The Project Gutenberg EBook of La Femme de Paul, by Guy de Maupassant This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La Femme de Paul Author: Guy de Maupassant Release Date: December 2, 2009 [EBook #30587] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME DE PAUL *** Produced by H�l�ne de Mink, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
DE
�DITION DE LUXE
(Voir Catalogue � la fin du volume.)
LA FEMME DE PAUL.—LES BIJOUX.
UN NORMAND.—AU BOIS.—LE LOUP.—UN FILS.
CORRESPONDANCE.—LUI.
TOMBOUCTOU.—UN DUEL.—MES 25 JOURS.
LA MORTE.
PARIS
Soci�t� d'�ditions Litt�raires et Artistiques
LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF
50, CHAUSS�E D'ANTIN, 50
—
Tous droits r�serv�s.
La Femme de Paul |
Les Bijoux |
Un Normand |
Au Bois |
Le Loup |
Un Fils |
Correspondance |
Lui? |
Tombouctou |
Un duel |
Mes 25 jours |
La Morte |
Le restaurant Grillon, ce phalanst�re des canotiers, se vidait lentement. C'�tait, devant la porte, un tumulte de cris, d'appels; et les grands gaillards en maillot blanc gesticulaient avec des avirons sur l'�paule.
Les femmes, en claire toilette de printemps, embarquaient avec pr�caution dans les yoles, et s'asseyant � la barre, disposaient leurs robes, tandis que le ma�tre de l'�tablissement, un fort gar�on � barbe rousse, d'une vigueur c�l�bre, donnait la main aux belles-petites en maintenant d'aplomb les fr�les embarcations.
Les rameurs prenaient place � leur tour, bras nus et la poitrine bomb�e, posant pour la galerie, une galerie compos�e de bourgeois endimanch�s, d'ouvriers et de soldats accoud�s sur la balustrade du pont et tr�s attentifs � ce spectacle.
Les bateaux, un � un, se d�tachaient du ponton. Les tireurs se penchaient en avant, puis se renversaient d'un mouvement r�gulier; et, sous l'impulsion des longues rames recourb�es, les yoles rapides glissaient sur la rivi�re, s'�loignaient, diminuaient, disparaissaient enfin sous l'autre pont, celui du chemin de fer, en descendant vers la Grenouill�re.
Un couple seul �tait rest�. Le jeune homme, presque imberbe encore, mince, le visage p�le, tenait par la taille sa ma�tresse, une petite brune maigre avec des allures de sauterelle; et ils se regardaient parfois au fond des yeux.
Le patron cria:—�Allons, monsieur Paul, d�p�chez-vous.� Et ils s'approch�rent.
De tous les clients de la maison, M. Paul �tait le plus aim� et le plus respect�. Il payait bien et r�guli�rement, tandis que les autres se faisaient longtemps tirer l'oreille, � moins qu'ils ne disparussent, insolvables. Puis il constituait pour l'�tablissement une sorte de r�clame vivante, car son p�re �tait s�nateur. Et quand un �tranger demandait:—�Qui est-ce donc ce petit-l�, qui en tient si fort pour sa donzelle?� quelque habitu� r�pondait � mi-voix, d'un air important et myst�rieux:—C'est Paul Baron, vous savez? le fils du s�nateur.�—Et l'autre, invariablement, ne pouvait s'emp�cher de dire:—�Le pauvre diable! il n'est pas � moiti� pinc�.�
La m�re Grillon, une brave femme, entendue au commerce, appelait le jeune homme et sa compagne: �ses deux tourtereaux�, et semblait tout attendrie par cet amour avantageux pour sa maison.
Le couple s'en venait � petits pas; la yole Madeleine �tait pr�te; mais, au moment de monter dedans, ils s'embrass�rent, ce qui fit rire le public amass� sur le pont. Et M. Paul, prenant ses rames, partit aussi pour la Grenouill�re.
Quand ils arriv�rent, il allait �tre trois heures, et le grand caf� flottant regorgeait de monde.
L'immense radeau, couvert d'un toit goudronn� que supportent des colonnes de bois, est reli� � l'�le charmante de Croissy par deux passerelles dont l'une p�n�tre au milieu de cet �tablissement aquatique, tandis que l'autre en fait communiquer l'extr�mit� avec un �lot minuscule plant� d'un arbre et surnomm� le �Pot-�-Fleurs� et, de l�, gagne la terre aupr�s du bureau des bains.
M. Paul attacha son embarcation le long de l'�tablissement, il escalada la balustrade du caf�, puis, prenant les mains de sa ma�tresse, il l'enleva, et tous deux s'assirent au bout d'une table, face � face.
De l'autre c�t� du fleuve, sur le chemin de halage, une longue file d'�quipages s'alignait. Les fiacres alternaient avec de fines voitures de gommeux: les uns lourds, au ventre �norme, �crasant les ressorts, attel�s d'une rosse au cou tombant, aux genoux cass�s; les autres sveltes, �lanc�es sur des roues minces, avec des chevaux aux jambes gr�les et tendues, au cou dress�, au mors neigeux d'�cume, tandis que le cocher, gourm� dans sa livr�e, la t�te raide en son grand col, demeurait les reins inflexibles et le fouet pos� sur un genou.
La berge �tait couverte de gens qui s'en venaient par familles, ou par bandes, ou deux par deux, ou solitaires. Ils arrachaient des brins d'herbe, descendaient jusqu'� l'eau, remontaient sur le chemin, et tous, arriv�s au m�me endroit, s'arr�taient, attendant le passeur. Le lourd bachot allait sans fin d'une rive � l'autre, d�chargeant dans l'�le ses voyageurs.
Le bras de la rivi�re (qu'on appelle le bras mort), sur lequel donne ce ponton � consommations, semblait dormir, tant le courant �tait faible. Des flottes de yoles, de skifs, de p�rissoires, de podoscaphes, de gigs, d'embarcations de toute forme et de toute nature, filaient sur l'onde immobile, se croisant, se m�lant, s'abordant, s'arr�tant brusquement d'une secousse des bras pour s'�lancer de nouveau sous une brusque tension des muscles, et glisser vivement comme de longs poissons jaunes ou rouges.
Il en arrivait d'autres sans cesse: les unes de Chatou, en amont; les autres de Bougival, en aval; et des rires allaient sur l'eau d'une barque � l'autre, des appels, des interpellations ou des engueulades. Les canotiers exposaient � l'ardeur du jour la chair brunie et bossel�e de leurs biceps; et, pareilles � des fleurs �tranges, � des fleurs qui nageraient, les ombrelles de soie rouge, verte, bleue ou jaune des barreuses s'�panouissaient � l'arri�re des canots.
Un soleil de juillet flambait au milieu du ciel; l'air semblait plein d'une gaiet� br�lante; aucun frisson de brise ne remuait les feuilles des saules et des peupliers.
L�-bas, en face, l'in�vitable Mont-Val�rien �tageait dans la lumi�re crue ses talus fortifi�s; tandis qu'� droite, l'adorable coteau de Louveciennes, tournant avec le fleuve, s'arrondissait en demi-cercle, laissant passer par places, � travers la verdure puissante et sombre des grands jardins, les blanches murailles des maisons de campagne.
Aux abords de la Grenouill�re, une foule de promeneurs circulait sous les arbres g�ants qui font de ce coin d'�le le plus d�licieux parc du monde. Des femmes, des filles aux cheveux jaunes, aux seins d�mesur�ment rebondis, � la croupe exag�r�e, au teint pl�tr� de fard, aux yeux charbonn�s, aux l�vres sanguinolentes, lac�es, sangl�es en des robes extravagantes, tra�naient sur les frais gazons le mauvais go�t criard de leurs toilettes; tandis qu'� c�t� d'elles des jeunes gens posaient en leurs accoutrements de gravures de modes, avec des gants clairs, des bottes vernies, des badines grosses comme un fil et des monocles ponctuant la niaiserie de leur sourire.
L'�le est �trangl�e juste � la Grenouill�re, et sur l'autre bord, o� un bac aussi fonctionne amenant sans cesse les gens de Croissy, le bras rapide, plein de tourbillons, de remous, d'�cume, roule avec des allures de torrent. Un d�tachement de pontonniers, en uniforme d'artilleurs, est camp� sur cette berge, et les soldats, assis en ligne sur une longue poutre, regardaient couler l'eau.
Dans l'�tablissement flottant, c'�tait une cohue furieuse et hurlante. Les tables de bois, o� les consommations r�pandues faisaient de minces ruisseaux poisseux, �taient couvertes de verres � moiti� vides et entour�es de gens � moiti� gris. Toute cette foule criait, chantait, braillait. Les hommes, le chapeau en arri�re, la face rougie, avec des yeux luisants d'ivrognes, s'agitaient en vocif�rant par un besoin de tapage naturel aux brutes, les femmes, cherchant une proie pour le soir, se faisaient payer � boire en attendant; et, dans l'espace libre entre les tables, dominait le public ordinaire du lieu, un bataillon de canotiers chahuteurs avec leurs compagnes en courte jupe de flanelle.
Un d'eux se d�menait au piano et semblait jouer des pieds et des mains; quatre couples bondissaient un quadrille; et des jeunes gens les regardaient, �l�gants, corrects, qui auraient sembl� comme il faut si la tare, malgr� tout, n'e�t apparu.
Car on sent l�, � pleines narines, toute l'�cume du monde, toute la crapulerie distingu�e, toute la moisissure de la soci�t� parisienne: m�lange de calicots, de cabotins, d'infimes journalistes, de gentilshommes en curatelle, de boursicotiers v�reux, de noceurs tar�s, de vieux viveurs pourris; cohue interlope de tous les �tres suspects, � moiti� connus, � moiti� perdus, � moiti� salu�s, � moiti� d�shonor�s, filous, fripons, procureurs de femmes, chevaliers d'industrie � l'allure digne, � l'air matamore qui semble dire: �Le premier qui me traite de gredin, je le cr�ve.�
Ce lieu sue la b�tise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar. M�les et femelles s'y valent. Il y flotte une odeur d'amour, et l'on s'y bat pour un oui ou pour un non, afin de soutenir des r�putations vermoulues que les coups d'�p�e et les balles de pistolet ne font que crever davantage.
Quelques habitants des environs y passent en curieux, chaque dimanche; quelques jeunes gens, tr�s jeunes, y apparaissent chaque ann�e, apprenant � vivre. Des promeneurs, fl�nant, s'y montrent; quelques na�fs s'y �garent.
C'est, avec raison, nomm� la Grenouill�re. A c�t� du radeau couvert o� l'on boit, et tout pr�s du �Pot-�-Fleurs�, on se baigne. Celles des femmes dont les rondeurs sont suffisantes viennent l� montrer � nu leur �talage et faire le client. Les autres, d�daigneuses, bien qu'amplifi�es par le coton, �tay�es de ressorts, redress�es par-ci, modifi�es par-l�, regardent d'un air m�prisant barboter leurs sœurs.
Sur une petite plate-forme, les nageurs se pressent pour piquer leur t�te. Ils sont longs comme des �chalas, ronds comme des citrouilles, noueux comme des branches d'olivier, courb�s en avant ou rejet�s en arri�re par l'ampleur du ventre, et, invariablement laids, ils sautent dans l'eau qui rejaillit jusque sur les buveurs du caf�.
Malgr� les arbres immenses pench�s sur la maison flottante et malgr� le voisinage de l'eau, une chaleur suffocante emplissait ce lieu. Les �manations des liqueurs r�pandues se m�laient � l'odeur des corps et � celle des parfums violents dont la peau des marchandes d'amour est p�n�tr�e et qui s'�vaporaient dans cette fournaise. Mais sous toutes ces senteurs diverses flottait un ar�me l�ger de poudre de riz qui parfois disparaissait, reparaissait, qu'on retrouvait toujours comme si quelque main cach�e avait secou� dans l'air une houppe invisible.
Le spectacle �tait sur le fleuve, o� le va-et-vient incessant des barques tirait les yeux. Les canoti�res s'�talaient dans leur fauteuil en face de leurs m�les aux forts poignets, et elles consid�raient avec m�pris les qu�teuses de d�ners r�dant par l'�le.
Quelquefois, quand une �quipe lanc�e passait � toute vitesse, les amis descendus � terre poussaient des cris, et tout le public subitement pris de folie, se mettait � hurler.
Au coude de la rivi�re, vers Chatou, se montraient sans cesse des barques nouvelles. Elles approchaient, grandissaient, et, � mesure qu'on reconnaissait les visages, d'autres vocif�rations partaient.
Un canot couvert d'une tente et mont� par quatre femmes descendait lentement le courant. Celle qui ramait �tait petite, maigre, fan�e, v�tue d'un costume de mousse avec ses cheveux relev�s sous un chapeau cir�. En face d'elle, une grosse blondasse habill�e en homme, avec un veston de flanelle blanche, se tenait couch�e sur le dos au fond du bateau, les jambes en l'air sur le banc des deux c�t�s de la rameuse, et elle fumait une cigarette, tandis qu'� chaque effort des avirons sa poitrine et son ventre fr�missaient, ballott�s par la secousse. Tout � l'arri�re, sous la tente, deux belles filles grandes et minces, l'une brune et l'autre blonde, se tenaient par la taille en regardant sans cesse leurs compagnes.
Un cri partit de la Grenouill�re: �V'l� Lesbos!� et, tout � coup, ce fut une clameur furieuse; une bousculade effrayante eut lieu; les verres tombaient; on montait sur les tables; tous, dans un d�lire de bruit, vocif�raient: �Lesbos! Lesbos! Lesbos!� Le cri roulait, devenait indistinct, ne formait plus qu'une sorte de hurlement effroyable, puis, soudain, il semblait s'�lancer de nouveau, monter par l'espace, couvrir la plaine, emplir le feuillage �pais des grands arbres, s'�tendre aux lointains coteaux, aller jusqu'au soleil.
La rameuse, devant cette ovation, s'�tait arr�t�e, tranquillement. La grosse blonde �tendue au fond du canot tourna la t�te d'un air nonchalant, se soulevant sur les coudes; et les deux belles filles, � l'arri�re, se mirent � rire en saluant la foule.
Alors la vocif�ration redoubla, faisant trembler l'�tablissement flottant. Les hommes levaient leurs chapeaux, les femmes agitaient leurs mouchoirs, et toutes les voix, aigu�s ou graves, criaient ensemble: �Lesbos!� On e�t dit que ce peuple, ce ramassis de corrompus, saluait un chef, comme ces escadres qui tirent le canon quand un amiral passe sur leur front.
La flotte nombreuse des barques acclamait aussi le canot des femmes, qui repartit de son allure somnolente pour aborder un peu plus loin.
M. Paul, au contraire des autres, avait tir� une clef de sa poche, et, de toute sa force, il sifflait. Sa ma�tresse, nerveuse, p�lie encore, lui tenait le bras pour le faire taire et elle le regardait cette fois avec une rage dans les yeux. Mais lui, semblait exasp�r�, comme soulev� par une jalousie d'homme, par une fureur profonde, instinctive, d�sordonn�e. Il balbutia, les l�vres tremblantes d'indignation:
—C'est honteux! on devrait les noyer comme des chiennes avec une pierre au cou.
Mais Madeleine, brusquement, s'emporta; sa petite voix aigre devint sifflante, et elle parlait avec volubilit�, comme pour plaider sa propre cause:
—Est-ce que �a te regarde, toi? Sont-elles pas libres de faire ce qu'elles veulent, puisqu'elles ne doivent rien � personne? Fiche-nous la paix avec tes mani�res et m�le-toi de tes affaires...
Mais il lui coupa la parole.
—C'est la police que �a regarde, et je les ferai flanquer � Saint-Lazare, moi!
Elle eut un soubresaut:
—Toi?
—Oui, moi! Et, en attendant, je te d�fends de leur parler, tu entends, je te le d�fends.
Alors elle haussa les �paules, et calm�e tout � coup:
—Mon petit, je ferai ce qui me plaira; si tu n'es pas content, file, et tout de suite. Je ne suis pas ta femme, n'est-ce pas? Alors tais-toi.
Il ne r�pondit pas et ils rest�rent face � face, avec la bouche crisp�e et la respiration rapide.
A l'autre bout du grand caf� de bois, les quatre femmes faisaient leur entr�e. Les deux costum�es en hommes marchaient devant: l'une maigre, pareille � un gar�onnet vieillot avec des teintes jaunes sur les tempes; l'autre, emplissant de sa graisse ses v�tements de flanelle blanche, bombant de sa croupe le large pantalon, se balan�ant comme une oie grasse, ayant les cuisses �normes et les genoux rentr�s. Leurs deux amies les suivaient et la foule des canotiers venait leur serrer les mains.
Elles avaient lou� toutes les quatre un petit chalet au bord de l'eau, et elles vivaient l�, comme auraient v�cu deux m�nages.
Leur vice �tait public, officiel, patent. On en parlait comme d'une chose naturelle, qui les rendait presque sympathiques, et l'on chuchotait tout bas des histoires �tranges, des drames n�s de furieuses jalousies f�minines, et des visites secr�tes de femmes connues, d'actrices, � la petite maison du bord de l'eau.
Un voisin, r�volt� de ces bruits scandaleux, avait pr�venu la gendarmerie, et le brigadier, suivi d'un homme, �tait venu faire une enqu�te. La mission �tait d�licate; on ne pouvait, en somme, rien reprocher � ces femmes, qui ne se livraient point � la prostitution. Le brigadier, fort perplexe, ignorant m�me � peu pr�s la nature des d�lits soup�onn�s, avait interrog� � l'aventure, et fait un rapport monumental concluant � l'innocence.
On en avait ri jusqu'� Saint-Germain.
Elles traversaient � petits pas, comme des reines, l'�tablissement de la Grenouill�re; et elles semblaient fi�res de leur c�l�brit�, heureuses des regards fix�s sur elles, sup�rieures � cette foule, � cette tourbe, � cette pl�be.
Madeleine et son amant les regardaient venir, et dans l'œil de la fille une flamme s'allumait.
Lorsque les deux premi�res furent au bout de la table, Madeleine cria:—�Pauline!� La grosse se retourna, s'arr�ta, tenant toujours le bras de son moussaillon femelle:
—Tiens! Madeleine... Viens donc me parler, ma ch�rie.
Paul crispa ses doigts sur le poignet de sa ma�tresse; mais elle lui dit d'un tel air:—�Tu sais, mon p'tit, tu peux filer,� qu'il se tut et resta seul.
Alors elles caus�rent tout bas, debout, toutes les trois. Des gaiet�s heureuses passaient sur leurs l�vres; elles parlaient vite; et Pauline, par instants, regardait Paul � la d�rob�e avec un sourire narquois et m�chant.
A la fin, n'y tenant plus, il se leva soudain et fut pr�s d'elles d'un �lan tremblant de tous ses membres. Il saisit Madeleine par les �paules:—�Viens, je le veux, dit-il, je t'ai d�fendu de parler � ces gueuses.�
Mais Pauline �leva la voix et se mit � l'engueuler avec son r�pertoire de poissarde. On riait alentour; on s'approchait; on se haussait sur le bout des pieds afin de mieux voir. Et lui restait interdit sous cette pluie d'injures fangeuses; il lui semblait que les mots sortant de cette bouche et tombant sur lui le salissaient comme des ordures, et, devant le scandale qui commen�ait, il recula, retourna sur ses pas, et s'accouda sur la balustrade vers le fleuve, le dos tourn� aux trois femmes victorieuses.
Il resta l�, regardant l'eau, et parfois, avec un geste rapide, comme s'il l'e�t arrach�e, il enlevait d'un doigt nerveux une larme form�e au coin de son œil.
C'est qu'il aimait �perdument, sans savoir pourquoi, malgr� ses instincts d�licats, malgr� sa raison, malgr� sa volont� m�me. Il �tait tomb� dans cet amour comme on tombe dans un trou bourbeux. D'une nature attendrie et fine, il avait r�v� des liaisons exquises, id�ales et passionn�es; et voil� que ce petit criquet de femme, b�te, comme toutes les filles, d'une b�tise exasp�rante, pas jolie m�me, maigre et rageuse, l'avait pris, captiv�, poss�d� des pieds � la t�te, corps et �me. Il subissait cet ensorcellement f�minin, myst�rieux et tout-puissant, cette force inconnue, cette domination prodigieuse, venue on ne sait d'o�, du d�mon de la chair, et qui jette l'homme le plus sens� aux pieds d'une fille quelconque sans que rien en elle explique son pouvoir fatal et souverain.
Et l�, derri�re son dos, il sentait qu'une chose inf�me s'appr�tait. Des rires lui entraient au cœur. Que faire? Il le savait bien, mais ne le pouvait pas.
Il regardait fixement, sur la berge en face, un p�cheur � la ligne immobile.
Soudain le bonhomme enleva brusquement du fleuve un petit poisson d'argent qui fr�tillait au bout du fil. Puis il essaya de retirer son hame�on, le tordit, le tourna, mais en vain; alors, pris d'impatience, il se mit � tirer, et tout le gosier saignant de la b�te sortit avec un paquet d'entrailles. Et Paul fr�mit, d�chir� lui-m�me jusqu'au cœur; il lui sembla que cet hame�on c'�tait son amour, et que, s'il fallait l'arracher, tout ce qu'il avait dans la poitrine sortirait ainsi au bout d'un fer recourb�, accroch� au fond de lui, et dont Madeleine tenait le fil.
Une main se posa sur son �paule; il eut un sursaut, se tourna; sa ma�tresse �tait � son c�t�. Ils ne se parl�rent pas; et elle s'accouda comme lui � la balustrade, les yeux fix�s sur la rivi�re.
Il cherchait ce qu'il devait dire, et ne trouvait rien. Il ne parvenait m�me pas � d�m�ler ce qui se passait en lui; tout ce qu'il �prouvait, c'�tait une joie de la sentir l�, pr�s de lui, revenue, et une l�chet� honteuse, un besoin de pardonner tout, de tout permettre pourvu qu'elle ne le quitt�t point.
Enfin, au bout de quelques minutes, il lui demanda d'une voix tr�s douce:—�Veux-tu que nous nous en allions? il ferait meilleur dans le bateau.�
Elle r�pondit:—�Oui, mon chat.�
Et il l'aida � descendre dans la yole, la soutenant, lui serrant les mains, tout attendri, avec quelques larmes encore dans les yeux. Alors elle le regarda en souriant et ils s'embrass�rent de nouveau.
Ils remont�rent le fleuve tout doucement, longeant la rive plant�e de saules, couverte d'herbes, baign�e et tranquille dans la ti�deur de l'apr�s-midi.
Lorsqu'ils furent revenus au restaurant Grillon, il �tait � peine six heures; alors, laissant leur yole, ils partirent � pied dans l'�le, vers Bezons, � travers les prairies, le long des hauts peupliers qui bordent le fleuve.
Les grands foins, pr�ts � �tre fauch�s, �taient remplis de fleurs. Le soleil qui baissait �talait dessus une nappe de lumi�re rousse, et, dans la chaleur adoucie du jour finissant, les flottantes exhalaisons de l'herbe se m�laient aux humides senteurs du fleuve, impr�gnaient l'air d'une langueur tendre, d'un bonheur l�ger, comme d'une vapeur de bien-�tre.
