The Project Gutenberg EBook of Pastels, by Paul Bourget This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Pastels dix portraits de femmes Author: Paul Bourget Release Date: September 18, 2011 [EBook #37468] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PASTELS *** Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) PASTELS OEUVRES DE Paul Bourget �dition elz�virienne PO�SIES (1872-1876). _Au bord de la Mer.--La Vie inqui�te.--Petits Po�mes._ 1 vol. 6 � PO�SIES (1876-1882). _Edel.--Les Aveux._ 1 vol. 6 � L'IRR�PARABLE.--_Deuxi�me Amour.--Profils perdus._ 1 vol. 6 � CRUELLE �NIGME. 1 vol. 6 � �dition in-18 ESSAIS DE PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE. (_Baudelaire.--M. Renan.--Flaubert.--M. Taine.--Stendhal_). 1 vol. 3 50 NOUVEAUX ESSAIS DE PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE.--(_M. Dumas fils.--M. Leconte de Lisle.--MM. de Goncourt.--Tourgu�niev.--Amiel_). 1 vol. 3 50 �TUDES ET PORTRAITS. (_I. Portraits d'�crivains.--II. Notes d'esth�tique.--III. �tudes Anglaises.--IV. Fantaisies_). 2 vol. 7 � L'IRR�PARABLE. _L'Irr�parable.--Deuxi�me Amour.--Profils perdus._ 1 vol. 3 50 CRUELLE �NIGME. 1 vol. 3 50 UN CRIME D'AMOUR. 1 vol. 3 50 ANDR� CORN�LIS. 1 vol. 3 50 MENSONGES. 1 vol. 3 50 PASTELS. (_Dix portraits de femmes_). 1 vol. 3 50 LE DISCIPLE. 1 vol. 3 50 _EN PR�PARATION_ PHYSIOLOGIE DE L'AMOUR MODERNE. 1 vol. COSMOPOLIS. (_Roman_) 1 vol. LES NOSTALGIQUES. (_Po�sies_) 1 vol. _Tous droits r�serv�s._ PAUL BOURGET PASTELS (DIX PORTRAITS DE FEMMES) _PARIS_ ALPHONSE LEMERRE, �DITEUR 23-31 PASSAGE CHOISEUL, 23-31 M DCCC LXXXIX I Gladys Harvey _A LUIGI GUALDO._ _GLADYS HARVEY_ R�CIT DE CLAUDE LARCHER On parle beaucoup de d�mocratie, par le temps qui court,--ou qui d�gringole, comme disait un misanthrope de ma connaissance. Je ne crois pas cependant que nos moeurs soient devenues aussi �galitaires que le r�p�tent les amateurs de formules toutes faites. Je doute, par exemple, qu'une duchesse authentique,--il en reste,--�tale aujourd'hui moins de morgue que sa trisa�eule d'il y a cent et quelques ann�es. Le faubourg Saint-Germain, quoi qu'en puissent penser les railleurs, existe encore. Il est seulement un peu plus �noble faubourg� qu'autrefois, par r�action. Parmi les femmes qui le composent, telle qui habite un second �tage de la rue de Varenne et qui s'habille tout simplement, comme une bourgeoise, faute d'argent, d�ploie un orgueil �gal � celui de la Grande Mademoiselle � traiter de grimpettes les reines de la mode et du Paris �l�gant. Cette �l�gance m�me dont on proclame la vulgarisation en disant: �aujourd'hui tout le monde s'habille bien,� demeure, elle aussi, un privil�ge. A quelque point de vue que l'on se place, de fond ou de forme, de principe ou de d�cor, la pr�tendue confusion des classes, objet ordinaire des dithyrambes ou de la satire des moralistes, n'appara�t telle qu'� des yeux superficiels. L'aristocratie de titres et celle des moeurs,--elles sont deux,--restent ferm�es autant, sinon plus, qu'au si�cle dernier o� un simple talent de causeur permettait � un Rivarol, � un Chamfort, de souper avec les meilleurs des gentilshommes, o� le prince de Ligne traitait l'aventurier Casanova, o� les grands seigneurs pr�ludaient � la nuit du Quatre Ao�t par d'autres nuits d'une licence impurement �galitaire. Ce qu'il est juste de dire, c'est que la d�mocratie a, d'une part, compens� l'in�galit� forc�e des noms et du pass� en �tablissant une r�elle in�galit� politique au profit de ceux qui sont les fils de leurs oeuvres et � qui elle attribue toutes les fonctions d'�tat; c'est aussi qu'elle a multipli� et mis � la port�e de tous et de toutes un _� peu pr�s_ de luxe, d'�l�gance et de haute vie qui fait illusion,--de loin. Cet � peu pr�s a son symbole et son principal moyen d'action dans ces grands magasins de nouveaut�s d'o� une femme sort habill�e comme chez Worth, munie de meubles de style, enrichie de bibelots curieux. Mais la toilette, mais les meubles, mais les bibelots sont �presque cela,�--et ce �presque� suffit � maintenir la distance. Cette diff�rence entre l'authentique et l'� peu pr�s ne m'est jamais apparue aussi nette qu'� fr�quenter, comme je l'ai fait � diverses p�riodes, les jeunes Parisiens qui s'amusent. Je les vois devant mes yeux, en ce moment, comme rang�s sur un tableau symbolique. Il y a d'abord en haut le v�ritable viveur, celui qui poss�de r�ellement les cent cinquante mille francs par an que suppose la grande f�te, comme ils disent,--ou qui se les procure. Celui-l� joint � cet or un nom d�j� connu, des relations toutes faites dans le monde, et cette esp�ce de pr�coce entente de la d�pense qui fait qu'un jeune homme, s'il se ruine, sait du moins pourquoi. Sa place �tait marqu�e d'avance dans l'annuaire des deux ou trois grands cercles que les Snobs de la bourgeoisie mettent des ann�es � forcer. Ce jeune homme peut �tre, avec cela, un gar�on tr�s fort ou tr�s m�diocre, traverser Paris sans y perdre pied ou sombrer aussit�t dans l'oc�an des tentations qui l'environnent. En attendant, il est le roi de ce Paris. C'est pour lui que travaille l'�norme ville, � lui qu'aboutit l'effort entier de cette colossale usine de plaisirs. S'il a des aventures dans le monde ou le demi-monde, c'est avec des femmes comme lui, de celles dont la lingerie intime repr�sente seule une fortune et dont le raffinement ne saurait �tre surpass� � l'heure pr�sente, _first class ladies_, des femmes de premi�re classe, disent les Anglo-Saxons du commun, habitu�s � tout �tiqueter comme des marchandises. Que ce jeune homme conduise un pha�ton attel� de ses propres chevaux, ou qu'il emploie, par go�t du sens pratique, des fiacres de cercle, soyez assur� que son appartement est aussi confortable que celui d'un grand seigneur anglais, aussi encombr� de bibelots et de fleurs que celui d'une courtisane � la mode, qu'il ne mange qu'� des tables princi�rement servies, que les moindres brimborions attenant � sa personne supposent la plus fastueuse des dissipations. Enfin, il y a beaucoup de chances pour qu'il se ruine � l'ancienne m�thode, dans ce si�cle positif, par une fantaisie d'existence � r�jouir l'ombre du vieux Lauzun, quitte � suivre jusqu'au bout l'ancienne m�thode, et vers la quaranti�me ann�e, � reprendre au sexe f�minin sous la forme d'une belle dot tout l'argent qu'il lui aura prodigu�. Imm�diatement au-dessous de ce viveur de la grande esp�ce, vous trouverez son � peu pr�s dans un personnage presque semblable, mais auquel il manquera un je ne sais quoi en noblesse ou en situation, en fortune ou en tact personnel. Celui-ci sera un bourgeois honteux d'�tre bourgeois, un timide qui voudra jouer au cynique, un �tranger en train de se naturaliser Parisien, un r�gulier qui s'amusera par devoir, ou tout simplement un de ces ind�finissables maladroits auxquels une histoire ridicule arrive de toute n�cessit� dans un temps donn�. Cet � peu pr�s de ma�tre viveur aura lui-m�me son � peu pr�s. Ce sera le fils du commer�ant pour qui le cercle de la rue Royale est l'_ultima Thule_, la terre inaccessible du navigateur ancien, et qui se contente du caf� de la Paix, le soir, en sortant du th��tre. Celui-l� fr�quente bien les premi�res repr�sentations comme les autres, mais sans avoir son entr�e dans aucune des loges o� tr�nent les grandes �l�gantes. Il se paie les femmes les plus haut cot�es � la bourse de la galanterie, mais il n'a jamais pu en lancer une, ni s'organiser quelque liaison mondaine dont il soit parl� dans les cercles comme d'une esp�ce de mariage morganatique. Et cet � peu pr�s d'� peu pr�s a son � peu pr�s dans l'�tudiant riche, venu de province pour s'initier � la haute vie et qui entre en corruption, comme on entrait autrefois en religion. Cet �tudiant porte bien les m�mes cols raides comme du marbre, les m�mes chapeaux luisants comme un sabre, le m�me habit et les m�mes bottines. Mais son restaurant favori est situ� sur la Rive gauche. Il a, r�pandu sur toute sa personne, quelque chose qui trahit �l'autre c�t� de l'eau.� On sent, � le regarder, qu'il s'�lance vers le Paris des f�tes du fond d'un appartement meubl� de la rue des �coles. Ses ma�tresses aussi sont des � peu pr�s d'� peu pr�s, des filles du boulevard Saint-Michel, jalouses d'imiter les filles des Folies-Berg�res,--tandis qu'au-dessus de ces cr�atures s'�chelonne toute la suite des femmes entretenues, depuis celle qui continue la tradition de la lorette,--un appartement de trois mille francs et le reste dans le m�me prix,--jusqu'� la courtisane d'ordre ou de d�sordre sup�rieur que des amis complaisants peuvent pr�senter � un prince �tranger de passage sans que l'Altesse, habitu�e aux minuties des somptuosit�s royales, soit choqu�e d'un seul d�tail de toilette et d'installation. Et c'est ainsi que la nature sociale, invincible en ses moindres d�crets comme la nature physique, impose cette loi de la hi�rarchie, m�connue par les doctrinaires d'�galit�, dans le domaine le plus fantaisiste en apparence, le plus abandonn� au libre caprice. * * * * * Parmi les spectacles auxquels se puisse complaire la curiosit� du moraliste, un des plus curieux est assur�ment celui des m�tamorphoses d'un personnage en train de passer d'un de ces � peu pr�s dans un autre. Ce spectacle, je me le suis donn� bien souvent, � retrouver un ancien camarade apr�s quelques ann�es, apr�s quelques mois. Rarement j'ai pu suivre les �tapes diverses de cette sorte d'�volution sociale,--si le mot n'est pas trop gros pour une tr�s petite chose,--comme � l'occasion d'un jeune homme du nom de Louis Servin, que des circonstances particuli�res m'avaient permis de prendre � l'oeuf. Voici douze ans, Louis en avait quatorze alors, j'�tais, moi, s�par� de ma famille, les vivres coup�s et oblig� d'utiliser, en vue de �faire de la litt�rature,� le bagage de latin et de grec qui me restait du coll�ge. Quelques r�p�titions le jour et force papier noirci le soir,--tel �tait mon sort � cette �poque. Parmi mes �l�ves de hasard se trouvait Louis Servin. Son p�re, excellent homme et d'une activit� presque am�ricaine, avait fait et d�fait deux fois, sa fortune. Il avait fond� enfin une maison de confection qui, sous cette rubrique toute simple: _Au bon drap_, constitua la plus forte concurrence qu'ait eue � subir la c�l�bre _Belle Jardini�re_. Louis �tait le fils unique, follement g�t�, de ce robuste travailleur et d'une femme � pr�tentions qui avait eu une grand'm�re noble. D�s cet �ge tendre, il s'annon�ait comme le plus vaniteux des gar�ons que j'eusse connus. Il suivait les cours du lyc�e Charlemagne et il en souffrait,--parce que c'�tait un coll�ge d�mocratique. Ses yeux brillaient quand il parlait d'un de ses petits camarades qui suivaient, eux, les cours de Bonaparte. Mais voil�, le p�re Servin avait ses magasins rue Saint-Antoine. Cet enfant �tait d�j� si �trangement perdu de mesquinerie instinctive qu'il savait l'�tage o� habitait chacun de ses compagnons de jeu, et je ne l'ai jamais entendu me parler avec sympathie d'un ami qui loge�t plus haut que le second. L'ing�nuit� de cette sottise me divertissait dans l'entre-deux de nos explications latines, au point que je ne me d�cidai pas � perdre de vue un sujet aussi bien dou� pour devenir un Snob de la grande esp�ce. �tudiant en droit, Louis tint les promesses de son adolescence. Il fut un des premiers � importer dans les brasseries du quartier Latin les costumes et les attitudes des gommeux,--c'�tait le nom � la mode en ces temps lointains,--qu'il avait pu remarquer au th��tre ou aux courses. Le hasard le favorisa. Son p�re, dont il rougissait, mourut subitement; et d'accord avec sa m�re, aussi vaniteuse que lui, le fils vendit la maison. Il vit avec ivresse dispara�tre, sur les vitrages des portes et sur l'enseigne, ce nom de Servin, qu'il projetait d�j� de modifier en y joignant celui de Figon. Ainsi s'appelait l'a�eule maternelle. Il partit pour l'Italie sur ces entrefaites, en compagnie d'une certaine Pauline Marlv qui avait �t�, � une �poque, l'objet des faveurs d'un assez grand personnage. Il en revint apr�s quelques mois avec des cartes de visite sur lesquelles se lisaient en toutes lettres ces syllabes magiques: _Servin de Figon_, et je fus invit� � d�ner par sa m�re, qui signa son billet: Th�r�se Servin de Figon, elle aussi! Ce fut pour Louis le signal d'une nouvelle vie qu'il inaugura par une rupture absolue avec toutes ses anciennes connaissances, exception faite pour ceux qu'il savait, comme moi, un peu attach�s � tous les mondes. Ce fut la p�riode des �Premi�res,� du Boulevard, et des soupirs nostalgiques vers le grand cercle. Dans quel bar � la mode connut-il le beau marquis de Vardes, et � la suite de combien de cock-tails bus ensemble ce v�ritable �l�gant s'int�ressa-t-il aux efforts de ce jeune bourgeois en train de se _d�serviniser_? Toujours est-il que, pendant des ann�es, Servin de Figon, devenu S. de Figon, suivant la formule, s'attacha au marquis comme les Scapins de l'ancienne com�die s'attachaient aux L�andres, avec une de ces persistances de flatterie qui supportent toutes les rebuffades, acceptent toutes les servilit�s et triomphent de toutes les r�pugnances. Philippe de Vardes, chez qui l'abus des succ�s faciles n'a pas d�truit la bonhomie native, alla jusqu'� donner � son admirateur des le�ons de toilette et aussi quelques sages conseils sur la conduite de ses relations. �C'est encore jeune,� disait-il, quand on le questionnait sur S. de Figon, �mais dans deux ou trois ans il sera fait...� Il en parlait comme de son bordeaux. Cependant, l'influence de cet aimable protecteur n'allait pas jusqu'� forcer en faveur du prot�g� les portes du paradis de la rue Royale. Le Servin �tait encore trop pr�s, et surtout Louis avait voulu aller trop vite. Quelques d�ners trop r�ussis offerts � de nobles d�cav�s lui avaient attir� de sourdes envies. Un dernier reste de sens pratique, h�ritage du p�re Servin, lui fit comprendre cette faute, d'autres encore, et il prit la r�solution, d�sormais, d'ob�ir aveugl�ment � Vardes. Deux s�jours en Angleterre, � la suite de cet indulgent protecteur, lui avaient ouvert une vue sur le monde cosmopolite, et maintenant sa m�re, morte � son tour, devait se retourner de joie dans sa tombe. Il ne fr�quentait plus que des gens titr�s ou millionnaires,--et le prince de Galles savait son nom! * * * * * Si int�ressant qu'un pareil �chantillon de la vanit� bourgeoise puisse para�tre � un auteur, il est vite connu, class�, d�fini, �tiquet�. Et pourtant, lorsque mon vieux domestique Ferdinand, par un soir du mois de juillet, voici deux ans, m'apporta une carte anglaise sur laquelle il y avait un simple _Louis de Figon_, je ne r�pondis point par un �nergique: �dites que je n'y suis pas...� Au contraire, je me frottai les mains et je le priai d'introduire mon visiteur inattendu avec la plus joyeuse impatience. Il est vrai d'ajouter que j'avais fortement travaill� tout le jour, et quand un �crivain a dix heures d'all�gre copie dans le cerveau et dans les doigts, sa b�atitude intellectuelle est si compl�te qu'elle le rend indulgent aux pires raseurs. Mais le faux de Figon n'est pas seulement un raseur, il est aussi un _catobl�pas_. C'est un mot que je demande au lecteur de vouloir bien me pardonner. Je l'ai emprunt� � la _Tentation de saint Antoine_ par Flaubert, o� il est parl� de cet animal, si parfaitement b�te qu'il s'est une fois d�vor� les pattes sans s'en apercevoir. �Sa stupidit� m'attire...,� dit l'ermite. Il se rencontre ainsi, de par le monde, des fantoches d'un s�rieux si profond dans la niaiserie, d'une sinc�rit� si enti�re dans le ridicule, qu'une esp�ce d'incompr�hensible fascination �mane de leur sottise, comme du catobl�pas de la _Tentation_. La litt�rature en a cr�� un certain nombre, dont le plus remarquable est Joseph Prudhomme. Le catobl�pas n'est pas simplement le personnage comique, il faut que ce caract�re de comique s'accompagne chez lui d'une d�formation de la nature humaine si absolument constitutionnelle qu'il �quivaille dans l'ordre moral aux nains monstrueux dont raffolaient les princes d'autrefois. Il doit correspondre en nous � ce go�t singulier de la laideur dont l'art de l'Extr�me-Orient atteste la pr�dominance d�finitive chez certaines races. En suis-je moi-m�me p�n�tr�? Toujours est-il que la visite de mon ancien �l�ve, par le soir d'�t� dont je parle, me causa un r�el plaisir et que je donnai l'ordre de le recevoir, avec une soif de le retrouver pareil � lui-m�me dans son ridicule, qui ne fut pas d��ue quand il entra dans mon cabinet de travail. Amen� par quel motif? Je ne pensai pas � me le demander. Le physique est excellent. Servin de Figon est grand et mince, avec un visage au nez allong�, un front petit, et comme une inexprimable suffisance r�pandue autour de sa bouche et de ses joues. Invinciblement, en sa pr�sence on pense au proverbe �vaniteux comme un paon,� et l'on constate une extraordinaire identit� de physionomie entre cet oiseau et cette figure. De chaque c�t� de ce visage tout en pointe partent deux oreilles trop d�tach�es. Une raie trac�e au milieu de la t�te divise les cheveux noirs en deux plaques luisantes et cosm�tiqu�es savamment. La moustache est d'une autre couleur que les cheveux, presque rousse, et sa tournure atteste le coup de fer quotidien. Mais ce qui ach�ve de donner � Louis la plus �tonnante expression de vanit� heureuse, c'est une certaine fa�on de porter la t�te en arri�re dans un abaissement d�daigneux des paupi�res qui se d�ploient ensuite avec lenteur, tandis que la bouche parle et sourit de ses propres paroles. C'est sur des airs pareils que le premier venu dirait de ce jeune homme: �quel poseur!...� sans m�me prendre garde � sa mise plus qu'affect�e. Louis copie Philippe de Vardes, son ma�tre, avec une fid�lit� si g�nante qu'il faut toute la bonne humeur du marquis pour ne pas d�tester cette caricature. Philippe est athl�tique et sanguin. Il porte des redingotes et des jaquettes ajust�es qui font valoir ses muscles. Ces m�mes redingotes et ces m�mes jaquettes, mises sur le grand long corps de Louis, en exag�rent encore la maigreur. Philippe, avec son teint presque trop color�, peut supporter les couleurs claires qui donnent au visage en papier m�ch� de Louis des nuances verd�tres de pr�coce cadavre. Le l�ger accent britannique du marquis s'explique par ce fait que sa m�re �tait �cossaise et qu'il a lui-m�me v�cu � Londres autant qu'� Paris, au lieu que le fils du patron du _Bon drap_ n'a jamais su de la langue anglaise que les termes de courses qu'il prononce mal. Et puis, ce sont des tics du ma�tre apparus dans la bouche de l'�l�ve comme un certain ��a est...� qui revient sans cesse. --�Mais �a est gentil chez vous,� me dit-il en entrant, comme tout �tonn� de ne pas trouver son ancien r�p�titeur dans le pire des galetas; et tirant de sa poche un �tui � cigarettes en argent o� la couronne de comte commence � se dessiner: �Vous n'en prenez pas? D'excellentes cigarettes d'�gypte... Philippe et moi nous les faisons venir du Caire directement... C'est lord *** (ici un des plus beaux noms du _Peerage_) qui nous a donn� l'adresse... Vous ne le connaissez pas? Ah! charmant, mon cher, charmant, et un chic!... Nous faisions la f�te ensemble, l'autre jour, chez Philippe... Un seul vin � d�ner, du ch�teau-margaux 75... Enfin, Bob �tait parti... (ses paupi�res se d�pli�rent tandis qu'il appelait ainsi ce grand seigneur, qui n'aurait pas voulu du p�re Servin pour habiller sa maison). Il y avait l� Viollas, le cousin de la petite Dutacq, cette jolie blonde qui ressemble � lady *** (ici un autre souvenir du _Peerage_). Voil� que Bob demande tout haut, avec son grand air et son accent:--�La petite Dutacq, d�licieuse... Qui est son amant?--Monsieur, interrompt Viollas, Mme Dutacq est ma cousine...� Et savez-vous ce que Bob a r�pondu:--�Je ne vous demande pas cela, monsieur, je vous demande si elle a un amant...� Est-ce assez ancien r�gime, ce mot-l�?... Ce que nous avons ri!...� Comment traduire la mimique dont s'accompagnait ce discours et le respect profond avec lequel la voix se faisait famili�re pour dire Philippe et Bob, puis le lancer d�daigneux des noms pl�b�iens: Viollas, Dutacq, et les rappels des intonations du marquis dans certains passages? J'eus un moment de pure joie � voir mon catobl�pas s'imiter lui-m�me avec cette perfection, et se pavaner devant un �crivain sans blason dans le reflet du blason des autres. Tout cela ne m'expliquait pas encore sa visite ni l'invitation qu'il me lan�a subitement, lui que je ne connaissais plus gu�re depuis dix ans que pour lui serrer la main au th��tre ou �changer un coup de chapeau dans la rue. --�A propos, �tes-vous libre ce soir?� me demanda-t-il; et, sur ma r�ponse affirmative: �Voulez-vous venir d�ner avec moi, au cabaret, � huit heures? Il y aura l� Tor�, Saveuse, Machault, c�t� des hommes; et puis Christine Anroux et Gladys, c�t� des femmes...� --�Quelle Gladys?� interrogeai-je, �tonn� par ce nom qui me rappelait une des plus adorables jeunes filles que j'aie rencontr�es, une Anglaise du pays de Galles avec des yeux bleu de roi, des cheveux couleur d'or et un teint � faire para�tre brunes les carnations des Rubens. --�Quelle Gladys?...� s'�cria Louis, �mais il n'y en a qu'une, notre Gladys, la cr�ole, celle qui a ruin� le petit Bonnivet, celle qui disait si joliment:--�Elle marque mal, ma belle-m�re, la duchesse...� Enfin, Gladys Harvey... Je suis avec elle depuis cette ann�e (ici, nouveau jeu de paupi�res). Je l'ai souffl�e � Jose *** (ici, un des beaux noms d'Espagne), vous savez, le Jose qui avait organis� les courses de taureaux � l'Hippodrome, et puis cet infect minist�re a refus� l'autorisation. Il disait toujours:--�Ce n'est pas du chien qu'elle a, cette Gladys, c'est une meute...� Il vous faut sortir, mon cher, voir un peu la vie (cette fois, le catobl�pas acheva de me fasciner en me prot�geant). Ah! ce que j'en aurais de sujets de romans � vous proposer!... Vous acceptez?...� Et j'acceptai, pour le d�plorer d'ailleurs, avec la logique �tonnante qui caract�rise les �crivains, tandis que je m'acheminais vers le lieu de notre rendez-vous, un restaurant pr�s du cirque, deux heures plus tard. �J'ai �t� vraiment trop b�te,� me disais-je, �de me mettre en habit dans cette saison!... Je ne suis pas un gentleman accompli, moi, comme Figon, qui pr�tend que l'habit le repose...� Je traversais l'esplanade des Invalides, remuant ces pens�es, me renfon�ant de mon mieux dans tous mes pr�jug�s de mauvaise humeur boh�mienne contre la vie pr�tendue �l�gante,--et distrait n�anmoins par les voitures qui filaient si lestes! C'�tait un de ces soirs du commencement de l'�t�, � Paris, o� il flotte dans l'air comme une vapeur de plaisir. Les Parisiens et les Parisiennes qui sont demeur�s en ville, y sont demeur�s pour s'amuser. �trangers ou provinciaux, les h�tes de hasard ne sont pas ici pour un autre motif. Cela fait, par ces transparents cr�puscules du mois de juillet, une population vraiment heureuse. Le feuillage des arbres plut�t fanoch� que fan�, la br�lante langueur de l'atmosph�re, les magnificences des couchers de soleil derri�re les gr�les tours du Trocad�ro ou la masse imposante de l'Arc, une sorte de nonchalance et comme de d�tente dans l'activit� des passants, tout contribue � cette impression d'une ville de plaisir, particuli�rement dans ce quartier � demi exotique, avec la prodigalit� de ses h�tels priv�s et le faste tapageur de son architecture. �Ces gens sont tous gais...,� pensai-je en regardant les promeneurs, �essayons de faire comme eux...� Et je m'appliquai � me repr�senter les convives que j'allais rejoindre dans quelques minutes. Tor� d'abord? Albert Tor�, un vieux beau plus blond que nature, tr�s rouge, avec une esp�ce de sourire de fant�me dessin� m�caniquement sur sa vieille bouche, le plus anglomane de tous les Fran�ais. Il a ce ridicule d�licieux de se croire irr�sistible, parce qu'il a �t�, quinze ans durant, le _fancy-man_ attitr� d'une duchesse anglaise. Son culte posthume pour cette grande dame, morte et enterr�e depuis des ann�es, se traduit par les familiarit�s les plus hardies avec les femmes qu'il rencontre aujourd'hui et qui ne sauraient �videmment repousser un homme distingu� jadis par lady ***. C'est encore un catobl�pas, mais triste.--Saveuse, le baron de Saveuse? Celui-l� n'a aucun ridicule. Il est joli gar�on, quoique un peu marqu�, spirituel et m�me instruit; mais il faudrait ne pas savoir que son �l�gance vit d'exp�dients et que ses amis l'appellent volontiers la Statue du Qu�mandeur. Combien en aura-t-il co�t� � Louis Servin de Figon pour l'avoir � sa table?--Quant � Machault, c'est un g�ant qui n'a d'autre go�t ici-bas que l'escrime, un gladiateur en habit noir et en gilet blanc qui s'entra�ne d'assauts en assauts et de salle en salle. Excellent homme d'ailleurs, mais qui ne peut pas causer avec vous cinq minutes sans que le contre de quarte apparaisse. C'est celui que je pr�f�re aux autres et je d�nerais avec lui seul sans m'ennuyer, car s'il est un monomane de l'�p�e, il faut ajouter qu'il est brave comme cette �p�e elle-m�me et qu'il ne lui est jamais venu � l'id�e de se servir de son talent extraordinaire pour justifier une insolence. S'il est athl�te, c'est par plaisir et non par mode. Eh bien! le d�ner sera passable avec les hommes, mais les femmes?--Christine Anroux?... Je la connais trop bien. Avec ses cheveux en bandeaux, ses yeux candides, sa physionomie de fausse vierge, c'est le type de la fille qui se donne des airs de femme du monde et chez laquelle on devine un fond affreux de positivisme bourgeois. Cela sort de chez la procureuse et vous permet � peine de dire un mot leste. A cinquante ans, Christine aura un million et davantage, elle se sera fait �pouser classiquement par un honorable nigaud; elle jouera � la ch�telaine bienfaisante quelque part en province. Rien de plus banal qu'une pareille cr�ature et rien aussi � quoi les hommes r�sistent moins. Et Gladys sera comme Christine. Bah! Je m'en irai aussit�t apr�s le d�ner... Et je songeais encore: �Mais pourquoi Louis m'a-t-il invit� l�, � br�le-pourpoint, moi, Claude Larcher, qui n'ai m�me plus pour moi la vogue de mes deux malheureuses premi�res pi�ces et qui besogne dans les journaux, comme un pauvre diable d'ouvrier de lettres? Est-ce qu'une femme titr�e lui aurait dit du bien de ma derni�re chronique?...� Je calomniais le pauvre gar�on, comme je pus m'en convaincre d�s les premiers mots que me dit sa ma�tresse, � mon entr�e dans le salon du cabaret �l�gant o� se tenaient d�j� tous les invit�s. J'arrivais le dernier. Il donnait, ce petit salon que le chasseur avait d�sign�, en m'y conduisant, du nom po�tique de �salon des roses,� sur une terrasse couverte autour de laquelle fr�missaient des feuillages fantastiquement �clair�s par en bas. Sous les arbres du jardin du restaurant se tenait un orchestre de tsiganes qui jouaient des airs de leur pays, avec ce m�lange de langueur et de fr�n�sie qui fait de cette musique la plus lassante mais aussi la plus �nervante de toutes. La lumi�re des bougies luttait dans la pi�ce contre le dernier reste de jour qui tra�nait dans le cr�puscule. Les chandeliers et le lustre o� br�laient ces bougies se perdaient dans un enguirlandement de fleurs. D'autres fleurs paraient la table. Elles r�v�laient le go�t de Saveuse dont le regard inquisiteur surveillait involontairement chaque d�tail. A voir la correction des hommes et la toilette des deux femmes, Christine tout en bleu, Gladys tout en blanc, il �tait impossible de se croire sur les terres ouvertes du demi-monde. Des perles admirables se tordaient autour de leur cou, elles �taient � demi d�collet�es, avec un air d�licieusement aristocratique, et la beaut� jeune dans un d�cor de raffinement aura toujours pour mes nerfs d'artiste pl�b�ien un attrait si puissant que je cessai du coup de philosopher et de regretter ma complaisance devant l'invitation improvis�e du sire de Figon, d'autant plus qu'� peine pr�sent�, Gladys me dit avec un l�ger accent anglais et du bout de ses dents, qu'elle a charmantes: --�Votre ami vous a-t-il racont� que je lui demande de me faire d�ner avec vous depuis au moins six mois? Et cela a failli manquer. Il ne vous a su � Paris que ce matin, mais il a fallu qu'il all�t chez vous aujourd'hui m�me. Si vous n'aviez pas �t� libre, j'en aurais eu une vraie peine...� J'en appelle � de plus sages. Qui n'e�t �t� heureux d'�tre interpell� ainsi par une cr�ature du plus caressant aspect? Gladys est grande. Ses bras nus,--elle portait sur le droit et tout pr�s de l'�paule un noeud de velours noir,--sont d'un admirable model�. Sa taille est fine sans �tre trop mince, son corsage laisse deviner un buste de jeune fille, quoiqu'elle soit toute voisine de sa trenti�me ann�e; comme � la mani�re dont sa robe tombe, sans tournure, on reconna�t la femme souple et agile, la joueuse de _tennis_ qu'elle est rest�e, c�l�bre parmi les paumiers. Ses rivales les plus jalouses lui accordent une �l�gance accomplie dans l'art de porter la toilette. Ses mains souples et menues r�v�lent son origine cr�ole. Elles �taient gant�es de su�de en ce moment, ces petites mains, et remuaient un �ventail de plumes sombres d'o� s'�chappait un vague et doux parfum. Cette origine cr�ole est aussi reconnaissable � toutes sortes de traits d'une gr�ce tr�s personnelle. La bouche est un peu forte. Les yeux noirs, aussit�t qu'ils s'animent, s'ouvrent un peu trop. �Ils sont fendus en amande,� dit Gladys en riant, �mais c'est dans l'autre sens!...� L'expression de ces yeux, tour � tour �tonn�s et tristes, fut�s et romanesques, la palpitation rapide des narines, le fr�missement du sourire, donnent � ce visage une mobilit� de physionomie qui d�nonce la femme de fantaisie et de passion. Il semble qu'il y ait de la courtisane du XVIIIe si�cle dans Gladys, et pas trop de la fille f�rocement calculatrice de notre �ge positiviste et brutal. Ce soir-l�, elle portait une robe blanche attach�e d'un saphir � la naissance de la gorge. Dans ses cheveux ch�tains � reflets blonds tremblait un noeud de rubans rouges. En me parlant, j'avais vu ses joues d�licates se roser, l'�ventail s'agiter entre ses doigts. J'eus un mouvement de fatuit� dont je fus bient�t puni, mais qui me fit prendre place � c�t� d'elle avec un tr�s vif plaisir, quand Figon donna le signal de nous mettre � table avec la c�r�monie qu'il apporte aux moindres fonctions de sa carri�re d'�l�gant. Que c'est �trange de faire une fonction de ce qui devrait �tre un plaisir, et de s'amuser par m�tier! --�Voyons le menu,� disait Machault gaiement, tandis que les chaises achevaient de se ranger, les serviettes de se d�plier et que s'�tablissait l'esp�ce de silence dont s'accompagne tout d�but de repas. �J'ai deux assauts dans le bras...� Et il fit saillir les muscles de son biceps sous le mince lasting de son habit d'�t�. �Ah! j'ai tir� avec un gaucher de r�giment... Ce que j'ai eu de mal!... Cristi! Je voudrais bien trouver le fleuret qui touche tout seul...� Il rit tr�s haut de sa plaisanterie, puis consultant le menu: �A la bonne heure! Voil� un d�ner qui a du bon sens.� Et il d�tailla les plats � voix haute. �On pourra manger. Mes compliments, Figon...� --�Faites-les au ma�tre,� dit Figon en montrant Saveuse. --�Mon Dieu!� r�pondit ce dernier, �c'est si simple! Il s'agit, dans ces mois-ci, de trouver des animaux dont la chair ne soit pas tourment�e par l'amour... Le boeuf, il ne l'est plus... Le dindonneau, il ne l'est pas encore... C'est la base de ce menu, et pour le reste, il suffit d'un peu d'id�e et de venir en causer soi-m�me avec le chef...� --�En aurais-tu � me recommander?� interrompit Christine, �si je me marie, il m'en faudra un...� --�Bon,� fit Gladys en se penchant vers moi, �elle va vous raconter qu'un prince lui a demand� sa main et qu'elle h�site!... Et de l'autre...,� ajouta-t-elle en me montrant d'un clignement Tor� qui, plac� � sa droite, grima�ait sataniquement, �le vieux me fait le genou... Il pense � sa duchesse. _You are a very jolly fellow..._,� cria-t-elle � l'anglomane en lui donnant un coup d'�ventail, �mais chasse gard�e!...� Puis, apr�s quelques minutes o� la conversation s'�tait faite g�n�rale: �Vous connaissez Jacques Molan, m'a racont� Louis?...� interrogea-t-elle. --�Je l'ai beaucoup connu autrefois,� repris-je, �il m'a m�me d�di� son premier roman.� --�Je sais,� fit-elle, �_Coeur bris�!_... Ah! que j'ai aim� ce livre!...� Ses yeux devinrent profonds et songeurs. Il y eut un silence entre nous. Je ne serais pas digne du nom d'homme de lettres si je n'avais pas �prouv�, ne f�t-ce qu'une seconde, la petite impression de contrari�t� du Trissotin qui entend louer un Vadius. Quoique nous ne nous voyions plus, Jacques Molan et moi, depuis des ann�es, qu'en passant et sans jamais causer de rien d'intime, j'ai gard� un souvenir de sympathie � cet ancien ami. Je go�te son talent, bien que sa mani�re douloureuse, toute en raffinements et en complications, ne me satisfasse gu�re, aujourd'hui que j'ai renonc� � ce que nous appelions ensemble les n�vroses des adjectifs. Je suis pr�t � �crire dix articles pour d�montrer que Jacques excelle � entrem�ler la finesse de l'�tude de moeurs faite d'apr�s nature � la sensibilit� la plus fine. Oui, je ferais son �loge de tout coeur, et sans rien trahir de mon secret jugement sur les d�fauts de cette nature. A l'heure pr�sente, Jacques est devenu le plus sec et le plus menteur des hommes. Il ram�ne cette sensibilit� comme les gens chauves ram�nent leurs cheveux. Le besoin de l'argent et celui du tapage sont les deux seules passions demeur�es sinc�res chez cet artiste, �puis� de succ�s comme d'autres le sont de mis�res et de d�sastres. Il y a dans toutes les pages sorties de la plume de ce romancier sentimental un fond de cabotinage qui me g�te tous ses effets de style, et une mi�vrerie qui r�pugne � toutes les virilit�s donc je suis �pris maintenant. Le malheur est que cette lucidit� sur les d�fauts de Jacques s'accompagne chez moi d'une esp�ce de m�contentement qu'il ait tant r�ussi,--dont j'ai un peu honte. Que ce soit mon excuse pour n'avoir pas accueilli avec plaisir l'enthousiasme de ma jolie voisine. Enfin, puisque j'ai eu le bon go�t de me taire!... Je la regardais r�ver maintenant. La musique des tsiganes montait, plus enivrante � mesure que les musiciens s'enivraient eux-m�mes en jouant. La nuit �tait tout � fait venue et les feuillages des arbres se d�coupaient sur un ciel noir o� per�aient les �toiles. Les convives bavardaient gaiement et Saveuse commen�ait de raconter que le matin m�me il avait rencontr�, dans les couloirs d'un grand h�tel meubl�, une certaine Mme de Forget. Je suis demeur� na�f sur ce point. Je continue � ne pas comprendre la facilit� avec laquelle certains viveurs � Paris d�shonorent une femme dont ils ont surpris le secret. L'habitude aidant, j'esp�re m'y faire. Et Saveuse parlait: �...Voil� qui est piquant,� me dis-je, �et si j'avais mis la main sur un paquet?... Elle, une sainte, et qui ne veut pas me recevoir, sous le pr�texte que je ne respecte pas les femmes?... Elle ne m'avait pas vu. Je grimpe l'escalier derri�re elle, je la vois dispara�tre derri�re une porte sans m�me frapper; je regarde le num�ro, je descends et je vais consulter la liste des voyageurs affich�e en bas. Aucune mention dudit num�ro, bien entendu. Ma curiosit� fut si fort piqu�e que j'attendis l� cinq gros quarts d'heure d'horloge, � la porte de l'h�tel. Au bout de ce temps, elle repara�t. Je la salue avec un respect! Elle me salue avec une dignit�!... Mais, dix minutes plus tard, qui voyais-je d�boucher par cette porte d'h�tel?... Devinez... Laurent!... qui a la sottise de rougir comme un coll�gien et de me raconter, l�, tout de suite, sans que je le lui demande, qu'il est venu rendre visite � des parents de province... Et, pour couronner le tout, ce grand niais de Moraines qui me dit au cercle, comme on venait de prononcer le nom de la Forget:--�Savez-vous que cette pauvre jeune femme a encore pass� deux heures aujourd'hui dans un h�pital? Elle se tuera � soigner les malades!...� --�Je les reconnais bien l�, vos femmes du monde...,� dit Christine. --�Et moi, les hommes du monde,� fit Machault en montrant Saveuse avec un air d'entier m�pris qui me r�concilia pour toujours avec le brave escrimeur. L'intonation avait �t� si insolente qu'il y eut un froid. Saveuse sourit comme s'il n'avait rien entendu, et tout � coup Gladys, qui avait �t� �dans la lune,� comme le lui dit Figon, se tourna vers moi de nouveau et me demanda: --�Quel homme est-ce au juste que Jacques Molan?� --�Bon,� s'�cria Christine, �Gladys qui parle litt�rature!... Larcher, demandez-lui de vous montrer sa jarreti�re. Elle y fait broder comme devise le titre du dernier roman dont elle s'est toqu�e... Est-ce vrai, Gladys?...� --�Parfaitement vrai,� dit cette derni�re en riant. �Vous voyez,� ajouta-t-elle en s'adressant � moi, �que si jamais vous voulez peindre le demi-monde, il ne faudra pas me prendre comme mod�le... Je suis une trop mauvaise cocotte... Que voulez-vous? Voil� � quoi je pense au lieu de chercher des vieillards � plumer ou de petits jeunes gens...� Et s'adressant � Christine:--�Qu'a-t-on fait � la Bourse aujourd'hui?...� Christine haussa les �paules en souriant d'un mauvais sourire. --�Oui, quel homme est-ce que Jacques Molan?� insista Gladys. --�Demandez-moi plut�t quel homme c'�tait,� r�pondis-je. �Depuis deux ans je ne l'ai pas vu cinq fois...� --�On change si peu,� fit-elle avec un gentil hochement de sa t�te. �Regardez Tor�.� Le vieux maniaque entendit son nom et cligna de l'oeil. Le fait est qu'en ce moment, la lumi�re jouait sur sa teinture blonde et que l'esp�ce d'�clat flave de ses cheveux rendait irr�sistiblement comiques les laideurs de son masque vieilli. Tout luisait en lui d'un �clat grotesque: son teint allum� par les libations auxquelles il se livrait sans rien faire que prononcer un monosyllabe de temps � autre, sa l�vre mouill�e, le plastron de sa chemise et le revers de satin de son habit. La conversation avait repris son cours. Saveuse racontait une nouvelle histoire en surveillant du regard Machault qui s'entonnait du champagne, et, par moments, riait tr�s haut. Figon baissait et relevait ses paupi�res, suivant l'occurrence, avec le s�rieux qui le rend si comique. Christine �coutait Saveuse et piquait de-ci de-l� une interruption. Moi, tout en d�bitant sur mon ancien camarade de boh�me des phrases d'article, j'admirais comme Gladys me posait par instants des questions qui t�moignaient d'une lecture assidue des romans de Jacques: _Coeur bris�_, _Anciennes Amours_, _Blanche comme un lys_, _Martyre intime_. Elle savait par coeur ces oeuvres aussi mani�r�es que leur titre. Cette fois, mon envie n'eut pas de bornes. �videmment cette fille �tait devenue amoureuse folle de l'�crivain � travers ses livres, et elle ne m'avait fait inviter par Figon que pour me demander sans doute de lui m�nager un rendez-vous avec l'objet de son culte. Je n'en doutai plus lorsque au dessert elle posa sa serviette devant elle et dit: --�Ah! que j'ai chaud!... Monsieur Larcher, voulez-vous me tenir compagnie un petit quart d'heure sur la terrasse?... Ah!� fit-elle, quand nous f�mes accoud�s sur la balustrade parmi les feuillages, et tandis que le rire de nos compagnons abandonn�s nous arrivait � travers les fen�tres, �quelle vie! Et qu'ils sont b�tes!... J'ai un de mes petits amis qui m'appelle toujours: Sa pauvre Beaut�... Beaut�, je ne dis pas, mais pauvre, ah! que c'est vrai!� Elle prit une rose qu'elle avait piqu�e � son corsage au commencement du d�ner et se mit � en mordre les p�tales avec col�re, en fron�ant le sourcil. Au-dessous de nous, les tables, dont nous apercevions les blanches nappes � travers la verdure, retentissaient d'un bruit de fourchettes et de couteaux. Les tsiganes continuaient de jouer, et Gladys, apr�s avoir jet� la rose d�feuill�e � terre, reprit en s'�ventant doucement: --�Je vous ai dit que j'�tais une si mauvaise cocotte et voil� que je vous parle comme au premier acte de la _Dame_!... Est-ce assez peu dans la note, une femme habill�e par Laferri�re, dont les journaux parlent en l'appelant la belle Gladys, qui va au Bois avec des chevaux � elle, � qui l'on vient de payer ses derni�res dettes et qui se plaint...? Et tout cela parce que j'ai pens� � mon histoire avec Jacques Molan... Ne me regardez pas en ayant l'air de me dire: Mais alors pourquoi me demandiez-vous quel homme c'est...? Toute cette histoire s'est pass�e l�...,� elle se toucha le front avec la pointe de son �ventail, �et l�,� et elle mit ce m�me �ventail contre son coeur!... �Je ne l'ai jamais vu, je ne lui ai jamais parl�, je ne lui ai jamais �crit... et pourtant c'est tout un petit roman... Voulez-vous que je vous le conte?...� demanda-t-elle en me coulant un regard de c�t�. Il �tait un peu trop visible que tout dans cette partie fine avait �t� organis� en vue de ce mot-l�, depuis l'invitation de Figon jusqu'� l'appel sur la terrasse. Mais ce qui me fit lui pardonner la ruse de cette petite mise en sc�ne, c'est qu'elle en avait un peu honte et aussi qu'elle me l'avoua ing�nument. --�Oui,� dit-elle comme r�pondant � ma pens�e, �quand j'ai d�sir� vous voir, c'�tait un peu pour cela, mais si je vous avais trouv� moqueur, vous n'auriez rien su... Que voulez-vous? Je sens que vous �tes bon et que nous serons amis...� J'�touffai un soupir sous pr�texte de lancer une bouff�e du cigare que je fumais. Ce n'�tait pas tout � fait le r�le auquel je m'�tais pr�par� que celui de confident. Mais le naturel de cette fille, l'esp�ce de po�sie qui se d�gageait d'elle dans ce milieu si contraire � toute po�sie, l'originalit� de cette confession sentimentale dans ce d�cor, avec ces viveurs � c�t�, cette nuit douce, le bruit des d�ners et des voitures m�l� � la musique des tsiganes, tout contribuait � me rendre aimables ces quelques minutes, et ce fut de bonne foi que je pris la petite main de Gladys et que je la lui serrai en lui disant: --�Moi aussi, je crois que nous serons amis... Dites votre roman et n'ayez pas peur. Je ne me suis jamais moqu� que de moi-m�me...� * * * * * --�J'avais vingt ans...,� commen�a Gladys apr�s s'�tre recueillie. Je redoutai ce d�but, comme celui d'un r�cit appris par coeur; mais non. Tout de suite, je vis que ses souvenirs affluaient en foule et la troublaient. Elle les avait devant elle et non plus moi, et elle continuait: �J'avais vingt ans, il y a des jours et des jours de cela... Ne me faites pas de compliments, beaucoup de jours. Comptez onze fois trois cent soixante-cinq... Je vivais � Paris et j'�tais sage, tr�s sage... J'habitais avec ma soeur a�n�e Mabel. C'est depuis qu'elle est morte que je suis devenue ce que je suis... Comment nous �tions venues � Paris, toutes deux seules, malheureuses petites cr�oles, presque de petites n�gresses blanches, �a, c'est un autre roman, celui de ma vie... Mon p�re �tait un ing�nieur anglais qui avait fini par aller chercher fortune au Chili; l�, il avait rencontr� ma m�re, une octavonne... Vous voyez qu'il n'y a pas beaucoup de sang noir sous ces ongles,� et elle les fit briller � la lumi�re de mon cigare comme des chatons de bague, �mais il y en a tout de m�me.--Apr�s des hauts et des bas, nous avions tout perdu. Nos parents �taient morts et nous �tions ici pour recouvrer une cr�ance sur le Gouvernement fran�ais... Mon p�re avait travaill� pour vous aussi. Pauvre p�re! A-t-il eu du mal dans sa vie et pour que sa fille pr�f�r�e f�t la Gladys qui vous raconte toute cette histoire!... Enfin, nous vivions comme je vous ai dit, Mabel et moi, et nous n'avions pas un sou, pas �a,� insista-t-elle en faisant craquer son ongle contre une de ses dents dont la nacre brilla entre ses l�vres fra�ches. �Toutes nos mis�rables ressources avaient �t� mang�es. La cr�ance? Chim�re, et nous vivions... Comment?... Aujourd'hui que je d�pense soixante mille francs par an, rien que pour ces chiffons...,� et elle battit ses jupes souples de sa main et avan�a son pied, �je me demande comment nous ne sommes pas mortes de faim, de froid, de d�n�ment. Pensez donc, Mabel avait trouv� une place d'aide � la vente dans un bureau de tabac, sur les boulevards. Elle n'avait pas voulu que je l'acceptasse.--�Non, tu es trop jolie,� m'avait-elle dit, et je tenais le m�nage. Ne le dites pas � Figon,� ajouta-t-elle en riant, �il me diminuerait s'il savait que ces mains,� et elle les montra encore, �ont fait la cuisine chez nous pendant deux ans... Nous occupions trois petites chambres dans une impasse derri�re Saint-Philippe-du-Roule. Et je travaillais aussi, � quoi? A ces petits ouvrages de femmes que l'on peut faire sans avoir appris de m�tier: j'ai brod�, j'ai b�ti des robes de poup�e, j'ai assorti des perles, j'ai donn� quelques le�ons d'anglais, et aussi fait des traductions de romans, moi, Gladys Harvey!...