The Project Gutenberg EBook of Mme de La Fayette (6e �dition), by 
Le Comte d' Haussonville

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Title: Mme de La Fayette (6e �dition)

Author: Le Comte d' Haussonville

Release Date: January 7, 2011 [EBook #34872]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MME DE LA FAYETTE (6E �DITION) ***




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MADAME DE LA FAYETTE

PAR

LE COMTE D'HAUSSONVILLE

DE L'ACAD�MIE FRAN�AISE

SIXI�ME �DITION

LIBRAIRIE HACHETTE


     ... _Novitas tum florida_ regni _Pabula dia tulit_...

     (Lucr�ce, _de Natur� rerum_.)




TABLE DES MATI�RES

Avant-propos

I.--L'�ducation et le mariage

II.--La cour et le r�duit

III.--Les amis

IV.--Les affaires

V.--Derni�res ann�es

VI.--Les oeuvres historiques

VII.--Les romans: la _Princesse de Montpensier_ et _Zayde_

VIII.--La _Princesse de Cl�ves_

Appendice

Les portraits de Mme de la Fayette




Avant-propos


�Parmi les personnes consid�rables de l'un et de l'autre sexe mortes
depuis peu de temps, nous nommerons dame Marguerite de la Vergne. Elle
�tait veuve de M. le comte de la Fayette, et tellement distingu�e par
son esprit et son m�rite qu'elle s'�tait acquis l'estime et la
consid�ration de tout ce qu'il y avait de plus grand en France. Lorsque
sa sant� ne lui a plus permis d'aller � la Cour, on peut dire que toute
la Cour a �t� chez elle, de sorte que, sans sortir de sa chambre, elle
avait partout un grand cr�dit dont elle ne faisait usage que pour rendre
service � tout le monde. On tient qu'elle a eu part � quelques ouvrages
qui ont �t� lus du public avec plaisir et avec admiration.�

La personne consid�rable dont le _Mercure galant_ parlait en ces termes,
dans son _Article des morts_ de juin 1693, est aujourd'hui, dans cette
brillante galerie du XVIIe si�cle, une des figures vers lesquelles les
regards et l'imagination se tournent avec le plus de complaisance. Elle
n'a pas seulement re�u chez elle toute la cour, ce qui peut nous sembler
aujourd'hui assez indiff�rent; elle a encore �t� la meilleure amie de
Mme de S�vign�, et la Rochefoucauld l'a aim�e. Elle n'a pas seulement
�eu part � quelques ouvrages qui ont �t� lus du public avec plaisir et
avec admiration�: elle a �crit un des chefs-d'oeuvre de notre langue, et
enrichi d'une parcelle d'or le tr�sor de nos jouissances. N'est-ce pas
l� plus qu'il n'en faut pour expliquer l'attrait qu'inspire le nom seul
de Mme de la Fayette, et pour que sa biographie trouve place dans une
collection consacr�e � la gloire des grands �crivains fran�ais?

J'ai dit sa biographie: est-ce bien l� le terme qui convient, et ce mot
n'est-il pas un peu lourd, appliqu� � une femme qui aimait � r�p�ter:
c'est assez que d'�tre? On trouve d'ailleurs cette biographie partout,
en t�te de toutes les �ditions de ses oeuvres, et si quelques menus faits
ont pu �chapper aux auteurs de ces nombreuses notices, je n'ai cependant
pas la pr�tention d'apporter ici de l'in�dit, sauf quelques lettres dont
j'indiquerai plus tard l'origine. Ce que je voudrais retracer, c'est
plut�t l'histoire de son �me, et aussi l'histoire de son talent, car ces
deux histoires sont ins�parables � mes yeux, et l'auteur de _Zayde_
serait rest�e une aimable conteuse, si, dans un livre immortel qui
s'appelle la _Princesse de Cl�ves_, elle n'avait mis le roman de sa vie.
Pour retracer cette double histoire, un peu de divination, peut-�tre
m�me un peu d'imagination seraient n�cessaires; mais n'en faut-il pas
toujours plus ou moins pour �crire une biographie, et surtout celle
d'une femme? Tenir le document ne suffit pas: encore faut-il le faire
revivre, et cette vie nouvelle, l'imagination seule peut la donner.
Seule, elle peut ressusciter une �me, r�tablir le drame de sa destin�e,
et p�n�trer le myst�re de ses �preuves, de ses faiblesses ou de ses
victoires. Il en est du biographe comme du peintre: s'il ne devine le
secret de son mod�le, le portrait auquel il s'applique ne sera jamais
ressemblant. Ce portrait de Mme de la Fayette--je le sais et je voudrais
pouvoir l'oublier--a d�j� �t� dessin� par le crayon brillant de
Sainte-Beuve et par le burin vigoureux de Taine; mais il me semble que,
m�me apr�s ces deux grands ma�tres, certains traits de l'aimable figure
peuvent �tre, je ne dirai pas retouch�s, mais �clair�s d'une autre
lumi�re.




I

L'�DUCATION ET LE MARIAGE


Ce fut le dix-huiti�me jour du mois de mars 1634, disent les registres
de la paroisse Saint-Sulpice, que fut baptis�e en cette paroisse
�Marie-Magdeleine, fille de Marc Pioche, �cuyer, sieur de la Vergne, et
de demoiselle �lisabeth Pena, sa femme. Parrain, Messire Urbain de
Maill�, marquis de Br�z�; marraine, Marie-Magdeleine de Vignerot, dame
de Combalet�. C'est une pi�ce peu int�ressante que le texte d'un acte de
bapt�me; mais il n'y a si mince document dont on ne puisse tirer parfois
une indication instructive, et c'est le cas pour celui-ci. Le p�re de
Marie de la Vergne est qualifi� d'�cuyer: c'�tait, dans la hi�rarchie
nobiliaire, le dernier des titres; sa m�re, de _demoiselle_, sans
�pith�te. Ses parents �taient donc de tr�s petite noblesse. Par contre,
le parrain et la marraine sont de haut lieu: le marquis de Br�z� est
mar�chal de France, chevalier des ordres du roi, conseiller en son
conseil, etc. Quant � la marraine, c'est la future duchesse d'Aiguillon,
la ni�ce pr�f�r�e de Richelieu. Sont-ce des amis? Non, ce sont des
sup�rieurs. Pioche de la Vergne sera gouverneur de Pontoise pour le
compte du marquis de Br�z�, et il commandera plus tard au Havre, au lieu
et place de la duchesse d'Aiguillon, gouvernante en titre. C'�taient
surtout des protecteurs qu'en parents avis�s, Pioche de la Vergne et
�lisabeth Pena avaient cherch�s dans le parrain et la marraine de leur
fille. Cela suffit � nous montrer que Marie de la Vergne est n�e au
second rang. Nous la verrons conqu�rir peu � peu le premier, mais pour y
r�ussir, il lui faudra d�ployer un certain savoir-faire, et nous
n'aurons qu'� nous rappeler son acte de bapt�me pour comprendre qu'un
peu de diplomatie se soit toujours m�l� � son charme et � son g�nie.

Quelques ann�es apr�s, nous retrouvons Marie de la Vergne � Pontoise. Un
obscur po�te, du nom de Le Pailleur, nous apprend que son p�re y
commandait au nom du marquis de Br�z�:

     Un soldat m'apprit l'autre jour
     Que Pontoise �tait ton s�jour.
     Il me dit que ta ch�re femme
     Est une bonne et belle dame,
     (Oiseau rare en cette saison),
     Qu'elle garde bien la maison,
     Entretient bien la compagnie,
     Avec la petite M�nie,
     Qui de son c�t� vaut beaucoup,
     Surtout quand elle fait le loup,
     Son devanteau dessus la t�te.

La petite M�nie avait quatre ans quand elle faisait ainsi le loup, en
ramenant son tablier (son devanteau) sur sa t�te. De Pontoise, elle
devait suivre son p�re au Havre, o� il mourut, la laissant, tr�s jeune
encore, aux soins d'une m�re qui n'�tait pas de grande protection.
�lisabeth ou plut�t Isabelle Pena, car elle est ainsi d�sign�e dans
l'acte de mariage de sa fille, descendait d'une famille originaire de la
Provence, et, plus anciennement peut-�tre, de l'Espagne, ainsi que le
pr�nom d'Isabelle semblerait l'indiquer. Ceux qui sont curieux des
ph�nom�nes de l'h�r�dit�, me sauront gr� de rappeler qu'un sien anc�tre,
Hugues de Pena, secr�taire du roi Charles de Naples, re�ut, en 1280, des
mains de la reine B�atrice le laurier de po�te, et que la famille Pena
eut toujours en Provence renom de litt�rature et d'�rudition. Mais de la
m�re elle-m�me la fille, � son honneur, n'h�rita rien.

Le cardinal de Retz, qui connaissait bien Mme de la Vergne, nous la
d�peint comme honn�te femme au fond, mais int�ress�e au dernier point,
et plus susceptible de vanit� pour toutes sortes d'intrigues sans
exception que femme qu'il e�t jamais connue. Il raconte en effet qu'il
d�termina la bonne dame � lui pr�ter ses bons offices dans une affaire
qui �tait de nature � effaroucher d'abord une prude, et cela en lui
persuadant qu'il ne lui demanderait jamais d'�tendre ses services au
del� de ceux que l'on peut rendre en conscience, pour procurer une bonne
et chaste, pure et tr�s sainte amiti�. �Je m'engageai, ajoute Retz, �
tout ce qu'on voulut.� Une m�re aussi facile � persuader �tait, comme
nous allons le voir tout � l'heure, un chaperon peu s�r. Incapable, au
surplus, de se conduire elle-m�me, elle chercha bient�t un nouvel �poux.
Sa fille allait avoir seize ans quand elle lui-donna un beau-p�re. La
_Muse historique_ de Loret, apr�s avoir relat� ce mariage, ajoute
malignement:

     Mais cette charmante mignonne
     Qu'elle a de son premier �poux
     En t�moigne un peu de courroux,
     Ayant cru, pour �tre fort belle,
     Que la f�te serait pour elle,
     Que l'Amour ne trempe ses dards
     Que dans ses aimables regards;
     Que les filles fra�ches et neuves
     Se doivent pr�f�rer aux veuves,
     Et qu'un de ces tendrons charmans
     Vaut mieux que quarante mamans.

Quelque r�alit� se cache-t-elle derri�re cette malice du gazetier? Marie
de la Vergne avait-elle cru effectivement que la f�te serait pour elle,
et l'homme qui �pousa sa m�re avait-il en secret fait battre son coeur?
Ici tout est conjecture, et rien, il faut le reconna�tre, ne vient au
premier abord appuyer cette supposition. Le chevalier Renauld de S�vign�
qui �pousait Mme de la Vergne �tait �g� de trente-neuf ans. Quelle
apparence y a-t-il qu'il ait plu, sans y t�cher, � une jeune fille qui
n'en avait pas seize? Et cependant! Ce n'�tait pas un homme ordinaire
que le chevalier de S�vign�. Original, brave, chevaleresque, on
racontait de lui un trait qui �tait de nature � s�duire une imagination
romanesque. Engag�, comme chevalier de Malte, dans les guerres
d'Allemagne et d'Italie, il trouva un jour, au sac d'une ville, une
petite fille de trois ou quatre ans, abandonn�e sur un fumier. Il
ramassa l'enfant dans son manteau, et fit voeu d'avoir soin d'elle toute
sa vie. Elle fut, en effet, ramen�e par lui en France et �lev�e � ses
frais dans un couvent jusqu'au jour o� elle prit le voile. Entra�n� par
son attachement au cardinal de Retz dans les guerres de la Fronde, il
s'y distingua par sa bravoure, et s'il eut la malchance de commander le
r�giment de Corinthe, le jour de la _Premi�re aux Corinthiens_, il
�chappa du moins au ridicule, en demeurant pour mort dans un foss�. Il
devait compter plus tard au nombre des p�nitents les plus sinc�res de
Port-Royal, sans parvenir cependant � vaincre tout � fait sa nature
alti�re et imp�tueuse. C'est ainsi qu'il demandait un jour � son
confesseur s'il y aurait p�ch� � faire b�tonner par son laquais des
polissons qui s'�taient moqu�s de lui. Cette originalit� de caract�re,
cette g�n�rosit�, cette bravoure avaient-elles un moment s�duit la jeune
fille qui aurait ainsi d�but� dans la vie par un premier m�compte? C'est
l� un myst�re impossible � �claircir, car les m�chants vers de Loret
peuvent, je le reconnais, s'expliquer beaucoup plus simplement par le
d�pit naturel � une jeune fille qui songe � se marier, et qui voit sa
m�re elle-m�me convoler � de secondes noces. Quoi qu'il en soit, ce
mariage eut pour r�sultat de fixer � Paris l'existence jusque-l� un peu
errante de Marie de la Vergne. Ce fut au milieu des troubles de la
Fronde qu'elle commen�a d'appara�tre dans le monde, tout en s'occupant
de compl�ter, par elle-m�me, l'�ducation assez frivole que lui avait
jusque-l� donn�e sa m�re.

Segrais, qui parle souvent de Mme de la Fayette, mais qui ne l'a connue
qu'apr�s son mariage, indique comme ayant �t� les ma�tres de sa jeunesse
le p�re Rapin et M�nage. Dans ses int�ressants m�moires, le p�re Rapin
ne fait cependant aucune mention de la part qu'il aurait prise �
l'�ducation de Marie de la Vergne, et il se borne � la d�noncer avec
assez d'aigreur comme fr�quentant plus tard le salon de Mme du
Plessis-Gu�n�gaud �o� l'on enseignait l'�vangile jans�niste�. Quant aux
relations de Marie de la Vergne avec M�nage, elles furent des plus
�troites, et se prolong�rent m�me, comme on le verra, bien au del� de
ses ann�es de jeunesse.

Dans son introduction � la _Jeunesse de Mme de Longueville_, M. Cousin
avait signal� l'existence d'une correspondance entre Mme de la Fayette
et M�nage, qui faisait partie d'une collection d'autographes appartenant
� M. Tarb�. Cette correspondance se composait de cent soixante-seize
lettres, qui, � la mort de M. Tarb�, ont �t� acquises en vente publique
par M. Feuillet de Conches. Le savant collectionneur en pr�parait la
publication lorsque la mort vint mettre un terme � cette longue vie de
travail et d'�rudition. J'ai d� la communication de cette correspondance
aux traditions de bonne gr�ce et de lib�ralit� que M. Feuillet de
Conches a laiss�es autour de lui, et je pourrai, gr�ce � ces lettres
in�dites, marquer d'un trait plus pr�cis la nature des relations qui
s'�tablirent entre M�nage et son �l�ve.

C'�tait un assez singulier personnage que ce Gilles M�nage, abb� juste
autant qu'il le fallait pour avoir droit � un b�n�fice, mais p�dant
autant qu'on peut l'�tre, avec cela dameret, rempli de pr�tentions,
honn�te homme au demeurant et digne, � tout prendre, des amiti�s qu'il
inspira. Il passait sa vie � �tre amoureux. Arriv� cependant � la
cinquantaine, il crut qu'il �tait temps de s'arr�ter et fit chez ses
belles une tourn�e de visites pour leur annoncer qu'il renon�ait �
l'amour; mais elles se moqu�rent quelque peu de lui, en lui donnant
l'assurance que, pour ce qu'il en faisait, il pouvait, sans
inconv�nients, continuer comme auparavant. C'�tait un peu son d�faut de
s'en faire accroire, et d'affecter des airs d'intimit� dans les maisons
o� il n'�tait pas toujours le bienvenu. �coutons sur ce point Tallemant
des R�aux: �M�nage, dit-il, entre autres dames, pr�tendait �tre
admirablement bien avec Mme de S�vign� la jeune, et avec Mlle de la
Vergne, aujourd'hui Mme de la Fayette. Cependant la derni�re, un jour
qu'elle avait pris m�decine, disait: Cet importun de M�nage viendra
tant�t. Mais la vanit� fait qu'elles lui font caresse.� Personne � la
v�rit� ne prenait les pr�tentions de M�nage au s�rieux, et, sur ses
relations avec ces deux dames on fit courir le quatrain suivant:

     Laissez l� comtesse et marquise,
     M�nage, vous n'�tes pas fin,
     Au lieu de gagner leur franchise,
     Vous y perdrez votre latin.

M�nage n'y perdit rien cependant, et son latin lui servit, au contraire,
puisque ce fut sous couleur de l'enseigner qu'il entra dans la vie et de
la marquise et de la comtesse. On sait ses relations avec Mme de S�vign�
alors qu'elle �tait encore ou jeune fille ou jeune veuve, les tendres
sentiments dont il faisait profession pour elle, leurs brouilles, leurs
raccommodements, et les jolies lettres qu'� ce propos lui �crivait son
ancienne �l�ve. Mais en d�pit de cette exquise fin de lettre que lui
adressait la marquise: �Adieu, l'ami, de tous les amis le meilleur�,
M�nage dispara�t de bonne heure de la correspondance et de la vie de Mme
de S�vign�. Il n'en fut pas de m�me pour Mme de la Fayette, et cette
nouvelle �l�ve lui inspira un sentiment non moins passionn�, et plus
durable. Mme de S�vign� s'aper�ut bien de l'infid�lit�: �J'ai bien de
l'avantage sur vous, �crivait-elle � M�nage, car j'ai toujours continu�
� vous aimer, quoi que vous en ayez voulu dire, et vous ne me faites
cette querelle d'Allemand que pour vous donner tout entier � Mlle de la
Vergne�. � d�faut de ce t�moignage clairvoyant, les oeuvres de M�nage
seraient l� pour attester la pr�f�rence qu'il accordait � la seconde
�l�ve sur la premi�re. Dans le recueil de ses _Poemata_, contre cinq
pi�ces d�di�es � Mme de S�vign�, il n'y en a pas moins de quarante
adress�es � _Laverna_, _Maria-Magdelena Piocha_, dit l'_Index_. Ce nom
de _Laverna_, sous lequel M�nage c�l�brait habituellement son �coli�re,
est aussi en latin celui de la d�esse des voleurs. De l� certains
distiques assez d�sobligeants pour M�nage, souvent accus� de pillage et
de contrefa�on litt�raires:

     Lesbia nulla tibi, nulla est tibi dicta Corinna,
         Carmine laudatur Cinthia nulla tuo.
     Sed cum doctorum compiles scrinia vatum,
         Nil mirum si sit culta Laverna tibi.

M�nage ne c�l�brait cependant pas toujours sa belle sous ce nom
r�barbatif. Dans ses po�sies fran�aises ou italiennes il trouve des
appellations plus gracieuses. Elle est tant�t Doris, tant�t �none,
tant�t Amarante, tant�t Art�mise, mais sous ces d�guisements toujours la
m�me, toujours cruelle, inexorable, et n'opposant que froideur aux
transports de M�nalque:

     Mais des belles, Daphnis, elle est la plus cruelle.
     Ni des br�lants �t�s les extr�mes ardeurs,
     Ni des �pres hivers les extr�mes froideurs,
     N'ont rien qui soit �gal aux ardeurs de ma flamme,
     Ni rien de comparable aux froideurs de son �me;
     Et pour me retenir dans ces aimables lieux,
     Tu m'�tales en vain ses charmes pr�cieux.
     Des plus rudes climats les glaces incroyables,
     Bien plus que ses froideurs, me seront supportables.
     Non moins que vos malheurs, non moins que vos discords,
     Son orgueil, ses m�pris, m'�loignent de ces bords.

Le latin, le fran�ais, le grec m�me, ne suffisent pas � M�nage pour
traduire ses sentiments. Il appelle encore � son aide l'italien. Ce fut
en effet sur la demande de Marie de la Vergne (une des lettres que j'ai
eues sous les yeux en fait foi) qu'il commen�a l'�tude de cette langue.
Le ma�tre se refaisait �colier, pour mieux plaire � son �l�ve. Mais �
peine s'est-il rendu ma�tre de ce nouvel idiome qu'il s'en sert pour
chanter en quatorze madrigaux les charmes et les rigueurs de la _Donna
troppo crudele_, d�sign�e cette fois sous le nom de Fillis. S'est-elle
piqu�e la main avec une aiguille, il f�licite l'aiguille d'avoir, avec
sa pointe subtile, bless� cette beaut� superbe que les traits de l'amour
n'ont pu atteindre. L'italien l'inspire g�n�ralement mieux que le
fran�ais, et, le genre admis, on ne peut nier que la petite pi�ce
suivante ne soit d'un assez joli tour:

     In van, Filli, tu chiedi
     Se lungo tempore durer� l'ardore
     Ch� il tuo bel guardo mi dest� nel cuore.
     Chi lo potrebbe dire?
     Incerta, o Filli, � l'ora del morire.

Comment Marie de la Vergne accueillait-elle ces hommages? Il ne faudrait
pas, sur la foi de Tallemant, croire que M�nage lui f�t importun, et
qu'elle lui f�t caresse seulement par vanit�. Elle para�t au contraire
avoir eu pour lui un attachement sinc�re, et la dur�e de leurs relations
suffit pour en t�moigner. Mais cet hommage publiquement rendu � ses
charmes par un homme qui avait rang parmi les beaux esprits ne pouvait
lui d�plaire, et il faudrait qu'elle n'e�t point �t� femme pour y
demeurer insensible. Aussi n'a-t-elle garde, malgr� les rigueurs dont se
plaint M�nalque, de le laisser se d�tacher d'elle. Elle sait l'apaiser
quand il s'irrite, le ramener quand il s'�loigne. Tranchons le mot: elle
d�ploie vis-�-vis de lui un peu de coquetterie, mais coquetterie bien
innocente et dont, on va pouvoir en juger, le bon M�nage aurait eu
mauvaise gr�ce � se plaindre. Je ne saurais affirmer que toutes les
lettres que je vais citer soient ant�rieures au mariage de Marie de la
Vergne. Aucune n'�tant dat�e, tr�s peu �tant sign�es, j'ai d� grouper,
par conjecture, celles qui m'ont paru se rapporter � cette premi�re
p�riode de ses relations avec M�nage. On verra plus tard, par la
comparaison, combien leur ton diff�re de celles que Mme de la Fayette
lui adressait dans les derni�res ann�es de sa vie.


�Je vous prie de faire mille compliments de ma part � Mlle de Scud�ry et
de l'assurer que j'ai pour elle toute la tendresse imaginable, moi qui
n'en ai gu�re ordinairement. Vous lui r�pondrez de cela bien volontiers
dans la pens�e o� vous �tes que je ne suis pas tendre, parce que je ne
saute pas au cou de tout le monde. Je vous prie, demandez � Sapho, qui
se conna�t si bien en tendresse, si c'est une marque de tendresse que de
faire des caresses parce que l'on en fait naturellement � tout le monde,
et si un mol de douceur d'une _ritrosa belt�_ ne doit pas toucher
davantage, et persuader plus son amiti� que mille discours obligeants
d'une personne qui en fait � tout le monde. Je vous soutiens que, quand
je vous ai dit que j'ai bien de l'amiti� pour vous, et que je suis plus
aise de vous avoir comme ami que qui que ce soit au monde, vous devez
�tre satisfait de moi.�


M�nage, on le voit, se plaignait de ce que son �coli�re n'�tait pas
assez tendre. Parfois il en concevait du d�pit, et il s'en allait f�ch�.
Il fallait alors lui �crire, le lendemain matin, pour s'assurer que
cette col�re �tait tomb�e et pour lui demander de revenir:


�Je ne compte point sur la col�re o� vous �tiez hier, car je ne doute
point qu'apr�s avoir dormi dessus elle ne soit diminu�e, et pour vous
montrer que je ne suis point du tout f�ch�e contre vous, c'est que je
vous prie de m'envoyer un Virgile de M. Villeloing et de me venir voir
vendredi.�


Quand M�nage n'�tait pas en col�re, il tournait des billets galants, et
demandait des rendez-vous. Tout abb� qu'il �tait, peu lui importait
qu'on f�t � la veille de P�ques, mais Marie de la Vergne le lui faisait
finement sentir:

�Il n'y a rien de plus galant que votre billet. Si la pens�e de faire
votre examen de conscience vous inspire de telles choses, je doute que
la contrition soit forte. Je vous assure que je fais tout le cas de
votre amiti� qu'elle m�rite qu'on en fasse, et je crois tout dire en
disant cela. Adieu jusqu'� tant�t. Je ne vous promets qu'une heure de
conversation, car il faut retrancher de ses divertissements ces
jours-ci.�

Et quelques jours apr�s:

�Vos lettres sont bien galantes. Savez-vous bien que vous y parlez de
victimes et de...? Ces mots-l� font peur � nous autres qui sortons si
fra�chement de la semaine sainte.�

Parfois au contraire M�nage boudait, et se tenait � l'�cart. Il fallait
alors l'aller chercher, et le ramener par de douces paroles:

�Je ne vous puis assez dire la joie que j'ai que vous ayez re�u avec
plaisir les assurances que je vous ai donn�es de mon amiti�. Je mourais
de peur que vous ne les re�ussiez avec une certaine froideur que je vous
ai vue quelquefois pour des choses que je vous ai dites, et il n'y a
rien de plus rude que de voir prendre avec cette froideur-l� des
t�moignages d'amiti� que l'on donne sinc�rement, et du meilleur de son
coeur. Vous aurez pu voir, par ma seconde lettre, que, quoique j'eusse
lieu de me plaindre de ce que vous ne me faisiez pas r�ponse, ne sachant
pas que vous �tiez � la campagne, je n'ai pas laiss� de vous �crire une
seconde fois, et j'aurais continu� � vous �crire quand m�me vous auriez
eu la duret� de ne pas me faire r�ponse. Ce que je vous dis l� vous doit
persuader que je suis bien �loign�e d'avoir pour vous l'indiff�rence
dont vous m'accusez. Je vous assure que je n'en aurai jamais pour vous,
et que vous trouverez toujours en moi l'amiti� que vous en pouvez
attendre.�

Mais lorsque le ma�tre s'obstinait dans sa bouderie, et cherchait � son
�coli�re des querelles injustes, celle-ci le morig�nait � son tour, et
lui reprochait assez vertement son humeur maussade:

�J'aurais raison d'�tre en col�re de ce que vous me mandez que vous ne
m'importunerez plus de votre amiti�. Je ne crois pas vous avoir donn�
sujet de croise qu'elle m'importune. Je l'ai cultiv�e avec assez de soin
pour que vous n'ayez pas cette pens�e. Vous ne la pouvez avoir non plus
de vos visites que j'ai toujours souhait�es et re�ues avec plaisir. Mais
vous voulez �tre en col�re � quelque prix que ce soit. J'esp�re que le
bon sens vous reviendra, et que vous reviendrez � moi qui serai toujours
dispos�e � vous recevoir fort volontiers.

     �Ce jeudi au soir.�


Rien de plus innocent, on le voit, que cette correspondance entre un
p�dant galantin et une jeune fille de vingt ans. De l'humeur dont �tait
le ma�tre, il fallut cependant � l'�l�ve un certain m�lange de douceur
et d'habilet� pour contenir cette relation dans de justes limites, et
pour la transformer en une amiti� qui devint (je le montrerai plus tard)
une des consolations d'une vie d�pouill�e.

Il ne faudrait pas croire qu'apprendre le latin et �crire � M�nage f�t
l'unique passe-temps de Marie de la Vergne. La rentr�e de la cour �
Paris en 1652 avait mis un terme aux troubles de la Fronde, et donn� en
quelque sorte le signal de la r�surrection � une soci�t� que la guerre
civile avait dispers�e sans la d�truire tout � fait, car, m�me en pleine
r�volte et anarchie, les salons de Paris n'avaient jamais �t�
compl�tement ferm�s. Bien qu'elle f�t, suivant une tr�s juste remarque
jet�e en passant par M. Cousin, d'un tout autre monde que Mme de
Longueville, Marie de la Vergne avait sa place marqu�e dans ces salons.
Par le second mariage de sa m�re elle se trouvait alli�e � la jeune
marquise de S�vign�, plus �g�e qu'elle de quelques ann�es. D�s cette
�poque une �troite intimit� se noua entre la jeune femme et la jeune
fille. Elle avait encore une autre amie, mais moins judicieusement
choisie. C'�tait Ang�lique de la Loupe, qui devait plus tard, sous le
nom de comtesse d'Olonne, se rendre si tristement c�l�bre par ses
d�bordements. Le hasard avait rapproch� Marie de la Vergne et Ang�lique
de la Loupe; elles demeuraient dans deux maisons contigu�s. Mais, comme
si ce n'e�t �t� assez de rapprochement, Mme de la Vergne (Mme de S�vign�
plut�t) avait fait percer une porte dans le mur mitoyen, afin que les
deux jeunes filles pussent se voir plus ais�ment tous les jours. La
clairvoyance n'�tait pas le fait de la bonne dame, comme l'appelait
Retz. Une autre anecdote va nous en fournir la preuve.

On sait que ce m�chant Bussy s'�tait amus�, de concert avec le prince de
Conti, � dresser avec commentaires une carte du pays de _Braquerie_, o�
les noms des villes �taient remplac�s par des noms de femmes. Sous le
couvert de m�taphores transparentes, Bussy raconte les assauts que ces
villes ont subis, et la d�fense plus ou moins vigoureuse qu'elles ont
oppos�e. Marie de la Vergne figure dans cette nomenclature: �la Vergne,
dit la carte de Braquerie, est une grande ville fort jolie, et si d�vote
que l'archev�que y a demeur� avec le duc de Brissac qui en est demeur�
principal gouverneur, le pr�lat ayant quitt�. Voil� deux m�chancet�s
d'un coup. Quelle en est l'origine, et Marie de la Vergne y a-t-elle
quelque peu pr�t�? Non pas elle, mais encore sa m�re, comme nous allons
l'apprendre de la bouche m�me de celui que Bussy appelle l'archev�que,
et que nous avons coutume d'appeler le cardinal de Retz. En 1654, Retz
�tait d�tenu � Nantes, sous la garde du mar�chal de la Meilleraye. La
prison n'�tait pas bien rigoureuse; on lui cherchait tous les
divertissements possibles: il avait presque tous les soirs la com�die,
et les dames venaient librement lui rendre visite. Laissons-lui
maintenant conter son aventure. �Mme de la Vergne, qui avait �pous� en
secondes noces le chevalier de S�vign�, et qui demeurait en Anjou avec
son mari, m'y vint voir et y amena Mlle de la Vergne, sa fille, qui est
pr�sentement Mme de la Fayette. Elle �tait fort jolie et fort aimable,
et avait de plus beaucoup d'air de Mme de Lesdigui�res. Elle me plut
beaucoup, et la v�rit� est que je ne lui plus gu�re, soit qu'elle n'e�t
pas d'inclination pour moi, soit que la d�fiance que sa m�re et son
beau-p�re lui avaient donn�e, d�s Paris m�me, avec application de mes
inconstances et de mes diff�rentes amours la missent en garde contre
moi. Je me consolai de sa cruaut� avec la facilit� qui m'�tait assez
naturelle.�

Retz a du moins la bonne foi d'avouer sa d�convenue. Mais, en raison
m�me des avertissements qu'elle avait donn�s � sa fille, Mme de la
Vergne aurait peut-�tre agi avec plus de prudence en ne l'exposant pas
aux m�disances d'un Bussy. Quant � ce Brissac �qui serait demeur�
principal gouverneur de la Vergne, le pr�lat ayant quitt�, Bussy veut
probablement parler de Pierre de Coss�, duc de Brissac, qui avait �pous�
en 1645 Mlle de Scepeaux, cousine germaine de Retz, et qui, de
complicit� avec le chevalier de S�vign�, contribua fort � faire �vader
l'archev�que de sa prison de Nantes. Il n'y a point d'apparence qu'apr�s
avoir ferm� l'oreille aux galants propos de Retz, Marie de la Vergne ait
�cout� favorablement ceux d'un homme mari� qui n'avait ni autant de
s�duction ni autant d'esprit. Ce n'est donc l� qu'une calomnie de plus �
porter au compte de Bussy, et ce serait m�me lui faire trop d'honneur
que de s'arr�ter plus longtemps � la r�futer.

Cependant le temps s'�coulait et Marie de la Vergne continuait � tra�ner
sa jeunesse � Paris ou en Anjou sans trouver un mari: elle allait avoir
vingt-deux ans, c'est-�-dire qu'elle avait assez sensiblement d�pass�
l'�ge que la coutume assignait � l'�tablissement des jeunes filles.
Malgr� son agr�ment, et sans doute � cause de son peu de fortune, elle
ne para�t gu�re avoir �t� recherch�e. Il fallut l'entremise d'amis pour
lui m�nager une entrevue avec un seigneur de haute naissance qui avait
du bien, et qui occupait un rang honorable dans les arm�es du roi. Il
avait nom Jean-Fran�ois Motier, comte de la Fayette, et descendait d'une
tr�s ancienne famille d'Auvergne. Cette premi�re entrevue pensa mal
tourner. S'il faut en croire un chansonnier du temps, le futur
d�contenanc� n'aurait pas trouv� un mot � dire, et se serait retir� sans
avoir prof�r� une parole. Aussi, dit la chanson:

         Apr�s cette sortie,
         On le tint sur les fonts;
         Toute la compagnie
         Cria d'un m�me ton:
         La sotte contenance!
         Ah! quelle heureuse chance
     D'avoir un sot et benet de mari
         Tel que l'est celui-ci.

Cependant Marie de la Vergne ne se laissa pas rebuter:

         La belle, consult�e
         Sur son futur �poux,
         Dit dans cette assembl�e
         Qu'il paraissait si doux
         Et d'un air fort honn�te,
         Quoique peut-�tre b�te.
     Mais qu'apr�s tout pour elle un tel mari
         �tait un bon parti.

Le futur �poux se trouva donc agr��, sans enthousiasme, � ce qu'il
semble, et le mariage fut c�l�br� � Saint-Sulpice le 15 f�vrier 1655.

La duchesse d'Aiguillon, l'ancienne protectrice du p�re de Marie de la
Vergne; Mme de S�vign�, sa meilleure amie, sign�rent au contrat, et la
_Muse historique_ de Loret annon�ait la nouvelle � ses lecteurs en des
termes dont les gazetiers de nos jours ne se permettraient pas d'imiter
la crudit�:

     La Vergne, cette demoiselle
     � qui la qualit� de belle
     Convient tr�s l�gitimement,
     Se joignant par le sacrement
     � son cher amant la Fayette,
     A fini l'aust�re di�te
     Que, d�t-elle cent fois crever,
     Toute fille doit observer.

Peu de temps apr�s, M. de la Fayette emmenait sa femme en Auvergne, et
ce d�part laissait un grand vide dans la petite soci�t� o� elle avait
jusque-l� v�cu. Mme de S�vign� fut une des plus affect�es de ce d�part,
et sa douleur devint assez publique pour �tre mise en musique et en
vers, dans une romance italienne dont l'auteur inconnu la fait parler
ainsi:

     Hor ch'il canto non godo
     Dell'angel mio terreno,
     Hor ch'altro suon non odo
     Che dei mesti sospir ch'esala il seno,
     Deh! per che mi si nega, o sorte ria,
     Di spirar fra i sospiri l'anima mia.

C'est toujours une situation difficile que d'appara�tre devant la
post�rit� comme le mari d'un ange terrestre (_angel terreno_), ou d'une
femme d'esprit. Que l'ange s'appelle Laure de Noves, ou la femme Mme du
Deffant (je pourrais peut-�tre citer d'autres noms), il est malais� pour
un homme de se tirer de ce r�le avec �l�gance. M. de la Fayette ne s'en
est pas tir� du tout. Pour nous il n'est m�me pas arriv� � l'existence.
La Bruy�re aurait-il pens� � lui lorsqu'il a �crit ce passage c�l�bre:
�Il y a telle femme qui an�antit ou qui enterre son mari au point qu'il
n'en est fait dans le monde aucune mention: vit-il encore? ne vit-il
plus? on en doute. Il ne sert dans sa famille qu'� montrer l'exemple
d'un silence timide et d'une parfaite soumission. Il ne lui est d� ni
douaire ni convention; mais � cela pr�s, et qu'il n'accouche pas, il est
la femme, elle le mari.� On ne savait point, en effet, jusqu'� pr�sent,
comment M. de la Fayette a v�cu; et, si l'on �tait certain qu'il a
exist�, c'est uniquement parce que Mme de la Fayette est accouch�e deux
fois.

De ce mari honn�te et doux (quoique peut-�tre b�te), Mme de la Fayette
ne para�t jamais avoir eu � se plaindre. Une lettre � M�nage qui date
des premi�res ann�es de son mariage et qu'elle lui �crivait d'Auvergne
va nous la montrer dans son int�rieur de province, et en m�me temps nous
donner d'un mot la note juste de ses sentiments pour son mari:

�Depuis que je ne vous ai �crit, j'ai toujours �t� hors de chez moi �
faire des visites. M. de Bayard en a �t� une, et quand je vous dirais
les autres vous n'en seriez pas plus savant: ce sont gens que vous avez
le bonheur de ne pas conna�tre, et que j'ai le malheur d'avoir pour
voisins. Cependant je dois avouer, � la honte de ma d�licatesse, que je
ne m'ennuie pas avec ces gens-l�, quoique je ne m'y divertisse gu�re;
mais j'ai pris un certain chemin de leur parler des choses qu'ils savent
qui m'emp�che de m'ennuyer. Il est vrai aussi que nous avons des hommes
dans ce voisinage qui ont bien de l'esprit pour des gens de province.
Les femmes n'y sont pas, � beaucoup pr�s, si raisonnables, mais aussi
elles ne font gu�re de visites; par cons�quent on n'en est pas
incommod�. Pour moi j'aime bien mieux ne voir gu�re de gens que d'en
voir de f�cheux, et la solitude que je trouve ici m'est plut�t agr�able
qu'ennuyeuse. Le soin que je prends de ma maison m'occupe et me divertit
fort: et comme d'ailleurs je n'ai point de chagrins, que mon �poux
m'adore, que je l'aime fort, que je suis ma�tresse absolue, je vous
assure que la vie que je m�ne est fort heureuse, et que je ne demande �
Dieu que la continuation. Quand on croit �tre heureuse, vous savez que
cela suffit pour l'�tre; et comme je suis persuad�e que je le suis, je
vis plus contente que ne sont peut-�tre toutes les reines de l'Europe.�

C'est beaucoup d'�tre _ador�e_ d'un �poux, lors m�me qu'on ne ferait que
l'aimer fort; c'est beaucoup aussi d'�tre laiss�e par lui ma�tresse
absolue, et s'il est vrai, comme l'assure Mme de la Fayette: �que quand
on croit �tre heureuse, cela suffit pour l'�tre�, on peut dire qu'elle a
�t� heureuse en m�nage, bien que ce bonheur un peu froid ne lui ait pas
toujours suffi. Il n'est donc pas surprenant que le nom de M. de la
Fayette se retrouve encore jusqu'� deux ou trois fois dans les lettres
adress�es par sa femme � M�nage, toujours prononc� avec affection et
reconnaissance. Pour nous, nous pourrions prendre ici d�finitivement
cong� de ce galant homme qui a disparu sans bruit, comme il avait v�cu.
La date de sa mort avait en effet �chapp� jusqu'� pr�sent � toutes les
recherches. Mais des papiers tr�s curieux, et dont la provenance[1] rend
l'authenticit� indiscutable, me permettent de donner quelques
renseignements sur ce myst�rieux personnage. Il r�sulte d'abord de ces
papiers que M. de la Fayette passait presque toute sa vie en Auvergne, �
Naddes ou � Espinasse, qui �taient deux terres � lui appartenant. Il
r�alisait ainsi pour son compte, comme Mme de la Fayette pour le sien,
cette double proph�tie de la chanson que j'ai d�j� cit�e: le mari

     Ira vivre en sa terre
     Comme monsieur son p�re;

et la femme

     Fera des romans � Paris
     Avec les beaux-esprits.

Mais les papiers dont je parle jettent sur la vie conjugale de Mme de la
Fayette un jour tout � fait inopin�. De cette disparition absolue du
mari, tous les biographes de Mme de la Fayette avaient tir� jusqu'�
pr�sent une conclusion fort naturelle: c'est qu'il �tait mort, et il n'y
a pas une de ces biographies o� on ne dise qu'elle resta veuve apr�s
quelques ann�es de mariage. Or il r�sulte de l'intitul� d'un inventaire
dress� par ma�tre Levasseur, notaire au Chastelet de Paris, que �le
d�c�s de haut et puissant seigneur Fran�ois Motier, comte de la Fayette,
est arriv� le vingt-sixi�me de juin 1683�. Mme de la Fayette a donc �t�
mari�e vingt-huit ans! M. de la Fayette a enterr� la Rochefoucauld, qui
est mort en 1680! Comment expliquer un �vanouissement aussi complet du
mari dans la vie d'une femme? Comment M. de la Fayette fut-il � ce point
oubli� de tout le monde, que Mme de S�vign�, par exemple, qui dans une
lettre de 1671 fait mention de la mort d'une soeur de Mme de la Fayette,
ne fasse pas dans ses lettres de 1683 mention de la mort de son mari?
Quelles causes ont amen� de part et d'autre ce rel�chement du lien
conjugal et, pour dire le mot, cet oubli complet du premier des devoirs:
�L'homme abandonnera son p�re et sa m�re, s'attachera � sa femme et ils
formeront tous les deux une m�me chair�? Fut-ce simplement, de la part
de M. de la Fayette, sauvagerie croissante et humeur bizarre dont sa
femme n'aurait pu s'accommoder? Y eut-il, au contraire, entre le mari et
la femme, une de ces sc�nes violentes, un de ces drames intimes qui
rendent � tout jamais la vie commune impossible? Ce n'est point dans des
papiers d'affaires et dans des actes notari�s qu'on trouve des
renseignements de cette nature, et ce sont uniquement des papiers de ce
genre que j'ai eus entre les mains. Mais une chose est certaine: c'est
qu'il faut renoncer d�sormais � consid�rer Mme de la Fayette comme une
jeune veuve. Pendant toute la dur�e de l'�pisode la Rochefoucauld, dont
je parlerai plus tard, elle �tait bel et bien mari�e, et je suis certain
que plus d'un parmi mes pr�d�cesseurs en biographie _fayettiste_ enviera
cette trouvaille.

Il reste cependant que Mme de la Fayette demeura de bonne heure un peu
isol�e dans la vie. Cinq ans apr�s son mariage, elle avait perdu sa
m�re. Son beau-p�re s'�tait retir� � Port-Royal, conservant, tout d�vot
et solitaire qu'il f�t devenu, la jouissance de tous les biens que lui
avait laiss�s sa femme. De bonne heure Mme de la Fayette se trouva donc
assez isol�e dans le monde, mais elle avait trop d'agr�ment pour que sa
solitude tard�t longtemps � se peupler. Apr�s une jeunesse un peu
obscure et difficile, nous allons la voir entrer dans la phase brillante
de son existence.




