The Project Gutenberg EBook of Pr�faces et manifestes litt�raires, by 
Edmond de  Goncourt and Jules de Goncourt

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Title: Pr�faces et manifestes litt�raires

Author: Edmond de  Goncourt
        Jules de Goncourt

Release Date: August 12, 2011 [EBook #37051]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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PR�FACES ET MANIFESTES LITT�RAIRES

PAR

EDMOND ET JULES DE GONCOURT

PARIS

G. CHARPENTIER ET Cie, �DITEURS

1888




TABLE DES MATI�RES


ROMANS ET NOUVELLES

En 18..

Charles Demailly

Ren�e Mauperin

Germinie Lacerteux

La Fille �lisa

Les Fr�res Zemganno

La Faustin

Ch�rie

Quelques Cr�atures de ce temps


TH��TRE

Henriette Mar�chal

La Patrie en danger

Th��tre: Henriette Mar�chal.--La Patrie en danger


AUTOBIOGRAPHIE

Journal des Goncourt


HISTOIRE

Histoire de la Soci�t� fran�aise

Portraits intimes du XVIIIe si�cle

Histoire de Marie-Antoinette

Les Ma�tresses de Louis XV

La Femme au XVIIIe si�cle

Sophie Arnould

Madame Saint-Huberty


ART FRAN�AIS

La Peinture � l'Exposition de 1855

L'Art du XVIIIe si�cle

Gavarni

La Maison d'un Artiste


JAPONISME

L'Art industriel japonais




AVANT-PROPOS


Aujourd'hui que l'OEuvre des deux fr�res est termin�--l'un �tant mort
depuis des ann�es, l'autre se trouvant trop vieux pour entreprendre �
nouveau un travail d'imagination ou m�me un travail d'histoire de longue
haleine,--il a paru int�ressant au survivant de r�unir, dans un volume,
les pr�faces et les manifestes litt�raires, jet�s en t�te des diverses
�ditions de leurs livres.

En effet c'est donner comme les bulletins des batailles que, depuis
pr�s de quarante ans, les deux fr�res ont livr�es sur le terrain du
roman, de l'histoire, du th��tre, de l'art fran�ais et japonais. C'est
faire appr�cier au lecteur l'ensemble de toutes les tentatives, dans
lesquelles les auteurs se sont essay� � voir avec des yeux autres que
ceux de tout le monde; � mettre en relief les gr�ces et l'originalit�
des arts mis au ban par les Acad�mies et les Instituts; � d�couvrir le
_caract�re_ (la beaut�) d'un paysage de la banlieue de Paris;--�
apporter � une figure d'imagination la _vie vraie_, donn�e par dix ans
d'observations sur un �tre vivant (REN�E MAUPERIN, GERMINIE LACERTEUX);
� ne plus faire �ternellement tourner le roman autour d'une amourette; �
hausser le roman moderne � une s�rieuse �tude de l'amiti� fraternelle,
(LES FR�RES ZEMGANNO) ou � une psychologie de la religiosit� chez la
femme (MADAME GERVAISAIS);--� introduire au th��tre une _langue
litt�raire parl�e_;--� utiliser en histoire des mat�riaux historiques,
rest�s sans emploi avant eux, (les lettres autographes, les tableaux,
les gravures, l'objet mobilier);--tentatives enfin, o� les deux fr�res
ont cherch� _� faire du neuf_, ont fait leurs efforts pour doter les
diverses branches de la litt�rature de quelque chose, que n'avaient
point song� � trouver leurs pr�d�cesseurs.

     EDMOND DE GONCOURT.

     Auteuil, septembre 1888.




ROMANS ET NOUVELLES




EN 18..[1]

HISTOIRE D'UN PREMIER LIVRE QUI A SERVI DE PR�FACE � LA DEUXI�ME �DITION


Le 1er d�cembre 1851, nous nous couchions, mon fr�re et moi, dans le
bienheureux �tat d'esprit de jeunes auteurs attendant, pour le jour
suivant, l'apparition de leur premier volume aux �talages des libraires,
et m�me assez avant dans la matin�e du lendemain, nous r�vions
d'�ditions, d'�ditions sans nombre... quand, claquant les portes,
entrait bruyamment dans ma chambre le cousin Blamont, un ci-devant garde
du corps, devenu un conservateur _poivre et sel_, asthmatique et rageur.

--Nom de Dieu, c'est fait!--soufflait-il.

--Quoi, c'est fait?

--Eh bien, le coup d'�tat!

--Ah! fichtre... et notre roman dont la mise en vente doit avoir lieu
aujourd'hui!

--Votre roman... un roman... la France se fout pas mal des romans...
aujourd'hui, mes gaillards!--et par un geste qui lui �tait habituel,
croisant sa redingote sur le ventre, comme on sangle un ceinturon, il
prenait cong� de nous, et allait porter la triomphante nouvelle, du
quartier Notre-Dame-de-Lorette au faubourg Saint-Germain, en tous les
logis de sa connaissance, encore mal �veill�s.

Nous nous jetions � bas de nos lits, et bien vite nous �tions dans la
rue.

Dans la rue, les yeux aussit�t aux affiches--et �go�stement, nous
l'avouons,--au milieu de tout ce papier fra�chement placard�, proclamant
un changement de r�gime pour notre pays, nous cherchions �la n�tre
d'affiche�, l'affiche qui devait annoncer � Paris la publication d'EN
18.., et apprendre � la France et au monde, les noms de deux hommes de
lettres de plus: _MM. Edmond et Jules de Goncourt_.

L'affiche manquait aux murs. Et la raison en �tait ceci: Gerd�s, qui se
trouvait � la fois, � ironie! l'imprimeur de la REVUE DES DEUX MONDES et
d'EN 18..; Gerd�s, dont l'imprimerie avait �t� occup�e par la troupe,
hant� par l'id�e qu'on pouvait prendre certaines phrases d'un chapitre
politique du livre pour des allusions � l'�v�nement du jour, et au fond
tout plein de m�fiance pour ce titre bizarre, incompr�hensible,
cabalistique, et dans lequel il craignait qu'on ne v�t un rappel
dissimul� du 18 brumaire; Gerd�s, qui manquait d'h�ro�sme, avait, de
son propre mouvement, jet� le paquet d'affiches au feu.

C'�tait vraiment de la male-chance pour des auteurs de publier leur
premier volume[2] juste le jour d'un coup d'�tat, et nous en f�mes
l'exp�rience en ces semaines cruelles, o� toute l'attention du public
est � la politique.

Et cependant nous e�mes une surprise. Le monde politique attendait
curieusement le feuilleton de Janin. On croyait � une escarmouche de
plume, � un feuilleton de combat des D�BATS, sur n'importe quel th�me, �
un spirituel engagement de l'�crivain orl�aniste avec le nouveau C�sar.
Par un hasard qui nous rendit bien heureux, le feuilleton de J. J.
�tait consacr� � EN 18.., spirituellement battu et brouill� avec LA
DINDE TRUFF�E de M. Varin, et LES CRAPAUDS IMMORTELS de MM. Clairville
et Dumanoir.

Jules Janin parlant tout le temps de notre livre, nous fouettait avec de
l'ironie, nous pardonnait avec de l'estime et des paroles s�rieuses, et
pr�sentait notre jeunesse au public en l'excusant, en lui serrant la
main: une critique � la fois tr�s blagueuse et tr�s paternelle. Il
disait:

     Encore un mot, un mot s�rieux, si je puis parler ici aux deux
     fr�res, MM. Edmond et Jules de Goncourt. Ils sont jeunes, ils sont
     hardis, ils ont le feu sacr�; ils trouvent parfois des mots, des
     phrases, des sons, des accents! je les loue et les bl�me! Ils se
     perdent de gaiet� de coeur! Ils abusent d�j�, les malheureux, des
     plus charmantes qualit�s de l'esprit! Ils ne voient pas que ces
     tristes exc�s les conduisent tout droit � l'ab�me, au n�ant! Ils ne
     comprennent pas que pour un curieux de ma sorte, un enthousiaste,
     un fanatique de style qui se trouve content et satisfait, si par
     hasard il rencontre en quelque tarte narbonnaise, un mot vrai, un
     mot trouv�, le commun des lecteurs, le commun des martyrs, rassasi�
     de ces folies du style en d�lire, aussit�t les rejette et n'en veut
     plus entendre parler, une fois qu'il a port� � ses l�vres ce
     breuvage frelat� o� se m�lent sans se confondre les plus extr�mes
     saveurs. � quoi bon les exc�s de la forme que ne rach�te pas la
     moralit� du fond? Que nous veulent ces audaces st�riles, et quel
     profit peuvent retirer de ces tentatives coupables, deux jeunes
     gens que l'ardeur g�n�reuse du travail et le z�le ardent de
     l'inspiration pourraient placer si haut? Comment ce d�fi cruel �
     leurs ma�tres! Comment cette injure aux chefs-d'oeuvre!...

     ... Eh Dieu! il y a pourtant une page enchanteresse dans votre
     livre, une certaine description du _Bas-Meudon_ qu'on voudrait
     enlever de ces broussailles pour la placer dans un cadre � part, �
     c�t� d'un paysage de Jules Dupr�.

Mais en d�pit du feuilleton de J. J., si en faveur encore dans ces
ann�es, et si lu pendant ce mois de d�cembre 1851, nous vendions en
tout, et pour tout, une soixantaine d'exemplaires de l'infortun� EN
18..

Quelques mois apr�s, l'�diteur Dumineray, le seul �diteur parisien qui
avait consenti � mettre son nom sur la couverture de notre bouquin, nous
priait de le d�barrasser du millier d'exemplaires restant, dont
l'emmagasinement le g�nait. Et l'�dition rapport�e chez nous, et jet�e
sur le carreau d'une mansarde, deux ou trois ann�es apr�s, comme nous
�tions mont�s dans cette mansarde, je ne sais plus pourquoi, nous nous
mettions, chacun dans un coin, assis par terre, � relire un exemplaire
ramass� dans le tas--et nous trouvions, ce jour-l�, notre premier roman,
si faible, si incomplet, si enfantin, que nous nous d�cidions � br�ler
le tas.

       *       *       *       *       *

Aujourd'hui que plus de trente ans se sont pass�s depuis l'autodaf� d'EN
18.., je n'estime pas beaucoup meilleur le volume, mais je le regarde,
ainsi que Mme Sand m'a appris � le consid�rer, comme un int�ressant
embryon de nos romans de plus tard, comme un premier livre, contenant
tr�s curieusement en germe, les qualit�s et les d�fauts de notre talent,
lors de sa compl�te formation,--en un mot, comme une curiosit�
litt�raire, qui peut �tre l'amusement et l'instruction de quelques-uns.

C'est mal fait, ce n'est pas fait, si vous le voulez, ce livre! mais les
fi�res r�voltes, les endiabl�s soul�vements, les forts blasph�mes �
l'endroit des religions de toutes sortes, la cr�ne affiche
d'ind�pendance litt�raire et artistique, le hautain _r�volutionnarisme_
pr�ch� en ces pages! Puis quelle recherche de l'�rudition, quelle
curiosit� de la science,--et dans quelle litt�rature l�g�re de d�butant,
trouverez-vous ce ferraillement des hautes conversations, cette
prestidigitation des paradoxes, cette verve qui, plus tard, tout � fait
ma�tresse d'elle-m�me, enl�vera les morceaux de bravoure de CHARLES
DEMAILLY et de MANETTE SALOMON;--et encore ce remuement des probl�mes
qu'agitent les bouquins les plus s�rieux, et tout le long du volume, cet
effort et cette aspiration des auteurs vers les sommets de la pens�e?
Oui, encore une fois, c'est bien entendu, un avorton de roman, mais d�j�
fabriqu� � la fa�on s�rieuse des romans d'� pr�sent.

Oh! ce qui fait le livre mauvais, je le sais mieux que personne! C'est
une recherche aga�ante de l'esprit, c'est un dialogue, dont la langue
parl�e est faite avec des phrases de livre, c'est un _caquetage_
amoureux d'une fausset� insupportable, insupportable. Quant � notre
style, il est encore bien trop plaqu� du plus beau romantisme de 1830,
de son clinquant, de son _similor_. On y compare le plus naturellement
du monde la blancheur de la peau des femmes avec l'amalgatolithe, et les
reflets bleu�tres de leur chevelure noire avec les aciers � la trempe
de Coulauxa, etc., etc.

Il existe un vice plus radical dans le style de ce roman d'EN 18.. Il
est compos� de deux styles disparates: d'un style alors amoureux de
Janin, celui du fr�re cadet; d'un style alors amoureux de Th�ophile
Gautier, celui du fr�re a�n�;--et ces deux styles ne se sont point
fondus, amalgam�s en un style personnel, rejetant et l'excessif
sautillement de Janin et la trop grosse mat�rialit� de Gautier: un style
dont Michelet voulait bien dire plus tard, qu'il donnait � voir, d'une
mani�re toute sp�ciale, les objets d'art du XVIIIe si�cle, un style
peut-�tre trop ambitieux de choses impossibles, et auquel, dans une
gronderie amicale, Sainte-Beuve reprochait de vouloir rendre _l'�me des
paysages_, et de chercher � attraper _le mouvement dans la couleur_, un
style enfin, tel quel, et qu'on peut juger diversement, mais un style
arriv� � �tre bien un.

Au fond, la grande faiblesse du livre, veut-on la savoir? la voici:
quand nous l'avons �crit, nous n'avions pas encore la _vision directe_
de l'humanit�, la vision sans souvenirs et r�miniscences aucunes d'une
humanit� apprise dans les livres. Et cette vision directe, c'est ce qui
fait pour moi le romancier original.

Tous ces d�fauts, je suis le premier � les reconna�tre, mais aussi que
de mani�res de voir, de syst�mes, d'id�es en faveur, � l'heure pr�sente,
aupr�s de l'attention publique, commencent � prendre voix, � balbutier
dans ce m�chant petit volume. On y rencontre et du _d�terminisme_ et du
_pessimisme_, et voire m�me du _japonisme_.

Non vraiment, on ne peut nier aux auteurs un certain flair des go�ts
futurs de la pens�e et de l'esprit fran�ais, en incubation dans l'air.
Et, pressentiment bizarre, l'h�ro�ne de ce livre se trouve �tre une
espionne prussienne!

Donc, apr�s m'�tre longtemps refus� � la r��dition de ce premier livre,
sur une toute r�cente lecture, je me suis rendu aux aimables et
pressantes instances du vaillant �diteur belge, d�sireux de le joindre
dans sa biblioth�que aux premiers livres des _jeunes_ de ce temps.

Je demande seulement comme une gr�ce � mon lecteur de demain, qu'au lieu
et place de �_Kistemaeckers, Bruxelles_, 1884,� il veuille bien
s'imaginer lire, sur la couverture du volume, le titre de la premi�re
�dition:

     PARIS

     CHEZ DUMINERAY, �DITEUR,

     RUE RICHELIEU, 52.

     1851

     EDMOND DE GONCOURT.


     Ch�teau de Jean d'Heurs, ao�t 84.




CHARLES DEMAILLY[3]

PR�FACE DE LA PREMI�RE �DITION


�Je dis en effet ce que je dis, et nullement ce qu'on assure que j'ai
voulu dire, et je r�ponds encore moins de ce qu'on me fait dire, et que
je ne dis point.�

     LA BRUY�RE[4].




REN�E MAUPERIN

PR�FACE DE L'�DITION ILLUSTR�E[5]


REN�E MAUPERIN, est-ce le vrai, est-ce le bon titre de ce livre? LA
JEUNE BOURGEOISIE, le titre sous lequel mon fr�re et moi annoncions le
roman, avant qu'il f�t termin�, ne d�finissait-il pas mieux l'analyse
psychologique que nous tentions, en 1864, de la jeunesse contemporaine?
Mais � l'heure qu'il est, il est vraiment bien tard pour d�baptiser le
volume. Et, il m'est donn� seulement aujourd'hui, de pr�venir le
lecteur que l'affabulation d'un roman � l'instar de tous les romans,
n'est que secondaire dans cette oeuvre.

Ses auteurs, en effet, ont, pr�f�rablement � tout, cherch� � peindre,
avec le moins d'imagination possible, _la jeune fille moderne_, telle
que l'�ducation artistique et gar�onni�re des trente derni�res ann�es
l'ont faite. Les auteurs se sont pr�occup�s, avant tout, de montrer _le
jeune homme moderne_; tel que le font au sortir du coll�ge, depuis
l'av�nement du roi Louis-Philippe, la fortune des doctrinaires, le r�gne
du parlementarisme.

     EDMOND DE GONCOURT.

     Ce 24 janvier 1875.




GERMINIE LACERTEUX

PR�FACE DE LA PREMI�RE �DITION[6]


Il nous faut demander pardon au public de lui donner ce livre, et
l'avertir de ce qu'il y trouvera.

Le public aime les romans faux: ce roman est un roman vrai.

Il aime les livres qui font semblant d'aller dans le monde: ce livre
vient de la rue.

Il aime les petites oeuvres polissonnes, les m�moires de filles, les
confessions d'alc�ves, les salet�s �rotiques, le scandale qui se
retrousse dans une image aux devantures des libraires: ce qu'il va lire
est s�v�re et pur. Qu'il ne s'attende point � la photographie d�collet�e
du Plaisir: l'�tude qui suit est la clinique de l'Amour.

Le public aime encore les lectures anodines et consolantes, les
aventures qui finissent bien, les imaginations qui ne d�rangent ni sa
digestion ni sa s�r�nit�: ce livre, avec sa triste et violente
distraction, est fait pour contrarier ses habitudes et nuire � son
hygi�ne.

Pourquoi donc l'avons-nous �crit? Est-ce simplement pour choquer le
public et scandaliser ses go�ts?

Non.

Vivant au XIXe si�cle, dans un temps de suffrage universel, de
d�mocratie, de lib�ralisme, nous nous sommes demand� si ce qu'on appelle
�les basses classes� n'avait pas droit au Roman; si ce monde sous un
monde, le peuple, devait rester sous le coup de l'interdit litt�raire et
des d�dains d'auteurs, qui ont fait jusqu'ici le silence sur l'�me et le
coeur qu'il peut avoir. Nous nous sommes demand� s'il y avait encore pour
l'�crivain et pour le lecteur, en ces ann�es d'�galit� o� nous sommes,
des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal
embouch�s, des catastrophes d'une terreur trop peu noble. Il nous est
venu la curiosit� de savoir si cette forme conventionnelle d'une
litt�rature oubli�e et d'une soci�t� disparue, la Trag�die, �tait
d�finitivement morte; si dans un pays sans caste et sans aristocratie
l�gale, les mis�res des petits et des pauvres parleraient � l'int�r�t, �
l'�motion, � la piti�, aussi haut que les mis�res des grands et des
riches; si, en un mot, les larmes qu'on pleure en bas, pourraient faire
pleurer comme celles qu'on pleure en haut.

Ces pens�es nous avaient fait oser l'humble roman de SOEUR PHILOM�NE, en
1861; elles nous font publier aujourd'hui GERMINIE LACERTEUX.

Maintenant, que ce livre soit calomni�: peu lui importe. Aujourd'hui que
le Roman s'�largit et grandit, qu'il commence � �tre la forme s�rieuse,
passionn�e, vivante, de l'�tude litt�raire et de l'enqu�te sociale,
qu'il devient, par l'analyse et par la recherche psychologique,
l'Histoire morale contemporaine; aujourd'hui que le Roman s'est impos�
les �tudes et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les
libert�s et les franchises. Et qu'il cherche l'Art et la V�rit�; qu'il
montre des mis�res bonnes � ne pas laisser oublier aux heureux de Paris;
qu'il fasse voir aux gens du monde ce que les dames de charit� ont le
courage de voir, ce que les Reines autrefois faisaient toucher de l'oeil
� leurs enfants dans les hospices: la souffrance humaine, pr�sente et
toute vive, qui apprend la charit�; que le Roman ait cette religion que
le si�cle pass� appelait de ce vaste et large nom: _Humanit�_;--il lui
suffit de cette conscience: son droit est l�.

     Paris, octobre 1861.

       *       *       *       *       *

PR�FACE DE L'�DITION ILLUSTR�E[7]

22 _juillet_ 1862.--La maladie fait, peu � peu, dans notre pauvre Rose,
son travail destructeur. C'est comme une mort lente et successive des
manifestations presque immat�rielles qui �manaient de son corps. Sa
physionomie est toute chang�e. Elle n'a plus les m�mes regards, elle
n'a plus les m�mes gestes; et elle m'appara�t comme se d�pouillant,
chaque jour, de ce quelque chose d'humainement ind�finissable qui fait
la personnalit� d'un vivant. La maladie, avant de tuer quelqu'un,
apporte � son corps de l'inconnu, de l'�tranger, du _non lui_, en fait
une esp�ce de nouvel �tre, dans lequel il faut chercher l'ancien...
celui dont la silhouette anim�e et affectueuse n'est d�j� plus.

       *       *       *       *       *

31 _juillet_.--Le docteur Simon va me dire, tout � l'heure, si notre
vieille Rose vivra ou mourra. J'attends son coup de sonnette, qui est
pour moi celui d'un jury des assises rentrant en s�ance... �C'est fini,
plus d'espoir, une question de temps. Le mal a march� bien vite. Un
poumon est perdu et l'autre tout comme...� Et il faut revenir � la
malade, lui verser de la s�r�nit� avec notre sourire, lui faire esp�rer
sa convalescence dans tout l'air de nos personnes... Puis une h�te nous
prend de fuir l'appartement, et cette pauvre femme. Nous sortons, nous
allons au hasard dans Paris...; enfin, fatigu�s, nous nous attablons �
une table de caf�. L�, nous prenons machinalement un num�ro de
l'ILLUSTRATION, et sous nos yeux tombe le mot du dernier r�bus: _Contre
la mort, il n'y a pas d'appel!_

       *       *       *       *       *

_Lundi_ 11 _ao�t_.--La p�ritonite s'est m�l�e � la maladie de poitrine.
Elle souffre du ventre affreusement, ne peut se remuer, ne peut se tenir
couch�e sur le dos ou le c�t� gauche. La mort, ce n'est donc pas assez!
il faut encore la souffrance, la torture, comme le supr�me et implacable
finale des organes humains... Et elle souffre cela, la pauvre
malheureuse! dans une de ces chambres de domestiques, o� le soleil,
donnant sur une tabati�re, fait l'air br�lant comme en une serre
chaude, et o� il y a si peu de place, que le m�decin est oblig� de poser
son chapeau sur le lit... Nous avons lutt� jusqu'au bout pour la garder,
� la fin il a fallu se d�cider � la laisser partir. Elle n'a pas voulu
aller � la maison Dubois, o� nous nous proposions de la mettre: elle y a
�t� voir, il y a de cela vingt-cinq ans, quand elle est entr�e chez
nous; elle y a �t� voir la nourrice d'Edmond qui y est morte, et cette
maison de sant� lui repr�sente la maison o� l'on meurt. J'attends Simon,
qui doit lui apporter son billet d'entr�e pour Lariboisi�re. Elle a
pass� presque une bonne nuit. Elle est toute pr�te, gaie m�me. Nous lui
avons de notre mieux tout voil�. Elle aspire � s'en aller. Elle est
press�e. Il lui semble qu'elle va gu�rir l�. � deux heures, Simon
arrive: �Voici, c'est fait...� Elle ne veut pas de brancard pour partir:
�Je croirais �tre morte!� a-t-elle dit. On l'habille. Aussit�t hors du
lit, tout ce qu'il y avait de vie sur son visage, dispara�t. C'est comme
de la terre qui lui monterait sous le teint. Elle descend dans
l'appartement. Assise dans la salle � manger, d'une main tremblotante et
dont les doigts se cognent, elle met ses bas, sur des jambes comme des
manches � balai, sur des jambes de phtisique. Puis, un long moment, elle
regarde les choses avec ces yeux de mourant qui paraissent vouloir
emporter le souvenir des lieux qu'ils quittent, et la porte de
l'appartement, en se fermant sur elle, fait un bruit d'adieu. Elle
arrive au bas de l'escalier, o� elle se repose un instant sur une
chaise. Le portier lui promet, en goguenardant, la sant� dans six
semaines. Elle incline la t�te en disant un oui, un oui �touff�... Le
fiacre roule. Elle se tient de la main � la porti�re. Je la soutiens
contre l'oreiller qu'elle a derri�re le dos. De ses yeux ouverts et
vides, elle regarde vaguement d�filer les maisons, elle ne parle
plus... Arriv�e � la porte de l'h�pital, elle veut descendre sans qu'on
la porte: �Pouvez-vous aller jusque-l�?� dit le concierge. Elle fait un
signe affirmatif et marche. Je ne sais vraiment o� elle a ramass� les
derni�res forces avec lesquelles elle va devant elle. Enfin nous voil�
dans la grande salle, haute, froide, rigide et nette, o� un brancard
tout pr�t attend au milieu. Je l'assieds dans un fauteuil de paille pr�s
d'un guichet vitr�. Un jeune homme ouvre le guichet, me demande le nom,
l'�ge... couvre d'�critures, pendant un quart d'heure, une dizaine de
feuilles de papier, qui ont en t�te une image religieuse. Enfin c'est
fini, je l'embrasse... Un gar�on la prend sous un bras, la femme de
m�nage sous l'autre. Alors je n'ai plus rien vu.

       *       *       *       *       *

_Jeudi_ 14 _ao�t_.--Nous allons � Lariboisi�re. Nous trouvons Rose,
tranquille, esp�rante, parlant de sa sortie prochaine,--dans trois
semaines au plus,--et si d�gag�e de la pens�e de la mort, qu'elle nous
raconte une furieuse sc�ne d'amour qui a eu lieu hier entre une femme
couch�e � c�t� d'elle et un fr�re des �coles chr�tiennes, qui est encore
l� aujourd'hui. Cette pauvre Rose est la mort, mais la mort tout occup�e
de la vie.

Voisine de son lit se trouve une jeune femme qu'est venu voir son mari,
un ouvrier, et auquel elle dit: �Va, aussit�t que je pourrai marcher, je
me prom�nerai tant dans le jardin, qu'ils seront bien forc�s de me
renvoyer!� Et la m�re ajoute: �L'enfant demande-t-il quelquefois apr�s
moi?

--Quelquefois, comme �a�, r�pond l'ouvrier.

       *       *       *       *       *

_Samedi_ 16 _ao�t_.--Ce matin, � dix heures, on sonne. J'entends un
colloque � la porte entre la femme de m�nage et le portier. La porte
s'ouvre. Le portier entre tenant une lettre. Je prends la lettre; elle
porte le timbre de Lariboisi�re. Rose est morte ce matin � sept heures.

Pauvre fille! C'est donc fini! Je savais bien qu'elle �tait condamn�e;
mais l'avoir vue jeudi, si vivante encore, presque heureuse, gaie... Et
nous voil� tous les deux marchant dans le salon avec cette pens�e que
fait la mort des personnes: Nous ne la reverrons plus!--une pens�e
machinale et qui se r�p�te sans cesse au dedans de vous. Quel vide! quel
trou dans notre int�rieur! Une habitude, une affection de vingt-cinq
ans, une fille qui savait notre vie, ouvrait nos lettres en notre
absence, � qui nous racontions nos affaires. Tout petit, j'avais jou� au
cerceau avec elle, et elle m'achetait, sur son argent, des chaussons aux
pommes dans nos promenades. Elle attendait Edmond jusqu'au matin pour
lui ouvrir la porte de l'appartement, quand il allait, en cachette de
ma m�re, au bal de l'Op�ra... Elle �tait la femme, la garde-malade
admirable, dont ma m�re en mourant avait mis les mains dans les
n�tres... Elle avait les clefs de tout, elle menait, elle faisait tout
autour de nous. Depuis vingt-cinq ans, elle nous bordait tous les soirs
dans nos lits, et tous les soirs c'�taient les m�mes plaisanteries sur
sa laideur et la disgr�ce de son physique... Chagrins, joies, elle les
partageait avec nous. Elle �tait un de ces d�vouements dont on esp�re la
sollicitude pour vous fermer les yeux. Nos corps, dans nos maladies,
dans nos malaises, �taient habitu�s � ses soins. Elle poss�dait toutes
nos manies. Elle avait connu toutes nos ma�tresses. C'�tait un morceau
de notre vie, un meuble de notre appartement, une �pave de notre
jeunesse, je ne sais quoi de tendre et de grognon et de _veilleur_ � la
fa�on d'un chien de garde que nous avions l'habitude d'avoir � c�t� de
nous, autour de nous, et qui semblait ne devoir finir qu'avec nous. Et
jamais nous ne la reverrons! Ce qui remue dans l'appartement, ce n'est
plus elle; ce qui nous dira bonjour le matin, en entrant dans notre
chambre, ce ne sera plus elle! Grand d�chirement, grand changement dans
notre vie, et qui nous semble, je ne sais pourquoi, une de ces coupures
solennelles de l'existence o�, comme dit Byron, les destins changent de
chevaux.

       *       *       *       *       *

_Dimanche_ 17 _ao�t._--Ce matin, nous devons faire toutes les tristes
d�marches. Il faut retourner � l'h�pital, rentrer dans cette salle
d'admission, o�, sur le fauteuil contre le guichet, il me semble revoir
le spectre de la maigre cr�ature que j'y ai assise, il n'y a pas huit
jours. �Voulez-vous reconna�tre le corps?� me jette d'une voix dure le
gar�on. Nous allons au fin fond de l'h�pital, � une grande porte
jaun�tre sur laquelle il y a �crit en grosses lettres noires:
_Amphith��tre_. Le gar�on frappe. La porte s'entr'ouvre au bout de
quelque temps, et il en sort une t�te de gar�on boucher, le br�le-gueule
� la bouche: une t�te o� le belluaire se m�le au fossoyeur. J'ai cru
voir au Cirque l'esclave qui recevait les corps des gladiateurs,--et lui
aussi re�oit les tu�s de ce grand cirque: la soci�t�. On nous a fait, un
long moment attendre, avant d'ouvrir une autre porte, et pendant ces
minutes d'attente, tout notre courage s'en est all�, comme s'en va,
goutte � goutte, le sang d'un bless� s'effor�ant de rester debout.
L'inconnu de ce que nous allions voir, la terreur d'un spectacle vous
d�chirant le coeur, la recherche de ce visage au milieu d'autres corps,
l'�tude et la reconnaissance de ce pauvre corps, sans doute d�figur�,
tout cela nous a fait l�ches comme des enfants. Nous �tions � bout de
force, � bout de volont�, � bout de tension nerveuse, et quand la porte
s'est ouverte, nous avons dit: �Nous enverrons quelqu'un�, et nous nous
sommes sauv�s... De l� nous sommes all�s � la mairie, roul�s dans un
fiacre qui nous cahotait et nous secouait la t�te, comme une chose vide.
Et je ne sais quelle horreur nous est venue de cette mort d'h�pital qui
semble n'�tre qu'une formalit� administrative. On dirait que dans ce
phalanst�re d'agonie, tout est si bien administr�, r�gl�, ordonnanc�,
que la Mort y ouvre comme un bureau.