� Elle pronon�a ces mots comme Louis XIV disait: Moi, le Roi!... �Et � travers tout cela, j'avais le temps de me parer. Je n'ai jamais �t� aussi jolie qu'alors, avec une certaine robe que j'avais coup�e et cousue moi-m�me; je la vois encore, toute bleue, et qui fut perdue en une fois, parce que je l'avais mise pour sortir, par une apr�s-midi de dimanche, au printemps. La pluie nous prit en plein bois de Boulogne et nous n'avions pas sur nous, Mabel et moi, de quoi seulement entrer � l'abri dans un des caf�s qui se trouvent de ce c�t�-l�. Quand je passe dans mon coup� le long de cette all�e, et que je me souviens de mon d�sespoir, croyez-vous que je regrette cette bonne mis�re et nos d�ners en t�te-�-t�te, ces dimanches? Une semaine sur deux, Mabel avait un jour de cong�, et c'�tait alors, dans notre petite salle � manger, une f�te � ravir nos bons anges:--deux chaises de paille, une table de bois blanc que nous couvrions d'une serviette, et nous restions des heures � causer longuement, doucement, � nous sentir si pr�s l'une de l'autre, dans cette grande ville dont nous entendions la rumeur qui nous rappelait le bruit de la mer, l�-bas,--pouvions-nous dire dans notre pays, puisqu'il ne nous y restait plus rien, rien que de si tristes souvenirs? �Oui, c'�taient de bonnes heures, mais trop rares. J'�tais trop seule. C'est ce qui m'a perdue, et puis, voyez-vous, avec mes airs de me moquer de tout, que je prends si souvent, il n'y a pas plus r�veuse que moi,--ou plus gobeuse, un mot que vous n'aimerez peut-�tre pas, mais il est si vrai! J'ai toujours eu un coin vert dans le coeur, et dans ce coin vert une marguerite, que j'ai pass� des heures � effeuiller, vous savez, comme les petites filles: il m'aime un peu, passionn�ment, pas du tout... H� bien! Jacques Molan a �t� ma premi�re marguerite... Voici comment. Je vous ai dit que je faisais quelques traductions de romans anglais. Cette besogne m'avait mise en rapport avec un cabinet de lecture de la rue du Faubourg-Saint-Honor� o� j'ai bien pris trois cents volumes de la collection Tauchnitz. En ai-je d�vor� de ces r�cits o� l'on boit des tasses de th� � chaque chapitre, o� il y a un vieux gentleman qui prononce la m�me plaisanterie avec le m�me tic dans sa physionomie, o� la jeune fille et le jeune homme se marient � la fin, apr�s s'�tre aim�s gentiment, convenablement, durant trois tomes! Et je d�gustais cela comme les r�ties que je me beurrais moi-m�me, � l'imitation des h�ro�nes, pour mon d�jeuner. Jugez maintenant de l'effet que dut produire sur une pauvre petite Anglaise sentimentale, qui n'avait jamais ouvert un livre fran�ais, la lecture de ce _Coeur bris�_ dont nous parlions tout � l'heure. Pourquoi je demandai ce roman-l� plut�t qu'un autre? A cause du titre peut-�tre, et puis je suis fataliste, voyez-vous. Il �tait dit que ce serait l� ma premi�re folie. Car c'en fut bien une, que cette lecture. Je la commen�ai � deux heures de l'apr�s-midi, en rentrant de mes courses. A la nuit, j'�tais encore l�, ayant oubli� de me pr�parer � d�ner, et le m�nage � finir, et que j'�tais la soeur de Mabel, la fille du malheureux Harvey, l'inventeur, et tout le reste. J'�tais devenue les personnages de ce livre. Vous vous souvenez de la lettre que la femme abandonn�e �crit avant de mourir:... _Ma beaut�, elle s'est fan�e � te pleurer sans que tu aies eu piti� ni d'elle ni de moi, mon doux bourreau?..._ Ai-je assez lu et relu cette lettre en fondant en larmes! Aujourd'hui que j'ai v�cu et que je comprends ce qui s'est pass� en moi � cette �poque, je ne peux pas mieux expliquer mon bouleversement d'alors qu'en vous disant que j'ai eu le coup de foudre pour ce livre, comme j'ai vu d'autres femmes l'avoir pour un son de voix, pour un regard... Vous souriez?... Ah! vous autres �crivains, si vaniteux que vous soyez, vous ne le serez jamais assez! Si vous saviez ce qu'un de vos livres peut devenir pour une enfant de vingt ans qui n'a rien vu et qui vous aime � travers vos phrases? Oui, qui vous aime... Mais comment y croiriez-vous? Il y a tant de curieuses ou de menteuses qui vous jouent la com�die de ces sentiments-l�, pour avoir un autographe ou pour raconter qu'elles vous connaissent...� --�Pauvres nous!� interrompis-je, �mais la femme qui entre en relations �pistolaires avec un auteur, il n'y en a qu'une, jamais qu'une!... Votre Jacques et moi, nous �tions tr�s fiers � une certaine �poque d'une inconnue avec qui nous entretenions une correspondance suivie... Quelle tuile quand nous nous sommes montr� nos lettres et que nous avons constat� que c'�tait la m�me �criture et la m�me personne!...� --�Voil� pourquoi,� reprit Gladys, �je n'�crivis pas � Jacques. J'avais un pressentiment de cela. Je n'ai qu'une vanit�, c'est d'�tre tr�s femme, avec un peu de ce doigt� du coeur qui nous fait accuser de ruse quand nous ne sommes que fines... Mais je le lus et je le relus, comme je vous dis, ce roman, et, � chaque lecture, mon int�r�t pour l'auteur de cet adorable livre grandissait jusqu'� devenir une v�ritable obsession. Comme il devait avoir l'�me d�licate pour peindre ainsi la souffrance! L'histoire racont�e dans ce livre �tait-elle la sienne? �tait-ce lui, le doux bourreau que la victime b�nissait en mourant de son abandon? Avait-il �t� aim� ainsi, jusqu'� la mort, et puis un repentir dernier l'avait-il conduit � suspendre ce roman � la croix d'une morte, comme une couronne de roses � demi fan�es?... Ou bien des confidences re�ues, une correspondance trouv�e, un journal intime lui avaient-ils permis de d�couvrir le secret martyre dont il s'�tait fait le po�te? Car d'admettre que ce f�t l� une oeuvre d'imagination, je ne le voulais pas, et je me figurais mon romancier � l'image de mes d�sirs. Il devait �tre jeune, p�le, avec des yeux bleus et quelque chose d'un peu souffrant... Vous riez, maintenant. Que vous auriez ri davantage si vous m'aviez vue debout � la devanture d'un marchand de photographies dans la rue de Rivoli, le jour o� j'y vis son portrait. Je dus y retourner trois fois avant d'oser entrer dans la boutique pour l'acheter, ce portrait, qui ressemblait, par bonheur, � l'id�e que je m'en �tais faite d'avance, assez du moins pour que mon enchantement d'imagination ne f�t pas bris�. A la m�me �poque, on publia une biographie de lui avec une charge. J'aurais battu celui qui avait d�form� ce visage dont j'�tais devenue aussi amoureuse que du livre. Que voulez-vous? C'est le sang n�gre, il y a de l'esclave en moi, et, quand j'ai aim�, j'ai toujours sorti tout mon noir... Je l'ai quelquefois plus mal plac� que cette fois-l�. �En lisant cette biographie, un projet fantastique s'�baucha dans ma t�te. Je vous ai dit que j'�tais trop seule. Je causais trop avec moi-m�me, et je ne me suis jamais donn� que des conseils bien fous. La brochure racontait que mon grand homme habitait une partie de l'ann�e � V�lizy, un hameau pr�s de Chaville, et qu'il avait l� justement la petite maison d�crite dans _Coeur bris�_. J'appris aussi par cette brochure qu'il n'�tait pas mari�. S'il l'avait �t�, je n'aurais plus pens� � lui, je vous jure. J'�tais tellement innocente, comme dit la chanson, que je ne comprenais presque rien, toujours comme dans la chanson, sinon que jamais Jacques Molan n'aimerait une pauvre fille, comme moi, dans son sixi�me �tage et avec ses malheureuses toilettes de quatre sous. Ah! si j'�tais une de ces dames comme il en d�crivait dans son livre? Et voil� comment j'en arrivai � concevoir ma grande id�e: �conomiser, centime par centime, franc par franc, de quoi m'habiller aussi joliment que les �l�gantes que j'allais quelquefois voir passer aux Champs-�lys�es dans leurs voitures, et ensuite me pr�senter � Jacques Molan, sous un faux nom, comme une jeune femme qui vient lui demander conseil... O� me m�nerait cette �quip�e? Je n'en savais rien. Je ne me le demandais pas. J'effeuillais la marguerite, voil� tout. Il m'aimera un peu, passionn�ment, pas du tout... Et je restais toujours sur le p�tale: il m'aimera, sans rien savoir, sinon que ce mot associ� � l'id�e de cet homme pourtant inconnu, me repr�sentait quelque chose d'infiniment doux, de si pur, de si tendre. Je le verrais une fois, puis une autre, une autre encore. Je me dirais mari�e, pour qu'il ne cherch�t point � conna�tre mon vrai nom. �tais-je assez la petite Anglaise du roman que je traduisais! Pourtant, je lui avouerais mon pr�nom. J'�tais na�vement fi�re de sa raret�, comme de mes cheveux qui me tombaient alors jusqu'ici,� et elle �tendit son bras dans toute sa longueur. �Enfin, ce fut un roman � propos d'un roman, dont je ne soufflais pas un mot � la sage Mabel, comme vous pouvez croire, et que je menai � bien, de quelle mani�re? Par quels prodiges d'�conomie? Par quelles ruses pour cacher les divers objets de parure que je dus me procurer un par un, depuis les petits souliers vernis et les bas de soie noire jusqu'au chapeau, sans parler de la robe? Il me fallut dix mois, vous entendez, dix mois, pour amasser mon magot et pour me d�guiser ainsi en dame, dix mois, durant lesquels j'ai multipli� les heures de travail, d�couvert des besognes nouvelles, pris sur mon sommeil pour mettre les traductions doubles, enfin, une de ces folies de jeune fille dont on s'�tonne ensuite d'avoir �t� capable. On se dit:--Ai-je �t� b�te!--tout haut; et tout bas:--Quel dommage!...� Ce fut si bien lanc�, sur un si joli accent d'ironie tendre, que je regardai cette �trange fille avec une esp�ce d'admiration sur laquelle elle ne se trompa gu�re. Elle n'aurait pas �t� femme si elle n'avait pas pris un temps pour jouir du petit effet qu'elle me produisait. Puis, �cartant un peu ses paupi�res, soulevant ses sourcils et plissant son front avec une expression triste, comme d�courag�e: --�Ce fut par une adorable apr�s-midi de juin que je me mis en campagne,� reprit-elle; �j'avais attendu deux semaines, une fois le d�tail de ma parure tout entier organis�, par superstition. Je voulus voir un pr�sage de r�ussite � mon projet, dans le bleu du ciel, le vert des arbres et le clair du soleil de ce jour-l�... Me voyez-vous, descendant du train � Chaville, et m'engageant sous les branches, le long des �tangs, apr�s avoir demand� ma route � un enfant qui passait? Il y avait des oiseaux qui chantaient tout le long du chemin, des fleurs dans les herbes, et je rencontrai deux couples d'amoureux qui erraient dans l'ombre des jeunes arbres. Je ne savais rien, ni si Jacques �tait dans sa maison de V�lizy, ni m�me o� �tait cette maison, ni s'il y vivait seul, mais je savais bien que j'�tais tr�s jolie avec ma robe grise, mon chapeau clair, mes petits souliers, et que je lui plairais,--si je le rencontrais,--et je ne doutais pas de cette rencontre. Vous allez dire que je suis vraiment par trop n�gresse avec mon teint p�le. A cette �poque-l�, je croyais � ma chance... Ma chance!... Oui, j'y croyais comme � mes vingt ans, comme � mon d�sir, comme � tant de chim�res... Quand j'�tais toute petite, l�-bas, en Am�rique, nous habitions au bord de l'Oc�an. Les voiles des bateaux que montaient les p�cheurs du pays �taient teint�es de rouge. Chaque matin, je me mettais � la fen�tre, je comptais celles de ces voiles qui �taient en mer et qui faisaient des points lumineux sur le bleu des vagues. A chacune j'attachais une esp�rance. Celle-ci me repr�sentait un cadeau que j'aurais dans la journ�e, cette autre une promenade o� l'on me conduirait... Aujourd'hui, je n'ai pas plus de points lumineux � mon horizon qu'il n'y a de voiles teint�es de rouge sur ce ciel. Ils sont tous �teints. Mais par la belle apr�s-midi d'�t� o� je traversais le bois de Chaville, celui qui dansait devant mes yeux �tait si rayonnant! Et en m�me temps que j'esp�rais, j'avais si peur! Une timidit� si folle, aussi folle que ma d�marche, faisait trembler mes jambes sous moi. Je n'�tais pas s�re, une fois arriv�e, de retrouver une seule des phrases que j'avais pr�par�es pour les r�citer � mon grand homme. Et j'allai pourtant, jusqu'� la minute o� j'aper�us au bout d'une all�e le petit clocher d'une �glise, des toits couverts de tuiles... C'�tait V�lizy. Un passant m'indiqua la maison de M. Jacques Molan. J'�tais arriv�e. �Je ne sais pas si je vivrai bien vieille, et je ne le souhaite pas. Gladys Harvey ouvreuse dans un th��tre, ou Gladys Harvey avec de petites rentes parmi des chats, des chiens, et dans un peignoir de flanelle, ou Gladys Harvey jouant � la d�vote en province, aucune de ces perspectives ne m'attire. Nous devons mourir jeunes, nous autres. Je trouve que �a fait partie de la profession, comme de savoir porter la toilette et plaisanter avec du chagrin plein le coeur. Mais � quelque �ge que je m'en aille, et m�me si je devais �tre aussi d�cr�pite un jour que les vieilles des Petits-M�nages, je suis s�re que je n'oublierai jamais cette villa ensevelie � demi sous le lierre, la ligne des rosiers dans le jardinet qui la pr�c�dait, et moi � la porte, regardant � travers la grille et n'osant pas sonner, dans ma belle robe o� je me trouvais � la fois jolie et gauche, coquette et maladroite. C'�taient ces rosiers dont il �tait parl� dans la fameuse lettre de mon cher roman... Vous vous souvenez: _Elles et moi, mes roses et ma gr�ce, nous fanerons-nous, mon amour, sans que tu nous aies respir�es?_ Et puis, quand elle dit: _J'y suis revenue, dans notre maison, o� je meurs du mal de regret... Mais je l'aime, ce mal. Car c'est le regret qui donne une forme au bonheur..._ Ces phrases de l'h�ro�ne de _Coeur bris�_ chantaient dans ma t�te comme j'�tais l�, respirant � peine et folle d'�motion... Qu'allait-il arriver de mon beau songe? Que me dirait celui � qui je venais apporter une si na�ve, une si tendre admiration? Enfin, j'eus la force de tirer la cha�ne de la cloche, et un jardinier parut presque aussit�t, coiff� d'un grand chapeau de paille...--�M. Jacques Molan?--Il est � Paris, et M. Alfred aussi,� me r�pond l'homme... Quel Alfred? Sans doute un ami. J'insiste:--�Et croyez-vous qu'il rentre cette apr�s-midi?...--Je n'en sais rien, fait le jardinier, mais je vais demander � Madame...�--Et sur la porte de cette maison que je venais de contempler comme un sanctuaire, j'aper�ois une femme assez grande, assez jolie, en cheveux blonds nou�s � la diable sur le derri�re de la t�te, en matin�e blanche, et un arrosoir � la main. Le jardinier lui parle. Elle me d�visage. Je n'entends pas ses paroles. Que m'importe? Et que m'importe que l'homme vienne me dire que M. Molan sera l� vers les cinq heures?... Avais-je �t� sotte! Il vivait avec une ma�tresse, tout simplement, et c'�tait la seule chose � laquelle je n'eusse pas pens�. Mon Dieu! que j'ai pleur� dans le train, en m'en retournant!... J'en ai g�t� ma robe. Elle �tait si fragile! Un d�jeuner de soleil, comme mon beau roman!...� --�Et vous n'avez pas �crit � Jacques, vous n'avez pas cherch� � le revoir?� --�Jamais,� fit-elle, �et par ce c�t� superstitieux que je vous ai dit... C'�tait jou� et perdu! Et puis, � quoi bon lui �crire, puisqu'il n'�tait pas libre? Ah! cette femme que j'avais aper�ue une minute, avec sa bouche canaille et ses yeux effront�s, non, ce n'�tait pas la compagne que j'avais r�v�e au po�te de _Coeur bris�_. Mais puisqu'il vivait avec elle, il l'aimait. Comment l'euss�-je cru capable de vivre avec une femme sans amour? Et cet amour nous s�parait plus que la distance, plus que nos conditions sociales, plus que sa gloire et ma pauvret�... Je n'eus pas beaucoup de temps, d'ailleurs, � donner aux tristesses de mon roman avort�. Ma soeur tomba gravement malade. Elle mourut. Je rencontrai quelqu'un qu'il e�t mieux valu pour moi ne jamais conna�tre. Mon sort changea, je pris un amant et je devins ce que vous savez... Ne croyez pas qu'� travers les aventures de mon existence j'aie oubli� cet �trange premier amour qui ne ressemblait � rien de ce que j'ai senti depuis. Je continuai de lire tout ce que Jacques �crivait. J'avais des amis qui le connaissaient, qui parlaient de lui devant moi, qui en disaient du bien, du mal. Moi, je me taisais. Je ne disais m�me pas mon impression de ses nouveaux livres. Pour lui et pour ses oeuvres, j'ai toujours eu ce sentiment de pudeur qui fait qu'on �vite de prononcer le nom de la personne que l'on aime trop, devant quelqu'un � qui l'on ne saurait faire comprendre pourquoi on l'aime. D'ailleurs, que pouvait-il r�sulter d'une rencontre entre un homme tel que lui et la femme que j'�tais devenue? Je suis un peu artiste en toutes choses, et en souvenirs comme dans le reste. Je ne voulais pas g�cher mon pauvre ancien r�ve en le transformant en une vulgaire intrigue de galanterie. Non, je n'ai jamais rencontr� Jacques, et si j'ai un d�sir au monde, c'est de ne le rencontrer jamais!...� * * * * * Elle avait prononc� ces derniers mots avec une �motion si �vidente que je demeurai sans lui r�pondre. Tandis que nous causions, les tables du jardin s'�taient peu � peu d�garnies de leurs convives, la musique des tsiganes avait cess� de jouer, et sans doute nos amis commen�aient � trouver que la gaiet� de Gladys manquait � l'entrain du d�ner, car Figon parut � la porte de la terrasse avec ce sourire � demi contraint du jaloux qui ne veut point avouer sa jalousie: �On peut entrer?...� fit-il en frappant contre la vitre. --�Je viens tout de suite,� dit Gladys, �cinq minutes encore..... Vous entendez,� ajouta-t-elle en s'�ventant d'une fa�on nerveuse; et tandis que des bravos accueillaient la nouvelle rapport�e par Figon que nous allions repara�tre, �il faut que j'aille faire mon m�tier... Mais j'ai un grand service � vous demander...� --�Si c'est possible, c'est fait,� dis-je en parodiant le mot c�l�bre: �si c'est impossible...� --�Ne plaisantez pas,� interrompit-elle vivement, �vous me feriez regretter d'avoir parl�... Pardon,� et elle me regardait avec une esp�ce de soumission c�line, �mais cela me tient au coeur un peu plus qu'il ne faudrait... Je vous ai dit que j'avais eu la coquetterie de mon sentiment pour Jacques. Je ne voudrais pas que ce sentiment f�t tout � fait perdu. Votre ami a des moments bien tristes, des heures toutes noires, je l'ai trop vu dans ses livres. Il ne croit gu�re aux femmes. Il a d� en rencontrer une tr�s mauvaise... Eh bien! je voudrais qu'un jour, mais un jour o� il n'aura pas envie de rire, vous lui racontiez qu'il a �t� aim� sans le savoir, et comment, et que celle qui l'a aim� ne le lui dira jamais elle-m�me, parce qu'elle est une pauvre Gladys Harvey... Seulement, vous me jurez de ne pas me nommer?...� --�Je vous en donne ma parole,� lui dis-je. --�Ah! que vous �tes bon,� fit-elle, et, par un geste d'une gr�ce infinie, o� reparaissait sans doute ce sang noir qui coulait dans ses veines, elle me prit la main, et, sans que j'eusse pu me d�rober � cette caresse qu'heureusement personne ne vit, elle me la baisa, mais d�j� elle s'�tait �chapp�e de la terrasse pour rentrer dans la salle du restaurant, o� Machault, plus excit� que d'habitude par la boisson, se tenait debout, son habit �t�, sa puissante musculature visible sous la toile de sa chemise, et il criait � Christine Anroux en lui montrant une chaise: --�Allons, assieds-toi l� et n'aie pas peur... Cinquante louis, que je la porte deux fois de suite � bras tendu. Qui tient le pari?...� --�Jamais, jamais,�, criait Christine en mettant la table entre elle et l'athl�te; �il a bu deux bouteilles de champagne � lui tout seul et je ne sais combien de verres de fine... Je tiens � ma figure, moi.. C'est mon gagne-pain...� --�Brandy?... Whisky?...� me demanda l'anglomane Tor� qui me tendit les deux flacons. Il �tait rest� seul � table, tandis que Saveuse et Figon assistaient debout et en riant � la discussion entre Christine et Machault. --�Moi, je n'ai pas peur,� s'�cria Gladys, �laisse-moi la place, Christine.� Elle s'assit sur la chaise aupr�s de l'hercule qui, s'arc-boutant sur ses jambes, tr�s rouge, empoigna un des barreaux. --�Vous y �tes?...� demanda-t-il. --�_All right_...,� fit Gladys. --�Une, deux,� dit le g�ant, �trois,� et il tenait la chaise droite devant lui, avec la jeune femme dessus qui, toute gaie, nous envoyait des baisers comme une �cuy�re de cirque, et, quand il l'eut remise � terre parmi les bravos, elle me dit, � mi-voix, avec un sourire triste: --�Vous voyez bien qu'il ne faut pas me nommer � Jacques...� * * * * * Pauvre Beaut�!...--comme elle m'avait dit que l'appelait un de ses amoureux,--quand je rentrai chez moi, passablement troubl� par le brandy et le whisky chers � Tor�, j'essayai en vain de me persuader qu'elle m'avait, pour parler comme Christine Anroux, �fait monter � l'arbre,�--un arbre en fleur, mais un joli arbre de mensonge tout de m�me et de mystification. Si c'�tait une com�die, elle l'avait jou�e divinement, avec un tel accent de sinc�rit�! Mais son charme de naturel, la visible spontan�it� de ses gestes, son regard et son sourire, tout me confirmait dans cette id�e que, pour une fois, il fallait admettre comme vraie une confidence de femme,--moi qui ai pass� ma vie � me d�fier de celles que j'aurais le plus passionn�ment d�sir� croire. Pour tout dire, je trouvai un charme d'ironie � ne pas trop mettre en doute le r�cit de Gladys. Il y a pour un misanthrope une volupt� particuli�re � d�couvrir la fleur du sentiment le plus d�licat chez une cr�ature, et cette volupt� est justement l'inverse de la joie que nous procure la rencontre d'une vilenie chez une de ces femmes au fier profil, aux attitudes id�ales, aux discours sup�rieurement m�prisants, comme il en foisonne dans le monde. Cependant je doutai de cette histoire davantage � mesure que je m'�loignai du coin o� elle m'avait �t� d�bit�e. Ce fut moins la promesse faite � la ma�tresse de Figon que ce doute m�me qui me poussa, lorsque je rencontrai Jacques Molan, six ou sept mois apr�s le d�ner des Champs-�lys�es, � lui raconter le discret et romanesque amour dont il avait �t� l'objet. Je voulais savoir si Gladys ne lui avait pas fait faire la m�me commission par d'autres, si elle ne lui avait pas �crit, que sais-je? --�Voil� qui est singulier,� me dit Jacques, �je me rappelle parfaitement... A V�lizy, vers 1876, 77... Je me trouvais l� avec Pacaut et sa ma�tresse, Sidonie, la blonde, tu ne l'as pas connue? Elle et mon domestique m'ont parl� d'une femme tr�s �l�gante qui �tait venue me demander, une apr�s-midi que j'�tais sorti. Et c'�tait celle-l�!... J'esp�re que tu vas me donner son nom et son adresse,� ajouta-t-il en riant, �j'y vais de ce pas...� --�J'ai donn� ma parole de ne pas te la nommer,� r�pondis-je en secouant la t�te. Ce que Jacques venait de me dire, en m'attestant la v�racit� de Gladys, au moins sur un point, achevait de rendre cette fille si int�ressante � mes yeux que je me serais consid�r� comme le dernier des hommes si j'avais trahi sa confiance. --�Tu ne veux pas parler?...� insista-t-il. �Et tu t'imagines que c'est pour autre chose que pour m'avoir chez elle qu'elle t'a cont� ce joli roman? Allons, quand Goncourt aura fond� son acad�mie, je te ferai donner le _grand prix Gobeur_, s'il y en a un...� Ce mauvais jeu de mots fut tout ce que lui inspira cette douce et triste aventure dont je m'�tais fait l'interpr�te, puis il se mit tout de suite � me d�tailler sa derni�re bonne fortune avec une femme titr�e et riche.--Pauvre Beaut�! me disais-je en pensant � Gladys,--Pauvre dupe! aurais-je d� dire sans doute en pensant � moi...--Mais quoi? m'e�t-elle encore jou� la com�die, je dirais tout de m�me: Pauvre Beaut�! _Paris, f�vrier 1888._ II Madame Bressuire _A EDMOND TAIGNY._ _MADAME BRESSUIRE_ FRAGMENTS DU JOURNAL DE FRAN�OIS VERNANTES Alfred de Musset a �crit des strophes qui sont c�l�bres sur la rapidit� avec laquelle tout s'oublie � Paris. J'ai une fois de plus �prouv� la justesse cruelle des vers du po�te, en assistant, cet �t�, moi quinzi�me, au service du bout de l'an d'un homme que j'avais beaucoup aim�, Fran�ois Vernantes. Mais un sage n'a-t-il pas dit: �Les plus mortes morts sont les meilleures?� J'avais, moi, une raison particuli�re pour ne pas oublier Vernantes. Il m'a l�gu�, par son testament, tout un carton de ses papiers. J'y ai trouv� des projets de roman mal �bauch�s, un millier de vers m�diocres, des notes de voyage sans grande valeur et quelques curieux fragments d'un journal intime. Fran�ois Vernantes �tait un de ces personnages incomplets, comme Amiel, dans lesquels des portions de sup�riorit� s'unissent � d'�tranges insuffisances. Quand je l'ai connu, quatre ann�es apr�s la guerre, il vivait parfaitement oisif. Il avait environ trente-cinq ans. La r�volution du 4 Septembre l'avait surpris au Conseil d'�tat, o� il occupait le rang d'auditeur de premi�re classe. Il avait cru ne pas devoir redemander son poste, apr�s la guerre, pour des raisons de d�licatesse, et il passait ses journ�es � se lamenter sur le vide de son existence. ��crivez,� lui disais-je, quand je le trouvais par trop m�lancolique, sur le divan de sa gar�onni�re de la rue Murillo. Il r�pondait: �J'essayerai,� puis il n'essayait pas. De fait, j'ai acquis depuis la conviction que son incapacit� d'agir provenait de l'hypertrophie d'une puissance tr�s sp�ciale: l'imagination de la vie int�rieure. Il se voyait vivre et sentir avec une telle acuit� que cela lui suffisait. Son action �tait au dedans de lui, et l'exc�s de l'analyse personnelle absorbait toute sa s�ve. Les hasards l'avaient fait tomber du c�t� o� il penchait. Cet homme, maigre et svelte, avec une jolie figure ferme et r�veuse � la fois, d'une si fine nettet� de lignes, o� deux yeux bleus, d'un bleu tout p�le, s'ouvraient sur un teint brouill� de jaune par la maladie de foie, avait dans toutes ses mani�res le je ne sais quoi qui r�v�le une �ducation f�minine. Il avait perdu son p�re tr�s jeune, et la mort seule l'avait s�par� de sa m�re, pas beaucoup de mois avant que je ne le connusse. Peut-�tre, s'il e�t grandi dans une atmosph�re moins ti�de, et de bonne heure subi les brutalit�s de la vie, serait-il devenu moins sensitif, moins fr�missant, plus capable de vouloir. Peut-�tre encore sa petite fortune,--vingt mille francs de rente,--fut-elle une cause de paresse. Peut-�tre enfin a-t-il us� son �nergie dans une sorte de libertinage sentimental qui fit de lui, durant ses ann�es de premi�re jeunesse, une mani�re d'homme � bonnes fortunes. Toujours est-il que ses papiers r�v�lent un sens de l'observation intime qui f�t sans doute devenu du talent avec un peu d'effort. Ses derniers jours s'attrist�rent d'une crise aigu� d'hypocondrie attribuable � son �tat physique et � une d�ception dont j'ai retrouv� la confidence parmi ses notes. A vrai dire, Vernantes ne tenait pas de son existence un journal suivi. Parfois il demeurait six mois sans �crire, puis il �talait pour lui-m�me et au hasard de la plume un grand morceau d'�me. C'est ainsi que le r�cit de la d�ception dont je parle se distribue en deux longs fragments plac�s bout � bout, quoique le premier soit dat� de Florence, et de mars 1879, tandis que le second a �t� r�dig� � Paris, dans l'hiver de 1881. Il m'a sembl� cependant que ces fragments, � eux deux, faisaient bien un tout, quelque chose comme le dessin complet d'une �volution du coeur, et je donne ici ces pages. Elles pr�senteront quelque int�r�t aux lecteurs qu'a pr�occup�s, ne f�t-ce qu'une fois, le probl�me de l'influence de l'imagination sur la vie et la mort de nos sentiments. PREMIER FRAGMENT _Florence, mars 1879._ L'�trange machine qu'une �me humaine et que nous sommes peu assur�s de la paix int�rieure! A midi, j'aurais jur� que je passerais ce soir comme tous mes soirs, depuis ces deux semaines, soit � me promener en voiture ouverte le long de la route des Colli, devant ce paysage florentin dont la ligne se fait si nette sous le clair de lune,--soit dans un fauteuil, au th��tre, � suivre le d�tail du jeu des acteurs italiens, interpr�tant une pi�ce adapt�e du Gymnase ou du Vaudeville. Rien de plus significatif pour qui veut saisir les diff�rences des caract�res nationaux... La brise a chang�, M. Vernantes, et vous voici pench� � votre table, dans cette chambre de passage, en train d'�crire sous la clart� d'une lampe d'emprunt, et sur ce journal abandonn� depuis des mois. On n'a pas encore invent� de meilleur proc�d� pour y voir un peu plus clair dans son coeur;--et il fait terriblement obscur dans le mien, � cette minute. A gros effets, petites causes. Si je n'avais appris d�s longtemps � me constater au lieu de me contraindre, que j'aurais honte d'�tre, � quarante et un ans, ce compos� instable, ce m�lange changeant qu'un rien suffit � colorer d'une nuance nouvelle! Il pouvait �tre quatre heures de relev�e. Je sortais de l'Acad�mie, o� j'avais regard� pour la vingti�me fois _le Jugement dernier_, de Fra Angelico,--le ma�tre qui flatte le plus mon sentiment d'une peinture presque sans formes,--et cette ronde des anges et des jeunes moines sur un tapis de fleurs surnaturelles. J'avais suivi les pav�s au hasard de mes pas, consid�r� le _Saint Georges_ d'Or' San Michele, l'_Androm�de_ de la place de la Seigneurie. Dans tout mon �tre circulait ce je ne sais quoi de l�ger, d'impond�rable, que procure la vision prolong�e de la beaut�. Je go�tais jusqu'au d�lice le plaisir d'avoir d�pouill� mon _moi_,--_ce moi_ habill� � la moderne, ayant un �tat civil, un pass�, un avenir,--pour m'en aller tout entier dans les images dont mes yeux venaient de se repa�tre. Je suivais le trottoir de la rue Tornabuoni. Un orage de printemps qui mena�ait depuis le matin �clate presque tout d'un coup. Sans parapluie et � dix minutes de mon h�tel, j'entre au cabinet de lecture de Vieusseux pour �viter l'eau, tandis que les marchands de fleurs roulent en h�te leurs petites charrettes, garnies de narcisses, de violettes et de roses, sous les portes coch�res. Je comptais demeurer l� cinq minutes. La pluie se prolonge. Pour tuer le temps je me laisse choir sur un des divans de la salle de lecture, et je ramasse machinalement un journal fran�ais qui tra�nait enroul� sur sa hampe de bois. Depuis combien de jours, dans mon �trange indiff�rence pour tout ce qui n'est pas la sensation de l'heure pr�sente, n'avais-je pas fait une semblable lecture? Et voici qu'entre la mention d'un bal �l�gant et l'annonce d'un roman nouveau, mon regard tombe sur le compte rendu de l'enterrement du comte Adolphe Bressuire... Trente-sept ans, le petit-fils de l'ancien ministre de l'Empereur, mari� depuis quatorze mois, c'est bien celui que j'ai connu. �ve-Rose est veuve! C'en est assez pour que mon pouls batte la fi�vre en ce moment, moi qui croyais si bien l'avoir oubli�e. Je fus boulevers� par cette simple id�e au point de rechercher la confirmation de la nouvelle dans un second journal, puis dans un troisi�me, enfantinement. La pluie avait cess�. Je sortis, et, tout en regardant le flot de l'Arno couler, lent et brouill�, cette seconde pens�e surgit en moi: �Si cependant elle m'aimait encore! Si elle m'aimait?... Et m'a-t-elle jamais aim�?... Qu'ai-je bien su du coeur de cette inexplicable enfant?...� Et les troubles anciens ont recommenc�,--si intenses que, pour les tromper, j'ai d� recourir au vieux rem�de, � cet inutile griffonnage sur le memorandum de ma vie morte, puisque c'est seulement la plume � la main que je me soulage du malaise intime. Anomalie singuli�re et qui fait de moi un demi-�crivain, comme tout a contribu� � faire de ma pauvre personne un demi-quelqu'un ou quelque chose:--une moiti� de femme, car j'ai les nerfs malades de ma m�re;--une moiti� d'homme d'action, car j'ai commenc� ma jeunesse dans une carri�re politique;--une moiti� d'aristocrate, car, avec mon nom pl�b�ien et ma modeste fortune, j'ai toujours flott� sur le bord de la haute vie;--voire une moiti� d'homme heureux, car, au demeurant, mon lot sentimental n'a pas �t� trop mis�rable, et j'ai connu des demi-bonheurs.--J'ai tellement cru, il y a trois ans, lorsque j'ai commenc� d'aimer �ve-Rose, que, pour une fois, je tenais un bonheur entier! * * * * * Elle est pr�sente devant moi et vivante, comme un �tre, l'heure exacte o� ce sentiment a pris naissance. Je pourrais, en cherchant un peu, nommer la date et dire le jour, dire surtout la couleur du jour. Je revois la nuance du ciel,--d'un bleu p�le et froid,--qu'il faisait sur la rue de Berry, par cette apr�s-midi de d�cembre. C'�tait un lundi, jour de r�ception de celle que j'avais connue la belle Mme Nieul,--quand nous avions tous deux vingt-cinq ans. Combien de fois avais-je travers� la cour de cet h�tel num�rot� 25 _bis_,--combien de fois donn� mon pardessus au valet de pied dans l'antichambre et franchi le grand salon pour arriver jusqu'� la ma�tresse du logis, qui se tenait d'habitude dans une sorte de vaste salon-serre s�par� du premier par une grille en fer forg� tout enguirland�e de feuilles d'or? Le compte est ais�. J'ai connu les Nieul en 1865. J'ai d�n� chez eux depuis lors environ quatre fois par saison. Mettons que je leur ai rendu le double de visites. Et puis combien de fois ai-je rencontr� Mme Nieul ailleurs? Je la voyais chez les de Jardes, chez les Durand-Bailleul, chez les Schoerbeck, chez les Gourdi�ge, chez les Le Bugue. Que de soir�es, vou�es au n�ant, s'�voquent � ma m�moire rien qu'� �crire les syllabes de ces noms! Que d'apr�s-midi consacr�es, comme cette apr�s-midi de d�cembre 1876, � l'insipide corv�e des visites! Et sur tout cela, combien de fois avais-je aper�u �ve-Rose Nieul, sans la remarquer autrement que pour la singularit� de son nom, qui m'avait paru un comble de pr�tention? Si cette jeune fille avait �veill� une �motion en moi, �'avait �t� celle de la piti�, quoiqu'elle v�c�t dans une atmosph�re d'opulence raffin�e. Oui, je l'avais plainte d'�tre conduite, si jeune, dans le monde, et avec cette outrance que Mme Nieul apportait � se conformer aux rites usuels de la vie �l�gante. Son veuvage n'avait rien diminu� de cette ardeur. Rendre des visites et en recevoir, si�ger � des d�ners d'apparat chez elle et chez les autres, ne manquer ni un bal, ni une exposition, ni une pi�ce en vogue, en un mot, �tre en repr�sentation toujours, c'�tait encore, il y a quatre ans, l'unique affaire de cette femme � figure de d�esse. C'est qu'avec ses grands yeux bruns, si larges et si calmes, avec sa haute taille, avec ses �paules et ses bras magnifiques, avec sa tournure rest�e si jeune, chaque sortie �tait une occasion de triomphe pour elle, m�me aux approches de la quarantaine. Irr�prochable d'ailleurs, comment ne l'aurait-elle pas �t� avec cette splendeur impassible de son visage qui d�concertait le d�sir? Est-ce qu'on imagine une Junon mettant une voilette sur une autre et se glissant dans un fiacre pour courir � un rendez-vous clandestin? Avec cela, d�pensi�re comme une actrice qu'elle aurait pu �tre, car elle chantait divinement. Oui, cette femme avait toutes les raisons possibles d'aimer le monde, et elle l'aimait, comme un po�te aime les vers, un chimiste son laboratoire et un jockey son cheval. C'�tait pour elle la forme premi�re et derni�re du bonheur, et, bien na�vement, elle avait �lev� sa fille selon ses go�ts. Toute petite, j'avais vu �ve-Rose danser dans chacun des bals d'enfants sur lesquels j'�tais venu jeter un coup d'oeil. Je l'avais rencontr�e au Bois, ses cheveux blonds �pars sous le petit chapeau de feutre et joliment assise sur sa ponette, aussit�t qu'elle avait pu se tenir en selle. Aujourd'hui, avant sa vingti�me ann�e, son nom �tait cit� dans les articles des journaux de la haute vie. On commen�ait d'�crire, dans les comptes rendus de soir�e, �la toute charmante Mademoiselle Nieul,� d'une mani�re courante. Deux peintres � la mode avaient d�j� expos� son portrait. Quoi d'�tonnant que je n'eusse jamais pens� � elle que pour dire �la pauvre fille!� Et je l'avais class�e, une fois pour toutes, dans le groupe des cr�atures que je hais le plus,--apr�s les enfants mondains,--je veux parler de ces jeunes personnes dont l'�me s'est fan�e au feu dess�chant des conversations de salon avant d'�tre �close, de ces vierges de fait qui ont devin� tous les compromis de conscience, avec une figure d'ange,--de ces froides calculatrices au sourire ing�nu qui se marient pour avoir deux chevaux de plus dans leur �curie que l'amie mari�e de la veille... En vieillissant, je deviens terriblement jeune, moi-m�me, et d'une na�vet� de ch�rubin romantique. Me voici loin de mon entr�e dans le salon de la rue de Berry. Qu'allais-je y faire, puisque ni �ve-Rose ni sa m�re n'�taient selon mon coeur, et quelle sotte manie de ne pas vivre � sa guise quand on a l'ind�pendance de la fortune et qu'on souffre cruellement du caract�re d'autrui? Oui, mais pour vivre � sa guise, il faut n'avoir jamais d�pendu d'une femme, et, pendant quatre longues ann�es, je venais d'�tre l'humble serviteur d'une ma�tresse, assez �tourdiment prise aux eaux de Carlsbad et conserv�e � Paris, de cette jolie et folle...,--ma foi, je n'ai pas le droit d'�crire son nom, m�me ici;--et comme elle �tait des amies de Mme Nieul, j'avais d� me r�signer � venir tr�s souvent rue de Berry. Puis, comme nous avions rompu depuis six mois, je lui devais, � elle, d'�tre plus exact que jamais aux devoirs du monde qui avaient jadis �t� les occasions heureuses de notre liaison.--Heureuses? Apr�s tous les chagrins que cette femme m'a fait conna�tre, comment puis-je �crire ce mot � propos d'elle? J'�tais son premier amour. Du moins je le crus en ces temps-l�, et cette persuasion rivait davantage encore ma cha�ne. Il me semblait que je lui devais plus qu'� une autre, et j'attribuais ce sentiment � une d�licatesse de conscience, bien que je lui fusse attach� sans doute par cette vilaine vanit� du sexe qui est le plus clair de tous nos amours. Je me laissais tyranniser, et je menais � la lettre l'existence d'un for�at de club; car elle joignait � une jalousie extr�me un effr�n� d�sir de divertissement, si bien qu'il fallait toujours �tre o� elle �tait, et elle �tait toujours dans le monde. Oui, une cha�ne, et meurtrissante, et cependant imbrisable, car cette fr�le cr�ature aux yeux noirs trop grands, aux cheveux ondul�s, � la bouche fine avec un rien de duvet au coin du sourire, �tait une ensorceleuse de volupt�, en sorte que ma liaison avec elle se composait de sc�nes atroces, de cruelles corv�es mondaines et d'ardentes ivresses. Le tout faisait une esp�ce de filtre diabolique dont je ne me serais pas gu�ri si elle n'avait eu l'id�e de me donner un rival, dans des conditions qui me firent douter de mon rang sur la liste de ses triomphateurs ou de ses victimes; et nous nous brouill�mes, non sans qu'il me rest�t de ce cuisant amour un fond amer de misanthropie. Nous sommes ainsi construits, nous autres hommes, qu'apr�s avoir divinis� une femme pour ses moeurs l�g�res quand elle se conduit mal � notre profit, nous l'en m�prisons aussit�t qu'elle fait avec notre voisin ce qu'elle faisait avec nous. Tendre logique! J'�tais encore tout assombri de cette rupture au moment o� j'entrai dans le grand salon de l'h�tel Nieul, pour la premi�re fois depuis mon retour de la campagne, et la vue des meubles de cette pi�ce ne fut pas sans me donner cette d�faillance physique du coeur dont s'accompagne chez moi le sentiment du pass�. Autour du grand piano, sur les canap�s et les fauteuils, le long des tapisseries � personnages qui garnissaient les murs, il tra�nait tant de mes souvenirs! Il y avait, pos� sur un chevalet, un tableau de Watteau, dans le coin � droite, qui repr�sentait une collation de jeunes seigneurs et de jeunes dames au bord d'un �tang � la chute du jour, symbole adorable de la m�lancolie dans le plaisir, dont ma ma�tresse raffolait jadis. A peine si j'osai jeter sur la toile un coup d'oeil en passant. Lorsque je mis le pied dans la serre o� toute la soci�t� se trouvait r�unie, j'�tais dans cet �tat de sensibilit� nerveuse que je cache d'ordinaire sous de l'ironie. Tout m'est blessure alors ou caresse. Rien n'est plus dangereux que d'approcher dans ces minutes-l� une femme trop charmante. Il flotte dans votre coeur comme des cristaux pr�alables qui ne demandent qu'� se prendre autour du premier rameau fleuri qu'on y jettera. Il y avait l�, causant avec Mme Nieul, deux de ses amies et trois jeunes gens, et, debout aupr�s de la table de th�, Mlle Nieul et Mlle de Jardes. La pi�ce en rotonde, les divans circulaires tendus d'�toffes anciennes, le mariage sur les murs des feuilles des plantes avec la nuance pass�e d'autres �toffes, les si�ges en bambou et leurs coussins attach�s par des cordonnets de soie tress�e, le d�me de verre treillag�, le go�ter pr�par�,--le connaissais-je assez, ce d�cor? Mais ce que je ne connaissais pas, ou du moins ce que je n'avais jamais remarqu� comme je fis durant ces trois quarts d'heure de visite, c'�tait la beaut� d'�ve-Rose. Peut-�tre subissais-je, sans m'en rendre compte, un effet de la loi des contrastes, et, l'imagination remplie du souvenir du visage de mon ancienne ma�tresse,--ce visage passionn� jusqu'� en �tre dur, et pour moi marqu� de vice,--n'�tait-il pas in�vitable que la vue de cette physionomie claire de jeune fille me f�t un repos d�licieux? Malgr� mes pr�ventions, cette innocence �vidente me charma aussit�t. �ve-Rose ne tient pas de sa m�re par l'opulence de la beaut�, car elle est de taille petite, de gestes menus, presque trop fr�le. Ses cheveux d'un blond tr�s chaud couronnent un front o� la pens�e �tait alors comme transparente. L'ovale de ce visage est mince, le nez un peu busqu�, mais c'est par les yeux et par le sourire que ce gracieux ensemble s'ach�ve en beaut�. Ce sont deux yeux d'un bleu gris, dont le point central se dilate parfois jusqu'� faire para�tre le regard sombre et � d'autres minutes se resserre tellement que la prunelle est toute p�le. C'est un sourire d'une gaiet� candide, sourire d'une bouche sur laquelle aucune flamme, ou coupable ou permise, n'avait pass� et qui montrait des dents toutes petites, comme d'une enfant, et l'oreille aussi �tait celle d'une enfant par sa d�licatesse. �ve-Rose semblait une enfant encore par le tour de toute sa personne, par sa l�g�re et alerte fa�on d'aller et de venir sur la pointe de son pied fin qu'elle posait un peu trop en dehors. Pour tout exprimer d'un mot, c'�tait la Jeunesse m�me que j'avais devant moi en train de me verser bourgeoisement du th� du bout de ses doigts fragiles o� ne luisait l'or d'aucune bague. Nous �tions debout, elle, Marie de Jardes et moi, � une extr�mit� de la serre, tandis qu'� l'autre la conversation s'animait. Des phrases m'arrivaient, entam�es par des �Ch�re madame� et continu�es par des mentions d'endroits de vill�giature. Des noms de personnes rencontr�es � la mer ou aux eaux, entre Deauville et Saint-Moritz, partaient comme des fus�es, puis l'annonce des mariages prochains, car il y a deux saisons pour les mariages, la fin du printemps et la fin de l'�t�, les bals et la campagne �tant les seuls endroits o� notre soci�t� prudente permette aux jeunes gens des deux sexes de se rapprocher. Cela faisait une vraie causerie du monde, insignifiante mais b�nigne, car les m�chancet�s ne se d�bitent que dans les cercles intimes, et la conversation officielle est une sorte de mise au courant, � peine malicieuse, des faits et gestes ext�rieurs de chacun. Cela aurait pu �tre st�nographi� et imprim� tout vif sous la signature de �Bijoutine� ou de �Gant de Saxe� dans quelque gazette du boulevard. Ah! je l'ai connu, le dur ennui des entretiens de ce genre! Mais quand il y a, dans un salon, de beaux yeux auxquels s'int�resser,--et voici que je m'int�ressais d�j� � ceux d'�ve-Rose,--je me r�signerais � entendre tout un clan de femmes du monde parler sentiment ou litt�rature! De quoi nous-m�mes parlions-nous, �ve-Rose, Marie de Jardes et moi, dans notre apart� autour de la th�i�re et des verres russes dress�s dans leur gaine de vermeil cisel�? C'est une des singularit�s de ma m�moire que je me souvienne du texte des paroles moins que de leur accent et de cet accent moins que de la nuance d'�me que j'ai cru deviner par derri�re, comme je me souviens de la couleur des yeux moins que de leur regard, et de la ligne d'une bouche moins que de son sourire. �ve-Rose me taquinait sur mon d�dain pour les jeunes filles. Ce n'�tait rien de tr�s original. �Savez-vous,� disait-elle, �que c'est la premi�re fois que vous me faites l'honneur de causer avec moi?...