II


LA COUR ET LE R�DUIT


Entre le moment o� les troubles de la Fronde prirent fin, et celui o� le
jeune roi, affranchi de la tutelle �conome de Mazarin, put se livrer �
son go�t pour les plaisirs, c'est-�-dire entre 1653 et 1661, il y a une
sorte d'interr�gne et de p�nombre dans l'histoire de la soci�t�
fran�aise. Point de centre; point d'influence. De coquette, Anne
d'Autriche �tait devenue d�vote, et il n'y avait pour ainsi dire plus de
cour. � Paris, le r�gne de la marquise de Rambouillet touchait � sa fin,
et son salon �tait presque ferm�. Sa fille, la belle Julie, avait fini
par �pouser le marquis de Montausier, apr�s l'avoir fait attendre seize
ans, et l'avait suivi dans son gouvernement de Saintonge. Quelques-uns
des amis les plus intimes de la marquise avaient �t� tu�s pendant les
troubles de la Fronde; elle-m�me pleurait encore la mort d'un mari
qu'elle avait beaucoup aim�. Aussi le sceptre qu'elle avait tenu si
longtemps s'�tait-il �chapp� de ses mains d�faillantes, mais personne ne
l'avait ramass�. Les amies de la marquise de Rambouillet s'�taient
dispers�es; quelques-unes avaient reform� des petits groupes; d'autres,
qui n'avaient jamais fr�quent� l'h�tel de Rambouillet, voulurent en
faire autant. Mais les imitateurs ne sont g�n�ralement que des sots. Les
femmes qui cherch�rent � imiter la marquise de Rambouillet n'�chapp�rent
pas � cette loi, et Moli�re allait venir qui vouerait sans distinction
au ridicule ce nom de _pr�cieuses_ dont les femmes les plus distingu�es
s'�taient fait gloire. Il ne faut pas oublier en effet que Mme de la
Fayette fut une pr�cieuse � son heure, tout comme Mme de S�vign�. L'une
et l'autre figurent, � ce titre, dans le c�l�bre dictionnaire de
Somaize, Mme de S�vign� sous le nom de Sophronie, et Mme de la Fayette
sous celui de F�liciane. �F�liciane, dit Somaize, est une pr�cieuse fort
aimable, jeune et spirituelle, d'un esprit enjou�, d'un abord agr�able;
elle est civile, obligeante et un peu railleuse; mais elle raille de si
bonne gr�ce qu'elle se fait aimer de ceux qu'elle traite le plus mal, ou
du moins qu'elle ne s'en fait pas ha�r.�

Les pr�cieuses avaient alors leurs _r�duits_. �Ce sont, dit le m�me
Somaize, des places fortes o� l'on s'assemble, autrement dit des ruelles
illustres o� elles tiennent conversation.� Aussi F�liciane avait-elle le
sien, qui rivalisait avec celui de l'illustre Celie (Mme de Choisy) ou
de l'aimable Sophronie, et le langage qu'on y tenait ne ressemblait en
rien � celui des Cathos et des Madelon. Nous allons voir tout � l'heure
comment ce r�duit �tait peupl�, mais la vie de Mme de la Fayette ne s'y
�coulait pas tout enti�re, et l'honneur d'une amiti� illustre devait
l'en faire sortir pour la produire sur un th��tre plus brillant.

Par son mariage Mme de la Fayette �tait devenue la propre belle-soeur de
cette Ang�lique de la Fayette qui, un instant courtis�e par Louis XIII,
s'effor�a d'arracher son royal amant au joug de Richelieu, et qui,
vaincue dans cette lutte in�gale, quitta fi�rement la cour pour enfouir
dans un couvent les regrets de son ambitieux amour. Soit devoir, soit
inclination naturelle, une relation assez �troite s'�tait nou�e entre
les deux femmes. Souvent Mme de la Fayette allait voir sa belle-soeur
dans ce grand couvent de Sainte-Marie de Chaillot, un des plus
fr�quent�s qui f�t alors, refuge demi-mondain, demi-sacr� qui n'imposait
point � ses h�tes les aust�rit�s du Carmel, et qui ouvrait ses portes
non pas seulement au repentir, mais � l'infortune. L�, en effet, avait
fini par trouver un asile cette courageuse fille de Henri IV, qui avait
offert � son si�cle �tonn� le premier exemple des vicissitudes royales.
Bien qu'elle y f�t encore oblig�e de veiller avec soin sur sa maigre
d�pense, et de tenir ses comptes elle-m�me �dans un esprit de p�nitence
et d'humilit�, cependant la reine d'Angleterre ne se voyait pas
r�duite, comme aux premiers temps de son s�jour en France, � vendre ses
bijoux pour vivre, et sa fille n'�tait plus oblig�e de demeurer au lit
toute la journ�e, faute de feu pour se lever. Depuis ces ann�es
d'�preuve, la petite princesse avait grandi; l'enfant �tait devenue une
jeune fille, un peu gauche encore et pas pr�cis�ment jolie, mais dou�e
d�j� de cette puissance de s�duction � laquelle un pamphl�taire inconnu
n'a pu s'emp�cher de rendre hommage en ces termes expressifs: �elle a un
certain air languissant, et quand elle parle � quelqu'un, comme elle est
toute aimable, on dirait qu'elle demande le coeur, quelque indiff�rente
chose qu'elle puisse dire du reste�. Mais ce n'�tait pas assez pour
Madame (donnons-lui tout de suite le nom sous lequel ses contemporains
l'ont aim�e) de demander les coeurs. Elle avait encore, suivant la jolie
expression d'un fin juge, l'�v�que Daniel de Cosnac, �l'art de se les
approprier�. Le secret de cet art, c'est qu'elle �tait prompte � donner
le sien. L�g�re, inconsid�r�e, coquette, Madame du moins savait aimer,
et reconna�tre les attachements fid�les. Mme de la Fayette en devait
faire l'�preuve. Ses fr�quentes visites au couvent de Chaillot lui
avaient donn� souvent l'occasion de voir la jeune princesse, et, sous la
gaucherie de l'enfant, son oeil sagace avait su deviner le charme de la
femme. Sans doute elle avait su p�n�trer aussi les agitations et les
anxi�t�s de cette jeune �me � l'�ge incertain o� l'enfant devient une
femme, et elle s'�tait int�ress�e � la destin�e encore obscure de cette
fille et petite-fille de roi dont l'enfance s'�tait �coul�e presque dans
la mis�re, dont la jeunesse et la beaut� naissante s'�panouissaient
derri�re les grilles d'un couvent, et qui devait se demander parfois
avec angoisse si, victime de sa naissance et de sa grandeur, elle ne
verrait pas ces grilles se fermer pour jamais sur elle. Les natures
aimantes n'oublient jamais la sympathie qu'on leur a t�moign�e durant
ces heures, souvent difficiles, qui s�parent l'enfance de la jeunesse,
et c'est l�, je crois, l'origine de cette liaison intime qui, n�e dans
le parloir d'un couvent, devait se continuer au Palais-Royal et �
Saint-Cloud, alors que, devenue la premi�re princesse du sang et l'idole
de la cour, l'ancienne pensionnaire de Sainte-Marie de Chaillot voyait
jusqu'au roi lui-m�me regretter tout bas dans son coeur l'�trange
aveuglement qui la lui avait fait d�daigner. Comment expliquer autrement
l'affection persistante qu'elle ne cessa de t�moigner � une femme, de
dix ans plus �g�e qu'elle, et dont (c'est Mme de la Fayette elle-m�me
qui parle) le m�rite s�rieux ne semblait pas devoir plaire � une
princesse aussi jeune. Cependant, Mme de la Fayette nous en donne une
autre explication en disant �qu'elle fut agr�able � Madame par son
bonheur�. Quel sens attacher � cette explication un peu subtile?
Peut-�tre faut-il ainsi l'entendre que le contraste avec les intrigues
et les �motions de sa propre vie faisait go�ter � Madame le charme d'une
personne dont la sage conduite savait �carter les agitations et pr�venir
les orages. Le bonheur de Mme de la Fayette (bonheur un peu volontaire,
nous l'avons vu par sa lettre � M�nage) �tait avant tout l'ouvrage de sa
raison, et c'�tait sa raison que Madame aimait en elle, cette divine
raison qui excitait �galement l'enthousiasme de Mme de S�vign�. Et puis,
elle devait aimer aussi chez Mme de la Fayette cette discr�tion qui ne
demandait rien, et qui cachait son cr�dit avec autant de soin que
d'autres mettaient � l'�taler. �Mme de la Fayette �tait la favorite de
Madame�, dit Lef�vre d'Ormesson dans son journal. Singuli�re favorite
qui ne voulait rien �tre, et qui abandonnait aux autres les titres et
les honneurs. Dans l'entourage de Madame, un r�le plus noble revenait �
Mme de la Fayette; elle �tait l'amie: c'�tait aupr�s d'elle que Madame
se plaisait � revenir, quand elle �tait lasse des �clats d'un Guiche, o�
des trahisons d'un Vardes. Amie, c'est dire confidente, mais confidente
comme il pouvait convenir � Mme de la Fayette de l'�tre, c'est-�-dire
qu'au moment m�me, Madame ne s'ouvrait pas avec elle sur certaines
affaires o� son attitude �tait � tout le moins imprudente. Mais, quand
ces affaires �taient pass�es et presque rendues publiques, elle prenait
plaisir � les lui raconter, en les expliquant � sa mani�re. Enfin Mme de
la Fayette fut un des derniers t�moins des derni�res heures de cette vie
si brillante et si courte: ce fut � c�t� d'elle, la t�te presque appuy�e
sur ses genoux, que Madame s'endormit de ce sommeil, en apparence
paisible, dont le r�veil devait �tre si terrible. Ce fut elle qui
pendant la dur�e d'une cruelle agonie recueillit ces paroles de plainte
et de r�signation, si touchantes qu'apr�s deux si�cles �coul�s nous ne
pouvons en entendre encore l'�cho sans �motion. Ce fut � elle enfin que,
dans l'angoisse de la mort, Madame s'adressa pour demander avec instance
un confesseur, sachant bien que, dans ce monde d'�tiquette et d'apparat
dont elle �tait environn�e, seule Mme de la Fayette l'aimait assez
v�ritablement pour penser � chose plus importante encore que sa vie. �
cette heure supr�me o� les favorites s'�loignent, l'amie fid�le �tait
toujours l�, et ce fut dans ses bras que Madame expira.

Cette illustre amiti� fut l'origine du cr�dit que Mme de la Fayette
conserva toujours � la cour. Au Palais-Royal, � Saint-Cloud, elle avait
eu souvent occasion de voir, dans l'intimit� le grand dispensateur de
toutes les faveurs, auquel s'adressaient sans rel�che les sollicitations
et les app�tits. Le charme discret de Mme de la Fayette n'avait rien
pour attirer les regards d'un jeune souverain �pris d'�clat et de
beaut�, qui d�robait encore � la surveillance jalouse de sa m�re les
premiers �carts de sa fougue amoureuse. Il ne put manquer cependant de
remarquer � la longue la pr�sence assidue et l'attitude r�serv�e de
cette femme qui, se tenant � l'�cart de toutes les intrigues, ne savait
rien (en apparence du moins), ne se m�lait � rien, et ne semblait point
pr�occup�e de mettre � profit pour elle-m�me la faveur dont elle
jouissait. Peu accoutum� � cette discr�tion, le roi en dut sentir et
appr�cier le contraste. Mais cette froide estime ne suffirait pas pour
expliquer le traitement que Mme de la Fayette re�ut toujours de lui. Un
lien plus intime devait s'�tablir entre eux: celui d'un souvenir commun
et d'une douleur commune. Ils s'�taient trouv�s l'un et l'autre aupr�s
du lit de mort de Madame, partageant ses derni�res paroles, �changeant
leurs angoisses, et m�lant leurs larmes, car la mort de Madame est une
des rares circonstances, peut-�tre la seule, o� Louis XIV ait pleur�.
Ces heures o� deux coeurs ont souffert ensemble sont de celles qu'on
n'oublie point, f�t-on le roi, et le roi ne les oublia pas. Jamais Mme
de la Fayette ne l'implora en vain pour les autres ou pour elle-m�me,
c'est-�-dire pour les siens; et c'est l� l'explication de ce cr�dit qui
faisait � la fois l'envie et l'�tonnement de ses contemporains. Le
souvenir de Madame commen�ait d�j� � s'effacer quand, un jour, Mme de la
Fayette vint � Versailles solliciter le roi. � la surprise de tous les
courtisans, il la fit monter dans sa propre cal�che, et, durant tout le
cours de la promenade, il n'adressa la parole qu'� elle, �prenant
plaisir � lui montrer les beaut�s de Versailles, comme un particulier
que l'on va voir dans sa maison de campagne�. Une lettre de Mme de
S�vign� nous a conserv� le souvenir de cette promenade triomphale. Mais
�tait-ce bien � Mme de la Fayette elle-m�me que s'adressaient ces
hommages d'un souverain alors dans tout l'�clat de sa gloire? Non:
c'�tait aux souvenirs d'un pass� dont ni ses amours ni ses victoires ne
lui avaient fait oublier les �motions secr�tes, car c'�tait sa jeunesse
qui reparaissait inopin�ment ainsi sous ses yeux; c'�tait Madame
elle-m�me qui revivait pour un jour sous les traits de la personne
qu'apr�s le roi elle avait le plus v�ritablement aim�e. Peut-�tre,
durant le cours de cette promenade, son nom ne vint-il pas une seule
fois sur leurs l�vres; mais son image �tait pr�sente entre eux, et la
faveur que Mme de la Fayette �tait venue demander au roi, ce fut �
Madame qu'il l'accorda.

M�me du vivant de la princesse les visites � la cour, les voyages �
Versailles ou � Fontainebleau n'�taient qu'un rare �pisode dans la vie
de Mme de la Fayette. Depuis la mort de Madame, elle s'enferma de plus
en plus dans son r�duit; c'est l�, si nous voulons la conna�tre, qu'il
nous faut la voir vivre, au milieu d'amis dont les uns r�pondaient aux
go�ts de son esprit, et les autres aux exigences de son coeur. Commen�ons
par les premiers.

Les fonctions de M�nage, comme ma�tre de latin et d'h�breu, ne devaient
pas cesser avec le mariage de son �l�ve. La correspondance, dont j'ai
d�j� cit� quelques fragments montre qu'elle continuait de travailler
sous sa direction. Mais M�nage rencontra bient�t aupr�s d'elle un
concurrent redoutable. Je veux parler de Huet, le futur �v�que
d'Avranches. Il ne faut pas mettre les deux hommes sur le m�me pied.
M�nage �tait un p�dant qui n'a laiss� que des po�sies galantes. Huet au
contraire �tait un homme d'un vrai m�rite, d'une �rudition tr�s solide
et tr�s �tendue pour son temps. La longue liste de ses ouvrages comprend
� la fois une traduction des amours de _Daphnis et Chlo�_ (�crite �
dix-huit ans, ajoute son biographe pour l'excuser), une _Demonstratio
Evangelica_ en deux volumes, une _Histoire du commerce et de la
navigation chez les anciens_ et une _Dissertation sur l'emplacement du
paradis terrestre_. L'�tude avait toujours �t� sa passion. �� peine
avais-je quitt� la mamelle, dit-il dans les _Hu�tiana_, que je portais
envie � tous ceux que je voyais lire.� Cette passion ne fit que
s'accro�tre avec les ann�es, et, comme aux paysans de son dioc�se
d'Avranches qui venaient lui demander audience, son secr�taire r�pondait
souvent que Monseigneur ne pouvait les recevoir parce qu'il �tudiait,
ceux-ci disaient dans leur na�vet�: �Le roi devrait bien nous envoyer un
�v�que qui ait fini ses �tudes�. Mais il n'entra que tard dans les
ordres, � l'�ge de quarante-six ans, et comme il �tait n� � peu pr�s
vers la m�me �poque que Mme de la Fayette, une relation assez �troite
avait eu le temps de s'�tablir entre eux avant qu'il quitt�t Paris pour
aller prendre possession de l'abbaye d'Aunay, son premier b�n�fice.
Cette relation fut toute intellectuelle, et il ne semble pas que
l'amiti� y ait tenu grande place. Dans les lettres que Mme de la Fayette
adresse � Huet elle ne fait gu�re que l'entretenir de ses lectures et de
ses �tudes, en s'excusant le plus souvent _de la paresse o� elle se
baigne_. �Je fais une vie fort inutile, lui �crit-elle un jour, elle
n'en est pas moins agr�able. Hors de travailler pour le ciel, je
commence � trouver qu'il n'y a rien de meilleur � faire que de ne rien
faire.� Et dans une autre lettre: �Si vous saviez comme mon latin va
mal, vous ne seriez pas si os� que de me parler d'h�breu. Je n'�tudie
point, et par cons�quent je n'apprends rien. Les trois premiers mois que
j'appris me firent aussi savante que je le suis pr�sentement. Je prends
n�anmoins la libert� de lire Virgile, toute indigne que j'en suis; mais
si vous, monsieur son traducteur, le rendez aussi peureux et aussi d�vot
qu'il l'est, je crois qu'il faut l'envoyer coucher, plut�t que de le
mener faire la guerre en Italie, et l'envoyer � v�pres, au lieu de le
conduire dans la grotte avec Didon.�

Il n'est cependant pas toujours question de latin dans les lettres de
Mme de la Fayette. Parfois elle plaisante l'activit� de Huet et ses
fr�quents voyages. �Seigneur Dieu, monsieur, lui dit-elle, vous allez et
venez comme pois en pot. Qui donc vous fait si bien trotter? Il
semblerait quasi que ce serait l'amour, � vous voir aller si vite, et il
me semble qu'il n'y a que pour son service qu'on fasse tant de chemin.�
Puis elle continue apr�s lui avoir dit quelques paroles obligeantes sur
le regret qu'elle �prouve de son absence: �Pour n'�tre pas une amie si
tendre et si flatteuse que de certaines femmes, je suis cependant une
bonne amie. Adieu: vous pouvez encore compter cette lettre-ci au nombre
de celles qui sont � la glace; mais j'ai la migraine.�

Huet ne se plaignait pas seulement que les lettres de Mme de la Fayette
fussent � la glace. Il trouvait encore que ces lettres n'�taient pas
assez fr�quentes, et Mme de la Fayette s'en excusait aupr�s de lui
all�guant toujours sa paresse.

     �Le 29 ao�t 1663.

�J'ai aujourd'hui la main � la bourse pour payer mes dettes,
c'est-�-dire � la plume, pour faire r�ponse � tous ceux � qui je la
dois. Je vous paie des derniers, et vous courez risque d'avoir de la
m�chante monnaie. Voici la dixi�me lettre que j'�cris depuis deux
heures; cela veut dire que je ne sais tant�t plus ce que j'�cris. Vous
perdez beaucoup que je n'aie pas commenc� par vous; car je vous assure
que mes premi�res lettres sont tr�s �loquentes. Je m'en suis surprise
moi-m�me, et j'ai song� si je n'avais point lu Balzac depuis peu. De mon
ordinaire je ne donne pas dans l'�loquence, si bien que je ne sais � qui
ni � quoi me prendre de la mienne.

�Je suis tant�t au bout de mon latin; c'est du mien dont je suis � bout,
et non pas du latin en g�n�ral. Je n'�tudie plus du tout qu'une
demi-heure par jour; encore n'est-ce que trois fois la semaine. Avec
cette belle application-l�, je fais un tel progr�s que j'ai tant�t
oubli� tout ce que j'avais appris. � proportion de cela, si je m'engage
� apprendre l'h�breu de Votre Grandeur devant que de mourir, il faut que
je m'engage � obtenir une mani�re d'immortalit� pour vous et pour moi;
les ann�es de la Sibylle y suffiraient � peine.�

Huet n'apprit point l'h�breu � Mme de la Fayette, mais, pour lui plaire,
il composa une �Lettre sur l'origine des romans� qui �tait destin�e �
para�tre en t�te de _Zayde_. L'�rudit et le futur homme d'�glise avait
soin de mettre sa gravit� � l'abri en traitant les romans �d'agr�able
passe-temps des honn�tes paresseux� et en ajoutant que �la fin
principale des romans, ou du moins celle qui le doit �tre, est
l'instruction des lecteurs, � qui ils doivent toujours faire voir la
vertu couronn�e et le vice ch�ti�. Mais c'�tait d�j� un grand triomphe
pour Mme de la Fayette que d'avoir arrach� Huet � son _Commentaire sur
Orig�ne_ pour lui servir d'introducteur aupr�s du public, lors m�me
qu'elle se cachait encore sous le nom de Segrais. Elle l'en r�compensa
par un mot plaisant qui a �t� souvent cit�. �Nous avons, lui
disait-elle, mari� nos enfants ensemble.� Cette alliance a pu rendre
M�nage jaloux; mais � la longue, ce fut lui qui l'emporta sur Huet, car
il resta l'ami des derni�res ann�es. En 1676, Huet entra dans les
ordres; il quitta Paris, o� il ne devait revenir qu'apr�s la mort de Mme
de la Fayette, et comme un attachement v�ritable n'existait point entre
eux, ils devinrent, au bout de quelque temps, �trangers l'un � l'autre.

Segrais, dont le nom se rencontre souvent dans les biographies de Mme de
la Fayette, compte �galement au nombre de ses amis litt�raires. Je
marquerai plus tard la place qu'il faut, suivant moi, lui faire comme
collaborateur; je n'entends pour l'instant parler que du commensal.
Segrais, gentilhomme ordinaire de Mademoiselle et membre de l'Acad�mie
fran�aise, fut un de ceux qui fr�quent�rent de bonne heure le r�duit de
F�liciane. Plus tard, quand, disgraci� par son alti�re ma�tresse, il se
vit sans place et sans logis, Mme de la Fayette lui offrit un
appartement, et le recueillit dans son h�tel jusqu'au jour o� Segrais se
maria et s'�tablit � Caen. Moins �rudit que Huet, moins p�dant que
M�nage, Segrais est le type de l'homme de lettres qui est en m�me temps
homme de bonne compagnie. Ses _�glogues_, son _Athys_, po�me pastoral,
ses _Divertissements de la princesse Aur�lie_ n'ont gu�re aujourd'hui de
lecteurs; mais il n'en est pas de m�me de ses _M�moires et Anecdotes_,
o� il a consign� nombre de ces petits faits de la vie sociale et
litt�raire d'autrefois dont nous sommes devenus si friands. Le nom de
Mme de la Fayette revient en quelque sorte � chaque page des
_Segraisiana_. C'est � Segrais qu'ont �t� emprunt�s la plupart de ces
traits qu'on trouve reproduits dans toutes les biographies de Mme de la
Fayette, et qu'on h�site � rappeler tant ils sont connus. Par lui nous
savons qu'en fait de latin, elle n'avait pas tard� � en remontrer � son
ma�tre, et qu'elle tira un jour d'embarras M�nage et le p�re Rapin qui
ne s'entendaient pas sur le sens d'un passage de Virgile. Par lui nous
savons encore que Huygens, se promenant en carrosse avec elle, �lui
demanda brusquement ce que c'�tait qu'un iambe et qu'elle r�pondit sans
h�sitation: C'est le contraire d'un troch�e�, r�ponse dont l'exactitude
�tonna fort le Hollandais. Mais, par lui, nous savons �galement avec
quel soin Mme de la Fayette cachait ce qu'elle savait pour ne point
offenser les autres femmes, et quelle crainte elle avait de para�tre
p�dante. Segrais marque aussi d'un trait juste la sup�riorit� de Mme de
la Fayette sur la marquise de Rambouillet, lorsqu'apr�s avoir consacr�
deux pages enti�res � c�l�brer les louanges de la marquise, il ajoute
ces simples mots: �Mme de la Fayette avait beaucoup appris d'elle, mais
Mme de la Fayette avait l'esprit plus solide�. �Mlle de Scud�ry, dit-il
encore ailleurs, a beaucoup d'esprit, mais Mme de la Fayette a plus de
jugement. Mme de la Fayette me disait que, de toutes les louanges qu'on
lui avait donn�es, rien ne lui avait plu davantage que deux choses que
je lui avais dites: qu'elle avait le jugement au-dessus de l'esprit, et
qu'elle aimait le vrai en toutes choses et sans dissimulation. C'est ce
qui a fait dire � M. de la Rochefoucauld qu'elle �tait vraie, fa�on de
parler dont il est auteur, et qui est assez en usage. Elle n'aurait pas
donn� le moindre titre � qui que ce f�t si elle n'e�t �t� persuad�e
qu'il le m�ritait, et c'est ce qui a fait dire � quelqu'un qu'elle �tait
s�che, quoiqu'elle f�t d�licate.� Solide, vraie, d�licate avec un peu
sinon de s�cheresse, du moins de froideur apparente, c'est bien ainsi
que Mme de la Fayette nous appara�t aujourd'hui, et de tous les hommes
de lettres qui l'ont environn�e, Segrais est assur�ment celui chez
lequel elle a rencontr� l'admirateur le plus judicieux.

� un bien moindre degr� d'intimit�, La Fontaine fut aussi et par
intervalles sinon des amis, du moins des familiers de Mme de la Fayette.
Mais son service aupr�s d'elle dut �tre bien intermittent. Entre la
duchesse de Bouillon, Mme de la Sabli�re, la Champmesl� et d'autres
encore, on ne voit pas trop quelle place il pouvait lui faire dans sa
vie. Dans l'oeuvre de La Fontaine, il reste cependant trace de leurs
relations. Par suite de je ne sais quelles circonstances, il avait �t�
amen� � lui faire don d'un petit billard, et, comme le pr�sent �tait
modeste, il crut devoir l'accompagner de ces vers:

     Le faste et l'amiti� sont deux divinit�s
     Enclines, comme on sait, aux lib�ralit�s.
     Discerner leurs pr�sents n'est pas petite affaire.
     L'amiti� donne peu; le faste beaucoup plus;
     Beaucoup plus aux yeux du vulgaire.
     Vous jugez autrement de ces dons superflus.

Des grands �crivains du XVIIe si�cle, La Fontaine est le seul (si nous
en exceptons la Rochefoucauld) avec lequel Mme de la Fayette entretenait
des relations famili�res. Cependant � la petite cour de Madame elle
avait rencontr� Bossuet, et voici comment elle parle de lui dans une
lettre adress�e � Huet, lorsque celui-ci fut nomm� sous-pr�cepteur du
Dauphin: �Vous devez avoir beaucoup de joie d'avoir M. de Condom. Il est
fort de mes amis, et je vous puis r�pondre par avance qu'il sera des
v�tres. Nous avons d�j� parl� de vous. C'est le plus honn�te homme, le
plus droit, le plus doux et le plus franc qui ait jamais �t� � la cour.�
Nous n'avons point sur Mme de la Fayette le jugement de Bossuet, mais
nous avons par contre celui de Boileau, cet appr�ciateur si fin et si
juste de tous les m�rites de son si�cle.

�Mme de la Fayette, disait-il, est la femme qui �crit le mieux, et qui a
le plus d'esprit.� Un fragment de lettre de Racine nous apprend qu'il
l'avait rencontr�e � la petite cour de Madame. D�j�, au surplus, ses
contemporains rapprochaient son nom de ces noms illustres, comme s'ils
avaient eu la divination du rang �lev� auquel l'admiration de la
post�rit� la porterait. M�nage raconte qu'en 1675 Mme de Thianges donna
en �trennes au duc du Maine une chambre toute dor�e, grande comme une
salle. �Au-dessus de la porte il y avait en grosses lettres: _chambre du
sublime_. Au dedans un lit et un balustre, avec un grand fauteuil dans
lequel �tait assis le duc du Maine, fait en cire et fort ressemblant.
Aupr�s de lui, M. de la Rochefoucauld, auquel il donnait des vers pour
les examiner; autour du fauteuil, M. de Marsillac et M. Bossuet, alors
�v�que de Condom. Au bout de l'alc�ve, Mme de Thianges et Mme de la
Fayette lisaient des vers ensemble. Au dehors du balustre, Despr�aux,
avec une fourche, emp�chait sept ou huit m�chants po�tes d'approcher.
Racine �tait aupr�s de Despr�aux, et un peu plus loin La Fontaine auquel
il faisait signe d'avancer.� Certes Mme de la Fayette �tait bien � sa
place dans cette chambre du sublime, entendez par l� le g�nie joint au
bon go�t. Mme de Thianges aurait eu meilleure gr�ce � ne point s'y faire
repr�senter elle-m�me, mais cette soeur avis�e de Mme de Montespan
donnait une preuve nouvelle de l'esprit et du sens juste des Mortemart,
en rapprochant ainsi celle qui devait �crire l'histoire d'Henriette
d'Angleterre de celui qui avait prononc� son oraison fun�bre, celle qui
allait faire para�tre la _Princesse de Cl�ves_ de celui qui avait �crit
_B�r�nice_.




III

LES AMIS


J'ai h�te cependant de faire sortir Mme de la Fayette de cette chambre
dor�e. L'y laisser trop longtemps serait donner � croire qu'elle fut une
sorte de Mlle de Scud�ry du grand monde, faisant concurrence aux romans
de Sapho et � ses Samedis. Or il n'y avait rien dont Mme de la Fayette
e�t horreur autant que de passer pour une femme auteur. Comme elle
cachait son latin, elle s'amusait aussi � cacher ses oeuvres. Elle a
moins v�cu par l'esprit que par le coeur, et c'est par le coeur qu'elle
est arriv�e au g�nie. Deux sentiments se sont partag� ce coeur: son
amiti� pour Mme de S�vign�, son attachement pour la Rochefoucauld.
Commen�ons par Mme de S�vign�. Aussi bien est-elle la premi�re, en date
du moins.

Lorsque, dans la lettre c�l�bre o� elle annonce � Mme de Guitaut la mort
de Mme de la Fayette, Mme de S�vign� faisait remonter � quarante ann�es
en arri�re l'origine de leurs relations, ce n'�tait point paroles en
l'air que lui arrachait la douleur. Mme de la Vergne s'�tait remari�e en
effet en 1650 avec l'oncle du marquis de S�vign�, qui vivait encore �
cette �poque. Marie de la Vergne, un peu isol�e jusque-l� par son
�ducation et sa vie errante, avait �t� heureuse de trouver dans la
famille de son beau-p�re une amie de quelques ann�es, il est vrai, plus
�g�e qu'elle, mais cependant toute jeune encore. La mort du mari
indigne, que, suivant l'expression de Loret, Mme de S�vign� _lamenta_ de
si bon coeur, dut encore les rapprocher. Mme de S�vign� se trouvait veuve
� vingt-six ans. Ses enfants �taient en bas �ge; son coeur �tait libre;
elle n'avait personne sur qui reporter ce fond sinon de passion, du
moins de tendresse exub�rante qui �tait en elle. Elle s'�prit, le mot
n'est pas trop fort, de sa jeune amie, et, jusqu'� l'�poque du mariage
de Marie de la Vergne, elle v�cut avec celle-ci sur le pied de la plus
�troite intimit�.

Il arrive parfois que ces liaisons de jeunesse, pr�cis�ment en raison de
ce qu'elles ont d'un peu ardent et excessif, se rel�chent avec les
ann�es. Les coeurs qui aiment � aimer se prennent d'abord o� ils peuvent,
et leurs amiti�s sont de v�ritables passions; puis l'amour vrai survient
qui remet les choses en leur place, et le premier lien, sans se briser,
perd un peu de sa force. Il n'en fut point ainsi entre Mme de S�vign� et
Mme de la Fayette. Leur amiti� fut sans nuages; c'est le mot dont Mme de
S�vign� se sert elle-m�me; et en effet leur liaison, surprise en quelque
sorte sur le vif par la publication de leurs lettres, ne para�t pas
avoir connu un jour d'�clipse. S'il y eut parfois contestation entre les
deux amies, ce fut sur cet unique point: laquelle des deux aimait mieux
l'autre? �R�solvez-vous, ma belle, �crivait Mme de la Fayette � Mme de
S�vign�, � me voir soutenir toute ma vie, � la pointe de mon �loquence,
que je vous aime encore plus que vous ne m'aimez.� Mme de S�vign�
semblait bien s'avouer vaincue, lorsqu'elle �crivait � Mme de Grignan:
�Mme de la Fayette vous c�de sans difficult� la premi�re place aupr�s de
moi. Cette justice la rend digne de la seconde. Elle l'a aussi.� �
l'�poque o� survint cette contestation, Mme de S�vign�, avec un peu de
malice, aurait pu r�pondre � Mme de la Fayette que, dans ses sentiments,
elle aussi n'occupait que la seconde place. Mais, durant leur premi�re
jeunesse, elles avaient �t� v�ritablement tout l'une pour l'autre,
vivant, � Paris comme � la campagne, dans une �troite intimit�, d'une
m�me vie de monde et de divertissements. C'�tait � cette vie commune que
pensait Mme de S�vign�, lorsque, bien des ann�es apr�s, elle �crivait �
Mme de Grignan: �Nous avons dit et fait bien des folies ensemble. Vous
en souvenez-vous?� Quelles �taient donc ces folies que les deux amies
avaient dites et faites ensemble, et dont Mme de Grignan pouvait se
souvenir? Sans doute, Mme de S�vign� fait allusion � leurs fr�quents
s�jours au ch�teau de Fresnes en Brie, chez Mme du Plessis-Gu�n�gaud, la
soeur du mar�chal de Praslin. Mme du Plessis-Gu�n�gaud �tait une de ces
femmes qui s'�taient partag� l'h�ritage de Mme de Rambouillet, et qui
s'effor�aient de continuer les traditions d'Arth�nice. Les principaux
personnages de sa soci�t� avaient gard� la coutume de se donner
mutuellement des noms tir�s de la mythologie et du roman: Mme du
Plessis-Gu�n�gaud �tait Amalth�e, et M. du Plessis Alcandre; Pomponne,
grand ami de la maison, �tait Clidamant. Mme de S�vign� et Mme de la
Fayette y devaient �tre d�sign�es sous leur nom de pr�cieuses: Sophronie
et F�liciane. Cette soci�t� raffin�e s'�tait donn� � elle-m�me un
sobriquet assez vulgaire: les _Quiquoix_, et les _Quiquoix_ se livraient
� toutes sortes d'espi�gleries. De ces espi�gleries Mme de la Fayette
�tait g�n�ralement la victime; elle se plaint dans une lettre � Pomponne
d'�tre le souffre-douleurs � Fresnes, et qu'on se moquait d'elle
incessamment. Mlle de S�vign� prenait part � ces gaiet�s. On mandait �
Pomponne, alors ambassadeur en Su�de, qu'on la _salait_, et il para�t
que ce _salement_, auquel Pomponne regrettait de n'avoir pas assist�,
fut fort dr�le. On a quelque peine � se figurer Mme de la Fayette se
m�lant � ces dr�leries. Mais elle ne fut pas toujours la personne
maladive et m�lancolique que nous nous figurons, et elle eut, comme
presque toutes les femmes, une p�riode de gaiet� juv�nile. De cette
p�riode il reste un t�moignage, un document, comme on dit aujourd'hui,
c'est le portrait qu'en 1659, sous un nom suppos� et un nom d'homme, Mme
de la Fayette a trac� de Mme de S�vign�. C'est la premi�re oeuvre de sa
plume. Je ne puis le citer en entier, mais j'en reproduirai ces quelques
traits si fins et si justes: �Votre �me est grande, noble, propre �
dispenser des tr�sors, et incapable de s'abaisser aux soins d'en
amasser. Vous �tes sensible � la gloire et � l'ambition et vous ne
l'�tes pas moins aux plaisirs; vous paraissez n�e pour eux et il semble
qu'ils sont faits pour vous. Votre pr�sence augmente les
divertissements, et les divertissements augmentent votre beaut�
lorsqu'ils vous environnent. Aussi la joie est l'�tat v�ritable de votre
�me et le chagrin vous est plus contraire qu'� qui que ce soit. Vous
�tes naturellement tendre et passionn�e, mais � la honte de notre sexe,
cette tendresse vous a �t� inutile et vous l'avez renferm�e dans le
v�tre en la donnant � Mme de la Fayette.�

�La joie est l'�tat v�ritable de votre �me.� Comme c'est bien ainsi que
Mme de S�vign� nous appara�t encore � travers deux si�cles �coul�s,
joyeuse non pas de cette joie frivole qui ne conna�t ni les troubles de
la passion ni les tristesses de la condition humaine, mais de cette joie
sereine qui marque la force de l'esprit et la sant� de l'�me. De tous
les portraits qui ont �t� trac�s d'elle, celui de Mme de la Fayette
demeure le plus exact � la fois et le plus brillant.

Le moment approchait cependant o� sans cesser �de la renfermer dans son
sexe�, Mme de S�vign� ne devait plus donner � Mme de la Fayette une
aussi large part de tendresse. Ce fut l'amour maternel qui rel�gua
l'amie de jeunesse � cette seconde place dont elle d�clarait se
contenter. Il semble qu'ainsi rassur�e, Mme de Grignan aurait d� savoir
gr� � cette amie fid�le de tenir sa place pendant ces longues
s�parations si dures au coeur de Mme de S�vign�, et de l'environner des
soins qu'elle-m�me ne pouvait lui donner. Ce fut, elle aurait d� se le
rappeler, chez Mme de la Fayette que, quelques heures apr�s son d�part,
sa m�re se rendit en sortant de ce couvent de la Visitation o� elle
s'�tait d'abord enferm�e pour sangloter sans t�moins, et pendant
plusieurs jours elle ne voulut voir que cette seule amie �qui redoublait
ses douleurs par la part qu'elle y prenait�. Mais telle que nous la
devinons, � travers la correspondance de Mme de S�vign�, Mme de Grignan
n'�tait point femme � sentir ces choses. Loin de lui savoir quelque gr�
des soins dont elle environnait sa m�re, elle nourrissait au contraire
contre Mme de la Fayette des sentiments de malveillance que Mme de
S�vign� ne parvenait pas � d�sarmer. �Vous �tes toujours bien m�chante,
�crit-elle � sa fille, quand vous parlez de Mme de la Fayette.� D'o�
provenaient cette malveillance et cette froideur? D'un peu de jalousie
filiale? Ce sentiment serait encore � l'honneur de Mme de Grignan. Mais
je crains qu'il ne faille chercher une autre interpr�tation.

Mme de Grignan, en personne avis�e, avait sans doute devin� que son
fr�re, l'aimable et s�duisant marquis de S�vign�, avait trouv� en Mme de
la Fayette un protecteur contre la partialit� de sa m�re, toujours
dispos�e � sacrifier � cette fille pr�f�r�e les int�r�ts de ce fils
m�connu. �Votre fils sort d'ici, �crivait un jour Mme de la Fayette �
Mme de S�vign�; il m'est venu dire adieu et me prier de vous dire ses
raisons sur l'argent. Elles sont si bonnes que je n'ai pas besoin de
vous les expliquer tout au long;... et de plus, la grande amiti� que
vous avez pour Mme de Grignan fait qu'il en faut t�moigner � son fr�re.�
Le conseil �tait bon. Pour peu qu'il ait �t� suivi, et que Mme de
Grignan en ait devin� l'auteur, la malveillance s'explique, sans m�me
qu'il soit besoin de supposer, comme l'a fait M. Walckenaer dans son
int�ressant ouvrage sur Mme de S�vign�, qu'un peu m�nag�re de son cr�dit
� la cour, Mme de la Fayette ne l'ait pas mis toujours avec assez
d'empressement au service des Grignan. Le grief serait, en tout cas,
sans fondements; nous voyons, au contraire, par les lettres de Mme de
S�vign� que Mme de la Fayette ne cessait de porter int�r�t aux affaires
de ces Grignan, toujours besogneux et en qu�te de faveurs. La v�rit� est
qu'il y avait entre les deux femmes incompatibilit� d'humeur; la
s�cheresse positive de l'une ne pouvait faire bon m�nage avec la
sensibilit� un peu maladive de l'autre, et ce n'est pas � Mme de la
Fayette que la malveillance de Mme de Grignan fait du tort.

Mme de la Fayette n'h�sitait pas, on vient de le voir, � donner � son
amie des conseils excellents, lors m�me qu'ils ne lui �taient pas
demand�s. Parlant d'elle et de son autre amie, Mme de Lavardin, Mme de
S�vign� les appelait en plaisantant: _mes docteurs_; et ce n'est point
docteurs en m�decine qu'elle entend, mais docteurs �s sciences morales.
Parfois, en effet, Mme de la Fayette �tait un peu r�gente, mais parfois
aussi et toute dispos�e qu'elle f�t � s'incliner devant la raison de son
amie, Mme de S�vign� lui tenait t�te. Ce fut ainsi qu'elle sut r�sister
� une lettre ��crite sur le ton d'un arr�t du conseil d'en haut�, que
Mme de la Fayette lui adressa un jour de Paris en apprenant qu'un peu
g�n�e d'argent, elle comptait passer l'hiver aux Rochers: �Il est
question, ma belle, qu'il ne faut point que vous passiez l'hiver en
Bretagne, � quelque prix que ce soit. Vous �tes vieille; les Rochers
sont pleins de bois; les catarrhes et les fluxions vous accableront;
vous vous ennuierez; votre esprit deviendra triste et baissera; tout
cela est s�r; il y a de la mis�re et de la pauvret� � votre conduite. Il
faut venir d�s qu'il fera beau.�

Mme de S�vign� r�pond en badinant, et en donnant sa parole de ne point
�tre malade, de ne point vieillir, de ne point radoter. Mais elle n'en
est pas moins un peu �mue du ton de cette lettre, et elle trouve que son
amie se presse bien de la traiter de vieille. � la r�flexion, la
vivacit� m�me de cette lettre lui fait cependant plaisir; car elle y
d�couvre la force de l'amiti� que Mme de la Fayette a pour elle. Elle
n'en tint pas moins bon dans sa r�sistance, et le conseil d'en haut en
fut pour son arr�t.

Ce r�le de consolatrice ou de docteur n'est pas toujours celui qu'on
voit jouer � Mme de la Fayette dans la vie de son amie. Bien que le
temps de la jeunesse f�t pass�, et qu'il ne f�t plus question des folies
de Fresnes, elles avaient conserv� des distractions et des occupations
communes. Ensemble elles allaient � l'Op�ra entendre _Alceste_, et la
musique de Lulli les ravissait jusqu'aux larmes. �L'�me de Mme de la
Fayette en est toute alarm�e�, �crivait le lendemain Mme de S�vign�. Ou
bien, dans la petite maison de Gourville � Saint-Maur, elles
entendaient, avec moins d'�motion sans doute, la lecture de la
_Po�tique_ de Despr�aux. Ou bien encore Mme de S�vign� entra�nait Mme de
la Fayette aux sermons de Bourdaloue. Il leur disait de divines v�rit�s
sur la mort, et Mme de la Fayette, qui l'entendait pour la premi�re
fois, en revenait transport�e d'admiration. Le jour m�me o� elles
avaient �t� ainsi en Bourdaloue, elles allaient �galement en Lavardinage
ou Bavardinage, chez Mme de Lavardin, cette autre amie fid�le dont la
mort pr�c�da de peu celle de Mme de la Fayette, et l� s'engageaient des
conversations o� le prochain n'�tait pas toujours m�nag�. Mais peu � peu
Mme de la Fayette, emp�ch�e par sa faible sant�, restreignait le nombre
de ses sorties, et Mme de S�vign� prenait de plus en plus l'habitude
d'aller chez elle. Comme Mme de S�vign� venait de l'h�tel Carnavalet,
c'est-�-dire du Marais, et que Mme de la Fayette demeurait rue de
Vaugirard, Mme de S�vign� appelait cela: aller au faubourg, et il lui
semblait que c'�tait un grand voyage. Aussi lui faisait-elle de longues
visites; elle s'installait en quelque sorte chez son amie, et en l'y
accompagnant nous aurons l'occasion de p�n�trer un peu plus avant dans
l'intimit� de Mme de la Fayette.

