The Project Gutenberg EBook of R�cits d'une tante (Vol. 4 de 4), by 
Louise-El�onore-Charlotte-Ad�laide d'Osmond, comtesse de Boigne

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Title: R�cits d'une tante (Vol. 4 de 4)
       M�moires de la Comtesse de Boigne, n�e d'Osmond

Author: Louise-El�onore-Charlotte-Ad�laide d'Osmond, comtesse de Boigne

Release Date: January 10, 2010 [EBook #30912]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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M�MOIRES

DE LA

COMTESSE DE BOIGNE


IV




[Illustration: LA MARQUISE D'OSMOND n�e MARIE-AIM�E DESTILL�RES
belle-soeur de la comtesse de Boigne

d'apr�s une miniature de Hollier.

(_Collection de Mademoiselle Osmonde d'Osmond._)]




R�CITS D'UNE TANTE

M�MOIRES DE LA COMTESSE DE BOIGNE N�E D'OSMOND


PUBLI�S INT�GRALEMENT D'APR�S LE MANUSCRIT ORIGINAL


IV


FRAGMENTS

Une semaine de Juillet 1830.==Exp�dition de Madame la duchesse de
Berry en 1832.==Fontainebleau en 1834.==Mariage de Monseigneur le duc
d'Orl�ans en 1837. Ouverture de Versailles.==Mort de Monsieur de
Talleyrand en 1838.==Mort de la princesse Marie d'Orl�ans, duchesse de
Wurtemberg (1839).


  _PARIS_
  �MILE-PAUL FR�RES, �DITEURS
  100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONOR�
  1922




  .....I pray you when you shall
  these deeds relate I speak of me as I am, nothing
  extenuate not set down aught in malice...

    _Othello_.                     SHAKESPEARE.




_HUITI�ME PARTIE_

AVANT-PROPOS


Cette huiti�me partie a �t� �crite avant les sept pr�c�dentes, et
lorsque je ne pensais nullement � me cr�er une distraction de ce
genre. Ayant conduit mon r�cit jusqu'� l'�poque de la r�volution de
1830, j'ai voulu lire ces cahiers afin d'en tirer le sujet d'un
dernier chapitre; mais, apr�s r�flexion, je me suis d�cid�e � les
laisser tels qu'ils sont.

Je ne m'aveugle pas sur leurs d�fauts. Si je n'ai pas suffisamment de
talent pour les �viter, j'ai assez d'intelligence pour les sentir. Le
style est l�che; il y a des longueurs infinies.

Mais je ne r�ussirais probablement pas � corriger ce qui tient �
l'ignorance du m�tier d'�crire et je craindrais de faire perdre �
cette narration un m�rite (qu'on me passe ce mot ambitieux) que je ne
puis m'emp�cher de lui reconna�tre, c'est de m'avoir report�e aux
�v�nements et si vivement rappel� mes impressions du moment que j'ai
pour ainsi dire rev�cu les journ�es de Juillet avec toutes leurs
craintes, toutes leurs anxi�t�s, mais aussi toutes leurs esp�rances,
toutes leurs illusions.

La relation d'aussi grandes sc�nes doit, je crois, porter
principalement le caract�re de la sinc�rit�, et souvent un futile
d�tail d'int�rieur donne ce cachet d'actualit� qu'il me semble y
reconna�tre.

En cherchant � �monder cette narration de ce qui me para�t maintenant
inutile, je ne serais pas s�re d'avoir la main assez habile pour ne
pas retrancher pr�cis�ment ce qui lui donne le coloris de la v�rit�.
D'ailleurs, les �v�nements sont trop importants par eux-m�mes pour
laisser le loisir de chercher autre chose qu'un historien fid�le.

D'autre part, je craindrais, en remaniant ces pages, de ne plus
montrer les journ�es de Juillet sous l'aspect o� elles se pr�sentaient
� l'�poque m�me. Nous �prouvons aujourd'hui les difficult�s
inh�rentes, � une r�volution dirig�e contre l'�tat social tout entier.
Nous sommes assourdis par les sifflements des serpents qui en sont
n�s. J'aurais peine � ne pas chercher sous les pav�s de Paris la fange
dans laquelle ils sont �clos, et je ne serais pas alors le chroniqueur
exact des impressions fournies par ces premiers moments. Dans tout le
cours de ces r�cits, j'ai cherch� � me garer de pr�senter les
�v�nements tels que la suite les a fait juger et � les montrer sous
l'aspect o� on les envisageait dans le moment m�me.

Je veux garder la m�me impartialit� pour la r�volution de Juillet.

L�, se termine ma t�che.

Jusqu'ici, j'ai racont� ce que j'ai aper�u du parterre. Depuis 1830,
je me suis trouv�e plac�e dans les coulisses; et la multitude des
fils qui se sont remu�s devant moi me permettrait difficilement de
faire un choix, plus difficilement de conserver l'impartialit� �
laquelle je pr�tends.

La sinc�rit� prendrait parfois le caract�re de la r�v�lation. On peut
raconter ce qu'on a vu ou devin�, voire m�me ce qu'on vous a dit,
jamais ce qu'on vous a confi�. Je m'arr�te donc � l'�poque de juillet
1830.

Peut-�tre l'habitude que j'ai prise de griffonner me portera-t-elle �
jeter sur le papier quelques notes sur des faits particuliers; mais ce
n'est pas mon intention en ce moment.

                                                          (Mars 1837.)




UNE SEMAINE DE JUILLET


(JUILLET 1830.)

Vous m'engagez � �crire mes souvenirs des m�morables journ�es de
Juillet 1830 avant qu'ils soient effac�s de ma m�moire; peut-�tre
avez-vous raison.

Je n'y ai jou� aucun r�le, je n'ai �t� agit�e par aucune passion. Je
pense pouvoir �tre fort impartiale. Je dirai seulement ce que j'ai vu
et su par moi-m�me.

J'ai quelquefois regrett� de n'avoir pas �crit les �v�nements du mois
de mars 1814. Alors, comme [en] 1830, je me suis trouv�e spectateur
bien plac� par mes rapports avec plusieurs des acteurs de ces grands
drames.

Mais, en 1814, soit que je fusse plus jeune, soit que cela t�nt aux
opinions o� j'avais �t� �lev�e, j'avais bien plus d'enthousiasme et
d'esprit de parti qu'en 1830, et, par ma position, je n'�tais en
contact qu'avec les vainqueurs. En 1830, au contraire, je me suis
trouv�e au milieu des deux partis, port�e de situation pour les uns,
de raisonnement pour les autres et d'affection pour tous deux.

Une chose m'a beaucoup frapp�e dans ces �v�nements, c'est que, pendant
les trois premiers jours, en 1814 comme en 1830, les bons sentiments,
la loyaut�, le d�sint�ressement, l'amour du pays, ont domin�, et que,
d�s le quatri�me, les mauvaises passions, l'ambition, les int�r�ts
personnels se sont empar�s des �v�nements et ont r�ussi, en
vingt-quatre heures, � g�ter tout ce qui jusque-l� avait �t� de nature
� faire battre les coeurs haut plac�s.

L'�go�sme de quelques individus a extrait du poison de la g�n�rosit�
des masses. C'est la seule similitude admissible entre ces deux
catastrophes. Ni les acteurs, ni les sc�nes, ni les r�sultats ne se
sont ressembl�s dans cette chute si rapide de deux gouvernements
suicid�s.


(26 JUILLET.)

Le lundi 26 juillet 1830, je me trouvais seule de ma famille � Paris
o� je faisais arranger un logement dans la rue d'Anjou. Je parlais �
des ouvriers, lorsque, sur les premi�res heures, on vint me dire, que
le duc de Raguse �tait dans mon cabinet.

Je ne le voyais jamais le matin; cependant, comme il �tait �tabli �
Saint-Cloud, cela ne m'inspira aucun �tonnement. �Eh bien, me dit-il,
on nous fait de belle besogne!� Je crus � une plaisanterie sur les
grogneries qu'il pouvait m'avoir entendu faire aux ouvriers. Je
r�pondis en riant, et nous �change�mes quelques phrases sans nous
comprendre. Mais, bient�t, je reconnus mon erreur. Il avait la
physionomie alt�r�e. Il me dit ces folles ordonnances. Il me rapporta
comment la nouvelle lui en �tait parvenue, � dix heures, par un de ses
aides de camp qui avait rencontr�, dans la cour de Saint-Cloud, un
officier arrivant de Paris et exprimant une joie extravagante.

�tonn�, mais incr�dule, le mar�chal avait envoy� chercher le
_Moniteur_ � l'�tat-major, on ne l'y avait pas re�u, puis chez le
premier ma�tre d'h�tel, il n'y �tait pas arriv�. Enfin il avait �crit
au duc de Duras pour lui demander le sien. J'ai vu la r�ponse. Elle
portait qu'un seul exemplaire du _Moniteur_ �tait arriv� �
Saint-Cloud; le Roi l'avait re�u et envoy�, sans l'ouvrir, � madame la
duchesse de Berry.

Le mar�chal avait ensuite appris que cette princesse avait rapport� ce
fatal _Moniteur_ au Roi lorsqu'il montait en voiture, s'�tait presque
mise � ses genoux, lui avait bais� les mains en disant: �Enfin vous
r�gnez! mon fils vous devra sa couronne, sa m�re vous en remercie.� Le
Roi l'avait embrass�e fort tendrement, avait mis la gazette dans sa
poche et �tait parti pour Rambouillet sans dire un mot aux autres.

� Saint-Cloud, on ne savait ce qui se passait que par les survenants
de Paris. Le mar�chal, fort en peine, �tait venu chez lui rue de
Sur�ne, avait fait demander le _Moniteur_ � monsieur de Fagel, le
ministre de Hollande, son voisin, et il venait d'en achever la lecture
lorsqu'il accourut chez moi. (J'entre dans ces d�tails parce qu'il est
curieux de voir l'incurie avec laquelle on laissait dans l'ignorance
l'homme destin� _in petto_ � soutenir le coup d'�tat.)

Apr�s ce r�cit, il ajouta: �Ils sont perdus. Ils ne connaissent ni le
pays, ni le temps. Ils vivent en dehors du monde et du si�cle. Partout
ils portent leur atmosph�re avec eux, on ne peut les �clairer, ni m�me
le tenter; c'est sans ressource!

--Mais vous �tes perdu aussi, monsieur le mar�chal! Vous allez vous
trouver horriblement compromis dans tout ceci. Vous perdez par l�
votre seule explication pour 1814. Vous compreniez, dites-vous, qu'il
fallait vous sacrifier pour obtenir au pays des institutions
lib�rales! O� sont-elles maintenant?�

Le mar�chal soupira profond�ment: �Sans doute ma position est
f�cheuse, reprit-il; mais, tout en me d�solant de ce qui arrive, en
regrettant surtout avec le bien si facile � faire les maux qui vont
tomber sur nous, je suis personnellement plus tranquille depuis la
lecture du _Moniteur_. Certes, je ne me m�lerai de rien � moins d'y
�tre forc� par mon service militaire. Or la r�sistance sera toute
constitutionnelle et morale; on refusera l'imp�t... le gouvernement
croulera si le minist�re n'est pas chass�, et je n'ose l'esp�rer.
Mais, en admettant m�me qu'une r�sistance ouverte appel�t
l'intervention des troupes, ce ne serait jamais qu'� l'�poque des
�lections; elles sont fix�es au 3 septembre; mon service finit le 31
ao�t. D�s le lendemain, j'aurai fait vingt postes sur la route
d'Italie et j'y resterai au moins tout l'hiver. Je ne veux pas me
retrouver une seconde fois dans une situation o� les devoirs sont
complexes. N'ayez donc aucun souci particulier pour moi; il n'y en a
que trop � prendre de ce qui se passe!�

Nous continu�mes � nous lamenter, � craindre, � nous effrayer, �
pr�voir les malheurs du pays; mais assur�ment nos pr�voyances �taient
bien loin encore de la r�alit�. Il me quitta en promettant de venir
passer le samedi suivant � ma campagne. Je ne l'ai pas revu depuis.

Je pensais bien � ce moment qu'il n'aurait pas d� retourner �
Saint-Cloud; j'entrevoyais une belle et noble lettre � �crire en
rappelant les �v�nements de 1814. Mais il n'�tait pas assez
ind�pendant de fortune pour que j'eusse os� la lui conseiller, lors
m�me que ma liaison avec lui e�t �t� aussi intime que l'absence et le
malheur l'ont rendue depuis. D'ailleurs, ces choses-l�, pour �tre bien
faites, doivent �tre spontan�es.

Je sortis selon mon habitude et je fus tr�s frapp�e de l'aspect des
physionomies: elles portaient une curiosit� sombre. Les gens qui se
connaissaient s'arr�taient pour se parler. Les autres s'interrogeaient
de l'oeil en passant. Si un visage calme se rencontrait, on se disait:
�Celui-l� ne sait rien encore.�

Cela est si vrai que, lorsque, le lendemain, tout le monde a su, tout
le monde s'est regard�, et tout le monde s'est entendu. Il n'y a pas
eu de conspiration.

C'est m�me dans cette unanimit� d'indignation qu'il faut chercher la
cause de l'extraordinaire magnanimit� de ce peuple soulev�. Il
reconnaissait partout des complices et en voyait m�me dans ces soldats
qui tiraient sur lui. Mais n'anticipons pas sur les �v�nements; ils
vont assez vite.

Le soir, je vis quelques personnes, dans l'opposition au minist�re
Polignac, mais attach�es � la Restauration. Toutes �taient d�sol�es.
On se perdait en conjectures. On croyait � de grandes r�sistances,
mais constitutionnelles. Les lettres closes ayant �t� envoy�es aux
d�put�s; ils arrivaient de moment, en moment. Cet appel �tait-il la
suite de l'imp�ritie accoutum�e, ou bien les rassemblait-on dans des
intentions hostiles et pour s�vir contre eux? Il y avait mati�re �
deviser, et nous n'y manqu�mes point.

L'ambassadeur de Russie, le plus irrit�, le plus v�h�ment de nous
tous, nous raconta avoir rencontr� le comte Appony, sortant du cabinet
du prince de Polignac, tr�s satisfait, et allant exp�dier � Vienne un
courrier porteur de ces bonnes nouvelles.

Pozzo ne partageait ni cette confiance ni cette joie. Il �tait entr� �
son tour dans le cabinet o� il avait trouv� le ministre, calme et
enchant� de lui-m�me, r�p�tant qu'il �tait plus constitutionnel que
personne, si ce n'�tait le Roi; tout irait � merveille, il ne
comprenait pas m�me d'o� pouvait na�tre l'inqui�tude et il avait fini
par dire: �Soyez tranquille, monsieur l'ambassadeur, la France est
pr�par�e � accepter tout ce que le Roi voudra et � l'en b�nir.�

Dans la soir�e, on jeta quelques pierres � la voiture vide du
ministre; son cocher fut l�g�rement atteint, mais elle rentra �
l'h�tel dont on ferma la porte coch�re. Le groupe qui la poursuivait
se dispersa; sans doute monsieur de Polignac triompha et crut l'orage
dissip�. Nous nous s�par�mes fort tard et bien tristes.

Si je voulais raconter tout ce qui est venu ensuite � ma connaissance
et les d�tails appris depuis, il y aurait bien long � dire, mais je
m'attache � �crire uniquement ce que j'ai vu, ou entendu moi-m�me, et
dans le temps[1].

         [Note 1: Il y a pourtant un fait dont j'ai la certitude, il
         peint tellement le prince de Polignac que je ne puis r�sister
         � le citer. Le dimanche soir, les ordonnances �tant sign�es
         et tandis qu'on imprimait le _Moniteur_, monsieur de Polignac
         dans son plus intime int�rieur, entour� de gens sur lesquels
         il pouvait enti�rement compter, mit la conversation sur les
         discours du tr�ne pour l'ouverture des Chambres. Pendant une
         heure et demie, il en discuta chaque parole, accueillant les
         objections et les combattant ou les admettant, comme la plus
         s�rieuse chose du monde.

         On ne comprend pas comment, dans de pareilles conjectures,
         l'homme sur lequel pesait une si grande responsabilit�
         pouvait avoir le sang-froid, ou plut�t la pu�rilit� d'une
         telle com�die, ni ce qui pouvait l'amuser dans une
         mystification faite � des gens tout � fait dans sa
         d�pendance.]


(27 JUILLET.)

Le mardi vingt-sept, j'appris, par une trentaine d'ouvriers de
diverses professions, qui travaillaient chez moi et venaient de
diff�rents quartiers, l'agitation r�pandue dans la ville. J'en trouvai
beaucoup parmi eux, mais fond�e sur des raisonnements si sages que
j'en fus surprise.

Je ne puis m'emp�cher de consigner ici une remarque faite � cette
�poque. J'avais arrang� une maison en 1819 et employ� les m�mes sortes
d'ouvriers qu'en 1830; mais, dans ces dix ann�es, il s'�tait �tabli
une telle diff�rence dans les fa�ons, les habitudes, le costume, le
langage de ces hommes, qu'ils ne paraissaient plus appartenir � la
m�me classe. J'�tais d�j� tr�s frapp�e de leur intelligence, de leur
politesse sans obs�quiosit�, de leur mani�re prompte et scientifique
de prendre leurs mesures, de leurs connaissances chimiques sur les
effets des ingr�dients qu'ils employaient. Je le fus encore bien
davantage de leurs raisonnements sur le danger de ces fatales
ordonnances. Ils en apercevaient toute la port�e aussi bien que les
r�sultats.

Si ceux qui nous gouvernaient avaient eu la moiti� autant de
pr�voyance et de prudence, le roi Charles X serait encore bien
paisiblement aux Tuileries.

Sans doute une population ainsi faite �tait impossible � exploiter au
profit d'une caste privil�gi�e; mais, si on avait voulu entrer dans le
v�ritable int�r�t du pays, elle se serait montr�e facile autant que
sage; et on aurait trouv� secours et assistance dans le bon sens des
masses contre l'effervescence de quelques brouillons. Malheureusement,
le Roi et la nation se tenaient mutuellement pour incompatibles.

Les r�cits qu'on m'avait faits ne m'avaient cependant pas suffisamment
alarm�e pour me d�cider � rester chez moi. � quatre heures, je montai
en voiture avec le projet d'aller chez des marchands de la rue
Saint-Denis.

Un de mes gens pr�tendit qu'il y avait du bruit de ce c�t�. Je me
d�cidai � utiliser ma sortie en allant faire ma visite � Neuilly.
J'�tais depuis peu de semaines en grand deuil de mon mari et, avant de
retourner � la campagne, je voulais aller remercier des bont�s que les
princesses m'avaient t�moign�es � cette occasion.

Madame la duchesse d'Orl�ans se promenait dans le parc; je n'avais
rien d'assez int�ressant � lui dire pour l'y suivre.

Je trouvai Mademoiselle chez elle, d�sol�e des ordonnances, tr�s
inqui�te de l'effervescence populaire dont je lui parlai, et fort
impatient�e surtout de la crainte que le nom de son fr�re f�t
compromis. Elle me dit ces propres paroles: �Sans ces deux c�r�monies
de la messe du Saint-Esprit et de l'ouverture des Chambres o� il nous
fallait assister et la mis�rable attrape qu'on nous a faite, nous
serions partis samedi pour Eu et en dehors de toute cette bagarre.
Quand j'y pense, je suis pr�te � m'en arracher les cheveux.�

Si son intention �tait de me mystifier, elle y a parfaitement r�ussi;
car, encore � l'heure qu'il est, je suis persuad�e de sa bonne foi.
Elle admettait que les ordonnances devaient amener des catastrophes;
mais, comme tout le monde, elle pr�voyait la r�sistance dans une
classe qui ne la proclame pas � coups de pierres. Le refus de l'imp�t,
l'impossibilit� de gouverner contre une opposition g�n�rale,
manifest�e par tous les moyens l�gaux, lui semblait le danger de la
situation o� le Roi venait de s'engager. Nous en caus�mes longuement;
mais il ne fut point question du rem�de que Neuilly pouvait
�ventuellement fournir � une position devenue si critique.

De chez Mademoiselle, je passai chez madame de Montjoie. Je la trouvai
aussi fort agit�e, fort inqui�te et d�sesp�r�e qu'on ne f�t pas � Eu.
Cela me parut tout � fait l'impression de la maison.

Je m'avan�ai davantage avec elle, et nous parl�mes des chances
possibles que tant de fautes pouvaient amener. Elle me r�p�ta ce
qu'elle m'avait mille fois dit: Monsieur le duc d'Orl�ans �tait le
plus fid�le sujet du Roi _en France_, mais il ne le suivrait plus �
l'�tranger.

Il nous fallait bien admettre l'impossibilit� que son nom ne f�t pas
mis en avant, dans de pareilles conjonctures, m�me � son insu et
malgr� lui. Vingt fois depuis un an j'avais entendu dire, en parlant
du Roi et de ses ministres, �Ils travaillent � faire le lit des
Orl�ans.�

Elle me raconta � ce sujet ce qui s'�tait pass� le mercredi pr�c�dent.
Monsieur le duc d'Orl�ans, �tant fort enrhum� et se pla�ant sur le
perron � la sortie d'un grand d�ner, avait mis son chapeau. Il en
avait fait une fa�on d'excuse. Monsieur de S�monville avait r�pondu
tout haut:

�Nous vous le passons, Monseigneur, en attendant la couronne.

�--Jamais, monsieur de S�monville, � moins qu'elle ne m'arrive de
droit.

�--Ce sera de droit, Monseigneur; elle sera par terre; la France la
ramassera et vous forcera � la porter.�

�Concevez-vous monsieur de S�monville? ajouta madame de Montjoie, de
tenir de pareils propos, je les ai entendus; dix personnes ont pu les
entendre comme moi.

--Je comprends, r�pondis-je, qu'il croit la partie perdue encore bien
plus que nous.

--Mon Dieu, si le Roi voulait, pourtant, il y a encore de grandes
ressources.

--Oui, mais, h�las! il ne voudra pas.

--Mais qu'arrivera-t-il alors?

--Qui peut le pr�voir? beaucoup de malheurs sans doute!

--Et pensez donc s'il y a une guerre civile! et monsieur le duc de
Chartres qui sert dans l'arm�e! que fera-t-il? C'est � tourner la
t�te!�

Notre causerie se prolongea. Madame la duchesse d'Orl�ans ne rentrait
pas; l'heure avan�ait. Je chargeai madame de Montjoie de mes hommages
respectueux et je revins � Paris.

Rien n'y annon�ait, dans le quartier que je traversai, le tumulte de
la soir�e. Peut-�tre les rues �taient-elles moins populeuses que de
coutume. Il y avait eu, me dit-on, du bruit � la porte Saint-Martin,
et des groupes dans divers autres quartiers. Nous �tions si persuad�s
que ce n'�tait pas l� le genre de r�sistance � craindre que j'y
attachai peu d'importance.

Aucun des ouvriers travaillant chez moi n'�tait revenu depuis l'heure
du d�ner. Un carrossier, un mar�chal, un serrurier, logeant vis-�-vis
de chez moi, �taient �galement priv�s de leurs ouvriers depuis trois
heures. C'est la premi�re chose qui me donna � penser.

Bient�t, chaque quart d'heure amena des r�v�lations sur les �v�nements
si graves dont un avenir bien prochain �tait gros. Les m�mes
personnes, qui s'�taient r�unies la veille chez moi, arriv�rent
successivement, et toutes apportaient des nouvelles prenant un
caract�re de plus en plus alarmant.

J'appris que le duc de Raguse �tait �tabli aux Tuileries. Vers les six
heures, traversant un groupe en tilbury, il avait couru quelques
risques sur les boulevards. Il y avait eu des barricades faites. � la
v�rit�, elles avaient �t� d�truites par la garde, mais le peuple n'en
paraissait que plus anim�. On disait m�me quelques coups de fusil
tir�s de part et d'autre.

Monsieur Pasquier alla aux nouvelles chez madame de Girardin o� il y
avait toujours assez de monde.

L'ambassadeur de Russie arriva. Un de ses secr�taires avait vu, sur la
place de la Bourse, un homme mort autour duquel on haranguait.
L'ambassadeur lui-m�me aurait pu servir d'orateur. Il s'anima et nous
fit un morceau sur le droit imprescriptible des nations de s'opposer
au renversement de leurs institutions et de ch�tier les rois parjures.
Il s'�tonna qu'on trouv�t un seul homme � opposer � l'insurrection,
lorsque la l�galit� �tait si �videmment de son c�t�, bl�ma le mar�chal
Marmont de chercher � la combattre, et fut d'une v�h�mence qui nous
frappa tous.

Nous nous la sommes souvent rappel�e depuis, en lui entendant tenir un
langage si diff�rent, et accuser le duc de Raguse comme coupable pour
n'avoir pas, d�s ce mardi o� il n'y avait encore que de l'agitation et
quelques groupes, mitraill� les habitants de Paris.

Monsieur Pasquier avait trouv� le m�nage Girardin seul, la femme fort
abattue et fort triste, le mari fort tranchant et fort jactant, disant
qu'il fallait en finir avec toute cette canaille, imposer silence aux
m�contents en leur inspirant la terreur, et gouverner par le sabre.
C'�tait un petit moment d'effervescence � subir; il n'aurait pas de
suite, etc. Cependant, il confirma la nouvelle que la gendarmerie
avait charg�; il y avait eu quelques personnes tu�es et bless�es. Une
barricade, form�e avec un omnibus et quelques charrettes renvers�es �
l'entr�e de la rue de l'�chelle, avait �t� faite par le peuple et
d�truite par la garde. Le sang avait coul� � la place du Palais-Royal.
Monsieur de Girardin en esp�rait les plus heureuses cons�quences.

Nous apprenions, en m�me temps, que la place Louis XV, la place
Vend�me et le Carrousel �taient remplis par l'artillerie canons en
t�te, m�ches allum�es. Cela ne m'effraya pas beaucoup. J'avais souvent
entendu dire au mar�chal que, dans les effervescences populaires, il
fallait faire un grand d�veloppement de force pour frapper les
imaginations et �tre dispens� d'user de rigueur.

Nous nous s�par�mes sur les minuit, apr�s avoir re�u le rapport de
deux hommes envoy�s, l'un � la place de Gr�ve, l'autre � la porte
Saint-Denis. Tout �tait tranquille. Sans doute nous �tions tr�s
pr�occup�s, mais personne, je crois, ne s'attendait � l� journ�e du
lendemain.


(28 JUILLET.)

Le mercredi, en entrant chez moi, on me dit qu'aucun de mes ouvriers
n'avait paru; il en �tait de m�me chez tous les voisins. Ne croyant
pourtant pas la situation assez grave pour changer mes projets et
devant retourner � la campagne le lendemain, je voulus aller chez mes
banquiers, messieurs Mallet, o� j'avais affaire.

Je me d�cidai � sortir tout de suite, pensant bien que, s'il devait y
avoir du bruit, ce serait plus tard. Je fis mettre mes chevaux et, sur
les dix heures, je montai en voiture. J'allais dans la rue du
Mont-Blanc. J'avertis mon cocher de passer par les rues, au lieu de
prendre les boulevards, et de tourner bride s'il voyait des
rassemblements. Je ne laissai pourtant pas d'�tre fort effray�e.

Depuis le milieu de la rue des Mathurins, et dans toutes les rues
transversales, les lanternes �taient coup�es et gisaient fracass�es
sur le pav�. � chaque porte, il y avait un groupe de femmes et
d'enfants portant la terreur sur leur visage. Les insignes royaux qui
d�coraient la boutique de Despilly, le marchand de papier, avaient �t�
arrach�s et jet�s par terre.

Le portier de messieurs Mallet fit quelques difficult�s pour ouvrir la
porte coch�re; enfin il s'y d�cida; ma voiture entra et il la ferma
avec une pr�cipitation qui ne calma pas mon inqui�tude. Je montai au
bureau o� ces messieurs furent fort �tonn�s de me voir; ils
m'engag�rent � rentrer chez moi et � ne plus en sortir.

Pendant que je signais quelques papiers essentiels, ils me racont�rent
que, vers six heures du matin, des groupes assez consid�rables
s'�taient port�s sur les boutiques des armuriers, les avaient pill�es
sans qu'on p�t s'y opposer. Partout on avait bris� les lanternes et
renvers� les armes royales des boutiques o� elles �taient plac�es. �
la v�rit�, les propri�taires n'avaient fait aucune r�sistance et
avaient m�me aid�.

Il �tait question de r�tablir de fait la garde nationale pour prot�ger
les personnes et les propri�t�s. Messieurs Mallet avaient d�j� �t� �
leur mairie � cet effet. Ils allaient y retourner, et ils esp�raient
qu'avant la fin de la matin�e une garde nationale improvis�e serait en
activit� dans tous les quartiers, non dans le but d'assister la
troupe, mais pour prot�ger les gens tranquilles et s'opposer � un
pillage que les �v�nements de la matin�e pr�sentaient comme imminent.

Je rentrai plus effray�e que je n'�tais partie. Je retrouvai ma rue
parfaitement calme; seulement, par mesure de pr�caution, les habitants
descendaient les lanternes, les serraient et effa�aient les armes
royales l� o� elles se trouvaient.

On me remit un billet de monsieur Pasquier. Il s'informait si j'avais
quelque moyen de communiquer avec le duc de Raguse et m'engageait �
lui faire savoir que des gens bien instruits pensaient que la
r�sistance militaire, oppos�e � un mouvement si g�n�ral, am�nerait des
catastrophes effroyables, quel qu'en f�t le r�sultat. On connaissait
ses lumi�res et son coeur et l'on pensait que le plus beau r�le pour
lui �tait de se placer comme m�diateur, en annon�ant � Saint-Cloud les
difficult�s (plus r�elles que peut-�tre lui-m�me ne le savait) dont il
se trouvait entour�, et en y conseillant des concessions qui
pourraient encore tout sauver, si on se h�tait de les proclamer.

J'ai su depuis que ce billet avait �t� le r�sultat d'une conf�rence,
tenue chez monsieur Pasquier, et dans laquelle monsieur Hyde de
Neuville avait cherch� � le d�cider � se rendre � Saint-Cloud pour
�clairer le Roi sur sa position. Monsieur Pasquier avait repr�sent�
qu'il n'�tait nullement propre � cette mission; il ne pouvait obtenir
du Roi de l'�couter favorablement, ne poss�dant pas sa confiance.

Monsieur Hyde se trouvait dans la m�me situation. Enfin l'abb� de
Montesquiou, mieux vu � Saint-Cloud que ces messieurs, consentit � s'y
rendre[2], et c'�tait pour appuyer les paroles dont il �tait porteur
qu'on d�sirait une d�marche du mar�chal. Il en avait pris l'initiative
depuis plusieurs heures, mais on l'ignorait.

         [Note 2: L'abb� de Montesquiou, arr�t� � la barri�re, ne
         parvint pas � Saint-Cloud.]

J'envoyai tout de suite chez le duc de Raguse savoir si on �tait en
communication avec lui. Tous ses gens se trouvaient aux Tuileries.

Je re�us un nouveau billet de monsieur Pasquier; il m'autorisait �
envoyer le premier au mar�chal. Je l'enveloppai dans quelques lignes
�crites � la h�te. Je ne savais comment les faire parvenir. Mon
m�decin se trouvait l� et, voyant mon anxi�t�, il se chargea de
remettre la lettre en main propre.

Il y r�ussit, car, peu de temps apr�s, je vis entrer dans ma chambre
monsieur de La Rue, aide de camp du mar�chal. Il l'envoyait me dire
qu'il �tait trop tard. Toutes les propositions de conciliation avaient
�t� vainement tent�es; les ordres de Saint-Cloud �taient imp�ratifs,
il ne lui restait plus qu'� agir militairement. D'ailleurs, l'affaire
�tait trop engag�e; il fallait, avant tout triompher de
l'insurrection.

Monsieur de La Rue ajouta qu'il venait de porter l'ordre de marche aux
colonnes: elles devaient s'avancer en balayant tout devant elles, et
probablement j'entendrais gronder le canon sous moins d'une
demi-heure.

�Dieu nous en garde! m'�criai-je. J'ignore quel en serait le r�sultat
pour la monarchie; mais, si elle r�chappe d'une pareille crise, elle
sera forc�e de sacrifier tous ceux qui auront mitraill� la population
parisienne dans une cause si odieuse � la nation!�

Je lui fis la peinture de la position du mar�chal, de son impopularit�
dans le pays, o� les calomnies invent�es en 1814 avaient encore cours,
du peu d'affection que lui portait la Cour, de la m�fiance qu'il
inspirait aux partis ultra et j�suitique, enfin de la disposition o�
serait tout le monde � l'offrir en holocauste. �Si le mar�chal,
ajoutai-je, fait tirer un seul coup de canon, qu'il se fasse tuer, car
sa vie ne sera plus qu'une s�rie de malheurs!�

J'�tais fort anim�e et je parvins � persuader La Rue. Il devenait de
plus en plus soucieux et me r�pondait toujours par cette exclamation:

�Mais que faire! on tire sur nous; l'affaire est engag�e; il faut bien
commencer par la vider et mettre ces gens-l� � la raison! Et
d'ailleurs il n'y a pas moyen de parler au mar�chal. Il a �t� oblig�
de m'attirer dans l'embrasure d'une fen�tre pour me donner le message
que je vous apporte, et il a eu toute la difficult� possible � trouver
un moment pour lire votre lettre.

--Pourquoi donc cela?

--Mais les ministres sont aux Tuileries, chez lui. Monsieur de
Polignac et son monde l'entourent et le gardent tellement � vue qu'en
�tant nominativement le chef de tout il n'a pas la permission de dire
une parole, ou de faire un geste, sans les voir contr�ler.

--T�chez pourtant de lui faire comprendre combien il se sacrifie
inutilement. Parlez-lui surtout des dangers du pays auquel il est si
d�vou�.

--J'essaierai de lui rapporter vos paroles, car les miennes n'auraient
aucune influence. Il est accoutum� � nous commander et non pas � nous
�couter, et les conseils ne peuvent lui arriver utilement par notre
bouche. Au reste, votre message n'est pas le seul dont je suis charg�.
J'ai rencontr� Fabvier � votre porte. Arriv� ce matin m�me de Lyon, il
trouve les affaires bien diff�rentes de ce qu'il les croyait; il vient
de parcourir la ville et de se recorder avec ses amis: �Jusqu'�
pr�sent, m'a-t-il dit, ils ne se sont m�l�s de rien; mais, d'ici � une
heure, chaque groupe aura � sa t�te un chef intelligent, un officier
capable et on s'en apercevra. Il ne faut pas s'y tromper, m'a-t-il
dit, le peuple est s�rieusement au jeu; le mouvement, pour �tre
spontan�, n'en est que plus violent et, ce qui le fera r�ussir, c'est
de n'�tre le r�sultat d'aucune conspiration.�

La Rue, comme de raison, avait r�pondu � son ancien camarade:

�Nous serons pr�ts � bien recevoir ceux qui nous attaqueraient, et
nous aurons sur eux l'avantage de faire notre devoir.

--Devoir tant que tu voudras, mais dis au mar�chal que, s'il laisse
engager la partie s�rieusement, il peut la tenir pour perdue. La
troupe ne peut rien dans une ville contre une population unanime et
exasp�r�e. Il y a encore un peu d'h�sitation � commencer, mais, si une
fois on se sent tout � fait compromis, ce sera sans ressource.�

Sans attacher par trop d'importance � un langage que Fabvier dans sa
position devait tenir, j'engageai pourtant monsieur de La Rue �
r�p�ter ses paroles au mar�chal devant les personnes dont il �tait
obs�d�, afin d'avertir que les insurg�s seraient dirig�s
militairement. Ils le furent, en effet, et bien habilement.

Tout de suite apr�s le d�part de monsieur de La Rue, je fis pr�venir
monsieur Pasquier de la r�ponse peu satisfaisante qui m'�tait
parvenue; puis je me pris � ruminer sur ce que La Rue m'avait dit du
peu d'�tat qu'obtiendraient des paroles passant par sa bouche.

Je savais que nul plus que monsieur Arago n'avait cr�dit sur l'esprit
du mar�chal; je lui �crivis pour l'engager � se rendre tout de suite �
l'�tat-major et � y user de son influence pour sauver le pays, le
tr�ne et son ami de la ruine prochaine dont ils �taient menac�s. Je
fis monter un homme � cheval pour se rendre par les boulevards
ext�rieurs � l'Observatoire.

� peine �tait-il parti que j'entendis le premier coup de canon. Je ne
puis peindre l'effet qu'il produisit sur moi; je jetai un cri et,
cachant ma t�te dans mes mains, je restai immobile pendant quelques
minutes.

Tous nos soins devenaient superflus; le sort en �tait jet�, le pays,
le tr�ne, les individus, tout �tait en jeu! Il n'y avait plus qu'�
attendre, en tremblant, le r�sultat de si funestes chances.

Je passais tout mon temps � la fen�tre. Bient�t je vis arriver une
patrouille de soldats. En d�busquant dans la rue, ils commenc�rent par
y tirer une douzaine de coups de fusil quoique tout y fut compl�tement
pacifique. Le comte Karoly, sortant de chez moi, pensa �tre atteint
d'une balle qui vint frapper la borne de la porte.

Il n'y eut pas d'accident dans la rue d'Anjou, mais un voiturier,
tournant tranquillement sa charrette, fut tu� dans la rue de Sur�ne.
Cette inutile d�monstration anima vivement les gens de mon quartier.

Jusque-l�, ils stationnaient silencieusement � leurs portes et � leurs
fen�tres. � dater de ce moment, les maisons furent abandonn�es; on se
forma en groupes dans la rue et tout ce qui �tait valide se pr�para �
la d�fense. Ce fut le signal de l'hostilit�. Cette imprudente
patrouille se r�unit bient�t � un corps plus consid�rable dans la rue
du Faubourg-Saint-Honor�, et nous entend�mes une fusillade fort vive
et assez longue, dont voici le motif.

Ainsi que je l'avais appris chez messieurs Mallet, les citoyens les
plus consid�rables s'�taient port�s � leur mairie dans l'id�e de
r�tablir une esp�ce de garde nationale provisoire, protectrice des
citoyens tranquilles, mais ne pr�tendant pas soutenir le r�gime des
ordonnances.

Le pouvoir, mal instruit, ou plus mal inspir�, avait envoy� partout
des troupes pour expulser violemment ces personnes des mairies. Elles
s'y �taient d�fendues, et ces attaques simultan�es sur douze points de
la capitale avaient achev� d'exasp�rer une population que le bruit des
d�charges n'animait d�j� que trop.

Cet �pisode fini, je vis arriver, frisant les murs, Chavernac, mon
m�decin. Il venait me dire que ma lettre avait �t� remise par lui � un
aide de camp du mar�chal (Je le savais, puisque la r�ponse m'�tait
parvenue. Il �tait rentr� chez lui,) et me raconta qu'un rassemblement
consid�rable de gens du peuple, ayant � sa t�te un homme v�tu ou
plut�t _d�v�tu_ comme eux, �tait venu frapper � sa porte. Il �tait
descendu leur parler.

Le chef lui avait demand� tr�s poliment s'il avait des armes � leur
pr�ter. Il avait r�pondu n�gativement, la maison n'�tant habit�e que
par lui et des femmes. On lui avait fait beaucoup d'excuses de l'avoir
d�rang�. Pour n'�tre pas en reste de civilit�, il avait, de son c�t�,
t�moign� le regret de n'avoir pas d'armes � offrir � ces messieurs.

�Ah! monsieur, nous en sommes bien s�rs. Quel fran�ais ne s'associe
pas, au moins de coeur, � notre noble cause?�

Chavernac vit ce m�me groupe aller frapper � la porte suivante o� on
lui donna deux grands pistolets et quelques balles. Il poss�dait d�j�
une douzaine de fusils et autant de pistolets recueillis probablement
de la m�me fa�on. Au reste, ces collectes eurent lieu dans presque
tous les quartiers de Paris; et, ce qui est aussi singulier que la
douceur avec laquelle les refus �taient accueillis, huit jours apr�s,
la presque totalit� de ces armes, dont beaucoup �taient de prix,
avaient �t� rapport�es � leur propri�taire.

Vers cette heure, ou m�me avant, on distribua une petite feuille du
journal _Le Temps_; elle racontait les �v�nements et excitait �
r�sister � la troupe en promettant la victoire. Elle ne fut pas sans
influence.

Mon homme me rapporta la r�ponse d'Arago; il allait se rendre �
l'�tat-major, sans en esp�rer grand succ�s mais pour n'avoir rien � se
reprocher et comme fran�ais et comme ami.

Le bruit du canon semblait se ralentir. Tout � coup il reprit plus
vivement et �videmment de plusieurs c�t�s. Les fusillades
recommenc�rent aussi, mais elles s'�taient �loign�es de nous. Les
portes se remeubl�rent de femmes, d'enfants et d'un petit nombre
d'hommes; plusieurs �taient r�install�s � la mairie que la troupe
avait �t� forc�e d'�vacuer apr�s l'avoir occup�e un moment.

Je vis alors passer un homme portant un panier couvert comme les
marchands de g�teaux. Il distribuait des cartouches; tout le monde en
acceptait, tout le monde les cachait. Il semblait n'y avoir qu'une
pens�e, qu'une volont�, qu'une action dans toute cette grande ville.

D�j� il �tait �vident que Fabvier avait eu raison. Des chefs
intelligents conduisaient les masses populaires.

Voici la tactique suivie; elle a �t� trop g�n�rale pour n'�tre pas
combin�e.

Un groupe fort nombreux se formait devant les colonnes de la garde ou
de la ligne: ceux qui se trouvaient avoir des armes parmi eux se
mettaient en t�te et tiraient sur la troupe. Celle-ci ripostait: si
quelques-uns des gens arm�s �taient mis hors de combat, il s'en
trouvait d'autres tout pr�ts � s'emparer de leurs fusils et de leurs
munitions.

Apr�s quelques coups �chang�s, une partie du groupe courait se placer
en avant. Les autres se pr�cipitaient dans les portes coch�res qui
s'ouvraient toutes pour eux, montaient aux fen�tres, tiraient sur la
colonne pendant qu'elle passait, puis redescendaient dans la rue et
�tablissaient une barricade derri�re elle, y laissaient un petit
nombre de gardiens ou la confiaient aux habitants des environs et
allaient par les rues lat�rales rejoindre en courant le groupe
primitif qui s'augmentait de plus en plus, et recommen�aient cent pas
plus loin � arr�ter la colonne en renouvelant la m�me manoeuvre; si
bien que les troupes, qui avaient tant de peine � avancer, se
trouvaient dans l'impossibilit� de r�trograder. Elles n'ont pu
regagner l'�tat-major qu'au milieu de la nuit et en faisant de longs
d�tours.

Vers le milieu de la journ�e, les munitions �taient devenues communes;
on s'�tait empar� par ruse d'un magasin � poudre, gard� seulement par
deux v�t�rans. Des charrettes la transportaient dans les rues et tr�s
ostensiblement dans le centre de la ville; les femmes s'occupaient �
faire des cartouches sur leurs portes. De notre c�t�, on se bornait �
les recevoir.

J'entendis un homme crier � son voisin par sa fen�tre, en lui montrant
deux cartouches: �Quand j'en aurai six, je partirai.� Un instant
apr�s, je le vis dans la rue son fusil sur l'�paule. Il fut rejoint
par le voisin; apr�s un colloque fort court, celui-ci rentra chez lui,
en ressortit avec un sabr� et un long pistolet et suivit la m�me
route. Ces gens �taient des p�res de famille rang�s et tranquilles;
mais je ne puis assez le r�p�ter, car c'est l'explication de tout ce
qui s'est pass� dans ces journ�es, la population enti�re �tait
�lectris�e. Tout le monde prenait une part active aux �v�nements et
quelques-uns avec une �nergie, un courage, un d�vouement inou�s.

� la descente de la porte Saint-Martin, un des passages les plus
disput�s, il se livra une v�ritable bataille. Un monsieur se trouvait
sans armes � c�t� d'un homme du peuple portant un fusil dont il ne
savait pas se servir:

�Pr�tez-moi votre fusil, mon ami?

--Volontiers, monsieur, appuyez-le sur mon �paule; cela vous sera plus
commode.�

Un coup, deux coups furent tir�s � la grande admiration du pr�teur
d'armes. Enfin la personne qui tirait s'aper�ut qu'il lui faisait un
rempart de son corps et lui vit attirer un de ses camarades pr�s de
lui pour le masquer tout � fait.

�Ah! cela, mes amis, �cartez-vous un peu, s'il vous pla�t; vous me
faites jouer un r�le ridicule.

--Eh! mon Dieu, monsieur, qu'est-ce que cela fait que nous soyons
tu�s? Nous ne savons pas tirer, nous, vous voyez bien; mais vous,
c'est tr�s diff�rent!�

Cette histoire me fut racont�e d�s le lendemain, chez l'ambassadeur
de Russie qui trouvait cela admirable.

Revenons au mercredi. Les rues �taient peu s�res; on ne communiquait
gu�re; cependant je vis deux ou trois fois dans la journ�e monsieur
Pasquier, le duc et la duchesse de Rauzan qui, ainsi que monsieur de
Lafayette, logeaient dans la maison contigu� � la mienne. Nous nous
instruisions mutuellement de tout ce que nous apprenions; c'�tait pour
la plupart de vagues on-dit. Le canon demeurait toujours le plus
explicite des rapports qui nous parvenaient.

Vers la chute du jour, le bruit du tocsin, par toutes les cloches de
Paris, vint se joindre � celui de l'artillerie; il nous parut encore
beaucoup plus effrayant et plus lugubre.

Il faisait un clair de lune magnifique, une chaleur assommante, pas un
souffle d'air. Les bruits ordinaires d'une grande ville �taient
suspendus; le son sinistrement monotone du tocsin, les d�charges
continuelles de coups de fusils et fr�quentes de coups de canon les
avaient remplac�s. De temps en temps, des lueurs rouges, s'�levant
au-dessus des toits, signalaient quelque incendie et ajoutaient encore
� la terreur � laquelle on �tait en proie.

Je vis, au clair de la lune, un grand drapeau noir arbor� sur le haut
de la Madeleine; je ne sais dans quel moment on l'y avait plac�, mais
il r�pondait parfaitement � nos impressions.

Je passai toute la soir�e � errer dans la cour, dans les escaliers,
aux fen�tres donnant sur la rue, recueillant les propos des voisins
rapport�s par mes gens, et tous de plus en plus alarmants: la moiti�
de Paris �tait br�l�e, le duc de Raguse �tait mortellement bless�, le
g�n�ral Talon tu�; il ne restait pas un seul lancier, la rivi�re �tait
rouge de sang vers�, etc., etc.

Sur les onze heures, le feu se calma. Une demi-heure apr�s le tocsin
cessa, et un silence des plus solennels s'�tablit partout. Il �tait si
imposant que je me surpris, moi-m�me, parlant � voix basse � un de mes
gens qui, de son propre mouvement, s'offrit � aller � la d�couverte.
Deux autres, pouss�s d'une ardeur belliqueuse, �taient all�s � la
bataille; ceux-l� n'�taient pas rentr�s. Le dernier �missaire, actif
et intelligent, revint me dire, avant minuit, que, soldats et peuple,
tout se reposait mais restait sous les armes.

La crise n'�tait rien moins que finie. On recommencerait � se battre
plus vivement le lendemain matin si toutefois les troupes restaient
fid�les, car on lui avait assur� que deux r�giments avaient d�j� pass�
du c�t� du peuple.

Quoique peu tranquillis�e par ce rapport, je me d�cidai � me jeter
quelques heures sur mon lit sans esp�rer y trouver beaucoup de repos.


(29 JUILLET.)

Le jeudi 29, � six heures, le calme durait encore; mon ma�tre d'h�tel,
sorti � quatre, avait couru la ville. Il n'avait vu aucune troupe,
mais beaucoup de barricades gard�es par des gens arm�s ayant pass� la
nuit. Elles servaient de centre de r�union � ceux qui venaient les
rejoindre.

Partout on ob�issait aux �l�ves de l'�cole polytechnique: ils
portaient seuls un uniforme et s'�taient empar�s de l'autorit�. Il en
avait vu un arrivant � la place de la Bourse, mont� debout sur le
devant d'une charrette � deux chevaux, son �p�e � la main, l'agitant
devant lui en r�p�tant constamment: ��loignez-vous, c'est de la
poudre; �loignez-vous, il y a du danger.�

Cette poudre, tout bonnement jet�e dans la charrette, fut distribu�e �
des gens, hommes et femmes, assis sur les marches de la Bourse o� une
fabrication de cartouches s'�tait �tablie. D'autres personnes,
�galement empress�es, allaient les distribuer dans les barricades, et
tous les voisins y portaient des vivres et des rafra�chissements.

Les bless�s trouvaient partout des asiles et des soins, et les morts
servaient � exciter l'enthousiasme. Il faut ajouter cependant, �
l'honneur de la population parisienne, qu'anim�e de cet esprit de
r�sistance comme un seul homme et mettant en commun tous ses moyens
pour vaincre la troupe, elle n'avait aucune animosit� contre le
soldat. On lui prodiguait des soins s'il �tait bless�, mais, tant
qu'il avait l'arme au bras, on le voyait p�rir sans lui donner le
moindre regret.

L'homme qui rentrait me confirma le rapport de la veille au soir sur
l'imminence du combat qui allait recommencer. Il avait rencontr� un
palefrenier � moi. Vainement il avait voulu le ramener: il s'�tait
d�j� battu et voulait continuer. Un autre �tait revenu panser ses
chevaux et se pr�parait � repartir. Je le fis rester cependant; je
pensais s�rieusement � quitter Paris.

Pr�voyant des difficult�s � franchir les barri�res, j'�crivis un
billet bien triste au duc de Raguse, en lui demandant un
laissez-passer, et je donnai les ordres pour mon d�part. Je voulais
aller rejoindre ma famille � Pontchartrain.

J'�crivis aussi � monsieur Pasquier pour lui dire adieu et lui
demander s'il avait des commissions. Pendant que je faisais mes
pr�paratifs, on vint m'apprendre le retour de madame de Rauzan, partie
depuis une demi-heure; Sa voiture avait �t� arr�t�e de tous les c�t�s
par des barricades impossibles � franchir et � �viter.

On me rapporta la r�ponse du mar�chal; c'�tait un laissez-passer
contresign� par monsieur de Choiseul. Le mar�chal l'avait remis
lui-m�me � mon homme qu'il connaissait en lui disant: �Louis, voil� ce
que demande madame de Boigne, mais dites-lui de ne se point presser;
tout sera fini d'ici � peu d'heures, j'esp�re, comme elle le souhaite,
et je pense pouvoir aller chez elle dans la journ�e.�

Pauvre homme, il �tait bien dans l'erreur! Je donnai connaissance de
ce message � monsieur Pasquier; il m'engagea fort � ne pas essayer de
sortir de Paris. J'�tais combattue par la crainte d'inqui�ter mes
parents. J'h�sitais encore lorsque le feu recommen�a (il pouvait �tre
huit heures du matin) et, au m�me moment, des coups de pioches
retentirent dans ma rue.

Je mis la t�te � la fen�tre et je vis deux ou trois hommes commen�ant
� enlever des pav�s dans la rue du faubourg Saint-Honor�. Ils furent
bient�t au nombre de vingt-cinq � trente, puis de cinquante. En moins
d'un quart d'heure, il y eut une double barricade fort haute dans la
rue du Faubourg qui fut imm�diatement accompagn�e d'une transversale
dans la rue d'Anjou. La m�me pr�caution fut prise simultan�ment � la
crois�e de la rue de Sur�ne et probablement dans tout le quartier.
Bient�t on abattit les arbres de l'all�e de Marigny pour faire des
estacades � la place Beauveau.

J'ai vu faire ces barricades sous mes yeux, et je puis affirmer,
qu'except� le z�le et l'empressement avec lequel on travaillait, rien
ne t�moignait une effervescence extraordinaire. C'�taient, pour la
plupart, les habitants de la rue qui les �levaient. Pas de cris, pas
de rixes, beaucoup de tranquillit� et d'activit�.

L'oeuvre accomplie, quelques hommes arm�s restaient pour la garder,
les autres s'�loignant. Je ne vis aucun chef dirigeant; tout semblait
se faire d'inspiration. On avait m�nag� de chaque c�t� de la barricade
un tr�s petit passage, pour les pi�tons; l'usage en �tait libre �
chacun, personne n'y mettait emp�chement. Je parle des barricades que
j'ai vu �tablir; plusieurs �taient autrement faites et incommodes �
franchir.

Il n'y avait plus moyen de songer � partir; j'en fus soulag�e. Rien
n'est plus difficile dans de pareilles circonstances que de prendre
une d�cision.

Ma femme de chambre m'amena une madame Garche, marchande de la rue du
Bac. Cette femme avait mari� sa fille dans le quartier de la Halle.
Elle avait appris, le mercredi matin, que la jeune femme souffrait
pour accoucher et m�me �tait en danger.

Deux fois elle s'�tait mise en route pour l'aller trouver; elle
n'avait pu passer aucun pont; on se battait sur tous. Enfin, vers les
minuit, elle �tait parvenue jusqu'au Carrousel. On avait voulu la
renvoyer; cependant elle s'�tait gliss�e le long des murs. Arriv�e �
un endroit ouvert, o� la lune donnait en plein, elle fut aper�ue. Un
officier voulut la faire retourner. Elle le suppliait de la laisser
passer, lorsqu'elle entendit ordonner en jurant de la chasser. �C'est
le mar�chal, dit l'officier, allez, allez vite.� Inspir�e par son
courage de m�re, cette pauvre femme courut droit au mar�chal. Elle lui
conta sa position; il se retourna � un aide de camp et lui dit: �Allez
donc dire aux guichets qu'on ne laisse passer personne�; puis, se
tournant vers madame Garche, �Venez, madame, donnez-moi le bras�. Il
la conduisit jusqu'au dernier poste; en la quittant, il ajouta:
�H�tez-vous, jetez-vous tout de suite dans les plus petites rues et
n'en sortez pas, Dieu prot�ge les bonnes m�res!� En effet, elle �tait
arriv�e heureusement chez sa fille; elle l'avait trouv�e accouch�e et
bien.

En cherchant � regagner le faubourg Saint-Germain par le pont d'I�na,
elle s'�tait arr�t�e chez ma femme de chambre, son amie. Elle parlait
du mar�chal les larmes aux yeux, et, au milieu de tant de gens qui
blasph�maient son nom, il �tait doux pour ses amis de l'entendre ainsi
b�nir.

Au reste, on juge bien diff�remment les m�mes actions selon le point
de vue o� l'on se trouve plac�. Monsieur de Rauzan avait �t� de grand
matin � l'�tat-major chercher aussi un laissez-passer dont, comme on
l'a d�j� vu, il n'avait pu profiter. Il avait, me dit-il, assist� �
une esp�ce de conseil de ministres, si une r�union o� tout le monde
�tait admis m�ritait ce titre.

Le mar�chal �tait absent: il fallait son autorisation pour un parti �
prendre; monsieur de Rauzan alla le chercher dans la rue de Rohan; il
le vit se mettre en travers devant des canons pour les emp�cher de
tirer sur un groupe o�, parmi un tr�s petit nombre de gens arm�s, il
voyait des femmes et des enfants.

Monsieur de Rauzan trouvait cela une grande pu�rilit�. Il aurait, je
crois, volontiers dit une l�chet�, s'il avait trouv� un auditoire plus
b�n�vole. Il �tait d�sol� d'avoir �t� arr�t� dans son d�part. Sa
visite aux Tuileries ne lui avait pas inspir� une grande s�curit�,
malgr� la jactance de monsieur de Polignac dont, il faut lui rendre
cette justice, il �tait encore plus r�volt� que de l'humanit� du
mar�chal.

Le feu sembla se ralentir. Monsieur Pasquier vint chez moi. Il
m'expliqua le message du mar�chal. Les ministres �taient partis pour
Saint-Cloud, et on avait lu sur la place Vend�me une d�claration
portant la suspension des hostilit�s et le retrait des ordonnances.
(Cela s'est ni� depuis, mais il y a certainement eu une proclamation
faite par le g�n�ral de Wall sur la place Vend�me). On pouvait enfin
esp�rer la solution de cette affreuse crise.

Un instant apr�s, Arago arriva avec son fils. Il avait, me dit-il,
fait de vains efforts pour parvenir jusqu'aux Tuileries, les
hostilit�s ayant recommenc� du c�t� du Louvre et du faubourg
Saint-Germain. Au reste, il ne pensait pas avoir plus de succ�s aupr�s
du mar�chal que la veille. Il avait �puis� tous les arguments, mais il
s'obstinait � ne voir que sa position militaire; il lui avait dit:

�Mon ami, j'ai sacrifi� une fois le soldat au citoyen; cette fois, je
veux sacrifier le citoyen au soldat. Cela ne me r�ussira peut-�tre pas
mieux; mais j'ai trop souffert de la premi�re situation, tout en me
rendant justice sur les motifs qui m'ont conduit, pour m'y exposer de
nouveau. Voulez-vous qu'on puisse dire: On trouve toujours Marmont
quand il s'agit de trahir?�

Et il portait ses mains sur son front avec d�sespoir: �Suis-je assez
malheureux de me trouver une seconde fois dans une position o� les
devoirs se combattent si cruellement!�

Au reste, Arago me confirma le rapport de monsieur de La Rue sur
l'obsession des gens dont le duc de Raguse �tait entour�, et sur la
difficult� de l'entretenir un moment. Il me raconta l'absurde propos
de monsieur de Polignac et l'air niais avec lequel il avait r�pondu:
�Eh bien! _on_ tirerait aussi sur la troupe si elle se r�unissait au
peuple.�

De mon c�t�, je lui rapportai le message du mar�chal, et je lui appris
qu'il n'avait obtenu aucune r�ponse de Saint-Cloud � la d�marche faite
la veille par les commissaires.

�Si le mar�chal, reprit Arago, n'a pas de nouvelles de Saint-Cloud, je
suis moi, en revanche, plus avanc� que lui. Monsieur le Dauphin m'a
exp�di� un courrier porteur d'un billet de sa main.

--Vraiment! et que vous dit-il?

--Il me demande le degr� exact du thermom�tre dans la journ�e d'hier.�

Les bras tombent � pareille r�v�lation! Pour ne pas la traiter de
fable, il faut savoir que, dans leur int�rieur, les princes de la
famille royale s'occupaient extr�mement de l'�tat du ciel, non dans
l'int�r�t de la science, mais dans celui de la chasse. L'usage �tait
�tabli entre eux de se faire part chaque jour de leurs observations;
et le plus ou moins d'exactitude de leur thermom�tre et de leur
barom�tre �tait devenu une sorte de pr�occupation, surtout pour
monsieur le Dauphin. Or, dans leur existence si �minemment princi�re,
rien ne d�rangeait ces niaiseries habituelles, devenues une sorte
d'�tiquette.

L'homme que j'avais envoy� le matin � l'�tat-major s'�tait muni pour
revenir d'une carte � l'aide de laquelle il pr�tendait pouvoir y
retourner. Nous remarqu�mes, en effet, qu'elle portait la permission
de circuler pour le service de monsieur le mar�chal.

Arago se mit � �crire une lettre o� il lui disait la ville enti�re
soulev�e, la population de toutes les class�s en pleine insurrection,
les r�unions politiques s'organisant. Il avait connaissance de
beaucoup de gens y prenant part; on lui avait d�j� fait des
propositions; il �tait question d'un gouvernement provisoire; la
cocarde tricolore �tait d�cid�e; le Roi ne conservait de chance qu'en
l'adoptant et en proclamant l'abandon du syst�me absolutiste qui
allait amener une guerre civile dont il serait incontestablement
victime.

Pour lui, duc de Raguse, il y avait encore un beau r�le de m�diateur �
jouer, mais pas un instant � perdre. La retraite des ministres l'ayant
laiss� seul ma�tre � Paris, il fallait proclamer l'amnistie sur ce
qui s'�tait pass�, faire des conditions au Roi et le sauver malgr� lui
en mettant les troupes en position de passer du c�t� o� l'on c�derait
aux v�ritables besoins du pays.

J'ajoutai quelques mots � cette lettre d'Arago, et je la remis � mon
homme en lui recommandant de ne pas s'exposer.

� peine �tait-il parti que le bruit des fusillades recommen�a. Il
augmenta en se rapprochant. Nous en entend�mes une tr�s vive dans la
direction de la place Louis XV. Nous nous pr�cipit�mes � la fen�tre;
nous v�mes courir dans la rue du faubourg Saint-Honor�. Un peloton de
soldats se pr�senta devant la barricade, et fut oblig� de retourner.
La fusillade se fit entendre dans les Champs-�lys�es. Il y eut un
temps d'arr�t � la hauteur de l'avenue de Marigny; plusieurs d�charges
cons�cutives y furent faites. Puis le bruit du feu s'�loigna encore;
tout cela ne dura pas dix minutes. Nous ne comprenions rien � cette
manoeuvre.

Mon messager, dont je commen�ais � �tre fort inqui�te, revint. Il
rapportait notre lettre. Il �tait parvenu assez facilement �
l'�tat-major. Il avait trouv� les appartements d�serts et p�n�tr�
jusque dans la chambre du mar�chal, toutes les portes �tant ouvertes,
sans trouver personne � qui parler. S'approchant de la fen�tre, il
avait vu les grilles de la cour ferm�es et les troupes passant en
toute h�te sous le pavillon de l'horloge. Le peuple �tait ma�tre du
Carrousel. En redescendant, il avait rencontr� monsieur de Glandev�s,
qu'il connaissait, entrant pr�cipitamment dans un escalier souterrain
qui communique sous le guichet avec le palais; il lui avait demand� o�
il trouverait le mar�chal. Monsieur de Glandev�s avait l'air fort
agit� et fort press�; il lui avait r�pondu: �Le mar�chal doit �tre
dans le jardin des Tuileries; mais il n'y a aucun moyen d'arriver �
lui, et je vous conseille de vous en aller le plus vite que vous
pourrez.� Profitant de cet avis, il �tait revenu sans chercher
davantage � remplir sa commission; il n'en savait pas plus long.

Nous ne tard�mes pas � apprendre la prise du Louvre, l'abandon des
Tuileries, l'�vacuation enti�re de Paris, apr�s un moment d'arr�t � la
barri�re de l'�toile, et la marche de toutes les troupes sur
Saint-Cloud.

� peine cette nouvelle fut-elle r�pandue qu'elle fit sur la population
l'effet le plus marqu�. Il semblait un vase bouillonnant qu'on �carte
du feu; tout s'apaisa en un clin d'oeil. J'ignore quelles passions
s'agitaient dans l'�me de quelques factieux et s'exhalaient peut-�tre
aux environs de l'H�tel de Ville, mais le reste de la ville reprit une
attitude tr�s calme.

La seule autorit� reconnue �tait celle des �l�ves de l'�cole
polytechnique; ils s'�taient distribu� tous les postes. En outre de la
bravoure qu'ils avaient montr�e dans les combats de la veille et du
matin, ils devaient leur importance � ce que seuls ils portaient un
uniforme. Les d�fenseurs des barricades les appelaient: �Mon petit
g�n�ral�, et leur ob�issaient d'autant plus implicitement que le genre
de leurs connaissances �tait aussi fort utile � la prompte
construction de ces barricades. Ils aidaient � les faire et � les
d�fendre.

Au surplus, c'est une circonstance assez remarquable que la
consid�ration accord�e par le peuple, � cette �poque, aux personnes
qui semblaient appartenir aux classes plus �lev�es de la soci�t�. Tout
homme ayant un habit, et voulant se m�ler � un groupe, commandait sans
difficult� les gens en veste.

Je me sers mal � propos du mot _en vestes_; le costume adopt� �tait
un pantalon de toile et une chemise avec les manches retrouss�es. Il
faisait, � vrai dire, une chaleur �touffante. Souvent ces l�gers
v�tements et les bras m�me portaient des traces du combat. Les figures
�taient noircies par la poudre et pourtant n'avaient rien d'effrayant;
elles annon�aient le calme de la d�fense et la conscience du bon
droit. Une fois la chaleur du combat pass�e, c'�tait une ville de
fr�res.

Monsieur Arago me quitta. Je re�us quelques visites. La circulation se
r�tablissait pour les pi�tons. Monsieur de Salvandy arrivait
d'Essonnes; il y avait �t� la veille au soir. Sur toute la route, on
s'�tait pr�cipit� au-devant de lui pour demander des nouvelles. La
population des campagnes partageait les sentiments et la confiance de
celle de Paris. On s'adressait � lui (un passant inconnu, ne doutant
pas qu'il ne form�t des voeux pour le succ�s des efforts parisiens);
partout il avait vu les hommes se pr�parant � y joindre les leurs.

� Essonnes, la garde nationale, s'�tant empar�e de la poudri�re, au
risqu� de tous les dangers d'une pareille entreprise avait rempli un
grand bateau de poudre et le conduisit sur la rivi�re, couvert de
banderolles tricolores, aux cris de �Vive la Charte� et aux
acclamations de toutes les populations riveraines.

Cependant, on ne pouvait se persuader que la Cour t�nt la partie pour
perdue. Nous pensions que, renforc� par des troupes fra�ches, on
ferait une nouvelle tentative sur Paris, probablement la nuit
suivante.

Je me d�cidai � sortir sur les trois heures. Monsieur de Salvandy me
donna le bras. Il ne doutait pas d'une attaque pour la nuit. J'�tais
log�e dans un des endroits les plus expos�s si on rentrait par o� on
�tait sorti; je ne voulais pas effrayer chez moi en chargeant mes gens
de cette commission, et j'allai moi-m�me chez madame de Jumilhac,
dans la rue Neuve-des-Mathurins, pr�venir son portier de m'ouvrir si
je venais frapper la nuit.

Au retour, je visitai le boulevard, encombr� d'arbres abattus et de
tout ce qu'on avait pu se procurer dans le voisinage, pour construire
des barricades. Celles-l� �taient fort incommodes � franchir: il
fallait escalader les unes, ramper sous les autres. Mais partout les
gens qui les gardaient offraient une assistance �galement obligeante
et gaie, appelant le plus propre d'entre eux pour ne pas salir les
v�tements des dames: pas un propos grossier; jamais la politesse et
l'urbanit� n'ont mieux r�gn� dans Paris. Un instinct secret semblait
avertir que le moindre choc pouvait amener une explosion. Au reste, la
pens�e d'une opposition aux �v�nements qui se passaient ne venait �
personne.

Je parvins � la rue de Rivoli. Il y avait � peine trois heures qu'on
s'y battait avec fureur. Les grilles du jardin des Tuileries �taient
ferm�es et gard�es par des sentinelles portant le costume que j'ai
d�crit. Je vis dans la rue une barricade s'�levant tr�s haut et
compos�e des chaises du jardin.

Au moment o� je passai, une assez grande quantit� de dames avaient en
partie d�rang� cette barricade. Elles s'�taient empar�es de quelques
chaises et l�, bien mises, bien par�es, avec des chapeaux �l�gants �
plumes ou � fleurs, elles �taient tranquillement assises, � l'ombre de
leurs ombrelles et de la barricade, comme elles l'auraient �t� sous
les arbres des Tuileries. Au reste, ce spectacle curieux s'est
continu� jusqu'au dimanche o� le jardin a �t� remis en possession de
ses si�ges.

J'entrai chez l'ambassadeur de Russie; je ne l'avais pas vu depuis
l'avant-veille. Je le trouvai fort troubl�; il avait eu sous les yeux
la d�bandade des troupes et me la raconta en d�tail. Il �tait aussi
surpris qu'indign� de n'avoir re�u aucune communication de monsieur de
Polignac dans de telles conjonctures. Il l'�tait beaucoup aussi des
joies de lord Stuart, l'ambassadeur d'Angleterre; elles �taient
pouss�es jusqu'� l'ind�cence.

Pozzo croyait, lui aussi, � la probabilit� d'une attaque sur Paris, et
s'inqui�tait fort de la position de son h�tel. Du reste, il n'y avait
aucun parti pris dans son esprit; il �tait alarm�, troubl�, effray�,
et se disait malade pour expliquer sa contenance.

Je rentrai chez moi. J'envoyai acheter quelques jambons, un sac de riz
et un sac de farine. Je m'attendais que ces objets auraient augment�
de prix; ils n'avaient pas vari�, tant la s�curit� �tait grande.

J'allai chez madame de Rauzan. Sa belle-soeur, madame de La B�doy�re,
y �tait au d�sespoir. La pauvre femme pensait peut-�tre au sang si
inutilement vers�, il y avait quinze ans, pour arriver � un pareil
r�sultat. Elle se tordait les mains.

C'est la seule personne v�ritablement afflig�e que j'aie vue dans ce
moment. J'exprimai devant elle l'esp�ce de sentiment d'enthousiasme
pour ce peuple si grand, si brave, si magnanime, que j'avais con�u
pendant ma promenade, et je lui fis horreur. Je la consolai un peu en
parlant du danger, pr�sum� de tout le monde, que nous courions d'�tre
attaqu�s pendant la nuit.

Monsieur de Rauzan hocha la t�te. � l'�tat-major, le m�me matin, il
avait entendu le g�n�ral Vincent r�pondre � monsieur de Polignac, qui
excitait � faire marcher des colonnes dans la ville comme la veille,
que cent mille hommes ne seraient pas en possibilit� de traverser
Paris dans l'�tat de d�fense et d'exaltation o� il se trouvait.

La pauvre madame de La B�doy�re fut oblig�e de se contenter de
l'espoir, donn� par un certain monsieur Denis Benoit, qu'on r�ussirait
du moins � affamer la capitale. Cette pens�e augmenta pourtant son
tr�s vif d�sir d'en sortir. Tous ses sentiments se trouvaient
assur�ment bien �loign�s des miens, et pourtant ils �taient si
profond�ment vrais, si sinc�rement passionn�s que, ni dans le moment,
ni par le souvenir, ils ne m'ont caus� la moindre irritation contre
elle.

Madame de Rauzan se tourmentait pour son p�re, le duc de Duras. Il
�tait de service � Saint-Cloud; elle n'en avait pas entendu parler
depuis le lundi o� il �tait venu lui apprendre, avec des transports de
joie, les ordonnances et qu'_enfin le Roi r�gnait_. C'�tait
l'expression adopt�e au ch�teau.

Nous conv�nmes de continuer � nous, communiquer tout ce que nous
apprendrions de part et d'autre. En effet, soit chez elle, soit chez
moi, nous nous retrouvions dix fois dans la journ�e.

Plac�e � ma fen�tre, je vis un vieux chanteur des rues arrivant par la
rue de Sur�ne. Il s'arr�ta � la barricade de la rue du faubourg
Saint-Honor�, o� il y avait une cinquantaine d'hommes r�unis, et l�,
tout en ayant l'air de les aider � assuj�tir les pav�s, qui se
d�rangeaient sans cesse par les passages auxquels personne ne
s'opposait, il entonna, avec une tr�s belle voix et une prononciation
fort nette, une chanson, en cinq couplets, en l'honneur de Napol�on
II, dont le refrain, autant que je puis m'en souvenir, �tait: �Sans le
faire oublier, le fils vaudra le p�re.�

Cela ne fit pas la plus l�g�re sensation. � peine si on l'�couta. Sa
chanson finie, il franchit la barricade, et s'en alla plus loin
chercher un autre auditoire que, probablement, il trouva �galement
inattentif.

J'ai d�j� beaucoup parl� de cette barricade, et j'en parlerai encore.
D'une fen�tre, o� je me tenais habituellement, je voyais et
j'entendais tout ce qui s'y passait. Ce point �tait devenu un centre;
les voisins s'y r�unissaient autour des vingt-cinq ou trente hommes de
garde. Ceux-ci n'en ont boug� que lorsqu'ils ont �t� relev�s par un
�l�ve de l'�cole polytechnique et remplac�s par d'autres, apr�s
vingt-huit heures de faction pendant lesquelles les gens du quartier
avaient soin de leur porter � manger et � boire.

J'ai pris simplement l'engagement de dire ce que j'ai vu de mes yeux
et entendu de mes oreilles; j'entre donc sans scrupule dans tous ces
d�tails. D'ailleurs, ce qui se passait sur ce petit th��tre se
renouvelait � l'embranchement de chaque rue dans la ville, et peut
donner une id�e assez exacte de la situation g�n�rale.