� Elle me regardait, ses grands yeux ouverts, ses cheveux d'or relev�s sur le haut de sa t�te, d'une mani�re qui la faisait ressembler � une t�te de Watteau, la taille prise dans une robe de couleur sombre. Marie de Jardes, serr�e dans un petit pardessus ajust� et tout bord� de fourrures, avait son frais visage de poup�e encadr� dans une petite capote de soie noire doubl�e de soie rose. Et toutes les deux de commencer un babil, coup� de rires joyeux, auquel je me m�lai du mieux que me permit l'occupation � laquelle je me livrais pendant ce temps-l�. Par del� le cristal clair des yeux d'�ve-Rose, je m'amusais � regarder en pens�e quelles images dormaient ensevelies. Notre �me est ainsi compos�e de ces innombrables empreintes que les milieux anciens ont laiss�es en elle, et dans cette t�te aux cheveux si joliment blonds qu'apercevais-je:--tr�s au loin, le souvenir de promenades au parc Monceau et aux Champs-�lys�es, avec la sensation d�j� qu'on est une petite personne d'un ordre rare, quelque chose d'un peu � part des autres fillettes;--tr�s au loin encore, des souvenirs de paysages, des coins de mer �l�gante, le fr�missement de l'eau bleue o� l'on joue sur une plage, en toilette sp�ciale toujours;--un tout petit peu plus pr�s, la vision des bals d'enfants o� l'on est d�j� courtis�e et coquette;--un peu plus pr�s, de vagues r�miniscences de mysticit�, les agenouillements de la premi�re communion dans la vapeur de l'encens et sous les cierges;--et p�le-m�le, ensuite, des s�ances � diff�rents cours, des indications convenues et fausses sur les litt�ratures et les arts, et surtout qu'il n'y a de bonheur ici-bas que dans l'existence d'une femme du monde, avec un h�tel, des voitures, des toilettes et un mari qui monte bien � cheval;--enfin les mille sc�nes de cette vie du monde, jusqu'� mes visites, � moi, dans le salon de sa m�re. Oui, c'�taient bien des images de cet ordre qui s'�taient refl�t�es dans cette �me, � travers ces prunelles bleues; mais ce que je saisissais aussi bien nettement, ou du moins cela me semblait ainsi, c'est que cette �me valait mieux que ces souvenirs. Le miroir �tait plus pr�cieux que les images. Cette exp�rience �tait bien frivole; mais cette jeune fille n'�tait-elle pas n�e pour �tre s�rieuse? N'avais-je pas devant moi, une fois de plus, une cr�ature sup�rieure � sa vie, sup�rieure m�me � ses sentiments? Hypoth�se toute gratuite, dont je crus voir la preuve � quelques-uns de ces riens que nous interpr�tons avec une si savante subtilit� lorsque nous y sommes convi�s par le charme visible d'une femme. Elle se moquait,--nous nous moquions,--de celui-ci et de celui-l�, mais la malice, chez elle, n'avait pas la griffe aigu�. Il suffisait de lui dire une phrase un peu dure sur l'objet de sa raillerie, pour qu'elle d�couvr�t aussit�t la qualit� qui permettait l'�loge, et elle t�moignait, dans cette remarque, d'une observation finement bienveillante. Les insinuations habituelles au monde n'avaient presque pas laiss� de trace dans cette innocence. Je le devinai � la seule mani�re dont elle me parla de mon ancienne ma�tresse. Cependant j'avais trop de raisons de croire que nos deux noms avaient �t� prononc�s avec des soutires, et devant �ve-Rose, je l'aurais jur�. Il y avait bien r�ellement en elle cette candeur de la vraie jeune fille que sa vie aurait d�j� d� ternir, et la simplicit� de son �tre paraissait n'avoir pas �t� touch�e, malgr� Paris. Voici que mes souvenirs se pr�cisent et je l'entends: �Tu te rappelles, Marie, notre retraite au couvent de la rue de l'�glise, � Versailles, quand maman a d� voyager, et comme nous croyions nous ennuyer... Pensez donc, huit jours, sans une sortie, au mois de mai. Il y avait un jardin immense tout rempli de tro�nes, de seringas et de tilleuls, avec un berceau tout au fond, que Marie avait appel� notre tombeau, le premier soir... H� bien! c'est peut-�tre la meilleure semaine de notre vie, n'est-ce pas, Mary?� et elle pronon�a le nom � l'anglaise... �Nous avons d�couvert que nous avions un tas d'id�es, que nous ne nous �tions jamais dites,--pas vrai, Marie? Tenez, nous avons eu l� une discussion sur votre caract�re...� Oui, c'est bien sa phrase et qui, ainsi transcrite, prend comme une allure coquette, mais il n'y avait pas un atome de coquetterie dans tout son �tre. �Et peut-on savoir ce que vous disiez?� Je l'interroge, elle rit malicieusement. �Je n'ai pas le temps,� fait-elle, �il faut que je sois sage et que j'aille offrir du th� � Mme de Soleure, qui vient d'entrer, sinon maman me gronderait.� Oui, c'est bien l� le tout du premier jour,--et ce tout suffit pour qu'en sortant je n'adressasse de regard ni � la toile de Watteau, ni � aucun des meubles, pas m�me au grand fauteuil en velours de G�nes contre le dossier duquel je m'accoudais jadis pour causer avec ma ma�tresse. Que je l'avais aim�e, cette mauvaise femme assise dans ce fauteuil; sa t�te, que je voyais d'en haut et de profil, se d�tachait en p�leur sur le vieux rouge du velours; elle s'�ventait avec un �ventail de plumes fris�es, et chaque battement de l'�ventail envoyait vers moi, comme un effluve de son corsage, des bouff�es d'h�liotrope blanc, son parfum pr�f�r�. Toute cette sensualit� sentimentale se perdait dans un subit �loignement. �tais-je donc amoureux d�j� d'�ve-Rose Nieul? Et non, et oui.--Et non, car, � trente-neuf ans, les coups de foudre se font rares; et oui, pourtant, puisque je me trouvais envahi par cette sorte d'angoisse d�licieuse qu'�prouve un homme pr�matur�ment vieilli � sentir battre son coeur comme dans sa jeunesse. Et non, puisque j'allai au th��tre le soir et rendis une visite dans sa baignoire � une demi-mondaine qui m'avait beaucoup plu jadis. Et oui, car en revenant rue Murillo, � pied, je ne songeais qu'aux moyens de revoir �ve-Rose au plus vite. D'ailleurs, l'attraction que cette jeune fille exer�ait sur moi avait ceci de fatal, je le comprends aujourd'hui, qu'elle arrivait dans ma vie exactement � son heure. J'avais � subir une crise. En fut-elle le pr�texte ou la cause? A cette minute-l�, je go�tai, pour une fois, le plaisir d'�tre �mu sans analyser mon �motion; mais, dans la distance du souvenir, je m'explique si bien pourquoi je suis tomb� juste � cette place. Ma premi�re jeunesse s'�tait compos�e d'une suite d'exp�riences de tendresse, multipli�es d'une mani�re �trange. Si le type de don Juan reste si populaire dans les litt�ratures, c'est qu'il correspond exactement � une certaine esp�ce d'hommes, dont j'�tais et qui semblent poss�der plusieurs �mes. Je me plaisantais moi-m�me autrefois sur ce que j'appelais barbarement mon _polypsychisme_. Mais de fait, � d�faut des succ�s de don Juan, j'avais en moi son inconstance sinc�re, sa mobilit� tendre, ce dangereux besoin d'�prouver toutes sortes de sensations vari�es, et par suite de varier sans cesse les pr�textes de ces sensations. Aussi, pendant ces quinze ann�es qui ont suivi la vingti�me, que d'�tres diff�rents j'ai connus en moi! Il y a eu, dans ce _moi_ ondoyant et multiple, un homme qui aimait les cr�atures, les filles hardiment jolies et impudemment gaies, avec le tapage d'une joie demeur�e populaire au milieu d'un luxe momentan�, incomplet et frelat�. Il y a eu un homme raffin� qui adorait les femmes malades, leur p�leur de mortes, le silence autour d'elles d'une chambre d'agonisante. Il y a eu un homme qui raffolait des femmes-poup�es, de leurs colifichets, de leurs id�es menues, de leur froideur mi�vre, et un homme encore qui d�sirait des femmes pompeuses et par�es, des idoles de chair avec des regards lents, et des physiologies de g�antes. Par-dessus ces caprices, la passion cuisante d'un adult�re jaloux avait vers� son venin. Entre la d�bauche et la passion, j'en �tais donc venu � cet instant de l'existence du coeur que connaissent trop bien ceux qui arrivent � leurs quarante ans sans un souvenir tout � fait doux et pur. Une enfant innocente et sans pass� devait exercer sur son imagination la tyrannie d'Agn�s sur Arnolphe;--et, deux mois apr�s cette visite de d�cembre, j'�tais bel et bien amoureux d'�ve-Rose, cette fois sans les oui et sans les non, comme un adolescent qui cueille des myosotis dans un pr�. Il para�t qu'il faut toujours avoir cueilli des myosotis une fois dans sa vie. Mais il est mieux de s'y prendre avant quarante ans, et ailleurs que dans ce monde de chic, de sport et de n�ant o� vivait Mlle Nieul. Oui, � quarante ans,--j'allais les avoir bient�t, et je me les donnais d�j� par une fa�on de coquetterie,--on peut �tre bien malheureux, m�me dans le bonheur, si on aime une jeune fille de vingt ans plus jeune! Et d'abord, � cet �ge, lorsque l'on a v�cu comme j'avais v�cu, au hasard de l'existence parisienne, c'est vraiment un cimeti�re que le coeur, mais un cimeti�re de l�gende o� les tombeaux ne gardent pas leurs morts. Ils y reviennent comme dans les maisons hant�es. Tandis que je faisais la cour � �ve-Rose,--comme on peut faire la cour � une jeune fille,--elle hasardait un geste, elle �bauchait un sourire, qui, par une invincible analogie, me rappelait quelque ancienne ma�tresse. Je ne peux pas bien expliquer pourquoi ce rappel me jetait soudain dans des gouffres de chagrin. Peut-�tre chez les hommes fa�onn�s comme je le suis, et toujours en train de rem�cher leur pass�, n'y a-t-il rien de ce pass� qui soit enti�rement aboli. Je sais trop, pour ma part, que je n'ai pas sur le coeur une seule cicatrice tout � fait insensible. Mes anciennes �motions refluaient sur moi � flots en pr�sence de cette enfant charmante. Ce n'est pas que j'en eusse honte. Je suis trop profond�ment fataliste pour attacher aucun sens au mot de remords, mais cela me faisait me sentir si vieux � c�t� d'elle!... Si vieux encore, aux minutes o� je la voyais causant avec des hommes de dix ou quinze ann�es plus jeunes que moi. Je me surprenais � les envier: et leur frais visage, et leurs boucles mieux fournies que les miennes, et surtout cet incertain de la physionomie o� l'�ge se lit, plus que dans l'absence des rides. Mon exp�rience galante m'avait bien appris que le visage d'un homme appara�t aux femmes sous un angle que nous ne savons gu�re juger, et je pouvais croire que pr�cis�ment les fatigues de la vie, empreintes sur ma personne, constituaient aux yeux d'�ve-Rose une gr�ce plus touchante que la fra�cheur inalt�r�e des autres. Ce sont l� les raisonnements d'un tiers. On pense d'autre sorte, quand on est soi-m�me en jeu. Et puis, quand je n'avais ni fant�me � �carter, ni jalousies � vaincre, c'�tait le tour des scrupules. J'aimais une jeune fille, et cet amour n'avait d'autre issue qu'un mariage. Aussit�t que cette n�cessit� logique s'imposait � moi, la responsabilit� du bonheur de cette enfant se pr�sentait aussi et je me demandais: O� la conduirai-je? A quarante ans, on a perdu le pouvoir de se persuader qu'on est plus fort que la vie. On doute de cette vie, parce qu'on doute de soi. S'engager en prenant l'avenir d'une vierge, � ce qu'elle ne regrettera jamais sa confiance, quel contrat terrible � signer! Et l'on h�site, et l'on recule, et cela n'emp�che pas d'aimer, de bouleverser ses habitudes, d'�tre heureux d'un regard, malheureux d'une indiff�rence, et on fait ce que j'ai fait, six mois durant, on arrive � voir plusieurs fois dans la semaine, souvent plusieurs fois dans le jour, une jeune fille � qui l'on ne doit pas dire un mot de ce que l'on sent, qui est gard�e par les trois cents yeux du public et les deux yeux de sa m�re,--et ce drame se joue parmi les mille incidents monotones de la vie mondaine, si bien que les �motions les plus ardentes du coeur s'associent � des th�s de cinq heures ou � des d�ners de gala. �trange contraste qui serait si bouffon s'il n'�tait quelquefois si cruel! * * * * * �trange contraste!... Des journ�es ressuscitent dans mon souvenir, p�le-m�le... C'est un lundi, le jour de sa m�re. Je n'y viens qu'une semaine sur deux pour ne pas faire dire que je suis toujours chez les dames Nieul. J'entre dans le salon et mon coeur saute dans ma poitrine. Tous les visages sont tendus; une dame en toilette de ville, son manchon pos� sur ses genoux, tenant d'une de ses mains gant�es sa tasse de th� blanchi de cr�me et remuant l'autre main d'un geste d�cisif, laisse tomber cette phrase qui me met au ton de la causerie: �Vous savez, ma ch�re, apr�s cette exp�rience, j'en suis revenue � Worth...� �ve-Rose �coute ce discours de ses deux jolies oreilles. Entendrai-je seulement le son de sa voix, aujourd'hui, dans une phrase qui ne soit pas simple politesse? Et je suis arriv� � quatre heures, parce que c'est le moment o� ses intimes amies ne sont pas encore l�, et que je redoute la moquerie de ces trois ou quatre malicieuses compagnes...--C'est un mercredi, le jour o� Mme Nieul a sa loge � l'Op�ra. Je me revois dans le couloir, regagnant mon fauteuil, et de-ci et de-l�, c'est des saluts � des camarades que je ne peux souffrir; celui-ci m'arr�te, puis celui-l�: �Savez-vous la nouvelle? Machaud se bat demain...�--�On vient de m'en conter une bien bonne. Colette Rigaud fait des traits � Claude Larcher, devinez pour qui?...�--�Ils n'en ont pas pour deux mois...� Cette fois il s'agit des ministres. Au milieu de ces bavardages, comment garder intacte la vision que je rapporte dans le coin de mon coeur, d'un fr�le buste de jeune fille pench� vers moi qui ai pris place derri�re elle pendant cinq minutes d'entr'acte? Encore ai-je souffert qu'elle f�t d�collet�e, tandis qu'elle me souriait et qu'elle agitait un tout petit �ventail en vernis Martin qui lui vient de sa grand'm�re et sur lequel se voit une sc�ne de bergerie...--C'est un mardi; heureusement, on donne aux Fran�ais, cette ann�e, des pi�ces �� mariages,� comme s'exprime Mme Nieul, c'est-�-dire d'une litt�rature suffisamment m�diocre pour qu'on y puisse mener les demoiselles, et j'�coute patiemment de la prose de vaudevilliste, au lieu d'�tre assis au coin de mon feu, en train de lire un bon livre o� il y ait de l'analyse et du style, le tout parce que, dans la quatri�me loge � droite, je peux voir, en me retournant, une main lev�e qui tient une menue lorgnette d'argent devant deux yeux bleus, et c'est la main et ce sont les yeux d'�ve-Rose...--C'est un samedi; les Taraval donnent � d�ner ce jour-l�. Mme Taraval est une sotte, son mari un dr�le. Je leur ai fait si bon visage que me voici pri� � leur table. A c�t� de laquelle des personnes de leur soci�t� vais-je me trouver? Et que vais-je dire? Car il faut parler, ��tre de ressource,� si je veux �tre invit� � nouveau. Oui, mais �ve-Rose sera l� peut-�tre, et dans la soir�e, apr�s avoir �cout� au fumoir les obsc�nit�s du gros Seldron, afin de ne pas singulariser ma pr�sence aupr�s des dames, je dirai � ma petite amie, comme je l'appelle dans le silence de ma pens�e, quelques mots dans un coin du salon.--Ah! j'admire que les moralistes se plaignent de la raret� des mariages d'amour dans la vie fran�aise, quand les moeurs sociales �l�vent, entre une jeune fille et un homme, des haies si hautes, et quand, pour �carter seulement les branches et apercevoir celle qu'on aime, il faut se piquer les doigts � de telles �pines. * * * * * Aujourd'hui que je raisonne � distance les menus faits de ce roman na�f d'un homme blas�, je demeure effray� de voir combien nos heures douces sont vraiment ces clous dont parle Bossuet, qui, fix�s au mur, et de distance en distance, paraissent nombreux. Amass�s ensemble, ils ne remplissent pas le creux de la main. Et si, du moins, ces heures douces avaient �t� des heures de pleine confidence, d'enti�re et libre ouverture de coeur? H�las! En mettant ces heures bout � bout, je n'en ai peut-�tre pas pass� trente-six � causer avec �ve-Rose, et pas une fois je n'ai pu lui montrer mes sentiments et l'interroger sur les siens. Nous sommes � ce point les victimes des lois du monde, quand nous y avons beaucoup v�cu et quand les convenances nous apparaissent comme des signes moraux, que je n'aurais pardonn� ni � moi une d�claration, ni � cette jeune fille un aveu ou une complaisance. Ce que je voyais d'elle, c'�tait sa personne physique et sociale, et de sa personne intime seulement ce que j'en devinais,--ce que j'en imaginais peut-�tre. Somme toute, j'ai souffert moins qu'un autre de cette situation, car il y a chez moi une sorte d'intuition invincible qui me force � juger des caract�res d'apr�s des faits insignifiants pour la plupart des hommes, et � n�gliger ceux qui d'ordinaire comptent le plus. Un regard, un geste, un son de voix rev�tent pour moi un langage qui �meut ma sympathie ou mon antipathie, plus que ne le feraient des actes r�fl�chis et d'une importance capitale. Imprudente ou sage, cette manie d'interpr�ter les riens de la vie en profondeur m'a valu les meilleurs instants de mon idylle avec �ve-Rose. Pauvre idylle et dont les sc�nes muettes n'ont eu que moi-m�me pour th��tre et pour t�moin, pour acteur et pour auteur! Et cependant mon ivresse �tait assez forte pour que toutes les mis�res du milieu parisien disparussent dans son enchantement. Que de fois, dans cette salle banale de l'Op�ra, o� je m'�tais toujours ennuy� comme un vieux banquier, me suis-je senti heureux comme un lieutenant en cong�, � suivre sur le visage d'�ve-Rose le reflet des �motions que lui donnait la musique! Je trouvais une preuve de son intacte simplicit� d'�me dans ce fait qu'elle �tait, au rebours de toutes les jeunes filles �lev�es comme elle, capable de croire au spectacle qui se d�ployait devant ses yeux. Dans sa robe de sicilienne blanche nou�e de rubans de soie d'un rose p�le, qui me plaisait tant, elle se tenait pench�e et fixe, lorsque les passions se d�cha�naient dans les �clats de voix des chanteurs et les ronflements de l'orchestre. Dans les loges, � droite et � gauche de la sienne, les femmes lorgnaient la salle ou causaient par-dessus leur �paule avec les hommes plac�s derri�re elles. Par une bizarre transposition de go�ts, moi qui n'ai jamais pu souffrir le drame musical, j'aimais �ve-Rose de l'aimer � cause du trait de caract�re que je croyais saisir � cette occasion.--Que de fois encore, la voyant s'amuser ing�nument dans un bal o� l'insipidit� des discours s'augmentait de la suffocation de l'atmosph�re, lui ai-je �t� reconnaissant de t�moigner ainsi du fond enfantin que je ch�rissais en elle! Son sourire �clatait de gaiet�, ses yeux rayonnaient, elle dansait comme aurait fait une enfant du peuple, pour la danse elle-m�me. Elle �tait de nouveau pour moi la Jeunesse,--cette inexprimable, cette divine Jeunesse � laquelle je r�chauffais ma m�lancolie, comme � un soleil de printemps. Je sentais �maner d'elle, mais dans l'ordre de la puret�, un magn�tisme analogue � celui que projettent certaines femmes allantes et venantes, toujours en mouvement, toujours en train, qui semblent promener et comme secouer la vie dans les plis de leurs jupes. Aujourd'hui m�me, je ne trouve pas d'autre explication � la sorte de charme qui m'ensorcela. Grandie dans un monde o� il ne se rencontrait pas un homme distingu� ni m�me qui caus�t, �ve-Rose n'avait pas une intelligence d'id�es. Mais son esprit gardait quelque chose de droit et de juste. Ses r�flexions sur les m�diocres romans qu'elle lisait r�v�laient un bon sens tr�s ferme, un jugement quelquefois un peu trop net et positif, � mon gr�, mais toujours franc. Et puis il ne se rencontrait pas en elle un atome de malveillance mondaine. Elle montrait une si naturelle confiance dans ce qui est bien et une si ing�nue fa�on de reconna�tre ses torts, quand elle en avait. Parfois il m'arrivait de la reprendre comme malgr� moi, et elle se rendait � la raison tout de suite. Je me rappelle qu'un jour, voyant entrer Mme Durand-Bailleul dans un salon, elle me dit: �M. Le Bugue ne doit pas �tre loin.�--�Pourquoi vous faites-vous l'�cho d'indignes calomnies?� l'interrompis-je vivement et sans trop r�fl�chir � la port�e de ma phrase; elle rougit, et: �J'ai tort, je ne le ferai plus,� reprit-elle tout d'un coup. C'est sur des traits pareils que je me formais une id�e attendrissante des profondeurs de son caract�re, et je songeais � ce que pourrait faire de cette �me vierge un homme qu'elle aimerait. Quelle terre choisie pour y semer les plus belles fleurs et quel dommage si la vie exer�ait son horrible travail de d�gradation--sur celle-l� aussi! * * * * * Mais aimerait-elle, et m'aimait-elle? Peut-on jamais lire dans un coeur de jeune fille ce que ce coeur ignore lui-m�me? Qu'elle f�t occup�e de moi, il me suffisait, pour m'en convaincre, de voir l'�clair de joie avec lequel elle m'accueillait, et aussi de surprendre le sourire de Marie de Jardes lorsqu'elles �taient ensemble et que je m'approchais de leur groupe. Mais �tait-ce autre chose que le petit sentiment de vanit� f�minine qu'�prouve toute enfant de dix-huit ans � voir un homme de mon �ge n�gliger pour elle des beaut�s plus reconnues et souveraines? O� que ce f�t, nous avions t�t fait de nous trouver l'un � c�t� de l'autre. Mais ces rapprochements venaient-ils d'elle, ou bien de moi? Elle me disait toujours l'endroit o� elle passerait sa soir�e, lorsque je la voyais dans l'apr�s-midi, mais toutes mes phrases n'enveloppaient-elles point cette question? Et rien cependant ne r�v�lait qu'elle soup�onn�t la nature du sentiment que je nourrissais pour elle, jusqu'au jour in�vitable o� une crise survint que je pr�voyais depuis la premi�re heure; puis j'avais toujours �cart� cette vision,--par une sorte d'aveuglement volontaire que symbolise la na�vet� de l'autruche. Mes assiduit�s furent-elles l'objet de quelques observations adress�es � Mme Nieul, ou bien d'elle-m�me remarqua-t-elle que sa fille s'attachait � moi trop complaisamment? Toujours est-il qu'un soir, en arrivant dans un salon, je rencontrai dans les mani�res d'�ve-Rose un si marqu� changement que je ne pus m'en dissimuler la gravit�. Ou je l'avais froiss�e, ou bien sa m�re lui avait d�fendu d'�tre avec moi ce qu'elle �tait d'habitude. Je me sentais trop innocent envers elle pour h�siter une minute sur la cause. Mme Nieul s'enveloppait de son c�t� dans une r�serve trop significative. Il en fut de m�me durant une semaine enti�re, � la suite de quoi, ayant trouv� le moyen de m'approcher d'�ve-Rose sans qu'il y e�t personne aupr�s d'elle: �Ne causez pas avec moi,� fit-elle � mi-voix, �je vous en conjure, si vous voulez mon repos...� C'�tait la fin. Ce vague roman de six mois aboutissait � l'in�vitable conclusion. Il fallait ou abandonner mon intimit� avec �ve-Rose, ou demander sa main. J'h�sitai trois jours et je pris ce dernier parti. * * * * * Je m'adressai, pour cette d�marche, � une grande amie des dames Nieul, qui �tait en m�me temps la femme d'un de mes plus vieux camarades: Madeleine de Soleure. Ce ne fut certes pas sans vaincre une l�g�re r�pugnance. J'avais r�v� � mes sentiments une tout autre confidente que cette jeune femme de vingt-cinq ans, tr�s jolie, tr�s spirituelle, mais qui incarne en elle les d�fauts ext�rieurs et les plus choquants d'une soci�t� tr�s libre. Avec ses cheveux d'un blond aussi cendr� que celui des tresses d'�ve-Rose �tait dor�, avec ses allures de grand gar�on enjuponn�, ses toilettes tapageuses, ses habitudes de flirt, les gamineries de sa gaiet�, Madeleine froissait toutes les d�licatesses de mon attendrissement actuel. Mais ce qui rachetait en elle ces d�plaisantes mani�res et qui me d�cida, c'est une qualit� rare chez les femmes. Elle a le genre de loyaut� d'un honn�te homme. Elle est tr�s capable de rire aux �clats d'une histoire leste, mais parfaitement incapable de redire un secret qu'on lui a confi�, de laisser accuser une amie sans la d�fendre, et aussi de tromper la confiance de son mari. Edgard de Soleure l'a �pous�e contre vents et mar�e, car la m�re de Madeleine a fait terriblement causer d'elle, puis elle a �lev� sa fille, comme il arrive quelquefois, dans des principes tr�s rigides, et, de fait, ce m�nage est encore un des meilleurs que je connaisse � Paris. On y a un mauvais ton et de bonnes moeurs. Sous ses dehors de Parisienne �vapor�e, Madeleine sait merveilleusement faire un d�compte de situation. Ses prunelles bleu de roi y voient loin et clair, et au demeurant je ne savais personne qui f�t ni plus s�r ni de meilleur conseil, ce qui ne m'emp�chait pas de craindre, jusqu'au malaise, jusqu'� la douleur, la piq�re de ses plaisanteries, lorsque j'arrivai au rendez-vous que je lui avais demand�. �Ah!� s'�cria-t-elle d�s les premiers mots, �j'en aurais mis ma main au feu. Mon pauvre ami, que vous vous embarquez l� dans une mauvaise affaire!...�--Elle �tait paresseusement couch�e sur le divan de son salon intime, dans une robe de chambre � volants, toute blanche, en train de fumer des cigarettes d'un tabac de la couleur de ses cheveux, qu'elle prenait dans une bo�te du Japon laqu�e d'or, et, sur la m�me table, � c�t� de la petite bo�te, un porte-carte en cuir noir qui se maintenait debout par un double reploiement sur lui-m�me, montrait quatre photographies de ses amies pr�f�r�es, dont une �tait celle d'�ve-Rose. Je pouvais voir ce portrait de ma place, je le regardais et l'attitude m'en plaisait infiniment. La jeune fille �tait debout, ses mains unies et abaiss�es, avec cet air � la fois na�f et absorb� que je lui connaissais dans ses heures graves. Cela seul m'e�t encourag� � continuer, quand m�me je n'eusse pas �t� d�cid� � pousser jusqu'au bout ma r�solution. --�Alors,� dis-je � Madeleine, �vous croyez qu'elle ne m'aime pas?� --�Qu'elle vous aime ou qu'elle ne vous aime pas, mon cher Vernantes, c'est tout un pour vous,� r�pliqua-t-elle, �puisque sa m�re ne vous la donnera jamais, jamais... Ceci est entre nous, pas vrai? Savez-vous compter?� Je fis le signe de ne pas la comprendre; elle continua:--�Vous �tes-vous demand� une fois par hasard ce que les dames Nieul d�pensent par an? J'ai leurs fournisseurs, moi, et je dresserais leur budget � cinq mille francs pr�s. Elles ne peuvent pas s'en tirer avec moins de cent vingt mille francs, vous m'entendez, cent vingt mille francs. Et Nieul est mort de chagrin d'avoir r�duit sa femme � soixante mille livres de rente par ses mauvaises sp�culations de Bourse. Il y a juste dix ans de cela. Deux multiplications et une soustraction, et vous saurez pourquoi Mme Nieul ne vous donnera pas �ve-Rose.� --�Mais cette femme est une folle!� m'�criai-je, abasourdi par cette r�v�lation soudaine. --�Nullement,� continua Mme de Soleure, �c'est une m�re qui ruine sa fille, voil� tout, comme tant d'autres ruinent leur mari, par vanit�. Mais vous ne l'avez donc jamais regard�e et devin� sa s�cheresse et sa fureur de briller, rien qu'� son profil d'imp�ratrice, � l'orgueil de sa bouche, � cet implacable qui est dans tout son �tre...� Et elle l'imitait avec ses mines tout en parlant. �Elle ne renoncera au monde que morte, et comme il faut, pour que cette vie puisse continuer, qu'�ve-Rose fasse un mariage riche, �ve-Rose fera un mariage riche, aussi vrai que voil� une bouff�e de fum�e.� Et avec sa jolie bouche elle s'amusait � chasser la fum�e de sa cigarette qui s'en allait par petits anneaux bien �gaux, puis, comme en se jouant, elle poursuivait ces bagues mobiles et bleu�tres avec son doigt, et involontairement je voyais dans ce geste de mon amie un symbole de ma vie � moi, qui s'est pass�e, en effet, � poursuivre des mirages plus l�gers, plus insaisissables que la fum�e de la cigarette de Madeleine. --�Encore faut-il qu'�ve-Rose consente � tout ce calcul,� lui r�pondis-je, �et c'est pr�cis�ment � cause de cela que je me permets de n'�tre pas de votre avis et que je pense qu'il importe beaucoup pour moi de savoir si elle m'aime.� --�Mon ami,� fit Madeleine en secouant sa t�te blonde, �rappelez-vous ce que je vous dis: il n'y a pas de jeune fille qui aime,--� Paris du moins et au-dessous du troisi�me �tage. �ve-Rose est d�licate, elle est droite et franche, mais soyez certain qu'avant d'entrer en r�volte avec sa m�re, elle h�siterait, m�me si vous aviez un int�rieur princier � lui offrir. Et comme elle saura par Mme Nieul l'existence qui l'attend si elle vous �pouse, elle n'h�sitera pas plus de cinq minutes. Songez-y donc, voil� une enfant qui ne comprend pas la vie sans un h�tel aux environs du parc Monceau ou du bois de Boulogne, sans quatre ou cinq chevaux dans l'�curie, sans des sorties tous les soirs d'hiver, une loge � l'Op�ra, et tout ce que comporte un train de cette sorte: des voyages l'�t�, un ch�teau en automne, et tout ce d�cor d'�l�gance, on ne l'a ici qu'avec de la fortune, beaucoup de fortune... Sa m�re serait morte et elle ajouterait les quelque trente mille francs de rente qui peuvent lui rester � vos revenus, qu'elle se croirait pauvre. Ne hochez pas la t�te. C'est l'affreux envers de notre genre de vie. Avec un million, dans notre monde, mon cher, on n'a pas le sou...� Il y eut un silence entre nous. J'�coutais cette femme comme un homme �coute le bilan de sa faillite. Elle continuait:--�Et seriez-vous heureux avec elle, vous que je connais? Mais vous souffririez le martyre pour un seul regret qui passerait dans ses yeux? Ne vivriez-vous pas avec l'angoisse quotidienne de vous dire: �Je lui ai pris sa vie de femme � la mode, sa vie opulente et jeune, pour l'attacher, � quoi?� Pensez bien que vous, monsieur Fran�ois Vernantes, ancien auditeur, et tr�s bien vu dans la soci�t�, vous �tes dans ce que j'appelle les c�libataires de premi�re classe. Vous vous mariez, et, si votre femme n'a pas plus de fortune que n'en a Mlle Nieul, tout cela change d'un instant � l'autre. Vous �tiez un gar�on riche. Vous devenez le chef d'un m�nage g�n�. Vous perdez du coup la bonne moiti� de vos relations...� Et elle parlait, parlait toujours, et � mesure qu'elle parlait, je me sentais envahi par ce terrible sentiment de l'impossible qui m'a toujours et partout arr�t� sur le bord de la r�alisation de mes plus chers d�sirs. Je m'aper�us, tentant une exp�rience pour moi terrible, celle de d�couvrir ce qu'il y avait dans le fond du coeur d'�ve-Rose, et une timidit� affolante s'emparait de moi � cette seule id�e. �Et puis,� songeai-je une fois rentr� chez moi apr�s cette conversation, �est-ce que vraiment j'ai assez de confiance dans mon sentiment pour prendre la responsabilit� d'un mariage accompli dans ces conditions-l�?...� Mais � quoi bon me rappeler les causes profondes de ce renoncement? Elles tiennent toutes dans cette maladie de la volont� dont j'ai tant souffert. Le soir m�me, apr�s des heures d'une agonie d'ind�cision, j'�crivais � Madeleine de Soleure que je me rendais � ses raisons, et cinq jours apr�s je quittais Paris. * * * * * Se rencontrera-t-il jamais un moraliste tendre, comme j'aurais souhait� de l'�tre, si j'avais eu la puissance d'�crire autrement que pour me soulager l'�me, qui donne aux anxieux, aux incertains, aux tourment�s comme moi une explication des ondoiements et des contrastes de leur caract�re? Apr�s cette volte-face subite de mes r�solutions d�termin�e par les raisonnements de Mme de Soleure et aussi par mon impuissance � lutter, � me r�soudre, � vivre enfin, que disait la simple sagesse? Qu'il fallait du moins partir sans revoir �ve-Rose, puisque je m'en allais pour la fuir. Je voulus cependant p�n�trer une fois encore dans l'h�tel de la rue de Berry avant de quitter la ville o� je la laissais,--pour un autre, et pour lequel? Mon coeur, inhabile � l'action, a toujours �t� ing�nieux � ces raffinements de torture intime. Je trouvai la m�re et la fille dans cette serre en rotonde o� un infini de r�veries heureuses avait tenu pour moi cet hiver. Comme elles venaient de perdre une parente �loign�e, elles �taient l'une et l'autre en toilette noire, et tandis que je parlais � Mme Nieul, lui expliquant mes projets de voyage, �ve-Rose, pench�e sur un m�tier � tapisserie, faisait courir son aiguille avec une rapidit� qui me sembla fi�vreuse. Quand je me levai, ses yeux se fix�rent sur moi. Elle �tait, � cette minute, blanche comme le papier sur lequel j'�cris ces lignes. Ah! ce p�le visage, en proie � une �motion qui n'�tait peut-�tre que de la piti� tr�s douce, qu'il m'a poursuivi longtemps de son regard! Que j'ai de fois devin� un muet reproche dont je ne pourrai jamais me justifier, au tremblement de sa petite main dans la mienne! Et que j'ai pass� d'heures � �grener le chapelet des regrets inutiles, des �si j'avais parl� pourtant,� des �si elle m'aimait?�--Surtout l'annonce de ce mariage avec Adolphe Bressuire m'a �t� un comble de peine. Puis cette langueur mortelle s'est r�solue en une indiff�rence attendrie. Je croyais si bien avoir oubli� tout cela. Il y avait entre nous de longs mois de voyage, la sensation de l'irr�parable, la monotonie de ma vie, et pour une ligne rencontr�e dans un journal, voici que la blessure ferm�e s'est rouverte.--Une blessure? Non, puisque �ve-Rose est libre, pourquoi souffrir encore? Est-ce que la destin�e ne semble pas me tendre une seconde fois cette carte que j'ai tant regrett� de n'avoir pas jou�e?--Quelle folie! Et c'est pour m'assagir que j'ai commenc� � �crire toutes ces pages, c'est pour endormir les nerfs malades. Une piq�re de morphine aurait d�cid�ment mieux valu. SECOND FRAGMENT _Paris, novembre 1881, par un temps gris._ Que faire par une apr�s-midi de pluie battante, lorsqu'on souffre du foie et qu'on a le d�go�t du visage humain? Lire des livres? Je connais par coeur tous les miens. Et que m'apprendraient-ils? Dans toutes les litt�ratures, il n'y a pas cinquante pages qui soient n�cessaires. Les autres sont des oeuvres d'art,--autant dire un jeu de patience, bon pour int�resser ceux du m�tier. Un homme qui a v�cu est plus difficile. �crire des lettres en retard? Il y a belle lurette que mon nihilisme intime s'est affranchi des mis�res de la politesse. Et dans ce d�sarroi de mes nerfs exasp�r�s, de ma sant� d�truite, de mon �me endolorie, voici que je me suis repris � ruminer mon existence, comme les boeufs ruminent leur herbe. Qu'elle �tait am�re, la prairie o� j'ai brout� ma p�ture de coeur! Un peu au hasard, j'ai feuillet� mes anciens journaux, et, de cahier en cahier, je suis arriv� � celui qui n'est pas fini de remplir; j'ai relu les quelques pages qui contenaient le r�cit de mes sentiments pour �ve-Rose Nieul,--en �clatant de rire. La destin�e s'est charg�e, depuis, de composer le second chapitre de ce roman, et la fantaisie me prend, puisque je ne peux pas sortir et que ma porte est condamn�e, de transcrire ce second chapitre comme j'ai fait le premier. J'ai donc roul� une toute petite table au coin de ce feu, choisi ma plume avec soin, comme pour un travail important. Ce griffonnage me distraira bien deux heures.--Dans ces cas-l�, je me souviens du mot de mon professeur de grec, quand j'�tais en rh�torique � Bonaparte. Interminablement long, scrupuleusement sec, �tonnamment docte, il me faisait lire du Sophocle, chez lui, en fumant d'affreux cigares qui me donnent encore la naus�e par del� les ann�es, et, � la fin de la le�on, clignant son oeil, il ricanait: �Mon cher Vernantes, voil� qui vaut mieux que de jouer au billard.� Aujourd'hui je ne jurerais pas qu'il e�t raison. Si seulement il avait dit: �autant,� et non pas: �mieux!� Pr�cisons donc mes souvenirs. J'�tais en mars � Florence, � Naples en avril, sur les lacs en juin, � Ragatz puis � Bayreuth pour entendre les op�ras de Wagner en juillet et ao�t. J'ai pass� septembre dans ma maison de Picardie. Ce s�jour a fait tout le mal. A quarante et un ans, avec une t�te demeur�e romanesque, on ne vit pas un mois durant sans compagnon que soi-m�me, � se promener au bord d'une rivi�re ou parmi les ch�nes, sans que la mauvaise plante du sentimentalisme ne se remette � fleurir. Il y a un endroit o� le bord de la rivi�re se creuse en une petite baie. Le courant s'y fait tout calme; l'eau �tale une nappe si parfaitement immobile que la fa�ade de la maison s'y refl�te tout enti�re. Les paysans appellent cette place: le Miroir. Je passais, moi, des heures et des heures � regarder dans ce miroir; mais ce que j'y voyais, ce n'�tait pas ma maison, c'�tait ma vie,--une lamentable vie,--et quel avenir? J'ai toujours eu comme peur du r�el, et le r�el s'en vengeait en se retirant de moi. Que poss�dais-je en effet � quoi je pusse m'attacher �troitement? Quel solide devoir, quelle affection profond�ment enfonc�e allaient me servir de point d'appui dans les ann�es de la supr�me d�rive? Pas de famille, pas de carri�re, pas d'ambition. Rien, pas m�me une manie. La suite ind�finie des lendemains sans esp�rance s'�tendait devant moi. Et puis j'avais horreur de cette vision, et je me demandais: �est-il vraiment trop tard pour r�parer cet �croulement?� Dans le fond de l'eau transparente, alors, une forme apparaissait,--la fr�le et mince silhouette d'une enfant de vingt ans � peine, et cette enfant avait les yeux bleus, la chevelure d'or, les l�vres fr�missantes, le sourire ouvert... de qui? sinon d'�ve-Rose? Le fant�me devenait plus saisissable encore � ma r�verie, et je reconnaissais le regard de la visite d'adieu. Une voix s'�levait, insinuante et caressante, pour me dire qu'elle �tait libre, et pourquoi donc ne pas oser, maintenant qu'elle ne d�pendait plus que d'elle-m�me, ce que j'avais tant regrett� de n'avoir pas os� autrefois? J'aurais d� me d�fier de ce projet. Il avait l'air si raisonnable � la fois et si doux. C'est le double caract�re sous lequel l'ing�nieuse nature nous convie d'habitude aux pires sottises. Mais aussi pourquoi le dieu Hasard m'a-t-il fait, presque aussit�t apr�s ma rentr�e � Paris, rencontrer Madeleine de Soleure, et pourquoi cette folle m'a-t-elle dit, au cours d'une causerie � b�tons rompus: �Les oreilles ont d� vous tinter avant-hier, j'ai pass� une heure � parler de vous avec un de vos anciens flirts, devinez lequel?� --�La liste serait trop longue,� r�pondis-je; et je plaisantais, parce que l'id�e d'�ve-Rose venait de surgir dans ma pens�e et de me serrer le coeur. --�Vous �tes devenu fat dans vos voyages,� r�pliqua Madeleine; �vous m�riteriez qu'on vous laiss�t chercher dans votre liste, puisqu'il y a une liste. Mais comme je suis un bon gar�on, et qu'il est cinq heures, et qu'on m'attend au quart, je vous dirai le nom tout de suite. C'est �ve-Rose Bressuire. Allez donc la voir. Elle est retourn�e chez sa m�re, et elle s'ennuie tant.� Et je suis all� � l'h�tel de la rue de Berry. C'�tait par un joli ciel de trois heures, comme il fait en octobre, tout clair et pommel�. Me voici devant cet h�tel dont la porte coch�re,--cette massive porte avec son marteau o� se tordent deux serpents,--me repr�sente tant de souvenirs. Je demande si �Mme Nieul est � la maison;� le concierge me reconna�t et me r�pond que �ces dames n'ont command� la voiture que pour cinq heures.� Ces dames? Mon coeur se serre. Encore quelques minutes et je reverrai sans doute mon amie d'il y a deux ans. Je traverse le grand salon. La face immobile de la pi�ce n'a pas chang�. Le Watteau pos� sur un chevalet que drape un velours ancien, �voque toujours � c�t� du piano le r�ve de son paysage du soir et de ses amants m�lancoliques. Le valet de pied pousse devant moi les battants de la grille en fer forg� sur laquelle le pampre enroule son feuillage dor�, comme jadis. Il y a deux personnes dans la serre o� les vertes frondaisons, comme jadis encore, marient leurs nuances sombres aux nuances doucement vieillies des �toffes, et ces deux personnes sont Mme Nieul et sa fille. �ve-Rose est assise devant son m�tier: cette attitude, cette toilette noire, ces beaux cheveux blonds, ces tendres yeux bleus, cette p�leur soudaine..., y a-t-il deux ans, y a-t-il deux jours que je suis venu ici? Seule, la surprise de ces dames souligne la longueur du temps �coul� depuis ma derni�re visite,--mais si gracieusement. --�Comme c'est bien � vous,� fait Mme Nieul, �de n'avoir pas d�sappris le chemin de notre maison! Nous avions cru que vous nous oubliiez tout � fait.� --�J'�tais si loin, madame, et j'ai su trop tard le malheur qui vous a frapp�es pour pouvoir vous adresser avec tous vos amis le t�moignage de ma sympathie.� Je prononce cette phrase aussi hypocrite qu'insignifiante en m'inclinant du c�t� d'�ve-Rose, qui incline, en r�ponse, sa jolie t�te. Combien tenait-il de mensonges dans les premi�res paroles que nous �changions ainsi apr�s des mois et des mois d'absence? Ah! Ceux qui maudissent les tromperies des banales amabilit�s mondaines sont des ingrats. Ces tromperies, qui ne trompent personne, rendent seules possible le passage � travers le d�fil� d'une situation fausse,--comme celle o� nous nous trouvions � cette minute. N'avions-nous pas tous les trois un point d'interrogation au fond de notre coeur qui ne devait m�me pas se laisser deviner sur le bord de notre bouche? La plus indiff�rente �tait, certes, Mme Nieul, qui n'avait jamais port� un int�r�t assez vif � mes actions pour se demander tr�s s�rieusement quelle avait �t� la cause de mon absence, quelle �tait la cause de mon retour. Mais �ve-Rose, elle, savait trop bien que je l'avais aim�e.--M�me les plus innocentes d'entre les jeunes filles ne se trompent pas � ces choses-l�.--Pourquoi donc �tais-je parti? Pourquoi venais-je de repara�tre? Mes sentiments avaient-ils chang�?... Toutes ces questions passaient dans ses yeux clairs, tandis que j'�piais, moi, ses mouvements pour mieux juger de la nuance exacte de son accueil. Et nous parlions cependant, et notre causerie allait des d�tails de mon voyage � des d�tails sur plusieurs de nos amis communs. Mais j'assistais � cette causerie plut�t que je n'y prenais part, l'�me envahie par une double f�licit�. Et d'abord, � l'attention avec laquelle �ve-Rose suivait mes moindres paroles, je reconnaissais que je ne lui �tais pas devenu un �tranger. Si je m'�tais born� � cette constatation, je n'aurais pas �t� l'imaginatif que j'ai toujours �t�. Non, j'interpr�tais cette attention �vidente, et tout un po�me se construisait dans ma t�te, dont je me r�vais le h�ros. Par une na�ve fatuit� que j'ai pay�e cher, je devinais dans le mariage d'�ve-Rose un roman de m�lancolie. Elle m'aimait et j'�tais loin; sa m�re �tait pr�sente et pressante. C'est pour cela que la pauvre enfant se montrait si ing�nument �mue de me retrouver contre toute attente. Deux ou trois indices me suffisaient pour que j'ajoutasse foi � cette hypoth�se. L'esp�rance du bonheur nous trouve si cr�dules m�me apr�s des centaines d'�preuves!--Et puis, ce qui me rendait dans cette premi�re visite heureux jusqu'� l'ivresse, c'�tait moins cette chim�re subitement forg�e, qu'un tr�s �trange ph�nom�ne d'hallucination intime. L'identit� compl�te du d�cor, jointe � l'identit� de la toilette et de l'attitude, me reportait de deux ans en arri�re d'une fa�on tellement irr�sistible que le temps parcouru depuis lors se trouvait supprim� du coup. Je savais bien que des �v�nements d'une gravit� presque tragique s'�taient accomplis durant ces deux ann�es. Je savais cela, comme on sait l'existence d'un autre, avec une conscience incertaine et presque d�pouill�e de r�alit�. La trame de ma passion pour �ve-Rose se renouait juste � la maille o� le coup de ciseau du destin l'avait tranch�e. Aussi me retrouvais-je, en rentrant chez moi, apr�s cette premi�re visite, exactement dans l'�tat d'�me o� j'�tais avant l'entretien avec Madeleine de Soleure, avant m�me la froideur command�e d'�ve-Rose... Mais cette froideur avait c�d� la place � l'�motion sinc�re, mais personne n'avait plus d'ordre � donner � ma petite amie, mais elle avait pu me dire en me quittant et devant sa m�re: �Vous savez que j'y suis toujours avant quatre heures.� Il n'�tait donc pas trop tard pour refaire ma mis�rable vie.--Ah! le bonheur! le bonheur! Comme j'ai cru que cet oiseau moqueur allait cette fois faire son nid dans le coin de ma fen�tre! * * * * * Cette impression du renouveau de mon ancien songe fut assez forte pour persister avec une intensit� non diminu�e, pendant quinze jours, et sans que je revisse �ve-Rose plus de deux fois,--chez sa m�re encore et chez Mme de Soleure, o� j'avais recommenc� de me montrer en dehors des heures officielles. Oui, c'est seulement apr�s deux semaines de chim�re complaisamment et passionn�ment caress�e que je m'avisai de r�fl�chir et de raisonner sur les circonstances o� se jouait derechef la partie de ma destin�e. Une phrase de Madeleine suffit � provoquer chez moi cette r�flexion. Je m'�tais donc rencontr� chez elle avec �ve-Rose; puis quand cette derni�re fut partie: �Et quand allez-vous me charger de la demande?� dit Mme de Soleure avec sa mani�re hardie et virile de poser des questions. �Cette fois,� ajouta-t-elle en clignant des yeux, toute malicieuse et fut�e, �je vous conseille de risquer le paquet.� Apr�s des ann�es, je ne me suis pas habitu� � ces fa�ons de parler, et je me souviens que cette tournure me fut particuli�rement p�nible � cette minute. Tout mon coeur �tait � vif, et Madeleine continuait: �Je serais bien �tonn�e si l'on vous r�pondait: Non;� et, comme si elle causait avec elle-m�me, �tourdiment, elle ajouta: �Mme Bressuire doit bien avoir cent vingt mille francs de rente, aujourd'hui?...