The Project Gutenberg EBook of M�moires de Vidocq, chef de la police de Suret� jusqu'en 1827, tome III, by Eug�ne Fran�ois Vidocq This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: M�moires de Vidocq, chef de la police de Suret� jusqu'en 1827, tome III Author: Eug�ne Fran�ois Vidocq Release Date: November 19, 2011 [EBook #38059] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK M�MOIRES DE VIDOCQ, TOME III *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
AUJOURD'HUI PROPRI�TAIRE ET FABRICANT DE PAPIER, A SAINT-MAND�.
Que l'on n'accuse pas ces pages d'�tre licencieuses, ce ne sont pas l� ces r�cits de P�trone, qui portent le feu dans l'imagination, et font des pros�lytes � l'impuret�. Je d�cris les mauvaises mœurs, non pour les propager, mais pour les faire ha�r. Qui pourrait ne pas les prendre en horreur, puisqu'elles produisent le dernier degr� de l'abrutissement?
M�MOIRES, tome III.
TOME TROISI�ME.
PARIS,
TENON, LIBRAIRE-�DITEUR,
RUE HAUTEFEUILLE, N� 30.
1829.
TABLE |
M. de Sartines et M. Lenoir.—Les filous avant la r�volution.—Le divertissement d'un lieutenant-g�n�ral de police.—Jadis et aujourd'hui.—Les muets de l'abb� Sicard et les coupeurs de bourse.—La mort de Cartouche.—Premiers voleurs agents de la Police.—Les enr�lements volontaires et les bataillons coloniaux.—Les bossus align�s et les boiteux mis au pas.—Le fameux Flambard et la belle Isra�lite.—Histoire d'un chauffeur devenu mouchard; son avancement dans la garde nationale parisienne.—On peut �tre patriote et grinchir.—Je donne un croc-en-jambe � Gaffr�.—Les meilleurs amis du monde.—Je me m�fie.—Deux heures � Saint-Roch.—Je n'ai pas les yeux dans ma poche.—Le vieillard dans l'embarras.—Les d�pouilles des fid�les.—Filou et mouchard, deux m�tiers de trop.—Le danger de passer devant un corps de garde.—Nouveau croc-en-jambe � Gaffr�.—Goupil me prend pour un dentiste.—Une attitude.
Je ne sais quelle esp�ce d'individus MM. de Sartines et Lenoir employaient pour faire la police des voleurs, mais ce que je sais bien, c'est que sous leur administration les filous �taient privil�gi�s, et qu'il y en avait bon nombre dans Paris. Monsieur le lieutenant-g�n�ral se souciait peu de les r�duire � l'inaction, ce n'�tait pas l� son affaire; seulement il n'�tait pas f�ch� de les conna�tre, et de temps � autre, quand il les savait habiles, il les faisait servir � son divertissement.
Un �tranger de marque venait-il visiter la Capitale, vite M. le lieutenant-g�n�ral mettait � ses trousses la fleur des filous, et une r�compense honn�te �tait promise � celui d'entre eux qui serait assez adroit pour lui voler sa montre ou quelque autre bijou de grand prix.
Le vol consomm�, M. le lieutenant-g�n�ral en �tait aussit�t averti, et quand l'�tranger se pr�sentait pour r�clamer, il �tait �merveill�; car � peine avait-il signal� l'objet, que d�j� il lui �tait rendu.
M. de Sartines, dont on a tant parl� et dont on parle tant encore � tort et � travers, ne s'y prenait pas autrement pour prouver que la police de France �tait la premi�re police du monde. De m�me que ses pr�d�cesseurs, il avait une singuli�re pr�dilection pour les filous, et tous ceux dont il avait une fois distingu� l'adresse, �taient bien certains de l'impunit�. Souvent il leur portait des d�fis; il les mandait alors dans son cabinet, et lorsqu'ils �taient en sa pr�sence, �Messieurs, leur disait-il, il s'agit de soutenir l'honneur des filous de Paris; on pr�tend que vous ne ferez pas tel vol.....; la personne est sur ses gardes, ainsi prenez vos pr�cautions et songez bien que j'ai r�pondu du succ�s.�
Dans ces temps d'heureuse m�moire, M. le lieutenant-g�n�ral de police ne tirait pas moins vanit� de l'adresse de ses filous, que feu l'abb� Sicard de l'intelligence de ses muets; les grands seigneurs, les ambassadeurs, les princes, le roi lui-m�me �taient convi�s � leurs exercices. Aujourd'hui on parie pour la vitesse d'un coursier, on pariait alors pour la subtilit� d'un coupeur de bourse; et dans la soci�t� souhaitait-on s'amuser, on empruntait un filou � la police, comme maintenant on lui emprunte un gendarme. M. de Sartines en avait toujours dans sa manche une vingtaine des plus rus�s, qu'il gardait pour les menus plaisirs de la cour; c'�taient d'ordinaire des marquis, des comtes, des chevaliers, ou tout au moins des gens qui avaient toutes les mani�res des courtisans, avec lesquels il �tait d'autant plus ais� de les confondre, qu'au jeu, un m�me penchant pour l'escroquerie �tablissait entre eux une certaine parit�.
La bonne compagnie, dont les mœurs et les habitude ne diff�raient pas essentiellement de celles des filous, pouvait, sans se compromettre, les admettre dans son sein. J'ai lu, dans des m�moires du r�gne de Louis XV, qu'on les priait pour une soir�e, comme de nos jours on prie, l'argent � la main, le c�l�bre prestidigitateur, M. Comte, ou quelque cantatrice en renom.
Plus d'une fois, � la sollicitation d'une duchesse, un voleur r�put� pour ses bons tours fut tir� des cabanons de Bic�tre; et si, mis � l'�preuve, ses talents r�pondaient � la haute opinion que la dame s'en �tait form�e, il �tait rare que, pour se maintenir en cr�dit, peut-�tre aussi par galanterie, M. le lieutenant-g�n�ral n'accord�t pas la libert� d'un sujet si pr�cieux. A une �poque o� il y avait des gr�ces et des lettres de cachet dans toutes les poches, la gravit� d'un magistrat, quelque s�v�re qu'il f�t, ne tenait pas contre une espi�glerie de coquin, pour peu qu'elle f�t comique ou bien combin�e: d�s qu'on avait �tonn� ou fait rire, on �tait pardonn�. Nos anc�tres �taient indulgents et beaucoup plus faciles � �gayer que nous; ils �taient aussi beaucoup plus simples et beaucoup plus candides: voil� sans doute pourquoi ils faisaient tant de cas de ce qui n'�tait ni la simplicit�, ni la candeur..... A leurs yeux, un rou� �tait le nec plus ultr� de l'admirable; ils le f�licitaient, ils l'exaltaient, ils aimaient � conter ses prouesses et � se les faire conter. Ce pauvre Cartouche, quand on le conduisit � la Gr�ve, toutes les dames de la cour fondaient en larmes; c'�tait une d�solation.
Sous l'ancien r�gime, la police n'avait pas devin� tout le parti que l'on peut tirer des voleurs: elle ne les regardait que comme moyen de r�cr�ation, et ce n'a �t� que plus tard qu'elle imagina de remettre entre leurs mains une portion de la vigilance qui doit s'exercer pour la s�ret� commune. Naturellement, elle dut donner la pr�f�rence aux voleurs les plus fameux, parce qu'il �tait probable qu'ils �taient les plus intelligents. Elle en choisit quelques-uns dont elle fit ses agents secrets: ceux-ci ne renon�aient pas � faire du vol leur principal moyen d'existence, mais ils s'engageaient � d�noncer les camarades qui les seconderaient dans leurs exp�ditions: � ce prix, ils devaient rester possesseurs de tout le butin qu'ils feraient, sans que l'on p�t les rechercher jamais pour les crimes auxquels ils auraient particip�. Telles �taient les conditions de leur pacte avec la police; quant au salaire, ils n'en recevaient point, c'�tait d�j� une assez grande faveur que de pouvoir se livrer � la rapine impun�ment. Cette impunit� n'expirait qu'avec le flagrant d�lit, lorsque l'autorit� judiciaire intervenait, ce qui �tait assez rare.
Long-temps on n'avait admis dans la police de s�ret� que des voleurs non encore condamn�s ou lib�r�s: vers l'an VI de la R�publique, on y fit entrer des for�ats �vad�s qui briguaient les emplois d'agents secrets, afin de se maintenir sur le pav� de Paris. C'�tait l� des instruments fort dangereux, aussi ne s'en servait-t-on qu'avec une extr�me d�fiance, et d�s l'instant qu'ils cessaient d'�tre utiles, on se h�tait de s'en d�barrasser. D'ordinaire, on leur d�cochait quelque nouvel agent secret qui, en les entra�nant dans une fausse d�marche, les compromettait et fournissait ainsi le pr�texte de leur arrestation. Les Richard, les Cliquet, les Mouille-Farine, les Beaumont, et beaucoup d'autres qui avaient �t� des limiers de la police, furent tous reconduits au bagne, o� ils ont termin� leur carri�re, accabl�s des mauvais traitements que leur prodiguaient d'anciens compagnons qu'ils avaient trahis; alors c'�tait l'usage, les agents faisaient la guerre aux agents, et le champ restait aux plus astucieux.
Une centaine de ces individus que j'ai d�j� cit�s, les Comp�re, les C�sar Viocque, les Longueville, les Simon, les Bouthey, les Goupil, les Coco-Lacour, les Henri Lami, les Dor�, les Guillet, dit Bombance, les Cadet Pomm�, les Mingot, les Dalisson, les Edouard Goreau, les Isaac, les Mayer, les Cavin, les Bernard Lazarre, les Lanlaire, les Florentin, les Cadet Herries, les Gaffr�, les Manigant, les Nazon, les Levesque, les Bordarie, faisaient en quelque sorte la navette dans les prisons, o� ils s'envoyaient les uns les autres, s'accusant mutuellement, et certes, ce n'�tait pas � faux; car tous volaient, et il fallait bien qu'ils fussent coutumiers du fait: sans le vol comment auraient-ils v�cu, puisque la police ne s'inqui�tait pas de pourvoir � leur subsistance?
Dans l'origine, les voleurs qui voulurent avoir deux cordes � leur arc, furent en tr�s petit nombre: l'accueil que dans les prisons l'on faisait aux faux-fr�res n'�tait gu�re propre � les multiplier. Imaginer qu'ils �taient retenus par une sorte de loyaut�, ce serait mal conna�tre les voleurs; si la plupart d'entre eux ne d�non�aient pas, c'est qu'ils craignaient d'�tre assassin�s. Mais bient�t il en fut de cette crainte comme de l'appr�hension de tout p�ril qu'il est indispensable d'affronter, elle s'affaiblit graduellement. Plus tard, le besoin d'�chapper � l'arbitraire dont la police �tait arm�, contribua � propager parmi les voleurs l'habitude de la d�lation.
Lorsque, sans autre forme de proc�s, et seulement parce que c'�tait le bon plaisir de la police, on claquemurait jusqu'� nouvel ordre les individus r�put�s voleurs incorrigibles (d�nomination absurde dans un pays o� l'on n'a jamais rien fait pour leur amendement), plusieurs de ces malheureux, fatigu�s d'une d�tention dont ils n'entrevoyaient pas le terme, s'avis�rent d'un singulier exp�dient pour obtenir leur libert�. Les voleurs r�put�s incorrigibles �taient aussi, dans leur genre, une esp�ce de suspects: r�duits � envier le sort des condamn�s, puisque du moins ces derniers �taient �largis � l'expiration de leur peine, afin d'�tre jug�s, ils imagin�rent de se faire d�noncer pour de petits vols, que souvent ils n'avaient pas commis; quelquefois m�me le d�lit pour lequel ils d�siraient �tre traduits, leur avait �t� c�d�, moyennant une l�g�re r�tribution, par le d�nonciateur leur comp�re; bien heureux alors ceux qui avaient des crimes � revendre! Ils vidaient plus d'un broc dans la cantine, � la sant� de l'acqu�reur de leur m�fait. C'�tait un beau jour pour le d�nonc� volontaire que celui o� il �tait extrait de Bic�tre pour �tre conduit � la Force, moins beau pourtant que celui o�, amen� devant ses juges, il entendait prononcer une sentence en vertu de laquelle il ne serait plus enferm� que quelques mois. Ce laps de temps �coul�, sa sortie, qu'il attendait avec tant d'impatience, lui �tait enfin annonc�e; mais, entre les deux guichets, des estaffiers venaient se saisir de sa personne; et il retombait comme auparavant sous la juridiction du pr�fet de police, qui le faisait �crouer de nouveau � Bic�tre, o� il restait ind�finiment.
Les femmes n'�taient pas mieux trait�es, et la prison de Saint-Lazare regorgeait de ces infortun�es que des rigueurs ill�gales r�duisaient au d�sespoir.
Le pr�fet ne se lassait pas de ces incarc�rations; mais il vint un moment o�, faute d'espace, il d�t songer � d�blayer les cachots; ceux, du moins, o� les hommes �taient entass�s. Il fit, en cons�quence, sugg�rer � ces pr�tendus incorrigibles qu'il d�pendait d'eux de mettre fin � leur captivit�, et qu'on d�livrerait sur le champ des feuilles de route � tous ceux qui demanderaient � prendre du service dans les bataillons coloniaux. Aussit�t il y eut une foule d'enrol�s volontaires. Tous �taient persuad�s qu'on les laisserait rejoindre librement; on le leur avait promis: mais qu'elle ne fut pas leur surprise, quand la gendarmerie vint s'emparer d'eux pour les tra�ner de brigade en brigade jusqu'� leur destination? D�s-lors les prisonniers ne durent plus �tre tr�s empress�s d'endosser l'uniforme; le pr�fet, s'apercevant que leur z�le s'�tait tout � coup refroidi, prescrivit au geolier de les solliciter de s'engager, et s'ils refusaient, ce singulier recruteur avait ordre de les y contraindre � force de mauvais traitements. On peut �tre s�r qu'un geolier, en pareil cas, fait toujours plus qu'on n'exige de lui. Celui de Bic�tre sollicitait non-seulement les prisonniers valides, mais encore ceux qui ne l'�taient pas; point d'infirmit�, quelque grave qu'elle f�t, qui p�t �tre � ses yeux un motif d'exemption: tout lui convenait, les bossus, les borgnes, les boiteux et jusques aux vieillards. En vain r�clamaient-ils: le pr�fet avait d�cid� qu'ils seraient soldats, et, bon gr�, mal gr�, on les transportait dans les �les d'Ol�ron o� de R�, o� des chefs choisis parmi ce qu'il y avait de plus brutal dans l'arm�e, les traitaient comme des n�gres[1]. L'atrocit� de cette mesure fut cause que plusieurs jeunes gens qui ne se souciaient pas d'�tre soumis � un semblable r�gime, offrirent � la police de devenir ses auxiliaires; Coco-Lacour fut un des premiers � tenter cette voie de salut, la seule qui f�t ouverte. On fit d'abord quelques difficult�s de l'admettre; mais � la fin, persuad� qu'un homme qui hantait les voleurs depuis sa plus tendre enfance �tait une excellente acquisition, le pr�fet consentit � l'inscrire sur le contr�le des agens secrets. Lacour avait pris l'engagement formel de devenir honn�te homme; mais pouvait-il pers�v�rer dans cette r�solution? Il �tait sans solde, et quand on a bon app�tit, l'estomac crie souvent plus haut que la conscience.
Etre mouchard et n'�tre pas pay�, je crois qu'il n'est pas de pire condition: c'est �-la-fois �tre mouchard et voleur, aussi l'�vidence de la n�cessit� �tablissait-elle contre les agents secrets une pr�vention qui les faisait toujours condamner, qu'ils fussent innocents ou coupables. Un brigand, pour se venger d'eux, s'avisait-il de les d�signer comme ses complices, preuves ou non, il leur �tait impossible de se faire absoudre.
Je pourrais rapporter une foule de circonstances dans lesquelles, bien qu'�trangers au crime pour lequel ils �taient traduits, des agents secrets ont succomb� devant les tribunaux; je me bornerai � consigner ici les deux faits suivants.
M. Amar, accusateur public, se rendait � sa campagne; en descendant de voiture, il s'aper�oit que la vache qui contenait ses effets a �t� enlev�e: furieux contre les auteurs de cet attentat, il se promet de mettre tout en œuvre pour parvenir � les conna�tre; il veut appeler sur leur t�te la s�v�rit� des lois. C'�tait une peine correctionnelle qu'ils avaient encourue, mais M. Amar ne peut se r�soudre � regarder comme simple d�lit un vol qui s'est commis � son pr�judice; le ch�timent serait trop doux, c'est un crime qu'il lui faut, et � cet effet il pr�sente une requ�te au grand-juge afin de faire d�cider cette question, si l'effraction apr�s le vol consomm� constitue une circonstance aggravante?
M. Amar provoquait une d�cision affirmative, et elle fut rendue telle qu'il la d�sirait. Sur ces entrefaites, les voleurs, dont l'audace avait allum� la bile du criminaliste, furent d�couverts et arr�t�s. Ils avaient �t� trouv�s nantis, il leur e�t �t� difficile de nier; mais ils soup�onn�rent un ancien confr�re de les avoir d�nonc�s: c'�tait le nomm� Bonnet, agent secret; ils le signal�rent comme leur complice, et Bonnet, quoiqu'innocent, fut ainsi qu'eux condamn� � douze ans de fers.
Plus tard deux autres agents secrets, Cadet Herries et Ledran, son beau-fr�re, ayant vol� des malles, et les ayant vid�es pour s'en adjuger le contenu, les entrepos�rent chez deux de leurs coll�gues, Tormel p�re et fils, qui, signal�s ensuite par eux � la perquisition, furent atteints et convaincus d'un larcin dont les d�nonciateurs seuls avaient eu les profits. Soit � Bic�tre, soit � la Force, il ne se passait pas de jour que je ne visse arriver quelques-uns de ces messieurs, et que je ne les entendisse se reprocher r�ciproquement leur turpitude. Du matin au soir, ces mouchards surnum�raires �taient � se quereller, et ce furent leurs ignobles d�bats qui me r�v�l�rent combien le m�tier que j'allais embrasser �tait p�rilleux. Cependant je ne d�sesp�rais pas d'�chapper aux dangers de la profession, et toutes les m�saventures dont j'�tais le t�moin �taient autant d'exp�riences d'apr�s lesquelles je me prescrivais des r�gles de conduite, qui devaient rendre mon sort moins pr�caire que celui de mes devanciers.
Dans le second volume de ces M�moires j'ai parl� du juif Gaffr�, sous les ordres de qui je fus en quelque sorte plac� au moment de mon entr�e � la police. Gaffr� �tait alors le seul agent secret salari�. Je ne lui fus pas plut�t adjoint, qu'il eut la fantaisie de se d�faire de moi; je feignis de ne pas pressentir son intention, et, s'il se proposait de me perdre, de mon c�t� je m�ditais de d�jouer ses projets. J'avais � faire � forte partie; Gaffr� �tait retors. Quand je le connus, on le citait comme le doyen des voleurs; il avait commenc� � huit ans, et � dix-huit il avait �t� fouett� et marqu� sur la place du Vieux-March�, � Rouen. Sa m�re, qui �tait la ma�tresse du fameux Flambard, chef de la police de cette ville, avait d'abord tent� de le sauver; mais quoiqu'elle f�t l'une des plus belles isra�lites de son temps, les magistrats n'accord�rent rien � ses charmes: Gaffr� �tait trop maron (coupable); V�nus en personne n'aurait pas eu la puissance de fl�chir ses juges. Il fut banni. Toutefois, il ne sortit pas de France; et lorsque la r�volution e�t �clat�, il ne tarda pas � reprendre le cours de ses exploits dans une bande de chauffeurs, parmi lesquels il figura sous le nom de Caille.
Ainsi que la plupart des voleurs, Gaffr� avait perfectionn� son �ducation dans les prisons; il y �tait devenu universel, c'est-�-dire qu'il n'y avait point de genre de grinchir dans lequel il ne f�t pass� ma�tre. Aussi, contre l'usage, n'adopta-t-il aucune sp�cialit�; il �tait essentiellement l'homme de l'occasion; tout lui convenait, depuis l'escarpe jusqu'� la tire (depuis l'assassinat jusqu'� la filouterie). Cette aptitude g�n�rale, cette vari�t� de moyens l'avaient conduit � s'amasser un petit p�cule. Il avait, comme on dit, du foin dans ses bottes, et il aurait pu vivre sans travailler; mais les gens de la caste de Gaffr� sont laborieux, et bien qu'il f�t assez largement r�tribu� par la police, il ne cessait pas d'ajouter � ses appointements le produit de quelques aubaines illicites, ce qui ne l'emp�chait pas d'�tre fort consid�r� dans son quartier (alors le quartier Martin) o�, ainsi que son acolyte Francfort, autre juif, il avait �t� nomm� capitaine de la garde nationale.
Gaffr� craignait que je ne le supplantasse; mais le vieux renard n'�tait pas assez habile pour me cacher ses appr�hensions: je l'observai, et ne tardai pas � d�couvrir qu'il manœuvrait pour me faire tomber dans un pi�ge; j'eus l'air d'y donner t�te baiss�e, et il jouissait d�j� int�rieurement de sa victoire, lorsque, voulant me monter un coup que je devinai; il fut pris dans ses propres filets, et, par suite de l'�v�nement, enferm� pendant huit mois au d�p�t.
Je ne fis jamais conna�tre � Gaffr� que j'avais soup�onn� sa perfidie; quant � lui, il continua de dissimuler la haine qu'il me portait, si bien qu'en apparence nous �tions les meilleurs amis du monde. Il en �tait de m�me de plusieurs voleurs-agents secrets, avec lesquels je me liai pendant ma d�tention. Ces derniers me d�testaient cordialement, et quoique nous nous fissions bonne mine, ils pouvaient se flatter d'�tre pay�s de retour. Goupil, le Saint-Georges de la savatte, �tait du nombre de ceux qui me poursuivaient de leur intimit�; constamment attach� � ma personne, il remplissait l'office du tentateur, mais il ne fut ni plus heureux ni plus adroit que Gaffr�. Les Comp�re, les Manigant, les Corvet, les Bouthey, les Leloutre, essay�rent aussi de jeter le grapin sur moi; je fus invuln�rable, gr�ce aux conseils de M. Henry.
Gaffr� ayant recouvr� sa libert�, ne renon�a pas � son dessein de me compromettre: avec Manigant et Comp�re, il complota de me faire payer (condamner); mais persuad� que pour avoir �chou� une premi�re fois, il ne laisserait pas de revenir � la charge, j'�tais sans cesse sur la d�fiance. Je l'attendais donc de pied ferme, lorsqu'un jour qu'une solennit� religieuse devait attirer beaucoup de monde � Saint-Roch, il m'annon�a qu'il avait re�u l'ordre de s'y rendre avec moi. �J'emm�ne aussi, me dit-il, les amis Comp�re et Manigant; comme on est inform� que dans ce moment il existe � Paris beaucoup de voleurs �trangers, ils nous signaleront ceux qui pourraient �tre de leur connaissance.�—Emmenez qui vous voudrez, lui r�pondis-je, et nous part�mes. Quand nous arriv�mes, il y avait une affluence consid�rable; le service exigeait que nous ne fussions pas tous r�unis sur un m�me point; Manigant et Gaffr� allaient en avant. Tout-�-coup, dans l'endroit o� ils sont, je remarque que l'on serre un vieillard. Press� contre un pilier, le brave homme ne sait plus o� donner de la t�te, il ne crie pas, par respect pour le saint lieu, cependant toute sa figure est boulevers�e, sa perruque est en d�sarroi; il a perdu terre; son chapeau, qu'il suit des yeux avec une notable anxi�t�, rebondit d'�paules en �paules, tant�t s'�loignant, tant�t se rapprochant, mais roulant toujours. �Messieurs, je vous en prie�, sont les seuls mots qu'il prononce d'un ton piteux, �je vous en prie�; et tenant d'une main sa canne � pomme d'or, de l'autre sa tabati�re et son mouchoir, il agite en l'air deux bras qu'il voudrait bien pouvoir ramener � hauteur de sa ceinture. Je comprends qu'on lui soul�ve sa montre; mais que puis-je y faire? je suis trop �loign� du vieillard; d'ailleurs l'avis que je donnerais serait tardif, et puis Gaffr� n'est-il pas t�moin et acteur de cette sc�ne? s'il ne dit rien, sans doute qu'il a ses motifs pour se taire. Je pris le parti le plus sage, je gardai le silence, afin de voir venir; et dans l'espace de deux heures que dura la c�r�monie, j'eus l'occasion d'observer cinq ou six de ces presses factices dans lesquelles j'apercevais toujours Gaffr� et Manigant. Ce dernier, qui est aujourd'hui au bagne de Brest, o� il subit une condamnation � douze ann�es de fers, �tait � cette �poque un des plus rus�s filous de la capitale; il excellait � faire passer l'argent de la poche des autres dans la sienne; pour lui, la transmutation des m�taux se r�duisait � un simple d�placement qu'il op�rait avec une incroyable agilit�.
La petite s�ance qu'il fit dans l'�glise de Saint-Roch ne fut pas des plus productives; cependant, sans compter la montre du vieillard, elle avait fait entrer dans son gousset deux bourses et quelques autres objets de peu de valeur.
La c�r�monie termin�e, nous all�mes d�ner chez un traiteur; les fid�les faisaient les frais de ce repas, rien n'y fut �pargn�. On but copieusement, et au dessert on me mit dans la confidence de ce qu'il e�t �t� impossible de me cacher: d'abord il ne fut question que des bourses, dans lesquelles on trouva cent soixante-quinze francs, esp�ces sonnantes. La carte pay�e, il restait cent francs, et l'on m'en donna vingt pour ma part, en me recommandant la discr�tion: comme l'argent n'a pas de nom, je crus qu'il n'y avait pas d'inconv�nient � accepter. Les convives se montr�rent enchant�s de m'avoir affranchi, et deux flacons de Beaune furent vid�s pour c�l�brer mon initiation. On ne parla pas de la montre; je n'en dis rien non plus pour ne pas para�tre plus instruit que l'on voulait que je ne le fusse, mais j'�tais tout yeux et tout oreilles, et je ne tardai pas � acqu�rir la certitude que la montre �tait au pouvoir de Gaffr�. Alors je me mis � contrefaire l'homme ivre, et pr�textant un besoin, je priai le gar�on de service de me donner l'indication qui m'�tait n�cessaire. Il me conduisit, et d�s que je fus seul, j'�crivis au crayon un billet ainsi con�u:
�Gaffr� et Manigant viennent de voler une montre dans l'�glise Saint-Roch; dans une heure, � moins qu'ils ne changent d'id�e, ils passeront au march� Saint-Jean. Gaffr� est porteur de l'objet.�
Je descendis en toute h�te, et tandis que Gaffr� et ses complices me croyaient encore au cinqui�me �tage, occup� de mettre du cœur sur le carreau, j'�tais dans la rue, d'o� j'exp�diai un courrier � M. Henry. Je remontai sans perdre de temps; mon absence n'avait pas �t� trop longue; quand je reparus, j'�tais hors d'haleine, et rouge comme un coq. On me demanda si je me sentais soulag�.
—�Oui, beaucoup, balbutiai-je, en tombant presque sur la table.
—�Tiens-toi donc, me dit Manigant.
—�Il voit double, observa Gaffr�.
—�Est-il Pompette, reprit Comp�re! l'est-il! mais le grand air le remettra.�
On me fit donner de l'eau sucr�e. �N.. de D...! m'�criai-je, de l'eau � moi! � moi de l'eau!
—�Oui, prends, �a te fera du bien!
—�Tu crois?�
Je tends mon bras: au lieu de saisir le verre je le renverse, et il se brise. Je me livrai ensuite � quelques lazzis d'ivrogne qui �gay�rent la soci�t�, et quand je supposai que M. Henry avait eu le temps de recevoir ma d�p�che et de prendre ses mesures, je revins insensiblement � mon sang-froid.
En nous retirant, je vis avec plaisir que notre itin�raire n'�tait pas chang�. Nous nous dirige�mes en effet vers le march� Saint-Jean; il y avait l� un corps-de-garde. Lorsque j'aper�us de loin les soldats assis devant la porte, je doutais d'autant moins que leur pr�sence sur la voie publique ne f�t le r�sultat de mon message, que l'inspecteur M�nager �tait en observation derri�re eux. Quand nous pass�mes, ils vinrent � nous, et nous prenant poliment par le bras, ils nous invit�rent � entrer au poste. Gaffr� ne pouvait s'imaginer ce que cela signifiait; il supposait que les soldats �taient dans l'erreur. Il voulut argumenter, on le somma d'ob�ir et bient�t apr�s il fallut se soumettre � la fouille. Ce fut par moi que l'on commen�a, l'on ne trouva rien; vint ensuite le tour de Gaffr�, il n'�tait pas � son aise; enfin la fatale montre sort de son gousset; il est un peu d�concert�, mais au moment o� on l'examine, et surtout lorsqu'il entend le commissaire dire � son secr�taire, �crivez: une montre entour�e de brillants, il p�lit et me regarde. Avait-il quelque soup�on de ce qui s'�tait pass�? je ne le pense pas; car il �tais convaincu que j'ignorais le vol de la montre, et, de plus, il �tait certain que, m�me en �tant instruit, puisque je ne l'avais pas quitt�, je n'aurais pu manger le morceau.
Gaffr�, interrog�, pr�tendit avoir achet� la montre: on fut persuad� qu'il mentait; mais la personne vol�e ne s'�tant pas pr�sent�e pour r�clamer, il ne fut pas possible de le condamner. On le retint n�anmoins administrativement, et apr�s un assez long s�jour � Bic�tre, il fut envoy� en surveillance � Tours, d'o� il revint plus tard � Paris. Ce sc�l�rat y est mort en 1822.
Dans ce temps, la police avait si peu de confiance en ses agents, qu'il n'�tait sorte d'exp�dients auxquels elle ne recour�t pour les �prouver. Un jour on me d�tacha Goupil, qui vint me faire une singuli�re proposition.
�Tu sais bien, me dit-il, Fran�ois le cabaretier.
�—Oui, qu'est-ce qu'il y a?
�—Si tu veux, nous lui arracherons une dent.
�—Et comment cela?
�—Voil� d�j� plusieurs fois qu'il s'adresse � la pr�fecture pour obtenir la permission de rester ouvert une partie de la nuit, on lui a toujours refus�, et je lui ai donn� � entendre qu'il ne d�pendrait que de toi de lui faire accorder ce qu'il demande.
�—Tu as eu tort; car je ne puis rien.
�—Tu ne peux rien: belle nouvelle! Certainement tu ne peux rien, mais tu peux toujours le bercer de l'espoir que tu lui feras obtenir.
�—C'est vrai, mais que lui en reviendra-t-il?
�—Dis plut�t que nous en reviendra-t-il? Fran�ois, si tu t'y prends bien, est un messi�re qui financera. Il est d�j� averti que tu fais la pluie et le beau temps dans l'administration; il a bonne opinion de toi, ainsi, pas de doute, il jouera du pouce � la premi�re r�quisition.
�—Tu penses qu'il l�chera la monnaie?
�—Si je le pense, mon ami, il se f... autant de six cents francs comme d'un liard; nous empoignerons les enjeux: c'est le point essentiel, apr�s on le prom�ne.
�—A la bonne heure; mais s'il se f�che?
�—Eh bien! on l'envoie promener; au surplus, ne t'inqui�te pas, je me charge de tout. Pas de broderie (�crit), par exemple, tu connais le proverbe, les �crits sont des m�les, et les paroles sont des femelles.
�—C'est ��, autant en emporte le vent; point de re�u, et empochons.
�—Et mille zieux! oui, arrive qui plante, c'est des choux, on est quitte pour nier. En attendant, je vais battre comptoir, et il faudra bien qu'il aboule.� Goupil me prend alors la main, et me la serrant dans la sienne, il continue: �Je me rends de ce pas chez Fran�ois, je t'annoncerai pour ce soir, je serai cens� t'avoir donn� rendez-vous pour huit heures, et tu ne viendras qu'� onze, parce que, soi-disant, tu auras �t� retard�; � minuit, on nous dira de sortir, alors tu feras semblant de t'en formaliser, et Fran�ois saisira l'occasion pour te pousser la botte. Tu es un homme d'estoque, le reste va sans dire. Au revoir.�
�—Au revoir, r�pondis-je; nous nous s�par�mes. Mais � peine �tions-nous dos-�-dos, que Goupil revint sur ses pas.
�—Ah �a! me dit-il, tu sais qu'� des fois la plume vaut mieux que le pigeon, il me faut de la plume, ou sinon...� Soudain prenant une attitude disloqu�e, ouvrant une bouche �norme, balan�ant ses mains � six pouces du sol, comme s'il e�t voulu raser le pav�, il compl�ta la menace par une retraite de corps et par une avanc�e des jambes dans lequel la mobilit� de ses pieds n'�tait pas ce qu'il y avait de moins grotesque.
�—C'est bien, dis-je � Goupil, tu ne m'avalera pas. Nous partagerons, c'est convenu.
�—Foi de grinche?
�—Oui, sois tranquille.�
Goupil prit aussit�t le chemin de la Courtille, o� il allait assez fr�quemment, et moi celui de la pr�fecture de police, o� j'instruisis M. Henry de la proposition que l'on m'avait faite. �J'esp�re, me dit ce chef, que vous ne vous pr�terez pas � cette intrigue.� Je lui protestai que je n'y �tais nullement dispos�, et il t�moigna qu'il me savait bon gr� de l'avoir averti. �Actuellement, ajouta-t-il, je vais vous donner une preuve de l'int�r�t que je vous porte,� et il se leva pour prendre dans son casier un carton qu'il ouvrit: �Vous voyez qu'il est plein; ce sont des rapports contre vous: il n'en manque pas, et pourtant je vous emploie, c'est que je ne crois pas un mot de ce qu'ils disent.� Ces rapports �taient l'œuvre des inspecteurs et des officiers de paix, qui, par esprit de jalousie, m'accusaient de voler continuellement: c'�tait l� leur refrain, c'�tait aussi celui des voleurs que j'avais fait prendre en flagrant d�lit; ils me d�non�aient comme leur complice, mais quand de toutes parts de d�favorables pr�ventions me rendaient accessible, je d�fiais la calomnie, je bravais ses atteintes, et ses traits venaient se briser contre le rempart d'airain d'une v�rit� qui, � force d'alibi incontestables ou d'impossibilit�s d'un autre genre, devenait resplendissante d'�vidence. Accus� chaque jour pendant seize ans, jamais je ne fus traduit; une seule fois je fus interrog� par M. Vigny, juge d'instruction; la plainte qui m'avait amen� devant lui offrait quelques probabilit�s, je n'eus qu'� para�tre, elles s'�vanouirent, et je fus renvoy� sur-le-champ.
Un enfonceur enfonc�.—La provocation.—Les loups, les agneaux et les voleurs.—Ma profession de foi.—La bande � Vidocq et le Vieux de la Montagne.—Il n'y a plus de morale dans la Police.—Mes agents calomni�s.—Il n'est si bon matou, qui attrappe une souris avec des mitaines.—L'instrument du p�ch�.—Mettez des gants.—Desplanques, ou l'amour de l'ind�pendance; o� diable va-t-il se nicher?—Le r�glement et MM. Delaveau et Duplessis.—Les roulettes ambulantes et les trop philantropes.—Les bonnes mœurs, les bonnes lettres, les bonnes �tudes.—Les j�suites de robe longue et de robe courte.—L'empire du cotillon.—Duret� des voleurs qui se croient corrig�s.—Coco-Lacour et un ancien ami.—Castigat ridendo mores.
Gaffr� et Goupil ayant �chou� dans leurs manœuvres pour me compromettre, Corvet voulut � son tour essayer si je ne succomberais pas. Un matin ayant besoin de me procurer divers renseignements, je me rendis chez cet agent dont la femme �tait aussi attach�e � la police. Je trouvai les deux �poux dans leur logement, et quoique je ne les connusse que pour avoir coop�r� avec eux � quelques d�couvertes de peu d'importance, ils mirent tant de bonne gr�ce � me donner les renseignements que je demandais, qu'en homme qui a le savoir vivre des gens avec lesquels il se trouve en rapport, je leur fis l'offre de les r�galer d'une bouteille de vin au plus prochain cabaret: Corvet seul accepta, et nous all�mes ensemble nous installer dans un cabinet particulier.
Le vin �tait excellent; nous en b�mes une bouteille, puis deux, puis trois. Un cabinet particulier et trois bouteilles de vin, il n'en faut pas tant pour disposer � la confidence. Depuis une heure environ, je croyais m'apercevoir que Corvet avait quelque ouverture � me faire; enfin, �tant un peu lanc�, ��coute Vidocq, me dit-il, en posant bruyamment son verre sur la table, t'es un bon enfant, mais t'es pas franc avec les amis; nous savons bien que tu travailles, mais t'es une lime sourde (un dissimul�): sans �a nous pourrions faire de bonnes affaires.�
J'eus d'abord l'air de ne pas comprendre.
�Tiens, reprit-il, t'as beau battre, on ne m'en conte pas � moi; je n'ai pas vu de ton urine, mais je sais de quoi qui retourne. Je vais te parler comme si t'�tais mon fr�re, apr�s �a je pense que tu n'auras plus de d�tours. C'est bon de servir la police, c'est juste; mais aussi on ne gagne pas le diable: un petit �cu c'est pas sit�t chang� que c'est rien du tout. Vois-tu, si tu veux �tre discret, il y a deux ou trois affaires que je reluque, nous les ferons ensemble, �a ne nous emp�chera pas par apr�s d'enfoncer les amis.�
—�Comment, lui dis-je, tu veux abuser de la confiance que l'on a en toi? ce n'est pas brave, et je te jure que si on le savait � la boutique, on ne se g�nerait pas pour t'envoyer passer deux ou trois ans � Bic�tre.�
—�Ah! te voil� comme les autres, reprit Corvet? �a te va-t-il pas bien de faire le d�licat? t'es d�licat, toi! laisse donc: on te conna�t pas p't�tre.�
Je lui t�moignai mon �tonnement de ce qu'il me tenait un pareil langage, et j'ajoutai que j'�tais persuad� qu'il n'avait que l'intention de m'�prouver, ou peut �tre de me tendre un pi�ge.
�Un pi�ge! s'�cria-t-il, un pi�ge! moi vouloir te faire de la peine! plut�t �tre gerb� � vioque (jug� � vie): faut �tre bien m�zi�re (nigaud) pour le supposer. Je vas pas par quatre chemins; quand je dis quelque chose, c'est que c'est �a: avec moi il y a pas de porte de derri�re; et la preuve que c'est pas comme tu crois, c'est que je vais te confier que pas plus tard qu'� ce soir je fais un chopin. J'ai d�j� pr�par� tout mon bataclan, les fausses cl�s ont �t� essay�es; si tu veux venir avec moi, tu verras comme je m'arrange.�
—�Je m'en doute; ou tu as perdu la t�te, ou tu ne serais pas f�ch� de m'entortiller.�
—�Allons donc, est-ce que j'aurais assez peu de sentiment pour �a? (Haussant la voix). Puisque je te dis que tu ne mettras pas la main � la p�te. Que te faut-il donc de plus? Je ferai l'affaire avec ma femme, c'est pas la premi�re fois que je l'emm�ne; mais il ne tient qu'� toi que ce soit la derni�re. A deux hommes il y a toujours plus de ressource. Pour ce qui est d'aujourd'hui, �a te regarde pas; tu nous attendras dans un caf�, au coin de la rue de la Tabletterie. C'est presque en face de la maison o� nous serons � grinchir, et sit�t que tu nous verras sortir, tu nous suivras, nous irons vendre les objets, et t'auras ta part. Apr�s tu seras ma�tre de ne plus te m�fier de nous. C'est-il �a parler?
Il y avait une telle apparence de sinc�rit� dans ce discours, que v�ritablement je ne savais plus � quoi m'en tenir sur le compte de Corvet. Cherchait-il un associ�, ou se proposait-il de me perdre? Je n'ai encore que des doutes � cet �gard, mais dans un cas comme dans l'autre, il m'�tait manifeste que Corvet �tait un coquin. De son propre aveu, sa femme et lui commettaient des vols. S'il avait dit vrai, il �tait de mon devoir de faire en sorte de le livrer � la justice; si au contraire il avait menti dans le seul espoir de m'entra�ner � une action criminelle pour me d�noncer, il �tait bon de pousser l'intrigue vers son d�nouement, afin de montrer � l'autorit� qu'� vouloir me tenter, c'�tait perdre son temps.
J'avais essay� de d�tourner Corvet du dessein dont il m'entretenait, lorsque je vis qu'il persistait, je feignis de m'�tre laiss� s�duire.
�Allons, lui dis-je, puisque c'est un parti pris, j'accepte ton offre.�
Aussit�t il m'embrasse, et le rendez-vous est donn� pour quatre heures, chez un marchand de vin. Corvet retourna chez lui, et d�s qu'il m'eut quitt�, j'�crivis � M. Allemain, commissaire de police, rue du Cimeti�re-Saint-Nicolas, pour l'informer du vol qui devait se commettre dans la soir�e; je lui donnai en m�me temps toutes les instructions qui lui �taient n�cessaires pour parvenir � saisir les coupables en flagrant d�lit.
A l'heure convenue j'�tais au poste: Corvet et sa femme ne tard�rent pas � venir; je consommai avec eux le demi-setier de rigueur, et quand ils eurent pris cet encouragement, ils s'achemin�rent vers la besogne. Un instant apr�s je les vis entrer dans une all�e de la rue de la Haumerie. Le commissaire avait si bien pris ses mesures, qu'il arr�ta les deux �poux au moment o�, charg�s de butin, ils sortaient de la chambre qu'ils avaient d�valis�e. Ce couple, si int�ressant, fut condamn� � dix ans de fers.
Pendant les d�bats, Corvet et sa digne compagne pr�tendirent que j'avais jou� aupr�s d'eux le r�le de provocateur. Certainement, dans la conduite que j'avais tenue, il n'y avait pas l'ombre de ce qui peut caract�riser la provocation: d'ailleurs, en mati�re de vol, je ne pense pas qu'il y ait de provocation possible. Un homme est honn�te ou il ne l'est pas; s'il est honn�te, aucune consid�ration ne sera assez puissante pour le d�terminer � commettre un crime: s'il ne l'est pas, il ne lui manque que l'occasion, et n'est-il pas �vident qu'elle s'offrira t�t ou tard? Et si cette occasion fait une victime, le voleur ne peut-il pas devenir assassin? Sans doute celui qui travaillerait � d�moraliser un �tre faible et � lui inculquer des principes pernicieux, pour se m�nager l'atroce plaisir de le livrer ensuite au bourreau, serait le plus inf�me des sc�l�rats. Mais quand un individu est perverti? quand il s'est d�clar� en �tat d'hostilit� contre ses semblables, l'attirer dans un pi�ge, l'all�cher par la proie qu'il convoite, mais qu'il ne pourra saisir, lui donner enfin � flairer l'app�t auquel il doit se prendre, n'est-ce pas rendre un v�ritable service � la soci�t�? Ce n'est pas la brebis que l'on montre au loup qui cr�e son instinct d�pr�dateur. Il en est de m�me du penchant au vol; il est pr�existant � l'action, et l'action s'accomplira infailliblement; car, dans un temps ou dans l'autre, le voleur sera � port�e de l'accomplir. Ce qui est important, c'est qu'il entreprenne de nuire dans des conditions telles qu'il y ait commencement d'ex�cution sans pr�judice pour personne; ainsi le fait est constat�, et la soci�t� par un attentat surveill�, est pr�serv�e d'une foule d'attentats, dont l'auteur, long-temps ignor�, aurait peut-�tre joui d'une impunit� fatale. En d�finitive, on ne me persuadera jamais que ce soit un mal de jeter � la vip�re le lambeau d'�toffe sur lequel doit s'�puiser son venin.
Dans une grande ville comme Paris, il ne manque pas de cœurs gangren�s, d'�mes profond�ment criminelles; mais chacun des brigands que renferme cette cit�, n'a pas sur le front un signe patibulaire. Il en est d'assez adroits pour fournir une longue carri�re de crimes avant d'�tre d�couverts. Ceux-l� sont coupables; il ne s'agit plus que de les atteindre et de les convaincre, c'est-�-dire de les prendre la main dans le sac. Eh bien! lorsque des individus de cette esp�ce m'�taient signal�s, soit parce que leurs relations et leurs allures les rendaient suspects, soit parce qu'ils menaient joyeuse vie sans qu'on leur conn�t de moyens d'existence, pour couper court � leurs exploits, c'�tait moi qui leur tendais le sac; et je l'avoue sans honte, je ne m'en faisais pas scrupule. Les voleurs sont des gens dont la nature est de s'approprier le bien d'autrui, � peu pr�s comme les loups sont des animaux voraces, dont la nature est de s'attaquer aux troupeaux. On ne peut gu�re confondre les loups avec les agneaux; mais s'il �tait possible que les uns fussent cach�s dans la peau des autres, un berger, quand il lui aurait �t� d�montr� que des coups de dents ont �t� donn�s, serait-il bl�mable, pour �viter les atteintes futures, de tenter la voracit� de tous ceux qu'il suppose capables de mordre? On peut y compter, celui qui mord n'est jamais que celui qui est enclin � mordre. Si Corvet et sa femme ont vol�, c'est que d�j�, de fait ou d'intention, ils �taient voleurs. D'un autre c�t�, je ne les ai point provoqu�s; j'ai tout simplement adh�r� � leur proposition. On m'objectera qu'en les mena�ant, je pouvais les emp�cher de commettre le vol qu'ils avaient pr�m�dit�; mais les menacer, ce n'�tait pas les corriger: aujourd'hui ils se seraient abstenu, demain ils auraient lev� un nouveau li�vre; et certes pour le tirer, ils ne m'auraient pas fait appeler. Qu'en advenait-il? que la responsabilit� morale du d�lit dont ils se seraient rendus coupables pesait sur moi avec toutes ses cons�quences. Et puis, si Corvet avait re�u la mission de m'impliquer dans une mauvaise affaire, sous la promesse d'�tre revendiqu� par le pr�fet de police, apr�s l'�v�nement, le soin de ma s�ret� personnelle ne me prescrivait-il pas de prendre mes pr�cautions, de mani�re � d�go�ter des trames de cette esp�ce et ceux qui les inventeraient et ceux qui s'en rendraient les agens; c'est l� du moins le r�sultat que j'obtenais, en d�non�ant Corvet au commissaire du quartier o� il devait op�rer, au lieu de le d�noncer � la pr�fecture. En suivant cette marche, j'�tais assur� que s'il avait �t� mis en avant, on le d�savouerait, et que la justice aurait son cours.
Si j'ai insist� sur le fait de la provocation dans cette affaire, c'est que c'�tait l� le grand moyen de d�fense de la plupart des accus�s que j'avais fait prendre en flagrant d�lit. On verra, dans le chapitre suivant, que l'id�e de recourir � une si pitoyable excuse, leur fut souvent sugg�r�e par mes ennemis. Le r�cit d'un complot ourdi par quatre des agens de ma brigade, les nomm�s Utinet, Chrestien, Decostard et Coco-Lacour, montrera � quoi se r�duisent les imputations les plus fortes dirig�es contre moi.
Je ne r�p�terai pas ici ce que j'ai dit ailleurs sur la provocation � des attentats politiques. Le m�contentement, l�gitime ou non, l'exaltation, l'exasp�ration, le fanatisme m�me, ne constituent pas un �tat de perversit�; mais ils peuvent produire une sorte d'aveuglement momentan� sous l'influence duquel l'homme le plus probe, le citoyen le plus vertueux sera facilement �gar�. Des raisonnements captieux, des combinaisons perfides, une intrigue dont il n'aper�oit pas les fils, peuvent le conduire dans l'ab�me. Satan vient et le transporte sur la montagne d'o� il lui fait d�couvrir les royaumes de la terre; il lui montre tout un arsenal de chim�res, des arm�es, des canons, des soldats, les peuples pr�ts � se soulever contre l'oppression. Il le s�duit par des impossibilit�s, et pour des impossibilit�s, il le salue du titre de lib�rateur; et le malheureux, dont l'imagination marche r�veuse dans des espaces imaginaires, croit enfin avoir trouv� un point d'appui et un levier pour remuer le monde. Pouss� par le plus ex�crable des d�mons, il ose prononcer son r�ve; l'enfer a ses t�moins, ses juges, et le d�lire se termine au pied de l'�chafaud: telle est, en peu de mots, l'histoire des patriotes de 1816 sollicit�s par l'inf�me Schilkin. Mais revenons � la brigade de s�ret�.
Apr�s la formation de cette brigade, les officiers de paix et leurs agents, qui m'en voulaient d�j� beaucoup, cri�rent � l'abomination: ce furent eux qui sem�rent sur mon compte les bruits les plus absurdes; ils imagin�rent le surnom de bande � Vidocq, qui fut appliqu� au personnel de la police de s�ret�; ils publi�rent que ce personnel n'�tait compos� que de for�ats lib�r�s ou d'anciens filous habiles � faire la bourse et la montre. �Peut-on, disaient-ils, permettre � un pareil homme de s'entourer de la sorte? n'est-ce pas mettre � sa discr�tion la vie et l'argent des citoyens?� D'autres fois ils me comparaient au Vieux de la montagne: �quand il voudra, il nous �gorgera tous, pr�tendait le respectable M. Yvrier, n'a-t-il pas ses S��des? C'est une infamie! Dans quel temps vivons-nous? poursuivait-il, il n'y a plus de morale, pas m�me � la police.� Le bon homme!!! avec sa morale! Au surplus, ce n'�tait pas l� ce qui l'inqui�tait; messieurs les officiers de paix nous auraient volontiers pardonn� d'avoir �t� aux gal�res, si le pr�fet avait pu ne pas s'apercevoir que quand il s'agissait de d�couvrir un voleur ou de l'arr�ter, on devait un peu plus compter sur nous que sur eux. Notre adresse et notre exp�rience les tuaient dans l'opinion des magistrats: aussi, lorsqu'il leur fut d�montr� que tous leurs efforts pour faire prononcer mon renvoi �taient inutiles, chang�rent-ils de batteries; ils ne m'attaqu�rent plus directement, mais ils attaqu�rent mes agents, et tous les moyens de les rendre odieux � l'autorit� leur sembl�rent bons. S'�tait-il commis un vol, soit � l'entr�e d'un th��tre, soit � l'int�rieur, vite ils r�digeaient un rapport, et les membres de la terrible brigade �taient d�sign�s comme les auteurs pr�sum�s. Il en �tait de m�me chaque fois que dans Paris il y avait de grands rassemblements; messieurs les officiers de paix ne laissaient pas �chapper une seule de ces occasions de faire le proc�s � la brigade;... il ne se perdait pas un chat qu'on ne lui reproch�t de l'avoir vol�.
Fatigu� � la fin de ces perp�tuelles inculpations, je r�solus d'y mettre un terme. Pour r�duire au silence messieurs les officiers de paix, je ne pouvais pas couper les bras � mes agents, ils en avaient besoin; mais afin de tout concilier, je leur signifiai qu'� l'avenir ils eussent � porter constamment des gants de peau de daim, et je leur d�clarai que le premier d'entre eux que je rencontrerais dehors sans �tre gant�, serait expuls� imm�diatement.
Cette mesure d�concerta tout-�-fait la malveillance: d�sormais il �tait impossible de reprocher � mes agents de travailler dans la foule. Messieurs les officiers de paix, qui n'ignoraient pas qu'il n'est point de main adroite, si elle n'est compl�tement nue, rest�rent bouche close, ils savaient le proverbe: Il n'est si bon matou qui attrape une souris avec des mitaines. Ce fut le matin � l'ordre que je fis conna�tre aux agents l'exp�dient que j'avais trouv� pour faire cesser toutes les clabauderies auxquelles ils �taient en butte.
�Messieurs, leur dis-je, on ne veut pas plus croire � votre probit� qu'on ne croit � la chastet� des pr�tres. Eh bien! pour donner tort aux incr�dules, j'ai pens� qu'il n'y avait rien de si naturel, dans un cas comme dans l'autre, que de paralyser le membre qui peut �tre l'instrument du p�ch�; chez vous, messieurs, ce sont les mains: je sais que vous �tes incapables d'en faire un mauvais usage, mais pour �viter tout pr�texte au soup�on, j'exige que dor�navant vous ne sortiez qu'avec des gants.�
Cette pr�caution, je dois le dire, n'�tait pas command�e par la conduite de mes agents, puisqu'aucun des voleurs ou for�ats que j'ai employ� ne s'est compromis aussi long-temps qu'il a fait partie de la brigade; quelques-uns sont retomb�s dans le crime, mais s'ils sont devenus coupables, ce n'a �t� qu'apr�s avoir �t� renvoy�s. Vu les ant�c�dents et la position de ces hommes, le pouvoir que j'exer�ais sur eux �tait en quelque sorte arbitraire; pour les maintenir dans le devoir, il fallait une volont� de fer et une r�solution plus forte encore. Mon ascendant sur eux, provenait surtout de ce qu'ils ne m'avaient pas connu avant mon entr�e dans la police: plusieurs m'avaient vu soit � la Force, soit � Bic�tre; mais je n'avais jamais �t� que leur camarade de d�tention, et je pouvais les mettre au d�fi de citer une affaire � laquelle j'eusse particip�, soit avec d'autres, soit avec eux.
Il est � remarquer que la plupart de mes agents �taient des lib�r�s, que j'avais moi-m�me arr�t�s � l'�poque ou ils s'�taient brouill�s avec la justice. A l'expiration de leur peine, ils venaient me prier de les enr�ler, et lorsque je leur reconnaissais de l'intelligence, je les utilisais pour le service de s�ret�: une fois admis dans la brigade, ils s'amendaient momentan�ment, mais sous un seul rapport; ils ne volaient plus: quand au reste, ils �taient toujours des �tres perdus de d�bauche, adonn�s au vin, aux femmes et surtout au jeu; plusieurs d'entre eux y allaient perdre leurs appointements du mois, au lieu de payer le traiteur ou le tailleur qui leur donnait des v�tements. En vain faisais-je en sorte de leur laisser le moins de loisirs possibles, ils en trouvaient toujours assez pour s'entretenir dans de vicieuses habitudes. Oblig�s de consacrer dix-huit heures par jour � la police, ils se d�pravaient moins que s'ils eussent �t� des sin�curistes; mais toujours est-il que de temps � autre ils se permettaient des incartades; et quand elles �taient l�g�res, ordinairement je les leur pardonnais. Pour les traiter avec moins d'indulgence, il aurait fallu que je ne connusse pas ce vieil adage qui dit qu'il est impossible d'emp�cher la rivi�re de couler. Tant que leurs torts n'�taient que de l'inconduite, je devais me borner � la r�primande; souvent les mercuriales que je leur adressais �taient autant de coups d'�p�e dans l'eau, mais quelquefois aussi, suivant les caract�res, elles produisaient de l'effet. D'ailleurs tous les agents sous mes ordres �taient persuad�s qu'ils �taient de ma part l'objet d'une continuelle surveillance, et ils ne se trompaient pas; car j'avais mes mouches, et par elles j'�tais instruit de tout ce qu'ils faisaient: enfin, de loin comme de pr�s, je ne les perdais jamais de vue, et toute infraction au r�glement qui tra�ait leurs obligations[2] �tait aussit�t r�prim�e. Ce qui para�tra surprenant, c'est que, dans toutes les circonstances o� le service l'exigeait, ces hommes, indisciplinables � tant d'�gards, se pliaient � ma volont�, lors m�me qu'il y avait du p�ril � le faire. Nul autre que moi, j'ose le dire, n'e�t obtenu d'eux un pareil d�vouement.
En g�n�ral, j'ai reconnu que parmi les membres composant la brigade, ceux qui prenaient ce qu'on appelle du cœur � l'ouvrage, finissaient par devenir des sujets supportables; c'est-�-dire que sortis d'une orni�re pour entrer dans une autre, ils y marchaient sans se d�ranger de leur chemin. Ceux, au contraire, que rebutait le travail, retombaient dans une irr�gularit� dont les suites leur �taient toujours funestes. J'eus notamment l'occasion de faire une observation de ce genre sur un nomm� Desplanques, qui remplissait dans mon bureau les fonctions de secr�taire.
Ce Desplanques �tait un jeune homme bien �lev�; il avait de l'esprit, une r�daction facile, une belle �criture, et quelques autres talents qui auraient pu le mettre � m�me de prendre un rang honorable dans le monde. Malheureusement il �tait poss�d� de la manie du vol, et, pour comble de disgr�ce, il �tait paresseux au plus haut degr�. C'�tait un voleur qui avait le temp�rament des escrocs, ce qui revient � dire qu'il n'�tait propre � rien de ce qui n�cessite de l'assiduit� et de l'�nergie. Comme il n'�tait pas exact et s'acquittait fort mal de sa besogne, il m'arrivait assez fr�quemment de le gronder. �Vous vous plaignez sans cesse de ma n�gligence, me r�pondait-il, avec vous il faudrait �tre esclave; ma foi, je ne suis pas accoutum� � �tre tenu.� Desplanques sortait du bagne, o� il avait pass� six ans.
En l'admettant dans la brigade, j'avais cru faire une excellente acquisition, mais je ne tardai pas � me convaincre qu'il �tait incorrigible, et je me vis contraint de le renvoyer. Sans ressource alors, il recourut au seul moyen d'existence qui, dans une telle situation, puisse se concilier avec l'amour de l'oisivet�. Un soir passant dans la rue du Bac, devant la boutique d'un changeur, il brise un carreau, enl�ve une s�bille pleine d'or et se sauve. Au m�me instant on entend crier au voleur, et l'on se met � sa poursuite. A ces mots arr�tez, arr�tez, officieusement r�p�t�s de loin en loin, Desplanques redouble de vitesse, bient�t il sera hors d'atteinte; mais au d�tour d'une rue, il se jette dans les bras de deux agents ses anciens camarades: la rencontre �tait fatale. Il veut s'�chapper, inutiles efforts; les agents l'entra�nent et le conduisent chez le commissaire, o� le flagrant d�lit est aussit�t constat�. Desplanques �tait en �tat de r�cidive: on le condamna aux travaux forc�s � perp�tuit�; il est aujourd'hui � Toulon, o� il subit sa peine.
Des gens qui veulent juger de tout sans avoir �t� � m�me de s'�clairer par les faits, ont pr�tendu que des agents sortis de la caste des voleurs, devaient n�cessairement entretenir avec eux des intelligences, ou du moins les m�nager aussi long-temps qu'ils �taient assez adroits pour ne pas venir se br�ler � la chandelle. Je puis attester que les voleurs n'ont pas de plus cruels ennemis que les lib�r�s qui se sont ralli�s � la banni�re de la police; et que ces derniers � l'exemple de tous les transfuges ne d�ploient jamais plus de z�le que quand il s'agit de servir un ami, c'est-�-dire d'arr�ter un ex-camarade. En g�n�ral, un voleur qui se croit corrig� est sans piti� pour ses anciens confr�res: plus il aura �t� intr�pide dans son temps, plus il se montrera implacable � leur �gard.
Un jour les nomm�s Cerf, Macolein et Dorl�, sont amen�s au bureau comme pr�venus de vols; en les voyant, Coco-Lacour, long-temps leur compagnon et leur intime, est comme transport� d'indignation, il se l�ve et apostrophe Dorl� en ces termes:
�Lacour. Eh bien! monsieur le dr�le, vous ne voulez donc pas vous corriger?
�Dorl�. Je ne vous comprends pas M. Coco, de la morale!
�Lacour, furieux. Qu'appelez-vous Coco? Sachez que ce nom n'est pas le mien, je me nomme Lacour; oui Lacour, entendez-vous?
�Dorl�. Ah! mon dieu, je ne le sais que trop, vous �tes Lacour; mais vous n'avez sans doute pas oubli� que lorsque nous �tions camarades, vous ne vouliez pas d'autre nom que Coco, et tous les amis ne vous ont jamais appel�autrement.—Dis donc Cerf, as-tu d�j� vu un coco de cette force?
�Cerf, haussant les �paules. Il n'y a plus d'enfants, tout le monde s'en m�le; monsieur Lacour!!!
�Lacour. C'est bon, c'est bon, autres temps, autres mœurs; castigat ridendo mores; je sais que dans ma jeunesse j'ai pu avoir des �garements; mais....�
Lacour essaya d'arranger quelques phrases dans lesquelles il fit entrer le mot honneur; mais Dorl� qui n'�tait pas d'humeur � �couter sa remontrance, lui ferma la bouche en lui rappelant toutes les occasions dans lesquelles ils avaient travaill� ensemble. Maintes fois Lacour a �prouv� des d�sagr�ments de ce genre: lui arrivait-il de reprocher � des voleurs leur t�nacit� au m�tier, c'�tait toujours par des impertinences qu'il �tait r�compens� de ses bonnes intentions.
Dieu vous b�nisse!—Les conciliabules.—L'h�ritage d'Alexandre.—Les cancans et les proph�ties.—Le salut en spirale.—Grande conjuration.—Enqu�te.—R�v�lations au sujet d'un Monseigneur le dauphin.—Je suis innocent.—La fable souvent reproduite.—Les Plutarque du pilier litt�raire et l'imprimeur Tiger.—L'histoire admirable et pourtant v�ridique du fameux Vidocq.—Sa mort, en 1875.
Une fois parvenu au poste de chef de la police de s�ret�, je n'eus plus � me garantir des pi�ges dans lesquels on avait si souvent cherch� � m'attirer. Le temps des �preuves �tait pass�; mais il fallut me tenir en garde contre la basse jalousie de quelques-uns de mes subordonn�s qui convoitaient mon emploi, et mettaient tout en œuvre afin de parvenir � me supplanter. Coco-Lacour fut notamment l'un de ceux qui se donn�rent le plus de mal, pour me caresser et me nuire tout ensemble. Au moment o� ce patelin se d�tournait de cinquante pas, et aurait renvers� toutes les chaises d'une �glise pour venir me saluer d'un mielleux Dieu vous b�nisse! lorsque, par hasard, il m'avait entendu �ternuer, j'�tais bien s�r qu'il y avait anguille sous roche. Personne moins que moi ne se m�prenait sur ces petites attentions d'un homme qui se prosterne quand � peine il est besoin de s'incliner. Mais, comme j'avais la conscience que je faisais mon devoir, il m'importait peu que ces d�monstrations d'une politesse outr�e fussent vraies ou fausses. Il ne se passait gu�re de jours que mes mouches ne vinssent m'avertir que Lacour �tait l'ame de certains conciliabules o� se tenaient toute esp�ce de propos sur mon compte; il projetait, disait-on, de me faire tomber; et il s'�tait form� un parti qui conspirait avec lui: j'�tais le tyran qu'il fallait abattre. D'abord, les conjur�s se content�rent de clabauder; et comme ils avaient sans cesse ma chute en perspective, pour se faire mutuellement plaisir, ils se la pr�disaient � l'envi, et chacun d'eux se partageait d'avance l'h�ritage d'Alexandre. J'ignore si cet h�ritage est �chu au plus digne; mais ce que je sais bien, c'est que mon successeur ne se fit pas faute de men�es plus ou moins adroites pour r�ussir � se le faire adjuger avant mon abdication.
Des clabauderies et des cancans, Lacour et ses affid�s pass�rent � des trames plus r�elles; et � l'approche des assises, pendant lesquelles devaient �tre jug�s les nomm�s Peyois, Leblanc, Berthelet et Lefebure, pr�venus de vol avec effraction, � l'aide d'une pince ou monseigneur le dauphin, ils r�pandirent le bruit que j'�tais � la veille d'une catastrophe, et que vraisemblablement je ne m'en tirerais pas les chausses nettes.
Cette proph�tie, lanc�e chez tous les marchands de vin des environs du Palais de Justice, me fut promptement rapport�e; mais je ne m'en inqui�tais pas plus que de tant d'autres qui ne s'�taient pas r�alis�es; seulement, je crus m'apercevoir que Lacour redoublait � mon �gard de souplesse et de petits soins; il me saluait plus respectueusement et plus affectueusement encore que de coutume; ses yeux, � la faveur de ce mouvement en spirale qu'il imprime � sa t�te, lorsqu'il vise � donner les gr�ces de l'homme comme il faut, �vitaient de plus en plus la rencontre des miens. A la m�me �poque, je remarquai chez trois autres de mes agents, Chrestien, Utinet et Decostard, un redoublement d'ardeur pour le service et de complaisance qui m'�tonnait. J'�tais instruit que ces messieurs avaient de fr�quentes conf�rences avec Lacour; moi-m�me, sans songer le moins du monde � �pier leurs d�marches, dans mon int�r�t personnel, je les avais surpris chuchotant et s'entretenant de moi. Un soir, entr'autres, en passant dans la cour de la Sainte-Chapelle (car ils complotaient jusque dans le sanctuaire), j'avais entendu l'un d'eux se r�jouir de ce que je ne parerais pas la botte qu'on allait me porter. Quelle �tait cette botte? je ne m'en faisais pas une id�e, lorsque Peyois et ses co-accus�s ayant �t� traduits, les d�bats judiciaires me r�v�l�rent une machination atroce, tendant � �tablir que j'�tais l'instigateur du crime qui les avait amen�s sur les bancs. Peyois pr�tendait que s'�tant adress� � moi, pour me demander si je connaissais un recruteur qui eut un rempla�ant � fournir, je lui avais propos� de voler pour mon compte, et que m�me je lui avais donn� trois francs pour acheter la pince avec laquelle il avait �t� pris faisant effraction chez le sieur Labatty. Berthelet et Lefebure confirmaient le dire de Peyois, et un marchand de vins, nomm� Leblanc, qui, impliqu� comme eux, paraissait avoir �t� le v�ritable bailleur de fonds pour l'acquisition de l'instrument, les encourageait � pers�v�rer dans un syst�me de d�fense qui, s'il �tait admis, devait avoir n�cessairement pour effet de le faire absoudre. Les avocats qui plaid�rent dans cette cause ne manqu�rent pas de tirer tout le parti possible de la pr�tendue instigation qui m'�tait imput�e; et comme ils parlaient d'apr�s leur conviction, s'ils ne d�termin�rent pas le jury � rendre une d�cision favorable � leurs clients, du moins parvinrent-ils � jeter dans l'esprit des juges et du public de terribles pr�ventions contre moi. D�s lors, je crus qu'il �tait urgent de me disculper, et certain de mon innocence, je priai M. le pr�fet de police de vouloir bien ordonner une enqu�te, dans le but de constater la v�rit�.
Peyois, Berthelet et Lefebure venaient d'�tre condamn�s; j'imaginais que n'ayant plus d�sormais aucun int�r�t � soutenir le mensonge, ils confesseraient qu'ils m'avaient calomni�; je pr�sumais, en outre, que dans le cas o� leur conduite aurait �t� le r�sultat d'une suggestion, ils ne feraient plus difficult� de nommer les conseillers de l'imposture qu'ils avaient audacieusement soutenue devant la justice. Le pr�fet ordonna l'enqu�te que je sollicitai, et au moment o� il confiait le soin de la diriger � M. Fleuriais, commissaire de police pour le quartier de la cit�, un premier document, sur lequel je n'avais pas compt�, pr�luda � ma justification: c'�tait une lettre de Berthelet au marchand de vins Leblanc, qui avait �t� d�clar� non-coupable; je la transcris ici, parce qu'elle montre � quoi se r�duisent les accusations que l'on n'a cess� de diriger contre moi, tout le temps que j'ai �t� attach� � la police, et depuis que j'ai cess� de lui appartenir. Voici cette pi�ce, dont je reproduis jusqu'� l'orthographe:
A MONSIEUR
Monsieur le Blanc, ma�tre marchand de vin, demeurant barri�re du Combat, boulvard de la Chopinette, au signe de la Crois, � proche Paris.
