The Project Gutenberg EBook of La vie de Rossini, tome I, by Marie-Henri Beyle (Stendhal) This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La vie de Rossini, tome I Author: Marie-Henri Beyle (Stendhal) Release Date: January 15, 2010 [EBook #30977] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE DE ROSSINI, TOME I *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
LE LIVRE DU DIVAN
I
�TABLISSEMENT DU TEXTE ET PR�FACE PAR
HENRI MARTINEAU
PARIS
LE DIVAN
37, Rue Bonaparte, 37
MCMXXIX
I
CETTE �DITION A �T� TIR�E A 1.825 EXEMPLAIRES: 25 EXEMPLAIRES NUM�ROT�S DE I A XXV SUR PAPIER DE RIVES BLEU ET 1.800 EXEMPLAIRES NUM�ROT�S DE 1 A 1.800 SUR VERG� LAFUMA.
EXEMPLAIRE N� 418
Laissez aller votre pens�e
comme cet insecte qu'on
l�che en l'air avec un fil �
la patte.
Socrate. Nu�es d'Aristophane.
La Vie de Rossini parut en France vers la fin de mai 1824, chez Auguste Boulant et Cie, libraires � Paris, rue du Battoir.
Cette m�me ann�e, Beyle fit tirer un autre titre avec la mention: seconde �dition, titre qui contenait du reste une faute d'impression, car on ne voyait qu'un s � Rossini. Un carton de quatre pages donnant une notice sur la vie et les ouvrages de Mozart avait en outre �t� gliss� entre la pr�face et l'introduction de cette pseudo seconde �dition.
Le livre, favorablement accueilli, suscita � ce point la curiosit� du public qu'il amena l'�puisement de la premi�re �dition, en un volume, de Rome, Naples et Florence en 1817. Sa propre vente fut �galement fort honorable, mais il demeurait cependant des exemplaires de cet ouvrage chez les libraires, en 1834, puisque Beyle le faisait annoncer encore � cette date en m�me temps qu'il se pr�occupait d'activer la vente de tous ses premiers livres. Nulle autre �dition non plus n'en fut donn�e avant celle des œuvres compl�tes chez Michel-L�vy, en 1854. Celle-ci, constamment r�imprim�e depuis lors, �tait seule dans le commerce jusqu'au jour o�, dans la collection Champion, parut en 1923, gr�ce aux soins particuli�rement heureux de M. Henry Pruni�res, l'�dition critique en deux volumes que cette œuvre m�ritait.
Fid�le � mon plan, j'ai suivi dans la pr�sente �dition le texte original, tout en en corrigeant les fautes typographiques, les lapsus �vidents, et souvent la ponctuation. A la suite de M. Pruni�res, et en me servant de ses recherches, j'ai r�tabli fr�quemment le texte correct des citations: on sait que Stendhal citait toujours de m�moire et de fa�on fort inexacte. Pour les erreurs de fait qu'il a parfois commises, je n'avais pas � les rectifier et � y substituer ma le�on: les dictionnaires sont l� pour venir en aide aux lecteurs. Je me suis content� d'indiquer en note les fautes trop marquantes. Ainsi aurai-je sans doute r�ussi � offrir un texte convenable non seulement aux d�v�ts, peut-�tre un peu clair-sem�s, de Rossini, mais aux fid�les de Stendhal moins soucieux du grand compositeur italien, que de l'�me m�lomane que r�v�le � chaque page de ce recueil l'auteur de la Chartreuse.
*
* *
Stendhal attribue volontiers son go�t pour la musique � cette origine italienne qu'il voul�t toujours et assez sp�cieusement se reconna�tre: les Gagnon, ses anc�tres maternels, seraient descendus, d'apr�s une tradition familiale, d'un Guadagni qui s'�tait autrefois r�fugi� � Avignon apr�s avoir en Italie assassin� un homme. Mais, comme il se voit, ses dispositions h�r�ditaires avaient saut� quelques g�n�rations, car le jeune Beyle �tait n�, il en fait encore l'aveu, �dans une famille essentiellement inharmonique.� Si haut qu'il remonte dans ses souvenirs il ne trouve durant toute son enfance d'autres plaisirs musicaux que les cloches de la paroisse Saint-Andr�, le bruit de la pompe de la place Grenette quand les servantes, le soir, puisaient l'eau avec une grande barre de fer, et aussi une fl�te dont un commis marchand jouait sur cette m�me place, au quatri�me �tage d'une maison voisine.
En dehors de ces sensations un peu brutes, et, chronologiquement, apr�s elles, l'ou�e du jeune Beyle n'est r�ellement enchant�e que lorsqu'il entend le Trait� Nul de Gaveau, qu'il devait juger plus tard �si sautillant, si filet de vinaigre, si fran�ais�, mais dont il raffole toute une saison aux alentours de sa quinzi�me ann�e. Encore est-il croyable que cet op�ra lui pla�t surtout parce que Mlle Cubly qui le chante, le rend du m�me coup amoureux de l'amour. C'est moins le spectacle que la femme qu'il ch�rit; il nous le laisse explicitement entendre quand il ajoute que pour lui tous les mauvais petits op�ras du temps furent alors port�s au sublime.
La vraie r�v�lation de la musique lui reste encore � acqu�rir, du moins en soup�onne-t-il l'existence. Sa curiosit� est avertie, il s'inqui�te d'en savoir davantage. C'est environ l'�poque o� il obtient de sa famille de prendre un professeur de violon: un nomm� Mention, fort pauvre avec le cœur d'un artiste. Mais un jour que son �l�ve joue plus mal qu'� l'ordinaire, le ma�tre refuse de lui continuer son enseignement. Henri Beyle se transporte alors chez un allemand du nom d'Hoffmann qui tente vainement de lui enseigner la clarinette. Puis il se remet quelque peu au violon avec un M. Holleville. Plus tard il revient une derni�re fois � la clarinette quand en 1801, dragon en garnison � Bergame, il lui prend la fantaisie de demander des le�ons au chef de musique du 91e de ligne. Mais il a le bon sens de reconna�tre bient�t qu'il vaut mieux ne pas insister et il ne pousse pas cette derni�re exp�rience au del� de quelques semaines.
Auparavant il �tudia �galement la musique vocale � l'insu de ses parents chez un fort bon chanteur, pr�tend-il. Le r�sultat n'est pas meilleur, et il nous raconte tous ces insucc�s avec modestie: �J'avais horreur tout le premier des sons que je produisais. J'achetais des airs italiens, un entre autres o� je lisais Amore, ou je ne sais quoi, nell'cimento; je comprenais: dans le ciment, dans le mortier. J'adorais ces airs italiens auxquels je ne comprenais rien. J'avais commenc� trop tard. Si quelque chose e�t �t� capable de me d�go�ter de la musique, c'e�t �t� les sons ex�crables qu'il faut produire pour l'apprendre.�
Son bagage musical est donc fort l�ger quand soudain � Ivr�e, dans les derniers jours de mai 1800, venant � peine de p�n�trer en Italie, il assiste au Matrimonio Segreto et en re�oit une empreinte ineffa�able. En une soir�e, et pour la vie enti�re, Beyle comprend et sent la musique. D�sormais il ne cessera d'en �tre passionn�. Durant les dix-sept mois qu'il va s�journer en Lombardie, son plus doux passe-temps sera la Scala de Milan. Il garde de ces repr�sentations un tel souvenir que le cœur lui bat avec une cruelle et d�licieuse intensit� quand, de retour � Paris, un mot dans une conversation ou une gravure sur un mur ravivent soudain le regret de ces belles heures.
En France cependant, il est plus occup� de trag�die et de com�die que d'op�ra. Il ne sait n�anmoins se d�sint�resser de la musique et dans une lettre du 6 octobre 1807, il mande � sa sœur Pauline: �La musique me console de bien des choses; un petit air de Cimarosa que je fredonne d'une voix fausse me d�lasse de deux heures de paperasserie.�
A cette m�me sœur, la confidente fid�le de sa bonne et de sa mauvaise fortune, il raconte encore ce service en l'honneur de Haydn auquel il assiste � Vienne, en 1809, sans penser assur�ment qu'il consacrerait un jour un livre � ce grand musicien:
�Haydn s'est �teint ici il y a un mois environ; c'�tait le fils d'un simple paysan, qui s'�tait �lev� � l'immortelle cr�ation par une �me sensible et des �tudes qui lui donn�rent le moyen de transmettre aux autres les sensations qu'il �prouvait. Huit jours apr�s sa mort, tous les musiciens de la ville se r�unirent � Schotten-Kirchen pour ex�cuter en son honneur le Requiem de Mozart. J'y �tais, et en uniforme, au deuxi�me banc; le premier �tait rempli de la famille du grand homme: trois ou quatre pauvres petites femmes en noir et � figure mesquine. Le Requiem me par�t trop bruyant et ne m'int�ressa pas, mais je commence � comprendre Don Juan, qu'on donne en allemand, presque toutes les semaines, au th��tre de Wieden.�
L'Italie, que revoit Beyle en 1811, redevient tout naturellement pour lui la terre de la musique. Les impressions de sa dix-huiti�me ann�e se r�veillent d�s qu'il repose le pied dans cette divine Scala que l'�loignement m�me avait par�e de tant d'agr�ments. Il commence � avoir des id�es musicales arr�t�es; il a ouvert des livres d'histoire, il conna�t la biographie des principaux compositeurs et se vante de n'ignorer pas davantage � quelle date exacte se place l'apog�e de la musique. Cette assurance lui vient d'un ouvrage napolitain dont, il ne le dissimule point, il partage tr�s volontiers les opinions. Il l'utilisera du reste par la suite pour �crire la quatorzi�me de ses Lettres sur Haydn.
Rentr� en France, il s'oriente � nouveau vers la com�die, car il n'a point encore renonc� � devenir un autre Moli�re; mais il n'en fr�quente pas moins assid�ment les salles de musique. D'autant plus qu'il a pour ma�tresse, depuis 1811 et durant trois ann�es, la jeune chanteuse de musique italienne Ang�line B�reyter. Il devient � cette �poque un familier de l'opera-buffa o� cette aimable personne tient de petits r�les. Chaque soir elle vient s'�tablir dans son lit et il lui fait chanter les airs qu'il aime de Cimarosa et de Mozart. Ang�line a certainement eu �sa petite part dans les livres que Stendhal �crivit plus tard sur la musique�[1]. En ce temps, Beyle revient expr�s de Saint-Cloud � Paris pour assister � un acte du Matrimonio Segreto et souper d'un perdreau froid et d'une bouteille de champagne avec elle.
C'est sa p�riode de splendeur: il d�pense plus de trois mille francs par an pour les spectacles, les livres et les filles, il poss�de une cal�che, un cabriolet et deux chevaux. On le voit dans les restaurants � la mode parler haut avec un insupportable air de fat.
En quelques mois, � la chute de Napol�on tout s'�croule, mais ce cataclysme nous vaut un �crivain. Henri Beyle ayant perdu ses places se trouve des loisirs. Pour ne plus songer aux ennuis de sa situation et parce qu'il pense se procurer ainsi les ressources qui lui font cruellement d�faut, il imagine d'�crire un volume de biographie anecdotique.
Comment il compose au juste ces Lettres sur Haydn suivies d'une vie de Mozart et de consid�rations sur M�tastase qui virent le jour en 1814, jusqu'� quel point il d�marque Carpani pour la premi�re partie de son livre et diff�rents autres auteurs pour la suite, nous l'avons vu ailleurs[2]. Le fait est qu'il vient de consacrer un livre entier � la musique; et bien que la fortune de ce livre ait �t� assez peu brillante, l'auteur n'en est pas moins class� d�s lors, et bon gr� mal gr�, parmi les musicographes. Les rares personnes averties de son pseudonyme le tiennent pour tel et lui-m�me, quelque peu de penchant qu'il ait jamais eu � se prendre au s�rieux, se doit justement reconna�tre des id�es personnelles sur le sujet. Il ne d�sire que les fortifier et les m�rir. Pr�cis�ment il d�cide d'aller vivre en Italie o� tout l'attire: l'amour, les arts et aussi le bon march� de la vie. Il y reprend cette douce existence d'amateur dont le seul souvenir lui arrache ce cri si v�ridique: �A force d'�tre heureux � la Scala (salle de Milan), j'�tais devenu une esp�ce de connaisseur.�
Il est certain que Stendhal a d�j� entendu pas mal de musique en Italie, en France, en Autriche et en Allemagne. Il fr�quente � Milan chez Elena Vigano qui connaissait tous les compositeurs � la mode et chez ces sœurs Mombelli, Esther et Annette, qu'il appelle les premi�res chanteuses de l'Italie. Il discute avec les dilettantes et les compositeurs de sa connaissance, ou du moins il �coute avec ravissement leurs propos. Rossini rencontre en sa pr�sence le po�te Monti et peut-�tre lui arrive-t-il de prendre part � leur conversation.
Chass� des �tats autrichiens en 1821, Beyle se refait � Paris une vie analogue � celle qu'il menait � Milan. Il va fr�quemment � l'Op�ra, et il termine ses soir�es chez Mme Pasta qui habite ainsi que lui-m�me l'h�tel des Lillois, au n� 63 de la rue de Richelieu. C'est dans cette chambre d'h�tel qu'il vient de mettre au point ses deux petits volumes sur l'Amour, et qu'il va maintenant consacrer son temps libre � la musique. Colomb, dans sa Notice a bien �voqu� la gen�se de l'œuvre future: �Mme Pasta, alors � l'apog�e de son magnifique talent, occupait le premier �tage de la m�me maison; elle y recevait tous les soirs, de onze � deux heures, une soci�t� d'�lite; beaucoup d'Italiens faisaient partie de ces r�unions, auxquelles Beyle manquait rarement. L�, soit par conviction, soit par courtoisie pour la ma�tresse de la maison, personne n'aurait os� �lever la voix en faveur de la musique fran�aise; on s'abstenait d'en parler. Vivant habituellement au milieu de cette atmosph�re, regrettant profond�ment la soci�t� de Milan dont on l'avait pri� de s'�loigner deux ann�es auparavant, il n'est pas �tonnant que Beyle, dans la Vie de Rossini, montre tant de d�dain pour la musique fran�aise.�
On parle beaucoup � cette �poque de Rossini. Nul ne le conna�t mieux que Stendhal, qui arrive d'Italie, a entendu presque tous ses op�ras et s'est fait lentement sur lui une opinion complexe et m�rie. Avant 1814, il l'ignorait, ou presque. Il ne le mentionne que tr�s h�tivement dans son �tude sur M�tastase. On peut dire qu'il le d�couvre en 1816 et qu'il ne commence � l'appr�cier qu'un an ou deux apr�s: �Je m'imagine que Pa�r et Spontini sont jaloux de Rossini. Vif, g�n�reux, brillant, rapide, chevaleresque, aimant mieux peindre peu profond que s'appesantir; sa musique, comme sa personne, est faite pour faire raffoler Paris�, �crit-il � Mareste, de Milan, le 26 ao�t 1818.
Ce qui ne l'emp�che aucunement de critiquer ferme dans le m�me temps quelques œuvres du maestro, en particulier Dorliska. Il n'a garde d'oublier non plus tout ce que Rossini doit � Cimarosa: �Rossini a fait cinq op�ras qu'il copie toujours; la Gazza est une tentative pour sortir du cercle; je verrai. Quant au Barbier, faites bouillir quatre op�ras de Cimarosa et deux de Paisiello, avec une symphonie de Beethoven; mettez le tout en mesures vives, par des croches, beaucoup de triples croches, et vous avez le Barbier, qui n'est pas digne de d�nouer les cordons de Sigillara, de Tancr�de, et de l'Italiana in Algeri.� Ce n'�tait pas l� le jugement d'un partisan bien fanatique. D'autant plus que Beyle, d�s 1820, estime que Rossini ne fait plus que se r�p�ter. C'est que la faconde de cet homme d'esprit qu'il vit souvent � Milan de 1819 � 1821 lui para�t, � la longue, grossi�re. Mais quand � la fin de 1821 il constate quelles m�diocrit�s tiennent en France l'affiche du th��tre italien, il oublie un peu ses s�v�rit�s; la musique de Rossini compar�e � ce qui fait d'ordinaire les d�lices de Paris lui semble au moins vivante, empreinte d'�nergie rustique, f�conde, agr�able, l�g�re. Et il n'est pas jusqu'� la couleur de Cr�billon fils r�pandue sur le tout qui n'ach�ve de le s�duire.
D�j� collaborateur de quelques revues anglaises, car nous sommes � l'�poque o� pour vivre, Beyle a besoin d'augmenter ses tr�s modiques ressources, il donne sur Rossini, en janvier 1822, � The Paris Monthly Review, un article qui para�t en anglais, sous le pseudonyme d'Alceste. L'article est bient�t d�marqu� par The Blackwood's Edinburg Magazine, dans son num�ro d'octobre. Ce d�marquage est reproduit textuellement � son tour dans le num�ro de novembre de The Galignani's Monthly Review. Puis une feuille de Milan en publie une traduction italienne qui est ensuite ins�r�e dans un volume paru dans cette m�me ville en 1824, sous ce titre: Rossini e la sua musica.
On voit par ce simple expos� combien Rossini piquait alors la curiosit� et combien le plagiat �tait courant � cette �poque, Stendhal fut trop souvent le b�n�ficiaire de ces mœurs litt�raires pour que nous ne signalions pas hautement qu'il lui arriva d'en �tre aussi la victime.
Toujours est-il qu'en Italie l'article �tait en g�n�ral consid�r� comme un pamphlet et la signora Gertrude Giorgi Righetti, ancienne cantatrice retir�e de la sc�ne et qui vivait � Bologne, publia en r�ponse une brochure de 62 pages qui s'�levait violemment non seulement contre l'article de Stendhal, mais contre tous ceux qui avaient mal parl� de Rossini ou qui, par omission, avaient paru nier son propre talent de com�dienne[3].
Devant le succ�s de son �tude du Paris Monthly Review, Stendhal propose � l'�diteur Murray qui avait pr�c�demment publi� la traduction des Vies de Haydn, Mozart et M�tastase, de lui donner une sorte d'histoire de la musique au commencement du XIXe si�cle, o� il d�velopperait les id�es exprim�es dans son premier article sur Rossini. Les pourparlers n'aboutissent pas. Beyle n'en travaille pas moins � l'ouvrage projet�, mais il voit qu'il est plus opportun de s'attacher au seul Rossini. Son manuscrit, termin� au printemps 1823, est aussit�t envoy� � Londres o� le livre est mis en vente, l'ann�e suivante, en janvier, chez l'�diteur Hookham sous le titre de: Memoirs of Rossini by the author of the Life of Haydn and Mozart. Mais avec un sans-g�ne assez curieux le traducteur y pr�vient le lecteur qu'il a assez mutil� le manuscrit anonyme qui lui a �t� remis, notamment en ce qui touche la religion, la politique et les mœurs italiennes. De son c�t�, pendant que le livre est traduit et imprim� en Angleterre, Stendhal retravaille son ouvrage, le corrige, le compl�te et le gonfle en ajoutant des notes et des chapitres nouveaux. Il lui ajoute une pr�face qu'il date de Montmorency le 30 septembre 1823, et, en avril 1824, donne � Paris le bon � tirer de l'�dition fran�aise profond�ment diff�rente de l'�dition anglaise et beaucoup plus longue. Cette Vie de Rossini n'est pas � proprement parler une biographie; d'autant plus qu'elle est incompl�te et, s'arr�tant � 1819, ignore les œuvres plus fortes de la seconde mani�re du compositeur. C'est en outre un ouvrage �crit � b�tons rompus, pleins de digressions, de redites et d'un d�sordre charmant. Il trahit la h�te et l'improvisation, mais il fourmille toutefois d'analyses curieuses et d'id�es originales. L'auteur avait bien tort de dire avec son habituelle modestie: �J'esp�re bien que si notre brochure existe encore en 1840, on ne manquera pas de la jeter au feu.� Grand Dieu! que c'e�t �t� dommage! d'autant plus que de l'avis de l'homme le plus qualifi�, M. Henry Pruni�res, qui s'est pr�occup� de ses sources, la Vie de Rossini est tout enti�re de premi�re main et de premier jet. Et pourtant plusieurs critiques malveillants n'avaient pas manqu�, sur la seule foi de la mauvaise r�putation de Beyle et de la ressemblance des titres, d'all�guer qu'il avait encore d� profiter des travaux de Carpani qui venait de publier de son c�t� les Rossiniane. Calomnie pure: les deux œuvres ne se ressemblent en rien. Ce n'est pas, bien entendu, que Beyle se soit priv� d'emprunter de toutes parts, sinon aux livres qui ont pr�c�d� le sien, il n'y en a pas, du moins aux articles des journaux et � la conversation des dilettantes. On sait ainsi par sa correspondance qu'il r�clamait � son ami de Mareste un chapitre sur l'�tablissement de l'op�ra bouffe � Paris. Mais un fait � noter c'est le parall�lisme absolu des jugements �mis par Stendhal dans ses lettres intimes avec ceux que nous retrouvons dans le livre. Celui-ci ne reproduit au travers m�me des opinions emprunt�es que le jugement r�fl�chi de l'auteur, et dans une langue, dans un style, un tour de pens�e qui n'appartiennent bien qu'� lui.
L'ouvrage parut � son heure. L'actualit� le servit: Rossini arrivait � Paris peu apr�s sa publication. Et le succ�s en fut assez grand pour valoir � Beyle une r�putation bien �tablie de m�lomane. Aussi le Journal de Paris lui offrit-il de tenir la rubrique du th��tre italien dans ses colonnes. Durant pr�s de trois ans, du 9 septembre 1824 au 8 juin 1827, il y publiera quarante-deux chroniques sign�es M. o� il d�fendra ses id�es les plus ch�res en faisant une campagne g�n�reuse pour la musique italienne. Sans doute est-ce la seule qu'il conn�t bien, mais on ne peut d�nier qu'il soit sur ce sujet tout � fait renseign� ni qu'il en parl�t clairement et avec feu.
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* *
Beyle affirme que la r�verie fut ce qu'il pr�f�ra � tout, �m�me � passer pour homme d'esprit�. Il confesse par ailleurs que son �tat habituel a �t� celui d'amant malheureux. Quelles ressources voluptueuses la musique ne devait-elle pas apporter alors � ce sentimental? �La bonne musique, dit-il dans sa Vie de Haydn, ne se trompe pas et va droit au fond de l'�me chercher le chagrin qui nous d�vore.�
Suivant M. Henri Delacroix qui en a donn� une analyse fort minutieuse[4], Stendhal a esquiss� une v�ritable id�ologie de la musique. Pour bien la d�gager, il faut glaner avec patience � travers son œuvre enti�re. Il ne s'est pas content� en effet de parler musique dans les livres qu'il consacre � Haydn ou � Rossini, dans les essais o� il se compla�t � d�crire pour les mieux go�ter tous les aspects de l'Italie, ou encore dans ses œuvres autobiographiques. Dans ses romans eux-m�mes il note fr�quemment le pouvoir qu'une douce m�lodie exerce sur une �me sensible.
Pour lui, la musique apporte toujours une aide efficace � ses pens�es. Elle le fait songer avec une intensit� plus grande, avec plus de clart�, � ce qui l'occupe. Elle exalte surtout son sentiment amoureux, et il �tablit une analogie constante entre l'amour et la musique. Les m�mes lois du reste les r�gissent. On conna�t le r�le de l'imagination dans l'amour d'apr�s les th�ories stendhaliennes, et tout ce qu'elle apporte � la cristallisation. L'imagination de Beyle est de m�me si vivement fouett�e par la musique qu'il n'aper�oit tout d'abord que son r�le d'excitant et qu'il note dans son Journal: �Si je perdais toute imagination, je perdrais peut-�tre en m�me temps mon go�t pour la musique.�
On d�couvre pareillement qu'il sent surtout la musique quand il est amoureux ou, ce qui chez lui revient � peu pr�s au m�me, quand il est d�sol� par un amour malheureux. D'o� ce corollaire: �L'habitude de la musique et de sa r�verie pr�dispose � l'amour.� Id�e qu'il d�veloppe plusieurs fois ailleurs avec une abondante et magnifique pl�nitude: �Je viens d'�prouver ce soir que la musique, quand elle est parfaite, met le cœur exactement dans la m�me situation o� il se trouve quand il jouit de la pr�sence de ce qu'il aime; c'est-�-dire qu'elle donne le bonheur apparemment le plus vif qui existe sur cette terre.�
Toute musique sublime nous jette donc dans une r�verie profonde et nous donne de tendres regrets en nous procurant la vue du bonheur. Or voir le bonheur, m�me en songe, qu'est-ce, sinon donner de l'esp�rance? C'est-�-dire commencer � tenir ces promesses que la beaut� apporte toujours avec elle. Car en m�me temps que la musique fait briller l'esp�rance, elle console des chagrins pass�s: �Les beaux-arts sont faits pour consoler. C'est quand l'�me a des regrets, c'est durant les premi�res tristesses des jours d'automne de la vie, c'est quand on voit la m�fiance s'�lever comme un fant�me funeste derri�re chaque haie de la campagne, qu'il est bon d'avoir recours � la musique.� Mais de m�me qu'un rem�de agit diff�remment suivant les temp�raments, la puissance de la musique sur un �tre demeure proportionnelle � la richesse de sa vie int�rieure.
S'il fallait illustrer ces th�ories par un exemple emprunt� � la vie d'un homme et � l'histoire de sa sensibilit�, on pense bien que nul mieux que Stendhal n'en fournirait plus �clatante confirmation. Ces th�ories ne sont en effet que les reflets de toute son existence sentimentale, les �manations m�mes de son art et de son g�nie. M. Romain Rolland a bien not� qu'il �tait tout �impr�gn� d'une sorte de bu�e musicale�. Il n'�crit que pour noter les sons de son �me sur qui toute œuvre d'art, tout beau paysage joue comme un archet. Il compare sans cesse les sites pittoresques et les tableaux aux passages d'op�ras qui le charm�rent le plus. Avant Baudelaire et Rimbaud il per�oit l'analogie des sons et des couleurs, quand le son de la fl�te le fait songer au bleu d'outremer qu'on voit aux draperies des tableaux de Carlo Dolce. Et, pour les lecteurs de la Vie de Haydn, il ne sera point besoin d'insister sur ce singulier parall�le entre les peintres et les musiciens dont l'inspiration ou le m�tier ont, d'apr�s lui, une exacte correspondance.
Tous les h�ros de ses romans sont du reste � cet �gard peints � sa propre ressemblance. Fabrice del Dongo pleure � chaudes larmes en entendant chanter des airs de Pergol�se et de Cimarosa; Mathilde de la M�le exalte sa passion en r�p�tant sur son piano la cantil�ne qui, toute la soir�e, � l'Op�ra, lui a fait r�ver de Julien avec extase. Et de m�me la musique de Mozart dans les jardins du Chasseur Vert am�ne � fleur d'�me le sentiment mutuel, secret encore pour eux-m�mes, de Lucien Leuwen et de Mme de Chasteller.
C'est que pour Stendhal la musique en r�sum� n'est autre chose que le langage du cœur: �Dans les instants de peine et de bonheur, la situation du cœur change, � chaque seconde. Il est tout simple que nos langues vulgaires qui ne sont qu'une suite de signes convenus pour exprimer des choses g�n�ralement connues, n'aient point de signe pour exprimer de tels mouvements que vingt personnes peut-�tre sur mille ont �prouv�s... Sept ou huit hommes de g�nie trouv�rent en Italie, il y a pr�s d'un si�cle, cette langue qui leur manquait.� Il importe au surplus assez peu si le grand nombre ne comprend pas cette langue, Beyle n'a jamais d�daign� pour sa part d'�tre class� dans l'�lite. Mais quand il en vient � s'interroger sur son propre go�t, il ne peut �luder cette juste question: �La musique me pla�t-elle comme signe, comme souvenir du bonheur de la jeunesse, ou par elle-m�me? Je suis pour ce dernier avis.� Parfois il lui semble au contraire que certains airs ne lui plaisent que comme des signes, ceux m�mes de la passion � son paroxysme, mais d'autre part il croit reconna�tre que c'est, d�gag�e de tout sens particulier, et par elle-m�me, que la musique du Matrimonio Segreto lui pla�t tant. Il l'a peut-�tre entendu durant ses s�jours � Paris soixante ou cent fois � l'Od�on. Pareillement le Don Juan de Mozart lui a, dit-il encore, procur� un plaisir plus vif qu'aucun ouvrage de litt�rature.
En revanche, il abhorre tout ce qui est fran�ais en musique: romance, ou op�ra. Et ce jugement lui est en quelque sorte dict� par sa th�orie des passions, auxquelles il croit impropre le Fran�ais vain, l�ger, jamais m�lancolique, quand l'Italien sait de plain-pied �prouver tous les transports de l'�me.
Il est peut-�tre plus inattendu de voir encore Beyle pr�f�rer l'opera-buffa � l'op�ra-seria: mais le premier est plein d'une vie, d'une vivacit� et d'un capricieux enjouement, en face de quoi l'emphase du second, cousine germaine de l'hypocrisie, lui a toujours d�plu. Sans doute aussi l'op�ra-bouffe est-il plus sp�cifiquement italien, et cet argument a toujours son poids aupr�s d'un Stendhal. Une logique semblable lui fait pr�f�rer la musique vocale � la musique instrumentale. On e�t pu croire que, n'�tant plus brid�e par les contraintes du livret, son imagination emport�e par le rythme des seuls instruments vagabonderait avec plus de d�lices. Tout au contraire. Et il s'est expliqu� fort nettement sur ce point: �Je n'ai aucun go�t pour la musique purement instrumentale, la musique m�me de la Chapelle Sixtine et du chœur du chapitre de Saint-Pierre ne me fait aucun plaisir... La seule m�lodie vocale me semble le produit du g�nie. Un sot a beau se faire savant, il ne peut, suivant moi, trouver un beau chant.� Il convient certainement ici de ne point oublier que chez Stendhal le m�lomane se double toujours d'un psychologue et que la voix du chanteur exprimant ses �tats d'�me remuera toujours, avec une intensit� � laquelle ne saurait atteindre une harmonie sans paroles, cet auditeur qui veut poursuivre partout la connaissance du cœur humain. Aucune sonate, aucune symphonie ne peut donc lutter avec un op�ra r�ussi qui offre � lui seul toutes les ressources du meilleur roman d'analyse. Les acteurs expriment en chantant le sens g�n�ral du drame et les passions qui les meuvent, cependant que l'orchestre vient de sa riche palette souligner la premi�re impression fournie par la m�lodie, et peindre par surcro�t d'autres nuances fugitives de sentiments qui se confondent avec la r�v�lation du principal �tat d'�me. Voil� un pr�cieux point d'appui pour l'�tude de l'homme et gr�ce auquel on ne risque plus de s'�garer. Et Beyle songe uniquement � l'op�ra quand il pr�tend que la musique vaut surtout par son pouvoir de suggestion et parce qu'elle est un des plus puissants moyens de repr�senter, d'analyser et en m�me temps de saisir, avec �vidence, force et clart�, des sentiments, une �me, un caract�re.
La musique ainsi, de toutes ses merveilleuses avenues, ram�ne Stendhal � l'�tude de l'homme. Il emprunte aux trois quarts sa Vie de Haydn � divers devanciers, mais il a soin d'y introduire, et c'est l� un apport qui lui est rigoureusement personnel, une sorte de g�ographie de la sensibilit� musicale. Il multiplie les observations sur les diff�rents peuples, sur la m�lancolie fonci�re des Italiens, sur la soci�t� viennoise � qui la volupt� seule est permise, sur la psychologie amoureuse des Allemands. Il brosse � chaque page un tableau de mœurs et il recherche constamment les rapports existant entre le plaisir que donne la musique aux individus et le temp�rament de ces individus, ce qui le conduit logiquement � la psychologie des races. Sujet f�cond o� il se montre d�s son premier ouvrage le pr�curseur de Taine et de Gobineau; mais il n'abandonnera jamais dans ses livres post�rieurs ces m�mes recherches et ces m�mes th�ories et il aboutira � cette conclusion que l'on ne peut comprendre la musique d'un peuple sans se rendre un compte exact du sol dont elle �mane: �Cette esp�ce d'�cume qu'on nomme Beaux-Arts, est le produit n�cessaire d'une certaine fermentation. Pour faire conna�tre l'�cume, il faut faire voir la nature de la fermentation.�
Bien entendu Beyle ne saurait go�ter que la musique romantique et son go�t ressort de sa d�finition m�me, puisque dans cet art charmant, pose-t-il en principe, nous avons la bonne habitude de n'applaudir que ce qui nous fait plaisir. Et chez tous les auteurs qu'il aime, il loue indistinctement leur style moderne.
Il ne les met cependant point pour cela sur le m�me rang. Ses pr�f�rences au contraire sont fort nettes, et, sans discussion possible, il place au-dessus de tous: Cimarosa et Mozart. L'id�e de faire graver sur sa tombe que durant toute sa vie il adora ces deux grands hommes lui vint � Milan en 1820, et quinze ans environ plus tard, au moment o� il trace la Vie de Henri Brulard, son jugement n'a chang� en rien: �J'avouerai que je ne trouve parfaitement beaux que les chants de ces deux seuls auteurs Cimarosa et Mozart, et l'on me pendrait plut�t que de me faire dire avec sinc�rit� lequel je pr�f�re � l'autre...� Il avait pr�c�demment avanc� dans des termes � peu pr�s identiques, que le dernier qu'il entendait, �tait toujours le plus grand.
Cette admiration pour Mozart nous semble aujourd'hui fort l�gitime: presque un lieu commun. Au temps o� Stendhal proclamait le g�nie du musicien autrichien, celui-ci �tait encore assez discut� pour qu'il par�t original, audacieux m�me � beaucoup, d'�crire, non seulement en France mais en Italie et en Autriche, que l'auteur de la Fl�te enchant�e poss�de un miraculeux pouvoir d'expression psychologique et qu'il ne craint aucun rival pour les cantil�nes qui expriment les passions. Accorder surtout � Idomeneo une place de choix entre tous les op�ras du jeune ma�tre passait pour une opinion singuli�rement r�volutionnaire. Henri Beyle, � cent ans de distance, se trouve parfaitement d'accord avec M. Adolphe Boschot qui affirme que pour comprendre Mozart et pour l'aimer rien ne vaut le contact imm�diat de sa musique, et surtout un contact journalier, intime et fervent. Comment n'eut-il pas contresign� cette opinion, celui qui, s�duit sans doute moins instantan�ment que par Cimarosa, avait d�couvert peu � peu le charme unique qui se d�gage des op�ras de Mozart, et qui, ayant compris que cette musique �tait celle qui convenait le mieux � son �me, ne se lassa jamais de l'entendre? Il fut toujours v�ritablement transport� par l'amoureuse m�lancolie, la nuance de tristesse pensive, qui se d�gage des airs en apparence les plus pleins de folie du divin Mozart dont il disait: �Il n'amuse jamais, c'est comme une ma�tresse s�rieuse et souvent triste, mais qu'on aime davantage, pr�cis�ment � cause de sa tristesse...� L'homme, il ne l'avait pas connu et il le regrettait profond�ment; du moins, � Vienne, il avait achet� son portrait et avait recherch� les gens qui, l'ayant approch�, pouvaient parler de lui.
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Quelques censeurs s�v�res et fort mal instruits se sont parfois demand�s comment Beyle qui montre un si juste enthousiasme pour Mozart et l'appr�cie avec tant de justesse peut ensuite s'engouer aussi facilement de Rossini. Certes il se pla�t � la gaiet� et � la gr�ce l�g�re de ce dernier, mais il a bien trop de discernement pour le comparer � Mozart: l'auteur du Barbier de S�ville lui semble trop peu po�tique pour cela. Tant qu'il habite l'Italie il le go�te m�me m�diocrement, nous avons d�j� insist� sur ce point. Il n'en vient en France � lui adresser des �loges que par r�action et parce qu'il l'y voit trop durement critiqu�. Il le compare � Simon Mayer, � Pa�r, � bien d'autres alors c�l�bres et dont il a perc� l'agr�ment relatif et la r�elle m�diocrit�. Rossini, reconna�t-il volontiers, a plus de style que presque tous ses �mules, plus m�me que le d�licieux Cimarosa qui, par ailleurs, rappelle Rapha�l. Encore faut-il bien entendre ce que le mot style repr�sente aux yeux de Beyle. Sur un exemplaire des Promenades dans Rome, M. Jacques Boulenger[5] a d�couvert cette note de sa main: �M�me stile: Rossini et M. Scribe.� Stendhal indique ainsi partout avec libert� dans son petit livre, qu'on aurait le plus grand tort de prendre pour une apologie sans nuances, le fort et le faible de ce Rossini. S'il avait bien reconnu que l'esprit primesautier et tout d'improvisation du maestro n'�tait point sans analogie avec le sien propre, si l'artiste au demeurant lui para�t �vif, l�ger, piquant, jamais ennuyeux�, et s'il le loue et le bl�me fort judicieusement, le pla�ant en fin de compte au rang exact que lui assignent encore aujourd'hui les connaisseurs les plus autoris�s,—l'homme en revanche lui fut toujours antipathique: son cynisme le choquait non moins que son formidable app�tit et sa grossi�re d�sinvolture vis-�-vis des femmes. Que cette d�licatesse ne nous surprenne point: elle rayonne dans toute l'œuvre de Beyle. Et il fallait �tre singuli�rement aveugle ou press� pour se laisser �garer par quelques boutades volontairement outranci�res et destin�es � donner le change. Rien de plus faux que d'en faire un h�ros de table d'h�te.
Il serait au surplus fastidieux de passer en revue tous les musiciens que Stendhal �num�re complaisamment dans ses ouvrages. Ne retenons pour sa malice que son jugement sur Paisiello qui lui semble une piquette assez agr�able et que l'on boit avec plaisir dans les moments o�, l'on trouve le vin trop fort. Mais, ajoute-t-il fort pertinemment, il n'en faut boire qu'un verre, car au bout d'un moment on trouve cette piquette assez plate.
Toutes ces nuances prouvent assez que Stendhal, tout en aimant la musique de son temps et tout en n'�tant pas assez fou pour bouder ce qu'on lui offrait chaque soir � la Scala de Milan, savait fort bien faire montre de go�t et cr�er parmi tant de compositeurs une hi�rarchie point du tout m�prisable.
Au surplus ces opinions ne sont peut-�tre pas aussi d�su�tes qu'on aurait pu le craindre � les rencontrer sous la plume d'un critique improvis�. Evidemment la formation musicale de Stendhal a pu para�tre h�tive: quelques heures de violon, quelques le�ons de clarinette ou de musique vocale n'ont pu suffire � lui donner la culture technique qui lui manquera toujours. Mais � c�t� des dispositions propres qu'il apportait, � c�t� de ce don inn� qui dans les lettres et dans les arts demeure la part principale et la plus myst�rieuse du g�nie, il faut se souvenir qu'il fut toujours en contact avec des musiciens, des artistes et des critiques professionnels, qu'il lisait beaucoup aussi et qu'il savait fort bien lire. Il n'a jamais d�sir� non plus �tre pris trop au s�rieux, il lui suffisait de passer pour un amateur distingu�. Il s'est expliqu� lui-m�me � ce sujet avec beaucoup de nettet�[6]: �A peine je connaissais les notes (M. Mention m'avait renvoy� comme indigne de jouer du violon), mais je me disais: les notes ne sont que l'art d'�crire les id�es, l'essentiel est d'en avoir. Et je croyais en avoir. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que je le crois encore aujourd'hui, et je suis souvent f�ch� de n'�tre pas parti de Paris pour �tre laquais de Paisiello � Naples.
�Dans les beaux temps de mon go�t pour la musique � Milan, de 1814 � 1821, quand le matin d'un op�ra nouveau j'allais retirer mon libretto � la Scala, je ne pouvais m'emp�cher en le lisant d'en faire toute la musique de chanter les airs et les duos. Et oserai-je le dire? quelquefois, le soir, je trouvais ma m�lodie plus noble et plus tendre que celle du maestro.
�Comme je n'avais et je n'ai absolument aucune science, aucune mani�re de fixer la m�lodie sur un morceau de papier, pour pouvoir la corriger sans crainte d'oublier la cantil�ne primitive, cela �tait comme la premi�re id�e d'un livre qui me vient. Elle est cent fois plus intelligible qu'apr�s l'avoir travaill�e.
�Mais enfin cette premi�re id�e, c'est ce qui ne se trouve jamais dans les livres des �crivains m�diocres. Leurs phrases les plus fortes me semblent comme le trait de Priam, sine ictu.
�Par exemple, j'ai fait, ce me semble, une charmante m�lodie et j'ai vu l'accompagnement, pour ces vers de La Fontaine (critiqu�s par M. Nodier comme peu pieux, mais vers 1820, sous les Bourbons):
Un mort s'en allait tristement
S'emparer de son dernier g�te,
Un cur� s'en allait ga�ment
Enterrer ce mort au plus vite.
�C'est peut-�tre la seule m�lodie que j'aie faite sur des paroles fran�aises. J'ai horreur de l'obligation de prononcer gi-teu, vi-teu. Le Fran�ais me semble avoir le m�talent le plus marqu� pour la musique, comme l'Italien a le m�talent le plus �tonnant pour la danse.�
Ce fut n�anmoins un constant objet d'�tonnement, d'abord pour ses amis et ses contemporains, aujourd'hui pour les gens qui aiment ranger leurs semblables dans des cat�gories toutes faites, que de d�couvrir un Stendhal dilettante et connaisseur en musique. Nous venons de voir comme il r�pondait � cette perp�tuelle objection d'ignorance: �Je dois dire sans affectation aucune, ajoutait-il, qu'au m�me moment je sentais dans le morceau qu'on ex�cutait des nuances qu'ils (ses amis) n'apercevaient pas. Il en est de m�me pour les nuances des physionomies dans les copies du m�me tableau. Je vois ces choses aussi clairement qu'� travers un cristal. Mais, grand Dieu! on va me croire un sot!�
Il est toujours pr�somptueux de prendre Stendhal pour un sot. Cette pr�somption est cependant assez r�pandue chez les techniciens, ou du moins chez ceux qui se pr�tendent tels, pour fermer la bouche aux amateurs sur des sujets qu'ils croient �tre les seuls � bien poss�der.
Stendhal fut ainsi critiqu� avec violence, d'abord par Berlioz qui avait relev�, sans doute avec raison, plus d'une inexactitude de vocabulaire musical dans les livres de son compatriote. Le grincheux M. Saint-Sa�ns jugea bon, cinquante ans plus tard, de lui faire �cho. Il ne limita pas ses griefs au seul domaine o� il lui fut permis de les formuler sans ridicule; il ne craignit pas d'aborder les lettres pures et d'affirmer la stupidit� de tous les livres de Stendhal dans le moment m�me o� il reconnaissait n'avoir jamais pu en lire dix pages. Il n'en affirmait pas moins, entre autres choses, que les Vies de Haydn, Mozart et M�tastase renferment des opinions du dernier bourgeois sur la musique. L'attaque � peine d�clanch�e, Maurice Barr�s se porta au secours de Beyle pour le f�liciter au contraire d'avoir demand� avant tout � la musique �de nous procurer un plaisir physique�. C'est l� l'expression propre de Stendhal et beaucoup de lecteurs y trouveront probablement un simple truisme. Il faut cependant de nos jours une sorte de courage pour bien marquer ainsi le point de d�part sensoriel de tout plaisir esth�tique. M. Saint-Sa�ns, lui, �tait de ceux qui s'�levaient avec le plus de violence contre cette opinion: la musique, clamait-il, est un des produits les plus d�licats de l'esprit humain. H�! sans doute, mais convient-il pour cela d'oublier qu'il n'est rien dans l'esprit de l'homme qui n'ait d� auparavant passer par ses sens? Et est-ce le moyen de bien s�duire l'esprit que de commencer par d�chirer le tympan?
M. Saint-Sa�ns montre suffisamment par ailleurs qu'il n'a jamais lu Stendhal quand il lui reproche encore de se p�mer sans aucun discernement devant toute musique italienne, et de ne se p�mer que devant elle. Ne venons-nous pas au contraire de voir combien le jugement de Beyle sur Rossini est nuanc�, comme il sait �tre s�v�re pour Paisiello? Nous pourrions de m�me montrer ais�ment comme il est m�prisant pour un Mercadante, pour un Paccini, pour un Donizetti, �ce Marmontel, sans aucune esp�ce de talent...�
Sans doute Beyle connaissait-il moins la musique allemande que la musique italienne. Il n'a cependant point trop maltrait� Haydn, et l'un des premiers il rendit hommage au Freisch�tz de Weber. Il n'a pas, il est vrai, enti�rement compris Beethoven, dont l'œuvre ne lui fut jamais bien famili�re. Il adoucit pourtant, en 1814, le jugement qu'il empruntait � Carpani; et plus tard, dans son livre sur Rossini, il saura louer sa fougue � la Michel-Ange. Faut-il l'accabler davantage parce que la d�clamation de Gl�ck lui semble �la plus triste chose du monde�? Debussy tout pr�s de nous ne pensera pas bien diff�remment et les partisans de Gl�ck auraient mauvaise gr�ce � r�pliquer que Claude Debussy n'entendait rien � la musique.
Toutes les anecdotes, plus ou moins d�form�es, qu'on apportera sur Stendhal ne changeront jamais ce qu'il a clairement �crit de sa main. Nous croyons volontiers � la laide grimace qu'on lui vit faire un soir que, dans le salon priv� de l'Ambassade de France � Rome, on chantait les m�lodies de Schubert. Nous le voyons fort bien de m�me soutenir avec son go�t du paradoxe et de la contradiction que Beethoven faisait trop de bruit pour avoir du talent, et nous admettons qu'Ingres, son contradicteur, au comble de l'exasp�ration lui ait en suite de ces propos fait fermer sa porte.
Beyle en ce temps-l� ne voulait plus sacrifier qu'aux dieux de sa jeunesse. Apr�s 1830, l'�re du dilettantisme �tait close. Le consul n'allait pas renier les principes si chers autrefois � l'amateur qu'il avait �t�.
Mais en d�finitive Stendhal fut un critique assez sage. Nous en tenons encore l'assurance de ce sp�cialiste qu'on ne saurait r�cuser: M. Henry Pruni�res, directeur de la Revue Musicale, qui r�sume ainsi le d�bat: �Si l'on passe sur quelques boutades, sur quelques traits de plume hasard�s, on est frapp� de la justesse des jugements qu'il porte sur les musiciens de son temps�.
A l'abri de cette autorit� nous n'avons plus grand besoin de nous inscrire trop vivement en faux contre l'assertion de M. Andr� Maurel qui, n'ayant pas fr�quent� suffisamment Stendhal, lui pr�te presque toujours des opinions qui ne sont pas les siennes. Ce n'est pas la musique qu'aime Beyle, all�gue-t-il entre autres choses, ce sont les femmes. Bien s�r, Stendhal aime papoter dans les loges avec les jolies femmes; et m�me loin d'elles, au parterre de la Scala, il entend poursuivre son perp�tuel songe amoureux. Il nous a dit quelle douce griserie prolongeait encore en lui la voix des chanteurs. Mais nous nous serions bien mal exprim� dans cette �tude si l'on pouvait encore pr�tendre que son plaisir ne fut jamais d�sint�ress� et qu'il ne recherchait absolument dans la musique que l'id�e de l'amour.
Stendhal analyse avec trop de sagacit� les op�ras qu'il aime, pour qu'on lui vienne reprocher s�rieusement de les avoir mal �cout�s. C'�tait un �picurien qui savait tirer de la musique des jouissances complexes,—et il a certes bien pu errer assez souvent sur la technique et les canons de l'art, sa critique impressionniste n'en demeure pas moins viable et charmante.
A qui fera-t-on croire que c'est �tre stupide que d'aimer la r�verie tendre et d'�crire: �La bonne musique me fait r�ver avec d�lices � ce qui occupe mon cœur dans le moment... Mes sentiments brodent sur un chant ce qui, d'apr�s la passion dominante, peut faire le plus de plaisir � mon �me�? Il faudrait �tre soi-m�me bien aust�re pour ne voir qu'un d�r�glement de l'imagination dans cette fa�on sensible de go�ter les arts. Nous entendons au surplus ne restreindre ni la part du go�t, ni celle de l'�ducation. Pour aujourd'hui nous croirions cependant plus urgent de r�habiliter �le plaisir en musique.� Mais nous n'avons voulu que retracer le r�le qu'elle a jou� dans la vie de Stendhal et rappeler que dans un �lan de sinc�rit� il a pu un jour s'�crier: �La musique, mes uniques amours�!
Henri Martineau.
Depuis la mort de Napol�on, il s'est trouv� un autre homme duquel on parle tous les jours � Moscou comme � Naples, � Londres comme � Vienne, � Paris comme � Calcutta.
La gloire de cet homme ne conna�t d'autres bornes que celles de la civilisation, et il n'a pas trente-deux ans! Je vais essayer de tracer une esquisse des circonstances qui, si jeune, l'ont plac� � cette hauteur.
Les titres du conteur � la confiance du lecteur, sont d'avoir habit� huit ou dix ans les villes que Rossini �lectrisait par ses chefs-d'œuvre; l'auteur a fait des courses de cent milles pour se trouver � la premi�re repr�sentation de plusieurs d'entre eux; il a su, dans le temps, toutes les petites anecdotes qui couraient dans la soci�t�, � Naples, � Venise, � Rome, lorsqu'on y jouait les op�ras de Rossini.
L'auteur de l'ouvrage suivant en a d�j� fait deux ou trois autres, toujours sur des sujets frivoles. Les critiques lui ont[2] dit que quand on se m�lait d'�crire, il fallait employer les pr�cautions oratoires, acad�miques, etc.; qu'il ne saurait jamais faire un livre, etc., etc.; qu'il n'aurait jamais l'honneur d'�tre homme de lettres. A la bonne heure. Quelques personnes que le public nommera, ont si bien arrang� ce titre, que tel galant homme peut s'estimer fort heureux de n'y arriver jamais.
Le pr�sent livre n'est donc pas un livre. A la chute de Napol�on, l'�crivain des pages suivantes, qui trouvait de la duperie � passer sa jeunesse dans les haines politiques, se mit � courir le monde. Se trouvant en Italie, lors des grands succ�s de Rossini, il eut occasion d'en �crire � quelques amis d'Angleterre et de Pologne.
Des lambeaux de ces lettres, transcrits de suite, voil� ce qui forme la brochure qu'on va lire, parce que l'on aime Rossini, et non pas pour le m�rite de la brochure. De quelque mani�re que l'histoire soit �crite, elle pla�t, dit-on, et celle-ci a �t� �crite en pr�sence des petits �v�nements qu'elle raconte.
Je m'attends bien qu'il y aura trente ou quarante inexactitudes dans le nombre infini de petits faits qui remplissent les pages suivantes.
Il est si difficile d'�crire l'histoire d'un homme vivant! et d'un homme comme[3] Rossini, dont la vie ne laisse d'autres traces que le souvenir des sensations agr�ables dont il remplit tous les cœurs! Je voudrais bien que ce grand artiste, qui est en m�me temps un homme charmant, e�t l'id�e d'�crire lui-m�me ses M�moires, � la mani�re de Goldoni. Comme il a cent fois plus d'esprit que Goldoni, et qu'il se moque de tout, ses M�moires seraient bien autrement piquants. J'esp�re qu'il y aura assez d'inexactitudes dans cette Vie de Rossini pour le f�cher un peu, et l'engager � �crire. Avant qu'il se f�che (s'il se f�che), j'ai besoin de lui dire que je le respecte infiniment, et bien autrement, par exemple, que tel grand seigneur envi�. Le seigneur a gagn� un gros lot en argent � la loterie de la nature, lui y a gagn� un nom qui ne peut plus p�rir, du g�nie, et surtout du bonheur.
Le pr�sent livre avait �t� fait pour �tre publi� en anglais; c'est une �cole de musique qu'il a vue pr�s de la place Beauvau, qui a donn� � l'auteur l'audace d'imprimer en France.
Montmorency, 30 septembre 1823.[4]
Le 11 janvier 1801, Cimarosa mourut � Venise, des suites des traitements barbares qu'il venait d'�prouver � Naples, dans les prisons o� l'avait fait jeter la reine Caroline.
Paisiello n'est mort qu'en 1816; mais on peut dire que depuis les derni�res ann�es de l'autre si�cle, le g�nie musical, qui se manifeste de si bonne heure, mais s'�teint si vite, avait cess� d'animer le compositeur aimable et gracieux plut�t qu'�nergique et brillant du Roi Th�odore et de la Scuffiara.
Cimarosa agit sur l'imagination par de longues p�riodes musicales qui joignent, � une extr�me richesse, une extr�me r�gularit�.
Je citerai pour exemple les deux premiers duetti du Matrimonio segreto, et entre autres le second:
Io ti lascio perch� uniti.
[6]
Ces chants sont les plus beaux qu'il ait �t� donn� � l'�me humaine de concevoir: remarquez cependant qu'ils sont r�guliers, et d'une r�gularit� que notre esprit peut saisir: c'est un grand mal; d�s qu'on en conna�t plusieurs, on peut en quelque sorte pr�voir la suite et le d�veloppement de ceux dont on entend le d�but. Tout le mal est dans ce mot pr�voir, et c'est de l� que nous verrons dans peu sortir le style et la gloire de Rossini.
Paisiello ne remue jamais aussi profond�ment que Cimarosa; il n'�voque pas dans l'�me du spectateur les images qui donnent des jouissances aux passions profondes, ses �motions ne s'�l�vent gu�re au del� de la gr�ce; mais il a excell� dans ce genre; sa gr�ce est celle du Corr�ge, tendre, rarement piquante, mais s�duisante, mais irr�sistible. Je citerai comme exemple connu � Paris, le quartetto de la Molinara.
Quelli la,
lorsque le notaire Pistofolo se charge si plaisamment de faire � la meuni�re les d�clarations d'amour du gouverneur et du seigneur f�odal, ses rivaux.
La mani�re bien remarquable de Pai[7]siello est de r�p�ter plusieurs fois le m�me trait de chant, et � chaque fois avec des gr�ces nouvelles qui le font entrer de plus en plus avant dans l'�me du spectateur.
Rien au monde n'est plus oppos� au style de Cimarosa, �tincelant de verve comique, de passion, de force et de gaiet�. Rossini aussi se r�p�te, mais ce n'est pas expr�s; et ce qui fait le comble de la gr�ce chez Paisiello, est en lui belle paresse incarn�e. Je me h�te d'ajouter, de peur qu'on ne me range avec les d�tracteurs de cet homme aimable, que, seul parmi les modernes, il a m�rit� d'�tre compar� aux deux grands ma�tres qui cess�rent de briller vers le commencement du XIXe si�cle. En connaissant mieux le style de ces grands artistes, nous serons tout �tonn�s un beau jour de sentir et de voir dans leur musique des choses dont nous ne nous doutions pas auparavant. R�fl�chir sur les beaux-arts fait sentir.[8]
DIFF�RENCE DE LA MUSIQUE ALLEMANDE ET DE LA MUSIQUE D'ITALIE
En musique, on ne se rappelle bien que les choses que l'on peut r�p�ter; or un homme seul se retirant chez lui le soir, ne peut pas r�p�ter de l'harmonie avec sa voix seule.
Voil� sur quoi est bas�e l'extr�me diff�rence de la musique allemande et de la musique italienne. Un jeune Italien plein d'une passion, apr�s y avoir r�fl�chi quelque temps en silence, pendant qu'elle est plus poignante, se met � chanter � mi-voix un air de Rossini, et il choisit, sans y songer, parmi les airs de sa connaissance, celui qui a quelque rapport � la situation de son �me; bient�t, au lieu de le chanter � mi-voix, il le chante tout haut, et lui donne, sans s'en douter, l'expression particuli�re de la nuance de passion qu'il endure. Cet �cho de son �me le console; son chant est, si l'on veut, comme un miroir dans lequel il s'observe: son �me �tait irrit�e contre le destin, il n'y avait que de la col�re; elle va finir par avoir piti� d'elle-m�me.
A mesure que le jeune Italien se dis[9]trait par son chant, il remarque cette couleur nouvelle qu'il donne � l'air qu'il a choisi; il s'y compla�t, il s'attendrit. De cet �tat de l'�me � �crire un air nouveau, il n'y a qu'un pas; et comme le climat et leurs habitudes ont donn� aux habitants de l'Italie m�ridionale une voix tr�s-forte, le plus souvent ils n'ont pas besoin de piano pour composer[7]. J'ai connu vingt jeunes gens � Naples qui �crivent un air avec aussi peu de pr�tention qu'� Londres on fait une lettre ou � Paris un couplet. Souvent en rentrant chez eux le soir, ils se mettent au piano, et, sous ce d�licieux climat, passent une partie de la nuit � chanter et � improviser. Leur esprit est � mille lieues de songer � �crire et � la gloriole d'auteur; ils ont donn� jour � la passion qui les anime, voil� tout leur secret, voil� tout leur bonheur. En Angleterre, un jeune homme, dans des circonstances semblables, aurait lu jusqu'� une heure ou deux quelque auteur favori, mais il aurait moins cr�� que le Napolitain, son �me aurait �t� moins[10] active; donc il a eu moins de plaisir. Il n'y a plus de distraction possible d�s qu'on improvise au piano, et l'on ne songe qu'� l'expression; il est inutile de s'occuper de la justesse des sons.
Pour bien jouer du violon, il faut faire des gammes trois heures par jour, pendant huit ans. Alors il vient des durillons �normes au bout des doigts de la main gauche, durillons qui la d�forment enti�rement; mais l'on parvient � tirer de l'instrument des sons parfaits. Si le plus habile joueur de violon passe trois ou quatre jours sans faire deux heures de gammes, ses sons ont d�j� moins de puret� et ses passages moins de brillant. Le degr� de patience et de constance n�cessaire pour ce genre de talent est fort rare dans les pays du midi, et ne s'allie gu�re � une t�te ardente. Tout le temps que l'on joue du violon ou de la fl�te, l'on est attentif � la beaut� ou � la justesse des sons, et non pas � ce qu'ils expriment. Notez ce mot, il explique encore le secret des deux musiques.
Il y a eu des p�res en Italie qui, dans le si�cle dernier, ont condamn� leur fils � devenir un bon violon ou un bon hautbois, � peu pr�s comme d'autres faisaient de leurs enfants des castrats; mais de nos jours, le talent de la musique instrumen[11]tale s'est tout � fait r�fugi� dans la tranquille et patiente Allemagne. Au milieu des for�ts de la Germanie, il suffit � ces �mes r�veuses, de la beaut� des sons, m�me sans m�lodie, pour redoubler l'activit� et les plaisirs de leur imagination vagabonde.