� Sans aucun doute, cette phrase, jet�e d'un coin de bouche rieur par cette femme � la fois si honn�te et si positive, si amicale surtout, r�pondait � une pens�e qui n'avait rien d'injurieux pour moi. C'�tait une r�plique aux objections soulev�es par elle, admises par moi jadis dans l'entretien qui avait d�cid� mon d�part,--et une r�plique � laquelle il paraissait invraisemblable que je n'eusse pas song�. Invraisemblable ou non, le fait est que je n'y avais pas song�. Aussi les paroles de Madeleine me frapp�rent-elles comme � l'improviste, et je ressentis cette ind�finissable impression que nous inflige la seule pens�e d'�tre soup�onn� d'un vilain calcul. J'eus la vision imm�diate, et nette comme l'�vidence, qu'� la nouvelle de mon mariage avec �ve-Rose, le monde formulerait la r�flexion que venait de lancer Madeleine, mais avec une tout autre intention. H�las! l'opinion du monde n'�tait pas pour m'inqui�ter longtemps; mais une invincible association d'id�es surgit � la suite de ce premier froissement, et me rappela ce que j'oubliais depuis deux semaines, dans mon extraordinaire �tat d'illusion r�trospective, qu'�ve-Rose avait �t�, qu'elle �tait encore Mme Bressuire. Mme Bressuire? N'�tais-je pas habitu� � ce qu'elle port�t ce nom depuis des mois et des mois? M'apprenait-on quoi que ce f�t de nouveau en me disant qu'elle poss�dait la fortune aff�rente � ce nom? Elle avait � elle les terres et les rentes d'Adolphe Bressuire, mon coll�gue du Conseil d'�tat; elle s'habillait avec cet argent; elle en vivait; elle l'apporterait dans un nouveau mariage, si elle en contractait un. C'�tait l� de quoi int�resser un notaire, mais non pas moi. Oui, mais les mots peuvent, suivant les dispositions secr�tes du coeur, rev�tir un sens ou d�licieux, ou indiff�rent, ou meurtrier; et ces quatre syllabes: �Madame Bressuire,� venaient de me causer une sorte de douleur dont je ne compris bien la nature que lorsque je me retrouvai en pr�sence d'�ve-Rose. Au lieu de ressentir cette pl�nitude d'�motion douce qui avait �t� le charme de ma rentr�e dans sa vie, je retombai dans ce que j'appelle mon �tat analytique. Je ne vibrais plus, je raisonnais. Je ne m'abandonnais plus, j'examinais. En revenant � �ve-Rose, je ne m'�tais pas demand� si elle �tait exactement telle que je l'avais connue et aim�e. Je me le demandais maintenant. C'�tait la premi�re fois que je la voyais sans sa m�re; et d�j� cette nuance d'intimit�, qui aurait d� me plaire, ne me plaisait point, parce que c'�tait une petite preuve de plus que Mlle Nieul avait c�d� la place pr�cis�ment � Mme Bressuire. Sa beaut�, ce jour-l�, �tait cependant plus gracieuse encore qu'� l'ordinaire. Ses yeux bleus brillaient d'un �clat inaccoutum�, le rose de ses joues s'avivait d'une flamme l�g�re. Dans toute sa personne une animation courait, et comme une inqui�tude, que je m'expliquai par la tournure de notre causerie. Toutes les phrases qu'elle me disait, discr�tes � la fois et vives, contenaient autant d'interrogations sur ma vie depuis que je l'avais quitt�e,--soit qu'elle me demand�t, enfantinement: �Go�tez-vous beaucoup le type de la beaut� italienne?...� soit que, devenue s�rieuse, elle me questionn�t sur mes id�es: �Est-ce que vous croyez qu'on peut aimer deux fois? Mais, aimer, pour vous autres hommes, c'est un jeu. On m'a dit qu'entre vous, au fumoir ou au club, vous �tes si effrayants!...� Puis, avec un �clair de moquerie tout ensemble et une secr�te angoisse dans ses jolis yeux: �Ah!� disait-elle, �comme je voudrais lire la confession compl�te d'un de vous, mais de quelqu'un de bien, par exemple la v�tre, monsieur Vernantes. Madeleine de Soleure pr�tend que vous �tes si romanesque!...� et elle souriait. Que r�v�laient vingt petites phrases pareilles, sinon un d�sir � demi coquet, mais coquet tout innocemment, de p�n�trer davantage dans la familiarit� de ma vie sentimentale; et n'y avait-il pas une affreuse injustice � me dire, comme je fis aussit�t, que cette conversation n'�tait plus sur le ton de nos badinages d'autrefois? �ve-Rose avait maintenant quelque chose de plus d�gag� dans le son de sa voix, comme une assurance dans sa pens�e, une curiosit� dans son regard qui r�v�lait un commencement d'exp�rience des caract�res et des passions. Enfin, avec la finesse plus malicieuse de toute sa personne, elle �tait bien r�ellement une jeune femme, et, cette jeune femme, j'avais toutes les raisons de la juger exquise, s'il est vrai que les hommes sont guid�s dans leurs pr�f�rences par la vanit�, car visiblement tout le discret man�ge d'�ve-Rose trahissait une d�licate envie de me plaire... Eh bien! comme si un d�mon mauvais s'�tait donn� la t�che de me g�ter cette heure douce, tout ce qui devait me faire appr�cier davantage le charme de ma petite amie d'autrefois n'eut d'autre effet que de me d�sorienter soudain tout le coeur. Au lieu de m'�panouir, je me sentis soudain me contracter. Un mot suffit pour expliquer cet �trange ph�nom�ne d'un soudain malaise: elle n'�tait plus tout � fait celle que j'avais aim�e. Quand elle avan�ait sa main gauche en me parlant, je voyais luire l'or p�le de son anneau de mariage. Sa main n'en �tait pas moins fine, et nerveuse, et blanche comme autrefois. Pourtant cette bague d'or suffisait pour que ce ne f�t plus la m�me main; c'�tait le symbole de toute sa personne, � mes yeux, et cette �vidence m'arrachait du coeur un de ces petits cristaux, comme dit Stendhal, dont chacun est une esp�rance de bonheur.--H�las! une goutte du plus pur de mon sang tombait avec le petit cristal! * * * * * Le proverbe dit qu'un malheur n'arrive jamais seul, et ce proverbe est exact, � tout le moins dans le monde des infiniment petits du sentiment. Dans une �me bless�e, un rien fait blessure. Comme nous causions ainsi, �ve-Rose et moi, la grille tourne sur ses gonds, et dans la serre fait son entr�e, qui? Marie de Jardes, l'amie d'autrefois; elle me reconna�t, elle sourit: �Mademoiselle,� dis-je en la saluant, et cette fois elles sourient toutes les deux:--�Madame, s'il vous pla�t,� reprend �ve-Rose. �Miss Mary n'est plus miss Mary, quoiqu'elle soit toujours Mary,� ajoute-t-elle en l'embrassant. �Nous nous appelons Mme la vicomtesse de Fondettes de Saint-Remy... Je crois, ma ch�re, qu'il est revenu plus sauvage encore qu'il ne l'a jamais �t�.� Cette derni�re phrase prononc�e avec douceur, et surtout cet _il_ tout court, mettent un baume sur la plaie que la chute du petit cristal m'a faite au coeur. J'ai de nouveau l'impression, assis entre les deux amies, que les journ�es heureuses de l'ancienne intimit� vont revenir, d'autant plus que la toute r�cente vicomtesse me regarde avec ses m�mes yeux, mi-compatissants, mi-railleurs,--des yeux couleur de noisette, presque trop petits pour son blanc visage potel�. Mais non. Les deux amies causent, et je recommence � sentir que le temps a fait son oeuvre et que Marie n'est plus Mlle de Jardes, de m�me qu'�ve-Rose n'est plus Mlle Nieul. Mme de Fondettes consulte sa confidente des petits et des grands jours sur son installation encore incompl�te; elle est pr�cis�ment en train de �faire� son salon. --�Moi, je n'ai pas eu le temps de penser au mien,� dit �ve-Rose,--et je me rappelle avoir appris par Madeleine de Soleure qu'en effet, depuis la mort de son mari, emport� en quelques jours par une fi�vre typho�de, elle n'a pas voulu remettre les pieds dans leur petit h�tel de la rue de Tilsitt;--et elle continue, s'adressant � moi: �Nous n'�tions pas install�s depuis trois mois. Il y avait encore les ouvriers dans les pi�ces d'en bas. Vous comprendrez si j'ai eu le coeur � courir les magasins et � choisir des bibelots. Mais je m'y connais assez bien, maintenant. Dear Mary, veux-tu que je fasse tes courses avec toi? J'ai deux ou trois bonnes adresses de revendeurs dans le Marais...� Y a-t-il une syllabe,--une seule,--� reprendre dans ce discours que j'entends encore, d�bit� d'une voix jeune et fra�che? Certes non, pour le premier venu, mais j'ai connu Adolphe Bressuire, moi,--feu Bressuire, comme il est �crit sur les registres de l'�tat civil.--Et, tout d'un coup, voici qu'il cesse d'�tre feu pour moi. Je me rappelle qu'� l'�poque o� nous �tions tous deux auditeurs dans le palais du quai d'Orsay, il avait d�j� la plus rare entente de l'ameublement, tel que la mode le pratique aujourd'hui. Un des premiers, il a recherch� les broderies des vieilles �toles, les objets japonais, tout ce bric-�-brac qui transforme en mus�e un coin de boudoir. Il y avait dans Bressuire un flair de commissaire-priseur et aussi un sens d'artiste. Nos camarades lui confiaient parfois le soin de leur am�nager un �home� �l�gant, et il se pr�tait � ce travail avec une complaisance joyeuse. Cela l'amusait de draper une porti�re, d'enjoliver la physionomie d'une chambre. Qu'il e�t essay� de donner son go�t du bibelot � sa jeune femme, d�s les premiers mois de son mariage, quoi d'�tonnant? C'�tait Sa Femme, l'�tre � c�t� duquel il se pr�parait � passer sa vie. Il avait voulu fa�onner cet �tre d'apr�s ses id�es. Quoi de plus naturel? Oui, mais quoi de plus naturel aussi que ma souffrance, � moi, s'�veill�t devant cette trace m�me l�g�re de l'influence d'un autre sur celle que j'avais aim�e, au temps o� elle n'avait encore rien de d�termin� dans son charmant esprit? Cette influence-l�, m�me bienfaisante, n'�tait-elle pas une d�floration? Et il y eut encore un petit cristal d'arrach� au rameau cach� de ma tendresse. --�H� quoi!� me disais-je en franchissant le seuil de l'h�tel Nieul, �serais-je donc jaloux de Bressuire?� Cette sorte de sentiment ne ressemblait gu�re � mes habitudes de coeur. Ceux qui sont jaloux du pass� d'une femme prouvent qu'ils ne connaissent pas le fond m�me de la nature f�minine,--cette sinc�rit� dans la succession mobile des plaisirs et des peines, gr�ce � laquelle une femme peut dire sans mensonge � son dixi�me amant: �Je n'ai jamais aim� que toi.� Oui, sans mensonge, car elle n'a jamais aim� comme cela. J'avais �t� trop pareil aux femmes par l'inconstance singuli�re de mon imagination amoureuse durant ma premi�re jeunesse pour penser autrement qu'elles ne pensent sur ce point d�licat. Aussi n'eus-je pas de peine, en creusant plus avant mon impression, � reconna�tre que je n'�tais pas jaloux de Bressuire. Si la seule id�e de l'existence de cet ancien camarade me donnait la fi�vre, c'est que cette id�e infligeait fatalement une comparaison entre l'�ve-Rose que j'avais fr�quent�e autrefois et celle que je voyais maintenant aller et venir dans sa robe de veuve. Ce que j'avais aim� dans la premi�re, c'�tait tout ce qui se r�sume d'ignorance absolue, de p�nombre d'�me, de myst�rieux inach�vement dans ce simple terme: _la jeune fille_. Quand et comment avais-je commenc� de m'�prendre d'elle? Au lendemain de ma rupture avec la plus corrompue de mes ma�tresses et parce que le contraste avait �t� complet entre cette douce, cette virginale enfant, et les coupables visions de mon plus r�cent souvenir. Et quel aliment avait nourri cet amour, si ce n'est l'initiation, du moins en r�ve, au na�f, au candide univers de ses pens�es innocentes? Quand j'�tais revenu, quelle cause soudaine avait d�termin� une r�apparition de mon ancien amour, si ce n'est l'identit� des circonstances lointaines et de celles o� je retrouvais �ve-Rose? Elle �tait l�, pr�s de sa m�re, dans la m�me toilette, devant son m�tier, avec le m�me regard. C'�tait comme si l'adorable fant�me de mon sentiment le plus pur m'e�t attendu � cette place depuis mon d�part, et voici qu'il me fallait constater que c'�tait l�, en effet, un fant�me, la vaine et vide image d'une cr�ature qui n'�tait plus que du pass�. Je souris avec piti� en songeant combien furent petites, de plus s�v�res diraient pu�riles, les sc�nes qui suivirent et pr�cipit�rent ce que j'appellerai cette d�cristallisation. Mais quoi? Cet amour n� parmi les chim�res devait mourir parmi d'autres chim�res. �Quiconque est loup agisse en loup,� comme dit l'autre. La nature, en exag�rant chez moi le sens de la vie int�rieure, m'a condamn� � jouir et � souffrir des id�es des choses plus que des choses m�mes. Comment lutter contre une n�cessit� d'organisation intellectuelle? Sans doute aussi j'�tais un impuissant du bonheur, comme le disait, en un fran�ais bizarre mais expressif, Madeleine de Soleure, quand je lui faisais la confidence des phases d'agonie que traversa bient�t mon sentiment pour �ve-Rose. Mais quoi encore?... Et qu'y puis-je, sinon attendre que le temps me gu�risse de cette blessure apr�s les autres, lui qui gu�rit de tout, m�me de vivre? * * * * * Il y avait, sur une des tables de la serre o� �ve-Rose continuait de me recevoir, un portrait de Bressuire plac� dans un cadre d'argent cisel�. Un chiffre en �mail, un E. R. B., surmont� d'une couronne de comtesse, marquait ce cadre. Instinctivement, et � chacune de mes visites, il me fallait regarder cette photographie, comme pour mieux graver dans ma m�moire ces traits que je connaissais si bien, et depuis des ann�es. C'�tait, un peu vieilli et fatigu�, le Bressuire avec lequel je m'�tais promen� tr�s souvent sous les arcades de la cour int�rieure, dans ce palais du Conseil d'�tat, aujourd'hui en ruines,--comme ma jeunesse! Je pouvais, en analysant ce portrait, deviner les sentiments qui passaient dans la t�te de mon ancien coll�gue, lorsqu'il avait pos� devant l'appareil du photographe. Il y avait dans ce profil comme un air surveill�, un je ne sais quoi de soign�, de convenable, de presque grave qui me reportait, par une induction invincible, aux jours o� Bressuire �tait le fianc� d'�ve-Rose. Avec sa finesse us�e, sa demi-calvitie, l'avancement l�ger de sa l�vre inf�rieure, cet homme m'apparaissait, comme s'il e�t �t� l�, vivant, dans ce petit coin du monde qu'avaient d� embaumer en ces temps-l� les fleurs des bouquets envoy�s par lui. Des gestes qui lui �taient familiers me revenaient � la m�moire;--celui par lequel il passait sur sa moustache toute blonde sa main qu'il avait maigre et fine, avec deux bagues, un anneau d'or massif et un autre garni d'un saphir et de deux brillants;--celui encore par lequel il �levait cette main ouverte en l'agitant doucement jusqu'� la hauteur de ses yeux. C'�tait chez lui le signe de la plus grande admiration � propos de la rouerie d'un homme, de la beaut� d'une femme ou du prix d'un objet de curiosit�. Il avait toute une histoire, ce petit geste, qui �tait, lors de notre entr�e au Conseil, celui d'un m�ridional, notre camarade. Bressuire s'en �tait tellement moqu�, en l'imitant, qu'il avait fini, comme il arrive, par en retenir l'habitude. A deux ou trois reprises, j'observai chez �ve-Rose un geste analogue, et des mis�res pareilles suffisaient pour que l'�trange r�pulsion s'impos�t plus forte. Il y a, dans le simple fait de cohabiter des jours et des jours avec un autre �tre, des fatalit�s d'imitation qui teintent nos pens�es des pens�es de cet �tre, notre accent de son accent, nos regards de ses regards, notre physiologie de sa physiologie. C'est quelquefois un atome d'influence, imperceptible, impond�rable; mais je retrouvais, ou j'imaginais, cet atome dans la personne de la veuve du comte Bressuire. Et alors les moindres paroles devenaient pr�texte � cette d�sagr�gation de mon Id�al qui s'accomplissait en moi,--pour m'amener � perdre ce dernier espoir de refaire ma vie. De petits d�tails se pr�cisent entre vingt autres... Je suis dans un de mes jours de gaiet� de conversation. J'ai racont� je ne sais plus quelle anecdote � �ve-Rose, elle rit aux �clats et elle dit: �C'est comme dans _Niniche_...� Je me mets � me ressouvenir qu'on donnait cette pi�ce au lendemain de son mariage, et je la vois, cach�e dans une baignoire, aupr�s de Bressuire, dont le premier soin, tel que je l'ai connu, a d� �tre de faire mener � sa femme une existence de cocodette, � travers les petits th��tres et les cabinets particuliers. Je la vois, elle, et ses yeux �tonn�s et son sourire � demi honteux de pensionnaire �mancip�e. Combien des adorables ing�nuit�s, pour lesquelles je l'ai aim�e, s'en sont all�es ainsi, dans ces salles de spectacle, tandis qu'elle prenait du bout de la pincette dor�e un fruit glac� dans la bo�te pos�e sur le rebord de la loge, que l'acteur � la mode lan�ait des couplets �quivoques par-dessus les feux de la rampe, que les habitu�s des fauteuils d'orchestre applaudissaient, et que Bressuire commentait � l'oreille de sa femme et le texte et la chanson!... Peut-�tre cependant ma sensibilit� malade souffre-t-elle moins par ces images d'une demi-fl�trissure que par d'autres images, tout � l'honneur celles-l� du m�me Bressuire. Ceci se passe durant une autre visite. Nous venons de parler d'oeuvres d'art et de Rembrandt, � propos des tableaux de ce peintre qui sont au Louvre. �ve-Rose a dit: �Mes pr�f�r�s � moi, ce sont les portraits de la galerie nationale, � Londres.� Elle a fait son voyage de noces en Angleterre, o� sa m�re a des parents. Je le sais et je la devine l�-bas, assise � c�t� de Bressuire dans une de ces voitures � deux roues, dont le cocher est juch� haut par derri�re. On est si bien l�, pour causer longuement, pendant que le cheval trotte sur le pav� en bois, que l'�norme ville s'�tend sous sa brume bleu�tre et que l'exotisme de toutes choses avive encore la sensation de l'intimit� dans le cab �troit! Et aussit�t la vaste place o� se trouve le mus�e s'�voque � mon souvenir. J'aper�ois l'escalier, la double porte, les salles sur les murs desquelles sont suspendus quelques-uns des tableaux que j'aime le mieux: ces portraits de Rembrandt en effet et le triptyque du P�rugin, avec le grand archange du ventail de gauche, d'une suavit� c�leste. Bressuire, qui �tait bon connaisseur, a certainement montr� ces peintures � �ve-Rose, celles-l� et d'autres encore. Il a provoqu� en elle des �motions d'art qu'elle ignorait. Il a eu les pr�mices de ses r�veries �tonn�es et charm�es devant la Beaut�. Je me souviens si bien que son �ducation de Parisienne l'avait laiss�e parfaitement incapable de distinguer un Titien d'un Botticelli! Ah! ce premier frisson d'une �me de femme, n�e pour le culte de toute noblesse, en pr�sence des chefs-d'oeuvre du g�nie, comme j'en envie et l'�veil et le spectacle � celui qui est mort pourtant, mais dont l'esprit en un certain sens a marqu� pour toujours cet esprit! Et machinalement je me r�p�te quatre vers du po�te Sully Prudhomme � une fianc�e absente. Ils me plaisaient tant, ces vers, aux jours o� j'aimais �ve-Rose encore jeune fille: _Tu t'assi�ras, l'�t�, bien loin, dans la campagne,_ _En robe claire, au bord de l'eau._ _Qu'il est doux d'emporter sa nouvelle compagne_ _Tout seul dans un pays nouveau!_ Qu'il peut tenir d'�motions ind�finies dans la m�lodie d'une strophe! * * * * * Ce travail int�rieur de ma pens�e en train de d�composer mon amour, morceau par morceau, n'allait pas sans qu'�ve-Rose aper��t qu'il se passait en moi des ph�nom�nes pour elle inexplicables. Je lui rendais visite et je la rencontrais assez souvent pour qu'elle p�t deviner qu'entre chacune de ces entrevues quelque chose en moi s'�tait d�plac�. Quelquefois je lui parlais � peine;--ou bien j'affectais dans ma causerie un ton de persiflage qui me faisait moi-m�me souffrir;--ou bien j'�tais, au contraire, plus attentif aupr�s d'elle que jamais. Sans y prendre garde, je me conduisais exactement comme si j'avais suivi un plan pour me faire aimer. Mais non, j'ob�issais simplement aux passages de mon �tre intime, aux all�es et venues dans mon imagination de tant d'id�es meurtri�res. Elle supportait mes acc�s d'impatience et elle recevait mes attentions avec cette �galit� d'humeur qui semblait ne devoir jamais la quitter. Par instants, une tristesse passait dans ses beaux yeux et d'autres fois un �tonnement. A mesure que je p�n�trais davantage dans son caract�re, je reconnaissais que sa facult� principale �tait un amour profond de l'�quilibre qui devait la conduire � une acceptation sereine de toutes les circonstances o� la destin�e la jetterait. Elle ne pouvait pas conna�tre la r�volte. C'�tait justement ce trait adorable de sa nature qui me faisait le plus de mal. Je me rendais compte que son mariage avec Bressuire s'�tait certainement accompli sans lutte, et aussi que, durant cette ann�e de vie commune, elle n'avait pas �t� malheureuse. Si elle avait conserv� de moi un souvenir tendre, cette tendresse n'avait pas d� aboutir � de la nostalgie. Pour �ve-Rose, l'impossible n'�tait jamais l'objet d'un d�sir, et, comme elle voyait en toutes choses les c�t�s excellents, elle avait certainement reconnu et go�t� les qualit�s de son mari. H� bien! il est effrayant de voir avec quelle souplesse de vip�re l'�go�sme se glisse parmi nos plus d�licats sentiments; apr�s avoir, lors de mon premier d�part, sacrifi� mes esp�rances d'amour � l'esp�rance du bonheur d'�ve-Rose, j'�tais irrit� jusqu'� la col�re que, dans son mariage, elle n'e�t pas rencontr� le malheur. Pareillement, apr�s l'avoir aim�e dans le monde, et peut-�tre parce que sa jeune gr�ce se mouvait dans un d�cor d'�l�gance tendre, je ne lui pardonnais pas de se complaire dans les relations que ce monde comporte. Je lui en voulais d'avoir �pous� un homme de sa soci�t�, comme je lui en voulais de recevoir ceux qu'elle recevait, les ayant vus dans la compagnie de son mari. En un mot, j'en �tais arriv�, apr�s quatre mois de malaise, � la minute o� plus un cristal ne demeure attach� � la branche intime. Apr�s avoir cherch� une par une mille raisons de la moins aimer, je finissais par n'en plus d�couvrir une seule pour l'aimer. Mon orgueil trouve une mis�rable consolation � songer que, dans ma derni�re visite � l'h�tel Nieul, du moins mon atroce mouvement d'humeur eut une apparence de raison. Il y avait l� cet affreux Saint-Luc, avec son allure d'�l�phant, son gros rire, sa tenue de cocher anglais, qui doit au scandale de sa premi�re aventure galante une v�ritable situation de monde. Il �tait assis sur une des deux chaises � bascule de la serre, son chapeau plac� sur le tapis, et il frappait le sol du bout de sa canne, bien r�guli�rement, pour se balancer. Il aurait eu cette tenue chez une cocotte, et ses discours valaient sa tenue. C'�tait une succession de potins, comme on dit dans le vilain langage d'aujourd'hui, les uns insignifiants, les autres scandaleux, qu'�ve-Rose �coutait avec des sourires, tout en travaillant � un petit ouvrage de charit�. De la laine brune tra�nait sur une petite table pos�e devant elle, et le balancement du fauteuil de Saint-Luc faisait par instant trembloter cette table, car ils �taient tout voisins, et il parlait: �Le grand marquis,�--c'est le surnom d'un de ses rivaux de vie �l�gante,--�le grand marquis n'ira pas loin. Il �tait sur ses boulets depuis six mois... Il vend son �curie maintenant... Quand je l'ai vu se mettre avec la petite d'Asti, vous vous rappelez, madame, c'�tait devant notre pauvre Adolphe, je vous ai dit:--�Encore un qui s'enfonce.� Apr�s tout, bon chien chasse de race. Vous savez qui est son p�re?...� �ve-Rose le regarda �tonn�e. �Mais c'est une histoire vieille comme cette vieille d'Asti. Sa maman l'a men�e joyeuse autrefois, mais l�, tr�s joyeuse; enfin, le marquis est le propre fils du joueur des joueurs, d'Armand Lam�, celui qui me tapait de vingt-cinq louis au cercle quand j'�tais un tout petit jeune homme...� Et il continue, continue, intarissable comme la sottise et comme la m�disance, et je faisais, � tous ces discours, une mine tellement renfrogn�e qu'il s'en aper�ut, et avec une familiarit� de gamin qui lui a toujours r�ussi: �Je vous quitte, madame, votre ami Vernantes me fait peur avec ses yeux s�v�res... Vous ne m'enverrez pas de t�moins,� ajoute-t-il en s'adressant � moi, �si je vous r�p�te le mot qu'une jolie femme a fait sur vous l'autre jour:--C'est don Quichotte, �l�ve de Schopenhauer. Demandez le nom � Mme Bressuire, elle �tait l�...� Et il nous quitte. Quand je songe que je l'ai vu chez sa m�re, dans son costume de barbiste, les jours o� il sortait de sa �turne,� comme il appelait son coll�ge, et qu'il est l'auteur de la perte d'une des plus d�licieuses femmes que j'aie peut-�tre connues! --�Ne cherchez pas si loin,� fit �ve-Rose, aussit�t que nous f�mes seuls. �C'est notre Mary qui a dit cette innocente malice; mais savez-vous ce qu'elle pr�tend, notre Mary? Que vous �tes f�ch� contre nous. Est-ce vrai?� Sa voix s'est adoucie encore pour me parler. Elle a recul� sa table et son ouvrage, et pos� ses coudes sur ses genoux. Elle appuie son menton contre ses mains jointes, et elle me regarde avec ses yeux bleus d'une si ing�nue transparence. Non, d�cid�ment, il ne reste plus un cristal au petit rameau, car je n'�prouve que de la contrari�t� � cette amicale question, et je lui r�ponds: --�F�ch� contre vous, non, mais � propos de vous, quelquefois. Quand je rencontre, install�s chez vous, des imb�ciles et des grossiers comme Saint-Luc, j'avoue que je tombe dans un de mes acc�s de misanthropie.� --�Il faut bien cependant,� r�pond-elle avec une voix un peu �mue, �que j'accepte mon monde.� Et tout de suite, avec une mutinerie enfantine: �Saint-Luc ne m'ennuie pas plus qu'un autre; il est bon gar�on, il est gai, et puis il n'est pas boudeur...� Elle rit en pronon�ant ces derniers mots. Visiblement, elle d�sire que cette petite explication s'ach�ve en plaisanterie. Et cela encore m'irrite. Pauvre �ve-Rose! Avec ce caract�re-l�, j'aurais d�cid�ment fait un odieux mari. Je prends mon accent le plus d�sagr�able pour r�pliquer: �C'est que je suis plus fier pour vous que vous-m�me...� Le ton de cette phrase est sans doute tr�s dur, puisque dans les yeux d'�ve-Rose il passe une douleur, et simplement: �Vous me faites beaucoup, beaucoup de peine,� dit-elle en reprenant sa laine et son crochet. Ses yeux brillent, ses joues sont br�lantes. Elle est partag�e entre un acc�s de col�re contre mon injustice et peut-�tre une envie de pleurer. Et tout cela me laisse affreusement sec. Je ne me dis pas que je n'ai point le droit de tourmenter cet �tre charmant, ni que cette �vidente �motion atteste tout autre chose que de l'indiff�rence. Nous demeurons ainsi, sans nous parler, quelques minutes. Je sens sourdre en moi cette inexplicable m�chancet� de l'homme qui le pousse � faire souffrir quand il souffre. J'ai du moins la d�licatesse d'avoir honte de moi-m�me; je me l�ve. �Quand vous reverrai-je?� fait-elle.--�Quand je serai plus sociable,� lui r�pliqu�-je,--et je n'y suis pas retourn�. A quoi bon me d�montrer une fois de plus combien elle est aimable, et combien je suis incapable de l'aimer? * * * * * Sur le morceau de page rest� blanc, Vernantes avait griffonn� une dizaine de fois nerveusement:--Mme Bressuire,--et sur le feuillet d'en face il avait �pingl�, sans doute une ann�e plus tard, la lettre de faire part du mariage de la comtesse Bressuire avec M. de Jardes,--le cousin ou le fr�re de Marie?--Peut-�tre �ve-Rose, si elle avait lu ces pages, serait-elle venue � la messe du bout de l'an de ce pauvre gar�on qui lui avait donn�, apr�s tout, ce que son �me us�e pouvait donner de meilleur:--sa r�verie. _N�ris, juin 1884._ III La Comtesse de Candale _A FLORIMOND DE BASTEROT._ LA COMTESSE DE CANDALE C'�tait dans le petit salon d'un h�tel priv�, rue de Tilsitt, pas bien loin de l'Arc de Triomphe. Deux femmes y travaillaient � de menus ouvrages, l'une tricotant avec un crochet d'�caille blonde une couverture en laine grise, destin�e � quelque oeuvre de charit�,--l'autre parfilant une frange fix�e par des �pingles sur un �troit tambour rev�tu de drap vert. La nuit de janvier enveloppait Paris de ce vaste silence de neige qui rend plus ti�de et plus heureux un asile comme celui-l�, o� le feu r�pand une douce chaleur, o� les lampes jettent une lumi�re tendre � travers l'�toffe nuanc�e des abat-jour, o� les tapis et les tentures assourdissent les moindres bruits, o� la bouilloire chante paisiblement au-dessus de la petite lampe � flamme bleue, tandis que les tasses, l'assiette des tranches de citron et les g�teaux dor�s attendent sur le plateau de porcelaine. Les deux femmes qui travaillaient ainsi, tout en causant, dans l'intimit� de ce petit salon et de cette heure, portaient et portent encore des noms �galement c�l�bres dans les fastes de la France militaire. L'une s'appelait madame la duchesse d'Arcole, et l'autre madame la comtesse de Candale. Par extraordinaire, ces deux soeurs sont aussi deux amies, et qui s'adorent autant qu'elles se ressemblent peu. La duchesse est grande, avec un teint p�le, des yeux noirs d'une gaiet� tranquille, une physionomie italienne qu'elle doit � leur m�re, une Branciforte de Milan. La comtesse est petite et fr�le, avec des cheveux blonds, des prunelles d'un bleu vif qui deviennent ais�ment fixes et dures, et quelque chose dans son profil qui rappellerait l'oiseau de proie, si une puret� presque id�ale de tout ce visage n'en corrigeait le caract�re aigu. Les deux soeurs sont n�es Candale, de la branche cadette de cette maison, rendue fameuse par le grand mar�chal Louis de Candale, le favori de Henri II, le compagnon de Fran�ois de Guise, l'ami et le rival de Montluc... Quel nom redoutable � porter que celui de cet homme qui a termin� dans les f�rocit�s des guerres religieuses une existence illustr�e par tant de hauts faits accomplis dans les guerres �trang�res! L'histoire ne sait, en pensant � lui, si elle doit le d�tester ou l'admirer, lui tresser une couronne ou l'attacher au pilori. A vingt ans, Louis de Candale fut laiss� pour mort � Pavie, apr�s avoir failli sauver le roi Fran�ois Ier; � soixante ans, il a fait brancher d'un coup six cent cinquante huguenots, pris � Jonzac, dans la Saintonge.--En 1529, et � peine remis de ses blessures, il s'est charg� de porter un message secret du roi de France au sultan Soliman; il a travers� l'Europe � travers des dangers inou�s, et, aussi bon diplomate que brave soldat, c'est gr�ce � lui que les Turcs entreprirent cette ann�e-l� leur marche sur Vienne, qui for�a Charles-Quint � signer la paix de Cambrai. Pr�s d'un demi-si�cle plus tard, ce m�me h�ros, passant � cheval avec ses gens d'armes le long d'une route de Guyenne, entendit des protestants chanter les psaumes dans une grange qui leur servait d'�glise. Il la fit barricader et voulut y mettre le feu, le premier, de ses vieilles mains qui avaient si noblement servi le pays. Et c'�tait ce sauvage mar�chal de Candale, ce pendeur, ce br�leur, ce bourreau, qui avait command� la charge de C�risoles, d�fendu Metz avec le grand Guise, et qui �tait entr� dans Calais � la t�te de l'arm�e de d�livrance! Lors de la Saint-Barth�lemy, ce terrible homme fut plus terrible encore. Depuis l'assassinat de son cher Fran�ois de Guise, il ne connaissait plus de piti�. Reconnaissable � son oeil crev� et � une affreuse balafre qui lui coupait le visage en deux, il avait tu� toute la nuit, sans se reposer, �pouvantant m�me ses compagnons de fanatisme. Puis il s'�tait retir� dans un couvent sur la fronti�re de la France et de cette Italie o� il s'�tait tant battu, et il y �tait mort comme un saint. * * * * * Dans le petit salon de l'h�tel moderne que l'h�ritier de ce formidable a�eul, le comte Louis de Candale actuel, a fait construire, d'apr�s le style anglais, avec un escalier de bois et toutes les minuties du confort le plus raffin�, les souvenirs du mar�chal sont �pars de tous c�t�s, attestant chez la jeune femme de trente ans, dont ce coin est le lieu de pr�dilection, un culte passionn� pour cette m�moire tragique. Et de fait, tandis qu'Antoinette, son a�n�e, �pousait le petit-fils d'un mar�chal de Napol�on, Dupuy, duc d'Arcole, un des plus riches et un des plus distingu�s parmi les officiers de la jeune arm�e, Gabrielle, la cadette, a voulu � tout prix se marier avec son cousin Louis, parce que ce dernier �tait pauvre et qu'elle avait, elle, une grande fortune. Louis �tait un gros et lourd gar�on, r�put� stupide m�me dans son monde, beaucoup plus allemand que fran�ais, par son allure et sa structure.--Un Candale a �pous� une Wurtembergeoise pendant l'�migration.--Il n'avait aucune ambition haute, pas d'avenir. Gabrielle savait tout cela, et elle a pr�f�r� cet homme qu'elle n'aimait pas, � un fr�re du duc d'Arcole, aussi spirituel, aussi fin que Louis l'est peu,--simplement parce que ce dernier �tait le chef de la famille, le repr�sentant du grand homme. Dans la personne de ce triste fianc� elle �pousait ce grand homme. Son roman, � elle, c'�tait le d�sir d'avoir un fils de cette race de h�ros, dont elle ferait un soldat,--un fils du pur sang des Candale, capable de recommencer l'anc�tre dans les temps nouveaux. Par ce soir d'hiver, elle parle encore � sa soeur de ce fils qu'elle n'a pas eu.--�Ah!� dit-elle, �tu ne sais pas quelle tristesse j'�prouve � songer qu'un nom comme le n�tre va dispara�tre pour toujours!...� Et elle regarde avec une infinie m�lancolie le buste du mar�chal sculpt� par Jean Cousin, qui se dresse sur un pi�douche au fond du petit salon. C'est pr�cis�ment sous ce buste de marbre que chante la bouilloire et que le plateau du th� se trouve pos� sur sa table ronde,--symbole du contraste singulier qu'offre cette pi�ce, am�nag�e � la parisienne et en m�me temps peupl�e des reliques du tortionnaire du seizi�me si�cle. Avec sa paupi�re abaiss�e, les plis de ses joues, la cruaut� de sa bouche, ce masque de marbre fait frissonner. On y devine la volont� invincible, l'habitude quotidienne du danger, l'ardeur fixe du fanatisme, les farouches passions d'un �ge de fer;--et la bouilloire chante � c�t� de lui, tout doucement. Il y a sur les murs des �toffes de soie, tendues � la mode d'aujourd'hui, avec des couleurs pass�es, comme il sied au go�t d'une �poque o� les sens � demi �puis�s n'appr�cient plus que la nuance,--et puis, en troph�es, dans un coin de cette chambre, dont le ton caresse l'oeil, se dressent quatre �p�es ayant appartenu au mar�chal. Son portrait est pos� sur un chevalet que drape une autre �toffe. C'est une petite toile peinte par un artiste florentin rest� inconnu, sans douce apr�s C�risoles. Le mar�chal a quarante ans sur ce portrait;--en cuirasse, la t�te nue, il s'appuie sur une �p�e � deux mains, devant un �cuyer noir qui tient son casque par derri�re, et il a dans ses yeux bleus le m�me regard que la jeune femme qui a dispos� la toile sous le jour d'une lampe garnie d'un r�flecteur... L�, tout pr�s d'elle, sur le mince bureau de bois de rose abrit� d'un paravent minuscule, au milieu des brimborions dont elle se sert pour �crire, entre le num�ro de la Revue de quinzaine et les billets d'invitation pr�par�s pour un grand d�ner, elle a toujours un portefeuille qui contient les lettres de la reine Catherine de M�dicis adress�es � son grand ex�cuteur des hautes oeuvres, � l'implacable mar�chal. Il lui arrive de les manier, ces papiers anciens, avec ses doigts o� brillent des saphirs et des turquoises. Elle d�chiffre des mots trac�s avec l'orthographe d'autrefois, qui renferment des instructions pour la besogne de terreur dont fut charg� Candale. Ses narines fr�missent, l'amazone qui dort dans la Parisienne d'aujourd'hui se r�veille � l'odeur de sang et d'incendie que d�gage ce pass� atroce et grandiose o� rayonne pour elle la gloire du h�ros qui re�ut douze arquebusades au service du roi, prit part � huit si�ges, � quinze batailles rang�es, et fit la guerre depuis sa dix-huiti�me ann�e jusqu'� sa soixante-quinzi�me, n'ayant quitt� la cuirasse que pour la bure et le bivouac que pour la cellule. --�Oui,� reprit la comtesse, apr�s avoir contempl� le buste de l'a�eul, et repoussant le petit tambour de drap vert d'un air triste, �je ne peux pas me consoler de n'avoir pas d'enfants... Le croiras-tu? J'en suis venue � consulter des somnambules pour savoir s'il me na�tra jamais un fils?... Ah! ne te moque pas de moi, Antoinette; toi qui es m�re, tu ne connais pas cette douleur...� --�D'abord, tout n'est pas perdu,� r�pondit la duchesse en continuant son ouvrage et souriant � demi, comme une personne qui ne veut pas que la causerie tourne au s�rieux, �et puis, que veux-tu, je vois un bon c�t� � toutes choses... Les gar�ons de notre classe n'ont pas d�j� tant de chances d'�tre heureux par le temps qui court... J'aime bien mon fils et je suis toute fi�re de l'avoir, mais crois-tu qu'il ne me pr�pare pas des inqui�tudes horribles?... Il sera soldat, comme son p�re, comme son grand-p�re... Il fera campagne... Et j'�prouverai de nouveau les angoisses que j'ai connues quand mon mari �tait au Tonkin, ces deux ann�es-ci... Bien m'en a pris d'avoir adopt� une fois pour toutes le principe d'esp�rer quand m�me... Te souviens-tu, quand nous partions pour le bal et que ch�re maman nous disait:--�Amusez-vous, vous ne vous amuserez pas plus jeunes...� Tiens, raconte-moi plut�t qui tu as vu chez les Rabastens, hier au soir...� --�C'est cette soir�e qui m'a plong�e dans des id�es sombres,� fit l'autre; et elle ajouta, presque � voix basse: �J'y ai rencontr� Mme Bernard.� --�Pauvre Gabrielle,� dit Antoinette, gravement cette fois, �tu es jalouse...� --�Oui, je suis jalouse,� reprit Gabrielle avec exaltation, �mais pas comme tu crois..., non, pas d'elle... Qu'est-ce que cela me fait que cette femme ait �t� la ma�tresse de mon mari avant notre mariage, et m�me depuis, � ce que me donnent � entendre nos bonnes amies?... Est-ce que tu t'imagines que je l'aime encore, mon mari?... Ah! quand je l'ai �pous�, il y a dix ans, avec mes r�ves de jeune fille enthousiaste, je le savais plong� dans les m�diocrit�s de cette existence de club et de sport que m�nent les gentilshommes d'aujourd'hui; je le savais ignorant, inactif, d�nu� de tout ce que j'estime dans un homme, de tout, except� de bravoure. Il s'�tait bien battu pendant la guerre, et je me disais qu'avec un homme brave, il y a toujours de la ressource.--Je me sentais une telle flamme au coeur, je nourrissais un culte si passionn� pour le nom qu'il portait, comme nous, et dont il est maintenant le dernier repr�sentant, que j'ai esp�r� quand m�me, moi aussi... J'ai pens� que je susciterais en lui je ne savais quoi, mais une noblesse, une �nergie... Va, j'ai mesur� aujourd'hui ce qu'il tient de fiert�s vraies dans cette triste nature... Rien, entends-tu, rien, rien, rien... Des go�ts de cocher pour ses chevaux, des besoins d'argent pour sa bourse de jeu, des galanteries de-ci, de-l�, pourvu qu'elles ne d�rangent pas son �go�sme... S'il a aim� Mme Bernard, c'est que l'intrigante lui a rendu sa maison commode. Elle est folle de Snobisme. Elle �tait fi�re d'avoir un Candale pour amant, et elle s'en est servie pour forcer la porte de quelques salons de notre monde, o� elle ne serait pas entr�e toute seule... Tant pis pour le Candale, tant pis pour notre monde et tant mieux pour elle... Ah! ce n'est pas cela qui me rend la vue de cette femme insupportable... Je la m�prise trop pour en souffrir...� Deux larmes coul�rent des yeux de la comtesse, tandis qu'elle achevait cette derni�re phrase. Sa soeur, qui les vit, d�posa son ouvrage et le peloton de sa laine, o� elle avait piqu� son crochet; puis, gracieusement, elle vint se mettre � genoux devant l'autre, et elle commen�a de l'embrasser en lui disant:--�Soeurette, soeurette, vous n'�tes pas sage... Vous vous exaltez pour quelque id�e folle... Vois, nous sommes si heureuses ici, toutes deux seules... Nous pourrions passer une si bonne soir�e... Que te manque-t-il, tu as ta soeur pour te g�ter, et jusqu'au vilain buste du vieux mar�chal pour y faire tes d�votions,� ajouta-t-elle en riant tout � fait, afin de forcer l'autre � sourire aussi; mais la comtesse ne sourit pas � cette innocente taquinerie, elle rendit un baiser � sa consolatrice et elle reprit:--�Non, ma douce, tu sais bien que je ne suis pas folle, et tu me comprends, quoique tu fasses quelquefois semblant que non, pour m'arr�ter... Je ne suis pas une femme de ce temps-ci. Voil� tout. Si je ne croyais pas � la supr�me sagesse de Dieu, je dirais qu'il s'est tromp� en me faisant na�tre dans un si�cle o� les nobles ne sont plus des nobles, mais seulement des gens riches dont le nom sonne mieux... Cette Mme Bernard, dont nous parlons, elle a sa loge � l'Op�ra, comme toi et moi, son h�tel, ses chevaux, comme nous. A cette heure-ci elle porte une robe de dentelle, comme la tienne et la mienne. Elle a, autour d'elle, le m�me d�cor banal de bibelots et de peluche... Mais ce qu'elle n'a pas, c'est ce que tu appelles, toi, ce vilain buste, c'est un h�ros parmi ses a�eux, c'est le souvenir des Candale qui ont vers� leur sang pour leur roi sur tous les champs de bataille d'Europe, ce m�me sang,� ajouta-t-elle en montrant les veines bleues de sa main fine. �Ah! de bonne heure j'ai senti cela, que nous �tions d'une race diff�rente des autres, et je lui ai vou�, � ce noble sang des Candale, une d�votion, comme tu l'as dit, une religion...� --�Et tu trouves que Louis a manqu� � cette religion en aimant Mme Bernard?� interrompit la duchesse, qui connaissait trop les emportements de sa soeur pour ne pas s'obstiner � lutter contre une de ces crises de sensibilit� que la comtesse expiait ensuite par d'horribles migraines... �Mais l'homme au vilain buste,--non, d�cid�ment, il est trop laid pour moi avec sa balafre,--pardon, le sublime mar�chal, en a fait bien d'autres, et Brant�me raconte sur lui deux ou trois histoires peu �difiantes, avant qu'il ne s'en all�t dans une montagne demander pardon de ses p�ch�s... Et puis, veux-tu que je t'avoue humblement une faiblesse? Ces temps h�ro�ques o� l'on br�lait et o� l'on pendait pour un oui, pour un non, o� l'on vous pistolait, daguait, arquebusait � tous les coins de rue, c'est tr�s beau; mais j'aime encore mieux vivre � une �poque o� Mme Bernard vend avec des duchesses, et o� l'on ne met pas le feu aux �glises pour br�ler les gens qui sont dedans, sous pr�texte qu'ils prient Dieu � leur mani�re.� --�Tu te trompes,� r�pondit la comtesse tristement; �encore une fois, ce n'est pas Mme Bernard qui me fait souffrir...,� et, avec un invisible effort, elle ajouta: �c'est l'enfant.� --�Quel enfant?� demanda l'autre. --�Le fils que Louis a eu de cette femme,� fit Mme de Candale. --�A ton �ge!...� r�pliqua la duchesse avec son joli sourire et en haussant ses belles �paules, �tu crois encore � ces potinages du monde sur les enfants adult�rins. Mais, b�te, il n'y a qu'une m�re qui sache de qui est son fils, et elle ne va pas le dire, n'est-ce pas? Alors, qui le raconte? Un amant qui se vante? Une rivale qui calomnie? Moi, j'ai pris le parti de faire comme la loi, je ne connais qu'un p�re, et c'est le mari. Comme cela, on a encore plus de chances de tomber juste.� --�Tu n'as donc jamais regard� celui-l�?� dit la comtesse; et se levant pour d�tacher du paravent qui se repliait contre le bureau une miniature appendue parmi cinq ou six autres, elle vint la tendre � sa soeur. �C'est le portrait du p�re de Louis � six ans. Reconnais-tu le petit gar�on de Mme Bernard? Sont-ce bien les m�mes traits, le nez, la bouche, les yeux surtout? La ressemblance a saut� une g�n�ration... Et quelle ressemblance!... Je l'adore, moi, cette miniature, justement parce que c'est la vraie physionomie des Candale qui est fix�e l�. Te souviens-tu comme le vieux comte ressemblait � l'anc�tre, quand il avait cinquante ans?... H� bien! le petit Bernard, quand je l'ai vu pour la premi�re fois, c'�tait cette miniature vivante. Ah! je ne m'y suis pas tromp�e, je savais qu'on avait beaucoup parl� de la liaison de Louis et de Mme Bernard; tout de suite je me suis dit: c'est son fils.--Les m�mes bonnes amies ont pris bien garde de me renseigner depuis, mais je n'avais pas besoin de leur obligeance. J'en savais plus qu'elles... D'abord, cela m'a un peu attrist�e, j'ai toujours trouv� si m�lancolique le mensonge dans lequel vit et grandit un pauvre petit �tre qui ne dira jamais: mon p�re, � son vrai p�re; et pour ce vrai p�re, ce doit �tre si navrant, et si cruel pour la m�re!...� --�Bah,� fit la duchesse, �la m�re l'oublie, le vrai p�re est trop content d'�tre d�barrass� de l'enfant, celui-ci n'en sait rien, le faux p�re non plus, et l'on vit tout de m�me... C'est tellement plus simple, la vie...� --�Cela d�pend de la fa�on de sentir,� reprit Mme de Candale. �Les ann�es pass�rent; je restai, moi, sans enfants. Ce fils que je d�sirais si passionn�ment, ne vint pas. C'�tait cependant le d�sir fixe auquel aboutissait chacune de mes pens�es. J'en r�vais toujours, ici surtout, dans cette esp�ce de petite chapelle priv�e que j'ai faite aux reliques de notre grand anc�tre et des autres Candale qui ont �t� dignes de lui. Et � travers ces r�veries, un �trange sentiment naquit en moi. Oui, je r�vais de ce fils tant souhait�, tant regrett�. Je le voyais en imagination, comme s'il e�t �t� l�, et toujours avec les traits, les gestes, les yeux surtout, les tours de t�te de ce petit gar�on que je croyais �tre de mon mari... Bien souvent il m'est arriv� d'�prouver le besoin de voir cet enfant en r�alit�, comme je l'�voquais dans ma pens�e. J'allais aux Champs-�lys�es, � pied, dans l'all�e o� je savais qu'il jouait, et � l'heure de sa promenade, afin de rassasier mes yeux de cette ressemblance avec ceux de notre race, qui m'�tait pourtant une torture. Il �tait si beau avec ses boucles fauves, si aristocratique dans ses moindres mouvements, si Candale enfin!... Et puis je me r�p�tais qu'il �tait n� Bernard, qu'il grandirait Bernard, qu'il aurait l'�ducation d'un Bernard, que Bernard il vivrait, Bernard il mourrait. On me l'avait vol� � moi, qui aurais si bien su l'�lever d'apr�s son sang! Je n'aurais su dire si je l'adorais ou si je le ha�ssais, tant les sensations que m'infligeait sa pr�sence �taient � la fois douces et cruelles. Il faut qu'elles aient �t� tr�s fortes, puisqu'elles ont failli m'amener au crime...