Project Gutenberg's Les rues de Paris, (1/2), by M. Bathild Bouniol This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les rues de Paris, (1/2) Author: M. Bathild Bouniol Release Date: March 23, 2010 [EBook #31746] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUES DE PARIS, (1/2) *** Produced by Adrian Mastronardi, Jean-Adrien Brothier and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) LES RUES DE PARIS TOME PREMIER OUVRAGES DU M�ME AUTEUR. =La France h�ro�que=, vies et r�cits dramatiques d'apr�s les chroniques et les documents originaux, 3e �dit. 4 vol. in-12 10 fr. �� =Les Marins Fran�ais=, suite et compl�ment de la France h�ro�que, 2 fort vol. in-12 6 fr. �� =Les Combats de la vie=, 2e �dit. 4 vol. 8 fr. �� =� l'Ombre du Drapeau=, 3e �dit. 4 vol. in-12. 2 fr. �� =Le Soldat=, chants et r�cits, 3e �dit. 1 vol. in-18 2 fr. 60 =La filleule d'Alfred=, 2e �dit. 1 vol. in-12 2 fr. �� =La Caverne de Vaugirard=, 1 vol. 2 fr. �� =Quand les Pommiers sont en fleurs=, 1 vol. 2 fr. �� =La joie du Foyer=, (3e �dit.) 1 vol. in-18 1 fr. 50 =Les Soir�es du Dimanche=, (2e �dit.) 1 vol. 1 fr. 50 =La Femme=, ses vertus et ses d�fauts, (Tir� des �crits du P. Caussin), fort vol. 3 fr. 50 =Je Politique=, (R�cits et Portraits). 1 vol. 3 fr. 50 CAMBRAI.--IMP. DE R�GNIER-FAREZ, PLACE-AU-BOIS, 28. LES =RUES DE PARIS= BIOGRAPHIES, PORTRAITS, R�CITS ET L�GENDES, PAR M. BATHILD BOUNIOL TOME PREMIER. PARIS BRAY ET RETAUX, LIBRAIRES-�DITEURS RUE BONAPARTE, 82. 1872 (Droits de traduction et de reproduction r�serv�s.) PR�FACE LA FRANCE ET PARIS. Cet ouvrage pourrait aussi bien s'appeler le _Livre d'or_ de la France et un peu de l'Europe, car il comprend dans les Biographies plusieurs de ces hommes illustres qui, n�s dans une autre contr�e, par leur renom universel ne sauraient plus �tre consid�r�s par nous comme des �trangers, et que Paris semble avoir adopt�s comme siens en inscrivant leurs noms sur ses murailles. Ainsi a-t-il fait pour Rapha�l, Michel-Ange, Titien, Beethoven, Mozart, etc., ces repr�sentants fameux de l'art dont la gloire appartient au monde entier. Notre livre se compose de deux parties fort distinctes: la premi�re renferme les Biographies d�velopp�es des personnages c�l�bres qui ont donn� leur nom � telle ou telle des rues de Paris, et dont la vie offre un int�r�t particulier en m�me temps qu'un utile enseignement. Cette Galerie comprend tous les genres d'illustrations, mais surtout les illustrations pacifiques, pr�lats et simples pr�tres, orateurs sacr�s et profanes, po�tes, litt�rateurs, m�decins, artistes, savants, artisans, etc., et aussi des guerriers, mais en petit nombre, et qui n'avaient pu trouver place dans la _France h�ro�que_ ou les _Marins Fran�ais_. Ce livre, qui contraste ainsi avec les pr�c�dents, n'offrira pas, croyons-nous, un moins vif int�r�t par la continuelle vari�t� des �pisodes et des caract�res. Cet int�r�t ne pourra que s'augmenter par notre Seconde Partie qui rappelle, dans l'ordre alphab�tique, les rues dont l'origine plus ou moins ancienne offre des particularit�s curieuses et sur lesquelles les nombreux ouvrages par nous consult�s ont pu nous renseigner. On a d� passer sous silence, pour ne pas grossir inutilement le volume, les rues dont l'origine �tait inconnue, comme celles dont la d�nomination toute banale n'avait pas besoin d'explication: rue de _l'�glise_, rue du _Chemin de Fer_, etc. Nous avons fait de m�me pour les d�signations ayant � nos yeux un caract�re transitoire et qui tiennent � nos vicissitudes politiques, h�las! trop fr�quentes. Dans ce Dictionnaire, pour �tre plus complet, nous avons fait figurer, avec la date de la naissance et de la mort, et quelquefois un commentaire, les noms des personnages c�l�bres � des titres divers et qui, pour un motif ou pour un autre, n'avaient pu prendre place dans les Biographies. Quant aux Saints et Saintes en si grand nombre qui, gr�ce � la pi�t� de nos p�res, ont donn� leurs noms aux rues de Paris, nous avons d�, pour ne pas grossir outre mesure ce recueil, nous borner � quelques-uns des plus c�l�bres entre ceux dont la France s'honore. L'hagiographie d'ailleurs n'avait point �t� jusqu'alors le but de nos �tudes, et pareils sujets ne se doivent pas traiter � la l�g�re. Nous n'avons rien n�glig� en un mot pour que ce nouvel ouvrage, litt�rairement et historiquement, ne f�t en rien inf�rieur aux pr�c�dents; et nous esp�rons pour lui, Dieu aidant, le m�me et favorable accueil du public. Au moment de d�poser la plume, � l'esprit nous revient un curieux passage d'un �crivain c�l�bre, passage cit� plus d'une fois sans doute, mais qui nous para�t int�ressant � reproduire sauf r�serves; car de r�cents et lamentables �v�nements lui donnent un caract�re singulier d'actualit�: �Je ne veux pas oublier ceci, dit Montaigne, que je ne me mutine jamais tant contre la France que je ne regarde Paris de bon oeil: elle a mon coeur d�s mon enfance; et m'en est advenu comme des choses excellentes; plus j'ai vu depuis d'autres villes belles, plus la beaut� de celle-ci peut et gagne sur mon affection: je l'aime par elle-m�me, et plus en son �tre seul que recharg�e de pompe �trang�re: je l'aime tendrement, jusques � ses verrues et � ses taches: _Je ne suis Fran�ais que par cette grande cit�_, grande en peuples, grande en f�licit� de son assiette, mais surtout grande et incomparable en vari�t� et diversit� de commodit�s, la gloire de la France et l'un des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loin nos divisions! Enti�re et unie, je la trouve d�fendue de toute autre violence: je l'advise que de tous les partis le pire sera celui qui la mettra en discorde; et ne crains pour elle qu'elle-m�me; et crains pour elle certes autant que pour autre pi�ce de cet �tat. Tant qu'elle durera, je n'aurai faute de retraite o� rendre mes abbois; suffisante � me faire perdre le regret de tout autre retraite.� Sauf le passage soulign�, volontiers on applaudit � cette opinion de l'auteur des _Essais_ sur Paris, mais sans l'aimer d'une tendresse aussi exclusive. On ne peut se dissimuler qu'� ce tableau flatteur il soit un revers de m�daille indiqu� d'ailleurs par Montaigne, et qui en certains temps diminue beaucoup le charme de la r�sidence dans Paris: c'est cet esprit d'inqui�tude, cette fi�vre d'agitation qui, depuis les grandes commotions populaires, comme s'expriment les chroniques, du r�gne des Valois, semble end�mique dans la capitale, battue soudain par les vents d'orage, et attrist�e m�me par les plus tragiques sc�nes. Inutile d'entrer � ce sujet dans des d�tails qui nous exposeraient � des redites; il suffira d'ajouter que, depuis pr�s d'un si�cle surtout, la grande ville, o� l'on trouve tant � louer et admirer au point de vue des arts, des lettres et des sciences, comme aussi des oeuvres du d�vouement et de la charit�, si multipli�es et si florissantes, trop souvent ne s'est pas tenue assez en garde contre de fatals courants et, par une initiative t�m�raire, qui s'imposait violemment � la France, elle a mis en p�ril les destin�es de notre cher pays. Aussi, quoique Paris nous tienne fort au coeur, il ne saurait �tre pour nous toute la patrie, nous faire oublier et d�daigner cette noble France qui nous est d'autant plus ch�re qu'elle a plus souffert. Car combien n'aime-t-on pas davantage une m�re qu'on voit �prouv�e et malheureuse! Aussi, c'est � la France � bien dire que notre ouvrage est consacr� pour la meilleure partie, puisque le plus grand nombre de ces Illustres dont on lira les Biographies naquirent dans des villes ou villages de la province, et parfois leur vie s'y est �coul�e tout enti�re. Plusieurs du moins, apr�s de longues ann�es pass�es dans les agitations de la grande cit�, sont revenus mourir au lieu de leur naissance. Comme tel glorieux po�te, ils ont voulu dormir leur dernier sommeil sous le ciel o� fut leur berceau, reposer pr�s de la vieille �glise o�, dans la candeur de l'enfance, ils avaient pri�, � l'ombre de ce clocher ou mieux de cette croix sainte qui leur �tait, en fermant les yeux, un gage assur� du supr�me r�veil! ....... Non! ne m'�levez rien! Mais pr�s des lieux o� dort l'humble espoir du chr�tien, Creusez-moi dans ces champs la couche que j'envie, Et ce dernier sillon o� germe une autre vie! ............... L�, sous des cieux connus, sous ces collines sombres, Qui couvrirent jadis mon berceau de leurs ombres, Plus pr�s du sol natal, de l'air et du soleil, D'un sommeil plus l�ger j'attendrai le r�veil[1]. En terminant, nous dirons avec un vieil auteur[2]: �Et supplie et requi�re tant humblement que je puis, � tous ceux qui le verront et orront, que si aucune chose y a digne de r�pr�hension ou correction, il leur plaise, en suppl�ant � mon ignorance, de moi avoir et tenir pour excus�, attendu que ce qui par moi a �t� fait, dit et r�dig� par �crit, l'ai fait le mieux et le plus v�ritablement que j'ai pu et sans aucune faveur, pour recordation et m�moire de choses dessus dites.� [1] Lamartine: _Milly ou la Terre natale_. [2] Lef�vre de Saint-Remy: _M�moires_, de 1407 � 1435. LES RUES DE PARIS LE CARDINAL D'AMBOISE I �Le cardinal d'Amboise, sans avoir eu au degr� supr�me toutes les vertus qui ont signal� les �v�ques du premier �ge de l'�glise, en eut toutefois qui, dans tous les temps, feront d�sirer des pr�lats qui lui soient comparables. Il r�unit d'ailleurs toutes les qualit�s sociales et politiques qui font les ministres et les citoyens pr�cieux. Magnifique et modeste, lib�ral et �conome, habile et vrai, aussi grand homme de bien que grand homme d'�tat, le conseil et l'ami de son roi, tout d�vou� au monarque et tr�s-z�l� pour la patrie, ayant encore � concilier les devoirs de l�gat du Saint-Si�ge avec les privil�ges et les libert�s de sa nation, les fonctions paternelles de l'�piscopat avec le nerf du gouvernement et le caract�re m�me de r�formateur des ordres religieux avec le tumulte des affaires et la dissipation de la cour; partout il fit le bien, r�forma les abus et captiva les coeurs avec l'estime publique.� (B�rault.) Tel est le magnifique �loge qu'on a fait du premier ministre de Louis XII, �loge m�rit� d'apr�s les auteurs contemporains. Le roi d'ailleurs, qui se montra si digne d'un tel ministre et mit tant d'empressement � seconder ses vues, ne doit y rien perdre dans notre estime, au contraire; la sinc�re amiti� qui unit jusqu'� la fin le prince et son ministre, les recommande tous deux � la post�rit�. Le cardinal ne fut pas seulement un �minent homme d'�tat, il lui fallut, pour certains actes de son minist�re, et pour accomplir certaines r�formes en particulier, une �nergie de caract�re voisine de l'h�ro�sme. �Il fit, dit Legendre, pour r�tablir la discipline parmi les troupes, des ordonnances si s�v�res et les fit ex�cuter avec tant de fermet� que, pendant tout son minist�re, loin de se plaindre des gens de guerre, les provinces � l'envi demandaient qu'on leur en envoy�t pour consommer les denr�es qu'ils payaient � prix raisonnable et en argent comptant. Les gens de justice �taient d'autres sangsues qui n'avaient pas moins d�vor� la substance du peuple. Les proc�s ne finissaient point... Le juge, d'intelligence avec le praticien, multipliait la proc�dure, ce qui ruinait les parties en frais. La pr�vention ou l'int�r�t, et le plus souvent la faveur, d�cidaient trop souvent dans les affaires; aussi, le nouveau roi (Louis XII), qui �tait juste et �quitable, �tablit, par l'avis du premier ministre, un tribunal sup�rieur sous le titre de _Grand Conseil_ o� l'homme sans protection, qui aurait peine � avoir justice, devant les tribunaux ordinaires, contre gens d'un trop grand cr�dit, p�t avoir ais�ment recours et o� ses plaintes fussent jug�es avec autant de diligence que d'�quit�[3].� C'�tait l� une excellente institution et qui t�moigne, � la gloire de Georges d'Amboise, de son esprit d'�quit� comme de sa haute pr�voyance. Par malheur, quoique r�pondant � de si l�gitimes besoins, ayant, si l'on peut s'exprimer ainsi, sa racine dans les entrailles m�me de la justice, elle ne para�t avoir eu qu'une courte dur�e, laissant toute grande ouverte la porte aux abus, � l'arbitraire, aux injustices, qui contribu�rent pour une large part � amener et pr�cipiter dans la suite les catastrophes o� s'engloutit la monarchie. Ces sages mesures, dont le cardinal avait pris l'initiative, furent compl�t�es par d'autres ordonnances non moins utiles et qui longtemps servirent comme de code national. Pourtant, quoique justes et sages, elles soulev�rent de vives oppositions, particuli�rement parmi les �coliers et les r�gents de l'Universit� qui se pr�tendaient l�s�s dans leurs privil�ges. Non contents de d�clamer contre le ministre et contre le roi lui-m�me, par eux attaqu�s, insult�s dans des libelles r�pandus � profusion, ils se pr�paraient audacieusement � passer de la parole � l'action, et une s�dition e�t �clat� sans la prudente fermet� du ministre. L'approche de quelques troupes que conduisait le roi en personne fit r�fl�chir les mutins. La cl�mence acheva ce que la peur avait commenc�. Le roi, entr� dans Paris, se h�ta de calmer les craintes, et le cardinal d'Amboise, d�clara en son nom que Sa Majest� voulait bien oublier les insolentes �tourderies des �coliers, les emportements sans doute irr�fl�chis des r�gents, et les injures m�me que les uns et les autres s'�taient permises contre lui, mais qu'on y pr�t garde, car une autre fois, il n'y aurait pas de pardon! --Vive le roi! vive le cardinal! s'�cri�rent � l'envi les �coliers et leurs ma�tres qui ne laissaient pas d'avoir une grande peur � la vue des lances et des hallebardes, et ne regrettaient pas de se sentir rassur�s. --Vive notre bon roi! vive le cardinal, son glorieux ministre! criaient avec un enthousiasme plus sinc�re et un entra�nement plus r�el les bons bourgeois et gens du peuple, grandement reconnaissants au prince comme � son ministre, des mesures relatives aux imp�ts qui avaient signal� les d�buts du r�gne. Car le roi, faisant remise du don de joyeux av�nement, avait de plus voulu que toutes les d�penses du sacre fussent acquitt�es sur les revenus de ses domaines particuliers. Puis aussit�t apr�s, le ministre diminua d'un dixi�me les imp�ts � recouvrer, et continua toujours depuis � les r�duire tant qu'ils fussent aux deux tiers de ce qu'ils �taient d'abord. Malgr� les charges r�sultant des guerres et des co�teuses exp�ditions auxquelles le roi se laissa entra�ner, Georges d'Amboise sut, par de s�v�res �conomies, compenser le d�ficit et n'eut jamais besoin de r�tablir les imp�ts supprim�s. On comprend que cette tut�laire administration ait rendu populaire le ministre qui n'�tait pas moins cher � la France qu'� son roi, heureux toujours de se rappeler que non-seulement d'Amboise, sous le r�gne pr�c�dent, avait partag� sa disgr�ce, mais que le fr�re de celui-ci, le cardinal d'Albi, aum�nier de la r�gente, avait fortement contribu� pour sa part � faire mettre en libert� le duc d'Orl�ans (Louis XII). Aussi le prince, rentr� en faveur, s'�tait empress� de faire nommer Georges d'Amboise � l'archev�ch� de Rouen, et devenu roi, il le choisit pour son principal ministre et obtint pour lui le chapeau de cardinal. II Georges d'Amboise accompagna Louis XII, lors de ses exp�ditions en Italie, exp�ditions que tout probablement il d�sapprouvait, mais dont il eut en vain essay� de d�tourner le roi, non moins entra�n� par sa noblesse que par la passion des aventures et le d�sir du renom militaire. La conqu�te du Milanais assur�e, le cardinal s'effor�a de faire aimer le nouveau gouvernement en introduisant dans le pays des institutions sages, model�es sur celles �tablies en France. Elles auraient d� suffire � assurer pour jamais la soumission des Italiens, sans la mobilit� naturelle � ces peuples qui se montraient d�s lors ce qu'on les a vus presque toujours. �Tant que les troupes fran�aises occupaient l'Italie, ils paraissaient humbles et soumis; mais d�s qu'elles avaient tourn� le dos, ils secouaient le joug et fomentaient des troubles,� dit un historien du temps. Le cardinal en eut bient�t la preuve. Apr�s avoir �tabli � Milan pour gouverneur le mar�chal Trivulce (choix malheureux d'ailleurs), il retourna en France. Mais � peine avait-il repass� les monts qu'il apprenait la r�volte des Milanais, qui cernaient Trivulce r�fugi� dans la citadelle. D'Amboise, � la t�te d'une arm�e que commande la Tr�mouille, redescend en Italie, et les bourgeois de Milan, autant effray�s et humbles qu'ils s'�taient montr�s plus pr�somptueux d'abord, se h�tent d'envoyer � sa rencontre une d�putation pour faire leur soumission et implorer merci. Le cardinal, qui voulait donner une le�on aux rebelles, passe sans r�pondre aux envoy�s autrement que par un regard s�v�re, puis il fait son entr�e dans la ville au milieu des troupes en armes, formidable cort�ge! et va se loger � la citadelle. Sur tout son passage, on criait: _Gr�ce! gr�ce! mis�ricorde!_ Mais son visage impassible ne laissait rien deviner de ses sentiments. Seulement, il fit dire aux notables bourgeois que le vendredi suivant, trois jours apr�s, ils eussent � se r�unir dans la cour de l'H�tel de ville pour y entendre leur sentence. Est-il besoin de dire l'anxi�t� de tous pendant ces trois jours d'attente o� il n'�tait permis � personne de sortir de la ville, et avec quelles terreurs les pauvres bourgeois se rendirent le vendredi au lieu indiqu�? Ils n'eurent pas lieu d'�tre rassur�s en voyant au dehors les troupes fermant toutes les avenues et la cour de l'H�tel de ville elle-m�me garnie de soldats � l'air mena�ant, tandis que, sur une sorte de haut tribunal, apparaissait le cardinal, assis et entour� de tous les officiers de la justice civile et militaire. Terrifi�s, � cette vue, ils tombent � genoux tendant les mains � la fa�on des suppliants. Le cardinal, naturellement doux et humain et qui avait peine � contenir son �motion, leur ordonna de se relever et d'une voix qu'il s'effor�ait de rendre s�v�re, leur reprocha leur r�bellion, mena�ant des plus terribles ch�timents en cas de r�cidive, mais pour cette fois il annon�a que tout �tait pardonn�. On imagine la joie de ceux qui l'�coutaient et dont t�moignaient les cris et les vivats des plus bruyants s'ils n'�taient pas fort sinc�res. --Vive la France! vive le roi, le grand roi! le bon roi! Vive le tr�s-illustre cardinal, le meilleur des ministres, auquel nous devons nos biens et nos vies! etc. Georges d'Amboise, �tourdi de ces acclamations qu'il estimait � leur valeur, fut reconduit par la foule dans son palais au bruit des vivats et sous une pluie de fleurs. La paix r�tablie dans le Milanais, dont il avait chang� le gouverneur, le cardinal revint en France o�, dans l'ann�e 1504, une famine et une �pid�mie, qu'on eut � d�plorer en m�me temps, lui donn�rent l'occasion de montrer une fois de plus sa prudence comme sa charit�. Ainsi qu'autrefois, le ministre du Pharaon d'�gypte, il prit si bien ses mesures qu'encore que le bl� e�t manqu� en France, le peuple n'eut que peu � souffrir de la disette. Quant � l'�pid�mie, que les historiens du temps, selon leur coutume, qualifient du nom de peste: �Si le mal fut grand, dit Legendre, le rem�de fut prompt par les secours continuels que le roi envoya aux lieux infect�s et par les pr�cautions qu'on prit pour en pr�server ceux qui ne l'�taient pas. Et ainsi il s'attira d'infinies b�n�dictions de la part des peuples.� � la suite d'un nouveau voyage en Italie, lors de la r�volte des G�nois, le cardinal, �g� de cinquante ans � peine, tomba malade � Lyon o� il dut s'arr�ter. Il succomba au bout de quelques jours, pleur� du peuple et du roi qui, pendant les ann�es qu'il lui surv�cut, ne cessa de regretter son conseiller fid�le et son sage ami. On a reproch� et ce semble avec quelque raison au cardinal d'Amboise d'avoir d�sir� la tiare, ambition qui lui dicta plusieurs fausses d�marches: �Mais, dit un �crivain, comme l'ambition de Louis XII fut toujours subordonn�e � l'honneur, celle du cardinal d'Amboise fut toujours excit�e par l'esp�rance de faire plus de bien... On peut croire qu'un homme qui ne se d�mentit pas un instant dans la plus haute prosp�rit�, s'il souhaitait, comme on l'a dit d'�tre pape, c'�tait pour travailler � am�liorer les moeurs de la chr�tiennet�.� (Fi�v�e). Au reste, si le cardinal eut dans cette circonstance � se reprocher quelque faiblesse, il s'en repentit humblement. Il jugeait, avec des yeux compl�tement dessill�s, l'illusion des grandeurs et les vanit�s de la terre, celui qui, sur ce lit de douleur, d'o� il ne devait pas se relever, r�p�tait si volontiers au bon fr�re qui le soignait: �Ah! fr�re Jean, fr�re Jean! Que n'ai-je �t� toute ma vie comme vous fr�re Jean!� Georges d'Amboise, comme Louis XII, avait re�u du peuple le beau surnom de: _P�re du Peuple!_ [3] Histoire du cardinal d'Amboise. JACQUES AMYOT �Jacques Amyot dit de lui-m�me, �crit le savant abb� Le Boeuf, qu'il �tait n� � Melun, le 30 octobre 1513, de parents plus avantag�s du c�t� de la vertu que de celui de la fortune. Il ne d�clare point la profession dont �tait son p�re, Nicolas Amyot, mais ses commensaux le tenaient pour le fils d'un petit marchand de bonneterie: ce qui s'accorde avec Rouillard, qui dit que ce marchand vendait des bourses et des aiguillettes. Lorsqu'il eut appris les premiers rudiments � Melun, il alla � Paris, o� il continua ses �tudes de grammaire, servant de domestique � quelques �coliers d'un coll�ge qu'il n'a jamais nomm�. Sa m�re, Marguerite d'Amour ou des Amours, avait soin de lui envoyer chaque semaine un pain par les bateliers de Melun. L'avidit� d'apprendre le poursuivant jusque dans la nuit, il avait recours � la lumi�re que pouvaient fournir quelques charbons embras�s, et il s'en servait au lieu de chandelle ou d'huile, tant �tait grande alors son indigence. Avec ces faibles secours pour les premiers commencements il ne laissa pas d'atteindre les classes sup�rieures.� Tels furent, d'apr�s la Notice �crite avec autant de conscience que de bonhomie par l'abb� Le Boeuf, les d�buts de Jacques Amyot, repr�sent�s par divers biographes, sous des couleurs trop romanesques. Devenu, en suivant les cours de Jean Evagre Remois, au coll�ge du cardinal Lemoine, un excellent hell�niste, ayant �tudi� pareillement la po�sie, l'�loquence, la philosophie, J. Amyot partit pour Bourges, � l'�ge de 19 ans, afin d'�tudier le droit civil avec un jeune homme qui fut depuis avocat c�l�bre au Parlement. � Bourges, o� il prenait la qualit� de ma�tre-�s-arts, Amyot se rencontra avec Jacques Colin, lecteur ordinaire du roi et abb� de St-Ambroise, qui, prompt � appr�cier son m�rite, le choisit pour pr�cepteur de ses neveux et lui fit obtenir en m�me temps une chaire de professeur des langues latine et grecque, dans l'Universit� dont la ville � cette �poque �tait fi�re. Les loisirs assez grands, para�t-il, que lui laissait son double emploi, Amyot les consacrait aux travaux litt�raires qui devaient plus tard le rendre c�l�bre et faire de lui un des personnages importants de l'�tat. Cependant au temps de sa plus grande prosp�rit�, Amyot n'h�sitait pas � dire que les dix ou douze ann�es qu'il avait pass�es � Bourges, obscur professeur, mais tout entier aux lettres, avaient �t� le plus heureux temps de sa vie. C'est alors qu'apr�s avoir traduit le roman grec de _Th�ag�ne et Charicl�e_, il commen�a la traduction de Plutarque et quelques vies des hommes illustres furent publi�es avec une d�dicace � Fran�ois 1er. D'apr�s Rouillard, au contraire, c'est le roman de _Th�ag�ne et Charicl�e_ qu'il fit pr�senter au roi, �lequel l'eut si agr�able que l'abbaye de Bellozane �tant venue � vaquer par le tr�pas de Vatable, ou Guestabled, tr�s c�l�bre professeur du roi en la langue h�bra�que, icelui roi la lui donna comme au digne successeur d'un si brave devancier.� La version de Rouillard para�t plus vraisemblable encore qu'il semble assez singulier de r�compenser par une abbaye la traduction d'un ouvrage qui n'est rien moins qu'�difiant, mais dans les id�es du temps, il s'agissait d'un livre grec et l'on ne voyait l�, m�me Fran�ois 1er, que l'�rudition. Si bien encourag� cependant, Amyot s'�tait mis avec ardeur � la traduction de Plutarque; lorsqu'il la jugea assez avanc�e, il fit un voyage en Italie pour consulter les manuscrits des plus c�l�bres biblioth�ques et conf�rer avec les savants illustres que l'Italie comptait en fort grand nombre. Apr�s son retour, le cardinal de Tournon qu'il avait connu � Rome, �ayant appris que le roi souhaitait un pr�cepteur pour ses fils les ducs d'Orl�ans et d'Anjou, pr�senta Amyot � Henri II qui lui donna cette charge dont il jouit le reste de son r�gne et sous celui de _Fran�ois II_.� Le loisir, que lui laissaient ses fonctions de pr�cepteur lui permit de terminer la translation en fran�ais des _Vies des hommes illustres_ qui parut avec une d�dicace � Henri II. La traduction des _OEuvres morales_ de Plutarque ne put �tre achev�e que sous le r�gne de Charles IX (connu auparavant sous le nom de _duc d'Orl�ans_), � qui l'ouvrage fut d�di�. Le jeune roi n'avait pas besoin de cette circonstance pour se rappeler son pr�cepteur, car d�s le lendemain du jour de son av�nement, (6 d�cembre 1560), il le fit son grand aum�nier et le nomma aussi conseiller d'�tat et conservateur de l'Universit� de Paris. Il lui donna de plus l'abbaye de Roches au dioc�se d'Auxerre et celle de Saint-Corneille, de Compi�gne. �Le prince, dit le digne abb� Le Boeuf, l'appelait son ma�tre lorsqu'il voulait lui parler famili�rement; mais il lui fit aussi quelquefois des reproches, par exemple sur sa trop grande frugalit�, en ce que pouvant faire bonne ch�re, il se contentait souvent de manger des langues de boeuf.� Quelques ann�es apr�s, l'�v�ch� d'Auxerre �tant venu � vaquer par la mort du cardinal de la Bourdaisi�re �Charles IX, qui d�sirait ardemment l'avancement de son ma�tre, (c'est le nom qu'il lui donnait toujours),� voulut que Jacques Amyot lui succ�d�t. Celui-ci, ayant re�u les bulles de Rome, se fit sacrer et, avec l'assentiment du roi, partit bient�t apr�s pour Auxerre o� il arriva au mois de mai 1571. Amyot �tait alors �g� de cinquante-huit ans; il avouait lui-m�me qu'il n'�tait ni th�ologien ni pr�dicateur, n'ayant presque �tudi� que des auteurs profanes. Mais il les laissa d�s lors pour s'occuper assiduement de la lecture de l'�criture Sainte et de celle des p�res grecs et latins. La Somme de Saint Thomas d'Aquin lui devint si famili�re qu'il la poss�dait presque en entier. Il h�sita longtemps � monter en chaire �parce qu'il se d�fiait beaucoup de ses forces et que la faiblesse de sa voix lui inspirait peu de courage�, cependant malgr� ses craintes, il r�ussit parfaitement au gr� de ses auditeurs �et pr�cha dans un style si clair et si ch�ti� et en m�me temps si enrichi de sentences, que les savants sortaient de la pr�dication bien plus �clair�s qu'ils n'y �taient arriv�s et les ignorants n'en revenaient point sans �tre instruits de leurs devoirs et rendus meilleurs qu'auparavant.� L'�glise d'Auxerre, comme plusieurs autres du dioc�se, avait beaucoup souffert des spoliations des huguenots. Le nouvel �v�que, comme il s'y �tait engag� par avance vis-�-vis des chanoines, fit don � la sacristie de la cath�drale de divers ornements dont elle avait le plus grand besoin, manquant m�me du n�cessaire; il n'�pargna rien ensuite pour rendre au choeur son ancien lustre; les chaires des chanoines furent refaites � neuf aussi bien que le tr�ne �piscopal. Les grilles qui entouraient le sanctuaire et que les profanateurs avaient arrach�es et emport�es furent remplac�es. Amyot fit don encore � son �glise d'un nouveau jeu d'orgues qui fut construit par le fr�re Hilaire, religieux de Notre-Dame-en-l'Ile � Troyes venu expr�s pour la confection des tuyaux. Une grande partie du vitrail cass� par les calvinistes, fut aussi r�par�e aux d�pens de l'�v�que. Ces bienfaits et beaucoup d'autres auraient d� rendre le pr�lat cher � son clerg� comme � ses ouailles; il en fut ainsi les premi�res ann�es, mais lors de l'explosion des passions populaires, soulev�es par les guerres religieuses, tout fut oubli�, la calomnie aidant. � Auxerre et dans le dioc�se le parti de la Ligue �tait dominant. Amyot que Henri III, en succ�dant � son fr�re, s'�tait plu � maintenir dans ses fonctions de grand aum�nier, en l'appelant aussi son ma�tre, se rendait de temps en temps � la cour pour les fonctions de sa charge. Il se trouvait malheureusement � Blois lors de l'assassinat de Guise. Ce crime auquel il �tait compl�tement �tranger, qu'il n'avait pas h�sit� � bl�mer m�me d�s qu'il en avait eu connaissance en le qualifiant �un cas si �norme qu'il n'y avait que le pape seul qui en pouvait absoudre� des gens passionn�s et violents, comme il s'en rencontre toujours dans les grandes commotions populaires, voulurent qu'Amyot en e�t �t� complice. Un certain Claude Trahy, gardien des cordeliers � Auxerre, le publia partout et m�me dans la chaire d�clarant que non-seulement l'�v�que et grand aum�nier avait connu par avance l'attentat projet�, mais qu'il l'avait conseill� et que, le meurtre accompli, il avait donn� au prince l'absolution sacramentelle. Ces calomnies n'eurent que trop d'�cho dans la ville o� le cordelier jouissait d'un certain cr�dit et il r�ussit � pr�venir absolument le populaire et m�me une partie de la bourgeoisie contre l'�v�que que Trahy ha�ssait parce que les j�suites lui avaient �t� pr�f�r�s pour la direction du coll�ge. Amyot averti cru prudent d'ajourner son retour et d'attendre que, par la r�flexion, le calme se fit dans les esprits et il ne se mit en route que plusieurs mois apr�s, vers le temps du car�me. Mais les ennemis du pr�lat avaient continu� par leurs discours et m�me par des pr�dications d'entretenir l'irritation et, le mercredi saint, lorsqu'Amyot rentra dans sa ville �piscopale, il courut par deux fois risque de la vie; lui-m�me nous l'apprend dans le m�moire qu'il crut devoir �crire pour se justifier. �La pistole (pistolet) lui fut pr�sent�e � l'estomac par plusieurs fois et il y eut plusieurs coups d'arquebuse tir�s, de sorte qu'il fut oblig� pour se sauver la vie d'entrer promptement dans la maison d'un chanoine et passer de celle-l� dans une autre, pour faire perdre sa trace � ceux qui le poursuivaient.� Sa crainte �tait d'autant mieux fond�e que sur la place de St-�tienne il avait pu voir et entendre un �missaire du cordelier qui, arm� d'une hallebarde, criait � pleine gorge: �Courage, soudard, messire Jacques Amyot est un m�chant homme, pire que Henri de Valois. Il a menac� de faire pendre notre ma�tre Trahy; mais il lui en cuira.� L'influence du cordelier et de ses adh�rents fut telle que l'�v�que ne put officier dans la cath�drale et m�me il dut s'abstenir d'assister aux offices dans les jours les plus solennels; ses ennemis pr�tendaient et avaient fait croire qu'il �tait excommuni� et suspendu _� divinis_ comme ayant communiqu� avec le roi et pour d'autres motifs qu'on ne pr�cisait point. Pour ramener � l'ob�issance les opposants soit du peuple, soit du clerg�, il ne fallut rien moins que des lettres d'absolution en forme sign�es du cardinal Cajetan, avec d�fense au chapitre comme au fr�re Trahy de molester d�sormais leur �v�que. Ces lettres, dat�es de Paris (6 f�vrier 1509), mirent fin � la pers�cution et le pr�lat, apr�s avoir �t� f�licit� par cinq membres du chapitre au nom de leurs coll�gues, se vit r�int�gr� dans toutes ses fonctions et n'eut plus � souffrir de nouvelles �preuves; aussi se fit-il un devoir comme un plaisir de r�sider dans son dioc�se, ce qui lui fut d'autant plus facile que, par la mort de Henri III, tous ses liens avec la cour se trouvaient rompus. �Il commen�a donc, dit l'abb� Le Boeuf, � ne plus s'occuper que des fonctions spirituelles, et d�s le 7 mars, jour des Cendres, il reprit son ancien usage de pr�cher, sans para�tre d�concert� ni �mu par tout ce qui �tait arriv� depuis un an, sans employer les invectives ni les d�clamations contre personne; ce qui parut digne d'admiration � ceux qui ne le connaissaient pas encore parfaitement. Mais son secr�taire, continuateur de sa vie, dit que, quoiqu'il f�t enclin � la col�re, cependant il se retenait facilement; il n'�tait aucunement vindicatif, et ne savait ce que c'�tait que de reprocher � personne les anciennes fautes. Il passait pour m�lancolique, s�v�re et d'un abord difficile; mais il ne paraissait tel qu'� ceux qui le voyaient rarement. Il �tait franc, candide, ing�nu, ouvert, parlait librement et sans flatterie, ne d�guisant point aux grands ni aux princes leurs propres d�fauts.� Son biographe nous apprend aussi �qu'il aimait la musique et qu'�tant dans son palais �piscopal, il ne rougissait� point de chanter sa partie avec des musiciens. Un fait assez curieux et qu'il ne faut pas oublier, c'est que l'invention du bizarre instrument, si longtemps en usage dans les paroisses sous le nom de _serpent_, fut due � l'un des chanoines d'Auxerre vers 1590. Amyot, dont la constitution �tait robuste, v�cut jusqu'� l'�ge de quatre-vingts ans o�, min� par une fi�vre lente, il succomba le 6 f�vrier 1593, dans les sentiments d'une grande pi�t�. Rouillard nous donne � propos de ses obs�ques ce d�tail int�ressant: �Comme on le voulut enterrer au devant du ma�tre-autel de son �glise cath�drale, et qu'on v�nt � fouiller, on y trouva une s�pulture de pierre, vide, en laquelle autrefois avait �t� pos� le corps d'une comtesse d'Auxerre, nomm�e Mathilde, peut-�tre Mathilde ou Mahaut de Courtenay, comtesse d'Auxerre environ l'an 1300; et l� fut d�pos� le corps d'icelui �v�que, avec beaucoup de c�r�monies, pompes et honneurs fun�bres.� En outre de ce qui revenait � ses h�ritiers naturels, Amyot fit un assez grand nombre de legs pieux; il laissa en particulier cinq cents livres � l'h�pital d'Auxerre. Il n'est pas exact d'ailleurs qu'on ait trouv� chez lui beaucoup d'argent ainsi que l'ont pr�tendu des biographes qui �crivaient longtemps apr�s sa mort et dont les assertions ont �t� trop facilement accept�es. D'abord, en devenant �v�que, il avait r�sign� la plus grande partie de ses b�n�fices. � une certaine �poque, sans doute, gr�ce � la munificence des rois ses anciens �l�ves, et aux �moluments de ses hauts emplois, il �tait devenu presque riche, mais les premiers tumultes de la Ligue naissante, en outre de la pers�cution dont on a parl�, lui firent essuyer de grandes pertes qu'on �value au minimum, � cinquante mille �cus. Aussi au mois d'ao�t 1509, �crit-il au duc de Nevers: �Me trouvant, pour le pr�sent, le plus afflig�, d�truit, et ruin� pauvre pr�tre qui soit, comme je crois, en France... le tout pour avoir �t� officier et serviteur du roi; �tant demeur� nu et d�pouill� de tous moyens; de mani�re que je ne sais plus de quel bois (comme l'on dit) faire fl�che, ayant vendu jusqu'� mes chevaux pour vivre; et pour accomplissement de tout malheur, cette prodigieuse et monstrueuse mort[4] �tant survenue, me fait avoir regret � ma vie.� Et pr�cis�ment, ces �preuves, si p�nibles qu'elles fussent, �taient envoy�es au digne �v�que pour le d�tacher de ce qui passe et aussi lui servir d'une sorte d'expiation pour sa pr�occupation longtemps trop exclusive (comme on l'a vu), des �tudes profanes. Mais nous appartient-il de l'en bl�mer nous qui lui devons tant de travaux d'une utilit� si grande au point de vue litt�raire, et en particulier ces _Vies des Hommes illustres_, dont la traduction, par le m�rite du style, est devenue un livre original. Gr�ce au bon Amyot, comme l'appelait Bernardin de St-Pierre, et � sa langue facile, color�e, abondante et qui jaillit � grands flots de la meilleure source gauloise, le _bon_ Plutarque est pour nous tout fran�ais et ses h�ros, grecs et romains, nous sont familiers autant que ceux de notre pays, voire les contemporains. Pour les lettr�s et les hommes de savoir et d'�tude, ce livre est une mine qu'on ne se lasse pas de fouiller assur� d'y trouver toujours quelques nouveau filon. Pour d'autres lecteurs et en particulier pour les jeunes gens, la traduction d'Amyot ne serait pas toujours sans inconv�nient; car dans sa langue hardie, qui d'ailleurs �tait celle de son temps, il use peu des p�riphrases, et certains d�tails de moeurs, qui ne sont point � l'honneur des Grecs et des Romains, nous sont pr�sent�s dans toute leur nudit�. Cet inconv�nient, qui tient � la consciencieuse fid�lit� du traducteur comme � la langue qu'il parlait, nous ne pouvions le dissimuler et n�anmoins nous trouvons, que c'est avec toute raison qu'Amyot a pu dire, en parlant de son livre, dans son excellente �p�tre _aux lecteurs_: �Si nous sentons un plaisir singulier � �couter ceux qui retournent de quelque lointain voyage, racontant les choses qu'ils ont vues en �trange pays, les moeurs des hommes, la nature des lieux, les fa�ons de vivre diff�rentes des n�tres: et si nous sommes quelquefois si ravis d'aise et de joie, que nous ne sentons point le cours des heures, en oyant deviser un sage, disert et �loquent vieillard, en la bouche duquel court un flux de langue plus doux que miel, quand il va r�citant les avant ures qu'il a eues en ses verts et jeunes ans, les travaux qu'il a endur�s et les p�rils qu'il a pass�s: combien plus devons-nous sentir de ravissement, d'aise et d'�bahissement de voir en une belle, riche et v�ritable pointure d'�loquence, les cas humains repr�sent�s au vif, et les variables accidents que la vieillesse du temps a produits d�s et depuis l'origine du monde, les �tablissements des empires, ruines des monarchies, accroissements ou an�antissements des royaumes, et tout ce qui oncques a �t� de plus �merveillable par l'univers? le tout repr�sent� si vivement qu'en le lisant nous nous sentons affectionn�s, comme si les choses n'avaient pas �t� faites par le pass�, ains (_mais_) se faisaient pr�sentement et nous en trouvons passionn�s de joie, de piti�, de peur et d'esp�rance, ni plus ni moins presque que si nous �tions sur le fait, sans �tre en aucune peine ou danger, ains avec le contentement qu'apporte la r�cordation en s�ret� des maux que l'on a autrefois endur�s.� Ailleurs il dit plus �loquemment encore: �Au demeurant, quant � ceux qui vont disant que le papier endure tout, s'il y en a aucuns qui � fausses enseignes usurpent le nom d'historiens, et qui par haine ou faveur offensent la majest� de l'histoire, en y m�lant quelque mensonge, cela n'est point la faute de l'histoire, ainsi des hommes partiaux qui abusent indignement de ce nom pour d�guiser et couvrir leur passion: ce qui n'adviendra jamais si celui qui �crit l'histoire a les parties qui lui sont n�cessairement requises pour m�riter le nom d'historien, qu'il soit d�pouill� de toute affection, sans envie, sans haine ni flatterie, vers� aux affaires du monde, �loquent, homme de bon jugement, pour savoir discerner ce qui se doit dire et ce qui se doit laisser, et ce qui nuirait plus � d�clarer qu'il ne profiterait � reprendre et condamner; attendu que sa fin principale doit �tre de servir au public, et qu'il est comme un greffier, tenant registre des arr�ts de la cour et justice divine, les uns donn�s selon le style et port�e de notre faible raison naturelle, les autres proc�dant de puissance infinie et de sapience incompr�hensible � nous par-dessus et contre tout discours d'humain entendement, lequel ne pouvant p�n�trer jusques au fond des jugements de la divinit�, pour en savoir les motifs et les fondements, en attribue la cause � ne sais quelle fortune, qui n'est autre chose que fiction de l'esprit de l'homme s'�blouissant � regarder une telle splendeur et se perdant � sonder un tel ab�me, comme ainsi soit que rien n'advient, ni ne se fait sans la permission de Celui qui est justice m�me et v�rit� essentielle, devant qui rien n'est futur ni pass� et qui sait et entend les choses casuelles n�cessairement. Laquelle consid�ration enseigne aux hommes de s'humilier sous sa puissante main, en reconnaissant qu'il y a une cause premi�re qui gouverne supernaturellement, d'o� vient que ni la hardiesse n'est pas toujours heureuse, ni la prudence bien assur�e.� Si la prose d'Amyot est excellente, exquise, on ne saurait en dire autant de sa po�sie. Dans ses r�cits il lui arrive assez souvent de citer les po�tes, et par un scrupule regrettable, le consciencieux traducteur croit ne pouvoir le bien faire qu'� l'aide du m�tre et de la rime. Mais ses vers, les plus h�t�roclites du monde, tout en se conformant � la prosodie pour la mesure, sont de ceux qu'aucun vrai po�te n'oserait avouer. Pourtant on sent qu'ils ont d� co�ter horriblement � leur auteur, et que sur chacun d'eux, bourr� de chevilles, il aura, selon l'expression vulgaire, mais �nergique, il aura su� sang et eau. Quelle diff�rence avec sa prose si coulante et si savoureuse! Mais: Pour lui Ph�bus est sourd et P�gase est r�tif! Le bon Amyot eut eu besoin sous ce rapport de prendre conseil de son royal �l�ve Charles IX, dont les vers charmants � Ronsard sont dignes du po�te. L'art de faire des vers, doit-on s'en indigner, Doit �tre � plus haut prix que celui de r�gner. Tous deux �galement nous portons des couronnes; Mais roi, je les re�ois, po�te, tu les donnes. Ton esprit enflamm� d'une c�leste ardeur �clate par soi-m�me et moi par ma grandeur. Si du c�t� des dieux je cherche l'avantage, Ronsard est leur mignon et je suis leur image. Ta lyre, qui ravit par de si doux accords, T'assure les esprits dont je n'ai que les corps; Elle t'en rend le ma�tre et te sait introduire O� le plus fier tyran ne peut avoir d'empire. [4] Celle de Henri III, son bienfaiteur. ANDRIEUX Andrieux (Fran�ois-Guillaume-Jean-Stanislas), n� � Strasbourg, le 6 mai 1759, est connu surtout par des com�dies, la pi�ce des _�tourdis_ entre autres, et des contes en vers et en prose dont quelques-uns sont charmants. Qui n'a lu le _Meunier sans souci_? Par malheur, plusieurs de ces r�cits ne sont point des plus louables, soit pour le fond, soit pour la forme: ainsi, l'_�p�tre au Pape_ (1790); la _Querelle de saint Roch et de saint Thomas_ (1792); la _Bulle d'Alexandre VI_ (1802). Tout cela se sent trop de l'esprit du temps, de l'esprit du dix-huiti�me si�cle dont le po�te partageait les pr�jug�s. Il est juste de dire que ces pi�ces, parues dans divers recueils p�riodiques de l'�poque, n'ont point �t� comprises par Andrieux dans la collection de ses oeuvres. �Professeur pendant trente ann�es au Coll�ge de France, dit un biographe[5], il a form� plusieurs g�n�rations d'hommes qui, en diverses carri�res, ont illustr� la France. Il fut jug� int�gre, l�gislateur sans ambition, po�te aimable, joyeux auteur.� C'est de lui ce beau vers inspir� par Ducis, son ami: L'accord d'un beau talent et d'un beau caract�re. Andrieux mourut � Paris, le 9 mai 1833. Quoique d�j� malade, il se refusait � quitter sa chaire: --Un professeur doit mourir en professant, r�pondait-il au m�decin qui lui parlait de repos. C'est mon seul moyen d'�tre utile maintenant: qu'on ne me l'enl�ve pas; si on me l'�te, il faut donc me r�soudre � n'�tre bon � rien. --Vous y p�rirez! --Eh bien! c'est mourir au champ d'honneur. �Sa parole �tait simple, spirituelle, malicieuse quelquefois, jamais maligne et toujours empreinte d'une exquise urbanit�, a dit M. Berville dans sa notice... �Nul ne contait mieux, ne lan�ait mieux une saillie, ne relevait mieux son discours par le charme du d�bit et par la vivacit� d'une pantomime expressive..... Aussi deux heures avant la le�on, toutes les places �taient prises.� Cependant ni l'ind�pendance ni la fermet� ne manquaient au besoin � son caract�re. Apr�s avoir fait partie du Conseil des Cinq-Cents (1798), membre du Tribunat (1800), il fit dire de lui au premier Consul: �Il y a dans Andrieux autre chose que des com�dies.� Un jour, Bonaparte se plaignant devant lui des hostilit�s du Tribunat, qui se montrait souvent oppos� aux actes de son administration, Andrieux r�pondit avec son fin sourire: �Vous �tes de la section de m�canique (� l'Institut), et vous savez qu'on ne s'appuie que sur ce qui r�siste.� Rendu � la vie priv�e par la suppression du Tribunat (19 ao�t 1807), Andrieux s'en consola en disant: �J'ai rempli des fonctions importantes que je n'ai ni d�sir�es ni demand�es, ni regrett�es; j'en suis sorti aussi pauvre que j'y �tais entr�, n'ayant pas cru qu'il me f�t permis d'en faire des moyens de fortune et d'avancement. Je me suis r�fugi� dans les lettres, heureux d'y retrouver un peu de libert�, de revenir tout entier aux �tudes de mon enfance et de ma jeunesse, �tudes que je n'ai jamais abandonn�es, mais qui ont �t� l'ordinaire emploi de mes loisirs, qui m'ont procur� souvent du bonheur et m'ont aid� � passer les mauvais jours de la vie.� Ces _mauvais jours_ ils �taient pour Andrieux la cons�quence de la suppression de son emploi, car sans fortune et p�re de famille, ayant � sa charge, avec de jeunes enfants, une m�re et une soeur, il se trouvait dans une situation fort difficile. C'est alors que Fouch�, ministre de la police, qui en fut instruit, l'ayant fait venir, lui offrit une place de censeur en ajoutant: --On ne peut craindre avec moi que la censure d�g�n�re en inquisition. Ce ne sera qu'une censure _anodine_. Je ne pr�tends nullement comprimer la pens�e: les id�es lib�rales se sont r�fugi�es dans mon minist�re. --Tenez, citoyen ministre, r�pondit Andrieux, mon r�le est d'�tre pendu, non d'�tre bourreau. Et il sortit. � quelque temps de l� eut lieu la proclamation de l'Empire. Un matin, une voiture � la livr�e imp�riale s'arr�te devant la modeste habitation dont Andrieux �tait un des locataires. Un personnage en descend, devant lequel la porte s'ouvre, et, � la grande surprise d'Andrieux, on annonce: --Son Altesse le prince Joseph Napol�on! Coll�gue d'Andrieux au Corps l�gislatif, et d'habitude assis pr�s du futur acad�micien avec lequel il aimait � s'entretenir, Joseph, dans la prosp�rit�, ne l'avait point oubli�. Allant � lui de l'air le plus affectueux et serrant sa main, il lui dit: �Il me tombe sur les bras une grande fortune, il faut que mes amis m'aident � en faire bon usage.� Andrieux fut nomm� biblioth�caire du prince avec 6,000 francs d'appointements; puis membre de la L�gion d'honneur; deux ans apr�s, il devint biblioth�caire du S�nat et professeur de grammaire et belles-lettres � l'�cole polytechnique. En 1814, il fut nomm� professeur de litt�rature au Coll�ge de France. Andrieux n'oublia jamais � qui il �tait redevable de son heureuse situation. Le portrait de Joseph avait la place d'honneur dans son cabinet, et tous les ans ses lettres venaient t�moigner de sa fid�le et pieuse gratitude en portant au bienfaiteur le souvenir de l'oblig�. Dans le _Dialogue entre deux journalistes sur les mots Monsieur et Citoyen_ (1797), Andrieux parle ainsi de lui-m�me. Mon esprit n'admet rien qui soit exag�r�, Et j'ai m�me eu l'affront qu'on me cr�t mod�r�. On peut juger par ces deux vers de la nature de son talent et l'on ne s'�tonnera pas si nous ajoutons, qu'aujourd'hui la forme chez lui para�t un peu d�mod�e. [5] _Biographie Universelle_ D'ASSAS ET DESILLES I D'ASSAS. D'Assas (chevalier), natif du Vigan, �tait capitaine au r�giment d'Auvergne. Pendant la nuit du 15 au 16 octobre 1760, il commandait pr�s de Closter-Camp, en Westphalie, une garde avanc�e. Sorti vers l'aube pour inspecter les postes, il tomba tout � coup au milieu d'une division ennemie qui se glissait silencieusement � travers les bois pour surprendre l'arm�e fran�aise endormie dans ses campements. Le capitaine d'Assas se voit aussit�t entour�; les �p�es et les ba�onnettes se croisent sur sa poitrine, en m�me temps qu'une voix � l'accent imp�rieux et mena�ant murmure � ses oreilles: --Pas un cri, pas un mot, ou vous �tes mort! Se taire cependant pour d'Assas c'�tait compromettre le salut de l'arm�e fran�aise que l'ennemi ne pouvait manquer de surprendre. Le chevalier l'a compris et il n'h�site pas; d'une voix �clatante qui retentit dans les plus lointaines profondeurs du bois et que l'�cho porte soudain aux avant-postes fran�ais, il s'�crie: --� moi, d'Auvergne, voil� l'ennemi! � l'instant, il tombe la poitrine cribl�e de blessures, il tombe, mais en tournant les yeux vers le ciel dont la justice ne refuse jamais sa r�compense � l'h�ro�que accomplissement du devoir. Et sur la terre apr�s lui, avec ce magnanime exemple qui �gale s'il ne les surpasse les traits les plus sublimes de l'antiquit� trop vant�e, d'Assas laissait un renom immortel; car tant que la France sera la France, tant que dans nos arm�es le patriotisme et le d�vouement seront en honneur, le souvenir du h�ros de Closter-Camp fera palpiter les coeurs g�n�reux. D'Assas n'avait point de fortune; une pension de 1,000 livres fut assur�e � sa famille. Cette pension, la R�volution, qui parlait si haut de patriotisme, eut l'indignit� de la supprimer, mais les terroristes balay�s, elle fut r�tablie. II DESILLES. Au nom de d'Assas, il nous semble juste d'associer celui de Desilles, beaucoup moins populaire, et qui cependant m�ritait de conserver la c�l�brit� dont il a joui nagu�re, mais trop peu de temps. Car le d�vouement de Desilles ne fut pas moins admirable, sinon plus admirable que l'h�ro�sme de d'Assas, puisqu'il fut conseill� par la r�flexion, et se produisit dans des circonstances singuli�rement difficiles et douloureuses. Comme on l'a dit, pl�t � Dieu qu'il e�t eu alors un plus grand nombre d'imitateurs! Apr�s la f�d�ration du 14 juillet 1790, l'arm�e, ce fut le grand malheur de l'�poque, se vit travaill�e par l'esprit d'insubordination. � Nancy, notamment, la garnison, compos�e de trois r�giments, ceux du _Mestre-de-Camp_, de _Ch�teauvieux_ et de _Roi-Infanterie_, se mit en pleine r�volte. Desilles (Antoine-Joseph-Marc), n� � Saint-Malo le 7 mars 1767, et par cons�quent �g� de vingt-trois ans seulement, �tait officier dans le dernier de ces r�giments, mais absent par suite d'un cong�. � peine a-t-il appris ce qui se passe � Nancy que, malgr� les larmes de sa m�re et de ses soeurs tourment�es de cruels pressentiments, il repart en poste pour sa garnison et vient rejoindre sa compagnie dans l'esp�rance de la ramener ou de la maintenir dans le devoir, tout au moins d'emp�cher les violences et les exc�s. Le 31 ao�t, le marquis de Bouill�, � la t�te de troupes peu nombreuses, mais sur lesquelles il pouvait compter, se pr�sente devant la place. Avant d'en venir � l'_ultima ratio_, il voulut essayer des n�gociations qui paraissaient devoir aboutir, lorsque les meneurs, inquiets de voir les dispositions meilleures de la populace et des soldats, s'efforc�rent de raviver la s�dition, et par des calomnies et des mensonges, les provoqu�rent � commencer les hostilit�s. --Feu, feu, sur ces brigands! balayez-nous cette canaille! criaient-ils aux artilleurs qui se tenaient m�che allum�e devant une pi�ce charg�e � mitraille, tandis qu'on voyait s'avancer, l'arme au bras, croyant tout arrang�, l'avant-garde de Bouill�, compos�e de gardes nationaux et de Suisses. Un artilleur, trop docile � la voix des furieux, approche du canon la m�che enflamm�e, qu'un officier, Desilles, lui arrache des mains, en m�me temps qu'il se pr�cipite devant la bouche du canon en criant d'une voix vibrante: --Mes amis, � quoi pensez-vous? ne tirez pas! ce sont des braves comme vous, des compatriotes, des fr�res! L'Assembl�e nationale les envoie; voulez-vous d�sob�ir, d�shonorer notre drapeau? Vaines supplications! on l'arrache violemment du canon, mais il se pr�cipite aussit�t sur une pi�ce de vingt-quatre � laquelle on allait mettre le feu et s'asseoit sur la lumi�re en se cramponnant des deux mains au bronze et murmurant: --Non, non, vous me tuerez plut�t! Au nom de la France, mes amis, ne permettez pas cette guerre fratricide, impie... Il n'ach�ve pas. Quatre coups de feu partis de divers c�t�s, l'atteignent � la fois! Tomb� du canon, foul� aux pieds, menac� par les ba�onnettes, il est enlev� tout sanglant par un brave garde national du nom de Hoener, qui lui fait un rempart de son corps. �Cependant, dit Bouill� dans ses _M�moires_, les canons partent et jettent par terre cinquante ou soixante hommes de l'avant-garde; le reste, suivi des grenadiers fran�ais, se pr�cipite avec furie sur les canons, ils s'en emparent ainsi que de la porte de Stainville que ces canons d�fendaient,� et facilitent le passage aux troupes. L'insurrection put ainsi �tre r�prim�e. Cependant le jeune Desilles, transport� dans une maison voisine, vit poser le premier appareil sur ses blessures qu'on jugeait des plus graves, mais non pas peut-�tre mortelles. Illusion, h�las! apr�s six semaines de souffrances cruelles, il succomba (17 octobre 1790), consol� du moins sur son lit de douleur par les esp�rances chr�tiennes et par des t�moignages universels de sympathie. Le roi Louis XVI lui avait fait remettre la croix de chevalier de Saint-Louis, en m�me temps que l'Assembl�e nationale, par l'organe de son pr�sident, lui adressait ses f�licitations. De Saint-Malo, pareillement une d�putation arrivait pour t�moigner � Desilles des sentiments de ses compatriotes. D'un bout de la France � l'autre, l'�cho faisait retentir son nom, acclam� avec enthousiasme, mais autour duquel bient�t le silence se fit, quand tonn�rent les refrains de la _Carmagnole_ et du _�a ira_ et que le peuple �gar�, fr�n�tique, prodiguant ses bravos � de monstrueuses apoth�oses, conduisait un Marat au Panth�on pour le pr�cipiter plus tard � l'�gout. Pour en revenir � Desilles, on regrette que les _M�moires de Bouill�_ consacrent si peu de lignes � son sublime d�vouement. �Des soldats, qui n'avaient pas suivi leurs drapeaux, se prennent de querelle avec mon avant-garde compos�e de Suisses. Ils veulent faire feu sur elle de plusieurs pi�ces de canon charg�es � cartouches qu'ils avaient plac�es � l'entr�e de la porte. Un jeune officier du r�giment du roi, nomm� Desilles, les arr�te quelque temps. Il se met devant la bouche du canon, ils l'en arrachent; il s'assied sur la lumi�re d'un canon de vingt-quatre, ils le massacrent...� Et c'est tout, mais ce n'est pas assez assur�ment! On a peine � comprendre qu'un ancien chef d'arm�e passe aussi rapidement, je pourrais dire l�g�rement, sur ce sublime �pisode. On s'�tonne que, domin� par je ne sais quelle pr�occupation, il n'ait pas eu davantage � coeur de mettre en relief et de glorifier, pour l'exemple, l'h�ro�sme de ce martyr de l'honneur et de la discipline militaire. Voici de la m�me �poque � peu pr�s, un trait d'autant plus admirable que son auteur est rest� volontairement inconnu. Un grenadier garde-fran�aise sauve de la mort son chef dont le peuple croyait avoir beaucoup � se plaindre. �Grenadier, quel est ton nom? demande le duc de Ch�telet reconnaissant. --Colonel, r�pond le soldat, mon nom est celui de tous mes camarades. Nous nous appelons: le R�giment.� HUGUES AUBRIOT Non seulement le nom de ce c�l�bre pr�v�t de Paris a �t� donn� � l'une des rues nouvelles de la capitale mais sa statue est une de celles qui d�corent la fa�ade de l'H�tel de Ville. Ces honneurs, Aubriot les m�rite, d'apr�s les historiens, en d�pit de graves reproches qui p�sent sur sa m�moire. Venu de Dijon, o� il �tait n�, � Paris, et recommand� par le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, son seigneur, il se fit remarquer du roi Charles V qui, satisfait de ses premiers services, le nomma, vers 1364, pr�v�t et capitaine de Paris. Dans ce poste consid�rable, qu'il occupa durant dix-sept ann�es, Aubriot t�moigna d'une activit� rare et d'un caract�re �nergique et r�solu, trop m�me parfois peut-�tre. Non-seulement il fit ex�cuter des travaux en grand nombre pour la d�fense comme pour la salubrit� de la capitale, mais � ces travaux il employa de gr� ou de force les vagabonds et les malfaiteurs si nombreux dans la ville depuis les troubles du r�gne pr�c�dent. Gr�ce � une police s�v�re et vigilante, les voleurs disparurent et les bourgeois honn�tes ne craignirent plus de s'aventurer, m�me le soir, dans les rues de la capitale. Les tapages des �coliers de l'Universit�, trop enclins parfois � abuser de leurs privil�ges, durent cesser, mais le pr�v�t, dans la r�pression des abus, ne tint pas assez compte des droits �tablis, des exigences du temps et montra parfois plus de passion que de prudence. Il fit d�fense aux marchands de vendre ou de pr�ter des armes aux �coliers, sans sa permission expresse; mais de plus, pour arr�ter les incursions de ces derniers, il construisit, au bout du pont Saint-Michel, le petit Ch�telet, dans lequel il fit creuser deux cachots qu'il appelait par d�rision le clos _Bruneau_ et la _rue de Fouarre_. L'Universit�, trait�e plusieurs fois avec peu d'�gards par le pr�v�t, vit l�, et pas � tort, sans doute, une nouvelle injure � son adresse, et la perte d'Aubriot fut r�solue. Pour son malheur, malgr� ses grandes qualit�s comme administrateur, Aubriot n'avait pas su se concilier l'estime des honn�tes gens par une vie exemplaire et bien au contraire. Tout en faisant la part des exag�rations, il ne semble pas douteux qu'il y eut trop de v�rit� dans les accusations si graves qui s'�lev�rent de divers c�t�s � la fois contre lui, et que nous trouvons reproduites dans le _Laboureur_ et Jean Juv�nal des Ursins, �crivains contemporains. Voici ce que nous lisons dans l'_Histoire de Charles VI, roi de France_, par le dernier: �Hugues Aubriot, natif de Bourgogne, lequel, par le moyen du duc d'Anjou, fut fait pr�v�t de Paris, estoit et si avoit un grand gouvernement des finances. Il fit plusieurs notables �difices � Paris, le pont Saint-Michel, les murs de devers la bastille Saint-Antoine, le Petit-Chastelet et plusieurs autres choses dignes de grande m�moire. Mais, sur toutes choses, avoit, en grande irr�v�rence les gens d'�glise, et principalement l'Universit� de Paris. Et tellement que secr�tement on fit enqueste de son gouvernement et de sa vie qui estoit tr�s-orde et deshonneste en toute ribaudise, � decevoir femmes, et ne croyoit point le saint sacrement de l'autel, et s'en moquoit et ne se confessoit point et estoit un tr�s mauvais catholique. En plusieurs et diverses h�r�sies estoit encouru et ne craignoit aucune puissance pour ce qu'il estoit fort en la gr�ce du roy et des seigneurs. Toutefois fut fort poursuivi par l'Universit� et gens d'�glise, tellement qu'on le prit et emprisonna-t-on, et � la fin fut content de se rendre prisonnier �s prisons de monsieur l'evesques de Paris. Et fut examin� sur plusieurs points, lesquels il confessa, et fut trouv� par grands clercs � ce cognoissans qu'il estoit digne d'�tre br�l�. Mais � la requeste des princes, cette peine lui fut relasch�e, et seulement aux parvis Notre-Dame fut publiquement presch� et mitr� par l'�v�que de Paris, vestu en habit pontifical, et fut d�clar� en effet estre de la loy des Juifs et contempteur des sacrements eccl�siastiques et avoir encouru les sentences d'excomuniement qu'il avoit par longtemps contemn�es et m�pris�es. Et le condamna-t-on � estre perp�tuellement en la fosse au pain et � l'eau.� Il fut enferm� dans un des cachots de cette m�me Bastille qu'il avait fait construire; de l�, dit-on, transf�r� dans les prisons de l'�v�que de Paris. Mais l'ann�e suivante (1382), lors de l'insurrection populaire, dite des Maillotins, il fut d�livr� �et vinrent (les mutins), aux prisons de l'�v�que de Paris, et rompirent tout, et d�livr�rent ceux qui estoient, et mesmement Hugues Aubriot, qui estoit condamn� comme dit est; et lui fut requis qu'il fust leur capitaine, lequel le consentit mais la nuit s'en alla... Et le lendemain vinrent � l'hostel de Hugues Aubriot, et le cuidoient (pensaient) trouver pour le faire leur capitaine. Et quand ils virent qu'il n'y estoit pas, furent comme enrag�s et desplaisans, et commenc�rent � entrer en fureur, et vouloient aller abattre le pont de Charenton.� Aubriot, qui n'avait eu que le tort d'exag�rer le principe d'autorit� et qui � aucun prix ne voulait jouer le r�le de Marcel et se faire chef de r�volt�s, ayant quitt� Paris dans la nuit m�me de sa d�livrance, se retira dans son pays natal � Dijon, et il y mourut peu de temps apr�s, 1382 ou 1383.--D'apr�s sa conduite dans cette derni�re p�riode de sa vie, on peut croire que son repentir �tait sinc�re et qu'il y pers�v�ra jusqu'� la fin. SYLVAIN BAILLY I Bailly, c�l�bre comme savant avant la R�volution est aujourd'hui connu surtout par sa fin tragique. � peine �g� de vingt-quatre ans[6], il comptait d�j� parmi les astronomes distingu�s. �lu membre de l'acad�mie des sciences � l'�ge de vingt-sept ans (1763), il devint plus tard membre de l'acad�mie fran�aise, (1783) et deux ans apr�s de celle des inscriptions et belles-lettres. Ces distinctions, il les devait � ses publications litt�raires et scientifiques encore que les derni�res surtout aux yeux des juges comp�tents aient aujourd'hui perdu beaucoup de leur valeur. �Bailly par des �tudes opini�tres avait acquis beaucoup d'instruction; mais il avait le jugement faux ou du moins sujet � s'�garer en poursuivant des syst�mes qui ne sont fond�s sur rien de pr�cis. Son _Histoire de l'astronomie_ est un v�ritable roman de physique dont le but est de faire le monde tr�s vieux contrairement aux �crivains, sacr�s et profanes, qui en ont d�termin� l'�ge, en opposition, d'ailleurs avec l'aspect du globe et les d�couvertes de la g�ologie. Qui pourra concevoir en effet la possibilit� d'une r�volution qui aura transport� la Sib�rie des r�gions �quinoxiales aux r�gions polaires; qui trouvera comme lui dans les Samoy�des les p�res des sciences et des arts? Son histoire de l'astronomie indienne n'est pas moins remplie de paradoxes, il en est de m�me des _Lettres de l'Atlantide_ et sur l'origine des sciences. Aussi, tout en reconnaissant en lui de l'imagination, de la science et le talent d'�crire, les savants de son temps appel�rent ses syst�mes astronomiques: Les _R�veries de Bailly_[7]�. La r�putation d'honn�tet� de Bailly le fit nommer, en 1786, membre de la commission charg�e d'inspecter les h�pitaux. Le rapport de Bailly choisi par ses coll�gues pour tenir la plume, n'est pas le moins int�ressant de ses ouvrages, quoiqu'il attriste profond�ment par la r�v�lation d'un �tat de choses qui nous semble aujourd'hui monstrueux. D'abord quand les commissaires se pr�sentent � l'H�tel-Dieu afin d'examiner par eux-m�mes l'�tablissement o� les abus leur avaient �t� particuli�rement signal�s, la porte leur est refus�e. �Nous avions besoin de divers �l�ments, nous les avons demand�s, aussi bien qu'une personne qui p�t nous guider et nous instruire; _nous n'avons rien obtenu_.� �Quelle �tait donc l'autorit�, dit Arago[8], qui se permettait ainsi de manquer aux plus simples �gards envers des commissaires investis de la confiance du roi, de l'acad�mie et du public? Cette autorit� se composait de divers administrateurs (le type, dit-on, n'est pas enti�rement perdu) qui regardaient les pauvres comme leur patrimoine, qui leur consacraient une activit� d�sint�ress�e mais improductive; qui souffraient impatiemment toute am�lioration dont le germe ne s'�tait pas d�velopp� dans leur t�te ou dans celles de quelques hommes philanthropes par naissance ou par privil�ge d'emploi.� Malgr� ce mauvais vouloir, la commission put remplir sa mission: �ce qu'elle fit avec une conscience qui n'avait d'�gale que sa patience et sa fermet�.� Quelques extraits seulement du rapport de Bailly, analys� par Arago, suffiront pour montrer si la susceptibilit� des administrateurs �tait l�gitime. �En 1786, on traitait � l'H�tel-Dieu les infirmit�s de toute nature.... tout �tait admis, mais aussi tout pr�sentait une in�vitable confusion. Un malade arrivant �tait souvent couch� dans le lit et les draps du galeux qui venait de mourir. �L'emplacement r�serv� aux fous �tant tr�s restreint, deux de ces malheureux couchaient ensemble. Deux fous dans les m�mes draps! L'esprit se r�volte en y songeant. �Dans la salle St-Fran�ois, exclusivement r�serv�e aux hommes atteints de la petite v�role, il y avait quelquefois, faute de place, jusqu'� six adultes ou huit enfants dans un lit qui n'avait pas 1 m�tre 1/2 de large. �Les femmes atteintes de cette affreuse maladie se trouvaient r�unies, dans la salle Ste-Monique, � de simples f�bricitantes; celles-ci �taient livr�es comme une in�vitable proie � la hideuse contagion dans le lieu m�me o�, pleines de confiance, elles avaient esp�r� recouvrer la sant�. �Les femmes enceintes, les femmes en couche �taient �galement entass�es p�le-m�le sur des grabats �troits et infects. �... Dans l'�tat habituel, les lits de l'H�tel-Dieu, des lits qui n'avaient pas 1 m�tre 1/2 de large, contenaient quatre et souvent six malades; ils y �taient plac�s en sens inverse: les pieds des uns r�pondaient aux �paules des autres; ils n'avaient chacun pour leur quote-part que 25 centim�tres.... Aussi se concertaient-ils, tant que leur �tat le permettait, pour que les uns restassent lev�s dans la ruelle pendant une partie de la nuit, tandis que les autres dormaient. �... Tel �tait l'�tat normal de l'ancien H�tel-Dieu. Un mot, un seul mot dira ce qu'�tait l'�tat exceptionnel (en temps d'�pid�mie); alors on pla�ait des malades jusque sur les ciels de ces m�mes lits o� nous avons trouv� tant de souffrances, tant de l�gitimes mal�dictions...� Combien d'autres d�tails non moins tristes, par exemple, relatifs � la salle des op�rations et sur lesquels nous glissons pour ne pas trop attrister le lecteur. � qui, d'ailleurs, imputer la longue dur�e de cette organisation vicieuse, inhumaine? �� la vulgaire toute puissance de la routine, � l'ignorance!� s'�crie Arago s'appuyant des conclusions de Bailly qui dit avec tous les m�nagements que la circonstance exigeait: �L'H�tel-Dieu existe peut-�tre depuis le VIIe si�cle, et si cet h�pital est le plus imparfait de tous, c'est parce qu'il est le plus ancien. D�s les premiers temps de cet �tablissement, on a cherch� le bien, on a d�sir� s'y tenir, et la constance a paru un devoir. De l�, toute nouveaut� utile a de la peine � s'y introduire; toute r�forme est difficile; c'est une administration nombreuse qu'il faut convaincre; c'est une masse �norme qu'il faut remuer.� L'�normit� de la masse � remuer ne d�couragea pas les commissaires de l'Acad�mie. Aussi, gr�ce � leur �nergique persistance, les choses chang�rent, nos h�pitaux furent r�form�s, transform�s, et c'est avec toute justice et v�rit� qu'Arago a pu dire nagu�re: �Chaque pauvre est aujourd'hui couch� seul dans un lit, et il le doit principalement aux efforts habiles, pers�v�rants, courageux de l'Acad�mie des sciences. Il faut que le pauvre le sache et le pauvre ne l'oubliera pas.� H�las! il fut trop prompt � l'oublier, au contraire, en ce qui concerne Bailly du moins, dont la triste destin�e prouve une fois de plus quel fond il faut faire sur la popularit�, avec la terrible mobilit� des multitudes, si promptes � subir toutes les influences, et qui, elles aussi, tournent au moindre vent. Bailly en fit la cruelle exp�rience et combien ne dut-il pas regretter souvent d'avoir c�d�, qui sait � quelle tentation fatale d'ambition? au lieu de se contenter de la gloire modeste de savant et de lettr�, � l'exemple de son ma�tre l'astronome Lacaille dont on a dit qu'il �tait le calculateur le plus courageux et l'observateur le plus z�l�, le plus actif, le plus assidu qui ait jamais exist�, �et avec cela� doux, simple, gai, �gal avec ses amis; l'int�r�t ni l'ambition ne le tent�rent jamais; il sut se contenter de peu, sa probit� faisait son bonheur, les sciences ses plaisirs, et l'amiti� ses d�lassements.� II L'impression que Bailly avait re�ue de sa visite dans les h�pitaux et la constatation trop facile des �normes abus qui, par le laps du temps, s'y �taient introduits, tout probablement contribu�rent � l'entra�ner vers les �opinions nouvelles� comme on disait � la veille de la r�volution. Dans l'ordre social aussi, beaucoup d'abus existaient qui appelaient l'oeil investigateur et la sollicitude de l'homme d'�tat s'il s'en fut rencontr� alors un digne de ce titre soit dans les conseils de la couronne soit dans l'assembl�e r�unie d'abord sous le titre d'�tats g�n�raux. Mais, parmi les honn�tes gens, il ne se trouvait gu�re que des utopistes ou des hommes � id�es fausses, et politiquement peu pratiques comme Bailly, entra�n�s tout d'abord par un z�le sinc�re, mais non pas peut-�tre exempt de vanit� et de pr�somption, � des exag�rations dont ils comprirent la port�e plus tard, s'ils la comprirent, et qui, par leur t�m�raire confiance, ne devaient pas tarder � tout compromettre. Lors de la convocation des �tats g�n�raux, Bailly, nomm� d'abord grand �lecteur, fut �lu d�put� de Paris le 12 mai et le langage qu'il tint � cette occasion d'apr�s ses _M�moires_, prouve les sentiments qui l'animaient: �La nation doit se souvenir qu'elle est souveraine et ma�tresse de tout ordonner..., ce n'est pas quand la raison s'�veille qu'il faut all�guer d'anciens privil�ges et des pr�jug�s absurdes... je louerai les �lecteurs de Paris qui les premiers ont con�u l'id�e de faire pr�c�der la Constitution fran�aise de la D�claration des droits de l'Homme.� C'�tait faire un peu vite bon march� de toute autorit� m�me la plus l�gitime et l'on sent trop dans ce langage le bourgeois gonfl� de sa soudaine importance qui faisait dire � Bailly avec un �tonnement na�f, en entrant, le 21 avril, dans la salle des Feuillants: �Je crus respirer un air nouveau et je regardai comme un ph�nom�ne d'�tre quelque chose dans l'ordre politique par ma seule qualit� de citoyen.� Le 3 juin 1789, Bailly fut nomm� doyen ou pr�sident des communes. Lors de la s�ance royale du 23, Louis XVI qui, avec tant de grandes vertus, manquait de la premi�re qualit� de l'homme d'�tat, la d�cision, termina son discours en disant: �Je vous ordonne, messieurs, de vous s�parer tout de suite.� Les membres des deux premiers ordres pour la plus grande partie, s'inclinant devant cette expression de la volont� royale, se retir�rent pendant que les d�put�s des communes restaient tranquillement � leurs places. Le grand ma�tre des c�r�monies l'ayant remarqu�, s'approcha de Bailly, et lui dit: --Vous avez entendu l'ordre du roi, monsieur. --Je ne puis pas ajourner l'assembl�e sans qu'elle ait d�lib�r�, r�pondit Bailly. --Est-ce bien l� votre r�ponse et dois-je en faire part au roi? --Oui, monsieur! r�pliqua le pr�sident, et s'adressant aussit�t aux d�put�s qui l'entouraient: �Il me semble, dit-il, que la Nation assembl�e ne doit pas recevoir d'ordre.� Ce langage ne peut �tonner de la part de celui qui, trois jours avant, pr�sidait la fameuse s�ance dite du Jeu de Paume. Le surlendemain de la prise de la Bastille, Bailly, venu de Versailles � Paris, comme membre de la d�putation envoy�e pour r�tablir l'ordre, fut proclam� d'enthousiasme maire de Paris, en m�me temps que Lafayette �tait nomm� commandant g�n�ral de la garde nationale. Bailly, toujours un peu na�f, dit au sujet de cette nomination: �Je ne sais pas si j'ai pleur�, je ne sais pas ce que j'ai dit; mais je me rappelle que je n'ai jamais �t� si �tonn�, si confondu et si au-dessous de moi-m�me. La surprise ajoutant � ma timidit� naturelle devant une grande assembl�e, je me levai, je balbutiai quelques mots qu'on n'entendit pas, que je n'entendis pas moi-m�me, mais que mon trouble plus encore que ma bouche rendit expressifs. Un autre effet de ma stupidit� subite, c'est que j'acceptai _sans savoir de quel fardeau je me chargeais_[9]�. Le nouveau maire de Paris, en effet, le jour m�me de sa nomination put constater �que d'une visite faite � la halle et chez tous les boulangers, il r�sultait que les approvisionnements en grains et farines seraient enti�rement �puis�s en trois jours. Le lendemain tous les pr�pos�s � l'administration des farines avaient disparu.� Ce fut l�, pendant les deux ann�es que Bailly resta en fonctions, sa continuelle et p�nible pr�occupation, celle de veiller � l'approvisionnement d'une population de 800,000 �mes que le besoin pouvait pousser aux derniers exc�s alors surtout que l'ignorance, la pr�vention portaient si facilement la multitude � croire qu'il y avait calcul, dessein pr�m�dit� de l'affamer. Mais quoi! ce n'�tait pas seulement pr�vention r�sultant de l'ignorance; car cette d�testable calomnie, Marat, l'ennemi acharn� de Bailly, ne se lassait pas de la r�p�ter dans sa feuille immonde. Chaque matin aussi, sur tous les tons, l'inf�me r�p�tait: _Que Bailly rende ses comptes!_ alors que la probit� du maire de Paris devait �tre � l'abri de tout soup�on. Dans l'Assembl�e nationale m�me, ces odieuses provocations trouvaient des �chos et du haut de la tribune (le 15 juillet 1789) Mirabeau laissait tomber ces paroles qu'Arago qualifie si justement d'incendiaires: �Henri IV faisait entrer des vivres dans Paris assi�g� et rebelle, et des ministres pervers interceptent maintenant les convois destin�s pour Paris affam� et soumis.� N�anmoins ce ne fut qu'apr�s la fuite du roi, � Varennes, que la popularit� de Bailly parut s�rieusement atteinte. On l'accusait, ainsi que Lafayette, de complicit� tout au moins indirecte dans le d�part. De l�, dans Paris, travaill� par les meneurs, une effervescence croissante, de violentes et continuelles agitations qui aboutirent � l'�meute du 17 juillet 1791, au Champ de Mars o� une foule immense s'�tait donn� rendez-vous devant l'autel de la Patrie, pour signer la p�tition r�clamant la d�ch�ance de Louis XVI. Le maire de Paris, tous les moyens de conciliation �puis�s, voyant que la r�union prenait un caract�re de plus en plus mena�ant, apr�s avoir demand� les ordres de l'Assembl�e, convoque la garde nationale, et � la t�te de la municipalit�, se pr�sente devant la foule qu'il somme � plusieurs reprises, mais inutilement de se retirer. Il fallut avoir recours � la force, le drapeau rouge est d�ploy�, les gardes nationaux font usage de leurs armes, le sang coule, et l'�meute se disperse en laissant sur le carreau un certain nombre de victimes, nombre qui, comme toujours, fut exag�r�. D�s lors c'en �tait fait de la popularit� de Bailly qui trois mois apr�s, quittant la mairie (12 novembre 1791), se retira d'abord � Chaillot, puis � Nantes; mais l�, chose triste � dire, le pouvoir central, alors aux mains des Girondins, le mit en surveillance et une lettre de Roland, ministre de l'int�rieur, lui annon�a que le gouvernement lui retirait le logement que, depuis cinquante ans, sa famille occupait au Louvre. En m�me temps on l'obligeait � payer une somme de 6,000 livres, � titre d'indemnit�, pour le loyer de l'h�tel qu'il avait occup� comme maire de Paris. C'�tait pour lui la ruine et il ne s'acquitta qu'en vendant sa biblioth�que et sa maison de Chaillot. Et les temps menac�rent bient�t de devenir pires par la pr�dominance, dans l'Assembl�e, des partis violents. Aussi l'un de ses amis, M. de Casaux, offrit � Bailly, le supplia m�me, de prendre passage � bord d'un petit b�timent qu'il avait fr�t� pour sa famille: �Nous nous rendrons d'abord en Angleterre, lui dit M. de Casaux; si vous le pr�f�rez, nous irons passer notre exil en Am�rique. N'ayez aucun souci, j'ai de la fortune; je puis sans me g�ner pourvoir � toutes les d�penses. Il est sage de fuir une terre qui menace de d�vorer ses habitants.� Bailly, malgr� les instances de sa femme, refusa: �Depuis le jour, r�pondit-il, o� je suis devenu un personnage public, ma destin�e se trouve invariablement li�e � celle de la France; jamais je ne quitterai mon poste au moment du danger. En toute circonstance, la patrie pourra compter sur mon d�vouement. Quoiqu'il doive arriver, je resterai.� Le 6 juillet 1793, Bailly quittait Nantes pour aller habiter Melun o� Laplace, son ami, lui avait offert l'hospitalit�. Par malheur, peu de jours avant, une division de l'arm�e r�volutionnaire �tait venue occuper la ville. Bailly, reconnu en arrivant par un soldat, fut somm� par celui-ci de le suivre � la mairie. Mis en �tat d'arrestation, puis, par un ordre du comit� du salut public, conduit � Paris et �crou� � la Force, il en sortit quelque temps apr�s, sous bonne escorte, cit� comme t�moin dans le proc�s de Marie Antoinette. Mais sa conduite, dans cette circonstance, ne fut pas celle qu'esp�raient, le jugeant d'apr�s eux, les ennemis de la reine. Non-seulement il s'inclina devant elle avec l'air du profond respect, mais en entendant certaines imputations odieuses de l'acte d'accusation, il ne put retenir le cri de son indignation et qualifia, comme elles le m�ritaient, ces ex�crables calomnies. Cet acte courageux, qui effa�ait bien des fautes, ne lui fut pas pardonn� par les hommes de la Terreur. Un mois apr�s, traduit devant le tribunal r�volutionnaire, il fut condamn� � p�rir sur l'�chafaud. Ramen� � la conciergerie, o� il resta pendant deux jours encore, Bailly conserva son calme et sa fermet�, et par son langage m�me, on peut croire que revenu de bien des illusions, d�sabus� de beaucoup d'erreurs, il se pr�parait s�rieusement � la mort. Quelques-uns de ses compagnons de captivit�, se plaignant avec amertume et dans un langage qui semblait trahir une sorte de regret d'�tre rest�s honn�tes: �Consolez-vous, leur dit-il, il y a une si grande distance entre la mort et l'homme de bien et celle du m�chant que le vulgaire n'est pas capable de la mesurer.� Le 12 novembre eut lieu l'ex�cution, cette ex�cution qui est un des �pisodes les plus lamentables de nos annales, mais qu'il faut rappeler pour la le�on de tous et afin que l'horreur et l'�pouvante que soul�vent de telles atrocit�s en rendent � tout jamais le retour impossible. Parmi les nombreuses versions qui ont �t� donn�es de ce tragique �v�nement, nous choisirons de pr�f�rence celle de Fran�ois Arago dont le t�moignage n'est pas suspect; car, apr�s une enqu�te minutieuse, tout en s'�tudiant � rester impartial, par un motif sans doute honorable, il cherche � diminuer plut�t qu'� augmenter l'horreur de la sc�ne: �La v�rit�, la stricte v�rit�, dit-il, n'�tait-elle pas assez d�chirante? Fallait-il, sans preuves d'aucune sorte, imputer � la masse le cynisme infernal de quelques cannibales?... Je prouverai qu'en rendant le drame un peu moins atroce je n'ai sacrifi� que des d�tails imaginaires, fruits empest�s de l'esprit de parti: �Midi venait de sonner. Bailly adressa un dernier et tendre adieu � ses compagnons de captivit�, leur souhaita un meilleur sort et, suivant le bourreau sans faiblesse comme sans forfanterie, monta sur la fatale charrette, les mains attach�es derri�re le dos. Notre confr�re avait coutume de dire. �On doit avoir mauvaise opinion de ceux qui n'ont pas, en mourant, un regard � jeter en arri�re.� Le dernier regard de Bailly fut pour sa femme. Un gendarme de l'escorte recueillit avec sensibilit� les paroles de la victime et les reporta fid�lement � la veuve. Le cort�ge arriva � l'entr�e du Champ de Mars, du c�t� de la rivi�re, � une heure un quart. C'�tait la place o�, conform�ment aux termes du jugement, on avait �lev� l'�chafaud. La foule aveugl�e qui s'y trouvait r�unie, s'�cria avec fureur que la terre sacr�e du Champ de la F�d�ration ne devait pas �tre souill�e par la pr�sence et par le sang de celui qu'elle appelait un grand criminel; sur sa demande, j'ai presque dit, sur ses ordres, l'instrument du supplice fut d�mont�, transport� pi�ce � pi�ce dans un des foss�s, et remont� de nouveau. Bailly resta le t�moin impassible de ces effroyables pr�paratifs, de ces infernales clameurs. Pas une plainte ne sortit de sa bouche. La pluie tombait depuis le matin; elle �tait froide, elle inondait le corps et surtout la t�te nue du vieillard. Un mis�rable s'aper�ut qu'il frissonnait, et lui cria: �_Tu trembles Bailly?_--_Mon ami, j'ai froid_, r�pondit avec douceur la victime.� Ce furent ses derni�res paroles. �Bailly descendit dans le foss�, o� le bourreau br�la devant lui le drapeau rouge du 17 juillet; il monta ensuite d'un pas ferme sur l'�chafaud. Ayons le courage de le dire, lorsque la t�te de notre v�n�rable confr�re tomba, les _t�moins sold�s_ que cette affreuse ex�cution avait r�unis au Champ de Mars, pouss�rent d'inf�mes acclamations.� Maintenant faut-il croire � ces _t�moins sold�s_ dont parle Arago dans son d�sir d'innocenter �ce qu'on appelle la populace�? Faut-il croire � l'intervention de personnes riches et influentes dans les sc�nes d'une inqualifiable barbarie du Champ de Mars? M. Arago n'ob�it-il point � une id�e pr�con�ue, aux exigences de sa position et au mot d'ordre d'un parti quand il dit du ton le plus affirmatif: �Ce n'est point aux malheureux sans propri�t�s, sans capital, vivant du travail de leurs mains, aux prol�taires qu'on doit imputer les incidents d�plorables qui marqu�rent les derniers moments de Bailly. Avancer une opinion si �loign�e de la v�rit�, c'est s'imposer le devoir d'en prouver la r�alit�.� Et � l'appui de ces paroles il rapporte l'exclamation �chapp�e � Bailly, apr�s sa condamnation, suivant le dire de Lafayette: �Je meurs pour la s�ance du Jeu de Paume et non pour la funeste journ�e du Champ de Mars.