�Monsieur, je vous Ecris Cette lettre Cest pour m'enformer de l'�tat de votre sant�e Et au meme tamps pour vous pr�venir que nous sommes pourvus an grace de notre jugement. Vous ne doutez pas de ma malheureuse position. C'est pourquoi que je vous previens que si vous mabandonn�, je ferais de nouvelle R�v�lation de la peine que vous avez fourny et qui a deplus �t� trouv� ch�s vous, dont vous n'ignor�s pas ce que nous avons cach� � la justice a cette Egard, et dont un chef de la police a �t� cit�s dans cette affaire qui �tait innocant Et qu'on a cherch� � rendre victime, vous n'ignor�s pas les promesse que vous m'av�s faite dans votre chambre pour vous soutenir dans le tribunal, vous n'ignor�s pas que j'ai vendu le suc et de la chandelle � votre femme C'est pourquoi si vous mabandonn� je ne vous regarder�s pas pour un nomme dapr�s toutes vos belles promesse.
�Rappel�s vous que la justice ne pert pas ces droit et que je pour�s vous faire appell�s en....
�Vous nav�s Rien a craindre cette a passer secr�ttement BERTHELET.�
Et plus bas: �japrouve Lecriture ci desus.�
Suivant l'usage, cette lettre, qui devait passer si secr�tement, fut remise au geolier qui, en ayant pris connaissance, la fit aussit�t parvenir � la pr�fecture de police. Leblanc n'ayant pu, par cons�quent, ni r�pondre ni venir au secours de Berthelet, ce dernier perdit patience, et, en ex�cution des menaces qu'il avait faites, il m'�crivit, de la Conciergerie, une autre lettre ainsi con�ue:
Ce 29 septembre 1823.
�Monsieur
Dapr�s les debats de la cours dassise Et le resum�e du pr�sident qui porte a charge Dapr�s la De claration du nomm� Peyois qui par une Fosse de claration faite par lui au tribunal d'un Ecul de 3 fr. que vous lui aviez donn�s pour achet� linstrument qui a Cass�s la porte � Monsieur Labbaty.
�Moi Berthelet En pr�sence des autorit�es veux faire Reconna�tre la v�rit�e Et votre innoncence je d�clare 1� savoir ou la peince a et� achet�e 2� de la maison dou elle est sorty 3� et le nom de celui qui la fourny avec v�rit�e
�BERTHELET.�
Et plus bas: �j'approuve leCriture ci Desue.�
Plus bas encore, le sceau de la maison de justice, et cette mention de la main du chef des employ�s de la Conciergerie... �lecriture cidessus et la signature est celle de Berthelet.�
�EGLY.�
Berthelet, interrog� par M. Fleuriais, d�clara que la pince avait co�t� quarante-cinq sous; qu'elle avait �t� achet�e au faubourg du Temple, chez un marchand fripier, et que Leblanc, instruit de l'usage qu'on devait en faire, avait avanc� l'argent pour la payer. �Le march� conclu, poursuivit Berthelet, Leblanc, qui �tait rest� un peu en arri�re, me dit: Si on te demande ce que tu veux faire de la pince, tu diras que tu es tailleur de cristaux, et que tu en as besoin pour serrer la roue de ton m�tier. Si on te demande tes papiers, tu me feras venir et je dirai que tu es mon apprenti. J'allai le rejoindre ayant pince � la main, et il me dit de la lui donner, pour la mettre sous sa redingotte, dans la crainte que je ne fusse rencontr� par des agents. Leblanc me conduisit de suite chez lui. En arrivant, son premier soin fut de descendre � sa cave, pour y d�poser la pince. Je remontai au premier o� je trouvai Lefebure, � qui je dis que j'avais achet� la pince. Le soir m�me, apr�s avoir bu jusqu'� dix heures, Lefebure, Peyois et moi, nous all�mes rotonde du Temple, dans une petite rue dont je ne sais pas le nom; Peyois, tandis que Lefebure et moi nous faisions le guet, pratiqua trente-trois trous au moyen d'une vrille, dans le volet d'une marchande ling�re. Le couteau dont se servait Peyois pour couper l'entre deux des trous, ayant cass�, et notre coup ayant manqu�, nous nous retir�mes; nous all�mes ensuite � la halle, contre la pointe Saint-Eustache, o� Peyois, se servant de la pince dont j'ai parl�, essaya de faire sauter la porte d'un mercier. Quelqu'un de l'int�rieur ayant demand� ce qu'on voulait, nous pr�mes la fuite; il �tait alors deux heures et demie du matin. Nous all�mes tous les trois � l'h�tel d'Angleterre, o� Peyois remit � la bourgeoise de la maison, qu'il connaissait, un parapluie qu'il avait avec lui.
�Avant d'y entrer, Peyois avait remis � une marchande de caf� qui �tait en plein air, pr�s le Palais-Royal, la pince qui �tait envelopp�e dans un sac. Nous sort�mes de l'h�tel d'Angleterre � pr�s de cinq heures du matin, et Peyois reprit � la marchande de caf� la pince qu'il lui avait donn�e � garder. Je dois dire que cette femme ignorait ce que c'�tait. Peyois s'en alla chez Leblanc, son bourgeois, et emporta la pince avec lui. Lefebure et moi ne nous quitt�mes plus, et nous retourn�mes chez Leblanc � cinq heures du soir, o� nous rest�mes jusqu'� dix. Leblanc me remit un briquet phosphorique pour nous servir au besoin, ainsi qu'un bout de chandelle. Je m'�tais m�me amus� avec la pointe d'un couteau � tracer sur ce briquet, qui �tait en plomb, la lettre L qui commence le nom de Leblanc. Peyois, Lefebure et moi, nous sort�mes ensemble. Peyois ayant pris sur lui la pince, la passa � la barri�re et nous la remit apr�s. Il s'arr�ta en chemin, pour aller dans une maison garnie avec Victoire Bigan, et Lefebure et moi nous all�mes commettre chez Labbaty le vol par suite duquel nous avons �t� arr�t�s. La pince et une partie des effets qui avaient �t� vol�s, furent port�s par Lefebure chez Leblanc.
�Leblanc, qui a �t� mis en jugement avec nous, m'avait engag� � ne pas le charger et � ne pas d�mentir Peyois, qui devait dire que c'�tait M. Vidocq qui lui avait donn� trois francs pour acheter la pince; et il m'avait promis de me donner une somme d'argent, si je voulais soutenir la m�me chose; j'y avais consenti, craignant qu'en disant la v�rit� mon affaire ne devint plus mauvaise.� (D�claration du 3 octobre 1823.)
Lefebure, qui comparut ensuite, sans avoir pu communiquer avec Berthelet, confirma la d�claration de ce dernier, en ce qui concernait Leblanc. �Si je n'ai pas dit, ajouta-t-il, que c'est lui qui a fourni � Berthelet l'argent pour acheter la pince, c'est que Peyois m'avait engag� � dire que c'�tait lui Peyois qui l'avait achet�e. Peyois �tant compromis dans ce vol, n'avait pas voulu charger Leblanc qui lui faisait du bien et qui pouvait lui en faire davantage par la suite.�
Un sieur Egly, chef des employ�s de la Conciergerie, et les nomm�s Lecomte et Vermont, d�tenus dans cette maison, ayant �t� entendus par M. Fleuriais, rapport�rent plusieurs conversations dans lesquelles Berthelet, Lefebure et Peyois �taient convenus devant eux qu'ils m'avaient inculp� � tort. Dans leur t�moignage, tous les condamn�s s'accordaient � dire que je les avais constamment d�tourn�s de faire le mal. Vermont raconta, en outre, qu'un jour les ayant bl�m�s de ce qu'ils m'avaient compromis sans motif, ils lui r�pondirent: �Bah! nous nous f....... bien de cela, nous aurions compromis le P�re �ternel, pour nous sauver; mais �a a mal r�ussi.�
Peyois, qui �tait le plus jeune des condamn�s mit moins de franchise dans ses r�ponses; son amiti� pour Leblanc le porta d'abord � cacher une partie de la v�rit�; cependant il ne put s'emp�cher de reconna�tre que j'�tais �tranger � l'achat de la pince.
�Pendant, dit-il, toute l'instruction qui a pr�c�d� ma mise en jugement, et devant la cour d'assises, j'ai affirm� et soutenu que c'�tait M. Vidocq qui m'avait donn� trois francs, pour acheter la pince � l'aide de laquelle a �t� commis le vol qui m'a fait arr�ter, ainsi que Berthelet, Leblanc, Lefebure et autres. J'ai persist� � dire toujours la m�me chose, esp�rant que cela pourrait ou diminuer ou all�ger ma peine. J'avais pens� � ce moyen, parce que des prisonniers m'avaient dit qu'il pourrait me servir. Je dois � la v�rit� de d�clarer aujourd'hui que M. Vidocq ne m'a point donn� l'argent en question pour acheter la pince; que c'est moi qui l'ai achet�e de mon argent: cette pince me co�ta quarante-huit sous, et je l'ai achet�e chez un ferrailleur en boutique, qui demeure dans la premi�re rue � droite en entrant dans la rue des Arcis, du c�t� du pont Notre-Dame. Je ne connais pas le nom du ferailleur; mais je pourrais facilement faire conna�tre sa boutique, qui, au surplus, est la deuxi�me � droite, en descendant dans cette rue. C'est le huit ou le neuf mars dernier que j'en fis l'achat; le ferrailleur et sa femme �taient dans la boutique; c'�tait la premi�re fois que j'achetais quelque chose chez eux.�
Trois jours apr�s, Peyois ayant �t� transf�r� � Bic�tre, �crivit au chef de la deuxi�me division de la pr�fecture de police une lettre dans laquelle il confessait qu'il en avait constamment impos� � la justice, et t�moignait le d�sir de faire des r�v�lations sinc�res: cette fois, la v�rit� toute enti�re allait �tre connue. Utinet, Chrestien, Decostard, Coco-Lacour, qui �taient venus � l'audience d�poser dans le sens de l'imposture, furent tout � coup d�voil�s: il devint �vident que Chrestien avait fait jouer les ressorts de l'intrigue qui devait amener mon expulsion de la police. Une d�claration que re�ut le maire de Gentilly, mit au grand jour toute l'infamie de cette machination,[3] dont Lacour, Chrestien, Decostard et Utinet s'�taient promis le succ�s le plus complet. C'�taient eux qui m'avaient envoy� Peyois, lorsqu'il �tait venu me trouver sous le pr�texte de me demander si je ne pourrais pas lui indiquer un recruteur qui e�t besoin d'un rempla�ant; c'�taient encore eux qui avaient engag� Berhtelet � se pr�senter dans mon bureau, pour me donner des avis sur certains vols qui devaient se commettre. Ils avaient ainsi dress�, pour le soutien de l'accusation sous le poids de laquelle ils projetaient de m'accabler, un �chafaudage de vraisemblance r�sultant de mes rapports avec les voleurs ant�rieurement � leur arrestation. Selon toutes les apparences, il n'�tait pas impossible qu'ils eussent quelque temps ferm� les yeux sur les exp�ditions de Peyois et consors, � la condition que s'il leur arrivait d'�tre pris en flagrant d�lit, ils adopteraient un syst�me de d�fense conforme � leurs int�r�ts. Il n'existait pas de vestige d'une transaction de ce genre, mais elle devait avoir eu lieu, et les d�marches de mes agents, soit pendant l'instruction de la proc�dure, soit depuis la condamnation des coupables, ne permettent pas d'�lever le moindre doute � cet �gard. Peyois est arr�t�, aussit�t Utinet et Chrestien se rendent � la Force, et ont avec lui un entretien dans lequel ils lui persuadent que c'est seulement en m'accusant qu'il pourra faire prendre � son affaire une tournure favorable; que s'il veut ne pas �tre condamn�, il n'a qu'� les faire appeler l'un et l'autre comme t�moins de ce qu'il leur convient qu'il avance; qu'ils soutiendront son assertion, et d�poseront dans le m�me sens que lui, que m�me ils diront qu'ils m'ont vu lui donner la somme de trois francs.
Les deux agents ne se bornent pas � ces conseils; pour �tre certains, � tout �v�nement, que Peyois ne se r�tractera pas, ils lui disent qu'ils ont � leur disposition un protecteur puissant, dont l'influence le pr�servera de toute esp�ce de condamnation, et qui, si par hasard une condamnation �tait in�vitable, aurait encore les bras assez longs pour faire casser le jugement.
Les d�bats ouverts, Utinet, Chrestien, Lacour et Decostard s'empressent de venir attester les faits qui me sont imput�s par Peyois. Cependant, ce jeune homme, � qui ils ont promis l'impunit�, est frapp� par le verdict; alors, appr�hendant qu'enfin �clair� sur sa position, il ne les fasse repentir de l'avoir tromp�, en d�voilant leurs perfidies, ils se h�tent de ranimer son espoir, et non-seulement ils exigent de lui qu'il se pourvoie en cassation, mais encore ils offrent de lui donner un d�fenseur � leurs frais et s'engagent � payer tous les d�pens que cet appel occasionera. La m�re de Peyois est �galement obs�d�e par ces intrigants; ils lui font les m�mes offres de service et les m�mes promesses; Lacour, Decostard et Chrestien l'entra�nent chez le sieur Bazile, marchand de vin, place du Palais de Justice; et l�, en pr�sence d'une bouteille de vin et de la femme Leblanc, ils d�ploient toute leur �loquence pour d�montrer � la m�re Peyois que si elle les seconde et que son fils soit docile � leurs avis, il leur sera facile de le sauver; soyez tranquille, lui dit Chrestien, nous ferons tout ce qu'il faudra faire.
Telles furent les lumi�res que produisit l'enqu�te; il devint �vident pour les magistrats que l'incident de la pince fournie par Vidocq �tait une invention de mes agents; et depuis l'on a brod� sur ce fonds une foule de r�cits plus ou moins bizarres, que les Plutarque du Pilier litt�raire ne manqueront pas de donner pour authentiques, si jamais il prend fantaisie � l'imprimeur Tiger ou � son successeur d'ajouter � la collection de livres forains, l'Histoire admirable et pourtant v�ridique des faits, gestes et aventures m�morables, extraordinaires ou surprenantes du c�l�bre Vidocq, avec le portrait de ce grand mouchard, repr�sent� en personne naturelle et vivante, tel qu'il �tait avant sa mort, arriv�e sans accident le jour de son d�c�s, en sa maison de Saint-Mand�, � l'heure de minuit, le 22 juillet de l'an de gr�ce 1875.
Les nouvellistes de malheur.—L'�cho de la rue de J�rusalem et lieux circonvoisins.—Toujours Vidocq.—Feu les Ath�niens et d�funt Aristide.—L'ostracisme et les coquilles.—La patte du chat.—Je fais des voleurs.—Les deux Guillotin.—Le cloaque Desnoyers.—Le chaos et la cr�ation.—Monsieur Double-Croche et la cage � poulets.—Une mise d�cente.—Le supr�me bon ton.—Guerre aux modernes.—Le cadran bleu de la Canaille.—Une soci�t� bien compos�e.—Les Orientalistes et les Argonautes.—Les gigots des pr�s sal�s.—La queue du chat.—Les pruneaux et la chahut.—Riboulet et Manon la Blonde.—L'Entr�e triomphale.—Le petit p�re noir.—Deux ballades.—L'hospitalit�.—L'ami de coll�ge.—Les Enfants du Soleil.
Je demande pardon au lecteur de l'avoir entretenu si longuement de mes tribulations, et des petites malices de mes agents: j'aurais bien d�sir� lui �pargner l'ennui d'un chapitre qui n'int�resse que ma r�putation; mais, avant d'aller plus loin, j'avais � cœur de montrer qu'il n'est pas toujours bon, bien qu'on ne pr�te qu'aux riches, d'ajouter foi aux sornettes que d�bitent mes ennemis. Que n'ont pas imagin� les mouchards, les voleurs et les escrocs, qui n'�prouvaient pas moins les uns que les autres le besoin de me voir �vinc� de la police?
�Un tel est enfonc�, racontait un ami � sa femme, lorsque le matin ou le soir il revenait au g�te.
—�Pas possible!
—�Eh! mon Dieu! comme je te dis.
—�Par qui donc?
—�Faut-il le demander? par ce gueux de Vidocq.�
Deux de ces faiseurs d'affaires, qui sont nombreux sur le pav� de Paris, se rencontraient-ils:
�Tu ne sais pas la nouvelle? ce pauvre Harrisson est � la Force.
—�Tu plaisantes.
—�Je voudrais plaisanter; il �tait en train de traiter d'une partie de marchandises, j'aurais eu mon droit de commission; eh bien! mon cher, le diable s'en est m�l�; en prenant livraison il a �t� arr�t�.
—�Et par qui?
—�Le mis�rable!�
Une capture d'une haute importance �tait-elle annonc�e dans les bureaux de la pr�fecture; avais-je saisi quelque grand criminel, dont les plus fins matois d'entre les agents avaient cent fois perdu la piste, tout aussit�t les mouches de bourdonner: �C'est encore ce maudit Vidocq qui a empoign� celui-l�.� C'�taient dans la gent moucharde des r�criminations � n'en plus finir: tout le long des rues de J�rusalem et de Sainte-Anne, de cabaret en cabaret, l'�cho r�p�tait avec l'accent du d�pit, encore Vidocq! toujours Vidocq! et ce nom r�sonnait plus d�sagr�ablement aux oreilles de la cabale, qu'� celles de feu les Ath�niens le surnom de Juste, qui leur avait fait prendre en grippe d�funt Aristide.
Quel bonheur pour la clique des voleurs, des escrocs et des mouchards, si, tout expr�s pour leur offrir un moyen de se d�livrer de moi, on avait ressuscit� en leur faveur la loi de l'Ostracisme! Comme alors ils auraient rejoint leurs coquilles! Mais, sauf les conspirations du genre de celles dont M. Coco et ses complices se promettaient un si fortun� d�nouement, que pouvaient-ils faire? Dans la ruche, on imposait silence aux fr�lons. �Voyez Vidocq, leur disaient les chefs; prenez exemple sur lui; quelle activit� il d�ploie! toujours sur pied, jour et nuit, il ne dort pas; avec quatre hommes comme lui, on r�pondrait de la s�ret� de la capitale.�
Ces �loges irritaient les endormis, mais il ne les tentaient pas; se r�veillaient-ils, ce n'�tait jamais que la verre � la main; et au lieu de se rendre � tire-d'aile o� les appelait le devoir, ils se formaient en petit comit�, et s'amusaient � me travailler le casaquin, qu'on me passe l'expression, elle n'est pas de moi.
�Non, il n'est pas possible, disait l'un; pour prendre ainsi marons les voleurs, il faut qu'il s'entende avec eux.
—�Parbleu! reprenait un autre, c'est lui qui les met en œuvre; il se sert de la patte du chat.....
—�Oh! c'est un malin singe, ajoutait un troisi�me.�
Puis un quatri�me, brochant sur le tout, s'�criait d'un ton sententieux: �Quand il n'a pas de voleurs, il en fait.�
Or, voici comment je faisais des voleurs.
Je ne pense pas que parmi les lecteurs de ces M�moires, il s'en trouve un seul qui, m�me par cas fortuit, ait mis les pieds chez Guillotin.—Eh! quoi, me dira-t-on, Guillotin!�
Ce savant m�decin, |
Que l'amour du prochain |
Fit mourir de chagrin. |
Vous n'y �tes pas; il s'agit bien ici du fameux docteur qui.... Le Guillotin dont je parle est tout simplement un modeste frelateur de vins, dont l'�tablissement, fort connu des voleurs du plus bas �tage, est situ� en face de ce cloaque Desnoyers, que les riboteurs de la barri�re appellent le grand salon de la Courtille. Un ouvrier peut encore �tre honn�te jusqu'� un certain point, et se risquer, en passant, chez le papa Desnoyers. S'il n'a pas froid aux yeux, et qu'au b�ton ainsi qu'� la savatte, il s'entende � moucher les malins, il se pourra, les gendarmes aidant, qu'il en soit quitte pour quelques horions, et n'ait � payer d'autre �cot que le sien. Chez Guillotin, il ne s'en tirera pas � si bon march�, surtout s'il y est venu proprement couvert et avec le gousset passablement garni.
Que l'on se figure une salle carr�e assez vaste, dont les murs, jadis blancs, ont �t� noircis par des exhalaisons de toute esp�ce: tel est, dans toute sa simplicit�, l'aspect d'un temple consacr� au culte de Bachus et de Terpsychore; d'abord, par une illusion d'optique assez naturelle, on n'est frapp� que de l'exigu�t� du local, mais l'œil venant � percer l'�paisse atmosph�re de mille vapeurs qui ne sont pas inodores, l'�tendue se manifeste par les d�tails qui s'�chappent du chaos. C'est l'instant de la cr�ation, tout s'�claircit, le brouillard se dissipe, il se peuple, il s'anime, des formes apparaissent, on se meut, on s'agite, ce ne sont pas des ombres vaines, c'est au contraire de la mati�re qui se croise et s'entrelace dans tous les sens. Que de b�atitudes! qu'elle joyeuse vie! jamais pour des �picuriens, tant de f�licit�s ne furent rassembl�es, ceux qui aiment � se vautrer y ont la main, de la fange partout: plusieurs rang�es de tables, sur lesquelles, sans qu'on les essuie jamais, se renouvellent cent fois le jour les plus d�go�tantes libations, encadrent un espace r�serv� � ce qu'on appelle les danseurs. Au fond de cet antre infect, s'�l�ve, support�e par quatre pieux vermoulus, une sorte d'estrade construite avec des d�bris de bateaux, que dissimule le grossier assemblage de deux ou trois lambeaux de vieille tapisserie. C'est sur cette cage � poulets qu'est juch�e la musique: deux clarinettes, un crincrin, le trombone retentissant, et l'assourdissante grosse caisse, cinq instruments dont les mouvements cadenc�s de la b�quille de monsieur Double-Croche, petit boiteux qui prend le titre de chef d'orchestre, r�gularise les terribles accords. Ici, tout est harmonie, les visages, les costumes, les mets que l'on pr�pare: une mise d�cente est de rigueur; il n'y a pas de bureau o� l'on d�pose les cannes, les parapluies et les manteaux: l'on peut entrer avec son crochet, mais l'on est pri� de laisser son �quipage � la porte (le mannequin); les femmes sont coiff�es en chien, c'est-�-dire les cheveux � volont�, et le mouchoir perch� au sommet de la t�te, o� par un nœud form� en avant, ses coins dessinent une rosette, ou si vous l'aimez mieux une cocarde qui menace l'œil � la mani�re de celle des mulets proven�aux. Pour les hommes, c'est la veste avec accompagnement de casquette et col rabattant, s'ils ont une chemise, qui est la tenue oblig�e: la culotte n'est pas n�cessaire; le supr�me bon ton serait le bonnet de police d'un canonnier, le dolman d'un hussard, le pantalon d'un lancier, les bottes d'un chasseur, enfin la d�froque surann�e de trois ou quatre r�giments ou la garde-robe d'un champ de bataille, pas de fanfan ainsi costum� qui ne soit la coqueluche de ces dames, tant elles adorent la cavalerie, et ont un go�t prononc� pour les habill�s de toutes les r�formes; mais rien ne leur pla�t comme des moustaches et le charivari rouge, orn� de son cuir.
Dans cette r�union, le chapeau de feutre, � moins qu'il ne soit d�fonc� ou priv� de ses bords, n'appara�t que de loin en loin; on ne se souvient pas d'y avoir vu un habit, et quiconque oserait s'y montrer en redingotte, � moins d'�tre un habitu� serait bien s�r de s'en aller en gilet rond. En vain demanderait-il gr�ce pour ces pans dont s'offusquent les regards de la noble assembl�e; trop heureux si apr�s avoir �t� baffou� et trait� de moderne � l'unanimit�, il n'en laisse qu'un seul entre les mains de cette belle jeunesse, qui, dans ses rages de gaiet�, hurle plut�t qu'elle ne chante ces paroles si caract�ristiques:
Laissez-moi donc, j'veux m'en aller: |
Tout d�bin� z'� la Courtille; |
Laissez-moi donc, j'veux m'en aller |
Tout d�bin� chez Desnoyers! |
Desnoyers est le Cadran bleu de la Canaille, mais avant de franchir le seuil du cabaret de Guillotin, la canaille elle-m�me y regarde � deux fois, de telle sorte que dans ce r�ceptacle on ne voit que des filles publiques avec leurs souteneurs, des filous de tous genres, quelques escrocs du dernier ordre, et bon nombre de ces pertubateurs nocturnes, intr�pides faubouriens, qui font deux parts de leur existence, l'une consacr�e au tapage, l'autre au vol. On se doute bien que l'argot est la seule langue que l'on parle dans cette aimable soci�t�; c'est presque toujours du fran�ais, mais tellement d�tourn� de sa signification primitive, qu'il n'est pas un membre de l'illustre compagnie des quarante qui p�t se flatter d'y comprendre goutte; et pourtant les abonn�s de Guillotin ont aussi leurs puristes; ceux-l� pr�tendent que l'argot a pris naissance � Lorient, et sans croire qu'on puisse leur contester la qualit� d'Orientalistes, ils se l'appliquent sans plus de fa�on, comme aussi celle d'Argonautes, lorsqu'il leur est arriv� d'achever leurs �tudes sous la direction des argousins, en faisant dans le port de Toulon, la navigation dormante � bord d'un vaisseau ras�. Si les notes �taient de mon go�t, je pourrais saisir aux cheveux l'occasion d'en faire quelques-unes de tr�s savantes, peut-�tre irais-je jusqu'� la dissertation, mais je suis en train de peindre le paradis des faiseurs d'orgies, les couleurs sont broy�es, achevons le tableau.
Si l'on boit chez Guillotin, on y mange �galement, et les myst�res de la cuisine de ce lieu de d�lices valent bien la peine d'�tre d�voil�s. Le petit p�re Guillotin n'a pas de boucher, mais il a son �quarrisseur; et dans ses casseroles de cuivre, dont le vert-de-gris n'empoisonne pas, le cheval fourbu se transforme en bœuf � la mode, les cuisses du caniche mis � mort dans la rue Gu�negaud deviennent des gigots des pr�s sal�s, et la magie d'une sauce raffermissante donne au veau mort-n� de la laiti�re l'ap�tissant coup d'œil du Pontoise. La ch�re assure-t-on, y est exquise en hiver, quand il tombe du verglas; et sous M. Delaveau, si parfois dans l'�t� le pain �tait hors de prix, durant le massacre des innocents, on �tait certain d'y trouver du mouton � bon compte.
Dans ce pays des m�tamorphoses, le li�vre n'eut jamais droit de bourgeoisie, il a c�d� sa place au lapin, et le lapin... que les rats sont heureux! oh fortunati nimium si... n�rint... c'est le magister de Saint-Mand� qui me pr�te la citation; on me dit que c'est du latin, peut-�tre est-ce du grec ou de l'h�breu, n'importe, je m'abandonne, advienne que pourra, � la volont� de Dieu; mais toujours est-il que si les rats avaient pu voir ce que j'ai vu, � moins que d'�tre une race ingrate et perverse, ils auraient ouvert une souscription pour �riger une statue au lib�rateur petit p�re Guillotin.
Un soir, press� par ce besoin qu'un bon Fran�ais ne satisfait jamais seul, je me l�ve pour chercher une issue; je pousse une porte, elle c�de; � la fra�cheur de l'air, je reconnais que je suis dans une cour; l'endroit est propice, je m'avance � t�tons, tout-�-coup je fais un faux pas, on avait vraisemblablement d�rang� quelques pav�s, je tends les bras pour me retenir, et tandis que de l'un je saisis un poteau, de l'autre j'empoigne quelque chose de fort doux et de fort long. J'�tais dans les t�n�bres, il me semble voir briller quelques �tincelles, et au toucher, je crois reconna�tre certain appendice velu de la colonne vert�brale d'un quadrup�de; j'en tiens une botte, je tire dessus, et il me reste � la main un paquet de d�pouilles avec lequel je rentre dans la salle, au moment m�me o� M. Double-Croche, d�signant les figures aux danseurs, s'�gosille � crier la queue du chat.
Il ne faut pas demander si l'on saisit l'�-propos; il se fit dans l'assembl�e un miaulement g�n�ral, mais ce n'�tait au plus qu'une plaisanterie, les amateurs de gibelotte miaul�rent comme les autres, et apr�s avoir enfonc� leurs casquettes, �allons, dirent-ils en se l�chant les doigts, au petit bonheur! Coiff� de chat, nourri de m�me, nous ne manquerons pas de sit�t; la m�re des matous n'est pas morte.�
Les pratiques du papa Guillotin consomment d'ordinaire plus en huile qu'en coton, cependant je puis affirmer que, de mon temps, il s'est fait dans son cabaret quelques ripailles qui, distraction faite des liquides, n'eussent pas co�t� d'avantage au caf� Riche ou chez Grignon. Il me souvient de six individus, les nomm�s Driancourt, Vilattes, Pitroux et trois autres, qui trouv�rent le moyen d'y d�penser 166 francs dans une soir�e. A la v�rit�, chacun d'eux avait amen� sa particuli�re. Le bourgeois les avait sans doute quelque peu �corch�s, mais ils ne s'en plaignaient pas, et ce quart-d'heure que Rabelais trouve si dur � passer, ne leur arracha pas la moindre objection; ils pay�rent grandement, sans oublier le pour-boire du gar�on. Je les fis arr�ter pendant qu'ils acquittaient le montant de la carte, qu'ils n'avaient pas m�me pris le temps d'examiner. Les voleurs sont g�n�reux quand ils ont rencontr� une bonne veine. Ceux-l� venaient de commettre plusieurs vols consid�rables, qu'ils expient aujourd'hui dans les bagnes de France.
On a peine � croire qu'au centre de la civilisation, il puisse exister un repaire si hideux que l'antre Guillotin, il faut comme moi l'avoir vu: Hommes ou femmes, tout le monde y fumait en dansant, la pipe passait de bouche en bouche, et la plus aimable galanterie que l'on p�t faire aux nymphes qui venaient � ce rendez-vous, �taler leurs gr�ces dans les postures et attitudes de l'ind�cente chahut, �tait de leur offrir le pruneau, c'est-a-dire, la chique sentimentale, ou le tabac roul�, soumis ou non, suivant le degr� de familiarit�, � l'�preuve d'une premi�re mastication.
Les officiers de paix et les inspecteurs �taient de trop grands seigneurs pour se lancer au milieu d'un public pareil, ils s'en tenaient au contraire soigneusement � l'�cart, �vitant un contact qui leur r�pugnait; moi aussi j'�tais d�go�t�, mais en m�me temps j'�tais persuad� que pour d�couvrir et atteindre les malfaiteurs, il ne fallait pas attendre qu'ils vinssent se jeter dans nos bras; je me d�cidai donc � aller les chercher, et pour ne pas faire des explorations sans r�sultat, je m'attachai surtout � conna�tre les endroits qu'ils fr�quentaient par pr�dilection, ensuite comme le p�cheur qui a rencontr� un vivier, je jetai ma ligne � coup s�r. Je ne perdais pas mon temps � vouloir, comme on dit, trouver une aiguille dans une botte de foin: quand on veut avoir de l'eau, � moins que la rivi�re ne soit � sec, il est ridicule de compter sur la pluie; mais je quitte la m�taphore, et m'explique: tout cela signifie que le mouchard qui se propose de travailler utilement � la destruction des voleurs, doit autant que possible vivre avec eux, afin de saisir l'occasion d'appeler sur leur t�te la vindicte des lois. C'�tait ce que je faisais, et c'�tait aussi, ce que mes rivaux appelaient faire des voleurs; j'en ai fait de la sorte bon nombre, notamment � l'�poque de mes d�buts dans la police. Dans une apr�s-midi de l'hiver de 1811, j'eus le pressentiment, qu'une s�ance chez Guillotin, ne serait pas infructueuse. Sans �tre superstitieux, je ne sais pourquoi j'ai toujours c�d� � des inspirations de ce genre; je mis donc � contribution mon vestiaire, et apr�s m'�tre accommod� de mani�re � n'avoir pas l'air d'un moderne, je partis de chez moi avec un autre agent secret, le nomm� Riboulet, arsouille consomm�, que toutes les houris de la guinche (de la guinguette) revendiquaient comme leur chevalier, bien qu'il donn�t aussi dans les cotonneuses (fileuses de coton) qui voyaient en lui le plus agr�able des faubouriens. Pour l'excursion projet�e, une femme �tait un bagage indispensable; Riboulet avait sous la main celle qui nous convenait, c'�tait sa ma�tresse en titre, une fille publique nomm�e Manon la Blonde, qu'il avait pris l'engagement de faire respecter. En deux coups de temps elle e�t fait un polisson de ses bas de laine, serr� les cordons de taille de sa robe �carlate, pass� son schall gris angora � bordure blanche, chauss� ses galoches � pantoufles, rejoint ses cheveux, et donn� au fichu dont elle recouvrait son chef cet aspect de cr�nerie qui n'est pas obligatoire pour le n�glig�. Manon �tait � la joie de son cœur de faire le panier � deux anses.
Nous nous acheminons ainsi, bras dessus bras dessous, vers la Courtille. Arriv�s au cabaret, nous commen�ons par nous attabler dans un coin, afin d'�tre plus � port�e d'examiner ce qui se passe. Riboulet �tait un de ces hommes dont la seule pr�sence commande l'empressement, il n'avait pas parl� ni moi non plus que nous �tions servis. �Tu vois, me dit-il, le daron sait l'ordonnance, le pivois (le vin), le r�ti et la salade. Je demandai s'il n'�tait pas possible d'avoir de la matelotte.
—�De l'anguille, s'�cria Manon, on t'en f....ra; du cabot avec des pleurants (du chien de mer et des oignons), c'est assez bon.� Je n'insistai pas, et nous nous m�mes tous trois � d�vorer avec autant d'app�tit que si nous n'eussions pas connu les secrets du papa Guillotin.
Pendant ce repas, un bruit qui se fit entendre du c�t� de la porte attira notre attention. C'�taient des vainqueurs qui faisaient leur entr�e triomphale: m�les et femelles, ils �taient au nombre de six, formant trois couples d'individus qui n'avaient plus figure humaine; tous avaient ou des �gratignures au visage ou les yeux au beurre noir: au d�sordre sanglant de leur toilette, � la fra�cheur de leur d�braillement, il �tait ais� d'apercevoir qu'ils �taient les h�ros d'une batterie, dans laquelle de part et d'autre on s'�tait administr� force coups de poings. Ils s'avanc�rent vers notre table:
—�L'un des h�ros. Pardon le z'amis; y a-t'y place pour nous z'ici?
—�Moi. Nous serons un peu g�n�s, mais c'est �gal, en se serrant....
—�Riboulet (m'adressant la parole). Allons donc, cadet, tire la carrante (table) pour les camarades.
—�Manon (aux arrivants). Ces dames sont de votre soci�t�?
—�Une des h�ro�nes. Qu�que tu dis? (se tournant vers ses compagnes), qu�qu'elle dit?
—�Le h�ros de celle-ci. Tais ta gueule, Titine (C�lestine), madame t'insulte pas.
Toute la troupe s'assied.
—�Un h�ros. Eh! par ici, mon fi Guillotin; un petit p�re noir de quatre ans � huit Jacques (un broc de quatre litres � huit sous).
—�Guillotin. On y va, on y va.
—�Le gar�on (ayant le broc � la main). Trente-deux sous, s'il vous pla�t.
�Les v'l� tes trente-deux pieds de nez, t'as donc tafe de Nozigue (tu te m�fies donc de nous)?
Le gar�on. Non, mes enfants, mais c'est la mode, ou, comme vous voudrez, la r�gle de la maison�.
Le vin coule dans tous les verres, on remplit aussi les n�tres: �Excusez de la libert�, dit alors celui qui avait vers�.
�—Il n'y a pas de mal, r�pondit Riboulet.
�—Vous savez, une politesse en vaut une autre.
�—Oh! il ne faudra pas me l'entonner.
�—Eh oui, buvons! qui payera? �a sera les pantres.
�—Tu l'as dit, mon homme, dessalons-nous.�
Nous nous dessal�mes si bien, que vers les dix heures du soir tout ce qu'il y avait de sympathique entre nous se manifestait d�j� par des protestations � perte de vue, et par des explosions de cette tendresse avin�e, qui met en dehors toutes les infirmit�s du cœur humain.
Quand fut venu l'instant de se retirer, nos nouvelles connaissances, et surtout leurs femmes, �taient dans une compl�te ivresse; Riboulet et sa maitresse n'�taient que gais: ainsi que moi, ils avaient conserv� leur t�te; mais pour para�tre � l'unisson, nous affections d'�tre hors d'�tat de pouvoir marcher: form�s en bande, parce que de la sorte les coups de vent sont moins � craindre, nous nous �loign�mes du th��tre de nos plaisirs.
Alors, afin de neutraliser par la puissance d'un refrain les dispositions chancelantes de notre bataillon, Riboulet, d'une voix dont les cordes vibraient dans la lie, se mit � chanter, dans le plus pur argot du bon temps, une de ces ballades � reprises qui sont aussi longues qu'un faubourg:
En roulant de vergne en vergne[4] |
Pour apprendre � goupiner,[5] |
J'ai rencontr� la mercandi�re,[6] |
Lonfa malura dondaine, |
Qui du pivois solisait,[7] |
Lonfa malura dond�. |
J'ai rencontr� la mercandi�re, |
Qui du pivois solisait. |
Je lui jaspine en bigorne,[8] |
Lonfa malura dondaine, |
Qu'as tu donc � morfiller?[9] |
Lonfa malura dond�. |
Je lui jaspine en bigorne, |
Qu'as-tu donc � morfiller? |
J'ai du chenu pivois sans lance,[10] |
Lonfa malura dondaine, |
Et du larton savonn�,[11] |
Lonfa malura dond�. |
J'ai du chenu pivois sans lance |
Et du larton savonn�, |
Une lourde, une tournante,[12] |
Lonfa malura dondaine, |
Et un pieu pour roupiller,[13] |
Lonfa malura dond�. |
Une lourde, une tournante |
Et un pieu pour roupiller. |
J'enquille dans sa cambriole,[14] |
Lonfa malura dondaine, |
Esp�rant de l'entifler,[15] |
Lonfa malura dond�. |
J'enquille dans sa cambriole, |
Esp�rant de l'entifler, |
Je rembroque au coin du rifle,[16] |
Lonfa malura dondaine, |
Un messi�re qui pion�ait,[17] |
Lonfa malura dond�. |
Je rembroque au coin du rifle |
Un messi�re qui pion�ait; |
J'ai sond� dans ses vallades,[18] |
Lonfa malura dondaine, |
Son carle j'ai pessigu�,[19] |
Lonfa malura dond�. |
J'ai sond� dans ses vallades, |
Son carle j'ai pessigu�, |
Son carle, aussi sa tocquante,[20] |
Lonfa malura dondaine, |
Et ses attaches de c�,[21] |
Lonfa malura dond�. |
Son carle, aussi sa tocquante |
Et ses attaches de c�, |
Son coulant et sa montante, [22] |
Lonfa malura dondaine, |
Et son combre galuch�,[23] |
Lonfa malura dond�. |
Son coulant, et sa montante, |
Et son combre galuch�, |
Son frusque, aussi sa lisette,[24] |
Lonfa malura dondaine, |
Et ses tirants brodanch�s,[25] |
Lonfa malura dond�. |
Son frusque, aussi sa lisette, |
Et ses tirants brodanch�s. |
Crompe, crompe, mercandi�re,[26] |
Lonfa malura dondaine, |
Car nous serions b�quill�s,[27] |
Lonfa malura dond�. |
Crompe, crompe, mercandi�re, |
Car nous serions b�quill�s. |
Sur la placarde de vergne,[28] |
Lonfa malura dondaine, |
Il nous faudrait gambiller,[29] |
Lonfa malura dond�. |
Sur la placarde de Vergne |
Il nous faudrait gambiller, |
Allum�s de toutes ces largues[30] |
Lonfa malura dondaine, |
Et du trepe rassembl�[31], |
Lonfa malura dond�. |
Allum�s de toutes ces largues, |
Et du trepe rassembl�, |
Et de ces charlots bons drilles[32], |
Lonfa malura dondaine, |
Tous aboulant goupiner[33], |
Lonfa malura dond�. |
Riboulet ayant d�bit� ses quatorze couplets, Manon la Blonde, voulut aussi faire admirer l'�tendue de son organe. �Eh, les autres! dit-elle, en v'la z'une que j'ai zapprise � Lazarre, pr�tez loche et rebectez apr�s moi:
Un jour � la Croix-Rouge, |
Nous �tions dix � douze. |
Elle s'interrompt, �comme aujourd'hui.�
Nous �tions dix � douze, |
Tous grinches de renom;[34] |
Nous attendions la sorgue[35], |
Voulant poisser des bogues[36] |
Pour faire du billon. [37] (bis.) |
Partage ou non partage, |
Tout est � notre usage; |
N'�pargnons le poitou.[38] |
Poissons avec adresse[39] |
Messi�res et gonzesses,[40] |
Sans faire de rego�t,[41] (bis.) |
Dessus le pont au Change |
Certain Argent-de-change |
Se criblait au charron.[42] |
J'engantai sa toquante,[43] |
Ses attaches brillantes,[44] |
Avec ses billemonts.[45] (bis.) |
Quand douze plombes crossent[46] |
Les p�gres s'en retournent[47] |
Au tapis de Montron.[48] |
Montron ouvre ta lourde,[49] |
Si tu veux que j'aboule[50] |
Et piausse en ton bocson.[51] (bis.) |
Montron drogue � sa larque,[52] |
Bonnis-moi donc giroffle[53] |
Qui sont ces p�gres-l�?[54] |
Des grinchisseurs de bogues,[55] |
Esquinteurs de boutoques,[56] |
Les connobres-tu pas?[57] (bis.) |
Et vite ma culbute;[58] |
Quand je vois mon affure[59] |
Je suis toujours par�.[60] |
Du plus grand cœur du monde |
Je vais � la profonde[61] |
Pour vous donner du frais. (bis.) |
Mais d�j� la patrarque,[62] |
Au clair de la moucharde,[63] |
Nous reluque de loin.[64] |
L'aventure est �trange, |
C'�tait l'Argent-de-change |
Que suivaient les roussins.[65] (bis.) |
A des fois l'on rigole,[66] |
Ou bien l'on pavillonne,[67] |
Qu'on devrait lansquiner.[68] |
Raille, griviers et cognes[69], |
Nous ont pour la cigogne[70] |
Tretous marrons paum�s.[71] (bis.) |
Ce final que nous pr�mes, pour ainsi dire, dans la bouche de Manon, avant qu'elle e�t achev� de le prononcer, fut r�p�t� huit � dix fois de mani�re � faire fr�mir les vitres de tout le quartier. Apr�s cet �lan d'une hilarit� bachique, les premi�res fum�es du vin, qui sont d'ordinaire les plus vives, venant peu � peu � se dissiper, nous entr�mes en conversation. Le chapitre des confidences, suivant la coutume, s'ouvrit en fa�on d'interrogatoire. Je ne me fis pas tirer l'oreille pour r�pondre, allant toujours au-del� de ce qu'on d�sirait savoir: �tranger � Paris, je n'avais connu Riboulet qu'� son passage dans la prison de Valenciennes, lorsqu'il avait �t� reconduit � son corps comme d�serteur; c'�tait un ami de coll�ge, (un camarade de d�tention) que j'avais retrouv�. Pour le surplus, j'eus soin de me repr�senter sous des couleurs qui les charm�rent: j'�tais un sacripan fini, je ne sais pas ce que je n'avais pas fait, et j'�tais pr�t � tout faire. Je me d�boutonnais pour les engager � se d�boutonner � leur tour, c'est une tactique qui m'a souvent r�ussi: bient�t les camarades bavard�rent comme des pies, et je fus au courant de leurs affaires tout aussi-bien que si je ne les eusse jamais quitt�s. Ils m'apprirent leurs noms, leur demeure, leurs exploits, leurs revers, leur espoir: ils avaient vraiment rencontr� l'homme qui �tait digne de leur confiance; je leur revenais, je leur convenais, tout �tait dit.
De semblables explications alt�rent toujours plus ou moins: tous les rogomistes qui se trouvaient sur notre chemin nous devaient quelque chose: plus de cent poissons furent bus en l'honneur de notre nouvelle liaison, nous ne devions plus nous s�parer. �Viens avec nous, viens, me disaient-ils.� Ils �taient si pressants, que n'ayant pas la force de me d�rober � leurs instances je consentis � les reconduire chez eux, rue des Filles-Dieu, n� 14, o� ils logeaient dans une maison garnie. Une fois dans leur galetas, il me fut impossible de refuser de partager leur lit: on ne se fait pas d'id�e, comme ils �taient bons enfants; moi je l'�tais aussi, et ils en �taient d'autant plus persuad�s que le comp�re Riboulet, durant une heure environ que je fis semblant de dormir leur fit de moi � voix basse un �loge, dont la moiti� m�me ne pouvait �tre vraie, sans que j'eusse m�rit� dix condamnations � perp�tuit�. Je n'�tais pas n� coiffeur, comme certain personnage que le spirituel Figaro exposait sur la sellette du ridicule, j'�tais n� coiff�, et j'avais un bonheur � faire mourir de chagrin toute une g�n�ration d'honn�tes gens. Enfin Riboulet, m'avait si bien mis dans les papiers de nos h�tes, que d�s la pointe du jour ils me propos�rent d'�tre d'exp�dition avec eux, pour un vol qu'ils allaient commettre rue de la Verrerie.
Je n'eus que le temps de faire avertir le chef de la deuxi�me division, qui prit si bien ses mesures, qu'ils furent arr�t�s porteurs des objets vol�s. Riboulet et moi, nous �tions rest�s en gaffe, afin de donner l'�veil en cas d'alerte, croyaient les voleurs, mais plus r�ellement pour voir si la police �tait � son poste. Quand ils pass�rent pr�s de nous, tous trois emball�s dans un fiacre d'o� ils ne pouvaient nous apercevoir. �Eh bien! me dit Riboulet, les voil� comme dans la chanson de Manon, tretous paum�s marrons.� Ils furent pareillement tretous condamn�s, et si les noms de Debuire, de Rol�, d'Hippolyte dit la Biche sont encore inscrits sur le contr�le des bagnes, c'est parce que j'ai pass� une soir�e chez Guillotin aux Enfants du Soleil.
Un habitu� de la Petite Chaise.—Je ne suis pas trop cal�.—Une chambre � d�valiser.—Les oranges du p�re Masson.—Le tas de pierres.—Il ne faut pas se compromettre.—Un d�m�nagement nocturne.—Le voleur bon enfant.—Chacun son go�t.—Ma premi�re visite � Bic�tre.—A bas Vidocq!—Superbe discours.—Il y a de quoi fr�mir.—L'orage s'appaise.—On ne me tuera pas.
Souvent les voleurs tombaient sous ma coupe � l'instant o� je m'y attendais le moins: on e�t que leur mauvais g�nie les poussait � venir me trouver. Ceux qui se jetaient ainsi dans la gueule du loup �taient, il faut en convenir, terriblement chanceux, ou diablement stupides. A voir avec quelle facilit� la plupart d'entre eux s'abandonnaient, j'�tais toujours �tonn� qu'ils eussent choisi une profession dans laquelle, pour �carter les p�rils, tant de pr�cautions sont n�cessaires: quelques-uns �taient d'une bonhomie telle, que je regardais presque comme miraculeuse l'impunit� dont ils avaient joui jusqu'au moment o� ils m'avaient rencontr� pour leurs p�ch�s. Il est incroyable que des individus, cr��s expr�s pour donner dans tous les panneaux, aient attendu ma venue � la police pour se faire prendre. Avant moi, la police �tait donc faite en d�pit du bon sens, ou bien encore, j'�tais favoris� par de singuliers hasards; dans tous les cas, il est, comme on dit, des hasards qui valent du neuf: on en jugera par le r�cit suivant.
Un jour vers la brune, v�tu en ouvrier des ports, j'�tais assis sur le parapet du quai de G�vres, lorsque je vis venir � moi un individu que je reconnus pour �tre un des habitu�s de la Petite Chaise et du Bon Puits, deux cabarets fort renomm�s parmi les voleurs.
—�Bon soir, Jean Louis, me dit cet individu en m'accostant.
—�Bon soir, mon gar�on.
—�Que diable fais-tu l�? t'as l'air triste � coquer le taffe (� faire peur).
—�Que veux-tu, mon homme? quand on cane la p�gr�ne (cr�ve de faim), on rigole pas (on ne rit pas).
—�Caner la p�gr�ne! c'est un peu fort, toi qui passe pour un ami (voleur).
—�C'est pourtant comme �a.
—�Allons, viens que nous buvions une chopine chez Niguenac; j'ai encore vingt Jacques (sous), il faut les tortiller (manger).�
Il m'emm�ne chez le marchand de vin, demande une cholette (un demi-litre), me laisse seul un instant, et revient avec deux livres de pommes de terre: �Tiens, me dit-il, en les d�posant toutes fumantes sur la table, en voil� des goujons p�ch�s � coups de pioche dans la plaine des Sablons, ils ne sont pas frits ceux-l�.
—�C'est des oranges, si tu demandais du sel.....
—�De la morgane! mon fils, �a co�te pas cher�.
Il se fait apporter de la morgane, et bien qu'une heure auparavant j'eusse fait un excellent d�ner chez Martin, je tombai sur les pommes de terre, et les d�vorai comme si je n'eusse pas mang� de deux jours.
�C'est affaire � toi, me dit-il, comme tu joue des dominos (des dents), � te voir, on croirait que tu morfiles (mords) dans de la crignole (viande).
�Eh! mon dieu, tout ce qui passe par la gargoine (bouche) emplit le beauge (ventre).
�—Je sais bien, je sais bien�.
Les bouch�es se succ�daient avec une prodigieuse rapidit�; je ne faisais que tordre et avaler; je ne con�ois pas comment je n'en fus pas �touff�, mon estomac n'avait jamais �t� plus complaisant. Enfin je suis venu � bout de ma ration: ce repas termin�, mon camarade m'offre une chique, et me parle en ces termes:
�Foi d'ami, et comme je m'appelle Masson, qui est le nom de mon p�re et du sien, je t'ai toujours regard� comme un bon enfant; je sais que t'as eu de grands malheurs, on me l'a dit, mais le diable n'est pas toujours � la porte d'un pauvre homme, et si tu veux, je puis te faire gagner quelque chose.
—��a ne serait pas sans faute, car je suis pann�, dieu merci! ni peu ni trop.
—�Mais assez.... Je le vois, je le vois (il regarde mes habits, qui sont passablement d�guenilles); �a s'apper�oit que pour le quart-d'heure tu n'es pas heureux.
—�Oh! oui; j'ai fi�rement besoin de me recaler.
—�En ce cas, viens avec moi, je suis ma�tre d'une cambriole (je puis ouvrir une chambre), que je rincerai (d�valiserai) ce soir.
—�Conte-moi donc �a, car pour entrer dans l'affaire, il faut que je la connaisse.
—�Que t'es sinve (simple) c'est pas n�cessaire pour faire le gaffe (pour guetter.)
—�Oh! si ce n'est que �a, je suis ton homme, seulement tu peux bien me dire en deux mots.....
—�Ne t'inqui�te pas, te dis-je, mon plan est tir�, c'est de l'argent s�r; la fourgatte (receleuse) est � deux pas. Sit�t servi, sit�t bloqui (sit�t vol�, sit�t vendu), il y a gras, je t'en fais bon.
—�Il y a gras? Eh bien! marchons.�
Masson me conduit sur le boulevart Saint-Denis, que nous longeons jusqu'� un gros tas de pierres. L�, il s'arr�te, regarde autour de lui pour s'assurer que personne ne nous observe, puis s'�tant approch� du tas, il d�range quelques moellons, plonge son bras dans la cavit� qu'ils fermaient, et en ram�ne un trousseau de clefs. �J'ai maintenant toutes les herbes de la Saint-Jean, me dit-il,� et nous prenons ensemble le chemin de la Halle au Bl�. Parvenus dans le pourtour, il m'indique � peu de distance, et presque en face du corps-de-garde, une maison dans laquelle il doit s'introduire. �A pr�sent, mon ami, ajoute-t-il, ne va pas plus loin, attends-moi et ouvre l'œil, je vais voir si la larque est d�car�e, (si la femme qui occupe la chambre est sortie)�.
Masson ouvre la porte de l'all�e, mais il ne l'a pas plut�t referm�e sur lui, que je cours au poste o�, m'�tant fait reconna�tre du chef, je l'avertis � la h�te qu'un vol est au moment de se commettre, et qu'il n'y a pas de temps � perdre, si l'on veut saisir le voleur nanti des objets qu'il emporte. L'avis donn�, je me retire et retourne � l'endroit o� Masson m'avait laiss�. A peine y suis-je, quelqu'un s'avance vers moi: �Est-ce toi Jean Louis?
—�Oui, c'est moi, r�pondis-je, en exprimant mon �tonnement de ce qu'il revenait les mains vides.
—�Ne m'en parle pas! un diable de voisin qui est arriv� sur le carr� m'a d�rang� dans mon op�ration; mais ce qui est diff�r� n'est pas perdu. Minute, minute! laisse bouillir le mouton, tu verras tout-�-l'heure; il ne faut pas se compromettre.�
Bient�t il me quitte de nouveau et ne tarde pas � repara�tre charg� d'un �norme paquet, sous le poids duquel il semble s'affaisser. Il passe devant moi sans dire mot; je le suis; et marchant en serre-files, deux hommes de garde, arm�s seulement de leur ba�onnette, l'observent en faisant le moins de bruit possible.
Il importait de savoir o� il allait d�poser son fardeau: il entra rue du Four, chez une marchande (la T�te-de-Mort), o� il ne resta que peu de temps. �C'�tait lourd, me dit-il en sortant, et pourtant j'ai encore un bon voyage � faire.�
Je le laisse agir; il remonte dans la chambre dont il effectuait le d�m�nagement: dix minutes � peine se sont �coul�es, il redescend portant sur sa t�te un lit complet, matelats, coussins, draps et couverture. Il n'avait pas eu le temps de le d�faire, aussi sur le point de franchir le seuil, g�n� par la porte qui �tait trop �troite, et ne voulant pas l�cher sa proie, faillit-il tomber � la renverse; mais il reprit promptement son �quilibre, se mit en marche et me fit signe de l'accompagner. Au d�tour de la rue, il se rapproche de moi et me dit � voix basse:
—�Je crois que j'y retournerai une troisi�me fois, si tu veux tu monteras avec moi, tu m'aideras � d�crocher les rideaux du lit et les grands de la crois�e.
—�C'est entendu, lui r�pondis-je, quand on couche sur la plume de la Beauce (la paille), des rideaux, c'est du luxe.
—�Oui, c'est du lusque, reprit-il en souriant; par ainsi, assez caus�, ne vas pas plus loin, je te prendrai en repassant.�
Masson poursuit son chemin, mais � deux pas de l� l'on nous arr�te l'un et l'autre. Conduits d'abord au corps-de-garde et ensuite chez le commissaire, nous sommes interrog�s.
—�Vous �tes deux, dit l'officier public � Masson (me d�signant), quel est cet homme? Sans doute un voleur comme toi.
—�Quel est cet homme? Est-ce que je le sais? demandez-lui ce qu'il est; quand je l'aurai vu encore une fois et puis celle-l�, �a fera deux.
—�Vous ne me direz pas que vous n'�tes pas de connivence, puisque l'on vous a rencontr�s ensemble.
—�Il n'y a pas de connivence, mon respectable commissaire: il allait d'un c�t�, je venais par l'autre, voil� tout � coup quand il passe � fleur de moi, je sens quelque chose qui me glisse, c'�tait un auryer (oreiller). Je lui dis comme �a: je crois qu'il va prendre un billet de parterre, �a serait de le relever, il le rel�ve: l� dessus la garde est arriv�e, on nous a paum� tous les deux; c'est ce qui fait que je suis devant vous, et que je veux mourir si ce n'est pas la pure v�rit�. Demandez-lui plut�t.�
La fable �tait assez bien trouv�e, je n'eus garde de d�mentir Masson, j'abondai au contraire dans son sens; enfin le commissaire parut convaincu. �Avez-vous des papiers? me dit-il.� J'exhibe un permis de s�jour, qui est jug� fort en r�gle, et mon renvoi est aussit�t prononc�. Une satisfaction bien marqu�e se peignit dans les traits de Masson, lorsqu'il entendit ces mots: Allez vous coucher, qui m'�taient adress�s: c'�tait la formule de ma mise en libert�, et il en �tait si joyeux, qu'il fallait �tre aveugle pour ne pas s'en apercevoir.
On tenait le voleur, il ne s'agissait plus que de saisir la receleuse avant qu'elle e�t fait dispara�tre les objets d�pos�s chez elle: la perquisition eut lieu imm�diatement, et surprise au milieu de t�moignages mat�riels dont l'�vidence l'accablait, la T�te-de-Mort fut enlev�e � son commerce au moment o� elle s'y attendait le moins.
Masson fut conduit au d�p�t de la pr�fecture. Le lendemain, suivant un usage �tabli de temps imm�morial, parmi les voleurs, lorsqu'un de leurs collaborateurs est enflacqu�, je lui envoyai une miche ronde de quatre livres, un jambonneau et un petit �cu. On me rapporta qu'il avait �t� sensible � cette attention, mais il ne soup�onnait pas encore que celui qui lui faisait tenir le denier de la confraternit�, �tait la cause de sa m�saventure. Ce fut seulement � la Force qu'il apprit, que Jean-Louis et Vidocq �taient le m�me individu: alors il imagina un singulier moyen de d�fense: il pr�tendit que j'�tais l'auteur du vol dont il �tait accus�, et qu'ayant eu besoin de lui pour le transport des effets, j'�tais all� le chercher; mais ce conte longuement d�velopp� devant la cour, ne fit pas fortune, Masson eut beau se pr�valoir de son innocence, il fut condamn� � la r�clusion.
Peu de temps apr�s j'assistais au d�part de la cha�ne, Masson, qui ne m'avait pas vu depuis son arrestation, m'aper�oit � travers la grille.
—�H� bien! me dit-il, vous voil� monsieur Jean Louis; c'est pourtant vous qui m'avez emball�. Ah! si j'avais su que vous �tiez Vidocq, je vous en aurais pay� des oranges!
—�Tu m'en veux donc bien, n'est-ce pas? toi qui m'as propos� de t'accompagner?
—�C'est vrai, mais vous ne m'avez pas dit que vous �tiez raille (mouchard).
—�Si je te l'avais dit, j'aurais trahi mon devoir, et �a ne t'aurait pas emp�ch� de rincer la cambriole, tu aurais seulement remis la partie.
—�Vous n'en �tes pas moins un fichu coquin. Moi qui �tais de si bon cœur! Tenez, j'aimerais mieux rester ici tant que l'ame me battra dans le corps, que d'�tre libre comme vous et de m'avoir d�shonor�.
—�Chacun son go�t.
—�Il est joli, votre go�t!... un mouchard! c'est-ti pas beau?
—�C'est toujours aussi beau que de voler; d'ailleurs, sans nous que deviendraient les honn�tes gens?�
A ces mots, il partit d'un grand �clat de rire. �Les honn�tes gens! r�p�ta-t-il, tiens, tu me fais rire que je n'en ai pas l'envie (l'expression dont il se servit, �tait un peu moins congrue.) Les honn�tes gens! ce qui deviendraient?... tais-toi donc, �a ne t'inqui�te gu�re; quand t'�tais au pr�, tu chantais autrement.
—�Il y reviendra, dit un des condamn�s qui nous �coutaient.
—�Lui! s'�cria Masson, on n'en voudrait pas; � la bonne heure un brave gar�on! �a peut aller partout.�
Toutes les fois que l'exercice de mes fonctions m'appelait � Bic�tre, j'�tais s�r qu'il me faudrait essuyer des reproches de la nature de ceux qui me furent adress�s par Masson. Rarement j'entrais en discussion avec le prisonnier qui m'apostrophait; cependant je ne d�daignais pas toujours de lui r�pondre, dans la crainte qu'il ne lui vint � l'id�e, non que je le m�prisais, mais que j'avais peur de lui. En me trouvant en pr�sence de quelques centaines de malfaiteurs qui avaient tous plus ou moins � se plaindre de moi, puisque tous m'avaient pass� par les mains ou par celles de mes agents, on sent qu'il m'�tait indispensable de montrer de la fermet�; mais cette fermet� ne me fut jamais plus n�cessaire que le jour o� je parus pour la premi�re fois au milieu de cette horrible population.
Je ne fus pas plut�t l'agent principal de la police de s�ret�, que, jaloux de remplir convenablement la t�che qui m'�tait confi�e, je m'occupai s�rieusement d'acqu�rir toutes les notions dont je pensais avoir besoin pour mon �tat. Il me parut utile de classer dans ma m�moire, autant que possible, les signalements de tous les individus qui avaient �t� repris de justice. J'�tais ainsi plus apte � les reconna�tre, si jamais ils venaient � s'�vader, et � l'expiration de leur peine, il me devenait plus facile d'exercer � leur �gard la surveillance qui m'�tait prescrite. Je sollicitai donc de M. Henry l'autorisation de me rendre � Bic�tre avec mes auxiliaires, afin d'examiner pendant l'op�ration du ferrement, et les condamn�s de Paris et ceux de province, qui d'ordinaire venaient prendre le collier avec eux. M. Henry me fit de nombreuses observations pour me d�tourner d'une d�marche dont les avantages ne lui semblaient pas aussi bien d�montr�s que l'imminence du danger auquel j'allais m'exposer.
�Je suis inform�, me dit-il, que les d�tenus ont complot� de vous faire un mauvais parti. Si vous vous pr�sentez au d�part de la cha�ne, vous leur offrez une occasion qu'ils attendent depuis long-temps; et ma foi! quelque pr�caution que l'on prenne, je ne r�ponds pas de vous.� Je remerciai ce chef de l'int�r�t qu'il me t�moignait, mais en m�me temps j'insistai pour qu'il m'accord�t l'objet de ma demande, et il se d�cida enfin � me donner l'ordre qu'il m'importait d'obtenir.
Le jour fix� pour le ferrement, je me transporte � Bic�tre, avec quelques-uns de mes agents. J'entre dans la cour, soudain des hurlements affreux se font entendre, des cris: � bas les mouchards! � bas le brigand! � bas Vidocq! partent de toutes les crois�es, o� les prisonniers, mont�s sur les �paules les uns des autres et la face coll�e contre les barreaux, sont rassembl�s en groupe. Je fais quelques pas, les vocif�rations redoublent; de toutes parts l'air retentit d'invectives et de menaces de mort, prof�r�es avec l'accent de la fureur: c'�tait un spectacle vraiment infernal que celui de ces visages de cannibales, sur lesquels se manifestaient par d'horribles contractions la soif du sang et le d�sir de la vengeance. Il se faisait dans toute la maison un vacarme �pouvantable; je ne pus me d�fendre d'une impression de terreur, je me reprochais mon imprudence, et peu s'en fallut que je ne prisse le parti de battre en retraite; mais tout � coup je sens rena�tre mon courage. �Eh quoi! me dis-je, tu n'as pas trembl� lorsque tu attaquais ces sc�l�rats dans leurs repaires; ils sont ici sous les verroux et leur voix t'effraie! allons, dussions-nous p�rir, faisons t�te � l'orage, et qu'ils ne puissent pas croire t'avoir intimid�!�
Ce retour � une r�solution plus conforme � l'opinion que je devais donner de moi, fut assez prompt pour ne pas laisser le temps de remarquer ma faiblesse; bient�t j'ai recouvr� toute mon �nergie; ne redoutant plus rien, je prom�ne fi�rement mes regards sur toutes les crois�es, je m'approche m�me de celles du rez-de-chauss�e. A ce moment, les prisonniers �prouvent un nouvel acc�s de rage; ce ne sont plus des hommes, ce sont des b�tes f�roces qui rugissent; c'est une agitation, un bruit, on e�t dit que Bic�tre allait s'arracher de ses fondements et que les murs de ses cabanons allaient s'entr'ouvrir. Au milieu de ce brouhaha, je fais signe que je veux parler; un morne silence succ�de � la temp�te, on �coute: �Tas de canaille, m'�criai-je, que vous sert de brailler? C'est quand je vous ai emball�s qu'il fallait, non pas crier, mais vous d�fendre. En serez-vous plus gras, pour m'avoir dit des injures? Vous me traitez de mouchard, eh bien! oui, je suis mouchard, mais vous l'�tes aussi, puisqu'il n'est pas un seul d'entre vous qui ne soit venu offrir de me vendre ses camarades, dans l'espoir d'obtenir une impunit� que je ne puis ni ne veux accorder. Je vous ai livr�s � la justice parce que vous �tiez coupables.—Je ne vous ai pas �pargn�s, je le sais; quel motif aurais-je eu de garder des m�nagements? Y a-t-il ici quelqu'un que j'aie connu libre et qui puisse me reprocher d'avoir jamais travaill� avec lui? Et puis, lors m�me que j'aurais �t� voleur, dites-moi ce que cela prouverait, sinon que je suis plus adroit ou plus heureux que vous, puisque je n'ai jamais �t� pris marron.—Je d�fie le plus malin de montrer un �crou qui constate que j'aie �t� accus� de vol ou d'escroquerie. Il ne s'agit pas d'aller chercher midi � quatorze heures, opposez-moi un fait, un seul fait, et je m'avoue plus coquin que vous tous.—Est-ce le m�tier que vous d�sapprouvez? que ceux qui me bl�ment le plus sous ce rapport me r�pondent franchement, ne leur arrive-t-il pas cent fois le jour de d�sirer �tre � ma place?�
Cette harangue pendant laquelle on ne m'interrompit pas fut couverte de hu�es. Bient�t les vocif�rations et les rugissements recommenc�rent; mais je n'�prouvais plus qu'un seul sentiment, celui de l'indignation: transport� de col�re, je devins d'une audace presque au-dessus de mes forces. On annonce que les condamn�s vont �tre amen�s dans la cour des fers: je vais me poster sur leur passage, au moment o� ils se pr�sentent � l'appel, et r�solu � vendre ch�rement ma vie, j'attends l� qu'ils osent accomplir leurs menaces. Je l'avoue, int�rieurement je d�sirais que l'un d'eux tent�t de porter la main sur moi, tant m'animait le d�sir de la vengeance. Malheur a qui m'e�t provoqu�! mais aucun de ces mis�rables ne fit le moindre mouvement, et j'en fus quitte pour essuyer de foudroyants regards, auxquels je ripostai avec cette assurance qui d�concerte un ennemi. L'appel termin�, un bourdonnement sourd est le pr�lude d'un nouveau tumulte: on vomit des impr�cations contre moi, qu'il vienne donc! il reste � la porte, r�p�tent les condamn�s en accollant � mon nom les �pith�tes les plus grossi�res. Pouss� � bout par cette esp�ce de d�fi injurieux, j'entre avec un de mes agents, et me voil� au milieu de deux cent brigands, la plupart arr�t�s par moi: allons, amis! courage! leur criaient des cabanons o� ils �taient enferm�s les condamn�s � la r�clusion, cernez le gros cochon, tuez-le, qu'il n'en soit plus parl�.