Il y a une vingtaine d'ann�es qu'� Rome on entreprit de donner Don Juan; les symphonistes essay�rent, pendant quinze jours, de faire aller ensemble les trois orchestres qui se trouvent au dernier acte de cet op�ra, pendant le souper de don Juan. Jamais les musiciens de Rome n'en purent venir � bout. Ils �taient pleins d'�me, et n'avaient nulle patience. Par contre, j'ai vu, il y a quinze jours, l'orchestre de l'Op�ra, rue Le Peletier, jouer admirablement, � la premi�re vue, une symphonie diabolique de Cherubini, et ne pouvoir accompagner le duo d'Armide, chant� par madame Pasta et Bordogni. J'ai vu � l'Op�ra de superbes talents, cultiv�s avec une patience � toute �preuve, et pas de g�nie musical.
A Rome, il y a vingt ans, on d�clara, d'une voix unanime, que les �trangers vantaient beaucoup trop l'œuvre de Mozart, et que le morceau des trois orchestres, en particulier, �tait tout � fait absurde, et digne de la barbarie tudesque.[12]
Le despotisme minutieux[8] qui depuis deux si�cles enlace et �touffe le g�nie italien, a fait tomber la critique permise par la censure dans les journaux, au dernier degr� de grossi�ret� et de bassesse; on appelle un homme un sc�l�rat, un �ne, un voleur, etc., � peu pr�s comme � Londres[9], et bient�t � Paris, pour peu que la libert� de la presse continue � nous apprendre � m�priser un homme vulgaire, m�me lorsqu'il imprime. Ordinairement en Italie le journaliste est lui-m�me l'un des principaux espions de la police, et celui par lequel elle fait injurier tout ce qui acquiert une notabilit� quelconque, et par l� lui fait peur. Or, en Italie comme en France, comme partout, l'opinion publique sur les spectacles[13] ne peut se former que par les journaux; c'est une pens�e qui s'�vapore si personne ne se pr�sente pour la recueillir, et, faute d'avoir not� la premi�re cha�ne du raisonnement, jamais l'on n'arrive � la seconde.
Je demande pardon d'avoir pr�sent� une id�e odieuse, mais je serais au d�sespoir qu'on juge�t de la belle Italie, de la terre sublime qui recouvre les cendres, encore chaudes, des Canova et des Vigano, par les turpitudes de sa presse p�riodique, ou sur les phrases vides d'id�es des livres que la peur ose encore imprimer. Jusqu'� ce que l'Italie ait un gouvernement mod�r�, comme celui dont on jouit en Toscane depuis dix-huit mois, je demande en gr�ce, et je puis dire en justice, qu'on ne la juge que sur cette partie de son �me qu'elle peut r�v�ler par les beaux-arts. Aujourd'hui il n'y a que les espions ou les nigauds qui impriment.
Je me trouvais il y a quelques ann�es (1816) dans une des plus grandes villes de Lombardie. Des amateurs riches, qui y avaient �tabli un th��tre bourgeois, mont� avec le plus grand luxe, eurent l'id�e de c�l�brer l'arriv�e dans leurs murs, de la princesse B�atrix d'Este, belle-m�re de l'empereur Fran�ois. Ils firent composer, en son honneur, un op�ra enti�rement nou[14]veau, paroles et musique; c'est le plus grand honneur qu'on puisse rendre en Italie. Le po�te imagina d'arranger en op�ra une com�die de Goldoni, intitul�e Torquato Tasso. On fait la musique en huit jours, la pi�ce est mise en r�p�tition, tout marche rapidement; la veille m�me de la repr�sentation, le chambellan de la princesse vint dire aux citoyens distingu�s qui tenaient � honneur de chanter devant elle, qu'il �tait peu respectueux de rappeler, devant une princesse de la maison d'Este, le nom du Tasse, d'un homme qui a eu des torts envers cette illustre famille.
Ce trait ne surprit personne, on substitua le nom de Lope de Vega � celui du Tasse.
La musique ne peut, ce me semble, avoir d'effet sur les hommes qu'en excitant leur imagination � produire certaines images analogues aux passions dont ils sont agit�s. Vous voyez par quel m�canisme indirect, mais s�r, la musique d'un pays doit prendre la nuance du gouvernement qui forme les �mes en ce pays. De toutes les passions g�n�reuses, la tyrannie ne permettant en Italie que l'amour, la musique n'a commenc� � �tre belliqueuse que dans Tancr�de, post�rieur de dix ans aux prodiges d'Arcole et de Rivoli. Avant que ces[15] grandes journ�es eussent r�veill� l'Italie[10], le nom de la guerre et des armes n'�tait employ� en musique que pour faire valoir les sacrifices faits � l'amour. Comment des gens � qui la gloire �tait d�fendue, et qui ne voyaient dans les armes qu'un instrument d'insolence et d'oppression, auraient-ils pu trouver du charme � r�ver aux sensations guerri�res?
Voyez, au contraire, la musique � peine n�e en France, produire sur-le-champ le sublime: Allons, enfants de la patrie, et le Chant du d�part. Depuis trente ans que nos compositeurs imitent les Italiens, ils n'ont rien fait d'�gal; c'est qu'ils copient, � l'aveugle, l'expression de l'amour et que l'amour, en France, n'est qu'une passion secondaire que la vanit� et l'esprit se chargent d'�touffer.
Quoi qu'il en soit de la v�rit� de cette remarque impertinente, je pense que tout le monde est d'accord que la musique n'a d'effet que par l'imagination. Or il est une chose qui paralyse s�rement l'imagination, c'est la m�moire. A l'instant qu'en entendant un bel air, je me rappelle les illusions et le petit roman qu'il avait[16] fait na�tre en moi � la derni�re fois que j'en fus ravi, tout est perdu, mon imagination est glac�e, et la musique n'est plus une f�e toute-puissante sur mon cœur. Si je la sens, ce ne sera que pour admirer quelque effet secondaire, quelque m�rite subalterne, la difficult� de l'ex�cution par exemple.
Un de mes amis �crivait, il y a un an, � une dame qui se trouvait � la campagne: �L'on va donner Tancr�de au th��tre Louvois; ce n'est qu'� la trois ou quatri�me repr�sentation que nous sentirons bien les finesses de cette musique si fra�che et si belliqueuse. Apr�s l'avoir comprise, elle s'emparera de plus en plus de notre imagination, et sera dans la pl�nitude de sa puissance durant vingt ou trente repr�sentations, apr�s quoi elle sera us�e pour nous. Plus vif aura �t� notre amour dans le commencement, plus souvent il nous aura engag�s � chanter cette musique sublime en sortant du spectacle, plus compl�te sera notre saturation, si j'ose m'exprimer ainsi.� On ne saurait, en musique, �tre fid�le � ses anciennes admirations. Si Tancr�de ravit encore apr�s quarante repr�sentations, ce sera un autre public; une autre classe de la soci�t� sera venue � Louvois, attir�e par les articles des journaux; ou bien, c'est que[17] l'on est si mal � ce th��tre, le corps �prouve un tel supplice pendant que les oreilles sont charm�es, que la fatigue se montre bien vite, et qu'on ne peut gu�re go�ter � chaque soir�e qu'un acte d'un op�ra; au lieu de quarante repr�sentations, il en faudra quatre-vingts pour appr�cier Tancr�de.
Une chose fort triste, qui est peut-�tre une v�rit�, c'est que le beau id�al change tous les trente ans, en musique. De l� vient que cherchant � donner une id�e de la r�volution op�r�e par Rossini, il a �t� inutile de remonter beaucoup au del� de Cimarosa et de Paisiello[11].
Lorsque, vers l'an 1800, ces grands hommes cess�rent de travailler, ils fournissaient de nouveaut�s, depuis vingt ans, tous les th��tres d'Italie et du monde. Leur style, leur mani�re de faire, n'avaient plus le charme de l'impr�vu. Le vieux et aimable Pachiarotti me contait, � Padoue, en me faisant admirer son jardin anglais, la tour du cardinal Bembo, et ses beaux meubles, curieusement apport�s de Lon[18]dres, qu'autrefois, � Milan, on lui faisait r�p�ter chaque soir�e, jusqu'� cinq fois, un certain air de Cimarosa; j'avoue que pour ajouter foi � un tel exc�s d'amour et de folie chez tout un peuple, j'ai eu besoin que cette anecdote me f�t confirm�e par une foule de t�moins oculaires. Comment le cœur humain pourrait-il aimer toujours ce qu'il aime avec cette fureur?
Si un air que nous avons entendu il y a dix ans, nous fait encore plaisir, c'est d'une autre mani�re, c'est en nous rappelant les id�es agr�ables dont alors notre imagination �tait heureuse; mais ce n'est plus en produisant une ivresse nouvelle. Une tige de pervenche rappelait aussi � Jean-Jacques Rousseau les beaux jours de sa jeunesse.
Ce qui fait de la musique le plus entra�nant des plaisirs de l'�me, et lui donne une sup�riorit� marqu�e sur la plus belle po�sie, sur Lalla-Rook, ou la J�rusalem, c'est qu'il s'y m�le un plaisir physique extr�mement vif. Les math�matiques font un plaisir toujours �gal, qui n'est pas susceptible de plus ou de moins; � l'autre extr�mit� de nos moyens de jouissance, je vois la musique. Elle donne un plaisir extr�me, mais de peu de dur�e, et de peu de fixit�. La morale, l'histoire, les romans, la po�sie, qui occupent, sur le clavier de[19] nos plaisirs, tout l'intervalle entre les math�matiques et l'Op�ra-Buffa, donnent des jouissances d'autant moins vives, qu'elles sont plus durables, et qu'on peut y revenir davantage, avec la certitude de les �prouver encore.
Tout est, au contraire, incertitude et imagination en musique; l'op�ra qui vous a fait le plus vif plaisir, vous pouvez y revenir trois jours apr�s, et n'y plus trouver que l'ennui le plus plat, ou un agacement d�sagr�able de nerfs. C'est qu'il y a dans la loge voisine une femme � voix glapissante; ou il fait �touffant dans la salle; ou l'un de vos voisins, en se balan�ant agr�ablement, communique � votre chaise un mouvement continu et presque r�gulier. La musique est une jouissance tellement physique, que l'on voit que j'arrive � des conditions de plaisir presque triviales � �crire.
C'est souvent une cause d'un genre pas plus relev� qui g�te une soir�e o� l'on a le bonheur d'entendre madame Pasta et d'avoir une loge commode. On va chercher bien loin une belle raison m�taphysique ou litt�raire pour expliquer pourquoi l'Elisabetta ne fait aucun plaisir; c'est tout simplement qu'on �touffait dans la salle, et qu'on �tait mal � son aise. La salle de Louvois est excellente pour donner au plai[20]sir musical cette esp�ce de draw-back (difficult� de na�tre); ensuite on �coute avec p�danterie; on se fait un devoir de tout entendre. Se faire un devoir! quelle phrase anglaise, quelle id�e anti-musicale! C'est comme se faire un devoir d'avoir soif.
Le plaisir tout physique et machinal que la musique donne aux nerfs de l'oreille, en les for�ant de prendre un certain degr� de tension (par exemple, durant le premier final de Cos� fan tutte de Mozart), ce plaisir physique met apparemment le cerveau dans un certain �tat de tension ou d'irritation qui le force � produire des images agr�ables, et � sentir avec vingt fois plus d'ivresse les images qui, dans un autre moment, ne lui auraient donn� qu'un plaisir vulgaire; c'est ainsi que quelques baies de bella-dona cueillies par erreur dans un jardin, le forcent � �tre fou.
Cotugno, le premier m�decin de Naples, me disait lors du succ�s fou de Mo�se: �Entre autres louanges que l'on peut donner � votre h�ros, mettez celle d'assassin. Je puis vous citer plus de quarante attaques de fi�vre c�r�brale nerveuse, ou de convulsions violentes, chez des jeunes femmes trop �prises de la musique, qui n'ont pas d'autre cause que la pri�re des H�breux au troisi�me[21] acte, avec son superbe changement de ton.�
Le m�me philosophe, car ce grand m�decin Cotugno �tait digne de ce titre, disait que le demi-jour �tait n�cessaire � la musique. La lumi�re trop vive irrite le nerf optique; or la vie ne peut pas se trouver � la fois pr�sente au nerf optique et au nerf auditif. Vous avez le choix des deux plaisirs; mais la force du cerveau humain ne suffit pas aux deux � la fois. Je soup�onne une autre circonstance, ajoutait Cotugno, qui tient peut-�tre au galvanisme. Pour trouver des sensations d�licieuses en musique, il faut �tre isol� de tout autre corps humain. Notre oreille est peut-�tre environn�e d'une atmosph�re musicale de laquelle je ne puis dire autre chose, sinon que peut-�tre elle existe. Mais pour avoir des plaisirs parfaits, il faut �tre en quelque sorte isol� comme pour les exp�riences �lectriques, et qu'il y ait au moins un intervalle d'un pied entre vous et le corps humain le plus voisin. La chaleur animale d'un corps �tranger me semble fatale au plaisir musical.
Je suis bien loin de pr�tendre affirmer cette th�orie du philosophe napolitain, je n'ai peut-�tre pas m�me assez de science pour la r�p�ter correctement.
Tout ce que je sais par l'exp�rience de[22] quelques amis intimes, c'est qu'une suite de belles m�lodies napolitaines force l'imagination du spectateur � lui pr�senter certaines images, et en m�me temps met son �me dans la situation la plus propre � sentir tout le charme de ces images.
Lorsqu'on commence seulement � aimer la musique, on est �tonn� de ce qui se passe en soi, et l'on ne songe qu'� go�ter le nouveau plaisir dont on vient de faire la d�couverte.
Lorsqu'on aime d�j� depuis longtemps cet art enchanteur, la musique, lorsqu'elle est parfaite, ne fait que fournir � notre imagination des images s�duisantes relatives � la passion qui nous occupe dans le moment. On voit bien que tout le plaisir n'est qu'en illusion, et que plus un homme est solidement raisonnable, moins il en est susceptible.
Il n'y a de r�el dans la musique que l'�tat o� elle laisse l'�me, et j'accorderai aux moralistes que cet �tat la dispose puissamment � la r�verie et aux passions tendres.[23]
HISTOIRE DE L'INTERR�GNE APR�S CIMAROSA ET AVANT ROSSINI, DE 1800 A 1812
Apr�s Cimarosa, et lorsque Paisiello eut cess� de travailler, la musique languit en Italie jusqu'� ce qu'il par�t un g�nie original. Je devrais dire le plaisir musical languit; il y avait bien toujours des transports et de l'admiration folle dans les salles de spectacle, mais c'est comme il y a des larmes dans de beaux yeux de dix-huit ans, m�me en lisant les romans de Ducray-Duminil, ou des mouchoirs agit�s et des vivat pour la joyeuse entr�e m�me des plus mauvais souverains.
Rossini a �crit avant 1812; mais ce n'est qu'en cette ann�e-l� qu'il obtint la faveur de composer pour le grand th��tre de Milan.
Pour appr�cier ce g�nie brillant, il faut de toute n�cessit� voir dans quel �tat il trouva la musique, et jeter un coup d'œil sur les compositeurs qui eurent des succ�s de 1800 � 1812.
Je remarquerai en passant que la musique est un art vivant en Italie, uniquement parce que tous les grands th��tres ont l'obligation de donner des op�ras nouveaux[24] � certaines �poques de l'ann�e; sans quoi, sous pr�texte d'admirer les anciens compositeurs, les p�dants du pays n'auraient pas manqu� d'�touffer et de proscrire tous les g�nies naissants; ils n'eussent laiss� prosp�rer que de plats copistes.
L'Italie n'est le pays du beau dans tous les genres que parce qu'on y �prouve le besoin du nouveau dans le beau id�al, et que chacun n'�coutant que son propre cœur, les p�dants y jouissent de tout le m�pris qu'ils m�ritent.
Apr�s Cimarosa et avant Rossini, deux noms se pr�sentent, Mayer et Pa�r.
Mayer, Allemand perfectionn� en Italie, et qui depuis quarante ans s'est fix� � Bergame, a donn� une cinquantaine d'op�ras, de 1795 � 1820. Il eut du succ�s, parce qu'il pr�sentait au public une petite nouveaut� qui surprenait, et attachait l'oreille. Son talent consistait � mettre dans l'orchestre, et dans les ritournelles et les accompagnements des airs, les richesses d'harmonie qu'� la m�me �poque Haydn et Mozart cr�aient en Allemagne. Il ne savait gu�re faire chanter la voix humaine, mais il faisait parler les instruments.
Sa Lodo�ska, donn�e en 1800, enleva tous les suffrages. Je l'ai vue admirablement chant�e � Schoenbrunn en 1809,[25] par la charmante Balzamini, qui mourut bient�t apr�s, au moment o� elle allait devenir une des cantatrices les plus distingu�es de l'Italie. Madame Balzamini devait son talent � sa laideur.
Les due Gironate de Mayer sont de 1801; en 1802, il donna I Misteri Eleusini, qui se firent la r�putation qu'a aujourd'hui Don Juan. Don Juan n'existait pas alors pour l'Italie, comme trop difficile � lire. I Misteri Eleusini pass�rent pour l'œuvre musicale la plus forte et la plus �nergique de l'�poque. La marche de l'art �tait frappante, on allait de la m�lodie � l'harmonie.
Les ma�tres italiens quittaient le facile et le simple pour le compos� et le savant. MM. Mayer et Pa�r osant faire en grand, avec hardiesse, avec une science profonde, ce que tous les autres maestri essayaient timidement, et en commettant � chaque instant des fautes contre la grammaire de la langue, ces messieurs eurent un faux air de g�nie; ce qui acheva de compl�ter l'illusion, c'est qu'ils avaient r�ellement beaucoup de talent.
Leur malheur a �t� que Rossini soit venu dix ans trop t�t. La vie d'une musique d'op�ra devant, � ce qu'il para�t, se borner � trente ans, ces ma�tres ont � se plaindre au sort de ce qu'il ne les a pas[26] tranquillement laiss�s achever leur temps. Si Rossini n'avait paru qu'en 1820 MM. Mayer et Pa�r figureraient dans les annales de la musique au rang des Leo, des Durante, des Scarlatti, etc., grands ma�tres du premier ordre, qui ne sont pass�s de mode qu'apr�s leur mort. Ginevra di Scozia est de 1803; c'est l'�pisode d'Ariodant, qui forme l'un des chants les plus admirables du d�licieux Orlando, de l'Arioste. L'Arioste excite tant de transports en Italie, pr�cis�ment parce qu'il a �crit comme il faut �crire pour un peuple musicien; � l'autre extr�mit� du clavier po�tique, je vois le petit abb� Delille.
Ainsi qu'on pouvait s'y attendre de la part d'un Allemand, tous les airs de passion et de jalousie d'Ariodant et de la belle Ecossaise, qu'il croit infid�le, sont forts presque uniquement en effets d'harmonie et en accompagnements. Ce n'est pas que les Allemands manquent de sentiment, � Dieu ne plaise que je sois injuste � ce point envers la patrie de Mozart; mais en 1823, par exemple, ce sentiment leur fait voir l'histoire de toute la r�volution fran�aise et de ses suites, dans l'Apocalypse[12].
Le sentiment des Allemands, trop d�gag�[27] des liens terrestres, et trop nourri d'imagination, tombe facilement dans ce que nous appelons en France le genre niais[13]. Les t�tes qui �prouvent des passions en Allemagne, manquant de logique, supposent bient�t l'existence de ce dont elles ont besoin.
Le sujet d'Ariodant est si beau pour la musique, que Mayer a trouv� trois ou quatre inspirations; par exemple, le chœur chant� par les pieux solitaires, au milieu desquels Ariodant, au d�sespoir, vient chercher un asile. Ce chœur r�clamant des effets d'harmonie, des oppositions de voix plut�t que de beaux chants, est magnifique. On se souvient encore � Naples du duetto entre Ariodant, qui a la visi�re de son casque baiss�e, et sa ma�tresse, qui ne le reconna�t pas. Ariodant va se battre contre son propre fr�re pour essayer de sauver sa ma�tresse; il est sur le point de lui avouer tous ses soup�ons, et de lui dire qu'il est Ariodant, quand la trompette sonne et l'appelle au combat. La situation, une des plus touchantes, peut-�tre, que puisse fournir la plus touchante des passions de l'homme, est tellement belle, qu'il fallait qu'une musique f�t[28] bien dure � l'oreille, f�t bien peu musique, pour ne pas mettre des larmes dans tous les yeux. Celle-ci est un chef-d'œuvre.
Il est odieux de critiquer ce duetto en Italie, tant les cœurs tendres l'ont pris sous leur protection. Je ne ferai qu'une r�flexion: qu'e�t-il �t� avec l'�nergie de Cimarosa, ou la m�lancolie de Mozart? Nous aurions eu une seconde sc�ne de Sara, dans l'oratorio d'Abraham. Cette sc�ne de Sara avec les pasteurs, auxquels elle demande des nouvelles de son fils Isaac, qui est parti pour la montagne du sacrifice, est le chef-d'œuvre de Cimarosa dans le genre path�tique. Cela est sup�rieur aux plus beaux airs de Gr�try et de Dalayrac.
Chaque ann�e Mayer donnait deux ou trois op�ras nouveaux, et �tait applaudi sur les premiers th��tres. Comment ne pas se croire l'�gal des grands ma�tres? L'op�ra de 1807, Adelasia ed Aleramo, parut sup�rieur � tout ce que le compositeur bavarois avait encore donn�. La Rosa bianca e la Rosa rossa, sujet superbe tir� de l'histoire des guerres civiles d'Angleterre, eut un grand succ�s en 1812. Walter Scott n'avait pas encore r�v�l� quelle quantit� de sublime renferme, pour un peuple, l'histoire de ses guerres civiles de la fin du moyen �ge. Le t�nor Bonoldi[29] fit admirer, dans la Rosa bianca, une voix charmante.
Le premier allegro de l'ouverture de cet op�ra montre dans quel ab�me de trivialit� tombe d'ordinaire un compositeur allemand qui pr�tend trouver des chants gais.
La reconnaissance d'Enrico et de son ami Vanoldo est remplie d'une gr�ce na�ve que n'a jamais rencontr�e Rossini, parce qu'elle tient � l'absence de certaines qualit�s plus sublimes. Ce duo est de Pa�r.
Le m�me genre de m�rite brille dans le fameux duetto E de serto il bosco intorno. C'est le chef-d'œuvre de Mayer, et ce serait un des chefs-d'œuvre de la musique s'il y avait quelques traits de force vers la fin. Le po�te a fourni au maestro une mani�re d�licieuse, et vraiment digne de M�tastase, d'excuser la trahison de Vanoldo envers son ami Enrico. Enrico en apprenant que son ami a cherch� � plaire � celle qu'il aime, s'�crie:
Ah chi pu� mirarla in volto
E non ardere d'amor!
Mayer a eu la bonne fortune de trouver une m�lodie italienne pour exprimer cette id�e charmante. Toutes les �mes tendres et douces plut�t qu'�nergiques pr�f�reront ce duetto, je n'en fais aucun doute, aux[30] traits les plus vifs de Rossini et de Cimarosa.
Dans le genre bouffe, Mayer a eu la grosse gaiet� d'un bonhomme sans esprit.
Gli Originali font plaisir lorsqu'on n'a pas entendu depuis longtemps de vraie musique italienne. C'est la M�lomanie. Lorsque cet op�ra parut (1799), il fit cruellement sentir l'absence de Cimarosa, retenu alors dans les prisons de Naples, et que le bruit public disait pendu. On se demandait: Quels airs d�licieux dans le genre de
Sei morelli e quatro baj,
de
Mentr'io ero un mascalzone,
de
Amicone del mio core,
Cimarosa n'e�t-il pas faits sur un tel sujet?
Le M�lomane v�ritable, ridicule assez rare en France, o� d'ordinaire il n'est qu'une pr�tention de la vanit�, se trouve � chaque pas en Italie.
Lorsque j'�tais en garnison � Brescia, l'on me fit faire la connaissance de l'homme du pays qui �tait peut-�tre le plus sensible � la musique. Il �tait fort doux et fort poli; mais quand il se trouvait � un concert,[31] et que la musique lui plaisait � un certain point, il �tait ses souliers sans s'en apercevoir. Arrivait-on � un passage sublime, il ne manquait jamais de lancer ses souliers derri�re lui sur les spectateurs.
J'ai vu � Bologne le plus avare des hommes jeter ses �cus � terre, et faire une mine de poss�d�, quand la musique lui plaisait au plus haut degr�.
Le M�lomane de Mayer ne fait que r�p�ter sur la sc�ne des actions que l'on voit tous les jours dans la salle. Du reste, la forme seule des regrets qu'inspirait l'absence de Cimarosa, indiquait que ce grand homme allait cesser d'�tre � la mode. S'il e�t fait de nouveaux airs, au lieu de s'en laisser charmer avec na�vet�, les amateurs eussent appel� la m�moire pour troubler l'empire de l'imagination, on se f�t rappel� mal � propos le souvenir des chefs-d'œuvre qui venaient, pendant vingt ans de suite, de charmer tous les cœurs.
Mayer est le maestro le plus savant de l'interr�gne, comme il en est le plus f�cond; tout chez lui est correct. Vous pouvez examiner dans tous les sens les partitions de Medea, de Cora, d'Adelazia, d'Eliza, vous n'y trouverez pas une faute; c'est la perfection d�sesp�rante de Despr�aux: vous ne savez pourquoi vous n'�tes pas plus �mu. Passez � un op�ra de Rossini,[32] vous sentez tout � coup l'air pur et frais des hautes Alpes; vous vous sentez respirer plus � l'aise; on croit rena�tre; vous aviez besoin de g�nie. Le jeune compositeur jette � pleines mains les id�es nouvelles; tant�t il r�ussit, souvent il manque son objet. Tout est entass�, tout est p�le-m�le, tout est n�gligence; c'est la profusion et l'insouciance de la richesse sans bornes. On redit: Mayer est le compositeur le plus correct, Rossini est le grand artiste.
Je ne disconviendrai pas que Mayer n'ait huit ou dix morceaux qui, pendant trois ou quatre soir�es, ont un faux air de g�nie; par exemple, le sestetto d'Elena. Je me souviens que dans un temps aussi je trouvais que Dalayrac avait de jolies id�es, quoique mal arrang�es. Depuis, j'ai �tudi� un peu s�rieusement Cimarosa, o� j'ai retrouv� la plupart des jolies id�es de Dalayrac: peut-�tre, si l'on �tudiait Sacchini, Piccini, Buranello, y trouverait-on une raison suffisante pour les �clairs de g�nie du bon Mayer. Seulement, comme l'Allemand a un grand talent, et qu'il est aussi savant que Dalayrac est �colier, il aura admirablement d�guis� ses emprunts.
Le bon Mayer, voyant un jour Cherubini � Venise, ne d�guisait rien, et dit tout bonnement au copiste du th��tre: �Voil�[33] la Faniska de Cherubini, vous allez copier depuis telle page jusqu'� telle autre.� C'�tait un morceau de vingt-sept pages, o� il ne changea pas un b�mol.
Mayer fut pour la musique ce que Johnson a �t� pour la prose anglaise; il cr�a un genre emphatique et lourd, qui s'�cartait beaucoup du beau naturel, mais qui cependant n'�tait pas sans m�rite, surtout une fois qu'on avait pu s'y accoutumer. Cette emphase a �t� cause que la r�putation de Mayer a �t� an�antie par Rossini en un clin d'œil; c'est le sort qui attend toutes les affectations dans les arts. Le beau naturel para�t un jour, et l'on s'�tonne d'avoir pu �tre dupe si longtemps. On voit que nos classiques ont bien leurs raisons pour emp�cher qu'on ne joue Shakspeare, et pour lancer contre lui la jeunesse lib�rale. Le jour o� l'on jouera Macbeth, que deviendront nos trag�dies modernes?
Je crois qu'apr�s Mayer, M. Pa�r, musicien n� � Parme, malgr� son nom allemand, est celui de tous les compositeurs de l'interr�gne qui a eu le succ�s le plus europ�en. Cela tient peut-�tre � ce que M. Pa�r, outre un talent incontestable et tr�s remarquable, est un homme tr�s-fin, de beaucoup d'esprit, et fort agr�able dans le monde. On dit qu'une des[34] preuves les plus frappantes de cet esprit a �t� de tenir huit ans de suite Rossini cach� aux Parisiens. Notez que s'il y eut jamais un homme fait pour plaire � des Fran�ais, c'est Rossini, Rossini le Voltaire de la musique.
Toutes les premi�res pi�ces de Rossini jou�es � Paris, ont �t� mont�es d'une mani�re ridicule. Il me souvient encore de la premi�re repr�sentation de l'Italiana in Algeri. Lorsque peu apr�s l'on donna la Pietra del Paragone, on eut l'attention de supprimer les deux morceaux qui ont fait la fortune de ce chef-d'œuvre en Italie: l'air Eco pietosa, et le finale sigillara. Il n'est pas jusqu'au chœur d�licieux du second acte de Tancr�de, chant� sur le pont, dans la for�t, par les chevaliers de Syracuse, qu'on n'ait trouv� prudent de raccourcir de moiti�.
Le jour m�me o� je fais transcrire cette page, je vois que l'on fait chanter le grand r�le bouffe de l'Italiana in Algeri par mademoiselle Naldi.
Un des premiers ouvrages de M. Pa�r est l'Oro fa Tutto (1793). Son premier chef-d'œuvre est la Griselda (1797). A quoi bon parler de cet op�ra qui a fait le tour de l'Europe? Tout le monde conna�t l'air d�licieux chant� par le t�nor. Tout le monde admire Sargine (1803). Je[35] mettrais volontiers ces deux op�ras au-dessus de tout ce qu'a fait M. Pa�r. L'Agnese ne me para�t pas du m�me rang; elle doit son succ�s europ�en � la facilit� qu'il y a d'imiter d'une mani�re effrayante les fous, que personne ne se soucie d'aller �tudier avec trop de d�tails dans les retraites affreuses o� les place la piti� publique. L'�me profond�ment �branl�e par le spectacle horrible d'un p�re devenu fou parce que sa fille l'a abandonn�, s'ouvre facilement aux impressions de la musique. Galli, Pelegrini, Ambrogetti, Zuchelli, ont �t� sublimes dans le r�le du fou. Ce succ�s ne m'emp�che pas de croire que les beaux-arts ne doivent jamais s'emparer des sujets horribles. La charmante pi�t� filiale de Cordelia me console de la folie de Lear (trag�die de Shakspeare); mais rien ne rend supportable pour moi l'�tat affreux o� se trouve le p�re de l'Agn�se. La musique centuplant ma sensibilit�, me rend cette sc�ne horrible tout � fait insupportable. L'Agnese fait pour moi souvenir d�sagr�able, et d'autant plus d�sagr�able que le sujet est plus vrai. C'est comme la mort: on fera toujours peur aux hommes en leur parlant de la mort; mais leur en parler sera toujours une sottise ou un calcul de pr�tre. Puisque la mort est in�vitable, oublions-la.[36]
La Camilla (1798), quoique devant en partie son succ�s � la mode de l'horreur qui, dans ce temps-l�, nous valut les romans de madame Radcliffe, a cependant plus de m�rite que l'Agnese; le sujet est moins horrible et plus tragique. Bassi, l'un des premiers bouffes de l'Italie, �tait excellent dans le r�le du valet, lorsque, couch� entre les jambes de son ma�tre, et chantant fort pour le r�veiller, il lui crie:
Signor, la vita � corta,
Partiam per carit�.
A tout moment dans cette pi�ce on trouve de la d�clamation chant�e, comme Gluck. C'est la plus triste chose du monde, cela est dur; or, d�s qu'il n'y a pas douceur pour l'oreille, il n'y a pas musique.
Madame Pa�r, femme du compositeur, et fort bonne cantatrice, s'est toujours acquitt�e, en Italie, du r�le de Camille; elle y a eu les plus grands succ�s, et ces succ�s ont dur� dix ans; je ne vois gu�re aujourd'hui que madame Pasta qui p�t jouer Camille avec talent. Ce talent am�nerait-il la vogue? Rossini nous a accoutum�s � la surabondance des id�es, Mozart � leur profondeur; il est peut-�tre bien tard pour la musique de Gluck.[37]
Apr�s MM. Mayer et Pa�r, les deux hommes c�l�bres de l'interr�gne qui s'�coula entre Cimarosa et Rossini, il me reste � nommer quelques talents inf�rieurs. Je renvoie ces noms-l� � l'appendice[14].
MOZART EN ITALIE
J'oubliais qu'il faut encore parler de Mozart, avant de nous occuper pour toujours, et exclusivement, de Rossini.
La sc�ne musicale en Italie �tait occup�e depuis dix ans par MM. Mayer, Pa�r, Pavesi, Zingarelli, Generali, Fioravanti, Weigl, et par une trentaine de noms plus ou moins oubli�s aujourd'hui, et qui y r�gnaient tranquillement. Ces messieurs se croyaient les successeurs des Cimarosa et des Pergol�se, le public le croyait aussi; Mozart parut tout � coup comme un colosse au milieu de tous ces petits compositeurs italiens, qui n'�taient grands que par l'absence des grands hommes.
Mayer, Pa�r, et leurs imitateurs, cher[38]chaient depuis longtemps � adapter le genre allemand au go�t italien, et, comme tous les mezzo-termine, plaisant aux faibles des deux partis, ils avaient des succ�s flatteurs pour qui n'est pas difficile en admiration. Mozart, au contraire, comme tous les grands artistes, n'ayant jamais cherch� qu'� se plaire � lui-m�me, et aux gens qui lui ressemblaient, Mozart, tel qu'un conspirateur espagnol, ne pouvait se flatter de prendre la soci�t� que par les sommit�s; ce r�le est toujours dangereux.
D'ailleurs, la pr�sence personnelle lui manquait; il n'�tait pas l� pour flatter les puissants, payer les journaux, et faire mettre son nom dans la bouche de la multitude: aussi n'a-t-il p�n�tr� en Europe que depuis sa mort. Ses rivaux �taient pr�sents, �crivaient leur musique pour les voix des acteurs, composaient de petits duos pour la ma�tresse du prince, se conciliaient des protections; et cependant qu'est-ce aujourd'hui qu'une musique de Mayer ou de ***, � c�t� d'un op�ra de Mozart? La position �tait inverse en Italie vers l'an 1800. Mozart �tait un barbare romantique, voulant envahir la terre classique des beaux-arts. Il ne faut pas croire que cette r�volution, qui nous semble si naturelle aujourd'hui, se soit faite en un jour.[39]
Mozart, encore enfant, avait fait deux op�ras pour le th��tre de la Scala � Milan, Mitridate, en 1770, et Lucio Silla, en 1773[15]. Ces op�ras ne manqu�rent pas de succ�s, mais il n'est pas probable qu'un enfant ait os� braver la mode. Quel qu'ait �t� le m�rite de ces ouvrages, bient�t absorb�s dans le torrent, guid� par Sacchini, Piccini, Paisiello, ces succ�s n'avaient laiss� aucune trace.
Vers 1803, les triomphes de Mozart � Munich et � Vienne vinrent importuner les dilettanti d'Italie, qui d'abord refus�rent bravement d'y croire. Un barbare venir moissonner dans le champ des arts! On connaissait depuis longtemps ses symphonies et ses quatuors, mais Mozart faire de la musique pour la voix! On dit de lui ce que le parti des vieilles id�es dit en France de Shakspeare: �C'est un sauvage qui ne manque pas d'�nergie; on peut trouver quelques paillettes d'or dans le fumier d'Ennius; s'il e�t eu l'avantage de prendre des le�ons de Zingarelli et de Paisiello, il aurait peut-�tre fait quelque chose.� Et il ne fut plus question de Mozart.
En 1807, quelques Italiens de distinc[40]tion, que Napol�on avait men�s � sa suite, dans ses campagnes de 1805 et de 1806, et qui avaient pass� par Munich, se mirent � reparler de Mozart: on se d�cida � essayer une de ses pi�ces, l'Enl�vement du S�rail, je crois. Mais pour ex�cuter cet op�ra, il fallait �tre symphoniste parfait; il fallait surtout �tre un excellent tempiste, ne jamais faire d'infid�lit�s � la mesure. Il ne s'agissait plus de cette musique qui s'apprend d'oreille, en l'entendant chanter une ou deux fois, comme � Paris la romance: C'est l'amour[16], ou Di tanti palpiti, de Tancr�de. Les symphonistes italiens se mirent � travailler, mais il ne sortait rien de cet oc�an de notes, qui noircissaient la partition de cet �tranger. Il fallait d'abord que tout le monde all�t en mesure, et surtout entr�t et sort�t juste, au moment prescrit. Les paresseux appel�rent cela de la barbarie; ce mot fut sur le point de prendre, et l'on faillit renoncer � Mozart. Cependant, quelques jeunes gens riches, que je pourrais nommer, et qui avaient plus d'orgueil que de vanit�, trouv�rent ridicule, pour des Italiens, de renoncer � de la musique[41] comme trop difficile; ils menac�rent de retirer leur protection au th��tre o� l'op�ra allemand �tait en r�p�tition, et l'on donna enfin l'œuvre de Mozart. Pauvre Mozart! des personnes qui se trouvaient � cette repr�sentation, et qui, depuis, ont appris � aimer ce grand homme, m'ont assur� n'avoir jamais vu de tel charivari. Les morceaux d'ensemble, et surtout les finales, produisaient une cacophonie �pouvantable; on e�t dit un sabbat de diables en col�re. Deux ou trois airs, et un duetto, surnag�rent au milieu de cet oc�an de cris discordants, et furent assez bien ex�cut�s.
Le m�me soir il se forma deux partis. Le patriotisme d'antichambre, comme disait M. Turgot � propos du Si�ge de Calais, trag�die nationale, en 1763; le patriotisme d'antichambre, qui est la grande maladie morale des Italiens, se r�veilla dans toute sa fureur, et d�clara dans tous les caf�s que jamais homme n� hors de l'Italie ne parviendrait � faire un bon air. Le chevalier M... dit alors avec cette mesure parfaite qui le caract�rise: Gli accompagnamenti tedeschi non sono guardie d'onore pel canto, ma gendarmi.
L'autre parti, guid� par deux ou trois jeunes militaires, qui avaient �t� � Munich, soutenait qu'il y avait dans Mozart, non pas assur�ment des morceaux d'ensemble,[42] mais deux ou trois petits airs, ou duetti, �crits avec g�nie, et, mieux encore, �crits avec nouveaut�. Les gens � honneur national eurent recours � leur grand argument, ils d�clar�rent qu'il fallait �tre mauvais Italien pour admirer de la musique faite par un ultramontain. Au milieu de ces cris, les repr�sentations de l'op�ra de Mozart arriv�rent � leur fin, l'orchestre jouant plus mal chaque soir. Les gens sup�rieurs (et il y a souvent dans une grande ville d'Italie, deux ou trois hommes � vues profondes, mais g�nies � la Machiavel, d�fiants, pers�cut�s, sombres, qui se gardent bien de parler � tout venant, et � plus forte raison d'�crire), ces gens dirent: �Puisque le nom de Mozart excite tant de haine, puisqu'on met tant d'acharnement � prouver qu'il est m�diocre, puisque nous lui voyons prodiguer des injures qu'on n'a jamais adress�es aux Nicolini et aux Puccita (les plus faibles des compositeurs de l'�poque), il serait bien possible que cet �tranger e�t un coin de g�nie.�
Voil� ce qu'on disait chez la comtesse Bianca et dans d'autres loges de personnes de la premi�re distinction de la ville, que je ne nomme pas pour ne point les compromettre. Je passe sous silence les injures grossi�res des journaux �crits par les[43] agents de la police. La cause de Mozart semblait perdue, et scandaleusement perdue.
Un amateur de musique, fort noble et fort riche, mais qui n'avait pas grand sens, de ces gens qui se font une existence dans le monde en adoptant, tous les six mois, quelque paradoxe qu'ils r�p�tent partout et � tue-t�te, ayant su, par une lettre qu'une de ses ma�tresses lui �crivait de Vienne, que Mozart �tait le premier musicien du monde, se mit � en parler avec myst�re. Il fit appeler les six meilleurs symphonistes de la ville, qu'il �blouissait de son luxe, et �tourdissait du fracas de ses chevaux anglais et de ses cal�ches fabriqu�es � Londres, et il fit essayer en secret � ces musiciens le premier finale de Don Juan. Son palais �tait immense; il leur abandonna tout un corps de logis situ� sur les jardins. Il mena�a de toute sa col�re quiconque oserait parler; et quand un homme riche en vient � ces paroles en Italie, il est s�r d'�tre ob�i. Celui dont je parle avait � ses ordres cinq ou six buli de Brescia, capables de toutes les violences.
Il ne fallut pas moins de six mois aux symphonistes du prince pour parvenir � jouer in tempo (en mesure) le premier finale de Don Juan. Alors pour la premi�re[44] fois, ils virent appara�tre Mozart. Le prince prit six chanteurs et chanteuses, auxquels il ordonna la discr�tion. En deux mois de travail, les chanteurs furent instruits. Le prince fit ex�cuter � sa maison de campagne, toujours avec le secret d'une conspiration, les finales et les principaux morceaux d'ensemble de Don Juan. Il a de l'oreille comme tous les gens de son pays, il les trouva bien. Assur� de cet effet, il devint un peu moins myst�rieux en parlant de Mozart; il se laissa attaquer, il arriva enfin � engager un pari consid�rable pour l'amour-propre, et qui, au milieu de cette tranquillit� profonde d'une ville d'Italie, devint bient�t la grande nouvelle de toute cette partie de la Lombardie. Il avait pari� qu'il ferait ex�cuter quelques morceaux de Don Juan, et que messieurs tels et tels, des juges impartiaux, des noms desquels l'on convint sur-le-champ, diraient que Mozart �tait un homme � peu pr�s du m�rite de Mayer et de Pa�r, p�chant comme eux par trop d'amour pour le tapage et le fatras germanique mais en tout presque aussi fort que les auteurs de Sargine et de Cora. On mourait de rire, � ce que l'on m'a cont�, rien qu'� entendre ces assertions. Le prince, dont la vanit� go�tait des plaisirs tr�s vifs, retarda le grand jour[45] sous divers pr�textes; il vint enfin ce jour m�morable. Le concert d'�preuve eut lieu � la maison de campagne du prince, qui gagna tout d'une voix; et pendant deux ans, il en a �t� plus fat de moiti�.
Cet �v�nement fit du bruit; on se mit � jouer Mozart en Italie. A Rome, vers 1811, on estropia Don Juan. Mademoiselle Eiser, celle qui a jou� un r�le au congr�s de Vienne, et qui fit un instant oublier l'Apocalypse � de grands personnages, jouait aussi un r�le dans Don Juan, et fort bien. Sa voix �tait admirable, mais l'orchestre n'allait en mesure que par hasard, les instruments couraient les uns apr�s les autres; cela ressemblait toujours � une symphonie de Haydn jou�e par des amateurs (ce dont le ciel veuille nous garder). Enfin, en 1814, on donna Don Juan � la Scala, succ�s d'�tonnement. En 1815, on donna les Noces de Figaro, qui furent mieux comprises. En 1816, la Fl�te enchant�e tomba et ruina l'entreprise Petrachi; mais la reprise de Don Juan eut enfin un succ�s fou, si l'on peut appeler fou un succ�s lorsqu'il s'agit de Mozart.
Aujourd'hui Mozart est � peu pr�s compris en Italie, mais il est loin d'y �tre senti. Son principal effet dans l'opinion publique a �t� de jeter au second rang[46] Mayer, Weigl, Winter, et toute la faction allemande.
En ce sens, il a aplani les voies � Rossini, dont l'immense r�putation ne date que de 1815, et qui, en paraissant sur l'horizon, n'a trouv� de rivaux que MM. Pavesi, Mosca, Guglielmi, Generali, Portogallo, Nicolini, et autres derniers imitateurs du style des Cimarosa et des Paisiello. Ces messieurs jouaient � peu pr�s le r�le que font aujourd'hui en France les derniers copistes du style �pique et magnifique, et des sc�nes nobles de Racine. Ils �taient s�rs d'�tre extr�mement applaudis, extr�mement lou�s, et en beau style; mais il restait toujours un peu d'ennui au fond de l'�me de leurs pr�neurs, qui, partant, �taient toujours pr�ts � se f�cher. C'�taient des succ�s comme ceux de Sa�l, du Maire du palais, de Clytemnestre, de Louis IX; personne dans la salle n'osait convenir de l'ennui, et chacun, tout en b�illant, prouvait � son voisin que c'�tait fort beau.[47]
DU STYLE DE MOZART
Aujourd'hui, en 1823, les Italiens, apr�s une belle r�sistance de dix ans, ayant cess� d'�tre hypocrites en parlant de Mozart leur voix m�rite d'�tre compt�e, et leur jugement pris en consid�ration.
Mozart n'aura jamais en Italie le succ�s dont il jouit en Allemagne et en Angleterre; c'est tout simple, sa musique n'est pas calcul�e pour ce climat; elle est destin�e surtout � toucher, en pr�sentant � l'�me des images m�lancoliques, et qui font songer aux malheurs de la plus aimable et de la plus tendre des passions. Or, l'amour n'est pas le m�me � Bologne et � K�nigsberg; il est beaucoup plus vif en Italie, plus impatient, plus emport�, se nourrissant moins d'imagination. Il ne s'y empare pas peu � peu, et pour toujours, de toutes les facult�s de l'�me; il l'emporte d'assaut, et l'envahit tout enti�re et en un instant; c'est une fureur; or, la fureur ne peut pas �tre m�lancolique, c'est l'exc�s de toutes les forces, et la m�lancolie en est l'absence. L'amour italien n'a encore �t� peint, que je sache, dans aucun roman, et de l� vient que cette[48] nation n'a pas de romans. Mais elle a Cimarosa, qui, dans le langage du pays, a peint l'amour sup�rieurement, et dans toutes ses nuances, depuis la jeune fille tendre, Ha! tu sai ch'io vivo in pene, de Carolina, dans le Matrimonio segreto, jusqu'au vieillard, fou d'amour, Io venia per sposarti. J'abandonne ces id�es sur la diff�rence de l'amour dans les divers climats, qui nous m�neraient � une m�taphysique infinie. Les �mes faites pour comprendre ces sortes de pens�es, qui sont presque des sentiments, m'entendront de reste, sur le peu que j'en ai dit; quant aux autres, et c'est l'immense majorit�, elles n'y verront jamais que de la m�taphysique ennuyeuse; tout au plus, si la mode en venait, elles daigneraient apprendre par cœur une vingtaine de phrases sonores sur cet objet, mais je ne me sens pas d'humeur � faire des phrases pour ces sortes de gens.
Revenons � Mozart et � ses chants pleins de violence, comme disent les Italiens. Il a paru sur l'horizon avec Rossini, vers l'an 1812; mais j'ai grand'peur qu'on ne parle encore de lui quand l'astre de Rossini aura p�li. C'est qu'il a �t� inventeur de tous points et dans tous les sens; il ne ressemble � personne, et Rossini ressemble encore un peu � Cimarosa, � Guglielmi, � Haydn.[49]
La science de l'Harmonie peut faire tous les progr�s qu'on voudra supposer, on verra toujours avec �tonnement que Mozart est all� au bout de toutes les routes. Ainsi, quant � la partie m�canique de son art, il ne sera jamais vaincu. C'est comme un peintre qui entreprendrait de faire mieux que le Titien, pour la v�rit� et la force des couleurs; ou mieux que Racine, pour la beaut� des vers, la d�licatesse et la convenance des sentiments.
Quant � la partie morale, Mozart est toujours s�r d'emporter avec lui, dans le tourbillon de son g�nie, les �mes tendres et r�veuses, et de les forcer � s'occuper d'images touchantes et tristes. Quelquefois la force de sa musique est telle, que l'image pr�sent�e restant fort indistincte, l'�me se sent tout � coup envahie et comme inond�e de m�lancolie. Rossini amuse toujours, Mozart n'amuse jamais; c'est comme une ma�tresse s�rieuse et souvent triste, mais qu'on aime davantage, pr�cis�ment � cause de sa tristesse; ces femmes-l�, ou manquent tout � fait de faire effet, et passent sous le nom de prudes, ou, si elles touchent une fois, font une impression profonde et s'emparent de l'�me tout enti�re et pour toujours. Mozart est � la mode dans la haute soci�t�, qui, quoique n�cessairement sans passions,[50] pr�tend toujours faire croire qu'elle a des passions, et qu'elle est �prise des grandes passions. Tant que cette mode durera, l'on ne pourra pas juger avec s�ret� du v�ritable effet de sa musique sur le cœur humain.
En Italie, il y a certains amateurs qui, quoique en petit nombre, parviennent, � la longue, � faire l'opinion dans les beaux-arts. Leur succ�s vient: 1� de ce qu'ils sont de bonne foi; 2� de ce que peu � peu leur voix se fait entendre de tous les esprits faits pour avoir une opinion, et qui n'ont besoin que de l'entendre �noncer; 3� enfin, de ce que, pendant que tout change autour d'eux, suivant les caprices de la mode, eux n'�l�vent jamais la voix, mais, quand ils sont interrog�s, r�p�tent toujours et avec modestie le m�me sentiment.
Ces gens-l� ont �t� amus�s par Rossini, ils ont applaudi avec transport la Pietra del Paragone et l'Italiana in Algeri; ils ont �t� touch�s du quartetto de Bianca e Faliero; ils disent que Rossini a port� la vie dans l'op�ra seria; mais, au fond, ils le regardent comme un brillant h�r�siarque, comme un Pierre de Cortone (peintre du plus grand effet, qui �blouit l'Italie pendant un temps, et fit presque tomber Rapha�l, qui semblait froid; Rapha�l avait justement plusieurs des qua[51]lit�s tendres et des perfections modestes qui caract�risent Mozart. Rien ne fait moins de fracas en peinture que l'air modeste et la c�leste puret� d'une vierge du peintre d'Urbin; ses yeux divins sont abaiss�s sur son fils: si ce cadre ne s'appelait pas Rapha�l, le vulgaire passerait sans daigner s'arr�ter devant une chose si simple, et qui, pour les �mes communes, est une chose si commune).
Il en est de m�me du duetto:
L� ci darem la mano
L� mi dirai di si.
Si cela ne s'appelait pas Mozart, cette mesure lente para�trait le comble de l'ennui � la plupart de nos dandys.
Ils sont au contraire r�veill�s et �lectris�s par l'air Sono docile de Rosine dans le Barbier de S�ville. Qu'importe que cet air soit un contre-sens? est-ce qu'ils voient les contre-sens?
La dur�e de la r�putation de Mozart a un bonheur, c'est que sa musique et celle de Rossini ne s'adressent presque pas aux m�mes personnes; Mozart peut presque dire � son brillant rival ce que la tante dit � la ni�ce, dans la com�die des Femmes de Dumoustier:
Va,
Tu ne plairas jamais � qui j'aurai su plaire.
[52]
Ces gens de go�t d'Italie, dont je parlais nagu�re, disent que si Rossini ne brille pas par la verve comique et la richesse d'id�es au m�me degr� que Cimarosa, il l'emporte sur le Napolitain par la vivacit� et la rapidit� de son style. On le voit sans cesse syncoper les phrases que Cimarosa prend toujours le soin de d�velopper jusque dans leurs derni�res cons�quences. Si Rossini n'a jamais fait un air aussi comique que
Amicone del mio core,
Cimarosa n'a jamais fait de duetto aussi rapide que celui d'Almaviva avec Figaro,
Oggi arriva un reggimento
� mio amico il colonello,
(1er acte du Barbier).
ou un duetto aussi l�ger que celui de Rosine avec Figaro (1er acte). Mozart n'a rien de tout cela, ni l�g�ret�, ni comique; il est le contraire, non-seulement de Rossini, mais presque de Cimarosa. Jamais il ne lui serait venu de ne pas mettre de m�lancolie dans l'air
Quelle pupille tenere,
des Horaces.[53]
Il ne comprenait pas qu'on p�t ne pas trembler en aimant.
Plus on se laisse ravir, plus on se nourrit de la musique de Rossini et de Cimarosa, plus on se cultive pour la musique de Mozart; plus on sera satur� des mesures vives et des petites notes de Rossini, plus on reviendra avec plaisir aux grosses notes et aux mesures lentes de l'auteur de Cos� fan tutte.
Mozart n'a, je crois, �t� gai que deux fois en sa vie; c'est dans Don Juan, lorsque Leporello engage � souper la statue du commandeur, et dans Cos� fan tutte; c'est justement aussi souvent que Rossini a �t� m�lancolique. Il n'y a rien de sombre dans la Gazza ladra, o� un jeune militaire voit condamner � mort sous ses yeux, et mener au supplice, une ma�tresse ador�e. Il n'y a de m�lancolique dans Otello que le duetto des deux femmes, la pri�re et la romance. Je citerai ensuite le quartetto de Bianca e Faliero, le duetto d'Armide, et m�me le superbe trait instrumental au moment o� Renaud, agit� de mille passions, s'�loigne pour se rapprocher ensuite: ce duetto sublime est pr�cis�ment de l'amour italien, et ce n'est pas de la m�lancolie qu'il exprime. C'est de la passion sombre et forte ou bien d�lirante.[54]
Il n'y a pas une id�e de commune entre les v�ritables chefs-d'œuvre de Rossini, la Pietra del Paragone, l'Italiana in Algeri, Tancredi, Otello, et les op�ras de Mozart. La ressemblance, mais ressemblance qui ne p�n�tre pas plus avant que le physique du style, la ressemblance, si ressemblance y a, est venue plus tard, quand, dans la Gazza ladra et dans l'introduction de Mo�se, Rossini a voulu se rapprocher du style fort des Allemands.
Jamais Rossini n'a fait quelque chose d'aussi touchant que le duetto:
Crudel, perch� finora farmi languir cos�?
Jamais il n'a fait quelque chose d'aussi comique que:
Mentr'io ero un mascalzone,
ou bien encore le duel des Nemici generosi, de Cimarosa, si bien jou� � Paris, il y a quinze ans, par l'inimitable Barilli.
Mais jamais Mozart et Cimarosa n'ont fait quelque chose d'aussi vif et d'aussi l�ger que le duetto:
D'un bel uso di Turchia
du Turco in Italia. Cela est Fran�ais dans tout le beau de l'expression.[55]
C'est, ce me semble, dans ce sens qu'il faut marcher pour bien se p�n�trer du style de ces trois grands ma�tres, qui, suivis chacun de la tourbe de ses imitateurs, se partagent maintenant en Europe la sc�ne musicale. Pour qui sait entendre, on les imite m�me dans les petites musiques de Feydeau. Mais occupons-nous enfin de Rossini.
FIN DE L'INTRODUCTION[57][Pg 56]
SES PREMI�RES ANN�ES
Le 29 f�vrier 1792, Joachim Rossini naquit � Pesaro[17], jolie petite ville de l'�tat du pape, sur le golfe de Venise. C'est un port assez fr�quent�. Pesaro s'�l�ve au milieu de collines couvertes de bois, et les bois s'�tendent pr�cis�ment jusqu'au rivage de la mer. Rien de d�sol�, rien de st�rile, rien de br�l� par le vent de mer. Les rivages de la M�diterran�e, et en particulier ceux du golfe de Venise, n'ont rien de l'aspect sauvage et sombre que les vagues immenses et les vents puissants de l'Oc�an donnent � ses bords. L�, comme sur la fronti�re d'un grand empire despotique, tout est pouvoir irr�sistible et d�solation; tout est douce volupt� et beaut�[58] touchante vers les rives ombrag�es de la M�diterran�e. On reconna�t sans peine le berceau de la civilisation du monde. C'est l� que, il y a quarante si�cles, les hommes s'avis�rent, pour la premi�re fois, qu'il y avait du plaisir � cesser d'�tre f�roces. La douce volupt� les civilisa; ils reconnurent qu'aimer valait mieux que tuer: c'est encore l'erreur de la pauvre Italie, c'est pour cela qu'elle fut tant de fois conquise et malheureuse. Ah! si le bon Dieu en avait fait une �le!
Son �tat politique n'est point � envier; toutefois, c'est de l'ensemble de sa civilisation que nous avons vu sortir, depuis quelques si�cles, tous les grands hommes qui ont fait les plaisirs du monde. Depuis Rapha�l jusqu'� Canova, depuis Pergol�se jusqu'� Rossini et Vigano, tous les hommes de g�nie destin�s � charmer l'univers par les beaux-arts, sont n�s au pays o� l'on aime.
Les d�fauts m�mes des gouvernements singuliers sous lesquels g�mit l'Italie, servent aux beaux-arts et � l'amour.
Le gouvernement papal ne demandant pour toute soumission � ses sujets que de payer l'imp�t et d'aller � la messe, laisse beaucoup de danger en circulation dans la soci�t�. Chacun est ma�tre de faire et de dire tout ce qui lui vient � la t�te, pour son bonheur particulier, que ce[59] bonheur consiste � empoisonner son rival ou � adorer sa ma�tresse. Le gouvernement, abhorr� et m�pris� de temps imm�morial, n'est � la t�te d'aucune opinion, d'aucune influence; il est au travers de la soci�t�, mais il n'est point dans la soci�t�. (Tout cela est chang� depuis vingt ans.)
Je me figure un monstre terrible, un dragon de la fable, gonfl� de venin, qui sort de la fange de marais immenses; il para�t tout � coup au milieu des campagnes riantes et couvertes de fleurs; la volupt� fait place � la terreur; c'est un �tre malfaisant, fort, irr�sistible, dont il n'y a que mal � attendre, qu'on laisse passer, qu'on se range bien vite pour �viter lorsqu'il se montre, mais que personne ne s'avise de regarder; c'est un tremblement de terre, c'est la gr�le, c'est un mal n�cessaire, personne ne s'en irrite.
Le jour o� l'on s'avisera de s'en irriter, les beaux-arts auront cess� de vivre en Italie, et l'on aura � leur place de belles discussions politiques comme � Londres ou � Washington.
L'aimable petit gouvernement dont je viens de donner une id�e calomnieuse[18],[60] est bien plus favorable � l'�nergie des passions que les gouvernements plus sages de France et d'Angleterre, qui visent � l'opinion, et paient des gens de lettres pour prouver qu'ils ont raison.
Or les beaux-arts ne vivent que de passions; c'est une des raisons pour lesquelles ils ne peuvent prosp�rer dans le nord, o� la haute soci�t� est juge de tout (la haute soci�t�, n�cessairement sans passions, et d'ailleurs d�vast�e par l'ironie et la terreur du ridicule pouss�e jusqu'� la poltronnerie la plus amusante).