J'affirme positivement que, pendant toute cette journ�e et celles qui
l'ont suivie, je n'ai recueilli d'autres cris que celui de: _Vive la
Charte_, et personne ne m'a rapport� en avoir entendu un autre. Il
faut faire une grande diff�rence entre l'esprit qui r�gnait
v�ritablement dans la ville et celui qui pouvait �clater aux entours
de l'H�tel de Ville. L�, des meneurs factieux appelaient une
r�volution; partout ailleurs on voulait seulement �loigner les gens
qui pr�tendaient �tablir l'absolutisme. On aurait, ce jeudi-l�, tra�n�
le roi Charles X en triomphe s'il avait rappel� ses ordonnances et
chang� son minist�re. Aurait-il pu r�gner apr�s une telle concession?
C'est une question que je ne puis ni discuter, ni r�soudre; je
pr�tends seulement conclure que la Charte �tablie r�pondait aux voeux
de tous en ce moment.

Je reviens � mon r�cit. J'entendis bient�t de grands cris; ils
paraissaient de joie, mais tout effrayait alors. En montant sur une
terrasse, je parvins � d�couvrir un �norme drapeau tricolore arbor�
sur le sommet de l'�glise, non encore achev�e, de la Madeleine; il
rempla�ait le drapeau noir qui y flottait la veille.

Depuis, j'ai vu une planche sur laquelle �tait grossi�rement �crit:
�Vive Napol�on II�. Elle y est rest�e plusieurs jours et en a �t�
�t�e, comme elle y avait �t� plac�e, sans que cela fit aucune
sensation.

Il pouvait �tre sept heures environ lorsque de nouveaux cris, mais
pouss�s dans la rue, me rappel�rent � la fen�tre. Je vis un groupe
nombreux occup� � abaisser les barricades devant un homme et son
cheval, l'un et l'autre couverts de poussi�re, haletants de chaud et
de fatigue.

�O� loge le g�n�ral Lafayette? criait-il.

--Ici, ici, r�p�taient cinquante voix.

--J'arrive de Rouen..., je devance mes camarades... Ils vont
arriver... voil� la lettre pour le g�n�ral.

--C'est ici, c'est ici.�

Il apprit � la porte de la maison que le g�n�ral logeait �
l'�tat-major de la garde nationale, mais qu'il le trouverait plus
s�rement � l'H�tel de Ville.

�� l'H�tel de Ville!�, cria-t-on de toutes parts; et ce courrier en
veste, avec sa bruyante escorte, se remit en route traversant toute la
ville et racontant sa mission � chaque barricade. Peut-�tre est-il
arriv� plusieurs de ces courriers.

Je ne sais � qui il faut attribuer l'invention de cette jonglerie;
elle r�ussit parfaitement. Au bout de cinq minutes, tout le monde dans
le faubourg Saint-Honor� avait la certitude que Rouen s'�tait insurg�,
avait pendu son pr�fet, expuls� sa garnison et que sa garde nationale
et sa population arrivaient imm�diatement au secours des parisiens.
Il semblait d�j� voir les t�tes de colonne. De tout cela il n'y avait
pas un mot de vrai, mais les gens les mieux inform�s y ont cru, en
partie, pendant vingt-quatre heures.

L'histoire du _pr�fet pendu_ m'a toujours fait penser que cette ruse
avait �t� invent�e, par des gens assez compromis pour d�sirer voir le
peuple se porter � des exc�s qui le rendissent irr�conciliable avec
Saint-Cloud.

Un pareil exemple ne s'offre pas par hasard � une multitude qu'on
devait supposer bien pr�par�e � toute esp�ce de cruaut�s par
l'enivrement de la poudre et de la victoire. Si cet horrible plan fut
con�u, il �choua; heureusement, elle n'en commit aucune.

Je me sers � dessein de l'expression d'_enivrement_ de la poudre.
Celui du vin n'�tait pas � craindre, car, dans cette semaine h�ro�que
(on ne peut lui refuser ce nom), il n'y a pas eu un verre de vin
d�bit� dans aucun cabaret; et l'ivrogne le plus reconnu n'aurait pas
voulu s'exposer � en boire. C'�tait bien assez de la chaleur, du
soleil et des �v�nements pour exalter les t�tes.

Je vis revenir beaucoup de soldats de la garde. Les uns, soi-disant
d�guis�s, avec une blouse sous laquelle passait leur chaussure
militaire et portant encore la moustache, les autres tout bonnement en
uniforme, mais sans armes. Tous �taient arr�t�s � ma barricade, mais
pour y recevoir des poign�es de main. Il n'y avait plus la moindre
hostilit� contre eux; aussi n'en t�moignaient-ils aucune de leur c�t�.

Je me rappelle avoir entendu un d�fenseur des barricades demander � un
de ces soldats:

�Croyez-vous que nous serons attaqu�s cette nuit?

--Non, je ne crois pas que _nous le soyons_�, r�pondit-il.

On ne peut faire plus compl�tement cause commune; et les
interlocuteurs de ce singulier colloque n'en semblaient nullement
�tonn�s.

Vers la fin du jour, j'entendis une voix bien connue demander si j'y
�tais. Je me pr�cipitai sur l'escalier au-devant de monsieur de
Glandev�s, gouverneur des Tuileries. Mon homme l'avait vu le matin, au
moment o� le ch�teau avait �t� envahi; j'en �tais fort inqui�te, et
j'�prouvai une grande joie � le voir. Nous nous embrass�mes avec de
vrais transports. Il me raconta qu'il avait encore trouv� son
appartement libre.

La pr�sence d'esprit de son cuisinier, qui avait adopt� bien vite le
costume de rigueur et un fusil sur l'�paule, s'�tait mis en sentinelle
devant sa porte et en avait refus� l'entr�e avec ces seuls mots: �J'ai
ma consigne, on ne passe pas�, lui avait laiss� le temps d'�ter son
uniforme, de prendre son argent et ses papiers. Deux fourriers du
palais, en chemise � manches retrouss�es, en pantalon et le fusil sur
l'�paule, l'avaient escort� jusque dans la rue Saint-Honor�, d'o� il
avait gagn� la maison de sa soeur dans la rue Royale. Il comptait s'y
tenir cach�, mais, voyant tout si tranquille, il avait essay� de venir
chez moi. Il y �tait arriv� � travers les barricades et les politesses
de leurs gardiens.

Il me raconta toutes les folies de ce malheureux Polignac pendant ces
journ�es, sa confiance b�ate et niaise, et, en m�me temps, sa
disposition � la cruaut� et � l'arbitraire, son m�contentement contre
le mar�chal de ce qu'il se refusait � faire retenir, comme otages, les
d�put�s venus en d�putation chez lui, le mercredi matin. Il s'en �tait
expliqu� avec une extr�me amertume � monsieur de Glandev�s, en disant
qu'une telle conduite, si elle n'�tait pas celle d'un tra�tre, �tait
au moins d'une inconcevable faiblesse.

Monsieur de Glandev�s ayant r�pondu qu'il comprenait tr�s bien le
scrupule du mar�chal, monsieur de Polignac reprit: �Cela n'est pas
�tonnant quand on vient de serrer la main � monsieur Casimir Perier!

--Oui, monsieur, je lui ai serr� la main, je m'en fais honneur, et je
serai le premier � le dire au Roi.

--Le premier, _non_,� r�pliqua monsieur de Polignac en s'�loignant
pour aller raconter � un autre comment le refus du duc de Raguse �tait
d'autant moins justifiable que, l'ordre d'arr�ter ces messieurs �tant
donn� d'avance, on devait reconna�tre le doigt de Dieu dans leur
pr�sence aux Tuileries. Il les y avait amen�s tout expr�s pour subir
leur sort; mais il y avait de certains hommes qui ne voulaient pas
reconna�tre les voies de la Providence...

Ce discours se tenait � un s�ide de la veille. Monsieur de Polignac ne
savait pas qu'ils sont rarement ceux du lendemain, ou plut�t il ne
croyait pas en �tre au lendemain. Cependant ses paroles furent
r�p�t�es sur-le-champ avec indignation.

Monsieur de Glandev�s me raconta aussi le d�sespoir de ce pauvre
mar�chal, et la fa�on dont il �tait entour� et domin� par les
ministres qui ne lui laissaient aucune initiative, tout en n'ayant
rien pr�par�. � chaque instant, il lui arrivait des officiers:

�Monsieur le mar�chal, la troupe manque de pain.

--Monsieur le mar�chal, il n'y a pas de marmite pour faire la soupe.

--Monsieur le mar�chal, les munitions vont manquer.

--Monsieur le mar�chal, les soldats p�rissent de soif, etc., etc.�

Pour rem�dier � ce dernier grief, le mar�chal supplia qu'on donn�t du
vin des caves du Roi pour soutenir la troupe, sans pouvoir l'obtenir.
Ce fut Glandev�s qui fit apporter deux pi�ces de son vin pour
d�salt�rer et alimenter un peu les soldats qui se trouvaient dans la
cour du palais. Notez bien que ces pauvres soldats ne pouvaient rien
se procurer par eux-m�mes, car pas une boutique n'aurait �t� ouverte
pour eux.

Voici comment monsieur de Glandev�s me raconta l'�v�nement du matin.
Apr�s une tourn�e faite avec le mar�chal aux postes environnant les
Tuileries, pendant qu'ils attendaient bien anxieusement les r�ponses
aux messages port�es � Saint-Cloud par messieurs de S�monville et
d'Argout, ils rentr�rent � l'�tat-major.

Le mar�chal lui dit: �Glandev�s, faites-moi donner � manger; je n'ai
rien pris depuis hier, je n'en puis plus.

--Venez chez moi, tout y est pr�t, ce sera plus vite fait.� Les
ministres y avaient d�jeun� avant leur d�part pour Saint-Cloud. Le
mar�chal �tait mont� chez lui. � peine assis � table, ils avaient
entendu quelques coups de fusil du c�t� du Louvre, puis davantage.
Monsieur de Glandev�s s'�tait �cri�:

�Mar�chal, qu'est-ce que c'est que cela?

--Oh! de ce c�t�-l�, cela ne peut pas inqui�ter... Ah! mon Dieu! cette
r�ponse n'arrivera donc pas!�

Cependant, au bout d'une minute, le mar�chal avait repris: �Cela
augmente, il faut aller y voir.� Ils �taient redescendus �
l'�tat-major; le mar�chal avait saisi son chapeau, et courut rejoindre
ses chevaux plac�s devant les �curies du Roi. Pendant ce court trajet,
monsieur de Glandev�s lui avait dit:

�Mar�chal, si vous vous en allez, vous me ferez donner un cheval de
dragon; je ne veux pas rester ici tout seul.

--�tes-vous fou? Il faut bien attendre ici la r�ponse de
Saint-Cloud.�

En disant ces paroles, le mar�chal montait � cheval. � peine en selle,
il avait aper�u la colonne des Suisses fuyant � toutes jambes �
travers le Carrousel; il n'avait exprim� son sentiment que par un
jurement �nergique, et �tait parti au galop pour t�cher vainement
d'arr�ter les Suisses.

� peine quelques secondes s'�taient �coul�es que monsieur de Glandev�s
avait vu le mar�chal, avec une poign�e de monde, travaillant � faire
fermer les grilles de la cour, et toutes les troupes, y compris
l'artillerie, filant au grand galop � travers le palais. Sous le
pavillon de l'Horloge, le peuple poursuivant les soldats avait
d�bouch� par la rue du Louvre; il occupait d�j� les appartements du
Roi o� il �tait entr� par la galerie des tableaux.

Le pauvre Glandev�s, se trouvant seul de sa bande en grand uniforme au
milieu du Carrousel, courut de toutes ses forces pour regagner le
petit escalier de l'�tat-major. On tira sur lui, mais sans
l'atteindre. C'�tait dans le moment o� il entrait dans le passage
souterrain qui conduit de l'�tat-major au palais que mon valet de
chambre l'avait aper�u et lui avait parl�. On comprend, du reste,
qu'il e�t l'air fort troubl�.

Il m'apprit aussi qu'Alexandre de Laborde faisait partie d'un
gouvernement provisoire r�uni � l'H�tel de Ville, et me demanda si
j'�tais en mesure d'obtenir de lui une permission de passer les
barricades pour se rendre � Saint-Cloud. Je me mis tout de suite �
�crire un billet � monsieur de Laborde que j'envoyai chez lui.

Quelques personnes vinrent me voir dans la soir�e, et eurent grande
joie � trouver chez moi monsieur de Glandev�s dont on �tait inquiet.
L'ambassadeur de Russie me fit dire qu'il �tait encore trop souffrant
pour sortir.

Monsieur Pasquier nous apprit le retour de monsieur de S�monville et
la pr�sence de monsieur d'Argout � l'H�tel de Ville o� il avait
annonc� la prochaine arriv�e du duc de Mortemart, nomm� pr�sident du
conseil et charg� de former un minist�re, o� entraient le g�n�ral
G�rard et monsieur Casimir Perier.

Monsieur de Vitrolles, revenu avec messieurs de S�monville et
d'Argout, avait fort conseill� cette d�cision; on pouvait donc esp�rer
qu'elle �tait sinc�rement adopt�e � Saint-Cloud. Monsieur de
Glandev�s, plus avant dans cet int�rieur qu'aucun de nous, t�moignait
du doute sur cette sinc�rit�. Je me rappelle ses propres paroles:
�C'est une m�decine qu'on ne prendra qu'en attendant que la peur soit
pass�e.� C'�tait beaucoup de gagner du temps, en pareille situation,
et nous nous en r�jouissions fort.

Glandev�s nous raconta encore que, la veille au soir, le mercredi, le
Roi avait fait sa partie de whist avec les fen�tres ouvertes. Le bruit
du canon et des feux de file se faisait entendre distinctement. �
chaque explosion, le Roi donnait une l�g�re chiquenaude sur le tapis
de la table, comme lorsqu'on veut faire enlever la poussi�re. Au
reste, il n'y avait point d'autre signe de participation donn�e � ce
qui se passait. La partie allait son train comme de coutume, et aucun
courtisan n'osait faire la moindre r�flexion. Charles X avait
�videmment, � l'ordre, �vit� d'adresser la parole aux personnes
arrivant de Paris; et l'�tiquette �tait tellement �tablie que, malgr�
qu'on e�t form�, avant l'ordre, une esp�ce de complot pour lui faire
dire la v�rit� par monsieur de La Bourdonnaye et le g�n�ral Vincent,
t�moins oculaires des �v�nements, ni l'un ni l'autre, ni aucun de ceux
qui devaient les assister n'avait os� prendre l'initiative.

La partie et la soir�e termin�es comme � l'ordinaire, le g�n�ral
Vincent �tait revenu aux Tuileries, indign� du spectacle auquel il
venait d'assister, bien ennuy� de son m�tier d'�cuyer et �touffant du
besoin de conter ce qu'il avait vu � Glandev�s qui, lui-m�me, ne
pouvait s'en taire. Dans de pareils moments, on p�se peu ses mots et
la v�rit� �chappe m�me aux courtisans.

Le fait est que le Roi, livr� � des id�es mystiques et encourag� par
la correspondance de monsieur de Polignac, �tait persuad� que tout
allait le mieux du monde et ne voulait pas se laisser d�tourner de la
route qu'il croyait tr�s pieusement lui �tre trac�e par la sainte
Vierge[3].

         [Note 3: Le comte de Broglie, gouverneur de l'�cole de
         Saint-Cyr, arriva dans l'apr�s-midi du mercredi �
         Saint-Cloud, fort effray� de ce qu'il avait appris et de ce
         qu'il avait vu en traversant Versailles. Le Roi l'�couta
         patiemment et prit la peine de le rassurer longuement. Le
         voyant enfin se retirer toujours aussi inquiet, il l'arr�ta
         par le bras, et lui dit: �Comte de Broglie, vous �tes homme
         de Foi, vous. Ayez donc confiance, Jules a vu la sainte
         Vierge encore cette nuit; elle lui a ordonn� de pers�v�rer et
         promis que ceci se terminerait bien.� Tout d�vot qu'�tait le
         comte de Broglie, il pensa tomber � la renverse � une
         pareille confidence.

         J'ai aussi la certitude que, dans les premiers jours de son
         retour � Paris, le duc de Luxembourg, capitaine des gardes de
         service � cette �poque, a dit que le d�part de Rambouillet
         n'avait �t� d�cid� ni par le mar�chal Maison ni par monsieur
         Odilon Barrot, mais par les conseils de Martin, le voyant.

         Le Roi l'avait envoy� consulter par monsieur de La
         Rochejaquelein. Il arriva au moment o� les commissaires
         sortaient, eut une conf�rence avec le Roi, et l'ordre du
         d�part fut aussit�t donn�.

         Depuis, je crois, monsieur de Luxembourg a ni� ce fait; mais
         il me fut rapport� par sa soeur au moment o� il venait de le
         lui dire dans tous ses d�tails. Puisse-t-il avoir ainsi gagn�
         le royaume du ciel! il a perdu celui de la terre.]

L'�tiquette n'�tait pas toujours �galement rigoureuse. Au milieu de
toutes les bonnes raisons que je fournissais le mercredi matin �
monsieur de La Rue pour emp�cher le mar�chal de faire tirer sur le
peuple, je me rappelle avoir mis en premi�re ligne le service �minent
qu'il rendrait au Roi et � la famille royale.

�Ce ne serait pas au moins leur avis, me r�pondit-il, car, hier soir,
lorsque le mar�chal, au lieu de retourner � Saint-Cloud, y a fait dire
que, malgr� tous les groupes dissip�s et le calme r�tabli, il croyait
devoir profiter de la permission donn�e par le Roi de passer la nuit �
Paris, on a fait entrer l'officier charg� du message. Le Roi jouait au
whist avec madame la duchesse de Berry; la commission faite, la
princesse a demand�:

�Les troupes ont-elles tir�?--Oui, madame,--De bon coeur?--Oui,
madame.--Il faut que je vous embrasse pour cette bonne nouvelle.� Et
elle a quitt� la table. Le Roi a dit, en souriant: �Allons! allons,
asseyez-vous, pas d'enfantillage.�

Je reviens � la soir�e du jeudi. Nous attendions vainement des
nouvelles de l'arriv�e de monsieur de Mortemart. Nous s�mes enfin, �
onze heures, qu'il n'�tait pas encore arriv�.

Comme on se corrige malais�ment de pr�tendre trouver quelque chose de
logique dans les �v�nements, nous cherch�mes � nous expliquer ce
retard. Chacun donnait son id�e la plus probable. Mon avis �tait que,
beaucoup de troupes fra�ches �tant arriv�es, on s'�tait d�cid� �
tenter une nouvelle attaque sur Paris.

Vers minuit, je me retrouvai seule, plus inqui�te et plus effray�e,
que jamais. Je recommandai � tout mon monde de se tenir pr�t � vider
les lieux au premier appel, et je me jetai tout habill�e sur mon lit.

J'avais souvent entendu dire au mar�chal (nous ignorions qu'il ne
commandait plus) que le meilleur moment pour attaquer �tait un peu
avant le point du jour, et j'attendais le lever du soleil comme le
signal de notre salut.

Jamais nuit aussi courte ne me sembla aussi longue. Vers les trois
heures du matin un bruit de mousquetterie se fit entendre. (J'ai su le
lendemain que deux fortes patrouilles s'�taient rencontr�es, sans se
reconna�tre, � la barri�re de Clichy.) Je crus que c'�tait l� le
commencement de l'attaque. Je me jetai � bas de mon lit; je sonnai;
j'assemblai mes gens. C'est le moment o� j'ai ressenti l'effroi le
plus profond pendant toutes ces aventureuses journ�es. Cependant le
feu avait cess�. Nous �cout�mes avec une grande anxi�t�. Le silence le
plus complet r�gnait dans la ville.

De temps en temps, un coup de fusil isol� faisait r�sonner les �chos;
mais ils venaient de tous les points, et n'indiquaient pas une
attaque. Enfin le soleil se leva brillant et radieux; je respirai et
j'allai courtiser le sommeil, mais bien vainement. Je me suis tr�s
bien port�e � cette �poque; mais j'ai �t� douze fois vingt-quatre
heures sans fermer les yeux une minute, tant l'excitation du moment
�tait grande. Nous �tions tous sous une influence �lectrique.


(30 JUILLET.)

Le vendredi 30 juillet, si fertile en grands �v�nements � l'H�tel de
Ville, au Luxembourg, au Palais-Bourbon, � Saint-Cloud, � Neuilly, me
laisse moins de souvenirs � relater que les autres jours. Cela est
naturel. Le th��tre n'�tait plus dans la rue, d�couvert � tous les
yeux, et les acteurs se trouvaient trop occup�s de leurs r�les pour
avoir le temps d'en rendre compte.

Je re�us le matin la r�ponse de monsieur de Laborde � mon billet de la
veille. Il me mandait l'avoir re�u � minuit, au retour de l'H�tel de
Ville o� le duc de Mortemart avait �t� attendu jusqu'� cette heure. Il
y retournait � six dans la m�me intention, mais il ajoutait: �Je
crains que, ce matin, il ne soit trop tard pour le succ�s de sa
mission.�

Il me promettait un laissez-passer pour monsieur de Glandev�s auquel,
en effet, monsieur Casimir Perier en exp�dia un de tr�s bonne heure.

Je dois noter que, ce vendredi, tous les ouvriers qui travaillaient
chez moi revinrent � leur ouvrage, le plus tranquillement du monde.
Plusieurs avaient pris une part active aux combats des deux jours
pr�c�dents, et racontaient ce qui s'�tait pass� autour d'eux avec la
plus h�ro�que simplicit�. Je vis aussi rouvrir les ateliers dans mon
voisinage.

Cependant les d�fenseurs des barricades restaient � leurs postes; on
les voyait passer le fusil sur l'�paule et un pain sous le bras.
Quelques-uns, voulant afficher un air plus militaire, pla�aient leur
morceau de pain au bout de leur ba�onnette, mais tous �taient
�galement pacifiques et polis.

Je fus rappel�e � la fen�tre que je venais de quitter par le bruit du
tambour. Alors tout faisait �moi, aussi portes et fen�tres furent
occup�es et garnies de monde en un instant. Nous v�mes s'avancer, �
pas lents et pr�c�d�e d'un tambour, une troupe de gens arm�s faisant
escorte � un brancard garni de matelas sur lequel �tait couch� un
homme en attitude de Tancr�de d'Op�ra. Il faisait signe de la main
pour apaiser les cris que personne ne se disposait � pousser en son
honneur. En passant sous ma fen�tre, ce modeste personnage leva la
t�te, et je reconnus la vilaine figur� de monsieur Benjamin Constant.
Je ne puis exprimer l'impression que me causa cette vue. Les jours de
grandeur et d'h�ro�sme me semblaient pass�s; la fausset� et l'intrigue
allaient s'emparer du d�nouement. Cet instinct ne m'a pas tromp�e.

Revenons � ces premi�res journ�es. Je me plais d'autant plus � m'y
arr�ter que celles qui leur ont succ�d� ont moins permis de leur
rendre pleine justice.

Eh me quittant la veille au soir, Arago avait �t� arr�t� par des
ouvriers qui l'engag�rent � travailler avec eux � une barricade. Il
avait trouv� prudent de s'y pr�ter de bonne gr�ce, tout en ayant bonne
envie de s'en aller. Un des travailleurs raconta qu'il �tait l� depuis
dix-huit heures sans boire ni manger, qu'il avait grand'faim et pas un
sol. Arago crut l'occasion excellente; il tira un �cu de sa poche;
l'ouvrier tendit la main, mais un de ses camarades l'arr�ta:

�Tu vas accepter cela? Tu te d�shonores�. L'autre retira sa main en
remerciant tr�s poliment et disant � Arago: �Vous voyez bien,
monsieur, que cela ne se peut pas.�

Il s'�tait alors engag� une discussion entre eux, o� monsieur Arago
avait voulu leur prouver qu'�tant plus riche qu'eux il �tait
raisonnable de le laisser contribuer de son argent, aussi bien que de
son bras, � la cause commune.

Cette consid�ration commen�ait � �branler m�me le donneur d'avis, et
Arago reproduisit l'�cu; mais il leur proposa d'aller le boire, et
cela g�ta son affaire.

�Comment, boire! vous �tes peut-�tre un ennemi qui veut nous faire
boire! Ah bien oui! boire! nous avons besoin de toute notre t�te. Qui
sait si nous ne serons pas attaqu�s cette nuit? Camarade, nous avons
faim et soif, mais c'est rien que �a, nous mangerons demain. Empochez
votre argent, monsieur, et tenez! ramassez ce pav�.�

La confiance n'�tait pas si bien �tablie qu'Arago os�t r�pliquer; il
se mit silencieusement � sa t�che. Bient�t arriva un �l�ve de l'�cole
polytechnique inspectant le travail. Il t�moigna de grands �gards �
son professeur, le consultant sur les ordres qu'il donnait. Le h�ros
du pav� les �coutait avec attention, puis s'adressant � l'�l�ve:

�Mon petit g�n�ral, ce monsieur est donc des n�tres?

--Certainement, mon ami.

--Monsieur, voulez-vous avoir la bont� de nous donner ce que vous nous
offriez; nous boirons � votre sant� de bon coeur, car nous avons
fi�rement soif.�

Une personne de la soci�t�, monsieur de Bastard, vit un ouvrier, en
faction � l'une des grilles des Tuileries, pr�t � s'�vanouir; il lui
dit qu'on avait oubli� de le relever, il �tait l� depuis vingt heures
et se sentait ext�nu�.

�Il faut aller vous restaurer!

--Mais qui gardera mon poste?

--Moi.

--Vous, monsieur, ah! vous �tes bien bon; tenez! voil� mon fusil.

--C'est bon, voil� cent sous pour payer votre d�ner.

--C'est trop, monsieur.�

Au bout d'un quart d'heure, l'ouvrier vint reprendre son poste,
rapportant trois livres dix sous, son d�ner n'ayant co�t� que trente
sous.

On ne tarirait pas si on voulait rapporter tous les traits de ce
genre. Dans plusieurs quartiers de la ville, on �tait entr� dans les
maisons pour tirer par les fen�tres; on avait trouv� des couverts mis,
des effets pr�cieux non serr�s; nulle part, au milieu de tout ce
d�sordre, il ne s'�tait commis le plus petit vol. Cependant, il y a eu
une esp�ce de pillage dans les appartements du second aux Tuileries.
Il n'est pas impossible qu'il ait eu lieu, apr�s coup, par les
subalternes du ch�teau. Ils en ont �t� soup�onn�s par les personnes
qui habitaient ces appartements.

Dans le premier moment, le scrupule allait si loin que les matelas,
pris � l'archev�ch�, ont �t� sur-le-champ, ainsi que l'argenterie,
port�s processionnellement � l'H�tel-Dieu.

Un autre caract�re de cette �poque, sur lequel on ne peut trop
insister, c'est sa tol�rance. Je sortis dans cette matin�e, donnant le
bras � monsieur de Salvandy; ni l'un ni l'autre nous ne portions rien
de tricolore. Beaucoup de gens, et surtout les plus hostiles � ce qui
se passait, en �taient bariol�s.

Des femmes, stationnant de pr�f�rence pr�s des barricades, portaient
des cocardes tricolores dans des paniers devant elles et en offraient
aux passants comme aux jours ordinaires des bouquets. Seulement, elles
avaient remplac� la phrase banale de: �Fleurissez votre dame�, par
celle de: �Voyez, voyez, monsieur, d�corez votre dame.�

Monsieur de Salvandy les repoussa constamment, avec l'apparence de
l'humeur, sans que cela produis�t plus d'effet que s'il avait refus�
un bouquet de muguet.

J'allai chez l'ambassadeur de Russie; il avait fait bien du chemin
depuis la veille. Outr� de l'oubli o� on laissait le corps
diplomatique � Saint-Cloud, il proclamait hautement l'impossibilit� de
rentrer dans une capitale qu'on venait d'ensanglanter. Selon lui, la
d�marche de monsieur de Mortemart �tait oiseuse; elle ne pouvait pas
r�ussir, il �tait trop tard. La l�chet� �tait �gale � l'incapacit�; il
fallait se tourner du c�t� des Orl�ans. Il n'y avait de salut que l�,
tout le monde devait se rattacher � eux, etc... Il y avait plusieurs
personnes dans le salon o� se tenaient ces discours, je crois m�me le
baron de Werther; je ne voudrais pourtant pas l'affirmer.

Je ne me rappelle pas au juste l'heure, mais la m�tin�e devait �tre
assez avanc�e lorsqu'en rentrant chez moi je trouvais Arago qui
m'attendait. Depuis sa visite du matin, il avait appris qu'on
travaillait vivement pour la r�publique. Il venait, disait-il, de
soutenir th�se contre cet insens� projet.

Les chances du minist�re Mortemart devenaient impossibles; mais il
fallait se h�ter de prendre un parti si on ne voulait pas tomber dans
les d�sordres d'une anarchie compl�te. Il avait rendez-vous le soir
avec des meneurs; il t�cherait de les arraisonner. Il r�pondait encore
des �l�ves de l'�cole polytechnique pour quelques heures, mais
seulement pour quelques heures! Je ne pouvais rien faire de ces
tristes r�v�lations, hors m'en tourmenter.

Toutefois, quoique Arago ne dit que la v�rit�, ces dispositions
f�cheuses, je dois le r�p�ter, �taient �trang�res � la masse de la
population soulev�e et agissante.

En voici, encore une preuve entre mille. Je d�sirais beaucoup faire
parvenir une lettre � ma famille alors � Pontchartrain. J'imaginai de
l'adresser � mon p�re, et de charger le porteur de la montrer, en
disant que c'�tait pour convoquer un pair de France.

Il se pr�senta � la barri�re que personne ne franchissait, � cinq
heures du matin le vendredi, et non seulement elle lui fut aussit�t
ouverte, mais on lui donna une esp�ce de passeport pour traverser les
endroits se trouvant d�j� _lib�r�s_ c'est ainsi que cela s'appelait,
en sp�cifiant sa mission. Je suis bien f�ch�e de n'avoir pas gard� ce
papier. � cette �poque, il ne me parut qu'un chiffon bien sale, et il
l'�tait, en effet.

Je re�us vers cette heure un billet de monsieur de Chateaubriand. Il
me mandait avoir �t� en route pour venir chez moi lorsque son ovation
populaire l'avait arr�t�. Il n'avait pas encore invent� d'en faire un
triomphe national et �tait plut�t embarrass� de ces cris pouss�s par
quelques polissons des rues. On l'avait men� au Luxembourg. Il avait
�t� outr� d'y trouver plusieurs pairs rassembl�s sans qu'on e�t song�
� l'appeler, et, rentr� chez lui, il avait �crit � Charles X pour lui
demander � aller le trouver et � se mettre � sa disposition.

J'�tais chez madame de Rauzan lorsque nous entend�mes un grand bruit
dans sa cour. Elle fut bient�t remplie par un flot de populace
tra�nant une charrette comble de paille, sur laquelle �tait mollement
couch�e une pi�ce de canon dont le peuple souverain venait faire un
hommage civique � son h�ros Lafayette. On renvoya toute cette foule �
l'�tat-major de la garde nationale, rue du Mont-Blanc. Elle ne commit
aucun exc�s; mais elle �tait laide � voir, ses cris �taient
effrayants, de hideuses femmes y �taient m�l�es. Ce n'�taient d�j�
plus mes amis des barricades.

La pauvre madame de La B�doy�re pensa mourir d'effroi. Il n'y avait
pourtant aucun danger; ce n'�taient que des cris de joie et de
triomphe, mais de nature � inspirer un grand d�go�t.

Comme je sortais de table, on m'apporta une lettre pour convoquer mon
p�re � se rendre au Luxembourg, o� le pr�sident du conseil, duc de
Mortemart, attendait messieurs les pairs. Monsieur Pasquier passa chez
moi en s'y rendant; il �tait fort en peine de la sant� de monsieur de
Mortemart.

Je lui racontai les dispositions de Pozzo et les confidences d'Arago.
Je n'en tirai pas grand'chose. Il me parut fort s�rieux, convint qu'on
avait perdu beaucoup de temps, mais que cependant il y avait encore
des ressources si on voulait profiter de l'�tonnement o� �taient les
deux partis, l'un d'�tre battu et l'autre d'�tre vainqueur, pour
�tablir quelque chose de raisonnable qui ralli�t les masses, car elles
ne demandaient que repos et s�curit�. Il resta peu d'instants; les
communications n'�taient pas faciles, on ne circulait qu'� pied, et
beaucoup de temps, si pr�cieux ces jours-l�, se trouvait
mat�riellement employ� par des courses indispensables.

Je fus fort surprise de voir entrer chez moi monsieur de Glandev�s,
parti le matin pour Saint-Cloud avec l'intention d'y rester. Il �tait
bless� jusqu'au fond du coeur de la fa�on dont il y avait �t�
accueilli. Peut-�tre la _poign�e de main_ donn�e � Casimir Perier
avait-elle �t� d�nonc�e. Toujours est-il que le Roi l'avait tr�s mal
re�u et, quoiqu'il f�t une esp�ce de favori, avait affect� de ne lui
pas parler.

Apr�s avoir vainement attendu un moment opportun, il finit par
solliciter une audience. Le Roi se pla�a dans une embrasure de
fen�tre. Il voulut entreprendre de lui parler de la situation de
Paris; mais le Roi s'obstina � lui r�pondre � assez haute voix pour
que le baron de Damas et deux ou trois autres affid�s de la
Congr�gation, qui �taient dans la chambre, entendissent ses paroles.
Alors monsieur de Glandev�s lui dit:

�Je vois que le Roi ne veut pas m'�couter; je me bornerai donc � lui
demander ses ordres sur ce que je dois devenir.

--Retournez � vos Tuileries.

--Le Roi oublie qu'ils sont envahis; le drapeau tricolore y flotte.

--Il est pourtant impossible de vous loger ici.

--En ce cas, Sire, je partirai pour Paris.

--Vous ferez tr�s bien.

--Le Roi n'a pas d'autre ordre � me donner?

--Non, pas moi, mais voyez mon fils; bonjour, Glandev�s.�

Monsieur de Glandev�s se rendit chez monsieur le Dauphin.

�Monseigneur, le Roi m'envoie savoir si monseigneur a quelque ordre �
me donner pour Paris o� je retourne.

--Moi, non, quel, ordre aurais-je � vous donner? vous n'�tes pas de
mon arm�e.�

Et, l�-dessus, il lui tourna le dos. Voil� comment a �t� cong�di�, le
trente, un des plus fid�les serviteurs de la monarchie. Il en �tait
navr�.

Il avait entendu monsieur de Polignac r�pondant � madame de Gontaut,
qui l'accablait de reproches: �Ayez donc de la foi, ayez donc de la
foi, elle vous manque � tous,� et tenir aussi ce propos qu'il a r�p�t�
plusieurs fois: �Si mon �p�e ne s'�tait pas bris�e entre mes mains,
j'�tablissais la Charte sur une base in�branlable.� Cette phrase ne
s'expliquait pas mieux que sa conduite; il avait, au reste, l'air
parfaitement serein.

En revanche, le pauvre duc de Raguse �tait d�sesp�r� de tout ce qui
s'�tait pass� � Paris, accabl� de tout ce qu'il voyait � Saint-Cloud,
quoique sa sc�ne avec monsieur le Dauphin n'e�t pas encore eu lieu.

Pozzo vint chez moi. Monsieur de Glandev�s lui raconta les d�tails de
sa visite � Saint-Cloud, et il en revint � son antienne du matin et de
la veille: ces gens-l� �taient perdus, finis; Neuilly pr�sentait la
seule ressource qui pouvait sauver le pays. Je lui parlai de l'�tat de
monsieur de Mortemart: �C'est un brave et excellent homme, me dit-il;
f�t-il en pleine sant�, il n'est pas de force dans ces conjonctures.
D'ailleurs, personne ne le serait avec ces gens-l�.�

Pozzo me quitta de bonne heure. Plusieurs personnes pass�rent dans mon
salon; j'ai oubli� quelles elles �taient. Monsieur Pasquier arriva
tard; il avait vu monsieur de Mortemart dans son lit tr�s souffrant
d'un violent acc�s de fi�vre. Rien de ce qui s'�tait pass� � l'H�tel
de Ville, ni � la Chambre des d�put�s, n'�tait favorable � sa
mission.

Le petit nombre de pairs, r�unis au Luxembourg, s'y seraient
volontiers ralli�s; mais ils sentaient combien ils auraient peu
d'influence dans ces circonstances. La r�publique, dont personne ne
voulait, devenait imminente si on ne prenait promptement un parti, et,
sous un nom ou sous un autre, ce parti ne pouvait venir que de
Neuilly.

On savait vaguement que des d�marches avaient �t� faites de ce c�t�.
Enfin, � pr�s de minuit, monsieur de Fr�ville vint nous apprendre
l'arriv�e de monsieur le duc d'Orl�ans au Palais-Royal. Un
gouvernement provisoire �tait d�cid�. Le prince en serait le chef; les
ministres �taient d�sign�s et le g�n�ral S�bastiani nomm� ministre des
affaires �trang�res.

Je m'�criai combien c'�tait un choix fatal. Je connaissais l'aversion
de Pozzo pour lui et l'intensit� de ces haines corses. Il suffirait de
ce nom pour le rendre aussi hostile � monsieur le duc d'Orl�ans qu'il
lui �tait favorable jusqu'� pr�sent. Son influence sur le corps
diplomatique, dont il disposait en grande partie, pr�parait un
obstacle �norme. Tout le monde le reconnut, en signalant l'importance
d'en avertir au Palais-Royal. On m'engagea � en pr�venir; mais il
�tait minuit et les nominations devaient, disait-on, �tre connues le
lendemain matin!...

Ici a commenc� l'esp�ce de petit r�le politique que j'ai pu jouer dans
ces grands �v�nements. Il n'�tait ni pr�vu, ni pr�par�, et il n'a dur�
qu'un jour. Le parti carliste en a eu r�v�lation et m'en a su plus
mauvais gr� qu'il n'�tait juste. J'y ai �t� entra�n�e, sans
pr�m�ditation, par la force des choses, mais peut-�tre ai-je, en
effet, facilit�, dans les premiers moments, l'�tablissement de la
nouvelle royaut�, pour laquelle l'ambassadeur de Russie s'est d�clar�
ouvertement. J'aurais gard� un silence �ternel sur toute cette
transaction, si lui-m�me n'en avait parl� le premier.


(31 JUILLET.)

Le samedi 31 juillet, au point du jour et apr�s y avoir bien r�fl�chi
toute la nuit, je me d�cidai � �crire � madame de Montjoie. Je lui
rappelai le propos de monsieur de S�monville, notre causerie du mardi;
il �tait �trange de voir ce qui, le mardi, �tait un simple comm�rage
entre deux femmes, devenu, d�s le vendredi, de l'histoire.

Je lui demandai ensuite si on savait assez au Palais-Royal la profonde
aversion de Pozzo pour le g�n�ral S�bastiani, et � quel point sa
nomination ali�nerait infailliblement l'ambassadeur qui �tait dans les
meilleures dispositions. J'ajoutai que, si je savais une heure o� je
ne g�nerais pas, je serais bien tent�e d'affronter les barricades et
d'aller reprendre ma conversation du mardi.

J'envoyai ce billet au Palais-Royal. On me rapporta pour r�ponse que
tout le monde �tait � Neuilly, mais mon billet allait y �tre port�. Je
crus que monsieur de Fr�ville s'�tait tromp� en nous disant, la veille
au soir, monsieur le duc d'Orl�ans arriv� au Palais-Royal. Il y �tait
pourtant; mais rien n'�tait encore d�cid� et on gardait le secret sur
sa pr�sence.

Je re�us une lettre de ma m�re; elle m'�tait apport�e par le r�gisseur
de Pontchartrain, Moreau. Il avait laiss� son cabriolet en dehors des
barri�res et se faisait fort de m'emmener, si je voulais y consentir.

Ma m�re m'en sollicitait. Elle voyait d�j� un de ses enfants assi�g�
et affam� par l'autre et se reportait au temps de la Henriade, avec
toute la vivacit� de son imagination. Ces malheurs semblaient d'autant
moins pr�sumables cependant que Moreau m'annon�a l'abandon de
Saint-Cloud.

Le Roi se retirait; la route de Versailles �tait couverte de troupes,
ayant l'air constern� et semant des d�serteurs par groupes de tous les
c�t�s. J'allai porter cette nouvelle � monsieur Pasquier. Je trouvai
chez lui le duc de Broglie. Il savait d�j� la retraite sur
Rambouillet; l'un et l'autre m'engag�rent fort � rester � Paris, comme
dans le lieu o� il pouvait y avoir le plus de s�curit�.

Monsieur de Broglie y avait appel� sa femme et ses enfants. J'�tais
facile � persuader, car je prenais trop d'int�r�t aux �v�nements pour
souhaiter m'�loigner. Je retournai donc chez moi pour �crire � ma m�re
et lui expliquer mes objections � partir, et surtout � suivre la
route, encombr�e d'obstacles, sur laquelle Moreau offrait de me
conduire.

En passant, j'entrai chez madame de Rauzan. Elle �tait inform�e du
d�part; son p�re lui avait fait dire, par un de ses gens, que la Cour
allait passer quelques, jours � Trianon. Elle m'avait apprit la sc�ne
qui avait eu lieu entre monsieur le Dauphin et le duc de Raguse et
m�me avec exag�ration.

Nous �change�mes nos craintes sur la disposition o� pourrait �tre le
mar�chal, apr�s un pareil �clat, de quitter la Cour et de revenir �
Paris sans calculer les dangers personnels qu'il y courait. Cette
circonstance fut cause qu'en �crivant � ma m�re je la priai de t�cher
de faire savoir au mar�chal la position o� il se trouvait dans Paris
et de lui faire parvenir de l'argent pour s'�loigner, dans le cas o�
il se s�parerait du Roi, s'il s'en trouvait d�pourvu.

En effet, ce m�me Moreau, qui �tait venu me chercher � Paris, alla le
lendemain de Pontchartrain � Rambouillet, parvint jusqu'au mar�chal,
lui porta de l'argent et lui offrit de l'emmener par les bois jusqu'au
pavillon qu'il habitait o� il aurait pu �tre tr�s bien cach�. Le
mar�chal h�sita, puis se d�cida � rester. L'autre parti lui aurait-il
mieux tourn�? Je ne le pense pas. Il lui valait mieux accomplir son
sort et rester � son poste; mais j'ignorais alors si ce poste �tait
tenable.

Tandis que j'�crivais � ma m�re, il m'arrivait visite sur visite. Tout
le monde �tait au d�sespoir, car rien ne se d�cidait, rien ne se
publiait.

Les m�mes gens, qui depuis ont dit, soutenu, imprim� que monsieur le
duc d'Orl�ans �tait tellement n�cessaire qu'il pouvait se faire prier
longtemps et n'accepter qu'aux conditions les plus avantageuses,
s'alarmaient, se d�solaient alors de chaque heure de retard et
s'impatientaient hautement de ce qu'il ne se jetait pas tout � travers
le mouvement. �Qu'il commence par s'emparer du pouvoir, disaient-ils,
on s'expliquera plus tard.� C'�tait l'opinion la plus g�n�rale: je
conviens l'avoir partag�e. L'anarchie nous arrivait de tous les c�t�s
et me semblait le pire des maux.

Arago survint tout boulevers�. Ses efforts �taient d�pass�s. Il
quittait une r�union de jeunes gens qui se disposaient � proclamer la
r�publique. Puis vint la duchesse de Rauzan apportant la m�me
nouvelle. Moreau aussi l'avait recueillie dans la rue et en faisait un
nouvel argument pour m'emmener. Cependant je r�sistai, et je
l'exp�diai avec ma r�ponse. Dans ce moment, je re�us celle de madame
de Montjoie: �Votre billet, me disait-elle, ne m'est parvenu qu'� dix
heures; il est d�j� sous les yeux de monsieur le duc d'Orl�ans. Venez,
venez, tr�s ch�re; on vous attend ici avec la plus vive et la plus
tendre impatience.�

Je voulus questionner le messager; il �tait reparti. Le billet �tait
dat� de Neuilly, dix heures et demie. Comment y aller? Toute
circulation, en voiture, �tait impossible.

Arago et madame de Rauzan me press�rent �galement de m'y rendre, de
peindre l'�tat des choses et de h�ter un d�nouement. Apr�s quelques
instants d'h�sitation, je me d�cidai � me mettre en route � pied.
Arago me donnait le bras.

Je dis � madame de Rauzan, qui m'aidait � nouer mon chapeau tant elle
�tait press�e de m'exp�dier: �Soyez-moi t�moin que je ne vais pas �
Neuilly comme orl�aniste, mais comme bonne fran�aise, voulant la
tranquillit� du pays.� Elle me souhaita tout succ�s et me r�pondit que
ma mission �tait une oeuvre de charit�.

Arriv�s � la place Beauvau, nous entend�mes lire la proclamation
manuscrite du lieutenant g�n�ral du royaume, celle qui disait: �La
Charte sera une v�rit�.� L'homme qui la publiait s'arr�tait, de cent
pas en cent pas, pour renouveler cette lecture.

Les groupes se formaient autour de lui. Voici les faits dont j'ai �t�
t�moin. On l'�coutait avec une grande anxi�t�; elle ne produisait ni
joie ni enthousiasme, mais un extr�me soulagement. Chacun retournait
tr�s calmement � ses affaires, comme ayant re�u une solution
satisfaisante � une question dont il �tait vivement inquiet, et
respirant plus librement. Cette impression m'a paru tout � fait
g�n�rale; mais, il ne faut pas l'oublier, je parle seulement de ce que
j'ai vu. Il est possible que, dans d'autres quartiers, elle ait �t�
toute diff�rente.

Il me faut encore m'arr�ter en route, pour raconter une circonstance
dont j'ai �t� t�moin. Je ne me la rappelle jamais sans �motion.

Nous suivions p�niblement la rue du Roule, ayant � gravir les
barricades aussi bien que la montagne.

Nous f�mes atteints par un groupe, en t�te duquel marchait un �l�ve de
l'�cole polytechnique sortant � peine de l'enfance. Il tenait son �p�e
� la main et, en l'agitant, r�p�tait d'une voix grave et sonore:
�Place aux braves.� Toutes les barricades s'abaissaient, en un clin
d'oeil, pour laisser passer une patrouille arm�e, au milieu de
laquelle �tait port� un bless� sur une civi�re. Ce cort�ge nous eut
bient�t d�pass�s. Cependant nous h�t�mes le pas pour profiter de la
route qui s'ouvrait devant lui, et qui se refermait aussit�t. Pr�s
d'arriver � l'h�pital Beaujon, il s'arr�ta; il y eut un moment
d'h�sitation et quelques paroles �chang�es. La civi�re fut pos�e �
terre; le jeune �l�ve qui, par l'�l�vation du terrain, si rapide en
cet endroit, se trouvait dominer toute la sc�ne, allongea son bras et
son �p�e, et, de cette belle voix, si grave et si sonore que j'avais
d�j� remarqu�e, dit avec l'expression la plus p�n�tr�e: �Paix aux
braves!� Tout ce qui �tait dans la rue, y compris l'escorte populaire
qui formait le cort�ge, s'agenouilla. Apr�s un instant de
recueillement, la civi�re fut relev�e et le convoi retourna sur ses
pas. Il faut ajouter que l'uniforme et le bonnet, pos�s sur la
civi�re, indiquaient clairement le bless�, qui venait d'expirer en se
rendant � l'h�pital, comme �tant un grenadier de la garde royale. Je
ne pense jamais � cette sc�ne sans �prouver un v�ritable
attendrissement.

Un de mes motifs, pour aller � Neuilly, �tait de m�nager au duc de
Raguse la protection sp�ciale des princesses, s'il se trouvait dans
une position aventureuse, � la suite de ce qui s'�tait pass� �
Saint-Cloud. Nous conv�nmes, Arago et moi, que tous deux nous
parlerions de lui. Il devait rapporter les conversations qu'il avait
eues avec lui � l'Acad�mie et aux Tuileries.

Nous arriv�mes enfin � Neuilly. Madame de Dolomieu m'attendait dans
la cour. Je n'en pouvais plus; il faisait une chaleur assommante. Elle
me mena chez madame de Montjoie pour me reposer un instant. Mais
Mademoiselle y arriva aussit�t; elle m'emmena dans son cabinet, apr�s
avoir �chang� quelques mots de politesse avec Arago. Elle �tait dans
un �tat d'excitation visible, mais pourtant calme et avec l'air tr�s
r�solu. Elle me montra un billet de son fr�re, �crit au crayon; il
�tait � peu pr�s en ces termes: �Il n'y a pas � h�siter; il ne faut
pas ali�ner Pozzo. S�bastiani ne sera pas nomm�. T�chez de le faire
savoir.� Je me chargeai volontiers de cette commission.

On ignorait encore � Neuilly la proclamation que j'avais entendu lire
en chemin. Je me rappelais assez exactement les termes et je les
rapportai � Mademoiselle. D�s l'intitul�: �Proclamation du Lieutenant
g�n�ral�, elle m'arr�ta:

�Du Lieutenant g�n�ral? vous vous trompez, ma ch�re.

--Non, Mademoiselle; je l'ai entendu trois ou quatre fois et j'en suis
s�re.

--Il comptait ne prendre que le titre de commandant de Paris.

--Il aura �t� entra�n� par le voeu g�n�ral. Il faut qu'il puisse
commander hors Paris, comme dans son enceinte; il n'y a qu'une pens�e
l�-dessus� (et, � cette �poque, cela �tait parfaitement exact). Je
citai � Mademoiselle toutes les personnes que j'avais vues la veille,
et le jour m�me: depuis madame de Rauzan et sa coterie jusqu'aux
d�fenseurs des barricades, tous r�clamaient l'intervention de monsieur
le duc d'Orl�ans.

Mademoiselle l'admettait compl�tement n�cessaire; mais, selon elle,
une seule d�marche �tait indispensable et le devoir y �tait clair. Il
fallait se jeter � travers les combattants pour arr�ter l'effusion du
sang, conjurer la guerre civile, faire poser les armes et r�tablir
partout l'ordre et la tranquillit�.

Elle en �tait si persuad�e que, lorsque la veille on �tait venu
chercher son fr�re, en assurant les esprits dispos�s � lui laisser
jouer le r�le de pacificateur, voyant que son absence y apportait un
retard mat�riel, elle avait offert de se rendre � Paris, si elle
pouvait y �tre de la moindre utilit� au r�tablissement de la s�curit�
publique. Elle pensait, et c'�tait l'avis de son fr�re, qu'il n'y
avait pas � h�siter sur cette premi�re d�marche, mais qu'il fallait
s'emparer du pouvoir au titre le plus modeste, de fa�on �
n'effaroucher personne. Par l� on se trouverait en mesure d'agir
suivant les circonstances, et les partis, pris � t�te repos�e,
valaient toujours mieux que ceux improvis�s dans des moments d'une si
vive agitation.

Nous caus�mes de tout ce qui passait � Paris et � Saint-Cloud. Elle
savait le d�part et la marche sur Rambouillet, quoique Trianon f�t le
lieu officiellement d�sign�. Elle savait aussi la sc�ne faite par
monsieur le Dauphin au duc de Raguse. Je ne sais si ces nouvelles
�taient venues directement � Neuilly, ou avaient pass� par Paris.

Pendant que nous causions, madame de Dolomieu vint me chercher de la
part de madame la duchesse d'Orl�ans.

�Allez vite chez ma soeur, me dit Mademoiselle, et t�chez de la
remonter un peu; elle est dans un �tat terrible.�

Je suivis madame de Dolomieu jusque chez la princesse o� j'entrai
seule. Elle �tait dans sa chambre � coucher, en robe de chambre et en
papillotes, assise dans un grand fauteuil, le dos tourn� au jour, la
princesse Louise, � genoux devant elle, la t�te appuy�e sur un bras
du fauteuil: toutes deux �taient en larmes. Madame la duchesse
d'Orl�ans me tendit la main et, m'attirant � elle, s'appuya sur moi et
se mit � sangloter. La jeune princesse se leva et sortit; je pris sa
place.

Sa m�re continua � se tenir serr�e contre moi en r�p�tant � travers
ses pleurs: �Oh! quelle catastrophe! quelle catastrophe!... et nous
aurions pu �tre � Eu!�

Je parvins � la calmer un peu. Je lui parlai du voeu si g�n�ralement
exprim�, du beau r�le que monsieur le duc d'Orl�ans avait � jouer, de
la mani�re dont il �tait d�sir� par tout le monde (je le croyais et,
de plus, cela �tait vrai, je dois le redire encore), du bon effet de
la proclamation. Je la lui r�p�tai.

Elle ne s'arr�ta pas au titre, mais elle fut frapp�e de l'expression:
_La Charte sera une v�rit�._ Elle l'approuva. Elle me parla de son
mari, de la puret� de ses intentions avec l'adoration qu'elle lui
porte. Je me hasardai � lui dire:

�Eh bien! madame, la France serait-elle donc si malheureuse de se
trouver entre de pareilles mains, si notre Guillaume III s'appelait
Philippe VII?

--Dieu garde! Dieu garde! ma ch�re, ils l'appelleraient usurpateur,�
et elle recommen�a � sangloter.

�Sans doute, madame, on l'appellerait usurpateur, et on aurait raison,
mais, si on l'appelait conspirateur, on aurait tort. Il n'y a que cela
de r�pr�hensible dans l'usurpation, et les contemporains m�me l'en
disculperaient.

--Oh oui! assur�ment, il n'a pas conspir�! Qui le sait mieux que le
Roi? Avec quelle bonne foi, quelle conscience ne lui a-t-il pas
toujours parl�! Il n'y a pas encore un mois, � Rosny, ils ont eu
ensemble une conversation de plus d'une heure et demie, et, en la
terminant, il a dit � mon mari: �Croyez bien que j'envisage ma
position tout � fait comme vous; hors la Charte, point de salut, j'en
suis bien persuad� et je vous donne ma parole que rien ne me d�cidera
� en sortir�... Et puis il fait ces ordonnances!�

Une des premi�res paroles de madame la duchesse d'Orl�ans avait �t�
pour me demander si j'avais entendu parler de madame la Dauphine. Elle
y revint de nouveau lorsqu'elle se fut un peu calm�e. La sachant en
route pour revenir � Saint-Cloud, elle en �tait tr�s inqui�te.

Depuis le dimanche pr�c�dent, o� monsieur le duc d'Orl�ans avait �t�
faire sa cour au Roi, il n'y avait eu aucune communication officielle
entre Saint-Cloud et Neuilly. On y avait appris le coup d'�tat par le
_Moniteur_ du lundi.

Dans la nuit du jeudi au vendredi, on leur avait fait parvenir un
billet anonyme, portant que les ordres �taient donn�s pour faire
marcher un corps d�groupes sur Neuilly, enlever monsieur le duc
d'Orl�ans et l'emmener � Saint-Cloud, afin, de l'y retenir comme une
esp�ce d'otage. Sur cet avis, le prince �tait mont� � cheval, et avait
pass� toute la journ�e �loign� de Neuilly.

Madame la duchesse d'Orl�ans �tait tellement pr�occup�e de cette id�e
d'appel � Saint-Cloud que, lorsque, la veille, le jeune G�rard �tait
venu de l'H�tel de Ville pour solliciter monsieur le duc d'Orl�ans de
se rendre � Paris, elle l'avait re�u, l'avait pris pour monsieur de
Champagny, l'aide de camp de monsieur le Dauphin, et lui avait r�pondu
en cons�quence. Us avaient jou� pendant deux minutes aux propos
interrompus.

Elle me raconta comment, aussit�t que monsieur le duc d'Orl�ans avait
su qu'on r�clamait sa pr�sence pour arr�ter le d�sordre, il ne s'�tait
pas permis d'h�siter. Il lui avait dit: �Am�lie, tu sais si j'ai
craint ce moment; je ne le pr�voyais que trop! Mais le voil� arriv�.
La route du devoir est claire; il faut la suivre et sauver le pays,
car lui seul est dans le bon droit.�

Elle lui avait r�pondu: �Va, mon ami; je n'ai pas d'inqui�tude, tu
feras toujours ce qu'il y aura de mieux�, et puis la pauvre femme se
remettait � pleurer de plus bel: �Ah! ma ch�re amie, notre bonheur est
fini; j'ai �t� trop heureuse�, et, joignant les mains: �Mon Dieu,
j'esp�re n'en avoir, pas �t� ingrate, j'en ai bien joui, mais je vous
en ai bien remerci�!� Et puis encore, et encore, et toujours des
larmes.

Je l'engageai � se laisser moins abattre. Monsieur le duc d'Orl�ans,
lui repr�sentai-je, aurait besoin de toute sa fermet�; rien ne serait
plus propre � la lui faire perdre que ce d�sespoir de la personne
qu'il ch�rissait le plus au monde. Elle me r�pondit qu'elle le sentait
bien; elle s'abandonnait ainsi devant moi, mais elle pr�senterait une
autre contenance lorsqu'il le faudrait: la gloire et le bonheur de son
mari avaient toujours �t� les premiers int�r�ts de sa vie et elle ne
leur manquerait pas. Je la pressai beaucoup de se rendre � Paris:

�Montez en voiture, madame, avec tous vos enfants, vos voitures de
gala, vos grandes livr�es; les barricades s'abaisseront devant elles.
Le peuple flatt� de cette confiance vous accueillera avec transport;
vous arriverez au Palais-Royal au milieu des acclamations; il n'y a
pas � h�siter.

--Si mon mari me le prescrit, j'irai certainement comme vous le dites.
Mais, ma ch�re, cela me r�pugnera beaucoup; cela aura l'air d'une
esp�ce de triomphe... de nargue... vous entendez, pour les autres.
J'aimerais bien mieux arriver au Palais-Royal o� je veux aller
rejoindre mon mari le plus t�t possible, sans que cela fasse aucun
effet.

--Je comprends la d�licatesse de Madame, mais je ne crois pas ce
moment destin� aux nuances. Tout ce qui consacre la popularit� des
Orl�ans et prouve combien le pays les r�clame me semble utile � son
salut.�

Madame la duchesse d'Orl�ans, avec sa bont� accoutum�e, s'�tait fort
pr�occup�e de ma fatigue et de l'extr�me chaleur que j'avais eue en
venant � Neuilly. Elle m'avait fait pr�parer une voiture pour
retourner jusqu'� la barri�re. On vint avertir qu'elle �tait pr�te.

La princesse voulait encore me retenir; mais je lui fis comprendre
combien il pouvait �tre essentiel que je visse Pozzo le plus t�t
possible. Elle me fit promettre de revenir le lendemain, soit �
Neuilly, soit au Palais-Royal o� elle esp�rait �tre, et je sortis.

Je trouvai un valet de chambre de Mademoiselle qui m'attendait pour me
ramener chez elle. Elle me demanda comment j'avais laiss� sa belle
soeur; je lui r�pondis: �Un peu plus calme, mais bien affect�e.�

Il me fut �vident que les deux princesses, malgr� leur intimit�
habituelle, ne s'entendaient pas dans ce moment.

Je r�p�tai � Mademoiselle ce que j'avais os� conseiller � madame la
duchesse d'Orl�ans sur son entr�e dans Paris. Je ne lui trouvai pas,
j'en dois convenir, les m�mes genres de r�pugnances; mais c'�tait une
d�marche trop importante, me dit-elle, pour en prendre l'initiative
sans l'ordre de son fr�re.

Cela �tait vrai, mais, si la demande avait �t� faite, il ne fallait
qu'une heure pour avoir la r�ponse; pendant ce temps on aurait pr�par�
les voitures; et l'arriv�e de sa famille, port�e sur les bras du
peuple, comme cela serait arriv� infailliblement, aurait fourni un
excellent argument � monsieur le duc d'Orl�ans contre un petit noyau
de factieux auquel on donnait trop d'importance, parce que lui seul
parlait et se montrait.

Le sort en d�cida autrement. Les princesses arriv�rent au Palais-Royal
� minuit, � pied, ayant �t� en omnibus aussi loin que les barricades
le permettaient, et sans �tre reconnues. Je ne puis m'emp�cher de
regretter encore qu'on n'ait pas, ce jour-l�, pr�f�r� la marche
indiqu�e par mon z�le.

Quoique dans ma conversation avec Mademoiselle nous n'eussions pas �t�
au del� du Lieutenant g�n�ral et qu'avec sa belle-soeur j'eusse
prononc� le mot de Philippe VII, je n'en partais pas moins persuad�e
que Mademoiselle d�sirait vivement voir la couronne de France sur le
front de son fr�re, tandis que madame la duchesse d'Orl�ans
envisageait cet avenir avec r�pugnance et terreur.

C'est peut-�tre le moment de dire mes rapports avec les deux
princesses d'Orl�ans, et comment je comprends leur caract�re.

La tourmente r�volutionnaire ayant jet� mes parents � Naples, j'�tais
souvent appel�e aupr�s des filles de la Reine. Mon �ge se trouvait
plus rapproch� de celui de madame Am�lie; c'�tait avec elle que je
jouais le plus souvent. Elle me distinguait de ses autres petites
compagnes. Ceci se passait en 1794 et 1795.

� son arriv�e en France, vingt ans apr�s, madame la duchesse d'Orl�ans
n'avait pas oubli� cette camaraderie d'enfance. Elle donnait un
caract�re particulier aux relations qui s'�tablirent entre nous. J'eus
occasion de les cultiver pendant le temps o�, mon p�re �tant
ambassadeur en Angleterre, la famille d'Orl�ans vivait dans une sorte
d'exil aux environs de Londres.

Ceci explique comment, sans �tre commensale du Palais-Royal, j'y �tais
souvent plus avant dans les confidences des chagrins et des
contrari�t�s de la famille que les personnes dont les habitudes
pouvaient sembler plus intimes.

Je ne saurais assez exprimer la profonde v�n�ration et le tendre
d�vouement que j'�prouve pour madame la duchesse d'Orl�ans. Ador�e par
son mari, par ses enfants, par tout ce qui l'entoure, le degr�
d'affection, de v�n�ration qu'elle inspire est en proportion des
occasions qu'on a de l'approcher. La tendre d�licatesse de son coeur
n'alt�re ni l'�l�vation de ses sentiments, ni la force de son
caract�re. Elle sait merveilleusement allier la m�re de famille � la
princesse; et, quoiqu'elle traite tout le monde avec les apparences
d'une bienveillance qui lui est naturelle, cependant c'est avec des
nuances si habilement marqu�es que chacun peut reconna�tre sa place
sur un plan diff�rent.

� l'�poque dont je parle, madame la duchesse d'Orl�ans, quoique
extr�mement consid�r�e dans le conseil de famille o� r�gnait l'accord
le plus parfait, s'�tait persuad� � elle-m�me n'entendre rien aux
affaires et pensait que Mademoiselle, par la rectitude de ses id�es et
la force de son esprit, �tait beaucoup mieux appel�e � s'en occuper.
Aussi se mettait-elle volontairement sous la tutelle de sa belle-soeur
dans tout ce qui semblait affaire ou parti politique � prendre.
Peut-�tre aussi cette attitude tenait-elle � cette d�licatesse de
coeur qui, m�me � son insu, dirige toutes ses actions.

La Cour, surtout sous Louis XVIII (car Charles X traitait mieux les
Orl�ans), cherchait � �tablir une grande distinction entre madame la
duchesse d'Orl�ans, son mari et sa soeur. On lui aurait volontiers
fait une place � part si elle avait voulu l'accepter. Or, comme toutes
les contrari�t�s et les manifestations, qui se trouvaient sur le
chemin des heureux habitants du Palais-Royal, tenaient � cette
inimiti� de la branche r�gnante, madame la duchesse d'Orl�ans se
croyait doublement oblig�e de faire cause commune et d'adopter, sans
r�flexion, les d�cisions de Mademoiselle. De l�, venait l'habitude de
se laisser conduire par elle et de ne jamais chercher � combattre
l'influence qu'elle pouvait avoir sur son fr�re, objet de leur commune
adoration. Je ne crois pas ce scrupule de madame la duchesse d'Orl�ans
demeur� � la reine des Fran�ais.

Il n'y a eu aucun refroidissement entre les deux princesses, mais
elles n'ont pas toujours �t� unanimes sur des questions importantes.
La Reine parfois a exprim�, d�fendu et soutenu ses opinions avec
chaleur, en cherchant � user de son cr�dit sur l'esprit du Roi.

Jamais sentiment n'a �t� plus passionn� que celui de madame la
duchesse d'Orl�ans pour son mari. La ferme persuasion o� elle est que
tout ce qu'il d�cide est toujours: �Wisest, discreetest, best�, a �t�
pour elle un motif de grande consolation dans la mer orageuse o� les
circonstances l'ont pouss�e. Elle y est entr�e dans une extr�me
r�pugnance. Elle a pri�, bien sinc�rement, que ce calice s'�loign�t
d'elle, mais, une fois ce parti pris, elle l'a accept� compl�tement.

On a sp�cul� sur ses regrets; les partis se sont tromp�s; et, six
semaines apr�s la matin�e dont je viens de parler, elle me disait:
�Maintenant que cette couronne, d'�pines est sur notre front, nous ne
devons plus la quitter qu'avec la vie, et nous nous y ferons tuer s'il
le faut.�

Cette �nergie calme ne l'emp�che pas de s'identifier avec toute la
vivacit� la plus d�licate, la plus exquise aux chagrins des autres, de
les appr�cier et d'y compatir. L'indulgence est le fond o� elle puise
constamment, le fard dont elle embellit les vertus les plus solides
qu'une femme et une reine puisse poss�der.

On croira peut-�tre que je trace un pan�gyrique; ce serait � mon insu.
Je la repr�sente telle que je la vois.

Mes relations personnelles avec Mademoiselle datent de 1816 � 1817.
J'ai toujours rendu hommage � son coeur et � son esprit, sans jamais
avoir eu pour elle ce qui peut s'appeler de l'attrait. Cependant ses
qualit�s sont � elle; ses inconv�nients sont n�s des circonstances o�
elle a �t� plac�e.

Mademoiselle est la personne la plus franche et la plus incapable de
dissimulation qui se puisse rencontrer: voil� ce qui lui a fait tant
d'ennemis; Les premiers �panchements de sa jeunesse ont �t� accueillis
par la malveillance. Il lui en est rest� de l'amertume; voil� ce qui
lui en a m�rit�.

Son p�re �tait charmant pour elle. �lev�e par madame de Genlis, dans
des id�es plus que r�volutionnaires, elle l'avait vue s'avancer
graduellement dans une carri�re si fatalement parcourue sans en �tre
effray�e. Elle �tait trop jeune pour en juger par elle-m�me alors et
elle n'a jamais voulu consentir depuis � reconna�tre que ce fut celle
du crime, du crime sans excuse. On a pr�tendu le lui faire proclamer.
Tout le temps de son s�jour aupr�s de madame la princesse de Conti a
�t� employ� � obtenir d'elle une d�marche o� elle abandonnerait la
m�moire de son p�re. Forte des souvenirs de sa tendresse, elle s'�tait
fait une vertu de la r�sistance. Le r�sultat en a �t� de passer les
ann�es de son adolescence dans la solitude de sa chambre.

Les �migr�s, formant la soci�t� de madame la princesse de Conti,
refusaient de se trouver avec elle, et, de son c�t�, elle ne voulait
faire aucune concession. Sa tante, qui avait beaucoup d'esprit, lui
t�moignait de l'affection, ne la violentait pas, ne la bl�mait m�me
pas, mais n'avait pas le courage de la soutenir contre l'esprit de
parti.

Plus tard, elle esp�ra trouver aupr�s de sa m�re une enti�re
sympathie, et elle arriva en Espagne toute pleine d'illusions
filiales. Elle y fut mal accueillie et trouva madame la duchesse
d'Orl�ans plac�e dans une situation si fausse que le s�jour de
Barcelone lui devint bient�t insupportable. Elle dut �crire � ses
fr�res que sa position n'y �tait pas convenable. On voit combien tous
les sentiments de sa jeunesse, tous ceux qui font ordinairement la
gloire et le bonheur des filles ont �t� froiss�s. Avec ces donn�es, on
peut, je crois, comprendre � la fois les qualit�s et les d�fauts de
Mademoiselle.

Elle est franche, parce qu'elle s'est accoutum�e � ne point cacher ses
impressions, sans s'inqui�ter si elles �taient opportunes ou devaient
plaire aux autres. Elle n'est pourtant pas expansive, parce qu'elle a
�t� repouss�e par tout ce qui aurait d�, dans sa premi�re jeunesse,
d�velopper les facult�s aimantes de son coeur.

Aussi ce coeur s'est-il donn�, avec la passion la plus vive et la plus
exclusive, � son fr�re, le premier qui lui e�t fait go�ter les
douceurs de l'intimit�, le seul en qui elle puisse trouver enti�re
sympathie pour la grande croix qui p�se sur son coeur bien plus que
sur son front. La vie et la mort de leur p�re sera toujours un lien
plus puissant entre eux que peut-�tre ils ne se l'avouent � eux-m�mes;
et, sur ce point, tous les deux, si faciles en g�n�ral, ils sont
susceptibles et m�me rancuneux � l'exc�s. Jamais ils n'ont su �tre �
leur aise avec la famille royale, surtout avec madame la Dauphine qui,
de son c�t�, les a constamment trait�s avec une r�pulsion marqu�e.

Mademoiselle a conserv� beaucoup d'amertume contre la noblesse et les
�migr�s qui ont abreuv� sa jeunesse de d�go�ts, comme _classes_. Son
excellent coeur leur pardonnerait � tous, pris individuellement;
mais, l� encore, les formes sont contre elle et prennent l'apparence
d'une sorte de vengeance.

Cette disposition l'a pouss�e � chercher ses appuis parmi les gens
professant les m�mes r�pugnances. Elle a cru beaucoup trop, je pense,
qu'ils s'arr�taient au m�me point qu'elle, et a d�sir� voir le pouvoir
entre leurs mains. Elle a travaill� � le leur remettre. Les Laffitte,
les Barrot, les Dupont n'ont pas eu de plus chaud partisan dans les
commencements; et la t�nacit� de son caract�re, la volont� de _parti
pris_ en elle de ne point abandonner les gens que les circonstances
semblaient accuser et de leur toujours supposer de bonnes intentions
les lui a fait soutenir � un point qui, pendant un temps, a beaucoup
nui � son influence sur l'esprit du Roi. Elle l'a senti, elle en a
souffert; mais elle n'a pas chang�. C'est ainsi qu'elle est faite.

On l'accuse d'�tre peu g�n�reuse; il y a du vrai et du faux. Jusqu'�
la mort de sa m�re, Mademoiselle ne poss�dait rien et vivait au d�pens
de son fr�re; la parcimonie �tait alors une vertu.

Depuis qu'elle jouit d'un revenu consid�rable, elle d�pense
honorablement; elle emploie des artistes, elle fait travailler dans
ses terres. Elle fait �norm�ment de charit�s; mais elle n'a pas les
habitudes de la magnificence et ne sait pas d�penser royalement, m�me
lorsque ce serait convenable. Elle calcule trop exactement pour une
princesse. Mais aussi, au commencement de la nouvelle royaut�,
lorsqu'il fut d'abord question de fixer la liste civile, le baron
Louis �tant venu lui demander si elle se contenterait d'y �tre port�e
pour un million, elle se r�cria, comme s'il lui faisait injure, en
protestant que sa fortune personnelle suffisait, et par del�, � tous
ses voeux.

Mademoiselle porte � ses neveux une affection que j'avais crue
compl�tement maternelle jusqu'� la mort du petit duc de Penthi�vre. Il
avait sept ans et �tait presque en imb�cillit�.

Madame la duchesse d'Orl�ans fut au d�sespoir de cette perte.
Mademoiselle ne feint jamais un sentiment; elle �tait pein�e du
chagrin de sa belle-soeur, mais tenait et disait la mort de cet enfant
une d�livrance pour tous.

C'est la seule nuance que j'aie observ�e dans la tendresse des deux
soeurs pour les enfants. Peut-�tre m�me y a-t-il plus de faiblesse
dans l'affection de Mademoiselle, quoiqu'elle s'associe tout � fait �
l'excellente �ducation qu'on leur donne.

Personne au monde, je crois, n'a plus compl�tement l'esprit d'affaires
que Mademoiselle. Elle d�couvre avec perspicacit� le noeud de la
difficult�, s'y attache, �carte nettement toutes les circonlocutions,
n'admet pas les discours inutiles, saisit son interlocuteur et le
r�duit � venir se battre, en champ clos, sur le point m�me. On
comprend combien ces formes ont d� para�tre d�sagr�ables dans des
circonstances o� presque tout le monde aurait voulu ne s'expliquer et
ne s'engager qu'� peu pr�s.

Cette disposition de l'esprit de Mademoiselle serait une qualit�
inappr�ciable si elle �tait � la t�te des affaires, mais c'est un
v�ritable inconv�nient situ�e comme elle l'est. Son r�le aurait d�
�tre tout de nuance, et elle ne sait employer que les couleurs
tranchantes.

