The Project Gutenberg EBook of Souvenirs et correspondance tir�s des papiers de Mme R�camier (1/2), by Julie R�camier This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Souvenirs et correspondance tir�s des papiers de Mme R�camier (1/2) Author: Julie R�camier Editor: Am�lie Lenormant Release Date: May 9, 2008 [EBook #25403] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS ET CORRESPONDANCE *** Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) SOUVENIRS ET CORRESPONDANCE TIR�S DES PAPIERS DE MADAME R�CAMIER Je regarde comme une chose bonne en soi que vous soyez aim�e et appr�ci�e lorsque vous ne serez plus. (Lettre de BALLANCHE, t. I, p. 312.) DEUXI�ME �DITION TOME PREMIER PARIS MICHEL L�VY FR�RES. LIBRAIRES-�DITEURS RUE VIVIENNE, 2 BIS 1860 AVANT-PROPOS La c�l�brit� a ses dangers et ses �pines: elle offre mille inconv�nients pendant la vie des personnes qui en jouissent, et quand elles ne sont plus, il n'est pas toujours facile de mettre leur m�moire � l'abri de l'erreur et des fausses interpr�tations. Celle de Mme R�camier est rest�e environn�e d'une douce et brillante aur�ole: c'est peut-�tre la seule femme qui, n'ayant rien �crit et n'�tant jamais sortie des limites de la vie priv�e, ait m�rit� que sa ville natale propos�t son �loge public. Il semble que, plus qu'une autre, elle aurait d� �chapper � la loi commune, et pourtant l'ignorance des conditions toutes particuli�res dans lesquelles elle a v�cu, le peu de rapports qu'on trouve entre la modestie de son existence et la grandeur de sa renomm�e, la livrent sans d�fense, en quelque sorte, � toute la profanation des conjectures. Les intentions les plus sinc�res ont quelquefois conduit ses pan�gyristes eux-m�mes � des suppositions et � des jugements qui offusquent la puret� de son souvenir. Elle avait senti ce p�ril, et surmontant la r�pugnance qu'elle avait � s'occuper d'elle-m�me, ses soins s'�taient attach�s � recueillir les renseignements au moyen desquels on pourrait faire un jour comme un miroir de sa vie. L'ouvrage qu'on publie est l'accomplissement imparfait, mais fid�le de cette intention: il r�pond dans une mesure affaiblie, mais exacte, aux d�sirs qu'elle a exprim�s, aux instructions qu'elle a laiss�es. Elle aurait pu elle-m�me �crire des _M�moires_; sa famille et ses amis l'en ont toujours press�e, et c�dant � leurs instances, elle avait � plusieurs reprises commenc� ce travail. Diverses causes l'ont emp�ch�e de l'accomplir: avant tout, une singuli�re d�fiance de ses propres forces, d�fiance certaine, quoiqu'inexplicable dans une femme habitu�e aux plus �clatants succ�s personnels. C'�tait un des traits saillants de son caract�re: courageuse dans toutes les circonstances graves, assur�e, par mille preuves, de son empire sur les coeurs et les esprits, elle avait pos� elle-m�me, avec une exag�ration �vidente, les limites de sa puissance. Ce d�couragement mal justifi�, mais permanent, s'�tendait jusqu'� sa beaut� elle-m�me, le plus �clatant de ses attributs. Sous l'influence de quelques-unes des id�es qui dominaient dans sa jeunesse, elle se croyait en dehors de la r�gularit� grecque; elle consid�rait ses traits comme impropres � la sculpture, et cette conviction fut la vraie cause du chagrin qu'elle fit �prouver � Canova, lorsqu'elle se montra peu satisfaite de ce que cet artiste avait model� son buste de souvenir. Dans l'ordre des choses de l'esprit, elle se subordonnait encore davantage. Heureuse de r�fl�chir les nobles pens�es, et se sentant capable d'inspirer un beau langage, elle se refusait pour elle-m�me � rien produire. Il lui r�pugnait d'�crire, m�me des lettres; et l'on voit sans cesse ses plus fid�les amis s'efforcer en vain de dissiper la crainte qui l'emp�chait de d�velopper sa correspondance; � plus forte raison, refusait-elle de se croire appel�e � composer un ouvrage de longue haleine. Sans aucun des pr�jug�s qu'on a quelquefois contre les femmes auteurs, se sentant au contraire anim�e du go�t le plus vif pour les personnes de son sexe que la culture des lettres a honor�es et qui ont elles-m�mes honor� les lettres, elle se retranchait, toutes les fois qu'on la pressait d'�crire, dans la plus sinc�re d�claration d'incapacit�. L'exp�rience toutefois avait fini par la rendre moins craintive: mais l'affaiblissement de sa vue, suivie, dans ses derni�res ann�es, d'une c�cit� presque absolue, vint mettre un obstacle invincible au travail qu'elle avait commenc�. Elle n'avait pris aucune habitude de dicter, et l'extr�me t�nuit� de son �criture lui faisait depuis longtemps un obstacle � se relire elle-m�me. Nous ne pr�sumons donc pas qu'elle f�t all�e bien loin dans son travail; mais, en tout cas, personne ne sait et ne saura jamais jusqu'o� elle l'avait conduit. Une disposition derni�re, dict�e uniquement par un retour du sentiment de d�fiance dont nous venons de parler, imposait l'obligation de d�truire ce qu'elle avait �crit de ses _M�moires_. Le paquet qu'elle avait d�sign� express�ment a donc �t� br�l�; mais, dans le reste de ses papiers, on a heureusement retrouv� quelques fragments, notamment ceux dont M. de Chateaubriand s'�tait servi, jusqu'� en copier des pages, pour la r�daction de ses propres _M�moires_. Ils ont �t� ins�r�s � leur date dans l'ouvrage que nous publions. Ces r�cits, ainsi que les lettres en petit nombre que nous avons pu recueillir et que nous avons jug�es dignes d'�tre imprim�es, ne manqueront pas, nous en sommes convaincus, d'exciter des regrets. Nous ne croyons m�me pas nous faire illusion en pensant qu'ils produiront l'effet de ces d�bris de po�sie ou de sculpture �chapp�s au naufrage de l'antiquit�, et qui nous charment d'autant plus que notre curiosit� reste au fond moins satisfaite. Quoi qu'il en soit, ce que nous savons, � n'en pouvoir douter, c'est que dans l'ouvrage tel que Mme R�camier l'avait con�u, elle se serait montr�e le moins possible. De m�me qu'elle r�duisait son propre r�le dans la vie � celui d'un lien affectueux et intelligent entre des �mes d'�lite et des esprits sup�rieurs, de m�me elle ne se croyait appel�e dans les M�moires de sa vie qu'� t�moigner, par les preuves qu'elle avait rassembl�es, en faveur de ses meilleurs amis. � d�faut des pr�cieuses paroles dont elle avait �t� si souvent et si constamment d�positaire, elle voulait faire un choix dans les lettres qu'on lui avait �crites, et opposer ainsi, moins encore pour elle que pour les autres, un bouclier s�r aux erreurs de l'avenir. Sous ce dernier rapport, sa conviction �tait aussi arr�t�e qu'elle �tait ind�cise quant au m�rite de ce qu'elle aurait �crit. Elle avait la passion de la gloire de ses amis: tant qu'ils avaient v�cu, tant qu'elle avait pu agir sur eux, elle s'�tait attach�e avec une vigilance infatigable � leur offrir les soins, j'oserais dire, les ardeurs de son amiti�, comme un pr�servatif contre les fautes dans lesquelles l'orgueil et l'ambition ne cessent d'entra�ner les hommes. Apr�s les avoir perdus, elle faisait du culte de leur m�moire l'objet principal de son existence. Habitu�e, par son discernement personnel et par certains grands bonheurs de sa vie qu'il faut consid�rer comme des faveurs signal�es de la Providence, � mesurer son affection sur son estime, elle voulait que le souvenir de ceux qu'elle avait aim�s se d�fendit par lui-m�me; et c'est pourquoi elle n'avait jamais re�u un de ces mots o� la beaut� de l'�me se peint dans le moment des grandes �preuves, qu'elle ne le r�serv�t comme une perle de son tr�sor. L'ench�ssement de ces joyaux formait toute son ambition. En les l�guant � sa fille adoptive, elle lui imposait la t�che dont celle-ci s'acquitte aujourd'hui, dans une esp�rance qui ne sera pas tromp�e, si la tendresse du coeur et le sentiment du devoir accompli peuvent tenir lieu de puissance et de talent. Cette tendresse, dans laquelle elle croit avoir quelque droit de se confier, ne doit pas, chez les indiff�rents, exciter la d�fiance. L'existence de Mme R�camier n'a pas besoin d'�tre arrang�e pour le public. On a dit tr�s-injustement qu'il n'y a pas un homme qui soit grand pour son valet de chambre; les caract�res vraiment beaux au contraire sont ceux qui gagnent � �tre connus jusque dans leurs plus intimes replis. Personne n'a mieux m�rit� que Mme R�camier d'�tre rang�e dans ce nombre. Ind�pendamment de ses proches, de ceux qui honorent sa m�moire d'un culte filial, il subsiste encore assez de ses meilleurs amis, de ceux qui l'ont connue, en quelque sorte, jusqu'au fond de l'�me, pour rendre t�moignage en faveur de sa sup�riorit� morale. Une illustre �trang�re, la derni�re duchesse de Devonshire, disait d'elle: �D'abord elle est bonne, ensuite elle est spirituelle, apr�s cela elle est tr�s-belle[1].� Que l'on retourne la proposition, et l'on comprendra quel chemin ont infailliblement suivi les personnes qui se sont de plus en plus rapproch�es d'elle. Tant qu'elle fut jeune--et sa jeunesse fut beaucoup plus longue que celle de la plupart des femmes--elle exer�a, par ses agr�ments, par un charme ind�finissable, une s�duction que l'on pr�tend avoir �t� irr�sistible. Cependant, sous cet �panouissement du premier jour, se cachait l'attrait modeste d'une violette. Elle avait l'esprit aussi attirant que les traits; peu � peu, la fine douceur de sa conversation faisait oublier jusqu'� sa beaut�. Pourtant le fond du caract�re se cachait encore: on pouvait attribuer ce philtre tout-puissant au seul d�sir de plaire. Mais si elle vous avait jug� digne de faire un pas de plus dans sa confiance, on entrevoyait alors toutes les pr�rogatives d'une �me forte et vraie: on la trouvait d�vou�e, sympathique, indulgente et fi�re. C'�tait � la fois la consolation et la force, le baume dans les peines, le guide dans les grandes r�solutions de la vie. Si elle n'e�t inspir� ce que nous pourrions appeler la c�leste amiti� qu'� ceux qui avaient d'abord subi l'attrait de sa beaut�, on pourrait les soup�onner d'une illusion d'enthousiasme. Mais elle s'est montr�e aussi �tonnamment attractive jusqu'au seuil m�me de la vieillesse. Non-seulement elle a banni la jalousie du coeur des femmes, mais les femmes qui l'ont aim�e ne se sont pas distingu�es de ses amis de l'autre sexe par un attachement moins vif et moins profond. Enfin, elle a rencontr� des hommes, plus jeunes qu'elle de plus de trente ans, qu'un autre sentiment pr�servait de la s�duction ext�rieure qu'elle �tait encore capable d'exercer, et qui, la voyant sans illusion pr�alable, n'ayant pour ainsi dire affaire qu'� son �me, ont subi si compl�tement son l�gitime ascendant, qu'ils �prouvent encore aujourd'hui un froissement douloureux, si l'ignorance ou la l�g�ret� prof�rent en leur pr�sence un doute sur l'objet de leur respect. Le livre qu'on publie renferme les pi�ces justificatives de cet empire exerc� pendant tant d'ann�es sur tant d'�mes. Il serait indigne de celle auquel on le d�die, s'il n'�tait enti�rement sinc�re. Pour ce qui concerne Mme R�camier elle-m�me, on n'a rien dissimul�, rien affaibli. Pour ce qui regarde ses amis, il en est de deux sortes: les uns se sont trouv�s m�l�s aux orages de la vie, les autres en ont travers� les �preuves avec une puret� constante. On s'est conform� aux intentions de Mme R�camier, en faisant valoir chez les premiers tout ce qui les recommande, tout ce qui les fait aimer: on n'avait, pour les seconds, qu'� ouvrir les secrets de leur �me. La malignit� ne trouvera peut-�tre pas son compte � cette ligne de conduite; mais ce que la malignit� recherche offre plus de chances d'erreur encore que l'apologie. Le vice peut chercher l'ombre; la vie dans laquelle les honn�tes gens aiment � se cacher d�robe aussi aux regards des tr�sors de vertus pratiques et de bons sentiments qu'on n'a pas assez souvent l'occasion de mettre en lumi�re. En soulevant le voile, nous suivrons l'exemple que Mme R�camier nous a donn�. Elle aimait, disait-elle souvent, _� faire les tracasseries en bien_: c'est-�-dire qu'elle ne manquait jamais de faire conna�tre tout ce qu'elle savait de bon et d'honorable sur les uns et sur les autres. Quels que soient les p�rils et les faiblesses de la soci�t�, il n'est pas inutile de savoir ce qu'on gagne � vivre avec les gens de bien. Ce serait tout � fait m�conna�tre Mme R�camier que de la ranger parmi les exceptions volontaires. En quelque situation que le sort l'e�t plac�e, elle y e�t port� une grande rectitude et le sentiment de tous les devoirs. Les circonstances seules lui ont fait une destin�e particuli�re. Aussi n'est-il pas n�cessaire d'avertir qu'on s'�garerait en cherchant � l'imiter. Il faudrait, avec les m�mes qualit�s et le m�me charme, une situation aussi rare, des temps aussi extraordinaires par les contrastes, pour produire de nouveau une existence telle que la sienne. Souvent des femmes, faites pour une affection l�gitime et un bonheur m�rit�, se trouvent rejet�es loin de leur voie naturelle par un mariage mal assorti; d'autres, apr�s avoir accept� sans r�pugnance la disproportion des �ges, se rajeunissent en quelque sorte dans de seconds liens, en recommen�ant une nouvelle vie, une vie de rapports �gaux et d'affection r�ciproque. Mme R�camier, qui n'�prouva jamais les amertumes d'une situation fauss�e, vit cependant s'�couler ses meilleures ann�es sans qu'il lui f�t possible de faire cesser l'extr�me isolement auquel elle avait �t� condamn�e. Cette situation sans exemple, o� elle avait accept� un protecteur l�gitime sans apprendre ce qu'est un ma�tre, lui fut une sauvegarde contre des p�rils auxquels d'autres ant�c�dents l'auraient fait certainement succomber. Elle en convenait elle-m�me: en voyant autour d'elle de jeunes �poux, des enfants, une famille qui s'�levait suivant les conditions communes, elle avouait, non sans regret, qu'un mariage selon son �ge et son coeur lui aurait fait accepter avec joie toute l'obscurit� du vrai bonheur. Elle ne craignait pas d'ajouter qu'une d�ception marqu�e dans un rapport ordinaire l'e�t rendue vuln�rable � des attaques contre lesquelles continuait de la prot�ger le premier silence de son coeur. C'est ainsi que pour ce qui fait la destin�e normale d'une femme mari�e, elle a travers� en quelque sorte le monde sans le conna�tre. Enferm�e ainsi dans la solitude qui s'�tait faite autour de sa jeunesse, elle �tait expos�e � se m�prendre sur les effets du besoin de plaire, et � rendre malheureux ceux qui s'en faisaient une id�e moins innocente et plus s�rieuse: elle fit plusieurs blessures de ce genre, et elle se les reprochait. Mais pour de pareils malentendus, quelque cruels qu'ils fussent, quel heureux empire, quelle douce influence n'exer�a-t-elle pas? Apr�s une courte exp�rience de son caract�re et de ses r�solutions, il fallait de l'obstination et presque de l'aveuglement pour ne pas s'apercevoir de ce que son amiti� avait de pr�f�rable � toutes les chances de la passion. C'est le propre des d�vouements de la vie religieuse, de transformer en un bienfait qui s'�tend � toutes les souffrances la tendresse concentr�e d'ordinaire dans le cercle �troit des devoirs de famille. Mme R�camier fait comprendre, mieux que personne, la possibilit� qu'un minist�re aussi compatissant soit d�parti, parmi les frivoles d�licatesses du monde, � des personnes qui ont perdu le droit de faire un abandon exclusif de leur affection. Et encore, avec les classifications ordinaires de la soci�t�, comment admettre une influence aussi �tendue? comment, � moins d'un tr�ne ou d'un th��tre, conqu�rir la notori�t� n�cessaire � une action de ce genre? Dans les conditions o� nos p�res ont v�cu ou dans celles qui existent aujourd'hui, la reine ou l'idole d'un cercle ne pourra que demeurer inconnue � tous les autres. Il en fut autrement pour Mme R�camier. La date de son mariage correspond � l'�poque la plus terrible de notre histoire: elle vit s'�panouir sa jeunesse au moment o� la France commen�ait � respirer; et lorsque les repr�sentants de la classe proscrite rentr�rent dans leur pays, ils n'y trouv�rent � leur convenance d'autre maison ouverte que la sienne. Les plus distingu�s de ses nouveaux amis, MM. Mathieu et Adrien de Montmorency, n'oubli�rent jamais ce qu'ils lui avaient d� de reconnaissance � cette �poque de transition, et quand l'ancienne soci�t� reprit ses pr�tentions avec son rang, Mme R�camier, malgr� ses malheurs de fortune, se trouva, par la solidit� de ses relations, � l'abri des distinctions d�daigneuses, sans qu'on lui f�t une loi de se d�classer, sans qu'elle e�t besoin d'abjurer les rapports que sa naissance lui avait faits. La r�putation de sa beaut�, �tablie dans un moment o� tous les regards pouvaient se concentrer sur un seul point, lui offrait en perspective plus de dangers encore que de triomphes. Si l'on reconna�t que, sans cet avantage, elle ne se serait point fait une position aussi particuli�re dans le monde, on comprend aussi qu'elle n'a pu la conserver et l'�tendre qu'avec des qualit�s bien autrement durables et s�rieuses. Apr�s des �preuves amen�es par la fiert� de son caract�re et la fid�lit� de ses affections, la Restauration la trouva toute pr�par�e pour entreprendre entre les partis l'oeuvre de conciliation qui �tait d�s lors le plus grand besoin de la France. Elle offrait � toutes les opinions un terrain neutre et ind�pendant; les �mes les plus droites et les plus distingu�es y furent attir�es par les meilleurs instincts de leur nature. Toutefois Mme R�camier n'�tait qu'� demi faite pour un r�le public: si elle se plaisait � exercer un charme ext�rieur, des sentiments plus jaloux dominaient le meilleur de son �me, et le combat de ces sentiments entra�nait ses plus importantes r�solutions. C'est ce qu'on verra tr�s-clairement, nous l'esp�rons du moins, dans l'ouvrage que nous donnons au public. On notera sans peine ce qui suspendit, ce qui limita l'action indirecte qu'elle pouvait exercer sur les affaires publiques; et tout en admirant la dignit� de sa conduite, on regrettera, nous n'en doutons pas, qu'elle se soit vue dans l'obligation de s'�loigner, au moment m�me o� �clatait la crise qui devait d�cider du sort de la monarchie restaur�e. Ainsi se trouv�rent d��ues les esp�rances que les esprits mod�r�s pouvaient fonder sur elle. Mais ce nouvel exemple d'une belle occasion manqu�e, comme on en rencontre tant dans notre histoire, a-t-il �t� compl�tement inutile, et ne pouvons-nous pas encore aujourd'hui tirer quelque profit de ces tentatives infructueuses? Le pass�, nous l'esp�rons du moins, n'est jamais perdu sans retour: en apprenant � mieux conna�tre tout ce que valaient les hommes de la Restauration dont Mme R�camier fut le centre et le lien, on doit enfin comprendre ce que la France depuis soixante-dix ans a perdu � tant de discordes et de d�fiances; on peut, avec une conviction plus forte, se diriger soi-m�me, et diriger l'esprit des autres dans le sens du r�tablissement d'une harmonie durable entre toutes les classes de la nation fran�aise. Plus qu'aucune autre, Mme R�camier aurait m�rit� d'�tre le symbole d'une telle r�conciliation. En entreprenant l'ouvrage que nous offrons au public, notre premier devoir �tait de reproduire d'une mani�re scrupuleusement fid�le l'esprit dans lequel Mme R�camier elle-m�me l'aurait con�u. Nous ne craignons pas d'affirmer qu'on trouvera ici, quant � l'appr�ciation des �v�nements et des hommes, beaucoup moins notre jugement personnel que le sien. � la voir si impartiale, on aurait pu la croire indiff�rente; mais elle avait la passion du bien, et avec un sentiment pareil, on ne court le risque de tomber ni dans le doute, ni dans l'�go�sme. Entre ses deux existences, celle de ses affections �troites, et celle de ses relations plus g�n�rales, notre choix ne pouvait non plus �tre douteux. Il nous e�t �t� facile de d�rouler le tableau tout � fait extraordinaire de ses rapports ext�rieurs. Le nombre des personnes qui l'ont approch�e, et auxquelles elle a eu le secret, par son intervention, par ses d�marches, par ses paroles, je dirais presque par son sourire, de faire du bien, est vraiment incalculable: nous avons tant de preuves de ce rayonnement universel que nous aurions pu en remplir des volumes. Mais ce foyer auquel avaient recours toutes les souffrances de l'�me et toutes les inqui�tudes de l'esprit aurait-il pu exister, si la chaleur communicative ne s'en f�t aliment�e � des sources plus secr�tes? Beaucoup des personnes m�mes qui, � cause de la reconnaissance quelles gardent � la m�moire de Mme R�camier, s'�tonneront de ne pas rencontrer leur nom dans ces volumes, en apprenant � conna�tre ce qu'�tait la vie, pour ainsi dire, profonde de celle dont elles b�nissent le souvenir, nous pardonneront d'avoir insist� sur le c�t� le plus essentiel et le moins connu de cette nature privil�gi�e. � vrai dire, trois noms seulement dominent cette histoire d'une femme. Mathieu de Montmorency, Ballanche, Chateaubriand. Au moment le plus p�rilleux de sa jeunesse, Dieu lui envoie, dans la personne du premier, un ami s�r et vigilant, un guide qui suffit pour expliquer qu'elle ait travers� pure tant de s�ductions et d'emb�ches; et elle ne le perd qu'� l'�poque o� elle n'avait plus de victoires � remporter sur elle-m�me. Quelques ann�es apr�s la formation de ce lien, elle distingue � la premi�re vue, sous les dehors les plus simples et sous une enveloppe �trange, un coeur d'or, un rare esprit, un talent � part, dans le na�f imprimeur de Lyon, et cette affection, qui se donne sans condition et sans r�serve, ach�ve de compl�ter sa sauvegarde: elle comprend que, pour assurer une r�compense proportionn�e � un d�vouement de cette nature, elle n'aura qu'� se montrer digne d'elle-m�me. D'ailleurs, ce qui fait la s�curit� de son �me produit aussi l'�quilibre de sa vie. Entre deux amis si dissemblables par l'origine, mais trait�s avec une �galit� d'affection et de respect, le public devait reconna�tre dans Mme R�camier une image �clatante de cette unit� de la soci�t� fran�aise qui a fait son charme et sa force depuis deux si�cles, et il ne s'y est pas m�pris. Avec ces deux amiti�s parfaites, et qui avaient quelque droit de se croire suffisantes, l'existence de Mme R�camier aurait pu s'�couler paisible, s�re, et presque heureuse. Mais ce triple rapport n'offrait que des d�vouements � accepter: il n'y en avait pas � r�pandre. Mme R�camier avait une premi�re fois donn� son coeur � Mme de Sta�l: il �tait dans sa nature d'aimer passionn�ment ce qu'elle admirait le plus; la mort pr�matur�e de l'auteur de _Corinne_ laissa chez elle un vide immense que M. de Chateaubriand, par les m�mes causes, vint bient�t remplir. Cette fois, ce n'�tait pas seulement un grand g�nie � adopter, c'�tait un malade � gu�rir. L'illustre �crivain fut assez longtemps � comprendre la nature du sentiment qui l'attirait vers Mme R�camier, et � subordonner � ce lien d'un genre nouveau pour lui son caract�re en partie g�t� par trop d'adulations et de succ�s. Il y eut un moment cruel de malentendu et de crise: mais cette douloureuse �preuve tourna au profit de l'amiti�. Le vieil homme �tait vaincu; sa d�faite avait d�gag�, des �l�ments contraires, les qualit�s nobles et g�n�reuses qui dominaient dans une nature trop riche pour son propre bonheur. Une influence de paix et de s�r�nit� descendit sur le d�couragement de l'�ge et les tristesses de l'isolement. C'est sur ces trois personnes, Mathieu de Montmorency, Ballanche et Chateaubriand, que roulent les huit livres de ces _Souvenirs_. Mme de Sta�l se rattache � Mathieu de Montmorency, son ami; le duc de Laval, l�ger, mais chevaleresque et fid�le, continue la figure de son cousin, apr�s que celui-ci a disparu du monde; le prince Auguste de Prusse, avec sa passion respectueuse et son attachement loyal, a pour mission d'attester, aupr�s de celle qui refusa sa main, la grandeur du sacrifice et l'aust�rit� du devoir. Ce qui vient ensuite, la famille qu'elle avait group�e autour d'elle, le jeune ami, M. Amp�re, auquel elle s'�tait plu � montrer la route des sentiments g�n�reux et de l'emploi relev� du talent, l'ami des derniers jours, M. le duc de Noailles, ce contemporain de Louis XIV, charg� en quelque sorte d'apporter l'hommage du XVIIe si�cle � l'h�riti�re des meilleures traditions de la soci�t� fran�aise, toutes les figures enfin que l'on verra se produire d'une mani�re plus ou moins saillante dans ces _Souvenirs_, plac�es, ou tout pr�s de son coeur, ou � des degr�s divers au-dessus du cort�ge de sa renomm�e, forment la transition entre les relations essentielles que nous nous sommes plu � peindre, et le mouvement ext�rieur du monde dont il nous a paru superflu de d�velopper les d�tails. Cependant, tout en restant fid�le au plan que nous nous �tions trac�, nous aurions pu donner beaucoup plus de d�veloppement � cet ouvrage. Mais quel que soit l'int�r�t qu'un sujet pr�sente, il faut se donner de garde de l'�puiser. On a trop abus�, surtout � notre �poque, de la curiosit� publique. Nous avons pr�f�r�, pour notre compte, laisser deviner, au risque d'exciter des regrets, tout ce que les correspondances recueillies par Mme R�camier renferment encore de richesses pour l'esprit et pour le coeur. � la nouvelle de l'entreprise que nous venons d'achever, une femme, qui a bien connu Mme R�camier, et qui, par ses qualit�s sup�rieures, �tait digne de l'appr�cier, nous �crivait: �Vous remplissez un voeu bien ardent chez moi en faisant conna�tre cette incomparable personne. Elle �tait, en effet, incomparable de toute mani�re, par ses charmantes qualit�s d'abord, et parce que ces qualit�s avaient quelque chose de si particulier, que je ne crois pas que jamais une autre puisse les rappeler parfaitement. On ne trouvera plus que quelques traits �pars de cette gr�ce supr�me.� Ce serait notre faute si, apr�s les t�moignages que nous avons produits, on avait d�sormais, sur la femme qui nous fut si ch�re, un autre avis que l'amie dont les paroles nous ont servi d'avance d'encouragement et de justification. SOUVENIRS ET CORRESPONDANCE TIR�S DES PAPIERS DE MADAME R�CAMIER LIVRE PREMIER Jeanne-Fran�oise-Julie Ad�la�de Bernard naquit � Lyon, le 4 d�cembre 1777. Son p�re, Jean Bernard, �tait notaire dans la m�me ville; c'�tait un homme d'un esprit peu �tendu, d'un caract�re doux et faible, et d'une figure extr�mement belle, r�guli�re et noble. Il mourut en 1828, �g� de quatre-vingts ans, et conservait encore dans cet �ge avanc� toute la beaut� de ses traits. Mme Bernard (Julie Matton) fut singuli�rement jolie. Blonde, sa fra�cheur �tait �clatante, sa physionomie fort anim�e. Elle �tait faite � ravir, et attachait le plus haut prix aux agr�ments ext�rieurs, tant pour elle-m�me que pour sa fille. Elle mourut jeune encore, et toujours charmante, en 1807, d'une douloureuse et longue maladie; elle s'occupait encore des soins et des recherches de sa toilette sur la chaise longue o� ses souffrances la condamnaient � rester �tendue. Mme Bernard avait l'esprit vif, et elle entendait bien les affaires: un sens droit, un jugement prompt lui faisaient discerner nettement les chances de succ�s d'une entreprise; aussi gouverna-t-elle tr�s-heureusement et accrut-elle sa fortune. Elle voulut par ses dispositions testamentaires assurer l'ind�pendance de la situation de sa fille unique; mais quoique mari�e, s�par�e de biens et sous le r�gime dotal, Mme R�camier s'associa avec une g�n�reuse et inutile imprudence aux revers de son mari, et compromit sa propre fortune sans le sauver de sa ruine. J'ignore la circonstance qui mit Mme Bernard en relation avec M. de Calonne; mais ce fut sous son minist�re, en 1784, que M. Bernard, notaire � Lyon, fut nomm� receveur des finances � Paris, o� il vint s'�tablir, laissant sa fille Juliette � Villefranche, aux soins d'une soeur de sa femme, Mme Blachette, mari�e dans cette petite ville. Le souvenir de Mme R�camier se reportait quelquefois, et toujours avec un grand charme, sur les premi�res ann�es de son enfance. C'est � cette �poque que prit naissance dans son coeur une affection, qu'aucune circonstance ne put alt�rer, pour la jeune cousine avec laquelle on l'�levait. Mlle Blachette, qui devint plus tard la baronne de Dalmassy, et qui fut une tr�s-jolie et spirituelle personne, n'�tait alors qu'une enfant comme Juliette. Mme R�camier racontait quelquefois ses promenades autour de Villefranche avec sa cousine et les autres enfants de la ville, filles et gar�ons, les privil�ges dont elle jouissait dans la maison de son oncle o� r�gnait une stricte �conomie, et la passion tr�s-vive qu'avait pris pour elle, petite fille de six ans, un gar�on � peu pr�s du m�me �ge, Renaud Humblot. Les riantes et gracieuses impressions de l'enfance embellissaient pour elle et avaient grav� dans sa m�moire, d'une mani�re tout � fait aimable, ce premier de ses innombrables adorateurs. Apr�s quelques mois de s�jour � Villefranche. Juliette fut mise en pension au couvent de la D�serte, � Lyon. Elle y trouvait une autre soeur de sa m�re qui s'�tait faite religieuse dans cette communaut�. Le temps qu'elle passa � la D�serte laissa dans le coeur de Juliette une trace ineffa�able; elle aimait � en �voquer le souvenir. M. de Chateaubriand, dans ses _M�moires d'Outre-Tombe_, apr�s avoir d�crit la belle situation de l'abbaye, cite quelques lignes �crites par Mme R�camier sur cette �poque ch�re � sa pens�e. J'ai moi-m�me retrouv� dans ses papiers, parmi quelques d�bris des souvenirs qu'elle avait �crits, et qui par son ordre ont �t� br�l�s � sa mort, ce m�me fragment sur le couvent de la D�serte, et je l'ins�re ici tel que je l'ai recueilli, M. de Chateaubriand ne l'ayant pas donn� tout entier: �La veille du jour o� ma tante devait venir me chercher, je fus conduite dans la chambre de Mme l'abbesse pour recevoir sa b�n�diction. Le lendemain, baign�e de larmes, je venais de franchir la porte que je me souvenais � peine d'avoir vue s'ouvrir pour me laisser entrer, je me trouvai dans une voiture avec ma tante, et nous part�mes pour Paris.--Je quitte � regret une �poque si calme et si pure pour entrer dans celle des agitations; elle me revient quelquefois comme dans un vague et doux r�ve, avec ses nuages d'encens, ses c�r�monies infinies, ses processions dans les jardins, ses chants et ses fleurs. �Si j'ai parl� de ces premi�res ann�es, malgr� mon intention d'abr�ger tout ce qui m'est personnel, c'est � cause de l'influence qu'elles ont souvent � un si haut degr� sur l'existence enti�re: elles la contiennent plus ou moins. C'est sans doute � ces vives impressions de foi re�ues dans l'enfance que je dois d'avoir conserv� des croyances religieuses au milieu de tant d'opinions que j'ai travers�es. J'ai pu les �couter, les comprendre, les admettre jusqu'o� elles �taient admissibles, mais je n'ai point laiss� le doute entrer dans mon coeur.� Avec M. et Mme Bernard �tait venu s'�tablir � Paris un ami, un camarade d'enfance de M. Bernard, veuf d�s lors et qui, � dater de cette �poque, ne s�para plus son existence de celle du p�re de Juliette: ils eurent, pendant plus de trente ans, m�me maison, m�me soci�t� et m�mes amis. M. Simonard formait d'ailleurs un contraste � peu pr�s complet avec M. Bernard. Il avait autant de vivacit� que son ami avait de lenteur et d'apathie, beaucoup d'esprit, de culture intellectuelle, une �me d�vou�e: mais autant ses affections �taient vives et fid�les, autant ses antipathies �taient fortes, et il ne prenait nul souci de les dissimuler. �picurien tr�s-aimable et disciple de cette philosophie sensualiste qui avait si fort corrompu le XVIIIe si�cle, Voltaire �tait son idole, et les ouvrages de cet �crivain, sa lecture favorite. D'ailleurs, aristocrate et royaliste ardent, homme plein de d�licatesse et d'honneur. Dans l'association avec le p�re de Juliette, M. Simonard �tait � la fois l'intelligence et le despote; M. Bernard, de temps en temps, se r�voltait, contre la domination du tyran dont l'amiti� et la soci�t� �taient devenues indispensables � son existence; puis, apr�s quelques jours de bouderie, il reprenait le joug, et son ami l'empire, � la grande satisfaction de tous deux. M. Simonard mourut un peu avant son ami, et comme lui, dans un �ge fort avanc�. Il conserva jusqu'au bout de sa carri�re ses go�ts d'homme du monde, de gourmand aimable et de g�n�reux ami. Atteint par la maladie dans la pl�nitude de son intelligence, il demanda un pr�tre, re�ut avec respect et recueillement les derniers sacrements de la religion et fit une mort �difiante dont nous f�mes consol�s sans en �tre surpris: en effet, les doctrines de Voltaire n'avaient fauss� que son esprit; son coeur �tait rest� bon et charitable. Je ne r�siste point � l'envie de consigner ici une anecdote que j'ai entendu raconter d'une fa�on charmante � cet aimable vieillard. Royaliste, comme je l'ai dit, il conservait un culte v�ritable pour la m�moire de la reine Marie-Antoinette dont il avait �t� le fervent admirateur. En arrivant � Paris, vers 1786, sa premi�re curiosit� avait eu la reine pour objet, et apr�s l'avoir vue il chercha, avec plus d'empressement encore, les occasions de la rencontrer. Apprenant qu'il allait y avoir une grande chasse � courre � Saint-Germain, il r�solut d'y aller, se promettant de jouir toute cette matin�e de la vue de sa belle souveraine. M. Simonard �tait petit, court, gros; son nez �tait fort grand, il n'avait nulle habitude de monter � cheval, et devait y faire une singuli�re figure. En arrivant � Saint-Germain il s'assure d'un cheval de louage, l'enfourche et se rend au lieu du rendez-vous de la chasse royale; piquant sa m�chante monture, il prend le pas de la brillante cavalcade et parvient � se placer assez pr�s de la reine. Il suivait la chasse obstin�ment sans perdre de terrain, lui et sa b�te ruisselant de sueur et de fatigue; et la reine eut bien vite remarqu� ce cavalier acharn� � sa poursuite et son �trange �quipage: elle �tait � cheval elle-m�me et de temps en temps tournait la t�te gaiement pour voir si ce dr�le d'admirateur se laissait distancer: il tenait bon. Enfin, au d�tour d'une all�e, le gros de la chasse s'�tant un peu dispers�, et la suite de la reine se r�duisant � un petit nombre de personnes, M. Simonard maintenant sa poursuite, la reine s'arr�ta et se retournant vers lui avec un bon et franc rire: �Comptez-vous, Monsieur, lui dit-elle, suivre ainsi la chasse bien longtemps? --Aussi longtemps, Madame, que les jambes de mon cheval pourront me porter.� La pauvre b�te expirait. La reine rit de nouveau, salua et prit le galop. M. Simonard aimait � conter cette aventure � ceux qui reprochaient � la reine un peu de hauteur. Serait-il impossible que cette chasse � courre ait �t� celle dont M. de Chateaubriand fait le r�cit dans ses m�moires, et o�, en 1787, il fut admis � monter dans les carrosses du roi? � l'�poque o� Juliette arriva � Paris pour ne plus quitter sa m�re, rien n'�tait d�j� plus charmant et plus beau que son visage, rien de plus gai que son humeur, rien de plus aimable que son caract�re. Le fils de M. Simonard, qui �tait du m�me �ge qu'elle, devint l'ami et le camarade de ses jeux. Voici une petite anecdote de leur enfance que j'ai entendu conter � Mme R�camier: L'h�tel que M. Bernard habitait rue des Saints-P�res, 13, avait un jardin dont le mur, mitoyen avec la maison voisine, s�parait les deux propri�t�s. Ce mur avait � son sommet une ligne de dalles plates qui formaient une sorte d'�troite terrasse sur laquelle il �tait facile de marcher. Simonard grimpait sur ce mur, y faisait grimper sa petite compagne et la roulait en courant sur le haut du mur dans une brouette. Ce dangereux plaisir les divertissait infiniment l'un et l'autre. Le jardin du voisin poss�dait de tr�s-beaux raisins en espalier le long de la muraille; les deux enfants les convoit�rent longtemps, et Simonard se hasarda � en d�rober des grappes: Juliette faisait le guet. Ce man�ge se renouvela si souvent que le voisin s'aper�ut de la disparition de ses raisins. Il ne lui fut pas difficile de conjecturer d'o� pouvaient venir les picoreurs de sa vigne. Furieux, il se met en embuscade, et quand les deux enfants sont bien occup�s � prendre le raisin, il leur crie d'une voix tonnante: �Ah! je prends donc enfin mes voleurs!� D'un saut le petit gar�on disparut dans son jardin. La pauvre Juliette, rest�e au sommet du mur, p�le et tremblante, ne savait que devenir. Sa ravissante figure eut bien vite d�sarm� le f�roce propri�taire, qui ne s'�tait pas attendu � avoir affaire � une si belle cr�ature en d�couvrant les maraudeurs de son raisin. Il se mit en devoir de rassurer et de consoler la jolie enfant, promit de ne rien dire aux parents et tint parole: cette aventure fit cesser toute promenade sur le mur. Juliette �tait extr�mement bien dou�e pour la musique; on lui donna des le�ons de piano. Le penchant qu'elle avait montr� dans son enfance devint chez elle avec les ann�es un go�t tr�s-vif, et, jeune femme, Mme R�camier fit de la musique avec les plus habiles artistes de son temps. Elle jouait non-seulement du piano, mais de la harpe, et prit de Bo�eldieu des le�ons de chant. Sa voix �tait peu �tendue, expressive, harmonieusement timbr�e. Elle cessa de chanter de tr�s-bonne heure; elle abandonna la harpe, mais elle trouva, jusqu'� la fin de sa vie, dans le piano, de vraies et vives jouissances. Juliette avait eu de tout temps une m�moire musicale �tendue: elle aimait � jouer de m�moire, pour elle-m�me, seule, � la chute du jour. Je l'ai entendue souvent ex�cuter ainsi dans l'obscurit� tout un r�pertoire de morceaux des grands ma�tres, d'un caract�re m�lancolique, et en �prouver une impression telle, que les larmes inondaient son visage. Cette habitude contract�e de bonne heure, cet heureux don de retenir les morceaux qui la frappaient, permirent � Mme R�camier dans un �ge avanc�, alors que la c�cit� avait voil� ses yeux, de jouer encore et d'endormir de tristes souvenirs � l'aide de la musique. L'�ducation de Juliette se faisait chez sa m�re qui la surveillait avec grand soin. Mme Bernard aimait passionn�ment sa fille, elle �tait orgueilleuse de la beaut� qu'elle annon�ait: ayant le go�t de la parure pour son propre compte, elle n'y attachait pas moins d'importance pour sa fille et la parait avec une extr�me complaisance. La pauvre Juliette se d�sesp�rait des longues heures qu'on lui faisait employer � sa toilette, chaque fois que sa m�re l'emmenait au spectacle ou dans le monde, occasions que Mme Bernard, dans sa vanit� maternelle, multipliait autant qu'elle le pouvait. Ce fut ainsi qu'elles all�rent � Versailles pour assister � l'un des derniers grands couverts o� parurent le roi Louis XVI, la reine Marie-Antoinette et toute la famille royale, avec le c�r�monial de l'ancienne monarchie. Dans ces occasions, le public �tait admis � circuler autour de la table royale. Les yeux des spectateurs venus pour admirer les magnificences de Versailles et l'attention m�me de la famille royale furent, ce jour-l�, attir�s par la beaut� de l'enfant qui se trouvait au premier rang des curieux. La reine remarqua qu'elle paraissait � peu pr�s de l'�ge de Madame Royale, et envoya une de ses dames demander � la m�re de cette charmante enfant de la laisser venir dans les appartements o� la famille royale se retirait. L�, Juliette fut mesur�e avec Madame Royale et trouv�e un peu plus grande. Elles �taient en effet pr�cis�ment de la m�me ann�e, et elles avaient alors onze ou douze ans. Madame Royale �tait fort belle � cette �poque; elle parut m�diocrement satisfaite de se voir ainsi mesur�e et compar�e avec une enfant prise dans la foule. Ce fut � l'�glise Saint-Pierre-de-Chaillot, en 1791, que Juliette fit sa premi�re communion. � l'�poque o� M. Bernard avait rappel� sa fille aupr�s de lui, sa femme �tait jeune encore, remarquablement agr�able, spirituelle et gracieuse. Leur existence �tait ais�e, �l�gante; tous deux aimaient � recevoir et leur maison, ouverte � tous les gens d'esprit, devait l'�tre surtout aux Lyonnais. Mme Bernard recherchait et attirait les gens de lettres; elle avait une loge au Th��tre-Fran�ais, et donnait � souper plusieurs fois par semaine. Ce fut chez sa m�re que Juliette connut M. de Laharpe. Lemontey, venu � Paris, qu'il ne quitta plus, comme d�put� � l'Assembl�e l�gislative, �tait fort assidu chez Mme Bernard; Barr�re y �tait re�u, et rendit plus d'un service � la famille dans les mauvais jours de la r�volution. Entre les Lyonnais qui fr�quentaient le plus habituellement cette maison se trouvait M. Jacques R�camier, qui occupait d�j� une situation importante parmi les banquiers de Paris. J'entre dans quelques d�tails � son sujet. Jacques-Rose R�camier �tait n� � Lyon en 1751; il �tait le second fils d'une nombreuse famille dans laquelle s'�taient conserv�es les traditions de la pi�t�, des bonnes moeurs et du travail. Son p�re, Fran�ois R�camier, dou� d'une grande intelligence commerciale, avait fond� � Lyon une tr�s consid�rable maison de chapellerie, dont les relations les plus importantes �taient avec l'Espagne. En s'�tablissant � Lyon, il n'avait point pour cela renonc� au Bugey, son pays natal, et tous ses enfants furent comme lui fid�lement attach�s � ce village et � ce domaine de Cressin qu'ils appelaient le berceau des R�camier. Jacques avait �t� de tr�s-bonne heure le voyageur de la maison de son p�re; les int�r�ts de leur commerce le conduisirent souvent en Espagne: aussi parlait-il et �crivait-il l'espagnol comme sa propre langue. Il savait bien le latin: quand je l'ai connu, il aimait encore � citer des vers d'Horace ou de Virgile, et le faisait � propos. Sa correspondance commerciale passait pour un mod�le; il avait �t� beau, ses traits �taient accentu�s et r�guliers, ses yeux bleus; il �tait blond, grand et vigoureusement constitu�. Il serait difficile d'imaginer un coeur plus g�n�reux que le sien, plus facile � �mouvoir et en m�me temps plus l�ger. Qu'un ami r�clam�t son temps, son argent, ses conseils, M. R�camier se mettait avec empressement � sa disposition; que ce m�me ami lui f�t enlev� par la mort, � peine lui donnait-il deux jours de regrets. �Encore un tiroir ferm�,� disait-il, et l� s'arr�tait sa sensibilit�. Toujours pr�t � donner, serviable au dernier point, bon compagnon, d'humeur bienveillante et gaie, optimiste � l'exc�s, il �tait toujours content de tout et de tous; il avait de l'esprit naturel et beaucoup d'impr�vu et de pittoresque dans le langage; il contait bien. Confiant jusqu'� l'imprudence, il poussait la longanimit� et l'indulgence jusqu'� discerner � peine la valeur morale des individus avec lesquels il �tait en rapport. Il avait cette parfaite politesse, habituelle parmi les hommes de sa g�n�ration; elle �tait chez lui le r�sultat d'un grand usage du monde et d'un d�sir sinc�re d'�tre agr�able aux autres. Plac� par sa fortune � la t�te des hommes de finance, � Paris, il n'eut jamais la moindre sottise, recevant les plus grands seigneurs sans embarras et les pauvres gens sans hauteur. M. R�camier avait malheureusement des moeurs l�g�res, et il pr�f�rait souvent une soci�t� facile et subalterne � celle de ses �gaux. G�n�reux pour tous, il �tait la providence de sa famille et en �tait ador�. Lorsqu'au sortir de la Terreur, il fut en pleine possession de sa grande existence financi�re, une arm�e de neveux, log�s chez lui, employ�s et appoint�s par lui, trouvaient dans son hospitali�re et opulente maison tous les agr�ments de la vie. Lorsqu'il demanda, en 1793, la main de Juliette Bernard dont il voyait depuis deux ou trois ans se d�velopper la merveilleuse beaut�, il avait lui-m�me quarante-deux ans, et elle n'en avait que quinze. Ce fut pourtant tr�s-volontairement, sans effroi ni r�pugnance, qu'elle agr�a sa recherche. Mme Bernard crut devoir faire � sa fille toutes les objections que dictaient assez la diff�rence des �ges et celle des go�ts et des habitudes qui devait en r�sulter; mais Juliette voyait venir M. R�camier depuis plusieurs ann�es chez ses parents, il avait toujours �t� pr�venant et gracieux pour son enfance, elle avait re�u de lui ses plus belles poup�es, elle ne douta pas qu'il ne d�t �tre un mari plein de complaisance; elle accepta sans la moindre inqui�tude l'avenir qui lui �tait offert. Ce lien ne fut, d'ailleurs, jamais qu'apparent; Mme R�camier ne re�ut de son mari que son nom. Ceci peut �tonner, mais je ne suis pas charg�e d'expliquer le fait; je me borne � l'attester, comme auraient pu l'attester tous ceux qui, ayant connu M. et Mme R�camier, p�n�tr�rent dans leur intimit�. M. R�camier n'eut jamais que des rapports paternels avec sa femme; il ne traita jamais la jeune et innocente enfant qui portait son nom que comme une fille dont la beaut� charmait ses yeux et dont la c�l�brit� flattait sa vanit�. Ils se mari�rent � Paris le 24 avril 1793. Le mariage de Mlle Bernard avait donc lieu en pleine Terreur, � l'�poque la plus sinistre de la r�volution, l'ann�e m�me du meurtre du roi et de la reine. � ce moment toutes les habitudes de la soci�t� �taient rompues, toutes les relations an�anties; l'unique souci de chacun consistait � se faire oublier pour �chapper, s'il le pouvait, � la mort qui frappait incessamment parmi ses amis et ses proches. La vie s'�coulait dans une sorte de stupeur, qui seule peut expliquer l'absence de toute tentative de r�sistance � ce r�gime de bourreaux. Je tiens de M. R�camier qu'il allait presque tous les jours assister aux ex�cutions. Il avait �t� ainsi t�moin du supplice du roi, il avait vu p�rir la reine, il avait vu guillotiner les fermiers g�n�raux, M. de Laborde, banquier de la cour, tous les hommes avec lesquels il �tait en relations d'affaires ou de soci�t�: et quand je lui exprimais ma surprise qu'il se condamn�t � un aussi horrible spectacle, il me r�pondait que c'�tait pour se familiariser avec le sort qui vraisemblablement l'attendait, et qu'il s'y pr�parait en voyant mourir. M. R�camier �chappa n�anmoins, ainsi que la famille de sa femme, au couteau r�volutionnaire et on attribua ce bonheur, en grande partie, � la protection de Barr�re. Quatre ann�es s'�coul�rent de la sorte sans que j'aie � enregistrer aucun �v�nement important dans la vie de Mme R�camier. Cependant le r�gne de la Terreur avait cess�, l'ordre s'essayait � rena�tre, les existences se reconstituaient, les �migr�s commen�aient � rentrer, et la soci�t� fran�aise, incorrigible dans sa frivolit�, se jetait � corps perdu, au sortir des prisons, de l'exil, de la ruine et des �chafauds, dans le tourbillon des plaisirs. Mme R�camier resta tout � fait �trang�re au monde du Directoire et n'eut de relation avec aucune des femmes qui en furent les h�ro�nes: Mme Tallien, et quelques autres. Plus jeune que ces dames de plusieurs ann�es, et prot�g�e par l'aur�ole de puret� qui l'a toujours environn�e, pas une de ces femmes ne vint chez elle et elle n'alla chez aucune d'elles. Sa beaut� avait en ce peu d'ann�es achev� de s'�panouir, et elle avait en quelque sorte pass� de l'enfance � la splendeur de la jeunesse. Une taille souple et �l�gante, des �paules, un cou de la plus admirable forme et proportion, une bouche petite et vermeille, des dents de perle, des bras charmants quoique un peu minces, des cheveux ch�tains naturellement boucl�s, le nez d�licat et r�gulier, mais bien fran�ais, un �clat de teint incomparable qui �clipsait tout, une physionomie pleine de candeur et parfois de malice, et que l'expression de la bont� rendait irr�sistiblement attrayante, quelque chose d'indolent et de fier, la t�te la mieux attach�e. C'�tait bien d'elle qu'on e�t eu le droit de dire ce que Saint-Simon a dit de la duchesse de Bourgogne: que sa d�marche �tait celle d'une d�esse sur les nu�es. Telle �tait Mme R�camier � dix-huit ans. � ce moment, au sortir de cette temp�te de la r�volution, qui semblait avoir tout englouti et qui laissait dans le sein de chaque famille, � quelque rang qu'elle appart�nt, une marque sanglante de son passage, la soci�t� parut saisie d'une sorte de fi�vre de distractions et de f�tes. Les salons n'existaient plus, tout se passait en plein air; les succ�s d'une femme n'avaient plus pour th��tre les cercles d'un monde disparu, mais les lieux publics. C'�tait aux spectacles qui venaient de se rouvrir, dans les jardins, dans les bals par souscription, que l'on se rencontrait au milieu de la foule. La beaut� de Juliette causait dans toutes ces r�unions un fr�missement d'admiration, de curiosit�, d'enthousiasme, d'autant plus vif qu'il avait toute la spontan�it� des impressions de la multitude. Sa pr�sence �tait partout un �v�nement. Je crois qu'il n'est point inutile de rappeler aussi que cette �poque �tait celle d'une renaissance tr�s-prononc�e du go�t et d'une passion pour les arts que l'influence de David et de son �cole avait r�pandue dans tous les rangs, et qui affectait des formes toutes pa�ennes dans son idol�trie de la beaut�. Toutes ces circonstances peuvent servir � faire comprendre la promptitude avec laquelle la beaut� de Mme R�camier devint non-seulement c�l�bre, mais populaire. En voici deux exemples entre bien d'autres que je pourrais citer. Lorsque le culte se r�tablit et que les �glises se rouvrirent aux c�r�monies religieuses, on demanda � Mme R�camier de qu�ter � Saint-Roch pour je ne sais quelle bonne oeuvre; elle y consentit. Au moment de la qu�te, la nef de l'�glise se trouva trop petite pour la foule qui l'obstruait. On montait sur les chaises, sur les piliers, sur les autels des chapelles lat�rales, et ce fut � grand'peine si l'objet de cet empressement, prot�g� par deux hommes de la soci�t� (Emmanuel Dupaty et Christian de Lamoignon), put fendre le flot des curieux et faire circuler la bourse des pauvres. La qu�te produisit vingt mille francs. L'autre circonstance se produisit � la promenade de Longchamps. La vogue extr�me de cette promenade tend � dispara�tre, et d'ici � quelques ann�es nos neveux ne sauront plus ce que c'�tait. Dans mon enfance, Longchamps avait encore sa signification et son importance: on renouvelait ses �quipages, ses chevaux, ses livr�es, les modes de printemps s'arboraient � Longchamps. Les femmes, dans leurs plus fra�ches et plus �l�gantes toilettes du matin, rivalisaient trois jours, le mercredi, le jeudi et le vendredi saints de chaque ann�e, de beaut� et de bon go�t dans leurs ajustements. C'�tait depuis la place de la Concorde jusqu'� l'arc de l'�toile, et au del�, un brillant encombrement de voitures � deux ou � quatre chevaux, d'hommes � cheval, de pi�tons circulant dans les contre-all�es, ou de badauds assis sur le bord de la grande avenue des Champs-�lys�es, saluant, admirant ou critiquant les riches et les �l�gants du si�cle emport�s dans de somptueux �quipages au milieu d'un tourbillon de poussi�re et de soleil. Dans la semaine sainte de 1801, par une belle matin�e de printemps, Mme R�camier se rendit avec d'autres femmes de sa famille � Longchamps dans une cal�che d�couverte � deux chevaux. La voiture, forc�e d'aller au pas, permettait � la foule de voir et d'admirer sa figure, que la splendeur du jour et la vivacit� de la lumi�re du plein midi ne faisaient que mieux ressortir; son nom ne tarda pas � circuler dans cette masse compacte qui allait grossissant, et qui, d'une commune voix, la comparant aux beaut�s contemporaines et pr�sentes, la salua _la plus belle � l'unanimit�_. On a tant parl� de la _danse_ de Mme R�camier qu'il convient peut-�tre d'en dire un mot. Belle et faite � peindre, elle excella en effet dans cet art. Elle aima la danse avec passion pendant quelques ann�es, et, � son d�but dans le monde, elle se faisait un point d'honneur d'arriver au bal la premi�re et de le quitter la derni�re: mais cela ne dura gu�re. Je ne sais de qui elle avait appris _cette danse du ch�le_, qui fournit � Mme de Sta�l le mod�le de la danse qu'elle pr�te � _Corinne_. C'�tait une pantomime et des attitudes plut�t que de la danse. Elle ne consentit � l'ex�cuter que pendant les premi�res ann�es de sa jeunesse. Pendant le triste hiver de 1812 � 1813 que Mme R�camier, exil�e, passa � Lyon, un jour que l'isolement lui pesait plus cruellement que de coutume, pour tromper son ennui et sans doute aussi se rappeler d'autres temps, elle voulut me donner une id�e de la danse du ch�le: une longue �charpe � la main, elle ex�cuta en effet toutes les attitudes dans lesquelles ce tissu l�ger devenait tour � tour une ceinture, un voile, une draperie. Rien n'�tait plus gracieux, plus d�cent et plus pittoresque que cette succession de mouvements cadenc�s dont on e�t d�sir� fixer par le crayon toutes les attitudes. Comme t�moignage de l'effet produit par Mme R�camier, je cite une conversation textuelle de Mme Regnault de Saint-Jean-d'Ang�ly. Elles �taient contemporaines, et Mme Regnault, que distinguaient la parfaite d�licatesse et r�gularit� de ses traits, prisait tr�s-haut sa propre beaut�. Un jour donc, Mme Regnault, qui n'�tait plus jeune, parlait de sa figure et de celles des femmes de son temps, comme on parle d'un pass� �loign�. Elle nomma Mme R�camier; d'autres, assurait-elle, avaient �t� plus _vraiment_ belles, mais aucune ne produisait autant d'effet. �J'�tais dans un salon, ajoutait-elle, j'y charmais et captivais tous les regards; Mme R�camier arrivait: l'�clat de ses yeux, qui n'�taient pas pourtant tr�s-grands, l'inconcevable blancheur de ses �paules, �crasaient tout, �clipsaient tout; elle resplendissait. Au bout d'un moment il est vrai, poursuivait Mme Regnault, les vrais amateurs me revenaient.