Une molle d�faillance venait aux cœurs et une esp�ce de communion avec cette splendeur calme du soir, avec ce vague et myst�rieux frisson de vie �pandue, avec cette po�sie p�n�trante, m�lancolique, qui semblait sortir des plantes, des choses, s'�panouir, r�v�l�e aux sens en cette heure douce et recueillie.
Il sentait tout cela, lui; mais elle ne le comprenait pas, elle. Ils marchaient c�te � c�te; et soudain, lasse de se taire, elle chanta. Elle chanta de sa voix aigrelette et fausse quelque chose qui courait dans les rues, un air tra�nant dans les m�moires, qui d�chira brusquement la profonde et sereine harmonie du soir.
Alors il la regarda, et il sentit entre eux un infranchissable ab�me. Elle battait les herbes de son ombrelle, la t�te un peu baiss�e, contemplant ses pieds, et chantant, filant des sons, essayant des roulades, osant des trilles.
Son petit front, �troit, qu'il aimait tant, �tait donc vide, vide! Il n'y avait l�-dedans que cette musique de serinette; et les pens�es qui s'y formaient par hasard �taient pareilles � cette musique. Elle ne comprenait rien de lui; ils �taient plus s�par�s que s'ils ne vivaient pas ensemble. Ses baisers n'allaient donc jamais plus loin que les l�vres?
Alors elle releva les yeux vers lui et sourit encore. Il fut remu� jusqu'aux moelles, et, ouvrant les bras, dans un redoublement d'amour, il l'�treignit passionn�ment.
Comme il chiffonnait sa robe, elle finit par se d�gager, en murmurant par compensation:—�Va, je t'aime bien, mon chat.�
Mais il la saisit par la taille, et, pris de folie, l'entra�na en courant; et il l'embrassait sur la joue, sur la tempe, sur le cou, en sautant d'all�gresse. Ils s'abattirent, haletants, au pied d'un buisson incendi� par les rayons du soleil couchant, et, avant d'avoir repris haleine, ils s'unirent, sans qu'elle compr�t son exaltation.
Ils revenaient en se tenant les deux mains, quand soudain, � travers les arbres, ils aper�urent sur la rivi�re le canot mont� par les quatre femmes. La grosse Pauline aussi les vit, car elle se redressa, envoyant � Madeleine des baisers. Puis elle cria:
—�A ce soir!�
Madeleine r�pondit:—�A ce soir!�
Paul crut sentir soudain son cœur envelopp� de glace.
Et ils rentr�rent pour d�ner.
Ils s'install�rent sous une des tonnelles au bord de l'eau et se mirent � manger en silence. Quand la nuit fut venue, on apporta une bougie, enferm�e dans un globe de verre, qui les �clairait d'une lueur faible et vacillante: et l'on entendait � tout moment les explosions de cris des canotiers dans la grande salle du premier.
Vers le dessert, Paul, prenant tendrement la main de Madeleine, lui dit:—�Je me sens tr�s fatigu�, ma mignonne; si tu veux, nous nous coucherons de bonne heure.�
Mais elle avait compris la ruse, et elle lui lan�a ce regard �nigmatique, ce regard � perfidies qui appara�t si vite au fond de l'œil de la femme. Puis, apr�s avoir r�fl�chi, elle r�pondit:—�Tu te coucheras si tu veux, moi j'ai promis d'aller au bal de la Grenouill�re.�
Il eut un sourire lamentable, un de ces sourires dont on voile les plus horribles souffrances, mais il r�pondit d'un ton caressant et navr�:—�Si tu �tais bien gentille, nous resterions tous les deux.� Elle fit �non� de la t�te sans ouvrir la bouche. Il insista:—�T'en prie! ma bichette.� Alors elle rompit brusquement:—�Tu sais ce que je t'ai dit. Si tu n'es pas content, la porte est ouverte. On ne te retient pas. Quant � moi, j'ai promis: j'irai.�
Il posa ses deux coudes sur la table, enferma son front dans ses mains, et resta l�, r�vant douloureusement.
Les canotiers redescendirent en braillant toujours. Ils repartaient dans leurs yoles pour le bal de la Grenouill�re.
Madeleine dit � Paul:—�Si tu ne viens pas, d�cide-toi, je demanderai � un de ces messieurs de me conduire.�
Paul se leva:—�Allons!� murmura-t-il.
Et ils partirent.
La nuit �tait noire, pleine d'astres, parcourue par une haleine embras�e, par un souffle pesant, charg� d'ardeurs, de fermentations, de germes vifs qui, m�l�s � la brise, l'alentissaient. Elle promenait sur les visages une caresse chaude, faisait respirer plus vite, haleter un peu, tant elle semblait �paissie et lourde.
Les yoles se mettaient en route, portant � l'avant une lanterne v�nitienne. On ne distinguait point les embarcations, mais seulement ces petits falots de couleur, rapides et dansants, pareils � des lucioles en d�lire; et des voix couraient dans l'ombre de tous c�t�s.
La yole des deux jeunes gens glissait doucement. Parfois, quand un bateau lanc� passait pr�s d'eux, ils apercevaient soudain le dos blanc du canotier �clair� par une lanterne.
Lorsqu'ils eurent tourn� le coude de la rivi�re, la Grenouill�re leur apparut dans le lointain. L'�tablissement en f�te �tait orn� de girandoles, de guirlandes en veilleuses de couleur, de grappes de lumi�res. Sur la Seine circulaient lentement quelques gros bachots repr�sentant des d�mes, des pyramides, des monuments compliqu�s en feux de toutes nuances. Des festons enflamm�s tra�naient jusqu'� l'eau; et quelquefois un falot rouge ou bleu, au bout d'une immense canne � p�che invisible, semblait une grosse �toile balanc�e.
Toute cette illumination r�pandait une lueur alentour du caf�, �clairait de bas en haut les grands arbres de la berge dont le tronc se d�tachait en gris p�le, et les feuilles en vert laiteux, sur le noir profond des champs et du ciel.
L'orchestre, compos� de cinq artistes de banlieue, jetait au loin sa musique de bastringue, maigre et sautillante, qui fit de nouveau chanter Madeleine.
Elle voulut tout de suite entrer. Paul d�sirait auparavant faire un tour dans l'�le; mais il dut c�der.
L'assistance s'�tait �pur�e. Les canotiers presque seuls restaient avec quelques bourgeois clairsem�s et quelques jeunes gens flanqu�s de filles. Le directeur et organisateur de ce cancan, majestueux dans un habit noir fatigu�, promenait en tous sens sa t�te ravag�e de vieux marchand de plaisirs publics � bon march�.
La grosse Pauline et ses compagnes n'�taient pas l�; et Paul respira.
On dansait: les couples face � face cabriolaient �perdument, jetaient leurs jambes en l'air jusqu'au nez des vis-�-vis.
Les femelles, d�sarticul�es des cuisses, bondissaient dans un envolement de jupes r�v�lant leurs dessous. Leurs pieds s'�levaient au-dessus de leurs t�tes avec une facilit� surprenante, et elles balan�aient leurs ventres, fr�tillaient de la croupe, secouaient leurs seins, r�pandant autour d'elles une senteur �nergique de femmes en sueur.
Les m�les s'accroupissaient comme des crapauds avec des gestes obsc�nes, se contorsionnaient, grima�ants et hideux, faisaient la roue sur les mains, ou bien, s'effor�ant d'�tre dr�les, esquissaient des mani�res avec une gr�ce ridicule.
Une grosse bonne et deux gar�ons servaient les consommations.
Ce caf�-bateau, couvert seulement d'un toit, n'ayant aucune cloison qui le s�par�t du dehors, la danse �chevel�e s'�talait en face de la nuit pacifique et du firmament poudr� d'astres.
Tout � coup le Mont-Val�rien, l�-bas, en face, sembla s'�clairer comme si un incendie se f�t allum� derri�re. La lueur s'�tendit, s'accentua, envahissant peu � peu le ciel, d�crivant un grand cercle lumineux, d'une lumi�re p�le et blanche. Puis quelque chose de rouge apparut, grandit, d'un rouge ardent comme un m�tal sur l'enclume. Cela se d�veloppait lentement en rond, semblait sortir de terre; et la lune, se d�tachant bient�t de l'horizon, monta doucement dans l'espace. A mesure qu'elle s'�levait, sa nuance pourpre s'att�nuait, devenait jaune, d'un jaune clair, �clatant; et l'astre paraissait diminuer � mesure qu'il s'�loignait.
Paul le regardait longtemps, perdu dans cette contemplation, oubliant sa ma�tresse. Quand il se retourna, elle avait disparu.
Il la chercha, mais ne la trouva pas. Il parcourait les tables d'un œil anxieux, allant et revenant sans cesse, interrogeant l'un et l'autre. Personne ne l'avait vue.
Il errait ainsi, martyris� d'inqui�tude, quand un des gar�ons lui dit:—�C'est Mme Madeleine que vous cherchez. Elle vient de partir tout � l'heure en compagnie de Mme Pauline.� Et, au m�me moment, Paul apercevait, debout � l'autre extr�mit� du caf�, le mousse et les deux belles filles, toutes trois li�es par la taille, et qui le guettaient en chuchotant.
Il comprit, et, comme un fou, s'�lan�a dans l'�le.
Il courut d'abord vers Chatou; mais, devant la plaine, il retourna sur ses pas. Alors il se mit � fouiller l'�paisseur des taillis, � vagabonder �perdument, s'arr�tant parfois pour �couter.
Les crapauds, par tout l'horizon, lan�aient leur note m�tallique et courte.
Vers Bougival, un oiseau inconnu modulait quelques sons qui arrivaient affaiblis par la distance. Sur les larges gazons la lune versait une molle clart�, comme une poussi�re de ouate; elle p�n�trait les feuillages, faisait couler sa lumi�re sur l'�corce argent�e des peupliers, criblait de sa pluie brillante les sommets fr�missants des grands arbres. La grisante po�sie de cette soir�e d'�t� entrait dans Paul malgr� lui, traversait son angoisse affol�e, remuait son cœur avec une ironie f�roce, d�veloppant jusqu'� la rage en son �me douce et contemplative ses besoins d'id�ale tendresse, d'�panchements passionn�s dans le sein d'une femme ador�e et fid�le.
Il fut contraint de s'arr�ter, �trangl� par des sanglots pr�cipit�s, d�chirants.
La crise pass�e, il repartit.
Soudain il re�ut comme un coup de couteau; on s'embrassait, l�, derri�re ce buisson. Il y courut; c'�tait un couple amoureux, dont les deux silhouettes s'�loign�rent vivement � son approche, enlac�es, unies dans un baiser sans fin.
Il n'osait pas appeler, sachant bien qu'Elle ne r�pondrait point; et il avait aussi une peur affreuse de les d�couvrir tout � coup.
Les ritournelles des quadrilles avec les solos d�chirants du piston, les rires faux de la fl�te, les rages aigu�s du violon lui tiraillaient le cœur exasp�rant sa souffrance. La musique enrag�e, boitillante, courait sous les arbres, tant�t affaiblie, tant�t grossie dans un souffle passager de brise.
Tout � coup il se dit qu'Elle �tait revenue peut-�tre? Oui! elle �tait revenue! pourquoi pas? Il avait perdu la t�te sans raison, stupidement, emport� par ses terreurs, par les soup�ons d�sordonn�s qui l'envahissaient depuis quelque temps.
Et, saisi par une de ces accalmies singuli�res qui traversent parfois les plus grands d�sespoirs, il retourna vers le bal.
D'un coup d'œil il parcourut la salle. Elle n'�tait pas l�. Il fit le tour des tables, et brusquement se trouva de nouveau avec les trois femmes. Il avait apparemment une figure d�sesp�r�e et dr�le, car toutes trois ensemble �clat�rent de gaiet�.
Il se sauva, repartit dans l'�le, se rua � travers les taillis, haletant.—Puis il �couta de nouveau,—il �couta longtemps, car ses oreilles bourdonnaient; mais, enfin, il crut entendre un peu plus loin un petit rire per�ant qu'il connaissait bien; et il avan�a tout doucement, rampant, �cartant les branches, la poitrine tellement secou�e par son cœur qu'il ne pouvait plus respirer.
Deux voix murmuraient des paroles qu'il n'entendait pas encore. Puis elles se turent.
Alors il eut une envie immense de fuir, de ne pas voir, de ne pas savoir, de se sauver pour toujours, loin de cette passion furieuse qui le ravageait. Il allait retourner � Chatou, prendre le train, et ne reviendrait plus, ne la reverrait plus jamais. Mais son image brusquement l'envahit, et il l'aper�ut en sa pens�e quand elle s'�veillait au matin, dans leur lit ti�de, se pressait c�line contre lui, jetant ses bras � son cou, avec ses cheveux r�pandus, un peu m�l�s sur le front, avec ses yeux ferm�s encore et ses l�vres ouvertes pour le premier baiser; et le souvenir subit de cette caresse matinale l'emplit d'un regret fr�n�tique et d'un d�sir forcen�.
On parlait de nouveau; et il s'approcha, courb� en deux. Puis un l�ger cri courut sous les branches tout pr�s de lui. Un cri! Un de ces cris d'amour qu'il avait appris � conna�tre aux heures �perdues de leur tendresse. Il avan�ait encore, toujours, comme malgr� lui, attir� invinciblement, sans avoir conscience de rien... et il les vit.
Oh! si c'e�t �t� un homme, l'autre! mais cela! cela! Il se sentait encha�n� par leur infamie m�me. Et il restait l�, an�anti, boulevers�, comme s'il e�t d�couvert tout � coup un cadavre cher et mutil�, un crime contre nature, monstrueux, une immonde profanation.
Alors, dans un �clair de pens�e involontaire, il songea au petit poisson dont il avait senti arracher les entrailles... Mais Madeleine murmura: �Pauline!� du m�me ton passionn� qu'elle disait: �Paul!� et il fut travers� d'une telle douleur qu'il s'enfuit de toutes ses forces.
Il heurta deux arbres, tomba sur une racine, repartit, et se trouva soudain devant le fleuve, devant le bras rapide �clair� par la lune. Le courant torrentueux faisait de grands tourbillons o� se jouait la lumi�re. La berge haute dominait l'eau comme une falaise, laissant � son pied une large bande obscure, o� les remous s'entendaient dans l'ombre.
Sur l'autre rive, les maisons de campagne de Croissy s'�tageaient en pleine clart�.
Paul vit tout cela comme dans un songe, comme � travers un souvenir; il ne songeait � rien, ne comprenait rien, et toutes les choses, son existence m�me, lui apparaissaient vaguement, lointaines, oubli�es, finies.
Le fleuve �tait l�. Comprit-il ce qu'il faisait? Voulut-il mourir? Il �tait fou. Il se retourna cependant vers l'�le, vers Elle; et, dans l'air calme de la nuit o� dansaient toujours les refrains affaiblis et obstin�s du bastringue, il lan�a d'une voix d�sesp�r�e, suraigu�, surhumaine, un effroyable cri:—�Madeleine!�
Son appel d�chirant traversa le large silence du ciel, courut par tout l'horizon.
Puis, d'un bond formidable, d'un bond de b�te, il sauta dans la rivi�re. L'eau jaillit, se referma, et de la place o� il avait disparu, une succession de grands cercles partit, �largissant jusqu'� l'autre berge leurs ondulations brillantes.
Les deux femmes avaient entendu. Madeleine se dressa:—�C'est Paul.�—Un soup�on surgit en son �me. �Il s'est noy�,� dit-elle. Et elle s'�lan�a vers la rive o� la grosse Pauline la rejoignit.
Un lourd bachot mont� par deux hommes tournait et retournait sur place. Un des bateliers ramait, l'autre enfon�ait dans l'eau un grand b�ton et semblait chercher quelque chose. Pauline cria:—�Que faites-vous? Qu'y a-t-il?� Une voix inconnue r�pondit:—�C'est un homme qui vient de se noyer.�
Les deux femmes, press�es l'une contre l'autre, hagardes, suivaient les �volutions de la barque. La musique de la Grenouill�re fol�trait toujours au loin, semblait accompagner en cadence les mouvements des sombres p�cheurs; et la rivi�re, qui cachait maintenant un cadavre, tournoyait, illumin�e.
Les recherches se prolongeaient. L'attente horrible faisait grelotter Madeleine. Enfin, apr�s une demi-heure au moins, un des hommes annon�a:—�Je le tiens!� Et il fit remonter sa longue gaffe doucement, tout doucement. Puis quelque chose de gros apparut � la surface de l'eau. L'autre marinier quitta ses rames, et tous deux, unissant leurs forces, halant sur la masse inerte, la firent culbuter dans leur bateau.
Ensuite ils gagn�rent la terre, en cherchant une place �clair�e et basse. Au moment o� ils abordaient, les femmes arrivaient aussi.
D�s qu'elle le vit, Madeleine recula d'horreur. Sous la lumi�re de la lune, il semblait vert d�j�, avec sa bouche, ses yeux, son nez, ses habits pleins de vase. Ses doigts ferm�s et raidis �taient affreux. Une esp�ce d'enduit noir�tre et liquide couvrait tout son corps. La figure paraissait enfl�e, et de ses cheveux coll�s par le limon une eau sale coulait sans cesse.
Les deux hommes l'examin�rent.
—Tu le connais? dit l'un.
L'autre, le passeur de Croissy, h�sitait: �Oui,—il me semble bien que j'ai vu cette t�te-l�; mais tu sais, comme �a, on ne reconna�t pas bien.�—Puis, soudain:—�Mais c'est monsieur Paul!
—Qui �a, monsieur Paul?� demanda son camarade. Le premier reprit:
—Mais monsieur Paul Baron, le fils du s�nateur, ce p'tit qu'�tait si amoureux.
L'autre ajouta philosophiquement.
—Eh bien, il a fini de rigoler maintenant; c'est dommage tout de m�me quand on est riche!
Madeleine sanglotait, tomb�e par terre. Pauline s'approcha du corps et demanda:—�Est-ce qu'il est bien mort?—tout � fait?�
Les hommes hauss�rent les �paules:—�Oh! apr�s ce temps-l�! pour s�r.�
Puis l'un d'eux interrogea:—�C'est chez Grillon qu'il logeait?�—�Oui, reprit l'autre; faut le reconduire, y aura de la braise.�
Ils remont�rent dans leur bateau et repartirent, s'�loignant lentement � cause du courant rapide; et longtemps encore apr�s qu'on ne les vit plus de la place o� les femmes �taient rest�es, on entendit tomber dans l'eau les coups r�guliers des avirons.
Alors Pauline prit dans ses bras la pauvre Madeleine �plor�e, la c�lina, l'embrassa longtemps, la consola:—�Que veux-tu, ce n'est point ta faute, n'est-ce pas? On ne peut pourtant pas emp�cher les hommes de faire des b�tises. Il l'a voulu, tant pis pour lui, apr�s tout!�—Puis, la relevant:—�Allons, ma ch�rie, viens-t'en coucher � la maison; tu ne peux pas rentrer chez Grillon ce soir.�—Elle l'embrassa de nouveau:—�Va, nous te gu�rirons,� dit-elle.
Madeleine se releva, et, pleurant toujours, mais avec des sanglots affaiblis, la t�te sur l'�paule de Pauline, comme r�fugi�e dans une tendresse plus intime et plus s�re, plus famili�re et plus confiante, elle partit � tout petits pas.
M. Lantin ayant rencontr� cette jeune fille, dans une soir�e, chez son sous-chef de bureau, l'amour l'enveloppa comme un filet.
C'�tait la fille d'un percepteur de province, mort depuis quelques ann�es. Elle �tait venue ensuite � Paris avec sa m�re, qui fr�quentait quelques familles bourgeoises de son quartier dans l'espoir de marier la jeune personne. Elles �taient pauvres et honorables, tranquilles et douces. La jeune fille semblait le type absolu de l'honn�te femme � laquelle le jeune homme sage r�ve de confier sa vie. Sa beaut� modeste avait un charme de pudeur ang�lique, et l'imperceptible sourire qui ne quittait point ses l�vres semblait un reflet de son cœur.
Tout le monde chantait ses louanges; tous ceux qui la connaissaient r�p�taient sans fin: �Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait trouver mieux.�
M. Lantin, alors commis principal au minist�re de l'int�rieur, aux appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en mariage et l'�pousa.
Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison avec une �conomie si adroite qu'ils semblaient vivre dans le luxe. Il n'�tait point d'attentions, de d�licatesses, de chatteries qu'elle n'e�t pour son mari; et la s�duction de sa personne �tait si grande que, six ans apr�s leur rencontre, il l'aimait plus encore qu'aux premiers jours.
Il ne bl�mait en elle que deux go�ts, celui du th��tre et des bijouteries fausses.
Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires) lui procuraient � tous moments des loges pour les pi�ces en vogue, m�me pour les premi�res repr�sentations; et elle tra�nait, bon gr�, mal gr�, son mari � ces divertissements qui le fatiguaient affreusement apr�s sa journ�e de travail. Alors il la supplia de consentir � aller au spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ram�nerait ensuite. Elle fut longtemps � c�der, trouvant peu convenable cette mani�re d'agir. Elle s'y d�cida enfin par complaisance, et il lui en sut un gr� infini.
Or, ce go�t pour le th��tre fit bient�t na�tre en elle le besoin de se parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon go�t toujours, mais modestes; et sa gr�ce douce, sa gr�ce irr�sistible, humble et souriante, semblait acqu�rir une saveur nouvelle de la simplicit� de ses robes, mais elle prit l'habitude de pendre � ses oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle portait des colliers de perles fausses, de bracelets en similor, des peignes agr�ment�s de verroteries vari�es jouant les pierres fines.
Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, r�p�tait souvent: �Ma ch�re, quand on n'a pas le moyen de se payer des bijoux v�ritables, on ne se montre par�e que de sa beaut� et de sa gr�ce, voil� encore les plus rares joyaux.�
Mais elle souriait doucement et r�p�tait: �Que veux-tu? J'aime �a. C'est mon vice. Je sais bien que tu as raison; mais on ne se refait pas. J'aurais ador� les bijoux, moi!�
Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter les facettes des cristaux taill�s en r�p�tant: �Mais regarde donc comme c'est bien fait. On jurerait du vrai.�
Il souriait en d�clarant: �Tu as des go�ts de Boh�mienne.�
Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en t�te � t�te au coin du feu, elle apportait sur la table o� ils prenaient le th� la bo�te de maroquin o� elle enfermait la �pacotille�, selon le mot de M. Lantin; et elle se mettait � examiner ces bijoux imit�s avec une attention passionn�e, comme si elle e�t savour� quelque jouissance secr�te et profonde; et elle s'obstinait � passer un collier au cou de son mari pour rire ensuite de tout son cœur en s'�criant: �Comme tu es dr�le!� Puis elle se jetait dans ses bras et l'embrassait �perdument.
Comme elle avait �t� � l'Op�ra, une nuit d'hiver, elle rentra toute frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard elle mourait d'une fluxion de poitrine.
Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son d�sespoir fut si terrible que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au soir, l'�me d�chir�e d'une souffrance intol�rable, hant� par le souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte.