En 1640, alors que Mme de la Fayette n'avait encore que six ans, son
p�re avait achet� des religieuses du Calvaire partie d'un grand jardin,
�faisant, dit l'acte de vente, le coin occidental de la rue F�rou�.
Cette petite rue, qui existe encore, donne dans la rue de Vaugirard en
face du Petit-Luxembourg. Sur ce terrain, M. de la Vergne avait fait
b�tir une maison, et c'est dans cette maison que sa fille demeurait, car
son acte de d�c�s porte qu'elle est morte �en son h�tel, rue de
Vaugirard, proche la rue F�rou�. Le principal agr�ment de cet h�tel
�tait un jardin avec un jet d'eau et un petit cabinet couvert (ce que
nous appellerions aujourd'hui une v�randa), �le plus joli lieu du monde
pour respirer � Paris�, disait Mme de S�vign�. Quant � la maison
elle-m�me, il fallait qu'elle ne f�t pas tr�s spacieuse, car, �
plusieurs reprises, Mme de la Fayette fit agrandir son appartement en
gagnant sur le jardin. Dans cet appartement elle avait cependant une
assez vaste chambre � coucher, et dans cette chambre un grand lit
galonn� d'or � propos duquel elle essuyait quelques railleries, s'il
faut en croire une lettre assez malveillante de Mme de Maintenon. C'est
dans ce jardin, et dans cette chambre � coucher, trop souvent dans ce
lit, que s'est �coul�e la derni�re moiti� de la vie de Mme de la
Fayette. Mme de S�vign� venait passer de longues heures aupr�s de son
amie. Par une belle soir�e de juillet, elle s'oublie si tard dans le
jardin � causer avec Mme de la Fayette et le fid�le d'Hacqueville,
qu'elle rentre accabl�e de sommeil, et qu'elle trouve � peine le temps
d'�crire un mot � sa fille avant de se coucher. Mais comme Mme de la
Fayette passait beaucoup de temps au lit, c'�tait le plus souvent dans
sa chambre � coucher que Mme de S�vign� lui faisait visite. Elle s'y
installait pour la journ�e, prenait place au bureau, et de l� �crivait �
Mme de Grignan. Aussi, � travers plus d'une de ses lettres, on sent en
quelque sorte la pr�sence de Mme de la Fayette, qui tant�t charge Mme de
S�vign� de quelque message, tant�t prend elle-m�me la plume, malgr� son
horreur pour la correspondance, et ajoute quelques mots � une lettre de
Mme de S�vign�. Ou bien encore, elle �coute la lecture d'une lettre de
Pauline de Grignan, et cette lettre lui semble si jolie qu'elle en
oublie �une vapeur dont elle �tait suffoqu�e�. Mais le meilleur de leur
temps � toutes deux se passait en causeries, et quand on songe � ce que
devaient �tre les propos, tant�t tristes et tant�t enjou�s, qui
s'�changeaient entre ces deux femmes si rares, � toutes ces richesses
perdues, � tous ces parfums �vanouis, on se prend � regretter la
d�couverte tardive de ces instruments modernes dont la merveilleuse
d�licatesse capte et peut reproduire non seulement les paroles, mais
jusqu'au son des voix. Ce regret s'accro�t encore par la pens�e qu'� ces
conversations venait souvent en tiers se m�ler la Rochefoucauld.

La Rochefoucauld! J'ai tard� jusqu'� pr�sent � prononcer ce nom. Mais le
moment est venu d'aborder le point d�licat de la vie de Mme de la
Fayette, et je dois, bien malgr� moi, commencer par un peu de
chronologie. En effet les biographes n'ont pu, jusqu'� pr�sent,
s'entendre sur la date � laquelle on doit faire remonter son entr�e en
relation avec la Rochefoucauld. Les uns, prenant � la lettre cette
assertion de Segrais que leur amiti� aurait dur� vingt-cinq ans, la font
commencer (la Rochefoucauld �tant mort en 1680) en 1655, c'est-�-dire
d�s l'ann�e m�me du mariage de Mme de la Fayette. Les autres fixent, au
contraire, ce commencement � dix ans plus tard, c'est-�-dire pr�cis�ment
vers l'�poque de la publication des _Maximes_; mais les uns et les
autres sont d'accord pour tirer de la fixation de cette date les
cons�quences les plus graves. Si Mme de la Fayette n'a connu la
Rochefoucauld qu'en 1665, le sentiment qu'elle a �prouv� pour lui �tait
de l'amiti�; mais si elle l'a connu d�s 1655, alors c'�tait de l'amour.
Quel que soit mon respect pour l'art de v�rifier les dates, j'avoue
qu'en cette mati�re il ne me para�t gu�re trouver son application.
D�t-on parvenir � d�montrer que Mme de la Fayette n'a connu la
Rochefoucauld qu'en 1665, c'est-�-dire lorsqu'elle avait trente et un
ans et qu'il en avait cinquante, la question ne me para�trait pas
absolument tranch�e pour cela. En effet, chronologie � part, une chose
est certaine: c'est que la Rochefoucauld s'est empar� peu � peu de l'�me
et de l'esprit de Mme de la Fayette, c'est que leurs deux existences,
moralement et presque mat�riellement confondues, en sont arriv�es, aux
yeux de leurs contemporains, � n'en plus faire, en quelque sorte, qu'une
seule; c'est que, depuis la mort de la Rochefoucauld, Mme de la Fayette
n'a plus v�cu que d'une vie incompl�te et mutil�e. Si c'est l� de
l'amiti�, je le veux bien, mais il faut convenir que cette amiti�
ressemblait furieusement � l'amour. Est-ce � dire, cependant, que leur
relation f�t de m�me nature que la c�l�bre liaison de la Rochefoucauld
avec Mme de Longueville? Je ne le crois pas non plus, et j'en vais dire
mes raisons, bien qu'il y ait, j'en tombe d'accord, quelque lourdeur �
s'appesantir sur des distinctions de cette nature. Mais, dans leurs
disputes, les biographes de Mme de la Fayette n'ont pas manqu� de le
faire, et on ne saurait le leur reprocher, car, en d�pit de tous les
sophismes, non seulement les consciences droites, mais encore les
imaginations d�licates accorderont toujours la pr�f�rence aux femmes qui
n'ont jamais perdu le droit au respect sur celles qui n'ont de titres
qu'� l'indulgence. Je suis donc condamn� � �tre un peu lourd � mon tour.

Tranchons d'abord, ou, du moins, �claircissons s'il se peut cette
question de date. Sans prendre absolument au pied de la lettre les
vingt-cinq ann�es de Segrais, je ne crois pas cependant qu'il soit
possible de retarder jusqu'aux environs de l'ann�e 1665 l'�poque o� Mme
de la Fayette a connu la Rochefoucauld. Il ne me para�t gu�re probable
en effet que, durant ces ann�es brillantes de monde et de cour qui
suivirent son mariage, elle ne l'ait jamais rencontr�, soit �
Versailles, o� l'ancien frondeur n'avait pas renonc� � recouvrer tout
cr�dit, soit chez Madame, au Palais-Royal ou � Saint-Cloud, soit encore
dans quelque salon qu'ils auraient fr�quent� tous les deux. Je
m'imagine, sans beaucoup de fondement, je l'avoue, que cette rencontre
dut prendre place chez Amalth�e, c'est-�-dire chez Mme du
Plessis-Gu�n�gaud, cette amie commune de Mme de la Fayette et de Mme de
S�vign� dont nous avons parl� tout � l'heure. Racine y lisait pour la
premi�re fois, en 1665, sa trag�die d'_Alexandre_, et on sait qu'� cette
lecture Mme de la Fayette et la Rochefoucauld, familiers de la maison,
assistaient tous les deux. La premi�re fois que Mme de la Fayette vit la
Rochefoucauld, il est impossible qu'elle ne l'ait pas remarqu�. Il
portait un des plus grands noms de France, il avait �t� m�l� � des
aventures c�l�bres, et la plus belle femme de son temps l'avait aim�. Il
est vrai qu'il marchait vers la cinquantaine, mais s'il faut en croire
son portrait peint par lui-m�me, qui date pr�cis�ment de cette �poque
(1659), il avait encore les yeux noirs, les sourcils �pais, mais bien
tourn�s, la taille libre et bien proportionn�e, les dents blanches et
passablement bien rang�es, les cheveux noirs, naturellement fris�s et
�avec cela assez �pais et assez longs pour pouvoir pr�tendre en belle
t�te�. Il pouvait donc plaire encore, et la goutte, qui devait plus tard
le travailler si fortement, n'avait point encore fait des siennes. Quant
� son humeur, si nous en jugeons d'apr�s son propre dire, bien qu'il e�t
quelque chose de fier et de chagrin dans la mine, ce qui faisait croire
� la plupart des gens qu'il �tait m�prisant, il assure qu'il ne l'�tait
point du tout. En tout cas, il �tait d'une civilit� fort exacte parmi
les femmes et ne croyait pas avoir jamais rien dit devant elles qui leur
e�t pu faire de la peine. Lorsqu'elles avaient l'esprit bien fait, il
aimait mieux leur conversation que celle des hommes. Quant � l'�tat de
son coeur, il faut l'en laisser parler en propres termes: �Pour galant,
je l'ai �t� un peu autrefois; pr�sentement, je ne le suis plus, quelque
jeune que je sois. J'ai renonc� aux fleurettes, et je m'�tonne seulement
de ce qu'il y a encore tant d'honn�tes gens qui s'occupent � en d�biter.
J'approuve extr�mement les belles passions; elles marquent la grandeur
de l'�me, et, quoique dans les inqui�tudes qu'elles donnent il y ait
quelque chose de contraire � la s�v�re sagesse, elles s'accommodent si
bien d'ailleurs avec la plus aust�re vertu que je crois qu'on ne les
saurait condamner avec justice. Moi qui connais tout ce qu'il y a de
d�licat et de fort dans les grands sentiments de l'amour, si jamais je
viens � aimer, ce sera assur�ment de cette sorte; mais de la fa�on dont
je suis, je ne crois pas que cette connaissance que j'ai me passe jamais
de l'esprit au coeur.�

� l'�poque o� la Rochefoucauld tra�ait ainsi son propre portrait, il
avait quarante-six ans. Mme de la Fayette en avait vingt-cinq. Elle
�tait femme d'un mari �qui l'adorait et qu'elle aimait fort�, comme elle
l'�crivait � M�nage, c'est-�-dire qu'elle n'aimait pas du tout, encore
novice � l'amour, mais n�e pour le ressentir, sensible � tout ce qui
�tait spirituel, �l�gant, chevaleresque. La Rochefoucauld �tait, ou du
moins passait pour tel. Comment croire que du premier coup elle n'ait
pas �t� touch�e, mais touch�e cependant d'une fa�on discr�te qui, au
d�but, ne fit pas sentir tous ses effets? Il y a dans _Zayde_ une bien
jolie conversation entre trois grands seigneurs espagnols sur les
diff�rentes mani�res dont peut na�tre l'amour. L'un d'eux finit par
dire: �Je crois que les inclinations naturelles se font sentir dans les
premiers moments, et les passions qui ne viennent que par le temps ne se
peuvent appeler de v�ritables passions�. Don Garcie n'aurait-il pas � la
fois tort et raison? Oui, les inclinations naturelles se font sentir d�s
les premiers moments, mais bien souvent c'est le temps qui les
transforme en passions v�ritables. Quelques ann�es s'�coul�rent, en
effet, entre Mme de la Fayette et la Rochefoucauld, d'une relation
ind�cise qu'elle-m�me qualifie d'une fa�on assez piquante dans une
lettre � M�nage, qui est de 1663. M�nage lui ayant transmis quelques
propos flatteurs de la Rochefoucauld, peut-�tre � l'occasion de la
_Princesse de Montpensier_ qui venait de para�tre, elle lui r�pond: �Je
suis fort oblig� � M. de la Rochefoucauld de son sentiment. C'est un
effet de la belle sympathie qui est entre nous.� Cette belle sympathie
qu'elle avouait d�j� devait bient�t la conduire plus loin qu'elle ne
comptait. Mais l'emploi m�me de ce mot dont un usage trop fr�quent a
fait oublier le sens si touchant, puisqu'il signifie �souffrance
ensemble�, indique cependant qu'� cette date une intimit� v�ritable ne
r�gnait pas encore entre eux. Aussi ne fut-elle pas au nombre des
personnes auxquelles, en cette m�me ann�e 1663, la Rochefoucauld pr�ta
le manuscrit des _Maximes_, encore in�dites, pour recueillir leur
sentiment. Si elle en eut connaissance, ce fut par une lecture publique
que Mme du Plessis-Gu�n�gaud en donna au ch�teau de Fresnes. � peine
cette lecture termin�e, elle �crit � Mme de Sabl�, qui avait pr�t� le
manuscrit � Mme du Plessis: �Ah! madame! quelle corruption il faut avoir
dans l'esprit et dans le coeur pour �tre capable d'imaginer tout cela.
J'en suis si �pouvant�e que je vous assure que, si les plaisanteries
�taient des choses s�rieuses, de telles maximes g�teraient plus ses
affaires que tous les potages qu'il mangea chez vous l'autre jour.� Le
cri que cette lecture arrache � Mme de la Fayette n'est-il pas la preuve
du trouble int�rieur auquel elle est d�j� en proie? Elle est �pouvant�e
de la corruption qu'elle d�couvre chez l'homme pour lequel elle �prouve
cette belle sympathie. Quoi! est-ce v�ritablement sur ces _Maximes_
qu'il faut juger et de son esprit et de son coeur? Elle n'en veut rien
croire. Ce sont plaisanteries et non point choses s�rieuses; s'il en
�tait autrement, cela g�terait plus les _affaires_ de la Rochefoucauld
que tous les potages qu'il mangea certain soir chez Mme de Sabl�.

Cette phrase, un peu �nigmatique, donne � penser que les assiduit�s de
la Rochefoucauld aupr�s de Mme de la Fayette n'avaient point �chapp� �
Mme de Sabl�, et que celle-ci en plaisantait peut-�tre un peu. La
d�couverte de cette corruption ne para�t cependant pas avoir fait tort �
la Rochefoucauld dans l'esprit de Mme de la Fayette. Parfois il arrive,
en effet, qu'un je ne sais quoi nous int�resse et nous attache aux �tres
qui nous paraissent valoir mieux que leur conduite et leur vie. Notre
imagination les voit non pas tels qu'ils sont, mais tels qu'ils auraient
pu �tre; nous passons leurs d�fauts au compte des circonstances, et nous
leur faisons cr�dit des qualit�s qu'ils auraient pu avoir. Quoi qu'il en
soit, ce nouveau sentiment de la Rochefoucauld commen�ait � n'�tre plus
un myst�re. On en �tait inform� jusque dans ces couvents mondains o�
p�n�traient les �chos de la ville et de la cour. C'est ainsi que
l'abbesse de Malnoue, �l�onore de Rohan, y faisait allusion dans une
lettre qu'elle �crivait � la Rochefoucauld, toujours � propos de ces
_Maximes_ qui circulaient in�dites. Elle se plaint qu'il y ait mal parl�
des femmes, et elle ajoute: �Il me semble que Mme de la Fayette et moi
m�ritions bien que vous ayez meilleure opinion du sexe en g�n�ral�.
L'abbesse au surplus n'y voyait point de mal, sans quoi, personne
d'esprit libre, mais de moeurs irr�prochables, elle n'aurait point fait
elle-m�me le rapprochement. Mais le bruit qui commen�ait � se faire
autour de cette liaison ne laissait pas de pr�occuper et d'agiter Mme de
la Fayette. Nous en avons la preuve dans une bien curieuse lettre
adress�e par elle, en 1666, � Mme de Sabl�, lettre que Sainte-Beuve a,
pour la premi�re fois, non pas, comme il le croyait, publi�e, car elle
l'avait �t� d�j� par Delort dans ses _Voyages aux environs de Paris_,
mais mise en lumi�re. Il la faut, comme lui, citer tout enti�re, en se
rappelant, pour en bien comprendre tout l'int�r�t, que le jeune comte de
Saint-Paul, dont il va �tre si longuement question, �tait ce fils de Mme
de Longueville dont, au su de tout le monde, la Rochefoucauld �tait le
p�re:

�M. le comte de Saint-Paul sort de c�ans, et nous avons parl� de vous,
une heure durant, comme vous savez que j'en sais parler. Nous avons
aussi parl� d'un homme que je prends toujours la libert� de mettre en
comparaison avec vous pour l'agr�ment de l'esprit. Je ne sais si la
comparaison vous offense; mais, quand elle vous offenserait dans la
bouche d'un autre, elle est une grande louange dans la mienne, si tout
ce qu'on dit est vrai. J'ai bien vu que M. le comte de Saint-Paul avait
ou� parler de ces d�tails, et j'y suis un peu entr�e avec lui. Mais j'ai
peur qu'il n'ait pris tout s�rieusement ce que je lui en ai dit. Je vous
conjure, la premi�re fois que vous le verrez, de lui parler de vous-m�me
de ces bruits-l�. Cela viendra ais�ment � propos, car je lui ai parl�
des _Maximes_, et il vous le dira sans doute. Mais je vous prie de lui
en parler comme il faut pour lui mettre dans la t�te que ce n'est autre
chose qu'une plaisanterie, et je ne suis pas assez assur�e de ce que
vous en pensez pour r�pondre que vous direz bien, et je pense qu'il
faudrait commencer par persuader l'ambassadeur. N�anmoins, il faut s'en
fier � votre habilet�. Elle est au-dessus des maximes ordinaires; mais
enfin, persuadez-le. Je hais comme la mort que les gens de son �ge
puissent croire que j'ai des galanteries. Il semble qu'on leur para�t
cent ans d�s qu'on est plus vieille qu'eux, et ils sont tout propres �
s'�tonner qu'il soit encore question des gens, et, de plus, il croirait
plus ais�ment ce qu'on lui dirait de M. de la Rochefoucauld que d'un
autre. Enfin, je ne veux pas qu'il en pense rien, sinon qu'il est de mes
amis, et je vous prie de n'oublier non plus de lui �ter cela de la t�te,
si tant est qu'il l'ait, que j'ai oubli� votre message. Cela n'est pas
tr�s g�n�reux � moi de vous faire souvenir d'un service en vous en
demandant un autre.�

_En post-scriptum._ �Je ne veux pas oublier de vous dire que j'ai trouv�
terriblement de l'esprit au comte de Saint-Paul.�

Je ne sais jusqu'� quel point, apr�s lecture de cette lettre,
l'ambassadeur demeura persuad�; mais il faut convenir que jamais pi�ce
diplomatique ne fut moins convaincante. Comme cette lettre montre bien,
au contraire, l'�tat d'agitation o� se trouvait alors l'�me de Mme de la
Fayette! Elle ne veut point qu'on se trompe sur la nature de ses
sentiments pour la Rochefoucauld. Elle a horreur de l'id�e qu'on
pourrait croire � une galanterie, et, en m�me temps, elle ne peut
s'emp�cher de regretter qu'aux yeux d'un jeune homme comme le comte de
Saint-Paul, une femme de son �ge paraisse d�j� cent ans. � trente-deux
ans, on n'est pas cependant si vieille qu'on ne puisse encore inspirer
l'amour. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit avec M. de la
Rochefoucauld. Elle ne veut pas que M. le comte de Saint-Paul ni Mme de
Sabl� en pensent rien, sinon qu'il est de ses amis. Pour cela, elle ne
le nie pas; aussi bien, on ne l'en croirait plus.

Quelques ann�es s'�coulent encore, et de cette relation les amis
d'abord, les indiff�rents ensuite, continuent � causer, � jaser m�me,
d'abord � demi-voix, puis ensuite tout haut. Le bruit en arrive jusqu'�
Bussy, au fond de sa province, dans son ch�teau o� il se morfond.
Toujours � l'aff�t du scandale, il s'empresse d'en �crire � Mme de
Scud�ry, et voici comme elle lui r�pond: �M. de la Rochefoucauld vit
fort honn�tement avec Mme de la Fayette. Il n'y para�t que de l'amiti�.
Enfin, la crainte de Dieu de part et d'autre, et peut-�tre la politique,
ont coup� les ailes � l'amour. Elle est sa favorite et sa premi�re
amie.� Nous sommes en 1671. Que s'est-il donc pass� en ces cinq ann�es
pour que Mme de Scud�ry soit en droit de dire que Mme de la Fayette vit,
fort honn�tement, il est vrai, mais enfin qu'elle vit avec M. de la
Rochefoucauld? Ce qui s'est pass�? Probablement un de ces drames obscurs
dont au XVIIe si�cle, non moins souvent que de nos jours, les coeurs de
femmes �taient le th��tre, sans que des romanciers se tinssent � l'aff�t
pour en d�crire les p�rip�ties. Loin que ces ann�es marquent dans la vie
de Mme de la Fayette une p�riode de bonheur et d'enivrement, j'imagine,
au contraire, qu'elles furent un temps de lutte et de souffrance. Elle
avait sensiblement d�pass� la trentaine, et si les femmes doivent �
Balzac de pouvoir consacrer � l'amour dix ann�es de plus qu'il ne leur
�tait permis autrefois, c'est dans le roman et non dans la r�alit�, car
de tout temps ces ann�es o� la jeunesse commence � s'enfuir, o� la
beaut� re�oit parfois ses premi�res atteintes, ont �t� les plus
redoutables pour les femmes qui n'ont point encore aim�. Mme de la
Fayette �tait de celles-l�: cette invasion de l'amour dans sa vie dut y
introduire un trouble d'autant plus grand qu'elle �tait inattendue.
Avant de faire � ce sentiment nouveau la place qu'il exigeait, et de lui
marquer en m�me temps sa limite, elle dut engager, peut-�tre avec
elle-m�me, un de ces combats o� la victoire n'est pas moins douloureuse
que la d�faite. La crainte de Dieu et la politique--entendez par l� le
soin de sa r�putation--ont pu venir � son aide; mais ces consid�rations
n'�taient pas, la premi�re surtout, pour agir beaucoup sur la
Rochefoucauld. Le fier amant de Mme de Longueville n'a pas d� se
r�signer facilement � ce que Mme de la Fayette demeur�t seulement sa
favorite et sa premi�re amie. Il avait bien pu �crire, quelques ann�es
auparavant, que les belles passions s'accommodent avec la plus aust�re
vertu; mais, �lorsque la connaissance des grands sentiments de l'amour
eut pass�, chez lui, de l'esprit au coeur,� et lorsqu'il s'agit de se
plier lui-m�me � cet accommodement, l'�preuve dut lui sembler nouvelle
autant que difficile. Il n'a pas d� accepter sans r�volte que Mme de la
Fayette coup�t les ailes (si ce sont des ailes) � l'amour. Pareil
retranchement ne s'op�re pas, en tout cas, sans souffrance, et celle qui
l'impose en peut saigner autant que celui qui le subit. Nous en croirons
cependant Mme de Scud�ry sur parole, et non pas une vilaine chanson sur
_le Berger Foucault et la Nymphe Sagiette_, qui circula sous main �
cette �poque, et dont, je l'esp�re, Mme de la Fayette n'a jamais eu
connaissance, car sa d�licatesse en aurait �trangement souffert. Une
seule chose pourrait �tonner, c'est qu'apr�s s'�tre d�fendue, comme nous
l'avons vue faire dans sa lettre � Mme de Sabl�, Mme de la Fayette e�t,
en quelques ann�es, � ce point chang� d'attitude que sa liaison avec la
Rochefoucauld f�t devenue publique. J'y trouve cependant une explication
� laquelle les diff�rents biographes de Mme de la Fayette n'ont pas
pr�t�, suivant moi, une attention suffisante. Ce fut seulement en 1668
(ou 1669) que mourut Catherine de Vivonne, cette �pouse fid�le, mais
d�laiss�e, qu'entre temps la Rochefoucauld avait cependant rendue m�re
de huit enfants, et qui, au moment de la blessure re�ue par son mari au
service de Mme de Longueville, �crivait � Lenet, avec une r�signation si
touchante: �Sa sant� est si mauvaise, qu'il a cru que je lui pourrai
aider en quelque petite chose � supporter son chagrin�. Il y avait d�j�
pr�s de dix ans que Mme de la Fayette �tait en fait abandonn�e de son
mari. Elle pouvait donc, avec moins de scrupule, occuper dans la vie
intime de la Rochefoucauld cette place qu'une femme d'honneur ne
disputera jamais � l'�pouse. Et si cette sorte de mariage moral, dont la
Rochefoucauld dut se contenter, paraissait � quelques rigoristes un
accommodement encore bl�mable, je leur r�pondrai par ce propos, que Mme
de la Fayette tenait un jour gaiement sur elle-m�me: �A-t-on gag� d'�tre
parfaite?�

Quoi qu'il en soit de cette question de date et de ces nuances de
sentiments, une chose est certaine. C'est aux environs de l'ann�e 1670
que la Rochefoucauld commence � faire ouvertement partie de l'existence
de Mme de la Fayette. Elle-m�me va nous dire � quel degr� en si peu de
temps, leur relation �tait devenue �troite. Il n'est gu�re de recueil
�pistolaire o� l'on ne trouve cette jolie lettre qui commence par ces
mots: �Eh bien! eh bien! ma belle, qu'avez-vous � crier comme un
aigle...�, lettre o� Mme de la Fayette s'excuse aupr�s de Mme de S�vign�
de ne pas lui �crire aussi souvent que celle-ci lui �crit et qui
contient cette phrase souvent cit�e: �si j'avais un amant qui voul�t de
mes lettres tous les matins, je romprais avec lui�. Mais si la lettre
quotidienne paraissait � Mme de la Fayette une suj�tion insupportable,
il n'en �tait pas de m�me de la visite quotidienne; car, au nombre des
excuses qu'elle fait valoir aupr�s de Mme de S�vign� se trouve celle-ci:
�Quand j'ai couru, moi, et que je reviens, je trouve M. de la
Rochefoucauld que je n'ai point vu de tout le jour. �crirai-je?� Il
fallait donc, et elle s'y pr�tait d�s 1672, dix ans apr�s la lettre �
Mme de Sabl�, que la Rochefoucauld la v�t tous les jours. � quel degr�
cette visite quotidienne �tait n�cessaire � la Rochefoucauld, c'est
maintenant Mme de S�vign� qui va nous l'apprendre. Parfois Mme de la
Fayette, dont la sant� �tait d�j� tr�s d�licate, �prouvait un besoin de
repos, de retraite absolu. Elle se confinait alors dans une petite
maison qu'elle poss�dait � Fleury. Elle y demeurait quinze jours
�suspendue, disait Mme de S�vign�, entre le ciel et la terre, ne voulant
ni penser, ni parler, ni r�pondre, fatigu�e de dire bonjour et bonsoir�.
�M. de la Rochefoucauld, ajoutait-elle, est dans cette chaise que vous
connaissez, il est dans une tristesse incroyable et l'on devine bien
ais�ment ce qu'il a.� Ce qu'il avait, sans en vouloir convenir, c'�tait
d'�tre priv� de sa visite quotidienne � Mme de la Fayette. Il n'y avait
pas plus de treize ans que, tra�ant son propre portrait, il �crivait:
�J'aime mes amis,... seulement je ne leur fais pas beaucoup de caresses,
et je n'ai pas non plus de grandes inqui�tudes en leur absence�. Mais,
en 1659, il n'avait pas �crit non plus cette maxime: �L'absence diminue
les m�diocres passions et augmente les grandes, comme le vent �teint les
bougies et allume le feu�. L'absence l'avait brouill� avec Mme de
Longueville et lui faisait sentir plus fortement le besoin qu'il avait
de Mme de la Fayette.

Ces inqui�tudes qu'il ne connaissait pas autrefois, Mme de la Fayette ne
les lui faisait pas souvent �prouver, car elle ne quittait gu�re Paris.
Si parfois elle s'�loignait, la Rochefoucauld allait bient�t la
rejoindre, et Gourville va nous raconter � ce propos une histoire assez
plaisante. Cet ancien valet de chambre de la Rochefoucauld, devenu son
homme de confiance, puis celui du prince de Cond�, avait obtenu de ce
dernier la capitainerie de Saint-Maur. Mme de la Fayette, chez laquelle
Gourville vivait sur un pied de grande familiarit�, lui demanda la
permission d'y passer quelques jours pour y prendre l'air. �Elle se
logea, dit Gourville, dans le seul appartement qu'il y avait alors, et
s'y trouva si � son aise qu'elle se proposait d�j� d'y faire sa maison
de campagne. De l'autre c�t� de la maison, il y avait deux ou trois
chambres que je fis abattre dans la suite; elle trouva que j'en avais
assez d'une quand j'y voudrais aller et destina, comme de raison, la
plus propre � M. de la Rochefoucauld qu'elle souhaitait qui y all�t
souvent. Finalement, pour pouvoir jouir de Saint-Maur je fus oblig� de
faire un trait� �crit avec M. le Prince par lequel il m'en donnait la
jouissance, ma vie durant, avec douze mille livres de rente, � condition
que j'y employerais jusqu'� deux cent quarante mille livres... Mme de la
Fayette vit bien qu'il n'y avait pas moyen de conserver plus longtemps
sa conqu�te; elle l'abandonna, mais elle ne me l'a jamais pardonn�.�

Il y aurait, je crois, � rabattre de ce r�cit de Gourville dont les
droits sur Saint-Maur, au moment o� Mme de la Fayette vint � s'y
�tablir, n'�taient peut-�tre pas aussi certains qu'il lui a plu de le
dire. Je n'ai rapport� l'anecdote que pour ce trait d'une chambre, et la
plus belle, r�serv�e pour la Rochefoucauld. Gourville, qui lui devait
tout et qui, du reste, lui pr�tait de l'argent, avait tort de le trouver
mauvais.

Ce n'�tait pas souvent que Mme de la Fayette se transportait ainsi �
Fleury ou � Saint-Maur. On peut dire que sa vie tout enti�re s'�coulait
� Paris. Mme de la Fayette demeurait, comme je l'ai dit, en face du
Petit-Luxembourg; l'h�tel de la Rochefoucauld ou plut�t l'h�tel de
Liancourt (car l'h�tel venait de sa m�re, Gabrielle du
Plessis-Liancourt) �tait situ� sur les terrains qu'occupe aujourd'hui la
rue des Beaux-Arts. Mais l'entr�e en �tait rue de Seine. De la rue de
Seine � la rue de Vaugirard le chemin n'�tait pas long, et, quand la
goutte ne le retenait pas dans sa chaise, la Rochefoucauld faisait ce
chemin tous les jours. Je suppose qu'il y avait des heures r�serv�es o�
il �tait seul re�u. Mais la porte n'�tait pas souvent ferm�e pour Mme de
S�vign�. Par les lettres qu'elle �crit � sa fille, et aussi par celles,
en petit nombre malheureusement, que Mme de la Fayette lui adressait aux
Rochers ou en Provence, nous savons quels �taient le sujet et le ton de
ces conversations auxquelles la Rochefoucauld prenait part. On y
�tudiait ensemble la carte du pays de Tendre, et dans la r�gion des
_Terres inconnues_ on croyait faire certaines d�couvertes dont on se
promettait de faire part � Mme de Grignan. Ou bien on y dissertait sur
les personnes, et on les comparait entre elles. On d�cidait que Mme de
S�vign� avait le go�t au-dessous de son esprit, et M. de la
Rochefoucauld aussi. Mme de la Fayette l'avait �galement, mais pas tant
que tous les deux, et � force de se jeter dans ces subtilit�s, on
finissait par n'y entendre plus rien. Mais les propos qu'on �changeait
n'�taient pas toujours aussi gais, et, certains soirs d'�t�, o� l'on
restait dans le jardin fleuri et parfum�, on tenait des conversations
d'une telle tristesse, �qu'il semble, �crit Mme de S�vign� � Mme de
Grignan, qu'il n'y ait plus qu'� nous enterrer�.

La Rochefoucauld �tait chez Mme de la Fayette quand on y vint apporter
la nouvelle du passage du Rhin. En m�me temps il apprenait que son fils
a�n�, le prince de Marsillac, �tait bless�, que son dernier fils, le
chevalier de Marsillac, �tait tu�. �Cette gr�le, dit Mme de S�vign�, est
tomb�e sur lui en ma pr�sence. Il a �t� tr�s vivement afflig�; des
larmes ont coul� du fond du coeur, et sa fermet� l'a emp�ch� d'�clater.�
Mais, pour lui, le coup le plus rude �tait celui de la mort de ce jeune
comte de Saint-Paul, au sujet duquel Mme de la Fayette �crivait quelques
ann�es auparavant cette longue lettre � Mme de Sabl�, et que la mort de
son p�re l�gal avait fait depuis peu duc de Longueville. C'�tait sur
celui-l� surtout que les larmes coulaient au fond du coeur, tandis que la
fermet� les emp�chait d'�clater. Tout le monde savait que la
Rochefoucauld �tait inconsolable de la mort de ce fils, tandis que celle
du pauvre chevalier le touchait infiniment moins. Mais la biens�ance,
qui commandait de lui parler de l'un, ne permettait pas de l'entretenir
de l'autre. Aussi Mme de S�vign� recommandait-elle bien � Mme de Grignan
de ne pas se fourvoyer en lui �crivant. �J'ai dans la t�te,
ajoute-t-elle apr�s avoir d�peint, dans l'�loquente lettre que l'on
sait, la douleur de Mme de Longueville, que s'ils s'�taient rencontr�s
tous deux dans ces premiers moments, et qu'il n'y e�t eu que le chat
avec eux, je crois que tous les autres sentiments auraient fait place �
des cris et � des larmes qu'on aurait redoubl�s de bon coeur. C'est une
vision.� La rencontre n'eut point lieu. La Rochefoucauld ne pouvait
franchir la porte des Carm�lites de la rue Saint-Jacques. Mais il y
avait une autre femme devant laquelle il pouvait s'�pancher et laisser
�clater ses larmes sans �tre oblig� de les retenir comme devant Mme de
S�vign�. La Rochefoucauld pleurant avec Mme de la Fayette le fils qu'il
avait eu de Mme de Longueville, cela aussi c'est une vision.

C'est une question qui souvent a piqu� la curiosit� de savoir si cette
�troite liaison de la Rochefoucauld avec Mme de la Fayette n'aurait pas
exerc� sur lui quelque influence adoucissante. Souvent, en particulier,
on s'est demand� si l'opinion d�favorable que l'auteur des _Maximes_
entretenait des femmes n'aurait pas �t� modifi�e par l'amie
toute-puissante dont la modestie aimait � r�p�ter: �M. de la
Rochefoucauld m'a donn� de l'esprit, mais j'ai r�form� son coeur�.
D'ing�nieux commentateurs se sont exerc�s sur ce sujet, et, dans les
cinq �ditions des _Maximes_ qui se sont succ�d� du vivant m�me de la
Rochefoucauld, ils ont cru reconna�tre certaines variantes que Mme de la
Fayette aurait bien pu inspirer. D'autres se sont au contraire �tonn�s,
avec plus de raison, je le crois, que cette influence ne se soit pas
fait davantage sentir, et que les _Maximes_ n'en portent aucune trace
bien apparente. Mais ce qui serait plus int�ressant encore � conna�tre,
ce serait le v�ritable jugement de Mme de la Fayette sur les _Maximes_,
j'entends non pas un jugement g�n�ral comme celui qu'elle a pu porter, �
la suite d'une premi�re lecture, dans ce billet � Mme de Sabl� que j'ai
cit�, mais un jugement explicite sur chacune des maximes en particulier.
Or j'ai eu la bonne fortune de tenir entre mes mains un exemplaire de
l'�dition des _Maximes_ publi�e en 1693 chez Barbin sur la garde duquel
est �crit: �Peu de temps avant sa mort, Mme de la Fayette, en relisant
les _Maximes_ de la Rochefoucauld avec lequel elle avait �t� li�e de
l'amiti� la plus �troite, �crivit en marge ses observations. Cet
exemplaire a �t� trouv�, � la mort de M. l'abb� de la Fayette, son fils,
parmi les livres de la biblioth�que.� J'ai longuement parl� ailleurs de
cet exemplaire inconnu, et j'ai donn� les raisons qu'il y a, suivant
moi, d'attribuer en effet � Mme de la Fayette, sinon la totalit�, du
moins le plus grand nombre de ces observations[2]. Mes lecteurs vont au
reste pouvoir juger si dans quelques-unes des r�flexions que lui
inspiraient les _Maximes_, elle ne se peint pas elle-m�me en traits qui
ne sont pas m�connaissables.

Il faut reconna�tre que Mme de la Fayette ne para�t pas choqu�e de
l'esprit g�n�ral des _Maximes_. _Vrai! excellent! sublime!_ sont des
annotations qui reviennent souvent sous sa plume. Comment d'ailleurs
aurait-elle refus� le t�moignage de son admiration � ces pens�es d'un
tour si �l�gant, d'une vue si profonde, parfois d'une si d�sesp�rante
clairvoyance? Elle-m�me �tait personne d'un esprit sagace, peut-�tre
m�me un peu chagrin, en tout cas m�diocrement port� vers l'illusion. Il
n'est donc pas �tonnant qu'elle n'ait pas pris � tout propos le
contre-pied de la Rochefoucauld, mais souvent aussi elle ne m�nage pas
ses critiques qui se traduisent �galement d'un seul mot, et d'un mot un
peu s�v�re. Ainsi, quand la Rochefoucauld dit: �Le moindre d�faut des
femmes qui se sont abandonn�es � faire l'amour, c'est de faire l'amour�,
Mme de la Fayette r�pond: _Galimatias_. Quand il dit encore: �On ne
devrait s'�tonner que de pouvoir encore s'�tonner�: _Colifichet_, r�pond
Mme de la Fayette, et ces deux mots: _galimatias_, _colifichet_,
reviennent assez fr�quemment. Ou bien, en marge d'un certain nombre de
maximes, elle mettra ces mots: _trivial, rebattu, commun_; et, il faut
en convenir, toujours assez � propos. Mais souvent aussi ses
observations portent sur le fond de la pens�e. Parfois ce sont de
simples restrictions que sugg�re � son esprit temp�r� le caract�re trop
absolu de certaines maximes. �Cela est vrai, mais non pas toujours�, est
une annotation qui se trouv� souvent r�p�t�e. En r�ponse � cette maxime:
�Ce que les hommes ont nomm� amiti�... n'est qu'un commerce o�
l'amour-propre se propose toujours quelque chose � gagner�, elle dira:
�Bon pour l'amiti� commune, mais non pas pour la vraie�. L'amiti�,
contre laquelle s'acharne la Rochefoucauld, lui sugg�re encore une
r�flexion plus digne d'elle par le tour et la pens�e. La maxime
CCCCLXXIII dit: �Quelque rare que soit l'amour, il l'est encore moins
que la v�ritable amiti�, et Mme de la Fayette ajoute: �Je les crois
tous les deux �gaux pour la raret�, parce que le v�ritable de l'amiti�
tient un peu de l'amour, et le v�ritable de l'amour tient aussi de
l'amiti�. Cette distinction ou plut�t ce rapprochement entre le
v�ritable de l'amiti� qui tient un peu de l'amour, et le v�ritable de
l'amour qui tient un peu de l'amiti� ne semblent-ils pas comme un
dernier �cho de la conversation des pr�cieuses? D'ailleurs,
l'amour-amiti�, n'est-ce pas ce que Mme de la Fayette a pratiqu� pendant
vingt ans de sa vie?

Parfois au contraire la contradiction prend une forme directe, et les
maximes contre lesquelles les observations s'inscrivent en faux sont
pr�cis�ment celles qui devaient choquer davantage une �me comme celle de
Mme de la Fayette. J'en citerai quelques exemples: �Notre d�fiance
justifie la tromperie d'autrui�, dit la maxime LXXXVI. �Faux, r�plique
Mme de la Fayette, rien ne saurait justifier une m�chante chose.� �La
constance en amour, dit la maxime CLXXV, est une inconstance perp�tuelle
qui fait que notre coeur s'attache successivement � toutes les qualit�s
de la personne que nous aimons.� �Faux, r�torque Mme de la Fayette,
c'est vouloir chicaner que de ne pas vouloir reconna�tre une constance
en forme.� �Plus on aime une ma�tresse, dit la maxime CXI, et plus on
est pr�s de la ha�r.� Et Mme de la Fayette de r�pondre avec fiert� (ne
croirait-on pas l'entendre?): �Faux en g�n�ral, � moins qu'on n'entende
une ma�tresse trop facile�. Il est vrai qu'� la m�me pens�e, mais
diff�remment exprim�e: �Il est plus difficile d'�tre fid�le � sa
ma�tresse quand on est heureux que quand on en est maltrait�, elle
donne ailleurs son assentiment, et elle ajoute, en femme qui a connu
l'art de manier les hommes: �Vrai, parce qu'il n'y a plus de barri�re
d'esp�rance qui puisse arr�ter�. Peut-�tre �tait-ce une barri�re
d'esp�rance qui, pendant plusieurs ann�es, lui avait servi � arr�ter la
Rochefoucauld?

Ce ne sont pas seulement des �loges ou des contradictions que sugg�re �
Mme de la Fayette cette revision des _Maximes_. Elle propose aussi des
variantes ou elle ajoute des commentaires. Si ces variantes n'ont pas la
force des _Maximes_, elles ne leur c�dent en rien pour la finesse et
parfois la profondeur. Les unes sont de simple style. En place de la
maxime c�l�bre: �La bonne gr�ce est au corps ce que le bon sens est �
l'esprit�, elle propose, non sans raison: �La bonne gr�ce est au corps
ce que la d�licatesse est � l'esprit�. D'autres ont parfois plus de
port�e et sont d'un tour aussi heureux, suivant moi du moins, que les
maximes auxquelles elles r�pondent. Ainsi, les deux suivantes:

Maxime CXXXV: �On est quelquefois aussi diff�rent de soi-m�me que des
autres�. Remarque: �Vrai; on court souvent des hasards avec soi-m�me
comme avec les autres�.

Maxime CLXXXVIII: �La sant� de l'�me n'est pas plus assur�e que celle du
corps�. Remarque: �Vrai; l'�me a ses crises comme le corps�.

D'autres enfin sont int�ressantes par le sentiment qui les a dict�es, et
parce qu'elles sont d'accord avec la nature morale de Mme de la Fayette.
C'est ainsi qu'elle prendra la d�fense de la raison contre la maxime
CCCCLXIX: �On ne souhaite jamais si ardemment ce qu'on ne souhaite que
par raison�.--�Faux en quelque fa�on, dira-t-elle, parce qu'il arrive
quelquefois que l'on s'abandonne enti�rement � la raison.� Elle prendra
aussi, du m�me coup, la d�fense de la d�votion et celle de l'amiti�. �
la maxime CCCCXXVII: �La plupart des amis d�go�tent de l'amiti�, et la
plupart des d�vots d�go�tent de d�votion�, elle fera cette double
r�ponse: �Parce que la plupart prennent l'une et l'autre � gauche; c'est
peut-�tre aussi � cause que personne n'entend ni la d�votion, ni
l'amiti�. Mais les annotations les plus piquantes sont celles o� elle
dialogue, en quelque sorte, avec la Rochefoucauld � propos des femmes et
de l'amour. Point de pruderie. Dans ce monde de Mme de S�vign�, on ne
s'en piquait gu�re. Elle compl�tera la maxime CCCCXL: �Ce qui fait que
la plupart des femmes sont peu touch�es de l'amiti�, c'est qu'elle est
fade quand on a senti de l'amour�, en ajoutant bravement: �C'est qu'il y
a de tout dans l'amour: de l'esprit, du coeur et du corps�. Ailleurs,
elle donne � la m�me pens�e une forme plus plaisante, et en marge de la
maxime CCCCLXXI: �Dans les premi�res passions, les femmes aiment
l'amant, et dans les autres elles aiment l'amour�, elle ajoutera ces
mots: �Et autre chose itout.�. Elle ne para�t cependant pas entendre
l'amour tout � fait de la m�me fa�on que la Rochefoucauld. Elle
applaudira quand il dit: �L'amour pr�te son nom � une infinit� de
commerces qu'on lui attribue, et o� il n'a non plus de part que le doge
� ce qui se fait � Venise�, et elle compl�te par cette remarque, qui
vaut bien la maxime elle-m�me: �L'amour ne pr�te pas son nom, mais on le
lui prend�. Mais quand il lancera cette maxime hardie, dont, �
l'entendre de certaine fa�on, on trouverait le d�veloppement chez
Schopenhauer et chez d'autres encore: �Si on juge de l'amour par la
plupart de ses effets, il ressemble plus � la haine qu'� l'amiti�, elle
n'est plus d'accord: �Je ne comprends pas cela�, dira-t-elle d'abord;
puis elle ajoutera, comme apr�s r�flexion: �Bon pour l'amour violent et
jaloux, qui, selon beaucoup de gens, est le v�ritable amour�. Le
v�ritable amour! Cette �me pure et d�licate ne montre-t-elle pas comment
elle l'entendait, et comment elle aurait aim� � le go�ter lorsqu'� la
maxime CXIII: �Il y a de bons mariages, mais il n'y en a point de
d�licieux�, elle fait cette r�ponse: �Je ne sais s'il n'y en a point de
d�licieux; mais je crois qu'il peut y en avoir�.