Pendant que nous �tions � faire inscrire le d�c�s,--que de papier, mon
Dieu, griffonn� et paraph� pour une mort de pauvre!--de la pi�ce � c�t�
un homme s'est �lanc�, joyeux, exultant, pour voir sur l'almanach,
accroch� au mur, le nom du saint du jour et le donner � son enfant. En
passant, la basque de la redingote de l'heureux p�re fr�le et balaye la
feuille de papier, o� l'on inscrit la morte.

Revenus chez nous, il a fallu regarder dans ses papiers, faire ramasser
ses hardes, d�m�ler l'entassement des choses, des fioles, des linges que
fait la maladie... remuer de la mort enfin. �'a �t� affreux de rentrer
dans cette mansarde o� il y avait encore, dans le creux du lit
entr'ouvert, les miettes de pain de son repas. J'ai jet� la couverture
sur le traversin, comme un drap sur l'ombre d'un mort.

       *       *       *       *       *

_Lundi_ 18 _ao�t._--... La chapelle est � c�t� de l'amphith��tre. �
l'h�pital, Dieu et le cadavre voisinent. � la messe dite pour la pauvre
femme, � c�t� de sa bi�re, on en range deux ou trois autres qui
b�n�ficient du service. Il y a je ne sais quelle r�pugnante promiscuit�
de salut dans cette adjonction: c'est la fosse commune de la pri�re...
Derri�re moi, � la chapelle, pleure la ni�ce de Rose, la petite qu'elle
a eue un moment chez nous, et qui est maintenant une jeune fille de
dix-neuf ans, �lev�e chez les soeurs de Saint-Laurent: pauvre petite
fillette �tiol�e, p�lotte, rachitique, nou�e de mis�re, la t�te trop
grosse pour le corps, le torse d�jet�, l'air d'une Mayeux, triste reste
de toute cette famille poitrinaire attendue par la Mort et d�s
maintenant touch�e par elle,--avec, en ses doux yeux, d�j� une lueur
d'outre-vie.

Puis, de la chapelle, au fond du cimeti�re Montmartre, �largi comme une
n�cropole et prenant un quartier de la ville, une marche � pas lents et
qui n'en finit pas dans la boue... Enfin les psalmodies des pr�tres, et
le cercueil, que les bras des fossoyeurs laissent glisser avec effort,
au bout de cordes, comme une pi�ce de vin qu'on descend � la cave.

       *       *       *       *       *

_Mercredi_ 20 _ao�t_.--Il me faut encore retourner � l'h�pital. Car
entre la visite, que j'ai faite � Rose le jeudi, et sa brusque mort, un
jour apr�s, il y a pour moi un inconnu que je repousse de ma pens�e,
mais qui revient toujours en moi: l'inconnu de cette agonie dont je ne
sais rien, de cette fin si soudaine. Je veux savoir et je crains
d'apprendre. Il ne me para�t pas qu'elle soit morte; j'ai seulement
d'elle le sentiment d'une personne disparue. Mon imagination va � ses
derni�res heures, les cherche � t�tons, les reconstruit dans la nuit, et
elles me tourmentent de leur horreur voil�e, ces heures!... j'ai besoin
d'�tre fix�. Enfin, ce matin, je prends mon courage � deux mains. Et je
revois l'h�pital, et je revois le concierge rougeaud, ob�se, puant la
vie comme on pue le vin; et je revois ces corridors o� de la lumi�re du
matin tombe sur la p�leur de convalescentes souriantes...

Dans un coin recul�, je sonne � une porte aux petits rideaux blancs. On
ouvre et je me trouve dans un parloir, o�, entre deux fen�tres, une
Vierge est pos�e sur une sorte d'autel. Aux murs de la pi�ce expos�e au
nord, de la pi�ce froide et nue, il y a, je ne m'explique pas pourquoi,
deux vues du V�suve encadr�es, de malheureuses gouaches, qui semblent,
l� toutes frissonnantes et toutes d�pays�es. Par une porte ouverte
derri�re moi, d'une petite pi�ce o� le soleil donne en plein, il
m'arrive des caquetages de soeurs et d'enfants, de jeunes joies, de bons
petits �clats de rire, toutes sortes de notes et de vocalisations
fra�ches: un bruit de voli�re ensoleill�e... Des soeurs en blanc, �
coiffe noire, passent et repassent; une s'arr�te devant ma chaise. Elle
est petite, mal venue, avec une figure laide et tendre, une pauvre
figure � la gr�ce de Dieu. C'est la m�re de la salle Saint-Joseph. Elle
me raconte comment Rose est morte, ne souffrant pour ainsi dire plus, se
trouvant mieux, presque bien, toute remplie de soulagement et
d'esp�rance. Le matin, son lit refait, sans se voir du tout mourir,
soudainement elle s'en est all�e dans un vomissement de sang qui a dur�
quelques secondes. Je suis sorti de l�, rass�r�n�, d�livr� de l'horrible
pens�e qu'elle avait eu l'avant-go�t de la mort, la terreur de son
approche.

       *       *       *       *       *

_Jeudi_ 21 _ao�t._

... Au milieu du d�ner rendu tout triste par la causerie qui va et
revient sur la morte, Maria, qui est venue d�ner ce soir, apr�s deux ou
trois coups nerveux du bout de ses doigts sur le cr�page de ses blonds
cheveux bouffants, s'�crie: �Mes amis, tant que la pauvre fille a v�cu,
j'ai gard� le secret professionnel de mon m�tier... Mais maintenant
qu'elle est en terre, il faut que vous sachiez la v�rit�.�

Et nous apprenons sur la malheureuse des choses qui nous coupent
l'app�tit, en nous mettant dans la bouche l'amertume acide d'un fruit
coup� avec un couteau d'acier. Et toute une existence inconnue, odieuse,
r�pugnante, lamentable, nous est r�v�l�e. Les billets qu'elle a sign�s,
les dettes qu'elle a laiss�es chez tous les fournisseurs, ont le dessous
le plus impr�vu, le plus surprenant, le plus incroyable. Elle
entretenait des hommes, le fils de la cr�mi�re, auquel elle a meubl� une
chambre, un autre auquel elle portait notre vin, des poulets, de la
victuaille... Une vie secr�te d'orgies nocturnes, de d�couchages, de
fureurs ut�rines qui faisaient dire � ses amants: �Nous y resterons,
elle ou moi!� Une passion, des passions � la fois de toute la t�te, de
tout le coeur, de tous les sens, et o� se m�laient toutes les maladies de
la mis�rable fille, la phtisie qui apporte de la fureur � la jouissance,
l'hyst�rie, un commencement de folie. Elle a eu avec le fils de la
cr�mi�re deux enfants, dont l'un a v�cu six mois. Il y a quelques
ann�es, quand elle nous a dit qu'elle allait dans son pays, c'�tait pour
accoucher. Et � l'�gard de ces hommes, c'�tait une ardeur si
extravagante, si maladive, si d�mente, qu'elle--l'honn�tet� en personne
autrefois--nous volait, nous prenait des pi�ces de vingt francs sur des
rouleaux de cent francs, pour que les amoureux qu'elle payait, ne la
quittassent pas. Or, apr�s ces malhonn�tes actions involontaires, ces
petits crimes arrach�s � sa droite nature, elle s'enfon�ait en de tels
reproches, en de tels remords, en de telles tristesses, en de tels noirs
de l'�me, que dans cet enfer, o� elle roulait de fautes en fautes,
d�sesp�r�e et inassouvie, elle s'�tait mise � boire pour �chapper �
elle-m�me, se sauver du pr�sent, se noyer et sombrer quelques heures
dans ces sommeils, dans ces torpeurs l�thargiques qui la vautraient
toute une journ�e en travers d'un lit, sur lequel elle �chouait en le
faisant. La malheureuse! que de pr�dispositions et de motifs et de
raisons, elle trouvait en elle pour se d�vorer et saigner en dedans:
d'abord le repoussement par moments d'id�es religieuses avec les
terreurs d'un enfer de feu et de soufre; puis la jalousie, cette
jalousie toute particuli�re qui, � propos de tout et de tous,
empoisonnait sa vie; puis, puis... puis le d�go�t que les hommes, au
bout de quelque temps, lui t�moignaient brutalement pour sa laideur, et
qui la poussait de plus en plus � la boisson, l'amenait un jour � faire
une fausse couche, en tombant ivre-morte sur le parquet. Cet affreux
d�chirement du voile que nous avions devant les yeux, c'est comme
l'autopsie d'une poche pleine d'horribles choses dans une morte tout �
coup ouverte... Par ce qui nous est dit, j'entrevois soudainement tout
ce qu'elle a d� souffrir depuis dix ans: et les craintes pr�s de nous
d'une lettre anonyme, d'une d�nonciation de fournisseur, et la
tr�pidation continuelle � propos de l'argent qu'on lui r�clamait et
qu'elle ne pouvait rendre, et la honte �prouv�e par l'orgueilleuse
cr�ature pervertie, en cet abominable quartier Saint-Georges, � la suite
de ses fr�quentations avec de basses gens qu'elle m�prisait, et la vue
douloureuse de la s�nilit� pr�matur�e que lui apportait l'ivrognerie, et
les exigences et les duret�s inhumaines des maquereaux du ruisseau, et
les tentations de suicide qui me la faisaient un jour retirer d'une
fen�tre, o� elle �tait compl�tement pench�e en dehors... et enfin toutes
ces larmes que nous croyions sans causes;--cela m�l� � une tendresse
d'entrailles tr�s profonde pour nous, � un d�vouement, comme pris de
fi�vre, dans les maladies de l'un ou de l'autre.

Et chez cette femme, une �nergie de caract�re, une force de volont�, un
art du myst�re auxquels rien ne peut �tre compar�. Oui, oui, une
fermeture de tous ces affreux secrets, cach�s et renfonc�s en elle, sans
une �chappade � nos yeux, � nos oreilles, � nos sens d'observateur, m�me
dans ses attaques de nerfs, o� rien ne sortait d'elle que des
g�missements: un myst�re continu� jusqu'� la mort et qu'elle devait
croire enterr� avec elle.

Et de quoi est-elle morte? d'avoir �t�, il y a de cela huit mois, en
hiver, par la pluie, guetter toute une nuit, � Montmartre, le fils de la
cr�mi�re qui l'avait chass�e, pour savoir par quelle femme il l'avait
remplac�e: toute une nuit pass�e contre la fen�tre d'un rez-de-chauss�e,
et dont elle avait rapport� ses effets tremp�s jusqu'aux os avec une
pleur�sie mortelle!

Pauvre cr�ature, nous lui pardonnons, et m�me une grande commis�ration
nous vient pour elle, en nous rendant compte de tout ce qu'elle a
souffert... Mais, pour la vie, il est entr� en nous la d�fiance du sexe
entier de la femme, et de la femme de bas en haut comme de la femme de
haut en bas. Une �pouvante nous a pris du double fond de son �me, de la
facult� puissante, de la science, du g�nie consomm�, que tout son �tre a
du mensonge...

       *       *       *       *       *

Ces notes, je les extrais de notre journal: JOURNAL DES GONCOURT
(_M�moires de la vie litt�raire_); elles sont l'embryon documentaire sur
lequel, deux ans apr�s, mon fr�re et moi composions GERMINIE LACERTEUX,
�tudi�e et montr�e par nous en service chez notre vieille cousine, Mlle
de Courmont, dont nous �crivions une biographie v�ridique � la fa�on
d'une biographie d'histoire moderne.

     EDMOND DE GONCOURT.

     Auteuil, avril 1886.




LA FILLE �LISA

PR�FACE DE LA PREMI�RE �DITION[8]


Mon fr�re et moi, il y a treize ans, nous �crivions en t�te de GERMINIE
LACERTEUX:

     Aujourd'hui que le roman s'�largit et grandit, qu'il commence �
     �tre la grande forme s�rieuse, passionn�e, vivante de l'�tude
     litt�raire et de l'enqu�te sociale, qu'il devient par l'analyse et
     la recherche psychologique l'Histoire morale contemporaine;
     aujourd'hui que le roman s'est impos� les �tudes et les devoirs de
     la science, il peut en revendiquer les libert�s et les franchises.

En 1877, ces libert�s et ces franchises, je viens seul, et une derni�re
fois peut-�tre, les r�clamer hautement et bravement pour ce nouveau
livre, �crit dans le m�me sentiment de curiosit� intellectuelle et de
commis�ration pour les mis�res humaines.

Ce livre, j'ai la conscience de l'avoir fait aust�re et chaste, sans que
jamais la page �chapp�e � la nature d�licate et br�lante de mon sujet,
apporte autre chose � l'esprit de mon lecteur qu'une m�ditation triste.
Mais il m'a �t� impossible parfois de ne pas parler comme un m�decin,
comme un savant, comme un historien. Il serait vraiment injurieux pour
nous, la jeune et s�rieuse �cole du roman moderne, de nous d�fendre de
penser, d'analyser, de d�crire tout ce qu'il est permis aux autres de
mettre dans un volume qui porte sur sa couverture: _�tude_ ou tout autre
intitul� grave. On ne peut, � l'heure qu'il est, vraiment plus condamner
le genre � �tre l'amusement des jeunes demoiselles en chemin de fer.
Nous avons acquis depuis le commencement du si�cle, il me semble, le
droit d'�crire pour les hommes faits, sinon s'imposerait � nous la
douloureuse n�cessit� de recourir aux presses �trang�res, et d'avoir
comme sous Louis XIV et sous Louis XV, en plein r�gime r�publicain de la
France, nos �diteurs de Hollande.

Les romans, � l'heure pr�sente, sont remplis des faits et gestes de la
prostitution _clandestine_, graci�s et pardonn�s dans une prose galante
et parfois polissonne. Il n'est question dans les volumes florissant aux
�talages que des amours v�nales de dames aux Cam�lias, de lorettes, de
filles d'amour en contravention et en rupture de ban avec la police des
moeurs, et il y aurait un danger � dessiner une s�v�re monographie de la
prostitu�e _non clandestine_, et l'immoralit� de l'auteur, remarquez-le,
grandirait en raison de l'abaissement du tarif du vice? Non, je ne puis
le croire!

Mais la prostitution et la prostitu�e, ce n'est qu'un �pisode,--la
prison et la prisonni�re: voil� l'int�r�t de mon livre.

Ici, je ne me cache pas d'avoir, au moyen du plaidoyer permis du roman,
tent� de toucher, de remuer, de donner � r�fl�chir. Oui! cette p�nalit�
du _silence continu_, ce perfectionnement p�nitentiaire, auquel l'Europe
n'a pas os� cependant emprunter ses coups de fouet sur les �paules nues
de la femme, cette torture s�che, ce ch�timent hypocrite allant au del�
de la peine �dict�e par les magistrats et tuant pour toujours la raison
de la femme condamn�e � un nombre limit� d'ann�es de prison, ce r�gime
am�ricain et non fran�ais, ce syst�me Auburn, j'ai travaill� � le
combattre avec un peu de l'encre indign�e qui, au XVIIIe si�cle, a fait
rayer la torture de notre ancien droit criminel. Et mon ambition, je
l'avoue, serait que mon livre donn�t la curiosit� de lire les travaux
sur la _folie p�nitentiaire_[9], amen�t � rechercher le chiffre des
_imb�ciles_ qui existent aujourd'hui dans les prisons de Clermont, de
Montpellier, de Cadillac, de Doullens, de Rennes, d'Auberive; f�t, en
dernier ressort, examiner et juger la belle illusion de l'amendement
moral par le silence; que mon livre enfin e�t l'art de parler au coeur et
� l'�motion de nos l�gislateurs.

     D�cembre 1876.




LES FR�RES ZEMGANNO.

PR�FACE[10]


On peut publier des ASSOMMOIR et des GERMINIE LACERTEUX, et agiter et
remuer et passionner une partie du public. Oui! mais, pour moi, les
succ�s de ces livres ne sont que de brillants combats d'avant-garde, et
la grande bataille qui d�cidera de la victoire du r�alisme, du
naturalisme, de l'_�tude d'apr�s nature_ en litt�rature, ne se livrera
pas sur le terrain que les auteurs de ces deux romans ont choisi. Le
jour o� l'analyse cruelle que mon ami, M. Zola, et peut-�tre moi-m�me,
avons apport�e dans le peinture du bas de la soci�t�, sera reprise par
un �crivain de talent, et employ�e � la reproduction des hommes et des
femmes du monde, dans des milieux d'�ducation et de distinction,--ce
jour l� seulement, le classicisme et sa queue seront tu�s.

Ce roman r�aliste de l'�l�gance, �a avait �t� notre ambition � mon fr�re
et � moi de l'�crire. Le R�alisme, pour user du mot b�te, du mot
drapeau, n'a pas en effet l'unique mission de d�crire ce qui est bas, ce
qui est r�pugnant, ce qui pue; il est venu au monde aussi, lui, pour
d�finir, dans de l'�criture _artiste_, ce qui est �lev�, ce qui est
joli, ce qui sent bon, et encore pour donner les aspects et les profils
des �tres raffin�s et des choses riches: mais cela, en une �tude
appliqu�e, rigoureuse et non conventionnelle et non imaginative de la
beaut�, une �tude pareille � celle que la nouvelle �cole vient de faire,
en ces derni�res ann�es, de la laideur.

Mais pourquoi, me dira-t-on, ne l'avez-vous pas fait, ce roman? ne
l'avez-vous pas au moins tent�. Ah! voil�... Nous avons commenc�, nous,
par la canaille, parce que la femme et l'homme du peuple, plus
rapproch�s de la nature et de la sauvagerie, sont des cr�atures simples
et peu compliqu�es, tandis que le Parisien et la Parisienne de la
soci�t�, ces civilis�s excessifs, dont l'originalit� tranch�e est faite
toute de nuances, toute de demi-teintes, toute de ces riens
insaisissables, pareils aux riens coquets et neutres avec lesquels se
fa�onne le caract�re d'une toilette distingu�e de femme, demandent des
ann�es pour qu'on les perce, pour qu'on les sache, pour qu'on les
_attrape_,--et le romancier du plus grand g�nie, croyez-le bien, ne les
devinera jamais, ces gens de salon, avec les _racontars_ d'amis qui
vont pour lui � la d�couverte dans le monde.

Puis autour de ce Parisien, de cette Parisienne, tout est long,
difficile, diplomatiquement laborieux � saisir. L'int�rieur d'un
ouvrier, d'une ouvri�re, un observateur l'emporte en une visite; un
salon parisien, il faut user la soie de ses fauteuils pour en surprendre
l'�me, et confesser � fond son palissandre ou son bois dor�.

Donc ces hommes, ces femmes et m�me les milieux dans lesquels ils
vivent, ne peuvent se rendre qu'au moyen d'immenses emmagasinements
d'observations, d'innombrables notes prises � coups de lorgnon, de
l'amassement d'une collection de _documents humains_, semblable � ces
montagnes de calepins de poche qui repr�sentent, � la mort d'un peintre,
tous les croquis de sa vie. Car seuls, disons-le bien haut, les
documents humains font les bons livres: les livres o� il y a de la
vraie humanit� sur ses jambes.

Ce projet de roman qui devait se passer dans le grand monde, dans le
monde le plus quintessenci�, et dont nous rassemblions lentement et
minutieusement les �l�ments d�licats et fugaces, je l'abandonnais apr�s
la mort de mon fr�re, convaincu de l'impossibilit� de le r�ussir tout
seul... puis je le reprenais... et ce sera le premier roman que je veux
publier. Mais le ferai-je maintenant � mon �ge? c'est peu probable... et
cette pr�face a pour but de dire aux jeunes que le succ�s du r�alisme
est l�, seulement l�, et non plus dans le _canaille litt�raire_, �puis�
� l'heure qu'il est, par leurs devanciers.

Quant aux FR�RES ZEMGANNO, le roman que je publie aujourd'hui: c'est une
tentative dans une r�alit� po�tique[11]. Les lecteurs se plaignent des
dures �motions que les �crivains contemporains leur apportent avec leur
r�alit� brutale; ils ne se doutent gu�re que ceux qui fabriquent cette
r�alit� en souffrent bien autrement qu'eux, et que quelquefois ils
restent malades, nerveusement, pendant plusieurs semaines, du livre
p�niblement et douloureusement enfant�. Eh bien! cette ann�e, je me suis
trouv� dans une de ces heures de la vie, vieillissantes, maladives,
l�ches devant le travail poignant et angoisseux de mes autres livres, en
un �tat de l'�me o� la v�rit� trop vraie m'�tait antipathique � moi
aussi!--et j'ai fait cette fois de l'imagination dans du r�ve m�l� � du
souvenir.


     EDMOND DE GONCOURT.

     23 mars 1879.




LA FAUSTIN

PR�FACE DE LA PREMI�RE �DITION[12]


Aujourd'hui, lorsqu'un historien se pr�pare � �crire un livre sur une
femme du pass�, il fait appel � tous les d�tenteurs de l'intime de la
vie de cette femme, � tous les possesseurs de petits morceaux de papier,
o� se trouve racont� un peu de l'histoire de l'�me de la morte.

Pourquoi, � l'heure actuelle, un romancier (qui n'est au fond qu'un
historien des gens qui n'ont pas d'histoire), pourquoi ne se
servirait-il pas de cette m�thode, en ne recourant plus � d'incomplets
fragments de lettres et de journaux, mais en s'adressant � des souvenirs
vivants, peut-�tre tout pr�ts � venir � lui? Je m'explique: je veux
faire un roman qui sera simplement une �tude psychologique et
physiologique de jeune fille, grandie et �lev�e dans la serre chaude
d'une capitale, un roman b�ti sur des _documents humains_[13]. Eh bien,
au moment de me mettre � ce travail, je trouve que les livres �crits sur
les femmes par les hommes, manquent, manquent... de la collaboration
f�minine,--et je serais d�sireux de l'avoir, cette collaboration, et non
pas d'une seule femme, mais d'un tr�s grand nombre. Oui, j'aurais
l'ambition de composer mon roman, avec un rien de l'aide et de la
confiance des femmes, qui me font l'honneur de me lire. D'aventures, il
est bien entendu que je n'en ai nul besoin; mais les impressions de
petite fille et de toute petite fille, mais des d�tails sur l'�veil
simultan� de l'intelligence et de la coquetterie, mais des confidences
sur l'�tre nouveau cr�� chez l'adolescente par la premi�re communion,
mais des aveux sur les perversions de la musique, mais des �panchements
sur les sensations d'une jeune fille, les premi�res fois qu'elle va dans
le monde, mais des analyses d'un sentiment dans de l'amour qui s'ignore,
mais le d�voilement d'�motions d�licates et de pudeurs raffin�es, enfin,
toute l'inconnue _f�minilit�_ du tr�fonds de la femme, que les maris et
m�me les amants passent leur vie � ignorer... voil� ce que je demande.

Et je m'adresse � mes lectrices de tous les pays, r�clamant d'elles, en
ces heures vides de d�soeuvrement, o� le pass� remonte en elles, dans de
la tristesse ou du bonheur, de mettre sur du papier un peu de leur
pens�e en train de se ressouvenir, et cela fait, de le jeter anonymement
� l'adresse de mon �diteur.

     EDMOND DE CONCOURT.

     Auteuil, 15 octobre 1881.




CH�RIE

PR�FACE DE LA PREMI�RE �DITION[14]


Voici le roman que j'annon�ais dans l'introduction de LA FAUSTIN, et
auquel je travaille depuis deux ans.

C'est une monographie de jeune fille, observ�e dans le milieu des
�l�gances de la richesse, du pouvoir, de la supr�me bonne compagnie, une
�tude de jeune fille du monde officiel sous le second Empire.

Pour le livre que je r�vais, il e�t peut-�tre �t� pr�f�rable d'avoir
pour mod�le une jeune fille du faubourg Saint-Germain, dont
l'affinement et les s�lections de race, les traditions de famille, les
aristocratiques relations, l'air ambiant m�me du faubourg qu'elle
habite, auraient dot� mon roman d'un type � la distinction plus
profond�ment ancr�e dans les veines, � la distinction perfectionn�e par
plusieurs g�n�rations. Mais cette jeune fille �tait � peindre par
Balzac, aux temps de la Restauration ou du r�gne de Louis-Philippe,--et
plus en ces ann�es, o� le monde l�gitimiste n'appartient presque pas, on
peut le dire, � la vie vivante du si�cle.

Ce roman de CH�RIE a �t� �crit avec les recherches qu'on met � la
composition d'un livre d'histoire, et je crois pouvoir avancer qu'il est
peu de livres sur la femme, sur l'intime _f�minilit�_ de son �tre depuis
l'enfance jusqu'� ses vingt ans, peu de livres fabriqu�s avec autant de
causeries, de confidences, de confessions f�minines: bonnes fortunes
litt�raires arrivant, h�las! aux romanciers qui ont soixante ans sonn�s.

Je me suis appliqu� � rendre le joli et le distingu� de mon sujet et
j'ai travaill� � cr�er de la _r�alit� �l�gante_; toutefois--et l� �tait
peut-�tre le gros succ�s,--je n'ai pu me r�soudre � faire de ma jeune
fille l'individu non humain, la cr�ature insexuelle, abstraite,
mensong�rement id�ale des romans _chic_ d'hier et d'aujourd'hui.

On trouvera bien certainement la fabulation de CH�RIE manquant
d'incidents, de p�rip�ties, d'intrigue. Pour mon compte, je trouve qu'il
y en a encore trop. S'il m'�tait donn� de redevenir plus jeune de
quelques ann�es, je voudrais faire des romans sans plus de complications
que la plupart des drames intimes de l'existence, des amours finissant
sans plus de suicides que les amours que nous avons tous travers�s; et
la mort, cette mort que j'emploie volontiers pour le d�nouement de mes
romans, de celui-ci comme des autres, quoiqu'un peu plus _comme il faut_
que le mariage, je la rejetterais de mes livres, ainsi qu'un moyen
th��tral d'un emploi m�prisable dans de la haute litt�rature. Oui, je
crois,--et ici, je parle pour moi bien tout seul,--je crois que
l'aventure, la machination _livresque_ a �t� �puis�e par Souli�, par
Sue, par les grands imaginateurs du commencement du si�cle, et ma pens�e
est que la derni�re �volution du roman, pour arriver � devenir tout �
fait le grand livre des temps modernes, c'est de se faire un livre de
pure analyse: livre pour lequel--je l'ai cherch�e sans r�ussite--un
_jeune_ trouvera peut-�tre, quelque jour, une nouvelle d�nomination, une
d�nomination autre que celle de roman.

Et � propos du roman sans p�rip�ties, sans intrigue, sans bas amusement,
tranchons le mot, qu'on ne me jette pas � la t�te le go�t du public! Le
public... trois ou quatre hommes, pas plus, tous les trente ans, lui
retournent ses cat�chismes du beau, lui changent, du tout au tout, ses
go�ts de litt�rature et d'art, et font adorer � la g�n�ration qui
s'�l�ve ce que la g�n�ration pr�c�dente r�putait ex�crable. Aujourd'hui
la reconnaissance g�n�rale de Hugo et Delacroix n'est-elle pas la
n�gation absolue de la religion litt�raire et picturale de la
Restauration, et n'y a-t-il pas, en ce moment, des sympt�mes naissants
de reconnaissances d'�coles qui seront � leur tour la n�gation de ce qui
r�gne � peu pr�s souverainement encore? Le public n'estime et ne
reconna�t � la longue que ceux qui l'ont scandalis� tout d'abord, les
_apporteurs de neuf_, les r�volutionnaires du livre et du tableau,--les
messieurs enfin, qui, dans la marche et le renouvellement incessants et
universels des choses du monde, osent contrarier l'immuabilit�
paresseuse de ses opinions toutes faites.

Arrivons maintenant pour moi � la grave question du moment. Dans la
presse, en ces derniers temps, s'est produite une certaine opinion
s'�levant contre l'effort d'�crire, opinion qui a amen� un �branlement
dans quelques convictions mal affermies de notre petit monde. Quoi! nous
les romanciers, les ouvriers du genre litt�raire triomphant au XIXe
si�cle, nous renoncerions � ce qui a �t� la marque de fabrique de tous
les vrais �crivains de tous les temps et de tous les pays, nous
perdrions l'ambition d'avoir une langue rendant nos id�es, nos
sensations, nos figurations des hommes et des choses, d'une fa�on
distincte de celui-ci ou de celui-l�, une langue personnelle, une langue
portant notre signature, et nous descendrions � parler le langage
_omnibus_ des faits divers!

Non, le romancier, qui a le d�sir de se survivre, continuera �
s'efforcer de mettre dans sa prose de la po�sie, continuera � vouloir un
rythme et une cadence pour ses p�riodes, continuera � rechercher l'image
peinte, continuera � courir apr�s l'�pith�te rare, continuera, selon la
r�daction d'un d�licat styliste de ce si�cle, � combiner dans une
expression le _trop_ et l'_assez_, continuera � ne pas se refuser un
tour pouvant faire de la peine aux ombres de MM. No�l et Chapsal, mais
lui paraissant apporter de la vie � sa phrase, continuera � ne pas
rejeter un vocable comblant un trou parmi les rares mots[15] admis �
monter dans les carrosses de l'Acad�mie, commettra enfin, mon Dieu, oui!
un n�ologisme,--et cela, dans la grande indignation de critiques
ignorant absolument que: _suer � grosses gouttes_, _prendre � t�che_,
_tourner la cervelle_, _chercher chicane_, avoir l'air _constern�_,
etc., etc., et presque toutes les locutions qu'ils emploient
journellement, �taient d'abominables n�ologismes en l'ann�e 1750.