� Mme R�camier n'eut que deux fois en sa vie l'occasion de rencontrer Bonaparte. La premi�re, ce fut en 1797, dans des circonstances qui lui avaient laiss� une impression vive que je lui ai entendu rappeler. Je dirai plus tard sa seconde rencontre avec Napol�on. Le 10 d�cembre 1797, le Directoire donna une f�te triomphale en l'honneur et pour la r�ception du vainqueur de l'Italie. Cette solennit� eut lieu dans la grande cour du palais du Luxembourg. Au fond de cette cour, un autel et une statue de la Libert�; au pied de ce symbole, les cinq directeurs rev�tus de costumes romains; les ministres, les ambassadeurs, les fonctionnaires de toute esp�ce rang�s sur des si�ges en amphith��tre; derri�re eux, des banquettes r�serv�es aux personnes invit�es. Les fen�tres de toute la fa�ade de l'�difice �taient garnies de monde; la foule remplissait la cour, le jardin et toutes les rues aboutissant au Luxembourg. Mme R�camier prit place avec sa m�re sur les banquettes r�serv�es. Elle n'avait jamais vu le g�n�ral Bonaparte, mais elle partageait alors l'enthousiasme universel, et elle se sentait vivement �mue par le prestige de cette jeune renomm�e. Il parut: il �tait encore fort maigre � cette �poque, et sa t�te avait un caract�re de grandeur et de fermet�, extr�mement saisissant. Il �tait entour� de g�n�raux et d'aides de camp. � un discours de M. de Talleyrand, ministre des affaires �trang�res, il r�pondit quelques br�ves, simples et nerveuses paroles qui furent accueillies par de vives acclamations. De la place o� elle �tait assise, Mme R�camier ne pouvait distinguer les traits de Bonaparte: une curiosit� bien naturelle lui faisait d�sirer de les voir; profitant d'un moment o� Barras r�pondait longuement au g�n�ral, elle se leva pour le regarder. � ce mouvement qui mettait en �vidence toute sa personne, les yeux de la foule se tourn�rent vers elle, et un long murmure d'admiration la salua. Cette rumeur n'�chappa point � Bonaparte; il tourna brusquement la t�te vers le point o� se portait l'attention publique, pour savoir quel objet pouvait distraire de sa pr�sence cette foule dont il �tait le h�ros: il aper�ut une jeune femme v�tue de blanc et lui lan�a un regard dont elle ne put soutenir la duret�: elle se rassit au plus vite. J'ai d�j� dit que Mme R�camier n'avait point fait partie de la soci�t� du Directoire: cependant au printemps de 1799, elle fut invit�e � une soir�e donn�e par Barras dans les salons du Luxembourg. M. R�camier trouvait utile � ses relations d'affaires que sa jeune femme accept�t cette fois l'invitation qui lui �tait adress�e, et elle se pr�ta d'autant plus volontiers � ce d�sir, qu'elle avait � solliciter de Barras l'�largissement d'un prisonnier. Lorsque M. et Mme R�camier arriv�rent au Luxembourg, la musique, car c'�tait un concert, �tait commenc�e, et on ex�cutait l'ouverture du _Jeune Henri_. L'apparition d'une personne d�j� c�l�bre par ses agr�ments dans une soci�t� qui n'�tait pas la sienne, fit une assez vive sensation. Barras s'�tait avanc� pour offrir son bras � Mme R�camier, et l'avait plac�e au fond du salon � quelques pas d'une femme qui, bien qu'elle e�t pass� la premi�re jeunesse, en conservait encore toute la gr�ce et l'�l�gance: c'�tait Mme Bonaparte. Plus pr�s d'elle, et presque enseveli dans les coussins du fauteuil o� il �tait assis, se trouvait un petit homme contrefait, dont l'ext�rieur �trange et la figure remarquable attir�rent son attention; on le lui pr�senta en nommant La R�veill�re-L�peaux, l'un des directeurs. Mme R�camier fut aussi vivement frapp�e dans cette soir�e du contraste que pr�sentaient, avec la soci�t� fort m�l�e qui remplissait les salons, la figure jeune encore de M. de Talleyrand, ses mani�res �l�gantes et aristocratiques, et sa physionomie hautaine. Mme R�camier rencontra fr�quemment M. de Talleyrand dans le monde; il ne vint jamais chez elle, o� j'ai vu plusieurs fois son fr�re, Archambauld de P�rigord. � minuit on servit un splendide souper. Barras pla�a Mme Bonaparte � sa droite, et pria Mme R�camier, que La R�veill�re-L�peaux avait conduite dans la salle � manger, de se mettre � sa gauche. Elle eut ainsi pendant le souper une occasion naturelle de parler � Barras du vieillard dont elle voulait obtenir la mise en libert�. Il faut se rappeler la grande jeunesse de Juliette, l'expression pure et presque enfantine de sa physionomie, pour imaginer l'impression que devait produire, dans ce monde facile, cette virginale apparition. Barras �couta avec un respectueux int�r�t l'histoire du pauvre pr�tre, emprisonn� pour �tre rentr� en France avant sa radiation de la liste des �migr�s, et depuis ce moment d�tenu au Temple; il promit de s'occuper du prot�g� de Mme R�camier et tint parole. Les gazettes du temps rendirent compte de cette f�te et publi�rent un quatrain improvis� au souper par le po�te Despaze et adress� � Mme R�camier. Ce fut � la fin de 1798 que M. R�camier, qui jusque-l� avait occup� une maison rue du Mail, 12, la trouvant trop petite, r�solut d'acheter un h�tel plus appropri� � l'accroissement de ses affaires, � l'importance de sa fortune et � ses go�ts hospitaliers. M. Necker venait d'�tre ray� de la liste des �migr�s. Mme de Sta�l �tait � Paris, et cherchait � vendre pour son p�re un h�tel qui lui appartenait, rue du Mont-Blanc, � pr�sent rue de la Chauss�e-d'Antin, 7. M. R�camier �tait depuis longtemps en relation d'affaires avec M. Necker, il �tait son banquier ainsi que celui de sa fille; il acheta l'h�tel. L'acte de vente porte la date du 25 vend�miaire an VII. La n�gociation de cette affaire devint l'origine de la liaison qui s'�tablit entre Mme de Sta�l et Mme R�camier. Je rencontre dans les rares fragments de souvenirs de Mme R�camier, que j'ai eu le bonheur de retrouver apr�s la destruction de son manuscrit, un r�cit de sa premi�re entrevue avec la femme c�l�bre qui devint sa plus intime amie; je m'empresse de l'ins�rer ici. �Un jour, et ce jour fait �poque dans ma vie, M. R�camier arriva � Clichy avec une dame qu'il ne me nomma pas et qu'il laissa seule avec moi dans le salon, pour aller rejoindre quelques personnes qui �taient dans le parc. Cette dame venait pour parler de la vente et de l'achat d'une maison; sa toilette �tait �trange; elle portait une robe du matin et un petit chapeau par�, orn� de fleurs: je la pris pour une �trang�re. Je fus frapp� de la beaut� de ses yeux et de son regard; je ne pouvais me rendre compte de ce que j'�prouvais, mais il est certain que je songeais plus � la reconna�tre et pour ainsi dire, � la deviner, qu'� lui faire les premi�res phrases d'usage, lorsqu'elle me dit avec une gr�ce vive et p�n�trante, qu'elle �tait vraiment ravie de me conna�tre, que M. Necker, son p�re [...] � ces mots, je reconnus Mme de Sta�l! je n'entendis pas le reste de sa phrase, je rougis, mon trouble fut extr�me. Je venais de lire ses _Lettres sur Rousseau_, je m'�tais passionn�e pour cette lecture. J'exprimai ce que j'�prouvais plus encore par mes regards que par mes paroles: elle m'intimidait et m'attirait � la fois. On sentait tout de suite en elle une personne parfaitement naturelle dans une nature sup�rieure. De son cot�, elle fixait sur moi ses grands yeux, mais avec une curiosit� pleine de bienveillance, et m'adressa sur ma figure des compliments qui eussent paru exag�r�s et trop directs, s'ils n'avaient pas sembl� lui �chapper, ce qui donnait � ses louanges une s�duction irr�sistible. Mon trouble ne me nuisit point; elle le comprit et m'exprima le d�sir de me voir beaucoup � son retour � Paris, car elle partait pour Coppet. Ce ne fut alors qu'une apparition dans ma vie, mais l'impression fut vive. Je ne pensai plus qu'� Mme de Sta�l, tant j'avais ressenti l'action de cette nature si ardente et si forte.� L'h�tel de la rue du Mont-Blanc une fois acquis de M. Necker fut confi� � l'architecte Berthaut pour �tre restaur� et meubl�, et on lui donna carte blanche pour la d�pense. Il s'acquitta de sa t�che avec un go�t infini et se fit aider dans son entreprise par M. Percier. Les b�timents furent r�par�s, augment�s. Chacune des pi�ces de l'ameublement, bronzes, biblioth�ques, cand�labres, jusqu'au moindre fauteuil, fut dessin� et model� tout expr�s. Jacob, �b�niste du premier ordre, ex�cuta les mod�les fournis; il en r�sulta un ameublement qui porte l'empreinte de l'�poque, mais qui restera le meilleur �chantillon du go�t de ce temps et dont l'ensemble offrait une harmonie trop rare. Il n'y eut qu'un cri sur ce go�t et ce luxe, dont on avait perdu l'habitude, et les r�cits en exag�r�rent beaucoup la richesse. Dans l'�t� de 1796, M. R�camier avait lou� d'une madame de L�vy le ch�teau de Clichy, tout meubl�, et y avait �tabli sa jeune femme et sa belle-m�re: lui-m�me venait y d�ner tous les jours; il n'y couchait presque jamais, ses go�ts, ses habitudes et ses affaires s'accordant pour le rappeler � Paris. La tr�s-courte distance qui s�pare le village de Clichy de la capitale rendait cette combinaison facile; aussi subsista-t-elle pendant plusieurs ann�es. Mme R�camier s'installait � Clichy d�s le commencement du printemps, et lorsque les th��tres rouverts se peupl�rent du monde �l�gant, elle se rendait apr�s d�ner � l'Op�ra ou au Th��tre-Fran�ais, o� elle avait une loge � l'ann�e, et revenait � la campagne apr�s les repr�sentations. M. R�camier tenait � Clichy table ouverte: le ch�teau �tait vaste; le parc, admirablement plant�, s'�tendait jusqu'au bord de la Seine. Mme R�camier, qui avait un go�t tr�s-vif pour les fleurs et les parfums, y faisait entretenir avec soin des fleurs en grand nombre. Ce luxe charmant, devenu tr�s-commun de nos jours, avait alors tout le prestige de la nouveaut�. Au printemps de 1799, Mme R�camier, d�j� �tablie � Clichy, accepta l'invitation qui avait �t� adress�e � son mari et � elle pour un d�ner � Bagatelle chez M. Sapey. Parmi les invit�s de ce d�ner se trouva Lucien Bonaparte. D�s le premier moment qu'il vit Mme R�camier, il ne dissimula point la vive impression que lui causait sa beaut�; pr�sent� � elle, il l'accompagna apr�s le d�ner dans une promenade � travers les jardins de Bagatelle, et le soir au moment o� elle allait se retirer, il sollicita et il obtint la permission de la voir chez elle � Clichy: il y accourut d�s le lendemain. Lucien Bonaparte avait alors vingt-quatre ans; ses traits, moins caract�ris�s que ceux de Napol�on auquel il ressemblait, avaient pourtant de la r�gularit�. Il �tait plus grand que son fr�re; son regard �tait agr�able, bien qu'il e�t la vue basse, et son sourire �tait gracieux. L'orgueil d'une grandeur naissante per�ait dans toutes ses mani�res, tout en lui visait � l'effet: il y avait de la recherche et point de go�t dans sa mise, de l'emphase dans son langage et de l'importance dans toute sa personne. La passion que Lucien Bonaparte avait con�ue pour Mme R�camier se d�veloppa rapidement, et il ne tarda pas � chercher un moyen de la lui exprimer. Il y a dans l'extr�me jeunesse et l'innocence, lorsqu'elle est r�elle, quelque chose qui impose aux plus hardis. Mme R�camier non-seulement n'avait jamais aim�, mais c'�tait la premi�re fois qu'elle se voyait l'objet d'un sentiment passionn�. En recevant une premi�re lettre d'amour, elle fut d'abord un peu troubl�e, mais presque aussit�t l'instinct de sa dignit� de femme et la compl�te indiff�rence qu'elle �prouvait lui r�v�l�rent la ligne de conduite � suivre. Lucien avait donn� � sa d�claration d'amour le voile d'une composition litt�raire. Juliette r�solut de ne point para�tre comprendre l'intention de la lettre de Rom�o: elle la rendit le lendemain en pr�sence de beaucoup de monde, en louant le talent de l'auteur, mais en l'engageant � se r�server pour des destin�es plus hautes et � ne pas perdre � des oeuvres d'imagination un temps qu'il pouvait plus utilement consacrer � la politique. Lucien ne fut pas d�courag� par l'insucc�s de sa fiction romanesque; il renon�a seulement � se servir d'un nom d'emprunt, et il adressa � Mme R�camier des lettres dans lesquelles il peignit directement son ardente passion. Elle crut alors ne pouvoir faire autre chose que de montrer ces lettres � son mari en r�clamant pour sa jeunesse les conseils et l'appui de l'homme dont elle portait le nom; elle voulait fermer sa porte � Lucien Bonaparte, et elle en fit la proposition � M. R�camier. Celui-ci loua la vertu de sa jeune femme, la remercia de la confiance qu'elle lui t�moignait, l'engagea � continuer d'agir avec la prudence et la sagesse dont elle venait de faire preuve; mais il lui repr�senta que fermer sa porte au fr�re du g�n�ral Bonaparte, rompre ouvertement avec un homme si haut plac�, ce serait gravement compromettre et peut-�tre ruiner sa maison de banque: il conclut qu'il fallait ne point le d�sesp�rer et ne lui rien accorder. Lucien ne plaisait point � Mme R�camier, mais elle �tait bonne et ne pouvait voir sans quelque piti� les angoisses qu'elle lui faisait �prouver; elle �tait rieuse d'ailleurs, et, quoique les femmes soient dispos�es � l'indulgence pour les ridicules des gens vraiment amoureux d'elles, l'emphase de Lucien excitait parfois chez elle des acc�s de gaiet� qui le d�montaient; d'autres fois ses violences lui faisaient peur. Ce rapport tr�s-orageux dura plus d'une ann�e. Las enfin d'une rigueur impossible � fl�chir, et s'apercevant, � mesure que la certitude de ne rien obtenir �teignait sa passion, du r�le ridicule qu'il jouait, Lucien se retira. Le monde n'avait pas manqu� de s'occuper de la passion tr�s-affich�e de Lucien; il e�t bien souhait� qu'on le cr�t l'amant favoris� de la plus c�l�bre beaut� de l'Europe, et ses courtisans (car il en avait) s'�taient efforc�s de le faire croire, heureusement sans parvenir � donner le change � l'opinion. Mme R�camier n'ignora pas ces honteuses men�es, et, bien que sa r�putation sort�t intacte de cette aventure, elle en �prouva une vive douleur; ce fut son premier chagrin, et la premi�re fois que cette �me pure sentit le contact de la m�chancet� et de la bassesse: sa timidit� s'en accrut, mais sa raison se fortifia � cette �preuve. La correspondance de Lucien, il faut bien en convenir, est absolument d�pourvue de go�t et de naturel, et le dernier �colier de nos coll�ges tournerait une lettre d'amour beaucoup mieux que ce tribun de vingt-cinq ans, dont la r�solution et le sang-froid eurent au 18 brumaire une si consid�rable influence sur le sort de la France et du monde. De l'emphase, des redites, des lieux communs, au milieu desquels on sent pourtant une passion sinc�re et la crainte du ridicule auquel il ne sait pas �chapper, tel est le caract�re de ces lettres. On pourrait en multiplier les citations, mais un �chantillon sera plus que suffisant pour les faire appr�cier. LETTRES DE ROM�O � JULIETTE PAR L'AUTEUR DE LA TRIBU INDIENNE Sans l'amour, la vie n'est qu'un long sommeil. Encore des lettres d'amour!!! depuis celles de Saint-Preux et d'H�lo�se, combien en a-t-il paru!... combien de peintres ont voulu copier ce chef-d'oeuvre inimitable!... c'est la V�nus de M�dicis que mille artistes ont essay� vainement d'�galer. Ces lettres ne sont point le fruit d'un long travail, et je ne les d�die point � l'immortalit�. Ce n'est point � l'�loquence et au g�nie qu'elles doivent le jour, mais � la passion la plus vraie; ce n'est point pour le public qu'elles sont �crites, mais pour une femme ch�rie... Elles d�c�lent mon coeur: c'est une glace fid�le o� j'aime � me revoir sans cesse; j'�cris comme je sens, et je suis heureux en �crivant. Puissent ces lettres int�resser celle pour qui j'�cris!!! puisse-t-elle m'entendre!!! puisse-t-elle se reconna�tre avec plaisir dans le portrait de Juliette et penser � Rom�o avec ce trouble d�licieux qui annonce l'aurore de la sensibilit�!!! PREMI�RE LETTRE DE ROM�O � JULIETTE. �Venise, 27 juillet. �Rom�o vous �crit, Juliette; si vous refusiez de le lire, vous seriez plus cruelle que nos parents dont les longues querelles viennent de s'apaiser: sans doute ces affreuses querelles ne rena�tront plus. �Il y a peu de jours, je ne vous connaissais encore que par la renomm�e; je vous avais aper�ue quelquefois dans les temples et dans les f�tes; je savais que vous �tiez la plus belle: mille bouches me r�p�taient vos �loges, mais ces �loges, et vos attraits m'avaient frapp� sans m'�blouir... Pourquoi la paix m'a-t-elle livr� � votre empire! La paix!... elle est aujourd'hui dans nos familles, mais le trouble est dans mon coeur [...] �Je vous ai revue depuis. L'amour a sembl� me sourire... assis sur un banc circulaire, seul avec vous j'ai parl�, j'ai cru entendre un soupir s'exhaler de votre sein! Vaine illusion! Revenu de mon erreur, j'ai vu l'indiff�rence au front tranquille assise entre nous deux... La passion qui me ma�trise s'exprimait dans mes discours, et les v�tres portaient l'aimable et cruelle empreinte de la plaisanterie. �� Juliette! la vie sans l'amour n'est qu'un long sommeil: la plus belle des femmes doit �tre sensible: heureux le mortel qui deviendra l'ami de votre coeur!...� Apr�s ce premier aveu de sa passion sous le voile fort transparent d'une composition litt�raire. Lucien �crit en son propre nom et sans renoncer absolument � l'heureuse fiction qui voudrait faire de lui le Rom�o de cette nouvelle Juliette. Il s'exprime ainsi: � JULIETTE. �Juliette, ce n'est plus Rom�o, c'est moi qui vous �cris. �Depuis deux jours retir� � la campagne, votre id�e m'y a occup� sans cesse: ces deux jours ont suffi pour m'�clairer sur ma position, et je me suis jug�. �Je vous envoie le r�sultat de mes tristes r�flexions, et je vous prie de les lire... c'est la derni�re lettre que vous recevrez de moi. �L. B. �Un ridicule est plus dangereux qu'un crime, lorsque surtout il se rapporte � un homme public sur qui la critique exerce avec tant de plaisir sa maligne influence. �Fuis Juliette,--�vite le ridicule,--adoucis ton malheur par la philosophie.� �Amour-propre, raison protectrice, j'entends votre oracle: je m'y soumets avec douleur, mais celui qui ne sait passe vaincre soi-m�me ne m�rite point l'estime de ses concitoyens... oui, je vous entends.--Je fuirai Juliette, mais je l'aimerai toujours.--Je lui �crirai tout ce que je sens pour elle... Si elle est in�branlable, elle oubliera ma lettre et mon image, et j'�viterai sa pr�sence--Mais si elle r�pondait � mes plaintes par un sourire enchanteur, oh! je ne puis plus r�pondre de moi-m�me. Je pr�f�rerais mes fers � la libert� que vous m'offrez aujourd'hui. �Juliette! oubliez mes voeux s'ils vous offensent... rappelez-moi si vous me plaignez,--mais voyez toujours dans celui qui vous �crit un homme qui mettra dans toutes les occasions sa f�licit� � contribuer � la v�tre. �L. B.� Quelques mois apr�s qu'il eut cess� de venir chez Mme R�camier, Lucien lui fit redemander ses lettres. M. Sapey se chargea de cette mission dont le but �tait de faire dispara�tre les t�moignages d'un amour toujours rebut� et d'une rigueur humiliante pour l'amour-propre. N'ayant pu les obtenir une premi�re fois, M. Sapey revint � la charge et n'�pargna pas m�me les menaces. Mme R�camier persista � ne pas se dessaisir de ces lettres, et � mon tour je les garde comme l'irr�cusable t�moignage de sa vertu. L'hiver qui suivit le 18 brumaire, de 1799 � 1800, fut tr�s-brillant � Paris. Lucien occupait le poste de ministre de l'int�rieur, et son amour pour Mme R�camier �tait dans toute sa ferveur. J'ai dit les raisons pour lesquelles M. R�camier exigeait qu'elle ne le rebut�t pas absolument; elle dut par les m�mes motifs accompagner son mari � l'une des f�tes donn�es par Lucien: il s'agissait d'un d�ner et d'un concert offerts au premier consul. Cette soir�e fut pour Mme R�camier la seconde occasion de voir Napol�on, et la premi�re et seule fois o� elle �changea quelques paroles avec lui. Mme R�camier avait une pr�dilection marqu�e pour le blanc: tous les gens qui l'ont connue savent qu'elle portait habituellement et en toute saison des robes blanches; elle en variait l'�toffe, la forme, les ornements, mais prenait bien rarement d'autres couleurs. Jamais, dans le temps de sa grande fortune, elle ne porta de diamants; elle poss�dait de tr�s-belles perles fines et s'en parait de pr�f�rence � tout autre bijou. On e�t pu croire qu'elle trouvait une certaine satisfaction f�minine � s'entourer de toutes les choses dont on vante l'�blouissante blancheur, afin de les effacer par l'�clat de son teint. � la f�te donn�e par Lucien, elle �tait donc v�tue d'une robe de satin blanc, et portait un collier et des bracelets de perles. Mme Lucien Bonaparte, souffrante ce jour-l�, ne faisait point les honneurs du salon; Mme Bacciocchi la rempla�ait: c'�tait avec Caroline, depuis Mme Murat, la femme de la famille Bonaparte avec laquelle Mme R�camier avait les rapports les plus fr�quents. Arriv�e depuis quelques moments et assise � l'angle de la chemin�e du salon. Mme R�camier aper�ut debout devant cette m�me chemin�e un homme dont les traits se trouvaient un peu dans la demi-teinte, et qu'elle prit pour Joseph Bonaparte qu'elle rencontrait assez fr�quemment chez Mme de Sta�l; elle lui fit un signe de t�te amical. Le salut fut rendu avec un extr�me empressement, mais avec une nuance de surprise: � l'instant m�me Juliette eut conscience de sa m�prise et reconnut le premier consul. L'impression qu'elle �prouva en le revoyant ce jour-l� fut tout autre que celle quelle avait ressentie � la s�ance du Luxembourg, et elle s'�tonnait de lui trouver un air de douceur fort diff�rent de l'expression qu'elle lui avait vue alors. Dans le m�me moment, Napol�on adressait quelques mots � Fouch� qui �tait aupr�s de lui, et comme son regard restait attach� sur Mme R�camier, il �tait clair qu'il parlait d'elle. Un peu apr�s Fouch� vint se placer derri�re le fauteuil qu'elle occupait, et lui dit � demi-voix: �Le premier consul vous trouve charmante.� L'attention � la fois respectueuse et toute pleine d'admiration que lui t�moigna dans cette soir�e l'homme dont la gloire commen�ait � remplir le monde la disposait elle-m�me � le juger favorablement; la simplicit� de ses mani�res en contraste avec les fa�ons toujours th��trales de Lucien la frappa. Il tenait par la main une fille de Lucien, de quatre ans au plus et tout en causant avec les personnes qui l'entouraient, il avait fini par ne plus penser � l'enfant, dont il ne l�chait point la main; l'enfant, ennuy� de sa captivit�, se mit � pleurer: �Ah! pauvre petite, dit le premier consul avec un vif accent de regret, je t'avais oubli�e.� Plus d'une fois dans les ann�es qui suivirent, Mme R�camier se rappela cet acc�s d'apparente bonhomie, et le contraste qu'il offrait avec la duret� des proc�d�s dont elle fut t�moin ou victime. Lucien s'�tant approch� de Mme R�camier. Napol�on, qui �tait au courant des assiduit�s de son fr�re, dit assez haut et avec bonne gr�ce: �Et moi aussi, j'aimerais bien aller � Clichy.� On annon�a que le d�ner �tait servi. Napol�on se leva et passa _seul_ et le _premier_, sans offrir son bras � aucune femme; on se pla�a � table � peu pr�s au hasard; Bonaparte �tait au milieu de la table, sa m�re Mme L�titia se mit � sa droite: de l'autre c�t�, � sa gauche, une place restait vide que personne n'osait prendre. Mme R�camier, � laquelle Mme Bacciocchi avait adress� en passant dans la salle � manger quelques mots qu'elle n'avait point entendus, s'�tait plac�e du m�me c�t� de la table que le premier consul, mais � plusieurs places de distance. Alors Napol�on se tourna avec humeur vers les personnes encore debout, et dit brusquement � Garat en lui montrant la place vide aupr�s de lui: �Eh bien, Garat, mettez-vous l�.� Dans le m�me instant, Cambac�r�s, le second consul, s'asseyait aupr�s de Mme R�camier; Napol�on dit alors assez haut pour �tre entendu de tous: �Ah! ah! citoyen consul, aupr�s de la plus belle!� Le d�ner fut tr�s-court: Bonaparte mangeait peu et tr�s-vite; au bout d'une demi-heure. Napol�on se leva de table et quitta la salle; la plupart des convives le suivirent. Dans ce mouvement, il s'approcha de Mme R�camier, et lui demanda si elle n'avait point eu froid pendant le d�ner; puis il ajouta: �Pourquoi ne vous �tes-vous pas plac�e aupr�s de moi?--Je n'aurais pas os�, r�pondit-elle.--C'�tait votre place.--Mais c'�tait ce que je vous disais avant le d�ner,� ajouta Mme Bacciocchi. On passa dans le salon de musique. Les femmes y form�rent un cercle en face des artistes, les hommes se group�rent derri�re elles: Bonaparte s'assit _seul_ � c�t� du piano. Garat chanta avec un admirable talent un morceau de Gluck. Apr�s lui d'autres artistes se firent entendre. Le premier consul ennuy� de la musique instrumentale, � la fin d'un morceau jou� par Jadin, se mit � frapper le piano en criant: �Garat! Garat.� Cet appel ne pouvait qu'�tre ob�i. Garat chanta la sc�ne d'_Orph�e_, et il se surpassa. Mme R�camier, dont les impressions musicales �taient tr�s-vives, captiv�e tout enti�re par ces merveilleux accents, ne pensait gu�re au public qui remplissait les salons. Cependant de temps � autre en levant les yeux, elle retrouvait le regard de Bonaparte attach� sur elle avec une persistance et une fixit� qui finirent par lui faire �prouver un certain malaise. Le concert achev�, il vint � elle et lui dit: �Vous aimez bien la musique, Madame?� Il se disposait � continuer la conversation ainsi entam�e, mais Lucien survint, Napol�on s'�loigna et Mme R�camier rentra chez elle. On verra plus tard que ces relations fugitives avaient pourtant laiss� une impression et un souvenir � Napol�on, et qu'il essaya de fixer � sa cour la beaut� qui l'avait �mu. Pour donner une id�e vraie de l'existence de Mme R�camier et pour faire comprendre le r�le qu'elle a occup� dans la soci�t� de son temps, il faudrait peindre cette belle et si jeune personne groupant autour d'elle par le sentiment de l'admiration qu'elle inspirait les �l�ments dispers�s de l'ancienne aristocratie et les hommes nouveaux que le talent, l'�nergie du caract�re ou la gloire militaire avaient mis au premier rang dans cette soci�t� qui se reconstituait. On voyait en effet tout � la fois chez elle et les �migr�s � mesure que leur radiation des listes permettait leur rentr�e en France: le duc de Guignes, Adrien et Mathieu de Montmorency, Christian de Lamoignon, M. de Narbonne; Mme de Sta�l, Camille Jordan et bien d'autres dont les noms ne me reviennent pas en ce moment; Barr�re, Lucien Bonaparte, Eug�ne Beauharnais, Fouch�, Bernadotte, Mass�na, Morcau, les g�n�raux de la r�volution, les membres des assembl�es ou du tribunal; M. de La Harpe. Lemontey, Legouv�, Emmanuel Dupaty, et en outre tous les �trangers de distinction. Sans doute la position personnelle de M. R�camier, ses relations d'affaires �tendues dans le monde entier, son caract�re inoffensif et parfaitement ind�pendant, contribuaient � faire de sa maison une sorte de terrain neutre, sans couleur de parti, sans souvenir d'ancien r�gime (quoique les opinions de la famille fussent royalistes), sans hostilit� ni rancune contre la r�volution. � une �poque o� les centres de r�union manquaient absolument, on trouvait chez M. R�camier un accueil cordial et bienveillant, une politesse exacte et �gale. Sa brillante et jeune compagne ajoutait au luxe d'une grande fortune une �l�gance de moeurs, de langage, un parfum de vertu, de modestie et de bonne compagnie dont la tradition s'�tait interrompue et qu'on ressaisissait avec empressement. Ce fut pendant cette m�me ann�e de 1799 � 1800 que Mme R�camier connut Adrien et Mathieu de Montmorency. Les liens de go�t et de profonde estime qui se form�rent entre ces trois personnes tinrent dans la vie de chacune d'elles une trop grande place pour que je ne croie pas devoir entrer dans quelques d�tails � leur sujet. Messieurs de Montmorency rentraient l'un et l'autre de l'�migration; ils �taient cousins germains, peu diff�rents d'�ge, et eurent, d�s l'enfance, l'un pour l'autre la plus intime et la plus inalt�rable amiti�; rien n'�tait pourtant moins semblable que leurs caract�res. Adrien de Montmorency[2], prince, puis duc de Laval, fut celui des deux cousins que Mme R�camier connut le premier. Il avait alors trente ans; il �tait grand, blond, svelte, et avait � la fois dans la tournure de l'�l�gance et de la gaucherie; sa vue �tait tr�s-basse, et une sorte de b�gaiement ou d'h�sitation dans la parole nuisait aupr�s de bien des gens � sa r�putation d'esprit. Il en avait pourtant; il aimait la lecture, et jouissait vivement du plaisir d'une conversation anim�e, dans laquelle il apportait un contingent plein de finesse et de bonne gr�ce. Il y avait chez lui plus d'imagination que de sensibilit�. G�n�reux et chevaleresque, sinc�rement chr�tien, mais de nature un peu mobile, d'une droiture extr�me et d'une loyaut� parfaite, lorsqu'il eut � remplir sous la Restauration un r�le public d'ambassadeur et de pair de France, il porta dans la chambre haute des opinions mod�r�es, et � l'�tranger un sentiment vrai des int�r�ts et de la dignit� de la France. Il �tait extr�mement fier de son nom de Montmorency, et lorsque les arr�ts de la Providence lui ravirent le fils h�ritier de ce grand nom, il souffrit dans son orgueil de race autant que dans sa tendresse de p�re. Adrien de Montmorency n'avait point eu de r�le politique lorsqu'il �migra; il servit quelque temps dans l'arm�e de Cond�; apr�s quoi il passa en Angleterre. Mathieu-Jean-F�licit�, vicomte, puis duc Mathieu de Montmorency, �tait n� � Paris le 10 juillet 1767 Il avait fait ses premi�res armes en Am�rique dans le r�giment d'Auvergne, dont son p�re �tait colonel. Mari� tr�s-jeune � une personne sans beaut�, Mlle de Luynes, il en eut une fille, et se lan�a, avec toute la fougue de son �ge et de son caract�re, dans les plaisirs du grand monde, tr�s-facile � cette �poque, et dans les enivrements d'une passion partag�e. Il appartenait � ce petit groupe de la haute aristocratie, dans lequel l'enthousiasme des id�es de progr�s, de r�formes et de r�volution sociale �tait le plus vif. Il voyait d�s lors tr�s-habituellement Mme de Sta�l. On sait que ce fut sur une motion de Mathieu de Montmorency, d�put� aux �tats g�n�raux, que l'Assembl�e constituante d�cr�ta, dans la nuit du 4 ao�t, l'abolition des privil�ges de la noblesse. Il �migra en 1792, et apprit en Suisse, o� il avait cherch� un asile, la mort de son fr�re l'abb� de Laval, qu'il aimait avec la derni�re tendresse, et dont la t�te venait de tomber sous la hache r�volutionnaire. Cette horrible nouvelle fut pour Mathieu un coup de foudre; peu s'en fallut que le d�sespoir n'alt�r�t sa raison. Dans sa douleur, il s'accusait de la mort de ce fr�re victime de la r�volution, dont lui, Mathieu de Montmorency, avait embrass� les doctrines. Les remords eurent chez lui l'intensit� que tous les sentiments prenaient dans cette nature passionn�e. L'amiti� de Mme de Sta�l, sa sympathie d�licate, son ing�nieuse bont�, s'employ�rent � calmer les angoisses de ce coeur d�chir�; elle parvint � les adoucir: mais ce fut la religion qui seule y fit entrer la paix. � partir de ce jour, cet imp�tueux, ce s�duisant, ce frivole jeune homme devint un aust�re et fervent chr�tien. Quand Mathieu de Montmorency fut amen� chez Mme R�camier, il avait trente-sept � trente-huit ans; sa belle et noble figure portait encore la trace des chagrins et des luttes int�rieures: je me repr�sente ais�ment, parce que je l'ai connu douze ou quinze ans plus tard, ce qu'il devait �tre � cet �ge. M. de Montmorency �tait grand, moins �lanc� que son cousin, blond comme lui, et quand il devint chauve, ce qui lui arriva d'assez bonne heure, sa soyeuse chevelure forma une couronne et comme une aur�ole � cette t�te m�le et r�guli�re. Il avait les plus nobles et les plus �l�gantes mani�res, sa politesse �tait parfaite, et tenait, avec une bienveillance un peu hautaine, les gens fort � distance. Naturellement emport�, on sentait que le calme et la s�r�nit�, devenus habituels chez lui, n'y �taient qu'un effort de vertu. Sa charit� �tait sans bornes. Des passions qu'il avait dompt�es, il restait � cette �me tr�s-tendre une vivacit� dans l'amiti�, qui rendait son commerce singuli�rement attachant. Catholique profond�ment convaincu, il eut pour Mme de Sta�l, malgr� la diff�rence des communions auxquelles ils appartenaient, une affection profonde, intime, et une compassion tendre pour des faiblesses qu'il n'ignorait pas et dont il esp�rait toujours l'aider � triompher. Je ne sais si on pouvait dire de Mathieu de Montmorency qu'il �tait ce qu'on est convenu d'appeler un homme d'esprit: il avait assur�ment l'�me plus haute et plus grande que son esprit n'�tait �tendu; mais il y avait dans ses jugements, dans ses sentiments, dans son langage, une d�licatesse et une distinction rares. Le souvenir des entra�nements de sa jeunesse temp�rait sa s�v�rit�, et l'aust�rit� de la vie qu'il s'�tait impos�e depuis sa conversion ajoutait par le respect � l'autorit� qu'il prenait facilement sur tout ce qui l'approchait. La plus compl�te sympathie ne pouvait manquer de s'�tablir entre Mathieu de Montmorency et sa nouvelle amie. Il aima en elle ces dons heureux que la Providence accorde rarement au degr� o� elle les poss�dait, la puret� de l'�me, une bont� pour ainsi dire c�leste et un coeur � la fois fier, haut et tendre. L'amiti� de Mathieu pour Mme R�camier fut d'autant plus vive qu'elle ne fut jamais exempte d'inqui�tudes. Il vivait dans la pr�occupation constante des p�rils que faisaient courir � cette �me si pr�cieuse un d�sir de plaire dont il ne pouvait la gu�rir et tant d'hommages frivoles mais enivrants, int�ress�s � sa perte. Il l'aimait en p�re et veillait avec une sollicitude jalouse sur les sentiments qu'elle pouvait �prouver. Ses consolations, ses conseils, ses pieux encouragements l'associ�rent � toutes les circonstances tristes ou dangereuses de la vie de Mme R�camier: il eut souvent � ranimer son �nergie dans des moments de d�couragement et de d�go�t, tr�s-fr�quents dans une existence � la fois vide et brillante. M. de Montmorency sentait bien que ce besoin d'�tre admir�e et cette absence des affections intimes du foyer domestique �taient des �cueils redoutables pour la vertu de sa charmante amie; aussi se montre-t-il dans toute sa correspondance pr�occup� de lui en faire comprendre le danger. J'aurai plus d'une occasion de citer � leur date quelques-unes des lettres de Mathieu de Montmorency, monument unique d'une affection dont la puret� et la d�licatesse �galent la vivacit� et la profondeur. Les premiers billets de M. de Montmorency � Mme R�camier ont pour objet, ou de solliciter les dons de sa charit� vraiment in�puisable, ou de la remercier des aum�nes qu'elle a donn�es. Entre beaucoup d'autres, je copie celui-ci: 1802. �Vous �tes trop bonne et trop g�n�reuse, si on peut l'�tre trop. Vous acquittez avec une ponctualit� bien aimable les dettes m�mes des jours d'op�ra et de grande parure. Vous me pardonnerez un sermon de plus contre la parure, quand elle prive de l'avantage de vous voir. �Je ne donnerai pas tous les tr�sors que vous m'envoyez aux m�mes personnes dont je vous parlais hier; mais je r�serve cette petite caisse pour les charit�s les plus int�ressantes. Heureux d'�tre l'interm�diaire de vos bonnes actions, d'y �tre associ� avec vous, et pensant de toute mon �me qu'on ne peut jamais causer quelques instants avec vous sans trouver une nouvelle raison de vous aimer et de vous estimer davantage. Jugez ce que ce sera quand toutes nos belles esp�rances seront r�alis�es! Je vous remercie encore, Madame, pour moi et pour les pauvres. Agr�ez mes tendres et respectueux hommages.� Puis, la relation devenant plus intime, Mathieu comprend la valeur de l'�me expos�e � tant d'hommages et d'encens, et on le voit commencer son r�le d'ami tr�s-tendre et un peu grondeur, d'autant plus s�v�re qu'il aime profond�ment et veut le salut �ternel de ceux qu'il aime. M. DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER. 1803. �Quelles charmantes choses vous savez dire et sentir! quel baume vous savez mettre sur le mal que vous faites d'un autre c�t� � un ami sinc�re! Ah! Madame, vous me voyez, vous me jugez avec les pr�ventions du sentiment le plus aimable et le plus indulgent, qui r�ellement embellit et ne juge pas. Mais je voudrais vous appara�tre mille fois plus encore ce que je ne suis pas, je voudrais r�unir tous les droits d'un p�re, d'un fr�re, d'un ami, obtenir votre amiti�, votre confiance enti�re pour une seule chose au monde, pour vous persuader votre propre bonheur et vous voir entrer dans la seule voie qui peut vous y conduire, la seule digne de votre coeur, de votre esprit, de la sublime mission � laquelle vous �tes appel�e! en un seul mot, pour vous faire _prendre une r�solution forte_. Car tout est l�. Faut-il vous l'avouer? j'en cherche en vain avec avidit� quelques indices dans tout ce que vous faites, dans tous ces petits d�tails involontaires dont aucun ne m'�chappe. Rien, rien qui me rassure, rien qui me satisfasse. Ah! je ne saurais vous le dissimuler: j'emporte un profond sentiment de tristesse. Je fr�mis de tout ce que vous �tes menac�e de perdre en vrai bonheur, et moi en amiti�. Dieu et vous me d�fendez de me d�courager tout � fait: j'ob�irai. Je le prierai sans cesse; lui seul peut dessiller vos yeux et vous faire sentir qu'un coeur qui l'aime v�ritablement n'est pas si vide que vous semblez le penser. Lui seul peut aussi vous inspirer un v�ritable attrait, non de quelques instants, mais constant et soutenu pour des oeuvres et des occupations qui seraient en effet bien appropri�es � la bont� de votre coeur, et qui rempliraient d'une mani�re douce et utile beaucoup de vos moments. Ce n'est point en plaisantant que je vous ai parl� de m'aider dans mon travail sur les soeurs de charit�. Rien ne me serait plus agr�able et plus pr�cieux. Cela r�pandrait sur mon travail un charme particulier qui vaincrait ma paresse, et m'y donnerait un nouvel int�r�t. �Faites tout ce qu'il y a de bon, d'aimable; ce qui ne brise pas le coeur, ce qui ne laisse jamais aucun regret. Mais, au nom de Dieu, au nom de l'amiti�, renoncez � ce qui est indigne de vous, � ce qui, quoi que vous fassiez, ne vous rendrait pas heureuse.� AUTRE LETTRE. �Soyez s�re qu'il est impossible de mesurer d'avance les infinies mis�ricordes de celui � qui vous voulez vous adresser sinc�rement, et les changements merveilleux et tout � fait impr�vus qu'il op�re dans une �me r�g�n�r�e par une pi�t� vraie. Je compte les jours qui vous s�parent encore de cette r�g�n�ration tant d�sir�e par vos plus vrais amis. Je compte aussi tout bonnement les jours qui se passeront sans vous voir, et j'accepte le rendez-vous de mardi. �Permettez-moi de vous rappeler jusque-l� les livres que j'ai eu le bonheur de vous pr�ter. Ne n�gligez pas d'en lire quelques pages chaque matin. Il me semble que je vous parlai aussi des _R�flexions sur la mis�ricorde de Dieu_, par Mme de La Valli�re, qui auraient pour vous le double int�r�t des sentiments et de l'auteur. Votre coeur touch� s'adresse souvent � Dieu, vous me l'avez dit: conservez et multipliez cette excellente habitude. J'esp�re que nos pens�es se rencontrent d�j� et se rencontreront souvent dans ce chemin. Mon dernier voeu, que vous me pardonnerez, c'est que vous ayez toujours un peu d'ennui de vos soir�es, et de bien des personnes qu'on appelle aimables. N'est-ce pas l� un souhait bien m�chant? Cependant je vous proteste que l'intention ne l'est pas. �Je ne suis pas sans crainte sur les effets journaliers de cet entourage de futilit�s qui ne vaut rien pour vous et vaut bien moins que vous. Quand vous n'avez rien lu de s�rieux dans votre journ�e, que vous avez trouv� � peine quelques moments pour r�fl�chir, et que vous passez le soir trois ou quatre heures dans une certaine atmosph�re, contagieuse de sa nature, vous vous persuadez alors que vos id�es ne sont pas arr�t�es, qu'il faudrait recommencer un examen, qui doit avoir �t� fait une fois et �tre ensuite pos� comme une base fixe qu'il n'est plus question d'�branler; vous vous d�couragez, vous vous effrayez vous-m�me. Ah! je vous supplie, au nom du profond int�r�t dont vous ne doutez pas, au nom de ma triste et trop personnelle exp�rience, de ne pas vous laisser aller � cette mauvaise disposition. Gardez-vous de reculer, vous en seriez un jour inconsolable. Cela ne suffit m�me pas: n'avancez pas bien vite, si vous ne vous en sentez pas la force, mais au moins quelques pas en avant. Croyez aux voeux les plus tendres et en m�me temps aux conseils les plus sages. J'esp�re que vous n'avez pas oubli� la promesse d'une demi-heure par jour de lecture suivie et s�rieuse. Ces deux conditions sont indispensables, et celle aussi de quelques moments de pri�re et de recueillement. Est-ce trop demander pour le plus grand int�r�t de la vie, on pourrait dire l'unique? AUTRE LETTRE. 