M�mes nuances lorsqu'il s'agit des femmes. On sait combien les _Maximes_
sont dures pour elles. L'abbesse de Malnoue n'avait pas tort de s'en
plaindre. Cependant, Mme de la Fayette ne s'en va pas sottement prendre
sur tous les points leur d�fense. Elle sait qu'il y en a quelques-unes
de d�vergond�es, et beaucoup de coquettes. La coquetterie lui inspire
m�me cette r�flexion que ne d�savoueraient pas nos psychologues:
�qu'elle est plus oppos�e � l'amour que l'insensibilit�. Mais il y a
certaine fa�on par trop d�daigneuse de parler des femmes qu'elle ne
laisse jamais passer sans protestation. �Il y a peu de femmes, dit la
maxime CCCCLXXIV, dont le m�rite dure plus que la beaut�.� �C'est selon
l'usage que vous voulez faire de leur m�rite�, r�pond-elle
spirituellement. La m�me maxime, il est vrai, porte cette autre
annotation, �crite sans doute dans une heure de tristesse et qui semble
contredire un peu la pr�c�dente: _Experto crede Roberto_. Mais ne la
retrouve-t-on pas �galement dans cet enjouement et dans cette
m�lancolie? N'est-ce pas bien elle encore qui, � l'impertinente maxime
CCCLXVII: �Il y a peu d'honn�tes femmes qui ne soient lasses de leur
m�tier�, r�pond fi�rement: �Il n'y a pas de m�tier plus lassant,
lorsqu'on le fait par m�tier�. Enfin, ne se peint-elle pas tout enti�re
lorsque, � la maxime CCCCLXVI: �De toutes les passions violentes, celle
qui sied le moins mal aux femmes, c'est l'amour�, elle ajoute ce
commentaire: �Vrai, parce qu'il para�t le moins, et qu'il est ais� de le
cacher: le caract�re d'une femme _est de n'avoir rien qui puisse
marquer_�?

�N'avoir rien qui puisse marquer.� N'est-ce pas, en effet, le caract�re
qu'en d�pit de la _Princesse de Cl�ves_ et de la Rochefoucauld, Mme de
la Fayette avait voulu conserver � sa vie? Ses amis l'appelaient: _le
brouillard_. Ce dernier trait ach�ve � mes yeux de confirmer
l'attribution si formelle que porte le volume lui-m�me. C'est surtout,
je le reconnais, affaire d'impression morale, mais plus j'ai feuillet�
ce petit livre jauni par le temps, et plus j'ai eu le sentiment qu'il
�tait tout impr�gn� de Mme de la Fayette, et qu'il exhalait son parfum.
J'aime � me la repr�senter dans les premiers mois de cette ann�e 1693,
d�j� d�tach�e de tout �par cette vue si longue et si prochaine de la
mort qui faisait para�tre � Mme de Cl�ves les choses de cette vie de cet
oeil si diff�rent dont on les voit dans la sant�; mais cependant,
attendant avec impatience ces �preuves[3] que chaque semaine lui
envoyait Barbin, les recevant peut-�tre dans ce petit cabinet couvert,
au fond du jardin, o� elle avait autrefois, en compagnie de la
Rochefoucauld et de Mme de S�vign�, pass� de si douces heures, les
revoyant sans embarras avec son fils, lui dictant tant�t ses objections,
tant�t ses �loges, et engageant ainsi avec celui qui avait tenu une si
grande place dans sa vie comme une conversation supr�me. Quatorze ann�es
auparavant, Mme de Longueville avait pr�c�d� de quelques mois dans la
tombe, mais sans l'avoir revu � sa derni�re heure, celui dont la pens�e
ne pouvait faire na�tre en elle que confusion et remords. Mme de la
Fayette pouvait, au contraire et sans scrupules, l'admettre en quelque
sorte en tiers entre elle et Dieu. Parfois le sacrifice recueille ainsi
sa r�compense tardive, et Mme de la Fayette devait en avoir le sentiment
lorsqu'� cette am�re maxime de la Rochefoucauld: �Dans la vieillesse de
l'amour, comme dans celle de l'�ge, on vit encore pour les maux, mais on
ne vit plus pour les plaisirs�, elle opposait cette douce r�ponse: �Il y
a quelquefois des regains dans l'un et dans l'autre qui font revivre
pour les plaisirs�. Ce regain qui la faisait revivre et ce dernier
plaisir qu'elle go�tait, c'est de tous le plus pr�cieux, mais aussi le
plus rare: c'est la douceur des purs souvenirs.




IV

LES AFFAIRES


Revenons quelque peu en arri�re, et jetons un coup d'oeil d'ensemble sur
cette p�riode brillante de cour et de monde qui dura environ vingt ans
dans la vie de Mme de la Fayette, depuis le mariage de Madame jusqu'� la
mort de la Rochefoucauld. On se rappelle ses d�buts modestes, sa
situation un peu fausse, entre un beau-p�re indiff�rent et une m�re
assez sotte, ses gaucheries de jeunesse dont elle se tire cependant par
sa droiture, enfin son mariage un peu difficile. Nous venons de la voir
successivement en faveur d�clar�e aupr�s de la plus brillante des
princesses, en amiti� �troite avec la plus aimable des femmes, en
intimit� ouverte avec un des plus grands seigneurs de France, recherch�e
du monde, en cr�dit � la cour. Pareille transformation ne s'�tait pas
op�r�e dans sa destin�e sans qu'� beaucoup de bonheur, se joign�t un peu
de savoir-faire. Il ne faudrait pas, en effet, se repr�senter Mme de la
Fayette comme � ce point absorb�e par le sentiment, qu'elle ne conn�t ni
autre occupation ni autre int�r�t. Je laisse de c�t�, pour y revenir
tout � l'heure, la part importante que la composition litt�raire tenait
dans sa vie. Je me borne � faire remarquer que la _Princesse de
Montpensier_, _Zayde_ et la _Princesse de Cl�ves_ ont paru entre 1662 et
1678, c'est-�-dire pr�cis�ment au cours de cette p�riode brillante. Mais
�crire ne fut jamais, dans la vie de Mme de la Fayette, qu'un
d�lassement et un passe-temps; elle travaillait lentement, � ses heures,
un peu comme on cause, et sa vie ne ressembla jamais en rien � celle
d'une femme de lettres qui produit pour produire, et � peine un ouvrage
termin� en commence un autre. Elle avait, en effet, d'autres affaires.
La principale �tait de veiller � l'�tablissement de ses fils. Elle en
avait deux. Contrairement � ce qui �tait l'usage dans les familles
nobles, ce fut l'a�n� qui entra dans les ordres. �C'�tait, dit
Saint-Simon, un homme d'esprit, de lettres, de campagne, cynique et
singulier, qui avait de l'honneur et des amis.� Il fallait pourvoir ce
fils de b�n�fices, obtenir d'abord pour lui une pension sur l'abbaye de
Saint-Germain, puis l'abbaye de la Greneti�re, puis celle de Valmon,
puis celle de Dalon, puis encore de toutes ces faveurs aller remercier
le roi qui les accompagnait de tant de paroles agr�ables qu'il y avait
lieu d'en attendre encore de plus grandes gr�ces.

Il fallait aussi penser au second. Celui-l�, qui devait prendre le titre
de marquis de la Fayette, avait choisi la carri�re des armes. Mais il
n'en co�ta pas pour cela moins de peine � sa m�re. Fort jeune encore, il
avait fait campagne et s'�tait distingu� par sa valeur. En r�compense,
il obtint de bonne heure la faveur d'un r�giment, le r�giment de la
F�re. C'�tait � la bienveillance de Louvois que cette faveur �tait due,
mais la bienveillance de Louvois �tait due � la Rochefoucauld, dont le
petit-fils �pousa une fille de Louvois, et, par cons�quent, � Mme de la
Fayette. Aussi le _Mercure_ semblait-il reconna�tre la part qu'elle
avait � cette nomination, lorsqu'apr�s l'avoir annonc�e, il parlait de
la m�re du jeune colonel, et qu'il ajoutait: �Tout le monde convient de
la d�licatesse de son esprit et qu'il n'y eut jamais rien de plus
g�n�ral que l'estime qu'on a pour elle�. Elle aidait son fils � trouver
des hommes pour son r�giment; elle en parlait � plusieurs personnes,
pour les avoir � meilleur march�; et elle-m�me contait plaisamment un
jour � Gourville �que s'�tant adress�e pour cela � un ma�tre des
comptes, il lui amena douze bons hommes dont il lui fit pr�sent�. Mais
ce fut une bien autre affaire encore lorsqu'il s'agit de marier ce fils,
seul rejeton de la branche qui p�t faire souche � son tour. Mme de la
Fayette s'en occupa de bonne heure. Lassay raconte � ce propos, dans une
longue lettre � Mme de Maintenon, une histoire assez peu vraisemblable.
S'il fallait l'en croire, il aurait, avant de partir pour la Hongrie �
la suite du prince de Conti, laiss� � Mme de la Fayette, dont il �tait
l'ami, tous ses papiers, la conduite de ses affaires, une procuration
g�n�rale, et le soin d'une fille qu'il avait, et qui �tait au couvent du
Cherche-Midi. Mme de la Fayette, s'apercevant, par la connaissance
qu'elle prit des affaires de Lassay, qu'il avait plus de bien qu'elle ne
pensait, se serait mis en t�te de marier son fils avec la jeune fille
qui lui �tait confi�e. Pour y d�terminer Lassay, elle aurait en secret
sollicit� de Louvois une lettre de cachet interdisant � l'abbesse du
Cherche-Midi de laisser sortir la fille de Lassay; elle aurait ensuite
�crit � celui-ci, d�s son retour de Hongrie, pour lui offrir ses bons
offices afin de faire lever cette lettre; enfin, elle aurait invit�
Segrais � lui �crire �galement une lettre o� il mettait en avant l'id�e
d'un mariage entre la fille de Lassay et le fils de Mme de la Fayette,
en faisant valoir, � l'appui de cette proposition, le cr�dit dont
jouissait Mme de la Fayette qui aiderait Lassay � sortir de ses embarras
de toute nature. Lassay refusa l'offre de mariage, et �crivit � Mme de
Maintenon pour lui demander de faire lever la lettre de cachet. Voil�
des men�es bien tortueuses. Mais que faut-il penser de cet �trange
r�cit? Ce Lassay �tait un grand fou, un peu visionnaire, et fort capable
de se forger des chim�res. Sa fille, qui devait plus tard �pouser le
comte de Coligny, n'avait que onze ans. L'intrigue e�t �t� conduite d'un
peu loin. C'est donc une affaire � laisser, pour le moins, dans le
doute, en se souvenant toutefois qu'il ne faut d�fier de rien une m�re
d�sireuse de bien marier son fils.

Mme de la Fayette devait, au reste, et sans tant de peines, arriver � ce
r�sultat. Elle conclut en 1689 l'union du jeune marquis avec
l'arri�re-petite-fille de Marillac, le garde des sceaux qui fut, avec
son fr�re le mar�chal, une des victimes de Richelieu. La jeune Madeleine
de Marillac �tait jolie, �veill�e; elle avait deux cent mille livres de
dot, �des nourritures � l'infini�. Mme de la Fayette assurait tout son
bien aux jeunes �poux; autant en faisait l'abb�. Le mariage avait
l'approbation g�n�rale, et Mme de la Fayette, enchant�e d'avoir si bien
r�ussi, se faisait brave pour la noce. Ce fut sa derni�re joie d'avoir
mis son fils dans une si grande et si honorable alliance. H�las! ce fils
ne devait survivre que d'une ann�e � sa m�re. Il mourut en 1694 au si�ge
de Landau, ne laissant qu'une fille. �Sa pauvre m�re, �crivait
Coulanges, n'avait pens� qu'� remettre ce nom et cette maison � la cour,
et la voil� sur la t�te d'une petite fille.� Cette petite fille fit
elle-m�me un grand mariage: elle �pousa le duc de la Tr�mo�lle[4]; mais
elle devait mourir � vingt-six ans!

En travaillant ainsi pour ses enfants, Mme de la Fayette n'obligea point
des ingrats. Elle v�cut toujours en termes affectueux aussi bien avec le
colonel qu'avec l'abb�, et tous deux savaient ce qu'ils lui devaient.
Entre autres obligations, ils lui avaient celle d'avoir, apr�s la mort
de leur p�re, d�fendu leur h�ritage, et tenu t�te � des adversaires
processifs. On trouve dans la correspondance de Mme de la Fayette avec
M�nage le contre-coup des pr�occupations que ces contestations
judiciaires lui causaient. Elle s'�tonne des aptitudes qu'elle s'�tait
tout � coup d�couvertes: �C'est une chose admirable que ce que fait
l'int�r�t que l'on porte aux affaires. Si celles-ci n'�taient pas les
miennes, je n'y comprendrais non plus que le haut allemand, et je les
sais dans ma t�te comme mon _Pater_. Je dispute tous les jours contre
les gens d'affaires de choses dont je n'ai nulle connaissance, et o� mon
int�r�t seul me donne de la lumi�re.� M�nage s'emploie pour elle �
solliciter le juge, comme on disait autrefois, et il para�t avoir jou�
le r�le d'un v�ritable ami. Mme de la Fayette l'en r�compense en
t�moignant non moins d'int�r�t aux affaires de M�nage qu'aux siennes
propres. En femme qui a appris � conna�tre le prix de l'argent, elle le
tance vertement pour avoir pr�t� sans garantie quatre cents pistoles �
un gentilhomme su�dois. �Il n'y a que vous au monde, lui �crit-elle, qui
aille chercher des gens du Nord pour leur pr�ter votre argent. Je pense
que c'est pour �tre plus assur� qu'on ne vous le rendra point, car je ne
crois pas que vous pr�tendiez le retirer de votre vie. Mais est-ce que
vous ne comprenez point ce que c'est que quatre cents pistoles, pour les
jeter ainsi � la t�te d'un Ostrogoth que vous ne reverrez jamais. Je dis
qu'il vous faudrait mettre en tut�le.�

Cette entente des affaires qu'avait acquise Mme de la Fayette ne servait
pas � elle seule; elle en fit �galement profiter la Rochefoucauld. �Elle
l'emp�cha, nous dit Segrais, de perdre le plus beau de ses biens, en lui
procurant le moyen de prouver qu'ils �taient substitu�s.� Mme de S�vign�
qui avait fait usage du cr�dit de Mme de la Fayette, tant�t pour son
fils, tant�t pour sa fille, ne pouvait trop admirer l'art avec lequel
elle savait se procurer des amis. �Voyez, �crivait-elle � Mme de
Grignan, comme Mme de la Fayette se trouve riche en amis de tous c�t�s
et de toutes conditions: elle a cent bras, elle atteint partout; ses
enfants savent bien qu'en dire, et la remercient tous les jours de
s'�tre form� un esprit si liant.� Gourville de son c�t� nous la
repr�sente �passant ordinairement deux heures de sa matin�e � entretenir
commerce avec tous ceux qui pouvaient lui �tre bons � quelque chose, et
� faire des reproches � ceux qui ne la voyaient pas aussi souvent
qu'elle le d�sirait, pour les tenir sous sa main, pour voir � quel usage
elle les pouvait mettre chaque jour�. Assur�ment il y a de la malice et
m�me de la malveillance dans ce portrait. Mais il est certain cependant
que ce cr�dit de Mme de la Fayette �tant un peu artificiel, et tenant
plus � son savoir-faire qu'� sa situation, elle ne le pouvait maintenir
qu'au prix d'une application constante. Il n'y a rien l� qui d�range
l'id�e qu'on aime � se faire de l'auteur de la _Princesse de Cl�ves_.
Mme de la Fayette n'a jamais vis� � passer pour une sainte. Elle �tait
du monde; elle en avait les pr�occupations et, si l'on veut, les
faiblesses; mais, comme nous la voyons toujours employer son activit� au
profit soit de ses enfants, soit de ses amis, je ne vois pas qu'il y ait
� la d�fendre de ces faiblesses qui prenaient la forme assur�ment la
plus excusable: celle de l'amour maternel et de l'amiti�.

Je ne puis non plus m'emp�cher de trouver qu'il a �t� fait un peu trop
de bruit � propos de ses lettres au secr�taire de la duchesse de Savoie,
et je suis tent� sur ce point de chercher querelle � l'�crivain d'�lite
qui a sign� du nom d'Arv�de Barine tant d'oeuvres, tant�t l�g�res, tant�t
profondes, mais toujours attrayantes et exquises. J'oserai lui reprocher
d'avoir en signalant, il y a quelques ann�es d�j�, la publication de ces
lettres, trop c�d� � l'amour du pittoresque, et de s'�tre complu �
mettre en regard d'une Mme de la Fayette, l�gendaire et un peu
id�alis�e, une nouvelle Mme de la Fayette, habile, int�ress�e et presque
intrigante. C'est un peu sa faute en effet (rien n'�tant contagieux
comme l'exemple du talent) si d'autres sont venus qui, avec moins
d'esprit et de mesure, ont, � propos de ces malheureuses lettres, trait�
Mme de la Fayette de rou�e, d'avide et d'hypocrite. De telle sorte
qu'une l�gende nouvelle, mais en sens inverse, est en train de
s'�tablir, et comme personne ou presque personne n'a lu les lettres
elles-m�mes, la r�putation de Mme de la Fayette en a souffert. Voyons
donc un peu ce qu'il y a au fond de cette querelle et �tablissons
d'abord l'origine et la nature des relations de Mme de la Fayette avec
la duchesse de Savoie.

Jeanne-Baptiste de Nemours, femme de Charles-Emmanuel, duc de Savoie,
�tait fille de ce duc de Nemours qui avait �t� tu�, dans un duel
tragique, par son beau-fr�re le duc de Beaufort. Sa jeunesse s'�tait
pass�e � la cour d'Anne d'Autriche, o� elle avait eu des d�buts
brillants. Elle �tait extr�mement belle, quoi qu'en dise dans ses
_M�moires_ Mlle de Montpensier, qui, assez d�nigrante de son naturel,
avait de plus quelques griefs contre elle. �Il y a peu de personnes dont
le m�rite ait fait plus de bruit dans le monde que celui de Madame
Royale, �crivait un envoy� secret que la France entretenait � Turin, et
il semblerait qu'ayant � parler d'une personne qui n'est plus jeune,
puisqu'elle passe quarante-cinq ans, on devrait taire les avantages du
corps pour ne s'arr�ter qu'� ceux de l'esprit. Cependant il est constant
qu'� l'heure pr�sente, l'�ge n'a rien diminu� des gr�ces de cette
princesse, et qu'elle efface encore aujourd'hui les plus belles femmes
de sa cour par la noblesse de son air, et par je ne sais quels agr�ments
qui lui sont particuliers.� Plus jeune de dix ann�es que Mme de la
Fayette, comme l'�tait Madame, Jeanne-Baptiste de Nemours para�t lui
avoir inspir�, et avoir con�u pour elle un attachement de la m�me
nature. Il faut toute notre morgue d�mocratique pour ne pas comprendre
la force de ces attachements, d'une nature si particuli�re, qui naissent
du d�vouement et que resserrent encore l'�loignement ou l'exil. Quand
Jeanne-Baptiste �pousa en 1665 le duc Charles-Emmanuel II de Savoie, et
qu'elle quitta, non sans regret sans doute, Paris pour Turin, elle fit
promettre � Mme de la Fayette de demeurer en correspondance avec elle,
et Mme de la Fayette, �extr�mement entest�e � lui plaire�, dit une
lettre du temps, s'engagea � lui adresser des relations tr�s exactes de
tout ce qu'elle saurait de la cour et d'ailleurs. Lorsque Mme de la
Fayette prenait cet engagement, elle ne pr�voyait gu�re la place que
cette relation tiendrait dans sa vie, ni les ennuis que sa royale amie
lui causerait. Convenons tout de suite que cette affection ne para�t pas
avoir �t� tr�s bien plac�e, et que, malgr� de tr�s r�elles qualit�s
d'intelligence et de courage, malgr� des s�ductions de coeur et
d'intelligence auxquelles la relation in�dite dont j'ai cit� tout �
l'heure un fragment rend encore hommage, en parlant �d'une certaine
�l�vation simple et modeste et d'une libert� d'esprit qu'elle conservait
dans l'embarras des plus grandes affaires�, la duchesse de Savoie ne
s'est pas montr�e toujours digne d'une amie aussi sage et aussi �clair�e
que l'�tait Mme de la Fayette. Mais il faut lui tenir compte des excuses
qu'elle pouvait invoquer. Durant les ann�es o� elle partagea le tr�ne
avec son mari, sa vie fut une vie de d�go�ts et d'humiliations. Tenue �
l'�cart de toutes les affaires, humili�e en sa double qualit� de femme
et de souveraine, son tort fut de prendre une double revanche, lorsque
la mort de Charles-Emmanuel et la minorit� de son fils l'eurent mise en
possession de la r�gence. Madame Royale (c'�tait le titre que lui
assignait l'�tiquette de la cour de Savoie) n'eut plus qu'une pens�e:
exercer � son tour la r�alit� du pouvoir. Aussi tint-elle son fils dans
un �tat de d�pendance et d'humiliation que celui-ci devait lui faire
payer ch�rement un jour. Malheureusement, elle voulut conna�tre aussi
d'autres d�dommagements. Elle eut des favoris, et, qui pis est, des
favoris indiscrets: entre autres un certain comte de Saint-Maurice,
vantard, int�ress�, avide, avec lequel elle finit par se brouiller, puis
d'autres apr�s lui. Mais quoi? s'il fallait renoncer � toutes les
relations de jeunesse qui ont manqu� � l'id�al ou � la vertu, le nombre
de celles qu'on conserverait ne laisserait pas d'�tre assez restreint
vers la fin de la vie. Les rapports affectueux de Madame Royale avec Mme
de la Fayette �taient parfaitement connus des amies de cette derni�re,
et Mme de S�vign� en parle � plusieurs reprises. On savait �galement que
lors des d�m�l�s de Madame Royale avec son fils, o� la cour de France
avait pris parti pour Madame Royale, Mme de la Fayette avait � plusieurs
reprises servi d'interm�diaire � Louvois aupr�s de la r�gente. Tout cela
�tait parfaitement connu, et personne n'y avait vu de mal, lorsque M.
Perrero a d�couvert dans les archives de Savoie et publi� � Turin
vingt-huit lettres de Mme de la Fayette � Lescheraine, le secr�taire
particulier de la duchesse de Savoie. Ce sont ces lettres qui ont fait
scandale.

Il en r�sulte incontestablement la preuve que Mme de la Fayette �tait
habituellement m�l�e � toutes les affaires qui concernaient Madame
Royale, et qu'elle avait �galement � coeur sa r�putation, ses int�r�ts et
ses plaisirs. O� est le crime en soi et faut-il, comme on l'a fait,
accuser sa sensibilit�, parce qu'une de ses lettres � Lescheraine est du
mois de mai 1680, tandis que la mort de la Rochefoucauld est du mois de
mars de cette m�me ann�e? �Le coeur est bris�, a-t-on dit, mais la t�te
reste vive et nette.� Sans doute. Fallait-il qu'elle dev�nt folle, ou
bien lui reproche-t-on, parce qu'elle avait eu la douleur de perdre la
Rochefoucauld, de n'avoir pas renonc� du m�me coup � une affection qui
remontait pour elle � tant d'ann�es. Mais puisque je suis amen� � parler
de cette lettre, j'en citerai un passage assez curieux parce qu'on y
retrouve la mesure et le bon go�t de Mme de la Fayette, � propos d'un
pan�gyrique de Madame Royale, que Lescheraine avait fait ins�rer dans la
_Gazette de France_. �Votre relation est trop belle, lui �crit-elle. Il
ne faut point de fleurs ni d'air �gay� dans ces natures de choses et il
faut que tout soit noble et simple. Au moins c'est le go�t pr�sent de ce
pays ici, mais je doute que ce soit celui du lieu o� vous �tes; ainsi je
ne vous condamne pas. Les p�riodes longues ne sont pas non plus du style
que l'on aime. J'ai vu une lettre dans le _Mercure galant_ qui doit �tre
de vous. Je songeais bien en la lisant que je ne vous la laisserais pas
porter en l'autre monde, � cause de la longueur des p�riodes. Voil� tout
ce qu'une fluxion sur le visage me permet de vous dire.�

C'est bien la lettre de la femme qui disait qu'une p�riode retranch�e
d'un ouvrage vaut un louis, et un mot vingt sous. Elle ne s'exprime pas
avec moins de finesse, dans une autre lettre, � propos des
pr�occupations que lui cause l'humeur amoureuse de Madame Royale. �Ce
pauvre chien� de Saint-Maurice vient d'�tre renvoy�, mais elle craint
qu'il ne soit t�t remplac�, et Lescheraine ne parvient pas � dissiper
ses appr�hensions. �Je vous ai trouv� si rassur�, d'un ordinaire �
l'autre, sur un chapitre o� il faut des ann�es enti�res pour se
rassurer, que je ne sais si vous m'avez parl� sinc�rement. Encore, quand
je dis des ann�es enti�res, c'est des si�cles qu'il faut dire, car �
quel �ge et dans quel temps est-on � couvert de l'amour, surtout quand
on a senti le charme d'en �tre occup�? On oublie les maux qui le
suivent; on ne se souvient que des plaisirs, et les r�solutions
s'�vanouissent.� Et, dans une autre lettre: �Je vous assure que je ne
ferai part � personne, sans exception, de vos proph�ties; mais il me
semble qu'elles ne vous sont point particuli�res et que le bruit g�n�ral
promet le m�me bonheur � ce petit homme. Il faut faire tout ce qui sera
possible pour l'emp�cher d'�tre heureux, parce que son bonheur sera le
malheur de la personne que nous honorons. Le bonheur m�me du cavalier ne
sera peut-�tre pas sans traverses; ces sortes de places ne sont ni
tranquilles ni �ternelles.�

Les proph�ties de Lescheraine, qui changeait si facilement d'avis d'un
ordinaire � l'autre, et les inqui�tudes de Mme de Lafayette, ne devaient
pas tarder � se r�aliser. Ce fut le comte Masin, un petit Ni�ard, comme
dit Mme de la Fayette, qui rempla�a le comte de Saint-Maurice, et
quoiqu'il t�nt la place plus modestement, le bruit de son bonheur ne
tarda pas � se r�pandre au del� des murs de Turin. Aussi voyons-nous Mme
de la Fayette fort troubl�e de l'apparition d'un libelle �aussi fol que
malin�, imprim� en Hollande sous ce titre: _Les Amours de la cour de
Turin_, prendre ses pr�cautions en cons�quence, et s'occuper de concert
avec Lescheraine � en arr�ter la distribution. Il ne me semble pas qu'il
y ait � bl�mer sa sollicitude ni � railler son d�vouement dans une
circonstance o� l'honneur de Madame Royale �tait en jeu.

Les circonstances devaient se charger au reste de grandir le r�le de Mme
de la Fayette, en faisant d'elle un agent v�ritable de la politique
fran�aise. Il faut lire dans la belle _Histoire de Louvois_, de M.
Camille Rousset, compl�t�e par la publication de M. Perrero, les d�tails
de la lutte, � la fois mesquine et dramatique, qui finit par s'engager
entre la m�re et le fils, lutte o� tout prenait les proportions d'un
�v�nement, depuis un voyage que le duc de Savoie avait fait � la V�nerie
sans emmener sa m�re, jusqu'aux changements apport�s dans l'uniforme du
r�giment qui portait le nom de Madame Royale. L'histoire n'aurait pas
cependant conserv� le souvenir de ces discussions si, � chaque instant,
Madame Royale n'avait invoqu� dans son int�r�t l'intervention de la cour
de France, tandis que de son c�t� le duc de Savoie s'effor�ait de se
rendre cette cour favorable, tout en pr�parant la d�fection qu'il devait
consommer en prenant part � la coalition de 1690. Louvois �tait alors le
ministre tout-puissant dont il fallait capter la faveur. Le duc de
Savoie avait comme interm�diaire aupr�s de lui son ambassadeur. Mais
Madame Royale avait Mme de la Fayette, et des deux celle-ci n'�tait pas
l'agent le moins actif ni le moins puissant. Aussi l'ambassadeur de
Savoie, d�sesp�r� de rencontrer souvent chez Louvois un esprit d�j�
pr�venu contre son ma�tre, �crivait-il au duc de Savoie: �Mme de la
Fayette est un furet qui va guettant, et parlant � toute la France pour
soutenir Madame Royale en tout ce qu'elle fait�. Ce qui venait en aide �
Mme de la Fayette, c'est que Madame Royale, emport�e par son
ressentiment, n'h�sitait pas � trahir en quelque sorte le gouvernement
de son fils en faisant parvenir � Louvois les renseignements qu'elle
jugeait pouvoir lui �tre utiles sur les man�ges qui se pratiquaient �
Turin contre la France. Les lettres de Mme de la Fayette ne donnent
cependant point � penser qu'elle ait eu connaissance de la gravit� des
int�r�ts qui se dissimulaient sous cette querelle de famille; ce qui la
pr�occupe surtout, c'est de d�fendre la m�re contre les repr�sailles
assez l�gitimes de son fils. La t�che qu'elle avait entreprise ne lui
�tait gu�re rendue facile. Si elle r�ussissait � se faire �couter de
Louvois, elle n'avait pas toujours autant de succ�s aupr�s de Madame
Royale elle-m�me. Aussi, dans un acc�s de d�pit, �videmment inspir� par
le peu de cas qu'on faisait de ses avis, �crivait-elle un jour �
Lescheraine: �L'on donne des conseils, mon cher monsieur, mais l'on
n'imprime point de conduite. C'est une maxime que j'ai pri� M. de la
Rochefoucauld de mettre dans les siennes[5]. J'�cris n�anmoins, vous le
verrez.� Elle ne se d�courageait pas en effet, et, bien que la derni�re
des lettres publi�es par M. Perrero date de 1681, il n'y a pas lieu de
douter qu'elle ne soit demeur�e jusqu'au bout amie d�vou�e et de bon
conseil. Je ne vois pas quel crime on peut lui faire d'�tre rest�e
fid�le dans l'adversit� � un attachement qui datait de sa jeunesse et
d'avoir servi en m�me temps, quoique d'une fa�on peut-�tre inconsciente,
les int�r�ts de la France.

Reste � discuter un dernier chef d'accusation, car c'est un v�ritable
r�quisitoire qui a �t� dress� contre Mme de la Fayette � la suite de la
publication de M. Perrero. La duchesse de Savoie recevait assez
fr�quemment de sa soeur, la reine de Portugal, des caisses de pr�sents.
Ces pr�sents consistaient en objets venant des Indes, pays avec lequel
le Portugal �tait alors un des rares peuples de l'Europe entretenant un
commerce actif. Le crime de Mme de la Fayette est d'avoir t�moign� �
Lescheraine le plaisir qu'elle aurait � ne pas �tre oubli�e dans la
distribution que Madame Royale faisait de ces pr�sents, parmi les
personnes de sa cour. �J'ai bien sur le coeur contre vous, lui
�crit-elle, de ne m'avoir rien su d�rober quand les pr�sents vinrent du
Portugal. Si vous faites la m�me chose au retour de M. de Dronero (le
marquis de Dronero, qui allait en ambassade � Lisbonne demander la main
de l'infante pour Victor-Am�d�e), je rabattrai les deux tiers de la
bonne opinion que j'ai de vous. J'ai d�j� mand� � Madame Royale que nous
aimions ici tout ce qui vient des Indes, jusques au papier qui fait les
enveloppes.� Cette innocente phrase a suffi pour faire traiter Mme de la
Fayette de personne rapace et cupide. Or en quoi consistaient ces
pr�sents du Portugal qui lui faisaient si fort envie? Elle-m�me va nous
le dire, dans une lettre suivante: en petites bo�tes de bois verni et de
laque cisel�e. Mais, par contre, quand elle a charg� Lescheraine de
faire fabriquer pour son compte trente aunes de damas � la fabrique de
Turin, elle le gronde � plusieurs reprises d'avoir parl� de cette
commission � Madame Royale, car celle-ci s'�tait empress�e de d�clarer
qu'elle voulait faire don de ces trente aunes � Mme de la Fayette.
�Pourquoi avez-vous eu la langue si longue? lui �crit-elle... Je suis
honteuse que vous ayez parl� � Madame Royale. Elle me comble de biens.�
Ajoutons que si elle exprime � plusieurs reprises sa satisfaction
d'avoir re�u en pr�sent de Madame Royale de belles copies des tableaux
qui se trouvaient au mus�e de Turin, rien ne montre qu'elle les ait
sollicit�es. C'�tait pour Madame Royale le moyen de reconna�tre le soin
que prenait Mme de la Fayette de lui envoyer de Paris des objets
d'ajustement et autres bagatelles. On a honte vraiment de d�fendre une
femme comme Mme de la Fayette d'accusations aussi basses. Il le fallait
cependant, et il �tait n�cessaire de montrer que ces lettres publi�es
par M. Perrero ont r�v�l� une Mme de la Fayette nouvelle � ceux-l�
seulement qui ne connaissaient pas la v�ritable. Encore une fois elle
�tait du monde, sinon pour elle-m�me, du moins pour les siens; elle n'en
avait r�pudi� ni les pr�occupations ni les int�r�ts, et elle ne vivait
ni � Port-Royal ni au Carmel. Mais je ne vois pas que, pour nous
appara�tre amie aussi fid�le et, si l'on veut, n�gociatrice aussi habile
qu'elle se montrait m�re attentive et industrieuse, il y ait lieu � rien
rabattre de l'estime o� on la tenait, et je ne puis m'emp�cher de
trouver que ceux qui se sont gendarm�s si fort contre elle ont fait
preuve d'un peu de rigorisme.




V

DERNI�RES ANN�ES


Si l'on jette un coup d'oeil sur cette vie telle que nous venons de la
retracer, il semble que rien n'ait manqu� � Mme de la Fayette de ce qui
est n�cessaire au bonheur. Les grandes �preuves de la vie l'avaient
�pargn�e. Elle avait la fortune, le cr�dit, le talent. Des affections
pr�cieuses l'environnaient. Si sa jeunesse n'avait pas connu
l'enivrement de l'amour, et si son �ge d'or avait �t� un peu terne, les
ann�es l'avaient d�dommag�e, et son �ge d'argent, pour employer une
jolie expression de Mme de Tracy, brillait d'un doux �clat. D'o� vient
cependant que tout ce qui demeure ou ce qu'on rapporte d'elle, lettres,
romans, propos, respire une certaine tristesse, et que, dans le lointain
du pass�, elle nous appara�t comme une figure un peu plaintive et
m�lancolique? Serait-ce que les circonstances de la vie font moins pour
le bonheur ou le malheur de l'�tre qu'un certain fond de nature, et une
certaine humeur qui emp�chent de jouir des biens, ou qui font au
contraire supporter les maux avec l�g�ret�? Benjamin Constant, racontant
un d�ner qu'il avait fait � Lausanne avec des �migr�s qu'il avait
trouv�s dans la d�tresse, ajoutait plaisamment: �Ils se sont efforc�s de
me consoler de leurs malheurs�. On trouve ainsi des gens qui ont le
malheur gai. D'autres au contraire ont le bonheur triste, et Mme de la
Fayette �tait du nombre. Plus d'une raison, il est vrai, entretenait
chez elle cette disposition � la tristesse. C'�tait d'abord une extr�me
sensibilit� qui lui faisait ressentir des choses une impression parfois
excessive. Ainsi, lorsque Mme de S�vign� allait la voir � la veille d'un
d�part pour la Bretagne ou pour la Provence, il ne fallait pas lui dire
que c'�tait une derni�re visite, car sa d�licatesse ne pouvait supporter
la pens�e de cet �loignement et l'�motion d'un adieu. Un jour qu'on
parlait devant elle, et en pr�sence de M. le Duc, de la campagne �
laquelle celui-ci allait prendre part, elle se repr�senta si vivement
les p�rils auxquels il ne pouvait manquer d'�tre expos�, qu'elle ne put
retenir ses larmes. Mais cette sensibilit� un peu maladive avait
elle-m�me pour origine la faiblesse de sa constitution. Assez jeune
encore, puisqu'elle n'avait pas quarante ans, on voit par les lettres de
Mme de S�vign� que d�j� sa sant� �tait profond�ment atteinte. Certains
jours la fi�vre la prend, et ces jours-l� tout la fatigue, m�me de dire
bonjour et bonsoir; c'est un repos complet et absolu qu'il lui faut. Son
mal �tait _les vapeurs_. Les vapeurs tenaient, dans la m�decine d'alors,
la place que les n�vralgies tiennent dans la m�decine d'aujourd'hui.
C'�tait le nom que les m�decins donnaient aux maladies dont ils ne
d�couvraient ni la cause ni le rem�de, et qu'ils traitaient comme sans
cons�quence, jusqu'au jour o� ils les d�claraient mortelles. Mme de la
Fayette en devait faire l'exp�rience. Ses souffrances ne l'emp�chaient
pas de parler plaisamment de ses maux. �C'est un chien de mal que les
vapeurs, �crit-elle � M�nage. On ne sait ni d'o� il vient ni � quoi il
tient. On ne sait que lui faire. On croit l'adoucir, il s'aigrit. Si
jamais je suis en �tat d'�crire, je ferai un livre entier contre ce mal.
Il n'�te pas seulement la sant�. Il �te l'esprit et la raison. Si jamais
j'ai la plume � la main, je vous assure que j'en ferai un beau trait�.�
Mais ce qui lui est le plus p�nible dans son mal, c'est que son humeur
en est alt�r�e. Elle est toujours triste, chagrine, inqui�te, sachant
tr�s bien qu'elle n'a aucun sujet de chagrin, de tristesse ni
d'inqui�tude. Elle se d�sapprouve continuellement. C'est un �tat assez
rude. Aussi ne croit-elle pas y pouvoir subsister, et, dans la pens�e de
sa mort prochaine, elle demande � M�nage, cependant beaucoup plus �g�
qu'elle, de conserver � ses enfants l'amiti� qu'il lui a toujours
t�moign�e. �Un ami tel que vous, dit-elle en terminant cette lettre,
sera le meilleur morceau de la succession que je leur laisserai.�

Mais la v�ritable �preuve de cette seconde moiti� de sa vie fut pour Mme
de la Fayette la perte de la Rochefoucauld. En 1680, elle avait
quarante-six ans, il en avait soixante-cinq. Si fortement travaill�
qu'il f�t par la goutte, il �tait demeur� cependant d'une constitution
robuste, et, d�licate comme elle l'�tait, Mme de la Fayette pouvait
croire qu'il lui survivrait. D'ann�e en ann�e s'�tait resserr� le lien
qui les unissait, et il semble que la Rochefoucauld e�t renonc� � tout
autre int�r�t qu'� vivre pour elle. En 1671, il s'�tait d�mis en faveur
de son fils Marsillac de son duch�-pairie, et depuis 1673 il n'�tait
plus retourn� � Versailles. Bien qu'il ne bouge�t gu�re de Paris, il
avait fait cependant en 1676 un brillant voyage dans l'Angoumois,
�allant comme un enfant, dit Mme de S�vign�, voir Verteuil, ses bois, et
les lieux o� il avait chass� avec tant de plaisir�. Pendant ce temps Mme
de la Fayette �tait retenue � Saint-Maur par son mal de c�t�. Il �tait
donc demeur� plus alerte qu'elle. Mais la goutte, dont il avait ressenti
les premi�res atteintes en 1653, allait chez lui s'aggravant, au point
de lui rendre l'existence singuli�rement p�nible. Peut-�tre aurait-elle
respect� sa vie, si, dans une crise d'oppression, il ne se f�t avis� de
s'adresser � un empirique dont le rem�de l'emporta en quelques jours.
�Ni le soleil ni la mort, avait-il dit, ne se peuvent regarder
fixement.� Cependant il regarda fixement la mort, et se disposa en
cons�quence. Le matin du jour o� il re�ut les sacrements, il ne vit
point Mme de la Fayette �parce qu'elle pleurait�. Mais vers midi ce fut
lui qui envoya demander de ses nouvelles. Pendant toute cette triste
journ�e, Mme de S�vign� tint compagnie � son amie. La robuste
constitution du malade opposait r�sistance au mal, et, le soir � neuf
heures, Mme de la Fayette avait repris assez d'espoir pour �tre en �tat
de jeter les yeux sur un billet de Mme de Grignan. Mais � minuit la
Rochefoucauld fut pris d'une crise de suffocation, et il expira entre
les bras de Bossuet. Ce que fut la douleur de Mme de la Fayette, Mme de
S�vign� l'a dit trop �loquemment pour qu'on puisse faire autre chose que
la citer. �M. de Marsillac, �crivait-elle quelques jours apr�s, � Mme de
Grignan, est dans une affliction qui ne se peut repr�senter; mais il
retrouvera le Roi et la cour; toute sa famille se retrouvera en sa
place; mais o� Mme de la Fayette retrouvera-t-elle un tel ami, une telle
soci�t�, une pareille douceur, un agr�ment, une confiance, une
consid�ration pour elle et pour son fils? Elle est infirme; elle est
toujours dans sa chambre; elle ne court point les rues; M. de la
Rochefoucauld �tait s�dentaire aussi; cet �tat les rendait n�cessaires
l'un � l'autre; rien ne pouvait �tre compar� � la confiance et aux
charmes de leur amiti�. Ma fille, songez-y; vous trouverez qu'il est
impossible de faire une perte plus sensible et dont le temps puisse
moins consoler. Je ne l'ai pas quitt�e tous ces jours. Elle n'allait
point faire la presse parmi cette famille; aussi elle avait besoin qu'on
e�t piti� d'elle.� Et dans une autre lettre: �La petite sant� de Mme de
la Fayette soutient mal une telle douleur; elle en a la fi�vre, et il ne
sera pas au pouvoir le temps de lui �ter l'ennui de cette privation; sa
vie est tourn�e d'une mani�re qu'elle la trouvera tous les jours �
dire.�

Cette id�e que le temps ne peut rien contre la douleur de Mme de la
Fayette revient souvent sous la plume de Mme de S�vign�. Alors que le
cercueil de la Rochefoucauld �tait sur le chemin de Verteuil, elle
�crivait encore � Mme de Grignan: �Pour Mme de la Fayette, le temps qui
est si bon aux autres, augmente et augmentera sa tristesse�. Et quelques
jours plus tard: �Mme de la Fayette est tomb�e des nues; tout se console
et se consolera hormis elle�. Chaque incident renouvelait sa douleur. Un
jour, Mme de S�vign� la trouvait toute en larmes, parce que quelques
lignes de l'�criture de la Rochefoucauld lui �taient tomb�es sous la
main. Mme de S�vign� sortait ce jour-l� des Carm�lites o� l'�v�que
d'Autun, Gabriel de Roquette, venait de prononcer l'oraison fun�bre de
Mme de Longueville. Elle y avait trouv� Mlles de la Rochefoucauld. Elles
y avaient pleur� aussi leur p�re: �C'�tait donc, ajoute-t-elle, �
l'oraison fun�bre de Mme de Longueville que ses filles pleuraient M. de
la Rochefoucauld. Ils sont morts tous les deux dans la m�me ann�e. Il y
avait bien � r�ver sur ces deux noms. Je ne crois pas en v�rit� que Mme
de la Fayette se console. Je lui suis moins bonne qu'une autre, car nous
ne pouvons nous emp�cher de parler de ce pauvre homme, et cela tue. Tous
ceux qui lui �taient bons avec lui perdent leur prix aupr�s d'elle. Elle
est � plaindre.�

Mme de la Fayette �tait � plaindre en effet. Dans une lettre � Mme de
S�vign�, qui a malheureusement �t� perdue, elle lui �crivait avec
m�lancolie:

     Rien ne peut r�parer les biens que j'ai perdus;

et ce vers, que Mme de S�vign� cite apr�s elle, peint bien l'�tat
d'accablement o� son �me �tait r�duite. Pendant quelques mois elle
demeura indiff�rente � tout, m�me � ce qui d'ordinaire la touchait le
plus vivement: la fortune de ses enfants. Ce fut � peine si elle parut
se r�jouir du r�giment qui fut donn� � son fils. Elle alla bien �
Versailles remercier le roi; mais elle n'y put tenir, et s'en revint le
m�me jour, malgr� les efforts qu'on fit pour la garder. Aussi Mme de
S�vign� mande-t-elle � Mme de Grignan que le coeur de son amie est bless�
au del� de ce qu'elle croyait. � cette blessure il n'y avait qu'un
rem�de. En effet, �apr�s l'amour, apr�s l'amiti� absolue, sans
arri�re-pens�e ni retour ailleurs, tout enti�re occup�e et p�n�tr�e et
la m�me que vous, il n'y a que la mort ou Dieu�. Ainsi pensait et
�crivait Sainte-Beuve... en 1836 et il avait raison. Mais je ne crois
pas que dans l'�tude achev�e qu'il a consacr�e � Mme de la Fayette il se
soit servi d'une expression juste en parlant de sa conversion. Il n'y
eut en effet dans sa vie ni brusque changement, ni, comme on disait au
XVIIe si�cle, coup de la gr�ce, mais orientation plus habituelle et plus
fixe de la pens�e vers un m�me but. Les pratiques religieuses n'avaient
jamais cess� de tenir leur place dans les habitudes de Mme de la
Fayette. Nous l'avons vue aller avec Mme de S�vign� aux sermons de
Bourdaloue, et revenir transport�e des divines v�rit�s qu'il avait dites
sur la mort. Par sa belle-soeur, l'abbesse de Chaillot, par une soeur
religieuse, elle avait toujours �t� en relations avec les grands
couvents de Paris. Quand elle s'�tablit rue de Vaugirard, elle fr�quenta
celui des dames du Calvaire, qui �tait situ� en face de son h�tel. En
1673, elle �crit � Mme de S�vign� qu'elle voit la sup�rieure quasi tous
les jours. �J'esp�re, ajoute-t-elle avec humilit�, qu'elle me rendra
bonne.� Mais dans ce voyage de l'�me vers Dieu, il y a plus d'une �tape.
Le chemin est long de la ti�deur � la d�votion, et parfois il faut moins
de temps pour passer de l'incr�dulit� � la ferveur, en franchissant
toute la route d'un bond. Quelques mois apr�s la mort de la
Rochefoucauld, Mme de la Fayette alla, en compagnie de Mme de Coulanges,
voir Mme de la Sabli�re, aux Incurables. Sans vouloir comparer deux
femmes, et surtout deux vies bien diff�rentes, il pouvait y avoir entre
l'�tat d'�me o� elles se trouvaient l'une et l'autre quelque analogie.
Mme de la Sabli�re avait �t� pendant quelques ann�es passionn�ment aim�e
du marquis de la Fare; puis celui-ci l'avait abandonn�e pour la
bassette, dit Mme de S�vign�, pour la Champmesl�, disent d'autres
t�moignages. L'�me d�licate et fi�re de Mme de la Sabli�re avait �t�
sensible � la perte autant qu'� l'affront. Sans bruit, sans �clat, sans
dire qu'elle renon�ait au monde, et sans m�me abandonner compl�tement sa
maison o� continua de demeurer La Fontaine, elle alla s'�tablir aux
Incurables, et se d�voua aux soins des malades que contenait cet
h�pital. Elle y devait demeurer jusqu'� sa mort, qui survint la m�me
ann�e que celle de Mme de la Fayette. Mais elle y �tait install�e depuis
quelques mois � peine, lorsqu'elle re�ut la visite des deux amies. Mme
de la Fayette fut-elle frapp�e du courage avec lequel Mme de la Sabli�re
avait cherch� dans la d�votion un rem�de contre les douleurs de
l'infid�lit� et de l'abandon, pires que celles de la mort? Entrevit-elle
ce jour-l� qu'il n'y a point de souffrances que la religion ne puisse
adoucir, et que, suivant une belle parole, �c'est la diff�rence d'une
plaie qui est pans�e � une plaie qui ne l'est pas�? Il serait t�m�raire
de l'affirmer, bien que Mme de S�vign� l'esp�r�t: �peut-�tre,
mandait-elle � sa fille, que c'est le chemin qui fera sentir � Mme de la
Fayette que sa douleur n'est pas incurable�. � cette nouvelle �volution
de son �me il n'est pas plus possible d'assigner une date pr�cise qu'�
l'origine de ses sentiments pour la Rochefoucauld. Mais ce n'�taient
encore que des vell�it�s, et elle ne fut d�finitivement fix�e dans cette
voie que le jour o� elle rencontra Du Guet.