Le temps n'apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du bureau, alors que les coll�gues s'en venaient causer un peu des choses du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser, ses yeux s'emplir d'eau; il faisait une grimace affreuse et se mettait � sangloter.
Il avait gard� intacte la chambre de sa compagne o� il s'enfermait tous les jours pour penser � elle; et tous les meubles, ses v�tements m�mes demeuraient � leur place comme ils se trouvaient au dernier jour.
Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements, qui, entre les mains de sa femme, suffisaient � tous les besoins du m�nage, devenaient, � pr�sent, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec stupeur comment elle avait su s'y prendre pour lui faire boire toujours des vins excellents et manger des nourritures d�licates qu'il ne pouvait plus se procurer avec ses modestes ressources.
Il fit quelques dettes et courut apr�s l'argent � la fa�on des gens r�duits aux exp�dients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un sou, une semaine enti�re avant la fin du mois, il songea � vendre quelque chose; et tout de suite la pens�e lui vint de se d�faire de la �pacotille� de sa femme, car il avait gard� au fond du cœur une sorte de rancune contre ces �trompe-l'œil� qui l'irritaient autrefois. Leur vue m�me, chaque jour, lui g�tait un peu le souvenir de sa bien-aim�e.
Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu'elle avait laiss�, car jusqu'aux derniers jours de sa vie elle en avait achet� obstin�ment, rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et il se d�cida pour le grand collier qu'elle semblait pr�f�rer, et qui pouvait bien valoir, pensait-il, six ou huit francs, car il �tait vraiment d'un travail tr�s soign� pour du faux.
Il le mit en sa poche et s'en alla vers son minist�re en suivant les boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspir�t confiance.
Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d'�taler ainsi sa mis�re et de chercher � vendre une chose de si peu de prix.
—Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous estimez ce morceau.
L'homme re�ut l'objet, l'examina, le retourna, le soupesa, prit une loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de l'effet.
M. Lantin, g�n� par toutes ces c�r�monies, ouvrait la bouche pour d�clarer: �Oh! je sais bien que cela n'a aucune valeur.�—Quand le bijoutier pronon�a:
—Monsieur, cela vaut de douze � quinze mille francs; mais je ne pourrais l'acheter que si vous m'en faisiez conna�tre la provenance.
Le veuf ouvrit des yeux �normes et demeura b�ant, ne comprenant pas. Il balbutia enfin: �Vous dites?... Vous �tes s�r.� L'autre se m�prit sur son �tonnement, et d'un ton sec: �Vous pouvez chercher ailleurs si on vous en donne davantage. Pour moi cela vaut, au plus, quinze mille. Vous reviendrez me trouver si vous ne trouvez pas mieux.�
M. Lantin, tout � fait idiot, reprit son collier et s'en alla, ob�issant � un confus besoin de se trouver seul et de r�fl�chir.
Mais, d�s qu'il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il pensa: �L'imb�cile! oh! l'imb�cile! Si je l'avais pris au mot tout de m�me! En voil� un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai!�
Et il p�n�tra chez un autre marchand, � l'entr�e de la rue de la Paix. D�s qu'il eut aper�u le bijou, l'orf�vre s'�cria:
—Ah! parbleu; je le connais bien, ce collier; il vient de chez moi.
M. Lantin, fort troubl�, demanda:
—Combien vaut-il?
—Monsieur, je l'ai vendu vingt-cinq mille. Je suis pr�t � le reprendre pour dix-huit mille, quand vous m'aurez indiqu�, pour ob�ir aux prescriptions l�gales, comment vous en �tes d�tenteur. Cette fois M. Lantin s'assit perclus d'�tonnement. Il reprit:—Mais... mais, examinez-le bien attentivement, monsieur, j'avais cru jusqu'ici qu'il �tait en... faux.
Le joaillier reprit:—Voulez-vous me dire votre nom, monsieur?
—Parfaitement. Je m'appelle Lantin, je suis employ� au minist�re de l'int�rieur, je demeure 16, rue des Martyrs.
Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et pronon�a: �Ce collier a �t� envoy� en effet � l'adresse de M^me Lantin, 16, rue des Martyrs, le 20 juillet 1876.�
Et les deux hommes se regard�rent dans les yeux, l'employ� �perdu de surprise, l'orf�vre flairant un voleur.
Celui-ci reprit:—Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre heures seulement, je vais vous en donner un re�u?
M. Lantin balbutia:—Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le papier qu'il mit dans sa poche.
Puis il traversa la rue, la remonta, s'aper�ut qu'il se trompait de route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son erreur, revint aux Champs-�lys�es sans une id�e nette dans la t�te. Il s'effor�ait de raisonner, de comprendre. Sa femme n'avait pu acheter un objet d'une pareille valeur.—Non, certes.—Mais alors, c'�tait un cadeau! Un cadeau! Un cadeau de qui? Pourquoi?
Il s'�tait arr�t�, et il demeurait debout au milieu de l'avenue. Le doute horrible l'effleura.—Elle?—Mais alors tous les autres bijoux �taient aussi des cadeaux! Il lui sembla que la terre remuait; qu'un arbre, devant lui, s'abattait; il �tendit les bras et s'�croula, priv� de sentiment.
Il reprit connaissance dans la boutique d'un pharmacien o� les passants l'avaient port�. Il se fit reconduire chez lui, et s'enferma.
Jusqu'� la nuit il pleura �perdument, mordant un mouchoir pour ne pas crier. Puis il se mit au lit accabl� de fatigue et de chagrin, et il dormit d'un pesant sommeil.
Un rayon de soleil le r�veilla, et il se leva lentement pour aller � son minist�re. C'�tait dur de travailler apr�s de pareilles secousses. Il r�fl�chit alors qu'il pouvait s'excuser aupr�s de son chef; et il lui �crivit. Puis il songea qu'il fallait retourner chez le bijoutier, et une honte l'empourpra. Il demeura longtemps � r�fl�chir. Il ne pouvait pourtant pas laisser le collier chez cet homme, il s'habilla et sortit.
Il faisait beau, le ciel bleu s'�tendait sur la ville qui semblait sourire. Des fl�neurs allaient devant eux, les mains dans leurs poches.
Lantin se dit, en les regardant passer: �Comme on est heureux quand on a de la fortune! Avec de l'argent on peut secouer jusqu'aux chagrins, on va o� l'on veut, on voyage, on se distrait! Oh! si j'�tais riche!�
Il s'aper�ut qu'il avait faim, n'ayant pas mang� depuis l'avant-veille. Mais sa poche �tait vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit mille francs! Dix-huit mille francs! c'�tait une somme, cela!
Il gagna la rue de la Paix et commen�a � se promener de long en large sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit mille francs! Vingt fois il faillit entrer; mais la honte l'arr�tait toujours.
Il avait faim pourtant, grand'faim, et pas un sou. Il se d�cida brusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser le temps de r�fl�chir, et il se pr�cipita chez l'orf�vre.
D�s qu'il l'aper�ut, le marchand s'empressa, offrit un si�ge avec une politesse souriante. Les commis eux-m�mes arriv�rent, qui regardaient de c�t� Lantin, avec des gaiet�s dans les yeux et sur les l�vres.
Le bijoutier d�clara:—Je me suis renseign�, Monsieur, et si vous �tes toujours dans les m�mes dispositions, je suis pr�t � vous payer la somme que je vous ai propos�e.
L'employ� balbutia:—Mais certainement.
L'orf�vre tira d'un tiroir dix-huit grands billets, les compta, les tendit � Lantin, qui signa un petit re�u et mit d'une main fr�missante l'argent dans sa poche.
Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand qui souriait toujours, et, baissant les yeux:—J'ai... j'ai d'autres bijoux... qui me viennent... de la m�me succession. Vous conviendrait-il de me les acheter aussi?
Le marchand s'inclina:—Mais certainement, Monsieur. Un des commis sortit pour rire � son aise; un autre se mouchait avec force.
Lantin impassible, rouge et grave, annon�a:—Je vais vous les apporter.
Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux.
Quant il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n'avait pas encore d�jeun�. Ils se mirent � examiner les objets pi�ce � pi�ce, �valuant chacun. Presque tous venaient de la maison.
Lantin, maintenant, discutait les estimations, se f�chait, exigeait qu'on lui montr�t les livres de vente, et parlait de plus en plus haut � mesure que s'�levait la somme.
Les gros brillants d'oreilles valent vingt mille francs, les bracelets trente-cinq mille, les broches, bagues et m�daillons seize mille, une parure d'�meraudes et de saphirs quatorze mille; un solitaire suspendu � une cha�ne d'or formant collier quarante mille; le tout atteignant le chiffre de cent quatre-vingt-seize mille francs.
Le marchand d�clara avec une bonhomie railleuse:—Cela vient d'une personne qui mettait toutes ses �conomies en bijoux.
Lantin pronon�a gravement:—C'est une mani�re comme une autre de placer son argent. Et il s'en alla apr�s avoir d�cid� avec l'acqu�reur qu'une contre-expertise aurait lieu le lendemain.
Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vend�me avec l'envie d'y grimper, comme si c'e�t �t� un m�t de cocagne. Il se sentait l�ger � jouer � saute-mouton par-dessus la statue de l'Empereur perch� l�-haut dans le ciel.
Il alla d�jeuner chez Voisin et but du vin � vingt francs la bouteille.
Puis il prit un fiacre et fit un tour au Bois. Il regardait les �quipages avec un certain m�pris, oppress� du d�sir de crier aux passants: �Je suis riche aussi, moi. J'ai deux cent mille francs!�
Le souvenir de son minist�re lui revint. Il s'y fit conduire, entra d�lib�r�ment chez son chef et annon�a:—Je viens, Monsieur, vous donner ma d�mission. J'ai fait un h�ritage de trois cent mille francs. Il alla serrer la main de ses anciens coll�gues et leur confia ses projets d'existence nouvelle; puis il d�na au caf� Anglais.
Se trouvant � c�t� d'un monsieur qui lui parut distingu�, il ne put r�sister � la d�mangeaison de lui confier, avec une certaine coquetterie, qu'il venait d'h�riter de quatre cent mille francs.
Pour la premi�re fois de sa vie il ne s'ennuya pas au th��tre, et il passa sa nuit avec des filles.
Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme �tait tr�s honn�te, mais d'un caract�re difficile. Elle le fit beaucoup souffrir.
A Paul Alexis.
Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route de Jumi�ges. La l�g�re voiture filait, traversant les prairies; puis le cheval se mit au pas pour monter la c�te de Canteleu.
C'est l� un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. Derri�re nous Rouen, la ville aux �glises, aux clochers gothiques, travaill�s comme des bibelots d'ivoire; en face, Saint-Sever, le faubourg aux manufactures qui dresse ses mille chemin�es fumantes sur le grand ciel vis-�-vis des mille clochetons sacr�s de la vieille cit�.
Ici la fl�che de la cath�drale, le plus haut sommet des monuments humains; et l�-bas, la �Pompe � feu� de la �Foudre�, sa rivale presque aussi d�mesur�e, et qui passe d'un m�tre la plus g�ante des pyramides d'�gypte.
Devant nous la Seine se d�roulait, ondulante, sem�e d'�les, bord�e � droite de blanches falaises que couronnait une for�t, � gauche de prairies immenses qu'une autre for�t limitait, l�-bas, tout l�-bas.
De place en place, des grands navires � l'ancre le long des berges du large fleuve. Trois �normes vapeurs s'en allaient, � la queue leu-leu, vers le Havre; et un chapelet de b�timents, form� d'un trois-m�ts, de deux go�lettes et d'un brick, remontait vers Rouen, tra�n� par un petit remorqueur vomissant un nuage de fum�e noire.
Mon compagnon, n� dans le pays, ne regardait m�me point ce surprenant paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-m�me. Tout � coup, il �clata: �Ah! vous allez voir quelque chose de dr�le: la chapelle au p�re Mathieu. �a, c'est du nanan, mon bon.�
Je le regardai d'un œil �tonn�. Il reprit:
—Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans le nez. Le p�re Mathieu est le plus Normand de la province, et sa chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins; mais je vais vous donner d'abord quelques mots d'explication.
Le p�re Mathieu, qu'on appelle aussi le p�re �La Boisson�, est un ancien sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat � la malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, gr�ce � des protections multiples et � des habilet�s invraisemblables, gardien d'une chapelle miraculeuse, une chapelle prot�g�e par la Vierge et fr�quent�e principalement par les filles enceintes. Il a baptis� sa statue merveilleuse: �Notre-Dame du Gros-Ventre�, et il la traite avec une certaine familiarit� goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a compos� lui-m�me et fait imprimer une pri�re sp�ciale pour sa BONNE VIERGE. Cette pri�re est un chef-d'œuvre d'ironie involontaire, d'esprit normand o� la raillerie se m�le � la peur du Saint, � la peur superstitieuse de l'influence secr�te de quelque chose. Il ne croit pas beaucoup � sa patronne; cependant il y croit un peu, par prudence, et il la m�nage, par politique.
Voici le d�but de cette �tonnante oraison:
�Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne des filles-m�res en ce pays et par toute la terre, prot�gez votre servante qui a faut� dans un moment d'oubli.�
Cette supplique se termine ainsi:
�Ne m'oubliez surtout pas aupr�s de votre saint �poux et interc�dez aupr�s de Dieu le P�re, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au v�tre.�
Cette pri�re, interdite par le clerg� de la contr�e, est vendue par lui sous le manteau, et elle passe pour salutaire � celles qui la r�citent avec onction.
En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son ma�tre le valet de chambre d'un prince redout�, confident de tous les petits secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes, qu'il dit tout bas, entre amis, apr�s boire.
Mais vous verrez par vous-m�me.
Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point suffisants, il a annex� � la Vierge principale un petit commerce de Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la chapelle, il les a emmagasin�s au b�cher, d'o� il les sort sit�t qu'un fid�le les demande. Il a fa�onn� lui-m�me ces statuettes de bois, invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert � pleine couleur, une ann�e qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les Saints gu�rissent les maladies; mais chacun a sa sp�cialit�; et il ne faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns des autres comme des cabotins.
Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter Mathieu.
—Pour les maux d'oreilles, qu� saint qu'est l'meilleur?
—Mais y a saint Osyme qu'est bon; y a aussi saint Pamphile qu'est pas mauvais.
Ce n'est pas tout.
Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste, en convaincu, si bien qu'il est gris r�guli�rement tous les soirs. Il est gris, mais il le sait; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le degr� exact de son ivresse. C'est l� sa principale occupation; la chapelle ne vient qu'apr�s.
Et il a invent�, �coutez bien et cramponnez-vous, il a invent� le saoulom�tre.
L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi pr�cises que celles d'un math�maticien.
Vous l'entendez dire sans cesse:—�D'puis lundi, j'ai pass� quarante-cinq.�
Ou bien:—�J'�tais entre cinquante-deux et cinquante-huit.�
Ou bien:—�J'en avais bien soixante-six � soixante-dix.�
Ou bien:—�Cr� coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'l� que j'm'aper�ois qu'j'�tais dans soixante-quinze!�
Jamais il ne se trompe.
Il affirme n'avoir pas atteint le m�tre, mais comme il avoue que ses observations cessent d'�tre pr�cises quand il a pass� quatre-vingt-dix, on ne peut se fier absolument � son affirmation.
Quand Mathieu reconna�t avoir pass� quatre-vingt-dix, soyez tranquille, il �tait cr�nement gris.
Dans ces occasions-l�, sa femme, M�lie, une autre merveille, se met en des col�res folles. Elle l'attend sur la porte, quand il rentre, et elle hurle:—�Te voil�, salaud, cochon, bougre d'ivrogne!�
Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton s�v�re:—�Tais-toi, M�lie, c'est pas le moment de causer. Attends � d'main.�
Si elle continue � vocif�rer, il s'approche et, la voix tremblante:—�Gueule plus; j'suis dans les quatre-vingt-dix; j'ne mesure plus; j'vas cogner, prends garde!�
Alors, M�lie bat en retraite.
Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et r�pond:—�Allons, allons! assez caus�; c'est pass�. Tant qu'j'aurai pas atteint le m�tre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le m�tre, j'te permets de m'corriger, ma parole!�
Nous avions gagn� le sommet de la c�te. La route s'enfon�ait dans l'admirable for�t de Roumare.
L'automne, l'automne merveilleux, m�lait son or et sa pourpre aux derni�res verdures rest�es vives, comme si des gouttes de soleil fondu avaient coul� du ciel dans l'�paisseur des bois.
On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumi�ges, mon ami tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfon�a dans le taillis.
Et bient�t, du sommet d'une grande c�te, nous d�couvrions de nouveau la magnifique vall�e de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant � nos pieds.
Sur la droite, un tout petit b�timent couvert d'ardoises et surmont� d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison aux persiennes vertes, toute v�tue de ch�vrefeuilles et de rosiers.
Une grosse voix cria: �V'l� des amis!� Et Mathieu parut sur le seuil. C'�tait un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de longues moustaches blanches.
Mon compagnon lui serra la main, me pr�senta, et Mathieu nous fit entrer dans une fra�che cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait:
�Moi, monsieur, j'n'ai pas d'appartement distingu�. J'aime bien � n'point m'�loigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, �a tient compagnie.�
Puis, se tournant vers mon ami:
�Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c'est jour de consultation d'ma patronne. J'veux pas sortir c't'apr�s-midi.�
Et, courant � la porte, il poussa un effroyable beuglement: �M�lie-e-e!� qui dut faire lever la t�te aux matelots des navires qui descendaient ou remontaient le fleuve, l�-bas, tout au fond de la creuse vall�e.
M�lie ne r�pondit point.
Alors Mathieu cligna de l'œil avec malice.
—�A n'est pas contente apr�s moi, voyez-vous, parce qu'hier je me suis trouv� dans les quatre-vingt-dix.�
Mon voisin se mit � rire:—�Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment avez-vous fait?�
Mathieu r�pondit:
—�J'vas vous dire. J'n'ai trouv�, l'an dernier, qu'vingt rasi�res d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu; mais pour faire du cidre y n'y a qu'�a. Donc j'en fis une pi�ce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar c'est du nectar; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte; j'nous mettons � boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier (on en boirait jusqu'� d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens une fra�cheur dans l'estomac. J'dis � Polyte: �Si on buvait un verre de fine pour se r�chauffer!� Y consent. Mais c'te fine, �a vous met l'feu dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'l� que d'fra�cheur en chaleur et d'chaleur en fra�cheur, j'm'aper�ois que j'suis dans les quatre-vingt-dix. Polyte �tait pas loin du m�tre.�
La porte s'ouvrit. M�lie parut, et tout de suite, avant de nous avoir dit bonjour: �...Cr�s cochons, vous aviez bien l'm�tre tous les deux.�
Alors Mathieu se f�cha:—�Dis pas �a, M�lie, dis pas �a; j'ai jamais �t� au m�tre.�
On nous fit un d�jeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, � c�t� de la petite chapelle de �Notre-Dame du Gros-Ventre� et en face de l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie m�l�e de cr�dulit�s inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles.
Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucr�, frais et grisant qu'il pr�f�rait � tous les liquides et nous fumions nos pipes, � cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se pr�sent�rent.
Elles �taient vieilles, s�ches, courb�es. Apr�s avoir salu�, elles demand�rent saint Blanc. Mathieu cligna de l'œil vers nous et r�pondit:
—J'vas vous donner �a.
Et il disparut dans son b�cher.
Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure constern�e. Il levait les bras:
—J'sais pas o�s qu'il est, je l'trouve pu; j'suis pourtant s�r que je l'avais.
Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau: �M�lie-e-e!� Du fond de la cour sa femme r�pondit:
—�Qu� qu'y a?
—Ousqu'il est saint Blanc! Je l'trouve pu dans l'b�cher.�
Alors, M�lie jeta cette explication:
�C'est-y pas celui qu't'as pris l'aut'e semaine pour boucher l'trou d'la cabine � lapins?�
Mathieu tressaillit:—�Nom d'un tonnerre, �a s'peut bien!�
Alors il dit aux deux femmes:—�Suivez-moi.�
Elles suivirent. Nous en f�mes autant, malades de rires �touff�s.
En effet, saint Blanc, piqu� en terre comme un simple pieu, macul� de boue et d'ordures, servait d'angle � la cabine � lapins.
D�s qu'elles l'aper�urent, les deux bonnes femmes tomb�rent � genoux, se sign�rent et se mirent � murmurer des Oremus. Mais Mathieu se pr�cipita: �Attendez, vous v'l� dans la crotte; j'vas vous donner une botte de paille.�
Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis, consid�rant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discr�dit pour son commerce, il ajouta:
—�J'vas vous l'd�brouiller un brin.�
Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit � laver vigoureusement le bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.
Puis, quand il eut fini, il ajouta:—�Maintenant, il n'y a plus d'mal.� Et il nous ramena boire un coup.
Comme il portait le verre � sa bouche, il s'arr�ta, et, d'un air un peu confus:—�C'est �gal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais bien qui n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait plus. Mais les saints, voyez-vous, �a n'passe jamais.�
Il but et reprit:
—�Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller � moins d'cinquante; et j'n'en sommes seulement pas � trente-huit.�
Le maire allait se mettre � table pour d�jeuner quand on le pr�vint que le garde champ�tre l'attendait � la mairie avec deux prisonniers.
Il s'y rendit aussit�t, et il aper�ut en effet son garde champ�tre, le p�re Hochedur, debout et surveillant d'un air s�v�re un couple de bourgeois m�rs.
L'homme, un gros p�re, � nez rouge et � cheveux blancs, semblait accabl�; tandis que la femme, une petite m�re endimanch�e tr�s ronde, tr�s grasse, aux joues luisantes, regardait d'un œil de d�fi l'agent de l'autorit� qui les avait captur�s.
Le maire demanda:
—Qu'est-ce que c'est, p�re Hochedur?
Le garde champ�tre fit sa d�position.
Il �tait sorti le matin, � l'heure ordinaire, pour accomplir sa tourn�e du c�t� des bois Champioux jusqu'� la fronti�re d'Argenteuil. Il n'avait rien remarqu� d'insolite dans la campagne sinon qu'il faisait beau temps et que les bl�s allaient bien, quand le fils aux Bredel, qui binait sa vigne, avait cri�:
—H�, p�re Hochedur, allez voir au bord du bois, au premier taillis, vous y trouverez un couple de pigeons qu'ont bien cent trente ans � eux deux.
Il �tait parti dans la direction indiqu�e; il �tait entr� dans le fourr� et il avait entendu des paroles et des soupirs qui lui firent supposer un flagrant d�lit de mauvaises mœurs.
Donc, avan�ant sur ses genoux et sur ses mains comme pour surprendre un braconnier, il avait appr�hend� le couple pr�sent au moment o� il s'abandonnait � son instinct.
Le maire stup�fait consid�ra les coupables. L'homme comptait bien soixante ans et la femme au moins cinquante-cinq.
Il se mit � les interroger, en commen�ant par le m�le, qui r�pondait d'une voix si faible qu'on l'entendait � peine.
—Votre nom.
—Nicolas Beaurain.
—Votre profession.