1810. �J'ai tard�, aimable amie, � r�pondre � votre derni�re lettre. Le sentiment profond de tristesse qui y r�gnait m'allait trop au coeur pour que mon silence p�t �tre de l'indiff�rence. Mais je sentais trop l'insuffisance de ces vaines paroles d'une lettre pour porter quelque consolation, quelque nouvelle force dans un coeur tel que le v�tre. Vous me laissez entrevoir quelques-unes des causes de votre disposition m�lancolique. Vous commencez quelques aveux que je crains et d�sire voir achever. Car je vous pr�viens que je serai s�v�re pour ces mis�rables distractions qui vraiment ne m�ritent pas le nom de consolations, qui sont des esp�ces de jeux o� l'on ne con�oit pas bien le s�rieux ni d'un c�t� ni de l'autre. Mais ce que je redoute avant tout, ce que je vous supplie d'�carter par tout ce que le raisonnement a de force et le coeur d'�nergie, c'est le d�couragement, ennemi de tout bien et de toute r�solution g�n�reuse. Le divin Ma�tre que nous servons ne nous permet pas de d�sesp�rer quand nous avons un vrai d�sir de marcher sous ses �tendards. Il ne nous abandonnera pas, il nous fera vaincre tous les obstacles, si nous nous adressons sans cesse � lui; ne n�gligez donc pas cette unique ressource. �Je suis persuad� qu'il y en a quelque autre secondaire que vous avez n�glig�e; votre correspondance avec un homme[3] dont toutes les lettres vous font du bien, certaines lectures du matin, certains moments de recueillement que vous aviez assez bien ordonn�s, tout cela semble de petites choses, mais quand on les anime, quand on les vivifie par un sentiment intime, on ne saurait croire combien elles peuvent �tre puissantes. Croyez surtout, aimable amie, � un d�sir sinc�re, constant, perp�tuel de votre bonheur. Mais permettez-moi � ce titre d'�tre inexorable pour ce qui ne vous rendra jamais heureuse.� J'arr�te ici les citations que je pourrais multiplier en prenant au hasard dans la correspondance de Mathieu de Montmorency avec Mme R�camier; j'y reviendrai plus tard, quand ces lettres me serviront � �claircir des faits ou lorsqu'elles pourront m'aider � peindre des sentiments dont la d�licatesse et la puret� ne sauraient �tre mieux exprim�es que par ceux m�me qui les ont �prouv�s. J'ai voulu seulement faire comprendre quelle �tait la nature de cette sainte amiti� et quel r�le l'affection chr�tienne et inalt�rable de Mathieu de Montmorency a tenu dans la vie de Juliette. J'ai dit que Mme R�camier enfant avait connu M. de La Harpe chez sa m�re: les gr�ces de son �ge et les agr�ments de sa figure lui valurent d�s lors, de la part du spirituel critique, une bienveillance et un int�r�t dont il n'�tait pas prodigue; mais il semble qu'il f�t dans la destin�e de Mme R�camier d'attirer invinciblement et de grouper autour d'elle les artistes et les hommes de lettres. Deux raisons y contribu�rent: elle avait pour les productions litt�raires un go�t vif, naturel et juste, et elle en recevait une impression aussi spontan�e que son jugement �tait sain. Le plaisir vrai que lui faisaient �prouver les beaut�s de l'art ou de la po�sie, l'admiration na�ve qu'elle exprimait dans un langage d�licat, �taient une sorte d'encens qu'artistes, po�tes ou litt�rateurs aimaient fort � respirer. De plus, cette personne, si d�pourvue de pr�tention et de vanit�, avait pour les souffrances de l'amour-propre une piti� et une sympathie qu'on ne leur accorde gu�re. Nul n'a su, comme Mme R�camier, panser ces blessures qu'on n'avoue pas, calmer et endormir l'amertume des rivalit�s ou des haines litt�raires. Il est certain, et tous ceux qui l'ont approch�e l'ont plus ou moins �prouv�, que, pour toutes les peines morales, pour toutes ces douleurs de l'imagination qui prennent dans de certaines �mes une si cruelle intensit�, elle �tait la soeur de charit� par excellence. Outre tous les dons charmants que le ciel lui avait faits et qui expliquent, de reste l'attrait qu'elle inspirait, elle avait deux qualit�s bien rares: elle savait �couter et s'occuper des autres. L'attachement de Mme R�camier pour M. de La Harpe �tait sinc�re et datait de l'enfance: elle admirait son talent, elle appr�ciait son esprit, et eut toujours pour lui les plus gracieuses attentions. Il passait de longues semaines � Clichy et venait � Paris d�ner tr�s-habituellement chez M. R�camier. Lorsqu'il rouvrit � l'Ath�n�e ses cours interrompus, la belle Juliette assistait fid�lement � toutes ses le�ons dans une place que M. de La Harpe faisait garder tout aupr�s de sa chaire; l'int�r�t avec lequel il �tait �cout� par cette personne si intelligente et si fort � la mode le flattait au dernier point; il �tait d'ailleurs bien s�r que l'esp�rance toujours r�alis�e de la voir attirerait � son cours un public d'autant plus nombreux. Tant de jeunesse et d'attentive bont� avait inspir� � M. de La Harpe un sentiment de reconnaissance qui v�ritablement le transformait. Malgr� la sinc�rit� de sa conversion, il �tait rest� irascible, facilement impertinent et toujours un peu d�daigneux. Il fut constamment doux et aimable avec Juliette. M. R�camier et les nombreux neveux qui habitaient chez lui �taient loin d'�tre aussi bien trait�s; aussi n'avaient-ils point pour M. de La Harpe, et surtout les jeunes gens, la m�me bienveillance que Juliette; ils se moquaient de sa gourmandise, et, le trouvant souvent d�pourvu d'indulgence, croyaient peu � la bonne foi de sa d�votion. M. Sainte-Beuve a cont� d'une fa�on charmante une aventure qu'il tenait de Mme R�camier, et qui s'�tait pass�e au ch�teau de Clichy: je lui emprunte ce joli r�cit de la plaisanterie, un peu risqu�e d'ailleurs, que quelques �tourdis s'�taient permise et qui tourna toute � l'honneur de M. de La Harpe. �C'�tait au ch�teau de Clichy o� Mme R�camier passait l'�t�: La Harpe y �tait venu pour quelques jours. On se demandait (ce que tout le monde se demandait alors) si sa conversion �tait aussi sinc�re qu'il le faisait para�tre, et on r�solut de l'�prouver. C'�tait le temps des mystifications, et on en imagina une qui parut de bonne guerre � cette vive et l�g�re jeunesse. On savait que La Harpe avait beaucoup aim� les dames, et �'avait �t� un de ses grands faibles. Un neveu de M. R�camier, neveu des plus jeunes et apparemment des plus jolis, dut s'habiller en femme, en belle dame, et, dans cet accoutrement, il alla s'installer chez M. de La Harpe, c'est-�-dire dans sa chambre � coucher m�me. Toute une histoire avait �t� pr�par�e pour motiver une intrusion aussi impr�vue. On arrivait de Paris, on avait un service pressant � demander, on n'avait pu se d�cider � attendre au lendemain. Bref M. de La Harpe, le soir, se retire du salon et monte dans son appartement. De curieux et myst�rieux auditeurs �taient d�j� � l'aff�t derri�re les paravents pour jouir de la sc�ne. Mais quel fut l'�tonnement, le regret, un peu le remords de cette fol�tre jeunesse, y compris la soi-disant dame, assise au coin de la chemin�e[4], de voir M. de La Harpe, en entrant, ne regarder � rien et se mettre simplement � genoux pour faire sa pri�re, une pri�re qui se prolongea longtemps! �Lorsqu'il se releva, et qu'approchant du lit, il avisa la dame, il recula de surprise: mais celle-ci essaya en vain de balbutier quelques mots de son r�le; M. de La Harpe y coupa court, lui repr�sentant que ce n'�tait ni le lieu ni l'heure de l'entendre, et il la remit au lendemain en la reconduisant poliment. Le lendemain, il ne parla de cette visite � personne dans le ch�teau, et personne aussi ne lui en parla.� L'optimisme de M. R�camier le poussait volontiers � se m�ler de mariages: il y avait la main malheureuse, mais cela ne le gu�rissait point de son humeur mariante. Il connaissait de vieille date une Mme de Longuerue, veuve, sans fortune, charg�e de deux enfants: un fils et une fille fort belle, �g�e de vingt-trois ans. La demoiselle �tait difficile � �tablir attendu la pauvret� de sa famille; M. R�camier eut l'id�e de la faire �pouser � M. de La Harpe. Ce malencontreux mariage se fit, malgr� la r�pugnance que ressentait � l'accepter une fille jeune, qu'un nom c�l�bre ne pouvait consoler de lier son sort � un homme d'un �ge si diff�rent du sien. Mais la m�re cacha avec soin cette disposition � M. de La Harpe, et entra�na sa fille. Cette union, conclue le 9 ao�t 1797, ne dura point et ne pouvait durer. Au bout de trois semaines, Mlle de Longuerue d�clarait que sa r�pugnance �tait invincible et demandait le divorce. Le pauvre M. de La Harpe, vivement bless� dans son amour-propre et dans sa conscience, se conduisit en galant homme et en chr�tien: il ne pouvait se pr�ter au divorce interdit par la loi religieuse, mais il le laissa s'accomplir, et il pardonna � la jeune fille l'�clat et le scandale de cette rupture. J'ai toujours entendu dire � Mme R�camier que les proc�d�s, le langage, les sentiments qu'il fit entendre et voir dans cette p�nible affaire avaient �t� pleins de mod�ration, de droiture et de sinc�re humilit�. Cependant, et comme pour rendre l'aventure plus dure, la demande en divorce de Mlle de Longuerue co�ncidait avec la mesure qui frappa M. de La Harpe, ainsi que les plus honorables gens de lettres, le 18 fructidor (4 septembre) de la m�me ann�e. Il trouva un asile � Corbeil o� Juliette l'alla voir une fois. J'ins�re ici les quelques lettres de M. de La Harpe � Mme R�camier que j'ai trouv�es dans ses papiers. M. DE LA HARPE � MADAME R�CAMIER. �De ma retraite de Corbeil le samedi 28 septembre 1797. �Quoi! Madame, vous portez la bont� jusqu'� vouloir honorer d'une visite un pauvre proscrit comme moi! c'est pour cette fois que je pourrai dire comme les anciens patriarches, � qui je ressemble si peu, �qu'un ange est venu dans ma demeure.� Je sais bien que vous aimez � faire des _oeuvres de mis�ricorde_, mais, par le temps qui court, tout bien est difficile, et celui-l� comme les autres. Je dois vous pr�venir, � mon grand regret, que venir seule est d'abord impossible pour bien des raisons: entre autres, qu'avec votre jeunesse et votre figure dont l'�clat vous suit partout, vous ne sauriez voyager sans une femme de chambre � qui la prudence d�fend de confier le secret de ma retraite, qui n'est pas � moi seul. Vous n'auriez donc qu'un moyen d'ex�cuter votre g�n�reuse r�solution, ce serait de vous consulter avec Mme de Clermont qui vous am�nerait un jour dans son petit castel champ�tre, et de l� il vous serait tr�s-ais� de venir avec elle. Vous �tes faites toutes deux pour vous appr�cier et pour vous aimer l'une et l'autre. Si j'�tais encore susceptible des vanit�s de ce monde, je serais tout glorieux de recevoir une semblable marque de bont� de celle que tant d'hommages environnent. Mais sans doute vous ne trouverez pas mauvais que mon coeur ne soit sensible qu'aux bont�s du v�tre. Quoique vos avantages soient rares, vous en avez un qui l'est plus, c'est de les appr�cier et de savoir dans votre jeunesse, ce que je n'ai jamais su que bien tard, qu'il ne faut se fier � rien de ce qui passe. �Je fais dans ce moment-ci beaucoup de vers; en les faisant, je songe souvent que je pourrai les lire un jour � cette belle et charmante Juliette, dont l'esprit est aussi fin que le regard, et le go�t aussi pur que son �me. Je vous enverrais bien aussi le morceau d'_Adonis_ que vous aimez, mais je voudrais la promesse qu'il ne sortira pas de vos mains, quoique vous puissiez le lire aux personnes que vous jugerez dignes de vous entendre lire des vers. �Adieu, Madame, agr�ez l'hommage le plus sinc�re et le plus respectueux de l'attachement que je vous dois � tant de titres, et que je vous ai vou� pour la vie.� LE M�ME[5]. 19 mai 1798. �Tout consid�r�, Madame, je vous avouerai que je r�pugne extr�mement � des explications par �crit qui ne sauraient que m'�tre trop p�nibles et qui ne sont bonnes � rien. Vous savez mieux que personne combien dans cette malheureuse affaire mes intentions �taient pures, quoique ma conduite n'ait pas �t� prudente. �Ma confiance a �t� aveugle et on en a indignement abus�. J'ai �t� tromp� de toutes mani�res par celle � qui je ne voulais faire que du bien, et Dieu s'est servi d'elle pour me punir du mal que j'avais fait � d'autres. Que sa volont� soit faite, et qu'il daigne lui pardonner comme � moi, et comme je lui pardonne de tout mon coeur! Plus on a eu de torts envers moi et moins je veux me permettre les reproches, et c'est ce que toute explication entra�nerait n�cessairement. Le mal est fait, et il est de nature � ce que Dieu seul puisse le r�parer, puisqu'il peut tout. Les moyens qu'on veut employer aujourd'hui, uniquement dict�s par les int�r�ts humains ne me paraissent pas faits pour r�ussir, quoiqu'il me soit permis, ce me semble, de le d�sirer, au moins pour la satisfaction personnelle d'une personne que sa jeunesse expose plus que toute autre et qui doit toujours m'�tre ch�re � cause du lien qui nous unit devant Dieu. �Je vous supplie donc de lui dire, soit de vive voix, soit m�me en lui communiquant cette lettre, que la sienne ne contient rien qui ne m'ait paru fort honn�te, et que si je n'y r�ponds pas directement, c'est par �gard pour elle et pour moi; que je trouve tout naturel, humainement parlant, le d�sir qu'elle a de rompre l�galement une union qui n'a eu que des suites f�cheuses, mais qui n'aurait jamais eu lieu, si elle e�t eu avec moi autant de bonne foi que j'en avais avec elle; que je l'excuse bien volontiers, mais que je ne crois pas qu'aucune autorit� eccl�siastique l'excuse d'avoir donn�, � vingt-trois ans, un consentement parfaitement libre et dont elle devait savoir toutes les cons�quences, � une union que son coeur n'approuvait pas; que sa m�re est sans doute beaucoup plus condamnable qu'elle de l'avoir engag�e � n'�couter que des vues d'int�r�t qui n'�taient point dans son �me, et que la Providence a bient�t rendues illusoires pour notre punition commune et l�gitime; mais, qu'en fait de sacrements, les lois de l'�glise n'admettent pour excuse ni la dissimulation ni l'int�r�t; que sa demande pourrait avoir lieu, si elle s'�tait �loign�e de moi sur-le-champ, en r�clamant contre une esp�ce de contrainte ou de tromperie quelconque, mais qu'ayant habit� avec moi, librement et publiquement, pendant trois semaines comme ma femme, elle ne sera pas probablement admise � donner comme moyen de nullit� ce qu'elle a pu montrer de r�pugnance � remplir le voeu du mariage: moyen que tant de raisons p�remptoires ne permettent de valider dans aucun tribunal, surtout dans un tribunal eccl�siastique, le seul qu'elle puisse invoquer, puisqu'elle est d�j� divorc�e dans les tribunaux civils, o� elle ne peut pr�tendre davantage; qu'au reste, je ne mettrai pas plus d'opposition aux d�marches qu'elle peut faire pour annuler le mariage devant l'�glise, que je n'en ai mis au divorce devant les juges civils; qu'il me suffit de rester �tranger � l'un et � l'autre, parce que l'un et l'autre sont contraires � la loi de Dieu; que si j'�tais dans le cas d'�tre appel�, ce que je ne crois pas, je dirais la v�rit� et rien que la v�rit�, comme je la dois dans tous les cas. �Voil� ce que je puis dire en mon �me et conscience, et je d�sire qu'elle en soit satisfaite. �J'ai oubli�, tant vous m'aviez pr�occup�, de vous remercier du charmant pr�sent que vous avez bien voulu me faire. �Vous savez que j'en attends un autre dont je fais bien plus de cas encore, et que ma tendre admiration pour vous me rendra toujours bien cher. �L. H.� LE M�ME. �Il y a bien longtemps, Madame, que n'ai eu le plaisir de causer avez vous, et si vous �tes s�re, comme vous devez l'�tre, que c'est une de mes privations, vous ne m'en ferez pas de reproches. �Mes devoirs ne me permettaient pas de r�pondre � toutes vos bont�s, comme il m'e�t �t� trop doux d'y r�pondre. Vous avez lu dans mon �me; vous avez vu que j'y portais le deuil des malheurs publics et celui de mes propres fautes, et j'ai d� sentir que cette triste disposition formait un contraste trop fort avec tout l'�clat qui environne votre �ge et vos charmes. Je crains m�me qu'elle ne se soit fait apercevoir quelquefois dans le peu de moments qu'il m'a �t� permis de passer avec vous, et je r�clame l�-dessus votre indulgence. �Mais � pr�sent, Madame, que la Providence semble nous montrer de bien pr�s un meilleur avenir, � qui pouvais-je confier mieux qu'� vous la joie que me donnent des esp�rances si douces et que je crois prochaines? Qui tiendra une plus grande place que vous dans les jouissances particuli�res qui se m�leront � la joie publique? Je serai alors plus susceptible et moins indigne des douceurs de votre charmante soci�t�, et combien je m'estimerai heureux de pouvoir y �tre encore quelque chose! �Si vous daignez mettre le m�me prix au fruit de mon travail, vous serez toujours la premi�re � qui je m'empresserai d'en faire hommage. Alors, plus de conditions, plus d'obstacles, vous me trouverez toujours � vos ordres, et personne, je l'esp�re, ne pourra me bl�mer de cette pr�f�rence. Je dirai: voil� celle qui, dans l'�ge des illusions et avec tous les avantages brillants qui peuvent les causer, a connu toute la noblesse et toute la d�licatesse de la plus pure amiti�, et au milieu de tous les hommages s'est souvenu d'un proscrit. Je dirai: voil� celle dont j'ai vu cro�tre la jeunesse et les gr�ces au milieu de la corruption g�n�rale qui n'a jamais pu les atteindre, celle dont la raison de seize ans a souvent fait honte � la mienne, et je suis s�r que personne ne sera tent� de me contredire. �Telles sont, Madame, les pens�es qui m'occupent souvent, puisque je pense souvent � vous, et que r�veille en moi cette heureuse r�volution que j'attends depuis longtemps de la bont� divine, et que tout para�t enfin annoncer. Il se peut que bien des gens n'aient pas cette m�me confiance en celui qui conduit tout. Aussi, n'est-ce qu'� votre coeur que je me plais � ouvrir ainsi le mien, et la connaissance que j'ai de vos sentiments m'y autorise assez. Vous-m�me avez bien voulu me prescrire de ne pas vous laisser ignorer ce qui pourrait int�resser ma destin�e, et comme elle est li�e � la chose publique, je n'ai pu vous en rendre un compte plus fid�le, en vous donnant une nouvelle preuve de l'attachement aussi sinc�re que respectueux que je vous ai vou� pour toujours. �L. H.� DU M�ME. �Si vous souffrez, belle et charmante Juliette, c'est le seul tort que vous puissiez avoir; mais vous vous trompez sur notre s�ance de Za�re[6] qui est pour demain. Je ne renonce pas encore � vous y voir. Il ne me semble pas naturel que vous souffriez deux jours de suite, c'est d�j� trop d'un. �Je suis � vos ordres jeudi, et tous les jours; vous le savez bien et n'en usez gu�re, tant vous �tes loin d'abuser. Il n'est pas tr�s-m�ritoire d'aller jusqu'� Clichy pour vous voir, mais autrefois j'aurais trouv� un peu dangereux de vous voir n'importe o�. Adieu, Madame, ne souffrez plus, je vous en conjure, et venez demain: vous serez parfaite. Ne devez-vous pas l'�tre? Je vous aime comme on aime un ange, et j'esp�re qu'il n'y a pas de danger. �L. H.� DU M�ME. Samedi. �Je suis � vos ordres, Madame, pour la semaine prochaine, c'est-�-dire mardi matin, parce que j'ai lundi un engagement que je ne saurais rompre. Je vous appartiens jusqu'� samedi au soir, c'est-�-dire que d'autres devoirs me rappelleront, car vous savez d'ailleurs que j'appartiens de coeur � la charmante Juliette, en tous temps et en tous lieux. On m'a dit que vous aviez donn� une tr�s-jolie f�te � Clichy. Vous en �tiez s�rement le plus bel ornement. �Agr�ez l'hommage bien sinc�re de la plus tendre amiti�. �L. H.� DU M�ME. �Que faites-vous donc � Clichy, Madame, par le temps qu'il fait? Il me semble que Paris vaut mieux, surtout pour vous. Au reste, tout vous est �gal, parce que tout le monde va vous chercher. Quant � moi, vous savez que je suis forc�ment s�dentaire, mais vous savez aussi que vous avez le pouvoir de m'appeler � vous quand vous voulez, comme les enchanteresses �voquent les ombres. �L. H.� M. Bernard avait �t� nomm� administrateur des postes en 1800. Il remplissait ces fonctions en 1802, lorsqu'une circonstance grave et compromettante le fit destituer. Ayant le bonheur de retrouver, parmi les rares fragments de M�moires de Mme R�camier qui me restent, le r�cit de cet �v�nement, je la laisse parler et copie fid�lement. �Mes relations avec Bernadotte se rattachent � une circonstance trop importante et trop douloureuse de ma vie, pour �tre jamais oubli�e. Le service qu'il me rendit � cette �poque est � jamais grav� dans ma m�moire. �Au mois d'ao�t 1802, mon p�re occupait la place d'administrateur des postes. � cette �poque une correspondance royaliste tr�s-active inqui�tait le gouvernement; divers pamphlets ou brochures �crits dans le m�me esprit circulaient dans le Midi, sans qu'on p�t d�couvrir par quelle voie ils pouvaient y p�n�trer. On fut longtemps � soup�onner que c'�tait par l'entremise d'un fonctionnaire public, du chef m�me de l'administration, car c'�tait en effet sous le couvert de mon p�re que passaient tous ces �crits clandestins. Il n'avait mis, du reste, aucun des siens dans sa confidence et nous �tions, ma m�re et moi, dans la plus parfaite s�curit�[7]. �Un jour Mme Bacciocchi, soeur du premier consul, d�sirant conna�tre M. de La Harpe, me demanda de lui donner � d�ner avec lui. J'y consentis, bien que le degr� de notre intimit� n'autoris�t nullement le sans fa�on de cette demande; mais les personnes de la famille du premier consul commen�aient d�s lors � prendre des allures princi�res et semblaient croire d�j� qu'elles honoraient ceux qui les recevaient chez eux. Il n'y avait de femmes � ce d�ner, que Mme Bacciocchi, Mme de Sta�l et ma m�re, et en hommes, M. de La Harpe, MM. de Narbonne et Mathieu de Montmorency. Le d�ner fut agr�able, comme on peut le pr�sumer de la pr�sence de M. de La Harpe, de Mme de Sta�l et du go�t que Mme Bacciocchi affectait alors pour les lettres. Au moment o� nous allions sortir de table pour passer dans le salon, on remit � ma m�re un billet: inqui�te de ce qu'il pouvait contenir, elle y jeta les yeux � la d�rob�e, et laissant �chapper une douloureuse exclamation, elle perdit connaissance. �Je cours � elle, les secours qui lui sont prodigu�s la ranimant, je l'interroge avec anxi�t�; elle me tend le billet qu'elle venait de recevoir: il contenait la nouvelle de l'arrestation de mon p�re qui venait d'�tre conduit dans la prison du Temple. Ce fut un coup de foudre pour tout ce qui �tait pr�sent. An�antie par ce cruel �v�nement dont je n'osais envisager les cons�quences, je sentis cependant la n�cessit� de surmonter ma douleur, et, rassemblant toutes mes forces, je m'avan�ai vers Mme Bacciocchi, dont le maintien exprimait plus de malaise que d'attendrissement.--Madame, lui dis-je d'une voix entrecoup�e par l'�motion, la Providence qui vous rend t�moin du malheur qui nous frappe, veut sans doute faire de vous mon sauveur. Il faut que je voie le premier consul aujourd'hui m�me; il le faut absolument, et je compte sur vous, Madame, pour obtenir cette entrevue.--Mais, dit Mme Bacciocchi avec embarras, il me semble que vous feriez bien d'aller d'abord trouver Fouch� pour savoir au juste l'�tat des choses. Alors, s'il est n�cessaire que vous voyiez mon fr�re, vous viendrez me le dire, et nous verrons ce qu'il sera possible de faire.--O� pourrai-je vous retrouver, Madame? repris-je sans me laisser d�courager par la froideur de ces paroles.--Au Th��tre-Fran�ais, dans ma loge o� je vais rejoindre ma soeur qui m'attend.� �Un pareil rendez-vous, dans un pareil moment, me fit tressaillir: toutefois ce n'�tait pas le temps de manifester mes sentiments. Je demandai ma voiture et je courus chez Fouch�. Il me re�ut en homme qui savait bien ce qui m'amenait chez lui. Il m'�couta en silence et r�pondit laconiquement � mes questions.--�L'affaire de monsieur votre p�re est grave, tr�s-grave, mais je n'y puis rien: voyez le premier consul ce soir m�me; obtenez que la mise en accusation n'ait pas lieu, demain il ne sera plus temps; c'est tout ce que j'ai � vous dire.� Je le quittai dans un �tat d'angoisse impossible � rendre. Mon seul espoir �tait alors Mme Bacciocchi: je me d�cidai, quoi qu'il m'en co�t�t, � l'aller chercher au rendez-vous qu'elle m'avait indiqu�. En arrivant au Th��tre-Fran�ais, je pouvais � peine me soutenir. Le bruit, la foule, les lumi�res me causaient une sensation �trange et douloureuse. Je m'enveloppai de mon ch�le et me fis conduire � la loge de Mme Bacciocchi, qu'on m'ouvrit pendant un entr'acte. �Elle y �tait avec Mme Leclerc; en me reconnaissant, elle ne put r�primer l'expression d'une vive contrari�t�, mais j'�tais soutenue par un sentiment trop fort pour en tenir aucun compte.--�Je viens, Madame, lui dis-je, r�clamer l'ex�cution de votre promesse. Il faut que je parle ce soir m�me au premier consul, ou mon p�re est perdu.--Eh bien, me dit Mme Bacciocchi froidement, laissez achever la trag�die; d�s qu'elle sera finie, je suis � vous.� �Il fallait bien me r�signer � attendre; je m'assis, ou plut�t je me laissai tomber dans le coin le plus recul� de la loge. Heureusement pour moi, c'�tait une loge d'avant-sc�ne, tr�s-profonde et assez obscure, o� je pouvais du moins me livrer sans contrainte � toutes mes d�solantes pens�es. Je remarquai alors, pour la premi�re fois, dans le coin oppos� au mien, un homme dont les grands yeux noirs attach�s sur moi exprimaient un si ardent et si profond int�r�t que je m'en sentis touch�e. Apr�s avoir essuy� tant de froideur, j'�prouvais quelque soulagement � rencontrer un peu de bienveillance et de compassion. En ce moment Mme Leclerc, se tournant tout � coup de mon c�t�, me demanda si j'avais d�j� vu Lafont dans le r�le d'Achille. Et sans attendre ma r�ponse:--�Il y est bien beau, ajouta-t-elle; mais aujourd'hui il a un casque qui le coiffe horriblement.� � cette question oiseuse qui montrait tant d'indiff�rence pour la situation o� j'�tais, � ces paroles � la fois cruelles et frivoles, l'inconnu laissa �chapper un mouvement d'impatience, et d�cid� sans doute � abr�ger mon supplice, il se pencha vers Mme Bacciocchi.--�Madame R�camier para�t souffrante, lui dit-il � demi-voix; si elle voulait m'en accorder la permission, je la reconduirais chez elle et je me chargerais de parler au premier consul.--Oui sans doute, r�pondit avec empressement Mme Bacciocchi, enchant�e d'�tre d�charg�e de cette corv�e. Rien ne peut �tre plus heureux pour vous, ajouta-t-elle en se tournant vers moi. Confiez-vous au g�n�ral Bernadotte, personne n'est plus en situation de vous servir.� �J'�tais si press�e de sortir de cette loge, d'�chapper au poids d'un service qu'on me faisait si ch�rement acheter, que je me h�tai d'accepter les offres du g�n�ral Bernadotte; je pris son bras et je sortis avec lui. Il me conduisit � ma voiture o� il se pla�a pr�s de moi, apr�s avoir donn� ordre � la sienne de le suivre. Pendant tout le chemin, il s'effor�a de me rassurer sur le sort de mon p�re, et me r�p�ta tant de fois qu'il �tait s�r d'obtenir de Bonaparte que le proc�s ne f�t point entam�, que j'arrivai chez moi un peu consol�e. Il me quitta pour se rendre aux Tuileries, promettant de me rapporter le soir m�me une r�ponse quelle qu'elle f�t. �L'arrestation de mon p�re �tait la nouvelle du jour; l'int�r�t, la curiosit�, la malignit� m�me avaient attir� chez moi ce soir-l� une foule immense, tout Paris �tait dans mon salon. Je ne me sentis pas le courage d'y para�tre, et je me retirai dans ma chambre pour y attendre Bernadotte: je comptai les minutes jusqu'� son retour. Il arriva enfin heureux et triomphant; � force d'instances, il avait obtenu du premier consul que mon p�re ne serait pas mis en accusation, et il esp�rait, disait-il, que sa libert� ne se ferait pas longtemps attendre. Je manquais de paroles pour le remercier. �Cependant, toute rassur�e que j'�tais sur l'issue de l'�v�nement, cette nuit ne fut par pour moi une nuit de repos; je la passai tout enti�re � chercher les moyens d'arriver jusqu'� mon p�re et de le tranquilliser sur sa propre situation. La chose n'�tait pas facile: il �tait au secret, je le savais, mais j'�tais r�solue � tout tenter pour le voir. J'avais eu � plusieurs reprises des permissions pour visiter, au Temple o� on l'avait enferm�, des prisonniers qui m'int�ressaient, et j'avais conserv� quelques intelligences dans la prison. Je m'y rendis donc le lendemain de grand matin, sous pr�texte d'une de ces visites habituelles, et je trouvai moyen de d�cider un gardien, nomm� Coulommier, qui m'�tait d�vou�, � me procurer un moment d'entretien avec mon p�re, quoiqu'il f�t au secret. Il me conduisit avec les plus grandes pr�cautions � sa cellule o� il me laissa. �� peine avions-nous eu le temps, mon p�re de m'exprimer sa joie et sa surprise de me voir, moi de lui dire en peu de mots ce que j'avais fait, que Coulommier accourut tout p�le et hors de lui. Sans prof�rer un seul mot, il me saisit par le bras, ouvre une porte, me jette dans une sorte de cachot, m'y enferme et me laisse dans la plus profonde obscurit�. Tout ceci s'�tait pass� si rapidement que je n'avais pas eu le temps de me reconna�tre. Je m'appuyai machinalement contre la porte de ma prison, j'entendis un bruit de pas et de voix confuses, puis il s'apaisa. On parut parlementer quelque temps; le ton solennel de paroles entrecoup�es de silence m'apprit qu'il se passait quelque chose d'officiel, mais je ne pouvais distinguer ce qui se disait. Bient�t le bruit des pas recommen�a, les portes s'ouvrirent et se ferm�rent, puis tout rentra dans le silence. Je crus alors qu'on allait venir me d�livrer, mais j'attendis en vain, je n'entendis rien que les battements pr�cipit�s de mon coeur. La peur commen�a � s'emparer de moi; sans moyen de mesurer le temps qui s'�coulait, les minutes me semblaient des si�cles. Mes pens�es se succ�daient avec une effrayante rapidit�. Avait-on chang� mon p�re de prison? lui avait-on donn� un autre gardien? Coulommier �tait-il soup�onn� � cause de moi, et n'osait-il me faire sortir? combien de temps durerait ma captivit�? � cette question, un frisson glacial me saisit. � travers mes inqui�tudes personnelles m'apparaissaient toutes les souffrances dont ces sombres murs avaient �t� t�moins. Ici la famille royale avait pass� les derniers jours de son �preuve terrestre. Je croyais voir ces nobles ombres errer autour de moi. Peu � peu je cessai de penser et je tombai dans une sorte d'abattement stupide. Je me sentais pr�te � perdre connaissance quand un bruit de clefs et de serrures me rendit subitement mes forces. En effet, c'�tait bien la porte de la prison qu'on ouvrait, et bient�t apr�s la mienne. Je m'�lan�ai au grand jour avec un transport de joie.--�J'ai eu une belle peur! me dit Coulommier: suivez-moi bien vite et ne me demandez plus rien de pareil.� J'appris alors qu'on �tait venu chercher mon p�re pour le conduire � la pr�fecture de police o� il devait subir un interrogatoire, et que mon s�jour dans ce petit r�duit noir avait dur� plus de deux heures. �Bernadotte cependant n'abandonna point la t�che qu'il avait entreprise. Un matin il arriva chez moi, tenant � la main l'ordre de mise en libert� de mon p�re, qu'il me remit avec cette gr�ce chevaleresque qui le distinguait. Il me demanda, comme seule r�compense, la faveur de m'accompagner au Temple pour d�livrer le prisonnier. Ce fut un beau jour. Mon p�re fut destitu�; je devais m'y attendre, le gouvernement �tait dans son droit. �L'empereur � Sainte-H�l�ne s'est souvenu de cette circonstance. Selon lui, � peine premier consul, il se trouva aux prises avec la c�l�bre Mme R�camier; son p�re �tait administrateur des postes. Napol�on, en entrant au gouvernement, avait �t� oblig� de signer de confiance une foule de listes; mais il eut bient�t �tabli une grande surveillance dans toutes les parties. Il trouva qu'une correspondance avec les chouans se faisait sous le couvert de M. Bernard, p�re de Mme R�camier. Celui-ci fut aussit�t destitu�, et courait risque d'�tre jug� et mis � mort. Sa fille accourut aupr�s du premier consul, et, sur ses sollicitations, le premier consul voulut bien faire gr�ce du proc�s, mais il fut in�branlable sur le reste. Mme R�camier, habitu�e � tout obtenir, ne pr�tendait rien moins qu'� la r�int�gration de son p�re. Telles �taient les moeurs du temps: cette s�v�rit� de la part du premier consul fit jeter les hauts cris, on n'y �tait pas accoutum�; Mme R�camier et ses partisans qui �taient fort nombreux, ne lui pardonn�rent jamais.� (_M�morial de Sainte-H�l�ne_, t. I, p. 355, �d. de 1842.) �Je ne jetai point les hauts cris, comme le dit le _M�morial_. Je n'accourus point aupr�s du premier consul et ne lui adressai aucune sollicitation, puisque Bernadotte se chargea seul de toutes les d�marches. Je regardai la destitution de mon p�re comme un malheur in�vitable, et ne m'en plaignis point.� Ici, j'interromps la citation pour intercaler une lettre que je trouve dans les papiers de Mme R�camier, et qui confirme son r�cit: 13 vent�se. �J'ai attendu, dans la matin�e, le M�moire que Mme R�camier devait me faire passer; le ministre de la police exige cette pi�ce; elle doit d�terminer l'�largissement de M. Bernard. Les esprits paraissent avantageusement dispos�s, le moment est favorable, ne pas le saisir est une faute. Mme R�camier sentira qu'il n'y a point de temps � perdre. �Si M. R�camier, dans la conversation qu'il a d� avoir avec le g�n�ral Bonaparte, a obtenu la sortie de son beau-p�re, toute d�marche devient superflue, et alors je prie Mme R�camier de me faire pr�venir. La part bien sinc�re que je prends � tout ce qui l'int�resse l'assure de l'effet que produira sur moi cette bonne nouvelle. Si, au contraire, les choses sont toujours au m�me point, il est convenable d'agir de suite. �Des affaires inattendues m'obligeant d'aller demain � la campagne, je serai charm� d'�tre instruit, ce soir avant sept heures, de l'�tat de l'affaire. Cet �claircissement m'est n�cessaire, il r�glera mes instances aupr�s du ministre, m�me du g�n�ral s'il est besoin. �Le d�sir qu'inspire Mme R�camier de lui �tre agr�able, l'assure qu'elle peut disposer de moi et que je suis plus � elle qu'� �Bernadotte.� M. R�camier n'avait pas vu le g�n�ral Bonaparte, et le succ�s fut uniquement d� aux actives d�marches de Bernadotte. Mme R�camier continue ainsi: �L'ann�e suivante (1803), Mme de Sta�l fut exil�e par le premier consul; je la re�us � Saint-Brice[8]. Je fus t�moin de son d�sespoir. Elle �crivit � Bonaparte: �Quelle cruelle illustration vous me donnez! j'aurai une ligne dans votre histoire.� J'avais pour Mme de Sta�l une admiration passionn�e. L'acte arbitraire et cruel qui nous s�parait me montra le despotisme sous son aspect le plus odieux. L'homme qui bannissait une femme et une telle femme, qui lui causait des sentiments si douloureux, ne pouvait �tre dans ma pens�e qu'un despote impitoyable; d�s lors mes voeux furent contre lui, contre son av�nement � l'empire, contre l'�tablissement d'un pouvoir sans limite. �Bernadotte, que je voyais toujours beaucoup, me maintenait dans ces sentiments. Il me confiait ses craintes, ses esp�rances: il �tait temps, disait-il, de mettre un frein � l'ambition de Bonaparte, qui, non content de s'emparer du pouvoir, voulait le rendre h�r�ditaire dans sa famille. �Son projet, � lui Bernadotte, e�t �t� une d�putation imposante par le nombre et par les noms, qui e�t fait entendre � Bonaparte que la libert� avait co�t� assez cher � la France pour qu'elle d�t la garder, sans faire servir tant de sacrifices � l'�l�vation d'un seul. Je ne voyais rien l� que de juste et de g�n�reux; il me communiqua une liste des g�n�raux r�publicains sur lesquels il croyait pouvoir compter; mais le nom de Moreau manquait � cette liste, et c'�tait le seul qu'on p�t opposer � celui de Bonaparte. J'�tais li�e avec Moreau, les deux g�n�raux se virent secr�tement chez moi; ils eurent ensemble de longs entretiens en ma pr�sence; mais il fut impossible de d�cider Moreau � prendre aucune initiative. Il partit pour sa terre de Grosbois; Bernadotte alla l'y voir et il en revint presque d�courag�. L'hiver de 1803 � 1804 fut tr�s brillant par l'affluence des �trangers � Paris; je les recevais tous. Mme Moreau donna un bal: toute l'Europe y �tait, except� la France officielle; il n'y avait de Fran�ais que l'opposition r�publicaine. Mme Moreau, jeune et charmante, fit avec une gr�ce parfaite les honneurs du bal. Malgr� la foule qui s'y pressait, les salons me paraissaient vides; l'absence de tout ce qui tenait au gouvernement me frappa. Cette absence, qui pla�ait Moreau dans une sorte d'isolement mena�ant, me fit l'effet d'un triste pr�sage. Je remarquai combien Bernadotte et ses amis paraissaient pr�occup�s, et combien Moreau lui-m�me avait l'air �tranger � la f�te. �Mon esprit �tait bien loin du bal: je me reposais souvent; pendant une contredanse que je n'avais pas voulu danser, Bernadotte m'offrit son bras pour aller chercher un peu d'air; c'�taient ses pens�es qui voulaient de l'espace. Nous parv�nmes dans un petit salon. Le bruit seul de la musique nous y suivit et nous rappelait o� nous �tions: je lui confiai mes craintes. Il n'avait pas encore d�sesp�r� de Moreau, dont il trouvait la position si heureuse pour d�terminer et mod�rer un mouvement; mais il �tait irrit� de la pens�e que tant d'avantages pouvaient �tre perdus.--�� sa place, disait-il, je voudrais �tre ce soir aux Tuileries pour dicter � Bonaparte les conditions auxquelles il peut gouverner. Moreau vint � passer. Bernadotte l'appela et lui r�p�ta toutes les raisons, tous les arguments dont il s'�tait jamais servi pour l'entra�ner:--�Avec un nom populaire, vous �tes le seul parmi nous qui puisse se pr�senter appuy� de tout un peuple; voyez ce que vous pouvez, ce que nous pouvons, guid�s par vous: d�terminez-vous enfin.� �Moreau r�p�ta ce qu'il avait dit souvent, �qu'il sentait le danger dont la libert� �tait menac�e, qu'il fallait surveiller Bonaparte, mais qu'il craignait la guerre civile.� Il se tenait pr�t; ses amis pouvaient agir; et, quand le moment serait venu, il serait � leur disposition; on pouvait compter sur lui au premier mouvement qui aurait lieu; mais pour l'instant, il ne croyait pas n�cessaire de le provoquer. Il se d�fendit m�me de l'importance qu'on voulait lui attribuer. La conversation se prolongeait et s'�chauffait; Bernadotte s'emporta et dit au g�n�ral Moreau:--�Ah! vous n'osez pas prendre la cause de la libert�! et Bonaparte, dites-vous, n'oserait l'attaquer! Eh bien! Bonaparte se jouera de la libert� et de vous. Elle p�rira malgr� nos efforts, et vous serez envelopp� dans sa ruine sans avoir combattu.� �J'�tais toute tremblante. Mais on nous cherchait. Des groupes entr�rent, et l'on nous ramena dans le salon du bal. J'ai gard� de cet entretien un vif souvenir, et, plus tard, lorsque Moreau se trouva impliqu�, avec tant d'autres, dans le proc�s de Georges Cadoudal et de Pichegru, je demeurai persuad�e qu'il �tait aussi innocent de tout complot avec eux qu'avec Bernadotte.� Pour ne point interrompre le r�cit de Mme R�camier, j'ai laiss� en arri�re diverses circonstances que je ne crois pas inutile de rappeler et qui se placent avant ou vers l'�poque de l'arrestation de M. Bernard. Le premier bal masqu� donn� apr�s la R�volution avait eu lieu � l'Op�ra le 25 f�vrier 1800. Ces bals, auxquels les femmes comme il faut ne vont plus, furent pendant quelques ann�es la passion de la bonne compagnie. On n'y dansait point, au moins le beau monde; les femmes y allaient en dominos et masqu�es, les hommes en frac et sans masques. Le plaisir pour les femmes �tait d'intriguer � la faveur du masque les hommes de leur connaissance, qui � leur tour devaient deviner, � certains accents qui trahissaient la voix naturelle, � la conversation, � la taille, aux yeux dont le masque augmentait l'�clat, au plus ou moins d'�l�gance des pieds et des mains, � quelle personne ils avaient affaire. La g�n�ration qui nous a pr�c�d�s trouvait un vif plaisir dans ce genre de r�unions. Mme R�camier, si timide � visage d�couvert, prenait sous le masque un aplomb imperturbable, et l'agr�ment de son esprit s'y d�ployait en libert�. Mme de Sta�l, au contraire, y perdait beaucoup de l'entra�nement et de l'�loquence qui faisaient de sa conversation quelque chose d'incomparable. Il est d'usage aux bals masqu�s de tutoyer les masques et que les masques vous tutoient: Mme R�camier ne s'y soumit jamais; il �tait donc par l� assez facile de la reconna�tre, de plus elle ne contrefaisait jamais sa voix. C'�tait ordinairement sous la conduite et la protection de son beau-fr�re, M. Laurent R�camier, que Juliette se rendait aux bals de l'Op�ra; plus �g� que son fr�re de neuf ann�es, M. Laurent �prouvait pour sa jeune belle-soeur la tendresse, et on pourrait dire la faiblesse d'un p�re. Les bals de l'Op�ra n'avaient � lui offrir aucun plaisir qui le d�dommage�t de la fatigue d'une nuit d'insomnie; mais il n'e�t point trouv� convenable qu'une aussi jeune personne all�t � ces r�unions sans y �tre accompagn�e par un guide que l'�ge et la parent� rendaient respectable, et il se d�vouait � l'amusement de celle qu'il traitait en enfant g�t�. Elle eut aux bals de l'Op�ra plusieurs piquantes aventures, entre autres avec le prince de Wurtemberg: il �tait re�u chez elle et l'avait reconnue; enhardi par le masque qu'elle portait et qui lui permettait de sembler ignorer quelle �tait la femme qui lui avait demand� son bras, il lui prit la main et osa s'emparer d'une bague. Le pauvre prince s'attira, � ce qu'il semble, une s�v�re le�on, et je trouve dans les papiers de Mme R�camier un petit billet dans lequel il implore le pardon de sa t�m�rit�. Il est caract�ristique pour la femme � laquelle nul n'osa jamais manquer de respect. DU PRINCE, DEPUIS ROI DE WURTEMBERG, � Mme R�CAMIER. �C'est � la plus belle, � la plus aimable, mais toujours � la plus fi�re des femmes que j'adresse ces lignes, en lui renvoyant une bague qu'elle a bien voulu me confier au dernier bal masqu�. Si mon �tourderie �tait inconcevable, j'aime � l'avouer, ma punition hier a �t� bien s�v�re, et j'assure que cette le�on me corrigera pour toute ma vie.� Une autre intrigue de bal masqu� dura tout un hiver avec M. de Metternich: c'�tait sous l'Empire et avant 1810. Napol�on voyait avec un extr�me d�pit les hommes les plus consid�rables parmi ses ministres et ses lieutenants aller assid�ment chez Mme R�camier; il s'en plaignit quelquefois, et un jour que le hasard avait r�uni dans le m�me moment chez elle trois ministres en exercice, l'empereur le sut et leur demanda depuis quand le conseil se tenait chez Mme R�camier. Il n'avait pas moins d'impatience � y voir aller les �trangers et les membres du corps diplomatique, et cependant il n'en �tait aucun qui ne sollicit�t d'�tre pr�sent� chez elle. M. de Metternich, alors premier secr�taire de l'ambassade d'Autriche, eut plus de scrupules; les relations de son gouvernement avec Napol�on �taient si d�licates, qu'il craignit d'ajouter un petit grief personnel aux grandes difficult�s: il fit donc exprimer � Mme R�camier le regret qu'il �prouvait et les motifs qui le for�aient � s'abstenir de fr�quenter sa maison. Comme il �tait fort aimable et en avait la r�putation, elle eut la curiosit� de le conna�tre, et pendant toute une saison le rencontra au bal de l'Op�ra. � la fin de l'hiver, et lorsque le car�me eut fait cesser les bals masqu�s, M. de Metternich ne voulut point renoncer � une soci�t� dont il avait appr�ci� le charme. Il alla alors chez Mme R�camier, mais le matin seulement et � des heures o� il y rencontrait peu de monde, afin de ne pas effaroucher les susceptibilit�s de la police imp�riale. Le grand-duc h�r�ditaire de Mecklembourg-Strelitz, fr�re de la reine de Prusse, vint � Paris dans l'hiver de 1807 � 1808. Ce fut aussi � un bal de l'Op�ra qu'il rencontra pour la premi�re fois Mme R�camier qu'il avait une vive curiosit� de conna�tre: apr�s avoir caus� avec elle toute une soir�e, il lut demanda la permission de la voir chez elle; mais avertie de la d�faveur que valait la fr�quentation de son salon aux �trangers, princes souverains ou autres, venus � Paris pour faire leur cour au vainqueur de l'Europe, elle lui r�pondit que profond�ment honor�e du d�sir qu'il voulait bien lui exprimer, elle croyait devoir s'y refuser, et elle lui donna les motifs de ce refus; il insista et �crivit pour obtenir la faveur d'�tre admis. Touch�e et flatt�e de cette insistance, Mme R�camier lui indiqua un rendez-vous un soir o� sa porte n'�tait ouverte qu'� ses plus intimes amis. Le prince arrive � l'heure indiqu�e, laisse sa voiture dans la rue � quelque distance de la maison, et voyant la porte de l'avenue ouverte, s'y glisse sans rien dire au concierge et avec l'esp�rance de n'en �tre pas aper�u. Mais le portier avait vu un homme s'introduire dans l'avenue et marcher rapidement vers la maison: �H�! Monsieur, lui crie-t-il, Monsieur, o� allez-vous? qui demandez-vous? que cherchez-vous?� Le grand-duc, au lieu de r�pondre, h�te sa course et entend les pas du portier qui le poursuit se rapprocher de lui; il se met � courir et confirme ainsi le concierge dans la pens�e qu'il a affaire � un malfaiteur. Le prince et le vigilant gardien arrivent en m�me temps dans l'antichambre qui pr�c�dait le salon au rez-de-chauss�e habit� par Mme R�camier; elle entend un bruit de voix et des menaces, elle veut savoir la cause de ce trouble et trouve le grand-duc de Mecklembourg pris au collet par ce serviteur trop fid�le aux mains duquel il se d�battait. Elle renvoya le portier � sa loge, et re�ut le prince avec beaucoup de reconnaissance et de gaiet�. Au bout de quelques instants, la temp�rature �tant douce et le clair de lune superbe, elle lui proposa de faire quelques pas dans le jardin devant les fen�tres ouvertes du salon; comme ils causaient la de la situation de l'Europe, de l'�tat de l'Allemagne, de la position particuli�re du prince et de sa soeur la belle reine de Prusse, on introduisit quelqu'un dans le salon, et � travers les fen�tres �clair�es parut la silhouette d'une figure d'homme. Mme R�camier, ne sachant qui ce pouvait �tre, laissa le grand-duc dans le jardin, et s'avan�a dans le salon pour recevoir et cong�dier ce visiteur inattendu: c'�tait Mathieu de Montmorency. �Est-ce que vous �tes seule, Madame? dit-il � sa belle amie, et ses regards restaient fix�s sur le chapeau du prince oubli� sur la table.--Mais oui,� r�pondit-elle: puis �clatant de rire, elle lui conta l'aventure du grand-duc et la frayeur qu'elle avait eue, en voyant arriver une visite, que la maladresse de ses gens n'eut laiss� p�n�trer quelqu'un dont l'indiscr�tion ne trah�t la visite du prince. M. de Montmorency alla chercher le grand-duc de Mecklembourg, et la soir�e s'acheva tr�s-agr�ablement et tr�s-paisiblement. Le prince revit plusieurs fois ainsi Mme R�camier incognito, et lui �crivit souvent. Voici un des billets par lesquels il lui demandait de lui assigner un jour et une heure. LE PRINCE DE MECKLEMBOURG-STRELITZ � Mme R�CAMIER. �Oserai-je? serez-vous assez bonne, assez g�n�reuse? oserai-je encore venir demain � la m�me heure que la derni�re fois? C'est en tremblant que je prononce ce voeu, mais si vous saviez combien il est vivement senti, si vous saviez combien m�me il m'en a co�t� d'attendre jusqu'� ce moment! peut-�tre qu'au lieu de me trouver excusable, vous diriez que je suis justifi�. �Je suis venu dans cette ville la mort dans le coeur. Je n'y ai fait que les plus douloureuses exp�riences: voulez-vous que j'emporte encore la douleur la plus forte de toutes, d'avoir vu un ange sans avoir os� l'approcher! Daignez croire du moins que je ne m�riterais point une destin�e aussi dure; que peut-�tre m�me, pardonnez-moi cette fiert� apparente, personne ne fut plus digne de vous appr�cier, de se d�vouer � vous avec tous les sentiments que vous m�ritez et que vous inspirerez toujours, h�las! � toute �me noble et sensible. Je vous le r�p�te, c'est en tremblant que j'�cris, mais non sans un rayon d'espoir. �G.