Dans un de ses volumes d'_�tudes morales_, M. Caro a consacr� quelques
belles pages � la direction des �mes au XVIIe si�cle. Il a marqu� d'un
trait fin et s�r la diff�rence qui existait alors entre le confesseur,
c'est-�-dire le ministre direct d'un sacrement n�cessaire, qui n'avait
le droit de se refuser � personne, et le directeur, � la fois guide et
ami spirituel, qui n'acceptait pas le gouvernement de toutes les �mes,
et dont le choix marquait d�j� une faveur et une pr�dilection. Peut-�tre
a-t-il �t� trop loin cependant en �crivant que ces distinctions peuvent
para�tre subtiles et oiseuses, tant les id�es qu'elles supposent nous
sont devenues �trang�res. Bien des femmes auraient pu lui r�pondre en
effet qu'il existe encore de ces pr�tres amis des �mes, �confidents,
comme il le disait en termes excellents, non pas seulement des fautes,
mais des peines secr�tes et des troubles, sachant � chacune de ces �mes
diversement bless�es parler son langage, scruter, sonder sa plaie de
l'oeil et de la main, la traiter avec des m�nagements infinis, et un art
plein � la fois de d�licatesse et de pr�cision�. Mais il est certain que
cet art de la direction �tait pouss� beaucoup plus loin au XVIIe si�cle
que de nos jours, lorsqu'il �tait pratiqu� par des ma�tres qui
s'appelaient Fran�ois de Sales ou F�nelon. De moins haut plac�s s'y
consacraient plus particuli�rement encore, tels que ces illustres
directeurs de Port-Royal, les Saint-Cyran ou les Singlin, et la rigueur
des seconds n'attirait pas moins les �mes que la tendresse des premiers.
Du Guet n'appartenait pr�cis�ment ni � l'une ni � l'autre �cole. Dans
cette grande famille des directeurs, il a marqu� lui-m�me d'un mot juste
la place qu'il occupait: �Je ne confesse point, disait-il, mais on croit
que j'ai le don de consolation�, c'est-�-dire qu'on ne lui apportait
point l'aveu de longs �garements, mais qu'on avait recours � lui lorsque
le fardeau de la vie semblait trop lourd, et que, pour en porter le
poids, le besoin d'un appui surnaturel se faisait sentir. C'�tait bien
le directeur qu'il fallait � Mme de la Fayette. Elle devait encore aimer
en lui un certain tour d'urbanit�, et un fond d'honn�te homme (au sens
o� cette expression s'employait autrefois) dont, m�me comme directeur,
il ne se d�partait jamais. C'est ainsi qu'apr�s avoir �crit � Mlle de
Vertus, la descendante des ducs de Bretagne, la soeur de l'alti�re Mme de
Montbazon, �que pour entrer au royaume des cieux, il faut que les grands
se courbent, se ploient, s'estropient�, il terminait en disant: �Je
suis, mademoiselle, � vos pieds, dans le temps que j'ose vous �crire de
telles choses, mais vous connaissez J�sus-Christ et sa loi, et vous me
pardonnez bien sans doute une libert� que vous m'avez donn�e�.

Ce ton particulier tenait chez Du Guet � la fois de la nature et de
l'�ducation. Il �tait n� en 1649 dans le Forez, au pays de l'_Astr�e_.
Aussi l'_Astr�e_ fut-elle une de ses premi�res lectures, et, dans
l'enchantement qu'elle lui causa, il entreprit la composition d'un roman
dans le m�me go�t, o� il aurait fait entrer en sc�ne les aventures des
principales familles du pays. Il voulut en lire les premiers chapitres �
sa m�re, mais celle-ci l'arr�ta d�s le d�but: �Vous seriez bien
malheureux, mon fils, lui dit-elle, si vous faisiez un si mauvais usage
des talents que Dieu vous a donn�s�. Du Guet jeta son roman au feu, et
ne recommen�a plus. Mais il conserva toujours ces go�ts et cette
complaisance litt�raires qui �clatent principalement dans sa
_Description de l'oeuvre des six jours_, r�imprim�e par les soins de M.
de Sacy dans la _Biblioth�que spirituelle_. L'�ducation eccl�siastique
qu'il re�ut ne devait point combattre cette disposition. Ce fut �
l'Oratoire qu'il �tudia, et, ordonn� pr�tre en 1677, il demeura membre
de cette docte congr�gation jusqu'� l'�poque o� l'Oratoire, envahi par
le jans�nisme, exigea de ses membres la signature d'un d�cret
r�glementaire des �tudes dont le but �tait en r�alit� d'�prouver leur
orthodoxie. Du Guet refusa de signer et il quitta Paris pour aller se
r�fugier � Bruxelles aupr�s d'Arnauld, mais sans dire o� il allait et en
cachant le lieu de sa retraite. Quelques ann�es apr�s, il �crivait �
propos de ce d�part, � l'une des femmes qu'il dirigeait: �Il y a deux
ans, madame, je vous quittai bien tristement; j'avais eu l'honneur de
vous dire adieu la veille, mais je n'avais pu soutenir un adieu
d�clar�. C'est ainsi que Mme de la Fayette ne pouvait soutenir l'adieu
d�clar� de Mme de S�vign�. Au bout d'un an Du Guet devait revenir, mais
pour vivre d'une vie cach�e dont le myst�re dura jusqu'en 1690. � cette
�poque, il put s'�tablir, sans crainte d'�tre inqui�t�, dans l'h�tel du
Pr�sident de Menars, o� il croyait ne s�journer que quelques mois et o�
il passa trente ans.

Il est impossible de dire avec certitude si son entr�e en relations avec
Mme de la Fayette pr�c�da le temps de son exil volontaire, mais cela
para�t probable; car d�s cette �poque Du Guet �tait fort recherch� comme
directeur, et Mme de la Fayette, de jeunesse assez port�e vers le
jans�nisme, devait volontiers s'accommoder d'un directeur qui tenait �
Port-Royal sans en �tre, et qui en professait l'aust�rit� sans en
adopter les exc�s. Le seul t�moignage public qui subsiste de leurs
relations est une lettre de Du Guet � Mme de la Fayette. Mais cette
lettre est sans date. Sainte-Beuve l'a exhum�e le premier des dix
volumes de _Lettres de Du Guet sur divers sujets de morale et de
religion_ o� elle �tait comme enfouie. Oserai-je dire que, suivant moi,
il n'en a pas tout � fait entendu le sens, l'emploi par Du Guet de
certains mots lui ayant fait croire � tort que Mme de la Fayette avait
eu des incertitudes d'esprit, et que son directeur avait d� commencer
par la raffermir dans la foi. Rien ne montre, dans la vie de Mme de la
Fayette, qu'elle ait pass� par ces angoisses du doute qui sont de nos
jours une si commune �preuve, et que connaissaient rarement les �mes
d'un si�cle en cela plus heureux. Le mal religieux dont elle souffrait,
c'�tait la ti�deur; c'�tait, comme disait la langue particuli�re de la
d�votion d'alors, de _n'avoir pas de sensible_ en ce qui concernait
Dieu. C'est contre ce mal que Du Guet lui sugg�re des rem�des dans une
admirable lettre que j'abr�ge � regret, tout en la citant plus
compl�tement que ne l'a fait Sainte-Beuve. Cette lettre commence ainsi:

�J'aurais mieux aim� vos pens�es que les miennes, madame, et ceci n'est
point un raffinement d'humilit�. C'est qu'en effet il vous est plus
utile de trouver vous-m�me les sentiments de votre coeur que d'adopter
ceux d'autrui, et qu'il y a toujours deux dangers quand on a sa le�on
par �crit, l'un de s'amuser par une m�thode qui ne change rien, l'autre
de s'en d�go�ter bient�t.� Mais puisque Mme de la Fayette insiste, il se
rend et va lui tracer un r�glement de vie:

�J'ai cru, madame, que vous deviez employer utilement les premiers
moments de la journ�e, o� vous ne cessez de dormir que pour commencer �
r�ver. Je sais que ce ne sont point alors des pens�es suivies, et que
souvent vous n'�tes appliqu�e qu'� n'en point avoir; mais il est
difficile de ne pas d�pendre de son naturel quand on veut bien qu'il
soit le ma�tre, et l'on se retrouve sans peine quand on en a beaucoup �
se quitter. Il est donc important de vous nourrir d'un pain plus solide
que ne sont des pens�es qui n'ont point de but, et dont les plus
innocentes sont celles qui ne sont qu'inutiles; et je croirais que vous
ne pourriez mieux employer un temps si tranquille qu'� vous demander
compte � vous-m�me d'une vie d�j� fort longue, mais dont il ne vous
reste rien qu'une r�putation, dont vous comprenez mieux que personne la
vanit�.

�Jusqu'ici les nuages dont vous avez essay� de couvrir la religion vous
ont cach�e � vous-m�me. Comme c'est par rapport � elle qu'on doit
s'examiner et se conna�tre, en affectant de l'ignorer, vous n'avez
ignor� que vous. Il est temps de laisser chaque chose � sa place, et de
vous mettre � la v�tre. La V�rit� vous jugera, et vous n'�tes au monde
que pour la suivre et non pour la juger. En vain l'on se d�fend, en vain
on dissimule; le voile se d�chire � mesure que la vie et ses cupidit�s
s'�vanouissent, et l'on est convaincu qu'il en faudrait mener une toute
nouvelle, quand il n'est plus permis de vivre. Il faut donc commencer
par le d�sir sinc�re de se voir soi-m�me, comme on est vu de son Juge.
Cette vue est accablante, m�me pour les personnes les plus d�clar�es
contre le d�guisement: elle nous �te toutes nos vertus, et m�me toutes
nos bonnes qualit�s, et l'estime que tout cela nous avait acquise. On
sent qu'on a v�cu jusque-l� dans l'illusion et le mensonge; qu'on s'est
nourri de viandes en peinture; qu'on n'a pris de la vertu que
l'ajustement et la parure, et qu'on en a n�glig� le fond, parce que ce
fond est de rapporter tout � Dieu et au salut, et de se m�priser
soi-m�me en tout sens, non par une vanit� plus sage et par un orgueil
plus �clair� et de meilleur go�t, mais par le sentiment de son injustice
et de sa mis�re.

�On prend alors le bon parti, et l'on comprend que l'on a abus� de tout,
parce que l'on s'est �tabli la fin de ses soins, de ses r�flexions, de
ses amis, de ses vertus. On g�mit en voyant une si prodigieuse inutilit�
dans toute sa vie, o� les affaires m�me les plus importantes ont
d�g�n�r� en amusements, parce qu'elles n'ont point eu de fin �ternelle,
et qu'il n'y a qu'une fin �ternelle qui soit s�rieuse. On est effray� de
ce nombre presque infini de fautes qu'on n'a presque jamais senties, et
que de plus grandes n'excusent pas, quoiqu'elles nous en cachent
l'horreur. Enfin on s'ab�me dans une salutaire confusion, en repassant
dans l'amertume de son coeur tant d'ann�es dont on ne peut soutenir la
vue, et dont cependant on ne s'est point encore sinc�rement repenti,
parce qu'on est assez injuste pour excuser sa faiblesse, et pour aimer
ce qui en a �t� la cause.�

Ici s'arr�te la citation de Sainte-Beuve, et il a raison d'admirer
combien le ton de cette lettre est appropri� � la nature et � la vie de
la personne � laquelle elle �tait adress�e. Mais je ne crois pas qu'il
faille entendre comme lui cette phrase �sur les nuages dont Mme de la
Fayette aurait essay� de couvrir la religion� et cette autre �sur la
V�rit� qui ne doit point �tre jug�e�, en ce sens qu'elle avait raisonn�
sur la foi et qu'elle avait dout�. La suite de cette admirable �p�tre va
nous faire mieux comprendre la pens�e de Du Guet:

�Il est impossible de d�couvrir tant de choses d'un seul coup d'oeil. Il
faut d'ailleurs plus de temps pour les sentir que pour les voir, et
quand on aurait assez d'activit� pour faire l'un et l'autre en peu de
temps, il est juste d'en donner beaucoup aux r�flexions sur les suites
qu'une telle vie a d� n�cessairement avoir. Elles me font plus de peur
que les fautes les plus importantes, quoiqu'elles ne paraissent point
fautes. Cette crainte et cet ennui du coeur, si contraires � la pi�t�,
vient de l�. Il se tra�ne � terre parce qu'il a perdu ses appuis. Il
sent le poids de sa langueur, sans d�sirer d'en gu�rir, et il aime mieux
n'aimer rien que de commencer � aimer Dieu. Comme il ne conna�t que les
biens dont il a joui, il ne veut que ce qui leur ressemble. Toute autre
chose n'a point de prix � son �gard. Il ne peut s'y attacher sans
violence et sans effort, et tout effort lui est plus p�nible que l'ennui
qui le d�vore. En un mot il aime mieux se passer de tout que d'avoir
quelque chose avec peine. Il est tomb� dans cet exc�s de mollesse et de
d�go�t par la mollesse m�me des plaisirs et des sens qui l'ont r�duit �
ne pouvoir rien souffrir que sa mis�re. Il ne peut se quitter un moment
ni s'�lever vers quelque bien d'un autre ordre que lui et ses anciennes
habitudes, sans sentir qu'il en est las et dans une situation violente.
Et comme on n'a de courage que par le coeur, il est ais� de comprendre
combien l'on est faible quand on en a un qui l'est si fort.�

Ce que Du Guet reproche en r�alit� � Mme de la Fayette, c'est de ne pas
se juger elle-m�me avec assez de s�v�rit�, et de s'�tre fait une fausse
conscience; c'est sa complaisance pour d'anciennes habitudes et la
faiblesse de son coeur qui l'emp�chent de s'�lever vers des biens d'un
autre ordre; c'est qu'elle aime mieux n'aimer rien que de commencer �
aimer Dieu. Mais son r�le de directeur ne serait pas rempli si, apr�s
avoir avec une telle sagacit� d�peint son mal � cette �me, il ne lui
indiquait pas le rem�de, et il continue:

�Il faut montrer � J�sus-Christ tout cela, et les principes du mal et
les suites. Lui seul est notre sant� et notre justice. En vain vous
employeriez tous vos efforts. L'orgueil est capable d'en faire de
grands; mais ils augmentent le mal. Il faut s'abattre au pied du
Sauveur. Il faut lui confesser son impuissance et sa mis�re. Il est venu
pour relever les humbles et pour gu�rir les malades; mais il demande de
la foi, et si la v�tre est trop imparfaite, suppliez-le de vous en
donner une plus grande, parce qu'en effet c'est lui qui donne tout. Sa
sagesse a fait d�pendre la saintet� de l'humilit�, l'humilit� de la
pri�re et la pri�re de la foi. Mais sa mis�ricorde donne les premi�res
dispositions dont les autres sont la r�compensent l'on commence �
m�riter tout quand on est bien convaincu qu'on n'a rien et qu'on est
indigne de tout. C'est par le d�sespoir qu'on est conduit � l'esp�rance,
car il faut sentir que toutes les autres ressources vous manquent pour
s'adresser � J�sus-Christ avec fruit... Il est temps alors de le
conjurer de revenir � nous, afin que nous retournions sinc�rement � lui,
de rompre lui-m�me les liens que nous nous sommes faits, et dont nous ne
g�missons pas assez pour devenir libres, de n'avoir aucun �gard � notre
indiff�rence et � notre peu de soif de la justice pour nous rendre
justes, d'aller par sa bont� plus loin que nos faibles d�sirs, et de
nous donner ce que nous craignons peut-�tre de recevoir. Quand on est
peu touch�, c'est de son insensibilit� m�me qu'il faut l'entretenir, et
quand on sent un peu d'amour, c'est � l'amour � lui rendre gr�ce et � le
prier.�

Puis, � la fin de cette lettre s�v�re, l'urbanit� se retrouve, comme
dans la lettre � Mlle de Vertus dont j'ai cit� un fragment. Il craint
d'avoir manqu� � la politesse, et il termine en disant:

�Il ne me reste plus, madame, qu'� vous demander pardon des expressions
qui vous para�tront ou dures ou injustes. J'ai suppos� que c'�tait vous
qui vous parliez � vous-m�me, et j'ai cru que vous auriez moins de
m�nagements pour vous que je n'en dois avoir. Vous �tes d'ailleurs la
ma�tresse de cet �crit, et vous pourrez le condamner tout entier pour
les endroits qui vous d�plairont. Il me suffit, madame, de vous avoir
montr� ma sinc�rit�. Je voudrais qu'il me f�t aussi facile de vous
prouver que mon respect n'a point de bornes.�

La facult� que Du Guet laisse � Mme de la Fayette de condamner cet �crit
montre que c'�tait en quelque sorte une premi�re consultation qu'elle
lui demandait, et qu'elle ne l'avait point encore accept� comme
directeur. La lettre elle-m�me a �t� publi�e sans date, du vivant de Du
Guet, quelques vingt ans apr�s la mort de Mme de la Fayette. Mais l'�tat
d'�me qu'on y trouve analys� avec tant de finesse r�pond si exactement �
celui o� elle devait �tre apr�s la mort de la Rochefoucauld qu'on peut
la supposer �crite, sinon l'ann�e m�me de cette mort, du moins bien peu
de temps apr�s. En tout cas Mme de la Fayette ne se d�go�ta pas de cette
le�on par �crit, comme le craignait Du Guet, et il demeura son directeur
jusqu'� la fin.

Pendant cet espace de dix � douze ans, et surtout pendant ce temps de
vie cach�e o� avec ses p�nitentes les plus aim�es, Mme de Fontpertuis,
Mme d'Aguesseau, Du Guet ne correspondait que par �crit, il est
impossible que de nouvelles lettres n'aient pas �t� �chang�es entre Mme
de la Fayette et lui. Mais de ces lettres il ne subsiste point de trace.
Cependant, dans les derniers volumes de la correspondance spirituelle de
Du Guet qui ont �t� publi�s apr�s sa mort, j'en trouve une dont je
serais presque tent� d'affirmer qu'elle est adress�e � Mme de la
Fayette. � l'_index_ g�n�ral, cette lettre est catalogu�e sous la
rubrique: _lettre � une dame sur les avantages de la maladie_. Mais la
pens�e qui inspire Du Guet, et jusqu'aux termes dont il se sert
rappellent si bien la pens�e et les termes de l'autre lettre, qu'ou je
me trompe fort, ou c'est encore � Mme de la Fayette qu'il parle. Il
revient sur ces pens�es vagues qui occupent son esprit et qu'il
proscrivait autrefois, mais, devenu plus indulgent � cause de son �tat
de souffrance, il ne lui demande point de les chasser avec effort si
elles sont sur des sujets indiff�rents, car une t�te �puis�e par la
maladie a besoin de quelque chose qui ne la tende et ne l'applique pas.
�Ce sont, ajoute-t-il, comme les estampes dont on permet l'usage aux
convalescents.� Mais sur le chapitre de la vie int�rieure, il ne s'est
en rien rel�ch� de sa s�v�rit�. Il bl�me l'envie qu'elle t�moigne d'�tre
d�livr�e de la vie, �car il est utile pendant la sant� de d�sirer la
mort, mais dans les souffrances la vertu consiste � supporter la vie�.
Puis il continue:

�L'une des plus grandes marques que Dieu vous veut faire de cette
mis�ricorde est la vue distincte qu'il vous donne de vos anciennes
fautes, et la mani�re dont il rapproche de vous des temps �loign�s, que
l'oubli, la s�curit� et une esp�ce d�voile form� par une excessive
confiance en votre justice avait plac�s derri�re vous. Tout ce qui
n'�tait plus ressuscite pour ainsi dire, et para�t non seulement r�el,
mais r�cent. Tout ce qu'on avait jug� l�ger, excus�, adouci, se montre
sous une id�e tout autrement affreuse. Tout ce qu'on a accus� semble ne
l'avoir pas �t�, tant on le voit diff�rent. Ce n'est pas qu'on ait
manqu� de sinc�rit� en l'accusant, car, s'il fallait le dire de nouveau,
on ne le ferait pas avec plus d'exactitude. Mais on voit clairement
qu'il manquait � cette accusation un fond de douleur, d'humiliation, de
condamnation de soi-m�me, de haine de son injustice, d'amour de Dieu et
de sa sainte loi, de d�sir de lui satisfaire par le retour sinc�re de
tout le coeur vers lui, de m�pris de soi-m�me et du si�cle. On voit,
dis-je, et ce qui est bien plus, on sent que tout cela a manqu� en un
certain degr� � la p�nitence, et l'on s'afflige am�rement d'avoir connu
si tard jusqu'o� elle devait aller pour �tre parfaite.�

Si, comme je n'en doute pas, cette lettre est bien adress�e � Mme de la
Fayette, la diff�rence d'avec la premi�re montre que la direction de Du
Guet n'avait pas �t� inefficace. Dix ann�es de r�flexion et de p�nitence
auraient lev� les _voiles_ qu'une excessive confiance en sa justice
avait, aux yeux de Mme de la Fayette, jet�s sur ses anciennes fautes,
c'est-�-dire qu'elle en serait arriv�e � consid�rer comme coupable une
liaison dont elle ne se faisait pas scrupule autrefois, et tout ce
qu'elle avait jug� l�ger, excus�, adouci, c'est-�-dire tout ce qui avait
fait en r�alit� le charme de sa vie �se montrait � elle sous une id�e
tout autrement affreuse�. Ainsi s'expliquerait la derni�re phrase de ce
billet si souvent cit� qu'elle adressait � Mme de S�vign� peu de temps
avant sa mort: �Croyez, ma tr�s ch�re, que vous �tes la personne du
monde que j'ai le plus v�ritablement aim�e�. Sans doute elle n'avait pas
oubli� l'autre affection; mais n'en plus parler � personne, n'en plus
convenir, f�t-ce avec elle-m�me, c'�tait le retranchement supr�me et
peut-�tre le dernier sacrifice qu'avait exig� Du Guet.

On voit par les lettres de Mme de S�vign�, et par celles de Mme de la
Fayette elle-m�me, combien furent p�nibles ses derni�res ann�es. Ses
souffrances ne lui laissaient de repos ni jour ni nuit. Parfois elle en
devenait comme folle. Mais ce qui la touchait le plus, c'�tait qu'elle
se croyait atteinte dans son esprit: �Je demeurerai toujours,
�crivait-elle, une tr�s sotte femme; vous ne sauriez croire comme je
suis �tonn�e de l'�tre; je n'avais pas id�e que je le pusse devenir�.
Cependant elle ne se croyait pas atteinte aux sources de la vie, et elle
entretenait quelques illusions sur la gravit� de son �tat; c'est ainsi
qu'en septembre 1692 elle �crivait � Mme de S�vign�: �Ne vous inqui�tez
pas de ma sant�; mes maux ne sont pas dangereux, et, quand ils le
deviendraient, ce ne serait que par une grande langueur, et par un grand
dess�chement, ce qui n'est pas l'affaire d'un jour. Ainsi, ma belle,
soyez en repos sur la vie de votre pauvre amie. Vous aurez le loisir
d'�tre pr�par�e � tout ce qui arrivera, si ce n'est � des accidents
impr�vus, et � quoi sont sujettes toutes les mortelles, et moi plus
qu'une autre, parce que je suis plus mortelle qu'une autre. Une personne
en sant� me para�t un prodige.� Dans ses lettres � M�nage, o� j'ai d�j�
puis� si souvent, elle ne s'exprime pas avec moins de douceur et de
r�signation. Le sentiment si naturel qui, vers le d�clin de l'�ge, nous
rend plus chers les souvenirs du pass� la rattachait avec vivacit� �
cette amiti� ancienne, et, par un scrupule assur�ment excessif, elle se
reprochait de n'avoir pas toujours appr�ci� � sa valeur l'attachement
que M�nage lui avait t�moign� d�s sa jeunesse. Deux ann�es avant sa
mort, elle s'en excuse aupr�s de lui avec une bonne gr�ce touchante:
�Que l'on est sotte quand on est jeune! lui �crit-elle. On n'est oblig�e
de rien, et l'on ne conna�t pas le prix d'un ami comme vous. Il en co�te
cher pour devenir raisonnable. Il en co�te la jeunesse!�

Rendons justice � M�nage. Si, autrefois, il avait pu �tre tant�t
importun et tant�t infid�le, il ne manqua durant ces p�nibles ann�es �
aucun des devoirs que l'amiti� lui imposait. Les lettres de Mme de la
Fayette sont remplies de remerc�ments pour les attentions qu'il lui
t�moigne, et � aucune �poque il ne para�t avoir �t� plus assidu aupr�s
d'elle. Il fut m�me sur le point de r�veiller sa muse endormie d'un long
sommeil, et de chanter � nouveau, en vers fran�ais ou latins, la beaut�
qu'il avait c�l�br�e autrefois sous des noms si divers. Il fallut tout
le tact de Mme de la Fayette pour l'en d�tourner, et tout son esprit
pour y parvenir sans le blesser.

�Vous m'appelez _ma divine madame_, mon cher monsieur. Je suis une
maigre divinit�. Vous me faites trembler de parler de faire mon
portrait. Votre amour-propre et le mien p�tiraient, ce me semble,
beaucoup. Vous ne pourriez me peindre que telle que j'ai �t�, car, pour
telle que je suis, il n'y aurait pas moyen d'y penser, et il n'y a plus
personne en vie qui m'ait vue jeune. L'on ne pourrait croire ce que vous
diriez de moi, et en me voyant on le croirait encore moins. Je vous en
prie, laissons l� cet ouvrage. Le temps en a trop d�truit les mat�riaux.
J'ai encore de la taille, des dents et des cheveux, mais je vous assure
que je suis une fort vieille femme. Vous avez assez surfait; quand les
marchandises sont � la vieille mode, le temps de surfaire est pass�. Je
suis, en v�rit�, bien sensible � l'amiti� que vous me t�moignez. Cette
reprise a l'air d'une nouveaut�.�

Enfin, la correspondance se termine par cette derni�re lettre, que je
citerai tout enti�re, car elle nous fait revivre Mme de la Fayette telle
qu'elle �tait dans ses derni�res ann�es, accabl�e de maux et de
tristesses, mais tendre � ses amis, pieuse et r�sign�e.

�Quoique vous me d�fendiez de vous �crire, je veux n�anmoins vous dire
combien je suis v�ritablement touch�e de votre amiti�. Je la reconnais
telle que je l'ai vue autrefois; elle m'est ch�re par son propre prix,
elle m'est ch�re parce qu'elle m'est unique pr�sentement. Le temps et la
vieillesse m'ont �t� tous mes amis; jugez � quel point la vivacit� que
vous me t�moignez me touche sensiblement. Il faut que je vous dise
l'�tat o� je suis. Je suis premi�rement une divinit� mortelle, et � un
exc�s qui ne se peut concevoir; j'ai des obstructions dans les
entrailles, des vapeurs tristes qui ne se peuvent repr�senter; je n'ai
plus du tout d'esprit, ni de force; je ne puis plus lire ni m'appliquer.
La plus petite chose du monde m'afflige, une mouche me para�t un
�l�phant. Voil� mon �tat ordinaire. Depuis quinze jours, j'ai eu
plusieurs fois la fi�vre, et mon pouls ne s'est point remis � son
naturel; j'ai un grand rhume dans la t�te, et mes vapeurs, qui n'�taient
que p�riodiques, sont devenues continuelles. Pour m'achever de peindre,
j'ai une faiblesse dans les jambes et dans les cuisses, qui m'est venue
tout d'un coup, en sorte que je ne saurais presque me lever qu'avec des
secours, et je suis d'une maigreur �tonnante: voil�, monsieur, l'�tat de
cette personne que vous avez tant c�l�br�e, voil� ce que le temps sait
faire. Je ne crois pas pouvoir vivre longtemps en cet �tat; ma vie est
trop d�sagr�able pour en craindre la fin; je me soumets sans peine � la
volont� de Dieu; c'est le Tout-Puissant, et de tous c�t�s il faut enfin
venir � lui. L'on m'assure que vous songez fort s�rieusement � votre
salut, et j'en ai bien de la joie.�

�C'est le Tout-Puissant, et de tous c�t�s il faut enfin venir � lui.� Du
Guet e�t �t� content de cette fin de lettre. Elle me rappelle ce vers
d'une �pitaphe, que je sais grav�e quelque part, en caract�res
gothiques, sur la tombe d'un vieux baron lorrain:

     Dieu seul est Dieu qui aux siens ne fault point.

Mme de la Fayette vivait sur cette esp�rance. Mais avant sa mort une
derni�re �preuve l'attendait encore, car elle fut pr�c�d�e de quelques
mois dans la tombe par l'ami fid�le qu'elle croyait devoir lui survivre.
M�nage mourut en juillet 1692. �Tout le monde, lui �crivait-elle un jour
avec m�lancolie, perd la moiti� de soi-m�me avant que d'avoir �t�
rappel�.� Cette moiti�, la plus pr�cieuse de nous-m�mes, n'est-ce pas
surtout ceux qui nous ont aim�s? Quand on l'a perdue, la vie perd du
m�me coup la moiti� de son prix, et l'on comprend que Mme de la Fayette
souhaita d'�tre rappel�e.

Cette gr�ce lui fut accord�e dans les derniers jours de mai 1693. Aucun
redoublement de ses maux n'avait fait pressentir � ceux qui l'aimaient
l'approche de sa fin. Peut-�tre avait-elle re�u cependant quelque secret
avertissement, car le jour de la petite F�te-Dieu (nous dirions
aujourd'hui l'octave de la f�te du Saint-Sacrement) elle se confessa
contre son ordinaire, n'ayant coutume de le faire qu'� la Pentec�te, et
re�ut la communion avec une ferveur toute particuli�re. Quelques jours
apr�s, elle perdit brusquement connaissance, et, malgr� les soins
empress�s dont elle fut entour�e, elle mourut entre le 25 et 26 mai sans
avoir recouvr� ses esprits. Le 3 juin, Mme de S�vign� annon�ait sa mort
� Mme de Guitaut dans une lettre qu'il faut citer, bien qu'elle se
trouve partout, car, apr�s que Mme de S�vign� a parl�, il n'y a plus
qu'� se taire:

�Vous ne pouviez rompre le silence, ma ch�re madame, dans une occasion
qui me f�t plus sensible. Vous saviez tout le m�rite de Mme de la
Fayette ou par vous, ou par moi, ou par nos amis; sur cela vous n'en
pouviez trop croire: elle �tait digne d'�tre de vos amies, et je me
trouvais trop heureuse d'�tre aim�e d'elle depuis un temps tr�s
consid�rable. Jamais nous n'avions eu le moindre nuage dans notre
amiti�. La longue habitude ne m'avait point accoutum�e � son m�rite: ce
go�t �tait toujours vif et nouveau; je lui rendais beaucoup de soins,
par le mouvement de mon coeur, sans que la biens�ance o� l'amiti� nous
engage y e�t aucune part; j'�tais assur�e aussi que je faisais sa plus
tendre consolation, et depuis quarante ans c'�tait la m�me chose: cette
date est violente, mais elle fonde bien aussi la v�rit� de notre
liaison. Ses infirmit�s depuis deux ans �taient devenues extr�mes; je la
d�fendais toujours, car on disait qu'elle �tait folle de ne vouloir
point sortir; elle avait une tristesse mortelle: quelle folie encore?
N'est-elle pas la plus heureuse femme du monde? Elle en convenait aussi;
mais je disais � ces personnes si pr�cipit�es dans leurs jugements: �Mme
de la Fayette n'est pas folle�, et je m'en tenais l�. H�las! madame, la
pauvre femme n'est pr�sentement que trop justifi�e: il a fallu qu'elle
soit morte pour faire voir qu'elle avait raison et de ne point sortir,
et d'�tre triste. Elle avait un rein tout consomm�, et une pierre
dedans, et l'autre pullulant: on ne sort gu�re en cet �tat. Elle avait
deux polypes dans le coeur, et la pointe du coeur fl�trie; n'�tait-ce pas
assez pour avoir ces d�solations dont elle se plaignait? Elle avait les
boyaux durs et pleins de vents, comme un ballon, et une colique dont
elle se plaignait toujours. Voil� l'�tat de cette pauvre femme, qui
disait: �On trouvera un jour...� tout ce qu'on a trouv�. Ainsi, madame,
elle a eu raison apr�s sa mort, et jamais elle n'a �t� sans cette divine
raison, qui �tait sa qualit� principale.�

Et quelques jours apr�s elle ajoutait dans une nouvelle lettre � Mme de
Guitaut: �Je m'en fie bien � votre coeur, madame, pour avoir compris mes
sentiments sur le sujet de Mme de la Fayette. Vous veniez de perdre une
aimable ni�ce, mais ce n'�tait point une amiti� de toute votre vie, et
un commerce continuel et toujours agr�able. Je suis dans l'�tat d'une
vie tr�s fade comme vous le dites, n'�tant plus anim�e par le commerce
d'une amiti� qui en faisait quasi toute l'occupation.�

Que pourrait-on ajouter � ce t�moignage? Avoir occup� durant quarante
ans un coeur comme celui de Mme de S�vign� n'est-ce pas le plus touchant
des �loges? Sauf quelques froides lignes du journal de Dangeau, et
l'article du _Mercure galant_ que j'ai cit� au d�but de ce petit volume,
aucun m�moire, aucune correspondance du temps ne fait mention de la
disparition de Mme de la Fayette. Depuis quelques ann�es elle s'�tait
retir�e du monde, et le monde oublie vite ceux qui se sont retir�s de
lui. On ne sait point o� elle a �t� enterr�e, ni entre quelles mains a
pass� l'h�tel o� elle vivait. D�truite est aujourd'hui la grande chambre
� coucher, ainsi que le jardin, et le jet d'eau, et le petit cabinet
couvert o�, en compagnie de Mme de S�vign� et de la Rochefoucauld, elle
passait de si douces heures. Son nom m�me, son nom, dont � la fin du
si�cle dernier la politique avait rajeuni l'�clat, vient de s'�teindre
sans bruit, mais le souvenir demeurera toujours de la femme d�licate,
spirituelle et tendre qui, joignant un jour l'exp�rience de son coeur aux
r�ves de son imagination, en a su tirer la _Princesse de Cl�ves_.




VI

LES OEUVRES HISTORIQUES


Il semble que la bibliographie de Mme de la Fayette soit courte, et
qu'il y ait peu de chose � en dire: deux romans, deux nouvelles, deux
ouvrages d'histoire, en voil� tout le catalogue. Cependant certaines
questions d'authenticit� et d'attribution ont �t� soulev�es dans ces
derni�res ann�es, qu'il est devenu n�cessaire d'�lucider.

Par une singuli�re m�saventure, qui est peut-�tre le ch�timent d'avoir
voulu duper ses contemporains, Mme de la Fayette s'est vu, presque en
m�me temps, attribuer une oeuvre m�diocre dont jusqu'� pr�sent personne
n'avait charg� sa m�moire, et disputer au contraire celle qui jusqu'�
pr�sent avait fait sa gloire sans conteste. Parmi les seize mille
volumes donn�s par l'archev�que de Reims, Le Tellier, � la biblioth�que
Sainte-Genevi�ve, et qui constituent ce qu'on appelle la _Bibliotheca
Telleriana_, se trouve un petit livre qui porte pour titre: _M�moires de
Hollande_. En 1866, un �rudit un peu fantaisiste, M. A.-T. Barbier, a
mis la main sur ce livre, et il a d�couvert en m�me temps qu'un savant
hollandais, Gr�vius, correspondant litt�raire de Huet, avait �crit sur
la marge du catalogue de la _Bibliotheca Heinsiana_ cette mention
relative � l'article des _M�moires de Hollande_: �C'est un roman, par
Mme de la Fayette.� Il n'en a pas fallu davantage � M. A.-T. Barbier
pour faire r�imprimer les _M�moires de Hollande_ d'apr�s l'�dition
originale, en ajoutant au titre cette attribution: _Histoire
particuli�re en forme de roman, par la comtesse de la Fayette_, et cela
sans s'inqui�ter de savoir si cette attribution �tait fond�e ou m�me
plausible. Or, except� M. A.-T. Barbier, personne n'a jamais cru, que je
sache, � cette attribution. Remarquons d'abord que les _M�moires de
Hollande_ ont paru en 1678 chez Michallet. Or, la _Princesse de Cl�ves_
a paru, en 1678 �galement, chez Barbin. Il faudrait donc supposer que
Mme de la Fayette, assez indolente au travail (nous l'avons vu par ses
lettres � Huet) et qui, suivant sa jolie expression, se baignait dans la
paresse, aurait compos� deux romans en m�me temps, et les aurait fait
para�tre la m�me ann�e, chez deux �diteurs diff�rents. Ce n'est pas
tout. Si les romans de Mme de la Fayette ont paru, tant�t sous le nom de
Segrais, comme _Zayde_, tant�t sans nom d'auteur, comme la _Princesse de
Cl�ves_, elle ne se cachait pas vis-�-vis de ses amis intimes, M�nage,
Huet, Segrais, de la part qu'elle y avait. Il faudrait donc supposer
encore que, tout en travaillant, au su de tous ceux que je viens de
nommer, � la _Princesse de Cl�ves_, elle pr�parait, myst�rieusement et
en se cachant d'eux, les _M�moires de Hollande_. Mais pourquoi tant de
man�ges? Pourquoi s'avouer � demi l'auteur d'une oeuvre, et prendre tant
de soins pour se d�fendre d'une autre? M. A.-T. Barbier ne s'est point
mis en peine d'expliquer toutes ces difficult�s. Un Hollandais a
attribu� en marge d'un catalogue les _M�moires de Hollande_ � Mme de la
Fayette. Cela lui a suffi et il n'en a pas demand� davantage. Pour nous,
nous avons le droit d'�tre plus exigeants, alors surtout qu'il s'agit
d'attribuer � Mme de la Fayette une oeuvre m�diocre et sans agr�ment,
tr�s inf�rieure non seulement, cela va sans dire, � la _Princesse de
Cl�ves_, mais m�me � _Zayde_. La lecture de ce petit roman n'est
int�ressante que parce qu'elle contient une �tude sur les moeurs des
juifs d'Amsterdam, car c'est dans cette ville, tr�s exactement et
minutieusement d�crite, que se passent les _M�moires de Hollande_. Mme
de la Fayette n'ayant jamais �t� � Amsterdam, il y a l� une nouvelle
impossibilit� qui s'ajoute � toutes les autres, et qui suffirait �
trancher la question. Dans son _Dictionnaire des anonymes_, M. Barbier,
un v�ritable �rudit celui-l�, attribue, sur la foi de Leber, les
_M�moires de Hollande_ � Sandraz de Courtils. Cela est possible, mais,
en tout cas, on peut l'affirmer, Mme de la Fayette n'y est pour rien.