� Ces derni�res paroles avaient �t� prononc�es avec un si �pre accent de v�rit�, que la rieuse duchesse ne songea plus � rire. Elle ne chercha pas, comme tout � l'heure, � ramener sa soeur vers une conversation plus douce et plus raisonnable aussi. Elle avait toujours eu comme une peur involontaire de l'influence que la l�gende du vieux Candale exer�ait sur cette �me, ardente dans ses sentiments jusqu'� la maladie. Elle eut un petit frisson et ne r�pondit rien. Il se fit dans la chambre un de ces passages de silence que Mme d'Arcole avait l'habitude enfantine de rompre par une phrase de leur m�re l'Italienne: �_Nasce un prete_, il na�t un pr�tre.� Mais elle ne se livra pas � cette plaisanterie qui leur rappelait, � toutes deux, leur existence de petites filles. Elle avait le coeur serr�, et elle attendit que l'autre continu�t son r�cit qui tournait tout d'un coup � la confession. --�Tu te souviens,� reprit cette derni�re, �que nous avons pass� quinze jours, cet automne, au ch�teau des Gauds, chez les Corcieux? Cette excellente Laure, en vraie baronne de la Gaffe, comme tu l'appelles, avait invit� les Bernard dans la m�me s�rie que nous, et, avec les Bernard, l'enfant est venu. Toi qui me connais, tu dois juger si j'ai eu l'id�e de faire boucler mes malles et de m'en aller. Je ne le pouvais pas, � cause de Louis. Je ne suis pas pour les demi-mesures. Le jour o� je dirai: �Je sais tout,� je le quitterai pour ne plus le revoir. Tant que je reste sa femme et que je vis avec lui, je ne sais rien... Ce que fut mon supplice pendant ces deux semaines, je renonce � te le dire. Cet enfant a onze ans aujourd'hui. L'as-tu revu depuis quelque temps? Non. Je te le peindrai d'un mot: il ressemble, et plus que jamais, au fils que j'ai tant d�sir�! Je le voyais aller et venir, le matin, le soir, fier et hardi comme un petit aigle, joli comme un page, des pieds et des mains comme toi, ch�rie, et ce gros Bernard, ce richard balourd, qui vit sur les millions que lui a gagn�s son p�re, l'industriel, dont il a la bassesse de rougir, qui faisait le paon autour de cette fleur d'aristocratie.--Mon fils Alfred!--Il r�p�tait ces mots avec des airs de contentement, des infatuations, une outrecuidance!... Et la m�re?... Mais j'aime mieux ne pas t'en parler, je deviendrais vilaine. Il n'y avait pas jusqu'� Louis qui, persuad� de mon aveuglement, ne m'�pargn�t aucune des petites piq�res qui pouvaient exasp�rer mon envie. Quand il regardait le petit gar�on, quelque chose passait sur sa physionomie qui me r�v�lait ce que j'aurais pu faire de lui, si j'avais eu, moi aussi, un fils � lui montrer, pareil � celui-l�, et c'�tait en moi une souffrance, insens�e peut-�tre, tu diras sans doute indigne, car c'�tait de l'envie, apr�s tout; mais qu'y faire? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'� pr�sent je ne doutais plus de mon sentiment pour cet enfant. Je le ha�ssais! Je l'aurais voulu malade, ch�tif, commun au moins, et que l'ex�crable milieu o� il vivait d�teign�t sur lui. Ah! on ne conna�t pas quelle meute de mauvais instincts on porte dans son �me, tant que l'occasion ne l'a pas d�cha�n�e... Une apr�s-midi qu'il faisait tr�s chaud, comme au mois de juin, et que tous les habitants du ch�teau �taient dans leur chambre � finir leur correspondance, je montai, moi, sur la terrasse d'en haut, d'o� l'on a une vue si large sur la Loire et la campagne, et qui est abrit�e du soleil, � cette heure-l�, par l'ombre d'une esp�ce de petit beffroi. J'y venais souvent pour m'isoler des autres, qui ne se souciaient gu�re de grimper tant de marches. En d�bouchant sur cette terrasse, d�serte d'ordinaire, j'aper�us une forme humaine couch�e sur le parapet... C'�tait Alfred qui s'�tait mis l� pour lire, puis qui s'�tait endormi, le coude ploy� sur son livre ouvert. Le parapet est large, mais au-dessous, c'est un mur � pic, une profondeur d'ab�me, et, au fond, le rocher sur lequel est b�ti le ch�teau. Il dormait aussi paisible que s'il e�t �t� �tendu dans son lit, d'un doux et heureux sommeil. Je voyais son visage en profil perdu, avec cette ressemblance que je ha�ssais si profond�ment... Le croiras-tu? Une pens�e atroce s'empara de moi... A cette minute, et tandis que j'�coutais sa respiration si calme monter dans le silence de cette terrasse isol�e, je r�fl�chis que je n'aurais qu'un geste � faire, un seul petit geste, et j'�tais d�livr�e � jamais de l'obsession que m'avait caus�e cet �tre, j'�tais veng�e de tant de douleurs, je ne verrais plus ces traits dont la d�licatesse m'avait fait si mal, je sauverais le sang des Candale d'une promiscuit� odieuse... Oui, rien qu'un geste... Je poussais l'enfant, il roulait dans le gouffre ouvert � c�t� de son sommeil... Qui le saurait?... Je le ha�ssais d'une si forte haine, et c'est si naturel de souhaiter an�antir ce que l'on hait!... Ah! comme il s'en est fallu de peu que je n'agisse! Combien j'ai �t� voisine du meurtre! Combien j'ai senti s'agiter en moi l'�me violente de celui-l�...� Et elle montrait du doigt le portrait du mar�chal. �Je fus si tent�e, que je me jetai � genoux, l�, sur la pierre de la terrasse, et j'ai pri�. Combien de temps, je l'ignore. Puis, je me suis lev�e, et j'ai march� vers l'enfant endormi... Je l'ai r�veill� avec des pr�cautions infinies, toute tremblante maintenant qu'un faux mouvement ne le pr�cipit�t. Pauvre petit! En ouvrant les yeux, il me sourit, et il s'�cria:--�Comme vous �tes p�le!--J'ai eu si peur pour vous,� lui r�pondis-je.--�Peur de quoi?� fit-il. Je lui montrai le grand espace vide au-dessous du parapet.--�Moi, je n'ai peur de rien,� me dit-il fi�rement; et comme il reprenait son livre:--�Que lisez-vous?� lui demandai-je.--Il me tendit le volume. C'�tait une histoire de l'Empereur.--�Vous l'aimez?� lui dis-je.--�J'aime tout ce qui est militaire,� fit-il avec un beau regard, le regard que j'aurais voulu � mon fils. Alors je l'ai pris dans mes bras, en fondant en larmes... Ah! sa vraie m�re ne l'a jamais embrass� comme cela...� * * * * * Elle se tut. La duchesse avait, elle aussi, des larmes dans les yeux, et la bouilloire continuait de chanter doucement sur la petite table que dominait le buste de marbre du tragique vieillard. �Allons, ma douce,� reprit Mme de Candale qui vit que son r�cit avait boulevers� sa soeur, �il faut que ce soit moi qui t'�gaie maintenant... Laissons mes folies, et prenons le th�...� _G�rardmer, octobre 1886._ IV La senorita Rosario _A �MILE MICHELET._ _LA SENORITA ROSARIO_ Je me trouvais voyager en Espagne, l'�t� dernier, et je m'arr�tai � Cordoue, afin de visiter la fameuse cath�drale. Je me vois encore, m'acheminant le long de la rue du Grand-Capitaine, sous un soleil br�lant, et je maudissais l'esp�ce de d�raisonnable conscience qui nous force de voir, dans un pays, tous les monuments inscrits sur le guide. Le ciel se d�veloppait comme une coupole de saphir. A peine s'il courait, au bas des maisons closes, une ligne d'ombre. A travers les grilles en fer forg� des portes, j'apercevais, de place en place, une cour int�rieure garantie du soleil par une toile tendue, avec des colonnettes et des massifs de plantes dispos�es autour d'un jet d'eau. Mais toutes ces cours �taient vides, � cette heure de la sieste, comme les rues, o� je ne rencontrais qu'un �ne gris, de loin en loin, chevauch� � la mani�re arabe par un grand diable de paysan andalous, � visage couleur de cigare, qui balan�ait son torse sur la croupe de la b�te, les pieds soutenus par deux paniers remplis d'oranges. A S�ville, on a un proverbe pour d�finir ces journ�es de calenture: �Il n'y a dehors,� disent-ils, �que les chiens et les Fran�ais...� J'arrivai ainsi � la porte de la cath�drale, � laquelle fait face la porte de l'�v�ch�. Comme on c�l�brait une c�r�monie religieuse dans l'apr�s-midi, un chemin �tait m�nag� entre les deux portes, et, sur le mur ext�rieur du palais, pendaient quelques-unes des tapisseries qui font partie du tr�sor. Malgr� l'accablante lumi�re, je m'arr�tai � les regarder, tout saisi par le contraste entre leurs nuances doucement pass�es et l'�clat du mur d'une blancheur intense. Et puis, une d'elles, qui repr�sente le furieux combat d'un prince maure et d'un chevalier au pied de la colline de l'Alhambra, est d'une beaut� de composition v�ritablement surprenante. Que de souvenirs elle �voquait pour moi, que de l�gendes de ce moment unique de l'histoire o� Boabdil abandonnait Grenade, o� Colomb d�couvrait le Nouveau Monde, o� Isabelle et Ferdinand pr�paraient la grandeur future du terrible Charles-Quint! Vingt images surgissaient devant les yeux de ma r�verie, h�ro�ques et attendrissantes, tragiques et romanesques comme cette histoire elle-m�me, lorsque je sentis une main s'abattre sur mon �paule, et une voix bien connue m'appela par mon nom avec un joyeux accent de surprise. Je me retournai. J'�tais en face d'un de mes camarades de coll�ge, devenu un de mes camarades de vie parisienne, Henri de V***. De telles rencontres sont fr�quentes en voyage. Elles sont presque toujours insupportables, d'abord par le d�rangement n�cessaire qu'elles apportent � nos projets, puis � cause de la familiarit� qu'elles cr�ent entre deux touristes ainsi exil�s ensemble dans une ville perdue; enfin, parce qu'elles brisent cet enchantement de la solitude, bienfait unique des lointains vagabondages. Oui, quand les absences en terre �trang�re n'auraient d'autre m�rite que de nous arracher � l'odieuse mis�re de toute relation sociale un peu prolong�e, il faudrait b�nir les agences de chemins de fer et de paquebots. Que penser alors du Parisien � qui l'on se heurte sur le trottoir d'une cit� presque d�serte, et qui commence: �As-tu des nouvelles de Mme ***?� et il continue, racontant les pertes au jeu de celui-l�, les intrigues de celui-ci, analysant le livre nouveau, la pi�ce d'hier.--O Paris! stupide s�jour!... dirais-je volontiers en parodiant la c�l�bre valse...--H� bien! on sait cela, et que dans une heure on enverra au diable l'importun qui n'en peut mais, et cependant le premier mouvement est un geste de joie sinc�re, car le f�cheux est tout d'abord le vivant rappel de la patrie;--et la patrie ressemble � la ma�tresse que l'on aime en la critiquant, contre laquelle on est toujours � se col�rer; puis sa seule pens�e, quand on est loin, vous tire des larmes.--D'ailleurs, parmi tous les personnages avec qui les hasards de la route pouvaient me mettre en rapport, Henri de V*** se trouvait �tre un de ceux que je me sentais le plus capable de tol�rer, sans trop de m�chante humeur. A mon go�t, il poss�de un charme incomparable. Il ne parle jamais que de lui-m�me, et par cons�quent il ne me parle jamais de moi. Ces gens-l� peuvent fatiguer, ils ne blessent point. L'�go�sme na�f et l'enfantine fatuit� d'Henri eurent longtemps pour excuse ce qui fait tout pardonner chez les jeunes gens comme chez les femmes: une physionomie si s�duisante qu'il attirait la sympathie rien qu'� para�tre. Il garda, dix ann�es durant, avec ses yeux d'un bleu tendre et ses cheveux blonds, un faux air d'avoir vingt-deux ans. Il en a trente-cinq aujourd'hui, et reste joli gar�on, quoiqu'il commence � perdre ces blonds cheveux sur le devant de la t�te, ce qui le d�solerait, s'il ne s'�tait d'avance d�cern� un brevet d'admiration qui r�sistera m�me � la vieillesse. Il vit en parfait oisif, depuis qu'il a cru devoir au pass� politique de son p�re, ministre sous l'Empire, d'abandonner sa place de troisi�me secr�taire au quai d'Orsay. D�soeuvr�, joli homme, riche et c�libataire, c'est quinte et quatorze au jeu de la galanterie. Aussi les femmes font-elles la seule occupation d'Henri. Dans la grande com�die de l'existence, il appartient � la troupe des jeunes-premiers. L'acteur Delaunay fut sur les planches le symbole de cette race particuli�re qui ne donne jamais sa d�mission. Henri �tait jeune-premier � vingt ans, il l'est � trente-cinq, il le sera jusqu'� soixante-dix, quitte � teindre sa moustache, aujourd'hui couleur d'or, et � faire baleiner sa redingote ou lacer par derri�re son gilet de soir�e. Mais c'est un jeune-premier d'une esp�ce particuli�re, de ceux pour lesquels il faudrait cr�er l'expression de Jocrisses de la d�fiance, en pendant aux Jocrisses de l'amour de la c�l�bre com�die. Henri de V*** est le jeune homme qui ne veut pas �tre tromp� par les femmes, et il a pris le parti de ne jamais croire un mot de ce qu'elles lui disent, ce qui l'a conduit,--ironie singuli�re,--� �tre tout aussi dup� que les na�fs qui croient tout. Henri a-t-il rencontr� trois fois un jeune homme chez une femme de laquelle il s'occupe lui-m�me? Cela suffit. Ce jeune homme est l'amant de cette femme. Sa ma�tresse lui raconte-t-elle qu'elle est all�e dans la journ�e faire telle ou telle course? Il est convaincu qu'elle est rest�e chez elle et qu'elle le lui cache. Lui dit-elle qu'elle n'a pas quitt� le coin de son feu? Le voil� persuad� qu'elle a couru tout le jour. Rien de plaisant comme les d�ceptions qu'un trait de v�racit� d�ment constat�e lui inflige. Pourtant il est amoureux, tout comme un autre, avec sinc�rit�, mais il est la dupe de l'orgueilleux d�sir de n'�tre pas dupe. A Paris, je l'�vite, quoique sa manie m'int�resse comme un cas; mais il me fait trop volontiers des confidences, et j'ai appris, par exp�rience, que les indiscrets de cette esp�ce vous rendent presque toujours responsables de leurs indiscr�tions... Sous ce porche de la vieille cath�drale, il ne fallait pas songer � le fuir. D'ailleurs, il avait d�j� pass� son bras sous le mien; il m'entra�nait dans l'int�rieur du vaste �difice, d�licieusement frais par cette br�lante apr�s-midi. Les quinze cents colonnes de marbre de l'ancienne mosqu�e, fr�les et supportant des arceaux colori�s en blanc et en rouge, profilaient leur for�t devant nous. Henri, qui connaissait l'endroit, pour �tre � Cordoue depuis plusieurs jours, avait repouss� les guides officieux; il allait, me montrant chaque d�tail et s'interrompant sans cesse pour me parler de ses affaires. Apr�s dix minutes, je savais que la mosqu�e avait �t� fond�e au VIIIe si�cle par Abd-el-Rahman, et que lui, Henri, voyageait en Espagne pour oublier une ma�tresse infid�le; que plusieurs des innombrables colonnes provenaient d'un temple de Janus, et que Laure T*** (il me la nomma, bien entendu) avait des yeux bleus, des cheveux cendr�s et les �mes combin�es de Dalila, de Messaline et de quelques autres monstres; que Charles-Quint s'�tait mis en fureur contre la chapelle gothique barbarement �lev�e par le Chapitre au milieu du beau temple arabe, et que Laure s'obstinait � lui �crire lettres sur lettres pour le rappeler. --�Vois les jeux de la lumi�re dans ce coin d'�glise, et comme ce porphyre est chaud pour le regard,�--disait-il; et sans transition:--�saurais-tu m'expliquer comment une femme peut � ce point tenir � un homme sans l'aimer?...� --�Mais si, par hasard, elle t'aimait?...� r�pondis-je. --�Pas pour un reale,� fit-il en haussant les �paules. �Ce serait infini � te raconter. Si tu savais comme elle m'a menti, menti!... Enfin, j'ai rompu ma cha�ne. Ah! les premiers temps, ce fut tr�s dur...� Il s'engagea dans la description de ses douleurs. Cette fois, il avait oubli� la cath�drale, les piliers de jaspe et de br�che verte ou violette, les nefs plafonn�es, les chapiteaux d'un style corinthien et arabe tout � la fois. Nous nous promenions dans ces all�es de colonnettes graciles, comme dans une sorte de jardin aux v�g�tations de marbre. Un sacristain montrait les chapelles � deux Anglais, et j'�coutais Henri coudre au r�cit de son malheur pass� celui de sa plus r�cente aventure. Je lui avais seulement pos� cette question: --�Et tu n'as pas trouv� en Espagne de quoi te consoler?� --�Si j'avais voulu!...� fit-il sur un ton plus grave. �Es-tu all� � Cadix?� me demanda-t-il. --�Pas encore.� --�Ah! la coquette, la d�licieuse ville!...� s'�cria-t-il, parlant presque � voix haute. �Imagine-toi une vaste baie, et, sur une pointe de presqu'�le qui ach�ve de la fermer, un nid de maisons blanches,--blanches � n'en pas supporter le rayonnement. Pas une ligne de verdure, mais la mer bleue ici, la mer bleue l�-bas, une languette de terre pour rattacher la ville au continent, de quoi supporter deux rails de chemin de fer, et le ciel au-dessus d'un bleu plus clair. Quand je la vis ainsi, cette ville, et cette blancheur f�erique entre deux gouffres d'azur, par un frais matin de printemps, les larmes me vinrent aux yeux d'admiration. Tu sais, ces larmes divines que l'on verse devant une beaut� si ravissante que l'on ose � peine y croire... Je devais partir pour Tanger le jour m�me; je suis rest� � Cadix trois semaines enti�res et je n'ai pas vu le Maroc.� --�Voil� qui prouve que les Gaditanes sont aussi jolies que leur ville,� lui dis-je. --�Elles le sont en effet,� r�pliqua-t-il, �et si minces, si �l�gantes dans ces rues �troites que surplombent des balcons vitr�s qu'on appelle du nom exquis de miradores... Mais ce ne sont pas les Gaditanes qui m'ont retenu, c'est une jeune fille de Grenade qui habite Cadix depuis deux ans � peine. Elle s'appelle Rosario. Quelle habitude charmante que celle de donner aux femmes le nom de Marie en y joignant le surnom de la Notre Dame qu'elles ont pour patronne?--Comment je l'ai connue? Tout simplement. J'avais une lettre d'introduction pour un n�gociant am�ricain �tabli � Cadix. Je l'avais port�e aussit�t arriv�. Nous pass�mes toute l'apr�s-midi � courir du couvent, o� se voient les merveilleux derniers tableaux de Murillo, jusqu'au quai du port avec sa population �trange de marins. Et le soir, apr�s le d�ner, mon h�te et sa femme m'entra�n�rent sur la place de Mina et vers l'Alameda, tu sais, la classique promenade que chaque cit� espagnole se doit de poss�der. Celle de Cadix, comme tu l'aimerais, et ses palmiers, et les fleurs de son jardin en terrasse, au pied duquel palpite la mer, et sur cette mer, au loin, les feux tournants d'un phare, les feux immobiles des bateaux et le ciel toujours bleu, m�me la nuit, o� brillent de larges �toiles! C'est l�, sur cette promenade et sur la place, plant�e de massifs aussi, qui l'avoisine, que toutes les femmes de la ville vont et viennent de huit heures � minuit. Et c'est l�, d�s ce premier soir, que je fus pr�sent� � la se�orita Rosario et � la se�ora sa m�re...� Il se tut, comme envahi par ce souvenir,--� moins que ce ne f�t pour mieux admirer les mosa�ques du sanctuaire musulman du Mihrab. Il commen�a de me questionner sur celles des basiliques de Ravenne que j'ai visit�es, voici deux ans. Mais il revint bien vite � son sujet favori, c'est-�-dire � lui-m�me, et il continua: --�Si tu vas � Cadix, je te donnerai une lettre pour mon ami, et tu verras si Rosario est divinement belle: une toute petite et fr�le personne avec un teint p�le, de la chaude p�leur des femmes de ce pays-ci, �clair� par des dents si blanches et des yeux si noirs. Ah! le doux velours de ces yeux, si doux que les regarder c'est caresser son coeur � quelque chose d'infiniment tendre! Elle a un pied grand comme ceci,� et il montra sa main qu'il a lui-m�me nerveuse et fine, �sur sa t�te une mantille, quoique ce ne soit plus gu�re la mode; et, dans ses cheveux noirs, cette nuit-l�, elle avait piqu� un oeillet rose. La m�re, elle, blanche de poudre de riz, en mantille aussi et en mitaines, l'air un peu, pourquoi te le cacher? de ces respectables personnes comme Goya en repr�sente... Tu te rappelles la terrible eau-forte des _Caprices_, qui montre une jeune fille, l'�ventail aux doigts, en souliers de satin, avec une robe noire qui fait mieux ressortir la p�leur de son teint? La vieille la pousse par derri�re, et le peintre a �crit au-dessous: �Dieu lui pardonne, c'�tait sa m�re!...� --�Je ne connais de Goya que les _Horreurs de la guerre_, et je ne les aime gu�re,� lui r�pondis-je, �c'est dessin� � la diable, fatigant de f�rocit�, inintelligible, sauf une dizaine de planches qui sont de premi�re beaut�.� --�Possible,� fit-il, �mais les _Caprices_!... Les _Caprices_!... Un art exquis: toute la gr�ce espagnole dans des corps souples, des pieds menus, des jambes fines, des visages aux grands yeux �tonn�s;--tout le pittoresque espagnol dans ces vieilles marchandes de chair humaine et ces gar�ons en train de fumer au pied d'un arbre;--toute la superstition espagnole dans ces prodigieux sabbats auxquels se rendent des morts qui soul�vent les pierres de leurs tombes;--les _Caprices!_ pense donc, un fantastique du Midi, un cauchemar du pays du soleil. Edgar Poe ici, dans cette lumi�re!... H� bien! Rosario semblait �chapp�e d'une des planches de ce recueil, de la plus gracieuse, et il en est de si gracieuses � c�t� des terribles! Elle ne savait pas un mot de fran�ais, mais elle parlait anglais assez bien, avec un rauque et un peu sauvage accent qui me plut aussit�t, et nous nous m�mes � causer dans cette langue. As-tu jamais fr�quent� des jeunes filles �lev�es de ce c�t�-ci des Pyr�n�es? Non!... Alors tu ne peux comprendre ce qui fait la s�duction de Rosario, cette familiarit� sans une nuance de coquetterie, ce naturel dans les moindres mots, dans les moindres pens�es... Elle a vingt ans, elle n'a jamais vu que Grenade, qu'elle a quitt�e � la suite d'une grosse d�ception, et Cadix, o� elle vit maintenant. Elle a �t� fianc�e et son novio l'a trahie. C'est une histoire si commune ici que la plupart des jeunes filles la prennent gaiement et se fiancent trois fois, cinq fois, six fois, sans plus se soucier de ceux qui ont eu leurs premiers serments que nous de notre premier cigare, mais non pas Rosario, qui en avait fait une maladie et qui professait maintenant une crainte �trange de tout sentiment passionn�. Avec cela, elle respirait la passion par tous les traits de son mobile et p�le visage, par ses l�vres que colorait son sang vierge et jeune, par le mince duvet qui ombrait les coins de cette bouche fra�che, par ses yeux surtout et par ce je ne sais quoi dans les moindres gestes qui r�v�le une cr�ature organis�e pour l'amour. Je devinai une partie de ce que je te dis l�, tout en causant avec elle d�s le premier soir; j'appris le reste par celui qui m'avait pr�sent� � elle. Comprends-tu quel attendrissement me saisit � retrouver ainsi, incarn�e dans cette enfant au sourire si fier, juste la nuance de chagrin que je promenais moi-m�me loin de Paris? J'avais �t� d��u, elle avait �t� d��ue. On lui avait jur� qu'on l'aimait, sans l'aimer, comme cela m'�tait arriv� � moi-m�me. Quelle absurde chose que la destin�e! Au lieu de Laure, de cette inf�me coquette,--tu les connais, ces blondes f�lines comme elle, qui vous mentent avec des profils de madone,--que n'avais-je rencontr� cette fille simple et vraie comme son ciel et comme son pays? De celle-l� du moins je sentais que je n'aurais jamais dout�.� --�Malgr� la m�re?...� lui demandai-je. --�Mais la m�re �tait une sainte!...� --�J'y suis,� repris-je, �une d�ception en mantille et une d�ception en veston; deux d�ceptions qui s'additionnent. Total, un nouvel amour...� --�Je ne sais pas,� r�pliqua-t-il, �si mon ami lui raconta mes tristesses... C'est vrai, je les lui avais confi�es, � lui... Que veux-tu?� fit-il en voyant mon sourire, �puisque jamais il ne rencontrera Mme T***? Ce qu'il y a de certain, c'est que Rosario me plut infiniment, et aussi que je fus tr�s assur�, d�s le premier soir, de ne jamais l'aimer... Je me laissai donc aller � l'attrait que je ressentis pour elle avec cette gaie confiance d'imagination qui permet de jouir du charme d'une femme comme d'un paysage, comme d'un tableau, comme d'une fleur sur sa tige. Et je m'attardai � Cadix avec d�lices. Je voyais Rosario tous les jours deux ou trois fois, en visite l'apr�s-midi, ou chez sa m�re, ou chez l'ami qui m'avait pr�sent� � elle, avant le d�ner � la promenade et apr�s le d�ner � la promenade encore. Que d'heures nous avons pass�es � causer ensemble ainsi, dans la paix et les parfums de ces nuits transparentes, tandis que la mer battait contre le mur qui soutient l'Alameda, que la brise remuait les grandes feuilles des palmiers et qu'un guitariste chantait quelque _petenera_,--une de ces chansons d'Andalousie o� vient et revient ce vers: _Ni�o de mi corazon_, gar�on de mon coeur, et cela se prolonge sur une m�lop�e triste et douce qui rappelle la monotonie sublime du d�sert. Ah! que certaines de ces chansons me touchent!... Quatre vers, pas plus: �Pour toi j'ai abandonn� mes enfants,--et ma m�re est morte folle,--et aujourd'hui tu m'abandonnes,--gar�on de mon coeur,--tu n'as pas le pardon de Dieu...� Tu vois, rien que de te les dire, ces vers, j'ai des larmes dans les yeux... J'ai pass� aussi des heures chez ces dames � �couter Rosario chanter des chansons semblables, et des _malague�as_, et des _tangos_. Elle a une voix juste et fr�le, avec ce rien de nasillement si espagnol, et une passion franche et simple. As-tu entendu Laure chanter dans le monde? Tu te rappelles ce port de t�te d'une cabotine, ces yeux lev�s au ciel, cette mani�re de se poser o� se devine tout son mensonge...� En parlant, il imitait son ancienne ma�tresse � ravir, et ses minauderies, et ses attitudes. Il n'y a que lui pour se contredire dans cinq minutes avec cette inconscience. Il se montrait sous le triste jour d'un amant piqu� qui se venge bassement, en avilissant la femme qu'il a aim�e, de son impuissance � s'en faire aimer, et aussit�t, des sensations fines lui revenant � la m�moire, il continua: --�La v�rit�, mon ami, la sainte, la c�leste v�rit�!... Je la saisissais tout enti�re dans le chant de Rosario. Il m'est arriv� ainsi, � plusieurs reprises, d'aller avec elle et la femme de mon h�te,--j'appelais de ce nom le n�gociant am�ricain qui me traitait comme un fr�re,--en bateau � voiles sur la vaste baie. Les hauts vaisseaux y sont � l'ancre tr�s loin de terre. Le vent emplissait la toile des voiles. Le bateau penchait. Nous filions vite sur l'eau fr�missante. Nous pouvions voir toute cette suite de petites villes blanches qui font comme une broderie � cette c�te depuis la pointe de Cadix jusqu'� celle de Puerto de Santa Maria. Rosario jouissait comme moi de la splendeur de l'horizon, de la nuance changeante de l'eau bleue, de la f�licit� de la lumi�re �parse autour de nous, mais elle en jouissait en se taisant. Et je comparais mentalement ses silences � la surcharge d'expression dont j'avais tant souffert chez Laure, qui n'a jamais eu pour un centime d'�motion sans en raconter pour cent mille francs. Rosario �tait pieuse. Comme nous nous trouvions au mois de Marie et que je connaissais l'�glise o� elle allait faire ses d�votions, bien souvent je me suis cach� dans l'angle d'un pilier pour la voir qui priait, agenouill�e sur la dalle, parmi d'autres femmes. Elles tenaient toutes leur �ventail � la main. Sur l'autel, une madone se dressait, rev�tue d'un manteau brod�, avec un chapeau garni de fleurs, et les blancs visages aux tons ambr�s rev�taient un �trange �clat dans la demi-obscurit�, � la lueur des cierges et parmi les noires mantilles. Rosario priait avec une si pure, une si sinc�re ardeur. Elle ne se doutait pas qu'on la regard�t. Elle ne se faisait pas des bijoux avec ses beaux sentiments comme Laure, qui ne pouvait pas entendre une messe sans qu'elle me serv�t, � moi et � combien d'autres, le r�cit de ses extases mystiques et le d�tail de ses remords. Mais voil�, Rosario �tait sauvage, elle raffolait des courses de taureaux. Nous en v�mes trois ensemble. Croirais-tu que je lui pardonnais la f�rocit� de ses applaudissements, quand le c�l�bre Lagartijo, ce gladiateur au masque jaune comme de la cire, tuait la b�te en la recevant, sans bouger, l'�p�e tendue... Tiens, une autre question... Peux-tu m'expliquer par quelle anomalie on peut tant se plaire � la gr�ce d'une femme et ne pas l'aimer? Car je ne l'aimais pas, et, tout en go�tant la douceur de sa pr�sence, je ne songeais jamais qu'� l'autre.� --�Et Rosario, elle, que pensait-elle de toi?...� --�Elle?...� fit-il en rougissant, car il est demeur� enfantin malgr� ses folies, et il avait honte de sa fatuit�, �je m'aper�us, voici demain huit jours, qu'elle m'aimait... Non, ne te moque pas... Nous �tions all�s en bande assister au passage d'une procession, et nous nous sommes trouv�s tous les deux, seuls, elle et moi, � une des fen�tres de l'appartement o� l'on nous donnait asile � tous. Le bout de la rue �tait tendu d'une toile grise qui fr�missait au vent. Sur les balcons des maisons �taient d�ploy�es des �toffes de couleur, dont le rouge et le rose contrastaient de la mani�re la plus d�licieuse avec la claire blancheur des fa�ades. Et, par terre, sur un tapis d�ploy� pour le passage de la statue de la madone, tra�naient des jonch�es de fleurs. La madone parut elle-m�me, par�e des bijoux des dames d�votes de la ville, avec des diamants et des perles de quoi garnir une devanture de bijoutier. Elle avan�ait, juch�e sur un pavois que soutenaient six personnes, et suivie de plusieurs n�gres, v�tus d'�toffes de soie � franges d'or, qui portaient, eux, un lutrin charg� de musique... Je voyais tout cela, mais je me trouvais dans une de mes mauvaises heures. C'�tait l'anniversaire du jour o� j'ai appris, l'an dernier, pour la premi�re fois, que Laure me trompait.--Ah! mon ami, si tu savais dans quelles conditions et avec qui! Mon Dieu! Si les femmes nous choisissaient seulement des rivaux dont il ne f�t pas d�shonorant d'�tre jaloux!...--Enfin, j'�tais triste comme la mort, tandis que la madone passait, que les chants montaient, que l'encens fumait... Et voici qu'en me retournant je rencontrai les yeux de Rosario, de la pr�sence de laquelle je me souvenais � peine, fix�s sur moi avec une expression qui me fit peur. Une anxi�t� passionn�e s'�chappait de ses prunelles. Elle �tait plus p�le encore que d'habitude, et elle me dit en espagnol: �Vous �tes triste... Vous l'aimez donc toujours?...� On lui avait tout racont�, ou bien elle avait tout devin�. Je r�pondis � sa question par une plaisanterie et j'arguai d'un mal de t�te caus� par le soleil. Me crut-elle, ou non?... Moi, j'�tais tout boulevers� par la soudaine r�v�lation du sentiment que je venais de constater chez ma petite amie de ces trois semaines. Elle m'aimait ou allait m'aimer!... Je rentrai � l'h�tel, au sortir de cette �trange et si courte sc�ne, en m'adressant d'affreux reproches sur l'abominable instinct de coquetterie masculine qui m'avait fait, �videmment, courtiser cette enfant presque � mon insu. Tu vois, je dis presque... Elle m'aimait ou elle allait m'aimer, moi qui ne l'aimerais jamais, jamais, puisque je portais dans mon coeur la vivante image d'une autre. Lui infliger les tourments dont je venais de tant souffrir, dont elle �tait elle-m�me � peine gu�rie? Jouer avec elle � ce triste jeu du sentiment qui consiste � traiter une �me comme les petits gar�ons traitent un insecte qu'ils ont attrap�? Non, Rosario valait mieux que cela; et moi, j'avais besoin de m'estimer davantage, peut-�tre pour avoir le droit de m�priser Laure. Toujours est-il qu'� quatre heures de l'apr�s-midi de ce m�me jour, mes malles boucl�es, je prenais le train pour S�ville, sans avoir dit adieu m�me � mon ami, le n�gociant am�ricain... Rosario allait m'aimer... Je l'ai fuie par respect pour son sentiment. Ne te moque pas de moi,� r�p�ta-t-il en me portant la main sur l'�paule avec un geste c�lin. * * * * * Et je ne me moquai pas de lui, parce que v�ritablement il �tait de bonne foi et que son scrupule m'avait touch�, malgr� la ridicule tache de vanit� qui le d�parait. Apr�s coup, je lui en ai voulu de m'avoir emp�ch� de bien voir la cath�drale de Cordoue, o� je ne reviendrai sans doute pas. Je lui en veux aussi d'avoir �t� cause que j'ai manqu� Tol�de. A cause de lui, j'ai pouss� jusqu'� Cadix. Je me suis pr�sent� chez son ami l'Am�ricain. La se�orita Rosario �tait absente pour quelques jours. Ma curiosit� de la voir �tait si grande que j'ai voulu attendre son retour. Puis elle n'est point revenue. Le plan de mon voyage a �t� bouscul�, je n'ai eu que dix jours � donner � Tanger, et je n'ai jamais pu savoir si Rosario avait aim� ou non Henry de V***, par suite si la fugue soudaine et le scrupule de ce dernier avaient �t� une d�licatesse ou une niaiserie.--Les deux, il est vrai, vont si souvent ensemble! _Paris, d�cembre 1886._ V Claire _A MARCEL FOUQUIER_ CLAIRE Les romanciers modernes se sont d�couvert un riche, un in�puisable domaine d'observation, lorsqu'ils se sont avis�s qu'il existe une sensibilit� particuli�re � chaque m�tier. Ils ont ainsi reconnu que l'homme de lettres, par exemple, aime ou d�sire, qu'il hait ou regrette autrement que le commer�ant, qui se distingue lui-m�me du diplomate, du savant et du soldat, par la nuance de ses passions. Cette diversit� psychique des esp�ces sociales est loin cependant de constituer une loi absolue. D'indiscutables d�mentis lui ont �t� donn�s par des personnages fameux � titres in�gaux. Il suffira de citer Stendhal, Feydeau, M. Renan et le divin Pierre Loti,--lesquels ont prouv� qu'un dragon, un boursier, un professeur et un marin peuvent traverser la caserne et la coulisse, le Coll�ge de France et l'entrepont d'un vaisseau avec une originalit� de sensations inentam�e. Mais ce sont l� des noms c�l�bres et des individus d'exception. Pour ma part, j'ai connu, depuis que je fais avec conscience mon travail de botaniste moral, une suffisante quantit� de personnages moyens sur lesquels leur m�tier ne semblait pas avoir exerc� la plus l�g�re influence. C'�taient des �mes � c�t�, sur qui le r�el ne mordait pas plus que le fer ne mord sur le diamant. Un des cas les plus singuliers qu'il m'ait �t� donn� de rencontrer est assur�ment celui d'�mile M***, un de mes camarades d'enfance, entr� � l'�cole polytechnique, il n'a jamais su lui-m�me pourquoi, devenu officier d'artillerie, sans en savoir la raison davantage, d'ailleurs math�maticien m�diocre et officier pire. Si ces lignes tombent sous ses yeux dans la petite ville de province o� il prom�ne � l'heure pr�sente son haut k�pi et ses distractions, qu'il me pardonne cette innocente �pigramme. Elle me vient de deux engag�s volontaires que je lui recommandai jadis. Et je lui dirai comme Marion: _Mais je vous aime ainsi..._ Ce capitaine au beau sourire sous une moustache dor�e, aux yeux d'un bleu si doux entre leurs paupi�res un peu pliss�es, au teint demeur� p�le et blond malgr� les h�les, aux mains soign�es comme celles d'une duchesse, cet artilleur qui ne jure pas, qui ne va pas au caf�, qui parle � mi-voix, qui marche la t�te pench�e et qui a gard� les gestes un peu mani�r�s de son adolescence, traverse la vie comme les hypnotis�s traversent une chambre,--sans rien voir que sa pens�e; et, contraste exquis pour un observateur ironique, cet homme rompu � toutes les pr�cisions du calcul et du commandement, per�oit cette pens�e sous la forme de la r�verie vague et flottante, que le vulgaire appelle po�tique,--sans se douter que si les po�tes voyaient et sentaient ainsi, jamais ils ne pourraient �crire un vers.--Pour tout dire, �mile M*** est n� romanesque, comme il est n� blond, et il l'est rest�, avec tous les ridicules, � mon go�t d�licieux, que ce mot comporte... C'est � lui qu'une femme, mari�e depuis six ans, a pu raconter qu'elle n'avait jamais appartenu � son mari, et il m'a fait cette confidence, le capitaine, les larmes aux yeux que cet �tre id�al lui e�t conserv� intact le tr�sor de sa virginit�! Il appartient, faut-il le dire? � la secte des r�demptoristes, de ceux qui croient au rachat des filles par l'amour. Pareil � ses confr�res en r�habilitation, ce rachat consiste d'ordinaire, pour lui, � entretenir seul une cr�ature qui vivait auparavant sur un syndicat. Il a fait pire, ou mieux, comme vous voudrez. Il se persuada, tout jeune encore, que, la vraie mani�re d'inspirer l'amour �tant le d�vouement, et le plus grand des d�vouements le salut complet d'une existence, on devait �tre aim� jusqu'� la passion par une fille retir�e d'une maison publique. A Metz, o� il se trouvait � l'�cole, il appliqua son syst�me, et il m'�crivit � ce sujet une lettre tremp�e de larmes, que je garde comme un prodigieux monument d'id�es fausses. C'est lui d'ailleurs qui, � dix-sept ans, avait adress� � une femme du quartier Latin,--connue sous le nom de Lucie Poup�e, � cause de ses petits airs joliment affect�s,--une �p�tre commen�ant par cette phrase: �J'aime mieux mes soeurs depuis que je t'aime, parce qu'elles sont des femmes comme toi!...�--Et le malheureux �tait sinc�re. C'est une des plus plaisantes mystifications de ce plaisant monde que le comique souverain de la vie sentimentale, aussit�t que le sentiment porte � faux, si absolue que soit sa bonne foi. J'ai fini par ne plus rire d'�mile, en constatant qu'il est heureux. Les femmes se divisent pour lui en deux groupes tr�s nets: celle qu'il aime � l'heure actuelle et qui est un ange, celles qu'il a aim�es et qui sont des d�mons; il est donc ravi, exalt�, enivr� de poss�der l'ange, et tout fier d'avoir quitt� ces d�mons. Avec cela,--et t�chez de r�soudre l'�nigme insoluble de ce caract�re,--ce lunatique a des finesses et ment,--comme un de ses anges. Ce sentimental est un affreux mauvais sujet. Je lui ai connu, � une �poque, quatre ma�tresses � la fois, dont chacune le croyait �perdument amoureux d'elle seule. Amoureux, il l'�tait, mais de toutes les quatre. Il pleurait aupr�s de moi sur sa propre perfidie et leur tendresse, sans soup�onner que chacune avait de son c�t� deux ou trois amants, outre lui-m�me. Je lui jurais qu'on peut rarement tromper les femmes, parce qu'elles ont presque toujours pris l'avance. Il ne me croyait pas, et le piquant de l'histoire fut qu'une fois �clair� sur le compte de ses quatre victimes, il les traita �nergiquement de gueuses, avec l'indignation la plus enti�re. �mile est de ceux qui endossent, avec reconnaissance et remords, les paternit�s les plus outrageusement invraisemblables. On a pu le voir, dans une ville du Nord o� il �tait lieutenant, � la recherche de trois nourrices � la fois, pour trois poupons � na�tre et qu'il avouait �tre de lui. Il y a une autre ville, sur la ligne de Cherbourg � Paris, o� il s'arr�te pieusement quand il va en cong�, pour porter des fleurs au tombeau d'une enfant morte � deux ans, qu'il a pleur�e de tout son coeur, et qui aurait d� s'appeler � plus juste titre que l'h�ro�ne de la pi�ce de ce nom: la fille du r�giment!... Mais quoi? Ces gens-l� sont les seuls qui aient pleinement joui de la femme, les seuls aussi qui l'aient vue dans sa v�rit�. Quand une femme vous ment, c'est presque toujours pour accommoder les faits aux besoins de son �motion momentan�e. Cette �motion, elle, est vraie et vivante, et c'est elle seule qui importe. Il est ais� de raisonner de cette fa�on, pratiquer est plus difficile. Il faut �tre dou�, comme l'est �mile, avoir gard� le go�t des boucles de cheveux port�s dans des m�daillons, des petits billets parfum�s, des marguerites effeuill�es, de ces riens pu�rils qui servent peut-�tre d'�preuve aux femmes, car ils leur permettent de s'assurer si un homme attache vraiment un prix infini aux moindres choses qui viennent d'elles, et quand cet homme est un soldat, quand il serre la fleurette et la photographie sous un dolman galonn�,--transposez le tout, mais c'est le mythe d'Hercule aux pieds d'Omphale, et un Hercule qui roucoule des romances, n'est-ce pas leur r�ve, � presque toutes? * * * * * Avec ses duperies ou ses sagesses, le capitaine �mile M*** m'a toujours �t� tr�s cher, d'abord � cause du paradoxe bott�, �peronn�, sangl�, qu'il me repr�sente, et aussi parce qu'il a de la vie un go�t tr�s personnel, tr�s d�licat, tr�s intense, � un moment du si�cle o� presque tous les raffin�s ne sont plus que des d�go�t�s, autant dire des impuissants. Je lui dois un plaisir peu commun, celui d'avoir entendu, de sa bouche, le r�cit d'aventures dont j'aurais voulu qu'elles fussent miennes, vous savez, de ces jolies et fines sensations qu'on e�t aim� � �prouver et qu'on aime � voir �prouv�es devant soi. Ah! des confidences d'un autre et qui soient selon la nuance de votre coeur, � vous, et qui ne vous d�plaisent point par quelque d�tail, mais c'est presque aussi rare que de traverser soi-m�me des heures que l'on voudrait revivre!... Ce plaisir unique, le capitaine �mile me l'a donn� l'autre semaine encore. Me trouvant en voyage et m'�tant arr�t� pour bavarder avec lui vingt-quatre heures, dans son lieu d'exil, nous caus�mes en effet beaucoup, et il me parla longuement du dernier drame de M. Renan: _l'Abbesse de Jouarre_. Il en avait relu la pr�face dans la journ�e, et nous discutions sur la th�orie soutenue par le c�l�bre philosophe: l'approche de la mort serait-elle le plus puissant des aphrodisiaques? Je soutenais, moi, que cette approche a tout bonnement pour effet, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille, une panique paralysante. Le capitaine, lui, �tait de l'avis de l'�crivain, et il me raconta, comme preuve � l'appui, une des impressions de sa premi�re campagne. Nous allions et venions, apr�s le d�ner, tr�s tard, sur une place d�serte de province que dominait l'ombre d'une grande et vieille �glise. J'entendais les �perons de mon ami sonner, son sabre cliqueter: il avait un air de se promener dans un des jolis tableaux du peintre Detaille. A la clart� de la lune je le regardais, me souvenant qu'il a re�u trois balles dans le corps, sous Paris, et je l'�coutais sentimentaliser, avec d�lice,--un d�lice que comprendront ceux qui go�tent l'adorable phrase du prince de Ligne sur la ville turque prise d'assaut,--o� l'on sentait le mort, le br�l� et l'essence de roses... �...Renan a raison,� me disait-il, �au moins pour les hommes de ma race, car vous autres, les Adolphes,�--c'est sa grande injure pour les analyseurs, les persifleurs et les jugeurs de femmes,--�oui, vous autres, vous n'avez jamais aim� que vous-m�me, quand vous arrivez � vous aimer! Et � l'heure de la mort, votre panique, c'est de l'�go�sme encore... Mais nous, les amants, tels nous avons v�cu, tels nous mourons... Veux-tu un petit fait bien probant, comme dit ton cuistre de ma�tre, Henri Beyle?... Le voici,� ajouta-t-il en se frappant la poitrine, qu'il a large et puissante comme il sied � un d�bauch� tendre. �Sais-tu quel a �t� le premier effet de la nouvelle, quand on m'a envoy� de Metz au r�giment, au lendemain de la d�claration de guerre, en ao�t 1870? Ce fut de me jeter dans une sorte d'ivresse amoureuse que je n'ai pas retrouv�e depuis... A partir du jour o� je dus faire campagne, les choses qui touchaient � la femme rev�tirent pour moi une saveur inexprimable, un charme si profond que j'en arrivai � comprendre cette esp�ce d'�rotisme sublime du moyen-�ge dont furent atteints les chevaliers, malades d'amour pour des princesses qu'ils n'avaient jamais vues, pour des mortes m�me dont ils ne connaissaient que le nom et ce que la l�gende leur en avait racont�... Tu te moques de moi,� ajouta-t-il en me voyant sourire, �mais ce ph�nom�ne-l�, cet amour pour la femme inconnue, pour l'invisible, pour l'absente, je l'ai ressenti alors, sous l'influence de l'id�e de la mort, et d'une mani�re si compl�te, quoique si br�ve!... Vers le commencement de ce triste mois d'ao�t, ma batterie fut dirig�e avec quelques autres sur un des corps d'arm�e qui op�raient dans l'Est. On nous enjoignit de gagner � marches forc�es une petite ville d'Alsace, et pour ce, de traverser le massif des Vosges. Le soir du jour o� nous nous �tions engag�s parmi ces jolies montagnes, de pente si dure avec leurs rondeurs coquettes,--nous devions coucher dans un village qui nous apparut, du haut de notre derni�re mont�e, dans une gloire de lumi�re... Il �tait situ� au bord d'un lac, encaiss� lui-m�me dans une longue vall�e. Le soleil couchant colorait en rose une moiti� de ce lac, tandis que l'ombre des sapins mettait sur l'autre moiti� comme une barre de t�n�bres; le petit village, avec ses quelques maisons � toits rouges group�es autour du clocher, baignait lui-m�me dans une poussi�re rose, et tout le lacet des ruisseaux d�ploy�s dans les prairies vertes de la vall�e se teintait du m�me reflet rose qui envahissait tout le vaste ciel,--ce ciel que je pensais n'avoir plus beaucoup de temps � regarder... J'avais, � cette �poque, l'imagination frapp�e. Un voyage en Allemagne m'avait donn� la certitude anticip�e de nos d�sastres. Je croyais, en outre, aux pressentiments, et, � cause d'un r�ve o� je m'�tais vu bless�, je me jugeais destin� � mourir dans la campagne... J'avais donc en moi un fond de m�lancolie m�l� � cet attendrissement singulier dont je te parlais. Quand j'aper�us cet adorable paysage, tout rose et noir, d'eau dormante et de montagnes, je me pris � songer que je voudrais avoir aim� l� et y avoir aim� justement la femme de ce paysage; celle dont la beaut�, la fa�on de sentir, les yeux et la voix s'harmoniseraient avec mon �motion de cette minute devant ce lac, ces for�ts et ce ciel... Nous descendions au grand trot, les canons roulaient, mes hommes sacraient et chantaient, et moi je songeais... Je songeais que j'avais vingt-deux ans, que je n'avais jamais eu que des bonnes fortunes de brasserie et de garnison. J'allais passer la nuit dans ce hameau... Si j'y trouvais pourtant cette femme � laquelle je pensais, et si elle me laissait, pendant ces quelques heures, l'aimer pour toute ma vie pass�e et � venir?... C'est pour avoir eu de ces pens�es-l� plus souvent que de raison, au service et ailleurs, que je ne serai jamais g�n�ral...