Puis toujours, toujours, ce romancier �crira en vue de ceux qui ont le
go�t le plus pr�cieux, le plus raffin� de la prose fran�aise, et de la
prose fran�aise de l'heure actuelle, et toujours il s'appliquera �
mettre dans ce qu'il �crit cet ind�finissable exquis et charmeur, que la
plus intelligente traduction ne peut jamais faire passer dans une autre
langue.

Quant � �crire, selon la recommandation de mon ami, M. Taine, en faveur
du Su�dois ou du Canadien[16], qui sait aux trois quarts le fran�ais ou
l'a oubli� � moiti�, je ne ferai pas � cette th�orie l'honneur de la
discuter. Joubert, l'auteur des PENS�ES, n'avait pas cette servile
pr�occupation du suffrage universel en mati�re de style, quand il
adjurait Mme de Beaumont de recommander � Chateaubriand �de garder avec
soin les singularit�s qui lui �taient propres� et �de se montrer
constamment ce que Dieu l'avait fait�, corroborant ce brave conseil par
cette curieuse phrase: �Les �trangers... ne trouveront que frappant, ce
que les habitudes de notre langue nous portent machinalement � croire
bizarre dans le premier moment.� Et parmi le d�cha�nement de la
critique, c'est encore Joubert, qui engage l'�crivain, attaqu� dans les
modernit�s de sa prose nouvelle, � persister � _chanter son propre
ramage_[17].

R�p�tons-le, le jour o� n'existera plus chez le lettr� l'effort
d'�crire, et l'effort d'�crire personnellement, on peut �tre s�r
d'avance que le reportage aura succ�d� en France � la litt�rature.
T�chons donc d'�crire m�diocrement, d'�crire mal, m�me plut�t que ne pas
�crire du tout; mais qu'il soit bien entendu qu'il n'existe pas un
patron de style unique, ainsi que l'enseignent les professeurs de
l'_�ternel beau_, mais que le style de La Bruy�re, le style de Bossuet,
le style de Saint-Simon, le style de Bernardin de Saint-Pierre, le style
de Diderot, tout divers et dissemblables qu'ils soient, sont des styles
d'�gale valeur, des styles d'�crivains parfaits.

Et peut-�tre l'esp�ce d'h�sitation du monde lettr� � accorder � Balzac
la place due � l'immense grand homme, vient-elle de ce qu'il n'est point
un �crivain qui ait un style personnel?

Que mon lecteur me permette aujourd'hui d'�tre un peu plus long que
d'habitude, cette pr�face �tant la pr�face de mon dernier livre, une
sorte de testament litt�raire.

Il y a aujourd'hui plus de trente ans que je lutte, que je peine, que je
combats, et pendant nombre d'ann�es, nous �tions, mon fr�re et moi, tout
seuls, sous les coups de tout le monde. Je suis fatigu�, j'en ai assez,
je laisse la place aux autres.

Je crois aussi qu'il ne faut pas s'attarder dans la litt�rature
d'imagination, au del� de certaines ann�es, et qu'il est sage de
pr�matur�ment choisir son heure pour en sortir.

Enfin, j'ai besoin de relire nos confessions, notre livre pr�f�r� entre
tous, un journal de notre double vie, commenc� le jour de l'entr�e en
litt�rature des deux fr�res et ayant pour titre: JOURNAL DE LA VIE
LITT�RAIRE (1851-188.), journal qui ne doit para�tre que vingt ans
apr�s ma mort.

Et devant le mena�ant avenir promis par le p�trole et la dynamite aux
choses secr�tes l�gu�es � la post�rit�, je donne aujourd'hui la pr�face
de ce journal[18]. S'il vient � p�rir, ce sera toujours �a au moins de
sauv�.

       *       *       *       *       *

Maintenant toi, petite CH�RIE, toi, pauvre dernier volume du dernier des
Goncourt, va o� sont all�s tous tes a�n�s, depuis LES HOMMES DE LETTRES
jusqu'� LA FAUSTIN, va t'exposer aux m�pris, aux d�dains, aux ironies,
aux injures, aux insultes, dont le labeur obstin� de ton auteur, sa
vieillesse, les tristesses de sa vie solitaire ne le d�fendaient pas
encore hier, et qui cependant lui laissent enti�re, malgr� tout et tous,
une confiance � la Stendhal dans le si�cle qui va venir.

Deux ou trois mois avant la mort de mon fr�re, � la sortie de
l'�tablissement hydroth�rapique de Beni-Barde, tous deux nous faisions
notre promenade de tous les matins, au soleil, dans une certaine all�e
du bois de Boulogne, o� je ne repasse plus,--une promenade silencieuse,
comme il s'en fait, en ces moments de la vie, entre gens qui s'aiment et
se cachent l'un � l'autre leur triste pens�e fixe.

Tout � coup brusquement mon fr�re s'arr�ta, et me dit:

��a ne fait rien, vois-tu, on nous niera tant qu'on voudra... il faudra
bien reconna�tre un jour que nous avons fait GERMINIE LACERTEUX... et
que �Germinie Lacerteux� est le livre-type qui a servi de mod�le � tout
ce qui a �t� fabriqu� depuis nous, sous le nom de r�alisme, naturalisme,
etc. Et d'un!

�Maintenant par les �crits, par la parole, par les achats... qu'est-ce
qui a impos� � la g�n�ration aux commodes d'acajou, le go�t de l'art et
du mobilier du XVIIIe si�cle?... O� est celui qui osera dire que ce
n'est pas nous? Et de deux!

�Enfin cette description d'un salon parisien meubl� de japonaiseries,
publi�e dans notre premier roman, dans notre roman d'EN 18.., paru en
1851... oui, en 1851...--qu'on me montre les japonisants de ce
temps-l�...--Et nos acquisitions de bronzes et de laques de ces ann�es
chez Mallinet et un peu plus tard chez Mme Desoye... et la d�couverte en
1860, � la _Porte Chinoise_, du premier album japonais connu � Paris...
connu au moins du monde des litt�rateurs et des peintres... et les pages
consacr�es aux choses du Japon dans MANETTE SALOMON, dans ID�ES ET
SENSATIONS... ne font-ils pas de nous les premiers propagateurs de cet
art... de cet art en train, sans qu'on s'en doute, de r�volutionner
l'optique des peuples occidentaux? Et de trois!

�Or la recherche du _vrai_ en litt�rature, la r�surrection de l'art du
XVIIIe si�cle, la victoire du japonisme: ce sont, sais-tu,--ajouta-t-il
apr�s un silence, et avec un r�veil de la vie intelligente dans
l'oeil,--ce sont les trois grands mouvements litt�raires et artistiques
de la seconde moiti� du XIXe si�cle... et nous les aurons men�s, ces
trois mouvements... nous pauvres obscurs. Eh bien! quand on a fait
cela... c'est vraiment difficile de n'�tre pas _quelqu'un_ dans
l'avenir.�

Et, ma foi, le promeneur mourant de l'all�e du bois de Boulogne pourrait
peut-�tre avoir raison.

     EDMOND DE GONCOURT.




QUELQUES CR�ATURES DE CE TEMPS

PR�FACE DE LA SECONDE �DITION


Ce livre, publi� � tr�s petit nombre, et �puis� depuis des ann�es, a
paru portant sur sa couverture: UNE VOITURE DE MASQUES. Je r��dite ce
livre aujourd'hui sous un titre qui me semble mieux le nommer.

Ce volume compl�te l'OEuvre d'imagination des deux fr�res. Il montre,
lors de notre d�but litt�raire, la tendance de nos esprits � d�j�
introduire dans l'invention la r�alit� du _document humain_, � faire
entrer dans le roman, un peu de cette histoire individuelle qui, dans
l'Histoire, n'a pas d'historien.

     EDMOND DE GONCOURT.

     Ao�t 1876.




TH��TRE




HENRIETTE MAR�CHAL

HISTOIRE DE LA PI�CE QUI A SERVI DE PR�FACE � LA PREMI�RE �DITION[19]


Voici une pi�ce qui excite bien des passions, bien des col�res et bien
des haines.

Nous allons raconter son histoire. Et cette histoire restera une page
curieuse et instructive de l'histoire litt�raire de ce temps-ci.

Nous demandons pardon au public de lui parler de nous: notre excuse est
de ne lui en avoir jamais parl� jusqu'ici.

Nous terminions, au mois de d�cembre 1863[20], le drame intitul�
HENRIETTE MAR�CHAL; et vers la fin de janvier 1864, nous le pr�sentions
� M. de Beaufort, alors directeur du Vaudeville. Dans le mois de juin ou
de juillet, M. de Beaufort nous le rendait, en nous disant, de premier
mot, tr�s nettement, qu'il �tait impossible. Nous essayions de faire
valoir aupr�s de lui la nouveaut� au th��tre de l'acte de l'Op�ra; il
nous r�pondait que cela avait �t� fait par tout le monde. Nous lui
demandions s'il ne croyait pas notre pi�ce, telle qu'elle �tait, appel�e
� plus de repr�sentations que la pi�ce qu'il avait jou�e cette
semaine-l�, et qui �tait morte au bout de trois soir�es: il nous
laissait entendre, d'ailleurs tr�s poliment, qu'il ne le croyait pas.
Sur ce refus, nous jetions, assez d�courag�s, notre pi�ce dans un
tiroir, nous promettant de revenir plus tard � la sc�ne par le roman, et
de ne plus frapper � la porte d'un directeur qu'avec un de ces noms qui
se font ouvrir le th��tre.

Le travail et l'�motion d'�crire GERMINIE LACERTEUX nous faisaient
compl�tement oublier notre pi�ce, quand, un soir du printemps de 1865,
un de nos amis ayant une soir�e � passer avec nous, et ne sachant
comment la perdre, nous demanda de lui lire notre HENRIETTE. Nous e�mes
assez de mal � retrouver le manuscrit. � la fin de la lecture, l'ami fut
pris par l'int�r�t de la pi�ce, nous complimenta, nous pr�dit que nous
serions jou�s. Nous ne le croyions gu�re, sachant toute la r�pugnance
des directeurs � accepter une pi�ce de gens accus�s de litt�rature, de
style et d'art. Cependant cette lecture nous avait, malgr� nous, un peu
rattach�s � HENRIETTE. � ce moment, M. de Girardin venait de lire le
SUPPLICE D'UNE FEMME chez la princesse Mathilde. Nous avions l'honneur
d'�tre re�us dans ce salon. Nous pens�mes qu'une lecture, l�, devant un
public d'hommes de lettres, aurait peut-�tre chance de valoir � notre
pi�ce une heure d'attention, la lecture personnelle d'un directeur de
th��tre comme M. Harmand, qui avait succ�d� � M. de Beaufort, ou comme
M. Montigny. La pi�ce fut lue. Elle souleva, dans le salon, des
objections et des sympathies. Quelques journaux annonc�rent cette
lecture, et, quelques jours apr�s, nous �crivions � M. Harmand pour lui
demander un rendez-vous. Nous attendions la r�ponse du directeur du
Vaudeville, lorsque nous re��mes la lettre suivante de M. Th�odore de
Banville, qui avait �t� l'un des �couteurs et l'un des applaudisseurs
d'HENRIETTE.

     Mardi, 11 avril 1865.

     Mes chers amis,

�douard Thierry (ceci est confidentiel) m'a exprim� un vif d�sir de
conna�tre votre pi�ce. Il est un de vos ardents admirateurs, il a dit du
bien de vos livres dans les papiers imprim�s, et dans ce moment-ci m�me,
ayant � monter une pi�ce dont l'action se passe sous le Directoire, il
consulte et relit sans rel�che votre HISTOIRE DE LA SOCI�T� FRAN�AISE
SOUS LE DIRECTOIRE.

Je lui ai fait observer que votre talent, votre situation litt�raire et
la juste renomm�e acquise par vos longs efforts ne vous permettent pas
de vouloir �tre refus�s � un th��tre. Mais il le comprend aussi bien et
mieux que moi. Aussi est-ce � un point de vue non officiel et absolument
amical qu'il vous prie de faire conna�tre votre pi�ce � l'homme de
lettres �douard Thierry, � qui elle inspire une vive curiosit�. Pour
votre gouverne, sachez bien, au pied de la lettre, que ce d�sir a �t�
r�ellement et spontan�ment exprim� par Thierry, sans aucune provocation
de ma part...

L�-dessus nous h�sitions. � quoi servirait cette communication de notre
manuscrit? � rien, nous disions-nous. Cependant un soir, passant rue de
Richelieu, nous montions au Th��tre-Fran�ais; nous ne trouvions pas M.
Thierry.

Le 21 avril, M. Harmand nous r�pondait qu'il serait tr�s heureux de nous
offrir une lecture, mais apr�s la pi�ce qu'il montait, le MONSIEUR DE
SAINT-BERTRAND de M. Ernest Feydeau. Nous avions re�u, avant cette
r�ponse de M. Harmand, une lettre o� M. Thierry s'excusait de ne pas
s'�tre trouv� au th��tre lorsque nous y �tions venus, et se mettait � la
disposition de notre jour et de notre heure. Nous allions le voir, nous
lui exposions tr�s nettement l'inutilit�, pour lui, de lire notre pi�ce,
une pi�ce qui ne rentrait pas dans le cadre ordinaire du r�pertoire des
Fran�ais. M. Thierry insistait pour lire HENRIETTE; et il mettait tant
de bonne gr�ce et de bon d�sir � vouloir la conna�tre, que nous
c�dions. N'ayant aucune id�e que notre pi�ce p�t �tre retenue par le
Th��tre-Fran�ais, et press�s par un rendez-vous que nous venions de
recevoir de M. Harmand, nous �crivions � M. Thierry de nous renvoyer
notre pi�ce. M. Thierry nous la renvoyait avec cette lettre:

     Messieurs et chers confr�res,

J'avais l'esp�rance que vous voudriez bien venir hier reprendre votre
manuscrit; il para�t que vous comptiez sur moi pour vous le renvoyer; je
vous le renvoie donc avec les compliments les plus sinc�res. Je ne sais
pas si le Vaudeville vous attend et si vous �tes en pourparlers avec
lui; ce que je sais, c'est que la pi�ce ne me semble pas plus impossible
au Th��tre-Fran�ais qu'au Vaudeville. Ce que le Th��tre-Fran�ais
retrancherait, dans le premier acte, sera retranch� partout ailleurs et
avec les m�mes ciseaux, ceux de la commission d'examen. Le d�no�ment est
brutal, je ne dis pas non, et le coup de pistolet est terrible; mais il
n'y a pas encore l� d'impossibilit� absolue. Au fond, je vois dans
votre pi�ce, non pas pr�cis�ment une pi�ce bien faite, mais un d�but
tr�s remarquable, et pour ma part je serais heureux de pr�senter au
public cette premi�re passe d'armes de deux vrais et sinc�res talents
qui gagnent leurs �perons au th��tre.

     Tout � vous.

     E. Thierry.

     27 avril 1865.

Sur cette lettre, qui nous mettait au coeur des esp�rances d�passant nos
ambitions, nous rapportions notre manuscrit au Th��tre-Fran�ais.

Quinze jours apr�s, nous obtenions une lecture du Comit�; et le 8 mai
les soci�taires de la Com�die-Fran�aise nous faisaient l'honneur de
recevoir notre pi�ce[21].

On a parl� de protections, d'influences ayant d�termin� cette r�ception.
C'est une injure gratuite contre l'ind�pendance bien connue du Comit�,
aupr�s duquel rien ne nous a recommand�s qu'un pass� de travail, des
livres d'histoire honor�s de l'�loge d'un adversaire comme M. Michelet,
des romans dont toute la critique s'est �mue. Et pourquoi n'y aurait-il
pas l� des titres au rare honneur d'un d�but sur la premi�re sc�ne
litt�raire de France?

Pendant l'�t�, nous remani�mes, sur les intelligentes indications de M.
Thierry, notre troisi�me acte, pour adoucir, au point de vue de la
sc�ne, ce qui �tait logique, mais ce qui pouvait �tre antipathique dans
la passion de la m�re. La pi�ce �tait distribu�e. Mme Arnould-Plessy
daignait accepter le r�le de la m�re. M. Got, M. Bressant, M.
Lafontaine, Mme Victoria Lafontaine, Mlle Dinah F�lix, voulaient bien
donner � nos d�buts l'appui de leurs noms et de leurs talents. Nous
recevions le bulletin de la premi�re r�p�tition, lorsque M. Delaunay,
ob�issant � des scrupules et � des modesties exag�r�es d'artiste,
rendait le r�le de Paul de Br�ville, pour lequel il ne se croyait plus
suffisamment jeune. Ce refus de M. Delaunay arr�tait tout. Nous v�mes
notre pi�ce perdue, au moins pour le moment, et nous part�mes, assez
d�sesp�r�s, nous enterrer � la campagne dans le travail et la
consolation d'un grand roman.

Cependant la presse, avec une sympathie dont nous avons gard� le
souvenir, combattait le refus de M. Delaunay. Un critique, que toutes
les questions de th��tre trouvent � son poste de feuilletonniste, arm�
de conscience et de bon sens, M. Sarcey, pressait M. Delaunay, au nom
des auteurs et du public, de revenir sur sa r�solution et d'oser avoir
vingt ans, les vingt ans de son talent. Devant cet int�r�t de la
presse, la situation du th��tre, celle des deux auteurs, M. Delaunay
c�dait, et nous recevions tout � coup un beau jour, le 4 novembre,--dans
le trou o� nous �tions terr�s, ne pensant plus � notre pi�ce,--une
lettre de M. Thierry qui nous annon�ait en m�me temps la bonne nouvelle,
et l'entr�e en r�p�titions d'HENRIETTE.

La pi�ce �tait r�p�t�e. Les excellents acteurs qui devaient la jouer
mettaient au service des auteurs tous leurs efforts, toute leur
exp�rience, donnaient, nous pouvons le dire, tout leur coeur � la pi�ce.
La confiance d'un grand succ�s �tait dans tout le th��tre; et le succ�s
paraissait �clater d�j� aux derni�res r�p�titions, devant l'admirable
jeu des sc�nes d'amour.

Pendant ce temps, la chronique s'emparait de notre pi�ce. Et cette
chronique, qu'on a dit avoir d'avance tant soutenu notre pi�ce,
commen�ait � lui faire la m�chante et basse guerre des cancans
calomnieux, des citations falsifi�es, et des d�nonciations anonymes.
Les petites informations empoisonn�es s'�coulaient dans les
Correspondances. Le _Nord_ signalait et racontait notre premier acte, en
lui pr�tant les couleurs d'une turpitude immorale; et nous ne savons
comment l'article non sign� du _Nord_ parvenait, sous bande, � la
censure.

Enfin arrivait la premi�re repr�sentation. Elle avait lieu le 5
d�cembre. Tous les journaux ont racont� ce qui s'y passa. Deux hommes
seulement, dans toute la presse, n'ont pas vu ce soir-l� de cabale dans
la salle: ce sont M. de Bi�ville, du _Si�cle_, et M. de B�chard, de la
_Gazette de France_.--Le rapprochement de ces deux extr�mes nous semble
assez curieux pour le noter en passant.

Qu'y a-t-il maintenant au fond de toutes ces col�res, au fond de toutes
ces passions ennemies et jalouses?

Il y a trois questions:

La question litt�raire;

La question politique;

La question personnelle,--ou plut�t la question sociale.

La question litt�raire!--Celle-l�, laissons-la de c�t�, nous y
reviendrons plus tard. Mais aujourd'hui, il serait niais de discuter, de
r�pondre, de se d�fendre, � propos d'art, quand cinquante sifflets
d'omnibus �crasent tous les soirs une pi�ce que la salle veut �couter,
quand une petite fraction des �coles[22] couvre de la tyrannie de son
go�t et de la r�volte de ses pudeurs les applaudissements des loges, de
l'orchestre, des femmes de la soci�t�, des hommes du monde, du public
�l�gant, intelligent et lettr� de Paris. Non, pas de discussion. Nous
nous inclinons devant nos ma�tres, devant les ma�tres de l'Od�on
devenus les ma�tres du Th��tre-Fran�ais et que nous esp�rons bien voir
demain les ma�tres de toutes les sc�nes, y d�cidant la chute de ce qui
leur d�plaira, emp�chant les avenirs dont ils ne voudront pas, et tuant,
du haut des cintres, toute pens�e qu'ils voudront tuer, par-dessus la
t�te du public et la plume de la critique[23]!

La question politique?--Vidons-la nettement pour n'avoir plus � y
revenir.

On dit, on imprime m�me, qu'on siffle notre pi�ce parce que le
gouvernement l'a fait jouer, parce que la princesse Mathilde l'a impos�e
au Th��tre-Fran�ais, parce que nous sommes des �prot�g�s�, des
courtisans.

Nous, des prot�g�s! Nous, les seuls hommes de lettres qu'on ait fait
asseoir, en 1852, entre des gendarmes, sur les bancs de la police
correctionnelle, pour d�lit de presse! Nous, auxquels le minist�re de la
police d'alors donnait l'avertissement de ne plus �crire dans les
journaux!...

Nous, des courtisans!... Mais qui sommes-nous donc? Rien que des
artistes qui n'ont jamais appartenu � un parti. Si nos �tudes nous ont
donn� un peu de justice, et quelquefois un peu de regret pour le pass�,
nous croyons que nous avons montr� dans nos livres historiques assez
d'ind�pendance pour m�contenter toutes les opinions; et nous avons cette
conscience que nos romans se sont assez int�ress�s aux mis�res
populaires du pr�sent, et aux larmes des pauvres.

Arrivons � ce grand crime que nous lisons partout et qui a rempli tous
ces jours-ci de circulaires le quartier Latin: la protection de la
princesse Mathilde.

Ici, on nous permettra quelques d�tails,--et quelques v�rit�s.

Apr�s dix ans de travail solitaire, acharn�, enrag�, sans publicit�,
presque sans relations, un jour un de nos amis, M. de Chennevi�res, vint
nous dire que la ma�tresse d'un des grands salons de Paris, ayant lu nos
livres, d�sirait nous conna�tre. C'�tait la premi�re fois qu'un salon
s'ouvrait devant nos titres litt�raires. Il y avait presque quatre ans
que nous n'avions mis d'habit. Nous all�mes dans ce salon, dans le salon
de cette femme, une artiste qui est coupable d'�tre n�e princesse. Nous
y trouv�mes toutes les libert�s et presque toutes les intelligences, des
artistes et des hommes de lettres comme nous, des philosophes, des
savants, des po�tes: M. Renan et M. Berthelot, M. Claude Bernard et M.
Taine, M. Sainte-Beuve et M. Bertrand, M. Th�ophile Gautier, M. Gustave
Flaubert, M. Paul de Saint-Victor, M. Dumas fils, M. �mile Augier, les
peintres, les sculpteurs d'avenir et de talent. Nous entend�mes l�, dans
ce salon d'art et de libre pens�e, M. Sainte-Beuve d�fendre Proudhon, et
M. Charles Blanc demander la lev�e de l'interdiction de la vente sur la
voie publique pour l'HISTOIRE DE LA R�VOLUTION �crite par son fr�re. Ce
fut l�, devant un public de lettr�s, que nous l�mes HENRIETTE MAR�CHAL,
� l'exemple d'autres auteurs plus connus que nous, aussi soucieux de
leur dignit�, et qui ne croyaient pas faire acte d'insolence envers le
public, en consultant le premier salon de Paris sur l'effet d'une oeuvre
dramatique.

Est-ce pour cela qu'on nous siffle, et qu'on veut emp�cher notre pi�ce
de parler au public? Mais alors qui peut dire si demain on n'ira pas
huer au Salon les toiles de M. Baudry ou de M. H�bert, parce que la
ma�tresse de ce salon aura �t� les voir dans leur atelier? Et pourquoi
ne ferait-on pas une partie d'aller casser � une prochaine exposition
les sculptures de ce grand sculpteur, M. Carpeaux, parce qu'il a eu
l'imprudence de faire un chef-d'oeuvre du buste de la ma�tresse de ce
salon?

Si ce n'est pas pour cela qu'on nous siffle, est-ce pour quelque chose
de plus grave? Est-ce parce que �cette haute protection�, comme on
l'appelle, a fait pour nous ce qu'elle a fait pour d'autres,--pour M.
Louis Bouilhet, par exemple, � propos de FAUSTINE? Est-ce parce qu'elle
a d�fendu notre pi�ce contre la menace d'interdiction de la
censure[24]?

Nous, ne pouvons le croire. Nous ne pouvons croire que ce qui s'appelle
la jeunesse fran�aise, en 1865, ait les ciseaux de la censure dans son
drapeau.

Mais, quoi qu'il en soit, puisqu'il semble y avoir quelque p�ril en ce
moment � ne pas d�savouer notre reconnaissance pour une princesse qui
n'a d'autres courtisans que des amis, nous la remercions ici hautement
et publiquement avec une gratitude, qui serait presque tent�e de lui
souhaiter une de ces fortunes o� l'on peut �prouver, autour de soi, le
d�sint�ressement des d�vouements.

Arrivons � la derni�re question, � la question personnelle, et cherchons
en nous tout ce qui peut expliquer cet inexplicable d�cha�nement
d'hostilit�s.

D'abord, nous avons le malheur de nous appeler messieurs _de_ Goncourt.

Mon Dieu! ce n'est pas notre faute. Nous ne faisons que porter le nom de
notre grand-p�re, un avocat, membre de la Constituante de 89; le nom de
notre p�re, un des plus jeunes officiers sup�rieurs de la Grande Arm�e,
mort � quarante-quatre ans des suites de ses fatigues et de ses
blessures, des sept coups de sabre sur la t�te d'une action d'�clat en
Italie, de la campagne de Russie faite tout du long avec l'�paule droite
cass�e, le lendemain de la Moskowa.

Puis nous avons encore le malheur de passer pour �tre riches, de passer
pour �tre heureux, de passer pour �tre arriv�s facilement.

Eh bien! puisque, dans ce moment du si�cle, c'est une suspicion et une
raison d'ostracisme que l'apparence de la fortune et du bonheur, il
nous faut essayer de d�sarmer l'envie, en la consolant un peu.

Nous avons travaill� quinze ans, renferm�s, solitaires, acharn�s au
travail. Nous avons eu toutes les d�faites, tous les chagrins, tous les
d�sespoirs, toutes les injures am�res de la vie litt�raire. Nous avons
saign� dans notre orgueil, pendant de longues heures d'obscurit�.
Pendant des ann�es, c'est � peine si nos livres nous ont pay� l'huile et
le bois de nos nuits. Nous sommes arriv�s pas � pas, livre � livre,
oblig�s de tout disputer et de tout conqu�rir. Et nous avons mis quinze
ans enfin � parvenir au Th��tre-Fran�ais.

Pour notre fortune, nous n'avons pas tout � fait douze mille livres de
rentes � nous deux. Nous logeons au quatri�me, et nous avons une femme
de m�nage pour nous servir.

Et pour notre bonheur, il ne faut pas qu'on se l'exag�re tant: nous
avons, l'un une maladie de nerfs, l'autre une maladie de foie, qui
doivent assurer nos ennemis de nos souffrances dans la cruelle bataille
des lettres; deux maladies qui finiront peut-�tre un jour par nous faire
mourir,--� moins que nous ne mourions d'autre chose, tous les deux
ensemble, selon des promesses qu'une menace a bien voulu nous faire.

     EDMOND ET JULES DE GONCOURT.

     12 d�cembre 1865.

       *       *       *       *       *

Il nous reste � demander pardon au talent, au courage de nos grands
acteurs, aux talents de Mme Arnould-Plessy, de Mme Victoria Lafontaine,
de Mlle Dinah F�lix, de Mme Ramelli, de Mlle Rosa Didier, de M.
Delaunay, de M. Got, de M. Bressant, de M. Lafontaine, pour les avoir
expos�s � ces hu�es sauvages. Nous faisons personnellement des excuses �
Mme Plessy, pour lui avoir fait subir des insultes, qu'un public
fran�ais n'avait jamais encore fait subir, du moins l�, � une actrice de
g�nie qui a marqu�, dans cette soir�e du 5 d�cembre, sa place entre Mme
Dorval et Mlle Rachel.

       *       *       *       *       *

Finissons cette histoire d'HENRIETTE MAR�CHAL par la lettre envoy�e par
nous aux journaux, o� nous racontons comment elle a disparu de l'affiche
de la Com�die-Fran�aise:

     21 d�cembre 1865.

     Monsieur le r�dacteur en chef,

Les journaux ont annonc� que les repr�sentations de notre pi�ce:
HENRIETTE MAR�CHAL, �taient arr�t�es. Le fait est vrai: HENRIETTE
MAR�CHAL a disparu de l'affiche du Th��tre-Fran�ais dans les
circonstances suivantes.

Le 15 d�cembre, il parut dans la _Gazette de France_ une attaque qui
m�ritait d'�tre remarqu�e parmi toutes les attaques lanc�es, chaque soir
et chaque matin, contre notre pi�ce. La _Gazette de France_ commen�ait
par souligner ce qu'elle appelait �l'admiration du _Moniteur officiel_
et du _Constitutionnel_� pour notre pi�ce. Puis elle parlait du _morne
silence_ dans lequel avait �t� �cout� le second acte, de l'_attitude
somnolente_ du public au troisi�me. Elle ajoutait que le public ne
venait l�, que pour s'amuser du scandale, que tous les applaudisseurs
appartenaient � la claque, qu'il fallait l'intervention de la police
pour �maintenir et comprimer le public entier � bout de patience, et se
levant comme un seul homme�. L'article continuait, en nous imputant �
crime ce que nous avions coup�, ce qui n'�tait plus dans la pi�ce
repr�sent�e, et ce que l'auteur de l'article y mettait,--un inceste, par
exemple,--dont il pr�tait gratuitement l'intention au d�nouement. Ici,
la _Gazette de France_ faisait appel � la dignit� des com�diens, en leur
reprochant de se m�nager quelques recettes � la faveur de la curiosit�
provoqu�e par des sc�nes bruyantes; et elle terminait par un proc�d� de
critique litt�raire jusqu'ici inusit�,--une d�nonciation aux
contribuables! �Ce qui nous regarde, nous, _contribuables_,
disait-elle, c'est de savoir si nous devons, dans un temps o� l'on parle
tant d'�conomies, continuer � sacrifier trois ou quatre cent mille
francs, par an, pour le plus grand profit d'une _entreprise
minist�rielle_, qui sait si bien tirer profit m�me du scandale...