Il faut avoir senti le feu d�vorant des passions pour exceller dans les beaux-arts. Sans cette condition indispensable, d'avoir encouru des ridicules effroyables dans sa jeunesse, l'homme d'ailleurs le plus spirituel et le plus fin n'aper�oit les beaux-arts que comme au travers d'un voile. Il voit et ne voit pas ce qui en fait le principe. Plein de finesse et d'une admirable sagacit� pour tous les autres objets de l'attention humaine, d�s qu'il arrive aux beaux-arts, il n'aper�oit plus que le mat�riel de la chose; il ne voit que la toile dans la peinture, et que le physique des sons et leurs combinaisons diverses dans la musique. Tel est Voltaire parlant musique ou peinture. S'agit-il d'un tableau de Rapha�l, l'homme du nord en fera[61] consister la sublimit� dans le talent mat�riel d'appliquer la couleur sur la toile. Parle-t-on musique... Voyez ce qu'on disait tous les jours dans le Miroir.
Je hasarde ces phrases satiriques, parce que j'ai l'espoir d'�tre jug� pr�cis�ment par ces gens si fins dont je viens de m�dire; leur sup�riorit� intellectuelle est telle qu'ils sont les meilleurs juges du monde, m�me des descriptions de ces choses qui ne leur sont visibles qu'� demi. Si j'avais � faire une histoire de la musique ou de la peinture, je la sentirais en Italie, mais c'est � Paris que je la publierais.
D�s qu'il s'agit de la v�rit� d'une pens�e ou de la justesse d'une expression, les gens du nord, form�s par deux cents ans d'une discussion plus ou moins libre, reprennent toute cette sup�riorit� qui les avait quitt�s � l'aspect d'une statue, ou � la ritournelle d'un grand air agitato.
En France, le peintre ou le musicien trouve la place de toutes les passions occup�e par la peur de manquer aux mille convenances, ou le projet de lancer un calembour heureux.
En Angleterre, c'est l'orgueil ou la religion biblique qui se pr�sentent comme ennemis acharn�s des beaux-arts. Toutes les passions sont comprim�es dans les hautes classes par une timidit� souffrante[62] qui n'est encore qu'une des formes de l'orgueil, ou an�anties chez la plupart des jeunes gens par l'horrible n�cessit� de consacrer quinze heures de chaque journ�e � un dur travail, et ce sous peine de manquer de pain et de mourir au milieu de la rue.
On voit pourquoi la fertile Italie, patrie du dolce far niente, et de l'amour, est aussi la patrie des beaux-arts, et pourquoi cependant, gr�ce � ses petits tyrans soup�onneux, c'est dans le nord seulement que l'on peut trouver des juges �clair�s pour les dissertations sur les beaux-arts.
La Romagne, qui donna le jour � Rossini, est au nombre des contr�es les plus sauvages et les plus f�roces de toute la p�ninsule. Il y a longtemps que le gouvernement astucieux des pr�tres p�se sur ce pays; il y a longtemps aussi que toute g�n�rosit� y est le comble de l'absurde.
Le p�re de Rossini �tait un pauvre joueur de cor de troisi�me ordre, de ces symphonistes ambulants qui, pour vivre, courent les foires de Sinigaglia, de Fermo, de Forli et autres petites villes de la Romagne ou voisines de la Romagne. Ils vont faire partie des petits orchestres impromptus qu'on r�unit pour l'op�ra de la foire. Sa m�re, qui a �t� une beaut�, �tait une seconda donna passable. Ils allaient de ville en ville et de[63] troupe en troupe, le mari jouant dans l'orchestre, la femme chantant sur la sc�ne; pauvres par cons�quent: et Rossini leur fils, couvert de gloire, avec un nom qui retentit dans toute l'Europe, fid�le � la pauvret� paternelle, n'avait pas mis de c�t�, pour tout capital, il y a deux ans, lorsqu'il est all� � Vienne, une somme �gale � la paie annuelle d'une des actrices qui le chantent � Paris ou � Lisbonne.
On vit pour rien � Pesaro, et cette famille, quoique subsistant sur une industrie bien incertaine n'�tait pas triste, et surtout ne s'inqui�tait gu�re de l'avenir.
En 1799, les parents de Rossini l'amen�rent de Pesaro � Bologne; mais il ne commen�a � �tudier la musique qu'� l'�ge de douze ans, en 1804; son ma�tre fut D. Angelo Tesei. Au bout de quelques mois, le jeune Gioacchino gagnait d�j� quelques paoli en allant chanter dans les �glises. Sa belle voix de soprano et la vivacit� de ses petites mani�res le faisaient bien venir des pr�tres directeurs des Funzioni. Sous le professeur Angelo Tesei, Gioacchino apprit fort bien le chant, l'art d'accompagner et les r�gles du contrepoint. D�s l'ann�e 1806, il �tait en �tat de chanter, � la premi�re vue, quelque morceau de musique que ce f�t, et l'on commen�a � concevoir de lui de grandes[64] esp�rances; sa jolie figure faisait penser � en faire un t�nor.
Le 27 ao�t 1806, il quitta Bologne pour faire une tourn�e musicale en Romagne. Il tint le piano comme directeur d'orchestre � Lugo, Ferrare, Forli, Sinigaglia et autres petites villes. Ce ne fut qu'en 1807 que le jeune Rossini cessa de chanter dans les �glises. Le 20 mars de cette ann�e, il entra au lyc�e de Bologne, et prit des le�ons de musique du p�re Stanislao Mattei.
Un an apr�s (le 11 ao�t 1808), Rossini fut en �tat de composer une symphonie et une cantate intitul�e: Il pianto d'Armonia. C'est son premier ouvrage de musique vocale. Imm�diatement apr�s il fut �lu directeur de l'acad�mie des Concordi (r�union musicale existant alors dans le sein du lyc�e de Bologne).
Rossini �tait si savant � dix-neuf ans, qu'il fut choisi pour diriger, comme chef d'orchestre, les Quatre Saisons de Haydn, que l'on ex�cuta � Bologne; la Cr�ation, que l'on donna en m�me temps (mai 1811), fut dirig�e par le c�l�bre soprano Marchesi. Quand les parents de Rossini n'avaient point d'engagement, ils revenaient habiter leur pauvre petite maison � Pesaro. Quelques amateurs riches de cette ville, je crois de la famille Perticari, prirent le jeune Rossini sous leur pro[65]tection. Une femme aimable, et que j'ai encore connue fort jolie, eut l'heureuse id�e de l'envoyer � Venise; il y composa, pour le th��tre San-Mos�, un petit op�ra en un acte intitul� la Cambiale di Matrimonio (1810). Apr�s un joli petit succ�s, il revint � Bologne, et l'automne de l'ann�e suivante (1811) il y fit jouer l'Equivoco stravagante. Il retourna � Venise, et donna, pour le carnaval de 1812, l'Inganno felice.
Ici le g�nie �clate de toutes parts. Un œil exerc� reconna�t sans peine, dans cet op�ra en un acte, les id�es m�res de quinze ou vingt morceaux capitaux qui, plus tard ont fait la fortune des chefs-d'œuvre de Rossini.
Il y a un beau terzetto, celui du paysan Tarabotto, du seigneur f�odal et de la femme que le seigneur a exil�e, qu'il adore et qu'il ne reconna�t pas.
L'Inganno felice est comme les premiers tableaux de Rapha�l sortant de l'�cole du P�rugin; on y trouve tous les d�fauts et toutes les timidit�s de la premi�re jeunesse. Rossini, effray� de ses vingt ans, n'osait pas encore chercher uniquement � se plaire � soi-m�me. Un grand artiste se compose de deux choses: une �me exigeante, tendre, passionn�e, d�daigneuse, et un talent qui s'efforce de plaire � cette �me, et de lui donner des jouissances[66] en cr�ant des beaut�s nouvelles. Les protecteurs de Rossini lui procur�rent un engagement pour Ferrare. Il y donna durant le saint temps de car�me de 1812 un oratorio intitul�: Ciro in Babilonia (Cyrus � Babylone), ouvrage rempli de gr�ces, mais inf�rieur, ce me semble, pour l'�nergie, � l'Inganno felice. Rossini fut appel� de nouveau � Venise; mais l'impr�sario de San-Mos�, non content d'avoir pour quelques sequins un compositeur aimable, ch�ri des dames, et dont le g�nie naissant allait procurer la vogue � son th��tre, le voyant pauvre, se permit de le traiter l�g�rement. Rossini donna sur-le-champ une marque de ce caract�re original qui l'a toujours mis � son rang, et que peut-�tre il n'e�t jamais eu s'il f�t n� dans un pays moins sauvage.
En sa qualit� de compositeur, Rossini �tait ma�tre absolu de faire ex�cuter tout ce qui lui passerait par la t�te aux instruments de son orchestre. Il r�unit dans l'op�ra nouveau, la Scala di seta (l'�chelle de soie), qu'il fit pour l'impr�sario insolent, toutes les extravagances et les bizarreries qui, on peut le croire, n'ont jamais manqu� dans cette t�te-l�. Par exemple, � l'allegro de l'ouverture, les violons devaient s'interrompre � chaque mesure pour donner un petit coup avec[67] l'archet sur le r�verb�re en fer-blanc dans lequel est plac�e la chandelle qui les �claire. Qu'on se figure l'�tonnement et la col�re d'un public immense accouru de tous les quartiers de Venise et m�me de la Terre-Ferme pour l'op�ra du jeune maestro. Ce public, qui deux heures avant l'ouverture, assi�geait les portes, et qui ensuite avait �t� forc� d'attendre deux heures dans la salle, se crut personnellement insult�, et siffla comme un public italien en col�re. Rossini, loin d'�tre afflig�, demanda en riant � l'impr�sario ce qu'il avait gagn� � le traiter avec l�g�ret�, et partit pour Milan, o� ses amis lui avaient procur� un engagement. Rossini reparut un mois apr�s � Venise; il donna successivement deux farze (op�ras en un acte) au th��tre San Mos�: l'Occasione fa il ladro (1812) et il Figlio per azzardo (carnaval de 1813). Ce fut dans ce m�me carnaval de 1813 que Rossini fit Tancr�de.
On peut juger du succ�s qu'eut cette œuvre c�leste � Venise, le pays d'Italie o� l'on juge le mieux de la beaut� des chants. L'empereur et roi Napol�on e�t honor� Venise de sa pr�sence, que son arriv�e n'y e�t pas distrait de Rossini. C'�tait une folie, une vraie fureur, comme dit cette belle langue italienne cr��e pour les arts. Depuis le gondolier jusqu'au plus[68] grand seigneur, tout le monde r�p�tait:
Ti rivedro, mi rivedrai.
Au tribunal o� l'on plaide, les juges furent oblig�s d'imposer silence � l'auditoire, qui chantait:
Ti rivedro!
ceci est un fait certain dont j'ai trouv� des centaines de t�moins dans les salons de madame Benzoni.
Les dilettanti se disaient en s'abordant: Notre Cimarosa est revenu au monde[19]; C'�tait bien mieux, c'�taient de nouveaux plaisirs, c'�taient des effets nouveaux. Avant Rossini, il y avait souvent bien de la langueur et de la lenteur dans l'op�ra seria; les morceaux admirables �taient clair-sem�s, souvent ils se trouvaient s�par�s par quinze ou vingt minutes de r�citatif et d'ennui: Rossini venait de porter dans ce genre de composition le feu, la vivacit�, la perfection de l'op�ra buffa.
Le v�ritable op�ra buffa, celui dont les[69] libretti furent �crits en napolitain par Tita di Lorenzi, a atteint sa perfection par Paisiello, Cimarosa et Fioravanti. Il est inutile de chercher au monde un ouvrage d'art o� il y ait plus de feu, plus de g�nie, plus de vie: on serait pr�t � commencer le dialogue avec lui: c'est l'œuvre, jusqu'ici, o� l'homme s'est le plus approch� de la perfection. Il n'y a donc rien � faire dans ce genre qu'� mourir de rire ou de plaisir, quand on entend un bon op�ra buffa et qu'on n'est pas n� flegmatique[20]. Le succ�s de Rossini est d'avoir transport� une partie de ce feu du ciel, fix� dans l'op�ra buffa, de l'avoir transport�, dis-je, dans l'op�ra di mezzo carattere, comme le Barbier de S�ville, et dans l'op�ra s�ria, comme Tancr�de; car ne vous figurez pas que le Barbier de S�ville tout gai qu'il vous semble, soit encore l'op�ra buffa; il n'est qu'au second degr� de gaiet�.
On ne conna�t gu�re l'op�ra buffa hors de Naples, � peine, depuis les progr�s de la musique instrumentale, pourrait-on ajouter quelque trait de hautbois ou de basson aux chefs-d'œuvre des Fioravanti et des Paisiello. Rossini s'est bien gard�[70] de toucher � ce genre; c'est comme qui voudrait faire de la terreur d'assassinat apr�s Macbeth. Il a entrepris la besogne faisable de porter la vie dans l'op�ra seria. [71]
TANCR�DE.
Ce charmant op�ra a fait le tour de l'Europe en quatre ans. A quoi bon analyser et juger Tancr�de? Chaque lecteur ne sait-il pas d�j� tout ce qu'il en doit penser, et au lieu de juger Tancr�de avec moi, ne va-t-il pas me juger avec Tancr�de? Gr�ce � madame Pasta, Paris ne voit-il pas Tancr�de comme il n'a jamais �t� donn� nulle part?
Quel prodige qu'une jeune femme qui, � peine arriv�e � l'�ge des passions, nous pr�sente, avec un chant suave, un talent tragique aussi remarquable peut-�tre que Talma, et surtout un talent diff�rent, et un talent plus simple!
Pour faire mon devoir d'historien, et ne pas encourir le reproche d'�tre incomplet, je vais essayer une analyse rapide de Tancr�de.
Les premi�res mesures de l'ouverture ne manquent ni de charme ni de noblesse; mais, suivant moi, le g�nie ne commence qu'� l'allegro. Il y a l� un caract�re de[72] nouveaut� et de hardiesse qui � Venise, le soir de la premi�re repr�sentation, entra�na tous les cœurs. Rossini n'avait point os� venir se placer au piano, comme c'est l'usage et comme son engagement l'y obligeait; il avait peur d'�tre accueilli par des sifflets. L'honneur national du public de Venise avait encore sur le cœur l'accompagnement oblig� avec r�verb�res de fer-blanc de son pr�c�dent op�ra. Le compositeur enfant s'�tait cach� sous le th��tre, dans le passage qui conduit � l'orchestre. Apr�s l'avoir cherch� partout, le premier violon, voyant que l'heure avan�ait, et que le public commen�ait � donner des marques de cette impatience toujours si ridicule aux yeux des acteurs, except� les jours de premi�re repr�sentation, se d�termina � commencer l'op�ra. Le premier allegro de l'ouverture plut tellement, que pendant les applaudissements et les bravos universels Rossini sortit de sa cachette, et osa se glisser � sa place au piano.
Cet allegro est plein de fiert� et d'�l�gance. C'est bien l� ce qui convient au nom chevaleresque de Tancr�de; voil� bien l'amant d'une femme � grand caract�re; c'est bien l�, enfin, le g�nie de Rossini dans sa puret�. Quand il est lui-m�me, il a de l'�l�gance comme un[73] jeune h�ros fran�ais, comme un Gaston de Foix, et non de la force comme Haydn. Il faut de la force pour le beau id�al antique. Cimarosa trouva cette force dans les airs des Horaces et des Curiaces. Rossini, suivant, sans s'en douter, les traces de Canova, a substitu� de l'�l�gance � cette force, si utile et si estim�e dans la Gr�ce antique; il a compris la tendance de son si�cle, il s'est �cart� du beau id�al de Cimarosa, pr�cis�ment comme Canova a os� s'�carter du beau id�al antique[21].
Quand, plus tard, Rossini a voulu avoir de la force comme Cimarosa, quelquefois il a �t� lourd: c'est qu'il a eu recours � ces lieux communs d'harmonie, �ternelle ressource des Mayer, des Winter, des Weigl, et autres compositeurs allemands, et qu'il n'a pas eu de la force dans la m�lodie.
Quoi qu'il en soit de mon explication, un peu m�taphysique, quand Rossini est lui-m�me, il a de l'�l�gance et de l'esprit, et non de la force comme Haydn, ou de la fougue � la Michel-Ange, comme Beethoven.
Cette r�flexion m'a �t� sugg�r�e surtout par cet allegro de l'ouverture de Tan[74]cr�de. Le motif principal renferme des tours neufs, pleins d'une gr�ce et d'une finesse tout � fait fran�aises; mais il n'y a point de path�tique.
L'ouverture finit, la toile se l�ve, nous voyons entrer des chevaliers syracusains. Ils chantent en chœur:
Pace, onore... fede, amore.
Ce chœur est fort agr�able, mais est-ce bien l� le mot qu'il devrait nous faire trouver? Ne manque-t-il pas �videmment de cette force dont je viens de parler, et que l'on remarque presque � chaque pas dans les œuvres de Haydn? Ce chœur a un air doucereux assez d�plac� partout, et plus qu'ailleurs parmi les chevaliers du moyen �ge.
Cinq chevaliers fran�ais conquirent la Sicile,
dit le po�te, et ce sont ces chevaliers farouches, j'ai presque dit f�roces, dont Walter Scott vient de nous donner un portrait, d'apr�s nature, dans le templier Boisguilbert d'Ivanhoe, ce sont ces chevaliers qui vont bient�t envoyer � une mort cruelle l'aimable fille de l'un d'entre eux, qui viennent nous dire d'un air doux:
Pace, onore.
[75]
Ce chœur serait parfait pour c�l�brer une paix parmi les bergers de l'Astr�e,
O�, jusqu'� je vous hais, tout se dit tendrement.
Mais est-ce l� la vigueur caract�ristique du moyen �ge? Les chevaliers couverts de fer de ces temps barbares, m�me quand ils juraient une paix, devaient avoir l'air farouche du lion qui se repose, ou de la vieille garde rentrant � Paris apr�s Austerlitz.
L'excuse de Rossini, c'est que dans les premiers tableaux de Rapha�l souvent on cherche de la force, m�me dans les endroits o� elle est le plus n�cessaire.
Cette introduction[22] de Tancr�de produit toujours peu d'effet, quoique la m�lodie en soit agr�able. Si l'id�e de corriger, et de corriger un ouvrage heureux, n'�tait pas � mille lieues du caract�re de Rossini, il devrait accorder quelques minutes � ce chœur des chevaliers de Syracuse.
Rossini prend tout � fait sa revanche dans la ritournelle et le morceau de chant qui annonce l'entr�e d'Am�na�de:
Pi� dolce e placida.
Avant lui la musique n'avait jamais[76] exprim� � ce point l'�l�gance noble et simple qui convient � une jeune princesse des si�cles de chevalerie.
La cavatine d'Am�na�de, come dolce all'alma mia, manque de la m�lancolie que Mozart y e�t mise, et l'on y remarque des agr�ments trop jolis pour n'�tre pas d�plac�s. Une jeune fille d'une �me un peu �lev�e qui songe � son amant proscrit et absent, doit �tre triste: Voltaire a cherch� cette nuance. Rossini �tait trop jeune pour la sentir, ou, pour mieux dire, et ne pas prendre sit�t le ton du pan�gyrique, ce sentiment n'est peut-�tre jamais entr� dans son �me; toujours il a craint d'�tre ennuyeux en faisant de la musique triste. Plus tard, il e�t imit� un instant Mozart; � dix-huit ans, il a �crit avec simplicit� ce qui lui �tait dict� par son g�nie, et ce g�nie, s'il a de la tendresse, ne conna�t gu�re, ce me semble, la tendresse accompagn�e de m�lancolie.
Nous voici enfin � la c�l�bre entr�e de Tancr�de. Il faut un th��tre � l'italienne pour que le d�barquement du chevalier et de sa suite sur une plage �cart�e et solitaire ait quelque chose de noble. A Louvois, il faut l'admirable portamento de madame Pasta pour que le d�barquement de Tancr�de, � quarante pas du spectateur, et sortant d'une petite barque dont[77] on aper�oit les mouvements convulsifs, ne soit pas d'un effet risible, et surtout le rivage �tant form� de d�corations ridicules dans lesquelles les arbres font ombre sur le ciel. A Milan on aper�oit � demi, dans le lointain, et comme il faut pr�senter ces choses-l� � l'imagination, le d�barquement de Tancr�de et de ses �cuyers. La d�coration sublime est un chef-d'œuvre de Sanquirico ou de Perego; l'admiration qu'elle vous donne vous fait oublier de porter un œil critique sur les d�tails de l'action qui se passe devant vous. Heureusement le public de Paris n'est pas difficile en d�corations, et les ridicules qu'il ne sent pas n'existent pas pour lui.
A Venise, Rossini avait fait pour l'arriv�e de Tancr�de un grand air dont la Malanote ne voulut pas[23]; et comme cette excellente cantatrice �tait alors dans la fleur de la beaut�, du talent et des caprices, elle ne lui d�clara son antipathie pour cet air que l'avant-veille de la premi�re repr�sentation.
Qu'on juge du d�sespoir du maestro! Voil� de ces choses qui font devenir fou � cet �ge et dans cette position; �ge heureux o� l'on devient fou! �Si apr�s l'�quip�e de mon dernier op�ra, se disait[78] Rossini, l'on siffle l'entr�e de Tancr�de, tout l'op�ra va a terra (tombe � plat).�
Le pauvre jeune homme rentre pensif � sa petite auberge. Une id�e lui vient; il �crit quelques lignes, c'est le fameux
Tu che accendi,
l'air au monde qui peut-�tre a jamais �t� le plus chant� et en plus de lieux diff�rents. On raconte � Venise que la premi�re id�e de cette cantil�ne d�licieuse, qui dit si bien le bonheur de se revoir apr�s une longue absence, est prise d'une litanie grecque; Rossini l'avait entendu chanter quelques jours auparavant � v�pres, dans l'�glise d'une des petites �les des lagunes de Venise. Les Grecs ont port� l'air de bonheur de la Mythologie, m�me dans la religion terrible des chr�tiens.
A Venise, cet air s'appelle l'aria dei risi. J'avoue que c'est un nom bien vulgaire, et je suis assez embarrass� pour raconter la petite anecdote plus gastronomique que po�tique qui le lui a valu. Aria dei risi, puisqu'il faut l'avouer, veut dire l'air du riz. En Lombardie, tous les d�ners, celui du plus grand seigneur comme celui du plus petit maestro, commencent invariablement par un plat de riz; et comme on aime le riz fort peu cuit, quatre minutes[79] avant de servir, le cuisinier fait toujours faire cette question importante: bisogna mettere i risi? Comme Rossini rentrait chez lui d�sesp�r�, le cameriere lui fit la question ordinaire; on mit le riz au feu, et avant qu'il f�t pr�t Rossini avait fini l'air.
Di tanti palpiti.
Le nom d'aria dei risi rappelle qu'il a �t� fait en un instant.
Que dire de cette admirable cantil�ne? Il me semble qu'il serait �galement ridicule d'en parier et � qui la conna�t, et � qui ne l'a jamais entendue; et d'ailleurs qui ne l'a pas entendue en Europe?
Les seules personnes qui ont vu madame Pasta dans le r�le de Tancr�de savent que le r�citatif
O patria, ingrata patria!
peut �tre plus sublime et plus entra�nant que l'air lui-m�me. Madame Fodor avait fait une contredanse de cet air qu'elle pla�ait dans la le�on de chant du Barbier de S�ville. On peut chanter sup�rieurement un air quelconque avec une belle voix, on peut �tre une serinette sublime; il faut de l'�me pour les r�citatifs. Dans l'air lui-m�me le passage sur les mots[80] alma gloria ne sera jamais chant� par un �tre n� en de�� des Alpes.
Les mots mi rivedrai, ti rivedr�, exigent le sentiment ou le souvenir de l'amour fou des heureuses r�gions du Midi. Les gens du Nord mangeraient vingt po�tiques comme celle de La Harpe avant de comprendre pourquoi mi rivedrai est mis avant ti rivedr�. Si nos gens de go�t entendaient l'italien, ils trouveraient qu'il y a l� manque de politesse de Tancr�de a l'�gard d'Am�na�de, et peut-�tre oubli total des convenances.
A l'arriv�e de Tancr�de on peut voir dans l'orchestre le sublime de l'harmonie dramatique.
Ce n'est pas, comme on le croit en Allemagne, l'art de faire exprimer les sentiments du personnage qui est en sc�ne par les clarinettes, par les violoncelles, par les hautbois; c'est l'art bien plus rare de faire dire par les instruments la partie de ces sentiments que le personnage lui-m�me ne pourrait nous confier. Tancr�de, en arrivant sur la plage d�serte, peint d'un mot ce qui se passe dans son cœur; il convient ensuite � l'expression par le geste et par la voix humaine, qu'il emploie quelques instants de silence � contempler cette patrie ingrate qu'il revoit avec une �motion si m�lang�e de plaisir et de peine.[81] S'il parlait en ce moment, Tancr�de choquerait l'int�r�t que nous lui portons, et l'id�e que nous aimons � nous former de son �motion profonde en revoyant les lieux qu'habite Am�na�de. Tancr�de doit se taire; mais pendant qu'il garde un silence qui convient si bien aux passions qui l'agitent, les soupirs des cors vont nous peindre une autre partie de son �me, et peut-�tre des sentiments dont il n'ose pas convenir avec lui-m�me, et qu'il n'exprimerait jamais par la voix.
Voil� ce que la musique ne savait pas faire du temps des Pergol�se et des Sacchini, et voil� ce que les Allemands non plus ne savent pas faire. Ils font dire tout bonnement par les instruments, non-seulement ce qu'ils devraient nous apprendre, mais encore ce que le personnage lui-m�me devrait nous dire par son chant. Ordinairement ce chant, d�pourvu d'expression ou exag�rant l'expression comme l'enluminure exag�re les couleurs d'un tableau de Rapha�l, ne se fait entendre que pour nous reposer des effets d'orchestre. Le h�ros est comme ces princes, remplis des meilleures intentions du monde, mais qui, ne pouvant dire par eux-m�mes que des choses assez communes, vous renvoient toujours � leurs ministres d�s qu'il se pr�sente � faire quelque r�ponse importante.[82]
Les instruments ont, comme les voix humaines, des caract�res distinctifs: par exemple, durant l'air et le r�citatif de Tancr�de, Rossini a employ� la fl�te[24]; cet instrument a un talent tout particulier pour peindre la joie m�l�e de tristesse[25], et c'est bien l� le sentiment de Tancr�de en revoyant cette patrie ingrate o� il ne peut repara�tre que sous un d�guisement.
Si l'on veut arriver par un autre chemin � l'id�e de l'harmonie dans ses rapports avec le chant, je puis dire que Rossini a employ� avec succ�s le grand artifice de Walter Scott, le moyen de l'art peut-�tre qui a valu les succ�s les plus �tonnants � l'immortel auteur d'Old Mortality. Comme Rossini pr�pare et soutient ses chants par l'harmonie, de m�me Walter Scott pr�pare et soutient ses dialogues et ses r�cits par des descriptions. Voyez d�s la premi�re page d'Ivanhoe cette admirable description du soleil couchant qui darde des rayons d�j� affaiblis et presque horizontaux au[83] travers des branches les plus basses et les plus touffues des arbres qui cachent l'habitation de C�dric le Saxon. Ces rayons d�j� p�lissants tombent au milieu d'un �clairci de cette for�t sur les habits singuliers que portent le fou Wamba et Gurth le gardeur de porcs. L'homme de g�nie �cossais n'a pas encore achev� de d�crire cette for�t �clair�e par les derniers rayons d'un soleil rasant, et les singuliers v�tements des deux personnages, peu nobles assur�ment, qu'il nous pr�sente contre toutes les r�gles de la dignit�, que nous nous sentons d�j� comme touch�s par avance de ce que ces deux personnages vont se dire. Lorsqu'ils parlent enfin, leurs moindres paroles ont un prix infini. Essayez par la pens�e de commencer le chapitre et le roman par ce dialogue non pr�par� par la description, il aura perdu presque tout son effet.
Voil� comment les gens de g�nie emploient l'harmonie en musique, exactement comme Walter Scott se sert de la description dans Ivanhoe; les autres, le savant M. Cherubini, par exemple, jettent l'harmonie comme M. l'abb� Delille entasse les descriptions les unes sur les autres dans son po�me de la Piti�. Vous souvient-il encore combien les personnages �pisodiques de M. l'abb� Delille sont p�les et[84] d�color�s? Vous rappelez-vous combien l'on admirait cela � Paris en 1804? Quels progr�s immenses n'avons-nous pas faits depuis cette �poque? Esp�rons que nous en ferons bient�t de semblables en musique, et que l'harmonie allemande suivra la po�sie � la Louis XV. Nos anciens auteurs, La Bruy�re, Pascal, Duclos, Voltaire, n'ont jamais eu l'id�e de d�crire la nature, pas plus que Pergol�se et Buranello ne song�rent � l'harmonie. Nous nous sommes r�veill�s de ce d�faut pour tomber dans l'exc�s contraire; c'est encore comme la musique qui se noie dans l'harmonie. Esp�rons que nous nous corrigerons de la prose sentimentale de madame de Sta�l comme des descriptions du chantre des Jardins, et que nous en viendrons � ne parler des aspects touchants de la nature que quand notre cœur nous laisse assez de sang-froid pour les remarquer et en jouir.
A chaque instant Walter Scott interrompt et soutient le dialogue par la description, quelquefois m�me d'une mani�re impatientante, comme lorsque la charmante petite muette Fenella de Peveril du Pic, veut emp�cher Julian de sortir du ch�teau de Holm-Peel dans l'�le de Man. Ici la description impatiente � peu pr�s comme l'harmonie allemande choque les cœurs[85] italiens; mais lorsqu'elle est bien plac�e, elle laisse l'�me dans un �tat d'�motion qui la pr�pare merveilleusement � se laisser toucher par le plus simple dialogue; et c'est, � l'aide de ses admirables descriptions que Walter Scott a pu avoir l'audace d'�tre simple, abandonner le ton de rh�teur que Jean-Jacques et tant d'autres avaient mis � la mode dans le roman, et enfin oser risquer des dialogues aussi vrais que la nature.
Peut-�tre aurai-je r�ussi par cette longue digression � donner une id�e un peu nette des diverses positions qu'occupent sur le Parnasse musical, Pergol�se, Mayer, Mozart et Rossini. Du temps de Pergol�se, on n'avait pas encore song� � employer dans le roman les descriptions des aspects sublimes ou gais de la nature; Mozart fut le Walter Scott de la musique. Il se servit de la description d'une mani�re ravissante; quelquefois mais fort rarement, il l'employa d'une fa�on un peu exag�r�e. Mayer, Winter, Weigl, comme M. l'abb� Delille, jettent � pleines mains des descriptions peu int�ressantes et fort savantes (tr�s-fortes en grammaire et en m�canisme de langue). Rossini les a employ�es d'une mani�re qui pla�t au public; sa couleur est vive, sa lumi�re est singuli�rement pittoresque; il arr�te toujours[86] les yeux, mais quelquefois il les fatigue.
A chaque instant dans la Gazza ladra, par exemple, on voudrait faire taire l'orchestre pour avoir un peu plus de chant. L'effet est dur et fort, il convient aux gens sensibles; les dilettanti voudraient plus de charme, plus de suavit�, plus de chant simple et doux confi� aux voix humaines.
Rossini �tait bien loin de ce d�faut quand il cr�a la divine partition de Tancr�de; il trouva ce juste milieu de richesses et de luxe qui pare la beaut� sans la cacher, sans lui nuire, sans la surcharger de vains ornements. Il faudra en revenir au style charmant de Tancr�de toutes les fois que l'on sera lass� de trop de bruit, ou ennuy� de trop de simplicit�.
Ce qui excita des transports si vifs � Venise, ce fut la nouveaut� de ce style, ce furent des chants d�licieux garnis, si j'ose m'exprimer ainsi, d'accompagnements singuliers, impr�vus, nouveaux, qui r�veillaient sans cesse l'oreille, et jetaient du piquant dans les choses les plus communes en apparence; et cependant les accompagnements produisaient des effets si s�duisants sans jamais nuire � la voix. Fanno col canto conversazione rispettosa[26],[87] dit l'un des amateurs les plus spirituels de Venise, le c�l�bre Buratti (l'auteur de l'Uomo, et de l'Elefanteide, satires d�licieuses).
Il y a des fautes dans le premier final de Tancr�de, me disait un soir � Brescia l'aimable Pellico (le premier po�te tragique de l'Italie, aujourd'hui en prison pour quinze ans dans la forteresse du Spielberg); il y a des sauts d'un son � l'autre dans ce final, qui �tonnent l'oreille.—Mais l'oreille, lui r�pondais-je, ne doit-elle absolument jamais �tre �tonn�e? Si vous voulez qu'on fasse des d�couvertes, laissez un peu courir au hasard vos vaisseaux sur les mers. Si l'on n'avait jamais voulu permettre d'�tonner l'oreille, le fougueux et singulier Beethoven aurait-il jamais succ�d� au sage et noble Haydn?
Si, dans le premier acte de Tancr�de, Rossini ne fait pas encore usage de tout le luxe de l'harmonie allemande, il a de ces phrases charmantes d'une m�lodie p�riodique et d�licieuse, � la Cimarosa, que nous verrons plus tard devenir de plus en plus rares dans ses ouvrages successifs. Remarquez dans le superbe quintette du premier acte la phrase qu'Am�[88]na�de adresse successivement � son p�re, � Tancr�de, � Orbassan:
Deh! tu almen.
Le quatuor sans accompagnement, dans cet acte, repose l'oreille de la fatigue de l'harmonie; ces morceaux sont d'un effet s�r. La partie de ce quatuor, chant�e � mi-voix par Orbassan, est d�licieuse; il semble que les sentiments sont conduits comme par la main par cette belle voix de basse: on ne sait o� l'on va, mais l'on se sent marcher avec volupt�.
D�s le commencement du second acte, on rencontre une phrase charmante:
No; che il morir non �.
Mais on l'oublie bient�t pour le d�licieux duetto
Ah! se de'mali miei,
dont le caract�re fier et chevaleresque fait un si beau contraste avec ce qu'on vient d'entendre.
L'expression marquante de cette d�licieuse partition de Tancr�de est l'ardeur belliqueuse et chevaleresque, cette touchante et d�licieuse folie du moyen �ge qui, chez les esprits �lev�s, faisait une[89] chose d'�me de la guerre et des dangers que nous avons r�duits � n'�tre plus qu'une vilenie m�thodique et math�matique[27]. Ici il ne doit plus �tre question des moyens physiques de l'art choisis par Rossini, et par lui employ�s avec plus ou moins de succ�s; nous sommes bien au-dessus de telles consid�rations. Il faut remarquer qu'il peint une chose nouvelle. La partie de Tancr�de dans le duo Ah! se de'mali miei, qui commence par la profonde m�lancolie d'un h�ros,
Nemico il ciel provai,
Fin da prim'anni ognor.
. . . . . . . . . . . . . . .
Ah! son si misero.
finit par l'�clatant triomphe du courage qui sait se raidir contre tous les malheurs. Apr�s ce petit mouvement de faiblesse et d'amour, si naturel et si touchant, nous avons de l'honneur moderne dans toute sa puret�, et voil� ce qu'aucun maestro italien n'aurait eu l'id�e de faire avant Arcole et Lodi. Ces mots sont les premiers que Rossini ait entendu prononcer autour de son berceau; ces noms sublimes sont de 1796. Rossini avait cinq ans, il put voir passer � Pesaro ces immortelles demi-[90]brigades de 1796, qui, anim�es du pur enthousiasme guerrier, sans croix, sans luxe, sans grands cordons, allaient nous conqu�rir � Tolentino ces tableaux, ces statues, ces monuments qui, depuis, quand les oripeaux monarchiques nous eurent �nerv�s, nous furent enlev�s si facilement. En entendant les accents sublimes que l'honneur inspire � Tancr�de, jurons de nous venger un jour et d'aller les reprendre.
Pendant ce duo guerrier, les trompettes sont employ�es avec une adresse infinie et digne d'un ma�tre consomm�. Rossini devinait par instinct, � dix-sept ans, ce que d'autres parviennent � peine � comprendre et � sentir � la suite d'�tudes longues et p�nibles.
Le mouvement de m�lodie
Il vivo lampo,
au moment o� Tancr�de tire son �p�e, me semble la plus belle chose que Rossini ait jamais faite. Cela est parfaitement noble, parfaitement vrai, parfaitement neuf.
Je conseillerais � tous les chanteurs, et m�me � madame Pasta, d'�tre �conomes de roulades dans les moments si courts de passion extr�me, tels que celui qui fait dire � Tancr�de:
Odiarla! o ciel non so.
[91]
Ce personnage n'a qu'une faible �motion, ce me semble, qui, dans les transports d'une passion, songe � �tre �l�gant, c'est-�-dire songe qu'il existe d'autres �tres, et bien plus, songe � ce qu'ils peuvent penser de lui, et veut �tre bien � leurs yeux. L'homme passionn� ne peut plus garder que ce degr� d'�l�gance involontaire qui, chez lui, est devenue habitude. Les roulades, au contraire, sont divinement plac�es sur les mots:
Di quella spada.
J'observerai en passant que les gens de lettres qui se figurent plaisamment qu'� force de lire Boileau on apprend � se conna�tre en chants italiens, sont des ennemis mortels des roulades et des agr�ments. Ils vantent surtout le style s�v�re:
Non raggioniam di loro, ma guarda e passa[28].
Les douze mesures que chante Tancr�de, quand on le ram�ne sur le char de triomphe, sont d�licieuses: c'est un repos pour l'�me. Le chœur des chevaliers qui cherchent Tancr�de dans la for�t, Regna il terror,[92] est presque aussi beau, dans un autre genre, que l'air Il vivo lampo. C'est, suivant moi, la perfection de l'union de la m�lodie italienne � l'harmonie allemande. L� devrait s'arr�ter la r�volution qui nous pr�cipite vers l'harmonie compliqu�e.
La force de cette r�volution vient de ce que, dans les pays du nord, sur vingt jolies petites filles � qui l'on enseigne la musique, dix-neuf apprennent le piano; c'est � une seule qu'on montre � chanter, et les dix-neuf autres finissent par ne trouver beau que le difficile. En Italie, tout le monde cherche � arriver au beau musical par la voix.
Je deviendrais infini, si je c�dais au plaisir de dire ce que je pense de chacun des morceaux de Tancr�de, ou plut�t ce qu'on en pensait � Naples, � Florence, � Brescia, o� j'ai vu cet op�ra: car je me m�fie plus que personne des sentiments personnels; ces sentiments, quand ils sont sinc�res, sont tout au monde pour qui les �prouve, mais fort indiff�rents et m�me ridicules aux yeux du voisin qui ne les partage pas. Je prie le lecteur de croire que le Je, dans cette brochure, n'est qu'une tournure qui pourrait �tre remplac�e par: On disait � Naples, dans la soci�t� du marquis Berio..., ou: M. Peruchini, de Venise, cet amateur si instruit,[93] dont les sentiments font loi, nous disait un jour chez madame Bensoni..., ou: J'ai vu, ce soir, au cercle qui se r�unit autour du fauteuil de M. l'avocat Antonini, � Bologne, M. Agguchi soutenir que l'harmonie allemande...; le comte Giraud �tait de son avis, que M. Gherardi, l'ami de Rossini, a combattu � outrance.
Le petit nombre de sentiments tout � fait personnels qui se rencontrent dans cette brochure sont pr�sent�s avec les formes dubitatives qui conviennent � l'auteur plus qu'� personne, et il avoue ici que pour faire cette Vie de Rossini il a pris de toutes mains, et, par exemple, dans tous les journaux allemands et italiens les jugements sur ce grand homme et ses ouvrages.
Ainsi, j'entendis dire un soir � l'aimable Gherardi, dans la loge de madame Z***, � Bologne: �Ce qui me frappe dans la musique de Tancr�de, c'est la jeunesse. L'audace fait certainement l'un des traits les plus frappants de la musique de Rossini, comme de son caract�re. Mais dans Tancr�de, je ne trouve pas cette audace qui me transporte et m'�tonne dans la Gazza ladra ou le Barbier. Tout y est simple et pur. Il n'y a point de luxe; c'est le g�nie dans toute sa na�vet�, et, si l'on me permet cette expression, c'est[94] le g�nie vierge encore. J'aime de Tancr�de jusqu'� je ne sais quel air d'anciennet� qui me frappe dans la coupe de plusieurs de ses chants; ce sont encore les formes employ�es par Paisiello et Cimarosa, ces phrases longues et p�riodiques, et qui cependant �chappent encore trop t�t � l'attention qu'elles captivent, et � l'�me qu'elles enchantent. En un mot, j'aime Tancr�de comme j'aime le Rinaldo du Tasse, parce qu'il offre la mani�re de sentir d'un grand homme dans sa candeur virginale.�
Rossini, qui venait, dans son op�ra avec accompagnements de r�verb�res de fer-blanc, d'offenser le public de Venise, se garda bien d'avoir recours aux lieux communs de m�lodie et d'harmonie qui remplissaient les partitions de la plupart de ses rivaux. Je ne distingue pas dans Tancr�de, du moins en l'�coutant � la sc�ne, un seul de ces lieux communs d'harmonie qui forment comme le corps de r�serve des compositeurs allemands, et que, plus tard, Rossini n'a que trop employ�s dans ses op�ras � l'allemande, tels que Mos�, Otello, la Gazza ladra, Ermione, etc.
A Naples, accus� d'ignorance par les Zingarelli et les Paisiello, grands artistes qui, sur leurs vieux jours, finissaient par[95] la p�danterie et l'envie, Rossini ambitionna le suffrage des amateurs du style s�v�re. Style s�v�re dans la bouche des artistes charlatans, et dans celle des amateurs qui r�p�tent leurs phrases, sans trop s'en rendre compte, veut presque toujours dire emploi des lieux communs de l'harmonie, emploi qui fait souvent illusion aux ignorants, et dont, par exemple, je fus tout � fait dupe en 1817, dans la Testa di Bronzo, de Soliva, � Milan.
Il y aurait une remarque de vingt lignes � faire sur chacun des airs ou des morceaux d'ensemble de Tancr�de. Ces r�flexions sont agr�ables � c�t� d'un piano; en nous expliquant ce que nous venons d'�prouver, elles redoublent la force de nos sensations, et surtout en fixent un peu le souvenir et les font entrer dans le domaine de la m�moire. Transport�es dans un livre, et loin d'un piano, ces r�flexions pourraient fatiguer. Il faut tout le tragique de cette terrible parole ennui pour me forcer � cesser de louer Tancr�de.
On sent bien que, dans un pays comme Venise, Rossini fut aussi heureux comme homme qu'il �tait glorieux comme compositeur. Bient�t la Marcolini, charmante cantatrice bouffe, alors dans toute la fleur du g�nie et de la jeunesse, l'arracha aux grandes dames ses premi�res protectrices.[96] Il fut fort ingrat, dit-on; il y eut bien des larmes r�pandues. On raconte, � ce sujet, une anecdote assez compliqu�e et surtout fort plaisante, qui met dans un jour parfait le caract�re audacieux et gai de Rossini, et sa facilit� � prendre des partis d�cisifs: mais, en v�rit�, je ne puis imprimer cette anecdote-l�. Quelques changements que je misse dans les noms, pour d�payser les curieux, cette histoire a des circonstances si extraordinaires, que tout le monde en Italie nommerait les acteurs: attendons quelques ann�es. On dit que la Marcolini, pour n'�tre pas en reste avec Rossini, lui sacrifia le prince Lucien Bonaparte.
C'est pour la Marcolini, c'est pour sa d�licieuse voix de contralto, c'est pour son admirable jeu comique qu'il composa le r�le si plaisant de l'Italiana in Algeri, que nous voyons si noblement d�figurer dans le Nord. Telle actrice que je ne veux pas nommer, parce qu'elle est jolie, nous traduit une jeune femme du Midi, gaie, folle, heureuse, passionn�e, et, il faut bien l'avouer, ne songeant gu�re au qu'en dira-t-on, en une respectable miss de l'Yorkshire, qui songe toujours, et avant tout, � m�riter les suffrages des comm�res de sa paroisse, sans lesquels suffrages elle ne trouvera pas de mari. La vertu[97] nous poursuivra-t-elle partout? Est-ce bien pour avoir la majestueuse vision (the noble prospect) d'une femme parfaite que j'entre � l'Op�ra-Buffa? Serait-ce offenser la gravit� de notre si�cle, blesser les convenances, etc., etc., que d'oser penser que plus les mœurs sont tristes, collets-mont�s et hypocrites, plus les d�lassements devraient �tre gais? [98]
L'ITALIANA IN ALGERI
Mais parlons de l'Italiana, non pas telle que des gens adroits nous l'ont fait voir � Paris, afin de nous d�go�ter un peu de Rossini, mais telle qu'elle parut en Italie, lorsqu'elle vint placer son jeune auteur au premier rang des maestri.
Les reflets de l'arc-en-ciel ne sont pas plus d�licats et plus faciles � s'�vanouir que les effets de la musique; comme tout le charme d�pend de l'imagination, et que la musique en soi n'a rien de r�el, il suffit d'une association involontaire d'id�es d�sagr�ables pour emp�cher � jamais l'effet d'un chef-d'œuvre dans un pays. Tel est le sort de l'Italiana � Paris; elle y a �t� tellement g�t�e qu'elle n'y fera jamais un certain plaisir. Tout le monde arrivera au spectacle avec l'id�e qu'on va voir quelque chose de m�diocre. Ce seul pr�jug� serait fatal partout � la meilleure musique du monde; que sera-ce chez un peuple o� chacun dirait volontiers � son[99] voisin: �Monsieur, faites-moi l'amiti� de me dire si j'ai du plaisir?�
L'ouverture de l'Italiana est d�licieuse, mais elle est trop gaie; c'est un grand d�faut.
L'introduction est admirable; elle peint juste, et avec profondeur, la douleur d'une pauvre femme d�laiss�e. Le chant qui fixe les yeux sur cet �tat de l'�me,
Il mio sposo non pi� m'ama,
est d�licieux, et cette douleur n'a rien de tragique.
Arr�tons-nous sur ce peu de mots: c'est tout simplement la perfection du genre bouffe. Aucun autre compositeur vivant ne m�rite cette louange, et Rossini lui-m�me a bient�t cess� d'y pr�tendre. Quand il �crivait l'Italiana in Algeri, il �tait dans la fleur du g�nie et de la jeunesse: il ne craignait pas de se r�p�ter; il ne cherchait pas � faire de la musique forte; il vivait dans cet aimable pays de Venise, le plus gai de l'Italie et peut-�tre du monde, et certainement le moins p�dant. Le r�sultat de ce caract�re des V�nitiens[29], c'est qu'ils veulent avant tout, en[100] musique, des chants agr�ables et plus l�gers que passionn�s. Ils furent servis � souhait dans l'Italiana; jamais peuple n'a joui d'un spectacle plus conforme � son caract�re; et de tous les op�ras qui ont jamais exist�, c'est celui qui devait plaire le plus � des V�nitiens.
Aussi, voyageant dans le pays de Venise en 1817, je trouvai qu'on jouait en m�me temps l'Italiana in Algeri � Brescia, � V�rone, � Venise, � Vicence et � Tr�vise.
Il faut avouer que dans plusieurs de ces villes, � Vicence par exemple, cette musique �tait chant�e par des acteurs auxquels on ferait beaucoup d'honneur en les comparant aux plus faibles des n�tres; mais il y avait une certaine verve dans l'ex�cution, un brio, un entra�nement g�n�ral que l'on ne trouve jamais � l'Op�ra dans nos climats raisonneurs. Je voyais cette esp�ce de folie musicale s'emparer de l'orchestre et des spectateurs, d�s le commencement du premier acte, au premier acc�s d'applaudissements un peu vif, et donner � tous les plaisirs les plus entra�nants. Je prenais ma part de cette folie qui faisait na�tre tant de joie dans un[101] ch�tif th��tre o� rien assur�ment n'�tait au-dessus du m�diocre. Je ne saurais expliquer le comment de tout cela. Rien n'�tait fait dans ce charmant spectacle pour rappeler le r�el et le triste de la vie. Il n'y avait certainement pas une t�te dans la salle qui s'avis�t de juger ce qu'on voyait. Le chant, les d�corations, l'ex�cution vive de l'orchestre, le jeu des acteurs rempli d'improvisations, rien n'�tait fait pour arr�ter ici-bas l'imagination du spectateur, qui, pour peu qu'il f�t bien dispos�, se trouvait bient�t dans un autre monde que le n�tre, et dans un monde bien autrement gai. Mais tout cela veut �tre vu, et a fort mauvaise gr�ce dans un r�cit.
Nous �tions tous livr�s aux plus folles illusions de la musique. Les acteurs, enhardis, inspir�s par les applaudissements excessifs et par les cris des spectateurs, se permettaient des choses que, par exemple, ils n'auraient jamais os� hasarder le lendemain. J'ai vu le d�licieux bouffe Paccini, qui jouait messer Taddeo � San-Benedetto, � Venise, nous avouer, � la fin d'une soir�e de grand succ�s et de haute folie, que la plus d�licieuse partie de gondole, le meilleur repas, tout ce qu'il y a de plus gai au monde, n'�tait rien pour lui, mis en parall�le avec une telle repr�sentation.[102]
Apr�s le chant plaintif de la pauvre Elvire que le bey abandonne, rien de plus gai, de moins cruel, de plus expressif, et surtout de plus naturel en Italie que le chant de Mustafa:
Cara, m'hai rotto il timpano.
C'est bien l� un amant lass� de sa ma�tresse; mais il n'y a rien d'humiliant pour l'amour-propre, rien de moqueur.
Remarquez que je parle toujours de la musique et jamais des paroles, que je ne connais pas. Je refais toujours, pour mon compte, les paroles d'un op�ra. Je prends la situation du po�te, et ne lui demande qu'un seul mot, un seul, pour me nommer le sentiment; par exemple, je vois dans Mustafa un homme ennuy� de sa ma�tresse et de ses grandeurs, et en sa qualit� de souverain ne manquant pas de vanit�. Peut-�tre que l'ensemble des paroles me g�terait tout cela. Qu'y faire? Il vaudrait mieux sans doute que Voltaire ou Beaumarchais eussent fait le libretto, il serait charmant comme la musique; on pourrait le lire sans se d�senchanter le moins du monde. Mais comme les Voltaire sont rares, il est heureux que l'art charmant qui nous occupe puisse se passer si bien[103] d'un grand po�te. Seulement, il ne faut pas avoir l'imprudence de lire le libretto. A Vicence, je vis qu'on le parcourait la premi�re soir�e pour prendre une id�e de l'action. A chaque morceau on lisait le premier vers qui nomme la passion ou la nuance de sentiment que la musique doit peindre. Jamais, durant les quarante repr�sentations suivantes, il ne vint � l'id�e de personne d'ouvrir ce petit volume couvert de papier d'or.
Madame B***, � Venise, redoutant encore l'effet d�sagr�able du libretto, ne l'admettait pas dans sa loge, m�me � la premi�re repr�sentation. On lui faisait un sommaire de l'action en quarante lignes, et ensuite, par nos 1, 2, 3, 4, etc., on lui donnait en quatre ou cinq mots le sujet de chaque air, duetto ou morceau d'ensemble; par exemple, jalousie de ser Taddeo, amour passionn� de Lindor, coquetterie d'Isabelle � l'�gard du bey, et ce petit extrait �tait suivi du premier vers de l'air ou du duetto. Je vis que tout le monde trouvait cette id�e fort commode. C'est ainsi qu'on devrait imprimer des libretti pour les amateurs... en v�rit�, je ne sais quel mot prendre pour �viter l'orgueil... pour les amateurs qui aiment la musique comme on l'aime � Venise.[104]
La cavatine de Lindor, l'amant aim�, dans l'Italiana in Algeri,
Languir per una bella,
est d'une fra�cheur parfaite. L'effet est puissant et la musique est simple. Cette cavatine est une des plus jolies choses que Rossini ait jamais �crites pour une v�ritable voix de t�nor. Je n'oublierai jamais l'effet qu'y produisait Davide, le premier ou pour mieux dire le seul t�nor qui existe aujourd'hui. C'�tait un des plus grands triomphes de la musique. Entra�n�s par les badinages de cette voix �l�gante, pure, sonore, les spectateurs oubliaient tout au monde. Le grand avantage de cette cavatine, c'est qu'il n'y a pas trop de passion; elle n'est pas trop dramatique. L'action commence seulement. Nous ne sommes point oblig�s de penser � des circonstances plus ou moins compliqu�es, nous sommes tout entiers au plaisir entra�nant qui s'empare de nous. C'est la musique la plus physique que je connaisse.
Ce moment d�licieux est renouvel� un instant apr�s; mais si le plaisir qu'on nous propose �tait exactement de m�me nature, de toute n�cessit� il serait moins vif.
Le duetto entre Lindor et Mustafa
Se inclinassi a prender moglie
[105]
est aussi agr�able que la cavatine; mais d�j� il a une nuance de plus de dramatique et de s�rieux; Lindor se d�fend de prendre la femme que le bey veut lui transmettre. Nos graves litt�rateurs des D�bats ont trouv� l'action de la pi�ce folle, sans voir, les pauvres gens, que si elle n'�tait pas folle, elle ne conviendrait plus � ce genre de musique, qui n'est elle-m�me qu'une folie organis�e et compl�te[30]. Si nos litt�rateurs estimables veulent du raisonnable et du passionn�, renvoyons-les � Mozart. Dans le v�ritable op�ra buffa, la passion ne se pr�sente que de temps � autre, comme pour nous d�lasser de la gaiet�, et c'est alors, pour le dire en passant, que l'effet de la peinture d'un sentiment tendre est irr�sistible; il a les charmes r�unis de l'impr�vu et du contraste. Comme � l'Op�ra, quand la musique est bonne, l'�me ne peut pas �tre � demi occup�e d'une passion, la passion continue nous occuperait trop, nous fatiguerait, et adieu pour toujours le plaisir fou de l'op�ra buffa.
La r�plique de Mustafa
Son due stelle
[106]
� Lindor, qui exige de beaux yeux dans la femme qu'il pourrait aimer, est � mourir de rire. La r�flexion de Lindor
D'ogni parte io qui m'inciampo
est de la plus belle musique que l'on ait jamais faite. On ne saurait trouver plus de fra�cheur. La contre-partie de Mustafa
Caro amico, non c'� scampo
est le premier signe que Rossini ait jamais donn� de son plus grand d�faut musical. Ce chant de Mustafa est un chant de clarinette; ce ne sont autre chose que des batteries destin�es uniquement � faire briller la cantil�ne d�licieuse confi�e au t�nor. Cimarosa avait l'art de rendre ces sortes de secondes parties agr�ables pour l'oreille, si par hasard l'attention s'�garait jusqu'� s'en occuper. Ici, si, � une quatri�me ou cinqui�me repr�sentation, l'oreille songe � la seconde partie ex�cut�e par Mustafa, elle ne trouve qu'une musique de concert par trop insignifiante, et le charme d�cro�t. Je note ce d�faut de Rossini avec le m�me regret qu'on remarque, dans une jolie figure de dix-huit ans, un l�ger pli de la peau, pr�s de l'œil, qui deviendra une ride dix ans plus tard.[107]
Rossini, au lieu de faire de la musique dramatique, eut pour la premi�re fois, dans ce duetto, la fatale paresse ou la fatale m�fiance de ne faire que de la musique de concert.
L'air d'Isabelle
Cruda sorte! amor tiranno
est faible et sans g�nie. En revanche, o� trouver des louanges dignes du fameux duetto
Ai capricci della sorte?
J'y vois une �l�gance que peut-�tre l'on chercherait en vain dans Cimarosa; c'est cette �l�gance noble et simple qui fait de Rossini le musicien par excellence d'un auditoire fran�ais. Ce genre de m�rite, tout � fait nouveau en musique, tient peut-�tre � ce qu'il y a moins de passion dans ce duetto que Cimarosa n'en e�t mis, La transition
Messer Taddeo...
Ride il babbeo
est d�licieuse.
Apr�s un tel acc�s de folie, il fallait un repos pour les spectateurs. Le libretto est bien fait, en ce qu'il nous donne deux[108] sc�nes de r�citatif pour essuyer les larmes que le rire fou avait mises dans nos yeux.
Il y a un repos admirable dans la grande sc�ne o� le bey Mustafa re�oit Isabelle, c'est le chant du chœur:
Oh! che rara belt�.
Voil� un trait de g�nie, un instant de musique d'�glise dans un op�ra buffa; mais Rossini ayant peur d'ennuyer, l'a fait bien court.
La cantil�ne
Maltrattata dalla sorte
est un chef-d'œuvre de coquetterie; c'est suivant moi, la premi�re fois que la coquetterie a �t� peinte en Italie avec ses vraies couleurs. Cimarosa est un peu sujet � mettre les accents de l'amour v�ritable dans la bouche de ses coquettes. C'est peut-�tre la seule faute que ce grand homme ait � se reprocher en peignant les cœurs de femmes. Il fallait dans l'air d'Isabelle qu'il y e�t � la fois assez d'amour pour tromper la dupe, et assez de gaiet� pour amuser le public.
Le quartetto de Taddeo, dans le finale du premier acte, est excellent. Remarquez le trait:
Ah! chi sa mai Taddeo?
[109]
Voil� le v�ritable style bouffe, voil� le comique dont la musique est capable, et il est peint avec toute la largeur de pinceau possible.
Jamais, au contraire, il n'y eut de chant plus frais et plus d�licat que celui de Lindor qui entre � l'instant, avec la femme d�laiss�e et son amie:
Pria di dividerci da voi, signore.
Voil� une opposition admirable, voil� un effet rapide et entra�nant que Mozart et Cimarosa peuvent envier.
Je crois que les plus grands sots pourraient envier � nos litt�rateurs estimables la critique qu'ils ont faite de la fin de ce finale.
Il est bien vrai que le bey dit:
Come scoppio di cannone
La mia testa fa bumb�m;
que Taddeo dit aussi:
Sono come una cornacchia
Che spennata fa cr�, cr�[31].
[110]
Comment ces pauvres gens ne se sont-ils pas dit que Marmontel ou M. Etienne auraient pu �crire huit ou dix vers d�licieux, d�licats, charmants pour ce finale, et la musique cependant �tre comme celle de Dalayrac ou de Mondonville? C'est comme si l'on s'avisait de louer, dans la Transfiguration, le soin qu'a pris Rapha�l de peindre ce tableau sur une toile tr�s-fine et de premi�re qualit� de Hollande.