Cela lui a fait personnellement beaucoup d'ennemis. Il en est rejailli
quelque chose sur son fr�re dont on la croyait l'interpr�te. Elle s'en
est aper�ue, et le d�sir de ne point nuire � ce fr�re tant aim� a g�n�
ses discours et ses actions; si bien qu'une personne, dont la
franchise va jusqu'� la rudesse, a acquis la r�putation d'une extr�me
fausset� et qu'en poussant l'indulgence au del� des bornes ordinaires
elle passe pour haineuse.

Pendant le jugement des ministres de Charles X, je me rappelle qu'un
soir, o� l'on �tait fort inquiet, le mar�chal G�rard, qui n'a jamais
manqu� une l�chet�, �tablissait le danger qu'il y aurait pour le Roi
de chercher � sauver monsieur de Polignac, Mademoiselle lui r�pondit
d'un ton que je n'oublierai jamais: �Eh bien, mar�chal, s'il le faut,
nous y p�rirons.� Sa figure, ordinairement commune, �tait belle en ce
moment.

Je lui dois la justice qu'elle sait �couter la v�rit�, m�me
lorsqu'elle lui d�pla�t, non seulement avec patience, mais avec
l'apparence de la reconnaissance. Je ne la lui ai pas �pargn�e dans
maintes circonstances et, quoique nous n'ayons peut-�tre pas ce qu'on
appelle du go�t l'une pour l'autre, elle ne m'en a que mieux trait�e.

Je reviens au 1er ao�t. Mademoiselle me chargea de ramener madame de
Valence et ses petites filles. Nous mont�mes toutes quatre avec
monsieur Arago dans la voiture qui m'attendait. Je m'�tais assur�e la
protection sp�ciale des princesses pour le duc de Raguse, dans le cas
o� il se trouverait en avoir besoin, et Arago avait racont� sa visite
� l'�tat-major, dans tous ses d�tails, � madame de Montjoie chez
laquelle il �tait rest� pendant mes visites aux deux belles-soeurs.

Arriv�s � la barri�re, je me s�parai de mes compagnes et je me rendis
directement chez Pozzo.

Il avait du monde dans son grand salon; je le fis demander. Il vint
au-devant de moi dans la pi�ce qui pr�c�de. Je lui dis: �J'arrive de
Neuilly, et je suis charg�e de vous remercier de votre bon vouloir
dont on est fort reconnaissant.�

Je trouvai un homme tout chang� de la veille, emp�tr�, froid, guind�.
Il me r�pondit: �Certainement ils ont bien raison; vous savez combien
je leur suis attach�, mais la situation est bien d�licate... le Roi
est � Rambouillet... Il s'y �tablit... Mes coll�gues pensent
convenable d'aller rejoindre le souverain aupr�s duquel nous sommes
accr�dit�s... Cela est au moins fort sp�cieux, cependant nous n'avons
pas �t� appel�s... Cependant je ne sais que faire... Je ne sais que
leur conseiller.�

Je ne me laissai pas trop effaroucher par ce changement, car je
l'avais pr�vu; mais je m'attendais, j'en conviens, � plus de fa�ons
dans le retour. Je r�pondis:

�Vous ferez, j'en suis bien s�re, ce qu'il y aura de plus sage et de
plus utile. � propos, je voulais vous dire aussi que S�bastiani ne
sera pas ministre. J'en ai la certitude.�

Il me regarda un instant fixement: �� eux, � la vie et � la mort,�
s'�cria-t-il; et, me prenant les deux mains, il m'entra�na dans le
petit salon � gauche: �Asseyons-nous. Ils veulent r�gner, n'est-ce
pas?

--Ils disent que non.

--Ils ont tort. Il n'y a que cela de raisonnable; il n'y a que cela de
possible. Ils le veulent au fond et, s'ils ne le veulent pas
aujourd'hui, ils le voudront demain, parce que c'est une n�cessit�. Il
nous faut donc agir dans ce sens.�

J'avoue que, tout en m'attendant � un retour, cette prompte p�rip�tie
m'avait suffoqu�e. Aussi en ai-je �t� tellement frapp�e que je suis
s�re de n'avoir ni �t� ni ajout� une syllabe � ces premi�res paroles.

Il entra ensuite dans quelques d�tails sur la mani�re dont il s'y
prendrait pour faire avorter la sotte pens�e, venue � quelques-uns de
ses coll�gues, de se rendre � Rambouillet. La question ne lui semblait
plus ni d�licate ni embarrassante; il �tait revenu � tous ses
arguments de la veille contre la branche a�n�e et en faveur de celle
d'Orl�ans. Il �tait impossible d'�tre plus clair et plus logique.
Apr�s beaucoup de consid�rations g�n�rales, il me donna des
instructions de d�tail sur la meilleure conduite � tenir vis-�-vis du
corps diplomatique.

Je lui demandai s'il me permettait de dire que ces conseils venaient
de lui. Non seulement il me permettait, mais il m'en priait, aussi
bien que d'y ajouter les expressions de son plus entier d�vouement. Il
me r�p�ta encore plusieurs fois: �Ils doivent r�gner et en proclamer
hautement la volont�.�

Nous nous s�par�mes les meilleurs amis du monde. Il attendait ses
coll�gues pour d�cider du parti � prendre. Fallait-il rester � Paris
ou se rendre � Rambouillet? Sans doute, ils durent trouver une grande
diff�rence entre cette conf�rence et les conversations du matin.

Si l'incurie qui a accompagn� toutes les d�marches de la Cour n'avait
pas fait n�gliger de pr�venir le corps diplomatique en quittant
Saint-Cloud, il est bien probable, d'apr�s les dispositions o� j'avais
trouv� Pozzo, que l'avis de ceux qui voulaient rejoindre le Roi aurait
pr�valu et que le d�part aurait �t� d�cid� avant mon retour de
Neuilly.

Mais, depuis le lundi o� monsieur de Polignac avait d�clar�, dans une
si pleine confiance, _la France pr�par�e � subir toutes les volont�s
du Roi_, il n'avait pris la peine de communiquer, sur quoi que ce
soit, avec aucun des ambassadeurs, pas m�me avec ses plus affid�s,
comme messieurs d'Appony et de Sales qui approuvaient pleinement les
ordonnances. Au reste, l'esp�ce de honte o� ils �taient d'�tre tomb�s
dans cette erreur leur fit renoncer plus facilement au projet du
d�part. Ils l'avaient form� avec le Nonce. Castelcicala h�sitait. Sir
Charles Stuart s'y opposait. Pozzo, en entra�nant monsieur de Werther,
trancha la question de ce c�t�. Mais l'argument le plus concluant �
faire valoir dans leurs id�es diplomatiques porta sur ce qu'ils
n'avaient pas �t� appel�s par Charles X. L'habilet� consiste � parler
� chacun le langage qu'il convient.

Aussit�t mon arriv�e chez moi, j'�crivis le r�sultat de ma
conversation avec l'ambassadeur de Russie, et je l'exp�diai tout de
suite � Neuilly.

Pendant mon absence, il �tait venu plusieurs personnes chez moi, entre
autres madame R�camier. Elle m'avait attendu longtemps et avait fini
par laisser sur ma table un petit billet o� elle me t�moignait un
grand regret de ne m'avoir pas trouv�e et un vif d�sir de causer avec
moi d'une personne qu'elle voyait, � regret, bien irrit�e.

Je compris facilement qu'il s'agissait de monsieur de Chateaubriand.
Pr�cis�ment, il en avait �t� question le matin dans ma conversation
avec Mademoiselle, et nous �tions convenues qu'il serait bien
d�sirable de le rallier aux int�r�ts du pays. Je le connaissais trop
pour le croire un auxiliaire fort utile, mais je le savais un
adversaire formidable.

Monsieur de Chateaubriand est un homme qu'on n'acquiert qu'en se
mettant compl�tement sous sa tutelle, et encore s'ennuierait-il
bient�t de conduire dans une route facile. Il appellerait cela suivre
une orni�re et voudrait se cr�er des obstacles, pour avoir l'amusement
de les franchir.

J'�tais par trop fatigu�e pour songer � aller chez madame R�camier o�
je ne pouvais arriver qu'� pied. Je remis au lendemain � m'occuper de
son billet. D'ailleurs, il �tait plus de six heures; la matin�e �tait
achev�e.

Je vis assez de monde dans la soir�e. On me fit beaucoup de r�cits
contradictoires sur ce qui s'�tait pass� � l'H�tel de Ville et � la
Chambre; j'en conserve un faible souvenir. Je me rappelle seulement
qu'Alexandre de Laborde nous arriva dans des transports de joie qui
nous r�volt�rent et nous impatient�rent.

L'impression des gens avec lesquels je vivais �tait grave et triste:
nous voyions, dans ce qui se passait, un r�sultat n�cessaire des
fautes commises; mais ce r�sultat nous apparaissait comme une fatalit�
sur laquelle on devait g�mir tout en s'�vertuant pour �viter qu'elle
ne devint une calamit� plus grande en jetant le pays dans l'anarchie.

Personne n'�tait plus attrist� ni plus effray� que monsieur Pasquier;
je lui dois cette justice. J'avouerai, avec la m�me franchise, que ses
craintes me semblaient un peu exag�r�es. Appuy�e sur ma _Glorious
Revolution_ de 1688, le chemin me paraissait devoir �tre plus facile
qu'il ne s'est trouv�.


(1er AO�T.)

Le dimanche 1er ao�t, madame de Montjoie entra dans ma chambre � sept
heures du matin. Elle me dit que Mademoiselle voulait causer avec
Pozzo: s'il consentait � venir au Palais-Royal, il pourrait y entrer
par une porte tr�s �loign�e du palais; si cependant il y avait
objection, Mademoiselle offrait de venir le rencontrer chez moi; si le
premier arrangement lui convenait, il sortirait avec moi, ayant l'air
de me donner le bras pour nous promener aux Tuileries. Nous
gagnerions la rue Saint-Honor�. Madame de Montjoie nous attendrait
dans une boutique voisine de la porte o� nous devions entrer et nous
conduirait par les d�tours de l'int�rieur. Quelle que f�t la d�cision
de Pozzo, je promis d'�tre de ma personne fid�le au rendez-vous.

J'�crivis � l'ambassadeur de venir tout de suite chez moi. Je lui
racontai la visite de madame de Montjoie. Il serait enchant�, me
r�pondit-il, de voir Mademoiselle et de causer avec elle; il y tenait
m�me beaucoup. Mais il ajouta: �Il est impossible, dans l'�tat o� l'on
se trouve au Palais-Royal, avec le d�sordre, le mouvement qui y
r�gnent, que je ne sois pas rencontr� et reconnu par quelqu'un. Le
myst�re m�me apport� � cette conf�rence y donnerait plus d'importance
et disposerait � la publier. Je craindrais surtout ces indiscr�tions,
dans la pens�e qu'elle pourraient neutraliser mes efforts et me rendre
moins utile. Je ne puis avoir d'influence sur le corps diplomatique
qu'autant que je semblerai impartial dans la question et faisant cause
commune avec mes coll�gues.�

Ainsi donc, acceptant la seconde proposition de Mademoiselle, il me
chargea de mille excuses pour elle et de la prier de trouver bon que
le rendez-vous e�t lieu chez moi. Nous conv�nmes d'un message
insignifiant pour lui indiquer que la princesse l'y attendait.

Je fis prier monsieur Pasquier de venir me voir; je lui racontai ce
qui se passait et lui demandai si, dans le cas o� Mademoiselle le
souhaiterait, il lui conviendrait de causer avec elle. Il me dit n'y
avoir aucune objection et m�me �tre bien aise qu'une occasion
s'offr�t, aussi naturellement, de lui exposer quelques-unes de ses
id�es et de les faire parvenir si directement � monsieur le duc
d'Orl�ans.

Ces pr�liminaires convenus, je me mis en route � l'heure fix�e; et,
puisque je me suis faite l'historienne des rues, il n'est peut-�tre
pas inutile de remarquer l'aspect qu'elles pr�sentaient.

Il y avait beaucoup de mouvement. On rencontrait un grand nombre de
patrouilles arm�es r�guli�rement, quoique v�tues seulement d'un
pantalon et d'une chemise comme les jours pr�c�dents, et presque
toutes conduites par quelqu'un en uniforme.

Des ordonnances � cheval portaient des ordres en grande h�te. Tout
cela entrem�l� d'enfants, de femmes bien v�tues, circulant librement
et, leur livre de pri�res � la main, se rendant aux �glises o� les
offices se c�l�braient et dont les portes s'�taient ouvertes
pr�cis�ment comme de coutume.

Tout le monde avait l'air effar�, curieux, press�, mais pourtant calme
et rassur�. Enfin, sauf les tranch�es dans les rues et l'�trange
costume des troupes, on aurait pu se croire dans la matin�e d'un beau
dimanche o� la population se disposait � assister � quelque
repr�sentation extraordinaire qui, sans trop l'agiter, augmentait son
activit� accoutum�e. La ville avait l'aspect d'un jour de f�te o� la
circulation des voitures est interdite.

Je trouvai madame de Montjoie au rendez-vous, et, apr�s un v�ritable
voyage dans le palais, en passant par les combles, nous arriv�mes chez
Mademoiselle. Elle �tait dans sa petite galerie; son cabinet, que je
traversai pour y arriver, �tait encore jonch� des vitres et des glaces
bris�es dans les journ�es pr�c�dentes. Les marques des balles se
faisaient voir aussi dans les boiseries.

� peine �tais-je arriv�e et lui expliquais-je le message de Pozzo, que
madame la duchesse d'Orl�ans entra toute troubl�e:

�Ma soeur, voil� un tel (un valet de chambre de madame la duchesse de
Berry dont j'ai oubli� le nom) qui vient prendre mes commissions pour
la duchesse de Berry, que dois-je dire? Je ne peux pas refuser de le
voir.

--Dites des politesses insignifiantes; il n'y a pas besoin d'entrer en
aucun d�tail par un tel messager, mais n'�crivez-pas.�

Madame la duchesse d'Orl�ans sortit. Mademoiselle courut encore apr�s
elle jusque dans la pi�ce suivante:

�Surtout, ma soeur, n'�crivez pas.

--Non, non, je vous le promets.�

Mademoiselle revint � moi en souriant: �Ma pauvre soeur est si
troubl�e, me dit-elle, qu'elle n'est pas en �tat de mesurer ses
paroles, et il ne faut s'engager d'aucun c�t�.�

Nous repr�mes le fil de notre discours. Mademoiselle reconnut qu'en
effet il valait mieux qu'elle v�nt chez moi. Elle allait s'y rendre;
je l'accompagnerais seule, mais il me faudrait attendre. Son fr�re
�tait sorti et elle ne partirait qu'apr�s son retour.

Madame la duchesse d'Orl�ans revint une seconde fois:

�Ma soeur, ma soeur, voil� S�bastiani! il est furieux, vous savez.

--Soyez tranquille, je vais le faire venir ici. Furieux ou non, il
faut bien qu'il se soumette � cette n�cessit�; je me charge de lui
parler.�

Elle sonna pour donner l'ordre de faire entrer le g�n�ral S�bastiani
chez elle. Je sortis avec madame la duchesse d'Orl�ans par
l'int�rieur.

Je ne saurais peindre la sc�ne de d�sordre que pr�sentait alors le
Palais-Royal. On avait profit� du s�jour de la famille � Neuilly pour
entreprendre d'assez grandes r�parations dans plusieurs pi�ces. Les
parquets �taient enlev�s; on marchait sur les lambourdes au milieu du
pl�tre. Dans d'autres, les peintres �taient �tablis avec leur
attirail. Tout �tait d�meubl�; on heurtait des tapissiers portant
leurs �chelles, des valets repla�ant des si�ges.

� travers ce d�sordre circulaient des gens de toute nature. On
mangeait dans toutes les pi�ces. Tout le monde entrait comme dans la
rue; et la garde de ce Palais, portant le costume dont j'ai d�j�
parl�, formait une singuli�re disparate avec les lieux, si ce n'est
avec la soci�t�.

Il n'y avait pas moyen de causer dans un pareil brouhaha. Madame la
duchesse d'Orl�ans trouva seulement le temps de me dire, pendant notre
retraite � travers les cabinets de Mademoiselle, qu'elle �tait plus
tranquille sur madame la Dauphine. Elle avait rencontr� monsieur le
duc de Chartres, dans la nuit pr�c�dente, pr�s de Fontainebleau; et,
comme on n'en avait pas d'autre nouvelle, c'�tait la preuve qu'il ne
lui �tait rien arriv� de f�cheux. Elle devait avoir rejoint sa
famille.

C'�tait une grande inqui�tude de moins pour madame la duchesse
d'Orl�ans. Elle aime tendrement madame la Dauphine; et, dans toutes
les tristes circonstances qui se sont succ�d�, c'est toujours des
malheurs et des impressions de cette princesse que j'ai vu la Reine
s'inqui�ter et se d�soler.

On me montra, plus tard dans cette matin�e, une lettre intercept�e de
madame la Dauphine �crite � son mari. J'ai conserv� le souvenir d'une
phrase qui me frappa extr�mement. Apr�s avoir rendu compte, en termes
fort amers, de la sc�ne du th��tre de Dijon dont elle sortait, des
cris insolents qu'on y avait pouss�s, elle ajoutait: �Ils avaient
bonne envie de m'insulter personnellement; mais je leur ai fait cet
air qu'on me conna�t, et ils n'ont os�.�

Ainsi _cet air qu'on lui conna�t_, et que nous regardions comme une
esp�ce de fatalit�, _elle le faisait_. Certes, je ne rappelle pas ces
paroles dans un sentiment hostile contre une princesse que je v�n�re,
et dont les malheurs, selon l'expression de monsieur de Chateaubriand,
sont une dignit�, mais seulement comme une nouvelle preuve de
l'ignorance o� �tait la branche a�n�e du si�cle et du pays.

Cet air, dont elle pr�tendait tirer du respect, ne produisait que de
l'aigreur et du m�contentement. Dans cette lettre, il n'�tait pas
question des ordonnances, il paraissait qu'elle en avait d�j� parl�:
�Je ne reviens pas sur ce que je vous ai dit hier. Ce qui est fait est
fait; mais je ne respirerai que quand nous serons r�unis.�

Je retourne au Palais-Royal. On �tait cens� se tenir dans le salon dit
des Batailles o� une esp�ce de repas en ambigu �tait en permanence;
mais, de fait, on �tait constamment dans la pi�ce qui servait de
communication � tous les appartements et dont le grand balcon donne
sur la cour.

Chaque cri, chaque coup de tambour, chaque bruit, et ils �taient
fr�quents, y rappelait. Madame la duchesse d'Orl�ans cherchait
�videmment � vaincre l'agitation de l'�me par celle du corps; elle ne
tenait pas en place. Apr�s l'avoir suivie pendant quelque temps, j'y
renon�ai, exc�d�e par la fatigue, et m'assis dans un coin o� madame de
Dolomieu, aussi lasse que moi, vint me rejoindre.

Nous y rest�mes jusqu'au moment o� les acclamations, dans la place,
nous annonc�rent l'approche de monsieur le duc d'Orl�ans. Mademoiselle
nous suivit � ce signal, suivie par le g�n�ral S�bastiani. Il avait
l'air fort grognon, et, en passant � c�t� de moi, me jeta un regard o�
je vis qu'il me savait l'interm�diaire d'une n�gociation qui lui
�tait aussi d�sagr�able.

Tout le monde se pla�a sur le grand balcon pour voir arriver monsieur
le duc d'Orl�ans. Lui et son cheval �taient litt�ralement port�s par
les flots du peuple. Je sais bien que cet enthousiasme ne signifie
rien pour le lendemain; mais, sans y attacher autrement d'importance,
on doit constater qu'il y en avait beaucoup pour lui, l� et dans ce
moment. Sa pauvre femme en fut fort attendrie; ce lui fut une douce
compensation � ce qu'elle souffrait d'ailleurs.

Monsieur le duc d'Orl�ans, se d�barrassant enfin de cette foule,
rentra dans le Palais, o� elle n'�tait gu�re plus choisie, et parvint
dans la salle o� nous �tions.

Il s'y arr�ta un moment, embrassa ses plus jeunes enfants arriv�s de
Neuilly depuis qu'il �tait sorti, parla au g�n�ral S�bastiani, me dit
quelques paroles obligeantes en me prenant la main, et rentra dans son
cabinet particulier suivi de sa femme et de sa soeur. Celle-ci n'y
demeura pas fort longtemps. En en sortant, elle me prit sous le bras
et me dit: �Venez, je suis pr�te � partir� Nous regagn�mes son
appartement.

Survint l'embarras de la toilette. Elle avait bien un chapeau de
paille, mais sans voile, et le voile �tait de rigueur pour notre
exp�dition. Le mien �tant de grand deuil; je ne pouvais le lui donner.
Elle sonna la seule femme qui l'e�t accompagn�e de Neuilly, mais elle
n'avait aucune cl� des armoires. Elle se rappela enfin un chapeau
rest� � Paris et garni d'une grande blonde; on l'apporta. Mademoiselle
craignait qu'il ne f�t trop remarquable. Je l'assurai que les rues
�taient remplies de toilettes tout aussi �l�gantes; bient�t elle-m�me
en fut frapp�e et aussi �tonn�e que je l'avais �t� les jours
pr�c�dents.

Nous descend�mes le petit escalier de la tourelle et sort�mes du
palais sans qu'elle f�t reconnue. Cela n'�tait pas tr�s difficile, au
milieu d'un si grand d�sordre.

Arriv�es dans la rue de Chartres, elle me dit en anglais: �Nous sommes
suivies.� Nous l'�tions, en effet, mais par mon ma�tre d'h�tel. Je
l'avais amen� parce que c'�tait de tous mes gens celui sur la
discr�tion duquel je comptais le plus. Je la rassurai.

�Alors, me dit-elle, donnons-lui toutes les deux le bras; cela
para�tra plus simple que de voir deux femmes seules dans ce
moment-ci.� Ainsi fut fait et Jules Goulay fut honor� du bras d'une
Altesse Royale.

Dans le cas o� nous rencontrerions quelqu'un de ma connaissance qui
voudrait me parler, je devrais m'arr�ter tandis qu'elle continuerait
son chemin.

Je lui dis le billet que j'avais re�u au sujet de monsieur de
Chateaubriand; elle me r�p�ta combien on attacherait de prix �
concilier sa bienveillance, sans toutefois le mettre dans le cabinet.
Si l'ambassade de Rome pouvait lui convenir, on serait tout dispos� �
la lui voir reprendre.

La veille, monsieur de Glandev�s m'avait charg�e de parler de lui et
de son attachement au Palais-Royal. Je m'�tais acquitt�e de cette
commission d�s le matin. Apparemment, Mademoiselle en avait parl� �
son fr�re, dans leur court entretien, car je fus formellement charg�e
de dire � monsieur de Glandev�s de reprendre son appartement aux
Tuileries et qu'on arrangerait sa position. Je fis le message, et il
refusa avec beaucoup de bonnes et respectueuses paroles.

Toute ceci prouve combien on aurait d�sir�, dans ces premiers moments,
suivre les habitudes monarchiques, et que la n�cessit�, form�e par
l'activit� des uns et la r�ticence des autres, a seule jet� dans
d'autres voies.

Je me sers du mot _r�ticence_ parce qu'il n'y avait pas encore
d'_hostilit�_. Le parti, qui s'est depuis appel� carliste ou
l�gitimiste, n'existait alors nulle part.

Comme nous causions en anglais, l'homme qui nous s�parait ne nous
g�nait aucunement. Je demandai � Mademoiselle s'il lui plaisait de
voir monsieur Pasquier; dans ce cas, je le ferais avertir pendant sa
conf�rence avec l'ambassadeur. Elle me dit qu'elle en serait charm�e.

Nous �tions entr�es dans le jardin des Tuileries, mais il fallut
revenir sur nos pas, les grilles du c�t� de la place Louis XV �taient
encore ferm�es. Nous suiv�mes la rue de Rivoli. En approchant de la
rue Saint-Florentin, Mademoiselle me fit mettre � c�t� d'elle �
l'intention de la masquer le plus possible: �Je ne veux pas que le
vieux homme boiteux m'aper�oive, me dit-elle; il est si fin! Il serait
capable de me reconna�tre de sa fen�tre. Je ne me soucie pas qu'il
remarque mon passage, et encore bien moins d'�tre expos�e � lui
parler.�

Nous arriv�mes, sans avoir fait aucune rencontre, jusqu'� la rue des
Champs-�lys�es. Je m'arr�tai pour d�biter au portier de l'ambassadeur
le message convenu. Mademoiselle poursuivit sa route. Je la rejoignis
comme elle entrait chez moi; je l'y avais � peine install�e que Pozzo
arriva. Il m'avertit qu'on viendrait le demander pour donner une
signature. Je l'introduisis aupr�s de la princesse et je les laissai.
J'�crivis un mot � monsieur Pasquier pour le pr�venir qu'il �tait
attendu.

Bient�t survint monsieur de Lobinski, apportant une d�p�che � signer.
J'allai chercher Pozzo. En faisant ses excuses � Mademoiselle de la
quitter, il lui dit: �C'est pour votre service; je vais signer la
d�p�che dont je vous rendais compte pour ne pas retarder le d�part du
courrier.�

Il signa effectivement deux grande lettres et rentra dans la pi�ce o�
Mademoiselle l'attendait. Je restai seule avec Lobinski. Il avait
apport� une petite �critoire de poche; je lui fis une plaisanterie sur
cette pr�caution. Il me donna la plume: �Gardez-la, me dit-il, comme
une plume d'honneur. Vous l'avez bien m�rit�e. Vous ne savez pas
vous-m�me toute l'�tendue du service que vous avez rendu, non
seulement � votre pays, mais � l'Europe enti�re qui vous devra le
maintien de la paix. Soyez bien contente de vous-m�me, madame; vous
avez droit de l'�tre.�

Je voulus prendre cette allocution solennelle en riant et j'acceptai
la plume: �Je parle tr�s s�rieusement, reprit-il; vous ne savez pas la
port�e de ce que vous avez emp�ch�; r�jouissez-vous-en comme
fran�aise, je vous en remercie comme russe.�

Ces paroles de Lobinski m'ont fait penser que ces d�p�ches, si
b�n�voles pour nous, en rempla�aient d'autres d'une toute autre
tendance.

Ce fut aussi l'opinion de monsieur Pasquier, � qui je les rapportai
sur-le-champ. Peut-�tre cependant ne faisaient-elles allusion qu'au
projet, form� par le corps diplomatique, de se rendre � Rambouillet et
que Pozzo avait d�jou�. Je n'en ai pas su davantage. Mes rapports
d'intimit� avec l'ambassadeur ne me permettaient pas de pousser
Lobinski de questions.

Monsieur Pasquier arriva. Nous attend�mes la fin de la conf�rence avec
Pozzo, qui fut fort longue. Aussit�t que je le vis sortir, je menai
monsieur Pasquier dans le salon o� il devait le remplacer, et je me
retirai. On voit que je n'ai gu�re �t� dans tout cela que la mouche du
coche.

J'avais remarqu� dans ma course du matin que les fiacres commen�aient
� circuler, quoique difficilement. J'en avais envoy� chercher un, et,
lorsque monsieur Pasquier eut quitt� Mademoiselle, je lui proposai de
s'en servir plut�t que de retourner � pied. Elle y consentit, et nous
y mont�mes.

Elle me dit avoir �t� contente de monsieur Pasquier: �On voit,
ajouta-t-elle, que c'est un homme accoutum� � envisager les questions
sous toutes les faces, et, pour vaincre les obstacles, c'est un grand
moyen de les avoir pr�vus; mais on voit aussi qu'il est peu press� de
s'engager. �videmment, il s'est trouv� dans bien des r�volutions et il
les redoute. Mais, de qui j'ai �t� enchant�e, c'est de notre bon
Pozzo. Il est parfait, ma ch�re madame de Boigne, parfait; c'est tout
� fait un de nous. Il m'a racont� cette d�p�che qu'il a �t� signer;
nous ne l'aurions pas faite autrement! Il me tarde fort qu'il puisse
voir mon fr�re. J'esp�re arranger cela pour la nuit prochaine. Au
reste, le plus essentiel est d�j� accompli: la d�cision qu'il a fait
prendre au corps diplomatique de rester � Paris, et l'exp�dition de
ces bonnes d�p�ches.�

Nous devis�mes sur ce sujet, et sur plusieurs autres, pendant la
route. Elle n'offrit d'autre inconv�nient que de nombreux et affreux
cahots. Je fis arr�ter dans la rue de Valois; j'accompagnai
Mademoiselle par l'escalier de la tourelle, et, une fois que j'eus vu
la porte de son appartement ferm�e sur elle, je regagnai mon fiacre et
revins chez moi.

Apr�s avoir fait semblant de d�ner, car l'excessive chaleur, la
fatigue, l'agitation emp�chaient de manger presqu'autant que de
dormir, je remontai dans un fiacre pour aller voir madame R�camier.
Elle m'attendait, avec impatience, pour m'entretenir de monsieur de
Chateaubriand.

Je d�couvris bient�t qu'il �tait outr� contre Charles X qui n'avait
pas r�pondu � sa lettre, indign� contre les pairs qui ne l'avaient
pas choisi pour diriger la Chambre, furieux contre le Lieutenant
g�n�ral, qui n'avait pas d�pos� entre ses mains le pouvoir auquel les
�v�nements l'appelaient. De plus, il �tait cens� malade. C'est sa
ressource ordinaire lorsque son ambition re�oit un �chec consid�rable,
et peut-�tre au fond l'impression est-elle assez violente pour que le
physique s'en ressente.

Madame R�camier me pressa fort d'aller chez lui chercher � le calmer.
Je consentis � l'y accompagner; et, montant toutes deux dans la
voiture qui m'avait amen�e, nous arriv�mes � sa petit maison de la rue
d'Enfer.

Madame R�camier y �tait connue. On nous laissa p�n�trer sans
difficult� jusqu'� son cabinet. Nous frapp�mes � la porte; il nous dit
d'entrer. Nous le trouv�mes en robe de chambre et en pantoufles, un
madras sur la t�te, �crivant � l'angle d'une table.

Cette longue table, tout � fait disproportionn�e � la pi�ce qui a
forme de galerie, en tient la plus grande partie et lui donne l'air un
peu cabaret. Elle �tait couverte de beaucoup de livres, de papiers, de
quelques restes de mangeaille et de pr�paratifs de toilette peu
�l�gante.

Monsieur de Chateaubriand nous re�ut tr�s bien. Il �tait �vident,
cependant, que ce d�sordre et surtout ce madras le g�naient. C'�tait �
bon droit, car ce mouchoir rouge et vert ne relevait pas sa
physionomie assombrie.

Nous le trouv�mes dans une extr�me �pret�. Madame R�camier l'amena �
me lire le discours qu'il pr�parait pour la Chambre: il �tait de la
derni�re violence. Je me rappelle, entre autres, un passage, ins�r�
depuis dans une de ses brochures, o� il repr�sentait monsieur le duc
d'Orl�ans s'avan�ant vers le tr�ne _deux t�tes � la main_; tout le
reste r�pondait � cette phrase.

Nous �cout�mes cette lecture dans le plus grand silence et, quand il
eut fini, je lui demandai si cette oeuvre, dont je reconnaissais la
sup�riorit� litt�raire, �tait, � son avis, celle d'un bon citoyen: �Je
n'ai pas la pr�tention d'�tre un bon citoyen!� s'il croyait que ce f�t
le moyen de faire rentrer le Roi aux Tuileries: �Dieu nous en garde!
je serais bien f�ch� de l'y revoir!�--�Mais alors, ne serait-il pas
plus prudent de se rallier � ce qui se pr�sente comme pouvant arr�ter
ces calamit�s anarchiques, si raisonnables � pr�voir, dont vous faites
la terrifiante peinture?�

Madame R�camier profita de cette ouverture pour dire que j'avais �t�
au Palais-Royal le matin. Elle se hasarda � ajouter qu'on y attachait
un grand prix � son suffrage, � sa coop�ration. On comprenait les
objections qu'il pourrait avoir � prendre une part active au
gouvernement, mais on pensait qu'il consentirait peut-�tre � retourner
� Rome.

Il se leva en disant: �Jamais!�; et il se mit � se promener � l'autre
extr�mit� de la petite galerie.

Madame R�camier et moi continu�mes � causer, entre nous, des
convenances de son s�jour � Rome, des services qu'il pouvait y rendre
� la religion, du r�le, tout naturel et si utile, que l'auteur du
_G�nie du Christianisme_ avait � y jouer dans de pareils pr�dicaments,
etc. Il feignait de ne pas nous �couter. Cependant il s'adoucissait,
sa marche se ralentissait; lorsque tout � coup, s'arr�tant devant une
planche charg�e de livres et se croisant les bras, il s'�cria: �Et ces
trente volumes, qui me regardent en face, que leur r�pondrais-je?
Non... non... ils me condamnent � attacher mon sort � celui de ces
mis�rables. Qui les conna�t, qui les m�prise, qui les hait plus que
moi?� Et alors, d�croisant ses bras, appuyant les mains sur les bouts
de cette longue table qui nous s�parait, il fit une diatribe contre
les princes et la Cour. Il laissa tomber sur eux les expressions de
cet �pre m�pris que sa haine sait enfanter, avec une telle violence
que j'en fus presque �pouvant�e.

Le jour finissait, et, par la situation o� il �tait plac�, cette
figure, coiff�e de ce mouchoir vert et rouge, se trouvait seule
�clair�e dans la chambre, et avait quelque chose de satanique.

Apr�s cette explosion, il se calma un peu, se rapprocha de nous, et
prenant un ton plus tranquille: �Quel fran�ais, dit-il, n'a pas
�prouv� l'enthousiasme des admirables journ�es qui viennent de
s'�couler? Et sans doute ce n'est pas l'homme qui a tant contribu� �
les amener qui a pu rester froid devant elles.�

Il me fit alors un tableau du plus brillant coloris de cette
r�sistance nationale, et, s'admirant lui-m�me dans ce r�cit, il se
laissa fl�chir par ses propres paroles.

�Je reconnais, dit-il en concluant, qu'il �tait impossible d'arriver
plus noblement au seul r�sultat possible. Je l'admets. Mais moi,
mis�rable serf attach� � cette gl�be, je ne puis m'affranchir de ce
dogme de l�gitimit� que j'ai tant pr�conis�. On aurait toujours le
droit de me r�torquer mes paroles.

�D'ailleurs, tous les efforts de cette h�ro�que nation seront perdus;
elle n'est comprise par personne. Ce pays, si jeune et si beau, on
voudra le donner � guider � des hommes us�s, et ils ne travailleront
qu'� lui enlever sa virilit�!...

�Ou bien on le livrera � ces petits messieurs (c'est le nom qu'il
donne sp�cialement � monsieur de Broglie et � monsieur Guizot, objets
de sa d�testation particuli�re), et ils voudront le tailler sur leur
patron!

�Non, il faut � la France des hommes tout neufs, courageux, fiers,
aventureux, t�m�raires, comme elle; se repla�ant d'un seul bond � la
t�te des nations!

�Voyez comme elle-m�me en a l'instinct! Qui a-t-elle choisi pour ses
chefs lorsqu'elle a �t� livr�e � elle-m�me?... des �coliers... des
enfants! Mais des enfants pleins de talents, de verve, d'entra�nement,
susceptibles d'embraser les imaginations, parce qu'ils sont eux-m�mes
sous l'influence de l'enthousiasme!...

�Tout au plus, faudrait-il quelque vieux nautonier pour leur signaler
les �cueils, non dans l'intention de les arr�ter, mais pour stimuler
leur audace.�

Le plan de son gouvernement se trouvait suffisamment expliqu� par ces
paroles. Monsieur de Chateaubriand le dirigeant avec des �l�ves des
�coles et des r�dacteurs de journaux pour s�ides, tel �tait l'id�al
qu'il s'�tait form�, pour le bonheur et la gloire de la France, dans
les r�veries de son m�contentement.

Cependant, il fallait en finir et sortir de l'�pique o� nous �tions
tomb�s. Je lui demandai s'il n'avait aucune r�ponse pour le
Palais-Royal o� j'irais le lendemain matin.

Il me dit que non; sa place �tait fix�e par ses pr�c�dents. Ayant
depuis longtemps pr�vu les circonstances actuelles, il avait imprim�
d'avance sa profession de foi. Il avait personnellement beaucoup de
respect pour la famille d'Orl�ans. Il appr�ciait tous les embarras de
sa position que, malheureusement, elle ne saurait pas rendre belle,
parce qu'elle ne la comprendrait pas et ne voudrait pas l'accepter
suffisamment r�volutionnaire.

Je le quittai �videmment fort radouci; et il y a loin du discours
qu'il m'avait lu, avec ces _deux t�tes � la main_, � celui qu'il
pronon�a � la Chambre et dans lequel il _offrirait une couronne �
monsieur le duc d'Orl�ans s'il en avait une � donner_.

J'y retrouvai, en revanche, quelques-uns des sarcasmes amers contre
les vaincus qu'il avait fait entrer dans son improvisation du bout de
la table et dont l'�loquence, en le charmant, avait commenc� �
l'adoucir, entre autres l'expression de _chasser � coup de fourche_.

Dans toute cette longue conversation, qui dura jusqu'� la nuit bien
close, j'affirme que pas un mot sur monsieur le duc de Bordeaux ne fut
prononc�. J'en entendis parler pour la premi�re fois en rentrant chez
moi le soir. Je sais bien qu'� pr�sent tout le monde y a constamment
pens�, que tout le monde l'a toujours d�sir� et voulu; mais je puis
bien assurer que c'�tait _in petto_.

L'id�e de l'abdication du Roi, et surtout celle de monsieur le
Dauphin, ne venait pas au commun des mortels. Quant � moi, je l'avoue
de bonne foi, il a fallu me la sugg�rer; et encore m'a-t-elle paru
bien improbable � voir r�aliser. J'ai pourtant la certitude que des
tentatives, pour amener � ce but, ont �t� faites dans cette journ�e du
dimanche. Elles avaient commenc� la veille, et ont continu� le
lendemain. Elles ont trouv� bien plus de r�sistance � Trianon et �
Rambouillet qu'au Palais-Royal.

Je crois savoir, d'une fa�on positive, que le Lieutenant g�n�ral, tout
en repoussant la responsabilit� de l'initiative de la demande,
consentait � recevoir l'enfant tout seul. Sa femme l'aurait accueilli
avec transport, et lui promettait des soins maternels; mais la r�ponse
faite � Rambouillet avait �t� dure jusqu'� l'insulte.

Au reste, cette transaction, n'ayant pas �t� dans le moment m�me � ma
connaissance personnelle, ne rentre pas dans ce que j'ai _vu et
entendu_, et je ne pr�tends pas raconter autre chose.

Je ferais un gros volume si je parlais de tout ce que j'ai appris
depuis, m�me avec certitude, sur les d�tails de ces journ�es.

Ici se termine la t�che que vous m'avez faite. J'ai �t� bien souvent
encore l'interm�diaire de paroles port�es au Palais-Royal, mais de
loin en loin, pour des circonstances sp�ciales et lorsque l'on est
venu me trouver. Ces d�tails, quoique curieux peut-�tre, pourraient
difficilement former un r�cit de quelque int�r�t.

D'ailleurs, si je continuais, il me faudrait parler de la journ�e du
mardi et de la hideuse marche sur Rambouillet. Or je ne veux pas
terminer par une impression si p�nible. Elle ne se rattache en rien �
la noble semaine qui venait de s'�couler.

Alors la France s'est lev�e comme un seul homme et, s'�tant faite
g�ant par l'unit� de sa volont�, elle a secou� les pygm�es qui
pr�tendaient l'asservir.

Contente de ce r�sultat, son seul but, elle serait rentr�e dans le
calme de son fier repos, si une poign�e d'ambitieux et quelques
centaines de mis�rables n'avaient continu� une agitation factice qui,
pour les contemporains, a g�t� le magnifique spectacle offert � nos
yeux.

La post�rit� lui rendra, je crois, plus de justice; et je me trompe
fort si ces journ�es, appel�es maintenant par d�rision les
_Glorieuses_, n'en conserveront pas le nom dans les si�cles � venir.




EXP�DITION

DE MADAME LA DUCHESSE DE BERRY

EN 1832


Si les romans historiques sont encore � la mode dans quelques si�cles,
un nouveau Walter Scott trouvera difficilement un sujet plus po�tique
que celui de l'exp�dition de madame la duchesse de Berry en France
pendant les ann�es 1832 et 1833.

Lorsque le temps aura permis de voiler la fatale et ridicule
catastrophe fournie par l'inexorable histoire, on s'exaltera
volontiers sur une princesse, une m�re, bravant toutes les fatigues,
tous les p�rils, tous les dangers, pour venir r�clamer l'h�ritage de
son fils proscrit et d�j� orphelin par un crime.

Voil� de ces positions �ternellement destin�es � int�resser le coeur
et l'imagination. Et j'ai toujours �t� surprise que l'action de madame
la duchesse de Berry n'ait pas excit� plus d'enthousiasme parmi ses
partisans. Cela s'explique, sans doute, par l'extr�me mansu�tude du
nouveau gouvernement.

Dans un temps o� le bien-�tre mat�riel tient une si grande place et o�
l'�go�sme personnel se dissimule sous les formes d'une tendresse
illimit�e pour les petits enfants, on veut bien d�verser l'injure sur
le pouvoir qui prot�ge, mais on redoute, en l'attaquant ouvertement,
d'aventurer sa propre tranquillit�.

L'opposition de nos anc�tres se manifestait d'autre sorte. Ils
donnaient de grands coups de lance et versaient du sang; nos
contemporains ne se battent qu'en paroles et ne r�pandent que de la
boue. Ce m�tier est trop peu attrayant, trop peu honorable, pour se
prolonger. Cette opposition, honteuse et tracassi�re, s'�teindra
prochainement, on le doit esp�rer, dans son propre venin.

En attendant que les aventures de madame la duchesse de Berry soient
devenues le domaine de l'histoire et du roman, elles restent dans
celui de la chronique. C'est � ce titre que je pr�tends raconter ce
que j'en ai aper�u du point de vue o� j'�tais plac�e.

Je ne pense pas m'�carter en cela du parti que j'ai ci-devant annonc�
de ne rien �crire de confidentiel. Cet �pisode est tout � fait en
dehors de la conduite des affaires � l'int�rieur et ne peut donner
lieu � aucune r�v�lation indiscr�te.

       *       *       *       *       *

Madame la duchesse de Berry a de l'esprit naturel, le go�t, l'instinct
des arts et l'intelligence de la vie �l�gante. Elle porte
habituellement de la bont�, de la facilit� dans son commerce, mais
trop souvent aussi la maussaderie d'une personne g�t�e, d'une enfant
mal �lev�e.

Comprenant mal les exigences de son haut rang, elle n'avait jamais
song� combien c'est un m�tier s�rieux d'�tre princesse au dix-neuvi�me
si�cle, et elle ne pr�tendait y puiser que de l'amusement et des
plaisirs.

Les gens de son intimit� savaient sa conduite assez d�sordonn�e,
mais, soit qu'on f�t port� � l'indulgence envers elle, par l'injuste
r�probation qu'inspiraient les vertus un peu aust�res de madame la
Dauphine, soit que le secret f�t passablement gard�, on n'en glosait
gu�re et madame la duchesse de Berry �tait tr�s populaire.

Il se disait bien, � l'oreille, qu'une certaine attaque de goutte,
suivie d'une r�clusion de plusieurs semaines � Rosny, avait eu pour
motif la naissance d'un enfant � cacher; mais, en g�n�ral, on croyait
ces rapports calomnieux et, pour mon compte, j'y �tais compl�tement
incr�dule.

Madame la duchesse de Berry s'est toujours montr�e fort courageuse.
Elle aimait et recherchait le danger souvent jusqu'� la t�m�rit�,
s'aventurait � nager dans la mer lorsque la vague �tait assez grosse
pour effrayer les matelots eux-m�mes, pr�f�rait monter les chevaux les
plus fougueux, passer par les chemins les plus difficiles, affronter
enfin tous les obstacles qui, ordinairement, font reculer les femmes.

Aussi inclin�-je � croire, et on me l'a affirm�, que le vendredi 30
juillet 1830, elle eut la pens�e d'enlever son fils de Saint-Cloud et
de l'apporter, dans ses bras, � l'H�tel de Ville de Paris pour le
confier � la protection de l'assembl�e tumultueuse qui s'�tait arrog�
le droit de parler au nom de la ville et m�me du pays.

Ce coup de t�te aurait certainement beaucoup embarrass� les factieux,
et il est impossible de dire aujourd'hui quel e�t �t� le r�sultat
d'une semblable marque de confiance donn�e � la population. Mais le
roi Charles X et monsieur le Dauphin en eurent quelque soup�on et
firent garder � vue la m�re et l'enfant.

J'ai d�j� racont� comment, trois jours plus tard, d'autres personnes
song�rent � remettre monsieur le duc de Bordeaux aux mains de
monsieur le duc d'Orl�ans, lieutenant g�n�ral du royaume, et comment
cette proposition fut accueillie � Rambouillet.

Madame la duchesse de Berry s'y opposa avec emportement, car, cette
fois, elle ne devait jouer aucun r�le personnel, mais s'�loigner avec
le reste de la famille. Cela n'entrait plus dans ses projets.

J'ai aussi d�j� dit sa folle satisfaction des ordonnances et son
pu�ril entrain de cette bataille des trois journ�es o� la monarchie
�tait en jeu. Lorsque le sort en eut fatalement d�cid�, la princesse
ajouta � ces erreurs de jugement des actions niaisement ridicules.

V�tue d'un costume masculin et arm�e d'un pistolet qu'elle tirait �
tout instant, elle pr�tendait se montrer aux troupes dans cet
�quipage. C'est pendant la courte halte de Trianon qu'elle accomplit
cette mascarade.

J'ai entendu raconter au duc de Maill�, premier gentilhomme de la
chambre, que, dans cette bagarre de Trianon, il se trouvait seul
aupr�s du Roi, dans une pi�ce o� Charles X s'�tait r�fugi�.

Le vieux monarque, tr�s accabl�, occupait un fauteuil sur le dossier
duquel monsieur de Maill� s'appuyait. La porte s'ouvrit avec fracas;
madame la duchesse de Berry s'�lan�a dans la chambre, en faisant ses
�volutions belliqueuses, et tira son pistolet charg� � poudre.

Cette apparition ne dura qu'un �clair mais frappa de stup�faction les
deux vieillards. Apr�s un moment de silence, le Roi, se retournant
vers monsieur de Maill�, lui dit piteusement:

�Comment la trouves-tu, Maill�?

--A... bo... mi... na... ble, Sire,� r�pondit le duc, d'un ton tout
aussi lamentable, la force de la v�rit� l'emportant en cet instant sur
les habitudes de la courtisanerie. Le pauvre Roi plia les �paules.

Le duc de Maill� racontait cette sc�ne, dont le cadre �tait si
d�plorable, de la fa�on la plus amusante.

J'ignore quelles influences firent reprendre � madame la duchesse de
Berry le costume de son sexe; mais elle ne conserva pas longuement
celui dont le Roi et monsieur de Maill� se tenaient pour si mal
�difi�s.

Ceux qui accompagnaient la famille royale, dans cette incroyable
retraite vers Cherbourg, remarqu�rent la faveur dont monsieur de
Rosambo jouissait aupr�s de la princesse; mais les circonstances
semblaient pouvoir excuser les privaut�s accord�es � une personne
compl�tement d�vou�e, quoique, cependant, l'�tiquette f�t seule, dans
ces jours n�fastes, � conserver ses droits.

Et, puisque j'ai occasion de parler de ce triste voyage, je veux
consigner ici une petite anecdote qui est � ma connaissance sp�ciale,
dans le seul int�r�t de montrer � quel point cette �tiquette
enveloppait de ses petitesses nos pauvres princes.

Ils devaient d�ner � Laigle, chez madame de Caudecoste fort empress�e
� les recevoir. Les officiers de la bouche pr�c�daient. Tout fut mis �
leur disposition. Ils demand�rent une table carr�e et, comme il ne
s'en trouva pas, ils sci�rent une belle table d'acajou, le Roi,
disaient-ils, ne _devant pas manger � table ronde_. Si je ne me
trompe, un pareil soin, en pareil temps, en dit bien long et me para�t
une excuse � nombre de reproches fr�quemment r�p�t�s.

En approchant la c�te d'Angleterre, madame la duchesse de Berry, que
son humeur vagabonde entra�nait dans tous les coins d� b�timent,
�clata tout � coup en cris et en sanglots. Elle se pr�cipita dans la
cabine o� se trouvaient r�unis les princes et les principaux
passagers, proclamant une inf�me trahison du capitaine. Celui-ci,
fort �tonn�, parvint enfin avec peine � la faire expliquer.

En errant sous le pont, elle avait saisi quelques mots du pilote
proposant d'entrer dans la rade de Saint-H�lens, le vent se tenant
mauvais pour Spithead, et elle s'�tait d�j� vue mettant � la voile
pour le rocher o� une autre grandeur d�chue avait r�cemment termin� sa
brillante carri�re.

Le capitaine dut avoir recours � l'inspection d'une carte pour calmer
les alarmes si singuli�rement con�ues.

L'habitation de Lullworth, vaste pour des particuliers, paraissait
bien �troite � des habitudes princi�res. Madame la duchesse de Berry
surtout avait peine � se soumettre � la communaut� o� elle se trouvait
avec sa royale famille, et s'en affranchissait par de fr�quentes
absences.

Elle assista, entre autres, � l'ouverture du chemin de fer de
Manchester � Liverpool et, suivant ses go�ts aventureux, monta dans le
premier wagon que la vapeur e�t lanc� sur des rails, lorsque cela
paraissait encore une tentative pleine d'�pouvante.

Les courses r�p�t�es, quoique accomplies sans faste dans un
demi-incognito, d�plaisaient � madame la Dauphine. Elle y voyait un
oubli des convenances dont elle �tait bless�e. La retraite, le
silence, lui semblaient, � juste titre, l'attitude la plus digne �
conserver dans leur cruelle position qui, d'ailleurs, trouvait peu de
sympathie dans la population anglaise pleine d'enthousiasme pour la
r�volution de Juillet o� elle reconnaissait l'exemple donn� par
elle-m�me en 1688.

Madame la Dauphine t�moignait hautement � sa belle-soeur un
m�contentement partag� du Roi et de monsieur le Dauphin. Aussi la
r�union de l'auguste int�rieur devenait chaque jour plus orageuse.
Cependant madame la duchesse de Berry ne s'en s�para pas tout de
suite: elle s'�tablit quelque peu de temps � �dimbourg, puis s'�loigna
sous pr�texte de sant�.

Elle fit un assez long s�jour � Bath. On manda qu'elle y �tait
accouch�e d'une fille; la suite rend tout croyable. Dans le moment, je
n'y vis qu'une calomnie de l'esprit de parti dont je fus indign�e.

Les registres des aubergistes, r�p�t�s par les gazettes, nous
apprirent que madame la duchesse de Berry avait travers� l'Europe pour
se rendre � Naples o� elle n'�tait aucunement d�sir�e. Il n'y avait
gu�re moyen toutefois de repousser absolument une soeur r�clamant
asile. On accepta donc une _visite_ en refusant l'_�tablissement_.

Ce point fix�, elle fut bien accueillie. Elle se montra d'autant moins
exigeante dans cette transaction qu'elle �tait, d�s lors, sous
l'influence de ses esp�rances et en pleine intrigue pour leur
ex�cution. Ses entours ne doutaient pas plus qu'elle de leur succ�s.

La princesse fit l'acquisition de deux bateaux � vapeur, destin�s �
parcourir la M�diterran�e � l'effet d'entretenir et de faciliter les
intelligences qu'elle pensait avoir en France.

L'un des deux lui �chappa. L'autre, avec plus ou moins de complicit�
du gouvernement pi�montais, arbora le pavillon sarde en restant � ses
ordres, et devint ce _Carlo Alberto_ qui a jou� un r�le principal dans
les �v�nements que je vais m'appliquer � retracer sous l'aspect o� ils
me sont apparus.

Je dirai ce qui est � ma connaissance, d'apr�s des t�moignages
authentiques, et, parfois, je hasarderai des conjectures en les
signalant comme telles. Sans doute cette relation diff�rera, en bien
des points, de celles fournies par les partisans de la princesse, et
il y aura n�cessairement des lacunes que ses complices seuls
pourraient remplir.

Quelque r�cit v�ridique les racontera peut-�tre � la post�rit�. Ces
mati�res ne sauraient �tre abord�es franchement qu'avec un parti pris,
le plus positif, contre toute esp�ce de publicit� et presque de
confidence contemporaine.

Il avait paru, dans l'automne de 1830, une caricature repr�sentant un
personnage, fort bien mis, saluant honn�tement un homme du peuple et
lui demandant chapeau bas: �Monsieur, pourriez-vous m'indiquer ce que
sont devenus les royalistes?� Elle peignait assez exactement la
situation. L'opposition, dite du faubourg Saint-Germain, �tait alors
aussi modeste qu'elle s'est montr�e arrogante par la suite. Beaucoup
d'entre ceux qui sont devenus depuis ses coryph�es allaient au
Palais-Royal, plus ou moins ouvertement.

Si des personnes particuli�rement attach�es � la maison des princes
s'en abstenaient, celles-l� m�me n'annon�aient que des regrets de
convenance et un temps de deuil limit�. Je pourrais citer bien des
gens dont j'ai �t� charg�e de porter les paroles qui probablement les
renieraient aujourd'hui.

Les propos �taient d�pourvus d'hostilit�; on se rencontrait sans
r�pugnance; on causait de tout les uns avec les autres. Le bl�me
universel s'attachait aux ordonnances de Charles X, la piti� aux
malheurs qu'elles avaient provoqu�s; la reconnaissance s'exprimait
pour ceux qui, se jetant � travers la m�l�e, avaient arr�t�
l'irritation de la multitude et pr�venu les violences dont la crainte
�tait fr�quemment rappel�e par les �meutes qui grondaient autour de
nous.

Je me souviens que, causant amicalement et confidentiellement avec le
duc de Laval, je lui demandai s'il laisserait �couler le temps fix�
par la nouvelle Charte pour faire sa soumission et si�ger � la
Chambre des pairs.

�Ma d�cision n'est pas absolument arr�t�e, me r�pondit-il, mais
voyez-vous, ma ch�re amie, en fin de compte on sera toujours trop
heureux de nous avoir quand nous voudrons et, en se rattachant
isol�ment, on fera plus d'effet et mieux ses conditions.�

Mon pauvre ami se croyait encore au temps de la Fronde o� l'on
traitait avec les grands seigneurs et [o�] un Montmorency _faisait ses
conditions_.

Les souvenirs de l'Empire pouvaient, dans une certaine mesure,
entretenir ces illusions, mais, ici, il �tait dans l'erreur de tous
points. Aussi ne rapport�-je cette circonstance que pour montrer
quelle �tait, � cette �poque, la mesure des r�pugnances
aristocratiques contre la r�volution de Juillet.

� bien dire, le parti, d'abord appel� _carliste_ et plus tard
_l�gitimiste_, n'existait pas encore. Des bouches qui grimacent
aujourd'hui en disant: �Monsieur Philippe� ou �Madame Am�lie�,
s'ouvraient tr�s naturellement pour les qualifier �du Roi� et �de la
Reine�.

En un mot, _on avait peur_. Cette situation dura jusqu'apr�s le proc�s
des ministres de Charles X.

Quand il fut bien constat� que le gouvernement r�unissait � la force
la volont� de prot�ger ses ennemis, alors seulement on songea � lui
faire subir des impertinences.

La premi�re fut une manifestation dans l'�glise
Saint-Germain-l'Auxerrois, le 13 f�vrier 1831, mais on la choisit
d'une nature trop ostensible, aux yeux du peuple. Elle souleva sa
col�re et il en tira une vengeance, � jamais d�plorable, qui suspendit
pour quelque temps les entreprises et retarda l'organisation du parti.

Dans des proportions diff�rentes, tout le monde bl�ma l'imprudence
commise � Saint-Germain-l'Auxerrois et r�prouva avec indignation le
vandalisme exerc� sur cette �glise et sur l'archev�ch�. On avait vu la
Seine entra�nant les meubles, les livres, les manuscrits pr�cieux sous
ses ponts, tandis que le cort�ge du boeuf gras (car c'�tait un mardi
gras de funeste m�moire) les traversait et que des processions de
mis�rables bandits, affubl�s de chasubles, d'�toles, de surplis,
d'ornements pontificaux, la croix, la crosse, les banni�res
religieuses en t�te, inondaient ses quais en se m�lant aux masques. Je
conserve de ce hideux spectacle un bien p�nible souvenir.

Comme il arrive d'ordinaire dans les effervescences politiques, on
n'avait pas _pill�_, et on se croyait h�ro�quement g�n�reux pour
n'avoir fait que d�truire.

Tout ce qui para�t utile aux masses populaires, le linge, les litages,
l'argenterie trouv�s � l'archev�ch�, avaient �t� port�s �
l'H�tel-Dieu, et les gazettes du parti r�volutionnaire vant�rent le
lendemain la magnanimit� de ce peuple qu'elles cherchaient � pousser
dans tous les exc�s.

L'archev�que aurait bien pu courir quelques risques � ce premier
moment, mais heureusement on avait r�ussi � le faire �vader et pas une
goutte de sang, du moins, n'�tait � regretter dans cette oeuvre de
destruction conduite avec une fabuleuse c�l�rit�.

L'�glise de Saint-Germain avait �t� d�vast�e tr�s rapidement, mais,
l�, on s'�tait born� � d�pouiller les autels, � enfoncer les armoires,
� briser les fen�tres, les lambris, les vitraux, les boiseries
sculpt�es, enfin tout ce qui offrait une sorte de fragilit�; tandis
qu'en moins de trois heures il ne restait pas pierre sur pierre de
l'archev�ch� et que la grille m�me qui entourait le jardin avait
disparu. Un tremblement de terre n'aurait pas agi d'une fa�on plus
prompte et plus efficace.

J'ai presque r�pugnance � ajouter que la cath�drale et le quartier
ont �galement gagn� � la d�molition du palais de l'archev�que.

Les intrigants du parti carliste durent renoncer pour lors � obtenir
des manifestations des gens ayant quelque chose � perdre, mais la
s�curit� ne tarda pas � rena�tre parmi eux et, lors qu'il fut bien
constat�, d'une part, qu'il n'y avait rien � craindre du nouveau
gouvernement, soit pour sa personne, soit pour sa propri�t�
(protection �gale �tant donn�e, � tous) et, de l'autre, qu'il n'y
avait rien � gagner � le servir, ni pour l'importance, ni pour les
int�r�ts personnels, qu'il n'y avait plus de Cour, plus de courtisans,
plus de places de faveur, plus de cr�dit � exploiter, encore moins de
privil�ges � obtenir, alors l'opposition royaliste s'organisa.

Quelques-uns �taient encore arr�t�s par les avantages attach�s �
l'h�r�dit� de la pairie. On voulait les conserver, ou les acqu�rir; la
loi qui les d�truisit acheva de les �loigner.

Les gens de ce parti vivent, selon l'habitude qui leur a �t� si
fatale, exclusivement entre eux, parqu�s dans les m�mes salons. Ils se
touch�rent le coude et, se sentant tous hostiles, ils crurent �tre
_tout le monde_.

Leur premi�re esp�rance fut celle de ruiner Paris. On r�forma une
partie de ses gens, de ses chevaux; on diminua son ordinaire; on
d�commanda � grand bruit les meubles, les voitures, les bijoux, tous
les objets de luxe que les marchands devaient fournir.

Les dames partirent pour la campagne sans acheter de chapeaux d'�t�,
et reprirent leurs robes de l'an dernier � leurs femmes de chambre.
Elles croyaient bonnement retrouver l'herbe croissante dans les rues
de la cit� criminelle.

Le commerce souffrit, en effet, pendant la premi�re ann�e de la
r�volution, d'une si violente commotion, mais il ne tarda gu�re � se
relever. Le luxe se d�veloppa rapidement, et m�me avec une certaine
exag�ration d'assez mauvais go�t.

Les habitants des ch�teaux, � leur grand �tonnement, trouv�rent au
retour plus d'�quipages �l�gants, plus de diamants, plus de
magnificences ext�rieures dans la ville qu'ils n'en avaient jamais vu
et Paris d�j� plus brillant que pendant la Restauration.

Toutefois, le mouvement �tait donn�, la bouderie �tablie, l'hostilit�
constat�e. Le plus grand nombre des personnes de l'ancienne Cour, qui
allaient encore au Palais-Royal en 1831, s'abstinrent des Tuileries en
1832.

La destruction de l'h�r�dit� de la pairie leur servit de pr�texte, ou
peut-�tre de motif r�el, pour s'�loigner. Leur place, au reste, �tait
d�j� prise par une classe, riche et arrogante, qui marchait sur les
talons de la noblesse depuis longtemps et n'�tait nullement dispos�e �
lui rendre ni m�me � partager la situation que ses ressentiments lui
faisaient abandonner dans l'�tat.

J'ai vu de pr�s les pr�tentions individuelles des hommes qui se
trouvaient distingu�s par leur fortune reconnue ou par leur capacit�
pr�sum�e, et j'ose affirmer qu'elles ne c�dent en rien � celles des
ducs et des marquis de l'ancien r�gime, qu'elles sont tout aussi
exigeantes, tout aussi exclusives, habituellement plus ridicules,
toujours plus grossi�rement formul�es, et am�nent beaucoup plus
fr�quemment l'expression et la pens�e rendue par les mots: �un homme
comme moi!�

Le parti carliste se cimenta pendant les derniers mois de 1831. Madame
la Dauphine y contribua assez habilement, quoique dans la ligne qui
convient � son grand coeur incapable de fomenter l'intrigue.

Elle s'�tait de tout temps �rig�e en protectrice z�l�e et fort
�clair�e des jeunes militaires. Ceux qui servaient dans la garde
royale, surtout, lui �taient personnellement connus. Dans des lettres
adress�es � Paris, elle avait soin d'ins�rer leurs noms et faisait
remercier, tant�t les uns, tant�t les autres, plus souvent les
familles, de la fid�lit� conserv�e � la l�gitimit�.

Ces messages �taient autant d'engagements pour ceux qui les recevaient
et ont arr�t� bien des jeunes gens pr�ts � reprendre du service. J'ai
lieu de penser que les correspondants de la princesse ne se faisaient
faute d'inventer des paroles dans ce sens, lorsqu'ils les croyaient
utiles � employer.

D'un autre c�t�, les agents de madame la duchesse de Berry recrutaient
d'une fa�on plus active et cherchaient � organiser une guerre civile
dans la Vend�e. L�, comme ailleurs, le parti se divisait en deux
classes distinctes, l'une voulait forcer les �v�nements et l'autre les
attendre.

La comtesse de La Rochejaquelein, n�e Duras et veuve du prince de
Talmont, dirigeait la premi�re; tout ce qui restait de vieux chefs
vend�ens se ralliait � la derni�re.

De m�me, � Paris deux comit�s directeurs se disputaient le pouvoir.
L'_actif_ reconnaissait pour chefs Gaston de Montmorency, prince de
Robecque, et sa client�le de jeunes gens; le _temporisme_, monsieur de
Chateaubriand, monsieur Pastoret et monsieur Berryer.

Monsieur Hyde de Neuville flottait entre les deux. D'anciennes
habitudes le stimulaient � entrer dans toute esp�ce de conspirations
et il y r�sistait difficilement. D'apr�s ses propres paroles, il doit
avoir eu connaissance de celle de la _rue des Prouvaires_, s'il n'y
prit pas une part directe.

Il est � peu pr�s av�r� aussi que le mar�chal Bourmont l'autorisa de
sa pr�sence et parvint � s'�vader de la maison o� ses complices furent
arr�t�s.

Le plan �tait de p�n�trer par la galerie du Louvre, o� l'on se tenait
s�r d'�tre furtivement introduit, jusqu'au palais des Tuileries dans
la nuit du 1er au 2 f�vrier 1832.

Le Roi donnait un grand bal; l'attention �tait appel�e sur les autres
issues. On s'�tait procur� les clefs de la porte qui ouvre dans le
pavillon de Flore, et on esp�rait que l'invasion de quelques douzaines
d'hommes, _arm�s_ et _tirant_, produirait une telle confusion qu'on
pourrait se d�barrasser de la famille r�gnante d'un seul coup.

On comptait d'ailleurs, avec l'illusion commune � tous les partis
politiques, qu'il suffisait d'attacher le grelot et que _tout le
monde_ se joindrait aux conspirateurs. Il ne serait pas impossible, au
reste, qu'ils eussent des complices parmi les nombreux convives du
Roi.

Quoi qu'il en soit, la famille royale, avertie de ce nouveau danger,
ne t�moigna pas la plus l�g�re agitation; et le Roi sut � onze heures,
par monsieur Perier, que l'�tat-major des assaillants, dans la rue des
Prouvaires, �tait occup� par la police, et quelques-uns des factieux
arr�t�s. En attendant plus tard, la capture aurait �t� plus nombreuse
et plus importante, mais il est dangereux en temps de r�volution de
risquer une collision; il suffisait de d�jouer le plan, sans commettre
plus de monde qu'il n'�tait n�cessaire.

Le lendemain, les salons du faubourg Saint-Germain se partageaient
entre ceux qui se moquaient des vaines terreurs de Louis-Philippe, en
niant le projet, et ceux qui se d�solaient de son insucc�s.

Une personne moins _bien pensante_ (pour me servir de l'argot de ces
salons), ayant hasard� de t�moigner un peu d'horreur � l'id�e de voir
entrer deux cents assassins au milieu d'un bal, fut vertement tanc�e
par un jeune homme s'�talant dans un excellent fauteuil.

�Mais enfin, reprit-elle, vos soeurs auraient pu y p�rir!...

--Tant pis pour elles... pourquoi vont-elles l�?...�

Si cette r�ponse n'est pas fort chevaleresque, elle est du moins tr�s
spartiate.

Au demeurant, cet �chec d�go�ta des conspirations de ce genre. On
renvoya de Paris les subalternes, anciens gardes du corps et
sous-officiers de la garde royale, en les dirigeant vers les provinces
de l'ouest; et les chefs se renvers�rent de nouveau sur les fauteuils
rembourr�s, d'o� ils frondaient tout � l'aise, renon�ant � _descendre
dans la rue_, autre terme d'argot de la m�me �poque appartenant aux
r�publicains.

La tentative de la rue des Prouvaires avait co�t� beaucoup d'argent.
De toutes les nombreuses conspirations tomb�es dans le domaine des
tribunaux pendant le cours de ces ann�es si fertiles en ce genre,
c'est la seule o� l'on ait trouv� la trace de sommes consid�rables
d�pens�es.

Le comit� s'y �tait d�cid� par condescendance pour un petit nombre de
carlistes qui ressentent v�ritablement et sinc�rement la r�pugnance
que tous professent hautement pour le secours de l'�tranger. Il n'y en
a pas un qui ne se dise et ne se croie, peut-�tre, pr�t � courir � la
fronti�re pour en repousser l'�tranger, et fort peu qui n'aient
l'instinct de rattacher aux succ�s d'une arm�e ennemie toutes leurs
esp�rances. Ils renouvelleraient volontiers l'appellation de _nos amis
les ennemis_ c�l�br�e par B�ranger en 1814, et en conviennent m�me
lorsqu'en t�te � t�te on les presse d'arguments.

En attendant l'alliance offensive avec les puissances, les carlistes
s'�taient m�nag� celle des ambassades. L'habitude leur y donnait
acc�s.

Ils s'y rendaient en foule, demeuraient ma�tres des salons et y
faisaient des impertinences aux jeunes princes (les ducs d'Orl�ans et
de Nemours) qu'ils y rencontraient, au point que monsieur le duc
d'Orl�ans se trouva forc� d'en demander raison au duc de Rohan (alors
Fernand de Chabot) et se conduisit dans cette circonstance avec son
tact et son esprit accoutum�s.

Bient�t l'ambassade d'Angleterre fut ferm�e � ces factieux de
contredanse. Ils continu�rent � dominer dans celle d'Autriche et nos
princes cess�rent petit � petit de se montrer dans le monde.

L'�chec de la rue des Prouvaires �tait fort sensible au parti. Un
jeune carliste, monsieur de Berthier, rencontrant peu de jours apr�s,
dans le Carrousel, le Roi, � pied et donnant le bras � la Reine, lan�a
contre eux le cabriolet qu'il menait, cherchant �videmment � les
�craser au tournant de la rue de Chartres.

Il y aurait certainement r�ussi si le cheval, pouss� avec fureur, ne
s'�tait providentiellement abattu. Cette brillante prouesse fut
c�l�br�e dans les salons et monsieur de Berthier devint le h�ros du
jour.

� force d'imprudences et d'impertinences, madame de La Rochejaquelein
parvint enfin � attirer l'attention de l'autorit� sur sa demeure. La
visite de son ch�teau fut ordonn�e pour y arr�ter des r�fractaires
qu'elle n'y _rec�lait_ pas mais dont elle faisait troph�e.

� l'approche de la force arm�e, la terreur s'empara de _la g�n�rale_,
comme elle se faisait appeler et de son aide de camp, mademoiselle de
Fauveau, autre t�te �cervel�e.

Toutes deux se cach�rent dans le four d'une ferme voisine. Elles en
sortaient quelques heures plus tard, noires comme des ramoneurs, au
milieu des politesses empress�es que leur prodiguaient les officiers
devant lesquels elles avaient fui. Le ridicule de cette aventure ne
fut agr�able ni � ces dames ni � leur monde.

N�anmoins, les manifestations se multipliaient. Les chefs, dans la
crainte de voirie d�couragement s'emparer de leurs gens, faisaient
circuler le bruit de la faveur secr�te que madame la duchesse de Berry
trouvait aupr�s de toutes les puissances, de son alliance intime avec
Ferdinand VII en Espagne, dom Miguel en Portugal, et surtout avec le
roi de Hollande.

La connivence du duc de Mod�ne �tait �vidente, et on se vantait de la
sympathie des rois de Naples et de Sardaigne. Les plus initi�s
laissaient �chapper l'annonce d'une entreprise prochaine d'un succ�s
assur�.

Chacun, dans ces pr�dicaments, voulait se munir tout au moins d'une
impertinence au nouveau gouvernement, � faire valoir aupr�s de
_Madame_ R�gente. Ceux qui s'�taient montr�s mod�r�s jusque-l�
exag�r�rent l'hostilit� pour se faire pardonner.

Alors commen�a la v�ritable scission dans la soci�t� et jusque dans
les familles, entre les personnes qui allaient aux Tuileries et celles
qui s'en tenaient �loign�es, accompagn�e d'un redoublement de
vitup�rations inimaginables.

Si je r�p�tais les propos, tenus dans ces temps-l� par les bouches les
plus aristocratiques et les plus d�votes, on n'y croirait ni pour le
fond ni pour la forme, et j'aime mieux oublier ceux m�mes que j'ai
entendus de mes oreilles.

Le ciel nous pr�parait � tous une terrible distraction. Il aurait
manqu� quelque chose aux calamit�s que la g�n�ration dont je fais
partie est appel�e � subir, si le fl�au de la peste lui avait �t�
�pargn�. Le chol�ra acquitta cette dette de la Providence.

Depuis plusieurs ann�es, il s'avan�ait vers nous, et les r�cits qu'on
en faisait pr�paraient les esprits � le recevoir avec effroi. Les plus
grands g�nies partageaient cette terreur avec le vulgaire; et nulle
part il n'�tait autant redout� qu'au sein de l'Acad�mie des sciences,
comme si elle avait, d�s lors, pr�vu combien elle en serait d�cim�e et
y perdrait ses plus beaux titres de gloire.

Jusqu'� cette heure, on avait vu le chol�ra s'avancer pas � pas,
h�sitant un peu dans sa marche, choisissant fantastiquement un point
plut�t qu'un autre, mais ne s'�garant que de peu de lieues. Son allure
fut diff�rente en France. Il �clata violemment � Paris et faiblement �
Calais, au m�me jour, sans qu'aucun point interm�diaire en e�t �t�
frapp�.

Personne ne s'attendait � une si brusque invasion, et, quoique de
nombreuses pr�cautions eussent �t� m�dit�es, le gouvernement, qui ne
voulait pas effrayer la population pr�matur�ment, fut pris au
d�pourvu. Toutefois, il ne se d�couragea pas et les secours
s'improvis�rent avec autant de promptitude que d'intelligence.

Cette utile sollicitude imposa sur-le-champ � tous les quartiers de la
ville l'aspect le plus sinistre. De nombreux �tablissements, o� des
lanternes et des drapeaux rouges indiquaient, jour et nuit, des
ambulances, destin�es � recevoir les malades tomb�s dans la rue, aussi
bien que des escouades de m�decins r�unis pr�ts � se rendre � votre
domicile au premier appel, en annon�ant l'assistance signalaient le
danger.