� Les sentiments que Mme R�camier avait une fois inspir�s n'�taient point passagers. En 1843, elle recevait du grand-duc de Mecklembourg-Strelitz la lettre suivante; cette lettre prouvera que, loin d'exag�rer, j'ai plut�t adouci la v�rit�, quand j'ai dit quel ombrage causait au monarque tout-puissant et victorieux l'opposition des salons et particuli�rement celle du salon de Mme R�camier. �Strelitz, ce 1er d�cembre 1843. �Madame, �Si j'ai jamais �prouv� le sentiment de la timidit�, c'est bien aujourd'hui o� j'ai r�solu non-seulement de vous �crire, mais encore de vous adresser une pri�re, oui, une grande et bien instante pri�re! Quand je pense au nombre d'ann�es qui se sont �coul�es sans que j'aie eu le bonheur de vous revoir ni de recevoir de vos nouvelles directes, je sens que la d�marche que je fais porte toute l'empreinte d'une action t�m�raire. Je sens m�me, h�las! que si vous demandiez, apr�s avoir lu ma signature: �Qu'est-ce que c'est que ce grand-duc de Mecklembourg-Strelitz?� je n'aurais pas le droit de me plaindre. Voil� ce que me dit la raison. Et le coeur que dit-il? Vous l'avouerai-je, Madame? Il me dit le contraire: il se rappelle tr�s-bien que la beaut� ravissante dont la nature vous doua ne fut que le reflet d'une �me adorable, et qu'une �me pareille ne peut pas oublier les individus qu'elle a une fois jug�s dignes de son estime et de son affection. Parmi les souvenirs pr�cieux que je vous dois, il y en a un surtout que la m�moire du coeur ne cesse de me retracer avec tout le charme qui lui est propre: c'est la conduite si �minemment noble, g�n�reuse et aimable que vous avez observ�e vis-�-vis de moi apr�s que Napol�on avait hautement dit dans le salon de l'imp�ratrice Jos�phine �qu'il regarderait comme son ennemi personnel tout �tranger qui fr�quenterait le salon de Mme R�camier.� Je puis dire sans exag�ration que j'y pense encore avec attendrissement, et que c'est sur mes deux genoux que je voudrais vous r�it�rer l'hommage de ma reconnaissance qui ne finira pas plus qu'elle n'a fini jusqu'ici. �Et qu'est-ce donc que la pri�re que vous voulez m'adresser? me demanderez-vous enfin. C'est votre portrait, Madame, ce m�me portrait admirable dont vous aviez honor� feu le prince Auguste de Prusse[9], et qui, � ce que j'apprends, doit vous revenir � pr�sent. Je le r�p�te, Madame, c'est avec une grande timidit� que je prononce ce voeu, que je n'aurais peut-�tre jamais eu le courage de former s'il ne me tenait pas � coeur au del� de toute expression: mais si le culte que l'on rend � votre souvenir peut donner � quelqu'un le droit de poss�der le tr�sor que je viens de r�clamer de votre bont� g�n�reuse, daignez croire du moins que personne alors n'a plus de droits d'y aspirer que moi. Et ce n'est pas moi seulement qui en serais digne; ma femme, mes enfants, toute ma famille vous rend une enti�re justice; elle a savour� ce que je lui ai rapport� de vous: tout ce qui est parfaitement beau comme tout ce qui est parfaitement bon r�veille en nous votre souvenir. Vous vous trouvez partout � la place qui vous est due. �Je n'ai pas le courage d'ajouter un mot � cette lettre, et votre �me est faite pour la comprendre. �Georges, grand-duc de Mecklembourg-Strelitz.� Le portrait ne fut pas donn� au grand-duc: il devait �tre conserv� dans la famille de Mme R�camier; mais en �crivant au prince pour le remercier, elle lui envoya un souvenir dont il voulut bien para�tre reconnaissant. Le prince, dont il vient d'�tre question, est encore heureusement vivant; il nous pardonnera l'usage que nous avons fait de ses lettres; la citation qu'on en fait ne peut que l'honorer personnellement au plus haut degr�. � peu pr�s vers la m�me �poque, le prince royal de Bavi�re vint � Paris et n'attacha pas moins de prix que le grand-duc de Mecklembourg � �tre pr�sent� � Mme R�camier. Par les m�mes motifs, elle d�clina l'honneur qu'il voulait lui faire, et mit d'autant plus de persistance dans son refus, que la crainte qu'elle �prouvait d'�tre l'occasion d'un d�sagr�ment pour un prince �tranger, n'�tait point pour le futur roi de Bavi�re, comme pour le fr�re de la reine de Prusse, combattue dans son propre esprit par le d�sir que ses relations avec le prince Auguste de Prusse lui avaient inspir� de conna�tre le grand-duc. Le prince de Bavi�re ne mit que plus d'insistance � solliciter la faveur qu'on lui refusait: en voici la preuve dans un billet adress� � Mme R�camier au nom de S. A. R. Mme DE BONDY � Mme R�CAMIER. �Le prince de Bavi�re souhaite toujours aussi vivement, Madame, de pouvoir emporter une juste id�e d'une personne qu'il a depuis si longtemps le d�sir de conna�tre, et M. de Bondy est charg� de la part de S. A. R. de vous demander la permission d'aller chez vous _voir votre portrait_. M. de Bondy aurait �t� solliciter lui-m�me votre consentement, mais il a �t� oblig� aujourd'hui d'accompagner le prince � Saint-Cloud. Il m'a remis le soin de vous faire sa demande: c'�tait pour cette fois une _demande officielle_ et non plus une plaisanterie. M. de Bondy esp�re que vous ne refuserez pas au prince royal la facilit� que vous avez accord�e � beaucoup de personnes d'admirer le chef-d'oeuvre de G�rard; et, si vous le lui permettez, il accompagnera S. A. chez vous ou samedi ou lundi matin, � votre choix; ou bien tel autre jour qui vous conviendra. Si vous �tiez assez _malintentionn�e_ pour sortir pr�cis�ment � l'heure que vous lui indiquerez, le prince pourra trouver que si la renomm�e ne l'a pas tromp� sur le charme de votre figure, elle lui a exag�r� l'affabilit� de vos mani�res, et je ne pense pas que la vue du portrait diminue le regret de ne pas conna�tre l'original. Mais ceci n'est plus de mon ressort: je ne suis charg�e de parler que pour l'amateur de peinture. On attend votre r�ponse avec impatience, et je la transmettrai � M. de Bondy au retour de Saint-Cloud. �Agr�ez, je vous prie, Madame, l'expression de ma sinc�re amiti�. �H. de Bondy.� Le prince de Bavi�re fut re�u par Mme R�camier et emporta d'elle un pr�cieux souvenir; je trouve dans une lettre de Mme de Sta�l, dat�e de Coppet, le 15 ao�t suivant, un passage relatif � ce prince: �J'ai quitt� Mathieu de Montmorency � la f�te des Suisses, pr�s de Berne, que M. de Sabran vous d�crit [...] J'y ai rencontr� aussi le prince de Bavi�re, qui m'a demand� de vos nouvelles avec vivacit�, et m'a dit que l'on n'approuvait pas ses amiti�s, ni pour vous ni pour moi. C'est un bon homme qui a de l'esprit et de l'�me.� Pendant l'hiver de 1824, que R�camier passa � Rome, elle y vit arriver ce m�me prince, devenu le roi Louis de Bavi�re. Le go�t passionn� de ce souverain pour les arts l'amenait fr�quemment en Italie, et il ne t�moigna pas un empressement moins aimable ni moins flatteur pour la femme qu'il avait connue � Paris dans tout l'�clat de sa jeunesse et de sa beaut�. J'ai bien anticip� sur les temps, et je reviens � l'ann�e 1800 o� le peintre David entreprit le portrait de Mme R�camier qu'il n'acheva pas et dont l'�bauche est au Mus�e du Louvre. Ce commencement de portrait d'une personne que sa beaut� rendait alors la reine de la mode ne parut pas � la plupart de ceux qui le virent exprimer le charme de sa figure. L'�bauche fut critiqu�e; David lui-m�me n'en �tait pas enti�rement satisfait: le portrait fut interrompu; non point, comme on l'a dit, par un caprice de Mme R�camier, mais par la volont� du peintre. Apr�s plusieurs mois d'interruption, on le pressa d'y travailler, de le reprendre et de l'achever; alors il �crivit la lettre suivante: DAVID � Mme R�CAMIER. �Ce 6 vend�miaire an IX. �Que je vous connaissais bien, Madame, quand je vous r�p�tais sans cesse que vous �tiez bonne! qui plus que moi a �prouv� l'heureuse influence de cette bont� infatigable? Il faut cependant y mettre un terme, et c'est moi-m�me qui vous en presse. Ne croyez pas surtout que je ne m'occupe pas de votre portrait; vous n'entendrez pas dire que je fasse autre chose. Vous vous apercevrez dans peu de la v�rit� de ce que je vous ai dit sur ce qui sera trac� de nouveau sur le _tableau_ qui pla�t � tout le monde. Mais c'est moi qui suis le plus difficile � contenter. Nous allons le reprendre, et dans un autre endroit; je vais vous en faire sentir les raisons. D'abord le jour est trop obscur pour un portrait, je n'en avais d�j� os� entreprendre aucun dans ce local. La seconde raison, le jour venant de trop haut couvrait d'ombre les yeux et emp�chait, par cons�quent, de faire ressortir votre prunelle (qui n'est pas une chose peu importante dans votre visage); de plus, j'�tais trop �loign� de vos traits, ce qui m'obligeait ou de les deviner, ou d'en imaginer qui ne valaient pas les v�tres. Enfin j'ai un _pressentiment_ que je r�ussirai mieux ailleurs. Cette id�e seule suffit pour me faire croire que ce changement me fera faire un chef-d'oeuvre. Vous connaissez trop l'id�e d'un peintre pour vouloir la combattre. Vous sentez assez, d'apr�s cela, que son intention bien prononc�e est de faire un ouvrage digne du mod�le qui en est l'objet. Sous peu, belle et bonne dame, vous entendrez encore parler de moi; nous nous y remettrons pour ne plus le quitter, et si j'ai eu des torts apparents vis-�-vis de vous, mon pinceau, je l'esp�re, les effacera. �Salut et admiration. �DAVID.� On le voit, David ne trouvait pas son �bauche enti�rement � son gr�. Cette toile, dans laquelle se reconna�t pourtant le talent du ma�tre, est fort curieuse pour les amateurs, en ce qu'elle offre un exemple des proc�d�s de peinture du chef de l'�cole fran�aise. Elle fut mise en vente en 1829 par les h�ritiers de David, avec d'autres tableaux du m�me ma�tre; elle fut achet�e au prix de six mille francs par M. Charles Lenormant, et quelques mois apr�s c�d�e par lui au Mus�e du Louvre pour la m�me somme. M. R�camier d�sirait vivement avoir un portrait de sa femme. Quand il vit David abandonner ainsi en quelque sorte celui qu'il avait entrepris, il s'adressa � G�rard, et celui-ci accepta avec empressement. Le tableau qu'il peignit, en faisant le portrait de Mme R�camier, est rest� une de ses plus belles cr�ations, et la ressemblance en �tait fort satisfaisante. G�rard, outre qu'il �tait un peintre �minent, �tait aussi un homme d'un esprit tr�s-distingu�, mais fort mordant. Comme la plupart des artistes, il avait l'humeur mobile et irritable, et, comme tous les hommes accoutum�s aux succ�s, il ne savait gu�re dominer ses caprices. Lorsque le portrait de Mme R�camier fut tout pr�s d'�tre achev�, plusieurs de ses amis demand�rent � �tre admis � l'admirer en assistant aux derni�res s�ances. Leur pr�sence dans l'atelier de l'artiste, leurs observations peut-�tre, l'avaient impatient�, mais il avait rong� son frein. Restait une derni�re s�ance pour quelques retouches; Christian de Lamoignon, intimement li� avec Mme R�camier, n'avait pas vu le portrait, et sollicita d'elle l'autorisation de profiter de sa pr�sence dans l'atelier cette derni�re fois pour voir, avant que le public en e�t connaissance, cette peinture dont la soci�t� s'occupait. Mme R�camier avait les impressions trop fines, pour ne pas s'�tre aper�ue de l'impatience que les pr�c�dentes visites et les propos des gens du monde avaient donn�e au peintre; elle dit � M. de Lamoignon qu'elle h�sitait � autoriser sa visite, parce qu'elle redoutait l'humeur de G�rard. �Oh! dit M. de Lamoignon, cela serait possible avec tout autre, mais non pour moi. G�rard a toujours �t� fort aimable dans tous mes rapports avec lui, je suis de ses amis; ne m'interdisez pas la visite, je suis s�r qu'elle lui fera plaisir.� Le lendemain, pendant la s�ance, on frappe un coup discret � la porte de l'atelier. Mme R�camier se doute que c'est Christian de Lamoignon, mais voyant le front de G�rard se rembrunir et ses sourcils se froncer � la pens�e d'un importun, elle dit fort timidement: �On frappe � votre atelier, monsieur G�rard. C'est probablement M. de Lamoignon, un homme qui admire beaucoup votre talent.� On frappe de nouveau, et cette fois M. de Lamoignon lui-m�me s'annonce: �C'est moi, monsieur G�rard, Christian de Lamoignon, qui sollicite la faveur d'�tre admis.� G�rard, furieux, entre-b�ille la porte, sa palette d'une main et son garde-main de l'autre: �Entrez, Monsieur, entrez, lui dit-il, mais je cr�verai mon tableau apr�s.� Il le poussait quasi dans l'atelier en r�p�tant sa menace: �Je cr�verai mon tableau apr�s.� M. de Lamoignon, avec beaucoup de mod�ration et de bon go�t, dissimula le m�contentement que lui causait cette boutade, et r�pondit en s'inclinant: �Je serais au d�sespoir, Monsieur, de priver la post�rit� d'un de vos chefs-d'oeuvre,� et il sortit. � l'automne de 1803, Mme de Sta�l avait �t� exil�e par le premier consul; je trouve, dans ses _Dix ann�es d'exil_, le passage suivant o� elle raconte l'hospitalit� qui lui fut offerte par Mme R�camier. �Cette femme, si c�l�bre pour sa figure, et dont le caract�re est exprim� par sa beaut� m�me, me fit proposer de venir demeurer � sa campagne, � deux lieues de Paris. J'acceptai, car je ne savais pas alors que je pouvais nuire � une personne si �trang�re � la politique; je la croyais � l'abri de tout, malgr� la g�n�rosit� de son caract�re. La soci�t� la plus agr�able se r�unissait chez elle, et je jouissais l� pour la derni�re fois de tout ce que j'allais quitter. C'est dans ces jours orageux que je re�us le plaidoyer de M. Mackintosh; l� que je lus ces pages o� il fait le portrait d'un jacobin qui s'est montr� terrible dans la r�volution contre les enfants, les vieillards et les femmes, et qui se plie sous la verge du Corse, qui lui ravit jusqu'� la moindre part de cette libert� pour laquelle il se pr�tendait arm�. Ce morceau, de la plus belle �loquence, m'�mut jusqu'au fond de l'�me; les �crivains sup�rieurs peuvent quelquefois, � leur insu, soulager les infortun�s, dans tous les pays et dans tous les temps. Apr�s quelques jours pass�s chez Mme R�camier, sans entendre parler de mon exil, je me persuadai que Bonaparte y avait renonc�... Le g�n�ral Junot, par d�vouement pour elle, promit d'aller parler le lendemain au premier consul. Il le fit, en effet, avec la plus grande chaleur.� Mme de Sta�l s'�tait tromp�e en esp�rant �tre oubli�e par la police ombrageuse de cette �poque; son exil fut maintenu, et elle se d�cida � partir pour l'Allemagne. Pendant la courte paix d'Amiens, Mme R�camier fit un voyage en Angleterre. Je n'en r�p�terai pas les incidents que M. de Chateaubriand a en partie racont�s. La belle Juliette avait re�u pr�c�demment et accueilli avec une bienveillance empress�e quelques personnages anglais �minents soit en hommes, soit en femmes, et ils lui avaient inspir� le d�sir de visiter leur pays. Elle fit le voyage avec sa m�re, annonc�e et recommand�e � la soci�t� anglaise par des lettres enthousiastes du vieux duc de Guignes, son fervent adorateur, qui avait �t� ambassadeur de Louis XVI � Londres, et dont les souvenirs de jeunesse vivaient encore dans le coeur de plus d'une grande dame. Mme R�camier vit intimement la brillante duchesse de Devonshire et sa belle amie lady �lisabeth Forster, qui, plus tard, devait � son tour porter le titre de duchesse de Devonshire. Cette derni�re relation se continua: nous rev�mes plusieurs fois � Paris la seconde duchesse de Devonshire et son fr�re le comte de Bristol; ils furent tous les deux au nombre des fid�les de l'Abbaye-aux-Bois, et lors du voyage � Rome de Mme R�camier, en 1824, elle y retrouva cette noble et aimable personne, devenue la protectrice des arts, et faisant aux �trangers les honneurs de cette Rome qu'elle avait adopt�e pour patrie. Dans le rapide s�jour que Mme R�camier fit � Londres, objet de l'engouement de la soci�t� et de la curiosit� de la foule, elle se lia aussi intimement avec le marquis de Douglas, depuis duc d'Hamilton, et avec sa soeur. Le prince de Galles lui t�moigna l'empressement le plus chevaleresque; le duc d'Orl�ans, exil�, et ses deux jeunes fr�res, les princes de Beaujolais et de Montpensier, n'eurent pas moins d'assiduit� et de galanterie pour leur belle compatriote. Les gazettes anglaises ne furent, pendant quelques semaines, occup�es qu'� enregistrer les faits et gestes de l'�trang�re � la mode. La lettre suivante, adress�e par le g�n�ral Bernadotte � Mme R�camier, pendant son voyage en Angleterre, t�moigne de l'effet qu'elle y produisait. LE G�N�RAL BERNADOTTE � Mme R�CAMIER. �Je n'ai pas r�pondu de suite � votre lettre, Madame, parce que j'esp�rais chaque jour vous annoncer la nomination de l'ambassadeur fran�ais pr�s la cour de Saint-James. Des bruits, qui d'abord avaient eu quelque consistance, d�signaient le ministre Berthier. Aujourd'hui il n'en est plus question, et l'opinion se fixe sur des d�terminations plus essentielles au bonheur public. �Les journaux anglais, en calmant mes inqui�tudes sur votre sant�, m'ont appris les dangers auxquels vous avez �t� expos�e. J'ai bl�m� d'abord le peuple de Londres dans son trop grand empressement: mais, je vous l'avoue, il a �t� bient�t excus�; car je suis partie int�ress�e, lorsqu'il faut justifier les personnes qui se rendent indiscr�tes pour admirer les charmes de votre c�leste figure. �Au milieu de l'�clat qui vous environne, et que vous m�ritez sous tant de rapports, daignez vous souvenir quelquefois que l'�tre qui vous est le plus d�vou� dans la nature est. �BERNADOTTE.� Mme R�camier revint en France en passant par la Hollande, et en visita les principaux monuments. L'ann�e qui suivit ce voyage vit s'accomplir de terribles et grands �v�nements. Au mois de f�vrier 1804, Moreau, Pichegru et Cadoudal �taient arr�t�s; le 21 mars de la m�me ann�e, Bonaparte faisait saisir et fusiller un prince de la maison de Bourbon, le duc d'Enghien; l'Empire �tait proclam� le 4 mai. Le proc�s des g�n�raux se jugeait pendant que se pr�paraient les f�tes de cette prise de possession du tr�ne par une nouvelle dynastie, et Pichegru p�rissait dans sa prison en avril, quelques jours avant la c�r�monie. L'opinion publique incertaine, terrifi�e ou �blouie, ne savait si elle devait, en maudissant l'auteur d'un crime odieux, pr�ter plus d'attention aux d�bats du proc�s politique qui s'instruisait ou aux r�cits des f�tes et des adh�sions � l'Empire. Mais ici je retrouve le texte des m�moires de Mme R�camier, et je la laisse parler. �Les d�tails du proc�s de Moreau sont connus: je ne parlerai donc que de ce que j'ai vu. Ma m�re �tait li�e avec Mme Hulot, m�re de Mme Moreau: il en �tait r�sult� entre sa fille et moi une intimit� d'enfance qui s'�tait ensuite renou�e dans le monde. Je la voyais sans cesse depuis l'arrestation de son mari. Elle me dit un jour qu'au milieu du public si nombreux qui remplissait la salle de justice, Moreau m'avait souvent cherch�e parmi ses amis. Je me fis un devoir d'aller au tribunal, le lendemain de cette conversation; j'�tais accompagn�e par un magistrat, proche parent de M. R�camier, Brillat-Savarin. La foule �tait si grande, que non-seulement la salle et les tribunes, mais toutes les avenues du Palais de Justice �taient encombr�es. M. Savarin me fit entrer par la porte qui s'ouvre sur l'amphith��tre, en face des accus�s dont j'�tais s�par�e par toute la largeur de la salle. D'un regard �mu et rapide, je parcourus les rangs de cet amphith��tre pour y chercher Moreau. Au moment o� je relevai mon voile, il me reconnut, se leva et me salua. Je lui rendis son salut avec �motion et respect, et je me h�tai de descendre les degr�s pour arriver � la place qui m'�tait destin�e. �Les accus�s �taient au nombre de quarante-sept, la plupart inconnus les uns aux autres; ils remplissaient les gradins �lev�s en face de ceux o� si�geaient les juges. Chaque accus� �tait assis entre deux gendarmes; ceux qui �taient aupr�s de Moreau montraient de la d�f�rence dans toute leur attitude. J'�tais profond�ment touch�e de voir traiter en criminel ce grand capitaine dont la gloire �tait alors si imposante et si pure. Il n'�tait plus question de r�publique et de r�publicains: c'�tait, except� Moreau qui, j'en ai la conviction, �tait compl�tement �tranger � la conspiration, c'�tait la fid�lit� royaliste qui seule se d�fendait encore contre le pouvoir nouveau. Toutefois cette cause de l'ancienne monarchie avait pour chef un homme du peuple, Georges Cadoudal. �Cet intr�pide Georges, on le contemplait avec la pens�e que cette t�te si librement, si �nergiquement d�vou�e, allait tomber sur l'�chafaud, que seul peut-�tre il ne serait pas sauv�, car il ne faisait rien pour l'�tre. D�daignant de se d�fendre, il ne d�fendait que ses amis. J'entendis ses r�ponses toutes empreintes de cette foi antique pour laquelle il avait combattu avec tant de courage, et � qui depuis longtemps il avait fait le sacrifice de sa vie. Aussi lorsqu'on voulut l'engager � suivre l'exemple des autres accus�s et � faire demander sa gr�ce: �Me promettez-vous, r�pondit-il, une plus belle occasion de mourir?� �On distinguait encore dans les rangs des pr�venus MM. de Polignac et M. de Rivi�re, qui int�ressaient par leur jeunesse et leur d�vouement. Pichegru, dont le nom restera dans l'histoire li� � celui de Moreau, manquait pourtant � c�t� de lui, ou plut�t on croyait y voir son ombre, car on savait qu'il manquait aussi dans la prison. �Un autre souvenir, la mort du duc d'Enghien, ajoutait au deuil et � l'effroi d'un grand nombre d'esprits, m�me parmi les partisans les plus d�vou�s du premier consul. �Moreau ne parla point. La s�ance termin�e, le magistrat qui m'avait amen�e vint me reprendre. Je traversai le parquet du c�t� oppos� � celui par lequel j'�tais entr�e, en suivant ainsi dans toute leur longueur les gradins des accus�s. Moreau descendait en ce moment, suivi de ses deux gendarmes et des autres prisonniers, il n'�tait s�par� de moi que par une balustrade; il me dit en passant quelques paroles de remerciement que, dans mon trouble, j'entendis � peine: je compris cependant qu'il me remerciait d'�tre venue et m'engageait � revenir. Cet entretien si fugitif entre deux gendarmes devait �tre le dernier. �Le lendemain, � sept heures du matin, je re�us un message de Cambac�r�s. Il m'engageait, dans l'int�r�t m�me de Moreau, � ne pas retourner au tribunal. Le premier consul, en lisant le compte rendu de la s�ance, ayant vu mon nom, avait dit brusquement: �Qu'allait faire l� Mme R�camier?� �Je courus chez Mme Moreau pour la consulter: elle fut de l'avis de Cambac�r�s et je c�dai, malgr� le regret que j'�prouvais de ne pouvoir donner � Moreau cette marque d'attachement. Je me d�dommageais aupr�s de sa femme de la contrainte qui m'�tait impos�e. Sur la fin du proc�s, toute affaire �tait suspendue, la population tout enti�re �tait dehors: on ne s'entretenait que de Moreau. Aujourd'hui que les temps sont �loign�s et que le nom de Bonaparte semble lui seul les remplir, on ne saurait imaginer � combien peu encore tenait sa puissance. Un des juges du tribunal, Clavier r�pondit � ceux qui lui disaient que Bonaparte ne d�sirait la condamnation de Moreau que pour lui faire gr�ce: �Et qui nous la ferait � nous?� �La nuit qui pr�c�da la sentence pendant laquelle le tribunal si�gea, les abords du Palais de Justice ne cess�rent d'�tre remplis d'une foule inqui�te; la consternation �tait universelle. �Vingt des accus�s furent condamn�s � mort, dix p�rirent avec Georges sur l'�chafaud. MM. de Polignac, de Rivi�re et autres obtinrent gr�ce de la vie et rest�rent prisonniers dans des forteresses. Les r�les pour les demandes de gr�ce avaient �t� distribu�s entre Mme Bonaparte et les soeurs du premier consul. Moreau, condamn� � la d�portation, partit pour l'Espagne, d'o� il devait s'embarquer pour l'Am�rique. Mme Moreau le rejoignit � Cadix. J'�tais aupr�s d'elle au moment de son d�part pour ce noble exil; je la vis embrasser son fils dans son berceau et revenir sur ses pas pour l'embrasser encore (elle �tait grosse et ne pouvait emmener son fils); je la conduisis � sa voiture et re�us son dernier adieu. �Avant de s'embarquer pour l'Am�rique, Moreau m'�crivit de Cadix la lettre suivante: �Chiclane, pr�s Cadix, le 12 octobre 1804. �Madame, vous apprendrez sans doute avec quelque plaisir des nouvelles de deux fugitifs auxquels vous avez t�moign� tant d'int�r�t. Apr�s avoir essuy� des fatigues de tout genre, sur terre et sur mer, nous esp�rions nous reposer � Cadix, quand la fi�vre jaune, qu'on peut en quelque sorte comparer aux maux que nous venions d'�prouver, est venue nous assi�ger dans cette ville. Quoique les couches de mon �pouse nous aient forc�s d'y rester plus d'un mois pendant la maladie, nous avons �t� assez heureux pour nous pr�server de la contagion: un seul de nos gens en a �t� atteint. Enfin nous sommes � Chiclane, tr�s-joli village � quelques lieues de Cadix, jouissant d'une bonne sant�, et mon �pouse en pleine convalescence apr�s m'avoir donn� une fille tr�s-bien portante. Persuad�e que vous prendrez autant d'int�r�t � cet �v�nement qu'� tout ce qui nous est arriv�, elle me charge de vous en faire part et de la rappeler � votre amiti�. Je ne vous parle pas du genre de vie que nous menons, il est excessivement ennuyeux et monotone, mais au moins nous respirons en libert�, quoique dans le pays de l'inquisition. �Je vous prie, Madame, de recevoir l'assurance de mon respectueux attachement et de me croire toujours votre tr�s-humble et tr�s-ob�issant serviteur. �V. MOREAU. �Veuillez bien me rappeler au souvenir de M. R�camier.� �D�s les premiers jours de l'arrestation de Moreau, Bernadotte, en proie � une vive agitation, �tait venu me dire qu'il �tait mand� aux Tuileries. Les conf�rences qu'il avait eues avec Moreau � Grosbois �taient alors pour lui le sujet d'une grande inqui�tude; il craignait de se trouver compromis dans le proc�s. Je lui fis promettre de venir me rendre compte du r�sultat de son entrevue avec le premier consul, et je l'attendis avec beaucoup d'anxi�t�. Quand il revint, il avait l'air pr�occup�, quoique plus tranquille. �Eh bien? lui dis-je.--Eh bien! ce n'est pas tout � fait ce que je croyais. C'est un trait� d'alliance que Bonaparte voulait me proposer. Vous voyez, m'a-t-il dit, avec sa fa�on br�ve et p�remptoire, que la question est d�cid�e en ma faveur. La nation se d�clare pour moi, mais elle a besoin du concours de tous ses enfants. Voulez-vous marcher avec moi et avec la France, ou vous tenir � l'�cart?� �Bernadotte ne me disait pas le parti qu'il avait pris; mais je pensai � l'instant que, pour un homme de son caract�re, le choix n'�tait pas douteux. L'inaction n'�tait pas son fait, il devait accepter la seule voie qui restait ouverte � son activit� et � son ambition. Je ne me trompais pas. �Bernadotte reprit: �Je n'avais pas deux partis � prendre: je ne lui ai pas promis d'affection, mais un loyal concours, et je tiendrai parole.� �Je compris le sens de cet entretien, quand je vis Bernadotte figurer au sacre comme mar�chal de l'empire. Toutefois l'inimiti� subsista toujours entre lui et Bonaparte, et celui-ci trouva moyen d'en donner des preuves jusque dans les faveurs qu'il lui accorda.� Par tout ce qui pr�c�de, il est facile de comprendre que les opinions et les sympathies de la famille de Mme R�camier et celles de ses amis personnels formaient autour d'elle une atmosph�re qui, de jour en jour et d'�v�nement en �v�nement, la pla�ait parmi les personnes les moins favorables � l'ambition et � l'�l�vation supr�me de Bonaparte. L'arrestation de M. Bernard avait commenc� � mettre dans les rapports de Mme R�camier avec la famille du premier consul une nuance, l�g�re encore, de refroidissement. Elle voyait toujours Mme Bacciocchi et surtout sa soeur Caroline, qu'elle avait connue tr�s-jeune chez Mme Campan. Caroline Bonaparte, Mme Murat, de toutes les soeurs de Napol�on, �tait celle qui avait le plus de ressemblance de caract�re avec lui. Elle n'�tait point aussi r�guli�rement belle que sa soeur Pauline, mais elle avait bien le type napol�onien; elle �tait d'une fra�cheur � �blouir; son intelligence �tait prompte, sa volont� imp�rieuse, et le contraste de la gr�ce un peu enfantine de son visage avec la d�cision de son caract�re faisait d'elle une personne extr�mement attrayante. Elle venait de se marier, et continuait, comme elle l'avait fait �tant jeune fille, � venir � toutes les f�tes de la rue du Mont-Blanc. Dans la disposition d'�me o� �tait Mme R�camier, son indignation pour �tre muette n'en �tait pas moins vive. Cependant sa vie ext�rieure �tait la m�me; son salon continuait � r�unir et les amis et les adversaires du pouvoir nouveau, et Fouch�, alors ministre de la police, y venait particuli�rement avec assiduit�. Au moment de son av�nement au tr�ne imp�rial, Napol�on cherchait � rattacher � sa nouvelle cour tout ce qui pouvait, en quelque genre que ce f�t, lui donner du lustre et en rehausser l'�clat. On �tait dans l'�t� de 1805: Juliette recevait, s'il �tait possible, plus de monde encore que les ann�es pr�c�dentes au ch�teau de Clichy. Fouch� multipliait ses visites, et Mme R�camier, tout en s'�tonnant qu'un homme surcharg� d'affaires e�t le loisir de venir aussi fr�quemment � la campagne, mettait � profit le cr�dit dont il disposait pour venir en aide � quelques-uns des malheureux en grand nombre qui s'adressaient � elle. Un jour, Fouch�, qui ne voyait Mme R�camier qu'au milieu d'un cercle sans cesse renouvel�, sollicita d'elle un entretien particulier; elle lui r�pondit en l'engageant � d�jeuner pour le lendemain, et promit que s'il venait de bonne heure, elle le recevrait un moment dans son appartement particulier avant qu'on se m�t � table. Le ministre de la police arriva de fort bonne heure, et fut admis en t�te � t�te chez Mme R�camier. Dans la conversation qu'il eut avec elle, il insista avec une apparence d'int�r�t tr�s-marqu� sur le regret qu'il �prouvait en voyant petit � petit s'accro�tre la nuance d'opposition qui, depuis l'�poque de l'arrestation de M. Bernard, avait r�gn� dans le salon de sa fille. Cette opposition que rien ne motivait, car le premier consul avait �t� bien indulgent pour M. Bernard, avait vivement bless� Napol�on, et Fouch� engageait fortement Mme R�camier � �viter toutes les occasions de montrer une hostilit� dont l'empereur finirait par s'irriter. Une autre femme, jeune, brillante, consid�rable par l'�l�vation de son rang et le puissant appui de ses alliances, la duchesse de Chevreuse, avait, comme Mme R�camier, montr� plus que de la froideur pour le nouvel empire que venait de fonder un h�ros. L'empereur avait promptement fait cesser ces r�sistances f�minines, et rappel� � la hautaine duchesse, par une de ses brusques sorties, l'origine des grands biens de la famille de Luynes et la possibilit� d'une nouvelle confiscation. �Eh bien, ajoutait Fouch�, la maison de Luynes et les Montmorency, leurs alli�s, ont �t� trop heureux de faire accepter � la duchesse de Chevreuse une place de dame du palais de l'imp�ratrice. L'empereur, depuis le jour d�j� �loign� o� il vous a rencontr�e, ne vous a ni oubli�e ni perdue de vue; soyez prudente, et ne le blessez point.� Mme R�camier, un peu surprise de ces conseils, remercia le ministre de son int�r�t, protesta qu'elle �tait fort �trang�re � la politique, mais qu'une chose lui serait impossible, abandonner ses amis et se s�parer d'eux. La conversation n'alla pas plus loin ce jour-l�. Quelque temps apr�s, Fouch� se promenant avec Mme R�camier dans le parc de Clichy, lui dit en souriant: �Devineriez-vous avec qui j'ai parl� de vous hier au soir pendant pr�s d'une heure? avec l'empereur.--Mais il me conna�t � peine?--Depuis le jour o� il vous a rencontr�e, il ne vous a jamais oubli�e, et quoiqu'il se plaigne que vous vous rangiez parmi ses ennemis, il n'accuse point vos sentiments personnels, mais vos amis.� Fouch� insista pour que Mme R�camier lui f�t conna�tre ses dispositions r�elles envers l'empereur. Elle r�pondit avec franchise que d'abord elle s'�tait sentie attir�e vers lui par l'attrait de sa gloire, l'�clat de son g�nie, et les services qu'il avait rendus � la France; qu'en le rencontrant et le voyant de pr�s, la gr�ce et la simplicit� de ses mani�res avaient ajout� une impression aimable � une admiration pr�con�ue; mais que la pers�cution exerc�e par le premier consul sur ses amis, la catastrophe du duc d'Enghien, l'exil de Mme de Sta�l, le bannissement de Moreau, avaient froiss� toutes ses sympathies et arr�t� l'�lan qui la portait vers lui. Fouch�, sans tenir compte du peu de sympathie que lui exprimait Mme R�camier, aborda alors r�sol�ment le sujet qui l'amenait. Il engageait la belle Juliette � demander une place � la cour, et prenait sur lui d'assurer que cette place serait imm�diatement accord�e. Cette ouverture inattendue frappa Mme R�camier de surprise, car elle sentait une invincible r�pugnance pour le parti qui lui �tait offert; mais promptement remise de ce premier trouble, elle dit au ministre que tout devait la porter � refuser une offre semblable, quelque flatteuse qu'elle f�t: la simplicit� de ses go�ts, une timidit� excessive que la fr�quentation du monde n'avait point fait dispara�tre, sa passion d'ind�pendance, sa position sociale. Celle de l'homme dont elle portait le nom, en la condamnant � une repr�sentation continuelle, lui imposait des devoirs de ma�tresse de maison, impossibles � concilier avec l'exactitude et le temps qu'exige le service d'une princesse. Fouch� sourit et protesta que la place laisserait une enti�re libert�; puis, saisissant avec finesse le seul c�t� par lequel une situation � la cour pouvait s�duire une �me g�n�reuse, il parla des services �minents qu'on pouvait rendre aux opprim�s de toutes les classes: sur combien d'injustices ne serait-il pas possible d'�clairer la religion de l'empereur! Il insistait sur l'ascendant qu'une femme d'une �me noble et d�sint�ress�e, dou�e d'agr�ments comme ceux dont la nature avait combl� Mme R�camier, pouvait et devait prendre sur l'esprit de l'empereur. �Il n'a pas encore, ajoutait-il, rencontr� de femme digne de lui, et nul ne sait ce que serait l'amour de Napol�on s'il s'attachait � une personne pure: assur�ment, il lui laisserait prendre sur son �me une grande puissance qui serait toute bienfaisante.� Fouch� s'animait de plus en plus, et ne s'apercevait pas du d�go�t avec lequel il �tait �cout�. Mme R�camier crut ne devoir repousser que par la plaisanterie les r�ves romanesques complaisamment d�roul�s par le ministre de la police. Mais cette conversation lui laissa une vive et juste inqui�tude; elle n'en fit part qu'� Mathieu de Montmorency, incertaine qu'elle restait encore si les propositions que le duc d'Otrante lui avait faites venaient de lui seul ou �taient l'accomplissement d'un ordre du ma�tre. Mathieu de Montmorency conseilla beaucoup de prudence et de r�serve, et partagea toutes les anxi�t�s de son amie. � quelques jours de l�, pour r�pondre � un gracieux message de Mme Murat, alors �tablie � Neuilly, Mme R�camier alla lui faire une visite; accueillie par elle avec le plus aimable empressement, elle accepta la proposition instamment faite de d�jeuner � Neuilly avec elle le surlendemain. Au jour fix�, Mme R�camier trouva, en arrivant chez la princesse Caroline, Fouch� qu'elle ne s'attendait gu�re � y voir. Apr�s le d�jeuner, la princesse eut la fantaisie de passer dans l'�le, o� l'on jouirait plus facilement, disait-elle, d'un moment de solitude et de conversation intime. Le ministre de la police fut admis en tiers, et, apr�s l'�change de quelques propos sur des sujets divers et indiff�rents, il ramena le sujet qui lui tenait au coeur. Il raconta � Mme Murat les instances qu'il faisait aupr�s de Mme R�camier, et la r�sistance qu'elle opposait � l'id�e d'accepter une place parmi les dames du palais. La princesse, qu'elle conn�t ou qu'elle ignor�t un projet qu'on paraissait lui apprendre, en saisit la pens�e avec joie, appuya de mille arguments l'avis de Fouch�, et finit par dire, avec le ton d'une amiti� sinc�re, que si Mme R�camier acceptait un titre de dame du palais, elle entendait et demandait que ce f�t aupr�s d'elle. Les maisons des princesses ayant �t� mises par Napol�on sur le m�me pied que celle de l'imp�ratrice, le rang �tait semblable chez les unes et chez les autres. Mme Murat ajouta qu'elle se f�liciterait d'un arrangement qui rapprocherait d'elle une personne pour laquelle elle avait toujours eu le go�t le plus vif; et d'ailleurs c'�tait le moyen de se mettre � l'abri des susceptibilit�s jalouses de l'imp�ratrice Jos�phine, qui ne verrait pas sans ombrage aupr�s de sa personne une si brillante et si belle dame du palais. Au moment de se s�parer, la princesse rappela avec gr�ce � Mme R�camier l'admiration qu'elle lui connaissait pour Talma, et mit � sa disposition sa loge du Th��tre-Fran�ais. �Vous savez que c'est une loge d'avant-sc�ne; on y jouit tr�s-bien du jeu de la physionomie des acteurs.� Cette loge �tait en face de celle de l'empereur. Le lendemain un petit billet, ainsi con�u, mettait en effet la loge de Mme Murat aux ordres de Mme R�camier. �Neuilly, 22 vend�miaire. �Son Altesse Imp�riale la princesse Caroline pr�vient l'administration du Th��tre-Fran�ais qu'� dater de ce jour jusqu'� nouvel ordre, sa loge doit �tre ouverte � Madame R�camier et � ceux qui se pr�senteraient avec elle ou de sa part. Ceux m�me de la maison des princesses, qui n'y seraient pas admis ou appel�s par Madame R�camier, cessent de ce moment d'avoir le droit de s'y pr�senter. �Le secr�taire des commandements de la princesse Caroline, �CH. DE LONGCHAMPS.� Mme R�camier profita deux fois de la loge. Hasard ou volont�, l'empereur assista � ces deux repr�sentations, et mit une persistance tr�s-affich�e � braquer sa lorgnette sur la femme plac�e vis-�-vis de lui. L'attention des courtisans, si �veill�e sur les moindres mouvements du ma�tre, ne pouvait manquer de s'emparer de cette circonstance: on en conclut et on r�p�ta que Mme R�camier allait jouir d'une haute faveur. Cependant Fouch� n'abandonnait pas sa n�gociation; il n'y mettait m�me plus de myst�re, et plus d'une fois il parla du projet d'attacher Mme R�camier � la cour devant Lemontey, devant le g�n�ral de Valence et devant M. de Montmorency. On peut croire combien ce dernier �tait oppos� � un tel projet. Enfin un certain jour Fouch� arrive � Clichy, l'oeil �panoui, et, ayant pris la ma�tresse de la maison � part, il lui dit: �Vous ne m'opposerez plus de refus; ce n'est plus _moi_, c'est l'empereur lui-m�me qui vous propose une place de dame du palais, et j'ai l'ordre de vous l'offrir en son nom.� Fouch� croyait si peu le refus possible, en effet, qu'il n'attendit point de r�ponse et se m�la au groupe de quelques personnes pr�sentes. Les choses arriv�es � ce terme, Mme R�camier ne pouvait tarder � faire conna�tre � son mari l'offre qui lui �tait faite et sa r�pugnance invincible � l'accepter. Lorsque M. R�camier vint � son ordinaire d�ner � Clichy, elle eut avec lui une courte conversation. Il entra sans difficult� dans les sentiments qu'elle exprimait, et lui laissa la plus enti�re libert� de les suivre. Assur�e de n'�tre pas d�savou�e par M. R�camier, elle attendit avec plus de tranquillit� le retour de Fouch�. De quelque pr�caution oratoire qu'elle envelopp�t son refus, quelque reconnaissance qu'elle exprim�t, Mme R�camier ne put adoucir pour Fouch� le d�pit de voir son plan renvers�. Il changea de visage, et, emport� par la col�re, �clata en reproches contre les amis de Juliette, et surtout contre Mathieu de Montmorency, qu'il accusait avoir contribu� � pr�parer cet _outrage_ � l'empereur. Il fit un morceau contre _la caste nobiliaire_ pour laquelle, ajouta-t-il, l'_empereur avait une indulgence fatale_, et il quitta Clichy pour n'y plus revenir. Mme R�camier n'eut � partir de ce moment aucun rapport de soci�t� avec Fouch�. Huit ans plus tard, en 1813, elle se retrouva � Terracine, avec le duc d'Otrante, sur la route de Naples; je raconterai dans quelle circonstance. L'impression p�nible que cette basse n�gociation avait produite sur l'esprit de la belle Juliette ne tarda pas � s'effacer, et elle crut que puisqu'elle consentait � l'oublier, nul n'avait le droit d'en conserver du ressentiment. Jamais sa vie mondaine n'avait �t� plus brillante, jamais les affaires de M. R�camier n'avaient paru plus prosp�res et n'avaient �t� plus �tendues; le cr�dit de sa maison �tait immense, et il occupait sans contestation le premier rang parmi les financiers de l'�poque; pourtant cette existence si riche et si anim�e �tait loin de faire le bonheur de celle � laquelle on l'enviait. Les affections qui sont la v�ritable f�licit� et la vraie dignit� de la femme lui manquaient: elle n'�tait ni �pouse ni m�re, et son coeur d�sert, avide de tendresse et de d�vouement, cherchait un aliment � ce besoin d'aimer dans les hommages d'une admiration passionn�e dont le langage plaisait � ses oreilles. � propos de la sorte d'isolement dans lequel s'�tait �coul� sa vie, M. Ballanche lui �crivait un jour, dans le langage mystique dont il rev�tait habituellement sa pens�e: �Ce qu'il y a eu de s�par� dans votre existence n'est pas ce qui vous e�t le mieux convenu, si vous en aviez eu le choix. Le ph�nix, oiseau merveilleux, mais solitaire, s'ennuyait beaucoup, dit-on. Il se nourrissait de parfums et vivait dans la r�gion la plus pure de l'air; et sa brillante existence se terminait sur un b�cher de bois odorif�rants, dont le soleil allumait la flamme. Plus d'une fois, sans doute, il envia le sort de la blanche colombe, parce qu'elle avait une compagne semblable � elle. �Je ne veux point vous faire meilleure que vous n'�tes: l'impression que vous produisez, vous la sentez vous-m�me, vous vous enivrez des parfums que l'on br�le � vos pieds. Vous �tes ange en beaucoup de choses, vous �tes femme en quelques-unes.� En l'absence d'une r�alit� � laquelle ses principes, sa puret�, le rigide sentiment du devoir ne lui permettaient pas de s'abandonner, Mme R�camier en poursuivait le fant�me dans les passions qu'elle inspirait. L'effet ordinaire de la coquetterie chez les femmes, c'est l'aridit� du coeur, et elle donne presque toujours le droit de les supposer �go�stes; pour Mme R�camier, il entrait dans son d�sir de plaire bien plus d'envie d'�tre aim�e que d'�tre admir�e, et la bont�, la sympathie de son coeur �taient si sinc�res, que tous les hommes qui furent �pris d'elle et dont elle repoussa les voeux, loin de lui garder rancune, devinrent pour elle autant d'amis inalt�rablement d�vou�s. Au reste, Mme R�camier trouvait dans la charit� des satisfactions plus r�elles, plus dignes de son �me �lev�e que ne pouvaient lui en fournir les dangereux succ�s de sa beaut�. Sa g�n�rosit� �tait sans bornes, et ce n'�tait pas seulement de son argent qu'elle faisait aum�ne; tout malheureux avait droit � son int�r�t: sa gr�ce, sa politesse la suivaient dans ses rapports avec les plus humbles, les plus rebutantes mis�res. Elle donnait beaucoup, et elle faisait beaucoup donner; elle employait tous les moyens d'influence et de cr�dit qui s'attachent � une grande existence, � secourir des infortunes, � prot�ger des gens sans appui. C'�tait le seul moyen, disait-elle, de rendre les petits devoirs de la soci�t� supportables que de les utiliser ainsi; il fallait faire du monde non point un _but_ mais un _moyen_. Aid�e par les conseils de M. et de Mme de G�rando, si experts dans la pratique de la charit�, elle avait fond�, sur la paroisse de Saint-Sulpice, au temps de l'opulence de M. R�camier, une �cole de jeunes filles qui devint bient�t si nombreuse que les seules ressources de la charit� priv�e ne pouvaient la soutenir. On eut recours aux souscriptions. La lettre que Mme de G�rando �crivait � la belle Juliette, alors � Auxerre aupr�s Mme de Sta�l, pour lui rendre compte de l'�tat de l'�cole, ne semblera pas, je crois, d�pourvue d'int�r�t. �Paris, ce 13 octobre 1806. �On m'avertit, ch�re amie, qu'Eug�ne[10] part � l'instant; j'en profite pour vous remercier de votre bonne lettre et vous dire ce que nous avons fait pour nos pauvres enfants. On m'a remis les douze cents francs; j'en ai pay� deux mois de nourriture, le quartier des ma�tresses, celui du loyer. �Mon mari a �crit lui-m�me � nombre de personnes de sa connaissance pour leur proposer � chacune une souscription de cent �cus par an, que la plupart ont accept�e. �En voici la liste, en y joignant ceux sur lesquels nous comptons encore. Je mets en t�te ceux qui sont d�j� engag�s. Mathieu de Montmorency. 300 fr. Scipion P�rier. 300 Doumerc. 300 Mme Michel. 300 Nous. 300 M. de Champagny (2 souscript.). 600 Le ministre de l'int�rieur. 300 2.400 fr. �Nous comptons encore: Sur Mme de Sta�l 300 fr. M. de Dalberg 300 Mme Clarke 300 M. Ternaux 300 �Mon mari vous prie maintenant de voir avec Mme de Sta�l dans les personnes de votre soci�t� quelles sont celles qui accepteraient une de ces souscriptions de cent �cus, et nous aurons alors le bonheur de n'abandonner aucune des enfants dont nous nous sommes charg�s d�s l'origine, ce qui fait avec celles qui sont d�j� sorties et plac�es plus de soixante individus qui vous devront leur moralit�, leurs talents et leur pain. Cette pens�e, ch�re amie, console de bien des peines et de bien des injustices, elle donne le courage de continuer sans s'embarrasser des jugements humains. �J'�crirai � Mme de Sta�l au premier jour; je veux la remercier de ses bont�s. �Adieu, mon amie, donnez-moi de vos nouvelles et que je n'ignore rien de ce qui vous int�resse ni de vos desseins. �ANNETTE DE G�RANDO.� Aux souscriptions de cent �cus, Mme R�camier ajoutait des dons qu'on n'osait refuser � sa gracieuse tyrannie. L'amiral Decr�s lui envoyait mille francs avec ce billet. 