A Venise, � la fin de ce finale chant� par Paccini, Galli et la Marcolini, les spectateurs ne pouvaient plus respirer, et s'essuyaient les yeux.
L'impression est bien celle que les gens de go�t attendent d'un op�ra buffa; elle est extr�mement forte, c'est donc un chef-d'œuvre. On n'�tait pas oblig� � Venise ou � Vicence, de descendre jusqu'� exprimer les d�tails de ce raisonnement; tout le monde s'�criait en mourant de rire: Sublime! divin!
Ce qui caract�rise ce chef-d'œuvre, c'est l'extr�me rapidit� et l'absence de l'emphase. Il est impossible de dire plus en moins de mots; mais comment faire entendre ces choses � des gens qui font attention aux paroles? Rousseau s'est charg� de la r�ponse. On trouve cette phrase italienne dans un certain endroit de ses Œuvres:[111] Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica[32].
SECOND ACTE.
Dans le second acte, rien de plus vif que l'entr�e de Taddeo:
Ah! signor Mustafa!
L'auteur du libretto fait preuve de talent en cet endroit; la situation est forte, elle est expliqu�e en peu de mots, fort clairement et d'une mani�re comique. Il serait difficile de trouver quelque chose de plus gai que l'air et la pantomime
Viva il gran Ka�makan!
mais il faut pour cela que l'on ose ex�cuter la pantomime, et c'est ce qu'on n'a pas fait � Paris. Rien cependant de plus inoffensif; mais la dignit�!
La fin de l'air
Qu� bisogna far il conto
�gale les plus jolies id�es bouffes de Cima[112]rosa, et cependant c'est un style tout � fait diff�rent, beaucoup plus d'esprit, et beaucoup moins de chaleur.
Je vous engage � �tudier l'accompagnement et la cantil�ne du raisonnement que fait le pauvre Taddeo r�duit � la dure extr�mit� de choisir entre le pal et son amour pour Isabelle. L'expression des paroles
Se ricuso... il palo � pronto,
E se accetto... � mio dovere,
Di portagi il candeliere
Ka�makan, signore, io resto.
est admirable. Voil� de ces choses pour lesquelles il faut du g�nie, et que l'�tude et l'application emp�chent de trouver, loin de les fournir � l'imagination d'un maestro; voil� de ces choses qu'on ne voit jamais chez les Allemands.
Il n'y avait qu'une mani�re de finir un air aussi gai. La po�tique de l'art aurait dit � tous les compositeurs vulgaires: il faut un moment de tristesse; mais comment �tre profond�ment triste, en m�me temps tr�s-simple, et de toute n�cessit� fort rapide? Rossini a r�pondu par la phrase sublime et si facile en apparence:
Ah Taddeo! quant'era meglio
Che tu andassi in fondo al mar!
[113]
Il n'est personne qui ait �t� � la cour, et � qui ces f�licitations re�ues sur un avancement qui d�sole et avec une politesse forc�e, ne rappellent les souvenirs les plus gais de ce pays-l�. L'effet est si profond, qu'il y a des jours o� l'on a piti� de Taddeo, en d�pit de sa qualit� si ridicule d'amant non pr�f�r�.
Apr�s un air et un chœur si comiques, il fallait un long repos, et il a �t� m�nag� avec beaucoup d'art par l'auteur du libretto.
L'air d'Isabelle
Per lui che adoro
devait peindre la coquetterie, cette fois Rossini n'a pas �t� aussi heureux que dans le duetto du premier acte. Les roulades �l�gantes et redoubl�es d'Isabelle laissent tranquille et froide l'imagination du spectateur. Le fond de l'�toffe est si pauvre, que l'on voit malgr� soi que les broderies sont mises pour la cacher, et non pour en augmenter la magnificence et l'effet.
Rossini retrouve tout son g�nie dans le quintetto:
Ti presento di mia mano
Ser Taddeo Ka�makan.
C'est peut-�tre le chef-d'œuvre de la pi�ce. Toute cette musique est �minemment[114] dramatique. Rien de plus gai et en m�me temps de plus vrai que le trait d'Isabelle:
Il tuo muso � fatto a posta.
Rien de plus coquet et de plus trompeur que
Aggradisco, o mio signore.
Les �tern�ments du pauvre Mustafa ont fait rire m�me � Paris. L'obstination d'un sot piqu� au jeu est parfaitement rendue par
Ch'ei starnuti fin che scoppia
Non mi movo via di qu�.
A peine commence-t-on � �tre las du genre bouffe et de l'excessive gaiet�, que l'�me se repose sur la d�licieuse phrase:
Di due sciocchi uniti insieme.
Mais � la fin, le chant du pauvre Mustafa est faible et commun:
Tu pur mi prende a gioco
n'est encore que des batteries de clarinette; c'est de la musique d'�colier ou de paresseux.
[115]En revanche, le terzetto papataci est de la plus grande force; le contraste de la voix de t�nor de Lindor avec la basse-taille de Mustafa:
Che vuol poi significar?
.... A color che mai non sanno,
est d�licieux pour l'oreille; voil� de ces effets tout � fait ind�pendants des paroles, et par cons�quent invisibles aux gens qui ne veulent voir la musique qu'� travers les paroles.
Rien de plus gai et de plus entra�nant que la fin du terzetto;
Fra gl'amori e le bellezze.
Au milieu des flots du comique le plus vif, il y a un trait noble, d�licat, presque tendre, qui produit un admirable contraste:
Se mai torno a miei paesi.
La sc�ne de la prestation du serment est peut-�tre encore sup�rieure; on l'a supprim�e � Paris, et pourquoi? Est-ce envie? est-ce pour cette autre bonne raison qu'un des chefs de Louvois disait nagu�re � quelques dilettanti:
�Enfin, Messieurs, notre th��tre n'est pas un th��tre du boulevard pour y faire des bouffonneries.�[116]
J'abandonne la discussion de ce myst�re qui est de peu d'importance; tant pis pour les bonnes gens qui ne savent pas se faire donner du plaisir pour leur argent. Ils n'en font pas moins chaque soir des phrases admirables sur l'excellence et la sup�riorit� du th��tre qui a l'honneur de leur ouvrir ses portes. Il n'y a rien de comparable � ceci dans toute l'Italie, se disent-ils entre eux. Pourquoi troubler leur joie? elle est si innocente! Je me trouvai une fois dans ma vie vis-�-vis de quelques grappes d'un petit raisin vert et assez aigrelet qu'on nous apportait au dessert dans un ch�teau pr�s d'Edimbourg. A quoi bon en m�dire? N'aurait-il pas �t� m�chant d'attrister le riche amateur qui faisait venir ce raisin, � grands frais, dans des serres chaudes immenses? Ce brave homme n'avait jamais vu de chasselas de Fontainebleau, et il aurait eu bien plus d'esprit qu'il n'appartient � un millionnaire possesseur de serres chaudes, s'il e�t pu comprendre qu'absolument parlant, dans le pays o� le raisin cro�t en plein air, il peut �tre sup�rieur � celui qu'il cultive � si grands frais. Si j'eusse pris la parole, j'aurais jou� le r�le ridicule d'un jardinier qui apporte de bien loin une nouvelle m�thode de culture; il propose sa m�thode, et il n'y a que lui pour jurer de son excellence.[117]
La bonhomie du public de Louvois, qui n'a pas le courage de se faire donner compl�tes les pi�ces de Rossini, est d'autant plus exemplaire qu'il doit y avoir quelque part un article de r�glement qui d�fend de rien supprimer dans les ouvrages repr�sent�s sur les th��tres royaux. Peut-�tre aussi que, tout r�glement � part, un homme tel que Rossini, � qui l'on daigne accorder quelque talent, aurait droit � ce qu'on voul�t bien ne pas mutiler ses œuvres, et les entendre au moins une fois telles qu'il les a faites. Mais que deviendrait la place d'arrangeur et ses privil�ges? Laissons ce bon public se f�liciter de sa politesse, et se faire un sujet de vanit� du droit de siffler, dont il s'est tout doucement laiss� priver; en revanche, il n'use pas mal de celui d'applaudir. J'ai vu hier (juin 1823) quatre actrices fran�aises chanter � la fois dans l'op�ra italien des Nozze di Figaro. Quel triomphe flatteur pour l'honneur national! Il a beaucoup applaudi; il avait entre autres plaisirs celui de la vari�t�: chacune de ces demoiselles chantait aigre � sa mani�re; mais voil� ce que les journaux lib�raux n'oseront pas dire, de peur de hasarder leur popularit�.
Le g�nie, dans l'Italiana in Algeri, finit avec le magnifique terzetto qu'on a trouv�[118] trop gai pour Paris. L'air de la fin est � la fois un tour de force en faveur de madame Marcolini; o� trouver une prima donna d'une poitrine assez robuste pour chanter un grand air � roulades � la fin d'une pi�ce aussi fatigante? Voil� de ces choses qui embarrassent en Italie, et emp�chent quelquefois de donner l'Italiana; � Louvois, jamais de difficult�s semblables; mademoiselle Naldi a chant� cet air-l� comme tous les autres.
Cet air est en m�me temps un monument historique. Quoi! un monument historique dans le final d'un op�ra buffa?—H�las! oui, Messieurs, cela est peut-�tre contre les r�gles, mais cela n'en a pas moins l'audace d'�tre.
Pensa alla patria, e intrepido
Il tuo dover adempi;
Vedi per tutta Italia
Rinascere gli esempi
Di ardire e di valor[33].
Napol�on venait de recr�er le patriotisme, banni d'Italie, sous peine de vingt ans de cachot, depuis la prise de Florence par les M�dicis en 1530. Rossini sut lire dans l'�me de ses auditeurs, et donner �[119] leur imagination un plaisir dont elle sentait le besoin. Mais, attentif � ne pas leur demander longtemps le m�me genre de r�veries, � peine leur a-t-il inspir� les sentiments les plus nobles par la belle m�lodie
Intrepido
Il tuo dover adempi,
qu'il songe � les d�lasser par
Sciocco tu ridi ancora.
Ici la bassesse d'un certain parti qui protestait contre la renaissance des sentiments g�n�reux et profonds en Italie, fut fl�trie par le chant.
Vanne mi fai dispetto,
toujours couvert d'applaudissements aux premi�res repr�sentations.
Rivedrem le patrie arene
est doux et tendre. L'amour de la patrie prend ici les accents de l'autre amour.
Ce sont l� les derniers accents de ce charmant op�ra. Partout ailleurs qu'� Paris, o� je crois qu'il y a eu haute trahison, ce chef-d'œuvre n'a jamais ennuy�. Figurez-vous[120] Andromaque donn�e aux Fran�ais, et l'aimable Monrose remplissant le r�le d'Oreste; c'est � peu pr�s l'�quivalent de mademoiselle Naldi jouant la folle Isabelle. Cette jolie personne doit se r�server pour les r�les d'Am�na�de ou de Juliette, dans lesquels elle peut �tre assur�e de plaire � nos oreilles autant qu'� nos yeux.
Voil�, me direz-vous, des raisonnements bien longs et surtout bien s�rieux sur un jeu d'enfant, sur un op�ra buffa.—Je conviens de tout, et de la futilit� du sujet, et de la longueur de la dissertation. Croyez-vous que si des enfants voulaient vous expliquer l'art de faire des ch�teaux de cartes qui puissent s'�lever jusqu'au second �tage sans qu'un souffle les renverse, il ne leur faudrait pas un certain temps pour vous exposer leurs id�es, et que surtout ils ne mettraient pas un grand s�rieux � une chose si int�ressante pour eux? Voyez en moi l'un de ces enfants. Certainement vous n'acquerrez pas des id�es bien nettes ou bien utiles en parlant musique; mais si le ciel vous a donn� un cœur, vous acquerrez des plaisirs. [121]
LA PIETRA DEL PARAGONE
Il me semble que c'est madame Marcolini qui fit engager (scritturare)[34] Rossini � Milan pour l'automne de 1812. Il fit, pour la Scala, la Pietra del Paragone. Il avait vingt et un ans. Il eut le bonheur d'�tre chant� par la Marcolini, et par Galli, Bonoldi, et Parlamagni, � la fleur de leur talent, et qui tous eurent un succ�s fou. La bont� du public s'�tendit jusqu'au pauvre Vasoli, ancien grenadier de l'arm�e d'�gypte, presque aveugle, et chanteur du troisi�me ordre, qui se fit une r�putation dans l'air du Missipipi.[122]
La Pietra del Paragone est, suivant moi, le chef-d'œuvre de Rossini dans le genre bouffe. Je prie le lecteur de ne pas s'effrayer � cette phrase admirative; je me garderai bien de hasarder une analyse comme celle de l'Italiana in Algeri: la Pietra del Paragone n'est pas connue � Paris; des gens d'esprit ont eu de bonnes raisons pour ne la faire para�tre que mutil�e; elle a manqu� son effet, et pour toujours.
Le libretto est fort bien; ce sont encore des situations fortes qui se succ�dent avec une rapidit� charmante, elles sont expliqu�es fort clairement, en peu de mots, et tr�s souvent ces mots sont comiques. Ces situations, quoique vives et faisant un appel direct et puissant aux passions et aux go�ts habituels de chaque personnage,[123] ne s'�cartent point de la vie r�elle et des habitudes sociales de cette heureuse Italie, si fortun�e par son cœur, si malheureuse par ses petits tyrans. Le chef-d'œuvre du talent, en un tel pays, c'est que ces situations fortes, bien loin de montrer la vie sous un point de vue triste et qui n'a qu'un vernis de gaiet�, comme l'Int�rieur d'un bureau ou le Solliciteur[35], dont les h�ros me font piti� � la seconde fois que je les vois, ne r�veillent pas m�me une seule id�e sombre; mais c'est en vain que l'on chercherait dans un libretto italien, ces[124] mots spirituels qui �tincellent dans les pi�ces du Gymnase, et font tant de plaisir � la premi�re repr�sentation et m�me � la seconde.
Cet op�ra s'appelle la Pierre de touche, parce qu'il s'agit d'un jeune homme, le comte Asdrubal, qui vient d'h�riter d'une fortune consid�rable, et qui tente une �preuve, qui essaie comme avec une pierre de touche le cœur des amis et m�me des ma�tresses qui lui sont arriv�s en m�me temps que la fortune. Un homme vulgaire serait heureux du concert de flatteries et d'�gards qui environne le comte Asdrubal; tout lui rit except� son propre cœur: il aime la marquise Clarice, jeune veuve qui, avec une trentaine d'autres amis, est venue passer le temps de la villegiatura dans son palais, situ� au milieu de la for�t de Viterbe, dans le voisinage de Rome; mais peut-�tre Clarice n'aime en lui que sa brillante fortune et son grand �tat de maison.
Tous les voyageurs se rappelleront la for�t de Viterbe et ses aspects d�licieux. C'est de l� que Claude Lorrain et Guaspre Poussin ont tir� tant de beaux paysages. Ces sites charmants sont tout � fait d'accord avec les passions qui agitent les habitants du ch�teau. Le comte Asdrubal a un ami intime, jeune po�te sans vanit�[125] acad�mique, sans affectation, mais non pas sans amour. Joconde, c'est le nom du jeune enthousiaste, aime aussi la marquise Clarice. Il soup�onne qu'on lui pr�f�re Asdrubal. Clarice, de son c�t�, pense que si elle laisse para�tre sa passion pour Asdrubal, il pourra croire, m�me en acceptant sa main, qu'elle a �t� bien aise de partager une grande fortune et une belle existence dans le monde.
Parmi la foule de parasites et de flatteurs de toutes les esp�ces qui abondent au ch�teau du comte, le po�te a plac� sur le premier plan don Marforio, le journaliste du pays. En France, ce sont les premiers hommes de la nation[36] qui se chargent du soin de nous parler tous les matins; c'est tout le contraire en Italie. Ce don Marforio, intrigant, poltron, vantard, m�chant, mais non pas sot, se charge du soin de nous faire rire, de concert avec un don Pacuvio, nouvelliste acharn�, qui a toujours un secret d'importance � confier � tout le monde. Ce ridicule presque impossible en France � cause de la demi-libert� de la presse dont nous jouissons, se trouve � chaque pas en Italie, o� les gazettes sont archicensur�es et o� les gouvernements[126] ne se font pas faute faire jeter en prison douze ou quinze indiscrets qui ont redit une nouvelle dans un caf�, et ne les l�chent que lorsque chacun a confess� de qui il tient la nouvelle fatale, et qui souvent est un conte � dormir debout.
Don Pacuvio et don Marforio, le nouvelliste et le journaliste de Rome, ont pour faire la conversation avec eux dans le ch�teau d'Asdrubal, deux jeunes parentes du comte, qui ne seraient pas f�ch�es de l'�pouser. Elles emploient pour y parvenir tous les petits moyens d'usage en pareille occurrence, et don Marforio est leur conseiller intime.
Au lever de la toile, tous ces caract�res sont mis en jeu d'une mani�re aussi vive que pittoresque par un chœur superbe; don Pacuvio, le nouvelliste assommant, veut absolument communiquer une nouvelle de la derni�re importance aux amis du comte, et m�me aux deux jeunes femmes qui pr�tendent � sa main. Le nouvelliste est fort mal re�u et finit par mettre tout le monde en fuite; il poursuit ses victimes.
Joconde, le jeune po�te passionn�, et don Marforio, le journaliste, paraissent et chantent ensemble un duo litt�raire, et qui, comme on le pense bien, n'en est pas moins vif pour cela. �J'an�antis mille[127] po�tes par un seul coup de mon journal�, dit le folliculaire:
Mille vati al suolo io stendo
Con un colpo di giornale.
�Faites-moi la cour et vous aurez de la gloire.—Je la m�priserais � ce prix! s'�crie le jeune po�te. Que peut-il y avoir de commun entre un journal et moi?� Ce duetto est extr�mement piquant, et il fallait Rossini pour le faire. On y admire de la l�g�ret�, du feu, de l'esprit et une absence totale de passion. Le malin journaliste, trouvant Joconde inattaquable par la vanit�, le quitte en lui lan�ant un mot piquant sur son amour malheureux pour Clarice: �Il y a bien de la grandeur d'�me, lui dit-il, mais il y a rarement du succ�s � lutter contre des millions, avec un cœur bien �pris pour tout avantage.� Cette triste v�rit� navre le jeune po�te; ils sortent tous les deux, et cette aimable Clarice, dont on a tant parl�, para�t enfin; elle chante la cavatine
Eco pietosa tu sei la sola,
aussi c�l�bre en Italie que l'air de Tancr�de, mais que les prudents directeurs de notre Op�ra-Buffa ont eu l'esprit de supprimer.
On sent combien il est dans les moyens[128] de la musique de peindre un amour sans espoir, et avec lequel les sc�nes pr�c�dentes nous ont fait faire une connaissance intime. Il s'agit d'un amour non plus contrari� par l'obstacle vulgaire d'un p�re ou d'un tuteur, mais par la crainte, bien autrement cruelle, de para�tre aux yeux de ce qu'on aime n'avoir qu'une �me vile et commune. Les connaisseurs trouvent que cette diff�rence est immense.
Eco pietosa (dit Clarice) tu sei la sola
Che mi consola nel mio dolor[37].
En effet, o� trouver une confidente dans la situation de Clarice? il n'en est plus pour les �mes un peu �lev�es. Toutes les amies possibles auraient dit � Clarice: �pousez, �pousez bien vite, n'importe par quel moyen, et vous serez aim�e ensuite si vous pouvez.
Pendant que Clarice chante, le comte, qui se trouve dans un bosquet voisin, s'avise de faire l'�cho; c'est une id�e folle et hors de son syst�me � laquelle il n'a pas la force de r�sister. Quand Clarice dit:
Quel dirmi, o dio, non t'amo,
le comte r�pond amo. Voil� une nuance que[129] Rossini n'avait pas dans l'air de Tancr�de; qu'on juge de l'effet qu'une situation aussi bien faite pour l'op�ra et les douces illusions de la musique aurait produit � Paris! C'est bien l� ce qu'ont senti nos directeurs prudents.
Clarice a un instant de bonheur, mais l'aveu de la tendresse du comte n'a �t� que passager; elle le rencontre un moment apr�s, il est aussi gai, aussi aimable, mais aussi froidement poli que jamais. Il m�dite sa grande �preuve; on le voit donner les derni�res instructions � l'intendant qui doit le seconder. Il s'est aper�u de l'amour malheureux de Joconde pour Clarice, et il est bien aise de voir par lui-m�me comment ira en son absence le malheur de son ami. Le comte dispara�t enfin pour revenir bient�t apr�s d�guis� en Turc. Le Turc a fait pr�senter par huissier � l'intendant une lettre de change en tr�s-bonne forme, sign�e par le p�re du comte Asdrubal, et dont le montant, deux millions, absorbera la plus grande partie de la fortune du comte. L'intendant ne manque pas de reconna�tre v�ritable et valable la signature du p�re de son ma�tre, et tout le monde croit celui-ci ruin�. Il para�t enfui sous son costume de Turc et vient commencer le plus beau finale bouffe que Rossini ait jamais �crit.
Sigillara est le mot barbare et � moiti�[130] italien avec lequel Galli, d�guis� en Turc, r�pond � toutes les objections qu'on peut lui faire. Il veut mettre les scell�s partout. Ce mot baroque, sans cesse r�p�t� par le Turc, et dans tous les tons, puisqu'il fait sa r�ponse � tout ce qu'on peut lui dire, fit une telle impression a Milan, sur ce peuple n� pour le beau, qu'il fit changer le nom de la pi�ce. Si vous parlez de la Pietra del paragone en Lombardie, personne ne vous entend; il faut dire il Sigillara.
C'est ce finale qu'on a supprim� � Paris.
La r�plique du Turc au journaliste, qui veut s'opposer � ce que les huissiers mettent les scell�s sur sa chambre et ses papiers, est c�l�bre en Italie par le rire inextinguible qu'elle fit na�tre dans le temps.
D. Marforio.—Mi far critica giornale
Che aver fama in ogni loco.
Il Turco.—Ti lasciar al men per poco
Il bon senso a respirar[38].
L'effet du final Sigillara fut d�licieux pour le public; cet op�ra cr�a � la Scala une �poque d'enthousiasme et de joie; on accourait en foule � Milan de Parme, de Plaisance, de Bergame, de Brescia et de toutes les villes � vingt lieues � la ronde.[131] Rossini fut le premier personnage du pays; on s'empressait pour le voir. L'amour se chargea de le r�compenser. A la vue de tant de gloire, la plus jolie peut-�tre des jolies femmes de la Lombardie, jusque-l� fid�le � tous ses devoirs, et qu'on citait en exemple aux jeunes femmes, oublia ce qu'elle devait � sa gloire, � son palais, � son mari, et enleva publiquement Rossini � la Marcolini. Rossini fit de sa jeune ma�tresse la premi�re musicienne peut-�tre de l'Italie; c'est � c�t� d'elle, sur son piano, et � sa maison de campagne de B***, qu'il a compos� la plupart des airs et des cantil�nes qui, plus tard, ont fait le succ�s de ses trente chefs-d'œuvre.
Tout respirait alors le bonheur en Lombardie, Milan, capitale brillante d'un nouveau royaume, o� le taux de la sottise exig�e par le roi �tait moins �lev� que dans tous les �tats voisins, r�unissait tous les genres d'activit�, tous les moyens de faire fortune et d'avoir des plaisirs; or, pour un pays comme pour un individu, ce n'est pas tant d'�tre riche qui fait le bonheur, c'est de le devenir. Les mœurs nouvelles de Milan avaient une vigueur inconnue depuis le moyen �ge[39], et cependant nulle affec[132]tation, nulle pruderie, nul enthousiasme aveugle pour Napol�on; on ne lui donnait de la flatterie basse qu'autant qu'il la payait bien et argent comptant.
Ce bonheur de la Lombardie, en 1813, �tait d'autant plus touchant qu'il allait finir. Je ne sais quel vague pressentiment faisait d�j� pr�ter l'oreille aux coups du canon qu'on entendait dans le nord. Pendant le succ�s fou de la Pietra del paragone nos arm�es fuyaient sur le Borysth�ne et le d..... u..... s'avan�ait � grands pas.
Quelle que soit l'indiff�rence habituelle et peut-�tre un peu jou�e de Rossini, il ne peut s'emp�cher quelquefois de parler avec l'accent de l'enthousiasme, si rare chez lui, de cette belle �poque de sa jeunesse o� il fut heureux en m�me temps que tout un peuple qui, apr�s trois cents ans d'�teignoir, s'�lan�ait au bonheur.
Le second acte de la Pietra del paragone s'ouvre par un quartetto unique dans les œuvres de Rossini; il exprime parfaitement le ton et le charme d'une conversation aimable entre gens qui ont des sentiments vifs, mais qui cependant ne se livrent pas actuellement au bonheur d'en parler.
Vient ensuite un duel comique entre don Marforio, le journaliste, qui a eu l'insolence de parler d'amour � Clarice, et Joconde, le jeune po�te, qui l'adore sans[133] en �tre aim� et qui pr�tend la venger.
Le journaliste pouss� � bout, s'�crie:
Dir� ben di voi nel mio giornale.
—Potentissimi dei! sarebbe questa
Una ragion pi� forte
Per ammazzarti subito[40].
Ce duel se complique par l'arriv�e du comte, qui pr�tend aussi se faire rendre raison d'un article insolent que le journaliste a fait sur ses malheurs. Le grand terzetto qui r�sulte de cette situation peut soutenir la comparaison avec le c�l�bre duel des Nemici generosi de Cimarosa; la diff�rence entre les deux maestri est toujours celle de la passion � l'esprit.
La plaisanterie forc�e du journaliste poltron qui voudrait bien terminer l'affaire � l'amiable:
Con quel che resta ucciso
Io poi mi battero,
est d�licieuse en musique.
Le chant
Ecco i soliti saluti,
pendant que les deux amis, qui ont pris[134] les �p�es apport�es sur des plats d'argent par deux laquais en grande livr�e, font les saluts d'usage dans les salles d'armes, est parfait. Les id�es qu'il r�veille ont juste le degr� de s�rieux n�cessaire pour tromper un homme d'esprit rendu b�te par la peur.
Ce terzetto, d�licieux partout, eut un succ�s fou en Italie, o�, presque dans chaque ville, il faisait plaisanterie ad hominem contre le journaliste officiel qui, malgr� ses hautes protections, voit toujours fondre sur lui de temps � autre quelques-uns de ces orages de coups de b�ton dont Scapin se moque. A Milan, o� tout le monde se conna�t, le succ�s fut plus fou qu'ailleurs: l'acteur qui jouait don Marforio s'�tait procur� un habit complet que toute la ville avait vu porter par le journaliste prot�g� de la police.
La Pietra del paragone finit par un grand air comme l'Italiana in Algeri. La Marcolini voulut para�tre sous des habits d'homme, et Rossini fit arranger par le po�te que Clarice se d�guiserait en capitaine de hussards, toujours pour arracher au comte l'aveu de son amour.
Personne � Milan, pas m�me le journaliste plaisant�, ne s'avisa de trouver absurde qu'une jeune dame romaine, de la premi�re distinction, s'amus�t � prendre l'uniforme de capitaine de hussards et e�t[135] l'id�e de venir saluer le public le sabre � la main, � la t�te de sa troupe. Si la Marcolini l'avait exig�, Rossini l'e�t fait chanter � cheval. L'air est fort beau; mais ce n'est qu'un grand air de bravoure; et au moment o� l'int�r�t devrait �tre le plus vif, la passion manque, l'imagination ne sait plus o� se prendre pour �tre �lectris�e, et l'on finit pauvrement par applaudir des roulades comme dans un concert.
A Milan, Rossini vola l'id�e de ses crescendo, depuis si c�l�bres, � un compositeur nomm� Joseph Mosca, qui se mit dans une grande col�re. [136]
LA CONSCRIPTION ET L'ENVIE.
Apr�s tant de succ�s, Rossini alla revoir Pesaro et sa famille � laquelle il est passionn�ment attach�. Il n'a �crit de sa vie qu'� une seule personne, c'est sa m�re, et il adresse sans fa�on ses lettres:
All'ornatissima signora Rossini, madre
del celebre maestro.
in Bologna.
Tel est le caract�re de l'homme; moiti� au s�rieux, moiti� en se moquant, il avoue la gloire qui l'entoure et ne songe gu�re � la petite modestie d'acad�mie; c'est ce qui me fait croire qu'� Paris il n'aurait pas de succ�s personnel. Heureux par son g�nie au milieu du peuple le plus sensible de l'univers, enivr� d'hommages au sortir de l'enfance, il croit en sa propre gloire, et ne voit pas pourquoi un homme tel que Rossini ne serait pas naturellement et sans concession au m�me rang qu'un g�n�ral de division ou qu'un ministre. Ils ont gagn�[137] un gros lot � la loterie de l'ambition; lui, il a gagn� un gros lot � la loterie de la nature. Cette phrase est de Rossini, je la lui ai entendu dire � Rome, en 1819, un soir qu'il faisait attendre la soci�t� du prince Chigi.
Vers le temps de son voyage � Pesaro, il eut un nouveau succ�s alors bien rare; les terribles lois de la conscription s'abaiss�rent devant son g�nie naissant. Le ministre de l'int�rieur du royaume d'Italie osa proposer une exception en sa faveur au prince Eug�ne; et le prince, malgr� la peur affreuse que lui faisaient les lettres de Paris, c�da � la voix publique. Rossini, d�gag� du m�tier de soldat, alla � Bologne; il y �tait attendu par des aventures du m�me genre que celles de Milan, l'enthousiasme du public et l'amour des plus belles.
Les rigoristes de Bologne, c�l�bres en Italie, et qui jouent en musique � peu pr�s le m�me r�le que les membres de l'Acad�mie fran�aise pour les trois unit�s, lui reproch�rent avec raison de faire quelquefois des fautes contre les r�gles de la composition. Il en convint. �Je n'aurais pas tant de fautes � me reprocher, dit-il aux pauvres rigoristes, si je lisais deux fois mon manuscrit; mais vous savez que j'ai � peine six semaines pour composer un op�ra; je m'amuse pendant le premier[138] mois. Et quand voulez-vous que je m'amuse, si ce n'est � mon �ge et avec mes succ�s? Voulez-vous que j'attende d'�tre vieux et envieux? Enfin arrivent les quinze derniers jours; j'�cris tous les matins un duetto ou un air, que l'on r�p�te le soir. Comment voulez-vous que je m'aper�oive d'une faute de grammaire dans les accompagnements (l'instrumentazione)?�
On fit grand bruit dans les cercles de Bologne de ces fautes de grammaire. Des p�dants pr�tendirent jadis que Voltaire ne savait pas l'orthographe.—Tant pis pour l'orthographe, dit Rivarol.
A Bologne, M. Gherardi r�pondait aux d�clamations des p�dants, qui reprochaient am�rement � Rossini des infractions nombreuses aux r�gles de la composition: �Qui a fait ces r�gles? sont-ce des gens sup�rieurs en g�nie � l'auteur de Tancr�de? Une sottise, parce qu'elle est antique et que tous les ma�tres d'�cole l'enseignent, cesse-t-elle d'�tre une sottise?
�Examinons ces pr�tendues r�gles: et d'abord qu'est-ce que des r�gles que l'on peut enfreindre sans que le public s'en aper�oive et sans que ses plaisirs en soient le moins du monde diminu�s?�
Je crois qu'� Paris M. Berton, de l'Ins[139]titut, a renouvel� cette querelle[41]. Le fait est qu'on ne remarque nullement ces fautes en entendant les op�ras de Rossini. C'est comme si l'on faisait un crime � Voltaire[140] de ne pas employer les m�mes coupes de phrase et les m�mes tours que La Bruy�re et Montesquieu. Le second de ces grands �crivains disait: �Un membre de l'Acad�[141]mie fran�aise �crit comme on �crit, un homme d'esprit �crit comme il �crit.�
Il fallait un pr�texte � l'envie d'une cinquantaine de compositeurs connus, qui[142] venaient de se voir an�antis en quelques mois par les œuvres d'un �tourdi de vingt ans. Ces sortes de reproches, soutenus par une classe, font toujours un[143] certain effet et ils seront reproduits tant qu'on applaudira Rossini. La discussion des fautes d'orthographe occuperait quarante pages et ennuierait mortellement; je[144] la supprime. Le seul expos� technique des objections des p�dants remplirait dix feuillets. Le lecteur peut aller � Feydeau un jour o� l'on donne Montano et St�phanie,[145] et le lendemain venir au Tancr�de. M. Berton apparemment n'est pas tomb� dans ces fautes de composition qu'il reproche [146]avec tant de hauteur � M. Rossini: eh bien! je prie le lecteur de r�pondre la main sur la conscience; quelle est la diff�rence des deux ouvrages?
Il y a dans chaque ville d'Italie vingt croque-notes, qui pour un sequin, se seraient charg�s de corriger toutes les fautes de langue d'un op�ra de Rossini. J'ai ou� faire une autre objection: les pauvres d'esprit, en lisant ses partitions, se scandalisent de ce qu'il ne tire pas un meilleur parti de ses id�es. C'est l'avare qui traite de fou l'homme riche et heureux qui jette un louis � une petite paysanne en �change d'un bouquet de roses. Il n'est pas donn� � tout le monde de comprendre les plaisirs de l'�tourderie.
A Bologne, le pauvre Rossini eut un embarras plus s�rieux que celui des[147] p�dants: sa ma�tresse de Milan, abandonnant son palais, son mari, ses enfants, sa r�putation, arriva un beau matin dans sa petite chambre d'auberge plus que modeste. Le premier moment fut de la plus belle tendresse; mais bient�t parut aussi la femme la plus c�l�bre et la plus jolie de Bologne (la princesse C....). Rossini se moqua de toutes deux, leur chanta un air bouffe, et les planta l�; il n'est pas fort pour l'amour-passion. [148]
L'IMPRESARIO ET SON TH�ATRE
De Bologne, qui est le quartier g�n�ral de la musique en Italie, Rossini fut engag� pour toutes les villes o� se trouve un th��tre. On faisait partout aux impresari la condition de faire �crire un op�ra par Rossini. On lui donnait en g�n�ral mille francs par op�ra, et il en faisait quatre ou cinq tous les ans.
Voici le m�canisme des th��tres d'Italie: un entrepreneur (et c'est tr�s souvent le patricien le plus riche d'une petite ville; ce r�le donne de la consid�ration et des plaisirs, mais ordinairement il est ruineux), un riche patricien, dis-je, prend l'entreprise du th��tre de la ville o� il brille; il forme une troupe, toujours compos�e de la prima donna, le tenore[42], le basso cantante, le basso buffo, une seconde femme[149] et un troisi�me bouffe. L'impr�sario engage un maestro (compositeur), qui lui fait un op�ra nouveau, en ayant soin de calculer ses airs pour la voix des sujets qui doivent les chanter. L'impr�sario ach�te le po�me (libretto); c'est une d�pense de 60 ou 80 francs. L'auteur est quelque malheureux abb�, parasite dans quelque maison riche du pays. Le r�le si comique du parasite, si bien peint par T�rence, est encore dans toute sa gloire en Lombardie, o� la plus petite ville a cinq ou six maisons de cent mille livres de rente. L'impr�sario, qui est le chef d'une de ces maisons, remet le soin de toutes les affaires financi�res de son th��tre � un r�gisseur, qui est d'ordinaire l'avocat archifripon qui lui sert d'intendant; et lui, l'impr�sario, devient amoureux de la prima donna: le grand objet de curiosit� dans la petite ville est de savoir s'il lui donnera le bras en public.
La troupe, ainsi organis�e, donne enfin sa premi�re repr�sentation, apr�s un mois d'intrigues burlesques et qui font la nouvelle du pays. Cette prima recita fait le plus grand �v�nement public pour la petite ville, et tel que je n'en trouve point � lui comparer � Paris. Huit � dix mille personnes discutent pendant trois semaines les beaut�s et les d�fauts de l'op�ra avec toute la force d'attention qu'ils ont re�ue[150] du ciel, et surtout avec toute la force de leurs poumons. Cette premi�re repr�sentation, quand elle n'est pas interrompue par une esclandre, est ordinairement suivie de vingt ou trente autres, apr�s quoi la troupe se disperse. Cela s'appelle en g�n�ral une saison (una stagione). La meilleure saison est celle du carnaval. Les chanteurs qui ne sont pas engag�s (scriturati) se tiennent commun�ment � Bologne ou � Milan; l� ils ont des agents de th��tre qui s'occupent de les placer et de les voler.
Apr�s cette petite description des mœurs th��trales, le lecteur se fera tout de suite une id�e de la vie singuli�re et sans analogue en France que Rossini mena de 1810 � 1816. Il parcourut successivement toutes les villes d'Italie, passant deux ou trois mois dans chacune. A son arriv�e, il �tait re�u, f�t�, port� aux nues par les dilettanti du pays; les quinze ou vingt premiers jours se passaient � recevoir des d�ners et � hausser les �paules de la b�tise du libretto. Rossini, outre qu'il a dans l'esprit un feu �tonnant, a �t� �lev� par sa premi�re ma�tresse (la comtesse P*** de Pesaro), dans la lecture de l'Arioste, des com�dies de Machiavel, des Fiabe de Gozzi, des po�mes de Buratti, et sent fort bien les sottises d'un libretto. Tu mi hai dato versi,[151] ma non situazioni, lui ai-je entendu dire plusieurs fois au po�te crott� qui se confond en excuses et deux heures apr�s lui apporte un sonnet, umiliato alla gloria del pi� gran maestro d'Italia e del mondo.
Apr�s quinze ou vingt jours de cette vie dissip�e, Rossini commence � refuser les d�ners et les soir�es musicales, et il pr�tend s'occuper s�rieusement � �tudier les voix de ses acteurs; il les fait chanter au piano, et on le voit oblig� de mutiler les plus belles id�es du monde, parce que le tenore ne peut pas atteindre � la note dont sa pens�e avait besoin, ou parce que la prima donna chante toujours faux dans le passage de tel ton � tel autre. Quelquefois, dans toute la troupe, il n'y a que le basso qui puisse chanter.
Enfin, vingt jours avant la premi�re repr�sentation, Rossini, connaissant bien les voix de ses chanteurs, se met � �crire. Il se l�ve tard, compose au milieu de la conversation de ses nouveaux amis, qui, quoi qu'il fasse, ne le quittent pas un instant de toute la journ�e. Il va d�ner avec eux � l'Osteria, et souvent souper; il rentre fort tard, et ses amis le reconduisent jusqu'� sa porte en chantant � tue-t�te de la musique qu'il improvise, quelquefois un miserere, au grand scandale des d�vots du quartier. Il rentre enfin, et c'est � cette[152] �poque de la journ�e, vers les trois heures du matin, que lui sont venues ses id�es les plus brillantes. Il les �crit � la h�te et sans piano, sur de petits bouts de papier, et le lendemain il les arrange, les instrumente, pour parler son langage, en causant avec ses amis. Figurez-vous un esprit vif, ardent, que toutes choses frappent, qui tire parti de tout, qui ne s'embarrasse de rien. Ainsi, derni�rement, composant son Mo�se, quelqu'un lui dit: �Vous faites chanter des H�breux, les ferez-vous naziller comme � la synagogue?� Cette id�e le frappe, et sur-le-champ il compose un chœur magnifique qui commence en effet par certaines combinaisons de sons qui rappellent un peu la synagogue juive. Une seule chose � ma connaissance peut paralyser ce g�nie brillant, toujours cr�ateur, toujours en action, c'est la pr�sence d'un p�dant qui vient lui parler gloire et th�orie et l'accabler de compliments savants. Alors il prend de l'humeur et se permet des plaisanteries souvent plus remarquables par leur �nergie grotesque que par la mesure parfaite et l'atticisme. En Italie, comme il n'y a point eu de cour d�daigneuse s'amusant � �purer la langue, et que personne ne s'avise de songer � son rang avant que de rire, le nombre des choses r�put�es grossi�res ou ignobles est infini[153]ment restreint; de l�, la couleur particuli�re de la po�sie de Monti; cela est noble, cela est sublime, et cependant cela ne rappelle nullement les scrupules et les timidit�s sottes d'un h�tel de Rambouillet. C'est le contraire de M. l'abb� Delille; le mot noble n'a pas le m�me sens en Italie et en France.
Rossini dit un jour � un p�dant, monsignore de son m�tier, qui l'avait relanc� jusque dans sa petite chambre d'auberge et qui l'emp�chait de se lever: �Ella mi vanta per mia gloria, etc.� �Vous voulez bien me parler de ma gloire: savez-vous, monseigneur, quel est mon v�ritable titre � l'immortalit�? c'est d'�tre le plus bel homme de mon si�cle. Canova m'a dit qu'il compte me prendre un jour pour mod�le pour une statue d'Achille.� A ces mots, il saute de son lit et para�t aux yeux du monsignore (pr�lat romain) en costume d'Achille, ce qui est un grand manque de respect en ce pays-l�.
�Voyez-vous cette jambe, voyez-vous ce bras? continue-t-il: quand on est fait de cette fa�on, je pense qu'on est s�r de l'immortalit�...� Je supprime la suite du discours; une fois lanc� dans la mauvaise plaisanterie, il s'exalte par le son de ses paroles et par le rire fou que lui donnent ses propres id�es; il improvise des sottises[154] � l'infini, il devient outrageant, et rien ne peut l'arr�ter. Le monsignore p�dant en fut bient�t r�duit � prendre la fuite.
Composer n'est rien, � ce que dit Rossini; l'ennuyeux, c'est de faire r�p�ter. C'est dans ce triste moment que le pauvre maestro endure le supplice d'entendre d�figurer, dans tous les tons de la voix humaine, ses plus belles id�es, ses cantil�nes les plus brillantes ou les plus suaves. Il y a de quoi se siffler soi-m�me, dit Rossini. Il sort triste des r�p�titions, il est d�go�t� de ce qu'il admirait la veille.
Mais ces s�ances, si p�nibles pour le jeune compositeur, sont � mes yeux le triomphe de la sensibilit� italienne; c'est l� que rassembl�s autour d'un mauvais piano �clopp�, dans le taudis qu'on appelle le ridotto du th��tre de quelque petite ville, telle que Reggio ou Velletri, j'ai vu huit ou dix pauvres diables d'acteurs r�p�ter au bruit de la cuisine et du tourne-broche du voisin; je les ai vus �prouver et rendre admirablement les impressions les plus fugitives et les plus entra�nantes que puisse donner la musique; c'est l� que l'homme du nord, �tonn�, voit des ignorants, incapables de jouer une valse sur le piano, ou de dire quelle est la diff�rence d'un ton � un autre, chanter et accompagner par instinct, et avec un brio admirable,[155] la musique la plus singuli�re et la plus originale, que le maestro recompose et arrange sous leurs yeux � mesure qu'ils la chantent. Ils font cent fautes; mais en musique, toutes les fautes qui sont faites par exc�s de verve sont bient�t pardonn�es, comme en amour toutes les fautes qui viennent de trop aimer. Au reste, ces s�ances qui m'ont charm�, moi ignorant, auraient sans doute scandalis� M. Berton de l'Institut.
L'homme de bonne foi, �tranger � l'Italie, reconna�t sur-le-champ que rien n'est absurde comme de vouloir faire des compositeurs et des chanteurs loin du V�suve[43]. Dans ces pays du beau, l'enfant � la mamelle entend chanter, et ce n'est pas pr�cis�ment des airs comme Malbrouk ou C'est l'amour, l'amour. Sous un climat br�lant, sous une tyrannie sans piti�, o� parler est si dangereux, le d�sespoir ou le bonheur s'expriment plus naturellement par un chant plaintif que par une lettre. On ne parle que de musique; on n'ose avoir une opinion et la discuter avec feu et franchise que sur la musique; on ne lit et l'on n'�crit qu'une seule chose, ce sont des sonnets satiriques en dialecte de pays[44][156] contre le gouverneur de la ville; et le gouverneur, � la premi�re occasion, fait coffrer comme carbonari tous les po�tes de l'endroit. Ceci est � la lettre, sans exag�ration aucune, et j'�crirais vingt noms si la prudence le permettait. R�citer le sonnet burlesque contre le gouverneur ou le souverain, est beaucoup moins dangereux que discuter un principe politique ou un trait d'histoire. L'abb� ou le Cav. di M., qui fait le r�le d'espion, �tant de la plus dr�le d'ignorance, s'il r�p�te au chef de la police, d'ordinaire homme d'esprit et ren�gat lib�ral, quelque raisonnement qui se tienne debout et qui ait l'apparence du sens commun, � l'instant la preuve de la police est faite, et il est clair que l'espion ne calomnie pas. Le pr�fet de police vous fait appeler et vous dit gravement: Vous d�clarez la guerre au gouvernement de mon ma�tre, vous vous permettez de parler, pescano in quel che dite[45].
R�citer le sonnet satirique � la mode est au contraire un p�ch� dont tout le monde se rend coupable, et dont tout le monde peut �tre accus� calomnieusement; cela ne passe pas la port�e connue de l'espion.
Nous avons laiss� Rossini faisant r�p�ter son op�ra � un mauvais piano, dans le[157] ridotto de quelque petit th��tre d'une ville du troisi�me ordre, comme Pavie ou Imola. Si cette petite salle obscure est le sanctuaire du g�nie musical et de l'enthousiasme des arts sans forfanterie et sans nulle id�e au monde de com�die; en revanche aussi, toutes les pr�tentions et les disputes les plus grotesques de l'amour-propre le plus incroyable et le plus na�f s'�talent � l'envi autour de ce m�chant piano. Quelquefois il y p�rit; on le brise � coups de poing, et l'on finit par s'en jeter les morceaux � la t�te. Je conseille � tout voyageur en Italie, sensible aux arts, de se donner ce spectacle. Cet int�rieur de la troupe fait la conversation de toute la ville, qui attend son plaisir ou son ennui, pendant le mois le plus brillant de l'ann�e, de la r�ussite ou de la chute de l'op�ra nouveau. Une petite ville, dans cet �tat d'ivresse, oublie l'existence du reste du monde; c'est durant ces incertitudes que l'impr�sario joue un r�le admirable pour son amour-propre, et qu'il est � la lettre le premier homme du pays. J'ai vu des banquiers avares ne pas regretter d'avoir achet� ce r�le flatteur par la perte de quinze cents louis. Le po�te Sografi a fait un acte charmant sur les aventures et les pr�tentions d'une troupe d'op�ra. Il y a le r�le d'un t�nor allemand qui n'entend pas[158] un mot d'italien, qui est � mourir de rire. Cela est digne de Regnard ou de Shakspeare. La v�rit� est si outr�e, c'est une si dr�le de chose que des chanteurs italiens disputant sur les int�r�ts de leur gloire, enivr�s qu'ils sont par les accents divins d'une musique passionn�e, que l'embarras du po�te a �t� de diminuer, d'affaiblir des trois quarts et de ramener aux limites du vraisemblable, la v�rit� et la nature, bien loin de les charger. La v�rit� la plus vraie e�t paru comme une caricature d�pourvue de toute vraisemblance.
Marchesi (fameux soprano de Milan) ne voulait plus chanter, dans les derni�res ann�es de sa carri�re th��trale, � moins qu'au commencement de l'op�ra sa premi�re entr�e n'e�t lieu � cheval, ou du haut d'une colline. Dans tous les cas, le bouquet de plumes blanches qui se balan�ait sur son casque, devait avoir au moins six pieds de haut.
Crivelli, encore aujourd'hui, refuse de chanter son premier air, s'il n'y trouve pas la parole felice ognora, sur laquelle il lui est commode de faire des roulades.
Mais revenons � la ville d'Italie que nous avons laiss�e dans l'anxi�t�, et l'on peut dire dans l'agitation qui pr�c�de le jour de la premi�re repr�sentation de son op�ra. [159]
Cette soir�e d�cisive arrive enfin. Le maestro se place au piano; la salle est aussi pleine qu'elle puisse l'�tre. On est accouru de vingt milles � la ronde. Les curieux campent dans leurs cal�ches au milieu des rues; toutes les auberges sont combles d�s la veille; et l'on y est d'une insolence rare. Toutes les occupations ont cess�. Au moment de la repr�sentation, la ville a l'air d'un d�sert. Toutes les passions, toutes les incertitudes, toute la vie d'une population enti�re est concentr�e dans la salle.
L'ouverture commence: on entendrait voler une mouche. Elle finit, et l� �clate un vacarme �pouvantable. Elle est port�e aux nues, ou siffl�e ou plut�t hurl�e sans mis�ricorde. Ce n'est plus, comme � Paris, des vanit�s inqui�tes, interrogeant de l'œil la vanit� du voisin[46]; ce sont des �nergum�nes cherchant, � force de hurlements, de tr�pignements, de coups de cannes contre le dossier des banquettes, � faire triompher leur mani�re de sentir, et surtout voulant prouver qu'elle est la seule bonne; car il n'y a rien au monde d'intol�rant comme l'homme sensible. D�s que vous voyez dans les arts un homme mod�r� et raisonnable, parlez-lui bien vite d'�conomie politique ou d'histoire, il sera[160] magistrat distingu�, bon m�decin, bon mari, excellent acad�micien, tout ce que vous voudrez enfin, except� un homme fait pour sentir la musique ou la peinture.
A chaque air de l'op�ra nouveau, apr�s un silence parfait, recommence le vacarme �pouvantable: le mugissement d'une mer en courroux ne vous en donnerait qu'une id�e peu exacte.
On entend juger distinctement le chanteur et le compositeur. On crie: bravo Davide, brava Pisaroni; ou bien toute la salle retentit des cris: bravo maestro! Rossini se l�ve de sa place au piano, sa belle figure prend l'expression de la gravit�, chose rare chez lui; il fait trois saluts, est couvert d'applaudissements, assourdi de cris singuliers; on lui crie des phrases enti�res de louanges: ensuite l'on passe � un autre morceau.
Rossini para�t au piano durant les trois premi�res repr�sentations de son op�ra nouveau; apr�s quoi, il re�oit ses soixante-dix sequins (huit cents francs), prend part � un grand d�ner d'adieu qui lui est donn� par ses nouveaux amis, c'est-�-dire par toute la ville, et part en voiturin, avec un porte-manteau beaucoup plus rempli de papiers de musique que d'effets, pour aller recommencer le m�me r�le, � quarante milles de l�, dans une ville voisine.[161] Ordinairement, il �crit � sa m�re le soir de la premi�re repr�sentation, et lui envoie, pour elle et pour son vieux p�re, les deux tiers de la petite somme qu'il a re�ue. Il part avec huit ou dix sequins, mais le plus gai des hommes, et, chemin faisant, ne manque pas de mystifier quelque sot si le hasard lui fait la gr�ce de lui en envoyer. Une fois, comme il se rendait en voiturin d'Anc�ne � Reggio, il se donna pour un ma�tre de musique ennemi mortel de Rossini, et passa tout le temps du voyage � faire chanter de la musique ex�crable, qu'il composait � l'instant, sur les paroles connues de ses airs les plus c�l�bres, musique qu'il faisait bafouer comme �tant celle des pr�tendus chefs d'œuvre de cet animal nomm� Rossini, que les gens de mauvais go�t avaient la sottise de porter aux nues. Il n'y a nulle fatuit� � lui de mettre ainsi le discours sur la musique; en Italie c'est la conversation la plus � la mode; et apr�s un mot sur Napol�on, c'est toujours le propos auquel on revient. [162]
GUERRE DE L'HARMONIE CONTRE LA M�LODIE
Je demande la permission de placer ici une digression qui abr�gera beaucoup les discussions auxquelles nous allons �tre conduits par la vie orageuse que Rossini va mener, et par les succ�s disput�s qui form�rent son lot aussit�t que les p�dants l'eurent honor� de leur haine, et que tous les compositeurs quelconques, grands et petits, se furent ligu�s contre lui.
L'envie une fois r�veill�e � Bologne contre Rossini, ne lui permit plus d'obtenir les succ�s faciles de sa premi�re jeunesse.
Rossini se moque des p�dants; mais s'il eut toujours assez de m�pris pour les individus, l'esp�ce tout enti�re ne laissa pas que d'avoir beaucoup d'influence sur ses ouvrages, et une influence fatale.
Pour �claircir l'id�e, assez obscure, que les litt�rateurs de toutes les nations se sont faite du mot go�t, on en est souvent revenu � la signification simple de ce mot. Les plaisirs du go�t, dans le sens propre, sont ceux que sent un enfant auquel sa m�re vient de donner une belle p�che.[163]
Je m'empare, au profit de l'art musical, de ce joli enfant, si joyeux en ouvrant sa belle p�che: le go�t des sucreries et des saveurs douces dispara�tra bient�t chez lui; je le vois, � peine arriv� � seize ans, s'abreuver de bi�re avec d�lices, et cependant cette liqueur est d'un go�t assez �pre, et qui offense d'abord, mais elle a beaucoup de piquant. Les sucreries sembleraient fades � ce jeune �colier que je vois demander de la bi�re avec tant d'empressement, en quittant une partie de barres.
Quelques ann�es plus tard, ce n'est plus seulement la bi�re qui lui pla�t; l'�loignement qu'il �prouve pour ce qu'il appelle les saveurs insipides, lui fait demander un mets allemand, le saur-craut; ce mot baroque veut dire choux aigre. Il y a loin de l� � la p�che, dont le parfum d�licieux faisait son bonheur � trois ans. Pour terminer ma comparaison par des noms plus nobles, je rappellerai que le grand Fr�d�ric, l'ami de Voltaire, parvenu � un �ge avanc�, avait un tel go�t pour la cuisine fortement assaisonn�e et les �pices, que l'honneur de d�ner � la table du roi �tait devenu une corv�e pour les jeunes officiers fran�ais que la mode faisait courir aux revues de Potsdam.
A mesure que l'homme vieillit, il perd le go�t des fruits et des sucreries, qui[164] charmaient son enfance, et contracte celui des choses piquantes et fortes. Boire de l'eau-de-vie serait un supplice pour un marmot de six ans, s'il n'�tait pas tout fier de faire usage du verre de papa.
Cette soif toujours croissante pour les aliments d'un go�t piquant, cet �loignement pour ceux qui n'ont qu'une saveur douce et suave, voil� l'image, peut-�tre un peu trop vulgaire, mais d'ailleurs fort exacte, des r�volutions de la musique de l'an 1730 � l'ann�e 1823. Je compare la m�lodie simple et charmante pour l'oreille, aux fruits parfum�s et doux qui font tant de plaisir dans l'enfance. L'harmonie, au contraire, repr�sente les mets piquants, �pres, fortement assaisonn�s, dont le go�t blas� �prouve le besoin en avan�ant dans la vie. C'est vers l'an 1730 que les Leo[47], les Vinci[48], les Pergol�se[49], invent�rent, � Naples, les chants[165] les plus doux, les m�lodies les plus suaves, les cantil�nes les plus voluptueuses dont il ait �t� donn� � l'oreille humaine d'avoir la jouissance.
Je supprime les d�tails historiques, qui, en arr�tant l'attention, diminueraient la clart� du point de vue g�n�ral que je veux faire remarquer au lecteur.
De 1730 � 1823, le peuple musical, semblable � un jeune enfant qui devient un brillant jeune homme, et ensuite un vieillard un peu blas�, s'est toujours �loign� du genre doux et suave, pour courir au genre piquant et fort. On pourrait dire qu'il a laiss� les p�ches et leur d�licieux parfum pour demander du saur-craut, des sauces �pic�es et du kirsch waser, aux grands compositeurs charg�s de ses plaisirs, et qu'il paie avec de la gloire. Toutes ces comparaisons ne sont pas bien nobles, je l'avoue, mais elles me semblent claires.
Cette r�volution, qui occupe un intervalle de quatre-vingt-dix ans dans les annales de l'esprit humain, a eu des p�riodes diff�rentes et successives. O� s'arr�tera-t-elle? Je l'ignore: tout ce que je sais, c'est qu'� chaque p�riode (et chacune d'elles a dur� douze ou quinze ans, � peu pr�s le[166] temps qu'un grand compositeur est � la mode) � chaque p�riode, dis-je, on a cru �tre arriv� au terme de la r�volution.
Moi-m�me, je suis probablement aussi dupe de mes sensations, qu'aucun de mes devanciers, en proclamant que la perfection de l'union de la m�lodie antique avec l'harmonie moderne, c'est le style de Tancr�de. Je suis la dupe d'un magicien qui a donn� les plaisirs les plus vifs � ma premi�re jeunesse, et, par contre-coup, je suis injuste envers la Gazza ladra et Otello, qui me pr�sentent des sensations moins douces, moins enchanteresses, mais plus piquantes et peut-�tre plus fortes.
Je prie le lecteur d'avoir cette profession de foi sous les yeux, toutes les fois que je me sers des mots d�licieux, sublime, parfait. Dans les moments de froide philosophie et de respect pour les gens secs, je sens bien tout le ridicule dont ces mots sont susceptibles, mais je les emploie pour abr�ger.
On dit en France, pour indiquer une nuance d'opinion: c'est un patriote de 89; je me d�nonce moi-m�me comme �tant un Rossiniste de 1815. Ce fut l'ann�e o� l'on admira le plus en Italie le style et la musique de Tancr�de[50].[167]
Un amateur de 1780, pr�f�rant � tout, comme de juste, le style de Paisiello et de Cimarosa, trouverait probablement Tancr�de aussi bruyant et aussi surcharg� d'effets d'orchestre que me semblent l'�tre Otello et la Gazza ladra.
Loin de pr�tendre � une impartialit� ridicule et impossible dans les arts, je proclame hardiment un principe qui me semble, du reste, tout � fait � la mode: je me d�clare partial. L'impartialit� dans les arts est, comme la raison en amour, le partage des cœurs froids ou faiblement �pris. Je suis donc partial autant que peut l'�tre un bon homme de lettres. La diff�rence, c'est que je ne veux faire pendre personne, pas m�me M. Maria Weber, l'auteur du Freysch�tz, l'op�ra allemand qui fait fureur dans ce moment aux rives de la Spr�e et de l'Oder.
Un partisan du Freysch�tz verra en moi un bon homme impossible � ennuyer, et qui a ses raisons pour admirer le genre simple. Il m'appliquera la phrase que je fais plus ou moins jolie, suivant que je suis plus ou moins bien n�, et dont je me sers pour �noncer mon opinion sur les gens que charmait, vers l'an 1750, un op�ra[168] comique de Galuppi, avec ses longs r�citatifs.