� Mais comment admettre ces audaces de la r�action, en pleine terreur, quand pour satisfaire une haine posthume, elle s'exposait � tant de p�rils? Comment admettre pareille supposition malgr� les invraisemblances, plut�t que ces �garements funestes, ces d�lires de la multitude trop facile � tromper quand on l'excite dans le sens de ses passions, quand elle est prise de la fi�vre homicide en d�pit de ses naturels et g�n�reux instincts? N'est-il pas dans notre r�volution trop d'exemples, h�las! de ces effroyables vertiges! �taient-ils sold�s ceux qui battaient des mains sur le passage de Charlotte Corday, conduite � l'�chafaud, sur le passage de Marie Antoinette, de Madame �lisabeth, de Beauharnais, de Custines, d'Andr� Ch�nier et de tant d'autres illustres victimes? �tait-ce pour le salaire, qui fut si minime, que _travaillaient_ les �gorgeurs de septembre, les assassins des Carmes, etc., que le peuple, le vrai peuple d'ailleurs hautement renie et regarde comme des monstres? Maintenant, pour ne pas laisser le lecteur sous une impression trop douloureuse, en regard de ces lugubres pages, mettons-en une qui repose et console, �qui �l�ve l'�me et remplisse le coeur de douces �motions.� Apr�s la mort de son mari, Madame Bailly se trouva dans une position qui �tait plus que la g�ne au point qu'elle fut heureuse de se voir inscrite au bureau de charit� de son arrondissement, gr�ce aux sollicitations pressantes du g�om�tre Cousin, membre de l'Acad�mie. Maintes fois on vit cet homme �minent traverser tout Paris, ayant sous le bras le pain, la viande et la chandelle destin�s � la veuve d'un illustre confr�re. Voici qui n'est pas moins touchant. Apr�s le 18 brumaire, de Laplace fut nomm� ministre de l'int�rieur. Le soir m�me, 21 du mois, il demandait une pension de 2,000 francs pour Madame Bailly. Le premier consul l'accorda aussit�t, en ajoutant comme condition expresse que le premier trimestre serait pay� d'avance et sur le champ. �Le 22, de bonne heure, une voiture s'arr�te dans la rue de la Sourdi�re (o� demeurait la veuve de Bailly); madame de Laplace en descend, portant � la main une bourse remplie d'or. �Elle s'�lance dans l'escalier, p�n�tre en courant dans l'humble demeure, depuis plusieurs ann�es t�moin d'une douleur sans rem�de et d'une cruelle mis�re; Madame Bailly �tait � la fen�tre: �Ma ch�re amie, que faites-vous l� de si grand matin? s'�crie la femme du ministre.--Madame, repartit la veuve, j'entendis hier les crieurs publics, et je vous attendais.[10]� Qu'ajouter � de telles paroles? il faut se taire et admirer. [6] Il �tait n� � Paris, le 15 septembre 1736. [7] _Encyclop�die catholique._ [8] �loge de Bailly. [9] M�moires de Bailly. [10] Fran�ois Arago.--�loge de Bailly. BEAUJON Beaujon (Nicolas), n� � Bordeaux en 1718, successivement banquier de la cour, receveur-g�n�ral des finances de la g�n�ralit� de Rouen, conseiller d'�tat � brevet, avait acquis, dans ces diff�rentes positions, une fortune consid�rable qu'il d�pensait g�n�reusement. C'est ainsi qu'au mois de juillet 1784, fut par lui fond� l'hospice qui porte son nom, mais dans un but fort diff�rent du but actuel. En effet, cet �tablissement construit, d'apr�s les ordres de Beaujon, par l'architecte Girardin et dot� d'une rente annuelle de 25,000 livres, �tait destin� � douze gar�ons et douze filles orphelins et n�s dans le faubourg. Ils y �taient nourris, v�tus, instruits depuis l'�ge de six ans jusqu'� douze, �poque � laquelle on leur donnait 400 livres pour l'apprentissage du m�tier qu'ils avaient choisi. Des soeurs de la Charit� dirigeaient l'�ducation des filles; celle des gar�ons �tait confi�e aux fr�res de la doctrine chr�tienne. Mais, lors de la r�volution, l'�tat s'empara de l'�tablissement dont il changea la destination en faisant de l'asile un h�pital pour les malades. C'�tait m�conna�tre les intentions du fondateur, qui n'�tait plus l� pour protester, mort pendant l'ann�e 1786. N'ayant point d'enfants, par son testament, Beaujon voulut faire des heureux avec les trois millions dont se composait sa fortune qu'il divisa en un grand nombre de legs particuliers. Le c�l�bre banquier put ainsi trouver de pr�cieuses jouissances dans ses immenses richesses dont pour lui-m�me il ne faisait que m�diocrement usage. Dans les derni�res ann�es de sa vie surtout, son �tat d'infirmit� habituelle ne lui permettait m�me plus la promenade, et une maladie chronique de l'estomac le condamnait au r�gime de vie le plus s�v�re. Il n'en recevait pas moins � sa table, largement servie, chaque jour quelques amis ou des artistes; mais pendant que les joyeux convives savouraient � l'envi les mets d�licats, d�gustaient les vins fins, les liqueurs et le caf�, l'amphytrion, un peu m�lancolique sans doute, devait se borner � l'eau claire et � la panade, � moins qu'il ne pr�f�r�t le laitage. Quelle am�re d�rision dans la possession m�me de ces tr�sors que lui prodiguait la fortune, si M. de Beaujon n'eut trouv� une noble compensation et une satisfaction d�licieuse dans cette lib�ralit� qui s'�panchait si largement en bienfaits dont plusieurs, comme on l'a vu, ont surv�cu au donateur et, apr�s des si�cles peut-�tre, feront b�nir sa m�moire! BEETHOVEN (LOUIS VAN) Contrairement � ce qui arriva pour Mozart et pour beaucoup d'autres, l'instinct musical ne se r�v�la point chez Beethoven tout d'abord. Un de ses compagnons d'enfance, M. Baden, dont le t�moignage positif infirme les r�cits de plusieurs biographes, raconte qu'il fallut user de violence pour lui faire commencer l'�tude de la musique, et que, pendant les premiers temps, plus d'une fois il fut battu parce qu'il refusait de se mettre au piano. M. Baden d'ailleurs ajoute, qu'une fois ces premiers d�go�ts surmont�s, merveilleux furent les progr�s du jeune Louis dans cet art pour lequel il se passionna bient�t et qui devait si fort l'absorber, t�moin cette anecdote: Beethoven entre un jour chez un restaurateur pour d�ner. Il prend la carte des mets du jour pour choisir ce qui lui convient, mais au m�me instant, une id�e musicale se pr�sente � sa pens�e. Vite il saisit son crayon et retournant la carte, il �crit sous la dict�e de son inspiration et couvre de notes la page blanche qu'il met ensuite dans sa poche. Alors revenu � lui et voyant le gar�on s'approcher, il tire sa bourse et demande ce qu'il doit: �Vous ne devez rien, monsieur, puisque vous n'avez pas d�n�. --Comment, je n'ai pas d�n�! En �tes-vous bien s�r? --Tr�s-s�r, monsieur, et mieux que moi vous devez le savoir. --Alors c'est diff�rent, donnez-moi quelque chose. --Que d�sirez-vous? --Ce que vous voudrez. Mais n'anticipons point et revenons de quelques pas en arri�re, car la jeunesse de l'illustre ma�tre offre quelques particularit�s dignes d'int�r�t. Beethoven (Louis) naquit � Bonn, sur le Rhin, le 10 d�cembre 1770, d'une famille originaire de Hollande, ce qui explique la particule _Van_ qui pr�c�de le nom de l'illustre compositeur. Beethoven apprit de son p�re, d�s l'�ge de cinq ans, les premiers principes de la musique. Son ma�tre de piano fut Vander Eden, organiste de la cour, qui de lui-m�me offrit ses conseils et, en v�ritable artiste, donna gratuitement ses le�ons. Apr�s sa mort arriv�e en 1782, son successeur Neefe ne se montra pas moins bienveillant; il est vrai que l'enfant, attirant d�j� l'attention publique par ses rares dispositions, lui �tait recommand� par l'�lecteur Maximilien d'Autriche. Neefe n'h�sita pas � initier de suite son �l�ve aux grandes conceptions de Bach et Haendel, et l'enthousiasme de l'enfant fut tel que, non content d'ex�cuter sur le piano ces admirables compositions, il voulut s'essayer � les imiter, tout ignorant qu'il f�t des r�gles de l'harmonie, et composa plusieurs morceaux (sonates et chansons) o� se trahit surtout son inexp�rience et qu'il d�savoua plus tard comme l'oeuvre indigne d'un d�butant. Vers l'ann�e 1786 ou 1787, il fit un voyage � Vienne dans le seul but de voir Mozart, dont il admirait passionn�ment la musique. Apr�s avoir lu la lettre d'introduction et de recommandation, Mozart dit au visiteur de se mettre au piano et d'improviser. Le brillant et la s�ret� de l'ex�cution firent croire au ma�stro que ce qu'il entendait �tait appris de m�moire, et il ne put dissimuler ce soup�on au jeune homme. Celui-ci, un peu piqu�, dit avec vivacit�: �Eh bien! donnez-moi vous-m�me un th�me, celui que vous voudrez. --Soit, reprit Mozart, ajoutant en �-part�: je vais bien t'attraper. Et au bout de quelques instants, il remettait � Beethoven un sujet de fugue h�riss� de difficult�s et qui pour un d�butant offrait plus d'un pi�ge. Mais le jeune artiste sut les deviner, et ce th�me presque impossible il le d�veloppa avec tant de force, de verve, de g�nie, que Mozart, confondu, se leva doucement, et se glissant sur la pointe du pied dans la pi�ce voisine, dit � des amis qui s'y trouvaient: �Faites attention � ce jeune homme, vous en entendrez parler quelque jour.� Apr�s la mort de son p�re, (1792) Beethoven quitta la ville de Bonn, qui lui offrait trop peu de ressources, et se rendit de nouveau � Vienne, mais avec la pens�e, cette fois, de s'y fixer. Il n'y retrouva plus Mozart, mais la Providence lui m�nageait un protecteur plus puissant et non moins z�l� dans la personne du prince Lichnowsky, �un de ces nobles seigneurs, dit F�tis[11], comme on en rencontrait alors en Autriche et dont la g�n�rosit� ne connaissait pas de bornes pour l'encouragement des hommes de talent.� Passionn� pour la musique, il accueillit Beethoven avec une bont� parfaite, lui assura une pension de 600 florins et voulut qu'il demeur�t dans son h�tel. La princesse partageait les go�ts de son mari et ne t�moigna pas moins de bienveillance � l'artiste, profond�ment reconnaissant, mais qui, de l'aveu de son ami Schindler, ne savait point assez ma�triser les in�galit�s de son caract�re et les brusqueries de son humeur: �Personne n'�tait moins aimable que lui dans sa jeunesse,� et la princesse, qui savait faire la part de la faiblesse humaine, eut plus d'une fois � l'excuser aupr�s de son mari, moins port� � l'indulgence pour ces fugues de l'artiste. Beethoven, appr�ci� alors surtout comme ex�cutant et improvisateur, successivement fit conna�tre et jouer plusieurs grandes compositions, entre autres la Symphonie en _ut majeur_, la Symphonie en _r�_, et le grand Septuor, qui �tendirent sa r�putation au loin. Ces divers ouvrages, compos�s dans un intervalle de 10 ans, de 1790 � 1800, appartiennent � sa premi�re mani�re, moins personnelle, et dans laquelle, malgr� le m�rite incontestable, se trahit l'influence d'Haydn et de Mozart pour lesquels, � cette �poque, l'artiste professait une admiration enthousiaste. Beethoven, sans nul souci de la vie mat�rielle, et s�r du lendemain, jouissait paisiblement de ses succ�s, en r�vant des oeuvres nouvelles, d'un caract�re plus original et plus puissant, lorsque tous-�-coup, h�las! il vit se couvrir des plus sombres nuages cet horizon que l'esp�rance peignait de si riantes couleurs et d�roulait avec d'immenses et ravissantes perspectives. Faibles et ignorants que nous sommes! Qui de nous n'est port� � envier, comme des mortels fortun�s entre tous, les privil�gi�s du g�nie et de la gloire, en oubliant trop facilement que, par une loi myst�rieuse, qui tient � un dessein profond de la Providence, ils sont presque toujours aussi les pr�destin�s du malheur. La couronne de lauriers sur leur front s'entrelace � la couronne d'�pines. Cette organisation sup�rieure, mais d'autant plus d�licate qui les tire hors de pair, les rend aussi plus vuln�rables � la douleur; ils ressemblent � ces pics �lev�s dont le sommet tout d'abord attire la foudre. Et puis, comme l'a dit admirablement un po�te contemporain, malheureux lui surtout par sa faute, la souffrance, qui fait vibrer en eux les cordes intimes, est d'ordinaire la source la plus f�conde d'inspiration: Rien ne nous rend si grand qu'une grande douleur. Mais, pour en �tre atteint, ne crois pas, � po�te, Que ta voix ici-bas doive rester muette. Les plus d�sesp�r�s font les chants les plus beaux, Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots. ................. Quand ils parlent ainsi d'esp�rances tromp�es, De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur, Ce n'est pas un concert � dilater le coeur. Leurs d�clamations sont comme des �p�es; Elles tracent dans l'air un cercle �blouissant; Mais il y pend toujours une goutte de sang[12]. Son protecteur le plus g�n�reux �tant venu � mourir, (1801) Beethoven perdit sa pension alors que la guerre qui troublait l'Allemagne diminuait beaucoup ses autres ressources. Il habitait alors avec ses deux fr�res, charg�s de tous les d�tails de la vie commune, afin que l'artiste ne f�t en rien distrait de son travail; mais tout probablement sa bourse supportait seule la d�pense. Aussi la g�ne, dont il a souffert par malheur presque toute sa vie, ne devait pas �tre moindre � cette �poque que plus tard, quand en envoyant � Ries une sonate pour la vendre � Londres, il �crivait: �Cette sonate a �t� �crite dans des circonstances bien p�nibles; car il est triste d'�tre oblig� d'�crire pour avoir du pain. C'est l� o� j'en suis maintenant.� Dans une autre lettre d'une date plus r�cente, il dit encore: �Si je n'�tais pas si pauvre et oblig� de vivre de ma plume, je n'exigerais rien de la Soci�t� Philharmonique; mais dans la position o� je me trouve, il faut que j'attende le prix de ma symphonie.� La situation toujours pr�caire de Beethoven ne lui permit pas de se marier ainsi qu'il r�sulte d'une lettre �crite � son ami Wegeler en 1801: �Mon infirmit� me poursuit partout comme un spectre; fuyant les hommes, je devais para�tre misanthrope, ce que pourtant je suis peu. Ce changement a �t� produit par une aimable et charmante fille (Mlle Julie de Guicciardi) qui m'aime et que j'aime aussi. Voil� depuis deux ans quelques moments de bonheur et c'est la premi�re fois que je sens que le mariage pourrait me rendre heureux. Mais, h�las! elle est au-dessus de mon rang; de plus il m'est impossible dans ce moment de songer � me marier, il faut que je travaille � me faire un sort.� Le mariage donc ne se fit point et l'artiste eut le chagrin de voir celle qu'il aimait en �pouser un autre, le comte de Gallenberg. Ce ne fut pas encore l� pourtant sa plus grande douleur: elle lui vint de l'infirmit�, cruelle surtout pour un musicien, dont il avait ressenti les premi�res atteintes d�s l'ann�e 1798, et qui fit des progr�s trop rapides. Car, par une lettre de Beethoven � Wegeler, sous la date du 29 juin 1800, on voit que sa surdit� avait pris un caract�re grave. Cependant le pauvre artiste, qui en �prouvait une sorte d'humiliation, s'effor�ait de dissimuler son infirmit�, favoris� en cela par la connivence inconsciente de ses amis attribuant � sa distraction habituelle ce d�faut d'audition. Ries, son �l�ve, fut deux ans avant de s'en apercevoir. Un jour qu'il se promenait avec Beethoven, en traversant un bois, il entendit les sons d'une fl�te dont un berger jouait non sans talent. Ravi de cette m�lodie champ�tre, Ries se tourna vers le ma�tre pour lui demander ce qu'il en pensait, mais quelle ne fut pas sa surprise quand Beethoven, apr�s avoir pr�t� attentivement l'oreille, lui dit avec un accent douloureux qu'il n'entendait rien, rien.... Tout le reste de la promenade, il fut silencieux et Ries fit de vains efforts pour l'arracher � sa p�nible pr�occupation. Tous les rem�des ordinaires �puis�s, et la m�decine avouant presque son impuissance, l'illustre ma�stro dut s'affermir de plus en plus dans cette conviction d�solante pour lui que son mal �tait incurable. Ce qu'il souffrit alors, lui-m�me nous l'apprend par la peinture qu'il a faite de son �tat, dans une esp�ce de testament, �crit en octobre 1802, et dont le brouillon s'est retrouv� dans ses papiers apr�s sa mort. �� hommes qui me croyez haineux, intraitable ou misanthrope, et qui me repr�sentez comme tel, combien vous me faites tort! Vous ignorez les raisons qui font que je vous parais ainsi. D�s mon enfance, j'�tais port� de coeur et d'esprit au sentiment de la bienveillance: j'�prouvais m�me le besoin de faire de belles actions; mais songez que, depuis six ann�es, je souffre d'un mal terrible qu'aggravent d'ignorants m�decins.... Pensez que, n� avec un temp�rament ardent, imp�tueux, capable de sentir les agr�ments de la soci�t�, j'ai �t� oblig� de m'en s�parer de bonne heure et de mener une vie solitaire. Si quelquefois je voulais oublier mon infirmit�, oh! combien j'en �tais durement puni par la triste et douloureuse �preuve de ma difficult� d'entendre. Et cependant il m'�tait impossible de dire aux hommes: _Parlez plus haut, criez, je suis sourd!_ Comment me r�soudre � avouer la faiblesse d'un sens qui aurait d� �tre chez moi plus complet que chez tout autre, d'un sens que j'ai poss�d� dans l'�tat de perfection.... Vivant presque enti�rement seul, sans autres relations que celles qu'une imp�rieuse n�cessit� commande, semblable � un banni, toutes les fois que je m'approche du monde, une affreuse inqui�tude s'empare de moi; je crains � tout moment d'y faire apercevoir mon �tat.� Voil�, il faut en convenir, un �trange amour-propre! On ne doit rougir que de ses fautes et de ce qui m�rite le bl�me. Mais pourquoi cette honte pour ce qui n'�tait qu'un malheur, fait pour �veiller la sympathie et la commis�ration chez tout homme de coeur? Quoique Beethoven e�t d�j� compos� l'admirable oratorio du _Christ au Mont des Oliviers_, il semble qu'� cette �poque l'illustre artiste ne p�t �tre prot�g� contre la tentation du d�sespoir par la croyance religieuse, chez lui �branl�e ou � l'�tat vague; il n'arriva que plus tard, par la r�flexion et la lecture, � la s�r�nit� de la foi et m�me � une sorte de mysticisme qui donne un caract�re particulier � ses derniers ouvrages. Sans nul doute, au temps dont nous parlons, cette sublime consolation lui manquait, puisqu'il en vint � �crire: �Pourtant lorsque, en d�pit des motifs qui m'�loignaient de la soci�t�, je m'y laissais entra�ner, de quel chagrin j'�tais saisi quand quelqu'un, se trouvant � c�t� de moi, entendait de loin une fl�te et que moi je n'entendais rien!... J'en ressentais un chagrin si violent que _peu s'en fallait que je ne misse fin � ma vie_. L'art seul m'a retenu; il me semblait impossible de quitter le monde avant d'avoir produit tout ce que je sentais devoir produire. C'est ainsi que je continuais cette vie mis�rable, oh! bien mis�rable avec une organisation si nerveuse qu'un rien peut me faire passer de l'�tat le plus heureux � l'�tat le plus p�nible. Patience! c'est le nom du guide que je dois prendre et que j'ai d�j� pris; j'esp�re que ma r�solution sera durable jusqu'� ce qu'il plaise aux Parques impitoyables de briser le fil de ma vie. Peut-�tre �prouverai-je un mieux, peut-�tre non; n'importe, je suis r�solu � souffrir. Devenir philosophe d�s l'�ge de vingt-huit ans, cela n'est pas facile, moins encore pour l'artiste que pour tout autre.� Chose �tonnante et merveilleuse puissance du g�nie! au milieu de ces cruelles souffrances physiques et morales, le travail de l'artiste n'avait �t� que peu interrompu; car, dans cette p�riode, nous le voyons composer _Fidelio_, op�ra en deux actes, le seul qu'il ait fait, la cantate d'Ad�la�de, la _Symphonie h�ro�que_, dont le succ�s fut immense, etc. Les biographes allemands racontent que Beethoven avait eu l'intention d'abord d'appeler son oeuvre _Bonaparte_; mais en apprenant un matin que le premier consul s'�tait fait proclamer empereur, il changea le titre en celui de �_Symphonie h�ro�que_ pour c�l�brer, suivant son expression, le souvenir d'un grand homme.� _La Symphonie h�ro�que_ commence la seconde p�riode de la vie artistique de Beethoven, celle pendant laquelle il produisit ses oeuvres les plus remarquables, dont les beaut�s restent accessibles � tous, encore que, grandioses et originales, elles attestent, avec le g�nie de l'invention, la connaissance la plus �tendue de toutes les ressources de l'art. De cette �poque datent la quatri�me symphonie en _fa_, dite _Symphonie pastorale_, un merveilleux chef-d'oeuvre; puis des concertos, des sonates, des quatuors, etc. Tous ces morceaux furent successivement ex�cut�s dans les concerts que l'artiste donnait de temps en temps � Vienne et dont le produit �tait son principal et presque son unique revenu, revenu souvent insuffisant. Aussi, en 1809, le roi de Westphalie, J�r�me Napol�on, lui ayant fait offrir la place de ma�tre de sa chapelle avec un traitement de 7,000 francs, il inclinait � accepter. Mais trois des amateurs les plus distingu�s de Vienne, l'archiduc Rodolphe, le prince Lobkowitz et le comte de Kinsty, se r�unirent pour conserver � l'Autriche l'artiste qui faisait sa gloire, et ils promirent, s'il consentait � rester, de lui assurer par contrat une pension annuelle de 4,000 florins. Profond�ment touch� de ces t�moignages �clatants de sympathie, Beethoven accepta et d�clara se fixer pour toujours � Vienne, ou plut�t en Autriche, car, la plus grande partie de l'ann�e, il r�sidait dans le village de Baden � quelques lieues de la capitale. Peu d'ann�es apr�s malheureusement, la cr�ation du papier monnaie en Autriche diminua presque de moiti� la pension de l'artiste qui, par d'autres complications f�cheuses et douloureuses, vit empirer sa situation. Son fr�re a�n� mourut apr�s avoir �t� longtemps malade de la poitrine et comme Beethoven l'�crit � Ries: �Je puis dire que, pour le soulager, j'ai d�pens� environ, 10,000 florins.� Ce fr�re laissait un fils que l'artiste, nomm� tuteur par le testament, apr�s un proc�s p�nible et dispendieux soutenu contre la veuve, une m�chante femme, � ce qu'il para�t, fit �lever avec sollicitude. Malheureusement le neveu r�pondit mal � la tendresse de son oncle qu'il contrista par le scandale de ses d�r�glements. En d�pit de sa bonne intention, Beethoven, f�t-ce � son insu, n'avait-il point c�d� � un sentiment �go�ste, lorsqu'il voulut s�parer l'enfant de sa m�re, et ne s'exag�ra-t-il point l'indignit� de celle-ci? Au milieu de ces soucis, et malgr� les obstacles r�sultant de sa surdit�, l'artiste continuait de produire des chefs-d'oeuvre; il semble que l'isolement fut une des causes de la f�condit� de son g�nie. �S�par� du monde ext�rieur par son infirmit�, dit F�tis[13], la musique n'existait plus pour lui qu'au dedans de lui-m�me. Sa vie d'artiste tout enti�re �tait renferm�e dans ses m�ditations, et c'�tait troubler le seul bonheur dont il p�t encore jouir que de les interrompre.� Il composait le plus souvent en marchant; le mouvement du corps semblait favoriser l'activit� de son g�nie. Ses longues promenades dans Vienne l'avaient fait conna�tre aux habitants des plus humbles quartiers, et l'admiration m�l�e de respect qu'inspirait l'artiste n'�tait pas le privil�ge des classes �lev�es. D�s qu'il paraissait dans le faubourg, tout bas on murmurait, dans la boutique comme dans l'�choppe ou l'atelier: _Voil� Beethoven!_ et l'on raconte que, certain jour, une troupe de charbonniers, courb�s sous leurs lourds fardeaux, s'arr�t�rent respectueusement pour le laisser passer. � dater de l'ann�e 1811, les s�jours de Beethoven � la campagne se prolong�rent de plus en plus, et, dans ses longues promenades comme dans la solitude du cabinet, sans n�gliger son art, il s'occupa beaucoup d'�tudes et de lectures historiques et philosophiques qui, dans l'opinion de F�tis, influ�rent sur la direction de ses travaux. �Insensiblement et sans qu'il s'en aper��t, ces �tudes donn�rent � ses id�es une l�g�re teinte de mysticisme qui se r�pandit sur tous ses ouvrages, comme on peut le voir par ses derniers quatuors; sans qu'il y pr�t garde, son originalit� perdit quelque chose de sa spontan�it� en devenant syst�matique... Les redites des m�mes pens�es furent pouss�es jusqu'� l'exc�s... La pens�e m�lodique devint moins nette, etc.� Ces d�fauts ne pourraient-ils pas plut�t s'attribuer � la surdit� croissante qui ne permettait pas � l'artiste de se rendre compte des d�tails de son oeuvre, quand il ne pouvait gu�re juger que par l'intellect de ce qui s'adresse sans doute � l'�me, � l'intelligence, mais par l'interm�diaire oblig� de l'ou�e? D'ailleurs les partisans z�l�s de Beethoven, le professeur Marx de Berlin par exemple[14], contestent vivement cette appr�ciation du g�nie de l'artiste par M. F�tis, dans ce qu'il appelle sa troisi�me mani�re. Pour eux il y a toujours progr�s dans la carri�re du ma�tre. Je ne suis pas comp�tent pour d�cider entre ces deux opinions auxquelles il faut en ajouter une troisi�me, celle de M. Oulibicheff, qui admire presque exclusivement la premi�re mani�re de Beethoven, estimant les deux autres une d�cadence progressive; mais �videmment il se trompe. Ce qui d'ailleurs ne fait pas de doute c'est que l'admiration du public dans toute l'Allemagne, peu pr�occup�e de ces distinctions, ne fit que s'accro�tre, et � chaque production nouvelle rench�rissait sur son enthousiasme. En 1824, on ex�cuta � Vienne la composition de _M�lusine_ �oeuvre colossale, comme l'appelle M. Dieudonn�-Denne-Baron[15]. � la fin de la c�r�monie, l'admiration qu'elle avait excit�e dans la salle �clata par un tonnerre de bravos; Beethoven �tait le seul qui ne les entend�t pas. L'une des cantatrices, Mlle Unger, le prit par la main et, le tournant vers le public, lui montra les applaudissements qui redoublaient au milieu de l'attendrissement g�n�ral.� Deux ans apr�s, l'illustre ma�stro n'existait plus. Les d�sordres de son neveu l'affligeaient profond�ment; la pens�e lui vint de faire entrer ce jeune homme dans un r�giment, et, quoique malade, il se rendit � Vienne dans ce but. Mais � peine arriv�, il dut s'aliter atteint d'une fluxion de poitrine que compliquait l'hydropisie dont il souffrait ant�rieurement. Au bout de quelques mois, son �tat �tait d�sesp�r�. �Lui-m�me, dit le biographe d�j� cit� d'apr�s Ries et Spindeler, connaissait son �tat et disait tranquillement: _Plaudite, amici, com�dia finita est_.� La foule encombrait les abords de sa demeure; les plus grands personnages se faisaient inscrire � sa porte. Le bruit du danger qu'il courait s'�tait r�pandu avec rapidit�; il parvint bient�t � Weimar o� se trouvait le c�l�bre pianiste et compositeur Hummel qui partit aussit�t pour venir � Vienne se r�concilier avec Beethoven qui s'�tait brouill� avec lui quelques ann�es auparavant: l'entrevue des deux ma�tres fut touchante au del� de toute expression. Le 24 mars au matin, Beethoven demanda les sacrements qu'il re�ut avec une profonde pi�t�. Hummel entra dans sa chambre; Beethoven ne parlait plus, cependant il parut se ranimer, il reconnut Hummel, une derni�re �tincelle brilla dans ses yeux; il serra la main de son ancien ami, et lui dit: �N'est-ce pas, Hummel, que j'avais du talent?� Ce fut sa derni�re parole, l'agonie commen�a et le 26, � six heures du soir, le grand artiste expirait. Beethoven avait fini de vider ce calice d'amertume infinie dont il lui avait fallu payer sa gloire. Peu de destin�es ont �t� plus douloureuses; mais on ne peut se dissimuler que, la surdit� � part, le caract�re de l'artiste fut pour quelque chose, pour beaucoup m�me, dans ses ennuis. �Bon, g�n�reux et port� � l'obligeance, simple et na�f, dit M. F�tis, il �tait compl�tement �tranger � toute manoeuvre, car il avait autant de justice que de noblesse dans l'�me, et l'on peut affirmer que la pens�e d'une action mauvaise envers quelqu'un n'est jamais entr�e dans son esprit.� Mais enclin � l'orgueil, et comme le personnage de la com�die �nerveux en diable et voulant pouvoir se mettre en col�re� il c�da trop facilement aux emportements de son humeur qui faisait explosion par instants avec une violence dont lui-m�me ne se rendait pas compte. � une soir�e musicale chez le comte de Browne, qui r�unissait dans ses salons l'�lite de la capitale, Beethoven et Ries (son �l�ve) devaient jouer un morceau � quatre mains. Ils avaient d�j� commenc� lorsque le jeune comte de P..., plac� � l'entr�e du salon, troubla le silence en parlant � une dame de la soci�t�. Apr�s quelques efforts inutiles pour faire cesser cette conversation, Beethoven, arr�tant sur le clavier les mains de Ries, se leva brusquement et dit tout haut: �_F�r solche schweine spiele ich nicht_: Je ne jouerai pas devant de semblables pourceaux.� Qu'on s'imagine la rumeur caus�e par cet incident. �Tout autre que Beethoven, dit Anders, aurait �t� mis � la porte.� � plusieurs reprises les vivacit�s de son humeur le brouill�rent avec son orchestre. �Beethoven, repouss� de la salle et d�sirant n�anmoins entendre son oeuvre � la r�p�tition[16], fut oblig� de rester dans l'antichambre et l'affaire ne s'arrangea que longtemps apr�s[17].� Domin� par ses fr�res qui l'exploitaient et excitaient, par un calcul �go�ste, les d�fiances auxquelles il �tait port� par sa surdit�: �Il se brouillait facilement avec ses amis et il n'en est pas un seul avec lequel il n'ait �t� en froid une ou plusieurs fois.... Mais aussi, d�s qu'on parvenait � l'�clairer sur l'origine ou le sujet de la m�sintelligence, il �tait le premier � avouer son tort; non-seulement il en demandait pardon, mais il faisait tout ce qui �tait en son pouvoir pour le r�parer.� Se faisant une fausse id�e de l'ind�pendance, lui dont la faiblesse subissait � la maison un si mis�rable joug, il ne savait pas assez se plier dans le monde aux exigences de la vie sociale. Le prince Lichnowski, l'un de ses M�c�nes les plus z�l�s, lui avait offert sa table r�guli�rement servie � quatre heures; Beethoven accepta d'abord; mais bient�t cette r�gularit� lui devint � charge. �Quoi! s'�cria-t-il en se plaignant � quelques amis, faudra-t-il toujours rentrer chez moi � trois heures et demie pour me raser et faire ma toilette? C'est insupportable, je n'y tiendrai plus.� Et il pr�f�ra manger chez le restaurateur. Dans les salons de l'archiduc Rodolphe, son �l�ve, il ne put davantage s'astreindre � l'�tiquette. Fatigu� des continuelles observations qu'on lui faisait � ce sujet, un jour, devant tout le monde, il aborde l'archiduc et lui dit: �Prince, je vous estime, je vous v�n�re autant que qui que ce soit; mais l'observation de tous ces d�tails d'une g�nante et minutieuse �tiquette qu'on s'obstine � vouloir m'apprendre, c'est pour moi la mer � boire. Je prie Votre Altesse de m'en dispenser.� L'archiduc sourit et donna l'ordre de ne plus inqui�ter l'artiste � ce sujet: �Laissez-le faire, ajouta le prince; que voulez-vous, il est comme cela!� Vivant plus qu'aucun autre, par suite de son infirmit�, dans le monde id�al, l'artiste �tait, pour cela m�me, tr�s facilement dupe de son imagination et manquait du sens pratique, fruit de l'exp�rience et de la raison, qui doit nous conseiller incessamment dans la conduite de la vie. Profond�ment religieux de coeur, il restait trop, par respect humain peut-�tre, dans la th�orie; aussi la v�rit� n'avait-elle point sur son caract�re l'influence qu'on e�t d� en attendre. D'ailleurs, ses moeurs �taient pures et Schindeler va jusqu'� dire que �Beethoven, malgr� les tentations nombreuses auxquelles il fut expos�, sut, tel qu'un demi-Dieu, conserver sa vertu intacte.... Il traversa la vie avec une pudeur virginale sans avoir jamais eu une faiblesse � se reprocher[18].� M. Oublichieff, le savant biographe russe, s'il se trompe le plus souvent dans son appr�ciation du g�nie de l'artiste, me para�t avoir mieux jug� l'homme: �Fabuleux ou impossible, dit-il, partout ailleurs, c'est en Allemagne seulement que Beethoven, nature allemande par excellence, pouvait devenir ce qu'il fut: un homme de bien, d'intelligence et de savoir, un homme vertueux, allais-je dire, si le mot n'�tait tomb� en d�su�tude--un philosophe de l'�cole de Z�non, mais constamment domin� par la fantaisie et _n'�coutant presque jamais le sens pratique_. Il avait le sentiment le plus �lev� de tous les devoirs moraux, mais il en faisait une application que la vie r�elle ne comporte point. Ses moeurs furent toujours d'une puret� irr�prochable; elles �taient m�me aust�res et claustrales, et cette aust�rit� il e�t voulu l'�tendre aux pi�ces de th��tre et aux op�ras. Des discours licencieux lui inspiraient la m�me horreur que la licence en action; et entrer, avec la v�rit� stricte et litt�rale, dans une de ces compositions sans lesquelles les hommes ne sauraient vivre ensemble, �quivalait pour lui au mensonge et � la trahison. Il se d�voua au bonheur de ceux qu'il aimait, mais il pr�tendit qu'on f�t heureux comme il l'entendait, sans examiner si cette mani�re d'�tre heureux ne trouvait pas des obstacles dans les circonstances ou m�me dans les �lans les plus irr�sistibles du coeur humain. Il d�sirait ardemment aussi le bonheur de l'humanit�; mais ce voeu auquel rien de ce qui existait ou avait exist� ne lui paraissait r�pondre, il en demanda l'accomplissement aux r�ves politiques les plus absurdes. Le vrai et le beau �taient les dieux de Beethoven, mais s'il demeura toujours fid�le d'intention � leur culte, il ne lui arriva pas moins de tomber dans le p�ch� involontaire parce qu'un orgueil, sup�rieur � son intelligence et � son g�nie m�me, lui fit voir qu'il avait sur le beau et le bien des notions plus justes que tous les hommes pris ensemble[19].� Encore que, dans ce remarquable passage, on puisse et doive trouver qu'il y a parfois exag�ration, il ne nous en para�t pas moins certain que, pour faire contre-poids aux fougues de l'artiste et maintenir toujours l'�quilibre dans cette merveilleuse organisation, il e�t suffi d'une plus grande dose d'humilit�. Le musicien ne pouvait y perdre assur�ment et combien l'homme, au milieu de ses �preuves, n'y aurait-il pas gagn� pour le repos et la tranquillit� de sa vie! _Com�dia finita est!_ N'est-ce pas plut�t _trag�dia_ qu'il e�t fallu dire et une trag�die noy�e dans les larmes � d�faut de sang. Quand on la suit, jusqu'au dernier acte, jusqu'au d�vouement supr�me, � travers ses p�rip�ties navrantes, n'est-on pas tent� de s'�crier avec le po�te des _M�ditations_ et des _Harmonies_: Heureuse au fond des bois la source vive et pure! Heureux le sort cach� dans une vie obscure! Quoi qu'il en soit, il est bien que, dans Paris, une inscription rappelle le souvenir de ce nom glorieux, puisque nous devons au grand artiste une reconnaissance particuli�re. �C'est au g�nie de Beethoven, dont nous venons de caract�riser l'oeuvre grandiose et patriotique, que la France doit sans contredit de comprendre mieux chaque jour la po�sie intime de la musique instrumentale. Il fallait le peintre dramatique de la _Symphonie h�ro�que_, de celle en _ut mineur_ et de la symphonie en _fa_, pour initier l'�lite de la soci�t� fran�aise aux beaut�s d'un art myst�rieux qui semble se refuser comme la lumi�re � toute analyse imm�diate et n'avoir d'autre loi que le caprice des sons[20].� [11] _Biographie des musiciens._ [12] A. de Musset: _La nuit d'ao�t_. [13] _Biographie des musiciens._ [14] _Ludwig Van Beethoven, Leben und Schaffen (vie et travaux de Beethoven)_--Berlin 1819, 2 vol. in-8. [15] Notice sur Beethoven, dans la _Biographie nouvelle_. [16] Ce serait plut�t _voir_ qu'il faudrait dire. [17] Anders:--_D�tails biographiques sur Beethoven_, d'apr�s Wegeler et Ries. [18] Schindeler.--_Vie de Beethoven_, Munster 1845. �La meilleure source de renseignements certains que l'on puisse consulter,� d'apr�s Scudo. [19] Beethoven, _ses critiques et ses glossateurs_, par M. Oublichieff; in-8�, 1857, Leipsik et Paris. [20] Scudo: _Critique et litt�rature musicales_. T. 1er. BELSUNCE ET ROZE. I BELSUNCE. Quel nom m�ritait mieux d'�tre rappel� � la post�rit� que celui du grand �v�que dont le souvenir est rest� si glorieusement populaire! Il n'en fut point ainsi du chevalier Roze, non moins admirable, non moins h�ro�que dans les m�mes circonstances et pourtant � peu pr�s inconnu du plus grand nombre des lecteurs, et � plus forte raison de ceux qui ne lisent pas. Aussi c'est un devoir comme un plaisir pour nous de ne point s�parer ces deux noms unis dans une m�me pens�e de d�vouement, et qui vivront � jamais dans le coeur des Marseillais reconnaissants. �� Belsunce, dit tr�s-bien un historien, la gloire d'avoir repr�sent� en face du danger le pr�tre chr�tien et le clerg� fran�ais; au chevalier Roze la gloire d'avoir d�ploy� ce genre de courage qui ne manque pas plus � l'arm�e fran�aise quand, au lieu de soldats ennemis, ce sont les fl�aux de la nature qu'on lui donne � combattre pour le bien de l'humanit�[21].� Parlons de Belsunce d'abord. Henri-Fran�ois-Xavier de Belsunce de Castelmoron, naquit au ch�teau de la Force dans le P�rigord, le 4 d�cembre 1671, d'Armand de Belsunce, marquis de Castelmoron, baron de Gavaudan, etc. Apr�s avoir fait ses �tudes � Paris au coll�ge de Louis-le-Grand, il en sortit pour entrer dans la Compagnie de J�sus o�, pendant plusieurs ann�es, il enseigna avec distinction la grammaire et les humanit�s. �Appel� par la Providence � une plus haute destination, dit M. l'abb� Jauffret, de Metz[22], il sortit de cette compagnie en conservant toujours pour elle l'estime la mieux m�rit�e, la plus vive reconnaissance et la plus tendre affection.� Nomm� par le roi � l'abbaye de La R�ole puis � celle de Notre-Dame-des-Chambons, et grand vicaire de l'�v�que d'Agen, il fut appel�, le 19 janvier 1709, � remplacer � Marseille le pieux pr�lat dont la mort r�cente laissait le si�ge vacant. On n'en pouvait choisir un plus digne, d'apr�s le t�moignage que lui rendait un orateur, �cho fid�le des jugements contemporains: �Je vois, dit M. Maire, chanoine de l'�glise cath�drale de Marseille, dans son Oraison fun�bre de Belsunce, je vois un �piscopat de plus de quarante-cinq ans, dont tous les moments ont �t� occup�s et sanctifi�s par le z�le le plus ardent, le plus vif et le plus infatigable.... Je le vois... � la t�te des fid�les ministres qu'il a choisis pour ses coop�rateurs, il se charge du travail le plus p�nible. Il pr�che tous les jours et souvent jusqu'� quatre fois par jour; il pr�pare le peuple � recevoir les sacrements de la r�conciliation et de la communion; il porte le pain eucharistique dans les maisons et dans les h�pitaux, et il lui arrive souvent de le distribuer, lui seul dans une matin�e, � plus de 4,000 personnes.� Ses revenus passaient pour la plus grande partie en aum�nes, et lui-m�me dans le secret, autant qu'il lui �tait possible, il se plaisait � visiter les familles pauvres pour leur prodiguer les secours en tous genres avec les sages conseils et les paternelles exhortations. Mais ce fut surtout lorsque Marseille se vit d�sol�e par le plus terrible des fl�aux, La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom[23], que la charit�, que le d�vouement de Belsunce �clata d'une fa�on non moins touchante qu'admirable, et rendit son nom illustre � jamais. Dans les premiers jours du mois de mai de l'ann�e 1720, un navire venu de l'Orient (Syrie) apportait le germe fatal. Plusieurs de ses passagers d�pos�s au lazaret ayant succomb�, le mal se propagea bient�t avec une effrayante rapidit�, surtout quand il eut franchi la limite des _infirmeries_, et jeta dans la ville la consternation et la stupeur. Sous le coup de la premi�re �pouvante, beaucoup m�me des citoyens notables ou des fonctionnaires prirent la fuite. �On n'oublia rien, dit l'abb� Jauffret, pour persuader � l'�v�que que l'int�r�t de la religion et celui de son peuple exigeaient qu'il m�t ses jours � couvert. �� Dieu ne plaise! r�pondit-il, que j'abandonne un peuple dont je suis oblig� d'�tre le p�re. Je lui dois et mes soins et ma vie, puisque je suis son pasteur.� Aussit�t il assemble les cur�s et les sup�rieurs des communaut�s, qui s'�taient d�vou�s comme lui au service des pestif�r�s; il leur donne ses instructions en applaudissant � leur z�le, et lui-m�me, le premier, intr�pide, infatigable, il saura donner l'exemple du d�vouement, d'un d�vouement qui n'aura pas un instant non pas de d�faillance mais seulement d'h�sitation pendant les longs mois que dura la contagion. Pour savoir ce que fut celle-ci il faut lire ce qu'en dit le courageux pontife dans son mandement du 22 octobre 1720, dont nous d�tachons seulement ce passage si terriblement �loquent: �... Sans entrer dans le secret de tant de maisons d�sol�es par la peste et la faim, o� l'on ne voyait que des morts et des mourants, o� l'on n'entendait que des g�missements et des cris, o� des cadavres, que l'on n'avait pu faire enlever, pourrissant depuis plusieurs jours aupr�s de ceux qui n'�taient pas encore morts et, souvent dans le m�me lit, �taient pour ces malheureux un supplice plus dur que la mort m�me! Sans parler de toutes les horreurs qui n'ont pas �t� publiques, de quels spectacles affreux, vous et nous, pendant pr�s de quatre mois, n'avons-nous pas �t� et ne sommes-nous pas encore les tristes t�moins? Nous avons vu, pourrons-nous jamais nous en souvenir sans fr�mir et les si�cles futurs pourront-ils y ajouter foi? nous avons vu tout � la fois toutes les rues de cette ville bord�es des deux c�t�s de morts � demi pourris, si remplies de hardes et de meubles pestif�r�s jet�s par les fen�tres que nous ne savions o� poser les pieds! toutes les places publiques, toutes les portes des �glises travers�es de cadavres entass�s, et en plus d'un endroit mang�s par les chiens sans qu'il f�t possible, pendant un nombre consid�rable de jours, de leur procurer la s�pulture!... Nous avons vu, dans le m�me temps, une infinit� de malades devenus un objet d'horreur et d'effroi pour les personnes m�mes � qui la nature devait inspirer pour eux les sentiments les plus tendres et les plus respectueux, abandonn�s de ce qu'ils avaient de plus proche, jet�s inhumainement hors de leurs propres maisons, plac�s sans aucun secours dans les rues parmi les morts dont la vue et la puanteur �taient intol�rables.... Nous avons vu les corps de quelques riches du si�cle envelopp�s d'un simple drap et confondus avec ceux des plus pauvres et des plus mis�rables en apparence, jet�s comme eux dans de vils et inf�mes tombereaux et tra�n�s avec eux sans distinction � une s�pulture profane, hors de l'enceinte de nos murs; Dieu l'ordonnant ainsi pour faire conna�tre aux hommes la vanit� et le n�ant des richesses de la terre et des honneurs apr�s lesquels ils courent avec empressement... Cette ville enfin, dans les rues de laquelle il y a peu de temps on avait de la peine � passer par l'affluence ordinaire du peuple qu'elle contenait, est aujourd'hui livr�e � la solitude, au silence, � l'indigence, � la d�solation, � la mort.� Mais quelle est la cause premi�re du fl�au et de tous les malheurs qu'il entra�ne � sa suite? L'homme apostolique, malgr� sa compassion pour ceux qui souffrent, ne peut se la dissimuler, et la tendresse paternelle ne saurait �touffer sur ses l�vres le cri de la v�rit�. �coutons: �N'en doutons pas, mes tr�s-chers fr�res, c'est par le d�bordement de nos crimes que nous avons m�rit� cette effusion des vases de la col�re et de la fureur de Dieu. L'impi�t�, l'irr�ligion, la mauvaise foi, l'usure, l'impuret�, le luxe monstrueux se multipliaient parmi vous: la sainte loi du Seigneur n'y �tait presque plus connue; la saintet� des dimanches et des f�tes profan�e; les saintes abstinences ordonn�es par l'Eglise et les je�nes �galement indispensables viol�s avec une licence scandaleuse, les temples augustes du Dieu vivant devenus pour plusieurs des lieux de rendez-vous, de conversation, d'amusements; des myst�res d'iniquit� �taient trait�s jusqu'au pied de l'autel, et souvent dans le temps du divin sacrifice; le Saint des saints �tait personnellement outrag� dans le tr�s-saint Sacrement par mille irr�v�rences et par une infinit� de communions indignes et sacril�ges!... si donc nous �prouvons combien il est terrible de tomber entre les mains d'un Dieu en courroux, si nous avons le malheur de servir d'exemple � nos voisins et � toutes les nations, n'en cherchons point la cause hors de nous.� Ce langage para�tra peut-�tre s�v�re � quelques-uns aujourd'hui, mais il ne semblait que juste � ceux qui l'entendaient. Ils savaient d'ailleurs ce qu'il en co�tait pour parler ainsi � leur saint �v�que qu'ils avaient vu, qu'ils voyaient sans cesse donner l'exemple de l'absolu d�vouement, comme il avait fait nagu�re de toutes les vertus. Son z�le, disent � l'envi les historiens, son z�le le multiplie en quelque sorte; on le voit parcourir les rues � travers des monceaux de cadavres infect�s; il entre dans les maisons dont la puanteur est extr�me; il y r�concilie les p�cheurs couch�s avec des morts sur le m�me lit, les console, les encourage et sacrifie tout � la douceur inexprimable de les voir mourir chr�tiens. Les secours spirituels qu'il prodiguait aux malades �taient d'autant plus pr�cieux qu'ils ne tard�rent pas � devenir rares par la mort d'un grand nombre de pr�tres qui, dans l'exercice de leurs p�rilleuses fonctions, avaient trouv� sous ses yeux le martyre et la couronne de la charit�... En m�me temps, il r�pand entre les mains des pauvres, tourment�s par la famine, tout ce qu'il a d'argent. Il se prive du n�cessaire pour fournir � leurs besoins. Il se montre partout o� le danger l'appelle; Partout o� le fl�au semble le plus affreux, Il vole, et ses secours sont au plus malheureux, a dit admirablement le po�te[24]. Afin qu'aucun ne f�t oubli�, il r�unit tous les indigents qui se pr�sentent dans une vaste enceinte o�, pendant plusieurs mois, chaque jour, il leur rend visite pour leur distribuer ou leur faire distribuer les secours dont ils ont besoin. Le fl�au cependant continuant ses ravages, le pieux pr�lat, convaincu que de Dieu seul on pouvait obtenir la cessation d'une telle calamit�, r�solut de consacrer, par un voeu solennel sa personne et son dioc�se au Sacr�-Coeur de J�sus. Ce fut dans ce but qu'il publia le Mandement dont nous avons donn� plus haut un extrait, et il fixa au 1er novembre, jour de la Toussaint, la c�l�bration de cette f�te qui se fit avec les c�r�monies les plus augustes. D�s le matin, le son des cloches, silencieuses depuis quatre mois, vint r�jouir les Marseillais dont les coeurs se r�veill�rent � la foi comme � l'esp�rance. Toutes les �glises se trouvant ferm�es depuis longtemps, le pr�lat fit dresser un autel au bout du Cours. Il s'y rendit processionnellement � la t�te de son clerg�, marchant la t�te et les pieds nus, la corde au cou et la croix entre les bras. Apr�s avoir prononc� l'amende honorable, suivie d'une exhortation des plus path�tiques, souvent interrompue par les larmes et les sanglots des assistants, il pronon�a � voix haute, la formule de la cons�cration du dioc�se au Sacr�-Coeur, puis enfin c�l�bra solennellement le Saint-Sacrifice. Le peuple, agenouill� sur la place et dans les rues voisines, s'unissait du fond du coeur � son �v�que, et le rayonnement des visages au milieu du deuil t�moignait de la confiance de tous dans ces invocations supr�mes. Cette esp�rance ne fut point tromp�e; � dater de ce jour, la contagion commen�a visiblement � d�cro�tre et Marseille sembla rena�tre. On avait craint que la r�union de tant de personnes sur un m�me point n'amen�t une recrudescence du fl�au, il n'en fut rien; la maladie avait perdu toute sa force et si quelque �tincelle de la contagion parut se montrer encore, elle s'�teignit aussit�t. Pour r�compenser le z�le du pr�lat, le Roi, dans l'ann�e de 1746, le nomma � l'archev�ch� de Laon, la seconde pairie de France; mais Belsunce ne put se r�signer � se s�parer de ses ouailles qui lui �taient devenues plus ch�res que jamais et que d�solait la nouvelle de son d�part. Quelques ann�es apr�s, il refusa pareillement l'archev�ch� de Bordeaux, en d�clarant qu'il voulait mourir au milieu de son troupeau, comme il fit en effet plus tard. Car, pendant une longue suite d'ann�es, il continua d'�difier les pieux fid�les par l'exemple de ses vertus comme aussi de les �clairer, en les pr�munissant contre les erreurs en vogue, jans�nisme ou philosophisme, par ses instructions pastorales si remarquables et bien dignes de celui qu'on d�signait partout sous le nom du _saint et savant �v�que de Marseille_. Apr�s Cl�ment XIII qui l'avait d�cor� du pallium, Beno�t XIII, dans un bref du 13 d�cembre 1751, lui adressait ses f�licitations dans les termes suivants: �Nous vous regardons comme notre joie et notre couronne, et comme la gloire et le mod�le des pasteurs de toutes les �glises. Nous craignons m�me de diminuer plut�t que d'augmenter l'�clat de vos vertus pastorales en ajoutant de nouveaux �loges � ceux que vous avez m�rit�s et que vous ont si justement donn�s nos pr�d�cesseurs. Nous sommes persuad� qu'il n'y a personne qui ne connaisse votre nom et qui ne le c�l�bre par de justes �loges.� Ce langage est la meilleure r�ponse qu'on puisse opposer aux assertions de certains biographes modernes, entre lesquels on s'�tonne de trouver le r�dacteur de la _Biographie universelle_, et qui ne sont que l'�cho des jans�nistes, �lesquels, dit l'_Encyclop�die catholique_, lui ont fait un crime d'�tre rest� attach� aux saines doctrines de l'�glise; mais ce n'est pas d'eux qu'il faut apprendre � juger Belsunce; c'est dans ses oeuvres qu'il s'est peint, dans ses _Instructions pastorales_, qui toutes se distinguent par une pi�t� douce et tendre, que ceux m�mes qui l'ont accus� d'intol�rance sont forc�s de reconna�tre.� Entre ces �loquents �crits, on cite tout particuli�rement le _Trait� de la bonne mort_ et les deux discours sur la _Pr�destination_ et sur la _Gr�ce_, qui, d'apr�s l'abb� Jauffret, �placent leur auteur au rang de nos plus illustres docteurs.� Sup�rieure cependant, peut-�tre, me semble l'instruction sur l'_Incr�dulit�_, o� je n'ai que l'embarras du choix entre les passages �loquents. Je me borne � deux courtes citations: �Ce n'est plus en secret, c'est ouvertement et avec une hardiesse �tonnante que l'incr�dulit� se montre sans voile et que partout elle proclame impun�ment ses dogmes pernicieux. Peu contente de proposer furtivement et sans dessein quelques difficult�s d�tach�es et ind�pendantes les unes des autres, comme elle le faisait autrefois, elle forme aujourd'hui des syst�mes pleins � la v�rit� d'absurdit�s, de contradictions, mais pr�sent�s sous les couleurs les plus capables de tromper et d'entra�ner dans l'erreur les faibles et les ignorants, et de faire illusion � tous ceux dont les coeurs sont d�j� s�duits par leurs passions.... Des coeurs d�j� subjug�s ou violemment sollicit�s par leurs passions d�sirent que les syst�mes mis sous leurs yeux soient v�ritables, et plus ils le d�sirent plus aussi sont-ils port�s � les admettre comme certains.� Plus loin nous lisons: �Parce qu'un homme a le tort de ne pas croire en Dieu, nous dit un fameux sceptique, faut-il l'injurier?�--Voil� sans doute bien de l'urbanit�, bien de la charit�, bien de la mod�ration mais malheureusement il n'en fait para�tre que pour les incr�dules. Il est bien �loign� de garder les m�mes m�nagements lorsqu'il parle de ceux qui, connaissant les dangers des passions dont il est le pan�gyriste, travaillent � les affaiblir et voudraient pouvoir les �teindre. Il s'abandonne � leur �gard � toute la vivacit� de son temp�rament et � toute l'amertume de son faux z�le; il ne craint plus de manquer d'urbanit� et de blesser la charit� en leur attribuant le _comble de la folie_ et les traitant de _forcen�s_.� Ces pages ne semblent-elles pas �crites d'hier, et � l'adresse de certains journalistes, toujours prompts � crier contre l'intol�rance, mais peu soucieux de pr�cher d'exemple; car ils ne se font aucun scrupule, � l'occasion, et m�me sans occasion, d'attaquer, calomnier, injurier les catholiques, les pr�tres, les �v�ques, et le Pape lui-m�me, le Pape surtout. Belsunce, lorsqu'il parlait avec cette vigueur apostolique, �tait d�j� presque octog�naire et cette parole proph�tique �tait en m�me temps un adieu. Apr�s avoir joui longtemps d'une sant� des plus robustes, le 4 juin 1755, il succombait � une atteinte de paralysie suivie d'apoplexie. Quoique priv� de la parole, il conserva toute sa connaissance, et par ses regards et par des signes t�moignait encore de sa r�signation et de sa pi�t�. Apr�s avoir re�u les saintes onctions, il s'endormit du sommeil des justes. Est-il besoin de dire la solennit� de ses fun�railles et l'affluence d'un peuple immense accouru des points les plus �loign�s du dioc�se et qui par ses larmes attestait sa v�n�ration et ses regrets? � voir ce deuil on e�t dit autant de fils autour du cercueil du plus tendre des p�res. II ROZE. Roze (Nicolas, dit le chevalier), �tait n� � Marseille en 1671, la m�me ann�e que Belsunce, d'une honn�te famille de n�gociants. Ses parents le destinaient � suivre la m�me carri�re et, ses �tudes termin�es, il se rendit, en 1696, � Alicante, royaume de Valence, pour y prendre la direction d'une maison de commerce fond�e par son fr�re a�n�. Il ne trompa point la confiance de ce dernier et fit preuve d'autant de prudence que d'intelligence, quoique port� d'ailleurs par ses go�ts plut�t vers la carri�re des armes que vers le commerce. Aussi lorsqu'apr�s l'av�nement de Philippe V, petit-fils de Louis XIV, l'Espagne eut � lutter contre une coalition qui porta la guerre jusque dans l'int�rieur du pays m�me envahi par l'arm�e des alli�s, Roze, en bon Fran�ais qu'il �tait, ne put r�sister � son ardeur guerri�re qu'aiguillonnait le patriotisme. Levant � ses frais deux compagnies, infanterie et cavalerie, il se mit � leur t�te et repoussa plusieurs d�tachements ennemis qui s'�taient avanc�s jusque sous les murs d'Alicante. Cette ville, � quelque temps de l�, fut assi�g�e par des forces consid�rables, et le gouverneur, qui avait pu appr�cier le courage de Roze comme sa capacit� militaire, lui confia le commandement du ch�teau que le jeune Fran�ais d�fendit avec une glorieuse opini�tret�, en ne consentant � capituler qu'apr�s avoir �puis� toutes ses munitions et provisions. Souffrant encore d'une blessure re�ue pendant le si�ge, Roze revint dans sa patrie pour achever de se gu�rir. D�s qu'il fut suffisamment r�tabli, il partit pour Versailles o� il se rendait d'apr�s une invitation expresse du roi Louis XIV qui, en le f�licitant de sa bravoure et de son z�le patriotique, lui remit la croix de Saint-Lazare avec le bon d'une gratification de 10,000 livres. Peu apr�s (1707), Roze repartit pour l'Espagne et il se distingua entre les plus braves � la bataille d'Almanza. Charg� d'une mission secr�te pour Alicante dont les Anglais s'�taient empar�s, il fut fait prisonnier et ne recouvra sa libert� que lors de l'�change g�n�ral. Revenu � Marseille, il y demeura jusqu'� sa nomination comme consul � Modon, dans la Mor�e. Apr�s trois ann�es de s�jour en Orient, de graves int�r�ts de famille le rappel�rent en France, en 1720, et, co�ncidence remarquable, il entrait dans le port de Marseille en m�me temps que le vaisseau qui apportait, comme nous l'avons dit, le germe fatal du fl�au dont les ravages devaient �tre si terribles. Roze, ou mieux le chevalier Roze, comme on l'appelait d�s lors, avait fait preuve sur les champs de bataille d'autant d'intr�pidit� que de sang-froid, mais qu'�tait ce courage aupr�s de celui qu'il allait d�ployer sur ce nouveau th��tre et qui fait de lui, bien mieux que les plus c�l�bres exploits, un incomparable h�ros? Car enfin, sur les champs de bataille, pour oublier le p�ril ou le m�priser, pour se montrer brave et tr�s-brave, � moins d'un temp�rament malheureux, il ne faut en quelque sorte que se laisser aller et c�der � la nature. Tout vous excite et sert d'aiguillon. Le bruit des instruments guerriers, l'odeur de la poudre, l'exemple des camarades, l'ardeur patriotique et les r�ves de gloire, en outre de la grande pens�e du devoir, tout contribue � �lever l'homme au-dessus de lui-m�me, et l'exaltant par l'enthousiasme, � lui donner cette force surhumaine qui fait qu'apr�s la victoire, le vaillant soldat, tout le premier, s'�tonne de ce qu'il a pu accomplir pendant cette ivresse � la fois sublime et terrible du combat, o� l'escalade d'une muraille � pic, sous le feu des batteries croisant leurs feux, ne fut qu'un jeu pour son audace. Mais il n'en va pas ainsi en face de ce danger bien autrement formidable qui r�sulte d'une �pid�mie, d'une contagion, �clatant avec violence et qui dure des semaines, des mois, des ann�es parfois. L�, nulle pr�voyance possible, nul espoir de lutter m�me � armes in�gales contre un ennemi qui, � toute heure de nuit comme de jour, vous menace, � tout instant peut vous atteindre, qu'on sent partout quoique partout insaisissable et invisible, mais r�v�lant � chaque pas sa pr�sence par les plus effroyables coups. Et rien ici qui vous excite quand tant de choses au contraire semblent faites pour d�courager: la panique g�n�rale, la terreur de ceux qui fuient comme de ceux qui restent, l'horreur et le spectacle mena�ant de tant de morts soudaines et funestes: _Luctus ubique pavor et plurima mortis imago!_ Certes, pour rester calme et intr�pide dans de telles circonstances, il faut une force d'�me peu commune; il faut cette h�ro�que s�r�nit� que donne � l'homme de bien la conscience d'un grand devoir � remplir sous l'oeil de Dieu avec la certitude que s'il succombe, victime ou plut�t martyr de son d�vouement, la r�compense ne lui manquera pas l�-haut, mour�t-il ignor� des hommes pour lesquels il a donn� sa vie. Ce genre de courage, le plus difficile quoique pas toujours le plus appr�ci� de la foule, fut celui du chevalier Roze, d'autant plus admirable en cela que son d�vouement �tait tout spontan�, tout volontaire, et que, n'ayant dans la ville aucune position officielle, rien ne l'obligeait � y rester; comme tant d'autres, � la premi�re nouvelle du p�ril, il pouvait s'�loigner. Mais tout au contraire, bien diff�rente fut sa conduite. La peste se d�clare, aussit�t il se met � la disposition de ces courageux citoyens dont les noms, comme on l'a dit, ne doivent jamais s'oublier: le gouverneur Viguier, les �chevins J.-B. Estille, J.-P. Moustier, J.-B. Audimar et B. Dieud�. On connaissait le courage de Roze, qui avait fait ses preuves comme militaire; on savait ou plut�t on pressentait son �nergie; aussi, pendant que l'on divise la ville en cent cinquante districts confi�s � diff�rentes personnes pour veiller aux besoins les plus pressants, il est nomm� seul commissaire pour le quartier populeux dit de la Rive-Neuve, depuis l'Arsenal jusqu'� l'abbaye de Saint-Victor. Roze � l'instant se rend � son poste, l'un des plus p�rilleux, le plus p�rilleux peut-�tre. Par ses soins, un h�pital est �tabli sous les vo�tes de la Corderie pour y recevoir et soigner les pestif�r�s qu'on pr�sente. Aux indigents, il prodigue avec les secours son argent sans s'inqui�ter s'il lui sera rendu. Il veille aux inhumations comme au transport des malades; mais le fl�au va croissant; les places publiques, les rues, les maisons, les navires m�me dans le port regorgent de cadavres. Le chevalier de Ranc�, commandant des gal�res, accorde des secours d'hommes et, chaque matin, trois �chevins montent � cheval pour pr�sider � cette dangereuse besogne de l'enl�vement des morts; le quatri�me, �tant retenu � l'h�tel-de-ville pour l'exp�dition des affaires d'urgence, le chevalier Roze se trouve l� toujours pour le remplacer. De vastes fosses ont �t� creus�es dans la campagne, et gr�ce � l'h�ro�que d�vouement comme � l'infatigable activit� de ces hommes de coeur, chefs et soldats, travaillant sans rel�che, m�me la nuit � la lueur des torches, la ville, au bout de quelques jours, put �tre d�blay�e, les monceaux de cadavres gisant dans les rues ayant �t� successivement enlev�s. Mais il est un endroit dans la ville qu'il semble comme impossible d'aborder, quoiqu'il soit un foyer de pestilence dont les �manations putrides, quand le vent souffle de la mer surtout, portent par toute la cit� de nouveaux germes de contagion: c'est l'esplanade de la _Tourette_ s'�tendant depuis le fort Saint-Jean jusqu'� l'�glise de la Major, et o� sont entass�s plus de _douze cents_ cadavres, se putr�fiant sous les ardents rayons du soleil, et dont les plus r�cents gisent l� depuis plus de trois semaines. Le terrain ne permet pas de creuser des fosses dans le voisinage, et toutefois, comment se risquer � remuer cet effroyable charnier pour transporter les restes au travers de la ville? � la suite d'un conseil tenu chez le gouverneur, Roze, qui s'�tait offert le premier comme toujours, se rend seul � la Tourette. Bravant la puanteur intol�rable, il traverse l'esplanade, en escalant les cadavres, et arrive � l'extr�mit� du rempart du c�t� de la mer. L� il d�couvre au pied de la muraille des bastions construits anciennement et abandonn�s. Bient�t il a pu s'assurer qu'ils sont vides � l'int�rieur et tr�s-profonds sous les quelques pieds de terre qui ferment l'entr�e. Voil� les immenses tombeaux dont il avait besoin et que lui offre un heureux hasard. Mais point de temps � perdre, car le projet, s'il n'�tait imm�diatement r�alis�, deviendrait peut-�tre inex�cutable. Roze retourne � l'H�tel-de-Ville, o� sa proposition ne trouve que des approbateurs. Le lendemain, d�s le matin, les bastions sont d�fonc�s et d�blay�s. Le chevalier, alors suivi de ses ouvriers, compos�s d'une compagnie de soldats et d'une centaine de for�ats fournis par le commandant des gal�res, remonte dans la ville et se dirige vers la _Tourette_. Sur la place de _Linche_ il arr�te sa troupe, fait distribuer du vin � ses hommes et les encourage par de m�les paroles, sans leur dissimuler toutefois le p�ril et l'horreur surtout du spectacle qui les attend. Quoique avertis cependant, en approchant de l'esplanade, les plus hardis reculent repouss�s par l'odeur m�phitique, malgr� les mouchoirs imbib�s de vinaigre dont, par l'ordre du chevalier, ils ont pris soin de se ceindre la t�te. Roze, toujours tranquille, sinon impassible, voit leurs h�sitations qui peuvent, si l'on n'en triomphe pas, devenir de la terreur panique. Il comprend que les paroles ne suffisent point et qu'il faut davantage, qu'il faut l'exemple. Il saute � bas de son cheval, s'avance au milieu de l'esplanade, et saisissant par les jambes le premier cadavre qui se trouve � sa port�e, il le tra�ne jusqu'au rempart, le soul�ve et le pr�cipite dans le bastion b�ant. � cette vue, un fr�missement parcourt la foule, un cri, le m�me cri, expression d'admiration et d'enthousiasme, sort de la poitrine de tous. --Vive Roze! Vive le chevalier! La peur qui paralysait les plus hardis, s'est �vanouie comme par enchantement. Les soldats et les autres � l'envi se pr�cipitent sur l'esplanade et le chevalier, profitant de cet �lan, dirige si habilement leurs efforts que dans un temps assez court, tous les cadavres �taient enlev�s et lanc�s dans les bastions, puis recouverts de chaux et de terre. Cela avait lieu, le 16 septembre 1720. Par une esp�ce de miracle, Roze qui semblait, comme Belsunce, couvert d'un bouclier c�leste: Sous l'aile du Seigneur, le pr�lat v�n�rable Dans le commun fl�au demeure invuln�rable; Roze en fut quitte pour une l�g�re indisposition; mais les pauvres for�ats et les braves soldats, � l'exception de deux ou trois, au bout de quelques jours, avaient succomb�, en rendant � la ville un immense, un inappr�ciable service. Le chevalier resta jusqu'� la fin intr�pide, infatigable au poste du p�ril et ce fut seulement lorsque toute trace d'�pid�mie eut disparu, qu'il songea � prendre quelque repos et � se d�mettre de ses fonctions. �Comme on a pu le remarquer dans l'histoire de plusieurs illustres bienfaiteurs de l'humanit�, dit M. Paul Autran[25], le chevalier Roze avait si peu compt� sur l'�clat de la renomm�e comme r�compense de ses belles actions, qu'il ne songea nullement � exploiter � son profit la popularit� qu'il s'�tait acquise. Il rentra dans l'obscurit�. Quant � la r�compense que son d�vouement avait si bien m�rit�e, il est vrai de dire qu'il ne semble pas qu'on ait rien fait de ce qu'on aurait d� faire en sa faveur apr�s la cessation de la peste. Dans les actes de la famille, il ne porte que le titre modeste de capitaine d'infanterie, � la suite de la garnison de Marseille. Mais qu'importe! plus de richesses et d'honneur n'auraient rien ajout� � sa gloire.� Et l� haut assur�ment, la r�compense et des plus belles ne manqua point � ce h�ros, qui fut lui aussi un h�ros chr�tien, car la religion seule peut exalter jusqu'� la sublime abn�gation d'un tel d�vouement. D'ailleurs Roze eut aussi, m�me ici-bas, une premi�re et douce r�compense. C'est � tort que des �crivains, Marmontel et Lacretelle entre autres, ont affirm� qu'il mourut dans l'indigence. Parti en 1722 de Marseille pour se rendre � Paris, d'apr�s l'invitation de quelques amis, le chevalier dut s'arr�ter au hameau de Gavotte, pr�s de Sept�mes, par suite d'un accident arriv� � sa voiture. Dans la maison qui lui donna l'hospitalit�, se trouvait une jeune et aimable personne, Mlle Labasset qui, pleine d'admiration pour son d�vouement, s'estima heureuse (quoiqu'il ne f�t ni jeune ni riche) de lui offrir sa main et avec elle sa fortune assez consid�rable. Roze, tout d�sint�ress� qu'il f�t, en acceptant la premi�re, ne put refuser la seconde. Le mariage se fit dans une chapelle d�pendant de la paroisse de Pennes; et Roze, au lieu de continuer son voyage, revint � Marseille, o� il v�cut dans la retraite, content du bien qu'il pouvait faire et de la joie qu'il trouvait dans un paisible et charmant int�rieur. Marmontel se trompe encore quand il dit que sa fille, � cause de sa pauvret�, se fit religieuse. Il mourut, sans laisser d'enfants, le 2 septembre 1733, � l'�ge de soixante-deux ans, et nul doute qu'il ait re�u � son heure supr�me la b�n�diction de son �v�que, qui devait lui survivre tant d'ann�es encore. On peut affirmer pareillement sans crainte de se tromper que, malgr� le silence qui depuis un temps s'�tait fait autour de sa gloire, la mort de Roze fut un deuil pour tous ses concitoyens et que la ville enti�re voulut assister � ses fun�railles. [21] Portraits et Histoire des hommes utiles.--1835-1836. [22] OEuvres choisies de Belsunce.--Tome 1er.--1822. [23] La Fontaine. [24] Millevoye. _La Peste de Marseille_ (po�me). [25] _�loge de Roze_, par Paul Autran.. B�RANGER Peu d'hommes ont joui de leur vivant d'une pareille popularit�, d'une telle renomm�e, mais qui ne devaient lui survivre que tr�s diminu�es, et cela fort justement d'ailleurs.--�Il a cr�� dans notre litt�rature, dit un judicieux critique, un genre qui n'existait pas avant lui, la chanson lyrique ou l'ode chant�e. Son style est toujours (non pas, certes) pur, correct, �l�gant, son vers souvent inspir�. Lorsqu'il veut chanter les malheurs ou les gloires de la patrie, il �l�ve et entra�ne. Il sait aussi exprimer des sentiments plus tendres, et faire vibrer les fibres du coeur. Toutefois, m�me sous le rapport litt�raire, il a �t� trop vant�. Comme chansonnier il manque de ga�t�; son rire est amer et n'a ni l'abandon ni l'entrain de celui de D�saugiers, son �mule. Comme po�te lyrique, il manque de souffle; il a de l'inspiration, mais une inspiration qui dure peu et ne va gu�re au-del� de la premi�re ou de la seconde strophe. Les �pith�tes oiseuses ou redondantes prennent trop souvent la place de la pens�e; les chevilles m�me n'y sont pas rares. Les refrains seuls sont toujours heureux et viennent se graver d'eux-m�mes dans la m�moire. � tout prendre, B�ranger est un po�te, un vrai po�te, mais qui doit plus encore � l'art et au travail qu'� la nature. Ses contemporains l'ont plac� au premier rang, mais la post�rit� plus juste le fera descendre au second (voire m�me au troisi�me) qui seul lui appartient.� Ce qui est par dessus tout regrettable et d�plorable, c'est que, dans les oeuvres du chansonnier, se rencontrent, et nombreuses, des pi�ces licencieuses, irreligieuses, cyniquement impies, ou qui sont empreintes des passions politiques et des haines injustes de l'�poque. Pourtant ce n'�tait point un sentiment violent qui les avait dict�es � l'auteur, s'il est vrai qu'il ait r�pondu � des amis lui conseillant de retrancher ces chansons: �Je m'en garderais bien, ce sont celles-l� qui servent de passeport aux autres.� Cette parole, que rapporte la _Biographie universelle_ de Feller, serait tellement bl�mable et coupable qu'on incline � douter de son authenticit�. Le biographe nous dit d'ailleurs: �Pendant les derni�res ann�es de sa vie, B�ranger montra des sentiments meilleurs que ceux qu'il avait eus jusque-l�; s'il n'�tait pas croyant encore, il parlait de la religion avec respect; il tenait � rappeler qu'il avait toujours �t� spiritualiste. Il avait conserv� des relations avec sa soeur qui �tait religieuse, et depuis longtemps retir�e dans un couvent o� elle priait et expiait pour son fr�re; il s'�tait mis aussi en relation avec le cur� de sa paroisse qu'il chargeait de distribuer ses aum�nes; car, quoique peu riche, il �tait bienfaisant. Lorsque sa derni�re heure approcha, le pr�tre et la religion vinrent au chevet du malade et furent bien re�us; il sortit de sa bouche des paroles sympathiques, chr�tiennes m�me, et l'on peut croire qu'un retour � Dieu plus complet et plus consolant aurait eu lieu si de malheureux amis (quels amis que ceux-l�!) n'�taient intervenus pour l'emp�cher.� Sa mort eut lieu � Paris, le 16 juillet 1857, � l'�ge de 77 ans; il �tait n� dans cette m�me ville le 19 ao�t 1780 comme lui-m�me le dit dans la chanson intitul�e le _Tailleur et la F�e_. Dans ce Paris plein d'or et de mis�re, En l'an du Christ mil sept cent quatre-vingt, Chez un tailleur, mon pauvre vieux grand-p�re, Moi, nouveau n�, sachez ce qui m'advint: Rien ne pr�dit la gloire d'un Orph�e � mon berceau qui n'�tait pas de fleurs; Mais mon grand-p�re, accourant � mes pleurs, Me trouve un jour dans les bras d'une f�e; Et cette f�e, avec de gais refrains, Calmait le cri de mes premiers chagrins. Le bon vieillard lui dit, l'�me inqui�te: �� cet enfant quel destin est promis?� Elle r�pond: �Vois-le, sous ma baguette, Gar�on d'auberge, imprimeur et commis. Un coup de foudre ajoute � mes pr�sages[26]. Ton fils atteint va p�rir consum�; Dieu le regarde, et l'oiseau ranim� Vole en chantant braver d'autres orages. ........... Tous les plaisirs, sylphes de la jeunesse, �veilleront sa lyre au sein des nuits.� Le vieux tailleur s'�crie: �Eh quoi! ma fille Ne m'a donn� qu'un faiseur de chansons! Mieux jour et nuit vaudrait tenir l'aiguille Que, faible �cho, mourir en de vains sons. --Va, dit la f�e, � tort tu t'en alarmes; De grands talents ont de moins beaux succ�s. Ses chants l�gers seront chers aux Fran�ais, Et du proscrit adouciront les larmes.� Cette pi�ce, l'une des meilleures inspirations de B�ranger, est en quelque sorte une auto-biographie du po�te comme aussi en m�me temps un sp�cimen remarquable de son talent, ce qui nous a fait la citer pour la plus grande partie. Vanit� de la gloire humaine! B�ranger � peine dans la tombe, en d�pit de ses fun�railles si magnifiques, le silence, pr�curseur de l'oubli, se fit autour de l'idole. L'ombre descendit sur la statue debout encore sur le pi�destal, mais devant laquelle la foule passait de plus en plus rapide et froide, indiff�rente, parfois d�daigneuse. Dans les rangs m�mes de ceux qui s'�taient montr�s les plus prodigues de louanges, il se trouvait des aristarques, M. Pelletan, par exemple, pour discuter, presque contester le talent, le caract�re m�me du po�te, et nous �tonner par la s�v�re impartialit� de leurs jugements. Aussi maintenant qui lit B�ranger, et combien se vend-il, bon an, mal an, de ses ouvrages? [26] L'auteur fut frapp� de la foudre dans sa jeunesse. BERTHOLLET I Peu de temps avant le 9 thermidor, un d�p�t graveleux, trouv� au fond de quelques barriques d'eau-de-vie, donna lieu � une grave accusation contre un fournisseur qui, dit-on, voulait empoisonner les soldats. On confie � un chimiste, d�j� c�l�bre, l'analyse du liquide. Tout semblait prouver qu'on cherchait un coupable afin de s'emparer des richesses du fournisseur. L'examen du liquide confirme cette pr�somption et le chimiste, n'�coutant que le devoir et la conscience, n'h�site pas � faire un rapport favorable. Appel� bient�t apr�s devant le Comit� du salut public, il est soumis � un interrogatoire qui n'�tait rien moins que rassurant. --Es-tu s�r de ce que tu dis? lui fut-il demand� d'un ton mena�ant. --Tr�s-s�r, r�pond avec calme le savant. --Ferais-tu sur toi-m�me l'�preuve de cette eau-de-vie. Le chimiste, sans r�pondre, emplit un verre du liquide et l'avale d'un trait. --Tu es bien hardi. --Moins que je ne l'�tais en �crivant mon rapport. L'accusation fut abandonn�e, gr�ce � l'intr�pide fermet� du savant qui, dans une autre circonstance, fit preuve encore du sang-froid le plus �tonnant. C'�tait pendant l'exp�dition d'�gypte: un jour, que pour certaines recherches, il remontait le Nil dans une barque, tout � coup, sur le rivage, parurent des Mameluks, et sur la barque plut une gr�le de balles. Pendant que les rameurs faisaient force de rames dans l'espoir d'�chapper, on vit le savant en question occup� � remplir ses poches des pierres, servant � lester l'embarcation. --Et que faites-vous l�? lui dit un autre voyageur. --Vous le voyez, r�pondit-il, je prends mes pr�cautions pour couler plus vite, afin de n'�tre pas mutil� par ces barbares. La barque cependant put �chapper au p�ril, et ceux qui la montaient arriv�rent sains et saufs au port. Or, le savant qui, sans y songer, donnait � nos braves soldats des le�ons de courage, c'�tait Berthollet, l'homme illustre dont Cuvier put dire � juste titre: �T�moin des �v�nements les plus surprenants, port� par eux dans des climats lointains, �lev� � de grandes places et � des dignit�s �minentes, tout ce monde ext�rieur est peu de chose pour lui en comparaison de la v�rit�. Particulier, acad�micien, s�nateur, pair de France, il n'existe que pour m�diter et pour d�couvrir. La science fait na�tre � chaque instant dans ses mains de ces proc�d�s avantageux, de ces industries fructueuses qui enrichissent les peuples; mais ce n'est point pour ces applications faciles qu'il la poursuit, c'est pour elle seule. Dans l'invention la plus utile, il ne voit qu'un th�or�me de plus, et dans ce th�or�me qu'un �chelon d'o� il s'efforce d'apercevoir et d'atteindre un th�or�me plus �lev�[27].� En effet, cet homme illustre � qui la chimie, au commencement de ce si�cle, fut redevable d'immenses progr�s, ne songea jamais � tirer parti de ses d�couvertes qu'il e�t pu tenir secr�tes, sans que personne l'en e�t bl�m�. Le chlore ne lui valut qu'un ballot de toiles blanchies par son proc�d�; encore sa d�licatesse h�sitait-elle � accepter, alors que les Anglais auraient plus volontiers encore offert de le prendre pour associ�; ce qui e�t �t� pour lui toute une fortune. �Personne n'ignore aujourd'hui ce que c'est qu'une blanchisserie berthollienne. On dit m�me dans les ateliers, _bertholler_, _berthollage_: on y entretient des ouvriers que l'on y appelle des _bertholleurs_. Rien ne met plus authentiquement le sceau au m�rite d'une d�couverte. C'est la seule r�compense qu'en ait tir�e l'auteur, et il n'en d�sira point d'autre.� Pourtant, � cette �poque ant�rieure � la R�volution, il n'�tait point riche quoique arriv� � une position d�j� fort honorable, prix de sa laborieuse pers�v�rance. II Berthollet (Claude-Louis), d'une famille originaire de la France, mais expatri�e, naquit � Talloire, � deux lieues d'Annecy, le 9 octobre 1748. Il appartenait par sa m�re, Philiberte Donier, � une des familles nobles de la Savoie: son p�re �tait ch�telain du lieu. Rien ne fut n�glig� pour l'�ducation de l'enfant, quoique la fortune des parents f�t m�diocre. Apr�s quelques ann�es pass�es au coll�ge d'Annecy, il fut envoy� � celui de Chamb�ry, et termina ses �tudes classiques au coll�ge des Provinces de Turin. Les plus brillantes carri�res semblaient ouvertes � sa jeune ambition, mais son go�t pour les sciences lui fit pr�f�rer la m�decine. Re�u docteur en 1768, il vint quelques ann�es apr�s � Paris, trouvant que dans la province les ressources lui manquaient pour l'�tude vers laquelle il se sentait plus particuli�rement entra�n�, celle de la chimie. Il ne se trompait pas; mais arriv� � Paris, o� il ne connaissait personne et la bourse assez peu garnie, il ne tarda pas � se trouver dans l'embarras. La pens�e lui vint alors de s'adresser au c�l�bre m�decin g�nevois Tronchon, son compatriote, qui, pr�venu par son air franc et ouvert et par la tournure s�rieuse de son esprit, lui fit le meilleur accueil et devint bient�t pour lui comme un p�re. Afin de lui assurer d'abord une existence tranquille, il le recommanda au duc d'Orl�ans qui le nomma l'un de ses m�decins, en m�me temps qu'il faisait mettre � la disposition du jeune savant son laboratoire de chimie, dans lequel volontiers le prince se renfermait pour exp�rimenter avec l'habile pr�parateur Guettard, son ma�tre comme celui de son p�re. Rien ne pouvait �tre plus pr�cieux pour Berthollet, qui comprit aussit�t qu'il avait trouv� sa voie, ce qui lui fut confirm� par l'illustre Lavoisier, dont il fit connaissance quelque temps apr�s. Plusieurs M�moires publi�s successivement par lui de 1776 � 1780 et �empreints, dit M. Parisot, de cette sagacit�, de cette finesse, de cette �tendue dont plus tard il devait pr�senter aux savants le mod�le accompli,� attir�rent l'attention de l'Acad�mie des sciences qui le nomma adjoint chimiste � la place de Bucquet (15 avril 1780), et cinq ans apr�s, l'admit au nombre de ses membres. Il continua d�s lors avec plus de z�le que jamais ses exp�riences et ses publications, et en 1787, de concert avec Guyton de Morveau, Lavoisier et Fourcroy, il s'occupa de la refonte de la terminologie scientifique, qu'ils r�ussirent � faire pr�valoir. �Compar� au langage extravagant que la chimie avait h�rit� de l'art herm�tique, dit Cuvier, ce nouvel idiome fut un service r�el rendu � la science, et contribua � acc�l�rer l'adoption de nouvelles th�ories.� En 1789, dans le tome II des _Annales de chimie_, notre savant publia, sous le titre de: _Blanchiment des toiles avec l'acide muriatique oxyg�n�_, le r�sultat de ses exp�riences relatives au chlore, �une d�couverte, dit Parisot, qui l'e�t rendu _dix fois millionnaire_, s'il e�t voulu l'exploiter � son seul profit.� D'autres d�couvertes �galement utiles suivirent celle-l�. On dut par exemple � Berthollet un moyen nouveau de conserver l'eau douce pour les navigations de long cours, en faisant br�ler l'int�rieur des tonneaux destin�s � la contenir. Berthollet, depuis longtemps �tait devenu Fran�ais par des lettres de naturalisation qu'il avait �t� heureux d'obtenir. Aussi, ce ne fut pas en vain, qu'en 1792, devant les menaces de la plus formidable coalition, la France fit appel au patriotisme de son fils d'adoption. De tous les points de l'horizon, au Nord, au Midi, � l'Est, � l'Ouest, des l�gions ennemies envahissaient notre territoire et la France n'avait � leur opposer que des conscrits auxquels manquaient, avec l'habitude des armes, les munitions et le mat�riel de guerre. Mais, gr�ce � Berthollet et � son ami Monge, aid�s par un petit bataillon de chimistes choisis par eux, on trouva sur notre sol m�me tout ce qu'on s'�tait trop habitu� � demander � l'�tranger: le soufre, le salp�tre, l'airain; d�s lors les produits de nos fabriques et de nos arsenaux suffirent � la prodigieuse consommation de quatorze arm�es. Aussi, n'est-on que juste, en reconnaissant et proclamant que la France, sauv�e alors de l'invasion et du d�membrement, ne dut pas moins ce bonheur au z�le infatigable de nos savants qu'� l'h�ro�que d�vouement des soldats combattant et mourant aux fronti�res. Pendant l'ann�e 1791, Berthollet fut envoy� en Italie par le Directoire comme pr�sident de la commission charg�e du choix des objets d'art les plus pr�cieux qui devaient �tre transport�s � Paris. La noble conduite de Berthollet dans ces circonstances lui valut l'estime du g�n�ral en chef Bonaparte, qui, plein d'admiration pour sa science comme pour son caract�re, r�solut d�s lors de se l'attacher. Seul il connut � l'avance le secret de l'exp�dition d'�gypte, dont il fit partie pour le plus grand avantage de la science comme de l'arm�e. Pendant l'insurrection du Caire, ce fut � son courage et � sa pr�sence d'esprit que les membres de l'Institut durent de conserver avec la vie tous les tr�sors scientifiques recueillis jusqu'alors. Quand, apr�s la lev�e du si�ge de Saint-Jean-d'Acre, la peste se d�clara dans le camp fran�ais, il n'h�sita point � s'associer � Larrey pour reconna�tre, d�s les premiers sympt�mes, la pr�sence du fl�au et indiquer les mesures qui pourraient rendre la contagion moins terrible. Monge, tomb� malade, dut la vie � ses soins fraternels. Lorsqu'on fut de retour en France, Bonaparte n'oublia pas les services rendus par notre savant, qui, membre du S�nat conservateur apr�s le 18 brumaire, fut ensuite nomm� comte, grand officier de la L�gion d'honneur, grand'croix de l'ordre de la R�union, etc. �Heureusement pour la science, dit Parisot, il ne se laissa ni �blouir, ni absorber par des fonctions aussi �lev�es, aussi importantes. Toujours il conserva sa simplicit� et son go�t pour la retraite et l'�tude.