Par contre, ne s'est-on pas avis� dans ces derni�res ann�es de contester
qu'elle f�t l'auteur de la _Princesse de Cl�ves_? Inopin�ment, et alors
que l'existence de la correspondance avec Lescheraine dont j'ai si
longuement parl� n'�tait pas encore connue, M. Perrero a publi�, dans
une revue italienne fort r�pandue, la _Rassegna settimanale_, une lettre
de Mme de la Fayette qu'il est indispensable de reproduire, au moins
dans sa plus grande partie. Elle porte la date du 13 avril 1678, qui est
l'ann�e m�me de la publication de la _Princesse de Cl�ves_:

�Un petit livre qui a couru il y a quinze ans, et o� il plut au public
de me donner part, a fait qu'on m'en a donn� encore � la _Princesse de
Cl�ves_. Mais je vous assure que je n'y en ai aucune, et que M. de la
Rochefoucauld, � qui on l'a voulu donner aussi, y en a aussi peu que
moi. Il en fait tant de serments qu'il est impossible de ne le pas
croire, surtout pour une chose qui peut �tre avou�e sans honte. Pour
moi, je suis flatt�e qu'on me soup�onne, et je crois que j'avouerais le
livre si j'�tais assur�e que l'auteur ne viendrait jamais me le
redemander. Je le trouve tr�s agr�able, bien �crit, sans �tre
extr�mement ch�ti�, plein de choses d'une d�licatesse admirable, et
qu'il faut m�me relire plus d'une fois, et surtout ce que j'y trouve,
c'est une parfaite imitation du monde de la cour et de la mani�re dont
on y vit; il n'y a rien de romanesque ni de grimp�; aussi n'est-ce pas
un roman, c'est proprement des m�moires, et c'�tait � ce que l'on m'a
dit le titre du livre, mais on l'a chang�. Voil�, monsieur, mon jugement
sur _Mme de Cl�ves_; je vous demande aussi le v�tre. On est partag� sur
ce livre-l�, � se manger. Les uns en condamnent ce que les autres en
admirent. Ainsi, quoi que vous disiez, ne craignez pas d'�tre seul de
votre parti.�

Sans doute qu'en Italie parole de femme est parole d'�vangile, car cette
lettre, assur�ment fort curieuse, suffit selon M. Perrero pour trancher
la question. �Ce d�saveu de maternit�, pour employer son expression, ne
lui a inspir� aucun soup�on, et il a proclam� que Mme de la Fayette
n'�tait pour rien dans la _Princesse de Cl�ves_, laissant aux _lettr�s
fran�ais_ le soin de rechercher quel en �tait le v�ritable auteur. Mais
les lettr�s fran�ais n'ont point pris la chose ainsi, et ont r�pondu �
M. Perrero, dans la _Revue bleue_, par l'organe de M. F�lix H�mon. Par
malheur, ils ont fait fausse route dans leur r�ponse. M. F�lix H�mon
s'est avis� assez maladroitement de contester d'abord l'authenticit� de
la lettre, en s'appuyant sur quelques chicanes de texte.
Subsidiairement, et en admettant que Mme de la Fayette f�t l'auteur de
cette lettre, il a cherch� � expliquer ce d�menti formel par des
scrupules de d�votion o� elle serait tomb�e. �D�j�, croyait pouvoir dire
M. H�mon, elle ne songeait qu'� se rendre b�te, et � s'humilier devant
Dieu, en reconnaissant la vanit� de cette r�putation dont elle avait au
reste toujours fui l'�clat.� C'�tait se tromper de dix ans dans la
biographie morale de Mme de la Fayette, et faire beau jeu � M. Perrero,
qui n'a pas manqu� d'en profiter. Victorieusement d'abord il a d�montr�
l'authenticit� de la fameuse lettre en publiant toute la correspondance
de Mme de la Fayette avec Lescheraine; puis, � l'aide de cette
correspondance, il a �tabli qu'en 1678, Mme de la Fayette n'�tait
nullement aussi avanc�e en d�votion que le supposait M. H�mon, et
qu'elle demeurait au contraire occup�e de choses fort terrestres. Il
aurait pu ajouter que c'�tait une singuli�re mani�re de s'humilier
devant Dieu que de d�savouer la _Princesse de Cl�ves_ apr�s l'avoir
publi�e quelques mois auparavant, et une �trange forme de scrupules que
de donner une aussi forte entorse � la v�rit�. Aussi M. Perrero prend-il
dans sa r�plique un ton tout � fait triomphant, et il demeure
aujourd'hui probablement convaincu qu'il a, suivant ses propres
expressions, �port� le scandale et le trouble dans le camp des lettr�s
fran�ais� en leur d�montrant que Mme de la Fayette n'est pour rien dans
la _Princesse de Cl�ves_.

Mes lecteurs n'attendent pas de moi que j'entreprenne de convaincre �
mon tour M. Perrero. Lorsque tout un temps, toute une soci�t� ont �t�
d'accord pour attribuer une oeuvre aussi c�l�bre � une personne aussi
connue, lorsque ses amis les plus intimes sont sur ce point aussi
affirmatifs que l'�tait le public tout entier, lorsque pas un doute n'a
jamais �t� �lev�, pas une revendication contraire ne s'est produite, et
qu'on ne saurait attribuer cette oeuvre � aucun autre avec une ombre de
vraisemblance, il y a l� un faisceau d'�vidences morales contre
lesquelles ne saurait pr�valoir, quoi? le t�moignage de la seule
personne qui f�t int�ress�e � ne pas dire sur ce point la v�rit�. Il
n'est pas surprenant qu'au lendemain m�me de la publication de la
_Princesse de Cl�ves_, Mme de la Fayette n'ait pas voulu convenir de son
secret avec Lescheraine, qui n'�tait apr�s tout qu'un subalterne. Autant
aurait valu s'en avouer l'auteur � tout le monde. Quant � la forme
qu'elle donne � ce d�saveu, je regrette d'enlever � M. Perrero ses
illusions sur la v�racit� des femmes, mais ce qui lui para�t en �tablir
la sinc�rit� est pr�cis�ment ce qui d�montre le contraire. M. Perrero
n'admet pas que Mme de la Fayette ait pu parler en termes aussi �logieux
de la _Princesse de Cl�ves_, si elle en �tait v�ritablement l'auteur; et
le soup�on ne semble pas lui �tre venu que, de la part de Mme de la
Fayette, c'�tait peut-�tre un redoublement d'habilet�. Mal parler d'un
roman dont � Paris on faisait si fort l'�loge e�t �t� un artifice trop
grossier, que Lescheraine aurait pu percer � jour; s'en exprimer
favorablement �tait au contraire d'une diplomatie beaucoup plus raffin�e
et vraiment f�minine. Mais o� se trahit assez la pr�occupation d'auteur,
c'est dans le d�sir qu'elle �prouve de conna�tre le jugement de
Lescheraine; pour se bien assurer de la sinc�rit� de ce jugement, elle
prend soin de lui mander �qu'on se mange � Paris � propos de ce volume,
et que, de quelque parti qu'il soit, il ne manquera pas de gens pour
�tre de son avis�. S'il n'y avait une foule de raisons pour ne pas
prendre au s�rieux ce d�saveu de Mme de la Fayette, ce trait suffirait �
lui seul pour montrer comment il faut entendre cette lettre. Permis � M.
Perrero de conserver, s'il y tient, sa conviction personnelle. Mais, en
France, nous ne consentirons pas davantage � rayer la _Princesse de
Cl�ves_ du catalogue des oeuvres de Mme de La Fayette sur la foi d'un
Italien, que nous n'accepterons d'y inscrire les _M�moires de Hollande_
sur la foi d'un Hollandais.

Ces deux questions �claircies, je n'aurais plus qu'� parler des romans
de Mme de la Fayette, si je ne pr�f�rais garder ce plaisir pour la fin
et si je ne croyais devoir tout d'abord dire un mot de ses deux ouvrages
historiques: la _Vie d'Henriette d'Angleterre_ et les _M�moires de la
cour de France_. De ces deux ouvrages, le premier est tout simplement un
petit chef-d'oeuvre. Il ne faudrait pas en prendre le titre trop au pied
de la lettre, ni croire qu'on trouvera dans ce d�licieux volume une
biographie compl�te d'Henriette d'Angleterre. De cette vie, si
pr�matur�ment tranch�e et cependant si remplie, il y a toute une partie
dont, soit d�faut d'informations, soit propos d�lib�r�, Mme de la
Fayette ne parle pas ou parle � peine: c'est le r�le que Madame a jou�
comme interm�diaire entre Louis XIV et son fr�re Charles II, et la part
qu'elle a prise aux n�gociations qui se termin�rent par l'entrevue et le
trait� de Douvres, brillant et dernier �pisode de cette existence si
courte. Mme de la Fayette ne nous raconte que son histoire de coeur, et
sa mort. Encore cette histoire n'est elle-m�me pas compl�te, puisque le
premier fragment s'arr�te � 1665. On sait, par Mme de la Fayette
elle-m�me, quelle fut l'origine de l'entreprise. Ce fut Madame qui en
eut l'id�e. Un jour qu'elle contait � Mme de la Fayette quelques
circonstances de la passion que le comte de Guiche avait eue pour elle,
et qui venait de d�terminer l'exil du comte, elle lui dit: �Ne
trouvez-vous pas que si tout ce qui m'est arriv�, et les choses qui y
ont relation �tait �crit, cela composerait une jolie histoire�; et elle
ajouta, faisant allusion � la _Princesse de Montpensier_ qui avait paru
trois ans auparavant: �Vous �crivez bien; �crivez, je vous fournirai de
bons m�moires�. Mme de la Fayette se mit � l'oeuvre. On �tait �
Saint-Cloud, o� Madame venait de faire ses couches. Mme de la Fayette
lui montrait chaque matin ce qu'elle avait �crit d'apr�s ce que Madame
lui avait racont� le soir. �C'�tait, ajoute Mme de la Fayette, un
ouvrage assez difficile que de tourner la v�rit� en certains endroits
d'une mani�re qui la f�t conna�tre. Elle badinait avec moi sur les
endroits qui me donnaient le plus de peine, et elle prit tant de go�t �
ce que j'�crivais que, pendant un voyage de deux jours que je fis �
Paris, elle �crivit elle-m�me ce que j'ai marqu� pour �tre de sa main.�
Cette singuli�re collaboration dont l'exemple est, je crois, unique,
aurait probablement continu� jusqu'au bout; et apr�s l'aventure avec
Guiche et Vardes, nous aurions eu celle avec Monmouth, lorsque survint
la catastrophe du 10 juin 1670. �Je sentis, dit Mme de la Fayette, tout
ce qu'on peut sentir de plus douloureux en voyant expirer la plus
aimable princesse qui fut jamais, et qui m'avait honor�e de ses bonnes
gr�ces. Cette perte est de celles dont on ne se console jamais, et qui
laissent une amertume r�pandue dans tout le reste de la vie.� Mme de la
Fayette renon�a en effet, au lendemain de la mort de Madame, �
poursuivre le r�cit qu'elle avait entrepris, et elle ne devait reprendre
la plume que plusieurs ann�es apr�s, pour raconter ses derniers moments
dont elle fut t�moin. Cette biographie incompl�te n'en est pas moins une
oeuvre achev�e. Mme de la Fayette y d�ploie � la fois l'art de l'histoire
et l'art du roman. Le r�cit est simple, ais�, d'une ordonnance habile et
d'une intelligence facile; mais en m�me temps elle y fait d�j� montre de
ces dons rares d'analyse et d'observation qu'elle devait d�ployer plus
tard dans la _Princesse de Cl�ves_. Je ne crois pas qu'il soit possible
de pousser plus loin l'art de peindre les nuances du sentiment que dans
cette explication des sentiments r�ciproques de Madame et de Louis XIV.
Pour en bien comprendre la finesse, il faut se rappeler qu'� l'�ge de
quinze ans Madame avait r�v� d'�pouser le roi, et qu'elle en avait �t�
d�daign�e.

�Apr�s quelque s�jour � Paris, Monsieur et Madame s'en all�rent �
Fontainebleau. Madame y porta la joie et les plaisirs. Le roi connut, en
la voyant de plus pr�s, combien il avait �t� injuste en ne la trouvant
pas la plus belle personne du monde. Il s'attacha fort � elle, et lui
t�moigna une complaisance extr�me. Elle disposait de toutes les parties
de divertissement; elles se faisaient toutes pour elle, et il paraissait
que le roi n'y avait de plaisir que par celui qu'elle en recevait...
Madame fut occup�e de la joie d'avoir ramen� le roi � elle, et de savoir
par lui-m�me que la reine m�re t�chait de l'en �loigner. Toutes ces
choses la d�tourn�rent tellement des mesures qu'on voulait lui faire
prendre que m�me elle n'en garda plus aucune, et ne pensa plus qu'�
plaire au roi comme belle-soeur. Je crois qu'elle lui plut d'une autre
mani�re; je crois aussi qu'elle pensa qu'il ne lui plaisait que comme un
beau-fr�re, quoiqu'il lui pl�t peut-�tre davantage: mais enfin, comme
ils �taient tous deux infiniment aimables, et tous deux n�s avec des
dispositions galantes, qu'ils se voyaient tous les jours au milieu des
plaisirs et des divertissements, il parut bient�t � tout le monde qu'ils
avaient l'un pour l'autre cet agr�ment qui pr�c�de d'ordinaire les
grandes passions.�

Et quelques pages plus loin:

�Madame vit avec chagrin que le roi s'attachait v�ritablement � la
Valli�re. Ce n'est peut-�tre pas qu'elle en eut ce qu'on peut appeler de
la jalousie, mais elle e�t �t� bien aise qu'il n'e�t pas eu de v�ritable
passion, et qu'il e�t conserv� pour elle une sorte d'attachement qui,
sans avoir la violence de l'amour, en e�t eu la complaisance et
l'agr�ment.�

Impossible d'expliquer d'une fa�on plus d�licate une situation plus
scabreuse. Quand on pense qu'il ne s'agit pas d'une biographie ordinaire
compos�e apr�s coup, mais qu'au contraire ce passage, �crit le soir, a
fort bien pu �tre montr� � Madame le lendemain matin, on s'�tonne de la
hardiesse et de l'�tranget� des confidences que la princesse faisait �
son amie. Les lecteurs de la _Vie de Madame_ auraient tort cependant de
prendre au sens que nous leur attribuerions aujourd'hui certaines
expressions dont Mme de la Fayette se sert couramment en parlant de son
h�ro�ne. J'introduirai ici une observation emprunt�e � la notice aimable
et �rudite que M. Anatole France a mise en t�te de l'�dition de la _Vie
de Madame_, publi�e par lui, en 1882, chez Charavay, �dition d�finitive
qui laisse bien loin derri�re elle toutes les autres: �c'est qu'il y a
beaucoup d'expressions qui sont d'un usage courant dans la langue du
XVIIIe si�cle et dans la n�tre, mais que le XVIIe entendait d'une fa�on
toute diff�rente et beaucoup plus d�licate.� Ainsi quand le vieux
Corneille disait:

     On peut changer d'amant, mais non changer d'�poux,

il entendait certainement le mot _amant_ au sens grammatical, _amans_,
celui qui aime, et sa pens�e n'allait pas plus loin. Ainsi quand Mme de
la Fayette dit: �Madame �tait n�e avec des dispositions galantes�, elle
n'attache pas � ce mot le sens d�shonorant que nous y attachons
lorsqu'il s'agit d'une femme; mais elle l'entend comme l'entendait
Fureti�re, lorsque, dans son _Dictionnaire_, il d�finissait la
galanterie: �une mani�re polie, enjou�e et agr�able de faire ou de dire
les choses�, ou encore Saint-�vremond lorsqu'il disait: �L'air galant
est ce qui ach�ve les honn�tes gens et les rend aimables�. Si je fais
cette remarque, c'est que je ne voudrais pas laisser subsister chez les
lecteurs du petit volume de Mme de la Fayette quelque impression
d�favorable � cette charmante Madame. Comme M. France, je ne crois pas
qu'elle se soit rendue coupable d'autre chose que d'imprudence et
d'�tourderie, elle cependant si avis�e et si secr�te lorsqu'il
s'agissait des affaires de l'�tat, et je tiens pour v�ridiques ces
paroles si touchantes qu'elle pronon�ait en embrassant son mari,
quelques heures avant sa mort: �H�las, monsieur, vous ne m'aimez plus il
y a longtemps; mais cela est injuste; je ne vous ai jamais manqu�, � la
condition toutefois de ne pas se montrer trop exigeant sur le sens du
mot _manquer_.

Ce r�cit des derniers moments de Madame est le morceau capital du livre.
Mme de la Fayette ne l'�crivit point sous le coup de la premi�re �motion
(elle n'�tait point femme � faire de la litt�rature avec sa douleur),
mais au contraire quinze ans plus tard, quatre ans apr�s la mort de la
Rochefoucauld, alors que d�j� sur le d�clin de l'�ge, et d�pouill�e par
la vie de ce qu'elle avait le plus aim�, ses regards et ses pens�es se
tournaient en arri�re vers les affections de sa jeunesse. Et cependant
on croirait que cette mort est de la veille, tant celle qui la raconte
en semble encore �mue. Ce r�cit est un chef-d'oeuvre de simplicit� et de
path�tique, dont la familiarit� fait encore ressortir la v�rit� et
l'�motion. �Dans cette relation, dit excellemment M. France, les paroles
sont en harmonie avec les choses; il faut l'avoir lue pour savoir tout
ce que vaut la simplicit� dans une �me orn�e.� Aux amateurs de
comparaisons litt�raires, et ces comparaisons sont, quoi qu'on en dise,
utiles, car elles forment le go�t, je conseillerai de lire le r�cit de
cette m�me mort dans la Vie de Mme de la Fayette et dans l'oraison
fun�bre de Bossuet. Le point de vue, cela va de soi, est diff�rent. Mme
de la Fayette ne se propose que de rendre Madame int�ressante, et de
nous attendrir sur elle; ou plut�t elle ne se propose rien du tout. Elle
conte tout uniment ce qu'elle a vu, ne reculant pas devant certains
d�tails presque malpropres, lorsque ces d�tails peuvent nous faire
para�tre Madame plus touchante. Bossuet au contraire veut instruire et
�difier: il veut frapper les imaginations et montrer �que s'il faut des
coups de surprise � nos coeurs enchant�s de l'amour du monde, celui-ci
est assez grand et assez terrible�. Mais cette diff�rence m�me des
points de vue rend plus instructif encore de rechercher comment les
moindres traits rapport�s par Mme de la Fayette sont repris et
transform�s par Bossuet. Ainsi Mme de la Fayette rapporte que, Bossuet
�tant assis � son chevet, �Madame dit en anglais � sa femme de chambre,
conservant jusqu'� la mort la politesse de son esprit: �Donnez � M. de
Condom, lorsque je serai morte, l'�meraude que j'avais fait faire pour
lui.� �coutons maintenant Bossuet. �Cet art de donner agr�ablement
qu'elle avait si bien pratiqu� pendant sa vie, l'a suivie, je le sais,
jusque dans les bras de la mort.� On assure m�me qu'il r�pondit ainsi et
d'improvisation � une sorte de d�fi qui lui avait �t� port�, au moment
o� il montait en chaire, de faire allusion dans son oraison fun�bre � ce
trait si touchant et si d�licat. Mme de la Fayette raconte ensuite que,
Monsieur s'�tant retir�, elle demanda si elle ne le verrait plus. �On
l'alla qu�rir; il vint l'embrasser en pleurant. Elle le pria de se
retirer, et lui dit qu'il l'attendrissait.� �Madame, s'�crie Bossuet, ne
peut plus r�sister aux larmes qu'elle lui voit r�pandre. Invincible par
tout autre endroit, ici elle est contrainte de c�der. Elle prie Monsieur
de se retirer, parce qu'elle ne veut plus sentir de tendresse que pour
ce Dieu crucifi� qui lui tend les bras.� �M. de Condom se rapprocha, dit
Mme de la Fayette, et lui donna le crucifix; elle le prit et l'embrassa
avec ardeur. M. de Condom lui parlait toujours, et elle lui r�pondait
avec le m�me jugement que si elle n'e�t pas �t� malade, tenant toujours
le crucifix attach� sur sa bouche; la mort seule le lui fit abandonner.
Les forces lui manqu�rent; elle le laissa tomber, et perdit la parole et
la vie quasi en m�me temps.� Comment Bossuet va-t-il nous rendre cette
sc�ne muette? �Elle a en mourant aim� le seigneur J�sus. Les bras lui
ont manqu� plut�t que l'ardeur d'embrasser la croix. J'ai vu ses mains
d�faillantes chercher encore en tombant de nouvelles forces pour
appliquer sur ses l�vres ce signe bienheureux de notre r�demption:
n'est-ce pas mourir entre les bras et dans le baiser du Sauveur?� Encore
une fois, qu'on relise ces deux r�cits et l'on verra que Mme de la
Fayette ne perd rien � cette comparaison redoutable. Bossuet a de plus
qu'elle l'�clat de la forme et la profondeur de la pens�e, en un mot ce
qui fait le g�nie; mais elle a de plus que lui le don des larmes.

Il s'en faut que les _M�moires de la cour de France pour les ann�es 1688
et 1689_ aient l'int�r�t de la vie d'Henriette d'Angleterre. Mme de la
Fayette ne fait qu'y rapporter d'une fa�on assez br�ve des �v�nements
r�cents sur lesquels elle n'est en mesure de fournir aucuns d�tails
particuliers. Elle vivait fort en dehors des choses ext�rieures, retenue
au logis par sa sant� de plus en plus d�bile et ne savait de ce qui se
passait � la cour que ce qu'elle en pouvait entendre dire. Tout porte �
croire au reste que ces m�moires sont, comme l'assure la pr�face de la
premi�re �dition publi�e en 1731, tout ce qui reste d'un travail
beaucoup plus �tendu. On ne voit pas en effet pourquoi Mme de la Fayette
aurait choisi de pr�f�rence ces deux ann�es. Le titre m�me de l'ouvrage
est assez trompeur, car ce ne sont pas � proprement parler des m�moires
de la cour, mais tout simplement des m�moires historiques o� les
principaux �v�nements de ces deux ann�es 1688 et 1689, guerres, si�ges,
r�volutions ou simples promotions au cordon bleu, sont rapport�s sans
grands commentaires. Cependant la lecture de ces _M�moires_, dont M.
Asse vient de faire para�tre r�cemment une �dition tr�s soign�e (avec
quelques erreurs toutefois dans la notice biographique), n'est pas sans
agr�ment. On y retrouve le tour ais� de Mme de la Fayette, et sa mani�re
mesur�e de dire les choses, les donnant � entendre plut�t que les
�non�ant formellement. On y retrouve �galement la rectitude de son
jugement et son go�t pour la v�rit�. Louis XIV n'est plus � cette �poque
le souverain galant et de bonne mine au-devant duquel se pr�cipitaient
tous les coeurs, et qui, entre deux ballets, allait conqu�rir la
Franche-Comt� ou envahir la Hollande. D�j� le prestige �tait atteint.
Tout haut on lui adressait encore des flatteries; mais tout bas on
s'enhardissait � le juger, et le monstrueux �go�sme qui ternit � nos
yeux ses hautes qualit�s de souverain commen�ait � trouver des censeurs
s�v�res. On en jugera par ce d�but des _M�moires_:

�La France �tait dans une tranquillit� parfaite; l'on n'y connaissait
plus d'autres armes que les instruments n�cessaires pour remuer les
terres et pour b�tir. On employait les troupes � cet usage, non
seulement avec l'intention des anciens Romains qui n'�tait que de les
tirer d'une oisivet� aussi mauvaise pour elles que le serait l'exc�s du
travail; mais le but aussi �tait de faire aller la rivi�re d'Eure contre
son gr�, pour rendre les fontaines de Versailles continuelles. On
employait les troupes � ces prodigieux desseins pour avancer de quelques
ann�es les plaisirs du roi.�

Le bl�me est sous chaque mot, mais l'expression en est discr�te et
temp�r�e ailleurs par de justes �loges. Apr�s avoir �num�r� toutes les
difficult�s avec lesquelles Louis XIV �tait aux prises: �il ne fallait
pas, ajoute-t-elle, une moindre grandeur d'�me et une moindre puissance
que la sienne pour ne pas se laisser accabler�. Louis XIV est ainsi
peint, par ses meilleurs c�t�s, en deux traits que la post�rit� a
ratifi�s. Ailleurs encore on retrouve ce sens juste et cet amour du vrai
qui sont chez Mme de la Fayette les qualit�s ma�tresses de l'esprit, et
au service desquels elle sait mettre une expression toujours aussi
nuanc�e qu'heureuse. J'aime � faire remarquer qu'on ne trouve pas sous
sa plume une seule expression dont on puisse conclure qu'elle donn�t son
approbation aux traitements dont les huguenots �taient alors l'objet.
Elle parle au contraire �des nouveaux convertis qui g�missaient sous le
poids de la force, et qui n'avaient ni le courage de quitter le royaume,
ni la volont� d'�tre catholiques�, et ces conversions forc�es ne
semblent pas davantage avoir son approbation que les travaux entrepris
pour mener l'Eure contre son gr� � Versailles. Ce n'est pas la seule
preuve qu'elle donne de sa libert� d'esprit, et elle ne parle pas avec
moins d'ind�pendance du pape que du roi.

�On ne peut pas dire que le pape ne soit pas homme de bien, dit-elle en
parlant d'Innocent XI, et que dans les commencements il n'ait pas eu des
intentions tr�s droites; mais il s'est bien �cart� de cette voie
d'�quit� et de justice que doit avoir un bon p�re pour ses enfants... On
peut soutenir le parti qu'il a pris dans l'affaire des franchises, et il
est excusable d'avoir �t� offens� contre les ministres de France sur
tout ce qui s'est pass� dans les assembl�es du clerg�, car c'est son
autorit� qui est la chose dont l'humanit� est le plus jalouse qu'on
attaque, et quand l'humanit� n'y aurait point de part et qu'un pape s'en
serait d�fait en montant sur le tr�ne de saint Pierre, ce serait
l'�glise et ses droits qu'il d�fendrait; mais un endroit o� le pape
n'est pas pardonnable ni m�me excusable, c'est la mani�re dont il s'est
comport� dans l'affaire de Cologne.�

La sinc�rit� m�me de sa d�votion fait qu'elle n'est pas dupe de celle
qu'on prot�ge � la cour, depuis le r�gne de Mme de Maintenon. Elle n'en
parle que sur un ton sarcastique: �Cet endroit, dit-elle � propos de
Saint-Cyr, qui maintenant que nous sommes d�vots est le s�jour de la
vertu et de la pi�t�, pourra, quelque jour, sans percer dans un profond
avenir, �tre celui de la d�bauche et de l'impi�t�; car de songer que
trois cents jeunes filles qui y demeurent jusqu'� vingt ans, et qui ont
� leur porte une cour remplie de gens �veill�s, surtout quand l'autorit�
du roi n'y sera plus m�l�e, de croire, dis-je, que de jeunes filles et
de jeunes hommes soient si pr�s les uns des autres sans sauter les
murailles, cela n'est presque pas raisonnable�. Et dans un autre
endroit: �Mme de Maintenon ordonna � Racine de faire une com�die mais de
choisir un sujet pieux, car, � l'heure qu'il est, hors de la pi�t�,
point de salut � la cour... La com�die repr�sentait en quelque sorte la
chute de Mme de Montespan et l'�l�vation de Mme de Maintenon; toute la
diff�rence fut qu'Esther �tait un peu plus jeune et un peu moins
pr�cieuse en fait de pi�t�.� Le trait porte assez juste, et il semble
que Mme de la Fayette profite de cette occasion pour satisfaire quelque
ancienne rancune. Cependant elles avaient �t� amies autrefois, au temps
o� Mme de Maintenon n'�tait encore que la veuve Scarron. Elles vivaient
m�me assez famili�rement ensemble pour que, dans cette petite coterie o�
Mme de la Fayette �tait le _brouillard_, Mme Scarron e�t aussi son
surnom: on l'appelait le _d�gel_. Mais le _d�gel_ et le _brouillard_
avaient cess� de faire bon m�nage. �Je n'ai pu conserver l'amiti� de Mme
de la Fayette, dit Mme de Maintenon dans sa correspondance; elle en
mettait la continuation � trop haut prix. Je lui ai montr� du moins que
j'�tais aussi sinc�re qu'elle.� Quelle fut la cause de leur brouille? Il
est probable que Mme de la Fayette, fort li�e avec Mme de Thianges, soeur
de Mme de Montespan, et avec Mme de Montespan elle-m�me, dont elle
recevait des marques d'amiti�, se rangea du c�t� de cette derni�re dans
la querelle qui �clata entre la ma�tresse du roi et l'institutrice de
ses enfants. Le r�le �quivoque que Mme Scarron joua dans toute cette
affaire ne pouvait convenir � la droiture de Mme de la Fayette, et je
redirai ce que j'ai dit � propos de Mme de Grignan; ce n'est pas � Mme
de la Fayette que la brouille fait du tort.




VII

LES ROMANS

�LA PRINCESSE DE MONTPENSIER� ET �ZAYDE�


C'est assez et m�me trop tarder � parler des romans de Mme de la
Fayette. Il est temps de montrer maintenant par quelles gradations
successives elle s'est �lev�e de la nouvelle agr�able jusqu'au
chef-d'oeuvre.

Comment entre vingt-cinq et trente ans, c'est-�-dire � l'�ge o� les
femmes sentent plus qu'elles n'observent, et sont plus pr�occup�es
d'amour que de belles-lettres, l'id�e d'�crire vint-elle � Mme de la
Fayette? On ne se la figure pas tourment�e de ce d�mon bavard qui devait
dicter � Sapho les dix volumes du _Grand Cyrus_ et de _Cl�lie_. Encore
moins fut-elle soulev�e par ce souffle de passion irr�sistible qui
inspirait � George Sand _Valentine_ apr�s _Indiana_, et _L�lia_ apr�s
_Valentine_. Ce fut, je m'imagine, par un tout autre chemin qu'elle en
arriva, avec toute sorte de pr�cautions et de r�ticences, � se produire
devant le public. La mode �tait alors aux portraits. Tant�t, comme la
Rochefoucauld, on �crivait le sien; tant�t on s'appliquait � celui d'un
ami, ou plus g�n�ralement d'une amie. Plusieurs personnes s'entendaient
pour faire le portrait les unes des autres. On donnait lecture de ces
portraits dans quelque r�duit, ou bien ils couraient manuscrits. Parfois
on les rassemblait, et ce qui n'avait �t� d'abord qu'un jeu de soci�t�
devenait un ouvrage offert au public. Ainsi fit Mademoiselle, la Grande
Mademoiselle (et cela bien avant qu'elle ne laiss�t para�tre la
_Princesse de Paphlagonie_), pour le recueil de _Divers Portraits_ que
Segrais publia par ses ordres, en 1659, et dont plus de quarante �taient
de sa main. Ce fut � cette occasion que Mme de la Fayette tra�a le
portrait de Mme de S�vign� dont j'ai parl�. Ce portrait eut du succ�s.
Encourag�e, Mme de la Fayette en �crivit peut-�tre d'autres qui ne nous
seraient pas parvenus, et l'envie dut naturellement lui venir de mettre
� profit ce don de peindre les personnes et les caract�res qu'on
semblait lui reconna�tre. Mais un autre sentiment dut lui mettre
�galement la plume � la main. Ce fut la r�action de son bon go�t et de
sa sobri�t� contre le langage ampoul� que les romans d'alors pr�taient
aux amants, et contre la longueur des d�veloppements donn�s � leurs
aventures. Dans l'histoire du roman fran�ais, ce ne serait pas en effet
faire une place suffisante � Mme de la Fayette que de ne pas reconna�tre
qu'elle a inaugur� un art nouveau. Mais pour lui mieux marquer cette
place, il est n�cessaire d'indiquer en traits rapides � quel point en
�tait la litt�rature romanesque au moment o� Mme de la Fayette prit pour
la premi�re fois la plume, et quelle part lui revient dans les
transformations que cette litt�rature a subies.

Durant les derni�res ann�es de Louis XIII et la minorit� de Louis XIV,
on peut dire qu'en fait de romans le go�t public se partageait, bien que
tr�s in�galement, entre deux genres de productions tr�s diff�rentes. Au
commencement du si�cle, d'Urf�, par son _Astr�e_, avait mis � la mode le
roman � d�veloppements interminables, coup� d'un nombre infini
d'histoires �pisodiques, qui interrompaient la marche du r�cit. Pas plus
dans ces �pisodes que dans le r�cit principal, il n'�tait tenu grand
compte de la vraisemblance dans les �v�nements, ou m�me dans les
sentiments pr�t�s aux personnages qui tous, quelle que soit leur
condition, bergers ou chevaliers, berg�res ou ch�telaines, expriment �
peu pr�s les m�mes passions dans le m�me langage. Cependant par
l'�l�vation des sentiments, par la d�licatesse de la langue, par je ne
sais quel charme dans l'invention et dans l'expression, l'_Astr�e_
savait conqu�rir et m�rite encore aujourd'hui de garder des lecteurs.
Aussi toute une g�n�ration s'en �tait-elle d�lect�e. Saint Fran�ois de
Sales l'admirait; Bossuet, � ses d�buts, en avait subi l'influence
litt�raire. La Fontaine, qui l'avait lue �tant petit gar�on, la relisait
ayant la barbe grise, et Boileau ne se d�fendait pas d'y avoir trouv� du
charme. Naturellement d'Urf� avait eu des disciples, aussi peu soucieux
que lui de la vraisemblance morale ou mat�rielle, et encore plus
prolixes. Le _Polexandre_ de Gomberville avait dix volumes; la
_Cl�op�tre_ de La Calpren�de douze, ce qui n'emp�chait pas Mme de
S�vign� de s'y prendre _comme � la glu_: �La beaut� des sentiments,
disait-elle, la violence des passions, la grandeur des �v�nements et le
succ�s miraculeux de leurs redoutables �p�es, tout cela m'entra�ne comme
une petite fille�. Mais la v�ritable h�riti�re des traditions et des
succ�s de l'_Astr�e_ fut Madeleine de Scud�ry. Toute une g�n�ration de
femmes s'�tait nourrie de ses oeuvres, depuis 1649, date de la
publication du premier des dix volumes du _Grand Cyrus_, jusqu'� 1660,
date de la publication du dernier des dix volumes de _Cl�lie_, et Mme de
S�vign�, Mme de la Fayette elle-m�me se complaisaient � �tudier la carte
du _pays de Tendre_.

Le roman d'aventures, sans aucune pr�tention � la v�rit� dans la
peinture des moeurs, tel �tait donc le genre � la mode, celui qui
plaisait au plus grand nombre, et qui, pendant quelques ann�es, avait
fait fureur, puisqu'aux h�ros de ces romans on allait jusqu'� emprunter
leurs noms, comme ces quarante-huit princes ou princesses composant en
Allemagne l'_Acad�mie des vrais amants_, qui portaient tous des noms de
l'_Astr�e_, ou comme les pr�cieuses catalogu�es par Somaize, qui
tiraient pour la plupart les leurs du _Grand Cyrus_ ou de _Cl�lie_.

Cependant, contre ce genre artificiel, il y avait r�action sourde, au
nom du vieil esprit gaulois, de l'esprit de Montaigne ou m�me de
Rabelais. � toutes les �poques de notre histoire litt�raire on peut
ainsi constater, � c�t� du grand courant qui entra�ne toute une
g�n�ration, une sorte de contre-courant, coulant en sens inverse, sur
lequel s'embarquent les esprits ind�pendants. De nos jours o� le go�t de
la reproduction brutale semble triompher dans la litt�rature romanesque
ou th��trale, on peut signaler aussi dans certaines oeuvres la tendance �
un id�alisme presque excessif, qui s'exprime par symboles et tournerait
volontiers au mysticisme. Ainsi, mais en sens oppos� au XVIIe si�cle, la
r�action contre le faux id�al litt�raire et romanesque, o� se
complaisaient les pr�cieuses, se traduisait en des oeuvres inspir�es par
un esprit tout diff�rent de retour � la nature et � la v�rit�. Parfois
cette r�action prenait la forme de la parodie, comme dans _le Berger
extravagant_ de Charles Sorel, dont le titre exact est: _le Berger
extravagant, o�, parmi des fantaisies amoureuses, on voit les
impertinences des romans et de la po�sie_. Parfois, au contraire, elle
prenait la forme d'un assez grossier r�alisme, comme dans le _Francion_
du m�me auteur, Francion, �fr�re a�n� de _Gil Blas_ et de _Figaro_, dit
avec raison M. Andr� Lebreton dans son tr�s int�ressant ouvrage sur _le
Roman au XVIIe si�cle_, qui nous prom�ne d'aventures en aventures dans
le monde des �coliers, des robins, des paysans, et aussi dans celui des
spadassins et des tire-laine.� Voil� une soci�t� bien diff�rente de
celle du _Grand Cyrus_. Il faut cependant que ces peintures r�pondissent
� certaines curiosit�s, pour que la _Vraie Histoire comique de Francion_
ait eu, � en croire du moins Sorel, jusqu'� soixante �ditions tant �
Paris qu'en province et qu'elle ait �t� traduite en anglais et en
allemand. Mais de toutes les oeuvres tir�es de ce qu'on pourrait appeler
la veine naturaliste au XVIIe si�cle, celle qui demeure la plus c�l�bre,
et qui, de nos jours, trouve encore des lecteurs, c'est le _Roman
bourgeois_ de Fureti�re. Le _Roman bourgeois_ est presque contemporain
de _Zayde_, puisqu'il est de 1666, tandis que _Francion_ a paru quelque
quarante ans auparavant, en 1622. �Je vous raconterai directement et
avec fid�lit�, dit Fureti�re � la premi�re page du livre, plusieurs
historiettes ou galanteries arriv�es entre des personnes qui ne seront
ni des h�ros ni des h�ro�nes, qui ne dresseront point d'arm�e, ni ne
renverseront point de royaumes, mais qui seront de ces bonnes gens, de
m�diocre condition, qui vont tout doucement leur grand chemin, dont les
uns seront beaux, les autres laids, les uns sages et les autres sots, et
ceux-ci ont bien la mine de composer le plus grand nombre.� On sent
l'�pigramme, qui est manifestement dirig�e contre les romans de Mlle de
Scud�ry, et ce sont en effet les moeurs de la plus petite bourgeoisie que
Fureti�re nous peint, puisque son h�ro�ne, qui s'appelle Javotte, est la
fille d'un procureur, et son h�ros, qui s'appelle Nicod�me, un avocat de
bas �tage. Le roman ne se passe pas au Marais, mais aux alentours de la
place Maubert, et c'est dans ce milieu du Paris populaire que Fureti�re
nous conduit, non sans nous faire assister � quelques malpropret�s.
Beaucoup moins r�pandu que le _Francion_ de Sorel, puisqu'il n'eut que
trois �ditions, le _Roman bourgeois_ est beaucoup plus connu
aujourd'hui, gr�ce � deux �ditions r�centes, et il m�rite de vivre comme
document curieux sur un monde peu connu et comme t�moignage d'une
litt�rature oubli�e.

Ainsi romans d'aventures extraordinaires, et romans de moeurs bourgeoises
ou populaires mettant en sc�ne, les uns des bergers du temps de M�rov�e
ou des h�ros de la Perse et de Rome, les autres des procureurs, des
spadassins et des escrocs: voil� ce qu'offrait la litt�rature romanesque
aux contemporains de Mme de S�vign�. Mais ce qui n'�tait peint dans
aucun roman, c'�taient les moeurs des honn�tes gens, de ces honn�tes gens
dont Moli�re disait: �C'est une �trange entreprise de les faire rire�,
et qu'il allait si admirablement faire parler en vers dans le
_Misanthrope_ ou dans certaines sc�nes des _Femmes savantes_. Dans le
roman ils n'avaient encore parl� nulle part, avant que Mme de la Fayette
e�t pris la plume. C'est avec elle, on peut le dire, qu'ils sont n�s �
la vie romanesque. Je sais bien que dans les romans de Mlle Scud�ry on
peut retrouver, sous le d�guisement de l'antiquit�, quelques-uns des
plus illustres personnages de son temps. M. Cousin a men� grand tapage,
il y a quelques ann�es, d'une clef des romans de Mlle de Scud�ry qu'il
avait d�couverte dans les manuscrits de la biblioth�que de l'Arsenal, et
qui lui a permis de retrouver Mme de Longueville sous les traits de
Mandane, et le duc d'Enghien sous ceux de Cyrus. La d�couverte �tait
curieuse en effet, bien qu'on s�t d�j� par Boileau et par Tallemant des
R�aux que les personnages de la soci�t� o� vivait Mlle de Scud�ry
cherchaient � se reconna�tre dans les h�ros de ses romans, qu'ils
�taient flatt�s de s'y retrouver, et que c'�tait une sorte de jeu de
soci�t� de deviner quels �taient parmi les seigneurs ou les dames de la
cour ceux qu'elle avait voulu peindre. Mais si les romans de Mlle de
Scud�ry contiennent en effet quelques portraits plus ou moins
ressemblants, o� le d�sir de plaire � ses mod�les l'emporte peut-�tre
sur le souci de la fid�lit�, l'auteur ne se pique point d'exactitude ni
m�me de vraisemblance dans les sentiments et dans les moeurs qu'elle leur
pr�te. Le langage qu'elle leur fait tenir est de pure convention: il
n'est d'aucun temps et d'aucun pays, et ne ressemble pas plus � celui
des courtisans de Louis XIII et d'Anne d'Autriche qu'� celui de Cyrus ou
de Cl�lie en personne. C'est tout le contraire pour les romans de Mme de
la Fayette. Ce ne sont point des romans � clef. Aucun personnage du
temps n'a cherch� � s'y reconna�tre, et cependant c'est eux qu'elle a
voulu peindre. Si elle les met de pr�f�rence dans le cadre de la cour de
Henri II, c'est que la hardiesse e�t �t� trop forte de d�crire la cour
m�me de Louis XIV; mais ce qu'elle a entendu reproduire c'est bien ce
qu'elle voyait autour d'elle. Les aventures qu'elle pr�te � ses h�ros et
� ses h�ro�nes sont bien (� l'exception de _Zayde_ et je dirai pourquoi
tout � l'heure) celles de la vie du monde et des cours. Le langage
qu'elle leur fait tenir est bien celui qu'ils avaient coutume de parler,
transpos� comme il convient pour satisfaire aux lois de l'art, mais ne
d�passant pas cependant le ton de la conversation naturelle. Du reste
Mme de la Fayette elle-m�me a d�fini, en termes d'une justesse parfaite,
le caract�re de ses propres oeuvres lorsque, parlant de la _Princesse de
Cl�ves_, elle dit � Lescheraine dans la lettre que j'ai cit�e tout �
l'heure: �Ce que j'y trouve, c'est une parfaite imitation du monde de la
cour et de la mani�re dont on y vit�, et lorsqu'elle ajoute: �Il n'y a
rien de romanesque ni de grimp�. Une parfaite imitation du monde de la
cour, c'est bien l� en effet ce que la premi�re elle s'est propos� de
nous donner. Rien de romanesque ni de grimp�, c'est bien le caract�re
propre, en tout temps, aux hommes et aux femmes qui vivent dans un
certain milieu raffin�. Aussi n'est-ce pas exag�ration de dire que dans
notre litt�rature elle a cr�� un genre: celui du roman d'observation et
de sentiment. Sa gloire, ou, si l'on trouve le mot trop ambitieux, son
titre est d'avoir �t� le premier peintre des moeurs �l�gantes, et je ne
sais gu�re, pour une femme surtout, de plus bel �loge. Et c'est pour
cela, tandis que tant d'autres oeuvres ont pass�, que la sienne reste
�ternelle.

En ce genre nouveau son premier essai fut la _Princesse de Montpensier_.
De cette petite nouvelle Mme de la Fayette ne devait point s'avouer
publiquement l'auteur, pas plus au reste que des autres romans qu'elle
publia par la suite. Mais l'oeuvre est bien sienne cependant, et si
jamais il y avait eu quelque doute sur ce point, ses lettres � M�nage
que j'ai eues entre les mains suffiraient � le dissiper. M�nage para�t,
en effet, avoir �t� son confident et peut-�tre son interm�diaire aupr�s
du libraire Barbin, qui publia la _Princesse de Montpensier_ en 1662.
C'est � lui qu'elle s'adresse pour obtenir de Barbin _dix beaux
exemplaires bien reli�s_. Mais je ne crois pas qu'elle lui ait demand�
des conseils comme elle en devait demander plus tard � Segrais et
peut-�tre � la Rochefoucauld. Elle avait trop de go�t pour ne pas se
d�fier de celui de M�nage, et si le bonhomme avait eu quelque part �
l'oeuvre, sa lourde touche s'y reconna�trait.