Je crois que pour �tre clair, je n'ai rien de mieux � faire que de placer ici la liste des enchanteurs qui ont pass� successivement en Italie pour avoir atteint le dernier terme de l'art et la perfection du vrai beau.
A chaque nouveau g�nie qui paraissait, il s'engageait une dispute g�n�rale fort vive, et surtout impossible � terminer, entre les gens de quarante ans qui avaient vu de meilleurs temps, et les jeunes gens de vingt; car un homme de talent �crit toujours dans le style (dans le m�lange proportionnel de m�lodie et d'harmonie) qu'il trouve � la mode � son entr�e dans le monde[51].
Voici la liste des grands artistes dont le nom a successivement servi d'anath�mes pour leurs successeurs imm�diats: [170][Pg 169]
Porpora brilla en | [52]1710. | |
Durante | 1718. | |
Leo | 1725. | |
Galuppi, surnomm� il Buranello, parce qu'il �tait de la petite �le de Burano, � une port�e de canon de Venise | 1728. | |
Pergol�se | 1730. | |
Vinci | 1730. | |
Hasse | 1730. | |
Jomelli | 1739. | |
Logroscino, l'inventeur des finales | 1739. | |
Guglielmi, cr�ateur de l'op�ra buffa | 1752. | |
Piccini | 1753. | |
Sacchini | 1760. | |
Sarti | 1755. | |
Paisiello | 1766. | |
Anfossi | 1761. | |
Traetta | 1763. | |
Zingarelli | 1778. | |
Mayer | 1800. | |
Cimarosa | 1790. | |
Mosca | 1800. | |
Pa�r | 1802. | |
Pavesi | 1802. | |
Generali | 1800. | |
Rossini | ] | 1812. |
Mozart |
Je mets ces deux grands noms ensemble, par l'effet combin� de l'�loignement des lieux, de la difficult� de lire Mozart, et du m�pris des Italiens pour les artistes �trangers: on peut dire que Mozart et Rossini ont d�but� ensemble en Italie vers l'an 1812.
Aujourd'hui il y a un maestro qui fait oublier l'auteur de Tancr�de: c'est celui de la Gazza ladra, de Zelmire, de S�miramis, de Mos�, d'Otello; c'est le Rossini de 1820[53].
Je supplie que l'on me permette une seconde comparaison.[171]
Voyez deux rivi�res majestueuses prendre leur source en des contr�es �loign�es, parcourir des r�gions fort diff�rentes, et cependant finir par confondre leurs eaux: tels sont le Rh�ne et la Sa�ne. Le Rh�ne tombe des glaciers du mont Saint-Gothard, entre la Suisse et l'Italie. La Sa�ne prend sa source dans le nord de la France; le Rh�ne parcourt en bondissant la vall�e �troite et pittoresque du Valais; la Sa�ne arrose les fertiles campagnes de la Bourgogne. Ces grands cours d'eau viennent enfin se r�unir sous les murs de Lyon, pour former ce fleuve majestueux et rapide, le plus beau de France, qui va passer si vivement sous les arcades du pont Saint-Esprit, et faire trembler le plus hardi nautonier.
Telle est l'histoire des deux �coles de musique, l'allemande et l'italienne; elles ont pris naissance en lieux bien distants, Dresde et Naples. Alexandre Scarlatti cr�a l'�cole d'Italie, Bach cr�a l'�cole allemande[54].
Ces deux grands courants d'opinions et de plaisirs diff�rents, repr�sent�s aujourd'hui par Rossini et Weber, vont probablement se confondre pour ne former qu'une seule �cole; et leur r�union �[172] jamais m�morable doit peut-�tre avoir lieu sous nos yeux, dans ce Paris qui, malgr� les censeurs et les rigueurs, est plus que jamais la capitale de l'Europe[55].
Plac�s par le hasard au point de la r�union, debout sur le promontoire �lev� qui s�pare encore ces courants majestueux, observons les derniers mouvements de leurs ondes immenses, et les derniers tourbillons qu'elles forment avant de se r�unir � jamais.
D'un c�t� je vois Rossini donnant Zelmire � Vienne en 1823; de l'autre je vois Maria Weber triompher le m�me jour � Berlin avec le Freysch�tz.
Dans l'�cole italienne de 1815, et dans l'op�ra de Tancr�de, que je prends comme le repr�sentant de cette �cole, afin d'�viter toute id�e vague ou obscure, les accompagnements ne nuisent pas au chant.
Rossini trouva ce juste degr� de clair-obscur harmonique qui irrite doucement l'oreille sans la fatiguer. En me servant du mot irriter, j'ai parl� le langage des physiologistes. L'exp�rience prouve que l'oreille a toujours besoin (en Europe du[173] moins) de se reposer sur un accord parfait; tout accord dissonant lui d�pla�t, l'irrite (ici faire une exp�rience sur le piano voisin), et lui donne le besoin de revenir � l'accord parfait. [174]
IRRUPTION DES CŒURS SECS.—ID�OLOGIE DE LA MUSIQUE
L'harmonie doit-elle se faire remarquer par elle-m�me, et d�tourner notre attention de la m�lodie, ou simplement augmenter l'effet de celle-ci?
J'avoue que je suis pour ce dernier parti. Je vois que dans les beaux-arts, les grands effets sont produits, en g�n�ral, par une seule chose extr�mement belle, et non par la r�union de plusieurs choses m�diocrement touchantes. Le cœur humain n'a que des �motions peu vives lorsque ses jouissances sont entrem�l�es de la n�cessit� de choisir entre deux plaisirs de nature diff�rente. Si je sens le besoin d'entendre de l'harmonie magnifique, je vais � une symphonie de Haydn, de Mozart ou de Beethoven; je vais au Mariage secret, ou au Roi Th�odore, si j'aime la m�lodie. Si je d�sire jouir de ces deux plaisirs r�unis autant que possible je vais voir � la Scala, Don Juan ou Tancr�de. J'avoue que si je p�n�tre plus[175] avant dans la nuit de l'harmonie, la musique a moins de charmes pour moi.
Il faut un tour de force pour �tre incorrect en �crivant une phrase de m�lodie; rien n'est au contraire plus facile que de faire des fautes en notant dix mesures d'harmonie.
La science est n�cessaire pour �crire de l'harmonie. Voil� la n�cessit� fatale qui a donn� pr�texte aux sots et aux p�dants de toutes les couleurs, pour s'immiscer dans la musique.
Sans vouloir faire contre les savants une mauvaise �pigramme, les gens qui connaissent le monde avoueront avec moi que si aujourd'hui l'Histoire de Charles XII de Voltaire se pr�sentait incognito � l'Acad�mie des Inscriptions pour avoir le prix, les savants acad�miciens ne seraient frapp�s, dans ce charmant ouvrage, que de quelques inexactitudes de d�tail, et certes il serait malheureux: tel para�t, aux yeux des p�dants en musique, un ouvrage de Rossini. Je leur rends justice; ils sont de bonne foi quand ils l'injurient[56].
La science du chant, telle qu'elle est aujourd'hui au Conservatoire de Paris, enseigne � produire une suite de mots bien encha�n�s d'apr�s les r�gles de la syntaxe;[176] mais du reste, ces mois n'offrent aucun sens.
Rossini, au contraire, opprim� qu'il �tait par le nombre et la vivacit� des sentiments et des nuances de sentiment qui se pr�sentaient � la fois � son esprit, a fait quelques petites fautes de grammaire. Dans ses partitions originales il les a presque toujours not�es avec une croix +, en �crivant � c�t�: Per soddisfazione de' pedanti. Un �l�ve, apr�s six mois de Conservatoire, voit ces n�gligences, qui souvent sont des essais.
Il nous reste � donner un coup d'œil � l'�tat actuel de la grammaire musicale. Ces fautes de Rossini sont-elles de v�ritables fautes? Qui a fait cette grammaire? sont-ce des gens sup�rieurs en g�nie � Rossini? Il ne s'agit pas ici, comme pour les langues, de noter avec une scrupuleuse fid�lit� les usages d'une nation; les gens qui ont �crit la langue musicale sont en trop petit nombre pour qu'il y ait, � proprement parler, un usage g�n�ral. La musique attend son Lavoisier. Cet homme de g�nie fera des exp�riences sur le cœur humain et sur l'organe de l'ou�e lui-m�me. Tout le monde sait que le bruit d'une scie que l'on aiguise, d'un morceau de li�ge que l'on coupe, de deux orgues de Barbarie jouant des airs diff�rents, ou simplement[177] d'un papier que l'on chiffonne, suffit pour mettre aux abois certaines personnes � nerfs d�licats.
Il y a des oppositions ou des accords de sons dont les effets agr�ables sont aussi marqu�s que l'est, dans un sens oppos�, le cri du li�ge que l'on coupe ou du papier que l'on chiffonne.
Le Lavoisier de la musique, auquel j'accorde lib�ralement un cœur tr�s sensible � ces effets, se livrera � plusieurs ann�es d'exp�riences, apr�s quoi il d�duira de ses exp�riences les r�gles de la musique.
Dans son ouvrage, au mot col�re, il nous pr�sentera les vingt cantil�nes qui lui semblent exprimer le mieux le sentiment de la col�re; il en fera de m�me pour la jalousie, l'amour heureux, les tourments de l'absence, etc.
Souvent l'accompagnement rappelle � notre imagination une nuance de sentiment que la voix seule ne pourrait pas exprimer.
L'homme sup�rieur dont j'invoque la pr�sence donnera les airs qu'il aura choisis comme exprimant le mieux la col�re, avec leurs accompagnements. Font-ils plus d'effets avec ou sans accompagnements? Jusqu'� quel point peut-on compliquer ces accompagnements?
Toutes ces grandes questions, r�solues[178] par des exp�riences, �tabliront enfin une v�ritable th�orie de la musique, bas�e sur la nature du cœur humain en Europe, et sur les habitudes de l'oreille.
La plupart des r�gles qui oppriment dans ce moment le g�nie des musiciens, ressemblent � la philosophie de Platon ou de Kant; ce sont des billeves�es math�matiques invent�es avec plus ou moins d'esprit et d'imagination, mais dont chacune a grand besoin d'�tre soumise au creuset de l'exp�rience[57]. Ce sont des r�gles imp�rieuses qui ne sont appuy�es sur rien[58], ce sont des cons�quences qui ne partent d'aucun principe; mais par malheur il en est de l'autorit� de ces r�gles comme de celle des rois; elles sont environn�es de beaucoup de gens en cr�dit, qui ont le plus grand int�r�t du monde � soutenir leur infaillibilit�. Si l'on �branle le respect pour les r�gles, si l'on a la scandaleuse t�m�rit� de vouloir examiner le droit qu'elles ont d'�tre des r�gles, que deviendra l'importance et la vanit� d'un professeur au Conservatoire?
Voulez-vous savoir ce qui arrive aux plus spirituels d'entre eux?[179]
Les esprits justes, M. Cherubini par exemple, arriv�s � une certaine �poque de leur carri�re, s'aper�oivent qu'il y a absence de fondements dans l'�difice qu'ils �l�vent; la peur les saisit; ils quittent l'�tude du langage du cœur pour s'enfoncer dans un examen philosophique. Au lieu d'�lever de belles colonnes ou des portiques �l�gants, ils perdent le temps de leur jeunesse � pousser en terre des fouilles profondes. Quand enfin ils sortent tout poudreux de ces tranch�es obscures, leur t�te est surcharg�e de v�rit�s math�matiques; mais le beau temps de la jeunesse est pass�, et leur cœur se trouve vide des sentiments dont la pr�sence met en �tat d'�crire de la musique, comme le duetto d'Armide:
Amor possente nome.
Il y a des accords qui sont d'un effet �vident, d'une expression pour ainsi dire parlante: il ne faut que les entendre une fois pour convenir de leur qualit�. C'est une exp�rience que je conseille fort aux amateurs qui ont une �me. Le pr�cipice dont ils ont � se garder, c'est l'impatience naturelle � tous les hommes, qui leur fera prendre le roman de la science pour son histoire.
Rien n'est p�nible comme d'examiner,[180] de douter, quand on a des plaisirs. Plus ceux de la musique sont entra�nants et voluptueux, et plus les doutes sont p�nibles et odieux. Dans cette position de l'�me, la moindre th�orie brillante s�duit et entra�ne[59]. Comme en id�ologie il faut savoir � chaque instant retenir notre intelligence qui veut courir; de m�me, dans la th�orie des arts, il faut retenir l'�me, qui sans cesse veut jouir et non examiner[60].
Il est un autre �cueil, c'est celui contre lequel vont faire naufrage les �mes s�ches[61]. Lorsqu'elles se mettent � la chasse des v�rit�s sur cette mati�re, elles perdent la vue � moiti� route, et prennent mis�rablement le difficile pour le beau.
N'est-ce point ainsi qu'a fini un des plus savants g�nies musicaux de l'�poque actuelle?
On sent bien que je ne puis m'avancer que jusqu'au bord de ces grandes questions. Je ne puis en esquisser tout au plus que la partie morale, que celle qui est fond�e sur les rapports que ces probl�mes ont avec les passions du cœur humain et[181] les habitudes de notre imagination europ�enne.
Comme il faut commencer une fois, peut-�tre un jour oserai-je donner au public un ouvrage scientifique sur ces grandes v�rit�s. Outre qu'il sera fort malais� � comprendre, j'ai peur qu'il ne soit fort ridicule. Je voudrais qu'il me f�t possible de n'admettre � la lecture de cet ouvrage que les gens qui viennent de pleurer � Otello.
Je vais pr�senter quelques cons�quences intelligibles de la science dans son �tat actuel. Les v�rit�s les plus d�montr�es sont encore m�l�es avec les assertions les plus t�m�raires et les moins prouv�es. En raisonnant juste, d'apr�s une telle science, on arrive sans cesse � des cons�quences absurdes, et que la plus petite �pinette suffit pour d�mentir.
Mais si vous aviez pass� quatre ans � chercher des diamants dans une mine obscure, ne seriez-vous pas dispos� � prendre pour des diamants superbes, et d'une aussi belle eau que le R�gent, des morceaux de verre que des charlatans adroits vous feraient entrevoir au fond des sombres galeries de cette mine? L'orgueil naturel � l'homme pervertit en ce cas l'organe de la vue. Il faudrait une rare grandeur d'�me pour avouer qu'on a perdu[182] quatre ans, et que l'on n'a jamais vu bien distinctement ce que des charlatans ou des professeurs de Conservatoire vous ont pr�sent� � chaque journ�e de ces quatre ans, en vous disant: Ne voyez-vous pas bien clairement que tel accord est incompatible avec tel autre? et en vous liant � chaque fois par votre assentiment.
En compliquant les accompagnements, on diminue la libert� du chanteur; il ne lui est plus possible de songer � divers agr�ments qu'il lui e�t �t� loisible de faire s'il y avait eu un moindre nombre d'accords dans l'accompagnement. Avec des accompagnements � l'allemande, le chanteur qui hasarde des agr�ments court risque � chaque instant de sortir de l'harmonie.
Apr�s Tancr�de, Rossini est devenu toujours plus compliqu�.
Il a imit� Haydn et Mozart, comme Rapha�l, quelques ann�es apr�s �tre sorti de l'�cole du P�rugin, se mit � chercher la force sur les traces de Michel-Ange. Au lieu d'offrir aux hommes de la gr�ce et des plaisirs, il entreprit de leur faire peur.
L'orchestre de Rossini a fait tort de plus en plus au chant de ses acteurs. Toutefois ses accompagnements p�chent plut�t par la quantit� que par la qualit�, comme[183] ceux des Allemands: j'entends que les accompagnements allemands �tant toute libert� au chanteur, l'emp�chent de faire les ornements que son g�nie lui aurait inspir�s. Un Davide, par exemple, est impossible avec une instrumentazione allemande. Elle taquine la m�lodie, comme disait Gr�try; elle d�fend imp�rieusement au chanteur de se pr�valoir de tous les moyens d'expression de son art. (Les couleurs qui chargent la palette de Davide sont les ornements et les fioriture de tous les genres.)
Cette diff�rence dans la nature des accompagnements, en apparence �galement bruyants, distingue encore l'�cole allemande de l'�cole d'Italie[62].
Aujourd'hui un compositeur pourrait battre Rossini et le faire oublier, en �crivant dans le style de Tancr�de, bien diff�rent du style de Mos�, d'Elisabetta, de Maometto, de la Gazza ladra.
Nous verrons plus tard quelques anecdotes relatives � la cour de Naples, qui ont forc� Rossini � changer de style. Je ne[184] pense pas que ce grand artiste donn�t d'autres raisons de son changement, si par extraordinaire il voulait une fois en sa vie parler de musique d'un ton s�rieux. Il pourrait all�guer cependant que plusieurs de ses derniers op�ras ont �t� �crits pour des salles immenses et fort bruyantes. A San Carlo et � la Scala, trois mille cinq cents spectateurs sont plac�s commod�ment. Le parterre lui-m�me est assis fort � l'aise sur de larges banquettes � dossier que l'on renouvelle tous les deux ans. Souvent aussi Rossini a d� �crire pour des voix fatigu�es. S'il les e�t laiss�es scoperte, chantant seules, avec peu d'accompagnements, ou s'il leur e�t donn� � ex�cuter des chants larges et soutenus (spianati e sostenuti), il aurait eu � craindre que les fautes de chant ne fussent trop �videntes, trop distinctement entendues, et fatales au maestro comme au chanteur. Un jour qu'on lui reprochait � Venise l'absence de beaux chants bien d�velopp�s sur des mesures lentes: �Dunque non sapete per che cani io scrivo? r�pondit-il. Donnez-moi des Crivelli, et vous verrez.� Il est � peu pr�s convenu que pour les grandes salles il faut multiplier les morceaux d'ensemble. La Gazza ladra, �crite pour l'immense salle de la Scala, para�t d'un effet plus dur qu'elle ne l'est r�ellement, jou�e dans une[185] petite salle fort silencieuse comme Louvois, et par un orchestre qui m�prise les nuances et regarde le piano comme un signe de faiblesse[63]. [186]
L'AURELIANO IN PALMIRA
Je ne parlerai pas beaucoup de l'Aureliano in Palmira: ma grande raison, c'est que je ne l'ai pas vu. Cet op�ra fut compos� pour Milan en 1814; il eut le bonheur d'�tre chant� par Velutti et la Corr�a: la Corr�a, une des plus belles voix de femme qui aient paru depuis quarante ans; Velutti, le dernier des bons castrats.
Je ne pense pas que l'Aureliano ait �t� donn� ailleurs qu'� Milan. Je puis r�pondre qu'il n'a pas paru � Naples de mon temps; seulement, lors du succ�s de l'�lisabeth de Rossini, le parti de l'envie se mit � dire que cette musique n'�tait autre que celle de l'Aureliano in Palmira. Cette assertion n'�tait fond�e qu'� l'�gard de l'ouverture. Rossini, sachant bien que celle de l'Aureliano n'�tait pas connue des Napolitains, s'en servit sans fa�on.
Je ne connais de cet op�ra que le duetto
Se tu m'ami, o mia regina,
[187]
entre un contralto et un soprano. J'ai eu le bonheur de l'entendre chanter cet hiver, � Paris, par deux voix comparables, si ce n'est sup�rieures, � tout ce que l'Italie a de plus d�licat et de plus parfait. Je n'avais pas besoin de cette nouvelle preuve que la France produit de belles voix comme tous les pays du monde; seulement nos professeurs de chant ne sont pas des Crescentini, et l'on croit encore en province et dans la rue Le Peletier que chanter fort c'est chanter bien.
Ravi par l'accord parfait des voix d�licieuses qui nous faisaient entendre
Se tu m'ami, o mia regina,
je me suis surpris plusieurs fois � croire que ce duetto est le plus beau que Rossini ait jamais �crit. Ce que je puis assurer, c'est qu'il produit l'effet auquel on peut reconna�tre la musique sublime: il jette dans une r�verie profonde.
Lorsque, songeant � quelque souvenir de notre propre vie, et agit�s encore en quelque sorte par le sentiment d'autrefois, nous venons � reconna�tre tout � coup le portrait de ce sentiment dans quelque cantil�ne de notre connaissance, nous pouvons assurer qu'elle est belle. Il me semble qu'il arrive alors une sorte de[188] v�rification de la ressemblance entre ce que le chant exprime et ce que nous avons senti, qui nous fait voir et go�ter plus en d�tail les moindres nuances de notre sentiment, et des nuances � nous-m�mes inconnues jusqu'� ce moment. C'est par ce m�canisme, si je ne me trompe, que la musique entretient et nourrit les r�veries de l'amour malheureux.
Je n'ai vu non plus qu'une fois le Demetrio e Polibio de Rossini: c'�tait en 1814. Nous �tions, un soir du mois de juin, � Brescia, � prendre des glaces sur les vingt-trois heures (sept heures du soir), dans le jardin de la contessina L***, sous les grands arbres qui en font un lieu de d�lices dans ce climat br�lant. Ce jardin, un peu �lev� au-dessus du niveau de l'immense plaine de la Lombardie, est situ� de mani�re � �tre couvert par l'ombre de la colline verdoyante qui s'avance sur la ville. Une femme de la soci�t� chantait � mi-voix un air qui parut aimable, car il se fit un silence g�n�ral.—Quel est cet air? demanda-t-on quand elle eut cess� de chanter.—Il est de Demetrio e Polibio. C'est le fameux duetto
Questo cor ti giura affetto.
—Est-ce le Demetrio que les petites Mom[189]belli donnent demain � Como?—Pr�cis�ment; Rossini l'a �crit pour elles (1812), et avec les passages que leur p�re, le vieux t�nor Mombelli, lui a indiqu�s comme �tant le mieux dans la voix de ses filles.
—Est-il s�r que l'op�ra soit de Rossini? dit une de ces dames. On assure que Mombelli a travaill� � la musique.—Il aura peut-�tre fourni � Rossini quelque ancien motif � la mode, lorsque lui, Mombelli, �tait c�l�bre, vers l'an 1780 ou 90. On dit que les petites Mombelli sont parentes de Rossini.—Pourquoi n'irions-nous pas � Como, voir l'ouverture de la salle? dit la ma�tresse de la maison.—Allons � Como, r�pondit-on de toutes parts: et moins de demi-heure apr�s, nous �tions quatre voitures au galop des chevaux de poste sur la route de Como, en passant par Bergame. Cette route c�toie les plus belles collines qui existent peut-�tre en Europe. Il fallait aller vite pour arriver � Como avant que le soleil du lendemain ne f�t br�lant, et c'est ce qui nous faisait braver courageusement la peur des voleurs qui se rencontrent toujours dans les environs de Brescia et de Bergame, et qui m�me, assure-t-on, ont des intelligences dans la premi�re de ces deux villes. Je crois que la peur qui effrayait les femmes augmentait nos[190] plaisirs. Sous pr�texte de les distraire, nous osions nous livrer � toutes les id�es singuli�res, inconnues sous un autre ciel, et tenant peut-�tre un peu de la folie que donne une belle nuit, stellata. Sous ce d�licieux climat, le bleu du ciel est diff�rent du n�tre. La suite de lacs et de montagnes couvertes de grands ch�taigniers, d'orangers et d'oliviers qui s'�tend de Bassano � Domo d'Ossola, est peut-�tre la plus belle chose qui existe au monde. Comme aucun voyageur n'a c�l�br� ce pays, il est rest� � peu pr�s inconnu, et ce n'est pas moi qui en parlerai, de peur de para�tre exag�r�. Je ne crains d�j� que trop qu'on m'adresse ce reproche pour tous les beaux effets que j'attribue � la musique.
Nous arriv�mes � Como � neuf heures du matin. Le soleil �tait d�j� br�lant; mais j'�tais ami de l'h�te de l'Angelo, dont l'auberge donne sur le lac (en Italie, aucune amiti� n'est � n�gliger); il nous donna des chambres tr�s fra�ches; les vagues du lac venaient se briser au pied de nos fen�tres, � huit pieds au-dessous de nos balcons. Il y eut � l'instant des barques couvertes de voiles pour ceux d'entre nous qui voulurent se baigner; et enfin, � huit heures du soir, nous nous trouv�mes frais et dispos dans la nouvelle salle de Como, ouverte ce soir-l� au public[191] pour la premi�re fois. La foule �tait immense. On �tait accouru des monti di Brianza, de Varese, de Bellagio, de Lecco, de Chiavena, de la Tramezina, de tous les bords du lac, � trente milles de distance. Nos trois loges nous co�t�rent 40 sequins (450 fr.), et encore fut-ce par gr�ce que nous les obt�nmes: nous d�mes cette faveur � mon ami l'h�te de l'Angelo.
Tous les gens ais�s de Como et des environs s'�taient cotis�s pour �lever ce th��tre, dans lequel on chantait ce soir-l� pour la premi�re fois, et qui est de l'architecture la plus belle et la plus simple. Un �norme portique, soutenu par six grandes colonnes corinthiennes � chapiteaux de bronze, forme un abri commode sous lequel les gens qui viennent au th��tre peuvent descendre de voiture: ainsi est remplie la condition d'utilit� n�cessaire � la beaut� en architecture. Ce portique est situ� sur une jolie petite place, derri�re la superbe cath�drale d'ordre gothique mitig�. A la gauche de cette place s'�l�ve la colline couverte d'arbres qui, au midi, forme la barri�re du lac de Como. Nous trouv�mes que l'int�rieur du th��tre r�pondait, par la hardiesse et la simplicit� de ses lignes, � la m�le beaut� de la fa�ade. Tout cela avait �t� construit en trois ans par des particuliers, et dans une ville de[192] dix mille habitants, qui voit cro�tre de l'herbe dans la plupart de ses rues. Je me rappelai involontairement que depuis vingt ans que je passe � Dijon, j'y vois toujours le th��tre avec ses murs �lev�s � dix pieds au-dessus du sol. Il est vrai que Dijon a donn� � la France vingt hommes d'esprit c�l�bres par leurs �crits: Buffon, de Brosses, Bossuet, Piron, Cr�billon, etc.; mais puisque nous excellons par l'esprit, ayons-en assez pour nous contenter de la sup�riorit� dans les lettres, et laissons le sceptre des arts � la belle Italie.
Un officier fort aimable et tr�s-bel homme, M. M***, aide de camp du g�n�ral L., que nous rencontr�mes fort heureusement dans l'atrio du th��tre, et qui se trouva de la connaissance de ces dames, nous mit au fait de tous ces petits d�tails que l'on a grande envie de savoir quand on arrive dans un th��tre inconnu.
�La troupe que vous allez voir, nous dit-il, se compose d'une seule famille. Des deux sœurs Mombelli; l'une, toujours habill�e en homme au th��tre, fait les r�les de musico, c'est Marianne; l'autre, Esther, � une voix plus �tendue, quoique peut-�tre moins parfaitement suave, et remplit les r�les de prima donna. Dans Demetrio e Polibio, que la d�putation des amateurs de Como a choisi pour l'ouverture de leur[193] th��tre, le vieux Mombelli, t�nor autrefois c�l�bre, fait le r�le du roi. Celui du chef des conjur�s sera rempli par un bonhomme nomm� Olivieri, attach� depuis longtemps � madame Mombelli la m�re, et qui, pour �tre utile � la famille, remplit au th��tre les r�les d'utilit�s, et, � la maison, est le cuisinier et le maestro di casa de la famille. Sans �tre jolies, les deux Mombelli ont des figures qui plaisent g�n�ralement; mais elles sont d'une vertu sauvage. On suppose que leur p�re, qui est un ambitieux (un dirittone), veut les marier.�
Mis ainsi au fait de la petite chronique du th��tre, nous v�mes enfin commencer Demetrio e Polibio. Je n'ai, je crois, jamais senti plus vivement que Rossini est un grand artiste. Nous �tions transport�s, c'est le mot propre. Chaque nouveau morceau nous pr�sentait les chants les plus purs, les m�lodies les plus suaves. Nous nous trouv�mes bient�t comme perdus dans les d�tours d'un jardin d�licieux, tel que celui de Windsor, par exemple, et o� chaque nouveau site vous semble le plus beau de tous, jusqu'� ce que, r�fl�chissant un peu sur votre admiration, vous vous apercevez que vous avez accord� � vingt choses diff�rentes le titre de la plus belle.
Quoi de plus suave et de plus tendre, mais de cette tendresse fille du beau ciel[194] d'Italie, qui ne renferme ni m�lancolie ni malheur[64], et qui est �videmment l'attendrissement d'une �me forte, quoi de plus touchant que la cavatine du musico:
Pien di contento il seno?
La mani�re dont elle fut chant�e par Marianne Mombelli, aujourd'hui madame Lambertini, nous parut le chef-d'œuvre du canto liscio e spianato (simple et pur, sans ornements ambitieux, le style de Virgile compar� � la mani�re de madame de Sta�l, o� chaque phrase est charg�e, � en couler � fond, de sensibilit� et de philosophie). A cette distance de temps, je ne puis me rappeler l'intrigue du libretto; ce dont je me souviens comme d'une chose d'hier, c'est que, quand nous f�mes arriv�s au duetto entre le soprano et le basso:
Mio figlio non sei,
Pur figlio ti chiamo,
nous cess�mes de louer la cavatine, et pens�mes que rien au monde ne pouvait mieux peindre la tendresse passionn�e et aimable d'un p�re pour son fils. Nous nous disions: Voil� le style de Tancr�de, mais cela est sup�rieur pour l'expression.[195]
Notre admiration, comme celle du public, ne trouva plus de mani�re raisonnable de s'exprimer quand nous f�mes arriv�s au quartetto:
Donami omai, Siveno.
Je ne crains pas de le dire, apr�s un intervalle de neuf ann�es, pendant lesquelles, faute de mieux, j'ai entendu bien de la musique, ce quartetto est un des chefs-d'œuvre de Rossini. Rien au monde n'est sup�rieur � ce morceau: quand Rossini n'aurait fait que ce seul quartetto, Mozart et Cimarosa reconna�traient un �gal. Il y a, par exemple, une l�g�ret� de touche (ce qu'en peinture on appelle fait avec rien) que je n'ai jamais vue chez Mozart.
Je me souviens que l'impression fut telle, que non-seulement on fit r�p�ter ce morceau, mais que, suivant un antique usage, on allait le faire recommencer une troisi�me fois, lorsqu'un ami de la famille Mombelli vint au parterre dire aux dilettanti que les jeunes Mombelli n'avaient pas une sant� tr�s forte, et que si on voulait avoir encore une fois le quartetto, on s'exposait � leur faire manquer les autres morceaux de l'op�ra. �Mais est-ce qu'il y a d'autres morceaux de cette force?�—�Certaine[196]ment, r�pondit l'ami; il y a le duetto de l'amant et de sa ma�tresse,
Questo cor ti giura amore,
et deux ou trois autres encore.� Cette raison fit son effet sur le parterre de Como, la curiosit� calma les transports de l'enthousiasme le plus fou. On avait bien raison de nous annoncer le duetto
Questo cor ti giura amore;
il est impossible de peindre l'amour avec plus de gr�ce et moins de tristesse.
Ce qui augmentait encore le charme de ces cantil�nes sublimes, c'�tait la gr�ce et la modestie des accompagnements, si j'ose ainsi parler. Ces chants �taient les premi�res fleurs de l'imagination de Rossini; ils ont toute la fra�cheur du matin de la vie.
Plus tard, Rossini s'est avanc� dans les sombres r�gions du Nord, o�, � c�t� d'un beau point de vue, se trouve l'horreur d'un pr�cipice profond, et triste � contempler; et cette horreur fait partie int�grante de ce nouveau genre de beau[65].
Ce grand ma�tre, en ayant recours aux contrastes pour faire effet, a conquis l'ad[197]miration des cœurs peu sensibles, et des musiciens qui sont savants � l'allemande. A l'exception de Mozart, tous les musiciens n�s hors de l'Italie, r�unis en un congr�s, ne parviendraient jamais � faire un quartetto comme
Donami omai, Siveno.
[198]
IL TURCO IN ITALIA
L'automne de la m�me ann�e 1814, Rossini fit pour la Scala, le Turco in Italia: on demandait un pendant � l'Italiana in Algeri. Galli, qui pendant plusieurs ann�es avait rempli d'une mani�re admirable le r�le du bey dans l'Italiana, fut charg� de repr�senter le jeune Turc qui, pouss� par la temp�te, d�barque en Italie et devient amoureux de la premi�re jolie femme que le hasard lui fait rencontrer. Malheureusement cette jolie femme a, non-seulement un mari (don Geronio), mais encore un amant (don Narciso), qui n'est nullement dispos� � c�der la place � un Turc. Donna Fiorilla, la jeune femme, coquette et l�g�re, est ravie de plaire au bel �tranger, et saisit avec empressement l'occasion de tourmenter un peu son amant et de se moquer de son mari.
La cavatine de don Geronio est d'une gaiet� parfaite:
Vado in traccia d'una zingara
[199]Che mi sappia astrologar,
Che mi dica, in confidenza,
Se col tempo e la pazienza,
Il cervello di mia moglie
Potro giungere a sanar[66].
Cette charmante cavatine est tout � fait dans le go�t de Cimarosa, surtout la r�ponse que le pauvre don Geronio se fait � soi-m�me:
Ma la zingara ch'io bramo
� impossibile trovar.
Toutefois si les id�es de cette cavatine sont de la famille de celles de Cimarosa, le style dans lequel elles sont pr�sent�es est fort diff�rent. Le r�le de don Geronio est un de ceux qui ont fait la r�putation du c�l�bre bouffe Paccini. Je me rappelle que presque chaque soir il jouait cette cavatine d'une mani�re diff�rente: tant�t nous avions le mari amoureux de sa femme et d�sesp�r� de ses folies; tant�t le mari philosophe, qui se moque le premier des bizarreries de la moiti� que le ciel lui a donn�e. A la quatri�me ou cinqui�me repr�sentation, Paccini se permit une folie tellement �loign�e de nos mani�res, que je crains que le seul r�cit n'en d�plaise. Il[200] faut savoir que ce soir-l�, la soci�t� �tait fort occup�e d'un pauvre �poux qui �tait loin de prendre avec philosophie les accidents de son �tat. On ne parlait, dans la plupart des loges de la Scala, que des circonstances de son malheur, qu'il venait d'apercevoir le jour m�me. Paccini, contrari� de voir que personne ne faisait attention � l'op�ra, se mit, au milieu de sa cavatine, � imiter les gestes fort connus et le d�sespoir du mari malheureux. Cette impertinence r�pr�hensible eut un succ�s incroyable; il y eut de la progression dans les plaisirs du public. D'abord, quelques personnes seulement s'aper�urent qu'il y avait un grand rapport entre le d�sespoir de Paccini et celui du duc de ***. Bient�t le public tout entier reconnut les gestes et le mouchoir du pauvre duc, qu'il tenait sans cesse � la main lorsqu'il parlait de sa femme, pour essuyer les larmes du d�sespoir. Mais comment donner une id�e de la joie universelle, lorsque le duc malheureux lui-m�me arriva au spectacle, et vint se placer en �vidence dans la loge d'un de ses amis, fort peu �lev�e au-dessus du parterre? Le public en masse se retourna pour mieux jouir de sa pr�sence. Non-seulement ce mari infortun� ne s'aper�ut point du grand effet qu'il produisait, mais encore le public reconnut bient�t � ses[201] gestes, et surtout aux mouvements piteux de son mouchoir, qu'il contait son malheur aux personnes de la loge o� il venait d'arriver, et qu'il n'oubliait aucune des circonstances cruelles de la d�couverte qu'il avait faite la nuit pr�c�dente.
Il faut savoir combien les grandes villes d'Italie sont petites villes, sous le rapport de la chronique scandaleuse et des aventures d'amour, pour pouvoir se figurer les acc�s de rire convulsif qui saisirent un public vif et malin, � la vue de l'�poux malheureux dans la loge, et de Paccini sur la sc�ne, qui, les yeux fix�s sur lui en chantant sa cavatine, copiait � l'instant ses moindres gestes et les exag�rait d'une mani�re grotesque. L'orchestre oubliait d'accompagner, la police oubliait de faire cesser le scandale. Heureusement quelque personne sage entra dans la loge et parvint non sans peine, � en extraire le duc �plor�.
La superbe voix de Galli se d�ploya avec beaucoup d'avantage dans le salut que le Turc, � peine d�barqu�, adresse � la belle Italie:
Bell'Italia, al fin ti miro,
Vi saluto amiche sponde!
L'auteur du libretto avait m�nag� une application pour Galli, chanteur ador� � Milan, et qui paraissait pour la premi�re[202] fois, de retour de Barcelone, o� il �tait all� chanter pendant un an.
Les roulements de la voix de Galli, semblables � ceux du tonnerre, firent retentir l'immense salle de la Scala; mais l'on trouva que Rossini, qui �tait au piano, ne s'�tait nullement distingu� dans ce duetto. Le public le lui fit sentir en criant sans cesse bravo Galli! et pas une seule fois bravo maestro! car, aux premi�res repr�sentations d'un op�ra, les applaudissements accord�s au chanteur et au maestro sont toujours parfaitement distincts. On sent bien qu'il n'est pas question du po�te. Il faut �tre litt�rateur fran�ais pour s'aviser de juger un op�ra par le m�rite des paroles.
Il me serait impossible de peindre d'une mani�re qui approche de la r�alit�, l'enthousiasme du public, lorsqu'on arriva au charmant quartetto[67]:
Siete Turco, non vi credo
Cento donne intorno avete,
Le comprate, le vendete
Quando spento � in voi l'ardor[68]
Je n'ai pu r�sister � la tentation de copier ces quatre vers, parce que chaque phrase,[203] chaque mot a une gr�ce nouvelle dans la d�licieuse musique de Rossini. Quand on l'a entendue, on ne se lasse pas de r�p�ter ces paroles, si jolies dans la bouche d'une jeune femme, � qui elles servent de pr�texte pour ne pas se laisser aimer, et qui br�le de voir r�futer son pr�texte.
La r�ponse du Turc est jolie comme un madrigal de Voltaire.
Rossini seul au monde pouvait faire cette musique, qui peint la galanterie expirante et se changeant en amour. Lorsque les paroles de Fiorilla ne sont encore que de la galanterie, l'accompagnement qui les suit exprime d�j� les premi�res craintes de l'amour. L'extr�me fra�cheur de cette cantil�ne sublime n'est alt�r�e que pour esquisser les premiers traits de la passion naissante.
Comment peindre la nuance d�licieuse du reproche le comprate, le vendete, r�p�t� plusieurs fois, et toujours avec un sentiment nouveau, par la voix si fine et si juste de la charmante Luigina C***! Heureuse Italie! ce n'est que l� qu'on conna�t l'amour.
Don Geronio, qui ne s'aper�oit que trop de la passion naissante de Fiorilla, emploie les grands moyens:
Se tu pi� mormori
[204]Solo una sillaba,
Un cimiterio
Qui si far�[69].
Ces paroles sembleront choquantes � Paris, elles sont en Italie un mod�le du style de libretto. Il y a un sens clair, passionn�, comique, dans l'expression, et surtout sans aucune finesse � la Marivaux. Le temps que l'esprit mettrait � saisir cette finesse, � l'admirer, � l'applaudir, serait perdu pour le plaisir musical, et, ce qui est bien pis encore, en d�tournerait pour longtemps. Il faut juger pour sentir l'esprit; il faut oublier de juger pour avoir les illusions de la musique: ce sont deux plaisirs que l'on doit se d�sabuser de jamais go�ter ensemble. Il faut �tre homme de lettres fran�ais[70] pour ne pas revenir de cette erreur, sur la simple remarque que voici: la musique r�p�te sans cesse les m�mes mots, � chaque r�p�tition elle donne � la m�me parole un sens diff�rent. Comment nos litt�rateurs estimables ne comprennent-ils pas qu'une seule de ces r�p�titions tue le vers, la mesure, le[205] rythme, et qu'un mot spirituel, r�p�t� ou seulement prononc� lentement, est souvent une sottise[71]?
Les vers d'un op�ra n'existent que dans le libretto, et gr�ce � la mani�re dont l'imprimeur dispose les mots dans la page. Les paroles que l'oreille entend sont toujours de la prose dans les moments passionn�s o� le chant succ�de au r�citatif; et jamais un aveugle ne s'aviserait d'y reconna�tre des vers.
La fin du quartetto dont j'ai cit� quelques mots sans esprit fran�ais mais excellents pour la musique, offre une cantil�ne parfaite de comique et de v�rit� dramatique:
Nel volto estatico
Di questo e quello,
paroles que les quatre personnages int�ress�s, donna Fiorilla, son amant, son mari et le Turc, chantent ensemble.
A Milan, Paccini faisait le mari, Galli le Turc, Davide l'amant qui pr�tend d�fendre ses droits contre un nouveau venu, et madame Festa donna Fiorilla: l'ensemble �tait parfait.[206]
Au second acte, le duetto si piquant,
D'un bel uso di Turchia
Forse avrai novella intesa,
dans lequel le jeune Turc propose tout simplement au mari de lui vendre sa femme, est digne du charmant duetto du premier acte. Ces paroles convenaient trop au tour d'esprit de Rossini pour qu'il ne leur donn�t pas un chant parfaitement dramatique. Il est impossible de r�unir plus de l�g�ret�, plus de gaiet� et plus de cette gr�ce brillante que personne n'a su rendre comme le cygne de Pesaro. Ce duetto peut d�fier hardiment tous les airs de Cimarosa et de Mozart: ces grands hommes ont des choses d'un m�rite �gal, mais non pas sup�rieur. Ils n'ont rien fait qui approche du ton de l�g�ret� de cette cantil�ne. C'est comme les arabesques de Rapha�l aux loges du Vatican. Pour trouver un rival � Rossini, il faudrait feuilleter les partitions de Paisiello.
Probablement le lecteur qui a entendu ce duetto � Paris se moque de mon enthousiasme; je me h�te de lui faire observer qu'il faut que ce morceau soit parfaitement chant�: il y faut absolument un Galli[72]. La gr�ce dispara�t tout � fait,[207] pour peu que les chanteurs manquent de facilit� ou de hardiesse.
La sc�ne du bal est un autre chef-d'œuvre. Je ne sais si les gens graves qui pr�sident � l'op�ra bouffon ont os� en gratifier le public de Paris, lorsqu'ils lui ont donn� une �dition corrig�e du Turco in Italia.
Le quintetto
Oh! guardate che accidente,
Non conosco pi� mia moglie[73],
est peut-�tre ce que j'ai entendu de plus d�licieux dans les op�ras bouffons de Rossini; c'est que la simplicit� y lutte avec la force d'expression. Mais il faut n'�tre pas tout � fait de sang-froid pour go�ter ce genre de musique, et l'on sait que rien n'est plus offensant qu'une gaiet� que l'on ne se sent pas dispos� � partager; le personnage triste se venge d'ordinaire par l'exclamation: plate bouffonnerie! ou bien: farce digne des tr�teaux!
On pense bien, sans que je le dise, que ce n'est pas parce qu'il �tait trop gai que les Milanais firent un accueil froid au nouveau chef-d'œuvre de Rossini. L'orgueil[208] national �tait bless�. Ils pr�tendirent que Rossini s'�tait copi� lui-m�me. On pouvait prendre cette libert� pour les th��tres des petites villes; mais pour la Scala, le premier th��tre du monde, r�p�taient avec emphase les bons Milanais, il fallait se donner la peine de faire du neuf. Quatre ans plus tard, le Turco in Italia fut redonn� � Milan et re�u avec enthousiasme. [209]
ROSSINI VA A NAPLES
Vers 1814, la gloire de Rossini parvint jusqu'� Naples, qui s'�tonna qu'il p�t y avoir au monde un grand compositeur qui ne f�t pas Napolitain. Le directeur des th��tres � Naples �tait un M. Barbaja de Milan, gar�on de caf� qui � force de jouer, et surtout de tailler au pharaon, et de donner � jouer, s'est fait une fortune de plusieurs millions. M. Barbaja, form� aux affaires � Milan, au milieu des fournisseurs fran�ais, faisant et d�faisant leur fortune tous les six mois, � la suite de l'arm�e, ne manque pas d'un certain coup d'œil. Il vit sur-le-champ, � la mani�re dont la r�putation de Rossini prenait dans le monde, que ce jeune compositeur, bon ou mauvais, � tort ou � raison, allait �tre l'homme du jour en musique; il prit la poste, et vint le chercher � Bologne. Rossini, accoutum� � avoir affaire � de pauvres diables d'impresari, toujours en �tat de banqueroute flagrante, fut[210] �tonn� de voir entrer chez lui un millionnaire qui, probablement, trouverait au-dessous de sa dignit� de lui escamoter vingt sequins. Ce millionnaire lui offrit un engagement qui fut accept� sur-le-champ. Plus tard � Naples, Rossini signa une scrittura de plusieurs ann�es. Il s'engagea � composer, pour M. Barbaja, deux op�ras nouveaux tous les ans; il devait, de plus, arranger la musique de tous les op�ras que le Barbaja jugerait � propos de donner soit au grand th��tre de San-Carlo � Naples, soit au th��tre secondaire, nomm� del Fondo. Pour tout cela, Rossini avait douze mille francs par an, et un int�r�t dans les jeux tenus � ferme par M. Barbaja, int�r�t qui a valu au jeune compositeur quelque trente ou quarante louis chaque ann�e.
La direction musicale de San-Carlo et du th��tre del Fondo, dont Rossini se chargea si l�g�rement, est une besogne immense, un travail de manœuvre, qui l'a oblig� � transposer et � rajuster, selon la port�e des voix des cantatrices ou selon le cr�dit de leurs protecteurs, une quantit� de musique incroyable. Cela seul e�t suffi pour fl�trir un talent m�lancolique, tendre, tenant � un syst�me nerveux en �tat d'exaltation; Mozart en e�t �t� �teint. Le caract�re hardi et gai de[211] Rossini le met au-dessus de tous les obstacles comme de toutes les critiques. Il ne voit jamais dans un ennemi, qu'une occasion nouvelle de se moquer et de faire des farces, si l'on me permet pour un instant un style au niveau de ce que je raconte.
Rossini se chargea de l'immense travail qui lui �tait d�volu, comme Figaro, dans son Barbier, se charge des commissions qui lui pleuvent de tous les c�t�s. Il s'en acquittait en riant, et surtout en se moquant de tout le monde; ce qui lui a valu une foule d'ennemis, dont le plus acharn�, en 1823, est M. Barbaja, auquel il a jou� le mauvais tour d'�pouser sa ma�tresse. Cet engagement sign� par Rossini, n'a fini qu'en 1822, et a eu l'influence la plus marqu�e sur son talent, sur son bonheur, et sur l'�conomie de toute sa vie.
Toujours heureux, Rossini d�buta � Naples, de la mani�re la plus brillante, ce fut par Elisabetta regina d'Inghilterra, opera seria (fin de 1815).
Mais pour comprendre les succ�s de notre jeune compositeur, et surtout les inqui�tudes dont il fut assi�g� � son arriv�e dans l'aimable Parth�nope, il faut remonter tr�s haut.
Le personnage influent � Naples est grand chasseur, grand joueur de ballon, cavalier[212] infatigable, p�cheur intr�pide; c'est un homme tout physique; il n'a peut-�tre qu'un seul sentiment, qui tient probablement encore � ses habitudes physiques, c'est l'amour des entreprises hardies. Du reste, �galement priv� de cœur pour le mal comme pour le bien, c'est un �tre absolument sans aucune sensibilit� morale d'aucune esp�ce, ainsi qu'il convient au vrai chasseur. On l'a dit avare, c'est une exag�ration; il abhorre de donner de l'argent de la main � la main, mais signe tant qu'on veut des bons sur son tr�sorier.
Le roi Ferdinand avait langui neuf ans en Sicile, comme emprisonn� au milieu de gens qui lui parlaient parlement, finances, balance des pouvoirs et autre fatras inintelligible et contrariant. Il arrive � Naples, et voil� que l'une des plus belles choses de sa Naples ch�rie, une de celles qui, de loin, lui faisaient le plus regretter son s�jour, le magnifique th��tre de San-Carlo, est an�anti en une nuit par le feu. Ce coup fut, dit-on, plus sensible � ce prince, que la perte d'un royaume ou celle de dix batailles. Au milieu de son d�sespoir, il se pr�sente un homme qui lui dit: �Sire, cet immense th��tre que la flamme ach�ve de d�vorer, je vous le referai en neuf mois, et plus beau qu'il n'�tait hier.� M. Barbaja a[213] tenu parole. En entrant dans le nouveau Saint-Charles (12 janvier 1817), le roi de Naples, pour la premi�re fois depuis douze ans, se sentit vraiment roi. A partir de ce moment, M. Barbaja a �t� le premier homme du royaume. Ce premier homme du royaume, directeur des th��tres, et entrepreneur des jeux, prot�geait mademoiselle Colbrand, sa premi�re chanteuse, qui se moquait de lui toute la journ�e, et par cons�quent le menait parfaitement. Mademoiselle Colbrand, aujourd'hui madame Rossini, a �t� de 1806 � 1815, une des premi�res chanteuses de l'Europe. En 1815, elle a commenc� � avoir souvent la voix fatigu�e; c'est ce que chez les chanteurs du second ordre, on appelle vulgairement chanter faux. De 1816 � 1822, mademoiselle Colbrand a ordinairement chant� au-dessus ou au-dessous du ton, et a �t� ce qu'on appelle partout ex�crable; mais c'est ce qu'il ne fallait pas dire � Naples. Malgr� ce petit inconv�nient, mademoiselle Colbrand n'est pas moins rest�e premi�re chanteuse du th��tre de San-Carlo, et a �t� constamment applaudie. Voil�, suivant moi, un des triomphes les plus flatteurs pour le despotisme. S'il est un go�t dominant chez le peuple napolitain, le plus vif et le plus sensible de l'univers, c'est sans contredit celui de la[214] musique. H� bien, durant cinq petites ann�es, de 1816 � 1821, ce peuple tout de feu a �t� vex� de la mani�re la plus abominable dans le plus cher de ses plaisirs. M. Barbaja �tait men� par sa ma�tresse, qui prot�geait Rossini; il payait, autour du roi, qui il fallait payer (c'est la phrase napolitaine); il �tait aim� de ce prince, il a fallu supporter sa ma�tresse.
Vingt fois je me suis trouv� � San-Carlo. Mademoiselle Colbrand commen�ait un air; elle chantait tellement faux, qu'il �tait impossible d'y tenir. Je voyais mes voisins d�serter le parterre, les nerfs agac�s, mais sans mot dire. Qu'on nie apr�s cela que la terreur est le principe du gouvernement despotique! et que ce principe ne fait pas des miracles! obtenir du silence de la part de Napolitains en col�re! Je suivais mes voisins, nous allions faire un tour au Largo di Castello, et revenions au bout de vingt minutes voir si nous pourrions accrocher quelque duetto ou quelque morceau d'ensemble o� la fatale prot�g�e de M. Barbaja et du roi ne f�t pas entendre sa superbe voix en d�cadence. Pendant la dur�e �ph�m�re du gouvernement constitutionnel de 1821, mademoiselle Colbrand n'a os� repara�tre sur la sc�ne qu'en se faisant pr�c�der par les[215] plus humbles excuses; et le public, pour lui faire pi�ce, s'est amus� � faire une r�putation � mademoiselle Chomel qui, � Naples, s'appelle Comelli, et qu'on savait sa rivale de toute mani�re. [216]
L'ELISABETTA
Lorsque, vers la fin de 1815, Rossini arriva � Naples, et donna son �lisabeth, les choses n'en �taient pas � ce point; le public �tait bien loin d'abhorrer mademoiselle Colbrand; jamais peut-�tre cette chanteuse c�l�bre ne fut si belle. C'�tait une beaut� du genre le plus imposant: de grands traits, qui, � la sc�ne, sont superbes, une taille magnifique, un œil de feu � la circassienne, une for�t de cheveux du plus beau noir-jais, enfin l'instinct de la trag�die. Cette femme, qui, hors de la sc�ne, a toute la dignit� d'une marchande de modes, d�s qu'elle para�t le front charg� du diad�me, frappe d'un respect involontaire, m�me les gens qui viennent de la quitter au foyer.
Le ch�teau de Kenilworth, roman de sir Walter Scott, n'a paru qu'en 1820; il me dispense toutefois de donner une analyse suivie de l'Elisabetta jou�e � Naples en 1815. Quel lecteur ne se rappellera pas d'abord le caract�re de cette[217] reine illustre, chez qui les faiblesses d'une jolie femme que la jeunesse quitte, viennent obscurcir de temps en temps les qualit�s d'un grand roi? Dans le libretto comme dans le roman, Leicester, favori d'�lisabeth, est sur le point d'�tre �lev� au tr�ne, et de recevoir la main de cette princesse; mais, amoureux lui-m�me d'une femme moins imp�rieuse et plus aimable, qu'il a os� �pouser en secret, il esp�re pouvoir tromper les yeux de l'amour jaloux et arm� du souverain pouvoir. Dans l'op�ra, l'�pouse de Leicester ne s'appelle pas Amy Robsart, mais Mathilde. Le libretto fut traduit d'un m�lodrame fran�ais, par un M. Smith, Toscan �tabli � Naples.
Le premier duetto en mineur, entre Leicester et sa jeune �pouse, est magnifique et fort original. Elisabetta �tait la premi�re musique de Rossini que l'on entendait � Naples; sa grande r�putation, acquise dans le nord de l'Italie, avait dispos� le public napolitain � le juger avec s�v�rit�; on peut dire que ce premier duetto
Incauta! che festi?
d�cida le succ�s de l'op�ra et du maestro.
Un courtisan nomm� Norfolk, jaloux du haut degr� de faveur o� le sentiment de la reine a plac� Leicester, r�v�le � cette[218] princesse le secret mariage de l'homme que son orgueil lui reproche d'aimer. Il lui apprend que son favori, qui revient victorieux de la guerre d'�cosse, et dont l'arriv�e triomphale forme le commencement du premier acte, ram�ne avec lui sa nouvelle �pouse, parmi les jeunes otages que l'�cosse envoie � �lisabeth, et que la reine vient d'admettre au nombre de ses pages. Elle vient ainsi d'attacher � sa cour sa rivale, cach�e sous les v�tements d'un jeune homme. Ce moment de fureur et de malheur profond est superbe pour la musique. L'orgueil et l'amour, les deux passions qui d�chirent le cœur de la reine, sont aux prises de la mani�re la plus cruelle. Le duetto
Con qual fulmine improviso
Mi percosse irato il cielo!
entre la reine et Norfolk, a eu autant de succ�s � Paris qu'� Naples. Il y a beaucoup de magnificence et de feu, ce qui est fort bien pour l'orgueil; mais l'amour n'y para�t que furieux.
La reine, hors d'elle-m�me, prescrit au grand-mar�chal de sa cour de faire rassembler ses gardes, et de les pr�parer � la prompte ex�cution de ses ordres, quels qu'ils puissent �tre. Elle lui ordonne en m�me temps de faire para�tre devant elle[219] tous les otages �cossais, et enfin d'appeler Leicester, qu'elle veut voir � l'instant. Apr�s ces ordres rapides, donn�s en peu de mots, �lisabeth reste seule. Il faut avouer que mademoiselle Colbrand �tait superbe en cet instant; elle ne se permettait aucun geste, elle se promenait, ne pouvant rester sans mouvement, en attendant la sc�ne qui se pr�pare et l'homme qui l'a trahie; mais on voyait dans ses yeux qu'un mot allait envoyer � la mort cet amant perfide. Voil� les situations que la musique r�clame.
Enfin Leicester para�t, mais les otages �cossais s'avancent en m�me temps que lui. L'œil furieux d'�lisabeth cherche parmi ces pages l'�tre qu'elle doit ha�r; elle a bient�t devin� Mathilde � son trouble. La passion des personnages se trahit par des mots entrecoup�s. Enfin le chant commence, c'est le finale du premier acte. La reine, qui se voit trahie par tout ce qui l'entoure, parle en secret � un garde, qui bient�t repara�t avec un coussin recouvert d'un voile. �lisabeth, apr�s un dernier regard jet� rapidement sur Mathilde et sur Leicester, �carte ce voile d'un mouvement furieux. La couronne d'Angleterre para�t sur le coussin; elle l'offre � Leicester en m�me temps que sa main.
Ce moment est superbe. Ce moyen,[220] d�plac� peut-�tre dans la trag�die, est magnifique et du plus grand effet dans l'op�ra, qui r�clame les choses qui parlent aux yeux.
�lisabeth, qui se compla�t dans sa fureur, se dit � elle-m�me:
Qual colpo inaspettato
Che lor serbava il fato,
Il gelo della morte
Impallidir li f�[74].
Leicester ne re�oit pas comme il le doit l'offre de la reine; celle-ci, furieuse, saisit le jeune page et l'entra�ne sur le devant de la sc�ne; elle dit � son amant: �Voil� la perfide qui fait de toi un tra�tre.� Mathilde et son �poux se voient d�couverts; dans leur trouble, ils ne r�pondent que par des mots entrecoup�s. La reine appelle ses gardes. Toute la cour suit les gardes, et se trouve assister ainsi � tous les d�tails de ce grand �v�nement, et � l'�clatante disgr�ce de Leicester, auquel les gardes demandent son �p�e.
Il �tait impossible d'offrir un plus beau finale � la musique; cet art divin ne peut pas peindre les fureurs de la politique; malgr� lui, lorsqu'il exprime des fureurs, ce sont bient�t celles de l'amour. Ici la[221] jalousie pouss�e jusqu'� la rage chez �lisabeth, le d�sespoir le plus profond chez Leicester, l'amour tendre et �plor� dans sa jeune �pouse, tout sert � souhait la musique. Il serait peu exact de dire que cette situation contribua beaucoup au succ�s de Rossini. A la premi�re repr�sentation, les Napolitains �taient ivres de bonheur. Je me souviendrai toujours de cette premi�re soir�e. C'�tait un jour de gala � la cour. Je remarquai que la loge de la princesse de Belmonte, dans laquelle j'assistais � la premi�re repr�sentation d'�lisabeth, �tait d'abord fort dispos�e � la s�v�rit� envers ce maestro, n� loin de Naples, et qui avait acquis ailleurs sa c�l�brit�.
Comme je l'ai dit, le premier duetto en mineur, entre l'ambitieux Leicester (Nozzari) et sa jeune �pouse d�guis�e en page (mademoiselle Dardanelli), d�sarma tous les cœurs. Le charmant style de Rossini acheva bien vite la s�duction. On trouvait les grandes �motions de l'op�ra seria, et elles n'�taient achet�es par aucun moment de langueur et d'ennui.