� Les revenus de ses emplois, et en particulier de la s�natorie de Montpellier, �taient d�pens�s au profit de la science et servaient � l'entretien d'un magnifique laboratoire, toujours ouvert aux �trangers comme aux amis et surtout � de nombreux �l�ves que l'illustre ma�tre voyait avec plaisir s'exercer sous ses yeux aux pr�parations les plus d�licates. Mais la g�n�rosit� de Berthollet l'ayant entra�n�, il dut enfin s'apercevoir que son budget des recettes et d�penses se soldait par un d�ficit; r�solu tout aussit�t � r�tablir l'�quilibre, mais sans d�triment pour la science, il �tablit dans sa maison l'�conomie la plus s�v�re, et vendit chevaux et voitures. On avertit l'Empereur, qui, tout aussit�t, mande Berthollet aux Tuileries. Apr�s quelques reproches bienveillants relativement au silence gard� par le savant sur sa situation critique, Napol�on lui dit: �Souvenez-vous que j'ai toujours 100,000 �cus au service de mes amis.� Et cette somme fut remise le lendemain � Berthollet, qui, tout occup� de ses exp�riences et confin� pour ainsi dire dans son laboratoire, n'en sortait que bien rarement pour se rendre aux Tuileries, et ne se montra pas plus courtisan. On ne pourrait assur�ment que l'en louer si toujours il s'en f�t tenu l�. Mais on regrette d'avoir � ajouter qu'en 1814, c�dant, para�t-il, aux conseils de son ami Laplace, il vota la d�ch�ance de Napol�on en se ralliant au gouvernement provisoire. Lui convenait-il d'agir ainsi apr�s les t�moignages d'affectueuse estime dont l'Empereur, qui l'appelait son chimiste et son ami, n'avait pas �t� pour lui avare? Berthollet se devait � lui-m�me de rester � l'�cart, et de n'accepter rien des gouvernements qui devaient succ�der � l'Empire. Mais, pour �tre juste, il ne faut pas dissimuler que son caract�re, sinon son intelligence, avait re�u un grand �branlement par suite de la terrible catastrophe qui, en 1812, lui enleva son fils unique, dont la mort fut des plus tragiques. �D�s lors, toute ga�t� fut perdue pour lui. Pendant le peu d'ann�es qu'il surv�cut, son air morne et silencieux contrastait p�niblement avec ses habitudes ant�rieures; on ne le vit plus sourire; quelquefois, une larme s'�chappait malgr� lui...� Cuvier ajoute: �Sa derni�re maladie a �t� de celles qui surprennent et d�sesp�rent la m�decine: un ulc�re charbonneux, venu � la suite d'une fi�vre l�g�re, l'a d�vor� lentement pendant plusieurs mois, mais sans lui arracher un mouvement d'impatience. Cette mort, qui arrivait � lui par le chemin de la douleur, dont, comme m�decin, il pouvait calculer les pas et pr�voir le moment, il l'a envisag�e avec autant de constance que les souffrances du d�sert ou les menaces des barbares.� Berthollet a laiss� de nombreux travaux scientifiques fort lou�s par Parisot, Cuvier, Mongellaz, etc., mais dont l'�num�ration, pas plus que l'appr�ciation ne peuvent entrer dans notre cadre. C'est l'homme plus encore que le savant que nous avons tenu � faire conna�tre, par des motifs qu'il n'est pas besoin d'indiquer � nos lecteurs. [27] Cuvier, _Notices historiques_, tome II. BOSSUET I Dois-je l'avouer? Oui, je dois le dire, le confesser hautement pour l'instruction et l'exemple de la jeunesse, je n'�tais plus un adolescent, depuis longtemps d�j� sorti des bancs du coll�ge, pourtant je nourrissais contre l'illustre �v�que de Meaux les plus �tranges pr�ventions, d'autant moins excusables que j'en jugeais par ou� dire; dans ma folle t�m�rit�, j'osais nier son g�nie sans avoir rien lu que quelques bribes de ses ouvrages, et encore avec des id�es pr�con�ues, avec le parti pris de n'y pas trouver ce qu'y voyaient, ce qu'y admiraient tous les autres. On croit ainsi, � un certain �ge, faire preuve d'ind�pendance en ayant l'air de ne pas penser comme tout le monde. Quand je lisais, dans les manuels de rh�torique et ailleurs, les �loges prodigu�s � l'_aigle de Meaux_, volontiers je haussais les �paules, car � cet aigle je trouvais, moi, une m�diocre envergure et tout au plus j'accordais qu'il f�t un passereau. J'avais appris en vain par coeur les _Oraisons fun�bres_, mauvais moyen � la v�rit� de faire go�ter les chefs-d'oeuvre par l'�colier auquel le travail souvent p�nible de la m�moire d�robe le sens de beaut�s que faute d'exp�rience, il avait d�j� bien de la peine � saisir. Les compr�t-il parfaitement, � force de les relire et de les ressasser pour retenir le mot � mot, il ne tarde pas � se blaser tout � fait sur les passages les plus sublimes et quelquefois irr�m�diablement, pour la vie. Du moins, en ce qui me concerne, ai-je �prouv� qu'il a fallu de longues ann�es avant que ces auteurs latins ou fran�ais, et je dis les meilleurs et ceux-l� surtout, trop appris par coeur dans la jeunesse, retrouvassent pour moi le charme de la nouveaut� et que j'y d�couvrisse ces d�tails admirables, cette gr�ce ou cette majest� que tant de fois j'avais entendu vanter nagu�re, sans y croire autrement que sur parole et sous b�n�fice d'inventaire. Ainsi m'arriva-t-il pour Virgile, pour Boileau, Corneille, La Fontaine, Racine et tout particuli�rement pour Bossuet contre lequel, qui sait pourquoi? ma pr�vention �tait plus opini�tre, peut-�tre parce que je le connaissais moins que les autres. En outre des _Oraisons fun�bres_, je n'avais gu�re lu que le _Discours sur l'Histoire universelle_, et pr�cis�ment � l'�poque o�, par la compl�te ignorance des choses de la vie, on se passionne pour les sottes inventions du roman. Aussi le volume de Bossuet m'avait m�diocrement int�ress�, et par le souvenir quelconque que j'en gardais, je restais un admirateur singuli�rement ti�de du grand �crivain, et m�me, � parler rondement, je ne l'admirais pas du tout, me g�nant peu pour le dire. Bien au contraire, avec cette outrecuidance et cet aplomb qui sont le propre du jeune homme d'autant plus tranchant qu'il ignore davantage, je mettais une sorte de vanit�, vanit� sotte, � d�nigrer l'homme illustre, et je parlais de son g�nie avec une irr�v�rence dont le seul ressouvenir me fait aujourd'hui monter la rougeur au front. La contradiction d'hommes sens�s, d'hommes graves, juges comp�tents, ne faisait que m'exasp�rer, et me pousser � multiplier les sottises et les blasph�mes. �Ce temps dura son temps,� comme s'exprime Lacordaire; apr�s quelques ann�es, m'�clairant par l'exp�rience, et moins affol� des lectures frivoles, je commen�ai par l'�tude, par la r�flexion, � prendre go�t aux vraies beaut�s litt�raires, � rectifier mon jugement fauss�, � revenir sur mes pr�ventions, sans �tre enti�rement raisonnable toutefois, particuli�rement � l'�gard de Bossuet, peut-�tre, � cause de la fameuse _Histoire Universelle_, lue ou plut�t feuillet�e en temps inopportun et � laquelle je gardais rancune et par contre coup � son auteur. Or, certain soir que, devant un homme respectable, � qui je dois �tre reconnaissant � toujours du service qu'il me rendit alors, je m'exprimais sur le compte de Bossuet �crivain en termes assez lestes et le qualifiais comme je ne ferais pas maintenant tel de nos plumitifs � la douzaine, je fus interrompu vivement quoique pourtant sans humeur par l'auditeur en question qui me dit: �Je ne puis m'emp�cher de vous l'avouer, mon jeune ami, ce langage m'afflige pour vous; je le comprendrais � peine chez un lyc�en ennuy� du pensum et de la retenue. Mais vous n'en �tes plus l�, Dieu merci? Excusez-moi de vous le dire, pour en parler sur ce ton, il faut que vous ne connaissiez pas ou connaissiez bien peu celui que vous attaquez. --Comment donc! j'ai appris par coeur ses _Oraisons fun�bres_; j'ai lu, il n'y a pas longtemps encore, son _Histoire universelle_, qui franchement me para�t au-dessous de sa r�putation; je n'ai pu m�me aller jusqu'au bout tout d'une haleine au moins. --Sans doute, comme vous faisiez pour les romans de Walter Scott ou de Cooper? --Je ne dis pas non. --Mais maintenant qu'il n'en est plus ainsi, que les oeuvres de pure imagination sont appr�ci�es par vous � leur valeur, et que votre esprit s'�tant m�ri, vous prenez go�t � des choses tout � la fois plus s�rieuses et plus litt�raires, je m'�tonne de cette obstination, dans ce qui n'est pour moi qu'un d�plorable pr�jug�. --Pr�jug�? --Oui, pr�jug�! car chez vous, mon ami, je ne puis croire que ce soit d�faut d'intelligence. Mais vous en reviendrez, je n'en doute pas, quand vous aurez consenti � �tudier les pi�ces du proc�s, et que vous pourrez vous prononcer en connaissance de cause. Tenez, sans �tre proph�te, je ne crains pas d'affirmer que si, quelque jour, il vous tombe sous la main par exemple un recueil des _Sermons_ de Bossuet (pour moi son oeuvre capitale quoique peut-�tre pas la plus populaire), la lumi�re se fera et votre opinion, sur l'homme incomparable, changera du tout au tout. --Si jamais cela arrive.... --Je n'en fais pas l'ombre d'un doute: plus t�t ou plus tard, vous penserez de Bossuet ce qu'en pensait un homme qui, lui aussi, avait du g�nie et n'est point suspect de... gallicanisme, l'illustre Joseph de Maistre. Il n'a pas craint de dire � propos d'une citation du sermon sur l'_Amour des Plaisirs_, par Bossuet: �_Cet homme dit ce qu'il veut; rien n'est au-dessous ni au-dessus de lui._� --C'est de Maistre qui a dit cela? --Lui-m�me dans le deuxi�me entretien des _Soir�es de Saint-P�tersbourg_. Mais dans ses lettres il s'exprime en termes bien plus �nergiques encore! �Cet homme, dit-il, est mon grand oracle. Je plie volontiers sous cette trinit� de talents qui fait entendre � la fois dans chaque phrase un logicien, un orateur et un proph�te.� Se peut-il un langage plus d�cisif? --Voil� qui donne � r�fl�chir, car de Maistre, depuis que j'ai lu, je ne sais o�, ses fameuses pages sur le bourreau comme celles sur la guerre, est pour moi un �crivain de premier ordre et dont le jugement m�rite grande consid�ration. Aussi vous me donneriez la tentation.... D'aventure, auriez-vous dans votre biblioth�que l'ouvrage en question et vous serait-il possible de me le pr�ter? --Parfaitement, j'ai l�, sur ce rayon, � droite, quatre volumes compactes des _Sermons choisis_ de Bossuet. Vous pouvez les emporter et les lire tout � loisir. J'ai bon espoir, ou plut�t j'ai la certitude qu'avant la fin du premier volume vous ne penserez pas autrement que moi sur le grand orateur et que vous ferez hautement votre peccavi, trop heureux de le faire. --Nous verrons bien! Grand merci toujours pour le pr�t des volumes que je garderai le moins longtemps qu'il me sera possible. --Gardez-les tout le temps n�cessaire � votre �dification.... litt�raire. On ne lit pas cela comme un roman ou un volume de po�sies. Il vous faut toujours bien quelques semaines.� Or, moins de huit jours apr�s, je rapportais les quatre volumes. �Quoi! d�j�! me dit l'ami presque avec l'accent du reproche. Est-il donc possible que vous ayez pris si peu go�t � cette lecture et qu'elle vous ait lass� si vite? --Bien au contraire, elle m'a surpris, ravi, enthousiasm� jusqu'� l'extase, jusqu'au d�lire. Bossuet est aussi pour moi maintenant le sublime orateur, l'incomparable �crivain; et si j'ai quelque regret, c'est qu'on ne songe pas � lui �lever dans sa ville �piscopale une statue, je serais des premiers � souscrire. Ah! mon ami, que je vous remercie de me l'avoir fait conna�tre! Quel homme! quel homme! qui dit tout ce qu'il veut dire, en effet, et comme il le veut. � la merveilleuse, l'inimitable �loquence, inimitable parce qu'elle joint � la solidit� du fond la beaut� de la forme, d'une forme d'autant plus admirable qu'elle d�daigne toute recherche, et qu'elle fait tout naturellement � la pens�e un v�tement splendide! Quelle profondeur et quelle �l�vation! Quelle puissance et quelle majest�! Quelle ample et royale faconde! Ce style, plus plein encore de choses que de mots, s'�panche � larges ondes, en flots imp�tueux, comme le fleuve des Cordilli�res jaillit de la source intarissable. Merci mille fois, merci de m'avoir conduit par la main et un peu malgr� moi � la d�couverte de tr�sors que je m'obstinais � m�conna�tre et dans lesquels je me promets de puiser hardiment sans crainte de jamais les tarir. Si je vous rapporte ces volumes, c'est qu'apr�s lecture des deux premiers, j'ai couru chez le libraire pour me procurer l'ouvrage que j'ai achet� bel et bien sur mes �conomies. Ce sont l� de ces livres qu'il faut avoir � soi, assur� qu'on est de pouvoir les lire et relire dix fois plut�t qu'une. Que n'ai-je la bo�te de c�dre dans laquelle Alexandre renfermait l'_Iliade_, j'y mettrais, moi, l'oeuvre de Bossuet et la placerais aussi sous mon chevet! --Et l�, l�, doucement, mon ami! Je ne dis pas que vous exag�riez maintenant dans la louange; mais je crains l'exc�s de cet enthousiasme si soudain parce que la r�action peut �tre � redouter. --Non, non, certes non! Ne vous troublez pas de ce souci. Mon enthousiasme ne sera point un feu de paille parce qu'il ne vient pas de la surprise. Je ne crois pas qu'il y ait pr�somption de ma part � affirmer, � jurer que je penserai toujours de m�me et que vous ne me verrez pas, f�t-ce apr�s dix ans, apr�s vingt ans, me refroidir. Je ne m'�tais point trop avanc� et il n'y avait point t�m�rit� dans ces affirmations. Je ne me suis jamais lass� de la lecture ou plut�t de l'�tude de ces admirables sermons dans lesquels je d�couvrais sans cesse des beaut�s nouvelles. Quel moraliste et quel po�te � la fois que ce puissant orateur et dans lequel on ne sait ce qu'il faut admirer le plus ou l'encha�nement logique du discours ou l'�nergie et la v�rit� des tableaux, ou la profondeur des pens�es et la force des expressions! On n'aurait que l'embarras du choix pour les citations. Quelle �tonnante et fid�le peinture par exemple que celle qu'il nous fait de la vie et des illusions ou occupations qui jusqu'� la fin nous amusent! II �Consid�rez, je vous prie, � quoi se passe la vie humaine. Chaque �ge n'a-t-il pas ses erreurs et sa folie? Qu'y a-t-il de plus insens� que la jeunesse bouillante, t�m�raire et mal avis�e, toujours pr�cipit�e dans ses entreprises, � qui la violence de ses passions emp�che de conna�tre ce qu'elle fait? La force de l'�ge se consume en mille soins et mille travaux inutiles. Le d�sir d'�tablir son cr�dit et sa fortune; l'ambition et les vengeances, et les jalousies, quelles temp�tes ne causent-elles pas � cet �ge? Et la vieillesse paresseuse et impuissante, avec quelle pesanteur s'emploie-t-elle aux actions vertueuses! combien est-elle froide et languissante! combien trouble-t-elle le pr�sent par la vue d'un avenir qui lui est funeste! �Jetons un peu la vue sur nos ans qui se sont �coul�s; nous d�sapprouverons presque tous nos desseins, si nous sommes juges un peu �quitables; et je n'en exempte pus les emplois les plus �clatants, car, pour �tre les plus illustres, ils n'en sont pas pour cela les plus accompagn�s de raison. La plupart des choses que nous avons faites, les avons-nous choisies par une m�re d�lib�ration? N'y avons-nous pas plut�t �t� engag�s par une certaine chaleur inconsid�r�e, qui donne le mouvement � tous nos desseins? Et dans les choses m�mes dans lesquelles nous croyons avoir apport� le plus de prudence, qu'avons-nous jug� par les vrais principes? Avons-nous jamais song� � faire les choses par leurs motifs essentiels et par leurs v�ritables raisons? Quand avons-nous cherch� la bonne constitution de notre �me? quand nous sommes-nous donn� le loisir de consid�rer quel devait �tre notre int�rieur, et pourquoi nous �tions en ce monde? Nos amis, nos pr�tentions, nos charges et nos emplois, nos divers int�r�ts que nous n'avons jamais entendus, nous ont toujours entra�n�s; et jamais nous ne sommes pouss�s que par des consid�rations �trang�res. Ainsi se passe la vie, parmi une infinit� de vains projets et de folles imaginations; si bien que les plus sages, apr�s que cette premi�re ardeur qui donne l'agr�ment aux choses du monde est un peu temp�r�e par le temps, s'�tonnent le plus souvent de s'�tre si fort travaill�s pour rien[28]�. A-t-on mieux que Bossuet d�chiffr� l'insatiable convoitise qui, de m�me qu'une autre non moins terrible passion, jamais ne dit: c'est assez! _asser!_ _asser!_ �Premi�rement, chr�tiens, c'est une fausse imagination des �mes simples et ignorantes, qui n'ont pas exp�riment� la fortune, que la possession des biens de la terre rend l'�me plus libre et plus d�gag�e. Par exemple on se persuade que l'avarice serait tout � fait �teinte, que l'on n'aurait plus d'attache aux richesses, si l'on en avait ce qu'il faut. Ah! c'est alors, disons-nous, que le coeur qui se resserre dans l'inqui�tude du besoin, reprendra sa libert� tout enti�re dans la commodit� et dans l'aisance. Confessons la v�rit� devant Dieu: tous les jours, nous nous flattons de cette pens�e; mais certes nous nous abusons, notre erreur est extr�me. C'est une folie de s'imaginer que les richesses gu�riront l'avarice, ni que cette eau puisse �tancher cette soif. Nous voyons par exp�rience que le riche, � qui tout abonde, n'est pas moins impatient dans ses pertes que le pauvre � qui tout manque; et je ne m'en �tonne pas: car il faut entendre, messieurs, que nous n'avons pas seulement pour tout notre bien une affection g�n�rale, mais que chaque petite partie attire une affection particuli�re; ce qui fait que nous voyons ordinairement que l'�me n'a pas moins d'attache, que la perte n'est pas moins sensible dans l'abondance que dans la disette. Il en est comme des cheveux qui font toujours sentir la m�me douleur, soit qu'on les arrache d'une t�te chauve, soit qu'on les tire d'une t�te qui en est couverte: on sent toujours la m�me douleur � cause que chaque cheveu ayant sa racine propre, la violence est toujours �gale. Ainsi, chaque petite parcelle du bien que nous poss�dons tenant dans le fond du coeur par sa racine particuli�re, il s'ensuit manifestement que l'opulence n'a pas moins d'attache que la disette, au contraire, qu'elle est du moins en ceci, et plus captive, et plus engag�e, qu'elle a plus de liens qui l'encha�nent et un plus grand poids qui l'accable[29]�. Quoi de plus �loquent et en m�me temps de plus vrai que ce morceau sur les passions! �Si vous regardez la nature des passions auxquelles vous abandonnez votre coeur, vous comprendrez ais�ment qu'elles peuvent devenir un supplice intol�rable. Elles ont toutes en elles-m�mes des peines cruelles, des d�go�ts, des amertumes. Elles ont toutes une infinit� qui se f�che de ne pouvoir �tre assouvie; ce qui m�le dans elles toutes des emportements qui d�g�n�rent en une esp�ce de fureur non moins p�nible que d�raisonnable. L'amour impur, s'il m'est permis de le nommer dans cette chaire, a ses incertitudes, ses agitations violentes, et ses r�solutions irr�solues et l'enfer de ses jalousies. _Dura sicut infernus simulatio_: et le reste que je ne dis pas. L'ambition a ses captivit�s, ses empressements, ses d�fiances et ses craintes, dans sa hauteur m�me qui est souvent la mesure de son pr�cipice. L'avarice, passion basse, passion odieuse au monde, amasse non-seulement les injustices, mais encore les inqui�tudes avec les tr�sors. Eh! qu'y a-t-il donc de plus ais� que de faire de nos passions une peine plus insupportable en leur �tant, comme il est tr�s juste, ce peu de douceur par o� elles nous s�duisent, et leur laissant seulement les inqui�tudes cruelles et l'amertume dont elles abondent.... �Je ferai sortir du milieu de toi le feu qui d�vorera tes entrailles� dit le proph�te. Je ne l'enverrai pas de loin contre toi, il prendra dans ta conscience, et ses flammes s'�lanceront du milieu de toi, et ce seront tes p�ch�s qui le produiront. Le pensez-vous chr�tiens, que vous fabriquiez en p�chant l'instrument de votre supplice �ternel? Cependant vous le fabriquez. Vous avalez l'iniquit� comme l'eau; vous avalez des torrents de flammes[30]�. Quelle sublime ironie et quelle profondeur dans ces quelques lignes � l'adresse des ambitieux dont les �v�nements, conduits par une myst�rieuse providence, d�jouent si facilement et si continuellement les desseins! _Et nunc reges intelligite!_ �En effet, consid�rez, chr�tiens, ces grands et puissants g�nies; ils ne savent tous ce qu'ils font: Ne voyons-nous pas tous les jours manquer quelque ressort � leurs grands et vastes desseins, et que cela ruine toute l'entreprise? L'�v�nement des choses est ordinairement si extravagant, et revient si peu aux moyens que l'on y avait employ�s, qu'il faudrait �tre aveugle pour ne pas voir qu'il y a une puissance occulte et terrible qui se pla�t � renverser les desseins des hommes, qui se joue de ces grands esprits qui s'imaginent remuer tout le monde, et qui ne s'aper�oivent pas qu'il y a une raison sup�rieure qui se sert et se moque d'eux comme ils se servent et se moquent des autres[31]�. Voici maintenant sur la souffrance une page merveilleusement consolante pour les infortun�s et qu'ils ne sauraient trop m�diter et relire! �Oui, je le dis encore une fois, les grandes prosp�rit�s ordinairement sont des supplices et les ch�timents sont des gr�ces. �Car qui est le fils, dit l'Ap�tre, que son p�re ne corrige pas?�.... Il n'est pas � propos que tout nous succ�de; il est juste que la terre refuse ses fruits � qui a voulu go�ter le fruit d�fendu. Apr�s avoir �t� chass�s du paradis, il faut que nous travaillions avec Adam, et que ce soit par nos fatigues et nos sueurs que nous achetions le pain de vie.--Quand tout nous rit dans le monde, nous nous y attachons trop facilement; le charme est trop puissant et l'enchantement trop fort. Ainsi, mes fr�res, si Dieu nous aime, croyez qu'il ne permet pas que nous dormions � notre aise dans ce lieu d'exil. Il nous trouve dans nos vains divertissements, il interrompt le cours de nos imaginaires f�licit�s, de peur que nous ne nous laissions entra�ner aux fleuves de Babylone, c'est-�-dire au courant des plaisirs qui passent. Croyez donc tr�s certainement, � enfants de la nouvelle alliance, que lorsque Dieu vous envoie des afflictions, c'est qu'il veut briser les liens qui vous tenaient attach�s au monde, et vous rappeler � votre patrie. Le soldat est trop l�che qui veut toujours �tre � l'ombre; et c'est �tre trop d�licat que de vouloir vivre � son aise et en ce monde et en l'autre.... Ne t'�tonne donc pas, chr�tien, si J�sus-Christ te donne part � ses souffrances, afin de t'en donner � sa gloire[32]�. Dans le sermon sur les _Obligations de l'�tat religieux_, il est sur le mariage plusieurs pages que j'ai lues d'abord avec une sorte de stupeur et dans lesquelles, aujourd'hui encore, j'inclinerais � trouver quelque exag�ration quoique avec un fond de v�rit�. Mais la franchise de l'expression, comme la profondeur de l'observation, et l'�loquente r�alit� de certains d�tails m'avaient frapp�, et je n'ai pu r�sister � la tentation de cette nouvelle citation encore qu'un peu longue. �Demandez, voyez, �coutez: que trouvez-vous dans toutes les familles, dans les mariages m�me qu'on croit les mieux assortis et les plus heureux, sinon des peines, des contradictions, des angoisses? Les voil� ces tribulations dont parle l'Ap�tre; il n'en a point parl� en vain. Le monde en parle encore plus que lui; toute la nature humaine est en souffrance. Laissons-l� tant de mariages pleins de dissensions scandaleuses; encore une fois, prenons les meilleurs: il n'y para�t rien de malheureux; mais pour emp�cher que rien n'�clate, combien faut-il que le mari et la femme souffrent l'un de l'autre! �Ils sont tous deux �galement raisonnables, si vous le voulez: chose �trangement rare, et qu'il n'est pas permis d'esp�rer; mais chacun a ses humeurs, ses pr�ventions, ses habitudes, ses liaisons. Quelques convenances qu'ils aient entre eux, les naturels sont toujours assez oppos�s pour causer une contrari�t� fr�quente dans une soci�t� si longue: on se voit de si pr�s, si souvent, avec tant de d�fauts de part et d'autre, dans les occasions les plus naturelles et les plus impr�vues, o� l'on ne peut point �tre pr�par�; on se lasse, le go�t s'use, l'imperfection rebute, l'humanit� se fait sentir de plus en plus; il faut � toute heure prendre sur soi, et ne pas montrer tout ce qu'on y prend; il faut � son tour prendre sur son prochain, et s'apercevoir de sa r�pugnance. La complaisance diminue, le coeur se dess�che; on se devient une croix l'un � l'autre: on aime sa croix, je le veux; mais c'est la croix qu'on porte. Souvent on ne tient plus l'un � l'autre que par devoir tout au plus, ou par une estime s�che, ou par une amiti� alt�r�e et sans go�t, et qui ne se r�veille que dans les fortes occasions. Le commerce journalier n'a presque rien de doux: le coeur ne s'y repose gu�re; c'est plut�t une conformit� d'int�r�t, un lien d'honneur, un attachement fid�le, qu'une amiti� sensible et cordiale. Supposons m�me cette vive amiti�: que fera-t-elle? o� peut-elle aboutir? Elle cause aux deux �poux des d�licatesses, des sensibilit�s, des alarmes. Mais voici o� je les attends: enfin, il faudra que l'un soit presque inconsolable � la mort de l'autre; et il n'y a point dans l'humanit� de plus cruelles douleurs que celles qui sont pr�par�es par le meilleur mariage du monde. �Joignez � ces tribulations celle des enfants, ou indignes et d�natur�s, ou aimables mais insensibles � l'amiti�; ou pleins de bonnes et de mauvaises qualit�s, dont le m�lange fait le supplice des parents; ou enfin heureusement n�s et propres � d�chirer le coeur d'un p�re et d'une m�re qui dans leur vieillesse voient, par la mort pr�matur�e de cet enfant, �teindre toutes leurs esp�rances. Ajouterai-je encore toutes les traverses qu'on souffre dans la vie par les voisins, par les ennemis, par les amis m�me, les jalousies, les artifices, les calomnies, les proc�s, les pertes de biens, les embarras des cr�anciers! Est-ce vivre? � affreuses tribulations, qu'il est doux de vous voir de loin dans la solitude![33]� Voil� certes qui doit consoler un peu le c�libataire contrist� de son isolement, et qui ne semble pas fait pour encourager � l'hymen! Mais le grand moraliste chr�tien, s'il donne la pr�f�rence � la vie la plus parfaite, ne dissimule pas que l'�tat religieux, lui aussi, a ses �preuves, ses peines, ses tentations contre lesquelles on ne saurait �tre trop en garde. � la page �tonnante que celle-ci choisie entre plusieurs autres: �Mais pendant que les enfants du si�cle parlent ainsi, quel est le langage de ceux qui doivent �tre enfants de Dieu? H�las! ils conservent une estime et une admiration secr�te pour les choses les plus vaines, que le monde m�me, tout vain qu'il est, ne peut s'emp�cher de m�priser. � mon Dieu, arrachez, arrachez du coeur de vos enfants cette erreur maudite. J'en ai vu, m�me de bons, de sinc�res dans leur pi�t�, qui, faute d'exp�rience, �taient �blouis d'un �clat grossier. Ils �taient �tonn�s de voir des gens, avanc�s dans les honneurs du si�cle, leur dire. �_Nous ne sommes point heureux!_� Cette v�rit� leur �tait encore nouvelle, comme si l'�vangile ne la leur avait pas r�v�l�e, comme si leur renoncement au monde n'avait pas d� �tre fond� sur une pleine et constante persuasion de sa vanit�. �Oh! qu'elle est redoutable cette puissance des t�n�bres qui aveugle les plus clairvoyants! C'est une puissance d'enchanter les esprits, de les s�duire, de leur �ter la v�rit� m�me, apr�s qu'ils l'ont crue, sentie, aim�e. � puissance terrible, qui r�pand l'erreur, qui fait qu'on ne voit plus ce qu'on voyait, qu'on craint de le revoir, et qu'on se compla�t dans les t�n�bres de la mort..... On promet � Dieu d'entrer dans cet �tat de nudit� et de renoncement; on le promet et c'est � Dieu: on le d�clare � la face des saints autels; mais apr�s avoir go�t� le don de Dieu, on retombe dans le pi�ge de ses d�sirs. L'amour-propre, avide et timide, craint toujours de manquer: il s'accroche � tout, comme une personne qui se noie se prend � tout ce qu'elle trouve, m�me � des ronces et � des �pines pour se sauver. Plus on �te � l'amour-propre, plus il s'efforce de reprendre d'une main ce qui �chappe � l'autre. Il est in�puisable en beaux pr�textes; il se replie comme un serpent, il se d�guise, il prend toutes les formes; il invente mille nouveaux besoins, pour flatter sa d�licatesse et pour autoriser ses rel�chements. Il se d�dommage en petits d�tails des sacrifices qu'il a faits en gros: il se retranche dans un meuble, dans un habit, un livre, un rien qu'on n'oserait nommer; il tient � un emploi, � une confidence, � une marque d'estime, � une vaine amiti�. Voil� ce qui lui tient lieu des charges, des honneurs, des richesses, des rangs que les ambitieux du si�cle poursuivent: tout ce qui a un go�t de propri�t�, tout ce qui fait une petite distinction, tout ce qui console l'orgueil abattu et resserr� dans des bornes si �troites, tout ce qui nourrit un reste de vie naturelle, et qui soutient ce qu'on appelle le moi; tout cela est recherch� avec avidit�. On le conserve, on craint de le perdre; on le d�fend avec subtilit�, bien loin de l'abandonner; quand les autres nous le reprochent, nous ne pouvons nous r�soudre � nous l'avouer � nous-m�mes: on est plus jaloux l�-dessus qu'un avare ne le fut jamais de son tr�sor. �Ainsi la pauvret� n'est qu'un nom, et le grand sacrifice de la pi�t� chr�tienne se tourne en pure illusion et en petitesse d'esprit. On est plus vif pour des bagatelles que les gens du monde ne le sont pour les plus grands int�r�ts; on est sensible aux moindres commodit�s qui manquent: on ne veut rien poss�der, mais on veut tout avoir, m�me le superflu, si peu qu'il flatte notre go�t: non-seulement la pauvret� n'est point pratiqu�e, mais elle est inconnue. On ne sait ce que c'est que d'�tre pauvre par la nourriture grossi�re, pauvre par la n�cessit� du travail, pauvre par la simplicit� et la petitesse du logement, pauvre dans tout le d�tail de la vie.� Le lecteur n'aura point regret � ces citations encore que multipli�es; il les pr�f�rerait certainement � une notice forc�ment �court�e, qui dans ces proportions r�duites se trouve partout, mais dont pourtant nous ne croyons pas pouvoir nous dispenser comme on le verra plus loin. Bossuet est surtout dans ses �crits, en outre _du Discours sur l'Histoire universelle_ et les _Sermons_, dans l'_Histoire des Variations_, le _Commentaire sur les �vangiles_, les _�l�vations sur les Myst�res_, etc, etc, et aussi dans ses _Lettres_ o� son g�nie, dans la spontan�it� et la familiarit� du style �pistolaire, garde sa grandeur et sa sublimit�[34]. M�me dans l'abandon de la correspondance intime qui semble devoir le retenir sur la terre, plus d'une fois l'Aigle tout � coup prend son vol qui l'emporte vers les hauteurs, et l�, planant dans l'espace et s'�levant toujours, il appara�t de loin aux regards �blouis encore l'astre-roi qu'il fixe incessamment de sa prunelle immobile. III Terminons, comme nous l'avons promis, par quelques d�tails biographiques: Bossuet (Jacques B�nigne) naquit � Dijon, le 27 septembre 1627, d'une famille de magistrats. Il avait six ans lorsque son p�re, nomm� conseiller au parlement de Metz nouvellement institu�, alla s'�tablir dans cette ville, mais en laissant ses deux fils au coll�ge de Dijon dirig� par les J�suites. Bossuet quitta cette maison neuf ans apr�s, envoy� par ses parents � Paris, comme pensionnaire au coll�ge de Navarre dont le grand ma�tre �tait Nicolas Cornet, c�l�bre par son savoir et sa pi�t�, et qui, prompt � distinguer son nouvel �l�ve, le prit en grande affection. D�s l'ann�e suivante, Bossuet �soutenait sa premi�re th�se et avec un tel �clat, dit la _Biographie universelle_ de Michaud, qu'on parla de lui � Paris comme d'un prodige. On voulut le voir � l'h�tel de Rambouillet. Le comte de Feuqui�res l'y amena, et l�, pour essayer cette abondance de pens�es et cette facilit� d'expression dont il semblait dou�, on l'invita � composer un sermon. Au milieu de cette assembl�e des plus beaux esprits de France, Bossuet pronon�a, apr�s quelques instants de r�flexion, un sermon qui fut accueilli par l'admiration g�n�rale.� En 1652, Bossuet fut ordonn� pr�tre, apr�s une retraite qu'il fit sous la direction de Saint Vincent de Paul, qui devint d�s lors son ami et l'admit � ses conf�rences du mardi o� l'on traitait de tout ce qui a rapport au minist�re eccl�siastique. Le v�n�rable Cornet, dont l'affection pour Bossuet n'avait fait que s'accro�tre, voulait le faire nommer � sa place grand ma�tre du coll�ge de Navarre auquel la munificence de Mazarin permettait de donner de nouveaux et grands d�veloppements. Mais Bossuet se jugea trop jeune pour une pareille t�che et, malgr� tous les motifs qui semblaient devoir le retenir � Paris, il alla se fixer pr�s de sa famille � Metz. Nomm� chanoine de la cath�drale, il se livra avec z�le aux devoirs du minist�re et particuli�rement � la pr�dication. La foule se pressait � ses sermons qui d�termin�rent parmi les protestants de nombreuses conversions. Appel� fr�quemment � Paris pour les affaires du chap�tre, il pr�cha et avec un grand succ�s dans cette ville, particuli�rement un Avent et un Car�me devant le roi et la reine m�re; il pronon�a aussi plusieurs pan�gyriques, entre autres celui de Saint Paul qui fut fort remarqu�. Vers la m�me �poque, parut le beau livre de l'_Exposition de la Doctrine catholique_, compos� d'abord � l'intention de Turenne et qui aida fort � sa conversion. En 1669, Bossuet devint �v�que de Condom; deux mois apr�s, il pronon�ait l'oraison fun�bre d'Henriette d'Angleterre, l'un de ses chefs-d'oeuvre. Nomm� l'ann�e suivante pr�cepteur du Dauphin, il accepta ces nouvelles fonctions, mais en se d�mettant de son �v�ch� et ne voulut, comme indemnit�, qu'un modeste b�n�fice. C'est alors que furent compos�s, pour l'instruction du Dauphin, quelques-uns des meilleurs ouvrages de l'auteur, le _Discours sur l'Histoire universelle_, la _Politique tir�e de l'�criture sainte_, le _Trait� de la connaissance de Dieu et de soi-m�me_. En 1781, l'�ducation du jeune prince �tant termin�e, le roi, pour r�compenser Bossuet, le nomma �v�que de Meaux. �Il embrassa d�s lors avec z�le les devoirs de l'�piscopat, il reprit la pr�dication pour les fid�les de son dioc�se.... Son �loquence avait laiss� de longs souvenirs et une tradition de respect et d'admiration pour son troupeau. Il s'occupa sans cesse d'instructions pastorales, de pieuses recommandations; il composa des pri�res et un cat�chisme qui depuis a �t� g�n�ralement adopt�; lui-m�me l'enseignait quelquefois aux petits enfants[35].� Dans la regrettable assembl�e du clerg� de 1782, r�unie � Paris par la volont� du roi, en opposition au pape, Bossuet, lors de la s�ance d'ouverture, pronon�a un sermon sur l'_Unit� de l'�glise_ �ayant surtout pour but de montrer qu'on ne songeait point � s'en �carter. Mais, dit le biographe d�j� cit�, ce discours se sent un peu de l'embarras o� se trouvait Bossuet � la fois si soumis et si d�vou� aux deux puissances et _contraint_ � combattre l'une au nom de l'autre.� Pourquoi contraint? L'illustre orateur n'aurait-il pas pu et d�, dans cette circonstance, conserver vis-�-vis de la royaut� l'ind�pendance et la franchise dont il avait fait preuve en d'autres temps relativement � la conduite priv�e du roi. On sait que, condamnant avec un saint courage ses liaisons adult�res, plus d'une fois il obtint de Louis XIV la cessation du scandale; par malheur trop fr�quente �tait la rechute. Au milieu de ses sollicitudes pastorales, Bossuet continuait la r�daction et la publication de ses ouvrages, et en particulier sa pol�mique avec les protestants, qui n'eurent pas une r�ponse s�rieuse � opposer � l'_Histoire des Variations_, le chef-d'oeuvre du genre. Puis vint, � propos de la trop c�l�bre Madame Guyon, l'affaire du qui�tisme dans laquelle Bossuet, ayant compl�tement raison quant au fond, ne sut pas toujours temp�rer dans la forme l'emportement de son z�le. Dans sa pol�mique avec F�nelon qu'on vit, si prompt � reconna�tre son erreur et � se condamner lui-m�me apr�s la d�cision venue de Rome, Bossuet, trop souvent passionn� et violent, ne se souvint pas assez des �gards dus � un ancien ami, et son langage comme son attitude, qui contrastaient si fort avec la mod�ration de son adversaire, lui firent tort dans l'esprit de beaucoup de personnes. On l'accusait de duret� et d'orgueil, quand il ne para�t avoir c�d� qu'� l'impatience de la contradiction et � l'ardeur de son z�le dans des questions dont il s'exag�rait, ce semble, l'importance par une certaine tendance � la s�v�rit� contrastant avec la mod�ration de son langage vis-�-vis des messieurs du Port Royal. C'est aller trop loin et exag�rer d'une autre fa�on que d'insinuer, comme l'ont fait quelques-uns, qu'il inclinait vers leurs doctrines. � propos de la pol�mique dont il est parl� plus haut, racontons une anecdote qui prouve les sentiments dont Bossuet �tait anim� et la vivacit� passionn�e de ses convictions. �Qu'auriez-vous fait si j'avais soutenu M. de Cambrai? lui demanda Louis XIV un jour. --Sire, r�pondit Bossuet, j'aurais cri� vingt fois plus haut.� L'�v�que de Meaux touchait � sa soixante-seizi�me ann�e et son intelligence n'avait point faibli, sa sant� semblait robuste encore, lorsqu'il ressentit tout � coup les premi�res et douloureuses atteintes de la maladie (la pierre) � laquelle il devait succomber le 12 avril 1704, � Paris, o� il se trouvait. De cette ville son corps fut ramen� � Meaux et enterr� dans la cath�drale apr�s des fun�railles solennelles. �Aujourd'hui, dit Michaud, l'on peut plus franchement prononcer que, parmi les hommes �loquents, aucun ne l'a �t� � la mani�re de Bossuet. Jamais l'�loquence ne fut plus d�gag�e de tout artifice, de tout calcul: c'est une grande �me qui se montre � nu et qui entra�ne avec elle. Les mots, l'art de les disposer, l'harmonie des sons, la noblesse ou le vulgaire des expressions, rien n'importe � Bossuet; sa pens�e est si forte que tout lui est bon pour l'exprimer.� [28] Sermon sur _la Loi de Dieu_. [29] _Sermon sur l'Imp�nitence finale._ [30] Sermon sur la _N�cessit� de la P�nitence_. [31] Sermon sur la _Loi de Dieu_. [32] Sermon sur l'_Utilit� des souffrances_. [33] _Sur les obligations de l'�tat religieux._ [34] Entre ses ouvrages nous ne mentionnons pas m�me pour m�moire: _La D�fense de l'�glise Gallicane_, ouvrage posthume appr�ci� par J. de Maistre � sa juste valeur, et fort suspect puisqu'il fut publi�, sur une copie de provenance �quivoque, et quarante ans apr�s la mort de Bossuet qui, � un certain moment, para�t-il, avait qualifi� les quatre propositions en termes plus que s�v�res, au risque de se condamner lui-m�me. [35] _Biographie universelle._ BOURDALOUE I Celui qu'on a si bien nomm� le _Prince des Orateurs_, n'est pas un artiste � la fa�on de Cic�ron par exemple, avant tout pr�occup� de l'art de bien dire, de cadencer la phrase et d'arrondir savamment la p�riode. Bourdaloue veut convaincre plus encore que plaire, parce qu'il ob�it � une conviction forte et que chez lui tous les actes et la vie enti�re sont en harmonie avec ses paroles. Il se pr�che lui-m�me et met toujours l'exemple � c�t� de la le�on. Je ne sais rien de plus touchant, de plus admirable que ce que les biographes nous racontent des derniers temps de sa vie. Au comble de la c�l�brit�, alors que les contemporains, le roi Louis XIV et les personnages les plus illustres lui demandaient conseil et que son nom �tait dans toutes les bouches, il disait, d'apr�s ce que nous apprend le P�re Martineau, son confr�re: �Dieu m'a fait la gr�ce de conna�tre le n�ant de ce qui brille le plus aux yeux des hommes, et il me fait encore celle de n'en �tre point touch�.� Un autre jour, il disait encore: ��tre si profond�ment convaincu de son incapacit� pour tout bien que, malgr� tous ses succ�s, il avait beaucoup plus � se d�fendre du d�couragement que de la pr�somption.� En sorte que rien n'�tait plus remarquable, comme l'�crit Villenave, au milieu de tant de gloire que tant d'humilit�[36]. Aussi n'aspirait-il qu'� se faire oublier et il lui tardait de pouvoir s'ensevelir dans la solitude pour se pr�parer � la mort. Il en fit la demande au P�re provincial �qui ne put consentir � priver la Soci�t� de celui qui en faisait le principal ornement.� Bourdaloue, pour cette fois se r�signa; mais l'ann�e suivante, il �crivit au g�n�ral une longue lettre pour le supplier de lui accorder ce qu'il n'avait pu obtenir du P�re provincial. �Il y a cinquante-deux ans dit-il, que je vis dans la Compagnie, non pour moi mais pour les autres; du moins plus pour les autres que pour moi. Mille affaires me d�tournent et m'emp�chent de travailler, autant que je le voudrais, � ma perfection qui n�anmoins est la seule chose n�cessaire. Je souhaite de me retirer et de mener d�sormais une vie plus tranquille: je dis plus tranquille afin qu'elle soit plus r�guli�re et plus sainte. Je sens que mon corps s'affaiblit et tend vers sa fin. J'ai achev� ma course et pl�t � Dieu que je pusse ajouter: J'ai �t� fid�le! Je suis dans un �ge o� je ne me trouve plus gu�re en �tat de pr�cher. Qu'il me soit permis, je vous en conjure, d'employer uniquement pour Dieu et pour moi-m�me ce qui me reste de vie, et de me disposer par l� � mourir en religieux. La Fl�che, ou quelque autre maison qu'il plaira aux sup�rieurs (car je n'en demande aucune en particulier pourvu que je sois �loign� de Paris), sera le lieu de mon repos. L�, oubliant les choses du monde, je repasserai devant Dieu toutes les ann�es de ma vie dans l'amertume de mon �me. Voil� le sujet de tous mes voeux.� Bourdaloue est tout entier dans cette admirable lettre; aussi j'ai tenu � la donner tout au long et non par extraits seulement comme ont fait la plupart des biographes. Il se montre bien l� tel que nous le d�peint son confr�re, le P�re Bretonneau: �Cependant Bourdaloue, en pensant aux autres, ne s'oubliait pas lui-m�me; au contraire, ce fut par de fr�quents retours sur lui-m�me qu'il se mit en �tat de servir si utilement les autres.... Ses succ�s ne l'�blouirent point et ses occupations ne l'emp�ch�rent pas de veiller rigoureusement sur sa conduite. D'autant plus en garde qu'il �tait plus connu et dans une plus haute consid�ration... �troitement resserr� dans les bornes de sa profession, il joignait aux talents de la pr�dication et de la direction des �mes le v�ritable esprit religieux.... Il ne s'�pargnait en rien �galement pr�t pour qui que ce fut et se faisant tout � tous. Dans ce grand nombre de personnes de la premi�re distinction dont il avait la conduite, bien loin de n�gliger les pauvres et les petits, il les recevait avec bont�; il descendait avec eux, dans le compte qu'ils lui rendaient de leur vie, jusques aux moindres particularit�s; et plus sa r�putation et son nom leur inspiraient de timidit� en l'approchant, plus il s'�tudiait � gagner leur confiance, et � leur faciliter l'acc�s aupr�s de lui. Il ne se contentait pas de ce bon accueil. Il les allait trouver s'ils �taient hors d'�tat de venir eux-m�mes[37].� Et avec cela chez cet homme vraiment apostolique: �un d�vouement inviolable au service de l'�glise, et une soumission enti�re aux puissances eccl�siastiques et � ses sup�rieurs.� Il le prouva bien dans cette circonstance; car le g�n�ral, ayant fait � sa demande une r�ponse toute favorable, il se disposait � partir. Mais, d'apr�s le d�sir exprim� par ses sup�rieurs imm�diats, il crut devoir retarder de quelques semaines, et dans l'intervalle, par suite des remontrances venues de Paris, une seconde lettre arriva de Rome qui r�voquait la permission donn�e. Bourdaloue n'insista pas, prompt � se soumettre � l'ordre de ses sup�rieurs dans lequel il vit l'expression de la volont� du ciel. Il reprit ses fonctions avec un nouveau z�le, et m�me avec plus d'activit� et d'ardeur que jamais, pr�chant, enseignant, confessant, et il ne put �tre arr�t� par un rhume opini�tre dont il souffrait depuis plusieurs semaines. Mais, � la suite d'un sermon qu'il avait pr�ch� pour une prise d'habit, il se sentit plus indispos�. Le dimanche, jour de la Pentec�te (11 mai 1704), il dut se mettre au lit et une fi�vre maligne interne se d�clara avec les sympt�mes les plus alarmants. Quoiqu'il se f�t peu d'illusion sur son �tat, il insista aupr�s du m�decin pour savoir la v�rit� toute enti�re. On satisfit � son d�sir, et avant m�me que le docteur e�t fini de parler, le malade dit: �C'est assez, je vous entends: il faut maintenant que je fasse ce que j'ai tant de fois pr�ch� et conseill� aux autres.� D�s le lendemain, apr�s s'�tre pr�par� par une confession de toute sa vie � recevoir les derniers sacrements, �il entra lui-m�me, dit le P�re Bretonneau, t�moin oculaire sans doute, dans tous les sentiments qu'il avait inspir�s � tant de moribonds. Il se regarda comme un criminel condamn� � mort par l'arr�t du ciel. Dans cet �tat, il se pr�senta � la justice divine. Il accepta l'arr�t qu'elle avait prononc� contre lui et qu'elle allait ex�cuter: �J'ai abus� de la vie, dit-il en s'adressant � Dieu: je m�rite que vous me l'�tiez et c'est de tout mon coeur que je me soumets � un si juste ch�timent.� D'apr�s ce que nous lisons ailleurs, il dit � ceux qui l'entouraient: �Je vois bien que je ne puis gu�rir sans miracle; mais que suis-je pour que Dieu daigne faire un miracle en ma faveur? Que sa sainte volont� s'accomplisse aux d�pens de ma vie s'il l'ordonne ainsi; qu'il me s�pare de ce monde o� je n'ai �t� que trop longtemps et qu'il m'unisse pour jamais � lui!� Avec une enti�re tranquillit� d'esprit et comme s'il pouvait encore compter sur de longs jours, il mit en ordre les papiers dont il �tait d�positaire. Puis, se souvenant de ses nombreux et illustres amis, �il d�sira qu'on leur appr�t qu'il regardait sa s�paration d'avec eux sur la terre comme une partie du sacrifice qu'il faisait � Dieu de sa vie.� Il s'entretint ensuite quelque temps avec son directeur, et alors un mieux s'�tant manifest�, ses confr�res et amis reprirent quelque esp�rance. Mais, dans la soir�e, un violent acc�s de fi�vre survint, bient�t suivi du d�lire et l'agonie commen�a. Le lendemain mardi, 13 mai, vers cinq heures du matin, il expira. Bossuet l'avait pr�c�d� de quelques semaines dans la tombe (12 avril 1704.) II Bourdaloue �tait dans la soixante-douzi�me ann�e de son �ge, n� � Bourges, le 20 ao�t 1632, l'ann�e m�me o� le pape Urbain VIII approuvait la Congr�gation des Pr�tres de la Mission, fond�e par Saint Vincent-de-Paul. Bourdaloue, qui re�ut au bapt�me le pr�nom de Louis, entra, d�s l'�ge de quinze ans, dans la Compagnie de J�sus. Il passa par tous les exercices, employant les dix-huit premi�res ann�es de noviciat, soit � ses propres �tudes, soit � professer la rh�torique, la philosophie, la th�ologie. Quelques sermons qu'il eut occasion de pr�cher r�v�l�rent sa v�ritable vocation � ses sup�rieurs qui le destin�rent d�s lors � la pr�dication. Apr�s s'�tre fait entendre en province avec un grand succ�s, il vint � Paris et pr�cha tout d'abord dans l'�glise de la maison professe avec un �clat extraordinaire. �galement aim� des grands, du peuple et des savants, il attirait une foule prodigieuse; sa r�putation croissait d'un sermon � l'autre; plus on l'entendait, plus on voulait l'entendre. Le roi Louis XIV le go�tait tout particuli�rement, et, apr�s l'avoir entendu, depuis l'Avent de l'ann�e 1670, plusieurs Avents et plusieurs Car�mes, il le redemandait toujours en disant: �J'aime mieux ses redites que les choses nouvelles d'un autre.� Sa courageuse franchise m�me ne le refroidissait pas. On raconte qu'un jour Bourdaloue, ayant pr�ch� devant le roi, celui-ci lui dit: �Mon p�re, vous devez �tre content de moi; madame de Montespan est � Clagny. --�Oui, sire, r�pondit le pr�dicateur, mais Dieu serait plus satisfait si Clagny �tait � soixante-dix lieues de Versailles.� On con�oit apr�s cela que madame de S�vign� p�t �crire: �Jamais pr�dicateur n'a pr�ch� si hautement ni si g�n�reusement les v�rit�s chr�tiennes.... Le P�re Bourdaloue frappe comme un sourd, disant des v�rit�s � bride abattue, parlant � tort et � travers contre l'adult�re.� La m�me madame de S�vign� disait � sa fille: �_Je m'en vais en Bourdaloue_,� comme elle e�t dit: �_Je m'en vais en cour_,� et ne laissait �chapper aucune occasion d'entendre le c�l�bre pr�dicateur, t�moin cette anecdote: Bourdaloue devait pr�cher une passion que madame de S�vign� avait d�j� entendue avec sa fille l'ann�e pr�c�dente: �Et c'�tait pour cela, dit-elle, que j'en avais envie; mais l'impossibilit� m'en �ta le go�t. Les laquais y �taient d�s mercredi; et la presse �tait � mourir.� On ne saurait s'en �tonner quand on lit aujourd'hui ces sermons, les premiers de ce genre, et dont le P�re Bretonneau dit avec raison: �Il avait dans un �minent degr� tout ce qui peut former un parfait pr�dicateur. Il re�ut de la nature un fonds de raison qui, joint � une imagination vive et p�n�trante, lui faisait trouver d'abord dans chaque chose le solide et le vrai... Ses divisions justes, ses raisonnements suivis et convaincants, ses mouvements path�tiques, ses r�flexions judicieuses et d'un sens exquis, tout va � son but.... Persuad� que le pr�dicateur ne touche qu'autant qu'il int�resse et qu'il applique, et que rien n'int�resse davantage et n'attire plus l'attention qu'une peinture sensible des moeurs o� chacun se voit lui-m�me et se conna�t, il tournait l� tout son discours.� Il suffit de citer ces admirables sermons sur le _Mariage_, le _Choix_, _d'un �tat_, les _Divertissements du monde_, l'_Hypocrisie_, la _Pri�re_, les _Devoirs envers les domestiques_ etc., dans lesquels abondent, avec les solides raisonnements, les observations et les conseils pratiques, les r�flexions d'une �tonnante sagacit� et tous ces portraits admirables de relief et de vie d'une v�rit� si prodigieuse quoique on ne p�t reconna�tre les mod�les et qui faisaient dire � madame de Termes: �Il est inimitable et les pr�dicateurs qui l'ont voulu copier sur cela n'ont fait que des marmousets.� Quoique admirable par la solidit� des raisonnements et la victorieuse logique, Bourdaloue savait aussi parler au coeur, t�moin ce qu'�crivait madame de Maintenon, � l'occasion d'un sermon pr�ch� devant Louis XIV et sa cour. �Il a parl� au Roi sur sa sant�, sur l'amour de son peuple, sur les craintes de la cour; il a fait verser bien des larmes; il en a vers� lui-m�me: c'�tait son coeur qui parlait � tous les coeurs.� Quand aujourd'hui la lecture seule de tant de pages �loquentes nous frappe d'une fa�on si vive et nous �meut si profond�ment, qu'on imagine ce que ce devait �tre quand ces m�mes choses �taient dites au milieu du silence solennel d'un immense et religieux auditoire, et tombaient des l�vres de Bourdaloue: �Le feu dont il animait son action, dit le P�re Bretonneau, sa rapidit� en pronon�ant, sa voix pleine, r�sonnante, douce et harmonieuse, _tout �tait orateur en lui_, et tout servait � son talent.� On con�oit apr�s cela que Bossuet ait pu dire dans la candeur de sa modestie: �Cet homme sera �ternellement notre ma�tre en tout.� N'oublions pas ce mot encore d'un des contemporains de Bourdaloue et qui prouve que, dans l'estime de tous, chez lui la vertu �galait le talent: �Sa conduite, disait on, est la meilleure r�ponse que l'on puisse faire aux _Lettres Provinciales_.� [36] Notice sur Bourdaloue. �dition de 1812. 16 volumes in-8�. [37] Pr�face du P�re Bretonneau dans la premi�re �dition des _Sermons de Bourdaloue_. BREGUET �Les perfectionnements apport�s par Breguet dans cette partie de la m�canique � laquelle il avait consacr� ses veilles, ont eu pour r�sultat de donner � la France la premi�re horlogerie de l'Europe, au dire de tous ceux qui ne sont pas Anglais. Ses perfectionnements s'�tendent � toutes les branches comme � toutes les parties de l'art. C'est � lui qu'on doit, sinon la premi�re id�e, du moins l'usage commode des montres perp�tuelles qui se remontent d'elles-m�mes par le mouvement qu'on leur donne en les portant.... C'est Breguet qui, pour garantir de fractures le pivot du balancier, en cas de choc violent ou de chute de la montre, imagina le parachute qui pr�serve le r�gulateur de toute atteinte; invention pr�cieuse surtout pour les montres de poche. C'est lui qui, le premier, fabriqua des cadratures de r�p�tition d'une disposition plus s�re, laissant plus de place pour les autres parties du m�canisme, etc., etc. Mais c'est surtout aux sciences exactes, � l'astronomie, � la physique et � la navigation, que Breguet, en multipliant les moyens de calculer les _minima_ les plus d�licats de la dur�e avec la derni�re exactitude, a rendu des services inappr�ciables.� Ainsi s'exprime M. Val. Parisot, qui, par ses connaissances sp�ciales, a su, mieux que nous ne pourrions le faire, mettre en relief les services rendus par cet artisan illustre dont le nom, rest� justement populaire, est une preuve nouvelle que la gloire ne d�daigne personne, et se pla�t � r�compenser tous les genres de m�rite. � ce titre, Breguet, comme Jacquard, comme Richard Lenoir, m�rite une place dans notre galerie, d'autant plus que chez lui le caract�re de l'homme �tait � la hauteur du talent, du g�nie de l'artiste; c'est M. Parisot qui n'h�site pas � lui donner ce titre, et qui songerait � le lui contester? �Breguet, dit M. Villenave, �tait recherch� dans les premi�res classes de la soci�t� o� il comptait plusieurs amis. On a dit de lui qu'il avait toujours conserv� la na�vet� de la jeunesse et m�me celle de l'enfance; qu'il voyait tout en beau, except� ses ouvrages; qu'en lui, tout �tait �gal, uni, simple; qu'il �tait timide sans �tre jamais embarrass�; qu'on trouvait des rapports entre lui et le bon La Fontaine; qu'il n'avait jamais voulu quitter sa petite et modeste maison o� la fortune �tait venue le trouver; qu'il �tait toujours pr�t � �tre utile aux artistes; que tous �taient heureux autour de lui, et lui plus que les autres. On raconte qu'�tant devenu un peu sourd sans �tre susceptible, il disait, quand on riait de quelque quiproquo: _Dites-le-moi, que je rie aussi_, ce qu'il ne manquait pas de faire.� Breguet (Abraham-Louis), naquit � Neufchatel en Suisse, le 10 janvier 1747, d'une famille d'origine fran�aise. Enfant, il paraissait d'une intelligence paresseuse, et ses ma�tres augur�rent assez mal de son peu de go�t pour la grammaire fran�aise et latine. Tout jeune encore, il perdit son p�re, et sa m�re s'�tant remari�e � un horloger, celui-ci, voyant le peu de fruit que l'enfant tirait de la fr�quentation du coll�ge, r�solut de le garder � la maison pour l'occuper aux travaux de son �tat. Cette vie s�dentaire ne sembla point d'abord, plus que l'autre, agr�able � l'enfant, dou� d'une extr�me vivacit�; peu � peu, cependant, les combinaisons m�caniques l'int�ress�rent et il devint apprenti des plus z�l�s. Son beau-p�re, cependant, qui voulait faire de lui un ouvrier �m�rite, l'emmena � Paris et le pla�a chez un c�l�bre horloger de Versailles pour qu'il achev�t de se perfectionner dans son art et, en effet, au bout de peu d'ann�es, Abraham-Louis �tait le premier ouvrier de l'atelier; intelligent autant que laborieux et rang�. Quoique � peine sorti de l'adolescence, il se trouvait p�re de famille, ayant, par la mort pr�cipit�e de son beau-p�re et de sa m�re, une jeune soeur � �lever et �tablir! Son salaire de chaque jour devait seul suffire � toutes les charges; et non-seulement le jeune ouvrier r�ussit � �quilibrer son budget, mais il put faire quelques �conomies et trouver du loisir pour suivre un cours de math�matiques, car il avait compris que la connaissance des sciences exactes lui devait �tre singuli�rement utile ou plut�t indispensable. Son professeur �tait l'abb� Marie, savant distingu�, que les rares dispositions de l'�l�ve, comme sa bonne conduite, int�ress�rent et qui ne fut pas avare pour lui de ses pr�cieux enseignements. Il n'est pas douteux qu'ils contribu�rent beaucoup � d�velopper le g�nie du jeune Breguet dont la r�putation, comme habile horloger, date de cette �poque et depuis ne fit que s'accro�tre. Un jour le duc d'Orl�ans se trouvait � Londres, dans l'atelier de l'horloger Arnold, connu dans toute l'Europe, et renomm� comme le premier dans son art. Le prince tira sa montre, et, la montrant � Arnold, lui demanda ce qu'il en pensait. L'horloger, apr�s l'avoir ouverte et examin�e avec grande attention, non sans t�moigner plusieurs fois de son �tonnement, la rendit au visiteur en disant: --Vous avez l�, monseigneur, un chef-d'oeuvre, et ce Breguet est, dans notre partie, un ma�tre, mais un ma�tre qu'au plus t�t je veux conna�tre, et dont il me tarde de serrer la main.� En effet, laissant l� son atelier et ses travaux commenc�s, et, embrassant sa famille, Arnold s'embarqua pour le continent, et quelques jours apr�s, il arrivait � Paris. Un matin, Breguet, averti par la sonnerie du timbre, voit entrer dans son atelier un �tranger qui, le sourire aux l�vres et la main tendue, lui dit: --Mon cher confr�re, j'ai vu tout r�cemment � Londres, dans la main d'une altesse fran�aise, une montre fabriqu�e par vous et que j'ai admir�e comme un chef-d'oeuvre. Aussi ai-je pass� le d�troit tout expr�s pour faire votre connaissance et vous adresser moi-m�me mes f�licitations; je suis Arnold, de Londres. Qu'on juge de la stup�faction comme de la joie de Breguet � cette visite si inattendue pour lui, car, m�me au temps de ses plus grandes prosp�rit�s, il �tait rest� fort modeste. �Malgr� tant de titres incontestables � la gloire et � la renomm�e, cet homme �minemment moral, qui rendait justice � tous, except� � lui-m�me, jusqu'� s'�tonner de la r�gularit� de ses instruments, _doutait de sa propre r�putation_, m�me en pr�sence des �trangers qui s'honoraient de lui en fournir le t�moignage[38].� Profond�ment touch� des t�moignages d'estime et de sympathie que lui donnait Arnold, il s'effor�a de le reconna�tre de son mieux par son accueil, et lorsque le confr�re repartit pour l'Angleterre, il lui confia son fils a�n� qu'il devait, deux ann�es apr�s, mais sans l'avoir pr�vu, aller rejoindre. La r�volution �clata, Breguet, tout entier � son art, resta compl�tement �tranger � la politique; mais � cause de sa c�l�brit�, et sans doute aussi de sa r�putation d'honn�te homme, il n'en fut pas moins class� parmi les suspects. Par bonheur, gr�ce � quelques-uns de ses clients, alors tr�s-influents, il put �viter la prison et il lui fut permis de quitter la France. Il passa, avec sa famille, en Angleterre, o� sa situation ne laissait pas que d'�tre critique et de le pr�occuper. Il se voyait tout au moins dans la n�cessit�, afin de s'assurer le pain quotidien, d'abandonner ses savantes recherches pour redevenir un simple ouvrier, lorsqu'un ami g�n�reux, t�moin de ses perplexit�s, lui dit: --� Dieu ne plaise, que vous abandonniez l'art pour le m�tier. Continuez vos importants travaux, dont le r�sultat pour moi est d'autant moins douteux que votre fils a�n� peut s'y associer. D'ailleurs, n'ayez souci du lendemain ni pour votre famille ni pour vous; voici qui vous rassure pour l'avenir. Et l'excellent ami, M. Desnay-Flyche, pr�sentait � Breguet un portefeuille rempli de banknotes, qu'apr�s s'�tre longtemps d�fendu, le Fran�ais dut accepter. C'est ainsi que, pendant les deux ann�es de son exil dans la Grande-Bretagne, Breguet eut toute s�curit� pour ses recherches. Aussi, quand il lui fut permis de rentrer en France, riche de nouvelles connaissances et devenu le premier dans son art, il put en peu de temps, aid� d'ailleurs par le secours de ses amis, relever ses �tablissements d�truits, dont la prosp�rit� alla toujours en augmentant. Sa vie d�s lors s'�coula paisible et heureuse. Il devint successivement horloger de la marine, membre du bureau des longitudes, et en 1816 rempla�a Carnot � l'Institut. En 1823, il fit partie du jury d'examen pour les produits de l'industrie. Apr�s avoir rempli ces fonctions momentan�es avec le z�le et la conscience qu'il apportait � tout, il se remit � son grand ouvrage sur l'horlogerie, qu'il avait h�te de voir termin�, comme par un secret pressentiment. Car un matin, peu d'instants apr�s s'�tre assis � son bureau, il tomba foudroy� par une attaque d'apoplexie. �Le talent de Breguet, dit M. Parisot, n'�tait point exclusivement restreint � l'art auquel il fit faire des pas si prodigieux. Il imagina le m�canisme l�ger et solide des t�l�graphes �tablis par Chappe; il cr�a un thermom�tre m�tallique d'une sensibilit� au-dessus de tout ce qui est connu, surtout pour le d�veloppement instantan� du calorique, etc.� On ne peut trop regretter qu'il ait laiss� inachev� son _Trait� de l'Horlogerie_, dans lequel toutes ses d�couvertes devaient �tre consign�es et qui e�t renferm�, en particulier, beaucoup de faits int�ressants sur la transmission du mouvement par les corps qui restent eux-m�mes en repos. [38] _Encyclop�die des gens du monde._ LA BRUY�RE. (JEAN DE) On n'a sur La Bruy�re aucuns d�tails biographiques; �On ne conna�t rien de sa famille, dit Suard l'acad�micien, et cela est fort indiff�rent; mais on aimerait � savoir quel �tait son caract�re, son genre de vie, la tournure de son esprit, dans la soci�t�; et c'est ce qu'on ignore aussi.� D'Olivet, dans son _Histoire de l'Acad�mie_, n'est pas absolument de cet avis puisqu'il nous dit: �On me l'a d�peint comme un philosophe qui ne songeait qu'� vivre tranquille avec des amis et des livres; faisant un bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir, toujours dispos� � une joie modeste et ing�nieux � la faire na�tre; poli dans ses mani�res et sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition m�me celle de montrer de l'esprit.� De son c�t� Boileau nous dit[39], mais � la date du 18 mai 1787, l'ann�e m�me de la publication des _Caract�res_ et quelque temps auparavant sans doute: �Maximilien (La Bruy�re) m'est venu voir � Auteuil, et m'a lu quelque chose de son _Th�ophraste_. C'est un fort honn�te homme et � qui il ne manquerait rien si la nature l'avait fait aussi agr�able qu'il a envie de l'�tre. Du reste, il a de l'esprit, du savoir et du m�rite.� L'�loge semble maigre, mais la lecture du livre, dont il ne connaissait que des fragments, sans doute ouvrit les yeux � Despr�aux puisqu'il devint bient�t un des partisans z�l�s de La Bruy�re et contribua beaucoup, avec Bossuet et Racine, � le faire entrer � l'Acad�mie o� le moraliste fut re�u six ans apr�s la publication des _Caract�res_, c'est-�-dire en 1693. On a remarqu� qu'il fut le premier acad�micien qui, dans son discours, ait fait l'�loge des confr�res vivants, Bossuet, La Fontaine et Despr�aux. On ne sait plus rien de lui ensuite, si ce n'est la date de sa mort arriv�e en 1696[40]. Ce silence des contemporains n'est-il pas des plus �tonnants quand il s'agit d'un homme � qui son livre avait fait sans nul doute bien des ennemis et dont il semble que les M�moires du temps auraient d� particuli�rement s'occuper? Il faut que sa vie tout � fait retir�e, la r�serve de son caract�re, peut-�tre la crainte aient tenu la curiosit� � distance. Mais si La Bruy�re est ignor� comme homme, l'�crivain jouit d'une assez belle notori�t� �et le livre des _Caract�res_, qui fit beaucoup de bruit d�s sa naissance�, n'a rien perdu pour nous de ses m�rites, et il compte au premier rang des livres classiques. Ce n'est pas d'ailleurs le livre de tout le monde et qu'on puisse go�ter � tous les �ges. Il exige une certaine maturit� d'esprit et une connaissance du monde qui permette d'appr�cier la sagacit� des observations. Je me rappelle que, jeune homme encore, un volume des _Caract�res_ m'�tant tomb� dans les mains, tout en appr�ciant tels ou tels passages, certaines fa�ons de s'exprimer qui me semblaient vives, ing�nieuses, originales, le plus souvent, mon inexp�rience me rendait h�sitant; je m'�tonnais ayant peine � comprendre et assez semblable � un homme qui entendrait parler une langue �trang�re dont quelques mots seulement lui seraient familiers. Je pourrais encore me comparer � celui qui, voyant un portrait peint par un ma�tre, mais sans conna�tre l'original, pourrait admirer l'habilet� des proc�d�s, le talent de facture, mais serait inapte � se prononcer quant � la ressemblance. Dans mon ignorance du monde, je jugeais ce La Bruy�re un peu bien enclin � la m�disance, et montrant trop l'humanit� par les c�t�s qui ne la font ni aimer ni estimer. Pour un chr�tien sinc�re tel qu'il para�t avoir �t� d'apr�s le chapitre justement vant� des _Esprits forts_, je le trouvais en g�n�ral fort peu charitable, tr�s hardi et m�me t�m�raire dans certains de ses jugements soit sur les hommes, soit sur les choses. � part le chapitre cit� plus haut, on dirait que ce moraliste, qui avait lu l'_�vangile_ et l'_Imitation_, �crit avec la plume de Th�ophraste ou S�n�que, une plume dont la pointe est d'or, de diamant m�me, mais singuli�rement affil�e et qui peut faire des blessures mortelles mieux que le meilleur stylet italien. Encore ne semble-t-il pas que, pareille � la lance d'Achille, elle sut toujours gu�rir les blessures qu'elle aurait pu faire. La Bruy�re dit excellemment: �Quand une lecture vous �l�ve l'esprit et qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre r�gle pour juger l'ouvrage, il est bon et fait de main d'ouvrier.� Tr�s bien! mais si je ne craignais de para�tre t�m�raire, j'exprimerais le doute que telle soit l'impression qui r�sulte le plus habituellement de la lecture des _Caract�res_ et non pas plut�t une disposition railleuse, ironique, sarcastique, un sentiment de d�dain et de m�pris pour l'humanit�. Le tort du moraliste pr�cis�ment, c'est de s'adresser trop � l'esprit, � l'intelligence, et, dans son livre il n'y a pas assez pour le coeur. J'ajouterai qu'en certains endroits, quand il s'agit de sujets chatouilleux, qui se rencontrent dans l'�tude des passions, le moraliste, en t�moignant de sa sagacit� comme observateur, ne fait pas toujours assez preuve de discr�tion; dans le chapitre sur _les Femmes_ entre autres, il est telle phrase qu'on aurait plaisir � effacer, s�r de l'approbation du sexe, celle-ci par exemple: �Il y a peu de femmes si parfaites qu'elles emp�chent un mari de se repentir, du moins une fois le jour, d'avoir une femme, ou de trouver heureux celui qui n'en a point.� La Bruy�re, au reste, je le r�p�te, n'est point le livre des jeunes gens et moins encore des demoiselles. Apr�s ces r�serves, appr�ciant les proc�d�s de l'�crivain, je n'h�siterai pas � dire avec Suard: �Ce n'est pas seulement par la nouveaut� et la vari�t� des mouvements et des tours que le talent de La Bruy�re se fait remarquer; c'est encore par un choix d'expressions, vives, figur�es, pittoresques; c'est surtout par ses heureuses alliances de mots, ressource f�conde des grands �crivains dans une langue qui ne permet pas, comme presque toutes les autres, de cr�er ou de composer des mots, ni d'en transplanter d'un idiome �tranger..... En lisant avec attention les _Caract�res_, il me semble qu'on est moins frapp� des pens�es que du style; les tournures et les expressions paraissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin, de moins inattendu que le fond des choses m�mes; et c'est moins l'homme de g�nie que le grand �crivain que j'admire.� Il semble en effet que La Bruy�re, pas toujours exempt de recherche, soit un ouvrier, non, un artiste merveilleusement habile dans l'art de bien dire et pr�occup� surtout du d�sir de donner tout son relief � la pens�e par l'expression. C'est un artiste, aussi voyons-nous qu'il excelle dans les portraits; ils abondent dans son livre ou plut�t dans sa galerie, et touch�s avec une largeur de pinceau en m�me temps qu'une d�licatesse qui font que, tout en conservant, dans une certaine mesure, quelque air de ressemblance avec le type original et premier, ils ne sont point de simples copies, mais par des traits ajout�s et emprunt�s � divers mod�les, nous saisissent par �cet ensemble de v�rit� id�ale et de v�rit� de nature qui constituent la perfection des beaux arts.� Dirai-je cependant qu'on voudrait chez l'�crivain plus de spontan�it�, plus d'abandon; une phrase qui se d�tendit parfois et o� l'on ne sent�t pas autant le savant et studieux arrangement. On aimerait que La Bruy�re se souv�nt un peu davantage du conseil de R�gnier: Les n�gligences sont ses plus grands artifices. Le livre de La Bruy�re est dans toutes les biblioth�ques; aussi faut-il �tre sobre de citations. Quelques passages suffiront. �Il y a dans l'art un point de perfection comme de bont� et de maturit� dans la nature: celui qui le sent et qui l'aime a le go�t parfait; celui qui ne le sent pas et qui aime en de�� et au del� a le go�t d�fectueux. Il y a donc un bon et un mauvais go�t et l'on dispute des go�ts avec fondement. �Il y a autant d'invention � s'enrichir par un sot livre qu'il y a de sottise � l'acheter; c'est ignorer le go�t du peuple que de ne pas hasarder quelquefois de grandes fadaises.� �Un beau visage est le plus beau de tous les spectacles; et l'harmonie la plus douce est la voix de celle que l'on aime.� ��tre avec les gens qu'on aime, cela suffit: r�ver, leur parler, ne leur parler point, penser � eux, penser � des choses plus indiff�rentes, mais aupr�s d'eux, tout est �gal.� �Certains po�tes sont sujets dans le dramatique � de longues suites de vers pompeux, qui semblent forts, �lev�s et remplis de grands sentiments. Le peuple �coute avidement, les yeux �lev�s et la bouche ouverte, croit que cela lui pla�t, et � mesure qu'il y comprend moins, l'admire davantage: il n'a pas le temps de respirer, il a � peine celui de se r�crier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma premi�re jeunesse que ces endroits �taient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'amphith��tre; que leurs auteurs s'entendaient eux-m�mes et qu'avec toute l'attention que je donnais � leur r�cit, j'avais tort de n'y rien entendre: _je suis d�tromp�_.� � l'appui de cette observation nous citerons une curieuse anecdote racont�e par Fontenelle dans la vie de Corneille. On lit ces quatre vers dans la 1re sc�ne du IIe acte de la trag�die de: _Tite et B�r�nice_: Faut-il mourir, madame; et, si proche du terme, Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme Que les restes d'un feu que j'avais cru si fort Puissent dans quatre jours se promettre ma mort? L'acteur Baron qui, lors de la premi�re repr�sentation, faisait le personnage de Domitian et qui, en �tudiant son r�le, trouvait quelque obscurit� dans ces quatre vers, crut son intelligence en d�faut et en alla demander l'explication � Moli�re, chez lequel il demeurait. Moli�re, apr�s les avoir lus, avoua qu'il ne les entendait pas non plus: �Mais attendez, dit-il � Baron, M. Corneille doit venir souper avec nous aujourd'hui, et vous lui direz qu'il vous les explique.� D�s que Corneille arriva, le jeune Baron alla lui sauter au col comme il faisait ordinairement parce qu'il l'aimait, et ensuite il le pria de lui expliquer les vers qui l'embarrassaient: �Je ne les entends pas trop bien non plus, dit Corneille, mais r�citez-les toujours, tel qui ne les entendra pas les admirera.� Une citation encore, mais celle-ci faite dans un sentiment tout autre que pour les pr�c�dentes: �On a d� faire du style ce qu'on a fait de l'architecture. On a enti�rement abandonn� l'ordre gothique que _la barbarie avait introduit pour les palais et pour les temples_; on a rappel� le dorique, l'ionique et le corinthien; ce qu'on ne voyait plus que dans les ruines de l'ancienne Rome, devenu moderne, �clate dans nos portiques et dans nos p�ristyles. De m�me, etc.� Ce passage, ou plut�t cette diatribe malheureuse contre notre admirable architecture gothique, et qu'on a plusieurs fois, non sans raison, reproch�e � La Bruy�re depuis le retour � de meilleures id�es, p�se sur sa m�moire; il est un bel exemple de la tyrannie des pr�jug�s contemporains. [39] Lettre � Racine. [40] Il �tait n� � Dourdan en 1639. Il venait d'acheter une charge de tr�sorier de France � Caen, lorsque Bossuet le fit venir � Paris pour enseigner l'histoire � M. le Duc, (fils du prince de Cond�). BUGEAUD Dans la _France h�ro�que_ se trouve une biographie d�velopp�e du mar�chal Bugeaud, duc d'Isly. Mais depuis cette publication a paru une tr�s-remarquable �tude sur l'illustre guerrier en t�te du livre aujourd'hui si connu du g�n�ral Trochu et qui a pour titre: _L'Arm�e Fran�aise_ en 1867, 20e �dition. Nous n'avons pu nous refuser au plaisir de d�tacher quelques pages au moins de ce beau travail. L'auteur d�die son livre � Bugeaud en le qualifiant: �mon v�n�r� ma�tre.� Pourquoi faut-il que l'�l�ve, amen� � passer de la th�orie � la pratique ne se soit pas mieux souvenu des le�ons et des exemples de ce ma�tre si prompt � l'action et que les Arabes, dans leur langue imag�e, avaient surnomm�: _El K�bir_, le ma�tre de la fortune! Imaginez Bugeaud gouverneur de Paris pendant le si�ge, quelle autre e�t �t� la d�fense! M. de Moltke ne serait pas peut-�tre aujourd'hui si triomphant? Venons aux citations. �Si dans l'�tude de la carri�re du mar�chal, dit le g�n�ral Trochu, on s'arr�te de parti pris, comme l'ont fait longtemps les adversaires politiques, au sans fa�on des attitudes, � de certaines faiblesses, � des contrastes souvent tr�s-heurt�s, � des t�m�rit�s indiscr�tes et hasard�es, on juge partialement et on juge mal. Ses d�buts dans la vie et dans le monde, l'ardeur de ses convictions, les excitations de la lutte expliquaient surabondamment ces �carts du moment o� dominaient, � ne pouvoir s'y m�prendre, la bienveillance et la bonhomie. Mais comment ne pas s'incliner devant la sinc�rit� de son patriotisme, la fermet� de son incomparable bon sens, l'ampleur de ses vues, la richesse de son exp�rience, la simplicit� v�ritablement antique de ses habitudes et de sa vie?� �Le mar�chal Bugeaud �crivait et parlait avec une remarquable facilit�, avec une �loquence entra�nante, in�gale quelquefois, toujours originale, pittoresque, imag�e. Sa parole, quand il haranguait les troupes sous l'empire d'une grande passion et d'une grande conviction, atteignait � des hauteurs impr�vues. Lequel d'entre nous n'a encore la m�moire et l'�me remplie de ce discours digne de Tacite par la grandeur des aper�us et par la sobri�t� du langage, o� il nous annon�a, le soir du 13 ao�t, 1844, dans l'Ouerdefou, � la lueur des torches, sa ferme r�solution de livrer bataille le lendemain � Isly. Les soldats saisis d'enthousiasme bordaient les escarpements des deux rives, et quatre cents officiers, press�s au fond de l'�troite vall�e, acclamaient, palpitants, leur g�n�ral dont la haute taille et la voix retentissante dominaient toutes les tailles et toutes les voix. Quelle grande sc�ne militaire!... Nous f�mes tous persuad�s, entra�n�s. Nous v�mes se resserrer �troitement entre notre chef et nous, sous l'influence de cette parole qui prouvait la victoire, des liens de solidarit� et de confiance qui disaient assez ce que serait la journ�e du lendemain.� On sait que le mar�chal avait pris pour devise: _Ense et Aratro_, voici � quelle occasion: Apr�s le glorieux combat de l'H�pital-sous-Conflans (28 juin 1815) o� avec dix-sept cents hommes d'infanterie, il battit un corps autrichien de six mille hommes, �emportant avec lui l'honneur d'avoir combattu le dernier pour la d�fense du territoire, il revit les bois de la Dordogne et ses foyers. C'est alors que commen�a pour lui cette seconde carri�re o� l'attendaient d'autres luttes et d'autres efforts, o� il dut reconqu�rir par la plus pers�v�rante �conomie, un _champ apr�s l'autre_, comme il le disait souvent, le domaine paternel pass� en des mains �trang�res. L'agriculture, o� il ne tarda pas � exceller, devint la passion de sa vie et il y apporta les aptitudes, les vues pratiques, le rare bon sens qu'il avait nagu�re montr� dans les arm�es. �.... Je ne sais rien de plus caract�ristique et de plus attachant que cette �volution de trente ans dans l'existence du mar�chal, qui commence au camp de Boulogne comme simple soldat, le ram�ne � travers cent actions d'�clat dans les champs de la Piconerie, l'y fixe quinze ans, et le rejette pour le reste de sa vie, dans la lutte politique et dans l'arm�e.� Apr�s les �v�nements de 1830, en effet, Bugeaud, rappel� � l'activit� fut envoy�, en m�me temps par les �lecteurs � la Chambre des d�put�s. Plus tard, il partit pour l'Alg�rie dont il devint par la suite gouverneur-g�n�ral, et rendit � la colonie et � la France d'inappr�ciables services � la fois g�n�ral habile et �minent administrateur. �La pers�v�rance des efforts, l'�clat des moyens, la grandeur des r�sultats, forc�rent ses plus ardents contradicteurs � s'incliner devant l'homme et devant les services rendus. Les r�cits des soldats rentrant dans leurs foyers le firent populaire. � un mouvement particulier des �paules, ils avaient devin�, dans ce g�n�ral en chef, le grenadier qui avait autrefois port� comme eux le havre-sac. Son attentive sollicitude pour leurs besoins, ses m�nagements pour leurs fatigues, sa r�solution dans le danger, sa bonhomie, le leur avaient rendu cher. Ils l'appelaient affectueusement �le p�re Bugeaud� comme autrefois les v�t�rans de Louis XIV appelaient Catinat �le p�re la Pens�e.� Bugeaud �tait n� en 1784, dans la Dordogne; engag� en 1804, dans les v�lites du camp de Boulogne, il �tait caporal � Austerlitz (2 d�cembre 1805). Mar�chal de France et duc d'Isly, apr�s la bataille de ce nom (14 ao�t 1844), il mourut en 1849 et couronna sa vie si glorieuse par une fin admirablement chr�tienne. CAFFARELLI Il est des noms plus populaires, sans doute, que celui-ci, et cependant qui fut plus digne de sympathie et d'estime que ce h�ros dont son consciencieux historien, de G�rando, disait, en d�diant son livre aux instituteurs de la jeunesse fran�aise: �La m�moire de Caffarelli doit vous �tre ch�re. Personne plus que lui n'honora les fonctions touchantes auxquelles vous consacrez votre vie; il voulut s'y associer. Vous trouverez en lui un ami, _vos �l�ves y trouveront un mod�le_. Puissent nos enfants �tre nourris dans la m�ditation de semblables exemples! Puissent-ils s'accoutumer de bonne heure � r�p�ter avec transport le nom de nos grands hommes!... Je n'ai pu que tracer la vie de Caffarelli; c'est � vous qu'il appartient d'en faire l'�loge et d'achever mon ouvrage; ou plut�t vous aurez fait bien plus que moi. Il devra � votre z�le la gloire dont il �tait le plus digne, celle d'avoir fait na�tre de nouvelles vertus par l'exemple des siennes. �Plac� par un heureux concours de circonstances au milieu de tous ceux qui ont approch� Caffarelli, dit plus loin l'�crivain, j'ai entendu ce concert unanime et touchant de t�moignages qui lui sont universellement rendus; je l'ai entendu peut-�tre du point le plus favorable et le plus propice pour en recueillir l'ensemble. Les regrets de l'amiti� sont le plus beau monument que puisse conserver pour nous l'histoire de celui qui n'est plus; c'est un monument que j'ai consult�; j'y ai trouv� empreinte l'image de ses vertus... J'esp�re d'ailleurs que plus cet essai est �tranger � toutes pr�tentions litt�raires, mieux on y reconna�tra le seul hommage rendu � la v�rit� par la droiture. Je n'ai pas eu d'autre motif, d'autre but que celui de transmettre aux �mes honn�tes l'�motion salutaire et douce que ces images ont fait passer dans mon coeur[41].� Caffarelli du Falga (Louis-Marie-Joseph-Maximilien), �tait n� � Falga, dans le Haut-Languedoc (13 f�vrier 1756). �lev� � l'�cole de Sorr�ze, il en sortit pour entrer dans le corps royal du g�nie dont il devint bient�t l'un des officiers les plus distingu�s. Quoique appartenant � une arme sp�ciale, �le jeune officier comprenait que les sciences exactes, lorsqu'elles absorbent seules toute l'attention de l'esprit, l'�puisent souvent par une habitude trop continuelle de l'analyse et que, le fixant plus sur des signes que sur des id�es, elles arr�tent le d�veloppement des facult�s m�ditatrices; mais associ�es en lui � un heureux m�lange d'�tudes, plus vari�es et plus riches de faits, elles re�urent par ce rapprochement m�me une utilit� nouvelle. Les sciences morales donnaient le mouvement � ses id�es; les sciences math�matiques les r�gl�rent. Celles-ci fortifi�rent sa raison pendant que celles-l� nourrissaient sa curiosit� et exaltaient sa pens�e.� Tr�s-bien! Voil� des paroles que les jeunes gens ne sauraient trop m�diter. Continuons: �Il �tait remarquable, sans doute, de voir un jeune militaire dans l'�ge des plaisirs, plac� sur une sc�ne bruyante et entour� de tant de s�ductions, se livrer � des occupations aussi s�rieuses. Cependant, elles ne donn�rent rien de sauvage ou de brusque � son humeur; elles ne l'enlev�rent point au commerce de ses camarades et de ses amis. Il sut, au contraire, y r�pandre tous les charmes qui naissent de l'�galit� du caract�re, de l'affabilit� et de cet abandon naturel qui obtient la confiance en la pr�venant... Caffarelli s'acquit donc l'affection et l'estime de tous ses camarades et de ceux-l� m�mes dont les habitudes pr�sentaient plus d'oppositions avec les siennes. Dans ce nombre, il en trouva aussi qui surent les go�ter, les partag�rent et s'unirent � lui par les plus �troits rapports!