21 mars. �J'ob�is, Madame, � vos ordres, et j'envoie mille francs � vos trop heureuses pupilles. Mais j'observerais que vous m'avez tax� comme un fermier g�n�ral, si le bonheur de faire quelque chose qui vous est agr�able n'effa�ait pas le sentiment de ce l�ger sacrifice. �Je mets � vos pieds mes hommages et ma personne. �DECR�S�. Un samedi de l'automne de cette m�me ann�e 1806, M. R�camier vint trouver sa jeune femme; sa figure �tait boulevers�e, et il semblait m�connaissable. Il lui apprit que, par suite d'une s�rie de circonstances, au premier rang desquelles il pla�ait l'�tat politique et financier de l'Espagne et de ses colonies, sa puissante maison de banque �prouvait un embarras qu'il esp�rait encore ne devoir �tre que momentan�. Il aurait suffi que la Banque de France f�t autoris�e � avancer un million � la maison R�camier, avance en garantie de laquelle on donnerait de tr�s-bonnes valeurs, pour que les affaires suivissent leur cours heureux et r�gulier; mais si ce pr�t d'un million n'�tait pas autoris� par le gouvernement, le lundi suivant, quarante-huit heures apr�s le moment o� M. R�camier faisait � sa femme l'aveu de sa situation, on serait contraint de suspendre les paiements. Dans cette terrible alternative, tout l'optimisme de M. R�camier l'avait abandonn�. Il avait compt� sur l'�nergie de sa jeune compagne et lui demanda de faire sans lui, dont l'abattement serait trop visible, le lendemain dimanche les honneurs d'un grand d�ner qu'il importait de ne pas contremander afin de ne pas donner l'alarme sur la position o� l'on se trouvait. Quant � lui, plus mort que vif, il allait partir pour la campagne o� il resterait jusqu'� ce que la r�ponse de l'empereur f�t connue. Si elle �tait favorable, il reviendrait; si elle ne l'�tait point, il laisserait s'�couler quelques jours et s'apaiser la premi�re explosion de la surprise et de la malveillance. Ce fut un rude coup et un terrible r�veil qu'une communication de ce genre pour une personne de vingt-cinq ans. Depuis sa naissance, Juliette avait �t� entour�e d'aisance, de bien-�tre, de luxe: mari�e encore enfant � un homme dont la fortune �tait consid�rable, on ne lui avait jamais non-seulement _demand�_, mais jamais _permis_ de s'occuper d'un d�tail de m�nage ou d'un calcul d'argent. Sa toilette et ses bonnes oeuvres formaient sa seule comptabilit�: gr�ce � la simplicit� extr�me qu'elle mettait dans l'�l�gance de son ajustement, si ses charit�s �taient consid�rables, elles ne d�pass�rent jamais la somme mise chaque mois � sa disposition. Apr�s le premier �tourdissement que ne pouvait manquer de lui causer la nouvelle qu'elle recevait, Juliette, rassemblant ses forces et envisageant ses nouveaux devoirs, chercha � rendre un peu de courage � M. R�camier, mais vainement. L'anxi�t� de sa situation, la pens�e de l'honneur de son nom compromis, la ruine possible de tant de personnes dont le sort d�pendait du sien, c'�taient l� des tortures que son excellente et faible nature n'�tait pas capable de surmonter; il �tait an�anti. M. R�camier partit pour la campagne dans le paroxysme de l'inqui�tude. Le grand d�ner eut lieu, et nul, au milieu du luxe qui environnait cette belle et souriante personne, ne put deviner l'angoisse que cachait son sourire et sur quel ab�me �tait plac�e la maison dont elle faisait les honneurs avec une si compl�te apparence de tranquillit�. Mme R�camier a souvent r�p�t� depuis qu'elle n'avait cess� pendant toute cette soir�e de se croire la proie d'un horrible r�ve, et que la souffrance morale qu'elle endura �tait telle que les objets mat�riels eux-m�mes prenaient, aux yeux de son imagination �branl�e, un aspect �trange et fantastique. Le pr�t d'un million qui semblait une chose si naturelle fut durement refus�, et le lundi matin les bureaux de la maison de banque ne s'ouvrirent point aux paiements. Mme R�camier ne se dissimula point que la malveillance et le ressentiment personnel de l'empereur � son �gard avaient contribu� au refus du secours qui aurait sauv� la maison de son mari. Elle accepta sans plaintes, sans ostentation, avec une sereine fermet� le bouleversement de sa fortune, et montra dans cette cruelle circonstance une promptitude et une r�solution qui ne se d�mentirent dans aucune des �preuves de sa vie. Le retentissement de cette catastrophe fut immense: un grand nombre de maisons secondaires se trouv�rent entra�n�es dans la chute de la puissante maison � laquelle leurs op�rations �taient li�es. M. R�camier fit � ses cr�anciers l'abandon de tout ce qu'il poss�dait, et re�ut d'eux un t�moignage honorable de leur confiance et de leur estime: il fut mis par eux � la t�te de la liquidation de ses affaires. Sa noble et courageuse femme fit vendre jusqu'� son dernier bijou. On se d�fit de l'argenterie, l'h�tel de la rue du Mont-Blanc fut mis en vente; et comme il pouvait ne pas se pr�senter imm�diatement un acqu�reur pour un immeuble de cette importance, Mme R�camier quitta son appartement et ne se r�serva qu'un petit salon au rez-de-chauss�e dont les fen�tres ouvraient sur le jardin. Le grand appartement fut lou� meubl� au prince Pignatelli, puis au comte Palffy, et enfin vendu le 1er septembre 1808 � M. Mosselmann. Il faut faire honneur � la soci�t� fran�aise en rappelant de quels hommages elle entoura une infortune si peu m�rit�e. Mme R�camier se vit l'objet de l'int�r�t et du respect universels; on assi�geait sa porte, et chacun, en s'y inscrivant, voulait s'honorer de sa sympathie pour un revers �clatant noblement support�. Mme de Sta�l �crivait � Mme R�camier dans cette circonstance: Gen�ve, 17 novembre 1806. �Ah! ma ch�re Juliette, quelle douleur j'ai �prouv�e par l'affreuse nouvelle que je re�ois! que je maudis l'exil qui ne me permet pas d'�tre aupr�s de vous, de vous serrer contre mon coeur! �Vous avez perdu tout ce qui tient � la facilit�, � l'agr�ment de la vie, mais s'il �tait possible d'�tre plus aim�e, plus int�ressante que vous ne l'�tiez, c'est ce qui vous serait arriv�. Je vais �crire � M. R�camier que je plains et que je respecte. Mais dites-moi, serait-ce un r�ve que l'esp�rance de vous recevoir ici cet hiver? si vous vouliez, trois mois pass�s dans un cercle �troit o� vous seriez passionn�ment soign�e... Mais � Paris aussi vous inspirez ce sentiment. Enfin, au moins, � Lyon ou jusqu'� mes _quarante lieues_, j'irai pour vous voir, pour vous embrasser, pour vous dire que je me suis senti pour vous plus de tendresse que pour aucune femme que j'aie jamais connue. Je ne sais rien vous dire comme consolation, si ce n'est que vous serez aim�e et consid�r�e plus que jamais et que les admirables traits de votre g�n�rosit� et de votre bienfaisance seront connus malgr� vous par ce malheur, comme ils ne l'auraient jamais �t� sans lui. �Certainement en comparant votre situation � ce qu'elle �tait, vous avez perdu; mais s'il m'�tait possible d'envier ce que j'aime, je donnerais bien tout ce que je suis pour �tre vous. Beaut� sans �gale en Europe, r�putation sans tache, caract�re fier et g�n�reux, quelle fortune de bonheur encore dans cette triste vie o� l'on marche si d�pouill�! Ch�re Juliette, que notre amiti� se resserre, que ce ne soit plus simplement des services g�n�reux qui sont tous venus de vous, mais une correspondance suivie, un besoin r�ciproque de se confier ses pens�es, une vie ensemble. Ch�re Juliette, c'est vous qui me ferez revenir � Paris, car vous serez toujours une personne toute-puissante, et nous nous verrons tous les jours, et comme vous �tes plus jeune que moi, vous me fermerez les yeux, et mes enfants seront vos amis. Ma fille a pleur� ce matin de mes larmes et des v�tres. Ch�re Juliette, ce luxe qui vous entourait, c'est nous qui en avons joui, votre fortune a �t� la n�tre, et je me sens ruin�e parce que vous n'�tes plus riche. Croyez-moi, il reste du bonheur quand on sait se faire aimer ainsi. Benjamin veut vous �crire, il est bien �mu. Mathieu m'�crit sur vous une lettre bien touchante. Ch�re amie, que votre coeur soit calme au milieu de ces douleurs; h�las! ni la mort ni l'indiff�rence de vos amis ne vous menacent, et voil� les blessures �ternelles. Adieu, cher ange, adieu. J'embrasse avec respect votre visage charmant. �NECKER DE STA�L-HOLSTEIN[11].� Junot, duc d'Abrant�s, qui professait pour la belle Juliette une amiti� tr�s-exalt�e, vint peu de temps apr�s passer quelques jours � Paris. T�moin de la catastrophe qui frappait une victime si inoffensive, et en m�me temps de la sympathie vive et respectueuse qu'elle excitait, il rejoignit l'empereur en Allemagne. Encore �mu de ce qu'il avait vu et de ce qu'il ressentait lui-m�me, il en parla � Napol�on avec d�tail; celui-ci l'interrompant d'un ton d'humeur: �On ne rendrait pas tant d'hommages, dit-il, � la veuve d'un mar�chal de France, mort sur le champ de bataille!� Bernadotte �tait aussi en Allemagne au moment o� ces revers de fortune atteignirent Mme R�camier; il lui �crivait: LE MAR�CHAL BERNADOTTE � Mme R�CAMIER. �Une foulure � la main droite m'a d'abord emp�ch� de r�pondre � votre lettre. � peine �tais-je remis que les op�rations ont recommenc�; j'ai �t� frapp� d'une balle � la t�te; cette blessure m'a retenu un mois dans mon lit. �Je suis loin de m�riter les reproches que vous me faites; le g�n�ral Junot peut �tre mon t�moin. J'appris le commencement de vos malheurs par lui, la veille de la bataille d'Austerlitz[12]; je le quittai � onze heures du soir en l'assurant qu'en rentrant � mon bivouac j'allais vous �crire; il me chargea de mille choses pour vous: la t�te et le coeur remplis de votre position, je vous peignis toute la peine que me causait le renversement de votre fortune. En vous parlant, en m'occupant de vous, je pensais que je devais contribuer, au cr�puscule du jour, � d�cider du sort du monde; ma lettre fut recommand�e � la poste, elle a d� vous �tre remise. Quand l'amiti�, la tendresse et la sensibilit� enflamment une �me aimante, tout ce qu'elle exprime est profond�ment senti. Je n'ai pas cess� depuis de vous adresser mes voeux et mes souhaits, et, quoique n� pour vous aimer toujours, je n'ai pas d� hasarder de vous fatiguer par mes lettres. Adieu; si vous pensez encore � moi, songez que vous �tes ma principale id�e et que rien n'�gale les tendres et doux sentiments que je vous ai vou�s. �BERNADOTTE.� C'est aussi � dater de ce renversement de sa fortune que la liaison tr�s-agr�able, mais sans intimit�, qui existait entre Mme R�camier et Mme la comtesse de Boigne devint pour l'une et pour l'autre une affection v�ritable. Mme de Boigne, plus jeune de quelques ann�es, �tait depuis trois ou quatre ans seulement fix�e � Paris avec son p�re et sa m�re, le marquis et la marquise d'Osmond; elle avait �pous�, en Angleterre o� ses parents avaient �migr�, le g�n�ral de Boigne qui revenait des Indes o� il avait acquis une fortune colossale. Mme de Boigne avait une beaut� �minemment distingu�e; elle �tait blonde, et sa soyeuse chevelure de la plus belle nuance cendr�e e�t envelopp� jusqu'aux pieds sa d�licate personne. Elle �tait excellente musicienne; sa voix �tait si �tendue et si brillante que j'ai entendu Mme R�camier la comparer � celle de Mme Catalani. Malgr� les grandes qualit�s qui se rencontr�rent dans le caract�re du g�n�ral de Boigne et qui ont fait de lui le bienfaiteur g�n�reux et intelligent de Chamb�ry, sa ville natale, la rudesse des moeurs et la vulgarit� des habitudes de ce nabab ne devaient gu�re convenir � la compagne qu'il s'�tait donn�e et qu'il avait choisie d'un sang et d'un rang trop diff�rents du sien. D'un commun consentement, Mme de Boigne vivait � Paris avec ses parents et ne passait en Savoie que quelques semaines chaque ann�e. Sa naissance, ses relations, ses go�ts, les traditions de sa famille la pla�aient tout naturellement et beaucoup plus exclusivement que Mme R�camier dans la soci�t� de l'opposition. Avant de se lier avec elle d'une amiti� qui devint �troite, Mme R�camier avait pour sa personne et pour sa soci�t� un go�t r�el: elle aimait cet esprit solide et charmant, cette malice pleine de raison, la parfaite distinction de ses mani�res et jusqu'� cette l�g�re nuance de d�dain qui rendaient sa bienveillance un peu exclusive et son suffrage plus flatteur. La dignit� sans ostentation, le courage simple que dans des circonstances p�nibles montrait une personne que tant d'hommages avaient environn�e sans la g�ter, firent sur Mme de Boigne une impression profonde; elle se rapprocha de plus en plus de Mme R�camier, et le coeur de celle-ci, vivement touch� d'un int�r�t aussi d�licat, y r�pondit par un sentiment tr�s-affectueux. La nature de Mme de Boigne �tait moins tendre, mais elle �tait aussi fid�le que celle de sa nouvelle amie, et la mort seule a rompu le lien d'affection qui tant d'ann�es les unit l'une � l'autre. Une autre amiti�, non moins ch�re, non moins constante, datait aussi, pour Mme R�camier, de cette p�nible �poque des revers de fortune. Un jeune auditeur au conseil d'�tat, devenu depuis un de nos plus c�l�bres historiens, M. Prosper de Barante, n'avait point �t� jusque-l� pr�sent� � la belle et brillante personne dont il entendait vanter partout l'irr�sistible s�duction. Tant d'�clat et de bruit, loin de l'attirer, lui causait un peu d'effroi; et ce ne fut qu'apr�s la perte de la fortune de Mme R�camier qu'il sollicita de la conna�tre. Admis dans le cercle intime et choisi dont elle s'entourait au sein de la retraite que lui imposaient ces douloureuses circonstances, M. de Barante put appr�cier, non-seulement sa beaut� tant c�l�br�e, mais la gr�ce de son esprit et la candeur de son �me. Mme R�camier, accoutum�e � vivre avec des intelligences sup�rieures et juge fort d�licat de l'agr�ment de la conversation, fut extr�mement frapp�e de celle de M. de Barante. La droiture et la noblesse des sentiments de ce jeune homme, le mouvement plein de chaleur, de naturel et de finesse de son esprit, lui inspir�rent une sympathie tr�s-vive. Elle aimait � se rappeler cette apparition dans sa soci�t� de celui qui devait y tenir une place importante, et dont l'amiti� fut aussi tendre que durable. La perte d'une grande position de fortune n'�tait pas le seul et ne fut pas le plus cruel chagrin dont Mme R�camier devait �tre frapp�e dans l'espace de quelques mois. D�j� depuis pr�s d'une ann�e la sant� de Mme Bernard �tait gravement atteinte; une douloureuse maladie la retenait �tendue, et r�clamait des soins de tous les moments, surtout un calme d'esprit absolu. Juliette aimait sa m�re avec idol�trie, mais sa tendresse m�me contribuait � lui faire illusion sur le danger de souffrances qui la pr�occupaient sans cesse. Mme Bernard mettait d'ailleurs une force d'�me singuli�re � entretenir des illusions et des esp�rances que peut-�tre elle n'avait plus. Chaque jour elle se faisait habiller et parer, et on la portait de son lit sur une chaise longue o�, pour quelques heures, elle recevait encore un certain nombre de visites. La ruine de M. R�camier porta le coup mortel � Mme Bernard: elle succomba le 20 janvier 1807, trois mois apr�s la catastrophe qui avait d�truit la brillante existence de sa fille. M. de Montmorency adressait, dans ce triste moment, le billet suivant � Mme R�camier. �Ce jeudi, 22 janvier. �Mon premier mouvement a �t� de passer hier chez vous. Je n'ai pas os� insister � la porte. J'ai respect� le besoin de solitude qu'avait votre douleur. Je sais comme elle a �t� vive, je sens comme elle est naturelle. Vous �tes bien s�re que je la partage, que je m'y associe du fond de l'�me; mais ne rejetez pas une consolation digne de vous, une de ces consolations qui restent encore apr�s les premiers moments: c'est le touchant exemple de pi�t� que nous a donn� celle que vous pleurez, et qui permet tant d'esp�rance sur son bonheur. �Croyez bien dans cette triste occasion � mon vrai et profond sentiment. J'irai encore ce soir essayer de vous l'exprimer, si vous voulez me recevoir, et si je ne suis pas assez enrou� pour ne pas pouvoir parler. �Il serait bien bon de me faire donner un mot de vos nouvelles. �MATHIEU.� Elle recevait aussi de Mme de Sta�l ce mot plein d'�motion. 24 janvier. �Ch�re amie, combien je souffre de votre malheur! combien je souffre de ne pas vous voir! n'est-il donc pas possible que je vous voie et faut-il donc que ma vie se passe ainsi? Je ne sais rien dire: je vous embrasse et je pleure avec vous.� LIVRE II Mme R�camier passa les six premiers mois du deuil de sa m�re dans une profonde retraite, et la vivacit� de ses regrets semblait atteindre sa sant�. Elle consentit pourtant � partir, au milieu de l'�t�, pour Coppet, o� elle fut re�ue par Mme de Sta�l avec une enthousiaste amiti�. Gen�ve comptait alors un h�te illustre: le prince Auguste de Prusse, neveu du grand Fr�d�ric, fait prisonnier le 6 octobre 1806, au combat de Saalfeld, o� son fr�re a�n� le prince Louis avait �t� tu�. Sa grande jeunesse (il n'avait que vingt-quatre ans), la noblesse de ses traits et de sa tournure empruntaient aux malheurs de son pays et de sa maison, au deuil h�ro�que du fr�re aupr�s duquel il avait vaillamment combattu, � sa situation pr�sente, une aur�ole d'int�r�t et de respect. Le prince Auguste, pr�sent� � Mme de Sta�l, accepta avec reconnaissance l'hospitalit� qu'elle lui offrit au ch�teau de Coppet, et il ne tarda pas � devenir �perdument �pris de Mme R�camier. Le prince Auguste �tait remarquablement beau, brave, chevaleresque; � l'ardeur passionn�e de ses sentiments se joignaient une loyaut� et une sorte de candeur toutes germaniques. Les revers et les humiliations subis par son pays n'avaient fait que le p�n�trer d'un patriotisme plus vif. On peut dire qu'il consacra sa vie enti�re � la gloire de la Prusse, et mit dans l'accomplissement de ses devoirs militaires un d�vouement et une t�nacit� qui ne se d�mentirent jamais. La passion qu'il con�ut pour l'amie de Mme de Sta�l �tait extr�me; protestant et n� dans un pays o� le divorce est autoris� par la loi civile et par la loi religieuse, il se flatta que la belle Juliette consentirait � faire rompre le mariage qui faisait obstacle � ses voeux, et il lui proposa de l'�pouser. Trois mois se pass�rent dans les enchantements d'une passion dont Mme R�camier �tait vivement touch�e, si elle ne la partageait pas. Tout conspirait en faveur du prince Auguste: l'imagination de Mme de Sta�l, facilement s�duite par tout ce qui �tait po�tique et singulier, faisait d'elle un auxiliaire �loquent de l'amour du prince �tranger; les lieux eux-m�mes, ces belles rives du lac de Gen�ve toutes peupl�es de fant�mes romanesques, �taient bien propres � �garer la raison. Mme R�camier �tait �mue, �branl�e: elle accueillit un moment la proposition d'un mariage, preuve insigne, non-seulement de la passion, mais de l'estime d'un prince de maison royale fortement p�n�tr� des pr�rogatives et de l'�l�vation de son rang. Une promesse fut �chang�e. La sorte de lien qui avait uni la belle Juliette � M. R�camier �tait de ceux que la religion catholique elle-m�me proclame nuls. C�dant � l'�motion du sentiment qu'elle inspirait au prince Auguste, Juliette �crivit � M. R�camier pour lui demander la rupture de leur union. Il lui r�pondit qu'il consentirait � l'annulation de leur mariage si telle �tait sa volont�, mais faisant appel � tous les sentiments du noble coeur auquel il s'adressait, il rappelait l'affection qu'il lui avait port�e d�s son enfance, il exprimait m�me le regret d'avoir respect� des susceptibilit�s et des r�pugnances sans lesquelles un lien plus �troit n'e�t pas permis cette pens�e de s�paration; enfin il demandait que cette rupture de leur lien, si Mme R�camier persistait dans un tel projet, n'e�t pas lieu � Paris, mais hors de France o� il se rendrait pour se concerter avec elle. Cette lettre digne, paternelle et tendre, laissa quelques instants Mme R�camier immobile: elle revit en pens�e ce compagnon des premi�res ann�es de sa vie dont l'indulgence, si elle ne lui avait pas donn� le bonheur, avait toujours respect� ses sentiments et sa libert�; elle le revit vieux, d�pouill� de la grande fortune dont il avait pris plaisir � la faire jouir, et l'id�e de l'abandon d'un homme malheureux lui parut impossible. Elle revint � Paris � la fin de l'automne ayant pris sa r�solution, mais n'exprimant pas encore ouvertement au prince Auguste l'inutilit� de ses instances. Elle compta sur le temps et l'absence pour lui rendre moins cruelle la perte d'une esp�rance � l'accomplissement de laquelle il allait travailler avec ardeur en retournant � Berlin: car la paix lui avait rendu sa libert�, et le roi de Prusse le rappelait aupr�s de lui. Mme de Sta�l alla passer l'hiver � Vienne. Le prince Auguste retrouvait son pays occup� par l'arm�e fran�aise, son p�re, le prince Ferdinand, vieux et malade, plus accabl� encore par la douleur que lui causaient la perte de son fils Louis et la situation de la Prusse que par le poids des ann�es. Le jeune prince lui-m�me, tout p�n�tr� qu'il f�t du sentiment des malheurs publics, n'en �tait point distrait de sa passion pour Juliette: une correspondance suivie, fr�quente, venait rappeler � la belle Fran�aise _ses serments_ et lui peignait dans un langage touchant par sa parfaite sinc�rit� un amour ardent que les obstacles ne faisaient qu'irriter. Le sentiment amer des humiliations de son pays se m�le aux expressions de sa tendresse; il sollicite l'accomplissement des promesses �chang�es, et demande avec instance, avec pri�re, une occasion de se revoir. Mme R�camier, peu de temps apr�s son retour � Paris, fit parvenir son portrait au prince Auguste. Il lui �crit le 24 avril 1808. �J'esp�re que ma lettre n� 31 vous est d�j� parvenue; je n'ai pu que vous exprimer bien faiblement le bonheur que votre derni�re lettre m'a fait �prouver, mais elle vous donnera une id�e de la sensation que j'ai ressentie en la lisant et en recevant votre portrait. Pendant des heures enti�res, je regarde ce portrait enchanteur, et je r�ve un bonheur qui doit surpasser tout ce que l'imagination peut offrir de plus d�licieux. Quel sort pourrait �tre compar� � celui de l'homme que vous aimerez? �Vous aurez vu par ma lettre pr�c�dente avec quelle impatience j'attends votre r�ponse qui d�terminera mon d�part pour Aix-la-Chapelle. Je ne puis assez me louer de l'accueil flatteur avec lequel j'ai �t� re�u par mon parent[13], sa femme[14] et tous les amis que j'ai retrouv�s ici. Apr�s une absence de pr�s de deux ans, j'ai enfin revu ma soeur[15]. Ce moment nous a rappel� de bien tristes souvenirs. Les malheurs domestiques viennent encore augmenter le chagrin que nous cause le malheur g�n�ral. Ma soeur vient de perdre une fille charmante: l'amiti� que je lui t�moigne contribue un peu � la distraire de sa douleur; elle est une des femmes les plus aimables que je connaisse, et je suis bien s�r qu'elle saurait vous appr�cier autant que vous le m�ritez. Adieu, ch�re Juliette, l'esp�rance de vous revoir bient�t me rend extr�mement heureux. Je vous conjure de me r�pondre promptement. �AUGUSTE.� Il �tait difficile et peu prudent � un prince prussien de continuer une correspondance avec une femme, objet de la surveillance active d'une police ombrageuse. Le prince ne parle du roi de Prusse qu'en le nommant _mon parent_, _mon cousin_, de la reine Louise qu'en disant _la femme de mon cousin_; le gouvernement prussien est _notre maison de commerce_. Dans une lettre o� il veut annoncer le choix du comte de Hardenberg comme premier ministre, il dit: _Il s'est fait quelques changements avantageux dans notre n�goce; on a pris un premier commis tr�s-bon, mais cela ne donne que des esp�rances encore �loign�es_. Mais tout en se flattant de semaine en semaine, de mois en mois, qu'il pourra, ou s'aventurer sur le sol fran�ais, ou d�cider Mme R�camier � venir soit � Carlsbad, soit � Toeplitz en pays allemand, les impossibilit�s succ�dent pour lui aux impossibilit�s; le roi de Prusse r�clame la coop�ration active de son cousin aux affaires militaires de son royaume. Le roi de Prusse est � Erfurt, et le prince ne peut s'�loigner pendant son absence; le roi s'oppose � ce qu'un prince de sa maison aille sur le territoire fran�ais courir le risque d'�tre trait� en prisonnier. Le prince Auguste, bourrel� d'inqui�tudes, tomba malade; une affection grave, la rougeole, le mit dans un grand danger. Mme R�camier, de son c�t�, revenue dans sa famille, pesait avec plus de sang-froid et une raison plus libre toutes les chances, toutes les s�ductions, tous les inconv�nients de l'avenir qui lui �tait offert. P�n�tr�e de la plus profonde reconnaissance pour la loyale tendresse et le d�vouement du prince Auguste, elle sentait bien, en sondant son propre coeur, qu'elle ne r�pondrait qu'imparfaitement � l'ardeur des sentiments qu'elle inspirait, et sa d�licatesse se troublait � la pens�e d'accepter un aussi consid�rable sacrifice d'un homme auquel elle ne rendrait pas en �change un attachement �gal au sien. Ses scrupules religieux, que le langage d'une passion profonde ne faisait point taire en pr�sence du prince, s'�taient fortifi�s par la r�flexion; l'effet de la rupture de son mariage sur le public l'�pouvantait, et l'id�e de quitter � jamais son pays ne lui causait pas moins d'effroi. Elle �crivit donc au prince Auguste une lettre qui devait lui �ter toute esp�rance. �J'ai �t� frapp� de la foudre en recevant votre lettre,� lui r�pondit-il; mais il n'accepta pas cet arr�t, ou du moins, il r�clama le droit de revoir Juliette une derni�re fois. Quatre ann�es s'�taient �coul�es ainsi, lorsqu'en 1811 il obtint enfin de Mme R�camier un rendez-vous pour l'automne � Schaffhouse; mais des circonstances plus fortes que la volont� humaine ne permirent point que l'entrevue projet�e se r�alis�t: l'exil frappa Mme R�camier � son arriv�e � Coppet. Le prince, qui l'avait vainement attendue, retourna en Prusse, profond�ment bless� de ce qu'il prenait pour un manque de foi. Il �tait venu en Suisse sans autorisation du roi, et �crivait � Mme de Sta�l dans son indignation: �Enfin j'esp�re que ce trait me gu�rira du fol amour que je nourris depuis quatre ans.� Mais bient�t instruit de la pers�cution qu'on faisait subir � Mme R�camier, il se h�ta de lui �crire: �Berne, le 26 septembre 1811. �Je viens d'apprendre par M. Schlegel que vous avez �t� exil�e � quarante lieues de Paris, et j'ai �t� sensiblement touch� de la peine que vous devez �prouver d'�tre s�par�e de presque tous vos amis. Si je pouvais suivre le penchant de mon coeur, je volerais aupr�s de vous pour t�cher d'adoucir votre peine en la partageant avec vous. Mais vous savez qu'un devoir, qui me para�t en ce moment plus que jamais difficile � remplir, me retient malheureusement loin de vous. Apr�s quatre ann�es d'absence, j'esp�rais enfin vous revoir, et cet exil semblait vous fournir un pr�texte pour aller en Suisse; mais vous avez cruellement tromp� mon attente. Ce que je ne puis concevoir, c'est que, ne pouvant ou ne voulant pas me revoir, vous n'ayez pas m�me daign� m'avertir, et m'�pargner la peine de faire inutilement une course de trois cents lieues. Je pars demain pour les hautes montagnes de l'Oberland et des Petits Cantons; la nature sauvage de ces pays sera d'accord avec la tristesse de mes pens�es dont vous �tes toujours l'unique objet. Si vous daignez enfin r�pondre � mes lettres, je vous prie d'adresser votre r�ponse � la ville que j'habite ordinairement et o� je compte retourner bient�t.� Le prince Auguste ne cessa point de correspondre avec Mme R�camier jusqu'� l'�poque o� il la revit � Paris, lorsqu'il vint dans cette ville avec les arm�es alli�es en 1815. Il commandait alors l'artillerie prussienne, et, sur sa route militaire, tout en faisant successivement le si�ge de Maubeuge, de Landr�cies, de Philippeville, de Givet et de Longwy, il ne manquait pas de lui �crire, au pied de chacune de ces places et de son quartier g�n�ral, des billets tout remplis de passion et de patriotisme prussien. �Je commande,� lui mande-t-il, le 8 juillet 1815, de la tranch�e aupr�s de Maubeuge, �je commande le corps prussien et les troupes alli�es allemandes qui sont charg�es d'assi�ger et de faire le blocus de neuf forteresses entre la Meuse et la Sambre. Cette nuit j'ouvre la tranch�e devant Maubeuge, et dans dix-huit � vingt jours j'en serai le ma�tre, en supposant que le commandant fasse la r�sistance la plus opini�tre. L'espoir de vous revoir plus t�t sera pour moi un bien puissant motif d'acc�l�rer le si�ge.� Toute l'amiti� de Mme R�camier pour son fid�le et g�n�reux adorateur ne suffisait pas � lui faire pardonner l'incroyable galanterie avec laquelle il mettait aux pieds de la personne assur�ment la plus p�n�tr�e du sentiment national toutes les forteresses fran�aises dont, en pleine tr�ve, s'emparait l'arm�e �trang�re. Le prince Auguste revit encore Mme R�camier � Aix-la-Chapelle, puis � Paris en 1818; son dernier voyage en France eut lieu en 1825. Il vit donc la personne qu'il avait aim�e dans la retraite qu'elle s'�tait choisie � l'Abbaye-aux-Bois. C'est en 1818 que le prince Auguste de Prusse commanda � G�rard le tableau de Corinne. On s'�tait d'abord adress� � David pour lui demander un tableau dont le sujet serait emprunt� au roman de Mme de Sta�l. Mme R�camier lui avait �crit, et David avait accept� cette mission avec empressement; voici la lettre qu'il lui adressait: DAVID � Mme R�CAMIER. �Bruxelles, ce 14 septembre 1818. �Madame, �J'ai re�u les deux lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'�crire, mais, avant de r�pondre � votre derni�re, je voulais vous donner une r�ponse positive. Je me suis occup�, comme je vous l'ai dit, de relire le roman de _Corinne_; au milieu de tant de passages int�ressants qu'offre ce bel ouvrage, celui du couronnement de Corinne au Capitole m'a paru le plus propre � remplir le but que se proposent les amis de Mme la baronne de Sta�l. �D'apr�s cette id�e, j'ai jet� sur le papier un aper�u de la composition et du d�veloppement qu'il faudrait lui donner pour qu'elle f�t, comme vous en avez l'intention, un monument �lev� � la m�moire de cette femme c�l�bre. �Le tableau, d'apr�s mes id�es, ne peut pas avoir moins de quinze pieds de long sur douze de hauteur; les figures doivent �tre grandes comme nature, et en assez grand nombre pour donner l'imposant aspect d'un triomphe. �Il me faudra dix-huit mois pour l'ex�cuter; le prix serait de quarante mille francs, payable de la mani�re que vous avez indiqu�e vous-m�me dans votre premi�re lettre. �Si les amis de Mme de Sta�l approuvent ce que j'ai l'honneur de vous communiquer, je d�sirerais qu'on me procur�t un bon portrait de cette illustre dame pour en faire la principale figure du tableau. �D'apr�s votre r�ponse, Madame, je pourrai m'en occuper au printemps prochain. �J'ai l'honneur d'�tre, avec respect, Madame, votre tr�s-humble serviteur, �DAVID.� Les dimensions que David voulait donner � ce tableau, le d�lai qu'il demandait avant de s'en occuper ne convinrent point au prince Auguste de Prusse, et ce fut G�rard qui fut d�finitivement charg� de l'ex�cuter. Le prince en fit pr�sent � Mme R�camier �comme d'un immortel souvenir du sentiment qu'elle lui avait inspir� et de la glorieuse amiti� qui unissait Corinne et Juliette.� En �change de ce tableau, Mme R�camier lui avait envoy� son portrait peint par G�rard. Le prince l'avait plac� dans la galerie de son palais � Berlin, il ne s'en s�para qu'� sa mort. D'apr�s ses derni�res volont�s, ce portrait fut renvoy� � Mme R�camier en 1845, et, dans la lettre que le prince lui �crivait trois mois avant sa mort, en pleine sant�, mais comme frapp� d'un pressentiment, se trouvent ces touchantes paroles: �L'anneau que vous m'avez donn� me suivra dans la tombe.� L'empereur Napol�on, qui avait connu par des rapports de police les projets de mariage du prince Auguste avec Mme R�camier, s'en souvint � Sainte-H�l�ne. Voici ce qu'on lit dans le _M�morial_: �Dans les causeries du jour, l'empereur est revenu encore � Mme de Sta�l, sur laquelle il n'a rien dit de neuf. Seulement il a parl� de lettres vues par la police, et dont Mme R�camier et un prince de Prusse faisaient tous les frais... Le prince, malgr� les obstacles que lui opposait son rang, avait con�u la pens�e d'�pouser l'amie de Mme de Sta�l, et la confia � celle-ci, dont l'imagination po�tique saisit avidement un projet qui pouvait r�pandre sur Coppet un �clat romanesque. Bien que le jeune prince f�t rappel� � Berlin, l'absence n'alt�ra point ses sentiments; il n'en poursuivit pas moins avec ardeur son projet favori; mais soit, pr�jug� catholique contre le divorce, soit g�n�rosit� naturelle, Mme R�camier se refusa constamment � cette �l�vation inattendue.� Dans le courant de l'ann�e 1808, Mme R�camier quitta l'h�tel de la rue du Mont-Blanc pour s'�tablir dans une maison plus petite, rue Basse-du-Rempart, 32, avec son mari, son p�re et le vieil ami de son p�re, M. Simonard. Cette ann�e et l'ann�e suivante se pass�rent pour elle entre Paris, Coppet et Angervilliers, o� elle trouvait, chez la marquise de Catellan une amiti� d�vou�e et toutes les distractions de l'esprit le plus original et le plus cultiv�. Mme de Sta�l �crivait alors son bel ouvrage _de l'Allemagne_, et, tout enti�re � ce travail, ne quitta point Coppet pendant ces deux ann�es. Elle avait pour le th��tre et les repr�sentations dramatiques un go�t extr�mement prononc�, et, comme d�lassement � ses travaux litt�raires, jouait, avec l'ardeur et l'entrain qu'elle mettait � toutes choses, la trag�die et la com�die. On repr�senta _Ph�dre_ � Coppet dans l'automne de 1809, et Mme de Sta�l fit accepter � Mme R�camier, dans cette pi�ce o� elle jouait le r�le principal, le personnage d'_Aricie_. Mme R�camier �tait d'une timidit� excessive, et elle ne consentit � para�tre sur le th��tre de Coppet que par d�f�rence pour le d�sir et les go�ts de son amie. Le costume antique, la tunique blanche et le p�plum, le bandeau d'or et de perles, seyaient � merveille � sa figure et � sa taille, mais elle n'eut dans le r�le d'_Aricie_ qu'un succ�s de beaut� et n'en conservait que le souvenir de la souffrance que cet essai des planches lui avait fait endurer. L'�t� suivant, Mme de Sta�l, ayant achev� ses trois volumes sur _l'Allemagne_ et voulant en surveiller l'impression, r�solut de se rapprocher de Paris � la distance de quarante lieues qui lui �tait permise, et elle vint s'�tablir pr�s de Blois dans le vieux ch�teau de Chaumont-sur-Loire, que le cardinal d'Amboise, Diane de Poitiers, Catherine de M�dicis et Nostradamus ont habit�. C'est en ces termes que Mme de Sta�l pressait sa belle amie de venir la retrouver. Mme DE STA�L � Mme R�CAMIER. �Ch�re Juliette, le coeur me bat du plaisir de vous voir. Arrangez-vous pour me donner le plus de temps que vous pourrez; car je reste ici trois mois, et j'ai � vous parler pour trois ans. Invitez qui de vos amis ou des miens ne craint pas la solitude et l'exil. Je voudrais qu'un hasard amen�t M. Lemontey de ce c�t�, je lui donnerais mon livre � lire. Talma ne serait-il pas libre de me donner quelques jours? Je voudrais que vous fussiez bien ici, mais si je retrouve ce qui me rendait si heureuse � Coppet, j'esp�re que vous ne vous ennuierez pas. Voulez-vous dire � M. Adrien[16] que j'ose me flatter de le voir et que je m'adresse � vous et � Mathieu pour appuyer mon d�sir. Il faut arriver � �cure (d�partement de Loir-et-Cher), trois lieues plus loin que Blois, c'est aussi mon adresse pour les lettres: et l� un petit bateau vous am�nera dans le ch�teau de Catherine de M�dicis, qui a fait encore plus de mal que vous. Dites-moi l'heure pour que j'aille vous chercher; il faut compter sur seize � dix-sept heures de route jusque-l�, et le mieux serait peut-�tre d'aller coucher � Orl�ans et d'arriver ici pour d�ner, cela vous fatiguerait moins. Je vous serre contre mon coeur.� Mme R�camier, au retour des eaux d'Aix en Savoie, rejoignit en effet son amie dans cette pittoresque habitation, qui appartenait � M. Leray, lequel �tait alors en Am�rique. Mais tandis que Mme de Sta�l occupait le ch�teau avec sa famille et ses amis, M. Leray revint des �tats-Unis, et la brillante colonie dut accepter l'hospitalit� qui lui fut offerte par M. de Salaberry. Mme R�camier s'�tait servi, pour faire son voyage de Touraine, d'une voiture que le comte de Nesselrode, alors premier secr�taire de l'ambassade de Russie, qu'elle voyait beaucoup ainsi que l'ambassadeur M. de Czernicheff, avait insist� pour lui pr�ter. Son absence s'�tant prolong�e un peu plus qu'elle ne l'avait pr�sum� en partant, elle en avait adress� ses excuses � M. de Nesselrode qui lui r�pondit par le billet suivant: M. DE NESSELRODE � Mme R�CAMIER. Paris, ce 15 ao�t 1810. �Ce qui me convient le mieux, Madame, c'est de pouvoir vous �tre utile. Vous m'avez oblig� en acceptant ma cal�che; et vous m'obligez encore en la gardant tant que vous compterez vous en servir. Je n'en ai aucun besoin dans ce moment-ci, et je ne pr�vois pas qu'avant la fin de septembre je sois dans le cas d'en faire usage. �Ce qui me d�range beaucoup plus, c'est la prolongation de votre absence, et, � cet �gard, je vous en veux de nous avoir manqu� de parole. �Lorsque Mme de Boigne vous parle de Russes, ce n'est que du prince Tufiakin et de moi. Nous avons fait ensemble des courses � Beauregard. Le jeune Divoff est sur le point d'en faire une � Saint-P�tersbourg. Il esp�re �tre de retour dans trois mois. Je le chargerai de vos compliments pour Mme Tolsto�, qu'il verra probablement, car il compte pousser jusqu'� Moscou. �Adieu, Madame, revenez-nous bient�t, Paris est tr�s-maussade sans vous. �Recevez l'expression de mes sinc�res et invariables sentiments. �C. NESSELRODE.� Mme de Sta�l raconte ainsi, dans les _Dix ann�es d'exil_, cette derni�re r�union de ses amis autour d'elle sur la terre fran�aise: �Ne pouvant plus rester dans le ch�teau de Chaumont, dont les ma�tres �taient revenus d'Am�rique, j'allai m'�tablir dans une terre appel�e Foss�, qu'un ami g�n�reux me pr�ta. Cette terre �tait l'habitation d'un militaire vend�en[17] qui ne soignait pas beaucoup sa demeure, mais dont la loyale bont� rendait tout facile et l'esprit original tout amusant. � peine arriv�s, un musicien italien, que j'avais avec moi pour donner des le�ons � ma fille, se mit � jouer de la guitare; ma fille accompagnait sur la harpe la douce voix de ma belle amie Mme R�camier; les paysans se rassemblaient autour des fen�tres, �tonn�s de voir cette colonie de troubadours, qui venaient animer la solitude de leur ma�tre. C'est l� que j'ai pass� mes derniers jours de France avec quelques amis dont le souvenir vit dans mon coeur. Cette r�union si intime, ce s�jour si solitaire, cette occupation si douce des beaux-arts, ne faisaient de mal � personne. Nous chantions souvent un charmant air qu'a compos� la reine de Hollande et dont le refrain est: _Fais ce que dois, advienne que pourra_. Apr�s d�ner, nous avions imagin� de nous placer tous autour d'une table verte et de nous �crire au lieu de causer ensemble. Ces t�te-�-t�te vari�s et multipli�s nous amusaient tellement que nous �tions impatients de sortir de table o� nous parlions, pour venir nous �crire. Quand il arrivait par hasard des �trangers, nous ne pouvions supporter d'interrompre nos habitudes, et _notre petite poste_, c'est ainsi que nous l'appelions, allait toujours son train. �Un jour, un gentilhomme des environs, qui n'avait de sa vie pens� qu'� la chasse, vint pour emmener mes fils dans ses bois; il resta quelque temps assis � notre table active et silencieuse; Mme R�camier �crivit de sa jolie main un petit billet � ce gros chasseur pour qu'il ne f�t pas trop �tranger au cercle dans lequel il se trouvait. Il s'excusa de le recevoir, en assurant qu'� la lumi�re il ne pouvait pas lire l'�criture. Nous r�mes un peu du revers qu'�prouvait la bienfaisante coquetterie de notre belle amie, et nous pens�mes qu'un billet de sa main n'aurait pas toujours eu le m�me sort. Notre vie se passait ainsi, sans que le temps, si j'en puis juger par moi, f�t un fardeau pour personne.� Dans les fragments conserv�s de cette _petite poste_ de Foss�, je trouve ce mot de Mme de Sta�l � Mme R�camier: �Ch�re Juliette, ce s�jour va finir; je ne con�ois ni la campagne ni la vie int�rieure sans vous. Je sais que certains sentiments ont l'air de m'�tre plus n�cessaires, mais je sais aussi que tout s'�croule quand vous partez. Vous �tiez le centre doux et tranquille de notre int�rieur ici et rien ne tiendra plus ensemble. Dieu veuille que cet �t� se renouvelle!� Apr�s ces heureuses semaines qui avaient une fois encore r�uni autour de Mme de Sta�l Adrien et Mathieu de Montmorency, le comte Elz�ar de Sabran, M. de Barante, le comte de Balk, Benjamin Constant et Mme R�camier, celle-ci retourna � Paris o� elle devait, ainsi qu'on le verra par une lettre de M. de Montmorency, s'occuper de presser l'approbation de la censure pour le tome troisi�me _de l'Allemagne_, dont l'impression �tait achev�e comme celle des deux premiers volumes, d�j� rev�tus du visa des censeurs. Mme de Sta�l alla passer quelques jours � la Forest, dans une terre de Mathieu, � peu de distance de Blois. Ce fut au retour de cette excursion qu'elle apprit que l'�dition de son ouvrage sur _l'Allemagne_ �tait, par l'ordre de la police, mise au pilon, et qu'elle re�ut du duc de Rovigo l'injonction de retourner imm�diatement � Coppet jusqu'� son d�part annonc� pour l'Am�rique. M. DE MONTMORENCY � Mme R�camier. �Foss�, pr�s Blois, ce 2 octobre 1810. �Je ne saurais me refuser, aimable et parfaite amie, � vous �crire au moins quelques mots. Notre premi�re pens�e, qui est bien naturellement commune entre vos amis d'ici, portait d'abord uniquement sur votre sant�, que vous avez si peu �cout�e dans votre parfait d�vouement, sur ces souffrances de votre route d'Angervilliers � Paris, qui m'ont �t� vraiment au coeur. J'esp�re qu'elles n'auront pas eu de suite et que vous �tes bien remise. Mais notre amie vient de recevoir � l'instant, par Albert[18], votre lettre si parfaite, si d�vou�e, si d�taill�e. Je n'ai pas besoin de vous dire tous les sentiments qu'elle nous a fait na�tre; un seul domine en ce moment en moi: c'est de sentir combien vous avez de g�n�rosit� et de d�vouement dans l'�me. _Elle_ en a �t� vivement �mue et vous l'exprimera s�rement elle-m�me par le retour de son fils. Je voulais le remplacer, et vous arriver dans la journ�e de demain; il para�t qu'elle veut absolument me garder deux jours de plus. Ce sera donc samedi soir, au plus tard, que je vous verrai. Jusque-l� mes pens�es et mes sentiments s'unissent aux v�tres. Que de si bons actes de d�vouement ne vous emp�chent pas de vous �lever, et vous portent au contraire vers la source de tout ce qu'il y a de bon et d'�lev�! Adieu, aimable amie.� DU M�ME. �Foss�, ce 2 octobre 1810. �Je vous ai �crit ce matin une petite lettre par la poste, aimable amie. Mais la poste arrive et nous en apporte plusieurs de vous. Il y en avait heureusement une petite tout aimable pour moi; votre silence m'aurait affect�. Notre amie, tout occup�e de son courrier oblig� pour le retour d'Albert, qui doit partir cette nuit par la diligence, me charge de commencer une lettre � laquelle elle ajoutera quelques mots. Je crois que tout le monde devra �tre content de celle qu'on vous envoie. Il faut actuellement la faire valoir le mieux possible par l'obligeante ci-devant reine[19], et t�cher d'obtenir, avant tout, le rendez-vous auquel notre amie mettrait le plus grand prix, et qui pourrait en effet contribuer � changer son sort. Pendant qu'on sollicitera, Auguste obtiendra peut-�tre quelque prolongation de d�lai dans une ville � quarante lieues pour attendre le dernier avis de la censure; et vous ferez toutes vos gentillesses � Esm�nard[20], pour qu'elle soit la plus prompte et la plus raisonnable possible, si elle peut l'�tre. Voil� comme je con�ois cette campagne d'amiti�, dans laquelle, samedi prochain, sans faute, j'irai vous servir d'aide de camp. �Je renvoie � nos conversations tout ce qu'il y a d'observations � faire sur les d�tails curieux de votre lettre, dans laquelle vous avez �t� une parfaite amie et correspondante. Je ne vous r�p�te pas ce que je vous disais ce matin, de toute votre perfection de soins, de d�vouement, et je reconnais l� votre coeur, tout ce que je sais de vous, tout ce qui vous rend digne des nobles et pures affections auxquelles vous �tes appel�e.� Mme de Sta�l ajoute: �Il n'est point d'expression pour vous peindre ce que me fait �prouver votre sensibilit� pour moi. C'est un affreux malheur de vous quitter.� M. de Montmorency �tait donc encore aupr�s de Mme de Sta�l, lorsqu'elle apprit le nouvel acte de rigueur qui la frappait: ce fut lui qui en porta la nouvelle � Mme R�camier. Il lui �crit en arrivant � Paris: �Paris, 8 heures. �J'arrive sur les sept heures, aimable amie, je vous envoie tout de suite le billet dont je suis charg� pour vous. J'ai des choses bien tristes � vous raconter sur notre pauvre amie que j'ai quitt�e cette nuit sur les une heure. Mais enfin puisqu'il faut �tre s�par�e d'elle, c'est une consolation d'en parler avec vous. Voulez-vous faire fermer votre porte � dix heures? Je fais dire � M. de Constant. � qui j'envoie une lettre, de passer chez vous � cette heure-l�. �Vous aurez peut-�tre des nouvelles de Fontainebleau. Adieu.� Le _billet_ dont M. de Montmorency �tait porteur pour Mme R�camier �tait une longue lettre o� Mme de Sta�l exprimait avec toute l'�nergie de sa noble nature, l'indignation et la douleur que lui faisaient �prouver les pers�cutions dont elle �tait l'objet. �Ch�re amie, lui dit-elle, je suis tomb�e dans un �tat de tristesse affreuse. Le d�part s'est empar� de mon �me, et pour la premi�re fois j'ai senti toute la douleur de ce que je croyais facile. Je complais aussi sur l'effet de mon livre pour me soutenir; voil� six ans de peines et d'�tudes et de voyages � peu pr�s perdus. Et vous repr�sentez-vous la bizarrerie de cette affaire? ce sont les deux premiers volumes d�j� _censur�s_ qui ont �t� saisis, et M. Portalis ne savait pas plus que moi cette aventure. Ainsi, l'on me renvoie de quarante lieues, parce que j'ai �crit un livre qui a �t� approuv� par les censeurs de l'empereur. Ce n'est pas tout, je pouvais imprimer mon livre en Allemagne: je viens volontairement le soumettre � la censure; le pis qui pouvait m'arriver, c'�tait qu'on d�fend�t mon livre. Mais peut-on punir quelqu'un parce qu'il vient volontairement se soumettre � ses juges? Ch�re amie, Mathieu est l�, l'ami de vingt ann�es, l'�tre le plus parfait que je connaisse, et il faut le quitter. Vous, cher ange, qui m'avez aim�e pour mon malheur, qui n'avez eu de moi que l'�poque de mon adversit�, vous qui rendez la vie si douce, il faut aussi vous quitter. Ah! mon Dieu! je suis l'Oreste de l'exil et la fatalit� me poursuit. Enfin il faut que la volont� de Dieu soit faite, j'esp�re qu'il me soutiendra. Pour la derni�re fois j'entends cette musique de Pertozza qui me rappelle votre douce figure, votre charme qui ne tient pas m�me � votre beaut�, et tant de joies pures et sereines cet �t�. Enfin, je vous serrerai une fois encore contre mon coeur, et puis l'avenir inconnu commencera. Pardon, ch�re amie, de vous �crire une lettre si abattue: je reprendrai du courage; mais mourir ainsi � tous ses souvenirs, � tous ses sentiments, c'est un horrible effort. J'ai un tel nuage de douleur autour de moi que je ne sais plus ce que j'�cris. Si je passe, comme je le crois, l'hiver en Suisse, ch�re amie... je n'ose achever. Je serais tent�e de vous dire comme M. Dubreuil � Pechm�ja: _Mon ami, il ne doit y avoir que toi ici_.� Tandis que Mme R�camier �tait en Touraine avec Mme de Sta�l, le mar�chal Bernadotte, prince de Ponte Corvo, d�sign� � l'unanimit� le 10 ao�t 1810 par la di�te su�doise comme prince h�r�ditaire, �tait de plus adopt� par le roi Charles XIII comme son fils, et partait pour la Su�de le 2 octobre. Il adressa de Stockholm � Mme R�camier, qu'il n'avait pu voir avant de quitter Paris, la lettre suivante. LE PRINCE ROYAL DE SU�DE � Mme R�CAMIER. �Stockholm, le 22 d�cembre 1810. �Madame, �En m'�loignant de France pour toujours, j'ai beaucoup regrett� que votre absence de Paris m'ait priv� de l'avantage de prendre vos ordres et de vous dire adieu. Vous �tiez occup�e � consoler une amie d'une s�paration prochaine et sans doute �ternelle; j'ai cru devoir ajourner � un autre temps � vous donner de mes nouvelles. M. de Czernicheff a bien voulu se charger de vous pr�senter mon hommage; nous avons longtemps parl� de vous, de vos estimables qualit�s et du tendre int�r�t que vous inspirez � toutes les personnes qui vous approchent. �Adieu, Madame, recevez, je vous prie, l'assurance des sentiments que je vous ai vou�s et que le temps ni les glaces du Nord ne pourront jamais �teindre. �Charles-Jean.