La circonstance d'un jour de gala servit aussi le maestro. Rien ne dispose � go�ter la splendeur, rien n'�loigne l'id�e des chagrins solitaires et des peines de l'amour, comme les c�r�monies brillantes d'un jour[222] de f�te � la cour. Or, il faut avouer que la musique d'�lisabeth est beaucoup plus magnifique que path�tique; � chaque instant les voix ex�cutent des batteries de clarinette, et les plus beaux morceaux ne sont souvent que de la musique de concert.
Mais que nous �tions loin de toutes ces froides critiques � la premi�re repr�sentation! nous �tions ravis: c'est le mot propre.
Arriv� � ce superbe finale du premier acte, je m'aper�ois que j'ai oubli� l'ouverture. Elle commen�a le succ�s de la pi�ce. Je me souviens que M. M***, excellent connaisseur, vint nous dire dans la loge de la princesse de Belmonte: �Cette ouverture n'est que celle de l'Aureliano in Palmira, renforc�e d'harmonie.� Il s'est trouv� dans la suite que rien n'�tait plus exact. Lorsqu'un an plus tard, Rossini alla � Rome pour �crire le Barbier de S�ville, sa paresse reprit cette m�me ouverture pour la troisi�me fois. Elle se trouve ainsi avoir � exprimer les combats de l'amour et de l'orgueil dans une des �mes les plus hautes dont l'histoire ait gard� la m�moire, et les folies du barbier Figaro. Le plus petit changement de temps suffit souvent pour donner l'accent de la plus profonde m�lancolie � l'air le plus gai. Essayez de chanter[223] en ralentissant le mouvement, l'air de Mozart: Non pi� andrai farfallone amoroso.
Les principaux motifs de cette ouverture, si souvent employ�e par Rossini, forment la p�roraison du premier finale de l'Elisabetta. [224]
SUITE DE L'ELISABETH
Le second acte s'ouvre par une sc�ne superbe. La terrible �lisabeth fait amener devant elle, par ses gardes, la tremblante Mathilde. C'est pour lui adresser ces paroles fatales:
T'inoltra, in me tu vedi
Il tuo giudice, o donna.
�La politique condamne � une mort ignominieuse une femme ennemie qui a os� s'introduire dans ma cour sous un d�guisement perfide. Un reste de piti� parle encore dans mon �me. �cris, renonce aux pr�tendus droits que tu peux te croire sur le cœur de l'ambitieux Leicester. Reviens de ton erreur.�
Ce r�citatif oblig� est magnifique. A la premi�re repr�sentation, il serra tous les cœurs.
Il faut avoir vu mademoiselle Colbrand dans cette sc�ne, pour comprendre le succ�s d'enthousiasme qu'elle eut � Naples, et toutes les folies qu'elle faisait faire � cette �poque.[225]
Un Anglais, l'un des rivaux de Barbaja, avait fait venir d'Angleterre des dessins fort soign�s, au moyen desquels on p�t reproduire, avec la derni�re exactitude, le costume de la s�v�re �lisabeth. Ces habits du seizi�me si�cle se trouv�rent convenir admirablement � la taille et aux traits de la belle Colbrand. Tous les spectateurs connaissaient l'anecdote de la v�rit� du costume; cette id�e consacrant, par le prestige des souvenirs, l'aspect imposant de mademoiselle Colbrand, augmentait encore l'effet de son �tonnante beaut�. Jamais l'imagination la plus exalt�e par le roman de Kenilworth n'a pu se figurer une �lisabeth plus belle, et surtout plus majestueuse. Dans l'immense salle San-Carlo, il n'y avait peut-�tre pas un seul homme qui ne sent�t qu'on devait voler � la mort avec plaisir pour obtenir un regard de cette belle reine.
Mademoiselle Colbrand, dans �lisabeth, n'avait point de gestes, rien de th��tral, rien de ce que le vulgaire appelle des poses ou des mouvements tragiques. Son pouvoir immense, les �v�nements importants qu'un mot de sa bouche pouvait faire na�tre, tout se peignait dans ses yeux espagnols si beaux, et dans certains moments si terribles. C'�tait le regard d'une reine dont la fureur n'est retenue que par un reste[226] d'orgueil: c'�tait la mani�re d'�tre d'une femme belle encore, qui d�s longtemps est accoutum�e � voir la moindre apparence de volont� suivie de la plus prompte ob�issance[75]. En voyant mademoiselle Colbrand parler � Mathilde, il �tait impossible de ne pas sentir que, depuis vingt ans, cette femme superbe �tait reine absolue. C'est cette anciennet� des habitudes que[227] le pouvoir supr�me fait contracter, c'est l'�vidence de l'absence de toute esp�ce de doute sur le d�vouement que ses moindres fantaisies vont rencontrer, qui formait le trait principal du jeu de cette grande actrice: toutes ces choses se lisaient dans la tranquillit� des mouvements de la reine. Le peu de mouvements qu'elle faisait lui �taient arrach�s par la violence des combats de passions qui d�chiraient son �me, aucun par l'intention de se faire ob�ir. Nos plus grands[228] acteurs tragiques, Talma lui-m�me, ne sont pas exempts de gestes forts et imp�rieux, dans les r�les de tyrans. Peut-�tre ces gestes imp�rieux, ces esp�ces de gasconnades tragiques, sont-elles une des exigences d'un parterre de mauvais go�t, tel que celui qui d�cide du sort de nos trag�dies; mais ces gestes, pour �tre applaudis, n'en sont pas moins absurdes. Un roi absolu est l'homme du monde qui fait le moins de gestes[76]; ils lui sont inutiles: il est depuis longtemps accoutum� � voir ses moindres signes suivis, avec la rapidit� de l'�clair, de l'ex�cution de ses volont�s.
La sc�ne superbe dans laquelle mademoiselle Colbrand �tait si grande trag�dienne, se termine par un duetto entre la reine et Mathilde,
Pensa che sol per poco
Sospendo l'ira mia,
qui se change bient�t en terzetto, par l'arriv�e de Leicester.
On nous dit que c'�tait Rossini qui avait eu l'id�e de l'arriv�e de Leicester entre ces deux femmes, l'une ne retenant qu'� peine les �clats de sa fureur, l'autre �lev�e jusqu'� la haute �nergie par le d�sespoir[229] de l'amour sinc�re dans un cœur de seize ans. On peut dire que dans le genre du libretto d'op�ra, cette id�e est de g�nie.
Apr�s ce terzetto magnifique, nous e�mes deux airs chant�s, l'un par Norfolk (Garcia), l'autre par Leicester (Nozzari): ils sont bien compos�s. On peut juger s'ils furent bien chant�s par deux t�nors rivaux paraissant dans une occasion solennelle, devant tout ce que Naples avait de plus grands personnages et de connaisseurs les plus difficiles. Cependant, pour la composition, ils parurent tomber un peu dans le lieu commun, et n'�tre pas � la hauteur du reste de l'op�ra.
Leicester est mis en prison et condamn� � mort par les cours de justice du pays. Quelques moments avant l'ex�cution, �lisabeth ne peut r�sister � l'id�e de ne plus revoir le seul homme qui ait pu faire p�n�trer un sentiment tendre dans un cœur d�vou� � l'ambition et aux sombres jouissances du pouvoir. Elle para�t dans la prison de Leicester. Le tra�tre Norfolk y �tait avant elle, et � son arriv�e se cache derri�re un pilier de la prison. Les deux amants ont une explication. Ils reconnaissent que Norfolk a voulu perdre Leicester. Norfolk, qui se voit d�couvert et sans espoir de pardon, se pr�cipite sur �lisabeth, un poignard � la main. Mathilde,[230] la jeune �pouse de Leicester, qui venait lui dire un dernier adieu, est assez heureuse pour sauver la reine par un cri qui l'avertit du danger.
�lisabeth, d�j� � demi vaincue par sa conversation avec Leicester, pardonne aux amants, et Rossini prend sa revanche des deux airs, peut-�tre un peu faibles, qui pr�c�dent, par l'un des plus magnifiques finale qu'il ait peut-�tre jamais �crits.
Le cri de la reine,
Bell'alme generose,
porta jusqu'� la folie l'enthousiasme du public. Nous f�mes plus de quinze repr�sentations avant de pouvoir porter un œil critique sur ce morceau superbe.
�lisabeth pardonne � Leicester et � Mathilde; voici ses paroles:
Bell'alme generose,
A questo sen venite:
Vivete, ormai gioite
Siate felici ognor[77].
Quand enfin nous e�mes assez de sang-froid pour examiner, nous trouv�mes que ce chant �tait doux et tranquille comme le calme apr�s la temp�te. Du reste,[231] Rossini a r�uni, je crois, tous les d�fauts de son style dans ces vingt ou trente mesures. Le chant principal est �touff� sous un d�luge d'ornements d�plac�s et de roulades qui ont l'air d'�tre �crites pour des instruments � vent, et non pour une voix humaine.
Mais il faut �tre juste, Rossini arrivait � Naples; il voulait r�ussir, il dut s'attacher � plaire � la prima donna qui gouvernait enti�rement le directeur Barbaja. Or, mademoiselle Colbrand n'a jamais eu de path�tique dans son talent; il a �t� magnifique comme sa personne; c'�tait une reine, c'�tait �lisabeth, mais c'�tait �lisabeth donnant des ordres du haut d'un tr�ne, et non pas pardonnant avec g�n�rosit�.
Quand le g�nie de Rossini l'e�t port� au path�tique, ce que je suis loin d'accorder, il e�t d� s'en abstenir � cause de la voix de la c�l�bre cantatrice � laquelle il confiait le r�le d'�lisabeth.
Dans le morceau bell'alme generose, Rossini, par un artifice fort simple rassembla tous les agr�ments, de quelque esp�ce qu'ils fussent, que mademoiselle Colbrand ex�cutait bien. Nous e�mes comme un inventaire en nature de tous les moyens quelconques de cette belle voix, et l'on va juger de ce que peut en musique la perfection de l'ex�cution. Ces[232] agr�ments �taient faits avec une telle sup�riorit�, que, malgr� l'absurdit� flagrante, il ne nous fallut pas moins de quinze ou vingt repr�sentations pour que nous pussions nous apercevoir qu'ils �taient d�plac�s.
Rossini, qui ne reste jamais court, r�pondait � nos critiques:
��lisabeth est reine m�me en pardonnant. Dans un cœur si altier, le pardon le plus g�n�reux en apparence n'est encore qu'un acte de politique. Quelle est la femme, m�me sans �tre reine, qui puisse pardonner l'injure de se voir pr�f�rer une autre femme?�
Alors les vieux dilettanti se f�chaient: �Toute votre musique p�che par l'absence du path�tique, disaient-ils; elle n'est que magnifique, comme le talent de votre premi�re chanteuse. Elle devait �tre profond�ment tendre dans le r�le de Mathilde, et vous n'avez que le commencement du terzetto
Pensa che sol per poco,
qui encore est plut�t simple comme un nocturne, que tendre comme un air de passion; mais il repose l'�me de la magnificence de tout ce qui l'entoure, et il doit au contraste les quatre cin[233]qui�mes du plaisir qu'il nous fait. Avouez franchement que vous avez toujours sacrifi� l'expression et la situation dramatique aux broderies de la Colbrand.�—J'ai sacrifi� au succ�s, r�pondit Rossini avec une sorte de fiert� qui lui allait � merveille. L'aimable archev�que de T... vint � son secours. A Rome, s'�cria-t-il, Scipion, accus� devant le peuple, dit pour toute r�ponse � ses ennemis: �Romains, il y a dix ans qu'� pareil jour je d�truisis Carthage; allons au Capitole rendre gr�ces aux dieux immortels.�
Il est s�r que l'effet d'�lisabeth fut prodigieux. Quoique fort inf�rieur � Otello, par exemple, il y a dans cet op�ra bien des choses d'une fra�cheur d�licieuse et entra�nante.
Aujourd'hui, de sang-froid, j'y bl�merais l'emploi de deux t�nors pour les r�les de Norfolk et de Leicester. Rossini aurait r�pondu � ce reproche: �J'avais ces deux t�nors, et je n'avais pas de voix de basse pour le r�le du tra�tre Norfolk.� La v�rit� est qu'avant Rossini on ne donnait jamais des r�les importants aux voix de basse dans l'op�ra s�ria. Ce maestro est le premier qui ait �crit, pour ces sortes de voix, des parties difficiles dans les op�ras de mezzo carattere, tels que la Cenerentola, la[234] Gazza ladra, Torvaldo e Dorliska, etc.; et l'on peut dire que c'est sa musique qui a fait na�tre les Lablache, les Zuchelli, les Galli, les Remorini, les Ambrosi. [235]
OP�RAS DE ROSSINI A NAPLES
Mademoiselle Colbrand chanta, dans une m�me ann�e, l'�lisabeth de Rossini, la Gabrielle de Vergy de Caraffa, la Cora et la M�d�e de Mayer, et tout cela d'une mani�re sublime, et surtout avec une agilit� incroyable dans la voix. San-Carlo pr�sentait alors un des plus beaux spectacles que puisse d�sirer l'amateur le plus passionn� et le plus difficile; mademoiselle Colbrand �tait second�e par Davide le fils, et par Nozzari, Garcia et Siboni. Mais ce beau moment dura peu; d�s l'ann�e suivante, 1816, la voix de mademoiselle Colbrand faiblit, et ce fut d�j� une bonne fortune dont on se f�licitait, que de lui entendre chanter un air sans fautes. La seule crainte d'�tre toujours tout pr�s d'une note fausse emp�chait le charme de na�tre; ainsi, m�me en musique, pour �tre heureux, il ne faut pas en �tre r�duit � examiner: voil� ce que les Fran�ais ne veulent pas com[236]prendre; leur mani�re de jouir des arts, c'est de les juger.
On attendait les premi�res mesures de l'air de mademoiselle Colbrand; voyait-on qu'elle e�t pris son parti de chanter faux, on prenait aussi le sien, et l'on faisait la conversation, ou l'on allait au caf� prendre une glace. Au bout de quelques mois, le public, ennuy� de ces promenades, avoua tout haut que la pauvre Colbrand avait vieilli, et attendit qu'on l'en d�barrass�t. Comme on ne se pressait pas, il murmura; ce fut alors que la fatale protection dont la Colbrand �tait honor�e parut dans tout ce qu'elle avait de dur pour un peuple qui se voyait enlever � la fois son dernier plaisir et l'�ternel sujet de ses vanteries et de son orgueil envers les �trangers. Le public t�moigna de mille mani�res sa profonde impatience; toujours le pouvoir sans bornes se fit sentir, et, comme une main de fer, arr�ta tout court l'indignation du peuple le plus bruyant de l'univers. Cet acte de complaisance du roi pour son M. Barbaja, lui a plus ali�n� de cœurs que tous les actes de despotisme possibles exerc�s envers un peuple qui sera peut-�tre digne de la libert� dans cent ans.
En 1820, pour procurer une vraie joie aux habitants de Naples, ce n'est pas la constitution d'Espagne qu'il fallait leur[237] donner, c'est mademoiselle Colbrand qu'il fallait �ter.
Rossini n'avait garde d'entrer dans toutes les intrigues de Barbaja. On vit bient�t que, par caract�re, c'�tait l'homme le plus �tranger � l'intrigue, et surtout � l'esprit de suite qu'elle exige, mais, appel� par M. Barbaja � Naples, li� d'amour avec mademoiselle Colbrand, il �tait difficile que les Napolitains ne lui fissent pas sentir quelquefois le contre-coup de leurs ennuis. Ainsi le public de Naples, toujours s�duit par le talent de Rossini, a toujours eu la meilleure envie de le siffler. Lui, de son c�t�, ne pouvant plus compter sur la voix de mademoiselle Colbrand, s'est jet� de plus en plus dans l'harmonie allemande, et surtout s'est �loign� de plus en plus de la v�ritable expression dramatique. Mademoiselle Colbrand le pers�cutait sans cesse pour qu'il pla��t dans ses airs les agr�ments dont sa voix avait l'habitude.
On voit par quel encha�nement de circonstances fatales le pauvre Rossini a eu quelquefois les apparences de la p�danterie en musique. C'est un grand po�te, et un po�te comique forc� � �tre �rudit, et �rudit sur des choses tristes et s�rieuses. Qu'on se figure Voltaire oblig�, pour vivre, � �crire l'histoire des juifs du ton de Bossuet.[238]
Rossini a �t� quelquefois Allemand, mais c'est un Allemand aimable et plein de feu[78].
Apr�s l'�lisabeth, il courut � Rome, o� il donna dans le m�me carnaval (1816) Torvaldo e Dorliska et le Barbier; il reparut � Naples et fit jouer la Gazetta, petit op�ra buffa, demi-succ�s, et ensuite Otello au th��tre del Fondo. Apr�s Otello il alla � Rome pour la Cenerentola, et fit son voyage de Milan pour la Gazza ladra. A peine de retour � Naples, il donna l'Armide.
Le jour de la premi�re repr�sentation, le public le punit de la voix incertaine de mademoiselle Colbrand, et l'Armide r�ussit peu, malgr� le superbe duetto. Vivement piqu� de la froideur qu'on lui montrait, Rossini chercha � conqu�rir un succ�s sans employer la voix de mademoiselle Colbrand; comme les Allemands, il eut recours � son orchestre, et de l'accessoire fit le principal. Il prit une revanche compl�te de l'irr�ussite d'Armide dans le Mo�se. Le succ�s fut immense. De ce moment le go�t de Rossini fut fauss�.[239] Il �crit de l'harmonie l�g�re et spirituelle en se jouant: il avait, au contraire, assez de peine, apr�s vingt op�ras, � trouver des cantil�nes nouvelles. La paresse, d'accord avec la n�cessit�, lui fit adopter le genre allemand. Mo�se fut imm�diatement suivi de Ricciardo e Zora�de, d'Ermione, de la Donna del Lago et de Maometto secondo. Tous ces op�ras all�rent aux nues, � l'exception d'Ermione, qui �tait un essai. Rossini, pour varier, avait voulu se rapprocher du genre d�clam�, donn� aux Fran�ais par Gluck. De la musique sans plaisir physique pour l'oreille n'�tait pas faite pour plaire beaucoup � des Napolitains. D'ailleurs, dans Ermione, tout le monde se f�chait, et toujours, et il n'y avait qu'une seule couleur, celle de la col�re. La col�re, en musique, n'est bonne que comme contraste. C'est un axiome napolitain, qu'il faut la col�re du tuteur avant l'air tendre de la pupille.
Pour les derniers op�ras que je viens de nommer, Rossini eut une ressource, la voix de mademoiselle Pisaroni, superbe contr'alto et cantatrice d�cid�ment du premier ordre.
Les hommes pour lesquels il a �crit sont Garcia, Davide le fils et Nozzari, tous les trois t�nors; Davide, le premier t�nor existant, et qui met du g�nie dans[240] son chant: il improvise sans cesse, et quelquefois se trompe; Garcia, remarquable par la s�ret� �tonnante de sa voix; et enfin Nozzari, la moins belle voix des trois, et qui cependant a �t� un des meilleurs chanteurs de l'Europe. [241]
TORVALDO E DORLISKA
Apr�s l'�clatant succ�s de l'�lisabeth, Rossini fut appel� � Rome pour le carnaval de 1816; il y composa, au th��tre Valle, un op�ra semi-serio assez m�diocre, Torvaldo e Dorliska; et au th��tre Argentina, son chef-d'œuvre du Barbier de S�ville. Rossini �crivit Torvaldo pour les deux premi�res basses d'Italie, Galli et Remorini, en 1816; Lablache et Zuchelli �taient encore peu connus. Il eut pour t�nor Domenico Donzelli, alors excellent, et surtout plein de feu.
Il y a un cri de passion dans le grand air de Dorliska,
Ah! Torvaldo!
Dove sei?
qui, lorsqu'il est chant� avec hardiesse et abandon, produit toujours beaucoup d'effet. Le reste de cet air, un terzetto entre le tyran, l'amant et un portier bouffon:
Ah! qual raggio di speranza!
[242]
et l'on peut dire tout l'op�ra, ferait la r�putation d'un maestro ordinaire, mais n'ajoute rien � celle de Rossini. C'est comme un mauvais roman de Walter Scott, le rival du maestro de Pesaro en c�l�brit� europ�enne. Certainement un inconnu qui aurait fait le Pirate ou l'Abb�, serait sorti � l'instant des rangs vulgaires de la litt�rature. Ce qui distingue le grand ma�tre, c'est la hardiesse du trait, la n�gligence des d�tails, le grandiose de la touche; il sait �conomiser l'attention pour la lancer tout enti�re sur ce qui est important. Walter Scott r�p�te le m�me mot trois fois dans une phrase, comme Rossini le m�me trait de m�lodie, ex�cut� successivement par la clarinette, le violon et le hautbois.
J'aime mieux une �bauche du Corr�ge, qu'un grand tableau fort soign� de Charles Lebrun, ou de tel de nos grands peintres.
Le tyran, dans l'op�ra de Dorliska, lequel a la niaiserie uniforme et visant au sublime du style, et par le manque total d'originalit� et d'individualit� dans les personnages, me semble une traduction de quelque m�lodrame du boulevard, le tyran chante un superbe agitato: c'est un des plus beaux airs que l'on puisse choisir pour une voix de basse; aussi Lablache et Galli ne manquent-ils gu�re de le placer[243] dans leurs concerts. J'ajouterai, pour diminuer les regrets de ceux des lecteurs qui ne le conna�traient pas, que cet air n'est autre chose que le fameux duetto de la lettre, dans le second acte d'Otello,
Non m'inganno, al mio rivale.
[244]
IL BARBIERE DI SIVIGLIA
Rossini trouva l'impr�sario du th��tre Argentina � Rome, tourment� par la police, qui lui refusait tous les libretti (po�mes), sous pr�texte d'allusions. Quand un peuple est spirituel et m�content, tout devient allusion[79]. Dans un moment d'humeur, l'impr�sario romain proposa au gouverneur de Rome le Barbier de S�ville, tr�s-joli libretto mis jadis en musique par Paisiello. Le gouverneur, ennuy� ce jour-l� de parler mœurs et d�cence, accepta. Ce mot jeta Rossini dans un cruel embarras, car il a trop[245] d'esprit pour n'�tre pas modeste envers le vrai m�rite. Il se h�ta d'�crire � Paisiello � Naples. Le vieux maestro, qui n'�tait pas sans un grand fonds de gasconisme, et qui se mourait de jalousie du succ�s de l'�lisabeth, lui r�pondit tr�s poliment qu'il applaudissait avec une joie v�ritable au choix fait par la police papale. Il comptait apparemment sur une chute �clatante.
Rossini mit une pr�face tr�s modeste au-devant du libretto, montra la lettre de Paisiello � tous les dilettanti de Rome, et se mit au travail. En treize jours, la musique du Barbier fut achev�e. Rossini croyant travailler pour les Romains, venait de cr�er le chef-d'œuvre de la musique fran�aise, si l'on doit entendre par ce mot la musique qui, model�e sur le caract�re des Fran�ais d'aujourd'hui, est faite pour plaire le plus profond�ment possible � ce peuple, tant que la guerre civile n'aura pas chang� son caract�re.
Les chanteurs de Rossini furent madame Giorgi pour le r�le de Rosine, Garcia pour celui d'Almaviva; Zamboni faisait Figaro, et Boticelli le m�decin Bartholo. La pi�ce fut donn�e au th��tre d'Argentina, le 26 d�cembre 1816[80]. (C'est le jour[246] o� la stagione du carnaval commence en Italie.)
Les Romains trouv�rent le commencement de l'op�ra ennuyeux et bien inf�rieur � Paisiello. Ils cherchaient en vain cette gr�ce na�ve, inimitable, et ce style le miracle de la simplicit�. L'air de Rosine sono docile parut hors de caract�re; on dit que le jeune maestro avait fait une virago d'une ing�nue. La pi�ce se releva au duetto entre Rosine et Figaro, qui est d'une l�g�ret� admirable et le triomphe du style de Rossini. L'air de la Calunnia fut jug� magnifique et original, les Romains ne comprenaient pas Mozart en 1816.
Apr�s le grand air de Bazile, on regretta sans cesse davantage la gr�ce na�ve et quelquefois expressive de Paisiello. Enfin, ennuy�s des choses communes qui commencent le second acte, choqu�s du manque total d'expression, les spectateurs firent baisser la toile. En cela, le public de Rome, si fier de ses connaissances musicales, fit un acte de hauteur qui se trouva aussi, comme il arrive souvent, un acte de sottise. Le lendemain la pi�ce alla aux nues; l'on voulut bien s'apercevoir que si Rossini n'avait pas les m�rites de Paisiello, il n'avait pas aussi la langueur de son style, d�faut cruel qui g�te souvent les ouvrages, si semblables d'ailleurs, de Pai[247]siello et du Guide. Depuis vingt ou trente ans que l'ancien ma�tre a �crit, le public romain s'�tant mis � faire moins de conversation � l'op�ra, il lui arrive de s'ennuyer aux r�citatifs �ternels qui s�parent les morceaux de musique des op�ras de 1780. C'est comme si, parmi nous, le parterre s'avise, dans trente ans d'ici, de trouver incompr�hensibles les entr'actes �ternels de nos trag�dies actuelles, parce qu'on aura trouv� le moyen de l'amuser dans les entr'actes, soit avec deux ou trois jeux d'orgues, qui se r�pondent et font assaut[81], soit par des exp�riences de physique, ou le jeu de loto. Quel que soit l'�tat de perfection o� nous avons port� tous les arts, il faut bien s'attendre que la post�rit� aura l'impertinence d'inventer aussi quelque chose.
L'ouverture du Barbier amusa beaucoup � Rome; on y vit ou l'on crut y voir les gronderies du vieux tuteur amoureux et jaloux, et les g�missements de la pupille. Le petit terzetto
Piano, pianissimo,
du second acte, alla aux nues. �Mais c'est[248] de la petite musique, disait le parti contraire � Rossini; cela est amusant, sautillant, mais n'exprime rien. Quoi! Rosine trouve un Almaviva fid�le et tendre, au lieu du sc�l�rat qu'on lui avait peint, et c'est par d'insignifiantes roulades qu'elle pr�tend nous faire partager son bonheur!�
Di sorpresa, di contento
Son vicina a delirar.
H� bien, les roulades si singuli�rement plac�es sur ces paroles, et qui faillirent, m�me le second jour, entra�ner la chute de la pi�ce � Rome, ont eu beaucoup de succ�s � Paris; on y aime la galanterie et non l'amour. Le Barbier, si facile � comprendre par la musique, et surtout par le po�me, a �t� l'�poque de la conversion de beaucoup de gens. Il fut donn� le 23 septembre 1819, mais la victoire sur les p�dants qui d�fendaient Paisiello comme ancien, n'est que de janvier 1820. (Voir la Renomm�e, journal lib�ral d'alors.) Je ne doute pas que quelques dilettanti ne me reprochent de m'arr�ter � des lieux communs inutiles � dire; je les prie de vouloir bien relire les journaux d'alors et m�me ceux d'aujourd'hui, ils ne les trouveront pas mal absurdes, quoique le public[249] ait fait d'immenses progr�s depuis quatre ans.
La musique aussi a fait un pas immense depuis Paisiello; elle s'est d�faite des r�citatifs ennuyeux et a conquis les morceaux d'ensemble. Il est ridicule, disent les pauvres gens froids, de chanter cinq ou six � la fois.—Vous avez raison; il est m�me souverainement absurde de chanter deux ensemble; car, quand est-ce qu'il arrive, m�me sous l'empire de la passion la plus violente, de parler un peu longtemps deux � la fois? Au contraire, plus le mouvement de passion est vif, plus on accorde d'attention � ce que dit la personne que nous voulons persuader. Voyez les sauvages[82] et les Turcs, qui ne cherchent pas � se faire une r�putation de vivacit� et d'esprit. Rien de plus judicieux que ce raisonnement. Ne vous semble-t-il pas parfait? H� bien, l'exp�rience le d�truit de fond en comble. Rien de plus agr�able que les duetti. Donc, pauvres litt�rateurs estimables qui appliquez votre dialectique puissante � juger des arts que vous ne voyez pas, allez faire une dissertation pour prouver que Cic�ron nous amuse, ou que M. Scoppa vient enfin de trouver le vrai[250] rhythme de la langue fran�aise et l'art de faire de beaux vers.
La vivacit� et le crescendo des morceaux d'ensemble chasse l'ennui et r�veille un peu ces pauvres gens solides que la mode jette impitoyablement dans la salle de Louvois[83].
Rossini luttant contre un des g�nies de la musique dans le Barbier, a eu le bon esprit, soit par hasard, soit bonne th�orie, d'�tre �minemment lui-m�me.
Le jour o� nous serons poss�d�s de la curiosit�, avantageuse ou non pour nos plaisirs, de faire une connaissance intime avec le style de Rossini, c'est dans le Barbier que nous devons le chercher. Un des plus grands traits de ce style y �clate d'une mani�re frappante. Rossini, qui fait si bien les finals, les morceaux d'ensemble, les duetti, est faible et joli dans les airs qui doivent peindre la passion avec simplicit�. Le chant spianato est son �cueil.
Les Romains trouv�rent que si Cimarosa e�t fait la musique du Barbier, elle e�t peut-�tre �t� un peu moins vive, un peu moins brillante, mais bien plus comique et bien autrement expressive. Avez-vous[251] �t� militaire? avez-vous couru le monde? vous est-il arriv� de retrouver tout � coup aux eaux de Baden, une ma�tresse charmante que vous aviez ador�e, dix ans auparavant, � Dresde ou � Bayreuth? Le premier moment est d�licieux; mais le troisi�me ou quatri�me jour, vous trouvez trop de d�lices, trop d'adorations, trop de douceur. Le d�vouement sans bornes de cette bonne et jolie Allemande vous fait regretter, sans peut-�tre oser en convenir avec vous-m�me, le piquant et les caprices d'une belle Italienne pleine de hauteur et de folie. Telle est exactement l'impression que vient de me faire l'admirable musique du Matrimonio segreto, � la reprise qu'on vient d'en donner � Paris, pour mademoiselle de Meri. Le premier jour, en sortant du th��tre, je ne voyais dans Rossini qu'un pygm�e. Je me souviens que je me dis: Il ne faut pas se presser de juger et de porter des d�cisions, je suis sous le charme. Hier (19 ao�t 1823), en sortant de la quatri�me repr�sentation du Matrimonio, j'ai aper�u bien haut l'ob�lisque immense, symbole de la gloire de Rossini. L'absence des dissonances se fait cruellement sentir dans le second acte du Matrimonio. Je trouve que le d�sespoir et le malheur y sont exprim�s � l'eau rose. Nous avons fait des progr�s dans[252] le malheur depuis 1793[84]. Le grand quartetto du premier acte,
Che triste silenzio!
para�t long; en un mot, Cimarosa a plus d'id�es que Rossini, et surtout de bien meilleures id�es, mais Rossini a le meilleur style.
Comme, en amour, c'est le piquant des caprices de l'Italie qui manque � une tendre Allemande; par un effet contraire, en musique, c'est le piquant des dissonances et du genre enharmonique allemand qui manque aux gr�ces d�licieuses et suaves de la m�lodie italienne. Rappelez-vous le ti maledico du second acte d'Otello, ne devrait-il pas y avoir dans le Matrimonio quelque chose dans ce genre lorsque le vieux marchand Geronimo, si entich� de la noblesse, d�couvre que sa fille Carolina a �pous� un commis? Un dilettante auquel j'ai soumis ce chapitre sur le Barbier, pour qu'il corrige�t les erreurs de fait o� je tombe souvent, comme l'astrologue de La Fontaine dans un puits, en regardant au ciel, me dit: �Est-ce l� ce que vous nous donnez pour une analyse du Barbier? C'est de la cr�me fouett�e. Je ne puis me faire � ces[253] phrases en filigrane. Allons, mettez-vous � l'ouvrage s�rieusement, ouvrons la partition, je vais vous jouer les principaux airs; faites une analyse serr�e et raisonnable.�
On sent bien dans le cœur des donneurs de s�r�nade, qui forme l'introduction, que Rossini lutte avec Paisiello; tout est gr�ce et douceur, mais non pas simplicit�. L'air du comte Almaviva est faible et commun; c'est un amoureux fran�ais de 1770. En revanche, tout le feu de Rossini �clate dans le chœur
Mille grazie, mio signore!
et cette vivacit� s'�l�ve bient�t jusqu'� la verve et au brio, ce qui n'arrive pas toujours � Rossini. Ici son �me semble s'�tre �chauff�e aux traits de son esprit. Le comte s'�loigne en entendant venir Figaro; il dit en s'en allant:
Gi� l'alba � appena, e amor non si vergogna.
Voil� qui est bien italien. Un amoureux se permet tout, dit le comte; on sait de reste que l'amour est une excuse qui couvre toutes choses aux yeux des indiff�rents. L'amour, dans le Nord, est au contraire timide et tremblant, m�me avec les indiff�rents.[254]
La cavatine de Figaro
Largo al factotum,
chant�e par Pellegrini, est et sera longtemps le chef-d'œuvre de la musique fran�aise. Que de feu! que de l�g�ret�, que d'esprit dans le trait:
Per un barbiere di qualit�!
Quelle expression dans
Colla donnetta...
Col cavaliere...
Cela a plu � Paris, et pouvait fort bien �tre siffl� � cause du sens leste des paroles. Je ne sais si jamais Pr�ville a jou� Figaro autrement que Pellegrini. Dans ce premier acte, cet acteur inimitable a, ce me semble, toute la l�g�ret� gracieuse, toute l'allure sc�l�rate et prudente d'un jeune chat. Lorsque, plus tard, il est dans la maison de Bartholo, sur sa mine seule il est pendable. Je voudrais voir jouer ce r�le aux Fran�ais aussi bien que Pellegrini. Un des dictons de nos litt�rateurs estimables est de repr�senter les acteurs de Louvois comme des bouffons � mille lieues de toute v�rit� et de toute expression dramatique, et auxquels, par cons�quent, il serait impertinent de demander de l'int�r�t. Encore hier soir, j'ai entendu d�ve[255]lopper cette th�orie; un homme � ailes de pigeon l'expliquait � deux pauvres jeunes femmes qui approuvaient du geste, et cela � un th��tre qui vient de voir le second acte de la Gazza ladra jou� par Galli, sans parler de madame Pasta dans Rom�o, Desdemona, M�d�e, et partout.
Ne serions-nous pas plus ridicules que nos p�dants, d'entreprendre de les raisonner? Oui, messieurs, le vrai path�tique est au Th��tre-Fran�ais; allez-y voir Iphig�nie en Aulide, et go�tez-y bien ce r�citatif lamentable qui n'attend plus qu'un accompagnement de contrebasse pour passer � l'�tat de mauvaise musique de Gluck.
La situation du balcon, dans le Barbier, est divine pour la musique; c'est de la gr�ce na�ve et tendre. Rossini l'esquive pour arriver au superbe duetto bouffe:
All'idea di quel metallo!
Les premi�res mesures expriment d'une mani�re parfaite l'omnipotence de l'or aux yeux de Figaro. L'exhortation du comte
Su, vediam di quel metallo,
est bien, au contraire, d'un jeune homme de qualit� qui n'a pas assez d'amour pour[256] ne pas s'amuser, en passant, de la gloutonnerie subalterne d'un Figaro, � la vue de l'or.
J'ai parl� ailleurs de l'admirable rapidit� de
Oggi arriva un reggimento,
—S�, � mio amico il colonello.
Il me semble que ce passage est, en ce genre, le chef-d'œuvre de Rossini, et par cons�quent de l'art musical. Je regrette de remarquer une nuance de vulgarit� dans
Che invenzione prelibata!
Je trouve, au contraire, un mod�le de vrai comique dans ce passage de l'ivresse du comte:
Perch� d'un che non � in se
Che dal vino casca gi�,
Il tutor, credete a me,
Il tutor si fider�.
J'admire toujours la s�ret� de la voix de Garcia dans le passage
Vado... ma il meglio mi scordavo.
Il y a l� un changement de ton, dans le[257] fond de la sc�ne, sans entendre l'orchestre, qui est le comble de la difficult�.
Je regarde la fin de ce duetto, depuis
La bottega? non si sbaglia,
comme au-dessus de tout �loge. C'est ce duetto qui tuera le grand Op�ra fran�ais. Il faut convenir que jamais plus lourd ennemi n'aura succomb� sous un assaillant plus l�ger. C'est en vain que l'Op�ra fran�ais assommait les gens de go�t d�s le temps de La Bruy�re, il n'y a gu�re que cent cinquante ans; il a r�sist� � une soixantaine de minist�res diff�rents. Il fallait, pour lui porter le dernier coup, l'apparition de la vraie musique fran�aise. Les plus grands criminels, apr�s Rossini, sont MM. Massimino, Choron et Castil-Blaze.
Je ne serais point �tonn� qu'en d�sespoir de cause, on n'arriv�t � supprimer l'op�ra buffa; on le trahit d�j�: voir la mani�re scandaleuse dont on vient de remettre les Horaces de Cimarosa.
La cavatine de Rosine:
Una voce poco fa,
est piquante; elle est vive, mais elle triomphe trop. Il y a beaucoup d'assurance dans le chant de cette jeune pupille pers�cut�e, et bien peu d'amour. Il est[258] hors de doute qu'avec tant de courage elle attrapera son tuteur.
Le chant de victoire sur les paroles:
Lindoro mio sar�
. . . . . . . . .
Una vipera sar�,
est le triomphe d'une belle voix. Madame Fodor y �tait excellente et l'on pourrait dire parfaite. Sa superbe voix a quelquefois un peu de duret� (�cole fran�aise), et la duret� n'est pas tout � fait hors de place dans le chant d'une fille aussi r�solue. Quoique je regarde ce ton-l� comme calomniant la nature, m�me � Rome, j'y vois une preuve nouvelle de l'immense distance qui s�pare l'amour m�lancolique et tendre des belles Allemandes que l'on rencontre dans les jardins anglais des bords de l'Elbe, du sentiment vif et tyrannique qui enflamme les jeunes filles du midi de l'Italie[85].
L'air c�l�bre de la calomnie,
La calunnia � un venticello,
[259]
me donne la m�me id�e que le fameux duetto du second acte de la Cenerentola:
Un segreto d'importanza.
J'ai eu le courage de dire que, sans Cimarosa et le duetto des deux voix de basse du Mariage secret, jamais nous n'aurions eu le duetto de la Cenerentola: je braverai encore une fois l'accusation de paradoxe. L'air de la Calunnia ne me semble qu'un extrait de Mozart, fait par un homme d'infiniment d'esprit, et qui lui-m�me �crit fort bien. Pour l'effet dramatique, cet air est trop long; mais il fait un contraste admirable avec la l�g�ret� de tous les chants qui pr�c�dent. Le Matrimonio segreto, par exemple, manque d'un tel contraste. Cet air �tait admirablement chant� au th��tre de la Scala, � Milan, par M. Levasseur, qui y obtenait un tr�s grand succ�s. Ce chanteur, quoique Fran�ais et la gloire du Conservatoire, n'�tant pas applaudi � Louvois, il chante avec timidit�; et la seule sensation qu'il donne, c'est la crainte de le voir se tromper. Voltaire disait que pour r�ussir dans les arts, et surtout au th��tre, il faut avoir le diable au corps.
MM. Meyerbeer, Morlachi, Paccini, Mercadante, Mosca, Mayer, Spontini et autres[260] contemporains de Rossini, ne demandent pas mieux sans doute que de copier Mozart; mais jamais ils n'ont trouv� dans les partitions du grand homme un air comme celui de la Calunnia. Sans pr�tendre �galer Rossini � Rapha�l, je dirai que c'est ainsi que Rapha�l copiait Michel-Ange dans la belle fresque[86] du proph�te Isa�e, � l'�glise de Saint-Augustin, pr�s la place Navone � Rome.
Le Matrimonio segreto n'a rien d'aussi fort dans le genre triste que:
E il meschino calunniato.
Le duetto
Dunque io son... tu non m'inganni?
nous repr�sente une jolie femme de vingt-six ans, assez galante et fort vive, qui consulte un confident sur les moyens d'accorder un rendez-vous � un homme qui lui pla�t. Je ne croirai jamais que l'amour chez une jeune fille, m�me � Rome, soit � ce point priv� de m�lancolie, et j'oserai dire d'une certaine fleur de d�licatesse et de timidit�.
Lo sapevo pria di te,
[261]
est une phrase musicale qui, au nord des Alpes, pourrait sembler hors de la nature. C'est, suivant moi, bien gratuitement que Rossini s'est priv� d'une gr�ce charmante: l'amour m�me le plus passionn� ne vit que de pudeur; le priver de ce sentiment, c'est tomber dans l'erreur vulgaire des hommes grossiers de tous les pays. Je sais que quand on a seize op�ras � se reprocher, on cherche le nouveau. Le bon et grand Corneille avoue un sentiment analogue dans l'examen de Nicom�de; mais ce n'est pas ainsi que j'explique le manque de d�licatesse de cet air de Rossini. Il eut � Rome, pr�cis�ment pendant qu'il �crivait Torvaldo et le Barbier, de dr�les d'aventures, bien plut�t dans le genre de Faublas que dans celui de P�trarque. Involontairement, et par suite de cette susceptibilit� de sentiment qui fait l'homme de g�nie dans les arts, il peignit les femmes qui l'aimaient, et que peut-�tre il aimait un peu. Sans s'en douter, il prenait pour juges de l'air qu'il �crivait � trois heures du matin, les femmes avec lesquelles il venait de passer la soir�e, et aux yeux desquelles le sentiment timide et tendre e�t pass� pour le ridicule di un colegiale.
Rossini dut des succ�s incroyables et flatteurs � un sang-froid et � un d�sint�r�t singuliers. L'op�ra du Barbier, et plusieurs[262] de ceux qu'il a �crits depuis, me portent � redouter ces succ�s; ne les devrait-il point � l'absence de toute diff�rence entre les femmes? Je craindrais que ses succ�s aupr�s des grandes dames romaines ne l'aient rendu insensible � la gr�ce f�minine. Dans le Barbier, d�s qu'il faut �tre tendre, il devient �l�gant et recherch�, mais ne sort pas du style temp�r�; c'est presque Fontenelle parlant d'amour. Cette mani�re est fort bien dans l'usage de la vie, mais elle ne vaut rien pour la gloire. Je trouve bien plus d'�nergie et d'abandon dans les premiers ouvrages de Rossini: comparez la Pietra del Paragone, Demetrio e Polibio, l'Aureliano in Palmira au Barbier. Je soup�onne qu'il est devenu un peu incr�dule en amour: c'est un grand pas de fait comme philosophe pour un homme de vingt-quatre ans; tant mieux pour sa tranquillit�, mais tant pis pour son talent. Canova et Vigano avaient le ridicule d'aimer.
Une fois le genre du roman de Cr�billon adopt� pour la couleur g�n�rale du Barbier, il est impossible de voir plus d'esprit et de cette originalit� piquante qui fait le charme de la galanterie, que dans:
Sol due righe di biglietto
. . . . . . . . . . . . .
Il maestro faccio a lei!
Donne, donne, eterni Dei!
[263]
Voil� encore de la vraie musique fran�aise dans toute sa puret� et dans tout son brillant. Les partis et les v...... ont beau faire pour nous rendre s�rieux, nous pourrons encore longtemps �tre accus�s d'indiff�rence en beaucoup de mati�res. Il y a peut-�tre encore un si�cle d'intervalle entre nos jeunes gens et le Claverhouse ou le Henri Morton d'Old Mortality. Gr�ces au ciel, la France est encore pour longtemps le pays de la galanterie aimable et l�g�re. Or, tant que cette galanterie fera le trait principal de notre soci�t� et du caract�re national, le Barbier de S�ville et le duetto Sol due righe di biglietto seront les mod�les �ternels de la musique fran�aise. Remarquez qu'en supposant Rosine une veuve de vingt-huit ans, comme la C�liante du Philosophe mari�, ou la Julie du Dissipateur, l'on ne trouve presque plus rien � reprendre dans le ton de son amour. Rappelons-nous encore que la musique ne peut pas plus rendre un ton affect�, que la peinture peindre des masques. On voit qu'avec une id�e, quelque agr�able qu'elle soit, Rossini a toujours peur d'ennuyer. Comparez ce duetto, Sol due righe di biglietto, avec celui de Farinelli, dans le Mariage secret, entre le Comte et Elisetta (mademoiselle Cinti et Pellegrini, les m�mes acteurs qui chantent le duetto du Barbier), vous remar[264]querez � chaque instant, et surtout vers la fin, des phrases que Rossini e�t syncop�es dans la crainte de para�tre long.
Il y a du bonheur v�ritable, mais toujours du bonheur de veuve alerte, et non pas de jeune fille de dix-huit ans, dans
Fortunati i affetti miei!
Reprenant l'ensemble de ce morceau, il y a peu de duetti tragiques dans lesquels Rossini se soit �lev� � cette hauteur de force et d'originalit�. J'en conclurais volontiers que si Rossini f�t n� avec cinquante mille livres de rente, comme son coll�gue M. Meyerbeer, son g�nie se f�t d�clar� pour l'op�ra buffa. Mais il fallait vivre; il trouva mademoiselle Colbrand qui ne chante que l'op�ra s�ria, toute puissante � Naples; et dans le reste de l'Italie, cette police, aussi ridicule dans les d�tails qu'impuissante pour les grandes choses, a �tabli que le billet d'entr�e au th��tre se paierait un tiers de plus pour l'op�ra semi-seria, comme l'Agnese, que pour l'op�ra buffa, comme le Barbier; ce qui fait voir que les sots de tous les pays, litt�raires ou non, s'imaginent que le genre comique est le plus facile. Auraient-ils la conscience du r�le qu'ils jouent dans le monde, et celle de leur nombre? Ce sont[265] les premi�res id�es de cette m�me police, invent�e il y a quarante ans par L�opold, grand-duc de Toscane, qui ont priv� l'Italie de ce beau genre de litt�rature indig�ne, la commedia dell'arte, celle qu'on jouait � l'impromptu, et que Goldoni crut remplacer par son plat dialogue. Le peu de vraie com�die qui existe encore en Italie, se trouve aux marionnettes, admirables � G�nes, � Rome, � Milan, et dont les pi�ces non �crites �chappent � la censure, et sont filles de l'inspiration du moment et des int�r�ts du jour. Croirait-on qu'un homme d'�tat tel que le cardinal Consalvi, un homme qui sait gouverner son ma�tre d'abord, et ensuite l'�tat pas trop mal, et qui eut jadis l'esprit d'�tre l'ami intime de Cimarosa, passe trois heures � �plucher les paroles d'un mis�rable libretto d'op�ra buffa (historique, 1821)! Le lecteur est bien loin d'�tre � m�me de juger de tout le ridicule de cette conduite. Le cardinal trouvait que le mot cozzar (lutter) �tait r�p�t� trop souvent dans le libretto. Il se donnait tant de soins par tendresse pour les mœurs romaines, et pour les conserver pures et sans taches.
Ici je ne puis m'expliquer, m�me � demi-mot; j'en appelle aux voyageurs qui ont pass� un hiver � Rome, ou qui[266] savent, par exemple, les anecdotes de l'avancement de Pie VI et de Pie VII. Ce sont de telles gens que l'on craint de corrompre par les paroles d'un libretto d'op�ra. Eh morbleu! levez quatre compagnies de gendarmes de plus, pendez les vingt juges les plus pr�varicateurs tous les ans, et vous aurez fait mille fois plus pour les mœurs. Mettant � part les vols, la justice vendue et autres bagatelles de ce genre, songez � ce que peuvent �tre les mœurs d'un pays o� toute la cour, o� tous les employ�s de l'�tat sont c�libataires, et sous un tel climat, et avec de telles facilit�s! Depuis les plaisanteries de Voltaire, nous ne voyons plus, il est vrai, arriver au cardinalat que des vieillards prudents et discrets; mais ces vieillards ont �t� pr�tres d�s l'�ge de vingt ans, et ils ont eu dans la maison paternelle l'exemple s�duisant du bonheur donn� par les passions fortes. Les pauvres Romains ont �t� tellement fa�onn�s par quelques si�cles de ce gouvernement que je n'ose d�crire[87], qu'ils ont perdu jusqu'� la facult� de s'�tonner de pareilles choses, et que leur seule vertu est leur f�rocit�. Plusieurs des plus intr�pides officiers de Napol�on sont sortis de Rome; un Jules II y trouverait encore une excellente arm�e: mais[267] deux si�cles du despotisme de Napol�on ne r�ussiraient peut-�tre pas � y �tablir les mœurs d�centes et pures d'une petite ville d'Angleterre, de Nottingham ou de Norwich. Mais revenons au Barbier; c'est revenir de loin, dit-on! Pas de si loin qu'on pense; une source d'eau limpide, et pleine de vertus singuli�res pour la sant�, jaillit au pied d'une cha�ne de hautes montagnes. Savez-vous comment elle a �t� form�e dans le sein de la montagne? Jusqu'� ce qu'on nous d�montre le comment, je pr�tends que chacune des circonstances de ces montagnes, la forme des vallons, le gisement des for�ts, etc., tout a influ� sur cette source d�licieuse et limpide, aupr�s de laquelle le chasseur vient se rafra�chir et prendre une vigueur qui tient du miracle. Tous les gouvernements de l'Europe �tablissent des conservatoires; plusieurs princes aiment r�ellement la musique, et lui sacrifient tout leur budget; cr�ent-ils pour cela des �tres comme Rossini ou Davide, des compositeurs ou des chanteurs?
Il y a donc quelque circonstance inconnue et pourtant n�cessaire dans l'ensemble des mœurs de la belle Italie et de l'Allemagne. Il fait moins froid dans la rue Le Peletier qu'� Dresde ou � Darmstadt. Pourquoi y est-on plus barbare? Pourquoi[268] l'orchestre de Dresde ou de Reggio ex�cute-t-il divinement un crescendo de Rossini, chose impossible � Paris? Pourquoi surtout ces orchestres savent-ils accompagner[88]?
L'air de Bartholo
A un dottor della mia sorte,
est fort bien. Je voudrais l'entendre chanter par Zuchelli ou Lablache. Je ne puis que r�p�ter ce que j'ai dit trop souvent peut-�tre de ces airs dans le genre de Cimarosa; plus d'esprit, un style plus piquant, infiniment moins de verve, de passion et d'id�es comiques. Je vois dans le libretto ce vers:
Ferma ol�! non mi toccate.
A qui conna�t les mœurs de Rome, il y a l� dedans toute la m�fiance de la Romagne, et des malheureux pays soumis depuis trois si�cles au g�nie du christianisme[89]: je parierais bien que l'auteur du libretto n'habita jamais la douce Lombardie.[269]
L'entr�e du comte Almaviva d�guis� en soldat, et le commencement du finale du premier acte, sont un mod�le de l�g�ret� et d'esprit. Il y a un joli contraste entre la lourde vanit� du Bartholo qui r�p�te trois fois, d'une mani�re si marqu�e,
Dottor Bartolo!
Dottor Bartolo!
et l'apart� du comte:
Ah! venisse il caro oggetto!
Ce souhait du jeune amant est d'une galanterie d�licieuse. Rien de plus l�ger et de plus piquant que ce finale; il y a dans ce seul morceau les id�es n�cessaires pour faire tout un op�ra de Feydeau. Peu � peu, et � mesure qu'on avance vers la catastrophe, ce finale prend une teinte de s�rieux fort marqu�e; il y en a d�j� beaucoup dans l'avertissement de Figaro au comte:
Signor, giudizio, per carit�.
L'effet du chœur
La forza,
Aprite qu�,
[270]
est pittoresque et frappant. On trouve ici un grand moment de silence et de repos, dont l'oreille sent vivement le besoin, apr�s le d�luge de jolies petites notes qu'elle vient d'entendre.
Le chant � trois et ensuite � cinq, qui explique la raison du tapage au commandant de la gendarmerie de S�ville, est le seul passage de cet op�ra d�cid�ment mal ex�cut� � Paris. La coupe de ce morceau rappelle un peu l'explication donn�e � Geronimo, � la fin du premier acte du Matrimonio segreto. C'est l� la grande critique que l'on peut faire du Barbier de Rossini; le spectateur un peu instruit n'y trouve pas le sentiment du nouveau; on croit toujours entendre une nouvelle �dition corrig�e et plus piquante, de quelque partition de Cimarosa, qu'on a jadis admir�e, et vous savez que rien ne coupe les ailes � l'imagination comme l'appel � la m�moire.
L'arrestation du comte, suivie de sa prompte mise en libert�, et du salut que la gendarmerie lui adresse, me rappelle la justice telle qu'elle s'exer�ait � Palerme il y a peu d'ann�es. Un Fran�ais, fort joli homme, point fat, et plus connu encore par son amabilit� douce, que par sa parfaite bravoure, est insult� grossi�rement au spectacle par un homme puissant;[271] il l'en punit. On avertit le jeune Fran�ais de prendre garde � lui � la sortie du th��tre. En effet, le seigneur sicilien l'attaque. Le Fran�ais, fort adroit les armes � la main, le d�sarme sans le tuer, et, se croyant � Paris, appelle la garde. Cette garde avait �t� t�moin de l'attaque, et s'empresse d'arr�ter l'assassin; il se nomme avec hauteur, la garde s'�loigne en lui faisant mille excuses basses; s'il e�t dit un mot de plus, elle arr�tait le Fran�ais. Il n'y a donc aucune invraisemblance � ce que nous voyons se passer dans le finale du Barbier; ce qui est invraisemblable, c'est l'immobilit� dans laquelle tombe le tuteur, � la vue de la justice de son pays; il doit y �tre accoutum� de reste: les caract�res secs et injustes tels que Bartholo, profitent de la tyrannie de leur pays, loin de la craindre; ces gens l� mangent au budget.
J'ai toujours vu l'immobilit� du tuteur, pendant que tout le monde chante
Freddo e immobile
Come una statua,
produire un mauvais effet. D�s que le spectateur a le temps de s'apercevoir que le ridicule est outr�, il ne rit plus, et partant la farce est mauvaise. Il faut �tourdir le spectateur comme Moli�re ou Cimarosa; c'est l� une des entraves de la musique[272] bouffe. En sa qualit� de musique, elle ne peut pas aller vite, et les �volutions d'une farce, pour �tre bonnes, doivent �tre rapides comme l'�clair. La musique doit vous donner directement le rire que ferait na�tre une bonne com�die jou�e avec feu.
SECOND ACTE
Le duetto que le comte, d�guis� en abb�, chante avec Bartholo, me semble languissant. Voil� le d�savantage pour un maestro d'�tre sans passion; d�s qu'il n'est pas piquant, il tombe dans le genre ennuyeux. Le comte r�p�te trop souvent:
Pace e gioja.
Le spectateur finit par �tre presque aussi impatient� que le tuteur. En Italie, on chante, pour la le�on de musique de Rosine, cet air d�licieux qui a le malheur d'�tre trop connu:
La biondina in gondoletta.
Il y aurait mille choses � dire sur le style de la musique v�nitienne; ce serait un livre dans un livre. C'est comme, en peinture, le style du Parmigianino oppos� au style[273] sage et s�v�re du Dominiquin ou du Poussin; cette musique est comme l'�cho affaibli du bonheur voluptueux dont on jouissait � Venise vers l'an 1760. En suivant et v�rifiant, par des exemples, les cons�quences de cet aper�u, je ferais un trait� de politique[90]. On a vu � Paris madame Nina Vigano, la personne du monde qui chante le mieux les airs v�nitiens; sa vocalisation �tait l'oppos� du genre fran�ais. Si nous avions du naturel dans les arts, c'est cependant ainsi que nous devrions chanter, et non pas comme madame Branchu.
Dans un th��tre bien r�gl�, Rosine changerait l'air de sa le�on � toutes les deux ou trois repr�sentations. A Paris, madame Fodor, qui du reste chantait ce r�le � ravir, et comme probablement il ne l'a jamais �t�, nous donnait toujours l'air de Tancr�de:
Di tanti palpiti,
arrang� en contredanse, ce qui ravissait les t�tes � perruque; on voyait � cet air toutes les t�tes poudr�es de la salle s'agiter en cadence.[274]
Rossini raconte lui-m�me qu'il a voulu donner un �chantillon de la musique ancienne, dans l'air du tuteur:
Quando mi sei vicina.
Et parbleu je lui ai rendu plus que justice, ajoute-t-il. Probablement il est de bonne foi. C'est en effet de la musique de Pergol�se ou de Logroscino, moins le g�nie et la passion. Rossini voit ces grands ma�tres comme, du temps de M�tastase (1760), on voyait le Dante, dont la gloire succombait alors sous les efforts des j�suites.
Le grand quintetto de l'arriv�e et du renvoi de Basile est un morceau capital. Le quintetto de Paisiello est un chef-d'œuvre de gr�ce et de simplicit�, et Rossini savait bien en quelle v�n�ration il �tait par toute l'Italie. A la derni�re reprise du Barbier de Paisiello, � la Scala, en 1814, ce morceau fut encore applaudi avec transport, mais ce fut le seul. J'engage les amateurs � chanter ces deux morceaux dans la m�me soir�e; ils liront plus de v�rit�s musicales, dans leur �me, en un quart d'heure, que je ne puis leur en dire en vingt chapitres. Le morceau du vieux ma�tre montre, sous un jour comique et nouveau, l'unanimit� du conseil que l'on donne � Basile, allez vous coucher, et c'est ce qui provoque un rire d�licieux et[275] inextinguible comme celui des dieux. Il y a beaucoup de v�rit� dramatique dans:
Eh�, dottore, una parola,
de Rossini; dans
Siete giallo come un morto;
dans
Questa � febbre scarlatina.
Remarquez que ce n'est jamais ou presque jamais dans les moments de sentiment que l'on peut faire compliment � Rossini sur la v�rit� dramatique; c'est peut-�tre une des causes de son grand succ�s. Il est piquant et nouveau de voir les romans de Walter Scott r�ussir sans les sc�nes d'amour qui, depuis deux cents ans, sont l'unique base du succ�s de tous les romans.
Le fameux bouffe Bassi jouait, avec un art si singulier, la fin de cette sc�ne o� Figaro se d�fend, � coups de serviette, de la fureur du tuteur, qu'on finissait par avoir piti� de ce pauvre tuteur si malheureux et si tromp�.
Il y a beaucoup d'esprit dans l'air de la vieille gouvernante Berta:
Il vecchiotto cerca moglie.
[276]
C'est un des airs que Rossini chante avec le plus de gr�ce et de comique. Peut-�tre y a-t-il un peu de coquetterie dans son fait; il aime � faire ressortir un bel air que personne ne remarque, et qui ferait la fortune d'un op�ra de Morlachi[91], ou de tel autre de ses rivaux.