� Mais le jeune officier fut arrach� brusquement � ses ch�res occupations par une terrible nouvelle, celle de la maladie de sa m�re, la plus tendre des m�res qui, d'apr�s ce qu'on lui �crivait, �tait � toute extr�mit�. Le coeur navr�, il accourut pour recueillir son dernier soupir et lui fermer les yeux, comme il avait fait pour son p�re quelques ann�es auparavant. Il avait consol� sa m�re mourante non-seulement par sa pr�sence et ses soins affectueux, mais encore, mais surtout par la promesse qu'il serait lui, l'a�n�, le tuteur, le p�re de ses fr�res et soeurs, au nombre de huit et dont plusieurs �taient fort jeunes encore. Il tint parole; il fit plus m�me. En sa qualit� d'a�n�, les lois lui assuraient plus de la moiti� de l'h�ritage; il ne voulut point profiter de cet avantage, et d�clara que le patrimoine serait partag� par portions �gales entre tous. Il mit donc tout en commun ou plut�t, comme on l'a dit, il se r�serva pour sa part toutes les privations et toutes les fatigues... Il pourvut � tous les besoins, et r�glant l'administration du patrimoine, il en accrut la valeur par de sages am�liorations. Il avait d� faire, momentan�ment du moins, � ses devoirs de p�re de famille le sacrifice de sa carri�re militaire et remettre pour un temps son �p�e au fourreau en devenant l'intendant de la fortune commune et aussi l'instituteur, le professeur des orphelins. Mais, dans son amour du bien, cette t�che ne lui suffisait pas, d'apr�s ce que nous apprend l'historien contemporain. �Surpassant encore le c�l�bre exemple qu'a donn� en Prusse un seigneur bienfaisant (de Rochow), en cr�ant dans ses terres des �tablissements r�guliers d'instruction, il voulut lui-m�me devenir l'instituteur des enfants de son village. Chaque soir, apr�s le travail des champs, on le vit au milieu d'eux leur donner des le�ons de lecture, d'�criture et d'arithm�tique; il s'attachait particuli�rement � leur enseigner la premi�re des sciences, celle du vrai bonheur, en leur apprenant � aimer la vertu. Ses domestiques avaient part � ses instructions. Il ne se laissa ni rebuter par les fastidieux d�tails qu'elles entra�naient, ni d�tourner par ses autres affaires ou par ses propres �tudes. Il associait ses fr�res � ses touchantes fonctions, il les faisait jouir des douceurs qu'il leur devait; et sa vie se partageait ainsi entre l'accomplissement des devoirs modestes et sublimes qui appartiennent � une bienfaisance �clair�e et les sentiments de la nature.� Cependant, le cong� de Caffarelli, prolong� � diverses reprises, enfin expir�, il dut rejoindre sa compagnie � Cherbourg. Bient�t la r�volution �clata, le jeune du Faya se montra sympathique � quelques-unes des id�es nouvelles qui devaient amener, dans sa conviction, la r�forme de graves abus. Mais, d'ailleurs, il sut toujours se d�fendre de l'exag�ration et t�moigna hautement en toute occasion de son horreur pour les violences et les exc�s, f�t-ce m�me au p�ril de sa vie; en voici la preuve: Lors du d�cret rendu par l'Assembl�e l�gislative, le 10 ao�t, et qui pronon�ait la d�ch�ance du Roi, Caffarelli se trouvait, en qualit� d'adjoint � l'�tat-major, � l'arm�e du Rhin, que commandait Biron. �Il opposa seul aux commissaires une r�sistance �nergique et motiv�e,� protestant contre le d�cret qu'il d�clarait injuste et inconstitutionnel. Il ajoutait que, quant � lui, jamais il ne pactiserait avec les factieux et les anarchistes. Destitu� pour cet acte courageux par les commissaires, il s'enr�la comme simple soldat dans une compagnie de grenadiers; exclu par suite d'un d�cret de l'Assembl�e ordonnant � tous les officiers suspendus de s'�loigner de la fronti�re, il revint � Paris. � peine arriv�, il se vit emprisonn�; mais, comme par miracle, oubli� dans la prison, et non traduit devant le tribunal r�volutionnaire, il recouvra sa libert� apr�s une d�tention de quatorze mois.--Employ� quelque temps dans les bureaux du comit� militaire, il obtint de retourner � l'arm�e du Rhin, command�e maintenant par Kl�ber qui, plus d'une fois, eut occasion de l'appr�cier, mais surtout en septembre 1793, au passage du fleuve, pr�s de Dusseldorf. Peu de temps apr�s, Caffarelli fit preuve du m�me sang-froid intr�pide sous les yeux d'un autre non moins bon juge, l'h�ro�que Marceau. Lors du passage de la Nahe, pr�s de Creutznach, Caffarelli commandait une manoeuvre, quand un boulet de canon lui brisa la jambe gauche; l'amputation reconnue n�cessaire, le bless� la subit avec une fermet� sto�que et vit, sans un soupir, emporter la pauvre jambe mutil�e que devait remplacer une jambe de bois. � peine l'op�ration termin�e, �il demanda du papier, et, de sa main propre, �crivit au g�n�ral Marceau une lettre d�taill�e sur les moyens qu'il jugeait les plus propres � contenir l'ennemi. Son h�ro�sme obtint la r�compense la plus digne de lui; son conseil fut suivi et le d�tachement fut sauv�.� Le vaillant soldat gu�ri, malgr� l'embarras de la jambe de bois, n'en continua pas moins le service d'activit�. Lors de l'exp�dition d'�gypte, choisi tout d'abord par Bonaparte comme un des officiers les plus capables, il fut charg� de la direction en chef du g�nie. En outre de ce qui concernait ces fonctions, il chercha, dit un biographe, � s'assurer tous les moyens de transporter les �l�ments de notre industrie dans la colonie nouvelle, soit pour satisfaire aux besoins de l'arm�e, soit pour acc�l�rer cette civilisation des peuples orientaux qui �tait, dans cette exp�dition, sa pens�e dominante. Durant toute cette campagne laborieuse autant que pleine de p�rils, il donna l'exemple du courage, de l'abn�gation, du d�vouement h�ro�que; et cependant, au dire de quelques historiens (entre lesquels il ne faut point compter G�rando), Caffarelli n'�tait pas populaire dans l'arm�e parce qu'on l'accusait d'�tre l'un des auteurs de l'exp�dition. Les soldats soulageaient leur mauvaise humeur par une plaisanterie d'ailleurs assez innocente, murmurant, lorsqu'ils voyaient passer le g�n�ral tra�nant sa jambe de bois: �Celui-l� se moque bien de ce qui arrivera, il est toujours s�r d'avoir un pied en France.� D'un autre c�t�, Caffarelli �tait l'objet d'une haine particuli�re de la part des indig�nes qui, le voyant diriger tous les travaux, le regardaient comme un personnage des plus influents. Lors de la r�volte du Caire, il courut risque de la vie; sa maison fut mise au pillage, et l'on y brisa tous les instruments de math�matiques et d'astronomie apport�s d'Europe � grands frais. Le lendemain, les amis de Caffarelli lui t�moignant leurs regrets de la perte irr�parable pour lui de ces tr�sors et des pr�cieux mat�riaux qu'il avait r�unis d�j�, il r�pondit simplement: L'arm�e et l'�gypte ont �t� sauv�es! Caffarelli, comme Kl�ber, ne devait pas revoir la France. Au si�ge de Saint-Jean-d'Acre, il se trouvait, pour son service, dans un poste des plus p�rilleux. Renvers� de son cheval et foul� aux pieds � plusieurs reprises, toujours il se relevait, obstin� � commander, lorsqu'une balle lui fracassa le coude. L'amputation, cette fois encore, fut jug�e n�cessaire; elle semblait avoir r�ussi; mais le chagrin que le bless� ressentit de la mort d'un officier, son ami, comme lui transport� � l'ambulance, provoqua une r�action fatale que toute la science des m�decins fut impuissante � conjurer, et Caffarelli succomba le 27 avril 1799. Dans l'ordre du jour du lendemain on lisait: �Il emporte au tombeau les regrets universels; l'arm�e perd en lui un de ses chefs les plus braves, l'�gypte un de ses l�gislateurs, la France un de ses meilleurs citoyens, les sciences un homme qui y remplissait un r�le c�l�bre.� Ce t�moignage, � la v�rit� officiel, prouve que le g�n�ral �tait mieux appr�ci� par les soldats qu'on a pu le penser d'apr�s les paroles rapport�es plus haut. Mais voici qui le prouve mieux encore: le d�sir de reconna�tre par lui-m�me un des points les plus importants de la g�ographie de l'Orient, avait engag� Bonaparte � se rendre � Suez (4 niv�se an VII), avec Monge, Berthollet, Costal et du Falga Caffarelli. On avait travers� la mer Rouge, pr�s de Suez, � un gu� praticable seulement pendant la mar�e basse. Au retour, la mar�e commen�ant � monter, on dut prendre un autre chemin en s'�loignant du rivage. Mais par une erreur du guide, on s'�gara au milieu de marais profonds, entre lesquels donnait passage seulement un sentier fort �troit. Plusieurs des chevaux tr�buch�rent et s'enfonc�rent dans la bourbe, d'o� il fut impossible de les retirer. Il en fut ainsi de celui que montait Caffarelli qui, � cause de sa jambe, n'ayant pu descendre � temps, courait le plus grand danger. Deux guides (soldats) du g�n�ral en chef, l'aper�oivent et s'efforcent d'arriver jusqu'� lui. �Mes amis, leur crie Caffarelli, il n'y a aucun moyen de se d�gager d'ici, �loignez-vous et n'enlevez pas trois hommes � la patrie lorsque vous pouvez en sauver deux.� Ces g�n�reuses paroles, au lieu de d�courager les braves soldats, ne font qu'exalter leur d�vouement. Ils continuent intr�pidement d'avancer, et par des efforts presque surhumains, parviennent � sauver la vie au g�n�ral, cette vie qui promettait encore de si grandes choses; mais qui, pour le malheur de la France, devait bient�t toucher � son terme. La _Vie_ ou l'�loge de Caffarelli par de G�rando, le document le plus important comme le plus s�r de tous ceux que nous avons pu consulter, fut lue deux ann�es seulement apr�s la mort du g�n�ral, devant la seconde classe de l'Institut national (12 messidor an IX). L�, comme ailleurs, r�gnaient encore les pr�jug�s dominant � la fin du si�cle pr�c�dent, et qui avaient amen� tant de catastrophes. Aussi l'historien, qui devait �tre moraliste chr�tien si distingu�, se montra-t-il fort discret relativement aux convictions religieuses de son h�ros. Mais le peu qu'il en dit suffit pour relever encore Caffarelli � nos yeux, parce que ce passage, explicite d�j� dans sa bri�vet�, nous permet de penser davantage: �Une personne avait fix� son coeur, mais ne r�pondit point � ses esp�rances. D�s ce jour, il renon�a � l'hymen et chercha sa consolation dans les soins qu'il prit de sa famille. Mais vivant dans le c�libat, il y conserva des moeurs pures. �... L'absolu scepticisme r�pugnait � son coeur. Il aimait � rapporter l'ensemble des ph�nom�nes de l'univers � l'influence d'une cause bienfaisante et sage, dans laquelle il trouvait r�alis�es ces id�es du meilleur absolu qui �taient le terme ordinaire de sa pens�e et sous la protection de laquelle il pla�ait les destin�es de la vertu. Il aimait � �tendre au del� des confins �troits de la vie la carri�re de ses esp�rances. Son �me avait, si l'on peut s'exprimer ainsi, un besoin immense de l'avenir. Le trait dominant de son caract�re �tait un d�sir ardent du bonheur des hommes, une sorte de g�n�rosit� impatiente qui allait au devant de tout ce qui �tait bon et utile, et ne pouvait jamais se satisfaire.� Pour un tel homme, malgr� le malheur des temps, l'�vangile ne dut pas �tre toujours un livre ferm�, et l'on peut croire assur�ment que sur son lit de douleur, � l'heure supr�me, le h�ros tournait ses regards vers le ciel pendant que la pri�re du chr�tien s'�chappait de ses l�vres. [41] De G�rando. _Vie de Caffarelli_; in-8�, 1801. DE LA CHAISE Cette rue s'appela d'abord chemin de la _Maladrerie_, puis rue des _Teigneux_, noms qui lui furent donn�s � cause d'un h�pital s'�levant sur l'emplacement occup� ensuite par l'hospice des _Petits M�nages_, monument, non, b�timent qui lui-m�me va dispara�tre, car les d�molisseurs sont � l'oeuvre et paraissent press�s d'en finir. On n'aura point � le regretter, si surtout � la place de ce vaste mais peu gracieux �difice, ayant un peu l'ext�rieur d'une prison, nous voyons s'�panouir le beau square que promet l'ancien jardin de l'�tablissement. De la rue on apercevait � travers la grille deux ou trois all�es d'arbres magnifiques, et l'on n'e�t pas demand� mieux parfois que de se reposer sous leur ombrage[42]. Comment et � quelle �poque la rue, dite des Teigneux, prit-elle le nom de la _Chaise_? Nous l'ignorons. Ce dernier nom lui vient-il d'une enseigne ainsi qu'un historien l'affirme, ou du c�l�bre J�suite qui fut pendant tant d'ann�es le confesseur de Louis XIV? Cette version me para�t pr�f�rable, d'abord comme la plus naturelle; puis parce qu'elle rappelle le souvenir d'un homme qui, dans le poste le plus difficile qui fut jamais, fit preuve d'un m�rite peu ordinaire, soit que la prudence chr�tienne, ce que nous inclinons � croire, ait dict� sa conduite; soit, comme l'ont pr�tendu ses ennemis, qu'elle fut le r�sultat des calculs de la politique et d'une merveilleuse habilet�. Fran�ois d'Aix de la Chaise, petit neveu du p�re Cotton, confesseur de Henri IV, n� au ch�teau d'Aix, le 25 ao�t 1624, �tait fils de Georges d'Aix, seigneur de la Chaise, et de Ren�e de Rochefort. Sa rh�torique termin�e au coll�ge de Roanne, il entra comme novice chez les J�suites. Apr�s deux ann�es de pr�paration, charg� tour � tour du cours d'humanit�s et du cours de philosophie, il professa avec �clat, � ce point que ses le�ons furent imprim�es en 1661, sous ce titre: _Abr�g� de mon cours de philosophie_[43]. Nomm� sup�rieur de la province de Lyon, il fut, sans doute par le conseil de l'Archev�que de cette ville, Villeroi, fr�re du mar�chal, choisi comme confesseur du roi Louis XIV, en remplacement du p�re Terrier, qui venait de mourir. �Jusque-l�, dit un biographe, le P�re La Chaise avait v�cu � plus de cent lieues de la cour. Il y parut au commencement de 1675 et s'y montra simple et ais� dans ses mani�res, poli et pr�venant sans affectation. Tous les suffrages se r�unirent bient�t en sa faveur.� Cette unanimit� dans la bienveillance ne devait pas �tre de longue dur�e; car, jet� au milieu de toutes les intrigues de la cour comme des complications et des difficult�s suscit�es tour � tour et presque coup sur coup par les passions du roi, l'affaire du jans�nisme, celle du qui�tisme, la r�vocation de l'�dit de Nantes, la d�claration de 1682, etc: �Quelque avis qu'il embrass�t, dit le biographe d�j� cit�, il se faisait des ennemis et il lui arriva plus d'une fois de d�plaire �galement aux partis oppos�s.� Le biographe exag�re et le bon P�re ne tint pas autant qu'il l'affirme la balance �gale entre les opinions, � moins qu'elles ne fussent indiff�rentes au point de vue de la conscience. Mais ce qui doit surtout lui m�riter nos �loges, c'est que, charg�, par suite de sa position, de la feuille des b�n�fices, il s'attachait � ne faire que de bons choix. Il donna aux missions une grande impulsion. Les jans�nistes, dont l'hostilit� l'honore, l'accusaient de favoriser les passions du roi; le fait est qu'il travailla avec pers�v�rance � ruiner l'influence de Mme de Montespan et qu'il y parvint. Apr�s la mort de la reine, il crut sage de conseiller et de b�nir le mariage du roi avec Mme de Maintenon, qui, dit-on, ne lui pardonna pas de s'�tre oppos� � la publicit� de cette union rest�e morganatique; il semblait difficile que la veuve de Scarron f�t d�clar�e officiellement reine de France. Dans sa lettre au cardinal de Noailles (8 octobre 1708), Mme de Maintenon pourtant rendait au p�re La Chaise cette justice: �Qu'il avait os� _louer_, en pr�sence du roi, _la g�n�rosit� et le d�sint�ressement de F�nelon_.� Il ne craignait pas d'ailleurs de dire la v�rit� au roi et m�me assez rudement parfois, d'apr�s ce que racontait Louis XIV lui-m�me, apr�s la mort du p�re La Chaise: �Je lui disais quelquefois: �_Vous �tes trop doux!_--Ce n'est pas moi qui suis trop doux, r�pondait-il, _c'est vous, sire, qui �tes trop dur_.� Le roi cependant ne voulut jamais consentir � ce qu'il pr�t sa retraite bien que, devenu plus qu'octog�naire, le p�re La Chaise la demand�t; mais y mit-il assez d'insistance? �Il lui fallut porter le fardeau jusqu'au bout. La d�cr�pitude et les infirmit�s ne purent l'en d�livrer. Sa m�moire s'�tait �teinte, son jugement affaibli, ses connaissances brouill�es, et Louis XIV se faisait apporter ce cadavre pour d�p�cher avec lui les affaires accoutum�es.� Ainsi s'exprime Saint-Simon, si peu favorable aux J�suites. Plus loin il ajoute: �D�sint�ress� en tout genre quoique fort attach� � sa famille; facile � revenir quand il avait �t� tromp�, et ardent � r�parer le mal que son erreur lui avait fait faire; d'ailleurs judicieux et pr�cautionn�, il ne fit jamais de mal qu'� son corps d�fendant. Les ennemis m�me des J�suites furent forc�s de lui rendre justice et d'avouer que c'�tait un homme de bien, honn�tement n� et tr�s-digne de remplir sa place.� Sa conduite, � l'�gard de ses nombreux ennemis, en est la meilleure preuve: �Libelles, couplets satiriques, histoires scandaleuses, dit M. de Chantelauze, ne cess�rent de l'assaillir de toutes parts durant tout le cours de son minist�re. Bien qu'il e�t en main un pouvoir qui d�t inspirer de s�rieuses craintes � ses ennemis, il ne se vengea de leurs calomnies en toute occasion que par le silence. Plusieurs puissantes cabales s'�lev�rent sourdement contre lui pour le supplanter: il eut l'habilet� de les d�couvrir � temps et de les d�jouer sans en tirer vengeance et sans faire le moindre �clat.� Le chancelier d'Aguesseau, un contemporain du p�re La Chaise et tr�s-pr�venu contre les J�suites, dit aussi de lui: �Le p�re La Chaise �tait un _bon gentilhomme_, qui aimait � vivre en paix et � y laisser vivre les autres; capable d'amiti�, de reconnaissance, et bienfaisant.� Ce _bon gentilhomme_, comme dit assez singuli�rement le c�l�bre magistrat, �tait brave � l'occasion, t�moin ce passage d'une lettre de Boileau � Racine, dat�e de Mons, � l'�poque du si�ge: �J'ai oubli� de vous dire que, pendant que j'�tais sur le mont Pagnotte, � regarder l'attaque, le R. P. de La Chaise �tait dans la tranch�e et m�me tout pr�s de l'attaque pour la voir plus distinctement. J'en parlais hier � son fr�re (capitaine des gardes) qui me dit tout naturellement: _Il se fera tuer un de ces jours_. Ne dites rien de cela � personne, car on croirait la chose invent�e, et elle est tr�s-vraie et tr�s-s�rieuse.� Le P. La Chaise mourut � Paris, le 20 janvier 1709, � l'�ge de quatre-vingt-cinq ans. Il �tait membre de l'Acad�mie des Inscriptions et Belles-Lettres, et se montrait fort assidu aux s�ances. Les J�suites avaient achet�, en 1626, non loin de Paris, une maison de campagne appel�e la Folie-Regnault, qu'ils nomm�rent plus tard le _Mont-Louis_, en l'honneur du roi. Cette r�sidence que Louis XIV fit embellir et agrandir, par consid�ration pour son confesseur, devint une villa fort agr�able, comme on dirait aujourd'hui, o� volontiers le p�re La Chaise aimait � venir se reposer et se distraire en compagnie de ses confr�res. Aussi lorsque sous l'Empire, ce terrain fut converti en cimeti�re, le fun�bre enclos prit le nom de _La Chaise_. Quand on songe qu'en soixante ann�es au plus, le cimeti�re de l'Est, continuellement agrandi, est devenu l'immense n�cropole que nous voyons, on ne peut s'emp�cher de dire avec le refrain de la ballade allemande: _Les morts vont vite_. [42] Ces arbres, � l'exception de trois ou quatre, ont �t� abattus l'an dernier, pendant le si�ge. [43] 2 petits vol. in-folio, � Lyon. CHARLEMAGNE Nous ne saurions raconter ici la vie du grand Empereur, si c�l�bre dans les chroniques et les �pop�es du moyen-�ge, d'autant plus que nous l'avons fait ailleurs assez longuement[44] et que nous n'aimons point � nous r�p�ter. Sauf quelques exceptions d'ailleurs, les r�cits de guerre n'entrent point dans notre nouveau cadre. Mais nous trouvons, dans le vieux chroniqueur presque contemporain, connu sous le nom de moine de Saint Gal, un tr�s-curieux �pisode et qui nous semble avoir le m�rite d'�tre parfaitement de circonstance avec la folie des moeurs actuelles. Nous reproduisons donc, tout au long, en le traduisant du latin, ce r�cit original et si fort empreint de ce qu'on appelle la couleur locale. Un certain jour de f�te, apr�s la c�l�bration de la messe, l'Empereur dit aux siens: �Ne nous laissons point engourdir dans un repos qui nous m�nerait � la paresse; allons chasser jusqu'� ce que nous ayons pris quelque venaison.� La journ�e cependant �tait pluvieuse et froide, Charles portait comme � l'ordinaire un v�tement de peau de brebis de peu de valeur. Arrivant de Pavie, dont les marchands v�nitiens avaient fait comme l'entrep�t du commerce de l'Orient, les grands au contraire �taient par�s, ainsi qu'aux jours de f�te, d'habits magnifiques en �toffes l�g�res et moelleuses, orn�es de plumes d'oiseaux de Ph�nicie et de plumes de paon, d'autres fois enrichies ou surcharg�es de fourrures, de pourpre de Tyr, et m�me de franges faites d'�corces de c�dre. L'Empereur ayant donn� imm�diatement le signal du d�part, tous durent se mettre en chasse dans ce costume, et galoper tout le jour � travers les fourr�s, les buissons et les ronces o� les brillantes mais peu solides �toffes laiss�rent maints lambeaux; elles furent en outre transperc�es par la pluie, tach�es par la boue comme par le sang des b�tes fauves tu�es pendant la chasse. Puis au retour, comme les courtisans, tout honteux de leurs habits d�chir�s et fl�tris, grelottant aussi par le froid, se h�taient de descendre de cheval pour courir changer de v�tements, l'Empereur, qui voulait que la le�on f�t compl�te, dit d'un ton bref: �Inutile de changer d'habits avant l'heure du coucher; ceux-ci s�cheront mieux sur nous.� Alors chacun, plus soucieux de son corps que de sa parure, s'empresse pour trouver un foyer o� se r�chauffer. Mais la chaleur du feu acheva de d�t�riorer les minces �toffes et les l�g�res fourrures qui, toutes gripp�es et pliss�es, se collaient sur les membres et le soir achev�rent de se g�ter quand il fallut les retirer. Cependant l'Empereur avait donn� l'ordre que tous, le lendemain, se pr�sentassent devant lui avec le costume de la veille. On pense ce qu'il �tait. Il fallut ob�ir pourtant, mais non sans grande honte pour les illustres personnages, si fiers nagu�re de leurs v�tements superbes et ch�rement pay�s qui maintenant, insuffisants � les couvrir, ressemblaient avec leurs trous et leurs taches aux haillons du pauvre. Charles alors, souriant non sans quelque malice, dit � l'un des serviteurs de sa chambre: �Frotte un peu notre habit dans tes mains et apporte-nous-le.� Le serviteur fit ce qui lui �tait ordonn�. L'Empereur aussit�t, prenant de ses mains et montrant le v�tement redevenu parfaitement propre et o� l'on ne remarquait ni tache, ni d�chirure, s'�cria: �� les plus fous des hommes! Quel est maintenant le plus pr�cieux et le plus utile de nos habits? Est-ce le mien que je n'ai achet� qu'un sou ou les v�tres si peu solides et qui vous ont co�t� tant de livres pesant d'argent?� Les courtisans, interdits et silencieux, baissaient la t�te et la rougeur de leurs visages attestait leur confusion. [44] _France h�ro�que_, t. Ier. CHATEAUBRIAND I �On n'est plus assez juste pour Chateaubriand tant vant� nagu�re!� �crivait un jour avec toute raison notre excellent confr�re et ami L�on Gautier. Le temps est loin, h�las! o� un po�te r�publicain adressait � l'auteur du _G�nie du Christianisme_ cette �p�tre qui n'est pas assur�ment l'une des pi�ces les moins remarquables de la _N�mesis_: .... Aussi quand tu parus dans ton vol triomphant, Fils du Nord, le Midi t'adopta pour enfant. Oh! Dieu t'avait cr�� pour les sublimes sph�res, O� meurt le bruit lointain des mondaines affaires; Il te mit dans les airs o� ton vol s'ab�ma Comme le grand condor que v�n�re Lima: Oiseau g�ant, il fuit notre terre profane, Dans l'oc�an de l'air il se maintient en panne; L�, du lourd quadrup�de il contemple l'abri, L'aigle qui passe en bas lui semble un colibri, Et noy� dans l'azur comme une tache ronde, On dirait qu'immobile il voit tourner le monde. C'�tait l� ton domaine alors, que revenant Des huttes du Sachem sur le vieux continent, Tu t'�levas si haut d'un seul bond que l'Empire Un instant s'arr�ta pour �couter ta lyre. Le monde des beaux-arts � peine renaissant Se d�battait encore dans son limon de sang; Ce chaos attendait ta parole future; Tu dis le _fiat lux_ de la litt�rature. Quelques ann�es apr�s, un illustre orateur, du haut de la chaire de Notre-Dame, adressait au m�me po�te un hommage plus solennel encore quoique en moins de paroles: �... Et tant d'autres que je ne veux pas nommer, pour ne pas approcher trop pr�s des grands noms de l'�poque; car, si j'en approchais, pourrais-je m'emp�cher de saluer cet illustre v�t�ran, ce prince de la litt�rature fran�aise et chr�tienne, sur qui la post�rit� semble avoir pass� d�j� tant on respire dans sa gloire le parfum et la paix de l'antiquit�.� Ce langage dans la bouche de Lacordaire �tonnerait sans doute aujourd'hui que, provoqu�e surtout par les _M�moires d'Outre tombe_, la r�action s'accentue si �nergiquement et ne reste pas toujours dans la juste mesure. Du grand �crivain si l'on ne se tait pas, on parle presque avec le ton du d�dain, et cela de jeunes Messieurs tout fiers d'�crire, au courant de la plume et sans r�ture dans le journal en vogue, la chronique quotidienne et qui croient bien dans le for int�rieur que feu Chateaubriand ne leur va pas � la cheville. Le chantre des _Martyrs_! bath, un phraseur et qui avait l'ing�nuit� de croire que les �crits, dignes de ce nom, ne s'improvisent pas, que: La m�ditation du g�nie est la soeur; que les grandes pens�es ne sauraient se passer de la nouveaut� et de la splendeur de la forme. Quoique on pr�tende aujourd'hui, Chateaubriand n'est pas le premier venu dans la r�publique des lettres et il a laiss� bon nombre de pages qui sont des plus belles de notre langue et que ne doit pas d�daigner la post�rit�. Dans le _G�nie du Christianisme_ en particulier, si l'auteur avec un grand appareil scientifique, se montre parfois m�diocre docteur, faible th�ologien, pol�miste arri�r�; si, comme critique litt�raire, il laisse � d�sirer par exemple lorsqu'il s'emporte � des louanges tellement hyperboliques pour B. Pascal dont �les Pens�es tiennent plus du Dieu que de l'homme;� il n'est que juste de reconna�tre que beaucoup de chapitres, tout le livre en particulier relatif � l'histoire naturelle, _Instinct des Oiseaux_, _Migrations des Oiseaux_, _des Plantes_ etc., n'ont rien perdu de leur fra�cheur et de leur �clat. Il y a l� un souffle puissant, un parfum de gr�ce et de po�sie dont l'�me se sent doucement p�n�tr�e comme d'une ros�e c�leste. Il en est de m�me de bien des pages qu'un chr�tien seul pouvait �crire et dans lesquelles vibre l'accent de la conviction, le chapitre sur l'_Extr�me-Onction_ entre autres, ceux relatifs aux _Missions_, etc. Sans doute on peut reprocher parfois � l'auteur dans son meilleur langage un peu trop d'alliage et le m�lange de locutions profanes; mais qui sait si ce n'�tait point une n�cessit� de l'�poque et si, pour �tre compris de son si�cle, il ne fallait pas ce style parfois un peu bariol� et qui s'efforce le plus possible de d�rober aux regards ce que Bossuet appelle �loquemment �la face hideuse de l'�vangile?� Pour juger sainement du livre et tenir compte � l'auteur de tout le bien qu'il a produit, il faut se rappeler dans quelles circonstances il parut et quel �tait l'�tat g�n�ral des esprits au lendemain du XVIIIe si�cle et de la R�volution. Voici � ce sujet et comme indication s�re, d'apr�s un t�moin oculaire, ce qui se passait en 1797 ou 1798 dans l'atelier du peintre David: �Il arriva qu'un des �l�ves, en racontant une histoire bouffonne, y m�la � plusieurs reprises le nom de J�sus-Christ. La premi�re fois, Maurice ne dit rien, seulement sa physionomie devint s�v�re; mais lorsque le conteur eut r�p�t� de nouveau le nom sacr�, alors les yeux du chef de la secte des penseurs s'enflamm�rent, et Maurice fit taire le mauvais plaisant en lui imposant imp�rieusement silence. L'�tonnement des �l�ves parut grand; mais il ne fut exprim� que sur la physionomie de chacun qui resta muet. Maurice �tait sujet � des col�res tr�s-vives, mais qui duraient peu; il avait d'ailleurs du tact, et en cette occasion, il sentit la n�cessit� de justifier par quelques paroles la hardiesse de la sortie qu'il venait de faire: �--Belle invention vraiment, dit-il en continuant de peindre, que de prendre J�sus-Christ pour sujet de plaisanterie! Vous n'avez donc jamais lu l'_�vangile_ tous tant que vous �tes? L'_�vangile_! c'est plus beau qu'Hom�re, qu'Ossian! J�sus-Christ au milieu des bl�s, se d�tachant sur un ciel bleu! J�sus-Christ disant: �_Laissez venir � moi les petits enfants!_� Cherchez donc des sujets de tableaux plus grands, plus sublimes que ceux-l�! Imb�cile, ajouta-t-il en s'adressant avec un ton de sup�riorit� amicale � son camarade qui avait plaisant�, ach�te donc l'_�vangile_ et lis-le avant de parler de J�sus-Christ.� �Il faut le r�p�ter, de telles paroles, dites � cette �poque et dans un lieu tout � fait public, eussent certainement excit� de la rumeur et pu compromettre la s�ret� du harangueur. Tous les �l�ves le sentirent bien; car lorsque Maurice eut cess� de parler, il y eut un intervalle de silence assez long pendant lequel tout le monde se consulta du regard pour savoir comment on prendrait la chose. �Le brave Mori�s trancha la difficult�: �_C'est bien cela, Maurice!_� dit-il d'une voix ferme; et � peine ces mots eurent-ils �t� prononc�s que tous les �l�ves cri�rent � plusieurs reprises: _Vive Maurice_! �On aurait tort de croire cependant que, dans le sentiment g�n�reux que fit �clater cette jeunesse, il entr�t des id�es de pi�t�. � l'atelier de David, comme par toute la France alors, on �tait et l'on affectait surtout d'�tre tr�s-ind�vot.� C'est � ce moment l� m�me ou bient�t apr�s, que parut le livre de Chateaubriand et l'on sait avec quel immense succ�s. Il fallait pour cela qu'il parl�t au si�cle une langue que celui-ci p�t tout d'abord comprendre, qui lui f�t sympathique bien loin de l'effaroucher, ce qui n'emp�che pas que cette langue riche, imag�e, color�e, brillant�e, mais parfois trop humaine, n'ait fr�quemment aussi la vraie note chr�tienne, capable de faire sur le lecteur une heureuse impression, plus sans doute qu'on ne veut l'admettre aujourd'hui. Il nous semble que le livre, d�barrass� du fatras scientifique et soi-disant th�ologique, et all�g� par quelques autres retranchements, pourrait �tre grandement utile encore. Dans nul autre peut-�tre de ses ouvrages, Chateaubriand ne fut mieux inspir�, moins obs�d� de pr�occupations �trang�res ou personnelles, et l'on sent � l'�nergie de son accent, � la vivacit� de sa foi, qu'il �tait dans toute la ferveur du n�ophyte et sous le coup encore du douloureux �v�nement qui l'avait frapp� comme un coup de foudre en d�terminant sa conversion ainsi que lui-m�me l'a proclam� dans une page �loquente: �Ma m�re, dit-il, apr�s avoir �t� jet�e � soixante-douze ans dans les cachots o� elle vit p�rir une partie de ses enfants, expira sur un grabat o� ses malheurs l'avait rel�gu�e. Le souvenir de mes �garements r�pandit sur ses derniers jours une grande amertume. Elle chargea, en mourant, une de mes soeurs de me rappeler � cette religion dans laquelle j'avais �t� �lev�. Ma soeur me manda les derniers voeux de ma m�re; quand la lettre me parvint au del� des mers, ma soeur elle-m�me n'existait plus; elle �tait morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interpr�te � la mort, m'ont frapp�; je suis devenu chr�tien; je n'ai point c�d�, j'en conviens, � de grandes lumi�res surnaturelles; ma conviction est sortie de mon coeur; j'ai pleur� et j'ai cru.� L'_Itin�raire de Paris � J�rusalem_ est un livre des plus remarquables et dans lequel on sent la conviction comme aussi sans doute dans les _Martyrs_ encore que Chateaubriand, domin� par ses souvenirs ou ses pr�jug�s classiques, ait fort enguirland�, enjoliv�, po�tis� le paganisme de la d�cadence qui fait trop belle figure en v�rit� � c�t� du christianisme de l'�ge d'or ou de l'�ge h�ro�que. Puis dans tel chap�tre, l'�pisode de Vell�da par exemple, le langage des passions terrestres, des passions coupables, fait explosion avec trop de violence et ce n'est pas � tort que Feller a dit: Un reproche assez grave a �t� fait � Chateaubriand; dans le tableau qu'il fait des passions, ses peintures sont si voluptueuses qu'elles ne peuvent �tre mises sans danger sous les yeux de la jeunesse et qu'elles seraient m�me capables de troubler l'�ge m�r et la vieillesse.� Reproches qui peuvent et doivent s'adresser � _R�n�_, _Atala_, les _Martyrs_, la _Vie de Ranc�_. Dans des livres m�me s�rieux pour le fond comme pour la forme, les _�tudes et Discours historiques_ par exemple, l'illustre �crivain, qu'on ne saurait excuser parfois de t�m�rit�, quant � ses appr�ciations des faits politiques ou religieux, n'est pas toujours assez discret dans ses peintures ou ses citations, qu'il s'agisse des moeurs des pa�ens ou de celles de telle p�riode de notre histoire. On ne saurait l'excuser par exemple de sa complaisance � citer tout au long, � propos du r�gne de Henri III, un immonde �pisode qu'il copie textuellement dans Brant�me, (_Les Femmes galantes_). Ces passages risqu�s et ces t�m�rit�s de langage sont d'autant plus regrettables que le livre est en g�n�ral �crit de la meilleure plume du ma�tre, qu'il abonde en portraits �tonnants de relief, en tableaux saisissants, en r�flexions et commentaires vraiment �loquents. II La politique a beaucoup, et trop m�me, pr�occup� Chateaubriand, par l'entra�nement d'illusions g�n�reuses sans doute, mais il faut bien le reconna�tre aussi, par la passion de la popularit�, par le vain d�sir de jouer un grand r�le, d'�tre un personnage important dans l'�tat: Ton �me, insatiable aux choses du moment, Redemandait toujours un nouvel aliment. Quand ton char eut touch� la borne de l'ar�ne, Tu voulus r�unir dans ta main souveraine La palme politique et celle des beaux-arts. Chateaubriand croyait sans doute, comme il le disait, n'�couter que la voix du patriotisme quand c'�tait surtout un sentiment personnel, �go�ste qui lui soufflait ses r�solutions et lui dictait plus d'une fausse d�marche. �M. de Vill�le, dit Feller, lui obtint le minist�re des affaires �trang�res; mais Chateaubriand ne croyait lui devoir aucune reconnaissance pour tant de bons offices: la domination du premier ministre lui devenait insupportable, il prit la r�solution de le supplanter, et l'on ne peut s'emp�cher de bl�mer sa conduite � cette �poque. M. de Vill�le lui �tait sans doute infiniment inf�rieur comme �crivain, mais il lui �tait de beaucoup sup�rieur comme homme d'�tat; pour le renverser, Chateaubriand descendit � des manoeuvres peu dignes de lui..... Contre son intention sans doute, les coups qu'il avait port�s � M. de Vill�le �taient retomb�s sur le gouvernement et contribu�rent � d�cider la chute de la Restauration.� Dans la brochure intitul�e: _De la Restauration et de la Monarchie �lective_, publi�e en 1831, on lit cette phrase entre autres: �Je suis bourbonnien par honneur, royaliste par raison et conviction, r�publicain par go�t et par caract�re.� L'homme qui parlait et qui agissait ainsi se croyait de bonne foi un grand homme d'�tat et s'�tonnait et s'indignait qu'on ne le pr�t pas au s�rieux. Il ne semble pas douteux que cette personnalit�, si fortement accus�e dans les _M�moires d'Outre-tombe_, n'ait �t� le grand malheur et aussi le tort de Chateaubriand qui e�t d� apporter plus de d�sint�ressement dans l'accomplissement de sa glorieuse t�che et donner � ses nobles labeurs leur v�ritable but dans lequel sa propre gloire ne v�nt que comme une pr�occupation secondaire, derni�re, et non principale, comme l'affirme un de ses admirateurs, M. Lom�nie: �Para�tre sous un beau jour devant la post�rit�, voil� la pens�e dominante de toute la vie de Chateaubriand.... Il n'h�site jamais � _tout sacrifier_, non-seulement des int�r�ts ou des ambitions, mais peut-�tre aussi quelquefois des convenances et des devoirs du moment, � cette constante pr�occupation de l'avenir.� Cela est d'autant plus �trange, d'autant plus inexplicable que, sinc�rement et au plus profond de son coeur, Chateaubriand �tait chr�tien et d'un christianisme non pas seulement sp�culatif et th�orique. Pourtant ce grand esprit, cette sublime intelligence, cette haute exp�rience m�me ne suffirent pas � l'�clairer dans la pratique, � faire tomber ce fatal bandeau que l'orgueil avait �paissi sur ses yeux � lui r�v�ler ce qu'il avait proclam� plus d'une fois lui-m�me comme une v�rit� certaine, �l�mentaire, � savoir que l'humilit�, que l'oubli plus ou moins complet de soi-m�me est la vertu essentielle du fid�le et que la religion seule peut et doit nous l'inspirer. Par l'obsession de cet orgueil �trangement na�f, et ces travers de son esprit, en d�pit de son g�nie, l'illustre �crivain ne fit ni aux autres ni � lui-m�me tout le bien qu'il e�t pu, et s'il faut l'avouer m�me, il fit � eux comme � lui, plus d'une fois, quelque mal. Comme nous l'avons dit, dans la plupart de ses ouvrages, il est un certain nombre de passages, de pages m�me qu'on s'�tonne d'y lire, et que la main d'un chr�tien, s'il les avait �crites dans la fi�vre du travail, n'aurait pas d� h�siter, apr�s r�flexion, � effacer. Pour lui-m�me, l'illustre po�te, faute d'une r�gle de conduite assez ferme, en �coutant trop, ce semble, les entra�nements de l'ambition et d'autres, a vu souvent sa vie troubl�e par l'inqui�tude, empoisonn�e par les cruels d�boires, par les d�ceptions am�res, boulevers�e m�me par des orages. Par les m�mes motifs, et faute sans doute d'avoir fait � la pr�occupation religieuse la plus large part dans sa vie, ses derni�res ann�es furent d�sol�es par cet ennui morne, par ces incurables et, sous certains rapports, inexcusables tristesses � l'�tat de ph�nom�ne et dont plusieurs t�moins oculaires nous font de si prodigueux r�cits. Madame de Bawr dit dans ses _M�moires et Souvenirs_: �Comment donc dev�nt-il si indiff�rent � tant de gloire? H�las! il ne put supporter la perte de sa jeunesse. Sans qu'il f�t atteint d'aucune infirmit�, d'aucune souffrance grave, il �tait si malheureux de vieillir que rien ici-bas n'excita plus son int�r�t, ne lui apporta plus de joie. Cette m�lancolie de caract�re, dont son ardente imagination lui donna des acc�s auxquels nous devons _R�n�_ et tant d'autres belles pages, devint une tristesse habituelle. La t�te pench�e, l'oeil abattu, il restait immobile et silencieux au milieu de ses amis et de ses admirateurs sans prendre plus de part � ce qui se disait autour de lui qu'il n'en prenait aux plus grands �v�nements du monde. Pensait-il � ses belles ann�es? Dans ce cas il faut croire que le brillant souvenir de la jeunesse ajoutait encore � sa peine. Quelles que fussent les id�es qui venaient assombrir son visage, il �tait douloureux de voir ce beau g�nie sous le poids d'un malheur sans rem�de et de voir s'�teindre le feu d'une vie de gloire et d'amour dont la flamme ne se ranimait que par instants.� M. Lom�nie n'est pas moins affirmatif: �Il croyait peu, il est vrai, au g�nie de ses contemporains et � la dur�e de leur gloire, mais il doutait presque autant de son g�nie et la crainte d'�tre enseveli dans le commun naufrage des r�putations de son si�cle et de manquer le but de sa vie, _faisait le tourment secret de ses derniers jours_... Le sentiment religieux, quoique tr�s vif dans cette �me d'artiste, ne fut jamais assez fort pour lui faire prendre r�sol�ment en m�pris la destin�e de son nom. �Tant que la veillesse ne lui fit point trop sentir ses atteintes, il r�sista de son mieux aux impulsions de ce caract�re malheureux... Mais plus tard, cette caducit�, si odieuse � sa po�tique imagination, le fit s'abandonner tout entier � une profonde et incurable m�lancolie. � mesure que ses facult�s faiblissaient, il se repliait sur lui-m�me et, ne voulant pas qu'on v�t son esprit subir comme son corps la pression des ann�es, il s'imposait le silence et ne parlait presque plus[45].� La biographe ajoute cependant en fa�on de correctif: �_L'auteur du G�nie du Christianisme_ n'a certainement pas �chapp� � la grande infirmit� de notre �poque. Il a eu sa part, et une assez forte part d'�go�sme et d'orgueil. Mais ceux qui ont pu l'�tudier de pr�s dans sa vieillesse, � cet �ge o� les traits de caract�re deviennent, comme les traits du visage, plus accentu�s et plus saillants, ceux-l� savent tout ce qui se m�lait de noblesse d'�me et de sinc�re d�fiance de soi-m�me � cet �go�sme et � cet orgueil qu'engendrent les s�ductions de la gloire.� Pour �tre juste et comme circonstance att�nuante, faudrait-il ajouter que chez le po�te cet �tat douloureux autant que singulier pouvait tenir � je ne sais quelle disposition physique et maladive, � une lacune dans l'organisation. L'admirable Joubert, dans cette �tonnante lettre du 21 octobre 1803, o� le Chateaubriand, qui sera pour tant d'autres une �nigme incompr�hensible, se trouve, nombre d'ann�es � l'avance, si bien d�chiffr�, et l'on peut dire, perc� � jour, Joubert nous dit en propres termes: �Un fonds d'ennui, qui semble avoir pour r�servoir l'espace immense qui est vacant entre lui-m�me et ses pens�es exige perp�tuellement de lui des distractions qu'aucune occupation, aucune soci�t� ne lui fourniront jamais � son gr� et auxquelles aucune fortune ne pourrait suffire, s'il ne devenait t�t ou tard sage et r�gl�. Tel est en lui l'homme natif...� Citons de cette lettre quelques passages encore non moins instructifs que curieux: �Il est certain qu'il a bless� dans son ouvrage des convenances importantes, et que m�me il s'en soucie fort peu, car il croit que son talent s'est encore mieux d�ploy� dans ces �carts. �Il est certain qu'il aime mieux les erreurs que les v�rit�s dont son livre est rempli, parce que ces erreurs sont plus siennes, il en est plus l'auteur. �.... Il a, pour ainsi dire, toutes ses facult�s en dehors, et ne les tourne point en dedans. Il ne se parle point, il ne s'�coute gu�re, il ne s'interroge jamais, � moins que ce ne soit pour savoir si la partie inf�rieure de son �me, je veux dire son go�t et son imagination, sont contents, si sa pens�e est arrondie, si ses phrases sont bien sonnantes, si ses images sont bien peintes, etc., observant peu si tout cela est bon; c'est le moindre de ses soucis. �Il parle aux autres, c'est pour eux seuls et non pas pour lui qu'il �crit; aussi c'est leur suffrage plus que le sien qu'il ambitionne, et de l� vient que son talent ne le rendra jamais heureux, car le fondement de la satisfaction qu'il pourrait en recevoir est hors de lui, loin de lui, vari�, mobile, inconnu. �Sa vie est autre chose. Il la compose, ou pour mieux dire, il la laisse s'arranger d'une toute autre mani�re. _Il n'�crit que pour les autres et ne vit que pour lui._ Il ne songe point � �tre approuv�, mais � se contenter. Il ignore m�me profond�ment ce qui est approuv� dans le monde ou ce qui ne l'est pas. �Il n'y a song� de sa vie et ne veut point le savoir. Il y a plus: comme il ne s'occupe jamais � juger personne, il suppose aussi que personne ne s'occupe � le juger. Dans cette persuasion, il fait avec une pleine et enti�re s�curit� ce qui lui passe par la t�te, sans s'approuver ni se bl�mer le moins du monde.� Cette lettre, qu'on a le regret de ne pouvoir citer en entier, atteste chez son auteur une sagacit� de coup d'oeil qui tient de la divination, et vient � l'appui, ce semble, des consid�rations pr�sent�es plus haut. Il n'a manqu� � Chateaubriand, pour son propre bonheur et m�me pour sa gloire devant la post�rit�, qu'une pratique plus conforme � sa th�orie. Quoiqu'il en soit, il r�sulte de l� pour qui sait r�fl�chir, un grand enseignement, une le�on formidable et salutaire: c'est que les dons de l'intelligence pas plus que les richesses mat�rielles ne sont un pr�sent gratuit; il faut les recevoir de la main de Dieu, quand ils nous viennent, avec une profonde gratitude, mais aussi avec tremblement par la crainte d'en user mal et que l'orgueil ou la vanit� ne nous les rende fatals alors m�me qu'ils profiteraient aux autres. Si le succ�s couronne nos efforts, si la gloire entoure notre nom de son aur�ole, si nous devenons c�l�bres, t�chons de rester modestes, d'�tre de plus en plus humbles, en pensant que, par nous-m�me, nous ne sommes rien, nous ne pouvons rien, et que cette petite flamme qu'on appelle le g�nie, un souffle peut l'�teindre quand il n'a pas d�pendu de nous de l'allumer. Cette fugitive lueur, c'est le feu sacr� venu du ciel, mais un mensonge de la Fable � tort pr�tendit que Prom�th�e avait pu d�rober aux dieux la myst�rieuse �tincelle. Si nous ne pouvons �tre tout � fait indiff�rent aux murmures caressants de la renomm�e, aux douces joies d'un triomphe m�rit�, effor�ons-nous d'�purer nos intentions, de travailler, de lutter, de souffrir pour le vrai bien, pour le vrai beau en vue de la r�compense la plus sublime et des esp�rances d'une sainte immortalit�. Chateaubriand (R�n�) �tait n� � Saint-Malo en 1768, il mourut � Paris en 1848, au lendemain de la r�volution de f�vrier, aussi disparut-il de la sc�ne sans faire plus de bruit que le moindre des litt�rateurs en temps ordinaire. Il est enterr�, comme on sait, sur un rocher qui s'�l�ve au milieu des flots, non loin de sa ville natale. Lui-m�me s'�tait inqui�t� longtemps � l'avance de se pr�parer une tombe � part et dans un mode qui ne f�t point banal. S'il y eut l� encore quelque calcul de la vanit�, celle-ci s'est m�prise; car maintenant les p�lerins deviennent rares de plus en plus sur l'ilot. Ceux qui parfois encore y abordent, ne sont gu�re que de pauvres matelots, ignorant le nom de grand homme et qui ne s'arr�tent pas l� d'habitude pour d�poser des couronnes, mais pour faire s�cher leurs filets. [45] Lom�nie.--_Biographie des contemporains par un homme de rien._ CHAUVEAU-LAGARDE Cet homme �minent, l'une des gloires les plus pures du barreau moderne, peut et doit �tre propos� en exemple aux jeunes stagiaires comme aux avocats en renom; car il r�unit toutes les vertus qui rendent cette profession si admirable quand on l'exerce comme elle devrait toujours s'exercer. V�ritablement �loquent, de �cette �loquence qui est l'�me m�me,� comme a dit si bien le p�re Lacordaire, et dont, en effet, les inspirations venaient du coeur, Chauveau-Lagarde ne montrait pas pour ses clients moins de z�le que de d�sint�ressement, et plus d'une fois il leur ouvrit sa bourse, bien loin d'accepter des honoraires. � ces vertus il joignait le courage qui ne reculait pas devant l'accomplissement d'un devoir pour lui sacr�, fut-ce au p�ril de sa vie. N� � Chartres, le 21 janvier 1756, Chauveau-Lagarde (Claude-Fran�ois) �tait fils d'un modeste artisan r�compens�, ce qui n'arrive pas toujours, des sacrifices bien lourds qu'il s'�tait impos�s pour son �ducation, par les succ�s de l'enfant au coll�ge d'abord, puis par ceux du jeune homme au barreau. Car, avant 89, Chauveau-Lagarde comptait d�j� parmi les avocats distingu�s au Parlement, et les �v�nements politiques vinrent ouvrir � son talent une nouvelle et plus glorieuse carri�re, quand par le triomphe des violents montagnards, jacobins, maratistes, h�bertistes, la R�volution, qui avait �veill� tant d'esp�rances cruellement d��ues, fut devenue le r�gime abominable de la Terreur. Alors que la guillotine, par d�cret sp�cial, se dressait en permanence (moins le couperet, retir� tous les soirs) sur la place dite aujourd'hui de la Concorde, la profession d'avocat exposait � de grands p�rils et, pour les �viter ou les braver, il ne fallait pas moins de courage que d'habilet�. Chauveau-Lagarde eut l'un et l'autre, et souvent il ne craignit pas de disputer obstin�ment � Fouquier-Tainville ses victimes. Plus d'une fois, trop rarement au gr� de son d�sir, il eut le bonheur de les lui arracher comme il fit du g�n�ral Miranda, acquitt� gr�ce � l'�loquente plaidoirie de son d�fenseur. Il fut moins heureux pour d'autres, pour Brissot, pour Charlotte Corday; mais celle-ci, condamn�e � l'avance, pouvait-elle �tre sauv�e �quand, dit un historien, son h�ro�sme se glorifiait de ce qu'on lui imputait � crime.� Aux questions du pr�sident, lorsqu'elle comparut devant le tribunal, elle r�pondit: �Oui, c'est moi qui ai tu� Marat. --Qui vous a pouss�e � ce meurtre? --Ses crimes. --Quels sont ceux qui vous l'ont conseill�? --Moi seule; je l'avais r�solu depuis longtemps; j'ai voulu rendre la paix � mon pays. --Croyez-vous donc avoir tu� tous les Marat? --H�las! non, reprit-elle. Comment d�fendre une pr�venue qui s'accusait ainsi elle-m�me? �Chauveau-Lagarde, dit M. Durozoir, sans d�mentir ni son caract�re, ni l'opinion qu'il s'�tait form�e comme citoyen ou comme homme de l'assassinat de Marat� (bl�mable au point de vue de la stricte morale), sut remplir noblement sa mission d'humanit�. Il pronon�a en faveur de l'accus�e un court mais �mouvant plaidoyer, en s'effor�ant, chose � peu pr�s impossible d'ailleurs, d'appeler l'indulgence des juges sur sa cliente entra�n�e, disait-il, comme malgr� elle, par le fanatisme et l'exaltation politique. Mais ici il fut interrompu par Charlotte Corday qui, dans un langage �nergique, r�tablit les faits et maintint le caract�re v�ritable selon elle de son acte accompli, apr�s m�re r�flexion, dans la pl�nitude de la raison et avec une volont� tranquille et r�solue, par pur d�vo�ment � la patrie. Du reste, elle se plut � rendre justice au z�le de son d�fenseur, et la condamnation prononc�e, elle lui dit: �Vous m'avez d�fendue, Monsieur, d'une mani�re d�licate et g�n�reuse; c'�tait la seule qui p�t me convenir; je vous en remercie et je veux vous donner une preuve de mon estime. On vient de m'apprendre que tous mes biens sont confisqu�s: je dois quelque chose � la prison, je vous charge d'acquitter cette dette.� Chauveau-Lagarde s'empressa d'accomplir ce pieux devoir, et avant m�me que Charlotte quitt�t la prison pour �tre conduite � l'�chafaud, toujours calme, toujours forte et courageuse, mais revenue de quelques-unes de ses illusions d'apr�s ce fragment d'une lettre � Barbaroux: �Quel triste peuple pour fonder une r�publique! On ne con�oit pas ici qu'une femme inutile, dont la plus longue vie n'est bonne � rien, puisse s'immoler de sang-froid � son pays.� La pauvre jeune _h�ro�ne_ n'e�t pas d� ignorer que l'assassinat jamais n'a rien fond�, et qu'_une vie n'est jamais inutile, n'est jamais trop longue_, lorsqu'elle est remplie par la pratique des humbles et pieuses vertus et des obscurs d�vo�ments qui sont l'honneur de la femme, jeune fille o� m�re de famille. Quelques mois apr�s l'ex�cution de Charlotte Corday, Chauveau-Lagarde fut choisi d'office par le tribunal pour d�fendre une autre et plus illustre accus�e, l'infortun�e Marie-Antoinette. �Quelques personnes, dit Chauveau-Lagarde lui-m�me dans sa brochure si int�ressante relative au proc�s[46], ont vant� le pr�tendu courage qu'il nous fallut (� M. Tron�on-Ducoudray et � moi) pour accepter cette t�che � la fois honorable et p�nible: elles se sont tromp�es. Il n'y a point de vrai courage sans r�flexion. Nous ne songe�mes pas m�me aux dangers que nous allions courir. Je partis � l'instant pour la prison, plein du sentiment d'un devoir si sacr�, m�l� de la plus profonde amertume.� Puis il reprend avec un accent o� le coeur se trahit, o� l'on sent cette vivacit� de souvenirs du t�moin oculaire �mu, attendri: �La chambre o� fut renferm�e la Reine �tait alors divis�e en deux parties par un paravent. � gauche en entrant �tait un gendarme avec ses armes; � droite, on voyait dans la partie occup�e par la Reine, un lit, une table, deux chaises. Sa Majest� �tait v�tue de blanc avec la plus extr�me simplicit�. �..... En abordant la Reine avec un saint respect, mes genoux tremblaient sous moi; j'avais les yeux humides de pleurs; je ne pus cacher le trouble dont mon �me �tait agit�e, et mon embarras fut tel, que je ne l'eusse �prouv� jamais � ce point si j'avais eu l'honneur d'�tre pr�sent� � la Reine et de la voir au milieu de sa cour, assise sur un tr�ne, environn�e de tout l'�clat de sa couronne. �Elle me re�ut avec une majest� si pleine de douceur, qu'elle ne tarda pas � me rassurer par la confiance dont je m'aper�us bient�t qu'elle m'honorait � mesure que je lui parlais et qu'elle m'observait.� De cette confiance d'ailleurs le d�fenseur sut se montrer digne. �Je lus avec elle son acte d'accusation. � la lecture de cette oeuvre d'enfer, mois seul je fus an�anti. La Reine sans s'�mouvoir, me fit des observations,� insistant sur l'inanit� de l'accusation fond�e sur cette pr�tendue _conspiration contre la France_, d'accord avec les ennemis de l'ext�rieur et de l'int�rieur. Les pi�ces annex�es � l'acte d'accusation pourtant �taient en si grand nombre, qu'il semblait impossible, dans le peu de temps qui restait, d'en prendre connaissance. L'avocat obtint, non sans peine, de la Reine qu'elle f�t une demande � la Convention pour qu'il lui f�t accord� un d�lai rigoureusement n�cessaire. La note fut remise � Fouquier-Tainville qui promit de la communiquer � l'Assembl�e; mais il n'en fit rien, on n'en fit qu'un usage inutile, puisque, le lendemain matin, d�s huit heures, ainsi qu'il avait �t� annonc�, les d�bats commenc�rent, _ils dur�rent pendant vingt heures cons�cutives_. �Il faut avoir �t� pr�sent, dit Chauveau-Lagarde, � tous les d�tails de ce d�bat trop fameux pour avoir une juste id�e du beau caract�re que la Reine y a d�velopp�;� �plus occup�e des autres que d'elle-m�me, comme l'a �crit M. de Montjoie; elle mit tous ses soins � ne compromettre aucune des personnes qui lui avaient �t� attach�es.� �..... La Reine fut, dans son proc�s, comme elle l'avait toujours �t� durant le cours de sa vie, admirable de bont�. En voici d'ailleurs comme preuve quelques traits que j'ai recueillis dans ses r�ponses: �On lui reproche d'avoir, avec le Roi, _tromp� le peuple_: �Elle r�pond: �Que sans doute le peuple _a �t� tromp�_; qu'il l'a m�me �t� _cruellement_; mais que ce n'est assur�ment ni par le Roi, ni par elle qui l'ont toujours _�galement aim�_. �On reprochait � la Reine d'avoir entretenu, avant la R�volution, des rapports politiques avec le roi de Boh�me et de Hongrie (Joseph II). �Elle r�pond: �Qu'elle n'a jamais entretenu avec son fr�re que des rapports d'amiti� et point de politique; mais que si elle en avait eu de ce genre, _ils auraient �t� tous � l'avantage de la France_. �On l'accuse d'avoir constamment nourri avec le Roi le projet de d�truire la libert�, en remontant sur le tr�ne, � quelque prix que ce soit. �Elle r�pond: �Que le Roi et elle n'avaient pas besoin de remonter sur le tr�ne, puisqu'ils y �taient qu'ils n'avaient, au reste, jamais d�sir� rien autre chose que _le bonheur de la France_; et qu'il leur aurait suffi que la _France f�t heureuse_ pour qu'ils le fussent eux-m�mes.� Toutes les autres et si nombreuses questions faites � l'illustre accus�e avaient le m�me caract�re de pu�rilit� odieuse ou d'absurdit� ridicule; et toujours elle sut r�pondre avec autant de dignit� que d'�-propos. Mais qu'importait au tribunal! que lui importait la plaidoierie des avocats dont Chauveau-Lagarde dit modestement: �Sans doute quelque talent que d�ploya M. Tron�on-Ducoudray dans sa plaidoierie et quelque z�le que je pouvais avoir mis dans la mienne, nos d�fenses furent n�cessairement au-dessous d'une telle cause, pour laquelle toute l'�loquence d'un Bossuet ou d'un F�nelon n'aurait pu suffire ou serait rest�e du moins impuissante.� �... Ce que je puis dire, d'ailleurs, c'est que ni la pr�sence des bourreaux devant lesquels un mot, un geste, une r�ticence pouvaient �tre un crime, ni l'appareil �pouvantable de la mort dont nous �tions environn�s, ne nous ont fait oublier nos obligations; mais qu'au contraire nous combatt�mes avec chaleur, avec �nergie et de toutes nos forces, tous les chefs d'accusation, et que _nous plaid�mes pendant plus de trois heures_.... Il ne faut pas que les �trangers puissent croire que, dans les temps horribles o� la Reine et Mme �lisabeth ont �t� assassin�es, elles aient p�ri sans d�fense; ou, ce qui serait la m�me chose, pour ne pas dire plus affreux encore, que les Fran�ais qui furent charg�s de les d�fendre n'aient pas senti toute l'importance de la mission qui leur �tait confi�e.� �... J'avais ainsi plaid� pendant pr�s de deux heures, j'�tais accabl� de fatigue; la Reine eut la bont� de le remarquer et de me dire avec l'accent le plus touchant: �Combien vous devez �tre fatigu�, M. Chauveau-Lagarde: je suis bien sensible � toutes vos peines.� �Ces mots qu'on entendit autour d'elle ne furent point perdus pour les bourreaux... La s�ance fut un instant suspendue avant que M. Tron�on-Ducoudray pr�t la parole. Je voulus en vain me rendre aupr�s de la Reine: un gendarme _m'arr�ta sous ses propres yeux_. M. Tron�on-Ducoudray, ayant ensuite plaid�, _fut arr�t� de m�me en sa pr�sence_; et de ce moment, il ne nous fut plus permis de lui parler.� Voil� ces temps, ces affreux temps que, de nos jours encore, certains �crivains, par une aberration de la folie ou du crime, osent excuser, que dis-je? justifier, glorifier, et si l'on en croyait leur langage, qu'on peut croire une mis�rable forfanterie, voudraient nous ramener! Les d�fenseurs revirent la Reine de loin seulement lorsqu'ils entr�rent, toujours escort�s par les gendarmes, pour le prononc� de l'arr�t. �Cet horrible arr�t, dit Chauveau-Lagarde, nous ne p�mes l'entendre sans en �tre constern�s; la Reine seule l'�couta d'un air calme... Ce calme ne l'a point abandonn�e jusqu'� ses derniers moments. Rentr�e � la prison et avant de s'endormir dans la s�curit� de sa conscience, du sommeil des justes, elle �crivit � Mme �lisabeth la lettre que la Providence vient de r�v�ler au monde, et qui est un monument �ternel de l'in�branlable fermet� d'�me ainsi que de l'in�puisable bont� de coeur qu'elle avait manifest�e durant tout le cours du proc�s.� Les deux courageux avocats, apr�s avoir �t� fouill�s et longuement interrog�s sans qu'on trouv�t rien � leur charge, furent laiss�s cependant dans la prison: �moins occup�s de ce que nous allions devenir, dit la _Notice historique_, que de l'�pouvantable issue de cet horrible proc�s. Quand on nous mit en libert�... _la Reine n'existait plus_.� Sept mois apr�s, Chauveau-Lagarde fut averti par un message de Mme �lisabeth, qu'il �tait choisi pour la d�fendre. C'�tait la veille m�me du jugement (9 mai 1794). Tout aussit�t, il courut � la prison, mais on ne lui permit pas de communiquer avec son auguste cliente. Fouquier-Tainville, par une ex�crable perfidie, motiva le refus d'autorisation sur l'ajournement du proc�s qui ne devait pas avoir lieu de sit�t; et le lendemain matin, en entrant dans la salle des s�ances du tribunal, Chauveau-Lagarde avait la douleur d'apercevoir �Mme �lisabeth environn�e d'une foule d'autres accus�s, sur le haut des gradins o� on l'avait plac�e tout expr�s la premi�re pour la mettre plus en �vidence.� L'acte d'accusation fut plus absurde et plus odieux, s'il �tait possible, que celui dirig� contre la Reine: on en jugera par ces deux griefs principaux: �La complicit� dans la conspiration du Roi et de la Reine contre la nation.--Les secours donn�s par elle (Madame) aux bless�s du Champ-de-Mars qu'elle avait pans�s de ses propres mains.� �Accusation monstrueuse, dit �loquemment Chauveau-Lagarde, et bien digne de ces temps d'irr�ligion et d'immoralit� o� ce qui paraissait le plus criminel � ces pervers �tait pr�cis�ment ce qu'il y a de plus sacr� parmi les hommes.� La princesse, en pr�sence de ces assassins � gages affubl�s de la toge du juge, fut admirable de fermet� et ne montra pas moins de pr�sence d'esprit que de dignit� dans ses r�ponses. Bien que son d�fenseur n'e�t pu conf�rer avec elle, et que le d�bat n'e�t dur� qu'un instant, Chauveau-Lagarde prit la parole et se montra � la hauteur de sa mission, en �tablissant d'abord que l'acte d'accusation n'avait aucune base s�rieuse et que les faits all�gu�s ne prouvaient rien autre chose que la bont� de coeur de Madame et l'h�ro�sme de son amiti�. �Apr�s avoir d�velopp� ces premi�res id�es (lisons-nous dans la _Notice historique_), je finis en disant: qu'au lieu d'une d�fense je n'aurais plus � pr�senter pour Mme �lisabeth que son _apologie_; mais que, dans l'impuissance o� j'�tais d'en trouver une qui f�t digne d'elle, il ne me restait plus qu'une seule observation � faire, c'est que la princesse, qui avait �t� � la cour de France _le plus parfait mod�le de toutes les vertus, ne pouvait �tre l'ennemie des Fran�ais_.� � ces paroles prononc�es avec l'�nergique accent de la conviction, le pr�sident du Tribunal, Dumas, s'emporta jusqu'au d�lire de la fureur, en reprochant avec une brutalit� sauvage et impie � l'avocat �de _corrompre la morale publique_ en ayant l'audace de parler des vertus de l'accus�e.� �Il fut ais� de s'apercevoir que Mme �lisabeth qui, jusqu'alors, �tait rest�e calme et comme insensible � ses propres dangers, fut �mue de ceux auxquels je venais de m'exposer: et apr�s avoir, comme la Reine, entendu sans s'�mouvoir son arr�t de mort, comme la Reine, elle a consomm� paisiblement le grand sacrifice de sa vie.� Apr�s l'audience, Dumas, toujours fr�n�tique, proposa au tribunal de faire arr�ter l'avocat. On ne l'osa pas encore cependant, parce qu'on voulait avoir l'air de laisser la libert� aux d�fenseurs tant qu'ils existaient, et ils ne furent supprim�s que deux mois apr�s �comme les fauteurs salari�s de la tyrannie, dit le rapport � ce sujet, vou�s par �tat � la d�fense des ennemis du peuple.� Bient�t apr�s, 1er juillet, Chauveau-Lagarde, arr�t� � la campagne, � vingt lieues de Paris, fut amen� par des gendarmes � la prison de la Conciergerie. L'ordre d'arrestation portait �qu'il serait traduit sous trois jours au tribunal r�volutionnaire pour y �tre jug�, attendu _qu'il �tait temps que le d�fenseur de la Capet_ (sic) _port�t sa t�te sur le m�me �chafaud_.� Mais le prisonnier eut le bonheur d'�tre oubli� dans cette foule de victimes que le tribunal immolait sans rel�che: �Je ne r�clamai point, dit-il, je gagnai du temps, et apr�s quarante jours de captivit�, je fus mis en libert� dix jours apr�s la mort de Robespierre et de Payan qui m'avait fait arr�ter.� Libre, le courageux avocat reprit avec la m�me ind�pendance l'exercice de sa profession. En 1797, nous le voyons d�fendre, devant une commission militaire, l'abb� Brottier, accus� de conspiration royaliste. Sous l'Empire, � force de d�marches et de pers�v�rance, il obtient la gr�ce du lieutenant-colonel espagnol Darguines, que son �loquence n'avait pu faire absoudre. Sous la Restauration, � laquelle ses sympathies �taient acquises, un proscrit, le g�n�ral Bonnaire, ne fit pas en vain appel � son d�vouement; et ce fut gr�ce � Chauveau-Lagarde, sans doute, que la d�portation, au lieu de la peine capitale, fut prononc�e en pr�sence des charges s�rieuses qui pesaient sur l'accus�, �coupable au moins, dit M. Leroy, d'une grande faiblesse dans des circonstances graves, et que la prudence comme le sang-froid avaient abandonn�.� La noble ind�pendance de son caract�re ne nuisit point � Chauveau-Lagarde parmi les esprits �lev�s de son parti. La duchesse d'Angoul�me fit au d�fenseur de sa m�re et de sa tante l'accueil le plus bienveillant et lui dit avec un accent �mu: �_Depuis longtemps je connais vos sentiments_.� Pourtant il semble que le gouvernement de la Restauration qui, parfois, avec les intentions les meilleures, circonvenu par l'intrigue ou la passion, se montrait trop avare de ses faveurs pour les vrais d�vouements, ne reconnut point, autant qu'il e�t d�, les services de Chauveau-Lagarde, et ce fut presque tardivement que celui-ci fut appel� � si�ger � la Cour de cassation. Il re�ut de plus la d�coration de la L�gion d'honneur et des titres de noblesse. L'illustre avocat, d'ailleurs, jouissait depuis longtemps de la plus belle des r�compenses, l'estime universelle, m�rit�e par une vie sans tache. Dirai-je aussi aux yeux de tous les gens de bien, cette gloire, cet incomparable honneur d'avoir pu d�fendre, au p�ril de sa vie, deux des plus augustes victimes de la R�volution. �Qu'y a-t-il, en effet, de plus admirable que cette princesse... qui, toujours reine, toujours m�re, toujours �pouse, toujours elle-m�me, a su finir, comme Louis XVI, par demander � Dieu la gr�ce de ses bourreaux..... Quant � Mme �lisabeth de France, ne s'est-elle pas aussi, par son ang�lique r�signation, �lev�e comme au-dessus de l'humanit� m�me[47]?� Chauveau-Lagarde mourut en chr�tien, il n'est pas besoin de le dire, � Paris, le 24 f�vrier 1841, ne laissant qu'une fortune modeste et bien inf�rieure � celle que son grand talent et sa r�putation pouvaient lui faire acqu�rir s'il n'e�t point �t� aussi d�sint�ress�. Depuis longues ann�es dans la tombe l'avait pr�c�d� l'autre d�fenseur de Marie-Antoinette, Tron�on-Ducoudray, mort, victime de son d�vouement, � Synnamarie, o� il avait �t� d�port�. [46] _Notice historique sur les proc�s de la reine Marie-Antoinette et de Madame �lisabeth_; in-8�, 1816. [47] _Notice historique sur le proc�s de la Reine_, etc. QUELQUES MOTS SUR LA CHEVALERIE[48] �On place ordinairement l'institution de la chevalerie � l'�poque de la premi�re croisade, dit Chateaubriand, quoiqu'elle remonte � une date fort ant�rieure. Elle est n�e du m�lange des nations arabes et des peuples septentrionaux, lorsque les deux grandes invasions du Nord et du Midi se heurt�rent sur les rivages de la Sicile, de l'Italie, de la Provence, et dans le centre de la Gaule,� ce qui ferait remonter l'institution � la seconde moiti� du VIIIe si�cle, mais son existence officielle, si l'on me permet cette expression, ne date gu�re que du XIe si�cle et ce n'est qu'� cette �poque qu'on la voit r�guli�rement organis�e. �Mais, dit l'historien d�j� cit�, on a eu tort de vouloir faire des chevaliers _un corps_ de chevalerie. Les c�r�monies de la r�ception du chevalier, l'�peron, l'�p�e, l'accolade, la veille des armes, les grades de page, de damoiseau, de poursuivant, d'�cuyer, sont des usages et des institutions militaires qui rempla�aient d'autres usages et d'autres institutions tomb�es en d�su�tude; mais ils ne constituaient pas un corps de troupes homog�ne, disciplin�, agissant sous un m�me chef, dans une m�me subordination. Les ordres religieux chevaleresques ont �t� la cause de cette confusion d'id�es; ils ont fait supposer une chevalerie historique _collective_, lorsqu'il n'existait qu'une chevalerie individuelle. Au surplus, cette chevalerie fut d�licate, vaillante, g�n�reuse, et garda l'empreinte des deux climats qui la virent �clore; elle eut le vague et la r�verie du ciel noy� des Scandinaves, l'�clat et l'ardeur du ciel pur d'Arabie.� Dans ces temps si diff�rents des n�tres, o� la guerre �tait en quelque sorte l'�tat normal de la soci�t�, o� la police, � vrai dire, n'existait point, le but avou� du chevalier, sa mission glorieuse autant qu'utile, �tait la protection du faible, de la femme, de la veuve, comme de l'orphelin. La terre a vu jadis errer des paladins; Ils flamboyaient ainsi que des �clairs soudains, Puis s'�vanouissaient, laissant sur les visages La crainte et la lueur de leurs brusques passages, Ils �taient dans des temps d'oppression, de deuil ............. Les spectres de l'honneur du droit, de la justice; Ils foudroyaient le crime, ils souffletaient le vice; On voyait le vol fuir, l'imposture h�siter, Bl�mir la trahison, et se d�concerter Toute puissance injuste, inhumaine, usurp�e, Devant ces magistrats sinistres de l'�p�e... a dit admirablement le po�te. Le d�vouement aux dames, l'inviolable fid�lit� � la parole jur�e, la d�fense du pr�tre, du religieux, du p�lerin, du berger gardant son troupeau, ou du laboureur piquant ses boeufs, tels �taient les devoirs du chevalier, et auxquels il s'engageait par des serments solennels. Comme, au reste, pendant longtemps, � ces devoirs la plupart se montr�rent g�n�reusement fid�les, l'institution rendit � la civilisation d'immenses services, dont les peuples lui furent reconnaissants. Aussi, quoique disparue depuis des si�cles, elle a laiss�, ainsi qu'on l'a dit, �des traces ineffa�ables de son souvenir dans nos moeurs, dans nos id�es, dans notre langage, dans les rapports de famille, et dans le droit des gens.� Mais on ne peut dissimuler pourtant que, par l'exaltation de certains sentiments, la chevalerie, celle surtout qu'on appelait la _chevalerie errante_, fut entra�n�e � des �carts qui pr�cipit�rent sa d�cadence, �carts qu'aujourd'hui nous avons peine � croire, tant sont prodigieuses ces exag�rations, dont plusieurs, tout probablement, furent des actes de folie v�ritable qui conduiraient maintenant leur auteur � Charenton. Il y eut alors chez certains chevaliers un �trange amalgame des pratiques de la religion avec la fid�lit�, on pourrait dire, la d�votion � la _Dame de leurs pens�es_, dont le culte devenait une esp�ce d'idol�trie � la fois superstitieuse et fanatique. Car le chevalier prenait les couleurs de sa dame, subissait avec une humble soumission ses d�dains, ses caprices, si d�plaisants qu'ils fussent; bien plus, il l'invoquait � l'heure du combat, m�me � l'heure de la mort. C'est � cette divinit� terrestre qu'il rapportait toute la gloire de ses exploits. On voyait, pour citer quelques exemples, tel chevalier qui, pour expier un tort souvent imaginaire, s'arrachait un ongle, se coupait m�me un doigt, qu'il envoyait en t�moignage de repentir � la belle offens�e. Un autre se couvrait un oeil d'un bandeau et se condamnait � ne pas y voir pendant un laps de temps consid�rable. Qu'auraient fait de plus les faquirs de l'Inde? Un troisi�me parcourait le monde costum� d'une fa�on ridicule, en V�nus, en Junon, par exemple, mais d'ailleurs arm� de la lance, et, sous son v�tement f�minin, couvert de l'armure, il for�ait tous les chevaliers qu'il rencontrait � rompre une lance en l'honneur de sa dame. D'autres, et nullement pour l'amour du ciel, s'imposaient des je�nes excessifs, de longues et p�nibles retraites dans les lieux les plus d�serts, les bois et les rochers, en s'exposant � toutes les intemp�ries des saisons, comme fit l'_Orlando furioso_, d'apr�s un po�te trop c�l�bre. L'�glise dut plus d'une fois intervenir pour r�primer ces exc�s, et il ne fallut pas moins que sa haute et sainte autorit� et sa fermet� pour y r�ussir, en tournant cette fi�vreuse exaltation vers le bien, ce qui donna naissance aux ordres religieux et militaires, ou du moins servit � leur d�veloppement. La vie du chevalier �tait soumise � des r�gles comme � des �preuves, lors de ses d�buts; un noviciat assez long pr�c�dait d'ordinaire la r�ception, qui se faisait de la fa�on la plus solennelle et avec des c�r�monies � la fois graves et touchantes dont le jeune chevalier devait se souvenir � jamais. Parfois cependant, vu la n�cessit� pressante, dans le d�clin de l'institution surtout, la chevalerie se conf�rait sur la br�che, dans la tranch�e d'une ville assi�g�e ou sur le champ de bataille. C'est ainsi qu'� Marignan, Fran�ois Ier voulut �tre arm� chevalier de la main de Bayard. �Bayard, mon ami, lui dit-il d'apr�s un vieil auteur, je veux �tre aujourd'hui fait chevalier par vos mains; car avez vertueusement, en plusieurs royaumes et provinces, combattu contre plusieurs nations... Donc, mon ami, d�p�chez-vous.� �Alors prit son �p�e Bayard, et dit: �Sire, autant vaille que si estais Roland ou Olivier, Godefroy ou Baudouin, son fr�re. �Et puis apr�s, cria hautement l'�p�e en la main droite: �Tu es bienheureuse d'avoir aujourd'hui, � un si beau et puissant roi, donn� l'ordre de la chevalerie. Certes, ma bonne �p�e, vous serez moult bien comme relique gard�e, et sur toutes autres honor�e, et ne vous porterai jamais si ce n'est contre Turcs, Sarrasins et Mores.� �Et puis fait deux sauts, et apr�s remet au fourreau son �p�e.� Pour la chevalerie, existait la d�gradation, � laquelle on �tait condamn� pour crime de f�lonie, et qui s'accomplissait avec des circonstances qui la rendaient terrible. On faisait monter le coupable sur un �chafaud dress� tout expr�s en place publique. L�, on brisait sous ses yeux les deux pi�ces de son armure; son �cu, le blason gratt�, �tait attach� � la queue d'une cavale pour �tre tra�n� par les rues. Le h�raut d'armes outrageait, par toutes les injures que l'imagination pouvait lui fournir, le mis�rable, fou de honte et de douleur. Les pr�tres alors r�citaient les vigiles fun�bres, termin�es par les mal�dictions du psaume 108. Puis quelqu'un demandait par trois fois le nom du d�grad�, et par trois fois le h�raut r�pondait: �_Nescio!_ Je ne connais pas le nom de cet homme; il n'y a devant nous qu'un parjure et un f�lon.� Tout n'�tait pas fini pourtant: car, apr�s qu'on avait r�pandu sur la t�te du coupable un bassin d'eau chaude, il �tait tir� jusqu'au pied de l'�chafaud avec une corde. L�, on l'�tendait sur une civi�re en le couvrant d'un drap mortuaire, et dans cet �tat on le portait � l'�glise voisine, o� le clerg�, sur un mode lugubre et lent, psalmodiait � l'intention de cette esp�ce de cadavre, de ce mort vivant, les pri�res des d�funts. Effrayant spectacle! mais admirable aussi, mais salutaire, qui devait faire sur les esprits, ou plut�t sur les coeurs, une impression ineffa�able et rendre, pour ceux-l� surtout qui en avaient �t� les t�moins, la violation du serment presque impossible [48] � propos de l'impasse dit des _Chevaliers_. DE CHEVERUS (LE CARDINAL) De Cheverus (Jean Louis Anne-Madeleine) n� � Mayenne, le 28 janvier 1768, d'une ancienne famille de magistrats, �s'est attir� dans les deux mondes, dit M. Delambre, par sa pi�t� et ses vertus, l'estime et l'affection des hommes m�me les plus oppos�s � ses croyances; et revenu au sein de sa patrie apr�s trente ann�es d'absence, il a retrac� le m�me spectacle d'une vie pure, apostolique, gagnant tous les coeurs, multipliant les fid�les, par son aimable simplicit� et l'inalt�rable am�nit� de son caract�re.� �Nous l'avons vu au milieu de nous, �crivait � l'�poque de sa mort un pieux eccl�siastique, tel qu'il avait �t� � Boston et � Montauban, inspirant l'amour par toutes les qualit�s qui gagnent les coeurs, commandant le respect par les vertus les plus �minentes. Dans sa conduite comme �v�que, comme homme priv�, il a toujours �t� �gal � lui-m�me, c'est-�-dire plein d'une haute sagesse, ne s'occupant que de ses devoirs et se conciliant par son z�le, sa prudence, sa douceur, sa charit�, sa simplicit�, une v�n�ration et une confiance universelles.� �coutons maintenant le t�moignage des protestants. Un journal de Boston, en parlant de M. de Cheverus et de l'abb� de Malignon, s'exprime ainsi: �Ces hommes sont si savants qu'il n'y a pas moyen d'argumenter avec eux; leur vie est si pure et si �vang�lique qu'il n'y a rien � leur reprocher. Dans un autre num�ro du m�me journal on lit encore: �En voyant de tels hommes, qui peut douter s'il est permis � la nature humaine d'approcher de la perfection de l'Homme-Dieu et de l'imiter de tr�s pr�s.� Une autre fois, c'est un protestant de la ville qui vient trouver l'abb� de Cheverus pour lui dire les larmes aux yeux: �Je ne croyais pas qu'un homme de votre religion p�t �tre un homme de bien; je viens vous faire r�paration d'honneur; je vous d�clare que je vous estime et v�n�re comme le plus vertueux que j'aie connu.� Voil�, pris au hasard entre mille, quelques-uns des t�moignages publi�s ou priv�s d'admiration et d'estime rendus � ce saint �v�que qui fit b�nir dans les deux mondes sa charit� in�puisable, h�ro�que parfois, comme sa douceur merveilleuse, et fut dans ce si�cle tourment� un autre St-Fran�ois de Sales. N'est-ce pas un bonheur d'avoir � raconter, quoique, h�las! trop bri�vement, cette vie si pleine et dans laquelle abondent les traits touchants ou sublimes? Heureux si nous pouvons faire passer dans l'�me du lecteur quelques-unes des �motions qui, plus d'une fois, ont remu� d�licieusement notre coeur, et fait trembler des larmes � nos paupi�res! Mais c'est trop insister sur l'exorde, venons aux preuves, � savoir aux faits eux-m�mes dont l'�loquence sera bien autrement persuasive que tous les discours. Apr�s avoir fait avec succ�s ses �tudes classiques au coll�ge de Louis-le-Grand, le jeune Cheverus, aspirant � l'honneur du sacerdoce, �tudia la th�ologie au coll�ge de St-Magloire tenu par les Oratoriens. Ferme dans sa vocation bien que l'avenir f�t gros de menaces qui ne devaient que trop t�t devenir des r�alit�s, il fut ordonn� pr�tre le 18 d�cembre 1790, lors de la derni�re ordination publique qui ait eu lieu � Paris avant la R�volution, alors que d�j� l'�glise, d�pouill�e de tous ses biens, la constitution civile du clerg� d�cr�t�e avec obligation du serment, le pr�tre fid�le � ses devoirs se voyait plac� entre sa conscience et le martyre. Pour le jeune de Cheverus le choix n'�tait pas douteux: il refusa le serment, et pendant deux ans, ne s'en d�voua pas moins aux saintes fonctions de son minist�re qu'il lui fallait exercer d'ordinaire en secret au milieu de continuelles alarmes. Vers la fin de l'ann�e 1792 cependant, alors que tous les pr�tres inserment�s se voyaient condamn�s � la d�portation, l'abb� de Cheverus put, � l'aide d'un passeport, passer en Angleterre. Pour s'y cr�er des ressources, il entra comme professeur de fran�ais dans une pension tenue par un ministre protestant, et, en moins d'une ann�e, il avait appris la langue anglaise dont il ne connaissait pas le premier mot lors de son arriv�e dans l'�le. Il s'exprimait assez bien d�j� pour pouvoir se charger du service d'une chapelle catholique � Londres et m�me faire des instructions dans la langue du pays. Cependant, par un touchant scrupule, doutant qu'il p�t �tre compris par tous, la premi�re fois qu'il pr�cha, apr�s �tre descendu de chaire, il s'approcha d'un des auditeurs qu'� son ext�rieur il jugeait devoir �tre un artisan, et lui demanda: --Pardon, mon ami, j'aurais une petite question � vous faire. --Faites, monsieur, l'abb�, je t�cherai d'y r�pondre de mon mieux. --Vous assistiez au sermon, je crois. L�, franchement, la main sur la conscience, m'avez-vous toujours entendu, c'est-�-dire compris? Ce n'est pas un compliment que je vous demande. --Monsieur le cur�, en toute sinc�rit�, voici ce que je puis vous r�pondre: votre sermon n'�tait pas comme ceux des autres, il n'y avait pas un seul mot du dictionnaire, tous les mots se comprenaient tout seuls. Dans le courant de l'ann�e 1795, le jeune pr�tre re�ut une lettre de l'abb� de Malignon, ancien docteur et professeur en Sorbonne, qui, lors de la R�volution, �tait pass� en Am�rique o� ses talents et ses vertus, dignement appr�ci�s, trouvaient largement � s'exercer. De Boston qu'ils habitait, il �crivait au jeune de Cheverus, qu'il avait connu nagu�re en France, pour lui demander de venir l'aider dans l'exercice de son laborieux mais fructueux minist�re. L'abb� de Cheverus, assur� que l� bas il y avait plus de bien � faire encore qu'en Angleterre o�, gr�ce � la proscription, les pr�tres catholiques se comptaient par centaines, partit pour l'Am�rique. On pense avec quelles larmes paternelles, le v�n�rable abb� de Malignon serra dans ses bras et sur son coeur, ce fr�re ou plut�t ce fils qui lui apportait, dans son lointain exil, avec la joie de sa pr�sence, comme un parfum de la patrie qu'il n'esp�rait plus revoir. Puis, pour l'ap�tre qui d�j� commen�ait � sentir le poids des ans, quel bonheur de pouvoir compter sur le z�le de ce vaillant, de ce savant, de ce vertueux collaborateur, au bout de quelques mois estim�, aim�, appr�ci� dans la ville � l'�gal de lui-m�me et qu'il savait capable, au besoin, de le suppl�er, malgr� sa jeunesse, dans les circonstances les plus difficiles! Aussi qu'on juge de son �motion quand un matin arriva un message de l'�v�que de Baltimore, qui, instruit par la voix publique des m�rites du pr�tre fran�ais, lui offrait la cure importante de Sainte-Marie � Philadelphie. Mais, sans h�siter d'un instant, l'abb� de Cheverus, tout en remerciant Mgr Carrol dans les termes les plus respectueux comme les plus chaleureux, r�pondit qu'il ne pouvait, dans aucun cas, se s�parer de l'abb� de Malignon qui l'avait appel� en Am�rique et �tait pour lui non pas seulement un v�n�rable ami, mais un bien-aim� p�re. Pourtant, � quelque temps de l�, il le quittait, � la v�rit� pour une absence seulement de quelque mois employ�s � �vangiliser les bons Indiens de Passamaquody et de Penobscot, une mission qui fut des plus p�nibles au point de vue de la fatigue mat�rielle, mais dont il fut amplement d�dommag� par ces consolations les plus douces au coeur de l'ap�tre. �Jamais il n'avait fait encore pareille route� dit l'�loquent auteur[49] de cette _Vie de cardinal de Cheverus_ qu'il n'est plus besoin de recommander: �Une sombre for�t, aucun chemin trac�, des broussailles et des �pines � travers lesquelles il �tait oblig� de s'ouvrir un passage et puis, apr�s de longues fatigues, point d'autre nourriture que le morceau de pain qu'ils avaient pris � leur d�part; le soir pas d'autre lit que quelques branches d'arbres �tendues par terre, et encore fallait-il allumer un grand feu tout autour pour �loigner les serpents et autres animaux dangereux qui auraient pu, pendant le sommeil, leur donner la mort. Ils marchaient ainsi depuis plusieurs jours lorsqu'un matin (c'�tait un dimanche), grand nombre de voix, chantant avec ensemble et harmonie, se font entendre dans le lointain. M. de Cheverus �coute, s'avance et � son grand �tonnement il discerne un chant qui lui est connu, la messe royale de Dumont, dont retentissent nos grandes �glises et cath�drales de France, dans nos plus belles solennit�s. Quelle aimable surprise et que de douces �motions son coeur �prouva! Il trouvait r�unis � la fois dans cette sc�ne l'attendrissant et le sublime; car quoi de plus attendrissant que de voir un peuple sauvage, _sans pr�tres depuis cinquante ans_, et qui n'en est pas moins fid�le � solenniser le jour du Seigneur; et quoi de plus sublime que ces chants sacr�s inspir�s par la pi�t� seule, retentissant au loin dans cette immense et majestueuse for�t?