� Ici nous revenons un peu sur nos pas pour noter l'introduction d'un �l�ment tout nouveau dans l'existence de Mme R�camier. Apr�s avoir pris les eaux d'Aix, et en revenant en Touraine rejoindre Mme de Sta�l, elle s'�tait arr�t�e deux ou trois jours en Bugey pour y visiter une des soeurs de son mari qui habitait ordinairement Belley, petite ville tr�s-voisine de la fronti�re de Savoie, et qui passait la belle saison dans ce domaine de Cressin o� M. Jacques R�camier �tait n�, et dont il gardait si religieusement le souvenir. Ce fut � Cressin que, s�duite par la physionomie d'une petite fille de sa belle-soeur, Mme R�camier eut l'id�e d'emmener et d'adopter cette enfant. La proposition qu'elle en fit aux parents fut d'abord accept�e avec reconnaissance, puis, au moment du d�part, le sacrifice sembla trop cruel � la jeune m�re, et ce projet ne se r�alisa pas. Quelques mois plus tard, Mme Cyvoct ayant succomb� � vingt-neuf ans, � une maladie de poitrine, M. R�camier renouvela au nom de sa femme la proposition de se charger de sa petite-ni�ce, et l'enfant, alors �g�e de cinq ans, fut envoy�e � Paris au mois d'ao�t 1811. Qu'on nous permette de citer ici une lettre que Mme R�camier adressait trente et un ans apr�s cette adoption � celle que la Providence avait daign� choisir pour en faire l'ins�parable compagne d'une destin�e dont les apparences furent si brillantes, et que tant d'�preuves ont travers�e. Mme R�CAMIER � Mme LENORMANT. Maintenon, 13 ao�t 1842. �Tu vas donc recevoir ce mot � Lyon, tu vas revoir cet h�tel de l'Europe o� tu avais bien _la plus triste des tantes_. Je te suis � Belley jusqu'� la place o� tu m'apparus pour la premi�re fois. Je vois encore la prairie devant la maison de ta grand'm�re o� j'eus la premi�re id�e de te demander � tes parents. Je voulais par cette adoption charmer la vieillesse de ton oncle: ce que je croyais faire pour lui, je l'ai fait pour moi; c'est lui qui t'a donn�e � moi, j'en b�nirai toujours sa m�moire. Comme je ne puis �crire qu'un mot, je te recommande de soigner ta sant� que tu n�gliges beaucoup trop, c'est notre ancienne querelle, c'est ton seul d�faut; je supplie M. Lenormant de veiller sur toi; ma sant� � moi est d�testable. Le duc et la duchesse de Noailles sont si parfaits dans leurs soins, que je m'aper�ois � peine que je ne suis pas chez moi. M. de Chateaubriand arrive le 20 de ce mois, je ne pense pas qu'il reste plus d'un jour. Nous retournerons � Paris par Saint-Vrain o� nous trouverons le philosophe Ballanche entre _Dragoneau_[21] et l'_�me exil�e_[22]. Je ne sais plus ce que je deviendrai ensuite, ce que je ferai du mois de septembre. �cris-moi souvent, r�ponds � tout ce que je voudrais te demander. Je ne sais encore rien du rapport de M. Lenormant � l'Institut; il m'a �crit une fort aimable lettre dont je le remercie. M. Brifaut est toujours aimable et bon; il quittera Maintenon � regret, il est dans son �l�ment: les beaut�s de ce royal ch�teau, les souvenirs de Louis XIV et de Mme de Maintenon, mais surtout le plaisir de se voir entre la duchesse de Noailles et la duchesse de Talleyrand, sont des jouissances dont il ne se lasse pas. Je lui sais presque gr� d'une faiblesse qui lui donne tant de satisfaction. On aurait fort d�sir� vous avoir ici, le duc de Noailles l'esp�re pour l'�t� prochain. Adieu, ch�re Am�lie, ne me laisse pas oublier par tes enfants. Je suis bien peu de chose pour eux, ils ne peuvent m'aimer que par toi; j'esp�re qu'il n'en sera pas toujours ainsi. Adieu encore, je te presse sur mon coeur.� Nous touchons a une �poque triste et importante de la vie de Mme R�camier, et il n'est peut-�tre pas inutile de rappeler � quel point la situation de l'Europe �tait alors violente et tendue, puisque le contre-coup de l'asservissement du monde se faisait sentir m�me aux existences priv�es. La lutte acharn�e que Napol�on avait engag�e contre l'Angleterre et qui amena le blocus continental, avait eu pour premier effet la captivit� de toutes les familles anglaises que des int�r�ts d'affaires, de sant� ou de plaisir avaient amen�es sur le continent, et qui se virent retenues en France tant que dura le gouvernement de Bonaparte. La guerre d'Espagne peuplait aussi nos forteresses et quelques-unes de nos villes de prisonniers, parmi lesquels se distinguaient les plus illustres noms de la grandesse: ces prisonniers �taient partout entour�s de la sympathie des populations. Le pape Pie VII, d�pouill� de ses �tats par l'empereur qu'il �tait venu sacrer, et amen� prisonnier en France, y excitait la plus respectueuse v�n�ration: il fallut plus d'une fois changer l'itin�raire de sa route, ou devancer l'heure officielle de son passage, pour le soustraire � l'empressement enthousiaste dont il �tait l'objet de la part de tant de fid�les qui voyaient en lui tout � la fois un martyr et le chef de la religion. Les cardinaux d�tenus soit � Vincennes, soit dans quelque autre prison d'�tat, y recevaient des secours consid�rables en argent, fournis par des souscriptions dont Mathieu de Montmorency �tait l'�me. En m�me temps que les exc�s de pouvoir froissaient ainsi la conscience publique, la police devenait de plus en plus ombrageuse. Quiconque �tait soup�onn� d'opposition �tait aussit�t l'objet d'une active et minutieuse surveillance. L'exil avait d�j� frapp� non-seulement Mme de Sta�l que son talent litt�raire et ses opinions lib�rales hautement avou�es pla�aient parmi les ennemis du gouvernement imp�rial, mais d'autres femmes sans aucun r�le politique, dont l'importance ou l'action ne sortait pas du cercle de leur famille et de leurs amis: la jeune et belle duchesse de Chevreuse et Mme de Nadaillac, plus tard duchesse des Cars. Depuis la saisie et la mise au pilon des dix mille exemplaires de son ouvrage sur l'_Allemagne_, Mme de Sta�l �tait � Coppet en proie � de cruelles anxi�t�s, r�solue � aller demander un asile � la Su�de o� ses enfants auraient retrouv� la famille de leur p�re, et d�chir�e par la douleur d'abandonner la France. Mme R�camier voulait absolument revoir encore, avant qu'elle ne s'�loign�t peut-�tre pour toujours, l'amie � qui elle s'�tait li�e d'un si tendre d�vouement; pour ne point �veiller les susceptibilit�s de la police, elle annon�a, d�s le printemps de 1811 qu'elle irait aux bains d'Aix en Savoie dont sa sant� s'�tait tr�s-bien trouv�e l'ann�e pr�c�dente, et elle prit un passe-port pour cette ville. Cependant elle ne manqua point d'�tre avertie des dangers d'un voyage dont le but se devinait ais�ment. Esm�nard, que Mme R�camier recevait quelquefois et qui professait pour elle une tr�s-vive admiration, pr�t � partir lui-m�me pour l'Italie o� il devait trouver la mort, vint prendre cong� d'elle, et voulut remplir ce qu'il appelait le devoir de lui montrer _o� l'entra�nait son extr�me bont�_: il fit de grands efforts pour la dissuader d'une imprudence _inutile_ � son amie, et qui pouvait avoir les plus d�plorables cons�quences sur sa propre destin�e. � ces conseils timides, Mme R�camier r�pondait que la visite d'une femme inoffensive � une amie malheureuse, pr�te � quitter la France, �tait une d�marche tellement innocente et naturelle, qu'il lui �tait impossible d'admettre que le gouvernement p�t en prendre de l'ombrage. Mais quelles que dussent en �tre les suites, elle �tait bien d�cid�e � ne pas refuser ce t�moignage de son respect et de sa tendresse � une personne pers�cut�e. Mme R�camier partit donc pour Coppet le 23 ao�t 1811. M. de Montmorency l'avait pr�c�d�e en Suisse, et venait de visiter avec Mme de Sta�l les Trappistes �tablis dans le canton de Fribourg. Mais ici je retrouve le texte des _Dix ann�es d'exil_, et je transcris le r�cit de Mme de Sta�l. �M. de Montmorency vint passer quelques jours avec moi � Coppet, et la m�chancet� de d�tail du ma�tre d'un si grand empire est si bien calcul�e, qu'au retour du courrier qui annon�ait son arriv�e chez moi, il re�ut sa lettre d'exil. L'empereur n'e�t pas �t� content, si cet ordre ne lui avait pas �t� signifi� chez moi et s'il n'y avait pas eu dans la lettre m�me un mot qui indiqu�t que j'�tais la cause de cet exil... Je poussai des cris de douleur en apprenant l'infortune que j'avais attir�e sur la t�te de mon g�n�reux ami. M. de Montmorency, calme et religieux, m'invitait � suivre son exemple, mais la conscience du d�vouement qu'il avait daign� montrer le soutenait, et moi, je m'accusais des cruelles suites de ce d�vouement, qui le s�paraient de sa famille et de ses amis. �Dans cet �tat, il m'arrive une lettre de Mme R�camier, de cette belle personne qui a re�u les hommages de l'Europe enti�re, et qui n'a jamais d�laiss� un ami malheureux. Elle m'annon�ait qu'en se rendant aux eaux d'Aix en Savoie, elle avait l'intention de s'arr�ter chez moi, et qu'elle y serait dans deux jours. Je fr�mis que le sort de M. de Montmorency ne l'atteign�t. Quelque invraisemblable que cela f�t, il m'�tait ordonn� de tout craindre d'une haine si barbare et si minutieuse tout ensemble, et j'envoyai un courrier au-devant de Mme R�camier pour la supplier de ne pas venir � Coppet. Il fallait la savoir � quelques lieues, elle qui m'avait constamment consol�e par les soins les plus aimables; il fallait la savoir l�, si pr�s de ma demeure, et qu'il ne me f�t pas permis de la voir encore, peut-�tre pour la derni�re fois! Je la conjurais de ne pas s'arr�ter � Coppet; elle ne voulut pas c�der � ma pri�re: elle ne put passer sous mes fen�tres sans rester quelques heures avec moi, et c'est avec des convulsions de larmes que je la vis entrer dans ce ch�teau o� son arriv�e �tait toujours une f�te. Elle partit le lendemain et se rendit chez une de ses parentes � cinquante lieues de la Suisse. Ce fut en vain: le funeste exil la frappa. Les revers de fortune qu'elle avait �prouv�s lui rendaient tr�s-p�nible la destruction de son �tablissement naturel. S�par�e de tous ses amis, elle a pass� des mois entiers dans une petite ville de province, livr�e � tout ce que la solitude peut avoir de plus monotone et de plus triste. Voil� le sort que j'ai valu � la personne la plus brillante de son temps.� Mme R�camier, apr�s trente-six heures de s�jour � Coppet, se rendit en effet � Richecour dans la Haute-Sa�ne chez sa cousine la baronne de Dalmassy, mais elle ne s'y arr�ta point et reprit en toute h�te la route de Paris. Elle ignorait encore que l'ordre d'exil qui la frappait avait �t� signifi� le 3 septembre � M. R�camier, mais, dans la cruelle perspective de se voir arrach�e � sa famille, � ses amis, elle sentait la n�cessit� de mettre ordre � tous les int�r�ts de son existence; elle voulait revoir son p�re, si elle devait en �tre s�par�e pour longtemps; elle avait d'ailleurs besoin de se concerter avec les siens sur le choix de la ville o�, en cas d'exil, elle fixerait son s�jour. En arrivant � Dijon, elle y trouva M. R�camier, qui l'y avait pr�c�d�e de quelques heures et qui lui apportait la confirmation du sort dont on l'avait menac�e: elle �tait exil�e � quarante lieues de Paris. Elle continua cependant sa route et vint passer deux jours au milieu de sa famille dans le plus strict incognito. Mme R�camier, apr�s un peu d'h�sitation, se d�cida � s'�tablir � Ch�lons-sur-Marne, et elle partit pour ce lieu de bannissement dans la compagnie de l'enfant que, depuis quelques semaines, elle avait attach�e � sa destin�e. Ch�lons �tait assur�ment une assez triste r�sidence, mais le s�jour en offrait cependant quelques avantages, et d'abord, celui d'�tre pr�cis�ment � quarante lieues de Paris; en second lieu, d'�tre administr�e par un pr�fet, homme aimable, spirituel, du caract�re le plus honorable et le plus s�r, et qui, gr�ce � une mod�ration toujours accompagn�e de prudence et de loyaut�, sut rester plus de quarante ans pr�fet de la Marne, avec la confiance de tous les gouvernements et l'estime de tous les partis. Enfin Ch�lons n'�tait distant que de douze lieues du ch�teau de Montmirail, magnifique habitation des La Rochefoucauld de Doudeauville, qui exer�aient de l� sur tout le d�partement la juste et consid�rable influence que leur assuraient un grand nom, une grande fortune et de rares vertus. La duchesse et surtout le duc de Doudeauville �taient au nombre des personnes que Mme R�camier voyait le plus intimement. Leur fils Sosth�nes de La Rochefoucauld avait �pous� la fille unique de Mathieu de Montmorency, et il �tait lui-m�me profond�ment attach� � celle dont tous les siens avaient �prouv� le charme. Mathieu de Montmorency faisait chaque ann�e un s�jour assez long chez son respectable ami le duc de Doudeauville, et, en quittant la Suisse apr�s que l'exil lui eut �t� signifi�, il demanda � �tre autoris� � se rendre � Montmirail o� il se trouva r�uni � sa fille et � une bonne partie de sa famille. L'esp�rance de pouvoir communiquer de Ch�lons plus facilement avec quelques amis bien chers avait donc d�termin� le choix de Mme R�camier; mais combien les conditions de l'exil ne pesaient-elles pas durement sur une jeune femme, condamn�e � la vie d'auberge et � l'isolement, avec une fortune d�sormais �troite qui lui rendait les d�placements plus incommodes et plus on�reux? Ces amis eux-m�mes dont le voisinage lui semblait prot�ger sa solitude, il n'�tait ni prudent ni sage, pour ceux d'entre eux qui n'avaient point encouru la disgr�ce du gouvernement, d'entretenir des relations trop fr�quentes avec une exil�e. Cependant Sosth�nes de La Rochefoucauld vint � plusieurs reprises � Ch�lons o� ses visites �taient toujours accueillies de la part du pr�fet, M. de Jessaint, avec la bienveillance la plus empress�e. Quant � M. de Montmorency, malgr� le bon vouloir du premier administrateur du d�partement, il fut trois mois sans oser demander et sans obtenir la permission de quitter Montmirail et d'aller passer quelques jours aupr�s de son amie proscrite comme lui. Mme R�camier, en arrivant � Ch�lons, s'�tait �tablie � l'auberge de _la Pomme d'or_: bien peu de jours apr�s elle, on y vit arriver une g�n�reuse amie, la marquise de Catellan. Profond�ment touch�e du malheur qui frappait Mme R�camier, elle abandonnait dans un premier mouvement d'�motion sa fille, ses habitudes et la vie de Paris hors de laquelle elle ne sut jamais vivre. Mme de Catellan ne passa que quelques semaines aupr�s de son amie, et fut bient�t rappel�e par sa fille la comtesse de Gramont; mais ce d�vouement que les circonstances rendirent passager n'en laissa pas moins � Mme R�camier une reconnaissance ineffa�able. Il faut, en effet, avoir pass� par la situation que cr�e aux personnes qui ont encouru la disgr�ce d'un gouvernement absolu l'avilissement des caract�res et la faiblesse des hommes, pour se rendre bien compte de la vari�t� et des mille nuances que peut pr�senter la platitude. Mme R�camier en fit la triste exp�rience: j'ai sous les yeux une correspondance nombreuse dans laquelle une foule d'amis _sages_ r�p�tait cet �ternel refrain que toutes les victimes de la g�n�rosit� et de l'ind�pendance ont entendu: _Que n'avez-vous suivi mes conseils!_ Je ne ferai qu'une seule citation, et je ne nommerai pas la personne dont la lettre me para�t donner une id�e de l'�tat commun des esprits. Cette lettre est �crite par un parent de M. R�camier, haut plac� dans la magistrature, homme d'intelligence pourtant, et qui avait une sinc�re affection pour sa belle cousine. �Septembre 1811. �La position o� vous vous trouvez maintenant est assez peu faite pour vous; il ne faut pas qu'elle dure, il ne faut pas surtout qu'elle s'aggrave. C'est par cette raison que je tremble de vous voir voyager. Il est telle rencontre que vous pourriez faire qui pourrait vous faire perdre la libert�, surtout d'apr�s les circonstances politiques o� il para�t que nous allons bient�t nous trouver. Ne perdez jamais de vue que vos pas seront compt�s, et qu'il y a tant de gens qui aiment � faire les bons valets, que, changeant tous les jours et de domicile et de soci�t�, il serait bien difficile qu'il ne se trouv�t quelqu'un qui voul�t faire sa cour � vos d�pens. �D'ailleurs le monde pour vous va se composer de deux esp�ces de personnes, les unes qui d�pendent du gouvernement et qui s'�loigneront de vous, les autres qui y sont oppos�es, et qui, par l'accueil distingu� qu'elles vous feront, satisferont leur haine et auront l'air de vouloir vous d�dommager; ceux-l�, il faut les fuir: ils vous feraient plus de mal que les indiff�rents. �Avez-vous bien r�fl�chi � ce que c'est que la vie qu'on m�ne sur les grands chemins et dans les auberges? Si je ne me trompe, elle doit �tre bien �loign�e de vous plaire; rien n'est � la fois plus insipide, plus ennuyeux et plus co�teux. �Voici la vie que j'aurais indiqu�e pour vous, si j'eusse �t� appel� au conseil. �Vous avez en vous-m�me assez de ressources pour fuir l'ennui pendant un petit nombre de mois. Ce temps, vous l'auriez pass� dans quelque ville du deuxi�me arrondissement de police; vous auriez vu peu de monde, surtout point de gens ayant trop d'esprit. Vous auriez bient�t vu autour de vous une petite soci�t� choisie dans le sens de ma lettre; les rapports qui seraient venus auraient �t� comme il faudrait qu'ils soient, et bient�t on ne se serait plus souvenu des jours de la temp�te, et j'aurais pu vous faire bient�t tout � mon aise les visites, rares mais affectueuses, dont la suppression me prive plus que je ne puis dire.� Mme R�camier s'imposa, pendant toute la dur�e de son exil, une r�serve que commandaient assez son isolement et sa jeunesse; mais, r�solue � ne point solliciter son rappel, elle n'avait aucune raison de suivre une ligne de conduite � laquelle la hauteur de son �me n'e�t pas su se plier. Aussi son exil ne fut-il jamais r�voqu�; elle avait demand� � ceux de ses amis qui, comme Junot, approchaient famili�rement de l'empereur, de ne pas m�me prononcer son nom devant lui. Si la plupart des fonctionnaires, ainsi que l'annon�ait le parent dont nous avons cit� la lettre, s'�loign�rent d'une _exil�e_, il en fut, et j'aime � mettre le duc d'Abrant�s au premier rang, qui rest�rent fid�les � une amie que l'adversit� avait visit�e, et j'ajoute que leur fid�lit� ne leur nuisit point. Apr�s le d�part de Mme de Catellan, Mme R�camier abandonna la _Pomme-d'Or_ et prit, rue du Clo�tre, un petit appartement, qui avait au moins le m�rite d'�tre commode et silencieux. Dans la vie monotone et triste d'une petite ville o� aucune des distractions des arts, du th��tre ou de la soci�t� n'�tait possible, Mme R�camier, qui avait fait connaissance avec l'organiste de la paroisse, trouvait une sorte de d�lassement, que son go�t pour la musique peut expliquer, � aller chaque dimanche jouer de l'orgue � la grand'messe. M. de Montmorency lui �crivait: M. DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER. �Montmirail, ce 13 d�cembre 1811. �J'ai re�u, en m�me temps que votre lettre, une autre lettre de notre amie, du 30, qui me mandait ses derniers retards assez motiv�s, mais au milieu desquels per�ait un reste d'incertitude. �Ces cruelles angoisses me p�sent extr�mement, et je voudrais, pour toute chose au monde, la savoir d�termin�e. Cette pauvre lettre avait de grosses taches, qui ressemblaient tant � des larmes! Elle en aura vers� en me parlant d'une r�solution beaucoup trop absolue, de ne vouloir pas me revoir, quand m�me elle ne partirait pas. Elle me parle avec une bont� et une g�n�rosit� singuli�res contre les scrupules de fiert� qui m'emp�cheraient de demander Dampierre[23], m�me par ma fille. Outre que ce ne serait pas bien utile, vous connaissez l�-dessus mon go�t et ma r�solution. Pauvre amie! Comme je lui voudrais la force de caract�re que vous montrez en ce moment, et qu'elle f�t aussi tout pr�s, comme vous, de la source unique des v�ritables consolations. Ah! vous finirez par y arriver tout � fait, et vous nous aiderez � obtenir qu'elle vous suive! �Il est bien entendu, entre nous deux, que la premi�re lettre qui apprendrait son d�part d�finitif pour _Gen�ve_[24] serait sur-le-champ communiqu�e � l'autre. Adieu, aimable amie; c'est dans les premiers jours de janvier que je vous ferai ma visite.� Mme R�camier vit venir � Ch�lons son p�re, puis M. R�camier et M. Simonard. Sa cousine, Mme de Dalmassy, partagea pendant un mois sa solitude. Auguste de Sta�l, � deux reprises, lui apporta des nouvelles de sa m�re; mais elles n'�taient point de nature � calmer les inqui�tudes que les amis de Mme de Sta�l �prouvaient pour elle. Son abattement �tait extr�me, et il semblait que la puissance de son imagination ne serv�t qu'� donner plus d'intensit� aux souffrances que lui faisaient endurer son propre exil et la pens�e des pers�cutions qu'elle avait attir�es sur ses amis. M. de Montmorency vint, dans le courant de janvier 1812, voir enfin Mme R�camier, puis il partit pour Toulouse, o� il avait des amis et des parents et o� il �tait autoris� � se rendre. Comme il devait s'arr�ter quelques jours � Lyon, pour y voir Camille Jordan et visiter les �tablissements de charit�, Mme R�camier l'avait charg� d'une lettre pour celle des soeurs de son mari avec laquelle elle �tait le plus �troitement unie d'amiti�, Mme Delphin, qui habitait cette ville. En r�ponse � cette lettre, elle re�ut de sa belle-soeur le billet suivant: Mme DELPHIN � Mme R�CAMIER. �Lyon, 5 f�vrier 1812. �Je ne saurais vous rendre, mon aimable soeur, tout le plaisir que j'ai �prouv� en recevant de vos nouvelles par vous-m�me. M. de Montmorency m'a assur� que vous jouissiez de la meilleure sant�, que vous supportiez votre exil avec une philosophie toute chr�tienne, et que vous receviez, dans le pays que vous habitez, l'accueil le plus flatteur de tout ce qui est capable d'appr�cier le m�rite. Il m'a ajout� qu'il y avait tout lieu d'esp�rer que les voeux de votre famille et de vos amis sur votre retour seraient bient�t remplis; je le d�sire ardemment, ma bonne soeur, pour vous et pour le bonheur de mon fr�re, � qui votre absence est bien p�nible. �Je vous remercie de m'avoir procur� l'avantage de conna�tre M. de Montmorency, dont j'avais ou� parler plusieurs fois avec �loge: sa physionomie annonce tout ce qu'il est. Il m'a fait part de vos bont�s pour ma petite-ni�ce, des soins que vous prenez pour former son coeur � la vertu. J'aime � croire qu'elle r�pondra � tout ce que vous faites pour elle, et qu'elle vous donnera un jour les consolations que vous m�ritez � tant de titres. �Mon mari et mes enfants ont partag� le plaisir que j'ai eu � m'entretenir de vous; ils vous font mille compliments. Agr�ez, ch�re soeur, l'assurance de mon sinc�re attachement. �DELPHIN, n�e R�CAMIER.� Huit mois s'�coul�rent ainsi p�niblement � Ch�lons. Mme de Sta�l insistait aupr�s de son amie pour la d�cider � quitter ce triste s�jour; elle lui �crivait: �Je souhaite extr�mement, � pr�sent, que vous veniez � Lyon: si j'ai mon passage sur la fr�gate, je puis me d�chirer encore une fois le coeur en vous embrassant l�. Vous serez sur la route d'Italie, vous aurez quelques-unes des distractions qu'il ne faut pas d�daigner, car elles font du bien aux nerfs. H�las! g�n�reuse victime, je sais ce que vous souffrez; croyez-m'en sur les d�dommagements possibles dans cette situation. Le pr�fet de Lyon est assez bon et d'assez bonne compagnie: je vous en prie, venez � Lyon. Ne vous embarrassez pas des petits obstacles de famille: vous �tes sans parents, comme vous �tes sans �gale. Sortez d'un lieu o� tout est remarqu�, parce qu'il n'y a personne.� Sans esp�rer trouver ailleurs un grand soulagement � sa position, Mme R�camier se d�cida � partir pour Lyon au mois de juin 1812. Le s�jour de Lyon offrait r�ellement � Mme R�camier plus de ressources qu'elle n'en aurait pu trouver dans aucune autre ville. La famille de son mari y �tait nombreuse et honor�e, et dans cette famille, qui l'accueillit avec empressement, se trouvait une personne d'un m�rite sup�rieur. Mme Delphin, soeur cadette de M. R�camier, dont nous venons de citer un billet, pr�sentait en effet un type admirable de la charit� et de la vertu h�ro�que comme on la pratiquait au temps de saint Vincent de Paul. Jamais coeur ne fut plus ouvert � l'amour des pauvres; sa vie enti�re leur �tait consacr�e. Prisonniers, filles perdues, enfants abandonn�s, malades, cr�atures souffrantes, quelle que f�t la nature ou la cause de leurs douleurs, c'�taient l� les objets de sa pr�dilection. Ce qu'elle savait trouver de temps, de ressources, d'argent pour soulager _ses chers malheureux_ ne peut se comprendre, et je n'ai jamais oubli� l'inflexion de voix avec laquelle cette sainte personne, en r�pondant au dernier mendiant qui implorait sa charit�, l'appelait: _Mon pauvre ami_. Mme Delphin connaissait d�j� depuis plusieurs ann�es sa jeune et brillante belle-soeur qui n'avait jamais, dans aucun de ses voyages � Coppet ou � Aix, n�glig� de s'arr�ter � Lyon pour la voir. Elle la traitait comme sa fille, et trouvait en elle la plus respectueuse tendresse. Mme Delphin avait d'ailleurs beaucoup de gaiet� et d'impr�vu dans l'esprit, et comme son fr�re un tour original � rendre ses pens�es. Ses mani�res �taient simples; elle poss�dait cette sorte de tact qui distingue particuli�rement les soeurs de charit� et qui fait qu'elles sont sans embarras et � leur place dans les palais comme chez les pauvres. La Providence avait uni Mme Delphin � un homme qui n'�tait pas moins qu'elle-m�me selon le coeur de Dieu, et leur maison, �trang�re � toute esp�ce de luxe, �tait �minemment hospitali�re. Mme R�camier retrouvait encore � Lyon et dans l'auberge m�me o� elle �tait descendue (l'h�tel de l'Europe) une soeur d'exil, l'�l�gante duchesse de Chevreuse, accompagn�e de sa belle-m�re, la duchesse de Luynes, dont la tendresse passionn�e n'avait pu consentir � s'en laisser s�parer. La duchesse de Chevreuse, comme on l'a d�j� vu, victime des m�nagements que la conservation d'une immense fortune imposait � la famille de son mari, avait �t� contrainte d'accepter une place de dame du palais de l'imp�ratrice. Son beau-p�re le duc de Luynes s'�tait, par les m�mes raisons, laiss� faire s�nateur. Mais la brillante duchesse, en paraissant, bien malgr� elle, � la nouvelle cour, y porta tout le d�dain et toute la hauteur de l'ancien r�gime. Sa personne avait plus d'�l�gance et de s�duction que ses traits de r�guli�re beaut�; elle �tait faite � ravir, et dou�e du don de plaire � un degr� singulier, qui lui assura sur son mari, sur sa belle-m�re et sur sa belle-soeur, Mme Mathieu de Montmorency, un empire que ses caprices ne pouvaient lasser. L'empereur ne fut point insensible, dit-on, aux agr�ments de la duchesse de Chevreuse, et ne trouva en elle que froideur et duret�. Au moment de l'arrestation de la famille royale d'Espagne et lors de l'arriv�e de ces princes � Fontainebleau, l'empereur eut l'id�e d'attacher la duchesse de Chevreuse au service de la reine espagnole. En apprenant � quel poste on la destinait, elle r�pondit qu'elle pouvait bien �tre prisonni�re, mais qu'elle ne serait jamais ge�li�re. Cette fi�re r�ponse lui valut son exil. Lorsque Mme R�camier retrouva, en 1812, Mme de Chevreuse � Lyon, cet exil durait d�j� depuis pr�s de quatre ans; et la victime de cette pers�cution si prolong�e avait successivement tra�n� en Normandie, en Dauphin�, en Touraine, le poids d'un malheur qui la tuait. Il lui paraissait en effet plus facile de renoncer � la vie qu'� Paris. L'�tat de maladie de Mme de Chevreuse n'�tait que trop r�el, et ne laissait d�s lors que peu d'esp�rance aux m�decins. Pour les indiff�rents qui la voyaient en passant, la consomption qui la minait, sans alt�rer encore visiblement les gr�ces de sa personne, semblait plut�t un effet de l'ennui qu'une maladie v�ritable; pour sa belle-m�re, qui veillait sur elle avec une tendresse idol�tre, malgr� l'inqui�tude que lui causait la faiblesse toujours croissante de celle qu'elle appelait _ma charmante_, l'esp�rance et l'illusion se prolong�rent presque jusqu'au dernier moment. Au milieu d'un certain nombre de billets �chang�s entre deux exil�es qu'abritait le m�me toit, j'en choisis deux adress�s � Mme R�camier par la duchesse de Chevreuse; ils peuvent faire comprendre la sorte de gr�ce qui distinguait son esprit. LA DUCHESSE DE CHEVREUSE � Mme R�CAMIER. 1812. �Je vous remercie de tout mon coeur de votre aimable attention. Je suis rest�e un quart d'heure durant � regarder ma jolie corbeille; ce n'est pas pour rien que j'aimais tant les lis, puisque vous deviez un jour m'en donner une couronne, et cela augmentera ma passion. J'ai bien reconnu ces vers italiens que vous me disiez une fois au spectacle, et je les ai vus l� avec bien du plaisir. En tout, ce petit pr�sent est plein de gr�ce comme tout ce que vous faites, et j'en suis ravie. �Louise dit que vous souffrez; je voudrais bien vous gu�rir et que vous ne souffriez plus du tout. J'irais de bon coeur pour cela vous chercher, comme faisaient ces princesses, une plante tout au haut d'un mont, quand m�me il faudrait me lever au milieu de ma fi�vre. Faites-moi le plaisir de croire que je vous aime; jamais je n'ai rien demand� avec plus de d�sir de l'obtenir. �Adieu, Madame, dormez bien et que je vous voie bient�t, je vous en prie. Ma belle-m�re trouve sa tasse charmante; l'anglais ne lui a pas �t� peu sensible, c'est moi qui le lui ai dit.� LA M�ME. 1813. �Ne vous tourmentez donc pas, Madame, pour cet amusement que vous m'avez donn� hier; ce serait bien joli, parce que vous �tes bonne et complaisante, d'aller vous faire de la peine; n'ayez aucune esp�ce de souci l�-dessus. �Et moi aussi je suis f�ch�e de vous quitter lorsque vous commenciez � vous faire � nous. Je regrette de n'avoir pas �t� un peu de vos amies � Paris, j'aurais pu alors vous �tre ici de quelque ressource. V�ritablement, je vous dirais, comme saint Augustin au bon Dieu: charmante beaut�, je vous ai vue trop t�t sans vous conna�tre et je vous ai connue trop tard. �Excusez ce petit transport qui me donne assez l'air d'un de vos correspondants, et dites-vous que nous vous aimons beaucoup toutes deux. Adieu. Madame, dormez bien ce soir.� Moins absorb�e par la situation de sa belle-fille, la duchesse de Luynes e�t �t� pour Mme R�camier une soci�t� aussi agr�able que s�re. Elle avait un esprit tr�s-original et parfaitement naturel. Ses traits durs et irr�guliers �taient masculins, comme le son de sa voix. Lorsqu'elle portait des v�tements de femme (ce qui n'arrivait pas tous les jours), elle endossait une sorte de costume qui n'�tait ni celui qu'elle avait d� porter dans sa jeunesse avant la R�volution, ni celui que la mode avait introduit sous l'empire: il se composait d'une robe tr�s-ample � deux poches, et d'une esp�ce de bonnet mont�; on ne lui vit jamais de chapeau. Mme de Luynes se moquait fort gaiement elle-m�me de ce qu'elle appelait sa _d�gaine_; et n�anmoins, avec ce visage, cette toilette et cette grosse voix, il �tait impossible aux gens les plus ignorants de ce qu'elle �tait, de ne pas reconna�tre en elle, au bout de cinq minutes, une grande dame. La sensibilit� et l'�l�vation de son �me se montraient de m�me sous la brusquerie de ses allures, comme, � travers la crudit� de son langage, per�aient l'habitude et l'�l�gance du grand monde. Elle �tait tr�s-instruite, savait bien l'anglais et lisait �norm�ment. Que dis-je? Elle imprimait; elle avait fait �tablir une presse au ch�teau de Dampierre, et non-seulement elle _�tait_ mais elle avait la pr�tention d'_�tre_ un bon ouvrier typographe[25]. Un jour elle se rendit avec Mme R�camier aux Halles de la Grenette, � l'imprimerie de MM. Ballanche p�re et fils. Apr�s avoir attentivement et tr�s-judicieusement examin� les caract�res, les presses, les machines; apr�s avoir appr�ci� en personne du m�tier les perfectionnements que MM. Ballanche avaient introduits dans leur �tablissement, elle rel�ve tout � coup sa robe dans ses poches, se place devant un casier, et, � l'admiration de tous les ouvriers, la duchesse compose une planche fort correctement, fort lestement, sans omettre m�me en composant un certain balancement du corps en usage parmi les imprimeurs de son temps. Ce s�jour d'une ann�e dans la m�me ville et sous le m�me toit, la conformit� de situation et de sentiments qu'une disgr�ce commune �tablissait n�cessairement, tout se r�unissait pour resserrer entre Mme R�camier et la belle-m�re de Mathieu de Montmorency un lien de go�t et d'affection qui, de part et d'autre, fut profond et sinc�re. Lyon est par excellence la ville de la charit�, mais ce grand centre de l'industrie et du commerce n'a pas toujours offert un faisceau intellectuel aussi distingu� et aussi complet que celui qui, en 1812, se groupait autour d'une femme � laquelle Mme R�camier se trouvait pour ainsi dire alli�e. Mme de Serm�sy �tait ni�ce de M. Simonard; elle ne pouvait manquer d'accueillir la belle Juliette avec un cordial empressement; et c'�tait, en effet, dans son salon que se r�unissait la pl�iade d'hommes fort diversement dou�s, mais presque tous �minents, dont Lyon se glorifiait. Mme de Serm�sy �tait veuve, riche, et, pendant la premi�re moiti� d'une vie heureuse, n'avait cherch�, dans les arts du dessin, qu'une agr�able distraction. La mort d'une fille ador�e dont il ne lui restait aucun portrait, r�v�la � Mme de Serm�sy son talent de sculpteur: sous l'inspiration du d�sespoir et de la tendresse maternelle, elle retrouva et modela les traits id�alis�s de l'enfant qu'elle pleurait. D�s ce moment, elle trouva dans son art une noble occupation. Je me souviens d'avoir vu dans le cabinet d'Artaud, le conservateur du Mus�e de Lyon, le mod�le du tombeau �lev� par Mme de Serm�sy � sa fille, ainsi qu'une collection des bustes de tous les hommes distingu�s que Lyon renfermait alors. L'auteur de ces ouvrages n'avait pu gagner l'exp�rience d'un artiste de profession; mais un naturel plein d'�l�gance et de sentiment suppl�ait � ce qui lui manquait quant au m�tier. Plus tard, en me sentant �mue devant les ouvrages de la princesse Marie d'Orl�ans, je me suis involontairement souvenue de Mme de Serm�sy. C'est au moment o� cette dame venait de recevoir par la douleur la soudaine r�v�lation de son talent que Mme R�camier vint � Lyon. Mme de Serm�sy parlait peu, sa taille �tait haute et �lanc�e, c'�tait une femme bonne et g�n�reuse, mais aux mani�res froides et r�serv�es. R�voil et Richard, les deux ma�tres de l'�cole lyonnaise, venaient avec assiduit� chez elle; on y trouvait aussi Dugas-Montbel, le traducteur d'Hom�re, Artaud, Ballanche et beaucoup d'autres dont les noms me sont devenus �trangers. Camille Jordan �tait aussi l'un des fid�les de ces r�unions, et celui assur�ment dont l'esprit y r�pandait le plus d'int�r�t; mais, li� avec Mme R�camier depuis sa premi�re jeunesse, il �tait pour elle un ami tout � fait intime, et j'ai le droit d'en parler avec plus de d�tail. Les hasards de l'�migration avaient rapproch� Mathieu de Montmorency et Camille Jordan; mille rapports de sentiments et de caract�res unirent promptement ces deux nobles natures. De grandes dissemblances ne nuisaient point au penchant qui les attirait l'un vers l'autre. Camille Jordan, chez qui le sentiment religieux �tait aussi profond que sinc�re, s'�tait malheureusement arr�t� � un d�isme exalt� et presque mystique; Mathieu de Montmorency voulait faire faire � son ami un pas de plus et l'amener � la foi de la R�v�lation. Il en r�sultait entre eux d'interminables et �loquentes discussions philosophiques qui ne refroidissaient pas leurs sentiments. � l'�poque dont je parle, l'opposition au gouvernement imp�rial et l'aspiration vers le r�tablissement d'une monarchie lib�rale formaient entre eux un lien de plus. Apr�s le retour des Bourbons que tous deux avaient ardemment souhait�, nous v�mes, h�las! cette belle amiti� atti�die par l'esprit de parti et quelquefois m�l�e d'amertume. Un mariage heureux avec une Lyonnaise riche et jolie avait depuis quelques ann�es fix� Camille Jordan dans sa ville natale. Il e�t �t� impossible d'�tre plus aimable. Une candeur d'enfant, de l'enthousiasme, de la gr�ce, un incomparable mouvement donnaient � sa conversation un attrait tout particulier. �loquent et g�n�reux, son patriotisme �tait passionn�. Bien que Camille Jordan e�t v�cu dans un monde choisi, il n'avait pu apprendre certaines nuances de forme, mais sa distinction naturelle �tait telle que ce vernis provincial avait chez lui de l'agr�ment et de l'originalit�. Violemment rejet� hors de la vie politique en fructidor, il s'occupait, dans les loisirs d'une douce vie de famille, d'une traduction de la _Messiade_ de Klopstock, � laquelle il travailla longtemps et qu'il laissa inachev�e. Lorsque la Restauration lui rendit une action publique, Camille Jordan prit rang parmi nos orateurs les plus distingu�s. Nous nous �tonnions parfois alors de tout ce que la parole de cet homme, si plein dans le commerce priv� de douceur, de gr�ce et de charme, prenait � la tribune d'�pret� et d'emportement. Tandis que Mme R�camier s'�tablissait � Lyon, M. de Montmorency, apr�s quelques mois de s�jour � Toulouse et dans le midi de la France, s'�tait rapproch� de sa famille, en de�� du rayon des quarante lieues qu'il ne devait pas d�passer. Il �crivait de Vend�me � son amie la lettre suivante: �Vend�me, le 25 juin 1812. �Je trouve que le s�jour de Lyon m'est favorable, aimable amie. Je me h�te de vous remercier de cette lettre du 15 que j'ai re�ue avant-hier, de ce grand papier, de ces quatre pages, de cette expansion de vos sentiments � laquelle j'attache tant d'int�r�t. Ne dites pas que vous m'�crirez exactement toutes les fois que vous aurez � me parler de ce qui en a pour moi: cela peut-il �tre jamais autrement quand vous me parlez de vous-m�me? Il est vrai qu'� ce profond et constant int�r�t il s'en joint en ce moment un autre que nous avons en commun, et qui m'occupe vivement ainsi que vous. Je suis bien touch� de l'impression que vous en avez re�ue. Ce que je d�sire uniquement, ce que je demande souvent par mes pri�res les plus intimes, c'est votre bonheur qui, moins que jamais, peut se s�parer de l'estime des autres et surtout de la v�tre propre, de ce sentiment de paix int�rieure dont vous me parlez d'une mani�re touchante et reconnaissante. �Oui, ce que vous me dites de ce sentiment qui survit � beaucoup de v�ritables peines, de cette vie paisible et retir�e tr�s-propre � l'entretenir, de vos raisonnables projets pour vous instruire dans une science sur laquelle votre coeur seul vous a d�j� tant appris, tout cela a produit sur moi une impression tr�s-douce. Il y aurait aussi quelque chose de semblable dans les r�cits de la vie que je m�ne ici au sein d'une r�union de famille tr�s-compl�te pour moi et qui commence � devenir nombreuse, depuis l'arriv�e de Sosth�nes qui a �t� promptement suivie de celle d'Adrien et de son fils. J'oublierais ici tr�s-volontiers ma position, si ce n'�tait pas � elle-m�me que se rattachent les peines et les sacrifices de l'amiti�. C'est de cet int�r�t qui nous est vraiment commun que je veux vous entretenir. �Vous n'avez s�rement pas ignor� la derni�re m�chancet� atroce qu'on _lui_ a faite. Je serais avide de d�tails qui vont peut-�tre absolument me manquer. Ce sera un acte digne de votre g�n�rosit� de m'en donner toutes les fois que vous le pourrez. Vous me promettez des explications sur une institution de bienfaisance qui a un double int�r�t, puisqu'elle vous en a inspir�. Donnez-moi beaucoup de renseignements de ce genre sur Lyon: j'en avais demand� � Camille, qui a �t� emp�ch� par la terrible �preuve qu'il a subie dans sa famille. Je jouis beaucoup d'apprendre qu'elles soient termin�es. Rien ne m'�tonne de tout ce qu'une intimit� plus habituelle vous fait d�couvrir en lui, et du charme qu'il doit r�pandre sur votre soci�t�. Parlez-lui de moi, et parlez de moi quelquefois ensemble. �Qu'est-ce que ce bon baron[26] pouvait donc avoir de si press� pour passer si peu de temps dans une ville o� il avait le bonheur de vous voir arriver? J'ai peine � me d�fendre de mauvaises pens�es sur l'impression, pour la premi�re fois semblable, que nous lui faisons vous et moi. Adieu, aimable amie; j'ai men� hier ma m�re dans ces grands bois solitaires � qui il ne manque � mes yeux que de vous avoir re�ue sous leurs ombrages. Notre amie m'y a laiss� des traces de son passage. Quand puis-je vous y esp�rer? Ah! vous �tes bien s�re que votre souvenir y est d�j� et qu'on y priera pour vous. Secondez-nous de votre c�t� et embrassez pour moi cette petite Am�lie, que je vois d'ici toute tranquille et vous aimant bien. Faites agr�er mes hommages reconnaissants � Mme votre belle-soeur.� Ce fut Camille Jordan qui conduisit M. Ballanche[27] chez Mme R�camier. Sit�t qu'elle fut arriv�e � Lyon, il lui parla avec l'enthousiasme qui lui �tait ordinaire de son ami Ballanche, et sollicita la permission de le lui pr�senter: mais, avant de le lui amener, il lui fit lire ce qui avait d�j� paru de ses _Fragments_. Puis il lui raconta comment Ballanche �tait devenu �perdument amoureux d'une fille noble et sans fortune; comment, la g�ne de la famille de la jeune personne prenant sa source dans un proc�s long et ruineux, le bon Ballanche avait fait des propositions tr�s-�lev�es � la partie adverse pour en obtenir la cession de ses pr�tendus droits, objets du litige, dans l'intention de rendre ainsi � cette famille repos et fortune; comment, accueilli avec bienveillance par le p�re, il avait aspir� � la main de la jeune fille et comment ses esp�rances avaient �t� d��ues. Le d�sespoir de cet amour rebut� s'exhalait dans les belles et harmonieuses pages qu'il a intitul�es _Fragments_. Ballanche ainsi annonc� fut pr�sent� par Camille Jordan. � partir de ce jour, son �me et sa vie furent encha�n�es; d�s ce moment M. Ballanche appartint � Mme R�camier. La laideur de M. Ballanche, r�sultat d'un accident qui avait d�figur� ses traits, avait quelque chose d'�trange: d'horribles douleurs de t�te qu'un charlatan avait voulu faire dispara�tre par un rem�de violent avaient amen� une carie dans les os de la m�choire; il devint n�cessaire d'en enlever une partie, et de plus on dut faire subir � M. Ballanche l'op�ration du tr�pan. De toutes ces souffrances il s'en �tait suivi une difformit� dans l'une de ses joues. Des yeux magnifiques, un front �lev�, une expression de rare douceur, et je ne sais quoi d'inspir� � certains moments, compensaient la disgr�ce et l'irr�gularit� de ses traits, et rendaient impossible, malgr� la gaucherie et la timidit� de toute la personne, de se m�prendre sur ce que cette f�cheuse enveloppe renfermait de belles, de nobles, de divines facult�s. David d'Angers, s'inspirant de la physionomie et saisissant avec justesse la grandeur empreinte dans cette t�te, a pu faire de M. Ballanche (de profil, il est vrai) un tr�s-beau m�daillon d'une ressemblance frappante. Le lendemain de sa pr�sentation chez Mme R�camier, M. Ballanche y revint seul, et se trouva t�te � t�te avec elle. Mme R�camier brodait � un m�tier de tapisserie; la conversation d'abord un peu languissante prit bient�t un vif int�r�t, car M. Ballanche, qui trouvait avec peine ses expressions lorsqu'il s'agissait des lieux communs ou des comm�rages du monde, parlait extr�mement bien, sit�t que la conversation se portait sur l'un des sujets de philosophie, de morale, de politique ou de litt�rature qui le pr�occupaient. Malheureusement les souliers de M. Ballanche avaient �t� pass�s � je ne sais quel affreux cirage infect, dont l'odeur, d'abord tr�s-d�sagr�able � Mme R�camier, finit par l'incommoder tout � fait. Surmontant, non sans difficult�, l'embarras qu'elle �prouvait � lui parler de ce prosa�que inconv�nient, elle lui avoua timidement que l'odeur de ses souliers lui faisait mal. M. Ballanche s'excusa humblement en regrettant qu'elle ne l'e�t pas averti plus t�t, et sortit; au bout de deux minutes il rentrait sans souliers, et reprenait sa place et la conversation o� elle avait �t� interrompue. Quelques personnes, qui survinrent, le trouv�rent dans cet �quipage et lui demand�rent ce qui lui �tait arriv�. �L'odeur de mes souliers incommodait Mme R�camier, dit-il, je les ai quitt�s dans l'antichambre.� Je place ici une lettre qui fut adress�e � Mme R�camier par M. Ballanche quelques mois plus tard, le surlendemain du jour o� elle quitta Lyon pour se rendre en Italie; elle fera comprendre mieux, que tout ce que je pourrais dire, le rapport qui s'�tait �tabli entre elle et l'auteur d'_Antigone_. M. BALLANCHE � Mme R�CAMIER. F�vrier 1813. �Madame, �Je ne sais si vous savez combien a �t� aimable la promesse que vous avez exig�e de moi, de vous �crire le soir m�me du jour de votre d�part. Vous avez senti combien votre absence m'allait �tre p�nible, apr�s la si douce habitude que vous aviez bien voulu me laisser contracter de vous voir tous les jours. Vous avez voulu adoucir, autant qu'il �tait en vous, l'amertume que je devais en ressentir. Vous �tes bien la plus excellente des femmes. Je dois vous l'avouer, Madame, il m'est arriv� assez souvent de me trouver tout �tonn� des bont�s que vous avez eues pour moi. Je n'avais point lieu de m'y attendre, parce que je sais combien je suis silencieux, maussade et triste. Il faut qu'avec votre tact infini vous ayez bien vite compris tout le bien que vous deviez me faire. Vous qui �tes l'indulgence et la piti� en personne, vous avez vu en moi une sorte d'exil�, et vous avez compati � cet exil du bonheur. �Un naturel un peu timide met trop de r�serve dans tous mes discours. J'�crirai ce que je ne pouvais prendre sur moi de dire. �Permettez-moi � votre �gard les sentiments d'un fr�re pour sa soeur. J'aspire apr�s l'instant o� je pourrai vous offrir, avec ce sentiment fraternel, l'hommage du peu que je puis. Mon d�vouement sera entier et sans r�serve. Je voudrais votre bonheur aux d�pens du mien; il y a justice � cela, car vous valez mieux que moi. �Tous les soirs je consacrerai quelques instants � _Antigone_: je t�cherai de la faire un peu semblable � vous; ce sera un moyen de me distraire du souvenir des soir�es que j'avais coutume de passer aupr�s de vous, sans me distraire de vous, ce qui me serait impossible. Vous me permettrez aussi de vous �crire. �Il est bien tard. Vous me renverriez si j'�tais chez vous: vous voudriez vous coucher. �Dieu vous donne un bon sommeil!� Dans une autre lettre, en parlant � Mme R�camier du besoin de d�vouement qui avait toujours rempli son �me, M. Ballanche lui disait: �Vous �tiez primitivement une Antigone, dont on a voulu, � toute force, faire une Armide. On y a mal r�ussi: nul ne peut mentir � sa propre nature.