Je trouve la temp�te du second acte du Barbier, fort inf�rieure � celle de la Cenerentola. Pendant la temp�te, le comte Almaviva p�n�tre chez Bartholo; on le voit arriver par le balcon. Rosine le croit un sc�l�rat et avec raison, puisqu'il a remis sa lettre � Bartholo. Almaviva la d�trompe en tombant � ses pieds; et Rossini ne trouve que des roulades plus insignifiantes encore que de coutume pour exprimer un tel moment. J'h�sitais � dire que le chef-d'œuvre de la pi�ce est, � mes yeux, la fin de ce terzetto, dont la premi�re partie est comme les sc�nes d'amour de Quentin Durward:
Zitti, zitti, piano, piano.
[277]
J'apprends qu'� Vienne, o� l'on a eu le bonheur d'entendre � la fois Davide, madame Fodor et Lablache (1823) on fait toujours r�p�ter ce petit morceau. J'ai le respect le plus senti pour le go�t musical des Viennois; ils ont eu la gloire de former Haydn et Mozart. M�tastase, qui habita quarante ans parmi eux, porta le grand go�t des arts dans la haute soci�t�; enfin les grands seigneurs les plus riches de l'Europe, et les plus r�ellement grands seigneurs, ne d�daignent pas d'�tre directeurs de l'Op�ra.
Le seul d�faut de ce petit terzetto, �crit avec g�nie et d�faut bien futile, c'est qu'il fait perdre un temps infini dans un moment o� l'action force les personnages � courir. Mettons ce terzetto sur d'autres paroles et ailleurs, et il sera sublime de tous points. Il exprime admirablement un parti pris dans une affaire de galanterie; il conviendrait � un libretto extrait d'une des jolies com�dies de Lope de Vega.
J'esp�re bien que si cette brochure existe encore en 1840, on ne manquera pas de la jeter au feu. Voyez le cas que l'on fait aujourd'hui des �crits de th�orie politique publi�s en 1789. Tout ce que je viens de dire depuis une heure para�tra faible et commun dans le salon de M�rilde, cette jolie petite fille de dix ans qui aime tant[278] Rossini, mais qui lui pr�f�re Cimarosa. La r�volution qui commence en musique sera l'�clipse totale du bon vieux go�t fran�ais: quel dommage! les progr�s faits depuis quatre ans par le public de Louvois, sont fort alarmants; j'en juge par des t�moins irr�cusables et math�matiques, les livres de vente de MM. Pacini, Carli, etc. Ce qui para�t obscur et hasard� dans cette brochure, sera faible et commun d�s l'an 1833. Le parti des vieilleries n'a qu'une ressource, c'est de chasser les Italiens ou de les recruter avec des Fran�aises. De belles voix ne sachant pas chanter, perdraient bient�t la musique. [279]
DU PUBLIC, RELATIVEMENT AUX BEAUX-ARTS
Il y a deux peuples en France pour la musique comme pour tout le reste, c'est ce qui fait que jamais la facult� du m�pris n'y a �t� en plus grand exercice. Les gens qui ont plus de quarante ans, qui ont fait leur fortune dans les affaires, qui portent de la poudre, qui admirent Cic�ron, qui sont abonn�s � la Quotidienne, etc., etc., auront beau dire, ils ne me persuaderont jamais qu'ils aiment d'autre musique que les refrains vulgaires et sautillants d'un pont-neuf. Ces gens, qui me sont pr�cieux comme les restes v�n�rables et curieux d'une g�n�ration qui dispara�t et de mœurs qui s'�teignent, sont � jamais perdus pour la musique italienne. Paris, c'est-�-dire le public qui juge souverainement en France des arts et de la musique, Paris �tait, avant la r�volution, une vaste r�union d'oisifs. Je supplie qu'on arr�te sa pens�e pour un seul instant sur cette consid�ration unique, mais d'une[280] immense cons�quence: le roi, avant 1789, ne nommait � aucune place.
Le droit d'anciennet� le plus rigoureux r�glait l'�tat militaire, et trente ans de paix avaient fait des oisifs de tous les militaires. On achetait une charge de judicature ou de conseiller au parlement, et l'on �tait class� pour la vie. Apr�s les premiers pas d'un jeune homme entrant dans le monde, ou plut�t apr�s son installation dans la place que son p�re lui avait achet�e, tout �tait termin� pour lui, il n'avait plus qu'� chercher des plaisirs; sa carri�re �tait r�gl�e, invariable, immuable; son habit faisait partie de sa personne et d�cidait tout pour lui. Si quelque chose pouvait, par impossible, alt�rer cet arrangement, c'�tait la consid�ration personnelle que ce jeune homme parvenait quelquefois � conqu�rir; ainsi M. Caron, fils d'un horloger, devint le fameux M. de Beaumarchais; mais il avait montr� la guitare � Mesdames de France.
Toute la vie se passait en public; on vivait, on mourait en public. Le Fran�ais de 1780 ne savait exister qu'au milieu d'un salon[92]; celui d'aujourd'hui se cache toujours au fond de son m�nage. Chez un[281] peuple qui passait sa journ�e � parler ou � �couter, l'esprit devint naturellement le premier des avantages; un jeune homme en entrant dans le monde, ne d�sirait pas d'�tre mar�chal de France, mais d'�tre d'Alembert[93].
Le gouvernement, fort doux, se f�t bien gard� d'encha�ner M. Magallon au bras d'un gal�rien; on e�t cru tout perdu. Ce gouvernement �tant un amas de parties incoh�rentes et de contradictions, restes plus ou moins bien conserv�s du moyen �ge et des coutumes f�odales et militaires, il s'�tablit dans les arts un go�t factice et faux[94]. Comme la passion ou l'int�r�t vif pour quelque chose ou pour quelqu'un, devenait tous les jours plus rare, on ne demanda bient�t plus � une phrase de dire vite et clairement quelque chose, mais bien d'�tre agr�able par elle-m�me et d'offrir un tour piquant. D�s qu'il ne se rencontra plus dans la nation de go�t vif pour rien, on put s'apercevoir que l'attention avait perdu de sa force en France. On donnait des batailles ou des f�tes avec une �gale l�g�ret�[95].[282] Aussit�t qu'il y avait � faire la moindre combinaison raisonnable, on �chouait de la mani�re la plus singuli�re. Rappelez-vous la bagarre des Champs-�lys�es le jour du feu d'artifice � l'occasion du mariage de Louis XVI (1770). Le lendemain, le pr�v�t des marchands, directeur de la f�te, n'en alla pas moins �taler son cordon bleu � l'Op�ra. On racontait en riant le mot du mar�chal de Richelieu, qui, la veille, au milieu de la presse et de deux mille personnes qui p�rissaient, s'�criait d'un ton piteux: �Messieurs, Messieurs, sauvez un mar�chal de France[96].�
Voulez-vous un exemple plus r�cent, examinez les pr�cautions prises pour l'�vasion de Louis XVI � Varennes, et la mani�re dont on s'y comporta. Il est impossible de douter du z�le, il faut admirer la l�g�ret� du si�cle.
Ce si�cle �l�gant et frivole donnait des �loges � l'�nergie des Bossuet et des Montesquieu; mais les admirateurs les plus exclusifs de ces grands �crivains auraient recul� devant la familiarit� de leurs expressions, et n'eussent jamais os� s'en servir[97].[283] La soci�t� n'accordait, en apparence, que le second rang dans son estime aux Delille, aux La Harpe, aux Dorat, aux Thomas, aux abb� Barth�lemy; mais, dans le fait, c'�taient l� les hommes dont les ouvrages lui donnaient le plus de ce plaisir piquant, le seul dont son go�t d�daigneux et froid f�t encore susceptible. Le monstre qui e�t paru le plus ridicule au milieu de cette soci�t� brillante et singuli�re, dont nous n'avons plus d'id�e, c'e�t �t� un cœur simple, susceptible d'une passion sinc�re et forte. M. Turgot, qui se trouva pour le bien public une passion de ce genre, eut besoin d'avoir l'int�r�t d'une des femmes les plus spirituelles de France et du plus haut rang, pour �chapper au ridicule; et encore est-ce un probl�me, dans le faubourg Saint-Germain, de savoir s'il put y �chapper.
Les cœurs passionn�s et sinc�res �tant poursuivis d�s l'enfance par les sarcasmes et l'ironie, je laisse � penser ce que devint chez les Fran�ais la facult� nomm�e imagination.
On se moqua d'elle d�s qu'elle fut hardie. Elle dut se r�duire � s'exercer sur de petits d�tails jolis, et surtout, avant de se passion[284]ner, elle dut toujours regarder autour d'elle dans le salon, pour voir si son enthousiasme ferait un spectacle piquant pour les voisins.
L'imagination �tant tomb�e � ce point de marasme dans la France de 1770, on voit ais�ment ce que pouvait �tre la musique. Son office principal �tait de faire danser au bal et d'�tonner � l'Op�ra, par de grands cris et la propret�[98] du chant fran�ais. Pour la musique, il y eut un petit �v�nement de d�tail; une reine jeune et s�duisante nous arriva de Vienne. Les Allemands sont un peuple de bonne foi; comme tels, ils ont de l'imagination, et par cons�quent une musique. Marie-Antoinette nous valut Gluck et Piccini, et les excellentes disputes du coin du Roi et du coin de la Reine. Ces disputes donn�rent de l'importance � la musique sans la faire sentir davantage; car encore une fois, il aurait fallu cr�er une imagination � ce peuple.
Je reprends la suite de mon raisonnement. Le public de 1780 �tait une r�union d'oisifs; aujourd'hui, non-seulement il n'y a pas vingt oisifs au milieu de toute la soci�t� de Paris, mais encore, gr�ce aux partis qui se fortifient depuis quatre ans,[285] nous sommes peut-�tre � la veille de devenir passionn�s: ce changement extr�me d�cide toute la question.
Mon ambition est de d�tourner un bien petit filet d'eau de cette cascade immense, que je viens de d�rouler sous les yeux du lecteur; je ne vous prie de jeter un regard que sur les variations qu'un si prodigieux changement dans la mani�re d'�tre du public doit amener dans les arts, et encore, pas dans tous les arts, dans la musique seulement[99].
La musique va se relever en France, par les petites filles de douze ans, �l�ves de Mademoiselle Weltz et de M. Massimino, et qui vont passer huit mois chaque ann�e dans la solitude de la campagne. Il n'y a pas de vanit� � avoir avec ses fr�res et sœurs, ils connaissent �galement et la jolie robe �cossaise, et votre grande fantaisie sur le piano. Si le ciel nous donne un peu de guerre civile, nous redeviendrons les fran�ais �nergiques du si�cle de Henri IV et de d'Aubign�; nous prendrons les mœurs passionn�es des romans de Walter Scott. Au milieu du fl�au de la guerre, la l�g�ret� fran�aise se renfermera dans de justes bornes, l'imagination rena�tra, et bient�t sera suivie par la musique. Toutes[286] les fois que l'on trouve solitude et imagination dans un coin du monde, l'on ne tarde gu�re � y voir para�tre le go�t pour la musique[100], tout comme il serait contradictoire de demander une passion bien vive pour cet art � un peuple qui passe sa vie en public, et qui se croit ennuy� et presque ridicule d�s qu'il se trouve seul un instant[101]. Ce n'est donc pas la faute de nos amateurs � ailes de pigeon s'ils n'aiment dans les grands morceaux de Tancr�de et d'Otello que les d�licieuses contredanses qu'une aimable industrie sait en tirer pour les orchestres de Beaujon ou de Tivoli. Comment un homme s'y prendrait-il pour n'�tre pas de son si�cle? Ce qui me fait croire le triomphe de la musique in�vitable en France, quelles que soient les manœuvres de Feydeau et de l'Op�ra, c'est que les jeunes femmes de vingt ans, �lev�es dans nos mœurs nouvelles, d�s que le nom de Rossini est prononc�, osent se moquer des v�n�rables admirateurs de Gluck et de Gr�try[102]. Le succ�s fou du[287] Barbier ne vient pas tant de la voix d�licieuse et l�g�re de madame Fodor que des valses et contredanses dont il fournit nos orchestres. Apr�s cinq ou six bals, on finit par comprendre le Barbier et trouver un vrai plaisir � Louvois[103].
J'aurais � parler de la province, mais j'h�site � attaquer un sujet si imposant. La solitude produite par la peur de se compromettre en paraissant dans la rue[288] ou au caf�, devrait y cr�er des passions v�ritables et y former des imaginations hardies. Il n'en est pas ainsi; ce que le provincial redoute encore le plus, renferm� seul dans son cabinet, c'est le ridicule; le grand objet de sa profonde et haineuse jalousie comme de son respect sans bornes, c'est toujours Paris. Les id�es pr�tentieuses n�es du go�t singulier des brillants salons de 1770 sont encore dans toute leur gloire en province. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que jamais, et pas m�me en 1770, ces id�es n'y furent naturelles, et filles des sentiments r�els et actuels de l'habitant d'Issoudun ou de Montbrison[104].
Un musicien savant, M. Castil-Blaze, a eu l'heureuse id�e de mettre des paroles fran�aises sur la musique des op�ras de Rossini. Cette musique pleine de feu, rapide, l�g�re, peu passionn�e, et si �minemment fran�aise, aurait �t� aussi ennuyeuse qu'elle est piquante, qu'elle e�t trouv� le m�me succ�s fou sur les th��tres de province. Pour les hommes, n'est-ce pas l� ce Barbier qui fait courir tout Paris? Quant aux femmes, repr�sentant en France le go�t sinc�re pour la musique, les airs de Rossini se trouvent sur leurs pianos depuis[289] cinq ans. Je crois que les provinciaux seront respectables comme citoyens bien des ann�es avant de l'�tre comme gens de go�t, jugeant bien des arts, et surtout leur devant des jouissances un peu vives. Chose singuli�re! des gens si peu exempts de vanit� et, � les voir, si remplis d'assurance, sont, dans le fait, les hommes qui se m�fient le plus de leur propre mani�re de sentir, et qui osent le moins se demander avec simplicit� si telle chose leur a fait peine ou plaisir. Uniquement attentif au r�le qu'il joue dans un salon, ce que le provincial redoute le plus au monde, c'est de se trouver seul de son avis; et il n'est pas s�r qu'il fasse froid au mois de janvier ou que le Ren�gat l'ennuie, s'il n'en voit la nouvelle dans les Feuilles de Paris[105].
Je ne sais s'il est dans les probabilit�s que cette pusillanimit� en mati�re de go�t quitte de si t�t les gens de province. Ils seront plut�t des h�ros comme Desaix ou Barnave, Drouot ou Carnot, que des gens d'un go�t simple, uniquement fond� sur leurs sensations personnelles, et sur la vue sinc�re de ce qui leur fait peine ou plaisir.[290]
Dans cet �tat des esprits relativement � la musique et aux Beaux-Arts, l'id�e lucrative de M. Castil-Blaze d�terminera la m�me r�volution musicale en province que l'enseignement de M. Massimino a op�r�e � Paris. Feydeau tombera dans dix ans et le grand Op�ra vingt ans plus tard. Le gouvernement mettra rue Le Peletier l'Op�ra italien, et entre les deux actes nos d�licieux ballets dans�s par les premiers danseurs de l'Europe. C'est alors que le grand Op�ra de Paris sera un spectacle unique au monde. Figurez-vous Otello chant� par madame Pasta, Garcia et Davide; et entre les deux actes, le ballet des Pages du duc de Vend�me, dans� par mademoiselle Bigottini, madame Anatole, mesdemoiselles Noblet, Legallois et par Paul, Albert et Coulon.
J'ai substitu� le chapitre qu'on vient de lire � un autre chapitre dans lequel j'avais cherch� � donner l'histoire exacte de la lutte des deux Barbiers de S�ville � Paris et de la victoire de Rossini, le tout d'apr�s les journaux du temps et le dire de personnes qui suivirent toutes les repr�sentations, soit lorsque le r�le de Rosine �tait jou� par la jolie madame de Begnis, soit lorsque madame Fodor lui succ�da, et y eut un succ�s si brillant et si m�rit�. Au lieu de raconter des d�tails peut-�tre[291] ennuyeux, j'ai cherch� � remonter aux sources du go�t musical en France, et � indiquer le sens de la r�volution qui s'op�re dans cette branche de nos plaisirs[106]. [292]
OTELLO
Rossini comme Walter Scott, ne sait pas faire parler l'amour; et quand on ne conna�t que par les livres l'amour passion (celui de Julie d'�tanges ou de Werther), il est bien difficile de se tirer de la peinture de la jalousie. Il faut aimer comme la Religieuse portugaise, et avec cette �me de feu dont elle nous a laiss� une si vive empreinte dans ses lettres immortelles, ou bien l'on est tout � fait incapable d'�prouver cette sorte de jalousie qui peut �tre touchante au th��tre. Dans la trag�die de Shakspeare, on sent qu'aussit�t qu'Othello aura tu� Desdemona, il ne pourra plus vivre. En supposant qu'un accident de la guerre e�t fait p�rir le sombre Jago en m�me temps que sa victime, et qu'� tout jamais Othello e�t cru Desdemona coupable, la vie n'aurait plus eu de saveur � ses yeux, si j'ose hasarder ce n�ologisme italien; il n'aurait plus valu pour lui la peine de vivre apr�s la mort de Desdemona.
J'esp�re que vous conviendrez avec moi,[293] � mon lecteur, que pour que la jalousie soit touchante dans les imitations des beaux-arts, il faut qu'elle prenne naissance dans une �me poss�d�e de l'amour � la Werther, j'entends de cet amour qui peut �tre sanctifi� par le suicide. L'amour qui ne s'�l�ve pas au moins jusqu'� ce degr� d'�nergie, n'est pas digne, � mes yeux, d'avoir de la jalousie; ce sentiment n'est qu'une insolence avec un cœur vulgaire.
L'amour-go�t ne donne pour les arts que des inspirations de gaiet� et de vivacit�. La jalousie qui peut na�tre de cet amour d'un genre subalterne, est, � la v�rit�, f�roce comme l'autre jalousie, mais elle ne saurait �tre touchante. Ce n'est qu'une jalousie de vanit�; elle est toujours ridicule (comme l'amour des vieillards dans la com�die), � moins que l'�tre qui l'�prouve ne soit tout puissant par son rang, auquel cas la jalousie veut du sang, et en obtient bien vite. Mais rien de plus abominable au monde et de plus d�go�tant que le sang vers� par vanit�; cela nous rappelle sur-le-champ les exploits des N�ron, des Philippe II et de tous les monstres couronn�s.
Pour que le malheur d'Othello puisse nous toucher, pour que nous le trouvions digne de tuer Desdemona, il faut que si le spectateur vient � y songer, il ne fasse pas[294] le moindre doute que, seul dans la vie apr�s la mort de son amie, Othello ne tardera pas � se percer du m�me poignard. Si je ne trouve pas cette certitude au fond de mon cœur, je ne puis voir dans Othello qu'un Henri VIII, qui, apr�s avoir fait couper le cou � l'une de ses femmes par quelque jugement bien juste des cours de justice de son temps, n'en est que plus all�gre: c'est comme le fat de nos jours qui s'amuse � faire mourir de chagrin une femme qui l'aime.
Cette grande condition morale de l'int�r�t, la vue de la mort certaine d'Othello dans le lointain, manque enti�rement � l'Otello de Rossini. Cet Otello n'est point assez tendre pour que je voie bien clairement que ce n'est pas la vanit� qui lui met le poignard � la main. D�s lors ce sujet, le plus f�cond en pens�es touchantes de tous ceux que peut donner l'histoire de l'amour, peut tomber rapidement jusqu'� ce point de trivialit�, de n'�tre plus qu'un conte de Barbe-Bleue.
Je m'imagine que les consid�rations pr�c�dentes auraient sembl� bien ridicules au pauvre homme qui a fait le libretto italien; son office �tait de nous donner sept � huit situations extraites de la trag�die de Shakspeare, et de les expliquer bien clairement au public. De ces huit[295] situations, deux ou trois seulement devaient �tre de fureur: car la musique n'a pas le pouvoir d'exprimer longtemps la fureur sans tomber dans le genre ennuyeux. La premi�re sc�ne de l'Othello anglais nous montre Jago qui, suivi de Roderigo, l'amant m�pris� de Desdemona, va r�veiller le s�nateur Barbarigo, et l'avertir qu'Othello a enlev� sa fille. Voil� le sujet d'un chœur.
La seconde situation, c'est Othello qui, pour justifier sa passion aux yeux de son vieux camarade Jago, va jusqu'� lui en laisser voir toute la folie. Il lui avoue que sa jeune ma�tresse lui a fait oublier la guerre et la gloire. Voil� un air pour Othello.
La troisi�me situation nous montre Othello faisant l'histoire de son amour devant le s�nat de Venise assembl� pour le juger, adresse admirable du po�te d'avoir su rendre n�cessaire un r�cit aussi d�licat et si facilement ridicule. On accuse Othello de magie; son origine africaine, la couleur sombre de ses traits, les croyances du XVIe si�cle, tout tend � rendre plausible l'accusation port�e par le vieux s�nateur Barbarigo, p�re de Desdemona. Othello raconte, pour se justifier, la mani�re simple dont il a su gagner le cœur de sa jeune �pouse; il lui a fait l'histoire de sa vie, remplie d'�v�nements �tranges et de p�rils[296] extr�mes. Un s�nateur s'�crie: �Je ne voudrais pas que ma fille e�t entendu les r�cits d'Othello.� Desdemona arrive r�clam�e par son p�re; et devant cette auguste assembl�e, cette jeune fille timide, m�connaissant la voix de l'auteur de ses jours, se jette dans les bras d'Othello, auquel le vieux s�nateur irrit� crie: �Maure, rappellent toi qu'elle a trahi son p�re, elle pourra bien un jour trahir son �poux.� Voil�, ce me semble, un quintetto admirable, car il y a de l'amour tendre, de la fureur, de la vengeance, une progression marqu�e, un chœur de s�nateurs vivement touch�s de l'�trange sc�ne qui vient troubler leurs d�lib�rations au milieu de la nuit; et le spectateur comprend bien clairement tout cela.
Voil� trois sc�nes de suite qui nous montrent Othello amoureux � la folie, et qui de plus nous int�ressent � son amour, en nous faisant conna�tre en d�tail comment, malgr� la couleur cuivr�e de son teint, il a pu gagner le cœur de Desdemona, chose fort n�cessaire; car nous ne pouvons plus voir de d�fauts physiques dans un amant pr�f�r�. Si jamais un tel homme tue sa ma�tresse, ce ne sera pas par vanit�, cette id�e affreuse est � jamais �cart�e. Par quoi le faiseur de libretto italien a-t-il remplac� cette situation parfaite d'Othello racontant[297] devant nous l'histoire de ses amours? Par une entr�e triomphale d'un g�n�ral vainqueur, moyen heureux et neuf, qui depuis cent cinquante ans fait la fortune du grand Op�ra fran�ais, et para�t sublime au provincial �tonn�.
Cette entr�e triomphale est suivie d'un r�citatif et d'un grand air,
Ah! si per voi gia sento,
qui ne manquent pas de nous montrer d'abord Othello � travers son orgueil, et ses m�pris superbes pour l'ennemi qu'il a vaincu. Or l'orgueil dans le cœur d'Othello �tait pr�cis�ment la chose au monde dont il fallait le plus �carter toute id�e.
Apr�s cette cruelle ineptie d'�tre all� choisir un lieu commun qui fait contre-sens, il n'y a plus rien � dire du libretto. Il fallait que le g�nie de Rossini sauv�t l'op�ra, non pas malgr� la sottise des paroles, rien de plus commun, mais malgr� le contre-sens des situations, ce qui est bien autrement difficile.
Pour op�rer un tel miracle, il fallait � Rossini un genre de m�rite que peut-�tre il n'a pas. J'avoue que je le soup�onne violemment de n'avoir jamais aim� jusqu'au point d'en �tre ridicule. Depuis que la grande passion est en faveur dans la haute[298] soci�t�[107], tout le monde voulant �tre comme la haute soci�t�, j'ai le malheur de ne pouvoir croire � l'amour-passion qu'autant qu'il se trahit par des effets ridicules.
Le pauvre Mozart, par exemple, a �t� toute sa vie bien pr�s de ce ridicule; il est vrai que cette vie s'est termin�e avant trente-six ans. Dans le plus gai des sujets, les Noces de Figaro, il ne peut s'emp�cher de faire de la jalousie sombre et touchante: rappelez-vous l'air
Vedro mentr'io sospiro
Felice un servo mio!
et le duetto
Crudel perch� finora?
Le spectateur voit � l'instant que quand cette jalousie-l� conduirait � un crime, il faudrait en accuser le d�lire d'un cœur tortur� par la plus affreuse douleur dont l'�me humaine soit susceptible, et non par la vanit� bless�e. Rien de pareil dans tout l'op�ra de Rossini; nous trouverons toujours de la col�re au lieu du profond malheur; nous verrons toujours la vanit�[299] bless�e d'un �tre tout puissant sur le sort de sa victime, au lieu de la douleur horrible et digne de piti� de l'amour-passion trahi par ce qu'il aime.
Il fallait deux duetti avec Jago: le premier, dans lequelle monstre donne � Othello les premiers germes de jalousie. Othello aurait r�pondu aux perfides insinuations de Jago par des transports d'amour et des louanges de Desdemona.
La fureur aurait �t� r�serv�e pour le second duetto au second acte, et m�me dans ce duetto il y aurait eu deux ou trois retours de tendresse. Mais l'auteur du libretto �tait un litt�rateur trop instruit pour imiter un barbare tel que Shakspeare, il a bravement vol� la lettre sans adresse qui fait le d�nouement des trag�dies de Voltaire; et un moyen qui chez nous ne tromperait pas un joueur � la rente pour une affaire de deux cents louis, abuse sans difficult� des hommes tels qu'Orosmane, Tancr�de, Othello. Par je ne sais quel patriotisme d'antichambre, dont on lui sut fort bon gr� � Naples, le po�te voulut en revenir � l'antique l�gende italienne[108] qui a fourni � Shakspeare les incidents de sa trag�die. Il est vrai que m�nageant mal les moyens qu'il pille, il ne met pas m�me[300] d'incertitude et de retour � l'amour expirant dans le cœur d'Othello: on peut dire que de toutes les niaiseries du libretto, celle-ci est la plus plaisante. Le moindre roman copi� de la nature e�t appris au litt�rateur estimable que je prends la libert� de critiquer, que le cœur humain rend plus d'un combat, est agit� par plus d'un doute, avant de renoncer pour toujours au bonheur supr�me et le plus grand qui existe sur cette terre, de ne voir que des perfections dans l'objet aim�. Ce qui sauve l'Otello de Rossini, c'est le souvenir de celui de Shakspeare. Ce grand po�te a fait d'Othello un personnage aussi historique et aussi r�el pour nous que C�sar ou Th�mistocle. Le nom d'Othello est synonyme de jalousie passionn�e, comme le nom d'Alexandre de courage indompt�; et l'on ferait fuir Alexandre sur la sc�ne, qu'il ne nous para�trait pas un l�che pour cela; nous dirions: C'est le po�te qui ne sait pas son m�tier. Comme la musique d'Otello est admirable sous tous les rapports autres que celui de l'expression, nous nous faisons une illusion facile sur le m�rite qui lui manque; car rien ne dispose mieux � imaginer un m�rite qui n'existe pas, que l'admiration soudaine; c'est le secret connu des improvisateurs italiens. Nous sommes si �tonn�s de voir faire aussi vite que la[301] parole des vers, chose fort difficile � nos yeux, que presque toujours ces vers nous semblent admirables le soir, sauf � les trouver fort plats le lendemain, si quelque indiscret commet la double trahison de les �crire et de nous les montrer.
Dans Otello, �lectris�s par des chants magnifiques, transport�s par la beaut� incomparable du sujet, nous faisons nous-m�mes le libretto.
Les acteurs d'Italie, entra�n�s par la magie que Shakspeare a attach�e � ce nom fatal d'Othello, ne peuvent s'emp�cher de dire le r�citatif avec une nuance de sensibilit� vraie et simple qui manque trop souvent aux morceaux de musique �crits par Rossini. Les acteurs qui repr�sentent Othello � Paris ont trop de talent pour que je puisse les citer en exemple de cet effet, en quelque sorte involontaire, que produit le grand nom d'Othello; mais je puis assurer que je n'ai jamais vu chanter d'une mani�re insignifiante les r�citatifs de Desdemona. Tout Paris conna�t l'entr�e de madame Pasta, et la mani�re simple et sombre dont elle dit:
Mura infelici ogni di m'aggiro!
Avec de tels talents, toute illusion devient[302] facile, et nous parvenons bien vite � trouver pleine de sensibilit� et de cette empreinte fatale qui fait dire � Virgile que Didon est p�le de sa mort future[109], une partition, d'ailleurs �crite avec beaucoup de feu, et qui est un chef-d'œuvre dans le style magnifique[110].
Si l'on veut absolument trouver de l'amour dans les œuvres de Rossini, il faut avoir recours � son premier ouvrage, Demetrio e Polibio(1809); dans Otello(1816), il n'a devin� les accents du cœur que dans le r�le de Desdemona, et particuli�rement dans le charmant duetto:
Vorrei che il tuo pensiero;
car, duss�-je vous impatienter et tomber tout � fait dans le paradoxe � vos yeux, la romance est triste et non pas tendre. Demandez aux femmes coquettes combien l'un de ces tons est plus facile � trouver que l'autre.
M. Caraffa, compositeur qui n est pas au[303] rang de Rossini, a un air d'adieu (� la fin du premier acte des Titans de Vigano[111]) qui donne sur-le-champ l'id�e de l'extr�me tendresse. Qu'Othello chante un tel duetto au premier acte, en quittant Desdemona, � la suite d'un rendez-vous p�rilleux, il y aura des larmes dans tous les yeux, et cette tendresse sera d'autant plus touchante que le spectateur sait bien quel genre de mort est r�serv� � Desdemona, Je ne vois que de la col�re dans les cris d'Othello, et, ce qui est bien pis, de la col�re provenant de vanit� offens�e.
Le principal motif et le crescendo de l'ouverture sont plus �clatants que tragiques; l'all�gro est fort gai.
J'approuve beaucoup cette id�e au commencement d'un drame aussi sombre; car ce qui m'int�resse, c'est le changement qui a lieu dans l'�me d'Othello, si heureux au moment o� je le vois enlever sa ma�tresse, et digne d'�tre cit� en exemple des mis�res humaines lorsqu'il la tue au dernier acte. Mais, je le r�p�te, pour que ce contraste sublime, parce qu'il est dans la nature des choses, et que tout amant passionn� peut craindre un sort semblable, se[304] retrouve dans l'op�ra, il faut qu'il commence par une peinture vive et fortement color�e du bonheur d'Othello, et de son amour tendre et d�vou�. Dans ce syst�me, l'expression de la fureur serait r�serv�e pour la fin du second acte; au troisi�me, c'est un parti pris, Othello accomplit un sacrifice[112]. [305]
SUITE D'OTELLO
Le solo de clarinette, dans l'ouverture, inspire des id�es touchantes, mais non pas touchantes par suite de malheurs vulgaires (effet ordinaire de nos romances qui ont de l'effet). Il y a une gr�ce noble.
Je trouve plus de gr�ce et de l�g�ret� que de majest� et de grandiose dans le premier chœur:
Viva Otello, viva il prode!
ce chœur est �crit avec infiniment d'esprit.
Le r�citatif d'Othello qui s'avance:
Vincemmo, o padri!
est entrem�l� de teintes de tristesse dans l'accompagnement. Au moment o� le chant d'Othello triomphe, l'accompagnement dit: Tu mourras.
Rossini s'�tant une fois r�sign� � suivre les contre-sens du libretto, il a d� renoncer � peindre le bonheur d'Othello, et placer[306] des teintes de m�lancolie d�s son premier air:
Ah! si per voi gia sento.
Nozzari, qui chanta le r�le d'Othello que Rossini avait �crit pour Garcia, exprimait avec un rare bonheur les nuances de tristesse plac�es sur ces paroles:
Deh! amor dirada il nembo
Cagion di tanti affanni!
Sa superbe figure, qui a quelque chose d'imposant et de m�lancolique, l'aidait beaucoup � rendre sensibles au spectateur certains effets auxquels le faiseur du libretto n'avait probablement pas song�. Je me souviens que les Napolitains virent avec �tonnement la beaut� des gestes et la gr�ce toute nouvelle que Nozzari trouvait pour le r�le d'Othello; il n'�tait pas coutumier du fait. Peut-�tre tous les r�les qui pr�sentent les extr�mes des passions sont-ils assez faciles � jouer. J'ai toujours vu essayer avec succ�s le r�le du p�re dans l'Agnese (op�ra de M. Pa�r); nous avons � Paris sept ou huit bons acteurs, MM. Perlet, Lepeintre, Samson, Monrose, Bernard-L�on, etc., etc. Remarquez qu'ils brillent tous dans des r�les charg�s, tandis que je ne vois pas au th��tre un seul amoureux passable. Peu[307] de personnes ont vu les extr�mes des grandes passions ou des ridicules; nous rencontrons tous les jours des amoureux.
Il y a beaucoup de feu dans le duetto entre le sombre Jago et le jeune fat Roderigo:
No, non temer: serena il mesto ciglio,
Fidati all'amist�, scorda il periglio.
Je ne doute pas que l'un des grands secrets du maestro qui est destin� � faire oublier Rossini, ne soit de revenir enti�rement, et de bonne foi, au genre simple. Si l'on met une si grande force et un tel tapage d'orchestre dans un simple duetto entre deux personnages secondaires, et qui de plus sont d'accord entre eux, que nous restera-t-il pour les fureurs d'Othello et pour ses duetti avec Jago?
La grande louange que m�rite cette partition de Rossini, son chef-d'œuvre dans le style fort et allemand, c'est qu'elle est pleine de feu: c'est un volcan, disait-on � San-Carlo. Mais aussi cette force est toujours la m�me; il n'y a point de nuances; nous ne passons jamais du grave au doux, du plaisant au s�v�re; nous sommes sans cesse dans les trombones. Ce qui ajoute encore � cette monotonie de la force, qui est le sublime aux yeux des gens peu dou�s[308] pour les arts, c'est l'absence des r�citatifs ordinaires. Les r�citatifs d'Otello sont toujours oblig�s comme ceux du grand op�ra fran�ais. Il fallait r�server cette ressource pour le dernier acte. Vigano montra bien plus de g�nie dans son ballet d'Otello, qu'il eut la hardiesse de commencer par une fourlane[113].
Dans le second acte, Vigano eut encore le bon esprit de placer une grande sc�ne dans le genre noble et doux: c'est une f�te de nuit qu'Othello donne dans ses jardins; c'est au milieu de cette f�te qu'il devient jaloux. Aussi, en arrivant au dernier acte du ballet de Vigano, nous n'�prouvions pas la sati�t� du terrible et du fort; et bient�t les larmes �taient dans tous les yeux. J'ai tr�s rarement vu pleurer � l'Otello de Rossini.
Dans l'Otello tel qu'on l'a arrang� pour Paris, le superbe r�citatif de madame Pasta
Mura infelici ogni di m'aggiro,
compense en partie les inepties du libretto et de la fausse route dans laquelle il a contribu� � entra�ner Rossini. Mais le[309] m�rite en est uniquement � madame Pasta; ce r�citatif, dit par une grande cantatrice du Nord, par madame Mainvielle, par exemple, ne serait nullement remarqu�, et ne donnerait plus cette belle teinte de douce m�lancolie dont je sens si cruellement l'absence dans la partition de Rossini. Madame Pasta y place des agr�ments que l'on peut dire sublimes; aussi le public l'applaudit-il encore plus dans le r�citatif que dans l'air
O quante lagrime
Finor versai,
qu'on a pris dans la Donna del Lago de Rossini, et qui fut �crit par ce grand ma�tre pour la superbe voix de contre-alto de mademoiselle Pisaroni. Je ne puis trouver de louanges assez frappantes pour la mani�re dont madame Pasta dit ces mots:
Ogn'altro oggetto
� a me funesto,
Tutto � imperfetto,
Tutto detesto[114].
[310]
Heureuse et belle langue italienne, dans laquelle on peut �crire de telles choses sans para�tre exag�r� et sans encourir le ridicule! Et pourtant ces paroles peignent sans nulle exag�ration, et avec une na�vet� parfaite, une mani�re de sentir, une �poque de sentiment, si j'ose parler ainsi, qui se rencontre toujours dans l'amour-passion. Cet air est magnifique, mais je le trouve d'une tristesse trop profonde et surtout trop s�rieuse. L'effet g�n�ral de l'op�ra aurait gagn� � ce que le choix de madame Pasta tomb�t sur un air d'amour tendre, �crit dans un style doux et touchant. Mais peut-�tre a-t-on redout� le reproche d'uniformit�, le caract�re que je viens d'indiquer �tant pr�cis�ment celui que Rossini a donn� � l'admirable duetto
Vorrei che il tuo pensiero,
qui commence avec tant de g�nie sans �tre pr�c�d� d'aucune ritournelle. Ce duetto, quand il a le rare bonheur d'�tre bien chant�, m'a toujours sembl� le chef-d'œuvre de la pi�ce. Il rappelle la puret� et la simplicit� de style de l'auteur de Tancr�de, et il a plus de feu et de hardiesse dans la cantil�ne. Je n'ai jamais rencontr� ce duetto au th��tre tel qu'il peut �tre dit. En revanche, il y a un salon � Paris o� j'ai eu le bonheur[311] de l'entendre chanter cet hiver d'une mani�re sublime, et par deux voix fran�aises: je trouvais la perfection de madame Barilli r�unie � une chaleur de sentiment que cette grande cantatrice laissait quelquefois d�sirer.
Il y a encore de bien beaux souvenirs des id�es fra�ches et jeunes de Tancr�de dans le chœur
Santo imen, te guidi amore!
C'est toute la suavit� de la jeunesse du g�nie unie � une vigueur que le jeune maestro n'osait pas encore se permettre dans Tancr�de et dans Demetrio e Polibio. Ce chœur, bien chant�, est l'un des plus beaux morceaux que l'on puisse placer dans un concert. C'est encore un exemple de la perfection de l'union de l'harmonie allemande avec la m�lodie de la belle Parth�nope[115].
Le finale qui suit,
Nel cuor d'un padre amante,
passe en g�n�ral pour un des chefs-d'œuvre de Rossini. On peut dire avec v�rit� qu'aucun des rivaux de ce grand ma�tre n'a pu s'�lever � un morceau semblable. On ne l'a[312] jamais entendu � Paris tel qu'il �tait � Naples. Nous avions � San-Carlo, Davide pour le r�le de Roderigo, et Benedetti, une excellente voix de basse, pour le r�le du p�re de Desdemona. Ce n'est pas qu'� Paris la voix de M. Levasseur ne soit magnifique, mais cet acteur est timide.
Davide �tait au-dessus de tout �loge dans
Confusa � l'alma mia,
et dans toute la suite du finale[116]. Quelle que soit la niaiserie des paroles, Davide �tait divin dans
Ti parli l'amore,
Non essermi infida.
Ce terzetto entre mademoiselle Colbrand, Davide et Benedetti, �tait ce que l'amateur le plus difficile peut d�sirer de plus parfait. Il se passe quelquefois des ann�es, dans les th��tres les plus c�l�bres, sans que l'on rencontre un morceau chant� comme le fut celui-ci. A Paris, par exemple, o� nous avons eu Galli et madame Pasta, ces grands[313] artistes ne se sont fait entendre ensemble que dans la Camilla de M. Pa�r.
L'entr�e d'Otello est superbe. Voici enfin une de ces situations que r�clame la musique, et il faut convenir que Rossini l'a trait�e avec tout le feu possible. C'est l� que les richesses du style et de l'harmonie � la Mozart sont bien plac�es. Mais, suivant ma mani�re particuli�re de sentir, ici seulement elles devraient para�tre pour la premi�re fois. Garcia s'acquitte fort bien � Paris du r�le d'Othello; il le joue avec feu et fureur; c'est le v�ritable Maure.
La lutte des deux t�nors Nozzari et Davide �tait au-dessus de toute louange dans ce dialogue:
Roderigo.—E qual diritto mai,
. . . . . . . . . .
Per renderlo infedel?
Otello.—Virt�, costanza, amore.
Dans la cantil�ne de ces trois mots, Rossini a �t� l'�gal de Mozart, c'est-�-dire qu'il a su se placer au niveau de ce grand homme, dans le genre o� Mozart a le plus approch� de la perfection. Il est impossible de rien �crire de plus beau comme musique et en m�me temps de plus vrai, de plus fid�le au v�ritable accent de la passion, et de plus �minemment dramatique; mais il faut absolument Davide et Nozzari[314] luttant ensemble de perfection, et anim�s par l'�mulation la plus vive. Quant � la partie de Desdemona, madame Pasta la chante et surtout la joue vingt fois mieux que mademoiselle Colbrand. Elle dit d'une mani�re sublime
� ver: giurai.
Tout le monde conna�t
Impia, ti maledico[117].
Voil� l'effet le plus fort que la musique puisse produire. Haydn n'a rien de mieux. Rossini vola ce passage dans l'Adelina de Generali.
Le chœur qui suit est superbe:
Ah! che giorno d'orror!
Si l'auteur du libretto n'�tait pas le dernier des hommes comme po�te, la musique de
Impia, ti maledico
aurait d� exprimer ces paroles d'Othello,
Va, je ne t'aime plus,
qu'Othello hors de lui aurait adress�es �[315] Desdemona en lui montrant le mouchoir fatal qu'elle vient de donner � son rival Roderigo.
Qu'avons-nous � faire, dans un tel sujet, du s�nateur Elmiro, p�re de Desdemona, et de sa col�re d'orgueil? Il s'agit d'un spectacle bien autrement touchant, bien autrement pr�s de tous les cœurs, un amant passionn� qui maudit la femme qu'il adore et qui va lui donner la mort.
Il n'est point d'amour v�ritable, quel que soit son bonheur actuel, qui ne puisse redouter cette catastrophe, l'apercevoir en quelque sorte dans le lointain; et toutes les grandes passions sont craintives et superstitieuses. Voil� l'aper�u sublime qu'on a sacrifi� � la col�re d'orgueil d'un vieux s�nateur plus ou moins Cassandre, et qui ne veut pas de m�salliance dans sa famille. Mes regrets sont si profonds, que j'esp�re que quelque �me charitable refera des paroles qui aient le sens commun pour la musique de Rossini.
Incerta l'anima
exprime, avec un rare bonheur, le premier moment de repos par fatigue, par impossibilit� de continuer � �tre �mu � ce point, qui succ�de dans le cœur humain � une impression horrible. C'est ici que le feu[316] du g�nie de Rossini le sert admirablement. Mozart est sujet � manquer un peu de vivacit� et de rapidit� dans des moments semblables.
Smanio, deliro e tremo,
de Desdemona, termine dignement ce magnifique finale. Je m'arr�te et cesse de louer, de peur de para�tre exag�r�. Telle est la beaut� de ce morceau, qu'on ne sait comment en faire l'�loge ou la description. Je rappelle seulement que, quel que soit le succ�s de ce finale � Louvois, nous n'en avons ici que la copie, et une copie d�color�e. Il faut un Davide pour le r�le de Roderigo, et un p�re qui chante sa partie avec l'abandon que Galli portait dans le second acte de la Gazza ladra, lorsqu'il para�t devant le tribunal[118].
SECOND ACTE
Le manque d'un grand chanteur pour[317] le r�le de Roderigo, fait que l'on passe, � Paris, l'air
Che ascolto! ohim�! che dici?
C'est une esquisse brillante de la situation que Corneille a rendue avec tant de force dans Polyeucte, la douleur d'un amant qui, au plus fort de sa passion, apprend que la femme qu'il aime est mari�e � un autre. Ici Roderigo re�oit cette d�claration fatale de la bouche de Desdemona.
Dans le grand duetto entre Othello et Jago,
Non m'inganno, al mio rivale,
le cruel auteur du libretto a enfin consenti � nous laisser jouir d'une des situations de ce beau sujet. Voici enfin Jago entra�nant dans le pr�cipice le malheureux Othello. La musique est fort bien. Il y a une grande expression et beaucoup de v�rit� dramatique dans ce dialogue:
Jago. —Nel suo ciglio il cor li vedo.
Otello.—Ti son fida... Ahim�! che vedo?
Jago. —Quanta gioja io sento al cor.
A la repr�sentation d'hier (26 juillet 1823), une des plus sublimes que madame[318] Pasta ait jamais donn�es, ce r�le de Jago a enfin �t� bien jou� par un d�butant digne des encouragements du public[119]; il a fort bien dit cette cantil�ne si vraie:
Gi� la fiera gelosia.
En revanche, o� trouver des paroles pour exprimer l'accident f�cheux arriv� au terzetto
Ah vieni, nel tuo sangue,
si divinement chant� � Naples par Davide et Nozzari? Madame Pasta seule est au niveau de la musique dans la fin de ce beau terzetto
Tra tante smanie e tante.
La mani�re dont elle s'�vanouit est sublime de simplicit� et de naturel. Elle parvient � rendre int�ressant un accident trivial � la sc�ne, un accident qui peut-�tre est du nombre de ces effets de la nature qui, d�shonor�s par l'ironie moderne, ne sont touchants que dans la r�alit�, et doivent �tre abandonn�s par l'imitation dramatique.[319]
Il y a un fort beau passage d'orchestre, agitato, dans l'air de Desdemona au moment de l'arriv�e de ses femmes:
Qual nuova a me recate?
On remarque dans cet air un moment de joie qui produit un bel effet, surtout � cause du contraste avec l'expression sombre et terrible de tout le second acte:
Salvo del suo periglio?
Altro non chiede il cor.
Rossini s'�l�ve de nouveau � toute la hauteur de la situation, dans le passage si c�l�bre � Paris, gr�ce � madame Pasta,
Se il padre m'abbandona.
C'est un des moments o� j'ai senti avec le plus d'�vidence la sup�riorit� de cette grande actrice sur mademoiselle Colbrand.
Si nous n'�tions pas accoutum�s � l'esprit de l'auteur du libretto, nous lui dirions encore ici: Qu'avons-nous � faire de la douleur d'un p�re? Apprenez que le cœur humain n'est susceptible que d'une grande passion � la fois, et que c'est � son amant, furieux de jalousie, et non � son p�re, que Desdemona, abandonn�e par sa[320] famille et perdue de r�putation, doit dire:
Se Otello m'abbandona
Da chi sperar piet�?
Le troisi�me acte est beaucoup mieux en situation que les deux autres. L'encha�nement des douleurs de la pauvre Desdemona est m�nag� avec assez d'art. Elle para�t dans sa chambre � une heure avanc�e de la nuit; elle avoue � son amie les sombres pens�es o� la plonge la nouvelle de l'exil d'Othello son �poux, que le conseil des Dix vient de bannir des pays v�nitiens: on entend un gondolier qui, en passant sur la lagune, chante ces beaux vers du Dante:
Nessun maggior dolore
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria[120].
La pauvre Desdemona, hors d'elle-m�me, s'approche de la fen�tre en s'�criant: Qui es-tu, toi qui chantes ainsi? C'est alors que son amie lui fait cette r�ponse touchante:
� il gondoliere che cantando inganna
Il cammin sulla placida laguna
Pensando ai figli, mentre il ciel s'inbruna.
[321]
Il y a du bonheur dans la mani�re dont est �crit ce petit morceau de r�citatif oblig�. Le chant du gondolier rappelle � la jeune V�nitienne le sort de l'esclave fid�le qui, achet�e en Afrique, �leva son enfance et mourut loin de sa patrie. Desdemona, en parcourant sa chambre � pas pr�cipit�s, se trouve aupr�s de sa harpe, qui, dans les grands th��tres d'Italie, reste immobile au c�t� gauche de la sc�ne. Le lit fatal est au milieu. Desdemona c�de � la tentation de s'arr�ter pr�s de sa harpe; elle chante la romance de l'esclave africaine sa nourrice:
Assisa al pi� d'un salice.
Il �tait difficile de mieux amener ce chant, il faut le dire � la gloire de l'auteur du libretto (M. le marquis Berio, aussi aimable comme homme de soci�t� qu'il �tait priv� de talents comme po�te). Il y a peu � dire � la gloire de Rossini. Cette romance est bien �crite, elle est d'un style sage, et voil� tout. Elle doit son grand effet � la situation, et, � Paris, � la mani�re admirable dont madame Pasta la joue.
Au milieu de la romance, la pauvre Desdemona, �gar�e par sa douleur, oublie le chant de sa nourrice. A ce moment, un coup de vent violent vient briser un pan[322]neau de vitrage de la crois�e gothique de sa chambre; ce simple accident para�t un pr�sage du plus sinistre augure � la pauvre afflig�e[121]. Elle reprend un instant sa romance, mais les larmes l'emp�chent de continuer. Elle se h�te de quitter la harpe et de cong�dier son amie. Il est impossible, dans une telle situation, de ne pas se rappeler Mozart, et ici un souvenir est un regret profond[122].
Desdemona, rest�e seule au milieu de cette nuit terrible, et pendant que les �clats du tonnerre continuent � faire trembler le palais qu'elle habite, adresse au ciel une courte pri�re, dont le chant n'est pas encore tout ce qu'il pourrait �tre, mais qui parut cependant bien sup�rieur � la romance.
Elle s'approche de son lit dont les rideaux qui tombent la d�robent aux spectateurs.
Ici s'ex�cute, dans les grands th��tres d'Italie, une ritournelle superbe, que la mesquinerie pitoyable de la d�coration de Louvois a oblig� de supprimer � Paris. Pendant cette ritournelle, on aper�oit � une grande distance, tout � fait au fond de la sc�ne, Othello qui, une lampe � la[323] main et son cangiar nu sous le bras, p�n�tre dans l'appartement de son amie en descendant l'escalier �troit d'une tourelle. Cet escalier, qui se d�ploie en tournant, fait que la figure frappante d'Othello, �clair�e par sa lampe, au milieu de cette vaste obscurit�, dispara�t plusieurs fois pour repara�tre ensuite, suivant les d�tours du petit escalier qu'il est oblig� de suivre; la lame du cangiar nu, que l'on voit briller de temps � autre �clair�e par la lampe, apprend tout au spectateur et le glace d'effroi. Othello arrive enfin sur le devant de la sc�ne, il s'approche du lit, il �carte le rideau. Toute description est ici superflue. Il faut se rappeler la figure superbe et la profonde �motion de Nozzari. Othello pose sa lampe; un coup de vent l'�teint. Il entend Desdemona qui s'�crie dans son sommeil: Amato ben! Les �clairs se succ�dent rapidement d�sormais, comme dans un orage des pays du Midi, et portent la lumi�re dans cette chambre funeste. Heureusement pour le spectateur qu'il n'entend pas la cruelle sottise de l'auteur du libretto, qui, dans un tel moment, songe encore � faire de l'esprit. Othello s'�crie:
Ah! che tra i lampi, il cielo
A me pi� chiaro il suo delitto addita[123]!
[324]
Desdemona se r�veille: il y a un duetto assez peu digne de la situation. Othello saisit son cangiar, Desdemona se r�fugie vers son lit; comme elle y arrive, elle re�oit le coup mortel. Les rideaux cachent l'affreux spectacle qui a lieu tout au fond de la sc�ne. Au m�me moment on entend de grands coups � la porte, et le doge para�t... La suite est connue.
Ce fut � une repr�sentation d'Otello, � Venise, dans une de ces soir�es de tristesse, ou plut�t de pensive m�lancolie, qui, dans les pays du Midi, se rencontrent au milieu de la vie la plus heureuse, qu'� propos des malheurs qui poursuivent les amants v�ritables, madame Gherardi, de Brescia, nous conta l'histoire d'Hortensia et de Stradella. Elle produisit sur nous un effet que peut-�tre elle ne fera pas sur le lecteur; cette histoire est d'ailleurs fort connue: malgr� tant de d�savantages, la voici. Rien n'est ajout� � la v�rit�; le trait est historique, et peint les mœurs et m�me le gouvernement de Venise.
Alessandro Stradella �tait en 1650 le chanteur le plus c�l�bre de Venise et de toute l'Italie. La composition de la musique[325] �tait fort simple � cette �poque; le maestro n'�crivait presque qu'un canavas; le chanteur �tait beaucoup plus cr�ateur qu'il ne l'est aujourd'hui, et c'�tait son g�nie qui devait trouver presque tous les traits qu'il ex�cutait. C'est Rossini qui s'est avis� le premier d'�crire exactement tous les ornements, toutes les fioriture que le chanteur doit ex�cuter. On �tait bien �loign� de ce syst�me en Italie, vers 1650. Il suivait de l� que le charme de la musique �tait bien plus inh�rent � la personne du chanteur, et l'on trouvait qu'aucun de ceux qui �taient alors � la mode n'approchait de Stradella: c'�tait un proverbe qu'il �tait le ma�tre du cœur de ses auditeurs. Il vint jouir de sa gloire � Venise, alors la capitale la plus brillante de l'Italie et la ville la plus renomm�e pour les plaisirs dont on y jouissait et la galanterie de ses mœurs. Stradella fut re�u avec empressement dans les maisons les plus distingu�es, et les dames de la premi�re noblesse se disput�rent l'avantage de prendre de ses le�ons. Il rencontra dans le monde Hortensia, dame romaine d'une haute naissance, alors veuve, et qui �tait publiquement courtis�e par un noble v�nitien d'une des familles les plus puissantes de la r�publique. Il s'en fit aimer. Stradella, dont madame Gherardi nous fit voir le por[326]trait dans le palais d'une de ses amies, le lendemain du jour o� elle nous conta son histoire, portait sur une superbe figure une empreinte profonde de m�lancolie, et de grands yeux noirs remplis de ce feu contenu qui fait tant d'impression. La perfection o� l'�cole du Titien et du Giorgione avait port� � Venise l'art du portrait, permet encore aujourd'hui de juger parfaitement de la physionomie de Stradella. On n'a pas de peine � croire qu'un tel homme, distingu� d'ailleurs par un grand talent, ait pu �tre aim� avec passion et l'emporter sur un grand seigneur, quoique lui-m�me sans fortune; il enleva Hortensia au noble v�nitien. Les deux amants ne devaient plus songer qu'� sortir rapidement du territoire de la r�publique. Ils se retir�rent � Rome, o� ils se firent passer pour mari�s. Mais, redoutant la vengeance du V�nitien, ils ne se rendirent point directement dans la patrie d'Hortensia; ils firent de grands d�tours, et, une fois arriv�s, prirent un logement dans une partie de Rome fort d�serte, et �vit�rent de para�tre dans les lieux fr�quent�s. Les assassins que le noble v�nitien avait lanc�s � leur poursuite furent longtemps � les d�couvrir. Apr�s les avoir inutilement cherch�s dans les principales villes d'Italie, ils arriv�rent � Rome un soir qu'il y avait[327] une grande funzione accompagn�e de musique dans l'�glise de Saint-Jean-de-Latran; ils y entr�rent avec la foule, ils virent Stradella. Ravis d'avoir enfin trouv� leur victime au moment o� ils d�sesp�raient presque de la rencontrer, ils r�solurent de ne pas perdre de temps et d'ex�cuter la commission pour laquelle ils �taient pay�s, au sortir m�me de Saint-Jean-de-Latran; ils se mirent � parcourir l'�glise dans tous les sens, pour voir si Hortensia ne serait pas parmi les spectateurs. Ils �taient tout occup�s de leurs recherches, lorsque, apr�s d'autres morceaux ex�cut�s par des artistes vulgaires, Stradella commen�a enfin � chanter. Ils s'arr�t�rent, ils �cout�rent malgr� eux cette voix sublime. Ces assassins l'avaient � peine entendue quelques instants, qu'ils se sentirent touch�s: il n'y avait au monde qu'un seul artiste de cette perfection, et ils allaient �teindre pour jamais une voix si touchante! Ils eurent des remords, ils r�pandirent des larmes, et enfin le grand morceau de Stradella n'�tait pas fini qu'ils ne songeaient plus qu'� sauver les amants, dont, en recevant leur salaire, ils avaient jur� la mort sur le livre des saints �vangiles. La c�r�monie termin�e, ils attendent longtemps Stradella en dehors de l'�glise; ils le voient enfin sortir par une petite[328] porte d�rob�e, avec Hortensia. Ils s'approchent, le remercient du plaisir qu'il vient de leur donner, et lui avouent que c'est � l'impression que sa voix a faite sur eux et � l'attendrissement qu'elle leur a donn� qu'il est redevable de la vie; ils lui expliquent l'affreux motif de leur voyage, et lui conseillent de quitter Rome sans d�lai, afin qu'ils puissent faire croire au V�nitien jaloux qu'ils sont arriv�s trop tard.
Stradella et son amie comprennent toute l'importance du conseil qu'on leur donne, fr�tent un navire, s'embarquent le m�me soir sur le Tibre, vont par mer jusqu'� la Spezzia, et de l� gagnent Turin par des chemins d�tourn�s. Le noble v�nitien, de son c�t�, re�oit le rapport de ses buli, n'en devient que plus furieux, prend la r�solution de se charger lui-m�me du soin de sa vengeance, et commence par se rendre � Rome aupr�s du p�re d'Hortensia. Il fait entendre � ce vieillard qu'il ne peut laver sa honte que dans le sang de sa fille et de son ravisseur. Les r�publiques du moyen �ge avaient laiss� dans les cœurs italiens cet esprit de vengeance si oubli� aujourd'hui: c'�tait l'honneur de ces temps f�roces, le seul suppl�ment aux lois, la seule d�fense de la s�ret� [329]personelle[124], dans un pays o� le duel e�t sembl� ridicule. Le noble v�nitien et le vieillard firent ex�cuter des recherches dans toutes les villes d'Italie. Quand enfin on eut appris de Turin que Stradella s'y trouvait, le vieux Romain, p�re d'Hortensia, prit avec lui deux assassins connus pour leur adresse, se pourvut de lettres de recommandation pour M. le marquis de Villars, qui �tait alors ambassadeur de France � la cour de Turin, et partit pour le Pi�mont.