Chacun, au reste, en �tait suffisamment averti par ses impressions
personnelles. Mais nul, en revanche, ne faillit � son devoir, et
l'�poque du chol�ra restera � l'�ternel honneur de toutes les classes
des habitants de Paris.

Je regrette que la v�rit� me force � relater un moment de fureur d'un
horrible r�sultat. Quatre innocents furent impitoyablement massacr�s
comme empoisonneurs. On attribua ce crime � l'effet d'une proclamation
fort imprudente du pr�fet de police, monsieur Gisquet. C'�tait l'avis
de monsieur Casimir Perier, et je l'en ai vu transport� de col�re au
moment o� il rendait compte aux Tuileries de cette d�plorable journ�e.

C'est la derni�re fois qu'il soit sorti, car, cette nuit-l�, lui-m�me
fut atteint de la maladie. Il en portait le germe depuis une visite
des h�pitaux o� il avait accompagn� monsieur le duc d'Orl�ans,
l'avant-veille.

Ni l'un ni l'autre ne s'�taient �pargn�s dans l'espoir de rassurer les
malades et la population; mais le ministre avait �t� profond�ment
impressionn�; il en parlait avec terreur et l'�motion de ces
massacres, qu'il pensait provoqu�s par un de ses agents confidentiels,
en excitant une vive irritation, d�cida l'invasion du mal.

Cette triste circonstance emp�cha seule le renvoi imm�diat de monsieur
Gisquet. Je reconnais pleinement l'inconvenance de son ordonnance.
Elle recommandait aux marchands de vin, aux laiti�res, et jusqu'aux
porteurs d'eau de veiller � ce que des malveillants ne vinssent pas
jeter dans le vin, le lait et l'eau des liqueurs dangereuses, et
devait enflammer la multitude.

Mais, lorsque je pense que partout, depuis le village du fond de la
Hongrie habit� par d�s demi-sauvages, jusqu'� Glascow dont la
population en masse est peut-�tre la plus �clair�e du monde, le
neuvi�me jour de l'invasion du chol�ra a �t� constamment accompagn�
d'impr�cations contre les empoisonneurs suivies d'atroces cruaut�s,
je suis presque tent�e de croire cette exasp�ration g�n�rale, � date
fixe, une des phases de l'incompr�hensible fl�au o� nous �tions en
proie.

Nous en f�mes presque tous avertis � Paris par les cris de nos gens.
Ils entr�rent dans nos chambres dans la plus vive excitation,
affirmant la ville livr�e aux empoisonneurs et se refusant � tous nos
raisonnements contraires. Selon les diverses opinions, on accusait les
r�publicains, les l�gitimistes; ou m�me le gouvernement; mais pour
tous le crime �tait av�r�, chacun en apportait des preuves
irr�cusables.

Cette fr�n�sie dura vingt-quatre heures, puis disparut enti�rement
pour ne plus revenir. Malheureusement, elle avait produit des
victimes. Quelqu'un inventa de faire, � la halle m�me, une collecte
pour la veuve d'un infortun� massacr� sur ses dalles, la veille au
soir. Avant six heures du matin, on avait r�colt� douze cents francs,
la plupart en gros sols et donn�s par les m�mes gens qui, tr�s
probablement, dans leur aveugle furie, avaient subi l'influence
d�l�t�re et partage le crime.

Esp�rons donc que cette inexcusable tache ne noircira pas trop, aux
yeux de la post�rit�, l'honorable conduite tenue par la grande masse
de la population. Riches et pauvres, chacun fit son devoir et plus que
son devoir.

La non-contagion du chol�ra n'�tait rien moins qu'�tablie; je ne suis
pas bien s�re qu'elle soit prouv�e � l'heure qu'il est et, � l'�poque
dont je parle la question �tait tr�s controvers�e. Les savants, les
m�decins se partageaient sur ce point. Pendant tout l'hiver pr�c�dent,
des faits, proclam�s incontestables, �taient apport�s � l'appui des
deux opinions par les contagionistes et par leurs adversaires; mais,
d�s que le fl�au eut fait invasion, un seul avis pr�valut: la
possibilit� de la contagion ne fut plus admise de personne. Pas un
chol�rique n'inspira la terreur � son voisin, pas un soin ne lui fut
refus� par la crainte. Dieu donna la force aux plus timides.

Toutefois, il y eut, un moment, une certaine r�pugnance � ensevelir
les victimes de cet horrible, mal. Une association de jeunes hommes,
parmi lesquels on citerait les plus beaux noms de France, et qui
portaient d�j� des secours aux malades, all�rent de galetas en galetas
pour en enlever les effroyables reliques laiss�es par la mort, et
rendirent ainsi le courage de s'en d�faire; car la hideur des cadavres
augmentait encore l'effroi � les toucher; et pourtant leur s�jour dans
les maisons aggravait le danger pour les survivants.

Un seul m�decin, dans la nombreuse facult� de Paris, profita d'un
pr�texte assez sp�cieux pour s'�loigner. Il n'a jamais pu repara�tre
parmi ses coll�gues. Tous les autres rivalis�rent de courage et de
z�le.

Les eccl�siastiques allaient confesser les malades, s'enveloppant avec
eux sous le m�me manteau, afin d'obtenir l'isolement, sans ralentir
les soins que les infirmiers leur prodiguaient.

Des succursales aux h�pitaux s'improvisaient dans tous les quartiers.
Les propri�taires de maisons inoccup�es les offraient, quoique souvent
�l�gantes. En vingt-quatre heures, l'empressement public, r�pondant au
premier appel, les avait fournies de lits, de linge, de batterie de
cuisine, de tout ce qui �tait n�cessaire au service des malades; et
souvent des dames chr�tiennes s'y d�vouaient et ajoutaient leurs soins
� leurs dons. La charit� semblait d�cid�e � ne se point laisser
d�passer par la mis�re du temps. Chacun donnait, m�me au del� de ses
moyens, avec entra�nement, et, ce qui est pour le moins autant �
remarquer, si le riche �tait g�n�reux, le pauvre �tait reconnaissant.
Jamais je n'ai vu toutes les classes de la soci�t� r�unies par un
lien plus touchant.

Il ne faut pas croire cependant que ce spectacle par�t tr�s beau �
ceux qui y assistaient. Je doute que beaucoup de gens eussent le
sang-froid de le remarquer et la philosophie d'en jouir.

Pendant plusieurs mois, et surtout durant cinq semaines � l'invasion
et trois � la recrudescence, chacun, en prenant cong� le soir de sa
famille, conservait peu d'espoir de se retrouver le lendemain r�unis
au d�jeuner. On ne sortait pas sans mettre ordre � ses affaires, dans
l'attente d'�tre rapport� mourant de sa promenade.

Ces craintes se confirmaient en voyant les corbillards stationner au
coin des rues, en guise de fiacres, pr�ts � r�pondre � de trop
fr�quents appels, et en les rencontrant, allant au grand trot, charg�s
de plusieurs bi�res.

Mais bient�t ils ne suffirent plus; on leur donna pour auxiliaires des
tapissi�res dont les rideaux noirs et ferm�s annon�aient les sinistres
fonctions, et enfin de ces �normes voitures de d�m�nagement remplies
jusqu'au comble des victimes du fl�au.

Je pense que ces rencontres, h�las! bien souvent renouvel�es,
n'�taient indiff�rentes � personne; pour moi, je conviens de bonne foi
en avoir �t� tr�s p�niblement impressionn�e.

Apparemment, pourtant, je faisais bonne contenance, car on ne me
m�nageait gu�re. Plusieurs personnes du gouvernement se r�unissant
chez moi tous les soirs, l'inqui�te curiosit� de chacun y amenait
assez de monde pour les interroger, et elles faisaient les r�ponses
concert�es pour att�nuer autant que possible la terreur publique.

Mais, lorsque les visites �taient parties et que ces messieurs
restaient entre eux, ils cessaient de se contraindre et d�roulaient
leur effroyable chapelet d'horreurs, m'avouant le chiffre v�ritable
des d�c�s qu'on avait cess� de donner et qui s'est �lev� jusqu'�
dix-sept cents dans les vingt-quatre heures.

Un soir, on annon�ait que la p�nurie de bi�res for�ait � employer
plusieurs fois la m�me en en retirant les corps, le jour suivant,
qu'on avait tout � fait renonc� � s'en servir, elles prenaient trop de
place et l'on empilait les cadavres tels quels dans ces horribles
tapissi�res.

Celui-ci avait vu amener chez lui le matin trente-deux orphelins de
p�re et de m�re, sortant de la m�me rue, celle de la Mortellerie, et
produits d'une seule nuit. Cet autre craignait que le service des
h�pitaux ne manqu�t le lendemain, un nombre consid�rable d'infirmiers
ayant �t� atteints dans la matin�e, etc.

Venaient ensuite les atroces descriptions de la maladie, car tous ces
gens-l� ne s'�pargnaient pas; ils remplissaient leurs p�nibles
devoirs, allaient tout visiter, mais en demeuraient horrifi�s.

C'est sous ces agr�ables impressions qu'on me laissait vers minuit, et
je donne � penser si le sommeil �tait facile et les r�ves gracieux.

Lorsque la fatigue l'emportait et qu'au r�veil on apercevait un rayon
de soleil, on se sentait comme �tonn� de revoir un nouveau jour. Cet
impitoyable soleil ne manqua pas de luire constamment dans un ciel
d'airain, accompagn� d'un vent d'est qui ne variait pas d'un souffle.

Je n'ai jamais vu un semblable ciel. Il avait, malgr� sa puret�,
quelque chose de m�tallique, de plomb�, d'imposant, de sinistre, de
solennel. La terre lui r�pondait par une brume assez �paisse, mais
parfaitement s�che, ne s'�levant qu'� quelques pieds. Tous les jours
se ressembl�rent pendant cette redoutable �pid�mie.

Il est � remarquer que toutes les r�coltes furent abondantes et
superbes.

Quoique fort alarmants, les r�cits dont on saluait la fin de mes
soir�es nous faisaient moins d'effet, par leur g�n�ralit� m�me, que
lorsque le mal s�vissait autour de nous. Chaque grande catastrophe
am�ne des expressions qui lui sont propres. Celle _d'�tre pris_ devint
consacr�e par l'usage. _Elle est prise_, _il est pris_, se comprenait
du reste sans autre explication.

Je me rappelle un certain dimanche des Rameaux, de sinistre m�moire.

Madame de Champlatreux, fille de monsieur Mol�, jeune personne de
vingt ans qu'une distinction r�elle mettait d�j� hors de pair, _prise_
au retour d'une promenade au march� aux fleurs, avait succomb� dans la
nuit.

Nous nous entretenions de ce triste �v�nement lorsque le marquis de
Castries, en entrant chez moi, demanda si nous savions pourquoi madame
de Montcalm ne recevait pas selon son usage; il venait de trouver sa
porte ferm�e. Monsieur Portal dit l'avoir quitt�e � six heures; elle
lui avait recommand� de revenir le soir. Nous envoy�mes chez elle:
elle �tait morte.

Au m�me instant on annon�a monsieur de Glandev�s, comme tr�s mal; il
s'�leva une discussion � ce sujet. Monsieur de Glandev�s avait �t�
atteint l'avant-veille, mais faiblement. Quelqu'un affirma l'avoir vu
le matin tout � fait bien, cependant nous envoy�mes encore: il �tait
mort.

La stupeur n'�tait pas pass�e qu'un message appela monsieur Pasquier
aupr�s de sa ni�ce avec laquelle il avait d�n� et qui se trouvait �
toute extr�mit�. Nous s�mes, � la m�me heure, la duchesse de Maill�
atteinte: elle n'a pas succomb�, mais elle a �t� des ann�es � se
r�tablir.

Si, par hasard, quelqu'un, un jour, lit ces lignes tranquillement
�tabli au coin de son feu, on s'exag�rera peut-�tre l'impression que
nous recevions de ces morts si rapides. Nous n'avions ni le temps de
nous apitoyer, ni le loisir de nous lamenter.

Une douloureuse stupeur nous dominait. Chacun �tait occup� � regarder
dans les yeux de ses plus chers int�r�ts, et, il faut bien en
convenir, � se t�ter soi-m�me.

L'examen �tait peu favorable, tout le monde avait fort mauvaise mine
et on se sentait g�n�ralement sous une influence morbide qui causait
un profond malaise. Peut-�tre la peur y entrait-elle pour quelque
chose. Je suis dispos�e � le croire.

Dieu sait qu'on n'avait pas de secret les uns pour les autres. Chacun
rendait compte de l'�tat de ses entrailles, cela se qualifiait des
_prodromes_; et les plus d�licats ne s'effarouchaient ni se
scandalisaient de ces �tranges d�tails.

Je n'ai perdu personne dans ma maison; mais, le lundi suivant ce fatal
dimanche, je vis mon cocher, auquel je venais de donner un ordre, se
promener � grands pas dans la cour, recherchant le soleil: il venait
d'�tre _pris_.

Dix minutes apr�s, il �tait entre les mains des m�decins qu'on avait
�t� qu�rir � l'ambulance la plus voisine, une heure ensuite � la mort,
et le soir sauv�; mais il lui a fallu bien des semaines pour se
remettre.

La longueur des convalescences, pour la plus l�g�re atteinte,
constatait de l'extr�me malignit� du mal.

Ma belle-soeur, madame d'Osmond, pour une tr�s faible attaque de
chol�ra, fut six semaines sans pouvoir supporter d'autre aliment
qu'une cuiller�e de bouillon de poulet de trois heures en trois
heures, tant l'estomac et les intestins �taient d�labr�s, et
pourtant, lorsqu'elle fut _prise_, le fl�au �tait � son d�clin, car,
pendant les quatorze premiers jours, tout ce qui en �tait touch�
p�rissait infailliblement.

On commen�a ensuite � sauver quelques malades, puis beaucoup, puis �
peu pr�s tous au bout de cinq � six semaines. Il ne faut pas que la
m�decine se targue de ce succ�s.

Le chol�ra a suivi la m�me marche partout o� il s'est pr�sent�, de
quelque fa�on qu'il ait �t� trait�, et il a parcouru toute l'Europe
sans que la science ait d�couvert le moindre de ses secrets. Il a
tromp� toutes les conjectures et d�jou� tous les calculs. Il a s�vi
dans les lieux r�put�s les plus sains, et s'est abstenu l� o� l'on
redoutait ses effets les plus pernicieux.

Les grands h�tels du faubourg Saint-Germain, peu habit�s et entour�s
de vastes jardins, ont �t� d�cim�s, tandis que la fourmili�re du
Palais-Royal �tait m�nag�e et qu'il n'y a pas eu un seul cas de
chol�ra dans les passages vitr�s, mal a�r�s et encombr�s de
population. On avait tellement craint de les voir devenir des foyers
d'infection, qu'� l'approche de la maladie le conseil sanitaire avait
song� � les faire �vacuer. La rapidit� de l'invasion n'en laissa pas
le temps.

Les m�mes anomalies se pr�sent�rent dans la campagne. Tel village a
�t� compl�tement �pargn�, et tel autre, dans des conditions de
salubrit� �galement favorables, a �t� ab�m�. Tant�t le fl�au s'est
abattu dans les vall�es, tant�t il a frapp� sur les montagnes.

Mais partout il a augment� pendant quatorze jours, est rest�
stationnaire trois ou quatre et en d�croissance pendant trois semaines
au bout desquelles la maladie avait chang� de caract�re et ne
pr�sentait plus que les sympt�mes de ce qu'on appela la _chol�rine_.
Elle �tait rarement mortelle. Puis venait le moment de la
_recrudescence_ qui, au bout de quatre mois, ramenait le _chol�ra
bleu_ et les trop justes terreurs.

Paris la subit vers la fin d'ao�t avec une grande intensit�. Cette
recrudescence a eu lieu partout o� le chol�ra s'est montr�, et n'a �t�
ni mieux pr�vue, ni mieux expliqu�e que ses autres sympt�mes.

J'ai remarqu�, pendant ces jours d'effroi, combien on parlait du
chol�ra avec les m�nagements respectueux qu'inspire toujours une
puissance dont on a peur. Difficilement lui donnait-on tort. Chaque
victime, tomb�e sous ses coups, avait assur�ment m�rit� son sort par
quelque imprudence, ou bien par une organisation d�fectueuse.

Cela me rappelait notre empressement � trouver des motifs aux exils
ordonn�s par l'empereur Napol�on et la fa�on dont les russes
expliquent les envois en Sib�rie �man�s du caprice de leur souverain.
Nous traitions le chol�ra en potentat redout�. Il semble qu'on �loigne
le danger de soi en accusant celui qui en souffre de l'avoir m�rit�
par des fautes.

Voil� une longue digression, mais il faut pardonner un peu
d'entra�nement sur un pareil sujet. Lorsqu'il tombe sous la plume les
souvenirs arrivent en foule, et, quoique bien p�nibles, ils ont laiss�
des impressions impossibles � refouler.

Bien des g�n�rations se succ�deront, j'esp�re, avant qu'un tel
spectacle se renouvelle; mais, elles peuvent le tenir pour certain, il
n'y a rien de plus effrayant, de plus formidable, de plus solennel que
l'aspect d'une ville de onze cent mille �mes pli�e sous le poids d'un
pareil fl�au, et pourtant, tout le monde se raidissait contre
l'accablement, tout le monde accomplissait les devoirs de son �tat.

Non seulement le Roi et sa famille demeur�rent � Paris, sans
t�moigner la moindre crainte, non seulement les deux Chambres
l�gislatives et les tribunaux n'interrompirent point leurs travaux,
non seulement les professeurs remplirent leurs chaires et les
�tudiants leurs bancs, non seulement la Bourse r�unit ses habitu�s,
mais encore les lieux publics, les salles de spectacle �taient
fr�quent�s. Chacun sentait instinctivement que, si la soci�t�
s'arr�tait un moment, tous les liens se dissoudraient et l'anarchie
surgirait.

Souvent, au milieu d'une pi�ce, on venait avertir que monsieur, ou
madame un tel ne pouvait continuer son r�le. Quelquefois, le
commissaire de police avertissait un des spectateurs qu'il �tait
demand� chez lui.

Le mot de chol�ra circulait de bouche en bouche, et on attendait avec
patience que les acteurs improvisassent une sc�ne quelconque pour
gagner l'heure de la retraite. On n'�tait pas l� pour s'amuser, mais
pour ne rien changer aux usages quotidiens de la ville.

On voulait que les th��tres fussent ouverts et remplis, afin que la
soci�t� sembl�t conserver son attitude ordinaire; mais on demeurait
n�anmoins sous une impression grave et solennelle: on ne se livrait
pas � des saturnales, on s'armait contre la faiblesse.

Beaucoup cependant n'avaient pas cette �nergie, et quelques personnes,
entre autres la comtesse de Montesquiou-Fezensac, sont litt�ralement
mortes de peur sans aucune autre maladie.

Un tr�s petit nombre, et ce sont peut-�tre les plus sages, se sont
enfuis les premiers jours de l'invasion, un beaucoup plus grand ont
�t� h�ro�ques.

Je citerai notamment le duc et la duchesse de Broglie. Apr�s avoir
subi toute l'horreur du chol�ra � Paris, ils apprirent qu'il �clatait
� Broglie et s'y rendirent aussit�t. L'effroi et le d�couragement les
avaient devanc�s. On abandonnait les malades. Ils les soign�rent
eux-m�mes, calm�rent les imaginations frapp�es et all�rent jusqu'�
ensevelir les morts de leurs propres mains; car partout l'aspect
hideux des cadavres a inspir� la m�me terreur. Les personnes appel�es
� en voir m'ont assur� qu'elle �tait bien justifi�e.

Je reviens � mon sujet dont je me suis moins �cart�e qu'il ne semble
d'abord, car l'espoir de profiter de la perturbation que le chol�ra
avait d� mettre, dans le pays et dans le gouvernement d�cida madame la
duchesse de Berry � h�ter son entreprise.

Le parti la pr�parait pour la fin de la session, en agitant la Vend�e
et suscitant des manifestations qui, for�ant � des r�pressions,
excitaient les esprits.

Je me rappelle, � cette occasion, une sc�ne assez curieuse o� je me
trouvai assister. Madame R�camier, r�duite � s'�loigner de
l'Abbaye-aux-Bois, ravag�e par le chol�ra, avait trouv� refuge chez
une madame Salvage (dont le d�vouement � la piteuse fortune de Louis
Bonaparte est devenu une sorte de petite c�l�brit�). J'allais l'y voir
souvent.

Un jour, je trouvai la conversation fort anim�e, chose rare � cette
�poque de deuil g�n�ral.

Le _Moniteur_ du matin, ce doit �tre vers le milieu d'avril, avait
publi� une lettre, adress�e � madame la duchesse de Berry, trouv�e au
ch�teau de La Charli�re en Vend�e, o� l'on �tablissait qu'une
tentative l�gitimiste serait intempestive et funeste, que les fid�les
devaient employer leurs soins � fomenter la division et le
m�contentement, chercher partout � accro�tre la mis�re des ouvriers,
la souffrance du commerce, et se tenir en mesure de profiter des
circonstances favorables, si, par exemple, la Prusse et la Hollande
marchaient sur la Belgique. Alors serait le moment pour Madame de
faire une descente sur les c�tes, surtout si elle �tait appuy�e de
troupes sardes, espagnoles ou portugaises... Je ne me rappelle plus
les termes exacts, mais c'�tait l� le sens.

Le duc de Laval, le duc de Noailles, et m�me monsieur de Chateaubriand
adoptaient compl�tement ce document et en pr�conisaient les doctrines.
Tous les gens sages du parti les professaient, et les projets insens�s
de quelques extravagants, impossibles, au reste, � r�aliser, ne
m�ritaient que du m�pris. Fomenter les m�contentements et attendre les
chances d'une guerre �trang�re en y excitant, voil� ce que la sagesse
commandait.

Tout le monde �tait d'accord, lorsque survint monsieur Genoude.

�Nous parlions de la lettre publi�e par le _Moniteur_, lui dit le duc
de Laval.

--Et vous en �tes profond�ment indign�, r�pliqua monsieur Genoude. Il
ne manquait plus � ce gouvernement impie que de se faire faussaire.

--Vous croyez cette lettre controuv�e?

--En pouvez-vous douter? Quoi! d�signer les royalistes � la haine du
pays en les d�non�ant comme fauteurs de la mis�re, de la souffrance du
peuple, les montrer appelant les secours de l'�tranger, tandis qu'au
contraire, et cela est notoire, ils arr�tent � grand'peine les haines
suscit�es par les violences du gouvernement contre les habitants de
l'Ouest, c'est une pens�e infernale, une oeuvre du d�mon bien digne
des gens qui l'ont invent�e.�

� cette sortie, personne ne souffla. Pas un de ceux qui venaient de
vanter la sagesse des principes ne voulut les soutenir.

Monsieur de Chateaubriand attisa le feu de la chemin�e; madame
R�camier �vita de lever les yeux; monsieur Amp�re, monsieur
Ballanche, deux autres personnes assez neutres et moi, qui nous
trouvions t�moins de tout cet embarras, �change�mes un sourire. Il y
eut un instant de silence, puis on parla d'autre chose.

Monsieur Genoude assur�ment ne doutait en aucune fa�on de
l'authenticit� de la pi�ce publi�e. Pourquoi donc ce langage? Se
m�fiait-il de l'auditoire et mentait-il sciemment, ou bien croyait-il
la position du parti carliste assez bonne pour se pouvoir passer de la
mis�re et de la guerre �trang�re comme auxiliaires? Il est aussi
rempli d'illusions que de mensonges, et l'on peut supposer l'un et
l'autre.

En tout cas, il ne refusait pas l'assistance de la peste, car il
faisait partie du comit� qui sollicitait madame la duchesse de Berry
de h�ter son arriv�e pour en profiter.

Les projets de cette princesse n'�taient un secret pour personne, non
plus que le scandale de sa vie en Italie.

Il �tait si patent qu'il autorisait le vicomte de La Rochefoucauld �
me dire, quelques mois plus tard, combien il regrettait de s'�tre
refus� � se rendre aupr�s d'elle � Massa comme on l'en sollicitait: il
aurait certainement emp�ch� sa malencontreuse tentative.

�Pensez-vous avoir pu r�ussir � l'arr�ter?

--Sans aucun doute, je n'aurais consenti � �tre son amant qu'� cette
condition.�

Je sais les ridicules de monsieur de La Rochefoucauld, et ce dialogue
en est une nouvelle preuve; mais, pour oser parler ainsi d'une
princesse, de la m�re de celui qu'on salue du nom de _son Roi_, il
faut qu'elle y ait terriblement donn� lieu.

J'ignore si monsieur de Chateaubriand �tait dans la confidence de
l'entreprise de madame la duchesse de Berry, mais, se soumettant en
apparence aux frayeurs inspir�es � madame de Chateaubriand par le
chol�ra, il l'accompagna � Gen�ve.

On le disait nomm� gouverneur de monsieur le duc de Bordeaux et se
rendant � �dimbourg. Je lui demandai si ce bruit avait quelque v�rit�:
�Moi! s'�cria-t-il avec un accent de d�dain inimitable, moi! et
qu'irais-je faire, bon Dieu, entre cette mangeuse de reliques
d'�dimbourg et cette danseuse de corde d'Italie?�

Je me sentis assez froiss�e de cette fa�on de parler pour en prendre
cong� de monsieur de Chateaubriand plus froidement. Je dirai dans
quelles circonstances je l'ai revu et pourquoi je rappelle ce propos.

Le gouvernement redoutait fort l'embarras que lui causerait la
pr�sence de madame la duchesse de Berry en France, par la difficult�
surtout de la traiter d'une mani�re exceptionnelle, avec les id�es
d'�galit� r�volutionnaire qui dominaient encore � cette �poque.

Aussi surveillait-on les c�tes de Provence avec grand soin. Le nom de
la princesse avait �t� prononc� pendant l'�chauffour�e de Marseille;
mais on ne croyait pas � sa pr�sence, lorsque le t�l�graphe l'annon�a
captive � bord du _Carlo Alberto_, arr�t� dans la rade de la Ciotat.

La joie fut grande de ce que, n'ayant pas touch� le territoire
fran�ais, elle ne se trouvait soumise � aucune loi, et la r�solution
prise sur-le-champ de la renvoyer directement � �dimbourg � bord d'une
fr�gate. L'ordre fut imm�diatement transmis de conduire le _Carlo
Alberto_ dans les eaux de la Corse, tandis qu'on pr�parait la fr�gate.
La Reine eut grande part � cette d�cision, et je l'en vis bien
satisfaite.

Aussit�t l'arriv�e de l'estafette, l'amiral de Rigny, alors ministre
de la marine, apporta chez moi la d�p�che qui rendait compte de la
capture, accompagn�e de quelques pi�ces � l'appui, et nous en fit
lecture.

Apr�s les avoir �cout�es, je le priai de me les donner � lire une
seconde fois, et, en les lui rendant, je lui dis:

�Ce n'est pas la duchesse de Berry.

--Comment! s'�cria-t-il, et d'o� vous vient cette id�e?�

Je ne voulus pas m'expliquer, mais je persistai dans mon assertion de
fa�on � faire suffisamment d'impression sur monsieur de Rigny pour
�lever quelques doutes dans son esprit et le d�cider, � constater
l'identit� de la princesse avant de l'embarquer sur la fr�gate.

Monsieur d'Houdetot, alors en Corse, eut l'ordre de se rendre aupr�s
d'elle et d�voila l'erreur.

Mon petit cercle fit, dans le temps, grand honneur � ma perspicacit�
de l'avoir devin�e. Voici tout simplement mes motifs. D'abord, malgr�
le peu d'�gards de madame la duchesse de Berry pour les convenances,
il me paraissait impossible qu'elle f�t � bord, dans son propre
caract�re, absolument seule de femme. Je l'aurais plus volontiers
soup�onn�e cach�e sous les v�tements d'un mousse.

Ensuite, et surtout, le capitaine du bateau � vapeur qui avait saisi
le _Carlo Alberto_ rendait, dans son proc�s-verbal, un compte rude et
sinc�re de la visite du b�timent, donnait le signalement de la
princesse et parlait m�me de la couleur de ses yeux; or, dans sa
grossi�re na�vet�, il n'aurait pas manqu� de les dire de travers.

Je trouvais, de plus, que l'attitude, les propos, la conduite de la
prisonni�re manquaient d'une certaine d�cision, assez royale, que je
savais � madame la duchesse de Berry et mon instinct se refusait � l'y
reconna�tre.

Cependant, tous les indices annon�aient sa pr�sence r�cente � bord du
_Carlo Alberto_, et on sut bient�t qu'il l'avait d�barqu�e pr�s de
Marseille dans la nuit qui avait pr�c�d� l'insurrection tent�e dans
cette ville, au point du jour le 30 avril, et instantan�ment r�prim�e.

Madame la duchesse de Berry, ayant r�ussi � �carter le duc de Blacas,
charg� par le roi Charles X de la surveiller et d'arr�ter
l'intempestivit� de ses projets, s'�tait embarqu�e pr�s de Massa,
accompagn�e de quelques fid�les et d'une femme de chambre
(mademoiselle Le Beschu) qui se fit passer pour la princesse � la
Ciotat.

Plusieurs fois, le _Carlo Alberto_ se mit en communication avec la
c�te, d�posant et recueillant des �missaires. Tout �tant pr�par�,
madame la duchesse de Berry prit terre sur la plage pr�s de Marseille.

Les premiers rayons du soleil devaient �clairer le drapeau blanc,
arbor� par ses partisans sur un clocher de la ville; c'�tait le signal
pour y entrer. Il frappa un moment ses regards; elle se mit en marche
pleine d'all�gresse. Mais son esp�rance ne dura gu�re; le drapeau
cessa de flotter et elle re�ut avis que la tentative avait �chou�.

Elle passa la journ�e cach�e dans les rochers et fut forc�e d'y
bivouaquer la nuit suivante. On voulait l'engager � se rembarquer.
Elle s'y montrait fort r�calcitrante et, d'ailleurs, il n'�tait point
facile de regagner le _Carlo Alberto_.

Un habitant de Marseille, monsieur de Villeneuve, dans les opinions
l�gitimistes, mais �tranger, je crois, � la conspiration, fut pr�venu,
par un billet, des pr�dicaments o� se trouvait madame la duchesse de
Berry.

� la brune, il sortit de la ville en cal�che, recueillit la noble
fugitive, obtint des chevaux de poste au premier relais o� il en
prenait souvent pour se rendre dans sa terre, et l'�loigna ainsi de la
localit� la plus dangereuse pour elle.

On a fait beaucoup de r�cits, plus ou moins romanesques, sur les
aventures de la princesse pendant sa travers�e du royaume. Je ne suis
pas en mesure d'en constater l'authenticit�. Ce qu'il y a de s�r c'est
que partout elle a trouv� secours, assistance, secret. Cela est
d'autant plus naturel qu'elle s'adressait � ses partisans. Mais, dans
aucun parti, personne n'aurait voulu la livrer, ni d�sir� la prendre.
Il a fallu que sa pertinacit� � rester en France en fit une n�cessit�,
car c'�tait une capture aussi p�nible � faire qu'embarrassante �
garder.

Je pense bien, par exemple, que les l�gitimistes seuls pouvaient
mettre un grand z�le � la diriger sur la Vend�e. D'autres n'auraient
pas eu le m�me go�t � �tablir la guerre civile.

Quoi qu'il en soit, elle �tait avant le 20 mai � Nantes. Monsieur de
Bourmont ne tarda pas � l'y rejoindre. Il trouva tout dispos� pour
l'entr�e en campagne. C'est-�-dire que madame la duchesse de Berry,
assist�e de madame de La Rochejaquelein, de mademoiselle Fauveau, de
deux jeunes hommes choisis par ces dames pour aides de camp, et
qu'elles avaient fait serment (serment fid�lement accompli au milieu
de la pieuse Vend�e) de ne jamais quitter ni jour ni nuit, de quelques
t�tes �galement folles et de subalternes intrigants, que ce sanh�drin
donc avait r�pandu des proclamations fulminantes, envoy� des
circulaires incendiaires et command� une prise d'armes pour le 24.

L�, s'arr�taient les pr�paratifs; il n'y avait ni hommes, ni fusils,
ni munitions, ni argent, et encore moins de z�le. Les anciens chefs
vend�ens �taient au d�sespoir et n'admettaient aucune chance d'obtenir
un soul�vement s�rieux dans le pays; ils annon�aient un �chec
in�vitable et pr�disaient de grands malheurs.

Monsieur de Bourmont, inform� d'un �tat de choses qu'on dissimulait �
la princesse, la supplia de sortir de Nantes et de lui laisser temps
d'organiser le mouvement. Elle y consentit � grand'peine et, malgr�
les avis de son entourage imm�diat, elle se retira dans les environs.

Les traditions vend�ennes furent �voqu�es pour �tablir sa s�ret�
personnelle. D'ailleurs, � cette �poque, je le r�p�te, on la croyait
fugitive, cherchant � s'�chapper et on n'avait aucun d�sir de
l'arr�ter.

J'en ai eu plusieurs preuves et une, entre autres, o� j'ai �t� t�moin
et m�me un peu acteur. Je ne sais si, pour mieux assurer la marche de
la princesse, son parti avait dirig� du c�t� de Nice des individus
destin�s � donner le change sur la v�ritable route suivie par elle;
mais, lorsque son absence du _Carlo Alberto_ fut constat�e, et cela
demanda quelques jours malgr� le service du t�l�graphe, le bruit se
r�pandit qu'elle avait repass� le Var.

Le gouvernement y crut, aussi bien que la pl�be du parti l�gitimiste.
Je me souviens que la comtesse d'Hautefort, tr�s z�l�e, mais peu
initi�e dans les secrets, me raconta alors je ne sais quelle belle
parole � la Henri IV prononc�e par Madame en passant le Var � gu�. Ce
m�me jour, elle se plaignait na�vement � moi de l'horrible perfidie
avec laquelle le gouvernement, non content d'avoir fait �chouer la
tentative de la rue des Prouvaires en achetant le secret de la
conspiration, avait encore eu l'infamie d'employer des �missaires �
faire h�ter d'un mois l'arriv�e de madame la duchesse de Berry, de
sorte que les pr�paratifs n�cessaires au succ�s n'�taient pas
compl�tement achev�s.

La col�re de madame d'Hautefort nous faisait trop d'honneur.
L'exp�dition sur Marseille avait �t� un peu avanc�e, mais ce n'�tait
pas par l'habilet� du gouvernement fran�ais, c'�tait parce que le
parti lui-m�me avait con�u l'espoir de se donner pour auxiliaires
l'effroi, la d�solation o� le chol�ra plongeait la capitale, et la
d�sorganisation du cabinet par la mort de monsieur Casimir Perier et
la maladie de monsieur d'Argout.

Tout le monde �tait bien persuad� que madame la duchesse de Berry
avait repass� la fronti�re. On se disposait � prendre contre elle les
mesures les plus s�v�res, � fulminer une esp�ce d'ordre de courre sus,
destin� � calmer les vocif�rations du parti r�publicain qui recevait
alors le surnom des _Bousingots_, d'une esp�ce de chapeau que beaucoup
avaient adopt�.

Je savais le conseil assembl� pour r�diger l'ordonnance et monsieur le
duc d'Orl�ans partant le soir pour le Midi, lorsque j'appris d'une
fa�on certaine que madame la duchesse de Berry n'avait pas quitt� le
sol fran�ais. Une lettre de sa main, adress�e au comit� dont monsieur
de Chateaubriand faisait partie, et de date fort r�cente, l'affirmait.
On l'avait montr�e � madame R�camier pour qu'elle en inform�t monsieur
de Chateaubriand, alors en Suisse.

Peu d'heures avant, nous avions, elle et moi, caus� de la situation en
partant de ce point que la princesse �tait � l'abri du danger. La
r�ception de cette lettre changeait la question; elle vint me le
r�v�ler. Je courus chez la Reine dont je savais l'anxi�t� pour sa
ni�ce.

Elle �tait � Saint-Cloud, le Roi au conseil � Paris. Un homme � cheval
fut aussit�t exp�di� porteur d'un billet o� la Reine, avec mon
autorisation, me nommait comme �tant venue lui apprendre la certitude
positivement acquise que madame la duchesse de Berry �tait encore en
France. Elle ne m'en demanda pas davantage; je ne lui dis rien de
plus.

Je sus, le soir, que ce message avait emp�ch� la signature de
l'ordonnance toute r�dig�e et suspendu le d�part de monsieur le duc
d'Orl�ans. Il ne pouvait convenir de l'envoyer l� o� sa cousine
risquait d'�tre arr�t�e d'un moment � l'autre, par l'effet de quelque
z�le intempestif, et nous la pr�sumions encore dans le Midi.

Bient�t apr�s, sa travers�e audacieuse du royaume fut connue,
l'exactitude de ma communication confirm�e, mais nos pr�visions sur le
lieu de son s�jour tromp�es, et monsieur le duc d'Orl�ans partit.

Je puis assurer que le s�jour de madame la duchesse de Berry ne
donnait d'inqui�tude, � cette �poque, que pour elle.

J'ignore si ce fut la lettre communiqu�e � madame R�camier qui d�cida
le retour de monsieur de Chateaubriand. Mes souvenirs me le montrent
bient�t apr�s � Paris.

On se persuada d'abord qu'en se rapprochant des c�tes de l'Oc�an
madame la duchesse de Berry avait pour but de s'embarquer plus
facilement dans un lieu o� elle serait moins soup�onn�e; mais la
Vend�e ne tarda pas � se mettre en mouvement.

Partout, de petites bandes d'insurg�s se montraient et agitaient le
pays sans l'entra�ner; partout, aussi, les chefs s'�puisaient en vains
efforts pour ressusciter un parti carliste, sans avoir eux-m�mes
l'esp�rance d'y r�ussir.

On n'aimait pas le nouveau gouvernement. Toutefois, il ne vexait
personne et, en Vend�e comme ailleurs, la grande masse voulait vivre
tranquille.

Cependant d'anciens souvenirs, fortement excit�s par quelques pr�tres
et beaucoup de gentilshommes, parvinrent � r�unir une esp�ce de noyau
d'insurrection autour de Marie-Caroline dans les derniers jours de
mai.

Le mar�chal de Bourmont avait d� renoncer � l'illusion dont il s'�tait
berc�, et avait tromp� les autres, que l'arm�e lui �tait
passionn�ment attach�e. Selon lui, toutes les troupes se rangeraient
sous les ordres du _vainqueur d'Alger_ d�s qu'elles sauraient sa
pr�sence.

Aucune d�fection n'avait lieu cependant et, partout o� l'on en venait
aux mains, les militaires d�truisaient les bandes insurg�es. Toutefois
la conflagration s'accroissait et s'�tendait; le gouvernement se
d�cida � mettre les provinces de l'Ouest sous le r�gime exceptionnel
de l'�tat de si�ge.

Cette mesure ne souleva aucune opposition. Fort peu de gens, au fond,
d�siraient la guerre civile, et l'on reconnaissait g�n�ralement dans
cette d�cision, l'intention qu'avait le cabinet de donner � madame la
duchesse de Berry un nouvel avertissement de s'�loigner et � ses
partisans de rentrer dans la tranquillit� qu'on �tait fort dispos� �
leur laisser.

Toutefois, un parti plus jeune, et partant plus �nergique, se
disposait de son c�t� � profiter, lui aussi, des embarras du
gouvernement. Il s'�tait en quelque sorte compt� le jour des obs�ques
de monsieur Casimir Perier, et il fit explosion lors de celles du
g�n�ral Lamarque, un des d�put�s marquant de l'opposition.

L'�meute, dans cette circonstance, se grandit jusqu'� l'insurrection,
et l'on put craindre le triomphe de l'anarchie.

Le Roi, pr�venu, sur les huit heures du soir, � Saint-Cloud, des
inqui�tudes du cabinet, apr�s avoir lu les d�p�ches des ministres et
caus� un instant avec le baron Pasquier, pr�sident de la Chambre des
pairs, qui confirma la gravit� des faits, demanda ses voitures.

La Reine, entour�e des princesses et de ses dames, travaillait, selon
son usage, � sa table ronde. Le Roi se pla�a derri�re sa chaise.

�Am�lie, dit-il tout haut du ton le plus calme, il y a du bruit �
Paris, je m'y rends, veux-tu venir?

--Assur�ment, mon ami.

--Eh bien, pr�pare-toi, les voitures sont command�es.�

Une demi-heure n'�tait pas �coul�e, que le Roi, la Reine, Madame
Ad�la�de, la princesse Louise et le duc de Nemours �taient sur la
route de Paris. Monsieur, le duc d'Orl�ans �tait absent, je crois. Les
deux autres princesses et leurs jeunes fr�res rest�rent � Saint-Cloud
o� l'agitation n'osa se manifester qu'apr�s le d�part du carrosse
royal, tant le maintien du Roi et de la Reine y avait command� le
calme.

Il n'entre pas dans mon sujet de parler en d�tail de ces terribles
journ�es. J'ai pourtant �t� t�moin oculaire de la ridicule ovation
subie par monsieur de Lafayette, tra�n�, dans un fiacre dont on avait
enlev� l'imp�riale et o� s'�tait attel�e une cohue de vagabonds,
jusque dans la cour de sa maison que mes fen�tres dominaient.

Je l'ai vu se pr�senter au balcon, p�le, tremblant, et adresser d'une
voix �mue une allocution paternelle � ses _chers camarades_, en les
suppliant surtout de se retirer bien vite. Il avait grande h�te � s'en
d�barrasser, d'autant qu'il les avait entendus d�lib�rer s'il ne
serait pas opportun de le tuer pour faire de son cadavre un appel � la
r�volte et qu'il les en savait bien capables dans l'exc�s de ces
vertus r�publicaines o� il les avait nourris.

Sa mort a �t� d�termin�e par la fatigue d'un autre convoi �meutier
(celui de monsieur Dulong) o� il voulut assister; mais il ne s'est
jamais relev� de son humiliant triomphe du 14 juin. Il �tait de trop
bon go�t pour n'en point savourer p�niblement tout l'opprobre.

Quoique, d�s la premi�re nuit, les factieux eussent �t� contraints �
se concentrer dans le quartier Saint-Merri, dont les rues tortueuses
leur �taient favorables, et que l� m�me ils ne trouvassent aucune
sympathie parmi les habitants, ils �taient nombreux et d�termin�s.

Des bruits sinistres se r�pandaient. Les troupes se sentaient
intimid�es par les souvenirs si r�cents du bl�me jet� sur elles � la
r�volution de 1830; tireraient-elles sur ceux qui, encore cette fois,
s'intitulaient du nom de citoyens et de patriotes?

Tout d�pendait de l'�lan de la garde nationale. La pr�sence du Roi le
leur communiqua. D�s en arrivant le soir, il s'�tait montr� aux
l�gions r�unies sur le Carrousel. Le bruit de son retour circula
rapidement et le point du jour vit les maisons s'ouvrir pour laisser
sortir des hommes arm�s, pr�ts � d�fendre l'ordre public et la soci�t�
de leur volont�, de leurs bras et de leur sang. Cette derni�re
condition ne fut malheureusement que trop accomplie.

Vers dix heures du matin, le 5, un billet de l'amiral de Rigny
m'annon�a le danger conjur�; mais la nuit avait �t� pleine de cruelles
anxi�t�s pour ceux sur qui pesait la responsabilit� du salut de
l'�tat.

Je sus le Roi � cheval et parcourant la ville. Pr�sumant bien
l'anxi�t� des princesses, je voulus me rendre aupr�s d'elles.
J'arrivai par le jardin et p�n�trai dans le palais par les
communications int�rieures dont les gardiens me connaissaient.

Des canons venaient de passer sur le quai; leur sinistre apparition
accroissait l'inqui�tude. Le silence �tait bien morne dans les salons.
On se regardait beaucoup et ne se parlait point. Enfin, on annon�a la
rentr�e du Roi sous les guichets des Tuileries. La Reine et les
princesses se pr�cipit�rent au-devant de lui et nous les suiv�mes.
Mais le Roi passait encore la revue des troupes stationn�es dans la
cour, et, comme cela devait �tre assez long, on entra dans le salon de
service au rez-de-chauss�e.

Je m'y trouvai plac�e dans une embrasure de fen�tre, derri�re la
Reine. J'en profitai pour lui dire, � voix basse, que madame la
duchesse de Berry avait quitt� Nantes et se trouvait en s�ret�
comparative.

Madame Ad�la�de m'entendit. Exasp�r�e par l'inqui�tude o� la tenait
depuis cinq heures l'absence hasardeuse de son fr�re, elle se retourna
vivement sur moi en me disant avec une sorte d'emportement: �Il faut
avoir bien du temps � perdre pour s'occuper de la s�ret� de madame la
duchesse de Berry dans ce moment!... C'est elle qui est au fond de
tout ceci.�

La Reine baissa les yeux et me serra la main en signe de silence;
mais, depuis lors, elle n'osa plus manifester son int�r�t aussi
hautement, et on finit par obtenir d'elle de ne se point m�ler
ostensiblement de cette triste aventure.

La boutade chagrine de madame Ad�la�de �tait, je crois, fort exag�r�e.
L'insurrection se montrait compl�tement r�publicaine, et les _h�ros du
clo�tre Saint-Merri_, comme les ont qualifi�s leurs sectaires, se sont
bien fait tuer pour leurs propres id�es.

Mais, il est pourtant vrai qu'une petite escouade de jeunes gens
l�gitimistes s'y �taient associ�s, sans s'y r�unir. Ils se firent
traquer de rue en rue, recevant et rendant des coups de fusil assez
inoffensifs jusque dans le passage du Caire o� ils se dispers�rent,
vers la m�me heure o� les barricades du clo�tre Saint-Merri �taient
forc�es.

Peu d'instants apr�s, un homme � cheval, qui avait longtemps stationn�
dans la rue de Choiseul au coin du boulevard, et que plusieurs gens
ont cru reconna�tre pour monsieur de Charette, partait au galop. On a
pr�sum� qu'il allait pr�venir madame la duchesse de Berry que le coup
�tait manqu�.

Le bruit s'est beaucoup r�pandu alors qu'elle s'�tait tr�s rapproch�e
de Paris et y �tait m�me entr�e. Je n'ai l�-dessus aucune notion
positive; mais je sais pertinemment que deux dames, la comtesse de
Chastellux et la princesse Th�odore de Bauffremont, l'engageaient � y
venir et promettaient de l'y tenir cach�e jusqu'au jour prochain du
triomphe.

Ces illusions �taient aussi sinc�res que la passion dont elles
�manaient; mais Paris ne la partageait pas: il avait soif de
tranquillit� et sentait une peur effroyable � voir renouveler des
dangers dont il se croyait � l'abri; aussi l'ordonnance de l'�tat de
si�ge, publi�e le 6 juin, fut-elle accueillie comme un bienfait.

Si l'on osait se permettre de rire, en mati�re aussi grave, on le
pourrait en se rappelant l'air de jubilation avec lequel on se
r�p�tait les uns aux autres: �L'�tat de si�ge est d�clar�... Nous
sommes en �tat de si�ge.�

Il semblait une panac�e � tous les maux. On s'embrassait dans les
rues; on se confirmait mutuellement une si bonne nouvelle; les
boutiques, y puisant la joie et la s�curit�, se rouvraient avec
confiance.

L'incurie du cabinet, la gaucherie de quelques membres de la Cour de
cassation, le mauvais vouloir de quelques autres, ont d�pouill� le
pouvoir d'une arme utile, lorsqu'elle est purement d�fensive; mais ce
n'est assur�ment pas pour r�pondre au mouvement de l'opinion publique
� cet instant, car, la derni�re fois qu'on en a fait usage, elle a �t�
accueillie aux acclamations d'une satisfaction g�n�rale.

On se rappelle qu'un comit� carliste, compos� du mar�chal Victor, du
chancelier Pastoret, de messieurs de Chateaubriand, de Fitzjames,
Hyde de Neuville et Berryer, se pr�tendait des pouvoirs sp�ciaux et
prenait le nom de _conseil de famille_. Je ne suis pas assez initi�e
aux secrets pour savoir � quel droit.

Ce comit� bl�mait l'entreprise de madame la duchesse de Berry, aussi
bien que la conspiration de la rue des Prouvaires. Monsieur Berryer se
chargea de porter � la princesse une note, r�dig�e par monsieur de
Chateaubriand, o� il exprimait et motivait l'opinion et les sentiments
de tous, ses coll�gues, en la conjurant de profiter des facilit�s
offertes par le voisinage de la mer pour s'�loigner d'un lieu o� sa
pr�sence �tait nuisible � ses propres int�r�ts.

Les facilit�s, en effet, �taient d'autant plus r�elles qu'amis et
ennemis y pr�taient �galement la main. Son arrestation ne pouvait
�tre, � ce moment, que le r�sultat d'un z�le subalterne et maladroit.

Monsieur Berryer franchit donc, sans aucune peine, les obstacles qui
devaient le tenir �loign�; mais, arriv� � Nantes, la princesse lui fit
attendre quelques jours une audience.

Il l'obtint enfin, avec des pr�cautions dignes d'un chapitre de roman.
Apr�s avoir chang� de guide, de monture, de d�guisement, de mot
d'ordre plusieurs fois dans une course de quelques heures, on
l'introduisit dans une grande pi�ce o� il trouva madame la duchesse de
Berry.

Elle �tait entour�e d'un groupe fort anim� et plein d'entrain; plus
loin, le mar�chal Bourmont et quelques anciens vend�ens portaient un
visage soucieux. Apr�s les premiers compliments, monsieur Berryer, ne
souhaitant pas s'�terniser dans un s�jour aussi compromettant, demanda
une audience; on lui r�pondit qu'on l'entendrait _en conseil_.

La R�gente s'assit � une table o� prirent place madame de La
Rochejaquelein, mademoiselle Fauveau, le jeune La Tour du Pin, le
vieux Mesnard, enfin des �cervel�s et des nullit�s, aussi bien que le
mar�chal Bourmont, les comtes d'Autichamp et de Civrac.

Monsieur Berryer produisit la note confi�e � ses soins, et d�duisit de
son mieux les raisons de sagesse et de haute politique militant en
faveur du parti qu'elle recommandait. Il fut appuy� par les chefs
vend�ens: ils affirmaient qu'on ne r�ussirait � soulever ni la Vend�e
ni la Bretagne.

Pendant ce temps-l�, les jeunes conseillers de r�gence haussaient les
�paules; mademoiselle Fauveau dessinait des mod�les d'uniformes
pittoresques pour les _troupes_, et madame de La Rochejaquelein les
soumettait � l'approbation de la princesse.

Monsieur Berryer �puisait en vain sa rh�torique. Le mar�chal Bourmont
avait longtemps gard� un morne silence; il s'aventura enfin � se
ranger du c�t� de ceux qui conseillaient la retraite.

Madame la duchesse de Berry, qui, depuis le commencement de la s�ance,
se contenait avec peine, entra dans une v�ritable fureur. Elle
reprocha au mar�chal de l'avoir nourrie de fausses esp�rances, pouss�e
� son entreprise et plac�e dans une situation d�sesp�r�e pour l'y
abandonner:

�Au surplus, ajouta-elle avec v�h�mence, votre conduite est
cons�quente � votre caract�re. Ce serait la premi�re fois que vous
n'auriez pas trahi!� Cette sc�ne violente termina la s�ance.

Monsieur Berryer obtint la promesse d'�tre re�u en particulier le
lendemain. On le mena, avec de nouvelles pr�cautions romantiques, dans
un lieu o� il passa l� nuit. Un enfant de six ans le guida le matin
vers une cabane o� il trouva madame la duchesse de Berry. Elle avait
quitt� son v�tement semi-masculin de la veille et �tait habill�e en
paysanne.

Toute cette petite Cour factieuse jouait au roman historique, jusqu'�
ce point de se donner pour sobriquets entre eux les noms des
personnages invent�s par Walter Scott. Sa mode, alors � son apog�e,
n'a pas peu influ� sur la conduite de ces h�ros improvis�s d'une
guerre civile heureusement impossible.

Cette fois, la princesse �tait seule et monsieur Berryer la trouva
plus abattue et plus accessible � la raison. Elle commen�a par r�p�ter
que, si elle avait mal fait devenir en France, il n'en �tait pas moins
bien fait d'y vouloir rester:

�Je m'y ferai tuer.

--On ne vous tuera pas, on vous arr�tera.

--H� bien, qu'on fasse tomber ma t�te sur l'�chafaud.

--On ne fera pas tomber votre t�te, on vous fera gr�ce.� Cette
consid�ration l'�branla.

�On aura tort, reprit-elle; je recommencerai.

--Si vous indiquez ce projet, vous donnerez le droit de vous retenir
ind�finiment enferm�e.

--Enferm�e! Enferm�e!� Et cette nature vagabonde et t�m�raire recula
devant cette sorte de danger.

Monsieur Berryer, prenant alors son avantage, le poursuivit, et ne
s'�loigna qu'en emportant l'autorisation de tout pr�parer pour la
fuite. Le rendez-vous fut donn�, pour le surlendemain au soir, dans
une lande pr�s de la mer.

Marie-Caroline s'y trouverait avec deux compagnons et monsieur Berryer
s'engageait � les faire embarquer dans la nuit. Enchant� de son
succ�s, il retourna � Nantes prendre les derni�res mesures pour un
d�part d�sir� par les sommit�s de tous les partis mais qu'il fallait
pourtant d�rober � la pl�be gouvernementale et aux extravagants amis
de la princesse, aussi bien qu'� l'opposition radicale.

Tandis qu'il s'occupait des soins n�cessaires � cet effet, un messager
inconnu lui remit des d�p�ches de madame la duchesse de Berry. Elle
refusait de partir, renon�ait � le revoir et le chargeait de rapporter
� ceux dont il �tait l'envoy� les r�ponses contenues sous la m�me
enveloppe.

Monsieur Berryer, lui, n'est pas dou� d'un coeur t�m�raire; il se tint
pour fort satisfait de se retirer sain et sauf d'un si absurde
gu�pier, et reprit la route de Paris.

La relation pr�c�dente m'est arriv�e, avec tous ses d�tails, d'une
fa�on si directe, dans le temps, que je ne puis douter que ce ne soit
la premi�re version fournie par monsieur Berryer � ses commettants.
Peut-�tre en a-t-il chang� depuis; cela arrive � tous les gens de
parti et � lui plus qu'aux autres.

Il para�trait que le mar�chal Bourmont, aiguillonn�, au vif du
sarcasme amer de la princesse, avait dit comme un autre Pylade:
�Allons, seigneur, enlevons Hermione�; et s'�tait r�uni aux
conseillers imberbes de Marie-Caroline.

Peut-�tre, aussi, les esp�rances d'un mouvement insurrectionnel �
Paris avaient-elles encourag� et servi � combattre les objections des
moins extravagants; quoi qu'il en soit, les projets de retraite furent
�chang�s contre ceux de l'entr�e en campagne.

Madame la duchesse de Berry, � la t�te de quinze cents paysans r�unis
� grand'peine, les vit mettre en fuite, malgr� sa pr�sence et malgr�
des actes de valeur individuelle remarquables, par une poign�e de
soldats r�guliers.

Ce qui restait de sa troupe se r�fugia dans le ch�teau de la
P�nissi�re o� elle fut poursuivie. On parvint, au moment de l'attaque,
� en faire �vader la princesse; et bien des braves gens p�rirent par
le fer et le feu pour assurer sa s�ret�.

Ses partisans de Paris con�urent de vives alarmes. Ils furent
plusieurs jours � la savoir entr�e au ch�teau de la P�nissi�re, o�
tout avait p�ri, sans conna�tre son �vasion. On avait ni� depuis
qu'elle f�t � la P�nissi�re lors de l'attaque; je n'ai point l�-dessus
de notion exactement positive.

Pendant ce temps, monsieur Berryer �tait arr�t� � Blois. Comme je
n'�cris, ainsi que je l'ai souvent r�p�t�, que d'apr�s mes souvenirs
et sans consulter de documents, je ne saurais me rappeler lesquels de
ces �v�nements ont pr�c�d�; mais ils se sont succ�d� de fort pr�s et
de fa�on � expliquer les terreurs dont monsieur Berryer se sentit
imm�diatement atteint lorsqu'il se vit d�tenu, dans un d�partement mis
en �tat de si�ge, par un gouvernement qu'il supposait exasp�r� de
l'insurrection �cras�e dans la capitale et de celle foment�e dans la
Vend�e.

Monsieur Berryer, il faut le dire, appartient � un parti qui n'a pas
fait abn�gation de vengeances et que le triomphe n'adoucit pas; aussi
la pens�e des Lavalette, des Faucher, des Caron, etc., lui revint et
ses craintes n'en furent que plus vives, car aucun d'eux n'�tait aussi
coupable que lui.

Son premier soin, en arrivant dans la prison, fut d'�crire cinq
lettres � messieurs le duc de Bellune, le duc de Fitzjames, le
chancelier Pastoret, le vicomte de Chateaubriand et le comte Hyde de
Neuville, en forme de circulaire, o� il faisait appel � leur loyaut�
(ayant soin de les nommer tous les cinq dans chaque lettre); en les
priant de se reconna�tre solidaires de toutes les d�marches faites par
lui dans ce voyage entrepris � leur demande.

Les lettres �crites furent remises au gardien de la ge�le pour les
jeter � la poste. Or, monsieur Berryer, moins qu'un autre, ne pouvait
ignorer que, des mains du gardien, elles allaient tout droit dans
celles du juge d'instruction.

Cette d�marche, une des plus �tranges que la peur p�t dicter � un
homme d'esprit et de talent, eut les r�sultats qu'elle devait amener.
Les lettres arriv�rent � Paris, accompagn�es de mandats d'amener
contre les cinq personnages d�sign�s.

Le cabinet en fut vivement contrari�. Ces messieurs, assur�ment, ne
couraient aucune esp�ce de danger; aussi purent-ils se poser en
martyrs et trancher des h�ros. Mais le minist�re redoutait �galement
l'ovation que leur pr�pareraient les carlistes, et les cris furibonds
de ceux qui s'intitulaient _le parti de Juillet_ contre l'indulgence
dont on userait envers eux; compar�e � la s�v�rit�, n�cessaire parce
qu'ils �taient redoutables, qu'il fallait montrer aux factieux
r�publicains.

Toutefois, le mandat suivait la forme voulue par les lois, et les
pr�venus durent �tre conduits en prison pendant que le gouvernement
n�gociait avec la justice pour arr�ter cette affaire. Tout ce qu'il
put faire fut de rendre la d�tention aussi douce qu'elle finit par
�tre courte.

Le chancelier Pastoret et le mar�chal duc de Bellune l'�vit�rent en
s'�loignant de Paris de quelques lieues. Le duc de Fitzjames et
monsieur de Chateaubriand la subirent de bonne gr�ce, en l'acceptant
pour ce qu'elle �tait: une forme in�vitable attir�e par monsieur
Berryer sur leur t�te.

Il n'y eut que mon pauvre ami Hyde de Neuville qui se prit � hurler
quatre-vingt-treize revenu, � r�clamer le supplice d� � sa fid�lit�, �
pr�dire l'�chafaud fumant derechef du plus noble sang de France... Il
m'�crivit lettre sur lettre pour me d�fendre de rien tenter pour
_sauver sa t�te_; c'�tait un tissu d'extravagances. Mes r�ponses
aggravant encore sa violence, je cessai de lui en faire et, cinq jours
apr�s, j'eus le plaisir d'aller le voir chez lui o� il �tait rentr� en
pleine s�curit�.

Ses compagnons d'infortune partag�rent le m�me sort. Monsieur de
Chateaubriand vantait les gr�ces et l'amabilit� de mesdemoiselles
Gisquet (les filles du pr�fet de police) et traitait fort l�g�rement
sa courtoise incarc�ration. Celle de monsieur Berryer se prolongea
davantage.

Je crois �tre assur�e que la r�ponse de la _R�gente_ � la note du
_conseil de famille_ �tait peu obligeante. En les remerciant des
services pass�s, elle dispensait de ceux de l'avenir, indiquant assez
clairement combien leur prudence lui paraissait celle des vieillards
et peu propre � reconqu�rir le royaume de saint Louis.

Ce qui est positif, c'est que ces messieurs, pour la plupart; s'en
tinrent offens�s et se dispers�rent. Monsieur de Chateaubriand r�va
pour lors une r�sidence � Lugano. Il y conserverait le feu sacr� de la
libert� et ferait g�mir une presse tout � fait ind�pendante sous les
efforts de son g�nie. Il voulait placer dans cette petite r�publique
un levier avec lequel son talent soul�verait le monde.

Cette fantaisie le fit retourner en Suisse, avec assez d'empressement,
apr�s des adieux solennels � son ingrate patrie.

Je ne l'avais vu qu'une fois � sa sortie de prison. Il faisait alors
bien bon march� de l'h�ro�sme de madame la duchesse de Berry, la
traitant de folle et d'extravagante. On en parlait g�n�ralement en ces
termes dans son propre parti, soit qu'on la bl�m�t v�ritablement, soit
qu'on cherch�t dans ces discours une excuse au peu d'empressement des
gens les plus vifs en paroles hostiles au gouvernement � aller se
ranger sous le drapeau blanc lev� dans la Vend�e.

Un sentiment de vergogne y d�cida pourtant � la fin une dizaine de
jeunes gens, mais ils s'y prirent de fa�on � �tre arr�t�s dans leur
route et forc�s � renoncer � une entreprise o� ils n'avaient pas grand
go�t.

Apr�s les �checs du ch�ne Saint-Colombin et de la P�nissi�re, madame
la duchesse de Berry fut r�duite � se cacher de nouveau. Cette vie
romanesque et vagabonde lui plaisait suffisamment pour l'engager � la
prolonger.

En revanche, les ministres, et la famille royale surtout, souhaitaient
vivement lui voir quitter le territoire fran�ais en s�ret�. Les moyens
lui en �taient soigneusement, quoique tacitement, conserv�s.

Deux fois, elle fut vendue par son monde. On se borna � lui mettre la
main presque sur l'�paule sans vouloir la fermer. Un jour, dans
l'appartement de madame de La Ferronnays, abbesse d'un couvent �
Nantes, on frappa d'une crosse de fusil sur une feuille de parquet,
qu'on n'ignorait pas servir de trappe � une cachette o� elle se
trouvait.

On esp�rait que ces alertes lui serviraient d'avertissement pour
s'embarquer; mais, loin de l�, elle y puisait une folle s�curit�,
n'attribuant qu'� son habilet� son succ�s � d�jouer des recherches si
actives. La suite a prouv� combien, d�s qu'elles ont �t� sinc�res,
elles ont obtenu un prompt r�sultat.

Monsieur de Montalivet, ministre de l'int�rieur jusqu'au 11 octobre,
et monsieur de Saint-Aignan, pr�fet de Nantes dans le m�me temps, ne
se souciaient pas plus l'un que l'autre d'une pareille capture.

Je ne pr�tends pas ici faire hommage � la g�n�rosit� du gouvernement
fran�ais. Il suffit de songer combien l'arrestation de madame la
duchesse de Berry lui pr�parait de difficult�s de tout genre pour
comprendre sa r�pugnance � l'accomplir.

La cour royale de Poitiers avait d�j� mis la princesse en jugement,
avec la comtesse de La Rochejaquelein et quelques autres contumaces.
Cette circonstance compliquait encore la position.

Cependant, l'ouverture de la session parlementaire s'approchait. Le
minist�re, compos� exclusivement des hommes du Roi depuis la mort de
monsieur Perier, n'avait pas assez de racines personnelles pour
l'affronter, ni assez de talent de parole pour aborder la tribune dans
des circonstances graves et difficiles � ce point. Il fallait donc s'y
pr�parer; le Roi se r�signa.

De longues conf�rences entre les divers candidats, et beaucoup se
pass�rent dans mon salon, aboutirent, le 11 octobre 1832, � la
nomination d'un minist�re compos� du mar�chal Soult � la guerre, du
duc de Broglie aux affaires �trang�res, de monsieur Barthe � la
justice, monsieur Humann aux finances, monsieur Guizot � l'instruction
publique, l'amiral de Rigny � la marine et de monsieur Thiers �
l'int�rieur: c'est ce qu'on a appel� le _grand minist�re_.

Monsieur de Rigny et monsieur Pasquier avaient beaucoup travaill� � sa
formation. Il a dur� quatre ans, en subissant pourtant de fr�quentes
modifications.

Il avait mis pour conditions au Roi la marche d'une arm�e sur Anvers
et l'arrestation de madame la duchesse de Berry, si on ne r�ussissait
point � lui faire quitter la Vend�e avant la r�union des Chambres.

Son s�jour prolong� en France semblait manifester d'une faiblesse qui
excitait les cris de l'opposition; on accusait le gouvernement
d'impuissance ou bien de connivence.

Je m'�puisais presque chaque soir en vains efforts pour persuader �
monsieur Thiers combien l'arrestation de la princesse lui susciterait
d'embarras. Il reconnaissait pr�f�rable qu'elle s'�loign�t
d'elle-m�me, mais il n'admettait pas la gravit� des obstacles, que je
lui pr�disais.

Le pays, disait-il, n'�tait point fait � mon image et cette capture
exciterait beaucoup plus de satisfaction qu'elle ne soul�verait
d'int�r�t pour la princesse. Monsieur Pasquier ne s'�pargnait pas dans
ces discussions.

Monsieur Thiers avait une grande consid�ration pour lui et, plus par
d�f�rence que par conviction, il promit de se borner d'abord � traquer
madame la duchesse de Berry d'une fa�on si active qu'elle ne p�t
douter des intentions s�rieuses du nouveau cabinet et d'essayer ainsi
� la faire partir.

Je ne me fis aucun scrupule d'avertir les personnes de son parti de la
disposition o� l'on �tait; mais, comme elles n'admettaient pas la
r�alit� du syst�me d'indulgence employ� jusqu'alors, elles
n'attach�rent aucune importance � mes paroles ou y virent; peut-�tre,
une manoeuvre pour obtenir un d�part qu'on ne pouvait forcer.

Monsieur Thiers raconta historiquement un jour que monsieur de
Saint-Aignan, le pr�fet de Nantes, ayant donn� sa d�mission, monsieur
Maurice Duval le rempla�ait; il �tait d�j� mand� par le t�l�graphe.
Monsieur Pasquier garda un profond silence dont je fus frapp�e,
quoique je n'eusse pas compris l'importance de la r�v�lation; mais,
monsieur Thiers s'�tant �loign�, il me dit tout bas:

�Thiers est d�cid�. Il veut prendre madame la duchesse de Berry; s'il
se bornait encore � forcer son d�part, il aurait peut-�tre chang�
Saint-Aignan, mais il ne le remplacerait pas par Maurice Duval.
Tenez-vous tranquille, il n'y a plus rien � faire.�

� quelques jours de l�, monsieur Thiers annon�a que Marie-Caroline
avait �t� manqu�e de peu d'instants dans un village. Deux de ses
meilleures retraites �taient �vent�es de fa�on � ce qu'elle n'y p�t
plus avoir recours, et elle �tait r�duite � se cacher dans la ville.
On savait le quartier, mais non pas encore la maison.

Enfin, un soir, lorsque toutes les autres visites parties, il ne
restait plus chez moi que monsieur Pasquier, l'amiral de Rigny et
monsieur Thiers, celui-ci, qui semblait attendre ce moment avec
impatience, nous dit d'un air triomphant: �Je tiens la duchesse de
Berry; avant trois jours elle sera prise.� Voici le r�cit qu'il nous
fit � la suite de cette communication.

Madame la duchesse de Berry pr�tendait, en commun avec le roi
Guillaume de Hollande et dom Miguel de Portugal, n�gocier un emprunt
dont tous trois seraient solidaires.

Un juif, nomm� Deutz, ayant fait abjuration de sa foi sous le
patronage de madame la Dauphine, mais n'ayant pas, en quittant sa
religion, renonc� aux habitudes mercantiles de sa caste, se trouvait
l'agent tr�s actif de ce projet d'emprunt. Il avait port� de l'une �
l'autre les paroles des trois hautes parties contractantes, avait
successivement visit� Massa, la Haye et Lisbonne.

Peut-�tre m�me, je n'oserais l'affirmer, avait-il d�j� rejoint la
_R�gente_, depuis son s�jour en France. Quoi qu'il en soit, elle
l'avait r�cemment exp�di� � dom Miguel.

Or, cet homme racontait avoir eu avec ce prince, et en pr�sence
d'envoy�s confidentiels de madame la duchesse de Berry, des
conf�rences si alarmantes sur leurs projets ult�rieurs et montrant une
telle aberration d'esprit chez tous les deux qu'�pouvant� d'un pareil
avenir il s'�tait r�solu � rompre toutes leurs trames.

En cons�quence, il s'�tait pr�sent� chez monsieur de Rayneval, notre
ambassadeur � Madrid, et, � la suite de certaines r�v�lations
incompl�tes, lui avait demand� un passeport et une lettre pour le
ministre de l'int�rieur, en lui confiant une liasse de papiers
importants � faire parvenir � Paris.

Monsieur de Rayneval ne pouvait refuser aucune de ces demandes; mais,
peu empress�, je crois, � se trouver m�l� dans cette trahison, il
remit les d�p�ches � un secr�taire qui s'�gara en route et n'arriva
qu'apr�s l'arrestation de la princesse. J'ai toujours pens� que ce
n'�tait pas _par hasard_.

Je reviens au r�cit de monsieur Thiers. La lettre de monsieur de
Rayneval �tait adress�e � monsieur de Montalivet. Lorsque Deutz se
pr�senta au minist�re de l'int�rieur, on lui dit que monsieur de
Montalivet ne s'y trouvait plus et, lorsqu'il voulut remettre sa
missive � monsieur de Montalivet, celui-ci, n'�tant plus ministre,
refusa de le recevoir pour _mission secr�te_.

Deutz, ne doutant pas que les papiers remis � l'ambassade de Madrid ne
dussent �tre parvenus, laissa son adresse et s'�tonna bient�t de
n'�tre pas appel�. Les jours s'�coulaient et il ne pouvait plus tarder
� aller porter les r�ponses � la princesse qu'il avait m�dit� de
perdre; mais il lui fallait pr�alablement recouvrer les documents
n�cessaires.

Une d�marche, faite � ce sujet vis-�-vis d'un employ� du cabinet
minist�riel, donna l'�veil � monsieur Thiers. Il fit venir Deutz;
celui-ci se comporta fort habilement, protestant de sa r�pugnance
invincible � livrer la princesse. Il voulait, par philanthropie,
traverser ses desseins parce qu'il les croyait pernicieux; � cela se
bornerait son r�le.

Il se rendrait, si on voulait, aupr�s d'elle et tiendrait le langage
qu'on lui dicterait pour provoquer son d�part; mais sa personne lui
serait toujours sacr�e. Il rapportait les meilleures paroles de dom
Miguel, les esp�rances les plus favorables du roi Guillaume. Il
dissimulerait tout cela et d�couragerait Marie-Caroline de son
entreprise, avant de s'embarquer lui-m�me pour l'Am�rique o� il
voulait aller ensevelir ses tristes secrets.

Monsieur Thiers n'avait pas re�u les papiers de Madrid; il ne pouvait
en appr�cier l'importance. La conf�rence avec Deutz fut ajourn�e au
lendemain o� l'�loquence du ministre r�ussit � convaincre le juif
qu'il lui fallait livrer la duchesse de Berry par _amour de
l'humanit�_.

Monsieur Thiers m'a protest� qu'aucun salaire n'avait �t� ni demand�
ni promis.

Une fois sa d�cision prise, Deutz lui-m�me avait signal� les moyens
n�cessaires � la r�ussite de son iniquit�, et le plan �tait si bien
ourdi que monsieur Thiers ne formait aucun doute du succ�s. Son monde
�tait en route.

Nous �cout�mes ces d�tails avec une grande tristesse.

�Et si vous avez le malheur de la prendre, qu'en ferez-vous? lui
dis-je.

--Si j'ai le bonheur de la prendre, on avisera, r�pondit-il en
souriant.

--Comptez-vous la mettre en jugement?

--Assur�ment non, r�pliqua-t-il vivement.

--Cela ne vous sera pas facile � �viter, reprit monsieur Pasquier; la
cour de Poitiers l'a d�j� mise en accusation; les tribunaux
n'admettent pas les consid�rations politiques, et, si elle est d�tenue
deux jours � Nantes, elle y sera �crou�e par la cour de Rennes.

--J'ai pr�vu ce danger. Il n'y a pas de justice en pleine mer, Moli�re
l'a dit, et on l'embarquera sur le champ.