Ce m�me jour, l'administrateur du Th��tre-Fran�ais, M. E. Thierry,
venait chez nous. Nous lui demandions s'il �tait content des
explications donn�es par nous en t�te de la pi�ce, que nous lui avions
d�di�e. Son embarras, quelques mots, nous laissaient voir son
impression. Nous lui repr�sentions notre situation, la n�cessit� o� nous
avions �t� de dire la v�rit�, toute la v�rit�. Et pourquoi,
ajoutions-nous, le Th��tre-Fran�ais aurait-il � rougir d'une pi�ce,
parce qu'elle a pris deux fois le chemin du Vaudeville, et parce que les
auteurs ont la franchise de l'avouer? Nous ne sommes pas de ceux qui
�crivent pour tel ou tel th��tre; nous �crivons pour le public que peut
int�resser, sur n'importe quelle sc�ne, une pi�ce qui a au moins la
conscience d'�tre une oeuvre d'art. Si nous avons frapp� au Vaudeville,
c'est que nous ne voyions pas plus haut des chances d'�tre jou�s; c'est
que nous croyions--� tort--le Th��tre-Fran�ais ferm� � tout ce qui
n'�tait pas une trag�die, une com�die en vers, ou une pi�ce en prose
sign�e d'un nom aussi populaire au th��tre que celui de M. �mile Augier.
Nous disions encore � M. Thierry que, si pour les inexp�riences
sc�niques et les d�tails de m�tier, nous faisions bon march� de notre
pi�ce, nous la trouvions, avec les critiques les plus autoris�s, digne
apr�s tout du Th��tre-Fran�ais par ses qualit�s litt�raires, par un
style que les auteurs des HOMMES DE LETTRES, de SOEUR PHILOM�NE, de REN�E
MAUPERIN, de GERMINIE LACERTEUX, ne trouvent pas trop inf�rieur au style
du r�pertoire moderne de notre grande sc�ne.

M. Thierry nous r�pondait avec g�ne, sortait de sa poche l'article de la
_Gazette de France_ du matin, et nous donnait lecture d'un passage de
cet article, o� la _Gazette_ s'�tonnait de ne pas nous voir retirer
notre pi�ce. L�-dessus, nous disions � M. Thierry que, quand m�me nous
aurions fait le plus grand chef-d'oeuvre ou la plus grande turpitude,
chef-d'oeuvre ou turpitude n'exciteraient pas de telles passions, un tel
bruit; que ce qu'on sifflait n'�tait point notre pi�ce; et que devant
cette situation, devant des attaques sans pr�c�dent, devant la majorit�
des applaudissements, devant le courage et la confiance de nos acteurs,
d�cid�s � lutter jusqu'au bout, nous ne pouvions ni ne voulions retirer
HENRIETTE MAR�CHAL et que nous �tions d�cid�s � attendre qu'elle f�t
arr�t�e par l'administration, interdite par l'autorit�. Seulement, nous
demandions encore deux �preuves, celle de ce soir-l�, et celle du lundi
suivant: nous esp�rions, pour cette repr�sentation du lundi, l'effet de
notre brochure qu'on allait mettre en vente � quatre heures et qui nous
semblait destin�e � faire revenir les gens de coeur sur le compte de
notre dignit� et de notre ind�pendance. �_Lundi, c'est impossible!_�
nous dit M. Thierry. Ici, qu'on le comprenne bien, nous n'accusons pas
M. Thierry. Nous lui restons, et nous lui resterons toujours
profond�ment reconnaissants pour le brave accueil qu'il a fait � notre
pi�ce. Aussi le plaignons-nous seulement pour s'�tre trouv� dans une
situation o� il ne pouvait nous accorder cette derni�re demande.

La sixi�me repr�sentation avait lieu le soir de cette entrevue. Tous
ceux qui y ont assist�, peuvent dire le succ�s de la pi�ce dans cette
soir�e, la salle tout enti�re applaudissant, �crasant de ses bravos les
quelques sifflets arri�r�s qui s'essayaient. Et c'�tait une salle de
bonne foi, une salle payante: un vrai public de quatre mille francs de
recette,--de trois mille neuf cent un, pour �tre exact. Nous allions
voir M. Thierry apr�s la pi�ce, nous lui disions qu'il nous semblait
bien dur d'�tre arr�t�s apr�s une telle soir�e, o� le succ�s semblait
enfin conquis: M. Thierry nous r�pondait qu'il ne pouvait rien nous
promettre.

Le lendemain, HENRIETTE MAR�CHAL disparaissait de l'affiche du
Th��tre-Fran�ais.

Maintenant, attaqu�s � droite et � gauche, attaqu�s en m�me temps par le
_Si�cle_ et par l'_Union_, par l'_Avenir national_ et par la _Gazette de
France_, sans oublier le _Monde_; fusill�s par un premier Paris de la
_France_, arr�t�s par l'administration,--que nous reste-t-il � faire
pour une pi�ce � laquelle les sympathies de la grande critique, les
feuilletons de Jules Janin, de Th�ophile Gautier, de Nestor Roqueplan,
de Paul de Saint-Victor, de Louis Ulbach, de Francisque Sarcey, la
presse et le public, des recettes de quatre mille francs, une location
de huit jours � l'avance, devaient assurer, semblait-il, le droit de
vivre?

Il nous reste � faire un appel � l'opinion, � cette grande majorit� de
spectateurs qui a applaudi HENRIETTE MAR�CHAL, � tout ce monde d'hommes
et de femmes du Paris intelligent et lettr� qui ne veut pas que la
tyrannie de la politique ou l'exag�ration de la morale touche � ses
plaisirs, � ses go�ts, � ses sympathies. Il nous reste � faire un appel
� nos ennemis m�mes, � ceux qui aiment la libert� et qui doivent avoir
quelques regrets devant leur victoire, devant l'interdiction de notre
pi�ce par mesure administrative.

Agr�ez, monsieur le r�dacteur en chef, l'assurance de notre
consid�ration distingu�e.




APPENDICE

Nous donnons ici, sans commentaires, ces deux pi�ces curieuses �
confronter:

     Paris, 7 d�cembre 1865.

     Monsieur le r�dacteur,

On fait circuler, au sujet de la premi�re repr�sentation d'HENRIETTE
MAR�CHAL certaines accusations contre une partie du public qui composait
la salle.

On veut jeter sur cette d�faite une sorte de voile tout charg� de
myst�re; on veut mettre de la cire aux oreilles du public; on l'entoure
de paravents pour lui dissimuler les sifflets; on s'enveloppe soi-m�me
d'une sorte de peplum de Chalchas-Critique, et l'on crie � la foule un
de ces gros mots � l'aide desquels on explique la _Raison universelle_
et la _Cause efficiente et probante des choses!_

En v�rit�, Figaro n'eut pas tort quand il parlait des avantages de la
Sainte-Cabale.

     On est tomb� Gros-Jean, on se rel�ve �toile!

Eh bien! non, Monsieur, il n'y avait point de cabale contre la pi�ce de
MM. de Goncourt. Une cabale s'organise, et quoi que l'on ait--je ne sais
d�j� plus qui--pr�tendu qu'elle �tait bien disciplin�e, c'est se railler
du public que de vouloir pr�tendre qu'une bulle de savon ne peut crever
sans que les puissances conjur�es n'aient m�dit� sa ruine.

Une cabale!... Et de qui?... et pour quoi?... contre quoi?...--Voil�
trois points d'interrogation auxquels il para�t difficile de r�pondre.
C'est avec ce mot de cabale que les amis satisfont la politesse, que les
auteurs consolent leur g�nie, et qu'enfin on fouette le dos des
innocents assez niais, pour oser exprimer une opinion qui �tait _la
leur_, en face d'une salle qui, ce soir-l�, �tait toute aux soins
empress�s de l'amiti�, aux beno�tes ferveurs de la sainte claque.

Le poulailler a cri�, hurl�, siffl�.--Complot!...

Le parterre a applaudi, applaudi, applaudi.--Ind�pendance!

Renversez les mots, Monsieur, et vous aurez la v�rit�!

Nous autres, nous �tions venus d�s cinq heures, les pieds dans la boue,
inquiets, impatients, plus sympathiques qu'hostiles, croyant au talent
de ces messieurs et pr�ts � applaudir, si nous trouvions leur pi�ce
bonne. Nous �tions l� pr�s de trois cents jeunes gens... Et, en effet,
on a raison de dire que nous �tions une cabale...

Une cabale, c'est un complot; et nous complotions la chose la plus
extraordinaire, Monsieur, celle, �tant les plus jeunes de l'assembl�e,
d'�tre les seuls payants! Nous avions organis� la conspiration des
pi�ces de vingt sous contre les billets d'amis. Et,--voyez � quel point
nous sommes simples,--au moment o� l'on nous refusait au guichet des
billets de parterre, nous subissions l'inspection d'un capitaine
recruteur qui ne nous demandait qu'un peu de claque pour un bon
fauteuil. Et, � notre tour, nous avons refus�;--refus�, voulant rester
ind�pendants et ne pas mettre les ficelles de notre enthousiasme entre
les mains d'un chef de claque, et, comme des pantins, ne pas lever les
bras, jeter des cris, pleurer d'admiration, selon le caprice de Son
Ind�pendance.

Nous avons siffl�, comprend-on cela? siffl�, je ne sais quelles
rapsodies que Bobino ne voudrait pas pour coudre � ses grelots! Siffl�
un vieux paquet de ficelles dont le portrait de mon p�re, les gants de
ma fille, le domino de madame, le mari qui manque le train, sont les
bouts les moins roussis et les moins us�s! Siffl� un premier acte dont
le r�alisme n'a m�me pas le charme de la nouveaut�: les ENFERS DE PARIS
et la MARI�E DU MARDI-GRAS sont moins retrouss�s et plus joyeux! Siffl�
un second acte dont la fantaisie court � travers un monde d'aphorismes
pr�tentieux, de situations bizarres, de visions hyst�riques, commen�ant
au babillage d'une servante et finissant au baiser ridicule d'une femme
de quarante ans. Siffl� au troisi�me acte... Oh! le troisi�me acte!...
N'est-ce pas du Girardin, premi�re �dition, non corrig�e? Les DEUX
FR�RES faisant pendant aux _Deux Soeurs_?... Du Girardin, moins...
Girardin! c'est-�-dire l'impossible, moins cette chose �tonnante en
faveur de laquelle on pardonne tout: l'originalit�!

Nous disons, nous autres, ce que nous avons siffl�; que les partisans de
la pi�ce nous disent ce qu'ils ont applaudi, en dehors du magnifique jeu
des acteurs, un seul acte, une seule sc�ne, une situation, un mot, et
nous nous d�clarons satisfaits.

Il y a eu cabale, pr�tend-on! Oui, la cabale des ind�pendants contre les
engag�s... volontaires ou non!...

Qui si�geait � l'orchestre? Des amis, des amis, et toujours des amis!

Qui si�geait au parterre?...--Un mot � ce propos, Monsieur. On a parl�
d'HERNANI! Est-ce une ironie? � l'�poque d'HERNANI, on livrait le
parterre � la jeunesse, et l'on refusait la claque! Mardi dernier, quand
les jeunes gens se sont pr�sent�s, le parterre �tait envahi.--Par
qui?--Et ses portes ferm�es.--Pourquoi?--Alors nous avons gagn� les
hauteurs. Quant � ceux du parterre, ils ne siffl�rent pas, j'en suis
bien s�r, �tant de ceux pour qui Boileau n'a pas fait ce vers:

     C'est un droit qu'� la porte on ach�te en entrant.

Mardi, c'�taient les jeunes gens qui sifflaient et les _genoux_ qui
applaudissaient! Voil� la petite diff�rence � signaler entre les deux
HERNANI. Ce n'est pas un drapeau autour duquel les fr�res de Goncourt
rassemblaient leurs partisans! C'est un torchon! Nous, nous n'avons pas
une sensitive � la place de coeur; nous ne pr�tendons pas faire un
rempart de notre corps � Thalie, et Melpom�ne nous impose peu! Nous
savons chiffonner d'une main osseuse la guimpe des vieilles Muses, et
nous accrocher, quand nous voulons rire, � la queue des sourds satyres,
amoureux de la joie et de la folie. Est-ce une raison pour ne pas crier:
Pouah! quand la fange tente d'�clabousser l'art! Nous n'aimons pas voir
sa robe s'accrocher au clou du lupanar, et toute d�braill�e, titubant �
travers les ruisseaux, voir la Muse, le stigmate de l'impudeur au front,
s'en aller, psalmodiant des rapsodies sans nom, parmi lesquelles rien ne
transpire, ni v�rit�, ni style, ni inspiration!

Nous ne sommes ni des cabaleurs, ni des amis! Nous avions pay� nos
places; et seuls peut-�tre dans toute la salle nous avions l'esprit
d�gag� de toutes les pr�occupations de l'amiti� et de la camaraderie.
Mais, en v�rit�, en face des singuli�res rengaines qu'on voulait nous
faire applaudir et accepter comme une transformation dans l'art, quand
nous avons entendu comparer HERNANI � HENRIETTE, nous avons mis les cl�s
� nos l�vres. Une r�volution, cela? On ne fait pas des r�volutions avec
des bonshommes de bois; et si Bob�che avait voulu remplir le r�le de
Mirabeau, la foule e�t siffl� et tourn� le dos. Qu'on nous donne RUY
BLAS, OTHELLO, CHATTERTON, le GENDRE DE M. POIRIER, et vous verrez o�
seront les jeunes gens, et quelle grande cabale d'applaudissements nous
nous chargeons de discipliner pour ces _vraies_ f�tes de l'intelligence
et de l'art!...

C'est sur ce souhait et cette esp�rance que nous finissons, Monsieur.
Dussent certains esprits, complaisants _aux douceurs d'une amiti� pure_,
s'irriter parce que nous pr�f�rons CARMOSINE � HENRIETTE, nous ne nous
attacherons pas � discuter leurs go�ts. Seulement, lorsqu'on nous crie:
�Adorez!�--Ma foi, non, nous aimons mieux siffler!--C'est plus
cons�quent.

Mettez le boeuf gras dans une charrette, nous nous amusons; mettez-le sur
un autel, nous haussons les �paules! Les messieurs de Goncourt se sont
tromp�s de porte, ils ont pris la rue Richelieu pour la rue Montpensier;
c'est � recommencer!

Agr�ez, Monsieur, l'hommage de notre consid�ration la plus distingu�e.

CHARLES DUPUY, 23, rue de Cond�;
LOUIS LINYER, 3, rue des Foss�s-Saint-Jacques;
J. BERNARD, 3, rue des Foss�s-Saint-Jacques;
GEORGES NIVET, 51, rue Monsieur-le-Prince;
�MILE RANQUET, 3, rue du Dragon.

_Figaro-Programme_, 9 d�cembre.

     11 d�cembre 1865,

     Monsieur,

Nous avons l'honneur de vous envoyer la copie ci-jointe d'une note qui a
couru aujourd'hui � l'�cole de droit, au cours de M. Colmet de Santerre.

La voici:

�MM. les �tudiants en droit sont invit�s � se rendre ce soir lundi au
Th��tre-Fran�ais pour siffler la nouvelle pi�ce, HENRIETTE MAR�CHAL. Il
faut que la toile tombe au premier acte.

     _Sign�_: PIPE DE BOIS.�

     11 d�cembre 1865.

En vous signalant cet �trange mot d'ordre, nous n'avons pas besoin,
Monsieur, de vous dire que nous d�sapprouvons compl�tement, avec
l'immense majorit� des �tudiants, une pr�tention aussi contraire � la
libert� th��trale qu'aux �gards dus aux auteurs et � des acteurs de
talent.

     A. RAMIER, D'AIGREMONT,

     �tudiant en droit, �tudiant en droit.

     _Opinion nationale_, 12 d�cembre 1865.

Nous remercions MM. Ramier et d'Aigremont, et tous ceux dont ils sont la
voix.

     E. ET J. DE G.

       *       *       *       *       *

PR�FACE DE LA SECONDE �DITION

Aujourd'hui que la reprise d'HENRIETTE MAR�CHAL a r�ussi, que la pi�ce
est �cout�e, est applaudie, applaudie �avec un parti pris d'applaudir�,
impriment ceux qui eussent d�sir� qu'elle f�t ressiffl�e, je demande au
public la permission de compl�ter la pr�face en t�te de notre TH��TRE
par quelques observations, quelques anecdotes, et quelques id�es sur
l'art th��tral de l'heure pr�sente.

Dans cette pr�face j'ai dit: HENRIETTE MAR�CHAL est une pi�ce
�ressemblant � toutes les pi�ces du monde� et les ennemis de la pi�ce
ont fait dire � cet aveu plus qu'il ne disait, d�clarant que l'oeuvre
n'avait pas la plus petite qualit� personnelle. Voici seulement ce que
j'ai voulu faire entendre, c'est que mon fr�re et moi, d�butant au
th��tre, et d�sireux d'�tre jou�s, nous avions essay� de faire une pi�ce
jouable, une pi�ce cherch�e parmi les combinaisons th��trales
ordinaires, trouvant d�j� assez brave d'avoir risqu� l'acte du bal
masqu�, un acte qui avait le m�rite de la nouveaut�, et d'un esprit
original, avant que cet esprit f�t devenu l'esprit de tout le monde,
avant qu'il e�t servi, tout un hiver, aux engueulements des bals de
l'Op�ra de la rue Le Peletier.

Maintenant, venons aux critiques de d�tails. On me reproche de grosses
_ficelles_; grosses ou petites, est-ce qu'il n'y en a pas chez tous les
auteurs, les auteurs les plus habiles, dans cet art conventionnel, o�
je ne connais pas un d�nouement de pi�ce qui ne soit amen� par la
surprise d'une conversation derri�re un rideau, ou par l'interception
d'une lettre, ou par un _truc_ forc� de cette qualit�? Et tant qu'�
choisir entre les petites et les grosses ficelles, ma foi, je pr�f�re
les grosses, les toutes franches: ce sont celles de l'ancien r�pertoire.

Puis vraiment, n'y aurait-il pas de grosses ficelles dans l'agencement
de la vie humaine, de la v�ritable, de celle que nous vivons? J'avais un
cousin qui devint tr�s amoureux d'une jeune fille du monde. Ce cousin
avait eu une jeunesse un peu _noceuse_, �tait joueur... il fut refus�
par les parents de la jeune fille. Mon cousin demeurait le coeur tr�s
pris. Il se passait un an, dix-huit mois, au bout desquels il lui
arrivait un accident de voiture, dans le voisinage du ch�teau de celle
qu'il aimait. Il y �tait recueilli, soign�... et devenait le mari de la
jeune fille. C'est ce souvenir qui nous a donn�, � mon fr�re et � moi,
l'id�e du transport de Paul de Br�ville, bless�, chez Mme Mar�chal.

Ah! vraiment, on me fait un crime de bien des choses, de choses que me
donne en spectacle, tous les jours, la vie du monde. Par exemple, on
trouve tout � fait invraisemblable ce coup de coeur d'un tout jeune homme
pour une femme de trente-quatre � trente-cinq ans. Savez-vous que chez
tous les jeunes gens que j'ai connus, le premier amour effectif qui n'a
pas �t� � une fille ou � une femme de chambre, je l'ai vu aller � des
femmes de la soci�t� presque toujours plus �g�es que Mme Mar�chal,
presque toujours � de s�rieuses marraines de Ch�rubin?

Enfin, en faisant tromper ce bon, cet excellent, cet hospitalier M.
Mar�chal par le jeune Paul de Br�ville, j'aurais introduit sur les
planches un adult�re plus imm�rit�, plus indigne, plus inf�me, plus
laid que les adult�res jusqu'ici mis en sc�ne par mes confr�res en
adult�re au th��tre... comme si nous ne voyions pas journellement les
trois quarts des messieurs Mar�chal se montrer de vrais saints Vincent
de Paul � l'endroit de l'homme qui les trompe.

       *       *       *       *       *

Il faut que nous en prenions notre parti, nous sommes des auteurs
immoraux, et nous ne sommes pas des _carcassiers_. Mais il n'y a pas
qu'une carcasse dans une pi�ce, il y a autre chose dans la n�tre.

Th�ophile Gautier y trouvait une qualit�, qu'il nous reconnaissait seuls
poss�der: une _langue litt�raire parl�e_. Et pour moi une langue
nouvelle, c'est presque l'unique renouvellement dont est susceptible le
th��tre. Une langue, o� il n'existera plus de morceaux de livres, plus
de phras�ologie o� passera le mot d'auteur, et o� cependant le public
sentira que c'est un lettr� qui a fabriqu� les paroles sortant de la
bouche des acteurs, voil� la r�volution � tenter! Et cette r�volution,
nous l'avons essay�e, essay�e seulement. Ah! si nous avions pu �crire
une seconde pi�ce d'amour, celle-l�, je vous en r�ponds, e�t �t� balay�e
de tout jargon romantique ou _livresque_, et l'on n'y e�t pas rencontr�
une phrase comme celle-ci: �Vous �tiez dans mes r�ves comme il y a du
bleu dans le ciel�, une phrase pas mal r�dig�e tout de m�me, mais
appartenant au _vieux jeu_. Que ne l'avez-vous supprim�e, me dira-t-on?
C'est qu'il ne s'agit pas de la supprimer et que le talent serait de la
remplacer, celle-ci ou toute autre du m�me genre, par un �quivalent
apportant une note po�tique, lyrique, id�ale, de la m�me valeur, et un
�quivalent pris dans le vrai de la langue d'un amoureux.

Or, cela je le d�clare tout � la fois le comble de la difficult� et le
_summum_ de l'art dramatique des ann�es qui vont venir,--et je me trouve
tout seul, pas assez fort pour y arriver.

Il �tait besoin, pour le tenter et peut-�tre r�ussir, de continuer �
avoir pour collaborateur un po�te doubl� d'une oreille particuli�re, un
original passant des heures enti�res, aux Tuileries, � entendre causer
des b�b�s, pour le seul plaisir de surprendre la syntaxe de leurs
phrases enfantines.

Maintenant, n'y aurait-il pas dans notre pi�ce une seconde qualit� que
personne n'a remarqu�e? Si Henriette Mar�chal n'�tale pas absolument sur
les planches des morceaux de notre vie, elle y apporte, tout le temps,
les attitudes morales des deux fr�res, quand le jeune tombait amoureux.
Elle redit sous des formules plus �tudi�es, avec des expressions plus
litt�raires, mais elle ne fait que redire les ironiques petites
_chamaillades_, le tendre ferraillement d'esprit de ces moments-l�,--en
un mot le fraternel duel � huis clos de l'Exp�rience et de l'Illusion.
Elle donne au public la note du scepticisme blagueur du _vieux_, et de
l'appassionnement un peu ing�nu de l'adolescent. Elle retrace enfin avec
des souvenirs bien personnels et _v�cus_--l'expression est accept�e
aujourd'hui--des sentiments qui ont le m�rite de repr�senter
rigoureusement, � la sc�ne, les sentiments humains et contradictoires de
deux hommes d'�ge diff�rent, confondus et m�l�s dans une m�me existence.

       *       *       *       *       *

J'ai avanc�, dans ma pr�face, que je regardais le th��tre comme un genre
arriv� � son d�clin. Le th��tre, pour moi, me semble le grand art des
civilisations primitives. Ainsi, du temps d'Eschyle, de Sophocle,
d'Euripide, le th��tre est toute la litt�rature de la nation. Bien des
ann�es apr�s, sous Louis XIV, dans une autre patrie de l'intelligence
et du go�t, le th��tre est encore presque toute la litt�rature; mais
peut-�tre d�j�, en ce XVIIe si�cle, quelque gourmet de belles-lettres
n�glige, un soir, de se rendre � une com�die de Moli�re, pour lire au
coin de son feu, les CARACT�RES de La Bruy�re. Et aujourd'hui, qui
pourra nier qu'une SAPHO ou qu'un ASSOMOIR ne prenne pas l'attention de
la France, tout autant qu'une pi�ce d'�mile Augier ou d'Alexandre Dumas
fils? Au XXe si�cle que nous touchons, quelle place aura donc le livre
et quelle place aura le th��tre?

� cette concurrence redoutable faite d�j� aujourd'hui par le livre au
th��tre, je ne veux pas r�p�ter les causes particuli�res et
accidentelles qui me font voir, dans un avenir prochain, sa lamentable
d�ch�ance. Non, l'art dramatique ne deviendra pas tout � fait ce que
j'ai pr�dit: �Quelque chose digne de prendre place entre des exercices
de chiens savants et une exhibition de marionnettes � tirades�, non,
mais toutes les sc�nes de la capitale sont fatalement destin�es � se
transformer en des �dens, plus ou moins dissimul�s.

Enfin, puisque le th��tre n'est pas encore mort et qu'il a peut-�tre
devant lui la dur�e _cahin caha_, qu'on pr�te � cette heure � la
religion catholique, moi qui ne crois pas au _th��tre naturaliste_, au
transbordement, dans le temple de carton de la convention, des faits,
des �v�nements, des situations de la vraie vie humaine: voici ma
conviction. L'art th��tral, cet art malade, cet art fini, ne peut
trouver un allongement de son existence que par la transfusion, dans son
vieil organisme, d'�l�ments neufs, et j'ai beau chercher, je ne vois ces
�l�ments que dans une _langue litt�raire parl�e_ et dans le _rendu
d'apr�s nature_ des sentiments,--toute l'extr�me r�alit�, selon moi,
dont on peut doter le th��tre.

Eh bien! ces outils de renouvellement, je les trouve... � l'�tat
embryonnaire bien certainement, mais je les trouve dans HENRIETTE
MAR�CHAL, dans cette pi�ce qui est un d�but,--et un d�but ne produit
jamais une oeuvre tout � fait sup�rieure. Peut-�tre si l'on ne nous avait
pas aussi brutalement arr�t�s, � une troisi�me ou � une quatri�me pi�ce,
aurions-nous un peu plus compl�tement r�alis� ce que notre ambition
litt�raire avait entrevu.

Du vrai, du vrai dans notre pi�ce, du vrai, il y en a peut-�tre plus
qu'on ne croit. � propos de la phrase �J'en ferais mon coeur,� un
critique th��tral disait hier que c'�tait un propos de soubrette d'il y
a cent ans. J'ouvre notre JOURNAL en octobre 1863, � la fin d'un s�jour
chez Mme Camille Marcille, � Ois�me, pr�s de Chartres, je trouve cette
note �crite par mon fr�re:

     Voici, je crois, la premi�re aventure d'amour flatteuse qui
     m'arrive. Une petite bonne, une pauvre enfant trouv�e de l'hospice
     de Ch�tellerault, servait les fillettes de Mme Marcille. Elle avait
     une de ces figures minables, comme il semble qu'il y en ait eu au
     moyen �ge, apr�s les grandes famines, avec des yeux dont le
     d�vouement jaillissait comme de ceux d'un chien battu. La brave
     fille, un soir, en d�shabillant sa ma�tresse, se mit � lui dire:
     �Ah! Madame, ce monsieur Jules, je le trouve si potel�, si gai, si
     joufflu, si gentil, que, si j'�tais riche, _j'en ferais mon coeur_.�

     EDMOND DE GONCOURT.

     15 mars 1883.




LA PATRIE EN DANGER

PR�FACE DE LA PREMI�RE �DITION[25]


La pi�ce ici imprim�e, je la donne, telle qu'elle a �t� �crite par mon
fr�re et par moi, telle qu'elle a �t� lue par mon fr�re au comit� de la
Com�die-Fran�aise, le 7 mars 1868, je la donne sans changer un mot[26].

Maintenant, si cela int�resse quelques personnes, de savoir les raisons,
pour lesquelles je renonce � �puiser toutes les chances d'une
repr�sentation th��trale sur un th��tre quelconque, pour une oeuvre dans
laquelle mon fr�re avait mis et les derniers efforts et les derni�res
esp�rances de sa vie, ces raisons, les voici:

Sous l'Empire, on nous avait dit: �Allez, c'est bien inutile de chercher
� vous faire jouer, jamais la censure ne laissera passer votre pi�ce.�

L'Empire est tomb�, la R�publique lui a succ�d�; mais sous le nouveau
r�gime de libert�, je retrouve la censure repl�tr�e dans sa perp�tuit�
et rafistol�e dans sa toute-puissance. Or, avec les nouveaux
censeurs,--qui, je crois bien, sont toujours les anciens,--je n'ai pas
seulement � appr�hender qu'ils trouvent notre pi�ce ou trop l�gitimiste
ou trop r�volutionnaire; par le fait cruel des derniers �v�nements, j'ai
� craindre qu'ils ne d�couvrent, en notre troisi�me acte--�crit en 1867,
dans la pr�vision certaine de la guerre future,--des allusions, des
manoeuvres tendant � une agitation dangereuse pour nos relations avec la
Prusse.

Dans cette crainte, aujourd'hui que, des deux collaborateurs, je suis
rest� seul avec une �nergie un peu d�faillante, je ne me sens pas le
courage d'entreprendre les d�marches, de subir les taquineries, les
ennuis, les petites tortures morales, qu'un fabricateur de livres
rencontre d'ordinaire pr�s d'une direction th��trale, quand au bout
d'une r�ussite si ch�rement achet�e peut se dresser le d�sesp�rant
_veto_[27].

Apr�s tout, s'il me prenait fantaisie de faire le tour des th��tres de
Paris, il se pourrait bien que les directeurs �pargnassent aux censeurs
le crime que je leur impute par avance et que notre pi�ce f�t refus�e
partout. Le temps n'est gu�re aux tentatives d'art pur, et le public
r�publicain d'aujourd'hui me para�t ressembler bien fort au public
imp�rial d'hier, au public contemporain de cette anecdote.

Je me trouvais, il y a quelques ann�es, dans le salon d'un grand
�crivain; autour de lui des auteurs de livres connus, des esprits
distingu�s et b�tement id�aux, g�missaient, sur un mode �lev�, du
remplacement au th��tre des mots spirituels par des gorges, du
remplacement des phrases bien faites par des cuisses, et � d�faut de
chair toute crue, et toute nue, du remplacement d'� peu pr�s tout par
des robes de Worth. Tout � coup, une actrice, connue par le cynisme de
son esprit, interrompit les dol�ances litt�raires par cette apostrophe:
�Vous �tes jeunes, vous autres, mais le th��tre au fond, mes enfants,
c'est l'absinthe du mauvais lieu.�

Et ladite actrice avait toujours l'habitude d'appeler les sales choses
par leurs noms propres.