—Mercier, rue des Martyrs, � Paris.
—Qu'est-ce que vous faisiez dans ce bois?
Le mercier demeura muet, la t�te baiss�e sur son gros ventre, les mains � plat sur ses cuisses.
Le maire reprit:
—Niez-vous ce qu'affirme l'agent de l'autorit� municipale?
—Non, monsieur.
—Alors, vous avouez?
—Oui, monsieur.
—Qu'avez-vous � dire pour votre d�fense?
—Rien, monsieur.
—O� avez-vous rencontr� votre complice?
—C'est ma femme, monsieur.
—Votre femme?
—Oui, monsieur.
—Alors... alors... vous ne vivez donc pas ensemble... � Paris?
—Pardon, monsieur, nous vivons ensemble!
—Mais... alors... vous �tes fou, tout � fait fou, mon cher monsieur, de venir vous faire pincer ainsi, en plein champ, � dix heures du matin.
Le mercier semblait pr�t � pleurer de honte. Il murmura:
—C'est elle qui a voulu �a! Je lui disais hier que c'�tait stupide. Mais quand une femme a quelque chose dans la t�te... vous savez... elle ne l'a pas ailleurs.
Le maire, qui aimait l'esprit gaulois, sourit et r�pliqua:
—Dans votre cas, c'est le contraire qui aurait d� avoir lieu. Vous ne seriez pas ici si elle ne l'avait eu que dans la t�te.
Alors une col�re saisit M. Beaurain, et se tournant vers sa femme:
—Vois-tu o� tu nous as men�s avec ta po�sie? Hein, y sommes-nous? Et nous irons devant les tribunaux, maintenant, � notre �ge, pour attentat aux mœurs! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la client�le et changer de quartier. Y sommes-nous?
Mme Beaurain se leva, et, sans regarder son mari, elle s'expliqua sans embarras, sans vaine pudeur, presque sans h�sitation.
—Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules. Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux comme une pauvre femme; et j'esp�re que vous voudrez bien nous renvoyer chez nous, et nous �pargner la honte des poursuites.
Autrefois, quand j'�tais jeune, j'ai fait la connaissance de M. Beaurain dans ce pays-ci, un dimanche. Il �tait employ� dans un magasin de mercerie; moi j'�tais demoiselle dans un magasin de confections. Je me rappelle de �a comme d'hier. Je venais passer les dimanches ici, de temps en temps, avec une amie, Rose Lev�que, avec qui j'habitais rue Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. C'est lui qui nous conduisait ici. Un samedi, il m'annon�a en riant, qu'il am�nerait un camarade le lendemain. Je compris bien ce qu'il voulait; mais je r�pondis que c'�tait inutile. J'�tais sage, monsieur.
�Le lendemain donc, nous avons trouv� au chemin de fer M. Beaurain. Il �tait bien de sa personne � cette �poque-l�. Mais j'�tais d�cid�e � ne pas c�der, et je ne c�dai pas non plus.
�Nous voici donc arriv�s � Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces temps qui vous chatouillent le cœur. Moi, quand il fait beau, aussi bien maintenant qu'autrefois, je deviens b�te � pleurer, et quand je suis � la campagne je perds la t�te. La verdure, les oiseaux qui chantent, les bl�s qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si vite, l'odeur de l'herbe, les coquelicots, les marguerites, tout �a me rend folle! C'est comme le champagne quand on n'en a pas l'habitude!
�Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait dans le corps par les yeux en regardant et par la bouche en respirant. Rose et Simon s'embrassaient toutes les minutes! �a me faisait quelque chose de les voir. M. Beaurain et moi nous marchions derri�re eux, sans gu�re parler. Quand on ne se conna�t pas on ne trouve rien � se dire. Il avait l'air timide, ce gar�on, et �a me plaisait de le voir embarrass�. Nous voici arriv�s dans le petit bois. Il y faisait frais comme dans un bain, et tout le monde s'assit sur l'herbe. Rose et son ami me plaisantaient sur ce que j'avais l'air s�v�re; vous comprenez bien que je ne pouvais pas �tre autrement. Et puis voil� qu'ils recommencent � s'embrasser sans plus se g�ner que si nous n'�tions pas l�; et puis ils se sont parl� tout bas; et puis ils se sont lev�s et ils sont partis dans les feuilles sans rien dire. Jugez quelle sotte figure je faisais, moi, en face de ce gar�on que je voyais pour la premi�re fois. Je me sentais tellement confuse de les voir partir ainsi que �a me donna du courage; et je me suis mise � parler. Je lui demandai ce qu'il faisait; il �tait commis de mercerie, comme je vous l'ai appris tout � l'heure. Nous caus�mes donc quelques instants; �a l'enhardit, lui, et il voulut prendre des privaut�s, mais je le remis � sa place, et roide, encore. Est-ce pas vrai, monsieur Beaurain?�
M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne r�pondit pas.
Elle reprit: �Alors il a compris que j'�tais sage, ce gar�on, et il s'est mis � me faire la cour, gentiment, en honn�te homme. Depuis ce jour il est revenu tous les dimanches. Il �tait tr�s amoureux de moi, Monsieur. Et moi aussi je l'aimais beaucoup, mais l�, beaucoup! c'�tait un beau gar�on, autrefois.
�Bref, il m'�pousa en septembre et nous pr�mes notre commerce rue des Martyrs.
�Ce fut dur pendant des ann�es, Monsieur. Les affaires n'allaient pas; et nous ne pouvions gu�re nous payer des parties de campagne. Et puis, nous en avions perdu l'habitude. On a autre chose en t�te, on pense � la caisse plus qu'aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions, peu � peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent gu�re � l'amour. On ne regrette rien tant qu'on ne s'aper�oit pas que �a vous manque.
Et puis, Monsieur, les affaires ont mieux �t�, nous nous sommes rassur�s sur l'avenir! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui s'est pass� en moi, non, vraiment, je ne sais pas!
�Voil� que je me suis mise � r�ver comme une petite pensionnaire. La vue des voiturettes de fleurs qu'on tra�ne dans les rues me tirait les larmes. L'odeur des violettes venait me chercher � mon fauteuil, derri�re ma caisse, et me faisait battre le cœur! Alors je me levais et je m'en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du ciel entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, �a a l'air d'une rivi�re, d'une longue rivi�re qui descend sur Paris en se tortillant; et les hirondelles passent dedans comme des poissons. C'est b�te comme tout, ces choses-l�, � mon �ge! Que voulez-vous, Monsieur, quand on a travaill� toute sa vie, il vient un moment o� on s'aper�oit qu'on aurait pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh! oui, on regrette! Songez donc que, pendant vingt ans, j'aurais pu aller cueillir des baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres femmes. Je songeais comme c'est bon d'�tre couch� sous les feuilles en aimant quelqu'un! Et j'y pensais tous les jours, toutes les nuits! Je r�vais de clairs de lune sur l'eau jusqu'� avoir envie de me noyer.
�Je n'osais pas parler de �a � M. Beaurain dans les premiers temps. Je savais bien qu'il se moquerait de moi et qu'il me renverrait vendre mon fil et mes aiguilles! Et puis, � vrai dire, M. Beaurain ne me disait plus grand'chose; mais en me regardant dans ma glace, je comprenais bien aussi que je ne disais plus rien � personne, moi!
�Donc, je me d�cidai et je lui proposai une partie de campagne au pays o� nous nous �tions connus. Il accepta sans d�fiance et nous voici arriv�s, ce matin, vers les neuf heures.
�Moi je me sentis toute retourn�e quand je suis entr�e dans les bl�s. �a ne vieillit pas, le cœur des femmes! Et, vrai, je ne voyais plus mon mari tel qu'il est, mais bien tel qu'il �tait autrefois! �a, je vous le jure, Monsieur. Vrai de vrai, j'�tais grise. Je me mis � l'embrasser; il en fut plus �tonn� que si j'avais voulu l'assassiner. Il me r�p�tait: �Mais tu es folle. Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin. Qu'est-ce qui te prend?...� Je ne l'�coutais pas, moi, je n'�coutais que mon cœur. Et je le fis entrer dans le bois... Et voil�!... J'ai dit la v�rit�, monsieur le maire, toute la v�rit�.�
Le maire �tait un homme d'esprit. Il se leva, sourit, et dit: �Allez en paix, Madame, et ne p�chez plus... sous les feuilles.�
Voici ce que nous raconta le vieux marquis d'Arville � la fin du d�ner de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels.
On avait forc� un cerf dans le jour. Le marquis �tait le seul des convives qui n'e�t point pris part � cette poursuite, car il ne chassait jamais.
Pendant toute la dur�e du grand repas, on n'avait gu�re parl� que de massacres d'animaux. Les femmes elles-m�mes s'int�ressaient aux r�cits sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les attaques et les combats d'hommes contre les b�tes, levaient les bras, contaient d'une voix tonnante.
M. d'Arville parlait bien, avec une certaine po�sie un peu ronflante, mais pleine d'effet. Il avait d� r�p�ter souvent cette histoire, car il la disait couramment, n'h�sitant pas sur les mots choisis avec habilet� pour faire image.
—Messieurs, je n'ai jamais chass�, mon p�re non plus, mon grand-p�re non plus, et, non plus, mon arri�re-grand-p�re. Ce dernier �tait fils d'un homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous dirai comment.
Il se nommait Jean, �tait mari�, p�re de cet enfant qui fut mon trisa�eul, et il habitait avec son fr�re cadet, Fran�ois d'Arville, notre ch�teau de Lorraine, en pleine for�t.
Fran�ois d'Arville �tait rest� gar�on par amour de la chasse.
Ils chassaient tous deux d'un bout � l'autre de l'ann�e, sans repos, sans arr�t, sans lassitude. Ils n'aimaient que cela, ne comprenaient pas autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela.
Ils avaient au cœur cette passion terrible, inexorable. Elle les br�lait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien autre.
Ils avaient d�fendu qu'on les d�range�t jamais en chasse, pour aucune raison. Mon trisa�eul naquit pendant que son p�re suivait un renard, et Jean d'Arville n'interrompit point sa course, mais il jura: �Nom d'un nom, ce gredin-l� aurait bien pu attendre apr�s l'hallali!�
Son fr�re Fran�ois se montrait encore plus emport� que lui. D�s le lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des oiseaux autour du ch�teau jusqu'au moment de partir pour forcer quelque grosse b�te.
On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles d'alors ne faisant point, comme la noblesse d'occasion de notre temps, qui veut �tablir dans les titres une hi�rarchie descendante; car le fils d'un marquis n'est pas plus comte, ni le fils d'un vicomte baron, que le fils d'un g�n�ral n'est colonel de naissance. Mais la vanit� mesquine du jour trouve profit � cet arrangement.
Je reviens � mes anc�tres.
Ils �taient, para�t-il, d�mesur�ment grands, osseux, poilus, violents et vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l'a�n�, avait une voix tellement forte que, suivant une l�gende dont il �tait fier, toutes les feuilles de la for�t s'agitaient quand il criait.
Et lorsqu'ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse, ce devait �tre un spectacle superbe de voir ces deux g�ants enfourcher leurs grands chevaux.
Or, vers le milieu de l'hiver de cette ann�e 1764, les froids furent excessifs et les loups devinrent f�roces.
Ils attaquaient m�me les paysans attard�s, r�daient la nuit autour des maisons, hurlaient du coucher du soleil � son lever et d�peuplaient les �tables.
Et bient�t une rumeur circula. On parlait d'un loup colossal, au pelage gris, presque blanc, qui avait mang� deux enfants, d�vor� le bras d'une femme, �trangl� tous les chiens de garde du pays et qui p�n�trait sans peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller la flamme des lumi�res. Et bient�t une panique courut par toute la province. Personne n'osait plus sortir d�s que tombait le soir. Les t�n�bres semblaient hant�es par l'image de cette b�te.
Les fr�res d'Arville r�solurent de la trouver et de la tuer, et ils convi�rent � de grandes chasses tous les gentilshommes du pays.
Ce fut en vain. On avait beau battre les for�ts, fouiller les buissons, on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-l�. Et, chaque nuit qui suivait la battue, l'animal, comme pour se venger, attaquait quelque voyageur ou d�vorait quelque b�tail, toujours loin du lieu o� on l'avait cherch�.
Une nuit enfin, il p�n�tra dans l'�table aux porcs du ch�teau d'Arville et mangea les deux plus beaux �l�ves.
Les deux fr�res furent enflamm�s de col�re, consid�rant cette attaque comme une bravade du monstre, une injure directe, un d�fi. Ils prirent tous leurs forts limiers habitu�s � poursuivre les b�tes redoutables, et ils se mirent en chasse, le cœur soulev� de fureur.
Depuis l'aurore jusqu'� l'heure o� le soleil empourpr� descendit derri�re les grands arbres nus, ils battirent les fourr�s sans rien trouver.
Tous deux enfin, furieux et d�sol�s, revenaient au pas de leurs chevaux par une all�e bord�e de broussailles, et s'�tonnaient de leur science d�jou�e par ce loup, saisis soudain d'une sorte de crainte myst�rieuse.
L'a�n� disait:
—Cette b�te-l� n'est point ordinaire. On dirait qu'elle pense comme un homme.
Le cadet r�pondit:
—On devrait peut-�tre faire b�nir une balle par notre cousin l'�v�que, ou prier quelque pr�tre de prononcer les paroles qu'il faut.
Puis ils se turent.
Jean reprit:
—Regarde le soleil s'il est rouge. Le grand loup va faire quelque malheur cette nuit.
Il n'avait point fini de parler que son cheval se cabra: celui de Fran�ois se mit � ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes s'ouvrit devant eux, et une b�te colossale, toute grise, surgit, qui d�tala � travers le bois.
Tous deux pouss�rent une sorte de grognement de joie, et, se courbant sur l'encolure de leurs pesants chevaux, ils les jet�rent en avant d'une pouss�e de tout leur corps, les lan�ant d'une telle allure, les excitant, les entra�nant, les affolant de la voix, du geste et de l'�peron, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes b�tes entre leurs cuisses et les enlever comme s'ils s'envolaient.
Ils allaient ainsi, ventre � terre, crevant les fourr�s, coupant les ravins, grimpant les c�tes, d�valant les gorges, et sonnant du cor � pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens.
Et voil� que soudain, dans cette course �perdue, mon a�eul heurta du front une branche �norme qui lui fendit le cr�ne; et il tomba raide sur le sol, tandis que son cheval affol� s'emportait, disparaissait dans l'ombre enveloppant les bois.
Le cadet d'Arville s'arr�ta net, sauta par terre, saisit dans ses bras son fr�re, il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang.
Alors il s'assit aupr�s du corps, posa sur ses genoux la t�te d�figur�e et rouge, et il attendit en contemplant cette face immobile de l'a�n�. Peu � peu une peur l'envahissait, une peur singuli�re qu'il n'avait jamais sentie encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la peur du bois d�sert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de tuer son fr�re pour se venger d'eux.
Les t�n�bres s'�paississaient, le froid aigu faisait craquer les arbres. Fran�ois se leva, frissonnant, incapable de rester l� plus longtemps, se sentant presque d�faillir. On n'entendait plus rien, ni la voix des chiens ni le son des cors, tout �tait muet par l'invisible horizon; et ce silence morne du soir glac� avait quelque chose d'effrayant et d'�trange.
Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et le coucha en travers sur la selle pour le reporter au ch�teau; puis il se remit en marche doucement, l'esprit troubl� comme s'il �tait gris, poursuivi par des images horribles et surprenantes.
Et, brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande forme passa. C'�tait la b�te. Une secousse d'�pouvante agita le chasseur; quelque chose de froid, comme une goutte d'eau, lui glissa le long des reins, et il fit, ainsi qu'un moine hant� du diable, un grand signe de croix, �perdu � ce retour brusque de l'effrayant r�deur. Mais ses yeux retomb�rent sur le corps inerte couch� devant lui, et soudain, passant brusquement de la crainte � la col�re, il fr�mit d'une rage d�sordonn�e.
Alors il piqua son cheval et s'�lan�a derri�re le loup.
Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant des bois qu'il ne reconnaissait plus, l'œil fix� sur la tache blanche qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre.
Son cheval aussi semblait anim� d'une force et d'une ardeur inconnues. Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux rochers, la t�te et les pieds du mort jet� en travers sur la selle. Les ronces arrachaient les cheveux; le front, battant les troncs �normes, les �claboussait de sang; les �perons d�chiraient des lambeaux d'�corce.
Et soudain, l'animal et le cavalier sortirent de la for�t et se ru�rent dans un vallon, comme la lune apparaissait au-dessus des monts. Ce vallon �tait pierreux, ferm� par des roches �normes, sans issue possible; et le loup accul� se retourna.
Fran�ois alors poussa un hurlement de joie que les �chos r�p�t�rent comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas � la main.
La b�te h�riss�e, le dos rond, l'attendait; ses yeux luisaient comme deux �toiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur, empoignant son fr�re, l'assit sur une roche, et, soutenant avec des pierres sa t�te qui n'�tait plus qu'une tache de sang, il lui cria dans les oreilles, comme s'il e�t �t� sourd: �Regarde, Jean, regarde �a!�
Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort � culbuter une montagne, � broyer des pierres dans ses mains. La b�te le voulut mordre, cherchant � fouiller le ventre; mais il l'avait saisie par le cou, sans m�me se servir de son arme, et il l'�tranglait doucement, �coutant s'arr�ter les souffles de sa gorge et les battements de son cœur. Et il riait, jouissant �perdument, serrant de plus en plus sa formidable �treinte, criant dans un d�lire de joie: �Regarde, Jean, regarde!� Toute r�sistance cessa; le corps du loup devint flasque. Il �tait mort.
Alors Fran�ois, le prenant � pleins bras, l'emporta et le vint jeter aux pieds de l'a�n� en r�p�tant d'une voix attendrie: �Tiens, tiens, tiens, mon petit Jean, le voil�!�
Puis il repla�a sur sa selle les deux cadavres l'un sur l'autre; et il se remit en route.
Il rentra au ch�teau, riant et pleurant, comme Gargantua � la naissance de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et tr�pignant d'all�gresse en racontant la mort de l'animal, et g�missant et s'arrachant la barbe en disant celle de son fr�re.
Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il pronon�ait, les larmes aux yeux: �Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir �trangler l'autre, il serait mort content, j'en suis s�r!�
La veuve de mon a�eul inspira � son fils orphelin l'horreur de la chasse, qui s'est transmise de p�re en fils jusqu'� moi.
Le marquis d'Arville se tut. Quelqu'un demanda:
—Cette histoire est une l�gende, n'est-ce pas?
Et le conteur r�pondit:
—Je vous jure qu'elle est vraie d'un bout � l'autre.
Alors une femme d�clara d'une petite voix douce:
—C'est �gal, c'est beau d'avoir des passions pareilles.
A Ren� Maizeroy.
Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri o� le gai Printemps remuait de la vie.
L'un �tait S�nateur, et l'autre de l'Acad�mie fran�aise, graves tous deux, pleins de raisonnements tr�s logiques mais solennels, gens de marque et de r�putation.
Ils parlot�rent d'abord de politique, �changeant des pens�es, non pas sur des Id�es, mais sur des hommes: les personnalit�s, en cette mati�re, primant toujours la Raison. Puis ils soulev�rent quelques souvenirs; puis ils se turent, continuant � marcher c�te � c�te, tout amollis par la ti�deur de l'air.
Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucr�s et d�licats; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-�b�nier, v�tu de grappes jaunes, �parpillait au vent sa fine poussi�re, une fum�e d'or qui sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des parfumeurs, sa semence embaum�e � travers l'espace.
Le s�nateur s'arr�ta, huma le nuage f�condant qui flottait, consid�ra l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes s'envolaient. Et il dit: �Quand on songe que ces imperceptibles atomes, qui sentent bon, vont cr�er des existences � des centaines de lieues d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les s�ves d'arbres femelles et produire des �tres � racines, naissant d'un germe comme nous, mortels comme nous, et qui seront remplac�s par d'autres �tres de m�me essence, comme nous toujours!�
Puis, plant� devant l'�b�nier radieux dont les parfums vivifiants se d�tachaient � tous les frissons de l'air, M. le s�nateur ajouta: �Ah! mon gaillard s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais bigrement embarrass�. En voil� un qui les ex�cute facilement et qui les l�che sans remords, et qui ne s'en inqui�te gu�re.�
L'acad�micien ajouta: �Nous en faisons autant, mon ami.�
Le s�nateur reprit: �Oui, je ne le nie pas, nous les l�chons quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre sup�riorit�.�
Mais l'autre secoua la t�te: �Non, ce n'est pas l� ce que je veux dire; voyez-vous, mon cher, il n'est gu�re d'homme qui ne poss�de des enfants ignor�s, ces enfants dits de p�re inconnu, qu'il a faits, comme cet arbre reproduit, presque inconsciemment.
S'il fallait �tablir le compte des femmes que nous avons eues, nous serions, n'est-ce pas, aussi embarrass�s que cet �b�nier que vous interpelliez le serait pour num�roter ses descendants.
De dix-huit � quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les rencontres passag�res, les contacts d'une heure, on peut bien admettre que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents femmes.
Eh bien, mon ami, dans ce nombre �tes-vous s�r que vous n'en ayez pas f�cond� au moins une, et que vous ne poss�diez point sur le pav�, ou au bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honn�tes gens, c'est-�-dire nous; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu; ou peut-�tre, si elle a eu la chance d'�tre abandonn�e par sa m�re, cuisini�re en quelque famille.
Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons publiques poss�dent un ou deux enfants dont elles ignorent le p�re, enfants attrap�s dans le hasard de leurs �treintes � dix ou vingt francs. Dans tout m�tier on fait la part des profits et pertes. Ces rejetons-l� constituent les �pertes� de leur profession. Quels sont les g�n�rateurs?—Vous,—moi—nous tous, les hommes dits comme il faut! Ce sont les r�sultats de nos joyeux d�ners d'amis, de nos soirs de ga�t�, de ces heures o� notre chair contente nous pousse aux accouplements d'aventure.
Les voleurs, les r�deurs, tous les mis�rables, enfin, sont nos enfants. Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous �tions les leurs, car ils reproduisent aussi, ces gredins-l�!
Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience, une tr�s vilaine histoire que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui, parfois, me torture horriblement.
A l'�ge de vingt-cinq ans, j'avais entrepris avec un de mes amis, aujourd'hui conseiller d'�tat, un voyage en Bretagne, � pied.
Apr�s quinze ou vingt jours de marche forcen�e, apr�s avoir visit� les C�tes-du-Nord et une partie du Finist�re, nous arrivions � Douarnenez; de l�, en une �tape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des Tr�pass�s, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait en of; mais, le matin venu, une fatigue �trange retint au lit mon camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait simplement de deux bottes de paille.
Impossible d'�tre malade en ce lieu. Je le for�ai donc � se lever, et nous parv�nmes � Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.
Le lendemain, il allait un peu mieux; on repartit; mais, en route, il fut pris de malaises intol�rables, et c'est � grand'peine que nous p�mes atteindre Pont-Labb�.
L�, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha et le m�decin, qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fi�vre, sans en d�terminer la nature.