--Dieu soit lou�! m'�criai-je, et on la conduira � Hambourg ou �
Trieste (Depuis l'arrestation du _Carlo Alberto_, la famille royale
exil�e avait quitt� l'�cosse pour la Boh�me).

--Cet abus de g�n�rosit� n'est plus possible, on ne tarderait gu�re �
l'y suivre soi-m�me. Voici mes projets: vous savez les r�clamations
faites par les ministres de Charles X et leurs amis sur l'insalubrit�
du ch�teau de Ham; ces cris avaient donn� la pens�e de les transf�rer
� Blaye. D�s qu'ils en ont eu vent, comme cet �loignement leur
d�plaisait fort, Ham est devenu un s�jour parfaitement sain; mais on
n'a pas r�voqu� les ordres ant�c�dents pour pr�parer des appartements
au ch�teau de Blaye; ils sont en bon �tat, et demain le t�l�graphe
donnera l'avis de les meubler.

--Monsieur Thiers, lui dis-je, avant de porter la main sur une
personne royale, songez bien � ce que vous allez faire; cela n'a
jamais r�ussi � aucun, et vous retrouverez cette action dans toute
votre carri�re. Pensez-vous que l'Empereur n'ait pas d�plor�
constamment sa conduite envers le duc d'Enghien?

--Si le duc d'Enghien avait �t� pris fomentant la guerre civile en
Vend�e, nul n'aurait os� bl�mer m�me la s�v�rit� de l'Empereur...;
mais--me voyant fr�mir--soyez tranquille, il ne tombera pas un cheveu
de sa t�te. Je le redouterais autant que vous.

--Prenez-y garde, elle est femme � se d�fendre. Et si on la tue dans
le conflit?�

Il parut troubl� une seconde puis reprit vivement:

�On ne la tuera pas.

--Et si elle se tue elle-m�me, plut�t que de se laisser prendre?�

Il garda le silence; nous le cr�mes un peu �branl�. Monsieur Pasquier
revint � la charge, appuyant sur toutes les chances que la t�m�rit�
connue de madame la duchesse de Berry pouvait faire redouter, au
moment de l'arrestation, et sur les embarras que sa d�tention
entra�nerait.

�Si vous pouviez lui faire conna�tre � quel point elle est en votre
pouvoir, ajouta-t-il, et la d�cider � une �vasion que vous
faciliteriez, cela me semblerait de toute fa�on pr�f�rable.

--Vous ne voyez pas, comme moi, la disposition des d�put�s! Vous
comprendriez mieux l'impossibilit� de suivre cette voie. Ils veulent
l'arrestation de la duchesse de Berry et non sa retraite. Cela est
n�cessaire pour donner de la force au gouvernement et laver le Roi de
la complicit� dont on l'accuse.

--Mon Dieu, repris-je, la complicit� du Roi avec madame la duchesse de
Berry est trop absurde pour qu'on y croie.

--Rien n'est trop absurde pour ces gens-l�!

--Et c'est � un pareil monde que vous allez faire de telles
concessions! Je reconnais madame la duchesse de Berry moins redoutable
� Blaye que sur les bancs d'une cour d'assises, mais elle le sera
encore beaucoup plus qu'en Vend�e. Croyez-le, monsieur Thiers, elle
vous y suscitera bien plus d'ennemis et chaque jour elle y grandira.
Vous vous faites illusion de penser que tout sera fini par son
arrestation. Les larmes royales se lavent par le sang, et le sang
royal par les calamit�s publiques.�

Monsieur Thiers se prit � sourire:

�Je ne vous ai jamais vu si anim�e, r�pondit-il; mais permettez-moi
de vous dire que, si mes d�put�s de province parlent avec leur
sottise, vous parlez avec votre passion et calculez avec vos pr�jug�s.
Les larmes et m�me le sang royal n'ont plus le prix que vous leur
supposez. J'esp�re bien, sans aucune violence, prendre la duchesse de
Berry sous trois jours; et elle n'en aura pas �t� quinze � Blaye que
personne n'y songera plus. Voyez ces prisonniers de Ham, dont nous
parlions tout � l'heure, quelqu'un y pense-t-il?

--Oh! que cela est diff�rent! vous pouvez, je l'accorde, me faire
arr�ter demain matin le plus arbitrairement du monde; et, si l'esprit
public n'est pas mont� de fa�on � en faire une r�volution dans les
vingt-quatre heures, j'admets que la semaine prochaine tout le monde
aura parfaitement oubli� que madame de Boigne g�mit dans une prison;
mais il n'en est pas ainsi de madame la duchesse de Berry. Les
personnes de sa sorte agissent m�me sur l'imagination du vulgaire, et,
plus vous l'opprimerez, plus elle grandira. Sa puissance s'accro�tra
dans les murs de Blaye et ils s'�crouleront pour la laisser sortir,
car ce ne sera pas vous qui pourrez lui en ouvrir les portes.�

Monsieur Thiers continuait � sourire avec un peu d'ironie.

�H� bien, voyons, vous-m�me, monsieur Thiers, seriez-vous aussi
pr�occup�, aussi anxieux, aussi joyeux que vous l'�tes s'il s'agissait
seulement d'arr�ter le mar�chal de Bourmont, agent de guerre civile
bien autrement formidable et actif que ne petit l'�tre une jeune
femme? Assur�ment non; convenez donc que ce prestige du sang royal
agit aussi sur vous, qui vous croyez si d�gag� de mes pr�jug�s
surann�s.�

Monsieur Thiers se jeta alors dans une de ces th�ories piquantes o�
son esprit s'�ploie � l'aise et o� les auditeurs le suivent avec
int�r�t, battant la campagne dans tous les sens sans beaucoup se
soucier de la route qu'il tient. Cependant, apr�s une digression
historique sur le plus ou moins de d�vouement des peuples au sang de
leurs rois suivant le degr� de civilisation o� ils sont parvenus, il
revint au but en racontant combien la conduite personnelle de madame
la duchesse de Berry l'avait amoindrie aux yeux de ses plus z�l�s
partisans dans les provinces de l'Ouest.

�Ils en g�missent, ajouta-t-il, en racontant des histoires �tranges,
et on pr�tend m�me que la personne royale, pour me servir des
expressions de madame de Boigne, est grosse � pleine ceinture et que
c'est une des raisons qui la forcent � se tenir cach�e.�

Je haussai les �paules.

�H� bien, repris-je, c'est un motif de plus � ne la point vouloir
prendre et � faciliter son �vasion. H�, bon Dieu, qu'auriez-vous �
craindre d'elle en un pareil �tat et qu'en pourriez-vous faire? La
honte d'un tel fait serait partag�e par ceux qui le publieraient!�

Monsieur de Rigny qui, jusque-l�, avait gard� le silence, m'appuya en
ce moment. Monsieur Pasquier apporta de nouveaux arguments � l'appui
de l'opinion qu'il avait d�j� soutenue.

Monsieur Thiers �tait visiblement �branl�, mais revenait � dire cette
arrestation n�cessaire � la consolidation du pouvoir royal. Il en
�tait trop persuad� pour se refuser � accepter la responsabilit� de
tous les inconv�nients dont nous le menacions. La pendule, en sonnant
deux heures apr�s minuit, fit lever ces trois messieurs � la fois et
ils me laiss�rent seule.

� peine achevais-je de d�jeuner le lendemain, monsieur Pasquier arriva
chez moi:

�Je n'ai pas ferm� l'oeil de la nuit, me dit-il en entrant.

--Je vous en offre autant, r�pliquai-je...�

Nous �change�mes de tristes pr�visions, des craintes, des regrets, en
commentant les discours de la veille. Monsieur Pasquier �tait tr�s
soucieux.

�Peut-�tre, dis-je enfin, Thiers ne r�ussira-t-il pas � la prendre.

--Oh! il r�ussira, cette fois-ci ou une autre; il est imprudent mais
il est tr�s habile. La difficult� d'ailleurs ne consiste pas � la
prendre, mais � la garder avec s�curit� pour elle et pour les autres,
sans enflammer les passions dans tous les partis, attiser la guerre
civile que l'on croit �teindre et forcer peut-�tre � commettre des
actions devant lesquelles on reculerait certainement si on les
pr�voyait.

�D'un autre c�t�, je ne puis nier que Thiers, dans son int�r�t
personnel du moment, n'ait � gagner � se pr�senter aux Chambres avec
cette arrestation accomplie et � pouvoir dire: �Ce que les autres
n'ont pu faire en six mois, moi, j'y ai r�ussi en trois semaines.�
Cela n'est pas vrai, mais cela en a l'air; c'est tout ce qu'il faut
aux assembl�es, d'autant que personne ne peut le d�mentir. Cependant
notre conversation d'hier soir l'a un peu �branl�. Malgr� toute son
audace, Thiers a trop d'esprit pour n'�tre point accessible � la
raison; peut-�tre se contenterait-il encore du d�part... mais, elle,
ne veut pas partir!�

Nous continu�mes � deviser ainsi, et, plus nous consid�rions la
question sous toutes ses faces, plus nous y d�couvrions des motifs de
souci.

S'il y avait conflit, si le sang de la princesse y coulait, quel
bapt�me pour le tr�ne occup� par le fils d'un juge de Louis XVI! Si
les haines vindicatives des r�volutionnaires tra�naient la fille des
rois devant les tribunaux ordinaires, quel abaissement pour la
puissance qui le souffrirait! Quant au jugement devant la Chambre des
pairs, il �tait impossible; les pairs se r�cuseraient ou
acquitteraient tout d'une voix.

Le gouvernement, et monsieur Thiers en �tait convenu la veille encore,
n'avait pas cette ressource; ce serait amener une nouvelle
perturbation dans l'�tat.

Nous en revenions constamment � nous lamenter que madame la duchesse
de Berry s'obstin�t dans un s�jour si dangereux pour elle et si
parfaitement inutile � sa cause, puisque sa pr�sence n'avait pu en six
mois soulever la Vend�e.

�Si elle savait sa position, dis-je enfin, elle partirait sans doute;
mais, h�las! il est trop tard, si elle doit �tre arr�t�e demain.

--Ces choses-l�, reprit monsieur Pasquier, ne se font pas si
facilement qu'on croit. Elle est s�rement entour�e de beaucoup de
pr�cautions, et le juif pourrait bien ne pas r�ussir; mais elle est
traqu�e de fa�on � ne pouvoir �chapper, d�s qu'on a d�cid� de la
saisir, et le parti en est �videmment r�solu.�

Que faire pour conjurer le danger? La Reine ne pouvait �tre d'aucun
secours; nous n'y songe�mes m�me pas. Il nous �tait trop �vident que
son cr�dit �tait �puis� et ses efforts infructueux, puisque les choses
en �taient arriv�es l�.

J'ai su depuis que le nouveau cabinet avait exig� de monsieur le duc
d'Orl�ans, comme condition � le laisser aller au si�ge d'Anvers, qu'il
obtiendrait de la Reine sa m�re de ne se plus m�ler des affaires de
madame la duchesse de Berry, �tablissant que c'�tait une question
d'�tat o� les relations de famille ne devaient pas exercer
d'influence, que la s�curit� du pays en d�pendait et que d'ailleurs,
tant que Marie-Caroline serait en Vend�e, lui ne se pourrait �loigner
de Paris. La passion du jeune prince pour les armes avait stimul� son
z�le et arrach� la promesse � sa m�re qui, au reste, se soumettait
toujours aux volont�s manifest�es par le Roi.

Je retourne � ma conversation avec monsieur Pasquier.

�Je voudrais, dit-il, avoir moyen de faire avertir la duchesse de
Berry.

--H�, mon Dieu! ils n'y verraient qu'une ruse pour les tromper.

--C'est vrai.�

Apr�s un assez long silence, il se leva brusquement.

�C'est �gal, il ne faut pas se croiser les bras en pareille
occurrence. Je vais aller trouver Mounier; il est en rapport avec tout
ce monde-l�; je lui dirai s�rieusement de faire partir la princesse;
il me comprendra, lui, il croira, et peut-�tre fera-t-il croire les
autres.

--Pensez-vous, repris-je, que par madame R�camier je puisse �tre de
quelque utilit�?

--Essayez toujours, cela est sans inconv�nient. Il n'y a pas de mal
que le tocsin sonne � leurs oreilles de plusieurs c�t�s.�

Monsieur Pasquier partit. Je demandai mes chevaux et je me rendis �
l'Abbaye-aux-Bois. J'y appris, alors, le profond m�contentement de
monsieur de Chateaubriand contre madame la duchesse de Berry et son
entourage.

Il avait rompu toute communication avant son d�part pour la Suisse, et
madame R�camier ne conservait aucune des relations qui l'instruisaient
si exactement dans les premiers temps du s�jour en France.

D�jou�e dans mon espoir, mais excit�e par les noires inqui�tudes dont
j'�tais poursuivie et que celles de monsieur Pasquier n'�taient point
propres � calmer, j'allai trouver madame de Chastellux.

Exalt�e, au del� des plus exalt�s de son parti, elle apportait
pourtant de l'esprit � travers sa passion, parce qu'elle en avait
infiniment.

�Ma ch�re, lui dis-je en l'abordant, vous avez accueilli d'un sourire
ironique l'avertissement que je vous ai donn�, il y a une quinzaine de
jours, qu'on �tait dans la disposition s�rieuse d'arr�ter madame la
duchesse de Berry; h� bien, je viens vous dire aujourd'hui que toutes
ses retraites sont d�nonc�es, qu'elle est vendue de plusieurs c�t�s et
sera livr�e incessamment. Peut-�tre est-il encore possible d'�viter ce
malheur en la d�cidant � partir, j'ignore si vous en avez le moyen;
mais il n'y a pas un instant � perdre.�

Madame de Chastellux me regardait fixement, elle me tendit la main:

�Vous �tes trop troubl�e pour n'�tre pas sinc�re. Confidence pour
confidence. Je suis en rapports directs avec madame la duchesse de
Berry. Elle sera avertie le plus promptement possible et, de plus, je
ne n�gligerai rien pour la d�cider � partir. Elle s'y refuse encore,
mais tout le monde autour d'elle en admet la n�cessit�.

--Dieu veuille que vous r�ussissiez, r�pliquai-je en me levant pour
m'en aller; car je ne voulais pas �tre entra�n�e � dire plus que je
n'avais projet�.

--Encore un mot, ajouta-t-elle en me retenant par le bras, si madame
la duchesse de Berry consent � partir, le pourra-t-elle? la
laissera-t-on s'�chapper?

--H�las! repris-je, il y a encore huit jours je vous aurais r�pondu
_oui_ bien affirmativement, aujourd'hui, j'ose seulement dire _je
l'esp�re_, et presque _je le crois_, mais, soyez-en persuad�e, c'est
la seule chance possible d'�viter ce que nous d�plorerions �galement
toutes les deux.�

Elle me remercia de nouveau, m'embrassa cordialement et je me retirai.
Elle avait bien vu que je n'en voulais pas dire davantage, et avait
trop de tact pour m'adresser aucune question.

Monsieur Pasquier, de son c�t�, avait trouv� monsieur Mounier et lui
avait d'autant plus facilement fait comprendre le danger,
non-seulement pour la princesse, mais encore pour le pays et pour la
famille r�gnante (danger tout moral que Thiers et apparemment ses
coll�gues ne reconnaissaient pas) que monsieur Mounier, plein de
sagesse, exempt d'esprit de parti, quoique dans les rangs
l�gitimistes, �tait en m�me temps fort �clair�.

�Maintenant, me dit monsieur Pasquier, il n'y a plus rien � faire; il
nous faut attendre les �v�nements.�

Nous s�mes bient�t par monsieur Thiers la premi�re tentative de Deutz
manqu�e.

Madame la duchesse de Berry lui avait donn� audience dans un lieu o�
elle s'�tait transport�e pour le recevoir; elle avait d� le quitter
imm�diatement apr�s lui, et il n'avait pu rejoindre l'homme de la
police assez promptement pour la faire saisir. Ils se renvoyaient
mutuellement le tort de cet �chec; peut-�tre tous deux h�sitaient-ils.

Plusieurs papiers indispensables leur ayant manqu� dans le cours de
cette premi�re conf�rence, madame la duchesse de Berry, qui avait
pleine confiance en Deutz, avait promis de le revoir le surlendemain.
On le conduirait l� o� elle les gardait, et o� elle r�sidait pour le
moment. Deutz disait lui avoir conseill� de partir et l'y avoir
trouv�e r�calcitrante.

Elle voulait rester dans la Vend�e pour profiter de la querelle avec
la Hollande d'o� elle esp�rait une conflagration g�n�rale et une
croisade europ�enne contre la France r�volutionnaire.

Deutz pr�tendait encore que, s'il l'amenait � consentir � la retraite,
il l'y assisterait de tout son pouvoir et ne la trahirait pas. Au
reste, soit crainte d'un danger personnel pour lui, soit r�pugnance �
voir l'ex�cution de la mauvaise action qu'il m�ditait de commettre, il
persistait � exiger que les personnes destin�es � arr�ter la princesse
ne se pr�sentassent point tant qu'il serait aupr�s d'elle.

Ce retard de deux jours nous inspira une esp�rance d'autant mieux
fond�e que monsieur Thiers acheva ce r�cit en disant que, si, dans
l'intervalle, elle se d�cidait � partir, elle n'en serait pas
emp�ch�e. Monsieur Pasquier et moi nous �change�mes un regard de
satisfaction.

J'�tais fort persuad�e que le d�part de madame la duchesse de Berry
valait mieux pour la tranquillit� du pays que son arrestation. Il
�tait �galement favorable au cabinet pour se pr�senter devant les
Chambres et moins embarrassant pour l'avenir.

Je savais, de plus, toute la consolation que ce r�sultat apporterait �
la Reine, et la pens�e d'y avoir peut-�tre contribu� m'�tait fort
douce.

Ce r�ve ne dura gu�re. Dans la matin�e du 8 novembre, je re�us un
billet de monsieur Pasquier; il me disait:

�L'oeuvre est accomplie... Elle est prise... du moins sans coup
f�rir... Voil� un des dangers pass�... Plaise au ciel qu'on �chappe
aux autres.�

Une pareille nouvelle se r�pandit promptement dans Paris. J'�tais trop
pr�occup�e de mes propres impressions pour me rappeler si elle y fit
grande sensation; je ne le crois pas.

Le soir m�me, quelques d�put�s, messieurs de R�musat, Piscatory, et
aussi monsieur Duch�tel, qui n'avait pas encore fait son �ducation
gouvernementale, vinrent chanter leur triomphe autour de moi. Ils
trouv�rent peu de sympathie et qualifi�rent ma tristesse et mes
inqui�tudes de _vieux pr�jug�s_ dont, au reste, je ne cherche pas � me
d�fendre.

Dans cette circonstance, comme en beaucoup d'autres, je me trouvai ne
complaire � aucun. Les l�gitimistes me bl�maient de la joie qu'ils me
supposaient et les lib�raux de la tristesse qu'ils me voyaient.

Le _Moniteur_ du lendemain confirma la nouvelle. J'allai chez la
Reine, pensant bien qu'elle trouverait quelque douceur � s'�pancher
avec la certitude de n'�tre point compromise. Elle remerciait Dieu que
nul accident ne f�t arriv� dans l'arrestation:

�Avec la t�te de Caroline, vous savez, ma ch�re, il y avait tant �
craindre!�... Et puis elle r�p�tait mille fois: �Elle l'a voulu, elle
l'a voulu; ce n'est pas la faute, du Roi; elle l'a voulu.�

Je lui demandai si le b�timent o� on l'allait embarquer ne pourrait
pas la conduire � Trieste plut�t qu'� Blaye, en exigeant sa promesse
de rejoindre le roi Charles X en Boh�me.

�Ah, ma bonne amie, vous pouvez penser si nous le d�sirons!... Mais
ils ne veulent pas... ils disent que c'est impossible... On m'a fait
promettre de ne me point ing�rer dans cette affaire... tout le monde
est contre moi!... le Roi a d�, � la fin, consentir � l'arrestation et
� la d�tention... Vous savez s'il s'y est longtemps refus�... Ah, si
elle avait voulu profiter de ces six mois de patience o� il �tait le
ma�tre pour s'en aller!... Je comprends bien l'impossibilit� de la
laisser en France, avec l'apparence d'y rester malgr� le
gouvernement... mais quelle rude extr�mit�!...�

Et la pauvre Reine se reprenait � pleurer. Elle me confirma la volont�
positive du Roi de s'opposer � toute esp�ce de jugement et de se
borner � une d�tention politique que la m�me raison politique pouvait
modifier, prolonger ou abr�ger arbitrairement. Cela pr�sentait d�j�
une s�rie de difficult�s presque inextricables dans un pays de
discussion et de passion comme le n�tre o� l'opposition se fait arme
de tout.

J'�tais destin�e � voir le soir m�me une singuli�re p�rip�tie. Les
d�p�ches de Nantes avaient apport� les d�tails de l'arrestation.
Monsieur Thiers, impressionnable et mobile au supr�me degr�, �mu des
souffrances de la princesse, touch� de son courage, frapp� du ton de
grandeur dont elle avait command� autour d'elle, se trouva plein
d'enthousiasme pour sa triste prisonni�re.

Oubliant ses diatribes des jours pr�c�dents contre la femme
d�sordonn�e, contre la folle coupable qui, profitant de la calamit�
d'un fl�au, avait voulu joindre les ravages du fer et du feu de la
guerre civile � ceux du chol�ra pour d�soler la France, il ne voyait
plus dans Marie-Caroline que la fille des rois soumise � de nobles et
po�tiques malheurs support�s avec constance, avec magnanimit�:

�Convenons-en, messieurs, madame de Boigne a raison: _les personnes
royales_, comme elle dit, _sont d'une sorte � part_.�

Et je vis qu'une locution, toute simple dans le monde o� j'ai v�cu,
avait bless� l'�piderme si sensible du parvenu.

Lorsque Deutz avait �t� introduit chez madame la duchesse de Berry,
elle l'avait accueilli d'une bont� famili�re qui avait d� sembler bien
cruelle � ce mis�rable. Apr�s avoir parl� de sa mission, lu et sign�
des papiers relatifs aux affaires pour lesquelles il s'entremettait,
elle lui raconta avoir re�u avis qu'elle �tait trahie, vendue par une
personne en qui elle avait enti�re confiance.

�Par vous, peut-�tre, mon cher Deutz,... je plaisante... ne vous
d�fendez pas... mais, en me rappelant vos efforts pour m'engager �
partir avant-hier, malgr� les bonnes nouvelles dont vous �tes porteur,
j'ai pens� que vous aussi pouviez avoir des motifs pour partager ces
craintes... savez-vous quelque chose?�

Deutz avait tressailli jusqu'au fond de son l�che coeur. Il balbutia
quelques paroles, abr�gea la conf�rence, se pr�cipita dans la rue, dit
� l'agent de police: �Je la quitte; elle est dans la maison; vous la
trouverez � table�, raconta bri�vement au pr�fet la conf�rence dont il
sortait, d�signa le lieu o� l'on trouverait les papiers, courut � son
auberge, se jeta dans une voiture toute attel�e et revint � Paris,
sans attendre pour savoir le r�sultat de sa trahison.

Il fallut se mettre � sa recherche pour lui en donner le salaire
p�cuniaire. Il ne l'avait ni stipul� ni r�clam�, mais il l'accepta.
Tout cela para�t �trange et n'en est pas moins exact.

     �Le vrai peut quelquefois n'�tre pas vraisemblable.�

La confiance en Deutz n'�tait pas assez bien �tablie pour que le
pr�fet e�t n�glig� les pr�cautions. L'ordre avait �t� donn� de le
suivre et de cerner d'un peu loin la maison o� il entrerait, de fa�on
� ce que nul ne s'en p�t �vader. Tout �tait donc pr�t. � peine trois
minutes s'�coul�rent entre sa sortie et l'entr�e de la force arm�e.

L'aspect de l'appartement, lorsqu'on y p�n�tra, confirma la v�racit�
du rapport de Deutz; on y trouva les traces du s�jour actuel de
madame la duchesse de Berry. Le couvert �tait mis pour cinq personnes,
mais mademoiselle du Guigny, la ma�tresse de la maison, se pr�sentait
seule et niait avoir des h�tes; la table, selon elle, �tait pr�par�e
pour des convives que l'aspect des troupes aurait probablement
emp�ch�s d'arriver. Il �tait impossible d'obtenir le moindre aveu.

La lettre qui avertissait la princesse de son danger �tait ouverte sur
la chemin�e au feu de laquelle on avait fait para�tre l'encre
sympathique. Elle avait �t� pr�venue � temps, mais on n'�chappe pas �
son sort!

Vainement chercha-t-on � intimider et � s�duire les habitants de la
maison; ma�tres et valets, tout r�sista. Une recherche de plusieurs
heures n'amena aucun r�sultat. On avait fouill� partout sans m�me
trouver les papiers signal�s par Deutz, quoique plusieurs cachettes
eussent �t� d�couvertes, et on �tait r�duit � croire qu'une
communication, soit par l'int�rieur des murs, soit par les caves, soit
par les toits, permettait de quitter la maison.

Mais tout le quartier, circonscrit par quatre rues, �tait strictement
gard�; personne n'en pouvait sortir sans �tre soigneusement examin�.
Il faudrait bien que la princesse, dont la pr�sence �tait constat�e en
ce lieu, fin�t par �tre prise.

Telle �tait la premi�re d�p�che, �crite par monsieur Maurice. Duval en
quittant le domicile de mademoiselle du Guigny, o� il avait pass� une
grande partie de la nuit. Au moment de la cacheter, il ajoutait: �On
vient me chercher. J'ai la satisfaction de vous annoncer que la
duchesse est arr�t�e; j'exp�die mon courrier et je me rends aupr�s
d'elle.�

Le second rapport, parvenu le soir m�me o� monsieur Thiers nous en
parlait, contenait les d�tails suivants:

En s'�loignant, pour prendre un peu de repos, les chefs avaient
distribu� des gardiens dans toute la maison. Deux gendarmes, post�s
dans une petite pi�ce dont la lucarne ouvrait sur le toit et souffrant
d'un froid tr�s vif, s'avis�rent d'une chemin�e plac�e dans
l'encoignure.

La chambre �tait remplie der vieux journaux et surtout d'une �norme
liasse de num�ros de _la Mode_, mauvaise publication prot�g�e et pay�e
par madame la duchesse de Berry. Ils pens�rent � les utiliser en s'en
chauffant, les empil�rent dans la chemin�e et y mirent le feu.

Peu de minutes apr�s, tandis qu'accroupis devant le foyer ils
d�gelaient leurs doigts, ils crurent entendre un bruit insolite
derri�re la plaque. Bient�t, on y frappa � coups redoubl�s. Ils
appel�rent leurs officiers; on se h�ta de retirer les papiers
enflamm�s, et la plaque, c�dant aux efforts mutuels des assi�geants et
des assi�g�s, tourna sur ses gonds.

�Cessez vos recherches, je suis la duchesse de Berry,� dit une femme
en sortant sans assistance de la chemin�e, et en s'asseyant tr�s
calmement sur une chaise, tandis qu'on s'empressait � aider une
seconde femme et deux hommes � se retirer, presque �touff�s, de leur
retraite br�lante.

C'�taient une demoiselle de Kersabiec (vend�enne passionn�e qui,
depuis quatre mois, s'�tait mise � la suite de la princesse), le comte
de Mesnard et monsieur Guibourg, l'avocat, qui prenait le titre de
_chancelier de la R�gente_.

Un agent de police, accourant en toute h�te, voulut verbaliser au
sujet de madame la duchesse de Berry. Elle ne lui r�pondit qu'en
disant: �Faites venir le g�n�ral qui commande; je ne parlerai qu'�
lui.�

Elle demanda un verre d'eau et remercia poliment le gendarme qui le
lui apporta. Pas une plainte, pas un mot des souffrances o� elle
venait d'�tre expos�e ne lui �chappa. Ses compagnons de d�tresse, en
revanche, ne les laissaient pas ignorer. Les cheveux de la princesse
roussis, sa figure, ses mains toutes noires de fum�e, un pan de sa
robe br�l�, t�moignaient seuls qu'elle avait partag� cette torture,
car elle paraissait dans son assiette ordinaire.

Le g�n�ral arriv�, elle lui dit: �Approchez, g�n�ral, je me rends �
vous, et je me mets sous la sauvegarde de la loyaut� militaire. Je
vous recommande ces messieurs et mademoiselle; s'il y a quelqu'un de
coupable, c'est moi seule, ils n'ont fait que m'ob�ir. J'entends n'en
�tre point s�par�e. Puis-je rester dans cette maison?�

Le g�n�ral (Dermoncourt, je crois), plus troubl� qu'elle, r�pondit que
des appartements �taient pr�par�s au ch�teau: �H� bien donc, partons
et faites avertir qu'on nous y donne un bouillon; nous n'avons rien
mang� depuis vingt-quatre heures.�

Elle s'approcha du comte de Mesnard qui semblait an�anti, l'encouragea
� la suivre, en paroles calmes et douces, et commanda l'assistance des
gendarmes pour le soutenir. Les deux autres prisonniers avaient repris
des forces et pouvaient marcher seuls.

La princesse prit d'elle-m�me le bras du g�n�ral, comme si elle lui
accordait une faveur et qu'il se f�t agi d'une simple promenade. Elle
ne fit aucune vaine tentative pour parler aux gens de la maison, pour
donner des instructions, pour r�clamer des effets ou des papiers, rien
enfin qui la p�t exposer � subir un refus. Arriv�e au seuil de la
porte et voyant du monde amass� dans la rue, elle s'arr�ta un instant
et reculant d'un pas.

�G�n�ral, je ne dois pas �tre insult�e... cela vous regarde.

--Soyez tranquille, Madame.

--Je me fie � vous.�

La route �tait bord�e d'une haie de soldats. Elle la franchit d'un
pied et d'un coeur fermes, causant avec son escorte militaire, d'une
grande libert� d'esprit, mais refusant toute r�ponse au pr�fet qui
�tait survenu au moment de son d�part.

Parvenue au ch�teau, elle donna des ordres sur les soins � rendre �
ses compagnons d'infortune, principalement � monsieur de Mesnard qui
paraissait fort mal, avec une sorte d'autorit�, puis elle demanda � se
reposer. Conduite dans sa chambre avec mademoiselle de Kersabiec, elle
en ressortit un instant apr�s, sous le pr�texte de recommander que le
m�decin, appel� aupr�s du comte de Mesnard, v�nt lui faire son
rapport.

L'homme de la police, accoutum� � observer tous les gestes, s'aper�ut
qu'une tr�s petite boule de papier avait pass� de la main de la
princesse dans celle de l'avocat Guibourg. Le d�sir de s'en emparer
sugg�ra la pens�e de fouiller les prisonniers aussit�t que
Marie-Caroline se fut �loign�e.

Le papier, trouv� sur monsieur Guibourg, contenait ces mots �crits au
crayon: �Insistez, surtout, pour n'�tre pas s�par� de moi.�

Cette circonstance, sue dans le temps et infid�lement racont�e,
accr�dita le bruit, d�j� r�pandu, d'une intrigue amoureuse entre la
princesse et l'avocat. Je n'oserais garantir qu'il n'en f�t rien.

Mais monsieur Guibourg �tait en fuite, avec une condamnation capitale
sur le corps. Madame la duchesse de Berry se croyait une sauvegarde
pour ses entours et cette pens�e suffisait � expliquer les termes du
billet.

Elle avait mang� une soupe, bu un verre de vin de Bordeaux, avait
dormi paisiblement quelques heures et s'�tait relev�e, pour le moment
du d�ner, dans un �tat de calme qui ne se d�mentait pas. Monsieur
Maurice Duval lui-m�me, quoique fort bless� de ses proc�d�s envers
lui, parlait du maintien de la princesse avec admiration. Les g�n�raux
en �taient �mus, et le ministre dans l'enthousiasme.

En outre des rapports des autorit�s de Nantes, monsieur Thiers �tait
arm�, en venant chez moi, de la d�cision du conseil qui, en enlevant
madame la duchesse de Berry � la juridiction des tribunaux, faisait de
sa position une mesure politique sur laquelle les Chambres auraient �
statuer. La pi�ce �tait bien r�dig�e. Il voulait la montrer � monsieur
Pasquier et le consulter sur la forme de sa publication.

Apr�s une longue discussion, on s'arr�ta � un article officiel du
_Moniteur_, ne portant le titre ni d'ordonnance ni de d�claration,
qui, s'appuyant sur les pr�c�dents de la marche suivie pour le
bannissement de la branche a�n�e des Bourbons et de la famille
Bonaparte, �tablirait en principe que les princes et princesses de
races proscrites, se trouvant en dehors de la loi commune, ne
pouvaient en r�clamer les b�n�fices ni en subir les rigueurs. Leur
sort, d�s lors, devait �tre r�gl� arbitrairement, d'apr�s les
exigences des int�r�ts politiques.

Monsieur Pasquier insistait derechef pour qu'on embarqu�t la princesse
au plus vite. �Vous ne serez ma�tre de son sort, r�p�tait-il, et �
l'abri des obstacles que peuvent susciter le z�le aveugle ou
malveillant des magistrats secondaires, qu'apr�s le d�part de Nantes.�

Monsieur Thiers adoptait cette pens�e et partageait les m�mes
sollicitudes. Aussi avait-il donn�, et d�j� renouvel�, l'ordre d'un
embarquement imm�diat que les pr�paratifs mat�riels pour la s�ret� du
transport et la commodit� du voyage arr�taient encore bien malgr� lui.

La princesse demandait un d�lai, fond� sur l'�tat de sant� du comte de
Mesnard; mais monsieur Thiers, fort � regret dans sa disposition
actuelle, avait positivement refus�.

Comme il ne fallait pas compliquer la question relative � madame la
duchesse de Berry, en assimilant � son sort d'autres personnes
compromises vis-�-vis des tribunaux, on se d�cida � les rendre � leurs
juges naturels. Monsieur Guibourg fut renvoy� l� o� son proc�s avait
�t� d�j� instruit. Mademoiselle de Kersabiec accompagna la princesse �
Blaye, puis fut reconduite imm�diatement � Nantes.

D�s le premier jour de l'arrestation, monsieur Maurice Duval avait
pr�venu monsieur Thiers qu'il pouvait s'emparer de messieurs de
Bourmont, de Charette et de plusieurs de leurs coop�rateurs les plus
actifs. On les savait cach�s dans les maisons voisines de celle
occup�e par Marie-Caroline. Deutz avait vu le mar�chal. En persistant
� cerner le quartier, on �tait assur� de les prendre.

Mais le ministre en avait autant qu'il lui en fallait pour se
pr�senter � l'ouverture de la session et ne se souciait pas de
multiplier ses embarras. Plus il se trouverait de gens arr�t�s dans
les m�mes pr�dicaments que madame la duchesse de Berry, plus il serait
difficile de la soustraire � la loi commune; car elle se trouverait
r�clam�e, comme _principal accus�_, par tous les tribunaux o� les
affaires seraient port�es.

Vu de loin, et lorsque les passions sont calm�es, il semble que rien
n'�tait plus simple et plus facile que la marche adopt�e par le
gouvernement; mais, dans ce moment o� l'amour de l'�galit� se trouvait
pouss� jusqu'� l'enivrement, il fallait une ferme volont�, beaucoup de
courage et m�me une certaine audace pour oser dire hautement que
Marie-Caroline, en sa qualit� de princesse, ne serait pas passible de
la loi commune. Encore, devait-on avoir recours � l'argument, que j'ai
d�j� mentionn�, de la consid�rer plac�e hors la loi par la
proscription prononc�e contre elle en 1830.

Monsieur Thiers, en prenant cette d�cision, n'ignorait pas qu'il
affrontait les col�res des oppositions et bravait le m�contentement de
beaucoup de ses partisans.

Toutefois, des obstacles insurmontables pouvaient surgir � Nantes d'un
moment � l'autre, et, dans cette crainte, on d�cida que l'article
convenu ne serait ins�r� au _Moniteur_ que lorsqu'on saurait la
princesse voguant vers Blaye.

Je demandai tout bas � monsieur Thiers si ce qu'il m'avait dit de
l'�tat de madame la duchesse de Berry �tait confirm�; il me r�pondit �
haute voix: �Il n'y a pas un mot de vrai. Elle est, au contraire, tr�s
maigre, tr�s mince, et tr�s agile. Ce bruit, cependant, nous �tait
venu de gens qui auraient d� �tre bien inform�s; mais ce n'est qu'un
m�chant propos de ses bons amis.�

Si madame la duchesse de Berry d�daignait de parler des souffrances
mat�rielles qu'elle avait support�es pendant les dix-sept heures
pass�es dans le tuyau de chemin�e, ses compagnons racontaient
volontiers le martyre subi par quatre personnes serr�es de fa�on � ne
pouvoir faire aucune esp�ce de mouvement, expos�es au vent, � la gel�e
dont un toit en claire-voie les d�fendait fort mal. Elles bravaient
pourtant ces douleurs; mais, ce qui acheva de rendre leur situation
intol�rable, c'est la fum�e �paisse et puante des papiers imprim�s.
La cachette n'�tait pas s�par�e du tuyau de la chemin�e jusqu'en
haut; elle s'en remplit incontinent et ses malheureux habitants en
furent comme asphyxi�s.

Lorsque la souffrance d'une extr�me chaleur s'y joignit et que la robe
de madame la duchesse de Berry prit feu, le comte de Mesnard (qui d�j�
avait ouvert l'avis de se rendre, apr�s avoir entendu l'ordre donn�
aux gendarmes de ne quitter la chambre sous aucun pr�texte et compris
que toutes les issues �taient gard�es), le comte de Mesnard, sans
demander de nouveau une permission obstin�ment refus�e, donna dans la
plaque le premier coup de pied qui appela l'attention des gendarmes.
Une fois la d�cision irr�vocable, madame la duchesse de Berry ne fit
point de reproches et se conduisit comme nous avons vu.

Ma m�moire ne me fournit aucune circonstance particuli�re sur son
embarquement. Elle fut conduite � bord de la _Capricieuse_, go�lette
de l'�tat, en prisonni�re bien gard�e, mais avec les �gards dus � son
rang et le respect acquis � des malheurs support�s avec un aussi grand
courage.

Son arrestation ne provoqua aucune manifestation en Bretagne ni en
Vend�e. Elle montra un tr�s vif d�pit en apprenant que monsieur
Guibourg restait � Nantes et parut tr�s �mue en s'en s�parant. Du
reste, son calme, accompagn� d'une sorte de gaiet� et d'une compl�te
libert� d'esprit, ne se d�mentit pas. Le z�le de monsieur de Mesnard
suppl�ant � ses forces, il insista pour la suivre.

Elle laissa, parmi toutes les autorit�s de Nantes, un sentiment
d'admiration et de sympathie dont le contrecoup retentit sur leurs
chefs � Paris; mais cela ne s'�tendit pas au del� et ne gagna pas le
public. On voulait avant tout la tranquillit�.

Au conseil, monsieur Guizot se montra partisan des proc�d�s g�n�reux,
et il proposa de diriger la _Capricieuse_ sur Trieste; mais monsieur
Guizot, nouvellement arriv� aux affaires par l'obstin�e exigence du
duc de Broglie, avait peu de poids vis-�-vis de ses coll�gues, et la
d�tention � Blaye fut d�cid�e � une unanimit� o� il se rangea.

Je ne lui en sus pas moins un tr�s grand gr�, dans le temps, et le lui
t�moignai vivement. Peut-�tre mon approbation d�passait-elle son
m�rite. Il avait pu facilement reconna�tre le voeu intime du Roi et
prenait, d�s alors, l'habitude de s'associera la pens�e du monarque,
de la faire sienne et de l'habiller en paroles magnifiques. C'est
l'origine et l'explication d'une faveur qui ne peut que s'accro�tre.

Dans la cachette m�me, o� s'�tait r�fugi�e madame la duchesse de
Berry, on trouva les deux sacoches de cuir d�sign�es par Deutz,
renfermant ses papiers les plus importants. Elles �taient r�unies par
une bretelle et la suivaient dans toutes ses p�r�grinations soit sur
le col de son cheval, soit sur les �paules d'un guide.

Si on avait recherch� les violences, il y avait de quoi porter le
trouble et la proscription dans une multitude de familles; mais on
n'en fit aucun usage. C'est l� o� l'on trouva les lettres de mesdames
de Chastellux et de Bauffremont engageant madame la duchesse de Berry
� se rendre � Paris et offrant de l'y cacher. J'ignore si elles ont eu
connaissance de cette d�couverte.

Ces sacoches renfermaient des documents qui excusaient la folle
entreprise de la descente en France. De nombreux correspondants
annon�aient cent mille hommes dans le Midi et deux cent mille dans
l'Ouest, arm�s, organis�s, pr�ts � se d�clarer au premier signal.
L'arriv�e de �Madame� enfanterait en outre des l�gions innombrables
dans tout le royaume.

Les correspondants les plus raisonnables, en pr�sentant le pays comme
dans un _f�cheux �tat de calme_, admettaient que la pr�sence de la
princesse exciterait sans doute un grand mouvement d'enthousiasme, et
pourrait faire jaillir la flamme de ces masses inertes.

Ajoutons � ces appels que madame la duchesse de Berry avait
constamment entendu reprocher aux princes de la Maison de Bourbon de
ne s'�tre point associ�s aux travaux de la Vend�e; et peut-�tre
excusera-t-on son esprit aventureux d'avoir cru faire de l'h�ro�sme en
d�barquant sur la plage de Marseille et en se jetant dans la Vend�e.
Il est au moins certain qu'� Nantes elle supporta royalement le revers
de sa fortune et la chute de ses esp�rances.

Le cabinet, car il y en avait un s�rieux et de v�ritable importance
dans ce temps-l�, le cabinet, donc, tint parole � monsieur le duc
d'Orl�ans. � peine la duchesse de Berry arr�t�e, le prince, accompagn�
de son fr�re le duc de Nemours, se rendit � l'arm�e qui franchissait
la fronti�re. Il n'entre pas dans mon sujet de le suivre au si�ge
d'Anvers o� il commen�a la brillante carri�re due � sa distinction
personnelle, autant qu'� son haut rang, et s'empara de tous les coeurs
par sa valeur, sa bonne gr�ce et son affabilit�.

Nul, et je n'en excepte ni monsieur Thiers ni m�me monsieur Maurice
Duval, ne ressentit une plus vive satisfaction de l'arrestation de
madame la duchesse de Berry que monsieur de Chateaubriand. Son r�ve
sur le s�jour de Lugano s'�tait dissip� en y regardant de plus pr�s.

Cette presse libre, dont il esp�rait tirer de si splendides succ�s
pour sa cause et surtout pour sa _famosit�_ personnelle, se trouvait
soumise aux caprices d'un conseil de petits bourgeois, relevant
lui-m�me d'une multitude intimant ses volont�s � coups de pierres. On
se procurerait une fort bonne chance d'�tre lapid�, dans une �meute
suisse, en s'�tablissant � Lugano pour y faire de la politique
l�gitimiste.

Priv� d'ailleurs du tribut de louanges quotidiennes, lib�ralement
fournies par le petit cercle o� il passe exclusivement sa vie � Paris,
monsieur de Chateaubriand p�rissait d'ennui et ne savait comment
revenir apr�s les adieux si pompeux adress�s publiquement � sa patrie.
Il avait beau se draper � l'effet dans le manteau d'un exil
volontaire, on le remarquait peu; les g�nevois trouvent qu'on doit se
tenir tr�s heureux d'�tre � Gen�ve et ne compatissaient point � des
peines qu'ils ne comprenaient pas.

Dans l'embarras de ce dilemme, monsieur de Chateaubriand accueillit
comme l'�toile du salut l'arrestation faite � Nantes.

De nouveaux devoirs, en lui imposant une nouvelle conduite, lui
�vitaient le petit ridicule d'une palinodie trop rapide. Oubliant ses
griefs contre la princesse, il se jeta dans une voiture de poste et
accourut � Paris pour lui porter secours.

Chemin faisant, il m�dita le texte d'une brochure qui parut
incontinent apr�s.

Un billet de madame R�camier m'annon�a son retour et le d�sir qu'il
avait de me voir chez elle. J'y courus. Je les trouvai en t�te � t�te;
il lui lisait le manuscrit de la prochaine publication, originairement
destin�e � �tre imprim�e � Lugano, mais qu'il avait arrang�e pour la
situation actuelle. Il continua � ma pri�re la lecture commenc�e.

Apr�s une hymne tr�s �loquente aux vertus maternelles de l'intr�pide
Marie-Caroline, lue avec �motion, il arriva � quelques phrases,
admirablement bien �crites, sur madame la Dauphine; sa voix
s'entrecoupa et son visage s'inonda de larmes.

J'avais encore dans l'oreille les expressions de _mangeuse de reliques
d'�dimbourg_ et de _danseuse de corde d'Italie_ que, si r�cemment, je
lui avais entendu appliquer � ces deux princesses, et je fus
�trangement frapp�e de ce spectacle.

Cependant, monsieur de Chateaubriand �tait sinc�re en ce moment aussi
bien que dans l'autre; mais il poss�de cette mobilit� d'impression
dont il est convenu en ce si�cle que se fabrique le _g�nie_.
�minemment artiste, il s'enflammait de son oeuvre, et c'�tait �
l'agencement de ses propres paroles qu'il offrait l'hommage de ses
pleurs.

Ce n'est point comme un bl�me que je cite ce contraste, mais parce que
j'en ai conserv� une vive impression et que les hommes de la
distinction incontestable de monsieur de Chateaubriand m�ritent d'�tre
observ�s avec plus d'attention que le vulgaire.

Il avait r�clam� ma visite pour me charger de demander son admission
au ch�teau de Blaye. En qualit� de conseil de madame la duchesse de
Berry, il voulait conf�rer avec l'accus�e. Cela �tait de droit, selon
lui, ainsi que la libre correspondance avec les personnes charg�es des
affaires de ses enfants dont elle �tait tutrice.

Sans partager son opinion, je me chargeai du message. La r�ponse fut
n�gative. Comme conseil judiciaire, sa pr�sence � Blaye �tait inutile,
puisque aucune proc�dure ne devait �tre dirig�e contre la princesse,
et le gouvernement n'�tait pas assez niais pour le lui envoyer comme
conseil politique.

Il ne pouvait non plus, par les m�mes raisons, autoriser la
correspondance libre et fr�quente demand�e par monsieur de
Chateaubriand, mais les lettres ouvertes, soit d'affaires, soit de
famille, seraient religieusement remises entre ses mains.

Je ne saurais exprimer la fureur de monsieur de Chateaubriand lorsque
je lui transmis cette r�ponse si facile � pr�voir. J'en fus confondue
et madame R�camier constern�e. Mais je dois dire qu'elle tomba
principalement sur cette _mis�rable_ qui n'avait pas su se faire tuer
pour l�guer du moins un martyr � son parti et n'avait r�ussi, par
toutes ses extravagances, qu'� en constater la faiblesse et � pr�parer
des succ�s, couronn�s de l'ostentation d'une fausse mod�ration, � ses
antagonistes.

�videmment, la conduite adopt�e envers Marie-Caroline d�plaisait fort
aux siens et cela m'y r�conciliait un peu.

Nous la savions arriv�e � Blaye le 15 novembre en assez bonne sant�,
malgr� une travers�e p�nible, orageuse, dangereuse m�me, o� elle
montra son intr�pidit� accoutum�e, intr�pidit� qui lui valait partout
l'admiration des militaires et acheva de gagner le coeur du colonel
Chousserie.

Il l'avait accompagn�e de Nantes et demeura son gardien � Blaye o� il
prit le commandement du fort, tandis que la _Capricieuse_ et quelques
autres petits b�timents croisaient dans la rivi�re.

Les appartements de madame la duchesse de Berry �taient suffisamment
vastes, convenablement meubl�s, et, hormis la seule chose qu'elle e�t
voulue, la libert�, on s'empressait � satisfaire � ses souhaits.

Malgr� la parole arrach�e � la Reine de ne plus se m�ler en rien de
son sort, elle s'occupait constamment de lui procurer les all�gements
compatibles avec sa situation. Monsieur Thiers eut ordre de faire
trouver � Blaye des livres, de la musique, un piano, ainsi que les
atours et les recherches n�cessaires � sa toilette et � ses habitudes,
connues de sa tante.

Les ouvriers de Paris, accoutum�s � la servir, les fournirent.
Toutefois, le petit sanh�drin des dames du faubourg Saint-Germain
firent d'amples lamentations sur ce que madame la duchesse de Berry
avait �t� enlev�e sans aucune esp�ce de bagage, et s'offrirent � lui
procurer par _souscription_ un trousseau.

Madame de Chastellux fut d�put�e vers moi pour me charger de
solliciter de monsieur Thiers l'autorisation de cet envoi. J'eus la
satisfaction de pouvoir r�pondre que tout avait �t� pr�vu � ce sujet.
Il ne manquait rien � l'illustre prisonni�re, et je le savais mieux
que personne, y ayant �t� employ�e.

Mais cela ne suffisait pas � un parti accoutum� � se repa�tre de
niaiseries. Les _patronnesses_ voulaient une souscription ayant un
certain retentissement. On d�cida que la princesse ne devait pas
porter des v�tements fournis par ses pers�cuteurs; et je consentis �
demander l'entr�e � Blaye de ceux qu'on y voulait exp�dier.

Je l'obtins � grand'peine, et, pendant trois semaines, les salons
l�gitimistes furent exclusivement occup�s de cet envoi. Chacun
ajoutait un petit symbole de z�le ing�nieux et de d�vouement spirituel
� son offrande. Mais tout cela prenait un certain temps pendant lequel
la recluse �tait forc�e � porter ces chemises de Nessus si redout�es
pour elle.

Ajoutons, en passant, que la princesse ne partageait apparemment pas
les scrupules de ces personnes d�vou�es; car, en quittant Blaye, elle
a emport� non seulement les effets destin�s � sa personne, mais encore
les meubles les plus �l�gants de son appartement, disant qu'elle n'en
trouverait pas d'aussi bien fabriqu�s � Palerme.

L'offrande des dames du faubourg Saint-Germain, on doit le comprendre,
fut soumise � un rigoureux examen. Un livre de pri�res, par la
largeur de ses marges, je crois, excita l'attention des personnes
accoutum�es � ces sortes de visites. Il �tait le don de madame de
Chastellux. On y trouva, en effet, beaucoup d'�criture � l'encre
sympathique, des assurances de fid�lit� �ternelle, des conseils sur la
conduite � tenir, des esp�rances de bouleversement prochain, etc.

La chose la plus importante �tait l'avis donn� que toutes les
promesses p�cuniaires qui seraient faites par madame la duchesse de
Berry pour gagner les gens dont elle �tait entour�e, soit pour
recouvrer la libert�, soit pour �tablir des communications au dehors,
se trouveraient imm�diatement acquitt�es.

Monsieur Thiers me vint raconter cette trouvaille, me t�moignant assez
d'humeur de ma pers�v�rance � obtenir l'accomplissement d'une oeuvre
qui, je l'avoue, me semblait parfaitement insignifiante et dont le
refus aurait fait crier � la pers�cution.

Je fus un peu d�concert�e de l'aventure du livre. Heureusement,
monsieur Thiers ne se souciait gu�re de se faire de nouvelles affaires
et ne redoutait nullement les conspirations de ces dames; il se calma
et garda le silence sur sa d�couverte. Je ne pense pas que madame de
Chastellux en ait �t� instruite, du moins ne lui en ai-je jamais
parl�.

Cependant, l'ouverture des Chambres avait eu lieu, et mes pr�visions
de malheurs s'�taient justifi�es: on avait tir� sur le Roi. C'est le
commencement d'une d�testable s�rie de tentatives d'assassinat.
Bergeron, qui s'�chappa, fut enfin arr�t�, jug� et acquitt� d'un crime
dont lui-m�me depuis s'est publiquement vant�.

Il professait les id�es r�publicaines, mais la suite l'a montr� trop
v�nal pour �tre � l'abri du genre de s�duction que le parti carliste
avait � sa disposition, et il �tait bien exasp�r� dans ce moment.

Quoi qu'il en soit, d�s la discussion de l'adresse, monsieur Thiers
avait d� d�fendre son pr�d�cesseur, monsieur de Montalivet, contre
l'opposition de gauche pour la non-arrestation de madame la duchesse
de Berry, et lui-m�me contre l'opposition de droite, pour son
incarc�ration.

Monsieur Berryer, revenu de ses terreurs en voyant la longanimit� si
manifeste du gouvernement, fit une sortie violente sur ce que la
libert� individuelle du citoyen fran�ais avait �t� viol�e en sa propre
personne, sous le r�gime atroce de la mise en �tat de si�ge, et eut
l'impudence de reprocher la d�tention arbitraire de madame la duchesse
de Berry que le despotisme pr�tendait soustraire au jugement des
tribunaux.

Monsieur Thiers r�pondit victorieusement � tous les arguments et
obtint une forte majorit�.

Il ne serait pas impossible, au surplus, que, dans des int�r�ts de
parti ou dans la pens�e de s'illustrer par l'�loquence d'une d�fense
ne pr�sentant � cette heure aucun danger pour lui, monsieur Berryer
d�sir�t sinc�rement le scandale d'un proc�s. L'envie qu'il en
t�moignait, au reste, servait � en �loigner l'immense majorit� des
d�put�s.

La prise d'Anvers, arriv�e avant la fin de l'ann�e, consolida le
cabinet et lui donna la force dont il a v�cu jusqu'au moment o�
lui-m�me s'est divis�; mais ceci appartient � l'histoire.

Je reprends ma sp�cialit� et retourne au comm�rage.

L'absence de mademoiselle de Kersabiec allait laisser madame la
duchesse de Berry sans dame autour d'elle. Lui en nommer d'office
semblait une aggravation � sa captivit�. La Reine s'en pr�occupait
fort lorsqu'elle re�ut de la duchesse de Reggio (la mar�chale
Oudinot), dame d'honneur de madame la duchesse de Berry, la demande
d'aller rejoindre sa princesse.

Rien ne pouvait �tre plus d�sirable. Madame de Reggio joint � beaucoup
d'esprit un tact exquis des convenances, et elle aurait maintenu les
formes les plus dignes autour de la princesse. Celle-ci le savait
bien, aussi refusa-t-elle d'accueillir la mar�chale.

Elle d�signa mademoiselle de Montaigne dont la famille �leva des
difficult�s. Madame de Gourgue s'offrit � son tour et fut repouss�e.
Madame la duchesse de Berry et la comtesse Juste de Noailles, sa dame
d'atour, se refus�rent mutuellement et simultan�ment.

On en �tait l� de cette n�gociation, la Reine d�sirant vivement une
dame sortable aupr�s de sa ni�ce sans oser s'en m�ler ostensiblement
et la princesse ne s'en souciant gu�re, lorsque je re�us une lettre de
la comtesse d'Hautefort, alors chez elle en Anjou, me demandant, au
nom de notre ancienne amiti�, de supplier la Reine de l'envoyer �
Blaye.

Elle s'engageait � ne prendre part � aucune intrigue, � ne conserver
aucune correspondance au dehors, � ne recevoir aucune visite. Elle
voulait uniquement se consacrer � all�ger � la princesse, dont elle
�tait dame, les longues heures de la captivit�. Elle m'aurait une
reconnaissance �ternelle si je pouvais lui obtenir cette faveur.

Je lui r�pondis imm�diatement combien j'appr�ciais et je comprenais
ses sentiments et ses voeux. Ce qu'elle demandait n'�tait pas � la
disposition de la Reine, mais sa lettre serait mise sous les yeux des
personnes aptes � en d�cider.

En effet, j'en parlai � monsieur Thiers. Je lui dis, ce que je crois
encore, madame d'Hautefort trop honn�te personne pour manquer � ses
engagements. La surveillance �tablie � Blaye, d'ailleurs, serait
n�cessairement exerc�e sur elle, et, avec l'intention o� il m'assurait
�tre de prodiguer les soins et les �gards � l'auguste captive,
lui-m�me devait d�sirer des t�moins, sinc�res quoique hostiles, qui le
pussent affirmer.

La lettre, lue en conseil, d�termina � proposer madame d'Hautefort �
madame la duchesse de Berry, en m�me temps, qu'on lui faisait savoir
le refus de mademoiselle de Montaigne. Elle consentit froidement; et
je fus charg�e d'informer madame d'Hautefort que les portes de la
citadelle lui seraient ouvertes, � la condition de s'y rendre
directement et sans passer par Paris.

Elle me r�pondit par des hymnes de reconnaissance et se mit en route
sur-le-champ.

J'ai regret de n'avoir pas conserv� cette correspondance: elle ne
laisserait pas que d'�tre assez curieuse; mais je ne m'avisais point
en ce moment que madame d'Hautefort et moi nous faisions de la
chronique, si ce n'est tout � fait de l'histoire. Je n'�tais mue que
par la pens�e de l'obliger, le plaisir d'�tre utile � madame la
duchesse de Berry et la certitude de complaire aux voeux de la Reine.

J'ai lieu de croire que la personne de la comtesse d'Hautefort fut
accueillie � Blaye tout aussi froidement que l'avait �t� l'offre de
son d�vouement, et qu'elle en fut tr�s bless�e.

On eut encore recours � moi pour obtenir de monsieur Thiers l'envoi
d'une femme de chambre dont madame la duchesse de Berry souhaitait
fort la pr�sence. L'aventure du livre de pri�res le mettait en garde
contre mes sollicitations et je le trouvai r�calcitrant.

Cependant, � force de lui d�montrer les avantages, que je croyais tr�s
r�els, d'environner la personne de madame la duchesse de Berry de
gens � elle, pouvant attester des bons proc�d�s employ�s � son �gard,
je parvins � enlever son consentement, � la condition d'en garder le
secret et m�me de communiquer un refus.

Quelques jours apr�s, il m'�crivit de lui envoyer madame Hansler, sans
lui laisser le temps de parler � personne. Un de mes gens l'alla
chercher et la conduisit chez le ministre o� il la laissa. Monsieur
Thiers lui annon�a que, si elle voulait aller � Blaye, il fallait
partir sur-le-champ.

Apr�s quelques h�sitations et de nombreuses objections, elle se
soumit. On la fit monter dans une cal�che toute attel�e de chevaux de
poste, et elle se mit en route sous l'escorte d'un agent de police.
Elle obtint, par concession, de passer chez elle pour y prendre des
effets � son usage, soumis � l'inspection de son camarade de voyage.

Je ne m'attendais pas � un si brusque enl�vement, quoique monsieur
Thiers m'e�t �nonc� la volont� de l'isoler des conseils de la coterie
qui l'exp�diait. Celle-ci, en effet, comptait bien endoctriner madame
Hansler et avait r�serv� les avis les plus importants pour le dernier
moment; elle se trouva fort d�sappoint�e de ce d�part improvis� et
m'en sut tr�s mauvais gr� comme si c'�tait ma faute.

Les services que j'avais �t� � m�me de rendre dans ces circonstances
me valurent, comme de coutume, un redoublement d'hostilit� du parti
henriquinquiste. Je fus tympanis�e dans ses journaux, et on r�pandit
la belle nouvelle que j'allais �pouser monsieur Thiers. J'�tais fort
au-dessus de m'occuper de ces sottises, et on ne r�ussit m�me pas �
m'impatienter.

Tous les partis sont ingrats, et surtout celui-l� qui s'intitule par
excellence le _parti des honn�tes gens_. Au demeurant, le but o� je
tendais a �t� atteint. Car, � travers toutes les vocif�rations de la
haine, de la col�re, de la vengeance, personne n'a os� pr�tendre que
la captive de Blaye ne fut pas trait�e avec les �gards qui lui �taient
dus.

� peine madame la duchesse de Berry �tait-elle sous les verrous, que
monsieur Pasquier se pr�occupait des moyens de les lui faire ouvrir.
Il n'en voyait la possibilit� dans les circonstances donn�es, que par
une amnistie g�n�rale o� elle serait comprise, et l'int�r�t
gouvernemental, encore plus que celui de la princesse, le d�cida � la
conseiller dans une note remise au Roi.

Les cours de Blois, de Nantes, de Rennes, d'Aix, de Montauban, etc.,
allaient �tre appel�es � juger les complices de Marie-Caroline et ne
manqueraient pas de r�clamer sa pr�sence. Ce serait une premi�re
difficult� d'avoir � la refuser. Ne devait-on pas craindre (et cela
est effectivement arriv�) que l'absence de la principale accus�e ne
f�t acquitter tous les inculp�s?

Or, ces acquittements, quoique purement de fiction l�gale, seraient
exploit�s comme un encouragement national par le parti l�gitimiste; la
voix du jur�, pour le coup, serait proclam�e la voix du pays. Tandis
qu'en publiant une amnistie, fond�e sur le point de vue de la guerre
civile vaincue et de l'Ouest pacifi� par l'�loignement et la
dispersion des chefs, on �vitait ce danger, en se pla�ant dans la
meilleure et la plus g�n�reuse attitude.

D'ailleurs, ajoutait monsieur Pasquier, si on ne profitait pas de ce
moment, quand pourrait-on terminer une captivit� qui serait toujours
une source de peines et d'inqui�tudes pour la famille royale? Ce ne
pourrait �tre lorsque l'acquittement des autres accus�s aurait donn�
une sorte de bill d'indemnit� � madame la duchesse de Berry, et nulle
circonstance favorable n'�tait � pr�voir.

Cette note, lue au conseil, y trouva peu de faveur; moins accoutum�s
aux scrupules de la magistrature, les ministres ne voulurent pas
admettre la possibilit� de voir les complices de la princesse, gens si
�videmment, si palpablement coupables, innocent�s.

Peut-�tre aussi la connaissance qu'avait monsieur Thiers de la
r�pugnance de monsieur Pasquier � voir l'arrestation de madame la
duchesse de Berry lui faisait-il croire � une pr�vention personnelle,
dans cette circonstance, et attacher moins d'importance � son opinion,
d'autant qu'� l'occasion de p�titions, dont les unes demandaient que
la princesse f�t mise en jugement, les autres qu'elle f�t rendue � la
libert�, le ministre obtint des Chambres un vote approbatif des
mesures qu'il avait adopt�es.

Les assises de Montauban, o� l'on devait juger les passagers et
l'�quipage du _Carlo Alberto_, exigeant la comparution du comte de
Mesnard, il dut quitter Blaye. Madame la duchesse de Berry ne t�moigna
aucun chagrin de son d�part, mais elle fut vivement contrari�e de le
voir remplacer par le comte de Brissac, son chevalier d'honneur.

Celui-ci, tr�s d�vot et rigide dans ses moeurs, n'�tait nullement
agr�able � la princesse qu'on n'avait pas consult�e pour accepter la
proposition faite par lui de remplacer monsieur de Mesnard, et elle le
re�ut encore plus mal que madame d'Hautefort.

Toutes les pr�f�rences �taient alors pour monsieur Chousserie, colonel
de gendarmerie. Il l'avait accompagn�e de Nantes, o� il avait aid� �
sa capture, et commandait � Blaye. De longues conversations,
d'�ternels t�te-�-t�te s'�tablissaient entre eux, au point que les
t�moins en �taient �tonn�s et parfois scandalis�s.

Le colonel Chousserie a racont� post�rieurement qu'il �tait dans la
confidence de son �tat et avait pris l'engagement de faire dispara�tre
l'enfant sans qu'il en f�t autrement question.

Selon lui, la difficult� de cacher cette aventure � monsieur de
Mesnard la pr�occupait beaucoup; et c'est pour cela qu'elle avait vu
son d�part avec tant de satisfaction. L'arriv�e de monsieur de Brissac
pourtant avait fort temp�r� sa joie.

En apprenant l'intimit� journellement croissante entre le commandant
et sa prisonni�re, monsieur Thiers con�ut des inqui�tudes et se d�cida
� le faire changer. Il consulta monsieur Pasquier, devant moi, sur la
convenance de le faire remplacer par un de nos amis communs, le
colonel de Lascours, beau-fr�re du duc de Broglie.

Les cris que nous jet�mes l'un et l'autre avertirent monsieur Thiers
des objections � faire � un pareil emploi que lui regardait comme une
faveur. Assur�ment monsieur de Lascours aurait refus� une si maussade
commission. Mais nous f�mes tr�s �tonn�s de la savoir accept�e par le
g�n�ral Bugeaud, d�put� assez influent, bon officier, homme d'honneur
et d'esprit, mais ayant l'�piderme suffisamment calleuse pour ne point
souffrir de tout ce que le m�tier dont il se chargeait pr�sentait
d'odieux.

Depuis quelque temps d�j� les rapports du colonel Chousserie
annon�aient la princesse tr�s souffrante. Les lettres de madame
d'Hautefort et de monsieur de Brissac parlaient d'une toux opini�tre
et d'un grand amaigrissement. Elle ne se plaignait pas, mais ses
forces diminuaient.

L'inqui�tude gagna le cabinet. Monsieur Pasquier ne n�gligea rien pour
l'exploiter, d'autant plus qu'il la partageait.

Dans une nouvelle note remise au Roi, il rappela que la m�re,
l'archiduchesse Cl�mentine, �tait morte poitrinaire peu de temps apr�s
la naissance de madame la duchesse de Berry. Il observa combien les
fatigues d'une vie aventureuse, qui avait d� exposer la princesse aux
intemp�ries des saisons, �taient propres � d�velopper le germe de
cette maladie h�r�ditaire. Il insista sur le fatal effet que
produirait sa mort dans les murs de Blaye. Les contemporains
�tabliraient et la post�rit� croirait que sa vie y aurait �t�
sacrifi�e.

Cette note donna lieu � une discussion en conseil, � la suite de
laquelle deux m�decins de Paris, les docteurs Orfila et Auvity, furent
exp�di�s � Blaye.

Leur rapport officiel, ins�r� au _Moniteur_, se trouva satisfaisant
sur l'�tat de la poitrine et les conditions sanitaires du s�jour de la
citadelle. Leurs propos confidentiels exprim�rent la pens�e d'une
grossesse assez avanc�e. Toutefois, la princesse avait �lud� les
observations qui l'auraient tout � fait constat�e.

C'est le premier soup�on que le gouvernement en ait eu; car on a vu
que ceux con�us par monsieur Thiers, avant l'arrestation de madame la
duchesse de Berry, s'�taient enti�rement dissip�s; et, au fond, cette
grossesse �tait si peu avanc�e au mois d'octobre que les confidents
les plus intimes en pouvaient seuls �tre instruits.

Le docteur Guitrac, de Bordeaux, avait �t� appel� aupr�s de la
princesse par le colonel Chousserie. On lui savait les opinions
carlistes les plus exalt�es. Il �tait, selon toutes les probabilit�s,
dans leur confidence et aurait pr�t� assistance au moment opportun.

Le triste secret, renferm� jusque-l� dans les murs de Blaye, ne tarda
pas longtemps � �tre divulgu�. Je ne sais d'o� vinrent les
indiscr�tions; mais les petits journaux commenc�rent une s�rie de
plaisanteries dont les partisans de la princesse se tinrent pour
justement offens�s.

Il s'ensuivit un nombre consid�rable de duels. Une l�gion de
_chevaliers fran�ais_ se forma pour d�fendre la vertu de
Marie-Caroline envers et contre tous. Un de mes cousins, le comte
Charles d'Osmond, se battit avec le r�dacteur du _Corsaire_. Cette
manie gagna les provinces; on olindait partout. Il fallut que le
gouvernement et les chefs des diff�rents partis s'interposassent pour
mettre un terme � ces sanglantes prouesses.

Le rapport du docteur Orfila, d'une part, et ceux de Blaye, qui
continuaient � repr�senter madame la duchesse de Berry comme tr�s
souffrante, de l'autre, d�cid�rent un nouvel envoi de m�decins.

Les r�clamations des carlistes furent d'autant plus violentes et
insultantes sur l'infamie d'avoir mis au nombre monsieur Dubois
(chirurgien des plus habiles, mais connu comme ayant accouch�
l'imp�ratrice Marie-Louise) qu'eux-m�mes furent induits en erreur par
leurs propres agents.

Le docteur Guitrac, que la commission venue de Paris s'associa, se
trouvait dans le secret de la grossesse; mais, ayant mal interpr�t�
les r�ponses de la princesse et de sa femme de chambre, madame
Hansler, qu'il ne put interroger en particulier, il crut le danger
conjur� par quelque accident; et, � son retour � Bordeaux, il affirma
les bruits r�pandus sur la grossesse de madame la duchesse de Berry
enti�rement faux et parfaitement calomnieux.

Sur cette assurance, monsieur Ravez, ami intime du docteur, publia la
ridicule protestation o� il r�pond _sur sa t�te_ de la _vertu de
Madame_. Tout le parti reprit une compl�te s�curit� et un redoublement
de violence.

Le duc de Laval, le duc de Fitzjames, le comte de La Ferronnays,
�crivirent de Naples pour demander � remplacer madame la duchesse de
Berry _dans les cachots_ et lui servir d'otages. Otages de quoi? Ils
ne l'expliquaient pas.

Cela me rappela qu'avant de partir pour aller passer l'hiver � Naples,
o� la colonie des m�contents fran�ais menait bonne et joyeuse vie,
dansant au bal et jouant la com�die, le duc de Laval m'avait dit: �Ne
vous y trompez pas, ch�re amie, nous entrons dans les temps
h�ro�ques.�

Tout le monde jouait au roman historique avec d'autant plus de z�le
que c'�tait sans danger. Sir Walter Scott avait remis les propos
chevaleresques � la mode, aussi bien que les meubles du moyen �ge;
mais les uns et les autres n'�taient que de mis�rables imitations.

Les lettres de madame d'Hautefort devenaient plus g�n�es, moins
explicites; un profond m�contentement y per�ait parfois; et pourtant
le parti carliste, fort des paroles du docteur Guitrac, demeurait en
s�curit�.

Le gouvernement, en revanche, �clair� par les autres m�decins et les
rapports du g�n�ral Bugeaud, ne formait gu�re de doutes sur l'�tat de
la princesse.

La brochure de monsieur de Chateaubriand, dont j'avais entendu lire
quelques passages manuscrits (_M�moire sur la captivit� de madame la
duchesse de Berry_), avait produit une assez grande sensation,
occasionn� des manifestations bruyantes et forc� l'autorit� � la
saisir.

La phrase qui la terminait: �Madame, votre fils est mon roi�, �tait
devenue comme une sorte de mot d'ordre pour le parti. Un certain
nombre de jeunes gens venaient la crier dans la cour de monsieur de
Chateaubriand et la r�p�taient en toast dans les banquets o� l'h�ro�ne
de Nantes �tait c�l�br�e.

Les journaux carlistes rendaient un compte exag�r� de ces �v�nements,
et il avait fallu s�vir, malgr� soi, contre des actes si publiquement
hostiles au gouvernement �tabli.

Monsieur de Chateaubriand fut acquitt�, par respect pour son nom, � la
suite d'un discours habile, digne et mod�r� de sa part, et d'une
plaidoirie fort ampoul�e de monsieur Berryer o� l'avocat se remarquait
bien plus que l'homme d'�tat. Mais ce triomphe fut cruellement
empoisonn�; car, ce jour-l� m�me, le _Moniteur_ contenait la
d�claration faite par madame la duchesse de Berry d'un mariage secret.
Personne n'en fut dupe et le parti s'en trouva atterr�.

Je me souviens d'avoir assist� la veille � un grand d�ner chez le
baron de Werther, ministre de Prusse. Nous �tions une quarantaine de
personnes, la plupart assez bien inform�es pour savoir la nouvelle
re�ue par le gouvernement � la fin de la matin�e; mais aucune ne se
souciait d'en parler la premi�re.

Je ne pense pas qu'il y eut dix paroles �chang�es avant de se mettre �
table. Il r�gnait dans ce salon une sorte de honte g�n�rale, m�l�e �
la tristesse.

Pendant le d�ner, chacun chuchota avec son voisin, et, en sortant de
table, on s'abordait en se demandant, sans autre commentaire, si _cela
serait_, en effet, dans le _Moniteur_ du lendemain.

La pudeur publique y r�pugnait, car tout le monde lisait le mot de
grossesse � la place de celui de mariage; mais madame la duchesse de
Berry avait exig� la publicit� de sa d�claration.

Quoique r�elle, notre consternation n'approchait pas de celle de la
Reine. Je la vis le matin et la trouvai d�sol�e. Afflig�e comme
parente, elle se sentait encore atteinte et comme reine et comme
princesse et comme dame et comme femme: elle joignait les mains et
pliait la t�te.