Oblig� de reconna�tre que le brutal aphorisme a du vrai pour aujourd'hui
comme il en avait pour hier, et que la R�publique n'a pas encore
beaucoup fait pour la r�g�n�ration du go�t public, je me r�signe, � peu
pr�s de la m�me mani�re qu'on se suicide, � imprimer cette pi�ce, un peu
consol� cependant par un pressentiment vague, qui me dit qu'un jour, un
jour que nous devons tous esp�rer, cette oeuvre mort-n�e sera peut-�tre
jug�e digne d'�tre la voix avec laquelle un th��tre national fouettera
le patriotisme � la France[28].

     EDMOND DE GONCOURT.

     Mars 1875.







TH��TRE

HENRIETTE MAR�CHAL.--LA PATRIE EN DANGER


PR�FACE[29]

Sur une grande table � mod�le, aux deux bouts de laquelle, du matin � la
tomb�e du jour, mon fr�re et moi faisions de l'aquarelle dans un obscur
entre-sol de la rue Saint-Georges, un soir de l'automne de l'ann�e 1850,
en ces heures o� la lumi�re de la lampe met fin aux lavis de
couleur,--pouss�s je ne sais par quelle inspiration, nous nous mettions
� �crire ensemble un vaudeville avec un pinceau tremp� dans de l'encre
de Chine. Jusqu'� ce jour, toute notre litt�rature consistait en un
carnet de notes, contenant les �tapes et les menus de repas d'un voyage
en France de six mois � pied, le sac sur le dos, et o� seulement, tout �
la fin, s'�taient gliss�es quelques notes sur le ciel, la terre, les
Mauresques de l'Alg�rie. Je ne tiens pas compte toutefois d'un �TIENNE
MARCEL, drame en cinq actes et en vers, commis en rh�torique par mon
fr�re, et d'un indigeste travail sur les �Ch�teaux de la France au moyen
�ge�, pr�sent� par moi � la SOCI�T� D'HISTOIRE DE FRANCE pour avoir
l'honneur d'�tre admis parmi ses membres.

Le vaudeville en deux actes, termin� et baptis� SANS TITRE, nous nous
trouvions ne conna�tre ni un auteur, ni un journaliste, ni un acteur,
enfin personne au monde qui t�nt de loin ou de pr�s � la litt�rature ou
au th��tre. Nous allions chercher, au Palais-Royal, l'adresse de
Sainville, nous lui �crivions; il nous accordait un rendez-vous. Nous
sonnions � la porte du comique ainsi qu'on sonne � la porte d'un
dentiste. Une jolie bonne, pareille � celles qui jaillissent d'un
portant de coulisse de th��tre, nous ouvrait, nous introduisait au
salon. Et nous commencions notre lecture devant Sainville et un grand
monsieur qu'il nous disait avoir l'habitude de consulter. Ce n'�tait pas
encourageant de lire � Sainville. Le rond et jovial acteur, sur les
planches, avait chez lui, pour l'audition d'une pi�ce, une figure d'une
imp�n�trabilit� grognonne, et qui peu � peu prenait quelque chose de la
face mauvaise de ces gras mandarins qu'on voit, sur des potiches du
C�leste Empire, ordonner des supplices. La lecture termin�e, d'abord un
silence glacial... Puis le comique nous dit durement que la chose manque
de couplets, nous t�te pour savoir si nous accepterions une
collaboration, enfin nous demande de lui laisser la pi�ce une quinzaine
de jours pour nous donner une r�ponse d�finitive.

Les quinze jours se passaient dans l'attente anxieuse de gens qui ont
une pi�ce, et une premi�re pi�ce pr�sent�e � un th��tre. Au bout des
deux semaines, nous recevions de Sainville cette lettre:

     28 octobre 1850.

     ... Je viens de soumettre votre manuscrit � la personne charg�e de
     lire les pi�ces repr�sent�es, et c'est avec regret que je viens
     vous annoncer que sa r�ponse n'a pas �t� favorable. Elle y a comme
     moi trouv� beaucoup d'esprit, mais pas assez de pi�ce...

Un certain nombre d'ann�es se passaient; mon fr�re et moi, avions �crit
l'HISTOIRE DE LA SOCI�T� PENDANT LA R�VOLUTION ET PENDANT LE DIRECTOIRE,
l'HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE. Un soir, un de nos jeunes amis, Scholl,
devenu depuis le brillant journaliste de ce temps, se moquait
aimablement du s�rieux de nos travaux, de nos pr�tendues vis�es
acad�miques, quand je l'interrompis en lui disant:

--Eh bien! vous ne vous douteriez jamais par quoi nous avons commenc� en
litt�rature. Si c'�tait cependant par un vaudeville?

--Oh! lisez-moi-le donc?

J'allai chercher le manuscrit et je lus une partie du premier acte.

--Vous me faites poser, me jeta mon ami en m'interrompant. C'est le
BOURREAU DES CRANES que vous me lisez l�!

Je n'avais pas vu la pi�ce, et, � ce qu'il para�t, elle commence par une
dispute et un soufflet donn� dans la salle.

Peut-�tre, il n'y eut l�, qu'une rencontre assez ordinaire entre des
fabricateurs de pi�ces � la recherche d'une originalit� quelconque.
Enfin, Dieu merci, nous ne f�mes pas jou�s, et nous d�mes peut-�tre � ce
bienheureux refus de ne pas devenir des vaudevillistes � tout jamais.

L'�chec de SANS TITRE ne nous d�courageait pas dans le premier moment,
et le mois suivant, arrivait, cette fois, directement au Palais-Royal,
un nouveau vaudeville en trois actes intitul�: ABOU-HASSAN, que M.
Coupart nous retournait avec les condol�ances ordinaires.

L'ann�e d'apr�s, nous publiions dans le mois de d�cembre, EN 18.., notre
premier roman qui paraissait le jour du coup d'�tat, et dont les
affiches �taient interdites, comme pouvant �tre prises par le public
pour une allusion au 18 brumaire. En cette semaine violente, peu
occup�e, on le comprendra, de litt�rature, Janin, que nous allions
remercier du seul article bienveillant publi� sur notre livre, nous
saluait, en nous reconduisant avec cette phrase: �Voyez-vous, il n'y a
que le th��tre!� Et en revenant de chez lui, en chemin, l'id�e naissait
chez nous de faire pour les Fran�ais une revue de l'ann�e, dans une
conversation, au coin d'une chemin�e, entre un homme et une femme,
pendant la derni�re heure du vieil an, un petit proverbe qui devait
s'appeler: LA NUIT DE LA SAINT-SYLVESTRE[30].

L'acte fait, Janin nous donne une lettre pour Mme Allan. Et nous voici,
rue Mogador, au cinqui�me, dans l'appartement de l'actrice qui a
rapport� Musset de Russie, et o� une vierge byzantine au nimbe de cuivre
dor� rappelait le long s�jour de la femme l�-bas. Elle est en train de
donner le dernier coup � sa toilette devant une psych� � trois
battants, presque referm�e sur elle et qui l'enveloppe d'un paravent de
miroirs. La grande com�dienne se montre accueillante, avec une voix
rude, rocailleuse, une voix que nous ne reconnaissons pas, et qu'elle
avait l'art de transformer en une musique au th��tre. Elle nous donne
rendez-vous pour le lendemain. Mon fr�re est tr�s �mu, Mme Allan a de
suite, pour l'encourager dans sa lecture, de ces petits murmures
flatteurs pour lesquels on baiserait les pantoufles d'une actrice. Bref,
elle accepte le r�le, et elle s'engage � l'apprendre et � le jouer le 31
d�cembre, et nous sommes le 21.

Il est deux heures. Nous d�gringolons l'escalier et nous courons chez
Janin. Mais c'est le jour de son feuilleton. Impossible de le voir. Il
nous fait dire qu'il verra Houssaye le lendemain.

De l�, d'un saut, dans le cabinet du directeur du Th��tre-Fran�ais,
auquel nous sommes alors parfaitement inconnus. �Messieurs, nous dit-il
tout d'abord, nous ne jouerons pas de pi�ces nouvelles, cet hiver. C'est
une d�termination prise... je n'y puis rien.� Un peu touch� toutefois
par nos tristes figures, il ajoute: �Que Lireux vous lise et fasse son
rapport, je vous ferai jouer, si je puis obtenir une lecture de faveur.�

Il n'est encore que quatre heures. Un coup� nous jette chez Lireux.
�Mais, Messieurs, nous dit assez brutalement la femme qui nous ouvre la
porte, vous savez bien qu'on ne d�range pas M. Lireux, il est � son
feuilleton...�--�Entrez, Messieurs,� nous crie une voix bon enfant, et
nous p�n�trons dans une chambre d'homme de lettres � la Balzac, o� �a
sent la mauvaise encre et la chaude odeur d'un lit qui n'est pas encore
fait. Le critique, tr�s aimablement, nous promet de nous lire le soir,
et de faire son rapport le lendemain. Aussit�t, de chez Lireux, nous
nous pr�cipitons chez Brindeau qui doit donner la r�plique � Mme Allan.
Brindeau n'est pas rentr�, mais il a promis d'�tre � la maison � cinq
heures, et sa m�re nous retient. Un int�rieur tout rempli de gentilles
et bavardes fillettes. Nous restons jusqu'� six heures... et pas de
Brindeau.

Enfin, nous nous d�cidons � aller le relancer au Th��tre-Fran�ais � sept
heures et demie. �Dites toujours,--s'�crie-t-il en s'habillant, tout
courant dans sa loge, et nu sous un peignoir blanc;--non, pas possible
d'entendre la lecture de votre pi�ce.� Et il galope � la recherche d'un
peigne, d'une brosse � dents. �Ce soir, par exemple, apr�s la
repr�sentation?--Impossible, je vais souper en sortant d'ici avec des
amis... Ah! tenez, j'ai dans ma pi�ce un quart d'heure de sortie... Je
vous lirai pendant ce temps-l�... Attendez-moi dans la salle.� La pi�ce
dans laquelle il jouait finie, nous repin�ons Brindeau qui veut bien du
r�le!

Du Th��tre-Fran�ais, nous portons le manuscrit chez Lireux, et � neuf
heures nous retombons chez Mme Allan, que nous retrouvons tout entour�e
de famille, de coll�giens, et � laquelle nous racontons notre journ�e.

Deux jours apr�s, assis sur une banquette de l'escalier du th��tre, et
palpitants et tressaillants au moindre bruit, nous entendions Mme Allan
jeter � travers une porte qui se refermait sur elle, de sa vilaine voix
de la ville: �Ce n'est pas gentil, �a!�

�Enfonc�s,� dit l'un de nous � l'autre avec cet affaissement moral et
physique qu'a si bien peint Gavarni dans l'�croulement de ce jeune
homme, tomb� sur la chaise d'une cellule de Clichy.

Et c'�taient presque aussit�t des tentatives nouvelles, des inventions
et des compositions de pi�ces dont j'ai oubli� le titre et dont je ne
soup�onne plus gu�re l'existence que par la lettre de refus d'un
directeur de th��tre. Ainsi, je trouve une lettre de M.
Lemoine-Montigny, � la date d'avril 1852, me parlant de la fra�cheur
d'un acte au Bas-Meudon, et qui me rappelle vaguement que nous avons
cherch� une pi�ce dans notre premier roman. Il me revient m�me que,
press�s de faire un op�ra-comique par notre cousin de Villedeuil, qui
avait de l'argent dans le Th��tre-Lyrique, nous avons �crit une farce
dans la mani�re des vieux bouffons italiens, intitul�e: MAM'SELLE
ZIRZABELLE, acte pour lequel, je ne suis pas bien s�r que mon fr�re
n'ait pas compos� des vers qui s'entrem�laient � travers la prose. Mais
elle est bien diffuse, bien incompl�te aujourd'hui, la m�moire de ces
pi�ces, et d'autres encore faites il y a pr�s de trente ans, et que nous
avons br�l�es dans un jour, o� nous ne voulions laisser rien de trop
indigne de nous.

Il y eut cependant en ces ann�es, o� nous nous occupions historiquement
du Directoire, un acte pr�sent� au Th��tre-Fran�ais, que je regrette de
voir perdu[31], et dont j'aurais voulu donner quelques extraits dans
cette pr�face. Cette pi�ce avait le m�rite d'�tre la premi�re pi�ce
faite sur le Directoire, bien avant les pi�ces � succ�s. Et ce petit
acte appel� par nous: INCROYABLES ET MERVEILLEUSES, c'�tait vraiment une
jolie mise en sc�ne du temps �tudi� par nous, au milieu du touchant
�pisode d'un divorce.

Une autre pi�ce a un certain int�r�t pour les gens qui sont curieux de
l'histoire litt�raire des auteurs qu'ils aiment. La pi�ce, intitul�e LES
HOMMES DE LETTRES, �tait l'embryon du roman qui a pour titre aujourd'hui
CHARLES DEMAILLY. Les cinq actes termin�s dans l'�t� de 1857, nous les
lisions � nos amis au mois d'octobre. La mort du h�ros, un �crivain qui
mourrait des attaques de la presse, on la rejetait �comme la mort d'une
sensitive�. Depuis, j'ai pu juger que cette mort n'�tait pas aussi
invraisemblable qu'elle le paraissait � mes auditeurs. Enfin la pi�ce,
r�duite en quatre actes, �tait pr�sent�e au Vaudeville et sa r�ception
d'avance annonc�e par les journaux; toutefois l'acceptation d�finitive
par le directeur ne devait nous parvenir qu'un certain mercredi.

De cruels jours pour le syst�me nerveux des gens, et des jours �ternels,
que ces jours d'attente; et je donne ici une note que je retrouve �crite
sur un bout de papier: �Mercredi 21 octobre 1857.--Un mauvais sommeil
et le matin la bouche s�che comme apr�s une nuit de jeu. Des esp�rances
qu'on chasse et qui reviennent. Et de l'�motion qui circule en vous et
de noirs pressentiments. Nous n'avons pas le courage d'attendre la
r�ponse chez nous. Nous allons battre la banlieue, regardant b�tement,
ahuris et muets, � la porti�re du chemin de fer, passer les arbres et
les maisons. D'Auteuil nous gagnons, � pied, le pont de S�vres. Nous
avons besoin de marcher. L�, sur la gauche, dans les vapeurs bleues de
la Seine, parmi la rouille de l'automne: c'est la muse frileuse de notre
pauvre EN 18.. Voici la route de Bellevue, et, sur cette route, nous
rencontrons tenant par la main un joli enfant, la jeune fille, jeune
femme aujourd'hui, que l'un de nous a eu, au moins pendant huit jours,
la tr�s s�rieuse pens�e d'�pouser... et qui nous rappelle du vieux
pass�... Il y a des ann�es qu'on ne s'est vu... On s'apprend les morts
et les mariages... et l'on nous gronde doucement d'avoir oubli�
d'anciens amis... Puis nous voil� dans la maison de sant� du docteur
Fleuri, causant avec Banville, et croisant dans notre promenade, le
vieux dieu du drame, le vieux Fr�d�rick Lema�tre...

�... Dans tout cela, par tous ces chemins, en toutes ces rencontres, au
milieu de toute notre vie morte que le hasard ram�ne autour de nous et
qui semble nous mener � une vie nouvelle, nous roulons, les oreilles et
les yeux aux bruits et aux choses comme � des pr�sages bons ou mauvais,
et pr�tant � la nature le sentiment de notre fi�vre... En rentrant:
rien.�

Une semaine apr�s, nous apprenions que notre pi�ce n'�tait ni re�ue ni
refus�e, que Beaufort voyait un danger dans la mise � la sc�ne de la
petite presse... qu'il attendait. Cette nouvelle qui, quelques jours
auparavant, e�t �t� un vrai chagrin pour nous, ne nous causait qu'une
assez m�diocre d�ception. Notre envie de voir jouer les HOMMES DE
LETTRES s'�tait un peu us�e dans le travail que nous avions entrepris de
tirer de la pi�ce un roman avec tous les d�veloppements du livre. De ce
jour, nous appartenions exclusivement au roman; cela jusqu'� l'ann�e
1863, o� nous �crivions HENRIETTE MAR�CHAL.

HENRIETTE MAR�CHAL �tait repr�sent�e le 5 d�cembre 1865.

       *       *       *       *       *

Nous avions montr� jusque-l� devant les attaques, les insultes, le
barrage de notre carri�re, que nous ne nous d�couragions pas facilement,
et notre m�morable chute ne nous faisait point renoncer au th��tre. Au
contraire, elle mettait en nous la volont� ent�t�e et presque col�re de
faire une dizaine de pi�ces coup sur coup, et cette fois sans aucune
concession aux ing�nieuses _ficelles_, au _secret_, � tout ce
_charpentage_ moderne dont n'a jamais us� l'ancien, le classique
r�pertoire. Mais, pour cet effort, pour ce travail, il fallait avoir la
sant�, et mon fr�re ne l'avait d�j� plus. Nous nous plongions cependant
en un drame de la R�volution vers laquelle nous nous sentions attir�s
depuis des ann�es, et dans laquelle le si�ge de Verdun donnait l'�pisode
h�ro�que de la d�fense de la France contre l'�tranger. Nous �tions un
peu pouss�s � cette pi�ce, il faut l'avouer, par une croyance � des
�v�nements prochainement graves. Des paroles proph�tiques du g�n�ral
Ducrot, alors commandant � Strasbourg, prononc�es dans le salon de la
princesse Mathilde,--et qui faisaient sourire,--des conversations
intimes avec notre parent �douard Lefebvre de B�haine premier secr�taire
d'ambassade � Berlin nous avaient donn� la certitude qu'une guerre
�tait imminente avec la Prusse. Nous �crivions donc en l'ann�e 1867 la
PATRIE EN DANGER que nous lisions au Th��tre-Fran�ais, sans la moindre
illusion sur notre r�ception, mais pour apprendre aux autres directeurs
de th��tres qu'il y avait chez nous une pi�ce, qu'� un certain moment
ils trouveraient peut-�tre utile de jouer. Mais la guerre �tait si
promptement d�clar�e, et le cataclysme si rapide... puis mon fr�re �tait
mort au mois de juin.

LA PATRIE EN DANGER est incontestablement la meilleure pi�ce que nous
ayons faite, elle a cela, que je ne retrouve nulle part, dans aucun
drame du pass�: une documentation historique qui n'a pas �t� encore
tent�e au th��tre.

       *       *       *       *       *

Au fond, nous avons �chou� au Th��tre-Fran�ais pour le crime d'�tre des
r�alistes, et sous l'accusation d'avoir fait une pi�ce r�aliste. Eh
bien, l�-dessus je tiens � m'expliquer. Dans le roman, je le confesse,
je suis un r�aliste convaincu; mais, au th��tre, pas le moins du monde.
Ainsi, dans la pi�ce d'HENRIETTE MAR�CHAL, � propos de laquelle, un
moment, il semblait qu'on nous f�t l'honneur d'avoir invent� l'adult�re
au th��tre, dans cette pi�ce ressemblante � toutes les pi�ces du monde,
il n'y a jamais eu pour nous qu'un acte original et bien personnel �
nous: le Bal masqu�. Et quand, dans cet acte, nous jetions cette po�sie
soupirante d'un jeune coeur qui s'ouvre au milieu de tous les bruits
d'esprit, de tous les engueulements drolatiques, de toutes les folies
cocasses d'une nuit d'Op�ra,--pas si r�elle qu'on a bien voulu le
dire,--nous croyions tr�s sinc�rement faire de la fantaisie,--oui, de la
fantaisie moderne, s'entend; car il n'y a pas � recommencer au XIXe
si�cle, n'est-ce pas, la fantaisie shakespearienne?

Nous entrevoyions si peu le th��tre de la r�alit�, que dans la s�rie des
pi�ces que nous voulions faire, nous cherchions notre th��tre � nous,
exclusivement dans des bouffonneries satiriques et dans des f�eries.
Nous r�vions une suite de larges et violentes com�dies, semblables � des
fresques de ma�tres, �crites sur le mode aristophanesque, et fouettant
toute une soci�t� avec de l'esprit descendant de Beaumarchais, et
parlant une langue ail�e, une _langue litt�raire parl�e_ que je trouve,
h�las! manquer aux meilleurs de l'heure pr�sente: des com�dies enfin o�
une myope Thalie ne serait plus cantonn�e � regarder dans un petit coin
avec une loupe. Parmi ces com�dies, nous avions commenc� � en chercher
une dans la maladie end�mique de la France de ce temps, une
com�die-satire qui devait s'appeler LA BLAGUE, et dont nous avions d�j�
�crit quelques sc�nes.

Mais ce qui nous paraissait surtout tentant � bouleverser, � renouveler
au th��tre: c'�tait la f�erie, ce domaine de la fantaisie, ce cadre de
toutes les imaginations, ce tremplin pour l'envolement dans l'id�alit�!
Et pense-t-on ce que pourrait �tre une sc�ne, balay�e de la prose du
boulevard et des conceptions des dramaturges de cirque, et livr�e � un
vrai po�te au service de la po�sie duquel on mettrait des machinistes,
des trucs, et toutes les splendeurs et toutes les magies du costume et
de la mise en sc�ne d'un Grand Op�ra? Et songe-t-on � quelque chose
comme un BEAU P�COPIN repr�sent� dans ces conditions?... Il est vrai
qu'on n'y a jamais song�, et qu'on ne songera jamais qu'aux SEPT
CH�TEAUX DU DIABLE.

Je ne suis donc pas un r�aliste au th��tre, et, sur ce point, je suis en
complet d�saccord avec mon ami Zola et ses jeunes fid�les. Et cependant,
je dois l'avouer, Zola semble logique, quand il demande, quand il
appelle, quand il esp�re pour le r�alisme un th��tre, ainsi que le
romantisme a eu le sien.

Mais, lui dirai-je, que valent nos bonshommes � nous tous, sans les
d�veloppements psychologiques et, au th��tre, il n'y en pas et il ne
peut pas y en avoir! Puis sur les planches je ne trouve pas le champ �
de profondes et intimes �tudes des moeurs, je n'y rencontre que le
terrain propre � de jolis croquetons parisiens, � de spirituels et
courants crayonnages � la Meilhac-Hal�vy; mais, pour une recherche un
peu aigu�, pour une dissection pouss�e � l'extr�me, pour la r�cr�ation
de vrais et d'_illogiques_ vivants, je ne vois que le roman; et
j'avancerais m�me que si par hasard le m�me sujet d'analyse s�rieuse
�tait trait� � la fois par un romancier et un auteur
dramatique,--l'auteur dramatique f�t-il sup�rieur au romancier, le
premier aurait l'avantage et le devrait peut-�tre aux facilit�s, aux
commodit�s, aux aises du livre.

Et vraiment Zola se rend-il bien compte de cette bo�te � convention, de
cette machine de carton qu'est le th��tre, de ce tr�teau enfin, sur
lequel l'avarice _bouffe_ de l'AVARE de Moli�re arrive au point juste
d'optique, tandis que l'humaine avarice d'un p�re Grandet, cette avarice
si bellement �tudi�e, je ne suis pas bien s�r qu'elle fasse l� l'effet
de l'autre.

Oui, le romantisme a eu un th��tre, et il existe des raisons pour cela.
Quand m�me le romantisme ne poss�derait pas � sa t�te l'homme unique qui
a dot� l'art dramatique de la plus sonore langue po�tique qui f�t
jamais, le romantisme aurait un th��tre; et, ce th��tre, il le devrait �
son c�t� faible, � son humanit� tant soit peu _sublunaire_ fabriqu�e de
faux et de sublime, � cette humanit� de convention qui s'accorde
merveilleusement avec la convention du th��tre. Mais, les qualit�s d'une
humanit� v�ritablement vraie, le th��tre les repousse par sa nature, par
son factice, par son mensonge.

Et voil� comme quoi je ne crois pas au rajeunissement, � la
revivification du th��tre, et comme quoi j'ai des id�es particuli�res
sur son compte. Qu'on ne me pr�te pas du d�pit, de la mauvaise humeur,
le sentiment bas et rancunier d'un homme qui ne veut pas que les autres
r�ussissent l� o� il a �chou�. Je vais faire une franche confession: je
ne trouve pas que mon fr�re et moi ayons fait du th��tre � l'�poque du
complet d�veloppement de notre talent, sauf peut-�tre dans la PATRIE EN
DANGER,--et encore c'est un genre pour lequel je n'ai gu�re plus
d'estime que pour le roman historique;--par l�-dessus, j'ai br�l� mes
premi�res pi�ces, n'en ai point en carton, et n'en ferai jamais plus.
J'ai donc lieu de me consid�rer comme un impartial et d�sint�ress�
spectateur qui regarde et juge de la galerie. Eh bien! regardant et
jugeant ce qui se passe, le th��tre m'appara�t comme bien malade, comme
moribond presque. Oh! je sais d'avance les ironies et les m�pris qui
vont accueillir cette proposition, mais les ironies et les m�pris de mes
contemporains, apr�s m'avoir un peu troubl� au commencement de ma
carri�re, me laissent bien tranquille � l'heure qu'il est, et je vais
dire pourquoi. Quand en 1851, dans mon premier livre, je t�moignais mon
admiration pour l'art japonais et que je me permettais de dire que l'art
industriel de ce pays �tait sup�rieur � l'_article Paris_, un
journaliste a demand� que je fusse enferm� � Charenton comme coupable de
mauvais go�t; aujourd'hui je crois que ledit journaliste a plus de
chance d'y �tre men� que moi par le go�t public. Quand j'entreprenais
la r�habilitation des peintres du XVIIIe si�cle,--mon ami Burty l'a
imprim�,--la bibliographie des revues d'art graves rougissait de
mentionner seulement les noms de ces peintres de notre pays. Aujourd'hui
on peut consulter les prix de vente de leurs tableaux, et l'on
s'apercevra avant peu de la r�volution qu'aura amen�e dans les esprits,
l'exposition des Beaux-Arts de ces jours-ci. Quand je disais dans ma
pr�face de GERMINIE LACERTEUX qu'il �tait possible d'int�resser le
public avec �des infortunes, et des larmes de peuple�, on se rappelle
les superbes n�gations qui se produisirent[32]; il me semble que les
succ�s des derniers romans _peuple_ m'ont donn� largement raison. Du
haut de ces pr�tendus paradoxes pass�s � l'�tat de v�rit�s, de _truism_,
voici aujourd'hui ma _vaticination_ sur le th��tre. Avec l'�volution des
genres qu'am�nent les si�cles, et dans laquelle est en train de passer
au premier plan le roman, qu'il soit spiritualiste ou r�aliste; avec le
manque prochain sur la sc�ne fran�aise de l'irrempla�able Hugo, dont la
hautaine imagination et la magnifique langue planent uniquement sur le
terre-�-terre g�n�ral; avec le peu d'influence du th��tre actuel en
Europe, si ce n'est dans les agences th��trales; avec l'endormement des
auteurs en des machines us�es au milieu du renouveau de toutes les
branches de la litt�rature; avec la diminution des facult�s cr�atrices
dans la seconde fourn�e de la g�n�ration dramatique contemporaine; avec
les emp�chements apport�s � la repr�sentation de pi�ces de purs hommes
de lettres; avec de grosses subventions dont l'argent n'aide jamais un
d�butant; avec l'amusante tendance du gouvernement � n'accepter de
tentatives dans un ordre �lev� que de gens sans talent; avec, dans les
collaborations, le doublement du po�te par un _auteur d'affaires_; avec
le remplacement de l'ancien parterre lettr� de la Com�die-Fran�aise par
un public d'op�ra; avec... avec... avec des actrices qui ne sont plus
gu�re pour la plupart que des porte-manteaux de Worth; et encore avec
des _avec_ qui n'en finiraient pas, l'art th��tral, le grand art
fran�ais du pass�, l'art de Corneille, de Racine, de Moli�re et de
Beaumarchais est destin�, dans une cinquantaine d'ann�es tout au plus, �
devenir une grossi�re distraction, n'ayant plus rien de commun avec
l'_�criture_, le style, le bel esprit, quelque chose digne de prendre
place entre des exercices de chiens savants et une exhibition de
marionnettes � tirades.

Dans cinquante ans le livre aura tu� le th��tre[33].

     EDMOND DE GONCOURT.

     Ce 11 mai 1879.




AUTOBIOGRAPHIE




JOURNAL DES GONCOURT M�MOIRES DE LA VIE LITT�RAIRE

PR�FACE DE LA PREMI�RE �DITION[34]


Ce journal est notre confession de chaque soir: la confession de deux
vies _ins�par�es_ dans le plaisir, le labeur, la peine, de deux pens�es
jumelles, de deux esprits recevant du contact des hommes et des choses
des impressions si semblables, si identiques, si homog�nes, que cette
confession peut �tre consid�r�e comme l'expansion d'un seul _moi_ et
d'un seul _je_.

Dans cette autobiographie, au jour le jour, entrent en sc�ne les gens
que les hasards de la vie ont jet�s sur le chemin de notre existence.
Nous les avons _portraitur�s_, ces hommes, ces femmes, dans leurs
ressemblances du jour et de l'heure, les reprenant au cours de notre
journal, les remontrant plus tard sous des aspects diff�rents, et, selon
qu'ils changeaient et se modifiaient, d�sirant ne point imiter les
faiseurs de m�moires qui pr�sentent leurs figures historiques, peintes
en bloc et d'une seule pi�ce, ou peintes avec des couleurs refroidies
par l'�loignement et l'enfoncement de la rencontre,--ambitieux, en un
mot, de repr�senter l'ondoyante humanit� dans sa _v�rit� momentan�e_.

Quelquefois m�me, je l'avoue, le changement indiqu� chez les personnes
qui nous furent famili�res ou ch�res ne vient-il pas du changement qui
s'�tait fait en nous? Cela est possible. Nous ne nous cachons pas
d'avoir �t� des cr�atures passionn�es, nerveuses, maladivement
impressionnables, et par l� quelquefois injustes. Mais ce que nous
pouvons affirmer, c'est que si parfois nous nous exprimons avec
l'injustice de la pr�vention ou l'aveuglement de l'antipathie
irraisonn�e, nous n'avons jamais menti sciemment sur le compte de ceux
dont nous parlons.