� Trois mois s'�taient �coul�s au milieu des fatigues et des consolations abondantes de cette heureuse mission, lorsque un message, arriv� non sans peine � l'abb� de Cheverus, le fit revenir en toute h�te � Boston o� la fi�vre jaune avait �clat�. Le pr�tre intr�pide, pareil au soldat que le champ de bataille attire, accourut aussit�t au poste du p�ril, et comme si lui-m�me il eut �t� invuln�rable, il se prodigua de jour et de nuit, � la fois aum�nier, infirmier, ensevelisseur au besoin. Comme quelques amis le bl�maient de se m�nager trop peu et de s'exposer m�me t�m�rairement, il fit cette r�ponse qu'on e�t d� �crire en lettres d'or sur quelque monument de la ville: �Il n'est pas n�cessaire que je vive, mais il est n�cessaire que les malades soient soign�s et les moribonds assist�s.� Est-il besoin d'ajouter que ces nouvelles preuves d'un d�vouement si souvent h�ro�que ne firent qu'ajouter � la v�n�ration de tous �catholiques et protestants pour le bon pr�tre; en voici une preuve des plus touchantes: �Chose remarquable! dit M. Delambre, dans les repas de c�r�monie o� les biens�ances l'obligeaient � se trouver et o� assistaient jusqu'� trente ministres de sectes diverses, c'�tait toujours lui que le ma�tre de la maison et les ministres eux-m�mes invitaient, _comme le plus digne_, � b�nir la table et qui faisait avec le signe de la croix la pri�re accoutum�e de l'�glise catholique.� Le nombre des fid�les, gr�ce � de tels exemples, allant toujours en augmentant, la chapelle devenait insuffisante d'autant plus que nombre de protestants ne se montraient pas moins empress�s que les catholiques pour assister aux instructions et m�me aux offices. L'abb� de Cheverus, afin de r�pondre aux d�sirs de ces �mes pieuses, prit courageusement l'initiative d'une souscription ayant pour but la construction d'une �glise; et le pr�sident des �tats-Unis � cette �poque, John Adams fut le premier, quoique protestant, � s'inscrire sur la liste �couverte bient�t des noms les plus honorables protestants aussi bien que catholiques.� L'abb� de Cheverus fit aussit�t creuser les fondations; mais, dans son z�le conseill� par la prudence, quand les sommes par lui re�ues se trouv�rent �puis�es, il suspendit les travaux et ne permit de les reprendre qu'apr�s avoir touch� l'argent n�cessaire. Dans un pays o� la banqueroute est end�mique, il croyait ne pouvoir �tre trop prudent en n'escomptant point par le cr�dit un avenir incertain et des ressources �ventuelles; car des dettes, s'il n'e�t pu tenir � ses engagements, c'�tait pour son minist�re encore plus que pour lui-m�me la d�consid�ration et la ruine de toute influence. Dans le courant de l'ann�e 1803, il eut occasion de prouver que chez lui la charit� la plus sublime, la compassion la plus tendre s'unissaient � toute la vigueur d'une �me sacerdotale. Deux pauvres Irlandais, condamn�s � mort pour un crime dont ils �taient innocents, lui �crivirent de la prison de Northampon pour r�clamer le secours de son minist�re. La lettre re�ue, l'abb� part aussit�t et prodigue � ces infortun�s toutes les consolations que lui sugg�re un coeur attendri par la piti� en m�me temps qu'exalt� par la foi. Le jour fix� pour l'ex�cution arrive; il est d'usage, para�t-il, aux �tats-Unis, c'�tait du moins la coutume � cette �poque, de conduire, avant de le mener au milieu du supplice, le condamn� � l'�glise ou au temple pour y entendre une supr�me exhortation. L'abb� de Cheverus, mont� en chaire, aper�oit au-dessous de lui toute une foule empress�e et compacte, compos�e de femmes surtout, qui venaient attir�es par une curiosit� bl�mable et pour assister aux derniers moments des malheureux condamn�s. Alors, enflamm� d'une sainte indignation, lui d'ordinaire tout onction et toute douceur, il s'�crie avec le geste v�h�ment et la voix tonnante d'un Bridaine: �Les orateurs sont ordinairement flatt�s d'avoir un auditoire nombreux et moi j'ai honte de celui que j'ai sous les yeux. Il y a donc des hommes pour qui la mort de leurs semblables est un spectacle de plaisir, et un objet de curiosit�? Mais vous surtout, femmes, que venez-vous faire ici? Est-ce pour essuyer les sueurs froides de la mort qui d�coulent du visage de ces infortun�s? Est-ce pour �prouver les �motions douloureuses que cette sc�ne doit inspirer � toute �me sensible? Non sans doute: c'est donc pour voir leurs angoisses et les voir d'un oeil sec, avide et empress�? Ah! j'ai honte pour vous et vos yeux sont pleins d'homicide. Vous vous vantez d'�tre sensibles et vous dites que c'est la premi�re vertu de la femme; mais si le supplice d'autrui est pour vous un plaisir et la mort d'un homme un amusement de curiosit� qui vous attire, je ne dois plus croire � la vertu; vous oubliez votre sexe, vous en faites le d�shonneur et l'opprobre.� Ambroise ou Chrysost�me n'aurait pas mieux dit. � de tels �lans on reconna�t le grand coeur; et c'est � eux surtout que peut s'appliquer cette belle parole de Lacordaire: �_L'�loquence c'est l'�me m�me_.� Apr�s cette terrible apostrophe, il n'est pas besoin de dire qu'autour de l'�chafaud rares furent les curieux et surtout les curieuses. Personne cependant ne garda rancune au courageux ap�tre, et, tout au contraire, ce fut une joie universelle quand, quelques ann�es apr�s, on apprit que l'abb� de Cheverus, promu � l'�piscopat, �tait choisi pour remplir l'un des quatre nouveaux si�ges �rig�s en Am�rique, celui de Boston, dioc�se comprenant toute la Nouvelle-Angleterre. Cette haute dignit� avait �t� propos�e d'abord � l'abb� de Malignon, qui certes en �tait digne par ses vertus et par sa science; il en donna la meilleure preuve puisque, dans son humilit�, il fit si bien que M. de Cheverus fut nomm� � sa place comme plus apte � remplir ces hautes fonctions dans les circonstances actuelles. Le nouvel �v�que d'ailleurs ne trompa point l'attente de son ami ni celle de ses ouailles, et sa dignit� ne refroidit en rien l'ardeur de son z�le, bien au contraire. �v�que, il resta missionnaire, se faisant tout � tous selon la parole du grand Paul, et continuant d'exercer toutes les fonctions du saint minist�re, baptisant, confessant, cat�chisant, visitant les pauvres, les malades, et les plus d�laiss�s, les plus abandonn�s. Un jour, la vieille domestique qui le servait remarque que Monseigneur, sorti de bonne heure pour se rendre � l'�glise, rentrait plus tard qu'� l'ordinaire, et sur ses v�tements froiss�s elle aper�oit des traces de poussi�re m�l�e avec un grossier duvet. Le lendemain et le jour suivant, elle fait la m�me remarque. Alors, se doutant bien qu'il y avait l� quelque touchant myst�re de charit�, et craignant que son ma�tre ne f�t entra�n� par son z�le, elle le suit � distance un matin et le voit, dans un faubourg �loign� de la ville, entrer dans une cabane. Elle s'approche, et alors, appuy�e contre la cloison, retenant son souffle, elle regarde � travers les planches mal jointes, et que voit-elle? sur un mis�rable grabat, un pauvre vieux n�gre, malade, infirme que l'�v�que, agenouill� pr�s de lui, console, encourage, en lui parlant comme un p�re e�t fait � son fils. Apr�s avoir allum� du feu, il le d�couvre doucement, panse ses plaies, puis il lui fait manger les aliments pr�par�s de ses propres mains, et l'ayant ensuite recouch� avec la plus tendre sollicitude, il lui dit adieu en l'embrassant tout inond� des larmes du pauvre noir qui ne trouvait pas de mots pour exprimer sa gratitude, mais ne fut pas aussi muet quand, plus tard convalescent, il s'agit de la publier dans la ville, malgr� le silence � lui recommand� par le pr�lat. Une autre fois, c'est un brave matelot qui, au retour d'un long voyage, trouve, montant son escalier et portant une charge de bois sur l'�paule, le bon �v�que auquel, avant de partir, il avait recommand� na�vement sa femme et qui, � d�faut d'une soeur de charit�, faisait aupr�s de la pauvre malade les fonctions d'infirmier. On con�oit apr�s des traits pareils, qui se renouvelaient chaque jour, que l'�v�que de Boston f�t des plus chers � son troupeau. Nombre de gens voulaient au bapt�me donner � leurs fils le nom de Jean par affection pour leur pasteur. Un jour, celui-ci demandant au parrain selon l'usage quel nom il voulait donner � l'enfant, l'autre r�pondit: --Jean de Cheverus, �v�que. --Comment dites-vous? --Jean de Cheverus, �v�que! reprit le brave homme sans sourciller. Le pr�lat sourit, puis il murmura: --Pauvre enfant, Dieu te garde de jamais le devenir! Ce n'est pas un l�ger fardeau. Vers la fin de l'ann�e 1818, Mgr de Cheverus eut une grande douleur, il perdit son ami, son p�re, le bon abb� Malignon. Le chagrin qu'il ressentit de cette perte comme ses fatigues et ses occupations qui s'en accrurent, le d�funt n'ayant pu d'abord �tre remplac�, eurent une action f�cheuse sur sa sant�. Son �tat m�me devint assez p�nible pour qu'il pr�t conseil des m�decins; tous furent d'avis que le climat rigoureux de Boston lui �tait contraire, � ce point qu'� leur dire un nouvel hiver pass� par lui sous ce ciel incl�ment pourrait �tre mortel. Qu'on juge des perplexit�s de l'�v�que alors que, dans le m�me temps, il recevait du roi Louis XVIII l'invitation ou plut�t l'ordre de revenir en France pour y occuper l'un des si�ges vacants. M. Hyde de Neuville, dans un r�cent voyage � Boston, avait vu son compatriote � l'oeuvre et n'avait pu se tenir, apr�s son retour, d'en parler au roi. M. de Cheverus, bien que son coeur f�t rest� tout fran�ais, et qu'il lui sembl�t doux de revoir la terre natale, ne pouvait se d�cider pourtant � se s�parer de ses enfants d'adoption, et � une lettre plus pressante du grand aum�nier, parlant au nom du roi, il r�pondit �qu'il suppliait Sa Majest� de lui pardonner de faire ce qu'il croyait devant Dieu �tre de son devoir.� Le refus ne fut pas admis, et le grand aum�nier insista dans les termes les plus �nergiques pr�cis�ment alors que les m�decins d�claraient le climat de Boston trop rigoureux pour l'�v�que. Mgr de Cheverus, dont le coeur �tait combattu et comme d�chir� entre deux partis vers lesquels il inclinait �galement, se r�signa enfin au d�part. Dieu sait ce qu'il lui en co�tait et avec quelles larmes il se s�para de son troupeau d�sol�, apr�s avoir fait don au dioc�se et � ses amis de tout ce qu'il poss�dait, l'�glise, la maison �piscopale, le couvent des Ursulines, rest�s sa propri�t�; il donna aussi ses ornements, jusqu'� ses livres. Il ne se r�servait rien et partait plus pauvre qu'il n'�tait venu. La ville presque enti�re voulut lui faire cort�ge � sa sortie des murs, et quarante voitures au moins l'accompagn�rent pendant plusieurs lieues sur la route de New-York. Quand enfin, il fallut se s�parer, protestants et catholiques s'agenouill�rent �galement pour recevoir une derni�re fois sa b�n�diction. Vers la fin de l'ann�e 1823, Mgr de Cheverus arrivait en France, et la tristesse qu'il ressentait souvent encore � la pens�e de ceux qu'il laissait orphelins, s'adoucit peu � peu par la joie de revoir, avec la terre natale, de vieux amis, des parents qui lui faisaient f�te, et auxquels il croyait avoir dit un �ternel adieu. Pr�sent� au roi lors de son arriv�e � Paris, puis nomm� � l'�v�ch� de Montauban, apr�s quelques retards provenant de difficult�s relatives � l'enregistrement des bulles, il put faire son entr�e dans sa ville �piscopale o� sa r�putation l'avait devanc�; aussi catholiques et protestants s'empress�rent � l'envi pour le recevoir et les ministres furent des premiers � venir le saluer. Un trait touchant marqua les d�buts de son �piscopat. Il apprit que, dans une ville assez importante de son dioc�se, le maire et le cur� ne vivaient point en bonne intelligence, mais par la faute surtout du premier. L'�v�que va le trouver: �Monsieur, lui dit-il, j'ai un grand service � vous demander; vous me trouverez sans doute indiscret, mais j'attends tout de votre obligeance. --Monseigneur, r�pond le maire, vous me rendez confus; qu'aurais-je � vous refuser? je serais trop heureux s'il �tait quelque moyen de vous prouver que je partage les sentiments de respect, d'affection, de v�n�ration pour notre premier pasteur qui remplissent ici tous les coeurs. --Eh bien! reprend aussit�t l'�v�que en l'embrassant, le service que j'ai � vous demander c'est d'aller porter ce baiser de paix � votre cur�. --Monseigneur, je ne puis pas vous dire: _Non!_ et j'y vais de ce pas.� Ce qui eut lieu en effet et la r�conciliation fut compl�te. L'ann�e suivante, la charit� de l'�v�que eut � s'exercer sur un plus vaste th��tre. Par suite d'un d�bordement du Tarn, deux faubourgs de la ville furent envahis, et les habitants chass�s de leur domicile quand ils avaient pu fuir. L'�v�que, apr�s avoir pendant toute une journ�e, mont� dans une barque, aid� au sauvetage, ouvre son palais aux victimes du fl�au dont le nombre s'�leva bient�t � plus de trois cents. Une pauvre femme cependant restait au dehors regardant les fen�tres d'un air d�sol�. L'�v�que l'aper�oit. --Mais pourquoi, demande-t-il � quelqu'un, cette pauvre femme n'entre-t-elle pas comme les autres? Il y a de la place encore, il y en aura toujours. --Elle n'ose pas! fut-il r�pondu, elle n'est point catholique, mais protestante. --Qu'importe! r�pond l'homme de Dieu qui descend au plus vite les degr�s, traverse la cour, sort dans la rue et s'approchant de l'infortun�e: --Entrez, ma fille, entrez, dit-il, et ne craignez rien, je sais ce qui vous arr�te. Mais ne sommes-nous pas tous fr�res dans le malheur surtout? Apr�s de tels actes de bont�, on pense avec quels regrets, moins de deux ann�es apr�s, les fid�les de Montauban virent s'�loigner leur pasteur nomm� � l'archev�ch� de Bordeaux en remplacement de Mgr d'Aviau du Bois-Sanzay, d�c�d�. Les pleurs que faisait verser la mort de ce dernier ne furent point taris, mais ils coul�rent avec moins d'amertume d�s qu'on sut le nom de son successeur, accueilli, quoique inconnu de la plupart, comme un p�re qui revient au milieu de ses enfants, et il fut bien en effet pour tous un p�re. Apr�s les �v�nements de 1830, �limin� de la chambre des pairs dont il faisait partie, il apprit que des personnages influents s'employaient activement aupr�s du gouvernement pour faire comprendre l'archev�que dans une nouvelle promotion. Il fit alors publier dans les journaux une note con�ue en ces termes: �Je me r�jouis de me trouver hors de la carri�re politique. J'ai pris la ferme r�solution de ne pas y rentrer et de n'accepter aucune place, aucune fonction. Je d�sire rester au milieu de mon troupeau, et continuer � y exercer un minist�re de charit�, de paix et d'union. Je pr�cherai la soumission au nouveau gouvernement; j'en donnerai l'exemple, et nous ne cesserons, mon clerg� et moi, de prier avec nos ouailles pour la prosp�rit� de notre ch�re patrie.� Cette sage ligne de conduite n'emp�chait point la fid�lit� � d'anciennes convictions. Lors de la captivit� de la duchesse de Berry, Mgr de Cheverus demanda qu'il lui f�t permis d'aller lui porter les consolations de son minist�re. Et certain jour, il disait aux autorit�s de la ville pour lui toutes bienveillantes: �Je ne serais pas digne de votre estime si je vous cachais mes affections pour la famille d�chue, et vous devriez me m�priser comme un ingrat puisque Charles X m'a combl� de ses bont�s.� Lors de l'invasion du chol�ra en 1832, l'archev�que fit de son palais �piscopal une vaste ambulance dont il �tait � la fois le grand aum�nier et le premier infirmier et au-dessus de la porte d'entr�e on lisait en gros caract�res: _Maison de secours_. Aussi dans la ville de Bordeaux, ou plut�t dans le dioc�se, la satisfaction fut g�n�rale quand on apprit que, dans le consistoire du 1er f�vrier 1836, le pape avait nomm� Mgr de Cheverus cardinal. Lui seul parut ne pas se r�jouir, �tranger qu'il �tait � toute pens�e d'ambition. Des amis �tant venus le f�liciter, il leur dit avec un sourire: �Qu'importe d'�tre envelopp� apr�s la mort d'un suaire rouge ou noir.� Cette parole �tait-elle l'effet d'un pressentiment? Il avait re�u la barrette dans les premiers jours de mai, et trois mois apr�s, le 19 juillet, il succombait aux suites d'une attaque d'apoplexie et de paralysie, mais non foudroyante, ce qui lui laissa toute sa libert� d'esprit pour se disposer par l'accomplissement des saints devoirs � ce solennel passage auquel il �tait toujours pr�par� d'ailleurs, pas n'est besoin de le dire. Le deuil dans le dioc�se fut universel parmi les la�ques comme parmi ses pr�tres que le cardinal accueillait toujours avec une bienveillance si paternelle. Mgr de Cheverus �tait mort le jour m�me de la f�te de Saint Vincent de Paul dont il rappelait les vertus comme celles de Saint Fran�ois de Sales, surtout son inalt�rable douceur et sa parfaite charit�. C'est par cette charit�, par la pr�dication toute puissante de l'exemple qu'il gagnait les coeurs, plus encore que par son �loquence si persuasive pourtant, et qu'il ramena dans le sein de l'�glise tant de protestants, parmi lesquels plusieurs ministres. Quelques anecdotes encore � ce sujet: �S'il �tait permis, disait-il, de ne pas aimer un homme parce qu'il se trompe ou ne voit pas les choses comme nous, la charit� serait bannie de la terre, car il n'y a que dans le ciel qu'on ne se trompe pas.� C'�tait chez lui une r�gle invariable de ne jamais avoir ni contestation ni dispute avec qui que ce f�t: �Pour disputer ou contester, disait-il, il faut �tre deux et je ne veux me faire le second de personne.� On l'engageait � choisir pour certaines visites pastorales une saison moins rigoureuse: �Ce qui serait plus commode pour moi, r�pondit-il, serait plus g�nant pour les pauvres; c'est � moi � prendre le temps qui leur convient le mieux.� Heureux de rendre service, il disait: �Quel bonheur de pouvoir procurer un moment de jouissance � ses fr�res! Qu'on est heureux de pouvoir faire un coeur content!� Mais si tol�rant, si doux pour le personnes, le cardinal �tait inflexible sur les principes. Un jour, on vint se plaindre � lui d'un refus de s�pulture fait � l'�gard d'un homme riche mort, comme il avait v�cu, dans le d�sordre. On bl�mait � ce sujet l'intol�rance du cur�. �L'intol�rance, reprit avec force le cardinal, elle est tout enti�re de votre c�t�: vous ne pouvez souffrir qu'un pr�tre remplisse son devoir et vous le voulez forcer � reconna�tre pour catholique un homme dont la vie et la mort ont �t� anti-catholiques.� Et cependant, comme nous l'avons dit, cette fermet� n'�tait rien � sa tol�rance �clair�e, � sa charit�. Aussi les protestants, les juifs m�me, t�moignaient pour lui d'une profonde v�n�ration. Le grand rabbin qui, lors de l'arriv�e du pr�lat � Bordeaux, �tait venu le premier lui faire visite et le complimenter, entretenait avec lui les meilleurs rapports. Un jour, sous le coup d'une grande affliction, la perte d'une fille ch�rie, il vient trouver l'archev�que pour lui demander des consolations en disant: �Je viens chercher des consolations pr�s du repr�sentant de J�sus-Christ qui pleurait sur Lazare[50].� La m�moire de Mgr de Cheverus est rest�e en grande v�n�ration dans son dioc�se, en voici une preuve � la fois curieuse et touchante. L'anecdote a de plus le m�rite d'�tre in�dite. Une bonne dame, qui avait eu de grandes obligations au pr�lat, arriv�e � Bordeaux, en venant de Paris, voulut aller prier sur sa tombe. Le monument se compose, nous a-t-on dit, d'une petite chapelle et d'une pierre tombale. L'�trang�re, apr�s �tre rest�e agenouill�e quelque temps, se sentant fatigu�e, avisa pr�s d'un autre monument une chaise laiss�e l� sans doute par quelque visiteuse. Elle se leva, et en l'absence du propri�taire, la prit soit pour se reposer, soit pour s'appuyer � d�faut de prie-Dieu et continuer ses _de profundis_. Mais tout � coup une femme du peuple qui priait de l'autre c�t�, s'approchant, lui dit: --H� bien! que faites-vous l�? --Vous le voyez, j'emprunte un moment cette chaise; je me sentais fatigu�e.. --C'est f�cheux! Mais il faut aller vous asseoir ou vous reposer ailleurs. Ici, ce serait manquer de respect � la m�moire du Saint. Pour ma part, je ne le permettrai point. Et sans plus de fa�on, enlevant la chaise, elle alla la reporter o� la dame l'avait prise. [49] Huen-Dubourg (M. l'abb� Hamon, je crois). [50] _Vie du Cardinal de Cheverus_, par M. Huen-Dubourg (Hamon). COCHIN Cette rue, nous la mentionnons seulement pour m�moire, puisque, de cr�ation r�cente, elle a disparu d�j� par suite des d�molitions. Son nom lui avait �t� donn� en souvenir d'un contemporain, d'un homme de bien, Jean-Denys-Marie Cochin, n� � Paris le 14 juillet 1789 (jour de la prise de la Bastille), et qui fut successivement maire, conseiller municipal, d�put� du XIIe arrondissement, administrateur des hospices, du Mont-de-Pi�t�, etc. On lui dut la premi�re salle d'asile et, pour le XIIe arrondissement, des am�liorations pr�cieuses: la canalisation de la Bi�vre, le grand r�servoir de l'Estrapade, l'�largissement des boulevards ext�rieurs, etc. �Mais les salles d'asile et les �coles gratuites, dit M. Louis Lazare, eurent toujours sa premi�re pens�e et ses soins les plus actifs et les plus constants. Il sentait que, pour r�g�n�rer une pauvre et ignorante population, il fallait la prendre au berceau; dans de nombreux �crits, il s'effor�a d'enseigner aux autres les devoirs qu'il pratiquait si bien.� --Je n'ai qu'un regret, dit-il en mourant jeune encore (18 ao�t 1841), celui de n'avoir pu r�aliser tout le bien qui �tait dans mon coeur! Ce nom de _Cochin_, donn� pareillement � l'h�pital presque voisin, rappelle un bienfaiteur de l'humanit�, un de ses h�ros, devrais-je dire, un pr�tre v�n�rable, mort cur� de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, le 3 juin 1783. Il �tait n� non loin de cette �glise, le 17 janvier 1726. Tout enfant, il re�ut les �l�ments de l'instruction du sup�rieur g�n�ral des Chartreux, et sa vocation religieuse s'�tant manifest�e, il fut admis au s�minaire de Saint-Magloire, d'o� il sortit docteur. Sa science ne le rendit point orgueilleux, et volontiers il laissait ses livres pour la visite des pauvres et des malades. Ses vertus le firent nommer jeune encore (il n'avait pas trente ans) � la cure de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, o� son z�le devait se manifester d'une fa�on si admirable. Dans le courant de l'ann�e 1765, une �pid�mie de petite v�role �clata dans Paris avec une violence terrible, qui faisait de la contagion un fl�au non moins redoutable que la peste ou le chol�ra, avant que la pr�cieuse d�couverte de Jenner (la vaccine) f�t venue neutraliser ses ravages. La maladie s�vissait tout particuli�rement sur la paroisse dont �tait cur� le bon abb� Cochin, qui, le jour et la nuit, se d�vouait pour le service corporel et spirituel des malades. Ses amis, voyant sa fatigue, s'inqui�t�rent; ils lui repr�sent�rent vivement le danger auquel il s'exposait, en ajoutant qu'il serait prudent, qu'il serait sage � lui de laisser le soin de visiter les malades atteints de la variole � ceux de ses vicaires qui d�j� avaient subi l'influence de la maladie. --� Dieu ne plaise! r�pondit le g�n�reux pasteur. Que penseriez-vous d'un soldat qui demanderait son cong� en temps de guerre, ou d�serterait, par peur du p�ril, en face de l'ennemi? Il continua de visiter assiduement les malades, et par une sorte de miracle, sans cesse au milieu de cette atmosph�re empoisonn�e, n'en re�ut aucune atteinte. Mais quelques ann�es apr�s, en 1771, dans des circonstances semblables, il n'en fut point de m�me, et le bon cur�, cette fois, obtint presque cette couronne du martyr qu'ambitionnait son d�vouement; il tomba malade � son tour de la petite v�role. Les pri�res sans doute de ses chers paroissiens, de ses enfants, firent violence au ciel, et longtemps entre la vie et la mort, l'abb� Cochin gu�rit, mais sa sant� resta gravement alt�r�e, au point qu'� deux reprises, il voulut se d�mettre de ses fonctions. La paroisse aussi se ressentit longtemps du passage du fl�au, d'autant plus que le faubourg Saint-Jacques �tait surtout peupl� par des familles d'ouvriers travaillant dans les carri�res voisines. Cependant il ne se trouvait point d'h�pital, pas m�me d'infirmerie dans tout le quartier; il fallait porter les malades, les bless�s m�mes � l'H�tel-Dieu, et trop souvent le transport, avec les retards qu'il entra�nait, devenait fatal aux infortun�s. Le bon cur� s'en �mut, et il r�solut de doter sa paroisse d'un hospice. Il poss�dait un patrimoine d'un revenu d'environ 1,500 livres qu'il vendit, et avec cet argent il acheta un terrain sur lequel s'�leva, d'apr�s les plans de l'architecte Viel, son ami, un �tablissement qui fut appel�, suivant le d�sir du fondateur, simplement: _Hospice de la paroisse Saint-Jacques-du-Haut-Pas_. Commenc� en 1779, l'�difice fut b�ti avec rapidit� et il �tait termin� en moins de quatre ann�es, vers 1782, peu de temps avant la mort du z�l� pasteur, tranquille sur l'avenir de la fondation, assur�e par une dotation de quinze mille livres de revenu due � des �mes charitables. Une circonstance touchante, relative � la pose de la premi�re pierre de cette maison, ne doit pas �tre oubli�e. On ne choisit point, comme il est assez d'usage pour cette solennit�, un personnage consid�rable selon le monde; mais, par une pieuse inspiration du cur�, deux pauvres de la paroisse, furent �lus � cet effet en assembl�e g�n�rale de charit� comme les plus recommandables par leurs vertus. Non moins instruit que pieux et z�l�, l'abb� Cochin trouvait le temps, au milieu des occupations si nombreuses que lui cr�ait la charit�, de composer, en outre de ses pr�nes et instructions, des ouvrages, ayant pour but l'�dification, mais dont la publication effrayait sa modestie. �Ce fut avec beaucoup de peine, dit M. A. Biot dans sa Notice, que de son vivant il livra � l'impression quelques opuscules. Il avait recommand� par son testament de ne pas mettre au jour ses manuscrits; ses h�ritiers jug�rent � propos de ne pas se conformer sur ce point � ses intentions. Le produit de ses oeuvres posthumes fut consacr� � l'hospice Cochin.� COLBERT ET LOUVOIS J.-B. Colbert, ministre et secr�taire d'�tat, contr�leur g�n�ral des finances sous Louis XIV, n� en 1619, mourut en 1683. On sait en quels termes Mazarin mourant recommandait au roi son futur successeur: �Je dois beaucoup � Votre Majest�, mais je crois m'acquitter en lui donnant Colbert.� On sait de m�me avec quels �loges les contemporains, prosateurs et po�tes, parlent de ce c�l�bre ministre. Son nom revient plus d'une fois dans les _Satires_ de Boileau, mais non pas comme celui de Cotin, Quinault, Bonnecorse, etc., pour servir de jouet au po�te railleur, tout au contraire: Et trompant de Colbert la prudence importune, Va, par tes cruaut�s m�riter la fortune, dit Despr�aux dans la huiti�me Satire. Racine, en d�diant �� Monseigneur Colbert� sa trag�die de _B�renice_, ne lui m�nage pas les compliments: �..... Ce qui fait son plus grand m�rite (de la trag�die) aupr�s de vous, c'est, Monseigneur, que vous avez �t� t�moin du bonheur qu'elle a eu de ne pas d�plaire � Sa Majest�. �L'on sait que les moindres choses vous deviennent consid�rables, pour peu qu'elles puissent servir � sa gloire et � son plaisir; et c'est ce qui fait qu'au milieu de tant d'importantes occupations, o� le z�le de votre prince et le bien public vous tiennent continuellement attach�, vous ne d�daignez pas quelquefois de descendre jusqu'� nous, pour nous demander compte de notre loisir. �J'aurais ici une belle occasion de m'�tendre sur vos louanges si vous me permettiez de vous louer. Et que ne dirais-je point de tant de rares qualit�s qui vous ont attir� l'admiration de toute la France; de cette p�n�tration � laquelle rien n'�chappe; de cet esprit vaste qui embrasse, qui ex�cute tout � la fois de grandes choses; de cette �me que rien n'�tonne, que rien ne fatigue! �Mais, Monseigneur, il faut �tre plus retenu � vous parler de vous-m�me; et je craindrais de m'exposer, par un �loge importun, � vous faire repentir de l'attention favorable dont vous m'avez honor�.� Malgr� quelques dissonnances, le concert de louanges en l'honneur du marquis de Louvois, ministre de la guerre et de la marine sous Louis XIV, n'est pas moins bruyant. L'auteur des _Caract�res_ lui-m�me, si rude � tant d'autres, faisant un sujet de louanges pour Louvois de ce qui m�ritait le bl�me peut-�tre, ne va-t-il pas jusqu'� dire: �De m�me une bonne t�te ou un ferme g�nie qui se trouve n� avec cette prudence que les autres hommes cherchent vainement � acqu�rir, qui a fortifi� la trempe de son esprit par une grande exp�rience; que, le nombre, le poids, la diversit�, la difficult� et l'importance des affaires occupent seulement et n'accablent point; qui par l'�tendue de ses vues et de sa p�n�tration se rend ma�tre de tous les �v�nements; qui, bien loin de consulter toutes les r�flexions qui sont �crites sur le gouvernement et la politique est peut-�tre de ces �mes sublimes n�es pour r�gir les autres et sur qui ces premi�res r�gles ont �t� faites; qui est d�tourn� par les grandes choses qu'il fait des belles ou des agr�ables qu'il pourrait lire, et qui, au contraire, ne perd rien � retracer et � feuilleter pour ainsi dire sa vie et ses actions; un homme ainsi fait _peut dire_ ais�ment et sans se commettre _qu'il ne conna�t aucun livre et qu'il ne lit jamais_[51].� Comment s'�tonner, apr�s ces citations, que l'�loge de Louvois et plus encore celui de Colbert se trouve comme st�r�otyp� dans toutes les histoires et qu'on ne tarisse pas sur leur compte, m�me certains �crivains qui se proclament _lib�raux_ et se piquent d'ind�pendance vis-�-vis des puissances, qualifiant �d'esprit courtisanesque et r�trograde� la r�serve et les t�moignages de respect pour l'autorit� dont ne se croient jamais affranchis les historiens qui savent ne rien sacrifier des principes tout en n'oubliant point, dans leur impartialit�, ce qu'ils doivent � la v�rit�. Nous en trouvons un remarquable exemple dans un auteur que nous avons eu plus d'une fois l'occasion de citer et dont nous reproduisons d'autant plus volontiers les appr�ciations sur _Colbert_ et _Louvois_ qu'elles diff�rent beaucoup des jugements du plus grand nombre, de la presque totalit� (� l'�gard de Colbert surtout) des �crivains m�me monarchiques et conservateurs auxquels le parti pris de la tradition semble avoir fait illusion et d�rob� la claire-vue des �v�nements. Voici comment St-Victor s'exprime sur Colbert: �Il entendait les finances, le commerce, les manufactures et toutes les branches de l'administration int�rieure, aussi bien que Louvois entendait la guerre; et pour les administrateurs exclusifs de cette science industrielle qu'il rendit florissante en France plus qu'elle ne l'avait �t� jusqu'� lui, il n'y eut jamais de plus grand ministre que Colbert. Il faudrait sans doute le louer sans r�serve, si, tout en administrant avec cette sup�riorit� qu'on ne peut lui contester, son esprit se f�t �lev� au-dessus du mat�riel de son administration, et si, non moins bl�mable en ce point que son rival, il n'e�t pas, comme lui, cherch� � tout abattre sous le despotisme �troit dans lequel leurs basses flatteries avaient renferm� leur ma�tre et dont ils partageaient avec lui, et � l'ombre de son nom, les funestes pr�rogatives.... Tout ce qui osait r�sister � ce despotisme sans r�gles et sans bornes devait �tre bris�. Ce n'�tait point assez que Louis XIV e�t la pl�nitude du pouvoir temporel � un degr� o� aucun roi de France ne l'avait poss�d� avant lui; il arriva, ainsi que nous l'avons vu, qu'un pape eut l'audace de ne pas se plier � toutes ses volont�s; il convint d'apprendre au pouvoir spirituel � quelle distance il devait se tenir du grand _roi_, et comme nous l'apprend Bossuet lui-m�me, �_les quatre articles sortirent � cet effet des bureaux du surintendant_.� La conduite de Louis XIV, par exemple, conseill� ou mieux influenc�, entra�n� du c�t� o� il penchait par Colbert, dans l'affaire du duc de Cr�quy � Rome, comment la comprendre, et surtout, dit tr�s-bien St-Victor, comment l'excuser? �En fut-il jamais de plus dure, de plus injuste, de plus cruelle m�me et d'un plus dangereux exemple? Quel triomphe pour le roi de France de se montrer plus puissant que le pape comme prince temporel, et sous ce rapport, de ne mettre aucune diff�rence entre lui et le dey d'Alger ou la r�publique de Hollande; de refuser toutes les satisfactions convenables � sa dignit� que celui-ci s'empressait de lui offrir � l'occasion d'un malheureux �v�nement que les hauteurs de son ambassadeur avaient provoqu� et dont il lui avait plu de faire une insulte[52]; de violer en lui tous les droits de la souverainet� en le citant devant une de ses cours de justice et en s�questrant une de ses provinces; de le contraindre, par un tel abus de la force, � s'humilier devant lui par une ambassade extraordinaire dont l'effet immanquable �tait d'affaiblir, au profit de son orgueil, la v�n�ration que ses peuples devaient au P�re commun des fid�les et dont son devoir � lui-m�me �tait de leur donner le premier l'exemple? Il le remporta ce d�plorable triomphe....� �Louvois avait fait de Louis XIV le vainqueur et l'arbitre de l'Europe: Colbert jugea que ce n'�tait point assez et ne pr�tendit pas moins qu'� le soustraire enti�rement � l'ascendant, de jour en jour moins sensible, que l'autorit� spirituelle exer�ait sur le souverain. Il n'y r�ussit point enti�rement parce qu'il aurait fallu pour obtenir un tel succ�s que Louis XIV cess�t d'�tre catholique; mais le mal qu'il fit pour l'avoir tent� fut irr�parable.� N�anmoins il ne faut pas dire: �Qu'importe!� � propos du repentir tardif de Colbert tourment� sur son lit de mort, d'apr�s ce qu'on rapporte, de remords et d'anxi�t�s qui prouvent qu'en agissant comme on l'a vu, dans l'int�r�t de son ambition seule, il faisait violence � sa propre conscience: �Oh! s'�criait-il avec une am�re douleur, combien n'�tais-je pas aveugle et insens�? H�las! si j'avais fait pour le Roi du ciel la moindre partie de ce que j'ai fait pour un roi de la terre, si j'avais donn� au souci de l'�ternit� un peu davantage de ce temps prodigu� si malheureusement � de vaines sollicitudes, h�las! je serais en ce moment plus tranquille!� Un autre et grand sujet d'inqui�tude pour le mourant dut �tre le ressouvenir de certaines op�rations financi�res, au profit de l'�tat, sur lesquelles autrefois il avait pu se faire illusion, mais qu'il appr�ciait comme la probit� s�v�re avait fait d�s lors. � Colbert, comme on l'a souvent r�p�t� �Louis XIV dut ce r�tablissement des finances qui le rendit en peu d'ann�es ma�tre si tranquille et si absolu de son royaume; mais il n'est pas inutile d'observer, pour r�duire � sa juste valeur ce qui, au premier coup d'oeil, pourrait sembler un effort du g�nie, que cette _restauration financi�re_ ne f�t op�r�e que par un odieux abus de ce pouvoir qui d�j� ne voulait plus reconna�tre de borne et qu'une _banqueroute_ fut le moyen exp�ditif que le contr�leur g�n�ral imagina pour arriver au but qu'il voulait atteindre. Elle fut op�r�e tout � la fois et sur les engagements de la cour connus sous le nom de _billets d'�pargne_ et sur _les rentes de l'H�tel-de-Ville_[53], par des manoeuvres qui ne peuvent �tonner de la part d'un homme dont la conduite envers Fouquet n'offre qu'un tissu de bassesses, de fourberies et de cruaut�s, mais qui �taient assur�ment fort indignes de la probit� du grand roi. Enfin ce qui e�t �t� difficile pour qui aurait voulu avant tout �tre juste, se fit tr�s facilement par l'injustice et par la violence.� Le jugement motiv� de l'auteur du _Tableau historique et pittoresque de Paris_ sur Louvois (t. 4, 1re partie) ne nous semble pas moins digne d'attention. �Louvois mourut pendant le cours de cette guerre (1692) que son �go�sme cruel et sa basse jalousie avait allum�e; et sa mort pr�vint de quelques instants la disgr�ce �clatante que lui pr�parait son ma�tre d�sabus�.... On ne peut nier que ce ministre ne poss�d�t � un tr�s haut degr�, ainsi que nous l'avons d�j� dit, la sagacit� et l'activit� n�cessaires pour saisir l'ensemble et les d�tails de la vaste administration qui lui avait �t� confi�e, et qu'il ne l'e�t perfectionn�e de mani�re � y produire ce qu'on n'aurait pas cru possible avant lui; mais sans parler des guerres injustes et impolitiques dans lesquelles il entra�na Louis XIV, guerres qui creus�rent pour la monarchie un ab�me que rien n'a pu combler, et m�me en ne le consid�rant que comme ministre de la guerre, ce qui est son beau c�t�, il est important de remarquer que, sous ce rapport, il fut encore pernicieux � la France en voulant tout soumettre � ce m�canisme administratif qu'il avait si singuli�rement perfectionn�. _L'ordre du tableau_, dont il fut l'inventeur et qui plut � un monarque absolu dont la politique �tait de tout niveler autour de lui, �teignit toute �mulation, toute ardeur pour le service militaire, _et d�truisit l'�cole des grands capitaines_. Le syst�me de tracer les plans de campagne dans le cabinet et de tenir ainsi les g�n�raux � la lisi�re acheva ce que l'ordre du tableau avait commenc�.� (_Saint-Victor_). Louvois aussi bien que Colbert r�ussit � confisquer � son profit la meilleure et la plus solide part du pouvoir en persuadant au roi qu'il n'�tait que le simple ex�cuteur de ses volont�s, quand lui ministre faisait faire au souverain tout ce qu'il voulait et voici comment d'apr�s ce que Saint Simon nous raconte: �Son esprit naturellement petit (nous laissons � Saint Simon la responsabilit� de ce langage excessif � notre sens), se plut en toutes sortes de d�tails. Il (le roi) entra sans cesse dans les deniers sur les troupes, habillement, �volutions, armement, exercice, discipline, en un mot, dans toutes sortes de bas d�tails; il ne s'en occupait pas moins sur ses b�timents, sa maison civile, ses extraordinaires de bouche: il croyait toujours apprendre quelque chose � ceux qui en ce genre en savaient le plus, qui recevaient en novices les le�ons qu'ils savaient par coeur depuis longtemps. Ces pertes de temps, qui paraissaient au roi avoir tout le m�rite d'une application continuelle, �taient le triomphe de ses ministres qui, avec un peu d'art et d'exp�rience � le tourner, faisaient venir comme de lui ce qu'ils voulaient eux-m�mes, et qui conduisaient le grand monarque selon leurs vues et trop souvent selon leurs int�r�ts tandis qu'ils s'applaudissaient de le voir se noyer dans les d�tails.� Saint-Victor, apr�s d'autres consid�rations qu'il est inutile de reproduire, arrive � cette conclusion: �Colbert et Louvois furent de _grands ministres_ si ce nom peut �tre donn� � d'habiles administrateurs, � des hommes actifs, vigilants, rompus � tous les d�tails du service dont ils avaient acquis une longue exp�rience dans les emplois subalternes, capables en m�me temps d'en saisir l'ensemble avec une grande perspicacit� et d'y apporter de nouveaux perfectionnements. Mais si, pour m�riter une si haute renomm�e, ce n'est point assez de se courber vers ces soins mat�riels et qu'il faille comprendre que les soci�t�s se composent d'hommes et non de choses, que leur v�ritable prosp�rit� est dans l'ordre que l'on sait �tablir au milieu des intelligences; enfin, si _gouverner_ est autre chose qu'_administrer_, nous ne craignons pas de le dire, jamais ministres ne se montr�rent plus �trangers que ces deux personnages si �trangement c�l�bres � la science du gouvernement; et les jugeant par des faits irr�cusables, il nous sera facile de prouver que tous les deux furent funestes � la France et lui firent un mal qui n'a point �t� r�par�.� Encore que ce langage, qui contredit bien des opinions re�ues, soit de nature � �tonner, il m�rite qu'on le prenne en s�rieuse consid�ration, car l'�crivain ne se prononce pas � la l�g�re, mais apr�s m�re r�flexion et examen consciencieux des faits. On sent que la v�rit� lui co�te � dire, qu'il bl�me � regret, par la force de la conviction et certainement e�t pr�f�r�, � l'exemple de tant d'autres, n'avoir qu'� applaudir. _Amicus Plato sed amica veritas._ [51] _De l'Homme_: Chap. XXI _des Caract�res_. [52] Ses laquais avaient charg�, l'�p�e � la main, une escouade de Corses qui prot�geait les ex�cutions de la justice. [53] Et ce visage enfin plus p�le qu'un rentier � l'aspect de l'arr�t qui retranche un quartier! a dit Boileau qu'on peut s'�tonner de voir approuver pareille mesure. COMBES (MICHEL) N� � Feurs (Loire), le 20 octobre 1787, Combes entra au service comme volontaire en 1803; apr�s avoir servi avec distinction sous l'Empire, il se trouvait chef de bataillon lors du d�sastre de Waterloo. Rest� l'un des derniers sur le champ de bataille, et d�sesp�r� de la d�faite, il quitta la France, o� il ne revint qu'apr�s les �v�nements de 1830. Rentr� dans l'arm�e comme lieutenant-colonel du 24e de ligne, il fut nomm� colonel du 66e en d�cembre 1831, et ce fut en cette qualit� qu'il s'empara de la forteresse d'Anc�ne. D�savou�, et pas � tort, par son gouvernement, Combes se vit retirer son commandement; mais l'ann�e suivante, remis en activit�, il fut fait colonel de la l�gion �trang�re, et quelques mois apr�s, du 47e de ligne. Pourtant un biographe affirme qu'� cette m�me �poque, prenant en d�go�t sa carri�re, il songeait � demander sa retraite, lorsqu'il fut appel� � faire partie du corps exp�ditionnaire du g�n�ral Bugeaud, en Afrique. Sa conduite au combat de la Sicka lui valut la croix de commandeur de la L�gion d'honneur. Mais quelle r�compense n'e�t-il pas m�rit�e par son h�ro�que d�vouement devant Constantine, s'il avait surv�cu � la victoire? La tranch�e ouverte le 12 octobre 1837, l'assaut fut r�solu pour le lendemain matin 13. Combes commandait la deuxi�me colonne d'attaque, � la t�te de laquelle il s'�lan�a, sous une gr�le de balles, vers la br�che, en criant: �En avant, mes amis, et vive � jamais la France!� Arriv� l'un des premiers au sommet de la br�che, le colonel, quoique bless� assez gri�vement au cou, n'en continua pas moins de marcher en avant. Une barricade, � l'abri de laquelle les Arabes faisaient un feu meurtrier, barrait le passage. Comprenant de quelle importance il �tait de renverser cet obstacle, Combes, montrant du doigt la barricade � ses soldats, s'�crie: �La croix d'honneur est derri�re ce retranchement; qui veut la gagner? --Moi!� s'�crie le sous-lieutenant du 47e, Besson, qui, d'un bond, franchit la barricade en entra�nant derri�re lui ses braves voltigeurs. Presque au m�me instant, Combes, atteint mortellement, re�oit en pleine poitrine une balle qui lui traverse le poumon. Mais, dominant la douleur par l'�nergie de la volont� et pr�occup� avant tout de la pens�e d'assurer la victoire, il dit aux soldats, qui l'entourent d'un air inquiet: �Ce n'est rien, mes enfants, je marcherai bient�t � votre t�te.� S�r enfin que toute r�sistance s�rieuse a cess�, il quitte la br�che, et d'un pas ferme encore, se rend aupr�s du commandant du si�ge pour lui rendre compte du succ�s d�cisif des colonnes d'assaut. �La ville ne peut tenir plus longtemps, dit-il avec calme, le feu continue, mais va bient�t cesser; je suis heureux et fier d'�tre le premier � vous l'annoncer. Ceux qui ne sont pas bless�s mortellement pourront se r�jouir d'un aussi beau succ�s, pour moi, je suis satisfait d'avoir pu verser encore une fois mon sang pour ma patrie. Je vais me faire panser,� ajouta-t-il, avec un sourire qui prouvait qu'il ne se faisait pas illusion sur la gravit� de sa blessure. En effet, en d�pit de sa sto�que fermet�, � quelques pas de l�, chancelant et pr�t � s'�vanouir par la perte du sang, il dut �tre transport� � l'ambulance o� il expira bient�t �g� de cinquante ans seulement. Le gouvernement ordonna que le buste du vaillant soldat ornerait l'une des salles de l'H�tel-de-Ville de Feurs, o� son coeur serait �galement d�pos�. Une pension de 2,000 francs fut allou�e � sa veuve, � titre de r�compense nationale. Entre les noms qu'ont illustr�s nos guerres d'Afrique, celui du colonel Combes est assur�ment l'un des plus glorieux, et l'�pisode du si�ge de Constantine, dans sa simplicit� sublime, est l'un des plus admirables que rappellent nos annales militaires. COMMINES Philippe de Commines naquit au ch�teau de Commines sur la Lys, � deux lieues de M�nin. Quoique sa famille f�t des plus honorables de la province, son �ducation, comme il arrivait souvent alors pour les jeunes gentilshommes, fut assez n�glig�e, et souvent il regretta de n'avoir pas appris le latin. En 1464, � l'�ge de 19 ans, il entra au service de Charles, comte de Charolais, fils du duc de Bourgogne. �Au saillir de mon enfance, dit-il au livre 1er de ses _M�moires_, et en l'�ge de pouvoir monter � cheval, je hantai � Lisle vers le duc Charles de Bourgogne, lors appel� comte de Charolais, lequel me prit � son service.� L'ann�e suivante, (1465) il se trouvait � la bataille de Monthl�ry, livr�e contre les troupes du roi de France par le comte de Charolais et les seigneurs et princes unis pour faire la guerre � leur Suzerain. �Et fut cette guerre depuis appel�e le _Bien Public_, pour ce qu'elle s'entreprenoit sous couleur de dire que c'estoit pour le bien public.� Commines pendant le combat se tenait aupr�s du prince �et me trouvai ce jour toujours avec lui ayant moins de crainte que je n'eus jamais en lieu o� je me trouvasse depuis, pour la jeunesse en quoi j'�tais, et que je n'avais nulle connaissance du p�ril; mais �tais �bahi comme nul s'osait d�fendre contre tel prince � qui j'�tais, estimant que ce fut le plus grand de tous les autres. Ainsi sont gens qui n'ont point d'exp�rience, dont vient qu'ils soutiennent assez d'argus (arguments) mal fond�s et avec peu de raisons. Par quoi fait bon user de l'opinion de celui qui dit que: �l'on ne se repent jamais pour parler peu, mais bien souvent de trop parler.� La victoire, apr�s une assez grande effusion de sang, semblait rester ind�cise, lorsque la retraite du roi, pendant la nuit, fut regard�e par les alli�s comme l'aveu d'une d�faite. Le comte en particulier triomphait d'un succ�s qui devait �tre pour son malheur comme l'historien en fait la remarque: �Tout ce jour demeura encore monseigneur de Charolais, sur le champ, fort joyeux, estimant la gloire �tre sienne. Ce qui depuis lui a co�t� bien cher: car oncques puis il n'usa de conseil d'homme mais du sien propre: et au lieu qu'il �tait tr�s-inutile pour la guerre paravant ce jour, et n'aimait nulle chose qui y appartint, depuis furent mu�es et chang�es ses pens�es, car il a continu� jusques � sa mort; et par l� fut finie sa vie et sa maison d�truite; et si elle ne l'est du tout, si est-elle toute d�sol�e.� Commines, devenu chambellan de Charles le T�m�raire, qui avait succ�d� � son p�re Philippe comme duc de Bourgogne, se trouvait � P�ronne lors de l'entrevue du duc avec le roi de France; Louis XI, s'�tait pris � son propre pi�ge en se mettant � la discr�tion de celui qu'il esp�rait tromper. On sait que Charles, ayant acquis la preuve de la trahison du roi qui excitait sous main les Li�geois � la r�volte, ordonna de fermer les portes du ch�teau et retint le monarque prisonnier. Et dans la premi�re �motion de sa col�re, il se f�t emport� peut-�tre aux derni�res extr�mit�s, s'il n'e�t �t� retenu par ses conseillers dont �tait Commines qui r�ussirent, non sans peine, � r�concilier les deux princes. �Comme le duc arriva en sa pr�sence, la voix lui tremblait, tant il �tait �mu, et pr�t de se courroucer. Il fit humble contenance de corps; mais son geste et parole �tait �pre, demandant au roi s'il ne voulait pas tenir le trait� de paix, qui avait �t� �crit et accord�, et si ainsi le voulait jurer, et le roi lui r�pondit que oui... Ces paroles �jouirent fort le duc; et incontinent fut apport� le dit trait� de paix, et fut tir�e des coffres du roi la vraie croix, que saint Charlemagne portait, qui s'appelle la croix de la victoire; et jur�rent la paix; et tant�t furent sonn�es les cloches par la ville: et tout le monde fut fort �joui. Autrefois a plu au roi me faire cet honneur de dire que j'avais bien servi � cette pacification[54].� En effet, dans ses lettres patentes, plus tard Louis XI d�clara qu'il avait obligation � Commines, lors de sa d�tention � P�ronne. Louis, qui se connaissait en hommes et qui avait vu Commines � l'oeuvre, ne n�gligea rien pour se l'attacher, et il y r�ussit d'autant mieux que le chambellan de Charles, t�moin de ses violences, pr�voyait que, dans un temps plus ou moins �loign�, ce caract�re fougueux et emport� causerait sa ruine. Aussi ne se fit-il pas trop prier pour l'abandonner et passer au service de Louis XI (1472). Charles, furieux, ordonna la confiscation de tous ses biens, mais le roi s'empressa de d�dommager Commines, par le don de riches seigneuries; en outre des terres de Bran et Brandon, en Poitou, il lui donna la principaut� de Talmont et les seigneuries de Curzon, Aulonne, Chasteau-Gontier et les Chaulmes dans le m�me pays. En 1474, Commines re�ut encore en toute propri�t� la seigneurie de Chaillot pr�s Paris et celle de la Ch�vre en Poitou; l'ann�e suivante, il �pousa H�l�ne de Chambres qui lui apportait en dot la seigneurie d'Argenton et plusieurs autres. Cr�� s�n�chal du Poitou en 1477, Commines se trouvait l'un des personnages les plus importants du royaume et l'un des familiers du roi qu'il eut plusieurs fois l'honneur de recevoir dans son ch�teau. On s'explique ainsi que, combl� par le prince de tant de bienfaits, il ne le juge pas avec la m�me s�v�rit� que la plupart des autres historiens et glisse sur les c�t�s f�cheux de son caract�re sans les dissimuler enti�rement. Je trouve donc qu'il y a exag�ration dans ce jugement de certains biographes: �Il est vrai que Commines, le serviteur le plus fid�le et le plus habile de Louis XI, fut aussi le plus d�vou� pour tous les actes injustes, cruels et perfides que l'histoire reproche � ce monarque. �... Il a �t� beaucoup lou�; mais ce qu'on ne peut approuver, c'est le sang-froid avec lequel il parle des actes les plus iniques et les plus r�voltants..., il est vrai que des actes auxquels il ne fut pas toujours �tranger n'ont pu exciter son indignation. Aussi n'y a-t-il pas plus de le�ons de morale � tirer de ses _M�moires_ qu'il n'y en a � prendre dans sa vie publique[55].� Ces affirmations sont assur�ment beaucoup trop absolues, et il est tel passage des _M�moires_ qui semble les contredire enti�rement, celui-ci par exemple relatif � la mort du conn�table de saint Paul livr� au roi par le duc de Bourgogne: �Il n'�tait nul besoin au dit duc, qui �tait si grand prince, de lui donner une s�ret� pour le prendre; et fut grande cruaut� de le bailler o� il �tait certain de la mort, et pour avarice. Apr�s cette grande honte qu'il se fit, il ne mit gu�re � recevoir du dommage. Et ainsi, � voir les choses que Dieu a faites de notre temps, et fait chacun jour, semble qu'il ne veuille rien laisser impuni; et peut-on voir �videmment que ces �tranges ouvrages viennent de lui; car ils sont hors des oeuvres de nature, et sont des punitions soudaines; et par esp�cial contre ceux qui usent de violence et de cruaut�, qui commun�ment ne peuvent �tre petits personnages, mais tr�s-grands de seigneurie ou d'autorit� de prince.� (Liv. IV.) � propos de la mort du duc de Bourgogne tu� sous les murs de Nancy, il dit encore: �et p�rit lui et sa maison, comme j'ai dit, au lieu o� il avait consenti par avarice de bailler (livrer) le conn�table, et peu de temps apr�s. Dieu lui veuille pardonner ses p�ch�s! je l'ai vu grand et honorable prince, et autant estim� et requis de ses voisins, un temps a �t�, que nul prince qui fut en chr�tient� ou par aventure plus. Je n'ai vu nulle occasion pour quoi plut�t il d�t avoir encouru l'ire de Dieu, que de ce que toutes les gr�ces et honneurs qu'il avait re�us en ce monde, il les estimait tous �tre proc�d�s de son sens et vertu sans les attribuer � Dieu comme il devait.� (Liv. V.) Commines n'approuve pas, bien s'en faut, la conduite que tint le roi apr�s la mort du duc, et ses proc�d�s injustes vis-�-vis de l'h�riti�re l�gitime Marguerite: �Mais nonobstant qu'il f�t ainsi hors de toute crainte, Dieu ne lui permit pas de prendre cette mati�re qui �tait si grande, par le bout qu'il la devait prendre.... pour joindre � sa couronne toutes ces grandes seigneuries, o� il ne pouvait pr�tendre nul bon droit; ce qu'il devait faire par quelque trait� de mariage ou les attraire � soi par vraie et bonne amiti�, comme ais�ment il le pouvait faire.... Mais par aventure Notre Seigneur ne lui voulut pas de tous points accomplir son d�sir, pour aucunes raisons que j'ai dites, ou qu'il ne voulait point qu'il usurp�t sur ces pays du Hainaut pour ce qu'il n'y avait aucun titre.� Voici maintenant comment Commines nous parle de Louis XI dans les derniers temps de sa vie: �Le roi s'en retourna � Tours (1481), et s'enfermait fort, et tellement que peu de gens le voyaient; et entra en merveilleuse suspicion de tout le monde; et avait peur qu'on ne lui �t�t ou diminu�t son autorit�. Il recula de lui toutes gens qu'il eut accoutum�s, et les plus prochains qu'il eut jamais.... Mais ceci ne dura gu�res; car il ne v�cut point longuement; et fit de bien �tranges choses.� �Notre Roi �tait en ce Plessis, avec peu de gens, sauf archers, et en ces suspicions dont j'ai parl�; mais il y avait pourvu; car il ne laissait nuls hommes, ni en la ville, ni aux champs dont il eut suspicion; mais par archers les en faisait aller et conduire. Il semblait mieux, � le voir, homme mort que vif, tant �tait maigre; ni jamais homme ne l'e�t cru. Il se v�tait richement, ce que jamais n'avait accoutum� par avant.... Il faisait d'�pres punitions, pour �tre craint, et de peur de perdre ob�issance; car ainsi me le dit lui-m�me. Il renvoyait officiers et cassait gens d'armes, rognait pensions, et en �tait de tous points. Et me dit, peu de jours avant sa mort, qu'il passait temps � faire et � d�faire gens.. et le faisait de peur qu'on ne le t�nt pour mort.� �... Mais tout ainsi qu'� deux grands personnages qu'il avait fait mourir de son temps (dont de l'un fit conscience � son tr�pas, et de l'autre non, ce fut du duc de Nemours, et du comte de Saint-Paul) fut signifi�e la mort par commissaires d�put�s � ce faire, lesquels commissaires en briefs mots leur d�clar�rent leur sentence et baill�rent confesseur pour disposer de leurs consciences, en peu d'heures qu'ils leur baill�rent � ce faire; tout ainsi signifi�rent � notre roi, les dessus dits, sa mort en bri�ves paroles et rudes, disant: �Sire, il faut que nous nous acquittions, n'ayez plus d'esp�rance en ce saint homme (l'ermite Paul), ni en autre chose; car s�rement il est fait de vous; et pour ce pensez � votre conscience, car il n'y a nul rem�de...� �Quelle douleur lui fut d'ou�r cette nouvelle et cette sentence? Car oncques homme ne craignit plus la mort.... Faut revenir � dire qu'ainsi comme de son temps furent trouv�es ces mauvaises et diverses prisons, tout ainsi avant mourir, il se trouva en semblables et plus grandes prisons, et aussi plus grande peur il eut que ceux qu'il y avait tenus. Laquelle chose je tiens � tr�s grande gr�ce pour lui et pour partie de son purgatoire. Et l'ai dit ici pour montrer qu'il n'est nul homme de quelque dignit� qu'il soit qui ne souffre ou en secret ou en public, et par esp�cial ceux qui font souffrir les autres.� Ce langage n'est pas assur�ment d'un homme habitu� �� ne voir et consid�rer les actes les plus iniques que comme des moyens de succ�s et ne les juger que par les r�sultats[56]�. La conclusion de ce sixi�me livre n'est pas moins admirable et le pr�dicateur dans la chaire ne s'exprimerait pas autrement. �Or, voyez-vous la mort de tant de grands hommes en si peu de temps, qui tant ont travaill� pour s'accro�tre et pour avoir gloire, et tant en ont souffert de passions et de peines, et abr�g� leur vie; et par aventure leurs �mes en pourraient souffrir.... N'eut-il pas mieux valu � eux, et � tous autres princes, et hommes de moyen �tat, qui ont v�cu sous ces grands, et vivront sous ceux qui r�gnent, �lire le moyen chemin en ces choses. C'est � savoir, moins se soucier, et moins se travailler, et entreprendre moins de choses, et plus craindre � offenser Dieu, et � pers�cuter le peuple, et leurs voisins, et par tant de voies cruelles que j'ai assez d�clar�es par ci-devant, et prendre des aises et plaisirs honn�tes? Leurs vies en seraient plus longues. Les maladies en viendraient plus tard, et leur mort en serait plus regrett�e, et de plus de gens, et moins d�sir�e, et aurait moins � douter (craindre) la mort. Pourrait-on voir de plus beaux exemples pour conna�tre que c'est peu de chose que de l'homme; et que cette vie est mis�rable et bri�ve et que ce n'est rien des grands; et qu'incontinent qu'ils sont morts, tout homme en a le corps en horreur et vitup�re? et qu'il faut que l'�me sur l'heure se s�pare d'eux et qu'elle aille recevoir son jugement? Et � la v�rit�, en l'instant que l'�me est s�par�e du corps, j� la sentence en est donn�e de Dieu, selon les oeuvres et m�rites du corps, laquelle sentence s'appelle le jugement particulier.� (Liv. VI). Ce langage n'est pas celui du politique, mais du chr�tien amen� � la saine appr�ciation des choses par les malheurs d'autrui et aussi par sa propre et douloureuse exp�rience. Celle-ci ne manqua pas � Commines; car, apr�s la mort de Louis XI, devenu suspect � la r�gente par suite de ses relations avec le duc d'Orl�ans (depuis Louis XII), il fut arr�t� et pendant plus de deux ann�es retenu dans une �troite prison, (bien �troite) pendant huit mois surtout, puisque c'�tait une de ces fameuses cages de fer imagin�es par Louis XI: �Il avait fait de vigoureuses prisons, comme cages de fer et autres de bois, couvertes de plaques de fer par le dehors et par le dedans avec terribles ferrures de quelques huit pieds de large et de la hauteur d'un homme et un pied de plus. Le premier qui les d�visa (essaya) fut l'�v�que de Verdun qui, en la premi�re qui fut faite, fut mis incontinent et y a couch� quatorze ans. Plusieurs l'ont maudit, et moi aussi qui en ont t�t� sous le roi de pr�sent (Charles VIII) l'espace de huit mois.� Rendu � la libert�, Commines retrouva en partie son cr�dit et fut charg� de plusieurs missions importantes par Charles VIII auquel il rendit de grands services pendant l'exp�dition d'Italie. Mais sous le successeur de ce prince, sous Louis XII, pour qui Commines s'�tait nagu�re si fort compromis, il ne fut aucunement employ�, et v�cut (qui sait pourquoi?) dans une sorte de disgr�ce, ce qui lui permit d'ailleurs d'achever tout � loisir la r�daction de ses _M�moires_. Il mourut, en 1509, dans son ch�teau d'Argenton. La premi�re �dition des _M�moires_, in-fol. fut publi�e � Paris en 1523. [54] _Commines._ Liv. II. [55] _Biographie nouvelle._ [56] _Nouvelle Biographie._--_Encyclop�die des gens du monde._ LA CONDAMINE ET JENNER �On peut dire de La Condamine, �crivait nagu�re le judicieux M. Biot, que le trait saillant de son caract�re, la cause principale de ses succ�s dans les sciences, dans les lettres et dans le monde, fut la curiosit�, mais une curiosit� active, unie � des qualit�s solides, telles que l'ardeur, le courage et la constance dans les entreprises[57]!� Delille, de son c�t�, nous dit dans son _�loge de La Condamine_, �un des plus beaux morceaux de prose que ce grand po�te ait �crits�, comme s'exprime Biot qui n'exag�re pas: �Sa passion dominante fut cette curiosit� insatiable. Ce doit �tre celle de ce petit nombre d'hommes destin�s � �clairer la foule, et qui, tandis que les autres s'efforcent d'arracher � la nature ses productions, travaillent � lui d�rober ses secrets. Sans ce puissant aiguillon, elle resterait pour nous invisible et muette; car elle ne parle qu'� ceux qui l'appellent; elle ne se montre qu'� ceux qui cherchent � la p�n�trer; elle ensevelit ses myst�res dans des ab�mes, les place sur des hauteurs, les plonge dans les t�n�bres, les montre sous de faux jours. Et comment parviendraient-ils jusqu'� nous, sans la courageuse opini�tret� d'un petit nombre d'hommes qui, plus imp�rieusement ma�tris�s par les besoins de l'esprit que par ceux du corps, aimeraient mieux renoncer � ses bienfaits que de ne pas les conna�tre, ne les saisissent pour ainsi dire que par l'intelligence, et ne jouissent que par la pens�e? Cette qualit�, dis-je, fut dominante chez M. de La Condamine; elle lui rendait tous les objets piquants, tous les livres curieux, tous les hommes int�ressants.� De cette curiosit� qui, chez notre savant, �tait une violente passion, on cite des exemples singuliers, mais que le caract�re de l'homme nous rend vraisemblables. Ag� de dix-huit ans � peine[58], au sortir du coll�ge, il alla servir comme volontaire au si�ge de Roses (1719) o� tout d'abord sa curiosit� lui faillit �tre fatale. D�sireux d'observer l'effet d'une batterie, il monta sur une hauteur, et, arm� d'une lunette d'approche, il se mit � regarder, mais tellement absorb� par sa pr�occupation qu'autour de lui les boulets tombaient comme gr�le sans qu'il e�t l'air de s'en apercevoir. C'�tait sur lui cependant qu'on tirait de la ville, un certain manteau de couleur �carlate qu'il portait, servant de point de mire aux artilleurs. Heureusement que du camp un officier sup�rieur vit le p�ril et envoya au jeune homme l'ordre de descendre. Dans un voyage qu'il fit bien des ann�es apr�s (1737) en Italie, La Condamine eut occasion de visiter le tr�sor de G�nes. On lui montra un grand vase d'une seule �meraude connu sous le nom de _sacro cattino_, regard� comme une relique et qui, de plus, pouvait �tre une ressource dans les besoins pressants... La Condamine doutait que le vase, vu sa grandeur, f�t r�ellement une �meraude, et, pour s'en assurer et �prouver sa duret�, il allait tenter de le rayer, lorsqu'on le pr�vint et le vase lui fut retir� des mains. Autre anecdote que rapporte Biot, mais qu'il est difficile de ne pas croire apocryphe: �Dans un petit village, sur les bords de la mer, on lui montrait un cierge que l'on entretenait toujours allum�, et l'on ajoutait que, s'il venait � s'�teindre, le village serait tout aussit�t englouti par les flots. ��tes-vous bien s�r de ce que vous dites? demanda La Condamine au cicerone; et comme celui-ci r�pondit qu'il n'en doutait point: �Eh bien! reprend l'acad�micien, nous allons voir, et aussit�t il souffle sur le cierge qu'il �teint. On n'eut que le temps de le d�rober � la fureur du peuple en le faisant �chapper par une issue secr�te et lui recommandant de quitter le village au plus vite.� Voici qui para�t plus vraisemblable: un jour qu'il se trouvait pr�s de Mme de Choiseul pendant qu'elle �crivait une lettre, il se pencha, soit distraction, soit indiscr�tion, comme pour regarder. Mme de Choiseul s'en aper�ut, et continuant n�anmoins d'�crire, elle ajouta: �Je vous en dirais bien davantage si M. de La Condamine n'�tait pas derri�re moi, lisant ce que je vous �cris.� La le�on �tait m�rit�e encore que La Condamine protest�t bien haut de son innocence en disant: �Ah! madame, rien n'est plus injuste, et je vous assure que je ne lis pas.� On raconte que, lors de l'ex�cution du r�gicide Damiens, condamn� � �tre �cartel�, c'est-�-dire tir� � quatre chevaux, La Condamine, afin que rien ne lui �chapp�t des d�tails du supplice, s'�tait m�l� aux valets du bourreau. Comme les archers voulaient le faire retirer, l'ex�cuteur le prit sous sa protection en disant, et para�t-il, sans aucune intention ironique: --Laissez monsieur, c'est un amateur. Suppos� vraies ces anecdotes, on peut, dans une certaine mesure, excuser La Condamine en disant avec Delille: �On a pr�tendu que cette curiosit�, pr�cieuse dans le savant, ressemblait quelquefois � l'indiscr�tion dans l'homme de soci�t�; mais ces petits torts, qu'on remarque dans un homme ordinaire, s'�clipsent dans un homme c�l�bre, par la consid�ration des avantages que retire la soci�t� de ses d�fauts m�mes; et c'est peut-�tre le louer encore que d'avouer qu'il porta cette passion � l'exc�s.� Apr�s la campagne dont nous avons parl�, La Condamine voyant la paix sign�e se d�go�ta de la carri�re militaire qui ne r�pondait plus � son besoin d'activit�, et donnant sa d�mission, il entra comme adjoint chimiste � l'Acad�mie des sciences. F�t-ce en cette qualit� qu'il obtint de s'embarquer sur l'escadre de Duguay-Trouin, avec laquelle il parcourut les c�tes de l'Asie et de l'Afrique? Il visita la Troade en particulier et fit un s�jour de plusieurs mois � Constantinople. II De retour � Paris, il apprit qu'� l'Acad�mie on s'occupait d'un grand projet de voyage � l'�quateur ayant pour but de d�terminer la grandeur et la figure de la terre. Il demanda tout aussit�t � faire partie de l'exp�dition, et connu du comte de Maurepas, il ne contribua pas peu � rendre le ministre tout favorable � l'entreprise et � acc�l�rer les pr�paratifs. La Condamine partit avec deux autres membres de l'Acad�mie, Bouguer et Godin, plus savants peut-�tre que leur confr�re, sans lequel cependant l'exp�dition e�t �chou�; car ce furent son courage, sa gaiet�, sa pr�sence d'esprit, qui soutinrent les deux autres au milieu des difficult�s d'une t�che des plus ardues et des rudes �preuves d'un voyage qui ne dura pas moins de dix ann�es. Voici ce que Delille nous apprend: �Si nous plaignons l'astronome dans nos villes, imaginez ce que dut �prouver M. de la Condamine dans ces contr�es lointaines. Pour le bien peindre, il faudrait les couleurs, je ne dis pas de l'�loquence, mais de la po�sie m�me; et je ne sais si je pourrai me d�fendre d'employer quelquefois son langage; du moins ici le merveilleux n'a pas besoin de fiction. Aux travaux fabuleux de cet Ulysse banni par la col�re des Dieux, cherchant sa patrie sur terre et sur mer, et �chappant aux enchantements de la cour de Circ�, on peut opposer sans doute les travaux r�els de M. de La Condamine, s'arrachant aux d�lices de la capitale, fuyant sa patrie pour chercher la v�rit�, traversant de vastes d�serts, souvent abandonn� de ses guides, escaladant des montagnes inaccessibles jusqu'� lui, menac� d'un c�t� par les masses de neige suspendues � leur sommet, de l'autre par la profondeur des pr�cipices, marchant sur des volcans plus terribles cent fois que ceux de notre continent, respirant de pr�s leurs exhalaisons, quelquefois m�me entendant gronder ces foudres souterrains et voyant des torrents de soufre sillonner ces neiges antiques que n'avaient point effleur�es les feux de l'�quateur... Tandis qu'il sondait le volcan de Pitchincha, il voyait s'enflammer, � sept lieues de distance, celui de Coteau Paxi, sur lequel il observait quelques jours auparavant; et peut-�tre sans cet �loignement, dont sa curiosit� s'indignait, sans doute entra�n� par elle, et trop digne �mule de Pline, il lui aurait ressembl� dans sa mort, comme il l'avait imit� dans sa vie. �� d'incroyables dangers se joignaient d'incroyables fatigues: mesurer la toise en main une base immense; chercher � travers des rochers, des ravins, des ab�mes, les points de ses triangles; replanter vingt fois, sur des monts escarp�s, des signaux, tant�t enlev�s par les Indiens, tant�t emport�s par les ouragans; passer plusieurs nuits sous des tentes charg�es de frimas, quelquefois arrach�es par les vents; essuyer la cruelle alternative et des plus accablantes chaleurs dans la plaine, et du froid le plus �pre dans les montagnes; voil� quelle fut sa vie pendant sept ans entiers.� Plus loin Delille nous dit encore: �Je ne vous le repr�senterai point, apr�s un trajet de cinq cents lieues sur la rivi�re des Amazones, ce fleuve immense, large de cinquante lieues � son embouchure, s'enfon�ant dans la rivi�re du Para large de trois lieues, �chouant contre un banc de vase, oblig� d'attendre sept jours les grandes mar�es, remis � flot par une vague plus terrible que celle qui l'avait fait �chouer, et sauv� par o� il devait p�rir; je ne vous peindrai pas les temp�tes qu'il essuya, les nations inconnues qu'il traversa, tous les dangers enfin mena�ant ses jours, tandis que lui, tranquille observateur, seul au milieu de ces d�serts, avec trois Indiens, ma�tres de sa vie, tenait toujours le barom�tre, la sonde et la boussole.� La Condamine a publi� de son voyage une relation int�ressante, quoique � la fa�on d'un r�sum�. Nous d�tachons de ce volume quelques pages qui prouvent, avec le talent d'observation de l'auteur, que son style ne manque ni d'agr�ment ni de facilit�: �_Pont suspendu._--Je rencontrai sur ma route plusieurs rivi�res qu'il fallut passer sur des ponts de cordes d'�corce d'arbre, ou de ces esp�ces d'osiers qu'on appelle _lianes_ dans nos �les de l'Am�rique. Ces lianes, entrelac�es en r�seau, forment d'un bord � l'autre une galerie en l'air, suspendue � deux c�bles de la m�me mati�re, dont les extr�mit�s sont attach�es sur chaque bord � des branches d'arbre. Le tout ensemble pr�sente le m�me aspect qu'un filet de p�cheur, ou mieux encore, un hamac indien qui serait tendu d'un c�t� � l'autre de la rivi�re. Comme les mailles de ce r�seau sont fort larges et que le pied pourrait passer au travers, on tend quelques roseaux dans le fond de ce berceau renvers� pour servir de plancher. On voit bien que le poids seul de tout ce tissu, et plus encore le poids de celui qui y passe, doit faire prendre une grande courbure � toute la machine, et si l'on fait attention que le passant, quand il est au milieu de sa carri�re surtout lorsqu'il fait du vent, se trouve expos� � de grands balancements, on jugera ais�ment qu'un pont de cette esp�ce, quelquefois de plus de trente toises de long, a quelque chose d'effrayant au premier coup d'oeil... Cependant ce n'est pas encore l� l'esp�ce de pont la plus singuli�re ni la plus dangereuse qui soit en usage dans le pays.� Voici le portrait que l'auteur nous fait des indig�nes indiens: �J'ai cru reconna�tre en tous un m�me fonds de caract�re, l'insensibilit� en fait la base; je laisse � d�cider si on la doit honorer du nom d'apathie, ou l'avilir par celui de stupidit�. Elle na�t sans doute du petit nombre de leurs id�es, qui ne s'�tend pas au-del� de leurs besoins. Gloutons jusqu'� la voracit�, quand ils ont de quoi se satisfaire; sobres, quand la n�cessit� les y oblige, jusqu'� se passer de tout sans para�tre rien d�sirer; pusillanimes et poltrons � l'exc�s, si l'ivresse ne les transporte pas; ennemis du travail, indiff�rents � tout motif de gloire, d'honneur ou de reconnaissance; uniquement occup�s de l'objet pr�sent et toujours d�termin�s par lui; sans inqui�tude pour l'avenir; incapables de pr�voyance et de r�flexion, se livrant quand rien ne les g�ne � une joie pu�rile qu'ils manifestent par des sauts et des �clats de rire immod�r�s, sans objet et sans dessein; ils passent leur vie sans penser et ils vieillissent sans sortir de l'enfance dont ils conservent tous les d�sirs.� Ce portrait du sauvage, dessin� d'apr�s nature, d'apr�s l'original, ne ressemble gu�re � celui que Jean-Jacques tra�ait de fantaisie � la m�me �poque, pour justifier ses folles th�ories. Le passage de La Condamine �tait fait pour l'embarrasser et le contrarier, surtout � cause de la conclusion qui contredit si formellement le syst�me du philosophe de Gen�ve: �L'homme na�t bon, c'est la soci�t� qui le d�prave.� Or La Condamine r�pond: �On ne peut voir sans humiliation combien l'homme _abandonn� � la simple nature_, priv� d'�ducation et de soci�t�, _diff�re peu de la brute_.� De courageux missionnaires cependant s'�taient d�vou�s � la rude t�che d'�vang�liser ces populations d�grad�es et de faire des hommes de ces brutes. Notre voyageur dut aux bons p�res de grands secours et se pla�t � le reconna�tre. �J'�tais attendu � Borja par le R. P. Magnin, missionnaire j�suite, en qui je trouvai toutes les attentions et pr�venances que j'aurais pu esp�rer d'un compatriote et d'un ami.� �Le missionnaire (portugais) de Saint-Paul, dit-il ailleurs, pr�venu de notre arriv�e, nous tenait pr�t un grand canot �quip� de quatorze rameurs avec un patron. Il nous donna de plus un guide portugais et nous re��mes de lui et des autres religieux de son ordre, chez qui nous avons d�jeun�, un traitement qui nous fit oublier que nous �tions au centre de l'Am�rique de 500 lieues de terre habit�es par des europ�ens[59].� Pendant que La Condamine, ne pensant qu'� la science, explorait les Cordili�res du P�rou, les habitants du pays le croyaient occup� sur ces montagnes � d�couvrir de l'or. Or, �au moment o� il se pr�parait � revoir sa patrie et � lui porter les v�rit�s qu'il avait conquises, on lui enl�ve une cassette qui renfermait ses journaux et l'argent destin� pour son voyage. Il fait publier sur-le-champ qu'il consent � perdre la somme enti�re, pourvu qu'on lui rende ses papiers. La condition fut accept�e, et, malgr� la perte d'une somme consid�rable, il crut en effet avoir retrouv� son tr�sor[60].� Son courage �galait son d�sint�ressement. Dans son voyage du Levant, plut�t que de livrer au cadi de Baffa un d�p�t d'argent qui lui avait �t� confi�, on le vit se d�fendre contre soixante hommes, braver les coups de fusil, le canon m�me, enfin tra�n� devant le cadi, lui en imposer par sa fermet�, lui arracher des excuses par ses menaces; en un mot faire respecter les droits de la propri�t� dans le pays des usurpations et ceux de la libert� dans le s�jour de l'esclavage. Apr�s dix ann�es d'absence, La Condamine revit l'Europe o� il ne tarda pas � publier le r�sultat de ses observations. Mais ce M�moire fut attaqu� violemment par Bouguer avec lequel, pendant le voyage, s'�tait brouill� La Condamine. Celui-ci, dans sa r�ponse plus malicieuse que passionn�e, mit les rieurs de son c�t�, ce qui lui donna gain de cause. III On e�t cru qu'apr�s tant de fatigues, La Condamine devait �prouver le besoin du repos, mais la dispute avec Bouguer � peine termin�e, nous le voyons partir pour l'Italie; il est vrai, qu'en outre de la curiosit� du touriste, un motif particulier le portait � entreprendre ce voyage. Il voulait voir Rome et surtout le Souverain-Pontife dont l'accueil fut pour lui des plus bienveillants. Benoit XIV fit � La Condamine cadeau de son portrait en l'interrogeant longuement sur ses voyages, et il lui accorda avec bonne gr�ce la dispense que le savant sollicitait afin de pouvoir �pouser une de ses parentes. Cette d�marche, pour le dire en passant, prouve que La Condamine n'�tait point tout � fait un sceptique � la fa�on de certains de ses confr�res de l'Acad�mie. Du reste, il en fut r�compens�, Delille nous l'atteste: �Sa plus douce consolation, c'�tait l'attachement de sa digne �pouse. Si jamais l'hymen est respectable, c'est surtout lorsqu'une femme jeune adoucit � son �poux les derniers jours d'une vie immol�e au bien public. La sienne aimait en lui un mari vertueux; elle respectait un citoyen utile. Cette imp�tuosit� inqui�te qui, dans M. de La Condamine, ressemblait quelquefois � l'humeur, loin de rebuter sa tendresse, la rendait plus ing�nieuse. Elle le consolait des maux du corps, des peines de l'esprit, de ses craintes, de ses inqui�tudes, de ses ennemis et de lui-m�me; et ce bonheur, qui lui avait �chapp� peut-�tre dans ses courses immenses, il le trouvait � c�t� de lui dans un coeur tendre, qui s'imposait, par l'amour constant du devoir, ces soins recherch�s qu'inspire � peine le sentiment passager de l'amour.� La Condamine, spirituel, aimable, c�l�bre par ses longs voyages, jouissant dans le monde d'une grande r�putation comme savant, �crivant avec correction, souvent m�me avec �l�gance, semblait tout naturellement d�sign� au choix de l'Acad�mie, qui, en effet, l'admit dans son sein en 1760. Son discours de r�ception se distingue par la clart� et la simplicit� avec laquelle contrastait le ton solennel de Buffon, d'ailleurs tr�s-�loquent dans la bri�vet�. �Sa r�ponse n'a que deux pages, nous dit Biot, mais ces deux pages, �crites avec g�nie, porteront plus loin le nom de La Condamine que tous ses ouvrages n'auraient pu faire.� � l'occasion de cette s�ance, on fit circuler une �pigramme assez malicieuse que quelques-uns attribuent � La Condamine lui-m�me: La Condamine est aujourd'hui Re�u dans la troupe immortelle; Il est bien sourd: tant mieux pour lui; Mais non muet: tant pis pour elle. Cette surdit�, gagn�e par le voyageur dans ses courses au sommet des Cordili�res, lui fut une cruelle �preuve, aggrav�e dans les derni�res ann�es par une paralysie qui ne lui permettait presque plus aucun mouvement. Dans cet �tat, ne pouvant plus se rendre � l'Acad�mie, il se faisait lire le compte-rendu des s�ances et les M�moires les plus int�ressants. Il apprit par l'un d'eux qu'un jeune chirurgien venait de proposer une op�ration tr�s-hardie et nouvelle pour une des maladies dont il souffrait. Aussit�t il le fait appeler et l'invite � tenter sur lui-m�me une nouvelle exp�rience. --Mais, dit le praticien, je puis avoir le malheur de ne pas r�ussir. --Que cela ne vous inqui�te pas, monsieur; je suis vieux et malade; on dira que la nature vous a mal second�. Tout au contraire, si vous me gu�rissez, je rendrai moi-m�me � l'Acad�mie un compte exact de votre proc�d�, et cela vous fera, je crois, grand honneur. Le jeune homme consent, l'op�ration a lieu, mais ce qui n'arrive gu�re d'habitude, le malade, trouvant qu'il �tait trop exp�ditif, lui disait: �Allez donc plus doucement, monsieur, je vous prie, qu'importe que je souffre un peu davantage! L'important est que je voie et puisse bien me rendre compte de votre proc�d�, afin de faire mon rapport � l'Acad�mie.� La Condamine n'eut pas cette satisfaction. Il succomba aux suites de cette op�ration, support�e avec un courage qui ne l'abandonna pas jusqu'� la fin, en d�pit de ses souffrances. On aime � voir Delille ajouter: �Le m�me enthousiasme et la m�me curiosit� qui lui avaient fait si souvent exposer sa vie, ont avanc� sa mort; il l'a vue s'approcher, je ne dis pas avec intr�pidit�, mais j'oserais presque dire avec distraction. Ce n'�tait point l'incr�dulit� stupide, qui cherche � s'�tourdir sur ce dernier moment, c'�tait l'inattention d'un homme ardent, dont l'�me se prend et s'attache, jusqu'au dernier soupir, � tout ce qui l'environne, qui se h�te de vivre, et dont l'activit� n'a fini qu'avec lui.� Mais cette pr�occupation excessive, on peut l'esp�rer, ne le d�tourna point absolument des pens�es de l'�ternit�, et �sa curiosit�, pour parler comme Bossuet, ne languit pas sur ce seul point.� Parmi les nombreux ouvrages de La Condamine, il s'en trouve plusieurs relatifs � l'_inoculation_ de la petite v�role, pratique qu'il s'effor�a de propager, mais depuis si heureusement remplac�e par la vaccine. Quand on lit, dans les historiens du temps, les ravages caus�s par la terrible maladie qui, souvent devenant �pid�mique, enlevait en quelques jours des villages entiers, on se sent plein d'une reconnaissance profonde pour Jenner qu'on n'h�site pas � placer au premier rang des bienfaiteurs de l'humanit�. �Il est juste de dire, avec M. Renauldin, que c'est en France, dans l'ann�e 1781, que l'id�e premi�re de la possibilit� du transport d'une �ruption de la vache sur l'homme a eu lieu, que cette id�e, �mise par un Fran�ais (M. Rabaut-Pommier) devant un m�decin anglais, a �t� communiqu�e par ce dernier � Jenner, son compatriote, qui, ensuite appliquant toute son attention � ce fait, aurait consult� les traditions populaires du pays o� il exer�ait la m�decine et aurait appris que depuis longtemps on y connaissait cette propri�t� qu'avait la maladie de la vache, non-seulement de se communiquer � l'homme, mais encore de le pr�server de la petite v�role.