Project Gutenberg's La fabrique de mariages, Vol. II, by Paul F�val This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La fabrique de mariages, Vol. II Author: Paul Feval Release Date: November 24, 2011 [EBook #38122] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FABRIQUE DE MARIAGES, VOL. II *** Produced by Claudine Corbasson, Vinciane Knappenberg and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
Les erreurs clairement introduites par le typographe ont �t� corrig�es.
L'orthographe d'origine a �t� conserv�e et n'a pas �t� harmonis�e.
COLLECTION HETZEL.
PAR
�dition autoris�e pour la Belgique et l'�tranger,
interdite pour la France.
LEIPZIG,
ALPH. DURR, LIBRAIRE-EDITEUR.
1858
BRUXELLES.—TYP. DE J. VANBUGGENHOUDT,
Rue de Schaerbeek. 12.
Vous voyez bien que ce pauvre Jean-Fran�ois Vaterlot, dit Barbedor, n'�tait pas un coquin. Il y allait de bon cœur et n'e�t pas demand� mieux en ce moment que de prodiguer � Garnier de Cl�rambault tout ce qu'un fort-et-adroit peut fournir de coups de poing, de coups de pied, etc., etc.
Malheureusement, Barbedor avait une passion.
L'habit bleu tira sa bo�te � cigares de sa poche, ce qui �tait sa ressource dans les grandes occasions. 8 Il choisit un havane sans d�fauts et s'en alla paisiblement l'allumer au cigare que Jean avait laiss� sur la table.
—Niaiseries, niaiseries que tout cela, dit-il;—nous nous connaissons bien tous les trois, que diable!... Quand M. Lagard aura l'id�e de m'assommer, on lui montrera ce qu'on sait faire... En attendant, comme il peut jeter des b�tons dans nos roues, on ne refuse pas de lui faire de temps en temps un petit cadeau pour entretenir l'amiti�... mais mille francs d'un coup, c'est sec!... Pour ne pas se manger entre camaros, on n'a pas besoin de s'entr'adorer.
Ces termes d'argot ont quelque chose de plus ignoble quand ils sont prononc�s par flatterie.
D�s que l'habit bleu eut remis le cigare de Jean sur la table, celui-ci le prit, le jeta par terre et l'�crasa sous son pied.
—Allons, dit le bonhomme,—en voil� assez, monsieur Garnier... Au large!
Mais sa voix n'�tait plus d�j� si ferme. L'habit bleu avait clign� de l'œil en le regardant.—Jean Lagard mit ses mains dans ses poches et se promena de long en large en sifflant.
—Mon vieux Barbedor, murmura Garnier au moment o� il avait le dos tourn�,—notre int�r�t serait de vous planter l�; car nous n'avons plus 9 gu�re besoin de vous... Il y en aurait joliment qui vous prendraient au mot et qui fileraient sans rien dire... mais, moi... la loyaut�, je ne connais que �a... Je ne veux pas vous priver de votre part dans les b�n�fices pour un petit instant d'humeur...—Ne vous g�nez pas! s'interrompit-il en voyant revenir Jean Lagard;—faites semblant de me dire des injures... �a fera bien... Il n'en est pas moins vrai que j'ai dans ma poche un journal qui vaut de l'argent pour vous...
—Un journal! r�p�ta Barbedor.
—Le Journal des D�bats.
—Qui vaut de l'argent pour moi?
—Grondez, papa!... le neveu vous regarde!...
Jean avait, en effet, les yeux fix�s sur son oncle. Il s'arr�ta un instant, puis il eut un sourire et tourna le dos.
L'habit bleu n'attendait que cela pour frapper le grand coup.
Il tira lestement de sa poche un num�ro du Journal des D�bats et mit le doigt sur un fait divers ainsi con�u:
�Sur l'initiative du ministre de l'int�rieur, avec l'approbation du ministre des travaux publics et du directeur des douanes, la pr�fecture de la Seine va, dit-on, ouvrir une enqu�te pour le percement de la barri�re des Paillassons.�
10 Barbedor saisit le journal � deux mains; mais ses mains tremblaient, il ne pouvait pas lire.—Il chercha ses lunettes dans la poche de sa veste.
—Paillassons!... murmurait-il;—j'ai vu qu'il s'agissait de la barri�re!
—Le pauvre vieux est repinc� en grand, pensait Jean Lagard;—ma foi, va comme je te pousse!... Qu'y faire?
C'�tait l'insouciance personnifi�e. Du moment qu'il s'agissait d'autre chose que de donner ou de recevoir des coups, le courage lui manquait.
—C'est un bon journal, disait cependant Barbedor en lisant le titre emp�t� de la feuille minist�rielle;—je me souviens qu'il disait de belles choses sur les droits du peuple le 30 juillet 1830.
Il �pela p�niblement le paragraphe que nous venons de transcrire.
—Hein! s'�cria-t-il tout p�le de bonheur,—l'avais-je dit?... Il faut faire afficher cela sur les propres piliers des deux coquines!
—Et c'est au moment o� je vous apportais cette nouvelle..., reprit l'habit bleu.
—On est vif, monsieur Garnier, interrompit le bonhomme.—O� donc est all� mon neveu Jean?
Celui-ci avait fait le tour de la maison et se promenait sous les marronniers.
—C'est l'enfant qui est cause de cela, reprit le 11 bonhomme;—vous avez bien vu, pas vrai? Et dites-moi... quand et comment avez-vous obtenu la chose?
M. Garnier n'avait rien obtenu du tout. Il avait corrompu les ciseaux du Journal des D�bats; ces ciseaux coupables avaient gliss�, parmi les faits divers, cette nouvelle, qui pouvait �tre vraie et qui, dans tous les cas, ne devait nuire � personne.
Un peu de cl�mence pour les ciseaux du Journal des D�bats!
—Madame la marquise, r�pondit l'habit bleu, � qui l'absence de Jean laissait le champ libre,—a tant fait des pieds et des mains aupr�s du ministre...
—Mais il y a encore autre chose! interrompit Barbedor:—je vois encore une fois le mot Paillassons... nom d'un cœur! et voil� que le ch�teau de la Savate est imprim�... en toutes lettres!
L'�motion d�bordait de son cœur. Il tendit la main � l'habit bleu, qui la toucha l�g�rement et avec dignit�.
—Voyons ce qu'ils disent! voyons ce qu'ils disent! reprit le bonhomme, qui rajusta ses lunettes.
Il lut:
�Beaucoup de Parisiens ignorent le nom et la position de cette barri�re...�
12 —Des oies que ces Parisiens! grommela Barbedor entre parenth�se.
�... De cette barri�re qui n'en est pas une...�
—Elle le sera, nom d'un nom!... Je l'ai toujours dit!
�... Qui n'en est pas une. Elle consiste en un b�timent d'aspect singulier qui fut construit en m�me temps que le mur d'octroi, sous Louis XVI, vers l'ann�e 1783, sur les sollicitations des fermiers g�n�raux. Comme toutes les autres barri�res, elle a eu Ledoux pour architecte. Les plus remarquables de ces constructions sont celles de Montmartre, du Roule, du Tr�ne, de l'�toile, du Maine, d'Enfer et d'Italie...�
—La n�tre le sera aussi, remarquable!
�... Et d'Italie. Quant au d�veloppement total du mur d'octroi, il est de vingt-huit mille deux cent quatre-vingt-sept m�tres...�
—�a, je m'en fiche! s'interrompit Barbedor en sautant plusieurs lignes;—j'arrive au ch�teau de la Savate.
�... Un �tablissement... hum! hum!... connu sous le nom du ch�teau de la Savate... rendez-vous des forts-et-adroits...�
—Il aurait bien pu mettre aussi: �Et de la bonne soci�t�!...�
�... Va se trouver sur l'alignement de la nouvelle 13 rue des Paillassons et acqu�rir tout � coup une vogue extraordinaire... L'homme d�vou� qui a voulu faire rena�tre chez nous les f�tes du gymnase antique est c�l�bre parmi ses confr�res sous le nom de Barbedor... C'est lui qui lutta, en 1828, contre Maxwell, au th��tre de la Porte-Saint-Martin, pour soutenir l'honneur des athl�tes fran�ais... On assure que son cr�dit personnel n'est pas �tranger au percement de la nouvelle barri�re.�
Le bonhomme replia le journal. Il �tait rouge comme une pivoine et sa joie orgueilleuse l'�touffait.
—Asseyez-vous l�, monsieur Garnier, dit-il, et prenez un verre d'absinthe avec moi... Ceux qui ne seront pas contents, voil�!... Combien que �a dure, une enqu�te?
—Un mois... deux mois...
—Nous aurions �a au mois d'ao�t... le temps de faire des r�parations � mon immeuble... Je veux mettre la baraque sur un pied... vous verrez... Trinquons!
—Si le neveu revenait?... objecta l'habit bleu en riant avec malice.
—Je me moque du neveu comme d'une guigne! s'�cria Barbedor;—est-ce que je ne suis pas ma�tre chez moi?
14 —C'est que, tout � l'heure...
—Bon! bon!... A votre sant�, monsieur Garnier... et � celle de madame, nom d'un cœur!...
—C'est l'argent qui me chiffonne, reprit-il apr�s avoir siffl� son verre d'absinthe;—pour faire les r�parations, il faut de l'argent.
—Un bonheur ne vient jamais seul, mon bon, r�pliqua l'habit bleu;—vos fonds ont gagn� cinquante pour cent...
—Est-ce vrai?...
—Peut-�tre le double.
—Et vous �tes en mesure de me rembourser?
—Aujourd'hui, non... mais sous peu... Nous avons une affaire...
Il se baisa le bout des doigts et ajouta:
—Je ne vous dis que �a!
—C'est que, fit Barbedor un peu refroidi,—nous en avons eu d�j� tant comme �a, des affaires...
Il baisa, lui aussi, le bout de ses doigts, mais d'un air incr�dule.
—Huit cent mille livres de rente! pronon�a solennellement l'habit bleu.
—Et amoureux?
—Comme un fou.
—De la petite Maxence?
—De mademoiselle Maxence de Sainte-Croix.
15 —Ah! diable! on lui a donn� les honneurs du nom, � celle-l�?
—C'est la fille unique de madame la marquise, r�pondit gravement l'habit bleu.
—A la bonne heure! repartit le bonhomme, qui riait innocemment,—� la bonne heure! Nous avons eu assez de ni�ces, �a ne co�te pas davantage et �a sonne mieux... Fera-t-on quelque chose ici?
—Peut-�tre... En tous cas, peut-on compter sur vous?
—A la vie, � la mort! r�pliqua le bonhomme, qui posa le journal sur son cœur.
—Le neveu ne mettra pas de b�tons dans nos roues?
—Le neveu ira au diable!
—Ne le brusquez pas!... Qu'est-il venu faire ici?
—D�ner.
—Tout seul?
—Avec maman Carabosse et un grand gar�on que vous ne connaissez pas... un militaire.
—Je connais plus de monde que vous ne pensez, papa... Comment appelez-vous ce militaire?
—Le lieutenant Vital.
—L'amant de mademoiselle la comtesse de Mersanz! s'�cria Garnier, tandis que Barbedor le regardait �bahi;—celui-l�, mon vieux, est de nos amis sans le savoir... je ne donnerais pas sa besogne 16 pour vingt mille �cus!... Maman Carabosse nous sert aussi � sa mani�re... Donnez-leur un bon d�ner et laissez-nous faire.
—Par ici, lieutenant, par ici! cria en ce moment Jean Lagard, qui �tait � une fen�tre du premier �tage.
Garnier se leva aussit�t.
—Je ne veux pas qu'il me voie, dit-il;—la petite bonne femme non plus... Venez! j'ai encore quelque chose � vous dire.
—Lagard leur apprendra que vous �tes ici, objecta Barbedor.
—Vous irez les retrouver comme si nous �tions partis... Madame la marquise et moi, nous sommes espionn�s... je ne peux plus la recevoir chez moi ni me pr�senter chez elle... Nous choisissons d�cid�ment votre maison pour nous r�unir, vous sentez bien, mon bon, comme nous en pourrions choisir une autre: ce n'est pas l� l'embarras... Remarquez un fait qui �tonne toujours les observateurs: c'est quand on est pr�s de toucher le but que les obstacles augmentent...
Il entra�na Barbedor vers le bosquet, au moment o� le lieutenant Vital se montrait au tournant de la ruelle.
—Est-ce ici que d�nent les officiers? demanda celui-ci de loin.
17 —Juste, mon lieutenant, r�pondit Jean Lagard par la fen�tre.
Vital regarda la maison, puis les alentours. Cet examen ne fut pas en faveur du ch�teau de la Savate, car un sourire d'�tonnement se montra sous la fine moustache du beau lieutenant.
—Dr�le de pays! murmura-t-il;—je n'aurais jamais choisi cet endroit-l� pour faire un repas de corps!
—Voil� la chose, disait Garnier de Cl�rambault sous les marronniers.—Vous avez connu le capitaine Roger autrefois?
—C'est mon cousin issu de germain..., r�pondit Barbedor, ce qui fait que la comtesse de Mersanz, sa fille, est un peu ma ni�ce... et, si un autre que vous avait parl� d'amant � propos d'elle, il aurait fallu s'aligner!
—Vous savez..., fit l'habit bleu;—on dit �a... le monde...
—Et puis, reprit le bonhomme,—c'est devenu fier depuis que c'est comtesse... Je n'ai seulement jamais eu l'id�e d'aller la voir.
—Il faut y aller, dit Cl�rambault,—d�s demain.
—Pourquoi faire?
—Pas pour la fille... pour le p�re.
—Bah!... le vieux Roger est � Paris?
18 —Et il a bonne envie d'en fumer une vieille avec vous.
—Vrai?... Il se souvient des anciens?
—Pour ce qui est de moi, r�pliqua Cl�rambault avec embarras,—nous avons eu quelque chose ensemble... il me garde rancune... mais je sais par le sergent Michel qu'il a parl� de vous.
—Et il est install� � l'h�tel du comte?
—Install�, c'est le mot... comme chez lui... Toute la maison est � sa disposition... il tient table ouverte... et la cave du comte est bonne.
—Oui-da! fit Barbedor:—eh bien, quand j'irai de ce c�t�-l�...
—Vous ne m'avez donc pas compris? dit l'habit bleu, qui le prit par un bouton de sa houppelande:—c'est demain qu'il y faut aller.
—Pourquoi faire? demanda Barbedor �tonn�.
—Causer, fumer, boire...
—Voil� tout?
—Causer haut, fumer fort, boire beaucoup.
—Mais tout �a doit mal aller dans l'h�tel du comte.
—Tout �a va tr�s-bien... et puis �a n'est pas inutile pour le succ�s de notre affaire.
Barbedor passa une bonne minute � se creuser la cervelle. Il ne pouvait pas deviner en quoi une bamboche comm�morative, faite en compagnie du 19 vieux Roger, pouvait aider aux projets de madame la marquise de Sainte-Croix.
Car Barbedor savait que celle-ci �tait le v�ritable chef de file.
—J'irai, dit-il enfin,—puisque le vin est bon... Si �a ne fait pas de bien, �a ne peut pas faire de mal.
C'�tait dans la chambre o� nous avons vu d�j� une fois r�unis M. Garnier de Cl�rambault, Barbedor et une femme voil�e, lors de l'entrevue projet�e entre Justine et le baron allemand. Cette chambre, comme nous avons d� le dire, communiquait par un escalier de service avec la sortie ouverte sur les derri�res de la maison.
Cl�rambault et la marquise l'avaient choisie pour le lieu de leurs r�unions. Seulement, l'exp�rience avait port� fruit. Pour �viter les yeux et les oreilles indiscrets, on avait mis une double porte du c�t� du corridor, en souvenir de Jean Lagard.
Cette marquise de Sainte-Croix, qui buvait de l'eau-de-vie et qui venait s'installer sans fa�on au ch�teau de la Savate, n'�tait pourtant pas une aventuri�re � la douzaine. On en voit tant de ces 20 grandes dames pour rire qui ont ramass� leur titre au pied d'une borne! C'est la mode, et toute fille de concierge qui a pu se faire donner un coup�, s'offre � elle-m�me un petit �cusson qu'elle timbre pour le moins d'une couronne comtale. Une lorette qui n'est que baronne fait preuve de trop de modestie.
Ce sont, en g�n�ral, des noms allemands. Leur p�re �tait chambellan d'un prince r�gnant dans les contes fantastiques d'Hoffmann. Leur mari, qui n'a pas pu les comprendre,—elles l'ont �pous� si jeunes!—occupe un poste diplomatique en Russie. Il leur fait une pension qui ne suffit pas � leurs besoins.
Il est � Paris trois ou quatre cents gaillards, frais et bien portants, qui arr�tent les passants avec cette formule: �Nous sommes sept enfants � la maison et nous n'avons pas de pain.�
Quelle bourse ne d�noue pas ses cordons � cet appel.
Et pourtant, quand on r�fl�chit, est-il vraisemblable que ces jeunes gaillards aient tout justement six petits fr�res.
Jamais la formule ne varie, jamais! Ils sont toujours sept enfants � la maison.
L'histoire de la dame qui a une couronne de comtesse ne varie pas davantage: fille de chambellan, 21 femme de diplomate �tranger... forc�e de s'ing�nier un peu � cause de l'insuffisance de la lib�ralit� conjugale.
Il se trouve sans cesse des simples pour les croire,—si elles sont jolies,—et m�me si elles sont laides. Certains architectes vivent � faire exclusivement le petit h�tel pour la femme de diplomate, fille de chambellan, que son mari a eu le tort de ne point comprendre.
Pourquoi l'�pousa-t-elle si jeune!
Vers l'ann�e 1810, au cœur de l'Empire, une petite demoiselle d�barqua � Paris par le coche de Bordeaux. Elle avait ces traits affil�s, ce type de furet de celles qui vont fouillant, sapant, et qui prennent la fortune par la mine; mais elle avait aussi le regard vaillant des conqu�rantes. La br�che ouverte, celle-l� devait monter � l'assaut bravement.
Elle n'�tait pas jolie, mais elle avait une de ces figures qui frappent fort et qu'on n'oublie pas. Cela vaut mieux parfois que d'�tre jolie. Du reste, � cet �gard, on ne pouvait gu�re la juger. Sa taille n'�tait point encore form�e; elle �tait dans la mue. En outre, sa pauvre toilette ne la montrait point � son avantage.
C'�tait la fille d'un courtier de commerce de Bordeaux. Elle se nommait Flavie Soyer. Elle 22 avait bient�t quinze ans. Elle s'�tait enfuie de la maison paternelle toute seule pour venir � Paris.
Il s'en trouve comme cela: des natures belliqueuses et hardies qui n'ont pas besoin de l'amour pour s'envoler hors du nid avant l'�ge. Flavie Soyer avait r�v� Paris. Ce n'�tait point pour y �tre aim�e; c'�tait pour y combattre, pour y vaincre, que sais-je! une ambition d�j� implacable et na�ve encore cependant, comme tout ce qui est dans l'esprit d'une fillette innocente.
Nous voudrions avoir le temps de vous dire au juste et en d�tail ce que c'�tait que l'innocence de Flavie Soyer.—Son cœur n'avait point encore parl�, mais il devait toujours se taire. Ses sens restaient dans les limbes: on pouvait deviner qu'ils auraient le r�veil violent. Elle n'avait jamais lu ni romans ni po�sies: son p�re la faisait travailler aux livres de commerce comme un petit employ�.
Mais son intelligence diabolique avait devin� le monde par des trous de serrure. Elle savait � peu pr�s. Il ne lui fallait qu'un grain d'exp�rience pour jouer sous jambe les prudents et les forts.
Dans le compartiment de la voiture o� elle avait lou� sa place se trouvait un jeune militaire nomm� Garnier, qui allait rejoindre � Paris. Ce Garnier e�t �t� bon commis voyageur: il voulut 23 s'amuser aux d�pens de la fillette. Celle-ci v�cut � ses crochets tout le long de la route (quatre jours et quatre nuits en 1810) et se moqua de lui.
On arriva. Garnier �tait le fils d'un honn�te homme qui remplissait le r�le de domestique de confiance aupr�s de M. le marquis de Sainte-Croix, vieux gentilhomme fort riche encore, malgr� les pertes essuy�es sous la R�publique. Flavie avait racont� � Garnier ce qu'elle avait voulu. Garnier la mena chez sa m�re, pr�s de qui Flavie joua le r�le de colombe pers�cut�e avec une rare perfection.
Madame la marquise de Sainte-Croix, pour son malheur, eut besoin d'une lectrice. Le p�re et la m�re Garnier �taient d�j� �pris de cette petite Flavie presque autant que leur fils. Elle fut pr�sent�e � madame la marquise comme un tr�sor. La marquise la mit aupr�s d'elle.
Deux ans apr�s, la marquise �tait en terre, et Flavie se nommait madame la marquise de Sainte-Croix.
Une chose semblable peut arriver tout naturellement, et nous n'avons rien � en dire.
Garnier vint passer un semestre chez le marquis.—Celui-ci �tait un bonhomme assez doux de mœurs qui n'aimait ni le monde, ni le luxe, ni le bruit, ni rien de ce qu'adorait Flavie. Par une belle nuit d'�t�, le marquis se laissa mourir en 24 son ch�teau de la Sologne. Il fut assist� � ses derniers moments par Flavie et Garnier fils. Le m�decin de campagne, arriva trop tard.
Quand elle devint veuve ainsi, Flavie avait dix-neuf ans.
Feu son mari lui laissait tous ses biens par testament.
Les h�ritiers du marquis de Sainte-Croix lui firent un proc�s qu'elle gagna. Elle prit tout de suite la position d'une jeune femme tr�s-s�v�re, tr�s-amie du luxe, tr�s-prodigue et tr�s-d�cid�e � ne point se remarier.
La fortune du marquis de Sainte-Croix, toute consid�rable qu'elle �tait, ne pouvait suffire � ses d�penses. Elle songea au jeu pour augmenter ses revenus. Du premier coup, elle fut une joueuse fr�n�tique. Le sort ne lui fut pas favorable. Sa fortune croula—mais sans bruit.
Elle garda son apparence et son cr�dit.
Ce fut vers le moment de sa ruine qu'elle fit la connaissance de M. Rodelet, ancien fournisseur des arm�es et qui comptait par millions. M. Rodelet avait une fille unique, nomm�e Ernestine, qui passait pour un des meilleurs partis du commerce.—Garnier �tait alors un beau gar�on, jeune, hardi et ne manquant pas d'exp�rience aupr�s des femmes. Pendant que la marquise s'attaquait 25 au p�re, Garnier aurait pu se charger de la fille; mais Flavie ne l'entendait pas ainsi. Elle �tait jalouse de ce Garnier, si inf�rieure � elle sous tous les rapports: ils s'�taient promis de se marier quand leur fortune serait faite.
On choisit un commis du fournisseur; Garnier l'endoctrina. Ernestine �tait charmante, et le commis voyait au d�no�ment de cette intrigue d'amour l'�blouissante perspective de la dot. La marquise, introduite dans l'intimit� de la famille, fit na�tre les occasions; elle jeta elle-m�me dans le cœur d'Ernestine, na�f et tout neuf, le germe d'une passion qui devait servir ses int�r�ts.
Cela dura un an.—Le lieu de la sc�ne �tait le no 81 de la rue de l'Universit�, o� il y avait pour concierge une femme du nom de Marguerite Vital. Nous parlons ici de cette Marguerite Vital, parce qu'elle monta une fois chez M. Rodelet, avant la catastrophe, et qu'elle l'entretint pendant une grosse demi-heure. A la suite de cette entrevue, M. Rodelet �tait r�solu � chasser son commis, � rompre avec la marquise et � fermer sa porte � Garnier.
Voici maintenant ce qui r�sulta pour le public de toutes les peines et soins que voulurent bien se donner madame la marquise de Sainte-Croix et M. Garnier, son fid�le ami.
26 D'abord, Ernestine devint enceinte. Le commis coupable s'embarqua un beau matin pour l'Am�rique.—La raison de ce d�part fut une sc�ne admirablement jou�e par Flavie et son �ternel complice. On effraya le commis; on lui montra M. Rodelet implacable et les tribunaux toujours pr�ts � punir un d�tournement de mineure.
Sans le d�part du commis, Flavie et Garnier eussent perdu le meilleur de leur proie, car M. Rodelet, excellent homme et qui n'avait d'autre d�faut que l'exc�s m�me de sa bont� d�g�n�rant en faiblesse, aurait mari� les deux enfants,—et tout e�t �t� dit.
Une fois le commis �loign�, les deux associ�s �taient ma�tres de la place.
Les amis de M. Rodelet apprirent un jour avec stup�faction et tout � la fois les faits suivants qui s'�taient pass�s en quelques semaines.
L'ancien fournisseur avait maudit et chass� sa fille d�shonor�e. Il s'�tait jet� � corps perdu, pour s'�tourdir sans doute, dans une vie de d�sordres qui contrastait avec son �ge et plus encore avec son caract�re.—On l'avait vu ivre dans les maisons de jeu du Palais-Royal, o� le d�vouement de ce bon Garnier lui avait �pargn� encore quelques extravagances; car ce pauvre Garnier le suivait comme un chien et le suppliait sans rel�che de 27 mettre un terme � ses folies d�sesp�r�es.—Madame la marquise de Sainte-Croix avait fait aussi tout ce qu'elle avait pu.
Rodelet avait r�alis� toute sa fortune le jour m�me o� il avait appris la faute de sa fille.—En quelques mois, cet �norme capital avait fondu comme la neige au printemps. Comment? C'est l'�ternelle question quand les millionnaires se tuent.
Rodelet avait m�me manqu� � plusieurs de ses engagements,—et, aupr�s de son corps, pendu � l'anneau du lustre dans son cabinet, on trouva une liasse de papiers timbr�s.
Marguerite Vital, la porti�re, fut chass�e d'abord, puis mise en prison, pour avoir dit que madame la marquise de Sainte-Croix et Garnier savaient bien o� s'en �tait all�e la fortune de l'ancien fournisseur.
Cette mort violente du chef de la maison Rodelet fit beaucoup de bruit. Il fallut pour l'�touffer le retentissement des �v�nements politiques qui pr�cipit�rent la chute de l'Empire. Mais une chose surnagea, ce fut le souvenir de la digne conduite de Garnier et des efforts g�n�reux de madame la marquise de Sainte-Croix pour arr�ter ce malheureux sur le penchant de sa ruine.
Madame la marquise fit, � quelque temps de l�, un h�ritage consid�rable,—une vieille parente 28 qu'elle avait en Hongrie. Les dettes furent pay�es et son train augmenta.
Quant � Ernestine Rodelet, elle alla cacher sa honte loin de Paris, et le monde qui tressait des couronnes � madame la marquise de Sainte-Croix, le monde clairvoyant et juste, l'accusa tout naturellement d'avoir caus� la mort de son p�re.
Cette Marguerite Vital, qui avait os� accuser madame la marquise et son ami Garnier, �tait une petite femme de jolie figure, bien qu'elle e�t d�pass� la trentaine. Son propri�taire l'avait expuls�e � regret, car elle tenait sa loge et la maison dans un �tat de propret� admirable. Mais le moyen de garder une porti�re qui fait de pareils cancans!
Marguerite, cit�e devant le tribunal, fut oblig�e de raconter sa petite histoire. Elle �tait veuve de militaire, � ce qu'elle disait,—mais elle ne put repr�senter l'acte de d�c�s de son mari, qui ne portait point le m�me nom qu'elle.—Elle avait un beau gar�on de sept ans qui �tait enfant de troupe � la 7e demi-brigade.
Nous sommes forc� de nous occuper un peu du pass� de Marguerite, parce que, parmi les personnages de l'humble drame de sa jeunesse, se trouvait le digne M. Garnier.
Garnier �tait, au temps de la jeunesse de Marguerite Vital, tambour de la 7e demi-brigade, en garnison � Paris. Il avait pour coll�gue et camarade intime un gros gar�on du nom de Roger qu'on appelait Roger Bontemps, � cause de son joyeux caract�re. Garnier et Roger �taient deux ins�parables. Comme presque tous les tambours et trompettes de r�giment, qui sont expos�s � de fr�quentes railleries, ils �taient fort assidus � la salle d'armes et passaient pour de dangereux tireurs.
30 Roger Bontemps n'�tait pas querelleur, mais il allait sur le terrain comme on va � la noce. Garnier, au contraire, se montrait singuli�rement pointilleux; il faisait le cr�ne � tout propos et se donnait le plaisir de tailler en pi�ces les conscrits imprudents qui traduisaient tambour par tapin.—Seulement, on avait pu remarquer que Garnier laissait volontiers � Roger, son Pylade, le soin de punir les troupiers qui passaient pour malins au noble jeu de la pointe.
C'�tait sous le Consulat. Roger avait vingt-quatre ans; Garnier atteignait � peine sa vingti�me ann�e. Roger attendait avec impatience l'occasion d'aller au feu; Garnier faisait semblant d'avoir la m�me envie.