De son c�t�, Stradella averti par son aventure de Rome, avait fait des d�marches � Turin pour se procurer des appuis. Son talent lui avait valu la protection de la duchesse de Savoie, alors r�gente de l'�tat. Cette princesse entreprit de soustraire les deux amants � la fureur de leur ennemi; elle fit entrer Hortensia dans un couvent, et donna � Stradella le titre de son premier chanteur ainsi qu'un logement dans son palais. Ces pr�cautions parurent suffisantes, et les amants jouissaient depuis quelques mois d'une parfaite tranquillit�; ils commen�aient � croire qu'apr�s l'aventure de Rome, le noble v�nitien s'�tait lass� de les poursuivre,[330] quand un soir Stradella, qui prenait l'air sur les remparts de Turin, fut assailli par trois hommes qui le laiss�rent pour mort avec un coup de poignard dans la poitrine. C'�tait le vieux Romain, p�re d'Hortensia, et ses deux assassins, qui, aussit�t le crime commis, cherch�rent un asile dans le palais de l'ambassadeur de France. M. de Villars, ne voulant ni les prot�ger apr�s un assassinat qui fit la nouvelle du jour � Turin, ni les livrer � la justice apr�s que son palais leur avait servi d'asile, prit le parti de les faire �vader[125].
Cependant, contre toute apparence, Stradella gu�rit de sa blessure, qui le mit hors d'�tat de chanter, et le V�nitien vit �chouer ses projets pour la seconde fois, mais sans abandonner le soin de sa vengeance. Seulement, rendu prudent par le manque de succ�s, il prit un nom obscur, et vint s'�tablir � Turin, se contentant, pour le moment, de faire �pier Hortensia et son amant.
On sera peut-�tre �tonn� de cet acharnement, mais tel �tait l'honneur de ces temps; si le noble v�nitien e�t abandonn� sa vengeance, il e�t �t� m�pris�[126].[331]
Un an se passa ainsi; la duchesse de Savoie, de plus en plus touch�e du sort des deux amants, voulut rendre leur union l�gitime et la consacrer par le mariage. Apr�s la c�r�monie, Hortensia, ennuy�e du s�jour du couvent, eut envie de voir la rivi�re de G�nes; Stradella l'y conduisit, et le lendemain de leur arriv�e � G�nes, ils furent trouv�s poignard�s dans leur lit.
FIN DE LA PREMI�RE PARTIE
Pr�face de l'editeur | i |
Pr�face | 1 |
INTRODUCTION. � I. Cimarosa | 5 |
� II. Diff�rence de la musique allemande et de la musique d'Italie | 8 |
Anecdote sur Torquato Tasso, en 1816 | 13 |
La m�moire paralyse l'imagination | 15 |
Conditions physiques du plaisir musical; grandeur des salles; position commode du corps: air pur et souvent renouvel� | 20 |
Le demi-jour n�cessaire � l'effet de la musique | 21 |
� III. Histoire de l'interr�gne apr�s Cimarosa et avant Rossini, de 1800 � 1812 | 23 |
Coup d'œil sur les Œuvres et le talent de Mayer | 24 |
Duetti d'Ariodant et de la Rosa Bianca, les chefs-d'œuvre de Mayer | 28 |
M. Pa�r et ses principaux ouvrages | 34 |
� IV. Mozart en Italie | 37 |
Un prince fait un pari sur Mozart, et le fait conna�tre en Italie | 43 |
Un mot sur le style de Mozart | 47 |
Diff�rence de styles de Mozart, Cimarosa et Rossini | 54 |
[334]CHAP. Ier. Ses premi�res ann�es | 57 |
La civilisation prend naissance sur les rives de la M�diterran�e; encore aujourd'hui on y aime mieux aimer et jouir que combattre; de l� les malheurs de l'Italie | 58 |
La France et l'Angleterre par rapport aux Beaux-Arts | 61 |
Les parents de Rossini sont musiciens | 62 |
CHAP. II. Tancr�de, premier op�ra s�ria de Rossini | 71 |
Le premier chœur de Tancr�de plus pastoral que guerrier | 74 |
La Malanote refuse un air que Rossini avait compos� pour l'entr�e de Tancr�de; il trouve l'air di tanti palpiti | 77 |
L'harmonie joue en musique le r�le de la description dans les romans de Walter Scott | 83 |
Duetto guerrier: Ah! se de'mali miei | 88 |
CHAP. III. L'Italiana in Algeri | 98 |
Mani�re de se servir du libretto d'un op�ra, � la premi�re repr�sentation | 103 |
Caract�res de la musique de l'Italiana | 110 |
Singuli�re bont� du public de Louvois | 117 |
CHAP. IV. La Pietra del Paragone | 121 |
Air c�l�bre Ecco pietosa, supprim� � Paris par des gens qui esp�raient d�rober Rossini � la France | 127 |
La Pietra del Paragone finit par un grand air comme l'Italiana in Algeri et la Cenerentola | 134 |
[335]CHAP. V. La conscription et les envieux | 136 |
M. Berton et le Miroir | 138 |
Rossini fait des fautes de syntaxe et manque de puret� dans le style; ce qui est inexcusable, dit M. Berton | 139 |
CHAP. VI. L'impr�sario et son th��tre | 148 |
R�ponse de Rossini au Monsignore p�dant | 153 |
Com�die de Sografi sur les pr�tentions des chanteurs | 157 |
La prima sera (premi�re repr�sentation) | 158 |
CHAP. VII. Guerre de l'harmonie contre la m�lodie | 162 |
Les aliments d'un go�t piquant font oublier le parfum de la p�che | 164 |
Epoques o� ont brill� les principaux ma�tres de l'�cole italienne | 168 |
CHAP. VIII. Irruption des cœurs secs.--Id�ologie de la musique | 174 |
N�gligences de Rossini marqu�es d'une + | 176 |
En compliquant les accompagnements, on diminue la libert� du chant | 182 |
Les accompagnements de Rossini p�chent plut�t par la quantit� que par la qualit� | 183 |
L'orchestre de Louvois | 184 |
Le piano est regard� comme un signe de faiblesse | 185 |
CHAP. IX. L'Aureliano in Palmira | 186 |
Duetto superbe, Se tu m'ami, o mia regina | 187 |
Demetrio e Polibio, premier op�ra compos� par Rossini, au printemps de 1809 | 188 |
Ouverture du th��tre de Como | 190 |
[336]CHAP. X. Il Turco in Italia | 198 |
CHAP. XI. Rossini va � Naples | 209 |
Scrittura contract� par Rossini avec M. Barbaja | 210 |
Influence de la voix de la prima donna de Naples sur le talent de Rossini | 213 |
CHAP. XII. L'Elisabetta | 216 |
CHAP. XIII. Suite de l'Elisabetta | 224 |
Ode italienne sur la mort de Napol�on, � comparer � l'ode anglaise de lord Byron, et � la m�ditation de M. de Lamartine sur le m�me sujet | 226 |
Critique du style de Rossini par les vieux amateurs de Naples, contemporains de Cimarosa et de Paisiello | 232 |
CHAP. XIV. Rossini compose dix op�ras � Naples | 235 |
CHAP. XV. Torvaldo e Dorliska | 241 |
CHAP. XVI. Analyse musicale du Barbier de S�ville | 244 |
Cimarosa n'a pas fait usage de dissonances dans le Matrimonio segreto; il venait cependant de voir applaudir tous les chefs-d'œuvre de Mozart | 251 |
Aventures de Rossini � Rome | 262 |
CHAP. XVII. Du public relativement aux beaux-arts, solitude et chant � l'�glise, sources du go�t pour l'op�ra | 279 |
De la province relativement aux Beaux-Arts | 287 |
[337]CHAP. XVIII. Analyse musicale d'Otello | 292 |
Quelle est la jalousie qui peut �tre touchante au th��tre | 293 |
Singuli�re observation de M. l'abb� Girard sur l'usage qui, en 1746, permet la galanterie aux femmes mari�es et leur d�fend l'amour-passion | 298 |
L'auteur du libretto d'Otello n'a pas donn� les situations qui appartiennent a ce beau sujet | 299 |
M. Kean, le premier acteur tragique de l'�poque, n'a jamais �t� vant� � l'Europe par un �crivain � la mode comme madame de Sta�l | 304 |
CHAP. XIX. Suite d'Otello | 305 |
Quel est le plus beau morceau de cet op�ra | 310 |
La musique du vers Impia, ti maledico devait �tre sur ces paroles d'Otello: Va, je ne t'aime plus | 314 |
Romance du saule | 321 |
Pantomime de la mort de Desdemona dans les th��tres d'Italie | 323 |
Histoire de la mort de Stradella | 324 |
FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME
ACHEV� D'IMPRIMER LE 28 D�CEMBRE 1928
SUR LES PRESSES
DE L'IMPRIMERIE ALEN�ONNAISE
F. GRISARD, Administrateur
11, RUE DES MARCHERIES, 11
ALEN�ON (ORNE)
[1] Paul Arbelet: Stendhal et le petit Ange. Les Amis d'�douard, n� 99.
[2] Pr�face de l'�diteur aux Vies de Haydn, Mozart et M�tastase. Le Divan, 1928.
[3] M. Henry Pruni�res a donn� la traduction int�grale de ce libelle en appendice � son �dition de la Vie de Rossini, chez Champion, en 1923.
[4] Henri Delacroix: La Psychologie de Stendhal, 1 vol. Alcan, 1918.
[5] Candidature au Stendhal Club: Stendhal in�dit, p. 126 Edition du Divan.
[6] Cf. Vie de Henri Brulard, tome II, pp. 203-205, �dition du Divan.
[7] C'est ainsi que sont n�s ces chants sublimes, plaintifs pour la plupart, qui depuis plusieurs si�cles se r�p�tent dans le royaume de Naples. Je citerai pour exemple � ceux qui connaissent ce beau pays, le chant national nomm� la Cavœjola, et le Pestagallo, particulier aux Abruzzes. Un habitant d'Aquila, qui me les chantait, me dit: La musica � il lamento dell'amore, o la preghiera a gli Dei. 12 mai 1819
[8] En 1795, un homme de beaucoup d'esprit, tr�s-jeune alors, M. Toni, qui depuis est devenu un imprimeur c�l�bre, �tait employ� du gouvernement v�nitien � V�rone; il y vivait heureux et content d'un petit emploi de dix-huit cents fr., et faisait la cour � la princesse P****. Tout � coup il fut destitu�, avec menace de prison. Il courut � Venise: apr�s trois mois de finesses et de sollicitations, il put adresser un mot, entre deux portes, � un membre du conseil des Dix, qui lui dit: �Pourquoi diable aussi avez-vous fait faire un habit bleu? nous vous avons cru jacobin.� L'ann�e 1822 a �t� t�moin, � Milan, de traits de cette esp�ce. Aimer le Dante, qui �crivait en 1300, passe, en Lombardie, pour un trait de carbonarisme, et les amis lib�raux d'un homme qui aime trop le Dante cessent peu � peu de le voir aussi fr�quemment.
[9] Voir les injures atroces dont un nomm� Philpott vient d'affubler le c�l�bre M. Jeffrey, le directeur du meilleur journal qui existe, la Revue d'Edimbourg.
[10] Voir dans la correspondance de Napol�on, ann�e 1796 l'esprit public de Milan et de Brescia. Vingt-quatre coquins habill�s de rouge, charg�s de la police de la ville, formaient toute l'arm�e milanaise. Voir, dans les bulletins de l'arm�e d'Espagne, ce que Napol�on avait fait de ce peuple.
[11] Je n'ai pas besoin de rappeler que le docteur Burney a donn� une excellente histoire de la musique. Je trouve que ce bel ouvrage est g�t� par un peu d'obscurit�. Peut-�tre que le voile d�sagr�able qui s'interpose entre notre œil et les id�es de l'auteur vient de ce qu'il ne nous a pas dit bien clairement quel �tait son credo en musique. Peut-�tre aurait-il d� donner des exemples de ce qu'il trouve beau, sublime, m�diocre, etc.
[12] Historique, B�le, 1823.
[13] Voir leur c�l�bre trag�die de l'Expiation, par M�lner. Je ne voudrais pas du h�ros Hugo, comte d'Eridur, pour en faire un caporal.
[14] Anfossi, Coccia, Farinelli, Federici, Fioravanti, Generali, les deux Guglielmo p�re et fils, Manfroce, Martini, Mosca, Nazolini, Nicolini, Orgitano, Orlandi, Pavesi, Portogallo, Salieri, Sarti, Tarchi, Trento, Weigl, Winter, Zingarelli, etc., etc.
[15] Mozart, n� � Salzbourg en 1756, mort � Vienne en 1796{*}, avait quatorze ans lorsqu'il �crivit le Mitridate.
{*} Mozart mourut en 1791. N. D. L. E.
[16] Ce chant ignoble me semble moins plat, je l'avoue � ma honte, que les romances c�l�bres de M. R. et de tant d'autres. Il a au moins un rythme en rapport avec la vivacit� du caract�re national.
[17] Son p�re, Joseph Rossini, sa m�re, Anna Guidarini l'une des plus jolies femmes de la Romagne.
[18] Potter, Histoire de l'�glise, �tat de l'Eglise en 1781. Giannone, Histoire de Naples. Il faut excepter l'excellent gouvernement dont on jouit � Florence en 1823. Mais combien durera-t-il? D'ailleurs, il ne produira rien pour les beaux-arts; l'enthousiasme est mort en Toscane depuis bien des ann�es.
[19] Cimarosa, ador� � Venise, et ami particulier de la plupart des amateurs de musique, y �tait mort peu d'ann�es auparavant, en 1801.
[20] Voir les six temp�raments dans l'immortel ouvrage de Cabanis: Des Rapports du physique et du moral de l'homme.
[21] Il y a ici un point de contact frappant entre la sculpture et la musique. Voir, pour le d�veloppement de cette id�e un peu difficile, l'Histoire de la Peinture en Italie, tome II, page 133.
[22] On appelle introduction tout ce qu'on chante depuis la fin de l'ouverture jusqu'au premier r�citatif.
[23] Madame Pasta l'a plac� derni�rement dans le premier acte de la Rosa bianca; les situations sont pareilles.
[24] M. Pruni�res fait remarquer que c'est en r�alit� la clarinette qui a dans ce r�citatif le r�le important. N.D.L.E.
[25] On pourrait dire que la fl�te a une certaine analogie avec les grandes draperies bleu d'outremer prodigu�es par plusieurs peintres c�l�bres, et entre autres par Carlo Dolce, dans les sujets tendres et s�rieux; mais une telle remarque qui passerait peut-�tre pour du g�nie � Bayreuth ou � Kœnigsberg, ne semblera pas chim�rique � Paris. Heureux le pays o�, d�s qu'on est vague et obscur, l'on peut esp�rer de para�tre sublime!
[26] Les accompagnements ne sortent jamais des bornes d'une conversation respectueuse � l'�gard du chant, ils ont soin de se taire d�s que le chant para�t avoir quelque chose � dire; dans la musique allemande, au contraire, les accompagnements sont insolents.
[27] Voir la Tactique de M. de Guibert. Bayard ne voulut jamais �tre g�n�ral en chef.
[28] Paroles adress�es par Virgile au Dante, en traversant l'enfer des ti�des: A quoi bon discourir de ces gens? donne leur un regard et passons.
[29] Le caract�re v�nitien est esquisse avec toute la gr�ce et l'effet possible dans un roman de Schiller, intitul� M�moires du comte d'O. Voici un probl�me moral digne de toute l'attention des philosophes. Le pays le plus gai, le plus naturel, le plus heureux de l'Europe �tait celui qui avait les lois �crites les plus atroces. Voir les constitutions de l'inquisition d'�tat dans l'Histoire de Venise de M. Daru. Le pays le moins gai du monde, c'est assur�ment Boston, justement celui o� le gouvernement est � peu pr�s parfait. Le mot de l'�nigme ne serait-il pas Religion?
[30] Voir l'effet analogue cherch� par M�tastase dans le drame s�rieux. Vies de Haydn, de Mozart et de M�tastase, p. 374.
[31] Telle que le retentissement du canon, ma t�te fait bon... bon.
Taddeo.—Je suis comme une corneille qui, apr�s avoir perdu ses plumes fait cr�, cr�.—Il faut juste autant d'esprit pour critiquer ces paroles que pour les faire.
[32] Pauvre Jacques, ne pense plus aux femmes, et �tudie les
math�matiques.
(Confessions.)
[33] Songe � la patrie, sois intr�pide, accomplis ton devoir; pense que l'Italie a vu plus d'une fois parmi ses enfants des exemples sublimes de valeur et de d�vouement.
[34] La scrittura est une petite convention de deux pages, ordinairement imprim�e, qui contient les obligations r�ciproques du maestro ou du chanteur, et celles de l'impresario qui les engage (scrittura). Il y a beaucoup d'intrigues pour les scritture des premiers talents, cela est amusant; je conseille au voyageur de voir de pr�s cette diplomatie-l�, il y a souvent plus d'esprit que dans l'autre. L�, comme pour la peinture, les coutumes du pays o� l'art a pris naissance se confondent avec la th�orie de cet art, et souvent expliquent plusieurs de ses proc�d�s. Le g�nie de Rossini a presque toujours �t� influenc� par la scrittura qu'il avait sign�e. Un prince qui lui e�t fait une pension de trois mille francs l'aurait mis � m�me d'attendre le moment de l'inspiration pour �crire, et e�t donn�, par ce simple moyen, une physionomie nouvelle aux productions de son g�nie. Nos compositeurs fran�ais, MM. Auber, Bo�eldieu, Berton, etc., �crivent un op�ra tous les ans fort � leur aise; Rossini, rappelant les beaux temps de la peinture, a �crit, pendant toute sa jeunesse, comme le Guide peignait, quatre ou cinq op�ras par an, pour payer son h�te et sa blanchisseuse. J'ai honte de descendre � des d�tails aussi vulgaires; j'en demande pardon au lecteur; mais enfin c'est une biographie que j'�cris, et telle est la v�rit�. Le difficile dans tous les genres, c'est de lutter avec les malheurs qui ont quelque chose de bas et de commun, et qui repoussent ainsi le secours de l'imagination. C'est au milieu de telles circonstances que Rossini a conserv� la fra�cheur de son g�nie; il est vrai que les mœurs de l'Italie actuelle n'�tant qu'une suite et une cons�quence des r�publiques du moyen �ge, la pauvret� n'y est pas avilissante, et avilissante comme en France, pays monarchique, o� avant tout il faut parestre, comme dit si bien le baron de Fœneste{*}.
Une chose qui passe pour miraculeuse en Italie, c'est un impr�sario qui ne fait pas banqueroute, et qui paie r�guli�rement ses chanteurs et son maestro. Quand on voit de pr�s quels pauvres diables sont ces impresari, on a r�ellement piti� du pauvre maestro qui, pour vivre, est oblig� d'attendre l'argent que ces gens mal v�tus doivent lui payer. La premi�re id�e qui se pr�sente en voyant un impr�sario italien, c'est que, d�s qu'il verra vingt sequins ensemble, il ach�tera un habit et prendra la fuite avec les sequins.
{*} Roman tr�s-curieux d'Agrippa d'Aubign�, presque aussi int�ressant que l'Histoire de sa vie �crite par lui-m�me. Cette histoire peint Henri IV presque aussi bien que Quentin Durward nous repr�sente Louis XI. J'y vois sur Henri IV des anecdotes que je n'ose citer. Ce roi fut un grand homme sans doute, mais non pas un grand homme � l'eau rose. Il y a des traits de ressemblance frappants entre Henri IV et Napol�on, entre certains passages de la vie de d'Aubign� et les m�moires de Las Cases. Un seul mobile est diff�rent: Henri IV aimait les femmes comme Napol�on les batailles.
[35] Je cite les seules v�ritables com�dies de l'�poque La com�die, au Th��tre-Fran�ais, n'est plus qu'une �p�tre s�rieuse coup�e en dialogues et abondante en morale. Voir la Fille d'honneur, les Deux Cousines, les Com�diens, etc.
[36] MM. Jouy, de la Mennais, Etienne, le vicomte de Chateaubriand, Benjamin Constant, de Bonald, de Pradt, le comte de Marcellus, Mignet, Buchou Fi�v�e, etc., etc.
[37] Echo, nymphe aimable, comme moi malheureuse, tu es la seule qui daigne me consoler dans ma douleur.
[38] Je fais un journal parfait, qu'on recherche en tous lieux; vous voulez l'interrompre?—Ainsi du moins, pour quelques instants, le bon sens pourra respirer.
[39] Bulletins de l'arm�e d'Espagne, les g�n�raux Bertholetti, Suchi, Schiassetti, etc.; le comte Prina, ministre; le peintre Appiani, le po�te Monti, etc., etc.
[40] Don Marforio.—Eh bien! laissez-moi faire, je vous arrangerai de la gloire dans mon journal.
Joconde.—Dieux Immortels! voil� une nouvelle raison pour t'exp�dier sans d�lai.
[41] J'ai des craintes s�rieuses que quelques m�chants ne mettent en doute mon respect profond pour tous les compositeurs fran�ais en g�n�ral, tant anciens que modernes, et pour M. Berton en particulier. Je crois faire un acte de justice envers M. Berton et envers moi, en reproduisant ici les lettres curieuses auxquelles je fais allusion dans le texte. Ce que je crains avant tout, c'est de passer pour mauvais Fran�ais; on conviendra qu'il serait affreux pour moi qu'une simple brochure sur la musique me f�t perdre � jamais ma r�putation de patriotisme.
Lettre de M. Berton.
Abeille du 4 ao�t 1821.
�M. Rossini a une imagination brillante, de la verve, de l'originalit�, une grande f�condit�; mais il sait qu'il n'est pas toujours pur et correct; et, quoi qu'en disent certaines personnes la puret� du style n'est pas � d�daigner, et les fautes de la syntaxe de la langue dans laquelle on �crit ne sont jamais excusables. M. Rossini sait tout cela, et c'est pourquoi je me permets de le dire ici. D'ailleurs, puisque les �crivains de nos journaux quotidiens se constituent juges en musique, ayant pris mes licences dans Montano, le D�lire, Aline, etc., je crois avoir le droit de donner mon opinion ex professo. Je la donne avec franchise et la signe, ce que ne font pas toujours certaines personnes qui s'efforcent incognito de faire et d�faire des r�putations. Tout ceci n'a �t� sugg�r� que par l'amour de l'art, et dans l'int�r�t m�me de M. Rossini. Ce compositeur est, sans contredit, le talent le plus brillant que l'Italie ait produit depuis Cimarosa; mais on peut m�riter le titre de c�l�bre sans pourtant �tre � la hauteur de Mozart.�
Je me refuse le plaisir de transcrire de longs passages d'une brochure de M. Berton, intitul�e: De la musique m�canique et de la musique philosophique, par M. Berton, membre de l'Institut royal de France, 1821, 24 pages. M. Rossini y est remis � sa place. Il para�t que cet Italien ne s'�l�ve pas au-dessus de la musique m�canique. Dans une autre dissertation de sept pages, ins�r�e dans l'Abeille (tome IV, page 267), M. Berton prouve que l'auteur d'Otello n'a fait que des arabesques en musique. En Italie, un M. Majer, de Venise, vient d'�tablir la m�me v�rit�.
R�ponse du Miroir (11 ao�t 1831).
Ce n'est plus au r�dacteur novice d'une feuille obscure que j'ai affaire; ce n'est plus des traits d'un compositeur de salon que j'ai � me d�fendre, un athl�te vigoureux et renomm� par plus d'une victoire descend dans la lice, et m'y porte le d�fi le plus formel. L'auteur de Montano, d'Aline et du D�lire provoque en moi l'admirateur d'Otello, de Tancr�de et du Barbier. Les antirossinistes comptent enfin dans leurs rangs un homme dont ils peuvent se pr�valoir. Les pr�jug�s du professorat sont avou�s par un des ma�tres de la sc�ne, et la contre-r�volution musicale a pour champion un membre de l'Institut.
M. Berton pr�lude au combat par des paroles dont la hauteur inusit�e dans la pol�mique litt�raire trahit le sentiment intime et profond de son incontestable sup�riorit�. J'en fais la remarque, mais je suis loin de lui en faire un reproche. J'aime, au contraire, cette expression franche et na�ve d'une noble confiance: une attitude fi�re convient � un brave, et la forfanterie du langage n'est pas d�plac�e dans le duel. M. Berton ne se contente pas d'admirer les anciens, il s'efforce encore de les imiter; il sait que dans ces luttes h�ro�ques, dont Hom�re et Virgile nous ont laiss� de si brillantes descriptions, les combattants ne manquaient jamais, avant d'en venir aux mains, d'�changer une foule d'expressions de menace et de d�dain. Il est vrai que le plus pr�somptueux n'�tait pas toujours le plus vaillant: t�moin P�ris, qui provoquait tous les jours les plus illustres guerriers du camp des Grecs, et s'enfuyait, comme un cerf timide, au moment du combat; mais cela n'�te rien � ce que l'usage dont je parle avait de respectable, et l'exemple n'en est pas moins bon � suivre pour un adorateur de la savante antiquit�. Quant � moi, qui ne professe pas, comme M. Berton, pour les hommes et pour les choses d'autrefois un culte absolument exclusif, il est tout simple que je n'emprunte pas pour me d�fendre le ton sur lequel il a cru devoir m'attaquer. J'opposerai � sa jactance renouvel�e des Grecs ma modestie et ma politesse toutes modernes. Il ne me sera pas difficile d'�tre moins imp�rieux et moins tranchant, soit que j'exprime mon sentiment sur la partition d'Otello, soit que je dise mon opinion sur Racine, que ce savant musicien place fort au-dessus de l'auteur de Brutus et de Mahomet.
M. Berton me reproche de ne pas signer mes articles: cet illustre professeur s'exag�re beaucoup, � ce qu'il para�t, l'importance de notre d�bat; il se croit encore au temps des disputes sur les partitions de Gluck et de Piccini: une querelle musicale est presque � ses yeux une affaire d'honneur; il oublie d'ailleurs que je ne l'ai nomm� dans aucun de mes articles, et que l'agression est toute de son c�t�. S'il �tait question de toute autre chose que d'un cartel litt�raire, je me ferais conna�tre avec empressement; mais j'aurai grand soin de m'en abstenir tant que nous ne bataillerons que sur la pr��minence de Racine ou de Voltaire, de Mozart ou de Rossini. Une signature aussi respectable que celle de M. Berton pourrait encore recommander un article qui n'aurait par lui-m�me aucune esp�ce de valeur: un nom aussi obscur que le mien ferait peut-�tre perdre � mes opinions le cr�dit qu'elles se sont acquis aupr�s du public. J'en conclus que mon honorable adversaire n'a pas tort quand il signe, et qu'� mon tour j'ai raison quand je ne signe pas.
C'est un �pouvantable blasph�me aux yeux de M. Berton que de trouver Rossini plus dramatique que Mozart: ce blasph�me, si c'en est un, je l'ai r�ellement prof�r�. Le crime est donc clairement d�fini; reste � savoir si l'accusation est fond�e, et si le public, seul jury que je reconnaisse, attache du bl�me aux paroles pour lesquelles je suis d�nonc�. Je pourrais � la rigueur, me dispenser de dire en quoi l'auteur d'Otello est plus dramatique, puisque M. Berton s'abstient de montrer en quoi il l'est moins; mais le savant acad�micien auquel je r�ponds m'a d�clar� qu'ayant pris ses licences dans Montano, dans le D�lire, et m�me dans les Rigueurs du clo�tre, il se croyait le droit d'�tre cru sur parole quand il assignait le rang d'un compositeur. Voltaire �crivant son commentaire sur Corneille, La Harpe et M. Lemercier analysant dans la chaire de l'Ath�n�e les ouvrages de nos plus grands �crivains, avaient assez habituellement la complaisance de prouver ce qu'ils affirmaient. On peut dire cependant qu'ils avaient pris aussi leurs licences, le premier dans vingt chefs-d'œuvre, le second dans Warwick et Philoct�te, le dernier dans Pinto, Plaute et Agamemnon. Mais il para�t que les professeurs du Conservatoire ont des licences qui leur sont particuli�res, et auxquelles les gens de lettres ne participent pas. J'avais cru jusqu'� ce jour qu'ils se bornaient � r�clamer pour leurs doctes partitions l'important privil�ge de tout dire sans rien prouver.
Rossini ne se contente pas de dire, il prouve ce qu'il dit: son �loge est dans ce peu de mots. Voil� en quoi et pourquoi il est dramatique. Il dessine ses caract�res, il conduit son action comme si le po�te n'�tait pas � ses c�t�s. La vivacit� spirituelle de Figaro, la maligne d�fiance du tuteur de Rosine, ce m�lange de fureur et de tendresse qui caract�rise l'amour d'Othello, voil� des beaut�s vraiment dramatiques qui, en perdant l'appui des paroles, conserveraient encore la plus grande partie de leur charme ou de leur grandeur. Qu'il y ait ailleurs plus d'harmonie musicale, un style plus s�v�re et plus correct, une ob�issance plus scrupuleuse aux r�gles de la composition, toutes ces qualit�s sont, pour l'effet dramatique, d'utiles auxiliaires, mais elles ne le constituent pas essentiellement. Soyez de bonne foi; oubliez vos pr�ventions d'�cole, et faites taire le pr�jug� des noms; pr�tez � Mozart l'attention de l'esprit autant que celle de l'oreille; et dites si le Figaro des Noces est aussi original, aussi piquant, aussi sc�nique que le Figaro de Rossini. Que m'importe � moi, spectateur d'une repr�sentation th��trale, que l'intendant du comte Almaviva chante des airs d�licieux, qui n'ont avec son caract�re ou sa situation que des rapports �loign�s ou imparfaits? Quand je veux entendre des sons, je vais au concert; quand je vais au spectacle, j'y cherche le rire ou l'�motion. Que l'auteur du drame qu'on repr�sente devant moi s'appelle po�te, chor�graphe ou compositeur; qu'il proc�de par des paroles, par des notes ou par des pas, peu importe; il a atteint le but de son art, il a rempli sa promesse et mon attente, quand, par une fid�le peinture des mœurs, par l'encha�nement des sc�nes, par la v�rit� des situations et des caract�res, il est arriv� � ce degr� d'imitation o� j'oublie que le spectacle qui m'est offert n'est qu'une r�cr�ation ing�nieuse et un mensonge convenu. C'est ce qu'a fait Rossini plus qu'aucun autre compositeur, et autant que le lui ont permis les �troites limites de l'art dans lequel il a obtenu des succ�s si nombreux et si brillants. Le po�me est pour Mozart une traduction indispensable; il n'est pour Rossini qu'un second accompagnement: le Figaro du Barbier est un personnage tout � fait comique, le Figaro de Mozart n'est qu'un excellent musicien.
Quoi qu'en ait dit mon illustre antagoniste, je ne crois pas que Rossini, qu'il appelle M. Rossini, r�pudie les �loges que j'ai donn�s � ses admirables compositions. S'il en �tait ainsi, l'auteur d'Otello serait un homme tout � fait prodigieux. Il joindrait la palme du caract�re � celle du talent. Ce double miracle est peu vraisemblable. Les musiciens modestes sont presque aussi rares que les musiciens dramatiques.
SECONDE R�PONSE (n� 173) A L'OCCASION D'Otello.
Otello continue d'attirer la foule: le m�rite de cet op�ra n'est plus contest� aujourd'hui que par quelques professeurs de piano, musiciens anatomistes pour qui le m�rite de l'originalit�, de l'esprit et de la verve dramatique dispara�t devant l'irr�gularit� d'un finale ou les imperfections d'un quintette. Le public, qui a trop de raison pour chercher au spectacle autre chose que du plaisir, se garde bien de chicaner un compositeur qui lui pla�t, sur ses pr�tendues infractions aux axiomes du Conservatoire et aux th�ories du professorat. Il n'attend pas pour s'�mouvoir qu'il y soit autoris� par les puristes de la rue Berg�re, et ses bravos sont ind�pendants de la justesse du contre-point.
La querelle qui s'est �lev�e entre les appr�ciateurs du talent de Rossini et les partisans de l'ancien r�gime musical, vient peut-�tre uniquement de ce que de part et d'autre les mots ont �t� mal d�finis. On a dit que l'auteur d'Otello et du Barbier �tait plus essentiellement dramatique que la plupart de ses concurrents et de ses pr�d�cesseurs. Cette assertion, mal comprise, a mis les professeurs sens dessus dessous. Le Dictionnaire de l'Acad�mie suffisait pour nous mettre d'accord. On y aurait vu que le m�rite dramatique est ind�pendant de la perfection du style et de l'ob�issance servile aux r�gles de la composition. Non que sous ce double rapport m�me, Rossini soit, � beaucoup pr�s, aussi d�fectueux que le pr�tendent ses d�tracteurs; mais, en accordant qu'il m�rite � cet �gard tous les reproches dont il est l'objet, il reste d�montr�, au moins par le fait, que les partitions de ce c�l�bre compositeur sont plus parlantes, plus expressives, plus populaires que celles des ma�tres les plus renomm�s. Voil� ce que j'entends par le mot dramatique, et il est impossible de l'entendre autrement. La musique est un art dont les moyens sont �troits et limit�s. Otez-lui le secours des paroles qu'elle est charg�e de traduire, et qui la traduisent � leur tour, et vous en ferez une sorte d'idiome hi�roglyphique intelligible pour quelques adeptes, ind�chiffrable pour le vulgaire des auditeurs. Celui qui, par la combinaison des signes sonores dont se compose l'alphabet musical, produira l'expression la plus rapproch�e du langage ordinaire, sera le plus dramatique et le plus vrai. C'est l� pr�cis�ment ce qu'a fait Rossini. Il est de tous les compositeurs celui qui peut le plus se passer de po�te: il a, autant que possible, affranchi son art d'une n�cessit� qui lui �te la moiti� de sa gloire. C'est un �tranger plein de gr�ces, qui, � force d'esprit, parvient � se faire entendre sans interpr�te: c'est un auteur naturel et facile qui triomphe des obscurit�s de la langue dans laquelle il �crit, et qui, pour �tre compris des gens du monde, n'a pas toujours besoin des �claircissements d'un commentateur.
Que Mozart soit plus riche et plus harmonieux, Pergol�se plus fini et plus correct, Sacchini plus suave et plus pur, tout cela peut �tre vrai sans que le public et moi nous ayons tort de trouver que Rossini se met mieux en rapport avec notre intelligence, et poss�de plus intimement le secret de nos go�ts et de nos impressions. Il y a dans la musique de Rossini je ne sais quoi de vivant et d'actuel qui manque aux magnificences de Mozart; ses couleurs n'ont peut-�tre pas autant d'�clat, mais il saisit mieux la ressemblance, et c'est la ressemblance qu'au th��tre on cherche avant tout. Les musiciens dramatiques ne sont que des peintres de portraits.
Si ces r�flexions paraissent justes, elles pourront servir de pr�face au trait� de paix que je suis tr�s dispos� � conclure avec mes savants antagonistes. Mozart sera pour eux le premier des musiciens qui font de la musique. Rossini sera � nos yeux le premier des musiciens qui font des op�ras. Au moyen de cette distinction, nous serons tous d'accord.
Il ne me restera plus qu'� faire entendre raison aux d�tracteurs de la musique italienne, autre esp�ce de maniaques et d'exclusifs qui mettent la nationalit� au nombre des �l�ments qui constituent le m�rite d'une romance ou d'un quatuor. Ces honn�tes gens ne veulent pas qu'on soit cosmopolite en fait de plaisir; ils oublient que la musique n'est ni fran�aise, ni ultramontaine, ni allemande, ni espagnole; elle est bonne ou mauvaise, et voil� tout. Son certificat d'origine n'ajoute rien � son m�rite ou � ses d�fauts. Il n'y a, au fait, que deux esp�ces de musique: la musique qui pla�t, et la musique qui ne pla�t pas.
Les partitions de Rossini n'ont pas besoin, pour �tre rang�es dans la premi�re de ces cat�gories, des talents auxquels l'administration de la rue de Louvois a remis le soin de leur ex�cution; mais ces talents m�ritent aussi beaucoup d'�loges, et il est juste de dire que l'op�ra italien n'a peut-�tre jamais �t� jou� avec un ensemble aussi parfait. Madame Pasta, depuis ses d�buts, a fait de v�ritables progr�s. Garcia se montre dans Otello chanteur habile et grand trag�dien; il saisit � merveille toutes les nuances dont se compose le caract�re violent et passionn� de l'amant de Desdemona.
Les gens qui aiment les bonnes raisons et les arguments forts en musique me sauront un gr� infini d'avoir reproduit la lettre de M. Berton, de l'Institut, et surtout de leur avoir indiqu� l'Abeille, journal o� ce grand compositeur a d�pos�, � diverses reprises, ses jugements sur M. Rossini, et les avis qu'il veut bien donner � cet Italien.
Quoi qu'il en soit de la force de la dialectique de M. Berton, il vient de mettre en lumi�re une r�ponse plus accablante encore pour l'auteur d'Otello et du Barbier. C'est la partition de Virginie, grand op�ra fort correct, et qui, dans ce moment (juillet 1823), a un succ�s fou � l'Acad�mie royale de Musique, et va faire le tour de l'Europe. Mais o� trouver en Italie un acteur pour chanter le r�le d'Appius comme M. Derivis? Voil� une difficult�.
[42] On entend par tenore la voix forte de poitrine dans les tons �lev�s. Davide brille dans la voix de t�te, le falsetto. On �crit en g�n�ral l'op�ra buffa et l'op�ra di mezzo carattere pour des t�nors � vois ordinaires, et qui, d'apr�s les op�ras o� ils chantent, sont appel�s tenori di mezzo carattere, Les vrais t�nors brillaient dans l'op�ra s�ria.
[43] Tu regere imperio populos, Romane, memento. Virgile.
[44] Sonnet de... � Reggio. Vision de Prina, Milan 1816. Po�mes de Buratti, � Venise.
[45] Mes administr�s p�chent des id�es dans ce que vous dites. Ce reproche est historique, 1819.
[46] Toutes les premi�res repr�sentations sont froides � Louvois.
[47] Auteur de cet air sublime et si c�l�bre dans les annales de la musique antique, le Misero pargoletto de Demophon.
[48] Voir l'Artaxerce de M�tastase, le chef-d'œuvre de Vinci.
[49] Dans le genre path�tique, on n'a jamais surpass� l'air: Se cerca, se dice, de l'Olympiade. La Servante Ma�tresse est un op�ra buffa admirable; il ne faudrait qu'y mettre des accompagnements et en �ter les r�citatifs, pour faire courir tout Paris. Voil� un grand avantage des nations �trang�res, les chants de Pergol�se n'ont pas pour elles le ridicule d'�tre des choses pass�es de mode.
Les portraits de nos grands-p�res, avec leurs habits brod�s � la Louis XV, sont ridicules; les fraises et les armures de nos a�eux du temps de Fran�ois Ier nous les rendent au contraire v�n�rables, dans ces grands portraits qui nous regardent d'un air s�v�re.
[50] En musique tout comme en litt�rature, un ouvrage peut avoir un fort bon style et des id�es assez communes, et vice versa. Je pr�f�re le style de Rossini, mais je trouve plus de g�nie � Cimarosa. Le premier final du Matrimonio segreto offre la perfection du style et des id�es.
[51] Avoir du go�t, m�me en litt�rature, veut toujours dire habiller ses id�es � la derni�re mode, � la derni�re mode de la tr�s-bonne compagnie. M. l'abb� Delille avait un go�t parfait en 1786.
[52] Souvent les premiers op�ras d'un maestro restent les meilleurs. Le g�nie musical se d�veloppe de fort bonne heure; mais il faut bien accorder quatre ou cinq ans � l'opinion publique pour qu'un compositeur fasse d�cid�ment n�gliger l'homme de talent qui l'a pr�c�d�. Je pense que c'est vers l'�ge de vingt-cinq ans que les compositeurs c�l�bres dont je donne la liste, ont commenc� � �tre fort � la mode.
[53] Voici les �poques exactes de quelques grands ma�tres: Alexandre Scarlatti, n� � Messine en 1650, meurt en 1730. C'est le fondateur de l'art musical moderne.—Bach, 1685, 1750.—Porpora, n� en 1685, mort en 1767.—Durante, 1663, 1755.—L�o, 1694, 1745.—Galuppi, 1703, 1785.—Pergol�se, 1704, 1737.—Handel, 1684, 1759.—Vinci, 1705, 1732.—Hasse, 1705, 1783.—Jomelli, 1714, 1774.—Benda, mort en 1714.—Guglielmi, 1727, 1804.—Piccini, 1728, 1800.—Sacchini, 1735, 1786.—Sarti, 1730, 1802—Paisiello, 1741, 1815.—Anfossi 1736, 1775.—Traetta, 1738, 1779.—Zingarelli, n� en 1752.—Mayer, 1760.—Cimarosa, 1754, 1801.—Mozart, 1756, 1792.—Rossini, 1791.—Beethoven, 1772.—Pa�r, 1774.—Pavesi, 1785.—Mosca, 1778.—Generali, 1786.—Morlachi, n� en 1788.—Pacini, n� en 1800.—Caraffa, 1793.—Mercadante, 1800.—Kreutzer, de Vienne, n� en 1800, l'espoir de l'�cole allemande.
[54] Je ne garde pas toutes les avenues contre la critique.
[55] Il faudrait, il est vrai, que le th��tre de l'Op�ra-Buffa f�t organis� d'une mani�re � peu pr�s raisonnable. Il para�t qu'en 1828, le but secret est de le faire tomber. On veut nous lasser d'Otello, de Rom�o et de Tancr�de; il nous manque madame Fodor et un t�nor.
[56] Voir l'Abeille de 1821, et la Pandore du 23 juillet et du 12 ao�t 1823.
[57] Bacon dirait aussi de la musique: Humano ingenio non plum� addend�, sed potius plumbum et pondera.
[58] Voir les Raisonnements asc�tiques de Socrate, p. 200 du Platon de M. Cousin, t. I.
[59] C'est l'histoire des jeunes Allemands. Leurs �mes candides s'enflamment de l'amour de la vertu; on profite de ce moment d'entra�nement pour leur faire accepter une logique non prouv�e, et partant ridicule.
[60] A la bonne heure, suivez la route la plus agr�able, ayez des plaisirs; mais alors ne dogmatisez pas.
[61] The blunt minded.
[62] Dans vingt ans d'ici, le public de Paris ayant fait d'immenses progr�s en musique et en non affectation, tout ce que je viens de dire para�tra surann�, et l'on osera p�n�trer bien plus avant. M. Massimino sera l'un des principaux auteurs de cette r�volution. Sa mani�re d'enseigner est digne de toutes sortes d'�loges. Voir la brochure de M. Imbinbo.
[63] En parlant avec la g�n�ralit� que l'on trouve dans ce chapitre, je sais bien que je pr�te le flanc � la critique de mauvaise foi. Pour lui �ter l'arme de la plaisanterie, et rendre ses attaques r�ellement difficiles, il aurait fallu augmenter de cinquante pages de phrases incidentes et explicatives, ce chapitre, d�j� peut-�tre assez ennuyeux: c'est ce que je d�cline de faire; et, avec une vertu vraiment romaine, je m'immole pour le salut de mon lecteur.
[64] Diff�rence des paysages suisses � ceux de la belle Ausonie. Voir la charmante description de Var�se dans le Journal des D�bats du 29 juillet 1823.
[65] Les accompagnements de l'arriv�e de Mo�se, dans l'op�ra de ce nom.
[66] O� trouver une boh�mienne qui puisse m'�clairer sur mon sort? Avec le temps et la patience, parviendrai-je � gu�rir la folie de ma femme.
Mais, h�las! la boh�mienne que je cherche est impossible � rencontrer.
[67] Stendhal imprime par erreur duetto. M. Pruni�res fait remarquer le lapsus. N. D. L. E.
[68] Vous �tes un Turc, je ne puis vous croire; vous avez cent femmes dans vos s�rails, vous les achetez, vous les vendez quand elles cessent de vous plaire.
[69] Si tu m'impatientes encore, si tu ajoutes une seule syllabe, je fais de ce lieu-ci un cimeti�re.
[70] MM. Geoffroy, Hoffmann, les auteurs de la Pandore, etc., etc. M. Geoffroy, le plus spirituel de tous ces messieurs, appelait Mozart un faiseur de charivari souvent barbare. Ses successeurs sont bien plus s�v�res envers Mozart; ils l'expliquent et le louent. Voir l'Abeille, t. II, p. 267; la Renomm�e, le Miroir, etc.
[71] Un indiscret ennuyeux et louche, s'approche de M. de T***, dans une circonstance politique assez difficile: �H� bien, Monseigneur, comment vont les affaires?—Comme vous voyez, assez mal.�
Faites chanter cette r�ponse, elle devient aussi amusante que le galimatias de la Pandore sur la musique.
[72] Stendhal a �crit Davide, lapsus corrig� par M. Pruni�res. N. D. L. E.
[73] Prenez piti� de mon accident, dit le pauvre mari, qui trouve que tous les dominos du bal masqu� se ressemblent, je ne puis plus reconna�tre ma femme.
[74] A ce coup impr�vu, que le destin r�servait � ces perfides, le frisson de la mort met la p�leur sur leurs fronts.
[75] Il celere obbedir.
M. Manzoni, dans son Ode sur la mort de Napol�on. Ce sont les seuls vers, � ma connaissance, dignes du sujet.
Ei f�; siccome immobile,
Dato il mortal sospiro,
Stette la spoglia immemore
Orba di un tanto spiro,
Cosi percossa e attonita
La Terra al nunzio sta.
Muta pensando all'ultima
Ora dell'uom fatale,
Ne sa quando una simile
Orma di pi� mortale
La sua cruenta polvere
A calpestar verr�.
Dall'Alpi alle Piramidi,
Dal Manzanarr� al Reno,
Di quel securo in fulmine,
Tenea dietro al baleno,
Scoppi� da Scilla al Tanai,
Dall'uno all'altro mar.
F� vera gloria? ai posteri
L'ardus sentenza; noi
Chiniam la fronte al Massimo
Fattor che volle in Lui
Del Creator suo spirito
Pi� vasta orma stampar.
....................
Ei sparve, e i di nell'ozio
Chiuse in si breve sponda,
Segno d'immensa invidia,
E di piet� profonda,
D'inestinguibil odio,
Et d'indomato amor.
......................
Oh! quante volte al tacito
Morir di un giorno inerte,
Chinati i rai fulminei,
Le braccia al sen conserte,
Stette, e dei di che furono
L'assalse li sovvenir!
Ei ripenso le mobili
Tende, i percossi valli,
E il lampo de i manipoli,
E l'onda de cavalli,
E il concitato imperio,
......................
......................
[76] Alfieri Vita, figure de Louis XV.
[77] Ames nobles et g�n�reuses, approchez-vous de moi; vivez, soyez heureuses d�sormais; go�tez un bonheur dont je serai la source.
[78] Je demande pardon aux Allemands de parler de leur musique d'op�ra avec peu de respect; je suis sinc�re. Du reste, l'on ne peut pas douter de mon estime pour le peuple qui a produit Luther. Les Allemands peuvent voir que je ne m�nage pas la musique de mon propre pays, au risque de passer pour mauvais citoyen.
[79] La guerre du gendarme contre la pens�e pr�sente partout des circonstances burlesques. En 1823, l'on ne veut pas permettre � Talma la repr�sentation de Tib�re, trag�die de Ch�nier, qui est mort il y a dix ans, de peur des allusions. Allusions � qui? et de la part d'un po�te mort en 1812 en ex�crant Napol�on.
A Vienne, l'on vient de suspendre les repr�sentations d'Abufar, charmant op�ra de M. Caraffa, comme pouvant porter les peuples � un amour illicite. D'abord, il n'y a pas amour criminel, puisque Farhan n'est pas fr�re de Salema; et pl�t � Dieu que les jolies Viennoises ne pussent �tre fourvoy�es que par le sentiment! Ce n'est pas l'amour, quel qu'il soit, c'est le ch�le qui est funeste � la vertu.
[80] En r�alit� le 20 F�vrier 1816. N. D. L. E.
[81] Comme � l'�glise de Ges�, � Rome, les 31 d�cembre et 1er janvier de chaque ann�e.
[82] Mœurs et Coutumes des nations indiennes, ouvrage traduit de l'anglais de Jean Heckewelder, par M. du Ponceau. Paris, 1822.
[83] L'Allemand, qui met tout en doctrine, traite la musique savamment; l'Italien voluptueux y cherche des jouissances vives et passag�res; le Fran�ais, plus vain que sensible, parvient � en parler avec esprit; l'Anglais la paie et ne s'en m�le pas. (Raison, Folie, tome I, page 230.)
[84] Premi�re repr�sentation du Matrimonio segreto en 1793 � Vienne. L'empereur Joseph s'en fait donner une seconde repr�sentation dans la m�me soir�e.
[85] Voir le croquis des amours de la Zitella Borgh�se, dans les lettres du pr�sident de Brosses sur l'Italie, tome II, page 250
Et sequitur leviter
Filia matris iter.
[86] Edition de 1824: �Dans le bel � fresque�
N.D.L.E.
[87] Burckhardt, M�moires de la cour du pape, dont il �tait majordome; de Potter, Histoire de l'Eglise; Gorani.
[88] Peut-�tre amour et bonne foi d'un c�t�; de l'autre, vanit� et continuelle attention aux autres.
[89] La religion est la seule loi vivante dans les �tats du pape. Comparez Velletri ou Rimini au premier pays protestant que vous traverserez. Le g�nie froid du protestantisme tue les arts; voir Gen�ve et la Suisse. Mais les arts ne sont que le luxe de la vie; l'honn�tet�, la raison, la justice, en sont le n�cessaire.
[90] Voir les M�moires de Carlo Gozzi, et son �ternelle querelle avec le signor Gratarol; rien de plus oppos� � Giacopo Ortiz. Voir les Œuvres de madame Albrizzi.
[91] Voir une brochure fort plaisante d'un M. Majer, de Venise, qui nous apprend que M. Morlachi di Perugia est le grand ma�tre de l'�poque. Un homme d'esprit, de Paris, fort accr�dit� dans les journaux depuis que Rossini a refus� son po�me des Ath�niennes, nous assure, de son c�t�, que le grand ma�tre de l'�poque, c'est M. Spontini. Que va dire M. Berton de l'Institut?
[92] Un homme, s'il n'est pas mari�, d�ne trois cents fois par an chez le restaurateur; en 1780, il n'y e�t pas paru deux fois par mois. Un jeune homme se d�consid�rait en allant au caf�. Le quart de la vie se passait � souper, et l'on ne soupe plus.
[93] M�moires de Marmontel, de Morellet. Lettres de madame Du Deffant et de mademoiselle de Lespinasse.
[94] Nous l'appelons factice et faux en 1823, mais il �tait fort naturel et fort r�el en 1780. Tout ce que l'on peut dire, c'est que la quantit� d'�motion possible dans chaque homme (ce qui fait le domaine des arts) �tait fort restreinte.
[95] Voir les M�moires de Bezenval, bataille de Fillinghausen. Batailles des princes de Clermont et de Soubise. M�moires de Lauzun, d�tails de son exp�dition en Am�rique.
[96] M�moires de madame du Hausset, femme de chambre de madame de Pompadour. M�moires de madame Campan, dans la partie supprim�e par des �diteurs prudents.
[97] �Sylla, en prenant cette mesure, en connaissait bien le fort et le faible�, dit Montesquieu, Grandeur des Romains. Jamais Marmontel n'aurait eu le courage d'�crire un tel mot; les litt�rateurs de la vieille �cole ne l'oseraient pas m�me aujourd'hui. Voyez les querelles que l'on a faites � M. Courier pour son admirable H�rodote. Les savants craignent pour H�rodote.
[98] M�moires de madame d'�pinay: d�tail de la matin�e de M. d'�pinay.
[99] Voir Racine et Shakspeare, 1823.
[100] Zurich. Solitude et chant � l'�glise, voil� les sources du go�t pour l'op�ra buffa.
[101] Tableau des �tats-Unis, par Volney, page 490.
[102] Qui s'en vengent bien. Voir les Annales litt�raires, c'est le journal des bons hommes de lettres; ils traitent Rossini comme Voltaire. Les Fran�ais d'autrefois sentent extr�mement peu la musique; et comme d'ailleurs ils ne manquent pas de pr�tentions, il n'est sorte d'absurdit�s qu'on ne parvienne � leur d�biter avec succ�s, pour peu qu'on y mette d'adresse. C'est ainsi que les D�bats, un de leurs journaux les plus accr�dites, en parlant de Monsigny, donnait � ce bonhomme le titre de premier musicien de l'Europe, et soutenait son dire par quatre colonnes de feuilleton. Il est f�cheux pour l'Europe qu'elle ne se soit jamais dout�e du nom de son premier musicien. Je prie de croire que j'estime les journaux autant que je le dois, mais ils sont pr�cieux comme thermom�tre indiquant l'�tat actuel de l'opinion de Paris. Un public qui supporte patiemment, et l'on peut dire avec joie trois th��tres tels que les Vari�t�s, le Vaudeville et le Gymnase, qui se soutiennent et font fortune en chantant faux quatre heures de suite chaque soir, ne peut pas, en conscience, pr�tendre � une grande d�licatesse d'oreille. (Mais ce sont les hommes de cinquante ans, et non les jeunes femmes de la haute soci�t� qui font les succ�s du Vaudeville.)
La patrie de Voltaire et de Moli�re est, ce me semble, la premi�re ville du monde pour l'esprit. On jetterait p�le-m�le dans un alambic l'Italie, l'Angleterre et l'Allemagne, que l'on ne parviendrait jamais � faire Candide, ou les chansons de Coll� ou de B�ranger. Ce dernier mot explique le peu de g�nie pour la musique. Le Fran�ais d'autrefois est attentif � la parole chant�e, et jamais � la cantil�ne sur laquelle on la chante; pour lui, c'est la parole qui peint le sentiment, et non le chant.
[103] Si jamais on introduit un ballet entre les deux actes de l'op�ra italien � Louvois, le mal � la t�te, et l'�tat nerveux du second acte �tant pr�venus, Louvois amusera autant qu'il int�resse, et Feydeau est perdu. Quel dommage pour la gloire nationale!
[104] Le Spleen, conte de M. de Bezenval, mœurs de Besan�on.
[105] J'apprends qu'un grand nombre de petite villes ont eu le malheur de prendre � la lettre les louanges ironiques donn�es � la Carol��de et � Ipsibo�.
[106] Sans les aristarques de profession, la r�volution des arts se ferait mieux et plus vite; mais, puisque nous sommes condamn�s � avoir une Acad�mie fran�aise, estimons-la juste ce qu'elle vaut. T�chons de ne pas nous laisser irriter par une contradiction doctorale et donn�e de haut{*}; et si par hasard nos adversaires sont un peu p�dants, t�chons de ne pas devenir exag�r�s.
{*} Paroles des D�bats en racontant les injures �l�gants adress�es au romantiques par le c�l�bre M. Villemain, � la cl�ture ou � l'ouverture de son cours, mars 1823.
[107] L'abb� Girard, observateur ing�nieux, �crivait en 1746:
�L'usage, qui permet la galanterie aux femmes mari�es leur d�fend la
passion; elle serait ridicule chez elles.�
(Synonymes, article
Amour.)
[108] Cento novelle di G. B. Giraldi Cinthio, partie 1, d�cade 3, nouvelle 7, pag. 313-321, �dition de Venise, 1608.
[109] Pallida morte futur�.
[110] Les tableaux de Paul V�ron�se, Venise triomphante, par exemple, sont aussi des chef-d'œuvre dans le style magnifique; ce style est beaucoup plus g�n�ralement go�t� que celui de Rapha�l; mais enfin, pour la juste expression des passions, il faut en revenir aux chambres du Vatican.
[111] Cet air appartient � la Gabrielle de Vergy, l'un des chefs-d'œuvre de M. Caraffa. C'est le duetto,
Oh istante felice
[112] Voir la mani�re admirable dont M. Kean joue ce dernier acte, et l'enthousiasme de tendresse avec lequel, entendant la pri�re de Desdemona, il s'�crie: Amen! amen! With all my soul! Je ne trouve rien de comparable � l'Angleterre pour la d�clamation et les jardins.
[113] Sorte de danse fort vive, nationale dans le Frioul; la seconde partie est toute m�lancolique. Vigano est un homme de g�nie, connu seulement en Lombardie, o� il est mort en 1821, apr�s avoir donn� les ballets d'Otello, de Myrrha, de la Vestale, de Prom�th�e, etc., etc.
[114] �Toute autre vue est funeste pour mol; tout m'importune, tout me semble odieux.�
Il y a un feu et une force contenue admirable dans la mani�re dont madame Pasta dit ce mot, detesto, tout � fait dans le bas de sa superbe voix. Ce son retentit dans tous les cœurs.
. . . . . . . Tenet nunc,
Partenope. (Virgile).
[116] Il ne faut qu'un petit accident dans la sant� de cet aimable artiste pour rendre extr�mement d�plac�es toutes ces louanges. Je parle du Davide de 1816 et 1817. Je prie le lecteur de placer ce correctif � c�t� de tous les jugements que l'on porte des voix des chanteurs dans le courant de cette biographie.
[117] Va, malheureuse! je te maudis.
[118] Les savants disent que le trio du finale du premier acte d'Otello rappelle un trio de Don Juan; l'accompagnement de clarinette est le m�me. L'accompagnement de l'orchestre pendant qu'Othello lit le billet fatal que Jago lui a remis (duetto du second acte) est � ce qu'on assure, un fragment d'une symphonie de Haydn, en mi b�mol.
[119] M. Giovanela de Lodi. Il m'a un peu rappel� l'inimitable Bocci, qui faisait Jago dans le ballet de Vigano.
[120] Il n'est pas de plus grande douleur que de se souvenir des temps heureux au sein de la mis�re.
[121] Il �tait d'un grand effet � Naples, o� l'on cro�t � la jettatura.
[122] Chant de la statue dans Don Juan; d�sespoir de D. Anna quand elle aper�oit le cadavre de son p�re.
[123] Ah! le ciel par ses feux rend son crime plus clair � mes yeux! Cela veut dire que l'�clair lui fait voir que Desdemona est endormie, et que les mots caro ben (toi que j'aime) sont adress�s en songe � l'homme qu'elle aime, et non pas � lui Othello, qui s'avance, et qu'elle ne peut pas voir s'approcher, puisqu'elle dort.
[124] Voir les M�moires de Benvenuto, et l'excellente Histoire de Toscane de Pignotti, 1814. C'est un livre de bonne foi, et bien sup�rieur � celui de M. Sismondi, qui ne sait pas peindre les mœurs et la physionomie d'un si�cle.
[125] Fait absolument semblable � Chamb�ry, juillet 1823.
[126] Anecdote de mon ami de Bergame, oblig�, par la rumeur publique, d'assassiner d'un coup de fusil, dans la rue, un sbire qui l'avait regard� de travers (1782). Il en fut quitte pour un s�jour de six semaines en Suisse.
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