� �Ainsi, continue M. le docteur Husson[61], la vaccine �tait connue avant que Jenner s'en f�t s�rieusement occup�, et sans rien �ter au m�rite du docteur anglais qui a �tudi�, approfondi, exp�riment� et fait conna�tre tout ce qui est relatif � la vaccine, notre patrie peut r�clamer sa part dans cette heureuse invention... dont l'id�e m�re et premi�re a �t� donn�e par un Fran�ais, et dont l'�tude et la juste appr�ciation ont �t�, m�me de l'aveu de nos voisins d'outre-Manche, plus vigoureusement suivies parmi nous que parmi eux.� Chaptal, lorsqu'il �tait ministre de l'int�rieur, y contribua tout particuli�rement, et l'on ne saurait donner trop d'�loges � son z�le. Il n'est pas inutile d'ajouter que Jenner, � l'honneur de l'Angleterre, fut magnifiquement r�compens�. Le parlement, par deux fois, lui vota des remerc�ments publics et unanimes en lui accordant le 2 juin 1802, � titre de r�compense nationale, une somme de dix mille livres sterling, et en 1807 une autre somme de vingt mille livres, auxquelles il faut ajouter cinq cents livres donn�es par le roi (total, 762,500 fr.). Le chancelier d'Angleterre dit � cette occasion: �La Chambre peut voter pour le docteur Jenner telle r�compense qu'elle jugera convenable; elle recevra l'approbation unanime, parce que cette r�compense a pour objet la plus grande ou l'une des plus importantes d�couvertes que la soci�t� ait faites depuis la cr�ation du monde.� De telles paroles font honneur � l'homme d'�tat qui les pronon�ait, comme � la haute assembl�e qui savait les comprendre et s'y associer par l'unanimit� de ses applaudissements. D'ailleurs le d�vouement et le z�le d�sint�ress�s de Jenner m�ritaient ces r�compenses; car apr�s avoir refus� une place lucrative dans l'Inde par attachement pour son fr�re et pour sa patrie, il alla s'�tablir � Berkeley (comt� de Glocester), lieu de sa naissance (17 mai 1749), pour y exercer la chirurgie. L�, mis sur la trace de la d�couverte qui devait immortaliser son nom, il consacra plusieurs ann�es � des recherches, � des observations, des exp�riences n�cessaires pour s'assurer avec une enti�re certitude des propri�t�s bienfaisantes de la vaccine. Sa conviction form�e et devenue in�branlable, il dut se r�signer � quitter sa paisible vall�e de Glocester pour aller habiter Londres �o�, dit M. Renauldin[62], il consacra tout son temps � donner aux m�decins les instructions dont ils pouvaient avoir besoin pour le succ�s de la vaccination, et � entretenir avec l'�tranger une immense correspondance, laquelle devint m�me tellement �tendue, qu'il fut forc� d'en demander l'interruption � cause des frais �normes qu'elle lui occasionnait.� L'indemnit� dont nous avons parl� le d�dommagea amplement de ces g�n�reuses d�penses. Riche, gr�ce � la munificence nationale, il n'en continua pas moins jusqu'� la fin de sa vie, avec le m�me z�le, ses �tudes et ses recherches, tout occup� de la pens�e d'�tendre les applications de la vaccine � certaines autres affections �ruptives, � la coqueluche, etc. Devenu veuf en 1815, il se retira avec son fils et sa fille � Berkeley, o� il mourut subitement d'apoplexie, dans sa biblioth�que, le 26 janvier 1823. Ses enfants, quoique vivant pr�s de lui, arriv�rent seulement pour lui fermer les yeux. Trois ann�es apr�s (1826), on �rigeait � Jenner une statue en marbre blanc, dans l'�glise de Glocester. [57] _Notice sur La Condamine_, par Biot. [58] Il �tait n� � Paris le 28 janvier 1701. [59] _Abr�g� d'un voyage dans l'Am�rique m�ridionale._--in-8�.--1745. [60] _�loge de La Condamine_, par Delille. [61] _Dictionnaire des Sciences m�dicales._--T. 56. [62] _Biographie universelle._ CORNEILLE (PIERRE) I �Le cr�ateur de l'art dramatique en France, dit Victorin Fabre[63] l'un des hommes qui ont le plus contribu� au d�veloppement du g�nie national, et le premier dans l'ordre des temps entre les grands �crivains du si�cle de Louis XIV.� En effet, il avait depuis longtemps publi� tous ses chefs-d'oeuvre lorsque, en 1664, Racine fit jouer sa premi�re pi�ce (_les Fr�res ennemis_). Un intervalle de trente-quatre ans s�pare le _Cid d'Andromaque_. Corneille (Pierre) naquit � Rouen, le 6 juin 1606; son p�re nomm� aussi Pierre Corneille, �tait avocat g�n�ral � la table de Normandie[64] et il destinait son fils au barreau lorsqu'une aventure racont�e par Fontenelle, mais qu'il me para�t inutile de rappeler, r�v�la au jeune homme sa vocation litt�raire, et lui inspira sa premi�re com�die, _M�lite_, jou�e non sans succ�s en 1629. Elle fut suivie de _Clitandre_, _la Veuve_, _la Galerie du Palais_, _la Suivante_, _la Place Royale_, fort bien accueillies par le public qui, par comparaison avec ce qu'on voyait alors sur la sc�ne, trouvait presque des chefs-d'oeuvre ces faibles essais d'un talent qui suivait le go�t de son si�cle avant de le r�former, ces �bauches informes dans lesquelles d�j� cependant se rencontrent des combinaisons ing�nieuses, des vers heureux, des traits spirituels. Dans _M�d�e_(1635), malgr� l'horreur et l'invraisemblance du sujet, moins choquant d'ailleurs � l'�poque o� Corneille �crivait qu'aujourd'hui, le grand tragique se r�v�le par quelques passages et surtout par le fameux vers: Dans un si grand revers que vous reste-t-il?--Moi! Quoique ces divers ouvrages ne se lisent plus gu�re, le succ�s qu'ils eurent alors attira l'attention de Richelieu, visant au r�le de M�c�ne, et qui volontiers pensionnait des po�tes, Bois-Robert, Colletet, Rotrou, l'�toile qu'il chargeait de mettre en vers les pi�ces dont il fournissait le canevas[65]. Corneille leur fut adjoint, et pour se concilier ce puissant protecteur, il se r�signa, lui aussi, � cette ennuyeuse besogne. Mais, en honn�te homme qu'il �tait, il y mit de la conscience, et trouvant, en certains endroits, le sc�nario donn� par l'�minence, mal combin�, il n'h�sita pas � faire les changements n�cessaires dont le cardinal e�t d� lui savoir gr�. Tout au contraire, son amour-propre d'auteur fort chatouilleux s'offensa et il fit � Corneille en termes assez vifs des reproches que le po�te ne crut pas devoir prendre en bonne part, ce qui lui valut une admonestation plus s�v�re du haut personnage. �Vous manquez d'esprit de suite,� lui dit-il entre autres choses, expression qui, � cette �poque, signifiait que Corneille n'�tait pas suffisamment docile ou servile. Le po�te, qui avait dans le caract�re quelque chose de la fiert� romaine, garda le silence; mais le lendemain, pr�textant que des affaires de famille le rappelaient � Rouen, il demanda son cong� et d�clara renoncer � sa pension. Le cardinal prit de l'humeur de cette incartade que les envieux et les flatteurs se plurent � exag�rer, et de l� son m�contentement que le succ�s inattendu du _Cid_ ne fit qu'exasp�rer. Maintenant faut-il, � l'exemple des biographes, qui nous racontent ces d�tails, la plupart contestables, faut-il prendre parti compl�tement pour Corneille et donner tous les torts au ministre? Non, sans doute, Corneille d�j� disait de lui-m�me avec la conscience de son g�nie: Je sais ce que je vaux et crois ce qu'on m'en dit. Pour me faire admirer, je ne fais point de ligue, J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue. Je satisfais ensemble et peuple et courtisans, Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans; Par leur seule beaut� ma plume est estim�e: Je ne dois qu'� moi seul toute ma renomm�e; Et pense toutefois n'avoir point de rival, � qui je fasse tort en le traitant d'�gal[66]. Il n'eut pas peut-�tre dans la discussion les m�nagements que la situation commandait et dont plus tard il comprit mieux la n�cessit�. Quoiqu'il en soit, retourn� � Rouen, il y fit par fortune la connaissance d'un M. de Ch�lon, ancien secr�taire de Marie de M�d�cis, qui lui dit un jour: �Monsieur, vos com�dies sont pleines d'esprit; mais permettez-moi de vous le dire, le genre que vous avez embrass� est indigne de vos talents: vous n'y pouvez acqu�rir qu'une renomm�e passag�re. Vous trouverez, chez les Espagnols, des sujets qui, trait�s dans notre go�t par un esprit tel que le v�tre, produiront de grands effets. Apprenez leur langue; elle est ais�e: j'offre de vous montrer ce que j'en sais. Nous traduirons d'abord quelque endroits de Guilhen de Castro.� Corneille accepta et il n'eut qu'� s'en applaudir, car ce fut ainsi qu'il trouva le sujet du _Cid_ accueilli par une explosion d'enthousiasme et des transports dont P�lisson se fait l'�cho: �Il est malais�, dit-il, de s'imaginer avec quelle approbation cette pi�ce fut re�ue de la cour et du public. On ne pouvait se lasser de la voir; on n'entendait autre chose dans les compagnies; chacun en savait quelques parties par coeur; on la faisait apprendre aux enfants, et en plusieurs endroits de la France, il �tait pass� en proverbe de dire: �_Cela est beau comme le Cid._� Maintenant faut-il prendre � la lettre les r�criminations des biographes r�sum�es dans ces deux vers de Boileau: En vain contre le _Cid_ un ministre se ligue, Tout Paris pour Chim�ne a les yeux de Rodrigue. Est-il bien vrai, comme l'affirme M. Victorin Fabre, que ce succ�s trop �clatant excita contre l'auteur une des pers�cutions les plus violentes dont l'histoire des lettres et des passions qui les d�shonorent ait conserv� le souvenir? Rivaux de gloire, amis de cour, tout jette le masque; un ministre tout puissant s'�tait ligu� contre le _Cid_. Sans contester que le succ�s du _Cid_ ait d� provoquer des jalousies, doit-on voir l� le motif unique des critiques dirig�es contre la pi�ce et en particulier de l'attitude de Richelieu qui n'aurait ob�i qu'� une mis�rable rancune? Suivant mon habitude de n'accepter que, sous b�n�fice d'inventaire les affirmations des biographes quand elles ne s'appuient pas sur des faits indiscutables, dans cette circonstance, je me permettrai de penser autrement qu'eux relativement au cardinal. Il faut bien le reconna�tre aujourd'hui qu'on peut tout dire, le _Cid_, absous par le succ�s, n'est pas une pi�ce irr�prochable au point de vue de l'art non plus que de la morale quoique disent M. Victorin Fabre et d'autres: �C'�tait l'un des plus heureux sujets que p�t offrir le th��tre; une intrigue noble et touchante, le combat des passions entre elles, et du _devoir_ contre les passions; c'�tait l'art encore inconnu de disposer, de mouvoir les grands ressorts dramatiques, l'art d'�lever les �mes et de toucher les coeurs; en un mot c'�tait la vraie trag�die.� Ce jugement, st�r�otyp� pour tous les manuels litt�raires, ne peut s'admettre sans r�serve. Assur�ment la pi�ce du _Cid_ est une conception des plus dramatiques; on y trouve et en nombre des sc�nes �mouvantes, et ces admirables dialogues dont le grand Corneille semble avoir gard� le secret; qui vous enl�vent par la sublime fiert� du langage, la force et la vivacit� des reparties jet�es dans un alexandrin superbe dont le moule est d'airain. Ces merveilles de l'art nul homme de sens et de go�t ne les conteste; mais faut-il nier pour cela les longueurs et les fastidieuses redites de ce r�le inutile et ennuyeux de l'Infante? La morale de la pi�ce m�rite un bl�me plus s�v�re encore. Qu'est-ce au fond que ce _devoir_ auquel ob�issent les principaux personnages en se sacrifiant eux et les leurs avec une r�solution inexorable? Qu'est-ce que �_cet honneur_� qui revient � chaque instant sur leurs l�vres? _L'orgueil_, rien que l'orgueil, un orgueil f�roce, qui, foulant aux pieds toute religion, toute morale, estime le pardon des injures une supr�me l�chet�, et apr�s un soufflet re�u, ne voit que la vengeance, et prompte, et se juge avili, d�shonor�, indigne de vivre si l'affront n'est pas lav� dans le sang. Ces maximes si profond�ment anti-chr�tiennes s'�talent dans les plus beaux vers, triomphent partout dans la pi�ce qui est, avec la glorification d'une passion amoureuse, celle plus condamnable du duel, et du duel � outrance: Ce bras, jadis l'effroi d'une arm�e ennemie, Descendait au tombeau tout charg� d'infamie, Si je n'eusse produit un fils digne de moi, Digne de son pays et digne de son roi. Il m'a pr�t� sa main, _il a tu� le comte_, _Il m'a rendu l'honneur_, il a lav� ma honte. S'�crie le p�re de Rodrigue. Or, ne peut-on pas admettre que Richelieu, cardinal et assez bon th�ologien, surtout grand homme d'�tat, ait pris ombrage de tout cela, lui qui comme ministre, combattait avec tant d'�nergie ce malheureux pr�jug�, ce crime du duel qui de son temps avait fait un trop grand nombre de victimes? Quoi d'�tonnant � ce qu'il e�t �t� choqu� comme d'une atteinte � l'autorit� aussi bien qu'� la religion de toutes ces fausses et sauvages maximes, d�bit�es au th��tre avec audace et accueillies par des applaudissements fr�n�tiques, et que tel fut le principal motif de son irritation � l'endroit du _Cid_, bien plut�t qu'une mesquine jalousie litt�raire. Cette opinion nous para�t d'autant plus vraisemblable que, tout en d�f�rant � l'Acad�mie le jugement de la fameuse pi�ce, il rendait justice au m�rite du po�te, et lui continuait ses lib�ralit�s que Corneille �acceptait avec r�signation�, dit Victorin Fabre, non moins ing�nieux et raffin� dans son interpr�tation que M. L. J. de la _Nouvelle Biographie_ qui voit une ironie � peine dissimul�e dans la d�dicace si louangeuse des _Horaces_ o� Corneille dit � Richelieu: �C'est de votre �minence que je tiens tout ce que je suis.... Nous vous avons deux obligations tr�s signal�es, l'une d'avoir ennobli le but de l'art, l'autre de nous en avoir facilit� la connaissance.... J'ai souvent appris en _deux heures_ (dans ses entretiens avec le cardinal) ce que mes livres n'eussent pu m'apprendre en _dix ans_; c'est l� que j'ai puis� ce qui m'a valu l'applaudissement du public, ce que j'ai de r�putation, dont je vous suis enti�rement redevable.� Il y avait trop d'honn�tet� dans le caract�re de Corneille pour qu'on puisse supposer qu'il ne parlait pas s�rieusement, r�concili� de bonne foi avec le cardinal. Il le louait comme on louait alors dans les d�dicaces, avec peu de discr�tion et de mesure, t�moin l'�p�tre[67] au pr�sident du parlement de Toulouse, Montauron, compar� � Auguste, un compliment que le magistrat prit en bonne part et ne crut pas payer trop cher par un cadeau de 1,000 pistoles au po�te, lequel ne s'en trouva nullement humili�, tout au contraire, car dans les id�es du temps, cela faisait honneur � l'un comme � l'autre. _Polyeucte_ succ�da � _Cinna_ et ne fut pas moins bien accueilli encore que, dans une lecture faite � l'h�tel de Rambouillet, le cercle des pr�cieuses e�t peu go�t� ce sujet chr�tien, tant, par suite d'une fausse �ducation, les id�es pa�ennes dominaient les esprits les plus cultiv�s et ceux-l� surtout; car la pi�ce fut jou�e aux applaudissements r�it�r�s d'un parterre enthousiaste. Apr�s la communication officieuse qui lui avait �t� faite par Voiture t�moignant de la d�sapprobation des dames et messieurs de l'h�tel Rambouillet, Corneille, d�courag�, aurait retir� sa pi�ce s'il n'en e�t �t� emp�ch� par un obscur com�dien, La Roque, qui en jugea mieux que tous les beaux esprits du temps, et l� o� ils ne voyaient qu'une d�clamation pieuse et ennuyeuse, sut deviner un chef-d'oeuvre. On peut dire, � la d�charge de l'h�tel de Rambouillet, que, dans _Polyeucte_, o� se voient tant d'admirables sc�nes, tant de dialogues sublimes, il y avait aussi des choses faites pour d�plaire, par exemple le caract�re bas de F�lix, le z�le pas toujours �clair� de N�arque et de Polyeucte, et comme dit Fontenelle, �on pouvait craindre qu'un homme qui r�signe sa femme � son rival ne pass�t pour un imb�cile plut�t que pour un bon chr�tien.� Ce ne fut donc pas peut-�tre �le christianisme qui avait extr�mement d�plu� mais l'exag�ration qui pouvait le montrer sous un jour peu favorable en le rendant odieux ou ridicule. Le _Menteur_, la _Suite du Menteur_, et _Rodogune_ furent jou�es avec le m�me succ�s que les pi�ces pr�c�dentes de l'auteur. Mais _Th�odore_ et _Don Sanche d'Aragon_ r�ussirent peu, _Perthrarite_ tomba tout-�-fait, et ces trois pi�ces m�ritaient leur sort. Le public, form� par Corneille lui-m�me, en avait bien jug�; mais le po�te, on a regret � le dire, ne sut pas se r�signer, aveugl� par la fausse tendresse paternelle. �M�connaissant l'intervalle immense qui s�parait ses chefs-d'oeuvre d'un ouvrage si peu digne de lui, dit Villenave[68], il crut voir chanceler d�s lors tout l'�difice de sa gloire. Le sentiment amer de l'injustice entra dans son �me ardente et la remplit de douleur; il accusa le public d'inconstance et renon�a au th��tre en se plaignant d'avoir �trop longtemps �crit pour �tre encore de mode.� C'est alors que Corneille entreprit la traduction de l'_Imitation de J�sus Christ_ �travail auquel il fut port� par des p�res j�suites de ses amis et par des sentiments de pi�t� qu'il eut toute sa vie�, et qui l'occupa plusieurs ann�es. Il n'eut pas � le regretter puisque, outre la satisfaction intime qu'il �prouvait dans une occupation selon son coeur, le livre eut un succ�s prodigieux �et le d�dommagea en toutes mani�res d'avoir quitt� le th��tre. Cependant, si j'ose en parler avec une libert� que je ne devrais peut-�tre pas me permettre, dit le neveu de Corneille[69], je ne trouve point dans la traduction le plus grand charme de l'_Imitation_, je veux dire sa simplicit� et sa na�vet�. Elle se perd dans la pompe des vers et je crois m�me qu'absolument la forme du vers lui est contraire.� Ce jugement, quoique ratifi� par la post�rit� qui a d�laiss� compl�tement le livre de Corneille dont il s'�tait fait nagu�re tant d'�ditions, ce jugement me para�t tr�s-discutable et la traduction de Corneille se rapproche, beaucoup plus que Fontenelle ne semble le croire, des m�rites de l'original, outre qu'elle a celui d'une grande fid�lit� surtout pour une interpr�tation en vers. Elle n'est point, selon nous, indigne du grand po�te comme le pensent trop de gens qui ne la connaissent que par ou�-dire, et ne manque ni de simplicit� ni d'onction. Prenons au hasard quelques passages dans les premiers chapitres: Vanit� d'entasser richesses sur richesses; Vanit� de languir dans la soif des honneurs; Vanit� de choisir pour souverains bonheurs De la chair et des sens les damnables caresses; Vanit� d'aspirer � voir durer nos jours Sans nous mettre en souci d'en mieux r�gler le cours, D'aimer la longue vie et n�gliger la bonne, D'embrasser le pr�sent sans soin de l'avenir, Et de plus estimer un moment qu'il nous donne Que l'attente des biens qui ne sauraient finir. Autre citation: Souvent l'esprit est faible et les sens indociles, L'amour-propre leur fait ou la guerre ou la loi; Mais bien qu'en g�n�ral nous soyons tous fragiles, Tu n'en dois croire aucun si fragile que toi. La traduction de Corneille ne m�ritait pas assur�ment le discr�dit dans lequel elle est tomb�e apr�s sa mort et que le judicieux Victorin Fabre la qualifi�t si �trangement �un travail malheureux.� Point du tout malheureux au gr� de Corneille qui tira du livre si grand profit pour sa bourse comme pour sa r�putation. On pourrait s'�tonner apr�s cela qu'il soit revenu au th��tre dont, pendant six ann�es, il avait paru compl�tement d�go�t�, et mieux e�t valu qu'il pers�v�r�t dans ce sentiment. Ses nouvelles et nombreuses pi�ces (_Sertorius_ except�) ne font qu'attester l'affaiblissement de son g�nie qui ne se r�v�le plus que par de rares �clairs dans _OEdipe_, la _Toison d'Or,_ _Sophonisbe_, _Othon_, _Surena_, _Attila_, etc. Si m�diocre d'ailleurs que soit cette derni�re pi�ce Boileau n'est pas � louer d'avoir fait sur elle une m�chante �pigramme. On s'explique d'autant moins l'illusion de Corneille � l'endroit de ses derni�res trag�dies que le sens critique ne lui manquait pas comme on l'a pr�tendu: �pour d�mentir une assertion si �trange aux yeux de quiconque a r�fl�chi, dit Fabre, sur la marche de l'esprit humain, il faudrait renvoyer ceux qui persisteraient � y croire aux pr�faces de Corneille et aux examens qu'il a faits de ses pi�ces.� Mais comme l'a dit un po�te: ........ Un p�re est toujours p�re, et la tendresse paternelle aveugla Corneille, comme elle fait de beaucoup de parents, sur les d�fauts de ses enfants tard venus, pour lesquels sa faiblesse fut d'autant plus grande qu'ils semblaient aux autres mal conform�s, bo�teux ou rachitiques. Peut-�tre aussi Corneille c�da-t-il � l'habitude aussi bien qu'� ces f�cheuses n�cessit�s qui attrist�rent sa vieillesse mais qu'il e�t pu s'�viter avec un peu plus de pr�voyance. �Rien n'�tait �gal, dit Fontenelle, � son incapacit� pour les affaires que son aversion; les plus l�g�res lui causaient de l'effroi et de la terreur. Quoique son talent lui e�t beaucoup rapport�, il n'en �tait gu�re plus riche. Ce n'est pas qu'il e�t �t� f�ch� de l'�tre; mais il e�t fallu le devenir par une habilet� qu'il n'avait pas et par des soins qu'il ne pouvait prendre.� C'est � ce �manque de soins�, regrettable et non point au go�t du luxe et des folles d�penses qu'il faut attribuer la g�ne dont le po�te souffrit � diverses �poques; car d'ailleurs �Corneille conserva des go�ts simples parce que ses moeurs �taient pures�, dit tr�s bien Victorin Fabre. Il put avoir des d�fauts, mais on ne lui connut pas de vices. Il sut go�ter les douceurs de la vie domestique et trouver son bonheur dans ses devoirs. Son fr�re et lui couraient la m�me carri�re; ils avaient �pous� deux soeurs, et sans arrangement de fortune, sans partage de succession, les deux m�nages confondus ne firent qu'une m�me famille tant que v�cut l'a�n� des deux fr�res.� Cela est assur�ment � la louange des deux fr�res comme aussi de leurs femmes; mais sans doute la meilleure part de l'�loge doit revenir � l'illustre po�te. Dangeau, en annon�ant sa mort d'une fa�on si br�ve, lui faisait une �pitaphe m�rit�e: �Aujourd'hui est mort le _bonhomme_ Corneille.� _Bonhomme_, oui, c'est-�-dire plein de bonhomie ce grand homme que Fontenelle, qui avait recueilli les traditions de famille, nous d�peint �avec l'humeur brusque et quelquefois rude en apparence, au fond tr�s ais� � vivre, bon mari, bon parent, tendre et plein d'amiti�. Il avait l'�me fi�re et ind�pendante, nulle souplesse, nul man�ge.... Il parlait peu m�me sur la mati�re qu'il entendait si parfaitement et n'ornait pas ce qu'il disait.� Il en fait na�vement l'aveu dans son _�p�tre � P�lisson_: Et l'on peut rarement m'�couter sans ennui, Que quand je me produis par la bouche d'autrui. Membre de l'Acad�mie fran�aise d�s l'ann�e 1647, et v�n�r� de ses confr�res, il �tait doyen de la compagnie lorsqu'il mourut le 1er octobre 1684, � l'�ge de 78 ans. Comme nous l'avons dit ailleurs, il fut enterr� dans l'�glise Saint Roch dont il �tait l'un des paroissiens, et non des moins fid�les d'apr�s les t�moignages contemporains auxquels s'ajoute celui de Fontenelle qui s'en appuie en les confirmant par ce qu'il avait appris de source certaine. �� beaucoup de probit� naturelle il a joint, dans tous les temps de sa vie, beaucoup de religion et plus de pi�t� que le commerce du monde n'en permet ordinairement. Il a eu souvent besoin d'�tre rassur� par des casuistes sur ses pi�ces de th��tre, et ils lui ont toujours fait gr�ce en faveur des nobles sentiments qui r�gnent dans ses ouvrages, et de la vertu qu'il a mise jusque dans l'amour.� II Quels �taient ces casuistes? Je ne sais, mais je doute un peu qu'il s'en soit trouv� de tels, car, quoique le th��tre de Corneille, relativement � ce qui avait pr�c�d� et souvent a suivi, puisse para�tre �pur�, on doit reconna�tre, qu'� part quelques exceptions, la morale en est tout humaine, toute mondaine. C'est l� m�me un ph�nom�ne qui frappe dans l'oeuvre du grand tragique; chr�tien z�l�, comme il se montrait dans la pratique de la vie, on s'�tonne que l'esprit du christianisme se trahisse si peu d'ordinaire dans ses oeuvres �dramatiques.� Sa vertu c'est la vertu romaine, celle des beaux temps de la r�publique assur�ment, et telle qu'un Cincinnatus, un Fabius, un Scipion, l'imaginaient et la glorifiaient par la parole et par l'exemple, mais de Corneille, nourri de l'_�vangile_ et de l'_Imitation_, ne pouvait-on pas attendre davantage? On souhaiterait que le grand po�te f�t tout � la fois _plus national et plus chr�tien_. National, tel regret qu'on en ait, il faut bien le reconna�tre, il ne l'est pas du tout. Par suite des pr�jug�s du temps, r�sultant d'une �ducation plut�t romaine que fran�aise, plut�t r�publicaine que monarchique, l'id�e ne lui vint m�me pas de traiter un sujet tir� de nos vieilles et glorieuses annales, emprunt� � nos pr�cieuses chroniques qu'on ne lisait gu�re � cette �poque. La coalition des p�dants, donnant la main aux pr�cieuses, permettait bien encore que le po�te, en se conformant aux pr�tendues r�gles invent�es par Aristote, m�t sur la sc�ne un sujet tir� de l'histoire espagnole, mais un sujet puis� dans notre propre histoire, cela e�t paru singulier, extravagant. Corneille, si en avant de son si�cle par son g�nie, plut�t que de lutter, afin d'imposer sa volont�, pr�f�ra subir le joug, passer sous les fourches caudines, et, malgr� le succ�s du _Cid_, importun� des clameurs opini�tres de ses adversaires, et du _tolle_ �de la docte cabale d'Aristote,� il abandonna la veine f�conde qu'il avait fait soudainement jaillir, pour se vouer presque exclusivement � la trag�die r�trospective dont l'histoire romaine faisait tous les frais. H�tons-nous de dire que, ce syst�me admis, il en a tir� tout le parti possible; il ne saurait y avoir qu'un cri sur la vigueur et la puissance de ses conceptions, le path�tique de certaines sc�nes, l'�tonnante v�rit� dans les moeurs et le dialogue, la grandeur des caract�res et cet art de ressusciter en quelque sorte les personnages les plus illustres de l'histoire qui parlent aussi bien et mieux qu'ils n'ont d� parler. On ne s'�tonne donc pas de ce cri d'admiration �chapp� � Turenne pendant une repr�sentation de _Sertorius_: �O� donc Corneille a-t-il appris l'art de la guerre?� Aussi, jugeant au point de vue de l'art, on ne peut qu'applaudir La Bruy�re quand il dit: �Corneille ne peut �tre �gal� dans les endroits o� il excelle; il a pour lors un caract�re original et inimitable, mais il est in�gal. Ses premi�res com�dies sont s�ches, languissantes et ne laissaient pas esp�rer qu'il d�t aller si loin; comme ses derni�res pi�ces font qu'on s'�tonne qu'il ait pu tomber de si haut.... Ce qu'il y a en lui de plus �minent c'est l'esprit qu'il avait sublime, auquel il a �t� redevable de certains vers les plus heureux qu'on ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son th��tre, qu'il a quelquefois hasard� contre les r�gles des anciens, et enfin de ses d�nouements; car il ne s'est pas toujours assujetti au go�t des Grecs et � leur grande simplicit�; il a aim�, au contraire, � charger la sc�ne d'�v�nements dont il est presque toujours sorti avec succ�s: admirable surtout par l'extr�me vari�t� et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de po�mes qu'il a compos�s, etc.� Racine, juge des plus comp�tents, et qu'on aime � voir rendre si pleinement justice � son illustre rival, a dit mieux encore: �Dans cette enfance, ou pour mieux dire, dans ce chaos du po�me dramatique parmi nous, votre illustre fr�re[70], apr�s avoir quelque temps cherch� le bon chemin, et lutt�, si j'ose ainsi dire, contre le mauvais go�t du si�cle; enfin, inspir� d'un g�nie extraordinaire, et aid� de la lecture des anciens, fit voir sur la sc�ne la raison, mais la raison accompagn�e de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable... � dire le vrai, o� trouve-t-on un po�te qui ait poss�d� � la fois tant de grands talents, tant d'excellentes parties, l'art, la force, le jugement, l'esprit? Quelle noblesse, quelle �conomie dans les sujets? Quelle v�h�mence dans les passions! Quelle gravit� dans les sentiments! Quelle dignit� et en m�me temps quelle prodigieuse vari�t� dans les caract�res! Combien de rois, de princes, de h�ros de toutes nations nous a-t-il repr�sent�s, toujours tels qu'ils doivent �tre, toujours uniformes avec eux-m�mes, et jamais ne ressemblant les uns aux autres? Parmi tout cela une magnificence d'expression proportionn�e aux ma�tres du monde qu'il fait souvent parler, capable n�anmoins de s'abaisser quand il veut, et de descendre jusqu'aux plus simples na�vet�s du comique, o� il est encore inimitable. Enfin ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une certaine �l�vation qui surprend, qui enl�ve, et qui rend jusqu'� ses d�fauts, si on peut lui en reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres: personnage v�ritablement admirable et n� pour la gloire de son pays.... La France se souviendra avec plaisir que, sous le r�gne du plus grand de ses rois, a fleuri le plus grand de ses po�tes....� Ainsi s'exprime l'auteur de _Britannicus_, � la v�rit� dans un discours acad�mique et qui ne permettait gu�re que l'�loge, outre que, dans la bouche de Racine, on e�t trouv� d�plac�es les r�serves que le moraliste, apr�s une large part faite � la louange, ne craint pas d'accentuer en ces termes: �Dans quelques-unes de ses meilleures pi�ces il y a des fautes inexcusables contre les moeurs; un style de d�clamateur qui arr�te l'action et la fait languir; des n�gligences dans les vers et dans l'expression qu'on ne peut comprendre en un si grand homme.� La Bruy�re, ce que je ne crois pas, aurait tort de parler ainsi et Racine n'e�t pas exag�r� quelque peu dans la louange que notre premi�re observation ne nous para�trait que mieux fond�e. Ce sera pour nous un sujet d'�ternel regret que l'imp�rissable g�nie de Corneille ne soit gu�re exerc� que sur des sujets en quelque sorte posthumes et d'un int�r�t purement r�trospectif. Il ne connaissait pas Shakespeare, mais il avait �tudi� Calderon, comment la pens�e de faire comme celui-ci ne lui fut-elle pas sugg�r�e par la lecture de ces beaux drames emprunt�s par le tragique espagnol aux annales de son pays et qui doivent � cette circonstance, comme aussi au g�nie du po�te, un int�r�t palpitant et en quelque sorte actuel? Comment les superbes pi�ces: _El Alcade de Zalamea_, l'Alcade de Zalamea, _El Sitio de Breda_, le Si�ge de Br�da, _El Fenix de Espana_, le Ph�nix de l'Espagne, etc, et d'autres, quoique d'ailleurs m�lant trop la fantaisie � l'histoire, ne port�rent-elles point Corneille � s'inspirer de la muse patriotique? Imaginez quelqu'un de ces personnages chevaleresques de notre histoire tout autrement grands et admirables que les h�ros trop vant�s de la Gr�ce et de Rome, un saint Louis, un Duguesclin, une Jeanne d'Arc, un Bayard, �voqu� par le g�nie souverain de Corneille et nous parlant la langue incomparable des _Horaces_, de _Cinna_, de _Pomp�e_ ou de _Nicom�de_, se pourrait-il un plus admirable spectacle et comment croire que les applaudissements auraient manqu� � cette glorieuse tentative, faite, (� la v�rit� bon nombre d'ann�es apr�s) avec un plein succ�s par un po�te[71] dont le talent �tait bien inf�rieur au g�nie de Corneille? Je ne m'�tonne pas moins que la connaissance du th��tre espagnol n'ait pas, au point de vue religieux, profit� davantage � Corneille encore que je ne conteste pas les reproches que m�ritent parfois ces po�tes catholiques � leur mani�re et trop � la mode du pays. Cette r�serve faite, je n'en dirai pas moins qu'il faut, par suite des pr�jug�s ayant cours de son temps, que Corneille conn�t de Calderon surtout les pi�ces dites de _cape_ et _d'�p�e_, les moins bonnes � notre avis, et n'eut pas feuillet� m�me ces drames philosophico-religieux, d'une conception si originale et d'une inspiration si haute, malgr� les impertinences, les froids bons mots, les lazzis alambiqu�s et parfois cyniques du _Gracioso_ qui d�tonnent avec le reste: La _Vida es un sueno_, la Vie est un songe, le _Cisma de Inglaterra_, le Schisme d'Angleterre, _El Magico prodigioso_, le Magicien prodigieux, _Los dos Amantes del cielo_, les deux Amants du ciel, etc. Parlerai-je de ces fameux: _Autos sacramentales_ particuliers � l'Espagne, par exemple, la _Cena de Baltasar_, le Festin de Balthasar, _La primer Flor del Carm�lo_, la premi�re Fleur du Carmel, _La Vina del Senor_, la Vigne du Seigneur etc. Se peut-il, s'il n'e�t pas ignor� ces oeuvres remarquables, que Corneille n'en f�t pas frapp� et que, dans l'admiration de cette �tonnante po�sie, unie � une si prodigieuse richesse d'invention, s'inspirant de tant de traits sublimes, r�pandus � profusion, et �vitant les exag�rations de la m�taphore et les subtilit�s du r�bus, il n'e�t pas multipli� les essais dans le genre de _Polyeucte_? Qu'on ne m'objecte pas que le po�te �crivait pour le th��tre et qu'il lui fallait consulter le go�t du public, contraire, il le savait, � des tentatives de ce genre? Cette raison n'en devait pas �tre une pour Corneille, car un g�nie de sa taille, bien loin de subir les exigences du parterre, ne devait prendre conseil seulement de lui-m�me, et faire des chefs-d'oeuvre en se r�signant � ne pas les voir applaudis de son vivant, s�r que la post�rit� lui rendrait justice et surtout que la r�compense ne lui manquerait pas de la part de Celui qui lui avait prodigu� ces dons merveilleux de l'esprit employ�s si noblement alors que le po�te, sinc�rement chr�tien comme on l'a vu, e�t mis davantage ses �crits en harmonie avec sa conduite. �L'usage des sacrements auxquels on l'a toujours vu port� dit, Thomas Corneille, lui faisait mener une vie tr�s-r�guli�re et son plus grand soin �tait d'�difier sa famille par ses bons exemples. Il r�citait tous les jours le br�viaire romain, ce qu'il a fait sans discontinuer pendant les trente derni�res ann�es de sa vie.� Et pourtant, contradiction �tonnante et presque inexplicable, c'est de cette m�me �poque que M. Taschereau, le dernier historien de Corneille et tr�s-z�l� pour sa gloire, nous dit: �Il ne nous est pas �chapp� que l'amour joue un bien plus grand r�le dans ses derniers ouvrages que dans ceux qui illustr�rent sa carri�re. En cela, _il se conformait au go�t du temps_; il cherchait � mettre en oeuvre les moyens de succ�s qui avaient si bien r�ussi � Racine, et dont il avait pu conna�tre par lui-m�me la puissance � la repr�sentation de _Psych�_.� Cela n'est que trop vrai, et l'on a peine � comprendre que, dans la partie la plus importante de son oeuvre, � savoir son th��tre, Corneille se souvienne aussi peu de ce qu'il �crivait excellemment dans la pr�face de son po�me: _Louanges de la sainte Vierge_: �Si ce coup d'essai ne d�pla�t pas, il m'enhardira � donner de temps en temps au public des ouvrages de cette nature pour _satisfaire_ en quelque sorte l'_obligation que nous avons tous_ d'employer � la gloire de Dieu du moins une partie des talents que nous en avons re�us.� � la bonne heure, et l'on ne saurait mieux dire; mais j'ose penser que le po�te e�t pu mieux faire; autrement il faudrait s'en prendre au genre lui-m�me et l'on ne devrait plus du tout s'�tonner du jugement s�v�re port� sur le th��tre par le plus grand nombre des th�ologiens et des moralistes. Il nous para�t donc regrettable � tous �gards que le grand Corneille ait autant subi la tyrannique influence de son �poque dont le Misanthrope dit si bien dans sa rude franchise: Le mauvais go�t du si�cle en cela me fait peur. Terrible mauvais go�t puisque nous lui devons tant de fadeurs amoureuses, de tirades � la C�ladon qui choquent dans les chefs-d'oeuvre m�mes du po�te lequel n'avait pas besoin de ces mesquins agr�ments. Son g�nie naturellement moral, sain, viril, aurait bien mieux encore m�rit� l'�loge que faisait de lui Napol�on � Sainte-H�l�ne: �La trag�die �chauffe l'�me, �l�ve le coeur, peut et doit cr�er des h�ros. Sous ce rapport peut-�tre, la France doit � Corneille une partie de ses belles actions; aussi, messieurs, s'il vivait, je le ferais prince[72].� [63] _Biographie Universelle._ [64] Sa m�re s'appelait Marthe de Pesan. [65] Au dire des biographes, mais ce que je crois une pure imagination de leur part. [66] _Po�sies diverses.--Excuse � Ariste._ [67] En t�te de _Cinna_. [68] _Notice_ en t�te des _OEuvres de Corneille_.--�dit. in-8�. [69] Fontenelle. _Notice sur Corneille._ [70] Il s'adressait � Thomas Corneille re�u en remplacement de son fr�re. [71] De Belloy, auteur du _Si�ge de Calais_. [72] _M�morial de Sainte-H�l�ne_, � la date du 26 f�vrier 1816. LE G�N�RAL DESAIX I On ne saurait trop, en ce moment, mettre en relief les types de la vertu militaire exalt�e par le patriotisme. Desaix en est un, assur�ment. N� le 14 ao�t 1768, � St-Hilaire-d'Ayat (Auvergne), de Gilbert-Antoine de Veygoux-Desaix et d'Amable de Beaufranchet d'Ayat, il fut mis, d�s l'�ge de sept ans, � l'�cole militaire d'Effiat, dont il devint un des plus brillants �l�ves. Aussi, � peine �g� de quinze ans, il entrait comme sous-lieutenant dans un r�giment de Bretagne, o�, comme � l'�cole, il se fit remarquer par sa conduite, qui lui fit donner par ses camarades le surnom de _Caton_ ou le _sage_. Quelques anecdotes � son sujet. �Desaix, simple aide-de-camp encore, revenait d'une de ces promenades solitaires qu'il faisait loin des murs de Landau, contemplant la nature enti�re et observant avec un go�t particulier celui de ses r�gnes qui a toujours eu le plus d'attrait pour les �mes douces et paisibles. Tout � coup, il voit la campagne et ses v�g�taux couverts de tourbillons de poussi�re; il entend des cris et des bruits d'armes. Il court aux lieux d'o� ils partent: c'�tait un choc, c'�tait un combat entre une forte reconnaissance fran�aise et trois escadrons autrichiens. Sans armes, n'ayant qu'une cravache � la main, Desaix se jette au milieu de la m�l�e: il est renvers� et fait prisonnier. On le d�gage, il recommence � combattre, et rentre dans Landau avec la reconnaissance victorieuse et un prisonnier qu'il a fait lui-m�me[73].� Devant Strasbourg, ses troupes, attaqu�es par un ennemi tr�s-sup�rieur en nombre, plient et se retirent. Il se jette au-devant d'elles. --G�n�ral, lui crie-t-on, n'avez-vous pas ordonn� la retraite? --Oui, r�pond Desaix, mais c'est celle de l'ennemi. � ce cri d'une �me courageuse, et qui m�nageait avec tant de d�licatesse la fiert� des soldats, ceux-ci, comme dans une manoeuvre d'exercice, se retournent, fondent sur un ennemi qui se croyait d�j� vainqueur et ne lui laissent pas m�me la ressource de la fuite. �Je battrai l'ennemi tant que je serai aim� de mes soldats,� disait Desaix, et il en �tait ador�. �Au passage du Rhin, en l'an V, l'un des premiers il touche la rive droite du fleuve; et au moment o�, avec un petit nombre de soldats, il arr�te, d�sarme ou renverse les bataillons autrichiens, un coup de fusil, qu'il a vu ajuster sur lui, lui perce la cuisse et le blesse gri�vement. Cette g�n�rosit�, qui ne l'abandonne jamais et qui semble le dominer davantage au milieu des sc�nes de carnage, lui donne la force d'aller jusqu'au soldat autrichien qui a tir� le coup et de le d�clarer son prisonnier pour lui sauver la vie: ce n'est qu'alors qu'il fait conna�tre sa blessure.� Bayard, assur�ment, ou quelque autre h�ros chr�tien, n'aurait pas fait mieux. Dans le livre assez r�cent de M. Martha-Becker, neveu de Desaix[74], nous trouvons � glaner bien plus encore que dans l'opuscule de Garat. Quoique appartenant par sa naissance � l'aristocratie, Desaix, dans son patriotisme intelligent, jugea que c'�tait pour lui un devoir de ne pas quitter son r�giment, le 46e de ligne, rest�, gr�ce au corps d'officiers et au bon esprit des soldats, pur de tout exc�s. Mais, pour tenir � cette r�solution, il lui fallut une certaine force d'�me, car son fr�re et plusieurs membres de sa famille se trouvaient dans l'arm�e de Cond�, et sa m�re elle-m�me, pour laquelle sa v�n�ration �tait profonde, s'�tonnait qu'il ne les e�t point imit�s. Lors d'un cong� qu'il vint passer pr�s d'elle, au ch�teau de Veygoux, ils eurent � ce sujet une explication: --J'avais cru, dit Mme de Veygoux � son fils, que vous auriez suivi vos fr�res? --Maman, r�pondit-il, pouvais-je me s�parer de mon r�giment quand tous les officiers y sont demeur�s? --Votre refus d'�migrer vous portera malheur et fera rejaillir une honte �ternelle sur notre famille. Il ne vous reste plus qu'� venir garder nos troupeaux pendant que vos fr�res combattront pour la d�fense du tr�ne. L'amertume de ce langage, si p�nible pour Desaix dans la bouche de sa m�re, avait �branl� sa conviction, qui �tait celle du bon sens, lorsqu'une lettre de son fr�re, tomb�e d'aventure entre ses mains, en lui montrant sous leur vrai jour la situation faite aux �migr�s dits retardataires, raffermit ses r�solutions. � la menace faite par une parente de l'envoi d'une quenouille, pr�sent dont on qualifiait les gentilshommes rest�s en France, il r�pondit: �Je n'�migrerai � aucun prix, _je ne veux pas servir contre mon pays_; je veux demeurer et avancer dans l'arm�e; non, jamais je ne serai �migr�.� Mais, d'ailleurs, il ne dissimulait pas son aversion et son d�go�t pour les violences r�volutionnaires, et, apr�s la triste journ�e du 10 ao�t, bl�m�e hautement et courageusement par le g�n�ral Victor de Broglie, dont il �tait aide de camp, Desaix applaudit � la protestation de celui-ci et le suivit quelque temps dans la retraite. Revenu � l'arm�e du Rhin o�, dans une seule ann�e (1793), par la d�sastreuse influence des commissaires, se succ�d�rent neuf g�n�raux en chef, Desaix, quoique dans un poste secondaire, par son infatigable activit�, son d�vouement pour le soldat, comme son intr�pidit�, ��tait devenu l'�me des combats et des combinaisons militaires.� Au mois d'ao�t, il fut promu, sur le champ de bataille m�me, par les repr�sentants, au grade de g�n�ral de brigade, et le 21 octobre, il �tait nomm� g�n�ral de division. Desaix comptait vingt-cinq ans � peine. C'est alors qu'il �crit � sa soeur, rest�e pr�s de Mme de Veygoux, une lettre admirable qu'on voudrait pouvoir citer tout enti�re, mais dont nous d�tacherons au moins quelques passages: �... Je sais combien vous m'�tes attach�es, et combien vous d�sirez qu'il ne m'arrive pas de malheurs. Je t'assure que vous avez bien tort de vous tourmenter si fort; je vais toujours tr�s-bien; ma sant� est bonne; ma blessure est enti�rement gu�rie; je n'en attends plus que quelques autres, pourvu qu'elles soient glorieuses et utiles � mon pays. Que j'aurai de plaisir, ch�re petite soeur, � te pr�senter mes cicatrices glorieuses! Quand la guerre terrible et effroyable qui ravage et d�vaste, qui s�pare les amis, sera enfin termin�e, simple, ignor�, paisible, content d'avoir contribu� � r�tablir la paix et � repousser les cruels ennemis, les barbares �trangers qui veulent nous faire la loi, je viendrai pr�s de toi et nous ne nous s�parerons plus; nous adoucirons la vieillesse de la bonne maman, nous chercherons � la rendre heureuse... �Je ne crois pas avoir le plaisir de t'embrasser, cette ann�e encore; l'hiver approche et la campagne ne finit pas; elle est bien dure. Plains nos malheureux volontaires couch�s � terre, dans la boue jusqu'aux genoux et fatigu�s d'un service p�nible et continuel. Plains-moi aussi, ch�re soeur, je suis �lev� � un grade difficile et p�nible, que je n'ai accept� qu'avec le plus grand regret. Je suis g�n�ral de division et commande l'avant-garde; c'est bien de l'ouvrage pour ton fr�re que tu sais jeune et pas tr�s-exp�riment�..... J'esp�re que la fortune m'aidera, qu'elle me sourira. Si la victoire me couronnait, j'en d�poserais les couronnes entre les mains de maman, comme autrefois je lui donnais celles de lierre que m�ritait mon assiduit� au coll�ge. Je lui suis bien attach� � cette bonne m�re; je l'aime au del� de ce qu'on peut dire. Que je voudrais la savoir contente et heureuse! �Je suis bien d�sol� de voir, au milieu de mes richesses, avec les beaux appartements qu'on m'a donn�s, que je ne puisse pas r�unir une somme un peu consid�rable pour l'aider; elle ne m'a pas encore dit qu'elle en e�t besoin; je crains qu'elle ne me le cache. Tu sais bien que tu as toujours �t� la confidente de mon coeur, que je n'ai jamais rien eu de cach� pour toi. Eh bien! dis-moi, avez-vous besoin de quelque chose? Parle vite, je serai trop heureux de me priver pour vous offrir tout ce que je poss�de.� Se peut-il un plus noble coeur, un plus tendre fils, un meilleur fr�re? Gr�ce au patriotisme des officiers et des soldats, la campagne de 1793, dont les d�buts n'avaient pas �t� heureux, se termina par des victoires. Desaix, plus que personne avait contribu� � ce r�sultat. Eh bien! � ce moment-l� m�me, par suite d'une d�nonciation sign�e de quelques mis�rables et partie de l'Auvergne, sa vie fut en p�ril et il faillit avoir le sort de Custine, son ancien g�n�ral. D�j�, par suite de cette d�nonciation calomnieuse, pesait sur lui la menace d'une arrestation, quand eut lieu la prise d'Haguenau, dont les habitants, aussi bien que ceux des cantons environnants, se sachant assimil�s par la pr�tendue justice r�volutionnaire aux �migr�s, cherch�rent, au nombre de plus de cinquante mille, leur salut dans la fuite. Desaix recueillit une foule de ces malheureux dans sa division, refusa de les livrer et favorisa leur �vasion. Nouvelle d�nonciation contre lui. Alors la fureur des r�volutionnaires ne connut plus de bornes; malgr� les efforts de Pichegru, et m�me de Saint-Just, l'ordre d'arr�ter Desaix est donn� et les commissaires de la Convention se pr�sentent pour l'ex�cuter. Mais soudain un g�n�reux mouvement d'indignation soul�ve la division tout enti�re. Les soldats enl�vent le g�n�ral, et, le pla�ant au milieu des rangs, lui font un rempart de leurs corps en disant aux commissaires: �Il ne fallait pas faire la guerre si vous ne vouliez pas nous laisser le g�n�ral qui nous a toujours men�s � la victoire!� Devant cette �nergique manifestation, les commissaires durent se retirer, et le g�n�ral fut sauv�. Mais peu de temps apr�s, Desaix avait � trembler pour sa m�re et sa soeur, incarc�r�es � Riom comme parentes d'�migr�s. Non-seulement il sollicite sans rel�che en leur faveur, mais il pourvoit � leurs moindres besoins, en envoyant de l'argent au ge�lier pour le sucre et le caf�. Puis il s'efforce de soutenir ou relever le courage des prisonni�res. �Console-toi, ma bonne et ch�re soeur, de ta d�tention malheureuse! moi-m�me passionn� pour la libert�, passionn� pour les combats, je me suis attendu � �tre priv� du plaisir de jouir de tous deux.� Ce ne fut qu'au bout de plusieurs mois cependant que Desaix obtint la mise en libert� des captives qui rentr�rent dans le domaine de Veygoux dont le s�questre avait �t� en partie lev�. Apr�s la campagne de 1795, par suite du manque de vivres, si p�nible pour l'arm�e, qui fit preuve d'une r�signation h�ro�que et d'un admirable esprit de discipline, Desaix eut la satisfaction de signer une tr�ve n�cessaire � nos braves soldats, heureux de pouvoir se refaire dans les cantonnements de l'Alsace et de la Lorraine. Telle �tait l'affection des troupes pour le jeune g�n�ral, que le repr�sentant Rivaut �crivait � cette �poque au Directoire: �Ce sont toujours les chevaux qui nous manquent. Je vous l'ai dit, si Desaix, qui a habitu� les troupes � le voir partout, avait des chevaux assez pour toujours aller, les troupes iraient avec lui au diable.� Pichegru ayant quitt� l'arm�e, Desaix fut charg� par int�rim du commandement en chef. Mais la responsabilit� qui pesait sur lui l'inqui�tait; il fut heureux que Moreau v�nt pour l'all�ger de ce lourd fardeau, et il reprit avec empressement sa place au second rang. Moreau eut grandement � s'applaudir de son concours dans cette rude campagne, qui commen�a par le passage du Rhin dans les circonstances les plus difficiles, une marche audacieuse sur Vienne, et se termina par une retraite forc�e et cependant des plus glorieuses pour le g�n�ral en chef. Apr�s l'armistice de L�oben, Desaix, qui s'�tait pris d'une admiration enthousiaste pour le g�n�ral en chef de l'arm�e d'Italie, demanda et obtint une mission qui lui perm�t d'aller lui rendre visite � Milan. Ils se voyaient pour la premi�re fois, mais tous deux, faits pour se comprendre et s'appr�cier, ils se serr�rent la main comme de vieux fr�res d'armes, et au bout de quelques jours, arriv�s � cette intimit� d'o� r�sulte la pleine confiance, ils n'avaient plus de secrets l'un pour l'autre. Bonaparte confia � son ami le projet de l'exp�dition d'�gypte, et Desaix ne doutait pas du succ�s. Lorsqu'apr�s la signature du trait� de Campo-Formio, le Directoire eut nomm� Bonaparte g�n�ral en chef de l'arm�e rassembl�e sur les c�tes de l'Oc�an, qui prenait le nom d'arm�e d'Angleterre, en chargeant provisoirement Desaix de la commander, celui-ci r�pondit, heureux de voir son nom associ� � celui du vainqueur d'Italie: �Il n'est rien que je craigne d'entreprendre sous ses ordres.� Un mot encore, avant de continuer, sur le voyage de Desaix en Italie. Ce voyage, il l'avait fait avec un tel bonheur, qu'il en r�digea une esp�ce de journal �crit au courant de la plume, et refl�tant ses impressions au jour le jour. En voici quelques-unes. Apr�s une visite � la cath�drale de Milan, il p�n�tre dans plusieurs couvents, et ses paroles sont grandement � noter pour l'�poque: �Pouvais-je ne pas prendre les moines et les bons abb�s pour des hommes du ciel descendus chez les hommes corrompus?� Dans le cimeti�re, � la vue des tombeaux fastueux des nobles, il s'�crie: �Ils ont beau faire, ils ont beau se s�parer des autres; apr�s leur mort, ils n'en sont pas moins oubli�s et confondus.� Desaix a le go�t et l'intelligence des oeuvres d'art, et les mus�es comme les galeries particuli�res n'ont pas de visiteur plus enthousiaste. Apr�s avoir admir� les _Titans_ de Jules Romain, il s'�crie: �On passerait sa vie � voir les d�tails, les Titans renvers�s, �cras�s sous les montagnes, et exprimant la rage, le d�sespoir, le repentir, le pardon et la douleur.� Devant le buste de l'amiral v�nitien Angelo Emo, il dit comme par un soudain pressentiment: �Il mourut apr�s son exp�dition de Tunis, � la fleur de l'�ge, n'ayant pas encore pu faire assez pour �tre immortalis� et avoir la couronne de lauriers.� Au moment de s'embarquer pour l'�gypte, il s'�cria: �Oui, j'en conviens, c'est l'ambition qui me pousse. Elle est noble cette ambition, celle de s'exposer au plus grand des dangers, et risquer la gloire acquise pour en acqu�rir de nouvelle. On a toujours assez de richesses, on n'a jamais assez de c�l�brit�.� Et il termine en disant: �qu'il aspire _non � la gloire des d�vastateurs, mais � celle de bienfaiteur des peuples_.� II On sait le r�le glorieux de Desaix pendant la campagne d'�gypte, et qu'apr�s avoir conquis le Sa�d septentrional (�gypte moyenne) et la Th�ba�de (haute �gypte) (1798-1799), il y fit b�nir son administration tut�laire par les populations indig�nes qui, d'une voix unanime, lui d�cern�rent le beau surnom de _Sultan juste_. Dans l'admiration de la bravoure des soldats comme de leur exacte discipline, des scheiks lui disaient: �Sultan, tu ne devrais pas donner de pain � tes soldats, ils m�ritent d'�tre nourris avec du sucre.� On ne s'�tonne pas aussi de voir le g�n�ral en chef �crire � son illustre lieutenant: �Croyez que rien n'�gale l'estime que j'ai pour vous, si ce n'est l'amiti� que je vous porte.� Lorsqu'� la suite des nouvelles venues d'Europe, Bonaparte eut r�solu de quitter l'�gypte, il h�sita sur le choix du g�n�ral � qui il confierait le commandement de l'arm�e d'Orient. S'il e�t consult� celle-ci, nul doute qu'elle aurait d�sign� Desaix, �le plus capable de tous,� comme Napol�on l'�crivait � Sainte-H�l�ne, mais en ajoutant: �Il �tait plus utile en France.� Et Kl�ber lui fut pr�f�r�. En m�me temps Desaix, par une lettre �crite la veille du d�part, �tait invit� � s'embarquer pour l'Europe dans le courant de novembre. Ce ne fut pourtant qu'au mois de janvier (1800) qu'il put effectuer son d�part et prendre passage sur un vaisseau neutre, muni en outre d'un sauf-conduit sign� par Sidney Smith, en cons�quence de la convention d'El-Arish. Malgr� ces garanties formelles, dans les eaux de la Sicile, le _Saint-Antoine de Padoue_, sur lequel se trouvait Desaix avec ses deux aides de camp, ayant �t� rencontr� par la corvette anglaise la _Doroth�e_, les Fran�ais furent retenus prisonniers par les ordres de lord Keith, amiral de la flotte britannique. Lord Keith, par le d�sir de rabaisser la France dans la personne de ses plus braves soldats, fit offrir au patron du _Saint-Antoine de Padoue_ mille guin�es s'il voulait d�clarer que les marchandises confisqu�es sur le b�timent appartenaient aux passagers. L'honn�te marin se refusa �nergiquement � ce mensonge, dont la proposition fit dire � Desaix: �Monsieur l'amiral, prenez le navire, prenez nos bagages, nous tenons peu � l'int�r�t, mais laissez-nous l'honneur.� Enfin, par l'ordre du gouvernement anglais, qui se refusa � sanctionner une telle iniquit�, les prisonniers furent rendus � la libert�, et peu de jours apr�s, ils d�barquaient � Toulon. Pendant son s�jour forc� au lazaret, Desaix trompa son ennui par une correspondance tr�s-active. Il adressa d'abord � son ancien g�n�ral en chef, devenu le premier Consul, une d�p�che dans laquelle on lit: �Je sais que vous voulez porter la France � son plus haut point de gloire, et cela en rendant tout le monde heureux. Peut-on faire mieux? Oui, mon g�n�ral, je d�sire vivement faire la guerre, mais de pr�f�rence aux Anglais... Quelque grade que vous me donniez, je serai content; vous savez que je ne tiens pas � avoir les premiers commandements... que je ne les d�sire pas; je serai avec le m�me plaisir volontaire ou g�n�ral. Je d�sire bien conna�tre ma situation de suite afin de ne pas perdre un instant pour entrer en campagne. _Un jour qui n'est pas bien employ� est un jour perdu._� � sa m�re, � sa soeur, il �crit des lettres pleines de la plus touchante effusion et dans lesquelles son coeur s'�panche avec bonheur. Dans une lettre � un ami nous trouvons ces lignes: �J'ai vu bien des pays, l'�gypte, la Syrie, la Gr�ce, la Sicile, Rome. Que de monuments, que de ruines! J'ai achet� ce plaisir par des peines excessives, des fatigues prodigieuses, des inqui�tudes sans nombre, mais j'ai revu la patrie et tout s'est effac�.� Enfin les portes du lazaret sont ouvertes. Desaix ne perd pas un instant pour rejoindre, en Italie, le premier Consul, et �le 11 juin, dit M. Thiers, on vit arriver au quartier g�n�ral de Stradella, un des g�n�raux les plus distingu�s de l'�poque, Desaix, qui �galait peut-�tre Moreau, Mass�na, Kl�ber, Lannes, en talents militaires, mais qui, par les rares perfections de son caract�re, les effa�ait tous.� Bonaparte serra Desaix dans ses bras � plusieurs reprises, et se plut � le montrer � cheval � ses c�t�s, _comme un gage assur� de la victoire_; il ne se trompait pas. Mais cette victoire, Desaix devait la payer de son sang. On sait toutes les vicissitudes de cette �trange bataille de Marengo, o� M�las, qui se croyait victorieux, fut le vaincu. Un moment cependant, dans l'arm�e fran�aise, on crut tout perdu. Les g�n�raux, form�s en cercle autour du premier Consul, le pressent d'ordonner la retraite. Bonaparte s'y refuse en demandant l'avis de Desaix. Celui-ci tire sa montre et dit au g�n�ral en chef: �Oui, la bataille est perdue; mais il n'est que trois heures, nous avons encore le temps d'en gagner une autre.� � l'instant, l'offensive est reprise � la voix de Bonaparte, qui parcourt le front des r�giments en disant aux soldats: �C'est avoir fait trop de pas en arri�re; le moment est venu de faire un pas d�cisif en avant. Soldats, souvenez-vous que notre habitude est de coucher sur le champ de bataille.� Sur toute la ligne, la fusillade et la canonnade recommencent. Une charge, surtout, ex�cut�e par Desaix, d�cida la victoire. Mais, au moment m�me o� les cavaliers arrivaient sur l'ennemi comme une furieuse avalanche, on vit Desaix chanceler sur son cheval et tomber sans avoir pu prof�rer une parole, au dire du dernier biographe. Le soir, comme les officiers f�licitaient Bonaparte de cette belle journ�e, il r�pondit: �Oui, bien belle, si ce soir j'avais pu embrasser Desaix sur le champ de bataille. J'allais le faire ministre, je l'aurais fait prince si j'avais pu.� Savary, depuis duc de Rovigo, l'un des aides de camp de Desaix, nous dit dans le premier volume de ses M�moires: �Le colonel du 9e l�ger m'apprit qu'il n'existait plus. Je n'�tais pas � cent pas du lieu o� je l'avais laiss�, j'y courus et le trouvai par terre, au milieu des morts d�j� d�pouill�s, et d�pouill� enti�rement lui-m�me. Malgr� l'obscurit�, je le reconnus � sa volumineuse chevelure, de laquelle on n'avait pas encore �t� le ruban qui la liait. �Je lui �tais trop attach� depuis longtemps, pour le laisser l�, o� on l'aurait enterr�, sans distinction, avec les cadavres qui gisaient � c�t� de lui. Je pris � l'�quipage d'un cheval, mort � quelques pas de l�, un manteau qui �tait encore � la selle du cheval; j'enveloppai le corps du g�n�ral Desaix dedans, et un hussard, �gar� sur le champ de bataille, vint m'aider � remplir ce triste devoir aupr�s du g�n�ral. Il consentit � le charger sur son cheval et � conduire celui-ci par la bride jusqu'� Garofolh, pendant que j'irais apprendre ce malheur au premier Consul... Il m'approuva et ordonna de faire porter le corps � Milan pour qu'il y f�t embaum�[75]�. Il n'est pas besoin de dire quelle fut la douleur de la m�re et de la soeur de Desaix. Le premier Consul, en t�moignant par une lettre � la premi�re de sa profonde sympathie, lui fit remettre le premier quartier d'une pension qui lui �tait accord�e au nom de la patrie reconnaissante. La seconde fut mari�e par lui au g�n�ral Becker, officier tr�s-estim�. Des honneurs singuliers furent rendus � Desaix, dont la tombe se voit au sommet du grand Saint-Bernard. En posant la premi�re pierre du quai qui devait porter ce nom illustre, Lucien Bonaparte pronon�a ces paroles: �Puisse ce quai avoir une dur�e aussi longue que la m�moire de Desaix!� Un monument � la gloire du h�ros et surmont� de son buste orne la place du Ch�telet. Voici, d'apr�s Martha Becker, l'�pitaphe qui fut faite � Strasbourg pour Desaix: �_Hic jacet hostium terror et admiratio, Patri� amor et luctus._� [73] _�loge de Kl�ber et Desaix_, par Garat (1er vend�miaire, an IX).--1800. In-8�. [74] _Le g�n�ral Desaix_, 1 vol. in-8�. [75] Savary: _M�moires_. MATHIEU DE DOMBASLE I L'agriculture produit le bon sens, et un bon sens d'une nature excellente. JOUBERT. Un homme qui n'est pas moins illustre qu'Olivier de Serres et auquel notre patrie ne doit pas moins de reconnaissance pour les services immenses qu'il a rendus � l'agriculture, c'est notre contemporain, Mathieu de Dombasle. Nous regrettions pour le premier l'absence de documents qui permissent d'�crire avec d�tails sa biographie; et le m�me regret nous pourrions l'exprimer � propos de Mathieu de Dombasle dont la vie s'est �coul�e presque sous nos yeux. Cette vie pourtant offre un int�r�t s�rieux, quoique peu accident�e, peu remplie d'�v�nements dans sa plus importante p�riode, tout enti�re absorb�e par un travail dont l'aust�re r�gularit� avait quelque chose de monastique. L'ordre parfait que M. de Dombasle avait su �tablir dans la r�partition de son temps, le pouvoir sans bornes qu'il exer�ait sur lui-m�me et la rigoureuse attention qu'il mettait � �viter toute cause de distraction lui permettaient de suffire � tout. �Pendant un s�jour de vingt ans qu'il passa � Roville, �crivait M. Jules Rieffel, un de ses �l�ves, directeur de l'institut de Grand-Jouan, il ne fit peut-�tre pas vingt absences, et, chose admirable, durant cette longue p�riode, sa vie fut r�gl�e, au point de vue du travail, comme on voit les heures distribu�es pour la pri�re dans une communaut� de religieux. Cette pr�sence continuelle, cette r�gularit� qu'il avait su s'imposer � lui-m�me, avant de l'exiger des autres, ne furent pas certainement la moindre cause de ses succ�s et l'exemple le moins salutaire qu'il donna aux �l�ves dont la France est aujourd'hui redevable � l'�cole de Roville.� C'est ainsi que Mathieu de Dombasle, tout en veillant avec tant de sollicitude aux moindres d�tails de son exploitation devenue la premi�re ferme mod�le, en m�me temps, qu'il initiait ses nombreux �l�ves � la science agronomique, plus pratique encore que th�orique, pouvait suffire aux exigences de son immense correspondance. Apr�s sa mort, on trouva _vingt-et-un_ cartons remplis des lettres adress�es de tous les points de la France � Mathieu de Dombasle par des agriculteurs heureux de compter au nombre de ses disciples; _quarante-et-un_ cahiers, chacun d'au moins 150 pages, renfermaient la copie des r�ponses � ces lettres comme � celles de tant d'illustres �trangers avec lesquels le fermier de Roville �tait en relations habituelles: Sir John Sinclair, le c�l�bre fondateur du bureau d'agriculture de Londres; Tha�r, si cher � la Prusse, ou plut�t � l'Allemagne, et dont les travaux se li�rent si intimement en France aux premiers progr�s de l'�cole moderne; le v�n�rable de Fellenberg, le baron de Woght et vingt autres. Mais comment Mathieu de Dombasle avait-il �t� amen� � s'occuper exclusivement d'agriculture? Peut-�tre avant de parler de Roville, il e�t �t� utile de donner � ce sujet quelques d�tails puis�s surtout dans l'excellente _Notice biographique_, de M. Leclerc-Thouin, lue � la s�ance publique de la Soci�t� royale et centrale d'Agriculture, du 14 avril 1844 et publi�e dans le recueil de la dite Soci�t�[76]. Ce document, tr�s-complet pour ce qui a trait aux travaux de l'agriculteur, nous donne moins de d�tails sur l'homme, dont la vie, dans sa plus grande partie, s'�coula, comme nous l'avons dit, paisible et uniforme, et sauf au d�but ne connut gu�re les p�rip�ties dramatiques. Christophe Joseph Alexandre Mathieu de Dombasle naquit � Nancy, le 26 f�vrier 1777. Sa famille, anoblie par le duc L�opold, �tait une des plus honorables de l'ancienne Lorraine. Apr�s avoir fait ses premi�res �tudes sous les yeux de ses parents, il entra, vers l'�ge de douze ans, au coll�ge de Saint-Symphorien, de Metz, dirig� par les b�n�dictins. Ces ma�tres, z�l�s non moins qu'intelligents, constat�rent chez leur �l�ve, avec des habitudes singuli�res de m�ditation et de r�flexion, une ardeur pour le travail qu'il aurait fallu presque contenir. Aussi les progr�s de l'adolescent furent rapides et donnaient les plus grandes esp�rances lorsque par malheur la R�volution, en chassant les moines de leurs couvents et fermant tous les �tablissements d'instruction publique, vint arracher le jeune Dombasle � ses �tudes. Revenu dans la maison paternelle, et livr� � peu pr�s � lui-m�me, il partageait son temps entre la culture des beaux-arts, musique, dessin, gravure, et la chasse qu'il aimait de passion. N�anmoins un matin il quitta g�n�reusement tout cela lorsque pour la patrie sonna l'heure des grands p�rils et que l'�tranger envahit la France. Quoiqu'il n'e�t pas eu beaucoup � se louer de la R�volution qui lui avait enlev� le titre de grand ma�tre des eaux et for�ts, h�r�ditaire dans sa famille, le jeune Dombasle n'h�sita pas � s'enr�ler comme volontaire et combattit, pendant plusieurs mois en cette qualit�, sous les drapeaux de la R�publique. Mais une affection nerveuse dont il fut atteint sans doute � la suite de ses fatigues, et que la petite v�role vint cruellement compliquer, mit sa vie en p�ril. Lorsque enfin, convalescent, il put quitter l'h�pital, son �tat de sant� �tait tel que les m�decins jug�rent qu'il lui fallait, pour longtemps ou m�me pour toujours, renoncer au rude m�tier du soldat et lui d�livr�rent son cong�. �Cette double circonstance, dit M. Leclerc-Thouin, d�cida du reste de sa vie, car ce fut alors que s'accrurent chez lui les go�ts d'application studieuse et que les facult�s intellectuelles prirent, aux d�pens de l'agilit� et de la force du corps, un d�veloppement nouveau. Aux �tudes litt�raires, il joignit celles des sciences... La chimie avait surtout appel� son attention... Apr�s avoir abandonn� quelques sp�culations commerciales peu en harmonie avec ses go�ts, il lui dut de pouvoir s'adonner s�rieusement � la fabrication du sucre de betterave, et, � cette occasion se livrer � la pratique de l'agriculture qui avait toujours eu pour lui un vif attrait.� Mais au moment m�me o�, sa fabrique, de plus en plus prosp�re, il commen�ait � recueillir le fruit de ses efforts, arriv�rent les �v�nements de 1814. L'invasion russe et la libre introduction des sucres coloniaux, en faisant une concurrence �crasante � ses produits, lui enlev�rent la majeure partie des capitaux consid�rables qu'il avait vers�s dans ses usines. Mathieu de Dombasle se trouvait ruin�, mais ruin� si compl�tement qu'� la mort de son p�re, il fut oblig� d'abandonner la portion de bien qui lui revenait � ses fr�res et soeurs, tout en restant d�biteur envers eux d'une somme assez forte qu'il ne put acquitter que longtemps apr�s. II Loin de perdre courage cependant, il envisagea froidement le d�sastre dans toute son �tendue et confiant dans les ressources qu'il sentait en lui-m�me et surtout dans les r�sultats d'un travail intelligent et pers�v�rant, il n'h�sita pas, quoique d�j� plus jeune (il avait alors trente-huit ans) � recommencer une nouvelle carri�re; son penchant comme le bonheur des circonstances le pouss�rent, cette fois, exclusivement vers l'agriculture. Un de ses voisins, M. Bertier, riche propri�taire, avait depuis longtemps le d�sir de transformer sa terre de Roville en �cole d'agriculture, genre d'�tablissement qui manquait en France quoique des fermes ouvertes � l'instruction publique existassent d�j� dans presque toutes les contr�es de l'Europe. M. Bertier sut appr�cier Dombasle � sa valeur, et en homme �clair�, en v�ritable ami de l'agriculture, il proposa un bail � long terme, con�u sur les bases les plus larges, et qui, tout en assurant l'am�lioration fonci�re, garantissait au fermier un int�r�t convenable de ses avances et une juste r�mun�ration de ses travaux. Il fournissait de plus pour l'exploitation une part importante du capital compl�t� par d'autres actionnaires qui, r�unis en assembl�e g�n�rale, le 1er septembre, arr�t�rent la nouvelle destination de Roville et nomm�rent directeur Mathieu de Dombasle. Celui-ci vint trois mois apr�s, le 4 d�cembre, s'installer � la ferme, et il travailla d�s lors sans rel�che � lui acqu�rir cette c�l�brit� europ�enne qui a tant contribu�, pendant vingt ans, � appeler l'attention publique sur l'agriculture et � propager ses progr�s.� La ferme de Roville comptait environ 200 hectares. Malgr� la m�diocrit� du sol, le nouveau fermier sut, au bout de peu d'ann�es, en obtenir d'admirables r�coltes, en c�r�ales, ma�s, pommes de terre, betteraves, carottes; Mathieu Dombasle en outre am�liora la fabrication des instruments aratoires, inventa une charrue qui porte son nom, et livra un grand nombre de ces instruments perfectionn�s � l'agriculture. Mais ce qui surtout fit de Roville un �tablissement important c'est qu'il devint une excellente �cole d'agriculture o� des jeunes gens, envoy�s par leurs parents ou par les conseils g�n�raux, se mettaient rapidement en �tat de diriger eux-m�mes une grande exploitation, gr�ce � l'habile enseignement du ma�tre. �La pratique du chef d'exploitation, disait souvent Mathieu de Dombasle, est tout intellectuelle quoiqu'elle ait pour objet la direction des op�rations manuelles. Conna�tre et pr�venir l'effet de ces op�rations, les combiner entre elles et les modifier selon les circonstances, voil� en quoi elle consiste v�ritablement et voil� pourquoi il s'effor�ait de placer les jeunes gens en contact aussi imm�diat que possible avec toutes les op�rations agricoles, de leur faire suivre en un mot un v�ritable cours de clinique agricole[77].� Sans nier, et bien au contraire l'utilit� de l'instruction puis�e dans les livres, Mathieu de Dombasle la d�clarait, seule, tout � fait insuffisante. Il comparait avec raison le cultivateur riche seulement en connaissances puis�es dans de bons ouvrages � l'homme qui aurait suivi d'excellentes �tudes m�dicales dans les cours publics, mais qui n'aurait jamais fait sur le corps humain l'application de ces �tudes, et il montrait l'embarras de l'un et de l'autre lorsque, pour la premi�re fois, ils se trouvaient pr�s du lit d'un malade et devant un champ � cultiver.� En 1831, le roi Louis-Philippe, pr�occup� de popularit�, fit une visite � la ferme de Roville, et t�moigna vivement de sa satisfaction au directeur. Dans la m�me ann�e, l'illustre agronome fut nomm� membre de la L�gion-d'Honneur, en m�me temps que le ministre allouait � Roville une assez forte subvention annuelle pour la cr�ation de dix bourses de 300 francs chacune, et pour le traitement des professeurs. De ceux-ci Mathieu de Dombasle, pas n'est besoin de le dire, �tait le premier quoique son enseignement, essentiellement pratique, n'emprunt�t rien � la forme oratoire. �Cet homme d'une activit�, d'une nettet� d'esprit si remarquables, cet homme dou� d'une si grande �nergie pour le travail, �tait d'une faible constitution et d'une sant� d�bile. Habituellement silencieux, parfois presque taciturne, il conserva jusqu'� ses derni�res ann�es, en pr�sence d'un certain nombre d'auditeurs, une timidit� dont il avouait que son amour-propre eut plus d'une fois � souffrir, et qui le tourmentait encore � Roville au milieu de ses �l�ves. Ce n'est que dans l'isolement du cabinet qu'il retrouvait toute la libert� de sa pens�e. L�, le travail lui devenait si facile, qu'il avait d�s longtemps perdu l'habitude d'�crire. Il dictait sans que presque jamais une rature v�nt modifier le premier jet de sa phrase ou interrompre le facile encha�nement de ses id�es[78].� Aussi le nombre de ses �crits est consid�rable. En outre des _Annales de Roville_, publication p�riodique qui compte 9 volumes in-8�--1824--1837, il a fait para�tre un grand nombre de brochures sur les questions � l'ordre du jour: _De la production des chevaux en France; Faits et observations sur la fabrication du sucre de betterave_; etc., etc. Le _Calendrier du Bon Cultivateur_, paru en 1821, eut du vivant de l'auteur sept �ditions. � l'expiration de son bail, Mathieu de Dombasle, heureux de la tr�s-modeste aisance qu'il avait su reconqu�rir (sa fortune ne s'�levait pas � plus de 110,000 francs), vint s'�tablir � Nancy, sa ville natale, o� il comptait de nombreux amis. �D�sormais, dit M. Leclerc-Thouin, il allait pouvoir s'occuper tout � loisir de la r�daction de son _Trait� g�n�ral d'Agriculture_, depuis longtemps d�j� l'objet de ses m�ditations et de ses veilles, lorsque tout � coup la nouvelle de sa mort se r�pandit au milieu de la stupeur g�n�rale. Le 19 d�cembre 1843, il fut atteint d'une toux en apparence catharrale; jusqu'au samedi 23, bien qu'il pr�t quelques m�dicaments, il n'interrompit en rien ses occupations ordinaires; mais pendant la nuit, il tomba dans un �tat de faiblesse qui ne lui permit plus de se livrer � aucun travail d'esprit. Le mercredi 27, � midi, ses facult�s intellectuelles et morales s'obscurcirent, et avant trois heures il succomba aux suites d'une affection de coeur qui amena, sans agonie et sans souffrance, une mort que personne n'avait pu juger sit�t prochaine.� La ville toute enti�re fut dans le deuil. Une souscription s'ouvrit pour �lever � l'illustre agronome une statue que l'on voit maintenant sur la place dite de _Mathieu de Dombasle_. Cette statue est en bronze fondue d'apr�s un mod�le d� � David d'Angers. Le c�l�bre agronome est repr�sent� tenant la plume d'une main, de l'autre, la liste de ses principaux ouvrages. � ses pieds se trouve la charrue qui porte son nom. III Quelques mots encore sur Mathieu de Dombasle �crivain. Son style facile et courant, qui se pr�occupe moins de l'�l�gance que de la nettet�, dit bien ce qu'il veut dire et ne manque point d'agr�ment dans sa simplicit� qui le rend intelligible au lecteur le moins lettr�. Ces qualit�s recommandent le _Calendrier du Bon Cultivateur_, paru pour la premi�re fois en 1821 et que Mathieu de Dombasle affectionnait particuli�rement: �C'�tait sa premi�re publication agricole, dit l'�diteur de la huiti�me �dition; puis il avait trop de foi dans le bon sens des masses pour n'�tre pas flatt� et frapp� en m�me temps du succ�s d'un livre qui, sans pr�neurs, sans aucun patronage, s'�tait en moins de vingt ans r�pandu au nombre de plus de vingt mille exemplaires.� _Le Calendrier du Bon Cultivateur_ forme un gros volume in-12 de plus de 600 pages, rempli d'excellents conseils, d'instructions pratiques, dispos�es avec m�thode et dans l'ordre des saisons, ou mieux des douze mois de l'ann�e. Le livre se termine par une sorte de r�cit en plusieurs chapitres, ayant pour titre: _La richesse du cultivateur_ ou _les secrets de Jean Benoit_, et dont nous d�tacherons quelques passages pour faire conna�tre la mani�re de l'auteur. L'histoire de Benoit se lit avec un vif int�r�t quoique ne rappelant en rien le roman ou la nouvelle, t�moin la fa�on dont l'auteur raconte le mariage de son h�ros: �Benoit avait le projet de visiter l'Angleterre parce qu'il avait entendu dire que plusieurs parties de ce royaume sont cultiv�es avec une grande perfection; mais ayant fait connaissance d'une fille qui �tait en service chez le m�me ma�tre que lui, il se d�termina � l'�pouser. Cette fille venait d'h�riter d'un de ses oncles qui lui avait laiss� une maison et quelques terres, dans un village du pays de Hanovre. Ils partirent ensemble pour aller cultiver leur petit bien..... Comme la femme de Benoit �tait forte et aussi laborieuse que lui presque, tout cela fut labour� � la b�che et bin� de leurs propres mains.� Voil� qui est simple et primitif. Quoiqu'il en soit, � la fin de l'ann�e, gr�ce � la vente du lait et du beurre, des grains et des fruits, il restait � l'ami Benoit un b�n�fice net de 800 francs. �Il aurait bien pu employer cet argent � acheter des terres, car il y en avait alors � vendre � tr�s bon march� et qui lui auraient bien convenu; mais il s'en garda bien parce qu'il s'�tait impos� la loi de ne jamais acheter de terres que lorsque celles qu'il avait seraient parfaitement amend�es, et lorsqu'il aurait du fumier en abondance pour en amender de nouvelles; il savait bien qu'un jour (arpent) de terre bien amend� en vaut deux, et que les terres sans fumier ne paient pas les frais de culture.� Benoit employa ses 800 francs � agrandir son �table ce qui lui permit de doubler le nombre de ses vaches et la quantit� de ses produits. Bref, au bout de quatre ann�es, il lui fallait une charrue et m�me deux pour labourer ses terres. Au bout de vingt ann�es, Benoit �tait devenu presque riche; mais, comme il arrive si souvent dans le monde, en m�me temps que la fortune le malheur venait frapper � sa porte. Successivement il perdit sa femme et deux enfants d�j� grands, sa joie et sa consolation. �Accabl� de tous ces malheurs, le pays o� il les avait �prouv�s lui devint insupportable; il se d�termina � vendre tout ce qu'il avait et � revenir dans son pays natal, pour achever ses jours dans la soci�t� de quelques parents qu'il y avait laiss�s. �Il y a maintenant quatre ans que Benoit revenu en France, s'est fix� � R.....[79] o� il est n�; il y a achet� une jolie petite maison et un vaste jardin qu'il cultive lui-m�me, car il lui serait impossible de demeurer oisif. J'habite dans le voisinage de ce brave homme, et jamais je n'�prouve plus de plaisir que lorsque je m'entretiens avec lui.� On n'en doute pas d'apr�s le portrait que l'auteur nous fait du digne homme qu'il est difficile de ne pas croire peint d'apr�s nature. Ne serait-ce pas Mathieu de Dombasle qui s'est ainsi _pourtrait_ lui-m�me � son insu dans cette honn�te homme si sympathique? �Benoit a aujourd'hui soixante-quatre ans; mais il jouit d'une sant� parfaite qu'il doit � une vie constamment laborieuse; � peine ses cheveux sont-ils gris et il conserve une vivacit� qui ferait croire qu'il n'a que vingt ans. C'est un petit homme assez maigre, mais dont la physionomie est remarquable par le feu du g�nie qui �tincelle dans ses yeux, et par un air de franchise qui pr�vient en sa faveur aussit�t qu'on le voit. Il a conserv� toute la simplicit� du costume et des moeurs des cultivateurs du pays qu'il a habit� si longtemps; mais dans ses v�tements, dans son ameublement, dans toute son habitation, respire la propret� la plus soign�e. �Il parle tr�s peu lorsqu'il se trouve avec des �trangers; mais dans ses entretiens avec les hommes qu'il voit habituellement, il devient tr�s communicatif. On voit surtout qu'il �prouve un vif plaisir � parler d'agriculture: alors il parle beaucoup et longtemps. Cependant on ne se lasse pas de l'entendre, parce qu'il sait beaucoup, qu'il ne parle que de ce qu'il sait bien, et que toutes ses paroles portent le caract�re de ce bon sens naturel et de ce jugement exquis et s�r qui ont dirig� toutes les actions de sa vie.� Aussi, que de progr�s r�alis�s dans tout le voisinage, au point de vue agricole, par la seule influence de sa parole et de son exemple! Mais ce n'est pas de ses conseils seulement qu'il est prodigue: �Il donne beaucoup � ses parents et m�me � quelques �trangers, mais c'est � la condition qu'ils soient actifs, laborieux et probes; les paresseux et les n�gligents ne sont pas bien venus pr�s de lui: il dit souvent qu'il ne peut mieux faire que d'imiter la Providence qui ne distribue ses dons qu'� ceux qui s'en rendent dignes par le travail. Aide-toi et le Ciel t'aidera. �Des malheurs survenus � un homme industrieux et rang�, sont un titre qui donne des droits certains � sa g�n�rosit�. C'est ainsi qu'il a sauv� d'une ruine compl�te un p�re de famille de son voisinage qui avait �prouv� des pertes �normes dans les invasions.... Benoit le connaissait � peine, mais il a un tact s�r pour juger les hommes; il n'h�sita pas � lui avancer une forte somme, et il n'a pas lieu de s'en repentir; car la plus grande partie lui est d�j� rembours�e, et l'�tat prosp�re qu'ont repris les affaires de l'homme qu'il a ainsi aid� est un gage certain pour ce qui lui reste d�. Il s'est acquis un ami qui ne peut parler de lui sans verser des larmes d'attendrissement.� J'ai r�serv� pour la fin un dernier trait qui ach�ve le portrait: �du brave homme� et qui prouve que Mathieu de Dombasle n'avait jamais oubli� les le�ons de ses anciens et v�n�rables ma�tres. �Benoit a habit� trente ans un pays o� le culte catholique n'est pas exerc�, et o� il n'existe pas de pasteur; cependant il n'a rien perdu de son attachement � la religion, et par sa pi�t� franche et douce, il est aujourd'hui le mod�le du canton.� Faut-il s'�tonner ensuite que l'ami Benoit ait conquis � l'auteur tant de sympathies dont t�moignent les lettres en fort grand nombre qu'il re�ut apr�s la publication de son livre? Entre ces lettres dont beaucoup expriment, avec une affectueuse reconnaissance et parfois une �loquente na�vet�, les sentiments dont �taient p�n�tr�s les signataires, je n'aurais que l'embarras du choix. Je me bornerai � une seule citation, tir�e d'une lettre dat�e du 24 mai 1827 et curieuse autant que touchante dans sa simplicit� pleine de bonhomie: �J'ai lu avec beaucoup de plaisir les secrets de votre ami, J.-N. Benoit. Je d�sirerais bien l'avoir avec moi, pour quelque temps, dans une propri�t� que j'exploite � un quart d'heure de cette ville, dans une position des plus agr�ables, o� nous ferions quelque chose de beau; le terrain y est tr�s facile. Aimant l'agriculture autant que vous pouvez l'aimer, ainsi que M. Benoit, je d�sirerais beaucoup �tre aid� d'un homme entendu tel que lui, je vous prie de lui en faire part et de me dire ce qu'il en pense.� Pour qu'on p�t s'y tromper ainsi certes l'ing�nieuse fiction devait s'inspirer beaucoup de la r�alit�? Mais quel bon sourire dut illuminer la figure de Mathieu de Dombasle quand il lut cette �pitre qui t�moignait d'une confiance si ing�nue et de cette na�ve cr�dulit�? [76] Ann�e 1844. [77] Leclerc-Thouin.--_Notice._ [78] _Notice biographique_, par M. Thouin. [79] Roville. DUPUYTREN Dupuytren (Guillaume), naquit � Pierre-Buffi�re, en Limousin, le 6 octobre 1777. Voici sur sa premi�re enfance des d�tails assez curieux. On raconte qu'une dame, passant en poste dans les rues de la petite ville, avisa un jeune gar�on de l'�ge d'environ trois ans dont la gentille figure lui plut tout d'abord. Cette dame n'avait point d'enfant, l'id�e lui vint d'enlever celui-ci pour en faire son fils adoptif; et en effet, le bambin s�duit par les douces paroles de la dame, peut-�tre affriand� par la vue de quelques bonbons ou g�teaux, monta dans la voiture qui aussit�t s'�loigna de toute la vitesse des chevaux. Il fallut que le p�re averti, pour ravoir son enfant, poursuiv�t la dame jusqu'� Tours. On peut croire cependant que la tendresse du p�re n'emp�chait point de sa part une assez grande n�gligence, puisque, bon nombre d'ann�es apr�s, nous retrouvons encore l'enfant courant seul les rues de la ville o� sa figure intelligente, son air d�lib�r� et surtout la vivacit� et l'�-propos de ses r�parties frapp�rent un capitaine de cavalerie nomm� Keffer qui, d'apr�s la l�gende, le prit en croupe, l'amena � Paris, et le pla�a au coll�ge de la Marche dont un sien fr�re �tait principal. Des biographes, dont le t�moignage para�t plus vraisemblable, disent que le capitaine, avant de se charger de l'�ducation du bambin, demanda le consentement des parents qui ne le firent pas attendre. Soit que son protecteur f�t mort, soit qu'il se le f�t ali�n�, le jeune Guillaume, ses classes termin�es, revint � Pierre-Buffi�re, assez incertain sur sa vocation quoiqu'il par�t incliner vers la carri�re militaire, pourtant sans grand enthousiasme. Mais son p�re un jour coupa court � ses h�sitations en disant: --Tu seras chirurgien. Et, chose remarquable! comme si la d�cision paternelle l'e�t soudain �clair� pleinement sur sa vocation, Guillaume ne manifesta plus aucune incertitude. De retour � Paris, il retrouva, au coll�ge de la Marche, sa chambre d'�colier, commen�a et poursuivit ses �tudes m�dicales avec une opini�tre pers�v�rance, s'aidant tout � la fois des livres et des le�ons orales des professeurs en renom, Boyer pour l'anatomie, Vauquelin et Bouillon-Lagrange pour la chimie. Constamment, � ce qu'on raconte, il avait � la bouche cette parole: �Que rien n'est tant � redouter pour un homme que la m�diocrit�.