� Mme R�camier, en venant � Lyon, y avait �t� surtout attir�e par l'esp�rance fortement enracin�e dans son coeur de revoir Mme de Sta�l. Non-seulement elle voulait la revoir, mais elle se flattait, en se rapprochant ainsi de la Suisse, de pouvoir combiner son d�part avec celui de son amie. Ce projet que M. de Montmorency combattait vivement ne se r�alisa point. Mme de Sta�l ne vint pas � Lyon o� son fils Auguste fit seul une apparition. Le d�couragement et la tristesse de Mme R�camier s'accroissaient � mesure qu'elle voyait sa r�union � Mme de Sta�l devenir impossible; elle exprimait ses anxi�t�s � M. de Montmorency dont la tendre compassion s'effor�ait de ranimer son courage, et le bon Ballanche, devenu aussi le confident des douleurs de l'exil, s'attachait avec d'autant plus d'ardeur � celle � qui sa g�n�rosit� n'avait valu que l'isolement. M. DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER. �Vend�me, le 4 juillet 1812. �Je voulais vous �crire tous ces jours-ci, aimable amie; une course dans les bois o� j'ai pass� une partie de la journ�e d'hier m'en a encore emp�ch�, et vous me pardonnerez d'avoir fait passer avant vous Camille � qui je devais le compliment de l'amiti� sur la mort de sa belle-m�re. J'ai �t� tout � fait touch� de la petite lettre que vous �tes bien aimable de m'avoir �crite dans un �tat de souffrance dont l'�criture portait la p�nible empreinte. �Vous me demandez de vous plaindre: ce mot sorti d'une bouche telle que la votre pourrait �tonner bien des gens qui verraient l'impression que vous produisez dans un salon et ces hommages de tout genre qui vous suivent dans la solitude d'une province comme dans les cercles de Paris. Ce n'est pas l� ce qui me para�trait � moi devoir �loigner tout sentiment de commis�ration; mais je trouverais d'autres motifs de vous f�liciter et de vous relever de la tentation de l'abattement, dans la connaissance plus intime que j'ai de votre caract�re, dans une certaine bont�, une certaine g�n�rosit� qui ne peuvent pas exister sans �nergie, et qui d�c�lent dans l'�me des forces peut-�tre inconnues � vous-m�me; dans le bonheur que vous avez eu, au milieu de tant d'obstacles naturels, et naturellement invincibles, de remonter par penchant, par conviction, � la source unique du v�ritable courage et du seul bonheur possible sur la terre. �Cependant, lorsque les forces vous manquent pour puiser jusqu'au fond de cette source, pour utiliser tous les tr�sors que vous avez en vous-m�me, et donner � ce que vous avez de rectitude dans l'esprit et dans le coeur son application tout enti�re, en prenant une fois pour toutes un g�n�reux parti, dont Dieu, j'ose vous le garantir, vous r�compenserait au centuple: alors, aimable amie, je suis tout pr�t � vous accorder, non ce sentiment de piti�, dont le nom seul me r�pugne � employer ainsi, mais la plus tendre, la plus sinc�re, la plus profonde commis�ration. Je con�ois, je plains, je partage ce qu'il y a de p�nible dans ce genre unique d'isolement. �Mais l'amiti� a aussi le droit de r�clamer contre ce mot: on n'est pas isol� avec son Dieu et des amis! D'ailleurs, o� est la s�ret�, l'efficacit�, o� sont les esp�rances raisonnables d'un autre parti? J'oserais d�fier votre propre coeur de pouvoir s�parer, m�me pour quelques instants, les id�e de devoir et de bonheur! Il faut donc se r�signer � une position qui est le r�sultat de circonstances tout � fait ind�pendantes de notre volont�, ou plut�t l'ouvrage d'une volont� sup�rieure. Je voudrais surtout que vous eussiez �chapp� au danger particulier qu'a pour vous le besoin de se d�vouer � des amis malheureux. Certes je serais moins dispos� que personne, dans l'occupation commune que j'ai d'eux, � leur disputer la consolation de recevoir de vous des preuves d'une amiti� g�n�reuse, mais je vous supplie de ne pas passer cette exacte limite. Ils ne peuvent pas douter de votre int�r�t, et ils devraient �tre au d�sespoir de ce qui engagerait ou compromettrait votre vie tout enti�re. �J'ai r�uni ici mes deux cousins. Adrien m'a quitt�, mais va me renvoyer incessamment son fils qu'il me confie pour quelques mois. C'est une responsabilit� d'�ducation encore plus grande que celle de votre petite Am�lie. Je conserve encore pour une quinzaine au moins ma famille la plus intime. Ensuite ils retourneront � Paris, et moi je me prom�nerai dans les environs pendant quelques semaines pour nous r�unir encore dans les bois. Votre pens�e me suivra partout. Que la mienne aussi, mais surtout que la premi�re de toutes ne vous abandonne jamais.� Bien peu de jours apr�s avoir re�u cette lettre de Mathieu de Montmorency, il parvint � Mme R�camier quelques lignes dat�es de Coppet. C'en �tait fait! Mme de Sta�l avait quitt� la France. 10 juillet. �Je vous dis adieu, mon ange tut�laire, avec toute la tendresse de mon �me. Je vous recommande Auguste. Qu'il vous voie et qu'il me revoie. C'est sur vous que je compte pour adoucir sa vie maintenant et pour le r�unir � moi quand il le faudra. Vous �tes une cr�ature c�leste; si j'avais v�cu pr�s de vous, j'aurais �t� trop heureuse. Le sort m'entra�ne. Adieu.� On se rappelle peut-�tre qu'en insistant pour faire quitter Ch�lons � son amie, Mme de Sta�l mettait au nombre des avantages qu'elle rencontrerait � Lyon, celui de la soci�t� d'un pr�fet _homme de bonne compagnie_: mais ce pr�fet, jusque-l� en effet, homme du monde, d'esprit et de mani�res agr�ables, re�u, ainsi que sa femme, fr�quemment et presque intimement chez Mme R�camier, se trouva �tre du nombre des fonctionnaires qui _s'�loignaient_ d'une exil�e. Une seule visite fut �chang�e entre la pr�fecture et la nouvelle venue, et le pr�fet, dans son z�le officiel, voulut en profiter pour donner � cette derni�re des conseils qu'elle ne lui demandait pas et qu'elle aurait eu le droit de qualifier d'un autre nom. Presque en m�me temps eut lieu un autre d�sagr�ment du m�me genre, mais moins s�rieux. Il y avait peu de semaines que Mme R�camier �tait � Lyon, lorsque M. Eug�ne (depuis duc) d'Harcourt, homme d'un esprit aussi aimable que son caract�re est ind�pendant, vint � traverser cette ville et s'y arr�ta quelques jours, pour donner � une personne exil�e, avec laquelle il �tait en relation, un t�moignage de sa sympathie. Il se trouvait pr�cis�ment chez Mme R�camier, o� venait aussi d'arriver Mme Delphin, au moment o� elle recevait la visite d'un Lyonnais, sorte de bel esprit fort pr�tentieux, tr�s-d�monstratif, � la fois ridicule et familier. M. G. de B. avait �t� accueilli � Paris par M. R�camier avec la bienveillance cordiale qu'il t�moignait � tous ses compatriotes. L'exil de Mme R�camier n'�tait point arriv� � sa connaissance, et il venait d'apprendre, en traversant la place de Bellecour, que cette femme c�l�bre �tait � Lyon et log�e � l'h�tel de l'Europe. Sans perdre une minute, il y accourt et se fait annoncer. Apr�s mille compliments, et force protestations de reconnaissance pour M. R�camier, cet importun personnage raconte qu'il donne le surlendemain une f�te � la campagne, et supplie la belle Parisienne de lui accorder l'insigne faveur d'y assister. Mme R�camier r�siste, objecte sa sant�, la pr�sence de M. d'Harcourt venu pour elle � Lyon, le tout en vain: le maudit homme n'en d�mordait point, et on n'en fut d�livr� qu'apr�s qu'il eut arrach� � Mme R�camier, � sa belle-soeur et � M. d'Harcourt la promesse que, le surlendemain, ils honoreraient sa f�te champ�tre de leur pr�sence. M. G. de B., charm� du lustre que ne pourra manquer de donner � sa f�te la pr�sence d'une femme c�l�bre et d'un grand seigneur, annonce dans toute la ville cette bonne fortune, jusqu'� ce qu'enfin on l'avert�t de l'exil de Mme R�camier. Son d�sespoir alors ne connut pas de bornes et il r�solut de la recevoir de telle sorte qu'elle ne ferait pas un long s�jour chez lui. Au jour dit, Mme R�camier se met en route avec les deux personnes comprises dans la malencontreuse invitation. Quoique fort ennuy�es de la perspective d'une corv�e champ�tre et litt�raire, aucune d'elles ne croyait possible de manquer de parole � un homme si empress�, si obligeant et d'avance si profond�ment p�n�tr� de gratitude pour la faveur qu'il avait sollicit�e. On arrive; la grille du parc �tait ouverte, il y avait nombreuse compagnie de gens enti�rement �trangers aux arrivants; ils s'informent du ma�tre et de la ma�tresse de la maison, on leur r�pond qu'ils sont dans le jardin; ils s'y rendent pour les chercher et les saluer, et aper�oivent enfin M. G. de B. dans une sorte de salle de verdure, grimp� sur la balustrade d'un jeu de bague dont il comptait les coups. Sans daigner descendre en apercevant les trois invit�s dont la pr�sence avait �t� sollicit�e par lui avec tant d'opini�tret�, il leur fait de la t�te un petit salut protecteur, et continue de marquer les points. Un semblable accueil n'�tait point celui auquel �taient accoutum�s de tels h�tes; ils �chang�rent entre eux un regard de stup�faction et remont�rent en voiture pour revenir � Lyon. L'aventure qui, au premier moment, les avait fort choqu�s, finit par leur sembler bouffonne. � quelques jours de l�, on eut la clef de la conduite �trange de M. G. de B. Lui-m�me la donna � Mme Delphin qu'il alla voir: la candeur de sa platitude �tait si compl�te qu'il n'en faisait m�me pas l'apologie. Ce m�me G. de B. sollicita, au retour des Bourbons, la place de lecteur du roi, qui lui fut accord�e sous Louis XVIII. Les antichambres de tous les r�gimes sont toujours peupl�es des m�mes figures. Le passage des voyageurs �tait fr�quent � Lyon, et ce mouvement offrit quelques distractions � Mme R�camier; c'est ainsi qu'elle eut la visite du marquis de Catellan, comme elle avait eu celle de M. d'Harcourt. Le duc d'Abrant�s, en se rendant en Illyrie, s'arr�ta aussi quelques heures � l'h�tel de l'Europe. Talma vint, dans le courant de l'ann�e 1812 � 1813, donner un certain nombre de repr�sentations au Grand-Th��tre. L'�tat de faiblesse de la duchesse de Chevreuse allait croissant d'une fa�on effrayante; elle ne se levait plus que quelques heures chaque jour, et d'ordinaire c'�tait vers le soir qu'elle se faisait habiller; elle assista n�anmoins aux repr�sentations de Talma avec Mme de Luynes et Mme R�camier. Cette derni�re avait connu personnellement ce grand artiste chez Mme de Sta�l qui, passionn�e pour le th��tre, professait la plus enti�re admiration pour le talent de Talma; Mme R�camier l'avait m�me re�u quelquefois chez elle. Talma, �tant venu lui faire une visite, fut par elle engag� � d�ner. Qu'on ne se scandalise point de l'alliance des noms que les circonstances me forcent � rapprocher. Pr�cis�ment � l'�poque o� Talma se trouvait � Lyon et y jouait au Grand-Th��tre devant un public �lectris�, l'abb� de Boulogne, �v�que de Troyes, pr�dicateur d'un grand talent et alors en butte � la pers�cution, �tait de passage dans la m�me ville. Un hasard singulier l'amena chez Mme R�camier le jour o� Talma y d�nait. L'�v�que de Troyes, pr�tre infiniment respectable, esprit cultiv� et litt�raire, avait l'usage du meilleur monde et son caract�re �tait doux et mod�r�. Familier avec les chefs-d'oeuvre de la sc�ne, et n'ayant de sa vie �t� au spectacle, l'occasion de rencontrer un trag�dien du premier ordre lui parut une heureuse fortune. Talma, que Mme R�camier lui pr�senta, mit de l'empressement et une bonne gr�ce respectueuse � r�citer devant lui ceux de ses r�les o� il avait � exprimer un sentiment religieux. Il le fit avec l'�nergie et la sup�riorit� de son admirable talent. L'abb� de Boulogne ravi exprimait na�vement l'�motion qu'il �prouvait. � son tour, Talma sollicita humblement la faveur d'entendre le pr�dicateur dans quelque morceau brillant de ses sermons. L'�v�que ne s'y refusa pas. Apr�s avoir �cout� l'orateur avec un vif int�r�t, Talma loua sa diction, fit quelques observations sur ses gestes et ajouta: �C'est tr�s-bien jusqu'ici, Monseigneur (montrant le buste du pr�dicateur); mais le bas du corps ne vaut rien. On voit bien que vous n'avez jamais song� � vos jambes.� Depuis que la nouvelle du d�part de Mme de Sta�l �tait parvenue � Mme R�camier, et depuis qu'elle avait vu s'�vanouir l'esp�rance toujours si ch�re de rejoindre l'amie dont la disgr�ce l'avait envelopp�e sans que le sort les r�un�t, elle �prouvait avec plus de vivacit� l'amertume de son isolement. C'est en vain que Mme Delphin, faisant appel � toute la charit� de sa belle-soeur, l'associait � ses visites aux malades et aux prisonniers. L'�me sympathique de Mme R�camier, facilement touch�e � l'aspect de la souffrance d'autrui, oubliait un moment sa propre peine; mais ce poids soulev� retombait en l'accablant. La tendresse et le babil de sa petite ni�ce Am�lie, dont elle s'occupait avec une affection maternelle, amenaient quelquefois sur ce beau visage un sourire qui n'y paraissait plus gu�re, et le bon M. Ballanche, �mu de la plus tendre piti�, lui �crivait: �Je voudrais avoir une occasion de vous prouver � quel point je vous suis attach�, � quel point mon �me a connu la v�tre. Je ne sais nul �tre sur la terre qui vous �gale; je n'en sais point, et je connais cependant quelques �tres bien �minents. On vous conna�t mal, on ne vous conna�t pas tout enti�re; ce qu'il y a de meilleur en vous se devine.� Si Mme Delphin associa sa belle-soeur � beaucoup de ses bonnes oeuvres, il en fut, et en grand nombre, dont la g�n�rosit� de Mme R�camier eut l'initiative; je ne puis me refuser � en rappeler une dont le succ�s fut trop complet pour qu'il soit permis de la passer sous silence. Une petite Anglaise, enlev�e par des saltimbanques, et qu'on employait � faire des tours sur la place publique, fut amen�e dans la cour de l'h�tel de l'Europe o� elle donna aux gens de l'auberge un �chantillon de sa souplesse; Mme R�camier, � laquelle une dame Anglaise, retenue en France depuis la rupture de la paix d'Amiens, lady Webb, en avait parl�, la vit, fut attendrie par sa jolie figure et sa mis�rable condition, fit des d�marches pour l'arracher � ce triste m�tier, et se chargea des frais de son apprentissage. En quittant Lyon, elle confia la suite de cette bonne oeuvre � Mme Delphin. Quelques ann�es apr�s, en 1821, lorsqu'un dernier revers de fortune avait contraint Mme R�camier � chercher un asile � l'Abbaye-aux-Bois, elle re�ut de sa belle-soeur la lettre que voici, et eut la joie d'apprendre que le ciel avait couronn�, dans sa pauvre prot�g�e, la constance de son charitable int�r�t. Lyon, 16 juillet 1821. �Vous apprendrez avec plaisir, ma bonne soeur, par la lettre que je joins � la pr�sente que Dieu a b�ni tout ce que vous avez fait pour la jeune Anglaise que vous avait recommand�e milady Webb: les excellents principes que lui a inculqu�s la ma�tresse chez laquelle vous avez pay� son apprentissage, l'ont amen�e � un tel degr� de vertu qu'elle � �t� trouv�e digne d'�tre admise dans la communaut� des soeurs du refuge de Saint-Michel. C'est � vous, apr�s Dieu, � qui elle doit le bonheur d'avoir embrass� la religion catholique, et, par suite, d'�tre entr�e dans un saint �tat, qui fait pr�sager pour elle le bonheur des �lus! Elle ne cessera, m'a-t-elle dit, de prier le Seigneur pour qu'il r�pande sur vous toutes ses gr�ces, pour vous r�compenser du bien que vous lui avez procur�. �Je suis priv�e depuis longtemps du plaisir de recevoir de vos nouvelles, j'aime � croire que votre sant� est telle que je le d�sire; je serais charm�e d'en avoir la confirmation. Si vous ne pouvez �crire, j'engage Am�lie, que j'embrasse du meilleur de mon coeur, � y suppl�er. �M. Frayssinous, � son retour des eaux de Vichy, a pass� par notre ville; j'ai eu l'avantage de me trouver dans une maison o� il vint faire une visite. Je me rappelais qu'Am�lie m'avait �crit qu'il habitait l'Abbaye-aux-Bois, ce qui m'autorisa � lui parler de vous. On aurait fort d�sir� le garder quelques jours ici dans l'espoir de l'entendre pr�cher, mais il a r�pondu qu'il �tait attendu � Paris. �Je vous renouvelle, mon aimable soeur, l'assurance de mon inviolable attachement. �Veuve DELPHIN, n�e R�CAMIER.� � la fin de janvier 1813, M. Mathieu de Montmorency, que pr�occupait la position de son amie, mais qui n'�tait point libre de voyager comme il le voulait, put enfin venir � Lyon. Il comprit que Mme R�camier avait besoin de changer de lieu, et l'encouragea dans la pens�e d'un voyage d'Italie dont le projet plaisait � son imagination. Le voyage fut r�solu, et, dans les premiers jours du car�me, Mme R�camier partit avec sa ni�ce et sa femme de chambre. M. de Montmorency l'accompagna jusqu'� Chamb�ry: elle voyageait � petites journ�es, dans une voiture � elle, avec des chevaux de voiturin. Cette fa�on d'aller, inusit�e � pr�sent, a bien son charme dans un pays o� chaque �tape offre un objet de nature � exciter vivement l'int�r�t et la curiosit�. La voiture renfermait une biblioth�que bien choisie, et comme Mme R�camier a toujours aim� la r�gularit� et la m�thode dans la distribution de son temps, elle s'�tait fait une sorte de r�glement de vie que facilitait la ponctualit� des repos oblig�s pour les chevaux. M. Ballanche s'�tait occup� du choix des livres, et avait joint l'_Histoire des Croisades_, qui venait de para�tre, au _G�nie du Christianisme_. On se nourrissait, d'ailleurs, des po�tes italiens. La petite caravane atteignit ainsi heureusement Turin, o� Mme R�camier accepta pour quelques jours chez M. Auguste Pasquier, administrateur des droits r�unis, et fr�re cadet du baron Pasquier, alors pr�fet de police, une bienveillante hospitalit� dans un doux int�rieur de famille. M. Pasquier ne trouva point prudent pour sa belle compatriote de continuer sa route vers Rome, comme elle l'avait commenc�e, en compagnie d'un enfant et d'une femme de chambre: il insista fortement pour qu'elle consent�t � associer � son voyage un compagnon, homme s�r et d'un �ge d�j� respectable. C'�tait un Allemand tr�s-instruit, tr�s-modeste, botaniste distingu�, qui venait de terminer l'�ducation d'un jeune homme de grande maison, et qui, libre d�sormais, voulait visiter Rome et Naples. L'association avec cet excellent homme ne laissa � Mme R�camier et � sa petite compagne qu'un souvenir tout � fait agr�able. M. Marschall �tait extr�mement r�serv�, et le plus souvent se tenait sur le si�ge de la voiture. On se mettait en route � six heures et demie du matin; vers onze heures ou midi on s'arr�tait pour d�jeuner et pour faire manger les chevaux; on repartait vers trois heures, et l'on marchait jusqu'� huit, qu'on atteignait la couch�e. Fr�quemment � l'heure o� le soleil s'�tait abaiss� � l'horizon de telle sorte qu'on ne souffr�t plus de la chaleur, Mme R�camier montait aupr�s du discret Allemand pour causer avec lui et pour jouir de la belle nature des pays qu'on traversait. Bien souvent, apr�s avoir �chang� quelques paroles gracieuses avec ce compagnon de voyage dont la discr�tion, le respect et l'humeur toujours �gale la touchaient fort, Mme R�camier saisie par le sentiment de sa situation, par le souvenir des amis �loign�s, de la famille absente, perdue en quelque fa�on dans un pays �tranger avec un enfant de sept � huit ans, sous la protection de cet inconnu, excellent sans doute, mais sans liens avec son pass� comme avec son avenir, Mme R�camier tombait dans de longs et tristes silences. Un soir, entre autres, c'�tait au pied des murailles de la ville fortifi�e d'Alexandrie, par un clair de lune splendide, on dut attendre le visa des passe-ports et l'abaissement du pont-levis plus d'une heure. La douceur de l'air, la transparence de la lumi�re, le silence des campagnes, la beaut� de la nuit avaient plong� Mme R�camier dans une r�verie profonde, et ses compagnons de voyage s'aper�urent tout � coup que son visage �tait baign� de larmes. La petite Am�lie essaya par ses caresses de consoler un chagrin dont elle ne comprenait pas la cause; pour M. Marschall, t�moin respectueux de cette profonde m�lancolie, jamais il ne la troubla, m�me par un mot de sympathie inopportun. Ce silence plein de d�licatesse �tait une des choses dont la belle exil�e lui avait conserv� le plus de reconnaissance. Apr�s avoir successivement travers� Parme, Plaisance, Mod�ne, Bologne, Mme R�camier s'arr�ta huit jours � Florence et arriva enfin � Rome dans la semaine de la passion. Ce fut � Rome qu'elle se s�para du bon M. Marschall auquel elle garda toujours un souvenir de gratitude, et qu'elle revit � Paris, avec un vrai plaisir, en 1814. Descendue chez Serni, place d'Espagne, Mme R�camier, avant de s'�tablir dans son appartement, voulut prendre possession de la ville �ternelle en visitant imm�diatement Saint-Pierre et le Colis�e. Rome �tait veuve de son pontife, et cette capitale du monde chr�tien n'�tait alors que le chef-lieu du d�partement du Tibre. M. de Tournon, absent lors de l'arriv�e de Mme R�camier, en �tait pr�fet; M. de Norvins �tait charg� de la police, et le g�n�ral Miollis commandait les troupes fran�aises.--La douleur de la captivit� du pape �tait g�n�rale et profonde dans la population romaine; l'aversion pour la domination fran�aise per�ait en toute occasion et animait au m�me degr� le peuple et l'aristocratie. Au milieu des circonstances si graves qui agitaient l'Europe, le nombre des �trangers �tait presque nul dans cette ville qui a le privil�ge d'attirer � elle les p�lerins et les curieux de l'univers entier. Ce deuil et cette tristesse donnaient encore peut-�tre quelque chose de plus saisissant � l'aspect de Rome. Mme R�camier avait une lettre de cr�dit et de recommandation pour le vieux Torlonia, lequel �tait depuis longtemps en rapport d'affaires avec M. R�camier; il mit un extr�me empressement � lui offrir ses services et � lui pr�senter sa femme. Ce Torlonia, banquier le matin et dans son comptoir, duc de Bracciano le soir et dans son salon, qui a fait de ses fils des princes, et des grandes dames de toutes ses filles, �tait un personnage singulier. Dou� d'une remarquable intelligence en affaires, avare comme un juif et somptueux comme le plus magnifique grand seigneur, il faisait, cette ann�e-l� m�me, arranger et meubler son beau palais du Corso; Canova ex�cutait pour lui le groupe d'Hercule et Lycas; et en m�me temps, non-seulement il faisait mille ladreries, mais il les racontait comme des traits d'esprit. Mme Torlonia, la duchesse de Bracciano, avait �t� admirablement belle; quoiqu'elle ne f�t plus jeune en 1813, elle avait encore de la beaut�. Elle �tait bonne, et comme les Italiennes de ce temps-l�, faisait un �trange amalgame de galanterie et de d�votion. Un jour d'�panchement, elle racontait avec quel soin elle avait �vit� que le repos de son mari ne f�t troubl� par son fait, et elle ajoutait: �Oh! c'est lui qui sera bien �tonn� au jugement dernier!� L'�tablissement de Mme R�camier chez Serni ne fut que passager; au bout d'un mois elle loua le premier �tage du palais _Fiano_ dans le Corso, et son salon y devint le centre du peu de Fran�ais et d'�trangers que Rome renfermait alors. De ce nombre �tait un M. d'Ormesson, Fran�ais doux et aimable, dont la soci�t� �tait s�re et ne manquait pas d'agr�ment. Le comte, alors baron de Forbin, artiste, homme de lettres, chambellan, homme � bonnes fortunes, tr�s-bon gentilhomme, et de l'esprit le plus brillant, s'y trouvait en m�me temps. Sa conversation �tait �tincelante de verve comique; il contait bien et mimait ses histoires de la plus piquante fa�on. M. de Forbin avait �t� fort occup� de la princesse Pauline Borgh�se, soeur de l'empereur, et voyageait en Italie un peu par ordre, pour expier ce qu'il y avait eu de trop affich� dans cette liaison. Son ami et son �mule le peintre Granet �tait avec lui � Rome, et rien ne les a honor�s davantage l'un et l'autre que l'amiti� qui les unit jusqu'� la mort. M. de Norvins venait aussi presque journellement chez Mme R�camier, quoique fonctionnaire; mais charg� de la police, il trouvait dans le seul salon de Rome qui f�t ouvert, et chez une exil�e, un int�r�t de soci�t� auquel il �tait sensible, car il �tait homme d'esprit, et un int�r�t de m�tier. L'absence du souverain pontife ne permettait point que les c�r�monies de la semaine sainte fussent accomplies � la chapelle Sixtine; ce fut dans la chapelle du chapitre de Saint-Pierre que le vendredi saint on ex�cuta le fameux _Miserere_ d'Allegri. On sait le prodigieux effet de cette musique, � la nuit tombante, et quel �tait le timbre de ces voix d'homme aigu�s auxquelles on a depuis, renonc�, mais dont la qualit� avait quelque chose de surnaturel. Mme R�camier, �mue et comme transport�e, entend aupr�s d'elle les sanglots qu'arrachait � un homme plac� � tr�s-peu de distance une impression musicale encore plus vive que celle qu'elle �prouvait: sa surprise ne fut pas m�diocre en reconnaissant, dans ce m�lomane si profond�ment attendri par la musique religieuse, le chef de la police fran�aise. Une des premi�res visites de Mme R�camier � Rome avait �t� pour l'atelier de Canova; elle ne lui �tait pas particuli�rement recommand�e, mais tout �tranger �tait admis � visiter les _studi_ de l'illustre sculpteur. Apr�s qu'elle eut parcouru toutes les salles o� se trouvaient expos�s, soit les pl�tres des statues dont l'artiste ne poss�dait plus les originaux, soit les marbres qu'il venait d'achever, ou les ouvrages au point que les praticiens d�grossissaient, et qu'elle eut admir� � loisir les productions de ce gracieux ciseau, elle arriva � l'atelier r�serv� au travail personnel de Canova. D�sireuse de lui t�moigner sa tr�s-sinc�re admiration, l'�trang�re lui fit passer son nom. � l'instant m�me Canova sortit de son atelier. Il �tait en costume de travail et tenait � la main son bonnet de papier; il insista pour que Mme R�camier p�n�tr�t dans le myst�rieux r�duit; il mit � cette proposition une simplicit� et une bonne gr�ce auxquelles la mignardise de son accent v�nitien tr�s-prononc� allait bien. L� se trouvaient deux personnes, son fr�re, et l'abb� Cancellieri, antiquaire distingu�, ami intime des deux fr�res. Entre l'artiste �minent, admirateur passionn� de la beaut�, et Mme R�camier qui comprenait et sentait si vivement les arts et qui eut toujours le culte du talent, il devait s'�tablir une rapide sympathie: d�s le m�me soir, Canova en compagnie de son fr�re l'abb�, vint rendre � l'�trang�re la visite qu'il en avait re�ue, et � partir de ce jour ne manqua plus de venir passer sa soir�e chez elle. Il arrivait de bonne heure et se retirait toujours un peu avant dix heures. Mme R�camier allait tr�s-fr�quemment le voir travailler; il aimait � parler de son art et des compositions qu'il projetait. Chaque matin un billet de Canova, �crit de ce style caressant et un peu excessif, familier � la langue italienne, venait apporter le bonjour et le tribut de ses sentiments. Les soins que Canova prenait de sa sant� �taient minutieux et multipli�s; ses journ�es �taient r�gl�es aussi m�thodiquement que celles d'un religieux. Il les commen�ait en assistant � la messe de son fr�re l'abb�. Ce fr�re ne le quittait pas plus que son ombre; rien n'�tait plus touchant que le rapport de tendresse, de d�f�rence et de protection qui les unissait. L'abb� �tait beaucoup plus jeune et seulement fr�re de m�re du c�l�bre sculpteur; il avait �t� �lev� par lui. C'�tait un esprit fin et doux, d�fiant comme tous les Italiens, et d'un caract�re tr�s-timor�; il avait beaucoup d'instruction et servait de secr�taire et de lecteur � son fr�re a�n�. Il faisait un sonnet par jour, et, pendant tout le s�jour de Mme R�camier � Rome, le sonnet quotidien fut d�di� � _la belissima Zulieta_. L'existence de Canova �tait simple et large: il habitait au second �tage du Corso un bel appartement, confortablement meubl�, dont les murailles �taient orn�es de tr�s-belles gravures, reproduction de chefs-d'oeuvre. Ses gens ne portaient point de livr�e; sa voiture n'avait point de recherche; sa table �tait abondante et bien servie, et il exer�ait avec enjouement et cordialit� une hospitalit� �tendue; mais l� n'�tait point son luxe: il le r�servait pour ses rapports avec les artistes et les hommes de lettres auxquels il �tait toujours pr�t � donner de g�n�reux secours, et avec ses ouvriers qu'il payait magnifiquement. Canova avait de tr�s-beaux traits, sa figure �tait noble et grave, ses mani�res simples et affectueuses; il avait non-seulement de la bont�, mais de la bonhomie et de la gaiet�, ce qui n'excluait chez lui ni la finesse, ni m�me une innocente ruse. Il ne parlait pas facilement le fran�ais et s'exprimait de pr�f�rence dans sa propre langue. Canova eut pour Mme R�camier une amiti� tendre et sinc�re; il avait besoin d'affections, il aimait les habitudes et la paix, et dut appr�cier vivement le charme de la soci�t� d'une femme dont la douceur et l'�galit� d'humeur �taient inalt�rables, dont l'esprit avait du mouvement, qui savait louer et admirer avec enthousiasme. Les nouvelles que Mme R�camier recevait de Lyon confirmaient toutes les craintes qu'elle avait eues en quittant la duchesse de Chevreuse. Mme de Luynes, dans ces douloureux moments, sentait plus encore le vide de l'absence de celle qui, pendant une ann�e, avait �t� pour elle et pour sa belle-fille une si douce compagnie. Elle �crivait � Mme R�camier: LA DUCHESSE DE LUYNES � Mme R�CAMIER. �Lyon, ce 10 juin 1813. �Combien j'aurais besoin, ma belle, de vous voir et de vous parler de mes chagrins! Depuis six semaines, la maladie de ma pauvre charmante a fait les progr�s les plus alarmants. Dans l'intervalle, elle a voulu imp�rativement faire ce maudit voyage de Grenoble; on a donc c�d� � sa volont�. La route, quoique avec deux repos, l'a fort fatigu�e. Nous y avons lou� deux appartements, nous nous y sommes �tablies, elle y a re�u cette compagnie qu'elle aime, qui �tait � ses ordres et lui montrait amiti� et int�r�t: elle se levait � sept heures pour la recevoir � huit, jusqu'� neuf heures et demie. Elle �tait extr�mement faible, les crachements de sang sont survenus, nous n'avions de ressources ni en m�decin ni en apothicaire; elle a voulu s'en aller et se remettre sous la direction de M. Socquet. �Nous sommes revenues ici le 5 mai. J'ai eu le bonheur de trouver un logement pr�s de la maison o� nous �tions. Mais ma pauvre malade est plus souffrante que jamais; tout lui d�pla�t; il faut lui pardonner, car elle est bien � plaindre: elle crache le pus et a un commencement d'enflure aux pieds et aux mains. Elle voit son �tat sous les couleurs les plus noires; je crains qu'elle n'ait raison: je suis bien malheureuse. Elle a d�sir� voir ma fille[28], je l'ai mand�e, elle sera ici � la fin de la semaine prochaine; elle la distraira peut-�tre, je ne puis en venir � bout. Ce qui me fait plaisir, c'est que ces Lyonnais dont elle a dit tant de mal viennent la voir tous les jours de huit heures jusqu'� neuf. �En vous �crivant je regarde de temps en temps votre petit buste[29] qui m'a suivie et me suivra j'esp�re partout: je l'aime, je ne puis dire qu'il me console de votre absence, mais il me fait du bien. J'�prouverais un grand bonheur � vous embrasser, � vous parler de ma peine; vous vous entendez si bien � charmer que je serais soulag�e en vous voyant. En attendant, je vous embrasse, ma belle, de tout mon coeur.� LA M�ME. �Lyon, ce 3 juillet 1813. �S'il �tait possible que l'int�r�t et l'amiti� d'une personne aussi aimable que vous pussent consoler, ma belle, d'un malheur dont je suis menac�e tous les jours, j'�prouverais cette consolation. Votre lettre du 25, qui m'est arriv�e hier, m'a fait un vrai plaisir. Venons aux tristes d�tails de l'�tat de mon int�ressante malade. Figurez-vous que cette figure, cet �clat, cette beaut� est envelopp�e du voile de la... je ne puis �crire ce mot. Elle est enfl�e depuis les pieds jusqu'� la ceinture; les mains jusqu'en haut du bras le sont de m�me; elle avale encore, mais parfois avec difficult�; elle souffre peu, elle a toute sa t�te. Heureusement pour elle, elle a une insensibilit� absolue pour tout ce qui l'entoure: son fr�re, qui est ici, est pour elle un objet d'indiff�rence; elle me supporte, mais pas plus. C'est une horrible maladie que celle qui brise des liens qui devraient presque vous survivre; je suis au d�sespoir. J'ai toute la journ�e le spectacle le plus d�chirant, je la vois s'affaiblir tous les jours; Martin tous les jours prononce l'arr�t le plus funeste. Voil� pr�s d'un mois que le danger existe; le voyage de Grenoble l'a tu�e. Ma fille m'est d'un grand all�gement: je lui parle au moins, cela me soulage. Je ne sais plus quand je vous verrai, cette id�e m'afflige. �Adieu, ma belle, plaignez-moi et aimez-moi comme je vous aime. Je vous embrasse de tout mon coeur.� LA M�ME. �Dampierre, ce 18 juillet 1813. �Vous aurez vu, ma belle, par la derni�re lettre que je vous ai �crite de Lyon, l'horrible malheur qui m'�tait r�serv�. J'ai perdu celle que j'aimais de toute l'�tendue de mes forces, de toute mon �me enfin, le 6 juillet dernier. Il n'est pas possible de peindre le chagrin que j'ai. Vous avez jug� vous-m�me comme elle �tait attachante, comme elle m�ritait que je l'appelasse _ma charmante_, comme elle m'aimait, comme elle �tait spirituelle, aimable! Qu'il est cruel de ne plus parler d'une si brillante personne qu'au pass�! Je ne puis me faire � cette id�e; c'est un arr�t solennel que je ne puis croire prononc�. Je la vois, je la soigne toujours; je trouve que ma raison me fait bien souffrir en me faisant sortir de cette illusion. �Combien vous, qui avez de graves et aimables qualit�s, vous l'auriez encore plus appr�ci�e que vous ne faites, si elle n'e�t pas �t� si malade et si, de voir souvent une personne distingu�e comme vous, pour qui elle voulait se montrer tout enti�re, ne l'e�t pas fatigu�e, au point qu'elle me disait: �Je la trouve charmante, je la verrais souvent; mais je l'ennuierais, je souffre trop.� �Quel �tat et quelle maladie, ch�re belle! Elle a souffert presque tout son exil, et les trois derni�res ann�es ont �t� les plus douloureuses. �Elle �tait, quelques jours avant le dernier, d'un changement � faire peur, d�cr�pite et l'oeil hagard. Une fois qu'elle m'a �t� enlev�e, c'�tait un ange, sa figure revenue et superbe. Je suis rest�e pr�s d'une heure � la contempler, � baiser ses mains; j'�tais absorb�e au point que je n'ai pas pens� � la faire modeler, j'en suis au d�sespoir. Je n'ai d'elle qu'un portrait du temps qu'elle �tait enfant, peu ressemblant. Pensez � moi, et aimez-moi comme je vous aime.� M. Ballanche vint dans les premiers jours de juillet passer une semaine � Rome pour y voir Mme R�camier. Il fit la route par le courrier, sans s'arr�ter ni jour ni nuit, dans la crainte de perdre quelques-uns des moments dont il disposait. La joie de voir arriver ce parfait ami fut grande, et le soir m�me, apr�s d�ner, Mme R�camier voulut lui faire les honneurs de Rome. On �tait assez nombreux et on partit en trois voitures: il s'agissait de faire une promenade au Colis�e et � Saint-Pierre. La soir�e �tait resplendissante; chacun selon son humeur exprimait ou contenait ses impressions. Canova s'enveloppait de son mieux dans un grand manteau dont il avait relev� le collet, et tremblant que le serein ne lui f�t mal, trouvait que les dames fran�aises avaient de singuli�res fantaisies de se promener ainsi � l'air du soir. Pour M. Ballanche, heureux de retrouver la personne qui disposait de sa vie, exalt� par l'aspect des lieux et par les graves souvenirs qui s'y rattachent, il se promenait � grands pas sans mot dire, les mains derri�re le dos. (Cette attitude lui �tait famili�re). Tout � coup Mme R�camier s'aper�oit qu'il a la t�te nue: �Monsieur Ballanche, lui dit-elle, et votre chapeau?--Ah! r�pondit-il, il est rest� � Alexandrie.� Il y avait en effet oubli� son chapeau et n'avait pas depuis song� � le remplacer, tellement sa pens�e s'abaissait peu � ces d�tails de la vie ext�rieure. Rappel� par ses devoirs aupr�s de son p�re, M. Ballanche vit bien rapidement et avec d�sespoir s'�couler le temps de son s�jour � Rome. Il �crivait de la route. M. BALLANCHE � Mme R�CAMIER. �Ce 10 juillet 1813. �Il ne faut pas que je me laisse gagner par l'ennui; je suis seul, le poids de la solitude me p�se horriblement. Permettez, Madame, que je me soulage de ce poids en m'entretenant un instant avec vous. Je n'ai rien pour ces sortes d'intervalles: je n'ai aucun go�t � la lecture; la vue d'une belle nature et d'un monument est pour moi un mouvement machinal de mes yeux et une fatigue pour ma pens�e; je ne m'y _prends_ point. Je voudrais pouvoir �ter de ma vie ces moments de vide et de d�laissement. Je suis entre Rome et Lyon, il me semble que je suis tout � fait hors de mon existence. �Je ne trouve rien en moi, non-seulement qui puisse me suffire, mais m�me qui puisse m'aider � passer le temps. Pauvre et triste nature que je suis! ils sont pass�s ces jours de Rome, ils ne reviendront plus! que ne puis-je les recommencer. Au moins si je vous savais dans un lieu de repos, vous prenant aux choses de la vie, souriant aux distractions! mais j'ai trop lieu de croire que vous sentez aussi un poids qui vous fatigue. Je vous vois sur la triste terrasse du triste palais que vous habitez, v�ritable lieu d'exil.� Le chagrin que M. Ballanche �prouvait � laisser Mme R�camier seule en pays �tranger lui faisait voir sous des couleurs beaucoup trop m�lancoliques l'existence qu'elle s'y �tait cr��e. Extr�mement sensible aux jouissances et aux distractions des arts, elle-m�me convenait que pendant la dur�e de son exil, le temps qu'elle avait pass� en Italie �tait celui o� elle avait le moins douloureusement senti la peine d'�tre arrach�e � toutes ses habitudes. Au reste, ces jours de Rome que M. Ballanche regrettait tant de voir disparus, se renouvel�rent pour lui. Onze ans plus tard, libre de tout lien, il visita l'Italie, il habita Rome avec celle � laquelle il s'�tait uniquement d�vou�. Si dans ce second voyage, la vue des beaut�s de la nature continua � le laisser presque toujours indiff�rent, si les chefs-d'oeuvre des arts ne donn�rent que d'incompl�tes jouissances � une imagination peu frapp�e des objets ext�rieurs, l'aspect des monuments de la Rome antique lui r�v�l�rent tout un c�t� myst�rieux de l'histoire. Ce fut � Naples en 1824 qu'� travers les difficult�s d'une langue qu'il ne se donna jamais la peine d'apprendre � fond, M. Ballanche p�n�tra le g�nie de Vico si semblable au sien. De cette intime alliance entre la grandeur des souvenirs et la philosophie italique, naquit la Formule g�n�rale de l'Histoire romaine, une de ses conceptions les plus originales et les plus f�condes. Je n'ai point encore parl� d'un Fran�ais fix� � Rome depuis un grand nombre d'ann�es, et que Mme R�camier y vit tr�s-habituellement. M. d'Agincourt �tait venu en Italie en 1779 avec l'intention d'y passer quelques semaines, et il n'en �tait plus sorti. Antiquaire passionn�, il employa les quarante ann�es de son s�jour � Rome � composer le grand ouvrage sur l'_Histoire de l'art par les monuments_, qui a rendu son nom c�l�bre et le place en t�te de ceux dont s'honore l'arch�ologie du moyen �ge. Il habitait � la Trinit�-du-Mont une petite maison qui porte le nom de Salvator Rosa. Cette modeste demeure que pr�c�dait une esp�ce de jardin o� les fragments de colonnes, de chapiteaux et de bas-reliefs se m�laient aux fleurs, et que couronnaient les pampres et les grappes d'une vigne magnifique, offrait un coup d'oeil particuli�rement riant et pittoresque. M. d'Agincourt avait la tournure et les mani�res d'un gentilhomme de l'ancienne cour, une politesse parfaite, une galanterie toute chevaleresque et une bienveillance expansive. Son grand �ge (il avait quatre-vingt-trois ans) l'emp�chait d�s lors de faire aucune visite, et c'�tait Mme R�camier qui allait souvent le voir chez lui. Cet aimable vieillard aimait fort � conter, et le faisait bien: le hasard de la destin�e avait permis que Mme R�camier e�t connu, � son entr�e dans le monde, un assez grand nombre des contemporains de M. d'Agincourt, comme M. de Narbonne, le duc de Guines, la marquise de Coigny, et ne fut ainsi �trang�re � presque aucun des souvenirs ou des noms que, dans ses r�cits, le spirituel antiquaire rappelait le plus volontiers. Aussi ne la voyait-il jamais partir qu'avec un grand regret; souvent dans la conversation il lui arrivait de lui dire: �Vous vous rappelez telle personne,� et puis par une prompte r�flexion il ajoutait: �J'oublie toujours que vous �tes trop jeune, vous n'�tiez pas n�e au temps dont je parle.� Au reste, cette pure et douce existence allait bient�t s'�teindre: M. d'Agincourt ne surv�cut que de quelques mois au d�part de la personne qui avait charm� ses derniers jours. Cependant la saison s'avan�ait; les chaleurs et les fi�vres allaient faire d�serter Rome, et Mme R�camier h�sitait sur le lieu o� elle irait avec sa ni�ce chercher un abri. Canova lui offrit de partager l'appartement qu'il habitait � Albano _alla locanda di Emiliano_. Cette proposition faite avec un vif d�sir de la voir accepter le fut en effet, et Mme R�camier devint pendant deux mois l'h�te de Canova, � la condition que toutes les fois que l'illustre sculpteur et son fr�re viendraient � la campagne, ils n'auraient point d'autre m�nage que celui de la dame fran�aise. Canova en effet n'abandonnait jamais ses travaux et son atelier; il allait hors de Rome, pendant les grandes chaleurs, de temps � autre, chercher du repos, de la fra�cheur, pour se retremper plut�t que pour y faire un s�jour prolong�, et il avait choisi Albano comme l'habitation la plus saine. Son �tablissement y �tait des plus modestes: _la locanda di Emiliano_ �tait une auberge situ�e sur la place du March�, en face de la rue assez rapide qui monte � l'�glise. Canova se r�serva la partie de l'appartement qui donnait sur la place, et fit prendre � Mme R�camier celle dont les fen�tres s'ouvraient sur la campagne. L'appartement �tait au second �tage; la villa de Pomp�e �tendait � gauche ses magnifiques ombrages, la mer bornait l'horizon, et dans la vaste plaine qui se d�roulait sous le grand balcon de la chambre habit�e par Mme R�camier, mille accidents de terrain, de v�g�tation, de lumi�re, variaient, selon l'heure et le temps, une des plus belles vues du monde. Cette pi�ce, qui servait de salon, avait des rideaux de calicot blanc, et les murs en �taient orn�s de gravures colori�es des peintures d'Herculanum. Le souvenir de ce s�jour d'Albano s'est conserv� dans le tableau d'un peintre romain, M. J.-B. Bassi, tableau que Canova envoya � Mme R�camier en 1816. L'artiste a rendu na�vement, et la vue magnifique dont on jouissait de cette chambre et l'extr�me simplicit� de l'ameublement. Mme R�camier est repr�sent�e assise pr�s de la fen�tre, et plong�e dans la lecture d'un livre qu'elle tient ouvert sur ses genoux. Chaque matin, de tr�s-bonne heure, Mme R�camier et sa petite compagne parcouraient ensemble les belles all�es qui bordent le lac d'Albano, auxquelles on donne le nom de _galeries_. Ces ombrages merveilleux, l'aspect du lac et de ses rives s'�clairant � la lumi�re du matin, avaient une incomparable beaut�. Dans ces heureux pays o� la lumi�re a tant de magie, on peut contempler ind�finiment et sans se lasser le m�me point de vue: la lumi�re suffit � varier incessamment le spectacle et � le rendre toujours nouveau et toujours beau. Canova et l'abb� venaient de temps en temps respirer, pendant trois ou quatre jours, l'air salubre et parfum� de ces bois. Dans cette vie douce et monotone, Mme R�camier, comme � Ch�lons, s'�tait mise en relation avec l'organiste, et chaque dimanche touchait les orgues � la grand'messe et � v�pres. Un dimanche du mois de septembre, la _signora francese_, car c'�tait sous cette d�nomination que la belle exil�e �tait connue � Albano, revenait chez elle apr�s v�pres et descendait avec la jeune Am�lie la rue qui conduit de l'�glise � la place. Une foule nombreuse d'hommes en grands chapeaux et en manteaux stationnait dans cette rue devant une porte basse. La foule paraissait morne et constern�e; aux questions de la dame �trang�re il fut r�pondu qu'on venait d'amener et de d�poser dans la salle basse et grill�e qui servait de prison, un p�cheur de la c�te, accus� de correspondance avec les Anglais, et qui devait �tre fusill� le lendemain au point du jour. Au m�me moment, le confesseur du prisonnier, pr�tre d'Albano que Mme R�camier connaissait, sortit du cachot: il �tait extr�mement �mu, et apercevant la dame fran�aise dont les aum�nes avaient plus d'une fois pass� par ses mains, il imagina qu'elle pourrait avoir quelque cr�dit sur les autorit�s _fran�aises_ de qui d�pendait le sort du condamn�. Il s'avan�a vers elle: le peuple, qui sans doute eut la m�me pens�e que lui, s'ouvrit sur le passage de la prison et avant d'avoir �chang� dix paroles avec le confesseur, Mme R�camier, sans se rendre compte de la mani�re dont elle �tait entr�e, se trouva avec le pr�tre dans le cachot du prisonnier. Le malheureux avait les fers aux pieds et aux mains; il paraissait jeune, grand, vigoureux; sa t�te �tait nue, ses yeux �taient �gar�s par la peur; il tremblait, ses dents claquaient, la sueur ruisselait de son front, tout d�celait son agonie. En voyant l'�tat d'inexprimable angoisse de cet infortun�, Mme R�camier fut saisie d'une telle piti� que se penchant vers lui, elle le prit et le serra dans ses bras. Le confesseur lui expliquait que la _signora_ �tait fran�aise, qu'elle �tait bonne et g�n�reuse, qu'elle avait compassion de lui, qu'elle demanderait sa gr�ce. Au mot de gr�ce le condamn� parut reprendre quelque peu sa raison: _Piet�! piet�!