve sur sa m�re s'appliquaient si bien � Genevi�ve
elle-m�me, qui ne devait vivre que pendant le temps o� sa vie avait �t�
am�re, et, en plus, quelques jours seulement pour go�ter une vie plus
douce qui ne lui �tait pas destin�e! Elle avait conduit ceux qu'elle
aimait jusqu'� la terre promise, adoucissant pour eux les ennuis et la
fatigue du chemin, et elle mourait.

�Mo�se monta sur la montagne, et le Seigneur lui fit voir tout le pays
de Galaad, et le Seigneur lui dit: �Voici le pays que j'ai promis �
Abraham, vous l'avez vu de vos yeux et vous n'y entrerez pas.� Et Mo�se
mourut par le commandement du Seigneur.�

�Combien je serai heureuse de voir tes enfants! continua Genevi�ve. J'ai
froid.... couvre-moi un peu. Pourquoi as-tu �teint cette bougie? Je ne
vois pas clair, rallume-la.... Dans cinq ou six ans d'ici, tu auras des
enfants qui courront dans la maison. Il me semble d�j� entendre leur
bruit. J'ai sommeil.... Tu dois avoir sommeil aussi.... Va....�

Elle ne parla plus, sa respiration devint bruyante. Rose la contemplait
avec effroi. Genevi�ve entr'ouvrait la bouche. Son ange gardien,
invisible � son chevet, prit sur ses l�vres l'�me qu'exhalait la vierge,
et l'emporta au ciel.

Rose, ne l'entendant plus respirer, mit la main sur son coeur, et ne
le sentit pas battre. Elle poussa un grand cri, et tomba � la renverse.




XXXVIII


Le pr�tre qui avait mari� Rose et L�on, si peu de temps auparavant, au
m�me autel de la Vierge dit la messe des morts sur un cercueil rev�tu
d'un drap blanc, sur lequel �tait une couronne de fleurs d'oranger.
Toute la maison de M. Lauter assistait � la messe; les domestiques
faisaient par moments entendre des sanglots qu'ils ne pouvaient plus
�touffer.

�Je vous donnerai le repos, dit le Seigneur, car vous avez trouv� gr�ce
devant moi, et je vous connais par votre nom (_et te ipsam novi ex
nomine_).

�Seigneur, pr�tez l'oreille aux pri�res par lesquelles nous conjurons
votre mis�ricorde de placer dans le lieu de paix et de lumi�re l'�me de
votre servante Genevi�ve Lauter, que vous avez fait sortir de ce monde,
et de l'associer � la gloire de vos saints!

�Seigneur, vous m'appellerez, et je vous r�pondrai.

�J'�l�ve mes mains vers vous, et j'ai mis en vous toute mon esp�rance.

�O jour de col�re (_dies ir[ae], dies illa_), jour de la col�re et de la
vengeance de Dieu!

�S�parez-moi de ces maudits que vous chasserez de votre pr�sence, �
J�sus! et appelez-moi entre les vierges b�nies de votre p�re.

�Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur (_Beati mortui qui in Domino
moriuntur_)! Ils vont se reposer de leurs travaux, car leurs oeuvres
les suivent.�

       *       *       *       *       *

Tout ce qui �tait dans l'�glise fondit en larmes.




XXXIX


On enterra Genevi�ve � Fontainebleau, aupr�s de sa m�re. M. Lauter et
L�on ne se consol�rent jamais de la perte de cette charmante fille, et
son souvenir m�la jours une profonde amertume au bonheur qu'elle ne
partageait pas. Son appartement fut ferm�, et, pendant tout le temps que
v�curent les personnes dont nous avons racont� l'histoire, on l'ouvrit
trois fois par an, aux anniversaires de la naissance, de la f�te et de
la mort de Genevi�ve. On y passait la journ�e; tout �tait rest� comme
le jour de sa mort; on parlait d'elle, et les enfants de Rose et de L�on
furent accoutum�s � un si grand respect pour la m�moire de la soeur de
leur p�re, qu'ils n'avaient jamais vue, qu'ils n'osaient ni jouer ni
faire du bruit pr�s de l'appartement de leur _tante Genevi�ve_.

FIN.

Ch. Lahure, imprimeur du S�nat et de la Cour de Cassation, rue de
Vaugirard, 9.







End of the Project Gutenberg EBook of Genevi�ve, by Alphonse Karr

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK GENEVI�VE ***

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