� Aussi, aiguillonn� sans cesse par cette pens�e d'ambition qui, � cette �poque comme plus tard, fut trop, para�t-il, son mobile, il travaillait avec une ardeur fi�vreuse, et lors de la cr�ation des �coles de sant� (f�vrier 1795), il put se pr�senter pour l'une des six places de prosecteurs mises au concours. Il ne vint qu'au quatri�me rang; mais c'�tait beaucoup d�j� pour un adolescent qui comptait dix-huit ans � peine. N�anmoins il s'indigna contre lui-m�me, ne se pardonnant point de n'avoir r�ussi qu'� demi; aussi nous le voyons redoubler d'efforts, et, peu d'ann�es apr�s (mars 1801), il �tait nomm� par un vote unanime chef des travaux anatomiques. �Ma�tre de cette position ind�pendante, dit le docteur Malgaigne, il ne tarda pas � apporter dans le service des dissections une discipline et une activit� jusqu'alors inconnues. En quinze mois, il d�posa, dans les cabinets de l'�cole, quarante pi�ces anatomiques relatives � toutes les parties des syst�mes art�riel et veineux. Il poursuivait des recherches d'anatomie normales sur les canaux diff�rents, la rate, etc; il multipliait les vivisections, etc.� En m�me temps, il professait un cours d'anatomie non sans succ�s quoiqu'il ne p�t se dissimuler qu'il restait inf�rieur � Bichat et plus tard � La�nnec pour la science pathologique. Cette conviction sans doute contribua � le lancer dans une autre direction. Bien que nomm� chirurgien de seconde classe � l'H�tel-Dieu (1802), il s'�tait jusqu'alors assez peu occup� de chirurgie lorsqu'il fut amen� par les circonstances � se vouer presque exclusivement � cette partie si importante de la science m�dicale. Devenu par le d�part de Giraud, chirurgien-adjoint, il gagna � juste titre la confiance du chirurgien en chef Pelletan, qui se reposa sur lui d'une partie importante du service et lui donna ainsi l'occasion de se produire. Sa position �tait d�j� assez honorable pour qu'elle lui perm�t de faire un mariage avantageux; il �pousa Mlle de Sainte-Olive qui lui apportait en dot au moins 80,000 francs. Mais il se brouillait en m�me temps avec Boyer dont il avait demand� la fille, et qui ne lui pardonnait pas une rupture nullement motiv�e et aggrav�e par cette circonstance f�cheuse qu'elle avait eu lieu le jour m�me fix� pour la signature du contrat. En 1811, Dupuytren obtint, au concours et � l'unanimit� des suffrages, la chaire de m�decine op�ratoire vacante par la mort de Sabatier. En 1815, par la retraite un peu forc�e de Pelletan, il se trouva chirurgien en chef de l'H�tel-Dieu, et il se promit bien de ne pas la partager. Le service chirurgical comptait parfois jusqu'� trois cents malades: c'�tait un travail d'Hercule qui allait peser sur lui seul, il s'y d�voua sans r�serve. Tous les jours lev� r�guli�rement � cinq heures, il accomplissait ses visites de 6 � 9 heures, faisait une le�on d'une heure � l'amphith��tre, donnait ensuite des consultations aux malades du dehors, et quittait rarement l'h�pital avant onze heures; enfin, le soir, il faisait une seconde visite de six � sept heures, et jusqu'en 1825, � peine y manqua-t-il un jour.� Ralli� au gouvernement de la Restauration, il fut, lors de l'assassinat du duc de Berry, l'un des premiers appel� aupr�s du bless�. Faut-il croire � cette anecdote rapport�e par quelques biographes et qui serait une des causes, suivant eux, du peu de faveur dont Dupuytren jouit aupr�s du roi Louis XVIII qui, comme on le sait, se piquait de litt�rature. Lorsqu'il arriva pr�s du lit de son neveu, le roi dans la crainte d'�tre entendu du bless�, dit en latin au chirurgien: _Superest-ne spes aliqua salutis?_ Reste-t-il quelque chance de salut? Dupuytren, soit qu'il f�t pr�occup�, soit qu'il e�t en effet oubli� tout � fait la langue de l'ancienne Rome, n'e�t pas l'air de comprendre et ce fut Dubois qui se chargea de la r�ponse. Aussi, quoique Dupuytren e�t �t� cr�� baron au mois d'ao�t, trois ann�es s'�coul�rent avant qu'il f�t nomm� chirurgien consultant. J'ai peine � croire, d'ailleurs, que Dupuytren, pour se concilier de hautes influences, se soit abaiss�, lui si peu d�vot alors, jusqu'� ce petit et honteux man�ge que lui pr�te un biographe et qui n'e�t �t� que de la mis�rable hypocrisie. Pendant une messe c�l�br�e � la chapelle du ch�teau de Saint-Cloud, Dupuytren laissa tomber avec fracas, au moment de l'�l�vation, son volumineux Livre-d'Heures garni d'�pais fermoirs. Mme la duchesse d'Angoul�me dit en levant les yeux: --Voici M. Dupuytren qui perd ses Heures! --Mais qui ne perd pas son temps! murmura le duc de Maill�. Le mot est joli, mais ne para�t point r�ellement avoir �t� prononc�, parce que l'occasion n'en fut point donn�e par Dupuytren, qui t�moigna d'une fa�on dure, brutale m�me, son indignation � la personne qui la premi�re, d'apr�s ce qu'il croyait, avait mis en circulation cette petite calomnie. Appel� par cette dame, la duchesse de ***, aupr�s du lit de sa fille, gravement malade, il entra dans la chambre sans para�tre m�me s'apercevoir de la pr�sence de la m�re, sans r�pondre autrement que par un silence glacial � ses politesses empress�es, examina la malade, fit son ordonnance, et sortit comme il �tait entr�, en n'ayant pas l'air de voir la ma�tresse de la maison dont les regards, plus encore que les paroles, trahissaient une si terrible anxi�t�. Charles X, aussit�t apr�s son av�nement, parut empress� de d�dommager Dupuytren des proc�d�s de son fr�re, et tout d'abord il le nomma son premier chirurgien. Il usa �galement de sa haute influence pour �carter les obstacles qui emp�chaient qu'il ne f�t re�u � l'Institut o� la mort de Percy laissait une place vacante. Dupuytren, pour qui les biographes en g�n�ral se montrent s�v�res, prouva qu'il comprenait la reconnaissance et de la fa�on la plus large; car, apr�s la R�volution de 1830, apprenant que le roi Charles X, dans l'exil, se trouvait � la veille de manquer d'argent, il lui �crivit spontan�ment: �Sire, gr�ce en partie � vos bienfaits, je poss�de trois millions, je vous en offre un, je destine le second � ma fille, et je r�serve le troisi�me pour mes vieux jours.� M. Richerand, dans la _Biographie universelle_, nie d'un ton assez aigre ce trait si honorable pour son confr�re: �En remontant � la source de cette anecdote, dit-il, on s'est bient�t convaincu qu'elle n'avait aucun fondement: c'�tait une de ces rumeurs adroitement propag�es et qui n'�taient pas inutiles � sa renomm�e et � ses succ�s.� Pourtant dans sa _Notice_ publi�e ult�rieurement[80], M. Malgaigne maintient le fait en s'appuyant du t�moignage si consid�rable de M. Cruveilhier: �Dupuytren, dit-il, �crivit une lettre ainsi rapport�e par M. Cruveilhier.� Or, on ne voit point que celui-ci ait d�menti l'affirmation. On ne saurait d'ailleurs suspecter Malgaigne de partialit� en faveur de Dupuytren, au contraire, car il dit de lui entre autres choses: �Pour r�aliser ces id�es de supr�matie qu'il nourrissait d�s sa jeunesse, il sacrifia son repos, sa sant�, quelquefois jusqu'� son orgueil. Toute sup�riorit� naissante lui �tait importune, et ses �l�ves les plus distingu�s �taient ceux dont il prenait le plus d'ombrage. Par ses jalousies, par ses noirceurs, il avait fini par �loigner tous ses amis, tous ses coll�gues; et comme nul ne se fiait plus � lui, il en vint � son tour � se m�fier de tous. Il vit partout des ennemis et sous son toit domestique et dans la foule qui se pressait � ses le�ons et dans les journaux qui les r�p�taient, et dans ceux qui ne les r�p�taient pas; et n'ayant personne � qui confier ni ses joies ni ses peines, il mena vraiment, au comble de la fortune et de la prosp�rit�, la vie la plus mis�rable.� Formidable exemple pour les ambitieux que celui de cet homme en apparence si favoris� de la fortune, riche � millions; ayant la gloire, ayant la c�l�brit� plus grande qu'il ne l'avait r�v�e, et avec tout cela malheureux, mis�rable, comme dit M. Malgaigne qui continue: �Fier et hautain, il aimait qu'on pli�t devant lui-m�me jusqu'� terre; et cependant par un contraste �trange, il r�servait son estime aux caract�res ind�pendants, alors m�me qu'il les �cartait de son entourage, etc.� Il ne se peut gu�re un jugement plus s�v�re, et l'on en doit croire assur�ment l'�crivain dans ce qu'il dit de favorable � Dupuytren auquel comme homme, des biographes accordent davantage. Il faut lire � ce sujet ce que le recueil intitul�: _Portraits et histoire des hommes utiles_, nous apprend de sa bienveillance, de sa bont� vraiment singuli�re pour les enfants malades pr�s desquels il oubliait ses brusqueries, laissant sa figure d'ordinaire dure, impassible, rigide, se d�tendre par le plus paternel des sourires. Au milieu d'eux il oubliait ses hauteurs, son amer d�dain des hommes qui para�t avoir eu sa principale source dans ce d�senchantement r�sultant de l'exp�rience, et aussi et davantage peut-�tre, dans ce triste scepticisme, dans cette mis�rable incr�dulit�, alors comme aujourd'hui trop peu rare chez des praticiens m�me �minents et qui n'en reste pas moins pour nous une aberration incompr�hensible. Car, quoi! ne devraient-ils pas avoir toujours pr�sente � l'esprit cette magnifique profession de foi de l'un des plus illustres patriarches de la science, qui, encore arm� du scalpel, devant un cadavre dont le thorax et les flancs �taient ouverts, apr�s avoir fait en quelque sorte toucher du doigt � ses nombreux �l�ves les merveilles de l'organisme, ne pouvait s'emp�cher de s'�crier dans un �lan de religieux enthousiasme: �� �ternel, quel hymne je viens de chanter � ta gloire!� Il ne pensait pas autrement, le savant Ambroise Par�, quand il disait � propos du duc de Guise, je crois: �Je le pansai, Dieu le gu�rit.� On a peine vraiment � comprendre le m�decin, le chirurgien, sceptique, impie, ou seulement indiff�rent, � moins que ce ne soit par un prodigieux aveuglement, suite de passions viles, ou de pr�jug�s grossiers inculqu�s par cette premi�re et inepte �ducation qu'on re�oit trop souvent dans les coll�ges, les facult�s, les cliniques et qui ne pouvait qu'�tre pire � l'�poque o� Dupuytren commen�a ses �tudes, et apr�s les avoir termin�es, obtint ses dipl�mes. L'orgueil, la vanit� aidant, et aussi la d�vorante activit� de cette vie qui ne permet gu�re le repos non plus que la r�flexion au m�decin en vogue, ses pr�jug�s, son indiff�rence ou plut�t son hostilit� persist�rent longtemps. Mais enfin, il vint un jour, il vint une heure, heure � jamais b�nie, o� d'autres pens�es, des pens�es pour lui bien nouvelles, bien inattendues, tout � coup �tonn�rent, inqui�t�rent ce grand esprit; des sentiments qu'il ne connaissait plus, qu'il n'avait jamais connus peut-�tre, firent soudain palpiter son coeur et dans des circonstances singuli�res et providentielles. Mais le fait a �t� si admirablement racont� par un illustre et � jamais regrettable orateur qu'il y aurait pr�somption � vouloir refaire ce r�cit o� il semble en quelque sorte s'�tre surpass� lui-m�me. Je me trouve trop heureux de pouvoir le reproduire tout au long en remettant sous les yeux du lecteur qui m'en saura gr� ces pages incomparables. Mon humble prose ne gagnera pas sans doute � pareil voisinage, mais qu'importe! �Notre �ge se rappelle encore la c�l�brit� dont jouissait, il y a un quart de si�cle, un homme qui avait port� dans les oeuvres de la chirurgie une intr�pidit� d'�me aussi rare que la pr�cision de sa main. Cet homme, d�j� vieux, vit entrer dans son cabinet une figure simple, grave et douce, qu'il reconnut ais�ment pour un cur� de campagne. Apr�s l'avoir entendu et examin� quelques instants, il lui dit d'un ton brusque qui lui �tait naturel: �--Monsieur le cur�, avec cela on meurt. �--Monsieur le docteur, r�pondit le cur�, vous eussiez pu me dire la v�rit� avec plus de m�nagement; car bien qu'avanc� dans la vie, il y a des hommes de mon �ge qui craignent de mourir. Mais en quelque mani�re qu'elle soit dite, la v�rit� est toujours pr�cieuse, et je vous remercie de ne me l'avoir pas cach�e.� Puis posant sur la table une pi�ce de cinq francs pr�par�e d'avance, il ajouta: �Je suis honteux plus que je ne puis le dire de si mal t�moigner ma reconnaissance � un homme comme monsieur le docteur Dupuytren: mais je suis pauvre, et il y a bien des pauvres dans ma paroisse; je retourne mourir au milieu d'eux.� �Cet accent parvint au coeur de l'homme que le cri de la douleur n'avait jamais troubl�; il se sentit aux prises avec lui-m�me; et courant apr�s le vieillard qu'il avait repouss� d'abord, il le rappela du haut de sa porte et lui offrit son secours. L'op�ration eut lieu. Elle touchait aux organes les plus d�licats de la vie; elle fut longue et douloureuse. Mais le patient la supporta avec une s�r�nit� de visage inalt�rable, et comme l'op�rateur �tonn� lui demandait s'il n'avait rien senti: �--J'ai souffert, r�pondit-il, mais je pensais � quelque chose qui m'a fait du bien. �Il ne voulait pas lui dire: J'ai pens� � J�sus-Christ, mon Ma�tre et mon Dieu crucifi� pour moi; il e�t craint de blesser peut-�tre l'incroyance de son bienfaiteur, et retenant sa foi sous le voile de la plus aimable modestie, il lui disait seulement: J'ai pens� � quelque chose qui m'a fait du bien. � plusieurs mois de l�, par un grand jour d'�t�, le docteur Dupuytren se trouvait � l'H�tel-Dieu, entour� de ses �l�ves � l'heure de son service. Il vit venir de loin le vieux pr�tre, suant et poudreux, comme un homme qui a fait � pied un long chemin et tenant � son bras un lourd panier. �--Monsieur le docteur, lui dit le vieillard, je suis le pauvre cur� de campagne que vous avez op�r� et gu�ri il y a d�j� bien des semaines; jamais je n'ai joui d'une sant� plus solide qu'aujourd'hui, et j'ai voulu vous en donner la preuve en vous apportant moi-m�me des fruits de mon jardin que je vous prie d'accepter en souvenir d'une cure merveilleuse que vous avez faite et d'une bonne action dont Dieu vous est redevable en ma personne.� �Dupuytren prit la main du vieillard; c'�tait la troisi�me fois que le m�me homme l'avait �mu jusqu'au fond des entrailles.� D�s lors, il n'est point douteux que des pens�es d'un ordre tout nouveau pr�occup�rent souvent l'illustre docteur encore que son caract�re ombrageux, concentr�, ait retenu toujours peut-�tre sur ses l�vres le cri de son angoisse int�rieure, l'aveu poignant de ses troubles secrets, de ses doutes, de ses perplexit�s, qui devaient faire explosion, � la grande stupeur de beaucoup de ses contemporains, par un acte de foi solennel autant que sinc�re. Voici dans quelles circonstances: atteint d'une pleur�sie latente, il ne put douter bient�t, � de certains sympt�mes, que son �tat ne f�t des plus graves. �On lui proposa la ponction; il accepta d'abord, dit M. Malgaigne, et finit par refuser. �--Que ferai-je de la vie? disait-il, la coupe en a �t� si am�re pour moi! �Il se regarda donc mourir, conservant la pl�nitude de son intelligence jusqu'au dernier moment. La veille m�me de sa mort, il se fit lire le journal: �--Voulant disait-il, porter l�-haut des nouvelles de ce monde. Il expira le 8 janvier 1835, � trois heures du matin.� Rien de plus dans le r�cit du docteur. Mais gr�ce � Dieu, d'apr�s les t�moignages les plus authentiques, la mort de Dupuytren n'eut point ce caract�re froidement sto�que, sceptique, et les plus pr�cieuses des consolations ne manqu�rent pas � son agonie. �coutons encore le grand orateur. �Enfin, cet homme illustre, le docteur Dupuytren, se trouva lui-m�me sur son lit de mort, et du regard dont il avait jug� le p�ril de tant d'autres, il connut le sien. Cette heure le trouva ferme; il avait eut trop de gloire pour regretter la terre et se m�prendre sur son n�ant. Mais la r�v�lation du peu qu'est la vie ne suffit pas pour �clairer l'�me sur sa destin�e, et peut-�tre est-elle le plus grave p�ril de l'orgueil aux prises avec la mort. Il faut, � ce moment supr�me, reconna�tre �galement la mis�re et la grandeur de l'homme, et si le g�nie peut de lui-m�me s'�lever jusqu'� sentir sa mis�re, il ne peut pas en m�me temps sentir sa grandeur. Ce double secret ne s'unit et ne se manifeste � la fois que dans une clart� qui vient de plus haut que la gloire. Dupuytren la vit venir. En roulant dans les replis de sa m�moire le spectacle des choses auxquelles il avait assist�, parmi tant de figures qui s'abaissaient sous son dernier regard, il en �tait une qui grandissait toujours, et dont la simplicit� pleine de gr�ce lui rappelait des sentiments qu'il n'avait �prouv�s que par elle. Le vieux cur� de campagne �tait demeur� pr�sent � son �me, et il en recevait, dans ce vestibule �troit de la mort, une constante et douce apparition. Messieurs, je ne vous dirai pas le reste: Dupuytren touchait aux ab�mes de la v�rit�, et pour y descendre vivant, il n'avait plus qu'� tomber dans les bras d'un ami. C'est le don que Dieu a fait aux hommes depuis le jour o� il leur a tendu les mains du haut de la croix, le don de recevoir la vie d'une �me qui la poss�de avant nous et qui la verse dans la n�tre parce qu'elle nous aime. Dupuytren eut ce bonheur. Au terme d'une m�morable carri�re, il connut qu'il y avait quelque chose de plus heureux que le succ�s et de plus grand que la gloire: la certitude d'avoir un Dieu pour p�re, une �me capable de le conna�tre et de l'aimer, un R�dempteur qui a donn� son sang pour nous, et enfin la joie de mourir �ternellement r�concili� avec la v�rit�, la justice et la paix. Messieurs, la Providence gouverne le monde, et son premier ministre vous venez de l'apprendre, c'est la vertu[81].� Dans un petit volume o� vu son titre[82] comme la table des chapitres et aussi le nom de l'auteur, je ne m'attendais certes pas � rencontrer de telles pages, j'ai lu tout un r�cit ayant pour titre: _La mort de Dupuytren_. L� se trouvent les d�tails les plus curieux relatifs soit � la fameuse op�ration qui sauva la vie au bon cur�, soit aux derniers moments du c�l�bre chirurgien. Ils offrent, par leur caract�re de pr�cision, un commentaire int�ressant qui compl�te dans ce qu'il a d'un peu vague, vers la fin, l'admirable r�cit du p�re Lacordaire. Aussi quelques citations ne d�plairont pas au lecteur. Voici d'abord ce qui a trait � l'op�ration: �La maladie �tait un abc�s de la glande sous-maxillaire compliqu� d'un an�vrisme de l'art�re carotide. La plaie �tait gangren�e en plusieurs endroits..... Dupuytren taillait et tranchait avec le couteau et les ciseaux; ses pinces d'acier sondaient le fond de la plaie et ramenaient des fibres qu'il tordait et qu'il attachait ensuite. Puis la scie enleva en grin�ant des fragments cari�s du maxillaire inf�rieur. Les �ponges, press�es � chaque instant, rendaient le sang qui coulait � flots. L'op�ration dura vingt-cinq minutes. L'abb� ne fron�a pas le sourcil, mais il �tait un peu p�le. �--Je crois que tout ira bien, lui dit amicalement Dupuytren. Avez-vous beaucoup souffert? �--J'ai t�ch� de penser � autre chose, r�pondit le pr�tre.� �...Chaque matin, lorsque Dupuytren arrivait, par une �trange infraction � ses habitudes, il passait les premiers lits et commen�ait la visite par son malade favori. Plus tard, lorsque celui-ci put se lever et faire quelques pas, Dupuytren, la clinique achev�e, allait � lui, prenait son bras sous le sien, et harmonisant son pas avec celui du convalescent, faisait avec lui un tour de salle. Pour qui connaissait l'insouciante duret� avec laquelle Dupuytren traitait habituellement ses malades, ce changement �tait inexplicable.� Plus inexplicable ou plus admirable, alors que, quelques pages plus haut, l'auteur nous dit: �Poussant jusqu'aux derni�res limites ses doctrines de positivisme, Dupuytren s'acharna avec la plus excessive t�nacit� contre ce qu'il appelait les utopies sp�culatives (religieuses), chaque fois qu'il trouva � les combattre sous quelque forme que ce f�t. Par degr�s son antipathie devint de l'ex�cration.� Apr�s avoir racont� les visites du bon cur� apportant, chaque ann�e, le 6 mai, jour anniversaire de l'op�ration, � Dupuytren son petit cadeau: �son in�vitable panier et ses in�vitables poires et poulets,� M. Nadar termine par le r�cit de la mort du grand chirurgien, r�cit des plus �mouvants dans sa bri�vet�: �L'am�lioration n'�tait qu'apparente et Dupuytren le sentait bien. Il se voyait mourir et avait compt� ses instants. Son caract�re devint plus inexpansif et plus sombre � mesure qu'il approchait du terme fatal... Tout � coup il appelle M..., son fils adoptif, qui veillait dans un cabinet voisin. �--M..., lui dit-il, �crivez au cur� de ***, pr�s Nemours, vous savez l'adresse: �Mon cher abb�, �Le docteur a besoin de vous � son tour. Venez vite: peut-�tre arriverez-vous trop tard: �Votre ami, DUPUYTREN.� �Le petit cur� accourut aussit�t. Il resta longtemps enferm� avec Dupuytren. Nul ne sait ce que tous deux se dirent; mais quand l'abb� sortit de la chambre du mourant, ses yeux �taient humides, et sa physionomie rayonnait d'une douce exaltation. Le lendemain, Dupuytren appelait aupr�s de lui l'archev�que de Paris (Mgr de Quelen). �Le jour de l'enterrement.... l'�glise Sainte-Eustache eut peine � contenir le cort�ge. Apr�s le service, les �l�ves port�rent � bras le cercueil jusqu'au cimeti�re. �Le petit pr�tre suivait le convoi en pleurant.� L'auteur ajoute assez �trangement, quoique je ne puisse le regretter, puisque ce langage m�me donne plus de poids � son t�moignage: �Que ceux qui viennent de lire ces lignes n'y veuillent pas avoir une _intention dogmatique_ et ne s'occupent pas d'y chercher la pens�e de celui qui les a �crites. Il raconte cette histoire tout simplement comme on la lui a racont�e, sans autre dessein de persuader ou d'instruire (et quel mal � cela, honn�te Nadar?), parce que c'est une histoire vraie et qu'elle se rattache � un grand nom.� � la bonne heure, et nous en remercions l'historien fid�le, malgr� cette r�flexion derni�re qui pourrait bien, f�t-ce � l'insu de l'auteur, avoir �t� souffl�e par le respect humain. Quoi qu'il en soit, voil� certes un m�morable exemple et que feront bien de m�diter, non pas seulement les jeunes �tudiants, ceux qu'on appelle d'un autre nom dont je m'abstiens parce qu'il ressemble � une injure; mais aussi, mais surtout certains de leurs professeurs, de leurs ma�tres, docteurs plus ou moins c�l�bres, qui, trop oublieux des plus sacr�s devoirs, compromettent l'honneur de leur profession, laquelle est aussi un sacerdoce, par des pr�dications honteuses, sceptiques, mat�rialistes, ath�es, alors que de leurs chaires il ne devrait tomber que de graves, disons mieux, de religieuses paroles, �des hymnes � la gloire de l'�ternel.� [80] _Biographie nouvelle_, 1858. [81] Lacordaire: _Conf�rences de Notre-Dame_. [82] _Quand j'�tais �tudiant_: in-18, par Nadar. L'ABB� DE L'�P�E �Un jour de l'ann�e 1753, suivant toutes les probabilit�s, une affaire de peu d'importance amena l'abb� de l'�p�e dans une maison de la rue des Foss�s-Saint-Victor qui faisait face � celle des Fr�res de la doctrine chr�tienne. La ma�tresse du logis �tait absente; on l'introduisit dans une pi�ce o� se trouvaient ses deux filles, soeurs jumelles, le regard attentivement fix� sur leurs travaux � l'aiguille. En attendant le retour de leur m�re, il voulut leur adresser quelques paroles; mais quel fut son �tonnement de ne recevoir d'elles aucune r�ponse. Il eut beau �lever la voix � plusieurs reprises, s'approcher d'elles avec douceur, tout fut inutile. � quelle cause attribuer ce silence opini�tre? �Le bon eccl�siastique s'y perdait. Enfin, la m�re arrive, le visiteur est au fait de tout. Les deux pauvres enfants sont sourdes-muettes. Elles viennent de perdre leur ma�tre, le v�n�rable P. Vanin ou Tanin, pr�tre de la Doctrine chr�tienne de Saint-Julien des M�n�triers � Paris. Il avait entrepris charitablement leur �ducation au moyen d'estampes qui ne pouvaient leur �tre d'un grand secours. En ce moment d�cisif, un rayon du ciel r�v�le � l'�tranger sa vocation. Sans aucune exp�rience dans l'art difficile dont il va sonder les profondeurs inconnues, il est d�j� tout pr�t � se sacrifier. �� partir de ce jour, il remplira aupr�s des deux infortun�es la place que le P. Vanin laisse vide. Apr�s avoir m�rement r�fl�chi aux moyens par lesquels il pourra remplacer chez elles l'ou�e et la parole, il croit entrevoir, _dans le langage des gestes_, la pierre angulaire que le ciel destine � soutenir l'�difice intellectuel du sourd-muet[83].� Cet homme de bien, ce z�l� pr�tre, c'�tait l'abb� de l'�p�e, n� � Versailles le 25 novembre 1712, fils d'un expert des b�timents du roi, chr�tien pieux qui, de bonne heure, forma l'�me de l'enfant � la vertu; mais cependant, contradiction �trange! par l'instinct de l'�go�sme paternel, il ne vit pas sans r�pugnance la vocation qui, d�s l'�ge de dix-sept ans, appelait le jeune homme � l'honneur du sacerdoce. Il fallut � Charles Michel une �nergie r�elle pour triompher de cette opposition; mais, dit tr�s-bien son biographe: �Il �tait �crit au ciel que, nouveau pontife du Dieu vivant, il servirait d'interm�diaire entre le Tout-Puissant et les ouailles �gar�es qui l'attendaient.� Par malheur, l'ent�tement de certaines id�es, et non plus l'opposition de ses parents, vinrent tout � coup l'arr�ter sur le seuil m�me du temple, et, pendant plusieurs ann�es, le d�tourn�rent de sa vocation pour le jeter dans une autre carri�re (le barreau), o� ses d�buts semblaient lui promettre de brillants succ�s. Mais, sentant bien qu'il n'�tait point l� dans la voie indiqu�e par la Providence, il accueillit avec empressement les offres bienveillantes de l'�v�que de Troyes, qui, apr�s lui avoir conf�r� les ordres, le nomma l'un des chanoines de sa cath�drale. Apr�s la mort du digne �v�que, l'abb� de l'�p�e revint � Paris; l'attitude qu'il prit, dans les trop fameuses discussions entre jans�nistes et molinistes, l'exposa aux censures de l'autorit� dioc�saine, et l'on a regret � dire que ce bl�me il le m�ritait; car, bien qu'il eut sign� l'acte d'adh�sion � la bulle _Unigenitus_, condamnation du jans�nisme, et dans des termes qui attestaient, suivant le biographe, �la droiture de son �me et la puret� de son intention,� il ne put s'abstenir de restrictions qui n'�taient point, � son insu sans doute, dans le m�me esprit de soumission. Cette faute, il ne faut point la dissimuler; �car, dit tr�s bien l'abb� Bouchet, son g�nie et sa bienfaisance ne l'ont malheureusement pas mis � l'abri des faiblesses humaines... et quand m�me nous �cririons la vie d'un saint, nous croirions de notre devoir d'historien de chercher et de montrer en lui quelque point vuln�rable dans son existence. Le sort des hagiographes, dans leurs vies de saints, est de ne nous montrer que le beau c�t� de leur h�ros, ce qui nuit � la v�rit� historique et en fausse les cons�quences morales; car, avec de telles vies, les lecteurs s'imaginent toujours que les saints ne sont pas des hommes comme eux, et qu'eux, lecteurs, �tant hommes, ils ne peuvent �tre saints. �..... Mais notre p�nible t�che d'historien une fois remplie, nous ne persistons pas moins � croire que la question de bonne foi et l'immense charit� de l'ami des sourds et muets lui auront fait trouver gr�ce devant Celui qui est le Dieu de v�rit�, mais qui est aussi et surtout le Dieu de charit�: _Deus caritas est_.� Mais pr�cis�ment on a plus de peine � comprendre que l'abb� de l'�p�e, � cette �poque de sa vie, parut incliner vers les doctrines outr�es du jans�nisme, alors que sa pi�t� douce, facile, aimable, ne trahissait rien des allures hautaines et intol�rantes de la secte. Le bon abb� avait eu par lui-m�me la preuve qu'il n'est pas de pr�dication plus �loquente que celle de la douceur, de la charit�, puisque par ces moyens seuls il avait ramen� � la v�rit� le protestant Ulrich, venu du fond de la Suisse pour demander ses conseils, et qui, apr�s quelques entretiens, n'avait pas h�sit� � abjurer l'h�r�sie de Calvin, quoi qu'il d�t lui en co�ter par la suite. En effet, apr�s cet acte courageux, n'ayant pu retourner dans sa famille, il se trouvait � Paris presque r�duit � la d�tresse. L'abb�, devenu son ami et qui souffrait pour le n�ophyte de cette situation, insistait pour qu'il accept�t, afin de s'en aider, une somme de six cents livres, dont il pouvait disposer: �Vous m'avez enseign�, r�pondit g�n�reusement Ulrich, combien est agr�able au Ciel l'�tat de l'homme qui travaille en paix dans l'indigence et qui souffre les privations sans murmurer; vous m'avez inculqu� vos principes. Apr�s ce don, tous les autres me seraient inutiles; de plus n�cessiteux jouiront de vos largesses. J'ai appris de vous � aimer Dieu, mes fr�res et le travail: je suis riche de vos bienfaits.� Ulrich, d'ailleurs, devait �tre proph�te. L'abb� de l'�p�e, en d�pit des obstacles venant de lui-m�me ou du dehors, conduit comme par la main par la Providence dans sa voie v�ritable, et ramen� � sa sainte mission par la circonstance racont�e plus haut (la rencontre des deux sourdes-muettes) ne devait plus s'en �carter. Les succ�s qu'il avait obtenus au moyen du langage des gestes et de cette mimique ing�nieuse, sorte de langue universelle que, plus tard, l'abb� Sicard devait compl�ter, lui attir�rent bient�t d'autres et nombreux �l�ves. L'attention publique fut �veill�e, et cette humble �cole avait peine parfois � contenir l'affluence des visiteurs, entre lesquels un jour se trouv�rent l'empereur d'Allemagne, Joseph II, et l'ambassadeur de Catherine, l'imp�ratrice de Russie. Ces r�sultats ne pouvaient que surexciter le z�le de l'abb� qui, vu le nombre toujours croissant des �l�ves, �tait incessamment entra�n� � d�velopper son �tablissement. Il poss�dait, quand il en jeta les premiers fondements, un patrimoine d'environ 7,000 livres de revenu, d'autres disent 12,000, et au bout de quelques ann�es, l'OEuvre avait presque tout absorb� encore qu'il e�t eu plus d'une fois recours � la bourse de son digne fr�re, architecte du roi, et qu'il s'impos�t pour tout ce qui le concernait lui-m�me, la plus stricte �conomie: �Il se d�pouillait, dit M. Berthier, pour couvrir ses enfants d'adoption, et tra�nait des v�tements us�s pour qu'ils en portassent de bons... Durant le rude hiver de 1788, il se refusait m�me du bois, malgr� les infirmit�s de la vieillesse, et ce ne fut que, vaincu par les instances r�it�r�es de ses �l�ves en larmes, qu'il renon�a � cette privation volontaire. Longtemps encore apr�s, il leur r�p�tait en soupirant: �Mes pauvres enfants, je vous ai fait tort de trois cents livres au moins.� Ne sent-on pas ses yeux se mouiller en lisant de telles paroles, aussi bien que l'admirable lettre dans laquelle il remerciait Joseph II de l'offre qu'il lui faisait de demander pour lui une abbaye au roi de France, et dans le cas d'insucc�s de lui en donner une dans son empire? �Je suis confus, Sire, de vos bont�s. Si, � l'�poque o� mon entreprise n'offrait encore aucune chance de succ�s, quelque m�diateur puissant e�t sollicit� et obtenu pour moi un riche b�n�fice, je l'aurais accept� pour en faire servir les ressources au profit de l'Institution. Mais je suis vieux; si Votre Majest� veut du bien aux sourds-muets, ce n'est pas sur ma t�te, d�j� courb�e vers la tombe, qu'il faut le placer, c'est sur l'OEuvre elle-m�me: il est digne d'un grand prince de la perp�tuer pour le bien de l'humanit�.� Voici comment le bon pr�tre avait fait la connaissance de l'empereur. L'abb� de l'�p�e disait d'habitude sa messe de fort bonne heure dans la chapelle Saint-Nicolas, � l'�glise Saint-Roch, sa paroisse. Un matin, au moment de monter � l'autel, il cherche vainement des yeux l'enfant qui, d'ordinaire, servait la messe; mais bient�t il voit, agenouill� � sa place, un inconnu simplement v�tu, quoique avec un air d'�l�gance et de distinction, qui, devinant l'embarras du pr�tre, s'�tait offert de lui-m�me pour suppl�er l'absent, ce qu'il fit � l'�dification de l'abb�: celui-ci, sa messe et l'action de gr�ces termin�es, remercie l'�tranger et l'invite � visiter son �tablissement. L'inconnu s'empresse d'accepter et, apr�s avoir tout vu de ses yeux, tout examin� � loisir avec l'air du profond int�r�t, il quitte la maison en glissant dans les mains de l'abb� un objet envelopp� d'un papier: �Voici, dit-il, un l�ger souvenir de ma visite.� C'�tait une magnifique tabati�re avec le portrait de l'empereur d'Autriche, enrichi de diamants. L'inconnu �tait Joseph II lui-m�me. La tabati�re et le portrait ne quitt�rent plus, d�s lors, la poche de l'abb�, mais je doute qu'il en ait �t� de m�me des diamants. Cependant le prince, tout �mu encore de sa visite � la maison des sourds-muets, en parla dans les termes les plus chaleureux � sa soeur, la reine Marie-Antoinette, qui voulut � son tour conna�tre l'�tablissement et n'en sortit pas moins enthousiasm�e. Sans doute elle ne contribua pas peu � appeler sur l'institution l'int�r�t de Louis XVI, qui lui accorda, bient�t apr�s, une pension de 6,000 livres sur sa cassette particuli�re. Il est juste de dire qu'avant cet acte de la munificence royale, le g�n�reux secours du duc de Penthi�vre et de plusieurs autres personnes, dans les moments critiques, n'avaient pas manqu� � l'OEuvre. Des motifs, tir�s de la dignit�, ne permirent pas � l'abb� de l'�p�e d'accepter les riches pr�sents que Catherine II lui faisait offrir par son ambassadeur; il n'en t�moigna pas moins de sa gratitude, demandant qu'on lui envoy�t un jeune russe sourd et muet pour l'instruire, afin qu'il p�t � son tour devenir l'instituteur des autres infortun�s en Russie, o� l'on �tablirait une �cole comme cela avait eu lieu pour l'Autriche. Maintenant, faut-il avec des biographes appeler un exc�s de z�le la conduite de l'abb� de l'�p�e, dans la myst�rieuse affaire du jeune Solar, �mouvant �pisode, dont s'inspirait quelques ann�es apr�s Bouilly, pour son drame repr�sent� avec tant de succ�s, et qui n'a pas nui � la popularit� de l'abb� de l'�p�e. Un jour de l'ann�e 1775, que celui-ci s'�tait rendu � l'H�tel-Dieu, �un enfant v�tu d'une casaque grise et coiff� d'un bonnet de coton blanc, costume uniforme de l'h�pital, lui est pr�sent� par la m�re Saint-Antoine, charg�e du service de la salle. � une seconde visite, cette religieuse conjure l'abb� de le retirer de cette h�pital pour l'instruire. Il l'interroge, les gestes du sourd-muet lui donnent � entendre qu'il appartient � des parents riches, que son p�re bo�tait et qu'il est mort; que sa m�re est rest�e veuve avec quatre enfants,... qu'il y a dans la maison des domestiques et un grand jardin qui rapporte beaucoup de fruits; qu'un cavalier enfin, apr�s l'avoir men� bien loin, l'a abandonn�, le visage couvert d'un masque et d'un voile sur la grand'route. Son maintien, son air distingu� sous les haillons de la mis�re, et sa pantomime expressive semblent confirmer cette d�position de l'orphelin� qui, lorsqu'il fut instruit, la confirma par des explications plus pr�cises. De ces explications et des longues et patientes recherches qui suivirent, non sans r�sultat, l'abb� fut amen� � conclure que le sourd-muet, Joseph (nom qu'on lui donna), devait �tre le fils du comte de Solar, mort nagu�re, et auquel sa veuve n'avait surv�cu que peu de temps; et il n'h�sita pas � r�clamer devant la justice en faveur de son pupille. De l� un long et curieux proc�s qui, � cette �poque, passionna l'opinion publique, g�n�ralement sympathique � l'abb� de l'�p�e, et une lutte avec la famille r�elle ou pr�tendue de l'orphelin, reconnu par quelques-uns de ses parents, mais trait� par d'autres d'imposteur. Le Ch�telet, saisi de l'affaire, admit les pr�tentions de Joseph et, par deux fois, lui donna gain de cause. Mais la partie adverse, en appela devant le Parlement; celui-ci supprim�, le proc�s se trouva suspendu; dans l'intervalle, les deux seuls protecteurs de Joseph, le duc de Penthi�vre, qui lui faisait une pension, et l'abb� de l'�p�e moururent, ce qu'on attendait peut-�tre. Deux ans apr�s, l'affaire ayant repris son cours, les plaidoiries entendues, le nouveau Tribunal de Paris (24 juillet 1792) infirma l'arr�t des premiers juges, et d�clara Joseph non fond� dans sa demande, en lui interdisant de porter � l'avenir le nom de comte de Solar. Le jeune homme, � qui cet arr�t sans appel �tait toute esp�rance, seul maintenant, sans appui, sans amis, prit une r�solution �nergique; il s'engagea dans un r�giment de dragons, partant pour la fronti�re, et trois mois apr�s il p�rissait glorieusement sur le champ de bataille. D'autres disent qu'il mourut des suites de ses fatigues dans un h�pital. Tel fut le d�nouement de cette aventure �trange, qui reste � toujours une �nigme, un probl�me, ce qui n'emp�che pas d'admirer le d�vouement du bon abb�, qu'il ait �t� ou non d��u par les apparences militant, � d�faut des preuves d�cisives, en faveur de son malheureux prot�g�. Mais les fatigues et les �motions de ce proc�s, ajout�es � tant d'ann�es de privations et de labeurs, contribu�rent sans doute � h�ter la fin du v�n�rable pr�tre qui, le 23 d�cembre 1789, s'�teignit doucement, au milieu de sa famille adoptive en pleurs, apr�s avoir re�u, dans les sentiments de la plus fervente pi�t�, les derniers sacrements des mains de M. l'abb� Marduel, cur� de sa paroisse. Pendant sa maladie on l'entendit plusieurs fois r�p�ter ces touchantes paroles: �Gr�ce � Dieu, je n'ai jamais commis de ces fautes qui tuent les �mes; mais je suis �pouvant� quand je r�fl�chis combien j'ai mal r�pondu � une telle faveur d'en haut... Ce sont les grands combats qui font les grands saints; Dieu a tout fait pour mon salut, et je n'ai rien fait qui r�ponde � l'excellence de sa gr�ce.� L'humilit� de l'abb� de l'�p�e lui fermait les yeux sur ses m�rites; certes il n'arrivait pas les mains vides devant Dieu celui qui, par ce merveilleux langage, invent� par le coeur plus encore que par le g�nie, avait ouvert et ouvre encore les portes du Ciel � tant de pauvres �mes qui, sans lui, n'auraient point connu la lumi�re. L'ap�tre infatigable de ces infortun�s, longtemps � cause de leur infirmit�, trait�s en parias, ne m�rite-t-il pas au moins la m�me r�compense, les m�mes louanges que le courageux missionnaire qui va, par del� les mers et les d�serts, porter l'�vangile aux pauvres idol�tres? car tels abrutis qu'ils paraissent, gr�ce � ce don pr�cieux de la parole, ne sont-ils pas moins �trangers encore � toute tradition, � toutes notions concernant la divinit�, l'�me, la conscience, que les malheureux sourds-muets, qui, faute de moyens de communication avec les autres hommes, restaient comme mur�s dans leur compl�te ignorance? Qu'on juge � ce point de vue sup�rieur de l'immense bienfait r�sultant de la d�couverte de l'abb� de l'�p�e[84], qui dans son livre intitul�: _V�ritable mani�re d'instruire les sourds-muets_, va jusqu'� dire: �D'apr�s les exemples contenus dans ce chapitre (XIII), on conviendra sans doute qu'il est possible de faire entendre aux sourds-muets les myst�res de notre religion, et qu'ils doivent m�me les mieux entendre que ceux qui ne les ont appris que dans leur cat�chisme[85].� � l'appui de cette affirmation, qui para�t si hardie d'abord, je dirai qu'ayant eu plusieurs fois l'occasion d'entendre, c'est-�-dire de voir les pr�dications qui se font le dimanche, � Saint-Roch, par un digne successeur de l'abb� de l'�p�e, aux sourds-muets, je ne me lassais pas d'admirer l'�loquence naturelle, la vivacit� d'accent, l'onction surtout de ce langage des gestes, si expressif, que moi, qui ne le comprenais point dans le d�tail, je n'en �tais pas moins touch� profond�ment, s�r que l'orateur parlait � ses ouailles attentives des choses du ciel, de Dieu, de l'�me et de l'�ternit�. C'est dans l'�glise Saint-Roch, o� l'abb� de l'�p�e fut inhum�, que se trouve le monument �lev� � sa m�moire par les sourds-muets reconnaissants. Il est d� au ciseau du sculpteur Pr�ault qui, dans cette circonstance, dit-on, a fait preuve, � son grand honneur, de plus de d�sint�ressement encore que de talent. Une statue de l'abb� de l'�p�e, dont une souscription a fait les frais, s'�l�ve �galement sur une des places de Versailles, o� se voit aussi la statue de Hoche, autre gloire de cette noble cit�. Par un d�cret de l'Assembl�e nationale, qui ne fut pas toujours si bien inspir�e (1791), l'Institution des sourds-muets, reconnue solennellement d'utilit� publique, se trouva consolid�e. Peu d'ann�es apr�s elle fut, par mesure administrative, transf�r�e dans le vaste local qu'elle occupe aujourd'hui encore. Des fen�tres �lev�es d'une maison situ�e en face, et que nagu�re habitait l'un de nos amis, nous avons souvent admir� le beau et grand jardin dont les murs bornent � droite la rue dite de _l'Abb� de l'�p�e_. [83] Ferdinand Berthier, sourd-muet. _Vie de l'abb� de l'�p�e_, in-8�, 1832. [84] Il est juste de dire que, bien qu'il n'e�t pas eu connaissance de leurs ouvrages, l'abb� de l'�p�e avait �t� pr�c�d� dans cette carri�re de d�vouement par les Espagnols Paul Bronet et Ramire, et aussi les Anglais et les Allemands. [85] La _V�ritable mani�re d'instruire les sourds-muets_, in-12, 1784.. F�NELON I �Dans sa douleur elle (Calypso) se trouvait malheureuse d'�tre immortelle; etc.� Que de fois et que de fois n'ai-je pas copi� cette ritournelle du temps que j'�tais �colier, et que de fois, professeur, � mon tour ai-je inflig� cet ennui aux pauvres �l�ves! C'est pour moi un probl�me dont je cherche vainement la solution, une �nigme dont le mot m'�chappe, de penser que le _T�l�maque_ soit devenu le livre des coll�giens concurremment avec _Robinson Cruso�_, et m�me le livre des bambins, presque des b�b�s; car j'ai connu plusieurs �coles o� l'on avait fait de ce grave volume le livre de lecture � l'usage de la petite classe, soit des enfants qui, ayant appris � �peler dans le Syllabaire, commen�aient � d�chiffrer couramment la lettre moul�e. F�nelon, tout le premier, me para�t s'�tre m�pris � ce sujet quand il dit avoir fait son livre �pour amuser en l'instruisant son �l�ve, le duc de Bourgogne.� Toutefois on peut l'admettre quant au jeune prince dont l'intelligence �tait singuli�rement pr�coce alors que sa position contribuait encore � la d�velopper plus vite et lui permettait de comprendre bien des choses absolument inintelligibles pour le fils d'un artisan ou d'un petit bourgeois. Ce po�me, car, pour la plus grande partie, l'ouvrage, comme l'a dit excellemment Chateaubriand, n'est qu'une �pop�e �crite en prose harmonieuse, pour �tre go�t�, exige non pas seulement un esprit cultiv�, mais d�j� une certaine connaissance du monde; nous disons cela surtout pour l'�pisode relatif � Eucharis et Calypso, pour celui du roi de Tyr, etc, destin�s � pr�munir le jeune prince contre certains �cueils trop fr�quents dans les cours, mais qu'il peut n'�tre pas sans inconv�nient de faire pr�matur�ment conna�tre � d'autres. Les chapitres, j'allais dire, les chants consacr�s � Idom�n�e et � la fondation de Salente, sont faits pour �tre lus ou plut�t m�dit�s moins par des �coliers que par l'historien et l'homme d'�tat, et je trouve qu'il y a exag�ration quoique avec un fond de v�rit� dans ce jugement d'un critique tr�s judicieux d'ailleurs: �Le livre dans son ensemble ne saurait �tre consid�r� comme un trait� de politique pratique. � c�t� de maximes tr�s sages on trouve des pens�es chim�riques et des d�tails un peu pu�rils. On sent en le lisant qu'on n'a pas affaire � un homme d'�tat.� Que dans la pens�e de F�nelon, l'ouvrage ait pu �tre m�me indirectement une critique du gouvernement de Louis XIV, on ne peut le croire alors que lui-m�me affirme le contraire en disant: �Je l'ai fait dans un temps o� j'�tais charm� des marques de bont� et de confiance dont le roi m'honorait.... Je n'ai jamais song� qu'� amuser M. le duc de Bourgogne et qu'� l'instruire en l'amusant par ces aventures sans jamais vouloir donner cet ouvrage au public.� En effet, le livre ne vit le jour du vivant de l'auteur que par �l'infid�lit� d'un domestique auquel F�nelon avait confi� son manuscrit pour en faire une copie. Cette transcription circula clandestinement dans quelques soci�t�s d�s le mois d'octobre 1698, et la curiosit� qu'elle fit na�tre encouragea le copiste � la vendre � un libraire sans d�signation d'auteur. La veuve Barbier obtint un privil�ge et l'ouvrage s'imprimait lorsque, au mois d'octobre 1699, la cour, ayant �t� inform�e que le _T�l�maque_ �tait de l'archev�que de Cambrai, fit saisir les exemplaires des feuilles imprim�es et prit les mesures les plus s�v�res pour sa destruction totale.� Elle n'y r�ussit pas n�anmoins; une partie de l'�dition fut soustraite � la vigilance des agents, et les exemplaires se r�pandirent dans le public. Un libraire de La Haye, Moetyens, en profita pour faire r�imprimer le livre qui eut � l'�tranger comme en France un immense retentissement. La _Biblioth�que Britannique_ de l'ann�e 1743, le constate en ces termes: �� peine les presses pouvaient suffire � la curiosit� du public; et quoique ces �ditions fussent pleines de fautes, � travers toutes ces taches, il �tait facile d'y reconna�tre un grand ma�tre.� Ce succ�s prodigieux, qui n'avait pas pour seule et sans doute pour principale cause le m�rite du livre, acheva d'indisposer Louis XIV d�j� fort m�content de F�nelon depuis l'affaire du Qui�tisme: �Louis XIV ne lui pardonnait pas l'obstination qu'il avait mise � d�fendre une doctrine o� le roi ne voyait que des illusions et des �blouissements de l'esprit qui r�pugnaient � son bon sens pratique.� La publication du _T�l�maque_ qui, par une co�ncidence f�cheuse, sous le voile transparent de la fiction, semblait la critique ou plut�t la condamnation s�v�re de l'administration de Louis XIV, acheva la disgr�ce de F�nelon; l'archev�que de Cambrai m�me put craindre un moment qu'on ne lui cr��t des difficult�s qui le paralyseraient dans l'exercice de son minist�re pastoral. Mais cette appr�hension n'�tait point fond�e, le roi, faisant taire ses r�pugnances personnelles, non-seulement laissa toujours libert� pleine et enti�re au pr�lat pour tout ce qui concernait le salut des �mes, mais plus d'une fois il l'aida de sa protection. Du reste, F�nelon n'usa jamais de cette protection qu'avec une grande r�serve et pour faire le bien, se montrant dans son dioc�se le mod�le accompli des pasteurs. Revenons au _T�l�maque_ qui, en dehors des circonstances indiqu�es plus haut, m�ritait son succ�s par le bonheur de l'invention, la solidit� des pens�es et surtout le charme du style auquel on ne pourrait reprocher qu'une certaine recherche de la phrase trop fleurie parfois. Cet exc�s de parure n'est pas le d�faut des autres �crits de F�nelon, car dans leur �l�gance et leur correction, ils se recommandent en g�n�ral par la sobri�t� de l'expression et l'auteur n'abuse pas de l'�pith�te. Pourtant je ne saurais d�sapprouver les louanges donn�es par Chateaubriand � ce style tout impr�gn� du parfum de l'antiquit�, tout virgilien dans la forme, encore que, dans la pens�e, il s'�l�ve jusqu'au plus pur id�al par une inspiration toute chr�tienne, t�moin ce merveilleux �pisode des Champs-�lys�es que l'auteur du _G�nie du Christianisme_ a tant raison de citer en exemple, car cette admirable prose, dans sa suavit�, enchante l'oreille comme les plus beaux vers. �.... Ni les jalousies, ni les d�fiances, ni la crainte, ni les vains d�sirs n'approchent jamais de cet heureux s�jour de la paix. Le jour n'y finit point, et la nuit avec ses sombres voiles, y est inconnue: une lumi�re pure et douce se r�pand autour des corps de ces hommes justes et les environne de ses rayons comme d'un v�tement. Cette lumi�re n'est point semblable � la lumi�re sombre qui �claire les yeux des mis�rables mortels et qui n'est que t�n�bres; c'est plut�t une gloire c�leste qu'une lumi�re: elle p�n�tre plus subtilement les corps les plus �pais que les rayons du soleil ne p�n�trent le plus pur cristal: elle n'�blouit jamais; au contraire elle fortifie les yeux et porte dans le fond de l'�me je ne sais quelle s�r�nit�; c'est d'elle seule que ces hommes bienheureux sont nourris; elle sort d'eux et elle y entre: elle les p�n�tre et s'incorpore � eux comme les aliments s'incorporent � nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent; elle fait na�tre en eux une source intarissable de paix et de joie; ils sont plong�s dans cet ab�me de d�lices comme les poissons dans la mer. Ils ne veulent plus rien, ils ont tout sans rien avoir, car ce go�t de lumi�re pure apaise la faim de leur coeur; tous leurs d�sirs sont rassasi�s, et leur pl�nitude les �l�ve au dessus de tout ce que les hommes vides et affam�s cherchent sur la terre: toutes les d�lices qui les environnent ne leur sont rien parce que le comble de leur f�licit�, qui vient du dedans, ne leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu'ils voient de d�licieux au dehors. Ils sont tels que les dieux qui, rassasi�s de nectar et d'ambroisie, ne daigneraient pas se nourrir des viandes grossi�res qu'on leur pr�senterait � la table la plus exquise des hommes mortels.� Virgile chr�tien et �crivant en prose n'aurait dit ni mieux ni autrement, on peut l'affirmer. Mais avant le _T�l�maque_, F�nelon avait publi� plusieurs ouvrages fort appr�ci�s, et l'un des premiers, son _Trait� de l'�ducation des Filles_, qu'on a le tort de ne plus assez lire aujourd'hui; car, � part un petit nombre de passages, il n'a rien perdu de son actualit� et de son utilit�. Je ne sais pas de livre sur l'�ducation qui puisse faire plus de bien, qui soit plus rempli de conseils excellents, de le�ons pratiques, d'observations prises sur le vif et d'apr�s la nature. Ce court volume, qui vaut des centaines et des milliers de gros livres, est un tr�sor d'instructions pr�cieuses dont les m�res de famille doivent faire leur _vade mecum_ et que je voudrais voir mettre dans la corbeille de la mari�e tout d'abord avant les bijoux et les cachemires. Si je n'�coutais que mes pr�dilections, je le copierais ici en entier, car tout en est admirable la forme comme le fond, du moins je ne me refuserai pas la joie de quelques citations que personne, j'en suis s�r, ne pensera � regretter, fussent-elles un peu longues. Qui pourrait songer � s'en apercevoir, et pour faire conna�tre, admirer, aimer F�nelon, comme �crivain et comme homme, vaudront-elles pas mieux que tous mes commentaires et les plus �logieux? D�tachons du premier chapitre cette page �loquente: �Le monde n'est point un fant�me; c'est l'assemblage de toutes les familles; et qui est-ce qui peut les policer avec un soin plus exact que les femmes qui, outre leur autorit� naturelle et leur assiduit� dans leur maison, ont encore l'avantage d'�tre n�es soigneuses, attentives au d�tail, industrieuses, insinuantes et persuasives? Mais les hommes peuvent-ils esp�rer pour eux-m�mes quelque douceur dans la vie, si leur plus �troite soci�t�, qui est celle du mariage, se tourne en amertume? Mais les enfants, qui feront dans la suite tout le genre humain, que deviendront-ils si les m�res les g�tent d�s leurs premi�res ann�es... Il est constant que la mauvaise �ducation des femmes fait plus de mal que celle des hommes puisque les d�sordres des hommes viennent souvent et de la mauvaise �ducation qu'ils ont re�ue de leurs m�res et des passions que d'autres femmes leur ont inspir�es dans un �ge plus avanc�.� Mais voici qui me para�t plus remarquable encore: �L'ignorance d'une fille est cause qu'elle s'ennuie et qu'elle ne sait � quoi s'occuper innocemment. Quand elle est venue jusqu'� un certain �ge sans s'appliquer aux choses solides, elle n'en peut avoir ni le go�t ni l'estime; tout ce qui est s�rieux lui para�t triste, tout ce qui demande une attention suivie la fatigue, la pente aux plaisirs, qui est forte pendant la jeunesse, l'exemple des personnes du m�me �ge qui sont plong�es dans l'amusement, tout sert � lui faire craindre une vie r�gl�e et laborieuse.... La pi�t� lui para�t une occupation languissante et une r�gle ennemie de tous les plaisirs. � quoi donc s'occupera-t-elle? � rien d'utile. Cette inapplication se tourne m�me en habitude incurable. Cependant voil� un grand vide, qu'on ne peut esp�rer de remplir de choses solides; il faut donc que les frivoles prennent la place. Dans cette oisivet�, une fille s'abandonne � sa paresse, et la paresse, qui est une langueur de l'�me, est une source in�puisable d'ennuis. �.... Les filles mal instruites et inappliqu�es ont une imagination toujours errante. Faute d'aliment solide, leur curiosit� se tourne en ardeur vers les objets vains, dangereux. Celles qui ont de l'esprit s'�rigent souvent en pr�cieuses, et lisent tous les livres qui peuvent nourrir leur vanit�; elles se passionnent, pour des romans, pour des com�dies, pour des r�cits d'aventures chim�riques, o� l'amour profane est m�l�. Elles se rendent l'esprit visionnaire, en s'accoutumant au langage magnifique des h�ros de roman; elles se g�tent m�me par l� pour le monde; car tous ces beaux sentiments en l'air, toutes ces passions g�n�reuses, toutes ces aventures que l'auteur du roman a invent�es pour le plaisir, n'ont aucun rapport avec les vrais motifs qui font agir dans le monde et qui d�cident des affaires, ni avec les m�comptes qu'on trouve dans tout ce qu'on entreprend. �Une pauvre fille, pleine du tendre et du merveilleux qui l'ont charm�e dans ses lectures, est �tonn�e de ne trouver point dans le monde de vrais personnages qui ressemblent � ces h�ros: elle voudrait vivre comme ces princesses imaginaires qui sont dans les romans toujours charmantes, toujours ador�es, toujours au-dessus de tous les besoins. Quel d�go�t pour elle de descendre de l'h�ro�sme jusqu'au plus bas d�tail du m�nage!� Tout cela est-il assez vrai non moins admirable par la sagacit� de l'observation, la force et la d�licatesse des pens�es que par la propri�t� des expressions? Quelle puret� de style? c'est un diamant de la plus belle eau ench�ss� dans un or tr�s-pur. Je continue � citer quoique un peu au hasard. L'�ducation doit se commencer d�s la plus tendre enfance: �Si peu que le naturel des enfants soit bon, on peut les rendre ainsi dociles, patients, fermes, gais et tranquilles: au lieu que si on n�glige ce premier �ge, ils y deviennent ardents et inquiets pour toute leur vie; leur sang se br�le, les habitudes se forment, le corps encore tendre, et l'�me, qui n'a encore aucune pente vers aucun objet, se plient vers le mal; il se fait en eux une esp�ce de second p�ch� originel, qui est la source de mille d�sordres quand ils sont plus grands.� �Souvent le plaisir qu'on veut tirer des jolis enfants les g�te; on les accoutume � hasarder tous ce qui leur vient dans l'esprit et � parler de choses dont ils n'ont pas encore des connaissances distinctes.... Ce plaisir qu'on veut tirer des enfants produit encore un effet pernicieux: ils aper�oivent qu'on les regarde avec complaisance, qu'on observe tout ce qu'ils font, qu'on les �coute avec plaisir; par l�, ils s'accoutument � croire que le monde sera toujours occup� d'eux.� �.... Il faut donc prendre soin des enfants, sans laisser voir qu'on pense beaucoup � eux. Montrez-leur que c'est par amiti� et par le besoin o� ils sont d'�tre redress�s que vous �tes attentif � leur conduite, et non par l'admiration de leur esprit. Contentez-vous de les former peu � peu selon les occasions qui viennent naturellement: quand m�me vous pourriez avancer beaucoup l'esprit d'un enfant sans le presser, vous devriez craindre de le faire; _car le danger de la vanit� et de la pr�somption est toujours plus grand que le fruit de ces �ducations pr�matur�es qui font tant de bruit_.� �Laissez jouer un enfant, et m�lez l'instruction avec le jeu; que la sagesse ne se montre � lui que par intervalle et avec un visage riant; gardez-vous de le fatiguer par une exactitude indiscr�te. Si l'enfant se fait une id�e triste et sombre de la vertu, si la libert� et le d�r�glement se pr�sentent � lui sous une figure agr�able, tout est perdu, vous travaillez en vain. �Remarquez un grand d�faut des �ducations ordinaires; on met tout le plaisir d'un c�t� et tout l'ennui de l'autre: tout l'ennui dans l'�tude, tout le plaisir dans les divertissements. Que peut faire un enfant, sinon supporter impatiemment cette r�gle et courir ardemment apr�s les jeux?� Voici, quant au divertissement lui-m�me, une pr�cieuse observation: �Quand on ne s'est encore g�t� par aucun grand divertissement, et qu'on n'a fait na�tre en soi aucune passion ardente, on trouve ais�ment la joie; la sant� et l'innocence en sont les vraies sources; mais les gens qui ont eu le malheur de s'accoutumer aux plaisirs violents perdent le go�t des plaisirs mod�r�s, et s'ennuient toujours dans une recherche inqui�te de la joie. �Les plaisirs simples sont moins vifs et moins sensibles, il est vrai: les autres enl�vent l'�me en remuant les ressorts des passions. Mais les plaisirs simples sont d'un meilleur usage; ils donnent une joie �gale et durable sans aucune suite maligne: ils sont toujours bienfaisants; au lieu que les autres plaisirs sont comme les vins frelat�s qui plaisent d'abord plus que les naturels, mais qui alt�rent et qui nuisent � la sant�. Le temp�rament de l'�me se g�te, aussi bien que le go�t, par la recherche de ces plaisirs vifs et piquants.� II Combien d'autres passages non moins instructifs on pourrait emprunter � cet inestimable petit volume! Que de citations excellentes aussi pourrait nous offrir ce beau et solide _Trait� de l'existence de Dieu_, d'une argumentation si serr�e, d'un style si ferme, et qui enchante tout � la fois le coeur et l'esprit. En le relisant tout r�cemment, le crayon � la main, � l'intention de mes lecteurs, j'avais not�, pour la citation, nombre de passages qui multiplieraient plus que de raison les pages de cette �tude. Il y faut plus de discr�tion d'autant que le volume est de ceux qui se trouvent facilement sous la main et il ne manque dans aucune biblioth�que de famille. Tel regret que j'en aie, je me bornerai donc � la reproduction de deux ou trois passages, au lieu de huit ou dix que j'avais indiqu�s, celui-ci par exemple: �Tout ce que la terre produit se corrompt, rentre dans son sein et devient le germe d'une nouvelle f�condit�. Ainsi elle reprend tout ce qu'elle a donn� pour le rendre encore. Ainsi la corruption des plantes et les excr�ments des animaux qu'elle nourrit la nourrissent elle-m�me et perfectionnent sa fertilit�. Ainsi plus elle donne plus elle reprend; et elle ne s'�puise jamais pourvu qu'on sache, dans sa culture, lui rendre ce qu'elle a donn�. Tout sort de son sein, tout y entre et rien ne s'y perd. Toutes les semences qui y retournent se multiplient. Confiez � la terre des grains de bl�, en se pourrissant, ils germent, et cette m�re f�conde nous rend avec usure plus d'�pis qu'elle n'a re�u de grains. Creusez dans ses entrailles, vous y trouverez la pierre et le marbre pour les plus superbes �difices. Mais qui est-ce qui a renferm� tant de tr�sors dans son sein, � condition qu'ils se reproduisent sans cesse? Voyez tant de m�taux pr�cieux et utiles, tant de min�raux destin�s � la commodit� de l'homme.... C'est du sein in�puisable de la terre que sort tout ce qu'il y a de plus pr�cieux. Cette masse informe, vile et grossi�re, prend toutes les formes les plus diverses; et elle seule donne tour � tour tous les biens que nous lui demandons. Cette boue si sale se transforme en mille beaux objets qui charment les yeux.� L'auteur nous montre ensuite les plantes, herbes, fleurs, arbres, arbustes qui sortent du sol et font � la terre une si admirable parure; puis il continue: �Regardons maintenant ce qu'on appelle l'_eau_. C'est un corps liquide, clair et transparent. D'un c�t�, il coule, il �chappe, il s'enfuit. De l'autre, il prend toutes les formes des corps qui l'environnent, n'en ayant aucune par lui-m�me. Si l'eau �tait un peu plus rar�fi�e, elle deviendrait une esp�ce d'air, toute la face de la terre serait s�che et st�rile. Il n'y aurait que des animaux volatiles: nulle esp�ce d'animal ne pourrait nager, nul poisson ne pourrait vivre; il n'y aurait aucun commerce par la navigation. Quelle main industrieuse a su �paissir l'eau en subtilisant l'air, et distinguer si bien ces deux esp�ces de corps fluides? Si l'eau �tait un peu plus rar�fi�e, elle ne pourrait plus soutenir ces prodigieux �difices flottants qu'on nomme vaisseaux. Les corps les moins pesants s'enfonceraient d'abord dans l'eau. Qui est-ce qui a pris le soin de choisir une si juste configuration des parties et un degr� si pr�cis de mouvement pour rendre l'eau si fluide, si insinuante, si propre � �chapper, si incapable de toute consistance; et n�anmoins si forte pour porter, et si imp�tueuse pour entra�ner les plus pesantes masses?� Combien d'autres passages non moins int�ressants � citer sur le feu, sur l'air, sur les animaux, sur l'homme, etc. �Un homme qui vit sans r�flexion ne pense qu'aux espaces qui sont aupr�s de lui, ou qui ont quelque rapport � ses besoins. Il ne regarde la terre que comme le plancher de sa chambre, et le soleil qui l'�claire pendant le jour que comme la bougie qui l'�claire pendant la nuit. Ses pens�es se renferment dans le lieu �troit qu'il habite. Au contraire, l'homme accoutum� � faire des r�flexions �tend ses regards plus loin, et consid�re avec curiosit� les ab�mes presque infinis dont il est environn� de toutes parts. Un vaste royaume ne lui para�t alors qu'un petit coin de la terre: la terre elle-m�me n'est � ses yeux qu'un point dans la masse de l'univers; et il admire de s'y voir plac� sans savoir comment il y a �t� mis.� Dans les _Fables_ et les _Dialogues des morts_, F�nelon fait preuve d'un esprit aussi ing�nieux qu'agr�able et judicieux. Dans les _Lettres spirituelles_, les �mes qui aspirent � la perfection trouvent de pr�cieux conseils donn�s avec cet accent de la conviction et cette autorit� de la vertu qui pr�che d'exemple. Mais cette admirable correspondance, dans sa plus grande partie au moins, ne me semble pas � l'usage des n�ophytes qu'elle pourrait d�concerter en leur parlant un langage qui ravit avec raison les �mes d'�lite et exalte les parfaits. Dans les _Dialogues sur l'�loquence_, je trouve ce remarquable passage qui peut s'appliquer aux �crivains, po�tes, historiens, etc, aussi bien qu'� l'orateur: �Il faut donc que les orateurs ne craignent et n'esp�rent rien de leurs auditeurs pour leur propre int�r�t. Si vous admettez des orateurs ambitieux et mercenaires, s'opposeraient-ils � toutes les passions des hommes? S'ils sont malades de l'avarice, de l'ambition, de la mollesse, en pourront-ils gu�rir les autres? S'ils cherchent les richesses en pourront-ils d�tacher autrui? Je sais qu'on ne doit pas laisser un orateur vertueux et d�sint�ress� manquer du n�cessaire: aussi cela n'arrive-t-il jamais s'il est vrai philosophe, c'est-�-dire tel qu'il doit �tre pour redresser les moeurs des hommes. Il m�nera une vie simple, modeste, frugale, laborieuse; il lui faudra peu, ce peu ne lui manquera point, d�t-il de ses propres mains le gagner. Le surplus ne doit pas �tre sa r�compense et n'est pas digne de l'�tre. Le public lui pourra rendre des honneurs et lui donner de l'autorit�, mais s'il est d�gag� des passions et d�sint�ress�, il n'usera de cette autorit� que pour le bien public, pr�t � la perdre toutes les fois qu'il ne pourra la conserver qu'en dissimulant et flattant les hommes. Ainsi, l'orateur, pour �tre digne de persuader les peuples, doit �tre un homme incorruptible; sans cela son talent et son art se tourneraient en poison mortel contre la r�publique m�me: de l� vient que, selon Cic�ron, la premi�re et la plus essentielle des qualit�s d'un orateur est la vertu. Il faut une probit� qui soit � l'�preuve de tout, et qui puisse servir de mod�le � tous les citoyens; sans cela, on ne peut para�tre persuad� ni par cons�quent persuader les autres.� Tout serait � souligner dans cette page qu'on croirait �crite d'hier et � l'intention de tels de nos d�put�s et journalistes qui s�rement ne l'ont point lue ou ne songent gu�re � en faire leur r�gle de conduite. Les �crits relatifs � la controverse se recommandent par les m�mes m�rites du fond et de la forme, et par cette courtoisie du langage qui trahit � la fois le vrai chr�tien et le gentilhomme. Malheureusement, ces ouvrages n'ont plus qu'un int�r�t purement r�trospectif puisque presque toutes les questions qui y sont trait�es, et qui soulevaient � l'�poque des pol�miques si ardentes, sont pour nous non pas seulement comme les almanachs de l'autre ann�e, mais comme ceux d'il y a cinquante ans. Le _Jans�nisme_ est mort et bien mort, et aussi le _Qui�tisme_ qui fournit � l'�v�que de Cambrai l'occasion d'un si beau triomphe par l'empressement et la sinc�rit� de sa soumission. On ne peut trop d�plorer d'ailleurs que cette malheureuse controverse ait s�par� des hommes comme F�nelon et Bossuet, si bien faits, chacun de leur c�t�, pour se comprendre; et dont l'amiti�, malgr� la divergence des opinions sur certains points, aurait d� rester indissoluble. La d�sunion de ces deux grands coeurs et de ces deux sublimes esprits est � jamais regrettable et nous doit �tre � tous un sujet de graves r�flexions. Je regarderais presque comme une t�m�rit� de me prononcer entre ces deux illustres qui me sont chers �galement; toutefois, s'il faut l'avouer, j'inclinerais � croire que Bossuet doit avoir la plus grande part de responsabilit� dans la rupture. Je trouve d'ailleurs dans un �crit assez r�cent une appr�ciation qui m'a frapp� par son cachet d'impartialit� et me semble bien pr�s de la v�rit�. �Avant l'enregistrement du bref � la cour du parlement et d�s qu'il eut re�u l'autorisation du roi, F�nelon fit un mandement dans lequel il accepta sa condamnation avec une simplicit� et une dignit� remarquables. Cette soumission fut g�n�ralement admir�e; toutefois les protestants et les journalistes en furent m�contents. Vers la fin de sa vie, l'archev�que de Cambrai constata de nouveau sa soumission par un ostensoir d'or qu'il offrit � son �glise, et qui repr�sentait un personnage symbolique foulant aux pieds plusieurs livres h�r�tiques sur l'un desquels on lisait ces mots: _Maximes des Saints_. Ainsi finit ce fameux d�bat dans lequel Bossuet, par int�r�t pour la religion qu'il croyait menac�e, se montra quelquefois import�, dur et m�me injurieux, (_Relation du Qui�tisme_, 1698). F�nelon n'est pas non plus exempt de reproches. Par �gard pour une femme dont la doctrine �tait g�n�ralement r�prouv�e, il ne para�t pas toujours sinc�re dans les protestations qu'il prodiguait � ses adversaires. La situation qu'il s'�tait faite lui cr�a des difficult�s; elle l'obligea par exemple � se d�fendre par des subtilit�s qui prouv�rent la souplesse de son esprit, mais qui g�t�rent parfois sa cause. Ces deux pr�lats y gagn�rent cependant quelque chose: Bossuet une connaissance de la th�ologie mystique qu'il n'avait point et qui lui servit � corriger ses id�es sur la charit�; F�nelon, une plus grande circonspection dans la mati�re extr�mement �pineuse de la spiritualit�. Si le triomphe de l'un a �t� glorieux, la d�faite de l'autre n'est pas moins digne d'�loges,[86] A. K.� III Maintenant avant de terminer, quelques d�tails biographiques qui compl�teront notre travail. Fran�ois de Salignac de Lamotte-F�nelon, d'une famille ancienne et illustre, naquit au ch�teau de F�nelon, en P�rigord (6 ao�t 1651). C'est l� qu'il fut �lev� sous les yeux de son p�re �galement vertueux et instruit et qui ne se s�para pas sans quelque regret de l'enfant ou plut�t de l'adolescent; car celui-ci avait quinze ans lorsqu'il fut envoy� � Paris qu'habitait son oncle, le marquis de F�nelon, pour achever ses �tudes philosophiques et commencer le cours de th�ologie conform�ment � sa vocation. Mais l'oncle du jeune Salignac, apr�s l'avoir gard� quelque temps dans son h�tel, craignit pour lui les s�ductions ou tout au moins les distractions du monde, et il crut prudent de le faire entrer au s�minaire de Saint Sulpice, dirig� alors par le savant et vertueux M. Tronson. F�nelon, dans cette sainte retraite, employa les belles ann�es de sa jeunesse aux �tudes th�ologiques les plus s�rieuses et par sa pi�t� comme par son savoir il se montra digne au bout de quelques ann�es de recevoir les ordres sacr�s. Dans la ferveur de son z�le, il voulait d'abord se consacrer aux missions lointaines, mais contrari� dans ce dessein par la faiblesse de sa sant� comme par l'opposition de sa famille, il se d�voua � un apostolat plus modeste mais non moins utile, l'instruction des _Nouvelles Catholiques_ ou protestantes converties. Les dix ann�es, consacr�es par lui � cet obscur minist�re, le pr�par�rent � la composition de son premier ouvrage: de l'_�ducation des Filles_, destin� � la duchesse de Beauvilliers, m�re d'une famille nombreuse, et femme du duc de Beauvilliers, devenu l'intime ami de F�nelon. Aussi lorsque en 1689, de Beauvilliers, par les conseils et l'influence de Madame de Maintenon, eut �t� nomm� gouverneur du duc de Bourgogne, fils du Dauphin et petit fils de Louis XIV, il proposa et fit agr�er comme pr�cepteur l'abb� de F�nelon. Gr�ce aux soins assidus et au z�le �clair� de ces deux vertueux amis, second�s par des hommes de bien, choisis par eux, le jeune prince, dont le temp�rament violent, les passions pr�coces, l'orgueil en particulier de bonne heure �trangement d�velopp�, pouvaient faire tout craindre, devint par degr�s moins indomptable, et apr�s quelques ann�es, �tonnant la cour par ses vertus, il promettait dans l'avenir un roi mod�le. Au t�moignage des contemporains et de Saint-Simon en particulier, la transformation tenait du miracle, et jamais on ne vit mieux qu'en cette circonstance l'influence de l'�ducation, d'une �ducation forte et chr�tienne, sur la nature la plus rebelle. Apr�s les cinq ann�es qu'il avait pass�es pr�s du jeune prince, F�nelon fut nomm� � l'archev�ch� de Cambrai (1694). Ce choix, tout spontan� de la part du roi, prouvait le cas qu'il faisait du pr�cepteur pour lequel d'ailleurs il se sentait plus d'estime que de sympathie. On a dit que les grandes mani�res de F�nelon, la sup�riorit� de son g�nie, mises en relief par une �locution facile et brillante, g�naient Louis XIV qui, dans la conversation, s'�tonnait qu'on e�t un avis trop diff�rent du sien et qu'on ne lui laiss�t pas toujours l'honneur du premier r�le. Nous doutons que cette explication soit la vraie: ne faudrait-il pas plut�t attribuer les sentiments du roi, sa froideur pers�v�rante qui devint de l'antipathie, � une autre cause, � certain passage d'une lettre �crite, para�t-il, � Madame de Maintenon et dans laquelle, par une regrettable exag�ration, F�nelon allait jusqu'� dire �qu'il (le Roi) n'avait aucune id�e de ses devoirs.� Ce jugement, qui semblait si dur, excessif dans sa forme br�ve et absolue, dut choquer horriblement Louis XIV, et sans l'excuser, on comprend qu'une telle parole ait eu peine � s'effacer de son souvenir. Par malheur, comme nous l'avons dit plus haut, l'affaire du Qui�tisme, les m�nagements de l'�v�que de Cambrai pour Madame Guyon et enfin la publication du livre des _Maximes des Saints_, d�nonc� avec tant de v�h�mence par Bossuet comme la quintessence de l'h�r�sie, ajout�rent coup sur coup aux pr�ventions du roi que l'apparition du _T�l�maque_, bient�t apr�s, acheva d'irriter. De ce jour la disgr�ce de F�nelon fut compl�te et sans nul espoir de retour, d'autant plus que Madame de Maintenon, autrefois son amie, n'avait pas �t� la derni�re � l'abandonner. F�nelon souffrit de tout cela, mais surtout de se voir �loign� et presque s�par� de son �l�ve le duc de Bourgogne qui le r�compensait de son d�vouement par une affection tendrement filiale. Au milieu de ces tribulations d�j� si p�nibles, il eut � supporter une �preuve encore d'un autre genre mais cruelle aussi. Son palais �piscopal devint la proie des flammes et, dans l'incendie, F�nelon perdit sa biblioth�que, ses nombreux manuscrits et des papiers pr�cieux. Admirable pourtant fut sa r�signation et aux compliments de condol�ance de ses amis, il se contenta de r�pondre: �Il vaut mieux que le feu ait pris � ma maison qu'� celle d'un pauvre laboureur.� Cette parole �tait digne de celui qu'on voyait dans son z�le apostolique si plein de condescendance et de sollicitude pour les faibles et les petits et qui s'en allait courir les champs, pendant toute une nuit, pour aider un brave paysan � retrouver sa vache �gar�e. Touchant �pisode qui a si heureusement inspir� la muse d'Andrieux! La charit� de F�nelon eut � s'exercer sur un plus vaste th��tre. �Les malheurs de la guerre, dit Villemain, d'apr�s le cardinal de Beausset, amen�rent les troupes ennemies dans le dioc�se de Cambrai: ce fut, pour le saint �v�que, l'occasion d'efforts et de sacrifices nouveaux. Sa sagesse, sa fermet�, la noblesse de son langage inspiraient aux g�n�raux ennemis un respect salutaire aux malheureuses provinces de Flandre. Eug�ne �tait digne d'entendre la voix du grand homme dont il connaissait et admirait le g�nie.� Pendant le d�sastreux hiver de 1709, F�nelon trouvait de nouvelles ressources pour nourrir l'arm�e fran�aise en m�me temps qu'il faisait de son palais un h�pital pour les malades et les bless�s. Ce z�le patriotique et chr�tien fut appr�ci� de Louis XIV qui n'en conserva pas moins contre le pr�lat ses pr�ventions devenues incurables. Vers cette m�me �poque cependant, vu l'�ge avanc� du roi, une catastrophe impr�vue pouvait faire esp�rer � F�nelon un autre et meilleur avenir. Le grand Dauphin mourut, et son fils, le duc de Bourgogne, l'�l�ve de Beauvilliers et de F�nelon, �se vit tout � coup rapproch� du tr�ne et du roi dont il �tait le confident et l'appui.� C'est alors que l'archev�que de Cambrai, dans la joie d'entrevoir la r�alisation possible de ses esp�rances, �crit � St-Simon ces graves paroles qui r�sument en peu de mots tous les devoirs de la royaut�: �Il ne faut pas que tous soient � un seul; mais un seul doit �tre � tous pour faire leur bonheur.� Le duc de Bourgogne, devenu roi, aurait-il r�pondu � l'attente de ses g�n�reux amis, et, avec les intentions les meilleures et de hautes vertus, devait-il triompher de cette timidit� et de cette ind�cision, venant du scrupule, qui l'avaient fait �chouer comme g�n�ral � la t�te de l'arm�e? Dieu le sait qui ne permit pas que se fit l'exp�rience! Car, peu de temps apr�s, le jeune prince succomba presque subitement aux atteintes d'une maladie dont sa femme, la princesse de Savoie, fut �galement victime. La douleur de F�nelon fut profonde et de celles pour lesquelles il n'est point de consolations humaines; car il aimait le prince non pas seulement comme son �l�ve, j'allais dire son enfant, mais avec toute l'ardeur de son patriotisme intelligent dont t�moignent ses divers m�moires au duc de Beauvilliers et ses �crits politiques. Puis coup sur coup, il se voyait enlever par la mort ses amis les plus chers, ce qui lui faisait �crire avec d�solation: �Je ne vis plus que d'amiti� et ce sera l'amiti� qui me fera mourir.� Parole proph�tique, car la mort du duc de Beauvilliers, arriv�e sur ces entrefaites, acheva de briser son coeur et, quatre mois apr�s, F�nelon, que rien ne rattachait plus � la terre, allait rejoindre au ciel tous ceux qu'il avait aim�s. �Sa mort comme sa vie fut celle d'un grand et vertueux �v�que, dit Villemain qui ajoute: Quoique F�nelon ait beaucoup �crit, il ne para�t jamais chercher la gloire d'auteur; tous ses ouvrages furent inspir�s par les devoirs de son �tat, par ses malheurs et ceux de sa patrie. La plupart �chapp�rent � son insu de ses mains et ne furent connus qu'apr�s sa mort.... On peut remarquer, d'apr�s ses lettres au duc de Bourgogne et la s�v�rit� de ses jugements sur quelques g�n�raux, que F�nelon avait beaucoup de douceur dans le caract�re et beaucoup de domination dans l'esprit. Ses id�es �taient absolues et d�cisives, habitude qui semble tenir � la promptitude et � la force de l'esprit.� Cette tendance a d� contribuer � l'�loignement de Louis XIV pour F�nelon et n'�tait pas faite pour rapprocher de lui Bossuet, g�nie dominateur et inflexible, avec des formes moins conciliantes. Un contemporain de F�nelon, un ma�tre dans l'art de peindre avec la plume, nous a laiss� de l'illustre pr�lat un portrait remarquable par la vigueur comme par la d�licatesse de la touche, et d'autant plus int�ressant pour nous que le peintre, on le sait, assez peu des amis de F�nelon, ne cherchait point � flatter son mod�le: �Ce pr�lat �tait un grand homme maigre, bien fait, avec un grand nez, des yeux d'o� le feu et l'esprit sortaient comme un torrent et une physionomie telle que je n'en ai jamais vu qui lui ressembl�t, et qui ne pouvait s'oublier quand on ne l'aurait vue qu'une fois; elle rassemblait tout, et les contraires ne s'y combattaient point; elle avait de la gravit� et de l'agr�ment, du s�rieux de la ga�t�, elle sentait �galement le docteur, l'�v�que et le grand seigneur. Tout ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c'�tait la finesse, l'esprit, les gr�ces, la douceur et surtout la noblesse: il fallait faire effort pour cesser de le regarder. Tous ses portraits sont parlants, sans toutefois avoir pu attraper la justesse de l'harmonie qui frappait dans l'original, et la d�licatesse de chaque caract�re que ce visage rassemblait; ses mani�res y r�pondaient dans la m�me proportion avec une aisance qui en donnait aux autres, et cet air et ce bon go�t, qu'on ne tient que de l'usage de la meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvait r�pandu de soi-m�me dans toutes ses conversations.� (_Saint-Simon_). [86] _Nouvelle Biographie._--_F�nelon._ NICOLAS FLAMEL �Flamel l'a�n�, �crivain, qui faisait tant d'aum�nes et hospitalit�s, et fit plusieurs maisons o� gens de m�tiers demeuraient en bas, et du loyer qu'ils payaient �taient soutenus pauvres laboureurs en haut.� Voil� ce qu'un auteur � peu pr�s contemporain, Guillebert de Metz, qui �crivait vers 1430, nous dit de ce personnage singulier, �complexe, comme s'exprime M. Vallet de Viriville, et qui par un c�t� appartient � la biographie et par l'autre touche au roman et � la l�gende.