Et tous deux �taient amoureux, tous deux amoureux de la Perlette, une petite vivandi�re comme on n'en vit jamais, leste, pimpante, plus jolie qu'un amour, gracieuse, avis�e, bonne, et sachant des milliers de chansons qu'elle disait, le sourire aux l�vres, d'une voix sonore et gaillarde; un bijou de vivandi�re. Tout le r�giment (pour ne plus parler de demi-brigade, ce qui est fatigant), tout le r�giment �tait fou de la Perlette, qui �tait notre Marguerite Vital, � l'�ge de vingt ans. Elle aurait pu �pouser un sergent-major!
Ce fut elle-m�me qui alla demander au colonel 31 la permission de prendre Roger Bontemps pour mari. Un tambour!
Garnier f�licita chaudement son camarade et ils firent gamelle � trois. N'ayez aucune inqui�tude sur les entreprises de ce Garnier vis-�-vis de la Perlette. La Perlette n'avait, parbleu! besoin de personne pour se d�fendre contre les galants. C'�tait un petit diable avec son baril sur le dos, et le sabre du fantassin n'�tait point du tout trop lourd pour elle.
Au bout de neuf mois, un beau petit enfant vint: un gar�on qui fut baptis� Vital pour garder le nom de sa m�re avec le nom de son p�re.
Presque aussit�t apr�s, le r�giment partit. Marguerite, faible encore, voulut suivre son Roger.
—Je n'en ai qu'un de plus � qui donner � boire, disait-elle en montrant le maillot de son poupon;—ne voil�-t-il pas une belle affaire?
Toutes les compagnies de tous les bataillons interc�d�rent avec ensemble pour que le colonel la laiss�t venir. On lui fit une petite place dans un fourgon, et en route!
Je ne sais trop o� ils all�rent, mais ce fut loin et l'on se battit ferme. La Perlette ne resta pas longtemps dans son fourgon. Elle reprit son poste derri�re son mari, toujours leste, toujours pimpante, portant son tonneau � droite, son enfant � gauche, 32 chantant comme un loriot et ne manquant jamais de mots pour rire.
Ce Roger Bontemps �tait bien le plus heureux des tambours!
En secret, Garnier, son bon ami, son fr�re de baguettes, �tait jaloux de lui terriblement et le d�testait de tout son cœur.
Au bout d'un an, Garnier et Roger passaient caporaux le m�me jour. La Perlette avait d�j� vu le feu, et Dieu sait qu'elle ne se g�nait gu�re pour courir dans les rangs � l'heure la plus chaude. Son petit Vital restait au d�p�t. Elle disait:
—Est-ce que le bon Dieu voudrait faire un orphelin de ce ch�rubin-l�! C'est lui qui nous garde.
Les jours de bataille, son tonneau �tait intarissable. Elle allait porter la goutte aux avant-postes. Chemin faisant, elle soignait les bless�s, et ses poches �taient toujours pleines de charpie.
L'admiration et la tendresse que tout le r�giment avait pour elle rejaillissait sur Roger, qui, du reste, �tait un tr�s-bon soldat. Il fut sous-officier avant son ami Garnier.
Un soir, apr�s une marche forc�e, celui-ci lui dit:
—Sommes-nous toujours des fr�res?
—Pourquoi pas? demanda Roger.
33 —Peut-on te parler franchement comme autrefois?
—Je t'�coute.
—J'ai un secret � te r�v�ler, fit Garnier, qui semblait h�siter.
—On te dit qu'on t'�coute!
—C'est que... Tu aimes bien Marguerite, n'est-ce pas, mon pauvre Roger?
Celui-ci devint tout p�le.
—Je ne l'ai pas vue ce soir..., dit-il;—est-ce qu'il lui serait arriv� malheur?
—Non... je pr�f�rerais cela pour toi.
Roger le regarda dans le blanc des yeux et Garnier d�tourna la t�te.
—Est-ce que tu as quelque chose � me dire contre Marguerite? demanda Roger, qui affectait un grand calme, mais dont la voix �tait chang�e.
—Contre elle, r�pondit Garnier,—non... pas encore... mais un malheur est bien vite arriv�... Le lieutenant Moreau la regarde.
Roger respira bruyamment, puis il s'�tendit sur sa paille et mit son sac en mani�re d'oreiller sous sa t�te.
—Tu m'as fait peur, dit-il en riant.—Bien, bien, vieux... je te remercie... tout le monde la regarde, parbleu!
Il ronflait d�j�.
34 Garnier resta longtemps assis, la t�te appuy�e sur sa main.
—Je ne sais plus si je l'aime ou si je la d�teste!... murmura-t-il enfin.
Ceci se passait en 1809. Le petit Vital avait deux ans.—Le lieutenant Moreau �tait un beau jeune homme, brave comme son �p�e et que l'empereur avait d�cor� de sa propre main.
Roger avait dormi toute la nuit sur les deux oreilles; le lendemain, il fit attention � ce lieutenant Moreau.—Par hasard, il vit la Perlette lui sourire.
Garnier ne lui parla plus de cela. Le coup �tait port�.
Au combat de Kehl, le lieutenant Moreau fut frapp� d'une balle en pleine poitrine. La Perlette passait. Elle s'agenouilla pr�s de lui et voulut le panser. Le lieutenant lui dit:
—Il n'est plus temps, ma belle... Sais-tu ta pri�re?
Marguerite r�cita bien pieusement le Pater et l'Ave.—Il n'e�t pas fallu lui en demander davantage.
Le lieutenant d�tacha sa croix et la lui donna.—Comme Marguerite tendait sa main pour la prendre, le lieutenant toucha cette main de ses l�vres mourantes et lui dit:
35 —Tu porteras ce baiser � ma m�re... La croix est � toi.
La charge battait. Le bataillon de Roger et de Garnier passait au pas redoubl�.—Garnier montra du doigt, � Roger, le groupe form� par le lieutenant et la vivandi�re, au moment o� Moreau confiait � Marguerite le baiser d'adieu pour sa m�re.
Roger, ce jour-l�, ne fit point de quartier.
Le soir, la Perlette �tait triste.
—Porteras-tu le deuil de veuve? lui demanda Roger am�rement.
Marguerite ne comprit point.
Pendant qu'elle dormait, Roger fouilla dans son sac et trouva la croix du lieutenant.
Il �tait jaloux. Garnier triompha.
Vers le commencement de l'ann�e 1810, Marguerite Vital devint enceinte pour la seconde fois. Vital avait trois ans. On lui avait fait un petit costume d'enfant de troupe. Quand Marguerite venait le voir au d�part, c'�taient des joies et des caresses.
—Voyez-vous bien cet enfant-l�, disait-elle,—je parie qu'il sera g�n�ral!
Et tout le monde acceptait l'augure. Apr�s Marguerite, ce que le r�giment aimait le mieux, c'�tait son petit Vital.
Un soir du mois de f�vrier, l'arm�e marchait 36 malgr� la neige. Il s'agissait de tourner la position des alli�s, et il fallait, pour cela, s'ouvrir un passage � travers les grands bois d'Einengen. La nuit �tait sans lune; la marche n'�tait �clair�e que par les vagues r�verb�rations de ce linceul blanc qui couvrait au loin la campagne.
Des coups de feu se firent entendre sous bois, � quatre ou cinq cents pas de distance.—Le colonel, qui �tait tout pr�s de la Perlette, dit:
—C'est sous le ch�teau d'Einengen... Cela devait arriver... Le g�n�ral S*** aura voulu revoir une derni�re fois sa belle comtesse.
Il fit faire halte et attendit quelques minutes.
On crut entendre comme des g�missements sous le couvert.
—Dix hommes de bonne volont� et une battue de trois minutes! dit le colonel,—mais pas de bruit!... Le mouvement que nous op�rons d�cidera peut-�tre du sort de la campagne!
Dix hommes s'engag�rent aussit�t sous bois. Un officier les commandait; c'�tait le neveu du colonel.
—Est-ce que celui-l� a remplac� le lieutenant Moreau? dit Roger, qui toucha le bras de Garnier.
Il en �tait l� d�j�.
—Le neveu du colonel est riche, r�pondit Garnier;—mais tu vas trop loin!
37 —Les femmes! grommela Roger.
—Quant � �a, reprit Garnier, si tu n'avais pas une vivandi�re au cou, avec tes talents militaires, tu ferais un fier chemin!
La Perlette s'�tait �lanc�e sur les pas du d�tachement.
Au bout de trois minutes, montre en main, le d�tachement revint, mais sans l'officier ni la Perlette.
Le colonel ordonna:
—En avant, marche!
Sa voix tremblait et il avait les larmes aux yeux.
Roger fit un mouvement pour se jeter hors des rangs.
—D�sertion en face de l'ennemi!... murmura Garnier � son oreille.
Le r�giment continua sa route dans la nuit.—A l'appel du matin, le neveu du colonel ne r�pondit pas. Ce fut Marguerite Vital qui rendit compte de sa mort plus tard. Le jeune officier, ardent et d�sireux de rendre un bon office personnel � l'un des g�n�raux les plus distingu�s de l'arm�e fran�aise, avait devanc� imprudemment son d�tachement. Un corps ennemi l'avait cern�. Il �tait tomb� comme d'Assas; car, au moment o� les ba�onnettes autrichiennes s'appuyaient d�j� 38 sur sa poitrine, il avait pu faire � haute et intelligible voix le commandement de rallier.
Les dix hommes de bonne volont�, ignorant le sort de leur chef, avaient d� ob�ir.
C'�tait tout pr�s de la lisi�re du bois d'Einengen, � quelques centaines de pieds de la grille du parc. Il y avait, sur la droite, un ravin profond o� les arbres, plant�s drus, se croisaient au-dessus d'un cours d'eau qui �tait alors gel�. Marguerite avait fait comme le neveu du colonel; elle avait pris les devants. Le hasard l'avait fait passer � cinquante ou soixante pas de la patrouille autrichienne. Elle entendit le dernier cri du jeune officier fran�ais.
Elle entendit encore autre chose. Des plaintes s'�levaient du fond du ravin. Marguerite �tait leste et brave. Elle descendit en s'aidant des pieds et des mains. Au bord du ravin, elle trouva un homme bless� aupr�s d'un cheval abattu.
L'homme avait deux coups de feu, sans compter les blessures re�ues dans sa chute. Le cheval ne bougeait plus. La Perlette fit fondre de la neige dans ses mains et lava les plaies avant de les bander. Tout � coup, au moment de poser la charpie, elle mit brusquement sa main sur la bouche du bless�, qui continuait de g�mir par intervalles.
Il se d�battit; elle le maintint de toute sa force.
On voyait une ombre noire qui rampait dans la 39 neige sur le bord du ravin et qui descendait lentement vers l'eau.
La Perlette resta un instant immobile et retenant son souffle. L'ombre avan�ait toujours. Quand la Perlette eut acquis la conviction que l'ombre venait droit � eux, elle �ta sa main qui comprimait la bouche du bless�. Celui-ci respira fortement et rendit une plainte.
L'ombre s'arr�ta;—puis elle recommen�a � descendre tout doucement, comme e�t pu faire un animal sauvage en qu�te de sa proie dans cette sombre nuit.
La Perlette laissa �chapper ses bandes et sa charpie. Il ne s'agissait plus de cela. Elle glissa sa main droite derri�re le corps du bless� et d�gaina sans bruit son �p�e, qui �tait engag�e sous le cheval.—L'�p�e n'avait pas �t� bris�e dans la chute.—La Perlette eut comme un sourire.
Elle attendit, immobile et calme.—Elle devinait bien que le groupe form� par elle, le bless� et sa monture, apparaissait vivement, comme une large tache noire parmi la blancheur de la neige, mais qu'on ne pouvait point voir de loin les mouvements ni la pose des personnages composant le groupe.
Elle attendit.
Arriv�e au fond du ravin, l'ombre se releva.—C'�tait 40 un grand diable de sous-officier bavarois avec un bonnet � poil long d'une aune et un costume tout chamarr� de clinquant.
Au moment o� il d�gainait sa latte, le bless� se r�veilla en sursaut et le vit.
—Mon �p�e! s'�cria-t-il en faisant un effort pour se mettre sur ses genoux.
La Perlette ne bougea pas plus que si elle e�t �t� une statue de pierre.
Le Bavarois poussa un hourra en brandissant son sabre. La Perlette le laissa venir.—A l'instant o� le sabre tournoyait au-dessus de la t�te nue du bless�, elle plongea l'�p�e jusqu'� la garde dans le cœur du Bavarois, qui tomba lourdement sans pousser un seul cri.
Le bless� s'appuya de ses deux mains au sol pour la regarder, stup�fait qu'il �tait. Il ne l'avait pas encore aper�ue.
—Qui �tes-vous? demanda-t-il.
—La paix, s'il vous pla�t, mon g�n�ral, r�pondit-elle � voix basse,—il y en a d'autres ici pr�s, et nous ne sommes peut-�tre pas au bout de nos peines!
Le g�n�ral se tut. La faiblesse le reprit. Marguerite pansa ses blessures adroitement et vite.
—Maintenant, dit-elle,—il faut t�cher de vous en aller.
41 On entendait sous bois des pas sourds qui frappaient pesamment la neige et qui allaient tant�t s'�loignant, tant�t se rapprochant. Les Autrichiens continuaient leur battue.
Le bless� regarda tristement son cheval immobile.
—Il n'est pas mort, dit la Perlette.
—T�chez de le saigner sous la langue avec la pointe de mon �p�e, dit le bless�.
—Jamais bon animal n'a trop de sang, r�pondit Marguerite;—je ferai mieux,—vous allez voir.
Elle emplit sa main de neige et versa dessus de l'eau-de-vie. Avec ce m�lange, elle frotta les naseaux du cheval, qui souffla bruyamment. Elle lui ouvrit la bouche et y introduisit le reste de son vuln�raire improvis�.
Elle fut oblig�e de se jeter de c�t� pour n'�tre point renvers�e par le cheval, qui se remettait brusquement sur ses pieds.
—Pl�t � Dieu, mon g�n�ral, dit-elle,—que vous en fussiez quitte � si bon march� que lui... Allons! ne craignez pas de vous appuyer sur moi: je suis forte comme un Turc!... Les voil� qui se rapprochent: nous n'avons que le temps de nous mettre en selle.
Le bless� parvint � remonter sur son cheval. La Perlette sauta en croupe.
42 —Je vais vous tenir, mon g�n�ral, dit-elle encore;—car, ce soir, vous faites un pauvre cavalier!
Il �tait temps. Les silhouettes noires des soldats ennemis se d�tachaient au sommet du ravin.—Deux ou trois coups de feu retentirent.
—Jouons des �perons! cria la Perlette;—tournez � gauche et suivez le cours de l'eau!
Une d�charge g�n�rale illumina le bois. Une gr�le de balles siffla aux oreilles des fugitifs.—Le cheval prit le galop.
—Vous avez de la chance, mon g�n�ral, fit la Perlette;—mon �paule droite vous a gar� d'une balle.
—Seriez-vous bless�e? s'�cria vivement le g�n�ral.
—Bah! r�pliqua tranquillement Marguerite;—�a me conna�t!... La balle s'est relev�e et n'a fait qu'une �gratignure... J'ai dans mon tonneau de quoi gu�rir cent mille plaisanteries comme �a... Tournez � droite maintenant, car il ne faut pas leur laisser le temps de recharger.
Une demi-heure apr�s, ils �taient au village d'Einengen, encore occup� par l'arri�re-garde de l'arm�e fran�aise.
—Aussi jolie que brave! dit le g�n�ral en la voyant pour la premi�re fois aux lumi�res...—Mon 43 enfant, reprit-il d'un accent s�rieux et p�n�tr�,—vous m'avez sauv� plus que la vie, car il est des jeux o� un g�n�ral fran�ais n'a pas le droit de risquer sa t�te... Quelle r�compense voulez-vous?
—Mon g�n�ral, r�pondit la Perlette,—j'ai mon mari qui est sergent: s'il passait officier, �a le rendrait bien content.
—Et vous? demanda S***.
Marguerite h�sita.
—Moi, r�pliqua-t-elle enfin,—je ne sais trop... Il a d�j� honte de moi parce que je suis vivandi�re.
—Alors, choisissez une autre r�compense.
—Non.—Je choisis celle-l�... Je l'aime.
Le g�n�ral prit le nom de Roger sur ses tablettes.
Napol�on portait � la garde de son �p�e le roi des diamants: le R�gent. Cela faisait mode. La plupart des officiers g�n�raux avaient � leur ceinturon une agrafe de diamants. Le g�n�ral S*** en avait une tr�s-belle. Il y porta la main.
—Excusez si je vous demande une derni�re gr�ce, mon g�n�ral, dit la Perlette;—je voudrais que la chose f�t arrang�e de mani�re que mon mari ne s�t point que son avancement lui est venu par moi.
44 S*** caressa paternellement la joue rougissante de Marguerite.
—Ce sergent Roger est plus heureux que bien des ducs et princes, dit-il; vous �tes une bonne femme!
Il d�tacha en m�me temps sa belle agrafe de diamants.
—Comment avez-vous nom? interrogea-t-il.
—Marguerite Vital, femme Roger.
—Je ne veux �crire ce nom-l� que dans ma m�moire, dit le g�n�ral en souriant;—si jamais je pouvais l'oublier, prenez ceci, mon enfant... A quelque heure, en quelque lieu que ce soit, quand vous aurez besoin de moi, venez: ceci est un gage entre nous.
—Ah! mon g�n�ral! s'�cria Marguerite tristement, ceci doit valoir beaucoup d'argent et vous voulez me payer!
—Qu'importe le prix, Marguerite, si vous ne le vendez jamais?
Marguerite tendit la main et le g�n�ral serra doucement cette main entre les siennes.
—Ceci ne me quittera point, dit-elle en glissant l'agrafe dans son sac; �a me rappellera que j'ai sauv� la vie d'un h�ros... je mourrais de faim aupr�s!
—Et maintenant, Marguerite, reprit S***,—il faut aller vous reposer.
—Je suis de la septi�me, r�pliqua-t-elle;—j'ai 45 plus de trois lieues � faire pour rejoindre... Que Dieu vous b�nisse, mon g�n�ral, et au revoir!
Elle s'en alla, suivant les traces de la septi�me dans la neige. Quand elle arriva au bivac, Roger dormait, la t�te sur un fagot. Marguerite s'�tendit pr�s de lui et le sommeil la prit tout de suite. D'ordinaire, elle �tait toujours sur pied avant le premier roulement de tambour, mais elle avait tant travaill� cette nuit, qu'elle n'entendit point battre le r�veil.
Roger et Garnier s'�veill�rent avant elle.
—Tiens! fit Roger, qui affectait maintenant une sorte de d�dain pour celle qu'il avait tant aim�e,—voil� mon �pouse!
—Le pauvre sous-lieutenant n'est pas revenu, repartit Garnier;—elle les tue tous... Dis donc! l'autre lui avait donn� sa croix... celui-ci n'avait pas de croix, mais je lui ai vu de beaux bijoux au bal, quand l'empereur vint � Aix...
—On peut regarder, dit Roger, qui ouvrit le sac de la Perlette.
Ils se pench�rent tous deux curieusement et se relev�rent, �blouis � la vue de l'agrafe du g�n�ral S***.
—A la bonne heure! dit Garnier.
Ce mot avait dans sa bouche une port�e si outrageante, que Roger mit la main � son sabre.
46 Mais il se ravisa, l�cha un juron, referma le sac et dit:
—C'est fini!
Ce Roger n'�tait pas du tout un m�chant cœur.—Seulement, il ne venait pas � la cheville de sa femme Marguerite.
On ne s'expliqua point, parce que Garnier avait dit: �Si tu lui fais des reproches, elle t'entortillera.�
Quelques jours apr�s, Roger re�ut son brevet de sous-lieutenant.—Garnier en faillit mourir de jalousie. Il �tait toujours caporal. Il se dit:
—Du moins, je lui prendrai sa femme!
S'il avait su au juste ce que valait l'agrafe de diamants, c'e�t �t� l'agrafe qu'il e�t prise la premi�re.
En passant officier, Roger quittait la septi�me demi-brigade pour entrer dans l'infanterie l�g�re. Marguerite voulut le suivre; il lui remit une feuille de route toute sign�e qui la dirigeait sur Paris pour cause d'enceintement.
Elle se pendit � son cou.
—Mon homme, lui dit-elle,—je pense bien que je ne te reverrai plus... Ce Garnier t'a perdu, et puis tu as bien de l'orgueil... Adieu! aie de la chance... Dans vingt ans comme aujourd'hui, si tu as besoin de moi, je suis ta femme!
47 A cette heure de la s�paration, le cœur de Roger se r�volta contre sa propre conduite. Il serra Marguerite sur sa poitrine. Elle eut un moment d'espoir, car une larme brillait dans les yeux de Roger.—Mais, sous la tente, une voix trop connue se mit � chanter la chanson de Panard:
Je ris
De ces maris,
Bonnes �mes!...
C'�tait Garnier.
Les bras de Roger tomb�rent.
—Baise ton gar�on! lui dit la Perlette d'un ton ferme.
Et, quand Roger eut embrass� le petit Vital, la Perlette tourna le dos. Elle ne pleurait pas.
Elle vint comme cela jusqu'� Paris, o� elle arriva bien malade. C'�tait son cœur qui �tait bless�.—Elle accoucha bient�t d'un second enfant: une fille.
Elle �crivit � Roger, qui ne lui r�pondit point.
Il y avait pour elle, dans ce quartier des Invalides o� elle avait lou� une chambrette, tout un monde de souvenirs. Au temps o� son Roger, tambour, lui faisait les doux yeux, ils �taient casern�s tous deux � l'�cole militaire. Que d'hommages en ce temps-l�! et comme elle �tait bien la petite 48 reine de ce brave r�giment!—Le colonel lui-m�me avait pour elle des sourires, et les officiers disaient quand elle passait:
—Bonjour, petite Perlette.
O� sont les jeunes fleurs du printemps, quand vient le vent d'automne?
Tout cela �tait mort, il n'en restait plus rien.
Elle allait, avec sa petite fille dans ses bras et tenant par la main son Vital ch�ri, sur les terre-pleins de ce Champ de Mars o� tant de fois elle avait suivi la septi�me demi-brigade parmi les nuages de poussi�re poudroyant au soleil.
C'�taient d'autres soldats qui tenaient l'�cole. Ils ne la connaissaient plus. Seulement, comme Vital �tait habill� en enfant de troupe, les vieux lui faisaient signe de la t�te en disant:
—Salut, la petite m�re.
Quelques-uns lui demandaient si son homme �tait mort. Sa tristesse profonde parlait de veuvage mieux qu'une robe de deuil.
Un soir qu'elle �tait seule avec ses deux enfants dans sa chambrette, on frappa � sa porte.—Cela n'arrivait pas souvent.
Vital dormait dans son berceau; la petite B�atrice pendait au sein.
Marguerite ouvrit; ce fut Garnier qui entra. Il avait le costume de sergent-major.
49 Il y a des choses honteuses et hideuses qu'on ne peut point raconter en d�tail. Garnier trouva Marguerite plus belle dans ses larmes. Il parla d'amour, ou plut�t il proposa un march� inf�me. Il dit � Marguerite:
—Si vous voulez, Roger vous rappellera pr�s de lui, je me charge de cela.
Les d�dains de la jeune femme le rendirent furieux.
Nous connaissons Marguerite: elle le chassa.
En s'en allant, Garnier dit:
—Je me vengerai.
Et il se vengea tout de suite, car il ajouta:
—Roger veut un de ses enfants. Pr�parez-vous, car je repars dans huit jours, et c'est moi qui le lui m�nerai.
Quand il fut sorti, Marguerite s'affaissa sur elle-m�me. Elle n'avait point pr�vu cette nouvelle torture.—Choisir entre ses deux enfants.
La petite B�atrice souriait d�j�, et si vous saviez comme elle �tait jolie! Mais Vital, le premier-n�, Vital, qui �tait le cœur m�me de sa m�re!
Ce fut une nuit de larmes et de sanglots. Vital dormait, le cher enfant! B�atrice pleurait, parce que le sein qui l'allaitait venait de se tarir sous le coup de cette immense douleur. Marguerite regardait tour � tour Vital et B�atrice.
50 Comment se s�parer de celle-ci, qui avait tant besoin de sa m�re?—Mais une chose encore plus impossible, c'�tait d'abandonner Vital!
A force de pleurer, B�atrice ferma les yeux et s'endormit. Marguerite, engourdie par l'angoisse, resta jusqu'au jour entre les deux berceaux.
Elle se disait:
—Il faut choisir!... il faut choisir!
Et, chaque fois qu'elle voulait faire ce choix navrant, son �me se d�chirait.
D�s le matin, elle alla consulter un homme de loi pour savoir si son mari avait le droit de lui enlever un de ses enfants. L'homme de loi lui fit une r�ponse tr�s-cat�gorique, appuy�e sur des textes nombreux. De cette r�ponse, il r�sultait que certaines cours avaient d�cid� l'affirmative, tandis que d'autres avaient consacr� la n�gative.
La loi, disait l'avocat, �tait plus claire que le jour,—luce clarior;—mais on pouvait l'appliquer de diff�rentes mani�res,—selon le point de vue.
Pour obtenir les enfants jusqu'� l'�ge de sept ans, la premi�re chose � faire �tait de provoquer un jugement en s�paration de corps;—ensuite...
Marguerite n'attendit pas le reste. Elle paya l'avocat et retourna toujours courant � sa chambrette, o� les deux petits avaient pu s'�veiller en son absence.
51 Le lait ne revint pas. B�atrice fut ainsi sevr�e.
La Perlette quitta sa petite chambre et alla se cacher ailleurs.
Mais elle ne voulait point d�sob�ir � son mari; c'�tait seulement pour �viter l'entrevue de cet odieux Garnier.—Le jour et la nuit, la Perlette pleurait entre les deux berceaux, se r�p�tant � elle-m�me comme une pauvre folle:
—Il faut choisir!... il faut choisir!
La chambre o� elle avait cherch� un refuge �tait dans les combles du no 81, rue de l'Universit�. Garnier lui avait appris que son mari, pass� lieutenant, �tait de retour en France et tenait garnison � Bordeaux. La Perlette mit B�atrice dans un petit berceau bien blanc et la descendit chez M. Rodelet, qui faisait partir chaque semaine des voyageurs pour le Midi. C'�tait un brave homme que ce p�re Rodelet. Il fut touch� de la situation de Marguerite. Non-seulement il se chargea de faire voyager le petit ange qui �tait dans le berceau, mais encore il obtint pour Marguerite le poste de concierge de la maison.
A dater de cet instant, Marguerite Vital n'entendit plus parler de son mari.—Mais elle devait avoir encore, et cela bien souvent, des nouvelles de l'ami Garnier.
Ce fut lors de ce voyage de Bordeaux � Paris que 52 Garnier se trouva dans le coche avec cette petite Flavie, fille d'un courtier de commerce, qui devait jouer plus tard un si lugubre r�le sous le nom de marquise de Sainte-Croix.
Garnier, par suite de sa liaison avec la marquise, quitta bient�t l'�tat militaire et s'�tablit d�cid�ment � Paris.
Il cessa toutes relations avec Roger, qu'il avait toujours ha� et jalous� du meilleur de son cœur,—et n'eut pas mieux demand� que d'oublier la Perlette, qui �tait maintenant beaucoup trop au-dessous de lui, si le hasard ne l'e�t jet�e de temps en temps sur son chemin comme une menace vivante de ch�timent.
Pendant les premi�res ann�es de la Restauration, vous n'auriez certes pas reconnu Flavie, cette p�le et maigre petite fille qui avait, un beau jour, d�sert� la maison de son p�re, sans regret comme sans entra�nement de cœur. La pubert� l'avait agrandie en tous sens. Elle �tait belle, non point de cette beaut� r�guli�re qui charme par les lignes et l'harmonie des contours, mais de cette splendeur, si l'on peut ainsi s'exprimer, qui rayonne au front des filles du soleil.
54 Vous avez vu l�-bas, au del� de Bordeaux, et d'autant plus souvent qu'on se rapproche des Pyr�n�es, vous avez d� voir de ces �tonnantes transformations. On dirait que la fillette humble et noire jette sa peau de chrysalide pour se faire femme, comme ces chenilles velues qui s'�lancent tout � coup, radieux papillons, parmi les fleurs amoureuses et charm�es.
On dirait cela, tant la m�tamorphose est brusque et compl�te. Entre deux printemps, Cendrillon s'est �veill�e princesse.
�coutez! ce sont l� les reines de la s�duction. Dieu mit � rendre plus exquis les enchantements de ces sir�nes toutes les longues ann�es de l'enfance et de la jeunesse.
Il y a eu l� un travail latent et merveilleux. C'est un jet qui monte plus haut pour avoir �t� mieux comprim�.
Flavie eut les enviables honneurs de la mode. Elle put, sans se compromettre aucunement placer M. Garnier sur un assez bon pied,—non pas pour faire des mariages, on ne fait pas de mariages, surtout dans le grand monde, mais pour plumer pigeons errants et colombes �gar�es sous pr�texte de mariage. Vers cette �poque, Garnier s'�tablit seigneur de Cl�rambault. Cl�rambault est un petit tas de boue situ� entre Pontoise et Meaux. Il y a 55 trois maisons. Garnier avait �t� l� en nourrice.