Mme de la Fayette a plac� l'action de la _Princesse de Montpensier_ sous
le r�gne de l'un des derniers Valois. C'�tait, avec le dessein qu'elle
se proposait de peindre en r�alit� les moeurs de son temps, l'�poque la
plus rapproch�e que la biens�ance lui perm�t de choisir, et c'�tait
aussi celle qui �tait la plus semblable aux premi�res ann�es du r�gne de
Louis XIV, car il ne faudrait pas que les traits sanguinaires et
licencieux des moeurs de ce temps, qu'on s'est si fort complu � mettre en
relief nous en fissent oublier la culture et les �l�gances. Il y avait
d�j� de la part de Mme de la Fayette une certaine hardiesse � donner aux
personnages de son roman des noms qui �taient encore port�s � la cour,
comme ceux de Guise et de Chabannes. Au reste, nul effort pour pr�ter �
ces personnages, en particulier � celui qui devait �tre un jour le
Balafr� (car c'est de ce Guise-l� qu'il s'agit), ou au duc d'Anjou, le
futur Henri III, qui est �galement mis en sc�ne, les sentiments et les
actions que leur caract�re bien connu pourrait rendre vraisemblables.
Pas la moindre pr�occupation non plus de ce que nous appellerions la
couleur historique. �Pendant que la guerre civile d�chirait la France
sous le r�gne de Charles IX, dit Mme de la Fayette, en commen�ant,
l'amour ne laissait pas de trouver place parmi tant de d�sordres et d'en
causer beaucoup dans son empire.� Ce sont ces d�sordres qu'elle va
s'appliquer � peindre, mais les �v�nements ne lui seront d'aucun
secours, et les figures font tout l'int�r�t du tableau.

La fille unique du marquis de M�zi�res a �t� promise au duc du Maine,
fr�re cadet du duc de Guise. Son mariage ayant �t� retard� � cause de
son extr�me jeunesse, le duc de Guise, qui a eu occasion de la voir
souvent, en devient amoureux et en est aim�. Cependant des
consid�rations politiques viennent � la traverse de l'union projet�e.
Mlle de M�zi�res, �connaissant par sa vertu qu'il �tait dangereux
d'avoir pour beau-fr�re un homme qu'elle e�t souhait� pour mari�,
consent � rompre son engagement avec le duc du Maine, et � �pouser le
prince de Montpensier. Son mari la conduit � la campagne, en son ch�teau
de Champigny, et rappel� � la cour par la continuation de la guerre, la
confie en garde � son meilleur ami, le comte de Chabannes. Le comte de
Chabannes est sinon le h�ros, du moins le personnage le plus
int�ressant, la figure la plus originale et la plus finement trac�e du
roman. Beaucoup plus �g� que le prince de Montpensier, il s'est li�
cependant avec lui d'une liaison tr�s �troite, et comme il a l'esprit
doux et fort agr�able, il ne tarde pas � inspirer autant d'estime et de
confiance � la princesse qu'� son mari. Avec l'abandon d'une jeune femme
qui croit pouvoir ouvrir en s�curit� son coeur � un homme d�j� m�r, la
princesse lui raconte l'inclination qu'elle a eue pour le duc de Guise,
mais elle lui persuade qu'elle est gu�rie de cette inclination, et qu'il
ne lui en reste que ce qui est n�cessaire pour d�fendre l'entr�e de son
coeur � un autre sentiment. Cependant le comte de Chabannes ne peut se
d�fendre de tant de charmes qu'il voit chaque jour de si pr�s. �Il
devint passionn�ment amoureux de cette princesse, et quelque honte qu'il
trouv�t � se laisser surmonter, il fallut c�der et l'aimer de la plus
violente et de la plus sinc�re passion qui f�t jamais.�

Cependant, la guerre �tant termin�e, le prince de Montpensier ram�ne sa
femme � Paris. Elle y rencontre fr�quemment le duc de Guise, tout
couvert de la gloire qu'il s'est acquise en combattant les huguenots.
�Sans rien lui dire d'obligeant, elle lui fit revoir mille choses
agr�ables qu'il avait trouv�es autrefois en Mlle de M�zi�res. Quoiqu'ils
ne se fussent point parl� depuis longtemps, ils se trouv�rent accoutum�s
l'un � l'autre _et leurs coeurs se remirent ais�ment dans un chemin qui
ne leur �tait pas inconnu_.� Aussi le duc de Guise ne tarde-t-il pas �
d�clarer sa passion et, sans l'agr�er enti�rement, la princesse de
Montpensier ne peut s'emp�cher de ressentir un m�lange de douleur et de
d�pit lorsque le bruit se r�pand � la cour que Madame, la soeur du roi,
est recherch�e par le duc de Guise. Elle se trahit dans un bal masqu�
o�, ayant pris le duc d'Anjou pour le duc de Guise, elle commet
l'imprudence de se plaindre � lui de cette infid�lit�. Le duc d'Anjou,
qui est �galement �pris de la princesse de Montpensier, abuse de cette
confidence qui ne lui �tait point destin�e, et l'�clat qu'il fait
d�termine le prince de Montpensier � ramener sa femme � Champigny, et �
l'y tenir enferm�e. Pour demeurer en relations avec le duc de Guise,
elle n'h�site pas � faire appel au d�vouement de Chabannes. Ce n'est pas
que Chabannes ne lui ait avou� autrefois sa passion; mais au lieu des
rigueurs auxquelles il s'attendait, elle s'est born�e � lui faire sentir
la diff�rence de leur qualit� et de leur �ge, la connaissance
particuli�re qu'il avait de l'inclination qu'elle avait ressentie pour
le duc de Guise, et surtout ce qu'il devait � la confiance et � l'amiti�
du prince son mari. Elle a continu� depuis lors de le traiter comme son
meilleur ami, et par ce proc�d� elle se l'est attach� encore davantage.
Aussi Chabannes consent-il, quoi qu'il lui en puisse co�ter, � rendre �
la princesse de Montpensier le service qu'elle lui demande. Il pousse
l'abn�gation jusqu'� l'h�ro�sme et m�me jusqu'� la trahison vis-�-vis de
son ami, car il consent � introduire de nuit le duc de Guise chez la
princesse de Montpensier. Il est vrai que la princesse lui demande
d'assister � leur conversation, mais il ne saurait s'y r�soudre, et se
retire dans un petit passage, �ayant dans l'esprit les plus tristes
pens�es qui aient jamais occup� l'esprit d'un amant�. Sur ces
entrefaites le prince de Montpensier descend, attir� par le bruit; mais
pendant qu'il fait enfoncer la porte de sa femme, Chabannes fait �vader
le duc de Guise, et se laisse surprendre � sa place, dans l'appartement
de la princesse, o� le prince le trouve immobile, appuy� sur une table,
avec un visage o� la tristesse �tait peinte. Aux reproches que le prince
lui adresse: �Je suis criminel � votre �gard, r�pond Chabannes, et
indigne de l'amiti� que vous avez eue pour moi, mais ce n'est pas de la
mani�re que vous pouvez imaginer. Je suis plus malheureux que vous et
plus d�sesp�r�; je ne saurais vous en dire davantage.�

Le prince de Montpensier, abus� par ce langage et croyant qu'il n'a rien
� reprocher � sa femme, pardonne � Chabannes. Mais celui-ci, qui est
huguenot, est envelopp�, quelques jours apr�s, dans le massacre de la
Saint-Barth�lemy. De son cot�, le duc de Guise, s�par� par tant
d'obstacles de la princesse de Montpensier, finit par s'attacher � la
marquise de Noirmoutiers, qui prend soin de faire �clater cette
galanterie. Le bruit en arrive jusqu'� la princesse de Montpensier. Elle
ne peut r�sister � la douleur d'avoir perdu le coeur de son amant,
l'estime de son mari et le plus parfait ami qui f�t jamais. Aussi
meurt-elle � la fleur de son �ge. �Elle �tait, ajoute Mme de la Fayette,
une des plus belles princesses du monde et en e�t �t� sans doute la plus
heureuse, si la vertu et la pudeur eussent conduit toutes ses actions.�

Telle est l'action, tant�t un peu lente, tant�t se pr�cipitant avec une
rapidit� excessive, et, dans l'ensemble, assez malhabile, qui sert de
fil � Mme de la Fayette pour faire mouvoir trois personnages dont chacun
nous offre d�j� quelques traits que nous retrouverons dans ceux de la
_Princesse de Cl�ves_. D'abord la princesse de Montpensier elle-m�me.
C'est une princesse de Cl�ves d'une vertu assur�ment moins haute, d'une
conduite moins irr�prochable, mais conservant cependant jusque dans ses
imprudences un ferme propos de d�licatesse et d'honneur. Si elle nous
semble moins int�ressante et moins vivante, c'est que nous n'avons pas
le spectacle de ses scrupules et de ses luttes avec elle-m�me. Nous ne
p�n�trons pas aussi avant dans son �me, et la peinture de ses sentiments
nous para�t superficielle, comme si l'auteur n'avait jamais ressenti
elle-m�me la passion dont elle nous d�peint les entra�nements et les
combats. C'est cependant une observation bien fine et un trait bien
f�minin que de nous la repr�senter jalouse du duc de Guise avant d'avoir
accept� son amour, et lui reprochant ses attentions pour Madame
lorsqu'elle n'a pas encore agr�� les siennes, ou bien encore sachant
mauvais gr� au pauvre Chabannes, lorsqu'il lui apporte les lettres du
duc de Guise, de ce que le duc ne lui �crit pas assez souvent. Quant au
duc, c'est bien le prototype du duc de Nemours, auquel il ressemble de
beaucoup plus pr�s que la princesse de Montpensier � la princesse de
Cl�ves. Il ne faut chercher en lui aucun des traits du rude Lorrain,
moiti� soldat, moiti� assassin, qui massacra Coligny et fit trembler
Henri III. C'est un seigneur accompli de mani�res et de ton, fort
diff�rent du Balafr� de l'histoire, qui �tait aussi hardi jouteur aupr�s
des femmes que contre les huguenots; et j'ai peine � croire que, dans la
r�alit�, il tourna ses d�clarations (si m�me il prenait la peine d'en
faire) en termes aussi galants et aussi mesur�s que ceux-ci: �Je vais
vous surprendre, madame, et vous d�plaire en vous apprenant que j'ai
toujours conserv� cette passion qui vous a �t� connue autrefois, mais
qui s'est si fort augment�e en vous revoyant que ni votre s�v�rit�, ni
la haine de M. le prince de Montpensier, ni la concurrence du premier
prince du royaume, ne sauraient lui �ter un moment de sa violence. Il
aurait �t� plus respectueux de vous la faire conna�tre par mes actions
que par mes paroles. Mais, madame, mes actions l'auraient apprise �
d'autres aussi bien qu'� vous, et je souhaite que vous sachiez seule que
je suis assez hardi pour vous adorer.�

Malgr� ces d�licatesses, le duc de Guise ne laisse pas de se comporter
d'une fa�on assez pi�tre, puisqu'apr�s avoir �t� la cause v�ritable de
l'�clat qui compromet la princesse de Montpensier, il l'abandonne avec
une telle rapidit�, et il y a m�me entre le langage qu'il parle et la
conduite qu'il tient un certain d�saccord qui nuit � la r�alit� du
personnage. Aussi n'est-ce pas sur lui que se porte l'int�r�t du roman
ou plut�t de la nouvelle. C'est sur le comte de Chabannes. Il fallait un
art consomm� pour sauver du ridicule et m�me de l'odieux cet amoureux
�conduit qui finit par trahir son ami au profit de son rival. Mme de la
Fayette y parvient cependant, comme elle parviendra plus tard � nous
int�resser au prince de Cl�ves. Comme le prince de Cl�ves en effet,
Chabannes tout � la fois joue le r�le ingrat et demeure le personnage
int�ressant. C'est par la noblesse constante de ses sentiments que cet
_ami des femmes_ se rel�ve et se sauve � nos yeux. C'est ainsi qu'apr�s
une absence de deux ans, quand le prince de Montpensier �lui demande
confidemment des nouvelles de l'esprit et de l'humeur de sa femme qui
lui �tait presque une personne inconnue par le peu de temps qu'il avait
demeur� avec elle, le comte de Chabannes, avec une sinc�rit� aussi
exacte que s'il n'e�t point �t� amoureux, dit au prince tout ce qu'il
connaissait en cette princesse capable de la lui faire aimer, et il
avertit aussi Mme de Montpensier de toutes les choses qu'elle devait
faire pour achever de gagner le coeur et l'estime de son mari. Sa passion
le portait si naturellement � ne songer qu'� ce qui pouvait augmenter la
gloire et le bonheur de cette princesse qu'il oubliait sans peine
l'int�r�t qu'ont les amants � emp�cher que les personnes qu'ils aiment
ne soient dans une parfaite intelligence avec leur mari.� La fa�on dont
il prend, en un moment p�rilleux, la place du duc de Guise, exposant sa
vie et sacrifiant son bonheur pour sauver l'honneur de sa dame et la vie
de son rival, ach�ve de nous int�resser � son sort; et c'est avec regret
que nous voyons Mme de la Fayette profiter de la Saint-Barth�lemy pour
se d�barrasser de lui, comme elle se d�barrasse du reste, en un tour de
main, ou plut�t en une petite page, de tous ses autres personnages.
C'est � ce d�nouement b�cl� qu'on sent la gaucherie et l'inexp�rience
d'une femme qui manque d'invention romanesque, qui sait analyser avec
finesse les caract�res et les sentiments, mais qui faiblit quand il faut
les traduire en action. Cette gaucherie, l'auteur de la _Princesse de
Montpensier_ ne s'en d�fera jamais compl�tement et, � un certain point
de vue, je serais tent� de dire qu'elle n'est pas sans charme. Mais elle
se trahit par trop dans cette premi�re oeuvre, et n'est pas suffisamment
rachet�e, comme dans la _Princesse de Cl�ves_, par la gr�ce du d�tail et
le path�tique discret des sentiments. Pour les admirateurs de Mme de la
Fayette, la _Princesse de Montpensier_ n'en demeure pas moins une oeuvre
int�ressante, comme pour les admirateurs d'un grand peintre une �bauche
ou un tableau o� se serait essay�e la jeunesse de son g�nie; et si ce
n'�tait, je le reconnais, un peu trop la grandir, je serais tent� de
redire � ce propos ces vers que les fervents de Rapha�l ont fait graver
au bas de ce divin _Mariage de la Vierge_ o� son pinceau semble encore
conduit par la main du P�rugin:

     Se de tai pregi adorno
     Fu Sanzio imberbe ancora,
     Mai non precorse il giorno
     Pi� luminosa aurora.

La _Princesse de Montpensier_ avait paru en 1662, sans nom d'auteur,
avons-nous dit. _Zayde_ parut en 1670 sous le nom de Segrais. Quelle
raison de renoncer ainsi � l'anonyme pour s'abriter sous le couvert d'un
autre? L'explication de ce changement d'attitude serait assez difficile
� trouver s'il fallait croire que Segrais n'avait fait que pr�ter son
nom � Mme de la Fayette, mais qu'en r�alit� il �tait demeur� totalement
�tranger � _Zayde_. La plupart de ceux qui ont �crit sur Mme de la
Fayette se sont donn� beaucoup de peine pour �tablir ce point. J'avoue
que je ne suis point dispos� � les imiter, et que je ne tiens pas �
revendiquer pour Mme de la Fayette l'honneur de _Zayde_, comme j'ai
revendiqu� pour elle contre M. Perrero l'honneur de la _Princesse de
Cl�ves_. C'est peut-�tre � cause de cela que la chose me para�t demeurer
assez obscure. Sans doute Segrais a dit formellement: �_Zayde_ qui a
paru sous mon nom est de Mme de la Fayette. Il est vrai que j'y ai eu
quelque part, mais seulement dans la disposition du roman o� les r�gles
de l'art sont observ�es avec grande exactitude.� Mais ailleurs Segrais
semble vouloir revenir sur ce qu'il a dit et recouvrer son bien: �Apr�s
que ma _Zayde_ fut imprim�e, Mme de la Fayette en fit relier un
exemplaire avec du papier blanc entre chaque page, afin de la revoir
tout de nouveau et d'y faire des corrections, particuli�rement sur le
langage; mais elle ne trouva rien � y corriger, m�me en plusieurs
ann�es, et je ne pense pas que l'on y puisse rien changer, m�me encore
aujourd'hui.� Aussi l'on comprend que l'�diteur des _Segraisiana_ ait,
dans sa pr�face, inscrit _Zayde_ au rang des oeuvres de Segrais, sans
m�me faire mention de la part qu'y aurait prise Mme de la Fayette. Je
sais bien que Huet, dans ses _Origines de Caen_, et plus formellement
encore dans son _Commentarius de rebus ad eum pertinentibus_, attribue
_Zayde_ � Mme de la Fayette. �Je puis, dit-il, attester le fait sur la
foi de mes propres yeux et d'apr�s nombre de lettres de Mme de la
Fayette elle-m�me, car elle m'envoyait chaque partie de cet ouvrage
successivement, et au fur et � mesure de la composition, et me les
faisait lire et revoir.� En effet, au nombre des lettres de Mme de la
Fayette � Huet qu'a publi�es M. Henry, il y en a une par laquelle elle
lui demande son sentiment sur un passage de _Zayde_. Mais personne n'a
jamais contest� que Mme de la Fayette n'ait eu part � _Zayde_. La
question est de savoir quelle part y a eue Segrais, s'il fut un
pr�te-nom ou un collaborateur. Or il me para�t certain qu'il fut un
collaborateur, et cela non pas seulement parce que son nom a continu� de
figurer seul sur le volume, parce que Mme de S�vign� qui parle souvent
de la _Princesse de Cl�ves_ � propos de Mme de la Fayette, ne dit jamais
un mot de _Zayde_, et encore parce que Bussy, g�n�ralement bien inform�
de ce qui se passait � Paris, se r�jouissait de lire _Zayde_ comme �tant
de Segrais: �car, disait-il, Segrais ne peut rien �crire qui ne soit
joli�. C'est aussi pour une raison d'ordre purement litt�raire, mais
plus d�cisive � mes yeux. J'ai dit tout � l'heure que la _Princesse de
Montpensier_ marquait un progr�s et une innovation: c'�tait la
substitution du roman de moeurs, du roman fran�ais alerte et lestement
men� au roman � aventures, invraisemblable et prolixe. Or _Zayde_ marque
au contraire un pas en arri�re, un retour au genre espagnol, qu'avait
imit� Mlle de Scud�ry. C'est la collaboration de Segrais qu'il faut,
suivant moi, rendre responsable de ce recul du talent de Mme de la
Fayette. Il s'en est inconsciemment accus� lui-m�me lorsqu'il a dit
qu'il n'avait eu part qu'� la disposition du roman o� les r�gles de
l'art sont exactement observ�es, mais les r�gles de l'art tel que les
entendait Segrais, et c'est le cas de se rappeler ce que dit un
personnage de la _Critique de l'�cole des femmes_ que �si les pi�ces qui
sont selon les r�gles ne plaisent pas, et que celles qui plaisent ne
soient pas selon les r�gles, il faudrait, de n�cessit�, que les r�gles
eussent �t� mal faites�. Segrais crut, j'en suis persuad�, faire
merveille, peut-�tre en conseillant Mme de la Fayette de choisir ses
personnages dans le domaine de la fiction pure et non pas dans celui de
l'histoire, en tout cas en l'engageant � entrecouper et ralentir
l'action principale par des r�cits �pisodiques, � la mode de Cervant�s,
mais sans la force du g�nie qui maintient l'unit� en concentrant
l'int�r�t sur un seul personnage, et aussi � la mode de Madeleine de
Scud�ry ou de la Calpren�de, beaucoup plus faciles � imiter que
Cervant�s. Et voici, par les conseils dont le succ�s l'enchantait si
fort, le beau r�sultat auquel il a conduit l'auteur de la _Princesse de
Montpensier_.

Il n'y a pas dans _Zayde_ moins de cinq histoires, qui s'enchev�trent:
celle de Consalve, celle d'Alphonse, celle de Zayde, celle de Fatime et
celle d'Alamir. Quant � chacune de ces histoires prise en elle-m�me,
c'est un tissu d'aventures � la fois extraordinaires et monotones o� il
n'y a jamais en sc�ne que des princesses d'une beaut� parfaite et des
cavaliers d'un m�rite tellement accompli, qu'on se demande comment ils
parviennent � se reconna�tre les uns des autres. �Les amants malheureux,
dit spirituellement Sainte-Beuve (car en effet ils sont toujours pr�ts �
expirer de douleur aux pieds de celle qu'ils aiment), quittent la cour
pour des d�serts horribles o� ils ne manquent de rien; ils passent les
apr�s-d�n�es dans les bois, contant aux rochers leur martyre, et ils
rentrent dans les galeries de leurs maisons o� se voient toute sorte de
peintures. Ils rencontrent � l'improviste, sur le bord de la mer, des
princesses infortun�es, �tendues et comme sans vie, qui sortent du
naufrage en habits magnifiques et qui ne rouvrent languissamment les
yeux que pour leur donner de l'amour. Des naufrages, des d�serts, des
descentes par mer et des ravissements!� Ajoutez � cela que des bracelets
perdus et des portraits retrouv�s (pas de croix cependant) sont part
importante de l'action. Il est curieux au reste de remarquer comme en
tout temps le faux go�t se ressemble, celui des pr�cieuses et celui des
romantiques. Consalve quittant la cour de L�on � cause des d�plaisirs
sensibles qu'il y a re�us, et se retirant dans une solitude au bord de
la mer, c'est Ren�, mais Ren� sans la magnificence du langage et sans
ces traits per�ants qui sont de tous les si�cles. Cependant ne
rabaissons pas trop _Zayde_. D'abord la forme en est charmante, et la
forme est bien de Mme de la Fayette. Il n'y a qu'� relire, pour s'en
convaincre, les _Divertissements de la princesse Aur�lie_, le plus
c�l�bre ouvrage de Segrais. Et puis _Zayde_ a aussi ses traits
p�n�trants. Il en est un qui paraissait admirable � d'Alembert ainsi
qu'� la Harpe, et qui est demeur� en effet assez c�l�bre. Deux amants,
Alphonse et Zayde, l'un Espagnol, l'autre Grecque, qu'un naufrage a
r�unis, ont pass� trois mois ensemble sans pouvoir s'entendre, mais non
pas naturellement sans s'aimer �de la plus violente passion qui f�t
jamais�. S�par�s par les circonstances les plus compliqu�es et les plus
invraisemblables, ils se rencontrent inopin�ment, et, en s'abordant,
chacun parle � l'autre la langue qui n'est pas la sienne et qu'il a
apprise dans l'intervalle. J'avoue que ce trait, peut-�tre ing�nieux,
est pour moi g�t� par l'invraisemblance du fait et par la difficult� que
ma faible imagination �prouve � se repr�senter comment une passion si
violente et surtout si durable a pu na�tre entre deux personnes qui ne
se comprenaient point, les _muets truchements_ ayant seuls fait leur
office. Mais je dois convenir que l'�pisode, en lui-m�me, est rapport�
avec beaucoup de gr�ce: �Au bruit que firent ceux dont Consalve �tait
suivi, elle se retourna, et il reconnut Zayde, mais plus belle qu'il ne
l'avait jamais vue, malgr� la douleur et le trouble qui paraissaient sur
son visage. Consalve fut si surpris qu'il parut plus troubl� que Zayde,
et Zayde sembla se rassurer et perdre une partie de ses craintes � la
vue de Consalve. Ils s'avanc�rent l'un vers l'autre, et prirent tous
deux la parole. Consalve se servit de la langue grecque pour lui
demander pardon de para�tre devant elle comme un ennemi, dans le m�me
moment que Zayde lui disait en espagnol qu'elle ne craignait plus les
malheurs qu'elle avait appr�hend�s, et que ce ne serait pas le premier
p�ril dont il l'aurait garantie. Ils furent si �tonn�s de s'entendre
parler chacun leur langue naturelle, et ils sentirent si vivement les
raisons qui les avaient oblig�s de les apprendre qu'ils en rougirent, et
demeur�rent quelque temps dans un profond silence.� On trouve encore
parsem�s ici et l� d'heureux passages � la fois forts et d�licats. �Le
trouble que causaient � Consalve ces incertitudes se dissipa; il
s'abandonna enfin � la joie d'avoir retrouv� Zayde, et sans penser
davantage s'il �tait aim� ou s'il ne l'�tait pas, il pensa seulement au
plaisir qu'il allait avoir d'�tre _regard� encore par ses beaux yeux_.�
L'histoire de Ximenes, dont les soup�ons perp�tuels et la jalousie
insens�e am�nent la mort de son meilleur ami, r�duisent sa bien-aim�e �
se jeter dans un couvent et le condamnent lui-m�me � un malheur �ternel,
a trouv� aussi quelques admirateurs. Ceux-ci inclinent � penser que le
portrait du jaloux est peint d'apr�s nature, que Ximenes c'est la
Rochefoucauld, et que, devenu amoureux de Mme de la Fayette, alors que
celle-ci n'�tait plus tout � fait jeune, la pens�e qu'il avait �t�
�tranger aux premi�res ann�es de sa vie lui aurait fait �prouver des
soup�ons et des tourments pareils � ceux de Ximenes. Mais c'est l� une
conjecture qui me para�t sans aucun fondement. J'accorde cependant qu'on
peut sans trop de hardiesse pr�ter � la Rochefoucauld un sentiment
analogue � celui que Ximenes, amoureux de Belasire, traduit en ces
termes: �Je ne saurais vous exprimer la joie que je trouvais � toucher
ce coeur qui n'avait jamais �t� touch�, et � voir l'embarras et le
trouble qu'y apportait une passion qui y �tait inconnue. Quel charme
c'�tait pour moi de conna�tre l'�tonnement qu'avait Belasire de n'�tre
plus ma�tresse d'elle-m�me et de se trouver des sentiments sur lesquels
elle n'avait plus de pouvoir! Je go�tai des d�lices dans ces
commencements que je n'avais point imagin�s, et qui n'a point senti le
plaisir de donner une violente passion � une personne qui n'en a jamais
eu m�me de m�diocre, peut dire qu'il ignore les v�ritables plaisirs de
l'amour.� Ce fut bien quelque plaisir de ce genre que la Rochefoucauld
dut ressentir quand il s'aper�ut qu'il commen�ait � inspirer de l'amour
� Mme de la Fayette. _Zayde_ a �t� compos�e, ne l'oublions pas, entre
1665 et 1670, c'est-�-dire durant ces ann�es o� (je crois l'avoir
�tabli) Mme de la Fayette, apr�s avoir lutt� d'abord contre les
sentiments que lui inspirait la Rochefoucauld, dut finir par s'avouer,
vaincue, jusqu'� une certaine limite s'entend. Il n'y aurait donc rien
d'�tonnant � ce que le roman qu'elle �crivait r�percut�t les �chos du
roman qu'elle vivait. Mais s'il y a quelque �pisode de _Zayde_ o� il
soit possible de d�couvrir une allusion � ce drame intime, ce n'est pas
dans l'histoire de Ximenes, mais bien plut�t dans celle du prince
Alamir, ce Lovelace arabe, qui cherche � se faire aimer de toutes les
femmes, mais qui, d�s qu'il a r�ussi, abandonne sa conqu�te pour se
mettre � la poursuite d'une autre. Zayde seul r�ussit � le fixer, mais
c'est parce qu'elle demeure insensible � son amour, et la r�sistance
qu'elle oppose � Alamir est pr�cis�ment ce qui le retient. En tra�ant le
portrait de cet amant volage, que le respect am�ne � la constance,
n'est-ce pas � la Rochefoucauld que Mme de la Fayette a pens�, et
n'a-t-elle pas voulu prendre sur lui sa revanche et son point de
sup�riorit�? Notons que cette histoire d'Alamir est celle qui termine ou
� peu pr�s le volume, qu'elle a donc �t� compos�e vers l'ann�e 1668 ou
1669, c'est-�-dire au plus fort de la p�riode encore orageuse des
relations de Mme de la Fayette avec la Rochefoucauld. Nous savons m�me
que la Rochefoucauld a eu connaissance du manuscrit avant sa
publication, et cela de source s�re, par une m�prise assez plaisante de
M. Cousin. En fouillant dans les papiers de Vallant qui lui ont servi �
composer la _Vie de Mme de Sabl�_, il a d�couvert quelques lignes
�crites de la main de la Rochefoucauld, qu'il a publi�es comme in�dites.
Les voici: �J'ai cess� d'aimer toutes celles qui m'ont aim�, et j'adore
Zayde, qui me m�prise. Est-ce sa beaut� qui produit un effet si
extraordinaire, ou si ses rigueurs causent mon attachement? Serait-il
possible que j'eusse un si bizarre sentiment dans le coeur, et que le
seul moyen de m'attacher f�t de ne m'aimer pas? Ah! Zayde, ne serai-je
jamais assez heureux pour �tre en �tat de conna�tre si ce sont vos
charmes ou vos rigueurs qui m'attachent � vous?� Mais M. Cousin a commis
ici une singuli�re m�prise. Il a cru mettre la main sur une lettre, ou
du moins le brouillon d'une lettre adress�e par la Rochefoucauld � Mme
de la Fayette, sous le nom de Zayde. Il ne s'est pas aper�u que c'�tait
tout simplement, � quelques variantes pr�s, un passage du roman de
_Zayde_. De ce passage, la Rochefoucauld serait donc le v�ritable
auteur, et Mme de la Fayette n'aurait fait que l'ins�rer apr�s l'avoir
retouch� et abr�g�. Lorsque la Rochefoucauld met ces plaintes et cet
aveu dans la bouche du prince Alamir, lorsqu'il le fait se plaindre des
rigueurs de Zayde, et reconna�tre en m�me temps que ces rigueurs sont
pr�cis�ment ce qui l'attache � elle, n'est-ce pas lui-m�me qui parle et
dont il d�peint les sentiments? S'il en �tait autrement, pourquoi
aurait-il �crit ce passage de sa main, et pourquoi l'aurait-il propos� �
l'auteur de _Zayde_? Il y faudrait donc voir � la fois un nouveau
t�moignage, et celui-l� le plus d�cisif de tous, en faveur de la vertu
de Mme de la Fayette, et la confirmation que la Rochefoucauld se
reconnaissait bien sous les traits d'Alamir. La ressemblance ne se
poursuit pas cependant jusqu'� la fin de l'histoire. Le prince Alamir
finit par mourir de langueur, autant du chagrin que lui causent les
rigueurs de Zayde que des blessures qu'il a re�ues dans un combat
singulier avec Consalve. Dans le roman qui suivra _Zayde_, c'est la
princesse de Cl�ves qui mourra de remords et d'amour combattu. Dans la
r�alit�, Mme de la Fayette et la Rochefoucauld ont v�cu dix ann�es
ensemble, et la Rochefoucauld est mort de la goutte remont�e. Ainsi
Goethe a fait mourir Werther, et George Sand Lucrezia Floriani, tandis
que Goethe et George Sand ont surv�cu: c'est souvent la diff�rence du
roman � la vie, quand, par aventure, la vie n'est pas au contraire plus
tragique que le roman.




VIII

�LA PRINCESSE DE CL�VES�


La _Princesse de Montpensier_ avait pass� presque inaper�ue. Il n'en fut
pas de m�me de _Zayde_. Le nom de Segrais qui �tait un auteur � la mode
avait attir� l'attention, et l'ouvrage fut assez lu. Il ne semble pas
cependant que le succ�s en ait �t� tr�s grand; Mme de S�vign� n'en parle
pas une seule fois � Mme de Grignan. Bussy qui l'attribuait � Segrais en
fait, tout en le louant, une critique assez juste. Apr�s avoir dit que,
si tous les romans �taient comme celui-l�, il en ferait sa lecture
ordinaire, il d�clare cependant que les amours de Consalve et de Zayde
lui paraissent extravagantes, et il ajoute: �Je ne puis souffrir que le
h�ros du roman fasse le personnage d'un fou. Si c'�tait une histoire, il
faudrait supprimer ce qui n'est pas vraisemblable, car les choses
extraordinaires qui choquent le bon sens discr�ditent les v�rit�s. Mais,
dans un roman, o� l'on est ma�tre des �v�nements, il les faut rendre
croyables, et qu'au moins le h�ros ne fasse pas des extravagances.�
Impossible d'exprimer en meilleurs termes une th�orie litt�raire plus
juste. Cette lettre est curieuse en elle-m�me, car elle montre que chez
les gens de go�t (et Bussy �tait du nombre autant que personne) la
r�action commen�ait � na�tre contre les romans � aventures
extravagantes, et que, m�me au plus fort du succ�s de _Cl�lie_ ou de
_Cl�op�tre_, il y avait d�j� public pour le roman de moeurs et de
sentiment: La _Princesse de Cl�ves_ pouvait para�tre.

Elle ne parut cependant que huit ans apr�s _Zayde_, mais Mme de la
Fayette y travailla longtemps. D'une lettre de Mme de S�vign� on
pourrait conclure qu'elle s'�tait mise � l'oeuvre d�s 1672. �Je suis au
d�sespoir, dit cette lettre adress�e � Mme de Grignan, que vous ayez eu
_Bajazet_ par d'autres que par moi. C'est ce chien de Barbin qui me
hait, parce que je ne fais pas de _Princesses de Cl�ves et de
Montpensier_.� Il serait cependant assez �trange que six ans avant la
publication, et en d�pit des habitudes un peu myst�rieuses de Mme de la
Fayette, le titre du roman f�t d�j� arr�t� et connu non seulement de Mme
de S�vign�, mais de Barbin. Aussi me rangerais-je volontiers � la
supposition ing�nieuse du savant �diteur des _Lettres de Mme de
S�vign�_, M. Adolphe Regnier, que, dans la lettre originale, il y avait
_Zayde_, et que le chevalier Perrin aurait substitu� � _Zayde_ la
_Princesse de Cl�ves_ pour donner plus de pittoresque � la lettre. Le
bon chevalier �tait, comme on sait, coutumier de ces libert�s. Quoi
qu'il en soit, il est certain que Mme de la Fayette, qui vivait de
r�gime et travaillait � ses heures, s'appliqua plusieurs ann�es � la
_Princesse de Cl�ves_ et qu'on commen�a d'en parler avant l'apparition.
Mme de Scud�ry en entretenait Bussy par lettre d�s d�cembre 1677: �M. de
la Rochefoucauld et Mme de la Fayette, lui dit-elle, ont fait un roman
des galanteries de la cour d'Henri second qu'on dit �tre admirablement
bien �crit�; et elle ajoute gaillardement: �Ils ne sont pas en �ge de
faire autre chose ensemble�. La pr�face de la premi�re �dition parle
�des lectures qui avaient d�j� �t� faites de cette histoire et de
l'approbation qu'elle avait rencontr�e�. L'attente �tait donc grande, et
quand le petit volume tant annonc� fut mis en vente le 18 mai 1678 chez
Barbin, il dut, d�s le premier jour, trouver des acheteurs. L'attente ne
devait pas �tre tromp�e.

Est-il n�cessaire de r�sumer, f�t-ce bri�vement, l'action de ce roman si
connu? Oui, si nous en voulons mieux go�ter les beaut�s. Mlle de
Chartres �tait une des plus grandes h�riti�res de France. �La blancheur
de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un �clat qu'on n'a
jamais vu qu'� elle.� S�v�rement �lev�e par sa m�re, qui lui avait fait
voir de bonne heure quelle tranquillit� suivait la vie d'une honn�te
femme, et combien la vertu donnait d'�clat et d'�l�vation � une personne
qui avait de la beaut� et de la naissance, elle �pouse le prince de
Cl�ves qui, l'ayant rencontr�e chez un joaillier, a con�u pour elle une
passion extraordinaire, mais elle n'�prouve aucune inclination
particuli�re pour sa personne. Conduite par son mari � un bal chez la
Reine, elle y rencontre le duc de Nemours, dont elle avait ou� parler �
tout le monde, comme �tant ce qu'il y avait de mieux fait et de plus
agr�able � la cour. Le hasard les rapproche, et les force � danser
ensemble au milieu d'un murmure de louanges. Le duc de Nemours en
devient aussit�t �perdument �pris, et, d�s cette premi�re rencontre, Mme
de Cl�ves se sent troubl�e. Son trouble ne fait que s'accro�tre � mesure
que les occasions de la vie du monde les rapprochent l'un de l'autre, et
que le duc de Nemours lui laisse voir la passion qu'il a pour elle, sans
oser cependant se d�clarer ouvertement. Sa m�re meurt au moment o� elle
aurait le plus besoin d'un appui, et sentant que bient�t peut-�tre elle
ne sera plus la ma�tresse de r�sister � ses sentiments, elle se retire �
la campagne, o� elle prend brusquement le parti de tout raconter � son
mari. Celui-ci est touch� de ce proc�d�, et bien qu'il soit p�n�tr� de
tristesse, la confiance qu'il a en sa femme ne fait d'abord que
redoubler. Mais � la longue il ne peut s'emp�cher d'�tre envahi par la
jalousie. Il la fait surveiller, et de faux rapports lui font croire
qu'elle re�oit secr�tement le duc de Nemours dans un pavillon de son
parc de Coulommiers. Cette trahison le p�n�tre d'une douleur mortelle;
il contracte une maladie de langueur, et se sentant sur le point de
mourir, il reproche � sa femme son infid�lit�. Celle-ci parvient � se
justifier aux yeux de son mari, qui meurt consol� en lui demandant de
demeurer, au moins, fid�le � sa m�moire. Mme de Cl�ves est d�vor�e de
remords, car elle se consid�re comme responsable de la mort de son mari.
Aussi repousse-t-elle le duc de Nemours quand il vient lui demander sa
main, et, apr�s une vie toute d'aust�rit�s et de d�votion, elle finit
par mourir jeune encore, min�e par le chagrin et le repentir.

Tel est le fil assez t�nu dont est tissue, non parfois sans quelque
gaucherie, la trame d'une des oeuvres les plus touchantes, les plus
d�licates, les plus brillantes par l'�clat doux des couleurs, et en tout
cas, les plus connues, qui aient une femme pour auteur. Avant d'en
parler plus longuement, voyons (cela est toujours int�ressant et
instructif) ce qu'en ont pens� d'abord les contemporains, puis les
critiques du XVIIIe si�cle.

D�s son apparition, le roman fit beaucoup de bruit. Tout le monde
s'accordait pour l'attribuer � la Rochefoucauld et � Mme de la Fayette,
mais ceux-ci s'en d�fendaient. Aussi Mme de Scud�ry disait-elle assez
plaisamment dans une lettre � Bussy: �C'est une orpheline que son p�re
et sa m�re d�savouent�. Cependant la Rochefoucauld et Mme de la Fayette,
d'accord sans doute pour suivre la tactique de Mme de la Fayette dans sa
lettre � Lescheraine, la pr�naient � outrance, et Bussy trouvait �qu'ils
ne sont pas habiles de la louer si fort s'ils ne veulent pas qu'on croie
qu'ils l'aient faite, car naturellement tout le monde veut qu'ils en
soient les auteurs et leurs louanges le confirment�. Mais si tout le
monde �tait d'accord sur les auteurs, on se disputait fort et, suivant
l'expression de Mme de la Fayette elle-m�me, on se mangeait sur le
roman. D�s le lendemain de la publication, Mme de S�vign� exprimait son
premier jugement en quelques lignes. Apr�s avoir parl� de la mort de Mme
de Seignelay, la belle-fille de Colbert, enlev�e � dix-huit ans, elle
ajoute: �La princesse de Cl�ves n'a gu�re v�cu plus longtemps; elle ne
sera pas sit�t oubli�e. C'est un petit livre que Barbin nous a donn�
depuis deux jours qui me para�t une des plus charmantes choses que j'aie
jamais lues�, et elle demande � Bussy de lui en �crire son sentiment.
Bussy prend son temps, taille sa plume, et croirait d�roger � sa qualit�
de bel esprit s'il n'apportait sa part de critique. Il veut bien
reconna�tre que la premi�re partie est admirable, mais la seconde ne lui
a pas sembl� de m�me. L'aveu de Mme de Cl�ves � son mari est
extravagant; mais ce qui lui para�t plus extravagant encore, c'est la
r�sistance qu'elle oppose � M. de Nemours. Il n'est pas vraisemblable,
suivant lui, qu'une passion d'amour soit longtemps dans un coeur de m�me
force que la vertu, et il ajoute assez brutalement: �Depuis qu'� la
cour, en quinze jours, trois semaines ou un mois, une femme attaqu�e n'a
pas pris le parti de la rigueur, elle ne songe plus qu'� disputer le
terrain pour se faire valoir. Et si, contre toute apparence et contre
l'usage, ce combat de l'amour et de la vertu durait dans son coeur
jusqu'� la mort de son mari, alors elle serait ravie de les pouvoir
accorder ensemble en �pousant un homme de sa qualit�, le mieux fait et
le plus joli cavalier de son temps.� Bussy, malgr� tout son esprit,
�tait un peu grossier. Il n'a pas compris qu'il critiquait dans la
_Princesse de Cl�ves_ ce qui en fait pr�cis�ment le charme et la
nouveaut�, et cela n'a rien apr�s tout d'�tonnant. Mais ce qui a lieu de
surprendre, c'est l'acquiescement de Mme de S�vign�. � la v�rit� elle
semble donner cet acquiescement du bout des l�vres, ou plut�t du bout de
la plume, et en personne qui ne se soucie pas d'engager une discussion
par lettre; mais elle va jusqu'� dire � Bussy que sa critique de la
_Princesse de Cl�ves_ est admirable, qu'elle s'y reconna�t, et qu'elle y
aurait m�me ajout� deux ou trois petites bagatelles qui, tr�s
assur�ment, lui ont �chapp�. Aussi Bussy lui r�pond-il avec une certaine
fatuit� que, s'ils se m�laient, lui et elle, de composer et de corriger
une petite histoire, ils feraient penser et dire aux principaux
personnages des choses plus naturelles que n'en pensent et disent ceux
de la _Princesse de Cl�ves_.

Quel dommage que Mme de S�vign� n'ait pas pris Bussy au mot et que nous
n'ayons pas, en regard de la _Princesse de Cl�ves_, un roman d� � leur
collaboration! J'imagine qu'on y trouverait plus de choses spirituelles
et moins de choses touchantes. Quoi qu'il en soit, on ne saurait
s'emp�cher d'en vouloir un peu � Mme de S�vign� de n'avoir pas pris
contre Bussy la d�fense de son amie et de ne s'en �tre pas tenue � son
premier jugement. Il est vrai que, l'ann�e suivante, elle faisait lire
la _Princesse de Cl�ves_ � des pr�tres �qui s'en d�claraient ravis�;
mais, dans d'autres circonstances, elle en parle avec un peu de
raillerie. �Cet habit de page est fort joli, �crit-elle un jour � Mme de
Grignan, � propos de son fils le petit marquis; je ne m'�tonne point que
Mme de Cl�ves aim�t M. de Nemours avec ses belles jambes.� Son premier
jugement avait �t� le bon; puis elle avait recul� peut-�tre devant les
railleries de quelques beaux esprits. Ceux-ci �taient en effet fort
divis�s, comme au lendemain de l'_�cole des femmes_; les uns tenaient
pour la _Princesse de Cl�ves_, mais les autres faisaient rage en sens
contraire, et leurs critiques prenaient corps dans un petit livre qui
parut sous ce titre: _Lettres � la marquise de X... sur le sujet de la_
�Princesse de Cl�ves�. On attribua d'abord ce livre au p�re Bouhours, et
c'e�t �t� une grande victoire pour les ennemis de la _Princesse de
Cl�ves_ que de l'avoir enr�giment�, car le p�re Bouhours s'�tait montr�
fort admirateur de _Zayde_, et il avait d�clar� �que si tous les romans
�taient comme _Zayde_, il n'y aurait point de mal � en lire�. Mais le
p�re Bouhours s'en d�fendait, et donnait � entendre que ces lettres
�taient de Valincour, le Valincour de l'�p�tre de Boileau, encore fort
jeune, car il n'avait pas vingt-cinq ans, mais dont le jugement comptait
d�j� dans le monde des lettres. La critique �tait fort courtoise, d'un
ton poli, mais cependant par endroits assez vive. Entre autres
reproches, l'auteur des _Lettres � la marquise_ adressait � Mme de la
Fayette celui, assez singulier, d'avoir plac� la premi�re rencontre du
prince de Cl�ves avec Mlle de Chartres chez un joaillier, et non point
dans une �glise. Quant � la sc�ne de l'aveu qui suscitait beaucoup de
disputes, il n'en pouvait prendre son parti, et tout en reconnaissant
que cet aveu �tait capable �d'attendrir les coeurs les plus durs et de
tirer des larmes des yeux de tout le monde�, il n'�tait, au fond, pas
�loign� de traiter, comme Bussy, l'id�e elle-m�me d'extravagante.