Donc, notre effort a �t� de chercher � faire revivre aupr�s de la
post�rit� nos contemporains dans leur ressemblance anim�e, � les faire
revivre par la st�nographie ardente d'une conversation, par la surprise
physiologique d'un geste, par ces riens de la passion o� se r�v�le une
personnalit�, par ce je ne sais quoi qui donne l'intensit� de la
vie,--par la notation enfin d'un peu de cette fi�vre qui est le propre
de l'existence capiteuse de Paris.

Et, dans ce travail qui voulait avant tout _faire vivant_ d'apr�s un
ressouvenir encore chaud, dans ce travail jet� � la h�te sur le papier
et qui n'a pas �t� toujours relu--vaillent que vaillent la syntaxe au
petit bonheur, et le mot qui n'a pas de passeport--nous avons toujours
pr�f�r� la phrase et l'expression qui �moussaient et _acad�misaient_ le
moins le vif de nos sensations, la fiert� de nos id�es.

Ce journal a �t� commenc� le 2 d�cembre 1851, jour de la mise en vente
de notre premier livre qui parut le jour du coup d'�tat.

Le manuscrit tout entier, pour ainsi dire, est �crit par mon fr�re, sous
une dict�e � deux: notre mode de travail pour ces M�moires.

Mon fr�re mort, regardant notre oeuvre litt�raire comme termin�e, je
prenais la r�solution de cacheter le journal � la date du 20 janvier
1870, aux derni�res lignes trac�es par sa main. Mais alors j'�tais
mordu du d�sir amer de me raconter � moi-m�me les derniers mois et la
mort du pauvre cher, et presque aussit�t les tragiques �v�nements du
si�ge et de la Commune m'entra�naient � continuer ce journal, qui est
encore, de temps en temps, le confident de ma pens�e.

     EDMOND DE GONCOURT.

     Schliers�e, ao�t 1872.

       *       *       *       *       *

Ce journal ne devait para�tre que vingt ans apr�s ma mort. C'�tait, de
ma part, une r�solution arr�t�e, lorsque l'an dernier, dans un s�jour
que je faisais � la campagne, chez Alphonse Daudet, je lui lisais un
cahier de ce journal, que sur sa demande j'avais pris avec moi. Daudet
prenait plaisir � la lecture, s'�chauffait sur l'int�r�t des choses
racont�es sous le coup de l'impression, me sollicitait d'en publier des
fragments, mettait une douce violence � emporter ma volont�, en parlait
� notre ami commun, Francis Magnard, qui avait l'aimable id�e de les
publier dans le FIGARO.

Or voici ce journal, ou du moins la partie qu'il est possible de livrer
� la publicit� de mon vivant et du vivant de ceux que j'ai �tudi�s et
peints _ad vivum_.

Ces m�moires sont absolument in�dits, toutefois il m'a �t� impossible de
ne pas � peu pr�s r��diter, par-ci, par-l�, tel petit morceau d'un roman
ou d'une biographie contemporaine, qui se trouve �tre une page du
journal, employ�e comme document dans ce roman ou cette biographie.

Je demande enfin au lecteur de se montrer indulgent pour les premi�res
ann�es, o� nous n'�tions que d'assez imparfaits r�dacteurs de la _note
d'apr�s nature_; puis il voudra bien songer aussi qu'en ce temps de
d�but, nos relations �taient tr�s restreintes et, par cons�quent, le
champ de nos observations assez born�[35].

     E. DE G.




HISTOIRE




HISTOIRE DE LA SOCI�T� FRAN�AISE PENDANT LA R�VOLUTION[36]




HISTOIRE DE LA SOCI�T� FRAN�AISE PENDANT LE DIRECTOIRE

PR�FACE DE LA PREMI�RE �DITION DE _LA SOCI�T� PENDANT LA R�VOLUTION_


Ceci n'est pas une pr�face. C'est un simple et court avertissement.

Pour cet essai de reconstruction d'une soci�t� si proche tout � la fois
et si �loign�e de nous, nous avons consult� environ quinze mille
documents contemporains: journaux, livres, brochures, etc. C'est dire
que derri�re le plus petit fait avanc� dans ces pages, derri�re le
moindre mot, il est un document que nous nous tenons pr�ts � fournir �
la critique. C'est dire que cette histoire intime appartient, sinon �
l'histoire grave, au moins � l'histoire s�rieuse.

Si nous n'avons pas indiqu� toutes nos sources, c'est qu'il e�t fallu,
pour ce faire, doubler notre volume. Le public n'ignore pas que le
catalogue des journaux de la R�volution, dress� par Deschiens, forme
seul un volume in-8 de 465 pages. La conscience de n'avoir rien pris au
roman et de ne lui avoir rien donn�, est notre seule excuse dans une
tentative si grande.

Il nous reste � remplir un agr�able devoir et � satisfaire notre
reconnaissance sans nous d�lier d'elle. Remercions tout haut les
obligeances. M. Peyrot possesseur d'une pr�cieuse collection sur la
R�volution fran�aise l'a mise toute � notre disposition, avec un
empressement et une gr�ce de bon office qui m�ritent qu'on n'en soit pas
oublieux. Un savant trop modeste, M. M�n�trier, nous a communiqu� livres
et renseignements, de la fa�on la plus aimable et la plus bienveillante.

Un dernier mot. Pour �tre compl�te, l'histoire de la soci�t� fran�aise
pendant la R�volution, demande un autre volume l'Histoire de la soci�t�
fran�aise pendant le Directoire: l'accueil que fera le public � ce
premier volume d�cidera si nous irons jusqu'au bout de notre oeuvre.

     EDMOND ET JULES DE GONCOURT.

     31 janvier 1854.

       *       *       *       *       *

PR�FACE DE _L'HISTOIRE DE LA SOCI�T� PENDANT LE DIRECTOIRE_[37]


L'histoire de LA SOCI�T� FRAN�AISE PENDANT LA R�VOLUTION, n'a qu'� se
louer du public et de la critique: le public l'a lue; la critique en a
parl�.

Des reproches qui ont �t� faits aux auteurs dans les journaux et les
revues, quelques-uns leur ont paru m�riter plus particuli�rement une
r�ponse.

On a reproch� aux auteurs de n'avoir point n�glig� l'anecdote, le
d�tail, le coin intime des hommes et des choses.--Les auteurs
r�pondront, pour leur d�fense, qu'ils ont �t� entra�n�s dans cette voie
par deux anecdotiers, leurs ma�tres: Plutarque et Saint-Simon.

On a reproch� aux auteurs d'avoir donn� un tableau du d�veloppement de
la prostitution pendant les ann�es r�volutionnaires, et de n'avoir point
imit� la chastet� de plume de Tacite.--Les auteurs r�pondront que
l'historien des C�sars n'a pas �crit l'histoire de la soci�t� romaine,
et que ceux-l� qui veulent savoir les moeurs, aux temps des N�ron et des
Locuste, se r�signent � garder dans leur biblioth�que Juv�nal � c�t� de
Tacite.

On a reproch� aux auteurs d'avoir plac�, en 1789, la soci�t� fran�aise �
Paris, au lieu de l'avoir plac�e en province; on a reproch� aux auteurs
�dont le nom semble r�v�ler une vieille origine provinciale�, d'avoir
commis ce contresens au m�pris des traditions de famille.--Les auteurs
ont remont� leur famille: ils ont trouv� en 1789, leur grand-p�re Huot
de Goncourt, non en province, mais � Paris, d�put� du Bassigni �
l'Assembl�e nationale.

On a reproch� aux auteurs, ici, des opinions; l�, des indiff�rences
politiques.--Les auteurs n'ont rien � r�pondre.

Le public a paru d�sirer la preuve de tous les documents employ�s. Les
auteurs sont d'autant plus heureux de se rendre � ce voeu du public, que
le public appr�ciera plus nettement ainsi ce que co�te de recherches la
petite histoire.

Les auteurs veulent, au bout de ces quelques lignes, assurer de leur
gratitude profonde M. Fran�ois Barri�re, qui, dans le JOURNAL DES D�BATS
les a pay�s de deux ann�es de veilles, et qui a bien voulu donner � leur
travail historique l'autorit� d'une critique comp�tente et presque d'un
t�moignage contemporain.

     EDMOND ET JULES DE GONCOURT.

     31 janvier 1855.




NOUVELLE PR�FACE DE _L'HISTOIRE DE LA SOCI�T� FRAN�AISE PENDANT LA
R�VOLUTION ET PENDANT LE DIRECTOIRE_[38]


L'histoire politique de la R�volution est faite et se refait tous les
jours.

L'histoire sociale de la R�volution a �t� tent�e pour la premi�re fois
dans ces �tudes qui ont aujourd'hui l'honneur d'une nouvelle �dition:
l'HISTOIRE DE LA SOCI�T� FRAN�AISE PENDANT LA R�VOLUTION, que va suivre
l'HISTOIRE DE LA SOCI�T� PENDANT LE DIRECTOIRE, en ce moment sous
presse.

Peindre la France, les moeurs, les �mes, la physionomie nationale, la
couleur des choses, la vie et l'humanit� de 1789 � 1800,--telle a �t�
notre ambition.

Pour cette nouvelle histoire, il nous a fallu d�couvrir les nouvelles
sources du Vrai, demander nos documents aux journaux, aux brochures, �
tout ce monde de papier mort et m�pris� jusqu'ici, aux autographes, aux
gravures, aux dessins, aux tableaux, � tous les monuments intimes qu'une
�poque laisse derri�re elle pour �tre sa confession et sa r�surrection.

Le public et la critique ont bien voulu nous tenir compte de notre
travail: nous les en remercions.

     EDMOND ET JULES DE GONCOURT.

     Mai 1864.




PORTRAITS INTIMES DU DIX-HUITI�ME SI�CLE

PR�FACE DE LA PREMI�RE �DITION[39]


Quand les civilisations commencent, quand les peuples se forment,
l'histoire est _drame_ ou _geste_. Qu'elle soit fable, qu'elle soit
roman, l'histoire est action. Qu'elle raconte Hercule ou Roland, elle
dit l'homme dans le mouvement et dans les entreprises de son corps; elle
le montre dans l'exercice de sa force; elle le repr�sente en ses
dehors.

Cependant il arrive que le monde s'apaise. Autour de l'homme, les choses
ont perdu leur violence. L'id�e d�sarme le fait. L'�me de l'humanit� se
recueille. Le _gnothi s�auton_ des �ges modernes renouvelle l'esprit m�r
des peuples. Hamlet est venu. La psychologie na�t. L'analyse entre dans
la �caverne� de Bacon. Rousseau, Benjamin Constant, Chateaubriand,
Byron, r�citant leur coeur, r�citent le coeur humain. L'homme �coute en
lui.

Par une �volution pareille et simultan�e, l'histoire va du h�ros �
l'homme, de l'action au mobile, du corps � l'�me; et elle se tourne vers
cette biographie que Montaigne appelle �l'anatomie de la philosophie,
par laquelle les plus abstruses parties de notre nature se p�n�trent�.

Les si�cles qui ont pr�c�d� notre si�cle ne demandaient � l'historien
que le personnage de l'homme, et le portrait de son g�nie. L'homme
d'�tat, l'homme de guerre, le po�te, le peintre, le grand homme de
science ou de m�tier �taient montr�s seulement en leur r�le, et comme en
leur jour public, dans cette oeuvre et cet effort dont h�rite la
post�rit�. Le XIXe si�cle demande l'homme qui �tait cet homme d'�tat,
cet homme de guerre, ce po�te, ce peintre, ce grand homme de science ou
de m�tier. L'�me qui �tait en cet acteur, le coeur qui a v�cu derri�re
cet esprit, il les exige et les r�clame; et s'il ne peut recueillir tout
cet �tre moral, toute la vie int�rieure, il commande du moins qu'on lui
en apporte une trace, un jour, un lambeau, une relique.

L� est la curiosit� nouvelle de l'histoire, et le devoir nouveau de
l'historien. Tout conspire � ce grand et l�gitime mouvement. Chaque jour
lui apporte sa sanction. Voil� que les plumes les plus illustres s'y
associent; voil� que les intelligences les plus s�rieuses, s�duites et
gagn�es par la fragilit� m�me d'aimables figures, pratiquent, dans une
amoureuse familiarit�, et dans leurs gr�ces les plus secr�tes, les �mes
charmantes d'un grand si�cle. Et qu'est-ce donc cette science sans
d�dains, cette peinture qui descend � tout sans s'amoindrir, cette
sagacit� d�ductive, cette reconstruction du microcosme humain avec un
grain de sable? C'est l'histoire intime; c'est ce roman vrai que la
post�rit� appellera peut-�tre un jour l'_histoire humaine_.

Mais o� chercher les sources nouvelles d'une telle histoire? O� la
surprendre, o� l'�couter, o� la confesser? O� d�couvrir les images
priv�es? O� reprendre la vie psychique, o� retrouver le for int�rieur,
o� ressaisir l'humanit� de ces morts? Dans ce rien m�pris� par
l'histoire des temps pass�s, dans ce rien, chiffon, poussi�re, jouet du
vent!--la lettre autographe.

Qui r�v�lera mieux que la lettre autographe la t�te et le coeur de
l'individu? Quoi donc sera une d�position plus fid�le et plus indiscr�te
du _moi_? Quoi donc, un battement plus plein et plus juste du pouls de
l'intelligence? Quoi donc, une manifestation plus �mue de la
personnalit� de l'�me pendant sa vie terrestre? O� l'homme enfin
avouera-t-il davantage l'homme, qu'en ces lignes �chapp�es de sa main?

Seule, la lettre autographe fera toucher du doigt le jeu nerveux de
l'�tre sous le choc des choses, la pes�e de la vie, la tyrannie des
sensations. Seule, elle dira les penchants, les go�ts, les inclinations,
les instincts, le secret conseil o� se r�glent les actions de l'homme.
Seule, elle dira le pourquoi et le comment de cette oeuvre, de cette
volont� devenue fait. Seule, elle fera entrer dans l'esprit et dans
toute l'audace de l'id�e. Seule, elle montrera sur le vif cette sant� de
l'esprit: l'humeur. Seule, la lettre autographe sera le confessionnal
o� vous entendrez le r�ve de l'imagination de la cr�ature, ses
tristesses et ses gaiet�s, ses fatigues et ses retours, ses d�faillances
et ses orgueils, sa lamentation et son ingu�rissable espoir.

Miroir magique o� se passe l'intention visible, et la pens�e nue! Ce
papier tach� d'encre, c'est le greffe o� est d�pos�e l'�me humaine.
Quelle lumi�re dans la nuit du temps! Quelle survie de l'homme! Quelle
immortalit� des grandeurs et des mis�res de notre nature! Quelle
r�surrection,--la lettre autographe,--ce silence qui dit tout!

       *       *       *       *       *

Nous tentons de reconstruire avec la lettre autographe, figure � figure,
un si�cle que nous aimons. Nous essayons de ranimer ces hommes et ces
femmes, quelquefois avec une correspondance, trop souvent avec une
lettre. H�las! le feu, la r�volution, les �piciers ont fait nos
documents bien rares.

Le lecteur ne doit pas s'attendre � trouver ici une suite de vies
enti�res. Nous ne voulons point redire les biographies d�j� dites. Nous
voulons seulement ajouter aux recherches connues, aux documents publi�s,
l'inconnu et l'in�dit, nous r�servant de raconter d'un bout � l'autre,
de peindre en pied, les personnages _oubli�s ou d�daign�s_ par
l'histoire.

Si peu que vaille notre tentative, elle est digne de la cl�mence du
public. Elle m�rite qu'on ne la chicane point trop sur son mode et son
ordre, et qu'on n'exige pas d'elle plus qu'il n'est juste. Les
autographes sont �pars, diss�min�s par toute l'Europe. Les
collectionneurs ne poss�dent qu'une lettre de chacun. Bien des ventes se
passent sans vous rien apporter sur l'homme que vous poursuivez. Il faut
courir les biblioth�ques, acheter, obtenir communication, rassembler,
par mille moyens et par mille fatigues, les �l�ments uniques et
dispers�s du travail. Grande t�che! pour laquelle nous avons plus
consult� peut-�tre notre z�le que nos forces.

Voici donc notre butin: la premi�re galerie d'un XVIIIe si�cle peint par
lui-m�me, vingt portraits, ou bustes, ou m�daillons nouveaux, et pris
dans le plus intime int�r�t autobiographique. Le livre e�t �t�
impossible, sans l'aide, le concours, les communications obligeantes des
amateurs d'autographes. Remercions donc de notre mieux M. F. Barri�re,
M. le marquis de Flers, M. Boutron, M. Chambry, M. Dentu, M. Foss�
d'Arcosse, etc., qui ont bien voulu mettre leurs richesses � notre
disposition, et quelque prix � notre reconnaissance[40].

     EDMOND ET JULES DE GONCOURT.

     30 octobre 1856.




HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE

PR�FACE DE L'�DITION ILLUSTR�E[41]


Les auteurs de ce livre ont eu la fortune de peindre en pied une
MARIE-ANTOINETTE que les r�centes publications des _Archives_ de Vienne
n'ont pas sensiblement modifi�e.

En effet, ils ne donnent pas pour le portrait de la Reine, la figure de
convention, l'esp�ce de fausse duchesse d'Angoul�me, fabriqu�e par la
Restauration. Ils montrent une femme, une femme du XVIIIe si�cle aimant
la vie, l'amusement, la distraction, ainsi que l'aime, ainsi que l'a
toujours aim�e la jeunesse de la beaut�, une femme un peu vive, un peu
fol�tre, un peu moqueuse, un peu �tourdie, mais une femme honn�te, mais
une femme pure, qui n'a jamais eu, selon l'expression du prince de
Ligne, �qu'une coquetterie de Reine pour plaire � tout le monde�.

Il ne faut pas oublier que Marie-Antoinette avait quinze ans et demi,
lorsqu'elle arrive en France, lorsqu'elle tombe dans ce royaume du
_papillotage_ et du Plaisir, parmi cette g�n�ration de Fran�aises qui
semblent repr�senter la D�raison, dans l'agitation fi�vreuse de leurs
existences futiles et vides. Demander � cette jeune fille d'�chapper
enti�rement aux milieux dans lesquels sa vie se passe, de n'appartenir
en rien � l'humanit� de sa nouvelle patrie: c'est exiger de la Nature
qu'elle ait fait un miracle,--et elle n'en fait pas.

Mais cependant allons au fond des rapports de Mercy-Argenteau et des
lettres de Marie-Th�r�se, lettres devenues des armes aux mains des
ennemis de la m�moire de la Reine, etc. Qu'y trouvons-nous? Ici la
s�v�re m�re reproche � sa fille de monter � cheval, l� d'aller au bal,
plus loin de porter des plumes extravagantes, plus loin encore d'acheter
des diamants. Elle la gronde �d'avoir de la curiosit� et de ne
s'entretenir qu'avec de jeunes dames, de se laisser aller � des propos
incons�quents, de manquer de go�t pour les occupations solides�... Je le
demande en conscience aux lecteurs sans passion politique, s'il existait
pour la jolie femme la plus humainement parfaite du monde, de seize �
vingt-cinq ans, un proc�s-verbal, jour par jour, de toutes les
_grogneries_ des vieux parents � propos de sa toilette, de son amour de
la danse, de sa naturelle envie de s'amuser et de plaire, le dossier
accusateur de cette jolie femme ne serait-il point aussi volumineux que
celui de Marie-Antoinette?

     EDMOND DE GONCOURT.




LES MA�TRESSES DE LOUIS XV

PR�FACE DE LA PREMI�RE �DITION[42]


En donnant ces volumes au public, nous achevons la t�che que nous nous
�tions impos�e. L'histoire du XVIIIe si�cle, que nous avons tent�
d'�crire, est aujourd'hui compl�te. Chacune des p�riodes de temps,
chacune des r�volutions d'�tat et de moeurs qui constituent le si�cle,
depuis Louis XV jusqu'� Napol�on, a �t� �tudi�e par nous, selon notre
conscience et selon nos forces. L'HISTOIRE DES MA�TRESSES DE LOUIS XV
m�ne le lecteur de 1730 � 1775; l'HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE le m�ne
de 1775 � la R�volution; l'HISTOIRE DE LA SOCI�T� FRAN�AISE PENDANT LA
R�VOLUTION le m�ne de 1789 � 1794; l'HISTOIRE DE LA SOCI�T� FRAN�AISE
PENDANT LE DIRECTOIRE le m�ne enfin de 1794 � 1800. Ainsi tout le si�cle
tient dans ces quatre �tudes, qui sont comme les quatre �ges de l'�poque
qui nous a pr�c�d�s et de la France d'o� sont sortis le si�cle
contemporain et la patrie pr�sente.

Le titre de ces livres suffirait � montrer le dessein que nous avons eu,
et le but auquel nous avons os� aspirer. C'est par l'histoire des
ma�tresses de Louis XV que nous avons essay� l'histoire du r�gne de
Louis XV; c'est par l'histoire de Marie-Antoinette que nous avons essay�
l'histoire du r�gne de Louis XVI; c'est par l'histoire de la soci�t�
pendant la R�volution et pendant le Directoire que nous avons essay�
l'histoire de la R�volution.

Ajoutons cependant � cette signification des titres les courtes
explications n�cessaires � la justification, � l'intelligence et �
l'autorit� d'une histoire nouvelle.

       *       *       *       *       *

Aux premiers jours o�, dans les agr�gations d'hommes, l'homme �prouve le
besoin d'interroger le pass� et de se survivre � lui-m�me dans l'avenir;
quand la famille humaine r�unie commence � vouloir remonter jusqu'� ses
origines, et s'essaye � fonder l'h�ritage des traditions, � nouer la
cha�ne des connaissances qui unissent et associent les g�n�rations aux
g�n�rations, ce premier instinct, cette premi�re r�v�lation de
l'histoire, s'annonce par la curiosit� et la cr�dulit� de l'enfance.
L'imagination, ce principe et cette facult� m�re des facult�s humaines,
semble, dans ces premi�res chroniques, �veiller la v�rit� au berceau.
C'est comme le b�gayement du monde o�, confus�ment, passent les r�ves de
sa premi�re patrie, les songes et les merveilles de l'Orient. Tout y est
�norme et monstrueux, tout y est flottant et po�tique comme dans un
cr�puscule. Voil� les premi�res annales, et ce qui succ�de � ces
recueils de vers mn�moniques, hier toute la m�moire de l'humanit�, et
toute la conscience qu'elle avait, non de sa vie, mais de son �ge:
l'Histoire commence par un conte �pique.

Bient�t la famille humaine devient la patrie; et sous les regards
satisfaits de cette Providence que les anciens voyaient sourire du haut
du ciel aux soci�t�s d'hommes, les hommes se lient par la loi et le
droit, et se transmettent le patrimoine de la chose publique. La
pratique de la politique apporte l'exp�rience � l'esprit humain. Dans
toutes les facult�s humaines, il se fait la r�volution qui substitue la
parole au chant, l'�loquence � l'imagination. Le rapsode est devenu
citoyen, et le conte �pique devient un discours: l'histoire est une
tribune o� un homme, dou� de cette harmonie des pens�es et du ton que
les Latins appelaient _ubert�_, vient plaider la gloire de son pays et
t�moigner des grandes choses de son temps.

Puis arrive l'heure o� les cr�dulit�s de l'enfance, les illusions de la
jeunesse abandonnent l'humanit�. L'�ge l�gendaire de la Gr�ce est fini;
l'�ge r�publicain de Rome est pass�. La patrie est un homme et n'est
plus qu'un homme: et c'est l'homme m�me que l'histoire va peindre. Il
s'�l�ve alors, dans le monde asservi et rempli de silence, un historien
nouveau et prodigieux qui fait de l'Histoire, non plus la tradition des
fables de son temps, non plus la tribune d'une patrie, mais la
d�position de l'humanit�, la conscience m�me du genre humain.

Telle est la marche de l'Histoire antique. Fabuleuse avec H�rodote,
oratoire avec Thucydide et Tite-Live, elle est humaine avec Tacite.
L'Histoire humaine, voil� l'histoire moderne; l'histoire sociale, voil�
la derni�re expression de cette histoire.

Cette histoire nouvelle, l'histoire sociale, embrassera toute une
soci�t�. Elle l'embrassera dans son ensemble et dans ses d�tails, dans
la g�n�ralit� de son g�nie aussi bien que dans la particularit� de ses
manifestations. Ce ne seront plus seulement les actes officiels des
peuples, les sympt�mes publics et ext�rieurs d'un �tat ou d'un syst�me
social, les guerres, les combats, les trait�s de paix, qui occuperont et
rempliront cette histoire. L'histoire sociale s'attachera � l'histoire
qu'oublie ou d�daigne l'histoire politique. Elle sera l'histoire priv�e
d'une race d'hommes, d'un si�cle, d'un pays. Elle �tudiera et d�finira
les r�volutions morales de l'humanit�, les formes temporelles et
locales de la civilisation. Elle dira les id�es port�es par un monde, et
d'o� sont sorties les lois qui ont renouvel� ce monde. Elle dira ce
caract�re des nations, les moeurs qui commandent aux faits. Elle
retrouvera, sous la cendre des bouleversements, cette m�moire vivante et
pr�sente que nous a gard�e, d'un grand empire �vanoui, la cendre du
volcan de Naples. Elle p�n�trera jusqu'au foyer, et en montrera les
dieux lares et les religions famili�res. Elle entrera dans les intimit�s
et dans la confidence de l'�ge humain qu'elle se sera donn� mission
d'�voquer. Elle repr�sentera cet �ge sur son th��tre m�me, au milieu de
ses entours, assis dans ce monde de choses, auquel un temps semble
laisser l'ombre et comme le parfum de ses habitudes. Elle redira le ton
de l'esprit, l'accent de l'�me des hommes qui ne sont plus. Elle fera �
la femme, cette grande actrice m�connue de l'histoire, la place que lui
a faite l'humanit� moderne dans le gouvernement des moeurs et de
l'opinion publique. Elle ressuscitera un monde disparu, avec ses mis�res
et ses grandeurs, ses abaissements et ses gr�ces. Elle ne n�gligera rien
pour peindre l'humanit� en pied. Elle tirera de l'anecdote le bronze ou
l'argile de ses figures. Elle cherchera partout l'�cho, partout la vie
d'hier; et elle s'inspirera de tous les souvenirs et des moindres
t�moignages pour retrouver ce grand secret d'un temps qui est la r�gle
de ses institutions: l'esprit social,--clef perdue du droit et des lois
du monde antique.

Et lors m�me que cette histoire prendra pour cadre la biographie des
personnages historiques, l'unit� de son sujet ne lui �tera rien de son
caract�re et ne diminuera rien de sa t�che. Elle groupera, autour de
cette figure choisie, le temps qui l'aura entour�e. Elle associera �
cette vie, qui dominera le si�cle ou le subira, la vie complexe de ce
si�cle; et elle fera mouvoir, derri�re le personnage qui portera
l'action et l'int�r�t du r�cit, le choeur des id�es et des passions
contemporaines. Les pens�es, les caract�res, les sentiments, les hommes,
les choses, l'�me et les dehors d'un peuple appara�tront dans le
portrait de cette personnalit� o� l'humanit� d'un temps se montrera
comme en un grand exemple.

Pour une pareille histoire, pour cette reconstitution enti�re d'une
soci�t�, il faudra que la patience et le courage de l'historien
demandent des lumi�res, des documents, des secours � tous les signes, �
toutes les traces, � tous les restes de l'�poque. Il faudra que sans
lassitude il rassemble de toutes parts les �l�ments de son oeuvre, divers
comme son oeuvre m�me. Il aura � feuilleter les histoires du temps, les
d�positions personnelles, les historiographes, les m�morialistes. Il
recourra aux romanciers, aux auteurs dramatiques, aux conteurs, aux
po�tes comiques. Il feuilletera les journaux, et descendra � ces
feuilles �ph�m�res et volantes, jouets du vent, tr�sors du curieux, tout
�tonn�es d'�tre pour la premi�re fois feuillet�es par l'�tude:
brochures, _sottisiers_, pamphlets, _gazetins_, factums. Mais l'imprim�
ne lui suffira pas: il frappera � une source nouvelle, il ira aux
confessions in�dites de l'�poque, aux lettres autographes, et il
demandera � ce papier vivant la franchise crue de la v�rit� et la v�rit�
intime de l'histoire. Mais les livres, les lettres, la biblioth�que et
le cabinet noir du pass�, ne seront point encore assez pour cet
historien: s'il veut saisir son si�cle sur le vif et le peindre tout
chaud, il sera n�cessaire qu'il pousse au del� du papier imprim� ou
�crit. Un si�cle a d'autres outils de survie, d'autres instruments et
d'autres monuments d'immortalit�: il a, pour se t�moigner au souvenir et
durer au regard, le bois, le cuivre, la laine m�me et la soie, le
ciseau de ses sculpteurs, le pinceau de ses peintres, le burin de ses
graveurs, le compas de ses architectes. Ce sera dans ces reliques d'un
temps, dans son art, dans son industrie, que l'historien cherchera et
trouvera ses accords. Ce sera dans la communion de cette inspiration
d'un temps, sous la possession de son charme et de son sourire, que
l'historien arrivera � vivre par la pens�e aussi bien que par les yeux
dans le pass� de son �tude et de son choix, et � donner � son histoire
cette vie de la ressemblance, la physionomie de ce qu'il aura voulu
peindre.

Cette histoire qui demande ces travaux, ces recherches, cette
assimilation et cette intuition, nous l'avons tent�e. Nos livres en ont
indiqu�, croyons-nous, les limites, le dessin g�n�ral, les droits et les
devoirs. Cela nous suffit; et tous nos efforts seront pay�s, toutes nos
ambitions seront satisfaites, si nous avons fray� � de meilleurs que
nous la voie que nous avaient montr�e Alexis Monteil et Augustin
Thierry.

       *       *       *       *       *

Il nous reste � dire quelques mots du pr�sent livre: LES MA�TRESSES DE
LOUIS XV, pour en d�finir la moralit� et l'enseignement.