Mais il eut beau s'anoblir. C'�tait le domestique de Flavie et non point son �gal. Quelque �troite que f�t leur association pour mal faire, une distance �norme restait entre eux deux.—Le vent qui porte sur la montagne nue la semence des c�dres peut laisser tomber une graine de grande dame dans la boutique d'un courtier de commerce. La graine germe o� le sort l'a mise, et la grande dame en herbe, souffrant � respirer cet air hypobourgeois, s'envole un matin pour fleurir � Paris, qui est la patrie unique des grandes dames honn�tes et des grandes dames perdues.—Flavie �tait grande dame. Elle e�t �t� grande dame en vendant des pommes � deux sous le tas,—contrairement � ces paquets de soie, de velours et d'or qui ont beau se guinder tout au haut de leurs millions, et qui ne peuvent �tre jamais que d'anciennes d�bitantes, faisant honte � leur toilette et d�concert�es devant leur fille de chambre.
Flavie �tait grande dame comme Moli�re �tait po�te, comme Cromwell �tait g�n�ral, comme Colomb �tait navigateur, en dehors de tout et malgr� tout. Ses vices n'y faisaient rien. Elle les cachait, s'il le fallait; si elle pouvait, elle se drapait dedans. Ce monde d�licieux du faubourg Saint-Germain o� tant de haute vertu est dup�e et non salie par tant 56 de turpitudes �trang�res, ce monde �tait son domaine. Elle avait la quintessence de son esprit, elle avait la perfection de ses �l�gances. Elle y �tait reine du consentement de ses rivales illustres.
Cela dura peu: qu'importe? Cela fut.
M. Garnier de Cl�rambault, esprit vantard, grossi�rement finaud et ne se sauvant que par une sorte de rondeur brutale que certains confondent obstin�ment avec la franchise,—parleur emphatique et vulgaire,—ignorant, gauche malgr� son aplomb, timide hors de propos, trop hardi quand l'occasion exigeait de la mesure, M. Garnier de Cl�rambault n'e�t pas m�me pu �tre tol�r� dans ce monde qui demande avant tout du tact et de la tenue.—On y excusait ses rares apparitions en le faisant passer pour un ancien officier de cavalerie.
L'ancien officier de cavalerie a, en g�n�ral, d'alarmants privil�ges.
M. Garnier de Cl�rambault �tait, en somme, un faiseur de mauvais ton. A peine aurait-on pu lui pardonner son habit bleu s'il e�t �t� le plus honn�te homme de la terre.—Mais il savait par cœur sa marquise depuis le coche de Bordeaux jusqu'� l'heure pr�sente.
C'�tait beaucoup.—Ce n'�tait pas assez. Flavie �tait femme � se d�barrasser d'un f�cheux en un tour de main.
57 Mais M. Garnier de Cl�rambault avait pour lui la force de l'habitude.—Demandez aux sculpteurs combien est pr�cieux l'outil qui est � la main.
La mati�re ici est insignifiante. La gouge que l'on conna�t, les burins d'habitude, eussent-ils des manches de sapin, sont mille fois pr�f�rables � des lames inconnues, emmanch�es qu'elles seraient d'argent ou d'or.
Voil� pourquoi madame la marquise de Sainte-Croix ne se d�faisait point de son Garnier. Il ne la g�nait point; elle avait us� ses asp�rit�s. Pour un geste, il venait; pour un signe, il rentrait sous terre. Il e�t fallu du temps pour former un autre instrument pareil.
Comme on le pense bien, la marquise, avec ou sans son Garnier, fit travailler rudement l'argent de ce malheureux Rodelet. Elle mit � bien, sous Louis XVIII et Charles X, quelques belles op�rations, mais sa manie de joueuse d�vorait tout. Elle jouait � la bourse, � la loterie; elle jouait par procureurs � tous les tripots de Paris. La chance la poursuivait. Nous l'avons dit: le jeu faisait d'elle un gouffre.
Nous laisserons de c�t� l'histoire de ses entreprises pendant la Restauration. La haute place qu'elle s'�tait acquise dans les salons fl�chit peu � peu par des bruits qui coururent, mais elle �tait 58 trop profond�ment habile pour tomber jamais au-dessous d'un certain niveau. Elle conserva toujours des dehors princiers, m�me en faisant cette �volution qui s'appelle �se retirer du monde,� et qui consiste � mettre de c�t� certaines obligations g�nantes, des devoirs niais, des fatigues, des corv�es, pour ne garder du monde que ses avantages r�els et ses vraies joies.
On est bonne �me au faubourg et charitable avec ostentation; les m�disances y profitent souvent � la victime d�sign�e. Certaines mar�chales de la France �l�gante ont gagn� leur b�ton fleuri en se drapant dignement dans ces l�ches m�disances, � propos d�pr�ci�es par l'adroite substitution du mot calomnie.
Il y a tant d'int�ressant attrait autour d'une femme calomni�e!
Si Flavie n'e�t pas �t� joueuse incorrigiblement, et, par cons�quent, toujours r�duite � payer de sa personne pour conqu�rir des proies nouvelles, nul ne peut savoir jusqu'� quelle hauteur cette noble foule, toujours un petit peu myope, e�t �lev� son pi�destal.
Arrivons tout de suite � un �v�nement qui se lie tr�s-intimement � notre drame et qui eut lieu peu de temps avant la r�volution de juillet.
Madame la marquise de Sainte-Croix fut amoureuse 59 une fois en sa vie. Le diable dut rire � gorge d�ploy�e. Voici l'aventure telle quelle:
Au mois de f�vrier 1828, le 4e hussards vint en garnison � Paris. Le colonel, M. le comte Achille de Mersanz, �tait un homme de trente ans � peu pr�s et le plus beau cavalier qui se p�t voir. En 1828, ce n'�tait pas comme sous la royaut� de juillet; le faubourg partageait franchement avec M. Scribe, la passion des jeunes colonels. D'ailleurs, M. de Mersanz, que l'on disait homme de haute distinction et qu'on savait fort riche, tenait, par alliance ou parent�, � toutes les familles consid�rables de la ville noble. Il arriva, pr�c�d� de l'avant-go�t le plus flatteur.
Il n'y a pas � dire, et M. Scribe avait raison: un jeune colonel de hussards est une chose charmante, surtout quand il a huit cent mille livres de rente, beau nom et belle mine. M. de Mersanz eut un fort joli succ�s, et sa femme eut un succ�s de vogue.
Elle avait vingt-quatre ans. Elle adorait son mari. C'�tait un visage doux et fin, aux traits l�g�rement effac�s, au sourire p�le: une de ces t�tes de vierge qui passaient dans les nuits d'Abbotsford quand Walter Scott peignait Alice Lee ou Lucy Bertram. Elle avait une petite fille de sept ans, jolie comme un ange et qu'elle aimait passionn�ment.—Je 60 ne sais trop pourquoi le monde lui faisait cette f�te bruyante et brillante, car elle ne semblait chercher ni le bruit ni l'�clat.
C'�tait � cause de cela peut-�tre.
Le comte Achille �tait, au contraire, un homme de plaisirs. Il aimait beaucoup sa femme, mais sans se montrer exclusif. La jeune comtesse, sentimentale et un peu triste, souffrait.
C�sarine, sa petite fille, blond lutin dont le sourire petillait comme une flamme, lui demandait souvent:
—M�re, pourquoi pleures-tu?
Ce fut de M. le comte Achille de Mersanz que Flavie devint amoureuse.
Jusqu'alors, elle n'avait jamais eu l'ombre d'une intrigue dans le monde o� elle vivait. Nous ne vous la donnons pas pour vertueuse, mais pour habile. On garde si ais�ment les dehors quand on se distrait hors de son cercle! La marquise n'avait qu'une vraie passion: le jeu. Or, jamais elle ne touchait une carte dans son monde.
Elle ne dansait plus depuis longtemps, bien qu'elle n'e�t que trente-quatre ans et qu'elle f�t dans toute la maturit� de son charme.—Le jour o� le comte lui fut pr�sent�, elle ne lui parla que de sa femme et de sa fille.
En r�sultat, ils se d�plurent. Flavie jugea que 61 M. le comte �tait un fat; elle le dit. Achille trouva et d�clara que madame la marquise tournait � la vieille femme.
Huit jours apr�s, M. le comte faisait � madame la marquise une cour assidue.
Personne n'est � l'abri de ces orateurs idiots qui font d'odieux discours sur toutes choses. Qui n'a entendu un petit rentier disserter sur les mœurs du grand monde? Moins on conna�t une chose, mieux on en parle ex professo. Il y a vraiment une certaine gaiet� dans les fantastiques harangues de ces messieurs. Par quelle porte d'antichambre mal ferm�e ont-ils vu le grand monde? Voil� la question.
Toujours est-il que c'est l'abomination de la d�solation. Le grand monde est un s�pulcre blanchi. Toute cette soie, tout ce velours ne servent qu'� recouvrir des infamies.—Connaissez-vous la Tour de Nesle?—Il y a au moins trois ou quatre Marguerite de Bourgogne dans chaque h�tel de la rue de Varennes.
La civilisation leur a seulement appris � ne plus jeter leurs amants � la rivi�re,—ce qui �tait une prodigalit�.
Les grandes dames sont capables de tout! Je crois que les marquis vont r�tablir le droit du seigneur! On ne sait pas, on ne saura jamais ce qui se passe dans ces rues froides et s�v�res o� la 62 vertu fugitive ne peut m�me pas s'abriter dans les magasins de modistes!—Horreur! Il n'y a pas de boutiques dans ce quartier maudit! Comment l'assainir?
Au fond de la b�tise �paisse de ces fadaises, il y a pourtant quelque chose de vrai. Le faubourg Saint-Germain aime les aventuriers. Cela le compromet.—Et c'est pour cette raison que tous les coquins un peu distingu�s prennent tout d'abord titre de vicomte. Qu'il vienne � Paris un for�at d�guis� en pr�tre, un faussaire habill� en marquis, une �chapp�e de Saint-Lazare grim�e en duchesse, soyez s�rs et certains que le faubourg lui ouvrira avidement ses deux bras!
Il faut dire encore que quand une fois les vrais marquis s'�garent l�-bas du c�t� de la petite bourse... mais ils ont bien promis de n'y plus aller.
Au fond, les orateurs rentiers ou autres ont tort de parler de ce qu'ils ne connaissent point.—M�ry nous raconterait-il si savamment les miracles de l'Inde s'il n'y avait pass� les trente plus belles ann�es de sa vie, sans franchir les limites de la v�rit� vraie.
On pourrait dire � ces orateurs pudibonds: Dans cette Tour de Nesle, les mœurs sont un peu meilleures que chez vous, ce qui ne les fait pas toujours bonnes. Le commerce fran�ais, qui est 63 pourtant tr�s-honorable, compte une f�cheuse minorit� d'escrocs. De m�me, le faubourg Saint-Germain, cette bergerie chevaleresque, donne malheureusement asile � plus d'un loup.
On y trouve aussi des louves.
Mais la galanterie, nous y revenons parce que c'est votre grand cheval de bataille, la galanterie n'y descend jamais si bas que dans vos arri�re-magasins, quoiqu'elle y prenne des formes beaucoup plus dignes et un aspect infiniment plus aimable.
Madame la marquise de Sainte-Croix fut flatt�e des assiduit�s de ce brillant jeune homme que les meilleurs salons s'arrachaient. En outre, elle entendait trop parler de la jeune comtesse de Mersanz: cela lui rompait les oreilles. Elle la vit; elle la d�testa. Mais les affaires du comte Achille n'en avanc�rent pas beaucoup plus pour cela. Entre toutes les conqu�tes, dans de certaines conditions, celle d'une femme comme Flavie est et sera toujours la plus difficile.
Cependant, elle aimait,—comme elle pouvait aimer.
Le comte Achille devenait fou. Cela lui arrivait chaque fois qu'on lui r�sistait.
Le comte Achille e�t soulev� des montagnes pour vaincre la r�sistance de cette femme qui lui 64 laissait voir sa tendresse, mais qui se retranchait, tout �mue, derri�re son inexpugnable vertu.
Dans le t�te-�-t�te, on laisse �chapper de ces choses qui ont, selon les cas, beaucoup ou pas du tout de port�e. Un soir que le comte Achille et Flavie �taient seuls dans le boudoir de cette derni�re, elle dit:
—J'ai cinq ans de plus que vous.
—Vous le dites, il faut bien le croire, r�pliqua le comte;—moi, je vous vois plus jeune et plus belle que mon premier r�ve d'amour.
—Ce n'est pas votre femme que vous avez aim�e la premi�re? demanda Flavie.
Achille se mit � rire. Il �tait colonel.
—Dites..., insista la marquise.
—Je ne m'en souviens plus, repartit le comte, qui souriait toujours.
—Vous �tes trop militaire de com�die quelquefois, murmura Flavie.
Elle eut un soupir et reprit:
—Je n'ai jamais vu de femme si charmante que la comtesse.
Achille s'inclina.
—Je vous en veux de ne plus l'aimer, ajouta Flavie.
—Si madame la comtesse de Mersanz connaissait l'int�r�t que vous voulez bien lui porter, dit 65 Achille, qui se mordit la l�vre,—elle en serait assur�ment tr�s-reconnaissante.
—Vous ne dites pas ce que vous pensez, r�pliqua Flavie.
Il y eut un silence.
Achille esp�rait. Jamais l'entretien n'avait entam� un sujet si br�lant.
C'�tait en quelque sorte la marquise qui entrait aujourd'hui d'elle-m�me dans ce sentier p�rilleux.
—Le jour o� vous m'avez dit: �Je vous aime,� reprit Flavie, qui semblait r�ver,—j'ai eu l'enfantillage de me sentir tout heureuse...
—Ah! madame... commen�a le comte, qui vit le moment excellent pour livrer l'assaut.
—Laissez!... interrompit la marquise;—vous vous trompez... Ne vous mettez jamais dans l'esprit pr�s de moi, mon pauvre beau colonel, que vous �tes au th��tre du Gymnase... La com�die m'amuse quelquefois... il ne m'arrive jamais d'y prendre un r�le.
Achille resta muet.
Il avait cru la br�che ouverte, et le rempart tout neuf n'�tait m�me pas entam�.
Ce fut encore la marquise qui parla.
—Depuis votre mariage, dit-elle,—� combien de femmes avez-vous dit cela: �Je vous aime?�
—Je ne sais, madame.
66 —A beaucoup?
—Eh! madame! s'�cria le comte avec col�re,—en v�rit�, vous me traitez comme un enfant.
—C'est que, dit s�rieusement Flavie,—je suis si vieille aupr�s de vous!
Il y avait dans son accent une m�lancolie profonde.
Le comte se demandait:
—O� veut-elle en venir?
Pour r�pondre � pareil scrupule, il avait d�j� parl� de son premier r�ve d'amour. Ce sont l� des phrases dures � prononcer, et la marquise venait de traiter s�v�rement le Gymnase. Il essaya n�anmoins de protester.
—Taisez-vous, dit la marquise,—si vous �tiez libre, vous ne m'�pouseriez pas.
—Sur mon honneur! s'�cria le comte chaleureusement,—je vous jure que je serais trop heureux d'obtenir votre main.
—Ces choses-l� se disent...
—Quel gage pourrais-je vous donner?
Elle regardait le comte Achille en face. Celui-ci crut voir ses beaux yeux se charger de langueur.
Tout � coup elle tressaillit violemment, et changeant de ton:
—Ah ��! dit-elle,—savez-vous que nous 67 sommes fous � lier, tous deux!... Que Dieu vous conserve votre femme, qui est un ange!
Elle se leva et sonna.
Le comte Achille prit cong�.
Elles ont beau �tre habiles et m�me pis que cela, elles restent femmes. En cherchant le sommeil sur son oreiller, ce soir-l�, Flavie se disait:
—Il est sinc�re, j'en suis s�re... Si elle mourait, il m'�pouserait...
A quelques jours de l�, on pouvait d�j� remarquer un changement dans la personne de la jeune comtesse de Mersanz. Elle avait maigri; sa jolie p�leur se plombait. Un cercle sombre se creusait sous ses yeux.
Son mari la surprit plusieurs fois � pleurer. Elle ne voulut point lui dire la cause de ses larmes.
Une nuit, il crut entendre parler dans la chambre de sa femme. Il vint. La comtesse avait un spasme. Une expression de terreur profonde �tait sur son visage.
A toutes les questions affectueuses et empress�es de son mari, elle refusa obstin�ment de r�pondre.
Les nuits suivantes, le comte �tait absent.
Il n'entendit plus jamais cette voix qui l'avait effray�.
La jeune comtesse avait une femme de chambre 68 nomm�e Th�r�se, qui prit, � dater de cette �poque, un caract�re taciturne et sombre. Elle avait toujours �t� fort gaie avant cela. On ne l'avait jamais entendue parler d'�conomie. Elle mit de l'argent � la caisse d'�pargne.
Le m�decin de M. de Mersanz lui d�clara que sa femme se mourait d'une maladie de langueur. Il conseilla la distraction, les eaux, les bains de mer.
La comtesse ne voulut point quitter Paris.
Le comte Achille avait bon cœur. Il aimait tendrement la m�re de sa fille, mais la vie d'int�rieur lui pesait. Il y a des gens comme cela.
Pour gu�rir la tristesse que lui causait la maladie de sa femme, le comte Achille allait un peu plus souvent chez la marquise de Sainte-Croix.
Si vous saviez comme celle-ci prenait int�r�t � la sant� de cette pauvre petite comtesse. Mourir comme cela, toute jeune et si heureuse! Il fallait s'ing�nier, il fallait consulter d'autres m�decins...
Que sais-je?... Enfin on ne laisse pas mourir comme cela une jeune femme!...
Il y avait dans la maison occup�e par les de Mersanz, au no 34 de la rue de Grenelle, une concierge qui ne ressemblait gu�re � ses pareilles. Elle �tait propre jusqu'� la minutie, complaisante, vigilante et discr�te.
Nous avons h�sit� longtemps avant d'�crire ce 69 dernier mot, craignant de perdre en une seule fois toute la confiance que le lecteur peut avoir en nous. Mais l'audacieux Boileau Despr�aux, ami des roides antith�ses, a dit: �Le vrai peut quelquefois n'�tre pas vraisemblable.� Nous soutenons, mordieu, que la porti�re dont nous parlons �tait discr�te.—C'�tait Marguerite Vital, qui avait maintenant un grand fils de vingt-deux ans.
Elle aimait madame la comtesse de Mersanz, parce que, dans une maladie que son fils avait faite, la comtesse, gracieuse et charitable, n'avait cess� de prodiguer � Marguerite les mille petites douceurs qui consolent et amusent la souffrance.
Il s'�tait pass� bien des ann�es depuis le temps o� Marguerite Vital courait les bivacs d'Allemagne sous le gentil sobriquet de la Perlette, bien du temps aussi depuis l'�poque funeste o� la marquise de Sainte-Croix et son complice Garnier avaient apport� la d�solation dans la maison du malheureux Rodelet; mais Marguerite avait peu chang�: c'�tait toujours la m�me nature vaillante et originale.
Pour justifier cette derni�re �pith�te, nous fournirons un exemple.
Le fils de Marguerite �tait sergent, et sur le point de passer officier. Pendant sa maladie, Marguerite n'avait point voulu qu'il rest�t � l'h�pital, 70 mais elle n'avait pas voulu non plus le mettre dans sa loge. Elle n'avait pas honte pour elle-m�me de son �tat, exerc� si honn�tement, mais pour son fils, c'�tait diff�rent. Son fils allait porter l'�paulette; sa place n'�tait pas dans la loge. Marguerite avait lou� une chambre, ou plut�t madame de Mersanz, qui �tait la bont� m�me, avait feint de lui affermer une chambre. Le jeune sergent �tait l�, soign� et choy� par tous les domestiques de l'h�tel.
Marguerite avait ouvert son cœur � la comtesse, qui savait son histoire et ne croyait point d�roger en se faisant la confidente de sa concierge. Marguerite lui avait dit:
—Mon fils n'avancerait pas sous les drapeaux, si on savait l'�tat de sa m�re.
Elle avait suivi l'arm�e; elle connaissait ces choses mieux que nous.
Et son ambition �tait si ardente—pour son fils.
Marguerite Vital se serait mise au feu pour madame la comtesse de Mersanz.
Le sergent �tait r�tabli et parti.
—Tous les jours, plut�t dix fois qu'une, depuis que la comtesse �tait malade, Marguerite montait. Le plus souvent, la comtesse la faisait entrer dans sa chambre.
71 Elle lui parlait de sa mort prochaine.
�videmment, quelque accident qui �tait un myst�re pour tout le monde avait frapp� l'imagination de la jeune femme.
Comme Marguerite s'�tonnait de la voir toujours seule, gard�e par des domestiques, elle qui avait � Paris tant d'amis et de parents, la comtesse lui dit un jour de sa voix br�ve et toute chang�e:
—Vous vous trompez: je n'ai ni amis ni parents � qui je puisse me confier.
Puis elle ajouta tout bas et avec un frisson:
—Ma m�re me l'a dit...
Or, la comtesse avait perdu sa m�re d�s sa petite enfance.
Marguerite e�t l'id�e qu'elle �tait folle.
—Votre m�re... r�p�ta-t-elle;—vous avez donc eu des visions, ma ch�re madame?
La comtesse se leva toute droite sur son lit.
—Qui vous a dit cela? demanda-t-elle avec force;—ce n'est pas moi qui vous ai dit cela!
Elle retomba sur son oreiller et ne voulut plus parler.
Le lendemain, elle dit � Marguerite, qui lui trouvait l'air un peu moins d�fait:
—Je veux aller au bois aujourd'hui.
Marguerite lui t�ta le pouls.
—Vous avez la fi�vre, dit-elle.
72 —Je sais bien, r�pliqua la comtesse, mais je veux aller au bois tout de m�me... Il le faut... on me l'a ordonn�.
—Qui vous l'a ordonn�? demanda Marguerite.
La comtesse la regarda d'un air d�fiant et effray�.
—Sonnez, dit-elle; c'est une voiture de louage que je veux.
Marguerite sonna.
Le comte �tait absent, suivant son habitude.
On n'osa point d�sob�ir � la pauvre malade.
L'air �tait doux; il faisait beau soleil. Marguerite enveloppa elle-m�me la comtesse dans une douillette et l'aida � descendre le perron. La comtesse �tait si faible, qu'elle eut peine � monter en voiture. Quand elle fut enfin assise, elle fit signe � Marguerite d'approcher son oreille.
—Venez, pronon�a-t-elle tout bas,—montez pr�s de moi... ma m�re ne m'a jamais dit de me d�fier de vous.
Marguerite ob�it. La comtesse lui fit fermer tous les stores du coup�.
—Il ne nous verra pas!... murmura-t-elle.
Puis elle se tut apr�s avoir ajout�:
—Qu'on nous m�ne au rond-point de la Muette.
Elle tint les yeux baiss�s pendant toute la route, comme si la lumi�re l'e�t bless�e.
73 Marguerite se sentait venir des larmes, � la voir si chang�e et si p�le.
Quand la voiture s'arr�ta, la comtesse souleva l'�toffe du store.
—C'est ici, dit-elle en reconnaissant le saut de loup de la Muette;—si j'avais pris une de nos voitures, cela n'aurait rien valu... Nous allons voir si ma m�re a dit vrai.
Marguerite ouvrait la bouche pour r�pondre. La comtesse lui imposa silence d'un geste et resta immobile, les yeux fix�s sur la grille qui ferme l'avenue du Ranelagh.
Elle ne parla qu'une fois, ce fut pour dire:
—Ma m�re n'a pu mentir... mais ce sont peut-�tre des r�ves.—Oh! Seigneur mon Dieu! s'interrompit-elle avec une ferveur passionn�e,—faites que j'aie r�v� tout cela!
Au moment o� elle achevait, sa bouche resta b�ante et sa respiration siffla dans sa poitrine tout � coup oppress�e.
—L�-bas! l�-bas! fit-elle;—ma m�re a dit vrai!...
Sa main, crisp�e convulsivement, montrait un objet qu'elle-m�me ne voyait plus, car il y avait un voile sur ses yeux. Marguerite, qui avait soulev� la porti�re � son tour, et dont le regard suivait 74 tous les mouvements de la comtesse, aper�ut une cal�che d�couverte qui venait d'entrer au bois par la grille du Ranelagh.
Elle poussa un grand cri et retomba comme paralys�e au fond de la voiture.
Dans la cal�che d�couverte, elle avait reconnu le comte Achille de Mersanz et madame la marquise de Sainte-Croix.
Elle eut cette angoisse du m�decin honn�te homme qui d�couvre chez un malade le premier sympt�me de l'empoisonnement.
Elle devina vaguement que cette pauvre jeune femme se mourait assassin�e.
Que s'�tait-il pass�? Pourquoi la comtesse parlait-elle si souvent de sa m�re?—Marguerite, ne l'oublions pas, savait l'histoire du premier mariage de madame de Sainte-Croix.
Elle regarda encore par la porti�re. La cal�che s'�loignait au grand trot de ses deux beaux chevaux.
Elle prit dans ses bras la comtesse qui �tait raide et glac�e. Elle la r�chauffa de son mieux, et le cocher eut ordre de retourner � l'h�tel.
A l'heure du d�ner, le comte ne revint pas.
Vers six heures, la comtesse demanda son confesseur. Il sortit de la chambre � sept heures. Elle �tait plus calme.
75 On lui amena sa petite C�sarine qui joua un quart d'heure aupr�s de son lit.
Le comte Achille n'�tait pas encore rentr� � huit heures.
Marguerite entendit soupirer, puis sangloter dans le cabinet de toilette voisin. Elle y courut. Th�r�se, la femme de chambre, �tait � genoux sur le tapis. Elle se frappait la poitrine en pleurant.
Marguerite l'interrogea. Th�r�se r�pondit:
—Est-ce vrai qu'elle va mourir?
Puis elle ajouta en se tordant les bras:
—Si elle meurt, je mourrai!
La comtesse appelait.
Neuf heures sonnaient aux horloges des minist�res.
La comtesse dit:
Fermez les portes de ma chambre, Marguerite; j'ai � vous parler.
Quand les portes furent ferm�es:
—J'ai embrass� ma petite C�sarine pour la derni�re fois, reprit la comtesse.
Marguerite voulut se r�crier.
—Je sens que je m'en vais, poursuivit la jeune femme;—je serai morte quand M. le comte rentrera...
Ne me parlez pas, dit-elle encore;—quand j'entends parler, ma pens�e s'�chappe... Il n'�pousera 76 jamais cette femme... mais elle lui fera encore bien du mal... Essuyez mon front: la sueur s'y glace.
Marguerite, navr�e, passa un mouchoir sur le front de la jeune comtesse, o� se m�laient les boucles nagu�re si brillantes de son admirable chevelure.
Elle n'avait plus de regard, et vous eussiez dit une morte sans le mouvement de ses l�vres bl�mes.
—Merci, reprit-elle;—j'ai des choses � dire et je ne peux pas... l'air ne passe pas bien dans ma gorge... essayez de me donner � boire.
A l'aide d'une petite cuiller, Marguerite parvint � lui faire avaler quelques gorg�es d'eau.
—Merci, fit-elle;—vous vous souviendrez toujours de moi, ma pauvre Marguerite... on n'oublie pas ceux qu'on a vus mourir... Prenez ma bague de mariage et conservez-la pour l'amour de moi: c'est ce que j'avais de plus cher au monde. Vous rappelez-vous?... je ne sais plus combien il y a de temps de cela... je commen�ai tout � coup � maigrir et � p�lir... C'est que j'avais appris qu'il aimait une autre femme... Ma m�re me l'avait dit la nuit... et j'�tais bien �veill�e... ce n'�tait pas un r�ve.
77 —Et vous l'avez vue, madame? interrompit Marguerite, en qui une id�e confuse essayait de na�tre; vous avez vu votre m�re?
—Non, r�pondit la comtesse;—jamais elle ne s'est montr�e � moi... Elle me parlait...
—Vous reconnaissiez sa voix?...
—Je n'avais que six ans quand je l'ai perdue.
—Comment pouviez vous savoir?...
—Elle me l'a dit... elle m'a dit: �Je suis ta m�re...� Une fois, la nuit, mon mari vint pendant qu'elle parlait... mais elle se tut... elle ne voulait �tre entendue que de moi... J'ai su par elle le nom de cette marquise, les heures o� Achille va la voir... j'ai su tout... tout!
Marguerite avait peine � ma�triser son agitation.
Elle sonna.
Ce fut un domestique qui vint � son appel.
—Madame veut parler � Th�r�se, dit-elle.
—Pourquoi?... demanda la mourante quand le domestique fut parti.
—Ayez de la force, au nom du ciel, madame! s'�cria Marguerite en joignant les mains;—votre mari vous aime... vous serez heureux.
La malade sourit tristement et secoua la t�te.
A ce moment, le domestique revint.
—On ne trouve Th�r�se nulle part, dit-il.
78 —Ma m�re ne m'a jamais cach� que j'en mourrais, reprit la comtesse;—je savais jour par jour le progr�s de cette passion qui me tue... Ah! ma pauvre Marguerite, que j'ai eu une terrible agonie!