� Il sourit � son tour, et comme nous passions devant un bureau de tabac encore �clair�, il y entra pour prendre un cigare. --�As-tu vu comme la petite marchande m'a regard�?� dit-il. �Voil� deux mois qu'elle attend que je lui fasse une d�claration..., mais elle a �t� � Raymond, un de mes camarades que je n'aime pas... Es-tu comme moi? Je n'ai jamais pu prendre sa femme ou sa ma�tresse � un homme qui ne m'�tait pas sympathique...� --�Si je me marie jamais,� lui dis-je, �je suis averti qu'il ne faudra pas te recevoir...� --�Je crois que tu auras raison,� r�pliqua-t-il avec ce s�rieux qui donne dans sa bouche des apparences de na�vet� aux phrases les plus corrompues. --�En attendant,� repris-je, �continue ton histoire, qui me para�t un chapitre additionnel de Faublas.� --�Ah!� fit-il, �un Faublas bien platonique et dont l'autre, le vrai, se f�t singuli�rement moqu�... Donc, les canons roulant, les hommes sacrant et chantant, et moi songeant, nous arriv�mes au hameau. Nous �tions nombreux. Les logements �taient rares et sales. Je me plaignais du mien avec une acrimonie due sans doute � la petite col�re que me causait le contraste entre la nuance rose du paysage et la face hideuse de la bourgeoise chez qui l'on m'avait install�. Je criai si fort que l'on finit par m'offrir de me loger ailleurs, si je voulais, mais � une demi-lieue d'ici, chez la marquise de Noirlys. Imagine-toi l'effet que devait produire, sur un homme plac� dans les dispositions d'esprit que je t'ai dites, un nom pareil, un de ces noms auxquels on ne croit pas quand on les rencontre dans les livres,--Claire de Noirlys?--Il est vrai que la dame avait quitt� son chalet le matin m�me, fuyant l'invasion probable, me dit le brave petit bourgeois qui nous distribuait nos g�tes dans le village... Nouvelle d�ception, et cependant j'acceptai, moque-toi de moi, � cause de ce nom. �Ce chalet o� je devais passer la nuit, �tait situ� de l'autre c�t� du lac, et comme il y avait l� tout un carr� de mar�cages, la route tournait deux ou trois fois sur elle-m�me, en sorte que la maison, apparue � travers les arbres, reculait sans cesse sur le ciel devenu maintenant d'un or si tendre, presque vert. Mais une bande � peine de cet or p�li tra�nait � l'horizon, l'eau du lac �tait d'un gris cendr�, dans le ciel une �toile brillait d�j�, et la lune s'y dessinait aussi, une lune froide, mate, sans rayonnement. Les deux cavaliers qui m'accompagnaient et moi-m�me, nous �tions guid�s par un paysan au visage de b�te, qui nous regardait avec un �tonnement semblable � celui des vaches qui paissaient dans la prairie. Et je me demandais, en constatant comme cet endroit �tait sauvage et retir�, quelle personne pouvait s'y plaire,--sans doute une vieille dame de province, ayant h�rit� cette villa de quelque parent maniaque, et vivant l�, par avarice, quatre ou cinq mois de l'ann�e, et le reste � �pinal ou � Nancy. On trouve dans les coins perdus de France des femmes qui habitent des ch�teaux dignes de la Belle au bois dormant, avec des noms � faire s'agenouiller Balzac; et puis c'est une d�vote occup�e de son linge, de ses confitures, du denier de Saint-Pierre et de son petit chien. Ce fut donc pour l'acquit de ma conscience que j'interrogeai notre guide.--�Mme de Noirlys habite ici toute l'ann�e?� lui dis-je.--�H�! que non,� fit-il, �elle est de Paris...--Jeune? �g�e?� repris-je...--�Une bonne pi�ce vingt-cinq, vingt-six ans...� dit le sauvage.--�Jolie?...� demandai-je.--�Une madone!� r�pliqua l'homme en mettant une main � son chapeau.--�Et son mari?...� continuai-je.--�Il est mort...� dit-il.--�Elle a des enfants?...--H�! que non!...� r�pondit-il. �Durant ce dialogue, nous �tions parvenus dans l'all�e de bouleaux au bout de laquelle se dessinait nettement la maison, toute blanche dans le cr�puscule, avec deux terrasses de chaque c�t�, couvertes et garnies de fleurs. La ligne d'or du ciel s'�tait effac�e, la lune rayonnait d�j� plus vive. Je voyais l'eau du lac frissonner, sombre maintenant, derri�re les f�ts blancs des arbres. Un oiseau se mit � chanter et j'avais le coeur gros, les larmes aux yeux, comme si un chagrin r�el m'e�t atteint. Une femme de ce nom, jolie, veuve, sans enfants, qui s'�tait choisi cette maison pour y vivre, et elle �tait absente!... Ce fut donc avec une tristesse singuli�re que je montai, guid� par le ma�tre d'h�tel que la marquise avait laiss� pour ranger le chalet apr�s son d�part, sur le balcon garni de plantes grimpantes, et j'entrai dans le salon o� ce domestique me pria d'attendre qu'on e�t pr�par� mon d�ner et fait ma chambre. �Ce salon, elle s'y tenait la veille encore!... C'�tait une pi�ce toute simple, o� flottait, �pars, cet ind�finissable parfum qui se respire l� o� vient de frissonner la robe d'une jeune femme vraiment femme. La tonalit� rouge qui dominait dans les �toffes indiquait assez que la dame du logis �tait brune, brune comme son nom, comme le lys de sable sur champ d'argent qui composait son blason, ainsi que l'attestait une tapisserie d�ploy�e contre l'un des murs. Les meubles �taient dispos�s de mani�re � distribuer ce salon en trois parties. Je les vois, en te parlant, comme si j'�tais encore le lieutenant imberbe qui se trouvait l�, �croul� sur une chaise � bascule, et qui regardait cette pi�ce avec une curiosit� nostalgique. A l'un des coins de la chemin�e, un fauteuil derri�re lequel se pliait un paravent anglais, � vitres colori�es, � tablette droite, une chaise longue, et une table charg�e de pelotes de laines et de crochets. Un livre y �tait pos�, une _Imitation_. C'�tait le coin o� lire, o� travailler, o� prier... Dans un autre coin, une table, derri�re un autre paravent, en cristal, celui-l�, et au travers duquel, la fen�tre �tant ouverte comme � pr�sent, on voyait l'eau du lac bleuir au del� des feuillages... Puis, dans une encoignure, un divan garni de ses coussins, sous une plante verte,--c'�tait la place o� r�ver;--et partout des fleurs qui mouraient dans des vases, une profusion de menus objets, r�v�lant un art d�licat de nuancer les moindres choses de la vie. Sur la table � �crire, une �toffe d'un bleu pass�, broch�e d'un rouge mort, un porte-plume d'or, sur le manche effil� duquel �tait grav� le nom de Claire, un coupe-papier d'�caille noire avec un chiffre en roses, une mignonne pendule cisel�e, des bo�tes de laque, et, sur la muraille, � c�t� du bureau, une suite de photographies encadr�es de velours noir bord� d'un filigrane d'argent. Une ligne �crite au-dessous de chacune, d'une belle �criture loyale et fr�le, relatait la date d'une mort. C'�tait l� comme le petit cimeti�re intime que la jeune veuve voulait avoir toujours aupr�s d'elle... Je me trouvais dans un si �trange �tat de cristallisation � l'�gard de l'habitante inconnue de cet asile, que je voulus voir dans cette suite de portraits un signe de la fid�lit� de ses sentiments, comme un signe de sa charit� dans les laines pr�par�es pour le travail, comme un signe de sa m�lancolie dans la place du divan noy� d'ombre, comme un signe de sa fine intelligence dans la petite biblioth�que basse, o� je d�couvris, � c�t� de livres de d�votion, quelques romans dont je raffole: _Dominique_, de Fromentin, ce chef-d'oeuvre,--_la Princesse de Cl�ves_,--de Balzac, _le Lys dans la vall�e_,--de Henri Reine, _les Reisebilder_, et les po�sies de Lamartine et celles de Vigny, et sur les murs cinq ou six gravures d'apr�s les tableaux de primitifs italiens, un P�rugin, entre autres, dont je verrai toujours les beaux anges aux cuirasses m�talliques, et les yeux souffrants de la vierge, les mentons lev�s des deux saintes... Sous ce P�rugin une porte s'ouvrait, que je poussai, une bougie � la main. J'aper�us un lit sous des dentelles, je respirai un ar�me d'h�liotrope � me faire d�faillir le coeur, tant j'aime ce parfum sans contours et si p�n�trant. Je n'osai pas avancer... Il me sembla qu'un fant�me �tait l�, dont les v�tements fr�missaient, dont le souffle tremblait, dont j'allais profaner le sanctuaire.--Ah! que je l'ai senti pr�sent, ce fant�me!...� Il s'arr�ta un moment, comme perdu dans ce souvenir:--�Ceci,� lui dis-je pour le piquer, �ressemble � l'�pigramme faite par un de nos amis contre mes premi�res nouvelles: une nomenclature de tapissier et pas d'�v�nements...� --�Il n'y a pas d'�v�nements,� reprit-il avec une voix triste, �sinon que je passai la nuit dans un vertige que je ne peux pas te traduire avec des mots. Je ne mangeai pas, malgr� l'�tape. Je ne dormis pas. Je m'installai sur le balcon, d'o� je voyais la f�erie de la lune enchanter le petit lac. Des brumes montaient de l'eau, insaisissables comme l'image qui flottait devant moi, vagues et fuyantes comme l'ivresse dont je me sentais combl�. Si insens� que cela puisse te para�tre, j'�tais amoureux, comme un enfant, de la femme qui vivait l�, et dont je sentais l'invisible esprit errer autour de moi, �pars dans les moindres replis de cet asile o� elle venait cacher, je ne savais pas quoi. Un inconsolable regret?... Un myst�rieux bonheur?... Non, je ne savais rien d'elle, sinon que j'allais me battre et que, douze heures auparavant, elle �tait l�... Je respirais tout son charme comme on respire tout un jardin de roses en passant le long d'une haie, sans voir une seule fleur... J'�tais s�r, entends-tu, j'�tais s�r que je l'eusse aim�e follement si je l'avais connue, et je ne la conna�trais jamais, puisque la guerre m'attendait, le fracas des champs de bataille, et la mort... Mais ne l'ai-je pas aim�e, cette nuit-l�, comme je n'ai aim� aucune de mes ma�tresses? Et elle n'en savait rien, h�las! et elle n'en a jamais rien su...� --�Mais comme tu n'as pas �t� tu�,� lui dis-je, �pourquoi n'es-tu pas revenu, l'ann�e d'apr�s, le lui apprendre?...� --�L'ann�e d'apr�s,� r�pliqua-t-il, �je commen�ais de faire la cour � Lucie, tu te souviens, celle qui m'a rendu si malheureux?... Et puis, � quoi bon revoir une femme qui n'aurait peut-�tre pas ressembl� � mon r�ve?...� * * * * * Pour un psychologue �pris de documents sur l'�tat d'�me de l'artillerie fran�aise,--comme nous disons dans notre argot moderne,--le capitaine �mile M*** est un d�testable exemplaire de l'esp�ce. Il est copi� pourtant d'apr�s nature. Mais qui le croira, sinon peut-�tre lui-m�me, et quelque femme qui l'aura connu et qui se dira en souriant: �Il se croyait bien fin?...� Puis cette femme se souviendra de l'avoir tromp�, mais si gentiment, et de le lui avoir pardonn�, parce qu'apr�s tout, il savait aimer... _B�le, octobre 1886._ VI Trois petites Filles. _A GUSTAVE SCHLUMBERGER._ I _SIMONE_ R�CIT DE NO�L Onze heures. Au dehors, une nuit glac�e, avec des passages de vent et des tourbillons de neige. A l'int�rieur du petit h�tel qu'occupe le comte d'Eyss�ve, tout aupr�s du parc Monceau, et par cette nuit de No�l, c'est le silence des maisons que le deuil a visit�es, un deuil terrible entre les deuils. A ce nom d'Eyss�ve, il n'est pas un Parisien qui ne se rappelle la fin tragique de la jeune comtesse, morte, au printemps, d'une chute de cheval. Je ne puis, moi, penser � elle sans me souvenir de la premi�re repr�sentation de la _Princesse de Bagdad_, et sans revoir l'adorable jeune femme, sur le devant de sa baignoire, avec ses cheveux ch�tains s�par�s en deux simples bandeaux, son visage allong�, sa fine p�leur et ses yeux bruns, que leur l�g�re myopie faisait cligner un peu, quand elle ne s'aidait pas, pour mieux regarder, d'un lorgnon d'or dont ses doigts menus maniaient si joliment le manche cisel�. Elle a laiss� trois enfants orphelins: deux fils, dont l'a�n�, Pierre, a onze ans; le cadet, Armand, dix; et une petite fille, Simone, qui, elle, n'a pas encore huit ans. * * * * * C'est au second �tage du petit h�tel qu'habitent les enfants. Les deux gar�ons ont une chambre commune. La petite Simone, la derni�re venue, a sa chambre � elle. Et par cette nuit terrible de No�l, o� les enfants pauvres grelottent de froid dans les rues, l'enfant riche a bien froid au coeur dans sa chambre ti�de o� le feu ach�ve de mourir. Le tapis qui court partout, les rideaux roses et verts, o� s'abrite le petit lit clairement peint, le bois de rose du chiffonnier, de la commode et du mignon secr�taire, les coquets et fragiles objets de toilette �pars sur la table,--tout atteste la minutie du luxe dont la comtesse avait envelopp� son enfant aim�e. C'�tait son orgueil quand ses amies visitaient cette chambre et s'�criaient: �Oh! ma ch�re! nous n'�tions pas g�t�es ainsi � leur �ge...� Mais que Simone se sent malheureuse dans ce ti�de asile o� elle est l�, toute seule, � penser! Elle pense que, depuis la mort de sa m�re, quelque chose a chang� pour elle, et que l'atmosph�re d'affection o� elle vivait s'est soudain glac�e. Ce n'est pas de cette mort elle-m�me que l'enfant souffre. A son �ge, ce mot terrible, la Mort, ne lui repr�sente pas la r�alit� affreuse: la colline du P�re-Lachaise, un caveau parmi des centaines d'autres, un cercueil dans un compartiment de ce caveau, et dans ce cercueil, une forme � jamais immobile et qui s'en va, se d�composant heure par heure... Non, sa m�re morte, c'est, pour sa r�verie d'innocente et jeune enfant, cette m�re envol�e au Ciel, dans ce lieu vague et lointain, rempli de d�lices ind�termin�es, peupl� d'anges qui volent comme sur la gravure de son livre de messe,--demeure heureuse o� elle esp�re rejoindre un jour la disparue, dont elle a conserv� une si jeune, une si belle vision. Elle ne l'a pas vue, les yeux clos, la bouche ouverte, livide, et le front ensanglant�. Le premier soin du comte fut d'envoyer tous ses enfants chez sa m�re � Versailles. On leur a mis des v�tements de couleur noire, et ils ont demand� pourquoi. On ne le leur a pas dit tout d'abord. Ils n'ont compris qu'ils �taient frapp�s d'un malheur qu'� la piti� devin�e dans les yeux qui les regardaient. Mais le vaste parc o� on les emmenait jouer, par ces jours d'avril, �tait si vert, avec son peuple de statues et l'eau dormante de ses bassins! Puis leur p�re est venu les rejoindre: �Et maman?...� ont-ils demand� tous les trois. Le comte les a embrass�s en fondant en larmes. Il avait un visage si triste, si triste!... Ce que la petite Simone se rappelle surtout, c'est qu'elle a compris d�s ce jour-l� cette chose inexplicable, insens�e, presque monstrueuse pour son pauvre esprit d'enfant: que son p�re ne l'aimait plus comme autrefois... Et c'est � cause de cela que, par cette nuit de No�l, elle demeure �veill�e, au lieu de dormir du paisible sommeil qui, dans la chambre � c�t�, ferme les yeux insouciants de ses fr�res. Son p�re ne l'aime plus! Les images vont et viennent dans sa petite t�te, qui, toutes, se r�sument dans cette id�e. Il ne l'aime plus, elle qui �tait jadis sa pr�f�r�e... Elle revoit l'all�e du parc de Versailles o� elle a subi cette premi�re impression, sans p�n�trer, aujourd'hui plus qu'alors, la cause de ce changement soudain dans les mani�res de cet homme, qui ne pouvait, autrefois, rester un quart d'heure avec elle sans la couvrir de caresses. Elle se promenait avec Pierre et Armand, conduits, tous les trois, par Mlle Marie, sa gouvernante. Son p�re est apparu tout d'un coup, et elle s'est pr�cipit�e vers lui, comme d'habitude, avec un �lan de tout son �tre. Rien qu'� rencontrer ses yeux, rien qu'� sentir la fa�on avec laquelle il a re�u ses baisers, elle a devin� qu'il n'�tait plus le m�me pour elle. Un �tonnement l'a saisie d'abord, et une esp�ce de timidit�. Qu'avait-elle fait de mal, ce jour-l�, cependant? Pourquoi lui a-t-il dit, avec cette voix qu'elle ne lui connaissait qu'aux lendemains des jours o� elle avait m�rit� d'�tre grond�e: �Marche avec Mademoiselle,� tandis qu'il allait, prenant par la main Pierre tour � tour et Armand, mais non pas elle?... Depuis lors, il ne lui a jamais parl� avec une autre voix. Et, dans les mille petits d�tails dont se compose sa vie d'enfant, �'a �t� ainsi un changement total, qu'elle ne peut pas s'expliquer parce qu'elle se sait si profond�ment, si absolument innocente. Le matin, aussit�t lev�e, elle avait, du vivant de sa m�re, l'habitude d'aller dans les chambres de cette pauvre m�re d'abord, puis de son p�re, et de rester l�, longuement, � se faire g�ter. C'en est fini de ces visites, fini des petits mots c�lins, fini des rires que ses moindres mots amenaient sur ce visage d'homme dont les yeux ne fixent jamais plus les siens. Elle n'ose pas chercher ses regards depuis qu'elle y a lu cette froideur qui la glace jusqu'au fond de l'�me. Elle n'ose pas s'avancer vers lui et prendre sa main pour la baiser, depuis qu'il a retir� avec brusquerie, un jour qu'elle s'�tait permis cette caresse, cette main toujours occup�e autrefois � lisser ses boucles, � flatter sa joue. Elle a beau multiplier ses efforts d'enfant consciencieuse pour que Mademoiselle n'ait pas un reproche � lui faire, jamais un compliment ne vient r�compenser ce z�le, et il lui semble que cette injustice de son p�re a gagn� tous ceux qui l'entourent, depuis ses fr�res, qui la traitent avec tant de brusquerie, jusqu'� Mademoiselle, qui s'impatiente plus vite... Et � qui se plaindre? Sa bonne grand'm�re de Versailles est si infirme, si sourde, et puis elle ne la voit presque jamais. A son p�re lui-m�me? Elle est, devant lui, toute paralys�e d'une sorte de terreur qu'elle ne peut pas vaincre. Elle avait un ami autrefois, M. d'Aydie, son parrain. Il ne vient plus jamais � la maison. Elle l'a rencontr� quelquefois aux Champs-�lys�es; mais il s'est content� de saluer Mademoiselle sans leur parler,--quoiqu'elle l'ait vu qui la suivait des yeux longuement. Pourquoi l'a-t-il abandonn�e, lui aussi, puisqu'il l'aime, comme autrefois, elle l'a bien devin� � son regard? Elle �prouve les d�tresses d'un enfant perdu parmi des �trangers, et qui se sent d�laiss�, presque ha�. Elle �coute le vent passer sur l'h�tel, g�mir longuement, s'�loigner, reprendre, la rafale fouetter les volets ferm�s, et elle se demande si tous sont endormis dans la maison? C'est qu'elle a form� un grand projet... Puisque le petit J�sus doit descendre cette nuit et remplir de bonbons et de jouets les souliers plac�s � c�t� de la chemin�e, dans la chambre d'�tudes, pourquoi ne s'adresserait-elle pas � lui, afin qu'il soulage la peine dont elle souffre si durement? Le petit J�sus habite au Ciel, et on a dit � Simone que sa m�re �tait au Ciel aussi. Et l'id�e lui est venue d'�crire � sa m�re. Elle posera la lettre sur son soulier. Le petit J�sus ne peut manquer de la voir, de la prendre et de la remettre. Elle a donc trouv� le moyen d'�crire, en deux ou trois jours, cette lettre � sa m�re, qu'elle a soigneusement enferm�e dans une enveloppe, sur laquelle sa main tremblante a trac� cette adresse: �A maman, au Ciel...� Mais elle n'a jamais os� la placer sur le soulier, devant Mademoiselle et devant ses fr�res... Maintenant tous reposent. Aucun bruit n'arrive de la porte � droite, qui est celle de la chambre de Pierre et d'Armand, ni de la porte � gauche, qui est celle de la chambre de Mademoiselle. Voici que Simone se glisse hors de son petit lit. Elle a cach� la lettre dans le tiroir d'en bas du chiffonnier. Elle va la prendre � t�tons... Comme son coeur bat vite � l'id�e qu'elle pourrait heurter quelque meuble! Ses pas se font menus pour ne point s'embarrasser dans la longue chemise... Elle ouvre la porte au pied de son lit, celle qui donne sur le corridor. Justement, � cette minute, le vent souffle plus fort et couvre le craquement de cette porte. Elle est dans le couloir. Encore deux portes et elle entre dans la chambre d'�tudes. Il y a une grande table au milieu, une biblioth�que � gauche. Elle �tend celle de ses mains qui est libre. Elle touche le marbre de la chemin�e, elle se penche: une bottine, une autre bottine... Ce sont les chaussures de ses fr�res. Elle a pr�f�r�, elle, mettre son petit soulier du soir, parce qu'il lui a paru que la lettre tiendrait plus ais�ment par-dessus. Elle pose la lettre l�, sur le soulier, de mani�re qu'elle soit bien en vue, et la pauvre s'en revient toute fr�missante, jusqu'� la minute o� elle se glisse de nouveau dans son lit, dont elle retrouve la chaleur avec d�lices. Le vent peut g�mir maintenant, et la neige battre les volets, elle a dans le coeur une flamme d'esp�rance qui le r�chauffe. Ce n'est pas possible que sa m�re ne la prot�ge pas! * * * * * Une heure du matin. La fen�tre du cabinet de travail du comte d'Eyss�ve brille seule dans la nuit sur l'obscure fa�ade. Le comte est assis au coin de son feu et, lui aussi, il reste � penser au lieu de dormir. Il y a une ann�e,--une seule ann�e,--sa femme et lui se trouvaient r�unis dans cette m�me pi�ce, achevant de pr�parer les cadeaux r�serv�s aux enfants. La triste, la navrante chose, lorsque le souvenir d'une morte que l'on a tant aim�e est aussi le souvenir d'une trahison!... Cette plainte du vent autour de l'h�tel qui berce le sommeil de Simone enfin apais�e, ach�ve d'emplir l'�me de cet homme d'une m�lancolie presque folle... Il revoit sa femme, comme si elle �tait l� encore, et sa douce p�leur, et ses yeux bruns, et son sourire toujours h�sitant sur cette bouche fi�re. H� quoi! derri�re ce visage, ces yeux, ce sourire, elle cachait un horrible secret d'adult�re? Elle avait ce regard si pur que, le rencontrer, c'�tait, pour lui, se sentir meilleur; et elle le trompait. Elle le trompait depuis des ann�es, lui, qui e�t consid�r� comme une esp�ce de honte de seulement la soup�onner. Qu'y a-t-il donc de vrai en ce triste monde, puisque son Alice, elle aussi, s'�tait trouv�e fausse, comme les autres? Ah! comment se consoler jamais de cela, que cette bouche, dont il avait tant ador� le sourire, lui e�t tant menti? �tait-elle jolie, quand il l'avait vue pour la premi�re fois, toute jeune fille, au bal, et de quelle gr�ce pudique elle �tait rev�tue! Il l'avait aim�e d�s ce premier soir. Et quand il avait demand� sa main, �tait-il, lui, assez profond�ment �mu, et tout honteux des souvenirs qu'il gardait de son pass� de jeune homme! Et il l'avait �pous�e... De quelle �motion sacr�e son coeur �tait noy� tandis qu'ils marchaient � l'autel! Une foule se pressait dans l'�glise. Il n'avait vu que cette cr�ature, blanche parmi ses voiles blancs, de laquelle �manait une suavit� si p�n�trante qu'il avait de la peine � croire � son bonheur! Mensonge, tout �tait mensonge, et cette puret� de son noble visage, et cette pudeur qu'elle avait toujours gard�e, m�me dans l'abandon de sa personne!... Le comte revoit l'intimit� de la chambre conjugale, et sur l'oreiller cette t�te d'une ing�nuit� de vierge, parmi les anneaux �pars de ses cheveux. Qu'un autre ait mani�, lui aussi, ces souples cheveux, qu'un autre ait couvert de caresses ce visage id�al, qu'un autre ait mis sa bouche sur cette bouche, c'est une vision horrible, moins horrible pourtant que cette impression de la hideuse, de l'abominable tromperie. De quelle boue est-il p�tri, le coeur de la femme, qu'une cr�ature puisse apporter � son mari un front de madone, quand elle a encore, dans toute sa chair, le frisson des baisers d'un rendez-vous clandestin? Que seulement elle n'e�t pas eu ce visage-l�, et il n'aurait pas souffert ce qu'il souffrait. Mais, un tel mensonge avec ces beaux yeux,--ces yeux c�lestes qu'il ne pouvait, m�me � l'heure pr�sente, s'emp�cher de ch�rir! Les jours ont pass� depuis le moment o� le comte a su la fatale v�rit�. Il �tait sorti le matin, � cheval, avec sa femme. Il avait assist�, fou de d�sespoir, au tragique accident. C'�tait lui qui, de ses mains, avait le premier essay� de porter secours � la mourante. Et, le soir m�me de l'enterrement de cette femme idol�tr�e, quand il �tait all�, en proie � toutes les agonies de l'amour, se repa�tre de souvenirs dans sa chambre, � elle, l�, presque aussit�t, il s'�tait heurt� � l'indiscutable, � l'affreuse preuve. Il avait ouvert un des tiroirs du meuble o� elle renfermait les petits objets auxquels elle tenait le plus. Et il avait trouv� un paquet de lettres qui lui avaient tout appris... Elle avait un amant!... Et par qui s'�tait-elle laiss� s�duire? Par l'homme pour qui elle aurait d� �tre sacr�e entre toutes, par ce marquis d'Aydie, qui avait �t� son compagnon de jeunesse, � lui... Tout, il avait tout appris d'un coup, et leurs premi�res luttes, et comment d'Aydie avait essay� de la fuir, et son retour presque aussit�t, et les circonstances de la criminelle faiblesse d'Alice et ses remords, et le pire,--le hideux secret de la naissance de Simone. Oui, cette enfant que le comte avait pr�f�r�e aux autres, cette petite fille qui avait pris cette place � part dans sa tendresse; elle n'�tait pas la sienne. Stupide, stupide aveuglement! Est-ce qu'il n'aurait pas d� reconna�tre que cette fragile et d�licate cr�ature n'�tait pas de sa race, ni de celle de ses deux fils, si robustes, si pareils aux d'Eyss�ve par leur carrure, tandis que l'autre?... Justement, c'�tait cette d�licatesse qu'il avait tant ch�rie dans cet enfant, l'image de sa m�re. Pourquoi, lui ayant menti sept ann�es durant, Alice n'avait-elle pas menti jusqu'au bout? Pourquoi avait-elle gard�, l�, aupr�s d'elle, ces lettres de son amant? Fallait-il qu'elle l'aim�t, cet homme, et qu'elle compt�t sur sa confiance, � lui! Au premier moment, il s'�tait dit: �Je vais tuer ce tra�tre...� Et puis il n'avait rien fait, � cause des enfants. Il n'avait pas voulu que ses deux fils eussent � penser un jour de leur m�re ce qu'il en pensait lui-m�me? Et il avait v�cu. Il s'�tait content� d'interdire sa porte et de refuser sa main � l'ami f�lon. Il s'�tait dit en embrassant ses fils: �Je leur sacrifie tout, m�me ma vengeance...� Et il avait v�cu, supplici� par l'id�e fixe que la petite fille, la fille de l'autre, r�veillait sans cesse. Que de fois il s'est r�p�t�: �La pauvre est cependant innocente...� et toujours il s'est trouv� incapable de lui pardonner la trahison de sa m�re, cette trahison qui, par cette lugubre et solitaire veill�e de No�l, fait sangloter cet homme outrag�,--comme s'il avait appris d'hier la cruelle, l'inoubliable v�rit�. * * * * * La pendule a sonn� deux heures. Le comte a essuy� ses larmes. Il en rougit maintenant. Le mot de l�chet� vient � sa bouche. Il se l�ve. Son front est plus sombre encore que d'habitude. Les �clairs cruels de la jalousie brillent dans ses yeux. Il vient d'avoir la vision physique de la tromperie, et, par une involontaire association d'id�es, il songe � Simone, comme toujours. Non, il ne lui pardonnera jamais, � elle. Il a, sur sa table, des paquets de jouets qu'il se dispose � porter lui-m�me dans la salle d'�tudes, pour les mettre � c�t� des souliers que les enfants ont d� y laisser. Cela lui fait horreur de toucher les objets destin�s � la petite fille. Il lui semble qu'il hait cette enfant d'une haine profonde. �Et pourquoi pas?� se dit-il, �touffant les remords qui le poursuivent souvent. D'ailleurs, n'a-t-il pas eu le courage de remplir avec elle tout son devoir? Que peut lui demander de plus sa conscience? C'est avec ces pens�es qu'il monte l'escalier et qu'il p�n�tre dans la salle d'�tudes, tenant d'une main un flambeau et de l'autre plusieurs des petits paquets. Il voit, au coin de la chemin�e, la tache blanche que fait l'enveloppe de la lettre. Il la ramasse, il regarde la suscription. Il d�chire l'enveloppe, et il lit: * * * * * �Ma maman ch�rie, �Je t'�cris pour te montrer ma belle �criture, et pour te dire que je suis bien sage depuis que tu es partie. Mais je ne vais plus au salon. Papa dit que les petites filles doivent rester avec Mademoiselle. Mademoiselle est bien gentille, mais Ren�e, tu sais, la belle poup�e que tu m'as donn�e, m'ennuie, et les autres joujoux aussi. Rien ne m'amuse depuis que tu n'es plus l�. �Les boucles d'Armand sont coup�es, et, moi, j'ai une robe noire et un peigne comme tu ne l'aimes pas. Pierre a un pantalon tout long, et il me taquine quand je pleure. Mais Armand me soutient, et dit que c'est laid de lui. Mademoiselle m'a dit que tu es au ciel, et que tu y es heureuse. Pourquoi ne m'as-tu pas prise avec toi, j'aurais �t� si sage? �Puisque tu es au ciel, demande au petit J�sus, qui peut tout, de faire que papa m'aime comme lorsque tu �tais l�. Il me repousse quand je l'embrasse. Pierre et Armand sont toujours avec lui, apr�s leurs le�ons, et moi, il me renvoie chez Mademoiselle, o� je ne fais pas de bruit. Je n'ose pas le regarder, ses yeux me font peur. Pourtant, je te promets que je n'ai pas fait de menterie. �Tous les soirs, il va embrasser mes fr�res. J'entends fermer la porte. Je fais semblant de dormir, et j'attends en fermant mes mains si fort; mais il ne vient plus, jamais plus, et je pleure pour m'endormir. �Ma maman, toi qui m'aimes encore, dis au petit J�sus que papa ne veut plus de moi, et que je voudrais tant mourir! Et je t'embrasse de tout mon coeur, il est bien gros.� * * * * * Et l'enfant avait sign�: �Ta petite Simone, qui t'aime tant.� Le comte lut et relut ces lignes qui remplissaient les quatre pages de la feuille de papier. Quelles id�es s'agit�rent tour � tour dans sa t�te?... Fut-ce sentiment de justice? Il y a dans toute douleur d'enfant quelque chose de trop triste. Pauvres petits �tres, qui n'ont pas demand� la vie!--Fut-ce attendrissement de l'ancien amour? Car l'enfant d'une femme que nous avons passionn�ment aim�e, c'est cette femme encore.--Une heure apr�s avoir lu cette lettre enfantine, o� la ch�re cr�ature avait mis toute sa douleur, cet homme �tait dans la chambre de Simone et la regardait dormir. Et quand l'enfant se r�veilla, le lendemain matin, elle ne sut pas si elle avait fait un r�ve, ou si celui � qui elle donnait le doux nom de p�re �tait r�ellement venu l'embrasser dans son lit, comme autrefois, avec des larmes. Et, myst�re par-dessus les autres myst�res, il n'y a pas, � l'heure pr�sente de No�l, d'enfant plus aim�e que ne l'est la petite Simone par le comte, surtout depuis qu'� la suite d'une discussion au cercle, il a tu� le marquis d'Aydie en duel, d'un coup de pistolet. Les observateurs du monde qui ont devin� le secret de la naissance de l'enfant se sont demand� pourquoi d'Eyss�ve a diff�r� si longtemps sa vengeance? Que diraient-ils s'ils savaient que le comte ne s'est d�cid� � cette rencontre que pour avoir vu, un jour, d'Aydie embrasser Simone aux Champs-�lys�es? _Paris, d�cembre 1886._ II LUCIE Vous ici, mon g�n�ral...� lui dis-je, �non, je ne vous savais pas idyllique � ce point-l�?...� Le fait est que le contraste pouvait para�tre singulier jusqu'au paradoxe, entre le terrible homme que j'abordais par ce cri de surprise et l'endroit o� nous nous rencontrions... Le g�n�ral Garnier, qui a ses cinquante-quatre ans bien compt�s aujourd'hui, malgr� la taille de sous-lieutenant qu'il conserve � force d'exercice, est une esp�ce d'athl�te � face de lion comme ce Kl�ber auquel il ressemble, et il me fait toujours songer � la superbe phrase que Michelet a trouv�e justement pour peindre Kl�ber: �...Il avait,� dit-il, �une figure si militaire qu'on devenait brave en le regardant.� Un coup de sabre re�u en plein visage ach�ve de donner � Garnier une physionomie plus que martiale, redoutable, � cause du contraste entre le bourrelet rouge de la cicatrice et un teint brouill� de bile. Il y a vingt ann�es d'Afrique dans ce teint-l� o� brillent deux yeux bleus couleur d'acier, toujours en mouvement comme ceux des oiseaux de proie. Un reflet d'acier semble luire aussi sur les cheveux aujourd'hui tout blancs et coup�s ras, dont cette t�te est comme casqu�e. La longue moustache encore blonde adoucit un peu ce masque de condotti�re du XVe si�cle, plant� sur un torse de g�ant et des �paules � porter un boeuf. Le g�n�ral est c�l�bre dans l'arm�e pour sa force hercul�enne qui lui permet de renouveler les exploits du mar�chal de Saxe et de casser en deux un �cu d'argent de cinq francs, autant que pour sa bravoure � la Ney ou que pour ses excentricit�s personnelles. L'ancien colonel de zouaves qui, pendant la guerre, s'est �chapp� deux fois des forteresses allemandes, affecte, rival en cela de son plus brillant coll�gue dans la cavalerie, de ne jamais porter de pardessus. Il est coutumier de ne faire qu'un repas par jour dos� d'apr�s le syst�me d'entra�nement des rameurs anglais, afin de ne pas engraisser. Il ne fume pas, pour garder plus intact son estomac, �la place d'armes du corps.� Homme d'�p�e capable de tenir t�te � Camille Pr�vost, le ma�tre des _Mirlitons_, ce grand artiste en escrime, il manie le b�ton avec la m�me sup�riorit�, et les jours o� il vient pour prendre la raquette au cercle du jardin des Tuileries, c'est f�te parmi les paumiers, comme c'est f�te chez Gastine quand il s'amuse � y faire quelques cartons. Je l'appelle en riant _felis militaris_, plaisanterie qu'il ne me para�t pas avoir encore bien comprise, mais qu'il me pardonne parce qu'il a la bont� de m'aimer, m'ayant connu tout petit gar�on par des relations de famille; et c'est bien un animal militaire, outill� de par la nature et de par sa volont� pour aller � la guerre, comme le lion,--_felis leo_,--ou le tigre,--_felis tiger_,--sont outill�s pour chasser au d�sert ou dans les jungles... Et je le retrouvais, ce dur personnage, accot� contre un montant d'une des portes du grand salon de l'h�tel Werekieff, en train de regarder, vers quatre heures du soir, une le�on de danse donn�e par un ma�tre en redingote � sept � huit fillettes ou jeunes filles de dix � seize ans et � tout autant de gar�onnets ou de jeunes gens du m�me �ge. Mme Werekieff, qui adore ses deux filles Nadine et Louise,--Nadia et Loulia,--dont l'une a treize ans et l'autre quinze, leur a permis de prendre ainsi le grand salon pour th��tre de leurs polkas et de leurs valses, le dimanche et pendant les heures o� elle re�oit. Elle se tient, elle, dans un autre salon plus petit, tout � c�t�, et beaucoup de ses visiteurs, attir�s par la musique et par le d�sir de se caresser les yeux � ces frais visages d'enfants, passent par la salle de danse avant de quitter l'h�tel. J'avais fait ainsi; mais que le g�n�ral Garnier e�t eu la m�me id�e et qu'il se compl�t au spectacle de ces couples en train de tourner parmi les accords du piano, les battements de mains du ma�tre marquant la mesure et les �clats de rire na�vement jet�s, voil� qui d�rangeait mes id�es sur cette esp�ce de Montluc moderne qui vit en vieux gar�on, entre le minist�re o� il se trouve attach� depuis un an, son pied-�-terre de la rue Galil�e o� il a deux chambres meubl�es pas trop loin du Bois, la salle d'armes et quelques visites, tr�s peu. Je le savais li� avec le comte Werekieff comme avec un des gauchers les plus difficiles de Paris. Cela ne justifiait pas l'int�r�t qu'il semblait prendre � ce bal improvis�, et je me hasardai, tout en lui serrant la main, � r�p�ter ma question: �Vous ici?� au risque de m'attirer un de ces coups de boutoir comme celui qu'il a donn� en ma pr�sence � un indiscret qui le questionnait sur son poste dans la prochaine guerre: --�Je serai employ� contre les Prussiens, voil�! �a vous suffit-il?...� Il fut moins raide avec moi, sans doute parce que ce n'�tait pas �affaire de service,� et, d'un ton moiti� bourru, moiti� cordial, il me r�pondit: --�Je fais de la psychologie, moi aussi...� Il eut un de ces rires int�rieurs qui lui ont valu sa r�putation de mauvais coucheur, puis reprenant: �C'est la seconde fille de la comtesse, cette blonde en robe rouge qui danse avec ce grand gar�on mince?...� --�Oui,� fis-je, �Nadia...� --��a marche sur ses treize ans?...� interrogea-t-il; et sans attendre ma r�ponse: �et c'est d�j� rou� comme potence... Vous voyez, l�-bas, dans un coin, ce petit rougeaud qui boude? Observez les gr�ces qu'elle fait � son danseur quand ils passent pr�s de lui... Hein! Ce sourire? Cet air de ne pas savoir que le rougeaud est jaloux?... Oui, jaloux... Encore un tour... Tenez, encore un sourire... Savez-vous qu'il lui a fait une sc�ne, l�, tout � l'heure, � c�t� de moi qui n'avais pas l'air d'�couter. Il lui demandait de danser cette valse avec elle; et devinez ce qu'elle a r�pondu: �Non, j'ai pris Edgard pour mon _flirt_ aujourd'hui...� Si vous aviez entendu �a... Le rougeaud va pleurer. Regardez-moi sa mine... Et la petite gueuse s'amuse-t-elle? s'amuse-t-elle?...� Le man�ge de cette enfantine coquetterie �tait, en effet, si comique et si �vident, que je me mis � suivre la valse de la petite Nadine avec une curiosit� pareille � celle du g�n�ral. Ses petits pieds chauss�s de fins souliers vernis tournaient gracieusement, la natte de ses longs cheveux blonds remuait joliment sur sa taille, qu'une ceinture, mise � son dernier cran, rendait d'une minceur invraisemblable, m�me pour elle. C'�tait une petite fille encore, mais si grande d�j� dans sa robe rouge, avec une expression si fut�e de son visage ros� par le mouvement et le plaisir, qu'on pressentait d�j� en elle la mondaine qu'elle serait dans quelques ann�es. Sa soeur Loulia et leurs amies paraissaient lourdes aupr�s d'elle, qui finit par rester la derni�re. Le piano allait toujours et le ma�tre frappait des mains, tournait tout seul sur lui-m�me, jusqu'� ce que Nadine all�t se jeter, comme vaincue de fatigue, sur une chaise tout aupr�s de la place qu'occupait le petit gar�on aux cheveux roux, � qui elle se mit � parler, tout en s'�ventant, avec des sourires qui montraient qu'apr�s l'avoir bless� par la jalousie, elle voulait le ramener et se prouver son pouvoir. --�Est-ce complet?...� dit le g�n�ral. �L�-dessus je d�campe... Je d�ne encore en ville � sept heures et demie, et je dois m'habiller... Je d�ne? Fa�on de parler.--Venez-vous?...� Fa�on de parler, en effet, car c'est encore une de ses manies de partir de chez lui ayant pris son repas, d'apr�s ses principes, et de si�ger � table sans toucher � un plat. Mais on l'admet ainsi, et moi, qui l'admets et l'admire de toutes mani�res, je le suis hors de la salle de danse. Nous arrivons dans l'antichambre. Il prend sa canne des mains d'un valet de chambre et me regarde avec m�pris endosser une fourrure. Nous voici dans la rue, et il cambre son torse sous sa redingote serr�e comme une tunique sans avoir l'air de se douter que par cette fin d'un jour froid de f�vrier, il g�le ferme. Il frappe le trottoir de son pied qu'il a mince et joli malgr� sa haute taille. Il a plant� son chapeau sur le coin de sa t�te avec des allures de k�pi. Il porte beau. Mais il en a le droit. Il est si brave, et puis j'aime cette cr�nerie de tenue qui est bien fran�aise! Il se tait pendant un bout de chemin. Moi qui le connais, je vois, � son froncement de paupi�res et � sa mani�re de mordiller sa moustache gauche, qu'il a envie de me raconter une histoire. J'attends quelque vieille anecdote de la guerre ou de la Commune, ses sujets favoris. Je me trompais sur la nature de l'anecdote. Je ne me trompais pas sur son d�sir de me servir un de ces r�cits qu'il aime � me faire. Je l'�coute si bien; et, tout h�ros qu'il est, il a son petit coin de vanit�. Ce n'est pas � un �crivain de railler cette vanit�-l�. --�Satan�e fillette!...� dit-il brusquement, �si son p�re s'entendait � �lever ses enfants comme � ramasser un contre... Si c'�tait moi seulement, ce p�re... Vli! vlan!--Elle n'en m�nerait pas large.� Il fit mine de cravacher un cheval, avec sa canne. Ce n'est pas un acad�micien que Garnier, et il ne m�nage ni ses gestes ni ses mots. Pourtant il faut lui rendre la justice que l'�nergie de son style ne va pas jusqu'� l'argot, et qu'il r�serve le juron pour la caserne ou le champ de bataille. Sa terrible figure avait exprim�, tandis qu'il corrigeait imaginairement la pauvre Nadia Werekieff, une si �trange col�re que pour une fois je trouvai mon h�ros comique, et je le lui dis: --�Vous �tes par trop g�n�ral, mon g�n�ral, et pour un innocent enfantillage de coquetterie...� --�Il n'y a pas d'enfantillage...,� interrompit-il brusquement... �Ah! monsieur l'analyste, vous aussi, des phrases toutes faites!... Regardez-moi bien. Je suis un vieux dur-�-cuire, un soudard, une baderne... Je les connais, vos mots pour nous autres. Mais dur-�-cuire, soudard ou baderne, j'en sais plus long sur l'�ducation que tous vos p�dagogues. Je vous le r�p�te. Il n'y a pas d'enfantillage. Ces impressions et ces d�fauts de la douzi�me, de la treizi�me, de la quatorzi�me ann�e, on dit que ce n'est rien; et tout l'homme en d�pend. C'est comme dans les gares le petit mouvement par lequel on aiguille un train... Ce n'est rien non plus, ce mouvement; c'est tout le voyage...� --�Il y a du vrai,� r�pondis-je, amus� par sa comparaison; et le voyant excit�, j'ajoutai pour le piquer un peu:--�Mais vous exag�rez...� --�J'exag�re!� reprit-il en haussant ses larges �paules, �et si je vous disais qu'en regardant tout � l'heure ce petit rougeaud se morfondre de jalousie, et cette Nadia coqueter avec son nigaud de valseur, je voyais l� devant moi, reproduite � quarante ans de distance, la sc�ne qui m'a fait devenir ce que je suis?... Voil� qui donne une solide tape � vos th�ories sur les enfantillages!... Enfantillages!� et il rit de nouveau en dessous:--�Oui,� insista-t-il, �s'il y a dans l'arm�e un certain Garnier qui a fait son devoir en Italie, au Mexique et ailleurs, au lieu d'un Garnier ing�nieur, notaire, avocat, m�decin, que sais-je? la cause en est � une histoire aussi na�ve que celle que nous venons de surprendre.� Il regarda le cadran au kiosque d'une station de fiacres.--�J'ai trois quarts d'heure � marcher,� dit-il, �pour avoir mon compte d'exercice de la journ�e... Voulez-vous les marcher avec moi... �a vous refera les muscles et je vous dirai cette histoire...� --�Accept�, mon g�n�ral,� r�pliquai-je; et, mon pas r�gl� sur le sien, nous d�valons vers l'Arc de Triomphe. Le cr�puscule d'hiver envahit le ciel. Les lanternes des voitures et la flamme des becs de gaz luttent contre le brouillard qui se l�ve, et j'�coute ce g�ant aux muscles d'acier me raconter avec une voix qui s'adoucit, s'adoucit toujours, un de ces chagrins d'enfance qui sont comme ces blessures que l'on se fait au front ou aux joues en tombant, tout petit, sur un escalier. C'est vrai cependant que l'on en porte la cicatrice jusqu'� la fin. --�Savez-vous,� commen�a-t-il, �que j'ai grandi, moi qui vous parle, comme un de ces mauvais galopins que nous quittons, pour qui l'on d�pense deux ou trois fois la paie d'un colonel, et qui ont l�, pour les servir, des cinq ou six grands flandrins de valets?... Et puis, �a entre dans la vie avec des go�ts de luxe � �tre malheureux partout. �a m�ne des existences de rempla�ants qui vous d�truisent un homme en quelques ann�es plus que dix campagnes!... Ah! quand j'�tais colonel et qu'il m'en passait par les mains, de ces fils � papa... Vli! vlan!� Nouveau geste de la canne, comme pour la petite Nadia. C'est fort heureux pour les jeunes gens auxquels il pensait, que le r�glement d�fende les corrections physiques! Et il continue:--�Qu'il vous suffise de savoir que jusqu'� l'ann�e 1848, mon p�re avait deux cent mille francs de rente. Il �tait dans les affaires. Lesquelles? Ne me le demandez pas. J'ai appris l'arabe en un an, lorsque j'�tais jeune officier. Je mourrai avant d'avoir compris un mot aux sp�culations qui ruin�rent ce pauvre p�re dans cette fatale ann�e de la r�volution. Ce que je sais bien, par exemple, c'est qu'il paya tout ce qu'il devait, mais � quel prix?... Il en mourut de douleur. Cette catastrophe mit six mois � s'accomplir. En janvier, nous avions plus de quatre millions; en septembre, ma m�re �tait veuve, avec dix mille francs d'une rente viag�re, produit d'une ancienne assurance; et en octobre, au lieu de continuer mon �ducation, avec un pr�cepteur, dans notre somptueux h�tel de la rue de la Ville-l'�v�que, j'entrais comme interne au lyc�e de Tours. Des amis de notre famille m'y avaient obtenu une bourse, en souvenir de mon grand-p�re maternel, celui qui est mort g�n�ral � Waterloo. Avez-vous vu son portrait � Versailles, avec le hussard qui fume la pipe dans un coin? Je lui ressemble, en moins robuste, j'en suis s�r. Il pouvait porter quatre fusils � bras tendu en introduisant les doigts dans les canons,� il �tendit la main et fit le geste de ce tour de force.--�Moi, je n'ai jamais pu en porter que trois.