La le�on de ce long et �clatant scandale sera l'avertissement que la
Providence s'est plu � donner � l'avenir par la rencontre en un m�me
r�gne de trois r�gnes de femmes, et la domination successive de la femme
des trois ordres du temps, de la femme de la noblesse: Mme de la
Tournelle; de la femme de la bourgeoisie: Mme de Pompadour; de la femme
du peuple: Mme du Barry. Le livre qui racontera l'histoire de ces femmes
montrera comment la ma�tresse, sortie du haut, du milieu ou du bas de la
soci�t�, comment la femme avec son sexe et sa nature, ses vanit�s, ses
illusions, ses engouements, ses faiblesses, ses petitesses, ses
fragilit�s, ses tyrannies et ses caprices, a tu� la royaut� en
compromettant la volont� ou en avilissant la personne du Roi. Il
convaincra encore les favorites du XVIIIe si�cle d'une autre oeuvre de
destruction: il leur rapportera l'abaissement et la fin de la noblesse
fran�aise. Il rappellera comment, par les exigences de leur
toute-puissance, par les l�chet�s et les agenouillements qu'elles
obtinrent autour d'elles d'une petite partie de cette noblesse, ces
trois femmes an�antirent dans la monarchie des Bourbons ce que
Montesquieu appelle si justement le ressort des monarchies: l'honneur;
comment elles ruin�rent cette base d'un �tat qui est le gage du
lendemain d'une soci�t�: l'aristocratie; comment elles firent que la
noblesse de France, celle qui les approchait aussi bien que celle qui
mourait sur les champs de bataille, et celle qui donnait � la province
l'exemple des vertus domestiques, envelopp�e tout enti�re dans les
calomnies, les accusations et les m�pris de l'opinion publique, arriva
comme la royaut�, d�sarm�e et d�couronn�e, � la r�volution de 1789.

Ce livre, comme les livres qui l'ont pr�c�d�, a �t� �crit en toute
libert� et en toute sinc�rit�. Nous l'avons entrepris sans pr�jug�s,
nous l'avons achev� sans complaisances. Ne devant rien au pass�, ne
demandant rien � l'avenir, il nous a �t� permis de parler du si�cle de
Louis XV, sans injures comme sans flatteries. Peut-�tre les partis les
plus contraires seront-ils choqu�s, peut-�tre les passions
contemporaines seront-elles scandalis�es de trouver en une telle mati�re
et sur un temps une si singuli�re impartialit�, une justice si peu
appliqu�e � les satisfaire. Mais quoi? Celui-l� ne ferait-il pas tout �
la fois la t�che de l'histoire bien mis�rable et sa r�compense bien
basse, qui donnerait pour ambition � l'historien l'applaudissement du
pr�sent? Il est dans un ancien une grande et magnifique image qui montre
� notre conscience de plus hautes esp�rances, et doit la convier � de
plus nobles devoirs. L'architecte qui construisit la tour de Pharos,
grava son nom dans la pierre, et le recouvrit d'un enduit de pl�tre sur
lequel il �crivit le nom du roi qui r�gnait alors. Avec le temps le
pl�tre tomba, laissant voir aux marins battus des flots: _Sostrate de
Cnide, fils de Dexiphane_... �Voil� comment il faut �crire l'histoire,�
dit Lucien, et c'est le dernier mot de son Trait� de l'histoire.

     EDMOND ET JULES DE GONCOURT.

     Paris, f�vrier 1860.

Cette biographie des MA�TRESSES DE LOUIS XV[43], �crite il y a bien des
ann�es, quand je me suis mis tout derni�rement � la relire et � la
retravailler, m'a sembl� manquer de certaines qualit�s historiques. Le
livre, � la lecture, m'a fait l'impression d'une histoire renfermant
trop de jolie rh�torique, trop de morceaux de litt�rature, trop d'_airs
de bravoure_, plac�s c�te � c�te, sans un r�cit qui les espace et les
relie.

J'ai trouv� aussi qu'en cette �tude, on ne sentait pas la succession des
temps, que les ann�es ne jouaient pas en ces pages le r�le un peu lent
qu'elles jouent dans les �v�nements humains; que les faits, quelquefois
arrach�s � leur chronologie et toujours group�s par tableaux, se
pr�cipitaient, sans donner � l'esprit du lecteur l'id�e de ces r�gnes
et de ces dominations de femmes.

M�me ces souveraines de l'amour que nous avions tent� de faire revivre,
ne m'apparaissaient pas assez p�n�tr�es dans l'intimit� et le vif de
leur _f�minilit�_ particuli�re, de leur mani�re d'�tre, de leurs gestes,
de leurs habitudes de corps, de leur parole, du son de leur voix... pas
assez peintes, en un mot, ainsi qu'elles auraient pu l'�tre par des
contemporains.

Cette histoire me paraissait enfin trop sommaire, trop courante, trop
�crite � vol d'oiseau, si l'on peut dire. En ces ann�es, il existait
chez mon fr�re et moi, il faut l'avouer, un parti pris, un syst�me, une
m�thode qui avait l'horreur des redites. Nous �tions alors passionn�s
pour l'_in�dit_ et nous avions, un peu � tort, l'ambition de faire de
l'histoire absolument neuve, tout pleins d'un d�dain exag�r� pour les
notions et les livres vulgaris�s.

Ce sont toutes ces choses et d'autres encore qui manquaient � ce livre,
lors de sa premi�re apparition, que j'ai t�ch� d'introduire dans cette
nouvelle �dition, m'appliquant � apporter dans la r�surrection de mes
personnages, la r�alit� cruelle que mon fr�re et moi avons essay�
d'introduire dans le roman, m'appliquant � les d�pouiller de cette
couleur _�pique_ que l'Histoire a �t� jusqu'ici toujours dispos�e � leur
attribuer, m�me aux �poques les plus d�cadentes.

Cette histoire des MA�TRESSES DE LOUIS XV, publi�e dans le principe en
deux volumes, je la r��dite, aujourd'hui, en trois volumes ind�pendants
l'un de l'autre et ayant pour titre:

     LA DUCHESSE DE CHATEAUROUX ET SES SOEURS.

     MADAME DE POMPADOUR.

     LA DU BARRY.

Trois volumes contenant la vie des trois grandes Ma�tresses d�clar�es,
et qui sont, en ce si�cle de la toute-puissance de la femme, �l'Histoire
de Louis XV�, depuis sa pubert� jusqu'� sa mort.

     EDMOND DE GONCOURT.

     Ao�t 1878.




LA FEMME AU XVIIIe SI�CLE

PR�FACE DE LA PREMI�RE �DITION[44]


Un si�cle est tout pr�s de nous. Ce si�cle a engendr� le n�tre. Il l'a
port� et l'a form�. Ses traditions circulent, ses id�es vivent, ses
aspirations s'agitent, son g�nie lutte dans le monde contemporain.
Toutes nos origines et tous nos caract�res sont en lui: l'�ge moderne
est sorti de lui et datera de lui. Il est une �re humaine, il est le
si�cle fran�ais par excellence.

Ce si�cle, chose �trange! a �t� jusqu'ici d�daign� par l'histoire. Les
historiens s'en sont �cart�s comme d'une �tude compromettante pour la
consid�ration et la dignit� de leur oeuvre historique. Il semble qu'ils
aient craint d'�tre not�s de l�g�ret�, en s'approchant de ce si�cle dont
la l�g�ret� n'est que la surface et le masque.

N�glig� par l'histoire, le XVIIIe si�cle est devenu la proie du roman et
du th��tre, qui l'ont peint avec des couleurs de vaudeville, et ont fini
par en faire comme le si�cle l�gendaire de l'op�ra-comique.

C'est contre ces m�pris de l'histoire, contre ces pr�jug�s de la fiction
et de la convention, que nous entreprenons l'oeuvre, dont ce volume est
le commencement.

Nous voulons, s'il est possible, retrouver et dire la v�rit� sur ce
si�cle inconnu ou m�connu, montrer ce qu'il a �t� r�ellement, p�n�trer
de ses apparences jusqu'� ses secrets, de ses dehors jusqu'� ses
pens�es, de sa s�cheresse jusqu'� son coeur, de sa corruption jusqu'� sa
f�condit�, de ses oeuvres jusqu'� sa conscience. Nous voulons exposer les
moeurs de ce temps qui n'a eu d'autres lois que ses moeurs. Nous voulons
aller, au-dessous ou plut�t au-dessus des faits, �tudier dans toutes les
choses de cette �poque les raisons de cette �poque et les causes de
cette humanit�. Par l'analyse psychologique, par l'observation de la vie
individuelle et de la vie collective, par l'appr�ciation des habitudes,
des passions, des id�es, des modes morales aussi bien que des modes
mat�rielles, nous voulons reconstituer tout un monde disparu, de la base
au sommet, du corps � l'�me.

Nous avons recouru, pour cette reconstitution, � tous les documents du
temps, � tous ses t�moignages, � ses moindres signes. Nous avons
interrog� le livre et la brochure, le manuscrit et la lettre. Nous avons
cherch� le pass� partout o� le pass� respire. Nous l'avons �voqu� dans
ces monuments peints et grav�s, dans ces mille figurations qui rendent
au regard et � la pens�e la pr�sence de ce qui n'est plus que souvenir
et poussi�re. Nous l'avons poursuivi dans le papier des greffes, dans
les �chos des proc�s, dans les m�moires judiciaires, v�ritables archives
des passions humaines qui sont la confession du foyer. Aux �l�ments
usuels de l'histoire, nous avons ajout� tous les documents nouveaux, et
jusqu'ici ignor�s, de l'histoire morale et sociale.

Trois volumes, si nous vivons, suivront ce volume de LA FEMME AU XVIIIe
SI�CLE. Ces trois volumes seront: l'HOMME, l'�TAT, PARIS[45]; et notre
oeuvre ainsi compl�t�e, nous aurons men� � fin une histoire qui
peut-�tre m�ritera quelque indulgence de l'avenir: l'HISTOIRE DE LA
SOCI�T� FRAN�AISE AU XVIIIe SI�CLE.

     EDMOND ET JULES DE GONCOURT.

     Paris, f�vrier 1862.




SOPHIE ARNOULD

PR�FACE DE LA PREMI�RE �DITION[46]


Nous achet�mes, il y a deux ans, chez M. Charavay, une liasse de
papiers,--ne sachant gu�re ce que nous achetions. Dans cette liasse se
trouvaient p�le-m�le des documents, des notes, des extraits, des
fragments, l'�bauche d'une �tude sur Sophie Arnould, des m�moires
inachev�s de la chanteuse, attribu�s par le manuscrit � Sophie
elle-m�me, enfin des copies de lettres de Sophie.

Une lecture attentive de ces derni�res amena la conviction dans notre
esprit: ces lettres �taient incontestablement de Sophie; mais si nous
n'avions pas de doute, le public avait le droit d'en avoir. Il fallait
les preuves. Les catalogues d'autographes nous les fournirent
imm�diatement. Des copies que nous poss�dions, nous rencontrions des
extraits, publi�s d'apr�s les originaux, dans les catalogues de vente de
lettres du 3 f�vrier et du 14 mai 1845, du 16 avril 1849, du 10 mars
1847, du 2 mars 1854. Plus tard, une lettre dont nous faisions
l'acquisition, chez M. Laverdet, se trouvait �tre le double, exactement
textuel, d'une de nos copies; plus tard encore, une lettre de Sophie,
relative � la machine infernale de la rue Saint-Nicaise, que voulait
bien nous communiquer M. Chambry, pr�sentait la reproduction litt�rale
d'une autre de nos copies. L'authenticit� �tait donc �tablie et
parfaite: c'�taient vingt-deux lettres in�dites de Sophie � M. et � Mme
B�langer, sauv�es et retrouv�es.

Les M�moires de Sophie,--ils ne vont malheureusement, ces M�moires, que
de sa naissance � son enl�vement,--ont pour nous la m�me authenticit�
historique. Il ne leur manque que la preuve des lettres, la preuve
autographe. Mais c'est le tour et l'esprit de Sophie Arnould, et son ton
et son accent. Cette voix m�me un peu enfl�e, ces parures de roman
qu'elle donne � sa jeunesse, ce rehaussement de sa famille, cette allure
moins libre et se guindant devant le public de sa vie, n'est-ce pas le
caract�re et le go�t propre des m�moires d'une com�dienne qui se
confesse? Sophie n'affiche-t-elle pas, dans une lettre � Lauraguais, de
l'an VII, donn�e dans ce volume, l'intention d'�crire l'histoire de ses
amours? Et si ces m�moires �taient fabriqu�s, pourquoi
s'arr�teraient-ils en chemin? Toutefois, n'ayant point derri�re nous le
manuscrit autographe, nous n'avons os� hasarder aucun extrait; nous nous
sommes content�s de tirer de ces m�moires les faits qui amplifient,
certifient, contredisent, avec un accent de v�rit� incontestable, les
r�cits d�j� publi�s.

Il fallait encore apporter � cette �tude l'int�r�t de tous les documents
autographes, que la bonne volont� des amateurs pouvait mettre � notre
disposition. Nous avons r�ussi, et nous remercions M. le marquis de
Flers, M. Chambry, M. Boutron, M. Foss� d'Arcosse, etc., de nous avoir
donn�, d'avoir offert au public les restes et les reliques de ce rare et
charmant esprit.

     EDMOND ET JULES DE GONCOURT.

     Paris, 12 janvier 1857.

Post�rieurement � la publication de la premi�re �dition de ce volume,
j'ai retrouv�, j'ai acquis le commencement des M�moires _autographes_ de
Sophie Arnould[47]. Malheureusement, ce n'est qu'un tr�s petit fragment.
Il y a en tout quatorze pages, dans lesquelles Sophie recommence trois
fois l'histoire de sa naissance et de ses premi�res ann�es. Toutefois,
quelque incomplet que soit le manuscrit, son existence d�montre que les
M�moires annex�s aux lettres n'ont pas �t� fabriqu�s, qu'ils ont �t�
bien r�ellement �crits par la c�l�bre actrice, � la sollicitation d'un
ami, d'un _teinturier_, d'un �diteur dont le nom est rest� inconnu.

     E. G.

     D�cembre 1876.

Depuis la publication de cette pr�face de la seconde �dition[48], j'ai
eu connaissance d'un article de l'AMATEUR D'AUTOGRAPHES (ao�t 1878) dans
lequel M. Dubrunfaut avan�ait qu'on ne connaissait pas le manuscrit
autographe de Sophie Arnould. Si, sans aucun doute, du moins un fragment
incontestablement de la main de Sophie,--les quatorze pages que je
poss�de,--et o� elle recommence trois fois l'histoire de sa naissance et
de ses premi�res ann�es. Seulement, alors je croyais � une suite
autographe des M�moires, peut-�tre perdue, peut-�tre enfouie dans
quelque collection inconnue; � l'heure pr�sente je n'y crois plus gu�re;
je suis presque convaincu que la paresseuse artiste, que l'�criture
n'amusait pas, s'est arr�t�e � la quatorzi�me page, et que les m�moires
manuscrits que j'ai entre les mains,--sauf le commencement,--par un
certain Talbot, sur la commande de Loiseau, n'ont pas �t� r�dig�s,
dis-je, sur un brouillon de la chanteuse, mais bien d'apr�s ses
confidences et ses conversations. Cela est confirm� par le prospectus du
livre qui a seul paru et que je poss�de �galement. Et ce prospectus, je
le donne comme l'annonce d'un livre construit d'une mani�re assez
originale pour le temps, et qui devait contenir des lettres et des
documents que je ne retrouve pas dans les papiers de Talbot en ma
possession.




Prospectus.

       *       *       *       *       *

HUIT CONTEMPORAINS,

OU

CORRESPONDANCE AUTOGRAPHE DE

Sophie Arnould.

ADANSON, philosophe naturaliste;
NOVERRE, ma�tre de ballets;
Le comte de LAURAGUAIS-BRANCAS;
FAUJAS DE SAINT-FOND, naturaliste;
BEAUMARCHAIS;
Mme BEAUMARCHAIS;

AVEC

Feu B�LANGER, architecte du roi, etc., etc.,

PR�C�D�E D'UNE PARTIE DE LA VIE DE SOPHIE ARNOULD, �CRITE PAR ELLE-M�ME;

D'UNE NOTICE HISTORIQUE SUR CHACUN DES PERSONNAGES PR�C�DENS;

D'UN FAC-SIMIL� DE CHACUNE DE LEURS �CRITURES;

ET ORN�E DE TROIS PORTRAITS, AU NOMBRE DESQUELS SE TROUVE CELUI DE
SOPHIE ARNOULD, DESSIN� PAR BOIZOT.


La France, amus�e dans son enfance par des hochets, berc�e dans sa
jeunesse par des prestiges de gloire, et parvenue enfin � la raison de
l'�ge m�r, s'est lass�e de mensonges, d'illusions, de fables...

Au lieu de cela, que nous ont offert les m�moires contemporains?
l'esprit de parti, les animosit�s particuli�res, les pr�jug�s, l'int�r�t
surtout, d�naturant, d�colorant les faits, en publiant d'imaginaires...

Les lettres famili�res nous semblent plus particuli�rement destin�es �
enrichir l'histoire de documents authentiques. Cet abandon de l'amiti�,
cette causerie de l'intimit�, n'admettent ni fausset�s ni d�tours, et
comme l'on n'en soup�onne pas plus qu'on n'en redoute la publicit�, les
pens�es les plus secr�tes s'y trahissent, l'esprit et le coeur s'y
montrent sans d�guisement.

Les lettres que nous annon�ons au public sont d�j� recommandables, comme
on le voit, par le nom des personnages qui les ont �crites, et dont nous
poss�dons les originaux; mais quand on apprendra qu'elles renferment
tout ce qu'il y a de plus instructif � la fois, de plus original et de
plus piquant; quand on saura que la science, la politique, la
litt�rature, y ont leur compte avec de nouveaux aper�us, quand on y
verra le vieux philosophe Adanson, l'homme le plus scientifique et le
plus profond qui f�t jamais, s'enivrer des regards d'une Dervieux, et
tourner le fuseau presque � ses pieds; Noverre, d�ployer toutes les
ressources de l'imagination la plus riche; Mme Beaumarchais, effacer
presque les Ninon et les S�vign�; et cette brillante Sophie Arnould,
parer tour � tour son style de tout ce que l'esprit a de folle gaiet�,
de tout ce que le coeur a de sentiments les plus exquis, r�v�ler avec cet
abandon s�duisant toutes les petites indiscr�tions du boudoir et nous
initier aux myst�res de l'alc�ve, c'est alors surtout que nos lecteurs
nous sauront gr� de notre entreprise. 2 vol. in-8, 12 francs.

NOTA.--Cet ouvrage sera pr�c�d� d'une Correspondance de divers
particuliers de distinction avec B�langer, puis d'un Discours sur
l'architecture et sur les arts en g�n�ral par B�langer, et de
diff�rentes lettres du m�me � divers personnages.

J'avais esp�r� d�couvrir dans les _Papiers de B�langer_, acquis par le
Mus�e de la Ville de Paris, � la vente Dubrunfaut, quelques nouvelles
copies de lettres d'Adanson, de Noverre, de Beaumarchais, etc., donnant
des d�tails circonstanci�s sur la chanteuse; mais, sauf quatre lignes
d'une lettre de �l'ami Moyreau�, je n'ai rien trouv� que les �l�ments
d'une curieuse biographie de B�langer, et des r�flexions, des projets,
des m�moires de l'amant de Sophie sur le go�t, sur l'�tablissement
d'�chaudoirs, sur le prix du cuivre, sur les enterrements des condamn�s
r�volutionnaires.

     EDMOND DE GONCOURT.

     Novembre 1884.




MADAME SAINT-HUBERTY

PR�FACE DE LA PREMI�RE �DITION[49]


Avec l'ambition de mettre dans mes biographies--un peu des M�moires des
gens qui n'en ont pas laiss�,--j'achetais, il y a une quinzaine
d'ann�es, chez le bouquiniste bien connu de l'arcade Colbert, les
papiers de la Saint-Huberty. Peu � peu, avec le temps, � ces papiers se
joignaient les lettres de la chanteuse, que les hasards des ventes
amenaient en ma possession. Enfin, quand le paquet de mat�riaux
autographes et de documents �manant de la femme me paraissait suffisant,
je compl�tais mon �tude par la lecture de tous les cartons de l'ancienne
Acad�mie royale de musique, conserv�s aux Archives nationales, de ces
correspondances de directeurs, que je m'�tonne de voir si peu
consult�es, de ces rapports vous initiant � tous les d�tails secrets des
coulisses, au sens dessus dessous produit � Versailles par l'audition
d'un nouvel op�ra,--et qui vous montrent Louis XVI avan�ant le conseil
des ministres, pour leur permettre d'assister � la repr�sentation de
DIDON jou�e pour la premi�re fois par la Saint-Huberty.

     EDMOND DE GONCOURT.

     Auteuil, f�vrier 1880.




ART FRAN�AIS




LA PEINTURE � L'EXPOSITION DE 1855

PR�FACE[50]


La peinture est-elle un livre? La peinture est-elle une id�e? Est-elle
une voix visible, une langue peinte de la pens�e? Parle-t-elle au
cerveau? Son but et son action doivent-ils �tre d'immat�rialiser cela
qu'elle fait de couleurs, d'emp�tements et de glacis? sa pr�occupation
et sa gloire de m�priser ses conditions de vie, le sens naturel dont
elle vient, le sens naturel qui la per�oit. La peinture est-elle en un
mot un art spiritualiste?

N'est-il pas plut�t dans ses destins et dans sa fortune de r�jouir les
yeux, d'�tre l'animation mat�rielle d'un fait, la repr�sentation
sensible d'une chose, et de ne pas aspirer beaucoup au del� de la
r�cr�ation du nerf optique? La peinture n'est-elle pas plut�t un art
mat�rialiste, vivifiant la forme par la couleur, incapable de vivifier
par les intentions du dessin, le par dedans, le moral, le spirituel de
la cr�ature?

Autrement, qu'est le peintre?--Un esclave de la chimie, un homme de
lettres aux ordres d'essences et de sucs colorants, qui a, pour toucher
les oreilles de l'�me, du bitume et du blanc d'argent, de l'outremer et
du vermillon.

Croit-on, au reste, que ce soit abaisser la peinture que de la r�duire �
son domaine propre, ce domaine que lui ont conquis le g�nie de ces
palettes immortelles: V�ron�se, Titien, Rubens, Rembrandt, V�lasquez,
grands peintres, vrais peintres! flamboyants �vocateurs des seules
choses �vocables par le pinceau: le soleil et la chair!--ce soleil et
cette chair que la nature refusa toujours aux peintres spiritualistes,
comme si elle voulait les punir de la n�gliger et de la trahir.

     EDMOND ET JULES DE GONCOURT.




L'ART DU XVIIIe SI�CLE[51]

PR�FACE DE L'�DITION ORIGINALE


Le livre a �t� commenc� par deux fr�res, en des ann�es de jeunesse et de
bonne sant�, avec la confiance de le mener � sa fin. Tout un mois,
chaque ann�e, au sortir des noires et m�lancoliques �tudes de la vie
contemporaine, il �tait le travail dans lequel se recr�ait, comme en de
riantes vacances, leur go�t du temps pass�. Et il y avait entre eux
deux une �mulation pour d�finir en une phrase, pour faire dire � un mot,
le _cela_ presque inexprimable qui est dans un objet d'art. C'�tait leur
livre pr�f�r�, le livre qui leur avait donn� le plus de mal.

Deux ann�es encore, et l'histoire de l'art fran�ais du XVIIIe si�cle,
dans toutes ses manifestations v�ritablement fran�aises, �tait termin�e.
Une ann�e allait para�tre l'�COLE DE WATTEAU, contenant les biographies
de Pater, de Lancret, de Portail, encadr�es dans un historique de la
domination du Ma�tre pendant tout le si�cle. � cet avant-dernier
fascicule devait succ�der, l'ann�e suivante, un travail g�n�ral sur la
sculpture du temps, o� se serait d�tach�e, comme l'expression la plus
originale de la sculpture rococo, la petite figure du sculpteur CLODION.

Ces deux ann�es n'ont pas �t� donn�es � la collaboration des deux
fr�res. Le plus jeune est mort. Le vieux ne se sent pas le courage--et
pourquoi ne le dirait-il pas--le talent d'�crire, lui tout seul, les
deux �tudes qui manquent au livre. Du reste, s'il s'en croyait capable,
un sentiment pieux que comprendront quelques personnes le pousserait, le
pousse aujourd'hui � vouloir qu'il en soit de ce livre, ainsi que de la
chambre d'un mort bien-aim�, o� les choses demeurent telles que les a
trouv�es la mort.

     EDMOND DE GONCOURT.




GAVARNI

L'HOMME ET L'OEUVRE

PR�FACE DE LA PREMI�RE �DITION[52]


Nous avons aim�, admir� Gavarni.

Nous avons beaucoup v�cu avec lui. Pendant de longues ann�es, nous avons
�t� presque la seule intimit� du misanthrope. Il �prouvait pour le plus
jeune de nous deux une sorte d'affection paternelle; et la solitude du
Point-du-Jour s'ouvrait � notre visite avec cet aimable mot d'accueil:
�Mes enfants, vous �tes la joie de ma maison!�

Ce sont, dans leur vagabondage libre et leur franche expansion, les
causeries, les confidences de cette intimit� que nous donnons ici. Ce
sont des journ�es enti�res pass�es ensemble, des soir�es o� nous nous
attardions, oublieux de l'heure et de la derni�re gondole de Versailles;
ce sont les lentes et successives retrouvailles d'un pass�, revenant �
Gavarni au coin de son feu, ou au d�tour d'une all�e de son jardin,--une
biographie, pour ainsi dire parl�e,--o� la parole du causeur, de l'homme
qui se raconte, est not�e avec la fid�lit� d'un st�nographe.

Le fils de Gavarni, Pierre Gavarni, que nous ne saurions trop remercier,
a compl�t� notre travail sur la vie de son p�re, par la communication
enti�re de ses papiers. Il nous a confi� ses fragments de m�moires, ses
carnets, ses notules, ses r�cits de voyages, ses cahiers de
math�matique, au parchemin graiss� et noirci par une compulsation
continue, et o� la litt�rature �crite � rebours se m�le aux X, enfin les
feuilles volantes qui livrent des �pisodes de son existence.

Gavarni, en effet, fut toujours tr�s �crivassier de ses impressions, de
ses sensations, de ses aventures psychologiques, et, sauf les derni�res
ann�es de sa vieillesse, o� le philosophe ne formule plus sur ses
journaux que des pens�es,--toute sa vie, il l'a �crite.

Nous trouvons, jet� sur un morceau de papier, avec le d�sordre d'une
note:

_Il me manque le premier volume de ma vie d'enfant... J'ai presque tout
le reste en portefeuille... J'aimerais qu'on �criv�t sans esprit. On ne
s'�crit pas, on s'imprime._[53]

Le soir o� il �crivait cela, Gavarni avait pr�s de lui une ma�tresse
d'ancienne date; et, pour se tenir compagnie, il avait tir� d'un tiroir
secret _un petit livre rouge, � coins us�s, us�s, us�s_.

Le volume laiss� sur la table de nuit, il se faisait par avance une
joie, sa ma�tresse couch�e et endormie, de se plonger dans le petit
livre rouge _avec recueillement, solennit�, religion_.

Il y avait d�j� quelque temps qu'il entendait, sans y prendre garde,
crier du papier derri�re lui, quand il se retourna.

_Elle en avait fait des papillotes_... Et c'�taient deux ann�es de la
vie de Gavarni.

       *       *       *       *       *

Donc il y a des ann�es dans la vie de Gavarni dont les femmes ont fait
des papillotes, il y a encore des ann�es �gar�es et perdues; mais,
malgr� ces petits malheurs, nul artiste jusqu'ici, croyons-nous, n'a
laiss� sur lui-m�me autant de documents que Gavarni.

Et avec l'inconnu et l'in�dit de ces documents authentiques et
sinc�res, nous essayons aujourd'hui, dans ce livre, de faire conna�tre �
la France son grand peintre de moeurs.

     EDMOND ET JULES DE GONCOURT.

     Auteuil, janvier 1870.




LA MAISON D'UN ARTISTE

PR�FACE DE LA PREMI�RE �DITION[54]


En ce temps, o� les choses, dont le po�te latin a signal� la
m�lancolique vie latente, sont associ�es si largement par la description
litt�raire moderne, � l'histoire de l'Humanit�, pourquoi n'�crirait-on
pas les m�moires des choses, au milieu desquelles s'est �coul�e une
existence d'homme?

     EDMOND DE GONCOURT.

     Auteuil, ce 26 juin 1880.





JAPONISME




L'ART INDUSTRIEL JAPONAIS

FRAGMENTS D'UNE PR�FACE IN�DITE D'UN OUVRAGE EN PR�PARATION


Voici dans une vitrine un netzk� en fer, sign� par SH�RAKU (de
Yedo),--un artiste vivant dans les premi�res ann�es du XIXe si�cle.

En haut du netzk�, un peu plus grand qu'une pi�ce de deux francs, se
voit incis�e, dans le fer, une patte d'oiseau, une patte de grue; mais
de la grue absente, volante en dehors du petit rond de m�tal, il n'y a
que la patte--et ce qu'a repr�sent� au milieu du tout petit disque noir
le ciseleur, le savez-vous?--c'est dans la damasquinure d'un miroitement
argent�, le reflet renvers� de la grue, d�j� mont�e dans le ciel, le
reflet sous la lumi�re de la lune, en une rivi�re, coup�e par de grands
roseaux.

Et penser qu'il existe de bons petits journalistes parisiens qui n'ont
pas assez d'ironies m�prisantes pour l'art d'un pays, o� les ouvriers
sont de tels po�tes!

       *       *       *       *       *

Il y a des ann�es, par un apr�s-midi d'hiver, je tombais chez M. Bing,
au moment o� l'on d�ballait un arrivage du Japon.