Je ne sais pas pourquoi un doute, s'interrompit-elle, me vint. Je crois que c'�tait avant-hier... je dis � Th�r�se pendant que nous �tions � ma toilette:—Je veux prendre le dessus; je me fais des id�es... je veux retourner dans le monde... je veux vivre... je veux lutter.
—A Th�r�se!... pensa tout haut Marguerite;—c'est � Th�r�se que vous parl�tes ainsi!
—La pauvre fille ne pouvait gu�re savoir ce que cela signifiait, n'est-ce pas? reprit la malade dont la voix s'affaiblissait;—elle fut tout �tonn�e.
—Et sortit-elle ce jour l�?
—Oui... longtemps.
—Et qu'arriva-t-il la nuit suivante?
—Les morts entendent tout ce qui se dit sur la terre. Ma m�re vint la nuit suivante. Mes doutes l'avaient courrouc�e. Elle me dit:—Rends-toi demain � trois heures au rond-point de la Muette: tu verras si j'ai menti...
—Horrible! horrible com�die! s'�cria Marguerite, qui comprenait tout d�sormais.
79 —J'y suis all�e, murmura la comtesse.—Vous savez ce que j'ai vu.
Elle eut un spasme. Le docteur, qui avait pris le temps de bien d�ner, arriva. Il lui donna je ne sais quoi de bien bon. Elle mourut vers dix heures apr�s avoir pass� son anneau de mariage au doigt de Marguerite.
Le comte rentra sur les onze heures.
Il y avait dans la cour un grand puits ouvert.
On trouva le lendemain le corps de la femme de chambre Th�r�se au fond de l'eau. Cela donna des soup�ons.
L'autopsie de la comtesse eut lieu.
Il n'y avait nulle trace de poison.
Comment accuser? quelles preuves fournir? Marguerite Vital acquit la certitude que durant ces derni�res semaines, Th�r�se avait �t� plusieurs fois chez madame la marquise de Sainte-Croix.
Mais Th�r�se �tait morte.
Et quand on se sert de ce poison subtil: la pens�e, qui op�re sur le cœur et ne laisse point de trace, que peut la justice humaine?
Marguerite se tut, m�me vis-�-vis du comte, parce que le comte partit pour son ch�teau de Saintonge sans revoir la marquise de Sainte-Croix.
Ce coup l'avait frapp� en plein cœur. Sa femme 80 �tait l'amour de sa jeunesse. Il fut du temps avant d'avoir le courage d'embrasser C�sarine.
On la mit en pension, le lendemain de la mort de sa m�re, chez les demoiselles G�ran.
Garnier n'avait �t� m�l� � tout ceci que tr�s-indirectement. Il avait voulu profiter du moment o� le fer �tait chaud et (pour employer son style) d�couper une aile � M. le comte pendant que le caprice de ce dernier �tait � son comble. Il y avait m�me eu commencement d'ex�cution, car, un soir que Garnier et Achille �taient seuls, il fut parl� d'affaires. Le ch�teau de Sainte-Croix allait �tre vendu, au dire de Garnier, faute d'une mis�rable somme de cent mille �cus.
Le comte proposa aussit�t ses services.
Mais la marquise arr�ta le z�le de son Garnier, qu'elle accusa de chasser la petite b�te. Ce n'�tait pas trois cent mille francs qu'il lui fallait.
Quand elle apprit le d�part pr�cipit� du comte, elle ne s'�tonna point. Elle dit:
—L�chons la ligne... nous le tenons.
Des mois se pass�rent. Elle disait toujours:
—Il reviendra.
Il revint au bout de deux ans, et madame la marquise en faillit �touffer de rage.
Il revint mari� � une femme de dix-huit ans, qui �tait plus belle que la premi�re comtesse de 81 Mersanz et que le comte Achille entourait d'une v�ritable adoration.
—Vous voyez bien, dit � ce sujet le sage Garnier de Cl�rambault,—que nous aurions bien fait de prendre toujours les cent mille �cus.
La marquise dit:
—Tout n'est pas fini... Je d�clare la guerre � celle-l�: une guerre � mort.
—Le diable, pensait Cl�rambault ce soir-l� en allant se coucher,—c'est que nous attaquons notre huiti�me lustre... Nous avons juste le double de l'�ge de notre rivale, ou dix-huit ans contre trente-six!... Je maintiens que nous aurions bien fait de prendre les cent mille �cus.
Six ann�es avaient pass� depuis le retour du comte Achille � Paris; c'�tait huit ans depuis la mort si �trange et si malheureuse de sa premi�re femme.
Nous revenons � ce beau jour du mois de mai 1836, qui �claira le d�but de ce r�cit dans l'avenue de Saxe, entre la pension G�ran et la porte de ce chantier du Vrai Garde national, o� travaillait Jean Lagard.
84 Quand j'�tais lecteur avant d'�tre �crivain (et que c'est un bien meilleur m�tier!), j'aimais ces histoires o� l'esprit, libre en son caprice, peut se porter en arri�re aussi bien qu'en avant, trouvant partout les personnages du drame, ici tout jeunes, l� vieillis d�j�, toujours vivants.
Il me semblait que ces histoires �taient vraies.
Fr�d�ric Souli�, le grand conteur qui n'est plus, me disait: �Les choses se passent-elles autrement dans le monde? Ne vit-on pas longtemps avec son voisin sans conna�tre le secret de son existence? L'ordre logique existe seulement dans les drames invent�s � plaisir.�
J'�cris une histoire vraie. Je la laisse aller comme les �v�nements la firent. Je ne sais si je reviendrai encore sur mes pas, mais o� serait le mal?
Il est huit heures du soir, et nous sommes au ch�teau de la Savate, chez Jean-Fran�ois Vaterlot, dit Barbedor.
Cette femme que nous avons laiss�e toute seule, devant une bouteille d'eau-de-vie, dans la chambre donnant sur l'escalier de service, cette femme �tait bien la marquise de Sainte-Croix, la petite voyageuse du coche de Bordeaux, la lectrice de la premi�re marquise de Sainte-Croix, morte on ne sait comment, l'amie du fournisseur Rodelet, dont le 85 d�c�s violent s'entoura de myst�re, la rivale de la premi�re comtesse de Mersanz, pauvre faible cr�ature qui fut empoisonn�e par un r�ve; c'�tait bien Flavie, la fi�re, l'implacable, la belle Flavie.
Mais il vous e�t fallu, en v�rit�, le deviner, car elle �tait bien mis�rablement chang�e.
Six ann�es de r�ussites et de victoires p�sent lourdement sur un front de conqu�rant. Est-ce un poids double ou triple qui charge, durant le m�me espace de temps, le front d�sol� du vaincu?
Ces six ann�es avaient �t�, pour madame la marquise, une p�riode de revers et de d�cadence.
Elle vieillissait vite et beaucoup. Son cr�dit tombait.
Elle avait d�cid�ment dit adieu au monde, pour que le monde, prenant les devants, n'e�t pas l'id�e de lui donner cong�.
Seulement, elle s'�tait retir�e avec les honneurs de la guerre, et le peu de relations conserv�es par elle �taient �minemment respectables.
Elle pouvait encore se relever par un coup d'�clat.—Elle �tait ici � sa besogne.
Quand le gar�on qui l'avait introduite eut apport� la bouteille d'eau-de-vie et le verre qu'on avait l'habitude de lui servir sans qu'elle le demand�t, la marquise lui montra du doigt la porte.
Il sortit. Elle releva son voile.
86 C'�tait un visage osseux, p�li et ravag�. A quinze ans, elle �tait laide. Elle atteignait maintenant sa quarante-deuxi�me ann�e. La laideur n'�tait pas revenue, mais il y avait quelque chose d'effrayant dans ces restes ruines de beaut�. Elle avait n�glig� sa toilette, sachant d'avance l'emploi de sa soir�e. Ses cheveux mal en ordre laissaient voir quelques poils blancs vers les tempes; les rides de son front se creusaient vivement. La maigreur avait rendu plus apparente la saillie un peu exag�r�e de son nez tr�s-mince et aquilin; des plis profonds et amers arr�taient les coins de sa bouche. Il n'y avait de vraiment beau que ses yeux aux rayons fauves et chauds qui semblaient br�ler sous la ligne trop touffue de ses sourcils.
Ces yeux, grands, hardiment fendus, et qui concentraient en eux toute la vie de cette physionomie morne, �teignaient souvent leur flamme.—Alors, il y avait sur ce visage une expression indicible de cynisme et d'abrutissement.
En revanche, sa taille avait gard� toute sa noble richesse, et sa robe noire amplement drap�e lui donnait, quand elle se redressait, un port de reine.
Elle avait des pieds de f�e et d'admirables mains.
Elle consulta sa montre et se versa la valeur de 87 quatre petits verres d'eau-de-vie, qu'elle but d'un trait, comme vous avaleriez une gorg�e d'eau.
Un peu de sang remonta � ses joues; sa prunelle eut un �clair. Elle repoussa la bouteille et le verre.
Ce n'�tait pas tout � fait un vice; c'�tait le r�sultat d'un ensemble de vices. �puis�e et presque an�antie, cette femme buvait l'eau-de-vie en guise de potion. Cela la r�chauffait pour quelques minutes. En dehors de la vie transitoire et factice qu'elle trouvait au fond du verre, elle n'�prouvait � boire ni d�go�t ni plaisir. Elle ne cherchait pas l'ivresse, mais l'ivresse l'avait parfois surprise.
—Est-ce que le Garnier me ferait attendre! se dit-elle;—cœur de maraud!... s'il me voit � terre, il l�vera le pied pour m'�craser.
Cette parole �tait bien injuste. Nous savons que Garnier �tait en bas, pr�s de Barbedor, et qu'il travaillait pour elle.
—Quand donc aurai-je fini de combattre? poursuivit-elle;—les n�gociants ach�tent des ch�teaux, les procureurs vendent leur �tude, toutes les rapines m�nent au repos honorable et bouffi... il n'y a pas jusqu'aux soldats eux-m�mes, ces brebis enrag�es, qui n'aient une retraite sur leurs vieux jours... Moi, je tombe, je tombe, je tombe... et pourtant j'ai gagn� assez d'argent pour enrichir 88 et mettre en ch�teau dix n�gociants ob�ses, vingt procureurs crochus... pour retraiter toute une arm�e... J'�tais habile; j'avais la veine... Est-ce qu'il y a une Providence... et prend-elle la peine de se moquer de moi?
Son regard fit le tour de la chambre. Elle croisa les mains sur ses genoux.
—Ignoble! ignoble! murmura-t-elle;—il faut la jeunesse que je n'ai plus pour affronter gaiement ces aventures... L'endroit est bon... il y a deux cents pas d'ici � la rue de Varennes... mais cela soul�ve le cœur.
Elle eut un sourire et r�p�ta:
—Le cœur!
Son accent vous e�t mis du froid dans les veines.
—Ma foi, oui, l'endroit est bon, reprit-elle;—on y peut jouer encore plus d'une partie.
Elle avan�a la main machinalement pour prendre la bouteille, mais son bras retomba avec fatigue.
—Je voudrais aimer cela, dit-elle;—j'ai entendu parler de femmes qui s'enferment pour s'enivrer toutes seules... ce doit �tre une vie de prestige et de fi�vre... Si j'aimais cela, je m'y noierais... je deviendrais folle... Et qu'est-ce que la folie, sinon le repos?
Sa paupi�re alourdie se baissa. Elle pensait:
—C'est sans doute ce qui fait la sup�riorit� des 89 hommes. La naus�e leur vient moins vite. Les femmes naissent avec le tort de leur faiblesse.
Puis, comme en un r�ve:
—Soixante-quinze centimes de hausse sur la nouvelle de la d�faite des christinos en Navarre... C'est fait pour moi... Deux fois... deux fois dans la m�me soir�e, trouver brelan carr� contre brelan d'as!...
On frappa � la porte. Elle ne s'�veilla point en sursaut. Elle �tait de celles qui ont de la peine � secouer l'engourdissement du corps et de l'esprit. Elle ouvrit seulement les yeux � moiti�.
—Eh bien, fit M. Garnier de Cl�rambault en entrant,—quelles nouvelles?
En attendant la r�ponse, il referma soigneusement les deux portes derri�re lui.
—Cela n'arriverait pas, dit la marquise au lieu de r�pondre,—si l'on pouvait jouer soi-m�me;—mais l'entr�e de la bourse est interdite aux femmes, mais une femme ne peut pas mettre le pied � Frascati sans se perdre... et il n'y a que les petites folles ou les vieilles abandonn�es pour oser prendre les cartes dans un salon � une table un peu s�rieuse... J'ai ma tribune chez la Sauvel... mais on se mange le sang dans ces loges grill�es... et mon joueur ne traduit pas toujours comme il faut les sons du timbre.
90 Ceci demande une courte explication.
Au temps o� la ferme des jeux avait ses maisons ouvertes, et la cl�ture n'en eut lieu que deux ans apr�s, en 1838, il y avait comme aujourd'hui des tripots particuliers. Bien que la police f�t tr�s-s�v�re pour sauvegarder les b�n�fices de l'�tat, associ� au monopole, on comptait � Paris deux ou trois �tablissements tr�s-connus et mont�s sur une magnifique �chelle. Madame veuve Sauvel de Bellefonds avait le sien rue B�thisy, dans un ancien h�tel o� Gondez, cardinal de Retz, avait, dit-on, rassembl� bien souvent les m�contents � l'�poque de la Fronde. C'�tait un vrai palais. Outre la roulette, le trente et quarante, etc., il y avait d'immenses salons o� se jouaient toutes sortes de jeux. On �tait l� merveilleusement � l'aise pour se ruiner. Les gens qui ne voulaient pas �tre connus avaient l'entr�e particuli�re donnant sur la rue Tirechasse et les tribunes. Dans chaque salle, en effet, il y avait un rang de loges grill�es; chaque loge avait un timbre. Les personnes discr�tes qui voulaient tenter la fortune sans �tre vues avaient leur joueur assis � la table commune. La tribune dirigeait les �volutions de ce joueur � l'aide du timbre et de certains signaux t�l�graphiques.
Le lecteur doit comprendre maintenant de quoi se plaignait madame la marquise de Sainte-Croix.—Ces 91 pauvres femmes sont, en v�rit�, bien malheureuses!
—Nous avons encore perdu! dit Cl�rambault avec mauvaise humeur.
—Pas � la loterie, repartit la marquise,—j'ai eu un terne: trente-huit mille six cents francs et une fraction... J'avais plac� environ dix-huit mille francs dans les divers bureaux; �a fait une mise doubl�e... nous n'avons plus que trois tirages avant la suppression... Au moment o� je commen�ais � gagner...
—Et chez la Sauvel?
—Vous ai-je dit pour mes deux brelans d'as... deux fois mon tout: un de six mille et l'autre de quinze mille!... Au dernier tour, d�cav�e de treize cent louis avec trente et un et as, moi premi�re... j'avais la carre... A la roulette, le manque m'a pass� neuf fois sur le corps: j'avais commenc� au cinqui�me coup; cela fait quatorze coups... au quinzi�me, j'ai pass�, le trente-six est venu!
—Et la bourse?
—Une hausse absurde!
—Vous �tiez � la baisse?
—Je crois bien!... Cabrera est entr� � Pampelune... Vous aurez � payer demain un mandat de soixante-douze mille francs.
—Et o� diable voulez-vous que je les prenne? 92 s'�cria Cl�rambault, dont les oreilles �taient rouges comme du sang.
—O� vous voudrez, r�pondit tranquillement la marquise.
Cl�rambault fit deux ou trois tours de chambre � grands pas.
—Voyons, Flavie, dit-il en s'arr�tant devant elle,—madame... vous savez bien que je suis � bout de ressources... Vous-m�me vous n'avez plus aucune valeur commer�able... Nous sommes sur le point de faire un coup de fortune: ne pouvez-vous demeurer en repos pendant quelques jours.
—Je gagnerai demain, r�pliqua Flavie;—j'en suis s�re.
Et, comme Garnier haussa les �paules, elle ajouta:
—Vous devenez insolent!
Autre injustice. L'habit bleu, que nous avons vu toujours et partout si impertinent, �tait aupr�s de madame la marquise d'une am�nit� parfaite.
Au lieu de se cabrer, il fit un souriant salut.
—Vous avez de l'humeur ce soir, madame, dit-il;—c'est sans doute parce que vous sentez aussi bien que moi l'impossibilit� o� je suis d'acquitter ce mandat.
—Ce mandat sera pay� de mani�re ou d'autre, 93 repartit la marquise;—vous vous saignerez aux quatre membres... n'en parlons plus.
Elle se renversa sur son si�ge et ferma les yeux avec lassitude.
—Demeurer en repos! r�p�ta-t-elle,—cela veut dire ne plus jouer, n'est-ce pas? Ils sont comme cela! Ceux m�mes qui se pr�tendent les plus d�vou�s et les plus soumis! Ils disent � une femme: �D�pouillez votre vie comme un v�tement!... Car il est certaines passions qui sont l'existence m�me... �Jetez de c�t� l'aimant qui vous attire, �loignez-vous de l'objet qui vous fait battre le cœur si vous �tes jeune, le pouls si le cœur fatigu� ne bat plus... Pourquoi? Parce que vous �tes femme et qu'il est toujours quelqu'un qui pense vous tenir en tutelle...� Je suis trop vieille pour �tre votre pupille, monsieur Garnier, et je n'ai jamais �t�, que je sache, votre ma�tresse entretenue... Si nous faisions notre compte, nous verrions bien lequel a co�t� de l'argent � l'autre.
—Madame..., voulut interrompre Garnier.
—Vous n'�tiez qu'un sous-officier quand vous m'avez rencontr�e dans la diligence de Bordeaux, reprit Flavie, qui s'animait;—combien, depuis ce temps-l�, o� vous vous seriez damn� pour trois ou quatre �cus de six livres, combien de mille livres vous ont pass� par les mains?
94 —Pass�, r�p�ta Cl�rambault,—sous le nez!... Si j'avais gard� mes parts de prises, je serais un gros bonnet, c'est vrai; mais vous avez toujours fini par manger ma part avec la v�tre... Nous travaillons pour la Sauvel, pour l'administration de la loterie et la respectable compagnie des agents de change... C'est b�te, voil� mon opinion... Mais ne vous f�chez pas, ma souveraine; vous �tes plus forte que moi, je le sais bien... Le jour o� vous cesserez de jeter votre gain dans un puits sans fond, vous serez riche comme le roi... et vous m'indemniserez... Demain, je payerai votre mandat... avec vos diamants, que j'engagerai.
Ils se mirent tous deux � rire. Garnier prit un cigare dans sa bo�te.
—La fum�e de tabac vous incommode-t-elle? dit-il;—c'est comme �a que je commen�ai la conversation, il y a tant�t vingt-six ans, dans le coche de Bordeaux.
Flavie cessa de rire.
—Qu'ai-je fait pendant ces longues ann�es? murmura-t-elle;—j'ai souffert.
—Il y a bien eu un peu de bon temps, soyons juste!
—Je ne m'en souviens pas.
—Comment!... la joie d'�tre marquise?...
—Cela dura quinze jours.
95 —Le premier h�ritage?...
—Huit jours.
—Et les beaux millions de Rodelet?...
Flavie passa la main sur son front.
—Est-ce que vous n'avez jamais eu envie de vous tuer, vous? demanda-t-elle.
—Pour �a, non, r�pondit Garnier.
—Moi, pronon�a lentement la marquise,—cette id�e-l� me vient souvent... Si je savais ce qu'il y a au del� de la mort...
—Ah ��! s'�cria l'habit bleu, qui e�t forfait � toutes les promesses de sa physionomie et de sa tournure s'il n'e�t �t� un voltairien fini,—nous croyons donc tout de m�me en Dieu un petit peu?
La marquise r�pliqua:
—Il y a des nuits o� je crois � l'enfer.
Elle se versa un grand verre d'eau-de-vie.
Elle parlait maintenant d'un ton bref et pr�cis. Son œil avait de sombres lueurs. La fi�vre sourde mettait deux taches rouges aux pommettes saillantes de ses joues.
—J'ai aim� le comte Achille, dit-elle;—voil� longtemps que je ne l'aime plus... mais je ha�rai toujours cette B�atrice... Maxence est une admirable enfant qui comprend tout... Maxence est ambitieuse comme moi, plus hardie que moi... 96 J'�tais dix fois moins belle que Maxence... Si Maxence �tait ma vraie fille, je baiserais la terre pour obtenir de Dieu mon pardon et je deviendrais une sainte.—Ne souriez pas! tout � l'heure, je vais dire des choses qui seront � votre port�e... Je n'aime pas Maxence, parce que je n'aime personne: je donnerais le reste de ma vie pour l'aimer... Il n'y a qu'une joie ici-bas, je le sais bien, c'est la folie des m�res... Rien qu'� penser que j'aurais pu �tre m�re, je sens un cœur dans le vide de ma poitrine... Ne prenez pas non plus cet air s�rieux: c'est une illusion; je n'ai pas de cœur... Maxence nous secondera... Seulement, j'ai peur qu'elle ne l'aime.
—Bah! fit Garnier;—elle a seize ans.
—C'est une noble cr�ature!... Mais vous avez beau regarder ce livre. Il est �crit tout entier en une langue qui vous est inconnue... Le comte est amoureux fou de Maxence... fou, vous entendez bien... Le comte m'a dit, � moi...—Mais que ne disent pas ces malades d'amour! s'interrompit-elle.
—Les amours de M. le comte ne durent pas tr�s-longtemps, objecta Cl�rambault.
—Jugez! s'�cria Flavie, qui n'�coutait pas; jugez s'il aime avec aveuglement... avec extravagance!... Il est venu � moi... � moi!... me demander 97 mon aide!... Et il n'a pas m�me eu l'id�e que je pourrais me venger!
—Il n'a pas parl� de mariage?
—Il a pleur� comme une femme...
—Il n'a pas parl� de mariage? r�p�ta Garnier.
—Il s'est roul� � mes pieds...
—Nous allons savoir dans une heure s'il est ou non mari�, dit Garnier.
Il raconta la mission qu'il avait donn�e � L�on.
—Cette femme souffrira plus si on la chasse que si on la tue..., murmura Flavie.
—Est-ce adroit, ce que j'ai fait? demanda Cl�rambault.
Flavie r�fl�chissait.
—Il faut que ce jeune homme nous serve encore � autre chose, dit-elle.
—Quand vous saurez son nom, r�pliqua Garnier � voix basse,—vous aurez peut-�tre de la r�pugnance � trop vous servir de lui.
—Comment donc s'appelle-t-il?
—L�on Rodelet.
Flavie eut un imperceptible tressaillement. Garnier l'examinait. L'�motion, si elle en eut, ne dura pas le temps que nous mettons � �crire cette ligne.
—C'est vrai, murmura-t-elle;—et c'est �tonnant comme tous ces souvenirs sont en moi pr�sents et pr�cis... Cette pauvre Rodelet s'appelait 98 Ernestine... je reconna�trais le grand nigaud de commis que nous lan��mes en Am�rique... Le temps passe; il y a de cela vingt-trois ans: l'enfant d'Ernestine doit �tre un homme... on peut l'employer.
—Vous n'y r�pugneriez pas?... commen�a l'habit bleu.
—Non, r�pondit Flavie.
—J'avoue, moi, dit Garnier,—que, si je n'avais pas eu vis-�-vis de moi-m�me une sorte de pr�texte... car, en d�finitive, je l'ai emp�ch� de se br�ler la cervelle... j'avoue que je n'y allais pas de bon cœur.
La marquise r�pliqua froidement:
—Il y a des races de dupes.
—Et que voulez-vous faire de L�on Rodelet? demanda Garnier.
—Cette petite C�sarine, r�pondit Flavie,—est l'�pine la plus g�nante que nous ayons au pied... Je veux que le comte Achille l'�loigne et la d�sh�rite.
—Par exemple! s'�cria Garnier, ne comptez pas l�-dessus!
—Pourquoi, s'il vous pla�t?
—Parce que le comte adore sa fille...
—Le comte est comme tous les hommes � femmes, il est aux trois quarts femme... Le comte 99 est un honn�te seigneur, tr�s-�l�gant, tr�s-spirituel, tr�s-probe m�me quand il ne s'agit que d'argent... Mais avez-vous rencontr� parfois de ces m�res de trente-six ans qui sont belles encore et qui ont de grandes filles? Il y a un moment o� ces m�res, si bonnes que vous le puissiez supposer, d�testent leurs filles: cela est positif... Eh bien, le comte Achille, amoureux d'une fillette de seize ans, est vieilli par sa fille, qui atteint sa dix-septi�me ann�e... Sa fille lui d�pla�t aupr�s de Maxence; la vue de sa fille lui crie: �Tu pourrais �tre amplement et largement le p�re de ta ma�tresse...� Un monsieur comme le comte Achille se tuerait s'il se voyait ridicule dans son miroir... le cuisinier Vatel n'est pas le plus grotesque des suicideurs... Et croyez-moi, je ne fais point ici de vaines th�ories, je parle d'affaire; je dis ce qui est... Si l'on donne un pr�texte au comte Achille,—qui adore sa fille,—pour envoyer sa fille aux antipodes, le comte Achille se jettera sur le pr�texte comme un enfant gourmand sur une pomme... Conclusion: L�on Rodelet enl�vera bel et bien mademoiselle C�sarine de Mersanz.
Voil� pourquoi M. Garnier de Cl�rambault �tait l'esclave de cette femme. Elle avait de ces aper�us rapides et profonds qui gagnent les batailles. Elle co�tait cher, mais elle rapportait gros. Il fallait 100 son malfaisant g�nie pour faire aboutir ces sp�culations impossibles.
Ici, par exemple, le probl�me se posait ainsi: �tant donn� un homme jeune, mari� � une jeune femme et p�re d'une fille en pleine sant�, recueillir � courte �ch�ance l'h�ritage de cet homme.
Nous disons mari�, bien qu'il y e�t des doutes � cet �gard.
Le fait du mariage n'inqui�tait pas autrement la marquise. C'�tait M. Garnier de Cl�rambault qui n'�tait pas � la hauteur et qui pr�tait � ce d�tail une importance d�mesur�e.
Il va sans dire que, dans l'�nonc� du probl�me nous avons sous-entendu cette condition n�cessaire: la razzia devait avoir lieu doucement, sans trop de bruit ni de scandale, avec toutes garanties de s�curit� pour les membres de l'exp�dition.
L'emploi du fer, du feu, du poison et de toutes autres na�vet�s sc�l�rates �tait express�ment prohib� comme dangereux.
Garnier ne fit qu'une objection.
—Maxence aime C�sarine de tout son cœur, dit-il.
—Maxence aime le comte Achille, r�pondit Flavie.—Maintenant, aux d�tails!... Le p�re de B�atrice est arriv�?
—Depuis longtemps.
101 —A-t-il commenc� son r�le?
—En perfection... mais il fera mieux encore... Barbedor ira le voir demain.
—Demain, moi aussi, je travaillerai, reprit la marquise;—il faut que l'affaire marche!
—Mais, dit Garnier,—j'y songe... Si Maxence aime le comte comme vous le dites...
—On ne d�teste bien que les gens qu'on a aim�s, repartit Flavie;—quand nous en serons l�, fiez-vous � moi!
Elle consulta sa montre.
—Dix heures, reprit-elle;—allez me chercher votre L�on Rodelet.
Garnier se leva.
—Voulez-vous que je vous envoie Barbedor? demanda-t-il.
—Non... � quoi bon?
En ce moment, un joyeux �clat de rire monta du rez-de-chauss�e par la fen�tre entr'ouverte.
Cl�rambault, qui �tait d�j� tout pr�s de la porte, se retourna vivement.
—A propos, s'�cria-t-il en se frappant le front,—vous ai-je dit quels gens nous avons en bas?... On conspire contre nous... Ceux que vous entendez ne sont pas nos amis.
—Avons-nous des amis? dit Flavie avec son rire amer;—qui donc est en bas?
102 —Jean Lagard, le lieutenant Vital et maman Carabosse.
—Ah!... fit la marquise d'un air d'indiff�rence.
Puis elle ajouta tranquillement:
—Allez en paix... nous ne mourrons qu'une fois.
Quand l'habit bleu fut parti, elle se leva et gagna la crois�e, qu'elle ouvrit toute grande. La nuit commen�ait � �tre noire. Elle se pencha en dehors pour entendre ce qui se disait dans la chambre du rez-de-chauss�e.
Mais il ne lui venait que des sons confus, entrem�l�s de rires.
—Quand m�me j'entendrais?... murmura-t-elle;—ai-je besoin d'entendre pour savoir?
Elle resta un instant accoud�e contre l'appui de la crois�e.
C'�tait une belle soir�e du mois de mai. Le ciel �tait sans lune, mais les astres pendaient plus brillants au firmament limpide. L'air �tait calme; une faible brise du nord apportait les murmures de la grande ville, qui ressemblent si bien aux voix lointaines de la mer. L'ombre, qui allait s'�paississant, donnait au paysage je ne sais quels aspects pittoresques et myst�rieux. La nuit est une enchanteresse; elle sait draper son voile sur la platitude de nos r�alit�s, et chaque objet que touche sa baguette 103 magique rev�t en se transformant les capricieuses beaut�s du r�ve.