Connaissez-vous Pont-Labb�?—Non.—Eh bien, c'est la ville la plus bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz au Morbihan, de cette contr�e qui contient l'essence des mœurs, des l�gendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays n'a presque pas chang�. Je dis: encore aujourd'hui, car j'y retourne � pr�sent tous les ans, h�las!
Un vieux ch�teau baigne le pied de ses tours dans un grand �tang triste, triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivi�re sort de l� que les caboteurs peuvent remonter jusqu'� la ville. Et dans les rues �troites aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, la gilet brod� et les quatre vestes superpos�es: la premi�re, grande comme la main, couvrant au plus les omoplates, et la derni�re s'arr�tant juste au-dessus du fond de culotte.
Les filles, grandes, belles, fra�ches, ont la poitrine �cras�e dans un gilet de drap qui forme cuirasse, les �treint, ne laissant m�me pas deviner leur gorge puissante et martyris�e; et elles sont coiff�es d'une �trange fa�on: sur les tempes, deux plaques brod�es en couleur encadrent le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derri�re la t�te, puis remontent se tasser au sommet du cr�ne sous un singulier bonnet, tissu souvent d'or ou d'argent.
La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout bleus, d'un bleu p�le que per�aient les deux petits points noirs de la pupille; et ses dents courtes, serr�es, qu'elle montrait sans cesse en riant, semblaient faites pour broyer du granit.
Elle ne savait pas un mot de fran�ais, ne parlant que le breton, comme la plupart de ses compatriotes.
Or, mon ami n'allait gu�re mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se d�clar�t, le m�decin lui d�fendait de partir encore, ordonnant un repos complet. Je passais donc les journ�es pr�s de lui, et sans cesse la petite bonne entrait, apportant soit mon d�ner, soit de la tisane.
Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.
Or, une nuit, comme j'�tais rest� fort tard aupr�s du malade, je croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la sienne. C'�tait juste en face de ma porte ouverte; alors, brusquement, sans r�fl�chir � ce que je faisais, plut�t par plaisanterie qu'autrement, je la saisis � pleine taille, et, avant qu'elle f�t revenue de sa stupeur, je l'avais jet�e et enferm�e chez moi. Elle me regardait, effar�e, affol�e, �pouvant�e, n'osant pas crier de peur d'un scandale, d'�tre chass�e sans doute par ses ma�tres d'abord, et peut-�tre par son p�re ensuite.
J'avais fait cela en riant; mais, d�s qu'elle fut chez moi, le d�sir de la poss�der m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte corps � corps, � la fa�on des athl�tes, avec les bras tendus, crisp�s, tordus, la respiration essouffl�e, la peau mouill�e de sueur. Oh! elle se d�battit vaillamment; et parfois nous heurtions un meuble, une cloison, une chaise; alors, toujours enlac�s, nous restions immobiles plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'e�t �veill� quelqu'un; puis nous recommencions notre acharn�e bataille, moi l'attaquant, elle r�sistant.
�puis�e enfin, elle tomba; et je la pris brutalement, par terre, sur le pav�.
Sit�t relev�e, elle courut � la porte, tira les verrous et s'enfuit.
Je la rencontrai � peine les jours suivants. Elle ne me laissait point l'approcher. Puis, comme mon camarade �tait gu�ri et que nous devions reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon d�part, � minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre o� je venais de me retirer.
Elle se jeta dans mes bras, m'�treignit passionn�ment, puis, jusqu'au jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin toutes les assurances de tendresse et de d�sespoir qu'une femme peut nous donner quand elle ne sait pas notre langue.
Huit jours apr�s, j'avais oubli� cette aventure, commune et fr�quente quand on voyage, les servantes d'auberge �tant g�n�ralement destin�es � distraire ainsi les voyageurs.
Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir � Pont-Labb�.
Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour bien me p�n�trer des paysages.
Rien ne me sembla chang�. Le ch�teau mouillait toujours ses murs gris�tres dans l'�tang, � l'entr�e de la petite ville; et l'auberge �tait la m�me quoique r�par�e, remise � neuf, avec un air plus moderne. En entrant, je fus re�u par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans, fra�ches et gentilles, encuirass�es dans leur �troit gilet de drap, casqu�es d'argent avec les grandes plaques brod�es sur les oreilles.
Il �tait environ six heures du soir. Je me mis � table pour d�ner et, comme le patron s'empressait lui-m�me � me servir, la fatalit� sans doute me fit dire: �Avez-vous connu les anciens ma�tres de cette maison? J'ai pass� ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je vous parle de loin.�
Il r�pondit: �C'�taient mes parents, monsieur�.
Alors je lui racontai en quelle occasion je m'�tais arr�t�, comment j'avais �t� retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa pas achever.
�—Oh! je me rappelle parfaitement. J'avais alors quinze ou seize ans. Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai fait la mienne, sur la rue.�
C'est alors seulement que le souvenir tr�s vif de la petite bonne me revint. Je demandai: �—Vous rappelez-vous une gentille petite servante qu'avait alors votre p�re, et qui poss�dait, si ma m�moire ne me trompe, de jolis yeux bleus et des dents fra�ches?�
Il reprit: �—Oui, monsieur; elle est morte en couches quelque temps apr�s.�
Et, tendant la main vers la cour o� un homme maigre et bo�teux remuait du fumier, il ajouta: �—Voil� son fils.�
Je me mis � rire. �—Il n'est pas beau et ne ressemble gu�re � sa m�re. Il tient du p�re sans doute.�
L'aubergiste reprit: �—�a se peut bien; mais on n'a jamais su � qui c'�tait. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait de galant. �'a �t� un fameux �tonnement quand on a appris qu'elle �tait enceinte. Personne ne voulait le croire.�
J'eus une sorte de frisson d�sagr�able, un de ces effleurements p�nibles qui nous touchent le cœur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort douloureux de la jambe plus courte. Il �tait d�guenill�, hideusement sale, avec de longs cheveux jaunes tellement m�l�s qu'ils lui tombaient comme des cordes sur les joues.
L'aubergiste ajouta: �—Il ne vaut pas grand'chose, �'a �t� gard� par charit� dans la maison. Peut-�tre qu'il aurait mieux tourn� si on l'avait �lev� comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur? Pas de p�re, pas de m�re, pas d'argent! Mes parents ont eu piti� de l'enfant, mais ce n'�tait pas � eux, vous comprenez.�
Je ne dis rien.
Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai � cet affreux valet d'�curie en me r�p�tant: �—Si c'�tait mon fils, pourtant? Aurais-je donc pu tuer cette fille et procr�er cet �tre?�—C'�tait possible, enfin!
Je r�solus de parler � cet homme et de conna�tre exactement la date de sa naissance. Une diff�rence de deux mois devait m'arracher mes doutes.
Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le fran�ais non plus, il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant absolument son �ge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes noueuses et d�go�tantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire ancien de la m�re dans le coin des l�vres et dans le coin des yeux.
Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du mis�rable. Il �tait entr� dans la vie huit mois et vingt-six jours apr�s mon passage � Pont-Labb�, car je me rappelais parfaitement �tre arriv� � Lorient le 15 ao�t. L'acte portait la mention: �P�re inconnu�. La m�re s'�tait appel�e Jeanne Kerradec.
Alors mon cœur se mit � battre � coups press�s. Je ne pouvais plus parler tant je me sentais suffoqu�; et je regardais cette brute dont les grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des b�tes; et le gueux, g�n� par mon regard, cessait de rire, d�tournait la t�te, cherchait � s'en aller.
Tout le jour j'errai le long de la petite rivi�re, en r�fl�chissant douloureusement. Mais � quoi bon r�fl�chir? Rien ne pouvait me fixer. Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou mauvaises pour ou contre mes chances de paternit�, m'�nervant en des suppositions inextricables, pour revenir sans cesse � la m�me horrible incertitude, puis � la conviction plus atroce encore que cet homme �tait mon fils.
Je ne pus d�ner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans parvenir � dormir; puis le sommeil vint, un sommeil hant� de visions insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait �papa�; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et, j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il parlait, m'injuriait; puis il comparaissait devant mes coll�gues de l'Acad�mie r�unis pour d�cider si j'�tais bien son p�re; et l'un d'eux s'�criait: �C'est indubitable! Regardez donc comme il lui ressemble.� Et en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me r�veillai avec cette id�e plant�e dans le cr�ne et avec le d�sir fou de revoir l'homme pour d�cider si, oui ou non, nous avions des traits communs.
Je le joignis comme il allait � la messe (c'�tait un dimanche) et je lui donnai cent sous en le d�visageant anxieusement. Il se remit � rire d'une ignoble fa�on, prit l'argent, puis, g�n� de nouveau par mon œil, il s'enfuit apr�s avoir bredouill� un mot � peu pr�s inarticul�, qui voulait dire �merci�, sans doute.
La journ�e se passa pour moi dans les m�mes angoisses que la veille. Vers le soir je fis venir l'h�telier, et avec beaucoup de pr�cautions, d'habilet�s, de finesses, je lui dis que je m'int�ressais � ce pauvre �tre si abandonn� de tous et priv� de tout, et que je voulais faire quelque chose pour lui.
Mais l'homme r�pliqua: �Oh! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien, vous n'en aurez que du d�sagr�ment. Moi, je l'emploie � vider l'�curie, et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour �a je le nourris et il couche avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pi�ces dans huit jours.�
Je n'insistai pas, me r�servant d'aviser.
Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu � la maison, assomma un cheval � coups de pioche, et, en fin de compte, s'endormit dans la boue sous la pluie, gr�ce � mes largesses.
On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de vie le rendait furieux, et, d�s qu'il avait deux sous en poche, il les buvait. L'aubergiste ajouta: �Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort.� Cet homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes jet�s par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination � ce m�tal que le cabaret.
Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute, mon fils! mon fils! en t�chant de d�couvrir s'il avait quelque chose de moi. A force de chercher je crus reconna�tre des lignes semblables dans le front et � la naissance du nez, et je fus bient�t convaincu d'une ressemblance que dissimulaient l'habillement diff�rent et la crini�re hideuse de l'homme.
Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je partis, le cœur broy�, apr�s avoir laiss� � l'aubergiste quelque argent pour adoucir l'existence de son valet.
Or, depuis six ans, je vis avec cette pens�e, cette horrible incertitude, ce doute abominable. Et, chaque ann�e, une force invincible me ram�ne � Pont-Labb�. Chaque ann�e je me condamne � ce supplice de voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me ressemble, de chercher, toujours en vain, � lui �tre secourable. Et chaque ann�e je reviens ici, plus ind�cis, plus tortur�, plus anxieux.
J'ai essay� de le faire instruire. Il est idiot, sans ressource.
J'ai essay� de lui rendre la vie moins p�nible. Il est irr�m�diablement ivrogne et emploie � boire tout l'argent qu'on lui donne; et il sait fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie.
J'ai essay� d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le m�nage�t, en offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, �tonn� � la fin, m'a r�pondu fort sagement: �Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira qu'� le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sit�t qu'il a du temps ou du bien-�tre, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du bien, �a ne manque pas, allez, les enfants abandonn�s, mais choisissez-en un qui r�ponde � votre peine.�
Que dire � cela?
Et si je laissais percer un soup�on des doutes qui me torturent, ce cr�tin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me perdre. Il me crierait �papa� comme dans mon r�ve.
Et je me dis que j'ai tu� la m�re et perdu cet �tre atrophi�, larve d'�curie, �close et pouss�e dans le fumier, cet homme qui, �lev� comme d'autres, aurait �t� pareil aux autres.
Et vous ne vous figurez pas la sensation �trange, confuse et intol�rable que j'�prouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi, qu'il tient � moi par ce lien intime qui lie le fils au p�re, que gr�ce aux terribles lois de l'h�r�dit�, il est moi par mille choses, par son sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux m�mes germes de maladies, aux m�mes ferments de passions.
Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir; et sa vue me fait horriblement souffrir; et de ma fen�tre, l�-bas, je le regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des b�tes, en me r�p�tant: �C'est mon fils.�
Et je sens, parfois, d'intol�rables envies de l'embrasser. Je n'ai m�me jamais touch� sa main sordide.
L'acad�micien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura: �Oui, vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants qui n'ont pas de p�re.�
Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses grappes, enveloppa d'une nu�e odorante et fine les deux vieillards qui la respir�rent � longs traits.
Et le s�nateur ajouta: �C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et m�me de faire des enfants comme �a.�
Mme de X... � Mme de Z...
�tretat, vendredi.
Ma ch�re tante,
Je viens vers vous tout doucement. Je serai aux Fresnes le 2 septembre, veille de l'ouverture de la chasse que je tiens � ne pas manquer, pour taquiner ces messieurs. Vous �tes trop bonne, ma tante, et vous leur permettez ce jour-l�, quand vous �tes seule avec eux, de d�ner sans habit et sans s'�tre ras�s en rentrant, sous pr�texte de fatigue.
Aussi sont-ils enchant�s quand je ne suis pas l�. Mais j'y serai, et je passerai la revue, comme un g�n�ral, � l'heure du d�ner; et si j'en trouve un seul un peu n�glig�, rien qu'un peu, je l'enverrai � la cuisine, avec les bonnes.
Les hommes d'aujourd'hui ont si peu d'�gards et de savoir-vivre qu'il faut se montrer toujours s�v�re. C'est vraiment le r�gne de la goujaterie. Quand ils se querellent entre eux, ils se provoquent avec des injures de portefaix, et, devant nous, ils se tiennent beaucoup moins bien que nos domestiques. C'est aux bains de mer qu'il faut voir cela. Ils s'y trouvent en bataillons serr�s et on peut les juger en masse. Oh! les �tres grossiers qu'ils sont!
Figurez-vous qu'en chemin de fer, un d'eux, un monsieur qui semblait bien, au premier abord, gr�ce � son tailleur, a retir� d�licatement ses bottes pour les remplacer par des savates. Un autre, un vieux qui doit �tre un riche parvenu (ce sont les plus mal �lev�s), assis en face de moi, a pos� d�licatement ses deux pieds sur la banquette, � mon c�t�. C'est admis.
Dans les villes d'eaux, c'est un d�cha�nement de grossi�ret�. Je dois ajouter une chose: ma r�volte tient peut-�tre � ce que je ne suis point habitu�e � fr�quenter commun�ment les gens qu'on coudoie ici, car leur genre me choquerait moins si je l'observais plus souvent.
Dans le bureau de l'h�tel, je fus presque renvers�e par un jeune homme qui prenait sa clef par-dessus ma t�te. Un autre me heurta si fort, sans dire �pardon�, ni se d�couvrir, en sortant d'un bal au Casino, que j'en eus mal dans la poitrine. Voil� comme ils sont tous. Regardons-les aborder les femmes sur la terrasse, c'est � peine s'ils saluent, ils portent simplement la main � leur couvre-chef. Du reste, comme ils sont tous chauves, cela vaut mieux.
Mais il est une chose qui m'exasp�re et me choque par-dessus tout, c'est la libert� qu'ils prennent de parler en public, sans aucune esp�ce de pr�caution, des aventures les plus r�voltantes. Quand deux hommes sont ensemble, ils se racontent, avec les mots les plus crus et les r�flexions les plus abominables, des histoires vraiment horribles, sans s'inqui�ter le moins du monde si quelque oreille de femme est � port�e de leur voix. Hier, sur la plage, je fus contrainte de changer de place pour ne pas �tre plus longtemps la confidente involontaire d'une anecdote graveleuse, dite en termes si violents que je me sentais humili�e autant qu'indign�e d'avoir pu entendre cela. Le plus �l�mentaire savoir-vivre ne devrait-il pas leur apprendre � parler bas de ces choses de notre voisinage?
�tretat est, en outre, le pays des cancans et, partant, la patrie des comm�res. De cinq � sept heures on les voit errer en qu�te de m�disances qu'elles transportent de groupe en groupe. Comme vous me le disiez, ma ch�re tante, le potin est un signe de race des petites gens et des petits esprits. Il est aussi la consolation des femmes qui ne sont plus aim�es ni courtis�es. Il me suffit de regarder celles qu'on d�signe comme les plus cancani�res pour �tre persuad�e que vous ne vous trompez pas.
L'autre jour j'assistai � une soir�e musicale au Casino, donn�e par une remarquable artiste, Mme Masson, qui chante vraiment � ravir. J'eus l'occasion d'applaudir encore l'admirable Coquelin, ainsi que deux charmants pensionnaires du Vaudeville, M... et Meillet. Je pus, en cette circonstance, voir tous les baigneurs r�unis cette ann�e sur cette plage. Il n'en est pas beaucoup de marque.
Le lendemain, j'allai d�jeuner � Yport. J'aper�us un homme barbu qui sortait d'une grande maison en forme de citadelle. C'�tait le peintre Jean-Paul Laurens. Il ne lui suffit pas, para�t-il d'emmurer ses personnages, il tient � s'emmurer lui-m�me.
Puis je me trouvai assise sur le galet � c�t� d'un homme encore jeune, d'aspect doux et fin, d'allure calme, qui lisait des vers. Mais il les lisait avec une telle attention, une telle passion, dirai-je, qu'il ne leva pas une seule fois les yeux sur moi. Je fus un peu choqu�e; et je demandai au ma�tre baigneur, sans para�tre y prendre garde, le nom de ce monsieur. En moi je riais un peu de ce liseur de rimes; il me semblait attard�, pour un homme. C'est l�, pensai-je, un na�f. Eh bien, ma tante, � pr�sent, je raffole de mon inconnu. Figure-toi qu'il s'appelle Sully Prudhomme. Je retournai m'asseoir aupr�s de lui pour le consid�rer tout � mon aise. Sa figure a surtout un grand caract�re de tranquillit� et de finesse. Quelqu'un �tant venu le trouver, j'entendis sa voix qui est douce, presque timide. Celui-l�, certes, ne doit pas crier de grossi�ret�s en public, ni heurter des femmes sans s'excuser. Il doit �tre un d�licat, mais un d�licat presque maladif, un vibrant. Je t�cherai, cet hiver, qu'il me soit pr�sent�.
Je ne sais plus rien, ma ch�re tante, et je vous quitte en h�te, l'heure de la poste me pressant. Je baise vos mains et vos joues.
Votre ni�ce d�vou�e,
Berthe de X...
P.-S.—Je dois cependant ajouter, pour la justification de la politesse fran�aise, que nos compatriotes sont en voyage des mod�les de savoir-vivre en comparaison des abominables Anglais qui semblent avoir �t� �lev�s par des valets d'�curie, tant ils prennent soin de ne se g�ner en rien et de toujours g�ner leurs voisins.
*
* *
Madame de Z... a Madame de X...
Les Fresnes, samedi.
Ma ch�re petite, tu me dis beaucoup de choses pleines de raison, ce qui n'emp�che que tu as tort. Je fus, comme toi, tr�s indign�e autrefois de l'impolitesse des hommes que j'estimais me manquer sans cesse; mais en vieillissant et en songeant � tout, et en observant sans y m�ler du mien, je me suis aper�ue de ceci: que si les hommes ne sont pas toujours polis, les femmes, par contre, sont toujours d'une inqualifiable grossi�ret�.
Nous nous croyons tout permis, ma ch�rie, et estimons en m�me temps que tout nous est d�, et nous commettons � cœur joie des actes d�pourvus de ce savoir-vivre �l�mentaire dont tu parles avec passion.
Je trouve maintenant, au contraire, que les hommes ont pour nous beaucoup d'�gards, relativement � nos allures envers eux. Du reste, mignonne, les hommes doivent �tre, et sont, ce que nous les faisons. Dans une soci�t� o� les femmes seraient toutes de vraies grandes dames, tous les hommes deviendraient des gentilshommes.
Voyons, observe et r�fl�chis.
Vois deux femmes qui se rencontrent dans la rue; quelle attitude! quels regards de d�nigrement, quels m�pris dans le coup d'œil! Quel coup de t�te de haut en bas pour toiser et condamner! Et si le trottoir est �troit, crois-tu que l'une c�dera le pas, demandera pardon? Jamais! Quand deux hommes se heurtent en une ruelle insuffisante, tous deux saluent et s'effacent en m�me temps; tandis que, nous autres, nous nous pr�cipitons ventre � ventre, nez � nez, en nous d�visageant avec insolence.
Vois deux femmes se connaissant qui se rencontrent dans un escalier devant la porte d'une amie que l'une vient de voir et que l'autre va visiter. Elles se mettent � causer en obstruant toute la largeur du passage. Si quelqu'un monte derri�re elles, homme ou femme, crois-tu qu'elles se d�rangeront d'un demi-pied? Jamais! jamais!
J'attendis, l'hiver dernier, vingt-deux minutes, montre en main, � la porte d'un salon. Et derri�re moi deux messieurs attendaient aussi sans para�tre pr�ts � devenir enrag�s, comme moi. C'est qu'ils �taient habitu�s depuis longtemps � nos inconscientes insolences.
L'autre jour, avant de quitter Paris, j'allai d�ner, avec ton mari justement, dans un restaurant des Champs-�lys�es pour prendre le frais. Toutes les tables �taient occup�es. Le gar�on nous pria d'attendre.
J'aper�us alors une vieille dame de noble tournure qui venait de payer sa carte et qui semblait pr�te � partir. Elle me vit, me toisa et ne bougea point. Pendant plus d'un quart d'heure elle resta l�, immobile, mettant ses gants, parcourant du regard toutes les tables, consid�rant avec qui�tude ceux qui attendaient comme moi. Or, deux jeunes gens qui achevaient leur repas m'ayant vue � leur tour, appel�rent en h�te le gar�on pour r�gler leur note et m'offrirent leur place tout de suite, s'obstinant m�me � attendre debout leur monnaie. Et songe, ma belle, que je ne suis plus jolie, comme toi, mais vieille et blanche.
C'est � nous, vois-tu, qu'il faudrait enseigner la politesse; et la besogne serait si rude qu'Hercule n'y suffirait pas.
Tu me parles d'�tretat et des gens qui potinent sur cette gentille plage. C'est un pays fini, perdu pour moi, mais dans lequel je me suis autrefois bien amus�e.
Nous �tions l� quelques-uns seulement, des gens du monde, du vrai monde, et des artistes, fraternisant. On ne cancanait pas, alors.
Or, comme nous n'avions point l'insipide Casino o� l'on pose, o� l'on chuchote, o� l'on danse b�tement, o� l'on s'ennuie � profusion, nous cherchions de quelle mani�re passer gaiement nos soir�es. Or, devine ce qu'imagina l'un de nos maris? Ce fut d'aller danser, chaque nuit, dans l'une des fermes des environs.
On partait en bande avec un orgue de Barbarie dont jouait d'ordinaire le peintre Le Poittevin, coiff� d'un bonnet de coton. Deux hommes portaient des lanternes. Nous suivions en procession, riant et bavardant comme des folles.
On r�veillait le fermier, les servantes, les valets. On se faisait m�me faire de la soupe � l'oignon, (horreur!) et l'on dansait sous les pommiers, au son de la bo�te � musique. Les coqs r�veill�s chantaient dans la profondeur des b�timents; les chevaux s'agitaient dans la liti�re des �curies. Le vent frais de la campagne nous caressait les joues, plein d'odeurs d'herbes et de moissons coup�es.