C'�tait le cas ou jamais de payer de front: �Allons, messieurs, dis-je aux for�ats, tuez-le, on dira qu'il est venu au monde comme �a. Vous voyez qu'on vous donne de bons conseils: essayez.� Je ne sais quelle r�volution s'op�ra alors dans leur esprit, mais plus je me trouvais en quelque sorte � leur discr�tion, plus ils paraissaient s'appaiser. Vers la fin du ferrement, ces hommes, qui avaient jur� de m'exterminer, s'�taient tellement radoucis que plusieurs d'entr'eux me pri�rent de leur rendre quelques l�gers services. Ils n'eurent pas � se repentir d'avoir compt� sur mon obligeance, et le lendemain, � l'heure du d�part, apr�s m'avoir adress� leurs remerc�ments, ils me firent des adieux pleins de cordialit�. Tous �taient chang�s du noir au blanc; les plus mutins de la veille �taient devenus souples, respectueux, du moins dans l'apparence, et presque rampants.
Cette exp�rience fut pour moi une le�on dont je n'ai pas perdu le souvenir: elle me d�montra qu'avec des gens de cette trempe, on est toujours fort quand on d�ploie de la fermet�: pour les tenir �ternellement en respect, il suffit de leur en avoir impos� une seule fois. A partir de cette �poque, je ne laissai plus passer un d�part de la cha�ne sans aller voir ferrer les condamn�s; et, sauf quelques exceptions, il ne m'arriva plus d'�tre insult�. Les condamn�s s'�taient accoutum�s � me voir, si je ne fusse pas venu, il semblait qu'il leur e�t manqu� quelque chose; et en effet presque tous avaient des commissions � me donner. Au moment o� ils tombaient sous l'empire de la mort civile, j'�tais, pour ainsi dire, leur ex�cuteur testamentaire. Chez le plus petit nombre, les ressentiments n'�taient pas effac�s, mais rancune de voleur ne dure pas. Pendant dix-huit ans que j'ai fait la guerre aux grinches, petits ou grands, j'ai �t� souvent menac�; bien des for�ats renomm�s pour leur intr�pidit�, ont fait le serment de m'assassiner aussit�t qu'ils seraient libres, tous ont �t� parjures et tous le seront. Veut-on savoir pourquoi? C'est que la premi�re, la seule affaire pour un voleur, c'est de voler; celle-l� l'occupe exclusivement. S'il ne peut faire autrement, il me tuera pour avoir ma bourse, ceci est du m�tier; il me tuera pour an�antir un t�moignage qui le perdrait, le m�tier le permet encore; il me tuera pour �chapper au ch�timent; mais quand le ch�timent est subi, � quoi bon? Les voleurs n'assassinent pas � leur temps perdu.
L'utilit� d'un bon estomac.—L'occurence suspecte.—La procession des ballots.—Les hirondelles de la Gr�ve.—La commodit� d'un fiacre.—Les fredaines de ces messieurs.—Le gar�on de chantier.—Il n'y a plus de fiat du tout.—Madame Bras ou la marchande scrupuleuse.—Annette ou la bonne femme.—On ne mange pas toujours.—Le premier qui fut roi.—Vidocq enfonc�; pi�ce nouvelle, dont le dernier acte se passe au corps-de-garde.—Je joue le r�le de Vidocq.—Repr�sentation � mon b�n�fice.—Applaudissements unanimes.—La pomme rouge.—Le grand casuel.—L'inspection des papiers.—Je fais �vader un voleur.—Le v�t�ran qui prend un potage.—L'auteur du Pied-de-Mouton.—Les bas et les madras accusateurs.—J'ai perdu ma pi�ce de cinq francs.—Le soufflet et le marchand de vin.—Je suis arr�t�.—La ronde du commissaire.—Ma d�livrance.—La chute du bandeau.—Vidocq l'enfonceur reconnu dans Vidocq l'enfonc�.—Souhaitez-vous un bon conseil?—Gare � la caboche!
Une nuit dont j'avais pass� la moiti� dans les mauvais lieux de la Halle, esp�rant y rencontrer quelques voleurs, qui, dans un acc�s de cette bonhomie que produisent deux ou trois coups de paff vers�s � propos, se laisseraient tirer la carotte sur leurs affaires pass�es, pr�sentes et futures, je me retirais assez m�content d'avoir, au d�triment de mon estomac, aval� en pure perte bon nombre de petits verres de cet esprit mitig�, auquel le vitriol donne du montant, lorsque, tout pr�s du coin de la rue des Coutures-Saint-Gervais, j'aper�us plusieurs individus blottis dans des embrasures de portes. A la lueur des r�verb�res, je ne tardai pas � distinguer aupr�s d'eux des paquets dont on s'effor�ait de dissimuler le volume, mais dont la blancheur indiscr�te ne pouvait manquer d'attirer les regards. Des paquets � cette heure, et des hommes qui cherchent l'abri d'une embrasure, au moment o� il ne tombe pas une goutte d'eau; il ne fallait pas une forte dose de perspicacit� pour trouver, dans un tel concours de circonstances, tout ce qui caract�rise une occurence suspecte. J'en conclus que les hommes sont des voleurs, et les paquets le butin qu'ils viennent de faire. �C'est bon, me dis-je, ne faisons mine de rien, suivons le cort�ge quand il se mettra en marche, et s'il passe devant un corps de garde, enfonc�!... dans le cas contraire, je les m�ne coucher chez eux, je prends leur num�ro, et je leur envoie la police.� Je file en cons�quence mon nœud, sans para�tre m'inqui�ter de ce que je laisse derri�re moi; � peine ai-je fait dix pas, l'on m'appelle: Jean-Louis! c'est la voix d'un nomm� Richelot que j'avais souvent rencontr� dans des r�unions de voleurs: je m'arr�te.
�Eh! bon soir, Richelot, lui dis-je; que diable fais-tu � cette heure dans ce quartier? Est-tu seul? Comme tu as l'air effray�!
—�On le serait � moins, je viens de manquer d'�tre enflaqu� sur le boulevard du Temple.
—�Enflaqu�! et pourquoi?
—�Pourquoi! tiens, avance, vois-tu les amis et les baluchons (ballots)?
—�Tu m'en diras tant! si vous �tes fargu�s de camelotte grinchie... (si vous �tes charg�s de marchandise vol�e).�
Je m'approche, soudain toute la bande se l�ve, et d�s qu'ils sont debout, je reconnais Lapierre, Commery, Lenoir et Dubuisson; tous quatre s'empressent de me faire bon accueil et de me tendre la main de l'amiti�.
�Commery. Va, nous l'avons �chapp� belle, j'en ai encore le palpitant (le cœur) qui bat la g�n�rale; pose ta main l�-dessus, sens-tu comme il fait tic-tac?
�Moi. Ce n'est rien.
�Lapierre. Oh! c'est que nous avons eu la moresque (la peur) d'une fi�re force: je sais bien que quand je m'ai senti les verds[72] au dos le treffe me faisait trente et un.
�Dubuisson. Et par-dessus le march�, les hirondelles de la Gr�ve[73] que nous nous sommes rendus nez-�-nez avec leurs chevaux, au d�tour, presque en face la Ga�t�.
�Moi. Que vous �tes niolles (b�tes)! Il fallait faire gaffer un roulant pour y planquer les paccins (il fallait faire stationner un fiacre, afin d'y placer les paquets). Vous n'�tes que des p�griots (mauvais voleurs).
�Richelot. P�griots tant que tu voudras; mais nous n'avons pas de roulant, et il faut se tirer de l�, c'est pour �a que nous nous sommes jet�s dans les petites rues.
�Moi. Et o� allez-vous maintenant? Si je puis vous �tre utile � quelque chose....
�Richelot. Si tu veux marcher en �claireur et venir avec nous jusque dans la rue Saint-S�bastien, o� nous allons d�poser ces fredaines, tu auras ton fade (ta part).
�Moi. Avec plaisir, les amis.
�Richelot. En ce cas, passe devant, et allume si tu remouches la sime ou la patraque (et regarde si tu vois des bourgeois ou la patrouille).�
Aussit�t Richelot et ses compagnons se saisissent des paquets, et je me porte en avant. Le trajet fut heureux, nous arriv�mes sans encombre � la porte de la maison; chacun de nous se d�chausse pour faire moins de bruit en montant. Nous voici sur le palier du troisi�me: on nous attendait; une porte s'ouvre doucement et nous entrons dans une vaste chambre faiblement �clair�e, dont le locataire, que je reconnais, est un gar�on de chantier qui avait d�j� �t� repris de justice: bien qu'il ne me connaisse pas, ma pr�sence para�t l'inqui�ter, et pendant qu'il aide � cacher les paquets sous le lit, je crois remarquer qu'il adresse � voix basse une question, dont la r�ponse hautement articul�e me d�voile la teneur.
�Richelot. C'est Jean-Louis, un bon enfant; sois tranquille, il est franc.
�Le locataire. Tant mieux! il y a aujourd'hui tant de railles et de cuisiniers, qu'il n'y a plus de fiat du tout.
�Lapierre. Calme! calme! j'en r�ponds comme de moi, c'est un ami et un fran�ais.
�Le locataire. Puisque c'est comme �a, je m'en rapporte. L�-dessus, buvons la goutte.� (Il monte sur une esp�ce de tabouret, et passant son bras sur la corniche d'une vieille armoire, il en ram�ne une vessie pleine). �La v'la l'enfl�e, c'est de l'eau d'affe (eau-de-vie), elle est toute mouchique, celle-l�! c'est moi qui l'ai entol�e (entr�e); allons, Jean-Louis, � toi l'entame.
�Moi. Volontiers (je verse dans un genieu verd, et je bois). C'est fichu! elle est bonne; �a fait du bien par o� �a passe; � ton tour Lapierre, rince-toi le gosier.
Le genieu et la vessie passent de main en main, et quand chacun s'est suffisamment abreuv�, nous nous jetons sur le lit en travers, jusqu'au lendemain. Au petit jour, on entend dans la rue le cri d'un ramoneur (on sait que dans Paris, les savoyards sont les coqs des quartiers d�serts).
�Richelot (secouant son voisin). Eh! Lapierre, allons-nous chez la fourgatte (rec�leuse)?
�Lapierre. Laisse-moi dormir.
�Richelot. Voyons, bouge-toi donc.
�Lapierre. Vas-y seul, ou emm�ne Lenoir.
�Richelot. Tiens plut�t, toi, qui lui a d�j� bloqui (vendu), c'est plus s�r.
�Lapierre. F....-moi la paix, j'ai trop sommeil.
�Moi. Eh mon dieu! que vous �tes f�niants! je vais y aller, moi, si vous voulez m'indiquer sa demeure.
�Richelot. T'as raison, Jean-Louis, mais la fourgatte ne t'a pas encore vu, elle ne veut fourguer (rec�ler) qu'� nous. Puisque tu te proposes, nous irons ensemble?
�Moi. Oui, � nous deux, �a fera qu'une autre fois elle conna�tra ma frimousse.�
Nous partons. La fourgatte restait rue de Bretagne, n� 14, dans la maison d'un charcutier, qui vraisemblablement �tait le propri�taire. Richelot entre dans la boutique, et s'informe si madame Bras est chez elle; oui, lui r�pond-on et apr�s avoir enfil� l'all�e, nous grimpons l'escalier jusqu'au troisi�me. Madame Bras n'est pas sortie, mais elle tient � l'honneur, et ne veut absolument rien recevoir dans le jour. �Au moins, lui dit Richelot, si vous ne pouvez pas prendre � pr�sent la marchandise, donnez-nous un �-compte: allez, c'est du bon butin, et puis vous savez que nous sommes honn�tes.
—�C'est vrai, mais pour vos beaux yeux je ne puis pas me compromettre; revenez ce soir, la nuit tous chats sont gris.� Richelot la prit par tous les bouts pour lui arracher quelques pi�ces, mais elle fut inexorable, et nous nous retir�mes sans avoir rien obtenu. Mon compagnon pestait, jurait, temp�tait; il fallait l'entendre.
�Eh! lui dis-je, ne croirait-on pas que tout est perdu? pourquoi te chagriner? Qui refuse muse: si elle ne veut pas, un autre voudra; viens avec moi chez ma fourgatte, je suis s�r qu'elle nous pr�tera quatre ou cinq tunes de cinq balles (pi�ces de cinq francs.)�
Nous nous rendons rue Neuve-Saint-Fran�ois, o� j'avais mon domicile. D'un coup de sifflet, je me fais entendre d'Annette; elle descend rapidement, et vient nous rejoindre au coin de la vieille rue du Temple.
—�Bonjour, madame.
—�Bonjour, Jean-Louis.
—�Tenez, si vous �tiez bonne enfant, vous me pr�teriez vingt francs, et ce soir je vous les rendrais.
—�Oui, ce soir! si vous avez gagn� quelque chose, vous irez � la Courtille.
—�Non, je vous assure que je serai exact.
—�C'est-il bien vrai? je ne veux pas vous refuser, venez avec moi, tandis que votre camarade ira vous attendre au cabaret du coin de la rue de l'Oseille.
Seul avec Annette, je lui donnai mes instructions, et lorsque je fus certain qu'elle m'avait bien compris, j'allai rejoindre Richelot au cabaret �voil�, lui dis-je en lui montrant les vingt francs, ce qui s'appelle une larque, et une bonne!
—�Parbleu! il n'y a qu'� lui bloquir les pacins.
—�Est-ce qu'elle en voudrait? Elle ne fourgue que de la blanquette, des bogues et des br�guilles (elle n'ach�te que de l'argenterie, des montres et des bijoux.)
—�C'est dommage, car c'est une bonne b..., c'est comme �a qu'il m'en faudrait une.�
Apr�s avoir vid� notre chopine, nous nous m�mes en route pour regagner le logis, o� nous rentr�mes avec une oie normande de premi�re taille et une assiette assortie � la Lyonnaise. Je mis en m�me temps l'argent en �vidence, et comme il �tait destin� � nous ravitailler, notre h�te alla nous chercher douze litres de vin et trois pains de quatre livres. Nous avions si bon app�tit que toutes ces provisions ne firent en quelque sorte que para�tre et dispara�tre. La vessie ou l'enfl�e d'eau d'aff, fut press�e jusqu'� la derni�re goutte. Notre r�fection prise, on parla de proc�der � l'ouverture des paquets; ils contenaient du linge magnifique, des draps, des chemises d'une finesse extr�me, des robes garnies de superbes malines brod�es, des cravattes, des bas, etc.; tous ces objets �taient encore mouill�s. Les voleurs me racont�rent qu'ils avaient fait cette capture dans une des plus belles maisons de la rue de l'�chiquier, o� ils s'�taient introduits par une crois�e, dont ils avaient bris� les barreaux de fer.
L'inventaire termin�, j'ouvris l'avis de faire divers lots, afin de ne pas tout vendre dans le m�me endroit. J'insinuai qu'on leur donnerait autant pour chaque moiti� que pour la totalit�, et qu'il valait mieux deux fois qu'une. Les camarades se rang�rent de mon opinion, et l'on fit deux parts du butin. Maintenant il s'agissait d'op�rer le placement: ils �taient d�j� s�rs de la vente d'un lot, mais il leur fallait un acqu�reur pour le surplus: un marchand d'habits, nomm� la Pomme-Rouge, restant rue de la Juiverie, fut l'individu que je leur indiquai. Depuis long-temps il m'�tait signal� comme achetant du premier venu. Il se pr�sentait une occasion de le mettre � l'�preuve, je ne voulais pas la laisser �chapper; car s'il succombait, le r�sultat de mes combinaisons �tait bien plus beau, puisqu'au lieu d'un rec�leur, j'en faisais arr�ter deux, et que je faisais ainsi d'une pierre trois coups.
Il fut convenu qu'on ferait des offres � mon homme, mais on ne pouvait rien tenter avant la nuit, et jusque l� il y avait de quoi s'ennuyer mortellement. Que dire? parmi les voleurs, le commun des martyrs n'a pas assez de ressources dans l'esprit pour se tenir compagnie plus d'un quart d'heure. Que faire? les grinches ne font rien, quand ils ne travaillent pas, et quand ils travaillent, ils ne font rien. Cependant il faut tuer le temps, nous avons encore quelqu'argent devant nous, on vote du vin par acclamation, et nous voil� de nouveau occup�s de f�ter Bacchus. Les fils de Mercure boivent sec et dru; mais l'on ne peut pas toujours boire. Si encore les buveurs �taient comme le tonneau des Dana�des, ouverts par un bout et d�fonc�s par l'autre, le d�go�t ne proviendrait pas de pl�nitude! Malheureusement chacun a sa capacit�, et quand, entre la vessie et le cerveau, le fleuve dont l'embouchure est trop petite remonte vers sa source, il n'y a pas � dire mon bel ami, si l'on veut �viter le d�bordement, il faut ch�mer; c'est ce que firent nos compagnons. Comme ils pensaient avoir besoin de leur t�te pour un peu plus tard, et que d�j� un �pais brouillard s'amoncelait sous la vo�te osseuse qui couvre le souverain r�gulateur de nos actions, afin de ne pas perdre la boussole, ils cess�rent insensiblement de faire de leur bouche un entonnoir, et ne l'ouvrirent plus que pour jaboter. De quoi s'entretenaient-ils? La conversation qu'ils eussent �t� tr�s embarrass�s d'alimenter autrement roulait sur les camarades qui �taient au pr�, sur ceux qui �taient en gerbement (en jugement). Ils parlaient aussi des railles (mouchards).
�A propos de railles, dit le gar�on de chantier, vous n'�tes pas sans avoir entendu parler d'un fameux coquin, qui s'est fait cuisinier (mouchard), Vidocq; le connaissez-vous, vous autres?
�Tous ensemble (je fais chorus). Oui, oui, de nom simplement.
�Dubuisson. Je crois bien qu'on en parle! On dit qu'il vient du pr� (bagne), o� il �tait gerb� � 24 longes (condamn� � 24 ans).
�Le gar�on de chantier. Tu n'y es pas, couill� (nigaud)! Ce Vidocq est un grinche, qui �tait pire qu'� vioque (� vie), � cause de ses �vasions. Il est sorti parce qu'il a promis de faire servir l'zamis. Ce n'est que pour �a qu'on le tient z'� Paris. C'est z'un malin; quand il veut faire enflaqu� z'un p�gre, il t�che pour se faire ami z'avec lui, et sit�t qu'il est z'ami, il lui refile des objets grinchis dans ses poches, et puis tout est dit; z'ou bein il l'emm�ne su z'une affaire, pour qu'il soit servi marron. C'est lui a z'emball� Bailli, Jacquet et Martinot. Oh mon Dieu oui! c'est lui; que je vous conte comme il les a �tourdis.
—�Ensemble (je fais encore chorus). �tourdis, que c'est bien dit!
—�Le gar�on de chantier. �tant z'� boire avec un autre brigand comme lui, vous savez bien, le faubourien Riboulet, l'homme � Manon.
—�Ensemble. Manon la Blonde?
—�Le gar�on de chantier. C'est �a, juste. On parle de chose et d'autre. Vidocq dit comme �a qu'il vient du pr�, qu'il voudrait trouver des amis pour goupiner. Les autres coupent dans le pont (donnent dans le panneau). Il les entortille si bien, qu'il les m�ne su zune affaire, rue du Grand-Zurleur. C'�tait cens� qu'il ferait le gaffe. Le gaffe pour la raille (pour la police), car sit�t fargu�s, sit�t marrons. On les emm�ne tous, et pendant ce temps-l� le gueusard d�care (se sauve) avec son camarade. Ainsi voil� comme il s'y prend pour faire tomber les bons enfants. C'est lui qui a fait buter (guillotiner) tous les chauffeurs, dont il �tait le premier en t�te.�
Chaque fois que le narrateur s'interrompait, nous nous rafra�chissions d'un coup de vin. Lapierre profitant d'une de ces poses, prend la parole.
—�Qu'est-ce qu'il nous emb�te? Il parle comme mon C...hien (dans la langue de ces messieurs, ces deux mots emb�ter et chien ont des synonymes, qu'ils employ�rent, mais je m'abstiens de les rapporter); il veut jaspiner. Crois-tu que �a nous amuse? moi, je veux m'amuser.
—�Le gar�on de chantier. Qu� don que tu veux faire toi? s'il y avait des br�mes (cartes), on pourrait flouer (jouer).
—�Lapierre. Ah! ce que je veux faire, je veux jouer la mislocq (la com�die).
—�Le gar�on de chantier. Allons, Monsieur Tarma! (Talma)
—�Lapierre. Est-ce que je peux jouer seul?
—�Rousselot. Nous t'aiderons, mais quelle pi�ce?
—�Dubuisson. La pi�ce de C�sar, tu sais bien ous qu'il y en a z'un qui dit; le premier qui fut roi fut z'un sorda zheureux.
—�Lapierre. C'est pas tout �a, il faut jouer la pi�ce de Vidocq enfonc� apr�s avoir vendu ses fr�res comme Joseph.�
Je ne savais trop que penser de cette singuli�re boutade; cependant, sans me d�concerter, je m'�criai tout-�-coup, c'est moi qui ferai Vidocq. On dit, qu'il est gros, �a fera ma balle (�a me convient).
—�T'es gros, me dit Lenoir, mais il est bien plus gros encore.
—�C'est �gal, observa Lapierre, Jean-Louis n'est pas trop mal comme �a; va, il p�se son poids.
—�Allons, il ne faut pas tant de beurre pour un quarteron, se prit � dire Rousselot en transportant une table dans un des coins de la chambre. Toi, Jean-Louis, et toi, Lapierre, plantez-vous l�; Lenoir, Dubuisson et Etienne, ainsi s'appelait le gar�on de chantier, vont se mettre � l'autre bout: ils feront l'z'amis, et moi, z'en face sur le pieu (lit), ous que je fais public.
—�Quoi que c'est public? reprend Etienne.
—�Eh oui! le monde, si t'entends mieux. Est-il buche, le gar�on de chantier?
—�Je suis t'un spectateur.
—�Et non! fichu b�te, c'est moi. T'es un ami; � ton posse, v'la le spectaque qui va commencer.�
Nous sommes cens�s dans une guinguette de la Courtille: chacun cause de son c�t�, je me l�ve, et sous pr�texte de demander du tabac, je lie conversation avec les amis de l'autre table, je lance quelques mots d'argot, on voit que j'entrave (que je suis au fait de la langue), on me fait un sourire d'intelligence que je rends, et il devient constant que nous sommes gens de m�me m�tier. D�s lors arrivent les politesses d'usage, c'est un verre de plus qu'il faut. Je d�plore la duret� des temps. Je me plains de ne pouvoir goupiner: on me plaint, on se plaint. Nous entrons dans la p�riode de l'attendrissement et de la piti�; je maudis la raille (la police), on la maudit aussi; je peste contre le quart deuil (le commissaire) de mon quartier qui ne m'a pas � la bonne (qui ne m'aime pas), les amis se regardent, ils d�lib�rent des yeux et se consultent sur l'opportunit� ou les inconv�nients de mon affiliation.... On me prend la main, on me la presse, je rends; il est convenu qu'on peut compter sur moi. Ensuite vient la proposition.... Le r�le que je joue est, � quelques variantes pr�s, celui que je jouerai incessamment.... Seulement je charge un peu, en mettant des objets vol�s dans la poche des amis.... Alors se fait entendre une salve g�n�rale d'applaudissements, accompagn�s de gros �clats de rire.... Bien tap�! bien tap�! s'�crient � la fois les acteurs et le t�moin de cette sc�ne.
—�Bien tap�, je ne dis pas non, reprit Richelot, mais v'la le Bourguignon (le soleil) qui baisse, il est temps de bloquir (vendre), la pi�ce s'ach�vera dans le roulant (fiacre), ou bien en revenant de fourguer. Je vais en chercher un, c'est-il votre sentiment, les autres?
—�Oui, oui. Partons.�
Le drame �tait en bon train, nous approchions de la p�rip�tie, mais elle devait �tre toute autre que ces messieurs ne l'avaient pr�vu, car le d�nouement ne devait nullement r�pondre au titre de la pi�ce. Nous mont�mes tous en voiture, et nous ordonn�mes au cocher d'arr�ter au coin de la rue de Bretagne et de celle de Touraine. Le nomm� Bras, l'un des rec�leurs restait � quatre pas. Dubuisson, Commery et Lenoir mirent pied � terre, emportant avec eux la partie de marchandises qu'on �tait convenu de lui vendre. Pendant qu'ils �taient � conclure le march�, je vis, en mettant la t�te � la porti�re, qu'Annette avait parfaitement rempli mes intentions. Des inspecteurs que j'aper�us les uns stationnant le nez en l'air comme pour chercher un num�ro, d'autres se promenant de long en large, en mani�re de d�sœuvr�s, ne r�daient sans doute dans ces environs que parce qu'ils y avaient �t� appost�s.
Apr�s dix minutes d'attente, nous f�mes rejoints par les camarades, qui �taient all�s chez Bras; ils avaient retir� 125 francs d'objets qui valaient au moins six fois plus; n'importe, on tenait les noyaux et on n'�tait pas m�content d'avoir r�alis�, tant on �tait press� de jouir.
Il nous restait les paquets que nous avions r�serv�s pour la Pomme-Rouge. Parvenus rue de la Juiverie, Richelot me dit: �ah �a! c'est toi qui vas bloquir, tu connais le fourgat.
—��a ne serait pas le plan, lui r�pondis-je, je lui dois de l'argent, et nous sommes brouill�s.�
Je ne devais rien � la Pomme-Rouge, mais nous nous �tions vus, et il savait bien que j'�tais Vidocq; il aurait donc �t� imprudent de me montrer: je laissai les amis arranger les affaires, et � leur retour, comme l'apparition d'Annette dans le voisinage de la boutique, me donnait la certitude que la police �tait en mesure d'agir, je fis la motion de cong�dier le fiacre et d'aller souper dans le cabaret du Grand-Casuel, sur le quai Pelletier, au coin de la rue Planche-Mibray.
Depuis la visite chez la Pomme-Rouge, nous �tions riches de quatre-vingts francs de plus, ainsi la somme � notre disposition �tait assez consid�rable pour que nous pussions tailler en plein drap, sans crainte de nous trouver � court; mais nous n'e�mes pas le loisir de nous mettre en d�pense: � peine avons-nous souffl� dans nos verres, que la garde entre, et apr�s elle une kirielle d'inspecteurs: il fallait voir comme � l'aspect des v�t�rans et des mouchards tous les visages s'along�rent, ce ne fut qu'un cri: nous sommes servis.... L'officier de paix Thibault nous invite � exhiber nos papiers; les uns n'en ont pas, d'autres ne sont pas en r�gle, je suis du nombre de ces derniers. �Allons! commande l'officier de paix, assurez-vous de tous ces gaillards-l�, ce qui est bon � prendre est bon � rendre.� On nous attache deux � deux, et l'on nous emm�ne chez le commissaire. Lapierre �tait accoupl� avec moi. �As-tu de bonnes jambes? lui dis-je tout bas.—Oui, me r�pond-il,� et quand nous sommes � hauteur de la rue de la Tannerie, tirant un couteau que j'avais cach� dans ma manche, je coupe la corde. �Courage! Lapierre, courage! m'�criai-je.� D'un coup de coude dans la poitrine, je renverse le v�t�ran qui me tenait sous le bras; peut-�tre �tait-ce le m�me qui depuis est devenu la p�ture de l'ours Martin; que ce f�t lui ou non, je m'esquive, et en deux enjamb�es je suis dans une petite ruelle qui conduit � la Seine. Lapierre me suit, et nous parvenons ensemble � gagner le quai des Ormes.
On avait perdu notre trace, j'�tais enchant� de m'�tre sauv�, sans avoir �t� oblig� de me faire reconna�tre. Lapierre ne l'�tait pas moins que moi, car n'ayant pas encore eu le temps de la r�flexion, il �tait loin de me supposer une arri�re-pens�e; cependant, si j'avais favoris� son �vasion, c'�tait dans l'espoir de m'introduire sous ses auspices dans quelqu'autre association de voleurs. En fuyant avec lui, j'�loignais les soup�ons que ses compagnons et lui-m�me auraient pu concevoir � mon sujet, et je les maintenais dans la bonne opinion qu'ils avaient de moi. De la sorte, j'esp�rais me m�nager de nouvelles d�couvertes: puisque j'�tais agent secret, il �tait de mon devoir de me br�ler le moins possible.
Lapierre �tait libre, mais je le gardais � vue, et j'�tais pr�t � le livrer du moment qu'il ne me serait plus utile.
Nous all�mes toujours courant jusque sur le port de l'h�pital, o� nous �tant enfin arr�t�s, nous entr�mes dans un cabaret pour reprendre haleine et nous reposer. J'y fis venir une chopine afin de nous remettre les sens: �Hein! dis-je � Lapierre, en v'l� une fi�re de su�e.
—�Oh! oui, elle est dure � avaler celle-l�.
—�Et encore plus � dig�rer, n'est-ce pas?
—�On ne m'�tera pas de l'id�e....
—�Quoi?
Il n'eut pas plut�t vid� son verre, qu'il devint de plus en plus pensif, �non, non, reprit-il on ne me l'�tera pas de l'id�e.
—�Ah �a, voyons, explique-toi.
—�Et quand je m'expliquerais.
—�Tu as raison; vas, tu ferais bien mieux de retirer les bas que tu as � tes pieds, et la cravatte qui est � ton cou.�
Lapierre �tait � peu pr�s dans la m�me tenue que le c�l�bre auteur du pied de mouton, lorsque, pour descendre dans le jardin du Palais-Royal, il n'avait d'autre chaussure que les bas � jours et les souliers de satin blanc de sa ma�tresse. Comme il me semblait apercevoir dans les yeux de l'ami le point noir de la m�fiance, qui, si l'on n'y prend garde, grandit avec tant de rapidit�, j'�tais bien aise de lui donner une de ces marques d'int�r�t, dont l'effet est de rassurer un esprit ombrageux: tel �tait mon but, en lui conseillant de retrancher de sa toilette quelques objets de peu de valeur, que, pendant la revue du butin, ses associ�s et lui avaient imm�diatement appliqu�s � leur usage. �Que veux-tu que j'en fasse, me dit Lapierre?
—�Pas si b�te! des bas de soie tout neufs, et un madras qui n'est pas encore ourl�.
—�Belles foutaises!
—�Tu planches (tu veux rire), mon homme, jette donc les tiens.�
Je lui fais observer que je n'avais rien sur moi qui p�t me compromettre, �tu es comme les li�vres, ajoutai-je, tu perds la m�moire en courant, ne te souviens-tu pas qu'il n'y a pas eu de cravatte pour moi, et avec des mollets de cette taille (je relevais mon pantalon), ne veux-tu pas que j'aille mettre des bas de femme? Bon pour vous autres qui irez au paradis en joie.
�—Nous sommes mont�s sur des fl�tes, que tu veux dire? (en m�me temps s'�tant d�chauss�, il tournait et retournait les bas qu'il enveloppa dans le madras).�
Les voleurs sont tout � la fois avares et prodigues: il sentait la n�cessit� de faire dispara�tre ces pi�ces de conviction, mais le cœur lui saignait de s'en d�faire sans aucun profit pour lui. Ce qui est le produit du vol est souvent si ch�rement pay�, que le sacrifice en est toujours p�nible.
Lapierre voulut � toute force, vendre les bas et le madras; nous all�mes ensemble rue de la B�cherie, les offrir � un marchand qui nous en donna quarante-cinq sous. Lapierre paraissait avoir pris son parti sur la catastrophe du Grand-Casuel; cependant il �tait contraint dans ses mani�res, et si je jugeais bien de ce qui se passait � son int�rieur, malgr� mes efforts pour me r�habiliter dans son opinion, je lui �tais terriblement suspect. De semblables dispositions n'�taient gu�re favorables � mes projets; persuad� d�s lors qu'il ne me restait qu'� finir avec lui le plus promptement possible, je dis � Lapierre: �Si tu veux, nous irons souper � la place Maubert.
—�Je le veux bien, me r�pond-il.�
Je l'emm�ne aux Deux-Fr�res, o� je demande du vin, des c�telettes de porc frais et du fromage. A onze heures, nous �tions encore attabl�s; tout le monde se retire, et l'on nous apporte notre compte, qui se monte � quatre francs cinquante centimes. Aussit�t je me fouille, �Ma pi�ce de cinq francs! ma pi�ce de cinq francs! o� est-elle?� Je m'en informe � toutes mes poches, je me t�te de la t�te aux pieds; �Mon dieu! je l'aurai perdue en courant; cherche, Lapierre, ne l'aurais-tu pas?
—�Non, je n'ai que mes quarante-cinq sous et pas un f..... avec.
—�Donne toujours, je vais t�cher d'arranger �a avec les parents de la fille.� J'offre au cabaretier deux francs cinquante centimes, en lui promettant de lui apporter le surplus le lendemain; mais il n'entend pas de cette oreille-l�. �Ah! vous croyez, dit-il, qu'il n'y a qu'� venir s'empiffrer ici et me payer ensuite en monnaie de singe.
—�Mais, lui fis-je observer, c'est un accident qui peut arriver au plus honn�te homme.
—�Contes que tout cela! Quand on est d�sargent� on se le brosse, ou l'on prend un litre, et l'on ne va pas se taper un souper � l'œil (� cr�dit).
—�Ne vous f�chez pas, mon brave; si cela accommodait les �pinards, � la bonne heure.
—�Allons! pas tant de raisons, payez-moi, ou je vais envoyer chercher la garde.
—�La garde! tiens, voil� pour elle et pour toi, lui dis-je, en accompagnant ces paroles d'un geste de m�pris fort usit� parmi les gens du peuple.
—�Ah, gredin! ce n'est pas assez d'emporter ma marchandise, s'�crie-t-il en me mettant son poing sous le nez.—Ne frappe pas, r�pliquai-je � l'apostrophe, ne frappe pas, ou.....� Il s'avance, et de main de ma�tre, je lui applique un soufflet.
Pour le coup, c'�tait une rixe; Lapierre pr�voit que cela va devenir du vilain, il juge qu'il est temps de jouer des fuseaux; mais au moment o� il se dispose � gagner plus au pied qu'� la toise, sauf � moi � me d�barbouiller comme je pourrais, le gar�on le saisit � la gorge en criant au voleur!
Le poste �tait � deux pas, les soldats accourent, et, pour la seconde fois de la journ�e, nous voici plac�s entre deux rang�es de ces chandelles de Maubeuge, dont la m�che sent la poudre � canon. Mon camarade essaya de d�montrer au caporal qu'il n'y avait pas de sa faute, mais l'ancien ne se laissa pas fl�chir, et l'on nous enferma au violon: d�s lors, Lapierre devient taciturne et triste comme un p�re de La Trappe; il ne desserre plus les dents; enfin, vers les deux heures du matin, le commissaire fait sa ronde, il demande qu'on lui pr�sente les personnes arr�t�es, Lapierre para�t le premier, on lui dit qu'il sortira s'il consent � payer. On m'appelle � mon tour; j'entre dans le cabinet, je reconnais M. Legoix, il me reconna�t �galement; en deux mots je lui explique ce dont il s'agit, je lui indique l'endroit o� ont �t� vendus les bas et la cravatte, et tandis qu'il se h�te d'aller saisir ces objets indispensables pour faire condamner Lapierre, je retourne aupr�s de ce dernier. Il n'�tait plus silencieux. �Le bandeau est tomb�, me dit-il, je vois ce qu'il en est, c'est fait � la main.
—�C'est bien! tu joues ton r�le, mais moi je te parlerai plus franchement. Oui, c'est fait � la main, et si tu veux que je te le dise, je crois que c'est toi qui nous a fait emballer.
—�Non, mon ami, ce n'est pas moi; j'ignore qui, mais je te soup�onne plus que qui que ce soit.� A ces mots, je me f�che, il s'emporte; aux menaces succ�dent les voies de fait, nous nous battons et l'on nous s�pare. D�s que nous ne sommes plus ensemble, je retrouve ma pi�ce de cent sous, et comme le cabaretier n'avait pas port� en compte le soufflet qu'il avait re�u, elle me suffit non-seulement pour satisfaire toutes ses r�clamations, mais encore pour offrir � messieurs du corps-de-garde, je ne dirai pas le coup de l'�trier, mais cette petite goutte de la d�livrance que le p�quin paie volontiers. Ce tribut acquitt�, il n'y avait plus de motif de me retenir: je filai sans faire mes adieux � Lapierre, qui �tait bien recommand�, et le lendemain je sus que le succ�s le plus complet avait couronn� mon œuvre: les deux �poux Bras et la Pomme Rouge avaient �t� surpris au milieu des preuves mat�rielles de l'inf�me trafic auquel ils se livraient; on avait saisi sur les voleurs les effets qu'ils avaient imm�diatement appliqu�s � leur usage, et ils avaient �t� contraints d'avouer... Lapierre seul avait tent� la voie de la d�n�gation; mais confront� au marchand de la rue de la B�cherie, il finit par reconna�tre l'homme, les bas et le madras accusateurs. Toute la bande, voleurs et rec�leurs, fut �crou�e � la Force, dans l'expectative du jugement: l� ils ne tard�rent pas � apprendre que le camarade qui avait jou� le personnage de Vidocq enfonc�, �tait Vidocq l'enfonceur. Grande fut la surprise; comme ils durent s'en vouloir de s'�tre enferr�s d'eux-m�mes avec un com�dien de mon esp�ce! L'arr�t confirm�, tous furent dirig�s sur le bagne. La veille de leur d�part, j'�tais pr�sent lorsqu'on leur passa le fatal collier. En me voyant, ils ne purent s'emp�cher de sourire.
�Contemple ton ouvrage, me dit Lapierre; te voil� content, gredin!
—�Je n'ai du moins aucun reproche � me faire, ce n'est pas moi qui vous ai recommand� de voler. Ne m'avez-vous pas appel�? Pourquoi �tre si confiants? Quand on fait un m�tier comme le v�tre, il faut un peu mieux se tenir sur ses gardes.
—�C'est �gal, dit Commery, t'as beau en coquer (d�noncer) tu rabattras au pr� (tu retourneras aux gal�res).
—�En attendant, bon voyage! Retenez ma place, et si jamais vous revenez � Pantin (Paris), ne vous laissez plus prendre au traquenard.�
Apr�s cette riposte, ils se mirent � converser entre eux:
�Il se f... encore de nous, disait Rousselot; c'est bon, je lui garde un chien de ma chienne.
—�Pour ton honneur, ne parle pas, lui r�pliqua le gar�on de chantier, c'est toi qui l'as amen�. Puisque tu le connaissais, tu devais savoir qu'il �tait � la manque (capable de trahir).
—�Eh oui! c'est Rousselot qui nous vaut �a, soupira la Pomme-Rouge, sous le marteau, dont le coup d�j� lanc� faillit lui rompre la t�te.
—�Ne bouge donc pas, recommanda avec brutalit� le serrurier de l'�tablissement. Toujours est-il, reprit le rec�leur, que c'est lui qui a vendu la calebasse, et que sans lui....
—�Te tiendras-tu, m�tin? gare � la caboche!�
Ces mots furent les derniers que j'entendis; mais en m'�loignant, je vis, � certains gestes, que le colloque s'animait de plus en plus. Que se disaient-ils? je n'en sais rien.
Allons � Saint Cloud.—L'aspirant mouchard.—Le syst�me des diversions ou les trompeuses amorces.—Une visite matinale.—Le d�sordre d'une chambre � coucher.—Singuli�res remarques.—N�ant au rapport.—Ce sont d'honn�tes gens dans le faubourg Saint-Marceau.—Les pattes du dindon.—Prenez garde � vos souliers.—Sacrifice au dieu des ventrus, Deus est in nobis.—La langue de monsieur Judas.—Le nectar du policier.—Explication du mot Traiffe.—Les deux ma�tresses.—L'homme qui s'arr�te lui-m�me.—Le contentement donne des ailes.—Le nouvel �pict�te.—Un monologue.—L'incr�dulit� d�sesp�rante.—M�tamorphose d'un Tilbury en philosophes.—La tradition.—La ma�tresse d'un prince russe.—Le pain de munition et les sorbets de Tortoni.—La m�re Bariole.—Le vieux s�rail ou l'enfer d'une femme entretenue.—Les courtisanes et les chevaux de fiacre.—L'amie de tout le monde.—L'invuln�rable.—Le tableau des Sabines.—L'Arche sainte.—La tire-lire.—Infandum regina jubes.... Haine aux �paulettes.—Ah! petit fourrier!—Les bons sentiments.—L'�trange religion.—Le billet de loterie et la ch�sse de Sainte-Genevi�ve.—Il n'est pas de petite �conomie.—Exemple de fid�lit� remarquable.—P�n�lope.—Le serment des filles.—Je te connais, beau masque.—Voyage dans Paris.—Louison la blagueuse.—Nec�ssit� n'a pas de loi.—Le monstre.—Une furie.—Devoir cruel.—�milie au violon.—Retour chez la Bariole.—La petite bouteille des amis.—Le tr�pied de la Sybille.—Phil�mon et Baucis.—Jos�phine R�al, ou les fruits d'une bonne �ducation.—R�flexions philosophiques sur la concorde et sur la mort.—Trois arrestations.—Un tra�tre puni.—Un trait pour la nouvelle Morale en action.—Une mise en libert�.—R�ponse aux critiques.
Dans l'�t� de 1812, un voleur de profession, nomm� Hotot, aspirait depuis long-temps � se faire r�int�grer dans l'emploi d'agent secret, qu'il avait exerc� avant mon admission dans la police, vint m'offrir ses services pour la f�te de Saint-Cloud. On sait que c'est l'une des plus brillantes des environs de Paris, et que, vu l'affluence, les filous ne manquent jamais de s'y rendre en grand nombre. Nous �tions au vendredi, lorsque Hotot fut amen� chez moi par un camarade. Sa d�marche me parut d'autant plus extraordinaire, que pr�c�demment j'avais donn� sur son compte des renseignements par suite desquels il avait �t� traduit devant la Cour d'assises. Peut-�tre ne cherchait-il � se rapprocher de moi que pour �tre plus � port�e de me jouer quelque mauvais tour: telle fut ma premi�re pens�e; toutefois je lui fis bon accueil, et lui t�moignai m�me ma satisfaction de ce qu'il n'avait pas dout� de ma volont� de lui �tre utile. Je mis tant de sinc�rit� apparente dans mes protestations de bienveillance � son �gard, qu'il lui fut impossible de ne pas laisser p�n�trer ses intentions; un changement subit qui s'op�ra dans sa physionomie me convainquit tout d'un coup qu'en acceptant sa proposition, je favorisais des projets dont il n'avait pas l'envie de me faire confidence. Je vis qu'il s'applaudissait int�rieurement de m'avoir pris pour dupe. Quoi qu'il en soit, je feignis d'avoir en lui la plus grand confiance, et il fut convenu entre nous que le surlendemain dimanche, il irait � deux heures se poster aux environs du bassin principal, afin de nous signaler des voleurs de sa connaissance qui, m'avait-il dit, viendraient travailler dans cet endroit.
Le jour fix�, je me rendis � Saint-Cloud avec les deux seuls agents qui fussent alors sous mes ordres. En arrivant au lieu d�sign�, je cherche Hotot, je me prom�ne en long, en large; j'examine de tous les c�t�s, point d'Hotot; enfin, apr�s une heure et demie d'attente, perdant patience, je d�tache un de mes estafiers dans la grande all�e, en lui recommandant d'explorer la foule, afin de t�cher d'y d�couvrir notre auxiliaire, dont l'inexactitude m'�tait tout aussi suspecte que le z�le.
L'estafier cherche une heure enti�re; las de parcourir dans tous les sens le jardin et le parc, il revient, et m'annonce qu'il n'a pu rencontrer Hotot. Un instant apr�s, je vois accourir ce dernier, il est tout en nage: �Vous ne savez pas, nous dit-il, je viens d'amorcer six grinches, mais ils vous ont aper�us, et ils ont d�camp�; c'est f�cheux, car ils mordaient, mais ce qui est diff�r� n'est pas perdu, je les rejoindrai une autre fois.�
J'eus l'air de prendre ce conte pour argent comptant, et Hotot fut bien persuad� que je ne r�voquais pas en doute sa v�racit�. Nous pass�mes ensemble la plus grande partie de la journ�e, et ne nous quitt�mes que vers le soir. Alors j'entrai au poste de la gendarmerie, o� les officiers de paix m'apprirent que plusieurs montres avaient �t� vol�es, dans une direction toute oppos�e � celle dans laquelle, d'apr�s les indications d'Hotot, s'�tait exerc�e notre surveillance. Il me fut d�montr�, d�s lors, qu'il nous avait attir�s sur un point, afin de pouvoir manœuvrer plus � son aise sur un autre. C'est une vieille ruse qui rentre dans la tactique des diversions et des faux avis donn�s par des voleurs pour n'avoir pas � craindre la police.
Hotot, � qui je me gardai bien de faire le moindre reproche, imagina que j'�tais compl�tement sa dupe; mais si je ne disais rien, je n'en pensais pas moins, et tout en lui faisant amiti� de plus en plus, tandis qu'il m�ditait de r�it�rer l'espi�glerie de Saint-Cloud, je me r�servais de l'enfoncer � la premi�re occasion. Notre liaison �tant en bon train, elle se pr�senta plut�t que je n'aurais os� l'esp�rer. Un matin, en revenant avec Gaffr� du faubourg Saint-Marceau, o� nous avions pass� la nuit, il me prit la fantaisie de faire, � l'improviste, une visite � l'ami Hotot. Nous n'�tions pas loin de la rue Saint-Pierre-aux-Bœufs, o� il demeurait. Je propose � mon camarade de veille d'y venir avec moi, il consent � m'accompagner; nous montons chez Hotot, je frappe, il ouvre, et para�t surpris de nous voir. �Quel miracle! � cette heure.
—�Cela t'�tonne, lui dis-je, nous venons te payer la goutte.
—�Si c'est �a, soyez les bien-venus.� En m�me temps, il se renfonce dans son lit. �O� est-elle cette goutte?
—�Gaffr� va nous faire le plaisir d'aller la chercher.� Je fouille dans ma poche, et comme Gaffr�, en sa qualit� de Juif, �tait moins avare de ses pas que de son argent, il se charge volontiers de la commission, et descend. Pendant son absence, je remarquai que Hotot avait l'air fatigu� d'un homme qui s'est couch� plus tard ou plus matin que de coutume, la chambre �tait en outre dans cet �tat de d�sordre qui tient � une circonstance extraordinaire; ses v�tements, plut�t jet�s qu'ils n'avaient �t� pos�s, semblaient avoir re�u une averse; ses souliers �taient couverts d'une boue blanch�tre et encore humide. Pour ne pas conclure de tous ces indices que Hotot venait de rentrer, il e�t fallu ne pas �tre Vidocq. Pour le moment, je ne tirai pas d'autre cons�quence; mais bient�t mon esprit se prom�ne de conjectures en conjectures, et je con�ois des soup�ons que je me garde bien d'exprimer; je ne veux pas m�me �tre curieux, c'est-�-dire, indiscret, et, de crainte d'inqui�ter notre ami, je ne lui adresse pas la moindre question. Nous parlons de la pluie et du beau temps, mais plus du beau temps que de la pluie, et quand il ne nous reste plus rien � boire, nous nous retirons.
Une fois dehors, je ne pus m'emp�cher de communiquer � Gaffr� les remarques que j'avais faites; �Ou je me trompe fort, lui dis-je, ou il a d�couch�; il y avait quelqu'exp�dition en l'air.
—�Je le crois; car ses habits sont encore mouill�s, et puis ses escarpins sont-ils crott�s! Oh! il n'a pas march� dans la poussi�re.�
Hotot ne songeait gu�res que nous nous entretenions de lui, cependant les oreilles durent lui corner. O� est-il all�? qu'a-t-il fait? nous demandions-nous l'un � l'autre; peut-�tre est-il affili� � quelque bande. Gaffr� n'�tait pas moins intrigu� que moi, et il s'en fallait que les suppositions qui lui venaient � l'id�e fussent favorables � la probit� d'Hotot.
A midi, selon l'usage, nous all�mes rendre compte de nos observations de la nuit; notre rapport �tait fort peu int�ressant; le mot n�ant y �tait �crit tout du long. �Ah! nous dit M. Henry, ce sont d'honn�tes gens dans le faubourg Saint-Marceau! j'aurais �t� bien mieux avis� de vous envoyer sur le boulevart Saint-Martin; il para�t que ces messieurs les voleurs de plomb recommencent leur jeu; ils en ont enlev� plus de quatre cent cinquante livres dans un b�timent en construction. Le gardien, qui les a poursuivis sans pouvoir les atteindre, assure qu'ils �taient au nombre de quatre; c'est pendant la grande pluie qu'ils ont fait le coup.
—�Pendant la grande pluie! parbleu! m'�criai-je, vous connaissez un des voleurs.
—�Et qui donc?
—�Hotot.
—�Celui qui a servi la police, et qui demande � y rentrer?
—�Celui-l� m�me.�
Je racontai � M. Henri mes remarques du matin, et comme il resta convaincu que j'avais raison, je me mis aussit�t en campagne, afin de changer promptement en �vidence ce qui n'�tait encore que pr�somptions. Le commissaire du quartier o� avait �t� commis le vol, se transporta avec moi sur les lieux, et nous trouv�mes dans un endroit du sol l'empreinte tr�s profonde de deux souliers ferr�s: la terre s'�tait affaiss�e sous le poids d'un homme. Ces vestiges pouvaient fournir de pr�cieuses indications, on prit des pr�cautions pour qu'ils ne fussent pas effac�s; j'�tais presque certain qu'ils s'adapteraient parfaitement � la chaussure de Hotot, j'engageai en cons�quence Gaffr� � venir avec moi chez lui, et afin de pouvoir proc�der � la v�rification, � l'insu du coupable, j'imagine un moyen que voici: arriv�s au domicile de Hotot, nous faisons un train d'enfer � sa porte. �L�ve-toi donc, l�ve-toi donc, nous apportons la p�t�e.� Il s'�veille, donne un tour de clef et nous entrons en chancellant, comme des individus qui ont un peu plus qu'un commencement d'ivresse. �Eh bien! dit Hotot, je vous en fais mon compliment, vous avez chauff� le four de bonne heure.
—�C'est pour �a, mon ami, lui r�pliquai-je, que nous venons pour enfourner. Toi qui es si malin, ajoutai-je, en lui montrant sous son enveloppe une empl�te que nous avions faite en route, devine ce qu'il y a l� dedans.
—�Comment veux-tu que je devine?� Alors d�chirant un des coins du papier, je mets � d�couvert les pattes d'une volaille.
—�Ah, sacredieu! s'�crie-t-il, c'est un dindon.
—�Eh oui, c'est ton fr�re...., et comme tu le vois, c'est aux pieds qu'on conna�t ces animaux-l�; comprends-tu l'apologe � pr�sent?
—�Qu'est-ce qu'il dit?
—�Je dis qu'il est r�ti.
—�Oh bah! vous vous serez fait gourer, de la venaison!
—�De la venaison! tiens, sens-moi �a plut�t.� Je lui passe la volaille, et tandis qu'il la flaire et la retourne dans tous les sens, Gaffr� se baisse, ramasse les souliers et les fourre dans son chapeau.
—�Et combien que �a co�te, ste b�te?
—�Un rondin, deux balles et dix Jacques.
—�N.. de D...! sept livres dix sous! c'est le prix d'une paire de souliers.
—�Comme tu dis, mon homme, repartit l'escamoteur en se frottant les mains.
—�Ce n'est pas l'embarras, il y a de quoi mordre; et puis l'odeur, elle est fameuse, c'est-t'i all�chant!... Ce sacr� Jules! c'est � faire � lui.
—�N'est-ce pas que je m'y connais?
—�C'est vrai; qu'est-ce qui d�coupe? d'abord je ne fais rien, moi.
—�Bien entendu, nous te servirons; il y a-t-il un couteau dans la cassine?
—�Oui, cherche dans le tiroir de la commode.
Je trouve en effet un couteau; maintenant, il s'agit de trouver un pr�texte de sortie pour Gaffr�. �Ah, �a, lui dis-je, pendant que je mettrai le couvert, tu vas me faire un plaisir, c'est d'aller dire chez moi qu'on ne m'attende pas pour d�ner.
—�C'est �a, et puis vous me casserez le ventre. Oh! non, pas de �a, je ne quitte pas la place avant d'avoir gob� les vivres.
—�Nous ne les goberons pas sans boire.
—�Aussi vais-je faire monter du liquide.
—�Il ouvre la crois�e et appelle le marchand de vin. De cette fa�on, il n'y a pas m�che � me faire la queue.�
Gaffr� �tait comme la plupart des agents de police, sauf la manque (la perfidie), bon enfant, mais un peu licheur, c'est-�-dire gourmand comme une chouette. Chez lui, la gueule passait toujours avant le m�tier, aussi, bien qu'il eut pinc� les souliers, ce qui �tait l'important de l'affaire, je vis qu'il serait impossible de le d�cider � abandonner le terrain, tant qu'il n'aurait pas pris sa part du d�je�ner. Je me h�tai donc de d�pecer l'oiseau, et quand le vin fut arriv�: �Allons, � table, dis-je � mon gastronome, chique et vas-t'en.�
La table �tait le lit de Hotot, sur lequel, sans autre fourchette que celle du p�re Adam, nous f�mes � ce dieu qui est en nous, c'est-�-dire au dieu des Ventrus, d�put�s ou non, un sacrifice � la mani�re des anciens. Nous mangions comme des Ogres, et le repas fut promptement termin�. �Actuellement, me dit Gaffr�, je puis marcher; je ne sais pas si tu es comme moi, mais quand le soleil me luit dans l'estomac, je ne suis bon � rien: quand le coffre est plein, c'est diff�rent.
—�En-ce cas, file.
Aussit�t il prend son chapeau, et s'en va.
�Ah! le voil� parti, dit Hotot, du ton d'un homme qui n'�tait pas f�ch� d'�tre seul un instant avec moi. Eh bien! mon ami Jules, reprit-il, il n'y aura donc jamais de place pour Hotot.
—�Que veux-tu? il faut prendre patience, �a viendra.
—�Il ne tiendrait pourtant qu'� toi de me donner un bon coup d'�paule; M. Henry t'�coute, et si tu lui disais deux mots....
—�Ce ne sera pas pour aujourd'hui, car je m'attends � un galop soign�; Gaffr� ne l'�chappera pas non plus, car voici deux jours que nous ne sommes pas all�s au rapport.�
Ce mensonge n'�tait pas fait sans intention: il ne fallait pas que Hotot put me croire inform� du vol auquel je pr�sumais qu'il avait particip�: il �tait sans d�fiance, je l'entretenais dans cette s�curit�, et dans la crainte qu'il ne songe�t � se lever, je ramenai la conversation sur les points qui l'int�ressaient le plus. Il me parla successivement de plusieurs affaires. �Ah! me dit-il en soupirant, si j'�tais assur� de rentrer � la police avec un traitement de douze � quinze cents balles, j'en pourrais fournir de ces renseignements!... avec cela que je tiens en ce moment un petit vol avec effraction, ce serait un vrai cadeau � faire � M. Henry.
—�Ah oui!
—�Eh oui, dis donc! trois voleurs, Berchier dit Bic�tre, Caffin et Linois, que je r�ponds de lui donner marons; aussi s�r comme toi et moi �a fait deux.
—�Si tu le peux, que ne parles-tu? �a te ferait une belle entr�e de jeu?
—�Je sais bien, mais....
—�N'as-tu pas peur de te mettre en avant? Si tu rends des services, sois tranquille, je me fais fort de te faire admettre.
—�Ah! mon ami, tu me mets du baume dans le sang; tu me ferais admettre?
—�Vas, ce n'est pas difficile.
—�L�-dessus, buvons un coup, s'�cria Hotot, comme transport� de joie.
—�Oui, buvons, � ta r�ception prochaine!
—�Plut�t aujourd'hui que demain.�
Hotot �tait enchant�, il se faisait d�j� un plan de conduite; il formait des r�ves de bonheur; il avait dans les jambes ces inqui�tudes de l'espoir, qui s'agite � la perspective d'une jouissance prochaine: je tremblais qu'il ne voul�t descendre de son lit; enfin on frappe: c'est Gaffr�, tenant � la main une demi-bouteille d'eau-de-vie, qu'Annette lui a remise. Traiffe, me dit, en entrant mon coll�gue l'isra�lite, dans cet argot h�breux, qui �tait sans doute la langue favorite de notre patron, monsieur Judas. Traiffe ou maron sont une seule et m�me chose. Comme je me pique d'�tre un h�bra�sant de bonne force, je compris de suite et vis � qui j'avais � faire. Tandis que je versais au n�ophyte le nectar du policien, Gaffr� remit en place les souliers. Nous continu�mes de causer et de boire, et avant de nous retirer, je sus que le vol du plomb �tait celui dont Hotot se proposait de signaler les auteurs. Le p�re Bellemont, f�railleur, rue de la Tannerie, fut le r�celeur qu'il me d�signa.
Ces d�tails �taient int�ressants, je dis � Hotot que j'allais sur-le-champ en donner connaissance � M. Henry, et lui recommandai de s'informer de l'endroit o� les trois voleurs avaient couch�. Il me promit de m'indiquer leur g�te, et quand nous f�mes convenus de nos faits, nous nous s�par�mes. Gaffr� ne m'avait pas quitt�. �Eh! bien me dit-il, c'est lui, les souliers s'adaptent parfaitement; c'est que l'empreinte est si profonde! En sautant par la crois�e, il aura pes� de tout son corps.� Ceci �tait l'explication du mot traiffe, je n'en avais que faire. D�j� je m'�tais rendu compte de la conduite de Hotot, et je concevais tr�s bien le r�le qu'il voulait jouer. D'abord, il �tait clair qu'il avait commis le vol dans l'intention d'en tirer un produit, mais il chassait deux li�vres � la fois; et en d�non�ant ses complices, il atteignait un second but, celui de se rendre int�ressant aux yeux de la police, afin d'obtenir d'�tre r�employ�. Je fr�mis en pensant aux cons�quences d'une combinaison pareille. Le sc�l�rat! me dis-je en moi-m�me, je ferai en sorte qu'il re�oive la r�compense de son crime; et si les malheureux qui l'ont second� dans son exp�dition sont condamn�s, il est trop juste qu'il partage leur sort. Je n'h�sitai pas � le croire le plus coupable de tous: d'apr�s ce que je savais de son caract�re, il me semblait fort probable qu'il les e�t entrain�s uniquement pour se m�nager l'occasion de manigancer ce qu'on appelle une affaire, j'allais m�me jusqu'� penser qu'il se pourrait bien qu'ayant vol� seul, il e�t trouv� convenable d'accuser de son m�fait des individus que leur immoralit� rendait suspects. Dans chacune de ces hypoth�ses, Hotot �tait toujours un grand coquin; je r�solus d'en d�livrer la soci�t�.
Je savais qu'il avait deux ma�tresses, l'une �milie Simonet, qui avait eu plusieurs enfants de lui, et avec laquelle il vivait maritalement; l'autre F�licit� Renaud, fille publique, qui l'aimait � l'adoration. Je songeai � tirer parti de la rivalit� de ces deux femmes, et cette fois ce fut par la jalousie que je me proposais de faire tenir le flambeau qui devait �clairer la justice. Hotot �tait d�j� gard� � vue. Dans l'apr�s-midi, je suis averti qu'il est aux Champs-�lys�es avec F�licit�, je vais l'y rejoindre, et le prenant � part, je lui confie que j'ai besoin de lui pour une affaire de la plus haute importance.
�Vois-tu, lui dis-je, il s'agit de te faire arr�ter pour �tre conduit au d�p�t, o� tu tireras la carotte � un grinche que nous allons emballer ce soir. Comme tu seras au violon avant lui, il ne se doutera pas que tu es un mouton, et quand on l'am�nera, il te sera plus facile de te lier avec lui.�
Hotot accepta la proposition avec enthousiasme. �Ah! soupira-t-il, me voil� donc mouchard! Vas, tu peux compter sur moi; mais il faut auparavant que je dise adieu � F�licit�.� Il retourna vers elle, et comme l'heure des s�ductions nocturnes ou de la croisi�re en plein-vent approchait, elle ne le gourmanda pas de ce qu'il la quittait trop t�t.
�A pr�sent que tu es d�barrass� de ta particuli�re, je vais te donner tes instructions: Tu sais bien la petite tabagie qui est sur le boulevard Montmartre, en face le th��tre des Vari�t�s?
—�Oui; Brunet?
—�Justement: tu vas aller l�; tu te placeras dans le fonds de la boutique, avec une bouteille de bierre, et quand tu verras entrer deux des inspecteurs de l'officier de paix Mercier.... Tu les conna�tras bien?
—�Si je les reconna�trais! c'est � moi que tu demandes �a, un ancien troupier?�
—�Puisque tu les reconna�tras, c'est bon; quand ils entreront, tu leur feras signe que c'est toi; vois-tu, c'est pour qu'ils ne te confondent pas avec un autre.
—�Sois tranquille, ils ne me confondront pas.
—�Sais-tu que ce serait d�sagr�able, s'ils allaient empoigner un bourgeois?
—�Il n'y aura pas de m�prise: est-ce que je ne serai pas l�? et puis le signe. Ce signe, c'est tout.
—�Tu as bien compris?
—�Ah! mais, dis donc, me prends-tu pour un cornichon? Je ne leur laisserai pas seulement le temps de chercher des yeux.
—�C'est �a. D'abord, ils ont la consigne: sit�t qu'ils t'apercevront, ils savent ce qu'ils doivent faire; ils t'arr�teront et te conduiront au poste du Lyc�e, o� tu resteras deux ou trois heures; c'est afin que celui que tu dois confesser t'ait d�j� vu au violon, et qu'en te revoyant ensuite au d�p�t, il n'en soit pas �tonn�.
—�Ne t'inqui�te pas, je battrai si bien, que je d�fie le plus malin de ne pas me croire emball� pour tout de bon. Au surplus, tu verras si je suis � mon article.� Il t�pait de si bonne foi, que v�ritablement je regrettais d'�tre oblig� de le tromper de la sorte; mais en me retra�ant sa conduite � l'�gard de ses camarades, cette vell��t� de piti� que j'avais ressentie un instant se dissipa sans retour. Il me donne la main, et le voil� parti: il marche avec la v�locit� de la satisfaction, la terre ne le porte plus. De mon c�t�, non moins rapide que lui, je vole � la pr�fecture, o� je trouve les inspecteurs que j'avais annonc�s; l'un d'eux �tait le nomm� Cochois, aujourd'hui gardien � Bic�tre: je leur dis de quelle mani�re ils doivent agir, et je les suis. Ils entrent dans la tabagie.
A peine en ont-ils franchi le seuil, Hotot, fid�le � la recommandation que je lui ai faite, s'indique du doigt, en montrant sa poitrine, comme un homme qui dit c'est moi; � ce signe, les inspecteurs vont droit � lui et l'invitent � leur exhiber ses papiers de s�ret�; Hotot, fier comme Artaban, leur r�pond qu'il n'en a pas. �En ce cas, lui disent-ils, vous allez venir avec nous.� Et pour l'emp�cher de fuir, si par hasard il lui en prenait la fantaisie, on l'attache avec des cordes. Pendant cette op�ration, une sorte de contentement int�rieur se peignait dans les regards de Hotot: il �tait heureux de se sentir garott�: il b�nissait ses liens, il les contemplait presque avec amour; car, suivant lui tout cet appareil de pr�caution n'existait que pour la forme; et au fonds, comme je ne sais plus trop quel philosophe de l'antiquit�, il pouvait se vanter d'�tre libre dans ses cha�nes; aussi disait-il tout bas aux inspecteurs: �Le diable m'enl�ve si je me sauve! Les palettes et les paturons ligot�s (les mains et les pieds attach�s)! on ne s'y prendrait pas autrement pour ficeler un enfant de chœur (pain de sucre): c'est fort bien, c'est ce qui s'appelle goupiner (travailler).�
Il �tait environ huit heures du soir lorsque Hotot fut mis au violon; � onze heures, on n'avait pas encore amen� l'individu qu'il devait confesser; ce retard lui parut extraordinaire. Peut-�tre cet individu s'�tait-il d�rob� � la poursuite, peut-�tre avait-il avou�. D�s-lors le secours du mouton devenait inutile; j'ignore quelles conjectures formait le prisonnier; tout ce que je sais, c'est qu'� la fin, ennuy� de ce qu'on ne venait pas, et imaginant qu'on l'avait oubli�, il pria le chef du poste de faire pr�venir le commissaire de police qu'il �tait encore l�. �S'il est l�, qu'il y reste, dit le commissaire, cela ne me regarde pas.� Et cette r�ponse, transmise � Hotot, ne r�veilla en lui d'autre id�e que celle de la n�gligence des inspecteurs. �Si encore j'avais soup�, r�p�tait-il, avec l'accent comico-piteux de cette larmoyante ga�t� qui est moins touchante que risible: ils s'en moquent; peut-�tre qu'ils sont dans un coin � s'emp�ter, et moi je suis ici � siffler la linotte.� Deux ou trois fois il appela, tant�t le caporal, tant�t le sergent, pour leur conter ses dol�ances; il n' y eut pas jusqu'� l'officier de garde qu'il ne suppli�t de le laisser sortir. �Je reviendrai, s'il le faut, lui protestait-il; que risquez-vous, puisque je ne suis emball� que pour la frime?�
Malheureusement l'officier, qui nous rapporta le lendemain ces d�tails, �tait un de ces incr�dules dont l'obstination est d�sesp�rante. Hotot n'�tait tourment� que par son app�tit; pour les gens qui croient aux remords, c'�tait bien une pr�somption d'innocence, mais pour les gens qui ne croient qu'aux ficelles... La fatalit� voulut que monsieur l'officier fut de ce nombre; et puis, comme il lui �tait interdit de rien prendre sur lui, quelque envie qu'il en aurait eue; il tira une bonne fois le verrou sur Hotot, qui, ne pouvant revenir de l'�tourderie des inspecteurs, faisait entendre � travers la porte ce monologue entrecoup�, o� se peignaient des alternatives tout-�-fait grotesques de r�signation et d'impatience.