Nous l'avons dit: autour du ch�teau de la Savate, c'�tait un vilain marais au sol bas, uniforme et pourri, tout �maill� de cloches de verre, tout noirci par le fumier, o� l'arrosoir, promen� sans cesse, faisait pousser des choux aqueux et des artichauts lymphatiques.
En th�se g�n�rale, il n'y a rien de hideux comme un marais de Paris.
Mais la nuit peut changer un carr� de choux en noble pelouse, la nuit jette son manteau sur un champ d'artichauts et m�me sur ces sillons align�s selon l'art o� pousse la visqueuse laitue. Tout cela se fait plaine. Pour peu qu'il y ait �� et l� quelques plants d'humbles cassis, vous avez des buissons;—la couche o� fermente le melon prend un aspect de colline;—j'ai vu des pruniers rabougris grandir et se camper comme d'orgueilleux sycomores.
Nous n'exag�rons point. Il n'est pas n�cessaire d'aller dans le d�sert ni m�me aux terribles gr�ves du mont Saint-Michel pour conna�tre le ph�nom�ne du mirage. Toute nuit en plein air produit le mirage. On dirait que l'�l�ment prosa�que se met au lit chaque soir en m�me temps que le soleil, dieu des vers alexandrins. Aussit�t que ce blond 104 Ph�bus est couch�, d�s qu'il a rabattu son bonnet de coton sur ses oreilles frileuses, la po�sie des r�veurs sort de son nid et plane dans l'atmosph�re rafra�chie. Les fleurs �pandent violemment leurs parfums, le rossignol chante et le firmament allume la splendeur infinie de ses girandoles.
Eh bien, oui, c'�tait une vaste plaine qui entourait Flavie.—�� et l� des fant�mes blancs paraissaient dans le noir.—Au loin, les maisons de Grenelle tranchaient sur le clair-obscur du ciel, affectant de bizarres architectures.
Il n'y avait pas jusqu'aux tilleuls malades, plant�s au revers de la rue de l'�cole, qui ne prissent une grandiose apparence.
Flavie n'essayait plus de saisir les quelques paroles qui venaient d'en bas jusqu'� elle. Sa t�te se penchait sur sa main. Elle r�vait.
—Si j'avais eu une m�re!... murmura-t-elle.
�tait-ce l� l'expression indirecte d'un remords?
Elle resta longtemps sans parler, puis elle dit:
—Si j'avais une fille!...
Sa voix �tait douce et avait des caresses.—C'�tait bien l'expression d'un d�sir et d'un regret.
Elle frissonna bient�t au souffle de cette brise fra�che qui venait du dehors. Elle se retira vivement et ferma la fen�tre.
105 La lumi�re de la lampe �claira le sarcasme de son sourire.
—Je n'ai pas eu de m�re et je n'ai pas de fille, pronon�a-t-elle d'un cœur d�gag�;—tant mieux!
Elle revint s'asseoir aupr�s de la table. Elle avait froid. Elle se versa une troisi�me rasade.—Elle dit en reposant son verre, vid� d'un trait:
—Si Maxence �tait ma fille, je me tuerais, parce que je serais sans armes contre les autres et contre ma conscience... mais je n'ai pas d'enfant... je suis libre, gr�ce au hasard... Maxence est une machine de guerre... Par elle, nous entrerons dans la place... Et je mourrai dans mon lit, avant d'avoir vu la fin des millions du comte Achille...
M. Garnier de Cl�rambault s'�tait tromp� en pla�ant maman Carabosse au nombre des convives du rez-de-chauss�e. La petite bonne femme manquait � l'appel. Il n'y avait l� que le beau lieutenant Vital, Jean Lagard et le p�re Barbedor, qui s'�tait gris� tout doucement � force de couper sa bi�re par des gouttes d'eau-de-vie, en lisant le fameux article du Journal des D�bats sur la barri�re des Paillassons.
Le bruit et les rires venaient de l'office, o� marmitons 108 et gar�ons festoyaient, gr�ce aux largesses du neveu Lagard, qui faisait ainsi danser les finances de l'habit bleu.
Ce jour-l�, vers midi, Vital avait re�u une lettre ainsi con�ue:
�Les officiers du 3e l�ger sont convoqu�s � un repas de corps qui aura lieu � Grenelle, ch�teau de la Savate, ruelle Saint-Fiacre, derri�re la barri�re des Paillassons.—Six heures et demie.�
Vital ne connaissait rien de tout cela. Un repas de corps ne fait pas �v�nement. Il avait vaqu� � ses occupations ordinaires, et, � l'heure dite, il s'�tait dirig� vers l'�tablissement indiqu�.
Nous avons vu son �tonnement � l'aspect du lieu choisi par ses coll�gues.
Jean Lagard vint au-devant de lui dans le vestibule.
—Bonjour, lieutenant, dit-il,—c'est moi qui suis les officiers du 3e l�ger, pour le moment.
Et comme Vital ne comprenait pas, Lagard ajouta:
—C'est une petite surprise qu'on a voulu vous faire, mon lieutenant, histoire de rire et de badiner.
—Et qui me fait ainsi des surprises? demanda Vital, qui n'�tait pas v�h�mentement attir� par l'ext�rieur du bon Jean.
109 —C'est moi, r�pondit Lagard en touchant son chapeau,—qu'ai l'avantage d'�tre votre cousin par droit de naissance... et qu'avais envie depuis pas mal de temps d'en casser un avec vous.
—Vous vous nommez?
—Jean Lagard, neveu et filleul de ma marraine, qui est votre bonne et respectable m�re.
Le lieutenant devint tr�s-p�le.—Jean Lagard fron�a le sourcil.
—Vous n'avez pas honte de ma marraine, pas vrai? demanda-t-il en baissant la voix.
Le sang remonta vivement aux joues du lieutenant, qui eut un franc sourire et tendit la main � Lagard. Celui-ci la serra de bon cœur entre les siennes.
—C'est que, voyez vous, cousin, dit-il,—je me m�fie des beaux, et vous �tes fi�rement beau, sans vous faire de compliments... n'y en a pas beaucoup dans l'arm�e qui soient tap�s comme vous... Ah! mais non!... La premi�re fois que ma marraine vous montra � moi dans les rangs, je dis: �Excusez, maman, vous avez fameusement r�ussi ce gar�on l�!...� Qu'elle me r�pondit: �Un peu, mon neveu,� car elle n'a pas la r�plique dans son pays,—comme moi mes papiers, chaque fois que je suis pour me marier...
Il se mit � rire.
110 —Cousin, dit le lieutenant,—je ne sais pas o� sont vos papiers; mais on ne peut pas vous accuser d'avoir la langue dans votre poche.
—Vous me trouvez bavasse?... c'est rapport au contentement de la rencontre... Prenez-vous l'absinthe?
—Avec plaisir!
Lagard d�molit une table d'un coup de poing. Les gar�ons accoururent tous � la fois, escort�s de Barbedor.
—Vous, l'oncle, dit Lagard,—allez un petit peu voir � Montparnasse si j'y suis... vous mangez de la ch�vre et du chou, �a ne me va pas... Les autres, amenez de la vieille-vieille qu'est � la cave, sous le cognac, l�-bas, juste en face de la porte... � moins que vous n'ayez tout bu, papa?
Barbedor lui faisait des signes et l'appelait en lui montrant de loin le Journal des D�bats. Lagard tourna le dos.
—N'y a pas longtemps que je sais les affaires de ma marraine, dit-il tout bas au lieutenant;—et encore, les affaires... je n'en sais qu'un tout petit bout... Elle a tourn� plus d'un mois autour du pot avant de me dire: �Ce beau gar�on-l� est mon petit...� �coutez donc, lui fallait bien quelqu'un, � c'te femme, pour parler de vous!
111 —Ce n'est pas moi qui m'�loigne d'elle..., commen�a Vital.
—Je sais... je sais! interrompit Jean Lagard;—si j'ai pris cette couleur pour vous faire arriver ici, c'est histoire de plaisanter entre cousins, pas vrai?... La maman dit comme �a que vous avez le cœur plus beau encore que le visage...
—Pauvre digne et sainte femme! murmura Vital avec �motion.
—Vous l'aimez bien?
—Est-ce qu'on peut jamais l'aimer assez?
—Touchez l�! s'�cria Jean Lagard; �a me fait plus de plaisir d'entendre �a que si l'on me nommait � une place du gouvernement o� il y aurait bonne paye et pas beaucoup d'ouvrage.
Il tressaillit. Une main venait de se poser sur son �paule par derri�re. Barbedor �tait aupr�s de lui, tenant le Journal des D�bats ouvert.
—Lis �a, neveu! dit-il en mettant le doigt sur son cher article;—lis �a et dis-moi ton avis.
Lagard parcourut les premi�res lignes.
—Qu'est-ce que c'est que c'te charge-l�? fit-il.
—Une charge!... une chose imprim�e!... On va l'ouvrir: c'est comme qui dirait officiel!
Lagard avait lu. Il r�fl�chissait.
—Qu� sc�l�rate de diablerie veulent-ils lui faire faire? grommela-t-il � part lui.
112 —On va l'ouvrir, reprit Barbedor de cet air myst�rieusement �mu qui est un des premiers sympt�mes de l'ivresse;—ce n'est pas des gens du commun qui m'auraient obtenu �a au minist�re... On plantera une all�e d'acacias depuis la barri�re des Paillassons jusque chez moi.
Jamais amant ne mit plus de douceur � prononcer le joli nom de sa ma�tresse. Certes, ces mots: barri�re des Paillassons, n'ont rien en eux de particuli�rement po�tique. Eh bien, dans la bouche de Jean-Fran�ois Vaterlot, ils prenaient une euphonie comparable aux plus sonores h�mistiches de Lamartine.
—Et vous avez aval� le poisson, papa? dit Jean Lagard.
Barbedor ferma ses deux poings.
—Tu m'h�risses � la fin! s'�cria-t-il;—poisson toi m�me!... Si tu es du parti des deux coquines, c'est bon!
L'id�e lui venait que son neveu Jean Lagard �tait peut-�tre soudoy� par la barri�re de S�vres et par la barri�re des �coles.
Il replia son Journal des D�bats et le remit dans sa poche.
—Si c'est comme �a, grommela-t-il,—tu peux leur dire, aux deux coquines, qu'on ne les craint pas, entends-tu bien?... Et, quand l'all�e d'acacias 113 sera plant�e, tu viendras me demander � travailler dans ma salle... trois francs les premi�res, deux francs les secondes, vingt sous les pourtours et dix francs pour entr�e dans la loge des artistes... C'est chez moi que se feront toutes les r�putations... Il y aura ici plus de gants jaunes qu'au grand Op�ra... Est-ce que tu crois que je me passerai d'orchestre? J'aurai l'orchestre de Souflard: trente instruments � vent pour vingt-cinq francs... �a me ruinera-t-il?... Et le dimanche soir, on dansera: un bal comme il faut, tous bonnes et militaires... dix sous d'entr�e pour les cavaliers, en consommation, les dames � l'œil; vingt centimes contredanses, valses et polkas... Et je ne veux plus de ce nom de ch�teau de la Savate... j'en ai honte!... Je vais faire peindre un grand tableau des dieux de la Fable, pas cher, avec un cadre... Mon enseigne sera: Aux travaux d'Hercule et � la ceinture de V�nus... les travaux d'Hercule pour la force et l'adresse, jeux olympiques et autres; la ceinture de V�nus pour la chose de la danse et des intrigues entre les deux sexes...
Il fit un pied de nez � son neveu et courut chercher une choppe, car sa gorge le br�lait. Il avait la fi�vre du bonheur.
—Dans quel diable de taudis m'avez-vous amen� ici, cousin? demanda le lieutenant Vital.
114 —Ce n'est pas moi qui peux r�pondre � cela, cousin, r�pliqua l'ancien fort-et-adroit,—et je trouve que maman Marguerite commence � se faire diantrement attendre!
—Oh�! Casseur! cria-t-il en se tournant vers la maison; servez toujours le potage pour deux, sans vous commander... Vous en tiendrez une bonne assiette chaude.
Et, quand ils furent attabl�s:
—N'emp�che, reprit Lagard,—que je ne suis pas f�ch� de me trouver un petit instant seul avec vous... Voil�, je ne vous ressemble gu�re, cousin, comme quoi vous avez gagn� tous vos grades par la bonne conduite et la tenue... Le potage n'est pas piqu�, pas vrai? quoique �a soit ici un taudis, comme vous dites, chez mon v�n�rable oncle... Et �a nous donne un fameux exemple de la fragilit� humaine, de voir un homme qu'est pas n� m�chant natif, et qui tourne au sauvage par rapport � une fixit� qu'il a d'humilier cens� les barri�res de droite et de gauche... C'est comme �a une m�lomanie qu'on dit, je crois, quand la jugeotte n'y est plus... J'ai ou� parler d'un juif riche � milliasses, qui voulait prendre la lune parce qu'il avait dans la t�te que c'�tait un louis compos� de tout l'or du monde... et �a y pr�te un tantinet quand la lune est dans son plein... Mon oncle se fiche de la lune, mais il 115 veut faire un trou dans le mur d'enceinte pour qu'y ait une barri�re des Paillassons... Je disais donc que vous �tiez, comme �a, le vrai mod�le des bons sujets, par la sagesse en tout... Prenez-vous un coup de blanc par-dessus la soupe?
Vital tendit son verre. Jean Lagard continua:
—Moi, diff�remment, j'ai pris des habitudes avec les forts-et-adroits, dont j'�tais un des plus universels... Par quoi, ma marraine ne me dit pas tout, s'en faut!... Mangez-moi �a pendant que �a fume, cousin... J'ai roul�, voyez-vous, de-ci de-l�, sans amasser de mousse... La marraine m'a emp�ch� de faire pas mal de b�tises, mais j'en ai fait pas mal aussi, malgr� elle... Voil� donc la chose: c'est un cœur d'or, et n'y a pas sa pareille au monde. Je l'aime, la, ce qui s'appelle � fond. Je me battrais pour elle avec n'importe quoi!... En plus, � cause d'elle qui vous adore, je vous aime aussi, cousin, et je vous le dis � la bonne franquette... Portez-vous bien!
Il choqua son verre contre celui de Vital et le repla�a bruyamment sur la table.
—En sorte que, reprit-il sans transition, pendant que ses yeux hardis et rieurs se fixaient sur le jeune lieutenant,—nous faisons comme �a la cour � une comtesse?
116 Vital tressaillit violemment et fut sur le point de laisser tomber son verre.
—On dit �a, reprit Jean Lagard, qui le consid�rait toujours;—moi, je n'en sais pas plus long, vous sentez bien.
—Qui est-ce qui dit cela? demanda le lieutenant.
—Les uns... les autres..., r�pondit Lagard... Tenez, s'interrompit-il,—ce gros bonhomme que vous venez de voir vous conna�t... Il y a ici un autre personnage dont nous parlerons tout � l'heure plus amplement. Le vieux Barbedor savait par moi que vous alliez venir... Il savait par d'autres que par moi ce que votre m�re voudrait cacher � tous... Quand il a prononc� votre nom devant le personnage en question, j'ai entendu celui-ci qui s'�criait: �Ah! ah! l'amant de la comtesse de Mersanz!�
—Mais c'est une abominable calomnie! s'�cria Vital.
—Ta ta ta! fit Lagard;—quant � ce qui est de moi, je n'en ai pas eu la chair de poule... Un joli gar�on et une jolie femme, c'est fait pour s'entendre de toute �ternit�... Vous ne mangez plus, cousin?
—Non, r�pondit Vital;—je veux savoir le nom de l'homme qui a dit cela.
117 —Garnier de Cl�rambault, mon cousin... Et, si vous voulez que je lui casse quelque chose de votre part, �a va!
—Garnier de Cl�rambault! r�p�ta le lieutenant, qui interrogeait vainement ses souvenirs.
Pendant qu'il r�fl�chissait, Lagard poursuivit:
—Avez-vous entendu parler jamais de madame la marquise de Sainte-Croix?
—Je la connais, repartit vivement Vital,—et je me souviens d'avoir vu chez elle ce Garnier de Cl�rambault.
—Vous allez donc chez cette marquise de Sainte-Croix?
—C'est elle qui m'a pr�sent� � madame la comtesse de Mersanz.
A son tour, Lagard se prit � r�fl�chir. Il y alla de bon cœur et prit sa bonne grosse t�te � deux mains pour n'avoir point de distraction.
—Au diable! s'�cria-t-il au bout de quelques secondes,—tout �a n'est pas mon affaire. Je n'y vois goutte, l� dedans; �a regarde ma marraine... Si elle voulait me dire tout ce qu'elle complote, quoi! je finirais peut-�tre par comprendre... mais un mot par-ci, un mot par-l�, �a ne me suffit pas... Tel que vous me voyez, je lui donnerais mes deux bras et ma t�te, � vot' maman, mon cousin... Eh 118 bien, je dis qu'elle devrait avoir plus de confiance en moi!...
Vital gardait le silence. Un nom, prononc� par Jean Lagard, le fit tressaillir pour la seconde fois.
Jean Lagard avait dit, suivant le cours de sa vagabonde m�ditation:
—Ce n'est pas pour le roi de Prusse qu'elle va voir tous les jours cette Maxence et la petite demoiselle C�sarine.
Vital fixa les yeux sur lui avec une sorte d'effroi. On e�t dit que cet homme, sciemment ou sans dessein, scrutait un � un tous les replis de son �me.
Ce roman n'a point de h�ros, parce que notre beau Vital n'�tait pas un h�ros de roman. Nous vous le donnons tel qu'il �tait, n'ayant ni les vices prestigieux ni les vertus tragiques des jeunes premiers r�les de nos drames. Il portait l'�paulette de lieutenant � vingt-huit ans, ce qui exclut toute id�e de splendeur. Il respectait les femmes, et ses camarades se moquaient de lui, disant qu'il �tait rang� comme une demoiselle.
Je crois qu'il avait eu deux ou trois duels en sa vie, mais c'�tait bien � son corps d�fendant. Il avait gagn� son �paulette en Afrique, o� il s'�tait battu comme un diable.
Il avait deux amours dans le cœur: l'un qui 119 avait commenc� avec sa vie, l'amour de sa m�re; l'autre qui �tait tout jeune, sa passion timide et sans espoir pour mademoiselle C�sarine de Mersanz.
Une troisi�me affection �tait en lui, douce, tendre, m�l�e d'admiration et de respect: c'�tait la comtesse B�atrice qui lui avait inspir� ce dernier sentiment.
Peut-�tre parce qu'elle �tait la seconde m�re de C�sarine.
Il �tait loyal, mais timide � l'exc�s. Dieu ne l'avait point fait ainsi. Sa timidit� venait des circonstances. Sa m�re, exag�rant jusqu'� la manie un sentiment raisonnable � son point de d�part, sa m�re lui avait inculqu� cette d�fiance de lui-m�me et cette crainte du monde.
Sa m�re lui avait d�fendu de la reconna�tre en public.
Depuis qu'il avait l'�paulette d'officier, sa m�re lui cachait sa demeure.
Elle avait honte, comment exprimer cette bizarrerie? elle avait honte d'�tre sa m�re, pour lui qui �tait son orgueil et son cœur. Trop humble � force d'�tre glorieuse, elle s'�loignait de lui, qu'elle e�t voulu voir sans cesse; elle faisait abstinence de ce grand amour maternel qui �tait sa vie, elle je�nait de tendresse et de caresses.
120 Elle se souvenait. Son mari l'avait abandonn�e autrefois, parce qu'il �tait devenu officier et qu'elle restait vivandi�re. Depuis lors, elle avait sans cesse descendu, selon sa propre appr�ciation. Elle avait �t� concierge, ce qui est bien au-dessous de cantini�re; elle �tait maintenant marchande de plaisirs et connue comme le loup blanc dans le quartier des Invalides.
Elle se disait: si l'on savait que Vital est le fils de maman Carabosse, sa carri�re serait perdue; ses chefs l'abandonneraient, il fl�chirait sous la raillerie de ses camarades.
Y avait-il quelque chose de fond� dans ces appr�hensions? Personne ne peut dire non d'une mani�re absolue. Pour quiconque conna�t les mœurs militaires, le doute est de rigueur. En garnison, le m�me fait, produit dans les m�mes circonstances, peut amener des r�sultats directement oppos�s. Il y a le cœur qui est bon; il y a l'esprit qui est parfois un peu �troit.—Il y a un troisi�me �l�ment dont nous demandons bien pardon de prononcer le nom: LA BLAGUE.
Tout d�pend de la blague.
La blague est un souverain absolu, un autocrate qui ne conna�t ni frein ni contr�le. Elle a droit de vie et de mort.
La blague est une puissance toute fran�aise. Nos 121 alli�s nous la reprochent et nous l'envient. Nos ennemis en ont peur.
Comme toutes les grandes choses, elle a beaucoup de bon et beaucoup de mauvais.
Elle soutient le soldat; elle est partie int�grante de sa gaiet�, peut-�tre de son courage; elle pique l'�mulation, elle exalte le point d'honneur.
Elle a de l'esprit; mais, nous le r�p�tons, son esprit n'est ni tr�s-haut ni tr�s-large. La blague a besoin d'applaudissements pour vivre: c'est une chose d'art. Comme les applaudissements se comptent, la blague est l'esclave du nombre. Elle a son niveau, qui est juste � hauteur de grenadier. Elle berne aussi volontiers ce qui est au-dessus de cette taille que ce qui est au-dessous.
Rectifions: plus volontiers.
Jusqu'� l'heure o� quelque coup de tonnerre consacre cette sup�riorit� dont on s'est tant moqu�.
La blague admet le succ�s, quitte � mordiller un peu le talon du triomphateur.
Quand le triomphe est complet, universel, brillant comme le soleil, la blague se couche � ses pieds et jappe comme un petit chien.
Elle prend alors les ridicules du h�ros sous sa protection; elle le rend populaire par le bout qu'elle d�chirait la veille. S'il a des verrues, elle 122 place ces verrues parmi les constellations du ciel,—ou bien encore, elle force la post�rit� � voir toujours sur les �paules d'un demi-dieu je ne sais quelle redingote grise.
Grattez un peu la blague, vous trouverez dessous Chauvin. Or, Chauvin est un ours muni du pav� bienveillant et fatal qui �craserait la gloire si la gloire n'avait la vie dure.
La m�re de Vital connaissait tout cela. Elle avait peut-�tre vu la blague mettre son pied lourd sur de l'herbe de grand capitaine. Elle avait peur.
Et comme elle �tait ardente et, en toutes choses, extr�me; comme Vital �tait son espoir et son tr�sor, elle ne voulait voir que le danger, afin de l'en mieux garder. D�s que Vital �tait en jeu, elle se d�fiait de ses chers tourlourous qu'elle aimait tant et qu'elle suivait, au pas, en promenade.
Voulez-vous que nous pr�cisions les faits? Elle voyait Vital, l'�p�e � la main, sur le pr�, parce qu'un camarade en m�chante humeur l'avait appel�: le fils � maman Carabosse.—Elle voyait le chef du personnel au minist�re de la guerre rester, la plume suspendue au-dessus de l'ordonnance qui nommait Vital capitaine, parce que le fils d'une marchande de plaisirs...
Mettons qu'elle e�t grand tort. Elle �tait comme cela.
123 Vital avait dit l'exacte v�rit�: ce n'�tait pas lui qui fuyait sa m�re; au contraire, Vital faisait ce qu'il pouvait pour vaincre les �tranges scrupules de la petite bonne femme, c'�tait en vain. Son humilit� ne l'emp�chait point d'�tre obstin�e. Quand elle avait dit: �Je veux,� il n'y avait pas � r�pliquer.
C'�taient de vraies parties fines, quand ils se voyaient. On se donnait rendez-vous en cachette. La petite bonne femme avait des joies d'enfant; elle faisait des surprises. Jugez! l'attrait du fruit d�fendu, ajout� � cet immense bonheur de la m�re dans les bras de son fils!
Il y avait cependant une chose qui troublait cette joie et qui mettait un peu d'amertume dans ce plaisir. Marguerite Vital avait un reproche � se faire. Le lecteur se souvient de cette mission donn�e par Roger � Garnier, lequel s'�tait pr�sent� dans le pauvre logis de la Perlette et lui avait signifi� que son mari voulait un des deux enfants. Depuis lors, Marguerite avait v�cu dans la crainte continuelle de se voir s�par�e de son fils. C'est pour cela qu'elle avait abandonn� son petit baril de vivandi�re. Si elle f�t rest�e au r�giment, son mari l'e�t trop ais�ment retrouv�e. L'�tat de concierge n'est ni brillant ni bruyant; Marguerite se crut bien cach�e au fond d'une loge, et, par le fait, son mari ne l'inqui�ta jamais.
124 L� n'�tait pas le mal.—Dans sa frayeur d'�tre s�par�e de son fils, Marguerite s'�tait creus� la cervelle. Elle ne pouvait �ter au petit Vital sa position d'enfant de troupe qui lui donnait des droits. Elle s'ing�nia; l'adresse ne lui manquait pas. Elle commen�a par intervertir l'ordre des nom et pr�nom du petit Vital. Au lieu de Vital Roger, elle fit inscrire Roger (Vital) sur le registre du d�p�t; puis, peu � peu, la parenth�se disparut; l'enfant se nomma Roger Vital,—puis Vital tout court.
De sorte que, par le fait, Marguerite avait enlev� � son fils le nom de son p�re.
Bien plus, le voulant toujours � elle et tout � elle, dans sa jalousie de m�re, elle avait �lud� ses curiosit�s d'enfant et ses questions de jeune homme. Vital croyait son p�re mort.
Quant � Roger, l'ancien tambour de la septi�me, s'il e�t voulu chercher, ne f�t-ce qu'un peu, la ruse na�ve de la pauvre Perlette aurait �t� bien vite d�jou�e; mais Roger ne chercha pas, ou, s'il fit quelques d�marches, ce fut trop tard et lorsque d�j� Vital avait compl�tement chang� de nom.
—Deux jolis brins de filles, cette Maxence et cette C�sarine, reprit Lagard sans prendre garde au trouble de Vital;—mais vous ne vous �tes jamais souci� d'elles probablement, cousin, puisque vous vous occupez d'une autre... Moi, j'ai travaill� 125 dans le chantier qui fait face � la pension... et j'ai vu des choses...
Il s'arr�ta.
—Qu'avez-vous vu? demanda Vital.
—Parlons peu et parlons bien! fit Jean, qui eut par hasard fantaisie de discr�tion;—m'est avis que ces choses-l� ne nous regardent ni l'un ni l'autre... N'emp�che qu'on peut causer, n'est-ce pas?... Eh bien, je vous dis, moi, qu'il y a tout un polisson de myst�re l�-dessous?
—Mais, enfin, quel myst�re?
—Quel myst�re? r�p�ta Lagard.
Il r�fl�chit un instant et reprit, suivant le vagabond caprice de sa pens�e:
—La maman vous le dira, si elle veut, cousin... Moi, je donnerais dix francs de bon cœur pour la voir ici.
Le lieutenant regarda � sa montre.
—Neuf heures! murmura-t-il.
La physionomie de Jean Lagard exprima un commencement d'inqui�tude.
—Le Garnier est l�-haut... La Vip�re aussi... S'il arrive malheur � maman Marguerite, tonnerre du ciel, il y aura des pots cass�s!...
—Au nom du ciel! s'�cria Vital,—expliquez-vous!... Que parlez-vous de malheur � propos de ma m�re?
126 —Est-ce qu'on peut vous dire? r�pliqua Jean, qui frappa la table de son gros poing ferm�;—est-ce qu'on sait quelque chose en dehors de ce que maman Marguerite veut donner de son secret?
—Ce Garnier est son ennemi?
—Elle ne veut pas qu'on y touche!
—Et qui donc appelez-vous la Vip�re?
—La marquise de Sainte-Croix.
Vital le regarda stup�fait.
—Cette femme si bonne et si pieuse!... murmura-t-il;—vous �tes fou, mon gar�on!
—Si vous en �tes encore l�, vous, s'�cria Jean Lagard en se levant,—j'en aurais trop long � vous conter... Nous n'avons pas le temps... je veux savoir ce qui est arriv� � ma marraine.
—Oh�! mon oncle! appela-t-il.
Barbedor n'eut garde d'entendre. Il �tait � l'office, o� le chef, les marmitons et les gar�ons festoyaient. Lagard avait pay� un banquet � trois francs par t�te. Barbedor leur lisait l'article du Journal des D�bats et pr�disait des jours de gloire � la ruelle Saint-Fiacre, aussit�t que les acacias seraient plant�s. Le chef n'avait pas acquis son beau surnom de Casseur sans �tre un loustic assez agr�able. Il donnait la r�plique au bonhomme. Marmitons et gar�ons s'amusaient comme des bienheureux.
127 —Voil�! dit Lagard au lieutenant,—�a m'aurait fait plaisir de voir la petite bonne femme embrasser son grand fils. J'attendais toujours d'avoir de l'argent pour me payer cette fantaisie... La noce n'a pas r�ussi: bonsoir!... Oh�! mon oncle! avance ici qu'on te paye!
Comme l'oncle Barbedor ne se pressait point, Lagard remit son chapeau sur l'oreille et se dirigea vers la maison. Le lieutenant l'arr�ta par le bras.
—Restez, dit-il.