Pour elle, la surprise �tait jointe au chagrin. Les ministres, ni le
Roi, n'avaient jamais os� lui parler des soup�ons qu'on avait con�us.
Accoutum�e aux inf�mes propos des journaux, elle n'y avait fait aucune
attention s�rieuse; et m�me, monsieur le duc d'Orl�ans ayant, quelques
jours avant, hasard� une allusion � ce sujet, sa m�re, si douce pour
lui habituellement, l'avait trait� avec une tr�s grande s�v�rit�. Le
coup qui la frappait lui �tait impr�vu.

J'osai m'�tonner et regretter que madame la duchesse de Berry n'e�t
pas eu recours � elle dans son malheur.

�Ah, ma ch�re, que ne l'a-t-elle fait!... Ils auraient dit ce qu'ils
auraient voulu mais rien ne m'aurait emp�ch�e d'aller la soigner
moi-m�me si on n'avait pas voulu la mettre � l'abri de cette honte!...
Apr�s tout, c'est la fille de mon fr�re!... et encore, c'est de Blaye
que je m'occupe le moins; mais cette pauvre Dauphine! Oh, mon Dieu,
cette pauvre Dauphine si pure, si noble, si sensible � la gloire!
quelle douleur, quelle humiliation! voir salir ses malheurs! Ah! je
sens tout ce qu'elle souffre, mon coeur en saigne, et je n'ose pas
m�me le dire!�

Les larmes de la Reine coulaient abondamment.

Elle ne se faisait aucune illusion sur ce pr�tendu mariage. Je sais
pourtant que, malgr� la promesse donn�e de ne plus se m�ler du sort de
madame la duchesse de Berry, elle essaya de tirer de cette d�claration
qui de droit annulait les pr�tentions � la R�gence un argument pour
solliciter l'ouverture imm�diate des portes de Blaye.

Mais la Reine avait contre elle le cabinet, monsieur le duc d'Orl�ans,
je suis f�ch�e de l'avouer, madame Ad�la�de et m�me le Roi qu'on
avait enfin persuad�, et elle ne put rien obtenir. Je l'en ai vue tout
� la fois d�sol�e et courrouc�e.

On lui objectait qu'� peine rendue � la libert� madame la duchesse de
Berry nierait son mariage apocryphe, pr�tendrait sa d�claration
arrach�e par la violence, affirmerait le bruit de sa grossesse
invent�e, r�pandu, accr�dit� par le cabinet des Tuileries, le
traiterait de fable inf�me, trouverait le moyen d'accoucher dans un
secret dont personne ne serait dupe mais o� tout son parti
l'assisterait, et enfin que, pour mettre � couvert l'honneur
impossible � sauver de la princesse, on compromettrait celui du Roi et
du gouvernement fran�ais.

Tout cela se pouvait dire, quoique � tort selon moi. La Reine,
accoutum�e � c�der, se soumit. Ce ne fut pas sans combats et elle en
conserva une tristesse profonde pendant longtemps.

Je reviens � Blaye. Ici, on le comprend, je suis n�cessairement livr�e
aux conjectures; mais j'ai lieu de croire qu'il y avait eu un
malentendu entre la princesse et ses confidents, les communications ne
pouvant �tre ni fr�quentes, ni faciles, ni peut-�tre tr�s explicites.
Elle croyait avoir re�u le conseil de donner une grande publicit� �
une d�claration qu'on lui pr�sentait au contraire comme une r�v�lation
secr�te � confier dans un cas extr�me.

Les carlistes ont avanc� et soutenu que l'aveu de son �tat avait �t�
fait par elle � la Reine et qu'elle avait r�clam� son assistance,
avant de faire cette d�claration de mariage. Cela est positivement
faux de tous points, comme je viens de l'attester.

Madame la duchesse de Berry n'attachait pas une grande importance � la
situation o� elle se trouvait, et elle aurait cru d�roger bien
davantage � ses id�es d'honneur en demandant la protection de la
Reine.

J'ai �t� bien souvent �tonn�e que, pouss�e par la honte d'une position
qui conduit fr�quemment une servante d'auberge � se noyer dans un
puits plut�t qu'� la voir divulgu�e, madame la duchesse de Berry, �
laquelle on ne peut refuser un courage peu ordinaire et dont les id�es
religieuses ne lui faisaient certainement pas obstacle, n'ait pas
pr�f�r� se pr�cipiter du haut de ces remparts de Blaye o� elle se
promenait chaque jour, l�guant ainsi � son parti une noble victime �
venger, � ses ennemis un malheur irr�parable � subir et se pla�ant au
premier rang dans le coeur de ses enfants aussi bien que sous le burin
de l'histoire; car personne n'aurait os� prendre l'odieux de proclamer
le motif r�el de son d�sespoir.

Je crois que, tout simplement, elle n'avait pas compris l'�normit� de
sa chute. Elle n'attachait aucun prix � la chastet�; ce n'�tait pas sa
premi�re grossesse clandestine. Elle croyait les princesses en dehors
du droit commun � cet �gard et ne pensait nullement que cet incident
d�t influer sur son existence politique d'une fa�on s�rieuse.

Elle s'�tait m�me persuad� qu'en annon�ant un mariage quelconque elle
s'ouvrirait les portes de la citadelle et se promettait bien de ne
donner aucune suite � ce mensonge, quitte � le qualifier de ruse de
guerre.

Quoi qu'il en soit, un jour o� le g�n�ral Bugeaud, qu'elle cajolait
fort depuis quelque temps, entra chez elle pour lui rendre ses
hommages quotidiens, elle se jeta inopin�ment dans ses bras, fondant
en larmes et criant � travers ses sanglots: �Je suis mari�e, mon p�re,
je suis mari�e.�

Le g�n�ral parvint � la calmer; et alors, cette personne, si noble et
si digne � Nantes, se donna la peine de jouer � Blaye une v�ritable
sc�ne de proverbe, semblant toujours au moment de r�v�ler le nom de
cet �poux si ch�ri et pourtant toujours arr�t�e par la crainte de lui
d�plaire en le nommant sans sa permission.

Elle donnait � entendre que c'�tait une alliance parfaitement
sortable. De nouvelles r�ticences y laissaient presque entrevoir un
caract�re politique; puis, s'apercevant qu'elle d�passait le but, elle
revenait � l'amour, l'amour passionn�, irr�sistible.

Bugeaud, bon homme dans le fond, avait commenc� par �tre �mu; mais ces
tergiversations l'emp�ch�rent d'ajouter foi � ses paroles: il y vit
une sc�ne mont�e � l'avance.

Cependant, lorsque la princesse demanda � faire l� d�claration de son
mariage, � la condition qu'elle serait imm�diatement ins�r�e au
_Moniteur_, il lui r�pondit que le nom de l'�poux �tait indispensable
� la validit� du document. Elle s'y refusa obstin�ment.

La pauvre femme aurait �t� bien emp�ch�e � le fournir, car ce mari
postiche n'�tait pas encore d�couvert.

Madame la duchesse de Berry chargea monsieur Bugeaud de faire sa
triste confidence � madame d'Hautefort et � monsieur de Brissac.
�tait-ce un moyen de mettre leur responsabilit� � l'abri, ou bien
avait-elle, en effet, gard� le silence envers eux jusque-l�? Je ne
sais, mais ils montr�rent plus de chagrin que de surprise.

Il est positif que, dans le m�me temps, monsieur de Mesnard
s'exprimait � Montauban, o� le proc�s dit du _Carlo Alberto_ le
retenait encore, dans des termes qui ne permettaient pas de le croire
instruit de l'�tat de madame la duchesse de Berry, et la d�claration
de mariage le jeta dans le d�sespoir.

D�jou�e dans la pens�e d'�tre aussit�t remis� en libert� et le
gouvernement annon�ant le projet de lui laisser faire ses couches �
Blaye, il para�t que la princesse se plaignit am�rement � ses
confidents du mauvais conseil qu'on lui avait donn�; mais elle ne
dissimula plus sa grossesse et bient�t fit demander � Deneux, son
accoucheur attitr�, de se rendre aupr�s d'elle.

Elle continua � entretenir le g�n�ral Bugeaud, avec lequel elle
s'�tait mise sur le ton de la familiarit� la plus grande, des m�rites
de son mari, de l'amour qu'elle lui portait; et, quoiqu'il s�t que,
dans son plus intime int�rieur, elle se riait de la cr�dulit� qu'elle
lui supposait, les bont�s des grands ont une telle fascination qu'il
en �tait s�duit.

Tandis que le premier acte de cette com�die se jouait � Blaye, le
second se pr�parait � la Haye.

Le go�t de l'intrigue et celui de l'argent, si chers � tous deux, y
avaient r�uni en fort tendre liaison monsieur Ouvrard et madame du
Cayla. Ils �taient aupr�s du roi Guillaume les agents de madame la
duchesse de Berry.

Ouvrard s'occupait de l'emprunt dont Deutz avait r�v�l� le projet, et
madame du Cayla cherchait � prendre sur le vieux roi de Hollande la
m�me influence exerc�e nagu�re sur le roi Louis XVIII.

J'ignore si elle re�ut ou si elle se donna la commission de trouver un
mari pour Marie-Caroline; mais il est certain qu'elle en a eu tout le
m�rite.

Monsieur de Ruffo, fils du prince de Castelcicala, ambassadeur de
Naples � Paris, se trouvait de passage � la Haye dans ce moment. Toute
sa famille, et lui-m�me, �taient fort attach�s � madame la duchesse de
Berry. Le jeune Ruffo lui avait fait sa cour � Massa.

La comtesse du Cayla, consid�rant les termes de la d�claration faite �
Blaye, s'avisa que ce serait l� un mari possible, et, dans un long
t�te-�-t�te, elle employa toutes ses plus habiles insinuations �
pr�parer monsieur de Ruffo, � accepter cet emploi.

Elle r�ussit du moins � se faire comprendre; car, � peine rentr� � son
auberge, il fit ses paquets, demanda des chevaux et, le lendemain
matin, la n�gociatrice d�sappoint�e apprit qu'il s'enfuyait � grande
course de la Haye.

Cependant le temps pressait. Loin de prendre la d�claration de Blaye
comme une _ruse de guerre_, le roi Charles X exigeait que le fr�re de
ses petits-enfants e�t un p�re avou� et nomm�. Sa col�re n'�pargnait
pas les �pith�tes offensantes � la m�re.

Madame la Dauphine �tait tomb�e dans le d�sespoir � la nouvelle de
cette honte de famille si solennellement publi�e. Elle savait d�s
longtemps l'inconduite de sa belle-soeur, mais ce scandale historique
ne lui en �tait pas moins cruel. Elle aussi r�clamait un mariage.

Il n'y avait donc pas � reculer; et, sans y regarder de si pr�s,
madame du Cayla mit la main sur un attach� � la l�gation de Naples,
jeune homme de belle figure, de haute naissance, mais fort d�bauch� et
perdu de dettes.

Tel que le voil�, le comte Lucchesi �tait patemment � la Haye depuis
dix-huit mois et ne s'en �tait pas absent� vingt-quatre heures; toutes
les l�gations europ�ennes accr�dit�es en Hollande pouvaient en faire
foi. Mais madame du Cayla ne s'arr�ta pas � ces consid�rations,
secondaires. Elle fit de belles phrases � monsieur de Lucchesi sur un
si admirable d�vouement � la soeur de son souverain, la post�rit�
n'aurait pas assez d'�loges � lui donner, d'autels � lui dresser....

Puis survint Ouvrard, avec les arguments irr�sistibles de don Basile,
et cent mille �cus d�cid�rent le comte Hector de Lucchesi-Palli, fils
du prince de Campoforte, � mettre son nom � la merci des intrigants
qui le lui avaient achet�; car, � cet instant, on pensait peu � sa
personne.

Le parti carliste, d'abord �cras� par la chute de son h�ro�ne, ne
s'�tait pas tromp� au sens de la _d�claration_ et n'avait pas m�me
cherch� � l'expliquer autrement que nous; mais, se relevant petit �
petit, il voulut faire une �nigme de ce qui n'�tait que trop clair.

Les uns l'annon�aient une ruse de guerre invent�e par la princesse,
d'autres la niaient absolument, un certain nombre la proclamaient
impos�e par la violence mat�rielle; mais tous �taient d'accord pour
supposer cette r�v�lation arrach�e par ce qu'ils nommaient des
_tortures morales_.

On faisait mille contes � ce sujet. Il est positif cependant qu'elle a
�t� enti�rement spontan�e. Personne n'en a �t� plus surpris que le
g�n�ral Bugeaud, si ce n'est le minist�re. Madame la duchesse de Berry
ne l'a jamais ni� en aucun temps.

Je crois bien, � la v�rit�, que, si elle avait esp�r� trouver dans
monsieur Bugeaud la m�me assistance clandestine que dans monsieur
Chousserie, elle l'aurait pr�f�r�, et encore cela est-il douteux.

J'ai vu soutenir � de fort belles dames qu'elles auraient constamment
refus� tout aveu et seraient accouch�es en criant � tue-t�te: �C'est
une atroce invention de mes bourreaux... je ne suis pas grosse...�
Mais cet exc�s d'impudence est plus facile � r�ver qu'� mettre en
action.

D'ailleurs, madame la duchesse de Berry, je l'ai d�j� dit, n'attachait
pas une tr�s grande honte � un �v�nement qui n'�tait pas nouveau pour
elle et dont les exemples se rencontraient dans sa propre famille.

De plus, elle entendait �tre convenablement soign�e, t�moin le souci
pris par elle-m�me d'appeler Deneux, qui exigea un ordre de sa main,
et, dans ce but, elle se serait sans doute d�cid�e � faire confidence
de son �tat au g�n�ral Bugeaud, comme elle l'avait fait au colonel
Chousserie, � la derni�re extr�mit�. Mais j'ai lieu de croire, je le
r�p�te, qu'un conseil venu du dehors et mal compris par elle
l'entra�na � exiger la publicit� d'une d�claration dont le mod�le lui
avait �t� envoy�, mais qui devait rester enfouie dans les murs de
Blaye avec le triste secret qui s'y renfermait.

Aucun des partisans les plus d�vou�s de la princesse ne prenait au
s�rieux ce pr�tendu mariage, ni ne songeait � l'invoquer pour excuse.
� la v�rit�, en �tant toute chance possible de r�gence �
Marie-Caroline, il lui enlevait son existence politique et les
contrariait encore plus que la grossesse que, cependant, tout en y
croyant parfaitement, ils s'�taient repris � nier, partant de ce
principe que les gens capables de la proclamer devaient l'avoir
invent�e.

Lorsqu'on leur repr�sentait que la d�claration parlait uniquement du
mariage, plus sinc�res en cela qu'il ne leur est ordinaire, ils
s'�criaient: �Ah bah, le mariage!...�

Un jour madame de Ch�tenay entra chez moi en riant: �Je viens de
rencontrer madame de Colbert au coin de votre rue, me dit-elle, vous
savez que, malgr� notre liaison d'enfance, elle me tient rigueur pour
mes _mauvaises opinions_; aujourd'hui elle m'a arr�t�e. �J'esp�re, ma
ch�re, que vous n'�tes pas de ceux qui croient � cette abominable
invention contre madame la duchesse de Berry?

�--H�, bon Dieu, j'aimerais fort � n'y pas croire, mais que
voulez-vous, elle l'avoue elle-m�me; on dit qu'elle a mand� Deneux....

�--C'est un mensonge! c'est une horreur! c'est votre horrible
gouvernement qui dit cela.� Tandis qu'elle se r�pandait en invectives
contre le Roi, les ministres, la famille royale et tous leurs
adh�rents, et que j'attendais avec impatience un instant de r�pit pour
m'esquiver, un cabriolet passe o� �tait monsieur de Mesnard, qui nous
salue. Madame de Colbert, changeant tout � coup de texte, s'�crie:
�Ah! l'inf�me, ah! le sc�l�rat, je voudrais l'�trangler de mes propres
mains, le mis�rable!� et se retournant vivement � moi... �C'est lui
qui l'a fait, ce malheureux enfant!�

�--Je vois que vous y croyez et que vous en savez plus que moi, ma
ch�re.�

�Madame de Colbert, un peu d�contenanc�e, m'a souhait� le bonjour,
nous nous sommes s�par�es � votre porte et voil�, dit madame de
Ch�tenay en achevant son r�cit, ce qui me faisait rire.�

Madame de Colbert ne manquait pas d'esprit; mais elle �tait fort
passionn�e et repr�sentait assez exactement les extravagances de son
parti.

J'ignore de quelle fa�on madame la duchesse de Berry fut inform�e du
nom de son pr�tendu mari. Elle avait certainement des moyens de
correspondance occultes.

Aussi, le 10 mai 1833, monsieur Deneux fit par son ordre, en sa
pr�sence, et devant des t�moins officiels, la pr�sentation d'un enfant
du sexe f�minin, n� en l�gitime mariage de Marie-Caroline, duchesse de
Berry, et de Hector, comte de Lucchesi-Palli des princes de
Campoforte.

Ce fut la premi�re r�v�lation donn�e de ce nom. La princesse en avait
gard� le secret et ses entours, aussi bien que ses plus d�vou�s
partisans, l'apprirent avec le public. On alla aux informations, et
bient�t le rire simultan� de toute l'Europe accueillit la paternit�
postiche d'un homme qui n'avait pas quitt� la Haye depuis deux ans.

Probablement madame la duchesse de Berry ignorait cette circonstance.
En tout cas, elle affectait une grande satisfaction de son choix.
Lorsqu'on lui annon�a le sexe de son enfant: �Ah! j'en suis bien ais�,
dit-elle, mon bon Lucchesi d�sirait beaucoup une fille; cela lui fera
plaisir.�

Madame d'Hautefort et monsieur de Brissac refus�rent de signer le
proc�s-verbal r�dig� en leur pr�sence. La princesse leur en sut
extr�mement mauvais gr�. Au reste, elle �tait fort mal avec eux depuis
longtemps.

En s'enfermant � Blaye aupr�s d'elle, ils croyaient avoir � soigner de
plus nobles infortunes et ne dissimulaient pas leur m�contentement,
accru encore par la l�g�ret� des propos de la princesse et son �trange
familiarit� avec les officiers de la petite garnison du ch�teau.

Toutefois, madame d'Hautefort se r�signa � �crire, sous la dict�e de
madame la duchesse de Berry, quelques lettres o�, en annon�ant la
naissance de la petite Rosalie, elle repr�sentait la maison de
Lucchesi-Palli comme tellement illustre et le comte Hector comme si
personnellement distingu� qu'en v�rit� tout l'honneur de l'alliance se
trouvait pour la fille des rois.

Cette maladresse augmenta l'hilarit� des malveillants et la tristesse
des gens qui d�siraient jeter un voile sur cette d�plorable aventure.

On ne s'occupa plus � Blaye qu'� h�ter le r�tablissement de la
princesse. Elle eut la promesse d'�tre reconduite en Sicile d�s que sa
sant� le permettrait. La premi�re pens�e avait �t� de la diriger sur
Trieste, mais le roi Charles X refusait positivement de la recevoir.
Il devenait plus opportun alors de la remettre aux mains de son fr�re.
On n�gocia � cet effet avec lui; il n'en voulait pas � Naples mais
l'accepta en Sicile.

Madame d'Hautefort et monsieur de Brissac pr�text�rent des affaires
personnelles pour ne la point accompagner; elle-m�me s'en souciait
peu. N'ayant pas encore compris � quel point elle �tait d�chue, elle
demanda de nouveau mademoiselle de Montaigne en promettant de la
garder aupr�s d'elle; celle-ci se trouva d'accord avec sa famille,
cette fois, pour refuser.

Madame la duchesse de Berry, dont les correspondances �taient
parfaitement libres maintenant, s'adressa � la princesse Th�odore de
Bauffremont et lui �crivit en l'engageant � venir assister � Palerme �
ces f�tes de la sainte Rosalie dont elle lui avait si souvent parl�.

Madame de Bauffremont h�sita � se rendre � une demande si
singuli�rement r�dig�e. Cependant, elle avait �t� tellement avant dans
toute cette intrigue politique et sa r�putation de femme �tait si bien
�tablie qu'elle consentit � deux conditions: son mari serait du voyage
et, loin de s'arr�ter � Palerme, madame la duchesse de Berry se
rendrait directement en Boh�me o� tous deux l'escorteraient.

Monsieur de Mesnard, acquitt� par le jury de Montauban, comme tous les
passagers du _Carlo Alberto_, et que nous venons de voir courant tr�s
librement les rues de Paris, rempla�a monsieur de Brissac � Blaye.

Quoique fort irrit�e de sa naissance, madame d'Hautefort, tr�s bonne
personne dans le fond, montrait de l'int�r�t � la petite Rosalie et la
m�re en raffolait. La sc�ne changea � l'arriv�e de madame de
Bauffremont; celle-ci la traita du haut de son m�pris, ne daignant pas
la regarder.

Monsieur de Mesnard ne cachait pas la r�pulsion qu'elle lui inspirait,
et madame la duchesse de Berry s'en occupa beaucoup moins.

Le curieux de l'aventure, c'est que la pauvre madame d'Hautefort fut
accueillie par tout le parti carliste avec la plus excessive
malveillance. Dans sa province d'Anjou, les portes lui furent presque
ferm�es et, l'hiver suivant, elle eut la na�vet� de me faire dire, par
un ami commun, qu'elle n'osait pas venir chez moi dans la crainte
d'accr�diter le bruit r�pandu qu'elle �tait _vendue au gouvernement_.

Malgr� l'�trange r�le qu'elle nous faisait jouer par l�, � toutes
deux, cela m'a paru si ridiculement absurde que j'ai toujours n�glig�
de m'en f�cher. J'ignore, au reste, ce qu'on lui reprochait; mais il
n'y a pas d'invention saugrenue dont les exalt�s du parti carliste ne
soient capables.

Le 9 juin 1833, madame la duchesse de Berry s'embarqua � bord de la
fr�gate l'_Agathe_, avec sa fille, le prince et la princesse Th�odore
de Bauffremont et le comte de Mesnard.

� son instante pri�re, le g�n�ral Bugeaud consentit � l'accompagner;
il manda � Paris ne pouvoir refuser cette marque d'amiti� � toute
l'affection filiale qu'elle lui montrait. Il avait la bonhomie d'y
croire; son erreur ne fut pas de longue dur�e.

D�s que les c�tes eurent suffisamment disparu pour ne plus laisser
chance de retour, la princesse changea de proc�d�s, et, parvenue en
rade de Palerme, elle ne daigna pas prendre cong� de lui sur le
vaisseau, ni l'inviter � la venir voir � terre.

Bugeaud avait innocemment pris au positif les protestations de
Marie-Caroline de le consid�rer _comme un p�re_. Il fut outr�, et
courrouc� surtout du maussade voyage entrepris par pur z�le � sa
suite. Il �crivit ici des lamentations sentimentales sur l'ingratitude
de madame la duchesse de Berry qui ne laiss�rent pas d'�tre fort
divertissantes.

Il fallait un grand fonds d'ignorance des princes, de la Cour et du
monde en g�n�ral pour croire sinc�res les cajoleries dont on le
comblait � Blaye, et, il faut en convenir, madame la duchesse de Berry
n'avait pas de motif pour aimer � s'entourer des t�moins du triste
s�jour qu'elle y avait fait.

Sa gaiet�, au reste, ne se d�mentit pas un instant pendant tout le
voyage. Son unique pr�occupation �tait la crainte de manquer � Palerme
les f�t�s de sainte Rosalie; elle y avait assist� dans son enfance et
en conservait un tr�s vif souvenir.

La faveur de la petite Rosalie allait toujours en d�croissant; mais
elle fut enti�rement mise de c�t� lorsque le p�re qu'on lui avait
invent�, et que madame la duchesse de Berry ne s'attendait pas �
trouver en Sicile, se pr�senta � bord de l'_Agathe_.

Ce pauvre petit enfant, repouss� de tout le monde, est mort bient�t
apr�s � Livourne, chez un agent d'affaires o� on l'avait d�pos� comme
un paquet �galement incommode et compromettant.

Je ne sais si le nom du v�ritable p�re demeurera un myst�re pour
l'histoire, quant � moi je l'ignore. Faut-il en conclure, ainsi que
monsieur de Chateaubriand me r�pondait un jour o� je l'interrogeais �
ce sujet: �Comment voulez-vous qu'on le dise, elle-m�me ne le sait
pas!�

Une v�ritable s�ide de la princesse (je puis aussi bien la nommer,
madame de Chastellux), dans un premier acc�s de col�re contre elle, me
tint � peu pr�s le m�me langage: �Figurez-vous, ma ch�re, me dit-elle,
qu'elle a eu l'incroyable audace d'oser qualifier ce mis�rable enfant
d'_enfant de la Vend�e_!... en un sens elle a raison...�,
ajouta-t-elle plus bas.

Les grandes fureurs assoupies, le mot d'ordre fut donn� et le parti
carliste s'y soumit merveilleusement d'accorder les tristes honneurs
de cette paternit� � monsieur de Mesnard. Les anciennes relations
qu'on lui supposait avec la princesse leur rendaient, je ne sais
pourquoi, cette version moins am�re.

Charles X sembla l'accr�diter en t�moignant une grande animadversion
au comte de Mesnard et en lui d�fendant obstin�ment sa pr�sence, ce
qui, pour le dire en passant, �tait une gaucherie d�s qu'il feignait
d'admettre l'authenticit� du mariage.

En Bretagne, personne ne croyait � monsieur de Mesnard; l'opinion la
plus g�n�ralement admise d�signait l'avocat Guibourg. Deux hommes
�galement bien plac�s pour �tre des mieux inform�s m'ont nomm� l'un,
monsieur de Charette, l'autre, un fils du mar�chal Bourmont. Peut-�tre
le temps r�v�lera-t-il ce honteux secret; personne jusqu'ici n'a
r�clam� une si triste c�l�brit�.

Le d�part de France de madame la duchesse de Berry fut un grand
soulagement pour tout le monde. Les gens de son parti ne fixaient pas
volontiers leur vue sur Blaye, et ceux qui tenaient au gouvernement
pouvaient sans cesse y redouter une catastrophe.

On le fit suivre tr�s promptement par la lev�e de l'�tat de si�ge dans
les provinces de l'Ouest. C'�tait, de fait, une amnistie; mais, comme
elle arrivait � la suite des jugements d'acquittement simultan�ment
rendus par les divers tribunaux envers tous les accus�s politiques, on
n'en sut aucun gr� au gouvernement et cela passa pour un signe de
faiblesse.

Je puis me tromper, mais je crois encore que la d�portation de madame
la duchesse de Berry en Boh�me au moment de son arrestation et
l'amnistie, d�clar�e en m�me temps, auraient plac� le tr�ne nouveau
sur un meilleur terrain.

Sans doute, madame la duchesse de Berry serait rest�e un chef de parti
pour quelques imaginations exalt�es et un certain nombre d'intrigants.
Toutefois, on venait d'avoir la mesure de ce qu'il �tait en sa
puissance d'accomplir dans les circonstances les plus favorables pour
elle. Cela n'�tait pas bien formidable, et la longanimit� du
gouvernement, la g�n�rosit� du Roi auraient ramen� beaucoup de gens
qui ne demandaient qu'un pr�texte pour rester tranquilles.

On savait le roi Charles X et madame la Dauphine peu dispos�s �
encourager les entreprises de madame la duchesse de Berry. Une fois �
Prague, et il �tait facile d'exiger qu'elle y arriv�t, elle serait
retomb�e dans leur d�pendance et aurait �t� forc�e � plus de sagesse.

Il faut le reconna�tre, d'ailleurs, les pr�visions les plus sagaces
ont un terme. Il �tait impossible d'imaginer que la captive jouerait
si obstin�ment le jeu de ses adversaires; mais, je dis plus, en e�t-on
eu parole, il aurait �t� plus habile, � mon sens, de ne s'y point
exposer; car, pour le l�ger avantage de perdre un chef en jupes, dont
l'�v�nement a montr�, du reste, toutes les faiblesses, on a accumul�
beaucoup de haines et de reproches l�gitimes sur des t�tes royales.
Dans un temps o� le manque de respect pour les personnes et pour les
choses se trouve une des grandes difficult�s du pouvoir, on s'est plu
� tra�ner dans la boue une princesse que son rang et quelques qualit�s
brillantes devaient tenir � l'abri de l'insulte du vulgaire.

On a fait r�p�ter, avec une apparence de v�rit�, comment les familles
royales �talaient sans honte les plaies que les familles bourgeoises
cachaient avec soin et comment les haines politiques l'emportaient
dans leur coeur sur les liens de la parent� et toutes les affections
sociales.

Cela pouvait �tre sans risque autrefois, alors que les grands seuls
avaient droit de parler aux peuples d'eux-m�mes; mais, actuellement
que leur conduite passe au creuset de la publicit� et de la publicit�
malveillante, il leur faut, dans les actions de leur vie publique et
priv�e, l'honn�tet�, la pudeur et la d�licatesse exig�es du simple
particulier. Je persiste donc � croire que personne n'a gagn� au
triste drame de Blaye, pas m�me ceux qui semblent y avoir triomph�.

La t�che de madame du Cayla n'�tait pas achev�e. Non seulement le roi
Charles X avait voulu qu'on lui pr�sent�t un mari, mais encore il
exigeait, la preuve d'un mariage fait en temps opportun. Madame du
Cayla se rendit en Italie � cet effet, et, gr�ce au d�sordre existant
dans les registres de l'�tat civil, fit fabriquer un certificat de
mariage dans un petit village du duch� de Mod�ne.

Le monde entier savait monsieur de Lucchesi en Hollande � la date que
ce document portait; mais, soit que Charles X l'ignor�t, soit qu'il
lui conv�nt de fermer les yeux, il s'en contenta et consentit �
recevoir monsieur et madame Lucchesi-Palli lorsqu'il aurait acquis la
certitude qu'ils faisaient bon m�nage.

Le Roi voulait encha�ner sa belle-fille � ce mari qui terminait sa
carri�re politique et lui enlevait tous ses droits de tutrice sur
l'avenir de ses enfants. Ce n'�tait pas le compte de la princesse.
Elle entendait conserver son nom, son rang, et m�me ses pr�tentions �
la r�gence (que Charles X, au reste, n'avait admises en aucun temps),
car elle n'a jamais compris � quel point elle �tait, d�chue dans
l'opinion publique.

Les dissensions dans la famille exil�e entra�n�rent de longues
n�gociations o� monsieur de La Ferronnays et monsieur de
Chateaubriand furent employ�s sans succ�s. Il n'entre point dans mon
projet d'en donner les d�tails; d'ailleurs je les sais mal.

Charles X s'obstina fort longtemps � nommer la princesse _madame de
Lucchesi_. Celle-ci, de son c�t�, ne voulut pas accepter cette
position et se contenta de prouver qu'elle faisait bon m�nage en
accouchant publiquement tous les ans et produisant ses nouveaux
enfants � tous les regards.

� la fin, et par l'intercession de madame la Dauphine, le Roi
s'adoucit. _Madame la duchesse de Berry_ obtint permission de passer
quelques jours dans sa famille, mais elle a cess� d'en faire partie.

Notons, comme chose extraordinaire et impr�voyable, que ce mari,
improvis� par les intrigues de madame du Cayla, achet� � beaux deniers
comptants par l'or de monsieur Ouvrard, acceptant sans trop de
r�pugnance une position si humiliante et que tout devait faire
pr�sumer un mis�rable, s'est trouv� un tr�s honn�te homme, assez
d�licat, plein d'�gards pour sa femme, de convenance dans ses rapports
avec elle, avec les autres, et de dignit� dans sa propre attitude.
Enfin, d'apr�s tout ce qui en revient, il m�rite et obtient une
v�ritable estime.

Je crois ne pouvoir mieux terminer ce r�cit que par une lettre dont
l'amiral de Rigny m'a laiss� prendre copie dans le temps. Je la donne
tout enti�re pour lui conserver son caract�re de franchise et de
v�rit�.

                                            CH�TENAY.--SEPTEMBRE 1840.

       *       *       *       *       *

(_Copie d'une lettre �crite par le commandant de l'Act�on._)

                                            �_Act�on_, rade de Toulon,

                                                   le 11 juillet 1833.

�Vous savez, sans doute, mon cher monsieur Coste, que j'ai �t� envoy�
� Palerme; j'ai fait un rapport officiel et je n'ai pu y ins�rer
quelques petits d�tails qui sont en dehors de ma mission. J'avais bien
pens� � les adresser particuli�rement � l'amiral; mais, dans la
crainte que cette libert� lui d�pl�t, je me suis d�cid� � vous les
donner, en vous priant de les lui communiquer si vous le jugiez
convenable.

�� mon arriv�e � Palerme, j'ai recherch� tout ce qui concernait
l'arriv�e prochaine de la duchesse de Berry. Le soir, j'ai �t�
pr�sent� � son fr�re le prince Rodolphe, lieutenant g�n�ral de la
Sicile, et au prince de Campoforte, ministre dirigeant.

�J'ai vu aussi plusieurs autres personnes, et enfin j'ai reconnu que
cet �v�nement faisait peu de sensation dans le pays. On y est habitu�
aux �carts des princes et princesses et, comme l'immoralit� est dans
les moeurs de tous, aucun n'est �tonn� qu'une altesse ait un enfant
d'un p�re inconnu.

�J'ai dit _p�re inconnu_. En effet, le comte Hector de Lucchesi, jeune
et beau gar�on, est arriv� � Palerme vers le 1er juillet; il venait de
Naples et de la Haye o� il vivait dans l'intimit� de madame du Cayla.

�La paternit� et l'�pouse avaient �t� offertes � trois ou quatre
jeunes princes napolitains ou siciliens.

�Monsieur Ouvrard sut vaincre, avec ses arguments ordinaires, les
scrupules du comte Hector qui a accept� le tout, ce qui lui vaut �
Palerme le surnom de saint Joseph.

�Ce qui pr�occupait le plus les palermitiens, c'�tait de savoir
comment le jeune Hector s'en tirerait avec la vieille princesse de
Partano, � laquelle il a fait plusieurs enfants � Madrid lorsqu'il y
�tait secr�taire d'ambassade avec le prince du m�me nom.

�Cette femme est tr�s jalouse; on pr�sume qu'elle fera quelques sc�nes
� la duchesse de Berry qui lui enl�ve celui de ses amants qu'elle aime
le mieux. Du reste, toute cette affaire occupe peu � Palerme.

�Tout le monde se pr�pare pour les f�tes dispendieuses qui auront lieu
du 11 au 15 juillet en l'honneur de sainte Rosalie, patronne de la
Sicile, et personne ne met en doute que l'h�ro�ne de Nantes n'y prenne
une part fort active.

�D�s que l'_Agathe_ parut, je me rendis � bord. J'y ai pass� toute la
journ�e et, n'ayant qu'� attendre les ordres de Turpin, il m'a �t�
facile d'observer le r�le que chacun a jou� dans cette journ�e
historique. En arrivant, j'ai �t� pr�sent� � la duchesse par Turpin;
elle a �t� fort aimable, gaie et m�me empress�e.

�Je lui ai fait mes offres pour la France, ainsi qu'aux personnes
fid�les qui l'entouraient. Sa sant� est parfaite; elle m'a dit que le
mal de mer l'avait d'abord �prouv�e, mais qu'aujourd'hui elle se
portait mieux que jamais.

�Pendant la journ�e, elle m'a adress� plusieurs fois la parole et avec
un enjouement, une libert� d'esprit qui m'ont �tonn� dans la
circonstance. Pendant le voyage, elle s'est attach�e � se faire aimer
de la marine et a montr� de l'�loignement pour le g�n�ral Bugeaud
qu'elle nomme son ge�lier.

�Je me suis aper�u que ce dernier, brave et franc militaire, n'avait
pas mis les formes douces et polies que les officiers et le capitaine
de l'_Agathe_ emploient dans toutes leurs relations avec les
d�port�s. Il est vrai de dire que son r�le � Blaye n�cessitait des
mesures de surveillance qui paraissent oppressives et qui deviennent
inutiles � bord; de l�, l'aversion de la duchesse qui trouvait une
diff�rence entre le traitement � la citadelle et � bord de l'_Agathe_.

�Aussi le g�n�ral Bugeaud est-il fort m�content de la duchesse, qu'il
appelle _ingrate_, et je crois aussi un peu de la marine qui, selon
lui, a �t� trop obs�quieuse envers l'h�ro�ne de Nantes.

�Je n'ai pas vu une seule fois la m�re embrasser son enfant ou s'en
occuper; elle �tait toute � la joie de recouvrer la libert� et au
plaisir d'arriver juste pour les f�tes de sainte Rosalie qu'elle
craignait beaucoup de manquer.

�La petite fille est forte et bien portante; c'est la nourrice ou une
femme de chambre qui la tient toujours. Pendant la travers�e, la m�re
s'en est un peu occup�e. Cette petite lui ressemble, et elle-m�me n'a
pas embelli: elle est maigre, noire et peu attrayante.

�Je ne vous parlerai pas de sa suite, de la petite princesse de
Bauffremont, minaudi�re s'il en fut, et de son �poux, grand, froid et
plus qu'ordinaire (on le nommait prince _Toto_ � la Cour).

�Monsieur de Mesnard m�rite cependant une mention particuli�re, �
cause de la mine qu'il fit d�s que le comte Lucchesi parut. Il y avait
dans sa contenance de la jalousie, du d�pit, de la r�signation. Son
nez �tait �carlate (on dit que, chez lui, c'est un indice de col�re),
mais, en habile courtisan, c'est le seul qu'il ait laiss� percer.

�On dit que, pendant la travers�e, ses mani�res avec la duchesse
avaient toute la g�ne d'un ancien amant qui a �chang� les douceurs de
l'amour contre l'importance et l'influence d'un vieil ami.

�Vers deux heures, le comte Lucchesi est venu � bord, en frac, dans
un bateau de passage, et seul. Il a demand� � voir la duchesse et
s'est nomm�; aussit�t on l'a introduit et on les a laiss�s seuls;
l'entretien a d� �tre curieux. La petite �tait sur le pont; on ne l'a
pas demand�e.

�Une heure apr�s, les �poux sont venus sur le pont en se tenant sous
le bras. La petite fille �tait l�; il n'en a pas �t� question. Le
pr�tendu p�re n'y a pas fait la moindre attention. J'ai bien observ�
cette circonstance qui est importante dans l'affaire; j'ai aussi
remarqu� que les fid�les voyageurs traitaient l'�poux assez
l�g�rement.

�C'est le moment de vous en parler. Il peut avoir cinq pieds six
pouces, beau, brun, un embonpoint convenable aux conditions qu'il a
accept�es. Il a l'esprit born� et peu orn�; il parle cependant
plusieurs langues. Il est renomm� � Palerme pour ses succ�s de femmes;
il a �t� secr�taire d'ambassade � Madrid o� il vivait avec
l'ambassadrice, et � la Haye o� il vit avec une autre vieille femme,
et enfin il justifie son go�t des vieilles amours en se fixant avec la
princesse.

�En paraissant sur le pont avec sa femme sous le bras, ils avaient
l'un et l'autre l'air tr�s embarrass�. Ce premier moment m�ritait un
peintre habile, la curiosit� sur toutes les figures, la bassesse
masqu�e par la politesse dans les mani�res des courtisans.

�Le nez de monsieur de Mesnard a rougi aussit�t: des favoris, des
moustaches, une barbe blanche qu'il a laiss�e cro�tre lui donnaient
une physionomie �trange; il semblait un coq blanc se pr�parant � la
bataille. On voyait son d�pit, son chagrin, sa col�re; mais, quand il
parlait au pr�f�r�, sa figure �tait gracieuse, elle reprenait son
autre aspect d�s qu'il ne se croyait plus aper�u par Hector.

�Mes regards se portaient surtout sur le p�re; je tenais � m'assurer
qu'il ne s'occupait pas de la petite fille. En faisant observer cette
circonstance au g�n�ral Bugeaud, nous nous rappelions qu'elle dit en
accouchant: �_Que le bon Lucchesi sera content, lui qui d�sirait tant
une fille!_�

�Le prince Rodolphe, fr�re de la duchesse, lieutenant g�n�ral de la
Sicile, ne vint pas � bord la voir; il envoya le commandant de la
marine Almagro pour la complimenter et l'accompagner � terre.

�L'_Agathe_ �tait entour�e d'au moins cent cinquante canots et bateaux
contenant des curieux, des musiciens qui tous parlaient, criaient,
chantaient et jouaient des instruments; le tout faisait un vacarme tel
qu'on ne s'entendait pas � bord de la corvette.

�Je ne vous ai encore rien dit de monsieur Deneux, le fid�le
accoucheur, que la duchesse accablait de pr�f�rences, d'attentions �
Blaye et qu'� bord elle n'a plus regard�. Le jour du d�barquement,
elle ne l'a pas engag� � venir la voir � terre, non plus que monsieur
Mesni�re, le jeune m�decin. Ces deux messieurs en ont �t� fort
bless�s, d'autant plus qu'elle a fait toutes ses gr�ces aux autres, et
pourtant elle leur a quelque obligation.

�Quand le g�n�ral Bugeaud a �t� lui faire ses adieux, elle n'a pu
s'emp�cher de lui dire qu'elle estimait son caract�re et qu'elle
reconnaissait qu'il avait rempli, sa t�che difficile avec mod�ration
et franchise.

�Enfin, vers quatre heures et demie, elle s'est embarqu�e dans le
canot de Turpin qui lui donnait le bras. Les officiers rang�s en haie
l'ont salu�e de l'�p�e; puis vingt et un coups de canon lui ont �t�
tir�s en hissant les pavois. Dans le premier canot se trouvaient, dans
l'ordre suivant de leur embarquement: 1� la duchesse, monsieur et
madame de Bauffremont, monsieur de Mesnard, et monsieur Lucchesi;
remarquez que le mari a pass� le dernier et que la petite fille est
rest�e pour le canot des domestiques.

�Cette petite m'int�ressait toujours; l'abandon dans lequel la
laissaient sa m�re v�ritable et son p�re suppos� m'occupait beaucoup,
et je faisais des questions insidieuses aux acteurs principaux pour en
conclure quelque chose. Mes soup�ons se portent sur Deutz et monsieur
Guibourg l'avocat; c'est aussi l'avis du g�n�ral Bugeaud.

�Toute la population de Palerme �tait sur les quais. Aussit�t qu'elle
a �t� � terre, un canot est venu porter au g�n�ral Bugeaud une lettre
du prince Campoforte, premier ministre, p�re de Lucchesi, par laquelle
il reconnaissait que madame la duchesse de Berry _et sa fille_ avaient
�t� d�barqu�es � Palerme en parfaite sant�.

�Ainsi finit cette affaire qui dure depuis quatorze mois et qui a
irrit� les esprits, qui est peu connue des masses en raison des r�cits
et conjectures contradictoires qui ont �t� d�bit�s � dessein et
accr�dit�s par les ayants-cause afin de cacher la v�rit� qui n'est
plus obscure pour moi.

�La duchesse de Berry conserve toujours dans ses propos un espoir de
retour en France avec lequel elle r�compense ceux qui lui t�moignent
de l'int�r�t. Elle a donn� vingt jours de solde � l'�quipage de
l'_Agathe_, ce qui fait environ deux mille cinq cents francs. Elle a
�t� fort gracieuse avec les officiers quand ils ont pris cong� d'elle.

�Elle a dit et fait dire que, plus tard, quand elle serait en France,
elle r�compenserait dignement l'�tat-major et l'�quipage de la
corvette. Dans tout ceci, elle s'est montr�e reconnaissante, car il
n'est, pas possible de mieux faire les choses que Turpin; il a su y
mettre les �gards et les attentions que m�rite le malheur, tout en
conservant les convenances de sa position.

�C'est ainsi qu'il a refus� de d�ner avec la duchesse parce qu'il a su
qu'elle n'inviterait pas le g�n�ral Bugeaud, et il l'accablait de
pr�venances, de politesses les plus recherch�es. Ne croyez pas que ma
vieille amiti� pour Turpin m'ait aveugl�. S'il en �tait autrement, je
le dirais de m�me. J'aime mes amis, mais je ne suis ni aveugle, ni
muet sur leurs fautes et leurs d�fauts.

�D'ailleurs l�, je fais presque de l'histoire, je dois donc �tre avant
tout v�ridique, et vous savez que je le fus toujours.

�Encore une anecdote. Peu de jours apr�s le d�part de Blaye, la
casquette du g�n�ral Bugeaud tomba � la mer. La duchesse lui dit:
�G�n�ral, si on rapportait votre casquette � madame Bugeaud, elle vous
croirait noy�.

�--Bah! r�pondit le g�n�ral, cela ne fait rien, Madame, une veuve
trouve toujours de beaux gar�ons pour la consoler�.

�Il est presque certain que la duchesse se rendra sous peu � Prague.

�On assure que c'est � cette condition que messieurs de Mesnard et de
Bauffremont ont consenti � l'accompagner. On veut en imposer au parti
et voil� tout; car on a saisi � travers les propos de ces messieurs
qu'ils ne seraient pas �loign�s de se rallier � l'ordre de choses
actuel.

�Le premier, monsieur de Mesnard, disait au g�n�ral Bugeaud que la
branche a�n�e avait laiss� tomber la couronne et que Louis-Philippe
n'avait fait que la ramasser. �Oui, lui r�pondit le g�n�ral; mais nous
l'avons attach�e sur sa t�te, et nous saurons nous battre pour la lui
maintenir.� Le propos est un peu militaire, mais il faut convenir
qu'il est vrai et surtout bien adress�.

�Voil� � peu pr�s, mon cher monsieur Coste, les principaux �v�nements
de mon voyage � Palerme; il a �t� riche en r�colte pour mes souvenirs.
Le Consul voudrait souvent un b�timent de guerre ici et � Naples,
Messine, Catane, etc. Il croit et affirme qu'il serait utile au
commerce et � la politique; ceci n'est plus de mon ressort. L'_Act�on_
est bien, fort bien; il faudrait quinze hommes de plus pour le
manoeuvrer; il marche bien, j'ai retrouv� son ancienne vitesse, enfin
j'en suis enchant� et je suis bien dispos� � tout faire.

�Au revoir, portez-vous bien, r�pandez compliments et amiti�s pour moi
autour de vous, et recevez l'assurance de ma vieille amiti� et de mon
d�vouement.

�Je vous serre la main de coeur.

                                                           �E. NONAY.�




FONTAINEBLEAU EN 1834


J'avais �t� invit�e au premier voyage de la Cour � Fontainebleau en
1834 et j'en conservais l'id�e la plus riante.

C'�tait comme une oasis au milieu de ces sept ann�es de tribulations
publiques et priv�es qui m'ont assaillie depuis la r�volution de
Juillet.

L'�meute �tait us�e; l'assassinat n'�tait pas n�; les terreurs du
chol�ra �taient oubli�es. Le Roi se flattait d'une popularit�
retremp�e dans l'�nergie qu'il avait montr�e contre les factieux
arm�s. L'instruction du grand proc�s d'avril se poursuivait
paisiblement, et les gens sages esp�raient qu'une amnistie, suivant de
pr�s l'acte d'accusation, t�moignerait � la fois de la culpabilit� des
accus�s et de la longanimit� du gouvernement sans l'exposer aux
chances d'un proc�s qui, malgr� l'habilet� avec laquelle il a �t�
conduit, n'est devenu possible que par les fautes multipli�es des
accus�s et de leurs d�fenseurs, fautes qu'il �tait impossible de
pr�sumer et imprudent d'esp�rer.

Le minist�re s'�tait r�cemment affaibli par la retraite du duc de
Broglie. La pr�sidence nominale du mar�chal G�rard ne lui rendait pas
l'ensemble qu'il avait perdu; mais messieurs Guizot, Thiers, Rigny et
Duch�tel pr�sentaient un quatuor qui promettait quelque force.

La s�curit� �tait donc assez grande en ce moment o� l'on pouvait
regarder les plus violentes crises comme pass�es, et la situation
morale des esprits contribuait � rendre le voyage projet� agr�able
pour tout le monde. Il devait durer dix jours; les invitations �taient
divis�es en trois s�ries. Je me trouvai faire partie de la premi�re.

J'arrivai le lendemain du jour o� la famille royale, se rendant �
Fontainebleau, avait bien voulu s'arr�ter � Ch�tenay et me renouveler
de vive voix l'invitation officielle qui m'�tait parvenue.

C'�tait au commencement d'octobre; il faisait un temps magnifique qui
dura tout le voyage.

On me mena dans un tr�s joli appartement, arrang� avec un soin
minutieux pour l'agr�ment et la commodit�. Un feu �norme r�chauffait
la chambre et le salon qui la pr�c�dait; et, cinq minutes apr�s mon
arriv�e, un valet de chambre entra, portant un plateau couvert de
fruits, de g�teaux, de carafes de vin et d'eau � la glace.

Je ne fis point honneur � ces courtoisies, et, sortant de chez moi,
pendant qu'on y pr�parait mon �tablissement, j'allai faire des visites
dans le ch�teau.

Je vis successivement arriver les ambassadeurs de Naples, de Russie,
le ministre de Prusse, quelques autres, personnes du corps
diplomatique ainsi que divers �quipages dont les livr�es ne me
r�v�laient pas les propri�taires. Mes courses me men�rent � l'heure de
la toilette. Les costumes �taient fort �l�gants, mais conservaient la
simplicit� de la campagne, except� les jours destin�s aux bals o� l'on
�tait plus par� mais pourtant sans pierreries.

Je trouvai dans le salon d'attente des aides de camp qui, me faisant
traverser la salle du tr�ne, me conduisirent dans le salon dit de
famille. La Reine, les princesses et un assez grand nombre de dames
s'y trouvaient d�j� r�unies; les politesses royales s'y distribuaient
aux nouveaux arriv�s.

Bient�t on passa au d�ner, dans la galerie qui s'appelait encore de
Louis XVIII. Le banquet �tait magnifique, la ch�re bonne, la soci�t�
choisie. Sous pr�texte de costume de voyage, les gens portaient des
vestes bleues galonn�es d'argent, livr�e des rois pr�d�cesseurs. Tout
ce qui entourait �tait sem� de fleurs de lys.

Il y avait, dans ce voyage, un certain parfum de tr�ne, tout au moins
une �vidente vell�it� � remonter d'une marche l'�chelle de la royaut�.
Les ambassadeurs �trangers le remarquaient et s'en r�jouissaient.
J'avoue, de bonne foi, que je partageais leur satisfaction.

C'�tait la premi�re fois, depuis la R�volution, que je voyais le Roi
oser se souvenir qu'il �tait petit-fils d'Henri IV. Cette demeure si
aristocratique de Fontainebleau rappelait le sang Bourbon dans ses
veines et il y prenait go�t. Toutefois, c'�tait avec les nuances
sociales que le si�cle imposait; et, quoique plus royales que je ne
les avais encore vues � l'ext�rieur, les formes �taient pleines
d'urbanit� et le commerce entre les illustres h�tes et leurs convives
aussi facile qu'obligeant.

Un spectacle bien choisi remplit la soir�e. La salle contenait, en
outre des invit�s du ch�teau, toutes les notabilit�s de la ville,
enchant�es de voir recommencer ces brillants voyages de Fontainebleau,
interrompus pendant la Restauration.

Aussi le Roi fut-il re�u avec des acclamations qu'il retrouvait dans
la population toutes les fois qu'il se montrait dans les rues ou dans
le parc, ce qui lui arrivait perp�tuellement et presque seul. Il
n'avait pas encore �t� condamn� aux pr�cautions que la manie du
r�gicide lui a impos�es bient�t apr�s.

Quoique des rafra�chissements eussent �t� largement distribu�s � tout
ce qui �tait dans la salle, nous trouv�mes, en sortant du spectacle,
une table � th� pr�par�e dans le salon de famille. Madame Ad�la�de s'y
assit, la Reine se tint debout � causer, le Roi et les princesses ses
filles se retir�rent; et chacun, suivant son go�t on sa fatigue,
suivit celui de ces exemples qui lui convenait le mieux. J'�tais
lasse; je choisis le dernier.

On �tait averti officiellement que le d�jeuner �tait � dix heures et
officieusement que la Reine entendait la messe � neuf heures et demie.
J'y allai.

C'�tait dans cette jolie chapelle de saint Saturnin que le furetage
artistique du Roi avait d�couverte, servant de salle � manger � la
quatri�me table du commun depuis bien longtemps, et qu'il avait rendue
� la destination pour laquelle saint Thomas Becket, archev�que de
Cantorb�ry, l'avait b�nie dans le douzi�me si�cle.

La Reine et les princesses �taient dans leur tribune. Nous nous
trouv�mes cinq � six femmes dans la chapelle, sans qu'on fit attention
� celles qui y assistaient ou qui y manquaient. Il n'y avait pas un
homme.

Le d�jeuner fut mieux suivi et les quatre-vingt-quatorze couverts
�taient tous occup�s.

En sortant de table, on se r�unit dans le salon de famille. Une partie
des femmes se mirent � travailler; les autres s'�tablirent autour de
grandes tables couvertes de gravures et d'ouvrages remarquables, la
plupart relatifs au ch�teau o� nous nous trouvions et que le Roi
devait nous faire visiter en d�tail, sit�t qu'il aurait termin� avec
le mar�chal G�rard une conf�rence que celui-ci venait de r�clamer.
Sauf qu'il y avait plus de monde, l'aspect du salon �tait pr�cis�ment
le m�me que dans une maison de campagne, chez un particulier, �
pareille heure.

Le mar�chal exp�di�, le Roi vint d�gager sa promesse. On ne peut
imaginer un cicerone plus instructif, plus amusant et plus amus� que
le roi Louis-Philippe quand il montre et explique les travaux qui font
sa seule r�cr�ation depuis qu'il est mont� sur le tr�ne.

Son admirable m�moire lui fournit, � chaque instant, quelque anecdote
historique ou artistique tr�s piquante qui donne la vie aux lieux que
l'on parcourt et, quoiqu'il nous fit faire la visite bien en
conscience, qu'il ne nous fit pas gr�ce _d'un chou_, et qu'il nous
retint plus de deux heures et demie sur nos jambes, personne ne
s'aper�ut de sa fatigue.

Je fis sup�rieurement ma cour dans cette occasion. J'avais, en 1828,
pass� une semaine � Fontainebleau chez mon oncle �douard Dillon,
auquel Melchior de Polignac, gouverneur du ch�teau, avait pr�t� un
appartement pour l'�t�, de fa�on que, l'ayant vu en d�tail tel qu'il
�tait alors, je pouvais mieux reconna�tre et appr�cier les �normes
restaurations d�j� faites par le Roi.

Cette circonstance l'attacha � mes c�t�s et lui fit trouver plus de
plaisir � me d�signer les nouveaux travaux qu'il comptait
entreprendre. Ceux de la belle galerie de Fran�ois II �taient d�j�
commenc�s. Le plafond, tout d�viss� et d�mont�, gisait sur le parquet,
et nous p�mes remarquer la perfection de cet ouvrage d'�b�nisterie, et
je dirai presque d'orf�vrerie, ex�cut� avec le soin qu'on apporterait
� faire une tabati�re.

Monsieur Alaux, artiste distingu�, avait pr�par� un �chantillon de sa
restauration des peintures du Primatice pour le soumettre �
l'approbation du Roi. Pendant qu'il l'examinait et donnait quelques
ordres, il nous confia � la gouverne de monsieur le duc d'Aumale,
alors �g� de douze ans et aussi parfaitement intelligent qu'il �tait
beau.

Il nous fit les honneurs de la biblioth�que en �talant sa jeune
science, sans p�danterie, mais avec satisfaction. Il appela notre
attention sur l'inscription de la porte. Elle dit cette biblioth�que
l'oeuvre de Fran�ois II, _roi des Fran�ais_.

L'usage de cette appellation existait donc sous les Valois, et c'�tait
par une concession aux pr�tentions des citoyens que les rois s'�taient
appel�s _de France_. Il ajouta une r�flexion philosophique sur la
rotation des diverses id�es attribu�es aux m�mes expressions. Il �tait
charmant dans son enfantine sagesse. Le Roi nous ayant rejoints, il
rentra dans son r�le d'�colier et se prit � courir devant nous.

Revenus par la porte dor�e aux appartements occup�s par le Roi, il
nous fit remarquer un petit gu�ridon de bois fort commun sur lequel
l'Empereur avait sign� son abdication et me dit d'y lire l'inscription
plac�e pendant la Restauration.

Je vis, grav� sur une plaque de cuivre: �C'est sur cette table que
Bonaparte a sign� l'acte de sa d�mission dans le second cabinet du
Roi, o� S. M. fait sa toilette.� Il faut convenir que cette
inscription �tait bien digne d'avoir �t� invent�e sous un monarque qui
datait de la vingti�me ann�e de son r�gne, au retour de vingt-deux ans
d'exil.

Je sus gr� au roi Louis-Philippe, entour�s comme nous l'�tions
d'�trangers et d'ennemis de la branche a�n�e, de n'avoir dirig� mon
attention sur cette plaque qu'� voix basse. � la v�rit�, la Reine
venait de nous rejoindre et sa pr�sence impose toujours les sentiments
d�licats.

Elle nous montra elle-m�me son appartement, d�cor� de toutes les
�l�gances de Marie-Antoinette qui semblaient bien mesquines � c�t� des
magnificences de Louis XIII, de Louis XIV et m�me du _rococo_ de Louis
XV, mais qui l'emportaient de beaucoup sur le raide et le guind� de
l'Empire.

Depuis longtemps, je n'avais vu � la Reine l'air aussi serein.
L'affligeant �pisode des tristes aventures de la duchesse de Berry
l'avait d�sol�e; elle en avait �t� atteinte et comme parente et comme
princesse, et comme dame et comme femme; cette p�nible impression
commen�ait � s'affaiblir et, comme je l'ai d�j� dit, la situation des
affaires publiques paraissait sous un jour assez favorable.

Je restai un instant en arri�re avec la Reine dans son boudoir. Je lui
dis, en lui baisant la main, combien j'�tais heureuse de la voir
contente et r�concili�e � sa situation:

�Non, ma ch�re, pas un jour, pas une heure, pas un instant; ici, comme
� Paris, comme partout, c'est toujours comme dans ma chambre � coucher
de Neuilly, toujours, toujours!!...�

Elle �tait fort troubl�e. Elle m'embrassa les larmes aux yeux, et nous
rejoign�mes le groupe des visiteurs o� elle reprit imm�diatement son
maintien calme et enjou�.

Ce rappel � la sc�ne de Neuilly o� elle avait pleur� si am�rement dans
mes bras le jour o� il avait fallu quitter sa douce et paisible
existence pour venir prendre la couronne d'�pines � laquelle elle se
trouvait condamn�e me frappa d'autant plus en ce moment que j'�tais
sous le charme de ces grandeurs h�r�ditaires, pour lesquelles elle
semblait si bien faite, mais qui pourtant lui paraissaient si lourdes
� porter.

L'usurpation, me dis-je, m�me la plus forc�e, m�me la plus innocente,
m�me la plus utile, est donc un grand fardeau! Cette impression fut
tr�s profonde en moi et me g�ta le reste de mon s�jour �
Fontainebleau. Ces sourires que je voyais ne cachaient-ils que des
soucis?

On annon�a les voitures. Quatorze cal�ches, � quatre et � six chevaux,
�taient r�unies dans la cour du Cheval blanc; on avait d'avance r�gl�
comment elles devaient �tre occup�es, et des aides de camp nous
�tablissaient chacun � notre place.

Le Roi, la Reine, Madame, les ambassadrices et les ambassadeurs
remplissaient un �norme char � bancs, dit de famille, qui contenait
seize personnes. Dans un v�hicule de la m�me nature, se trouvaient les
jeunes princesses, avec toutes les demoiselles de la soci�t�; la
plupart �taient jolies, toutes �taient gaies, et cette troupe couverte
de fleurs r�cr�ait la vue au milieu du cort�ge plus s�rieux qui la
pr�c�dait et la suivait.

Le d�sordre du d�part, � travers les flots de la population qui se
pressait jusques aux roues des voitures, pr�sentait un spectacle anim�
et amusant. Tout le monde �tant install�, les voitures partirent au
petit pas et on traversa la ville aux acclamations des habitants.

Nous f�mes une tr�s longue promenade dans la for�t, et je conserve peu
de souvenir d'une sc�ne plus pittoresque que celle que nous offrit le
relais.

Les �curies du Roi n'y suffisant pas, il fut compos� de chevaux de
poste que nous trouv�mes dans un carrefour de la for�t. Ils �taient
plac�s sur une pelouse ombrag�e d'arbres centenaires. Leurs cris un
peu sauvages, leurs mouvements d�sordonn�s faisaient contraste �
l'attitude civilis�e des camarades qu'ils �taient destin�s �
remplacer, comme les costumes des postillons de poste, aux livr�es
galonn�es des gens du Roi.

On d�telait d�j� les premi�res voitures que les derni�res roulaient
encore sans bruit � travers le sable, laissant le silence derri�re
elles, et arrivaient � ce mouvement, � ces cris, � ces jurements, �
ces hennissements si vari�s, et tout cela sous une ombre �paisse qui
reposait d'un ciel sans nuage.

Ce m�lange formait un des plus charmants tableaux qui se puissent
imaginer. L�, comme dans tous les sites voisins des villages, les
paysans �taient r�unis en foule. Le Roi s'arr�tait toujours pour leur
parler, et souvent descendait de sa voiture et restait quelques
moments au milieu d'eux; personne de nous ne songeait encore � s'en
inqui�ter.

Nous ne f�mes de retour au ch�teau que pour l'heure de la toilette. On
nous avait pr�venues qu'elle pouvait �tre tr�s simple. En effet, on se
r�unit au salon en robes de mousseline. La soir�e �tait consacr�e au
repos; il n'y assista que les habitants du ch�teau. On pla�a des
tables de jeu, pour ceux qui voulurent en user, dans le salon de Louis
XIII. La jeunesse s'�tablit � une esp�ce de jeu de poule, le macao, je
crois. Les femmes jou�rent ou travaill�rent � leur choix.

Le th� et les rafra�chissements furent servis dans le salon de
famille, de sorte que la soci�t� se trouvait dispers�e entre ces deux
pi�ces et la salle du tr�ne qui les s�pare. On gagna ainsi minuit fort
agr�ablement et dans une enti�re libert�.

Le lendemain matin, la promenade dans la for�t fut remplac�e par une
visite � la grande treille o� il y eut bien des livres de raisin
d�vor�es. Je n'ai pas besoin d'en faire l'�loge; il suffit de dire
qu'il soutenait sa r�putation.

Comme, pour l'amener � cette perfection, il ne doit �tre envelopp� ni
de sacs, ni m�me de filets, le jardinier se procure une escouade de
petits gar�ons qui, depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, se
prom�nent devant la treille, arm�s de longs chasse-mouches, et crient
et chantent pour effrayer les oiseaux.

Tous les petits gar�ons de Fontainebleau et des environs arrivent en
foule pour profiter de cette aubaine dont ils se r�jouissent fort. Ils
se trouvaient rang�s en file sur notre passage. La Reine leur parla
avec sa bont� ordinaire pour les enfants de toutes les classes.

Je faisais r�flexion, en les voyant l� si contents, qu'un bon nombre
de ces coutumes f�odales, contre lesquelles les d�clamations modernes
ameutent nos esprits, ne paraissaient sans doute pas plus cruelles �
ceux qui y �taient employ�s que si, par exemple, pour battre les
�tangs, dans l'intention de faire taire les grenouilles, dont le
croassement d�rangeait le sommeil de la ch�telaine, les vassaux
obtenaient quelques douceurs ou �taient pay�s d'une fa�on quelconque,
ils se trouvaient peut-�tre tout aussi heureux que les enfants de
Fontainebleau, car, � la rigueur, on parviendrait � faire des phrases
d'indignation philanthropique sur ces enfants r�duits � la condition
de servir d'�pouvantail aux oiseaux.

La promenade se continua dans le grand parc, mais je retournai au
ch�teau, ce qui composait notre carross�e se trouvant d'accord pour
pr�f�rer un peu de repos.

Melchior de Polignac s'�tait retir�, avec sa femme et sa nombreuse
famille, dans une petite maison de la ville o� il vivait dans la
retraite que son manque absolu de fortune lui imposait, mais o� il
jouissait de la consid�ration acquise dans sa place de gouverneur.

J'ai d�j� dit avoir pass� huit jours au ch�teau pendant qu'il exer�ait
ses fonctions. Son nom et sa position rendaient naturellement Melchior
et les siens fort hostiles � ce qui tenait au gouvernement de Juillet.
J'h�sitai � les aller voir, dans la crainte qu'un h�te du ch�teau leur
f�t importun � recevoir; mais je me rendis la justice que ma visite
serait faite � intention bien amicale (Je connaissais sa femme et lui
depuis leur enfance) et je m'y d�cidai. J'eus la satisfaction qu'elle
fut re�ue dans la m�me disposition.

Je note cela avec plaisir, parce que j'ai trouv� souvent de l'aigreur
dans des circonstances o� elle �tait bien moins excusable. Melchior
de Polignac me parla m�me avec int�r�t et approbation des travaux que
le Roi faisait ex�cuter dans le ch�teau o�, ce que je comprends, il ne
mettait plus les pieds apr�s y avoir longtemps command�.

Je racontai ma visite et ma r�ception � la Reine, et je trouvai en
elle cette sympathie r�elle qu'elle a toujours pour la position des
autres. Je ne sache personne qui les comprenne mieux et les appr�cie
avec autant de bienveillance.

Le d�ner fut plus nombreux que la veille; il y avait des invit�s des
environs, entre autres le duc et la duchesse de La Tr�mo�lle. Il y eut
spectacle le soir, apr�s lequel je pris cong� de la famille royale,
mon invitation ne s'�tendant pas au del� de cette journ�e.

Le lendemain matin, apr�s avoir d�jeun� dans nos appartements
respectifs, tout ce qui composait la premi�re fourn�e du voyage partit
pour c�der ses chambres � la seconde.

Nous crois�mes nos rempla�ants sur la route de Paris.

Monsieur le duc d'Orl�ans et monsieur le duc de Nemours �taient au
camp et n'arriv�rent que le lendemain pour le bal qui se donnait le
jour de naissance du Roi. Il eut lieu dans la galerie de Henri II et
fut tr�s brillant. J'aurais assez aim� � en voir le coup d'oeil; mais,
il �tait fort rationnel que la _fourn�e du bal_ fut compos�e de jeunes
femmes. Elle fut la troisi�me et la derni�re.

Le beau temps tint fid�lement compagnie � tout ce voyage dont chacun
revint enchant�.

Cet admirable Fontainebleau, �gay� et ranim�, semblait une
r�surrection qui plaisait � toutes les imaginations; si quelques
grogneries s'�lev�rent, elles ne parvinrent pas jusqu'� moi.




F�TES � FONTAINEBLEAU

POUR LE MARIAGE

DE M. LE DUC D'ORL�ANS EN 1837.


OUVERTURE DE VERSAILLES


I

Malgr� la satisfaction que nous causait le mariage de monsieur le duc
d'Orl�ans, nous n'apportions pas � Fontainebleau, lorsque nous f�mes
appel�s � y assister, la m�me disposition qu'au moment du voyage de
1834.

Le ciel s'�tait bien rembruni depuis deux ans. La catastrophe o�
Fieschi avait jou� un r�le si atroce, mais si �trange, avait �t�
suivie de tentatives sur la vie du Roi qui se renouvel�rent plusieurs
fois. D'autres �taient perp�tuellement d�nonc�es comme imminentes; pas
une journ�e ne s'�coulait sans que des r�v�lations plus ou moins
fond�es ne vinssent entretenir un constant effroi.

L'attentat d'Alibaud, surtout ses propos, sa conduite pendant le
proc�s, son attitude sur l'�chafaud avaient frapp� d'�pouvante la
famille royale et fait tressaillir m�me le coeur du Roi, jusque-l� si
intr�pide.

Il se tint pour victime d�vou�e, et ne douta pas que le 28 juillet
1836, jour de la revue, ne d�t �tre le dernier d'une existence qu'il
regrettait d'autant plus vivement qu'il se savait encore bien
n�cessaire � son pays et � sa famille.

Monsieur Thiers s'aper�ut de cette terreur g�n�rale, sonda le moment
de faiblesse du Roi, et, la veille m�me du jour o� la revue devait
avoir lieu, prit l'initiative et la responsabilit� de la d�commander.

� la v�rit�, les dispositions mat�rielles, ordonn�es par lui, �taient
en sens inverse de ce que la raison commandait. Elles pla�aient le Roi
et sa famille dans une situation qui redoublait les chances du danger
et en aggravait les suites.

La d�cision du pr�sident du conseil fut accueillie avec satisfaction �
Neuilly; la Reine seule s'y opposa et la combattit fortement. Son
noble coeur avait sur-le-champ pressenti les regrets que le Roi ne
tarderait pas � en �prouver.

Je voudrais croire que des craintes r�elles eussent seules agi sur la
r�solution de monsieur Thiers dans cette conjoncture; mais j'ai
surpris dans ses gestes, dans ses paroles, dans toute son attitude, le
jour m�me de cette revue manqu�e o� je lui en t�moignais mon
affliction, j'ai surpris, dis-je, des �clairs de joie qui m'ont �
l'instant m�me inspir� l'id�e qu'il �tait guid� principalement par des
vues ambitieuses.

Peut-�tre s'�tait-il flatt� que, par suite, le Roi, se sentant humili�
d'un instant de faiblesse, n'oserait plus r�sister en rien au ministre
qui l'avait d�couvert, caress� et couvert du manteau de sa
responsabilit� gouvernementale. Je l'ai pens�, et je le pense encore.

S'il me fallait d�duire ici sur quoi cette id�e est fond�e, cela me
serait bien difficile; mais ce sont de ces intuitions qui arrivent
subitement par des nuances qui, bien que fugitives, laissent une
profonde impression.

Au reste; le Roi est trop r�ellement et habituellement brave pour
s'�tre senti honteux d'une d�marche que la prudence pouvait commander
et qu'elle justifiait certainement. S'il lui en est rest� quelque
sentiment envers monsieur Thiers, c'est plut�t du m�contentement, pour
des pr�cautions mal ordonn�es et des inqui�tudes exag�r�es sem�es
autour de lui que de la reconnaissance pour l'initiative prise par le
ministre en conseil.

Quoi qu'il en soit, si monsieur Thiers avait, comme je le crois, fond�
des esp�rances de domination sur cette circonstance, il ne tarda pas �
en reconna�tre la vanit�.

Personne n'admet plus que moi l'esprit sup�rieur et m�me le talent de
monsieur Thiers; mais, selon qu'il se pose devant son imagination
mobile en Oxenstiern ou en Turenne, en Colbert ou en Richelieu, il
veut que les �v�nements se d�nouent par la politique ou par la guerre,
par la prosp�rit� int�rieure ou par l'intimidation.

Sa pens�e, en entrant au minist�re, avait �t� de rattacher la dynastie
nouvelle aux tr�nes europ�ens et de sceller cette alliance par le
mariage de monsieur le duc d'Orl�ans avec une archiduchesse.

En cons�quence, il avait adopt� vis-�-vis de la Suisse le langage d'un
membre de la Sainte-Alliance; puis il avait jet� � l'Autriche des
paroles napol�oniennes et envoy� notre prince � Vienne, dans l'espoir
que sa pr�sence brusquerait une affaire que, dans son ignorance
diplomatique, il croyait bien engag�e, mais qui �choua d'une fa�on
d�sagr�able pour le pays et pour la famille royale.

Monsieur Thiers, furieux de ce m�succ�s, revint � ses instincts
r�volutionnaires, temp�ta contre l'insolence des souverains et des
grands seigneurs, et, pour se venger des Cours du Nord, pr�tendit
s'emparer militairement de l'Espagne. Comme il pr�voyait que la
sagesse du Roi s'y opposerait, il tenta de le tromper mat�riellement
sur les ordres qu'il lui faisait signer, persuad� qu'� la derni�re
extr�mit� le Roi �tait trop dans sa d�pendance pour oser lui r�sister.

Mais ses esp�rances furent encore d��ues, et, apr�s des sc�nes fort
vives, le Roi et son ministre, n'ayant pu se persuader mutuellement,
se s�par�rent.

Je crois que, si jamais le Roi a eu un minist�re selon son coeur,
c'est celui qu'il fonda � cette �poque de messieurs Mol�, Guizot et
Montalivet; mais, avant m�me qu'il f�t ins�r� au _Moniteur_, monsieur
Guizot avait fait, �liminer le nom de monsieur de Montalivet et, d�s
lors, il se trouva en rivalit� directe, et sans contrepoids, avec
monsieur Mol�.

Mon intention n'est pas d'entrer dans tous les d�tails, des intrigues
mutuelles qui, en peu de mois, amen�rent l'expulsion des doctrinaires
et de leur chef. Son alliance avec monsieur Mol� n'avait pas �t�
heureuse.