�Oh! mais, c'est un peu fort de caf�, sans compter le marc; ils m'y laisseront passer la nuit!....; impossible, ils vont venir..... Pas plus d'inspecteurs que de beurre sur la main... P't�tre qui se seront trouv�s aretard�s... Que je voudrais �tre derri�re eux, comme je te les remuerais!...; s'il n'y a pas de leur faute, il n'y a rien � dire... D�cid�ment, ils m'ont plant� l� pour raverdir..... Cependant, tant qu'on n'aura pas amen� ma nouvelle connaissance.... Oh! pour le coup c'est se f..... du pauvre monde.... Dans le fait, s'il n'est pas empoign�, ils ne peuvent pas non plus..... Il n'y a pas de bon sens, moi qui n'ai rien pris depuis que je suis lev�.... Allons! messieurs, quand il vous plaira, � votre aise, je suis l�... Sont-ils chiens! sont-ils chiens!... On ne fait pas toujours ce qu'on veut.... Coquin de sort! C'en est-il l� d'une s�v�re?...; s�v�re ou non, je suis bloqu�; quand je m'en mangerais..... Ne parlons pas de manger.... Comme mes boyaux crient....; parbleu! ils crieraient � moins: � la fin, c'est que �a crie vengeance!... Au fait, c'est l'�tat du m�tier; j'en ai l'�trenne....; oui, je suis joliment �trenn�, il faut en convenir.... Est-ce qu'ils se seraient fait casser la gueule?... Le tour est fameux, par exemple.... Je�ne, mon cadet, je�ne; comme c'est r�galant!... Bah! bah! on ne meurt pas pour mal avoir, d�je�nerai mieux demain.... Je gagerais qu'ils s'en tapent une culotte, les gredins!... Si je les tenais....; ce n'est pas l'embarras, la farce, elle est bonne... Nom d'un D...! triple nom d'un D.... Eh bien! qu'est-ce qu'y a, gar�on, tu te f�ches... A la force aussi, la faim fait sortir le loup du bois...; sors donc, sors donc...., comme c'est facile...; si encore j'avais mon dindon d'� ce matin...; si mon ami Jules �tait ici.... il ne sait pas, car s'il savait....�
Hotot disait comme le peuple, si le roi savait; mais tandis qu'il d�plorait mon ignorance, et qu'il �tait si loin de pr�voir les suites d'une arrestation qu'il supposait simul�e, explorant les petites rues aux alentours de la place du Ch�telet, j'avais rejoint �milie Simonet, dans l'un de ces mis�rables taudis, o�, pour l'agr�ment des petites bourses, une dame de maison tient des liqueurs et des filles, qui s'am�nent mutuellement la pratique et se servent d'enseigne sans �tre de meilleur aloi les unes que les autres. Ici les liqueurs sont comme l'entr�e secr�te du bureau de loterie, un moyen de tromper l'espion; l'amateur honteux s'introduit sous le pr�texte de prendre un petit verre, et il s'empoisonne deux fois. C'est dans ces esp�ces de caf�s borgnes que les rebuts de la prostitution s'amonc�lent, et s'�coulent � la faveur de l'ivrognerie ou de la pauvret� du chaland; plus d'une ci-devant beaut�, aujourd'hui r�duite � l'humble caraco de drap, � la jupe de moleton et aux sabots, si elle ne pr�f�re les philosophes (souliers � quinze, vingt et vingt-cinq sols), y exploite la tradition bien obscure, quoique r�cente, de ces charmes, qui lui valurent l'amazone et le voile vert qu'elle promenait nagu�res dans les cavalcades de Montmorency, ou bien l'�l�gant tilbury qui la portait � Bagatelle. J'ai vu de ces d�ch�ances, et pour n'en citer qu'un exemple entre mille: l'une des camarades d'�milie (elle se nommait Caroline), avait �t� la ma�tresse d'un prince russe; aux jours de sa splendeur, cent mille �cus par an ne suffisaient pas au train de sa maison; elle avait eu des �quipages, des chevaux, des laquais, des courtisans; elle avait �t� belle; tr�s belle, et tout cela s'�tait �vapor�: elle �tait camarade d'�milie, et peut-�tre plus d�grad�e qu'elle. Constamment absorb�e par des spiritueux, elle n'avait plus un instant lucide. La dame de maison, qui pourvoyait � sa toilette, car Caroline ne poss�dait plus une loque, �tait oblig�e de la veiller comme le lait sur le feu, pour qu'elle ne vend�t pas ses effets; cent fois elle avait �t� ramen�e au g�te, nue comme un ver; elle avait tout bu, jusqu'� sa chemise. Telle est la triste condition de ces cr�atures, qui, presque toutes, ont eu dans leur vie une veine d'opulence; apr�s avoir jet� l'or � pleines mains, sans �tre moins prodigues, elles en viennent � convoiter le pain de la caserne; et le palais que d�lect�rent les sorbets de Tortoni, trouve de la saveur aux patates de la Gr�ve. C'est � cette cat�gorie des courtisanes qu'appartiennent ces demoiselles, qui font les d�lices des ma�ons, des commissionnaires et des porteurs d'eau; entretenues par les libertins de cette classe laborieuse dont les lib�ralit�s forment leur casuel, � leur tour, quand elles ne sont pas grug�es par un ma�tre d'armes, un banquiste, ou un chanteur des rues, elles entretiennent des voleurs, ou tout au moins, si elles sont de la haute (en bonne position), � charge de revanche, elles les soulagent durant les d�tresses du cachot et de la morte-saison.
La camarade de la princesse Caroline, �milien, Simonet, ou madame Hotot, �tait pr�cis�ment de ce calibre; c'�tait un bon cœur fini: ce fut chez la m�re Bariole que je la rencontrai. La m�re Bariole, bonne femme s'il en fut jamais, et honn�te autant qu'il soit possible de l'�tre dans sa profession, jouit d'une esp�ce de consid�ration parmi les d�bauch�s qui hantent ces boutiques en parties doubles, r�voltants portiques d'un sanctuaire, o� bravant tous les d�go�ts, la volupt� et la mis�re se caressent tour � tour. Depuis pr�s d'un demi-si�cle, son �tablissement est la Providence et le dernier refuge de ces La�s, que les cons�quences de leur d�shonneur et le temps rapide dans ses outrages ont pr�cipit�es sous la m�me juridiction que le ruisseau et la borne; c'est le vieux s�rail o� ne doit pas p�n�trer celui qui ne cherche qu'� r�jouir son esprit par des images gracieuses: l�, point d'enchanteresse! l'Armide de la Chauss�e-d'Antin n'est plus qu'une hideuse gourgandine, qui, entre l'h�pital et la prison, alternant de l'un � l'autre, �puise, � son corps d�fendant, les vicissitudes d'une carri�re dont les derni�res esp�rances sont sur le pav�. Dans cet asile, le luxe de la rue Vivienne a fait place � la friperie du Temple; et telle qui, durant l'�ph�m�re triomphe de ses attraits, d�daignait, � peine effleur�s, les pr�mices de la mode, trouve encore de quoi se parer de ces atours fl�tris, tomb�s de chute en chute au vestiaire de la m�re Bariole. Ainsi voit-on l'aridelle du fiacre reprendre avec fiert� le harnais qui l'humiliait au temps o� sa croupe arrondie faisait la gloire d'un brillant attelage. Si la comparaison manque de noblesse, du moins est-elle juste.
Ce serait une histoire bien curieuse, et surtout bien profitable � la morale, que celle de quelques-unes des pensionnaires de madame Bariole: peut-�tre serait-il � propos d'y joindre la biographie de cette v�n�rable matrone, qui, plac�e pendant cinquante ans � la source des coups de poings, des coups de pieds, des coups de sabres, a travers� cette longue p�riode sans atrapper seulement une �gratignure; amie de la police, amie des voleurs, amie des soldats, enfin amie de tout le monde, elle s'est conserv�e invuln�rable au milieu des �chauffour�es sans nombre, et des mille et une batailles dont elle a �t� t�moin. Sabin ou Romain, lorsque le combat s'engageait � propos de ces dames, malheur � qui aurait touch� un cheveu de la m�re!.... Son comptoir �tait comme l'arche sainte, il �tait le territoire neutre que respectaient m�me les bouteilles lanc�es. Voil� ce qui s'appelle �tre ch�rie! pas une des Sabines qui n'e�t vers� son sang pour elle; il fallait voir le matin comme elles s'empressaient de lui donner leurs r�ves pour les mettre � la loterie......; et � l'approche du terme, quand l'�pargne destin�e � acquitter le loyer �tait insuffisante, parce que la tire-lire de pr�voyance avait �t� �corn�e, les pauvres filles se donnaient-elles du mal pour combler le d�ficit! Quelle d�solation, si madame, pour satisfaire son propri�taire, �tait r�duite � engager ses timballes d'argent? Dans quoi ferait-elle chauffer la petite chopine de vin sucr� qu'elle avale souvent avec son suisse, ou dans la compagnie de sa comm�re, lorsque geignant ensemble, et d�plorant la duret� des temps, nez � nez, coudes sur table, elles se content leurs peines � petites gorg�es? Cette ch�re m�re Bariole, que de fois elle mit au Mont-de-Pi�t� pour r�galer d'hu�tres et de vin blanc la milice du bureau des mœurs! Comme les inspecteurs la trouvaient g�n�reuse, et les voleurs compatissante! Confidente de ces derniers, elle ne les trahit jamais; elle �coutait aussi avec int�r�t les plaintes des compagnons sans ouvrage; et semant le pois pour recueillir la f�ve, augurait-elle bien de l'avenir d'un individu, sous le semblant de l'amiti�, elle l�chait le verre de consolation, voire m�me la cr�ature � cr�dit, si le d�sargent� batteur de flemme (d�sœuvr�), �tait un rempla�ant pr�s de toucher son beurre. �Travaillez, mes enfants, disait-elle aux ouvriers dans tous les genres; avec moi, pour �tre bien venu, il faut que l'on travaille.� Elle ne faisait pas la m�me recommandation aux militaires, mais elle gagnait leur affection par ses sollicitudes sans fin, au sujet de l'appel et du contre-appel.... Elle maudissait avec eux la salle de police, et pour achever de leur plaire, en cas de rixe, elle n'envoyait chercher la garde qu'� la derni�re extr�mit�. Elle d�testait les colonels, les capitaines, les adjudants, les sous-lieutenants, enfin toutes les �paulettes; mais les galons, elle en raffolait; et rien n'�galait sa tendresse pour les sous-officiers en g�n�ral, notamment pour les petits fourriers qui lui semblaient gentils; elle �tait leur m�re � tous. �Ah petit fourrier! ai-je entendu souvent, quand vous reviendrez avec le sergent, amenez donc le major.
—�Oui, maman Bariole; et entre les heures d'exercice, la maison ne d�semplissait pas.�
Maman Bariole vit encore, mais depuis que je ne suis plus oblig� de la voir, j'ignore si son �tablissement s'est maintenu sur le m�me pied. A l'�poque o� je la connaissais, elle avait pour moi tous les �gards auxquels un mouchard peut pr�tendre. Elle fut aux anges quand je lui demandai �milie Simonet, qui �tait sa favorite. Madame Bariole crut que je venais jeter le mouchoir dans son harem.
�Tu ne me l'aurais pas demand�e, que je te l'aurais donn�e.
—�Elle est donc votre pr�f�r�e?
—�Que veux-tu? j'aime les femmes qui prennent soin de leurs enfants; si elle les avait mis l� bas, je ne l'aurais jamais regard�e. Ces pauvres petits �tres, �a ne demande pas � na�tre; pourquoi que des chr�tiens n'auraient pas autant de naturel que des animaux? Sa derni�re est ma filleule..., c'est le portrait de Hotot, tout crach�....; je voudrais que tu la voie, elle grandit comme un petit champignon: va, elle ne sera pas b�te celle-l�; il n'y a pas � dire, elle comprend d�j� tout....
—�Oui, et jolie; c'est un amour: laisse faire seulement qu'elle ait l'�ge d'une pi�ce de quinze sols, je suis s�re qu'elle gagnera � sa m�re de l'argent gros comme elle. Avec une fille, il y a toujours de la ressource.
—�Je sais bien.
—�Oui, oui, le bon Dieu la b�nira, Emilie; avec �a que depuis un bout de temps elle n'a pas de malheur avec les hommes.
—�Est-ce que le bon Dieu se m�le de ��?
—�Ah pargui�! vous autres qui �tes des parpaillots, vous ne croyez en rien.
—�Vous avez donc de la religion, m�re Bariole?
—�Je le crois bien que j'en ai; je n'aime pas les pr�tres, mais c'est tout de m�me; il n'y a pas encore huit jours que j'ai fait faire une neuvaine � Sainte-Genevi�ve pour avoir un terne au tirage de Bruxelles; on a pass� le billet sous la ch�sse.
—�Et le bout de cierge, l'avez-vous fait br�ler?
—�Tais-toi donc, payen.
—�Je parie que vous avez du buis de P�ques � la t�te de votre lit.
—�Un peu, mon neveu! avec eux ne faudrait-il pas vivre comme des b�tes?�
La Bariole, qui n'aimait pas � �tre contrari�e au sujet de sa croyance, se mit � appeler �milie. �D�p�che-toi, lui cria-t-elle: attends, mon gar�on, je vais voir si elle a fini.
—�Vous ferez bien, car je suis press�.�
�milie parut bient�t avec un caporal des pompiers, qui, sans regarder derri�re lui, prit imm�diatement cong� d'elle.
—�Puisqu'il ne songe pas � son cassis, observa la Bariole, il n'y a qu'� le remettre dans la bouteille.
—�Je le boirai, dit �milie.
—�Pas de �a, Lisette.
—�Vous plaisantez.... il est pay�. (buvant) Tiens, il y a des mouches.
—��a te rendra le cœur gai, m'�criai-je.
—�Ah bien! je ne croyais pas si bien dire. C'est toi, Jules! et qu'est-ce que tu fais donc dans le quartier?
—�J'ai su que tu �tais ici, et je me suis dit: faut que je voie la femme � Hotot, je lui paierai chopine en passant. Agathe, commanda la Bariole, servez une chopine;� et Agathe aussit�t faisant, suivant l'usage, mine de descendre � la cave, fila par derri�re, chez le marchand de vin, d'o� elle rapporta un litre, dont elle r�serva les trois quarts en baptisant le reste, afin d'obtenir la quantit�.
�Il n'est pas drogu� celui-l�! me dit Emilie, pendant que je versais dans son verre, vois-tu? il fait des bouilles, c'est bon signe; j'en boirai encore aujourd'hui.�
Je lui faisais un grand plaisir en offrant d'humecter ses poumons, mais ce n'�tait qu'un premier pas pour m'attirer sa confiance; il fallait la faire arriver insensiblement au chapitre de ses griefs contre Hotot; je m�nageai assez habilement les transitions pour ne lui inspirer aucune crainte; d'abord je commen�ai par d�plorer mon sort: les filles, quand on se lamente � propos de malheurs qui sont � leur port�e, ne tardent pas � faire chorus; j'en ai vu plusieurs avant la seconde chopine fondre en larmes comme des Madeleines; � la troisi�me, je devenais leur meilleur ami; alors elles n'y tenaient plus, tout ce qu'elles avaient sur le cœur partait par une explosion soudaine, c'�tait le moment de ces �panchements dont l'exorde est toujours: en fait de traverses, chacun a les siennes. �milie, qui dans la journ�e avait d�j� passablement aval� la douleur, ne tarda pas � exhaler sa plainte au sujet de sa rivale et des infid�lit�s de Hotot.
�C'est-il pas encore un fier lapin que ton Hotot? des cochons comme �a! �a m�rite-t-il pas d'avoir des femmes? Te faire des traits pour une F�licit�! entre nous, ce n'est pas le diable que F�licit�, et si j'avais � faire un choix, je te signe mon billet que c'est � toi que je donnerais la pr�f�rence.
—�Voil� encore Jules qui bat (se moque). Tu prends ton caf�. Je sais bien que F�licit� est m�yeure (plus belle) que moi; mais si je ne suis pas si gironde (gentille), j'ai un bon cœur; tu l'as vu lorsque je lui portais le pagne � la Lorcef� (la provision � la Force); c'est l� qu'il a pu juger si j'avais de la probit� (bont�).
—�Pour �a c'est la v�rit�, tu avais bien soin de lui, j'en ai �t� t�moin.
—�N'est-ce pas, Jules, que j'ai tout fait pour lui? ce vilain rouchi (mal tourn�) �chignez-vous donc le temp�rament! Je me suis-t'i d�rang�e une minute de mon commerce? Je ne crois pas qui y ait une centime � reprendre sur ma conduite; une �pouse l�gitime qui serait mari�e, et tout, n'en aurait pas fait plus.
—�Qu'est-ce que tu dis? elle n'en aurait pas fait tant.
—�Oh! non, bien s�r, ce n'est pas encore �a, il n'ignore pas comme je suis sujette aux enfants, quand il a �t� des quinze mois enflaqu�, j'ai-t'i pondu sans lui? C'est-t'i de la vertu? qu'il en trouve donc beaucoup comme �a, jusqu'� me priver de tout; il n'y a que mon soulier qui sait �a, s'il pouvait parler il en dirait long; en a-t-il eu de ces pi�ces de dix sous qui passaient devant le nez � la Bariole? Il devrait pourtant s'en souvenir, mais graissez les bottes d'un vilain....
—�Tu as bien raison! Ce n'est pas F�licit� qui lui en aurait donn�.
—�F�licit�! elle lui en aurait plut�t mang� si elle avait pu. Mais c'est toujours celles-l� qu'on aime le mieux, (elle soupire, boit et soupire encore). Ah! �a, puisque nous sommes l� tous les deux, les as-tu vus ensemble? dis-moi la v�rit�, foi d'�milie Simonet, qui est mon vrai nom, que tout ce qui m'est entr� ou m'entrera dans le cornet me serve de poison, que je meure sur la place ou que je sois servie marron au premier messi�re que je grinchirai (prise sur le fait au premier individu que je volerai), si je lui en ouvre simplement la bouche.
—�Que veux-tu que je te dise? Vous �tes toutes des bavardes.
—�Parole d'honneur, (prenant l'air et le ton solennels) sur la cendre de mon p�re, qui est mort comme tu existes.....�
Cette formule hom�rique n'est plus usit�e que parmi les pr�tresses de V�nus-Cloacine. D'o� leur est-elle venue? je n'en sais rien. Peut-�tre quelque fille de blanchisseuse aurait-elle jur� par les cendres de sa m�re.... mais sur la cendre de mon p�re! ces mots sont bien pis que ce n�buleux proph�tique qui fit trembler Fontenelle: ils renferment toute une monographie. Dans la bouche d'une femme qui vise � jouer l'honn�tet�, ils sont toujours de fort mauvais augure, quelle que soit sa mise ou son �tat actuel, sans courir le risque de se tromper, on peut lui dire je te connais, beau masque. Ce serment, vu la qualit� des personnes qui le prodiguent, m'a toujours sembl� si burlesque, que jamais il n'a �t� prononc� devant moi sans qu'il ne m'ait pris aussit�t une irr�sistible envie de rire.
�Ris donc, ris donc, me dit Emilie, n'est-ce pas que c'est bien risible? Vas, tais-tois donc: c'est vrai, avec lui il n'y a pas de plaisir, il ne croit � rien.
—�Je veux �tre la plus grande coquine qu'il n'y ait pas sous la calotte des cieux; sur tout ce que j'ai de plus cher au monde; sur la vie de mon enfant, que c'est un serment que je ne fais jamais; que tous les malheurs m'arrivent si je lui parle de toi.� En m�me temps, retirant en avant le pouce de sa main droite, dont l'ongle engag� sous la rang�e sup�rieure de ses dents, s'�chappe avec un l�ger bruit..... elle ajoute, en crachant et se signant � la fois. �Tiens, Jules, c'est sacr�; ainsi, tu vois, c'est comme si le notaire y avait pass�.�
Pendant cet entretien, notre chopine avait �t� plusieurs fois renouvel�e; plus nous buvions, plus la P�n�lope de Hotot devenait pressante, et me protestait de sa discr�tion.
�Voyons, mon petit Jules, qu�que �a te fait? Quand je te promets qu'il n'en saura rien.
—�Allons, t'es si bonne fille, que je vas te dire tout ce qu'il en est; mais t'es avertie, ne mange pas le morceau, sinon gare � toi, je t'en voudrais � la mort; Hotot est mon ami, entends-tu?
—�Il n'y a pas de risques, et quand on me dit quelque chose (montrant de la main sa poitrine), c'est l�.....; c'est mort.
—�H� bien! je suis all� ce soir aux Champs-�lys�es; j'ai vu ton homme avec F�licit�, ils ont d'abord disput�: elle disait qu'il t'avait mis dans sa chambre de la rue Saint-Pierre-aux-Bœufs..... Il lui a jur� que non, et qu'il n'avait plus de fr�quentations avec toi. Tu sens bien que, vis-�-vis d'elle, je n'ai pas pu faire autrement que de dire comme lui. Ils se sont ramijot�s (r�concili�s); et, d'apr�s des mots de leur conversation, je r�pondrais bien que la nuit de hier � aujourd'hui, il a couch� avec F�licit�, place du Palais-Royal.
—�Oh! pour �a, c'est pas vrai, car il a �t� avec des amis.
—�Avec Caffin, Bic�tre et Linois; Hotot m'a cont� �a.
—�Comment donc, il t'a dit �a? il m'avait pourtant bien d�fendu de t'en parler; voil� comme il est, et puis apr�s, s'il lui arrivait de la peine, il me f........ du tabac (battrait).
—�N'as-tu pas peur? Vas, c'est pas moi qui ferais jamais un trait � un ami; si je suis rousse (mouchard), il me reste encore des sentiments!
—�Je sais bien, mon pauvre Jules, que tu as �t� forc� d'entrer � la boutique plut�t que de retourner au pr� (bagne).
—�C'est tout de m�me, � la boutique ou non, je suis brave; et si j'avais quelqu'un � faire de la peine, ce ne serait pas � Hotot.
—�T'as bien raison, mon pauvre lapin, faut jamais trahir les camarades; et mon homme, dis-moi, o� donc qu'il est all� avec sa...? (Moli�re e�t dit le mot, le lecteur le cherchera).
—�Veux-tu le savoir? ils sont all�s se piausser (se coucher) chez Bic�tre. Par exemple, je ne te donnerai pas l'adresse, car je ne l'ai pas demand�e.
—�Ah! ils sont chez Bic�tre! c'est bon, c'est bon.... Je vais joliment te les r�volter.
—�J'irai avec toi; c'est-ti loin qui demeure?
—�Tu connais la rue du Bon-Puits?
—�Oui.
—�Eh bien! c'est l�, chez Lahire, au quatri�me. Sois tranquille, elle portera de mes marques. Jules, as-tu une pi�ce de six liards, que je lui taille des soupieds sur la frimousse?
—�Je n'en ai pas.
—�C'est �gal, j'ai ma cl� dans mon mouchoir..... Ah! ils vont voir beau bruit. Il me semble que je sentais �a ce matin, trois valets dans mes cartes.
—��coute, c'est pas tout que des choux... �a ne serait pas le plan de te montrer s'ils n'y sont pas. T'as confiance en moi, laisse-moi faire: je monterai d'abord; si je reste, tu sauras ce que �a veut dire, c'est que j'aurais trouv� les oiseaux.
—�C'est �a! c'est pas b�te; il faut �tre s�r avant de faire du renaud (du tapage).�
Nous arrivons rue du Bon-Puits, j'entre; apr�s m'�tre assur� que Bic�tre est au g�te, je rejoins �milie, dont le vin et la jalousie avaient achev� de troubler la cervelle.
�Regarde, si ce n'est pas jouer de malheur! ils viennent de partir avec Bic�tre et sa femme pour aller souper chez Linois; je me suis inform�e o�, on n'a pas pu me le dire.
—�P't�tre bien qu'ils n'ont pas voulu; mais c'est rien, c'est rien; je sais ousque loge Linois; c'est chez sa m�re. Tu m'accompagneras; tu l'iras demander pour rien br�ler. (qu'on ne se doute de rien).
—�Ah �a! vas-tu me trimballer jusqu'� demain?
—�C'est bon, Jules, tu me refuses! Ah! mon Minet, fuse pas, fuse pas, tu verras que t'auras pas � t'en repentir.... Je te ferais plut�t une souris (baiser).�
Le moyen de r�sister � une souris? Je me laissai entra�ner dans la rue Jocquelet, et l� je grimpai � un sixi�me �tage, o� je vis Linois, qui ne me connaissait que de nom.
�Je cherche apr�s Hotot, lui dis-je, vous ne l'auriez pas vu?—Non, me r�pondit-il.� Et comme il �tait couch�, je me retirai apr�s lui avoir souhait� une bonne nuit.
�Faut-il avoir du guignon! j'ai encore fait corv�e; ils sont venus, mais ils sont partis prendre Caffin qui doit payer le vin..... O� demeure-t-il, Caffin?
—�Pour ce qui est de celui-l�, je serais bien embarrass�e de le dire; mais comme c'est un paillasson (coureur de femmes), je suis certaine de le savoir aux femmes de la Place aux Veaux. Viens, je t'en prie.
—�Veux-tu me faire faire les quatre coins de Paris? il se fait tard, et je n'ai pas le temps.
—�Je t'en prie, Jules, ne me quitte pas, les inspecteurs � la flan (inspecteurs ordinaires) n'auraient qu'� m'emballer.�
Comme la complaisance �tait utile, je ne me fis pas trop tirer l'oreille. Je me dirigeai avec �milie, du c�t� de la place aux Veaux, et, de canons en canons, prenant du courage dans chaque cabaret, nous volons ensemble � l'endroit o� j'esp�re compl�ter les renseignements qui me sont n�cessaires. Nous volons, l'expression est hardie, car, malgr� le soutien de mon bras, �milie, trop abreuv�e, avait une peine infinie � mettre un pied devant l'autre. Mais plus sa marche devenait chancelante, plus elle �tait communicative, si bien qu'elle me d�couvrit les plus secr�tes pens�es de son infid�le; je sus d'elle tout ce qu'il m'importait de savoir sur le compte de Hotot, et j'eus la satisfaction de me convaincre que je ne m'�tais pas tromp� en le jugeant capable d'avoir lui-m�me dirig� les voleurs qu'il se proposait de livrer � la police. A une heure du matin j'�tais encore en exploration avec mon guide, �milie se promettant de retrouver Hotot, et moi de d�couvrir Caffin, lorsqu'une nomm�e Louison la blagueuse, dont nous f�mes la rencontre, nous annon�a que ce dernier �tait avec �milie Taquet, et qu'il passerait la nuit, ou chez la Bariole, ou chez la Blondin, qui �tait aussi en possession d'h�berger les amours. �Merci, ma petite, dit aussit�t la fille Simonet � la consœur qui nous donnait cette pr�cieuse indication. C'est bien �a, poursuivit-elle, Bic�tre est avec sa femme, Linois et Caffin sont avec la leur, Hotot est avec F�licit�, chacun sa chacune: le sc�l�rat! il aura ma vie ou j'aurai la sienne; �a m'est �gal de mourir (grin�ant les dents et s'arrachant les cheveux); Jules, m'abandonne pas, faut que je les tue, mon ami, faut que je les tue!� Pendant cette rage de vengeance, nous ne laissions pas de gagner du terrain; enfin nous voici au coin de la rue des Arcis. �Qu� que t'as donc, M�lie?� articule une voix rauque, qui semble s'�chapper par un soupirail. A la lueur du r�verb�re, je distingue une femme accroupie, dans la posture qui a fait imaginer cette estampe: N�cessit� n'a pas de loi. Elle se l�ve et s'approche de nous: �C'est la petite Madelon, s'�crie �milie.
—�Ah! ma grosse, ne me pale pas, je suis t'en rivolution: t'as pas vu Caffin, � ce soir?
—�Oui, Caffin.
—�Ils sont chez la m�re Bariole.�
Il n'est point d'heure indue quand on consomme. D'ailleurs, �milie �tait de la maison. Nous entrons, et nous apprenons qu'en effet Caffin est au logis, mais que Hotot n'a pas paru. A cette nouvelle, madame Hotot imagine qu'on veut lui cacher le pot aux roses. �Oui, vous soutenez le vice, dit-elle � la Bariole, rendez-moi mon homme, vieille ci! vieille �a!� Il ne me souvient plus trop des �pith�tes qu'elle accumula; ce fut, durant un quart d'heure, un feu roulant, entretenu par une succession de verres de camphre (eau-de-vie), jet�s dans un vin que d�j� faisait fermenter la jalousie. �Auras-tu bient�t fini, avec tes raisons? interrompit la Bariole, qui �tait bon cheval de trompette. Ton homme! ton homme! il est au moulin, le diable le retourne. Me l'as-tu donn� � garder, ton homme? c'est-t'i pas un beau moniau? l'homme � tout le monde! Ah bien! des hommes comme �a, j'en ai plein...... Tu crois qu'il est avec Caffin? vas plut�t voir; monte � la chambre � Taquet,� �milie ne se le fait pas dire deux fois; elle proc�de en effet � la v�rification et revient. �Te voil� contente, lui dit la Bariole?
—�Il n'y a que Caffin.
—�Te l'avais-je pas dit?
—�Ous qu'il est, le monstre! mais, ous qu'il est?
—�Si tu veux, lui dis-je, je te m�nerai o� il est.
—�Ah! m�ne-moi-zy... fais �� pour moi, Jules!
—�C'est qu'il y a loin d'ici � l'H�tel d'Angleterre.
—�Tu penses qu'il y est?
—�J'en r�pondrais; il y sera all� passer une heure ou deux, pour attendre que F�licit� ait fini sa soir�e, et de l� il aura �t� la retrouver rue Froid-Manteau.�
�milie ne doutait pas que je n'eusse parfaitement devin�, aussi ne tenait-elle plus en place; elle crevait dans sa peau, et ne me laissait ni paix ni tr�ve que je n'eusse consenti � entreprendre avec elle le voyage de l'H�tel d'Angleterre. Le trajet me parut long, car j'�tais le cavalier d'une dame dont le centre de gravit�, vacillant � l'exc�s, me donnait fort � faire pour garder moi-m�me mon �quilibre; cependant, moiti� tra�nant la belle, moiti� la portant, je parvins avec elle dans la rue Saint-Honor�, � la porte du repaire o� elle comptait rencontrer son objet. Nous parcourons les salles. Sans crainte de d�ranger d'amoureux t�te-�-t�te, nous donnons notre coup-d'œil dans chacun des cabinets qui forment, sur les corridors, une double rang�e d'� parte. Hotot n'y �tait pas, et la rivale de F�licit� �tait aux cent coups, ses yeux s'�chappaient de leur orbite, ses l�vres se couvraient d'�cume; elle pleurait, elle fulminait, c'�tait une �pileptique, une �nergum�ne; �chevel�e, p�le, le visage horriblement contract�, et les cordes du cou tendues, elle offrait l'aspect hideux d'une de ces myologies cadav�reuses auxquelles le fluide galvanique a rendu le mouvement. Terribles effets de l'amour et de l'eau de vie, de la jalousie et du vin! Toutefois, dans la crise qui l'agitait, �milie ne me perdait pas de vue, elle s'attachait � moi, et jurait de ne pas me quitter qu'elle n'e�t rejoint l'ingrat qui lui causait tant de tourments; mais elle n'avait plus rien � m'apprendre, et il y avait assez long-temps que je la tra�nais pour souhaiter me d�barrasser d'elle; je lui fis entendre que j'allais m'enqu�rir si F�licit� �tait rentr�e, ce qui �tait facile, puisqu'elle habitait dans une maison � portier.
�milie, qui jusque-l� avait eu tant � se louer de ma complaisance, ne pouvait que me savoir bon gr� de la nouvelle preuve de z�le que j'offrais de lui donner; je sors sans qu'elle manifeste le dessein de me suivre, et au lieu de m'acquitter de la commission que j'avais sollicit�e, je me rends au corps-de-garde du Ch�teau-d'Eau, o�, m'�tant fait reconna�tre du chef du poste, je le priai de la faire arr�ter et de la tenir au secret le plus rigoureux. Sans doute, il m'en co�ta d'en venir � cette cruelle extr�mit�: apr�s tout le mouvement qu'elle s'�tait donn�, l'on en conviendra, �milie m�ritait un meilleur sort, du moins pour cette nuit; elle la passa au violon. Combien le devoir est quelquefois p�nible � remplir! Personne mieux que moi ne savait o� �tait le bien-aim� qu'elle maudissait; ne fallut-il pas me priver de la satisfaction de le rendre innocent � ses pleurs, quand elle le supposait coupable?
Peut-�tre, avant d'aller plus loin, ne sera-t-il pas inutile de dire pourquoi j'avais fait arr�ter Hotot: c'�tait pour qu'il n'e�t pas le temps de se d�simpliquer, soit en faisant dispara�tre les traces de sa participation au vol, soit en stipulant son impunit� avec la police. Mais la tendre �milie, quels motifs de la s�questrer? N'avais-je pas � redouter son retour chez la Bariole, o�, dans la loquacit� de l'ivresse, elle pouvait rabacher des r�miniscences dont Caffin ferait son profit? On m'objectera qu'elle �tait hors d'�tat de se tenir debout; je ne le contesterai pas, mais le lecteur voudra bien se souvenir que justement d'apr�s l'exp�rience des enfants et des ivrognes, certains philosophes ont �t� induits � penser que l'homme, la femme y comprise, fut originairement un quadrup�de. �milie, ne f�t-ce qu'� quatre pattes, aurait pu regagner ses p�nates, et alors, pour peu que sa langue lui rev�nt, mes d�marches �taient infailliblement divulgu�es.
Apr�s toutes ces pr�cautions, Hotot �tant d�j� sous ma coupe, il ne me restait plus qu'� m'assurer de ses trois complices: je savais o� prendre chacun d'eux. Je me fis accompagner par deux agents de la pr�fecture; et bient�t, ce fut au nom de la loi que je me pr�sentai de nouveau chez la Bariole; �Ah! me dit la m�re, quand je t'ai vu tra�ner tes culottes par ici, je m'ai m�fi� que cela ne sentait pas bon. Qu'est-ce que j'offrirai � ces messieurs? ajouta-t-elle, en s'adressant aux deux inspecteurs, vous prendrez bien quelque chose: voyons votre go�t; de la petite bouteille? c'est celle des amis.� Et tout en parlant, elle se baissait pour fouiller dans son comptoir, o� elle prit, au milieu d'un paquet de chiffons, un vieux flacon dor�, qui contenait le pr�cieux liquide: �Je suis oblig�e de la cacher, car avec ces demoiselles... allez, on est bien � plaindre lorsqu'on a affaire aux femmes. Je promets que si je trouvais � vendre mon fonds... Que ceux qui ont de quoi vivre sont heureux! Regardez, je n'ai pas seulement de quoi m'avoir un fauteuil.... En v'l� z'un qui est comme l'�corch� de la Piti�, on lui voit les os.
—�Ah oui! parlons de votre sopha, il a de beaux cheveux avec son pied recousu et ses crins au vent, dit une jeune fille, qui, au moment de notre entr�e, dormait pench�e sur une table dans un des coins de la salle, c'est bien le cas de dire que c'est comme Phil�mon et Baucis.
—�Ah! c'est toi, c'est la petite R�al, je ne te voyais pas. Qu'est-ce qu'elle chante, mameselle comme il faut avec son Phil�mis et Beau.... Comment que tu dis donc?
—�Je dis, r�pondit Fifine, qu'il est comme le tr�pied de la Sybille.
�C'est bon, c'est bon; c'est le fauteuil du tripier: tu ne diras pas toujours ��; on le fera rempailler. C'est que, voyez-vous, elle a re�u de l'inducation, ce n'est pas une fichue b�te comme moi: voil� ce que c'est d'appartenir � des parents. Oh bah! j'en sais bien assez pour manger mon bien. Allons, viens, Fifine, tordre le cou � ce porichinelle; il y en a z'un pour toi.
—�Vous �tes bien bonne, madame.
—�Au moins, ne vas pas le dire aux autres.�
La rasade est vers�e, une double rang�e de perles se forme � la surface du Coignac.
�Elle est d�licieuse; je dis qu'elle est dans le costico Barbaro, observa Fifine.
—�Eh bien! messieurs, reprit la Bariole, �a va-t-il rester pour les capucins? Enflons, je trinque avec vous; � la v�tre! mes enfants. Dire que nous sommes ici tous bien d'accord, et qu'il nous faudra mourir un jour! C'est si gentil d'�tre d'accord, quand on est tous amis z'ensemble! Ah! mon Dieu, oui, il nous faudra mourir, c'est ce qui me chiffonne; et avoir tant de tracas sur cette terre; c'est plus fort que moi; il n'y a pas de minute o� �a ne me repasse par l'id�e... Mais soyons honn�tes, c'est le principal, avec �a on peut toujours aller t�te lev�e.... Que ce qui n'est pas � nous ne nous tente pas. En tous cas, je peux mourir quand je voudrai, on ne me reprochera pas la t�te d'un �pingle. Ah �a, qu'est-ce qui vous am�ne donc � cette heure, mes enfants? c'est pas pour mes femmes? elles sont toutes tranquilles; vous en avez un �chantillon, montrant Fifine, v'l� la plus d�rang�e. Ah! mais � propos, Jules, qu'as-tu donc fait de M�lie?
—�Je te conterai �a plus tard, donne-nous de la chandelle.
—�Je parie que c'est apr�s Caffin que tu cherches. Bon d�barras, je t'assure, un mangeur de blanc! (homme qui vit aux d�pens des filles).
—�Un batteur de femmes! interrompit Fifine.
—�On ne voit pas souvent de son argent, � celui-l�, reprit la Bariole. Tiens, Jules, regarde un peu sur l'ardoise sa d�pense et le gain de sa femme; elle ne fait pas seulement assez pour lui. Que Paris serait bien purg�, si on pouvait tous les enfoncer!� elle voulait me conduire � la chambre du mangeur, mais comme je savais le chemin tout aussi bien qu'elle, je la remerciai de son obligeance: �La seconde porte, nous dit-elle, la clef est dessus;� je ne pouvais me tromper, j'entre, et je signifie � Caffin qu'il est mon prisonnier.
—�Eh bien! eh bien! qu'est-ce qu'il y a? dit Caffin en s'�veillant; comment, Jules, c'est toi qui m'emballes?
—�Que veux-tu, mon ami? je ne suis pas sorcier, si l'on ne t'avait pas coqu� (d�nonc�), je ne viendrais pas interrompre ton sommeil.
—�Ah! te voil� encore avec tes couleurs; t'as tort, mon fils, c'est de la vieille amadou, �a ne prend pas.
—�Comme tu voudras, c'est ton affaire, mais si ce qu'on dit est vrai, ton compte est bon, t'iras au pr�.
—�Oui, crois �a et bois de l'eau, tu seras jamais saoul.
—�Enfin, faut-il te mettre le nez dessus, pour que tu dises c'en est? �coute, je n'ai pas d'int�r�t � te battre comptoir. Je te le r�p�te, je ne puis pas deviner, et si l'on ne m'avait pas dit que vous avez grinchi du gras-double (vol� du plomb) sur le boulevart Saint-Martin, o� vous avez failli �tre arr�t�s par le gardien, tu n'aurais pas maintenant ma visite. C'est-il clair? Sur quatre que vous �tiez, il y en a un qui a tortill� (avou�); devine qui; si tu le nommes, je te dirai c'est lui.�
Caffin r�fl�chissant un instant, puis relevant brusquement sa t�te, comme un cheval qui capuchonne, �Tiens, Jules, me dit-il, je vois bien qu'il y a parmi nous une canaille qui a mang�; fais-moi conduire devant le quart-d'œil (commissaire) je mangerai aussi. Faut t'i �tre gueux, pour vendre des camarades argent comptant, surtout quand on est grinche? Toi, c'est autre chose, tu t'es rendu rousse (mouchard) par force; je suis bien s�r que si tu trouvais un bon coup � faire, tu br�lerais la politesse � la cuisine (police).
—�Comme tu dis, mon ami, si j'avais su ce que je sais, je te r�ponds que je ne serais pas l�, mais quand je m'en bouleverserais les sens, c'est fait, il n'y a plus � y revenir.
—�O� vas-tu me mener de ce pas?
—�Au poste de la place du Ch�telet, et si t'es d�cid� � avouer la v�rit�, je vais faire pr�venir le commissaire.
—�Oui, fais-le venir, je veux enfoncer ce coquin d'Hotot, car il n'y a pas d'autre que lui qui a pu manger.�
Le commissaire arrive, Caffin lui fait l'aveu de son crime, mais, en m�me temps, il ne n�glige pas de charger Hotot, et il le d�signe comme son complice unique. On voit que ce n'�tait pas un faux-fr�re. Ses deux amis ne montr�rent pas moins de loyaut�: surpris �galement au chaud du lit, et interrog�s s�par�ment, ils ne purent faire autrement de se reconna�tre coupables; Hotot qu'ils accus�rent de leur malheur, fut le seul que chacun d'eux inculpa. Malgr� cette noblesse de sentiments, digne d'�tre cit�e parmi les beaux traits de la Nouvelle morale en action, ce g�n�reux trio fut envoy� aux gal�res, et le perfide Hotot fut condamn� � leur tenir compagnie. Il est aujourd'hui au bagne, o� vraisemblablement il se garde bien de rappeler les particularit�s les plus curieuses de son arrestation.
�milie Simonet en fut quitte pour environ six heures de captivit�. Quand on la remit en circulation, elle �tait � demi asphyxi�e par les boissons qu'elle avait prises; elle n'entendait plus, elle ne parlait plus, elle ne voyait plus, et n'avait pas gard� le moindre souvenir de ce qui s'�tait pass�. A la premi�re lueur qui se fit dans sa m�moire, elle demanda son amant, et sur cette r�ponse d'une de ses compagnes �il est � la Lorcef� (Force),� �Le malheureux! s'�cria-t-elle, qu'avait-il besoin d'aller chercher le plomb sur les toits; aupr�s de moi, n'avait-il pas tout ce qui lui fallait?� Depuis, l'infortun�e �milie s'est montr�e inconsolable, et mod�le exemplaire d'une douleur qui s'empoisonne chaque jour; si le matin on ne la voyait qu'un petit peu bue, chaque soir elle �tait morte... ivre. Terrible effet de l'amour et de l'eau-de-vie, de l'eau-de-vie et de l'amour!
Un vol de peu de cons�quence m'a fourni l'occasion de tracer des peintures bien hideuses; cependant elles ne sont encore que les esquisses tr�s incompl�tes d'une r�alit� abominable, dont l'autorit�, qui doit �tre la promotrice de toute bonne civilisation, nous d�livrera lorsqu'elle le voudra. Souffrir que des gouffres de corruption, o� le peuple s'ab�me corps et ame, soient incessamment ouverts, c'est un d�ni de morale, c'est un outrage � la nature, c'est un crime de l�ze-humanit�: que l'on n'accuse pas ces pages d'�tre licencieuses, ce ne sont pas l� ces r�cits de P�trone, qui portent le feu dans l'imagination et font des pros�lytes � l'impuret�. Je d�cris les mauvaises mœurs, non pour les propager, mais pour les faire ha�r: qui pourrait avoir lu ce chapitre, et ne pas les prendre en horreur, puisqu'elles produisent le dernier degr� de l'abrutissement?
Je m'effraie de ma renomm�e.—L'approche d'une grande f�te.—Les voleurs class�s.—Les rouletiers aux abois.—Un d�luge de d�nonciations.—Je faillis la gober.—Le matelas, les fausses cl�s et la pince.—La confession par vengeance.—Le terrible Limodin.—La manie de moucharder.—La voleuse qui se d�nonce.—Le bon fils.—L'�vad� malencontreux.—Le g�teau des rois et la reine de la f�ve.—Le baiser perfide.—La difficult� tourn�e.—Le panier de la blanchisseuse.—L'enfant vol�.—Le parapluie qui ne met pas � couvert.—La moderne Sapho.—La libert� n'est pas le premier des biens.—Les ins�parables.—H�ro�sme de l'amiti�.—Le vice a ses vertus.
Lorsqu'un individu passablement organis� rapporte toutes ses observations � un objet unique, rarement dans la sp�cialit� � laquelle cet objet appartient, il ne se cr�e pas cette sorte de comp�tence qui r�sulte de l'habilet�. C'est l� toute l'histoire de ma grande aptitude � d�couvrir les voleurs. D�s que je fus agent secret, je n'eus plus qu'une seule pens�e, et tous mes efforts tendirent � r�duire autant que possible, � l'inaction, les mis�rables qui, voulant m�conna�tre les ressources du travail, ne cherchent leur subsistance que dans les atteintes plus ou moins criminelles au droit de propri�t�. Je ne me fis point illusion sur le genre de succ�s que j'ambitionnais, et je n'avais pas la folle pr�tention de croire que je parviendrais � extirper le vol; mais en faisant aux voleurs une guerre � outrance, j'esp�rais le rendre moins fr�quent. J'ose dire que le bonheur de mes d�buts surpassa mon attente et celle de M. Henry. A mon gr�, ma r�putation grandit m�me avec beaucoup trop de rapidit�, car la r�putation trahissait le myst�re de mon emploi, et du moment que j'�tais connu, il fallait, ou que je renon�asse � servir police, ou que je la servisse ostensiblement. D�s lors, ma t�che devenait bien plus difficile: cependant les obstacles ne m'effray�rent pas, et comme je ne manquais ni de z�le, ni de d�vouement, je pensai qu'il me serait encore possible de ne pas d�choir de la bonne opinion que l'autorit� avait con�ue de moi. D�sormais, il n'y avait plus moyen de feindre avec les malfaiteurs. Le masque tomb�, � leurs yeux, je devenais un mouchard et rien de plus. Toutefois, j'�tais un mouchard en meilleure situation que la plupart de mes confr�res, et lorsque je ne pouvais pas faire autrement que de me mettre en �vidence, les temps de ma mission secr�te devaient me profiter encore, soit par les relations que j'avais conserv�es, soit par l'ample provision de signalements et de renseignements de toute esp�ce que j'avais class�s dans ma m�moire. J'aurais pu alors, � l'exemple de certain roi de Portugal, mais plus s�rement que lui, juger les gens sur la mine, et d�signer aux sbires les �tres dangereux dont il convenait de purger la soci�t�: l'arbitraire dont la police �tait pourvue � cette �poque, et la facult� des d�tentions administratives, qui faisait sa puissance, me laissaient une prodigieuse latitude pour exercer mon savoir physiognomonique, appuy� de notions positives. Mais il me semblait que dans l'int�r�t public, il �tait bon d'agir avec un peu moins de l�g�ret�. Certes, rien ne m'e�t �t� si ais� que d'encombrer les prisons: les voleurs, et l'on qualifiait ainsi quiconque avait �t� mis en jugement pour un fait contraire � la probit�, n'ignoraient pas que leur sort �tait entre les mains du premier comme du dernier agent, et que pour les faire renfermer ind�finiment � Bic�tre, il suffisait d'un rapport vrai ou faux. Ceux surtout qui avaient d�j� �t� repris de justice, �taient les plus expos�s � subir les cons�quences de ces sortes de d�nonciations, qu'on ne prenait pas m�me la peine de contr�ler. Il y avait en outre dans la capitale une foule d'individus mal not�s, ou mal fam�s, � tort ou � raison, qui n'�taient pas trait�s avec plus de m�nagement. Ce mode de r�pression avait des inconv�nients graves, puisqu'il pouvait frapper l'innocent comme le coupable, celui qui s'�tait amend� comme celui qui se montrait incorrigible: certes, quand une f�te ou une solennit� quelconque devait amener � Paris un grand concours d'�trangers, pour d�barrasser le pav�, il �tait fort commode de faire ce que l'on appelait une raffle: mais la circonstance pass�e, il fallait remettre en libert� tous les d�tenus contre lesquels il ne s'�levait que des pr�somptions, et les associations pour le crime sortaient toutes form�es, par le moyen m�me que l'on employait pour les dissoudre. Tel qui, en s'isolant de sa vie ant�rieure, �tait rentr� dans des voies honn�tes, se trouvait forc�ment rendu � des habitudes vicieuses, et reprenait malgr� lui ses anciennes fr�quentations. Tel autre, r�put� mauvais sujet, �tait � la veille de changer de conduite, et, jet� parmi des brigands, confondu avec eux, il �tait perdu sans retour. Le syst�me suivi �tait donc des plus d�plorables, j'en imaginai un autre qui consistait, non � s�vir contre les suspects, mais � faire prendre en flagrant d�lit ceux qui �taient justement suspect�s. A cet effet, je classai les voleurs d'apr�s le genre que chacun d'eux affectionnait le plus particuli�rement, et dans chaque cat�gorie j'eus soin de me m�nager des intelligences, afin d'�tre instruit de ce qui s'y passait; de fa�on qu'il ne se commettait pas un vol que je n'en fusse inform�, et que l'on ne m'en f�t conna�tre les principaux auteurs. Assez ordinairement mes espions, hommes ou femmes, car j'en avais de l'un et de l'autre sexe, avaient particip� au crime; je le savais, mais dans la persuasion o� j'�tais qu'ils ne tarderaient pas � m'�tre livr�s � leur tour par quelqu'autre faux-fr�re qui les devancerait dans la d�nonciation, je consentais � les laisser provisoirement derri�re le rideau.
Cette tol�rance �tait de telle nature, que la justice n'y perdait rien; d�nonc�s ou d�nonciateurs, tous arrivaient au m�me but, le bagne; il n'y avait d'impunit� pour personne. Sans doute, il me r�pugnait de recourir � de tels auxiliaires, et surtout de me taire sur leur compte lorsque j'�tais convaincu de leur culpabilit�, mais la s�ret� de Paris l'emportait sur des consid�rations qui n'eussent �t� que morales. �Si je parle, me disais-je, quand j'avais affaire � un indicateur de cette esp�ce, je ferai condamner un coquin, mais si je ne l'�pargne aujourd'hui, cinquante de ses affid�s, qu'il est pr�t � me livrer, vont �chapper � la vindicte des lois,� et ce calcul me prescrivait une transaction qui durait aussi long-temps qu'elle �tait utile � la soci�t�. Entre les voleurs et moi les hostilit�s n'en �taient pas moins permanentes, seulement je souffrais que l'ennemi parlement�t, et j'accordais tacitement des sauvegardes, des sauf-conduits et des tr�ves, qui expiraient d'elles-m�mes � la premi�re infraction. Le faux-fr�re devenant victime d'un autre faux-fr�re; je n'avais plus la puissance de m'interposer entre le d�lit et la r�pression, et le d�linquant perfide succombait, trahi par un d�linquant non moins perfide que lui. Ainsi, je faisais servir les voleurs � la destruction des voleurs; c'�tait l� ma m�thode, elle �tait excellente, et pour ne pas en douter, il suffira de savoir qu'en moins de sept ann�es, j'ai mis sous la main de la justice plus de quatre mille malfaiteurs. Des classes enti�res de voleurs �taient aux abois, de ce nombre �tait celle des rouletiers (qui d�robent les chargements sur les voitures); j'avais � cœur de les r�duire enti�rement, je tentai l'entreprise, mais elle faillit me devenir funeste: je n'ai jamais oubli� le propos de M. Henry, � cette occasion. �Ce n'est pas tout de bien faire, il faut encore prouver que l'on a bien fait.�
Deux des plus intr�pides rouletiers, les nomm�s Gosnet et Dor�, effray�s de mes efforts pour an�antir leur industrie, prirent tout � coup le parti de se d�vouer � la police, et en tr�s peu de temps, ils me procur�rent l'arrestation de bon nombres de leurs camarades, qui furent tous condamn�s. Ils paraissaient z�l�s, je devais � leurs indications quelques d�couvertes de la plus haute importance, et notamment celle de plusieurs rec�leurs d'autant plus dangereux que, dans le commerce, ils jouissaient d'une grande r�putation de probit�. Apr�s des services de cette nature, il me sembla que l'on pouvait compter sur eux; je sollicitai donc leur admission en qualit� d'agents secrets, avec un traitement de cent cinquante francs par mois. Ils ne souhaitaient rien de plus, disaient-ils, c'�tait � ces cent cinquante francs que se bornait leur ambition: je le croyais du moins; et comme je voyais en eux mes futurs coll�gues, je leur t�moignai une confiance presque sans bornes: on va voir comment ils la justifi�rent.
Depuis quelques mois, deux ou trois rouletiers des plus adroits �taient arriv�s � Paris, o� ils ne s'endormaient pas. Les d�clarations pleuvaient � la Pr�fecture; ils faisaient des coups d'une hardiesse inconcevable, et il �tait d'autant plus difficile de les prendre sur le fait, qu'ils ne sortaient que de nuit, et que, dans leurs exp�ditions sur les routes qui avoisinent la capitale, ils �taient toujours arm�s jusqu'aux dents. La capture de tels brigands ne pouvait que me faire honneur; pour l'effectuer, j'�tais pr�t � affronter tous les p�rils, lorsqu'un jour Gosnet, avec qui je m'�tais souvent entretenu � ce sujet, me dit: ��coute, Jules, si tu veux que nous ayons marons Mayer, Victor Marquet et son fr�re, il n'est qu'un moyen, c'est de venir coucher chez nous, alors nous serons plus � m�me de sortir aux heures convenables.� Je devais croire que Gosnet �tait de bonne foi; je consentis � aller m'installer momentan�ment dans le logement qu'il occupait avec Dor�, et bient�t nous commen��mes ensemble des explorations nocturnes sur les routes que fr�quentaient assez habituellement Mayer et les deux Marquet. Nous les y rencontr�mes plusieurs fois, mais ne voulant les saisir qu'en action, ou tout au moins porteurs du butin qu'ils venaient de faire, nous f�mes oblig�s de les laisser passer. Nous avions d�j� fait quelques-unes de ces promenades sans r�sultat, quand il m'arriva de remarquer chez mes compagnons un certain je ne sais quoi qui me fit concevoir des inqui�tudes; il y avait dans leurs mani�res avec moi quelque chose de contraint; peut-�tre se promettaient-ils de me jouer quelque mauvais tour. Je ne pouvais lire dans leur pens�e, mais � tout hasard, je n'allai plus avec eux sans avoir sur moi des pistolets, dont je m'�tais muni � leur insu.
Une nuit que nous devions sortir sur les deux heures du matin, l'un d'eux, c'�tait Dor�, se plaint tout � coup de coliques qui le font horriblement souffrir; les douleurs deviennent de plus en plus aigu�s, il se tord, il se plie en deux; il est �vident que dans cet �tat il ne pourra marcher. Le partie est en cons�quence remise au lendemain, et puisqu'il n'y a rien � faire, je me rejette sur le flanc, et m'endors. Peu d'instants apr�s je m'�veille en sursaut, je crois avoir entendu frapper � la porte; des coups redoubl�s me prouvent que je ne me suis pas tromp�. Que veut-on? Est-ce nous que l'on demande? Ce n'est pas probable, puisque personne ne conna�t notre retraite. Cependant un de mes compagnons va se lever, je lui fais signe de se tenir coi; il ne s'�lance pas moins de son lit; alors, � voix basse, je lui recommande d'�couter, mais sans ouvrir; il se place pr�s de la porte, Gosnet, couch� dans la chambre contigu�, ne bougeait pas. On continue de frapper, et, par mesure de pr�caution, je me h�te de passer mon pantalon et ma veste; Dor�, apr�s en avoir fait autant, retourne se mettre aux aguets; mais tandis qu'il pr�te l'oreille, sa ma�tresse me lance un coup d'œil tellement expressif, que je n'ai pas de peine � l'interpr�ter; je soul�ve mon matelas du c�t� des pieds, que vois-je? un �norme paquet de fausses clefs et une pince. Tout est �clairci, j'ai devin� le complot, et afin de le d�jouer, je m'empresse, sans mot dire, de placer les cl�s dans mon chapeau et la pince dans mon pantalon; puis m'approchant de la porte, je vais �couter � mon tour; on cause tout bas, et je ne puis rien comprendre de ce qui se dit; cependant je pr�sume qu'une visite si matinale n'est pas sans but; j'attire Dor� dans la seconde pi�ce, et l� je le pr�viens que je vais t�cher de savoir ce que c'est.
�Comme tu voudras, me dit-il.� On frappe de nouveau. Je demande qui est l�? �M. Gosnet, n'est-ce pas ici?� s'enquiert-on d'une voix doucereuse.
—�M. Gosnet, c'est l'�tage au-dessous, la pareille porte.
—�Merci, excusez de vous avoir �veill�.
—�Il n'y a pas de mal.�
On descend, j'ouvre sans faire de bruit, et en deux sauts je suis aux latrines, j'y pr�cipite d'abord la pince, je me pr�pare � y jeter les clefs, mais on entre derri�re moi, et je reconnais un inspecteur, le nomm� Spiquette, attach� au cabinet du juge d'instruction: il me reconna�t �galement. �Ah! me dit-il, c'est apr�s vous qu'on cherche.
�Apr�s moi, et pourquoi?
—�Eh! mon Dieu, pour rien; c'est M. Vigny, juge d'instruction, qui d�sire vous voir et vous parler.
—�Si ce n'est que cela, je vais remettre ma culotte et je suis � vous.
—�D�p�chez-vous, que je prenne votre place, et attendez-moi.�
J'attends l'inspecteur, et nous redescendons ensemble. La chambre est pleine de gendarmes et de mouchards; M. Vigny est au milieu d'eux: aussit�t il me donne lecture d'un mandat d'amener d�cern� contre moi, ainsi que contre mes h�tes et leurs femmes: ensuite, pour remplir le vœu d'une commission rogatoire, il ordonne la perquisition la plus exacte. Il ne me fut pas difficile de voir d'o� le coup partait, surtout lorsque Spiquette, soulevant le matelas, et surpris, sans doute, de ne rien trouver, regarda d'une certaine fa�on Gosnet, qui avait l'air tout stup�fait. Son d�sappointement ne m'�chappa pas; je m'aper�us qu'il �tait passablement contrari�; quant � moi, pleinement rassur�: �Monsieur, dis-je, au magistrat, je vois avec peine que dans l'espoir de se rendre int�ressant, on vous a fait faire un pas de clerc. On vous a tromp�, il n'y a rien ici de suspect; d'ailleurs M. Gosnet ne le souffrirait pas; n'est-ce pas, M. Gosnet, que vous ne le souffririez pas? R�pondez donc � monsieur le juge.� Il ne pouvait faire autrement que de confirmer mon dire, mais il ne parla que du bout des l�vres, et il ne fallait pas �tre sorcier pour p�n�trer le fonds de son ame.
La perquisition termin�e, on nous fit monter dans deux fiacres apr�s nous avoir garott�s, et l'on nous conduisit au Palais, o� nous f�mes d�pos�s dans une petite salle appel�e la Sourici�re. Enferm� avec Gosnet et Dor�, je me gardai bien d'exprimer les soup�ons que je formais sur leur compte. A midi, l'on nous interroge, et vers le soir on nous transf�re, mes deux compagnons � la Force, et moi � Sainte-P�lagie. Je ne sais comment cela se fit, mais le trousseau de clefs, que je gardais dans mon chapeau, resta imperceptible pour tous ces observateurs qui d'ordinaire encombrent le guichet d'une prison. Bien que l'on n'e�t pas n�glig� de me fouiller, on ne le trouva pas, et je n'en fus pas f�ch�. J'�crivis sur-le-champ � M. Henry, pour lui annoncer la trame qu'on avait ourdie contre moi, je n'eus pas de peine � le convaincre que j'�tais innocent, et deux jours apr�s, je recouvrai ma libert�. Je reparus � la pr�fecture avec les clefs si heureusement d�rob�es � toutes les investigations. Je m'estimais heureux d'avoir �chapp� au p�ril, car je m'�tais trouv� � deux doigts de ma perte; sans la ma�tresse de Dor� et sans ma pr�sence d'esprit, nul doute que je ne fusse retomb� sous la juridiction des argousins... Porteur d'instruments � voleurs, j'�tais frapp� par une nouvelle condamnation dont ma qualit� d'�vad� suppl�ait les motifs, enfin j'�tais ramen� au bagne. M. Henry me r�primanda au sujet d'une imprudence qui avait failli m'�tre si fatale. �Voyez, me dit-il, o� vous en seriez, si Gosnet et Dor� avaient conduit cette intrigue avec un peu plus d'adresse: Vidocq, ajouta-t-il, prenez garde � vous, ne poussez pas trop loin le d�vouement; surtout ne vous mettez plus � la discr�tion des voleurs; vous avez beaucoup d'ennemis. N'entreprenez rien sans y avoir m�rement r�fl�chi; avant de risquer une d�marche � l'avenir venez me consulter.� Je profitai de l'avis et je m'en trouvai bien.
Gosnet et Dor� ne rest�rent pas long-temps � la Force: � leur sortie, j'allai les voir, mais je ne laissai pas apercevoir que je soup�onnais leur perfidie: toutefois, press� de prendre ma revanche pour une partie que je n'avais pas perdue, je leur d�cochai un mouton, et ne tardai pas � apprendre qu'ils avaient commis un vol, dont toutes les preuves �taient faciles � produire. Arr�t�s et condamn�s, ils eurent pendant quatre ans le temps de penser � moi. Quand la sentence qui fixait leur sort eut �t� rendue, je ne manquai pas de leur faire une visite; lorsque je leur racontai comment j'avais connu et d�jou� leurs projets, ils pleur�rent de rage. Gosnet, ramen� dans les prisons d'Auray, d'o� il s'�tait �vad�, imagina un moyen de vengeance qui ne lui r�ussit pas: feignant le repentir, il fit appeler un pr�tre, et, sous le pr�texte de lui faire une confession g�n�rale, il lui avoua un bon nombre de vols, dans lesquels il eut soin de m'impliquer. Le confesseur, � qui ma pr�tendue participation n'avait pas �t� confi�e sous le sceau du secret, adressa � la pr�fecture une note dans laquelle j'�tais violemment inculp�; mais les r�v�lations de Gosnet n'eurent pas le r�sultat qu'il s'en �tait promis.
Ce fut l'arbitraire que l'on d�ployait contre les voleurs qui propagea parmi eux la manie de s'entre-d�noncer, et les poussa, s'il est permis de s'exprimer ainsi, au comble de la d�moralisation. Auparavant, ils formaient, au sein de la soci�t�, une soci�t� � part, qui ne comptait ni tra�tres, ni transfuges; mais lorsqu'on se mit � les proscrire en masse, au lieu de serrer leurs rangs, dans leur effroi, ils jet�rent un cri d'allarme qui l�gitimait tout exp�dient de salut, au d�triment m�me de l'ancienne loyaut�: une fois que le lien qui unissait entre eux les membres de la grande famille des larrons eut �t� rompu, chacun d'eux, dans son int�r�t priv�, ne se fit plus scrupule de livrer ses camarades. Aux approches des crises, qui co�ncidaient toutes avec des �poques marquantes, telles que le premier jour de l'an, la f�te de l'Empereur, ou toute autre solennit�, il fallait voir comme les d�nonciations pleuvaient � la deuxi�me division. Pour �chapper � ce que les agents appelaient le bel ordre, c'est-�-dire l'ordre d'arr�ter tous les individus r�put�s voleurs, c'�tait � qui fournirait � la police le plus d'indications utiles. Ils ne manquaient pas, les suspects, qui s'empressaient de jouer les bons serviteurs en lan�ant les mouchards sur ceux d'entre leurs camarades dont le domicile n'�tait pas connu: aussi ne fallait-il pas long-temps pour remplir les prisons. On pense bien que dans ces battues g�n�rales, il �tait impossible qu'il ne se comm�t pas une multitude d'abus; les plus r�voltantes injustices restaient souvent sans r�paration: de malheureux ouvriers qui, � l'expiration d'une simple peine correctionelle, s'�taient remis au travail, et s'effor�aient par leur bonne conduite d'effacer le souvenir de leurs torts pass�s, se trouvaient envelopp�s dans la mesure et confondus avec des voleurs de profession; il n'y avait pas m�me pour eux possibilit� de r�clamer: entass�s au d�p�t, le lendemain ils �taient amen�s devant le terrible Limodin, qui leur faisait subir un interrogatoire. Quel interrogatoire, grand Dieu! �Ton nom, ta demeure? tu as subi un jugement?
—�Oui, Monsieur, mais depuis je travaille, et....
—�C'est assez, � un autre.
—�Mais Monsieur Limodin, je vous....
—�Paix! � un autre; c'est entendu, j'esp�re.�
Celui � qui l'on imposait silence allait all�guer en sa faveur les meilleures raisons. Lib�r� depuis plusieurs ann�es, il pouvait produire des preuves de son honn�tet�, faire attester par mille t�moins qu'il avait contract� des habitudes laborieuses, enfin, qu'il �tait irr�prochable sous tous les rapports, mais M. Limodin n'avait pas le loisir de l'entendre. �On n'en finirait pas, disait-il, si l'on voulait s'occuper de pareilles babioles.� Quelquefois, dans une matin�e, cet interrogateur brutal exp�diait de la sorte jusqu'� cent personnes, hommes ou femmes, qu'il d�p�chait les uns � Bic�tre, les autres � Saint-Lazare. Il �tait sans piti�; � ses yeux, rien ne pouvait racheter un instant d'�garement: combien de pauvres diables sortis des voies du crime n'y ont �t� rejet�s que par lui! Plusieurs des victimes de cette implacable s�v�rit� se repentaient d'un amendement dont on ne leur tenait pas compte, et juraient, dans leur exasp�ration, de devenir des brigands fieff�s. �Que nous a servi d'�tre honn�tes, disaient quelquefois ces infortun�s? voyez comme on nous traite; autant vaudrait �tre coquin toute sa vie. Pourquoi faire des lois, si on ne les observe pas? A quoi bon nous avoir condamn�s � temps, si l'on n'admet pas que nous puissions nous corriger? C'�tait plus t�t fait de nous juger � perp�tuit� ou � mort, puisqu'une fois que nous sommes dans le bon chemin, on nous emp�che d'y rester.� J'ai entendu une multitude de r�criminations de ce genre, presque toujours elles �taient fond�es. �Voil� quatre ans que je suis sorti de Sainte-P�lagie, disait devant moi un de ces d�tenus; depuis ma lib�ration j'ai toujours travaill� dans la m�me boutique, ce qui prouve que je ne me d�rangeais pas, et qu'on �tait content de moi; eh bien! on m'a envoy� � Bic�tre sans que j'aie commis de d�lit, et seulement parce que j'ai subi deux ann�es de prison.�
Cette atroce tyrannie �tait sans doute ignor�e du pr�fet, je me plais � le croire; cependant c'�tait en son nom qu'elle s'exer�ait. Avou�s ou secrets, les agents �taient alors des �tres bien redoutables, car leurs rapports �taient re�us comme articles de foi; arr�taient-ils un homme du peuple, s'ils le signalaient comme voleur dangereux et incorrigible, et c'�tait toujours la formule, tout �tait dit, l'homme �tait �crou� sans r�mission; c'�tait l'�ge d'or des mouchards, puisque chacun de ces attentats � la libert� individuelle leur valait une prime; � la v�rit�, cette prime n'�tait pas forte, ils avaient un petit �cu par capture, mais pour un petit �cu, que ne fera pas un mouchard, s'il n'y a point de danger � courir? Au surplus, si la somme �tait modique, ils visaient au nombre, afin qu'elle f�t souvent r�p�t�e: d'un autre c�t�, les voleurs qui d�siraient acheter leur libert� par des services, d�non�aient �galement, � tort et � travers, tous ceux qu'ils avaient connus, qu'ils fussent corrig�s ou non; � ce prix, ils obtenaient de rester � Paris; mais bient�t les d�tenus usant de repr�sailles, ils allaient forc�ment leur tenir compagnie.
On ne se fait pas d'id�e du nombre d'individus que les d�tentions administratives ont pr�cipit�s dans des r�cidives qu'ils auraient �vit�es si l'on e�t renonc� plut�t � cet abominable syst�me de pers�cution. Si on les e�t laiss�s tranquilles, jamais ils ne se fussent compromis; mais quelle que f�t leur r�solution, on les mettait dans la n�cessit� de redevenir voleurs. Quelques lib�r�s, c'�tait une exception, obtenaient, � l'expiration de leur peine, de n'�tre pas envoy�s en suspicion � Bic�tre, mais alors m�me, on ne leur donnait aucune esp�ce de papiers, de telle sorte qu'il leur �tait impossible de se procurer de l'ouvrage; ceux-l� avaient la ressource de mourir de faim, mais on ne se r�signe pas volontiers � un si cruel supplice; ils ne mouraient pas et volaient: le plus ordinairement, ils d�non�aient et volaient � la fois.
Cette rage de mouchardise fit d'incroyables progr�s: les faits pour le prouver sont tellement abondants, que je ne suis embarrass� que du choix. Souvent, dans la disette des larcins � me signaler, les d�nonciateurs me r�v�laient, en les imputant � d'autres, des crimes qui devaient motiver leur propre condamnation. Je vais citer des exemples:
Une nomm�e Bailly, ancienne voleuse, enferm�e � Saint-Lazare, me fait appeler pour me donner des renseignements. Je me rends aupr�s d'elle, et elle me d�clare que si je m'engage � la faire mettre en libert�, elle m'indiquera les auteurs de cinq vols, dont deux avec effraction. J'accepte le march�; et les d�tails qu'elle me communique sont si pr�cis, que d�j� je crois n'avoir plus qu'� tenir ma promesse. Cependant, en r�fl�chissant aux diverses circonstances qu'elle m'a rapport�es, je m'�tonne qu'elle ait pu en �tre instruite aussi parfaitement. Elle m'avait d�sign� les personnes vol�es; l'une d'elles �tait un sieur Fr�d�ric, rue Saint-Honor�, passage Virginie. Je vais d'abord chez lui, et dans le cours des informations que je prends, j'acquiers la certitude que la r�v�latrice est seule l'auteur du vol commis au pr�judice de ce traiteur: je poursuis mon enqu�te, et partout c'est son signalement que l'on me donne.