Lagard imprima une brusque secousse � son bras pour le d�gager; mais la main du beau lieutenant �tait inflexible comme un �tau. Lagard s'arr�ta, saisi d'admiration pour un poignet pareil.
—Restez, r�p�ta Vital;—vous m'en avez dit trop et vous ne m'en avez pas dit assez.
—Plus que �a de tenailles! grommela Jean, qui n'essayait plus de se d�gager,—est-ce que vous en �tes, cousin?
Vital ne comprit pas. Jean Lagard poursuivit:
—Quand vous tenez un homme comme �a par le bras, sauriez-vous bien l'emp�cher de vous casser une patte.
—Oui, r�pliqua Vital.
—En quoi faisant?
—En lui cassant le bras.
128 —Voyons voir! s'�cria Lagard, qui ne put r�sister au d�sir de faire un petit assaut.
Il adressa en m�me temps une ruade de premier choix au tibia gauche de Vital, qui changea de pied sur place.—Lagard poussa un cri de douleur et tomba sur ses deux genoux.
—Gr�ce! cria-t-il, moiti� riant, moiti� en col�re.
Vital le l�cha. Lagard frotta son poignet meurtri et presque lux�.
—Cousin, dit-il avec admiration,—vous l�veriez le deux cents � bras tendus!... Si vous voulez, je vous ferai recevoir fort-et-adroit...
—Je ne veux qu'une chose, r�pondit Vital, savoir quel danger menace ma m�re et pourquoi vous traitez avec si peu de respect madame la marquise de Sainte-Croix.
—D'abord, �a fait deux choses, dit Lagard; quant � la Vip�re, du respect? Excusez... Je vous r�p�te, cousin, que je donnerais cinquante francs pour que ma marraine...
Il n'acheva pas. Le lieutenant vit sa physionomie changer deux fois coup sur coup: la premi�re fois pour r�primer une joie soudaine, la seconde fois, une vive et profonde anxi�t�.
Les yeux de Lagard �taient fix�s sur la porte d'entr�e. Vital se retourna. La petite bonne femme �tait l�, debout, dans son costume des grands jours, 129 appuy�e contre le chambranle de la porte, mais si d�faite et si p�le, qu'elle semblait pr�s de s'affaisser sur elle-m�me.
—Qu'avez-vous, ma m�re? s'�cria-t-il.
—Nom de nom! gronda Lagard,—para�t que �a ne va pas comme elle veut!
La petite bonne femme passa le revers de sa main sur son front, qui d�gouttait de sueur.
—�coutez! fit-elle au moment o� son fils s'�lan�ait vers elle.
Son geste �tait si imp�rieux, que Vital s'arr�ta.—Lagard, pench� de c�t�, pr�tait l'oreille.
On entendit un bruit lointain de voiture.
—J'ai �t� plus vite que le fiacre... murmura la petite bonne femme;—ce sont eux.
—Eux, qui? demanda Lagard.
—La marquise est seule en haut et les attend, dit la bonne femme au lieu de r�pondre.
—Seule avec le Cl�rambault, repartit Jean Lagard.
—Je viens de voir Cl�rambault rue de Babylone, pronon�a la vieille Marguerite lentement et avec fatigue.
Puis, elle dit encore:
—�coutez!
Un bruit de porte qui se ferme eut lieu � l'�tage sup�rieur.
130 Elle s'appuya sur l'�paule de Vital et pensa tout haut:
—Les voil� r�unis tous les trois!
—La marquise, dit Lagard,—le Garnier... et puis qui?
—L�on Rodelet, r�pliqua maman Marguerite.
—L�on Rodelet! s'�cria Vital;—je le connais, celui-l�!... c'est un ami!
La petite bonne femme fixa sur lui ses yeux per�ants et profonds.
—L�on Rodelet vient de tuer ta sœur, dit-elle.
Jean Lagard ferma ses deux poings.—Vital chancela comme s'il e�t re�u un coup en pleine poitrine.
—Ma sœur! r�p�ta-t-il;—j'ai donc une sœur!...
Sa t�te se courba; il ajouta les larmes aux yeux:
—J'avais une sœur... je ne la verrai que morte!
Il prenait au pied de la lettre les paroles de la petite bonne femme. Nulle expression ne saurait dire le chemin prodigieux que fait la pens�e en ces moments supr�mes. Il faudrait des volumes pour analyser le monde d'id�es que peut enfanter un cerveau humain dans l'espace de quelques secondes.
Vital ne savait rien de sa famille, et les soins m�mes que sa m�re mettait � l'isoler d'elle exag�raient 131 l'opinion qu'il pouvait avoir de l'humilit� de sa naissance. Il aimait et respectait sa m�re: chaque fois que sa raison avait fait effort pour deviner le vrai de sa situation de famille, son cœur avait prononc� une sorte de veto dont la source �tait dans sa pi�t� filiale. En cherchant, il craignait de trouver quelque chose qui f�t contre sa m�re.
Puis sa tendresse se r�voltait contre cette crainte. N'�tait-ce pas l� une insulte tacite et un manque de confiance?
Vital se d�battait depuis son enfance au milieu de ces contradictions insolubles. Il n'interrogeait jamais sa m�re. Leurs entrevues, rares et trop courtes, n'�taient pleines que de caresses.
C'�tait la premi�re fois qu'il entendait parler de sa sœur.
Que pouvait �tre cette sœur dont on lui disait: �Elle vient d'�tre tu�e par un homme?�
Je vous le dis: ce fut un monde entier de suppositions terribles et navrantes. Cette sœur, dont on lui avait cach� jusqu'alors l'existence, ne pouvait �tre qu'une honte vivante pour son nom. Il �tait homme, lui; son sexe l'avait aid� � sortir de ces bas-fonds o� se perdait son origine.—Mais une femme! une jeune fille!...
Une chose lui donna le frisson jusqu'aux fibres les mieux abrit�es du cœur. Si bas plac�e que f�t 132 sa m�re dans l'�chelle sociale, il avait re�u beaucoup d'elle. Souvent il s'�tait �tonn� de ses g�n�rosit�s in�puisables. Elle lui disait toujours: ��a me donne de la chance de travailler pour toi, enfant ch�ri; gr�ce � Dieu, je gagne gros dans mon petit m�tier.�
Vital se dit en ce moment, au fond de son �me bourrel�e:
—Si tout cet argent venait de ma sœur!...
A la fa�on dont il l'entendait, ce soup�on �tait une torture.
Et ne l'accusez pas. L'homme entour� de myst�res croit � tout. D'ailleurs, l'esprit n'est point complice de ce travail acharn� qui s'op�re en dehors de la volont�. C'est l'œuvre de la fi�vre.
S'il fallait une preuve, nous dirions que Vital, en d�pit de ce laborieux combat qui se livrait en lui malgr� lui-m�me, sentait na�tre et grandir dans son cœur une tendresse ardente pour cette sœur inconnue.
—Oh! se disait-il,—comme je l'aurais aim�e!
La petite bonne femme avait sur lui ses yeux noirs brillants comme des escarboucles. Nous ne pouvons affirmer qu'elle e�t devin� en d�tail et � la lettre les m�ditations complexes du beau lieutenant. Nous n'affirmerions pas le contraire non plus: c'�tait la derni�re f�e.
133 La premi�re parole qu'elle pronon�a donnera peut-�tre au lecteur la mesure de sa science physiognomonique.
—Ta sœur, dit-elle,—a nom madame la comtesse de Mersanz.
—B�atrice! s'�cria Vital stup�fait.
—Tiens, tiens! fit Lagard;—petit � petit, on saura l'histoire.
—Ma m�re, reprit Vital tremblant,—vous avez parl� de mort...
La petite bonne femme s'�tait laiss�e tomber sur la chaise o� Lagard s'asseyait tout � l'heure aupr�s de la table. Elle essuya son front baign� de sueur.
—Oui, oui..., j'ai parl� de mort, dit-elle.
Puis elle ajouta tout bas:
—Je les aurais bien emp�ch�s de la tuer comme ils ont tu� l'autre...
Vital vint � elle et la prit par la main en disant:
—Ma m�re, ma m�re, r�pondez-moi, je vous en prie!
La petite bonne femme le regarda fixement, puis elle le repoussa d'un geste convulsif.
—J'ai parl� de mort, r�p�ta-t-elle;—n'est-ce pas mourir que de perdre � la fois son bonheur et son honneur?... Va, je me souviens du jour o� je fus abandonn�e et du jour o� je l'abandonnai, pauvre enfant qui, la veille encore, pendait, souriante, 134 � mon sein... Je n'ai v�cu que pour toi... Elle n'a pas d'enfant pour qui vivre... elle est morte.
—Mais de quoi faut-il la venger? s'�cria Vital;—que lui a-t-on fait?
—Ce qu'on lui a fait! repartit la petite bonne femme avec amertume.—Tu avais six ans, tu �tais d�j� fort... N'�tait-ce pas un crime de te garder pour la livrer � son p�re?... Ah! je t'aimais mieux qu'elle!... Maintenant qu'elle est malheureuse, je vais l'aimer mieux que toi.
—Vous ferez bien, ma m�re, dit le lieutenant, qui pressa contre son cœur la main froide de Marguerite;—aimez-la!... aimons-la!... Dites-moi seulement ce qu'il faut faire pour la sauver ou pour la venger!
—Et parlez haut, sans vous commander, marraine, ajouta Lagard en s'avan�ant;—s'il faut de l'argent, j'ai le gousset en bon �tat; s'il faut des poignets, je croyais avoir le no 1, mais votre gar�on est le coq � ce sujet... N'emp�che que je garde le no 2 et que c'est � votre service.
—Victoire! s'�cria M. Garnier de Cl�rambault en rentrant dans la chambre o� madame la marquise de Sainte-Croix l'attendait.
135 —Je vous pr�sente M. L�on Rodelet, ajouta-t-il en refermant la porte derri�re le cinqui�me clerc.
La marquise ne leva pas les yeux tout de suite sur L�on. Quand elle le regarda enfin, un tic nerveux agita l�g�rement les ailes de son nez et ses tempes.
—N'est-ce pas, dit tout bas Cl�rambault, qu'il ressemble comme deux gouttes d'eau � la pauvre Ernestine?
La marquise r�pondit s�chement:
—Il y a longtemps que je l'ai oubli�e.
—Pas moi, grommela Garnier;—c'�tait une jolie fille.
La marquise se tourna vers L�on, qui restait pr�s de la porte.
—Approchez, monsieur L�on, dit-elle.
Quand elle voulait, elle avait des airs de reine.
L�on avait trouv� l'habit bleu fid�le au rendez-vous, rue de Babylone, � la porte de ma�tre Adalbert Sou�f. L�on croyait apporter une mauvaise nouvelle, car il avait eu beau compulser pi�ce � pi�ce le dossier du comte Achille de Mersanz, le contrat de mariage �tait rest� introuvable. Il fut fort �tonn� lorsqu'il vit Cl�rambault se frotter les mains avec enthousiasme en apprenant ce r�sultat.
—�a ne vous fera pourtant pas gagner votre gageure, dit-il.
136 —Venez avec moi, mon cher enfant! s'�cria l'habit bleu au lieu de r�pondre, venez avec moi.
Cl�rambault avait une voiture dans laquelle il fit monter L�on. Ils ne virent ni l'un ni l'autre une forme exigu� qui se d�tacha du noir d'une porte coch�re et qui s'�lan�a dans la m�me direction qu'eux, trottinant sur le pav�.
La petite bonne femme avait tout entendu.
L�on, cependant, n'�tait pas au bout de ses �tonnements.
Le lieu o� on le conduisait, d'abord, lui sembla de fort mauvais augure, et certes il ne s'attendait pas � trouver l� une femme qu'on appelait madame la marquise. En chemin, M. Garnier de Cl�rambault lui avait bien fourni de longues et amphigouriques explications; mais L�on, distrait et r�fl�chissant � l'�trange succession d'�v�nements qui avait rempli sa journ�e, n'aurait point su dire de quel sujet l'habit bleu l'avait entretenu.
Avant d'entrer au ch�teau de la Savate par la porte de derri�re, donnant sur les marais, L�on s'arr�ta devant cette maison � l'aspect v�ritablement sauvage, dont l'isolement paraissait complet, nous l'avons dit. De ce c�t�, rien n'indiquait la guinguette.
—Qu'allons-nous faire l�? demanda-t-il.
137 —Avez-vous peur? r�pliqua l'habit bleu en riant.
—Je n'ai pas peur, dit L�on;—au point o� j'en suis, on ne craint rien... mais je veux savoir.
—Au point o� vous en �tes, on a beaucoup � perdre, mon bon, pronon�a lentement Cl�rambault;—depuis quelques heures, vous avez regagn� diablement du terrain... Vous allez trouver ici une personne qui a votre avenir entre les mains.
Il voulut entrer. L�on le retint.
—Une question encore, dit-il.
—Faites, mais faites vite!
—Pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce que vous savez sur ma m�re?
Il faisait nuit noire. L�on ne put distinguer � ce moment la physionomie de M. Garnier. La voix de celui-ci �tait calme quand il r�pondit:
—Vous conna�trez mes raisons, mon petit homme... Je suis franc comme l'or... Je ne vous cacherai rien... Entrez, entrez!
Il le poussa dans l'escalier, qu'ils mont�rent � t�tons.
Un des premiers soins de l'habit bleu fut de dire tout bas � la marquise:
—Carabosse a parl�... Coupez dans le vif... attaquez l'histoire de la m�re et arrangez �a comme vous pourrez.
138 Elle prit la main de L�on et l'attira vers elle.
—C'est bien le visage que je m'attendais � voir, dit-elle � demi-voix en se tournant vers Cl�rambault, attentif � donner la r�plique, car il flairait quelque sc�ne d'effront�e com�die;—je l'aurais reconnu rien qu'au souvenir de mon amie.
—Vous avez �t� l'amie de ma m�re? s'�cria L�on.
—Il demande si j'ai �t� l'amie d'Ernestine! d�clama la marquise, qui sembla prendre Cl�rambault � t�moin.
Son accent �tait m�lancolique et plein d'�motion contenue.
L'habit bleu ne put que lever les yeux au ciel d'un air attendri. Il pensait � part lui:
—Cette femme l� est le diable.
—�coutez-moi, monsieur L�on, reprit la marquise avec bont�;—j'ignore ce que notre pauvre Ernestine a pu vous confier de son secret. Le malheur est d�fiant; attendez, pour lui annoncer que vous m'avez vue, le moment prochain o� vous pourrez la rendre � l'aisance et au bonheur...
Elle s'interrompit en caressant la main du jeune homme maternellement, et dit � Cl�rambault, qui l'admirait:
—Elle avait ce regard doux et inquiet, vous souvenez-vous?
139 —Si je m'en souviens!... soupira l'habit bleu; ah! certes, je m'en souviens.
—Il est impossible, mon jeune ami, poursuivit la marquise,—que vous puissiez comprendre ce qui vous arrive aujourd'hui. Ne l'essayez pas. Il y a bien longtemps que je suis votre vie avec toute la sollicitude d'une m�re. Ernestine �tait plus jeune que moi: je la regardais comme ma sœur cadette.
—Jamais, au grand jamais, balbutia L�on,—ma m�re ne m'a parl�...
—Que vous disais-je! interrompit Flavie en regardant l'habit bleu;—j'aurais gag� que cette pauvre Ernestine ne lui e�t pas dit un mot de moi!
—Madame la marquise avait, ma foi, devin�, appuya Cl�rambault.
—Tout ici doit vous sembler �trange et incompr�hensible, continua Flavie, qui souriait bonnement;—le lieu m�me o� nous nous trouvons... et ce moyen bizarre que M. de Cl�rambault a cru devoir employer pour se mettre en rapport avec vous.
Elle attira L�on tout contre elle et lui dit � l'oreille:
—C'est un vieux et fid�le serviteur qui a ses caprices. Il aurait pu vous dire tout uniment: �Ne 140 vous tuez pas, pauvre enfant: vous avez � Paris une seconde m�re...�
—Mais..., objecta L�on,—cette mission chez le notaire.
La marquise prit un ton s�rieux.
—Cette mission �tait dans votre int�r�t au moins autant que dans le n�tre... Je n'ai point d'explication � vous donner en ce lieu, mon jeune ami; mais je puis bien vous dire que nous sommes engag�s dans une grande entreprise. Nous soutenons le faible contre le fort, et, si jamais le malheur dont votre m�re fut la victime est r�par�, n'aurez-vous pas quelque joie d'y avoir contribu� m�me indirectement?
—Madame, dit L�on, qui se laissait prendre compl�tement � cette myst�rieuse mise en sc�ne,—je vous en supplie, dites-moi ce que vous voulez faire.
La marquise de Sainte-Croix secoua la t�te avec lenteur.
—Nos ennemis sont puissants, murmura-t-elle,—et vous �tes bien jeune! R�fl�chissez seulement, L�on, mon cher enfant, et jugez s'il faut des circonstances extraordinaires pour amener une femme comme moi dans un lieu pareil � celui-ci... Nous sommes entour�s de dangers; la puret� de notre cause nous donnera la victoire, mais la moindre 141 imprudence peut nous perdre... L�on, vous �tes jeune, vous avez du cœur sans doute... vous aimez... Voulez-vous �tre � la fois le bon ange de votre m�re et le sauveur de C�sarine de Mersanz?
—Ah! madame!... s'�cria le pauvre L�on, qui joignit les mains comme s'il e�t �t� devant une madone.
—Vous le voulez, c'est bien. Il ne faut pour cela qu'un peu de discr�tion et de courage. Vous avez fait d�j� aujourd'hui plus que vous ne pensez... Demain, je vous recevrai seul � mon h�tel de la rue de l'Universit�. Ne vous effrayez de rien. Votre histoire s'engage comme un roman, mais elle se d�nouera au grand jour, honn�te et heureuse... Ne vous �tonnez de rien: ce lieu o� nous sommes est un cabaret mal fam� qui se nomme le ch�teau de la Savate. Vous vous souviendrez de ce lieu toute votre vie, comme du temple pur o� vous re��tes le premier baiser de votre meilleure amie, et nous y c�l�brerons bient�t dans le myst�re la premi�re f�te de vos jeunes amours.
Ses l�vres effleur�rent le front de L�on.
—Adieu, mon fils, ajouta-t-elle.—Ne retournez pas � l'�tude. Soyez pr�t � toute heure. Vous �tes � nous. Je r�ponds de votre fortune et de votre bonheur.
Elle fit un geste; Cl�rambault se leva et dit:
142 —En route!
Il salua la marquise respectueusement.
—A dater d'aujourd'hui, dit Flavie tout haut,—cet enfant est riche. Veillez � ce qu'il ne manque de rien.
FIN DE LA PREMI�RE PARTIE.
L'esplanade des Invalides est born�e � l'est par le faubourg Saint-Germain, � l'ouest par le Gros-Caillou. Elle s�pare deux mondes. Vers l'orient, ce sont de nobles h�tels, pas si nobles que ceux du Marais, car le faubourg Saint-Germain sentait encore � plein nez son parvenu du temps de Louis XIV, mais enfin des h�tels de qualit�, puisqu'ils portent pour enseignes Rohan, Larochefoucault, Chastellux, Mortemart, etc.;—vers l'occident, ce sont des maisons bourgeoises, des guinguettes ou des usines.
146 L'esplanade, qui s'�tale entre ces deux cit�s, est une belle et triste promenade, dont les bosquets silencieux donnent asile � quelques val�tudinaires, vivants d�bris de la guerre ou du travail. Les bonnes d'enfants n'aiment pas ces parages, qui sont froids et tristes. Tout ce qui s'assied sur ces bancs a un aspect pauvre et surann�. C'est une infirmerie � ciel ouvert.
Parfois, cependant, on voit tout � coup une activit� inaccoutum�e r�veiller ce paysage morne. C'est alors comme une r�surrection bizarre au-devant de la fa�ade dessin�e par le grand roi. Un mouvement se fait dans le parterre; d'antiques uniformes montrent au soleil leurs dorures fan�es. On voit s'agiter ce peuple de vieillards mutil�s, qui vient ou�r encore une fois la voix des g�ants de bronze et s'enivrer aux fumets du salp�tre.
Le canon gronde,—la ville �coute.
Tant�t c'est un h�ritier qui pousse son premier cri dans la couche souveraine.—Cent un coups pour dire � la France de saluer le berceau de son ma�tre.
Tant�t c'est comme un �cho lointain de cet autre canon qui tonne contre l'�tranger.—Cent un coups encore, c'est une victoire!
Il gronde, le canon des Invalides, pour c�l�brer les f�tes nationales; il gronde pour solenniser les illustres fun�railles.
147 Ah! c'est une voix puissante, celle-l�,—mais vaine.
Nous l'avons entendue quand tomba Charles de Bourbon, le dernier roi gentilhomme; quand Louis-Philippe d'Orl�ans vint aux Tuileries, elle tonna, cette voix, solennelle et vide comme les serments des hommes; elle tonna encore quand Louis-Philippe, roi, prit ce chemin obscur qui le menait � l'exil. La jeune r�publique lui dit: ��clate!� Elle s'enfla pour ob�ir � la jeune r�publique. �Le peuple est roi!� criait-elle. Et du m�me ton, quelques ann�es apr�s: �Vive l'empereur!�
Ils sont l�, pr�ts � tout, ces hurleurs de bronze. Ils sont l� qui attendent.
Ils crient la mort et la vie, impassibles qu'ils sont dans leur esclavage turbulent.
C'est l'histoire qui n'a pas d'entrailles.
C'est la voix du destin,—et, chez nous, le destin parle si souvent!
Louis XIV n'aimait pas � voir les fl�ches de Saint-Denis, o� �tait la s�pulture royale.—Louis XIV, vivant et r�gnant de notre temps, ne passerait pas volontiers devant les canons des Invalides.
L'h�tel de Mersanz, situ� vers l'extr�mit� de la rue Saint-Dominique, avait vue sur l'esplanade par ses jardins. C'�tait un grand b�timent qui ne 148 montrait point son importance au dehors. Le mur qui formait la cour int�rieure �tait haut et lourd; on l'attribuait au comte Honor� de Mersanz, qui vivait sous Louis XVI et qui avait voulu fortifier sa demeure contre l'�ventualit� des attaques populaires.
Le peuple prit la Bastille, mais ce ne fut point pour se moquer de M. le comte Honor� de Mersanz.
La famille de Mersanz �tait flamande d'origine et de tr�s-ancienne noblesse; mais, � dater du XVIIIe si�cle, ses membres s'�taient plus ou moins m�l�s de sp�culations et d'agiotage.—Hector Mers, chevalier, baron de Mersanz, s'�tait ruin� trois fois et avait refait trois fois son immense fortune durant le r�gne de Law, sous la R�gence.—D'autres de Mersanz avaient accept� � diverses reprises des fonctions de robe et de finance.—C'�tait une race ambitieuse et avide, qui, de temps � autre, donnait naissance � quelque fastueux grand seigneur.
Le titre de comte leur vint sous Louis XV et fut accord� au baron Achille de Mersanz, qui avait amus� le roi pendant trois jours entiers dans son ch�teau de Saintonge.
Derri�re cette haute muraille, perc�e d'une porte lourde et charg�e d'une corniche qui aurait pu supporter le cr�nelage, s'ouvrait une vaste cour, pr�c�d�e d'un perron carr� en granit brun couvert 149 de mousse. La fa�ade, de ce c�t�, pr�sentait un aspect uniforme et s�v�re. Elle datait des premi�res ann�es du XVIIe si�cle, et l'encadrement des fen�tres montrait encore ces briquetages altern�s qu'affectionnaient les architectes du temps de Louis XIII. Les crois�es �taient d�mesur�ment hautes et sans ornements. Quand madame la comtesse B�atrice de Mersanz recevait, les voisins voyaient s'illuminer les �normes ch�ssis derri�re lesquels apparaissaient alors les plis floconneux de la mousseline des Indes. Les salons de l'h�tel �taient de ce c�t�.
Sur le jardin, l'aspect changeait. La fa�ade, primitivement dessin�e par Mansard neveu, avait subi de nombreux changements et enjolivements. Le go�t Louis XV avait pass� par l�. Le perron coquet se contournait, ferm� � droite et � gauche par une balustrade de pierre, ventrue et charg�e de vases pompadour.—Au pignon, et c'�tait ce qui donnait � l'h�tel son caract�re le plus singulier, on avait eu l'id�e de b�tir, vers ce m�me temps de Louis XV, un p�ristyle corinthien qui servait de marquise. C'�tait sous ce vestibule ext�rieur que se trouvait la v�ritable entr�e. Le portail de la grande cour �tait condamn�. On arrivait au p�ristyle par une courte all�e d'ormes, aboutissant � une grille qui donnait sur l'esplanade m�me, derri�re 150 la maison bourgeoise formant l'encoignure de la rue Saint-Dominique. Une masure servant de boutique � un marchand de vin s'�levait � gauche de la grille, et s'enclavait dans la propri�t� du comte. Une autre grille qui fermait le jardin se dressait au del� de la masure.
La masure valait bien mille �cus, prix fort; le comte Achille venait de l'acheter cinquante mille francs pour la faire dispara�tre. Le marchand de vin n'avait plus qu'un mois ou deux � vendre ses demi-setiers aux Invalides.
De ce c�t� de l'h�tel, tout �tait neuf ou en r�paration. La grille, d'un beau mod�le et fra�chement dor�e, laissait voir un coin du jardin admirablement entretenu. Une fois la masure partie, tout cela devait prendre un aspect v�ritablement seigneurial. Le comte �tait un homme de go�t; la comtesse B�atrice, sa femme, avait un esprit charmant et d'une distinction rare. Avec la fortune qu'ils avaient, ce vieil h�tel de Mersanz ne pouvait manquer de devenir un palais entre leurs mains.
Nous savons que le comte Achille n'avait pas toujours habit� cet h�tel, puisque le drame bizarre et triste qui avait eu pour d�no�ment la mort de la premi�re comtesse de Mersanz s'�tait pass� au no 81 de la rue de l'Universit�. L'h�tel, vendu comme bien national en 93, �tait rest� jusqu'� la 151 fin de la Restauration entre des mains �trang�res. Le comte Achille ne l'avait rachet� qu'apr�s avoir quitt� le service en 1830.
C'�tait trois jours apr�s les �v�nements que nous avons racont�s, et c'est encore le matin, par le joli soleil de mai, que nous reprenons notre histoire. Nous sommes � l'h�tel de Mersanz. Nous montons le ma�tre-escalier, large et haut, un de ces escaliers o� il y a tant de terrain perdu, pour employer le langage de nos ma�ons terribles; nous admirons en passant les moulures de la cage et la belle rampe en fer forg� qui entrelace ses M courants autour d'�cussons de forme ovale, timbr�s du diad�me de baron. Nous arrivons ainsi au vestibule du premier �tage, o� nous trouvons � qui parler.
Baptiste, valet de chambre de monsieur, faisait faire ses habits par un jeune surnum�raire qui apprenait l� le bel art du chambellan. Antoine, simple frotteur, �tait � sa besogne, et mademoiselle Jenny, cam�riste de madame, surveillait une lieutenante � elle qui faisait la voli�re.
Ce verbe fait s'emploie pour toute œuvre domestique indistinctement. On fait les bottes, les harnais, les chambres, les lits, les cuivres, les tapis, les pantalons, les couleurs.—On fait aussi les ma�tres, dans une acception plus gaie et moins honn�te.
152 M. Baptiste menait son employ� comme aucun ma�tre n'oserait traiter son valet: c'est la r�gle; mademoiselle Jenny �trillait sa subalterne de tout son cœur et la regardait travailler les mains dans ses poches. Le trotteur, arm� de son b�ton fendu, donnait de temps en temps un coup de brosse pour ne pas s'engourdir les jambes.
—Voil� le plus triste des m�tiers, disait M. Baptiste,—former un domestique!... Voyons, Martin, mon gar�on, puisque vous vous appelez Martin, comme celui de la foire, donnez donc un peu de libert� � vos mouvements; n'ayez pas l'air emprunt� comme cela...—Dire qu'un pataud semblable est de la m�me p�te que nous! s'interrompit-il en jetant un regard � mademoiselle Jenny, qui lui d�cocha un sourire.
M. Baptiste �tait un tr�s-beau fonctionnaire de trente � trente-deux ans, l'air grave et calme, le front haut, la taille droite. Mademoiselle Jenny pouvait avoir vingt-six ans. Sa principale pr�tention �tait d'avoir l'air distingu�. Sans cela, elle n'e�t pas �t� trop mal.
Mademoiselle Jenny dit � Mariette, son esclave, qui faisait les oiseaux:
—Mon Dieu, ma fille, nous ne sommes pas ici dans une vacherie. On doit mettre � tout un certain moelleux que je ne peux pas vous donner, moi, si 153 vous ne l'avez pas... Ce n'est pas une raison pour me regarder avec de gros yeux h�b�t�s... Est-ce pour votre bien ou pour le mien que je vous parle?
Elle tourna le dos en haussant les �paules et se rapprocha de M. Baptiste.
—En v�rit�, reprit-elle,—on est aussi par trop � plaindre quand on est oblig� d'avoir affaire aux domestiques!