�--Ici, un soupir; puis de reprendre: --�J'avais quatorze ans, lorsque je partis ainsi pour Tours avec ma m�re qui allait m'installer dans ma premi�re caserne. Et savez-vous ce qui me faisait le coeur bien gros, quand je passai le seuil du coll�ge? Le souvenir de mon p�re? Non. L'id�e de la mort n'offre rien d'assez pr�cis � cet �ge pour qu'on en souffre vraiment. Le regret de ma libert� perdue, de quitter ma m�re et ma soeur, mon a�n�e d'un an, qui me g�taient � qui mieux mieux?... Vous n'y �tes pas. Le lyc�e me repr�sentait des camarades, et j'avais d�j� des poings si vigoureux que je n'avais peur de personne. Ma m�re et ma soeur m'avaient promis de m'�crire, et puis, je savais qu'en entrant comme boursier dans le coll�ge, leur bien-�tre �tait augment� d'autant. Mais voil�, j'�tais amoureux. Vous entendez bien, malgr� mes quatorze ans � peine sonn�s, amoureux comme une b�te, d'une petite amie de ma soeur, qui avait juste mon �ge et qui s'appelait Lucie. C'�tait exactement le m�me type que cette Nadia: des cheveux blonds comme les bl�s,--il y a une romance l�-dessus,--des yeux comme des bleuets,--autre romance,--et la souplesse la plus gracieuse de tous les mouvements. Un charme de jeune fille, avec des gamineries d'enfant... Souriez, ayez l'air de ne pas y croire. Oui, je l'aimais, si c'est aimer que de penser toujours � la m�me personne, d'ex�cuter avec d�lices ses trente-six volont�s, d'�tre malheureux quand elle fronce le sourcil, heureux quand elle vous sourit, d'aller quand elle vous dit: �Va,� de rester quand elle vous dit: �Reste,� enfin un de ces sentiments que nous jugeons frais comme une rose ou b�te comme un chou, suivant qu'il s'agit de nous ou de notre prochain.� --�Je n'ai pas de peine � vous croire, mon g�n�ral,� r�pondis-je; �le plus d�licat de nos po�tes a fait des vers sur un sentiment pareil: _Vous aviez l'�ge o� flotte encore_ _La double natte sur le dos....._� --�Connais pas,� fit-il, en me coupant ma citation; �toujours est-il que ce furent, quand je dus partir pour le coll�ge, les adieux les plus d�chirants, entre Lucie et moi,--du moins de ma part.--Pensez donc que nous nous voyions deux fois, trois fois la semaine; que depuis des ann�es nous jouions au petit mari et � la petite femme; que nous avions encore pass� une partie de l'�t� chez ses parents, � la campagne, tandis que son p�re s'occupait du r�glement des affaires de mon p�re, � moi. Nous nous f�mes, dans la chambre de ma soeur, de grandes promesses de ne pas nous oublier: elle me donna une m�daille pour me porter bonheur, que j'attachai � ma cha�ne de montre en lui jurant de la porter toujours, et me voil� embarqu� pour mon lyc�e de province! Il fallut me lever � cinq heures et demie et au son du tambour, moi qui dormais � la maison jusqu'� sept heures en �t�, huit en hiver. J'appris � me laver � l'eau froide, dans un dortoir sans feu et devant un robinet de cuivre qui nous pleurait cette eau, moi qui avais autrefois un valet de chambre pour m'ouvrir mes rideaux, faire flamber le bois dans la chemin�e, et me pr�parer un bain ti�de. Je dus remplacer la fine cuisine d'un chef de financier par l'ordinaire du r�fectoire, servi en deux temps et trois mouvements, sur des tables de marbre, sans serviette et dans une vaisselle �paisse comme ma main. Mais j'avais dans les veines quelques gouttes du sang du grand-p�re, de ce bon sang qui a support� l'Espagne et la Russie, et en trois jours j'�tais acclimat�, si bien que ma m�re, quand elle vint me voir aux vacances de la Toussaint, me trouva grandi et forci. Je me vois encore, assis aupr�s d'elle dans la chambre d'h�tel o� elle �tait descendue.--�Mon pauvre enfant...� et elle m'embrassait. �Tu n'es pas trop malheureux?--Non, maman.--Tout le monde a �t� bon pour toi?--Oui, maman...�--Et elle me d�crit alors la rue de Neuilly o� elle s'est install�e. Elle me raconte l'appartement par le menu, et leurs habitudes, et qu'elles n'ont plus qu'une bonne, et qu'il lui faut penser � mettre de l'argent de c�t� pour ma soeur, si elle-m�me venait � manquer... Toutes ces choses me touchaient, celles du moins que je pouvais comprendre; mais je dois avouer � ma honte que j'�tais beaucoup plus pr�occup� de lui poser une certaine question.--Vous devinez laquelle? J'avais �crit � Lucie: elle m'avait r�pondu, une fois; puis j'avais r�crit, et pas de r�ponse. Et c'est justement de Lucie que je voulais demander des nouvelles � ma m�re. Le croiriez-vous: avec ce coffre-l�,�--et il fit: �hum, hum!� fortement,--�avec cette figure,�--et il tourna vers moi son esp�ce de mufle l�onin, �j'ai toujours �t� timide pour ce qui me tenait au coeur, et ce fut le second jour seulement que j'osai dire � ma pauvre m�re:--�Et Lucie?...� avec le pourpre de la honte sur mon visage. Ma m�re, gr�ce au ciel, n'y prit pas garde. Elle avait d'autres soucis en t�te:--�Lucie?� fit-elle, �nous ne l'avons gu�re vue ces derniers temps. Je pense qu'elle va bien. Nous avons �t� si occup�es de notre installation...� Et ce fut tout. Ma m�re partit. Je demeurai seul de nouveau dans le vieux lyc�e. J'�crivis une autre fois encore, puis une autre fois. Toujours pas de r�ponse. Je me cassais la t�te � m'expliquer ce silence, � l'abri de mes dictionnaires, durant l'�tude du soir, et plus prosa�quement je cassais d'innombrables lames de canif � graver dans le bois de mon pupitre un L. H. digne d'elle, car je continuais de l'aimer, aussi na�vement que j'ai vu depuis des conscrits aimer leur promise. Paysans et enfants, �a se ressemble, et �a ressemble aux boeufs, �a rumine, rumine, rumine, sans trop le savoir. Ce qui ajoutait encore � ma secr�te exaltation, c'�tait la lecture assidue, le dimanche soir, et la semaine finie, des mauvais romans de Gustave Aymard. Je me voyais partant avec Lucie pour les pampas, la nourrissant de ma chasse, un tas de sornettes qui ne sont pas beaucoup plus absurdes que celles dont vous gratifiez les amoureux de vos livres, et les miennes avaient pour excuse d'�tre doubl�es d'un sentiment sinc�re. J'�tais de bonne foi dans ma folie enfantine. Combien d'hommes peuvent en dire autant? �Il �tait convenu que je viendrais � Paris pour le 1er janvier, et le 28 d�cembre 1848,--1848, 1888, c'est une �tape, et c'est hier pour moi,--je me trouvais en fiacre vers cinq heures du soir, par un temps comme celui-ci, assis sur la banquette en face de ma m�re et de ma soeur, et si content de me retrouver entre ces deux tendresses! J'embrassais l'une. J'embrassais l'autre. Je riais. J'avais des larmes aux yeux. Je leur disais que je les aimais et que j'avais �t� premier en th�me, que le pion �tait m�chant et que nous serions bien heureux de d�ner ensemble tous les trois. Enfin de ces incoh�rents discours o� s'�panche la joie nerveuse des enfants. La mienne, h�las! tomba bien vite, rien qu'� passer le seuil du logement o� vivait ma m�re. Quand j'�tais parti pour Tours, elle habitait encore notre h�tel, provisoirement. Ce fut l�, dans ces �troites pi�ces, que j'eus pour la premi�re fois, par le contraste, l'impression vraie que nous �tions ruin�s. Les quelques meubles que ma m�re avait sauv�s du naufrage contrastaient cruellement par leur �l�gance avec la pauvret� du logis. Son portrait en pied et celui de mon p�re, qui d�coraient autrefois le panneau de notre grand salon, touchaient presque le tapis maintenant avec la bordure de leur cadre, tant le plafond �tait abaiss�. Plus de valets de pied pour nous recevoir, mais une bonne � tout faire, qui s'agenouilla devant la chemin�e pour y allumer un feu �conomique de coke dans une grille. D'un coup d'oeil je saisis ces d�tails et je compris!... Mon coeur se serra bien fort, et davantage lorsque, ayant questionn� ma soeur au sujet de Lucie, elle me r�pondit avec une amertume que je ne lui connaissais pas:--�Je la vois � peine maintenant, nous ne sommes plus d'assez beau monde pour elle. C'est une sans-coeur.� �Une sans-coeur?..... Pas d'assez beau monde?... Voulez-vous la preuve que, malgr� mes quatorze ans, j'�tais un vrai amoureux, avec tous les niais espoirs qui luttent contre l'�vidence? Ce que venait de me dire ma soeur s'accordait trop bien avec le silence de Lucie. J'aurais d� deviner, pressentir au moins que c'en �tait fini de ce petit roman d'enfance, mon premier et, ma foi, mon dernier. Depuis je n'ai plus eu le temps ni le go�t de faire l'Hercule aux pieds d'Omphale, comme vous dites, vous autres... H� bien! non! Je ne pus pas admettre cette fin-l�, et le lendemain de mon arriv�e je m'acheminais vers la maison de Lucie, un h�tel, rue Chaptal, aussi beau qu'avait �t� le n�tre. J'arrive. Je sonne. La porte tourne dans le vestibule. Je vois des amas de pardessus. J'entends de la musique. Sans r�fl�chir je passe dans le salon que m'ouvre le domestique, et je me trouve au milieu d'un petit bal costum� o� polkaient, valsaient, quadrillaient, gais comme ceux de tout � l'heure, une cinquantaine d'enfants de mon �ge. Les �toffes brillaient, les rires �clataient, les petits pieds tournaient, le piano chantait, et moi, ahuri comme un oiseau de nuit subitement jet� dans une voli�re d'oiseaux de jour, j'entendais la m�re de Lucie me dire avec la r�elle bont� qu'elle eut toujours, allez donc croire � vos sottises sur l'h�r�dit�, apr�s cela:--�Que tu arrives bien! Mais tu vas danser avec les autres et rester � go�ter... Lucie!...�--Et elle appela sa fille qui, d�guis�e en berg�re, avait pour danseur, je m'en souviens comme de ma premi�re bataille, un petit torero, avec un taureau en baudruche sous son bras rest� libre. Lucie s'approche, elle me voit. J'ai eu quelques sensations dures dans ma vie, j'en porte la trace,�--il met l'index sur la cicatrice qui balafre son visage,--�mais le salut de celle que j'avais l'habitude d'appeler en moi-m�me ma petite femme, mais le regard de ses yeux bleus, mais sa mani�re de me donner le bout des doigts et de se sauver tout de suite pour continuer sa danse, ce fut quelque chose de si impr�vu, de si contraire � tous mes r�ves, de si d�daigneux aussi, que je demeurai clou� sur place, tandis que la ma�tresse de maison, croyant m'avoir confi� � des mains amies, s'occupait � d'autres soins pour ses invit�s. Il y avait bien parmi ces visages des figures d'anciens camarades, dont quelques-uns me reconnurent et me dirent bonjour, avec cette indiff�rence des enfants entra�n�s par le plaisir. Que m'importait d'ailleurs? Assomm� par l'accueil de Lucie, et affol� de timidit�, je voulais pourtant essayer de lui parler. Comme elle dansait toujours du m�me c�t�, j'arrivai � me glisser jusque-l�, non sans heurter nombre de chaises et sans marcher sur nombre de pieds. Enfin, me voici dans un angle de fen�tre, perdu entre deux hommes qui se tenaient debout, comme vous et moi, tout � l'heure, et � une longueur de bras de Lucie qui bavardait en s'�ventant. Je l'�coute. Elle cause de ceci, de cela, avec le torero. Ah! que j'aurais aim� le tenir dans la cour de mon lyc�e, et au bout de mes poings! Et en une minute, voici exactement ce que j'entends:--�Quel est donc ce vilain petit coll�gien avec qui votre m�re parlait tout � l'heure?�--Je vois un peu de feu sur les joues de Lucie. Elle rougit de moi et elle dit d'un air gauche:--�Je crois que c'est un petit Garnier.--Quelle touche!� fait le torero, et Lucie de rire et de r�p�ter:--�Oui, quelle touche!�--En ce moment les messieurs se d�placent, je me regarde dans une glace qui est juste en face de moi, de l'autre c�t� de la chambre, et je me vois avec ma t�te tondue, mes grandes oreilles �cart�es de cette t�te, mon menton coup� par le col de satin noir que nous portions militairement, mon corps boudin� dans ma tunique, et cet air potache, o� il y a un peu de tout, de l'enfant de troupe et du poulain trop haut sur pattes, du d�lur� et de l'h�b�t�. Je me trouve si laid que ma rage contre mon ancienne amie se noie dans un sentiment de honte. Si je reste l�, je sens que je vais pleurer et crier. Et je m'�chappe en bousculant de nouveau chaises et gens, la figure rouge comme le lis�r� de ma tunique, et quand je suis dans la rue, je me mets � sangloter comme une b�te. Je n'aurais su dire au juste si ce que je sentais �tait de l'indignation, de la jalousie, de la vanit� bless�e, ou tout simplement de l'amour trahi. Toujours est-il que, mes sanglots une fois rentr�s, et tout en reprenant le chemin de l'humble logis o� du moins j'avais de vrais coeurs � moi, je fus arr�t� sur le bord d'un trottoir par un flot de peuple qui regardait passer un escadron de lanciers en train de revenir d'une corv�e officielle. J'eus la bonne chance d'�tre pouss� contre un banc sur lequel je me hissai et d'o� je pus voir d�filer ces superbes soldats. Vous vous les rappelez? Je voyais leur shapska avec son plumet rouge, leur lance avec son guidon, les t�tes et les croupes de leurs montures:--�Comme ils sont beaux!�--dit avec extase � c�t� de moi une petite fille du peuple. Est-ce �trange, cela? C'est � cette m�me place, et en entendant ce cri d'admiration de cette gamine des rues, presque aussit�t apr�s avoir entendu la phrase de d�dain � mon �gard, prononc�e par la petite fille riche; oui, c'est � cette place que j'eus pour la premi�re fois l'id�e de porter, moi aussi, un uniforme comme celui-l�, et d'entendre dire: �Comme il est beau!� sur mon passage. Ai-je besoin de vous avouer que j'y m�lais la plus extravagante esp�rance de reconqu�rir le coeur de Lucie?--Cette esp�rance disparue bien vite, mais le grain qui �tait tomb� dans mon coeur, par cette apr�s-midi de d�cembre, a lev�, et vous savez la moisson... Comprenez-vous pourquoi je regardais caqueter la petite Nadia avec tant d'int�r�t tout � l'heure, et pourquoi je vous disais:--Il n'y a pas d'enfantillages?� Nous �tions devant sa porte. Je le quittai, la t�te remplie de la seule histoire sentimentale que je doive jamais l'entendre conter. Tout en remontant les Champs-�lys�es et dans le soir tout � fait venu, je me souvenais de ce que M�rim�e disait de lui-m�me, que le premier germe de la d�fiance et du scepticisme avait �t� jet� dans son coeur par une moquerie de sa m�re, surprise derri�re une porte; et, pensant � cette esp�ce de poussi�re de sensations qui voltige autour des �mes d'enfant, � ces mille grains invisibles qui peuvent lever, pour le bien ou le mal,--comme avait dit le g�n�ral,--je pensais que c'est une chose bien grave que d'avoir des fils et des filles, et que beaucoup la prennent, cette chose bien grave, bien l�g�rement. _Venise, mai 1888._ III _ALINE_ AUTRE R�CIT DE NO�L Quoique j'aie � peine atteint cet �ge dont parle si m�lancoliquement le po�te, _Nel mezzo del cammin di nostra vita..._ je compte d�j� presque autant d'amis sous terre que sur terre, et, � de certains moments de l'ann�e, lorsque c'est f�te sur les calendriers et dans les rues, aux foyers des familles et dans les yeux des enfants, il m'arrive de me souvenir de ceux pour qui ce ne sera plus jamais f�te, avec une tendresse singuli�re,--avec bien du repentir aussi quelquefois. Comment penser aux morts sans le regret de ne pas les avoir assez aim�s lorsqu'ils vivaient? Que de visages m'apparaissent dans ces heures-l�! Ceux-ci fatigu�s, vieillis, travaill�s par le temps; d'autres tout jeunes, avec la fra�cheur de la gr�ce adolescente! H�las! il n'y a plus ni jeunesse ni vieillesse dans l'ombre �ternelle o� ils se sont tous �galement �vanouis. Puis, comme le visiteur d'un mus�e, apr�s avoir err� parmi les tableaux, finit par se fixer sur une toile qu'il contemple seule, je finis, moi, par choisir entre ces fant�mes une forme et un souvenir auquel je m'attache. Cette forme se fait presque palpable, ce souvenir se pr�cise jusqu'� remuer mon coeur d'un battement plus rapide. La pourpre du sang colore � nouveau des joues � jamais d�compos�es. Des prunelles qui ont cess� de voir depuis bien longtemps, s'�clairent et regardent. Des l�vres se d�ploient et tremblent. Elles vont sourire. Elles vont parler... Voici des mains, des �paules, une silhouette, une respiration, une �me. C'est une demi-hallucination si forte que je redoute ces crises de m�moire � cause des r�ves in�vitables qui hantent le sommeil de la nuit suivante. Mais qui ne les a connus au lendemain d'un enterrement, ces cauchemars obscurs, si �trangement m�l�s de d�lice et de terreur, o� l'on voit les morts avec cette double sensation qu'ils sont bien l�, r�ellement, devant nos yeux,--et qu'ils sont des morts? On cause avec eux, on les presse contre sa poitrine, on erre en leur compagnie dans le d�cor de l'existence quotidienne; et on se rappelle en m�me temps le d�tail de leur convoi fun�bre que l'on a suivi, que l'on a conduit quelquefois, sans comprendre comment ils sont ici, quand nous savons qu'ils sont _l�-bas_. * * * * * J'ignore si tous les hommes sont �galement les victimes de ce reflux douloureux du pass� sur le pr�sent. Il faut croire que non, puisque tant de vieilles gens survivent avec tant de gaiet� � tous leurs compagnons. Ma destin�e a voulu que je visse, moi, tout enfant, s'en aller des �tres bien chers, et j'ai trop continu� de les aimer, m�me alors. J'ai eu ainsi, d�s cette �poque o� chaque journ�e nouvelle semble une vie nouvelle, des anniversaires trop nombreux. Et, pour n'en prendre qu'un parmi tant d'autres, d�s ma dixi�me ann�e, ce jour de No�l, si rempli de gaiet� pour les autres petits gar�ons, m'a repr�sent� le plus m�lancolique des souvenirs, celui d'une enfant de mon �ge qui mourut deux jours avant cette f�te, et qui avait �t� ma premi�re amie. Encore aujourd'hui, que cette mort date de plus d'un quart de si�cle, et que j'ai d'autres croix auxquelles pendre d'autres couronnes dans le cimeti�re des affections �teintes, je ne saurais doubler ce tournant d'ann�e sans revoir Aline,--c'�tait le nom de la petite morte,--et la vieille maison de province o� nous habitions alors, elle au troisi�me �tage et moi au second, et le jardin de cette maison, et le cirque de montagnes volcaniques qui s'aper�oit � l'horizon de toutes les rues. Je revois la couleur presque noire de la lave dont la ville est b�tie, les rues �troites avec leur cailloutis sur lequel sonnait le bois des galoches quand les paysans venaient au march�, la cath�drale inachev�e qui dominait cette sombre ville, et d'autres d�tails: au rez-de-chauss�e de notre maison, un boulanger qui cuisait des �chaud�s au beurre en forme de tr�fle, un mar�chal ferrant chez qui des bras nus battaient le fer rouge dans un tourbillon d'�tincelles; devant les fen�tres, la place o� se dresse la statue d'un g�n�ral de la premi�re r�publique, sabrant l'ennemi, et mon amie Aline en robe de deuil,--elle venait de perdre sa m�re quand son p�re s'�tablit au-dessus de nous,--et autour d'elle le cadre du jardin qui fut l'asile de nos plus beaux jeux. Il appartenait, ce jardin, � la propri�taire, une vieille dame tr�s pieuse et malade, qui n'y descendait jamais. Nous apercevions son profil, ennobli par deux longues anglaises blanches et coiff� d'un bonnet � rubans clairs, derri�re la crois�e du premier �tage. Un des carreaux de cette fen�tre �tait d'un verre plus glauque, diff�rence de nuances qui donnait un je ne sais quel air plus vieilli encore � ce visage toujours pench� sur un livre de pri�res ou sur un travail de crochet destin� aux pauvres. Par del� le mur du jardin, qui �tait born� par d'autres, les montagnes dressaient leurs c�nes tronqu�s ou leurs ballons renfl�s, et des silhouettes de ch�teaux-forts ruin�s qui s'esquissaient sur leurs cr�tes. Je le dessinerais � une all�e pr�s, ce jardin, avec ses bordures de buis, ses groseilliers que l'on empaillait � l'automne, ses poiriers ouverts comme des mains le long des murailles. Rien qu'� y songer, je retrouve l'arome du seringa du fond, sous lequel Aline s'assit une des derni�res apr�s-midi o� elle put sortir, toussant f�brilement, et p�le comme les fleurs de l'arbuste. Il y avait aussi des files de rosiers dress�s sur leurs minces b�tons, et, dans la saison, sur ces rosiers, de si magnifiques roses au coeur pourpr�, d'autre que j'arrachais avant l'heure pour ouvrir de mes doigts curieux les p�tales encore repli�s. �Ah! m�chant Claude,� me disait Aline, �tu les as tu�es tout de suite.� Des papillons comme ceux qui voletaient parmi ces fleurs, il me semble n'en avoir plus revu, quoique ce ne fussent que des Vulcains bariol�s, des Citrons couleur de soufre, des Machaons aux ailes garnies d'un �peron, des Paons de jour ocell�s de bleu. Je les poursuivais avec un acharnement de chasseur; mais Aline ne me permettait pas de les piquer, comme c'�tait mon r�ve, et quand je lui apportais un de ces fr�les insectes, elle le prenait entre ses doigts pour admirer la d�licatesse des teintes, puis elle ouvrait sa main et le regardait s'�chapper de son vol in�gal et tournoyant. C'�taient l� nos joies de l'�t�, mais nous adorions aussi le jardin, l'hiver, lorsque la neige effa�ait les formes des all�es, que sur les murs et sur les branches la gel�e de la nuit aiguisait de v�ritables poignards de glace, et que nous recommencions notre grand projet, � jamais irr�alisable, de construire dans cette neige une vraie maison pour nous abriter tous les trois, Aline, moi, et, faut-il l'avouer? une grande poup�e qu'elle avait et qu'elle appelait tour � tour �Marie� et �Notre fille,� une merveilleuse poup�e aux yeux bleus entre de vrais cils, aux joues roses, aux cheveux de soie blonde, aux jambes et aux bras articul�s, enfin un incomparable joujou qui m'aurait �t� une cause de honte �ternelle si mes camarades du lyc�e,--j'y allais d�j�,--avaient pu soup�onner son existence. Mais quand Aline �tait l�, que ne m'aurait-elle pas fait faire, tant je l'aimais, cette soeur de hasard que m'avait donn�e le voisinage? Le charme d'Aline r�sidait dans une esp�ce de douceur s�rieuse qui faisait d'elle une enfant tr�s diff�rente de toutes celles que j'ai connues depuis lors. Elle �tait petite, d�licate, comme fragile, et, je l'ai dit, trop p�le, ce qui serrait le coeur quand on songeait que sa m�re �tait morte d'une maladie de poitrine. D�s cette �poque, elle avait la gravit� pr�coce des cr�atures jeunes qui ne doivent pas vivre, avec ce rien d'achev� d�j�, de trop accompli, qui les distingue. La mesure que cette petite fille de neuf ans apportait � ses moindres actions, la modestie de ses gestes, l'ordre soigneux de tous les objets autour d'elle, une involontaire antipathie qu'elle �prouvait pour les jeux bruyants, l'irr�prochable sagesse de sa conduite, la visible sensibilit� de son �tre intime,--autant de qualit�s qui auraient d�, semble-t-il, la rendre odieuse � un gar�on comme j'�tais, fougueux, d�gingand�, d�sob�issant et brutal. Ce fut pourtant l'effet contraire qui se produisit, et du jour o� je commen�ai d'�tre son ami, elle acquit sur moi une influence d'autant plus irr�sistible que j'y c�dais comme par instinct. Aujourd'hui que j'essaie de reconstruire mon �me d'enfant par del� les ann�es, je reconnais que cette innocente fillette, dont les pieds l�gers descendaient sans bruit les marches de pierre dans l'escalier de la vieille maison, �veilla la premi�re en moi ce culte du doux esprit f�minin que les plus cruelles exp�riences n'arrachent jamais tout � fait d'un coeur. Avec mes autres camarades, il n'�tait point de gamineries dont je ne fusse capable, et j'avais d� �tre s�v�rement puni pour avoir, � diverses reprises, tromp� la surveillance de ma bonne dans le but d'accomplir un certain nombre d'exploits r�serv�s aux pires vagabonds de la ville: monter tout debout sur le rebord de la fontaine qui d�core la place de la Poterne et boire l'eau � m�me la gueule de lion en cuivre; m'asseoir � califourchon sur la rampe en fer du grand escalier qui joint le boulevard de l'H�pital � une ruelle construite en soubassement et me laisser glisser jusqu'en bas. Naturellement j'�tais tomb� dans la fontaine et j'avais d�gringol� le long de l'escalier. J'avais �t� mouill�, d�chir�, �corch�, puis fortement puni... H� bien! je ne me retrouvais pas plus t�t aupr�s d'Aline, durant les apr�s-midi des jeudis et des dimanches o� il nous �tait permis de jouer ensemble, qu'une personne nouvelle s'�veillait dans le gar�onnet � demi sauvage.--Je cessais de crier, de sauter, de gesticuler, par crainte de d�plaire � cette f�e en miniature, dont les doigts fins n'avaient jamais une tache, les v�tements jamais un accroc. On me la proposait pour mod�le et je ne me r�voltais pas l� contre. Je lui ob�issais aussi naturellement que je d�sob�issais aux autres. J'acceptais ses jeux au lieu de lui proposer les miens. J'admirais tout d'elle, depuis la finesse de ses cheveux blonds et la douceur de sa voix jusqu'aux signes les plus petits de sa raison;--par exemple, le soin qu'elle avait de garder sans y toucher l'arbre de buis garni de g�teaux que l'on nous donnait au matin des Rameaux. Mon arbre � moi �tait pill� d�s le soir. Le sien durait tard encore dans l'automne. Il est vrai qu'ayant voulu faire un jour la d�nette avec un de ces g�teaux ainsi conserv�s, nous d�mes le broyer avec une pierre, tant il �tait sec! Jamais les miens ne m'avaient fait un tel plaisir. * * * * * Lorsque nous ne jouions pas dans le grand jardin,--et durant la derni�re ann�e, nous ne p�mes gu�re y descendre, parce que ma petite amie �tait trop faible,--notre endroit de pr�dilection �tait sa chambre � elle, une pi�ce �troite, avec une seule fen�tre qui ouvrait sur la place et d'o� nous pouvions voir tr�s distinctement les plumes dont s'ornait le chapeau du g�n�ral de bronze juch� sur son socle de canons et de boulets. Ai-je dit qu'Aline vivait seule avec son p�re et une bonne, une payse de la mienne, qui s'appelait Miette? Le p�re occupait une modeste place � la pr�fecture. Mais la famille avait d� conna�tre des jours plus fortun�s, car l'appartement �tait rempli de meubles aux formes d�mod�es qui attestaient d'anciennes �l�gances, et tout tendu de vieux tapis qui �touffaient le bruit des pas. Pour que cette impression de jadis f�t plus compl�te, il arrivait qu'Aline et moi nous �talions, sur ce tapis aux nuances pass�es, les divers jouets qui lui venaient de sa m�re. Sans doute cette malheureuse femme avait �t� une enfant aussi soigneuse que sa fille, car elle avait d� jouer elle-m�me avec les jouets que nous passions ainsi en revue. Presque tous gardaient une physionomie d'un autre temps, un d�licieux air de choses fragiles et un peu fan�es. Nous aimions surtout une suite de personnages en carton colori�, qui se tenaient debout gr�ce � un mince morceau de bois coll� � leurs pieds et qui repr�sentaient dans un d�cor appropri� les habitants d'un village; mais c'�tait un village o� les paysans portaient des costumes de bergers et de berg�res de l'ancien r�gime. Nous les comparions, nous, avec un int�r�t jamais �puis�, aux _brayauds_ et aux _brayaudes_ qui venaient vendre leurs pommes de terre et leurs poulets, leurs poires et leurs raisins, suivant la saison, sur la grande place, le jour du march�. Nous aimions aussi de petits livres, des almanachs d'ann�es lointaines, serr�s dans des reliures et des gaines d'une soie d�color�e, et d'autres livres � images o� nous nous h�b�tions � regarder des petits gar�ons en chapeau de haute forme, drap�s d'un habit � collet monumental, et des petites filles en fourreaux, coiff�es de cheveux � la Prud'hon. C'�taient encore d'anciens m�nages, aux porcelaines d�lav�es par le temps; des lanternes magiques dans les verres desquels nous distinguions les uniformes des soldats de l'Empereur. La m�re morte de ma petite amie revivait dans un tableau pendu au mur o� elle �tait repr�sent�e dans une sc�ne de famille, d'apr�s le go�t ancien, toute petite et serrant la t�te d'un mouton. Les rideaux baiss�s att�nuaient la lumi�re. Le feu br�lait � petit bruit. Il n'y avait pas d'autre horloge dans cette chambre que les rais du soleil, qui, par la fen�tre, entraient en faisant danser une poussi�re d'atomes, et qui tournaient, tournaient avec la fuite du jour. Sur la chemin�e une maisonnette barom�trique laissait tour � tour sortir et entrer un capucin et une religieuse, et j'aurais �t� parfaitement heureux si je n'avais surpris des larmes dans les yeux du p�re d'Aline, lorsque par hasard il venait regarder notre jeu et que ma compagne toussait de cette toux d�chirante qui m'avait d�j� inqui�t� vaguement, pour la premi�re fois, sous le seringa. A m'�taler ainsi le mus�e de ses jouets vieillots, Aline d�ployait une sorte de gr�ce pieuse, tournant les feuillets des livres avec les d�licatesses d'un souffle, rabattant le papier de soie sur les gravures, sans un pli, et plus f�e que jamais aupr�s du lourdaud que je me sentais devenir davantage � chacun de ses gestes menus. Mais nous n'aurions pas �t� des enfants, si la pu�rilit� ne s'�tait m�l�e � la po�sie de ces jeux; et cette pu�rilit� �tait repr�sent�e par la poup�e dont j'ai parl�. Cette fille occupait dans les r�veries d'Aline une place telle que j'avais fini, moi aussi, par consid�rer �Marie� comme une personne de chair et d'os, et par me pr�ter de bonne foi � cette com�die que tous les enfants de tous les temps ont improvis�e, improvisent et improviseront pour la grande joie de leur fantaisie. Quand Aline commen�ait de me parler de �Marie,� en me disant: �Marie a fait ceci... Marie fera cela... Marie aime telle toilette, elle n'aime pas telle autre...,� cela me paraissait tout naturel, et j'aidais aux go�ters de cette poup�e miraculeuse. Je pr�parais la table pour elle, dans l'angle, au coin de la chemin�e, que nous lui avions choisi pour chambre. Des meubles minuscules et beaucoup trop petits pour cette grande fille paraient cette chambre imaginaire. C'�taient les vieux meubles qui avaient �t� donn�s autrefois � la m�re d'Aline, avec une poup�e toute petite sans doute, si bien que la n�tre prenait, au milieu d'eux, des allures de jeune g�ante. �Marie� ne poss�dait qu'un fauteuil � sa mesure que j'avais achet� pour elle et dans lequel Aline l'asseyait en visite, sans que nous fussions �tonn�s que ce fauteuil occup�t deux fois la place du lit. La stupidit� d'un sourire �ternel s'�panouissait sur sa bouche de porcelaine. Elle �tait l� dans ce fauteuil, les mains dans son manchon, une toque de velours sur ses cheveux, immobile, et Aline, apr�s l'avoir contempl�e, ne manquait jamais de me dire: --�N'est-ce pas, qu'elle est belle? On croirait qu'elle va parler...� D'autres fois, c'�taient des phrases �trangement profondes que pronon�aient ces l�vres fines qui venaient de parler de �Marie� ou � �Marie,�--de ces phrases comme on n'admet pas que les enfants puissent en dire, sans doute parce que le contraste est trop fort entre la niaiserie habituelle de leurs divertissements et la tristesse de certaines r�flexions. Ainsi, � propos d'un oiseau que j'avais perdu, je me rappelle qu'un jour, dans cette m�me chambre et parmi ces m�mes objets, nous en v�nmes � parler de la mort, et qu'elle me demanda: --�Est-ce que tu aurais peur de mourir?� --�Je ne sais pas,� lui r�pondis-je. --�Ah!� dit-elle, �c'est si ennuyeux, la vie!... C'est toujours la m�me chose, on se l�ve, on s'habille, on mange, on joue, on se couche, et puis c'est toujours � recommencer... Mais quand on est mort...� --�Quand on est mort, on est un squelette,� lui dis-je, finissant la phrase sur laquelle elle restait. --�Non,� dit-elle, �on voit maman et les anges.� * * * * * Je livre ces mots, avec ce qu'ils renferment de lassitude pr�matur�e et de na�vet�, aux philosophes qui s'occupent de la psychologie de l'enfant. Ils n'ont que le m�rite d'�tre authentiques. Pour moi, j'ai d�s longtemps renonc� � comprendre ce myst�re entre les myst�res, l'�closion d'une intelligence et d'un coeur. A quelle minute commence en nous la souffrance de penser? A quelle seconde le mal d'aimer? L'�me de la femme et celle de l'homme ne sont-elles pas tout enti�res d�j� dans l'�tonnement que l'inexplicable s�paration d'avec sa m�re morte inflige � une petite orpheline, dans la tendresse passionn�e qu'inspire � un gar�on de dix ans la d�licatesse souffrante de sa compagne de jeux? D�licate et souffrante, ah! ma pauvre Aline l'�tait bien plus que ne pouvait le pr�voir ma sympathie obscure d'ami; et il vint un temps, c'�tait le commencement de l'hiver de mes dix ans, o� il ne me fut plus permis de jouer avec elle, pour ne pas la fatiguer,--une semaine o� elle ne sortit plus de son lit,--et un jour, la veille de No�l, o� j'entrai en pleurant dans cette chambre qui m'avait �t� si douce, pour y voir Aline une derni�re fois; et elle �tait morte, couch�e dans un lit, qu'un crucifix prot�geait, aussi compl�tement immobile que la poup�e rest�e sans doute aupr�s d'elle par une derni�re fantaisie de malade, et qui la regardait, assise sur sa grande chaise, tout au pied de ce lit. Seulement les yeux bleus de �Marie,� ces yeux de verre si gais entre leurs cils noirs, continuaient de s'ouvrir et de briller, au lieu que les yeux bleus, avec leur azur aimant, �taient ferm�s pour toujours. Les joues de �Marie,� ces joues de porcelaine peintes du plus clair vermillon, sa bouche de rose, conservaient leur �clat de jeunesse, tandis que la p�leur de cire des joues si minces d'Aline et la lividit� violette de sa bouche faisaient mal � regarder. Comment ai-je remarqu� ce contraste � cette heure m�me o� d'�tre l� me tirait des larmes bien vraies? Il semble que les enfants aient une activit� si vive de leurs sens que ces sens fonctionnent presque tout seuls, m�me quand leur �me est occup�e par le plus sinc�re chagrin. Oui, je me souviens d'avoir vu cela du m�me coup d'oeil: mon amie morte, la poup�e aupr�s, et plus loin, �croul� sur un fauteuil, le p�re d'Aline, et le geste par lequel cet homme serrait sa main gauche de sa main droite, et la ligne d'un tricot brun sur son poignet. Il flottait dans la chambre une odeur douce de lilas blanc. C'�tait la vieille dame d'en bas, celle dont le profil et les anglaises nous fascinaient, Aline et moi, qui avait envoy� ces fleurs, si rares dans notre ville, et que je n'avais jamais respir�es. Et quand je fus demeur� quelques minutes immobile moi-m�me, comme stup�fi� par ce spectacle, Miette, qui m'avait introduit, me prit par la main et me dit: --�Va lui dire adieu.� Je marchai jusqu'au petit lit, je me haussai sur les pieds. Alors, dans le parfum des lilas, je sentis � la fois sur mes l�vres le froid de la joue de la petite morte, et contre ma joue la caresse souple, comme vivante, des boucles de ses cheveux que j'avais effleur�s en me penchant, et dans mon coeur une inexprimable tristesse. * * * * * Les mois pass�rent, et mes parents continu�rent d'habiter la vieille maison dans la vieille ville. Seulement, on crut devoir me mettre comme pensionnaire au lyc�e, sans doute parce que, depuis la disparition d'Aline et de son assagissante influence, j'�tais devenu un jeune animal indomptable. Je sortais une fois le mois, quand je n'avais pas �t� trop indisciplin�; mais deux fois la semaine, le jeudi et le dimanche, nous allions en promenade, et, deux par deux, nous traversions la ville sans parler,--tels �taient les r�glements des coll�ges d'alors.--Il m'arrivait tr�s souvent, quand nous d�filions sur le boulevard qui longe la pr�fecture, de rencontrer le p�re d'Aline qui s'en revenait de son bureau ou qui s'y rendait. Il marchait, v�tu de noir, un peu courb� quoiqu'il n'e�t pas quarante ans, tenant � la main une canne, un jonc � pomme d'ivoire que je connaissais si bien. Il ne manquait jamais de me chercher dans la file des coll�giens en tunique sombre, et de me saluer avec un sourire tr�s triste et tr�s doux. De mon c�t�, je ne manquais jamais, les jours de sortie, de monter jusque chez lui. Miette venait m'ouvrir et me faisait entrer, apr�s des compliments sur ma mine et ma taille, dans une sorte de salon-bureau o� le veuf se trouvait, et qui communiquait par une porte avec la chambre de ma petite amie. Un jour que cette porte �tait ouverte, je ne sus pas me retenir d'y jeter un regard furtif, et le p�re, qui surprit ce regard, me dit simplement: --�Veux-tu revoir sa chambre?� Nous y entr�mes. C'�tait en �t�. Le p�re ouvrit les volets ferm�s, et le soleil inonda de sa lumi�re la chambre de la morte. Elle enveloppa, cette gaie lumi�re, et le tapis r�p� sur lequel nous avions tant jou�, et le lit maintenant tendu de serge o� je l'avais vue si p�le, si tristement immobile, et le placard o� dormaient les habitants du village, et �Marie,� la poup�e, assise dans son fauteuil sur la commode, ses yeux bleus toujours ouverts, sa bouche toujours souriante et dans sa toilette de visite. --�Tu te rappelles comme Aline aimait cette poup�e?� me dit le p�re en la prenant et me la montrant. �Croirais-tu qu'elle m'avait demand� de la mettre dans ses bras quand elle serait morte, pour l'emporter au ciel et la montrer � sa maman. Miette voulait l'enterrer avec... Moi, je n'ai pas pu me s�parer d'un seul des objets qu'elle a aim�s...� * * * * * Des mois pass�rent encore, beaucoup de mois. C'�tait le troisi�me No�l depuis celui o� Aline �tait morte, et bien des changements s'�taient accomplis. J'�tais, moi, un gar�on de treize ans qui avait d�j� fum� sa premi�re cigarette,--un jeudi de cong�, dans ce jardin autrefois tant aim� par Aline, pas loin de cette ligne de rosiers o� je lui cherchais de ces jolis insectes verts � reflets bruns, des c�toines dor�es qui dorment au creux des belles roses. La vieille dame aux longues anglaises blanches se tenait bien toujours derri�re la fen�tre du premier �tage, mais la chute d'une �chelle ayant trou� le vitrage de cette fen�tre, le carreau plus vert que les autres avait disparu. Miette aussi a disparu. Je l'ai vue, une apr�s-midi, � la r�cr�ation de quatre heures, arriver sur le perron de la cour du coll�ge. Elle m'a fait demander au parloir, et la brave cr�ature au teint terreux,--de la couleur des noix s�ches qu'elle tira de son tablier bleu,--m'a rapport� une nouvelle pour moi monstrueuse. Le p�re d'Aline se remariait. Il �pousait une dame veuve qui avait d�j� une petite fille de huit ans. Cette petite fille devait occuper la chambre d'Aline. Miette m'a racont� comment elle a pris cong� de son ma�tre quand le mariage a �t� chose d�cid�e: --�Monsieur est le ma�tre, que je lui ai dit, mais j'ai trop aim� Madame et Mademoiselle pour en avoir d'autres � leur place... �a m'est _�magine_ que �a porte malheur de peiner les morts...� Et Miette m'a narr�, par la m�me occasion, l'histoire d'un veuf qui, �tant � la veille de prendre une seconde femme, s'�tait r�veill� dans la nuit avant la c�r�monie et avait senti sa main serr�e par une main toute froide. --�C'�tait celle de sa d�funte,� a ajout� Miette, �--il a pass� dans l'ann�e...� Miette est partie pour son village. Le mariage s'est fait. Moi, je n'ai pas eu besoin que ma ch�re Aline rev�nt la nuit me serrer la main pour prendre en horreur celle qui la rempla�ait ainsi dans notre maison et dans le coeur de son p�re. C'�tait trop naturel que ce malheureux homme voul�t refaire sa vie. Mais c'�tait trop naturel aussi qu'un gar�on de treize ans ne le compr�t pas. Je cessai donc presque absolument mes visites dans l'�tage au-dessus du n�tre, et � l'approche de ce No�l qui devait �tre le troisi�me anniversaire de la mort d'Aline, je crois bien que je n'avais pas parl� dix fois � la petite �milie,--ainsi s'appelait la nouvelle venue. Cette pauvre fille, tr�s innocente des haines que je lui vouais, �tait une grosse et simple enfant qui aurait bien voulu jouer en ma compagnie dans le jardin. Mais cette seule id�e me donnait une sorte de col�re contre elle, qui s'augmentait de ce fait que, d�s le second mois de son intrusion dans la maison, j'avais vu entre ses bras la propre poup�e de mon ancienne amie, cette �Marie� qui avait �t� sa fille,--notre fille. Je me rappelle encore l'acc�s de rage dont je fus saisi lorsque ce spectacle sacril�ge frappa mon regard, un jeudi de promenade o� je rencontrai le p�re, la nouvelle femme et la petite fille. Mon Dieu! comme je me rends compte aujourd'hui de la petite sc�ne qui avait d� se passer dans le m�nage!... La maman trouve cette poup�e dans un placard et la donne pour quelques minutes � sa fille. Le p�re rentre. Il voit le jouet entre les bras de l'enfant. Son coeur se serre. Il rencontre le regard de sa femme qui �pie sur son visage la trace de cette �motion avec la jalousie que les secondes �pouses gardent toujours pour les premi�res. L'homme n'ose rien dire. Les morts ont une fois de plus tort contre les vivants... Mais moi, qui n'avais rien oubli� de mon amie disparue, cette rencontre me donna une sorte de haine instinctive contre la petite �milie. J'avais vu autrefois un angora tr�s sauvage que nous avions chez nous, et qui vivait presque toujours sur les toits et dans le jardin, rentrer � l'heure de son repas et se trouver face � face avec un chien re�u par mon p�re le matin m�me. Le chat �tait demeur� sur l'appui de la fen�tre, fixant cet h�te inconnu, n'osant pas affronter l'approche de cette boule de poils noirs, aboyante et turbulente. Pendant quatre jours nous avions pu l'apercevoir ainsi, immobile, ayant dans ses prunelles vertes une sorte de stupeur anxieuse. Puis il avait disparu pour ne plus revenir. Une rancune toute pareille et tout animale s'agitait en moi, qui justifierait seule le vilain tour que j'ai jou� � cette grosse fille, aussi maladroite, lourde et grossi�re qu'Aline �tait gracieuse et jolie. Mais, non. Ce fut mieux que la malice qui me fit agir, ce fut une pi�t� presque ridicule dans sa forme et pourtant touchante quand j'y songe, et que je ne peux pas regretter. Il y avait donc trois ans qu'Aline �tait morte, mais quoique ce f�t l'anniversaire de cette mort, je ne m'en souvenais gu�re par cette apr�s-midi-l�. Un tapis de neige couvrait le jardin, et un de mes camarades �tait venu me rendre visite par cette veille de No�l, pour organiser dans la principale all�e une longue glissoire. C'�tait l� notre divertissement favori, et la duret� des hivers de ce pays lui �tait si propice que nous y excellions. Nous voici donc, sous un ciel tr�s pur, mon camarade et moi, nous �lan�ant l'un derri�re l'autre, tant�t tout droits et les pieds unis, tant�t � croupetons et sur un seul pied, une jambe tendue, et tombant, et nous culbutant, et criant, et riant. Il se trouva qu'au plus fort de notre tapage, �milie rentra de la promenade. Nos exclamations l'attir�rent, et nous la v�mes s'arr�ter une minute sous la vo�te qui donnait sur le jardin, accompagn�e de sa bonne. Elle tenait dans ses bras cette poup�e, objet de ma profonde col�re contre elle. Je n'aurais pas �t� le malicieux garnement que j'�tais alors, si je n'avais pas redoubl� de cris, de rires et de folie en me livrant sous ses yeux � un amusement qu'elle ne pouvait pas partager. L'envie chez la petite fille devint trop forte. Tout d'un coup et sans que sa bonne e�t pu la pr�venir, elle pose sa poup�e contre un des battants de la porte, et elle s'�lance. Le pied lui manque sur la neige. Elle tombe. Sa bonne la rattrape. �milie, toute confuse de sa chute et de son manteau mouill�, se met � sangloter. La bonne la gourmande, et, lui prenant la main, l'entra�ne pour la changer. Elles disparaissent, oubliant toutes deux la poup�e qui continue de sourire avec sa bouche rouge et ses yeux bleus, le long de la porte coch�re, comme autrefois quand Aline la menait l� pour lui faire prendre l'air,--comme aussi au pied du lit de la pauvre morte. * * * * * Comment l'id�e de voler cette poup�e qu'Aline avait tant aim�e me vint-elle � l'esprit subitement, moi qui, cinq minutes plus t�t, n'avais rien en t�te que la folie de la glissade? Encore une question que je livre aux psychologues de l'enfance. Toujours est-il que d'avoir cette id�e et de l'ex�cuter ne dura certainement pas cinq minutes. Ce fut une de ces tentations rapides � la fois et irr�sistibles, comme je me rappelle en avoir eu quelques-unes dans ma vie d'�colier: le bond subit du sauvage sur son ennemi, ou de l'animal sur sa proie. Je l'accomplis, ce vol, si soudainement con�u, avec la simplicit� de ruse que d�ploient en effet les sauvages et les animaux. Je profitai d'une seconde o� mon camarade me tournait le dos et frappait ses galoches contre un tronc d'arbre afin de faire tomber la neige amass�e entre le talon et la semelle de bois. Je saisis �Marie� � la place o� elle gisait, et, tout en courant pour remonter vers la t�te de la glissoire, je la jetai dans un hangar ouvert qui se trouvait l�, au risque qu'elle cass�t son joli visage de porcelaine sur les b�ches amass�es. Je la vis d�gringoler sur le bois et rouler dans une brouette plac�e aupr�s des b�ches. J'avais pouss� en la lan�ant un cri si per�ant qu'il couvrit le bruit de l'objet cognant les b�ches et que mon camarade ne put rien deviner de la coupable action que je venais de commettre. Et nous voici de nouveau nous poursuivant, glissant et gaminant � qui mieux mieux, quand la bonne d'�milie repara�t sous la vo�te de la porte. Elle regarde � droite, elle regarde � gauche. Elle manifeste son �tonnement, regarde � gauche, regarde � droite, puis sous la vo�te m�me, puis dans le jardin. --�Vous n'avez pas vu la poup�e de Mlle �milie?� demande-t-elle. J'eus cette chance qu'elle s'adress�t � mon camarade, qui lui r�pondit avec cette bonne foi d'innocence si difficile � simuler pour certains enfants. --�Une poup�e? Mais non.