Il ne s'agissait plus que de proc�der � la v�rification. Les plaignants sont introduits � Saint-Lazare, et l�, sans �tre vus de la fille Bailly, que je leur montre au milieu de ses compagnes, ils la reconnaissent parfaitement: une confrontation l�gale s'en suivit, et la fille Bailly, accabl�e par l'�vidence, fit des aveux qui lui valurent huit ans de r�clusion. Elle eut tout le temps de dire son me� culp�. Cette femme avait accus� de ses vols deux de ses camarades, contre lesquelles une moralit� suspecte aurait pu faire �lever des pr�somptions. Une autre voleuse, surnomm�e la Belle Bouch�re, m'ayant fait des r�v�lations de m�me nature que celles de la fille Bailly, ne fut pas plus heureuse qu'elle.
Un nomm� Ouasse, dont le p�re devait plus tard �tre impliqu� dans le proc�s de l'�picier Poulain, me signale trois individus, comme auteurs d'un vol avec effraction, commis la veille, rue Saint-Germain-l'Auxerrois, chez un d�bitant de tabac. Je me transporte sur les lieux, je m'informe, et bient�t j'acquiers la preuve incontestable que Ouasse, r�cemment lib�r�, n'est pas �tranger au crime. Je dissimule; mais en me servant de lui, je m'y prends si bien, qu'il est arr�t� comme complice, et condamn� � la r�clusion. Cette m�saventure aurait d� le corriger de la manie de d�noncer, mais voulant � tout prix �tre mouchard, il fit au procureur du roi de Versailles diverses d�clarations mensong�res, qui lui valurent deux ou trois ans de prison. J'ai d�j� dit que les voleurs ne gardent pas rancune: � peine sorti, Ouasse accourt chez moi, c'est encore un vol dont il vient me donner avis. Je fais v�rifier d'apr�s son indication, le vol �tait r�el. Mais le croirait-on? le voleur �tait Ouasse; atteint et convaincu, il fut condamn� de nouveau. Pendant sa d�tention, ce mis�rable ayant appris l'arrestation de son p�re, se h�ta de m'adresser des r�v�lations � l'appui de l'accusation dirig�e contre ce dernier; mon devoir �tait de les transmettre � l'autorit�, je le fis, mais ce ne fut pas sans �prouver toute l'indignation que devait exciter la conduite de ce fils d�natur�.
Dans mon emploi, c'e�t �t� me priver d'un moyen de police des plus efficaces, que de rompre en visi�re avec les voleurs; aussi, ne me suis-je jamais enti�rement isol� d'eux: tout en leur faisant la chasse, je paraissais encore prendre int�r�t � leur sort. �tais-je chien ou loup? Tel �tait le doute qu'il me convenait de laisser dans leur esprit; et ce doute, si favorable � la calomnie, toutes les fois que l'on m'a imput� une connivence, qui dans la r�alit� n'existait pas, n'a jamais bien �t� �clairci pour eux. Voil� pourquoi les voleurs se sont rendus en quelques sorte les artisans de l'esp�ce de renomm�e que je me suis acquise; ils imaginaient que j'�tais ouvertement leur ennemi, mais qu'int�rieurement je ne demandais pas mieux que de les prot�ger; quelquefois ils allaient jusqu'� me plaindre d'�tre oblig� de faire un m�tier comme celui que je faisais, et pourtant ils m'aidaient eux-m�mes � le faire.
Parmi les voleurs de profession, il en �tait bien peu qui ne regardassent comme un bonheur d'�tre consult� par la police pour un renseignement, ou employ�s pour un coup de main; presque tous se seraient mis en quatre pour lui donner des preuves de z�le, dans la persuasion qu'elles leur vaudraient, sinon une immunit� enti�re, du moins quelques m�nagements. Ceux qui redoutaient le plus son action �taient presque toujours les plus dispos�s � la servir. Je me rappelle � ce sujet l'aventure d'un for�at lib�r�, le nomm� Boucher, dit cadet Poignon. Il y avait plus de trois semaines que j'�tais � sa recherche, quand le hasard me le fit rencontrer dans un cabaret de la rue Saint-Antoine, � l'enseigne du Bras d'Or. J'�tais seul, et il �tait en nombreuse compagnie: tenter de le saisir ex abrupto, c'e�t �t� m'exposer � le manquer, car il pouvait se faire qu'il voul�t se d�fendre et qu'il f�t soutenu. Boucher avait �t� agent de police, je l'avais connu dans cet emploi, et m�me nous �tions assez bien ensemble: il me vient dans l'id�e de l'aborder comme ami, et de lui monter un coup � ma mani�re. J'entre au cabaret, et allant droit � la table o� il est assis, je lui tends la main, en lui disant: �Bonjour, mon ami Cadet.
—�Tiens, v'la l'ami Jules, veux-tu te raffra�chir, demande un verre ou prends le mien.
—�Le tien est bon, tu n'as pas la gale aux dents: (je bois) ah �a! je voudrais bien te dire un mot en particulier.
—�Avec plaisir, mon fils, je suis t'a toi.�
Il se l�ve et je le prends sous le bras; �Tu te souviens, lui dis-je, du petit matelot, qui �tait de ta cha�ne.
—�Oui, oui, un petit gros court, qui �tait du deuxi�me cordon, n'est-ce pas?
—�C'est �a tout juste, du moins je le pense; le reconna�trais-tu?
—�Ce serait mon p�re que je ne le conna�trais pas mieux; il me semble encore le voir sur le banc treize; faire des patarasses (bourrelets pour garantir les jambes) pour les fagots (for�ats).
—�Je viens d'arr�ter un particulier, j'ai bien id�e que c'est lui, mais je n'en suis pas s�r; en attendant, je l'ai mis au poste de Birague, et comme j'en sortais, je t'ai vu entrer ici: Parbleu! me suis-je dit, �a se rencontre bien; v'l� Cadet, il pourra me dire si je me suis tromp�.
—�Je suis tout pr�t, mon gar�on, si �a peut t'obliger; mais avant de partir, nous allons boire un coup (s'adressant � ses camarades), mes amis, ne vous impatientez pas, c'est l'affaire d'une minute, et je suis t'� vous.�
Nous partons, arriv�s � la porte du poste, la politesse exige que je le laisse entrer le premier, je lui fais les honneurs; il va jusqu'au fond de la salle, examine partout autour de lui, et cherche en vain l'individu dont je lui ai parl�: �H�! me dit-il, d'o� qu'il est ce fagot, que je le remouche (le consid�re)?� J'�tais alors pr�s de la porte, j'aper�ois, incrust� dans le mur, un d�bris de miroir, tel qu'il s'en trouve dans la plupart des corps-de-garde, pour la commodit� des fashionnables de la garnison, j'appelle Boucher, en lui montrant le d�bris r�flecteur: �Tiens, lui dis-je, c'est par ici qu'il faut regarder.� Il regarde, et se tournant de mon c�t�: �Ah! �a, Jules, tu blagues, je ne vois que toi zet moi dans c'te glace, mais l'arr�t�, o� qu'il est l'arr�t�?
—�Apprends qu'il n'y a personne ici d'arr�t� que toi: tiens, voil� le mandat qui te concerne.
—�Ah! pour �a, c'est un vrai tour de gueusard!
—�Tu ne sais donc pas que dans ce monde c'est au plus malin.
—�Au plus malin, tant que tu voudras, �a ne te portera pas bonheur, de monter des coups � de bons enfants.�
Lorsque la voie pour arriver � une d�couverte importante �tait h�riss�e de difficult�s, les voleuses m'�taient peut-�tre d'un plus grand secours que les voleurs. En g�n�ral, les femmes ont des moyens de s'insinuer qui, dans les explorations de police, les rendent bien sup�rieures aux hommes; alliant le tact � la finesse, elles sont en outre dou�es d'une pers�v�rance qui les conduit toujours au but. Elles inspirent moins de d�fiance, et peuvent s'introduire partout sans �veiller les soup�ons; elles ont, en outre, un talent tout particulier pour se lier avec les domestiques et les porti�res; elles s'entendent fort bien � �tablir des rapports et � bavarder sans �tre indiscr�tes; communicatives en apparence, alors m�me qu'elles sont le plus sur la r�serve, elles excellent � provoquer les confidences. Enfin, � la force pr�s, elles ont au plus haut degr� toutes les qualit�s qui constituent l'aptitude � la mouchardise; et, lorsqu'elles sont d�vou�es, la police ne saurait avoir de meilleurs agents.
M. Henry, qui �tait un homme habile, les employa souvent dans les affaires les plus �pineuses, et rarement il n'a pas eu � se louer de leur intelligence. A l'exemple de ce chef, dans mainte occasion, j'ai eu recours au minist�re des mouchardes; presque toujours j'ai �t� satisfait de leurs services. Cependant, comme les mouchardes sont des �tres profond�ment pervertis, et plus perfides peut-�tre que les mouchards, avec elles, pour ne pas �tre tromp�, j'avais besoin d'�tre constamment sur mes gardes. Le trait suivant montrera qu'il ne faut pas toujours croire au z�le dont elles font parade.
J'avais obtenu la libert� de deux voleuses en renom, � la condition qu'elles serviraient fid�lement la police. Elles avaient ant�rieurement donn� des preuves de leur savoir-faire, mais, employ�es sans traitement, et oblig�es de se livrer au vol pour subsister, elles s'�taient fait reprendre en flagrant d�lit: la peine qu'elles subissaient pour ces nouveaux m�faits fut celle dont j'abr�geai la dur�e. Sophie Lambert et la fille Domer, surnomm�e la belle Lise, furent d�s lors en relation directe avec moi. Un matin, elles vinrent me dire qu'elles �taient certaines de procurer � la police l'arrestation du nomm� Tominot, homme dangereux, que l'on avait long-temps recherch�; elles venaient assuraient-elles, de d�je�ner avec lui, et il devait dans la soir�e les rejoindre chez un marchand de vin de la rue Saint-Antoine. Dans toute autre circonstance, j'aurais pu �tre dupe de la supercherie de ces femmes; mais Tominot avait �t� arr�t� par moi la veille, et il �tait assez difficile qu'elles eussent d�je�n� avec lui. Je voulus savoir n�anmoins jusqu'o� elles pousseraient l'imposture, et je promis de les accompagner � leur rendez-vous. J'y allai en effet; mais, comme on le pense bien, Tominot ne vint pas. Nous attend�mes jusqu'� dix heures; enfin Sophie, jouant l'impatience, s'informa pr�s du gar�on de cave, s'il n'�tait pas venu un monsieur les demander.
—�Celui avec qui vous avez d�je�n�, r�pondit le gar�on? il est venu un peu avant la brune, il m'a charg� de vous dire qu'il ne pourrait pas se trouver avec vous ce soir, mais que ce serait pour demain.�
Je ne doutai pas que le gar�on ne f�t un comp�re � qui l'on avait fait la le�on, mais je feignis de ne point concevoir de soup�on, et me r�signai � voir combien de temps ces dames me prom�neraient. Pendant une semaine enti�re, elles me conduisirent tant�t dans un endroit, tant�t dans un autre; nous devions toujours y trouver Tominot, et jamais nous ne le rencontrions. Enfin, le 6 janvier, elles me jurent de l'amener; je vais les attendre, mais elles reparaissent sans lui, et m'all�guent de si bonnes raisons qu'il m'est impossible de me f�cher; je me montre au contraire tr�s satisfait des d�marches qu'elles ont faites, et pour leur t�moigner combien je suis content d'elles, j'offre de les r�galer d'un g�teau des Rois: elles acceptent, et nous allons ensemble nous installer au Petit Broc, rue de la Verrerie. Nous tirons la f�ve; la royaut� �cheoit � Sophie, elle est heureuse comme une reine. On mange, on boit, on rit, et quand approche le moment de se s�parer, on propose de mettre le comble � cette gaiet� par quelques coups d'eau-de-vie; mais de l'eau-de-vie de marchand de vin, fi donc! c'est bon tout au plus pour des forts de la Halle, et je suis trop galant pour que ma reine s'enivre d'un breuvage indigne d'elle. A cette �poque, j'�tais �tabli distillateur pr�s du Tourniquet-Saint-Jean; j'annonce que je vais aller chez moi chercher la fine goutte. A cette nouvelle, la compagnie saute d'enthousiasme, on me recommande d'aller et de revenir bien vite; je pars, et deux minutes apr�s, je reparais avec une demi-bouteille de Coignac, qui fut vid�e en un clin-d'œil. La chopine se trouvant � sec: �Ah ��! vous voyez que je suis un bon enfant, dis-je � mes deux comm�res, il s'agit de me rendre un service.
—�Deux, mon ami Jules, s'�cria Sophie, voyons, parle.
—�Eh bien! voil� ce que c'est. Un de mes agents viennent d'arr�ter deux voleuses; on pr�sume qu'elles ont chez elles une grande quantit� d'objets vol�s, mais pour faire perquisition, il faudrait conna�tre leur domicile, et elles refusent de l'indiquer; elles sont maintenant au poste du march� Saint-Jean, si vous y alliez, vous t�cheriez de leur arracher leur secret. Une heure ou deux vous suffiront pour leur tirer les vers du nez: �a vous sera bien ais�, vous qui �tes des malignes.
—�Sois tranquille, mon cher Jules, me dit Sophie, nous nous acquitterons de la commission; tu sais que l'on peut s'en rapporter � nous; tu nous enverrais au bout du monde, que nous y irions pour te faire plaisir, du moins moi.
—�Et moi, donc, reprit la belle Lise.
—�En ce cas, vous allez porter un mot au chef du poste, afin qu'il vous reconnaisse.� J'�cris un billet que je cach�te; je le leur remets et nous sortons ensemble; � peu de distance du march� Saint-Jean, nous nous s�parons, et tandis que je reste en observation, la reine et sa compagne se dirigent vers le corps-de-garde. Sophie entre la premi�re, elle pr�sente le billet, le sergent le lit: �C'est bien, vous voici toutes deux; caporal, prenez avec vous quatre hommes et conduisez ces dames � la pr�fecture.� Ce commandement �tait fait en vertu d'un ordre que j'avais remis au sergent pendant ma sortie pour aller chercher la goutte, il �tait ainsi con�u: �Monsieur le chef du poste fera conduire sous s�re et bonne escorte, � la pr�fecture de police, les nomm�es Sophie Lambert et Lise Domer, arr�t�es par les ordres de M. le Pr�fet.�
Ces dames durent alors faire de singuli�res r�flexions; sans doute qu'elles devin�rent que je m'�tais lass� d'�tre leur jouet. Quoi qu'il en soit, j'allai les voir le lendemain au d�p�t, et leur demandai comment elles avaient trouv� le tour.
�Pas mal, r�pondit Sophie, pas mal, nous ne l'avons pas vol�; puis s'adressant � Lise, aussi c'est ta faute � toi, pourquoi vas-tu chercher un homme qui est enfonc�.
—�Le savais-je? Ah! vas, si je l'avais su, je te promets bien...... et puis, que veux-tu, c'est un enfant de fait, il n'y a plus qu'� le bercer.
—�Tout �a est bel et bon, si encore on nous disait pour combien nous serons � Lazarre; parle donc, Jules, sais-tu?
—�Six mois au moins.
—�Ce n'est que �a! s'�cri�rent-elles ensemble.
—�Six mois, c'est rien du tout, continua Sophie, c'est bient�t pass�, un coup qu'on est l�. Enfin, mon doux b�nin J�sus, � la volont� du pr�fet!�
Elles en eurent pour un mois de moins que je ne leur avais annonc�. D�s qu'elles furent libres, elles vinrent me trouver pour me donner de nouveaux renseignements. Cette fois, ils �taient exacts. Une particularit� assez remarquable, c'est que les voleuses sont plus ordinairement incorrigibles que les voleurs. Sophie Lambert ne put jamais prendre sur elle de renoncer � son p�ch� d'habitude. D�s l'�ge de dix ans, elle avait d�but� dans la carri�re du vol, et elle n'en avait pas vingt-cinq, que plus d'un tiers de sa vie s'�tait �coul� dans les prisons.
Peu de temps apr�s mon entr�e � la police, je la fis arr�ter et condamner � deux ann�es de d�tention. C'�tait principalement dans les h�tels garnis qu'elle exer�ait sa coupable industrie; on n'�tait pas plus habile � d�jouer la vigilance des portiers, ni plus f�conde en exp�dients pour �chapper � leurs questions. Une fois introduite, elle faisait une halte sur chaque palier pour donner son coup-d'œil: apercevait-elle une cl� sur quelque porte, elle la faisait tourner sans bruit dans la serrure, se glissait dans la chambre, et si la personne qui l'occupait �tait endormie, quelque l�ger qu'elle e�t le sommeil, Sophie avait la main encore plus l�g�re, et en moins de rien, montres, bijoux, argent, tout passait dans sa gibeci�re, c'�tait le nom qu'elle donnait � une poche secr�te que recouvrait son tablier. Le locataire que Sophie visitait �tait-il �veill�, elle en �tait quitte pour faire des excuses, en d�clarant qu'elle s'�tait tromp�e. S'�veillait-il pendant qu'elle op�rait; sans se d�concerter, elle courait � son lit, et le pressant dans ses bras. �Ah! pauvre petit Mimi, disait-elle, viens donc que je te baise!... Ah! monsieur, je vous demande bien pardon! Comment, ce n'est pas ici le n� 17? je croyais �tre chez mon amant.�
Un matin, un employ�, qu'elle �tait en train de d�valiser, ayant tout � coup ouvert les yeux, l'aper�oit aupr�s de sa commode: il fait un mouvement de surprise, aussit�t Sophie, de jouer sa sc�ne; mais l'employ� est entreprenant, il veut profiter de la pr�tendue m�prise; si Sophie r�siste, un son d'argent, produit des agitations de la lutte, peut trahir le but de la visite..., si elle c�de, le p�ril est encore plus grand...... Que faire? pour toute autre, la conjoncture serait des plus embarrassantes; Sophie n'est plus cruelle, mais � l'aide d'un mensonge, elle tourne la difficult�, et l'employ� satisfait, lui permet d'effectuer sa retraite. Il ne perdit � ce jeu que sa bourse, sa montre et six couverts.
Cette cr�ature �tait une intr�pide: deux fois elle donna t�te baiss�e dans mes filets, mais apr�s sa lib�ration, en vain essayai-je de l'attirer dans le pi�ge: il n'y avait plus de surveillance � laquelle elle ne r�uss�t � se soustraire, tant elle �tait sur ses gardes. Cependant ce que je n'attendais plus de mes efforts pour la prendre en flagrant d�lit, je le dus � une circonstance tout-�-fait fortuite.
Sorti de chez moi � la petite pointe du jour, je traversais la place du Ch�telet, lorsque je me rencontre face � face avec Sophie: elle m'aborde avec aisance. �Bonjour, Jules, o� vas-tu donc si matin? je gage que tu vas enfoncer quelque ami?
—�Cela se pourrait..., ce qu'il y a de s�r c'est que ce n'est pas toi; mais o� vas-tu toi-m�me?
—�Je pars pour Corbeil, o� je vais voir ma sœur qui doit me placer dans une maison. Je suis lasse de manger du coll�ge (de la prison), je rengr�cie (je m'amende), veux-tu boire la goutte?
—�Volontiers, c'est moi qui r�gale, un poisson chez Lepr�tre, � six sols.
—�Allons, je te laisse faire, mais d�p�chons-nous, que je ne manque pas la diligence, tu m'y accompagneras, n'est-ce pas? c'est dans la rue Dauphine.
—�Impossible, j'ai affaire � La Chapelle, je suis d�j� en retard, tout ce que je puis c'est de prendre un petit verre sur le pouce.�
Nous entrons chez Lepr�tre, en buvant nous �changeons encore deux ou trois paroles, et je lui dis adieu.
—�Adieu? Jules, bonne r�ussite!�
Tandis que Sophie s'�loigne, je d�tourne la rue de la Haumerie, et cours me cacher au coin de celle Planche-Mibray; de l�, je la vois filer sur le Pont-au-Change, elle marche � grands pas et regarde � chaque instant derri�re elle; il est certain qu'elle craint d'�tre suivi, j'en conclus qu'il serait � propos de la suivre; je gagne donc le pont Notre-Dame, et le franchissant avec rapidit�, j'arrive assez t�t sur le quai pour ne pas perdre sa trace.... Parvenue dans la rue Dauphine, elle entre effectivement au bureau des voitures de Corbeil; mais, persuad� que son d�part n'est qu'une fable imagin�e pour me tromper sur le but de son apparition matinale, je me tapis dans une all�e d'o� je puis �pier sa sortie. Tandis que je suis ainsi en vedette, un fiacre vient � passer, je m'y installe, et je promets au cocher un bon pour-boire, s'il suit adroitement une femme que je lui d�signerai. Pour le moment, nous devions stationner: bient�t la diligence part, Sophie, n'y est pas, je l'aurais pari�; mais quelques minutes apr�s, elle se pr�sente � la porte coch�re, examine avec soin de tous c�t�s, et prenant son essort, elle enfile la rue Christine. Elle entre successivement dans plusieurs maisons garnies, mais � son allure, il est ais� de reconna�tre que l'occasion ne s'est pas offerte; d'ailleurs, elle persiste � explorer le m�me quartier..., j'en tire la cons�quence naturelle qu'elle a manœuvr� sans succ�s, et comme je suis persuad� que sa tourn�e n'est pas finie, je me garde bien de l'interrompre. Enfin, rue de la Harpe, elle entre dans l'all�e d'une fruiti�re, et un instant apr�s, elle repara�t portant au bras un �norme panier de blanchisseuse, elle en avait sa charge. Toutefois elle ne laissait pas d'aller tr�s v�te; elle fut bient�t dans la rue des Mathurins-Saint-Jaques, puis dans celle des M��ons-Sorbonne. Malheureusement pour Sophie, il est un passage qui communique de la rue de la Harpe � la rue des M��ons; c'est l� qu'apr�s avoir mis pied � terre, je cours m'embusquer et quand elle arrive � la hauteur de l'issue, je d�bouche, et nous nous trouvons nez � nez. A mon aspect, elle change de couleur et veut parler, mais son trouble est si grand, qu'elle ne peut venir � bout de s'exprimer. Cependant elle se remet peu � peu, et feignant d'�tre hors d'elle-m�me, �Tu vois, me dit-elle, une femme en col�re; ma blanchisseuse qui devait m'apporter mon linge � la diligence, m'a manqu� de parole, je viens de lui retirer, et vais le faire repasser chez une de mes amies; cela m'a emp�ch� de partir.
—�C'est comme moi, en allant � la Chapelle, j'ai rencontr� quelqu'un qui m'a dit que mon homme �tait dans ce quartier; c'est l� ce qui m'y am�ne.
—�Tant mieux; si tu veux m'attendre, je vais � deux pas porter mon panier, et nous mangerons une c�telette.
—�Ce n'est pas la peine, je..... Eh! mais, qu'est-ce que j'entends?�
Sophie et moi nous restons stup�faits: des cris aigus s'�chappent du panier, je l�ve le linge qui le recouvre, et je vois.... un enfant de deux � trois mois, dont les vagissements auraient d�chir� le tympan d'un mort.
�Eh bien! dis-je � Sophie, le poupon est sans doute � toi? Pourrais-tu me dire de quel sexe il est?�
—�Allons! me voil� encore enfonc�e; je me souviendrai de celle-l�; et si jamais on me demande le sujet pourquoi, je pourrai r�pondre: rien, presque rien, une affaire d'enfant. Une autre fois, quand je volerai du linge, j'y regarderai.
—�Et ce parapluie, en est-il?
—�Eh! mon Dieu! oui..... Comme tu vois, j'avais pourtant de quoi me mettre � couvert, �a n'a pas emp�ch�; quand la chance y est, on a beau faire....�
Je conduisis Sophie chez M. de Fresne, commissaire de police, dont le bureau �tait dans le voisinage. Le parapluie fut gard� comme pi�ce de conviction, quant � l'enfant qu'elle avait enlev� � son insu, on le rendit imm�diatement � sa m�re. La voleuse en eut pour ses cinq ans de prison. C'�tait, je crois, la cinqui�me ou sixi�me condamnation qu'elle subissait; depuis, elle s'est encore fait reprendre de justice, et je ne serais pas surpris qu'elle f�t toujours � Saint-Lazare. Sophie ne voyait rien que de tr�s naturel au m�tier qu'elle faisait, et la r�pression, lorsqu'elle ne pouvait l'�viter, �tait pour elle un accident tout comme un autre. La prison ne lui faisait pas peur, loin de l�, elle �tait en quelque sorte sa sph�re; Sophie y avait contract� ces go�ts plus que bizarres, que ne justifie pas l'exemple de l'antique Sapho, et sous les verroux, les occasions de s'abandonner � ses honteuses d�pravations �taient plus fr�quentes; ce n'�tait pas, comme on le voit, sans motifs qu'elle prisait si peu la libert�. �tait-elle arr�t�e, l'�v�nement lui causait bien quelque peine, mais ce n'�tait qu'une impression passag�re, et elle se consolait bient�t par la perspective des mœurs qui lui plaisaient. C'�tait un bien �trange caract�re que celui de cette femme; que l'on en juge: une nomm�e Gillion, avec qui elle vivait dans une coupable intimit�, est prise en commettant un vol; Sophie, qui l'assistait, parvient � s'�chapper, elle n'a plus rien � craindre, mais ne pouvant supporter d'�tre s�par�e de son amie, elle se fait d�noncer, et n'est contente qu'au moment o� l'on lui lit l'arr�t qui va encore les r�unir pour deux ans. La plupart des cr�atures de cette esp�ce se font un jeu de la prison; j'en ai vu plusieurs traduites pour un d�lit qu'elles avaient commis seules, accuser de complicit� une camarade, et celle-ci, quoique innocente, se faire un m�rite de se r�signer � la condamnation.
Nos amis les ennemis.—Le bijoutier et le cur�.—L'honn�te homme.—La cachette et la cassette.—Une b�n�diction du ciel et le doigt de Dieu.—Fatale nouvelle.—Nous sommes ruin�s.—L'amour du prochain.—Les Cosaques sont innocents.—100,000 francs, 50,000 francs, 10,000 francs, ou la r�compense au rabais.—Le faux soldat.—L'entorse de commande.—La tonneli�re de Livry.—La petite r�putation locale.—Je suis juif.—Mon p�lerinage avec la religieuse de Dourdans.—Le ph�nix des femmes.—Ma m�tamorphose en domestique allemand.—Mon arrestation.—Je suis incarc�r�.—Le h�cheur de paille.—Mon entr�e en prison.—Les �trangers ont des amis partout.—Le rat d'�glise.—L'habit viande.—Les boutons de ma redingotte.—Ce qu'entend toujours un ivrogne.—Mon histoire.—La bataille de Montereau.—J'ai vol� mon ma�tre.—Projets d'�vasion.—Voyage en Allemagne.—La poule noire.—Confidence au procureur du roi.—Mon extraction.—Ma fuite avec un compagnon d'infortune.—Cent mille �cus de diamants.—Le minimum.
Peu de temps avant la premi�re invasion, M. S�nard, l'un des plus riches bijoutiers du Palais-Royal, �tant all� voir son ami le cur� de Livry, le trouva dans ces perplexit�s que causaient alors g�n�ralement l'approche de nos bons amis les ennemis. Il s'agissait de soustraire � la rapacit� de messieurs les Cosaques, d'abord les vases sacr�s, et ensuite son petit p�cule. Apr�s avoir long-temps h�sit�, bien que par �tat il d�t avoir l'habitude des enterrements, monsieur le cur� se d�cida � enfouir les objets qu'il se proposait de sauver, et monsieur S�nard qui, comme la plupart des gobe-mouches et des avares, imaginait que Paris serait livr� au pillage, r�solut de mettre � couvert de la m�me mani�re tout ce qu'il y avait de pr�cieux dans sa boutique. Il fut convenu que les richesses du pasteur et celles du marchand seraient d�pos�es dans le m�me trou. Mais ce trou, qui le creusera? Un homme chante au lutrin, c'est la perle des honn�tes gens, le p�re Moiselet; oh! pour celui-l�, on peut avoir en lui toute esp�ce de confiance: un liard qui ne serait pas � lui, il ne le d�tournerait pas; depuis trente ans, en sa qualit� de tonnelier, il avait le privil�ge exclusif de mettre en bouteilles les vins du presbyt�re, o� il s'en buvait d'excellents. Marguillier, sacristain, sommelier, sonneur, factotum de l'�glise et d�vou� � son desservant, jusqu'� se relever � toute heure, s'il en �tait besoin, il avait toutes les qualit�s d'un excellent serviteur, sans compter la discr�tion, l'intelligence et la pi�t�. Dans une conjoncture aussi grave, il �tait �vident qu'on ne pouvait jeter les yeux que sur Moiselet, ce fut lui que l'on choisit; et la cachette, dispos�e avec beaucoup d'art, fut bient�t pr�te � recevoir le tr�sor qu'elle devait pr�server; six pieds de terre furent jet�s sur les esp�ces du cur�, auxquelles faisaient compagnie des diamants pour une valeur de cent mille �cus, que M. S�nard avait enferm�s dans une petite bo�te. La fosse combl�e, le sol fut si parfaitement applani, qu'on se serait donn� au diable que depuis la cr�ation il n'avait pas �t� remu�. �Ce brave Moiselet, disait M. S�nard, en se frottant les mains, il nous a arrang� cela � merveille. Ma foi, messieurs les Cosaques, vous aurez le nez fin, si vous trouvez celle-l�.� Au bout de quelques jours, les arm�es coalis�es font de nouveaux progr�s, et voil� que des nu�es de Kirguiz, de Kalmouks et de Tartares de toutes les hordes et de toutes les couleurs, s'�parpillent dans la campagne aux environs de Paris. Ces h�tes incommodes sont, comme on le sait, fort avides de butin; ils font partout un ravage �pouvantable, point d'habitation qui ne leur paie tribut; mais dans leur ardeur de piller, ils ne se bornent pas � la superficie, tout leur appartient, jusqu'au centre du globe, et pour ne pas �tre frustr�s dans leurs pr�tentions, intr�pides g�ologues, ils font une foule de sondes qui, au grand regret des naturels du pays, leur r�v�lent qu'en France, les mines d'or ou d'argent sont moins profondes qu'au P�rou. Une semblable d�couverte �tait bien faite pour les mettre en go�t, ils fouill�rent avec une activit� sans pareille, et le vide qu'ils produisirent dans bien des cachettes, fit le d�sespoir des Cr�sus de plus d'un canton. Les maudits Cosaques! Cependant l'instinct si s�r qui les guidait o� il y avait � prendre, ne les conduisait pas � la cachette du cur�. C'�tait comme une b�n�diction du ciel, chaque matin le soleil se levait, et rien de nouveau; rien de nouveau non plus, quand il se couchait.
D�cid�ment on ne pouvait s'emp�cher de reconna�tre le doigt de Dieu dans l'imp�n�trabilit� du myst�re de l'inhumation op�r�e par Moiselet. M. S�nard en �tait si touch�, que n�cessairement il dut se m�ler des actions de gr�ces aux pri�res qu'il faisait pour la conservation et le repos de ses diamants. Persuad� que ses vœux seraient exauc�s, dans sa s�curit� croissante il commen�ait � dormir sur l'une et l'autre oreille, lorsqu'un beau jour, ce devait �tre un vendredi, Moiselet plus mort que vif, accourt chez le cur�: �Ah! monsieur, je n'en puis plus.
—�Qu'avez-vous donc, Moiselet?
—�Je n'oserai jamais vous le dire. Mon pauvre M. le cur�, �a m'a port� un coup, j'en suis encore saisi � toutes les places. On m'ouvrirait les veines qu'il n'en sortirait pas une goutte de sang.
—�Mais qu'est-ce qu'il y a? Vous m'effrayez.
—�La cachette.....
—�Mis�ricorde! je n'ai pas besoin d'en apprendre davantage. Oh! que la guerre est un terrible fl�au! Jeanneton, Jeanneton, allons donc vite, mes souliers et mon chapeau.
—�Mais, monsieur, vous n'avez pas d�je�n�.
—�Oh! il s'agit bien de d�je�ner.
—�Vous savez que quand vous sortez � jeun vous avez des tiraillements....
—�Mes souliers, te dis-je.
—�Et puis vous vous plaindrez de votre estomac.
—�Je n'en ai plus besoin d'estomac. Non je n'en ai plus besoin, nous sommes ruin�s.
—�Nous sommes ruin�s.... J�sus-Maria! mon doux Sauveur! est-il possible?... Ah! monsieur, courez donc.... courez donc.�
Pendant que le cur� s'accommodait � la h�te, et qu'impatient par la difficult� de passer ses boucles, il ne pouvait jamais se chausser assez vite, Moiselet, du ton le plus lamentable, lui faisait le r�cit de ce qu'il avait vu: �En �tes-vous bien s�r? lui dit le cur�, peut-�tre n'ont-ils pas tout pris.
—�Ah! monsieur, Dieu le veuille! Mais je n'ai pas eu le cœur d'y regarder.�
Ils se dirig�rent ensemble vers la vieille grange, o� ils reconnurent que l'enl�vement �tait complet. En contemplant l'�tendue de son malheur, le cur� faillit tomber � la renverse, Moiselet de son c�t� �tait dans un �tat � faire piti�, le cher homme s'affligeait plus encore que si la perte lui e�t �t� personnelle. Il fallait entendre ses soupirs et ses g�missements. Ceci �tait l'effet de l'amour du prochain. M. S�nard ne se doutait gu�re qu'� Livry, la d�solation �tait si grande. Quel d�sespoir quand il re�ut la nouvelle de l'�v�nement! A Paris, la police est la providence des gens qui ont perdu. La premi�re id�e de M. S�nard, et la plus naturelle, fut que le vol dont il avait � se plaindre �tait le fait des Cosaques; dans cette hypoth�se, la police n'y pouvait pas grand'chose, mais M. S�nard ne s'avisa-t-il pas de soup�onner que les Cosaques �taient innocents; et par un certain lundi que j'�tais dans le cabinet de M. Henry, j'y vis entrer un de ces petits hommes secs et vifs, qu'au premier aspect on peut juger int�ress�s et d�fiants: c'�tait M. S�nard, il expose assez bri�vement sa m�saventure, et finit par une conclusion qui n'�tait pas trop favorable � Moiselet. M. Henry pensa comme lui que ce dernier devait �tre l'auteur de la soustraction, et je fus de l'avis de M. Henry. �C'est tr�s bien, observa celui-ci, mais notre opinion n'est fond�e que sur des conjectures, et si Moiselet ne fait pas d'imprudence, il sera impossible de le convaincre.
—�Impossible? s'�cria M. S�nard, que vais-je devenir? Mais non, je n'aurai pas en vain implor� votre secours, ne savez-vous pas tout, ne pouvez-vous pas tout, quand vous le voulez? Mes diamants! mes pauvres diamants, je donnerais tout � l'heure cent mille francs pour les recouvrer.
—�Vous donneriez le double, que si le voleur a pris toutes ses pr�cautions, nous ne saurions rien.
—�Ah! monsieur, vous me d�sesp�rez, reprit le bijoutier, en pleurant � chaudes larmes et se jetant aux genoux du chef de division. Cent mille �cus de diamants! s'il faut que je les perde, j'en mourrai de chagrin; je vous en conjure, ayez piti� de moi.
—�Ayez piti�, cela vous est bien ais� � dire; cependant, si votre homme n'est pas trop retors, en le faisant surveiller et circonvenir par quelque agent adroit, peut-�tre viendrons-nous � bout de lui arracher son secret.
—�Combien je vous aurais de reconnaissance! oh! je ne tiens pas � l'argent; cinquante mille francs seront la r�compense du succ�s.
—�Eh bien! Vidocq, qu'en pensez-vous?
—�L'affaire est �pineuse, r�pondis-je � M. Henry, mais si je m'en chargeais, je ne serais pas surpris d'en venir � mon honneur.
—�Ah! me dit M. S�nard en me pressant affectueusement la main, vous me rendez la vie; n'�pargnez rien, je vous en prie, monsieur Vidocq; faites toutes les d�penses n�cessaires pour arriver � un heureux r�sultat, ma bourse vous est ouverte, aucun sacrifice ne me co�tera. Comment! vous croyez r�ussir?
—�Oui, monsieur, je le crois.
—�Allons, faites-moi retrouver ma cassette, et il y a dix mille francs pour vous, oui, dix mille francs, le grand mot est l�ch�, je ne m'en d�dis pas.�
Malgr� les rabais successifs de M. S�nard, � mesure que la d�couverte lui semblait plus probable, je promis de faire pour l'effectuer, tout ce qui serait en mon pouvoir. Mais avant de rien entreprendre, il fallait qu'une plainte e�t �t� port�e: M. S�nard ainsi que le cur�, se rendirent en cons�quence � Pontoise, et par suite de leur d�claration, le d�lit ayant �t� constat�, Moiselet fut arr�t� et interrog�. On le prit par tous les bouts pour le d�terminer � s'avouer coupable, mais il persista � se dire innocent, et faute de preuves du contraire, la pr�vention allait s'�vanouir, lorsque, pour consolider son existence, s'il �tait possible, je mis en campagne un de mes agents. Celui-ci, rev�tu de l'uniforme militaire et le bras gauche en �charpe, s'introduit avec un billet de logement chez la femme de Moiselet; il est cens� sortir de l'h�pital et ne devoir faire � Livry qu'un s�jour de quarante-huit heures, mais, peu d'instants apr�s son arriv�e, il fait une chute, et une entorse de commande vient tout � coup le mettre hors d'�tat de continuer sa route. D�s lors, il lui devient indispensable de s'arr�ter, et le maire d�cide qu'il sera l'h�te de la tonneli�re jusqu'� nouvel ordre.
Madame Moiselet est une de ces bonnes grosses r�jouies � qui il ne d�pla�t pas de vivre sous le m�me toit qu'un conscrit bless�; elle prend assez ga�ment son parti sur l'accident qui retient le jeune soldat pr�s d'elle, d'ailleurs, il peut la consoler de l'absence de son mari, et comme elle n'a pas atteint sa trente-sixi�me ann�e, elle est encore dans l'�ge o� une femme ne d�daigne pas les consolations. Ce n'est pas tout, les mauvaises langues reprochent � madame Moiselet de n'aimer pas le vin bu, c'est sa petite r�putation locale! Le pr�tendu soldat ne manque pas de caresser tous les faibles par lesquels elle est accessible; d'abord il se rend utile, et afin d'achever de se concilier les bonnes gr�ces de sa bourgeoise, de temps en temps, pour lui payer bouteille, il d�fait les courroies d'une ceinture passablement garnie.
La tonneli�re est charm�e de tant de pr�venances; le soldat sait �crire, il devient son secr�taire, mais les lettres qu'elle adresse � son cher �poux sont de nature � ne pas le compromettre; pas la moindre expression � double entente, c'est l'innocence qui s'entretient avec l'innocence. Le secr�taire plaint madame Moiselet, il s'apitoie sur le compte du d�tenu, et pour provoquer des ouvertures, il fait parade de cette morale large, qui admet tous les moyens de s'enrichir; mais madame est trop renard�e pour �tre dupe de ce langage; constamment sur le qui-vive, elle n'est pas moins circonspecte dans ses paroles que dans ses d�marches. Enfin, apr�s une exp�rience de quelques jours, il m'est d�montr� que mon agent, malgr� son habilet�, ne retirera aucun fruit de sa mission. Je me propose alors de manœuvrer en personne, et d�guis� en marchand colporteur, je me mets � parcourir les environs de Livry. J'�tais un de ces juifs qui tiennent de tout, draps, bijoux, rouennerie, etc., etc., et j'acceptais en �change, de l'or, de l'argent, des pierreries, enfin tout ce qui m'�tait offert. Une ancienne voleuse, qui connaissait les localit�s, m'accompagnait dans ma tourn�e, c'�tait la veuve d'un fameux voleur, Germain Boudier, dit le p�re Latuile, qui, apr�s avoir subi une demi-douzaine de jugements, venait de mourir � Sainte-P�lagie: elle-m�me avait �t� retenue seize ans dans les prisons de Dourdans, o� les apparences de modestie et de d�votion qu'elle affichait l'avaient fait surnommer la Religieuse. Personne n'�tait plus habile � moucharder les femmes, ou � les tenter par l'app�t des colifichets et des ajustements: elle avait ce qu'on appelle le fil au supr�me degr�. Je me flattais que madame Moiselet, s�duite par son �loquence et par nos marchandises, se laisserait aller � mettre en dehors les �cus du cur�, ou quelque brillant de la plus belle eau, voire m�me le calice ou la pat�ne, dans le cas o� le troc serait de son go�t; mon calcul fut mis en d�faut, la tonneli�re n'�tait pas press�e de jouir, et sa coquetterie ne la fit pas succomber. Madame Moiselet �tait le Ph�nix des femmes, je l'admirai, et puisqu'il n'y avait aucune �preuve � laquelle elle ne r�sist�t, convaincu que je perdrais mon temps � faire sur elle un nouvel essai de mes stratag�mes, je songeai � ne plus exp�rimenter que sur son mari. Bient�t, le juif colporteur fut m�tamorphos� en un domestique allemand, et sous ce travestissement, je commen�ai � r�der aux alentours de Pontoise, dans le dessein de me faire arr�ter. Je cherchai les gendarmes en ayant l'air de les �viter, si bien qu'� la premi�re rencontre, ils suppos�rent que je ne les cherchais pas, et me somm�rent de leur exhiber mes papiers. On se doute bien que je n'en avais pas: partant ils m'ordonn�rent de marcher avec eux et me conduisirent devant un magistrat, qui, ne comprenant rien au baragouin par lequel je r�pondais � ses questions, d�sira conna�tre le fonds de mes poches, dans lesquelles exacte perquisition fut imm�diatement faite en sa pr�sence. Elles contenaient passablement d'argent et quelques objets dont on devait s'�tonner que je fusse possesseur. Le magistrat, curieux comme un commissaire, veut absolument savoir d'o� proviennent les objets et l'argent, je l'envoie pa�tre en prof�rant deux ou trois jurons tudesques des mieux conditionn�s, et lui, pour m'apprendre � �tre plus poli une autre fois m'envoie en prison.
Me voici sous les verroux; au moment de mon arriv�e, les prisonniers �taient en r�cr�ation dans la cour; le geolier m'introduit parmi eux, et me pr�sente en ces termes: �Je vous am�ne un hacheur de paille, t�chez de le comprendre, si vous pouvez.� Aussit�t on s'empresse autour de moi, et je suis accueilli par une salve de Landsman et de Meiner � n'en plus finir. Pendant cette r�ception, je cherchais des yeux le tonnelier de Livry, il me parut que ce devait �tre une sorte de paysan demi-bourgeois, qui, prenant part au concert de saluts qui m'�taient adress�s, avait prononc� le Landsman de ce ton doucereux, que contractent presque toujours les rats d'�glise qui ont l'habitude de vivre des miettes de l'autel. Celui-l� n'�tait pas trop gras, tant s'en fallait, mais on voyait que c'�tait sa constitution, et � part sa maigreur, il �tait resplendissant de sant�: il avait le cerveau �troit, de petits yeux bruns � fleur de t�te, une bouche �norme, et bien qu'en d�taillant ses traits, on p�t en remarquer quelques-uns de fort mauvais augure, de l'ensemble r�sultait pourtant cet air benin qui ferait ouvrir � un diable les portes du paradis; ajoutez, pour compl�ter le portrait, que dans son costume le personnage �tait au moins en arri�re de quatre ou cinq g�n�rations, circonstance qui, dans un pays ou les G�rontes sont en possession de faire les r�putations de probit�, �tablit toujours une pr�somption en faveur de l'individu. Je ne sais pourquoi je me figurais que Moiselet devait �tre au fait de ce raffinement du coquin, qui, pour se donner des apparences de bonhomie et se concilier les suffrages des vieillards, ne manque pas de s'habiller comme eux. En l'absence d'autres signes plus caract�ristiques, une paire de lunettes camp�es sur un nez superbe, de larges boutons attach�s sur un habit noisette de nuance claire et de forme carr�e, une culotte courte, un chapeau � trois cornes vieux style, et des bas chin�s auraient eu le privil�ge d'attirer mon attention. La mise et la figure se trouvant r�unies, j'avais bien des motifs de croire que je devinais juste. Je voulus m'en assurer. �Mossi�, Mossi�,� dis-je en m'adressant au prisonnier, dans lequel il me semblait avoir reconnu Moiselet. ��coute Mossi� hapit fiante� (ignorant son nom, je le d�signais ainsi parce que son habit �tait presque couleur de chair). �Sacreminte, tertaiffle, langue � moi pas tourne: goute fran�ons, moi mis�r�ple, moi trink vind, ferme trink vind for guelt, schwardz vind.� J'indique du doigt son chapeau qui est noir, il ne me comprend pas, mais je lui fais signe de boire, et je deviens pour lui parfaitement intelligible. Tous les boutons de ma redingotte �taient des pi�ces de vingt francs, j'en donne une � mon homme, il demande qu'on nous apporte du vin, et bient�t apr�s j'entends un porte-clefs, crier: �P�re Moiselet, je vous en ai mont� deux bouteilles.� L'habit viande est donc Moiselet, je le suis dans sa chambre, et nous nous mettons � boire comme deux sonneurs; deux autres bouteilles arrivent, nous ne proc�dions que par couple. Moiselet, en sa qualit� de chantre, de tonnelier, de sacristain, etc., etc., n'est pas moins ivrogne que bavard, il entonne � faire plaisir, et ne d�cesse pas de parler en baragouinant comme moi: �Moi, aimer beaucoup les H�llem�gne, me disait-il, pour vous couche ici, brave kinserlique.� Et le geolier �tant venu trinquer avec nous, il le pria de dresser un lit pour moi � c�t� du sien.
�Pour vous contente kinserlique?
—�Moi contente tu te m�me.
—�Pour vous beaucoup trinque.
—�Moi trinque tuchur.
—�Toujours trinque! ah bonne camarade;� et il fait encore venir du vin.
La consommation allait bon train, apr�s deux ou trois heures de ce r�gime, je feins de me trouver �tourdi. Moiselet, pour me remettre, me fait donner une tasse de caf� sans sucre; au caf� succ�dent les verres d'eau, on ne se fait pas d'id�e des soins que me prodigue mon nouvel ami; mais quand l'ivresse y est, c'est comme la mort, on a beau faire... L'ivresse m'accable, je me couche et m'endors, du moins Moiselet le croit. Cependant je le vis tr�s distinctement, � plusieurs reprises, remplir mon verre et le sien, et les avaler tous les deux. Le lendemain � mon r�veil, il me paya la goutte, et pour para�tre de bon compte, il me remit trois francs cinquante centimes, qui, suivant lui, �taient ce qui me revenait de ma pi�ce de vingt francs. J'�tais un excellent compagnon, Moiselet s'en �tait aper�u, il ne pouvais plus me quitter; j'achevai avec lui la pi�ce de vingt francs, et j'en entamai une de quarante, qui fila avec la m�me rapidit�; lorsqu'il vit celle-ci tirer � sa fin, il craignit que ce ne f�t la derni�re. �Pour vous bouton, encore? me dit-il, avec un ton d'anxi�t� des plus comiques.� Je lui montre une nouvelle pi�ce. �Ah! vous encore gros bouton, s'�crie-t-il en sautant de joie.�
Le gros bouton eut la m�me destination que les pr�c�dents, enfin � force de boire ensemble, il vient un moment o� Moiselet entend et parle ma langue presque aussi bien que moi: nous pouvons alors nous conter nos peines. Moiselet �tait tr�s curieux de conna�tre mon histoire; celle que je lui fabriquai �tait appropri�e au genre de confiance que je souhaitais lui inspirer. �Pour moi venir France avec ma�tre � moi, moi l'y �tre tomestique. Ma�tre � moi, mar�chal Autriche, Autriche peaucoup l'or en son famile; ma�tre � moi l'y �tre michante, michante encore plis que dafantache; tuchur pinir, tuchur schelag; schlag l'y �tre pas ponne; ma�tre � moi, emport� mon personne avec r�giment en Montreau..... Montreau...., � J�sus mingotte! grouss, grouss pataille, peaucoup monte capout maq, dormir tuchur. Franz, Napol�on, patapon, poum, poum, Prisse, Autriche, Rousse, tous estourbe.... Moi peur pour estourbe; moi chemine, chemine avec eine gross pitin, que �fre ma�tre � moi dans le h�fre-sac, sir ma chival; moi pas pitin ditout, miser�ple; moi quitte ma�tre, moi tu de suite pitin, pli miser�ple, peaucoup l'or, peaucoup petite qui prille, peaucoup quelle heure il est.... Galope galope Fritz; moi appelle Fritz en mon maisson, galop Fritz, en Pondi, halte Fritz, o� l� harpre i tuche l� harpre, moi affre cr�ss�, et mettre h�fre-sac pas fissiple, et si moi bartir Allemagne, prentre h�fre-sac, et moi riche; ma�tresse � moi riche, p�re � moi riche, tu le monte riche.� Bien que la narration ne f�t pas des plus claires, le p�re Moiselet se la traduisit sans se m�prendre sur le fait: il vit tr�s bien que pendant la bataille de Montereau, je m'�tais enfui avec le porte-manteau de mon ma�tre, et que je l'avais cach� dans la for�t de Bondy. La confidence ne l'�tonna pas, elle eut m�me pour effet de me concilier de plus en plus son affection. Ce redoublement d'amiti�, apr�s un aveu qui ne signalait en moi qu'un voleur, me prouva qu'il avait la conscience tr�s vaste. D�s lors je restai convaincu qu'il savait mieux que personne o� �taient pass�s les diamants de M. S�nard, et qu'il ne tiendrait qu'� lui de m'en donner des bonnes nouvelles. Un soir qu'apr�s avoir bien d�n�, je lui vantais les d�lices d'outre-Rhin, il poussa un long soupir et me demanda s'il y avait du bon vin dans le pays.
�Ia, ia, lui r�pondis-je, pon fin et charmante mamesselle.
—�Charmante mamesselle aussi?
—�Landsman, vous contente, moi partir avec vous?
—�Ia, ia, fr�li, ia, moi bien contente.
—�Ah! vous bien contente, eh bien! moi quitte France, quitte vieille femme; (il me montre par ses doigts que madame Moiselet a trente-cinq ans), et dans pays � vous, moi prends petite mamesselle, pas plis quince ans.
—�Ia, goute, goute eine neuve mamesselle, pas l'enfant encore. Ah! fou �tre eine petite friponne.�
Moiselet revint plus d'une fois � son projet d'�migration; il y songeait tr�s s�rieusement, mais pour �migrer, il fallait �tre libre, et l'on ne se pressait pas de nous donner la cl� des champs. Je lui sugg�rai la pens�e de s'�vader avec moi � la premi�re occasion; et quand il m'eut promis que nous ne nous quitterions plus, pas m�me pour dire tout bas un dernier adieu � madame son �pouse, je fus certain qu'il ne tarderait pas � tomber dans mes filets. Cette certitude r�sultait d'un raisonnement fort simple: Moiselet, me disais-je, veut me suivre en Allemagne; on ne voyage pas avec des coquilles; il compte y bien vivre, il est vieux, et, comme le roi Salomon, il se propose de se passer la fantaisie d'une petite Abisag de Sunem. Oh! pour le coup, le p�re Moiselet a trouv� la poule noire; ici il est d�pourvu d'argent, sa poule noire n'est donc pas ici; mais o� est-elle? Nous le saurons bien, puisqu'il est convenu que nous sommes d�sormais ins�parables.
D�s que mon commensal eut fait toutes ses r�flexions, et que, la t�te pleine de ses ch�teaux en Allemagne, il fut bien d�cid� � s'expatrier, j'adressai au procureur du roi une lettre dans laquelle, en me faisant reconna�tre comme agent sup�rieur de la police de s�ret�, je le priai d'ordonner que je fusse extrait avec Moiselet, lui pour �tre conduit � Livry, et moi � Paris.
L'ordre ne se fit pas long-temps attendre, le geolier vint nous l'annoncer la veille de son ex�cution, et j'eus encore toute la nuit devant moi pour fortifier Moiselet dans ses r�solutions; il y persistait plus que jamais, et accueillit presque avec transport la proposition que je lui fis de nous �chapper la plut�t possible des mains de notre escorte. Il lui tardait tant de se mettre en route qu'il n'en dormit pas. Au jour, je lui donnait � entendre que je pensais qu'il �tait un voleur aussi: �Pour fous, gripp aussi, lui dis-je; oh! schlim, schlim Fran�ous, toi pas parlir, toi spispouf tute m�me.� Il ne r�pondit pas, mais quand, avec mes doigts crisp�s � la normande, il me vit faire le geste de prendre, il ne put s'emp�cher de sourire avec cette expression pudibonde du Oui que l'on n'ose prononcer. Le tartuffe avait de la vergogne; vergogne de d�vot, s'entend.
Enfin vient le moment tant d�sir� d'une extraction, qui va nous mettre � m�me d'accomplir nos desseins. Il y a trois grandes heures que Moiselet est pr�t; pour lui donner du courage, je n'ai pas n�glig� de le pousser au vin et � l'eau-de-vie, et il ne sort de la prison qu'apr�s avoir re�u tous ses sacrements.
Nous ne sommes attach�s qu'avec une corde tr�s mince; chemin faisant, il me fait signe qu'il ne sera pas difficile de la rompre. Il ne se doute gu�res que ce sera rompre le charme qui l'a pr�serv� jusqu'alors. Plus nous allons, plus il me t�moigne qu'il met en moi l'espoir de son salut; � chaque minute, il me r�it�re la pri�re de ne pas l'abandonner, et moi de r�pondre: �Ia, Fran�ous, ia moi pas l�chir vous.� Enfin, nous touchons � l'instant d�cisif; la corde est rompue, je franchis le foss� qui nous s�pare d'un taillis. Moiselet, qui a retrouv� ses jambes de quinze ans, s'�lance apr�s moi; un des gendarmes met pied � terre pour nos poursuivre, mais le moyen de courir et surtout de sauter avec des bottes � l'�cuy�re et un grand sabre; tandis qu'il fait un circuit pour nous joindre, nous disparaissons dans le fourr�, et bient�t nous sommes hors d'atteinte.
Un sentier que nous suivons nous conduit dans le bois de Vaujours. L�, Moiselet s'arr�te, et apr�s avoir promen� ses regards autour de lui, il se dirige vers des broussailles. Je le vois alors se baisser et plonger son bras dans une touffe des plus �paisses, d'o� il ram�ne une b�che; il se rel�ve brusquement, fait quelques pas sans prof�rer un seul mot, et quand nous sommes pr�s d'un bouleau sur lequel je remarque plusieurs branches cass�es, il �te avec prestesse son chapeau et son habit, et se met en devoir de creuser la terre; il y allait de si grand cœur qu'il fallait bien que la besogne avan��t. Tout � coup il se renverse, et en s'�chappant de sa poitrine, le ah prolong� de la satisfaction m'apprend que sans avoir eu besoin de faire tourner la baguette, il a su d�couvrir un tr�sor. On croirait que le tonnelier va tomber en syncope, mais il se remet promptement; encore quelques coups de b�che, la ch�re bo�te est � nu, il s'en empare. Je me saisis en m�me temps de l'instrument explorateur, et changeant subitement de langage, je d�clare en tr�s bon fran�ais, � l'ami des kaiserliques, qu'il est mon prisonnier. �Pas de r�sistance, lui dis-je, ou je vous brise la t�te.� A cette menace, il crut r�ver, mais lorsqu'il se sentit appr�hender par cette main de fer qui a dompt� les plus vigoureux sc�l�rats, il dut �tre convaincu que ce n'�tait pas un songe. Moiselet fut doux comme un mouton; je lui avais jur� de ne pas le l�cher, je lui tins parole. Pendant le trajet pour arriver au poste de la brigade de gendarmerie o� je le d�posai, il s'�cria � plusieurs reprises: �Je suis perdu; qui aurait jamais dit �a? il avait l'air si bonasse!� Traduit aux assises de Versailles, Moiselet fut condamn� � six mois de r�clusion.
M. S�nard fut au comble de la joie d'avoir retrouv� ses cent mille �cus de diamants. Fid�le � son syst�me de rabais, il r�duisit de moiti� la r�compense, encore eut-on de la peine � lui arracher les cinq mille francs, sur lesquels j'avais �t� oblig� d'en d�penser plus de deux mille; je vis le moment o� j'en aurais �t� pour les frais.
Les glaces enlev�es.—Un beau jeune homme.—Mes quatre �tats.—La fringale.—Le connaisseur.—Le Turc qui a vendu ses odalisques.—Point de complices.—Le g�n�ral Bouchu.—L'inconv�nient des bons vins.—Le petit saint Jean.—Le premier dormeur de France.—Le grand uniforme et les billets de banque.—La cr�dulit� d'un rec�leur.—Vingt-cinq mille francs de flamb�s.—L'officieux.—Capture de vingt-deux voleurs.—L'adorable cavalier.—Le parent de tout le monde.—Ce que c'est d'�tre lanc�.—Les Lovelaces de carcan.—L'aum�nier du r�giment.—Surprise au caf� Hardi.—L'Anacr�on des gal�res.—Encore une petite chanson.—Je vais � l'aff�t aux Tuileries.—Un grand seigneur.—Le directeur de la police du ch�teau.—R�v�lations au sujet de l'assassinat du duc de Berry.—Le g�ant des voleurs.—Para�tre et dispara�tre.—Une sc�ne par madame de Genlis.—Je suis accoucheur.—Les synonymes.—La m�re et l'enfant se portent bien.—Une formalit�.—Le bapt�me.—Il n'y a pas de drag�es.—Ma comm�re � Saint-Lazarre.—Un pendu.—L'all�e des voleurs.—Les m�decins dangereux.—Craignez les b�n�fices.—Je revois d'anciens amis.—Un d�ner au Capucin.—J'enfonce les Boh�miens.—Un tour chez la duchesse.—On retrouve les objets.—Deux montagnes ne se rencontrent pas.—La bossue moraliste.—La foire de Versailles.—Les insomnies d'une marchande de nouveaut�s.—Les ampoules et la chasse aux punaises.—Amour et tyrannie.—Le grillage et les rideaux verts.—Sc�nes de jalousie.—Je m'�clipse.
Peu de temps apr�s la difficile exploration qui fut si fatale au tonnelier, je fus charg� de rechercher les auteurs d'un vol de nuit, commis, � l'aide d'escalade et d'effraction, dans les appartements du prince de Cond�, au palais Bourbon. Des glaces d'un tr�s grand volume en avaient disparu, et leur enl�vement s'�tait effectu� avec tant de pr�caution, que le sommeil de deux cerb�res, qui suppl�aient � la vigilance du concierge, n'en avait pas �t� troubl� un instant. Les parquets dans lesquels ces glaces �taient enchass�es n'ayant point �t� endommag�s, je fus d'abord port� � croire qu'elles en avaient �t� extraites par des ouvriers miroitiers ou tapissiers; mais � Paris, ces ouvriers sont nombreux, et parmi eux, je n'en connaissais aucun sur qui je pusse, avec quelque probabilit�, faire planer mes soup�ons. Cependant j'avais � cœur de d�couvrir les coupables, et pour y parvenir, je me mis en qu�te de renseignements. Le gardien d'un atelier de sculpture, �tabli pr�s du quinconce des invalides, me fournit la premi�re indication propre � me guider: vers trois heures du matin, il avait vu pr�s de sa porte, plusieurs glaces gard�es par un jeune homme qui pr�tendait avoir �t� oblig� de les entreposer dans cet endroit, en attendant le retour de ses porteurs, dont le brancard s'�tait rompu. Deux heures apr�s, le jeune homme ayant ramen� deux commissionnaires, leur avait fait enlever les glaces, et s'�tait dirig� avec eux du c�t� de la fontaine des Invalides. Au dire du gardien, l'individu qu'il signalait pouvait �tre �g� d'environ vingt-trois ans, et n'avait gu�res que cinq pieds un pouce; il �tait v�tu d'une redingotte de drap gris-fonc�, et avait une assez jolie figure. Ces donn�es ne me furent pas imm�diatement utiles, mais elles me conduisirent indirectement � trouver un commissionnaire qui, le lendemain du vol, avait transport� des glaces d'une belle grandeur, rue Saint-Dominique, o� il les avait d�pos�es dans le petit h�tel Caraman. Il se pouvait bien que ces glaces ne fussent pas celles qui avaient �t� vol�es; et puis, en supposant que ce fussent elles, qui me r�pondait qu'elles n'avaient pas chang� de domicile et de propri�taire? On m'avait d�sign� la personne qui les avaient re�ues; je r�solus de m'introduire chez elle, et pour ne lui inspirer aucune crainte, ce fut dans l'accoutrement d'un cuisinier que je r�solus de m'offrir � ses regards. La veste d'indienne et le bonnet de coton sont les insignes de la profession; je m'en affuble, et apr�s m'�tre bien p�n�tr� de l'esprit de mon r�le, je me rends au petit h�tel de Caraman, o� je monte au premier. La porte est ferm�e; je frappe, on m'ouvre; c'est un fort beau jeune homme, qui s'enquiert du motif qui m'am�ne. Je lui remets une adresse, et lui dis qu'inform� qu'il avait besoin d'un cuisinier, je prenais la libert� de venir lui offrir mes services. �Mon Dieu! mon ami, me r�pondit-il, vous �tes probablement dans l'erreur, l'adresse que vous me donnez ne porte pas mon nom; comme il y a deux rues Saint-Dominique, c'est sans doute dans l'autre qu'il vous faut aller.�
Tous les Ganim�des n'ont pas �t� ravis dans l'Olympe: le beau gar�on qui me parlait affectait des mani�res, des gestes, un langage qui, joints � sa mise, me montr�rent tout d'un coup � qui j'avais affaire. Je pris aussit�t le ton d'un initi� aux myst�res des ultra-philanthropes, et apr�s quelques signes qu'il comprit parfaitement, je lui exprimai combien j'�tais f�ch� qu'il n'e�t pas besoin de moi: �Ah! monsieur, lui dis-je, je pr�f�rerais rester avec vous, lors m�me que vous ne me donneriez que la moiti� de ce que je puis gagner ailleurs; si vous saviez combien je suis malheureux; voil� six mois que je suis sans place, et je ne mange pas tous les jours...... Croiriez-vous qu'il y a bient�t trente-six heures que je n'ai rien pris?
—�Vous me faites de la peine, mon bon ami; comment donc, vous �tes encore � jeun! allons, allons, vous d�nerez ici.�
J'avais en effet une faim capable de donner au mensonge que je venais de faire toutes les apparences d'une v�rit�: un pain de deux livres, une moiti� de volaille, du fromage et une bouteille de vin qu'il me servit, ne s�journ�rent pas long-temps sur la table; une fois rassasi�, je me mis � l'entretenir de ma f�cheuse position. �Voyez, monsieur, lui dis-je, s'il est possible d'�tre plus � plaindre; je sais quatre m�tiers, et des quatre je ne puis en utiliser un seul; tailleur, chapelier, cuisinier; je fais un peu de tout, et n'en suis pas plus avanc�. Mon premier �tat �tait tapissier-miroitier.
—�Tapissier-miroitier, reprit-il vivement!�
Et sans lui laisser le temps de r�fl�chir � l'imprudence de cette esp�ce d'exclamation: �Eh oui! poursuivis-je, tapissier-miroitier; c'est celui de mes quatre m�tiers que je connais le mieux, mais les affaires vont si mal qu'on ne fait presque plus rien en ce moment.
—�Tenez, mon ami, me dit le charmant jeune homme, en me pr�sentant un petit verre, c'est de l'eau-de-vie, cela vous fera du bien; vous ne sauriez croire combien vous m'int�ressez, je veux vous donner de l'ouvrage pour quelques jours.
—�Ah! monsieur, vous �tes trop bon, vous me rachetez la vie; dans quel genre, s'il vous pla�t, vous conviendrait-il de m'occuper?
—�Dans l'�tat de miroitier.
—�Si vous avez des glaces � arranger, trumeau, Psych�, bonheur du jour, joie de Narcisse, n'importe, vous n'avez qu'� me les confier, je vous ferai, comme on dit, voir un plat de mon m�tier.
—�J'ai des glaces de toute beaut�; elles �taient � ma campagne, d'o� je les ai fait revenir, de peur qu'il ne pr�t � messieurs les Cosaques la fantaisie de les briser.
—�Vous avez tr�s bien fait; mais pourrait-on les voir?
—�Oui, mon ami.�
Il me fait passer dans un cabinet, et � la premi�re vue, je reconnais les glaces du palais Bourbon. Je m'extasie sur leur beaut�, sur leur dimension, et apr�s les avoir examin�es avec la minutieuse attention d'un homme qui s'y entend, je fais l'�loge de l'ouvrier qui les a d�mont�es sans en avoir endommag� le tain.
�L'ouvrier, mon ami, me dit-il, l'ouvrier, c'est moi; je n'ai pas voulu que personne y touch�t, pas m�me pour les charger sur la voiture.
—�Ah! monsieur, je suis f�ch� de vous donner un d�menti, mais ce que vous me dites est impossible, il faudrait �tre du m�tier pour entreprendre une besogne semblable, et encore le meilleur ouvrier n'en viendrait-il pas � bout seul.� Malgr� l'observation, il persista � soutenir qu'il n'avait pas eu d'aide; et comme il ne m'e�t servi � rien de le contrarier, je n'insistai pas.
Un d�menti �tait une impolitesse dont il aurait pu se formaliser, il ne me parla pas avec moins d'am�nit�, et apr�s m'avoir � peu pr�s donn� ses instructions, il me recommanda de revenir le lendemain, afin de me mettre au travail le plut�t possible. �N'oubliez-pas, d'apporter votre diamant, je veux que vous me d�barrassiez de ces ceintres qui ne sont plus de mode.�
Il n'avait plus rien � me dire, et je n'avais plus rien � apprendre: je le quittai et allai rejoindre deux de mes agents, � qui je donnai le signalement du personnage, en leur prescrivant de le suivre dans le cas o� il sortirait. Un mandat �tait n�cessaire pour op�rer l'arrestation, je me le procurai, et bient�t apr�s, ayant chang� de costume, je revins, assist� du commissaire de police et de mes agents, chez l'amateur de glaces, qui ne m'attendait pas sit�t. Il ne me remit pas d'abord; ce ne fut que vers la fin de la perquisition, que m'examinant plus attentivement, il me dit: �Je crois vous reconna�tre: n'�tes-vous pas cuisinier?
—�Oui, monsieur, lui r�pondis-je; je suis cuisinier, tailleur, chapelier, miroitier, et qui plus est, mouchard pour vous servir.� Mon sang-froid le d�concerta tellement qu'il n'eut plus la force de prononcer un seul mot.