Les tenants de la _Princesse de Cl�ves_ ne se d�courageaient point
cependant, et ils r�pondaient par un petit volume qui parut l'ann�e
suivante, chez Barbin, sous ce titre: _Conversation sur la critique de
la_ �Princesse de Cl�ves�. Ce volume, attribu� d'abord � Barbier
d'Aucourt, est en r�alit� de l'abb� de Charnes: c'est, comme le titre
l'indique, en quatre conversations que, d'apr�s l'exemple donn� par
Moli�re dans la _Critique de l'�cole des femmes_, l'abb� de Charnes
entreprend de r�pondre � Valincour. Mais il le fait sans esprit, et dans
un style assez lourd. Ni louanges ni critiques ne sont au reste celles
que sugg�re aujourd'hui la lecture de la _Princesse de Cl�ves_. Aussi
rien mieux que cette controverse ne servirait � montrer les
transformations du go�t d'un si�cle � un autre, et je m'�tonne que dans
son �tude sur l'_�volution des genres_, un des livres les plus remplis
de faits et d'id�es qui ait paru depuis longues ann�es, notre savant et
spirituel Bruneti�re n'ait pas fait mention de ces deux petits livres
qu'il aurait pu classer comme des sp�cimens curieux de la critique
d'autrefois.

Cependant, attir� peut-�tre par le bruit de la controverse, le public
avait pris parti, ce grand public qui devait avoir un jour plus d'esprit
que Voltaire, et qui avait d�j� plus d'esprit que Bussy et Mme de
S�vign� r�unis. Son jugement fut en faveur de Mme de la Fayette. Dans la
pr�face de son petit volume, l'abb� de Charnes avait le droit de dire
(bien que la m�taphore ne soit pas des plus correctes) �que le censeur
de la _Princesse de Cl�ves_ avait voulu s'opposer au torrent de la voix
publique�. Les �ditions se multipliaient, et ce qui, alors comme
aujourd'hui, �tait le signe du succ�s, la traduction et le th��tre s'en
emparaient. La _Princesse de Cl�ves_ parut traduite � Londres en 1688,
en m�me temps que _Zayde_, qui b�n�ficiait ainsi du succ�s de sa
cadette.

Presque en m�me temps, un auteur anglais en tirait le sujet d'une pi�ce.
Il est vrai que c'�tait une parodie. Mais le plus beau triomphe de la
_Princesse de Cl�ves_ est peut-�tre de s'�tre impos�e � Fontenelle, au
peu romanesque Fontenelle qui la lisait quatre fois, et qui �crivait
ensuite au _Mercure galant_: �Il vous serait ais� de juger qu'un
g�om�tre comme moi, l'esprit tout rempli de mesures et de proportions,
_ne quitte point son Euclide_ pour lire quatre fois une nouvelle
galante, � moins qu'elle n'ait des charmes assez forts pour se faire
sentir � des math�maticiens, qui sont peut-�tre les gens du monde sur
lesquels ces sortes de beaut�s, trop fines et trop d�licates, font le
moins d'effet�. Sans doute ces beaut�s �taient trop fines et trop
d�licates pour Bayle, car il a ins�r� dans ses _Nouvelles Lettres sur
l'histoire du calvinisme_ une critique assez inopin�e de la _Princesse
de Cl�ves_ o� il se place, comme dit Sainte-Beuve, au point de vue de la
bonne grossi�ret� naturelle. Voltaire, par contre, a rendu justice � Mme
de la Fayette, et il marque d'un mot juste son originalit� en disant
qu'�avant elle on �crivait d'un style ampoul� des choses peu
vraisemblables�. Aux yeux de Marmontel �la _Princesse de Cl�ves_ �tait
ce que l'esprit d'une femme pouvait produire de plus adroit et de plus
d�licat.� La Harpe enfin (ne nous moquons pas de lui, car l'homme avait
du go�t) la mettait, dans son _Cours de litt�rature_, au rang des oeuvres
classiques, et d�clarait que jamais �l'amour combattu par le devoir n'a
�t� peint avec plus de d�licatesse.� On sait comment de nos jours
Sainte-Beuve et Taine, pour ne nommer que ceux-l�, en ont parl�. Depuis
vingt ans c'est presque de l'engouement qu'il y a pour la _Princesse de
Cl�ves_, et le fait est � noter, dans un temps o� la mode n'est
assur�ment pas aux productions d'une litt�rature aussi �l�gante. Les
deux jolies �ditions de luxe, �galement soign�es pour le texte et pour
la typographie, que M. Anatole France et M. de Lescure ont enrichies de
notices int�ressantes (sans compter un grand nombre d'autres plus
ordinaires), attestent la persistance de cette faveur. On y pourrait
voir au besoin la preuve du caract�re factice et passager de la faveur
si contraire qui semble s'attacher en ce moment aux manifestations les
plus hardies de la litt�rature naturaliste. Le vrai go�t de la France
n'est pas l�, et il y aura toujours, gr�ce � Dieu, dans notre pays,
public de raffin�s.

Ce qui vaut et vaudra toujours � la _Princesse de Cl�ves_ le suffrage de
ces raffin�s est aussi ce que je voudrais mettre en relief, sans
insister plus que de raison sur ce qui en a pu faire pour les
contemporains l'attrait et la nouveaut�. Je me bornerai � dire � ce
propos que, avec plus de hardiesse et de suite que dans la _Princesse de
Montpensier_, Mme de la Fayette a r�alis� son dessein de peindre sous un
voile transparent les moeurs du monde qu'elle avait eu sous les yeux. Il
y a m�me tel incident, ainsi celui de la lettre tomb�e de la poche du
vidame de Chartres, et montr�e d'abord � la Dauphine, puis � Mme de
Cl�ves, qui devait singuli�rement rappeler aux survivants de la Fronde
l'histoire de la lettre qu'on crut tomb�e de la poche de Coligny, et qui
amena entre la duchesse de Longueville et la duchesse de Montbazon une
brouille c�l�bre. Peut-�tre y avait-il encore dans le roman d'autres
traits dont l'allusion nous �chappe, faute de savoir les menus
�v�nements auxquels ils peuvent se rapporter. Mais la _Princesse de
Cl�ves_ avait encore une autre originalit�. C'�tait la premi�re oeuvre �
laquelle on aurait pu donner comme sous-titre: _roman d'une femme
mari�e_. Arriv� au terme de son _Roman bourgeois_, c'est-�-dire au
mariage du h�ros et de l'h�ro�ne, Fureti�re ajoute: �S'ils v�curent bien
ou mal ensemble, vous le pourrez voir quelque jour, si la mode vient
d'�crire la vie des femmes mari�es�. En effet ce n'�tait point alors la
mode. Le roman, dans quelque monde qu'il se pass�t, ne mettait en sc�ne
que jeunes premiers et jeunes premi�res; ni les r�sistances de la vertu
conjugale, ni les drames de l'amour adult�re ne paraissaient propres �
�tre cont�s. Mme de la Fayette, la premi�re, a eu l'id�e qu'il y avait
l� mati�re � roman, et si, depuis lors, il a �t� fait un singulier abus
de cette id�e, si � lire aujourd'hui nos romans fran�ais il semble qu'un
homme ne puisse �prouver d'amour que pour une femme mari�e, ce ne serait
point justice de rendre Mme de la Fayette responsable de cet abus
lorsqu'elle-m�me a fait de sa d�couverte un si discret usage. Mais ce
sont du succ�s de la _Princesse de Cl�ves_ raisons secondaires et
contingentes; j'ai h�te d'arriver � celles qui sont, suivant moi,
premi�res et durables.

Je ne parlerai pas de cette forme exquise sans laquelle il n'y a pas
d'oeuvre qui satisfasse aux conditions de la dur�e, de ce style qui joint
l'�motion � la mesure, le charme � la force, de cette phrase
harmonieuse, souple, nuanc�e, qui s'est singuli�rement all�g�e depuis la
_Princesse de Montpensier_, depuis _Zayde_, et qui semble parfois
emprunter � la Rochefoucauld quelque chose de son �l�gante bri�vet�. Si
je tiens � rendre cet hommage � la Rochefoucauld, c'est qu'� cela aussi
j'entends limiter sa part. Je ne crois pas en effet, quoi qu'en pens�t
Mme de Scud�ry, � une collaboration proprement dite, comme celle qui a
pu s'�tablir entre Mme de la Fayette et Segrais, � moins cependant qu'on
n'entende par collaboration une intimit� intellectuelle, une
communication morale constante. Mme de la Fayette imaginant, composant,
tenant la plume; la Rochefoucauld conseillant et corrigeant: voil� ce
que je me figure, et c'est d�j� faire � la Rochefoucauld la part assez
belle. � y mettre davantage la main, je crains qu'il n'e�t g�t� quelque
chose. Ce qui est en effet la qualit� ma�tresse de Mme de la Fayette
c'est la sensibilit� dans l'analyse. Impossible d'apporter plus de
sagacit�, et en m�me temps plus de tendresse dans la peinture des
sentiments. Elle a fait de la psychologie, non pas sans le savoir, mais
sans le dire, ce qui est bien diff�rent, et cela alors que le mot
n'existait pas encore dans notre langue, car, au dire de Littr�, ce
n'est pas � la Gr�ce directement, mais � l'Allemagne et � Wolf que nous
le devons (je m'en m�fiais bien un peu). La _Princesse de Cl�ves_ est le
premier roman o� un coeur de femme soit mis � nu, et �tudi� dans ses plus
secrets replis. Tous les mouvements de ce coeur sont l'objet d'une
analyse dont la minutie n'enl�ve rien � la profondeur. L'inexp�rience de
Mlle de Chartres quand elle �pouse le prince de Cl�ves, et ses r�ponses
innocentes � �des distinctions qui �taient au-dessus de ses
connaissances�; sa premi�re surprise apr�s qu'elle a dans� avec le duc
de Nemours, et qu'elle revient du bal l'esprit rempli de ce qui s'y
�tait pass�; la grande impression qu'il fait dans son coeur lorsqu'elle
le voit jouer � la paume, courir la bague, surpasser de si loin tous les
autres, et se rendre ma�tre de la conversation dans tous les lieux o� il
se trouve par l'air de sa personne et par l'agr�ment de son esprit; la
complication de ses sentiments lorsqu'ayant renonc� � aller au bal chez
le mar�chal de Saint-Andr� pour ne point contrister le duc de Nemours
qui n'y devait point aller, elle est d'abord f�ch�e de ce que M. de
Nemours e�t eu lieu de croire que c'�tait lui qui l'en avait emp�ch�,
puis �sent ensuite quelque esp�ce de chagrin de ce que sa m�re lui en
e�t enti�rement �t� l'opinion�; bient�t son trouble lorsque, avant de
mourir, sa m�re lui a ouvert les yeux sur l'inclination qu'elle �prouve
sans s'en rendre exactement compte, et sur le p�ril auquel elle est
expos�e; le poison qu'elle boit lorsqu'elle apprend par la Dauphine que
M. de Nemours a renonc� pour elle � la main de la reine d'Angleterre; sa
jalousie �avec toutes les horreurs dont elle peut �tre accompagn�e�
lorsqu'une lettre lui fait croire qu'elle est tromp�e par le duc de
Nemours; sa joie quand elle s'aper�oit de son erreur; enfin l'effroi
qu'elle ressent lorsque la vivacit� des alternatives par lesquelles elle
a pass� lui fait apercevoir qu'elle est vaincue et surmont�e par une
inclination qui l'entra�ne malgr� elle; toutes ces nuances de la passion
sont peintes avec un art, toutes ces gradations m�nag�es avec une
science qui pr�pare, am�ne, explique la sc�ne c�l�bre de l'aveu que la
princesse fait � son mari, cette sc�ne qui fut autrefois la plus
critiqu�e, et qui nous semble aujourd'hui la plus belle et la plus
touchante.

� partir de cet aveu qui marque environ le milieu du roman, on peut dire
que l'int�r�t se partage. Jusqu'alors il est exclusivement concentr� sur
la princesse de Cl�ves, car, malgr� de jolis traits qui peignent le duc
de Nemours, ainsi �cette douceur et cet enjouement qu'inspirent les
premiers d�sirs de plaire�, ainsi �l'air si doux et si soumis avec
lequel il parle � la princesse�, Mme de la Fayette n'est pas parvenue
cependant � lui donner la vie; nous ne le sentons pas vraiment amoureux
et malheureux. Il a beau laisser couler quelques larmes sous des saules,
le long d'un petit ruisseau, il n'arrive pas � nous attendrir, et il
demeure � nos yeux un bell�tre assez froid. Peut-�tre m�me Mme de la
Fayette nous r�p�te-t-elle trop souvent qu'il est admirablement bien
fait, et l'on pardonne � Mme de S�vign� de s'�tre moqu�e de ses belles
jambes. C'est au prince de Cl�ves que nous allons d�sormais nous
attacher, et, � cette occasion, il faut faire � Mme de la Fayette
l'honneur d'une d�couverte litt�raire qui lui revient tout enti�re: elle
a invent� le mari. Avant elle le mari �tait un personnage sacrifi�: le
roman ne lui faisait m�me pas l'honneur de s'occuper de lui; il ne
jouait de r�le que dans les fabliaux, dans les contes, dans les pi�ces
de th��tre, et ce r�le �tait toujours un r�le ridicule. Il �tait le
seigneur au bahut des _Cent Nouvelles nouvelles_, le messire Artus de La
Fontaine, le Sganarelle ou le George Dandin de Moli�re, c'est-�-dire un
butor ou un ben�t, et toujours un sot, dans tous les sens du mot. Mme de
la Fayette arrive, et nous le fait appara�tre sous un tout autre aspect.
Rien de plus noble et de plus touchant que l'attitude du prince de
Cl�ves quand il re�oit l'�trange confidence de sa femme. �Ayez piti� de
moi, madame, lui dit-il; j'en suis digne, et pardonnez si dans les
premiers moments d'une affliction comme la mienne je ne r�ponds pas
comme je dois � un proc�d� comme le v�tre. Vous me paraissez plus digne
d'estime et d'admiration, que tout ce qu'il y a jamais eu de femmes au
monde, mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais
�t�. Vous m'avez donn� de la passion d�s le premier moment que je vous
ai vue; vos rigueurs et votre possession n'ont pu l'�teindre, elle dure
encore: je n'ai jamais pu vous donner de l'amour, et je vois que vous
craignez d'en avoir pour un autre. Et qui est-il, madame, cet homme
heureux qui vous donne cette crainte? Depuis quand vous pla�t-il?
Qu'a-t-il fait pour vous plaire? Quel chemin a-t-il trouv� pour aller �
votre coeur? Je m'�tais consol� en quelque sorte de ne l'avoir pas touch�
par la pens�e qu'il �tait incapable de l'�tre. Cependant un autre a fait
ce que je n'ai pu faire! J'ai tout ensemble la jalousie d'un mari et
celle d'un amant: mais il est impossible d'avoir celle d'un mari apr�s
un proc�d� comme le v�tre. Il est trop noble pour ne pas donner une
s�ret� enti�re, il me console m�me comme votre amant. La confiance et la
sinc�rit� que vous avez pour moi sont d'un prix infini, vous m'estimez
assez pour croire que je n'abuserai pas de cet aveu.�

Mais il ne saurait longtemps se maintenir � cette hauteur qui est
au-dessus de la nature humaine, et Mme de la Fayette nous montre, avec
un art admirable, toutes les variations de sentiments par lesquels il
passe avant d'en arriver � la jalousie la plus aigu�. Il s'ing�nie
d'abord � d�couvrir l'homme que sa femme aime, se figurant qu'il sera
peut-�tre moins malheureux quand sa jalousie aura pris corps; puis,
quand il sait que c'est M. de Nemours, il lui para�t impossible qu'elle
r�siste longtemps aux s�ductions d'un gentilhomme aussi accompli. Il la
soup�onne, il la presse de questions; quoi qu'elle fasse et de quelque
fa�on qu'elle se conduise vis-�-vis de M. de Nemours, sa conduite lui
para�t r�pr�hensible, et il en arrive � lui reprocher ce dont il devrait
lui �tre reconnaissant.

�Pourquoi des distinctions? dit-il � la princesse en apprenant qu'elle a
refus� de recevoir M. de Nemours. Pourquoi ne vous est-il pas comme un
autre? Pourquoi faut-il que vous craigniez sa vue! Pourquoi lui
laissez-vous voir que vous la craignez? Pourquoi lui faites-vous
conna�tre que vous vous servez du pouvoir que sa passion vous donne sur
lui? Oseriez-vous refuser de le voir, si vous ne saviez bien qu'il
distingue vos rigueurs de l'incivilit�? Mais pourquoi faut-il que vous
ayez des rigueurs pour lui? _D'une personne comme vous, madame, tout est
des faveurs, hors l'indiff�rence._�

En quels termes, avec quelle mesure, �galement, il fait reproche � sa
femme lorsqu'il se sent � la veille de mourir, croyant qu'il a �t�
tromp� par elle: �Je m�ritais votre coeur, lui dit-il, je meurs sans
regret puisque je n'ai pu l'avoir, et que je ne puis plus le d�sirer�.
Et quand Mme de Cl�ves est parvenue � le d�tromper et � lui prouver son
innocence, je sais peu de choses aussi touchantes que les derni�res
paroles qu'il lui adresse: �Je me sens si proche de la mort que je ne
veux rien voir de ce qui me pourrait faire regretter la vie. Vous m'avez
�clairci trop tard, mais je me sens toujours un soulagement d'emporter
la pens�e que vous �tes digne de l'estime que j'ai eue pour vous. Je
vous prie que je puisse avoir encore la consolation de croire que ma
m�moire vous sera ch�re et que, s'il e�t d�pendu de vous, vous eussiez
eu pour moi les sentiments que vous avez pour un autre.� M. de Cl�ves
nous para�t tellement plus digne d'amour que le duc de Nemours que nous
en voulons un peu � la princesse de pr�f�rer � un aussi galant homme un
aussi fade gentilhomme. Il est le premier type du mari sympathique, et
c'est l� un personnage que nous avons vu souvent repara�tre dans des
oeuvres post�rieures. On retrouve quelques-uns de ses traits dans le
baron de Wolmar de la _Nouvelle H�lo�se_, lorsque, devenu le mari de
Julie, il reste le confident ou plut�t le t�moin de l'amour qu'elle
conserve pour Saint-Preux. Mais Wolmar est un prince de Cl�ves p�dant,
gourm� et jouant, � tout prendre, un r�le assez ridicule. La
ressemblance est plus frappante avec certains personnages du th��tre de
M. Alexandre Dumas, dont, soit dit en passant, les maris ont
g�n�ralement eu � se louer, avec Claude ou plut�t avec le commandant
Montaiglin de _Monsieur Alphonse_, et, encore, pour parler d'oeuvres tout
� fait r�centes, avec le mari de _Crime d'amour_ qui joue un r�le si
noble par comparaison avec l'amant.

Je ne voudrais pas abuser de ces rapprochements avec des oeuvres
contemporaines, mais il en est encore un dont je ne puis me d�fendre.
J'ai fait voir combien cette sc�ne de l'aveu avait paru extraordinaire
aux contemporains de Mme de la Fayette, et quelles discussions elle
avait suscit�es. C'�tait une des critiques sur lesquelles insistait le
plus l'auteur des _Lettres � la marquise_. Cependant il �conc�dait que
cet endroit ferait un bel effet sur le th��tre�. Valincour, puisque
c'est lui qui est l'auteur des lettres, ne savait pas si bien dire, et
nous avons vu, deux si�cles plus tard, tout l'effet qu'un dramaturge de
g�nie peut tirer d'un aveu conjugal. La sc�ne du _Supplice d'une femme_
o� l'�pouse adult�re tend brusquement � son mari la lettre qui contient
la preuve de sa faute est un des effets de th��tre les plus puissants
dont notre g�n�ration ait gard� le souvenir. Assur�ment ni M. Alexandre
Dumas, ni M. de Girardin (pour la part qui doit lui rester dans la
pi�ce) n'y ont pens�, mais il est curieux que l'id�e premi�re d'un effet
de sc�ne aussi moderne appartienne pour moiti� � Mme de la Fayette et �
Valincour.

Je n'ai point encore signal� ce qui marque la sup�riorit� v�ritable de
la _Princesse de Cl�ves_ non seulement sur _Zayde_ et la _Princesse de
Montpensier_, mais sur d'autres romans o� les ardeurs de la passion et
les troubles de la jalousie sont peints avec une force �gale ou, si l'on
veut, sup�rieure. Ce qui en fait la raret�, la Harpe nous l'a dit tout �
l'heure, �c'est que jamais l'amour combattu par le devoir n'a �t� peint
avec plus de d�licatesse�. Mais est-ce assez dire que parler de
d�licatesse et ne faut-il pas ajouter encore de path�tique? En effet
l'emploi mesur� des mots n'enl�ve rien � la force des sentiments. Toute
voil�e qu'elle est sous les nuances du langage, la passion court �
travers toutes ces pages. L'accent en est tout autre que celui des deux
oeuvres pr�c�dentes. Chez l'auteur de la _Princesse de Cl�ves_ on sent la
femme qui a aim�, et qui sait ce dont elle parle, car elle a lutt� et
souffert. On sent qu'elle raconte le roman de sa vie, et que tout � la
fois elle confesse sa faiblesse et rend t�moignage � sa vertu. Ces
combats qu'elle peint, ils se sont pass�s dans son coeur; ces
objurgations que la princesse de Cl�ves s'adresse en son particulier,
maintes fois elle a d� se les r�p�ter � elle-m�me, �Quand je pourrais
�tre contente de sa passion, qu'en veux-je faire? veux-je la souffrir?
veux-je y r�pondre? veux-je m'engager dans une galanterie? veux-je
manquer � M. de Cl�ves? _Veux-je me manquer � moi-m�me?_ et veux-je
enfin m'exposer aux cruels repentirs et aux mortelles douleurs que donne
l'amour?� Combien de fois Mme de la Fayette n'a-t-elle pas d� se tenir
ce langage; mais combien de fois n'a-t-elle pas d� s'avouer ce que
s'avouait aussi Mme de Cl�ves: �Je suis vaincue et surmont�e par une
inclination qui m'entra�ne malgr� moi. Toutes mes r�solutions sont
inutiles; je pensais hier tout le contraire de ce que je pense
aujourd'hui, et je fais aujourd'hui tout le contraire de ce que je
r�solus hier.� Mais si sa d�faite avait �t� compl�te, si son inclination
l'avait fait manquer � l'honneur, elle n'aurait point su peindre comme
elle l'a fait la r�sistance que Mme de Cl�ves oppose moins au duc de
Nemours qu'� elle-m�me, ni la sublimit� de vertu et le scrupule excessif
qui l'emp�chent, devenue libre, d'accepter la main que le duc lui offre.
Mme de la Fayette �tait trop vraie, suivant l'expression de la
Rochefoucauld, pour s'id�aliser au del� d'une certaine mesure aux d�pens
de la v�rit� dans un roman o� elle avait mis une part d'elle-m�me.
J'ajoute qu'elle n'avait pas pour cela assez d'imagination. Elle en
donna bien la preuve lorsque, voulant justifier, au point de vue de la
vraisemblance, l'aveu de la princesse de Cl�ves � son mari, elle essaya,
dans une petite nouvelle intitul�e la _Comtesse de Tende_, de montrer la
n�cessit� o� une femme peut se trouver r�duite d'avouer � son mari une
faute bien autrement grave. Elle ne fit qu'une oeuvre m�diocre, sans
vraisemblance, sans vie, o� l'on ne trouve rien qui soit comparable � la
_Princesse de Cl�ves_. Mme de la Fayette n'avait pas en elle une source
perp�tuellement jaillissante d'o� coul�t � gros bouillons, comme chez
une George Sand et une George Eliot, un flot de cr�ations incessantes;
elle n'�tait point une _romanci�re_ capable de mettre sur pied des �tres
qu'elle n'aurait point observ�s, ou d'inventer des aventures qui ne se
seraient point pass�es sous ses yeux. Elle �tait une femme du monde,
dou�e d'un don naturel pour �crire, � laquelle une fois dans sa vie les
troubles de son coeur ont donn� presque du g�nie.

S'il fallait achever de d�montrer la part d'inspiration personnelle qui
fait le charme et le path�tique de la _Princesse de Cl�ves_, j'en
trouverais une nouvelle preuve dans les mobiles qui dictent la conduite
et qui fortifient la courageuse aust�rit� de l'h�ro�ne. Nous avons vu
dans la biographie de Mme de la Fayette qu'avant l'�poque o� elle entra
en relations avec Du Guet (c'est-�-dire avant la mort de la
Rochefoucauld), elle para�t s'en �tre tenue � l'observance ext�rieure
des prescriptions religieuses, mais qu'elle n'�tait ni d�vote ni m�me
pieuse. Or cet �tat para�t r�pondre exactement � celui que Mme de la
Fayette d�peint chez la princesse de Cl�ves. Sans doute Mme de Cl�ves
est chr�tienne; mais il est assez remarquable que pas une seule fois
dans la lutte qu'elle soutient contre elle-m�me, elle n'appelle � son
aide un secours surnaturel. Pas une pri�re, pas un acte de foi. Un
romancier de nos jours qui voudrait peindre une femme vertueuse et point
philosophe mettrait incessamment dans sa bouche le nom de Dieu. Ce nom
ne se trouve pas une seule fois dans toute l'oeuvre de Mme de la Fayette.
Quand Mme de Chartres, sur son lit de mort, adresse � sa fille ses
recommandations derni�res, elle lui demande de songer � ce qu'elle se
doit � elle-m�me, et de penser qu'elle va perdre cette r�putation
qu'elle s'est acquise; elle lui fait voir les malheurs d'une galanterie,
mais elle n'ajoute pas une seule consid�ration religieuse. Les
exhortations que Mme de Cl�ves s'adresse � elle-m�me sont inspir�es du
m�me esprit. Elle parle toujours de sa r�putation, de sa dignit�, de sa
vertu, mais vertu au sens antique, _virtus_. On dirait la Pauline de
Corneille, mais la Pauline d'avant le cinqui�me acte, la femme d'honneur
qui n'est pas chr�tienne. Il est vrai que pour �chapper aux poursuites
du duc de Nemours elle entre dans une maison religieuse, sans faire de
voeux cependant, mais ce qui para�t l'y d�terminer c'est moins la ferveur
qu'une sorte de d�tachement philosophique, moins l'amour de Dieu que
�cette vue si longue et prochaine de la mort qui fait voir les choses de
cette vie de cet oeil si diff�rent dont on les voit dans la sant�. Si
elle renonce � l'amour, c'est �parce que les passions et les engagements
du monde lui parurent tels qu'ils paraissent aux personnes qui ont des
vues plus grandes et plus �loign�es�. La foi peut y �tre; la pi�t� n'y
est pas, et si je ne craignais de forcer ma pens�e, je dirais que Mme de
la Fayette a �crit, sans assur�ment y songer, le roman de la vertu
purement humaine. Mais peut-�tre est-ce � cause de cela que ce roman
agit si fortement sur les �mes, sur toutes les �mes, car si les plus
heureuses, celles qui s'abreuvent � la source divine, n'y trouvent rien
qui blesse leurs sentiments, si elles sont m�me en droit de dire qu'un
fonds d'�ducation et de pr�paration chr�tiennes peut seul conduire �
cette sublimit� de sacrifice, les autres, celles qui empruntent leur
courage � la seule dignit� et au seul respect d'elles-m�mes, y trouvent
encore un encouragement et un appui. Aussi, pour les unes comme pour les
autres, la lecture de la _Princesse de Cl�ves_ sera-t-elle toujours d'un
grand r�confort. Oui, petit livre qui, depuis deux si�cles, as �t� mani�
par de si douces mains, soit rev�tu de la couverture modeste sous
laquelle tu parus pour la premi�re fois, soit par� par le luxe moderne
d'une reliure �l�gante, tu m�rites d'�tre rang� parmi ces oeuvres b�nies,
devenues trop rares de nos jours, qui servent � entretenir le culte du
beau moral, et tu demeureras toujours le br�viaire des �mes qui sont �
la fois passionn�es mais d�licates, faibles mais fi�res. Qui sait en
effet, qui peut savoir � combien de ces �mes tu es venu en aide, en leur
murmurant � l'oreille ces mots qui p�n�trent, et o� l'on croit entendre
inopin�ment la voix de la conscience! Aussi bien peut-�tre que tel
sermon de Bourdaloue _sur les amiti�s sensibles et pr�tendues
innocentes_, aussi bien que telles aust�res le�ons d'un pr�tre de nos
jours, tu as su dire � quelques-unes d'entre elles les paroles dont
elles avaient besoin, car tu leur as fait entendre que la vertu peut
trouver sa fin en elle-m�me, et go�ter sa r�compense dans l'aust�re
jouissance du devoir accompli. Et si l'id�al que tu leur as propos� peut
para�tre au-dessus de l'humaine nature, si nous ne pouvons nous emp�cher
de trouver avec Nemours que celle que tu nous as fait aimer avec lui
sacrifie un bonheur permis � un fant�me de devoir, eh bien, sois b�ni
encore pour cette exag�ration m�me, car l'humanit� et la jeunesse
surtout n'atteindraient pas au devoir si elles ne visaient d'abord
au-dessus, comme le projectile qui ne parviendrait pas jusqu'� un but
�loign� s'il ne commen�ait par s'�lever plus haut. Merci donc � toi pour
avoir propos� comme id�al le sacrifice � l'amour et l'h�ro�sme � la
vertu.

C'est le propre des belles oeuvres ou m�me tout simplement des oeuvres qui
ont eu du succ�s de susciter des imitations. Notre litt�rature est ainsi
encombr�e de pastiches, que ce soient de fausses _Nouvelles H�lo�ses_,
ou de fausses _L�lia_, dont le plus grand nombre reproduisent les
d�fauts de leurs mod�les sans en avoir les qualit�s. La _Princesse de
Cl�ves_ ne pouvait �chapper � cette loi. Cependant, et pr�cis�ment
peut-�tre � cause de la raret� de l'oeuvre qui en rend l'imitation
difficile, on peut dire qu'elle n'a pas trop � se plaindre. Sans doute
on peut rattacher si l'on veut � la _Princesse de Cl�ves_ tous les
romans de la fin du si�cle dernier ou du commencement de celui-ci o� des
femmes aimables et spirituelles, qui avaient ou se croyaient le don
d'�crire, ont peint le monde o� elles vivaient et les aventures dont
elles avaient �t� t�moins. Les _Lettres de Lausanne_, _Ad�le de
S�nanges_, _Eug�ne de Rothelin_, _�douard_, et m�me la _Mar�chale
d'Aubemer_, ou, si l'on pr�f�re les noms des auteurs � ceux des oeuvres,
Mmes de Charri�re, de Souza, de Duras, et m�me Mme de Boigne, se sont
toutes, on peut le dire, inspir�es plus ou moins de Mme de la Fayette,
et ont copi� en elle ce que j'ai cru pouvoir appeler le peintre des
moeurs �l�gantes. Dans cet ordre d'id�es, on pourrait m�me dire qu'elle
n'a fait que trop d'�l�ves. Mais, la _Princesse de Cl�ves_ a eu
�galement une descendance plus choisie: c'est celle des romans dont
l'int�r�t se tire de la lutte entre la passion et le devoir, et qui
donnent la victoire � la vertu. Les oeuvres de cette nature sont rares
dans notre litt�rature; mais, Dieu merci! elle n'en est pas cependant
compl�tement d�pourvue. Je n'en veux citer qu'un exemple, c'est cette
admirable histoire de _Dominique_ o� Fromentin a su allier les qualit�s
du peintre � celles du romancier, et la profondeur d'analyse d'un
Bourget � l'art descriptif d'un Loti. Assur�ment la ressemblance est
lointaine. Dominique n'a point l'�l�gance du duc de Nemours. M. de
Ni�vre n'a rien de commun avec M. de Cl�ves, et Madeleine, surtout, n'a
point la r�serve ni la fiert� de la princesse. Ce n'est point un
scrupule aussi rare et aussi d�licat qui la pousse lorsque, encore
encha�n�e dans les liens du mariage, elle se s�pare pour toujours de
Dominique, le lendemain du jour o� elle a failli s'abandonner � lui.
Mais il est impossible cependant de lire leur derni�re entrevue sans que
la pens�e se reporte � la derni�re Conversation de la princesse de
Cl�ves avec le duc de Nemours:

�Mon pauvre ami! me dit-elle, il fallait en venir l�. Si vous saviez
combien je vous aime! Je ne vous l'aurais pas dit hier; aujourd'hui cela
peut s'avouer, puisque c'est le mot d�fendu qui nous s�pare.� Elle,
ext�nu�e tout � l'heure, elle avait retrouv� je ne sais quelle ressource
de vertu qui la raffermissait � mesure. Je n'en avais plus aucune: elle
ajouta, je crois, une ou deux paroles que je n'entendis pas; puis elle
s'�loigna doucement comme une vision qui s'�vanouit, et je ne la revis
plus, ni ce soir-l�, ni le lendemain, ni jamais.

Toutes ces ressemblances sont au reste, je le reconnais, cherch�es de
tr�s loin. En r�alit� la _Princesse de Cl�ves_ est une oeuvre unique, qui
n'a point de pareille, qui n'en aura jamais. Elle est venue au monde
pendant ces vingt-cinq premi�res ann�es qui ont suivi la majorit� de
Louis XIV et qui marquent la plus belle �poque de notre histoire, temps
unique o� la France encore �prise de son jeune roi assurait ses
fronti�res naturelles sans aspirer � les d�passer, o� Cond� et Turenne
commandaient ses arm�es, o� Bossuet arrachait des larmes aux courtisans
en pronon�ant l'oraison fun�bre de Madame, o� Racine faisait couler les
pleurs d'Andromaque et traduisait les fureurs de Ph�dre, o� Moli�re
peignait la jalousie d'Alceste et la coquetterie de C�lim�ne. La
_Princesse de Cl�ves_ appara�t comme une perle au milieu de cet �crin de
pierres pr�cieuses, mais c'est la perle de grand prix dont les reflets
roses et iris�s joignent l'�clat � la douceur, ou plut�t c'est la fleur
d'un temps et de la nouveaut� florissante d'un r�gne: _novitas florida
regni_. Pour la produire, il fallait une cour et une France
aristocratiques, comme la cour et la France de Louis XIV. Saluons ces
gr�ces que nous ne verrons plus; mais puisqu'elle n'est point fl�trie
respirons le parfum de la fleur qui nous fait r�ver � ce temps radieux,
et admirons sa fra�cheur �ternelle.




APPENDICE


Marie-Madeleine Motier, marquise de la Fayette, fille d'Armand, marquis
de la Fayette, et d'Anne-Madeleine de Marillac, �pousa, le 13 avril
1706, Charles-Louis-Bretagne de la Tr�mo�lle, prince de Tarente, duc de
Thouars, septi�me duc de la Tr�mo�lle. Elle mourut � vingt-six ans.

Le duc de la Tr�mo�lle, chef actuel de cette illustre maison, descend
directement de ce mariage. Il est donc par cons�quent le seul h�ritier
direct de la comtesse de la Fayette, la branche des la Fayette �
laquelle appartenait le c�l�bre g�n�ral et qui s'est �teinte r�cemment
en la personne d'Edmond de la Fayette, s�nateur de la Haute-Loire, �tant
une branche collat�rale. Le duc de la Tr�mo�lle, en sa qualit�
d'h�ritier direct, poss�de, non point h�las les papiers de Mme de la
Fayette qui n'en a point laiss�, mais les papiers de son fils l'abb�.

Ces papiers sont par eux-m�mes peu int�ressants. Ce ne sont que des
papiers d'affaires, contrats, inventaires, transactions, qui viennent
presque tous de l'�tude de ma�tre Levasseur, notaire au Ch�telet de
Paris. Si je n'avais trouv� dans l'intitul� de l'inventaire dress� apr�s
la mort du comte de la Fayette la date de sa mort qui avait jusqu'�
pr�sent �chapp� � toutes les recherches, je n'aurais m�me point signal�
l'existence de ces papiers.

Par une particularit� assez curieuse et qui ajoute encore au myst�re de
la vie de M. de la Fayette, il n'est fait mention dans aucun de ces
actes du lieu de son d�c�s.--Impossible de sombrer plus compl�tement
puisqu'on ne sait ni comment il a v�cu, ni o� il est mort, et cette
singularit� me confirme encore dans la pens�e que cette vie myst�rieuse
a �t� troubl�e par quelque drame qui a brusquement rompu le lien
conjugal (au point de vue moral s'entend), et qui aux yeux de Mme de la
Fayette elle-m�me et de ses amis a fait de son mari une sorte de mort
vivant dont on ne parlait plus.

De quelques-uns de ces papiers il r�sulte cependant que la majeure
partie de la vie de M. de la Fayette s'est pass�e � la campagne, soit en
son ch�teau de Naddes, soit en son ch�teau d'Espinasse. Il para�t avoir
�t� assez processif, � en juger par d'assez nombreuses difficult�s qu'il
eut avec ses voisins, dont quelques-unes se r�gl�rent de son vivant par
des transactions, mais dont les autres laiss�rent beaucoup d'embarras �
Mme de la Fayette et firent d'elle pendant quelques ann�es une v�ritable
plaideuse et une habitu�e de la Grand'Chambre. Mme de la Fayette ne fit
que d�fendre la fortune de ses enfants qui lui en surent beaucoup de
gr�, et il est assez �trange, soit dit en passant, qu'on lui en ait fait
reproche.

Les autres pi�ces qui peuvent pr�senter quelque int�r�t, sont d'abord le
contrat de mariage de Mme de la Fayette elle-m�me. Marie-Madeleine
Pioche de la Vergne adopta dans son contrat de mariage la coutume de la
ville et vicomt� de Paris, qui �tait et qui est encore le r�gime de la
communaut� r�duite aux acqu�ts. Elle mettait dans la communaut� dix
mille livres, son mari vingt mille, le surplus de leurs biens restant
propre. Le mari constituait � sa femme une rente de survie de quatre
mille livres. Rien de particulier dans les autres stipulations du
contrat.

Vient ensuite, comme pi�ce int�ressante, un r�glement d'int�r�ts
intervenu entre Mme de la Fayette, et Mme de S�vign�, pour une somme de
huit mille sept livres qui �tait due � Mme de la Fayette sur la
succession du chevalier Renauld de S�vign�, qui �tait � la fois son beau
p�re et l'oncle du mari de la marquise. Une partie de la fortune du
chevalier qui venait de sa femme Mme de la Vergne, revint � la comtesse
de la Fayette. L'autre partie revint aux S�vign�. De l�, un r�glement de
comptes entre les deux, amies, int�ressant surtout pour les amateurs
d'autographes parce qu'il porte leurs deux signatures.

Enfin je signalerai l'inventaire dress� � la mort de l'abb� comte de la
Fayette lui-m�me. J'ai cherch� dans l'inventaire des livres s'il �tait
question de l'exemplaire des _Maximes_ dont j'ai parl� et je n'ai rien
trouv�. Mais le catalogue complet de la biblioth�que n'est pas donn�, il
s'en faut. Il n'est pas fait mention non plus de manuscrits provenant de
Mme de la Fayette. On sait que l'abb� est accus� d'avoir �gar� plusieurs
cahiers des M�moires de la cour de France et m�me un roman manuscrit
intitul� _Caraccio_ qui aurait figur� dans la biblioth�que du duc de la
Valli�re. Cependant le catalogue de cette c�l�bre biblioth�que, publi�
il est vrai en 1787, par Nizon, n'en fait pas mention. Le crime n'est
donc pas prouv�, et il n'est pas s�r que le roman ait jamais �t� �crit.
Si vraiment l'abb� est coupable, faut-il lui en vouloir?--Je ne le crois
pas. Mieux vaut peut-�tre que Mme de la Fayette demeure exclusivement �
nos yeux l'auteur de la _Princesse de Cl�ves_.

En r�sum�, ces papiers sont, comme on le voit, peu int�ressants, et
cependant c'est presque avec �motion que je les ai tenus entre les
mains. Leur s�cheresse et leur aridit� m�me donnent en effet une vie
singuli�re aux personnages qu'ils concernent, en nous les montrant
m�l�s, comme nous, aux incidents vulgaires de la vie. Except� le duc de
la Tr�mo�lle, si digne par sa connaissance des choses du pass� et son
�rudition de veiller sur ce d�p�t, personne, je crois, ne les avait
mani�s avant moi, car sur plus d'une page la poudre �tait encore coll�e
� l'encre. Ce n'est pas sans regrets que je l'ai fait tomber, et que
j'ai ajout� une destruction de plus � toutes celles qui sont l'ouvrage
de la vie. Cependant les papiers eux-m�mes sont � l'abri du p�ril, et si
Mme de la Fayette trouve au XXe si�cle quelque nouveau biographe, il
pourra encore les consulter et en tirer peut-�tre plus de parti qu'une
communication tardive (due � ma seule n�gligence) ne m'a permis de le
faire. Ainsi les passions s'�teignent, les �tres passent, les soci�t�s
disparaissent, les monarchies s'�croulent, mais les actes notari�s
demeurent, et de tout ce que cr�e l'homme une feuille de papier est
encore ce qu'il y a de plus durable.




LES PORTRAITS DE MADAME DE LA FAYETTE


Il existe au Cabinet des Estampes treize gravures ou lithographies
repr�sentant Mme de la Fayette. Ces gravures ou lithographies n'ont
aucune ressemblance les unes avec les autres. On dirait deux ou trois
personnes diff�rentes. Plusieurs ont un caract�re absolument
conventionnel, et rappellent tous les portraits de grand'm�res ou de
grand'tantes qu'on conserve dans les ch�teaux de province. Cependant il
y a un peintre qui para�t avoir �t� le peintre favori de Mme de la
Fayette: c'est Ferdinand, car il a reproduit ses traits jusqu'� quatre
fois, � diff�rents �ges de la vie. Tous ces portraits repr�sentent Mme
de la Fayette avec un nez un peu pro�minent et des joues un peu
tombantes, ce qui ne donne pas grand agr�ment � sa figure. Mais cette
sinc�rit� m�me du peintre, et cette constante et consciencieuse
reproduction de deux traits assez d�sobligeants donnent � penser qu'il
faisait ressemblant. C'est ce qui m'a d�termin� � reproduire celui de
ces portraits qui est le plus agr�able, et o� Mme de la Fayette est
repr�sent�e encore dans sa jeunesse. Peut-�tre ce portrait ne
plaira-t-il pas beaucoup, mais �la v�rit� l'emporte�, comme disait M. de
Talleyrand. Je dois ajouter pour ma justification qu'except� le cardinal
de Retz, qui, � la v�rit�, s'y connaissait, personne n'a jamais dit que
Mme de la Fayette fut jolie.




NOTES


[1: Voir l'Appendice.]

[2: Voir, dans la _Revue des Deux Mondes_ du 15 septembre 1890, un
article intitul�: _� propos d'un exemplaire des_ Maximes.]

[3: L'�dition publi�e par Barbin en 1693 n'ayant paru que quelques mois
apr�s la mort de Mme de la Fayette, il faut supposer, ce qui n'a du
reste rien d'improbable, que Barbin lui envoyait les �preuves.]

[4: Le duc de la Tr�mo�lle, chef actuel de cette illustre maison, est le
descendant direct de Mme de la Fayette, et poss�de un certain nombre de
papiers qui viennent d'elle.]

[5: Cette maxime figure en effet pour la premi�re fois dans l'�dition de
1678.]






End of the Project Gutenberg EBook of Mme de La Fayette (6e �dition), by 
Le Comte d' Haussonville

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