Il y avait bien longtemps que mademoiselle Jenny, dame d'atours, et M. Baptiste, chambellan, ne se regardaient plus comme des domestiques.
M. Baptiste ne put manquer de faire chorus, et tous deux, d'un accord tacite, se dirig�rent vers la porte ouverte d'un petit salon situ� � droite du vestibule. Il y avait l� un autre frotteur que M. Baptiste cong�dia d'un geste souverain.
—Fermez la porte, ordonna mademoiselle Jenny.
Le frotteur ob�issant sortit et rejoignit son coll�gue.—Aussit�t apr�s le d�part de M. Baptiste et de mademoiselle Jenny, ce premier frotteur s'�tait appuy� sur son b�ton en homme bien d�cid� � ne plus rien faire. Mariette quitta la voli�re, Martin laissa les habits, et tous quatre commenc�rent � go�ter ces loisirs qu'un dieu faisait aux bergers de Virgile.
Bel �tat! superbe �tat! A contempler ces marauds des deux sexes, si gras, si heureux, si parfaitement 154 exempts de soucis de toute sorte, on s'�tonne de voir en notre univers des gens qui ont choisi volontairement une autre carri�re que celle du service.
Ils sont libres comme l'air, figurez-vous bien cela. C'est vous qui �tes leurs serviteurs, vous qui leur payez des gages. Ils se moquent de vous: oseriez-vous leur rendre la pareille?—Eux seuls en l'univers ont droit d'insolence impunie. Ils re�oivent sans cesse et ne donnent jamais. Le monde leur appartient par la base;—le m�pris qu'on a pour eux n'est que pure et simple jalousie.
Oh! d�mence des langues issues de la tour de Babel! On a coutume de dire par tous pays: heureux comme un roi, et le monde est plein de valets. Le jour o� la philosophie entrera dans la grammaire, on dira: heureux comme un domestique,—et, dans les m�taphores, l'antichambre envi�e remplacera ce vieux paradis terrestre que personne n'a connu.
Mademoiselle Jenny s'assit sur la causeuse de madame, M. Baptiste se vautra dans le fauteuil de monsieur.
—Eh bien, dit M. Baptiste,—avons-nous du nouveau?
—C'est � vous qu'il faut demander cela, riposta mademoiselle Jenny.
155 —Eh! eh! fit le valet de chambre,—la lune de miel a dur� onze ans.
—C'est honn�te!
—C'est ridicule!
Disant cela, M. Baptiste croisa ses jambes l'une sur l'autre. Les Crispins du Th��tre-Fran�ais n'auraient pu retenir un mouvement d'admiration.
Je crois m�me qu'il se toucha le jabot.
—Ah! les hommes! les hommes! soupira mademoiselle Jenny.
—Ah! les femmes! les femmes! pronon�a du m�me ton le valet de com�die.
—C'est monsieur qui a commenc�, posa la soubrette.
—Pardonnez-moi, c'est madame.
—Elle a encore pleur� toute la nuit.
—Parce que ce grand beau gar�on de Vital n'est pas venu depuis trois jours.
—Ah! monsieur Baptiste!... fit Jenny indign�e.
—Ah! mademoiselle Jenny!...
—Vous �tes m�chant! murmura-t-elle.
Baptiste changea de jambe. Il avait un mollet de mille �cus par an.
Jenny ajouta:
—C'est bien malheureux pour une pauvre jeune femme quand son mari l'abandonne, parce que le cœur parle, voyez-vous, monsieur Baptiste...
156 —Oui, r�pliqua celui-ci;—mais un lieutenant!
—Le fait est, dit Jenny,—que �a n'a pas de bon sens.
—J'ai �t� dans bien des maisons, mademoiselle Jenny... monsieur est mon cinqui�me comte... mais je n'ai jamais vu de comtesse... Que diable! un militaire...
—Je comprends bien, monsieur Baptiste, je comprends bien... moi... D'abord, les militaires... je crois que, si un g�n�ral voulait me parler...
—Vous feriez tr�s-bien, mademoiselle Jenny, l'interrompit Baptiste. Vous rappelez-vous ce major qui voulait se familiariser avec moi?... il court encore!... M. le comte a command� le 4e hussards, mais c'�tait avant les immortelles...
On appelait ainsi par raillerie, dans le faubourg Saint-Germain, au salon et � l'office, ces pauvres journ�es de juillet.
Mademoiselle Jenny ouvrit sans fa�on le flacon de la comtesse B�atrice et versa de l'odeur dans son mouchoir.
—Apr�s �a, dit-elle,—moi, je ne trouve pas que �a soit compromettant, un lieutenant... En bonne justice, �a ne commence � �tre homme, les troupiers, qu'au grade de colonel.
—R�p�tez donc �a devant le vieux Roger! s'�cria Baptiste en riant.
157 Jenny se bouchonna le nez avec son mouchoir comme une grande soubrette qui va se trouver mal.
—Ne me parlez pas de cette caricature! fit-elle avec un d�dain profond,—une vieille moustache grotesque!... Voil� le vrai, le grand, le seul tort que madame la comtesse a envers son mari, c'est de n'avoir pas pu se procurer un autre p�re!
M. Baptiste daigna sourire, car il �tait tr�s-fort connaisseur en bons mots, et il encourageait volontiers le talent encore novice de Jenny.
—Une perruque de brigand de la Loire, quoi! dit-il;—j'ai vu Vernet aux Vari�t�s dans un r�le comme cela, mais Vernet �tait � cent piques du bonhomme Roger... Pour en revenir, ma ch�re enfant, vous me demandiez s'il y a du nouveau... sur le grand sujet, vous savez?...
—Quel grand sujet?
Baptiste se rapprocha d'elle et glissa quelques mots � son oreille.
—Pas possible! s'�cria Jenny, qui s'�venta vivement avec son mouchoir;—j'aurais �t� la femme de chambre d'une comtesse entretenue... moi!
—Ne vous �vanouissez pas, conseilla Baptiste,—c'est inutile... on dit bien des choses dans ce Paris... La place est bonne, ici!... motus, jusqu'� ce que la r�volution soit faite.
158 —Vous croyez donc qu'il va se passer quelque chose? demanda mademoiselle Jenny.
—Je crois, r�pondit Baptiste,—que, si j'avais un beau-p�re comme le capitaine Roger, je r�tablirais le divorce de ma propre autorit�.
—Ne plaisantez pas!... vous ne dites pas tout ce que vous savez.
Baptiste prit un air de diplomate. Les diplomates ont un air connu.
—Si on disait tout ce qu'on sait, ma ch�re enfant..., commen�a-t-il.
—Je vous en prie, Baptiste, ne me cachez rien! interrompit Jenny caressante.
Elle disposa, ma foi, les plis de sa robe assez joliment. En somme, apr�s certaines com�diennes, bons singes, ce qui ressemble le plus � une grande dame, c'est sa fille de chambre.
Baptiste la lorgna et dit:
—Charmante... charmante... on ne peut rien vous refuser... M. le comte est amoureux.
—Ah bah!
—De fond en comble!
—Il vous l'a dit?
—Il me l'a prouv�.
—Et peut-on savoir...?
—N'est-ce donc pas assez, mademoiselle Jenny? interrompit Baptiste, qui reprit son air grave;—que 159 vous faut-il de plus?... Monsieur est rentr� � dix heures ce matin, et, d'apr�s votre aveu, madame a pass� la nuit � pleurer... Moi, je trouve �a complet.
—Sans doute, dit la cam�riste,—sans doute... c'est quelque chose... comme sympt�me... mais je ne vois rien de positif.
Le valet de chambre la consid�ra un instant en dessous.
—Vous avez donc bien envie de voir quelque chose de positif, mademoiselle Jenny? pronon�a-t-il � voix basse.
—Moi... pourquoi cela?...
—Madame a �t� dure avec vous, peut-�tre.
—Madame!... c'est la douceur m�me.
—Bien vrai?
—Madame ne m'a pas r�primand�e une seule fois depuis que je suis aupr�s d'elle... Apr�s �a, vous savez, quand on est irr�prochable...
Le Frontin salua.
Il y eut un silence, ensuite duquel M. Baptiste reprit, les yeux toujours fix�s sur ceux de la cam�riste:
—Ne conna�triez-vous pas une dame bien charitable et bien respectable qu'on nomme la marquise de Sainte-Croix.
La comtesse B�atrice de Mersanz avait du rouge 160 dans un tiroir de sa toilette et n'en mettait jamais. Mademoiselle Jenny n'avait pas de rouge, mais elle mettait celui de la comtesse B�atrice. Cela n'emp�cha point M. Baptiste, qui �tait un finaud, de remarquer son trouble.
—Si vous connaissez la marquise de Sainte-Croix..., reprit-il.
—Mais, interrompit mademoiselle Jenny,—je ne vous ai pas dit...
—C'est une supposition que je me permets... Si vous connaissez la marquise, monsieur doit n�cessairement avoir quelque notion du lieutenant et de ses assiduit�s...
—Pourquoi cela?
—Parce que cela sert madame la marquise, et parce que madame la marquise paye comme un ange.
—Vous la connaissez donc, vous, monsieur Baptiste? demanda la femme de chambre.
Leurs regards cyniques se crois�rent effront�ment.
Ils eurent tous deux le m�me sourire.
—Moi, j'ai fait tout le faubourg, r�pliqua Baptiste;—madame la marquise a �t� fort r�pandue en un temps.
—Est-ce vrai qu'il y a eu quelque chose autrefois entre elle et monsieur? demanda Jenny.
161 —J'ai d� trouver quelques lettres par-ci par-l�, r�pondit le chambellan,—mais c'est de l'histoire ancienne.
—Ce n'est pas de madame la marquise que monsieur est amoureux?
Baptiste se mit � rire.
—Dame! fit Jenny,—quand elle veut... Je l'ai vue qu�ter � Saint-Thomas-d'Aquin le mercredi des cendres... elle �tait belle comme un astre.
—Monsieur a trente-huit ans, dit Baptiste, qui couvait un mot depuis le commencement de l'entretien;—il laisse l� les vieux astres et d�couvre de jeunes plan�tes.
Jenny ne comprit pas, parce qu'elle n�gligeait trop la lecture des feuilletons qui rendent compte des travaux de l'Acad�mie des sciences. M. Baptiste se promit de r�p�ter son mot, le soir, au caf� de l'Industrie, qu'il honorait de sa pr�dilection.
—Dans tout cela, reprit cependant Jenny,—je ne vois rien de positif, et, si j'�tais � la place de madame, je dormirais sur les deux oreilles.
—Je ne pr�tends pas que la position soit sans ressources, repartit M. Baptiste;—par exemple, moi, dans un cas pareil, si j'�tais jolie femme, je crois sinc�rement que je me tirerais d'affaire...
—Et moi donc!
—Vous aussi, mon ange... quoique vous n'ayez 162 pas saisi mon mot sur les vieux astres et les jeunes plan�tes... Mais il n'en est pas moins vrai qu'elle a bien des choses contre elle. Comptons sur nos doigts:—d'abord, elle n'a pas d'enfants...
—�a, c'est vrai, interrompit Jenny,—c'est fichant pour une femme.
—Fichant! r�p�ta M. Baptiste scandalis�;—on dirait quelquefois que vous avez �t� grisette, ma ch�re mademoiselle Jenny.
—Moi, grisette! s'�cria celle-ci;—je vous prie, monsieur Baptiste, de voir � m�nager vos expressions... Je parle avec vous famili�rement, n'est-ce pas?... je ne dirais pas fichant dans le grand monde.
—Deuxi�mement, continua M. Baptiste,—elle a une belle-fille de dix-sept ans.
—Elles s'aiment toutes deux.
—Permettez-moi de n'avoir pas confiance en ces amiti�s-l�... C'est comme la France et l'Angleterre... mais ne parlons pas politique... Troisi�mement, elle voit un lieutenant; quatri�mement, monsieur est amoureux; cinqui�mement, elle a un p�re terrible qui suffirait, lui tout seul, � motiver le divorce; sixi�mement, elle n'a pas de particule � son nom de demoiselle...
—Voil�! s'�cria la femme de chambre,—voil�. Tenez, moi, je suis franche... C'est pour �a que je 163 l'ai prise en grippe... Elle a eu trop de chance!... La fille d'un vieux tourlourou �pouser le comte Achille de Mersanz!
—�a crie vengeance! fit M. Baptiste en riant.—Moi, reprit-il,—j'avoue que je suis un peu lib�ral, au fond, et que je me moque de la particule.
—Vous serviriez un bourgeois, vous?...
—Ah! par exemple! s'�cria M. Baptiste grandissant d'un demi-pied;—je parle pour me marier... La comtesse B�atrice a donc contre elle tout ce que j'ai eu l'avantage de vous �num�rer... Mais tout cela n'est rien; si le monde trouve � mettre son doigt dans le joint, ce sera, ma foi, bien autre chose... �coutez bien aux portes, mademoiselle Jenny, et, le jour o� vous entendrez par le trou de la serrure ces paroles sacramentelles: R�GULARISEZ VOTRE POSITION...
—Mais il faudrait pour cela..., voulut interrompre la cam�riste.
—Laissez-moi poursuivre: le jour o� vous entendrez un oncle, une tante, un sportman, un pr�tre, un franc-ma�on ou m�me le perroquet de monsieur prononcer ces mots: R�gularisez votre position, vous pouvez bien vous dire: �Madame est perdue.�
—Vous croyez, monsieur Baptiste.
164 —L'oncle, mademoiselle Jenny, la tante, le membre du Jockey-Club, le pr�tre, le franc-ma�on et le perroquet, composent ce qu'on appelle le monde, et je ne crains pas de vous dire...
Ici, M. Baptiste et mademoiselle Jenny saut�rent tous deux sur leur si�ge respectif comme s'ils eussent ressenti une secousse de tremblement de terre. La porte venait de s'ouvrir et une voix de tonnerre �clata dans le petit salon.
—Cartouchibus! gronda-t-elle,—je deviendrai paresseux ici... Je ne me suis �veill�, foutrimaquette! qu'au moment o� le soleil est venu me br�ler le bout du nez!
C'�tait une basse-taille insolente dans ses vibrations et du genre ophicl�ide. Elle appartenait � un vieillard maigre, droit, tout d'une pi�ce, boutonn� dans la redingote demi-solde. Sa redingote, ferm�e jusqu'au cou, �tait orn�e d'un �norme ruban rouge. Au-dessus de son revers un peu m�r se dressait un col de crin haut de quatre pouces. Au-dessus du col pendait une m�choire maigre, ombrag�e par des moustaches de couleur gris�tre.
Un beau vieillard, du reste, nez aquilin, front �troit mais haut, œil vif sous des sourcils touffus, physionomie honn�te et franche.
Mademoiselle Jenny et M. Baptiste se lev�rent prestement.
165 —Monsieur le capitaine, dit Baptiste, qui essaya un salut militaire,—j'ai l'honneur de vous pr�senter mes respects.
Jenny fit une r�v�rence de cour.
—Ne vous d�rangez pas, mes enfants, ne vous d�rangez pas, dit le vieux Roger;—je ne suis pas fier, moi... Les domestiques sont des hommes, n'est-ce pas?... Bonjour, Baptiste, ma vieille... Bonjour, chiffon.
Il prit le menton de Jenny, qui eut un sourire protecteur.
—Que vous faites donc un bon diable, capitaine, dit-elle.
—C'est �a! s'�cria Roger;—bon diable!... on m'appelait Roger Bontemps � l'�poque... Cartouchibus! si j'avais seulement quinze � vingt ans de moins.
—Foutrimaquette, capitaine, qu'est-ce que vous feriez? demanda la soubrette.
Le bonhomme lui l�cha le menton. Il eut tr�s-vaguement la conscience de s'�tre expos� � trop de familiarit�.
—Vous �tes curieuse, ma fille, dit-il.
—Voil�! reprit-il, d�j� gu�ri de son remords;—c'est le chambertin de mon coquin de gendre qui m'a tap� la coloquinte hier au soir... Comment se porte ma fille?
166 —Madame la comtesse repose encore, r�pondit Jenny.
—Et mon gendre?
—M. le comte n'a pas encore sonn�, r�pliqua Baptiste.
—Foutrima�on! s'�cria Roger en prenant ses moustaches � poign�e,—je ne sais pas pourquoi �a me fait toujours plaisir d'entendre parler comme �a comte et comtesse!... je suis pourtant un ancien de la R�publique, ayant fait avec gloire les campagnes d'Italie et d'�gypte... Il y chauffait... En Italie, �a allait encore: les si signor ressemblent un petit peu � l'Auvergnat, quoique diff�remment attif�s, et portant le stylet au lieu de seaux d'eau... Mais les Turcs, voil� des citoyens b�casses avec leurs turbans et leur clinquant, le long du Nil, dont les inondations fertilisent la campagne... et des momies dans tous les trous, dont nos victoires ont procur� l'�chantillon au mus�e du Louvre... Vous n'avez pas d'id�e des pyramides avec quarante si�cles au balcon pour contempler la bonne tenue de nos troupiers... C'est des souvenirs, mes enfants, qui sont grav�s dans le dedans du cœur, ineffa�ables jusqu'au dernier soupir o� il cesse de battre pour la gloire et le pays!
Il avait les mains derri�re le dos, et sa taille noble se redressait fi�rement devant le valet de 167 chambre et la soubrette, qui avaient grand'peine � tenir leur s�rieux.
—J'�tais donc tambour de la septi�me, reprit Roger,—il y a du temps de �a... En marche, dans ces pays lointains et sauvages, quoiqu'ils soient l'ancien berceau de la civilisation, dit l'histoire... en marche, le sable vous br�le les pieds... comme quoi, aux environs des ruines de Memphis, c�l�bre par Joseph et Putiphar, � l'�poque du roi Pharaon, poursuivi par des songes, je me trouvai en arri�re du peloton pour extirper une �pine qui m'�tait entr�e dans les pieds... �a arrive quand on ne prend pas garde... Je vois arriver un grand Soliman de Turc qui s'avance sur moi avec son cimeterre... C'est pour vous dire qu'avec le sang-froid et la valeur on passe partout, pour peu que l'adresse s'y m�lange... J'�tais sans armes, hormis ma caisse et mes baguettes. Je laisse venir le Mustapha qui me chante: �Allah ibah allah, patati, carabo, patata!� dans sa langue maternelle. �a voulait dire qu'il nourrissait l'intention de me couper le cou. Au moment o� son cimeterre me sifflait d�j� aux oreilles, je plonge, je passe entre ses jambes, je le mets sur le dos, et, revenant pendant qu'il �cumait comme un d�mon, je le coiffe de ma caisse d�fonc�e.—Ah! cartouchibus! quand je le ramenai comme �a � la queue du bataillon, le major me dit que j'�tais 168 un dr�le de petit tonnerre de foutrimaquet... Fallait entendre le Bajazet dans la caisse, �a enfle la voix: vous auriez dit d'un bœuf... outre l'humiliation d'�tre pris par un bambin... C'est des souvenirs ineffa�ables!
—Ah! monsieur le capitaine, s'�cria Jenny, que j'aime � vous entendre raconter des histoires!
—Quant � �a, appuya le valet de chambre, si M. Roger voulait narrer quelque �v�nement comme �a au salon, les jours de r�ception, tout le monde se l'arracherait!
—Il y ajustement f�te ce soir, reprit la cam�riste.
—Une f�te? dit le vieux soldat;—j'en suis... Prenez mon uniforme en haut et donnez-lui un fion, l'ami Baptiste... vous brosserez tout ce qui est drap, vous passerez au tripoli tout ce qui est bouton et vous ferez revenir les �paulettes � l'eau seconde. Quelle heure est-il? Dix heures?... le sergent Niquet n'est pas venu me demander?
—Non, capitaine.
—Ni l'adjudant Palaproie... J'en ai vu encore hier, au travers de la grille, des anciens... Je vas les appeler aujourd'hui, s'ils passent.
M. Baptiste et madame Jenny �chang�rent un regard � la d�rob�e. Le premier dit:
—M. Roger est ici chez lui.
169 —Je le crois pardieu bien! fit le bonhomme;—sans cela, ce ne serait pas la peine d'avoir un gendre!
Le petit salon donnait sur les jardins. On entendit en ce moment deux voix chevrotantes qui chantaient:
Soldat du drapeau tricolore,
D'Orl�ans, toi qui l'as port�...
Roger tendit l'oreille qu'il avait un peu paresseuse.
—Voil� Niquet et Palaproie! s'�cria-t-il joyeusement.
—Il faudrait leur dire, s'�cria Baptiste c�dant � un premier mouvement,—que, dans l'h�tel du comte de Mersanz, on ne chante pas de pareilles platitudes.
—On chante ce qu'on veut partout, mon gar�on, r�pondit superbement le vieux soldat,—quand on a l'honneur d'�tre l'ami du capitaine Roger... cartouchibus! Je ne serais pas libre chez mon gendre, � pr�sent!
Mademoiselle Jenny toucha le bras du valet de chambre, qui s'inclina tr�s-bas et dit en changeant soudain de ton:
—J'ai parl� sans r�flexion et j'en demande bien 170 pardon � M. le capitaine, d'autant que M. le comte a �t� deux fois aux Tuileries cet hiver... Nous nous rallions tout doucement... On ne peut pas toujours bouder.
Roger b�illa, puis il gagna la fen�tre et l'ouvrit brusquement.
—On y va, les vieux, on y va! cria-t-il.
Sous les massifs ombreux o� les grands lilas se m�laient aux cytises, on apercevait quelque chose de mouvant et d'informe: une masse de couleur bleue au-dessus de laquelle deux bonnets de police s'agitaient.
—�a va bien? demanda Roger par la fen�tre.
La masse bleue s'�branla. On vit s'avancer cahin-caha deux respectables invalides, d�j� un peu pris de vin malgr� l'heure matinale. Ils avaient une paire de jambes pour deux. Le sergent Niquet �tait amput� � droite, l'adjudant Palaproie �tait amput� � gauche, de sorte que, quand ils se mettaient au pas, ils �taient toujours s�rs de marcher au moins sur une bonne jambe. La bonne �tait, bien entendu, la jambe de bois. A chaque instant, on aurait cru qu'ils allaient perdre l'�quilibre; mais le joyeux �tat o� ce coup du matin les avait mis leur donnait je ne sais quel chancelant aplomb. Ils �taient comme cette tour de Pise qui penche toujours et qui ne tombe jamais.
171 —Ah! les bonnes t�tes! les bonnes t�tes! s'�cria Roger, qui referma la fen�tre � tour de bras.
Toutes les vitres du salon vibr�rent et un coup de sonnette violent retentit dans l'antichambre.
—C'est mon gendre qui appelle, dit Roger en sortant � grands pas pour rejoindre sa paire d'invalides;—souhaitez-lui bien le bonjour de ma part.
Au lieu de se rendre � l'appel de son ma�tre, M. Baptiste se rapprocha de la fen�tre o� �tait mademoiselle Jenny. Tous deux se mirent � regarder la rencontre de Roger avec ses deux vieux camarades.
—Le fait est, dit Jenny,—que ce bonhomme Roger est une machine � d�marier.
—De la force de cinq cents chevaux, ajouta M. Baptiste.
Second coup de sonnette, qui �clata sec et court.
—Cette fois, grommela le valet,—le cordon a d� lui rester dans la main... j'y vais.
La chambre � coucher de M. le comte Achille de Mersanz, charmante et pourvue de tout ce que le confortable d'hier peut ajouter au grand luxe d'autrefois, �tait situ�e de l'autre c�t� du salon.
M. Baptiste traversa le salon � pas compt�s. Il entr'ouvrit la porte du comte et vit celui-ci assis sur son lit, le visage empourpr� par la col�re.
172 —Qui donc fait tout ce tapage? demanda le comte doucement.
—C'est le beau-p�re de M. le comte, r�pliqua Baptiste.
Le comte �touffa une exclamation courrouc�e.
—Et pourquoi avez-vous tant tard� � venir?
—Le beau-p�re de M. le comte me retenait.
M. de Mersanz ouvrait la bouche pour parler, lorsqu'un grand fracas de rires avin�s se fit dans le jardin.
—Qu'est cela? demanda-t-il.
—C'est le beau-p�re de M. le comte qui se divertit avec ses amis, r�pondit Baptiste.
—Quels amis?
—Deux militaires avec des jambes de bois... un sergent et un adjudant.
—Allez! dit le comte Achille, qui retomba, �touff� de rage, sur son oreiller.
En rentrant au petit salon, M. Baptiste dit � mademoiselle Jenny, qui l'attendait:
—La situation est comme le cordon de la sonnette, si tendue, qu'elle va casser!
—Quoi donc! disait Niquet, le sergent,—n'y en avait pas un seul comme Roger dans toute la brigade!
—Ah! mais non! appuya l'adjudant Palaproie.
Niquet �tait un grand bouffi aux cheveux blancs, jadis blonds, aux yeux � fleur de t�te sous des sourcils incolores, � la langue �paisse, mais trop active, bredouillant le lieu commun soldatesque avec un aplomb imperturbable,—rond comme une boule, malgr� ses infirmit�s, et fervent adorateur de Bacchus.
174 Palaproie avait la gravit� de l'ivrogne �m�rite. Sa moustache encore noire couvrait compl�tement sa bouche mince et d�meubl�e.—Il �tait oblig� de la pousser de c�t� pour boire. Sa capote d'invalide, propre partout except� aux coudes o� trop souvent elle essuyait les tables des cabarets, faisait des plis si bizarres sur ce corps maigre et d�jet�, qu'on e�t dit qu'elle enveloppait une planche. La guerre et la petite v�role l'avaient balafr� cruellement. Il gardait cependant quelques pr�tentions au titre d'ancien bourreau des cœurs.
Roger �tait le plus grand des trois, le plus jeune et le mieux conserv�. Il ressortait entre ces deux caricatures comme un troupier h�ro�-comique de Charlet.
Palaproie et Niquet, les vieux braves, �taient un peu Picards. Ils mettaient depuis quelques jours Roger en coupe r�gl�e et n'avaient qu'� s'entretenir un peu le matin � leurs frais, pour ne jamais rester entre deux vins.
C'�tait devant un admirable massif de lilas en pleines fleurs. Il y avait une table de jardin en fer avec cinq ou six si�ges rustiques alentour. Sur la table, on voyait une double canette et trois verres, flanqu�s, chacun, d'une blague. Les pipes �taient en bouche.
Les blagues du sergent et de l'adjudant �taient 175 vides syst�matiquement. Il y avait du tabac pour trois dans celle du capitaine.
Nos trois amis se carraient sur leurs si�ges et semblaient �tre les plus heureux gaillards du monde. Ils avaient choisi le meilleur endroit du jardin. Le massif de lilas auquel ils s'adossaient, les prot�geait contre le soleil et ne leur masquait point la vue. Ils avaient � leur droite une belle all�e de tilleuls qui conduisait � l'h�tel, � leur gauche un labyrinthe dont les arbres au feuillage encore rare laissaient voir les h�tels voisins, donnant rue de Grenelle. Au-devant d'eux s'�talait la grande pelouse, entourant comme une mer l'archipel capricieux des petits �lots de fleurs. Apr�s la pelouse, c'�tait l'esplanade qu'on apercevait � travers la grille.
—Hein! fit Niquet, c'est-il une chose �tonnante que nous nous retrouvons tous les trois apr�s tant d'ann�es de traverses, et juste dans le quartier o� �tait casern�e la septi�me!
—Ah! mais oui! dit Palaproie.
Niquet avait une voix de t�nor; Palaproie �tait baryton; Roger, basse-taille, fournit aussi sa note avec plaisir.
—C'est �tonnant et ce n'est pas �tonnant, pronon�a-t-il sentencieusement.—Paris est le rendez-vous de l'univers.
176 —�a y est, dit Palaproie.
—Jamais embarrass�, Roger Bontemps! ajouta Niquet.
Et Palaproie conclut.
—Ah! mais non!
Ainsi �taient faites g�n�ralement les conversations de ce valeureux trio. Niquet poussait une flatterie, Palaproie l'approuvait � l'unanimit�. Roger discutait un petit peu; le sergent et l'adjudant se rangeaient aussit�t � son opinion avec cette rigueur et cet ensemble qui distinguent les exercices militaires.
—Nous �tions tout de m�me trois fameux lurons! reprit Niquet,—quoique Roger Bontemps nous f�t la barbe � tous deux.
Palaproie: Ah! mais oui!
Niquet: Il buvait mieux, il se battait mieux, il plaisait davantage aux femmes, ce coquin de Roger!
Palaproie: Coquin! coquin!... �a y est!
Roger �ta sa pipe de sa bouche, et il se fit un grand silence.
—Chacun, dit-il, na�t avec les avantages vari�s que la nature lui a communiqu�s. J'�tais d'un temp�rament vigoureux et m�me robuste; j'avais du courage, je poss�dais une tournure s�duisante. C'est de quoi se pousser dans sa carri�re, si l'on 177 sait s'en servir, et jouir de plus d'agr�ment que le commun des martyrs.
Niquet: Il en a eu, de l'agr�ment, ce Roger Bontemps!
Palaproie: Ah! mais oui!
Niquet: Sans compter les �paulettes.
Palaproie: �a y est!
Niquet: A la sant� de l'ami Roger!
Palaproie: Des deux mains, par exemple!