Que c'est loin! que c'est loin! voil� trente ans de cela!
Je ne veux pas, ma ch�rie, que tu viennes pour l'ouverture de la chasse. Pourquoi g�ter la joie de nos amis, en leur imposant des toilettes mondaines en ce jour de plaisir campagnard et violent? C'est ainsi qu'on g�te les hommes, petite.
Je t'embrasse.
Ta vieille tante,
Genevi�ve de Z...
A Pierre Decourcelle.
Mon cher ami, tu n'y comprends rien? et je le con�ois. Tu me crois devenu fou? Je le suis peut-�tre un peu, mais non pas pour les raisons que tu supposes.
Oui. Je me marie. Voil�.
Et pourtant mes id�es et mes convictions n'ont pas chang�. Je consid�re l'accouplement l�gal comme une b�tise. Je suis certain que huit maris sur dix sont cocus. Et ils ne m�ritent pas moins pour avoir eu l'imb�cillit� d'encha�ner leur vie, de renoncer � l'amour libre, la seule chose gaie et bonne au monde, de couper l'aile � la fantaisie qui nous pousse sans cesse � toutes les femmes, etc., etc. Plus que jamais je me sens incapable d'aimer une femme parce que j'aimerai toujours trop toutes les autres. Je voudrais avoir mille bras, mille l�vres et mille... temp�raments pour pouvoir �treindre en m�me temps une arm�e de ces �tres charmants et sans importance.
Et cependant je me marie.
J'ajoute que je ne connais gu�re ma femme de demain. Je l'ai vue seulement quatre ou cinq fois. Je sais qu'elle ne me d�pla�t point; cela me suffit pour ce que j'en veux faire. Elle est petite, blonde et grasse. Apr�s-demain, je d�sirerai ardemment une femme grande, brune et mince.
Elle n'est pas riche. Elle appartient � une famille moyenne. C'est une jeune fille comme on en trouve � la grosse, bonnes � marier, sans qualit�s et sans d�fauts apparents, dans la bourgeoisie ordinaire. On dit d'elle: �Mlle Lajolle est bien gentille.� On dira demain: �Elle est fort gentille, Mme Raymon�. Elle appartient enfin � la l�gion des jeunes filles honn�tes �dont on est heureux de faire sa femme� jusqu'au jour o� on d�couvre qu'on pr�f�re justement toutes les autres femmes � celle qu'on a choisie.
Alors pourquoi me marier, diras-tu?
J'ose � peine t'avouer l'�trange et invraisemblable raison qui me pousse � cet acte insens�.
Je me marie pour n'�tre pas seul!
Je ne sais comment dire cela, comment me faire comprendre. Tu as piti� de moi, et tu me m�priseras, tant mon �tat d'esprit est mis�rable.
Je ne veux plus �tre seul, la nuit. Je veux sentir un �tre pr�s de moi, contre moi, un �tre qui peut parler, dire quelque chose, n'importe quoi.
Je veux pouvoir briser son sommeil; lui poser une question quelconque brusquement, une question stupide pour entendre une voix, pour sentir habit�e ma demeure, pour sentir une �me en �veil, un raisonnement en travail, pour voir, allumant brusquement ma bougie, une figure humaine � mon c�t�... parce que... (je n'ose pas avouer cette honte)... parce que j'ai peur, tout seul.
Oh! tu ne me comprends pas encore.
Je n'ai pas peur d'un danger. Un homme entrerait, je le tuerais sans frissonner. Je n'ai pas peur des morts; je crois � l'an�antissement d�finitif de chaque �tre qui dispara�t!
Alors!... oui. Alors!... Eh bien! j'ai peur de moi! j'ai peur de la peur; peur des spasmes de mon esprit qui s'affole, peur de cette horrible sensation de la terreur incompr�hensible.
Ris si tu veux. Cela est affreux, ingu�rissable. J'ai peur des murs, des meubles, des objets familiers qui s'animent, pour moi, d'une sorte de vie animale. J'ai peur surtout du trouble horrible de ma pens�e, de ma raison qui m'�chappe brouill�e, dispers�e par une myst�rieuse et invisible angoisse.
Je sens d'abord une vague inqui�tude qui me passe dans l'�me et me fait courir un frisson sur la peau. Je regarde autour de moi. Rien! Et je voudrais quelque chose! Quoi? Quelque chose de compr�hensible. Puisque j'ai peur uniquement parce que je ne comprends pas ma peur.
Je parle! j'ai peur de ma voix. Je marche! j'ai peur de l'inconnu de derri�re la porte, de derri�re le rideau, de dans l'armoire, de sous le lit. Et pourtant je sais qu'il n'y a rien nulle part.
Je me retourne brusquement parce que j'ai peur de ce qui est derri�re moi, bien qu'il n'y ait rien et que je le sache.
Je m'agite, je sens mon effarement grandir; et je m'enferme dans ma chambre; et je m'enfonce dans mon lit, et je me cache sous mes draps; et blotti, roul� comme une boule, je ferme les yeux d�sesp�r�ment, et je demeure ainsi pendant un temps infini avec cette pens�e que ma bougie demeure allum�e sur ma table de nuit et qu'il faudrait pourtant l'�teindre. Et je n'ose pas.
N'est-ce pas affreux d'�tre ainsi!
Autrefois je n'�prouvais rien de cela. Je rentrais tranquillement. J'allais et je venais en mon logis sans que rien troubl�t la s�r�nit� de mon �me. Si l'on m'avait dit quelle maladie de peur invraisemblable, stupide et terrible, devait me saisir un jour, j'aurais bien ri; j'ouvrais les portes dans l'ombre avec assurance; je me couchais lentement, sans pousser les verrous, et je ne me relevais jamais au milieu des nuits pour m'assurer que toutes les issues de ma chambre �taient fortement closes.
Cela a commenc� l'an dernier d'une singuli�re fa�on.
C'�tait en automne, par un soir humide. Quand ma bonne fut partie, apr�s mon d�ner, je me demandai ce que j'allais faire. Je marchai quelque temps � travers ma chambre. Je me sentais las, accabl� sans raison, incapable de travailler, sans force m�me pour lire. Une pluie fine mouillait les vitres; j'�tais triste, tout p�n�tr� par une de ces tristesses sans causes qui vous donnent envie de pleurer, qui vous font d�sirer de parler � n'importe qui pour secouer la lourdeur de notre pens�e.
Je me sentais seul. Mon logis me paraissait vide comme il n'avait jamais �t�. Une solitude infinie et navrante m'entourait. Que faire? Je m'assis. Alors une impatience nerveuse me courut dans les jambes. Je me relevai, et je me remis � marcher. J'avais peut-�tre aussi un peu de fi�vre, car mes mains, que je tenais rejointes derri�re mon dos, comme on fait souvent quand on se prom�ne avec lenteur, se br�laient l'une � l'autre, et je le remarquai. Puis soudain un frisson de froid me courut dans le dos. Je pensai que l'humidit� du dehors entrait chez moi, et l'id�e de faire du feu me vint. J'en allumai; c'�tait la premi�re fois de l'ann�e. Et je m'assis de nouveau en regardant la flamme. Mais bient�t l'impossibilit� de rester en place me fit encore me relever, et je sentis qu'il fallait m'en aller, me secouer, trouver un ami.
Je sortis. J'allai chez trois camarades que je ne rencontrai pas; puis, je gagnai le boulevard, d�cid� � d�couvrir une personne de connaissance.
Il faisait triste partout. Les trottoirs tremp�s luisaient. Une ti�deur d'eau, une de ces ti�deurs qui vous glacent par frissons brusques, une ti�deur pesante de pluie impalpable accablait la rue, semblait lasser et obscurcir la flamme du gaz.
J'allais d'un pas mou, me r�p�tant: �Je ne trouverai personne avec qui causer.�
J'inspectai plusieurs fois les caf�s, depuis la Madeleine jusqu'au faubourg Poissonni�re. Des gens tristes, assis devant des tables, semblaient n'avoir pas m�me la force de finir leurs consommations.
J'errai longtemps ainsi, et vers minuit, je me mis en route pour rentrer chez moi. J'�tais fort calme, mais fort las. Mon concierge, qui se couche avant onze heures, m'ouvrit tout de suite, contrairement � son habitude; et je pensai: �Tiens, un autre locataire vient sans doute de remonter.�
Quand je sors de chez moi, je donne toujours � ma porte deux tours de clef. Je la trouvai simplement tir�e, et cela me frappa. Je supposai qu'on m'avait mont� des lettres dans la soir�e.
J'entrai. Mon feu br�lait encore et �clairait m�me un peu l'appartement. Je pris une bougie pour aller l'allumer au foyer, lorsqu'en jetant les yeux devant moi, j'aper�us quelqu'un assis dans mon fauteuil, et qui se chauffait les pieds en me tournant le dos.
Je n'eus pas peur, oh! non, pas le moins du monde. Une supposition tr�s vraisemblable me traversa l'esprit; celle qu'un de mes amis �tait venu pour me voir. La concierge, pr�venue par moi � ma sortie, avait dit que j'allais rentrer, avait pr�t� sa clef. Et toutes les circonstances de mon retour, en une seconde, me revinrent � la pens�e: le cordon tir� tout de suite, ma porte seulement pouss�e.
Mon ami, dont je ne voyais que les cheveux, s'�tait endormi devant mon feu en m'attendant, et je m'avan�ai pour le r�veiller. Je le voyais parfaitement, un de ses bras pendant � droite; ses pieds �taient crois�s l'un sur l'autre; sa t�te, pench�e un peu sur le c�t� gauche du fauteuil, indiquait bien le sommeil. Je me demandais: Qui est-ce? On y voyait peu d'ailleurs dans la pi�ce. J'avan�ai la main pour lui toucher l'�paule!...
Je rencontrai le bois du si�ge! Il n'y avait plus personne. Le fauteuil �tait vide!
Quel sursaut, mis�ricorde!
Je reculai d'abord comme si un danger terrible e�t apparu devant moi.
Puis je me retournai, sentant quelqu'un derri�re mon dos; puis, aussit�t, un imp�rieux besoin de revoir le fauteuil me fit pivoter encore une fois. Et je demeurai debout, haletant d'�pouvante, tellement �perdu que je n'avais plus une pens�e, pr�t � tomber.
Mais je suis un homme de sang-froid, et tout de suite la raison me revint. Je songeai: �Je viens d'avoir une hallucination, voil� tout.� Et je r�fl�chis imm�diatement sur ce ph�nom�ne. La pens�e va vite dans ces moments-l�.
J'avais eu une hallucination—c'�tait l� un fait incontestable. Or, mon esprit �tait demeur� tout le temps lucide, fonctionnant r�guli�rement et logiquement. Il n'y avait donc aucun trouble du c�t� du cerveau. Les yeux seuls s'�taient tromp�s, avaient tromp� ma pens�e. Les yeux avaient eu une vision, une de ces visions qui font croire aux miracles les gens na�fs. C'�tait l� un accident nerveux de l'appareil optique, rien de plus, un peu de congestion peut-�tre.
Et j'allumai ma bougie. Je m'aper�us, en me baissant vers le feu, que je tremblais, et je me relevai d'une secousse, comme si on m'e�t touch� par derri�re.
Je n'�tais point tranquille assur�ment.
Je fis quelques pas; je parlai haut. Je chantai � mi-voix quelques refrains.
Puis je fermai la porte de ma chambre � double tour, et je me sentis un peu rassur�. Personne ne pouvait entrer, au moins.
Je m'assis encore et je r�fl�chis longtemps � mon aventure; puis je me couchai, et je soufflai ma lumi�re.
Pendant quelques minutes, tout alla bien. Je restais sur le dos, assez paisiblement. Puis le besoin me vint de regarder dans ma chambre; et je me mis sur le c�t�.
Mon feu n'avait plus que deux ou trois tisons rouges qui �clairaient juste les pieds du fauteuil; et je crus revoir l'homme assis dessus.
J'enflammai une allumette d'un mouvement rapide. Je m'�tais tromp�, je ne voyais plus rien.
Je me levai, cependant, et j'allai cacher le fauteuil derri�re mon lit.
Puis je refis l'obscurit� et t�chai de m'endormir. Je n'avais pas perdu connaissance depuis plus de cinq minutes, quand j'aper�us en songe, et nettement comme dans la r�alit�, toute la sc�ne de la soir�e. Je me r�veillai �perd�ment, et, ayant �clair� mon logis, je demeurai assis dans mon lit, sans oser m�me essayer de redormir.
Deux fois cependant le sommeil m'envahit, malgr� moi, pendant quelques secondes. Deux fois je revis la chose. Je me croyais devenu fou.
Quand le jour parut, je me sentis gu�ri et je sommeillai paisiblement jusqu'� midi.
C'�tait fini, bien fini. J'avais eu la fi�vre, le cauchemar, que sais-je? J'avais �t� malade, enfin. Je me trouvai n�anmoins fort b�te.
Je fus tr�s gai ce jour-l�. Je d�nai au cabaret; j'allai voir le spectacle, puis je me mis en chemin pour rentrer. Mais voil� qu'en approchant de ma maison une inqui�tude �trange me saisit. J'avais peur de le revoir, lui. Non pas peur de lui, non pas peur de sa pr�sence, � laquelle je ne croyais point, mais j'avais peur d'un trouble nouveau de mes yeux, peur de l'hallucination, peur de l'�pouvante qui me saisirait.
Pendant plus d'une heure, j'errai de long en large sur le trottoir; puis je me trouvai trop imb�cile � la fin et j'entrai. Je haletais tellement que je ne pouvais plus monter mon escalier. Je resta encore plus de dix minutes devant mon logement sur le palier, puis, brusquement, j'eus un �lan de courage, un roidissement de volont�. J'enfon�ai ma clef; je me pr�cipitai en avant une bougie � la main, je poussai d'un coup de pied la porte entreb�ill�e de ma chambre et je jetai un regard effar� vers la chemin�e. Je ne vis rien.—Ah!...
Quel soulagement! Quelle joie! Quelle d�livrance! J'allais et je venais d'un air gaillard. Mais je ne me sentais pas rassur�; je me retournais par sursauts; l'ombre des coins m'inqui�tait.
Je dormis mal, r�veill� sans cesse par des bruits imaginaires. Mais je ne le vis pas. Non. C'�tait fini!
Depuis ce jour-l� j'ai peur tout seul, la nuit. Je la sens l�, pr�s de moi, autour de moi, la vision. Elle ne m'est point apparue de nouveau. Oh non! Et qu'importe, d'ailleurs, puisque je n'y crois pas, puisque je sais que ce n'est rien!
Elle me g�ne cependant parce que j'y pense sans cesse.—Une main pendait du c�t� droit, sa t�te �tait pench�e du c�t� gauche comme celle d'un homme qui dort... Allons, assez, nom de Dieu! je n'y veux plus songer!
Qu'est-ce que cette obsession, pourtant? Pourquoi cette persistance? Ses pieds �taient tout pr�s du feu!
Il me hante, c'est fou, mais c'est ainsi. Qui, Il? Je sais bien qu'il n'existe pas, que ce n'est rien! Il n'existe que dans mon appr�hension, que dans ma crainte, que dans mon angoisse! Allons, assez!...
Oui, mais j'ai beau me raisonner, me roidir, je ne peux plus rester seul chez moi, parce qu'il y est. Je ne le verrai plus, je le sais, il ne se montrera plus, c'est fini cela. Mais il y est tout de m�me, dans ma pens�e. Il demeure invisible, cela n'emp�che qu'il y soit. Il est derri�re les portes, dans l'armoire ferm�e, sous le lit, dans tous les coins obscurs, dans toutes les ombres. Si je tourne la porte, si j'ouvre l'armoire, si je baisse ma lumi�re sous le lit, si j'�claire les coins, les ombres, il n'y est plus; mais alors je le sens derri�re moi. Je me retourne, certain cependant que je ne le verrai pas, que je ne le verrai plus. Il n'en est pas moins derri�re moi, encore.
C'est stupide, mais c'est atroce. Que veux-tu? Je n'y peux rien.
Mais si nous �tions deux chez moi, je sens, oui, je sens assur�ment qu'il n'y serait plus! Car il est l� parce que je suis seul, uniquement parce que je suis seul!
Le boulevard, ce fleuve de vie, grouillait dans la poudre d'or du soleil couchant. Tout le ciel �tait rouge, aveuglant; et, derri�re la Madeleine, une immense nu�e flamboyante jetait dans toute la longue avenue une oblique averse de feu, vibrante comme une vapeur de brasier.
La foule gaie, palpitante, allait sous cette brume enflamm�e et semblait dans une apoth�ose. Les visages �taient dor�s; les chapeaux noirs et les habits avaient des reflets de pourpre; le vernis des chaussures jetait des flammes sur l'asphalte des trottoirs.
Devant les caf�s, un peuple d'hommes buvait des boissons brillantes et color�es qu'on aurait prises pour des pierres pr�cieuses fondues dans le cristal.
Au milieu des consommateurs aux l�gers v�tements plus fonc�s, deux officiers en grande tenue faisaient baisser tous les yeux par l'�blouissement de leurs dorures. Ils causaient, joyeux sans motif, dans cette gloire de vie, dans ce rayonnement radieux du soir; et ils regardaient la foule, les hommes lents et les femmes press�es qui laissaient derri�re elles une odeur savoureuse et troublante.
Tout � coup un n�gre �norme, v�tu de noir, ventru, chamarr� de breloques sur un gilet de coutil, la face luisante comme si elle e�t �t� cir�e, passa devant eux, avec un air de triomphe. Il riait aux vendeurs de journaux, il riait au ciel �clatant, il riait � Paris entier. Il �tait si grand qu'il d�passait toutes les t�tes; et, derri�re lui, tous les badauds se retournaient pour le contempler de dos.
Mais soudain il aper�ut les officiers, et, culbutant les buveurs, il s'�lan�a. D�s qu'il fut devant leur table, il planta sur eux ses yeux luisants et ravis, et les coins de sa bouche lui mont�rent jusqu'aux oreilles, d�couvrant ses dents blanches, claires comme un croissant de lune dans un ciel noir. Les deux hommes, stup�faits, contemplaient ce g�ant d'�b�ne, sans rien comprendre � sa gaiet�.
Et il s'�cria, d'une voix qui fit rire toutes les tables:
—Bonjou, mon lieutenant.
Un des officiers �tait chef de bataillon, l'autre colonel. Le premier dit:
—Je ne vous connais pas, monsieur; j'ignore ce que vous me voulez.
Le n�gre reprit:
—Moi aim� beaucoup toi, lieutenant V�di�, si�ge B�zi, beaucoup raisin, cherch� moi.
L'officier, tout � fait �perdu, regardait fixement l'homme, cherchant au fond de ses souvenirs; mais brusquement il s'�cria:
—Tombouctou?
Le n�gre, radieux, tapa sur sa cuisse en poussant un rire d'une invraisemblable violence et beuglant:
—Si, si, ya, mon lieutenant, reconn� Tombouctou, ya, bonjou.
Le commandant lui tendit la main en riant lui-m�me de tout son cœur. Alors Tombouctou redevint grave. Il saisit la main de l'officier, et, si vite que l'autre ne put l'emp�cher, il la baisa, selon la coutume n�gre et arabe. Confus, le militaire lui dit d'une voix s�v�re:
—Allons, Tombouctou, nous ne sommes pas en Afrique. Assieds-toi l� et dis-moi comment je te trouve ici.
Tombouctou tendit son ventre, et, bredouillant, tant il parlait vite:
—Gagn� beaucoup d'agent, beaucoup, grand'estaurant, bon mang�, Prussiens, moi, beaucoup vol�, beaucoup, cuisine fran�aise, Tombouctou, cuisini� de l'Emp�eu, deux cent mille francs � moi. Ah! ah! ah! ah!
Et il riait, tordu, hurlant avec une folie de joie dans le regard.
Quand l'officier, qui comprenait son �trange langage, l'eut interrog� quelque temps, il lui dit:
—Eh bien, au revoir, Tombouctou; � bient�t.
Le n�gre aussit�t se leva, serra, cette fois, la main qu'on lui tendait, et, riant toujours, cria:
—Bonjou, bonjou, mon lieutenant!
Il s'en alla, si content, qu'il gesticulait en marchant, et qu'on le prenait pour un fou.
Le colonel demanda:
—Qu'est-ce que cette brute?
—Un brave gar�on et un brave soldat: Je vais vous dire ce que je sais de lui; c'est assez dr�le.
*
* *
Vous savez qu'au commencement de la guerre de 1870 je fus enferm� dans B�zi�res, que ce n�gre appelle B�zi. Nous n'�tions point assi�g�s, mais bloqu�s. Les lignes prussiennes nous entouraient de partout, hors de port�e des canons, ne tirant pas non plus sur nous, mais nous affamant peu � peu.
J'�tais alors lieutenant. Notre garnison se trouvait compos�e de troupes de toute nature, d�bris de r�giments �charp�s, fuyards, maraudeurs s�par�s des corps d'arm�e. Nous avions de tout enfin, m�me onze turcos arriv�s un soir on ne sait comment, on ne sait par o�. Ils s'�taient pr�sent�s aux portes de la ville, harass�s, d�guenill�s, affam�s et saouls. On me les donna.
Je reconnus bient�t qu'ils �taient rebelles � toute discipline, toujours dehors et toujours gris. J'essayai de la salle de police, m�me de la prison, rien n'y fit. Mes hommes disparaissaient des jours entiers, comme s'ils se fussent enfonc�s sous terre, puis reparaissaient ivres � tomber. Ils n'avaient pas d'argent. O� buvaient-ils? Et comment, et avec quoi?
Cela commen�ait � m'intriguer vivement, d'autant plus que ces sauvages m'int�ressaient avec leur rire �ternel et leur caract�re de grands enfants espi�gles.
Je m'aper�us alors qu'ils ob�issaient aveugl�ment au plus grand d'eux tous, celui que vous venez de voir. Il les gouvernait � son gr�, pr�parait leurs myst�rieuses entreprises en chef tout-puissant et incontest�. Je le fis venir chez moi et je l'interrogeai. Notre conversation dura bien trois heures, tant j'avais de peine � p�n�trer son surprenant charabia. Quant � lui, le pauvre diable, il faisait des efforts inou�s pour �tre compris, inventait des mots, gesticulait, suait de peine, s'essuyait le front, soufflait, s'arr�tait et repartait brusquement quand il croyait avoir trouv� un nouveau moyen de s'expliquer.
Je devinai enfin qu'il �tait fils d'un grand chef, d'une sorte de roi n�gre des environs de Tombouctou. Je lui demandai son nom. Il r�pondit quelque chose comme Chavaharibouhalikhranafotapolara. Il me parut plus simple de lui donner le nom de son pays: �Tombouctou�. Et, huit jours plus tard, toute la garnison ne le nommait plus autrement.
Mais une envie folle nous tenait de savoir o� cet ex-prince africain trouvait � boire. Je le d�couvris d'une singuli�re fa�on.