Rien n'avait r�ussi � ce cabinet. L'�chauffour�e de Strasbourg,
l'enl�vement de Louis Bonaparte qui faisait de lui et de tous ses
cousins des esp�ces de pr�tendants au tr�ne, l'acquittement des
complices par le jury de Strasbourg, la d�sastreuse retraite devant
Constantine, le rejet de plusieurs lois importantes, de nouvelles
attaques sur la personne du Roi, etc., �taient autant d'�checs dont
les deux partis composant le minist�re se renvoyaient les torts et la
responsabilit�.

Apr�s de longs et d�plorables d�bats, monsieur Mol� resta ma�tre du
terrain. J'ai lieu de croire qu'� cette �poque les voeux du Roi
n'�taient pas pour lui et que les doctrinaires ne perdirent le pouvoir
que par ces habitudes de suffisance auxquelles tout leur esprit ne
parvient pas � les faire �chapper. Ils se croyaient s�rs de rentrer
dans la place tambour battant et dictant leurs lois.

Comme toutes les congr�gations, les doctrinaires ne reconnaissent de
m�rite qu'� ce qui forme leur coterie, et, � force de le r�p�ter, ils
se le persuadent � eux-m�mes, de sorte que, tr�s consciencieusement,
ils n'admettent pas la possibilit� que le vaisseau de l'�tat puisse
�tre en d'autres mains et la position leur para�t _anormale_, comme
ils disent, lorsqu'ils ne le dirigent pas.

Or, comme les situations _anormales_ sont n�cessairement passag�res,
il est logique de conclure qu'elles doivent promptement cesser. En
cons�quence, ils se refus�rent � porter aucun secours au nouveau
cabinet.

Monsieur Mol� fut oblig� de le composer de non-valeurs, ou du moins de
personnes � peu pr�s inconnues sous le rapport politique. Monsieur de
Salvandy seul avait acquis une r�putation d'�crivain pol�miste, mais
elle ne pesait pas assez pour �tre d'une grande assistance.

Monsieur Mol� se jeta donc � peu pr�s seul sur cette mer orageuse, et,
jusqu'� pr�sent (septembre 1838), la Providence a justifi� son
courage; mais, � l'�poque dont je parle, il �tait loin d'avoir et
surtout d'inspirer autant de confiance.

Quoique l'attentat de Meunier et les diverses tentatives, dites
complot de Neuilly et de la Terrasse, eussent n�cessairement renouvel�
les inqui�tudes de la famille royale, cependant le Roi ne pouvait plus
r�sister � l'ennui de la r�clusion � laquelle on l'astreignait, et
s'en d�gageait insensiblement.

Il adopta avec empressement la proposition qui lui fut faite de passer
la garde nationale en revue; et cette c�r�monie, qui levait les arr�ts
forc�s impos�s par le dernier minist�re, eut lieu peu de jours avant
celui o� il se rendit � Fontainebleau pour y c�l�brer les f�tes du
mariage.

Au nombre des bonnes fortunes du ministre Mol�, je mets en premi�re
ligne celle d'avoir ouvert les portes de la France � la charmante
princesse que le duc de Broglie a eu l'agr�able commission de nous
amener.

La princesse H�l�ne de Mecklembourg me para�t pr�f�rable, m�me comme
position sociale, � l'archiduchesse que nous avions recherch�e.

Monsieur le duc d'Orl�ans est assez grand prince pour faire sa femme
grande princesse; et je crois qu'en tout temps l'h�ritier d'un
puissant royaume n'a rien � gagner par une alliance avec les filles
des souverains pr�pond�rants. Cela est surtout vrai dans notre
position o� les d�clamations sur l'influence autrichienne n'auraient
pas manqu� d'�lever leur clameur � chaque occasion.

De plus, il y avait dans le pays une sorte de r�pulsion superstitieuse
contre le noble sang de Marie-Th�r�se; il semblait qu'il ne p�t �tre
qu'infortun� dans notre France et lui porter malheurs et calamit�s.

Une objection plus rationnelle se pr�sentait aux esprits s�rieux;
c'est l'inconv�nient des mariages multipli�s entre les m�mes familles.

La fille de l'archiduc Charles, ch�tive et maladive, ne donnait pas
l'espoir de se soustraire � la morbide influence de ces unions. On
devait pr�voir qu'elle ne soutiendrait, ni dans l'aspect ni dans la
sant� de ses enfants, la belle race de la famille d'Orl�ans.

Ces consid�rations m'avaient emp�ch�e de souhaiter le succ�s de la
n�gociation entam�e � Vienne et de donner un soupir � son insucc�s.

Toutes les relations qui nous arrivaient de la princesse H�l�ne la
disaient accomplie; et j'avais grand empressement d'en juger par
moi-m�me.

Depuis qu'elle avait mis le pied sur le territoire fran�ais, un
courrier, exp�di� de Paris, lui apportait chaque jour un bouquet et un
billet de monsieur le duc d'Orl�ans, auquel elle r�pondait avec autant
d'esprit que de gr�ce. Le prince, ne pouvant r�sister � l'impatience
de la voir, se fit son propre messager pour le bouquet exp�di� �
Ch�lons.

Il se mit dans une voiture l�g�re, arriva � l'heure du d�jeuner des
princesses, demanda � la grande-duchesse douairi�re, qui accompagnait
sa belle-fille, la permission de lui faire sa cour, passa une heure
avec les deux princesses, les escorta jusqu'� leurs �quipages de
voyage pour continuer leur route avec l'�tiquette convenue d'avance,
et, se rejetant dans sa cal�che, br�la le pav� pour arriver �
Fontainebleau dire � ses parents combien il �tait satisfait de sa
noble fianc�e.

Deux jours apr�s, les princesses arriv�rent � Melun. Elles y furent
re�ues par monsieur le duc d'Orl�ans. Il s'y �tait rendu avec toutes,
les personnes destin�es � former la maison de madame la duchesse
d'Orl�ans, qu'il lui pr�senta lui-m�me.

Bient�t la princesse se retira pour se faire habiller par les
ouvri�res de Paris, destin�es � la _d�germaniser_. Mais son costume ne
diff�rait gu�re du n�tre, et c'�tait plut�t une forme d'�tiquette que
de convenance. Par�e par des mains fran�aises, elle monta dans les
voitures de gala de la Cour.

La grande-duchesse, la princesse H�l�ne et le duc de Broglie
occupaient la premi�re berline. Le duc d'Orl�ans avec son fr�re, le
duc de Nemours, suivaient. Les autres �quipages �taient remplis par
les personnes de la suite.

L'arriv�e � Fontainebleau avait �t� calcul�e pour quatre heures. Mais
l'allure des chevaux de parade, et la n�cessit� de s'arr�ter � chaque
village et � chaque carrefour pour �tre harangu�s par les maires de
toutes les communes tromp�rent les pr�visions. Il �tait pr�s de huit
heures lorsque le cort�ge se montra � la grille du ch�teau.

Il �tait convenu que le Roi viendrait au-devant de la princesse
jusqu'au haut du grand perron et que la Reine, entendant du bruit,
sortirait, comme par hasard, de ses appartements pour la rencontrer
dans le vestibule. Mais les affections du coeur sont trop r�elles dans
la famille royale pour ne pas faire oublier les lois de l'�tiquette et
Roi, Reine, princesses, tout le monde se pr�cipita sur le perron pour
voir plus t�t la fille et la soeur qui leur arrivait.

Monsieur le duc d'Orl�ans avait fait ouvrir sa porti�re, tandis que
les voitures marchaient encore, et se trouva � celle de la princesse
H�l�ne pour lui donner la main; mais elle franchit les marches d'un
pas si rapide, si empress�, qu'� peine s'il put la suivre; elle se
prosterna aux pieds du Roi et de la Reine avec une gr�ce et une
dignit� inimitables.

�Ma fille! ma ch�re fille?� dirent-ils tous deux en la pressant sur
leur coeur; et, d�s ce moment, elle fut � eux et partie int�grante de
cette famille si unie.

Elle passa des bras du Roi et de la Reine dans ceux des princesses ses
soeurs, et, apr�s les politesses faites � la grande-duchesse dont la
tendresse maternelle ne se plaignait pas d'avoir �t� oubli�e un
instant, on entra dans le palais.

Cette entrevue en plein air et au milieu d'un concours immense de
spectateurs de toutes les classes fit un tr�s grand effet. Tout le
monde s'identifia aux sentiments de la royale famille. Beaucoup de
larmes d'attendrissement furent vers�es, et, le lendemain encore, on
ne racontait pas cette sc�ne sans �motion.

Les princesses se rendirent dans leur appartement. Bient�t apr�s elles
reparurent pour le d�ner; il �tait neuf heures du soir. Dans l'attente
momentan�e de l'arriv�e des voyageurs, on �tait r�uni depuis quatre
heures dans la galerie de Fran�ois Ier et chacun tombait d'inanition.

En sortant de table, les personnes les plus importantes furent nomm�es
� la princesse H�l�ne. Elle trouva assez de sang-froid pour leur
adresser des paroles fort obligeantes qui la montraient singuli�rement
au courant de sa nouvelle patrie. Bient�t apr�s, elle se retira.

Le lendemain matin, les deux princesses �trang�res d�jeun�rent chez
elles, re�urent et rendirent des visites � la famille royale, y
compris le roi et la reine des Belges, mais ne vinrent pas au salon.

La famille royale, ayant d�n� en son particulier, reparut � huit
heures. Le Roi conduisait la princesse H�l�ne, monsieur le duc
d'Orl�ans la grande-duchesse, la Reine donnait le bras au roi des
Belges. Les autres princes et princesses suivaient selon leur rang.

Ils se rendirent, ainsi que toutes les personnes invit�es, � la
magnifique galerie de Henri II. Monsieur le baron Pasquier (qui venait
d'�tre nomm� chancelier), fonctionnant comme officier civil, unit le
royal couple selon la loi de l'�tat.

On descendit ensuite � l'�tage inf�rieur o�, dans la galerie dite de
Louis-Philippe, s'accomplit la c�r�monie protestante. Puis enfin on
gagna la chapelle. Le mariage y fut c�l�br� avec tr�s peu de pompe
eccl�siastique et encore moins de pri�res, les mariages mixtes n'en
admettant pas davantage.

On s'apercevait, m'a-t-on assur�, que la Reine en souffrait. On
convenait de toutes parts que la c�r�monie civile avait �t� la plus
digne, la plus solennelle et m�me si j'osais m'exprimer ainsi, la plus
religieuse, puisqu'elle �tait la plus recueillie.

Bient�t apr�s ces nombreuses �preuves qu'elle soutint
merveilleusement, la princesse fut ramen�e dans son int�rieur; mais ce
ne fut pas sans trouver le secret de semer sur sa route, en traversant
la foule, des paroles obligeantes qui prouvaient que les pr�sentations
de la veille n'�taient pas oubli�es et des sourires gracieux
recueillis avec empressement.

Hormis les deux jeunes �poux, toute la famille royale assista comme de
coutume au d�jeuner.

Le Roi avait d�j� fait visite � ses enfants. Il avait rappel� �
monsieur le duc d'Orl�ans la messe d'action de gr�ces qui se devait
dire � midi � l'occasion du mariage.

Madame la duchesse d'Orl�ans t�moigna le d�sir d'y assister et pria le
Roi de solliciter de la Reine la permission de l'y accompagner: elle
aussi avait besoin de remercier Dieu de son bonheur.

En cons�quence, on fut un peu �tonn� de la voir arriver dans la
tribune, � c�t� de la Reine sa belle-m�re; elle y eut le maintien le
plus parfait. Le bruit se r�pandit qu'elle �tait devenue catholique;
et je me persuade que, si sa nouvelle famille avait os� le demander
aussi vivement qu'une partie d'entre elle le d�sirait, cela n'aurait
pas �t� tr�s difficile � obtenir.

Mais le Roi, et surtout monsieur le duc d'Orl�ans, auraient trouv� une
aussi prompte abjuration impolitique.

Je ne sais si, dans cette occurrence, ils jugeaient sainement.
L'immense majorit� des fran�ais est catholique; la perspective d'une
reine protestante n'est agr�able � aucun et contriste beaucoup de
coeurs sinc�res; mais, depuis la r�volution de 1830, on a constamment
cru devoir sacrifier le sentiment des masses honn�tes aux jappements
d'une troupe d'aboyeurs des carrefours ou des journaux.

Ces concessions cependant n'ont pas r�ussi � les rendre moins
hostiles. Ils ne peuvent cesser de l'�tre, car toute leur force
factice est puis�e dans leurs d�clamations.

Quoi qu'il en soit, l'apparition de madame la duchesse d'Orl�ans � la
chapelle fit sensation et causa beaucoup de satisfaction. Aussit�t
apr�s le service divin, elle rentra dans ses appartements int�rieurs.

Voil� ce qu'on me raconta lorsque j'arrivai le m�me jour �
Fontainebleau, ayant crois� sur la route les personnes invit�es de
l'avant-veille pour assister aux c�r�monies et qui se composaient
principalement des t�moins, des bureaux des deux chambres l�gislatives
appel�es � repr�senter leurs coll�gues, de ce qu'il y avait � Paris de
ministres pr�sents ou pass�s, enfin de tous les personnages officiels
qui c�daient la place � une seconde fourn�e o� j'�tais comprise.

Hormis le baron de Werther qui, comme repr�sentant le roi de Prusse,
avait assist� � la c�r�monie du mariage dont ce souverain avait �t� le
promoteur, tous les autres membres du corps diplomatique se trouvaient
partag�s entre la seconde et la troisi�me fourn�e. Les logements,
quelque nombreux qu'ils soient � Fontainebleau, n�cessitaient cette
division.

Il n'y avait d'invit�s pour tout le voyage (je ne parle pas des dames
de service) que la famille du duc de Broglie, celle du prince de
Talleyrand et le Chancelier.

Monsieur Mol�, pr�sident du conseil, l'�tait aussi; mais il avait de
l'humeur de ce qu'on n'avait pas voulu violer les statuts de la L�gion
d'honneur en le faisant grand-croix, de simple chevalier qu'il �tait,
sans qu'il pass�t par les grades interm�diaires, et de ce qu'on avait
n�glig� d'inviter une personne qui lui �tait ch�re. Il pr�texta les
affaires pour retourner � Paris. Madame Mol� fut oblig�e de le suivre.

Me voici donc install�e � Fontainebleau dans un assez vilain petit
logement o� je rempla�ai monsieur Guizot. Je ne tardai pas � y
recevoir des visites. On me mit au courant des d�tails que je viens de
rapporter, et je trouvai les impressions tr�s favorables � notre jeune
princesse.

Pendant ce temps, on d�ballait mes bijoux ainsi que les �l�gances
compatibles avec mon �ge; et par�e plus que je ne l'avais �t� depuis
bien des ann�es, je descendis au salon dit de Louis XIII o� je trouvai
une grande r�union de femmes brillantes d'or, de perles et de
diamants. Tout le monde avait fait de son mieux pour �tre superbe.

� ce voyage, les h�tes ne franchissaient plus ce salon; la salle du
tr�ne et le salon de famille �taient exclusivement r�serv�s aux
princes. Ainsi en avait d�cid� le roi des Belges qui apporte toujours
� notre Cour l'�tiquette �troitement germanique de la sienne.

Il exerce sous ce rapport une influence extr�me, et, pour qui la
conna�t bien, on voit facilement la g�ne qu'�prouve notre Reine, entre
la crainte de d�plaire au _mari de Louise_ et l'inqui�tude de blesser
les personnes accoutum�es � des formes d'une plus grande am�nit�.

La reine Louise a �t� oblig�e d'adopter les habitudes de son mari,
mais elle les temp�re par la bonne gr�ce de ses formes personnelles.
N�anmoins, la raideur commence � la gagner, et cela est in�vitable.

Rang�es sur nos tabourets, apr�s nous �tre examin�es et probablement
critiqu�es r�ciproquement, nous commen��mes � m�dire de l'innovation
de cette �tiquette insolite et � nous demander si elle �tait d�di�e �
notre nouvelle princesse, quoique la plupart d'entre nous fussions en
mesure d'en renvoyer l'honneur au roi L�opold, lorsque notre attention
fut d�tourn�e par le passage de LL. MM. Belges se rendant au salon
int�rieur.

Presque imm�diatement apr�s, un l�ger _sussuro_ � la porte lat�rale
appela mes regards et je vis avancer un groupe, en t�te duquel
marchait, beaucoup trop vite pour laisser remarquer la d�marche
�l�gante de sa compagne, monsieur le duc d'Orl�ans, donnant le bras �
une grande personne p�le, maigre, sans menton, sans cils, et qui ne me
parut pas agr�able.

Le nouveau m�nage et la grande-duchesse entr�rent seuls dans
l'int�rieur; les dames des princesses s'arr�t�rent avec nous.

Tout ce qui composait la seconde fourn�e des invit�s voyait, comme
moi, madame la duchesse d'Orl�ans pour la premi�re fois, et
l'impression ne lui fut pas favorable. Nous nous la communiqu�mes
pendant qu'on nous faisait ranger en haie, � droite de la porte, pour
lui �tre pr�sent�es � sa sortie.

Le duc de Broglie, qui avait �crit et parl� avec enthousiasme de la
princesse, ne tol�rait pas qu'on ne la trouv�t pas charmante. Il me
grondait d�j� de ma froideur, lorsque la porte se rouvrit et la
famille royale traversa l'appartement pour se rendre au d�ner.

Madame la duchesse d'Orl�ans suivait la Reine qui, en d�pit de son
gendre auquel elle donnait le bras, s'arr�tait pour parler � toutes
les femmes et accueillir les nouvelles arriv�es de sa bont� ordinaire.

Quoique nous fussions cens�es �tre pr�sent�es � madame la duchesse
d'Orl�ans par la mar�chale de Lobau, sa dame d'honneur, la Reine
elle-m�me eut la bonne gr�ce de nommer quelques-unes d'entre nous,
avec de ces phrases obligeantes et nuanc�es que son coeur et son
esprit excellent � rencontrer.

Je lui en inspirai une, pour ma part, qui me valut un aimable accueil
et un doux sourire de la jeune princesse. Je remarquai la dignit� et
la gr�ce de son maintien, l'�l�gance de sa taille si flexible que la
marche pr�cipit�e de son premier passage d�guisait compl�tement.

Son visage �tait bien mieux de face que de profil, sa bouche
s'embellissait en parlant; la vivacit� de son regard, lorsque le
sourire l'animait, faisait oublier l'absence des cils. D�j� je la
trouvais beaucoup mieux, et, pour en finir de sa figure, avant la fin
de la soir�e, je pus annoncer tr�s consciencieusement au duc de
Broglie que je la trouvais aussi charmante qu'il l'exigeait.

Elle n'a rien de l'allemande. Sa taille souple, son col long et arqu�,
portant noblement une t�te petite et arrondie, ses membres fins, ses
mouvements calmes, doux, gracieux, pleins d'ensemble, un peu lents,
semblables � ceux d'un cygne sur l'eau, rappellent bien plut�t le sang
polonais; et il est �vident que la race slave domine compl�tement en
elle la race germanique.

Mais ce qu'il fallait surtout admirer, c'est son attitude et son
incomparable maintien. Tendre avec le Roi et la Reine, amicale avec
ses fr�res et soeurs, dignement gracieuse vis-�-vis du prince son
�poux, elle semblait d�j� identifi�e � sa famille d'un jour. Et ses
fa�ons, pleines d'obligeance et d'affabilit� envers les personnes qui
lui �taient pr�sent�es, montraient qu'elle avait devin� le r�le que la
Providence lui assignait et le besoin, que tout ce qui tient � une
nouvelle dynastie doit se faire, de plaire au public.

Elle remarquait le luxe et les magnificences personnelles dont elle
�tait entour�e suffisamment pour t�moigner de sa reconnaissance aux
soins qui les lui avaient pr�par�s, comme en �tant flatt�e, mais non
point �tonn�e.

Bien diff�rente en cela de Marie-Louise, qui, toute fille des C�sars
qu'elle �tait, avait re�u les splendeurs imp�riales des cadeaux de
Napol�on avec une joie de parvenue, la princesse H�l�ne paraissait se
consid�rer comme appel�e � porter ces superbes parures et � s'entourer
de ces recherches, aussi riches qu'�l�gantes, sans en �prouver le plus
l�ger �tonnement.

La maison de Mecklembourg est accoutum�e � donner des souveraines aux
plus puissants tr�nes de l'Europe, et notre princesse ne l'avait pas
oubli�.

Apr�s le d�ner, on se tint dans le salon de Louis XIII jusqu'au
spectacle. Les princes y distribu�rent leurs politesses et leurs
obligeances, avec un peu moins de banalit� que dans leur passage avant
le d�ner. Madame la duchesse d'Orl�ans montra son instinct de
princesse en reconnaissant les personnes qu'elle avait vues la veille
� la c�r�monie de son mariage.

Ses pr�venances les plus marqu�es �taient pour le duc de Broglie et sa
famille, t�moignant ainsi de sa gratitude pour l'ambassadeur charg� de
sa conduite.

Toute la Cour se rendit au spectacle. Hors le premier rang de loges,
la salle �tait d�j� remplie; la famille royale y fut re�ue avec
acclamation.

Madame la duchesse d'Orl�ans, avec son tact accoutum�, se montra, sans
affectation, de mani�re � satisfaire la curiosit� du public. Pendant
le premier entr'acte, elle resta debout en avant dans la loge royale,
causant avec monsieur le duc d'Orl�ans de l'air le plus simple et le
plus d�cent.

Apr�s cela, elle ne s'�loigna plus de la Reine � laquelle elle
semblait adresser toutes ses questions, et ses remarques sur le jeu de
mademoiselle Mars dont elle paraissait enchant�e. Apr�s le spectacle,
on fit encore une petite station dans le salon de Louis XIII; la
famille royale rentra dans la salle du tr�ne et chacun se retira chez
soi.

J'avais remarqu� la tristesse de la princesse Marie, mais, le
lendemain, j'en fus bien plus frapp�e. Son attitude de m�contentement
s'�tendait jusqu'au choix de sa toilette. Tandis que nous �tions
toutes couvertes de broderies, de dentelles, de plum�s, elle seule
avait adopt� un costume d'une simplicit� qui faisait un �trange
contraste. Je le lui avais vu � la messe. Je pensais qu'elle irait
s'habiller, mais elle le conserva pour le d�jeuner.

L'�tiquette de la veille se renouvela � l'heure de tous les repas. La
famille royale stationnait un moment dans le salon, o� nous �tions
r�unies, en allant se mettre � la table o� nous la suivions, et plus
longtemps au retour.

Madame la duchesse d'Orl�ans, en n�glig� fort �l�gant, me parut encore
plus agr�able que sous sa couronne de diamants, et tout aussi grande
dame. Elle fit beaucoup de frais, et d�j� je m'aper�us qu'elle
devinait les nuances.

Comme ce qui touche personnellement frappe davantage, je me rappelle
qu'elle m'adressa une question, ayant rapport aux habitudes intimes de
la Reine, qui t�moignait qu'elle se rappelait la phrase obligeante par
laquelle sa belle-m�re avait appel� son attention sur moi la veille.

Quand on a re�u vingt mille pr�sentations depuis quinze jours, cela
demande une force de m�moire bien extraordinaire et dont nous autres
particuliers serions incapables, surtout dans un moment de trouble
comme celui o� se devait trouver madame la duchesse d'Orl�ans.

Quant � la princesse Marie, elle �tait presque constamment appuy�e
contre le battant de la porte d'entr�e, se tenant � �gale distance de
sa famille et des invit�s, ne parlant � personne et ayant dans tout
son maintien un abattement qu'elle ne se donnait pas la peine de
dissimuler.

Regrettait-elle le premier rang que cette gracieuse �trang�re venait
lui ravir, ou bien ces noces renouvelaient-elles le chagrin qu'elle
commen�ait � ressentir de n'�tre point encore mari�e? Je ne sais. Mais
elle portait l'empreinte d'un m�compte avec la vie. Heureusement sa
tristesse n'�tait pas contagieuse et, quoique la princesse Cl�mentine
se t�nt, selon l'usage, derri�re sa soeur, elle ne partageait pas son
air m�lancolique.

Il n'y eut pas de promenade g�n�rale, mais on mit des chevaux et des
cal�ches aux ordres de ceux qui voulurent en user, et il y eut
plusieurs parties faites dans le voisinage. Pour moi, je pr�f�rai me
reposer.

Cependant, je profitai de mon loisir pour aller visiter les travaux
achev�s depuis 1834, notamment la galerie de Henri II, aussi
remarquablement �l�gante que magnifique, et l'appartement de madame de
Maintenon o� le duc et la duchesse de Broglie �taient log�s en ce
moment.

Le Roi avait fait rechercher, avec grand soin, tous les renseignements
du garde-meuble pour le faire remettre dans l'�tat o� madame de
Maintenon l'avait habit�.

J'approuvai peu la galerie Louis-Philippe construite au
rez-de-chauss�e; je doute que cet �chantillon du go�t actuel donne �
sa post�rit� une grande admiration de l'art � notre �poque. C'est
encore de ces lourdes et massives colonnes, ne soutenant rien et
enlevant � la fois l'espace et la lumi�re que monsieur Fontaine a tant
prodigu�es dans les palais et m�me dans les h�tels dont il a eu la
direction.

Empanach�e et embrillant�e derechef, je me rendis avant six heures au
m�me lieu que la veill� o� les m�mes c�r�monies eurent lieu. Les
nouvelles arriv�es furent � leur tour rang�es pr�s de la porte, et
pr�sent�es � madame la duchesse d'Orl�ans au passage pour le d�ner.

Je ne conserve comme souvenir de ce moment que celui de la toilette de
madame de La Tr�mo�lle, encore mieux mise que le jour pr�c�dent, o�
pourtant elle avait emport� la palme de la parure. Sa robe, fort
simple, �tait garnie de branches de roses, dont une �toile de diamants
formait le coeur; le bouquet, la coiffure, les agrafes des manches,
tout �tait pareil. Ce parterre, si, brillant et si frais, parvint � se
faire remarquer, au milieu des rivi�res de diamants qui reluisaient
sur les t�tes, les cols et les corsages environnants.

Pendant qu'on prenait le caf�, le roi L�opold, si scrupuleux sur
l'�tiquette en g�n�ral, inventa de _se faire pr�senter_, par monsieur
le duc de Nemours, � Yousouf (esp�ce de chenapan alg�rien) afin de
satisfaire la fantaisie d'examiner les armes qu'il portait.

Il traversa toute la salle pour obtenir cette belle pr�sentation � la
barbe d'Isra�l. Isra�l le remarqua et en fut tout � la fois scandalis�
et amus�.

Les talents r�unis de Duprez et de mademoiselle Essler, ces
notabilit�s de l'Op�ra, que j'entendais et voyais pour la premi�re
fois, ne m'emp�ch�rent pas de trouver la repr�sentation assommante.
Elle avait commenc� tard; il �tait plus de minuit et demi quand on
sortit du th��tre.

� peine rentr�e au salon, la Reine cong�dia madame la duchesse
d'Orl�ans dont la p�leur constatait la fatigue; elle l'embrassa en lui
disant bonsoir.

Je fus extr�mement frapp�e, dans ce moment, de la gr�ce inimitable de
tendresse affectueuse, filiale, respectueuse avec laquelle notre
nouvelle princesse baisa la main de la grande-duchesse sa belle-m�re.
Il y avait toute l'�loquence de longs discours de reconnaissance et de
bonheur dans son maintien.

Ce fut le dernier aper�u que j'eus de madame la duchesse d'Orl�ans
dans ces circonstances, et j'en remportai un souvenir que je conserve
encore tr�s vif.

Le Roi s'�tait retir�; le couple belge ainsi que les jeunes princesses
suivirent son exemple. La Reine et madame Ad�la�de, dont le z�le
l'emporte toujours sur la fatigue, se charg�rent seules de faire leur
m�tier en conscience et employ�rent encore quelques minutes en
politesses et surtout en adieux aux personnes qui, comme moi,
prenaient cong�.

La grande-duchesse ne les abandonna pas dans cette derni�re corv�e de
la journ�e. Elle avait gagn� tous les suffrages par la convenance de
son maintien. Elle paraissait aimer maternellement notre princesse, ne
parlait que les larmes aux yeux de la pens�e de s'en s�parer, mais ne
r�pondait que par les refus les plus formels aux demandes de prolonger
son s�jour.

Elle ne comptait rester que peu de jours; et il fallut que la
sinc�rit� des pri�res qu'on lui adressait s'�tabl�t bien clairement
dans sa pens�e pour qu'elle se d�cid�t � accorder quelques semaines.
La belle-m�re montra tant de bon esprit dans ces conjonctures
d�licates que les esp�rances d�j� con�ues de la princesse �lev�e par
elle en furent tr�s encourag�es.

J'�tais arriv�e � Fontainebleau le mercredi. Je le quittai le
vendredi fort aise d'y avoir �t�, mais enchant�e d'en partir.

Au premier voyage, j'y aurais volontiers prolong� mon s�jour; mais,
cette fois-ci, malgr� l'int�r�t que j'avais pris � observer l'auguste
mari�e et ma satisfaction de la trouver si charmante, j'�tais exc�d�e
de parures, de diamants, d'�tiquette et surtout de ces longues s�ances
de repr�sentation.

Je me confirmai dans l'id�e que je n'�tais point _gibier de Cour_.
Rien au monde ne m'ennuie et ne me fatigue comme cette activit�
factice, cette occupation oisive, cette importance des choses pu�riles
qui composent la vie de courtisan.

Madame la duchesse d'Orl�ans fit son entr�e dans Paris, le dimanche
suivant, par un temps fabuleusement beau. La nature semblait s'�tre
par�e pour la recevoir. Les marronniers des Tuileries �taient couverts
de fleurs, les lilas embaumaient l'air; les deux terrasses donnant sur
la place, remplies de femmes v�tues en couleurs brillantes, formaient
des esp�ces de corbeilles dont l'�clat et la fra�cheur le disputaient
� celles du parterre.

La place, le jardin, l'avenue des Champs-�lys�es �taient combles; tout
le monde se sentait de bonne humeur. Le cort�ge ne se fit pas trop
attendre et il fut re�u avec les plus vives acclamations. Il �tait
cependant rien moins que magnifique; mais le public �tait bien
dispos�.

Madame la duchesse d'Orl�ans put prendre possession de sa nouvelle
r�sidence avec la pens�e que les sinistres avertissements, dont la
politique russe l'entourait depuis quelques mois, �taient bien
erron�s, et que la couronne qu'elle venait partager n'�tait pas
entour�e d'autant d'�pines qu'on le lui annon�ait.

Plaise au Ciel qu'elle lui paraisse toujours aussi l�g�re! Au reste,
elle a un esprit trop solide et trop distingu� pour qu'au milieu de
cet enivrement de l'encens de toute une multitude, elle n'ait pas
�prouv� quelque fr�missement � entrer dans ce palais, successivement
occup� par Marie-Antoinette, Marie-Louise et Marie-Caroline. Elles
aussi y avaient �t� accueillies par de vives et passionn�es
acclamations!

Parmi les f�tes r�serv�es aux noces de madame la duchesse d'Orl�ans,
la plus remarquable sans doute fut l'inauguration du palais de
Versailles.

Je m'y �tais fait inviter par le Roi un jour o� il me racontait ses
projets pour l'ouverture, en me disant que ne pourraient y assister
que les personnes officielles. Je lui r�pondis que cette d�claration
me semblait fort triste et bien dure.

�Point du tout, reprit le Roi en riant, car je vous tiens pour
personne tr�s officielle.

--Je n'en savais rien, Sire, mais j'en prends acte pour cette
circonstance.�

Ceci se passait longtemps avant le mariage, un jour o� le Roi avait eu
la bont� de me conduire � Versailles; car, jusqu'au jour de
l'ouverture, il n'a �t� donn� aucune permission pour y entrer et on ne
pouvait visiter le palais qu'� sa suite. C'�tait, au reste, la mani�re
la plus agr�able et la plus instructive.

Je ne manquai pas de r�clamer, pr�s du Roi, la _position officielle_
qu'il m'avait accord�e, et je fus invit�e � l'inauguration de
Versailles.

Je ne pense pas qu'il soit possible d'inventer quelque chose de plus
magnifique que le mat�riel de la f�te; il �tait digne du local, c'est
en faire assez l'�loge. Quant � la soci�t� qui s'y trouvait
rassembl�e, elle y paraissait assez h�t�rog�ne.

C'�tait le palais de Louis XIV pris d'assaut par la bourgeoisie. Les
journalistes y foisonnaient, et y portaient cette jactance qui les
suit en tout lieu et qu'ils d�ployaient, _con gusto_, dans cette
enceinte o� eux-m�mes, peut-�tre, avaient la conscience d'�tre
d�plac�s.

�Quel est ce monsieur qui lorgne la Reine?

--Il �crit dans le _Constitutionnel_.

--Et ce grand qui parle si haut?

--Il �crit dans le _National_.

--Et cet autre qui gesticule?

--Il r�dige le feuilleton des _D�bats_.

--Et ce monsieur si guind�?

--Il fait l'article �Paris� du _Charivari_.�

Il en pleuvait de ces petits messieurs, et j'avoue que j'�tais un peu
courrouc�e de les voir encore plus _officiels_ que moi.

Je crois que c'est en caressant ainsi ces existences improvis�es sur
un ch�tif talent qui, en g�n�ral, ne conduit qu'� une vie de d�sordre
qu'on donne de l'importance � des gens ne m�ritant, pour la plupart,
aucun �gard.

S'il se trouvait parmi eux de v�ritables capacit�s, elles r�ussiraient
promptement � sortir des rangs de ces fabricants d'articles qui ne
devraient �tre consid�r�s que comme des scribes � gages.

Sans doute, parmi les d�put�s, invit�s en masse, et m�me parmi les
pairs, il se rencontrait bien des noms qui auraient provoqu�
l'�tonnement des cercles pr�sid�s par madame de Montespan; mais ceci
se trouvait dans les convenances du temps; c'�tait un hommage rendu �
notre forme de gouvernement.

Malgr� la grossi�ret� de ses fa�ons, je me r�conciliais � voir
monsieur Dupin un personnage important � Versailles tandis que j'�tais
scandalis�e que monsieur Jules Janin et ses confr�res y fussent admis.

Les membres des acad�mies, les savants, les artistes, si on s'en
�tait tenu � ceux de premier ordre, m'y semblaient aussi tr�s bien
plac�s; mais j'aurais voulu qu'on se retranch�t dans les sommit�s en
tout genre.

Au reste, quels que fussent les convi�s, l'ouverture des galeries
historiques dans ce palais se trouvait �tre, de fait, un hommage rendu
� une classe qu'une bouderie d'esprit de parti emp�chait d'y para�tre
en grand nombre.

La Restauration n'a rien fait d'aussi favorable � l'ancienne noblesse
comme corps. La publicit� de ce mus�e national renouvelle le souvenir
des �minents services qu'en tout temps et au prix de son sang
abondamment r�pandu elle a sans cesse prodigu�s � la patrie, les rend
pour ainsi dire pr�sents � tous les yeux et, par l�, populaires.

Le ch�teau avait �t� livr� � l'empressement des invit�s d�s dix heures
du matin, et la plupart �taient arriv�s de bonne heure pour assouvir
une curiosit� exalt�e par la privation impos�e jusque-l�.

La mienne �tant satisfaite par avance, je ne pr�c�dai pas de longtemps
la famille royale, qui arriva sur les trois heures. On se trouvait
alors r�uni dans l'Oeil-de-boeuf, la chambre de Louis XIV, ses
cabinets, enfin toutes les pi�ces donnant sur la cour.

� quatre heures, les portes de la galerie s'ouvrirent et quatorze
cents personnes s'assirent au banquet. Des tables de vingt couverts,
plac�es sur deux rangs, occupaient l'�tendue de la galerie. Les quatre
salons, situ�s aux deux extr�mit�s, �taient aussi remplis de tables.
Toutes �taient servies avec la m�me recherche et le m�me soin et rien
n'y �tait �pargn�.

La table de la famille royale n'�tait distingu�e que parce qu'elle
occupait le milieu de la galerie et qu'on avait �t� averti de s'y
placer, c'est-�-dire de suivre la Reine pour se trouver � cette table;
mais, quelques personnes d�sign�es ayant �t� retard�es par la foule,
elles furent pr�venues par de plus agiles.

Le Roi se trouva �tre assis sous le tableau de la galerie o� est
inscrit en grosses lettres dor�es: �Le roi gouverne par lui-m�me.�

Comme c'�tait pr�cis�ment au commencement des longues pol�miques sur
le texte du _roi r�gne et ne gouverne pas_, nous nous persuad�mes que
cet incident serait relev� et comment�. Le Roi lui-m�me s'y attendait,
mais il passa inaper�u.

Aussit�t apr�s le repas, trop bien ordonn� pour �tre fort long, on
rentra dans les appartements sur la cour; et, apr�s avoir de nouveau
distribu� des politesses pendant le caf�, le Roi, en t�te de la
famille royale et de ses nombreux convives, entreprit la promenade des
galeries.

Il commen�a par celles du rez-de-chauss�e, r�serv�es aux fastes de
l'empire, puis, remontant au salon des Batailles, il revint dans les
grands appartements.

Le service avait �t� si merveilleusement fait que les salons et la
galerie �taient compl�tement d�blay�s et qu'en y rentrant il �tait
impossible de se persuader qu'� peine trois quarts d'heure s'�taient
�coul�s depuis que quatorze cents personnes y avaient d�n�; il n'en
restait pas vestige.

Il faisait un temps superbe, le soleil commen�ait � s'abaisser vers le
grand bassin du fond du parc et dardait ses rayons sur le ch�teau. Les
jets d'eau en �taient resplendissants dans leurs gerbes chatoyantes;
les terrasses �taient remplies de toute la population de Versailles et
des environs.

Le Roi se montra au balcon et toutes les fen�tres de la galerie se
trouv�rent simultan�ment occup�es, rendant ainsi au public le
spectacle qu'on en recevait, mais bien moins beau sans doute, car
l'aspect du jardin �tait une v�ritable f�erie. Je compris dans ce
moment pour la premi�re fois le m�rite du talent de Le N�tre.

C'est pour �tre habit� avec cette royale splendeur que ce _pompeux
Versailles_ avait �t� con�u; et le mouvement galvanique qu'il recevait
pour la f�te o� nous assistions r�v�lait les intentions de ses
cr�ateurs. Honneur au Roi qui a su le ressusciter autant que les
circonstances le permettent. Il n'y a que la nation tout enti�re,
suffisamment grande dame aujourd'hui, pour remplacer Louis XIV dans
son palais.

On profita du reste du jour pour visiter en courant les autres
galerie. La statue de Jeanne d'Arc, oeuvre de la princesse Marie,
re�ut les hommages qu'elle m�ritait.

Jusqu'alors, nous �tions exclusivement entre fran�ais. Le corps
diplomatique et quelques �trangers avaient �t� invit�s pour le
spectacle; ils attendaient dans le salon pr�c�dant le th��tre o� le
Roi et la famille royale all�rent les retrouver. Puis ils furent
plac�s dans des loges qui leur avaient �t� r�serv�es, et nous suiv�mes
le Roi dans la grande corbeille qu'il occupait avec son service et les
personnes qui avaient �t� d�sign�es pour d�ner � sa table. Le reste
des convives se dispersa dans la salle dont le coup d'oeil �tait
admirable.

Lorsque le premier �blouissement fut pass�, on remarqua que la
proportion de femmes ne s'y trouvait pas et que la plupart des loges,
�tant remplies par des hommes, nuisaient � l'effet.

Cependant, comme tous ces hommes portaient des uniformes de diverses
couleurs, cela paraissait bien moins sombre que s'ils avaient �t�
v�tus en frac. Toutefois, des femmes par�es auraient bien mieux d�cor�
la salle.

Il y en avait trop peu; nous n'�tions gu�re qu'une demi-douzaine, en
dehors de dames de maisons, des femmes des ministres et des
�trang�res.

On donnait le _Misanthrope_, pitoyablement jou�, m�me par mademoiselle
Mars. Ce qui me divertit parfaitement pendant le spectacle, et je ne
puis m'emp�cher de le noter ici, c'est un monsieur plac� derri�re moi
et portant des �paulettes de lieutenant-g�n�ral: homme de go�t, plus
que d'�rudition, il n'avait jamais eu r�v�lation du _Misanthrope_, ce
qui ne l'emp�chait pas d'y prendre un plaisir extr�me et de rire, plus
que personne de ce qui s'y trouve de plaisant. Mais il �prouvait une
anxi�t�, trop vive pour n'�tre pas communiqu�e � ses voisins, de ce
qui allait arriver, des mauvais tours que cette friponne de C�lim�ne
jouait � ce pauvre Alceste; et il en parlait avec une na�vet� de
col�re parfaitement r�jouissante.

Je crois, Dieu me pardonne, qu'il pensait que c'�tait une pi�ce
compos�e par monsieur Scribe pour l'occasion; toujours est-il qu'il en
�tait �galement amus� et amusant.

Le Roi avait fait pr�parer pour cette repr�sentation de magnifiques
costumes, dont il fit cadeau � la Com�die-Fran�aise.

On les avait apport�s le matin � Trianon. La Reine me raconta que le
Roi s'�tant diverti � en rev�tir un, avec l'accompagnement oblig� de
la grande perruque, il �tait entr� dans la chambre o� elle se trouvait
avec ses filles. Sa ressemblance avec Louis XIV �tait si frappante
qu'elles avaient pu croire que le portrait peint par Rigaud avait
quitt� son cadre pour venir leur rendre visite.

Un ballet, arrang� pour la circonstance, termina le spectacle. Nous
trouv�mes en en sortant le ch�teau entier �clair�. Le Roi promena les
ambassadeurs, les �trangers et tous ceux qui voulurent suivre
derechef, par les grands appartements jusqu'� la galerie des
Batailles. Mais, quoiqu'il y e�t profusion de lumi�res, la salle de
spectacle �tait si �blouissante de clart� que le reste paraissait
sombre en comparaison.

Cette derni�re tourn�e achev�e, chacun regagna ses voitures, fort
content de sa journ�e mais bien fatigu�.




MORT DE MONSIEUR DE TALLEYRAND EN 1838


J'ai racont� au long l'insulte faite au prince de Talleyrand par un
mis�rable, nomm� Maubreuil, le 21 janvier 1827, � la sortie de
l'�glise de Saint-Denis, la conduite qu'il tint dans cette conjoncture
et l'empressement qu'il mit � quitter Paris d�s qu'il put s'en
�loigner sans avoir l'air de fuir. Toutefois, il y revint dans le
courant de l'automne.

Ce fut alors que, jouant un soir au whist chez la princesse
Tyszkiewicz, il demanda au docteur Koreffe, qui se trouvait pr�sent,
de lui t�ter le pouls: il se croyait un peu de fi�vre; le docteur lui
en trouva une violente et l'engagea � se retirer.

Monsieur de Talleyrand n'en continua pas moins sa partie et ne rentra
chez lui qu'� l'heure accoutum�e. Dans tout le cours de son existence,
sa vigueur physique lui a permis de d�ployer sa force morale.

Koreffe, quoiqu'il ne f�t pas son m�decin, prit la pr�caution assez
bizarre d'aller � l'h�tel de Talleyrand, de faire appeler le valet de
chambre du prince et de lui recommander la plus scrupuleuse
surveillance pendant cette nuit qu'il jugeait devoir �tre tr�s
critique, en l'engageant � faire pr�venir le m�decin ordinaire,
Bourdois.

Monsieur de Talleyrand rentra, fut comme de coutume fort longtemps �
se d�shabiller, se coucha sans se plaindre. Le valet de chambre
commen�ait � douter de la science de Koreffe; mais, tr�s attach� � son
ma�tre, il pr�f�ra exag�rer les pr�cautions.

Au lieu de sortir de la chambre, selon son usage, il s'�tablit sur un
fauteuil derri�re le lit. Deux heures apr�s, il entendit une esp�ce de
r�le suffoqu�; il s'�lan�a aupr�s du prince, sonna toutes les
sonnettes. Bourdois, d�j� averti, arriva fort promptement et trouva
monsieur de Talleyrand agonisant.

Les secours les plus �nergiques de la m�decine le rendirent � la vie.
Il est � peu pr�s s�r qu'il la dut � la perspicacit� de Koreffe et au
d�vouement de son valet de chambre.

Quoi qu'il en soit, cet avertissement ne fut pas perdu, et c'est de
cette �poque qu'on peut dater l'anxi�t� qui saisit monsieur de
Talleyrand au sujet de ses fun�railles et qui ne l'a plus quitt�.

Il fit bon march� de cette aventure, re�ut tout Paris d�s le
surlendemain. Mais, � peine en �tat de supporter le voyage, il partit.
Je tiens d'une personne qui le mit en voiture dans cette conjoncture,
qu'il lui dit: �Venez me voir � la campagne, car je quitte Paris pour
n'y plus revenir.�

Monsieur de Talleyrand avait trop de force d'�me et de retenue de
parole pour exprimer par l� un pressentiment; c'�tait une volont�
qu'il notifiait.

Il se rendit � Rochecotte, chez madame de Dino. Elle avait fait
r�cemment l'acquisition de cette terre en Touraine. Des relations
personnelles lui en rendaient le s�jour fort agr�able et elle s'y
�tait compl�tement �tablie.

Je ne sais si le prince de Talleyrand y trouva, ou y fit arriver, un
cur� avec lequel j'ai raison de croire qu'il s'entendit pour �viter
les pers�cutions auxquelles il se craignait destin� si ses derniers
soupirs s'exhalaient � Paris.

Les dispositions hostilement d�votes de la Cour y auraient trouv� un
agent plein du z�le le plus acerbe dans l'archev�que, monsieur de
Qu�len, et on n'aurait �pargn� aucune humiliation ni aucune amertume �
monsieur de Talleyrand qui, malgr� toutes les vicissitudes de son
existence sociale, tenait � mourir en gentilhomme et en chr�tien, si
ce n'est en pr�tre. La pens�e d'une abjuration ou d'un scandale public
lui �tait presque �galement odieuse, et il �tait bien d�cid� � ne
point s'y exposer.

La vie de Rochecotte ne lui �tait pourtant pas agr�able. Les nouvelles
intimit�s de la duchesse de Dino l'avaient peupl� d'une nu�e de jeunes
litt�rateurs lib�raux qui pr�ludaient � l'importance que la jeunesse
s'est attribu�e depuis 1830 et n'avaient pas, pour monsieur de
Talleyrand, la d�f�rence que les convenances auraient exig�e de gens
ayant plus de savoir-vivre.

Il commen�a par en souffrir; mais, en reprenant plus de sant�, il
recouvra de l'�nergie et se d�cida � user de ces jeunes talents qui
pensaient le dominer. L'ambition se r�veillant en lui, il mit la main
sur Thiers, qu'il n'eut pas de peine � distinguer entre tous, et se
prit � l'exploiter.

Dans l'automne de 1829, le prince de Talleyrand, rassur� sur les
craintes que lui avait caus�es sa sant�, revint � Paris et y passa
tout l'hiver suivant, mais toujours au pied lev�, n'annon�ant point le
projet d'un long s�jour et pr�t � partir au premier sympt�me de
maladie.

Il fit promettre � madame de Dino de le faire mettre en route, si
lui-m�me perdait la facult� d'�noncer une volont�, d�t-il mourir en
voiture. � cette �poque, elle lui aurait certainement ob�i; elle
craignait trop l'archev�que de Paris pour s'exposer � son z�le.

Quelques ann�es avant, dans un moment de vacance de coeur, pouss�e par
l'ennui, le d�soeuvrement et peut-�tre par un peu de rouerie, madame
de Dino s'�tait amus�e � tourner la t�te de l'archev�que; il en �tait
devenu passionn�ment amoureux. On dit qu'une perfide amie de la
duchesse l'�claira sur l'espi�glerie dont il �tait dupe et lui fournit
des preuves qu'il �tait jou�, avant qu'il e�t compl�tement succomb�.

Il porta ses remords aux pieds des autels, car, au fond, il est bon
pr�tre, mais conserva un ressentiment tr�s mondain contre madame de
Dino. Ce fut alors qu'il commen�a � raconter la promesse, qu'il
pr�tendait avoir faite au cardinal de P�rigord � son lit de mort, de
veiller au salut de l'�me de monsieur de Talleyrand et d'�tre �
l'aff�t pour la sauver, _malgr� lui_, s'il �tait n�cessaire.

Le salon de madame de Dino devint � Paris, comme il l'avait �t� �
Rochecotte, le centre de l'opposition lib�rale et m�me, autant que les
temps le permettaient, antidynastique. Monsieur de Talleyrand fit les
frais de l'�tablissement du _National_. Thiers en fut r�dacteur, en
s'associant Mignet et Carrel. Tous les �crivains qui s'�taient d�j�
fait une r�putation dans le _Globe_ fournirent des articles � la
nouvelle gazette qui devint promptement une puissance.

Peut-�tre demandera-t-on quel r�sultat monsieur de Talleyrand
pr�tendait atteindre en se servant de si dangereux instruments? Je
r�pondrai hardiment: arriver au pouvoir.

Cela semblera un si singulier contraste � sa volont� de retraite
mortuaire, si j'ose m'exprimer ainsi, qu'on sera tent� de crier �
l'absurdit�, mais pourtant rien n'est plus vrai, et, pour peu qu'on
ait v�cu dans le monde quelques ann�es, chacun doit avoir vu l'exemple
de contradictions que le raisonnement repousse et que l'exp�rience
confirme.

Quoi qu'il en soit, monsieur de Talleyrand �tait l'�me de cette
jeunesse, � peu pr�s factieuse, qui, comme tous les r�volutionnaires,
ne voulait renverser que pour se frayer le chemin.

Lorsque les impr�voyables fautes du minist�re Polignac amen�rent les
�v�nements que la pitoyable conduite de la Cour rendirent
irr�m�diables, monsieur de Talleyrand se trouva naturellement au
centre du mouvement. Toutefois, il conseilla � monsieur le duc
d'Orl�ans de ne prendre que le titre de commandant de Paris, en se
tenant le plus possible sur la r�serve vis-�-vis des partis.

J'ai lieu de croire qu'il inclina pour Henri V et la r�gence de
monsieur le duc d'Orl�ans; mais je puis affirmer qu'il chercha �
l'engager � conserver le titre de lieutenant g�n�ral du royaume
jusqu'� ce que le pouvoir f�t plus entier dans ses mains et, tout au
moins, jusqu'� ce que Charles X e�t quitt� le territoire fran�ais.

La rapidit� des �v�nements ne permit de suivre aucun de ces avis.
Monsieur le duc d'Orl�ans, entra�n� dans ces tourbillons qui se
bouleversaient l'un l'autre, sans un parti � lui dont il se p�t servir
pour les arr�ter, ne pouvait se soutenir qu'en se laissant aller �
leurs mouvements oscillatoires. La couronne lui tomba sur la t�te au
milieu de cette tourmente aussi impr�vue qu'ingouvernable. Bient�t
apr�s, se d�ploya une licence de la presse dont nous voyons encore les
tristes fruits.

Madame de Dino recula devant elle, et pour son compte et pour celui
de monsieur de Talleyrand. Elle proclama la volont� de ne point
l'affronter en restant � Paris.

Le d�sir de rompre la liaison qui la retenait depuis quelques ann�es �
Rochecotte et dont elle �tait fatigu�e lui fit souhaiter que monsieur
de Talleyrand quitt�t la France. Il aurait d�sir� Vienne; mais,
l'Angleterre ayant la premi�re reconnu le nouveau gouvernement, il
prit l'ambassade de Londres et s'y rendit accompagn� de sa ni�ce.

Cette nomination se fit malgr� monsieur Mol�, alors ministre des
affaires �trang�res, qui aurait pr�f�r� monsieur de Barante. Monsieur
de Talleyrand se montra bless� et profita de la circonstance pour
�tablir ses relations directement avec le Roi.

Les d�p�ches insignifiantes arrivaient au ministre; mais les
v�ritables affaires se traitaient par une correspondance dont madame
Ad�la�de et la princesse de Vaud�mont devinrent les interm�diaires.

Les d�go�ts qui en r�sult�rent pour monsieur Mol� entr�rent pour
beaucoup dans le parti qu'il prit de donner sa d�mission. Son
successeur, le g�n�ral S�bastiani, ne cessa de se plaindre de ces
communications clandestines sans obtenir aucun changement dans la
conduite de monsieur de Talleyrand; si bien que le trait� de la
quadruple alliance fut n�goci� et sign� avant que le ministre en e�t
eu la moindre r�v�lation.

Le duc de Broglie n'�tait pas d'humeur � tol�rer des rapports si
insolites. Sans se plaindre du prince de Talleyrand, il lui exp�dia
des d�p�ches aussi insignifiantes que celles qu'il en recevait et
attira toutes les affaires � Paris.

Monsieur de Talleyrand en fut averti, d'une fa�on un peu brutale, par
lord Palmerston qui repoussa ses ouvertures sur une affaire en lui
annon�ant qu'apr�s avoir occup� les deux cabinets depuis trois
semaines elle se concluait � l'heure m�me � Paris.

Monsieur de Talleyrand sentit d'autant plus vivement le coup que lord
Palmerston avait eu le mauvais go�t de le faire attendre deux heures
dans son antichambre avant de lui donner audience.

Il rentra chez lui furieux, et se d�cida � quitter Londres o� il ne
voulait pas d�choir; mais il voua une cruelle inimiti� au duc de
Broglie. Sans doute, celui-ci avait raison de trouver mauvais que
l'ambassadeur ne rendit aucun compte au ministre; mais peut-�tre
aurait-il pu trouver des formes moins rudes vis-�-vis d'un personnage,
important par lui-m�me, qui venait de rendre de grands services.

L'attitude prise par monsieur de Talleyrand � Londres avait tout de
suite plac� le nouveau tr�ne tr�s haut dans l'�chelle diplomatique.
Tous les coll�gues de monsieur de Talleyrand en Angleterre le
connaissaient d'ancienne date et ils avaient envers lui des habitudes
de d�f�rences personnelles qu'il savait utiliser pour l'int�r�t de son
gouvernement.

Il tenait une tr�s grande maison dont la duchesse de Dino faisait
parfaitement les honneurs; ils avaient l'un et l'autre r�ussi � se
mettre en t�te de tout ce qui menait la mode; et, dans ce monde
exclusif, la duchesse de Dino s'�tait retremp�e dans les id�es
aristocratiques que sa vie de Rochecotte pouvait avoir un peu
rouill�es. Le go�t qu'elle y reprit lui donna le d�sir de se
rapprocher de ce qu'on appelle la soci�t� du faubourg Saint-Germain, �
Paris. Elle pensa qu'il fallait y arriver par la famille de monsieur
de Talleyrand; mais c'�tait surtout l� qu'elle �tait le plus mal vue.

Ramener monsieur de Talleyrand � une fin de vie �difiante lui parut
la meilleure voie pour se faire accueillir dans des int�rieurs exalt�s
en id�es religieuses plus encore que l�gitimistes. Elle con�ut donc
cette pens�e d�s l'Angleterre, mais sans grand succ�s.

La vie des affaires avait aid� monsieur de Talleyrand � porter le faix
qu'il semblait pr�t � d�poser quelques ann�es avant. Son corps et son
esprit s'�taient rajeunis de compagnie, et, ayant fait un nouveau bail
avec le monde, il ne s'occupait plus gu�re de la fa�on dont il le
quitterait.

La mort du cur� de Rochecotte, qui aurait �t� un si grand �v�nement
pour lui avant 1830, arriva pendant son s�jour en Angleterre, sans
qu'il s'en pr�occup�t, d'autant qu'alors il n'�tait pas �loign� de la
pens�e d'achever sa vie � Londres.

Toutefois, madame de Dino s'occupait � t�cher de lui insinuer quelques
id�es de repentance, mais elle �tait repouss�e avec perte. Elle a
racont� au duc de Noailles qu'un jour de grande repr�sentation, o� ils
avaient assist� _in fiochi_ � la messe, elle lui dit en remontant en
voiture:

�Cela doit vous faire un effet singulier d'entendre dire la messe.

--Non, pourquoi?

--Mais je ne sais, il me semble... (et elle commen�ait �
s'embarrasser) il me semble que vous ne devez pas vous y sentir tout �
fait comme un autre.

--Moi? si fait, tout � fait; et pourquoi pas?

--Mais enfin, vous avez fait des pr�tres.

--Pas beaucoup.�

Apr�s de pareilles r�ponses, il fallait battre en retraite; mais,
lorsque madame de Dino n'est pas entra�n�e par les passions auxquelles
elle sacrifie tout, elle est aussi habile que pers�v�rante; et elle se
promettait bien de revenir � la charge dans des moments plus
opportuns.

L'humeur que monsieur de Talleyrand avait rapport�e de chez lord
Palmerston fut soigneusement entretenue par elle. Plusieurs
circonstances militaient � lui faire d�sirer de quitter Londres. Je me
plais � citer d'abord la plus honorable.

Elle craignait que l'irritation que monsieur de Talleyrand
rencontrerait dor�navant dans les affaires, jointe � l'affaiblissement
in�vitable des facult�s � son �ge, ne le fit se fourvoyer et
s'amoindrir.

Le climat de l'Angleterre �tait d�clar� pernicieux � une personne dont
la soci�t� lui �tait agr�able et ch�re.

Elle s'�tait jet�e dans des relations ultra-tories, et malgr� ses
pr�visions, le minist�re whig restait au pouvoir, circonstance, pour
le dire en passant, qui expliquait la d�sobligeance de lord
Palmerston.

Elle ne se trouvait pas assez riche pour fixer son avenir en
Angleterre, et il lui convenait d'utiliser les derni�res ann�es de
monsieur de Talleyrand � se fonder en France une situation
ind�pendante, mais sur laquelle p�t rejaillir une partie du lustre de
la grande existence europ�enne de monsieur de Talleyrand. Peut-�tre
aussi, commen�ait-elle � s'ennuyer � Londres. Cependant, je ne le
crois pas. L'�tat d'ambassadrice lui convient parfaitement. Avec
prodigieusement d'esprit, on pourrait aller jusqu'� dire de _talent_,
si cette expression s'appliquait � une femme, madame de Dino
s'accommode merveilleusement de la vie de repr�sentation.

Lorsque, apr�s avoir mis beaucoup de diamants, elle s'est assise, une
ou deux heures, sur une premi�re banquette, dans un lieu brillant de
bougies, avec quelques altesses au m�me rang, elle trouve sa soir�e
tr�s bien employ�e.

� la v�rit�, je crois qu'elle pousse le go�t des affaires jusqu'�
l'intrigue dans le reste de la journ�e; mais ce qu'on appelle la
conversation, l'�change des id�es sans un but int�ress� et direct, ne
l'amuse pas. Elle devrait pourtant y obtenir des succ�s; monsieur de
Talleyrand lui en donnait l'exemple.

Quoi qu'il en soit, le prince demanda un cong� et, apr�s un court
s�jour � Paris, se rendit � Valen�ay, o� il r�unit beaucoup de monde,
avec l'intention manifeste de montrer qu'il n'avait rien perdu de la
force et de l'agr�ment de son esprit.

La retraite du duc de Broglie et la nomination de l'amiral de Rigny au
minist�re des affaires �trang�res inspira au prince de Talleyrand le
d�sir d'�tre envoy� � Vienne. Il caressait l'id�e de reprendre ce
trait� de triple alliance de la France, l'Angleterre et l'Autriche,
pr�par� en 1815 et dont la r�v�lation lui avait co�t� les bonnes
gr�ces de l'empereur Alexandre.

J'ai lu, �crit de sa main: �J'ai donn� Londres au tr�ne de Juillet; je
veux lui donner Vienne et j'y r�ussirai, si on me laisse faire.�

Madame de Dino, dont les relations en Allemagne ne pouvaient que lui
�tre agr�ables, entra dans cette pens�e avec d'autant plus de z�le
qu'elle et monsieur de Talleyrand r�vaient � cette �poque le mariage
de Pauline de P�rigord avec le prince Esterhazy, et cette alliance lui
tenait au moins autant au coeur que celle de l'Autriche avec notre
cabinet.

Mais monsieur de Talleyrand �tait un ambassadeur trop incommode pour
qu'aucun ministre voul�t le nommer. Monsieur de Rigny recula tout
doucement et il ne lui fallut pas gagner beaucoup de temps pour se
trouver remplac� par le duc de Broglie.

Celui-ci acquit de nouveaux droits � l'inimiti� de la duchesse de Dino
en refusant de faire avancer monsieur de Bacourt, avec une faveur
trop criante, et monsieur de Talleyrand envoya de Valen�ay une lettre,
dont il exigea l'impression au _Moniteur_, et qui sembla une sorte
d'abdication politique dont, comme d'autres potentats d�missionnaires,
il ne tarda gu�re � se repentir.

Le salon de la rue Saint-Florentin devint un foyer d'intrigues contre
le duc de Broglie. Monsieur de Talleyrand chercha � le discr�diter
dans l'esprit du Roi, ce qui n'�tait pas difficile, car il n'en �tait
pas aim�. Il envenima les torts de forme qu'il pouvait avoir vis-�-vis
des ambassadeurs �trangers, enregistra leurs plaintes et les excita
les uns par les autres.

Pendant ce temps, madame de Dino et lui chapitraient Thiers et
cherchaient � lui persuader qu'avec sa haute sup�riorit� il devait
primer tout le monde et occuper le rang de premier ministre. Je l'ai
dix fois entendu s'en rire dans les premiers temps, attribuant ces
discours � la haine qu'on portait � monsieur de Broglie; mais il ne
tarda pas � s'en laisser agr�ablement chatouiller les oreilles et le
coeur.

Pendant ce temps, madame de Dino et la princesse Li�ven (qui �tait
entr�e dans cette intrigue pour tuer le temps et ne pas se laisser
rouiller la main) pr�naient Thiers parmi le corps diplomatique et dans
les nombreuses correspondances que toutes deux entretenaient dans les
Cours �trang�res.

Elles obtinrent des r�ponses que monsieur de Talleyrand apportait au
Roi, en lui assurant que la confiance de l'Europe suivrait l'�l�vation
de monsieur Thiers, parce qu'elle ne verrait en lui qu'une griffe
appos�e aux ordres �man�s de la sagesse royale, et je crains qu'il ne
soit un peu trop accessible � ce genre de flatterie.

Monsieur de Talleyrand, de son c�t�, se ber�ait de l'id�e qu'il
serait seul � gouverner: Thiers lui paraissait si petit compagnon
qu'il devrait toujours reconna�tre ne pouvoir se soutenir que par sa
protection, et il se tenait pour si s�r de son cr�dit qu'il vit
s'�vanouir, sans trop de regret, l'espoir qu'il avait un moment con�u
d'�tre nomm� pr�sident du conseil sans portefeuille.

Monsieur de Broglie succomba � tant de manoeuvres hostiles. Monsieur
Thiers fut nomm� � la joie du Roi, des cabinets �trangers et surtout
de monsieur de Talleyrand. Celui-ci fut le premier � ressentir la
vanit� de ses pr�visions. � peine quelques semaines s'�taient pass�es
que, bafou�, d�jou�, insult� par monsieur Thiers, il fut forc� par lui
� quitter la place.

Les cabinets virent la guerre, que tous voulaient �viter, devenue
presque imminente par les actions du nouveau ministre, et les quelques
mois de son administration ont accumul� les embarras personnels sur la
t�te du Roi.

Ce changement de minist�re a �t� le dernier acte de la vie publique du
prince de Talleyrand, et, certes, on ne pouvait faire des adieux plus
pernicieux � la politique du pays. Je ne pr�tends pas dire qu'il ait
cess� de s'occuper d'affaires; mais ce n'a plus �t� que par des
intrigues qui n'ont point eu de r�sultat.

Les personnes qui approchaient le prince de Talleyrand remarquaient
combien il s'affaiblissait. Chaque heure de repr�sentation �tait
suivie d'une sorte d'an�antissement, et les accidents graves se
succ�daient fr�quemment. Mais toute la force de sa volont� �tait
employ�e � les dissimuler.

� mesure que son �tat s'aggravait, madame de Dino s'occupait de plus
en plus de l'id�e de veiller sur ses derniers moments.

La mort de la princesse de Talleyrand avait fourni � l'archev�que de
Paris une occasion de montrer sa malveillance. Il avait fait faire
amende honorable � la _personne connue sous ce nom_ (je cite ses
paroles textuelles) du scandale qu'elle avait donn� en vivant avec un
prince de l'�glise.

Mais, son z�le haineux l'ayant mal conseill�, il se trouva compromis
par le d�p�t qu'il avait accept� d'une cassette contenant des valeurs.
Madame de Dino profita des discussions qu'amena cette circonstance
pour renouer des relations avec lui et, probablement, retrouva une
partie de son ancienne fascination, car il s'est, depuis lors, montr�
plus traitable dans ses rapports avec la rue Saint-Florentin.

Toutefois, monsieur de Talleyrand aurait pr�f�r� n'avoir point �
recourir � ses bons proc�d�s, et je sais que l'archev�que de Bourges
fut interrog� sur la conduite qu'il tiendrait si le prince tombait
dangereusement malade dans son dioc�se.

Il r�pondit qu'ainsi que tous les autres �v�ques de France il serait
dans l'impossibilit� d'autoriser � lui donner une absolution qui
permit de l'enterrer avec les pri�res de l'�glise, l'archev�que de
Paris, seul de tous les pr�lats gallicans, se trouvant charg� par le
Pape de recevoir la d�claration de monsieur de Talleyrand et de
l'admettre ou de la refuser, selon que sa conscience et ses lumi�res
le lui inspireraient.

Monsieur de Talleyrand fut instruit de cette r�ponse pendant le
dernier s�jour qu'il fit � Valen�ay en 1837. Il se rendit de l� �
Rochecotte, o� madame de Dino prolongea son s�jour pour recevoir sa
soeur, la duchesse de Sagan.

Depuis qu'on avait d� renoncer au mariage Esterhazy pour Pauline, le
prince de Ch�lais, chef de la maison de P�rigord, �tait devenu veuf de
mademoiselle de Beauvillers. Cette alliance, que monsieur de
Talleyrand avait toujours souhait�e, �tait devenue le voeu le plus
vif de madame de Dino, et cette circonstance augmentait encore le
d�sir qu'elle avait d'obtenir de monsieur de Talleyrand une fin
chr�tienne dont le m�rite lui reviendrait.

Au mois de janvier 1838, elle fut tr�s malade � Rochecotte, et il y
eut un moment de danger. Elle profita de cette occasion pour reprocher
le lendemain � monsieur de Talleyrand de ne l'avoir pas avertie. Elle
�tablit qu'ils s'�taient r�ciproquement promis la v�rit� en pareille
conjoncture, s'expliqua sur les convenances � garder et finit par
regretter de n'avoir pas envoy� chercher le cur�.

�Quoi! cet ivrogne?� grommela monsieur de Talleyrand, et il n'ajouta
pas un mot.

Madame de Dino manda cet �chec au duc de Noailles, son admirateur
passionn� et son confident z�l� dans cette oeuvre pie.

Toutefois, monsieur de Talleyrand se pr�parait, � part lui, � �viter
le scandale.

Pauline de Talleyrand avait fait sa premi�re communion, �tait rest�e
pieuse comme un petit ange et entretenait souvent son oncle de son
confesseur l'abb� Dupanloup.

Un jour o� elle en parlait, bient�t apr�s leur arriv�e � Paris,
monsieur de Talleyrand dit: �Madame de Dino, il faut prier l'abb�
Dupanloup � d�ner.� Madame de Dino s'empressa d'ob�ir; l'abb� vint. Le
hasard fit qu'il tomba sur un d�ner o� la soci�t� �tait l�g�re et le
langage mondain.

Quelques jours apr�s, il re�ut une nouvelle invitation, qu'il refusa.
En l'apprenant, monsieur de Talleyrand dit: �Vous me l'aviez donn�
pour un homme d'esprit. C'est donc un sot que cet abb�... Cela ne
comprend donc pas!�

Madame de Dino, profitant de cette l�g�re ouverture et, ne se sentant
pas le courage d'entamer cette question en paroles, �crivit � monsieur
de Talleyrand une longue lettre, qu'on m'a dit �tre un chef-d'oeuvre
de logique et de raisonnement, pour lui montrer la n�cessit� de se
r�concilier avec l'�glise.

Monsieur de Talleyrand y r�pondit en lui envoyant la minute d'une
d�claration qu'il l'autorisa � communiquer � l'abb� Dupanloup et, par
lui, � l'archev�que. Ceci se passait le 10 mars. Le m�me jour,
monsieur de Talleyrand pronon�ait � l'Acad�mie l'�loge de monsieur
Reinhard.

Il �tait fort occup� de cette journ�e de repr�sentation, il la
regardait �videmment comme son adieu au public. Selon son usage, il
avait fait faire son discours.

Monsieur de Talleyrand n'a jamais rien �crit lui-m�me, mais il se
faisait donner par plusieurs personnes, qu'il employait � cet effet,
divers projets qu'il ajustait entre eux, biffait, changeait jusqu'� ce
qu'il leur e�t donn� son cachet. Il travailla assez assid�ment �
arranger ce petit discours, et en fit des lectures � ses intimes.

On �tait effray�, dans son int�rieur, de la fatigue que lui pr�parait
cette s�ance solennelle, et, apr�s avoir employ� tous les moyens de
l'en dissuader, on eut recours � Cruveilhier, son m�decin, qui alla
jusqu'� lui dire qu'il ne r�pondait pas des suites.

�Et qui vous demande d'en r�pondre?� reprit monsieur de Talleyrand,
avec sa parole lente et flegmatique.

L'�loge, quoique assez m�diocre, eut un tr�s grand et tr�s sinc�re
succ�s. La gr�ce avec laquelle il fut prononc�, le talent merveilleux
de monsieur de Talleyrand pour imposer, produisirent un enthousiasme
dont les auditeurs furent eux-m�mes �tonn�s lorsqu'ils lurent
l'oeuvre imprim�e.

Monsieur de Talleyrand en fut enivr�. Lui-m�me comparait sa joie �
celle qu'il avait ressentie du succ�s d'une th�se en Sorbonne. H�las,
c'�tait la premi�re et la derni�re palme! mais, � toutes les �poques
de la vie, le coeur de l'homme est �galement ouvert � la vanit�.

� son retour � Paris, monsieur de Talleyrand avait �t� beaucoup dans
le monde; il avait d�n� chez le Roi, chez les ministres, chez les
ambassadeurs, partout o� on l'avait convi�. En sortant de table, chez
l'ambassadeur d'Angleterre, ses deux jambes fl�chirent et il tomba la
face contre terre; il fallut le relever � force de bras. Sa premi�re
parole, apr�s quelques secondes d'�tourdissement, fut: �Que m'est-il
arriv�?�

On lui expliqua, ce qui n'�tait pas vrai, que ses pieds s'�taient
embarrass�s dans un tapis. Il rentra dans le salon et s'y montra avec
l'esprit aussi libre et aussi d�gag� que de coutume, jusqu'� l'heure
o� il avait demand� ses chevaux.

Alors, il appela son petit-neveu, le duc de Valen�ay, pour se faire
emmener par lui, gagna l'antichambre sans t�moigner aucune souffrance,
mais, � peine en voiture, se laissa aller aux g�missements les plus
douloureux. On eut beaucoup de peine � le rapporter dans son
appartement, et il passa quelques jours dans un �tat cruel.

Cet accident avait mis un terme � ses sorties; mais il reprit
promptement l'habitude d'avoir du monde chez lui et de donner des
grands d�ners dont il faisait les honneurs avec cette gr�ce dont la
tradition se perd tous les jours.

Ce n'est ni le luxe, ni la magnificence de l'entourage qui constate le
haut rang. C'est une certaine �l�gance dans les formes, des mani�res
calmes, ais�es, naturellement nobles, qui mettent chacun � sa place
en restant toujours � la sienne, et composent le savoir-vivre.
Monsieur de Talleyrand y excellait.

Monsieur de Barante ayant prononc� � la Chambre des pairs l'�loge de
mon p�re, j'en envoyai un exemplaire � monsieur de Talleyrand. Il me
r�pondit un billet, que je conserve, �crit de sa main et plein de ce
bon go�t que je signalais tout � l'heure.

La d�claration remise � l'abb� Dupanloup, d�ment examin�e par lui,
l'archev�que et monsignor Garibaldi, avait provoqu� quelques
difficult�s de leur part. Madame de Dino, profitant des relations
qu'elle avait renou�es avec l'archev�que, entama de longues
discussions avec lui et chercha fort raisonnablement � lui prouver
qu'il ne fallait exiger que ce qu'il �tait possible d'obtenir. La
connaissance intime qu'elle avait du caract�re de monsieur de
Talleyrand donnait du poids � ses discours.