� On n'est fix� ni sur le lieu ni sur la date de sa naissance, qui, selon toute probabilit� et par induction, d'apr�s des faits authentiques, ne saurait remonter au-del� de 1330. Ce qui n'est pas douteux, c'est que Flamel exer�a de bonne heure la profession d'�crivain-libraire, laquelle, avant la d�couverte de l'imprimerie, regard�e comme une profession lib�rale, ne donnait pas moins de consid�ration que de profit. La calligraphie, � cette �poque, �tait � son apog�e; le roi (Charles V) et ses fr�res, Jean, duc de Berry, et Philippe, duc de Bourgogne, ainsi que leur neveu, Louis, duc d'Orl�ans, faisaient ex�cuter � l'envi ces magnifiques manuscrits qui sont encore de nos jours l'ornement de nos plus riches biblioth�ques. Les docteurs si nombreux de l'Universit�, d'autre part, multipliaient avec non moins de z�le les livres originaux. Flamel qui, para�t-il, exer�ait sa profession plut�t en commer�ant, en industriel, qu'en artiste, visant surtout � l'utile, se trouvait d�j� dans une position fort satisfaisante, lorsqu'il �pousa, par int�r�t, sans doute, autant que par amour, une bourgeoise de Paris, la dame Pernelle, deux fois veuve, et qui, poss�dant quelque bien, accrut l'actif de la communaut�, tant par son apport que par ses talents de m�nag�re, sobre, laborieuse, active, �conome, le mod�le du genre en un mot. Les �poux habitaient d'abord deux modestes �choppes d'�crivain adoss�es � l'�glise Saint-Jacques-la-Boucherie. Ces �choppes, reb�ties et agrandies, devinrent des maisons, et vis-�-vis, sur un terrain vague achet� par l'�crivain-jur�, s'�leva une autre maison plus grande, un v�ritable _hostel_ tout enrichi au dehors d'histoires (sculptures) et devises peintes ou grav�es. Dans cet _hostel_, en sa qualit� de calligraphe agr�g� et �m�rite, Me Flamel instruisait dans son art des �coliers externes; d'autres y demeuraient _en bourse_, c'est-�-dire comme pensionnaires. L'argent ainsi lui venait de tous les c�t�s � la fois, car les manuscrits, copi�s par ses �l�ves les plus habiles, tout probablement se vendaient � son profit, au moins pour une partie. Riches de plus en plus, les deux �poux s'honor�rent d'ailleurs par le bon emploi de leur fortune, en faisant construire une arcade au charnier ou cimeti�re des Innocents, ainsi que le petit portail de l'�glise en face de leur maison. Quelques ann�es apr�s, Flamel devenu veuf, et qui avait h�rit� de sa femme, les �poux s'�tant fait donation mutuelle, �tait r�put� le bourgeois le plus riche de Paris, et cette fortune consid�rable il ne cessait de l'accro�tre par son industrie. Il continuait aussi ses lib�ralit�s dont le sentiment religieux para�t avoir �t� le premier, le principal, sinon le seul mobile. Il fit �lever une seconde arcade au charnier des Innocents, aida � la construction de nombreuses �glises, monast�res, maisons de charit�, etc., et fit don en outre de dix-neuf calices aux �glises ou chapelles. Sans doute un peu de vanit� se m�lait � tout cela puisque sur tous ces calices on voyait son chiffre, en m�me temps que, sur la plupart des monuments, il avait soin de se faire repr�senter en image ou statue, ainsi que feue Pernelle, son �pouse. Mais on ne peut douter cependant, qu'� part quelque ostentation peut-�tre, la pi�t�, comme nous l'avons dit, ne f�t son grand mobile; cette conviction r�sulte en particulier pour nous de la lecture de son remarquable testament, commen�ant ainsi: �Par devant, etc... a comparu, Nicolas Flamel, sain de corps et pens�e, bien parlant et de bon et vrai entendement, et comme il disait et comme de prime face appara�t, attendant et sagement consid�rant qu'il n'est chose plus certaine que la mort, ni chose moins certaine que l'heure d'icelle, et pour ce que, en la fin de ses jours, il ne fit et ne soit trouv� importunit� sur ce, non voulant de ce si�cle tr�passer en l'autre intestat, pensant aux choses _celestiaux_ et pendant que sens et raison gouvernent sa pens�e; d�sirant pourvoir au salut et rem�de de son �me, fit, ordonna et avisa son testament ou ordonnance de derni�re volont�, au nom de la glorieuse trinit� du P�re, du Fils, et du Saint-Esprit, etc.� Suivent les dispositions testamentaires qui sont toutes relatives � des legs pieux et fondations, et ne contiennent pas moins de seize pages petit texte dans le livre de Piganiol de la Force[87], o� le testament est cit� textuellement et tout au long. Nous savons par l� le chiffre de la fortune de N. Flamel, chiffre que la rumeur populaire avait singuli�rement exag�r�. En effet, �tous les legs d�sign�s pour une fois pay�s, dit l'abb� Vilain, se r�duisent � 1,440 livres parisis ou 1,800 livres tournois, somme qui dans ce temps-ci serait repr�sent�e par celle de 12,234 livres 15 sols, et somme qui ne fut pay�e qu'en sept ans. Quant aux fondations perp�tuelles, il resta pour leur acquit � peine 300 livres parisis de rente.� Il y a loin de l�, sans doute, � l'�norme richesse que la cr�dulit� populaire attribuait � Nicolas Flamel et dont la source, au dire de tous ou de la plupart, ne pouvait �tre qu'�trange et myst�rieuse. Cette r�putation, non seulement surv�cut � Flamel, mais elle ne fit que s'accro�tre et pendant longtemps, plus de deux si�cles apr�s, m�me les �rudits et les autres discutaient sur l'origine de cette fortune, attribu�e par les uns � la d�couverte d'un tr�sor cach�, par d'autres � celle de la pierre philosophale ou transmutation des m�taux d'or pur. Cette opinion m�me pr�valut, appuy�e qu'elle �tait de passages significatifs tir�s d'un petit livre sur la science herm�tique qu'on disait, mais � tort, �crit par Flamel. Nous voyons qu'en 1742, un �crivain, homme de sens et de m�rite, Piganiol de la Force, incline � ce sentiment insinu� sinon formul� dans son second volume, quoique plus tard �branl�, ainsi qu'il l'avoue, par la publication du savant ouvrage de l'abb� Vilain: _Histoire critique de Nicolas Flamel_, etc., il paraisse h�sitant et m�me tout pr�s de se r�tracter: �Ce judicieux auteur (l'abb� Vilain), �crit Piganiol, a fait voir par un inventaire tr�s-exact de tout ce que Flamel a eu de biens, que ce pr�tendu _philosophe_ ne jouissait pas d'une fortune aussi immense que le veulent les alchimistes, et que les d�penses qu'on lui attribue n'�taient pas aussi consid�rables pour �tre au-dessus des facult�s d'un �crivain (calligraphe) qui �tait fort occup� dans sa profession et qui, par cons�quent, gagnait beaucoup.� C'est l'opinion, aujourd'hui g�n�ralement adopt�e et que formulait r�cemment M. Vallet de Viriville: �L'id�e qu'on se fait, d'apr�s ces renseignements authentiques, au sujet de Nicolas Flamel, n'est d�j� plus celle d'un bourgeois vulgaire. On y voit: un homme sagace, habile au gain, amoureux de sa renomm�e, imitant la d�vote et vaniteuse ostentation des princes de son temps, mais m�lant � ces travers _le z�le du bien, du juste et de l'utile_.� Flamel mourut en 1418; il fut enterr� dans l'int�rieur de l'�glise Saint-Jacques-la-Boucherie, � laquelle (n'ayant point d'enfants), il avait l�gu� la meilleure part de sa fortune. En outre des constructions, dont nous avons parl�, Flamel, ayant acquis du prieur� de Saint-Martin-des-Champs, dans le faubourg, un grand terrain, �fit construire en ce lieu, dit M. de Viriville, divers �difices d'un caract�re mixte; c'�taient � la fois des institutions utiles, des maisons de rapport et des �tablissements de charit�.� Le produit des locations du rez-de-chauss�e, notamment, servait � l'entretien de pauvres laboureurs auxquels l'�ge ne permettait plus le travail et qui se trouvaient log�s � l'�tage sup�rieur. En r�compense de cette charit�, on ne leur demandait que de r�citer tous les jours un _Pater_ et un _Ave Maria_ � l'intention des p�cheurs tr�pass�s. Aussi, sur la fa�ade de la principale maison, dite du _Grand Pignon_, qui subsiste encore rue Montmorency, 51, on lisait en gros caract�re cette inscription v�ritablement touchante: �Nous, hommes et femmes, laboureurs demeurans ou porche (sur le devant) de ceste maison, qui fut faicte en l'an de gr�ce mil quatre cens et sept (1407), sommes tenus, chascun en droit soy, dire tous les jours une patenostre et j. _Ave Maria_ en priant Dieu que de sa gr�ce face pardon aus povres pecheurs trespassez. _Amen_.� [87] _Histoire de Paris._ LA FONTAINE (JEAN DE) I Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles, � qui le bon Platon compare nos merveilles, Je suis chose l�g�re et vole � tout sujet: Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet; � beaucoup de plaisirs je m�le un peu de gloire.[88] A dit La Fontaine de lui-m�me. Et ailleurs: J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique, La ville et la campagne, enfin tout; il n'est rien Qui ne soit souverain bien, Jusqu'au sombre plaisir d'un coeur m�lancolique[89]. Tel fut en effet notre po�te quoique d'abord des pens�es tr�s diff�rentes aient paru le pr�occuper. N� � Ch�teau-Thierry (Marne), le 8 juillet 1621, � l'�ge de dix-neuf ans, il se crut appel� � la vie religieuse, et voulut entrer � l'Oratoire. Mais, apr�s un s�jour de dix-huit mois dans la maison, il reconnut qu'il se trompait sur sa vocation et rentra dans le monde. Son p�re, qui exer�ait � Ch�teau-Thierry la charge de ma�tre particulier des eaux et for�ts, lui c�da son emploi en le mariant avec Marie H�ricart, fille d'un lieutenant au baillage de la Fert�-Milon, personne qui joignait � la beaut� beaucoup d'esprit[90]. D'apr�s ce qu'affirment les biographes, La Fontaine, n'eut pour ainsi dire point de part � ces deux engagements: on les exigea de lui, et il s'y soumit plut�t par indolence que par go�t. Aussi n'exer�a-t-il sa charge pendant plus de vingt ans qu'avec indiff�rence. Et cette indiff�rence s'accrut avec le go�t de plus en plus vif pour la po�sie qu'avait �veill� chez La Fontaine, dit-on, l'audition d'une pi�ce de vers de Malherbe, d�clam�e avec emphase par un officier en garnison � Ch�teau-Thierry. Cette lecture provoqua chez lui une v�ritable explosion d'enthousiasme. Non-seulement il lut et relut les vers de Malherbe; mais il les apprit par coeur et s'effor�a dans ses premiers essais de l'imiter. �Par bonheur, d'utiles conseils lui ouvrirent les yeux, et l'un de ses parents nomm� Pintrel, dit Montenault, homme de bon sens qui n'�tait point sans go�t, mit entre ses mains Horace, Virgile, T�rence, Quintilien, comme les vraies sources du bon go�t et de l'art d'�crire.... � ces livres, La Fontaine joignit ensuite la lecture de Rabelais, Marot, Boccace, l'Arioste.� Pour ces derniers il e�t pu mieux choisir et l'influence pernicieuse que ces lectures exerc�rent sur le po�te n'est que trop visible dans certains de ses ouvrages. C'est � peu pr�s vers cette �poque qu'il faut placer un �v�nement racont� par les contemporains, Louis Racine, d'Olivet, etc et qui prouve, avec la bonhomie originale de La Fontaine, l'influence toute puissante de cet absurde pr�jug� du faux point d'honneur qui, � cette �poque et sous le r�gne pr�c�dent surtout, fit tant de victimes. Dans la circonstance par bonheur, il n'y eut pas de sang r�pandu, et la querelle finit par un d�jeuner o� les amis, le verre en main, f�t�rent la r�conciliation. Le po�te �tait fort li� avec un ancien capitaine de dragons retir� � Ch�teau-Thierry, nomm� Poignant, homme franc et loyal, et d�j� plus jeune. Tout le temps que Poignant n'�tait pas au cabaret, il le passait chez La Fontaine, et par cons�quent, en l'absence de celui-ci, aupr�s de sa femme. �Comment, lui dit un voisin m�disant, souffres-tu que le capitaine s'installe ainsi chez toi chaque jour? --Et pourquoi n'y viendrait-il pas? r�pond La Fontaine, c'est mon meilleur ami. --Ce n'est pas ce que dit le public; on pr�tend qu'il ne va chez toi que pour madame de La Fontaine. --Sottises! mais d'ailleurs que puis-je faire � cela? --Demander satisfaction l'�p�e � la main pour le tort qui t'est fait dans l'opinion. --J'aviserai, dit La Fontaine. Le lendemain, d�s quatre heures du matin, il frappait chez Poignant qu'il r�veille. --L�ve-toi vite, dit-il, et sortons ensemble pour une affaire importante. --Laquelle? demande Poignant. --Tu le sauras, r�pond La Fontaine, quand nous serons dehors. Poignant, assez surpris, se l�ve, s'habille et suit La Fontaine qui, apr�s l'avoir conduit dans un lieu �cart�, lui dit de l'air le plus tranquille: --Mon ami, il faut nous battre. --Comment! qu'est-ce que cela veut dire? r�pond Poignant de plus en plus �tonn�. Entre nous d'ailleurs la partie n'est pas �gale; je suis, un vieux soldat et toi tu n'as jamais tir� l'�p�e. --N'importe, le public veut que je me batte avec toi; ainsi en garde. Bon gr�, mal gr� alors, Poignant tire son �p�e, et d�s les premi�res passes, il fait sauter � dix pas celle de La Fontaine. Alors l'ayant d�sarm�, il lui demande l'explication de sa conduite et La Fontaine s'empresse de le satisfaire. --Ce sont propos absurdes! dit alors Poignant, et mon �ge, mon humeur, comme l'estime que j'ai pour ta femme, l'amiti� que j'ai pour toi devaient �carter toute inqui�tude, mais puisqu'il est ainsi je proteste que je ne mettrai plus les pieds dans ta maison. --Au contraire, r�pond La Fontaine en lui serrant la main, j'ai fait ce que le public voulait; maintenant je veux que tu viennes chez moi tous les jours sans quoi nous nous battrons encore.� La Fontaine, venu � Paris en 1654, fut pr�sent� par un de ses parents, Jannart, oncle de sa femme et favori de Fouquet, au surintendant des finances alors tout puissant. Fouquet, qui par go�t et sans doute aussi par calcul, se plaisait au r�le de M�c�ne, fit au po�te peu connu encore, une pension dont La Fontaine �tenait compte par une autre pension en vers qu'il lui payait exactement par quartier.� Lors de la disgr�ce de Fouquet (1661), disgr�ce m�rit�e, La Fontaine auquel la reconnaissance faisait illusion, �leva g�n�reusement la voix en faveur de son protecteur, et composa l'�l�gie intitul�e aux _Nymphes de Vaux_, �alors, dit Walckenaer, toute l'animosit� qui existait contre le surintendant se calma.� Jannart, envelopp� dans la disgr�ce de Fouquet, fut exil� � Limoges et La Fontaine le suivit par d�vouement pour son ami, disent les biographes; mais peut-�tre aussi par d'autres motifs, parce qu'il �tait peu press� de retourner pr�s de sa femme pour laquelle il s'�tait d�j� refroidi sans avoir �t� jamais fort �pris d'ailleurs. De Limoges, il lui �crit: �Vous ne jouez ni ne travaillez, ni ne vous souciez du m�nage, et hors le temps que vos bonnes amies vous donnent par charit�, il n'y a que les romans qui vous divertissent. Consid�rez, je vous prie, l'utilit� que ce vous serait si, en badinant, je vous avais accoutum�e � l'histoire soit des lieux, soit des personnes; vous auriez de quoi vous d�sennuyer toute votre vie.� Mais, outre que ces remontrances sont faites sur un ton assez peu affectueux, La Fontaine, dans cette m�me correspondance, par une �trange indiscr�tion, fait � sa femme des confidences qui ne sont pas de nature � la flatter. Pendant son voyage, �il avait trouv�, dit-il, trois femmes dans la diligence: Parmi ces trois femmes, il y avait une Poitevine qui se qualifiait comtesse; elle paraissait assez jeune et de taille raisonnable, t�moignait avoir de l'esprit; d�guisait son nom et venait plaider en s�paration contre son mari: toutes qualit�s d'un bon augure, et j'y eusse trouv� mati�re de cajolerie si la beaut� s'y f�t rencontr�e; mais je vous d�fie de me faire trouver un grain de sel dans une personne � qui elle manque.� Se peut-il rien de plus d�plac� que ce langage? Mais il semble que La Fontaine n'en e�t pas conscience, et ce m�me homme �le plus singulier qui peut-�tre ait exist� d'apr�s Walckenaer, fait preuve, bient�t apr�s, d'une sensibilit� des plus touchantes. En passant � Amboise o� Fouquet avait �t� renferm� d'abord, La Fontaine voulut voir la chambre qu'avait habit�e le prisonnier; �triste plaisir, je vous le confesse, mais enfin je le demandai. Le soldat, qui nous conduisait, n'avait pas la clef; au d�faut je fus longtemps � consid�rer la porte et me fis conter la mani�re dont le prisonnier �tait gard�. Je vous en ferais volontiers la description; mais ce souvenir est trop affligeant.... Sans la nuit on n'eut jamais pu m'arracher de cet endroit.� � son retour de Limoges, La Fontaine se rendit � Ch�teau-Thierry; il y retrouva la duchesse de Bouillon, Marie-Anne Mancini, ni�ce de Mazarin, � laquelle il avait �t� pr�sent� nagu�re et qui devint d�s lors une de ses plus z�l�es protectrices. �C'�tait, dit Walckenaer, une brune piquante, plus jolie que belle, vive et m�me un peu emport�e, aimant les plaisirs et animant la conversation par une ga�t� spirituelle et des saillies inattendues; elle avait un go�t d�cid� pour la po�sie et m�me elle faisait des vers. Le d�sir de lui plaire et d'amuser son imagination libre et badine lui inspira, dit-on, ses plus jolis contes, mais malheureusement aussi les plus licencieux.� Qu'une femme et une jeune femme, appartenant � la soci�t� la plus �lev�e, ait pris plaisir � ces tristes produits de la verve libertine du po�te et n'ait pas craint d'encourager, d'applaudir ce qu'elle e�t d� avoir honte seulement d'�couter, c'est ce qu'on a peine � comprendre. Lorsque la duchesse de Bouillon revint � Paris, elle emmena avec elle La Fontaine qu'elle fit conna�tre aux membres de sa famille comme � plusieurs personnages importants. La m�me ann�e (1665), le po�te, �g� de 44 ans, publia son premier recueil de _Contes et Nouvelles en vers_ o�, quoi qu'on ait dit, le m�rite de la forme, m�rite fort exag�r�, ne suffit pas � racheter l'indignit� du fond. II Toutefois, pour �tre juste, il faut reconna�tre que le caract�re exceptionnel de La Fontaine permet de croire qu'il ne se rendait pas bien compte � lui-m�me de la port�e si bl�mable de son oeuvre. Il s'�tait li�, vers 1664 ou 1665, avec Moli�re d�j� c�l�bre, Racine et Boileau qui ne devaient pas tarder � le devenir, et Chapelle �qui n'eut pas le g�nie de ses quatre amis, mais leur fut sup�rieur comme homme de soci�t�.� Dans une r�union qui eut lieu chez Boileau et o� se trouvait un fr�re de celui-ci, docteur en Sorbonne, l'eccl�siastique se mit � disserter sur Saint Augustin et en fit un �loge pompeux. La Fontaine qui, plong� dans une de ses r�veries habituelles, semblait �couter sans entendre, se r�veille tout � coup comme en sursaut pour dire au th�ologien: �Croyez-vous que Saint Augustin eut plus d'esprit que Rabelais?� Quelque temps interdit, le docteur le regarda de la t�te aux pieds et finit par r�pondre: --�Prenez garde, M. de La Fontaine, vous avez mis un de vos bas � l'envers;� ce qui �tait vrai. Un autre jour, La Fontaine soupait avec Racine, Despr�aux, Moli�re et Descoteaux, le joueur de fl�te. La Fontaine �tait ce jour l�, plus qu'� l'ordinaire, plong� dans ses distractions. Racine et Boileau, pour le tirer de sa l�thargie, mais sans pouvoir y r�ussir, ne lui m�nag�rent point les �pigrammes au point que Moli�re trouva que c'�tait passer les bornes; aussi, dit-il, en _� parte_ � Descoteaux: �Nos beaux-esprits ont beau se tr�mousser, ils n'effacent pas le bonhomme.� � propos d'� parte, voici une autre curieuse anecdote et parfaitement authentique: �Dans un repas qu'il fit avec Moli�re et Despr�aux, dit Montenault, o� l'on disputait sur le genre dramatique, il se mit � condamner les _� parte_. �Rien, disait-il, n'est plus contraire au bon sens. Quoi! le parterre entendra ce qu'un acteur n'entend pas, quoiqu'il soit � c�t� de celui qui parle?� �Comme il s'�chauffait en soutenant son sentiment de fa�on qu'il n'�tait pas possible de l'interrompre et lui faire entendre un mot: �Il faut, disait Despr�aux, � haute voix tandis qu'il parlait, il faut que La Fontaine soit un grand coquin, un grand maraud!� et r�p�tait continuellement les m�mes paroles sans que La Fontaine cess�t de disserter. Enfin l'on �clata de rire; sur quoi revenant � lui comme d'un r�ve interrompu: �De quoi riez-vous donc?� demanda-t-il.--Comment! lui r�pondit �Despr�aux, je m'�puise � vous injurier fort haut, et vous ne m'entendez point quoique je sois si pr�s de vous que je vous touche: et vous �tes surpris qu'un acteur sur le th��tre n'entende point un _� parte_ qu'un autre acteur dit aupr�s de lui?..� Ces distractions parfois si plaisantes de m�me que la profonde m�ditation dans laquelle d'autres fois il �tait absorb� au point de para�tre comme insensible n'emp�chaient point qu'il f�t causeur des plus charmants, convive des plus aimables, s'il se trouvait dans une soci�t� de personnes � lui bien connues et dont la pr�sence lui �tait tout agr�able. Ses yeux alors s'animaient, le sourire s'�panouissait sur ses l�vres; �il disait tout ce qu'il voulait, et le disait si bien qu'il enchantait les oreilles les plus d�licates.� Cette r�putation de merveilleux causeur, que lui avaient valu quelques-unes de ces soir�es intimes, le faisait singuli�rement rechercher par les gourmets... d'esprit et l'on �tait plus heureux et plus fier d'annoncer La Fontaine � ses convives que ce fameux Lambert dont nous parlent � l'envi La Bruy�re et Boileau. Mais plus d'une fois l'amphytrion et ses amis y furent attrap�s, t�moin cette anecdote: La Fontaine avait �t� invit� � d�ner chez M. Laugeois d'Imbercourt, fermier-g�n�ral. Racine le fils dit chez M. Le Verrier. Il arriva � l'heure pr�cise, prit place � la table, mangea du meilleur app�tit, mais sans r�pondre autrement que par des monosyllabes ou par le silence aux interrogations du ma�tre de la maison et des convi�s. Puis comme, avant la fin du repas, il se levait de table, s'excusant sur la n�cessit� pour lui de se rendre � l'Acad�mie, on lui fit remarquer qu'il �tait de bonne heure encore et qu'il avait peu de chemin � faire. �Je prendrai le plus long!� r�pondit tranquillement La Fontaine et le voil� parti. Une autre fois, �trois de complot, dit Vigneul de Marville[91] par le moyen d'un quatri�me qui avait quelque habitude aupr�s de cet homme rare, nous l'attir�mes dans un petit coin de la ville, � une maison consacr�e aux Muses, o� nous lui donn�mes un repas pour avoir le plaisir de jouir de son agr�able entretien. Il ne se fit point prier; il vint � point nomm� sur le midi. La compagnie �tait bonne, la table propre et d�licate, et le buffet bien garni. Point de compliments d'entr�e, point de fa�ons, nulle grimace, nulle contrainte. La Fontaine garda un profond silence; on ne s'en �tonna point parce qu'il avait autre chose � faire qu'� parler. Il mangea comme quatre et but de m�me. Le repas fini, on commen�a � souhaiter qu'il parl�t, mais il s'endormit. Apr�s trois quarts d'heure de sommeil, il revint � lui. Il voulait s'excuser sur ce qu'il avait fatigu�. On lui dit que cela ne demandait pas d'excuse, que tout ce qu'il faisait �tait bien fait. On s'approcha de lui, on voulut le mettre en humeur et l'obliger � laisser voir son esprit; mais son esprit ne parut point, il �tait all� je ne sais o� et peut-�tre alors animait-il ou une grenouille dans les marais, ou une cigale dans les pr�s, ou un renard dans la tani�re; car durant tout le temps que La Fontaine demeura avec nous il ne nous sembla �tre qu'une machine sans �me. On le jeta dans un carrosse o� nous lui d�mes adieu pour toujours. Jamais gens ne furent plus surpris; et nous nous disions les uns aux autres: �Comment se peut-il faire qu'un homme qui a su rendre spirituelles les plus grossi�res b�tes du monde, et les faire parler le plus joli langage qu'on ait jamais ou�, ait une conversation si s�che, et ne puisse pas pour un quart d'heure faire venir son esprit sur ses l�vres et nous avertir qu'il est l�?� C'est que chez le po�te cette facilit� de caract�re en m�me temps que cette irr�flexion, qui le livraient presque sans d�fense � la curiosit� indiscr�te, s'unissaient � une impatience singuli�re de toute contrainte, et d'autant plus difficile � vaincre que lui-m�me n'en avait pas conscience. Alors, pouss� dans ses derniers retranchements, il se tirait d'affaire par une excuse telle quelle, bonne ou mauvaise, il n'importe, mais la premi�re qui lui venait � l'esprit, t�moin cette aventure. Lorsque � la suite des premi�res brouilles, Madame de La Fontaine se fut retir�e � Ch�teau-Thierry, Racine et Despr�aux repr�sent�rent � notre po�te que cette s�paration n'�tait pas d�cente et lui faisait peu d'honneur; ils insist�rent pour un raccommodement. Docile � leurs conseils, La Fontaine partit. En descendant de la diligence de Ch�teau-Thierry, il se rendit chez sa femme. �Madame est au salut!� r�pondit la domestique qui ne le connaissait point. --Ah! fit La Fontaine qui, ennuy� bient�t d'attendre, s'en va rendre visite � un ami lequel l'invite � souper. �La Fontaine bien r�gal�, comme dit Montenault, s'oublie � table jusqu'� une heure fort avanc�e et volontiers il accepte l'hospitalit� que lui offre son aimable amphytrion. Le lendemain matin, sans plus songer � sa femme, il reprend la voiture publique et revient � Paris. En le voyant de retour, ses amis s'empressent de l'interroger sur les r�sultats de son voyage: �J'ai �t� pour voir ma femme, leur dit-il, mais je ne l'ai point trouv�e; elle �tait au salut.� Il faut voir l� non, comme l'ont trop r�p�t� la plupart des biographes, une distraction un peu forte sans doute, mais bien plut�t l'excuse vaille que vaille d'un homme faible et qui veut � tout prix �chapper � une d�marche pour lui d�plaisante. On ne peut trop regretter cependant, pour le bonheur comme pour le talent de La Fontaine, que cette r�conciliation avec sa femme n'ait point eu lieu, et on se l'explique d'autant moins que le ravissant po�me de _Phil�mon et Beaucis_, prouve qu'il �tait fait pour comprendre le paisible bonheur du foyer domestique. Citons seulement ces quelques vers: Pour peu que des �poux s�journent sous leur ombre, Ils s'aiment jusqu'au bout malgr� l'effort des ans. Ah! si!... Mais autre part j'ai port� mes pr�sens. Walckenaer dit excellemment: �Oui, La Fontaine, La Fontaine, nous le r�p�terons apr�s toi: Ah! si le ciel t'avait donn� une compagne qui t'e�t fait conna�tre les tranquilles jouissances de la vie domestique, ton imagination n'e�t �t� ni moins gaie, ni moins vive, ni moins spirituelle; mais elle e�t �t� mieux r�gl�e et plus pure. Tes fables seraient toujours l'objet de notre admiration et de nos louanges; mais, dans tes autres �crits, la peinture des plus doux sentiments du coeur, dont tu connais si bien le langage, qui a fait des chefs-d'oeuvre irr�prochables du petit nombre de contes o� tu l'as employ�e, aurait remplac� ces tableaux licencieux o� tu as outrag� les moeurs et quelquefois le dieu du go�t. Alors, � La Fontaine, les satyres n'eussent point m�l� de fleurs pernicieuses parmi les fleurs suaves et brillantes dont les Muses et les Gr�ces ont tress� ta couronne; et ces vierges du Parnasse ne te reprocheraient point, en rougissant, de les avoir si souvent forc�es � se s�parer de la pudeur qui doit toujours �tre leur ins�parable compagne. Alors il ne nous faudrait plus soustraire, comme un poison corrupteur, aux regards des jeunes gens et des enfants, une seule des pages du po�te de l'enfance et de la jeunesse.� Dans ses _fables_[92] m�mes o� se trouvent tant d'incomparables chefs-d'oeuvre, il est �� et l� plus d'une tache qu'il faudrait effacer avant de mettre le livre en des mains innocentes. Il n'en serait point ainsi sans doute si La Fontaine, au lieu de s'abandonner lui-m�me � tous les hasards de l'existence, comprenant mieux ses devoirs d'�poux et de p�re, e�t eu pr�s de lui, pour le consoler, une femme s�rieuse, une �pouse vraiment chr�tienne et dont la pi�t� s'inspir�t de l'esprit plus que de la lettre. Supposons le po�te dans ces conditions de bonheur, de vie chaste et paisible, au lieu de ces vilains contes, de com�dies m�diocres, ou du fade roman de _Psych�_, nous aurions peut-�tre un volume de plus de fables exquises et de d�licieux po�mes. Cette douce providence du foyer domestique, dira-t-on, ne manqua point � La Fontaine; car on sait qu'une femme non moins distingu�e par l'esprit que par le coeur, Madame de la Sabli�re, voyant le po�te si fort ignorant des choses de la vie pratique et par ce motif souvent dans l'embarras, se plut � le recueillir dans sa maison en lui �tant tout souci du lendemain. Mais � cette �poque, femme du monde et trop du monde, la g�n�reuse bienfaitrice n'�tait pas un Mentor bien s�v�re pour le g�nie du po�te. Plus tard, lorsque les d�ceptions am�res d'une affection ill�gitime trahie eurent amen� Madame de la Sabli�re au repentir, sa pi�t� dans ses saintes ardeurs et la pratique assidue des bonnes oeuvres la rendirent presque une �trang�re dans sa propre maison. Jusqu'� la fin de sa vie cependant, la noble femme continua de veiller de loin sur l'h�te qui lui fut toujours cher, mais dont elle ne disait plus comme autrefois, apr�s avoir cong�di� tous les importuns et les domestiques, afin d'�tre toute � la po�sie et � la conversation: �Je n'ai gard� avec moi que mes trois animaux, mon chat, mon chien et mon La Fontaine.� La maison d'o� Mme de la Sabli�re �tait absente le plus souvent, retenue pr�s du lit d'une pauvre malade � l'hospice des Incurables ou ailleurs, cette maison semblait bien vide � La Fontaine. Presque sexag�naire d�j�, il aurait eu plus que jamais besoin d'un int�rieur aimable qui le d�tourn�t de certaines soci�t�s dans lesquelles il �tait entra�n� par la facilit� de son humeur et l'attrait d'une conversation plus spirituelle que r�serv�e. Pendant l'ann�e 1683, une place se trouva vacante � l'Acad�mie par la mort de Colbert. La Fontaine se mit sur les rangs et, ce qu'on n'e�t pas attendu de son indiff�rence habituelle, �il prit fort � coeur, dit Montenault, le succ�s de cette affaire et c'est le seul trait d'ambition qu'on puisse remarquer dans le cours de sa vie.� Il se trouvait en concurrence avec Boileau, mais seize voix contre sept t�moign�rent de la pr�f�rence de l'Acad�mie pour le Bonhomme. Louis XIV, pr�venu contre le po�te � cause de ses _Contes_, t�moigna quelque m�contentement de ce choix, et fit attendre six mois ses ordres pour la r�ception de La Fontaine. Mais une seconde vacance ayant permis de nommer l'auteur des _Satires_, Louis XIV, lorsqu'il lui fut rendu compte de cette nouvelle �lection, dit aux acad�miciens: �Le choix qu'on a fait de M. Despr�aux m'est agr�able et sera g�n�ralement approuv�. Vous pouvez, ajouta-t-il, recevoir incessamment La Fontaine, il a promis d'�tre sage.� L'Acad�mie s'empressa de recevoir l'auteur des _Fables_ et tous applaudirent � ce compliment que lui adressa l'abb� de la Chambre alors directeur: �L'Acad�mie reconna�t en vous, Monsieur, un de ces excellents ouvriers, un de ces fameux artisans de la belle gloire, qui la va soulager dans les travaux qu'elle a entrepris pour l'ornement de la France et pour perp�tuer la m�moire d'un r�gne si f�cond en merveilles. �Elle reconna�t en vous un g�nie ais� et facile, plein de d�licatesse et de na�vet�, quelque chose d'original et qui, dans sa simplicit� apparente et sous un air n�glig�, renferme de grands tr�sors et de grandes beaut�s.� �La Fontaine, dit Montenault, fut estim� et ch�ri de ses confr�res parmi lesquels il parut toujours avec cette candeur et cette bont� de caract�re qu'on ne peut se donner ni m�me imiter quand on ne l'a pas; simple, doux, ing�nu, plein de droiture, il n'eut jamais la moindre m�sintelligence avec aucun d'eux.� III Mais d'ailleurs il resta toujours, pour lui-m�me et un peu pour les siens[93], aussi �tranger � la vie pratique, ayant l'impr�voyance de l'enfant ou de l'homme primitif, et trouvant tout simple, pour faire face aux embarras du moment, de vendre pi�ce � pi�ce son patrimoine. Aussi la mort de Mme de la Sabli�re (1693) fut-elle pour lui un tr�s-grand malheur. �En perdant cette illustre amie, La Fontaine perdit aussi les douceurs de la vie qui lui �taient les plus ch�res. Son repos et sa tranquillit� en furent troubl�s. Il se vit isol�, et contraint de pourvoir � ses besoins devenus plus sensibles par l'�ge et que l'attention et la g�n�rosit� de sa bienfaitrice lui avaient laiss� ignorer pendant une bonne partie de la vie. La n�cessit�, s'il faut le dire, pensa pour lors l'exiler de sa patrie.� En effet, peut-�tre il e�t c�d� aux sollicitations d'amis d�vou�s, la duchesse de Mazarin, Mme Harvey, veuve de l'ambassadeur, le duc de Devonsh�re, milord Montaigu, milord Godolphin, qui lui offraient, en Angleterre, par l'entremise de Saint-Evremont, une g�n�reuse hospitalit� lorsqu'il tomba gravement malade; lui, qui si longtemps avait joui d'une sant� excellente, il fut forc� de s'aliter ce qui dut lui rendre plus p�nible la solitude. Mais cette grande �preuve �tait pour le po�te une gr�ce singuli�re de la Providence. Quoique nullement impie au fond, tout absorb� par la passion litt�raire et c�dant aussi � d'autres moins louables entra�nements, il avait v�cu, chose rare pour l'�poque, trop �tranger � la pratique religieuse, au point m�me d'avoir presque oubli� les premiers enseignements du christianisme, t�moin cette parole adress�e par lui au P. Pouget venu avec un ami pour lui rendre visite. �Apr�s les politesses d'usage, dit un biographe, l'eccl�siastique fit tomber insensiblement la conversation sur la religion et sur les preuves qu'on en tire tant de la raison que des Livres Saints. Sans se douter du but de ces discours: �Je me suis mis, lui dit La Fontaine avec sa na�vet� ordinaire, depuis quelque temps � lire le _Nouveau-Testament_: je vous assure que c'est un fort bon livre, oui, vraiment, c'est un bon livre. Mais il y a un article sur lequel je ne me suis pas rendu; c'est l'�ternit� des peines; je ne comprends pas comment cette �ternit� peut s'accorder avec la bont� de Dieu.� �Le P. Pouget satisfit � cette objection par les meilleures raisons qu'il put trouver dans ce moment; et La Fontaine, apr�s plusieurs r�pliques fut si content de l'entendre qu'il le pria de revenir. Le P. Pouget ne demandait pas mieux� car il n'�tait venu que pour cela. Apr�s une suite d'entretiens prolong�s avec le jeune et savant eccl�siastique, La Fontaine, pleinement �clair�, voulut faire une confession g�n�rale en se r�signant aux sacrifices que lui imposait son directeur et de la n�cessit� desquels il n'avait pas �t� facile d'abord de le convaincre: un d�saveu public de ses contes, puis la promesse de ne pas donner aux com�diens une pi�ce compos�e depuis peu et qui avait �t� fort go�t�e par tous les amis du po�te. La r�pugnance qu'�prouvait La Fontaine � c�der sur ces deux points lui sugg�ra plus d'une objection � laquelle le th�ologien r�pondit avec sa charit� ordinaire, ce qui n'emp�cha point, par la contrari�t� du po�te, que la discussion f�t parfois assez vive. On sait � ce sujet la r�flexion originale de la garde-malade: �Eh! ne le tourmentez pas tant, dit-elle un jour avec impatience au P. Pouget, il est plus b�te que m�chant.� Et une autre fois, avec un air de compassion: �Dieu n'aura jamais, dit-elle, le courage de le damner.� Enfin, apr�s plusieurs semaines de conf�rences assidues, La Fontaine re�ut le Saint Viatique �avec des sentiments dignes de la candeur de son �me et des vertus du meilleur chr�tien.� Plusieurs de ses confr�res de l'Acad�mie, sur sa demande expresse, assistaient � la c�r�monie, et en leur pr�sence il t�moigna hautement d'un profond repentir de ses �garements pass�s comme de la publication de ses _Contes_, promettant, s'il recouvrait la sant�, de ne plus employer ses talents qu'� la composition d'oeuvres morales et pieuses, et il tint exactement parole. Il ne faut pas oublier un noble trait du jeune duc de Bourgogne � peine �g� de onze ans. �De son pur mouvement, dit Montenault, et sans y �tre port� par aucun conseil, il envoya un gentilhomme � La Fontaine pour s'informer de l'�tat de sa sant� et pour lui pr�senter de sa part une bourse de cinquante louis d'or. Il lui fit dire en m�me temps qu'il aurait souhait� d'en avoir davantage; mais que c'�tait tout ce qui lui restait du mois courant et de ce que le roi lui avait fait donner pour ses menus plaisirs.� Tous ces �v�nements firent abandonner compl�tement la pens�e du d�part pour l'Angleterre; et l'on peut douter que La Fontaine ait jamais song� s�rieusement � cet exil, alors qu'il savait avoir en France des amis sur lesquels il pouvait compter. D�s qu'il put sortir, il se dirigea vers la demeure de M. d'Hervard, conseiller au parlement, et qui lui �tait tout d�vou�. Chemin faisant, il rencontra le conseiller qui, avec la plus touchante bont�, lui dit: �Je venais vous chercher, ma femme et moi nous vous offrons l'hospitalit� de l'amiti� et nous vous prions de venir demeurer avec nous. --J'y allais! r�pondit La Fontaine avec cette simplicit� de la pleine confiance qui ne fait pas moins d'honneur au po�te qu'� ses amis. La post�rit� doit une reconnaissance non moins vive � ceux-ci qu'� Mme de la Sabli�re puisque, gr�ce � eux, languissant, presque infirme, pendant les deux ann�es qu'il v�cut encore, La Fontaine se vit entour� de toutes les sollicitudes d'une affection presque filiale. Mme d'Hervard, jeune femme encore, fut pour le septuag�naire une garde-malade des plus d�vou�es. Ce fut dans les bras de ces deux excellents amis que La Fontaine mourut � l'�ge de soixante-treize ans (13 mars 1695). Alors seulement on s'aper�ut que sous sa chemise le po�te p�nitent portait un cilice, ce qui fit dire � Racine le fils. Vrai dans tous ses �crits, vrai dans tous ses discours, Vrai dans sa p�nitence � la fin de ses jours, Du ma�tre qu'il approche il pr�vient la justice, Et l'auteur de _Joconde_ est arm� d'un cilice. Mais mieux encore que Racine, La Fontaine t�moigne des sentiments qui l'animaient par cette lettre qu'il �crivit, un mois � peine avant sa mort, � son ami de Maucroy[94]: �Tu te trompes assur�ment, mon cher ami, s'il est bien vrai, comme M. de Soissons me l'a dit, que tu me crois plus malade d'esprit que de corps. Il me l'a dit pour t�cher de m'inspirer du courage; mais ce n'est pas de quoi je manque. Je t'assure que le meilleur de tes amis n'a plus � compter sur quinze jours de vie. Voil� deux mois que je ne sors point si ce n'est pour aller un peu � l'Acad�mie, afin que cela m'amuse. Hier, comme j'en revenais, il me prit, au milieu de la rue... une si grande faiblesse que je crus v�ritablement mourir. � mon cher, _mourir n'est rien_; mais songes-tu _que je vais compara�tre devant Dieu_? Tu sais comme j'ai v�cu. Avant que tu re�oives ce billet, les portes de l'�ternit� seront peut-�tre ouvertes pour moi.� Pareille lettre n'a pas besoin de commentaire; et certes nous pr�f�rons de beaucoup ce grave et admirable langage � celui que tenait, bien des ann�es auparavant, il est vrai, et sans doute en se jouant, le po�te: Jean s'en alla comme il �tait venu, Mangeant son fonds avec son revenu, Et crut les biens chose peu n�cessaire. Quant � son temps bien sut le dispenser; Deux parts en fit, dont il soulait passer L'une � dormir et l'autre � ne rien faire. Voici le portrait que D'Olivet, qui avait v�cu avec plusieurs des amis du po�te, nous a laiss� de La Fontaine et qu'on peut croire plus fid�le que celui de La Bruy�re, enclin � exag�rer: �� sa physionomie on n'eut point devin� ses talents. Rarement il commen�ait la conversation, et m�me pour l'ordinaire, il y �tait si distrait qu'il ne savait ce que disaient les autres. Il r�vait � tout autre chose sans qu'il p�t dire � quoi il r�vait. Si pourtant il se trouvait entre amis et que le discours v�nt � s'animer par quelque agr�able dispute, surtout � table, alors il s'�chauffait v�ritablement, ses yeux s'allumaient, c'�tait La Fontaine en personne et non pas un fant�me rev�tu de sa figure. �On ne tirait rien de lui dans un t�te � t�te, � moins que le discours ne roul�t sur quelque chose de s�rieux et d'int�ressant pour celui qui parlait. Si des personnes dans l'affliction s'avisaient de le consulter, non seulement il �coutait avec grande attention, mais, je le sais de gens qui l'ont �prouv�, il s'attendrissait; il cherchait des exp�dients, il en trouvait; et cet idiot (_sic_), qui de sa vie n'a fait � propos une d�marche pour lui, donnait les meilleurs conseils du monde; autant �tait-il sinc�re dans le discours, autant �tait-il facile � croire ce qu'on lui disait. �Une chose qu'on ne croirait pas de lui et qui est pourtant tr�s-vraie, c'est que, dans ses conversations, il ne laissait rien �chapper de libre ni d'�quivoque. Quantit� de gens l'aga�aient dans l'esp�rance de lui entendre faire des contes semblables � ceux qu'il a rim�s; mais il �tait sourd et muet sur ces mati�res; toujours plein de respect pour les femmes, donnant de grandes louanges � celles qui avaient de la raison, et ne t�moignant jamais de m�pris � celles qui en manquaient[95].� Une anecdote encore avant de terminer, anecdote qui nous est racont�e par l'auteur de la _Vie de La Fontaine_, mise en t�te de l'�dition des _Fables_ de l'ann�e 1813. �On aime � voir, comme le dit Walckenaer, aux temps les plus affreux de la R�volution, le nom seul de La Fontaine sauver d'une mort in�vitable ses derniers descendants.� Apr�s avoir perdu toute sa fortune par suite des �v�nements politiques, madame de Marson, arri�re-petite fille de La Fontaine, vivait obscur�ment � Versailles avec son fils et sa fille, et s'occupait de leur �ducation, quand on surprit une lettre � elle �crite par un de ses parents �migr�. �Mand�e au comit� r�volutionnaire, dit M. Creuz� de Lessert, madame de Marson y comparut accompagn�e de ses deux enfants. Il �tait incontestable qu'elle avait �t� en correspondance avec un parent proscrit: on lui pronon�ait son arrestation qui, d'apr�s ce fait alors si criminel, la perdait infailliblement, lorsqu'un des nombreux t�moins de cette sc�ne, un homme du peuple qui venait souvent dans sa maison s'�cria: �� ciel! faire p�rir une petite fille de La Fontaine, une dame qui �l�ve si bien ses enfants!� �Cette exclamation fit le plus grand effet sur l'assembl�e et m�me sur le comit�. Le pr�sident, se tournant vers le petit de Marson, alors �g� de dix ans, lui dit: �Que t'apprend-on?� �� cet interrogatoire qui ressemblait fort � celui fait par Athalie, la m�re tremblante craignait que son fils n'e�t un peu la franchise de Joas; mais heureusement l'enfant r�pondit: �On m'enseigne � �tre bon.� �� ce mot si touchant, ces hommes de fer sentirent leurs entrailles s'amollir. On fit encore quelques questions � l'enfant qui y r�pondit aussi bien: la m�re fut renvoy�e chez elle et l'affaire assoupie.� Le biographe, qui nous a transmis ce trait touchant, appr�cie tr�s-judicieusement l'omission inconcevable que Boileau a faite du Fabuliste dans l'_Art po�tique_: �Il ne manque pas � La Fontaine de n'avoir pas �t� appr�ci� par Boileau; mais il manque � Boileau de n'avoir pas appr�ci� La Fontaine.� La Fontaine pour nous est surtout dans ses _Fables_; c'est l� qu'il se montre g�nie original, inimitable, en tant qu'�crivain, si parfois, comme moraliste, il laisse � d�sirer. Aussi nous comprenons que des esprits judicieux aient paru douter que ses Fables, du moins un certain nombre d'entre elles, puissent �tre mises sans inconv�nient aux mains de la jeunesse. Peut-�tre m�me ses chefs-d'oeuvre irr�prochables de tout point et qui sont pour nous des joyaux sans prix, des diamants de la plus belle eau: _Le Savetier et le Financier_, _le Lion et le Moucheron_, _le Meunier, son Fils et l'�ne_, _la Laiti�re et le Pot au lait_, _les Animaux malades de la Peste_, et vingt autres gagneraient � n'�tre point d�flor�s en quelque sorte � l'avance parce qu'on les fait apprendre par coeur � l'�colier avant l'�ge o�, son go�t �tant form�, il pourrait appr�cier le bon sens exquis pour le fond et cet art merveilleux de la forme qui se d�robe sous une si adorable simplicit�. [88] _�p�tre � Madame de la Sabli�re._ [89] _Psych�._ [90] La Fontaine avait alors 26 ans. [91] _M�langes._ [92] La premi�re �dition, comprenant les six premiers livres, parut en un volume in 4�, chez Claude-Barbin.--1668. [93] Son fils fut �lev� par le pr�sident H�nault et La Fontaine para�t s'en �tre assez peu occup�. [94] Maucroy �tait chanoine de Reims et li� avec La Fontaine depuis l'ann�e 1645. [95] D'Olivet:--_Histoire de l'Acad�mie fran�aise._ FROISSARD OU FROISSART Quoique Froissard nous ait souvent parl� de lui dans ses _Chroniques_ comme dans ses _Po�sies_, somme toute il nous en apprend peu de chose, et ce qu'il nous en apprend mieux e�t valu le plus souvent nous le laisser ignorer; car ces d�tails ont trait � ses go�ts qui ne prouvent gu�re beaucoup de s�rieux dans l'esprit et cette gravit� de moeurs qu'exigeait son caract�re, puisque Froissart �tait pr�tre. Mais tout probablement ces confidences concernent l'�poque o�, libre encore de lui-m�me, il n'�tait point entr� dans les ordres: En mon jouvent (jeunesse), tout tel estoie Que trop volontiers m'esbatoie. Et tel que fui encor le sui.... Tr�s que n'avoie que douze ans Estoie fortement goulousans (d�sireux) De v�sir (voir) danses et carolles, D'o�r m�nestrels et parolles, Qui s'appartiennent � d�duit, Et de ma nature introduit D'aimer par amour tous ceauls (ceux) Qui aiment et chiens et oiseauls; ......... Et si destoupe mes oreilles, Quand j'o� vin verser de bouteilles, Car au boire prens grand plaisir. Aussi fais en beaux draps vestir, En viande fresche et nouvelle. Violettes en leurs saisons Et roses blanches et vermeilles Voi volontiers, car c'est raison,� �Cette confession est explicite�, dit avec raison un biographe qui la donne un peu plus au long et ne s'est pas fait scrupule, comme nous, de reproduire tel ou tel passage qui trahit chez le po�te des go�ts plus mondains encore. �On voit que la chasse, la musique, les joyeuses assembl�es, les danses, la parure, la bonne ch�re, le vin et les dames tinrent de bonne heure une grande place dans la vie de Froissart. Mais il trouva aussi du temps pour l'�tude.� � bien dire cette vie se passa surtout � voyager, non pour le seul plaisir de voir du pays, mais, comme il nous l'apprend, dans un but plus s�rieux: �Je cherchai la plus grande partie de la chr�tient�, et partout o� je venais, je faisais enqu�te aux anciens chevaliers et �cuyers qui avaient �t� en faits d'armes et qui proprement en savaient parler, et aussi � aucuns herauts de cr�dence, pour v�rifier et justifier toutes mati�res. Ainsi ai-je rassembl� la haute et noble histoire et mati�re, et le gentil comte de Blois dessus nomm� y a rendu grande peine; et tant comme je vivrai, par la gr�ce de Dieu, je la continuerai; car comme plus j'y suis et plus y laboure, et plus me pla�t; car ainsi comme le gentil chevalier et �cuyer qui aime les armes, et en pers�v�rant et en continuant il s'y nourrit parfait, ainsi en labourant et ouvrant sur cette mati�re je m'habilite et d�lecte.� Et cette vie nomade, cette �ternelle chevauch�e � laquelle une curiosit� toujours en �veil donnait tant d'attrait, commen�a pour lui de bonne heure. �Et pour vous informer de la v�rit�, je commen�ai jeune d�s l'�ge de vingt ans; et si suis venu au monde avec les faits et aventures; et si y ai toujours pris grand plaisance plus que de tout autre chose.� Froissart (Jean) �tait n� � Valenciennes, en 1337; autant qu'on peut conjecturer par quelques-uns de ses vers, son p�re, appel� Thomas, �tait peintre d'armoiries. Tout jeune, il fut destin� � l'�tat eccl�siastique qui ne semblait gu�re pourtant dans le sens de sa vocation; car son humeur vagabonde �tait celle d'un ancien trouv�re. Il n'avait pas vingt ans lorsque �� la pri�re de son cher et seigneur et ma�tre messire Robert de Namur, chevalier seigneur de Beaufort�, il entreprit d'�crire l'histoire de son temps, mais envisag�e surtout au point de vue anecdotique et guerrier. La premi�re partie de ses r�cits ou _chroniques_, ayant un caract�re tout r�trospectif (de 1326 � 1340), ��tait fond�e et ordonn�e sur celles qu'avait jadis faites et rassembl�es v�n�rable homme et discret seigneur monseigneur Jehan le Bel� chanoine de Saint Lambert de Li�ge dont le livre manuscrit, retrouv�, il y a quelques ann�es seulement, par M. Polain, archiviste de la province de Li�ge, a �t� publi� en 1850. La premi�re partie de son travail termin�e, Froissart partit pour l'Angleterre afin de faire hommage du dit volume � la reine Philippa de Hainaut, femme du roi �douard III �laquelle liement et doucement le re�ut de lui et lui en fit grand profit... et Dieu m'a donn�, dit Froissart, tant de gr�ce que j'ai �t� bien de toutes les parties et des h�tels des rois, et par esp�cial de l'h�tel du roi d'Angleterre et de la noble reine sa femme, Madame Philippa de Hainaut, dame d'Irlande et d'Acquitaine... Ainsi, au titre de la bonne dame et � ses co�tages et aux co�tages de hauts seigneurs en mon temps, je cherchais la plus grande partie de la chr�tient�.� En effet, apr�s un court s�jour en Angleterre, il revint sur le continent, puis retourna � Londres, l'ann�e suivante (1362) o� la reine le fit clerc de sa chapelle, ce qui ne l'obligeait pas sans doute � r�sidence, car nous le voyons, en 1364, visitant l'�cosse; en 1366, il suit le prince de Galles (Prince Noir) � Bordeaux qu'il quitte pour retourner en Angleterre. En 1368, il passe en Italie avec le duc de Clarence, Lionel, et assiste, � Milan, aux f�tes du mariage de ce prince avec la fille de Gal�as Visconti. Libre alors, il visite successivement la Savoie, Bologne, Ferrare, Rome et revient par l'Allemagne en Flandre o� il pensait s'embarquer pour l'Angleterre quand la nouvelle de la mort de la reine vint modifier ses projets et il se r�solut � demeurer en Flandre. Nomm� � la cure de Lestines, il n'exer�a que peu de temps le minist�re; cette existence s�dentaire, toute remplie par des occupations s�rieuses, ne convenait aucunement � son humeur vagabonde, et r�signant ses fonctions curiales, il se remit � courir le monde. Nous le voyons tour � tour dans le Brabant, la Touraine, le Berry, le B�arn, l'Auvergne, la Hollande, etc, tant qu'enfin, vers 1390, il s'arr�te � Chimay. L�, riche de tous les mat�riaux si divers recueillis par lui dans ses continuelles p�r�grinations, il reprit la r�daction de sa _Chronique_, travail qui l'occupa plusieurs ann�es et dont il se d�lassait par la composition de ses po�sies. Il en forma tout un recueil qu'il fit magnifiquement copier, enluminer et relier afin de pouvoir l'offrir au roi d'Angleterre (1394), Richard, fils du prince de Galles et neveu par cons�quent d'�douard III et de Philippa de Hainaut. Le pr�sent, offert par Froissart lui-m�me venu dans ce but en Angleterre, fut re�u � merveille. �Et voulut voir le roi le livre que j'avais apport�.... Il l'ouvrit et regarda dedans, et lui plut, et plaire lui devait, car il �tait enlumin�, �crit et histori�, et couvert de vermeil velours � dix clous d'argent dor�s d'or, et roses d'or au milieu et � deux grands fermaux (fermoirs) dor�s, et richement ouvr�s au milieu de rosiers d'or.... et me fit tr�s bonne ch�re, pour la cause de ce que de ma jeunesse j'avais �t� clerc et familier au noble roi �douard son tayan (oncle) et � Madame Philippa de Hainaut, sa taye (tante); et fus un quart d'an en son h�tel; et quand je me d�partis de lui, ce fut � Windsor. � prendre cong�, il me fit par un chevalier donner un gobelet d'argent dor�, pesant deux marcs largement, et dedans cent nobles dont je valus mieux depuis tout mon vivant. _Et suis moult tenu � prier pour lui._� On remarquera cette derni�re phrase soulign�e par nous � dessein; car elle prouve que, par une contradiction peu rare alors, et qui est, h�las! de tous les temps, le po�te historien trouvait moyen d'accommoder et de concilier une vie parfois assez mondaine avec l'esprit religieux. La th�orie �tait parfaite encore que la pratique laiss�t souvent � d�sirer. C'est l� le caract�re de ses ouvrages qui nous charment dans le vieil idiome par la vivacit� des tableaux, la v�rit� des portraits, l'entrain de la narration toujours anim�e qui refl�te si bien la physionomie du si�cle, mais sans autre pr�occupation, ce semble, que de peindre ce que voit l'auteur et comme il le voit, c'est-�-dire en s'arr�tant aux apparences, � la surface brillante, mais sans trop aller au fond des choses. Lui pr�tre, il �crit comme pourrait le faire un lettr� du monde, un joyeux et vaillant chevalier. Dans ses _Chroniques_, il faut chercher l'agr�ment, le plaisir qui r�sulte de la description pittoresque des moeurs du temps, de la vari�t� des �pisodes, de d�tails curieux cont�s avec gr�ce et na�vet�, plut�t que la s�v�re appr�ciation des faits et ces graves r�flexions qui donnent � l'histoire m�me des temps mauvais sa moralit�. Comme l'a dit fort bien un �crivain d�j� cit�: �En racontant la vie de Froissart, nous avons fait conna�tre le caract�re de son ouvrage; ce n'est pas une histoire s�rieuse, � la fois impartiale et nationale, telle que l'a �crite le Religieux de Saint-Denis, c'est un tableau brillant et artificiel du quatorzi�me si�cle... Il est indiff�rent aux souffrances du peuple et r�serve ses complaisants r�cits pour les combats et f�tes des seigneurs. Il prend �galement ses h�ros en Angleterre et en France, mais toujours parmi les nobles, et il ne leur demande que du courage, de la lib�ralit�, l'amour des lettres, fort dispos� d'ailleurs � leur pardonner tous les exc�s. En un mot, une moralit� �lev�e manque tout � fait � ces charmantes peintures[96].� Pourtant dans son Prologue Froissart avait dit excellemment: �.... Je veux traiter et recorder histoire et mati�re de grande louange. Mais ainsi que je la commence, je requiers au Sauveur de tout le monde, qui de n�ant cr�a toutes choses, qu'il veuille cr�er et mettre en moi sens et entendement si vertueux que ce livre que j'ai commenc� je le puisse continuer et pers�v�rer en toute mati�re que tous ceux et celles qui le liront, verront et orront y puissent prendre esbatement et plaisance et je enchoir en leur gr�ce.... Donc, pour ainsi atteindre et venir � la mati�re que j'ai entreprise de commencer, premi�rement par la gr�ce de Dieu et de la benoite Vierge Marie dont tout confort et avancement viennent, je me veux fonder et ordonner sur les vraies chroniques jadis faites et rassembl�es par v�n�rable homme et discret seigneur monseigneur Jehan le Bel, chanoine de Saint-Lambert de Li�ge, qui grand'cure et toute bonne diligence mit en cette mati�re.� C'est bien l� le langage de l'historien chr�tien et cet admirable programme on peut regretter que l'auteur ne s'en soit pas assez souvenu dans le cours de son travail, car le livre ne perdrait certes pas � nos yeux s'il �tait toujours, comme le voulait Jacques Amyot, �une lecture qui d�lecte et profite � la fois.� Un esprit plus fortement chr�tien donnerait tout autrement d'�l�vation et de vigueur � la pens�e, en m�me temps qu'une �me plus largement sympathique aux douleurs humaines communiquerait plus souvent � la narration cette grandeur et cette �motion qui rendent si path�tique le r�cit du d�vouement des bourgeois de Calais. Dommage que ce r�cit soit trop long, car nous aurions eu plaisir � le citer tout entier. D�tachons-en quelques pages seulement. �Si (or) vint messire Gautier de Mauny et les Bourgeois de Calais (Eustache de Saint Pierre, Jean d'Aire, Jacques de Vissant, Pierre de Vissant et les deux autres), et descendit en la place et puis s'en vint devers le roi et lui dit: �Sire, voici la repr�sentation de la ville de Calais, � votre ordonnance. �Le roi se tint tout coi et les regarda moult fellement (cruellement), car moult h�ait (haissait) les habitants de Calais pour les grands dommages et contraires que au temps pass� sur mer lui avaient faits. Ces six bourgeois se mirent tant�t � genoux devant le roi, et dirent ainsi en joignant leurs mains: �Gentil sire et gentil roi, veez-nous (voyez-nous) cy six qui avons �t� d'anciennet� bourgeois de Calais et grands marchands: si vous apportons les clefs de la ville et du chastel de Calais et les rendons � votre plaisir et nous mettons en tel point que vous voyez, en votre pure volont�, pour sauver le demeurant du peuple de Calais, qui a souffert moult de gri�vet�s. Si veuillez avoir de nous piti� et merci par votre tr�s haute noblesse. �Certes il n'y eut adonc en la place seigneur, chevalier, ni vaillant homme qui se p�t abstenir de pleurer de droite piti�, ni qui p�t de grand'pi�ce (de longtemps) parler. Et vraiment ce n'�tait pas merveille; car c'est grand'piti� de voir homme d�choir, et �tre en tel �tat et danger. Le roi les regarda tr�s ireusement (avec col�re), car il avait le coeur si dur et si �pris de grand courroux qu'il ne put parler. Et quand il parla, il commanda qu'on leur coup�t tant�t les t�tes[97]. Tous les barons et chevaliers, qui l� �taient, en pleurant pri�rent si acertes que faire pouvaient au roi qu'il en voulut avoir piti� et mercy; mais il n'y voulait entendre. �.... Adonc fit grande humilit� la reine d'Angleterre, qui �tait durement enceinte et pleurait si tendrement de piti� qu'elle ne se pouvait soutenir. Si se jeta � genoux pardevant le roi son seigneur et dit ainsi: �Ha! gentil sire, depuis que je repassai la mer en grand p�ril, si comme vous savez, je ne vous ai rien requis ni demand�: or, vous prie-je humblement et requiers en propre don que, pour le fils de Sainte Marie et pour l'amour de moi, vous veuillez avoir de ces six hommes merci. �Le roi attendit un petit � parler et regarda la bonne dame sa femme qui pleurait � genoux moult tendrement; si lui amollia (amollit) le coeur, car envis (malgr� soi) l'eut courrouc�e au point o� elle �tait; si dit: �Ha! dame, j'aimerais trop mieux que vous fussiez autre part qu'ici. Vous me priez si acertes (fort) que je ne le vous ose �conduire (refuser); et combien que je le fasse envis, tenez, je vous les donne, si en faites � votre plaisir. �La bonne dame dit: �Monseigneur, tr�s grand merci.� Lors se leva la reine et fit lever les six bourgeois et leur �ter les chevestres (cordes) d'entour leur cou, et les emmena avec elle en sa chambre et les fit rev�tir et d�ner tout � l'aise, et puis donna � chacun six nobles, et les fit conduire hors de l'ost (arm�e) � sauvet�.� Tout cela est admirable et, dans les historiens les plus renomm�s de l'antiquit�, je ne sais pas beaucoup d'�pisodes qui vaillent celui-ci. Une citation encore, non moins int�ressante quoique d'un genre diff�rent: �V�rit� fut selon la fame (renomm�e) qui courait, que le roi de Navarre (Charles-le-Mauvais), du temps qu'il se tenait en Normandie et que le roi de France (Charles V) �tait duc de Normandie, il le voulut faire empoisonner; et re�ut le roi de France le venin; et fut si avant men� que tous les cheveux de la t�te lui churent, et tous les ongles des pieds et des mains, et devint aussi sec qu'un b�ton, et n'y trouvait-on point de rem�de. Son oncle, l'empereur de Rome, ou�t parler de sa maladie; si (or) lui envoya tant�t et sans d�lai un ma�tre m�decin qu'il avait de lez (pr�s de) lui, le meilleur ma�tre et le plus grand en science qui f�t en ce temps au monde, ni que on s�t ni conn�t, et bien le voyait-on par ses oeuvres. Quand ce ma�tre m�decin fut venu en France de lez le roi, qui lors �tait duc de Normandie, et il eut la connaissance de sa maladie, il dit qu'il �tait empoisonn� et en grand p�ril de mort. Si fit adonc, en ce temps, de celui qui puis fut roi de France, la plus belle cure dont on put ou�r parler; car il amortit en tout ou en partie le venin qu'il avait pris et re�u; et lui fit recouvrer cheveux et ongles et sant�, et le remit en point et en force d'homme parmi ce que, tout petit � petit, le venin lui issait et coulait par une petite fistule qu'il avait au bras. Et � son d�partement, car on ne put le retenir en France, il donna une recette dont on userait tant qu'il vivrait. Et bien dit au roi de France et � ceux qui de lez lui �taient: �Si tr�s t�t que cette petite fistule laira (cessera) de couler et s�chera, vous mourrez sans point de rem�de, mais vous avez quinze jours au plus de loisir pour vous aviser et penser � l'�me. Bien avait le roi de France retenu toutes ces paroles; et porta cette fistule vingt-trois ans, laquelle chose par maintes fois l'avait fort �bahi... Si quand cette fistule commen�a � s�cher et non couler, les doutes (craintes) de la mort lui commenc�rent � approcher. Si ordonna, comme sage homme et vaillant qu'il �tait, toutes ses besognes.� (Froissart: Livre II.) Froissart mourut � Chimay vers 1410. D'apr�s un vieux manuscrit d�couvert dans cette ville: �Son corps est ensepultur� � Chimay, en la chapelle o� sont les fonts baptismaux.� Apr�s sa mort, on fit beaucoup de vers � sa louange, nous citerons seulement une de ces pi�ces en fa�on d'�pitaphes. HONORARIUM. Gallorum sublimis honos et fama tuorum, Hic, Froissarde, jaces, si mod� fort� jaces. Histori� vivus studuisti reddere vitam, Defuncto vitam reddet at illa tibi. �Froissart, qui fut la gloire et l'honneur des Gaules, g�t ici, suppos� qu'il soit mort. Vivant, � Froissart, tu t'�tudiais � rendre la vie � l'histoire, et celle-ci, quand tu n'es plus, fait de m�me pour toi.� Froissart n'�tait pas seulement prosateur excellent mais aussi po�te distingu�. D'ailleurs, sa verve s'exer�ait trop volontiers, � la fa�on de P�trarque, sur les sujets chers alors comme aujourd'hui aux faiseurs de romans et romances. Voici d'une de ses meilleures pi�ces un fragment comme �chantillon de sa mani�re: Ce fut au joli mois de may, Je n'eus doubtance ni esmai (effroi) Quand j'entray en un jardinet. Il estoit assez matinet, Un peu apr�s l'aube crevant (croissant) Nulle riens ne m'alloit gresvant (pesant), M�s (mais) toute chose me plaisoit Pour le joli temps qu'il faisoit, Et estoit apparent dou (de) faire. ......... Je me tenois en un moment Et pensois au chant des oiseauls, En regardant les arbriseaus, Dont il y avait grant foison, Et estoie sous un buisson Que nous appelons aube-espine Qui devant et puis l'aube espine; Mes la flour (fleur) est de tel (telle) noblesse. Que la pointure petit blesse; ......... Tout envi que l� me seoie (seyais) Et que le firmament veoie (voyais) Qui estoit plus clair et plus pur Que ne soit argent ne azur, En un penser je me ravis..... [96] _Biographie Universelle_, article _Froissart_. [97] Quel monstrueux abus de la victoire! La guerre �tait plus inhumaine alors qu'aujourd'hui. DES GENETTES Tout le monde conna�t la belle gravure d'_Hippocrate refusant les pr�sents du roi Artaxerc�s_, gravure faite d'apr�s le tableau de Girodet-Trioson. Il est dans la vie de notre illustre contemporain Des Genettes, plusieurs traits dignes assur�ment d'une bien autre admiration et qui, plus encore que le magnanime refus du m�decin grec, m�ritaient d'�tre popularis�s par la peinture et la gravure. Mais en �tait-il besoin alors que les plus glorieux sont encore dans la m�moire de tous? Qui ne sait par exemple l'h�ro�que, l'infatigable d�vouement de Des Genettes comme m�decin en chef de l'arm�e pendant l'exp�dition d'�gypte. �� peine arriv� en �gypte, disent les biographes[98], il ne tarda pas � se trouver aux prises avec la peste; cette maladie terrible et myst�rieuse, qui semble se propager surtout par l'effroi qu'elle inspire, fut combattue avec un merveilleux succ�s par le docteur Des Genettes au moyen des plus sages prescriptions hygi�niques, au besoin par une th�rapeutique hardie et savante, et toujours en agissant avec force sur le moral des malades et sur l'imagination de tous. � la fin du si�ge de Saint-Jean d'Acre, lorsque le fl�au exer�ait de tels ravages dans l'arm�e de Syrie qu'on voyait d�faillir les plus intr�pides courages, comprenant qu'un grand exemple �tait n�cessaire pour rendre un peu de calme et de confiance aux soldats que d�moralisait la terreur, pour les faire douter au moins du caract�re contagieux de la maladie, au milieu de l'h�pital, M. Des Genettes trempa une lancette dans le pus d'un bubon et se fit deux piq�res dans l'aine et pr�s de l'aisselle, exp�rience incompl�te a-t-il dit plus tard, et qui fait seulement voir que les conditions n�cessaires pour que la contagion ait lieu ne sont pas d�termin�es.� Un autre jour, � la suite d'une conversation qu'il avait eue avec Berthollet soutenant que les miasmes pestilentiels se transmettent surtout par la salive, il se rend avec son ami dans la salle des malades. Un de ces derniers, moribonds d�j�, voyant approcher de son lit le m�decin, se soul�ve par un supr�me effort et lui tend son verre dans lequel restait une partie de la potion ordonn�e et demande au docteur de la partager avec lui. �Donnez!� dit Des Genettes qui prend le verre des mains du pestif�r� et le vide sans sourciller: �Action, dit le docteur Pariset, qui donna une lueur d'espoir au mourant, mais qui fit p�lir et reculer d'horreur tous les assistants: seconde inoculation, plus redoutable que la premi�re, de laquelle Des Genettes semblait lui-m�me tenir peu de compte[99].� Mais revenons � l'ordre chronologique et � la biographie. Des Genettes (R�n�-Nicolas Dufriche, baron) naquit � Alen�on en 1762. Sa famille (les Dufriche et les Valaz�) �tait originaire d'Ess�e, joli bourg situ� entre Seez et Alen�on. Il commen�a ses �tudes classiques au coll�ge de cette derni�re ville et les acheva � Paris dans la maison de Sainte-Barbe. Peu de temps apr�s sa sortie, il lui �chut un h�ritage, et cette fortune inesp�r�e lui permit d'employer quelques ann�es en voyages. Apr�s un s�jour en Angleterre, il se rendit en Italie o� il se lia avec les professeurs les plus distingu�s des universit�s, et notamment le docteur Paul Mascagni. Les voyages ne l'avaient pas d�tourn� des �tudes m�dicales vers lesquelles l'entra�nait sa vocation puisque, � son retour en France, il se rendit imm�diatement � Montpellier o� il fut re�u docteur apr�s un brillant examen. Faut-il croire � l'exactitude du portrait que nous fait de Des Genettes � cette �poque un biographe qui, contrairement � tous les autres, para�t assez peu sympathique � l'illustre m�decin? �Des Genettes avait alors vingt-sept ans. Bien fait de sa personne, d'un esprit mordant et ironique et d'une physionomie saisissante, lib�ral par temp�rament quoique assez fier de sa gentilhommerie, fort disert, d�monstratif et enjou�; peu scrupuleux en fait d'�pigrammes et de m�disances, faisant le portrait sans att�nuer les d�fauts et joignant le talent du mime � celui du causeur; habile � improviser l'anecdote sans jamais taire ni les dates ni les noms propres, ce qui allait fr�quemment jusqu'� la personnalit�, Des Genettes fr�quentait non-seulement les cercles du monde, mais les personnages haut plac�s dont sa fa�on de parler tr�s-accentu�e et son verbe �lev� aiguillonnaient singuli�rement la curiosit� et l'attention[100].� J'ai peur qu'il n'y ait dans ce portrait plus de fantaisie et de parti pris que de v�rit�; dans tous les cas, Des Genettes, corrig� par l'exp�rience et la r�flexion, pensait et surtout agissait bien diff�remment plus tard lui qui disait dans son _�loge de Hall�_: �M. Hall� avait des volont�s bien prononc�es d�s que cela devenait n�cessaire. Ce n'�tait point de l'obstination mais du vrai caract�re. Quand il entendait m�dire, il souriait finement et souvent avec d�dain; plus souvent il d�tournait la t�te pour se boucher les oreilles. Quand il entendait calomnier des gens de bien, d�pr�cier des services �minents, attaquer les institutions utiles et recommandables, c'�tait bien autre chose. En effet, lorsqu'il �prouvait des mouvements d'indignation, sa voix s'animait tout � coup, les expressions les plus heureuses accouraient en foule pour seconder sa pressante dialectique, et il s'�levait � une �loquence d'autant plus persuasive qu'elle jaillissait de son coeur.� Voil� certes un noble langage, et qui r�pond victorieusement � ce qu'on a lu plus haut. Au mois de mars de l'ann�e 1793, Des Genettes, par l'entremise de Thouret, directeur de l'�cole de sant� et dont plus tard il �pousa la fille, obtint un brevet de m�decin militaire, et tout aussit�t il quitta Paris pour se rendre � son poste en Italie. �Il y passa trois ann�es, servit sous plusieurs g�n�raux, et comme il montra du z�le et surtout de l'humanit�, un esprit capable et prompt, un caract�re r�solu, il obtint bient�t l'estime de ses chefs, la confiance du soldat, le respect m�me des �trangers, et ce fut de l'assentiment de tous qu'il franchit les grades interm�diaires: d�s 1794, c'est-�-dire apr�s une ann�e de service, il �tait d�j� m�decin en chef de l'arm�e.� Ainsi s'exprime le biographe cit� plus haut qui, quoique peu dispos�, ce semble, � la sympathie, parle comme ses confr�res (avec moins de chaleur sans doute) et ne peut se refuser � rendre t�moignage � la v�rit�. Des Genettes se rencontra � Nice avec Bonaparte, plus jeune que lui de quelques ann�es, et qui fut prompt � l'appr�cier; car lorsqu'ils se s�par�rent, le jeune g�n�ral lui dit: ��tudiez tous les d�tails d'une arm�e; j'en profiterai plus tard, vous aussi.� En effet, l'exp�dition d'�gypte r�solue, Bonaparte nomma Des Genettes m�decin en chef de l'arm�e, et comme on l'a vu d�j�, il n'eut point � le regretter. �D�s son entr�e dans la contr�e nouvelle, dit le docteur Pariset, qui lui-m�me visita l'�gypte, apr�s avoir r�parti ses collaborateurs sur les diff�rents points que devaient occuper nos armes, son premier soin fut de les inviter, par une instruction, � l'�tude des lieux, des hommes, des travaux, des aliments, etc. De l� sont n�es les curieuses topographies et les notes et les m�moires qu'il a publi�s dans son ouvrage (_Histoire m�dicale de l'arm�e d'Orient_) sous les noms de leurs auteurs; car loin de tenir dans l'ombre les savants et courageux m�decins de l'arm�e d'�gypte, il aimait � les parer de leurs talents, comme il aimait � reconna�tre et � proclamer leurs services.� Des Genettes, apr�s le d�part de Bonaparte, resta en �gypte avec Kl�ber, son ami, dont la statue occupa toujours une place d'honneur dans sa biblioth�que. De retour en France seulement vers 1801, il fut nomm� m�decin en chef de l'h�pital du Val-de-Gr�ce, puis inspecteur g�n�ral du service de sant� des arm�es. Envoy� en Espagne en 1805, pour �tudier l'�pid�mie qui, l'ann�e pr�c�dente, avait fait de cruels ravages � Cadix, Malaga et Alicante, il suivit les arm�es fran�aises en Prusse, en Pologne, en Autriche, �o� il fit preuve du plus rare talent joint au plus sinc�re d�vouement� dit Feller. Dans cette d�sastreuse campagne de 1812, fait prisonnier pendant la retraite, il �crivit � l'empereur Alexandre pour demander sa libert� en invoquant la bienveillance que pourraient lui m�riter les services rendus par lui aux bless�s de toutes les nations. Alexandre effa�a sur la demande le mot _bienveillance_ qu'il rempla�a par celui de _reconnaissance_, et Des Genettes, rendu � la libert�, fut reconduit aux avant-postes fran�ais avec une garde d'honneur. Alexandre sans doute n'ignorait pas la fermet� dont Des Genettes avait fait preuve tout r�cemment dans l'int�r�t de l'humanit� vis-�-vis de l'empereur Napol�on. Celui-ci, apr�s l'entr�e des Fran�ais dans Moscou, eut l'id�e de transformer en caserne un hospice destin� aux Enfants-Trouv�s. Des Genettes en est averti; aussit�t il se pr�sente � l'empereur et r�clame avec �nergie contre la mesure projet�e. Sous le coup de son �motion, � ce qu'on raconte, il termine en disant: �Si les soldats prennent la place des malheureux orphelins, que deviendront ces derniers? Ne se trouveront-ils pas sans asile et ne vous exposez-vous pas, sire, � ce que la post�rit� plus tard parle de vous comme elle fait d'H�rode. --H�rode! r�pond l'empereur non sans quelque �tonnement! Qu'a-t-il � faire ici et � quoi cela pourrait-il ressembler? --Au Massacre des Innocents! reprend hardiment le m�decin en chef. --Vous avez raison, dit l'empereur apr�s un court silence. Je vais donner l'ordre que ce projet n'ait pas de suite. Apr�s la bataille de Leipsick, Des Genettes, forc� de se renfermer dans la citadelle de Torgau, ne revint en France qu'au mois de mai 1814. � cause de ses ant�c�dents et par suite de certaines intrigues surtout, sa situation devint difficile et peu s'en fallut que sa chaire de professeur adjoint de physique m�dicale et d'hygi�ne � la Facult� ne lui f�t enlev�e. Louis XVIII cependant, qui ne partageait point les rancunes des bureaux, nomma Des Genettes commandeur de la L�gion d'Honneur; et plus tard, en 1819, il voulut qu'il f�t partie du conseil de sant� des arm�es, bien que Des Genettes se f�t trouv� � Waterloo comme m�decin en chef de l'arm�e et de la Garde imp�riale. Quelques mois avant la mort de Napol�on, il fut officiellement charg� de d�signer les m�decins qui devaient se rendre � Sainte H�l�ne. Ces t�moignages r�it�r�s et m�rit�s de confiance permettent de croire que sa destitution en 1823, comme professeur, fut la suite d'un regrettable malentendu comme l'affirment les r�dacteurs de la _Nouvelle Biographe g�n�rale_, et de l'_Encyclop�die des Gens du monde_, apr�s Rabbe et Boisjolin qui �crivaient en 1834: �Un l�ger tumulte, foment� par des individus �trangers � la Facult� eut lieu � l'occasion d'un discours[101] qu'il pronon�a pour la rentr�e de l'�cole. Ce tumulte, qui certes n'avait rien de s�ditieux, servit de pr�texte � la dissolution momentan�e de l'�cole et � sa r�organisation pr�par�e de longue main[102].� M. Is. Bourdon qui, dans la _Biographie universelle_, comme nous l'avons dit, contrairement aux autres biographes, juge son confr�re avec plus de s�v�rit� que de sympathie, contredit Rabbe et Boisjolin dans les termes suivants: �Des Genettes vint ensuite qui, loin de les calmer, ne fit qu'exasp�rer les passions haineuses de l'assembl�e. Une phrase o� l'imprudent orateur faisait allusion � la fin chr�tienne du docteur Hall�, fut r�p�t�e par lui jusqu'� trois fois en la commentant par des gestes aux marques croissantes d'une improbation scandaleuse. Jamais mauvaise com�die ne mit en jeu tant de sifflets.� Il est difficile de ne pas douter un peu de la parfaite exactitude de ce langage o� l'on sent, � travers la formule embarrass�e et �nigmatique, je ne sais quelle pointe d'aigreur. Cette opinion para�t plus vraisemblable si l'on rapproche le commentaire du passage incrimin� tel qu'il se trouve dans le texte original et dans lequel je cherche en vain l'ombre de l'ironie ou de la raillerie. �Nous croirions manquer � la m�moire de M. Hall� (interruption), nous croirions la trahir (interruptions prolong�es); vous auriez le droit de me traiter comme un l�che (profond silence et attention g�n�rale), si j'appr�hendais de dire hautement ici que M. Hall� eut des sentiments de religion aussi sinc�res que profonds. Comme Pascal, il s'an�antissait devant la grandeur de Dieu; une teinte de l'�me de F�nelon �moussait en lui le rigorisme; et comme il se croyait sans mission pour amener les autres � ses opinions, il se borna � pr�cher d'exemple[103].� J'estime que, bien loin d'accuser l'orateur d'_imprudence_, on ne pouvait que le louer de la franchise et de la nettet� de son langage. On a d'autant plus lieu de croire qu'il �tait sinc�re et que la passion des auditeurs, seule, interpr�tait son langage en sens contraire, que la conduite de Des Genettes ne le d�mentit point � l'instant solennel, M. Is. Bourdon lui-m�me le proclame loyalement: �Quelle qu'e�t �t� son opinion, quinze ans plut�t, sur la foi docile de Hall�, son coll�gue de chaire, sa fin ne fut ni moins r�sign�e, ni moins exemplaire et chr�tienne, tant l'esp�rance en Dieu, tant la foi sont un rapprochement digne des grands esprits.� En d�pit de sa vie agit�e et occup�e, l'illustre docteur a laiss� de nombreux �crits relatifs � la science m�dicale et aussi des _M�moires_ dont deux volumes seulement ont �t� publi�s et que sa mort, arriv�e en 1837 (2 f�vrier), ne lui permit pas de terminer. Il �tait alors, et depuis 1832, m�decin en chef des Invalides. L'empereur l'avait cr�� baron en 1809 et, �il n'avait garde de l'oublier, lui qui e�t renonc� � toute son hygi�ne plut�t qu'� sa noblesse, il est vrai, fort m�rit�e� dit toujours avec le m�me accent le r�dacteur presque narquois de la _Biographie universelle_ qui ne para�t point du tout d�sireux d'apporter sa pierre au pi�destal de notre h�ros. Parlant de lui comme professeur, il �crit: �Des Genettes �tait moins �cout� qu'applaudi, car sa mimique �tait mieux comprise que sa parole. Aux examens il �tait fier de son latin en effet �l�gant et facile; et il posait ses questions avec autant d'esprit que d'autorit�, toujours plus occup� de l'auditoire que des candidats, et dispensant ceux-ci de toute r�ponse par de longs et brillants monologues o� il excellait. �Laissez-moi parler, leur disait-il, vous gagnerez � vous taire. En parlant, je vous instruis, et pr�serve votre vanit� du remords d'une mauvaise r�ponse.� �Il �tait le m�me � l'Acad�mie toujours personnel et blessant.... Trop conteur pour administrer sagement et pour bien conclure, sa vie enti�re ne fut pour ainsi dire qu'une longue narration, y compris le temps o� il fut maire du 10e arrondissement de Paris.� � ces affirmations ayant un peu l'air d'accusations sous la forme d'�pigrammes, mais dont l'exag�ration m�me att�nue beaucoup la port�e, nous opposerons le jugement formul� ant�rieurement par Rabbe et Boisjolin dont la _Biographie Nouvelle_, l'_Encyclop�die des Gens du monde_, etc, se font les �chos: �Nous n'aurions fait conna�tre que tr�s imparfaitement M. Des Genettes, si nous ne parlions pas de ses talents comme professeur. Ses cours � la Facult� �taient des mod�les de clart� et de m�thode, pleins d'id�es neuves et saillantes. Comme orateur, il se distingue par une familiarit� originale et piquante. Dans ses divers discours � la Facult�, dans les discussions journali�res de l'Acad�mie de M�decine, il a constamment fait preuve d'une grande sagacit� de raisonnement jointe au charme d'une �locution facile et anim�e. Son langage est remarquable surtout par _cette observation de toutes les convenances, ce tact_ que donnent seules, m�me � un homme d'esprit, la vari�t� des connaissances et des relations sociales distingu�es.� Il y a l�, ce semble, l'accent de la v�rit�, et volontiers on applaudit aux biographes quand ils disent: �Des Genettes a rendu son nom c�l�bre en France et en Europe par de belles actions, de savants ouvrages, de glorieux services rendus � l'humanit�, et par son habilet� sup�rieure dans l'administration hygi�nique et m�dicale des arm�es.� [98] _Biographie des Contemporains_, _Nouvelle Biographie_, _Biographie de Feller_, _etc._ [99] Pariset--�loge de Des Genettes. [100] Is. Bourdon.--_Biographie universelle._ [101] _�loge de Hall�._ [102] _Biographie universelle et portative des Contemporains._ [103] _�loge de M. Hall�_, in 8�, 1823. GEOFFROY-MARIE Cette rue fut ouverte en 1842 seulement, sur les terrains dits de la Boule-Rouge, appartenant � l'H�tel-Dieu de Paris, en vertu d'une donation fort ancienne faite par _Geoffroy_ cordonnier � Paris, et _Marie_, son �pouse, lesquels, d'apr�s le contrat, � la date du mois d'avril 1261[104], ont c�d� _aux pauvres_ de l'H�tel-Dieu une pi�ce de terre de huit arpents situ�e vis-�-vis la grange qui est appel�e la _Grange-Batailli�re_; plus un arpent et demi de vignes, sis en trois pi�ces dans la censive de Saint Germain-des-Pr�s (avec r�serve de l'usufruit); plus _quarante sols parisis_ de rente annuelle et perp�tuelle � prendre sur une maison appartenant auxdits sieur et dame. �En r�compense de quoi, dit le contrat, les Fr�res dudit H�tel-Dieu ont conc�d� � toujours auxdits Geoffroy et Marie la participation, comme ils l'ont eux-m�mes, aux pri�res et aux bienfaits qui ont �t� faits et se feront � l'avenir au susdit H�tel-Dieu. Et aussi ont promis lesdits Fr�res de donner et fournir, en r�compense de ce qui pr�c�de, auxdits Geoffroy et Marie, pendant leur vie et au survivant d'eux, tout ce qui sera n�cessaire pour la _nourriture et l'habillement_ � la mani�re des Fr�res et des Soeurs dudit H�tel-Dieu, quelle que soit leur mani�re d'�tre et dans quelque �tat qu'ils deviennent et se trouvent.� Cet acte est int�ressant � rappeler sous plus d'un rapport: il fut pass� en plein moyen-�ge, dans ces temps si fort d�cri�s et souvent calomni�s par certains �crivains de peu de science ou de peu de bonne foi. Il montre la sollicitude dont les _pauvres_, ces membres souffrants de J�sus-Christ, �taient l'objet alors; car ce n'est pas � l'�tablissement, c'est aux pauvres m�mes, qu'on y soignait et entretenait en grand nombre, qu'est faite la donation; les bons Fr�res ne sont l� que leurs repr�sentants; c'est en leur nom qu'ils acceptent et aux conditions si touchantes qu'on a vues. Cet acte prouve encore que l'aisance, la richesse m�me, n'�taient point en ce temps, comme on est port� � le croire, le partage uniquement des classes sup�rieures, de la noblesse en particulier, puisque de petits bourgeois de Paris, en exer�ant une industrie assur�ment des plus modestes, avaient pu acqu�rir une fortune si consid�rable m�me pour l'�poque. Une partie de ces terrains, rest�s la propri�t� de l'hospice, fut vendue, au mois de novembre 1840, pour la somme �norme de 3,075,800 fr., � MM. Maufra et P�ne; ce dernier fut autoris�, par ordonnance royale du 10 janvier 1842, � ouvrir sur cet emplacement une rue nouvelle, dite rue _Geoffroy-Marie_, en souvenir du cordonnier et de sa femme, les anciens et g�n�reux donataires. On ne saurait trop applaudir � cet acte de gratitude pour les deux pauvres bourgeois du treizi�me si�cle, dont le bienfait si consid�rable, qui n'avait eu d'autre mobile que la charit�, remis en lumi�re et comme rajeuni par la publicit�, obtient ainsi apr�s tant d'ann�es sa r�compense temporelle, sans pr�judice de l'autre bien autrement pr�cieuse et qu'ont re�ue d�s longtemps sans doute _Geoffroy_ et _Marie_. [104] Sous le r�gne de Saint-Louis. FIN DU PREMIER VOLUME. TABLE PR�FACE v Amboise (cardinal d') 1 Amyot 9 Andrieux 22 Assas (d') et Desilles 26 Aubriot 32 Bailly (Sylvain) 36 Beaujon 52 Beethoven 54 Belsunce et Roze 74 B�ranger 94 Berthollet 98 Bossuet 107 Bourdaloue 130 Breguet 139 Bruy�re (Jean de la) 144 Bugeaud 153 Caffarelli 157 Chaise (La) 167 Charlemagne 173 Chateaubriand 176 Chauveau-Lagarde 191 Chevalerie 204 Cheverus (de) 210 Cochin 229 Colbert 233 Combes (Michel) 243 Commines 246 Condamine (La) 256 Corneille (Pierre) 272 Desaix 293 Dombasle 308 Dupuytren 323 �p�e (abb� de l') 339 F�nelon 351 Flamel (Nicolas) 374 Fontaine (Jean de La) 380 Froissart 405 Genettes (Des) 417 Geoffroy-Marie 428 FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME. CAMBRAI.--IMPRIMERIE DE A. R�GNIER-FAREZ, PLACE-AU-BOIS, 28. End of Project Gutenberg's Les rues de Paris, (1/2), by M. Bathild Bouniol *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUES DE PARIS, (1/2) *** ***** This file should be named 31746-8.txt or 31746-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/1/7/4/31746/ Produced by Adrian Mastronardi, Jean-Adrien Brothier and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.