Ce monsieur se nommait Alexandre Paruitte, outre les glaces et deux Chim�res en bronze dor� qu'il avait prises au palais Bourbon, on trouva chez lui quantit� d'objets, provenant d'autres vols. Les inspecteurs qui m'avaient accompagn� dans cette exp�dition se charg�rent de conduire Paruitte au d�p�t, mais chemin faisant, ils eurent la maladresse de le laisser �chapper. Ce ne fut que dix jours apr�s que je parvins � le rejoindre � la porte de l'ambassadeur de sa Hautesse le sultan Mahmoud; je l'arr�tai au moment o� il montait dans le carrosse d'un Turc qui vraisemblablement avait vendu ses odalisques.
Je suis encore � m'expliquer comment, malgr� des obstacles que les plus experts d'entre les voleurs jugeraient insurmontables, Paruitte a pu effectuer le vol qui lui a procur� deux fois l'occasion de me voir. Cependant il para�t constant qu'il n'avait point de complices, puisque, dans le cours de l'instruction, par suite de laquelle il a �t� condamn� aux fers, aucun indice, m�me des plus l�gers, n'a pu faire supposer la participation de qui que ce soit.
A peu-pr�s � l'�poque o� Paruitte enlevait les glaces du palais Bourbon, des voleurs s'introduisirent nuitamment rue de Richelieu, num�ro 17, dans l'h�tel de Valois, o� ils d�valis�rent M. le mar�chal-de-camp Bouchu. On �valuait � une trentaine de mille francs les effets dont ils s'�taient empar�s. Tout leur avait �t� bon, depuis le modeste mouchoir de coton jusqu'aux torsades �toil�es du g�n�ral; ces messieurs, habitu�s � ne rien laisser tra�ner, avaient m�me emport� le linge destin� � la blanchisseuse. Ce syst�me, qui consiste � ne pas vouloir faire gr�ce d'une loque � la personne que l'on vole, est parfois fort dangereux pour les voleurs, car son application n�cessite des recherches et entra�ne des lenteurs qui peuvent leur devenir funestes. Mais, en cette occasion, ils avaient op�r� en toute s�ret�; la pr�sence du g�n�ral dans son appartement leur avait �t� une garantie qu'ils ne serait pas troubl�s dans leur entreprise, et ils avaient vid� les armoires et les malles avec la m�me s�curit� qu'un greffier qui proc�de � un inventaire apr�s d�c�s. Comment, va-t-on me dire, le g�n�ral �tait pr�sent? H�las! oui; mais quand on prend sa part d'un excellent d�ner, qu'on ne se doute gu�re de ce qu'il en adviendra! Sans haine et sans crainte, sans pr�vision surtout, on passe ga�ment du Beaune au Chambertin, du Chambertin au Clos-Vougeot, du Clos-Vougeot au Roman�e; puis, apr�s avoir ainsi parcouru tous les crus de la Bourgogne, en montant l'�chelle des renomm�es, on se rabat en Champagne sur le p�tillant A�, et trop heureux alors le convive qui, plein des souvenirs de ce joyeux p�lerinage, ne s'embrouille pas au point de ne pouvoir retrouver son logis! Le g�n�ral, � la suite d'un banquet de ce genre, s'�tait maintenu dans la pl�nitude de sa raison, je me plais du moins � le croire, mais il �tait rentr� chez lui accabl� de sommeil, et comme, dans cette situation, on est plus press� de gagner son lit que de fermer une fen�tre, il avait laiss� la sienne ouverte pour la commodit� des allants et des venants. Quelle imprudence! Pour qu'il s'endorm�t, il n'avait pas fallu le bercer: j'ignore s'il avait fait d'agr�ables songes, mais ce qui demeura constant pour moi, � la lecture de la plainte qu'il avait d�pos�e, c'est qu'il s'�tait r�veill� comme un petit saint Jean.
Quels individus l'avaient d�pouill� de la sorte? Il n'�tait pas ais� de les d�couvrir; et, pour le moment, tout ce que l'on pouvait dire d'eux, avec certitude, c'est qu'ils avaient ce qu'on appelle du toupet, puisque apr�s avoir rempli certaines fonctions dans la chemin�e de la chambre o� reposait le g�n�ral, abominables profanateurs, ils avaient pouss� l'irr�v�rence jusqu'� se servir de ses brevets, de mani�re � prouver qu'ils le tenaient pour le premier dormeur de France.
J'�tais bien curieux de conna�tre les insolents � qui devait �tre imput� un vol accompagn� de circonstances si aggravantes. A d�faut d'indices d'apr�s lesquels je pusse essayer de me tracer une marche, je me laissai aller � cette inspiration qui m'a si rarement tromp�. Il me vint tout � coup � l'id�e que les voleurs qui s'�taient introduits chez le g�n�ral pourraient bien faire partie de la clientelle d'un nomm� Perrin, ferrailleur, que l'on m'avait depuis long-temps signal� comme un des rec�leurs les plus intr�pides. Je commen�ai par faire surveiller les approches du domicile de Perrin, qui �tait �tabli rue de la Sonnerie, num�ro 1; mais au bout de quelques jours, cette surveillance n'ayant eu aucun r�sultat, je restai persuad� que, pour atteindre le but que je m'�tais propos�, il �tait n�cessaire d'employer la ruse. Je ne pouvais pas m'aboucher avec Perrin, car il savait qui j'�tais, mais je fis la le�on � l'un de mes agents qui ne devait pas lui �tre suspect. Celui-ci va le voir; on cause de choses et d'autres; on en vient � parler des affaires: �Ma foi, dit Perrin, on n'en fait pas de trop bonnes.
—�Comment les voulez-vous donc, r�partit l'agent? je crois que ceux qui ont �t� chez ce g�n�ral, dans l'h�tel de Valois, n'ont pas � se plaindre. Quand je pense que seulement dans son grand uniforme il avait cach� pour vingt-cinq mille francs de billets de banque.�
Perrin, �tait pourvu d'une telle dose de cupidit� et d'avarice, que s'il �tait possesseur de l'habit, ce mensonge, qui lui r�v�lait une richesse sur laquelle il ne comptait pas, devait n�cessairement faire sur lui une impression de joie qu'il ne serait pas le ma�tre de dissimuler; si l'habit lui avait pass� par les mains, et que d�j� il en e�t dispos�, c'�tait une impression contraire qui devait se manifester: j'avais pr�vu l'alternative. Les yeux de Perrin ne brill�rent pas tout � coup, le sourire ne vint pas se placer sur ses l�vres, mais en un instant son visage devint de toutes les couleurs; en vain s'effor�ait-il de d�guiser son trouble, le sentiment de la perte se pronon�ait chez lui avec tant de violence qu'il se mit � frapper du pied et � s'arracher les cheveux: �Ah! mon Dieu! mon Dieu! s'�cria-t-il, ces choses-l� ne sont faites que pour moi, faut-il que je sois malheureux!
—�Eh bien! qu'avez-vous donc? est-ce que vous auriez achet�....?
—�Eh! oui, je l'ai achet�, �a se demande-t-il? mais je l'ai revendu.
—�S�rement je sais � qui: au fondeur du passage Feydeau, pour qu'il br�le les broderies.
—�Allons, ne vous d�sesp�rez pas, il y a peut-�tre du rem�de, si le fondeur est un honn�te homme....�
Perrin, faisant un saut: �Vingt-cinq mille francs de flamb�s! vingt-cinq mille francs! �a ne se trouve pas sous le pied d'un cheval; mais pourquoi aussi me suis-je tant press�? Si je m'en croyais, je me ficherais des coups.
—�Eh bien, moi, si j'�tais � votre place, je t�cherais tout simplement de ravoir les broderies avant qu'elles soient mises au creuset.... Tenez, si vous voulez, je me charge d'aller chez le fondeur, je lui dirai qu'ayant trouv� le placement des broderies pour des costumes de th��tre, vous d�sirez les racheter. Je lui offrirai un b�n�fice, et probablement il ne fera aucune difficult� de me les remettre.�
Perrin, jugeant l'exp�dient admirable, accepta la proposition avec enthousiasme, et l'agent, press� de lui rendre service, accourut pour me donner avis de ce qui s'�tait pass�. Aussit�t, muni des mandats de perquisition, je fis une descente chez le fondeur: les broderies �taient intactes, je les remis � l'agent pour les reporter � Perrin, et au moment o� ce dernier, impatient de saisir les billets, donnait le premier coup de ciseaux dans les parements, je parus avec le commissaire... On trouva chez Perrin toutes les preuves du trafic illicite auquel il se livrait: une foule d'objets vol�s fut reconnue dans ses magasins. Ce rec�leur, conduit au d�p�t, fut imm�diatement interrog�, mais il ne donna d'abord que des renseignements vagues, dont il n'y eut pas moyen de tirer parti.
Apr�s sa translation � la Force, j'allai le voir pour le solliciter de faire des r�v�lations, je ne pus obtenir de lui que des signalements et des indications; il ignorait, disait-il, les noms des personnes de qui il achetait habituellement. N�anmoins, le peu qu'il m'apprit m'aida � former des soup�ons plausibles, et � rattacher mes soup�ons � des r�alit�s. Je fis passer successivement devant lui une foule de suspects, et sur sa d�signation, tous ceux qui �taient coupables furent mis en jugement. Vingt-deux furent condamn�s aux fers; parmi les contumaces �tait un des auteurs du vol commis au pr�judice du g�n�ral Bouchu. Perrin fut atteint et convaincu de recel; mais, attendu l'utilit� des renseignements qu'il avait fournis, on ne pronon�a contre lui que le minimum de la peine.
Peu de temps apr�s, deux autres rec�leurs, les fr�res Perrot, dans l'espoir de disposer les juges � l'indulgence, imit�rent la conduite de Perrin, non-seulement en faisant des aveux, mais en d�terminant plusieurs d�tenus � signaler leurs complices. Ce fut d'apr�s leurs r�v�lations que j'amenai sous la main de la justice deux voleurs fameux, les nomm�s Valentin et Rigaudi dit Grindesi.
Jamais peut-�tre � Paris il n'y eut un plus grand nombre de ces individus qui cumulent les professions de voleur et de chevalier d'industrie, que dans l'ann�e de la premi�re restauration. L'un des plus adroits et des plus entreprenants �tait le nomm� Winter de Sarre-Louis.
Winter n'avait pas plus de vingt-six ans; c'�tait un de ces beaux bruns, dont certaines femmes aiment les sourcils arqu�s, les longs cils, le nez pro�minent et l'air mauvais sujet. Winter avait en outre la taille �lanc�e et l'aspect d�gag� qui ne messied pas du tout � un officier de cavalerie l�g�re; aussi donnait-il la pr�f�rence au costume militaire, qui faisait le mieux ressortir tous les avantages de sa personne. Aujourd'hui il �tait en hussard, demain en lancier, d'autres fois il paraissait sous un uniforme de fantaisie. Au besoin, il �tait chef d'escadron, commandant d'�tat-major, aide-de-camp, colonel, etc.; il ne sortait pas des grades sup�rieurs, et pour s'attirer encore plus de consid�ration, il ne manquait pas de se donner une parent� recommandable: il fut tour � tour le fils du vaillant Lasalle, celui du brave Winter, colonel des grenadiers � cheval de la garde imp�riale; le neveu du g�n�ral compte de Lagrange, et le cousin germain de Rapp; enfin, il n'y avait pas de nom qu'il n'emprunt�t, ni de famille illustre � laquelle il ne se vant�t d'appartenir. N� de parents ais�s, Winter avait re�u une �ducation assez brillante pour �tre � la hauteur de toutes ces m�tamorphoses, l'�l�gance de ses formes et une tournure des plus distingu�es compl�taient l'illusion.
Peu d'hommes avaient mieux d�but� que Winter: jet� de bonne heure dans la carri�re des armes, il obtint un avancement assez rapide; mais devenu officier, il ne tarda pas � perdre l'estime de ses chefs, qui, pour le punir de son inconduite, l'envoy�rent � l'�le de Rh�, dans un des bataillons coloniaux. L� il se comporta quelque temps de mani�re � faire croire qu'il s'�tait corrig�. Mais on ne lui eut pas plut�t accord� un grade, que s'�tant permis de nouvelles incartades, il se vit oblig� de d�serter pour se soustraire au ch�timent. Il vint alors � Paris o� ses exploits, soit comme escroc, soit comme filou, lui valurent bient�t le triste honneur d'�tre signal� � la police comme l'un des plus habiles dans ce double m�tier.
Winter, qui �tait ce qu'on appelle lanc�, fit une foule de dupes dans les classes les plus �lev�es de la soci�t�; il fr�quentait des princes, des ducs, des fils d'anciens s�nateurs; et c'�tait sur eux ou sur les dames de leurs soci�t�s clandestines qu'il faisait l'exp�rience de ses funestes talents. Celles-ci surtout, quelque averties qu'elles fussent, ne l'�taient jamais assez pour ne pas c�der � l'envie de se faire d�pouiller par lui. Depuis plusieurs mois, la police �tait � la recherche de ce s�duisant jeune homme, qui, changeant sans cesse d'habits et de logements, lui �chappait toujours au moment o� elle se flattait de le saisir, lorsqu'il me fut ordonn� de me mettre en chasse afin de tenter sa capture.
Winter �tait un de ces Lovelaces de carcan, qui ne trompent jamais une femme sans la voler. J'imaginai que parmi ses victimes, il s'en trouverait au moins une qui, par esprit de vengeance, serait dispos�e � me mettre sur les traces de ce monstre. A force de chercher, je crus avoir rencontr� cette auxiliaire b�n�vole; mais comme par fois ces sortes d'Arianes, tout abandonn�es qu'elles sont, r�pugnent � immoler un perfide, je r�solus de n'aborder celle-ci qu'avec pr�caution. Avant de rien entreprendre, il fallait sonder le terrain, je me gardai donc bien de manifester des intentions hostiles � l'�gard de Winter, et pour ne pas effaroucher ce reste d'int�r�t, qui, en d�pit des proc�d�s indignes, subsiste toujours dans un cœur sensible, ce fut en qualit� d'aum�nier du r�giment qu'il �tait cens� commander, que je m'introduisis pr�s de la ci-devant ma�tresse du pr�tendu colonel. Mon costume, mon langage, la mani�re dont je m'�tais grim�, �tant en parfaite harmonie avec le r�le que je devais jouer, j'obtins d'embl�e la confiance de la belle d�laiss�e, qui me donna � son insu tous les renseignements dont j'avais besoin. Elle me fit conna�tre sa rivale pr�f�r�e, qui d�j� fort maltrait�e par Winter, avait encore la faiblesse de le voir, et ne pouvait s'emp�cher de faire pour lui de nouveaux sacrifices.
Je me mis en rapport avec cette charmante personne, et pour �tre bien vu d'elle, je m'annon�ai comme un ami de la famille de son amant; les parents de ce jeune �tourdi m'avaient charg� d'acquitter ses dettes, et si elle consentait � me m�nager une entrevue avec lui, elle pouvait compter qu'elle serait satisfaite la premi�re. Madame *** n'�tait pas f�ch�e de trouver cette occasion de r�parer les br�ches faites � son petit avoir; un matin elle me fit remettre un billet pour m'avertir que le soir m�me, elle devait d�ner avec son amant sur le boulevard du Temple, � la Galiote. D�s quatre heures, j'allai, d�guis� en commissionnaire, me poster pr�s de la porte du restaurant; et il y avait environ deux heures que je faisais faction, lorsque je vis venir de loin un colonel de hussards, c'�tait Winter, suivi de deux domestiques; je m'approche, et m'offre � garder les chevaux; on accepte, Winter met pied � terre, il ne peut m'�chapper, mais ses yeux ayant rencontr� les miens, d'un saut il s'�lance sur son coursier, pique des deux et dispara�t.
J'avais cru le tenir, mon d�sappointement fut grand. Toutefois je ne d�sesp�rais pas de l'appr�hender. A quelque temps de l�, je fus inform� qu'il devait se rendre au caf� Hardi, sur le boulevard des Italiens: je l'y devan�ai avec quelques-uns de mes agents, et quand il arriva, tout avait �t� si bien dispos�, qu'il n'eut plus qu'� monter dans un fiacre, dont j'avais fait les frais. Conduit devant le commissaire de police, il voulut soutenir qu'il n'�tait pas Winter, mais malgr� les insignes du grade qu'il s'�tait conf�r�, et la longue brochette de d�corations fix�es sur sa poitrine, il fut bien et d�ment constat� qu'il �tait l'individu d�sign� dans le mandat dont j'�tais porteur.
Winter fut condamn� � huit ans de r�clusion; il serait aujourd'hui lib�r�, mais un faux dont il se rendit coupable durant sa d�tention � Bic�tre, lui ayant valu un suppl�ment de huit ans de gal�res, � l'expiration de la premi�re peine, il fut envoy� au bagne, o� il est encore. Il partit en d�termin�. Cet aventurier ne manquait pas d'esprit; il est, assure-t-on, l'auteur d'une foule de chansons, fort en vogue parmi les for�ats, qui le regardent comme leur Anacr�on. Voici l'une de celles qu'on lui attribue.
AIR: de l'Heureux pilote. |
Travaillant d'ordinaire, |
La sorgue dans Pantin,[74] |
Dans mainte et mainte affaire |
Faisant tr�s bon choppin.[75] |
Ma gente cambriote,[76] |
rendoubl�e de camelotte,[77] |
De la dalle au flaquet;[78] |
Je vivais sans disgr�ce, |
Sans rego�t ni morace,[79] |
Sans taff et sans regret.[80] |
J'ai fait par comblance[81] |
Gironde larguecap�,[82] |
Soiffant picton sans lance,[83] |
Pivois non maquill�,[84] |
Tirants, passe � la rousse,[85] |
Attaches de gratousse,[86] |
Combriot galuch�.[87] |
Cheminant en bon drille, |
Un jour � la Courtille, |
J'm'en �tais engant�.[88] |
En faisant nos gambades, |
un grand messi�re franc[89] |
Voulant faire parade, |
Serre un bogue d'orient.[90] |
Apr�s la gambriade,[91] |
Le filant sus l'estrade,[92] |
D'esbrouf je l'estourbis,[93] |
J'enflaque sa limace,[94] |
Son bogue, ses frusques, ses passes,[95] |
J'm'en fus au fouraillis.[96] |
Par contretemps, ma largue, |
Voulant se piquer d'honneur, |
Craignant que je la nargue, |
Moi qui n'suis pas taffeur,[97] |
Pour gonfler ses valades, |
Encasque dans un rade,[98] |
Sert des sigues � foison;[99] |
On la crible � la grive,[100] |
Je m'la donne et m'esquive,[101] |
Elle est pomm�e maron.[102] |
Le quart d'œil lui jabotte[103] |
Mange sur tes nonneurs,[104] |
Lui tire une carotte, |
Lui montant la couleur.[105] |
L'on vient, on me ligotte,[106] |
Adieu ma cambriote, |
Mon beau pieu, mes dardants.[107] |
Je monte � la cigogne,[108] |
On me gerbe � la grotte[109] |
Au tap et pour douze ans.[110] |
Ma largue n'sera plus gironde, |
Je serai vioc aussi;[111] |
Faudra, pour plaire au monde, |
Clinquant, frusque, maquis.[112] |
Tout passe dans la tigne,[113] |
Et quoiqu'on en jaspine,[114] |
C'est in f.... flanchet.[115] |
Douz, longes de tirade,[116] |
Pour une rigolade,[117] |
Pour un moment d'attrait. |
Winter, lorsque je l'arr�tai, avait beaucoup des confr�res dans Paris: les Tuileries �taient notamment l'endroit o� l'on rencontrait le plus de ces brillants voleurs, qui se recommandaient � la publique v�n�ration, en se parant effront�ment des croix de toutes les chevaleries. Aux yeux de l'observateur qui sait s'isoler des pr�ventions de parti, le Ch�teau �tait alors moins une r�sidence royale qu'une for�t infest�e de brigands. L� affluaient une foule de gal�riens, d'escrocs, de filous de toute esp�ce, qui se pr�sentaient comme les anciens compagnons d'armes de Charette, des La Roche-Jaquelin, des Stoflet, des Cadoudal, etc. Les jours de revue et de grande r�ception, on voyait accourir au rendez-vous tous ces pr�tendus h�ros de la fid�lit�. En ma qualit� d'agent sup�rieur de la police secr�te de s�ret�, je pensai qu'il �tait de mon devoir de surveiller ces royalistes de circonstances. Je me postai donc sur leur passage, soit dans les appartements, soit au dehors, et bient�t je fus assez heureux pour en r�int�grer quelques-uns dans les bagnes.
Un dimanche qu'avec un de mes auxiliaires, j'�tais � l'affut sur la place du Carousel, nous aper��mes, sortant du pavillon de Flore, un personnage dont le costume, non moins riche qu'�l�gant, attirait tous les regards: ce personnage �tait tout au moins un grand seigneur; n'e�t-il pas �t� chamarr� de cordons, on l'aurait reconnu � la d�licatesse de ses broderies, � la fra�cheur de sa plume, au nœud �tincelant de son �p�e.... mais aux yeux d'un homme de police, tout ce qui reluit n'est pas or. Celui qui m'accompagnait pr�tendit, en me faisant remarquer le grand seigneur, qu'il y avait une ressemblance frappante entre lui et le nomm� Chambreuil, avec qui il s'�tait trouv� au bagne de Toulon. J'avais l'occasion de voir Chambreuil; j'allai me placer devant lui, afin de le regarder de face, et malgr� l'habit � la fran�aise, le jabot � points d'Angleterre, le crapaud, les manchettes, je reconnus sans peine l'ex-for�at: c'�tait bien Chambreuil, un fameux faussaire, � qui ses �vasions avaient fait un grand renom parmi les gal�riens. Sa premi�re condamnation datait de nos belles campagnes d'Italie. A cette �poque, il avait suivi nos phalanges pour �tre plus � port�e d'imiter les signatures de leurs fournisseurs. Il avait un v�ritable talent pour ce genre d'imitation, mais ayant trop prodigu� les preuves de son habilet�, il avait fini par s'attirer une condamnation � trois ans de fers. Trois ans sont bient�t �coul�s, Chambreuil ne put cependant se r�soudre � subir sa prison, il s'�vada, et accourut � Paris, o�, pour vivre honorablement, il mit en circulation bon nombre de billets de portefeuilles qu'il fabriquait lui-m�me. On lui fit encore un crime de cette industrie; traduit devant les tribunaux, il succomba et fut envoy� � Brest, o�, en vertu d'une sentence, il devait faire un s�jour de huit ans. Chambreuil parvint de nouveau � rompre son banc; mais comme le faux �tait sa ressource ordinaire, il se fit reprendre une troisi�me fois, et fit partie d'une cha�ne que l'on exp�dia pour Toulon. A peine arriv�, il tenta encore de br�ler la politesse � ses gardiens; arr�t� et ramen� au bagne, il fut plac� dans la trop fameuse salle n� 3, o� il fit son temps, augment� de trois ann�es.
Pendant cette d�tention, il chercha � se distraire, partageant ses loisirs entre la d�nonciation et l'escroquerie qui n'�taient pas moins de son go�t l'une que l'autre: son moyen de pr�dilection �tait des lettres imaginaires, qui, � sa sortie du bagne, lui valurent deux ans de r�clusion dans la prison d'Embrun. Chambreuil venait d'y �tre conduit, lorsque S. A. R. le duc d'Angoul�me, passant dans cette ville, il fit tenir � ce prince un placet dans lequel il se repr�sentait comme un ancien vend�en, un serviteur d�vou�, � qui son royalisme avait attir� des pers�cutions. Chambreuil fut imm�diatement �largi, et bient�t apr�s, il recommen�a � user de sa libert� comme il avait fait toujours.
Quand nous le d�couvr�mes, � l'�talage qu'il faisait, il nous fut ais� de juger qu'il �tait dans une bonne veine de fortune; nous le suiv�mes un instant afin de nous assurer que c'�tait bien lui, et d�s qu'il n'y eut plus de doute, je l'abordai de front, et lui d�clarai qu'il �tait mon prisonnier. Chambreuil crut alors m'imposer en me crachant au visage une effrayante s�rie de qualit�s et de titres dont il se disait rev�tu. Il n'�tait rien moins que directeur de la police du Ch�teau, et chef des haras de France; et moi j'�tais un mis�rable dont il ferait ch�tier l'insolence. Malgr� la menace, je ne persistai pas moins � vouloir qu'il mont�t dans un fiacre; et comme il faisait difficult� d'ob�ir, nous pr�mes sur nous de l'y contraindre par la violence.
En pr�sence de M. Henry, M. le directeur de la police du Ch�teau ne se d�concerta pas; loin de l�, il prit un ton de sup�riorit� arrogante, qui fit trembler les chefs de la pr�fecture; tous redoutaient que je n'eusse commis une m�prise. �On n'a pas d'id�e d'une audace pareille, s'�criait Chambreuil, c'est une insulte pour laquelle j'exige une r�paration. Je vous montrerai qui je suis, et nous verrons s'il vous sera permis d'user envers moi d'un arbitraire que le ministre n'aurait pas os� se permettre.� Je vis le moment o� on allait lui faire des excuses et me r�primander. On ne doutait pas que Chambreuil ne fut un ancien for�at, mais on craignait d'avoir offens� en lui un homme puissant, combl� des faveurs de la cour. Enfin, je soutins avec tant d'�nergie qu'il n'�tait qu'un imposteur, que l'on ne put pas se dispenser d'ordonner une perquisition � domicile. Je devais assister le commissaire de police dans cette op�ration, � laquelle il fallait que Chambreuil f�t pr�sent; chemin faisant, ce dernier me dit � l'oreille, �mon cher Vidocq, il y a dans mon secr�taire des pi�ces qu'il m'importe de faire dispara�tre, promets-moi de les retirer, et tu n'auras pas � t'en repentir.
—�Je te le promets.
—�Tu les trouveras sous un double fonds, dont je t'expliquerai le secret.� Il m'indiqua comment je devais m'y prendre. Je retirai en effet les papiers de l'endroit o� ils �taient, mais pour les joindre aux pi�ces qui l�gitimaient son arrestation. Jamais faussaire n'avait dispos� avec plus de soin l'�chaffaudage de sa supercherie: on trouva chez lui une grande quantit� d'imprim�s, les uns avec cette suscription: Haras de France; les autres avec celle-ci: Police du Roi; des feuilles � la Telli�re portant les intitul�s du minist�re de la guerre, des �tats de services, des brevets, des dipl�mes, et un registre de correspondance toujours ouvert, comme par m�garde, afin de mieux tromper l'espion, �taient autant de pi�ces probantes des hautes fonctions que Chambreuil s'attribuait. Il �tait cens� en relation avec les plus �minents personnages: les princes, les princesses lui �crivaient; leurs lettres et les siennes �taient transcrites en regard les unes des autres, et, ce qui para�tra bien �trange, c'est qu'il s'entretenait aussi avec le pr�fet de police, dont la r�ponse se trouvait sur le registre menteur, en marge d'une de ses missives.
Les lumi�res que la perquisition avait fournies corrobor�rent si compl�tement mes assertions au sujet de Chambreuil, qu'on n'h�sita plus � l'envoyer � la Force en attendant sa mise en jugement.
Devant le tribunal, il fut impossible de l'amener � confesser qu'il �tait le for�at que je m'opini�trais � reconna�tre. Il produisit, au contraire, des certificats authentiques par lesquels il �tait constat� qu'il n'avait pas quitt� la Vend�e depuis l'an II. Entre lui et moi les juges furent un instant embarrass�s de prononcer; mais je r�unis tant et de si fortes preuves � l'appui de mes dires, que l'identit� ayant �t� reconnu, il fut condamn� aux travaux forc�s � perp�tuit�, et enferm� au bagne de Lorient, o� il ne tarda pas � reprendre ses anciennes habitudes de d�nonciateur. C'est ainsi qu'� l'�poque de l'assassinat du duc de Berry, de concert avec un nomm� G�rard Carette, il �crivit � la police qu'ils avaient des r�v�lations � faire au sujet de ce crime affreux. On connaissait Chambreuil, on ne le crut pas; mais quelques personnes, assez absurdes pour imaginer que Louvel avait des complices, demand�rent que Carette f�t amen� � Paris; Carette fit le voyage, et l'on n'apprit rien de plus que ce que l'on savait.
L'ann�e 1814 fut l'une des plus remarquables de ma vie, principalement sous le rapport des captures importantes que j'op�rai coup sur coup. Il en est quelques-unes qui donn�rent lieu � des incidents assez bizarres. Au surplus, puisque je suis en train de coudre des narrations les unes aux autres, je vais raconter.
Depuis pr�s de trois ans, un homme d'une stature presque gigantesque �tait signal� comme l'auteur d'un grand nombre de vols commis dans Paris. Au portrait que tous les plaignants faisaient de cet individu, il �tait impossible de ne pas reconna�tre le nomm� Sablin, voleur excessivement adroit et entreprenant, qui, lib�r� de plusieurs condamnations successives, dont deux aux fers, avait repris l'exercice du m�tier, avec tous les avantages de l'exp�rience des prisons. Divers mandats furent d�cern�s contre Sablin; les plus fins limiers de la police furent lanc�s � ses trousses; on eut beau faire, il se d�robait � toutes les poursuites; et si l'on �tait averti qu'il s'�tait montr� quelque part, lorsqu'on y arrivait, il n'�tait d�j� plus temps de d�couvrir sa trace. Tout ce qu'il y avait d'inspecteurs � la pr�fecture s'�tant � la fin lass� de courir apr�s cet invisible, ce fut � moi que revint la t�che de le chercher et de le saisir, si faire se pouvait. Pendant plus de quinze mois, je ne n�gligeai rien pour parvenir � le rencontrer; mais il ne faisait jamais dans Paris que des apparitions de quelques heures, et sit�t un vol commis, il s'�clipsait sans qu'il f�t possible de savoir o� il �tait pass�. Sablin n'�tait en quelque sorte connu que de moi, aussi, de tous les agents, �tais-je celui qu'il redoutait le plus. Comme il voyait de loin, il s'y prenait si bien pour m'�viter, qu'il ne me fut pas donn� une seule fois d'apercevoir m�me son ombre.
Cependant, comme le manque de pers�v�rance n'est pas mon d�faut, je finis par �tre inform� que Sablin venait de fixer sa r�sidence � Saint-Cloud, o� il avait lou� un appartement. A cette nouvelle, je partis de Paris, de mani�re � n'arriver qu'� la tomb�e de la nuit; on �tait alors en novembre, et il faisait un temps affreux. Quand j'entrai dans Saint-Cloud, tous mes v�tements �taient tremp�s: je ne pris pas m�me le temps de les faire s�cher, et dans l'impatience de v�rifier si je ne m'�tais pas embarqu� sur un faux avis, je pris, au sujet du nouvel habitant, quelques renseignements desquels il r�sultait qu'une femme, dont le mari marchand forain, avait pr�s de cinq pieds dix pouces, �tait r�cemment emm�nag�e dans la maison de la mairie.
Les tailles de cinq pieds dix pouces ne sont pas communes, m�me parmi les Patagons: je ne doutai plus que l'on ne m'e�t indiqu� le v�ritable domicile de Sablin. Toutefois, comme il �tait trop tard pour m'y pr�senter, je remis ma visite au lendemain, et pour �tre bien certain que notre homme ne m'�chapperait pas, malgr� la pluie je me d�cidai � passer la nuit devant sa porte. J'�tais en vedette avec un de mes agents; au point du jour, on ouvre, et je me glisse doucement dans la maison, afin d'y pousser une reconnaissance; je veux m'assurer s'il est temps d'agir. Mais, pr�s de mettre le pied sur la premi�re marche de l'escalier, je m'arr�te, quelqu'un descend.... C'est une femme, dont les traits alt�r�s et la d�marche p�nible r�v�lent un �tat de souffrance: � mon aspect, elle jette un cri, et remonte; je la suis, et m'introduisant avec elle dans le logement dont elle a la clef; je m'entends annoncer par ces mots prononc�s avec effroi: �Voil� Vidocq!� Le lit est dans la seconde pi�ce, j'y cours; un homme est encore couch�, il l�ve la t�te, c'est Sablin; je me pr�cipite sur lui, et avant qu'il ait pu se reconna�tre, je lui passe les menottes.
Pendant cette op�ration, madame, tomb�e sur une chaise, poussait des g�missements, elle se tordait et paraissait en proie � une douleur horrible. �Et qu'a donc votre femme, dis-je � Sablin?
�—Ne voyez-vous pas qu'elle est dans les mals? Toute la nuit, �a �t� le m�me train; quand vous l'avez rencontr�e, elle sortait pour aller chez madame Tire-monde.�
En ce moment, les g�missements redoublent: �Mon Dieu! mon Dieu! je n'en puis plus, je me meurs, messieurs, ayez piti� de moi; que je souffre donc! Aie, aie, � mon secours.� Bient�t ce ne sont plus que des sons entrecoup�s. Pour ne pas �tre touch� d'une telle situation, il aurait fallu avoir un cœur de bronze. Mais que faire? Il est �vident qu'ici une sage-femme serait tr�s n�cessaire.... Cependant, par qui l'envoyer chercher? nous ne sommes pas trop de deux pour garder un gaillard de la force de Sablin.... Je ne puis sortir, je ne puis non plus me r�soudre � laisser mourir une femme; entre l'humanit� et le devoir, je suis r�ellement l'homme le plus embarrass� du monde. Tout � coup un souvenir historique, tr�s bien mis en sc�ne par madame de Genlis, vient m'ouvrir l'esprit; je me rappelle le grand monarque, faisant aupr�s de Lavalli�re l'office d'accoucheur. Pourquoi, me dis-je, serais-je plus d�licat que lui? Allons vite, un chirurgien; c'est moi qui le suis. Soudain je mets habit bas, en moins de vingt-cinq minutes, madame Sablin est d�livr�e: c'est un fils, un fils superbe � qui elle a donn� le jour. J'emmaillote le poupon, apr�s lui avoir fait la toilette de la premi�re entr�e ou de la premi�re sortie, car je crois qu'ici les deux expressions sont synonymes; et quand la c�r�monie est termin�e, en contemplant mon ouvrage, j'ai la satisfaction de voir que la m�re et l'enfant se portent bien.
Maintenant il s'agit de remplir une formalit�, l'inscription du nouveau n� sur les registres de l'�tat civil; nous �tions tout port�s, je m'offre � servir de t�moin, et lorsque j'ai sign�, madame Sablin me dit: �Ah! monsieur Jules, pendant que vous y �tes vous devriez bien nous rendre un service.
—�Lequel?
—�Je n'ose vous le demander.
—�Parlez, si c'est possible....?
—�Nous n'avons pas de parrain, auriez-vous la bont� de l'�tre?
—�Autant moi qu'un autre. O� est la marraine?�
Madame Sablin nous pria d'appeler une de ses voisines, et d�s que celle-ci fut pr�te, nous all�mes � l'�glise, accompagn�s de Sablin, j'avais mis dans l'impossibilit� de se sauver. Les honneurs de ce parrainage ne me co�t�rent pas moins de cinquante francs, et pourtant il n'y eut pas de drag�es au bapt�me.
Malgr� le chagrin qu'il �prouvait, Sablin �tait tellement p�n�tr� de mes proc�d�s qu'il ne put s'emp�cher de m'en t�moigner sa reconnaissance.
Apr�s un bon d�je�ner que nous nous f�mes apporter dans la chambre de l'accouch�e, j'emmenai son mari � Paris, o� il fut condamn� � cinq ans de prison. Devenu gar�on de guichet � la Force, o� il subissait sa peine, Sablin trouva, dans cet emploi, non-seulement le moyen de bien vivre, mais encore celui de s'amasser, aux d�pens des prisonniers et des personnes qui venaient les visiter, une petite fortune qu'il se proposait de partager avec son �pouse; mais, � l'�poque o� il fut lib�r�, ma comm�re, madame Sablin, qui aimait aussi � s'approprier le bien d'autrui, �tait en expiation � Saint-Lazarre. Dans l'isolement o� le jetait la d�tention de sa m�nag�re, Sablin fit comme tant d'autres, il tourna � mal, c'est-�-dire qu'ayant un soir pris sur lui le fruit de ses �conomies, qu'il avait converties en or, il alla au jeu et perdit tout. Deux jours apr�s, on le trouva pendu dans le bois de Boulogne: il avait choisi pour s'accrocher un des arbres de l'All�e des Voleurs.
Ce n'�tait pas, comme on l'a vu, sans m'�tre donn� beaucoup de peine, que j'�tais parvenu � livrer Sablin aux tribunaux. Certes si toutes les explorations eussent n�cessit� autant de pas et de d�marches, je n'y aurais pas suffi; mais presque toujours le succ�s se faisait moins attendre, et quelquefois il �tait si prompt que j'en �tais moi-m�me �tonn�. Peu de jours apr�s mon aventure de Saint-Cloud, le sieur Sebillotte, marchand de vin, rue de Charenton, n� 145, se plaignit d'avoir �t� vol�: suivant sa d�claration, les voleurs s'�tant introduits chez lui, � l'aide d'escalade, entre sept et huit heures du soir, lui avaient enlev� douze mille francs, esp�ces sonnantes, deux montres d'or et six couverts d'argent. Il y avait eu effraction tant � l'int�rieur qu'� l'ext�rieur. Enfin, toutes les circonstances de ce crime �taient si extraordinaires, que l'on con�ut sur la v�racit� de M. Sebillotte des doutes que j'eus la mission d'�claircir. Un entretien que j'eus avec lui me convainquit de reste que sa plainte ne mentionnait que des faits tr�s r�els.
M. Sebillotte �tait propri�taire, il y avait chez lui plus que de l'aisance, et il ne devait rien; par cons�quent, je ne voyais pas dans sa situation l'ombre d'un motif pour que le vol dont il se plaignait f�t simul�, cependant ce vol �tait de telle nature, que pour le commettre, il avait fallu conna�tre parfaitement les �tres de la maison. Je demandai � M. Sebillotte quelles personnes fr�quentaient le plus habituellement son cabaret; et quand il m'en e�t d�sign� quelques-unes, il me dit: �C'est � peu pr�s tout, sauf les passants, et puis ces �trangers qui ont gu�ri ma femme; ma foi, nous avons �t� bien heureux de les rencontrer! la pauvre diablesse �tait souffrante depuis trois ans, ils lui ont donn� un rem�de qui lui a fait bien du bien.
—�Les voyez-vous souvent ces �trangers?
—�Ils venaient ici prendre leurs repas, mais depuis que ma femme va mieux, on ne les voit que de loin en loin.
—�Savez-vous quels sont ces gens? Peut-�tre auront-ils remarqu�?...
—�Ah, monsieur, s'�cria madame Sebillotte, qui prenait part � la conversation, n'allez pas les soup�onner, ils sont honn�tes, j'en ai la preuve.
—�Oh oui! reprit le mari, elle en a la preuve; qu'elle vous conte �a: vous verrez. Raconte donc � monsieur....
Alors madame Sebillotte commen�a son r�cit en ces termes: �Oui, monsieur, ils sont honn�tes, j'en mettrais ma main au feu. Enfin figurez-vous, il n'y a pas plus de quinze jours, c'�tait justement la semaine d'apr�s le terme; j'�tais occup�e � compter l'argent de nos loyers, quand une des femmes qui sont avec eux est venue � entrer; c'�tait celle qui m'a donn� le rem�de dont j'ai �prouv� un si grand soulagement; et il n'y a pas � dire qu'elle m'ait pris un sou pour �a, bien au contraire. Vous sentez bien que je ne puis pas faire autrement que de la voir avec plaisir. Je la fis asseoir � c�t� de moi, et pendant que je mettais les pi�ces par cent francs, voil� qu'elle en aper�oit une o� il y a ce gros p�re, appuy� sur deux jeunesses, avec une peau sur les �paules, en mani�re de sauvage, qui tient un b�ton; ah! me dit-elle, en avez-vous beaucoup de cette fa�on-l�?
—�Pourquoi, lui dis-je?
—�C'est que, voyez-vous, �a vaut cent quatre sous. Autant vous en aurez � ce prix, autant mon mari vous en prendra, si vous voulez les mettre � part.
—�Je croyais qu'elle plaisantait, mais le soir, je n'ai jamais �t� plus surprise que de la voir, son mari �tait avec elle, nous avons v�rifi� ensemble notre argent, et comme il s'est trouv� parmi trois cents pi�ces de cent sous de celles qui lui convenaient, je les lui ai c�d�es, et il m'a compt� soixante francs de b�n�fice. Ainsi jugez, d'apr�s cela, si ce sont d'honn�tes gens, puisqu'il n'aurait tenu qu'� eux de les avoir troc pour troc.�
A l'œuvre, on conna�t l'ouvrier: la derni�re phrase de madame Sebillotte me disait assez de quelle esp�ce d'honn�tes gens elle faisait l'�loge: il ne m'en fallut pas davantage pour �tre certain que le vol dont je devais rechercher les auteurs, avait �t� commis par des Boh�miens. Le fait de l'�change �tait dans leur mani�re, et puis madame Sebillotte, en me les d�peignant, ne fit que me confirmer de plus en plus dans l'opinion que je m'�tais form�e.
Je quittai bien vite les deux �poux, et d�s ce moment tous les teints basan�s me devinrent suspects. Je cherchais dans ma t�te o� je pourrais en trouver le plus de cette nuance, lorsque, passant sur le boulevard du Temple, j'aper�ois, attabl�s dans un esp�ce de cabaret, appel� la Maison rustique, deux individus dont le teint cuivr� et l'�trange tournure �veillent dans mon esprit quelques r�miniscences de mon s�jour � Malines. J'entre, qui vois-je? Christian avec un de ses affid�s, qui est �galement de ma connaissance: je vais droit � eux, et pr�sentant la main � Christian, je le salue du nom de Coroin, il m'examine un instant, puis mes traits lui revenant � la m�moire, ah! s'�crie-t-il, en me sautant au cou avec transport, voil� mon ancien ami.
Il y avait si long-temps que nous ne nous �tions vus, que n�cessairement, apr�s les compliments d'usage, nous avions bien des questions � nous adresser mutuellement. Il voulut savoir quelle avait �t� la cause de mon d�part de Malines, lorsque je l'avais quitt� sans le pr�venir; je lui fis un conte qu'il eut l'air de croire. �C'est bien, me dit-il, que cela soit vrai ou non, je m'en rapporte; d'ailleurs je te retrouve, c'est le point essentiel. Ah! vas, les autres seront bien contents de te revoir. Ils sont tous � Paris, Caron, Langarin, Ruffler, Martin, Sisque, Mich, Litle, enfin jusque � la m�re Lavio qui est avec nous..., et Betche donc.... la petite Betche.
—�Ah oui, ta femme?
—�C'est elle qui aura du plaisir. Si tu es ici � six heures, la r�union sera compl�te. Nous nous sommes donn� rendez-vous pour aller au spectacle ensemble. Tu seras de la partie, j'esp�re: d'abord puisque te voil�, nous ne nous quittons plus; tu n'as pas d�n�?
—�Non.
—�Ni moi non plus; nous allons entrer au Capucin.
—�Au Capucin, soit, c'est tout pr�s.
—�Oui, � deux pas, au coin de la rue d'Angoul�me.�
Le marchand de vin-traiteur, dont l'�tablissement porte pour enseigne la grotesque image d'un disciple de Saint-Fran�ois, jouissait alors de la faveur de ce public aux yeux duquel la quantit� en tout a toujours plus de prix que la qualit�; et puis pour ces c�l�brateurs du dimanche ou du lundi, pour ces bons vivants qui se mettent en riole sur semaine, n'est-il pas bien doux d'avoir un endroit, o�, sans faire trop mauvaise ch�re, et sans blesser personne, on puisse se pr�senter dans toutes tenues possibles, dans toutes les longueurs de barbe, dans tous les degr�s d'ivresse?
Tels �taient les avantages que l'on avait au Capucin, sans compter l'immense tabati�re bannale, toujours ouverte sur le comptoir du bourgeois, pour l'agr�ment de quiconque, en passant, souhaitait se r�galer d'une petite prise. Il �tait quatre heures quand nous nous install�mes dans ce lieu de libert� et de jouissance. Jusqu'� six heures, l'intervalle �tait long; j'�tais impatient de revenir � la Maison rustique, o� devaient se rassembler les compagnons de Christian. Apr�s le repas, nous all�mes les rejoindre; ils �taient au nombre de six; en les abordant, Christian leur parle dans son langage; aussit�t, on m'entoure, on m'accueille, on m'embrasse, on me f�te � l'envi; la satisfaction brille dans tous les regards. �Point de com�die, point de com�die, s'�crient les nomades d'une voix unanime.
—�Vous avez raison, dit Christian, point de com�die, nous irons au spectacle une autre fois; buvons, mes enfans, buvons.
—�Buvons, r�p�tent les Boh�miens.�
Le vin et le punch coulent � grands flots. Je bois, je ris, je cause, et je fais mon m�tier. J'observe les visages, les tics, les gestes, etc., rien ne m'�chappe; je r�capitule quelques indications qui m'ont �t� fournies par monsieur et madame Sebillotte, et l'histoire des pi�ces de cent sous, qui n'avait �t� pour moi que le principe d'une conjecture, devient la base d'une conviction enti�re. Christian, je n'en doute pas, Christian, ou ses affid�s, sont les auteurs du vol d�nonc� � la police. Combien je m'applaudis alors d'un coup-d'œil fortuit, donn� si � propos � l'int�rieur de la Maison rustique! Mais ce n'est pas tout que d'avoir d�couvert les coupables: j'attends que les cerveaux soient raisonnablement exalt�s par les sublimations alcoholiques, et quand toute la soci�t� est dans un �tat o� il ne faut qu'une chandelle pour en voir deux, je sors et cours en toute h�te au th��tre de la Ga�t�, o�, apr�s avoir fait appeler l'officier de paix de service, je l'avertis que je suis avec des voleurs, et me concerte avec lui pour que dans une heure ou deux au plus, il nous fasse tous arr�ter, hommes et femmes.
L'avis donn�, je fus promptement de retour. On ne s'�tait pas aper�u de mon absence; mais � dix heures, la maison est cern�e; l'officier de paix se pr�sente, et avec lui un formidable cort�ge de gendarmes et de mouchards; on attache chacun de nous s�par�ment, et l'on nous entra�ne au corps-de-garde. Le commissaire nous y avait pr�c�d�; il ordonne une fouille g�n�rale. Christian, qui pr�tend se nommer Hirch, s'efforce en vain de dissimuler les six couverts d'argent de M. Sebillotte, et sa compagne, madame Villemain, c'est ainsi qu'elle pr�tend s'appeler, ne peut d�rober � une investigation des plus rigoureuses les deux montres en or, mentionn�es dans la plainte; les autres sont aussi oblig�s de mettre en �vidence de l'argent et des bijoux, dont on les d�barrasse.
J'�tais bien curieux de savoir quelles r�flexions cet �v�nement sugg�rerait � mes anciens camarades: je croyais lire dans leurs yeux que je ne leur inspirais pas la moindre d�fiance, et je ne me trompais pas, car � peine f�mes-nous au violon, qu'ils me firent presque des excuses d'avoir �t� la cause involontaire de mon arrestation: �Tu ne nous en veux pas? me dit Christian, mais qui diable aussi se serait attendu � ce qui vient d'arriver? Tu as bien fait de dire que tu ne nous connaissais pas; sois tranquille, nous nous garderons bien de dire le contraire; et comme on n'a rien trouv� sur toi qui puisse te compromettre, tu es bien s�r qu'on ne te retiendra pas.� Christian me recommanda ensuite d'�tre discret, au sujet de son nom v�ritable, et de ceux de ses compagnons: �Au reste, ajouta-t-il, la recommandation est superflue, puisque tu n'es pas moins int�ress� que nous � garder le silence � cet �gard.�
J'offris aux Boh�miens de leur consacrer les premiers moments de ma libert�; et dans l'espoir que je ne tarderais pas � �tre �largi, ils m'indiqu�rent leurs domiciles, afin qu'� ma sortie, je pusse aller pr�venir leurs complices. Vers minuit, le commissaire me fit extraire, sous le pr�texte de m'interroger, et nous nous transport�mes aussit�t au March� Lenoir, o� restaient la fameuse Duchesse ainsi que trois autres des affid�s de Christian que nous arr�t�mes � la suite d'une perquisition qui mit entre nos mains toutes les preuves n�cessaires pour les faire d�clarer coupables.
Cette bande �tait compos�e de douze individus, six hommes et six femmes; ils furent tous condamn�s, les uns aux fers, les autres � la r�clusion. Le marchand de vin de la rue de Charenton recouvra ses bijoux, ses couverts, et la plus grande partie de son argent.
Madame Sebiliotte fut dans la joie. Le sp�cifique des Boh�miens avait eu pour effet de rendre sa sant� moins chancelante, la nouvelle des douze mille francs retrouv�s la gu�rit radicalement; et, sans doute aussi, l'exp�rience qu'elle avait faite ne fut pas perdue pour elle; elle se sera souvenu qu'une fois dans sa vie il avait failli lui en cuire d'avoir vendu cent quatre sous des pi�ces de cinq francs: Chat �chaud� craint l'eau froide.
Cette rencontre des Boh�miens est presque miraculeuse; mais dans le cours des dix-huit ann�es que j'ai �t� attach� � la police, il m'est arriv� plus d'une fois d'�tre fortuitement rapproch� de personnes avec lesquelles le hasard m'avait mis en contact durant les agitations de ma jeunesse. A propos d'occurrences de ce genre, je ne puis r�sister � l'envie de consigner dans ce chapitre une de ces mille r�clamations absurdes qu'il me fallait entendre chaque jour; celle-ci me procura une bien singuli�re reconnaissance.
Un matin, tandis que j'�tais occup� � r�diger un rapport, on m'annonce qu'une dame fort bien mise d�sire me parler: elle a, me dit-on, � vous entretenir d'une affaire des plus importantes. J'ordonne de la faire entrer. Elle entre: �Je vous demande pardon de vous avoir d�rang�; vous �tes monsieur Vidocq? c'est � monsieur Vidocq que j'ai l'honneur de parler?
—�Oui, madame; que puis-je pour votre service?
—�Beaucoup, monsieur; vous pouvez me rendre l'app�tit et le sommeil... Je ne dors plus, je ne mange plus... Qu'on est malheureuse d'�tre sensible!... Ah! monsieur, que je plains les personnes qui ont de la sensibilit�; je vous jure, c'est un bien triste pr�sent que le ciel leur a fait l�!...... Il �tait si int�ressant, si bien �lev�..... Si vous l'aviez connu, vous n'auriez pas pu vous emp�cher de l'aimer...... Pauvre Gar�on!......
—�Mais, madame, daignez vous expliquer; peut-�tre me faites-vous perdre un temps pr�cieux.
—�Il �tait ma seule consolation....
—�Enfin, de quoi s'agit-il?
—�Je n'aurai pas la force de vous le dire. (Elle fouille dans son sac, d'o� elle tire un imprim� qu'elle me remet en d�tournant la vue). Lisez plut�t.
—�Ce sont les Petites-Affiches que vous me donnez-l�; sans doute vous vous m�prenez.
—�Je le voudrais, monsieur, je le voudrais. Je vous en supplie, jetez les yeux sur le num�ro 32740, dans mon affliction je ne saurais vous en dire davantage. Ah! qu'il est cruel..... (Des larmes s'�chappent de ses yeux, la parole expire sur ses l�vres, elle est agit�e par des sanglots, elle para�t �prouver des suffocations.) Ah! j'�touffe! j'�touffe! je sens quelque chose qui me remonte... Ah! ah! ah! ah! ah.....�
Je tends un si�ge � la dame, et tandis qu'elle s'abandonne � sa douleur, je tourne deux ou trois feuillets pour arriver au num�ro 32740, c'est sous la rubrique des effets perdus; la page est tremp�e de larmes; je lis: Petit �pagneul, longues soies argent�es oreilles tombantes; il est parfaitement coiff�; une marque de feu au-dessus de chaque œil; physionomie excessivement spirituelle, et queue en trompette formant l'oiseau de paradis. Il est tr�s caressant de son naturel, ne mange que du blanc de volaille, et r�pond au nom de Gar�on, prononc� avec douceur. Sa ma�tresse est dans la d�solation: cinquante francs de r�compense � qui le ram�nera rue de Turenne, num�ro 23. �Eh bien! madame, que voulez-vous que je fasse pour Gar�on? les chiens ne sont pas de ma comp�tence. Je veux bien que celui-l� ait �t� fort aimable.
—�Oh! oui, monsieur, aimable! c'est le mot, soupira la dame avec un accent qui allait au cœur; et de l'intelligence! on n'en a pas plus que cela; il ne me quittait pas..... Ce cher Gar�on! croiriez-vous que pendant nos saints exercices de la mission, il avait l'air aussi recueilli que moi? Enfin, on l'admirait, c'�tait �difiant..... H�las! dimanche dernier, nous allions encore ensemble au salut, je le portais sous mon bras; vous savez que ces petits �tres ont toujours des besoins....; au moment d'entrer � l'�glise, je le pose � terre, pour qu'il fasse ses n�cessit�s; j'avance quelques pas afin de ne pas le g�ner, et quand je me retourne... plus de Gar�on... J'appelle, Gar�on! Gar�on...! Il avait disparu... Je manque la b�n�diction pour courir apr�s; et.... jugez de mon malheur, il ne m'a pas �t� possible de le retrouver. C'est pourquoi je viens aujourd'hui pr�s de vous, afin que vous ayez l'extr�me bont� d'envoyer � sa recherche. Je paierai tout ce qu'il faudra; mais, surtout, qu'on ne le brutalise pas, car je r�pondrais qu'il n'y a pas de sa faute.
—�Ma foi, madame, qu'il y ait de sa faute ou non, cela ne me regarde pas; votre r�clamation n'est pas de la nature de celles qu'il m'est permis d'�couter; s'il fallait ici nous occuper de chiens, de chats, d'oiseaux, nous n'en finirions pas.
—�C'est bien, monsieur; puisque vous le prenez sur ce ton, je m'adresserai � son Excellence... Si l'on n'a pas de la complaisance pour les personnes qui pensent bien... Savez-vous que j'appartiens � la Congr�gation, et que....
—�Que vous apparteniez au diable, si vous voulez....� Je ne puis pas achever; une difformit� que je remarque tout � coup dans la d�vote ma�tresse de Gar�on, provoque de ma part un �clat de rire tel, qu'elle en est tout-�-fait d�concert�e.
�N'est-ce pas que je suis bien risible? dit-elle; riez, monsieur, riez.�
Au moment o� ma subite ga�t� s'appaise un peu. �Pardonnez, madame, � ce mouvement dont je n'ai pas �t� le ma�tre; j'ignorais d'abord � qui j'avais affaire, maintenant je sais � quoi m'en tenir. Vous d�plorez donc bien la perte de Gar�on?
—�Ah! monsieur, je n'y survivrai pas.
—�Vous n'avez donc jamais �prouv� de perte � laquelle vous ayez �t� plus sensible?
—�Non, monsieur.
—�Cependant, vous e�tes un mari en ce monde; vous e�tes un fils; vous avez eu des amants....
—�Moi, monsieur? je vous trouve bien os�....
—�Oui, madame Duflos, vous avez eu des amants; vous en avez eu. Rappelez-vous une certaine nuit de Versailles....� A ces mots, elle me consid�re plus attentivement; le rouge lui monte au visage: �Eug�ne, s'�crie-t-elle!� et elle s'enfuit.
Madame Duflos �tait cette marchande de nouveaut�s, dont j'avais �t� quelque temps le commis, lorsque, pour me d�rober aux recherches de la police d'Arras, j'�tais venu me cacher dans Paris. C'�tait une dr�le de femme que madame Duflos; elle avait une t�te superbe, l'œil hautain, le sourcil en relief, le front majestueux; sa bouche, relev�e par les coins, �tait plus grande que nature, mais elle �tait orn�e de trente-deux dents d'une �clatante blancheur; des cheveux d'un beau noir et un nez aquilin � cheval sur une petite moustache passablement fournie, donnaient � sa physionomie un air qui e�t peut-�tre �t� imposant, si sa poitrine plac�e entre deux bosses, et son cou plong� dans ces doubles �paules, n'eussent fait na�tre l'id�e d'un polichinelle. Elle �tait environ quarante ans quand je la vis pour la premi�re fois: sa mise �tait des plus recherch�es, et elle visait � se donner un port de reine; mais du haut de la chaise o� elle �tait perch�e de telle fa�on que ses genoux s'�levaient de beaucoup au-dessus du comptoir, elle ressemblait moins � une S�miramis qu'� l'idole grotesque de quelque pagode indienne. En l'apercevant sur cette esp�ce de tr�ne, j'eus beaucoup de peine � tenir mon s�rieux; cependant je ne d�rogeai point � la gravit� de la circonstance, et j'eus assez d'empire sur moi pour convertir en salutations respectueuses des dispositions d'un tout autre genre. Madame Duflos tira de son sein un gros lorgnon, � l'aide duquel elle se mit � me regarder, et quand elle m'e�t tois� de l� t�te aux pieds �Que souhaite, monsieur, me dit-elle?� J'allais r�pondre, mais un commis qui s'�tait charg� de ma pr�sentation, lui ayant dit que j'�tais le jeune homme dont il lui avait parl�, elle me fixe de nouveau et me demande si je m'entends au commerce. En fait de commerce, j'�tais assez novice, je garde le silence; elle r�it�re la question, et comme elle manifeste de l'impatience, je me vois forc� de ne m'expliquer. �Madame, lui dis-je, je ne connais pas le commerce de nouveaut�s, mais avec du z�le et de l� pers�v�rance, j'esp�re parvenir � vous satisfaire, surtout si vous avez la bont� de m'aider de vos conseils.
—�Eh bien! vous me faites plaisir, j'aime que l'on soit franc; je vous accepte, vous remplacerez Th�odore.
—�D�s qu'il vous conviendra, madame, je suis � vos ordres.
—�En ce cas, je vous arr�te, et � dater d'aujourd'hui, je vous prends � l'essai.�
Mon installation eut lieu sur-le-champ. En ma qualit� de dernier commis, c'�tait � moi qu'�tait d�volue la t�che d'approprier le magasin et l'atelier, o� une vingtaine de jeunes filles, toutes plus jolies les unes que les autres, �taient occup�es � fa�onner des colifichets destin�s � tenter la coquetterie provinciale. Jet� au milieu de cet essaim de beaut�s, je me crus transport� au s�rail, et convoitant tant�t la brune, tant�t la blonde, je me proposais de faire circuler le mouchoir, lorsque, dans la matin�e du quatri�me jour, madame Duflos qui avait sans doute surpris quelque œillade, m'invita � passer dans son cabinet: �M. Eug�ne, me dit-elle, je suis fort m�contente de vous; vous n'�tes ici que depuis tr�s peu de temps, et d�j� vous vous permettez de former des desseins criminels au sujet des jeunes personnes que j'occupe. Je vous avertis que cela ne me convient pas du tout, du tout, du tout.�
Confondu de ce reproche m�rit�, et ne pouvant imaginer comment elle avait devin� mes intentions, je ne lui r�pondis que par quelques paroles insignifiantes. �Vous seriez bien embarrass� de vous justifier, reprit-elle; je sais bien qu'� votre �ge vous ne pouvez gu�res vous passer d'avoir une inclination; mais ces demoiselles ne sont votre fait sous aucun rapport: d'abord elles sont trop jeunes, ensuite elles sont sans fortune; � un jeune homme il faut quelqu'un qui puisse subvenir � ses besoins, quelqu'un de raisonnable.� Pendant cette morale, madame Duflos, nonchalamment �tendue sur une chaise longue, roulait des yeux dont les mouvements eussent infailliblement produit un bruyant d�sopilement de ma rate, si sa bonne ne f�t venue tr�s � propos lui dire qu'on la demandait au magasin.
Ainsi finit cet entretien, qui me d�montra la n�cessit� de me tenir d�sormais sur mes gardes. Sans renoncer � mes pr�tentions, je ne parus plus voir qu'avec indiff�rence les ouvri�res de ma patronne, et je fus assez habile pour mettre en d�faut sa p�n�tration; sans cesse elle veillait sur moi, �piait mes gestes, mes paroles, mes regards; mais elle ne fut frapp�e que d'une seule chose, la rapidit� de mes progr�s. Je n'avais pas fait un mois d'apprentissage, et d�j� je savais vendre un schall, une robe de fantaisie, une guimpe, un bonnet, comme le plus ergot� des commis. Madame �tait enchant�e, elle eut m�me la bont� de me dire que si je continuais � me montrer docile � ses le�ons, elle ne d�sesp�rait pas de faire de moi le coq de la nouveaut�. �Mais surtout, ajouta-t-elle, plus de familiarit� avec les poulettes; vous m'entendez, M. Eug�ne, vous m'entendez. Et puis j'ai encore une recommandation � vous faire, c'est de ne pas vous n�gliger sous le rapport de la toilette, c'est si gentil un homme bien mis! Au surplus, dor�navant, c'est moi qui veux vous habiller, laissez-moi faire, et vous verrez si je ne fais pas de vous un petit Amour.� Je remerciai madame Duflos, et comme je craignais qu'avec son go�t extravagant, elle ne me transform�t en Cupidon � peu pr�s comme elle s'�tait transform�e en V�nus, je lui dis que je d�sirais lui �pargner le soin d'une m�tamorphose qui me paraissait impossible; mais que si elle se bornait aux avis, je les recevrais avec reconnaissance et m'empresserais de les mettre � profit.
A quelque temps de l� (c'�tait quatre jours avant la Saint-Louis), madame Duflos m'annon�a que voulant, suivant son usage, aller � la foire de Versailles avec une partie de marchandises, elle avait jet� les yeux sur moi pour l'accompagner. Nous part�mes le lendemain, et quarante-huit heures apr�s, nous �tions �tablis sur le Champ-de-Foire. Un domestique qui nous avait suivi couchait dans la boutique; quant � moi, je logeais avec madame � l'auberge; nous avions demand� deux chambres, mais, vu l'affluence des �trangers, on ne put nous en donner qu'une; il fallut se r�signer. Le soir, madame se fit apporter un grand paravent, dont elle se servit pour s�parer la pi�ce en deux, de mani�re que nous devions �tre chacun � notre particulier. Avant d'aller nous coucher, elle me sermonna pendant une heure. Enfin nous montons: madame passe chez elle, je lui souhaite le bon soir, et en deux minutes je suis au lit. Bient�t elle laisse �chapper quelques soupirs, c'est sans doute l'effet de la fatigue qu'elle a �prouv�e pendant la journ�e; elle soupire encore, mais la chandelle est �teinte, et je m'endors. Tout � coup je suis interrompu dans mon premier somme, il me semble que l'on a prononc� mon nom; j'�coute... Eug�ne, c'est la voix de madame Duflos; je ne r�ponds pas; �Eug�ne, appelle-t-elle de nouveau, avez-vous bien ferm� la porte?
—�Oui, Madame.
—�Je pense que vous vous trompez; voyez-y, je vous prie, et surtout assurez-vous si le verrou est bien pouss�; on ne saurait prendre trop de pr�cautions dans les auberges.�
Je proc�de � la v�rification, et reviens me coucher. A peine me suis-je replac� sur le c�t� gauche, que madame commence � se plaindre. �Quel mauvais lit! on est rong� punaises, impossible de fermer l'œil! Et vous, Eug�ne, avez-vous de ces insectes insupportables?� Je fais la sourde oreille, elle reprend: �Eug�ne, r�pondez donc, ayez-vous, comme moi, des punaises?
—�Ma foi, Madame, je n'en ai pas encore senti.
—�Vous �tes bien heureux, je vous en fais mon compliment, car moi, elles me d�vorent, j'ai des ampoules d'une grosseur.....; si cela continue, je passerai une nuit blanche.�
Je garde le silence, mais force � moi est de le rompre, lorsque madame Duflos, exasp�r�e par la souffrance, et ne sachant plus, entre les picotements et les d�mangeaisons, de quel bois faire fl�che, se mit � crier � tue-t�te: �Eug�ne! Eug�ne! mais levez-vous donc, je vous prie, et faites-moi le plaisir d'aller dire � l'aubergiste qu'il vous donne de la lumi�re, pour faire la chasse � ces maudites b�tes. D�p�chez-vous, mon ami, je suis dans un enfer.�
Je descends, et remonte avec une chandelle allum�e, que je d�pose sur le somno, aupr�s de la couchette de ma bourgeoise. Comme j'�tais ce qu'on appelle en petite tenue de dragon, c'est-�-dire le paniau volant ou la banni�re au vent, je me retirai bien vite, autant pour m�nager la pudeur de madame Duflos, que pour �chapper aux s�ductions d'un n�glig� galant, dans lequel il me semblait qu'il y avait du dessein. Mais, � peine ai-je fait le tour du paravent, madame Duflos jette un cri. �Ah! qu'elle est grosse, c'est un monstre, je n'aurai jamais la force de la tuer; comme elle court, elle va s'�chapper. Eug�ne! Eug�ne! venez ici, je vous en supplie.� Il n'y avait pas � reculer; nouveau Th�s�e, je me risque, et, m'approchant du lit, �O� est-il, dis-je, o� est-il le Minotaure, que je l'extermine?
—�Je vous en conjure, monsieur Eug�ne, ne plaisantez pas comme cela... Tenez, tenez, la voil� qui court; l'apercevez-vous sous l'oreiller? A pr�sent elle descend... quelle vitesse! il semble qu'elle sente ce que vous lui r�servez.�
J'eus beau faire diligence, je ne pus ni atteindre ni voir le dangereux animal. Je cherchai partout o� il aurait pu se glisser; je me donnai tout le mouvement imaginable pour le d�couvrir, ce fut peine inutile; le sommeil nous gagna pendant cet exercice, et � mon r�veil, si, par un retour sur le pass�, je fus port� � r�fl�chir que madame Duflos avait �t� plus heureuse que l'�pouse de Putiphar, j'eus la douleur de penser que je n'avais pas eu toute la vertu de Joseph.
D�s ce moment, j'eus la mission de veiller toutes les nuits � ce que madame ne f�t plus incommod�e par les punaises. Mon service de jour en devint consid�rablement plus doux. Les �gards, les pr�venances, les petits pr�sents, ne m'�taient pas �pargn�s; j'�tais, ainsi que le conscrit de Charlet, nourri, chauss�, habill� et couch� avec le gouvernement aux frais de la princesse. Par malheur, la princesse �tait quelque peu jalouse, et le gouvernement tant soit peu despotique. Madame Duflos ne demandait pas mieux, sous plus d'un rapport, que je m'amusasse comme un bossu; mais elle entrait dans des fureurs toutes les fois qu'elle me voyait jeter les yeux sur une femme. A la fin, exc�d� de cette tyrannie, je lui d�clarai un soir que j'�tais d�cid� � m'en affranchir. �Ah! vous voulez me quitter, me dit-elle, nous verrons!� puis s'armant d'un couteau, elle s'�lance pour m'en percer le cœur. J'arr�tai son bras, et sa rage s'�tant appais�e, je m'engageai � rester, sous la condition qu'elle serait plus raisonnable. Elle promit; mais, d�s le lendemain, des rideaux de taffetas vert furent adapt�s au grillage du cabinet o� j'�tais rel�gu�, depuis que madame avait jug� � propos de m'employer exclusivement � la tenue de ses livres. Cette mesure �tait d'autant plus vexatoire, que d�sormais il n'y avait plus moyen d'avoir en perspective le personnel du magasin. Madame Duflos �tait par trop ing�nieuse � m'isoler du reste de la terre; chaque jour c'�tait nouvelle pr�caution pour m'accaparer. Enfin mon esclavage devint si rigoureux, que tout le monde s'apercevait de la tendresse dont j'�tais l'objet. Les demoiselles de boutique, qui �taient bien aise de mettre martel en t�te � la bourgeoise, venaient � chaque instant me parler, tant�t sous un pr�texte, tant�t sous un autre; cette pauvre madame Duflos en �tait tourment�e c'�tait une piti�... A toute heure du jour, il me fallait essuyer des reproches c'�tait des sc�nes � n'en plus finir. Je ne me sentis pas la force de rester plus long-temps soumis � un pareil r�gime. Afin d'�viter un �clat qui, dans ma position, aurait pu me compromettre (j'�tais alors �vad� du bagne), je fis secr�tement retenir ma place � la diligence, et je filai. J'�tais loin de supposer � cette �poque que vingt ans plus tard, je reverrais dans les bureaux de la police, la petite bossue de la rue Saint-Martin; c'est le proverbe qui l'a voulu: Deux montagnes ne se rencontrent pas.......