Parmi les menus objets r�unis sur un plateau de laque, se trouvait une
petite �critoire de poche--qu'au Japon, ils appellent _yatat�_
(porte-fl�che), compos�e d'un �tui de la grosseur d'un gros sucre d'orge
contenant le pinceau de blaireau pour �crire, et d'un petit seau ferm�,
o� est renferm�e l'esp�ce d'�ponge en poil de lapin, imbib�e d'encre de
Chine. La petite bimbeloterie fabriqu�e de deux morceaux de bambou
repr�sentait des jeux d'enfants grav�s en noir sur le jaune fauve du
bois, des jeux d'enfants n'ayant rien de bien remarquable, mais le
bibelot avait pour moi l'int�r�t d'un objet usuel, ancien, et j'�tais
confirm� dans cette supposition par une longue inscription grav�e sous
le petit seau, et par un raccommodage,--un de ces raccommodages na�fs et
francs, ainsi qu'on a l'habitude de les faire, l�-bas, aux objets d'une
certaine valeur.

J'offris un prix qui ne fut pas accept�, et d'assez mauvaise humeur,
j'abandonnai l'�critoire,--toutefois avec le regret lancinant, qu'on a
tout le long du chemin, en s'en allant, � l'endroit des objets ayant en
eux une _attirance_ secr�te, inexplicable. Et puis le regret de la chose
manqu�e devint dans la nuit un si violent d�sir de la poss�der, que le
lendemain matin, je retournais chez M. Bing. L'�critoire �tait vendue �
M. Marquis, le chocolatier, collectionneur d'un go�t sup�rieur dans
l'exotique, et qui a �t� un des premiers � poss�der les plus beaux et
les plus curieux objets japonais.

Deux ou trois ann�es se pass�rent, et un jour, M. Marquis se d�go�tait
de sa collection de l'extr�me Orient, et je retrouvai la petite
�critoire de poche chez les Sichel, o� je l'achetai. La pauvre �critoire
restait des ann�es chez moi, tr�s peu regard�e par les amateurs, tr�s
peu appr�ci�e m�me par les Japonais, dont l'un cependant, M. Otsouka,
reconnut que c'�tait une �critoire du XVIIe si�cle--personne au monde
n'ayant un soup�on de la main illustre qui avait fabriqu� cette
_curiosit�_.

Enfin un jour, Hayashi, en train de visiter ma collection, tirait
l'�critoire d'un tiroir, et je voyais ses doigts pris d'un tremblement
religieux, comme s'ils touchaient une relique, et je l'entendais, le
Japonais, me dire d'une voix �motionn�e: �Vous savez, vous poss�dez l�
une chose... une chose tr�s curieuse... une chose fabriqu�e par un des
quarante-sept ronins!�

Et d�tachant une feuille de papier d'un cahier qu'il avait sur lui, il
me traduisait incontinent dessus l'inscription grav�e sur le fond du
seau de l'�critoire.

[Illustration:

[Caract�res japonais]    | ten.          | nom de s�ries d'ann�es.
                         | wa.
                         | san.          | 3e.


                         | ki.           |
                         |               | fin du printemps.
                         | shun.         |


                         | ni.           |
                         |               | 2e mois.
                         | gatsu.        |


                         | aka.          | nom du ma�tre
                         | �.            | des 47 ronins.


                         | shin.         | sujet


                         | �.            | nom de famille
                         | taka.         | du ronin.


                         | nobu.         | pr�nom
                         | kiyo.         | du ronin.


                         | horu.         |
                         |               | sculpt�e.
                         | korco.        |
]

Traduction qui peut se r�sumer ainsi: _Sculpt� par Otaka Noboukiyo sujet
du prince Akao, en 1683, � la fin du printemps._

Oui, vraiment, cette �critoire, ce petit objet de la vie usuelle, a �t�
fabriqu� par un vassal du prince Akao, par un de ces quarante-sept h�ros
qui se vou�rent � la mort pour venger leur seigneur et ma�tre, par un de
ces hommes dont la m�moire est devenue une sorte de religion au Japon,
en ce pays, adorateur du _sublime_, et qui, au dire d'Hayashi,
n'accueille et n'aime de toute notre litt�rature europ�enne que les
drames de Shakespeare et la trag�die du CID, de Corneille.

       *       *       *       *       *

Un curieux fait dans l'histoire de l'humanit� que ce grand acte de
d�vouement accompli dans une soci�t� f�odale par toute une famille de
vassaux, et que, depuis deux si�cles, le Japon c�l�bre par le th��tre,
le roman[55], l'image.

Un _daimio_, du nom de Takumi-no-Kami, portant un message du mikado � la
cour de Y�do, fut cruellement offens� par Kolsuk�, l'un des grands
fonctionnaires du Shogun[56]. On ne tire pas le sabre dans l'enceinte du
palais, sans encourir la peine de mort et la confiscation de ses biens.
Takumi se contint � la premi�re offense, mais � une seconde il ne fut
pas ma�tre de lui, et courut sur son insulteur, qui, l�g�rement bless�,
put s'enfuir.

Takumi fut condamn� � s'ouvrir le ventre. Son ch�teau d'Ak� fut
confisqu�, sa famille r�duite � la mis�re, et ses gentilshommes tomb�s �
l'�tat de _ronins_, de d�class�s, de d�chus, d'_�paves_, selon
l'expression japonaise.

Mais Kuranosuk�, le premier conseiller du daimio et quarante-six des
_samura�_ attach�s � son service, avaient fait le serment de venger leur
ma�tre. Et le serment prononc�, ces hommes, pour endormir les d�fiances
de Kotsuk� qui les faisait surveiller par ses espions � Kioto, se
s�par�rent et se rendirent dans d'autres villes, sous des d�guisements
de professions m�caniques.

Kuranosuk� fit mieux pour tromper Kotsuk�. Il simula la d�bauche,
l'ivrognerie, � ce point, qu'un homme de Satzuma, le trouvant �tendu
dans un ruisseau, � la porte d'une maison de th�, et le croyant
ivre-mort, lui cria: �Oh! le mis�rable, indigne du nom de Samoura�, qui,
au lieu de venger son ma�tre, se livre aux femmes, au vin!� Et l'homme
de Satzuma, en lui disant cela, le poussait du pied et urinait sur sa
figure.

Le fid�le serviteur poussa encore plus loin la sublimit� de son
d�vouement. Il accablait d'injures sa femme, la chassait ostensiblement
de sa maison, ne gardant aupr�s de lui que son fils a�n�, �g� de seize
ans.

Mais il faut lire le r�cit de cette com�die surhumaine dans le roman du
Japonais Tamenaga Schounsoui, et qui laisse bien loin derri�re elle la
com�die de l'avilissement d'un Lorenzaccio, dans le proverbe d'Alfred de
Musset.

       *       *       *       *       *

�Ah! pauvre cr�ature que je suis! Quels heureux jours que ceux
d'autrefois, quand il ne trouvait � faire aucun reproche � sa femme!�
s'�crie la malheureuse �pouse qui attribue les mauvais traitements de
son mari � un d�rangement de la cervelle caus� par la mort du prince.

Et la femme retir�e, toute sanglotante apr�s avoir jet� un regard
d'ineffable tendresse sur l'apparent dormeur,--Kuranosuk� se l�ve, sans
aucune trace d'ivresse dans les mani�res et avec des traits exprimant la
plus vive �motion.

�� dieux, dit-il en g�missant, quelle fid�lit�! C'est plus que je n'en
peux supporter!�

Pendant qu'il parlait, les larmes ruisselaient sur ses joues.

�C'est le mod�le des femmes. Au lieu de me bl�mer de ce qui peut sembler
un crime de ma part, elle invente des excuses � ma conduite et prend
pour elle toute la faute. Je vais mettre un terme � cela sur-le-champ.
Elle ne sera pas t�moin du r�le que j'ai � jouer pour faire r�ussir mon
plan. D'un autre c�t�, mes petits-enfants ne se souviendront pas de moi
comme d'un ivrogne imb�cile. Je vais la renvoyer. Mais encore, comment
m'y prendrai-je?�

Cet homme �nergique et brave arpentait la chambre, et dans son
angoisse, il se tordait les bras et grin�ait des dents. Tout sage qu'il
�tait, il avait oubli�, en entreprenant de jouer le r�le d'un d�bauch�,
qu'il lui serait impossible de fatiguer le d�vouement de sa femme. Le
seul parti qu'il e�t � prendre, �tait de lui donner une lettre de
divorce, et de l'envoyer avec ses plus jeunes enfants chez son p�re,
lequel comprendrait, il en �tait certain, la v�ritable raison qui le
poussait � agir ainsi et donnerait � la pauvre femme consolation et
conseil.

� ce moment, il entendit la voix de ses enfants, et sa femme qui leur
disait tr�s bas:

--�Ne faites pas de bruit, mes petits; votre papa n'est pas bien, vous
le d�rangeriez.

--Est-ce qu'il a encore cette dr�le de maladie de l'autre jour? demanda
l'a�n�.

--Chut! chut! dit la m�re. Votre papa a beaucoup d'ennuis, et il ne faut
pas parler ainsi.�

L'infortun� pensa � ses devoirs envers son prince mort, et s'armant
d'un coeur d'acier contre tout sentiment, il se recoucha et recommen�a �
faire semblant de sommeiller.

--�Honorable mari, votre bain est pr�t.

--Mon bain? s'�cria-t-il, en se levant et en prenant un flageolet, dont
il se mit � jouer. Puis brusquement: Je sors.�

Il se dirigea vers la porte. Aussit�t sa femme ramassa son chapeau de
_ronin_, et le lui pr�senta � genoux, en disant:

--�Honorable �poux, mettez ceci. Vous avez des ennemis aux environs.�

Kuranosk� se retourna et lui dit:

--�Assez. Vous causez trop. Je vous donnerai une lettre de divorce et
vous aurez � retourner chez votre p�re. Je vous accorderai la
permission de vous charger de nos deux plus jeunes enfants. Mon
domestique vous accompagnera.�

Avant qu'elle e�t pu r�pondre, il avait mis son chapeau et descendait le
sentier, en chancelant. Sa femme le regarda s'�loigner comme si elle
venait de s'�veiller d'un songe.

       *       *       *       *       *

C'est alors que Kotsuk� (_celui qui a commis un grand forfait, entend
dans le trottinement d'une souris les pas du vengeur_), tout � fait
rassur� par l'indignit� de la vie de son ennemi, se rel�chait de la
surveillance qu'il faisait exercer autour de son habitation, renvoyait
une partie de ses gardes.

La nuit de la vengeance �tait enfin arriv�e, et la voici telle que nous
la fait voir la suite des planches d'un album. Une froide nuit d'hiver
(d�cembre 1701) � l'heure du boeuf (2 heures du matin), dans une
tourmente de neige, les conjur�s, v�tus d'un surtout noir et blanc pour
se reconna�tre, et en dessous de toile d'acier, marchent silencieusement
vers le _yashki_ de l'homme dont ils se sont promis d'aller d�poser la
t�te sur le tombeau de leur seigneur.

Ils escaladent la palissade. Ils enfoncent � coups de marteau la porte
int�rieure. Ils �gorgent les samoura�s de Kotsuk�, dans l'effarement
grotesque de grosses femmes, se sauvant charg�es d'enfants. Ils
poursuivent les fuyards jusque sur les poutres du plafond, d'o� ils les
pr�cipitent en bas.

Mais de Kotsuk�, point. On ne le trouve nulle part, et on d�sesp�rait
m�me de le d�couvrir, quand Kuranosuk�, plongeant les mains dans son
lit, s'aper�oit que les couvertures sont encore chaudes. Il ne peut �tre
loin. On sonde les recoins � coups de lance et bient�t on le tire de sa
cachette,--un coffre � charbon,--d�j� bless� � la hanche.

Une planche en couleur nous montre le vieillard, habill� d'une robe de
satin blanc, et tra�n� tout tremblant devant le chef de l'exp�dition.

� ce moment Kuranosuk� se met � genoux devant le bless�, et apr�s les
d�monstrations de respect dues au rang �lev� du vieillard, lui dit:
�Seigneur, nous sommes des hommes de Takumi-no-Kami. Votre Gr�ce a eu
une querelle avec lui. Il a d� mourir et sa famille a �t� ruin�e. En
bons et fid�les serviteurs nous vous conjurons de faire _hara-kiri_
(s'ouvrir le ventre). Je vous servirai de second, et apr�s avoir en
toute humilit� recueilli la t�te de Votre Gr�ce, j'irai la d�poser en
offrande sur la tombe du seigneur Takumi.�

Kotsuk� ne se rendant pas � l'invitation qui lui �tait faite, Kuranosuk�
lui coupait la t�te avec le petit sabre qui avait servi � son ma�tre �
s'ouvrir le ventre.

Alors les 47 ronins se dirigeaient vers le petit cimeti�re du temple de
la Colline-du-Printemps, o� reposait le seigneur d'Ak� sous trois
couches de pierre, surmont�es d'une plaque et de son �pitaphe ainsi
con�ue:

_Le grand Samura�, couch� en paix... et qui durant sa vie jouit des
titres honorables de Majordome g�n�ral et de
Grand-homme-ayant-le-privil�ge-d'audience-avec-le-Mikado_.

Et leur offrande faite de la t�te de Kotsuk�, se regardant d�j� comme
morts, ils demandaient aux bonzes de les ensevelir, et se rendaient au
tribunal.

Condamn�s sur l'avis de Hayashi Daigaku, chef des acad�miciens, consult�
par le pouvoir ex�cutif, les quarante-sept ronins s'ouvraient le ventre,
et enterr�s autour du corps de leur ma�tre, la s�pulture du prince d'Ak�
et de ses fid�les serviteurs devenait un lieu de p�lerinage.

       *       *       *       *       *

Telle est l'histoire de ces quarante-sept hommes dont faisait partie le
fabricateur de la petite �critoire de poche. On con�oit, apr�s le
d�chiffrement de l'inscription par Hayashi, l'int�r�t que j'eus � savoir
la part qu'il avait pu prendre � l'exp�dition contre la r�sidence de
Kotsuk�; part dont je ne trouvais trace ni dans le roman de Tamenaga
Shounsoui, ni dans les l�gendes du vieux Japon de M. Mitfort; on
comprend la curiosit� que j'�prouvai m�me � faire connaissance avec la
personne de mon artiste-h�ros, par un portrait, une figuration, une
repr�sentation quelconque.

Et je me mis � fouiller mes albums, et je trouvai le recueil qui porte
pour titre: _Sei t� Guishi deu_ (LES CHEVALIERS DU DEVOIR ET DU
D�VOUEMENT), ou le peintre Kouniyoshi nous repr�sente les ronins dans
l'action de l'attaque du yashki de Kotsuk�: l'un portant une bouteille
d'alcool �pour panser les blessures et faire de grandes flammes afin
d'�pouvanter l'ennemi�, l'autre �tenant deux chandelles et deux �pingles
de bambou pour servir de chandeliers�, celui-ci �teignant avec de l'eau
les lampes et les braseros, celui-l� ayant aux l�vres le sifflet �dont
les trois coups prolong�s� doivent annoncer la d�couverte de Kotsuk�; et
presque tous dans des poses de violence et d'�lancement, brandissant �
deux mains des sabres et des lances, et tous envelopp�s d'un morceau
d'�toffe de soie bleue, avec leurs lettres distinctives sur leurs
uniformes, leurs armes, leurs objets d'�quipement, et tous ayant sur eux
un _yatate_, �critoire de poche, et dans leur manche un papier
expliquant la raison de l'attaque[57].

L'album, montr� � Hayashi, en le priant de d�signer Otaka dans les
quarante-sept ronins repr�sent�s, et en lui demandant s'il ne
connaissait pas quelque d�tail imprim� sur l'homme, il me dit en
feuilletant l'album: �Le voici, Otaka!... ou plut�t Quengo Tadao... car
il y a une d�fense d'indiquer les vrais noms des ronins, et ils sont
repr�sent�s avec les noms _d�figur�s_ qu'ils ont au th��tre.� Et disant
cela, Hayashi avait le doigt sur la planche, o� est imprim�, en couleur,
un guerrier au casque bleu, au v�tement noir et blanc doubl� de bleu, la
t�te baiss�e, les deux mains sur le bois d'une lance, un pied en l'air,
un autre appuy� � plat sur le sol, et portant un furieux coup de haut
en bas.

Puis comme Hayashi cherchait dans sa m�moire, s'il connaissait quelque
d�tail biographique sur Otaka, ses yeux s'arr�tant sur la demi-page de
caract�res grav�s au-dessus du guerrier, il s'�cria: �Mais sa
biographie... la voici!� Et je la donne telle qu'il me l'a traduite
d'apr�s le texte d'Ippitsou-an.

     _Tadao appartient h�r�ditairement � une famille vassale de Akao.
     D�s sa jeunesse, il se fit remarquer par son d�vouement au ma�tre,
     tel qu'il n'y en a pas deux. Son talent dans la tactique et les
     manoeuvres de cavalerie lui fit un renom brillant. Apr�s le
     d�sastre de la maison de son ma�tre, il est venu � Yedo, en cachant
     au fond du coeur l'id�e de la vengeance. Mais ouvertement il se
     pr�senta comme artiste, se fit appeler Shiy� dans la soci�t� de
     po�sie, et fut ami de Kikakou, c�l�bre po�te de ce temps. Il fut
     admis  �galement � la soci�t� de th� de Tchanoyu et fut �l�ve de
     Yamada S�hen, c�l�bre ma�tre de th�, qui connaissait Kira (Kotsuk�)
     assez intimement. Il parvint ainsi � se mettre au courant des
     habitudes de son ennemi. Afin de se renseigner le mieux possible,
     il se d�guisa en marchand d'objets de bambou[58], et de balais,
     qu'il offrait naturellement dans les meilleures conditions, et
     fr�quenta la r�sidence de Kira. Il sut ainsi que le 14e jour du 12e
     mois, �tait le jour du grand nettoyage, et que ce jour le monde
     s'enivre et dort de fatigue. C'est ainsi qu'il indiqua � Oishi la
     nuit qu'il fallait choisir pour attaquer. Pendant ce combat, il fut
     bless� dans les t�n�bres de la nuit, et l'on croit que c'est
     Kobayashi Heihati qui fut son adversaire._

On remarquera la phrase _se d�guisa en marchand d'objets de bambou_,
qu'il lui arrivait de fabriquer lui-m�me, ainsi que le prouve la petite
�critoire de poche de ma collection.

     EDMOND DE GONCOURT.




NOTES:

[1: Chez Dumineray, �diteur, 1851, un vol. in-18.]

[2: EN 18.. paraissait dans la premi�re huitaine de d�cembre avec cette
note au verso du titre:

_Ce roman a �t� livr� � l'impression le 5 novembre._

Sauf les couvertures, il �tait compl�tement imprim� le 1er d�cembre.

Au reste,--qui le lira?]

[3: Ce roman portait pour titre dans la premi�re �dition: LES HOMMES DE
LETTRES.]

[4: E. Dentu, libraire-�diteur, 1860, un volume in-18.]

[5: �dition illustr�e de dix eaux-fortes, grav�es par James Tissot, un
volume grand in-8�, publi� chez G. Charpentier, 1875.]

[6: Charpentier, libraire-�diteur, 1864. 1 vol. in-18.]

[7: Maison Quantin, 1886, un volume des _Chefs-d'oeuvre du roman
contemporain_, illustr� de dix compositions par Jeanniot, grav�es par
Muller, petit in-4�.]

[8: G. Charpentier, 1877. 1 vol. in-18.]

[9: Rapports des docteurs L�lut et Baillarger dans la _Revue
p�nitentiaire_, t. II, 1845.--Exemples de folie p�nitentiaire aux
�tats-Unis, cit�s par le _Dictionnaire de la politique_, de Maurice
Block.]

[10: Charpentier, 1879, 1 vol. in-18.]

[11: � propos de la r�alit� que j'ai mise autour de ma fabulation, je
tiens � remercier hautement M. Victor Franconi, M. L�on Sari, et les
fr�res Hanlon-Lee qui ne sont pas seulement les souples gymnastes que
tout Paris applaudit, mais qui raisonnent encore de leur art comme des
savants et des artistes.]

[12: G. Charpentier, �diteur, 1882. 1 volume in-18.]

[13: Cette expression, tr�s blagu�e dans le moment, j'en r�clame la
paternit�, la regardant, cette expression, comme la formule d�finissant
le mieux et le plus significativement le mode nouveau de travail de
l'�cole qui a succ�d� au romantisme: l'�cole du _document humain_.]

[14: G. Charpentier et Cie, �diteurs, 1884. 1 vol. in-18.]

[15: La langue fran�aise, d'apr�s le dictionnaire de l'Acad�mie, est
peut-�tre, de toutes les langues des peuples civilis�s du monde, la
langue poss�dant le plus petit nombre de mots.]

[16: Lettre de M. Taine, publi�e dans l'�V�NEMENT du 7 octobre 1883.]

[17: CHATEAUBRIAND ET SON GROUPE LITT�RAIRE, par Sainte-Beuve, qui jette
en note, au bas de mes citations: �La nouveaut�, une nouveaut�
originale, c'est l�, le point important et le secret des grands
succ�s.�]

[18: Voir cette pr�face � l'autobiographie JOURNAL DES GONCOURT,
_M�moires de la vie litt�raire_.]

[19: Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1866. 1
volume in-8�.]

[20: Nous appelons l'attention du public sur cette date, qui a son
importance pour l'originalit� de notre pi�ce.]

[21: Dans la premi�re �dition d'HENRIETTE MAR�CHAL, nous avons dit,
d'apr�s l'annonce des journaux de th��tre, que nous avions �t� re�us �
l'unanimit�. C'est une erreur. Nous avons �t� simplement re�us, d'apr�s
le renseignement officiel que nous communique l'archiviste du
Th��tre-Fran�ais, M. L�on Guillard.]

[22: Voir les deux pi�ces que nous donnons � l'_Appendice_.]

[23: Nous n'avons que le temps de remercier, en courant, MM. Jules
Janin, Th�ophile Gautier, Nestor Roqueplan, Paul de Saint-Victor, Ernest
Feydeau, Jules Vall�s, Xavier Aubryet, Louis Ulbach, Francisque Sarcey,
Jouvin, Jules Richard, Jules Claretie, Camille Guinbut, Henri de
Bornier, et tous ceux que nous oublions.]

[24: � propos de ceci, M. Feydeau, dans un remarquable article,
rappelait que ce fait d'une haute protection n'�tait pas nouveau; que M.
Augier avait eu besoin de la volont� de l'Empereur pour se faire rendre
par la censure le FILS DE GIBOYER; M. Alexandre Dumas fils, de
l'intervention de M. de Morny, pour faire lever l'interdiction de la
DAME AUX CAM�LIAS.--Et puisque ici les noms de ces deux ma�tres du
th��tre moderne viennent sous notre plume, disons � M. �mile Augier et �
M. Alexandre Dumas fils, combien nous avons �t� consol�s par les bravos
donn�s par eux � une pi�ce, qu'honorait encore l'applaudissement de Mme
Sand.]

[25: E. Dentu, 1873. 1 vol. in-8�.]

[26: Seul le titre a �t� chang�. La pi�ce a �t� lue sous le titre de
MADEMOISELLE DE LA ROCHEDRAGON. Mais le matin de la lecture, sur
l'annonce des journaux, nous recevions la visite d'une personne qui nous
apprenait l'existence d'une marquise de la Rochedragon, d'une vieille
femme qui souffrait de l'id�e de se voir affich�e, imprim�e. Nous
n'avions pu nous refuser � un changement de nom.]

[27: M. Carvalho, alors directeur du Vaudeville, avait eu l'id�e de
monter LA PATRIE EN DANGER, dans le temps o� il jouait l'_Arl�sienne_
d'Alphonse Daudet.]

[28: (Note de la seconde �dition.) Un journal nous a accus� de nous �tre
inspir� pour le type de Boussanel du Cimourdain de M. Hugo; nous n'avons
qu'� r�pondre ceci: l'impression de notre pi�ce a pr�c�d� la publication
de QUATRE-VINGT-TREIZE. Mais un critique l�gitimiste ne nous a-t-il pas
s�rieusement reproch� d'avoir plagi� MADAME BENOITON dans REN�E
MAUPERIN, roman paru deux ou trois ans avant la repr�sentation de M.
Sardou?]

[29: G. Charpentier, 1879. 1 volume in-18.]

[30: La NUIT DE LA SAINT-SYLVESTRE a �t� publi�e dans l'_�clair_. C'est
un petit proverbe spirituel, mais dont l'esprit a un peu trop la bouche
en coeur.]

[31: Une lettre de M. Monval, archiviste de la Com�die-Fran�aise, qui a
bien voulu, deux fois, faire la recherche, me dit que la pi�ce de LA
NUIT DE LA SAINT-SYLVESTRE, et celle des INCROYABLES ET MERVEILLEUSES,
peut-�tre pr�sent�e en dernier lieu, sous le titre du RETOUR � ITHAQUE,
n'existent pas aux archives. Il se demande si les manuscrits n'auraient
pas �t� remis directement aux examinateurs qui les auraient �gar�s.]

[32: Les journalistes qui me disaient que ma tentative �tait absurde, et
que seules les moeurs de la bourgeoisie pr�sentaient de l'int�r�t, ne se
doutaient gu�re, que plus de cent ans avant, quand paraissait MARIANNE,
les gazetiers jetaient � Marivaux qu'il n'y avait uniquement que les
aventures de l'aristocratie qui pouvaient int�resser le public, qu'au
fond les moeurs des bourgeois �taient de basses moeurs, indignes de la
lecture d'un homme qui se respecte.]

[33: Ma pr�face imprim�e, j'apprends que la NUIT DE LA SAINT-SYLVESTRE,
une des deux pi�ces d�pos�es par moi au Th��tre-Fran�ais, et que je
r�clamais il y a trois mois, vient d'�tre vendue en vente publique, le
26 mai, � la vente de M. Aubry, libraire. Je signale le fait aux auteurs
qui, dans le temps, auraient d�pos� des pi�ces au Th��tre-Fran�ais, et
croiraient pouvoir les retirer � leur heure.]

[34: G. Charpentier et Cie, �diteurs, 1887, 3 vol. in-18.]

[35: Je refonds dans notre JOURNAL le petit volume des ID�ES ET
SENSATIONS qui en �taient tir�es, en les remettant � leur place et �
leur date.]

[36: E. DENTU, libraire, 1854, 1 vol. in-8.]

[37: E. DENTU, libraire, 1855, 1 vol. in-8.]

[38: _Librairie acad�mique_, DIDIER ET Cie, libraires-�diteurs, 1865, 2
vol. in-18.]

[39: E. DENTU (1857-1858), 2 vol. in-16.]

[40: Note de la seconde �dition. Des changements ont �t� apport�s � la
premi�re �dition. Ind�pendamment de corrections et d'additions, des
notices qui ont pris ou doivent prendre leur place naturelle dans
d'autres livres, telles que les notices de Watteau, de la du Barry, de
la Camargo, ont �t� remplac�es par des �tudes sur Lagren�e l'a�n�, sur
Collin d'Harleville, sur la comtesse d'Albany.]

[41: G. CHARPENTIER, �diteur, 1878, 1 vol. grand in-8, illustr�
d'encadrements de pages et de reproductions de tableaux, dessins,
gravures du temps.]

[42: Librairie de FIRMIN DIDOT fils, fr�res et Cie, 1860, 2 volumes
in-8�.]

[43: Addition � la pr�face de l'�dition de 1860, qui se trouve dans
l'�dition en trois volumes in-18, publi�s par G. CHARPENTIER,
1878-1879.]

[44: Librairie FIRMIN-DIDOT ET Cie, 1862, 1 volume in-8.]

[45: Ces trois volumes sont rest�s � l'�tat de projets.]

[46: POULET-MALASSIS et DE BROISE, 1861. 1 vol. in-18.]

[47: Addition � la pr�face de la premi�re �dition, publi�e dans
l'�dition illustr�e donn�e par DENTU en 1877, petit in-4�.]

[48: Addition � la pr�face de la premi�re et de la deuxi�me �dition,
donn�e dans l'�dition publi�e par G. CHARPENTIER en 1885.]

[49: DENTU, 1882, petit in-8� carr� illustr�.]

[50: E. DENTU, libraire-�diteur, 1855. Brochurette tir�e � 42
exemplaires.]

[51: �dition publi�e chaque ann�e par fascicules contenant quatre
eaux-fortes grav�es par Jules de Goncourt, et imprim�s par Perrin � 200
exemplaires. DENTU, libraire-�diteur, 1859-1873.]

[52: HENRI PLON, imprimeur-�diteur, 1873, 1 vol. in-8.]

[53: Dans cette �dition, tout cet in�dit, pour mieux le faire sentir et
appr�cier par le lecteur, nous le donnons en italique.]

[54: G. CHARPENTIER, �diteur, 1881, 2 vol. in-18.]

[55: LES FID�LES RONINS, roman historique japonais, par Tamenaga
Shounsoui, traduit sur la version anglaise de MM. Shionchiro Saito et
Edward Greey, par B. H. Gausseron. Quantin, 1882.]

[56: TALES OF OLD JAPAN, by A.-B. Mitfort. London, Macmillan, 1871.]

[57: C'�tait la copie des instructions r�dig�es par Kuranosuk�, dont
l'original existerait encore au temple de la Colline-du-Printemps, et
qui, au milieu de recommandations relatives aux pr�paratifs du combat, �
l'�change des mots de passe, etc., etc., contient ce curieux paragraphe:
�Avant de partir, prenez m�decine. Faites-le, que vous soyez bien
portant ou non. L'�motion subite rend souvent malade un homme robuste.�]

[58: La date de la fabrication de l'objet, 1683, si elle est
juste,--l'ex�cution du prince d'Ak� ayant eu lieu en 1690,--semblerait
indiquer que la petite �critoire fut ex�cut�e, avant que Otaka f�t ronin
et marchand d'objets de bambou, mais ainsi qu'au Japon, les gens, qui ne
font pas profession d'�tre artistes, sculptent des netzk�s pour leur
plaisir. Otaka, plus tard, comme marchand d'objets de bambou, aurait
utilis� le talent d'agr�ment de sa jeunesse.]

[57: C'�tait la copie des instructions r�dig�es par Kuranosuk�, dont
l'original existerait encore au temple de la Colline-du-Printemps, et
qui, au milieu de recommandations relatives aux pr�paratifs du combat, �
l'�change des mots de passe, etc., etc., contient ce curieux paragraphe:
�Avant de partir, prenez m�decine. Faites-le, que vous soyez bien
portant ou non. L'�motion subite rend souvent malade un homme robuste.�]






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Edmond de  Goncourt and Jules de Goncourt

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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

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work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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