� --�Elle m'a dit qu'elle l'avait pos�e l� quand elle a voulu glisser,� fit la bonne. --�Ce n'est pas possible,� r�pondit l'autre; �nous n'avons pas quitt� cette place une minute, n'est-ce pas?� insista-t-il en s'adressant � moi. --�Pas une minute,� r�pliquai-je en m'approchant. Je devais �tre bien rouge, mais l'air �tait si vif et nous avions tant couru! --�Voil� qui est bien extraordinaire,� reprit la bonne, �o� peut-elle l'avoir laiss�e?... Ah! elle va en recevoir un galop...� Je n'�tais pourtant pas m�chant, mais l'id�e qu'�milie, outre le chagrin d'avoir perdu sa poup�e, allait subir une verte semonce, bien loin de me donner le moindre remords, me combla de la joie la plus d�licieuse. Cette joie e�t �t� enti�re, si, aussit�t rentr� dans l'appartement, je n'avais �t� oblig� de me demander ce que j'allais faire pour emp�cher qu'on ne retrouv�t jamais �Marie.� Cette pr�occupation dura tout le soir et toute la nuit. Ni l'oie aux marrons traditionnellement servie sur la table, ni l'arbre de No�l pr�par� chez le camarade qui �tait venu jouer dans l'apr�s-midi, ni le cadeau que j'y re�us, ni le retour tardif par les rues de la ville, blanches, sous la lune, d'une f�erique blancheur de neige, ni le projet arr�t� d'une partie, le lendemain, du c�t� d'un �tang gel� o� nous esp�rions patiner; rien, en un mot, ne parvint � me distraire de cette pens�e fixe: �Pourvu que la poup�e n'ait pas �t� d�couverte ce soir! Pourvu qu'elle ne le soit pas demain matin!...� Ce fut surtout couch� dans mon lit que ce souci devint cuisant jusqu'� la douleur. Toutes les sensations de r�pugnance que m'avait donn�es le second mariage du p�re d'Aline se mirent � revivre, m�l�es aux sentiments tendres qui me venaient pour elle. La chambre aujourd'hui profan�e par le pr�sence de l'intruse se repr�senta devant mes yeux, telle que je l'avais connue. L'esp�ce d'hallucination, dont je parlais en commen�ant ce r�cit de ma plus lointaine amiti� d'enfance, se reproduisit avec une force extraordinaire... Ma petite amie reparut, avec ses sourires, ses p�leurs, ses gestes gr�les, et tous les vieux objets dont elle �tait comme la vigilante et douce gardienne. Dans le m�me �clair d'impression, je vis l'autre s'emparant du lit o� Aline avait rendu l'�me, maniant de ses vilains doigts malpropres les reliures de soie pass�e, salissant de ses souliers aux talons tourn�s,--j'avais remarqu� d'elle m�me cela,--le tapis sur lequel nous disposions les friandises de nos d�nettes, volant Aline,--car, pour mon coeur d'enfant, c'�tait un vol que cette possession des jouets de ma petite morte. Morte! Je me r�p�tais ce mot machinalement et je voyais la tombe, autrefois par�e de si fra�ches fleurs, maintenant � peine soign�e, que j'avais visit�e le premier novembre de cette m�me ann�e, avec l'ange de pl�tre agenouill� que l'on ne renouvelait plus et � qui manquaient les mains. J'�tais trop pieux � cette �poque pour n'�tre pas certain que la disparue habitait au ciel, comme elle l'avait dit, avec sa m�re et d'autres anges, de vrais, ceux-l�, qui portaient des lis dans des doigts imbrisables et faits de pure lumi�re. Pourtant mon imagination se figurait le pauvre petit corps, couch� dans la terre, tel que je lui avais dit adieu dans la chambre parfum�e de lilas blanc. Une horrible impression de solitude me poignait l'�me. Je me souvenais du voeu que l'enfant avait formul�, de ce d�sir d'emporter �sa fille� avec elle, l�-bas. Ah! que j'aurais voulu aller au cimeti�re avec la poup�e que j'avais reprise, donner de l'argent au fossoyeur, et que �Marie� repos�t aupr�s d'Aline,--pour toujours! * * * * * ...Le lendemain matin, vers les dix heures, si quelqu'un �tait venu dans le jardin d�sert et dans le coin le plus recul�, il aurait vu, au pied du seringa, maintenant tout noir et nu, un jeune gar�on en tunique de coll�gien creuser la terre h�tivement avec une b�che. Une vo�te de brouillard pesait sur la ville, un brouillard noir, o� le soleil rouge vacillait, pareil � une boule de feu rong�e par les t�n�bres. La neige couvrait au loin les toits. Dans la maison chacun vaquait sans doute aux pr�paratifs du d�ner. Beaucoup de personnes �taient � la grand'messe. De son pied maladroit le gar�on appuyait sur le fer de la b�che, puis il d�posait soigneusement la terre brune en un tas, afin que le d�g�t de son travail f�t moins visible. Il regardait parfois le ciel mena�ant pour y chercher la promesse d'une nouvelle tomb�e de cette neige, qui e�t encore mieux effac� toutes les traces. Pr�s de ce gar�on une forme d'un enfant plus petit �tait �tendue, mais au premier regard on e�t reconnu que cette forme �tait simplement celle d'une poup�e coiff�e d'une toque, les mains pass�es encore dans un manchon microscopique attach� � son cou. Cette poup�e semblait avoir �t� �l�gante autrefois, puis tr�s mal soign�e, � voir les d�chirures de sa robe, la nudit� d'un de ses pieds priv� de son soulier, les �raflures de son visage de porcelaine. Un sourire immobile flottait pourtant sur sa bouche rest�e rouge et dans ses yeux de verre. Et voici que lentement, doucement, de la vo�te fun�bre du ciel, des �toiles de neige commenc�rent de tomber. Le jeune gar�on regarda de nouveau le ciel avec une joie singuli�re. Le trou �tait assez grand maintenant, presque aussi profond que son bras. Il prit la poup�e, et par un geste enfantin il mit sur sa froide joue de porcelaine un baiser, un autre sur la soie blonde et souple des cheveux, puis il coucha soigneusement ce corps dans la terre, comme si c'e�t �t� la d�pouille d'un �tre ayant eu une �me. Il se mit alors � combler cette fosse avec la h�te d'un coupable. Une fen�tre du second �tage s'�tait ouverte l�-bas, dans la maison, au fond du jardin. Une voix avait cri� le nom de Claude et ajout�: �Il faut rentrer.�--�Me voici,� cria le jeune gar�on en reportant la b�che le long du mur, et, la tunique d�j� toute blanche de neige, il courut, courut joyeusement vers la voix qui l'appelait. --�Qu'as-tu fait?...� lui dit la m�me voix du haut de la fen�tre. --�J'ai pr�par� une belle glissoire pour demain,� r�pondit-il, et c'�tait un mensonge par-dessus un vol.--Et pourtant, lorsqu'il se confessa quelques jours plus tard avec tous les scrupules d'une ferveur pr�coce, le jeune gar�on ne put jamais, jamais se repentir d'avoir d�rob�, pour l'ensevelir ainsi, par ce matin de No�l, dans la paisible terre, sous la paisible neige, la fille aux yeux bleus, aux joues roses, aux cheveux blonds, de sa premi�re amie. _Paris, d�cembre 1888._ VII Inconnue _A MAURICE FERRARI._ _INCONNUE_ J'avais d�n� ce soir-l� au cabaret, en compagnie d'une dizaine d'artistes et d'�crivains,--vous savez, un de ces d�ners mensuels comme Paris en compte un grand nombre. Celui-ci avait �t� charmant de verve cordiale et d'anecdotes sans fiel. Lorsque des hommes de talent sont ainsi r�unis et que leurs amours-propres consentent � d�sarmer, rien de plus exquis que la causerie, surtout si l'assembl�e ne compte pas trop de ces preneurs de notes, bourreaux odieux de toute intimit�. Une pi�ce de Shakespeare, r�cemment adapt�e pour l'Od�on et qui roule sur une ressemblance absolue entre deux personnes, nous avait conduits � parler de ce ph�nom�ne, surprenant quelquefois jusqu'au fantastique: l'identit� des physionomies entre deux �tres qui ne se sont jamais vus, qui n'ont aucun lien de race et qui pourtant sont �videmment le m�me �tre, allant et venant sous des formes pareilles, avec un caract�re pareil et quelquefois une destin�e pareille. Le d�ner s'�tant prolong� assez tard, je me trouvais, vers minuit, revenir du c�t� du faubourg Saint-Germain ou j'habite, avec un de mes confr�res, aujourd'hui, h�las! enferm� dans une maison de fous, et qui, d�s lors, inqui�tait ma sympathie par la bizarrerie de ses allures. A quoi bon imprimer ici son nom et insister sur une infortune dont les journaux n'ont que trop parl�? J'avais remarqu�, pendant le d�ner, que notre conversation l'int�ressait passionn�ment et l'�nervait tout ensemble. Il avait gard� le silence, et son visage, us� par vingt-cinq ans de vie litt�raire, tout maigri et tir�, me paraissait plus crisp� encore tandis que nous marchions c�te � c�te. Je l'en taquinais, selon mon habitude, avec amiti�. J'avais pour lui cette affection particuli�re qu'un auteur �prouve pour un critique par lequel il a �t� une fois parfaitement compris. Fut-ce la visible sympathie de cette taquinerie, ou bien �touffait-il de sensations contenues? Toujours est-il qu'entre la rue de la Paix et celle de Bellechasse, � travers la place Vend�me d�serte, puis dans la rue solitaire des Tuileries et enfin le long de cette admirable ruine de la Cour des Comptes qu'�clairait une froide et blanche lune d'hiver, il me raconta, lui aussi, une histoire de ressemblance. Elle me frappa beaucoup sur le moment, peut-�tre � cause de l'�motion du conteur qui contrastait avec ses habitudes de persiflante ironie. Mon Dieu! comme les jours vont et passent! Je trouve sur mon journal, en t�te de cette confidence transcrite le soir m�me, la date du 25 novembre 1883. Il n'y a pas quatre ans! Sur les dix convives, deux sont morts, et celui qui me parlait dans la nuit, avec un accent voil�, presque tremblant de larmes cach�es, ne vaudrait-il pas mieux qu'il e�t, lui aussi, sombr� tout entier que de se survivre, comme il fait? * * * * * �Vous avez vu juste,� me disait-il, �cette causerie m'attristait d�mesur�ment. Elle me rappelait une aventure..., puis-je appeler cela une aventure?... enfin une �motion d'un ordre trop intime pour la mettre l�, sur cette table, entre les bouteilles de liqueurs, les tasses de caf� et les bo�tes � cigares... Ah! mon ami...,�--et il me serra le bras fortement,--�si vous aimez et que vous soyez aim�, oui, croyez-m'en, moi qui ai quinze ans de plus que vous et des cheveux gris, ne refusez jamais, jamais un rendez-vous � la femme qui vous aime et que vous aimez. O� qu'elle vous demande d'aller, et quand vous devriez quitter pour cela et travaux, et devoirs, et famille, et n'importe quoi, allez-y, courez-y par-dessus toute votre vie actuelle. Entendez-moi bien: on retrouve tout, on refait tout; position, fortune, amiti�s, il n'y a rien qui ne se r�pare avec de l'�nergie et un peu de chance, mais un vrai rendez-vous d'amour, o� le retrouver quand on l'a manqu�?... �Vous souvenez-vous,� continua-t-il avec plus de calme, �que j'�tais � Venise, il y a deux ans?... Mais oui, vous m'y avez �crit pour me demander un renseignement sur le _Cima_ du _San Giorgio in Bragora_, et, je ne vous ai pas r�pondu. Vous m'avez cru sans doute en proie � la molle et ti�de r�verie qui flotte dans l'air de cette ville o� l'on n'entend d'autre bruit que le d�chirement de l'eau sous la rame et le claquement sur les pav�s des souliers sans talon o� tourne le pied des femmes, et un peu de musique au centre de cette merveilleuse place encadr�e d'arcades... Je r�vais, en effet, � Venise, mais pas comme vous pensiez. J'avais d'autres fant�mes � �voquer sur la fr�missante lagune que ceux des femmes de Palma et des seigneurs de Bonifazio. Seulement vous ne pouviez pas le savoir, ni vous ni personne. Il aurait fallu conna�tre ma vie et le secret de ma premi�re jeunesse. Ce que je venais chercher � Venise en 1881, c'�tait un souvenir de 1860. Vous �tiez au coll�ge alors, en huiti�me ou en septi�me, n'est-ce pas? Et moi, j'avais vingt-cinq ans, et je ramais d�j� sur la gal�re o� vous ramerez encore, quand je me reposerai pour toujours. J'�tais d�j� l'homme que vous connaissez, et j'avais mon m�tier d'�crivain dans une horreur �gale � celle qu'il m'inspire aujourd'hui, mais les hasards d'un premier succ�s remport� au th��tre � l'�ge o� l'on d�pose timidement des manuscrits chez les concierges avaient d�cid� de ma carri�re... Quel singulier et paradoxal personnage que ce hasard! Il y a des gens qu'il comble de ses gr�ces sur la fin apr�s les avoir tortur�s toute leur existence durant; moi, ce fut le contraire. En m�me temps que je voyais mon petit acte jou� sur la sc�ne des Fran�ais parmi des acclamations, je rencontrais une ma�tresse unique, la seule qui m'ait laiss� dans le coeur ce je ne sais quoi d'infiniment doux qui devrait du moins survivre aux baisers. Mais non, ce qui survit d'ordinaire, c'est le d�go�t et c'est la haine. Toutes mes amours ont �t� depuis d'affreuses agonies autour d'un sexe. On m'a fait du mal et j'ai fait du mal. Mes ma�tresses m'ont trahi et je les ai brutalis�es. Mais celle-l�, celle de ma vingt-cinqui�me ann�e!... Voyez, je ne peux m�me pas prononcer son nom. Je fondrais en larmes devant vous, l�, sottement... C'�tait une femme � peine plus �g�e que moi, toute mince, avec une p�leur attendrissante et des yeux bruns dont le regard me fait encore chaud, quand j'y pense, � une place myst�rieuse de mon coeur. Elle m'aimait. Comment? Pourquoi? Ah! romancier d'analyse que vous �tes, je vous r�pondrai comme votre cher Hamlet, demandez pourquoi cette lune brille, pourquoi il y a des astres l�-haut, une pens�e dans votre cerveau, une vie de l'homme et une vie de choses; mais ne demandez pas pourquoi l'on aime. On aime parce que l'on aime, et c'est � se mettre � genoux devant un coeur qui sait aimer, comme devant la seule r�v�lation de Dieu qu'il y ait au monde...� * * * * * Je le regardais parler avec une curiosit� qu'il devina plut�t qu'il ne la vit, car, lui, ne me regardait pas; il reprit: �Pardonnez-moi cette sortie sentimentale, j'en reviens au fait. J'avais rencontr� ma ma�tresse dans des circonstances dont je vous �pargne le d�tail. Il me ferait mal � vous raconter, et cela n'a pas d'int�r�t pour mon histoire. Je vous dirai seulement que cette femme �tait mari�e et que les hasards m'avaient �pargn� cet odieux supplice de conna�tre le mari, qui conduit un amant aux pires jalousies, ou � d'abaissantes, � de d�gradantes intimit�s. Elle �tait Parisienne et appartenait � cette bourgeoisie riche dans laquelle les servitudes du m�nage n'absorbent pas l'existence des femmes. Je vous donnerai une id�e de sa d�licatesse de coeur quand je vous aurai r�v�l� qu'elle ne chercha jamais � m'attirer chez elle, et une id�e de sa passion par ce simple fait qu'elle trouva, pendant les dix-huit mois que nous nous aim�mes, une heure chaque jour � me donner, tant�t le matin, tant�t l'apr�s-midi, quelquefois le soir. Quelque temps qu'il f�t et quelles qu'eussent pu �tre les difficult�s de cette absence quotidienne, je la voyais arriver � la minute dite, avec son visage �clair� de tendresse, avec ses yeux qui me donnaient tout son coeur � chaque regard. Quand je la trouvais p�lie et que ses joues trop minces, ses yeux trop grands, une toux qu'elle avait, quelquefois me faisaient peur, elle me fermait la bouche avec sa main que je sentais fi�vreuse, et elle me disait: �Je te vois si peu et je t'aime tant, c'est tout mon mal...� Et nous nous taisions parce que nous savions tous deux qu'elle ne pouvait pas s'en aller avec moi � cause de sa m�re, qui n'avait plus qu'elle au monde et qui en serait morte. Dans ces silences-l�, je sentais ce que cette cr�ature �tait pour moi et ce que j'�tais pour elle. Je ne peux pas vous expliquer avec des mots l'esp�ce de trop-plein d'�motion qui nous enveloppait, nous noyait tous les deux. Et elle parlait alors pour que je ne roulasse point dans le gouffre d'une tristesse trop profonde, d'une voix qui venait de si loin, de si loin dans son coeur. Non, il ne faut pas aimer et �tre aim� ainsi. On ne peut plus supporter la vie! �Cette existence de f�licit� divine fut interrompue par un de ces �v�nements si simples que l'on devrait toujours s'y attendre. Avez-vous observ� que d'ailleurs la prudence humaine pr�voit tout, except� ces �v�nements simples, les seuls qui arrivent? Ma ma�tresse prit froid en sortant d'un bal; elle dut se mettre au lit, et les m�decins ordonn�rent pour elle un s�jour du c�t� du soleil. Il fut arr�t� qu'elle ferait avec son mari un voyage en Italie. C'�tait une cruelle s�paration de trois mois; nous nous d�mes cependant adieu assez courageusement, quoique la correspondance f�t plus difficile que ne l'e�t souhait� notre passion, mais nous �tions si s�rs l'un de l'autre! J'avais une foi si profonde dans ce tendre coeur, et elle connaissait si bien mon amour! Et puis nous domptions tous les deux notre tristesse par piti� l'un de l'autre. Elle partit, et comme elle �tait venue chez moi chaque jour, elle trouva le moyen de m'�crire chaque jour aussi, me racontant son voyage de G�nes � Pise, puis � Rome, puis � Naples, en cherchant � faire de ce voyage m�me quelque chose qui la rapproch�t de moi davantage encore. Elle ne savait de l'histoire de l'art que les faibles �l�ments enseign�s autrefois dans son cours de jeune fille, mais, pour me plaire, elle s'appliquait � voir de chaque ville ce que mes sens d'�crivain moderne, �veill�s par de continuelles visites au Louvre, en auraient go�t�. Toutes ses lettres avaient ainsi le charme d'impressions d'art auxquelles sa pens�e m'associait sans cesse, et toutes renfermaient une tendre sollicitude pour mon travail, me suppliant de lui montrer, par l'ach�vement du livre sur lequel je peinais alors, qu'elle exer�ait sur moi une heureuse influence. Qu'elles m'�taient bienfaisantes et douces, ces lettres!... Elles m'arrivaient le matin. Ma femme de m�nage m'apportait mon courrier, et rien qu'au toucher, par-dessus les journaux et parmi les autres missives, je reconnaissais la petite enveloppe carr�e dont le d�licat parfum m'accompagnait ensuite toute la journ�e; car, dans les scrupules de ma pi�t� amoureuse, j'emportais sur moi chaque lettre jusqu'� ce qu'une nouvelle v�nt remplacer l'ancienne. C'�tait une joie si intime, si profonde que d'aller ainsi � mes travaux. Je montais des escaliers de directeurs de th��tre, je m'asseyais dans des bureaux de r�daction, j'entrais dans des caf�s avec des confr�res. Que m'importaient les vilenies du m�tier, les �pigrammes des conversations, les �pret�s des concurrences? Ma lettre �tait avec moi et mon cher secret!... �Vous qui pr�tendez conna�tre le coeur humain, expliquez-moi comment j'ai pu, attach� ainsi � cette femme par les fibres les plus tendres de mon coeur, oui, comment j'ai pu refuser d'accomplir la seule action qu'elle m'ait demand�e non pas pour moi, mais pour elle, et dans une lettre dat�e justement de Venise?... Elle devait rentrer en France dans deux semaines, et son mari l'ayant quitt�e pour revenir un peu � l'avance, voici qu'elle m'�crivit une lettre aussi passionn�e celle-l� et folle que les autres �taient caressantes et douces, une lettre, dans laquelle, avec des phrases br�lantes et comme l'amour en trouve dans ses �garements, elle me conjurait de tout quitter, d'accourir, de lui donner quelques jours de f�licit� compl�te dans cette ville dont elle adorait, me disait-elle, le silence infini et la morte torpeur. Elle m'expliquait o� je descendrais et comment je la verrais, qu'elle allait tout le jour en gondole tandis que sa femme de chambre restait � l'h�tel, que je n'eusse pas � craindre de la compromettre, et qu'elle m'attendait, dans les quarante-huit heures qui suivraient la r�ception de ces pages... Oui, expliquez-moi comment, assis � ma table, lisant et relisant cette lettre si d�raisonnable mais si aimante, je pus trouver dans ma r�flexion de quoi r�sister � l'entra�nement du coeur qui me poussait � prendre le train tout de suite, � partir, � me jeter � ses pieds, � lui dire: �Tu m'as demand�, me voici...� J'avais du travail � livrer, c'�tait vrai, un petit roman en cours de publication dans un journal, mais quoi? Si j'�tais tomb� soudain malade, il aurait bien fallu que le journal se content�t de l'informe brouillon jet� sur le papier et que je recopiais au fur et � mesure des besoins de la feuille. Ma bourse de jeune homme �tait peu garnie, mais quoi? Si j'avais perdu de l'argent au jeu, j'aurais trouv� � emprunter plus d'or qu'il ne m'en fallait pour ce voyage. Bien qu'elle pr�tend�t, ce n'�tait certes pas prudent de la rejoindre ainsi et nous pouvions avoir � nous en repentir, mais quoi? Ne s'exposait-elle pas davantage chaque fois qu'elle venait me rendre visite dans mon petit appartement du quatri�me, tout garni de fleurs pour la recevoir? Et cependant ce fut cet abject m�lange de prudence, d'�conomie et de raison qui l'emporta sur le d�sir de satisfaire son caprice. �Elle va revenir,� me dis-je, �et c'est trop fou,� et je lui r�pondis dans ce sens, multipliant les assurances de ma fid�le tendresse, lui expliquant moi-m�me les difficult�s de mon d�part; l'adjurant de h�ter son retour, mais enfin opposant un non � ce passionn� d�sir de m'avoir l�-bas qu'elle m'avait montr�... Je me souviens... Quand cette r�ponse fut envoy�e, j'en eus des remords. J'appr�hendais d'elle une plainte et des reproches. C'�tait mal conna�tre cette �me, cr��e pour le sublime de l'amour comme certains esprits d'hommes sont cr��s pour le sublime des id�es. Elle m'�crivit pour me donner raison, et elle revint... Mais, ce qu'elle m'avait cach�, ce que j'appris lorsqu'elle reparut dans ma chambre et que je la tins dans mes bras, c'est que son voyage, au lieu de la gu�rir, l'avait achev�e. Elle me revenait mourante. Ah! je sens encore le frisson de ses mains moites sur mon visage � la derni�re visite qu'elle eut encore la force de me faire, et j'entends sa voix me dire: �Mon Dieu! Mon Dieu!... Tu ne pouvais pas savoir, ce n'est pas ta faute... Pourquoi m'as-tu refus� cette derni�re joie?...� * * * * * �Comprenez-vous maintenant,� reprit-il apr�s un silence, �la sorte de m�lancolie dont je fus saisi en arrivant � Venise, vingt ans apr�s la mort de cette femme qui m'a trop aim�, comme elle me le disait encore, puisqu'elle m'a pour toujours rendu incapable d'�tre heureux par un autre amour? Cette m�lancolie, je savais bien que je la trouverais l� sur le bord de cette lagune o� elle avait r�v� d'errer avec moi, mais je me croyais plus fort contre elle, gr�ce � ces vingt ans. Pensez-y donc, vingt ans de copie et de boulevard!... Il faut croire que l'on gu�rit de tout, except� du regret d'avoir �t� aim� comme cela et de ne l'�tre plus, car, � mesure que j'approchais de cette ville, ou elle m'avait appel� de son appel d�chirant de mourante sans que je l'eusse compris, je commen�ai d'�tre la proie d'une esp�ce d'hallucination intime qui me repr�senta, jusqu'� la douleur, les sentiments que j'aurais eus, si j'avais fait cette route vingt ans plus t�t. Le train glissait sur la mince bande de terre que l'eau assi�ge des deux c�t�s. Elle frissonnait, cette eau sombre, dans le cr�puscule, tandis que l'azur du ciel se fon�ait l�-haut et qu'au bord de l'horizon s'�talait la ligne d'or du soleil couchant. Que cette agonie de la lumi�re m'�tait lugubre! Qu'elle m'e�t �t� douce si j'avais pens� que dans quelques heures je serais aupr�s de mon unique amour! Je m'�tais bien promis, pour ne pas enfoncer encore le couteau dans la plaie, de ne pas descendre � l'h�tel o� elle �tait descendue. Ce fut pourtant le nom de cet h�tel que je criai au gondolier, � peine sorti de wagon, par un instinct de passion plus fort que mon bon sens. Et quand je fus install� dans cet h�tel, qui sait? peut-�tre dans la chambre d'o� elle m'avait �crit cette lettre de rendez-vous; quand je me fus mis � la fen�tre et quand je vis le divin paysage d'eau silencieuse, de clochers muets, de ciel sombre et de larges �toiles, il me sembla que le temps s'abolissait, que mon coeur d'autrefois se remettait � battre en moi, que je n'avais jamais cess� d'aimer cet �tre si doux, si tendre, que j'�tais arriv� au rendez-vous, qu'elle allait ouvrir la porte close, que l'ardent soupir pouss� vers moi devant ce m�me horizon n'avait pas pu �tre jet� en vain. Comme on reste jeune pour regretter, m�me quand on est devenu trop vieux pour esp�rer!... �Il �tait dit que, juste � cette place-l�, je me heurterais � cette ressemblance dont je voulais vous parler seulement... Puis, je me suis laiss� aller � me souvenir!... J'�tais donc, depuis plusieurs jours, dans cette Venise si propice au souvenir parce qu'elle est elle-m�me un souvenir, � chasser tour � tour et � rappeler l'image de la morte qui avait r�v� d'�tre aim�e l�, et d'y �tre aim�e par moi... Vous croyez peut-�tre que dans une telle disposition d'esprit je m'abstenais de toute relation capable de rompre la sorte d'enchantement r�trospectif dont m'enveloppait mon pass�? Ce serait mal conna�tre l'homme double que j'ai toujours �t�, que vous �tes, que nous sommes tous, mis�rables �crivains qui nous habituons si ais�ment � vivre d'un c�t�, � penser de l'autre. J'allais, je venais le long des quais suspendus sur l'eau verte des canaux, par les ruelles creus�es entre les files des maisons, sur les escaliers � bordure de marbre des petits ponts d'une arche, sur les places dall�es au centre desquelles se dresse la margelle sculpt�e d'un puits � cadenas, enfin � travers tout ce f�erique d�cor dont ma ma�tresse avait tant go�t� le charme ancien. Je pensais � elle,--et je portais mes lettres d'introduction, et je faisais des visites. Pourquoi? Oui, pourquoi encore, monsieur le psychologue?... Ce fut au cours d'une de ces visites, � la v�nitienne, le soir, apr�s neuf heures, que cette ressemblance extraordinaire vint donner � mon hallucination sentimentale comme une forme sensible, comme un corps... Une femme entra dans le salon o� je me trouvais, plut�t jolie que laide, mais sans rien qui p�t m'indiquer au premier regard l'�motion dont elle allait me frapper. Elle n'avait ni la p�leur fine, ni la bouche mince et souffrante, ni les yeux tendres, ces doux yeux toujours en d�tresse, de celle que j'avais tant aim�e; tout au plus �tait-elle svelte comme elle, avec cette silhouette aristocratique et d�licate que j'avais tant �voqu�e ces jours derniers. Mais je n'y pensai qu'� l'instant o� la nouvelle venue commen�a de parler. Aux premiers mots qu'elle pronon�a, je frissonnai. A la seconde phrase, mon coeur se prit � battre aussi fort que si un sortil�ge m'e�t tout d'un coup rendu mon amie de jadis. C'�tait la m�me voix, la m�me, mais � un degr� que je ne peux pas vous d�crire: le timbre, l'accent, la mani�re de chanter un peu avec quelque chose d'�touff� par moments et d'un peu sourd... En fermant les yeux et l'�coutant parler, j'aurais pu croire que la morte �tait l�, dans la chambre, qui causait... Je ne saurais vous expliquer la r�volution que cette voix, que ce spectre de voix, si je peux dire, fit dans mon coeur. J'aurais voulu pouvoir demander � cette jeune femme de prononcer certaines phrases, celles qui vibraient encore dans mon souvenir, cet: �Ah! mon Dieu!� soupir� lors du dernier rendez-vous, avec les pauvres et maigres mains errantes autour de mon visage. L'inconnue, qui ne le fut bient�t plus pour moi,--car on nous pr�senta l'un � l'autre,--suivait cependant une conversation du monde d'une parfaite insignifiance. C'�tait une comtesse autrichienne qui passait, comme je compris, une saison de plaisir � Venise, et pr�cis�ment dans le m�me h�tel que moi. Ce dernier d�tail fut la cause indirecte qui acheva de me jeter dans un �tat nerveux, tout voisin de la folie. Comme je manifestais la crainte de ne pas retrouver mon chemin � travers le lacis des ruelles et que je demandais que l'on me f�t chercher une gondole, la jeune comtesse m'offrit une place dans la sienne et j'acceptai. Je sais mon �ge et je ne dirai pas comme notre ami, le plus fou des vieux beaux de cette �poque: �Les femmes d'aujourd'hui sont si froides que vous pouvez les reconduire en fiacre � minuit sans qu'il vous arrive rien...� �Si vous n'�tes pas all� � Venise au printemps, vous ne pouvez pas m�me concevoir le charme de la nuit sur la lagune. La douceur morte des choses autour de vous, le glissement de la gondole sur l'eau sombre et souple, les masses des palais muets, la profondeur myst�rieuse du ciel, les passages tour � tour dans le clair de lune et dans l'ombre, les appels des bateliers � l'angle des canaux,--tout conspire � vous envelopper d'une r�verie que l'air, � la fois ti�de et frais, rend presque physique. La gondole glissait donc, et par la fen�tre ouverte de la petite cabine obscure je voyais cette eau, ces palais, ce ciel, et j'�coutais ma compagne parler. Sa voix,--la voix de l'autre, de mon ador� fant�me,--r�sonnait dans le silence de cette esp�ce de cercueil flottant. Je lui r�pondais juste ce qu'il fallait pour qu'elle ne se t�t point, et mon ancienne ma�tresse se faisait pr�sente � travers cette voix... Je me sentais, avec un m�lange de d�lice et de terreur, m'en aller de moi-m�me, de l'homme r�el et vivant que j'�tais, pour devenir celui d'autrefois... Non, elle n'�tait pas morte! C'�tait elle qui me parlait de sa voix si connue. Elle allait me dire une de ces phrases qui me faisaient tomber le coeur par terre, comme je le lui avais �crit un jour, de ces phrases qui posaient sur mon �me, comme je lui disais encore, une invisible bouche. Comme je comprenais qu'elle m'e�t appel� ici pour m'avoir � elle et pour �tre � moi, tout enti�re, au milieu de cet apaisement enchant� de toute la vie! Non, je ne lui avais pas refus� ce bonheur supr�me. J'�tais venu, j'avais tout laiss� pour entendre cette voix me dire un merci doux comme cette nuit, frais comme le murmure de cette eau, infini comme ce ciel... Et tandis que je perdais ainsi toute notion de l'heure o� nous �tions et de la femme avec qui je me trouvais, voil� que cette femme, apr�s quelques minutes de silence, et r�pondant sans doute � une pens�e qui venait de surgir en elle, pronon�a de cette m�me voix, vous entendez, de cette m�me voix, et avec le m�me accent, ces m�mes mots: �Ah! mon Dieu!...� * * * * * --�Et ensuite?...� lui demandai-je. --�Il n'y � pas d'ensuite,� r�pondit-il s�chement, comme si ma question avait tout � coup bris� son souvenir... �Elle pensait sans doute � quelque achat qu'elle n'avait pas fait, � quelque lettre en retard. Nous �tions arriv�s devant l'h�tel. Nous d�barqu�mes, et je vis s'avancer au-devant d'elle un jeune homme qui paraissait l'attendre dans le hall avec quelque inqui�tude. C'�tait son mari, � qui elle me pr�senta,--et qu'elle aimait, je le compris � l'accent qu'elle prit en lui parlant. A cette minute, l'identit� des deux voix �tait si compl�te, et en m�me temps les circonstances qui m'avaient permis un �clair d'illusion �taient si chang�es, que j'eus un r�veil subit et d�finitif de mon songe. La r�alit� m'apparut, et mon ridicule, et ma solitude... Quelle nuit je passai � pleurer les heures que j'aurais pu avoir avant sa mort avec la seule femme que j'eusse aim�e et qui m'e�t aim�!... Mais � quoi bon essayer de se faire comprendre d'un autre?... Personne ne comprend personne, puisqu'elle-m�me, elle, je ne l'ai pas comprise!...� * * * * * Il me dit adieu brusquement et je ne le retins pas. Je le regardai s'en aller avec sa taille un peu vo�t�e, le long de la rue de Varenne, toute d�serte...--et aujourd'hui je me demande si la folie, en l'enlevant aux mis�res de sa d�cadence morale et physique, ne lui a pas permis de revivre en pens�e avec cette femme dont il ne pouvait gu�rir. Cela ne vaut-il pas mieux que d'�crire une milli�me chronique ou un vingt-cinqui�me roman? _Venise, mai 1887._ VIII Autre Inconnue _A PAUL MARI�TON._ _AUTRE INCONNUE_ Le dernier mot de ce petit roman, pressenti, devin� plut�t qu'observ�, cr�� peut-�tre par ma fantaisie de songeur m�lancolique,--le saurai-je jamais? et que m'importe! Il m'arrive pourtant d'y penser parfois plus qu'aux �v�nements m�mes de ma propre vie, lorsque la saison est triste, comme maintenant, et lorsqu'il fait automne en nous et hors de nous, dans le ciel d'en haut et dans ce ciel intime de la r�verie qui a son azur, comme l'autre, et ses nuages... Je revois alors, aussi distinctement que si elle datait de la veille, la premi�re des trois rencontres qui servirent de canevas � mon imagination... Je me rendais en Allemagne, o� je devais entendre une suite d'op�ras de Richard Wagner; le temps ne me pressait pas et j'avais d�cid� de faire mon excursion par petites journ�es. Ma premi�re �tape �tait Nancy. Je voulais y voir le tableau de Delacroix qui repr�sente la mort du _T�m�raire_. Le tableau fut vite vu et le mus�e ensuite, et je traversai la jolie place garnie de grilles en fer dor�, avec ses palais, ses fontaines, sa statue, son silence heureux, afin d'entrer dans le vert jardin qui la termine et qui, par cette fin d'apr�s-midi, faisait une oasis de fra�cheur d�licieuse. Ce petit coin de parc �tait presque vide de promeneurs, mais quand une foule compacte se f�t press�e sous les grands arbres et le long des vertes pelouses, je n'en aurais pas moins remarqu�, je crois, les deux personnes dont je me souviens � l'heure pr�sente avec l'int�r�t poignant qui ne s'attache d'habitude qu'aux visages familiers. Ces deux visages, et l'un surtout, n'ont-ils point pass�, repass� cent fois dans la familiarit� de ma r�verie?... De ces deux personnes rencontr�es dans une des all�es de ce calme jardin, l'une �tait une femme et l'autre un jeune homme. La femme �tait brune, d�licate et gracieuse, avec une de ces toilettes de voyage qui attestent au premier coup d'oeil le rang social de celle qui poss�de ainsi le secret d'�tre jolie, m�me dans un miroir d'auberge,--quoiqu'en ait dit Alfred de Musset. Il y a un art de simplicit� raffin�e, qu'une grande dame saura seule pratiquer, tant qu'il y aura des bourgeoises et des grandes dames, c'est-�-dire toujours. Celle-ci portait un costume d'une �toffe anglaise � carreaux, avec une sorte de petit veston qui dessinait � peine sa taille, et une toque de la m�me nuance pos�e sur la masse serr�e de ses cheveux sombres. Son col droit, sa cravate longue, ses gants brod�s, ses minces souliers vernis achevaient de lui donner une physionomie un peu masculine, qui lui seyait d'autant mieux, qu'il se d�gageait un charme si f�minin de ses yeux et de son sourire. Ah! les beaux yeux et qui �taient � eux seuls le plus passionn�, le plus myst�rieux des romans! Ce sont ces yeux de femme aimante qui me firent malgr� moi suivre les deux promeneurs, ou plut�t la suivre. Ah! les yeux vivants, et dont je ne me rappelle plus la couleur, je n'ai vu d'eux que leur regard! Ils �taient noy�s d'une f�licit� qui rayonnait sur tout le visage et finissait de se montrer par un sourire d'une divine douceur, par un abandonnement de tout son �tre dans sa d�marche. Elle s'appuyait au bras de son compagnon, et on sentait que chaque mouvement qu'ils faisaient ensemble lui communiquait, � elle, une �motion tendre. Elle n'�tait plus une toute jeune femme, et, quoique sa beaut� f�t demeur�e enti�re, l'expression seule de ses traits suffisait � montrer une diff�rence de bien pr�s de dix ann�es entre elle et celui qu'elle semblait tant aimer, et il comptait d�j� vingt-cinq ans. Il �tait lui-m�me charmant � regarder, mince, un peu p�li, et comme reconnaissant d'�tre aim� ainsi. Ses gestes se faisaient doux, ses yeux r�pondaient aux yeux, son sourire r�pondait au sourire de son amie. Ils marchaient, et je les suivais, cherchant � deviner quel rendez-vous de myst�re les avait amen�s dans ce jardin provincial. Ils appartenaient visiblement � un monde combl�, � une vie opulente et sup�rieure. Ils n'�taient pas mari�s, la distance de leurs �ges l'indiquait trop bien. Au timbre de sa voix, entendue par intervalles, je l'aurais prise volontiers pour une Anglaise, mais comment juger de la nationalit� d'une femme de cet �ge-l�, lorsqu'elle fait partie de cette soci�t� europ�enne qui confond si bien les plus extr�mes diff�rences de races? Ils marchaient toujours, h�tant, retardant le pas, absorb�s dans leur causerie et ne remarquant pas l'innocent espion qui les suivait, et qui marchait � leur suite, s'assimilant en pens�e toute une existence de d�lices clandestines, enviant � ce jeune homme le sentiment qu'il inspirait, et plus encore � cette femme le sentiment qu'elle ressentait.--Qui n'a connu cette derni�re envie-l�, peut-�tre la seule qui soit tout � fait noble, celle d'une �motion si profonde qu'on se juge incapable de l'�prouver � ce degr�?... * * * * * Quatre ann�es s'�taient �coul�es depuis lors, quatre ann�es durant lesquelles j'avais regard� bien des physionomies humaines et particip� � la vie intime de bien des �mes, en proie � cette �trange curiosit� de la sensation d'autrui qui s'exalte avec le temps au lieu de s'apaiser. Ce soir-l� je me trouvais � Paris, assis dans un des fauteuils d'orchestre d'un th��tre de genre, et, durant l'entr'acte, je fouillais la salle du bout de ma lorgnette. On donnait la cinquanti�me repr�sentation d'une op�rette en vogue, et je ne rencontrais pas, dans cette salle d'�t�, une seule figure de moi connue sur laquelle je pusse mettre un nom et un caract�re... Et voici que ma lorgnette tomba sur une premi�re loge dans laquelle se tenaient un homme et une femme, seuls,--l'homme �g� d'environ cinquante ans, lourd, massif et de face brutale, mais la femme? O� donc avais-je vu ce profil qui s'appuyait maintenant sur une main gant�e? O�, ces beaux yeux? O�, cette chevelure? Mais la noire chevelure avait blanchi par touffes, mais une meurtrissure cernait les yeux, mais le noble profil gardait l'empreinte de soucis longuement support�s, et la bouche am�re ne devait plus s'�panouir souvent dans un sourire de f�licit�, comme jadis, lorsque le vert jardin de la vieille ville laissait passer l'amoureuse et son aim�. Oui, c'�tait bien elle, et malgr� le ravage des ann�es, malgr� l'expression de lassitude empreinte sur tous ses traits, je reconnus, sous le chapeau ferm�, le visage de femme que j'avais suivi d'un si complaisant regard, sous la toque de voyage de la m�me nuance que sa robe. Avec qui donc se trouvait-elle dans cette loge d'un petit th��tre o� elle serait venue deux mois plus t�t si elle avait �t� une Parisienne? Pas plus que je n'avais h�sit� l'autre fois � croire qu'elle se promenait au bras de son amant, je n'h�sitai � croire cette fois qu'elle �tait aupr�s de son mari. J'examinai cet homme avec une curiosit� singuli�re et sans ironie,--la sorte de comique propre � l'adult�re m'ayant toujours �chapp�.--Si c'�tait sa femme, � coup s�r, c'�tait une femme dont la pr�sence le laissait parfaitement calme et indiff�rent. Les deux coudes sur le rebord rouge de la loge, le torse moul� dans sa redingote, il lorgnait, lui aussi, la salle de temps � autre, formulait quelque observation, puis, pench� en arri�re, abandonn� sur son fauteuil, il b�illait sans se donner la peine de mettre devant sa bouche sa large et forte main. Comme personne ne vint dans la loge pendant les entr'actes, j'en conclus davantage encore qu'ils �taient �trangers, et comme cette femme �tait si triste, comme elle semblait si lass�e, si revenue de toute joie, elle que j'avais vue ravie et radieuse, je pensai involontairement au jeune homme qu'elle m'avait paru tant aimer. O� �tait-il? Que faisait-il? �tait-il mort, absent, infid�le? Y avait-il entre eux l'in�vitable s�paration du tombeau, ou bien celle de la volont�, plus cruellement in�vitable? Non, ce n'�tait pas elle qui l'avait quitt� la premi�re. Elle n'avait, h�las! ni l'�ge, ni surtout l'�me des abandons. Ses yeux mentaient merveilleusement si elle n'�tait pas constante et s�re, et je me pris � revenir sur le roman esquiss� jadis par ma fantaisie. J'en arrivais aux derniers chapitres, ceux de la rupture, o� tout ce qui fut la joie du coeur en devient le martyre. Je devinais cette p�riode affreuse o� la ma�tresse esp�re tour � tour et d�sesp�re, o� l'amant ne sait ni avouer ni cacher la m�tamorphose de sa tendresse. Benjamin Constant a fait _Adolphe_ avec l'histoire d'une de ces agonies. L'Ell�nore de son terrible roman a deux bonheurs dans son d�sespoir: elle est libre de se livrer � ce d�sespoir et elle peut en mourir, tandis que les Ell�nore du monde continuent de vivre et doivent s'habiller, sortir, aller au bal, au th��tre, en visite,--avec leur d�mon dans le coeur!... * * * * * L'observation a ses heureux et ses mauvais hasards,--plus souvent d'heureux, car celui qui tient toujours ses yeux ouverts, recueille toutes sortes de d�tails invisibles � la plupart des passants de la vie, si pareils aux passants de la rue, par leur indiff�rence et leur incuriosit�. En aurai-je, moi, perdu des heures, assis � une table de restaurant, enfonc� dans un coin de wagon, debout sur un trottoir de rue, partout enfin o� l'animal humain se laisse voir, en aurai-je perdu des heures, � d�chiffrer de mon mieux le caract�re et la destin�e de cr�atures dont je ne savais rien, sinon l'afflux de leur sang sur leurs joues, le pli de leurs l�vres dans le sourire et de leurs paupi�res dans le clignement, le son de leur voix, leur geste, leur costume?... Perdu? Quelquefois oui, quelquefois non, et, � coup s�r, je fus inspir� de mon bon g�nie lorsque, voici trois mois, je me mis � me promener sur le paquebot qui va de Boulogne � Folkestone, au lieu de contempler la mer. Elle �tait pourtant d'un bleu divin, cette mer adoucie, de ce bleu sombre et tendre qu'elle a dans ses beaux jours, et qui contraste avec le bleu tendre aussi, mais tout clair, du ciel. J'allais en Angleterre, et d�j� ce pont de bateau me procurait un avant-go�t des gares de Londres, gr�ce � la singularit� des toilettes, gr�ce au teint pourpr� de quelques-uns d'entre les passagers. Par combien de verres de porto certains sujets de Sa Majest� Britannique ont-ils d� acqu�rir cette rouge ardeur de tout leur visage? Ce fut justement � c�t� d'un de ces gentlemen qui ressemblent � la statue vivante et allante de l'apoplexie, que mon regard rencontra,--et du premier coup je le reconnus,--le jeune homme du parc de Nancy, l'ami ancien de la douloureuse �trang�re aper�ue au th��tre l'autre soir. Il avait � peine chang�. Sa moustache s'�tait un peu �paissie. Il conservait la m�me �l�gance de mani�re et d'attitude, mais les yeux, les beaux yeux noy�s de la promeneuse du jardin si vert, n'�taient plus l� pour l'envelopper de leur caresse continue. Une femme se tenait pourtant aupr�s de lui, toute jeune, blonde et jolie, mais de cette joliesse qui r�sulte de l'�ge et sous laquelle transpara�t d�j� la s�cheresse future et la duret� du masque. Ses yeux �taient bleus, mais si les yeux bleus sont les plus tendres, ils sont aussi les plus froids, et les siens �taient glac�s. L'ond�e lumineuse de l'�motion intime passerait-elle jamais dans ces prunelles?... Pour l'instant, et ces yeux et la jeune femme demeuraient insensibles � l'attention du jeune homme, qui, visiblement, �tait tr�s �pris de sa compagne. Il lui parlait avec un souci de lui plaire qui la faisait se d�tourner � peine et r�pondre du bout de ses l�vres minces, destin�es � �tre un jour des l�vres si s�ches et si pinc�es. �tait-elle sa ma�tresse? �tait-elle sa femme? Je penchai pour la derni�re hypoth�se, � cause de l'air de parfaite convenance qui se d�gageait de toute sa personne, habill�e �videmment par un couturier � la mode, mais sans ce rien de personnel que l'autre, la promeneuse de Nancy, poss�dait jusque dans ses moindres gestes. C'est d'elle, en effet, que je me souvenais, et j'�piais sur le visage du jeune homme inconnu un passage triste, un regret, une m�lancolie. Je savais, moi, quoique je ne pusse dire ni son nom, ni son histoire, ni m�me sa patrie, qu'il avait �t� aim�, qu'il ne l'�tait plus. Mais lui, ne semblait pas se douter qu'il e�t connu des heures plus douces. Apr�s tout, s'il aimait, comme il semblait le faire, cette froide et jolie enfant, n'�tait-il pas plus heureux pr�s d'elle qu'il ne l'avait �t� pr�s de l'autre, puisque de cette autre il �tait aim� plus qu'il ne l'aimait?... Et c'est � cette derni�re que je ne peux m'emp�cher de songer toujours par ces apr�s-midi voil�es de la mort de l'ann�e. Ah! que je voudrais encore une fois me rencontrer sur son passage et recevoir d'elle une confidence qu'elle n'a jamais pu faire, sans doute, et que j'accueillerais avec une �motion si douce, avec une piti� presque religieuse! Mais cette confidence, je ne l'aurai pas, et je continuerai longtemps � me sentir l'ami inconnu d'une douleur que j'aurais comprise, consol�e peut-�tre, l'ami inconnu d'une amie inconnue et qui l'ignorera toujours. _Paris, novembre 1885._ TABLE I. GLADYS HARVEY 1 II. MADAME BRESSUIRE 61 III. LA COMTESSE DE CANDALE 143 IV. LA SENORITA ROSARIO 167 V. CLAIRE 191 VI. TROIS PETITES FILLES 215 I. Simone 217 II. Lucie 235 III. Aline 261 VII. INCONNUE 293 VIII. AUTRE INCONNUE 317 * * * * * _Achev� d'imprimer_ le seize f�vrier mil huit cent quatre-vingt-neuf PAR ALPHONSE LEMERRE (Aug. Springer, _conducteur_) 25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25 _A PARIS_ End of the Project Gutenberg EBook of Pastels, by Paul Bourget *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PASTELS *** ***** This file should be named 37468-8.txt or 37468-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/7/4/6/37468/ Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.