J'�tais un matin sur les remparts, �tudiant l'horizon, quand j'aper�us dans une vigne quelque chose qui remuait. On arrivait au temps des vendanges, les raisins �taient m�rs, mais je ne songeais gu�re � cela. Je pensai qu'un espion s'approchait de la ville, et j'organisai une exp�dition compl�te pour saisir le r�deur. Je pris moi-m�me le commandement, apr�s avoir obtenu l'autorisation du g�n�ral.
J'avais fait sortir, par trois portes diff�rentes, trois petites troupes qui devaient se rejoindre aupr�s de la vigne suspecte et la cerner. Pour couper la retraite � l'espion, un de ces d�tachements avait � faire une marche d'une heure au moins. Un homme rest� en observation sur les murs m'indiqua par signe que l'�tre aper�u n'avait point quitt� le champ. Nous allions en grand silence, rampant, presque couch�s dans les orni�res. Enfin, nous touchons au point d�sign�; je d�ploie brusquement mes soldats, qui s'�lancent dans la vigne, et trouvent... Tombouctou voyageant � quatre pattes au milieu des ceps et mangeant du raisin, ou plut�t happant du raisin comme un chien qui mange sa soupe, � pleine bouche, � la plante m�me, en arrachant la grappe d'un coup de dent.
Je voulus le faire relever; il n'y fallait pas songer, et je compris alors pourquoi il se tra�nait ainsi sur les mains et sur les genoux. D�s qu'on l'e�t plant� sur ses jambes, il oscilla quelques secondes, tendit les bras et s'abattit sur le nez. Il �tait gris comme je n'ai jamais vu un homme �tre gris.
On le rapporta sur deux �chalas. Il ne cessa de rire tout le long de la route en gesticulant des bras et des jambes.
C'�tait l� tout le myst�re. Mes gaillards buvaient au raisin lui-m�me. Puis, lorsqu'ils �taient saouls � ne plus bouger, ils dormaient sur place.
Quant � Tombouctou, son amour de la vigne passait toute croyance et toute mesure. Il vivait l�-dedans � la fa�on des grives, qu'il ha�ssait d'ailleurs d'une haine de rival jaloux. Il r�p�tait sans cesse:
—Les gives mang� tout le raisin, capules!
*
* *
Un soir on vint me chercher. On apercevait par la plaine quelque chose arrivant vers nous. Je n'avais point pris ma lunette, et je distinguais fort mal. On e�t dit un grand serpent qui se d�roulait, un convoi, que sais-je?
J'envoyai quelques hommes au-devant de cette �trange caravane qui fit bient�t son entr�e triomphale. Tombouctou et neuf de ses compagnons portaient sur une sorte d'autel, fait avec des chaises de campagne, huit t�tes coup�es, sanglantes et grima�antes. Le dixi�me turco tra�nait un cheval � la queue duquel un autre �tait attach� et six autres b�tes suivaient encore, retenues de la m�me fa�on.
Voici ce que j'appris. �tant partis aux vignes, mes Africains avaient aper�u tout � coup un d�tachement prussien s'approchant d'un village. Au lieu de fuir, ils s'�taient cach�s; puis, lorsque les officiers eurent mis pied � terre devant une auberge pour se rafra�chir, les onze gaillards s'�lanc�rent, mirent en fuite les uhlans qui se crurent attaqu�s, tu�rent les deux sentinelles, plus le colonel et les cinq officiers de son escorte.
Ce jour-l�, j'embrassai Tombouctou. Mais je m'aper�us qu'il marchait, avec peine. Je le crus bless�; il se mit � rire et me dit:
—Moi, povisions pou pays.
C'est que Tombouctou ne faisait point la guerre pour l'honneur, mais bien pour le gain. Tout ce qu'il trouvait, tout ce qui lui paraissait avoir une valeur quelconque, tout ce qui brillait surtout, il le plongeait dans sa poche! Quelle poche! un gouffre qui commen�ait � la hanche et finissait aux chevilles. Ayant retenu un terme de troupier, il l'appelait sa �profonde�, et c'�tait sa profonde, en effet!
Donc il avait d�tach� l'or des uniformes-prussiens, le cuivre des casques, les boutons, etc., et jet� le tout dans sa �profonde� qui �tait pleine � d�border.
Chaque jour, il pr�cipitait l�-dedans tout objet luisant qui lui tombait sous les yeux, morceaux d'�tain ou pi�ces d'argent, ce qui lui donnait parfois une tournure infiniment dr�le.
Il comptait remporter cela au pays des autruches, dont il semblait bien fr�re, ce fils de roi tortur� par ce besoin d'engloutir les corps brillants. S'il n'avait pas eu sa profonde, qu'aurait-il fait? Il les aurait sans doute aval�s.
Chaque matin sa poche �tait vide. Il avait donc un magasin g�n�ral o� s'entassaient ses richesses. Mais o�? Je ne l'ai pu d�couvrir.
Le g�n�ral, pr�venu du haut fait de Tombouctou, fit bien vite enterrer les corps demeur�s au village voisin, pour qu'on ne d�couvr�t point qu'ils avaient �t� d�capit�s. Les Prussiens y revinrent le lendemain. Le maire et sept habitants notables furent fusill�s sur-le-champ, par repr�sailles, comme ayant d�nonc� la pr�sence des Allemands.
*
* *
L'hiver �tait venu. Nous �tions harass�s et d�sesp�r�s. On se battait maintenant tous les jours. Les hommes affam�s ne marchaient plus. Seuls les huit turcos (trois avaient �t� tu�s) demeuraient gras et luisants, vigoureux et toujours pr�ts � se battre. Tombouctou engraissait m�me. Il me dit un jour:
—Toi beaucoup faim, moi bon viande.
Et il m'apporta en effet un excellent filet. Mais de quoi? Nous n'avions plus ni bœufs, ni moutons, ni ch�vres, ni �nes, ni porcs. Il �tait impossible de se procurer du cheval, je r�fl�chis � tout cela apr�s avoir d�vor� ma viande. Alors une pens�e horrible me vint. Ces n�gres �taient n�s bien pr�s du pays o� l'on mange des hommes! Et chaque jour tant de soldats tombaient autour de la ville! J'interrogeai Tombouctou. Il ne voulut pas r�pondre. Je n'insistai point, mais je refusai d�sormais ses pr�sents.
Il m'adorait. Une nuit, la neige nous surprit aux avant-postes. Nous �tions assis par terre. Je regardais avec piti� les pauvres n�gres grelottant sous cette poussi�re blanche et glac�e. Comme j'avais grand froid, je me mis � tousser. Je sentis aussit�t quelque chose s'abattre sur moi, comme une grande et chaude couverture. C'�tait le manteau de Tombouctou qu'il me jetait sur les �paules.
Je me levai et, lui rendant son v�tement:
—Garde �a, mon gar�on; tu en as plus besoin que moi.
Il r�pondit:
—Non, mon lieutenant, pou toi, moi pas besoin, moi chaud, chaud.
Et il me contemplait avec des yeux suppliants.
Je repris:
—Allons, ob�is, garde ton manteau, je le veux.
Le n�gre alors se leva, tira son sabre qu'il savait rendre coupant comme une faulx, et tenant de l'autre main sa large capote que je refusais:
—Si toi pas gad� manteau moi coup�; p�sonne manteau.
Il l'aurait fait. Je c�dai.
*
* *
Huit jours plus tard, nous avions capitul�. Quelques-uns d'entre nous avaient pu s'enfuir. Les autres allaient sortir de la ville et se rendre aux vainqueurs.
Je me dirigeais vers la place d'Armes o� nous devions nous r�unir, quand je demeurai stupide d'�tonnement devant un n�gre g�ant v�tu de coutil blanc et coiff� d'un chapeau de paille. C'�tait Tombouctou. Il semblait radieux et se promenait, les mains dans ses poches, devant une petite boutique o� l'on voyait en montre deux assiettes et deux verres.
Je lui dis:
—Qu'est-ce que tu fais?
Il r�pondit:
—Moi pas pati, moi bon cuisini�, moi fait mang� colonel, Alg�ie; moi mang� Pussiens, beaucoup vol�, beaucoup.
Il gelait � dix degr�s. Je grelottais devant ce n�gre en coutil. Alors il me prit par le bras et me fit entrer. J'aper�us une enseigne d�mesur�e qu'il allait pendre devant sa porte sit�t que nous serions partis, car il avait quelque pudeur.
Et je lus, trac� par la main de quelque complice, cet appel:
CUISINE MILITAIRE DE M. TOMBOUCTOU
ANCIEN CUISINIER DE S. M. L'EMPEREUR
Artiste de Paris.—Prix mod�r�s.
Malgr� le d�sespoir qui me rongeait le cœur, je ne pus m'emp�cher de rire, et je laissai mon n�gre � son nouveau commerce.
Cela ne valait-il pas mieux que de le faire emmener prisonnier?
Vous venez de voir qu'il a r�ussi, le gaillard.
B�zi�res, aujourd'hui, appartient � l'Allemagne. Le restaurant Tombouctou est un commencement de revanche.
La guerre �tait finie; les Allemands occupaient la France; le pays palpitait comme un lutteur vaincu tomb� sous le genou du vainqueur.
De Paris affol�, affam�, d�sesp�r�, les premiers trains sortaient, allant aux fronti�res nouvelles, traversant avec lenteur les campagnes et les villages. Les premiers voyageurs regardaient par les porti�res les plaines ruin�es et les hameaux incendi�s. Devant les portes des maisons rest�es debout, des soldats prussiens, coiff�s du casque noir � la pointe de cuivre, fumaient leur pipe, � cheval sur des chaises. D'autres travaillaient ou causaient comme s'ils eussent fait partie des familles. Quand on passait les villes, on voyait des r�giments entiers manœuvrant sur les places, et, malgr� le bruit des roues, les commandements rauques arrivaient par instants.
M. Dubuis, qui avait fait partie de la garde nationale de Paris pendant toute la dur�e du si�ge, allait rejoindre en Suisse sa femme et sa fille, envoy�es par prudence � l'�tranger, avant l'invasion.
La famine et les fatigues n'avaient point diminu� son gros ventre de marchand riche et pacifique. Il avait subi les �v�nements terribles avec une r�signation d�sol�e et des phrases am�res sur la sauvagerie des hommes. Maintenant qu'il gagnait la fronti�re, la guerre finie, il voyait pour la premi�re fois des Prussiens, bien qu'il e�t fait son devoir sur les remparts et mont� bien des gardes par les nuits froides.
Il regardait avec une terreur irrit�e ces hommes arm�s et barbus install�s comme chez eux sur la terre de France, et il se sentait � l'�me une sorte de fi�vre de patriotisme impuissant, en m�me temps que ce grand besoin, que cet instinct nouveau de prudence qui ne nous a plus quitt�s.
Dans son compartiment, deux Anglais, venus pour voir, regardaient de leurs yeux tranquilles et curieux. Ils �taient gros aussi tous deux et causaient en leur langue, parcourant parfois leur guide, qu'ils lisaient � haute voix en cherchant � bien reconna�tre les lieux indiqu�s.
Tout � coup, le train s'�tant arr�t� � la gare d'une petite ville, un officier prussien monta avec son grand bruit de sabre sur le double marche-pied du wagon. Il �tait grand, serr� dans son uniforme et barbu jusqu'aux yeux. Son poil roux semblait flamber, et ses longues moustaches, plus p�les, s'�lan�aient des deux c�t�s du visage, qu'elles coupaient en travers.
Les Anglais aussit�t se mirent � le contempler avec des sourires de curiosit� satisfaite, tandis que M. Dubuis faisait semblant de lire un journal. Il se tenait blotti dans son coin, comme un voleur en face d'un gendarme.
Le train se remit en marche. Les Anglais continuaient � causer, � chercher les lieux pr�cis des batailles; et soudain, comme l'un d'eux tendait le bras vers l'horizon en indiquant un village, l'officier prussien pronon�a en fran�ais, en �tendant ses longues jambes et se renversant sur le dos:
—Ch� tu� touze Fran�ais tans ce fillage. Ch� bris plus te cent brisonniers.
Les Anglais, tout � fait int�ress�s, demand�rent aussit�t:
—Aoh! comment s'appel�, cette village?
Le Prussien r�pondit: �Pharsbourg.�
Il reprit:
—Ch� bris ces bolissons de Fran�ais par les oreilles.
Et il regardait M. Dubuis en riant orgueilleusement dans son poil.
Le train roulait, traversant toujours des hameaux occup�s. On voyait les soldats allemands le long des routes, au bord des champs, debout au coin des barri�res, ou causant devant les caf�s. Ils couvraient la terre comme les sauterelles d'Afrique.
L'officier tendit la main:
—Si c'hafrais le gommandement, ch'aurais bris Paris, et br�l� tout, et tu� tout le monde. Blus de France!
Les Anglais, par politesse, r�pondirent simplement:
—Aoh! yes.
Il continua:
—Tans vingt ans, toute l'Europe, toute, abartiendra � nous. La Brusse blus forte que tous.
Les Anglais, inquiets, ne r�pondaient plus. Leurs faces, devenues impassibles, semblaient de cire entre leurs longs favoris. Alors l'officier prussien se mit � rire. Et, toujours renvers� sur le dos, il blagua. Il blaguait la France �cras�e, insultait les ennemis � terre; il blaguait l'Autriche, vaincue nagu�re; il blaguait la d�fense acharn�e et impuissante des d�partements; il blaguait les mobiles, l'artillerie inutile. Il annon�a que Bismarck allait b�tir une ville de fer avec les canons captur�s. Et soudain il mit ses bottes contre la cuisse de M. Dubuis qui d�tournait les yeux, rouge jusqu'aux oreilles.
Les Anglais semblaient devenus indiff�rents, tout comme s'ils s'�taient trouv�s brusquement renferm�s dans leur �le, loin des bruits du monde.
L'officier tira sa pipe et, regardant fixement le Fran�ais:
—Vous n'auriez bas de tabac?
M. Dubuis r�pondit:
—Non, monsieur!
L'Allemand reprit:
—Je fous brie t'aller en acheter gand le gonvoi s'arr�tera.
Et il se mit � rire de nouveau:
—Je vous tonnerai un bourboire.
Le train siffla, ralentissant sa marche. On passait devant les b�timents incendi�s d'une gare; puis on s'arr�ta tout � fait.
L'Allemand ouvrit la porti�re et, prenant par le bras M. Dubuis:
—Allez faire ma gommission, fite, fite!
Un d�tachement prussien occupait la station. D'autres soldats regardaient, debout, le long des grilles de bois. La machine d�j� sifflait pour repartir. Alors, brusquement, M. Dubuis s'�lan�a sur le quai et, malgr� les gestes du chef de gare, il se pr�cipita dans le compartiment voisin.
Il �tait seul! Il ouvrit son gilet, tant son cœur battait, et il s'essuya le front, haletant.
Le train s'arr�ta de nouveau dans une station. Et tout � coup l'officier parut � la porti�re et monta, suivi bient�t des deux Anglais que la curiosit� poussait. L'Allemand s'assit en face du Fran�ais et, riant toujours:
—Fous n'afez pas foulu faire ma gommission.
M. Dubuis r�pondit:
—Non, monsieur!
Le train venait de repartir.
L'officier dit:
—Che fais gouper fotre moustache pour bourrer ma pipe.
Et il avan�a la main vers la figure de son voisin.
Les Anglais, toujours impassibles, regardaient de leurs yeux fixes.
D�j�, l'Allemand avait pris une pinc�e de poils et tirait dessus, quand M. Dubuis, d'un revers de main, lui releva le bras et, le saisissant au collet, le rejeta sur la banquette. Puis, fou de col�re, les tempes gonfl�es, les yeux pleins de sang, l'�tranglant toujours d'un main, il se mit avec l'autre, ferm�e, � lui taper furieusement des coups de poing par la figure. Le Prussien se d�battait, t�chait de tirer son sabre, d'�treindre son adversaire couch� sur lui. Mais M. Dubuis l'�crasait du poids �norme de son ventre, et tapait, tapait sans repos, sans prendre haleine, sans savoir o� tombaient ses coups. Le sang coulait; l'Allemand, �trangl�, r�lait, crachait ses dents, essayait, mais en vain, de rejeter ce gros homme exasp�r�, qui l'assommait.
Les Anglais s'�taient lev�s et rapproch�s pour mieux voir. Ils se tenaient debout, pleins de joie et de curiosit�, pr�ts � parier pour ou contre chacun des combattants.
Et soudain M. Dubuis, �puis� par un pareil effort, se releva et se rassit sans dire un mot.
Le Prussien ne se jeta pas sur lui, tant il demeurait effar�, stupide d'�tonnement et de douleur. Quand il eut repris haleine, il pronon�a:
—Si fous ne foulez pas me rentre raison avec le bistolet, che vous tuerai!
M. Dubuis r�pondit:
—Quand vous voudrez. Je veux bien.
L'Allemand reprit:
—Foici la ville de Strasbourg, che brendrai deux officiers bour t�moins, ch� le temps avant que le train rebarte.
M. Dubuis, qui soufflait autant que la machine, dit aux Anglais:
—Voulez-vous �tre mes t�moins?
Tous deux r�pondirent ensemble:
—Aoh! yes!
Et le train s'arr�ta.
En une minute, le Prussien avait trouv� deux camarades qui apport�rent des pistolets, et on gagna les remparts.
Les Anglais sans cesse tiraient leur montre, pressant le pas, h�tant les pr�paratifs, inquiets de l'heure pour ne point manquer le d�part.
M. Dubuis n'avait jamais tenu un pistolet. On le pla�a � vingt pas de son ennemi. On lui demanda:
—�tes-vous pr�t?
En r�pondant �oui, monsieur!�, il s'aper�ut qu'un des Anglais avait ouvert son parapluie pour se garantir du soleil.
Une voix commanda:
—Feu!
M. Dubuis tira, au hasard, sans attendre, et il aper�ut avec stupeur le Prussien, debout en face de lui, qui chancelait, levait les bras et tombait raide sur le nez. Il l'avait tu�.
Un Anglais cria un �Aoh!� vibrant de joie, de curiosit� satisfaite et d'impatience heureuse. L'autre, qui tenait toujours sa montre � la main, saisit M. Dubuis par le bras, et l'entra�na, au pas gymnastique, vers la gare.
Le premier Anglais marquait le pas, tout en courant, les poings ferm�s, les coudes au corps.
—Une, deux! une, deux!
Et tous trois de front trottaient, malgr� leurs ventres, comme trois grotesques d'un journal pour rire.
Le train partait. Ils saut�rent dans leur voiture. Alors, les Anglais, �tant leurs toques de voyage, les lev�rent en les agitant, puis, trois fois de suite, ils cri�rent.
—Hip, hip, hip, hurrah!
Puis ils tendirent gravement, l'un apr�s l'autre, la main droite � M. Dubuis, et ils retourn�rent s'asseoir c�te � c�te dans leur coin.
Je venais de prendre possession de ma chambre d'h�tel, case �troite, entre deux cloisons de papier qui laissent passer tous les bruits des voisins; et je commen�ais � ranger dans l'armoire � glace mes v�tements et mon linge quand j'ouvris le tiroir qui se trouve au milieu de ce meuble. J'aper�us aussit�t un cahier de papier roul�. L'ayant d�pli�, je l'ouvris et je lus ce titre:
Mes vingt-cinq jours.
C'�tait le journal d'un baigneur, du dernier occupant de ma cabine, oubli� l� � l'heure du d�part.
Ces notes peuvent �tre de quelque int�r�t pour les gens sages et bien portants qui ne quittent jamais leur demeure. C'est pour eux que je les transcris ici sans en changer une lettre.
*
* *
Ch�tel-Guyon, 15 juillet.
Au premier coup d'œil, il n'est pas gai, ce pays. Donc, je vais y passer vingt-cinq jours pour soigner mon foie, mon estomac et maigrir un peu. Les vingt-cinq jours d'un baigneur ressemblent beaucoup aux vingt-huit jours d'un r�serviste; ils ne sont faits que de corv�es, de dures corv�es. Aujourd'hui, rien encore, je me suis install�, j'ai fait connaissance avec les lieux et avec le m�decin. Ch�tel-Guyon se compose d'un ruisseau o� coule de l'eau jaune, entre plusieurs mamelons, o� sont plant�s un casino, des maisons et des croix de pierre.
Au bord du ruisseau, au fond du vallon, on voit un b�timent carr� entour� d'un petit jardin; c'est l'�tablissement de bains. Des gens tristes errent autour de cette b�tisse: les malades. Un grand silence r�gne dans les all�es ombrag�es d'arbres, car ce n'est pas ici une station de plaisir, mais une vraie station de sant�; on s'y soigne avec conviction; et on y gu�rit, para�t-il.
Des gens comp�tents affirment m�me que les sources min�rales y font de vrais miracles. Cependant aucun ex-voto n'est suspendu autour du bureau du caissier.
De temps en temps, un monsieur ou une dame s'approche d'un kiosque, coiff� d'ardoises, qui abrite une femme de mine souriante et douce, et une source qui bouillonne dans une vasque de ciment. Pas un mot n'est �chang� entre le malade et la gardienne de l'eau gu�risseuse. Celle-ci tend � l'arrivant un petit verre o� tremblotent des bulles d'air dans le liquide transparent. L'autre boit et s'�loigne d'un pas grave, pour reprendre sous les arbres sa promenade interrompue.
Aucun bruit dans ce petit parc, aucun souffle d'air dans les feuilles, aucune voix ne passe dans ce silence. On devrait �crire � l'entr�e du pays: �Ici on ne rit plus, on se soigne.�
Les gens qui causent ressemblent � des muets qui ouvriraient la bouche pour simuler des sons, tant ils ont peur de laisser s'�chapper leur voix.
Dans l'h�tel, m�me silence. C'est un grand h�tel o� l'on d�ne avec gravit� entre gens comme il faut qui n'ont rien � se dire. Leurs mani�res r�v�lent le savoir-vivre, et leurs visages refl�tent la conviction d'une sup�riorit� dont il serait peut-�tre difficile � quelques-uns de donner des preuves effectives.
A deux heures, je fais l'ascension du Casino, petite cabane de bois perch�e sur un monticule o� l'on grimpe par des sentiers de ch�vre. Mais la vue, de l�-haut, est admirable. Ch�tel-Guyon se trouve plac� dans un vallon tr�s �troit, juste entre la plaine et la montagne. J'aper�ois donc � gauche les premi�res grandes vagues des monts auvergnats couverts de bois, et montrant, par places, de grandes taches grises, leurs durs ossements de laves, car nous sommes au pied des anciens volcans. A droite, par l'�troite �chancrure du vallon, je d�couvre une plaine infinie comme la mer noy�e dans une brume bleu�tre qui laisse seulement deviner les villages, les villes, les champs jaunes de bl� m�r et les carr�s verts des prairies ombrag�s de pommiers. C'est la Limagne immense et plate, toujours envelopp�e dans un l�ger voile de vapeurs.
Le soir est venu. Et maintenant, apr�s avoir d�n� solitaire, j'�cris ces lignes aupr�s de ma fen�tre ouverte. J'entends l�-bas, en face, le petit orchestre du Casino qui joue des airs, comme un oiseau fou qui chanterait, tout seul, dans le d�sert.