Le boucher bon enfant.—Trop parler nuit.—L'innocence du petit vin.—Un assassinat.—Les magistrats de Corbeil.—La lev�e du corps.—L'adresse accusatrice.—Si ce n'est pas toi, c'est ton fr�re.—La blessure perfide.—C'est lui.—Le front de Ca�n.—Le r�veil matinal.—Arrestation de deux �poux.—Un coupable.—J'en cherche un autre.—L'accus� de lib�ralisme.—Les goguettes, ou les bardes du quai du Nord.—Une couleur.—Les chansons s�ditieuses.—J'aide � la cuisine.—Le vin de propri�taire.—L'homme irr�prochable.—Translation � la pr�fecture.—Une confession.—R�surrection d'un marchand de volaille.—Une sc�ne de somnambulisme.—La confrontation.—Habemus confitentes reos.—Deux amis s'embrassent.—Un souper sous les verroux.—D�part de Paris.
Depuis environ quatre mois, un grand nombre d'assassinats et de vols � main arm�e avaient �t� commis sur les routes � proximit� de la capitale, sans qu'il e�t �t� possible de d�couvrir les auteurs de ces crimes: en vain la police s'�tait-elle attach�e � faire surveiller quelques individus mal fam�s, toutes ses d�marches avaient �t� infructueuses, lorsqu'un nouvel attentat, accompagn� d'horribles circonstances, vint fournir des indices d'apr�s lesquels il fut enfin permis d'esp�rer que l'on atteindrait les coupables. Un nomm� Fontaine, boucher, �tabli � la Courtille, se rendait � une foire dans l'arrondissement de Corbeil; muni de sa sacoche, dans laquelle il y avait une somme de quinze cents francs, il avait d�pass� la Cour-de-France et s'avan�ait � pied dans la direction d'Essonne, quand, � tr�s peu de distance d'une auberge o� il s'�tait arr�t� pour prendre quelques rafra�chissements, il fit la rencontre de deux hommes assez proprement v�tus. Le soleil �tant sur son d�clin, Fontaine n'�tait pas f�ch� de voyager en compagnie; il accoste les deux inconnus, et aussit�t il entre en conversation avec eux. �Bonsoir, messieurs, leur-dit-il.
—�Bonsoir l'ami, lui r�pond-t-on.�
Le colloque engag�, �Savez-vous, reprend le boucher, qu'il commence � faire nuit?
—�Que voulez-vous? c'est la saison.
—�A la bonne heure, mais c'est qu'il me reste encore � faire un bon bout de chemin.
—�Et o� allez-vous donc, sans �tre trop curieux?
—�O� je vais? � Milly, acheter des moutons.
—�En ce cas, si vous le permettez, nous ferons route ensemble; puisque c'est � Corbeil que nous allons, �a ne peut pas mieux tomber.
—�C'est vrai, reprit le boucher, �a ne peut pas mieux tomber: aussi vais-je profiter de votre soci�t�; quand on a de l'argent sur soi, voyez-vous, il n'est rien de tel que de ne pas �tre seul.
—�Ah! vous avez de l'argent!
—�Je le crois bien que j'en ai, et une assez forte somme.
—�Nous aussi nous en avons, mais, il nous est avis que dans le canton il n'y a pas de danger.
—�Vous croyez? au surplus j'ai l� de quoi me d�fendre, ajouta-t-il, en montrant son b�ton; et puis, avec vous autres, savez-vous bien que les voleurs y regarderaient � deux fois?
—�Ils ne s'y frotteraient pas.
—�Non, sacredieu, ils ne s'y frotteraient pas.�
Tout en s'entretenant de la sorte, le trio arrive � la porte d'une maisonnette que le rameau de geni�vre signale comme un cabaret. Fontaine propose � ses compagnons de vider avec lui une bouteille. On entre; c'est du Beaugency, huit sols le litre; on s'attable, le bon march�, l'occasion, l'innocence du petit vin, l'on ne s'en va pas sur une seule jambe; il y a l� plus d'un motif de prolonger la station; chacun veut payer son �cot. Trois quarts d'heure s'�coulent, et lorsqu'on se d�cide � lever le si�ge, Fontaine, qui avait un peu trop lev� le coude, �tait un peu plus qu'en pointe de ga�t�. Dans une telle situation, quel homme garde de la d�fiance!
Fontaine s'applaudit d'avoir trouv� de bons vivants; persuad� qu'il ne saurait mieux faire que de les prendre pour guides, il s'abandonne � eux, et les voil� tous trois engag�s dans un chemin de traverse. Il allait en avant avec un des inconnus, l'autre les suivait de pr�s; l'obscurit� �tait compl�te, on voyait � peine � quatre pas; mais le crime a l'œil du lynx, il perce les t�n�bres les plus �paisses; tandis que Fontaine ne s'attend � rien, le bon vivant rest� en arri�re le vise � la t�te et lui ass�ne de son gourdin un coup qui le fait chanceler: surpris, il veut se retourner, un second coup le renverse; au m�me instant l'autre brigand, arm� d'un poignard, se pr�cipite sur lui et le frappe jusqu'� ce qu'il le croie mort. Fontaine s'est long-temps d�battu, mais � la fin il a succomb�; les assassins s'emparent alors de sa sacoche, et apr�s l'avoir fouill�, ils s'�loignent, le laissant baign� dans son sang. Bient�t vient � passer un voyageur, il entend des g�missements; c'�tait Fontaine, que le fraicheur de l'air avait rappel� � la vie. Le voyageur s'approche, s'empresse de lui prodiguer les premiers soins, et court ensuite demander du secours aux habitations les plus voisines; on fait avertir sur-le-champ les magistrats de Corbeil; le procureur du roi arrive sur le lieu du meurtre, il interroge les personnes pr�sentes et s'enquiert des moindres circonstances: vingt-huit blessures plus ou moins profondes attestent combien les assassins avaient craint que leur victime n'�chapp�t. Fontaine cependant peut encore prononcer quelques paroles; mais il est trop faible pour donner tous les renseignements dont la justice peut avoir besoin. On le transporte � l'h�pital, et deux jours apr�s, une am�lioration notable dans sa situation donne l'espoir que l'on parviendra � le sauver.
La lev�e du corps avait �t� faite avec la plus minutieuse exactitude; on n'avait rien n�glig� de ce qui pouvait conduire � la d�couverte des assassins: des vestiges de pas avaient �t� calqu�s, des boutons, des fragments de papier teints de sang avaient �t� recueillis; sur l'un de ces fragments, qui paraissait avoir servi � essuyer la lame d'un couteau trouv� non loin de l�, on remarquait quelques caract�res trac�s � la main... mais ils �taient sans suite et ne pouvaient par cons�quent fournir des indices dont il f�t facile de tirer parti. Toutefois, le procureur du roi attachant une haute importance � l'explication de ces signes, on explora de nouveau les approches du lieu o� Fontaine avait �t� trouv� gisant, et un second morceau de papier, ramass� dans l'herbe, pr�senta l'apparence d'une adresse tronqu�e. En examinant avec attention, on parvint � d�chiffrer ces mots:
A Monsieur Rao
marchand de vins, bar
Roche
Cli
Ce morceau de papier semblait avoir fait partie d'un imprim�; mais de quelle nature �tait cet imprim�? c'est ce qu'il fut impossible d'�claircir. Quoi qu'il on soit, comme en pareille occasion il n'est pas si petite circonstance qu'il ne soit bon de constater en attendant des lumi�res certaines, on prit note de tout ce qui pouvait contribuer � l'instruction.
Les magistrats qui rassembl�rent ces premi�res donn�es m�ritent des �loges pour le z�le et l'habilet� qu'ils d�ploy�rent. D�s qu'ils eurent rempli cette partie de leur mission, ils se rendirent en toute h�te � Paris, afin de s'y concerter avec l'autorit� judiciaire et administrative. Sur leur demande, on m'aboucha imm�diatement avec eux, et muni du proc�s-verbal qu'ils avaient dress�, je mis en campagne pour rechercher les assassins. La victime les avait signal�s; mais devais-je m'en rapporter aux renseignements qui me venaient de cette source? Peu d'hommes dans un grand danger conservent assez de pr�sence d'esprit pour bien voir, et cette fois, je devais d'autant plus suspecter le t�moignage de Fontaine, qu'il �tait plus pr�cis. Il racontait que pendant la lutte, qui avait �t� longue, l'un des assaillants, tomb� sur les genoux, avait jet� un cri de douleur, et que l'instant d'apr�s il avait dit � son complice qu'il �prouvait une vive souffrance. D'autres remarques qu'il pr�tendait avoir faites me paraissaient extraordinaires, d'apr�s l'�tat o� il s'�tait trouv�. Il m'�tait difficile de croire qu'il f�t bien s�r de ses r�miniscences. Je me proposai n�anmoins d'en faire mon profit; mais avant tout, il convenait d'adopter pour mon exploration un point de d�part plus positif. L'adresse tronqu�e �tait, suivant moi, une �nigme qu'il fallait d'abord deviner; je me mis l'esprit � la torture, et sans beaucoup d'efforts, je ne tardai pas � me convaincre que, sauf le nom, sur lequel il ne me restait plus que des doutes, elle pouvait se r�tablir ainsi: A Monsieur......... marchand de vins, barri�re Rochechouart, chauss�e de Clignancourt. Il �tait donc �vident que les assassins s'�taient trouv�s en contact avec un marchand de vins de ce quartier, peut-�tre m�me ce marchand de vins �tait-il un des auteurs du crime. Je dressai mes batteries de mani�re � savoir promptement la v�rit�, et avant la fin de la journ�e, je fus persuad� que je ne me trompais pas en faisant planer tous les soup�ons sur le nomm� Raoul. Cet individu ne m'�tait pas connu sous de tr�s bons auspices: il passait pour un des contrebandiers les plus intr�pides de la ligne, et le cabaret qu'il tenait �tait le rendez-vous d'une foule de mauvais sujets qui venaient y faire des orgies. Raoul avait en outre pour femme la sœur d'un for�at lib�r�, et j'�tais instruit qu'il avait des accointances avec toute esp�ce de gens mal fam�s. En un mot, sa r�putation �tait abominable, et lorsqu'un crime �tait d�nonc�, s'il n'y avait pas particip�, on �tait du moins autoris� � lui dire: Si ce n'est pas toi, c'est ton fr�re ou quelqu'un des tiens.
Raoul �tait en quelque sorte en �tat de perp�tuelle pr�vention, soit par lui, soit par ses alentours. Je r�solus de faire surveiller les approches de son cabaret, et je donnai l'ordre � mes agents d'avoir l'œil sur toutes les personnes qui le hantaient, afin de s'assurer si dans le nombre il ne s'en trouverait pas une qui f�t bless�e au genou. Pendant que les observateurs �taient au poste que je leur avais assign�, des informations que je fis de mon c�t� me conduisirent � apprendre que Raoul recevait habituellement chez lui un ou deux garnements d'assez mauvaise mine, avec lesquels il paraissait intimement li�. Les voisins affirmaient qu'on les voyait toujours aller ensemble, qu'ils faisaient de fr�quentes absences, et ils ne doutaient pas que le plus fort de son commerce ne f�t la contrebande. Un marchand de vin qui �tait le plus � port�e de voir tout ce qui se passait au domicile de Raoul, me dit qu'il avait remarqu� que son confr�re sortait souvent � la brune et ne rentrait que le lendemain, ordinairement exc�d� de fatigue et crott� jusqu'� l'�chine. On me raconta encore que Raoul avait une cible dans son jardin, et qu'il s'exer�ait � tirer le pistolet. Tels �taient les propos qui me revenaient de toutes parts.
Dans le m�me temps, mes agents me rapport�rent avoir vu chez Raoul un homme qu'ils pr�sumaient �tre un des assassins signal�s: celui-ci ne boitait pas, mais il marchait avec peine, et son costume �tait en tout semblable � celui que Fontaine avait d�crit. Les agents ajoutaient que cet homme se faisait constamment accompagner de sa femme, et que les deux �poux �taient fort li�s avec Raoul. On �tait de plus certain qu'ils logeaient au premier �tage d'une maison de la rue Coquenard. Toutefois, dans la crainte de donner l'�veil sur l'objet de d�marches que la prudence prescrivait de faire le plus secr�tement possible, on n'avait pas jug� � propos de pousser plus loin l'investigation.
Ce rapport fortifiait toutes mes conjectures; je ne l'eus pas plut�t re�u, que je songeai � aller me poster aux aguets � proximit� de la maison qui m'avait �t� d�sign�e. Il �tait nuit, j'attendis le jour, et avant qu'il par�t, j'�tais en vedette dans la rue Coquenard; j'y restai � faire le pied de grue jusqu'� quatre heures de l'apr�s-midi, et je commen�ais v�ritablement � m'impatienter, quand les agents me montr�rent un individu dont les traits et le nom me revinrent soudain � la m�moire. C'est lui, me dirent-ils; en effet, � peine eus-je aper�u le nomm� Court, que d'apr�s le souvenir de ses ant�c�dents, je fus convaincu qu'il �tait l'un des assassins que je cherchais; sa moralit�, qui �tait des plus suspectes, lui avait dans maintes occasions attir� de terribles d�sagr�ments; il venait de subir une d�tention de six mois, et je me rappelai tr�s bien l'avoir arr�t� comme pr�venu de fraude � main arm�e. C'�tait un de ces �tres d�grad�s qui, comme Ca�n, portent sur le front une sentence de mort.
Sans �tre grand proph�te, on aurait pu hardiment pr�dire � celui-l� qu'il �tait destin� � l'�chafaud. Un de ces pressentiments qui ne m'ont jamais tromp� m'avertit qu'il touchait enfin au terme de la carri�re p�rilleuse dans laquelle sa fatalit� l'avait pouss�. Cependant ne voulant pas agir avec trop de pr�cipitation, je fis une enqu�te, dans le but de m'assurer s'il avait des moyens d'existence; on ne lui en connaissait aucun, et il �tait de notori�t� publique qu'il ne poss�dait rien et ne travaillait pas. Les voisins, que j'interrogeai, s'accord�rent tous � dire qu'il menait une conduite des plus irr�guli�res; en somme, Court ainsi que Raoul �taient regard�s comme des bandits achev�s; on les e�t condamn�s sur la mine. Quant � moi, qui avais des motifs pour voir en eux de francs sc�l�rats, que l'on juge si leur culpabilit� m'�tait d�montr�e: aussi me h�tai-je de solliciter des mandats afin d'�tre autoris� � les saisir.
L'ordre d'op�rer leur capture me fut donn�, et d�s le jour suivant, avant le lever du soleil, je me pr�sentai �-la porte de Court. Parvenu sur le palier du premier, je frappe.
�Qui est-l�? demande-t-on.
—�Ouvre, c'est Raoul; et je contrefais la voix de ce dernier.�
Aussit�t je l'entends se presser d'accourir, et quand il eut ouvert, supposant qu'il parlait � son ami: �Est-ce qu'il y a du nouveau? me dit-il.
—�Oui, oui, r�pondis-je, il y en a du nouveau.�
Je n'avais pas achev� de prononcer ces mots, qu'� la lueur du cr�puscule, il s'aper�ut que je l'avais tromp�. �Ah! s'�cria-t-il, avec un mouvement d'effroi, c'est M. Jules!� (C'�tait le nom que me donnaient les filles et les voleurs.)
—�M. Jules!� r�p�ta la femme de Court, encore plus �pouvant�e que lui.
�Eh bien! qu'est-ce qu'il y a? dis-je au couple alarm� d'un r�veil si matinal, n'avez-vous pas peur? Je ne suis pas si diable que noir.
—�C'est vrai, observa le mari, M. Jules est un bon enfant; il m'a d�j� emball�, mais c'est �gal, je ne lui en veux pas.
—�Je le crois bien, repris-je, est-ce ma faute � moi si tu fais la maltouse? (contrebande.)
—�La maltouse! r�partit Court, de l'accent rassur� d'un homme qui se sent soulag� d'un grand poids, la maltouse! ah! M. Jules, vous le savez bien, si cela �tait, avec vous je ne m'en cacherais pas. Vous pouvez d'ailleurs faire le rapiot (perquisition).�
Pendant qu'il se tranquillisait de plus en plus, je me mis en devoir de fouiller le logement, o� furent trouv�s une paire de pistolets charg�s et amorc�s, des couteaux, des v�tements qui paraissaient fra�chement lav�s, et quelques autres objets dont j'effectuai la saisie.
Il ne s'agissait plus que de compl�ter l'exp�dition: si j'eusse arr�t� le mari en laissant la femme libre, nul doute qu'elle n'e�t averti Raoul de ce qui venait de se passer. Je les conduisis tous deux au poste de la place Cadet. Court, que j'avais garrott�, redevint tout-�-coup sombre et pensif; les pr�cautions que j'avais prises lui causaient de l'inqui�tude; sa femme me semblait aussi en proie � de terribles r�flexions. Ils furent constern�s, lorsqu'une fois au corps-de-garde ils m'entendirent faire la recommandation de les s�parer et de les garder � vue. J'avais prescrit de pourvoir � leurs besoins; mais ils n'avaient ni faim, ni soif. Lorsqu'on questionnait Court � ce sujet, il ne r�pondait que par un signe de t�te n�gatif; il fut dix-huit heures sans desserrer les dents; il avait l'œil fixe et la physionomie immobile. Cette impassibilit� m'indiquait que trop qu'il �tait coupable. En pareille circonstance, j'ai presque toujours remarqu� les deux extr�mes, un morne silence ou une insupportable volubilit� de paroles.
Court et sa femme �tant en lieu de s�ret�, il restait � m'emparer de Raoul. Je me transportai chez lui; il n'y �tait pas; le gar�on qui gardait sa boutique me dit qu'il avait couch� � Paris, o� il avait un pied � terre; mais que, comme c'�tait dimanche, il ne manquerait pas d'arriver de bonne heure.
L'absence de Raoul �tait un contre-temps que je n'avais pu pr�voir, je tremblai qu'avant de rentrer il ne lui e�t prit la fantaisie de dire bonjour � son ami. Dans ce cas, il �tait certainement instruit de son arrestation, et il �tait probable qu'il se mettrait en mesure de m'�chapper. Je craignais encore qu'il ne nous e�t vus au moment de l'exp�dition de la rue Coquenard, et mes appr�hensions redoubl�rent lorsque le gar�on m'eut d�clar� que son bourgeois avait sa demeure de ville dans le faubourg Montmartre. Il n'y �tait jamais all� et ne pouvait m'enseigner l'endroit; mais, pr�sumait-il, c'�tait aux environs de la place Cadet; chaque renseignement qu'il me donnait me confirmait dans mes craintes, car peut-�tre Raoul ne tardait-il tant que parce qu'il se doutait de quelque chose. A neuf heures il n'�tait pas de retour: le gar�on que j'interrogeai, mais sans dire rien qui p�t lui inspirer de la d�fiance, ne concevait pas qu'il ne f�t pas encore install� � son comptoir; il �tait vraiment inquiet. La domestique, en pr�parant le d�je�ner que j'avais command� pour mes agents et pour moi, exprimait son �tonnement de ce que son ma�tre et surtout sa ma�tresse �taient moins exacts que de coutume; elle redoutait qu'ils n'en eussent �t� emp�ch�s par quelque accident. �Si je savais leur adresse, me disait-elle, j'enverrais voir s'ils sont morts.�
J'�tais bien persuad� qu'ils ne l'�taient pas: mais qu'�taient-ils devenus? A midi nous �tions sans nouvelles, et je croyais d�finitivement que la m�che �tait �vent�e, quand le gar�on de boutique, qui depuis un instant s'�tait mis en faction devant la porte, accourut en disant: �Le voici.�
—�Qui me demande? dit Raoul.�
Mais � peine a-t-il franchi le seuil, qu'il me reconna�t.
—�Ah! bonjour, M. Jules, me dit-il en venant � moi, qui est-ce qui vous am�ne aujourd'hui dans notre quartier?�
Il �tait loin de penser que ce f�t � lui que j'avais affaire. Pour ne pas l'effrayer, j'essayai de lui donner le change sur l'objet de ma visite.
�Ah ��, lui dis-je, vous vous avisez donc d'�tre lib�ral?
—�Lib�ral?
—�Oui, oui, lib�ral, et de plus on vous accuse.... mais ce n'est pas ici que nous pouvons nous expliquer; il faut que je vous parle en particulier.
—�Volontiers: montez au premier, et je vous suis.�
Je montai, en faisant signe � mes agents de veiller sur Raoul, et de se saisir de sa personne s'il faisait mine de vouloir sortir. Le malheureux n'y songeait m�me pas, et j'en eus bient�t la preuve, puisqu'il vint aussit�t me trouver comme il l'avait promis. Il m'aborda avec un air presque jovial; je fus charm� de le voir dans cette s�curit�.
�A pr�sent, lui dis-je, que nous voil� seuls, nous pouvons causer � notre aise; je vais vous conter pourquoi je suis venu. Vous ne devinez pas?
—�Ma foi non.
—�Vous avez d�j� �t� chagrin� � cause des goguettes[118], que vous vous obstinez � tenir dans votre cabaret, malgr� la d�fense qui vous en a �t� faite. La police est inform�e que tous les dimanches, ici, il y a des r�unions dans lesquelles on chante des couplets contre le gouvernement. Non-seulement on sait que vous recevez chez vous un ramassis de gens suspects, mais encore on est averti qu'aujourd'hui m�me vous les attendez en assez grand nombre, de midi � quatre heures: vous voyez, que quand elle le veut la police n'ignore rien. Ce n'est pas tout, on pr�tend que vous avez entre les mains une foule de chansons s�ditieuses ou immorales, dont le recueil est si soigneusement cach�, que pour le d�couvrir, il nous a �t� recommand� de ne venir que d�guis�s, et de ne pas agir avant que les messieurs de la goguette aient ouvert leur s�ance. Je suis bien f�ch� que l'on m'ait charg� d'une mission aussi d�sagr�able; mais j'ignorais que j'�tais envoy� chez quelqu'un de ma connaissance, autrement je me serais r�cus�; car, avec vous, que me sert un d�guisement?
—�C'est juste, r�pondit Raoul, �a ne peut pas prendre......
—�N'importe, continuai-je, il vaut encore mieux que ce soit moi qu'un autre; vous savez que je ne vous veux pas de mal, ainsi ce que vous avez de mieux � faire, c'est de me remettre toutes les chansons qui sont en votre possession..... ensuite, pour �viter de nouveaux d�sagr�ments, si j'ai un conseil � vous donner, c'est de ne plus recevoir des hommes dont les opinions peuvent vous compromettre.
—�Je ne croyais pas, observa Raoul, que la politique f�t de votre ressort?
—�Que voulez-vous, mon ami? quand on est de la boutique, il faut faire un peu de tout. Ne sommes-nous pas des chevaux � toute selle?
—�Enfin, vous faites ce qu'on vous commande. C'est �gal, aussi vrai que je m'appelle Clair Raoul, je puis bien vous jurer que j'ai �t� d�nonc� � faux. Faut-il que le monde soit canaille...! Moi qui ne cherche qu'� gagner ma pauvre vie. On a bien raison de dire qu'il y a toujours des envieux. Mais �coutez, M. Jules, avec moi il n'y a pas de porte de derri�re, faites mieux que �a, restez ici toute la journ�e avec vos messieurs, vous verrez si je vous en impose.
—�J'y consens, mais pas de bamboche au moins; c'est que vous �tes un cadet � faire dispara�tre les chansons: surtout pas d'intelligence au dehors. C'est que si vous faisiez pr�venir les chanteurs de la goguette......
—�Pour qui que vous me prenez? r�pliqua Raoul avec vivacit�, si je vous donne ma parole de ne rien faire, je suis incapable d'y manquer: on a de l'honneur ou l'on n'en a pas. D'ailleurs, pour prouver que je n'ai pas de mauvaises intentions, vous n'avez qu'� ne pas me quitter; je m'engage � ne souffler mot � qui que ce soit, pas m�me � ma femme, quand elle reviendra: de la sorte, vous serez bien s�r......... Par exemple, il faudra que vous me permettiez de d�couper mes viandes.
—�Avec plaisir, ne sais-je pas qu'il faut que service se fasse? Je suis m�me tout pr�t � vous donner un coup de main.
—�Vous �tes trop bon, M. Jules; cependant ce n'est pas de refus.
—�Allons, lui dis-je, � l'ouvrage.�
Nous descendons ensemble. Raoul s'arme d'un grand couperet, et bient�t les manches retrouss�es jusqu'aux coudes, une serviette �tal�e devant moi, je l'aide � d�p�cer le veau qui ce jour l� �tait destin�, avec la salade de rigueur, � faire les d�lices des Lucullus du cabaret. Du veau je passe au mouton; tant bien que mal, nous parons quelques douzaines de c�telettes; nous arrondissons le gigot, qui est la pi�ce de luxe de la barri�re; j'arrache la queue � deux ou trois dindons, je donne un tour aux abattis, et quand il ne nous reste plus rien � faire dans la cuisine, je me rends utile � la cave, o� j'assiste en amateur � la fabrication du vin propri�taire � six sols le litre.
Pendant cette op�ration, j'�tais seul en face de Raoul, pr�s de qui je jouais le r�le de l'ami intime, je ne le quittais non plus que son ombre ou que son tranchelard. J'avoue que plusieurs fois je tremblai qu'il ne v�nt � soup�onner le motif pour lequel je le veillais de si pr�s; alors il m'aurait infailliblement �gorg�, et je serais tomb� sous ses coups sans qu'il e�t �t� possible de me secourir; mais il ne voyait en moi qu'un familier de l'inquisition politique, et � l'�gard des imputations s�ditieuses dirig�es contre lui, il �tait parfaitement tranquille.
Il y avait pr�s de quatre heures que je faisais les fonctions de second chef d'office, lorsque le commissaire de police (aujourd'hui chef de la 2e division), que j'avais fait pr�venir, arriva enfin. J'�tais au rez-de-chauss�e; d'aussi loin que je l'aper�us, je courus � lui, et apr�s l'avoir pri� de ne se pr�senter que dans quelques minutes, je revins aupr�s de Raoul.
�Le diable les emporte, lui dis-je, actuellement ne pr�tendent-ils pas que ce n'est pas ici que nous devrions �tre, mais � votre domicile de Paris?
—�Si ce n'est que cela, me r�pondit-il, allons-y.
—�Allons-y, et puis quand nous y serons, il nous faudra revenir � la chauss�e de Clignancourt. Oh! l'on n'est pas chiche de nos pas. Tenez, si j'�tais � votre place, tandis que nous y sommes, j'irais solliciter le commissaire de police de faire perquisition dans mon cabaret, ce serait un moyen de le disposer � penser que l'on vous a suspect� � tort.�
Raoul jugeant le conseil excellent, fit la d�marche que je lui sugg�rais; le commissaire acc�da � son d�sir, et la perquisition fut faite avec le plus grand soin: elle ne produisit rien.
�Eh bien! s'�cria Raoul, avec ce ton de satisfaction qui semble annoncer l'homme irr�prochable, �tes-vous bien avanc�s maintenant? pour des torche..... faire tant d'embarras! j'aurais assassin� que ce ne serait pas pis.�
L'assurance avec laquelle il articula ce dernier membre de phrase me d�concerta; j'eus presque des scrupules de l'avoir cru coupable; pourtant il l'�tait, et l'impression qui lui �tait favorable s'effa�a promptement de mon esprit. Il est douloureux de penser qu'un brigand, les mains encore fumantes du sang de sa victime, puisse sans frissonner prof�rer des paroles qui rappellent son attentat. Raoul �tait calme, il �tait triomphant, Quand nous mont�mes en fiacre pour nous transporter � son domicile de Paris, on e�t dit qu'il allait � la noce.
�Ma femme, r�p�tait-il, sera bien surprise de me voir en si bonne compagnie.�
Ce fut elle qui vint nous ouvrir. A notre aspect son visage n'�prouva pas la moindre alt�ration: elle nous offrit des si�ges; mais comme nous n'avions pas de temps � perdre, sans avoir �gard � sa politesse, le commissaire et moi nous nous m�mes en devoir de proc�der � la nouvelle perquisition. Raoul �tait pr�sent; il nous guidait avec une complaisance extr�me.
Afin de rendre vraisemblable l'histoire que je lui avais faite, c'�tait aux papiers que l'on devait s'attacher de pr�f�rence. Il me donna la clef de son secr�taire. Je m'empare d'une liasse, et la premi�re pi�ce sur laquelle se portent mes regards est une assignation, dont une partie est d�chir�e. Soudain, je me retrace la forme du lambeau sur lequel est �crite l'adresse annex�e au proc�s-verbal des magistrats de Corbeil..... Ce lambeau s'adapte �videmment � la d�chirure. Le commissaire, � qui je fais part de mon observation, est de mon avis. Raoul ne nous vit d'abord qu'avec indiff�rence examiner l'assignation; peut-�tre n'y prenait-il pas garde, mais tout � coup ses muscles se contractent, il p�lit, et s'�lan�ant vers le tiroir d'une commode qui renferme des pistolets charg�s, il va s'en saisir, lorsque, par un mouvement non moins rapide, mes agents se pr�cipitent sur lui, et le mettent hors d'�tat de faire r�sistance.
Il �tait pr�s de minuit quand Raoul et sa femme furent amen�s � la pr�fecture: Court y arriva un quart d'heure apr�s. Les deux complices furent enferm�s s�par�ment. Jusque l� l'on n'avait contre eux que des pr�somptions et des semi-preuves. Je me proposai de les confesser pendant qu'ils �taient encore dans la stupeur. Ce fut d'abord sur Court que j'essayai mon �loquence; je le pris ce qu'on appelle par tous les bouts; j'employai toute esp�ce d'arguments pour le convaincre qu'il �tait dans son int�r�t de faire des aveux.
�Croyez-m'en, lui disais-je, d�clarez toute la v�rit�; pourquoi vous opini�trer � cacher ce que l'on sait? Au premier interrogatoire que vous allez subir, vous verrez que l'on est plus instruit que vous ne le pensez. Tous les gens que vous avez attaqu�s ne sont pas morts, on produira contre vous des t�moignages foudroyants; vous aurez gard� le silence, mais vous n'en serez pas moins condamn�; l'�chafaud n'est pas ce qu'il y a de plus terrible, ce sont les tourments, les rigueurs dont on punira votre obstination. Justement irrit�s contre vous, les magistrats ne vous laisseront ni paix ni tr�ve, jusqu'� l'heure de l'ex�cution; on vous obs�dera, on vous fera p�rir � petit feu; si vous vous taisez, la prison sera pour vous un enfer; parlez, au contraire, montrez du repentir, de la r�signation, et puisque vous ne pouvez �chapper � votre sort, t�chez au moins que les juges vous plaignent et d�sirent vous traiter avec humanit�.�
Pendant cette exhortation, qui fut beaucoup plus longue, Court �tait int�rieurement tr�s agit�. Lorsque je lui annon�ai que tous les gens attaqu�s par lui n'�taient pas morts, il changea de couleur et d�tourna la vue. Je remarquai qu'insensiblement il perdait contenance, sa poitrine se gonflait visiblement, il respirait avec peine. Enfin, � quatre heures et demie du matin, il me saute au cou, des larmes coulent en abondance de ses yeux.
�Ah! M. Jules, s'�cria-t-il en sanglottant, je suis un grand coupable; je vais tout vous raconter.�
Je m'�tais bien gard� de dire � Court de quel assassinat il �tait accus�; comme probablement il avait commis plus d'un meurtre, je ne voulus rien sp�cifier; j'esp�rais qu'en restant dans des termes vagues, en m'abstenant de toute d�signation trop pr�cise, il me mettrait peut-�tre sur la voie d'un crime autre que celui pour lequel il �tait poursuivi. Court r�fl�chit un instant.
�Eh bien! oui, c'est moi qui ai assassin� le marchand de volailles. Fallait-il qu'il e�t l'ame chevill�e dans le corps! Le pauvre diable! en �tre revenu apr�s un assaut pareil! Voici comment cela s'est fait, M. Jules: que je meure sur l'heure si je mens.... Ils �taient plusieurs Normands qui s'en retournaient apr�s avoir d�bit� leur marchandise � Paris.... Je les croyais charg�s d'argent; j'allai en cons�quence les attendre au passage: j'arr�te les deux premiers qui se pr�sentent, mais je ne trouve presque rien sur eux.... J'�tais alors dans la plus affreuse n�cessit�; c'�tait la mis�re qui me poussait; je sentais que ma femme manquait de tout, �a me saignait le cœur. Enfin, pendant que je me livre au d�sespoir, j'entends le bruit d'une voiture: je cours, c'�tait celle d'un marchand de volailles. Je le surprends � moiti� endormi; je le somme de me donner sa bourse; il se fouille, je le fouille moi-m�me: il poss�dait en tout quatre-vingts francs. Quatre-vingts francs! qu'est-ce que c'est quand on doit � tout le monde? J'avais deux termes � payer; mon propri�taire avait menac� de me mettre � la porte. Pour comble de disgr�ce, j'�tais harcel� par d'autres cr�anciers. Que vouliez-vous que je fisse avec quatre-vingts francs? La rage m'empoigne, je prends mes pistolets et les d�charge tous les deux dans la poitrine du messi�re. Quinze jours apr�s, on m'a donn� la nouvelle qu'il �tait encore vivant... Jugez si j'ai �t� surpris! aussi depuis ce moment je n'ai pas eu une minute de repos; je me doutais bien qu'il me jouerait quelque mauvais tour.
—�Vos craintes �taient fond�es, lui dis-je: mais le marchand de volaille n'est pas le seul que vous avez assassin�; et ce boucher que vous avez cribl� de coups de couteau, apr�s lui avoir enlev� sa sacoche?
—�Pour celui-l�, reprit le sc�l�rat, Dieu veuille avoir son ame! Je r�pondrais bien que s'il d�pose contre moi, ce ne sera qu'au jugement dernier.
—�Vous �tes dans l'erreur, le boucher n'en mourra pas.
—�Ah! tant mieux, s'�cria Court.
—�Non il n'en mourra pas, et je dois vous pr�venir qu'il a signal�, vous et vos complices de mani�re � ce qu'on ne puisse pas s'y m�prendre.�
Court essaya de soutenir qu'il n'avait pas de complices; mais il n'eut pas la force de persister long-temps dans le mensonge, et il finit par m'indiquer Clair Raoul. J'insistai pour qu'il m'en nomm�t d'autres, ce fut en vain: je dus provisoirement me contenter des aveux qu'il venait de faire, et dans la crainte qu'il n'imagin�t de les r�tracter, je fis imm�diatement appeler le commissaire, en pr�sence de qui il les r�it�ra dans les plus grands d�tails.
C'�tait sans doute une premi�re victoire que d'avoir d�termin� Court � se reconna�tre coupable et � signer ses d�clarations, mais il m'en restait une seconde � remporter: il s'agissait d'amener Raoul � suivre l'exemple de son ami. Je p�n�trai sans bruit dans la pi�ce o� il �tait: Raoul dormait; je prends des pr�cautions pour ne pas l'�veiller, et m'�tant plac� pr�s de lui, je parle bas dans la direction de son oreille; il remue l�g�rement, ses l�vres s'agitent, je pr�sume qu'en lui adressant des questions, il y r�pondra; sans �lever la voix, je l'interroge sur son affaire; il articule quelques paroles inintelligibles, mais il m'est impossible de donner un sens � ce qu'il dit. Cette sc�ne de somnambulisme durait depuis pr�s d'un quart d'heure, lorsqu'� cette interpellation, qu'avez-vous fait du couteau? Il �prouva un sursaut, prof�ra quelques mots entrecoup�s, et tourna ses regards de mon c�t�.
En me reconnaissant, il tressaillit d'�tonnement et d'�pouvante: on e�t dit qu'� son int�rieur il venait de se livrer un combat dont il tremblait que j'eusse �t� le t�moin. A l'air d'anxi�t� avec lequel il me consid�rait, je vis qu'il cherchait � lire dans mes yeux ce qui s'�tait pass�. Peut-�tre pendant son sommeil s'�tait-il trahi. Il avait le front couvert de sueur, une p�leur mortelle �tait r�pandue sur ses traits; il s'effor�ait de sourire en grin�ant les dents malgr� lui. L'image que j'avais devant moi �tait celle d'un damn� � qui sa conscience donne la torture.... c'�tait Oreste poursuivi par les Eum�nides. Les derni�res vapeurs d'un songe affreux n'�taient pas encore dissip�es.... je saisis la circonstance: ce n'�tait pas la premi�re fois que j'avais pris le cauchemar pour mon auxiliaire.
�Il para�t, dis-je � Raoul, que vous venez de faire un r�ve bien terrible? vous avez beaucoup parl� et consid�rablement souffert; je vous ai �veill� pour vous d�livrer des tourments que vous enduriez et des remords auxquels vous �tiez en proie. Ne vous f�chez pas de ce langage, il n'est plus temps de dissimuler; les r�v�lations de votre ami Court nous ont tout appris; la justice n'ignore aucun des d�tails du crime qui vous est imput�; ne vous d�fendez pas d'y avoir particip�, l'�vidence, contre laquelle vous ne pouvez rien, r�sulte des dires de votre complice. Si vous vous retranchez dans un syst�me de d�n�gation, sa voix vous confondra en pr�sence de vos juges, et si ce n'est pas assez de son t�moignage, le boucher que vous avez assassin� pr�s de Milly para�tra pour vous accuser.�
A ce moment, j'examinai la figure de Raoul, et je la vis se d�composer; mais se remettant graduellement, il me r�pondit avec fermet�:
�M. Jules, vous voulez m'entortiller, c'est peine perdue: vous �tes malin, mais je suis innocent. Pour ce qui est de Court, on ne me persuadera pas qu'il soit coupable, encore moins qu'il m'ait inculp�, surtout quand il n'y a pas l'ombre de vraisemblance qu'il ait pu le faire.�
Je d�clarai de nouveau � Raoul qu'il cherchait inutilement � me d�rober la connaissance de la v�rit�. Au surplus, ajoutais-je, je vais vous confronter � votre ami, et nous verrons si vous osez le d�mentir. �Faites-le venir, repartit Raoul, je ne demande pas mieux; je suis certain que Court est incapable d'une mauvais action. Pourquoi voulez-vous qu'il aille s'accuser d'un crime qu'il n'a pas commis, et m'y impliquer de ga�t� de cœur, � moins qu'il ne soit fou, et il ne peut pas l'�tre? Tenez, M. Jules, je suis si s�r de ce que j'avance, que s'il dit qu'il a assassin� et que j'�tais avec lui, je consens � passer pour le plus grand sc�l�rat que la terre ait port�; je reconna�trai pour vrai tout ce qu'il dira, j'en prends l'engagement, quitte � monter avec lui sur le m�me �chafaud. Mourir de �a ou mourir d'autre chose, la guillotine ne me fait pas peur. Si Court parle, eh bien! tout est dit, la nappe est mise; il roulera deux t�tes sur le plancher.�
Je le laissai dans ces dispositions, et j'allai proposer l'entrevue � son camarade. Celui-ci refusa, m'all�guant qu'apr�s avoir avou�, il n'aurait jamais la force de regarder Raoul. �Puisque j'ai sign� ma d�claration, disait-il, faites-la lui lire, elle suffira pour le convaincre; d'ailleurs il conna�t mon �criture.� Cette r�pugnance, � laquelle je ne m'�tais pas attendu, me contrariait d'autant plus, que souvent, en moins d'une seconde, j'ai vu les id�es d'un pr�venu changer du blanc au noir; je m'effor�ai donc de la vaincre, et je parvins assez promptement � d�cider Court � faire ce que je d�sirais. Enfin, je mets les deux amis en pr�sence; ils s'embrassent, et improvisant une ruse que je ne lui avais pas sugg�r�e, bien qu'elle second�t merveilleusement mes projets, Court dit � Raoul: �Eh bien! tu as donc fait comme moi, tu as confess� notre crime? tu as bien fait.�
Celui � qui s'adressait cette phrase fut un instant comme an�anti; mais reprenant bient�t ses esprits: �Ma foi, M. Jules, c'est bien jou�; vous nous avez tir� la carotte au parfait. A pr�sent, comme je suis un homme de parole, je veux tenir celle que je vous ai donn�e, en ne vous cachant rien;� et sur-le-champ il se mit � me faire un r�cit qui confirmait pleinement celui de son complice. Ces nouvelles r�v�lations ayant �t� re�ues par le commissaire dans les formes voulues par la loi, je restai � causer avec les deux assassins; ils furent dans la conversation d'une ga�t� qui ne tarissait pas; c'est l'effet ordinaire de l'aveu sur les plus grands criminels. Je soupai avec eux, ils burent raisonnablement. Leur physionomie �tait redevenue calme; il n'y avait plus de vestige de la catastrophe de la veille: on voyait que c'�tait une affaire arrang�e; en avouant, ils avaient pris l'engagement de payer leur dette � la justice. Au dessert, je leur annon�ai que nous partirions dans la nuit pour Corbeil; �en ce cas, dit Raoul, ce n'est pas la peine de nous coucher,� et il me pria de lui faire apporter un jeu de cartes. Quand arriva la voiture qui devait nous emmener, ils �taient � faire leur cent de piquet aussi paisiblement que de bons bourgeois.
Ils mont�rent dans le coucou sans que cela par�t leur faire la plus l�g�re impression. Nous n'�tions pas encore � la barri�re d'Italie, qu'ils ronflaient comme des bienheureux; � huit heures du matin ils ne s'�taient pas �veill�s, et nous entrions dans la ville.
Arriv�e � Corbeil.—Sornettes populaires.—La foule.—Les gobe-mouches.—La bonne compagnie.—Poulailler et le capitaine Picard.—Le d�go�t des grandeurs.—Le marchand de dindons.—Le g�n�ral Beaufort.—L'id�e qu'on se fait de moi.—Grande terreur d'un sous-pr�fet.—Les assassins et leur victime.—Le repentir.—Encore un souper.—Mettez des couteaux.—R�v�lations importantes, etc., etc.
Le bruit de notre arriv�e se r�pandit en un instant. Les habitants accoururent pour voir les assassins du boucher; j'�tais aussi pour eux un objet de curiosit�. Dans cette occasion, je ne fus pas f�ch� d'apprendre ce que l'on pensait de moi � six lieues de la Capitale; je me faufilai dans la foule assembl�e devant la porte de la prison, et l� je n'eus qu'� pr�ter l'oreille pour entendre les propos les plus singuliers; c'est lui! c'est lui! r�p�taient les spectateurs, en se haussant sur la pointe des pieds, chaque fois que le guichet s'ouvrait pour laisser entrer ou sortit un de mes agents.
�Tiens, le vois-tu? disait l'un, c'est ce petit mauricaud qui n'a pas cinq pieds.
—�Bah! un avorton comme �a, j'en aurais cinquante comme lui � mes trousses....
—�Un avorton! il est toujours assez grand pour te fiche ta tourn�e: d'abord il tire la savate comme un ange, et puis il a une mani�re de vous passer la jambe.
—�Tais-toi donc, est-ce qu'on ne conna�t pas les couleurs aussi bien que lui?
—�C'est ce grand mince, disait un autre, a-t-il l'air m�chant, avec ses cheveux roux!
—�Oh! il est comme un �chalat; il m'est avis qu'une main dans la poche je le ploierais en deux.
—�Toi?
—�Oui, moi.
—�Ah! tu crois qu'il se laisserait empoigner? pas si b�te! il viendrait soi-disant pour te parler amicablement, puis au moment o� tu t'y attendrais le moins, ce serait un coup de poing qui t'arriverait dans le brochet (le creux de l'estomac), ou suivant qu'il trouverait sa belle, il te saluerait d'une mure (coup de poing sur le nez) que tu en verrais trente-six chandelles.
—�Monsieur a raison, observait en me regardant un gros bourgeois � lunettes, qui �tait mon plus proche voisin, c'est un �tre bien extraordinaire que ce Vidocq; on pr�tend que quand il veut arr�ter quelqu'un, il a un coup � lui qui le rend tout de suite ma�tre de son homme.
—�Je me suis laiss� dire, c'�tait un charretier qui prenait la parole, qu'il a toujours aux pieds des souliers avec des caboches (gros clous), et qu'en vous donnant une poign�e de main, il vous l�ve sur l'os de la jambe une tartine de longueur.
—�Faites donc attention o� vous marchez, gros butor, s'�criait une jeune fille, dont le charretier venait maladroitement d'�craser les cors.
—��a vous fait jouir la belle enfant, ripostait le rustre, ce n'est rien; vous en verrez bien d'autres avant que de mourir; si Vidocq avec le talon de sa botte vous �crasait le gros arpion (gros orteil).....
—�Vraiment! qu'il y vienne donc!
—�Il serait g�n�; c'est encore un cadet...�
A ce moment, je pris part � la conversation; �Mademoiselle, dis-je au charretier, a de trop jolis yeux pour que Vidocq, tant m�chant soit-il, veuille lui faire du mal.
—�Oh! on n'ignore pas qu'il n'est pas si rude avec les femmes. D'abord c'est un gaillard qu'on dit qu'il lui en faut. Oui, il lui en faut, et qu'il est fameusement port� l�-dessus. Mais ce n'est pas tout �a: j'en voulais venir que quand on �crase le gros arpion � un particulier, tant fort soit-il, il n'y a pas de milieu, il faut qu'il descende, et si on ne le ramasse pas, il reste sur la place.�
Il se fit alors un brouhaha.—Ah! ah! ah!
�Qu'est-ce qu'il y a?
—�A bas le chapeau!
—�Eh! l'homme � la perruque!
—�C'est-il les assassins?
—�Le voil�! le voil�!
—�Et qui donc?
—�Ne poussez donc pas tant.
—�Polisson, voulez-vous finir avec vos mains?
—�Donnez-lui un soufflet.
—�Comme les femmes sont imprudentes, se risquer dans un �tat pareil!
—�Aie, aie!
—�Montez sur mon �paule.
—�Eh! l�-bas, vous n'�tes pas de verre.
—�Sont-ils fous de faire tant de bruit?
—�C'est rien! c'est rien! c'est un exempt.
—�Y en a-t-il de ces mouchards!
—�Des mouchards! il n'y en a que quatre.�
Quand ces criailleries cess�rent, le flux et le reflux de la multitude m'avaient transport� au milieu d'un groupe nouveau, o� une douzaine de gobe-mouches s'entretenaient aussi de moi.
Premier gobe-mouche (celui-l� avait des cheveux blancs). �Oui, monsieur, il a �t� condamn� pour cent un ans de gal�res: un relev� de mort.
Second gobe-mouche.�Cent et un ans! c'est plus d'un si�cle.
Une vieille femme.�Ah! grand Dieu! qu'est-ce que vous me faites l'honneur de me dire? cent et un ans! comme dit cet autre, ce n'est pas un jour.
Troisi�me gobe-mouche.�Non! non, ce n'est pas un jour, c'est un beau bail.
Quatri�me gobe-mouche.�Il avait donc assassin�?
Cinqui�me gobe-mouche.�Quoi! vous ne savez pas �a? C'est un sc�l�rat couvert de crimes; il a tout fait. Vingt fois il a m�rit� la guillotine, mais comme c'est un adroit coquin, on lui a fait gr�ce de la vie.
La vieille femme.�C'est-il vrai qu'il a �t� fouett� marqu�?
Premier gobe-mouche.�Certainement, madame, avec un fer chaud sur les deux �paules; je vous r�ponds que si on les mettait � nu, on y trouverait la fleur de lis.
Autre gobe-mouche. (Son num�ro d'ordre ne me revient pas; je me rappelle seulement qu'il �tait v�tu de noir, et coiff� � l'oiseau royal, c'�tait, � ce que je pr�sume, un des marguillers de la paroisse.) �La fleur de lis? c'est bien mieux que cela, puisqu'il est assujetti � porter un anneau � la jambe, c'est un fait que je tiens du commissaire.
Moi.�Laissez donc, avec votre anneau, est-ce qu'on ne le verrait pas?
Le gobe-mouche noir. (S�chement).�Non, monsieur, on ne le verrait pas. D'abord, ne vous mettez pas dans la t�te que ce soit un anneau de fer du poids de quatre ou cinq livres; c'est un anneau d'or, tout l�ger, et presque imperceptible. Ah! parbleu, s'il s'avisait comme moi de porter des culottes courtes, �a sauterait aux yeux, mais le pantalon cache tout. Le pantalon, jolie mode! �a nous vient de la r�volution, c'est comme la Titus, on ne distingue plus un honn�te homme d'un gal�rien. Je vous le demande, messieurs, si ce Vidocq �tait parmi nous, ne seriez-vous pas bien aise de vous trouver dans la compagnie d'un tel mis�rable? qu'en pensez-vous, chevalier?
Un chevalier de Saint-Louis.�Pour mon compte, je n'en serais pas tr�s flatt�, et vous, M. de la Potoni�re?
M. de la Potoni�re.�Dans le fait, ce n'est pas un si grand honneur; un for�at, et qui pis est, un espion de police! Si encore il n'arr�tait que des brigands de l'esp�ce de ceux que l'on vient d'amener aujourd'hui, ce serait pain b�ni; mais savez-vous � quelle condition on l'a tir� du bagne? Pour obtenir sa libert�, il s'est engag� � livrer cent individus par mois, et il n'y a pas � dire, coupables ou non, il faut qu'il les trouve, autrement il serait bien s�r d'�tre reconduit o� on l'a pris; par exemple, s'il d�passe le nombre, il a une prime. Est-ce ainsi que cela se passe en Angleterre, sir Wilson?
Sir Wilson.�Non, le gouvernement de la Grande-Bretagne n'a point encore admis de pareille commutation de peine. Je ne connais pas votre M. Vidocq, mais si c'est un brigand, il l'est beaucoup moins sans doute que ceux qui tiennent suspendue sur sa t�te l'�p�e, qui tombe du moment qu'il y a impossibilit� pour lui de remplir un march� abominable. O'm�ara, qui n'est pas plus que moi partisan de notre minist�re, vous attestera qu'il ne s'est pas encore avili � ce point. Vous vous taisez, docteur, parlez donc.
Le docteur O'm�ara.�Il ne lui aurait plus manqu� que d'avoir choisi parmi les h�ros de Tyburn ou de Botany-Bey, les agents qui r�pondent de la s�ret� de Londres; quand les voleurs font la chasse aux voleurs, on n'est jamais certain qu'ils ne finiront pas par s'entendre, et alors, que devient la chasse?
Le chevalier de Saint-Louis.�C'est juste; il est inconcevable que, dans tous les temps, la police n'ait jamais employ� que des hommes tar�s; il y a tant d'honn�tes gens!
Moi.�Monsieur accepterait la place de Vidocq?
Le chevalier.�Moi! monsieur, Dieu m'en garde!
Moi.�Eh Bien! ne demandez donc pas l'impossible.
Sir Wilson.�L'impossible! jusqu'� ce que la police de France, qui n'est qu'une institution t�n�breuse, une machination perp�tuelle, ait cess� d'�tre l'espionnage, et soit devenue la force visible pour le maintien de l'ordre public et de la s�ret� de tous.�
Une Anglaise (au milieu de trois ou quatre officiers en demi-solde, qui paraissent lui faire leur cour, peut-�tre �tait-ce lady Owinson). �Le g�n�ral entend toutes ces choses � merveille.
Un des officiers.�Ah! voici le g�n�ral Beaufort, avec la famille Picard.
Lady Owinson.�Ah! bonjour, g�n�ral; je dois vous faire mes compliments de condol�ance, car on m'a cont� l'�v�nement de votre tabati�re: chez nous, il y a un vieux proverbe qui dit, qu'il vaut mieux s'�veiller sous la table de la taverne que de s'exposer � dormir dans le foss�.
Le g�n�ral (avec aigreur).�C'est une le�on qui aurait pu profiter au boucher.
Lady Owinson.�Et � vous, g�n�ral. Mais � propos, que ne vous adressez-vous � Vidocq pour retrouver votre tabati�re?
Le g�n�ral.�A Vidocq! un voleur, un chauffeur, un gredin! si je savais respirer le m�me air que lui, je me pendrais tout de suite. Que je m'adresse � Vidocq!
Le capitaine Picard.�Et pourquoi pas? s'il peut vous faire rendre l'objet.
Le g�n�ral.�Ah! voil� comme vous �tes, vous (avec un ton de sup�riorit�). Mon ami Picard, on s'aper�oit que vous �tes un enfant de la balle.
Le capitaine.�Merci, g�n�ral.
Le g�n�ral.�N'�tes-vous pas le fils d'un capitaine de mar�chauss�e? Ne m'avez-vous pas dit cent fois que votre p�re avait arr�t� le fameux Poulailler?
Lady Owinson.�Le fameux Poulailler? Ah! M. Picard, contez-nous donc �a, le fameux Poulailler.
M. Picard.�Puisque vous le commandez, madame; cependant, c'est bien long, et puis, c'est une histoire que tout le monde conna�t.
Lady Owinson.�Je vous en prie, M. Picard.
M. Picard.�C'�tait un bien adroit voleur que Poulailler; depuis Cartouche on n'avait pas vu son pareil. Je n'en finirais pas si je voulais vous dire seulement le quart de ce que ma m�re m'en a rapport�; la bonne femme a bient�t quatre-vingts ans, elle se souvient de loin.
Le g�n�ral Beaufort.�Au fait, avocat, pas de digression.
Lady Owinson.�G�n�ral, n'interrompez donc pas. Allons, M. Picard...
M. Picard.�Pour vous abr�ger, la Cour �tait � Fontainebleau; on y c�l�brait des r�jouissances � l'occasion d'un mariage. Mon p�re, qui �tait capitaine de mar�chauss�e, re�oit dans la nuit un expr�s qui lui annonce qu'� la suite d'un bal, plusieurs individus d�guis�s en grands seigneurs ont disparu, emportant avec eux les parures en diamants de la plupart des dames qui figuraient dans les quadrilles. Il y en avait pour une somme consid�rable. Cet enl�vement s'�tait effectu� avec tant d'audace et de subtilit�, qu'il �tait tout naturel de l'attribuer � Poulailler. On l'avait vu, � la t�te d'une cavalcade de six hommes, superbement mont�s, prendre la route de Paris. Il �tait � pr�sumer que c'�taient les voleurs, et qu'ils passeraient � Essonne. Mon p�re s'y rendit sur-le-champ, et l�, il apprit que la cavalcade �tait descendue � l'auberge du Grand-Cerf, c'est aujourd'hui la maison d�serte qu'on appelle la ferme. Ils �taient tous couch�s, et leurs chevaux �taient � l'�curie. Mon p�re voulut d'abord s'emparer des chevaux; ils les trouva sell�s, brid�s, et ferr�s � rebours, si bien qu'ils semblaient aller dans l'endroit d'o� ils venaient.
Lady Owinson.�Voyez un peu quelle ruse! Ils les savent toutes, ces brigands!
M. Picard.�Mon p�re fit couper les sous-ventri�res, et aussit�t il monta � la chambre de Poulailler; mais averti par un des siens qui faisait le guet, celui-ci avait d�j� lev� le pied, et toute la bande s'�tait dispers�e dans la campagne. Il n'y avait pas de temps � perdre pour se mettre � leur poursuite. Mon p�re ne s'arr�ta qu'� la Cour-de-France, o� on lui dit qu'on avait vu entrer un beau monsieur dans un cabaret, qu'il avait un habit tout couvert d'or et des belles plumes sur son chapeau. Pas de doute, c'est Poulailler. Mon p�re va droit au cabaret, le beau monsieur y �tait: au nom du roi, je vous arr�te, lui dit mon p�re. �Ah! mon bon monsieur, ne m'arr�tez pas, je ne suis pas celui que vous croyez, je suis qu'un pauvre diable, qui menait � Paris un troupiau de dindons; j'ai rencontr� sur mon chemin un seigneur qui me les a achet�s, et qui a troqu� sa d�froque contre la mienne; je n'ai pas perdu au change, sans compter qu'il m'a bien pay� ma marchandise quinze beaux louis d'or, qu'il m'a donn�s... si c'est lui que vous cherchez, ne lui faites pas de mal... c'est un si brave homme! Il m'a dit comme �a qu'il �tait d�go�t� de vivre avec les grands, et qu'il voulait t�ter de la vie des petits... Si vous le voyez sur la route, on dirait, ma foi de Dieu! qu'il n'a fait que �a depuis qu'il est au monde; il gaule ses dindons, dame, il faut voir! il n'y a pas de danger qu'ils s'�cartent.� Mon p�re n'eut pas plus t�t re�u ce renseignement qu'il se mit � galoper apr�s le nouveau marchand de dindons; il l'eut atteint promptement. Poulailler se voyant d�couvert, voulut prendre la fuite; mon p�re le gagna de vitesse: alors le brigand lui tira deux coups de pistolet: mais, sans se d�concerter, mon p�re sauta de cheval, saisit Poulailler � la gorge, et apr�s l'avoir terrass�, il le garrotta. Je vous r�ponds que c'�tait un rude homme que ce Poulailler, mais mon p�re l'�tait aussi.
Le g�n�ral Beaufort.�Eh bien! capitaine Picard, je n'avais donc pas tort de dire que vous �tes un enfant de la balle.
Moi (au g�n�ral Beaufort).�G�n�ral, je vous demande pardon, mais plus je vous consid�re, plus il me semble que j'ai l'honneur de vous conna�tre; ne commandiez-vous pas les gendarmes � Mons?
Le g�n�ral.�Oui, mon ami, en 1793.... Nous �tions avec Dumouriez et le duc d'Orl�ans actuel.
Moi.�C'est cela, g�n�ral, j'�tais sous vos ordres.
Le g�n�ral. (me tendant la main avec enthousiasme).�Eh! venez donc, mon camarade, que je vous embrasse; je vous retiens � d�ner. Messieurs, je vous pr�sente un de mes anciens gendarmes; il est taill� en force, celui-l�, j'esp�re qu'il aurait bien arr�t� Poulailler; n'est-ce pas, M. Picard!�
Pendant que le g�n�ral pressait mes mains dans les siennes, un gendarme m'ayant aper�u parmi les spectateurs, vint � moi, et me touchant l�g�rement l'�paule: �M. Vidocq, me dit-il, le procureur du roi vous demande.� Soudain, tout autour de moi, je vis les visages s'alonger d'une �trange fa�on. Quoi! c'est Vidocq? et puis c'est Vidocq, c'est Vidocq, r�p�tait-on, et les plus empress�s donnaient force coups de coude pour se faire jour jusqu'� moi. On se montait les uns sur les autres pour me voir ou de plus pr�s ou de plus loin. Toute cette masse de curieux s'imaginait vraisemblablement que je n'avais pas figure humaine; les exclamations de surprise que je saisissais � la vol�e m'en donn�rent la preuve; il en est quelques-unes que je n'ai pas oubli�es. Tiens, il est blond! je le croyais brun... on le dit si mauvais, il n'en a pourtant pas l'air... c'est ce gros r�joui!... fiez-vous donc � la mine.
Telles �taient � peu pr�s les observations que le public faisait en prenant mon signalement. Il y avait une telle affluence, que je n'arrivai pas sans peine aupr�s du procureur du roi: ce magistrat me chargea de conduire les pr�venus devant le juge d'instruction. Court, que j'emmenai le premier, parut intimid� quand il se vit en pr�sence de plusieurs personnes: je l'exhortai � renouveler ses aveux; il le fit sans trop de difficult�, pour tout ce qui �tait relatif � l'assassinat du boucher; mais interrog� au sujet du marchand de volailles, il r�tracta ce qu'il m'avait dit, et il fut impossible de l'amener � d�clarer qu'il avait d'autres complices que Raoul. Celui-ci, introduit dans le cabinet, ne balan�a pas � confirmer tous les faits consign�s dans le proc�s-verbal de l'interrogatoire qu'il avait subi � la suite de son arrestation. Il raconta longuement et avec un imperturbable sang-froid tout ce qui s'�tait pass� entre eux et le malheureux Fontaine, jusqu'� l'instant o� il l'avait frapp�. �L'homme, dit-il, n'�tait qu'�tourdi par les deux coups de b�ton; lorsque je vis qu'il ne tombait pas, je m'approchai de lui comme pour le soutenir; j'avais � la main le couteau qui est ici sur la table.� En m�me temps, il s'�lance vers le bureau, saisit brusquement l'instrument de son crime, fait deux pas en arri�re, et roulant deux yeux dans lesquels la fureur �tincelle, il prend une attitude mena�ante. Ce mouvement auquel on ne s'�tait pas attendu gla�a d'�pouvante toute l'assistance; le sous-pr�fet faillit se trouver mal; moi-m�me, je n'�tais pas sans quelque frayeur: cependant, persuad� qu'il �tait prudent de n'attribuer ce mouvement de Raoul qu'� un bon motif, �Eh! messieurs, que craignez-vous? dis-je en souriant, Raoul est incapable de commettre une l�chet� et de m�suser de la confiance qu'on lui t�moigne; il n'a pris le couteau que pour vous mettre � m�me de mieux juger le geste.—Merci, M. Jules, me dit cet homme, charm� de l'explication, et en d�posant tranquillement le couteau sur la table; il ajouta: �J'ai voulu seulement vous montrer comment je m'en suis servi.�
La confrontation des pr�venus avec Fontaine �tait indispensable pour compl�ter les pr�liminaires de l'instruction: on consulte le m�decin, afin de savoir si l'�tat du malade lui permet de soutenir une si rude �preuve, et sur sa r�ponse affirmative, Court et Raoul sont amen�s � l'h�pital. Introduits dans la salle o� est le boucher, ils cherchent des yeux leur victime. Fontaine a la t�te envelopp�e, sa figure est recouverte de linges, il est m�connaissable, mais pr�s de lui sont expos�s les v�tements et la chemise qu'il portait lorsqu'il fut si cruellement assailli. �Ah! pauvre Fontaine! s'�crie Court en tombant � genoux au pied du lit que d�corent ces sanglants troph�es, pardonnez aux mis�rables qui vous ont mis dans cet �tat; puisque vous en �tes r�chapp�, c'est une permission de Dieu; il a voulu vous conserver pour que nous portions la peine de nos m�faits. Pardon! pardon! r�p�tait Court en cachant son visage dans ses mains.� Pendant qu'il s'exprimait ainsi, Raoul, qui s'�tait �galement agenouill�, gardait le silence, et paraissait plong� dans une affliction profonde. �Allons! debout, et regardez le malade en face, leur dit le juge que j'accompagnais.� Ils se lev�rent. �Otez de ma vue ces assassins, s'�cria Fontaine, je ne les ai que trop reconnus � leur figure et au son de leur voix.�
Cette reconnaissance et la vue des coupables �taient plus que suffisantes pour �tablir que Court et Raoul avaient assassin� le boucher; mais j'�tais en outre convaincu qu'ils avaient bon nombre d'autres crimes � se reprocher, et que, pour les commettre, ils avaient d� �tre plus de deux; c'�tait l� encore un secret qu'il m'importait de leur arracher; je r�solus de ne pas les quitter sans qu'ils me l'eussent r�v�l� tout entier. Au retour de la confrontation, je fis servir dans la prison � souper pour les pr�venus et pour moi; le concierge me demanda s'il fallait mettre des couteaux sur la table. �Oui, oui, lui dis-je, mettez des couteaux.� Mes deux convives mang�rent avec autant d'app�tit que s'ils eussent �t� les plus honn�tes gens du monde. Quand ils eurent une l�g�re pointe de vin, je les ramenai adroitement sur la pens�e de leurs crimes. �Vous n'avez pas le fonds mauvais, leur dis-je, je gagerais que vous avez �t� entra�n�s; c'est quelque sc�l�rat qui vous a perdus. Pourquoi ne pas en convenir? puisque vous avez ressenti un mouvement de compassion et de repentir lorsque vous avez vu Fontaine, il m'est d�montr� que vous voudriez, au prix de votre sang, n'avoir pas vers� celui que vous avez r�pandu. Eh bien! si vous vous taisez sur vos complices, vous �tes responsables de tout le mal qu'ils feront. Plusieurs des personnes que vous avez attaqu�es ont d�pos� que vous �tiez au moins quatre dans vos exp�ditions.
—�Elles se sont tromp�es, r�pliqua Raoul, parole d'honneur, M. Jules; nous n'avons jamais �t� plus de trois, l'autre est un ancien lieutenant des douanes, qui se nomme Pons G�rard, il reste tout pr�s de la fronti�re, dans un petit village entre la Capelle et Hirson, d�partement de l'Aisne. Mais, si vous voulez l'arr�ter, je vous pr�viens que c'est un lapin qui n'a pas froid aux yeux.
—�Non, dit Court, il n'est pas facile � brider, et si vous ne prenez pas toutes vos pr�cautions, il vous donnera du fil � retordre.
—�Oh! c'est un rude comp�re, reprit Raoul. Vous n'�tes pas manchot non plus, M. Jules, mais dix comme vous ne lui feraient pas peur; en tout cas, vous �tes averti: d'abord, s'il a vent que vous le cherchez, il n'y a pas loin de chez lui en Belgique, il filera; si vous le surprenez, il r�sistera. Ainsi, trouvez moyen de le prendre endormi.
—�Oui, mais il ne dort gu�res, observa Court.�
Je m'informai des habitudes de Pons G�rard et me fis donner son signalement. D�s que j'eus obtenu tous les renseignements dont je pensais avoir besoin pour m'assurer de sa personne, songeant � faire constater les r�v�lations que je venais d'entendre, je proposai aux deux prisonniers d'�crire sur-le-champ � celui des magistrats qui avait caract�re pour recevoir leurs aveux. Raoul mit la main � la plume, et lorsqu'il eut achev�, bien qu'il f�t pr�s d'une heure du matin, je portai moi-m�me la lettre au procureur du roi; elle �tait � peu pr�s con�ue en ces termes:
�Monsieur, revenus � des sentiments plus conformes � notre position, et mettant � profit les conseils que vous nous avez donn�s, nous sommes d�cid�s � vous faire conna�tre tous les crimes dont nous nous sommes rendus coupables, et � vous signaler notre troisi�me complice. Nous vous prions, en cons�quence, de vouloir bien venir pr�s de nous, afin de recevoir nos d�clarations.�
Le magistrat s'empressa de se rendre � la prison, et Court, ainsi que Raoul, r�p�t�rent devant lui tout ce qu'ils m'avaient dit de Pons G�rard. J'avais maintenant � m'occuper de ce dernier; comme il ne fallait pas lui laisser le temps d'apprendre la m�saventure de ses camarades, j'obtins de suite l'ordre d'aller l'arr�ter.
Voyage � la fronti�re.—Un brigand.—La m�re Bardou.—Les indications d'une petite fille.—La d�lib�ration.—J'aborde mon homme.—La reconnaissance simul�e.—Quel gaillard!—Les deux font la paire.—Le faux contrebandier.—L'avis perfide.—Le brigand p�trifi�.—Il ne faut pas tenter le diable.—Je d�livre le pays d'un fl�au.—L'Hercule � la peau d'ours.—Le mangeur de tabac.