Cette n�gociation dura quelque temps. Enfin, la duchesse rapporta la
pi�ce � son oncle, avec quelques l�gers changements de r�daction,
auxquels il obtemp�ra tout de suite, et la demande d'un article
suppl�mentaire qu'il refusa d'y ins�rer mais qu'il consentit � placer
dans une lettre qu'il voulait simultan�ment adresser au Pape.

Cet accommodement fut accept�. Les deux documents, libell�s, copi�s,
rest�rent entre les mains de monsieur de Talleyrand, sans �tre encore
sign�s.

Les choses en �taient l�. Vingt personnes avaient d�n�, le jeudi 10
mai, � l'h�tel de Talleyrand lorsque, le lendemain, le prince fut pris
� table d'un horrible frisson. On le fit coucher. Son m�decin,
Cruveilhier, qui en �tait d�j� inquiet depuis quelque temps, le trouva
s�rieusement mal.

D�s le lendemain, une �norme tumeur se d�clara � la cuisse; il crut
n�cessaire de l'ouvrir et dit au malade que, n'ayant pas depuis
quelque temps l'habitude d'employer le bistouri, il souhaitait appeler
Marjolin. �Je comprends; vous aimez mieux �tre deux.� Et, depuis ce
moment, la conviction de son danger ne le quitta plus, sans r�ussir �
l'�mouvoir.

Monsieur de Montrond, envoy� par lui le dimanche chez le Roi, lui
rapporta qu'il l'avait annonc� comme bien souffrant: �Bien souffrant!
c'est bien mal qu'il fallait dire.� Et puis, apr�s de telles paroles,
il se reprenait � causer de tout avec une libert� d'esprit qui
frappait d'autant plus que son attitude de corps �tait plus
douloureuse.

Un affreux �touffement, qui allait jusqu'� la suffocation, ne lui
permettait pas de rester couch� et la plaie de la tumeur de pouvoir
�tre assis. Il �tait pench� de c�t� sur son lit, les jambes pendantes,
soutenu par deux valets de chambre qui se relayaient, la t�te
affaiss�e sur la poitrine; et c'�tait de cet �tat qu'il se relevait
pour t�moigner reconnaissance � ses nombreux visiteurs, profiter de
leur conversation et y chercher quelque distraction aux maux qu'il
endurait avec une patience, fille du courage.

Je vis le Chancelier bien affect� de ce triste spectacle. Il se
rappelait monsieur de Talleyrand, triomphant de son succ�s, d�ployant
sa haute capacit�, tenant en 1814, dans cette m�me chambre, les
conseils o� il �tait d�cid� du sort de l'Europe, et le contraste ne
pr�tait que trop aux r�flexions m�lancoliques que notre pauvre nature
humaine ne cesse de fournir aux esprits observateurs.

Cependant, le danger croissait d'heure en heure. Les salons de l'h�tel
de Talleyrand �taient remplis de personnages de tous les rangs et de
toutes les opinions; la famille ne d�semparait pas.

Madame de Dino, tiraill�e entre les gens qui lui reprochaient de ne
point insister aupr�s de monsieur de Talleyrand pour obtenir une
abjuration des scandales de sa vie et ceux qui l'accusaient de
vouloir, par int�r�t personnel, troubler les derniers moments du
malade, se trouvait dans une p�nible situation.

Elle se d�cida enfin, le mardi soir, � faire un appel aux intentions
connues de monsieur de Talleyrand pour l'engager � signer les
d�clarations r�dig�es par avance.

Il re�ut fort mal cette ouverture, en lui disant qu'il signerait quand
il en serait temps. Les m�decins ne dissimulaient pas le danger
imminent. Madame de Dino crut tous les soins dont elle s'occupait
depuis si longtemps perdus et s'en d�sola de bonne foi. Le z�le
sinc�re et pieux de la jeune Pauline eut plus de succ�s. C'�tait
l'enfant de pr�dilection de la vieillesse du prince; elle le soignait
avec tendresse et d�vouement. Elle lui parla de cette signature si
ardemment d�sir�e par son coeur innocent qui n'en appr�ciait pas
l'importance temporelle.

Monsieur de Talleyrand lui dit qu'il s'en occupait s�rieusement. En
effet, le mercredi, apr�s la visite des m�decins, il annon�a qu'il les
signerait le lendemain, � quatre heures du matin. Puis il continua �
voir du monde, mais moins que les jours pr�c�dents.

Madame Ad�la�de m'a racont� qu'elle y avait pass� une partie de la
soir�e. Apr�s quelques expressions de reconnaissance sur sa bont�, il
�tait tomb� dans des sujets de conversation ordinaire, sans y mettre
aucune esp�ce d'affectation, pas m�me celle d'une gaiet� insolite.

Sans la position douloureuse � voir que j'ai d�j� d�crite, on aurait
pu le croire dans son �tat accoutum�. Mais les gens de l'art ne
permettaient aucune illusion et donnaient de grandes alarmes pour la
nuit.

Pauline �tait venue � neuf heures r�clamer sa promesse de signer: �Je
signerai � quatre heures demain matin, avait-il r�pondu avec
impatience; va te reposer jusque-l�.�

� onze heures cependant, elle reparut dans sa chambre. �Est-ce qu'il
est quatre heures?� demanda-t-il. On lui dit qu'il n'en �tait que
onze.

�Va-t'en, Pauline, sois tranquille; je n'ai jamais rien su faire vite
et pourtant je suis toujours arriv� � temps.�

En effet, quatre heures sonnant, il fit appeler madame de Dino. Elle
avait pris la pr�caution de r�unir messieurs Mol�, de Sainte-Aulaire
et de Barante pour certifier de sa volont�, dans le cas o� il serait
hors d'�tat d'�crire; mais ces messieurs ne furent pas appel�s, et il
signa d'une main ferme: CHARLES MAURICE, PRINCE DE TALLEYRAND, en
pr�sence de l'abb� Dupanloup, de ses gens et de son m�decin
Cruveilhier dont je tiens ces d�tails.

Avant de signer, il avait demand� lecture de la pi�ce. Il n'y trouva
pas certaines expressions qu'il se souvenait d'avoir �crites; on lui
rappela qu'elles �taient dans la lettre au Pape. �C'est vrai, il faut
aussi que je la signe.�

Puis, il voulut que la d�claration port�t la date de la minute, toute
de sa main, remise � l'abb� Dupanloup; celui-ci ne se la rappelait pas
exactement.

�C'est bien facile � retrouver, reprit le prince, prenez, sur le
second rayon de la biblioth�que, des exemplaires de mon �loge de
monsieur de Reinhard; il a �t� prononc� le m�me jour.�

Ceci prouvait �videmment que cette repr�sentation acad�mique, tr�s en
dehors des habitudes de monsieur de Talleyrand, avait eu pour but de
manifester qu'il n'y avait aucun affaiblissement moral dans ses
facult�s au moment o� il avait trac� la d�claration et qu'elle �tait
l'oeuvre de sa propre volont�. Monsieur de Talleyrand a pos� devant le
public jusqu'� son dernier soupir.

La petite Marie de Talleyrand, fille du baron, devait faire sa
premi�re communion le jour m�me de cette signature. Le malade y pensa
et demanda qu'elle lui f�t amen�e. Elle se mit � genoux devant lui en
sanglotant. �Je vous b�nis, ma petite, lui dit-il en posant ses mains
sur sa t�te, et vous souhaite toute sorte de prosp�rit�... J'y
participerai... si cela est donn�...�

Qui oserait affirmer qu'� ce moment supr�me le sceptique ne f�t pas un
instant le croyant? Puis, il demanda � son valet de chambre une montre
et une cha�ne qu'il avait fait pr�parer pour donner � Marie en cette
occasion.

L'abb� Dupanloup lui ayant dit, assez sottement, que l'archev�que
donnerait sa vie pour all�ger ses souffrances, monsieur de Talleyrand
r�pondit, avec ce ton persifleur qu'il savait si bien prendre: �Il a
mieux � faire de sa vie.�

Vers huit heures, on lui annon�a la visite du Roi. Il s'occupa
aussit�t de faire arranger sa chambre suivant les usages command�s par
l'�tiquette et que lui seul savait, donna des instructions minutieuses
� ses gens, � son neveu, � madame de Dino, sur la mani�re dont le Roi
devait �tre re�u, men� chez lui et reconduit.

Je ne sais si ces soins l'�puis�rent, mais madame Ad�la�de, qui
accompagna son fr�re, m'a dit qu'elle fut frapp�e de l'horrible
changement survenu pendant la nuit. Il paraissait suffoqu� et accabl�,
et put � peine articuler quelques paroles en r�ponse au Roi.

Cependant, au moment o� celui-ci se retirait, apr�s une courte
visite, monsieur de Talleyrand fit un effort sur lui-m�me, se redressa
et pronon�a d'une voix forte: �C'est un beau jour pour cette maison
que celui o� le Roi y est entr�.� Puis il retomba et madame Ad�la�de,
qui prolongea sa visite, n'entendit plus sa voix qu'au moment de son
d�part. Il lui serra la main et dit d'un ton bas et �touff�: �Je vous
aime bien.�

Monsignor Garibaldi s'�tait rendu de grand matin chez l'archev�que;
l'un et l'autre attendaient avec impatience l'arriv�e de l'abb�
Dupanloup. Il leur apporta le d�tail de ce qui s'�tait pass�, et
obtint l'autorisation de faire rentrer monsieur de Talleyrand dans le
sein de l'�glise.

Apparemment que les formes entra�n�rent quelques lenteurs, car il ne
fut de retour qu'� onze heures. Monsieur de Talleyrand ne parlait
plus. L'abb� lui donna l'absolution, puis l'extr�me-onction.
L'archev�que vint � l'h�tel de Talleyrand, mais il ne vit pas le
moribond.

Vers midi, la t�te s'engagea, et il expira � quatre heures du soir, le
17 mai 1838.

Malgr� sa figure blafarde, sa tournure disgracieuse, � travers les
vicissitudes d'une vie orageuse qui l'a pouss� dans des voies o� il
n'a ni rencontr� ni m�rit� l'estime, monsieur de Talleyrand s'est
toujours montr� grand seigneur.

Il l'a �t� vis-�-vis de la R�volution et du Directoire; de l'Empire et
de la Restauration, de la cohue du salon de monsieur de Lafayette et
de l'aristocratie anglaise. Il l'a �t� vis-�-vis de la mort.

Les querelles de famille, suscit�es par le testament de monsieur de
Talleyrand, et o� madame de Dino joua le beau r�le, ne font pas partie
de mon sujet. Ce qui y rentre tout � fait, ce sont les d�p�ches
arriv�es de Rome peu de jours apr�s l'enterrement.

Le Pape refusait la d�claration, telle qu'elle �tait r�dig�e, et
exigeait des r�tractations beaucoup plus compl�tes que monsieur de
Talleyrand ne les aurait probablement consenties. Le retard du
courrier �vita du scandale et fut heureux.

La Cour de Rome tan�a l'archev�que et monsignor Garibaldi de leur
indulgence. Notre charg� d'affaires, monsieur de Lordes, fut employ�
pour apaiser son humeur. Elle bouda un peu, mais elle est sage; les
faits �taient accomplis; elle se d�termina � accepter la d�claration
comme bonne et suffisante, mais se garda de la publier.

Je n'ai point lu cette d�claration; toutefois elle m'a �t� racont�e
par plusieurs personnes auxquelles elle avait �t� communiqu�e. Je
crois �tre s�re qu'elle est con�ue en termes vagues et g�n�raux.

Monsieur de Talleyrand t�moigne du regret de s'�tre laiss� entra�ner
aux erreurs du si�cle o� il a v�cu, ainsi que de la volont� de mourir
dans le sein de l'�glise catholique, apostolique et romaine o� il est
n�. Du reste, d'abjuration, de pr�trise, d'�piscopat, de mariage, de
scandales priv�s, pas un mot, m�me par allusion.

Dans la lettre au Pape, il _s'accuse_ et _se repent_ d'avoir un
instant m�connu l'autorit� l�gitime et salutaire du Saint-Si�ge, ce
qui s'applique � la constitution civile du clerg� admise et jur�e par
lui en 1791. C'est le seul de ses m�faits qui soit consciencieusement
indiqu�.

Les obs�ques du prince de Talleyrand se pass�rent avec calme et
d�cence. On avait annonc� du tumulte; il n'y en eut aucun; mais la
foule �tait grande pour voir passer le cort�ge.

Lorsque monsieur de Talleyrand tomba malade, le 11 mai, il se
pr�parait � partir le 15 pour Valen�ay. Ce voyage avait pour but la
r�ception du corps de son fr�re, le duc de Talleyrand, plus connu sous
le nom d'Archambaud de P�rigord, qui le pr�c�da de quelques semaines
dans le tombeau et, quoique son cadet, l'avait fort devanc� dans la
vieillesse.

Il �tait en enfance depuis plusieurs ann�es. Monsieur de Talleyrand se
pr�occupait fort d'�tre pr�sent � cette c�r�monie pour laquelle il
avait donn� des ordres minutieux. Les corps des deux fr�res voyag�rent
ensemble et les fun�railles, � Valen�ay, leur furent communes.

On ne peut s'emp�cher d'�tre frapp� de ces sortes d'incidents qui
r�v�lent, une fois de plus, combien les calculs humains sont
fr�quemment d�jou�s par la Providence.




MORT DE SON ALTESSE ROYALE LA PRINCESSE MARIE D'ORL�ANS DUCHESSE DE
WURTEMBERG 1839


Lorsque, si r�cemment encore, je me complaisais au r�cit de son
enfance, la princesse Marie �tait alors dans tout l'�clat de sa
brillante jeunesse, et je ne m'attendais gu�re qu'il me serait donn�
de parler de ses derniers moments. Mais la vie et la mort de cette
jeune femme sont tellement rares, dans le rang o� elle est n�e, qu'on
ne peut se d�fendre de leur accorder une _attention_ toute
particuli�re. Je me suis d�fendu de me servir du mot _admiration_, qui
se pr�sentait sous ma plume, parce que je le r�serve pour les
personnes qui, avec les m�mes qualit�s et les m�mes vertus, les
soumettent � la hi�rarchie de la soci�t� et acceptent le sort que Dieu
leur a fait, sans user leur vie dans de st�riles combats contre la
destin�e.

Telle a �t� l'existence de la princesse Marie, et, � vingt-cinq ans,
elle a succomb� dans cette lutte. Je ne pr�tends pas lui en faire un
�loge, au contraire.

Ce n'est point parce qu'elle �tait _trop_ dou�e, c'est parce qu'il lui
manquait quelque chose qu'elle a trouv� si amer le sort le plus doux.
Cette concession une fois faite � la froide raison, on peut se livrer
� tout ce que ses brillantes qualit�s ont d'attrayant pour l'esprit
et le coeur.

Les enfants de monsieur le duc d'Orl�ans se sont trouv�s class�s entre
eux par leurs ann�es. Monsieur le duc de Chartres, les princesses
Louise et Marie, et monsieur le duc de Nemours �taient assez
rapproch�s d'�ge pour vivre constamment ensemble, suivre les m�mes
�tudes et avoir les m�mes instituteurs.

La princesse Marie �tait l'�me, le mouvement et le tyran ch�ri de ce
quatuor qu'elle dominait, sans que ni lui, ni elle s'en doutassent.
Plus souvent punie, mais aussi plus souvent admir�e, elle faisait le
d�sespoir et la gloire de ses ma�tres dont, en fin de compte, elle
restait la favorite, et, malgr� la perfection de la princesse Louise �
laquelle on ne trouvait jamais un reproche � faire, les mutineries de
Marie avaient tant de gr�ce, elle les r�parait avec tant de coeur
qu'elle n'en �tait que plus aim�e.

Comme toutes les personnes sur lesquelles le g�nie a secou� son
flambeau, elle �tait sujette � des acc�s de non-valeur, qu'on
qualifiait de paresse, et qui d�sesp�raient la m�re et la gouvernante;
mais, bient�t, elle reprenait un nouvel �lan et d�passait rapidement
ceux qu'elle avait laiss� la devancer!

Il est assez remarquable combien des esprits, m�me extr�mement
distingu�s, sont sujets, dans la premi�re jeunesse, � ces acc�s de
nullit� morale o� tout en eux semble s'engourdir. Je crois que cela
tient � un �tat morbide de l'imagination dont l'�ducation ne saurait
trop s�rieusement s'occuper.

C'est un certain m�contentement de toute chose terrestre, du monde tel
qu'il existe, de la soci�t� telle qu'elle est faite, des connaissances
qu'on trouve trop born�es, des affections qui ne suffisent plus, enfin
une aspiration de l'illimit�, un app�tit du fruit de l'arbre du bien
et du mal qu'on a appel� r�cemment du nom d'_esprit artiste_, faute
de le savoir mieux qualifier, et qui devrait �tre arraisonn� d�s sa
premi�re apparition.

La princesse Marie en �tait gravement atteinte: personne ne le
reconnut; il grandit avec elle, et elle y a succomb�.

Le go�t de monsieur le duc d'Orl�ans pour faire de la popularit� �tait
sensible dans l'�ducation donn�e � ses enfants. Non seulement ses fils
�taient envoy�s au coll�ge, mais les instituteurs �taient choisis de
fa�on � ce que tout ce qui entourait les jeunes princes parl�t le
jargon lib�ral du si�cle; et, au lieu de les entretenir des devoirs
que leur imposait leur haut rang, on cherchait � l'abaisser � leurs
yeux, comme une chim�re us�e que tous les hommes distingu�s
repoussaient.

Bient�t, la princesse Marie n'y vit plus que des entraves � tous les
voeux de son coeur, � toutes les sup�riorit�s de son esprit, et,
longtemps avant qu'on s'en dout�t, elle se sentait profond�ment
malheureuse d'�tre n�e princesse et d'�tre astreinte � ce qu'elle a
appel� une vie de d�ceptions, comme si toutes les situations sociales
n'exigeaient pas le sacrifice de quelques go�ts!

Elle avait devin� par instinct le m�contentement mutuel existant entre
les Tuileries et le Palais-Royal, et, tandis que la princesse Louise
se livrait de bonne foi aux caresses sinc�res de madame la Dauphine,
la princesse Marie se raidissait contre une affection qu'elle aurait
trouv� une sorte de l�chet� � rechercher. Aussi les deux jeunes
princesses ressentirent-elles tr�s diversement la r�volution de
Juillet.

La princesse Louise l'accueillit en partageant les larmes de sa m�re
et en s'occupant des absents et des victimes. La princesse Marie y
trouva p�ture � son imagination, et s'exalta un moment. Mais, bient�t,
elle se d�go�ta du spectacle qu'elle avait sous les yeux. Son esprit
ind�pendant se refusa � courtiser la multitude, tout autant que la
Cour r�cemment exil�e, et elle se confina de nouveau dans le for
int�rieur de son monde id�al.

Pendant les derni�res ann�es de la Restauration, monsieur le duc
d'Orl�ans faisait un cours d'histoire moderne � l'usage de ses
enfants. Il le leur professait tous les samedis.

Cette r�union de famille employait la plus grande partie de la
matin�e. Elle fournissait au travail de la semaine suivante, aussi
bien qu'� l'examen des analyses de la s�ance pr�c�dente. J'ai entendu
dire que les cahiers de la princesse Louise avaient la pr�f�rence,
mais que les r�ponses de la princesse Marie aux questions de son p�re
l'emportaient par leur sagacit�.

La sup�riorit� de monsieur le duc de Chartres n'�tait ni contestable
ni contest�e par ses soeurs, et ces matin�es charmaient �galement les
�l�ves et le paternel professeur. Ils ne s'attendaient gu�re alors �
la terrible le�on d'histoire pratique qu'ils �taient tous destin�s �
recevoir. Les go�ts d'�tudes s�rieuses de madame la princesse Louise
ne re�urent qu'un court �chec � la r�volution de Juillet. La Reine,
avec son esprit sup�rieur, d�sira �loigner de ses filles la
disposition f�brile du moment. Elle les renvoya � leurs occupations
accoutum�es et � leur existence pacifique, toutes les fois que les
circonstances ne les en tiraient pas trop violemment.

N�anmoins, il �tait difficile que des jeunes filles intelligentes, de
dix-sept et dix-huit ans, ne s'identifiassent pas, plus qu'on ne
l'aurait d�sir� peut-�tre, aux tourments et aux anxi�t�s de parents
qu'elles adoraient.

Cependant, la haute et sage pi�t� de la princesse Louise, toute
semblable � celle de la Reine, l'aidait � temp�rer ces agitations.
Elle avait repris des professeurs qu'elle �tonnait de sa profonde et
modeste �rudition.

Ce m�me �t� de 1831, la princesse Marie, renon�ant au m�tier
d'�coli�re, quitta la route trac�e par ses ma�tres de dessin et se
jeta dans une s�rie de compositions qui excita leur admiration.
L'_Ivanho�_ de Walter Scott, premier roman dont on lui permit la
lecture, servit d'�tincelle � son jeune talent.

J'ai vu les croquis qu'il lui inspira; ils �taient surtout
remarquables par l'intelligence des sujets. Ils la conduisirent � des
�tudes de costumes et de moeurs du moyen �ge; et, bient�t, abandonnant
la fiction pour l'histoire, elle choisit, pour l'h�ro�ne de nombreux
dessins, cette m�me Jeanne d'Arc qu'elle a depuis reproduite dans des
sculptures que les artistes les plus distingu�s ne renieraient pas.

Il est assez singulier que tous les enfants du Roi aient les plus
grandes dispositions pour le dessin, la peinture, la sculpture
(monsieur le prince de Joinville mod�lerait aussi bien que sa soeur
Marie, s'il avait le temps de s'en occuper) et que tous soient non
seulement insensibles � la musique mais qu'elle leur produise m�me une
sensation d�sagr�able. Ordinairement, le go�t pour les arts les fait
tous accueillir favorablement dans une organisation qui leur devient
commune.

Le mariage de la princesse Louise se n�gociait, surtout vis-�-vis
d'elle-m�me, qui s'en souciait tr�s peu. Uniquement d�vou�e � sa
famille, la pens�e de s'en s�parer, dans ces temps de troubles, lui
�tait cruelle, et le mari qu'on lui offrait et auquel elle s'est
tendrement attach�e depuis ne l'emportait pas alors dans son jeune
coeur sur les affections dont il l'�loignait.

Dire qu'elle a �t� _forc�e_ serait absurde, pour qui conna�t
l'int�rieur de ces princes si tendrement unis; mais, il est bien s�r
que tout ce qui l'entourait s'est relay� pendant trois mois pour
obtenir son consentement � force de raisonnements et de caresses. La
princesse Marie ne s'y �pargnait pas.

Le Roi seul demandait qu'on lui laiss�t son libre arbitre, et, la
veille encore du mariage, � Compi�gne, la trouvant tout en larmes, il
lui dit qu'il �tait encore temps de rompre et qu'il se chargeait de la
responsabilit� si elle �prouvait de la r�pugnance pour le roi des
Belges.

Elle r�pondit que son seul chagrin �tait de s'�loigner, et que tout
�poux lui serait �galement importun. La Reine la gronda, la persuada,
la consola et le mariage s'accomplit.

L'attitude de la princesse Marie, � ce voyage de Compi�gne, �tonna
bien des gens. Son air compl�tement d�gag�, au moment de sa premi�re
s�paration d'une soeur si ang�lique qu'elle n'avait jamais quitt�e
d'une heure depuis sa naissance, parut d'une rare insensibilit�.

Une jeune personne, mademoiselle de Roure, amie d'enfance des
princesses, en �tait plus scandalis�e que personne. Elle essuyait les
larmes de la princesse Louise et en r�pandait avec elle, pendant que
la princesse Marie les plaisantait, batifolait et riait autour
d'elles.

Elle soutint ce personnage jusqu'au moment o� la voiture, qui emmenait
sa soeur, fut sortie de la cour; puis elle courut s'enfermer chez
elle. Denise de Roure y p�n�tra quelques heures apr�s et la trouva
dans un d�luge de larmes et, d�sesp�r�e, elle se jeta dans ses bras en
lui disant que son bonheur �tait fini, sa vie d�color�e. Elle lui fit
le tableau anim� de tout ce que Louise �tait pour elle et de tout ce
qu'elle perdait.

Denise l'�coutait avec surprise, et ne put s'emp�cher de lui demander
pourquoi, sentant si profond�ment cette s�paration, elle s'�tait donn�
l'air d'une indiff�rence qui avait �tonn� tout le monde et, � coup
s�r, bless� sa soeur.

�Je savais, r�pondit-elle, que jamais Louise ne consentirait � se
marier si elle pouvait deviner la centi�me partie du chagrin que
j'�prouve. J'avais promis � maman de ne pas l'en dissuader; car je
pense, comme elle, que le mariage est non seulement dans les
convenances, mais dans le devoir des femmes, et qu'on manque � Dieu en
cherchant � s'y soustraire.�

La princesse Marie a �t� fid�le � ce syst�me, car, non seulement elle
n'a form� objection � aucun des mariages dont on a eu l'id�e pour
elle, mais elle les a tous successivement fort d�sir�s.

Son coeur malade demanda alors du secours � son imagination. Elle se
lia plus �troitement avec mademoiselle Antonine de Celles, et toutes
deux, se jet�rent dans une d�votion extatique qui marchait droit �
l'illuminisme. Sa gouvernante, madame Mallet, s'en alarma et avertit
la Reine dont la sage pi�t� n'admettait pas ces aberrations. Elle
retint la princesse Marie aupr�s d'elle plus constamment et profita du
mariage de mademoiselle de Celles avec monsieur de Caumont pour
l'�loigner de l'intimit� de sa fille.

Je crois que madame Mallet commen�ait � s'inqui�ter de l'avenir de la
jeune princesse; elle l'aimait d'une extr�me passion. Avec un grand
fonds d'instruction, madame Mallet avait peu d'esprit. Le coeur et le
d�vouement lui en tenaient lieu, et ses deux augustes �l�ves ne
pouvaient tomber en meilleures mains pour en faire des personnes
�galement vertueuses et distingu�es.

Mais il aurait fallu une v�ritable sup�riorit� pour �tre en �tat de
d�fendre la princesse Marie d'elle-m�me; et madame Mallet, encore
affaiblie par un �tat maladif, n'�tait pas capable de cette t�che. D�s
longtemps, elle �tait sous la domination absolue de son �l�ve, qu'elle
adorait, et plus propre � se laisser s�duire par elle et � entrer
dans les faiblesses de son �me qu'� l'aider � les corriger.

Cependant, elle assista utilement la Reine dans l'entreprise de mieux
r�gler les sentiments religieux de la princesse. Le mysticisme
disparut peu � peu, et, quoique sa pi�t� conserv�t quelque chose de
plus exalt� que celle de sa m�re et de ses soeurs, cependant elle
avait perdu le caract�re d'illuminisme auquel elle �tait pr�s
d'atteindre.

Priv�e de l'expansion que ses sentiments trouvaient aupr�s de sa soeur
Louise, ils reflu�rent sur elle-m�me, et c'est d�s cette �poque que je
commencerai � placer les ravages que le moral a faits chez elle, aux
d�pens de la vie, non pas dans un progr�s constant, mais par des
crises de souffrances int�rieures qui ne trouvaient plus o�
s'�pancher.

Elle r�vait un sentiment exclusif et se plaignait de n'en point
inspirer. Lorsqu'on lui repr�sentait tous ces liens de famille dont
elle �tait entour�e, elle r�pondait que ses parents l'aimaient pour
son huiti�me d'enfant, que ses fr�res et soeurs avaient sept fr�res et
soeurs sur qui r�pandre leur amour. �Louise, seule, ajoutait-elle,
s'identifiait � moi et maintenant elle a un mari et des enfants qui,
bien naturellement, absorbent ses affections.�

La mort de madame Mallet mit le comble � l'amertume de ses pens�es.
Elle expira entre les bras de la jeune princesse qui l'avait soign�e
comme une fille, comme une garde, comme une sainte, ne la quittant ni
jour, ni nuit, lui rendant tous les soins mat�riels et l'exhortant
comme un pasteur des �mes.

Apr�s avoir elle-m�me rabaiss� pour toujours les paupi�res de sa
vieille amie, elle se jeta dans les bras d'Olivia de Chabot qui
l'avait assist�e dans ses pieuses assiduit�s et partageait sa
profonde affliction.

�� pr�sent, dit-elle, il n'y a plus personne sur la terre qui m'aime
mieux que tout le monde.�

Olivia protesta de cette vive amiti� de jeunesse qui l'unissait � la
princesse.

�Oh, ma ch�re Olivia, vous avez votre famille, et puis vous vous
marierez, et vous devez pr�f�rer votre mari � toute chose!�

Cette id�e d'union conjugale poursuivait toujours la princesse Marie
comme le seul type du vrai bonheur.

L'int�rieur de sa famille, � la v�rit�, devait l'entretenir dans cette
pens�e, et la Reine s'�tait toujours attach�e � l'inculquer � ses
filles dont elle d�sirait passionn�ment le mariage.

Aussi, y avait-il toujours quelqu'un en perspective; mais tous
manquaient, les uns apr�s les autres, et la princesse Marie retrouvait
encore l� ces entraves de son �tat de princesse qui lui paraissaient
sans aucune compensation parce que tous les nombreux avantages, qui en
r�sultaient pour l'agr�ment de sa vie, lui �taient trop familiers pour
qu'elle pens�t � les remarquer.

Cependant, jamais il n'y eut d'�tiquette moins g�nante, et la Reine
s'appliquait � donner � la princesse la libert� compatible avec un
ordre de soci�t� o� la presse, dans sa licence, s'attaque � tout ce
qui devrait inspirer le respect, d�s qu'on peut l'apercevoir du
dehors.

La princesse Marie avait pourtant r�ussi � s'attirer une certaine
popularit�, et ce n'�tait certes pas en la cultivant. Je me rappelle
qu'un jour, o� j'avais d�n� aux Tuileries, elle �tait debout devant le
feu, appuy�e sur un grand �cran, plac� en avant d'elle, et sur le bout
duquel je m'appuyais aussi.

Le salon �tait plein de d�put�s, dont les uns avaient d�n� au ch�teau
et les autres arrivaient en _visite_ (car cela s'appelle des _visites_
� pr�sent; il y a huit ans, j'aurais �crit _�taient venus faire leur
cour_, soit remarqu� par parenth�se). La Reine allait des uns aux
autres, distribuant ses gracieuses politesses.

La princesse Marie me dit: �J'examine depuis un quart d'heure si
celui-l� �chappera � maman;� et elle me d�signa un petit homme � la
mise aussi ch�tive que pl�b�ienne, r�fugi� entre une console et un
fauteuil.

Au m�me instant, nous v�mes la Reine se diriger vers lui. La princesse
me regarda en souriant: �J'aurais �t� bien �tonn�e si maman ne l'avait
pas d�nich�.�

Quoique je n'eusse aucune liaison particuli�re avec la princesse
Marie, l'habitude de la voir d�s sa plus tendre enfance et peut-�tre
aussi mon caract�re me donnaient mon franc parler avec elle, et je lui
r�pondis: �Si Madame assistait un peu plus la Reine, sa t�che serait
moins difficile.

--Moi! j'en serais bien f�ch�e; je n'y entends rien.

--Tant pis, Madame, car c'est votre m�tier. Chacun a le sien dans le
monde, et si vous saviez combien un mot obligeant, une mine gracieuse
des personnes de votre rang donnent de popularit� et attirent de
partisans!�

Elle me mit la main sur le bras et, m'arr�tant tout court, moiti�
riant, moiti� s�rieusement:

�Ah! ma ch�re madame de Boigne, voil� deux mots qui g�tent toute votre
morale: la popularit�!... des partisans!... Mais c'est une l�chet� de
s'humilier devant des gens dont on ne se soucie pas, que parfois on
m�prise, pour obtenir leur suffrage. Cela n'est plus de notre temps,
et, d'ailleurs, croyez-moi, cela ne sert � rien.�

Je niai cette assertion. La conversation se prolongea encore quelque
temps. Je lui citai de nouveau l'exemple de sa m�re. Elle convint de
la v�n�ration et de l'amour qu'elle inspirait; �Mais aussi, c'est que
maman est la perfection: qui oserait se flatter de la repr�senter?�

J'avais trop de respect pour la v�rit� pour lui r�pondre: _Vous,
Madame_; mais je lui dis qu'on pouvait, au moins, chercher � l'imiter.
Elle reprit en riant qu'elle ne commencerait toujours pas en allant
parler, � tous ces messieurs noirs, et, de l�, me d�duisit, avec
beaucoup de gr�ce et plus d'esprit que de raison, que, dans le si�cle
o� nous vivions, les princes n'�taient plus entour�s d'assez
d'illusions pour �tre tenus � faire des frais de politesse, que chacun
�tait jug� pour sa valeur intrins�que, et: �au bout du compte,
dit-elle en finissant, ce n'est pas parce qu'elle a �t� chercher ce
petit homme, derri�re son fauteuil, que la Reine est ch�rie et
respect�e, c'est parce qu'elle est une excellente m�re, une excellente
�pouse, une femme qui fait plus qu'accomplir tous les devoirs que le
Ciel lui a commis.�

On voit que, toujours, chez la princesse Marie, l'id�e des joies et
des devoirs du m�nage surnageait dans sa pens�e. Je n'oserais pas
affirmer que peut-�tre, au milieu de tout son lib�ralisme profess� et
certainement � son insu, son vieux sang Bourbon ne remont�t vers sa
source et, se refoulant dans ses veines, ne lui inspir�t un peu de
r�pugnance pour les gens avec lesquels la r�volution de Juillet la
for�ait � frayer et n'augment�t son d�dain pour la popularit�.

Quoi qu'il en soit, elle se tenait fort �loign�e de toute politesse
banale, et les r�ceptions de Cour lui paraissaient de rudes corv�es.
Les bals m�me lui �taient devenus d�sagr�ables d�s que les invitations
s'�tendaient au del� d'une stricte intimit�.

La pauvre Reine dit � pr�sent: �Marie �tait trop, parfaite pour ce
monde; nous ne la comprenions pas; elle planait trop au-dessus de
nous.� Mais alors, elle, aurait mieux aim� qu'elle f�t plus terre �
terre dans le salon, et je l'ai souvent vue souffrir de ses r�ticences
peu obligeantes.

Ce qui m'a fait na�tre l'id�e des instincts princiers que la princesse
Marie poss�dait sans s'en douter, c'est qu'elle n'�tait jamais si
heureuse que pendant les visites prolong�es qu'elle faisait � la reine
des Belges que les habitudes allemandes de son mari ont entour�e de la
plus �troite et minutieuse �tiquette.

Madame Ad�la�de m'a souvent dit qu'elle en p�rissait d'ennui au bout
de quatre jours; et sa ni�ce, bien plus jeune, plus active, plus
sujette au d�go�t de toutes choses, y prolongeait son s�jour pendant
des semaines avec une vive satisfaction et nous revenait sensiblement
moins attrist�e qu'elle n'�tait partie. � la v�rit�, cela se peut
expliquer par la tendre affection qui liait les deux soeurs.

Si je n'ai point du tout parl� de la princesse Cl�mentine jusqu'�
pr�sent, c'est que, tant qu'a dur� son �ducation, c'est-�-dire
jusqu'en 1836, sa gouvernante madame Angelet, femme d'un rare m�rite,
qui ne se faisait point d'illusion sur la princesse Marie et voyait
_au moins_ ses inconv�nients, craignant l'influence qu'elle pouvait
exercer sur une jeune imagination, tenait sa soeur tr�s �loign�e
d'elle.

J'ai lieu de croire que la Reine partageait la pens�e qu'il y avait
avantage � affermir la raison de Cl�mentine, avant de la livrer � la
s�duction de l'esprit de Marie. En tout cas, le succ�s a justifi� la
pr�vision. La princesse Cl�mentine est v�ritablement de tout point une
princesse accomplie. Elle ne d�daigne pas son �tat, et je ne l'en
estime que mieux.

Pendant l'hiver de 1834, monsieur le duc d'Orl�ans donna des bals �
ses soeurs dans ses appartements. On y remarqua un groupe repr�sentant
Jeanne d'Arc � sa premi�re bataille. La guerri�re passe sur le corps
d'un ennemi renvers� et partage la r�pugnance de son cheval.
L'expression de candeur et de piti�, qui se m�le sur son visage �
celle de l'inspiration, est aussi sup�rieurement sentie que rendue, et
le model� des figures et des chevaux sans reproche. Les connaisseurs
se passionnaient pour ce joli ouvrage d'un auteur anonyme.

Au second bal, quelques indiscr�tions d�sign�rent le nom de la
princesse Marie. Ce fut ainsi que son talent si remarquable pour la
sculpture fut r�v�l�. Il avait �t� tenu cach� jusque-l� dans le fond
de son atelier, et monsieur le duc d'Orl�ans n'avait obtenu qu'�
grand'peine la permission de faire mouler ce groupe.

Elle travaillait, dans le m�me temps, un magnifique surtout que
monsieur le duc d'Orl�ans fait faire dans le style de la Renaissance
et qui peut rivaliser avec les plus beaux ouvrages de Benvenuto
Cellini.

Ne s'en tenant pas � un seul genre, la princesse Marie composa des
dessins de vitraux, dont on voit un �chantillon dans la chapelle de
Saint-Saturnin, � Fontainebleau. Elle en avait d�j� fait ex�cuter pour
son cabinet et pour un pavillon gothique du ch�teau de Laeken. Mais
son portefeuille en �tait encore riche, lorsqu'il fut consum� par un
incendie dont je parlerai plus tard.

Je ne sais pas pr�cis�ment � quelle �poque le Roi lui commanda la
statue de Jeanne d'Arc pour Versailles. Le secret en fut gard�, m�me
pour l'intimit�, et la statue �tait plac�e avant que personne ne se
dout�t de son existence. Je ne crois pas qu'il y e�t de flatterie dans
l'admiration g�n�rale qu'elle excita, lorsqu'elle fut livr�e aux yeux
du public, � l'ouverture du palais de Versailles. On ne flatte gu�re
les femmes au temps o� nous vivons, et point du tout les princesses.

Je vis, dans le m�me temps, par faveur sp�ciale, dans l'atelier de la
princesse, sa statue de l'ange de Moore portant au ciel, dans le creux
de sa main, une larme du p�cheur repentant. Elle me parut charmante et
sup�rieure � la Jeanne d'Arc. Elle n'a point encore �t� livr�e aux
yeux du public, et je ne sais pas ce qu'il en pensera.

Le prince L�opold de Naples se querella (car, malgr� le rang des
personnages, on ne peut se servir d'une expression plus relev�e) se
querella donc avec le Roi son fr�re. Il vint chercher un abri � la
Cour de France o� il fut re�u comme l'enfant de la maison. La Reine
interposa ses bons offices entre ses deux neveux.

Le prince L�opold t�moigna bient�t un vif d�sir de contracter avec la
princesse Marie une alliance dont il avait d�j� �t� question. La Reine
douairi�re de Naples le souhaitant extr�mement, le Roi ne s'y opposait
pas formellement, mais se refusait � tous les arrangements n�cessaires
� l'accomplissement de cette union et rappelait son fr�re.

On eut ici le chagrin de le voir partir sans avoir rien conclu, apr�s
un s�jour prolong� et des empressements assez marqu�s pour avoir
attir� l'attention de tout le monde. La princesse en fut cruellement
bless�e et la Reine, qui s'accusait de l'avoir encourag�e � souhaiter
cette alliance de famille, profond�ment afflig�e.

Le prince avait promis d'emporter le consentement de son fr�re, mais
la Reine-m�re mandait qu'il n'aurait pas assez de fermet� pour oser
l'exiger.

L'amiral de Rigny fut envoy� � Naples pour forcer le Roi � s'expliquer
cat�goriquement. Une conversation de dix minutes entre l'ambassadeur
extraordinaire et Sa Majest� Napolitaine amena une rupture ouverte.
L'amiral s'embarqua sur une fr�gate qui l'attendait et les l�gations
furent retir�es de la part des deux Cours.

Peu de semaines apr�s, la reine de Naples (� l'influence de laquelle
on attribuait les r�pugnances du Roi � une alliance fran�aise) mourut
en couches, et trois mois ne s'�taient pas �coul�s que le souverain
veuf se mit en qu�te d'une nouvelle �pouse.

Il visita successivement les Cours catholiques d'Allemagne et vint
enfin � Paris, malgr� des relations si peu amicales qu'il n'y avait
pas m�me un ambassadeur.

Je crois �tre s�re qu'autant notre Reine et sa fille avaient d�sir� le
mariage du prince L�opold, autant elles auraient craint celui du Roi,
et, si la politique avait entam� une pareille n�gociation, elle aurait
trouv� de grands obstacles dans l'int�rieur du palais.

Toutefois, la conduite du roi de Naples n'en fut pas moins �trange et
maussade pour nos princesses, car l'�ge de la princesse Cl�mentine
permettait qu'il pens�t � elle. Il passa trois semaines � Paris, ayant
l'air de les examiner et presque de les courtiser, et, d�s le
lendemain de son retour � Naples, fit demander officiellement la main
de l'archiduchesse Th�r�se.

On ne pouvait choisir des formes plus d�sobligeantes. Elles furent
p�niblement senties par la princesse Marie, et sa tristesse en
augmenta.

Je tiens d'une de ses amies les plus intimes, qui l'engageait �
prendre l'attitude d'une personne se refusant au mariage et lui
repr�sentait l'agr�ment de sa position dans une famille si unie, avec
des talents sup�rieurs qui l'�loignaient de l'ennui, qu'elle s'�cria
tout � coup: �Et lorsque je me pr�senterai devant Dieu, avec mes
figurines dans les bras, que lui r�pondrai-je quand il me dira:
�_Est-ce pour cela que je t'ai envoy�e sur la terre!_�

Plus tard, lorsqu'elle se plaignait, suivant son usage, de ce qu'il
n'y avait rien d'exclusif dans les sentiments qu'elle inspirait, son
amie lui fit remarquer que l'_exclusif_ ne se trouvait que bien
rarement dans aucune esp�ce de relations.

�Vous ne me comprenez pas, ma ch�re; vous parlez d'amour, et moi du
lien conjugal. C'est bien diff�rent! Un �poux n'a qu'une �pouse; une
�pouse n'a qu'un �poux. C'est l'ordre de Dieu et, de cette union,
viennent tous les biens, tous les bonheurs et tous les devoirs pour
lesquels nous sommes cr��s.�

Les soins de la Reine avaient constamment tendu � pr�parer ses filles
� devenir bonnes m�res et bonnes femmes. Ils avaient germ� dans le
sein de la princesse Marie au del� de ce qu'elle-m�me aurait souhait�,
car le retard de son mariage la rendait tr�s malheureuse. Sa sant�
s'en ressentait; son changement et sa tristesse augmentaient.

La Reine se tourmentait; et, pour apporter quelque distraction � cet
�tat, madame Ad�la�de mena la princesse � Bruxelles o� elle la laissa.
Elle ne revint � Paris qu'avec la reine des Belges, pour assister au
mariage de monsieur le duc d'Orl�ans.

Sa profonde m�lancolie fut visible � tous les yeux pendant les f�tes
donn�es � cette occasion. Il s'y joignit l'irritation d'apprendre, �
Fontainebleau m�me, la nouvelle du mariage du prince L�opold de Naples
avec mademoiselle de Carignan (fille d'un Carignan, non reconnu par
les rois de Sardaigne, et de mademoiselle de La Vauguyon); c'�tait
combler l'injure pour la maison d'Orl�ans.

La Reine et la princesse Marie, qui pensaient peut-�tre avec raison
avoir trop montr� leur d�sir de cette alliance, en furent �galement
froiss�es; mais la princesse, plus jeune et moins r�sign�e, y apporta
plus d'irritation. Sa sauvagerie en augmenta, et son humeur aussi
bien que sa sant� s'alt�r�rent sensiblement.

La Reine se mit alors � battre tous les buissons germaniques pour y
trouver un mari sortable. Le roi des Belges proposa le duc Alexandre
de Wurtemberg, sixi�me cadet de cadet, mais appartenant � la maison
royale.

Cette m�diocre alliance elle-m�me ne s'�tablissait pas tr�s
facilement. Le prince, cousin germain de l'empereur Nicolas, avait
tous ses int�r�ts en Russie; et il fallait non seulement le
consentement direct de l'Empereur, mais encore qu'il n'us�t pas de son
influence pour faire refuser celui du roi de Wurtemberg. La diff�rence
de religion se pr�sentait comme un obstacle partout, et surtout �
Rome.

La princesse aurait vivement d�sir� que tous ses enfants, comme ceux
de sa soeur la reine Louise, fussent �lev�s dans la religion
catholique; la pragmatique de la maison de Wurtemberg s'y opposait
formellement.

Ces difficult�s entra�n�rent d'assez longues n�gociations �
P�tersbourg, � Stuttgart et � Rome. Elles furent enfin vaincues, et le
mariage d�clar� vers le milieu de septembre.

La voix publique n'accordait pas une grande distinction d'esprit au
duc Alexandre; mais elle vantait ses bonnes qualit�s, et nul ne
pouvait disputer sa superbe figur�. Tel qu'il �tait, la princesse s'en
montrait fort satisfaite, et, lorsque j'allai lui faire mon compliment
officiel � Saint-Cloud, elle l'accueillit de la fa�on la plus accorte.

Sa physionomie avait repris de la douceur et de la gaiet�; sa parure
�tait soign�e, et elle tournait vers le duc Alexandre, plac� derri�re
sa chaise et paraissant tr�s occup� d'elle, des regards qui
exprimaient son contentement.

En causant de ce mariage avec madame Ad�la�de, quelque temps avant,
j'avais �nonc� la pens�e qu'il avait pour but de conserver la
princesse Marie dans sa famille, en faisant au jeune m�nage un
�tablissement en France.

�Nous l'aurions bien d�sir�, me r�pondit-elle. J'ai m�me offert de
leur donner mon h�tel de la rue de Varenne, mais Marie ne veut pas en
entendre parler. En �pousant un allemand, elle compte se faire
allemande. Si le Roi ne trouve pas le parti sortable, dit-elle, il ne
doit pas consentir au mariage; mais, une fois fait, elle pr�tend
n'�tre plus que la femme de son mari, ne d�pendre que de lui, n'avoir
d'autre rang, d'autre fortune, d'autre sort que le sien. Il lui serait
odieux de lui voir l'attitude du _mari de la princesse Marie_, et
c'est ce qui ne pourrait manquer d'arriver en France; aussi veut-elle
partir imm�diatement apr�s la c�r�monie......�

On voit jusqu'� quel point cette jeune princesse �tait nourrie de
l'esprit de l'�vangile et des saints droits de l'�poux sur l'�pouse.

Depuis l'arriv�e du prince, le go�t qu'elle avait pris pour sa
personne n'avait pas diminu� ses projets de d�f�rence, et elle voyait
s'approcher, avec une satisfaction qu'elle ne cherchait pas �
dissimuler, le moment de son mariage.

Il s'accomplit � Trianon en pr�sence de la famille, du service, et des
personnes que leurs fonctions officielles y appelaient. Il n'y eut pas
d'autres invitations. La princesse parut radieuse pendant les deux
jours qu'elle y s�journa. Le troisi�me, elle partit, et se s�para de
tous les siens, sans montrer une �motion �gale � la leur.

Elle a, dans toutes les occasions o� elle croyait accomplir un devoir,
conserv� un tel empire sur elle-m�me qu'il ne faudrait pas en conclure
qu'elle n'en souffrait pas beaucoup. Mais les spectateurs furent
irrit�s contre elle de l'indiff�rence dont elle sembla recevoir les
embrassements de sa famille en larmes et l'empressement avec lequel
elle se h�ta de gagner la voiture qui devait l'emmener.

Les suisses de la grille la virent passer en souriant � son �poux. On
se rappelait les sanglots de la princesse Louise au d�part de
Compi�gne, et l'impression ne fut pas favorable � la princesse Marie,
surtout dans la domesticit�, t�moins quotidiens de l'amour que tous
les siens lui portaient.

Au fond, cette union comblait ses voeux. Elle, n'avait rien
d'absolument inconvenant � son rang; l'assentiment de sa famille
l'autorisait. L'exemple de la princesse Louise la r�conciliait � la
pens�e d'un �poux protestant. Cet �poux lui plaisait beaucoup; et la
vie ind�pendante et locomotive qu'elle pr�voyait mener, lui
paraissait, d'apr�s ses go�ts, bien pr�f�rable au partage d'un tr�ne.
Je ne sais si les ann�es n'auraient pas amen� d'autres pens�es; mais,
dans ce moment, elle �tait compl�tement satisfaite.

La princesse, comme tout ce qui est atteint de _l'esprit artiste_,
avait la maladie des voyages, et les projets qu'elle formait d�j� de
visiter l'Italie, la Gr�ce, l'Orient, sans qu'aucun devoir fix�t la
r�sidence de son mari dans un lieu plut�t que dans un autre, lui
semblaient une heureuse compensation � son peu d'importance sociale.
Elle exprimait volontiers sa joie qu'il ne poss�d�t pour tout �tat
qu'une maison de campagne en Saxe, portant le singulier nom de
_Fantaisie_.

Le Roi et la Reine, consid�rant avant tout la f�licit� de leur enfant,
se montraient contents. Monsieur le duc d'Orl�ans ne dissimulait gu�re
que le duc Alexandre lui paraissait fort mince comme alliance, et tr�s
lourd comme beau-fr�re.

Il aurait pr�f�r� que la princesse Marie rest�t fille, et s'en �tait
expliqu� avec elle, en lui t�moignant le d�sir de renouveler entre eux
le tendre exemple d'amiti� fraternelle que le Roi et Madame Ad�la�de
leur montraient � chaque heure.

J'ai m�me lieu de croire qu'il alla jusqu'� lui repr�senter combien le
prince, auquel elle allait se donner, lui semblait peu capable
d'appr�cier son m�rite. Ce qu'il y a de s�r, c'est que la princesse
fut tr�s bless�e de la d�marche de son fr�re et qu'il en est toujours
rest� un refroidissement sensible entre eux.

La dame allemande qui devait accompagner la princesse se trouva trop
malade pour partir. Les deux jeunes �poux en gard�rent le silence. La
Reine apprit le soir que, dans sa fi�vre d'ind�pendance, la princesse
courait les grandes routes, t�te � t�te avec cet �poux de quatre
jours.

Le t�l�graphe leur porta l'ordre de s'arr�ter, et la duchesse de
Massa, dame d'honneur des princesses de France, fut exp�di�e en toute
h�te pour les rejoindre et accompagner la duchesse de Wurtemberg
jusqu'� la r�sidence de sa nouvelle famille.

Elle en t�moigna bien un peu de contrari�t� mais son entr�e en
Allemagne en eut plus de convenance. Elle fut parfaitement accueillie
par la duchesse de Cobourg, soeur du duc Alexandre, pr�s de laquelle
il avait �lu domicile.

La princesse Marie, si ennuy�e des exigences de son rang � Paris, se
soumit merveilleusement � l'�tiquette �troite des petites Cours
allemandes qu'elle visita successivement pour faire connaissance avec
les parents de son mari.

Mais l'amour est un grand fard et sa passion �tait devenue tellement
vive qu'elle mandait un jour � la Reine sa m�re qu'on ne pouvait
imaginer rien de plus d�licieux que de faire quinze lieues en
tra�neau, sur six pieds de neige, par quinze degr�s de froid. Il faut
que le camarade de tra�neau soit bien agr�able pour embellir autant
une telle promenade! Au reste, toutes ses lettres respiraient le
bonheur et contenaient des hymnes en l'honneur du duc Alexandre.

Toutefois, le go�t de l'ind�pendance ne se d�mentait pas. Lorsque la
petite Cour de Cobourg se transporta � Gotha, elle refusa de loger au
palais et s'installa dans un pavillon contigu qu'elle fit meubler. Il
�tait si peu vaste que le royal m�nage ne le pouvait habiter qu'avec
deux valets seulement.

La princesse avait, d�s longtemps, la fantaisie de pr�parer de ses
mains le chocolat qu'elle prenait de grand matin. Le po�le allemand ne
lui permettant pas de le faire sur son feu, comme en France, on lui
apportait un petit r�chaud � l'esprit-de-vin qu'on posait sur sa table
de nuit. Un jour, la dentelle de son oreiller prit feu. La princesse
et sa femme de chambre, en cherchant � l'�teindre, renvers�rent le
r�chaud. L'esprit-de-vin enflamm� se r�pandit sur tout le lit, plac�
dans une alc�ve drap�e de mousseline.

L'incendie fut si rapide, si complet, que la princesse n'eut que le
temps de se sauver en pantoufles, envelopp�e d'une robe de chambre que
sa suivante lui jeta sur le corps. Leurs cris attir�rent le duc
Alexandre; mais d�j� on ne pouvait que difficilement entrer dans la
chambre, et l'isolement o� ils se trouvaient retarda tellement les
secours que tout se trouva consum�.

Au reste, il aurait �t� fort difficile d'�teindre un feu si actif,
dans un moment o� un froid de dix-huit degr�s ne permettait pas m�me
l'espoir de se procurer de l'eau. Aussi le pavillon br�la-t-il jusqu'�
terre et, dans ses ruines, furent enfouis tout ce que poss�dait la
princesse Marie, ses diamants, ses parures, et, ce qui �tait plus
irr�parable et plus regrett� par elle, ses albums, tous ses travaux
d'art aussi bien que ses papiers.

On retrouva dans les cendres les diamants et les pierres pr�cieuses.
Je les ai vues, arriver ici presque calcin�s; cependant on put encore
tirer parti d'un assez bon nombre; mais toutes les montures et des
perles magnifiques donn�es par le Roi furent compl�tement perdues.

Selon l'habitude qu'elle s'�tait faite de prendre sur elle, la
princesse Marie ne montra aucun effroi et m�diocrement de regret; mais
je ne puis me d�fendre de croire qu'un pareil �v�nement, dans son �tat
de grossesse, n'ait encore donn� quelque atteinte � sa sant�.

Jusque-l�, ses lettres vantaient son embonpoint, et pourtant nous la
v�mes arriver, quelques semaines apr�s, fort chang�e et tr�s amaigrie.
Cela fut attribu� � sa position.

Le Roi se donna le plaisir de lui faire retrouver, dans le pavillon
qu'avec grand soin il lui avait construit � Neuilly, tout ce qui
pouvait se r�parer des pertes que l'incendie de Gotha lui avait fait
subir.

Les premiers jours se pass�rent avec joie et douceur dans le sein de
sa famille; mais, bient�t, elle se renferma dans son appartement, avec
le duc Alexandre, et ne supporta qu'avec une impatience marqu�e tout
ce qui troublait leur t�te-�-t�te. Aucune personne, m�me de son
ancienne intimit�, n'�tait admise chez elle. � peine, de loin en loin,
Olivia de Chabot y arrivait-elle.

Cela �tonnait d'autant plus qu'au nombre des avantages que, la
princesse Marie semblait priser le plus dans son mariage elle comptait
la libert� de vivre dans la soci�t� et la possibilit� de _faire des
visites_, ce qui se pr�sentait � son imagination comme le compl�ment
de l'agr�ment de la vie rationnelle.

Aller chercher la distraction qu'on veut, � l'heure o� elle convient,
n'en prendre que ce qui pla�t, joindre les chances de l'impr�vu �
celles qu'on sait trouver, causer de tout avec tout le monde, sans
g�ne, et sans responsabilit�, voil� la th�orie qu'elle s'�tait faite
de _la visite_. Je la lui ai souvent entendu professer, en se
plaignant d'en �tre priv�e, et elle s'�tonnait de nous voir rire de
son utopie.

Loin de l'avoir rendue plus sociable, son ind�pendance de position ne
l'avait donn�e qu'� la solitude. Cela s'expliquait par deux motifs.
D'abord par sa sant� qui, la suite l'a prouv�, n'�tait que trop
mauvaise, quoiqu'elle ne s'en plaign�t jamais, ensuite par une
souffrance morale dont j'ai acquis la certitude.

L'amour lui peignait le duc Alexandre orn� de toutes les perfections
et de toutes les distinctions; mais elle avait trop de perspicacit�
pour ne pas s'apercevoir qu'aux yeux de sa famille c'�tait un beau et
bon gar�on bien ennuyeux pour qui on avait beaucoup d'�gards et peu de
go�t.

Elle ne pardonnait pas aux siens ce qui lui semblait une injustice,
et, tr�s probablement, le prince, qui l'adorait avec d�vouement, plus
� son aise dans leur int�rieur, s'y montrait moins gauche qu'au milieu
de ses beaux-fr�res dont la sup�riorit� l'�crasait. Ce qu'il y a de
s�r, c'est que l'ancienne intimit� ne se r�tablit pas entre la
princesse Marie et ses fr�res.

Quoique la fin de sa grossesse f�t p�nible, elle accoucha tr�s
heureusement, le 30 juillet 1838, d'un enfant si �norme qu'on attribua
ses souffrances pr�c�dentes � cette cause, et, pendant quelques
semaines, son �tat ne donna nulle inqui�tude; mais, loin de se
r�tablir, elle s'affaiblissait de plus en plus et son d�p�rissement
augmentait.

Le Roi fut le premier � s'en alarmer; il exigea une consultation. La
princesse y r�pugnait. Quelques mois de s�jour dans l'air pur de
l'Allemagne suffiraient, assurait-elle, � son r�tablissement.
Toutefois les craintes du Roi furent confirm�es par la Facult�, et le
docteur Chomel pr�vint monsieur le duc d'Orl�ans du danger imminent de
sa soeur.

Le reste de la famille conserva quelque s�curit�. On manda un m�decin
de Bruxelles. Il encouragea les esp�rances, en ordonnant n�anmoins,
comme ses confr�res fran�ais, l'air doux du Midi.

On arracha � grand'peine le consentement de la princesse Marie. Elle
voulait absolument passer l'hiver dans son ch�teau de Fantaisie
qu'elle n'avait pas encore vu. Les sollicitations de sa famille
l'emport�rent enfin.

Le duc Alexandre s'y joignit, plus par d�f�rence que par conviction,
car sa femme lui disait qu'elle n'�tait pas malade. Il la croyait en
cela, comme en toutes choses, et l'id�e de la contrarier lui �tait
tr�s p�nible.

On d�sirait qu'elle fix�t son s�jour dans une ville du midi de la
France. La Reine l'en supplia, en lui disant qu'elle irait lui faire
une visite dans le cours de l'hiver, sans pouvoir l'obtenir. Madame
Ad�la�de s'offrit � l'accompagner partout o� elle voudrait aller et
fut �galement repouss�e avec p�tulance. Son caract�re �tait
compl�tement chang�.

Cette personne, si ma�tresse d'elle-m�me, �tait devenue irritable �
l'exc�s, et son antipathie pour tout ce qui n'�tait pas allemand �tait
port�e jusqu'� la manie.

Elle fit appeler un m�decin de Cobourg pour la soigner. Il se trompa
sur son �tat et avan�a peut-�tre sa mort de quelques semaines; mais
elle �tait trop profond�ment atteinte pour que rien la p�t sauver, et
les paroles de s�curit�, sur l'efficacit� du traitement que
l'allemand comptait faire suivre � la princesse pendant le voyage
eurent l'avantage de rendre la s�paration moins d�chirante pour sa
famille.

Une fois qu'elle eut consenti � se rendre en Italie, la duchesse de
Wurtemberg t�moigna un si vif empressement de partir que, l'arriv�e de
la reine des Belges ayant retard� son voyage de quarante-huit heures,
elle ne put lui cacher la contrari�t� qu'elle en �prouvait et re�ut
presque froidement cette ch�re moiti� d'elle-m�me.

Tous les siens l'accompagn�rent jusqu'� Fontainebleau. Elle en prit
cong� amicalement, mais tr�s calmement, leur donnant rendez-vous pour
l'automne suivant dans ce m�me palais de Fontainebleau. Toutefois, en
embrassant la reine des Belges, elle lui dit tr�s bas: �Louise, ne
m'oublie jamais.�

Ce fut la seule circonstance qui p�t donner lieu de croire que son air
enjou� �tait feint.

Le Roi, en remontant le perron apr�s l'avoir mise en voiture, ne put
retenir ses larmes. La Reine alla cacher son trouble au pied de la
croix, son refuge ordinaire, mais elle conservait plus d'esp�rance que
le Roi.

Le voyage s'accomplit assez heureusement. Le m�decin allemand envoyait
chaque jour un bulletin scientifique o� on ne comprenait pas
grand'chose. Le prince, suivant en cela la volont� de sa femme,
mandait qu'elle allait mieux; elle-m�me le confirmait par quelques
lignes.

Enfin une longue lettre de sa propre main, �crite d'une des villes de
la rivi�re de G�nes, sous l'influence du beau ciel, de la belle mer,
des beaux sites, dont l'aspect avait r�veill� ses impressions
d'artiste, porta la joie dans les Tuileries.

Mais, � peine arriv�e � G�nes, le temps se g�ta, et ce besoin de
locomotion, triste et dernier sympt�me des maladies de poitrine, se
fit de nouveau sentir. Apr�s avoir chang� trois fois de palais et sept
fois de chambre en dix jours, la princesse voulut absolument partir.

Monsieur de Rumigny, ambassadeur de France � Turin, fort d�vou� � la
famille royale et qui s'�tait rendu � G�nes, manda au ministre des
affaires �trang�res qu'apr�s avoir bien pes� toutes les
consid�rations, la contrari�t� de rester � G�nes paraissait faire tant
de mal � la princesse qu'on se d�cidait � la laisser partir, quoique
le m�decin e�t peu d'espoir de la voir arriver jusqu'� Pise. Il
annon�ait prendre sur lui de quitter son poste pour l'accompagner,
tant il croyait le cas urgent.

Le comte Mol� re�ut du Roi la triste mission de communiquer cette
d�p�che � la Reine. Elle tomba au milieu de la famille comme une
bombe. Jusque-l�, on n'�tait inquiet que pour un avenir qu'on croyait
encore fort �loign�.

La Reine sacrifia son d�sir d'aller trouver sa fille. Elle sentait les
difficult�s qui s'opposaient � ce qu'elle travers�t toute l'Italie.
Monsieur le duc de Nemours partit seul, esp�rant � peine retrouver sa
soeur; mais, contrairement � toutes les pr�visions, le voyage lui
avait �t� salutaire et, deux jours apr�s son arriv�e � Pise, elle
�crivit plusieurs longues lettres. Dans celle � la Reine, elle disait
qu'elle se sentait rena�tre sous ce ciel si pur et si doux.

Elle �crivait � Olivia de Chabot des instructions sur des �trennes
qu'elle destinait � quelques pensionnaires de sa charit�. Elle
chargeait enfin monsieur le duc d'Orl�ans de lui envoyer des albums,
des crayons, des pinceaux et un tabouret pour dessiner d'apr�s nature,
ainsi que le temps semblait bient�t devoir le permettre.

Ces lettres ramen�rent la s�curit�. On crut � une crise termin�e
favorablement et pr�c�dant une gu�rison.

On avait craint que l'arriv�e inopin�e de monsieur le duc de Nemours
n'effray�t la princesse; mais il est toujours facile de tromper un
malade: on la lui expliqua, sous un pr�texte quelconque. Elle
accueillit son fr�re avec joie et ne lui parut pas aussi mal qu'il le
craignait.

Elle se leva et passa trois heures � dessiner avec lui. Ce r�cit
contribua � rassurer ici; l'illusion fut compl�te. Les r�ceptions du
jour de l'an eurent lieu comme de coutume.

Cependant, les lettres de monsieur le duc de Nemours devinrent de
moins en moins satisfaisantes. Celle re�ue le jeudi 3 janvier parut si
alarmante qu'elle inspira � la Reine le plus vif d�sir de partir et,
simultan�ment au Roi celui de la retenir, persuad� qu'elle
n'arriverait plus � temps.

Elle r�pondit � cette objection que d�j� on l'avait oppos�e au d�part
de monsieur le duc de Nemours et qu'il �tait depuis quinze jours au
chevet du lit de sa soeur.

Le Roi ne fit plus de difficult�s. L'ordre fut donn� de pr�parer �
Toulon un bateau � vapeur pour transporter la Reine � Livourne d'o�
elle gagnerait facilement Pise, sans traverser d'autres �tats, et le
t�l�graphe appela la reine des Belges qui devait, accompagner sa m�re.

Le d�part fut fix� au lundi. La reine Louise arriva le dimanche; mais
les nouvelles �taient tellement mauvaises que le voyage fut
contremand� le lundi m�me et, le mardi, monsieur Mol� eut la
douloureuse mission d'annoncer la mort.

La Reine s'�cria: �Mon Dieu! vous avez un ange de plus, mais j'ai
perdu ma fille.� Et elle courut s'enfermer dans la chapelle d'o� le
Roi seul eut le cr�dit de l'arracher au bout de quelques heures.

Malgr� son grand courage, sa rare pi�t�, son admirable r�signation, ce
chagrin intime fit en elle un ravage si profond que son changement,
lorsque je la vis le surlendemain, �tait effrayant.

Les d�tails qu'elle recueillit bient�t sur les derniers moments de sa
sainte fille, ainsi qu'elle l'appelle, devinrent un grand
adoucissement � sa douleur et en chang�rent l'amertume en une sorte
d'admiration passionn�e. Elle invoque sa fille, en m�me temps qu'elle
la pleure.

La solennit� de No�l avait servi de pr�texte, ou de motif, � la
duchesse de Wurtemberg pour chercher les consolations de la religion.
Le vicaire apostolique de Pise, appel� aupr�s d'elle, avait �t� aussi
touch� qu'�difi� des dispositions o� il avait trouv� cette _sainte
princesse_, ainsi que s'exprimait la lettre d'un l�gitimiste, en me
mandant cette circonstance.

Un nouveau traitement, suite d'une consultation demand�e par monsieur
le duc de Nemours, avait amen� un l�ger soulagement; mais les
accidents reparurent, et, le 30 d�cembre, elle eut une faiblesse tr�s
prolong�e.

Le lendemain matin, se trouvant seule avec son fr�re, elle lui dit:

�Nemours, tu me connais assez pour savoir que je puis supporter la
v�rit�, mais que je la veux; dis-moi, suis-je tr�s mal?

--Tr�s mal, non; mais, depuis hier soir, les m�decins sont inquiets.

--Merci, mon fr�re; je te comprends.�

Voyant alors rentrer le duc Alexandre, qui s'�tait �loign� un moment,
elle mit son doigt sur sa bouche, en faisant _chut_, et ne parut pas
autrement troubl�e. Seulement, on s'aper�ut qu'elle devenait plus
caressante pour son fr�re et son mari; mais, depuis ce moment, elle
ne demanda plus son petit enfant.

Elle fit appeler sa dame d'honneur, madame Spietz, catholique ainsi
qu'elle, et la chargea de tous les d�tails religieux avec une pr�sence
d'esprit qui ne se d�mentit pas un instant, malgr� les fr�quents
�vanouissements o� elle tombait; et bient�t, entour�e des secours
qu'elle avait r�clam�s, elle ajouta les paroles les plus �lev�es et
les plus touchantes aux pri�res des pr�tres o� elle ne manquait pas de
prendre part.

Les souvenirs de sa famille se m�laient tendrement aux adieux qu'elle
adressait pr�s d'elle; et, dans les deux derniers jours de sa jeune
carri�re, elle se montra aussi expansive qu'elle avait �t�
habituellement contenue jusque-l�. Son �me, tout � la fois pieuse et
passionn�e, semblait comprendre qu'elle allait s'�lancer vers sa
v�ritable patrie.

Le 2 janvier, apr�s un �tat d'�puisement tel que pendant plus de trois
heures on penchait l'oreille pour s'assurer si elle respirait encore,
elle se ranima tout � coup. Monsieur le duc de Nemours dit ne l'avoir
jamais vue si belle.

Ses yeux reprirent leur brillant �clat, sa physionomie s'�claira; elle
se redressa sur sa couche de mort, regarda autour d'elle, sourit � son
mari et � son fr�re, les attira pr�s d'elle, les embrassa tendrement,
puis leur dit d'une voix forte, mais naturelle:

�Mes amis, voyez la puissance de la religion! J'ai vingt-cinq ans, je
suis heureuse... bien heureuse, reprit-elle en serrant la main de son
mari, et je meurs contente; Nemours, ne l'oublie pas, et dis-le �
Chartres.�

Ce furent ses derni�res paroles. Sa figure conserva encore quelque
temps une expression de b�atitude. Ses yeux rest�rent ouverts, comme
s'ils lui montraient une vision pleine de douceur; puis les
�vanouissements se succ�d�rent, jusqu'� ce que la vie e�t
compl�tement disparu.

Telle a �t� la vie, telle a �t� la mort de Marie d'Orl�ans, duchesse
de Wurtemberg. Avec mille belles, grandes et nobles qualit�s, il lui
manquait un peu d'argile vulgaire pour les maintenir � leur place;
elles lui ont fait une guerre intestine o� elle a succomb�.

Je crois que cette disposition est plus rare sur les marches du tr�ne
que dans les autres classes de la soci�t�; mais, partout, elle porte
le d�sordre et doit �tre r�prim�e d�s la premi�re enfance.

La d�solation de la famille royale fut extr�me. Monsieur le duc
d'Orl�ans, auquel ses derni�res paroles avaient �t� consacr�es,
t�moigna d'une am�re douleur. Les r�cits de monsieur le duc de
Nemours, et l'impression qu'il avait re�ue d'une mort si �difiante,
furent pour sa pieuse m�re la plus grande consolation qu'elle p�t
recevoir.

Elle en puisa aussi dans le sourire du pauvre petit prince Philippe,
trop jeune pour conna�tre son malheur et qu'elle accueillit d'une
tendresse toute maternelle.

Le duc Alexandre le lui ramena et le remit entre ses mains, avec une
confiance dont elle fut profond�ment touch�e. Apr�s avoir rendu les
soins les plus tendres a la princesse son �pouse, il la pleura de
fa�on � s'assurer l'affection sinc�re de toute sa famille.

Le corps de la princesse Marie, rapport� � Marseille, traversa la
France; et ce cort�ge fun�bre fut partout entour� d'hommages et de
regrets.

On aurait souhait�, c'�tait le voeu des ministres, qu'elle f�t
enterr�e � Saint-Denis; mais les d�sirs de la Reine pr�valurent, et sa
fille fut transport�e � Dreux, o� d�j� elle avait deux enfants rendus
� ce Dieu qui les lui avait donn�s.

Le Roi, les princes ses fils, et le duc de Wurtemberg, arriv� de la
veille, all�rent recevoir ces tristes d�pouilles d'une femme si
brillante et si aim�e. La c�r�monie fut rendue des plus touchantes par
leur douleur mal contenue.

Les pri�res de l'�glise achev�es, ils descendirent dans le caveau et,
avant d'abandonner ce cercueil � la solitude de sa derni�re demeure,
chacun d'eux, � genoux, colla ses l�vres dessus, en lui disant un long
adieu.

Ils �taient d�j� remont�s, lorsque monsieur le duc d'Orl�ans,
s'arr�tant brusquement, retourna sur ses pas et, � travers d'amers
sanglots, s'agenouilla de nouveau et baisa le cercueil encore une fois
en s'�criant: �Pour Joinville�.

Ce souvenir du fr�re absent (monsieur le prince de Joinville assistait
alors � la prise de Saint-Jean d'Ulloa) dans celui qui doit �tre un
jour le chef de la famille m'a paru un trop bon et trop heureux
sentiment dans l'avenir de tous pour n�gliger de le rapporter. Le
petit nombre des assistants en furent vivement �mus.

En outre de la Jeanne d'Arc, de l'ange de Moore portant une larme au
ciel et des figurines du plateau de monsieur le duc d'Orl�ans, dont
j'ai d�j� parl�, la duchesse de Wurtemberg a laiss� une statue d'ange
ouvrant la porte du ciel, quelques bas-reliefs tir�s du po�me
d'_Ahasv�rus_, le buste de la reine des Belges et celui de son fils
a�n�. Les portefeuilles de ses dessins ont �t� perdus dans l'incendie
du palais de Gotha.




TABLE DES MATI�RES


FRAGMENTS

     AVANT-PROPOS                                                    1

     Une semaine de Juillet 1830                                     5

     Exp�dition de madame la duchesse de Berry en 1832              99

     Fontainebleau en 1834                                         210

     Mariage de monseigneur le duc d'Orl�ans en 1837. Ouverture de
       Versailles                                                  230

     Mort de monsieur de Talleyrand en 1838                        257

     Mort de Son Altesse Royale la princesse Marie d'Orl�ans,
       duchesse de Wurtemberg (1839)                               281






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