Un chien aboie de temps en temps. Ce grand calme fait du bien. Bonsoir.
16 juillet.—Rien. J'ai pris un bain, plus une douche. J'ai bu trois verres d'eau et j'ai march� dans les all�es du parc, un quart d'heure entre chaque verre, plus une demi-heure apr�s le dernier. J'ai commenc� mes vingt-cinq jours.
17 juillet.—Remarqu� deux jolies femmes myst�rieuses qui prennent leurs bains et leurs repas apr�s tout le monde.
18 juillet.—Rien.
19 juillet.—Revu les deux jolies femmes. Elles ont du chic et un petit air je ne sais quoi qui me pla�t beaucoup.
20 juillet.—Longue promenade dans un charmant vallon bois� jusqu'� l'Ermitage de Sans-Souci. Ce pays est d�licieux, bien que triste, mais si calme, si doux, si vert. On rencontre par les chemins de montagne les voitures �troites charg�es de foin que deux vaches tra�nent d'un pas lent, ou retiennent dans les descentes, avec un grand effort de leurs t�tes li�es ensemble. Un homme coiff� d'un grand chapeau noir les dirige avec une mince baguette en les touchant au flanc ou sur le front: et souvent d'un simple geste, d'un geste �nergique et grave, il les arr�te brusquement quand la charge trop lourde pr�cipite leur marche dans les descentes trop dures.
L'air est bon � boire dans ces vallons. Et s'il fait tr�s chaud, la poussi�re porte une l�g�re et vague odeur de vanille et d'�table; car tant de vaches passent sur ces routes qu'elles y laissent partout un peu d'elles. Et cette odeur est un parfum, alors qu'elle serait une puanteur, venue d'autres animaux.
21 juillet.—Excursion au vallon d'Enval. C'est une gorge �troite enferm�e en des rochers superbes au pied m�me de la montagne. Un ruisseau coule au milieu des rocs amoncel�s.
Comme j'arrivais au fond de ce ravin, j'entendis des voix de femmes, et j'aper�us bient�t les deux dames myst�rieuses de mon h�tel, qui causaient assises sur une pierre.
L'occasion me parut bonne et je me pr�sentai sans h�sitation. Mes ouvertures furent re�ues sans embarras. Nous avons fait route ensemble pour revenir. Et nous avons parl� de Paris; elles connaissent, para�t-il, beaucoup de gens que je connais aussi. Qui est-ce?
Je les reverrai demain. Rien de plus amusant que ces rencontres-l�.
22 juillet.—Journ�e pass�e presque enti�re avec les deux inconnues. Elles sont, ma foi, fort jolies, l'une brune et l'autre blonde. Elles se disent veuves. Hum?...
Je leur ai propos� de les conduire � Royat demain, et elles ont accept�.
Ch�tel-Guyon est moins triste que je n'avais pens� en arrivant.
23 juillet.—Journ�e pass�e � Royat. Royat est un p�t� d'h�tels au fond d'une vall�e, � la porte de Clermont-Ferrand. Beaucoup de monde. Grand parc plein de mouvement. Superbe vue du Puy-de-D�me aper�u au bout d'une perspective de vallons.
On s'occupe beaucoup de mes compagnes, ce qui me flatte. L'homme qui escorte une jolie femme se croit toujours coiff� d'une aur�ole; � plus forte raison celui qui passe, entre deux jolies femmes. Rien ne pla�t autant que de d�ner dans un restaurant bien fr�quent�, avec une amie que tout le monde regarde; et rien d'ailleurs n'est plus propre � poser un homme dans l'estime de ses voisins.
Aller au Bois, tra�n� par une rosse, ou sortir sur le boulevard, escort� par un laideron, sont les deux accidents les plus humiliants qui puissent frapper un cœur d�licat, pr�occup� de l'opinion des autres. De tous les luxes, la femme est le plus rare et le plus distingu�, elle est celui qui co�te le plus cher, et qu'on nous envie le plus; elle est donc aussi celui que nous devons aimer le mieux � �taler sous les yeux jaloux du public.
Montrer au monde une jolie femme � son bras, c'est exciter, d'un seul coup, toutes les jalousies; c'est dire:—Voyez, je suis riche, puisque je poss�de cet objet rare et co�teux; j'ai du go�t, puisque j'ai su trouver cette perle; peut-�tre m�me en suis-je aim�, � moins que je ne sois tromp� par elle, ce qui prouverait encore que d'autres aussi la jugent charmante.
Mais quelle honte que de promener par la ville une femme laide!
Et que de choses humiliantes cela laisse entendre!
En principe, on la suppose votre femme l�gitime, car comment admettre qu'on poss�de une vilaine ma�tresse? Une vraie femme peut �tre disgracieuse, mais sa laideur signifie alors mille choses d�sagr�ables pour vous. On vous croit d'abord notaire ou magistrat, ces deux professions ayant le monopole des �pouses grotesques et bien dot�es. Or, n'est-ce point p�nible pour un homme? Et puis cela semble crier au public que vous avez l'odieux courage et m�me l'obligation l�gale de caresser cette face ridicule et ce corps mal b�ti, et que vous aurez sans doute l'impudeur de rendre m�re cet �tre peu d�sirable, ce qui est bien le comble du ridicule.
24 juillet.—Je ne quitte plus les deux veuves inconnues que je commence � bien conna�tre. Ce pays est d�licieux et notre h�tel excellent. Bonne saison. Le traitement me fait un bien infini.
25 juillet.—Promenade en landau au lac de Tazenat. Partie exquise et inattendue, d�cid�e en d�jeunant. D�part brusque en sortant de table. Apr�s une longue route dans les montagnes, nous apercevons soudain un admirable petit lac, tout rond, tout bleu, clair comme du verre, et g�t� dans le fond d'un ancien crat�re. Un c�t� de cette cuve immense est aride, l'autre est bois�. Au milieu des arbres une maisonnette o� dort un homme aimable et spirituel, un sage qui passe ses jours dans ce lieu virgilien. Il nous ouvre sa demeure. Une id�e me vient. Je crie: Si on se baignait!... �Oui, dit-on, mais... des costumes!�
—Bah! nous sommes au d�sert.
Et on se baigne—.....—!
Si j'�tais po�te, comme je dirais cette vision inoubliable des corps jeunes et nus dans la transparence de l'eau! La c�te inclin�e et haute enferme le lac immobile, luisant et rond comme une pi�ce d'argent; le soleil y verse en pluie sa lumi�re chaude; et le long des rochers, la chair blonde glisse dans l'onde presque invisible o� les nageuses semblent suspendues. Sur le sable du fond on voit passer l'ombre de leurs mouvements!
26 juillet.—Quelques personnes semblent voir d'un œil choqu� et m�content mon intimit� rapide avec les deux veuves.
Il existe donc des gens ainsi constitu�s qu'ils s'imaginent la vie faite pour s'emb�ter. Tout ce qui para�t �tre amusement devient aussit�t une faute de savoir-vivre ou de morale. Pour eux, le devoir a des r�gles inflexibles et mortellement tristes.
Je leur ferai observer avec humilit� que le devoir n'est pas le m�me pour les Mormons, les Arabes, les Zoulous, les Anglais ou les Fran�ais. Et qu'il se trouve des gens fort honn�tes chez tous ces peuples.
Je citerai un seul exemple. Au point de vue des femmes, le devoir anglais est fix� � neuf ans, tandis que le devoir fran�ais ne commence qu'� quinze ans. Quant � moi je prends un peu du devoir de chaque peuple et j'en fais un tout comparable � la morale du saint roi Salomon.
27 juillet.—Bonne nouvelle. J'ai maigri de six cent vingt grammes. Excellente, cette eau de Ch�tel-Guyon! J'emm�ne les veuves d�ner � Riom. Triste ville dont l'anagramme constitue un f�cheux voisinage pour des sources gu�risseuses: Riom, Mori.
28 juillet.—Patatras! Mes deux veuves ont re�u la visite de deux messieurs qui viennent les chercher.—Deux veufs sans doute.—Elles partent ce soir. Elles m'ont �crit sur un petit papier.
29 juillet.—Seul! Longue excursion � pied � l'ancien crat�re de la Nach�re. Vue superbe.
30 juillet.—Rien.—Je fais le traitement.
31 juillet.—Dito. Dito.
Ce joli pays est plein de ruisseaux infects. Je signale � la municipalit� si n�gligente l'abominable cloaque qui empoisonne la route en face du grand h�tel. On y jette tous les d�bris de cuisine de cet �tablissement. C'est l� un bon foyer de chol�ra.
1er ao�t.—Rien. Le traitement.
2 ao�t.—Admirable promenade � Ch�teauneuf, station de rhumatisants o� tout le monde boite. Rien de plus dr�le que cette population de b�quillards!
3 ao�t.—Rien. Le traitement.
4 ao�t.—Dito. Dito.
5 ao�t.—Dito. Dito.
6 ao�t.—D�sespoir!... Je viens de me peser. J'ai engraiss� de trois cent dix grammes. Mais alors?...
7 ao�t.—Soixante-six kilom�tres en voiture dans la montagne. Je ne dirai pas le nom du pays par respect pour ses femmes.
On m'avait indiqu� cette excursion comme belle et rarement faite. Apr�s quatre heures de chemin, j'arrive � un village assez joli, au bord d'une rivi�re, au milieu d'un admirable bois de noyers. Je n'avais pas encore vu en Auvergne une for�t de noyers aussi importante.
Elle constitue d'ailleurs toute la richesse du pays, car elle est plant�e sur le communal. Ce communal, autrefois, n'�tait qu'une c�te nue couverte de broussailles. Les autorit�s essay�rent en vain de le faire cultiver; c'est � peine s'il servait � nourrir quelques moutons.
C'est aujourd'hui un superbe bois, gr�ce aux femmes, et il porte un nom bizarre: on le nomme �les p�ch�s de M. le cur�.
Or, il faut dire que les femmes de la montagne ont la r�putation d'�tre l�g�res, plus l�g�res que dans la plaine. Un gar�on qui les rencontre leur doit au moins un baiser; et s'il ne prend pas plus, il n'est qu'un sot. A penser juste, cette mani�re de voir est la seule logique et raisonnable. Du moment que la femme, qu'elle soit de la ville ou des champs, a pour mission naturelle de plaire � l'homme, l'homme doit toujours lui prouver qu'elle lui pla�t. S'il s'abstient de toute d�monstration, cela signifie donc qu'il la trouve laide; c'est presque injurieux pour elle. Si j'�tais femme, je ne recevrais pas une seconde fois un homme qui ne m'aurait point manqu� de respect � notre premi�re rencontre, car j'estimerais qu'il a manqu� d'�gards pour ma beaut�, pour mon charme, et pour ma qualit� de femme.
Donc les gar�ons du village X... prouvaient souvent aux femmes du pays qu'ils les trouvaient de leur go�t, et le cur� ne pouvant parvenir � emp�cher ces d�monstrations aussi galantes que naturelles, r�solut de les autoriser au profit de la prosp�rit� g�n�rale. Il imposa donc comme p�nitence � toute femme qui avait failli de planter un noyer sur le communal. Et l'on vit chaque nuit des lanternes errer comme des feux follets sur la colline, car les coupables ne tenaient gu�re � faire en plein jour leur p�nitence.
En deux ans il n'y eut plus de place sur les terrains appartenant au village; et on compte aujourd'hui plus de trois mille arbres magnifiques autour du clocher qui sonne les offices dans leur feuillage. Ce sont l� les p�ch�s de M. le cur�.
Puisqu'on cherche tant les moyens de reboiser la France, l'administration des for�ts ne pourrait-elle s'entendre avec le clerg� pour employer le proc�d� qu'inventa cet humble cur�?
7 ao�t.—Traitement.
8 ao�t.—Je fais mes malles et mes adieux au charmant petit pays tranquille et silencieux, � la montagne verte, aux vallons calmes, au casino d�sert d'o� l'on voit, toujours voil�e de sa brume l�g�re et bleu�tre, l'immense plaine de la Limagne.
Je partirai demain matin.
*
* *
Le manuscrit s'arr�tait l�. Je n'y veux rien ajouter, mes impressions sur le pays n'ayant pas �t� tout � fait les m�mes que celles de mon pr�d�cesseur. Car je n'y ai pas trouv� les deux veuves!
Je l'avais aim�e �perdument! Pourquoi aime-t-on? Est-ce bizarre de ne plus voir dans le monde qu'un �tre, de n'avoir plus dans l'esprit qu'une pens�e, dans le cœur qu'un d�sir, et dans la bouche qu'un nom: un nom qui monte incessamment, qui monte, comme l'eau d'une source, des profondeurs de l'�me, qui monte aux l�vres, et qu'on dit, qu'on redit, qu'on murmure sans cesse, partout, ainsi qu'une pri�re.
Je ne conterai point notre histoire. L'amour n'en a qu'une, toujours la m�me. Je l'avais rencontr�e et aim�e. Voil� tout. Et j'avais v�cu pendant un an dans sa tendresse, dans ses bras, dans sa caresse, dans son regard, dans ses robes, dans sa parole, envelopp�, li�, emprisonn� dans tout ce qui venait d'elle, d'une fa�on si compl�te que je ne savais plus s'il faisait jour ou nuit, si j'�tais mort ou vivant, sur la vieille terre ou ailleurs.
Et voil� qu'elle mourut. Comment? Je ne sais pas, je ne sais plus.
Elle rentra mouill�e, un soir de pluie, et le lendemain, elle toussait. Elle toussa pendant une semaine environ et prit le lit.
Que s'est-il pass�? Je ne sais plus.
Des m�decins venaient, �crivaient, s'en allaient. On apportait des rem�des; une femme les lui faisait boire. Ses mains �taient chaudes, son front br�lant et humide, son regard brillant et triste. Je lui parlais, elle me r�pondait. Que nous sommes-nous dit? Je ne sais plus. J'ai tout oubli�, tout, tout! Elle mourut, je me rappelle tr�s bien son petit soupir, son petit soupir si faible, le dernier. La garde dit: �Ah!� Je compris, je compris!
Je n'ai plus rien su. Rien. Je vis un pr�tre qui pronon�a ce mot: �Votre ma�tresse�. Il me sembla qu'il l'insultait. Puisqu'elle �tait morte on n'avait plus le droit de savoir cela. Je le chassai. Un autre vint qui fut tr�s bon, tr�s doux. Je pleurai quand il me parla d'elle.
On me consulta sur mille choses pour l'enterrement. Je ne sais plus. Je me rappelle cependant tr�s bien le cercueil, les coups de marteau quand on la cloua dedans. Ah! mon Dieu!
Elle fut enterr�e! Enterr�e! Elle! dans ce trou! Quelques personnes �taient venues, des amies. Je me sauvai. Je courus. Je marchai longtemps � travers des rues. Puis je rentrai chez moi. Le lendemain je partis pour un voyage.
Hier, je suis rentr� � Paris.
Quand je revis ma chambre, notre chambre, notre lit, nos meubles, toute cette maison o� �tait rest� tout ce qui reste de la vie d'un �tre apr�s sa mort, je fus saisi par un retour de chagrin si violent que je faillis ouvrir la fen�tre et me jeter dans la rue. Ne pouvant plus demeurer au milieu de ces choses, de ces murs qui l'avaient enferm�e, abrit�e, et qui devaient garder dans leurs imperceptibles fissures mille atomes d'elle, de sa chair et de son souffle, je pris mon chapeau, afin de me sauver. Tout � coup, au moment d'atteindre la porte, je passai devant la grande glace du vestibule qu'elle avait fait poser l� pour se voir, des pieds � la t�te, chaque jour, en sortant, pour voir si toute sa toilette allait bien, �tait correcte et jolie, des bottines � la coiffure.
Et je m'arr�tai net en face de ce miroir qui l'avait si souvent refl�t�e. Si souvent, si souvent, qu'il avait d� garder aussi son image.
J'�tais l� debout, fr�missant, les yeux fix�s sur le verre, sur le verre plat, profond, vide, mais qui l'avait contenue tout enti�re, poss�d�e autant que moi, autant que mon regard passionn�. Il me sembla que j'aimais cette glace,—je la touchai,—elle �tait froide! Oh! le souvenir! le souvenir! miroir douloureux, miroir br�lant, miroir vivant, miroir horrible, qui fait souffrir toutes les tortures! Heureux les hommes dont le cœur, comme une glace o� glissent et s'effacent les reflets, oublie tout ce qu'il a contenu, tout ce qui a pass� devant lui, tout ce qui s'est contempl�, mir�, dans son affection, dans son amour! Comme je souffre!
Je sortis et, malgr� moi, sans savoir, sans le vouloir, j'allai vers le cimeti�re. Je trouvai sa tombe toute simple, une croix de marbre avec ces quelques mots:
�Elle aima, fut aim�e, et mourut.�
Elle �tait l�, l�-dessous, pourrie! Quelle horreur! Je sanglotais, le front sur le sol.
J'y restai longtemps, longtemps. Puis je m'aper�us que le soir venait. Alors un d�sir bizarre, fou, un d�sir d'amant d�sesp�r� s'empara de moi. Je voulus passer la nuit pr�s d'elle, derni�re nuit, � pleurer sur sa tombe. Mais on me verrait, on me chasserait. Comment faire? Je fus rus�. Je me levai et me mis � errer dans cette ville des disparus. J'allais, j'allais. Comme elle est petite cette ville � c�t� de l'autre, celle o� l'on vit! Et pourtant comme ils sont plus nombreux que les vivants, ces morts! Il nous faut de hautes maisons, des rues, tant de place, pour les quatre g�n�rations qui regardent le jour en m�me temps, boivent l'eau des sources, le vin des vignes et mangent le pain des plaines.
Et pour toutes les g�n�rations des morts, pour toute l'�chelle de l'humanit� descendue jusqu'� nous, presque rien, un champ, presque rien! La terre les reprend, l'oubli les efface. Adieu!
Au bout du cimeti�re habit�, j'aper�us tout � coup le cimeti�re abandonn�, celui o� les vieux d�funts ach�vent de se m�ler au sol, o� les croix elles-m�mes pourrissent, o� l'on mettra demain les derniers venus. Il est plein de roses libres, de cypr�s vigoureux et noirs, un jardin triste et superbe, nourri de chair humaine.
J'�tais seul, bien seul. Je me blottis dans un arbre vert. Je m'y cachai tout entier, entre ces branches grasses et sombres.
Et j'attendis, cramponn� au tronc comme un naufrag� sur une �pave.
Quand la nuit fut noire, tr�s noire, je quittai mon refuge et me mis � marcher doucement, � pas lents, � pas sourds, sur cette terre pleine de morts.
J'errai longtemps, longtemps, longtemps. Je ne la retrouvais pas. Les bras �tendus, les yeux ouverts, heurtant des tombes avec mes mains, avec mes pieds, avec mes genoux, avec ma poitrine, avec ma t�te elle-m�me, j'allais sans la trouver. Je touchais, je palpais comme un aveugle qui cherche sa route, je palpais des pierres, des croix, des grilles de fer, des couronnes de verre, des couronnes de fleurs fan�es! Je lisais les noms avec mes doigts, en les promenant sur les lettres. Quelle nuit! quelle nuit! Je ne la retrouvais pas!
Pas de lune! Quelle nuit! J'avais peur, une peur affreuse dans ces �troits sentiers, entre deux lignes de tombes! Des tombes! des tombes! des tombes! Toujours des tombes! A droite, � gauche, devant moi, autour de moi, partout, des tombes! Je m'assis sur une d'elles, car je ne pouvais plus marcher tant mes genoux fl�chissaient. J'entendais battre mon cœur! Et j'entendais autre chose aussi! Quoi? un bruit confus innommable! �tait-ce dans ma t�te affol�e, dans la nuit imp�n�trable, ou sous la terre myst�rieuse, sous la terre ensemenc�e de cadavres humains, ce bruit? Je regardais autour de moi!
Combien de temps suis-je rest� l�? Je ne sais pas. J'�tais paralys� par la terreur, j'�tais ivre d'�pouvante, pr�t � hurler, pr�t � mourir.
Et soudain il me sembla que la dalle de marbre sur laquelle j'�tais assis remuait. Certes, elle remuait, comme si on l'e�t soulev�e. D'un bond je me jetai sur le tombeau voisin, et je vis, oui, je vis la pierre que je venais de quitter se dresser toute droite; et le mort apparut, un squelette nu qui, de son dos courb�, la rejetait. Je voyais tr�s bien, quoique la nuit f�t profonde. Sur la croix je pus lire:
�Ici repose Jacques Olivant, d�c�d� � l'�ge de cinquante et un ans. Il aimait les siens, fut honn�te et bon, et mourut dans la paix du Seigneur.�
Maintenant le mort aussi lisait les choses �crites sur son tombeau. Puis il ramassa une pierre dans le chemin, une petite pierre aigu�, et se mit � les gratter avec soin, ces choses. Il les effa�a tout � fait, lentement, regardant de ses yeux vides la place o� tout � l'heure elles �taient grav�es; et, du bout de l'os qui avait �t� son index, il �crivit en lettres lumineuses comme ces lignes qu'on trace aux murs avec le bout d'une allumette:
�Ici repose Jacques Olivant, d�c�d� � l'�ge de cinquante et un ans. Il h�ta par ses duret�s la mort de son p�re dont il d�sirait h�riter, il tortura sa femme, tourmenta ses enfants, trompa ses voisins, vola quand il le put et mourut mis�rable.�
Quand il eut achev� d'�crire, le mort immobile contempla son œuvre. Et je m'aper�us, en me retournant, que toutes les tombes �taient ouvertes, que tous les cadavres en �taient sortis, que tous avaient effac� les mensonges inscrits par les parents sur la pierre fun�raire, pour y r�tablir la v�rit�.
Et je voyais que tous avaient �t� les bourreaux de leurs proches, haineux, d�shonn�tes, hypocrites, menteurs, fourbes, calomniateurs, envieux, qu'ils avaient vol�, tromp�, accompli tous les actes honteux, tous les actes abominables, ces bons p�res, ces �pouses fid�les, ces fils d�vou�s, ces jeunes filles chastes, ces commer�ants probes, ces hommes et ces femmes dits irr�prochables.
Ils �crivaient tous en m�me temps, sur le seuil de leur demeure �ternelle, la cruelle, la terrible et sainte v�rit� que tout le monde ignore ou feint d'ignorer sur la terre.
Je pensai qu'elle aussi avait d� la tracer sur sa tombe. Et sans peur maintenant, courant au milieu des cercueils entr'ouverts, au milieu des cadavres, au milieu des squelettes, j'allai vers elle, s�r que je la trouverais aussit�t.
Je la reconnus de loin, sans voir le visage envelopp� du suaire.
Et sur la croix de marbre o� tout � l'heure j'avais lu:
�Elle aima, fut aim�e, et mourut.�
J'aper�us:
��tant sortie un jour pour tromper son amant elle eut froid sous la pluie, et mourut.�
Il para�t qu'on me ramassa, inanim�, au jour levant, aupr�s d'une tombe.
Saint Denis.—Imp. Ve BOUILLANT et J. DARDAILLON
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If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.