Roger: Cartouchibus! les vieux, vous �tes de bons enfants!
Palaproie: Ah! mais oui!
Niquet, apr�s avoir bu: C'est froid, la bi�re.
Palaproie: Il y a bi�re et bi�re, quant � �a.
Niquet, frappant sur l'�paule de Roger: En voil� un qui est l'heureux des heureux, quoi!... S'il trouve la bi�re trop froide, eh bien, il se fait servir du vin.
Palaproie: Ah! mais oui.
Niquet: Et il serait bien b�te de se g�ner!
Roger se mit � sourire en caressant � poign�e sa grosse moustache.
—On a un gendre ou l'on n'en a pas, dit-il avec fatuit�.
—Un gendre, appuya le sergent Niquet, qu'est la fleur des pois de l'ancien r�gime et qui a des millions de milliasses.
178 Palaproie dit:
—�a y est!
—Et bon diable! reprit Roger, pas fier du tout... Moi, quand �a me rit, je lui tape tout uniment sur le ventre.
—Dame, fit Niquet, c'est comme qui dirait un enfant � toi, ce comte-l�... Et dire que nous avons vu ce Roger petit tambour de la septi�me.
Roger: Tu �tais d�j� caporal, toi, Niquet.
Palaproie: Ah! mais oui.
Roger: Et toi, fourrier, je crois.
Palaproie: �a y est!
Niquet, joignant les mains: Comme il nous a march� sur le corps, ce galopin-l�, tout de m�me... mais je n'ai pas de rancune... Tu as mont� parce que tu �tais digne de ton sort... n'y a pas eu de passe-droit...
Palaproie: Ah! mais non!
Niquet: A la sant� de Roger Bontemps... quoique �a soit dommage de porter �a avec de la petite bi�re... Si j'avais un gendre, moi...
Palaproie: Ah! ah!... et moi donc!
Roger: Qu'est-ce que vous feriez si vous aviez un gendre?
Niquet, caressant: Dame, vieux... un gendre a une cave ou il n'en a pas...
Palaproie: �a y est!
179 Roger: La cave de mon gendre, foutrimaquette! Les anciens, il y a de quoi noyer dedans les invalides depuis le premier jusqu'au dernier!
—Oh! oh!... fit le sergent Niquet d'un air de doute.
Palaproie souffla dans ses joues et sa longue figure s'enfla comme une vessie. On put voir clairement que ce genre de mort ne lui �tait point du tout antipathique.
Roger se renversa sur sa chaise pour lancer au ciel une orgueilleuse bouff�e de tabac.
—J'y suis descendu, reprit-il en scandant chaque syllabe,—histoire d'inspecter tout �a... car ils sont mari�s, pas vrai?... La chose appartient � ma fille aussi bien qu'� mon gendre.
—Parbleu! fit Niquet.
—Ah! mais oui! ajouta Palaproie.
—�a tombe sous le sens, continua Roger;—j'ai donc jet� un coup de pied jusqu'� la cave avec le sommelier, un jour que j'�tais de bonne humeur... On dirait un chais du quai Saint-Bernard, ma parole! Il y a des perspectives de tonneaux, des horizons de planches � bouteilles... un caveau tout entier, rien que pour le rhum!
—Rien que pour le rhum! r�p�ta le sergent.
L'adjudant r�p�ta:
180 —Rien que pour le rhum!
Et tous deux ajout�rent ensemble:
—Un caveau tout entier!
—Et pour le cognac aussi, poursuivit Roger,—et pour le kirsch de la for�t Noire... �a vous a un flair quand on entre l� dedans!
Les narines des deux invalides se gonfl�rent.
—Le fait est, dit Niquet,—que �a doit sentir fi�rement bon!
—Je ne parle pas des liqueurs, poursuivit encore Roger;—si quelqu'un s'amusait � aligner les bouteilles de cura�ao et d'anisette qu'il y a, �a irait d'ici jusqu'au perron.
—C'est moi qui voudrais bien jouer � ce jeu-l�, avoua Palaproie.
—Quant aux vins, dame, vous entendez. Le p�re du comte �tait un gourmet; le comte ne boit pas beaucoup, mais il a la gloriole de sa cave.
—A-t-il du beaune? demanda Niquet.
—Oh! le beaune! fit Palaproie avec m�lancolie.
Roger haussa les �paules.
—Pour ces gens-l�, dit-il,—le beaune est vin ordinaire, le m�doc aussi... C'est une rang�e de grands f�ts qui n'en finit pas... Ce qu'il faut voir, c'est la chambre des hauts-bordeaux: le beranne-mouton, le cos d'Argel�s, le ch�teau-laffitte, le 181 ch�teau-margaux... tout bonnes ann�es... un beaune!... Le chambertin et consorts ont aussi leur chapelle tout aupr�s de la premi�re cave aux vins blancs.
—Eh! eh! dit Niquet,—le petit blanc!
—Sauterne � vingt francs la bouteille, riposta Roger.
L'adjudant et le sergent faillirent tomber � la renverse.
—Mais ce qui est curieux pour les connaisseurs, continua Roger,—ce sont les pierres � fusil, le vin du Rhin; corbleu! le plus beau vin du monde! Le comte a habit� Aix et Cologne. Le cellier o� sont ses rheinwein et ses moselwein est un palais. Il a de l'eucharinsberger de 1799, dont chaque bouteille vaut vingt thalers.
La langue de Niquet vint caresser ses l�vres. Palaproie but avec tristesse le reste de son verre de bi�re.
—Il a, reprit Roger,—du drohnerhofberger des crus du prince de Wagram, qui ressemble � de l'or liquide; il a du schwarzhofberger nonpareil, que les dieux de la Fable n'auraient pas pu se procurer... Je ne parle pas de son marckbrunner ni de son r�desheimer, c'est du nectar... mais son rauenthaler-hinterhaus est au-dessus de tout,—et, quand M. le prince de Metternich vint go�ter son 182 schloss-johannisberg, � Cologne, en 1827, Son Altesse avoua qu'elle n'en avait pas de pareil!
—Mais c'est un paradis que c'te cave-l�! s'�cria Niquet.
—�a y est! approuva Palaproie.
Roger se prit deux poign�es de moustaches.
—On a un gendre, dit-il en souriant avec orgueil,—qui n'est pas absolument piqu� des chenilles.
—Et tu nous auras mis comme �a l'eau � la bouche..., commen�a le sergent.
—Le vin, rectifia l'adjudant.
—Pour nous servir un m�chant verre de bi�re! acheva Niquet;—�a n'est pas gentil!
—Ah! mais non! fit Palaproie.
Un l�ger embarras se peignit sur les traits du brave capitaine.
—C'est que..., dit-il,—M. le comte de Mersanz...
—Il te refuserait une demi-douzaine de bouteilles?
—Les convenances, mes braves, les convenances!... Vous n'�tes pas tr�s-forts l�-dessus, je le sais bien, parce que vous n'avez pas fr�quent� la grande soci�t�... mais...
—On a un gendre ou l'on n'en a pas! s'�cria Niquet,—c'est toi qui l'as dit.
183 —Ah! mais oui! soutint Palaproie.
—Est-ce boire que vous voulez? dit Roger;—on peut faire venir du blanc et du rouge de chez le d�bitant ici pr�s.
Palaproie et Niquet se regard�rent.
—En voil� une situation! grommela Niquet;—avoir un comte pour gendre... un comte qui poss�de une cave comme celle de la Soci�t� œnophile! et envoyer chercher son vin au cabaret!
—C'est que �a y est! ricana Palaproie.
Roger fron�a le sourcil.
—Ne te f�che pas, vieux, reprit Niquet;—tu as peur de ton gendre. �a se voit, ces choses-l�... on ne t'en veut pas.
—Cartouchibus! s'�cria Roger piqu� au vif, vous allez voir si j'ai peur de quelqu'un.
Il prit le pot de bi�re vide et frappa � tour de bras sur la table de fer. La table ainsi maltrait�e rendit ce son �clatant qui sort parfois des ateliers de taillanderie.
En ce moment, la fen�tre de l'h�tel de Tresnoy qui donnait sur le jardin s'ouvrit; plusieurs dames parurent sur le balcon et de petits �clats de rire s'�lev�rent. En m�me temps, une cavalcade passa devant la grille, quatre ou cinq parfaits gentlemen, bien � cheval et merveilleusement mont�s.
L'un d'eux s'arr�ta.
184 —Voici Achille qui d�jeune en plein air, dit-il avec �tonnement.
Il salua de la main.
—Prends ton lorgnon, vicomte! lui cria un de ceux qui �taient en avant.
Le vicomte, suivant ce conseil, mit son lorgnon � l'œil.
—Charmant, charmant! s'�cria-t-il en riant de tout son cœur,—j'aurais d� m'en douter, c'est le fameux beau-p�re!
Il rejoignit ses compagnons, qui riaient aussi.
—Ah ��! dit-il,—ce pauvre Achille est afflig� l� d'un bien terrible inconv�nient!... O� diable a-t-il p�ch� un pareil entourage?
—Achille est un original, r�pondit M. Fr�mieux, gentleman bourgeois, ennobli par le commerce des b�tes.
—Et la comtesse B�atrice est ravissante! ajouta le baron Montmorin, qui se baissa jusqu'� la crini�re de son cheval pour saluer le groupe de femmes que nous venons de voir au balcon de l'h�tel du Tresnoy.
Les autres cavaliers firent de m�me.
Le vicomte de Gr�vy, celui qui avait pris le vieux Roger pour Achille, demanda:
—Qui donc saluons-nous l�-bas?... Les dames du Tresnoy ne sont pas seules.
185 —Ma parole d'honneur! s'�cria Fr�mieux,—la myopie de Gr�vy devient int�ressante! Il ne reconna�t plus sa femme!
—Dangereux! fit observer Montmorin;—Gr�vy nous donnera quelque jour un sujet de com�die: il fera la cour � sa femme sans le savoir.
Le vicomte salua de nouveau ces dames et riposta:
—Fr�mieux me chercherait querelle!
—Outre la vicomtesse, reprit Montmorin,—nous avons l�-haut une revenante et un astre nouveau... Madame la marquise de Sainte-Croix, qui rentre dans le monde pour pr�senter sa fille.
—On la dit adorable! s'�cria Gr�vy.
—Un miracle de beaut�, tout simplement, r�pliqua Fr�mieux.
—Est-elle plus belle que la comtesse B�atrice?
—Elle est plus neuve... C'est une figure qui promet un esprit de d�mon!
—D'o� sort cette com�te?
—D'un horizon un peu bourgeois, la pension G�ran.
—Peste! dit Montmorin,—bonne provenance! C'est de l� que sort aussi la petite C�sarine de Mersanz, un astre blond, rieur... ou plut�t un bouton de rose; car la m�taphore c�leste est naturellement fatigante...
186 —Un bouton de rose, interrompit Fr�mieux,—dont la tige a huit cent mille livres de rente!
—Ch�re fleur! conclut le vicomte de Gr�vy en soupirant.
—Ne parle-t-on de rien pour ces demoiselles? reprit-il.
Ils arrivaient au boulevard des Invalides. Montmorin mit son cheval au pas; les autres firent comme lui.
—Serez-vous discrets? demanda-t-il.
—Parbleu! lui fut-il r�pondu � l'unanimit�.
Il sembla h�siter.
—Allons! fit la cavalcade,—fallait-il te promettre d'�tre indiscrets?
—C'est que, dit Montmorin,—la chose est grave.
—Voyons! voyons!
—Eh bien, il y a des bruits �tonnant, voil�!
—Quels bruits?
—Vous savez qu'Achille s'est mari� en Belgique.
—A Namur, dit Fr�mieux,—qui �tait alors au roi de Hollande.
Montmorin arr�ta tout � fait son cheval et pronon�a tout bas:
—En Belgique, ils ont le divorce.
—Chansons! s'�cria Gr�vy.
187 —Chansons! r�p�ta Fr�mieux,—en ce sens que les nouvelles de Montmorin sont de l'eau sucr�e � c�t� des miennes... Pour �pouser la belle Maxence, Achille n'aurait pas m�me besoin de la loi belge ni du divorce...
—Comment? comment?
—Expliquez-vous!
—Oh! devinez! dit Fr�mieux, qui poussa son alezan et prit un temps de galop.—La comtesse B�atrice re�oit ce soir; allez-y: vous verrez!...
Sur le balcon de l'h�tel du Tresnoy, on causait aussi. Madame la vicomtesse de Gr�vy, charmante blonde un peu pass�e, aussi clairvoyante que son mari �tait myope, jalouse de la comtesse B�atrice parce que celle-ci est plus jeune qu'elle et plus belle, tournait de bien bon cœur en ridicule la position du comte Achille. Les dames du Tresnoy, la m�re et deux demoiselles, faisaient chorus tant qu'elles pouvaient. Maxence �coutait, silencieuse et froide; madame la marquise de Sainte-Croix n'ouvrait la bouche que pour placer quelque douce et bonne parole.
C'�tait l� qu'on pouvait bien voir si le faubourg Saint-Germain avait raison de regarder la marquise de Sainte-Croix comme la meilleure personnification de la charit� chr�tienne embellie et par�e de tout l'esprit du monde.
188 Madame du Tresnoy, veuve de l'illustre jurisconsulte, pair de France, qui pr�sida dans les derni�res ann�es de la Restauration � la police parisienne, �tait fort lanc�e dans les bonnes œuvres. Son mari ne lui avait laiss� qu'une fortune modeste: c'�tait un vrai gentilhomme de robe, aust�re en ses mœurs, probe jusqu'au scrupule et g�n�reux de son labeur. Ceux-l� n'atteignent que bien rarement les jours de la vieillesse; ils ne font jamais fortune. Madame la marquise de Sainte-Croix, en se retirant du monde, avait gard� avec la baronne du Tresnoy des relations de bienfaisance. Aujourd'hui qu'elle d�sirait produire sa fille, madame du Tresnoy �tait sa premi�re visite.
Les deux demoiselles du Tresnoy �taient laides, grandes et tr�s-�l�gantes. Au bal, elles ne dansaient pas toujours autant qu'elles l'eussent voulu. Cela les rendait un peu libres avec les hommes qu'elles voulaient attirer et tr�s-peu charitables vis-�-vis des femmes. Elles accablaient, ce matin, Maxence de compliments et de gentillesses. Elles la d�testaient d�j�. On la regardait tr�s-sp�cialement parmi leurs connaissances comme de la graine de vieilles filles. L'a�n�e avait vingt ans, la cadette dix-huit. Elles s'appelaient Juliette et Doroth�e.
—Est-ce qu'il y a longtemps qu'il se passe ainsi 189 de joyeuses choses � l'h�tel de Mersanz? demandait madame la vicomtesse de Gr�vy.
—Au moins trois semaines, r�pondit Doroth�e;—nous ne nous serions jamais dout�s que ce brave homme f�t le p�re de madame la vicomtesse.
—Oh!... fit madame de Gr�vy;—j'ai toujours pens�... il y a en elle quelque chose...
—C'est une des plus charmantes femmes que j'aie eu occasion d'admirer en ma vie, dit tr�s-simplement la marquise de Sainte-Croix.
Madame de Gr�vy sourit avec malice en mordillant le coin de son mouchoir brod�.
Vous ne l'eussiez pas reconnue, cette marquise de Sainte-Croix. Si quelqu'un vous e�t dit, quelqu'un de s�rieux et de croyable: �J'ai vu cette femme dans un bouge du boulevard ext�rieur, attabl�e devant une bouteille d'eau-de-vie,� vous auriez r�pondu: �Vous mentez, ou vous �tes fou.� Elle �tait belle, mais sans aucune arri�re-nuance de pr�tentions � plaire; elle �tait belle de la sereine et grave beaut� des m�res. Sa beaut� se compl�tait et s'�clairait en quelque sorte par celle de Maxence.
Les deux demoiselles du Tresnoy s'�taient d�j� dit en regardant celle-ci:
—En voici une qui n'a pas l'air embarrass�!
190 Par le fait, l'air pensif et un peu triste de cette belle Maxence ne se m�lait � aucune apparence de timidit�.—Elle semblait indiff�rente � ce qui l'entourait, et ces petits �mois qui prennent les fillettes � leur entr�e dans le monde ne se montraient point en elle.
—Figurez-vous, reprit Juliette du Tresnoy en s'adressant � Maxence,—que ce bonhomme fait notre joie! On l'entend d'ici raconter ses batailles!
—Il conna�t tous les invalides, ajouta Doroth�e, la jeune sœur.
—Tous ces vieux, dit madame de Gr�vy, vont finir par se croire un peu les beaux-p�res du comte.
Les deux demoiselles du Tresnoy �clat�rent de rire et la vicomtesse acheva:
—De sorte que M. Mersanz fera pendant � la fille du r�giment: ce sera le gendre de l'h�tel royal des Invalides.
—Que vous �tes m�chante, ch�re belle! fit madame du Tresnoy quand la gaiet� fut calm�e; vous scandalisez madame la marquise.
—Je ne suis plus du monde, madame, r�pliqua Flavie en souriant doucement;—madame la vicomtesse a la bonne humeur du bonheur et de la jeunesse... A mon �ge, on ne voit plus les choses de la m�me fa�on: la conduite de M. le comte de Mersanz envers l'homme que vous appelez son 191 beau p�re me pla�t et m'attire... Ne peut-on passer quelques l�gers ridicules � ces pauvres vieux soldats qui ont �t� notre gloire?... A juger le fait d'un esprit plus s�rieux, depuis quand y a-t-il d�shonneur pour un gentilhomme fran�ais � �pouser la fille d'un soldat?
—D�shonneur, non..., dit la vicomtesse;—je n'emploie gu�re ces gros mots, madame.
—Ridicule, aurais-je d� dire... Chez nous, le ridicule tue mieux encore que le d�shonneur... Si donc M. le comte Achille de Mersanz a pris pour femme la fille de ce pauvre capitaine Roger, je ne vois que le c�t� honorable et m�me touchant de sa conduite...
—Notez, dit tout bas la vicomtesse � madame du Tresnoy,—que madame la marquise va beaucoup plus loin que moi, sans avoir l'air d'y toucher... Avez-vous remarqu� comme elle parle? �L'homme que vous appelez son beau p�re... Si M. le comte a pris pour femme...� Le doute est honn�tement exprim�... et je trouve, moi, que la charit� chr�tienne est une bien admirable vertu!
Doroth�e et Juliette avaient des oreilles de mohicans. On avait beau baisser la voix, elles entendaient toujours. Elles se pinc�rent les l�vres en �changeant un regard moqueur.
Maxence avait les yeux fix�s sur les fen�tres de 192 l'h�tel de Mersanz, qu'on voyait au travers des arbres. Elle r�vait.
—Vous �tes l'intime amie de mademoiselle C�sarine? lui demanda Juliette.
—Je l'aime de tout mon cœur, r�pondit Maxence.
—Quelle ravissante enfant! s'�cria Doroth�e.
—J'esp�re, madame la marquise, reprit la baronne,—que nous aurons le plaisir de vous voir � la r�union de ce soir?
—Non, madame, r�pondit Flavie.
—M'est-il permis de vous demander pourquoi?
La marquise baissa les yeux et joua l'embarras.
—Maxence est si jeune!... pronon�a-t-elle du bout des l�vres;—voil� trois jours, elle �tait encore en pension... Notez que je ne crois pas un mot de tout ce qui se dit; mais enfin...
—Qu'est-ce qui se dit? interrompit vivement madame de Gr�vy.
—Si vous ne le savez pas, madame, r�pondit Flavie avec une gravit� presque s�v�re,—Dieu me garde de vous en instruire.
Elle prit cong� au moment o� on apportait des si�ges sur la terrasse. Doroth�e et Juliette embrass�rent Maxence.
—Quelle poup�e! dit Juliette quand madame de Sainte-Croix et sa fille furent parties.
193 —Et un air de sup�riorit�! ajouta Doroth�e.
La m�re fron�a les l�vres pour les faire taire.
—Mon Dieu! s'�cria madame la vicomtesse de Gr�vy,—je n'ai pas l'�ge qu'il faut pour conna�tre � fond l'histoire ancienne, mais il me semble que cette madame de Sainte-Croix n'est pas en position de donner comme cela des le�ons � tout le monde.
—C'est une femme d'une grande vertu, dit la baronne.
Elle ne riait pas, cette pr�sidente, mais on sentait en quelque sorte la pointe du sarcasme entre cuir et chair.
—Bon, bon! fit madame de Gr�vy,—je sais qu'elle s'est faite ermite, � l'instar du diable devenu vieux...
—Oh! ch�re belle!...
Doroth�e et Juliette �taient aux anges.
—Mais, reprit la vicomtesse,—j'ai ou� dire...
Un regard de madame du Tresnoy l'arr�ta.
Juliette et Doroth�e rest�rent la bouche ouverte. On leur �tait le pain d'entre les dents.
—Puisque vous m'interrompez, dit la vicomtesse,—c'est que vous en savez plus long que moi... Maintenant, je ne vous tiens pas quitte d'un renseignement que vous pouvez me fournir, j'en suis certaine. Que signifient ses derni�res paroles? 194 J'ai vraiment honte d'�tre si peu au courant! cela m'humilie!... On dit donc quelque chose?
—J'ignore compl�tement..., commen�a la baronne.
—Ah! maman!... interrompit Juliette.
Elle ne continua pas et rougit jusqu'aux oreilles sans rire, tandis que sa sœur Doroth�e riait en rougissant.
—On n'est jamais trahi que par les siens! s'�cria la vicomtesse;—voyons, bonne amie, dites-moi cela � l'oreille, bien bas... Ces demoiselles n'ont pas besoin d'entendre l'histoire, puisqu'elles la savent d�j�.
Elle s'inclina de fa�on � mettre son oreille curieuse au niveau des l�vres de la baronne. Celle-ci se recula en souriant et se fit prier durant une bonne minute. Juliette et Doroth�e �taient sur le gril. C'est dans ces moments qu'on sent tout le malheur de l'�tat de demoiselle.—Si Tantale, fils de Jupiter, e�t �t� une demoiselle, les dieux, pour punir ses forfaits, ne l'auraient condamn� ni � la faim ni � la soif; les dieux l'eussent plong�e, cette demoiselle Tantale, dans un oc�an de m�disances apr�s lui avoir pr�alablement coup� la langue.
La baronne pronon�a enfin quelques mots � l'oreille de la vicomtesse de Gr�vy. Juliette et Doroth�e 195 respir�rent comme si on leur e�t �t� un poids de la poitrine.
—Vraiment! fit la vicomtesse;—on dit cela!
—Le monde est m�chant, formula mollement la baronne.
—Tr�s-m�chant! approuva madame de Gr�vy;—mais voulez-vous savoir mon opinion? je crois que le monde se trompe.
Les deux demoiselles sourirent d'un air incr�dule et madame du Tresnoy se h�ta de r�pliquer:
—Pour ce qui me regarde, je le souhaite de tout mon cœur.
—Je crois que le monde se trompe, reprit la vicomtesse,—parce qu'il y a quelque chose.
—Quelle chose?
—J'admets parfaitement que le comte Achille ait pu braver les biens�ances. Il se sent fort, il est de qualit�, il a huit cent mille livres de rente... mais je n'admets pas que le comte Achille, fait comme il est, entour� d'un troupeau de lions toujours pr�ts � rugir la raillerie, ait gard� seulement vingt-quatre heures un beau-p�re comme celui-ci (elle montrait le bon capitaine Roger), s'il avait un moyen facile de le mettre � la porte. Le comte Achille est de ceux qui craignent le ridicule plus que la mort. Il n'a pas ce qu'il faut de courage pour me faire croire ce que dit ici la chronique...
196 —Vous sentez bien, ch�re petite..., voulut dire la baronne.
—Je sais que vous avez bon cœur, vous, madame, interrompit la vicomtesse pendant que Doroth�e et Juliette pin�aient leurs l�vres moqueuses; je sais aussi que je suis m�chante... c'est convenu: ma langue ne vaut rien... Mais, si B�atrice est malheureuse, je prends son parti, voyez-vous! je me fais son amie, et, toute m�chante que je suis, je me mets sans fa�ons entre elles et les bonnes �mes qui sont jalouses d'elle... Croyez que je ne parle pas pour vous: vous savez que je ne me g�ne pas.
Elle �tait jolie en ce moment, cette vicomtesse de Gr�vy; son teint s'animait, ses yeux brillaient. La jeunesse de son cœur rajeunissait son charmant visage.
La baronne lui serra la main.—Doroth�e montra du doigt la table o� Roger et ses complices festoyaient. Juliette s'�cria:
—S'ils boivent toutes ces bouteilles, nous allons avoir une repr�sentation compl�te.
Le trio des anciens militaires devenait de plus en plus bruyant. A l'appel de Roger, frappant sur la table avec son pot de bi�re, un domestique �tait venu. C'�tait Martin, l'esclave de M. Baptiste. Roger lui avait dit:
197 —Monte-moi une bouteille de chambertin, une bouteille de sauterne, une bouteille de roman�e, une bouteille de clos-vougeot et une bouteille de marckbrunner...
Et, comme Martin le regardait, �bahi, Roger avait ajout� fi�rement:
—J'en tiendrai compte � mon gendre, cartouchibus!
—Allons, pied plat! s'�cria Niquet,—en route! on a de quoi payer!
—Oh! mais oui! sanctionna Palaproie.
Martin alla consulter son commandant, M. Baptiste. M. Baptiste manda le sommelier. Celui-ci descendit � la cave et se rendit lui-m�me au jardin, escort� de deux valets, portant les bouteilles demand�es.
Les domestiques de l'h�tel de Mersanz �taient tous aux fen�tres pour voir cela.
—C'est bon! dit Roger au sommelier;—nous allons d�guster �a!
—Et nous vous en dirons des nouvelles, l'ami, ajouta Niquet.
Palaproie garda le silence, cette fois, occup� qu'il �tait � rejeter � droite et � gauche ses immenses moustaches pour faire un passage au liquide g�n�reux contenu dans les bouteilles.
La premi�re fut d�bouch�e: c'�tait le chambertin.—On 198 d�posa les pipes, et la tourn�e eut lieu.
—Hein? demande Roger en faisant claquer sa langue.
—Ah! fichtre! r�pliqua Niquet.
—Tonnerre! gronda Palaproie.
—Redoublons!
—C'est du baume.
—Ah! mais oui!
—On a un gendre ou on n'en a pas! conclut Roger.
Madame du Tresnoy venait de serrer la main de la vicomtesse.
—Bonne petite, dit-elle, vous int�ressez-vous v�ritablement � la comtesse B�atrice?
—Depuis dix minutes, passionn�ment, r�pondit madame de Gr�vy;—je ne sais pourquoi il me semble qu'il y a contre elle une ligue sourde et d�loyale, form�e par les m�chants dont les sots se font les complices... Je sens que je d�teste les ennemis de la comtesse.
Madame du Tresnoy surprit les regards sournoisement avides de Doroth�e et de Juliette.
—Mesdemoiselles, dit-elle,—allez au piano. Vous devez chanter demain, Doroth�e, et Juliette ne sait pas l'accompagnement.
Quand elle fut seule avec madame de Gr�vy:
199 —Je ne vous ai pas tout dit, reprit-elle,—et moi-m�me, je suis loin de tout savoir... Vous avez raison: il y a une ligue contre cette pauvre jeune femme... Madame de Sainte-Croix a un r�le l�-dedans... On va jusqu'� parler du mariage du comte Achille avec cette belle Maxence que vous venez de voir...
Comme la vicomtesse, �tonn�e, ouvrait la bouche pour demander de plus amples renseignements, un grand bruit se fit dans le jardin. Les trois vieux compagnons s'�taient lev�s et criaient tous � la fois en agitant leurs verres. En m�me temps, madame de Gr�vy aper�ut � l'entr�e de la grille un homme d'�norme corpulence, portant la veste �toup�e du marchand de vin et coiff� d'une grosse casquette de loutre.
Les trois vieux soldats s'�lanc�rent vers lui les bras ouverts, Roger en t�te. Le gros homme les embrassa tour � tour, et on l'entra�na vers la table charg�e de bouteilles.—Ainsi fit son entr�e solennelle � l'h�tel de Mersanz Jean-Fran�ois Vaterlot, dit Barbedor, ma�tre, apr�s Dieu, du ch�teau de la Savate.
FIN DU DEUXI�ME VOLUME.
PREMI�RE PARTIE.—LA PETITE BONNE FEMME. (SUITE.) |
||
IX. | La marquise de Sainte-Croix | 7 |
X. | La Perlette | 29 |
XI. | La premi�re femme du comte Achille | 53 |
XII. | La d�cadence de Flavie | 83 |
XIII. | Repas de corps | 107 |
DEUXI�ME PARTIE.—L'HOTEL DE MERSANZ. | ||
I. | Une sc�ne d'antichambre | 145 |
II. | Trois invalides | 173 |
FIN DE LA TABLE DU DEUXI�ME VOLUME.
End of Project Gutenberg's La fabrique de mariages, Vol. II, by Paul F�val *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FABRIQUE DE MARIAGES, VOL. II *** ***** This file should be named 38122-h.htm or 38122-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/8/1/2/38122/ Produced by Claudine Corbasson, Vinciane Knappenberg and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.