D�guis� en marchand de chevaux, je partis avec les agents Goury et Cl�ment, qui passaient pour mes gar�ons. Nous f�mes si grande diligence, que, malgr� la rigueur de la saison et la difficult� des chemins (on �tait dans l'hiver), nous arriv�mes � la Capelle le lendemain soir, veille de la foire. Je connaissais le pays, je l'avais parcouru �tant militaire, aussi n'eus-je besoin que d'un instant pour m'orienter et prendre langue. Tous les habitants � qui je parlai de Pons G�rard me le peignirent comme un brigand qui ne vivait que de fraude et de rapine, son nom �tait un sujet d'effroi, tout le monde tremblait devant lui; les autorit�s locales, auxquelles il �tait d�nonc� journellement, n'osaient le r�primer. Enfin c'�tait un de ces �tres terribles qui font la loi � tout ce qui les entoure: quoi qu'il en f�t, peu accoutum� � reculer devant une entreprise p�rilleuse, je n'en persistai pas moins � vouloir tenter l'aventure. Tout ce que j'entendais dire de Pons piquait mon amour-propre, mais comment en venir � mon honneur? je n'en savais encore rien; en attendant l'inspiration, je d�je�nai avec mes agents, et quand nous nous f�mes suffisamment garni l'estomac, nous nous m�mes en route pour aller � la recherche du complice de Raoul et de Court. Ceux-ci m'avaient indiqu� une auberge isol�e qui �tait un repaire de contrebandiers. Pons y venait fr�quemment, il �tait fort connu de l'aubergiste, qui, le regardant comme une de ses meilleures pratiques, lui portait beaucoup d'int�r�t. Cette auberge m'avait �t� si parfaitement d�sign�e, que je n'eus pas besoin d'autres indications pour la trouver. Escort� de mes deux compagnons, j'arrive, j'entre, sans plus de fa�on je m'assieds, et prenant les mani�res d'un homme qui n'est pas �tranger aux usages de la maison.
�Bonjour, la m�re Bardou. Comment que �a va?
—�Bonjour, mes enfants, soyez les bien-venus, �a va comme vous voyez, � la douce; que peut-on vous servir?
—�A d�ner, nous mourons de faim.
—�Ce sera bient�t pr�t; passez dans la salle et chauffez-vous.�
Tandis qu'elle met le couvert, j'entame la conversation avec elle.
�Je suis s�r que vous ne me remettez pas.
—�Attendez donc.
—�Vous m'avez vu vingt fois l'hiver dernier, avec Pons, quand nous venions pendant la nuit.
—�Quoi! c'est vous?
—�Je crois bien que c'est moi.
—�Je vous remets parfaitement.
—�Et le comp�re G�rard, qu'en faites-vous? Toujours bien portant?
—�Oh! pour �a, oui, il a bu ici la goutte � ce matin, en allant travailler � la maison Lamare.�
J'ignorais compl�tement o� �tait situ�e cette maison, mais comme j'�tais cens� au fait des localit�s, je me gardai bien de m'en enqu�rir. J'esp�rais d'ailleurs que sans adresser de question directe, je parviendrais � me la faire indiquer. A peine avalons-nous les premi�res bouch�es, la m�re Bardou vient me dire! �Vous parliez de G�rard toute � l'heure, sa fille est l�.
—�Laquelle?
—�La plus petite.�
Aussit�t je me l�ve, je cours vers la petite, je l'embrasse avant qu'elle ait eu le temps de me regarder, je l'interloque en lui demandant successivement, et coup sur coup, des nouvelles de chacun des membres de sa famille. Quand elle m'eut r�pondu, je lui dis: �Allons, c'est bien, tu es une belle fille, tiens, voil� une pomme, tu vas la manger, et puis apr�s nous irons ensemble chez ta m�re.� Notre repas fut promptement termin�, alors je sortis avec la petite fille que je suivis. Elle se dirigea d'abord vers la demeure de sa m�re, mais une fois que je fus certain que l'aubergiste ne pouvait plus nous apercevoir, ��coute donc, petite, dis-je � notre guide, sais-tu o� est la maison Lamare?
—�C'est l�-bas, me r�pondit-elle, en me montrant avec son doigt de l'autre c�t� d'Hirson.
—�A pr�sent, tu diras � ta m�re que tu as vu trois amis de ton p�re, qu'elle pr�pare � souper pour quatre, nous reviendrons avec lui. Au revoir, mon enfant.�
La fille de G�rard poursuivit son chemin, et nous ne tard�mes pas � nous trouver vis-�-vis de la maison Lamare; mais l� il n'y avait point de travailleurs; un paysan que je questionnai, me dit qu'ils �taient un peu plus loin: nous continu�mes de marcher, et parvenus sur une �minence, je vis en effet une trentaine d'hommes occup�s de r�parer la grande route. G�rard, en sa qualit� de piqueur, devait �tre au milieu de ce groupe. Nous avan�ons: � cinquante pas des travailleurs, je fais remarquer � mes agents un individu dont la figure et la tournure me semblent tout-�-fait conformes au signalement qui m'a �t� donn�. Je ne doute pas que ce ne soit G�rard, mes agents partagent mon avis; mais G�rard est trop bien entour� pour aller le saisir; seul, sa t�m�rit� le rendrait redoutable, et si ses compagnons prennent sa d�fense, n'est-il pas vraisemblable que nous �chouerons dans l'ex�cution du mandat! La conjoncture �tait embarrassante; � la moindre d�monstration, de notre part, G�rard pouvait ou nous faire un mauvais parti, ou nous �chapper en gagnant la fronti�re. Jamais je n'avais senti davantage la n�cessit� de la prudence. Dans cette occasion, je consultai mes deux agents, c'�taient deux hommes intr�pides: �Faites ce que vous voudrez, me r�pondirent-ils, nous sommes pr�ts � vous seconder en tout, dussions-nous y sauter le pas.—Eh bien! leur dis-je, suivez moi, et n'agissez que lorsqu'il en sera temps; si nous ne sommes pas les plus forts, peut-�tre serons-nous les plus malins.�
Je vais droit � l'individu que je suppose �tre G�rard, mes deux agents se tiennent � quelques pas de moi; plus j'approche, plus je suis convaincu que je ne me suis pas tromp�; enfin j'aborde mon homme, et sans autre pr�ambule, je lui prends la t�te dans mes mains et l'embrasse. �Bonjour, Pons, comment te portes-tu? ta femme et tes enfants sont-ils en bonne sant�?� Pons est comme �tourdi d'un salut aussi brusque, il para�t �tonn�, il m'examine.
—�Ma foi, me dit-il, je veux bien que le diable m'emporte si je te connais. Qui es-tu?
—�Comment, tu ne me reconnais pas, je suis donc bien chang�?
—�Non, ma foi, je ne te remets pas du tout, dis-moi ton nom; j'ai bien vu cette figure-l� quelque part, mais il m'est impossible de me souvenir o� et quand.�
Alors je me penchai � son oreille, et je lui dis: �Je suis un ami de Court et de Raoul, ce sont eux qui m'envoient.
—�Ah! dit-il, en me pressant affectueusement la main, et se tournant du c�t� des travailleurs, faut-il que j'aie peu de m�moire? je ne connais que lui! un ami, nom de D....! un ami! Viens donc, que je t'embrasse.� Et il me serrait dans ses bras � m'�touffer.
Pendant cette sc�ne, les agents ne me perdaient pas de vue; Pons, les apercevant, me demanda s'ils �taient avec moi.� Ce sont mes gar�ons, lui r�pondis-je.
—�Je m'en �tais dout�. Ah! �a, ce n'est pas tout tu dois avoir besoin de te rafra�chir, ces messieurs aussi; il nous faut boire un coup.
—�Je le veux bien; �a ne nous fera pas de mal.
—�Ce n'est-il pas guignonnant! dans ce fichu pays de loups, on ne peut rien trouver, ce n'est qu'� Hirson, � une grande lieue d'ici, que nous aurons du vin; tu y as sans doute pass�?
—�Eh bien! allons � Hirson.�
Pons dit adieu � ses camarades et nous part�mes ensemble. Chemin faisant, je me livrai � des observations d'o� il me fut ais� de conclure qu'on ne m'avait pas exag�r� la force de cet homme. Il n'�tait pas d'une haute stature, il avait tout au plus cinq pieds quatre pouces; mais il �tait carr� dans sa taille. Sa figure brune, lors m�me qu'elle n'e�t pas �t� h�l�e par le soleil, se distinguait par l'�nergie de ses traits vigoureusement trac�s. Il avait des �paules, un cou, des cuisses, des bras �normes; ajoutez � cela de gros favoris, une barbe bleue excessivement fournie, des mains courtes, tr�s larges et velues jusqu'au bout des doigts. Son air dur, impitoyable, appartenait � l'une de ces physionomies qui peuvent rire parce qu'elles sont mobiles, mais sur lesquelles jamais le sourire ne vient se placer.
Tandis que nous marchions c�te � c�te, je voyais que Pons me consid�rait de la t�te aux pieds: �Tudieu, me dit-il, en s'arr�tant un instant, comme pour me contempler: Quel gaillard! tu peux te vanter que tu remplis joliment ta culotte de peau.
—�N'est-ce pas? le daim ne fait pas un pli.
—�Je ne suis pas mince non plus, et en nous voyant, on peut bien dire que les deux font la paire. Ce n'est pas comme ce criquet, ajouta-t-il en d�signant Cl�ment, qui �tait le plus petit des agents de ma brigade; combien que j'en avalerais comme �a � mon d�je�ner?
—�Ne t'y fie pas, r�pliquai-je.
—�C'est possible, quelquefois ces bas-du-cul, c'est tout nerfs.�
Apr�s ces propos de gens qui n'ont rien de mieux � dire, Pons me demanda des nouvelles de ses amis. Je lui dis qu'ils �taient en bonne sant�, mais que comme ils ne l'avaient pas vu depuis l'affaire d'Avesnes, je les avais laiss�s fort inquiets de ce qu'il �tait devenu (l'affaire d'Avesnes �tait un assassinat: lorsque je lui en parlai, il ne sourcilla pas).
�Eh! qui est-ce qui t'am�ne dans ce pays, me dit Pons, ferais-tu la maltouse, par hasard?
—�Comme tu le dis, mon homme, je suis venu ici pour passer en fraude une bande de chevaux; on m'a fait entendre que tu pourrais me donner un coup de main.
—�Ah! tu peux compter sur moi, me protesta Pons�. Et en causant de la sorte, nous arrivons � Hirson, o� il nous fait entrer chez un horloger qui d�bitait du vin. Nous voici tous quatre attabl�s; on nous sert, et tout en buvant, je ram�ne la conversation sur Court et Raoul. �A l'heure qu'il est, lui dis-je, ils sont peut-�tre bien dans l'embarras.
—�Et pourquoi cela?
—�Je n'ai pas voulu te l'apprendre tout de suite, mais il leur est survenu un malheur: ils ont �t� arr�t�s, et je crains bien qu'ils ne soient encore en prison.
—�Et le motif?
—�Le motif, je l'ignore; tout ce que je sais, c'est que j'�tais � d�je�ner avec Court chez Raoul, lorsque la police y a fait une descente, on nous a ensuite interrog�s tous les trois; j'ai �t� aussit�t rel�ch�. Quant aux autres, on les a retenus, et ils sont au secret, et tu ne serais pas encore averti de ce qui leur est arriv�, si Raoul n'avait pu, en revenant de chez l'interrogateur, me dire deux mots en particulier; c'�tait pour que je te pr�vienne d'�tre sur tes gardes, parce qu'on lui avait parl� de toi: je ne t'en dirai pas davantage.
—�Qui donc vous a arr�t�s, me demanda Pons, qui paraissait constern� de l'�v�nement?
—�C'est Vidocq.
—�Oh! le gredin! mais, qu'est-ce que c'est donc que ce Vidocq, qui fait tant parler de lui? Je n'ai jamais pu le voir en face; une fois seulement j'ai aper�u par derri�re un particulier qui entrait chez Causette, on m'a dit que c'�tait lui, mais je n'en sais rien, et je paierais volontiers quelques bouteilles de bon vin � celui qui me le montrerait.
—�Il n'est pas si difficile de le rencontrer, puisqu'il est toujours par voies et par chemins.
—�Qu'il ne tombe pas sous ma coupe; s'il �tait ici, je lui ferais passer un mauvais quart d'heure.
—�Eh! tu es comme les autres, s'il �tait l�, tu te tiendrais coi, et tu serais encore le premier � lui offrir un coup � boire. (En disant ces mots, je tendais mon verre, et il versait.)
—�Moi! je lui offrirais de la m..... plut�t.
—�Tu lui offrirais un coup � boire, te dis-je.
—�Allons donc, plut�t mourir!
—�En ce cas, tu peux mourir quand tu voudras; c'est moi, et je t'arr�te.
—�Quoi! quoi! comment?
—�Oui, je t'arr�te, et en approchant ma face contre la sienne, je te dis, couill�, que tu es servi, et que si tu bronches, je te mange le nez. Cl�ment, mettez les menottes � monsieur.�
On ne se figure pas quel fut l'�tonnement de Pons. Tous ses traits �taient boulevers�s; ses yeux semblaient s'�chapper de leur orbite, ses joues �taient fr�missantes, ses dents claquaient, ses cheveux se dressaient: peu � peu ces sympt�mes d'une crispation qui n'agitait que le haut du corps s'effac�rent, et il s'op�ra une autre r�volution. Quand on lui eut attach� les bras, il resta vingt-cinq minutes immobile, et comme p�trifi�; il avait la bouche b�ante, sa langue �tait coll�e � son palais, et ce ne fut qu'apr�s des efforts r�it�r�s qu'il parvint � l'en d�tacher; il cherchait en vain de la salive pour humecter ses l�vres; en moins d'une demi-heure, le visage de ce sc�l�rat, successivement p�le, jaune, livide, offrit toutes les nuances d'un cadavre qui se d�compose. Enfin, sorti de cette esp�ce de l�thargie, Pons articula ces mots: �Quoi! vous �tes Vidocq! Si je l'avais su lorsque tu m'as accost�, j'aurais purg� la terre d'un f.... gueux.
—�C'est bon, lui dis-je, je te remercie; en attendant, tu as donn� dans le panneau, et tu me dois quelques bonnes bouteilles de vin: au surplus je t'en tiens quitte; tu voulais voir Vidocq, je te l'ai montr�. Une autre fois cela t'apprendra � ne pas tenter le diable.�
Les gendarmes, que je fis appeler apr�s l'arrestation de Pons, ne pouvaient en croire leurs yeux. Pendant la perquisition qu'il nous �tait ordonn� de faire � son domicile, le maire de sa commune se confondit envers nous en actions de gr�ces. �Quel �minent service, nous disait-il, vous avez rendu au pays! il �tait notre �pouvantail � tous. Vous nous avez d�livr� d'un v�ritable fl�au.� Tous les habitants �taient satisfaits de voir Pons entre nos mains, et pas un d'eux qui ne s'�merveill�t de ce que la capture de ce sc�l�rat s'�tait effectu�e sans coup f�rir.
La perquisition termin�e, nous all�mes coucher � la Capelle. Pons �tait attach� avec un de mes agents, qui ne le quittait ni jour ni nuit. A la premi�re halte je le fis d�shabiller, afin de m'assurer qu'il n'avait aucune arme cach�e. En le voyant nu, je doutai un instant que ce f�t un homme; tout son corps �tait couvert de poils noirs, touffus et luisants: on l'e�t pris pour l'Hercule Farn�se, envelopp� dans la peau d'un ours.
Pons paraissait assez tranquille, il ne se passait rien d'extraordinaire dans sa personne; seulement le lendemain je m'aper�us que pendant la nuit, il avait aval� plus d'un quarteron de tabac � fumer. J'avais d�j� fait la remarque que, dans de grandes anxi�t�s, les hommes qui ont l'habitude du tabac sous une forme ou sous une autre, en font toujours un usage immod�r�. Je savais qu'il n'est pas de fumeur qui ach�ve plus promptement une pipe qu'un condamn� � mort, soit lorsqu'il vient d'entendre sa sentence au tribunal, soit aux approches du supplice; mais je n'avais pas encore vu un malfaiteur dans la position de Pons, introduire en si grande quantit� dans son estomac, une substance qui, par son acrimonie, ne peut avoir que de funestes effets. Je craignis qu'il n'en f�t incommod�; peut-�tre avait-il l'intention de s'empoisonner; je lui fis retirer le tabac qui lui restait, et je prescrivis de ne le lui rendre que par petite partie, � condition qu'il se bornerait � le m�cher. Pons se soumit � l'ordonnance, il n'avala plus de tabac, et il n'y eut pas apparence que celui qu'il avait aval� lui e�t fait le moindre mal.
Une visite � Versailles.—Les grandes bouches et les petits morceaux.—La r�signation.—Les transes d'un criminel.—C'est soi-m�me qui fait son sort.—Le sommeil d'un meurtrier.—Les nouveaux convertis.—Ils m'invitent � leur ex�cution.—R�flexions au sujet d'une bo�te en or.—Le Meg des Megs.—Il n'y a pas de honte. L'heure fatale.—Nous nous retrouverons l�-bas.—La Carline.—Les deux Jean de la vigne.—J'embrasse deux t�tes de mort.—L'esprit de vengeance.—Dernier adieu.—L'�ternit�.
Je revins directement � Paris. Je conduisis Pons � Versailles, o� Court et Raoul �taient d�tenus. En arrivant, j'allai les voir. �Eh bien! leur dis-je, notre homme est arr�t�.
—�Vous l'avez? dit Court, ah! tant mieux!
—�Il ne l'a pas vol�, s'�cria Raoul; je suis s�r qu'il aura fait une belle vie!
—�Lui? r�pliquai-je, il a �t� doux comme un mouton.
—�Quoi! il ne s'est pas d�fendu!... Hein, vois-tu, Raoul? il ne s'est pas d�fendu!
—�Ces terribles-l�, ils ont une grande bouche, mais ils n'avalent que les petits morceaux.
—�Les renseignements que vous m'avez donn�s, leur dis-je, n'ont pas �t� perdus.�
Avant de partir de Versailles, je voulus par reconnaissance procurer une distraction aux deux prisonniers, en les faisant d�ner avec moi. Ils accept�rent avec une satisfaction marqu�e, et tout le temps que nous pass�mes ensemble, je ne vis plus sur leur front le plus l�ger nuage de tristesse: ils �taient plus que r�sign�s, je ne serais pas surpris qu'ils fussent redevenus honn�tes gens, leur langage semblait du moins l'indiquer. �Il faut convenir, mon pauvre Raoul, disait Court, que nous faisions un fichu m�tier.
—�Oh! ne m'en parle pas: tout m�tier qui fait pendre son ma�tre......
—�Et puis, ce n'est pas tout �a, �tre dans des transes continuelles, n'avoir pas un instant de tranquillit�, trembler � l'aspect de chaque nouveau visage.
—�C'est bien vrai, partout il me semblait voir des mouchards ou des gendarmes d�guis�s; le plus petit bruit, mon ombre quelquefois me mettaient sens dessus dessous.
—�Et moi, d�s qu'un inconnu me regardait, je m'imaginais qu'il prenait mon signalement, et � la chaleur qui me montait, je sentais bien que malgr� moi je rougissais jusque dans le blanc des yeux.
—�Qu'on ne sait gu�re ce qu'il en est, quand on commence � donner dans le travers! si c'�tait � refaire, j'aimerais mieux mille fois me br�ler la cervelle.
—�J'ai deux enfants, mais s'ils devaient mal tourner je recommanderais plut�t � leur m�re de les �touffer de suite.
—�Si nous nous �tions donn� autant de peine pour bien faire, que nous en avons pris pour faire le mal, nous ne serions pas ici; nous serions plus heureux.
—�Que veux-tu? c'est notre sort.
—�Ne me dis pas �a.... c'est soi-m�me qui fait son sort..... la destin�e, c'est des b�tises; il n'y a pas de destin�e, et sans les mauvaises fr�quentations, je sens bien que je n'�tais pas n� pour �tre un coquin. Te souviens-tu, � chaque coup que nous venions de faire, combien je prenais de la consolation? C'est que j'avais sur l'estomac comme un poids de cinq cents livres, j'en aurais aval� une velte que �a ne me l'aurait pas retir�.
—�Et moi, je sentais comme un fer chaud qui me br�lait le cœur; je me mettais sur le c�t� gauche pour dormir, si je m'assoupissais, c'�tait le reste: on aurait dit que j'avais les cinq cents millions de diables � mes trousses; � des fois on me surprenait avec mes habits pleins de sang, enterrant un cadavre, ou bien encore l'emportant sur mon dos. Je m'�veillais, j'�tais tremp� comme une soupe; l'eau coulait de mon front, qu'on l'aurait ramass�e � la cuill�re; apr�s cela il n'y avait plus moyen de fermer l'œil: mon bonnet me g�nait, je le tournais et le retournais de cent fa�ons; c'�tait toujours un cercle de fer qui me serrait la t�te, avec deux pointes aigu�s qui s'enfon�aient de chaque c�t� dans les tempes.
—�Ah! tu as aussi �prouv� �a. On croirait que c'est des aiguilles.
—�C'est p't-�tre tout �a qu'on appelle des remords.
—�Remords ou non, toujours est-il que c'est un fier tourment. Tenez, M. Jules, je n'y pouvais plus durer, il �tait temps que �a finisse: d'honneur, c'�tait assez comme �a. D'autres vous en voudraient, moi je dis que vous nous avez rendu service; qu'en dis-tu, Raoul?
—�Depuis que nous avons tout avou�, je me trouve comme en paradis, au prix de ce que j'�tais auparavant. Je sais bien que nous avons un fichu moment � passer, mais ils n'�taient pas non plus � la noce ceux que nous avons tu�: d'ailleurs, c'est bien le moins que nous servions d'exemple.�
Au moment de me s�parer d'eux, Raoul et Court me demand�rent en gr�ce de venir les voir aussit�t qu'ils seraient condamn�s; je le leur promis et tins parole. Deux jours apr�s le prononc� du jugement qui les condamnait � mort, je me rendis pr�s d'eux. Quand je p�n�trai dans leur cachot, ils pouss�rent un cri de joie. Mon nom retentit sous ces vo�tes sombres comme celui d'un lib�rateur; ils t�moign�rent que ma visite leur faisait le plus grand plaisir, et ils demand�rent � m'embrasser. Je n'eus pas la force de leur refuser. Ils �taient attach�s sur un lit de camp, o� ils avaient les fers aux pieds et aux mains; j'y montai, et ils me press�rent contre leur sein avec la m�me effusion de cœur que de v�ritables amis qui se retrouvent apr�s une longue et douloureuse s�paration. Une personne de ma connaissance, qui �tait pr�sente � cette entrevue, eut une tr�s grande frayeur en me voyant ainsi en quelque sorte � la discr�tion de deux assassins. �Ne craignez rien, lui dis-je.
—�Non, non, ne craignez rien, dit Raoul avec vivacit�, nous, faire du mal � monsieur Jules! il n'y a pas de risques.
—�Monsieur Jules! prof�ra Court, c'est �a un homme; nous n'avons que lui d'ami, et ce qui m'en pla�t, c'est qu'il ne nous a pas abandonn�s.�
Comme j'allais me retirer, j'aper�us aupr�s d'eux deux petits livres dont l'un �tait entr'ouvert (c'�taient des Pens�es chr�tiennes): �Il para�t; leur dis-je, que vous vous livrez � la lecture; est-ce que vous donneriez dans la d�votion, par hasard?
—�Que voulez-vous? me r�pondit Raoul, il est venu ici un ratichon (un eccl�siastique) pour nous reboneter (nous confesser); c'est lui qui nous a laiss� �a. Il y a tout de m�me l�-dedans des choses que, si on les suivait, le monde serait meilleur qu'il est.
—�Oh! oui, b........t meilleur! On a beau dire, la religion ce n'est pas de la bamboche; nous n'avons pas �t� mis sur terre pour y crever comme des chiens.�
Je f�licitai ces nouveaux convertis de l'heureux changement qui s'�tait op�r� en eux. �Qui aurait dit, il n'y a pas deux mois, reprit Court, que je me serais laiss� emb�ter par un calotin!
—�Et moi, observa Raoul, tu sais comme je les avais dans le piffe; mais quand on est dans notre passe, on y regarde � deux fois: ce n'est pas que la mort m'�pouvante, je m'en f... comme de boire un verre d'eau. Vous verrez comme j'irai l�, monsieur Jules.
—�Ah! oui, me dit Court, il faudra venir.
—�Je vous le promets.
—�Parole d'honneur?
—�Parole d'honneur.�
Le jour fix� pour l'ex�cution, je me rendis � Versailles; il �tait dix heures du matin lorsque j'entrai dans la prison, les deux patients s'entretenaient avec leurs confesseurs. Ils ne m'eurent pas plut�t aper�u que, se levant pr�cipitamment, ils vinrent � moi.
Raoul (me prenant les mains). �Vous ne savez pas le plaisir que vous nous faites, tenez, on �tait en train de nous graisser nos bottes.
Moi.�Que je ne vous d�range pas.
Court.�Vous, monsieur Jules, nous d�ranger! plaisantez-vous?
Raoul.�Il faudrait que nous n'eussions pas dix minutes devant nous, pour ne pas vous parler; (se tournant vers les eccl�siastiques) ces messieurs nous excuseront.
Le confesseur de Raoul.�Faites, mes enfants, faites.
Court.�C'est qu'il n'y en a pas beaucoup comme monsieur Jules; tel que vous le voyez, c'est pourtant lui qui nous a emball�s, mais �a n'y fait rien.
Raoul.�Si ce n'avait pas �t� lui, c'�tait un autre.
Court.�Et qui ne nous aurait pas si bien trait�s.
Raoul.�Ah! monsieur Jules, je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour nous.
Court.�Un ami n'en ferait pas autant.
Raoul.�Et par dessus le march� venir encore nous voir faire la culbute!
Moi. (leur offrant du tabac, dans l'espoir de changer la conversation).�Allons, une prise, c'est du bon.
Raoul (aspirant avec force).�Pas mauvais! (il �ternue � plusieurs reprises) c'est un billet de sortie, n'est-ce pas, monsieur Jules?
Moi.�Cela se dit.
Raoul.�Je suis pourtant bien malade.� (Dans ce moment, il prend ma bo�te, et apr�s l'avoir ouverte pour en faire les honneurs, il l'examine.) �Elle est belle, la fonfi�re (tabati�re)! Dis donc, Court, sais-tu ce que c'est que �a?
Court (d�tournant la vue). C'est de l'or.
Raoul.�Tu as bien raison de regarder de l'autre c�t�; l'or, c'est la perdition des hommes. Tu vois o� �a nous a conduits.
Court.�Dire que pour une saloperie pareille, on se fait arriver tant de peine! N'aurait-il pas mieux valu travailler? Tu avais des parents honn�tes, moi aussi, au jour d'aujourd'hui, nous ne ferions pas d�shonneur � nos familles.
Raoul.�Oh! ce n'est pas l� mon plus grand regret. Ce sont les messi�res que nous avons escarp�s.... les malheureux!
Court (l'embrassant).�Tu fais bien de te repentir. Celui qui donne la mort � ses semblables n'est pas fait pour vivre. C'est un monstre!
Le Confesseur de Court.�Allons, mes enfants, le temps s'�coule.
Raoul.�Ils ont beau dire, le Meg des Megs (l'�tre supr�me), s'il y en a un, ne nous pardonnera jamais.
Le Confesseur de Court.�La mis�ricorde de Dieu est in�puisable.... J�sus-Christ, mourant sur la croix, a interc�d� aupr�s de son p�re pour le bon larron.
Court.�Puisse-t-il interc�der pour nous!
L'un des Confesseurs.��levez votre ame � Dieu, mes enfants, prosternez-vous et priez.�
Les deux patients me regardent comme pour me consulter sur ce qu'ils doivent faire; ils semblent craindre que je ne les accuse de faiblesse.
Moi.�Il n'y a pas de honte.
Raoul (� son camarade).�Mon ami, recommandons-nous.�
Raoul et Court s'agenouillent: ils restent environ quinze minutes dans cette position.... ils sont plut�t recueillis qu'absorb�s. L'horloge sonne, c'est onze heures et demie, ils se regardent et disent ensemble, dans trente minutes, ce sera fait de nous! En pronon�ant ces mots, ils se l�vent; je vois qu'ils veulent me parler, je m'�tais tenu un instant � l'�cart, je m'approche. �Monsieur Jules, me dit Court, si c'�tait un effet de votre bont�, nous vous demanderions un dernier service.
—�Quel est-il? je suis tout pr�t � vous obliger.
—�Nous avons nos femmes � Paris. J'ai ma femme... �a me brise le cœur... c'est plus fort que moi!� Ses yeux se remplissent de larmes, sa voix s'alt�re, il ne peut achever.
—�Eh bien! Court, dit Raoul, qu'as-tu donc? ne vas tu pas faire l'enfant? Je ne te reconnais pas l�, mon gar�on; es-tu un homme ou ne l'es-tu pas? Parce que tu as ta femme; est-ce que je n'ai pas aussi la mienne? allons! un peu de courage.
—�C'est pass� � pr�sent, reprit Court, ce que j'avais � vous dire, monsieur Jules, c'est que nous avons nos femmes, et que sans vous commander, nous voudrions bien vous charger de quelques petites commissions pour elles.�
Je leur promis de m'acquitter de toutes celles qu'ils me donneraient, et lorsqu'ils m'eurent expos� leurs intentions, je leur renouvelai l'assurance qu'elles seraient religieusement remplies.
Raoul.�J'�tais bien s�r que vous ne nous refuseriez pas.
Court.�Avec les bons enfants, il y a toujours de la ressource.... Ah! monsieur Jules, comment nous reconna�tre de tout �a?
Raoul.�Si ce que dit le rebonneteur (confesseur) n'est pas de la blague, un jour nous nous retrouverons l�-bas.
Moi.�Il faut l'esp�rer, peut-�tre plut�t que vous ne pensez.
Court.�Ah! c'est un voyage que l'on fait le plus tard que l'on peut. Nous sommes bien pr�s du d�part.
Raoul.�Monsieur Jules, votre montre va-t-elle bien?
Moi.�Je crois qu'elle avance. (Je la tire.)
Raoul.�Voyons-la. Midi.
Court.�La Carline (la mort), Dieu! comme elle nous galoppe!
Raoul.�La grande aiguille va toucher la petite. Nous ne nous ennuyons pas avec vous, M. Jules.... mais il faut se quitter. Tenez, prenez ces babillards, nous n'en avons plus besoin. (Les babillards �taient les deux Pens�es chr�tiennes).
Court.�Et ces deux Jean de la vigne (les crucifix), prenez-les aussi; cela fera qu'au moins vous aurez souvenance de nous.� On entend un bruit de voitures: les deux condamn�s p�lissent.
Raoul.�Il est bon d'�tre repentant, mais est-ce que je vas faire le c....., par hasard? oh! non, pas de bravades comme il y en a d'aucuns, mais soyons fermes.
Court.�C'est cela: fermes et contrits.
Le bourreau arrive. Au moment d'�tre plac�s sur la charrette, les patients me font leurs adieux: �C'est pourtant deux t�tes de mort que vous venez d'embrasser, me dit Raoul.�
Le cort�ge s'avance vers le lieu du supplice. Raoul et Court sont attentifs aux exhortations de leurs confesseurs; tout � coup je les vois tressaillir: une voix a frapp� leur oreille, c'est celle de Fontaine, qui, r�tabli de ses blessures, est venu se m�ler � la foule des spectateurs. Il est anim� par l'esprit de vengeance; il s'abandonne aux transports d'une joie atroce. Raoul l'a reconnu; d'un coup-d'œil, qu'accompagne l'expression muette d'une piti� m�prisante, il semble me dire que la pr�sence de cet homme lui est p�nible. Fontaine �tait pr�s de moi, je lui ordonnai de s'�loigner; et par un signe de t�te, Raoul et son camarade me t�moign�rent qu'ils me savaient gr� de cette attention.
Court fut ex�cut� le premier; mont� sur l'�chafaud, il me regarda encore comme pour me demander si j'�tais content de lui. Raoul ne montra pas moins de fermet�; il �tait dans la pl�nitude de la vie; par deux fois sa t�te rebondit sur le fatal plancher, et son sang jaillit avec tant de force, qu'� plus de vingt pas des spectateurs en furent couverts.
Telle fut la fin de ces deux hommes, dont la sc�l�ratesse �tait moins l'effet d'un mauvais naturel que celui d'un contact avec des �tres pervertis, qui, au sein m�me de la soci�t� g�n�rale, forment une soci�t� distincte, qui a ses principes, ses vertus et ses vices. Raoul n'avait pas plus de trente-huit ans; il �tait grand, �lanc�, agile et vigoureux; son sourcil �tait �lev�; il avait l'œil petit, mais vif, et d'un noir �tincelant; son front, sans �tre d�prim�, fuyait l�g�rement en arri�re; ses oreilles �taient tant soit peu �cart�es, et semblaient �tre ent�es sur deux protub�rances, comme celles des Italiens, dont il avait le teint cuivr�. Court avait une de ces figures qui sont des �nigmes difficiles � expliquer; son regard n'�tait pas louche, mais il �tait couvert, et l'ensemble de ses traits n'avait, � vrai dire, ni bonne ni mauvaise signification; seulement des saillies osseuses prononc�es, soit � la base de la r�gion frontale, soit aux deux pommettes, d�notaient quelqu'instinct de f�rocit�. Peut-�tre ces indices d'un app�tit sanguinaire s'�taient-ils d�velopp�s par l'habitude du meurtre..... D'autres d�tails, qui appartenaient plus particuli�rement au jeu de sa physionomie, avaient un sens non moins profond; � les consid�rer, on y voyait quelque chose de maudit qui inqui�tait et faisait fr�mir. Court �tait �g� de quarante-cinq ans, et depuis sa jeunesse, il �tait entr� dans la carri�re du crime! Pour jouir d'une si longue impunit�, il lui avait fallu une forte dose d'astuce et de finesse.
Les commissions qui me furent confi�es par ces deux assassins �taient de nature � prouver que leur cœur �tait encore accessible � de bons sentiments; je m'en acquittai avec ponctualit�: quant aux pr�sents qu'ils me firent, je les ai conserv�s, et l'on peut voir chez moi les deux Pens�es chr�tiennes et les deux crucifix.
Pons G�rard, que l'on ne put pas convaincre de meurtre, fut condamn� aux travaux forc�s � perp�tuit�.
FIN DU TOME TROISI�ME.
TABLE DES MATI�RES Du Tome troisi�me. | |
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Pages. | |
CHAPITRE XXXII M. de Sartines et M. Lenoir.—Les filous avant la r�volution.—Le divertissement d'un lieutenant-g�n�ral de police.—Jadis et aujourd'hui.—Les muets de l'abb� Sicard et les coupeurs de bourse.—La mort de Cartouche.—Premiers voleurs agents de la police. Les enr�lements volontaires et les bataillons coloniaux.—Les bossus align�s et les boiteux mis au pas.—Le fameux Flambard et la belle isra�lite.—Histoire d'un chauffeur devenu mouchard; son avancement dans la garde nationale parisienne.—On peut �tre patriote et grinchir.—Je donne un croc-en-jambe � Gaffr�.—Les meilleurs amis du monde.—Je me m�fie.—Deux heures � Saint-Roch.—Je n'ai pas les yeux dans ma poche.—Le vieillard dans l'embarras.—Les d�pouilles des fid�les.—Filou et mouchard, deux m�tiers de trop.—Le danger de passer devant un corps-de-garde.—Nouveau croc-en-jambe � Gaffr�.—Goupil me prend pour un dentiste.—Une attitude. | 1 |
CHAPITRE XXXIII Un enfonceur enfonc�.—La provocation.—Les loups, les agneaux et les voleurs.—Ma profession de foi.—La bande � Vidocq et le Vieux de la Montagne.—Il n'y a plus de morale dans la police.—Mes agents calomni�s.—Il n'est si bon matou qui attrape une souris avec des mitaines.—L'instrument du p�ch�.—Mettez des gants.—Desplanques, ou l'amour de l'ind�pendance; o� diable va-t-il se nicher?—Le r�glement de MM. Delavau et Duplessis.—Les roulettes ambulantes et les trop-philanthropes.—Les bonnes mœurs, les bonnes lettres, les tonnes �tudes.—Les j�suites de robe longue et de robe courte.—L'empire du cotillon.—Duret� des voleurs qui se croient, corrig�s.—Coco-Lacour et un ancien ami.—Castigat ridendo mores. | 28 |
CHAPITRE XXXIV Dieu vous b�nisse.—Les conciliabules.—L'h�ritage d'Alexandre.—Les cancans et les proph�ties.—Le salut en spirale.—Grande conjuration.—Enqu�te.—R�v�lations au sujet d'un Monseigneur le dauphin.—Je suis innocent.—La fable souvent reproduite.—Les Plutarques du pilier litt�raire et l'imprimeur Tiger.—L'histoire admirable et pourtant v�ridique du fameux Vidocq.—Sa mort, en 1875. | 52 |
CHAPITRE XXXV Les nouvellistes de malheur.—L'�cho de la rue de J�rusalem et lieux circonvoisins.—Toujours Vidocq.—Feus les Ath�niens et d�funt Aristide.—L'ostracisme et les coquilles.—La patte du chat.—Je fais des voleurs.—Les deux Guillotin.—Le cloaque Desnoyers.—Le chaos et la cr�ation.—Monsieur Double-Croche et la cage � poulet.—Une mise d�cente.—Le supr�me bon ton.—Guerre aux modernes.—Le Cadran bleu de la canaille.—Une soci�t� bien compos�e.—Les orientalistes et les argonautes.—Les gigots des pr�s sal�s.—La queue du chat.—Les pruneaux et la chahut.—Riboulet et Manon la Blonde.—L'entr�e triomphale.—Le petit p�re noir.—Deux ballades.—L'hospitalit�.—L'ami de coll�ge.—Les Enfants du Soleil. | 73 |
CHAPITRE XXXVI Un habitu� de la Petite-Chaise.—Je ne suis pas trop cal�.—Une chambre � d�valiser.—Les oranges du p�re Masson.—Le tas de pierres.—Il ne faut pas se compromettre.—Un d�m�nagement nocturne.—Le voleur bon enfant.—Chacun son go�t.—Ma premi�re visite � Bic�tre.—A bas Vidocq!—Superbe discours.—Il y a de quoi fr�mir.—l'orage s'appaise.—On ne me tuera pas. | 102 |
CHAPITRE XXXVII L'utilit� d'un bon estomac.—L'occurence suspecte.—La procession des ballots.—Les Hirondelles de la Gr�ve.—La commodit� d'un fiacre.—Les fredaines de ces messieurs.—Le gar�on de chantier.—Il n'y a plus de fiat du tout.—Madame Bras, ou la marchande scrupuleuse.—Annette ou la bonne femme.—On ne mange pas toujours.—Le premier qui fut roi.—Vidocq enfonc�, pi�ce nouvelle, dont le dernier acte se passe au corps-de-garde.—Je joue le r�le de Vidocq.—Repr�sentation � mon b�n�fice.—Applaudissements unanimes.—La Pomme rouge.—Le Grand casuel.—L'inspection des papiers.—Je fais �vader un voleur.—Le v�t�ran qui prend un potage.—L'auteur du Pied-de-Mouton.—Les bas et les madras accusateurs.—J'ai perdu ma pi�ce de cinq francs.—Le soufflet et le marchand de vin.—Je suis arr�t�.—La ronde du commissaire.—Ma d�livrance.—La chute du bandeau.—Vidocq l'enfonceur reconnu dans Vidocq l'enfonc�.—Souhaitez-vous un bon conseil?—Gare � la caboche. | 122 |
CHAPITRE XXXVIII Allons � Saint-Cloud.—L'aspirant mouchard.—Le syst�me des diversions, ou les trompeuses amorces.—Une visite matinale.—Le d�sordre d'une chambre � coucher.—Singuli�res remarques.—N�ant au rapport.—Ce sont d'honn�tes gens dans le faubourg Saint-Marceau.—Les pattes du dindon.—Prenez garde � vos souliers.—Sacrifice au dieu des ventrus. Deus est in nobis.—La langue de monsieur Judas.—Le nectar du policien.—Explication du mot Traiffe.—Les deux ma�tresses.—L'homme qui s'arr�te lui-m�me.—Le contentement donne des ailes.—Le nouvel Epict�te.—Un monologue.—L'incr�dulit� d�sesp�rante.—M�tamorphose d'un tilbury en philosophes.—La tradition.—La ma�tresse d'un prince russe.—Le pain de munition et les sorbets de Tortoni.—La m�re Bariole.—Le vieux s�rail ou l'enfer d'une femme entretenue.—Les courtisanes et les chevaux de fiacre.—L'amie de tout le monde.—L'invuln�rable.—Le tableau des Sabines.—L'Arche sainte.—La tire-rire.—Infandum regina jubes....—Haine aux �paulettes.—Ah! petit fourier!—Les bons sentiments.—L'�trange religion.—Le billet de loterie et la ch�sse de Sainte-Genevi�ve.—Il n'est pas de petite �conomie.—Exemple de fid�lit� remarquable.—P�n�lope.—Le serment des filles.—Je te connais, beau masque.—Voyage dans Paris.—Louison la blagueuse.—N�cessit� n'a pas de loi.—Le monstre.—Une furie.—Devoir cruel.—Emilie au violon.—Retour chez la Bariole.—La petite bouteille des amis.—Le tr�pied de la Sybille.—Phil�mon et Baucis.—Jos�phine R�al, ou les fruits d'une bonne �ducation.—R�flexions philosophiques sur la concorde et la mort.—Trois arrestations.—Le tra�tre puni.—Un trait pour la nouvelle Morale en action.—Une mise en libert�.—R�ponse aux critiques. | 152 |
CHAPITRE XXXIX Je m'effraie de ma renomm�e.—L'approche d'une grande f�te.—Les voleurs class�s.—Les rouletiers aux abois.—Un d�luge de d�nonciations.—Je faillis la gober.—Le matelas, les fausses cl�s et la pince.—La confession par vengeance.—Le terrible Limodin.—La manie de moucharder.—La voleuse qui se d�nonce.—Le bon fils.—L'�vad� malencontreux.—Le g�teau des rois et la reine de la f�ve.—Le baiser perfide.—La difficult� tourn�e.—Le panier de la blanchisseuse.—L'enfant vol�.—Le parapluie qui ne met pas � couvert.—La moderne Sapho.—La libert� n'est pas le premier des biens.—Les ins�parables.—H�ro�sme de l'amiti�.—Le vice a ses vertus. | 208 |
CHAPITRE XL Nos amis les ennemis.—Le bijoutier et le cur�.—L'honn�te homme.—La cachette et la cassette.—Une b�n�diction du ciel et le doigt de Dieu.—Fatale nouvelle.—Nous sommes ruin�s.—L'amour du prochain.—Les cosaques sont innocents.—100,000 francs, 50,000 francs, 10,000 francs ou la r�compense au rabais.—Le faux soldat.—L'entorse de commande.—La tonneli�re de Livry.—La petite r�putation locale.—Je suis juif.—Mon p�lerinage avec la religieuse de Dourdans.—Le ph�nix des femmes.—Ma m�tamorphose en domestique allemand.—Mon arrestation.—Je suis incarc�r�.—Le hacheur de paille.—Mon entr�e en prison.—Les �trangers ont des amis partout.—Le rat d'�glise.—L'habit viande.—Les boutons de ma redingote.—Ce qu'entend toujours un ivrogne.—Mon histoire.—La bataille de Montereau.—J'ai vol� mon ma�tre.—Projet d'�vasion.—Voyage en Allemagne.—La poule noire.—Confidence au procureur du roi.—Ma fuite avec un compagnon d'infortune.—Cent mille �cus de diamants.—Le minimum. | 250 |
CHAPITRE XLI Les glaces enlev�es.—Un beau jeune homme.—Mes quatre �tats.—La fringale.—Le connaisseur.—Le Turc qui a vendu ses odalisques.—Point de complices.—Le g�n�ral Bouchu.—L'inconv�nient des bons vins.—Le petit saint Jean.—Le premier dormeur de France.—Le grand uniforme et les billets de banque.—La cr�dulit� d'un rec�leur.—Vingt-cinq mille francs de flamb�s.—L'officieux.—Capture de vingt-deux voleurs.—L'adorable cavalier.—Le parent de tout le monde.—Ce que c'est d'�tre lanc�.—Les Lovelaces de carcan.—L'aum�nier du r�giment.—Surprise au caf� Hardi.—L'Anacr�on des gal�res.—Encore une petite chanson.—Je vais � l'aff�t aux Tuileries.—Un grand seigneur.—Le directeur de la police du Ch�teau.—R�v�lations au sujet de l'assassinat du duc de Berry.—Le g�ant des voleurs.—Para�tre et dispara�tre.—Une sc�ne, par madame de Genlis.—Je suis accoucheur.—Les Synonymes.—La m�re et l'enfant se portent bien.—Une formalit�.—Le bapt�me.—Il n'y a pas de drag�es.—Ma comm�re � Saint-Lazarre.—Un pendu.—L'all�e des voleurs.—Le m�decin dangereux.—Craignez les b�n�fices.—Je revois d'anciens amis.—Un d�ner au Capucin.—J'enfonce les Boh�miens.—Un tour chez la duchesse.—On retrouve les objets.—Deux montagnes ne se rencontrent pas.—La bossue moraliste.—La foire de Versailles.—Les insomnies d'une marchande de nouveaut�s.—Les ampoules et la chasse aux punaises.—Amour et tyrannie.—Le grillage et les rideaux verts.—Sc�nes de jalousie.—Je m'�clipse. | 274 |
CHAPITRE XLII Le boucher bon enfant.—Trop parler nuit.—L'innocence du petit vin.—Un assassinat.—Les magistrats de Corbeil.—La lev�e du corps.—L'adresse accusatrice.—Si ce n'est pas toi, c'est ton fr�re.—La blessure perfide.—C'est lui.—Le front de Ca�n.—Le r�veil matinal.—Arrestation de deux �poux.—Un coupable.—J'en cherche un autre.—L'accus� de lib�ralisme.—Les goguettes, ou les bardes du quai du Nord.—Une couleur.—Les chansons s�ditieuses.—J'aide � la cuisine.—Le vin de propri�taire.—L'homme irr�prochable.—Translation � la pr�fecture.—Une confession.—R�surrection d'un marchand de volailles.—Une sc�ne de somnambulisme.—La confrontation.—Habemus confitentes reos.—Deux amis s'embrassent.—Un souper sous les verroux.—D�part de Paris. | 339 |
CHAPITRE XLIII Arriv�e � Corbeil.—Sornettes populaires.—La foule.—Les gobe-mouches.—La bonne compagnie.—Poulailler et le capitaine Picard.—Le d�go�t des grandeurs.—Le marchand de dindons.—Le g�n�ral Beaufort.—L'id�e qu'on se fait de moi.—Grande terreur d'un sous pr�fet.—Les assassins et leur victime.—Le repentir.—Mettez des couteaux.—R�v�lations importantes, etc., etc. | 373 |
CHAPITRE XLIV Voyage � la fronti�re.—Un brigand.—La m�re Bardou.—Les indications d'une petite fille.—La d�lib�ration.—J'aborde mon homme.—La reconnaissance simul�e.—Quel gaillard!—Les deux font la paire.—Le faux contrebandier.—L'avis perfide.—Le brigand p�trifi�.—Il ne faut pas tenter le diable.—Je d�livre le pays d'un fl�au.—L'Hercule � la peau d'ours.—Le mangeur de tabac. | 394 |
CHAPITRE XLV Une visite � Versailles.—Les grandes bouches et les petits morceaux.—La r�signation.—Les transes d'un criminel.—C'est soi-m�me qui fait son sort.—Le sommeil d'un meurtrier.—Les nouveaux convertis.—Ils m'invitent � leur ex�cution.—R�flexions au sujet d'une bo�te en or.—Le Meg des Megs.—Il n'y a pas de honte.—L'heure fatale.—Nous nous retrouverons l�-bas.—La Carline.—Les deux Jean de la vigne.—J'embrasse deux t�tes de mort.—L'esprit de vengeance.—Dernier adieu.—L'�ternit�. | 409 |
FIN DE LA TABLE DU TROISI�ME VOLUME.
NOTES:
[1] Les bataillons coloniaux, � une �poque o� la France n'avait plus de colonies, �taient destin�s � devenir les �go�ts de notre arm�e de terre. Les officiers de ces corps �taient presque tous de m�chants garnements d�shonor�s par leur inconduite, et moins faits pour porter l'�p�e que le b�ton de l'argousin. Lorsque le despotisme imp�rial existait dans toute sa vigueur, les bataillons coloniaux se recrut�rent d'une foule de citoyens honorables, militaires ou non, que les Fouch�, les Rovigo, les Clarke, immolaient � leurs caprices ou � ceux du ma�tre dont ils �taient les esclaves. Des g�n�raux, des colonels, des adjudants-commandants, des magistrats, des pr�tres, furent envoy�s comme simples soldats dans les �les de R� et d'Ol�ron. La police avait r�uni dans cet exil, bon nombre de royalistes et de patriotes � cheveux blancs, qu'elle soumettait � la m�me discipline que les voleurs r�put�s incorrigibles. Le commandant Latapie faisait marcher au pas les uns et les autres.
[2] Je mets ce R�glement sous les yeux du lecteur, afin de lui prouver que, sans me m�ler de politique, j'avais assez d'occupation.
PR�FECTURE DE POLICE.
R�glement pour la brigade particuli�re de s�ret�.
Art. I. �La brigade particuli�re de s�ret� se divise en quatre escouades. Chacun des agents commandant une escouade re�oit ses instructions de son chef de brigade, et celui-ci re�oit les notes de surveillance et de recherches du chef de la deuxi�me division de la pr�fecture de police, avec lequel il doit se concerter tous les jours, et autant de fois qu'il sera n�cessaire pour le maintien de l'ordre et de la s�ret� des personnes et des propri�t�s. Il lui rendra compte, tous les matins, du r�sultat de la surveillance exerc�e la veille et pendant la nuit par cette brigade, chaque chef d'escouade devant lui faire son rapport particulier.
II.�Les agents particuliers exerceront une surveillance s�v�re et active pour pr�venir les d�lits; ils arr�teront, tant sur la voie publique que dans les cabarets et autres lieux semblables, les individus �vad�s des fers et des prisons; les for�ats lib�r�s qui ne pourront leur justifier d'avoir obtenu la permission de r�sider � Paris; ceux qui ont �t� renvoy�s de la capitale dans leurs foyers pour y rester sous la surveillance de l'autorit� locale, conform�ment au Code p�nal, et qui seraient revenus � Paris sans autorisation, ainsi que ceux qu'ils surprendraient en flagrant d�lit. Ils conduiront ces derniers devant le commissaire de police du quartier, auquel ils feront leur rapport, pour lui faire conna�tre le motif de l'arrestation des pr�venus. En cas d'absence de ce fonctionnaire public, ils les consigneront au poste le plus voisin, et les fouilleront soigneusement devant le commandant du poste, afin qu'ils puissent constater provisoirement la nature des objets trouv�s sur eux. Ils demanderont toujours aux d�linquants leur demeure, pour la v�rifier de suite, et en cas de fausse indication de domicile, ils en feront part au commissaire de police, qui constatera alors leur vagabondage. Ils lui indiqueront aussi les t�moins qui pourraient �tre entendus, et dont ils auront eu soin de se procurer les noms et demeures.
III.�Les agents particuliers de la s�ret� ne pourront consigner dans les postes que les individus mentionn�s en l'article pr�c�dent. Ils ne pourront ensuite les en extraire que sur un ordre �crit de leur chef de brigade, auquel ils sont tenus de rendre compte de leurs op�rations, ou en vertu d'un ordre sup�rieur.
IV.�Les agents de police ne pourront s'introduire dans une maison particuli�re pour arr�ter un pr�venu de d�lit, sans �tre muni d'un mandat, et sans �tre accompagn�s d'un commissaire de police, s'il y a perquisition � faire au domicile.
V.�Les agents de police devront, en tout temps, marcher isol�ment, afin de mieux examiner les personnes qui passent sur la voie publique, et ils feront de fr�quentes stations dans les carrefours les plus passagers.
VI.�La circonspection, la v�racit� et la discr�tion �tant des qualit�s indispensables pour tout agent de police, ils ne peuvent y manquer sans �tre s�v�rement punis.
VII.�Il est d�fendu aux agents de police de diriger leur surveillance, soit de jour, soit de nuit, dans un autre quartier de la ville que celui qui leur aura �t� indiqu� par leur chef, � moins d'un �v�nement extraordinaire, qui l'e�t exig�, et dont ils rendraient compte.
VIII.�Il est �galement d�fendu aux agents de police d'entrer dans les cabarets et autres lieux publics pour s'y attabler et boire avec des femmes publiques ou autres individus susceptibles de les compromettre. Ceux qui se prendraient de boisson, qui entretiendraient des liaisons secr�tes et habituelles avec des voleuses ou filles publiques, ou vivraient maritalement avec elles, seront punis s�v�rement.
IX.�Le jeu �tant celui de tous les vices qui conduit le plus promptement l'homme � commettre des bassesses, il est express�ment d�fendu aux agents de police de s'y livrer. Ceux qui seraient trouv�s � jouer de l'argent dans un lieu quelconque, seront sur-le-champ suspendus de leurs fonctions.
X.�Les agents de police sont tenus de rendre compte � leur chef de brigade de leur emploi de leur temps.
XI.�La premi�re contravention aux d�fenses faites dans les articles pr�c�dents, sera punie par une retenue de deux journ�es d'appointement; en cas de r�cidive, cette retenue sera doubl�e, sans pr�judice d'une punition plus grave, s'il y a lieu.
XII.�Le chef de la brigade est sp�cialement charg� de veiller � l'ex�cution du pr�sent r�glement. Cette ex�cution est aussi particuli�rement recommand�e aux chefs d'escouades qui re�oivent ses ordres, et doivent lui rendre compte, chaque jour, de l'ex�cution de ceux qu'ils auront re�us de lui, comme de ceux qu'ils auront �t� � port�e de donner eux-m�mes aux agents qu'ils dirigent.
Fait � la Pr�fecture de police, le 1818.
Le Ministre d'�tat, Pr�fet de Police,
Sign�, COMTE ANGL�S.
Par Son Excellence,
Le Secr�taire-g�n�ral de la Pr�fecture,
Sign� FORTIS.
Sous M. Delaveau, je voulus ajouter quelques articles � cette charte de la brigade; mais le d�v�t pr�fet, qui couvrait de ses roulettes ambulantes Paris et la banlieue, refusa de donner sa sanction � un r�glement dans lequel les jeux �taient anath�matis�s. J'avais aussi class� parmi les attributions de mes agents, le droit de pourchasser sur le Quai de l'�cole, aux Champs �lis�es, et dans tous les lieux publics, cette foule de mis�rables, de tout rang et de tout �ge, qui s'abandonnent ou se prostituent � un go�t honteux qui semblait avoir �migr� avec les j�suites. Je sollicitai souvent la r�pression de ces d�sordres, messieurs Delaveau et Duplessis firent constamment la sourde oreille; enfin il me fut impossible de leur faire comprendre; que la loi qui punit les attentats aux mœurs est applicable � messieurs les trop-philanthropes, toutes les fois qu'ils ne vont pas chercher les t�n�bres intra-muros. Je n'ai pas encore pu m'expliquer pourquoi de si hideuses d�pravations �taient en quelque sorte privil�gi�es; peut-�tre existait-il une secte qui, pour se d�tacher du monde au moins par un c�t�, et se soustraire � la plus douce des influences, avait jur� haine � la plus belle moiti� de l'humaine esp�ce; peut-�tre qu'� l'instar de la soci�t� des bonnes lettres et de celle des bonnes �tudes, il s'�tait form� une soci�t� des bonnes mœurs: les mœurs j�suitiques. Je n'en sais rien, mais en peu d'ann�es le mal a fait tant de progr�s, que je conseille � nos dames d'y prendre garde; si cela continue, adieu l'empire du cotillon; de robe courte ou longue, les j�suites n'aiment que la leur.
[3] Cette pi�ce, � laquelle j'en aurais pu joindre beaucoup d'autres, renferme toute ma justification: je la reproduis ici textuellement:
D�CLARATIONS
Des nomm�s Peyois et Lefebure, relatives au sieur Vidocq, faussement accus� d'avoir fourni de l'argent pour acheter une pince, � l'aide de laquelle un vol s'est commis.
(Deuxi�me division.—Premier bureau.—N� 70,465.)
�Aujourd'hui treize octobre mil huit cent vingt-trois, � dix heures du matin, nous Guillaume Recod�re, maire de la commune de Gentilly, d'apr�s les ordres de M. le conseiller d'�tat pr�fet de police, nous sommes transport� en la maison centrale de d�tention de Bic�tre, o� �tant, avons fait compara�tre par-devant nous, au greffe de ladite prison, Andr� Peyois, d�tenu par suite d'un jugement qui le condamne � la peine des fers, auquel, apr�s avoir pr�sent� une lettre adress�e au chef de la deuxi�me division de la pr�fecture de police, commen�ant par ces mots �pardonnez � la libert�, et finissant par ceux-ci �dont ma m�re m'a donn� l'avertit�, ladite lettre dat�e du dix du courant et sign�e Peyois, avons fait invitation de nous dire s'il la reconnaissait pour avoir �t� par lui souscrite et sign�e, et s'il en avouait tout le contenu.
�A r�pondu, qu'il conna�t parfaitement cette lettre pour �tre la m�me que celle qu'il a adress�e � M. Parisot, chef de la deuxi�me division � la pr�fecture de police, elle est sign�e par lui. Le corps de cette lettre n'a pas �t� �crit par lui, il ne sait pas assez bien �crire pour cela, mais ce qu'elle contient a �t� dict� � l'�crivain (le nomm� Lema�tre, d�tenu en cette m�me prison), par lui d�clarant, et pour preuve de ce qu'il avance, il est dispos� � nous d�clarer oralement tous les faits et circonstances contenus en icelle, sans qu'il soit besoin de notre part de les rappeler � sa m�moire, par la lecture de son contenu; en cons�quence, il d�clare �que lors de l'instruction de l'affaire qui l'amena au banc des accus�s, et � la suite de laquelle il fut condamn� � la peine des fers, quand il soutint publiquement que le sieur Vidocq lui avait donn� une somme de trois francs pour acheter la pince � l'aide de laquelle il avait commis le vol, cause de sa condamnation, il dit un fait non-seulement inexact, mais tout-�-fait faux, car jamais pareille avance et pour pareil motif ne lui fut faite par ce fonctionnaire, et jamais encore, dans cette circonstance comme dans toute autre, il n'a re�u de lui aucun secours en argent; s'il avan�a cette fausset� en plein tribunal, il le fit � la suite de mauvais conseils qui lui furent donn�s par les nomm�s Utinet et Chrestien, qui lui persuad�rent que par ce moyen seulement son affaire prendrait une tournure favorable, et qu'il ne serait pas condamn�, d'autant mieux que s'il les faisait appeler l'un et l'autre comme t�moins de ce qu'il avan�ait, ils soutiendraient son assertion, et qu'ils d�poseraient dans le m�me sens que lui, et que m�me ils diraient qu'ils avaient vu donner la somme de trois francs; ils all�rent m�me plus loin, ils lui persuad�rent qu'ils avaient � leur disposition un protecteur puissant, dont l'influence devait garantir lui d�clarant, de tout esp�ce de condamnation, ou si cette condamnation devenait in�vitable, devait lui servir utilement pour faire casser son jugement.
�Ce fut encore par le conseil de ces deux individus, qu'il fit appeler � l'audience les nomm�s Lacour et Decostard, qui d�pos�rent les m�mes faits imput�s par lui, d�clarant, au sieur Vidocq, quoiqu'ils fussent absolument faux.
�Apr�s sa condamnation, ces m�mes individus exig�rent de lui qu'il se m�t en appel, en lui promettant de lui fournir � leurs frais un d�fenseur, et de payer tout ce que cet appel occasionerait de d�pens. Sur cette derni�re circonstance, on pourra entendre la m�re, � lui d�clarant, qui re�ut de la part de Lacour et Decostard les m�mes promesses et les m�mes avances; elles lui furent faites chez un marchand de vin, place du Palais de Justice, qu'on appelle M. Bazile. Sa m�re demeure avec son mari, rue du faubourg Saint-Denis, n� 143, chez M. Restauret, propri�taire.
�Ainsi, il doit, pour la satisfaction de sa conscience, et pour rendre hommage � la justice et � la v�rit�, d�savouer ce qu'il a dit en plein tribunal, au d�savantage du sieur Vidocq, contre sa moralit� et contre son honneur; il en demande humblement pardon.
�Pour corroborer la d�claration qu'il vient de faire, il nous invite � entendre le nomm� Lefebure, son co-accus�, et condamn� comme lui dans la m�me affaire, qui est dans cette prison, lequel doit savoir par qui, et avec quel argent fut achet�e la pince que j'avais dit avoir �t� pay�e de l'argent de M. Vidocq.�
Lecture � lui faite de sa d�claration, a dit qu'elle contient v�rit�, qu'il y persiste, et a sign�.
Sign� PEYOIS.
Ensuite, avons fait appeler le nomm� Lefebure, ci-dessus d�sign� et d�tenu en cette maison, auquel nous avons demand� s'il savait comment le nomm� Peyois, s'�tait procur� la pince � l'aide de laquelle le vol qui a motiv� leur condamnation commune, fut commis.
A r�pondu que deux ou trois jours avant que le vol ne f�t commis, il avait vu cet instrument entre les mains dudit Peyois, qui, avant l'instruction de son affaire, lui avait toujours dit que c'�tait lui qui l'avait achet�e trois francs; mais jamais il ne dit que c'�tait M. Vidocq qui lui avait donn� l'argent. Ce fut au tribunal, et pendant l'instruction de leur affaire, qu'il sut pour la premi�re fois que c'�tait M. Vidocq qui lui avait fourni les moyens de l'acheter.
Qui est tout ce qu'a dit savoir, lecture � lui faite de sa d�claration, a dit qu'elle contient v�rit�, qu'il y persiste, et a sign�.
Sign� LEFEBURE.
Dont et de tout quoi il a �t� r�dig� le pr�sent proc�s-verbal, pour �tre icelui transmis � M. le conseiller d'�tat pr�fet de police, dont acte, les jours, mois et an que dessus.
Sign� RECOD�RE.
[4] Ville en ville.
[5] Travailler.
[6] La marchande.
[7] Vendait du vin.
[8] Je lui demande en argot.
[9] Manger.
[10] Bon vin sans eau.
[11] Pain blanc.
[12] Une porte et une cl�.
[13] Un lit pour dormir.
[14] J'entre dans sa chambre.
[15] De m'arranger avec elle.
[16] Je remarque au coin du feu.
[17] Un homme qui dormait.
[18] Fouill� dans ses poches.
[19] Son argent j'ai pris.
[20] Son argent et sa montre.
[21] Boucles d'argent.
[22] Sa cha�ne et sa culotte.
[23] Chapeau galonn�.
[24] Son habit et sa veste.
[25] Bas brod�s.
[26] Sauve-toi, marchande.
[27] Pendus.
[28] Sur la place de Ville.
[29] Danser.
[30] Regard�s de toutes ces femmes.
[31] Peuple.
[32] Voleurs, bons enfants.
[33] Tous venant voler.
[34] Voleurs.
[35] La nuit.
[36] Des montres.
[37] De l'argent.
[38] Prenons nos pr�cautions.
[39] Volons.
[40] Bourgeois et bourgeoise.
[41] �veiller les soup�ons.
[42] Criait au voleur.
[43] Je lui pris sa montre.
[44] Ses boucles en diamant.
[45] Ses billets.
[46] Minuit sonne.
[47] Les voleurs.
[48] Au cabaret.
[49] Ta porte.
[50] Donne de l'argent.
[51] Couche dans ton logis.
[52] Demande � sa femme.
[53] Dis-donc, la belle.
[54] Ces voleurs-l�.
[55] Voleurs de montres.
[56] Enfonceurs de boutiques.
[57] Ne les connais-tu pas.
[58] Culotte.
[59] B�n�fice.
[60] Pr�t.
[61] Cave.
[62] Patrouille.
[63] La lune.
[64] Regarde.
[65] Mouchard.
[66] Rit.
[67] Plaisante.
[68] Pleurer.
[69] Exempt, soldats et gendarmes.
[70] Palais de Justice.
[71] Pris en flagrant d�lit.
[72] Fantassins de la garde de Paris, dont l'uniforme �tait vert.
[73] Dragons de Paris.
[74] Le soir dans Paris.
[75] Bon coup.
[76] Chambre.
[77] Pleine de marchandises.
[78] De l'argent au gousset.
[79] Sans crainte ni inqui�tude.
[80] Sans peur.
[81] Par surcro�t.
[82] Une jolie ma�tresse.
[83] Buvant du vin sans eau.
[84] Du vin non frelat�.
[85] Bas, escarpins.
[86] Beau jabot de dentelles.
[87] Chapeau galonn�.
[88] Enmourach�.
[89] Bourgeois.
[90] Une montre d'or.
[91] La danse.
[92] Le suivant sur le boulevard.
[93] Je l'�tourdi.
[94] Je passe sa chemise.
[95] Je vole sa montre, ses habits, ses souliers.
[96] L'endroit o� l'on rec�le.
[97] Peureux.
[98] Entre dans une boutique.
[99] Vole des louis.
[100] On crie sur elle � la garde.
[101] Je m'enfuis.
[102] Prise en flagrant d�lit.
[103] Le commissaire l'interroge.
[104] D�nonce tes complices.
[105] Faire un conte.
[106] On me garotte.
[107] Mon beau lit, mes amours.
[108] Au tribunal.
[109] On me condamne aux gal�res.
[110] A l'exposition.
[111] Vieux.
[112] Du rouge.
[113] Dans ce monde.
[114] Quoi qu'on en dise.
[115] Lot.
[116] Douze ans de fers.
[117] Une bamboche.
[118] En 1815 et 1816, il y eut dans Paris un grand nombre de r�unions chantantes, connues sous le nom de goguettes. Ces esp�ces de sourici�res politiques se form�rent d'abord sous les auspices de la police, qui les peupla de ses agent. C'�tait l� qu'en trinquant avec les ouvriers, ces derniers les travaillaient, afin de les envelopper dans de fausses conspirations. J'ai vu plusieurs de ces rassemblements pr�tendus patriotiques; les individus qui s'y montraient le plus exalt�s �taient toujours des mouchards, et il �tait ais� de les reconna�tre; ils ne respectaient rien dans leurs chansons; la haine et ses outrages les plus grossiers y �taient prodigu�s � la famille royale...... et ces chansons, pay�es sur les fonds secrets de la rue de J�rusalem, �taient l'œuvre des m�mes auteurs que les hymnes de la Saint-Louis et de la Saint-Charles. Depuis feu M. le chevalier de Piis, feu Esm�nard, on sait que les Bardes du quai du Nord ont le privil�ge des inspirations contradictoires. La police a ses laur�ats, ses m�nestrels et ses troubadours; elle est, comme on le voit, une institution tr�s gaie; malheureusement elle n'est pas toujours en train de chanter ou de faire chanter. Trois t�tes tomb�rent, celles de Carbonneau, Pleignier, Tolleron, et les goguettes furent ferm�es: on n'en avait plus besoin..... le sang avait coul�.
End of the Project Gutenberg EBook of M�moires de Vidocq, chef de la police de Suret� jusqu'en 1827, tome III, by Eug�ne Fran�ois Vidocq *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK M�MOIRES DE VIDOCQ, TOME III *** ***** This file should be named 38059-h.htm or 38059-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/8/0/5/38059/ Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. 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