_ s'�criait-il. Le pr�tre lui fit promettre de se calmer, de prier Dieu, de prendre un peu de nourriture, pendant que sa protectrice irait � Rome solliciter un sursis. L'ex�cution �tant fix�e au lendemain matin, il n'y avait pas un moment � perdre. Mme R�camier retourna chez elle, demanda des chevaux de poste, et partit une heure apr�s, r�solue � faire tout ce qui serait en son pouvoir pour sauver le malheureux que la Providence n'avait pas vainement, du moins l'esp�rait-elle, mis sous ses yeux dans cet affreux �tat. Elle vit les autorit�s fran�aises de Rome et les trouva inflexibles; elle interc�da pour le pauvre p�cheur, mais ce fut en vain. Le g�n�ral Miollis fut poli et affectueux; mais il ne pouvait rien. M. de Norvins se montra dur et presque mena�ant: il r�pondit aux pressantes pri�res de Mme R�camier, en l'engageant � ne pas oublier dans quelle situation elle se trouvait elle-m�me, et en lui rappelant que ce n'�tait pas � une _exil�e_ � se m�ler de retarder la justice du gouvernement de l'empereur. Le lendemain, elle revint � Albano dans la matin�e, d�sesp�r�e de l'insucc�s de ses d�marches, et l'imagination toujours poursuivie par la figure de l'infortun� qu'elle avait vu en proie � toutes les terreurs de la mort. Dans la journ�e, le confesseur du malheureux p�cheur vint la voir; il lui apportait la b�n�diction du supplici�. L'espoir de la gr�ce l'avait soutenu jusqu'au moment o� on lui avait band� les yeux pour le fusiller; il avait dormi dans la nuit; le matin avant de monter sur la charrette, car on l'avait ex�cut� sur la c�te, il avait pris quelque nourriture et ses yeux se tournaient sans cesse du c�t� de Rome, o� il croyait toujours voir appara�tre la _signora francese _apportant sa gr�ce. Ce r�cit, sans diminuer les regrets de Mme R�camier, calma pourtant son imagination par la certitude que si son intervention n'avait pas sauv� le prisonnier, elle avait du moins adouci ses derniers moments. Au mois d'octobre, Mme R�camier retourna � Rome. L'hiver n'amena pas beaucoup de voyageurs: les �v�nements de la guerre, les revers de nos arm�es, l'�branlement de la toute-puissance de Bonaparte sous l'effort de l'Europe coalis�e, tenaient les coeurs dans une anxi�t� perp�tuelle. Victime du pouvoir arbitraire de Napol�on, Mme R�camier avait le droit de d�sirer sa chute; elle aurait pu consid�rer comme le signal de l'affranchissement du monde l'�v�nement qui seul devait lui rouvrir les portes de la France; mais l'int�r�t personnel ne la rendait insensible, ni � la gloire de nos armes, ni aux revers de nos soldats, et jamais elle ne permit qu'on pronon��t devant elle un mot qui p�t blesser le sentiment national. M. Lullin de Chateauvieux fit un s�jour passager � Rome. Genevois, homme d'un esprit vif, comique et brillant, li� intimement avec Mme de Sta�l, chez laquelle Mme R�camier l'avait connu � Coppet, sa pr�sence fut tr�s-agr�able � celle-ci, et pour lui-m�me, et � cause des personnes qu'il lui rappelait et dont elle pouvait lui parler. En effet, une des privations dont Mme R�camier souffrait le plus, c'�tait la difficult� des correspondances avec Mme de Sta�l et avec ses autres amis. M. de Montlosier, lui aussi, traversa Rome en se rendant � Naples, et s'y arr�ta quelques jours. Il s'en allait visiter le V�suve et l'Etna, et n'�tait alors occup� qu'� �tudier les volcans: esprit remarquable, mais extravagant, sinc�re, mais excessif et mobile. Il �tait depuis longues ann�es en relation avec Mme R�camier, et elle le retrouva plus tard � Paris. Le prince de Rohan-Chabot arriva � Rome vers le commencement de l'hiver, et fut bient�t au nombre des visiteurs les plus assidus de sa belle compatriote. M. de Chabot �tait chambellan de l'empereur, et c'�tait encore un des grands seigneurs ralli�s par prudence au gouvernement de Bonaparte. Il �tait dans toute la fleur de la jeunesse, et avait, en d�pit d'une nuance de fatuit� assez prononc�e, la plus charmante, la plus d�licate, je dirais presque la plus virginale figure qui se p�t voir. La tournure de M. de Chabot �tait parfaitement �l�gante: sa belle chevelure �tait fris�e avec beaucoup d'art et de go�t; il mettait une extr�me recherche dans sa toilette; il �tait p�le, sa voix avait une grande douceur. Ses mani�res �taient tr�s-distingu�es, mais hautaines. Il avait peu d'esprit, mais quoique d�pourvu d'instruction, il avait le don des langues: il en saisissait vite, et presque musicalement, non point le g�nie, mais l'accent. On engageait fort Mme R�camier � compl�ter son voyage d'Italie par un s�jour � Naples; elle en avait bien le d�sir, mais elle h�sitait encore, et se demandait quel accueil elle recevrait des souverains de ce beau pays, le roi Joachim et la reine Caroline, (M. et Mme Murat) qu'elle avait connus avant leur �l�vation au tr�ne et chez lesquels elle arriverait exil�e. Tandis qu'elle �tait dans cette incertitude, elle re�ut de M. de Rohan-Chabot, qui l'avait pr�c�d�e � Naples, la lettre suivante: M. DE ROHAN-CHABOT � Mme R�CAMIER. �Naples ce 22 novembre 1813. �Je me h�te de r�pondre � la lettre que j'ai re�ue de vous hier, Madame, et je suis enchant� de voir que vous vous d�cidiez enfin � voir Naples. Soyez s�re que c'est la raison qui vous a inspir� cette pens�e. J'ai fait part sur-le-champ au roi de votre d�termination. Les ordres doivent �tre d�j� donn�s sur la route pour que vous y trouviez les escortes, si vous en aviez besoin; mais on assure que les chemins sont tr�s-s�rs en ce moment. �Ma lettre, que je fais partir par l'estafette, vous arrivera demain mardi: je vous attends ici jeudi, � l'h�tel de la Grande-Bretagne, chez Magati. �Songez, Madame, que le roi �tant pr�venu de votre arriv�e prochaine, il y aurait mauvaise gr�ce � reculer, et, d'ailleurs, on dit que le roi part dans les premiers jours de d�cembre. �J'eusse �t� capable de retarder mon d�part pour vous voir, mais mon projet n'a jamais �t� de partir avant le 6 ou le 8 d�cembre. Je vous engage, pour �viter l'ennui des auberges, � passer une nuit. Alors il faudrait partir de Rome � sept heures du matin. �Si j'osais, je vous prierais d'envoyer votre laquais porter une petite note ci-incluse, � mon logement � Rome, place des Saints-Ap�tres. Je remercie beaucoup votre aimable secr�taire. Sera-t-il du voyage? �Veuillez agr�er, Madame, l'hommage de mon d�vouement et de mon attachement: l'un et l'autre sont bien sinc�res. �ROHAN-CHABOT.� �Il suffirait, en cas que vous eussiez besoin d'escorte, que vous vous nommassiez. Le g�n�ral Miollis pourrait vous donner un ordre pour les gendarmes sur le territoire romain.� Assur�e par ce message de trouver � Naples une bienveillance empress�e, Mme R�camier se d�cida � quitter Rome dans les premiers jours de d�cembre 1813. Comme les routes � cette �poque �taient infest�es de brigands, elle accepta de voyager de conserve avec un Anglais, c�l�bre collecteur d'antiquit�s, le chevalier Coghill[30]. L'Anglais �tait dans sa voiture avec ses gens. Mme R�camier dans la sienne avec sa ni�ce et sa femme de chambre; on voyageait en poste, mais on devait se rendre � Naples en deux jours. Au second relais, � la poste de Velletri, on trouva les chevaux n�cessaires aux deux voitures tout harnach�s, tout sell�s, les postillons le fouet � la main; on relaya avec une promptitude f�erique. M�me chose se produisit aux postes suivantes; les voyageurs ne comprenaient rien � ce miracle. � un des relais pourtant on leur parla du _courrier_ qui les pr�c�dait et qui faisait pr�parer leurs chevaux. Il devint �vident qu'on profitait depuis le matin d'une erreur, et Mme R�camier s'amusa du mauvais tour qu'on jouait au voyageur victime du malentendu dont elle profitait. Gr�ce � la fa�on dont on avait �t� servi et men�, on arriva de fort bonne heure � Terracine o� l'on devait souper et coucher. Mme R�camier venait de refaire sa toilette en attendant que le repas f�t servi, lorsqu'un grand bruit de grelots, de chevaux, et le claquement du fouet de plusieurs postillons attira la voyageuse � la fen�tre. C'�taient deux voitures avec le m�me nombre de chevaux que celles de la petite caravane anglo-fran�aise: ce ne pouvait �tre que les voyageurs auxquels on avait avec persistance enlev� les relais pr�par�s; puis un bruit de pas se fait entendre dans l'escalier, et une voix d'homme haute et irrit�e se fait entendre: �O� sont-ils ces insolents qui m'ont vol� mes chevaux sur toute la route?� � cette voix, que Mme R�camier reconnut � merveille, elle sortit de sa chambre, et r�pondit avec un �clat de rire: �Les voici, et c'est moi, monsieur le duc.� Fouch�, duc d'Otrante, car c'�tait lui, recula un peu honteux de sa fureur, en apercevant Mme R�camier; quant � elle, sans para�tre se douter de l'embarras qu'il �prouvait, elle lui proposa d'entrer chez elle. Fouch� se rendait � Naples en toute h�te, charg� d'une mission de l'empereur: il s'agissait de maintenir le roi Murat dans la fid�lit� � son beau-fr�re. La terre commen�ait � manquer sous les pas du conqu�rant; Joachim �tait vivement press� par l'Angleterre d'entrer dans la coalition, et ne r�sistait plus qu'� demi et par un sentiment d'honneur; il �tait donc tr�s-important pour Bonaparte de ne pas perdre cet alli�, et Fouch� avait raison d'�tre press�. Il eut avec Mme R�camier une demi-heure de conversation assez vive, et lui demanda avec humeur ce qu'elle allait faire � Naples: il voulut lui donner quelques conseils de prudence. �Oui, Madame, lui disait-il, rappelez-vous qu'il faut �tre doux quand on est faible.--Et qu'il faut �tre juste quand on est fort,� lui fut-il r�pondu. L'ancien ministre de la police imp�riale poursuivit sa route, et les autres voyageurs arriv�rent tranquillement � Naples le lendemain. � peine Mme R�camier �tait-elle install�e � Chiaja, chez Magati, dans l'appartement que M. de Rohan lui avait retenu, qu'un page de la reine venait lui apporter les plus gracieuses f�licitations sur son heureuse arriv�e, s'informer de sa sant�, et lui exprimer, au nom des deux souverains, le d�sir de la voir le plus t�t possible. Le page �tait accompagn� d'une immense et magnifique corbeille de fruits et de fleurs: cette fa�on de souhaiter aux gens la bienvenue parut � la petite compagne de Mme R�camier la plus charmante du monde, et ne permettait gu�re qu'on tard�t � en exprimer sa reconnaissance. Le lendemain, Mme R�camier se rendait au palais et �tait re�ue par le roi et la reine avec tous les t�moignages d'un vif empressement et d'une affectueuse bienveillance. Mme Murat, lorsqu'elle avait envie de plaire, �tait dou�e de tout ce qu'il fallait pour y r�ussir. Sa capacit� pour le gouvernement et pour les affaires �tait r�elle, et elle en donna des preuves dans toutes les occasions o� elle fut charg�e de la r�gence; elle avait de la d�cision, un esprit prompt et une volont� ferme. Susceptible d'affections vraies, son �me n'�tait pas d�pourvue de grandeur, et plus qu'aucune des femmes de sa famille, elle eut le respect des convenances et le sentiment de la dignit� ext�rieure. Mme Murat avait, pour les personnes qui lui plaisaient des attentions extr�mement d�licates; elle semblait en deviner les go�ts, les habitudes, tant elle mettait de soin � les satisfaire avec promptitude et � s'y conformer. Cette disposition charmante, dans les rapports d'�gal � �gal, empruntait du rang supr�me bien plus de prix encore et de gr�ce. Ce qui est certain, c'est qu'elle combla Mme R�camier, et que celle-ci n'eut qu'� se d�fendre des t�moignages de confiance et d'amiti� qu'on lui donnait. Loges � tous les th��tres, hommages de toutes sortes, pr�f�rences marqu�es en toute occasion, f�tes, et mieux encore, intimit� de tous les moments si elle l'e�t accept�e, soins minutieux de sa sant�, rien ne manquait, je le r�p�te, � ce royal empressement. Mme R�camier en souffrait toutes les fois qu'elle en voyait souffrir la jalousie ou l'amour-propre des personnes de la cour qu'on lui sacrifiait. Ainsi la reine la faisait toujours passer devant toutes les dames. Un jour, � Portici, on se rendait du salon dans une galerie; la reine ayant ouvert la marche, Mme R�camier voulut r�parer, en cette occasion, les blessures que tant de petites humiliations pr�c�dentes avaient faites: elle se retira en arri�re pour laisser passer ces dames devant elle. Celles-ci se disposaient � le faire assez arrogamment, quand Mme Murat, se retournant et s'apercevant du man�ge, lan�a � ces malheureuses dames un regard foudroyant et leur dit d'une voix br�ve: �et Mme R�camier!� Le nom et le rang de M. de Rohan-Chabot l'avaient fait accueillir � la cour de Naples avec beaucoup de distinction; ses agr�ments personnels lui valurent d'�tre particuli�rement remarqu� par la reine; mais il ne profita de cet avantage que dans une mesure tr�s-innocente: la pi�t� qui a couronn� la fin de sa vie �tait d�j� chez lui vive et sinc�re. J'ai parl� de Portici; on y revint d�ner apr�s une matin�e pass�e � Pomp��. Le roi sachant combien Mme R�camier aimait les arts, et l'int�r�t qu'avaient � ses yeux les monuments de l'antiquit�, voulut lui donner le divertissement d'une fouille. M. de Clarac et Mazois l'architecte re�urent l'ordre de la pr�parer, et, au jour d�sign�, Joachim, la reine et toute la cour se rendirent � Pomp��. Les ambassadeurs des diverses puissances, quelques �trangers de distinction, au nombre desquels se trouvaient Mme R�camier et M. de Rohan, avaient �t� convoqu�s � cette f�te, que le roi mit beaucoup de galanterie � d�dier � sa belle compatriote. Un d�jeuner tr�s-�l�gant fut servi dans les ruines; on parcourut, sous la direction de M. de Clarac, les principaux monuments de Pomp��, et la fouille donna quelques beaux objets en bronze. Ce bruit, ce mouvement, ces pompes d'une cour moderne au milieu d'une ville d'un �ge si diff�rent du n�tre, et qui semble attendre ses habitants, formaient un contraste unique au monde, et laiss�rent aux assistants une impression qui n'a pu s'effacer de leur souvenir. Mme R�camier �tait arriv�e � Naples dans les circonstances les plus graves pour le sort de ce beau royaume et pour l'avenir du souverain que les hasards de la fortune avaient plac� � sa t�te. Murat avait �t� longtemps, en effet, un fid�le alli� de la France et un vassal soumis de Napol�on; il fit la campagne de Russie et y combattit avec sa brillante valeur, partagea les dangers de la retraite jusqu'� Wilna, et l�, quittant l'arm�e, revint � Naples m�content et humili�. Il avait nou� alors quelques n�gociations avec l'Autriche; n�anmoins il prit encore part � la campagne de 1813, et ne revint � Naples qu'apr�s la bataille de Leipzig. Il en co�tait � Joachim et � sa femme de se s�parer de la France, mais les �v�nements de la guerre ne leur laissaient presque plus d'autre choix. Murat fit plusieurs tentatives pour exhorter son beau-fr�re � une paix possible encore et honorable; mais Napol�on traitait avec une inconcevable hauteur les rois qu'il avait faits: il ne daigna m�me pas r�pondre aux lettres du roi de Naples. Pendant ce temps, l'Angleterre et l'Autriche redoublaient leurs instances pour faire entrer Murat dans la coalition. Il n'�tait pas difficile de lui d�montrer que c'�tait l� le seul moyen d'�viter d'�tre entra�n� dans la chute imminente de Napol�on; il ne l'�tait pas davantage de lui prouver que l'int�r�t de ses sujets devait passer avant ceux de l'empereur, et que ses devoirs de roi devaient l'emporter sur ses devoirs de citoyen fran�ais. C'�tait au moment o� l'esprit de Murat balan�ait, agit� par la lutte de tant de devoirs et d'int�r�ts oppos�s, que Mme R�camier, exil�e, fut accueillie par lui avec un empressement et une bienveillance infinie. Mme Murat avait confi� � Mme R�camier les incertitudes cruelles dont l'�me de Murat �tait d�chir�e. L'opinion publique � Naples, et dans le reste du royaume, se pronon�ait hautement pour que Joachim se d�clar�t ind�pendant de la France; le peuple voulait la paix � tout prix. Mis en demeure par les alli�s de se d�cider promptement, Murat signa, le 11 janvier 1814, le trait� qui l'associait � la coalition. Au moment de rendre cette transaction publique, Murat, extr�mement �mu, vint chez la reine sa femme; il y trouva Mme R�camier: il s'approcha d'elle, et esp�rant sans doute qu'elle lui conseillerait le parti qu'il venait de prendre, il lui demanda ce qu'� son avis il devrait faire: �Vous �tes Fran�ais, sire, lui r�pondit-elle, c'est � la France qu'il faut �tre fid�le.� Murat p�lit, et ouvrant violemment la fen�tre d'un grand balcon qui donnait sur la mer: �Je suis donc un tra�tre�, dit-il, et en m�me temps il montra de la main � Mme R�camier la flotte anglaise entrant � toutes voiles dans le port de Naples; puis se jetant sur un canap� et fondant en larmes, il couvrit sa figure de ses mains. La reine plus ferme, quoique peut-�tre non moins �mue, et craignant que le trouble de Joachim ne f�t aper�u, alla elle-m�me lui pr�parer un verre d'eau et de fleur d'oranger, en le suppliant de se calmer. Ce moment de trouble violent ne dura pas. Joachim et la reine mont�rent en voiture, parcoururent la ville et furent accueillis par d'enthousiastes acclamations; le soir, au Grand-Th��tre, ils se montr�rent dans leur loge, accompagn�s de l'ambassadeur extraordinaire d'Autriche, n�gociateur du trait�, et du commandant des forces anglaises, et ne recueillirent pas de moins ardentes marques de sympathie. Le surlendemain, Murat quittait Naples pour aller se mettre � la t�te de ses troupes, laissant � sa femme la r�gence du royaume. Je reviens sur quelques d�tails. Le comte de Neipperg, charg� d'une mission extraordinaire de l'Autriche, se trouvait alors � Naples. Ce personnage, qui devait, si peu de mois apr�s, jouer un r�le inattendu, �tait d�j� borgne et cachait l'oeil qu'il avait perdu sous un bandeau noir; ce qui ne l'emp�chait pourtant ni d'�tre agr�able, ni m�me de plaire. Sa conversation �tait aimable et avait de l'attrait; ses mani�res �taient nobles; il aimait passionn�ment la musique, et �tait lui-m�me un musicien consomm�. Il venait beaucoup chez Mme R�camier, et elle dut � son obligeance d'�tre tir�e de l'inqui�tude qu'elle �prouvait sur le voyage de Mme de Sta�l dont depuis plusieurs mois elle n'avait aucune nouvelle. M. de Neipperg lui annon�ait ainsi l'arriv�e de son amie � Vienne. LE COMTE DE NEIPPERG � Mme R�CAMIER. �Naples, ce 3 janvier 1814. �Le g�n�ral, comte de Neipperg, en pr�sentant ses hommages respectueux � Mme R�camier, ose lui demander la permission de se pr�senter chez elle; il a re�u, il y a peu de temps, des nouvelles de Mme de Sta�l et de sa famille; il pense qu'elles pourront int�resser Mme R�camier, et il s'empresse de les lui communiquer, sachant combien Mme de Sta�l lui porte d'affection.� Le ministre de France, M. Durand de Mareuil, venait �galement chez Mme R�camier toutes les fois qu'elle recevait; ces deux diplomates s'observaient avec beaucoup d'attention et peu de bienveillance. Un soir, c'�tait quelques jours avant la signature du trait� avec l'Autriche, Mme R�camier proposa de faire, comme chez Mme de Sta�l en Touraine, _une petite poste_. Chacun se mit autour de la table pour �crire, et M. l'ambassadeur de France commit dans le jeu, en interceptant un billet, une indiscr�tion qui e�t pu devenir ais�ment une grosse affaire. Pendant l'absence de Joachim et la r�gence de Mme Murat, un matin que la reine �tait un peu souffrante et gardait le lit, Mme R�camier arriva pour la voir, au moment o� le ministre de la justice, debout aupr�s de son lit, lui faisait signer des papiers relatifs � son d�partement. Mme R�camier s'assit � quelque distance, et la reine continua � exp�dier les affaires. Pr�te � apposer sa signature sur un acte, Mme Murat s'arr�ta et dit: �Vous seriez bien malheureuse � ma place, ch�re Madame R�camier, car voil� que je vais signer un arr�t de mort.--Ah! Madame, r�pliqua celle-ci en se levant, vous ne le signerez pas; et puisque la Providence m'a conduite aupr�s de vous en ce moment, elle voulait sauver ce malheureux.� La reine sourit, et se tournant vers le ministre: �Mme R�camier, lui dit-elle, ne veut pas que ce malheureux p�risse; peut-on lui accorder sa gr�ce?� Apr�s un court d�bat, le parti de la cl�mence remporta, et la gr�ce fut accord�e. Cette circonstance, que Mme R�camier consid�ra comme une des plus heureuses de sa vie, lui laissa un souvenir bien doux: c'�tait le d�dommagement du cr�ve-coeur �prouv� � Albano. Ce fut ainsi, qu'en toute occasion et � tous les moments de ce s�jour � Naples, la reine donna � sa compatriote exil�e les marques de la plus haute estime et de la plus affectueuse confiance; au reste, celle-ci les paya d'un bien reconnaissant attachement. Les c�r�monies de la semaine sainte rappel�rent les voyageurs � Rome o� Mme R�camier retrouva avec grande joie ses amis les _Canova_.--Deux ou trois jours apr�s le retour de l'�trang�re, les deux fr�res dont l'accueil avait �t� tr�s-affectueux, tr�s-empress�, mais empreint d'un certain air de myst�re, l'engag�rent � se rendre � l'atelier pour y voir les travaux ex�cut�s pendant son absence. Mme R�camier fut exacte au rendez-vous; l'atelier pr�sentait peu de choses nouvelles: le groupe d'Hercule et Lycas �tait pr�s d'�tre termin�, on avait mis au point certaines choses, achev� certaines autres; cependant Canova et l'abb� conservaient leur air radieux et myst�rieux. On parvint enfin dans le cabinet particulier du sculpteur, et l� encore, rien de neuf. Quand on se fut assis, Canova, qui avait eu grand'peine � se contenir jusque-l�, tira un rideau vert qui fermait le fond de la pi�ce, et d�couvrit deux bustes de femme model�s en terre: l'un coiff� simplement en cheveux, et l'autre avec la t�te � demi couverte d'un voile; l'un et l'autre reproduisaient les traits de Mme R�camier. Dans les deux bustes, le regard �tait lev� vers le ciel. �_Mira, se ho pensato a lei_,� dit Canova avec toute l'effusion de l'amiti� et la satisfaction de l'artiste qui croit avoir r�ussi. Je ne sais pas bien ce qui se passa dans l'esprit de Mme R�camier, mais quoique vivement touch�e de la gr�ce que Canova avait mise � consacrer les trois mois de son absence � s'occuper d'elle et � reproduire ses traits, cette _surprise_ ne lui fut pas tr�s-agr�able et elle n'eut pas le pouvoir de dissimuler assez vite et assez compl�tement ce qu'elle �prouvait. En vain, s'apercevant que le coeur de l'ami et l'amour-propre de l'artiste �taient �galement froiss�s, essaya-t-elle de r�parer la blessure que cette premi�re impression avait faite, Canova ne la pardonna qu'� demi. J'ignore ce qu'est devenu le buste coiff� en cheveux; pour celui qui portait un voile, Canova y ajouta une couronne d'olivier; et quand un peu plus tard, la belle Fran�aise lui demanda ce qu'il avait fait de son buste dont il n'�tait plus question, il r�pondit: �Il ne vous avait pas plu, j'en ai fait une B�atrice.� Telle est en effet l'origine de ce beau buste de la B�atrice du Dante que plus tard il ex�cuta en marbre et dont un exemplaire fut envoy� � Mme R�camier, apr�s la mort de Canova, par son fr�re l'abb�, avec ces lignes: �Sovra candido vel, cinta d'oliva, Donna m'apparve... �Dante. �Ritratto di Giulietta Recamier modellato di memoria da Canova nel 1813 e poi consacrato in marmo col nome di Beatrice.� Cependant le territoire fran�ais �tait envahi, les nouvelles devenaient de plus en plus sinistres pour Napol�on. Mme Murat en �crivant � Mme R�camier, et en lui peignant ses anxi�t�s, t�moignait un vif d�sir de la revoir encore; celle-ci se r�solut � retourner � Naples pour quelques jours, mais cette fois, et pour une course aussi rapide, elle partit sans emmener sa ni�ce; elle fit la route avec une famille anglaise et un officier de la flotte qu'elle avait connus � Naples quelques semaines auparavant, et que la curiosit� avait amen�s � Rome pour peu de jours. Elle trouva sa royale amie toujours charg�e du poids de la r�gence, et pr�occup�e des plus tristes pens�es. Sans doute le tr�ne de Joachim semblait raffermi, et l'�branlement de l'Europe le laissait debout et intact; mais la destin�e de Napol�on �tait accomplie, les troupes alli�es �taient entr�es � Paris, et ce grand capitaine, ce fr�re que Mme Murat avait quitt� tout-puissant, et pour lequel elle �prouvait, non pas seulement de l'admiration, mais de la superstition, partait pour l'�le d'Elbe! Un matin la reine encore au lit d�cachetait et parcourait une masse de lettres, de journaux, de brochures venus de France: parmi tous ces papiers se trouvait l'�crit de _Bonaparte et les Bourbons_. �Ah! dit la reine, une brochure de M. de Chateaubriand! nous la lirons ensemble.� Mme R�camier la prit, en parcourut quelques pages, et la repla�ant sur un gu�ridon, r�pondit: �Vous la lirez seule, Madame.� Deux ou trois jours apr�s, Mme R�camier prit cong� de la reine de Naples en lui exprimant une sympathie aussi vraie qu'elle devait rester fid�le. Elle reprit le chemin de Rome, et il est facile de comprendre combien elle avait h�te de revoir sa famille et Paris, dont la chute de Bonaparte lui rouvrait les portes. Mme Murat voulut la faire accompagner dans sa route que la pr�sence des brigands rendait p�rilleuse; elle confia ce soin � M. Mazois, homme r�solu et d�vou�, en m�me temps qu'architecte savant et plein de go�t. Le retour de Mme R�camier s'accomplit sans encombre; M. Mazois fut moins heureux lorsqu'il regagna seul le royaume de Naples: il fut arr�t� et d�pouill� m�me de ses v�tements. La Providence r�servait � Mme R�camier, pr�te � quitter la ville �ternelle, un de ces spectacles extraordinaires qui remplissent l'�me d'une �motion profonde et ineffa�able. Elle eut le bonheur d'assister � l'entr�e de Pie VII dans sa capitale. Du haut de gradins plac�s sous les portiques que forment � l'ouverture du _Corso_ les deux �glises qui font face � la porte du Peuple, elle vit le pontife rentrer dans Rome. Jamais foule plus compacte, plus enivr�e, plus �mue, ne poussa vers le ciel les clameurs d'un enthousiasme plus d�lirant. Les grands seigneurs romains et tous les jeunes gens de bonne famille s'�taient port�s au-devant du pape jusqu'� la Storta, dernier relais avant la ville. L�, ils avaient d�tel� ses chevaux; la voiture de gala du souverain pontife s'avan�ait ainsi tra�n�e, pr�c�d�e de ces hommes dont les figures �taient illumin�es par la joie et anim�es par la marche. Pie VII se tenait � genoux dans la voiture; sa belle t�te avait une indicible expression d'humilit�; sa chevelure parfaitement noire, malgr� son �ge, frappait ceux qui le voyaient pour la premi�re fois. Ce triomphateur �tait comme an�anti sous l'�motion qu'il �prouvait; et tandis que sa main b�nissait le peuple agenouill�, il prosternait son front devant le Dieu ma�tre du monde et des hommes, qui donnait dans sa personne un si �clatant exemple des vicissitudes dont il se sert pour �lever ou pour punir. C'�tait bien l'entr�e du souverain, c'�tait bien plus encore le triomphe du martyr. Pendant que le cort�ge fendait lentement la foule qui se reformait toujours sur ses pas, Mme R�camier et sa ni�ce quittant l'estrade et montant en voiture gagn�rent Saint-Pierre par des rues d�tourn�es. Des gradins avaient aussi �t� pr�par�s autour de la Confession. Apr�s une longue attente, elles virent enfin le saint vieillard traverser l'�glise et se prosterner devant l'autel; le _Te Deum_ retentissait sous ces immenses vo�tes, et les larmes inondaient tous les visages. Mme R�camier ne voulut point quitter Rome sans aller visiter le g�n�ral Miollis. Quand elle �tait arriv�e dans le chef-lieu du d�partement du Tibre, le g�n�ral y commandait les forces fran�aises. Il maintenait dans la garnison une discipline exacte, et sa mansu�tude et son d�sint�ressement dans ce poste militaire, s'ils n'avaient pas suffi � r�concilier les habitants avec la domination fran�aise, la leur rendaient pourtant moins odieuse. Il avait �t� fort attentif pour Mme R�camier, et n'avait pas redout�, comme certains fonctionnaires civils, de t�moigner une bienveillance aimable � une femme exil�e. Les positions �taient bien chang�es: on trouva le g�n�ral Miollis absolument seul, avec un vieux soldat qui lui servait de domestique, dans la _villa_ qu'il avait acquise et qui porte encore son nom. Il ne se disposait point � regagner la France, et parut extr�mement touch� et presque surpris de la visite de Mme R�camier: il lui dit que c'�tait la seule qu'il e�t re�ue depuis qu'il avait quitt� le commandement de Rome. Peu de jours apr�s, la voyageuse et sa petite compagne se mirent joyeusement en route pour la France. Elles pass�rent � Pont-de-Beauvoisin le jour de la F�te-Dieu. La veille on avait encore couch� en terre �trang�re, on y avait entendu la messe, et dans l'apr�s-midi, en touchant le sol de la patrie, on rencontrait les processions: Mme R�camier tout �mue dit � sa ni�ce que c'�tait l� un bon augure. Mme de Sta�l, revenue � Paris avant son amie, lui adressait, le 20 mai 1814, ce billet que Mme R�camier recevait � Lyon: Paris, le 20 mai 1814. �Je suis honteuse d'�tre � Paris sans vous, cher ange de ma vie. Je vous demande vos projets; voulez-vous que j'aille au-devant de vous � Coppet o� je veux passer quatre mois? �Apr�s tant de souffrances, ma plus douce perspective, c'est vous, et mon coeur vous est � jamais d�vou�. �J'attends un mot de vous pour savoir ce que je ferai; je vous ai �crit � Rome et � Naples. �Je vous serre contre mon coeur.� Mme R�camier s'arr�ta quelques jours � Lyon pour y prendre un peu de repos, surtout pour y voir sa belle-soeur et jouir encore de l'intimit� d'une personne pour laquelle elle avait une si tendre v�n�ration. Elle retrouvait d'ailleurs, dans cette ville, M. Ballanche et Camille Jordan. Elle se fit mettre par eux au courant, non point seulement des �v�nements qui changeaient la face de l'Europe, les gazettes et les lettres l'en avaient instruite, mais du mouvement de l'opinion. Alexis de Noailles �tait � Lyon avec le titre de commissaire royal. Il vint voir Mme R�camier, et l'ayant accompagn�e dans une f�te donn�e au palais Saint-Pierre en l'honneur du retour des Bourbons, le commissaire royal et la belle exil�e y furent l'objet d'une sorte d'ovation. Le 1er juin, Mme R�camier arrivait enfin � Paris, apr�s un exil de pr�s de trois ans qui n'avait jamais �t� r�voqu�. LIVRE III Ici commence une phase nouvelle de la vie de Mme R�camier, et se placent quelques ann�es d'une existence aussi anim�e que brillante. Elle revenait � Paris apr�s une absence de trois ans, n'ayant rien perdu de l'�clat et, pour ainsi dire, de la fleur de sa beaut�. La joie sans m�lange que lui causait ce retour la rendait radieuse; elle joignait � ce prestige toujours si puissant l'aur�ole de la pers�cution et du d�vouement; et si dans une soci�t� ordonn�e o� les rangs s'�taient de plus en plus marqu�s, elle n'eut plus, comme dans sa premi�re jeunesse et au sortir de la r�volution, des triomphes de foule et des succ�s de place publique, l'�lite de la soci�t� europ�enne lui d�cerna l'empire incontest� de la mode et de la beaut�. C'est le moment o� j'ai vu Mme R�camier mener le plus la vie du monde avec tout ce que cette vie offre de s�duction, d'agr�ment et de bruit. La situation financi�re de M. R�camier n'�tait pas sans doute ce qu'elle avait �t� avant la catastrophe qui l'avait frapp�; n�anmoins, tout en poursuivant la liquidation de sa premi�re maison, il avait renou� beaucoup d'affaires, et la confiance d'aucun de ses anciens correspondants ne lui avait fait d�faut. Mme R�camier �tait d'ailleurs en possession de la fortune de sa m�re qui s'�levait � quatre cent mille francs. Elle avait des chevaux, objet pour elle de premi�re n�cessit�, attendu qu'elle ne savait pas marcher � pied dans la rue; elle reprit une loge � l'Op�ra, et recevait ce jour-l� apr�s le spectacle. Mme R�camier retrouvait � Paris, avec tous les succ�s du monde, toutes les jouissances de l'amiti�. Mme de Sta�l y avait attendu le retour de son amie; Mathieu de Montmorency, combl� de joie par le r�tablissement de la monarchie et de la maison de Bourbon objet de son culte et de ses regrets, �tait attach� comme chevalier d'honneur � Mme la duchesse d'Angoul�me, ce type auguste du malheur et de la bont�; il devait � ce retour des princes l�gitimes le bonheur de revoir � Paris les deux amies qui lui �taient le plus ch�res. La m�me circonstance ramenait en France une autre femme, amie d'enfance de Mme R�camier, dont la proscription et l'exil l'avaient s�par�e depuis dix ans: Mme Moreau, veuve de l'illustre et malheureux g�n�ral, rentr�e en France avec la fille, dont apr�s son proc�s, Moreau, par sa lettre de Chiclane, lui annon�ait la naissance. Apr�s la mort du g�n�ral Moreau, frapp� h�las! d'un boulet fran�ais dans les rangs de l'arm�e russe, l'empereur Alexandre avait accord� � sa veuve une pension de cent mille francs. Au retour des Bourbons en France, Louis XVIII, voulant donner un t�moignage de son respect pour la m�moire du g�n�ral r�publicain, fit offrir � Mme Moreau le titre de duchesse; elle le refusa et ne voulut accepter que la dignit� qui aurait appartenu au guerrier, s'il e�t �t� vivant. On lui conf�ra donc le titre de _mar�chale de France_. C'est, je crois, la seule fois que ce titre ait �t� donn� � une femme. On voyait alors � la fois, dans le salon de Mme R�camier, trois g�n�rations de Montmorency-Laval: le vieux duc encore vivant, Adrien de Montmorency, prince de Laval, son fils, et Henri de Montmorency son petit-fils, aimable, bon et loyal jeune homme qui faisait son entr�e dans le monde, et qui e�t noblement port� un grand nom si la mort n'e�t tranch� trop t�t le fil de sa vie. Pr�sent� � Mme R�camier, il ne tarda pas � �prouver pour elle un sentiment d'admiration passionn�e. Adrien de Montmorency disait avec gr�ce, en badinant sur cette impression � laquelle n'�chappait aucune des g�n�rations de sa race: �Ils n'en mouraient pas tous, mais tous �taient frapp�s.� Le marquis de Boisgelin venait tr�s-habituellement chez Mme R�camier, ainsi que sa fille Mme de B�ranger dont le mari avait p�ri dans la campagne de Russie; elle devint, peu de temps apr�s, Mme Alexis de Noailles. On y voyait aussi la marquise de Catellan, la m�me qui dans un mouvement g�n�reux �tait venue rejoindre � Ch�lons une amie frapp�e par l'exil; la marquise d'Aguesseau et sa fille Mme Octave de S�gur; Mme de Boigne et son p�re le marquis d'Osmond qui fut nomm� ambassadeur de France � Turin; la duchesse des Cars, sa fille, la charmante marquise de Podenas et le fr�re de celle-ci, Sigismond de Nadaillac; MM. de Chauvelin, de Broglie, Armand et Paul de Bourgoing. Au milieu de tous les noms de l'ancienne monarchie, rest�s fid�les � la maison de Bourbon ou ayant servi l'empire, ceux qui dataient de la r�volution se trouvaient en assez grand nombre: au premier rang, la princesse royale de Su�de, Mme Bernadotte, qui �tait revenue habiter Paris apr�s avoir fait un essai du climat de son futur royaume, dont sa sant� n'avait pu supporter la rigueur. Elle portait en France le titre de comtesse de Gothland; Mme R�camier avait pour elle une v�ritable amiti�; c'�tait une personne bonne, s�re, modeste, uniquement sensible aux affections domestiques, que la nature n'avait point faite pour le rang supr�me: car elle n'avait aucune ambition, et d�testait la g�ne et l'�tiquette. J'aurai plus d'une fois occasion de parler d'elle. Nommons encore S�bastiani; la mar�chale Marmont, duchesse de Raguse; Mme Regnault de Saint-Jean-d'Ang�ly; j'en passe beaucoup d'autres. En aucun temps, sous aucun r�gime, je n'ai vu Mme R�camier cesser de rechercher avec empressement les vaincus de toutes les opinions: aussi son salon a-t-il toujours �t� un terrain neutre sur lequel les hommes des nuances les plus oppos�es se sont rencontr�s pacifiquement. La soci�t� fut extr�mement anim�e toute cette ann�e � Paris. Le sentiment national souffrait sans doute de la pr�sence des �trangers dans la capitale de la France, mais on se consolait, en pensant que nos troupes avaient bivouaqu� dans les palais de tous les rois du continent. D'ailleurs, la lassitude de la guerre, de la conscription et du r�gime imp�rial �tait telle, il faut bien le dire, que la chute de ce pouvoir illimit� donnait au pays entier le sentiment de la d�livrance. Le prestige de nos armes �tait encore alors si grand pour les �trangers vainqueurs, qu'ils semblaient �tonn�s eux-m�mes de leur victoire, et, dans l'attitude de leurs soldats comme dans celle de leurs souverains, il y avait, vis-�-vis de la nation fran�aise, une nuance tr�s-sensible de d�f�rence et de respect; elle disparut � la seconde invasion. Nous gardions encore en 1814 toutes les conqu�tes des arts; nous les perd�mes apr�s les Cent-Jours. Ce fut chez Mme de Sta�l que Mme R�camier rencontra, pour la premi�re fois, le duc de Wellington. Ici je retrouve, non point un fragment achev� du manuscrit de Mme R�camier, mais un sommaire de ce qu'elle voulait �crire sur ses rapports avec le g�n�ral anglais. Je crois devoir l'ins�rer, sauf � compl�ter par quelques explications les circonstances indiqu�es dans ces notes. LE DUC DE WELLINGTON. SOMMAIRE. �Enthousiasme de Mme de Sta�l pour le duc de Wellington.--Je le vois chez elle pour la premi�re fois.--Conversation pendant le d�ner.--Une visite qu'il me fait le lendemain. Mme de Sta�l le rencontre chez moi. Conversation sur lui apr�s son d�part.--Les visites de lord Wellington se multiplient.--Son opinion sur la popularit�. Je le pr�sente � la reine Hortense.--Soir�e chez la duchesse de Luynes. Conversation avec le duc de Wellington devant une glace sans tain.--M. de Talleyrand et la duchesse de Courlande. Empressement de M. de Talleyrand pour moi. �loignement que j'ai toujours eu pour lui. Mme de Boigne m'arr�te au moment o� je sortais suivie du duc de Wellington.--Continuation de ses visites. Mme de Sta�l d�sire que je prenne de l'influence sur lui. Il m'�crit de petits billets insignifiants qui se ressemblent tous.--Je lui pr�te les lettres de Mlle de Lespinasse qui venaient de para�tre. Son opinion sur ces lettres.--Il quitte Paris.--Je le revois apr�s la bataille de Waterloo. Il arrive chez moi le lendemain de son retour. Je ne l'attendais pas: trouble que me cause cette visite.--Il revient le soir et trouve ma porte ferm�e. Je refuse aussi de le recevoir le lendemain.--Il �crit � Mme de Sta�l pour se plaindre de moi. Je ne le revois plus.--Sa situation et ses succ�s dans la soci�t� de Paris. On le dit tr�s-occup� d'une jeune Anglaise, femme d'un de ses aides de camp.--Retour de Mme de Sta�l � Paris. D�ner chez la reine de Su�de avec elle et le duc de Wellington que je revois alors. Sa froideur pour moi, son occupation de la jeune Anglaise. Je suis plac�e � d�ner entre lui et le duc de Broglie. Il est maussade au commencement du d�ner, mais il s'anime et finit par �tre tr�s-aimable. Je m'aper�ois de la contrari�t� qu'�prouve la jeune Anglaise plac�e en face de nous. Je cesse de causer avec lui et m'occupe uniquement du duc de Broglie.--Je ne vois plus le duc de Wellington que tr�s-rarement. Il me fait une visite � l'Abbaye-aux-Bois � son dernier voyage � Paris.� Mme R�camier avait �t� certainement flatt�e de l'hommage que lord Wellington lui rendait; mais toute la gloire militaire et toute l'importance politique du noble duc ne le lui faisaient trouver ni anim�, ni amusant, et, quoi qu'en p�t dire Mme de Sta�l, elle ne chercha point � exercer un empire que le g�n�ral anglais e�t sans doute facilement subi. Lorsqu'au lendemain de la bataille de Waterloo, le duc de Wellington se pr�senta chez Mme R�camier, elle convient elle-m�me que cette visite inattendue la troubla. Ce trouble �tait l'effet d'un sentiment patriotique d'autant plus honorable que la personne qui l'�prouvait, proscrite par Bonaparte, �tait en droit de se r�jouir de la d�faite de celui qui avait �t� son pers�cuteur. Le duc de Wellington se m�prit sur l'�motion de Mme R�camier; il crut qu'elle �tait caus�e par l'enthousiasme, et c'est alors qu'il lui dit, en parlant de Napol�on: �Je l'ai bien battu.� Ce propos, dans la bouche d'un homme tel que lord Wellington, r�volta Mme R�camier, et elle lui fit fermer sa porte. Les fanfaronnades n'�taient point, il faut le reconna�tre, dans l'humeur et dans les habitudes du duc de Wellington; mais � ce moment de sa carri�re, il n'�chappa pas � l'enivrement du succ�s. On peut se rappeler qu'apr�s la bataille de Waterloo, il se fit ouvrir � l'Op�ra la loge royale dans laquelle il aurait, avec ses aides de camp, assist� au spectacle, si les murmures du parterre indign� ne l'eussent averti de l'inconvenance qu'il commettait. Je trouve parmi les billets, qualifi�s, � bon droit, d'_insignifiants_, du vainqueur de Waterloo, celui-ci o� il est en effet question des lettres de Mlle de Lespinasse: Paris, le 20 octobre 1814. �J'�tais tout hier � la chasse, Madame, et je n'ai re�u votre billet et les livres qu'� la nuit, quand c'�tait trop tard pour vous r�pondre. J'esp�rais que mon jugement serait guid� par le v�tre dans ma lecture des lettres de Mlle Espinasse, et je d�sesp�re de pouvoir le former moi-m�me. Je vous suis bien oblig� pour la pamphlete de Mme de Sta�l. �Votre tr�s-ob�issant et fidel serviteur �WELLINGTON�. Le style et l'orthographe ne prouvent pas dans ce h�ros une grande habitude de la langue fran�aise: quant � ce qu'il appelle _la pamphlete_ de Mme de Sta�l, ce ne peut �tre que son ouvrage sur l'Allemagne qui parut en effet en 1814. Ce fut pendant les premiers mois de la Restauration, que Mme R�camier, d'apr�s le d�sir que lui avait exprim� la reine Hortense d'�tre mise en rapport avec le g�n�ralissime de l'arm�e anglaise, lui pr�senta le duc de Wellington. L'imp�ratrice Jos�phine, non plus que sa fille, n'avait point quitt� Paris apr�s la chute de Napol�on; elle re�ut m�me l'empereur Alexandre � la Malmaison. Elle �tait morte le 27 mai 1814 avant le retour de Mme R�camier � Paris. Quant � la reine Hortense, elle avait accept� du roi Louis XVIII l'�rection en duch� de sa terre de Saint-Leu, et elle en portait le titre. Mme R�camier avait connu la duchesse de Saint-Leu avant son �l�vation au tr�ne; c'�tait une personne inoffensive, bonne et g�n�reuse pour ceux qui l'entouraient, dont les go�ts �taient aimables, les mani�res �l�gantes, et qui eut toujours plus d'ambition qu'elle n'en avoua. Dans le courant de ce m�me �t�, la duchesse de Saint-Leu d�sira r�unir chez elle � la campagne Mme de Sta�l, Mme R�camier et le prince Auguste de Prusse. J'ai sous les yeux le billet par lequel Mme de Sta�l s'entend avec son amie sur ce projet. Le voici: �La reine de Hollande nous invite � d�jeuner pour demain, ch�re amie; voulez-vous que nous y allions t�te � t�te? Mais il faudrait partir � dix heures.--Je serai chez vous ce soir � onze heures. Au reste, je pense que peut-�tre un autre jour vous conviendrait mieux, parce qu'elle nous inviterait � d�ner, ce qui serait plus commode. �� ce soir. Je vous ai attendue hier jusqu'� minuit.� Ce fut en effet un d�ner. Mme de Sta�l et Mme R�camier se rendirent ensemble � Saint-Leu, le prince Auguste les y rejoignit et on y trouva de plus M. de Latour-Maubourg, M. de Lascour et la duchesse de Frioul. La duchesse de Saint-Leu proposa avant le d�ner une promenade � ses h�tes en voiture d�couverte. Un point de vue de la vall�e rappelant � Mme de Sta�l un paysage d'Italie, elle exprima avec sa vivacit� accoutum�e son admiration pour la nature et le soleil du midi. �Avez-vous donc �t� en Italie?� lui demanda la reine Hortense. �Et Corinne, Corinne!� s'�cri�rent tout d'une voix les personnes pr�sentes. La duchesse de Saint-Leu rougit en s'apercevant de sa distraction et la conversation prit un autre tour. Apr�s le d�ner on fit de la musique: la reine chanta une romance qu'elle avait compos�e pour son fr�re Eug�ne. Puis on parla de l'empereur Napol�on. Mme de Sta�l interrogeait assez volontiers et parfois d'une fa�on intempestive. Elle adressa � la reine Hortense quelques questions de ce genre qui la d�concert�rent visiblement. Mme de Sta�l, dont la sant� �tait d�j� fort �branl�e, alla passer l'automne � Coppet. Elle avait en 1811 contract� un mariage secret avec un jeune officier de vingt-sept ans, remarquablement beau, du caract�re le plus noble, et qui (lorsqu'elle le connut � Gen�ve) semblait mourant des suites de cinq blessures qu'il avait re�ues. M. de Rocca, c'est le nom du jeune homme auquel elle s'�tait unie, l'avait accompagn�e dans le long voyage que fit entreprendre � Mme de Sta�l le besoin d'�chapper aux pers�cutions imp�riales, et lorsque la chute de Bonaparte lui permit de rentrer en France, elle y revint avec ses enfants et avec M. de Rocca; il se mourait de la poitrine. On ne pouvait voir sans attendrissement ce jeune homme qu'il fallait soutenir et presque porter dans les visites qu'il faisait avec Mme de Sta�l; il �tait pourtant destin� � lui survivre une ann�e. Depuis sa rentr�e en France, Mme R�camier entretenait une correspondance suivie avec la reine de Naples (Caroline Murat). Au mois d'octobre de cette ann�e 1814, les souverains qui formaient la Sainte-Alliance se r�unirent en congr�s � Vienne, pour y r�gler le sort du monde et y convenir des bases du nouvel �quilibre de l'Europe. Murat n'�tait pas sans inqui�tude sur les r�solutions qui pourraient �tre prises au congr�s relativement au royaume de Naples, et il d�sira, non sans raison, que dans cette r�union de souverains o� ses droits � la couronne seraient attaqu�s, ces m�mes droits fussent expos�s et d�fendus. La reine de Naples �crivit � Mme R�camier pour lui demander de la diriger dans le choix d'un publiciste qu'on chargerait de la r�daction d'un m�moire �tendu, destin� � �clairer le congr�s et � disposer les souverains en faveur du roi Joachim. Cet �crivain de talent dont la reine de Naples r�clamait les services, Mme R�camier le trouvait dans sa soci�t� la plus habituelle; parmi les personnes qu'elle voyait sans cesse: elle pensa tout de suite � Benjamin Constant et le proposa. Lorsqu'elle fut assur�e que ce choix �tait accept� par la cour de Naples, elle indiqua � M. de Constant un rendez-vous, afin de lui expliquer ce qu'on demandait de lui, et de lui remettre les documents qui devaient le guider dans son travail. Mme R�camier connaissait Benjamin Constant depuis plus de dix ans, et je trouve dans une lettre qu'il lui adressait le 18 f�vrier 1810 un passage qui exprime bien la nature du rapport qui existait entre eux avant la premi�re restauration. �Je suis venu passer quelque temps au milieu des neiges et de ma famille. Dans le temps o� nous vivons on ne saurait trop s'enterrer. D'ailleurs tous mes voeux tendent au repos et les devoirs le donnent. Je travaille comme vous � devenir d�vot, et je me crois plus avanc�: il y a moins de gens qui aient int�r�t � s'opposer � mes progr�s dans ce genre. �Dans les derniers temps de mon s�jour � Paris, vous me traitiez bien en �tranger. C'est mal, car je suis de vos amis le plus d�sint�ress� peut-�tre, ce n'est pas un m�rite, mais aussi celui qui aurait le plus vif d�sir de vous voir heureuse, et qui vous suit des yeux avec le plus d'�motion, quand vous planez, comme vous le faites encore, entre le ciel et la terre. Je crois que le ciel l'emportera, et n'ayant malheureusement rien � gagner � ce que vous soyez mondaine, je suis pour le ciel. Adieu, madame, mille voeux et mille hommages. �BENJAMIN CONSTANT.� Dans l'entretien que Mme R�camier assigna � Benjamin Constant et dont le tr�ne de Murat �tait le sujet, elle eut envie de plaire et n'y r�ussit que trop. Benjamin Constant �tait une cr�ature tr�s-mobile, tr�s-in�gale, chez laquelle une rare et brillante intelligence n'avait pas rendu les notions morales plus nettes ni plus puissantes. Les passions dans lesquelles il avait us� sa vie avaient beaucoup plus enflamm� sa t�te que touch� son coeur, mais il y avait contract� le besoin et l'habitude des agitations; il les cherchait partout, m�me dans le jeu. Apr�s une conversation de deux heures, il sortit de chez Mme R�camier la t�te follement mont�e. Tout l'hiver s'�coula pour Benjamin Constant dans le trouble de ce sentiment insens�, car il n'eut jamais la moindre esp�rance, et Mme R�camier, qui rendait une enti�re justice � la sup�riorit� de son esprit, avait l'aversion de son scepticisme. Les int�r�ts de Joachim et de Mme Murat, dont Mme R�camier s'occupait avec une active reconnaissance, exigeaient qu'elle conf�r�t souvent avec l'�crivain charg� de faire valoir leur cause, et il est certain que Benjamin Constant se servait de ce pr�texte pour obtenir de la voir plus souvent. Lorsque la r�daction du m�moire fut termin�e, le gouvernement napolitain fit offrir � Benjamin Constant vingt mille francs et une d�coration; en m�me temps on lui proposait de se rendre � Vienne pour y d�fendre les int�r�ts et les droits qu'il avait expos�s avec tant de talent, mais cette mission devait rester secr�te. Benjamin Constant � son tour demandait, par l'entremise de Mme R�camier, � �tre envoy� avec un caract�re ostensible. Cette pr�tention ne pouvait �tre admise, et voici la lettre par laquelle la reine de Naples expliquait les raisons de son refus. LA REINE CAROLINE (MURAT) � MADAME R�CAMIER. �On ne peut faire tout ce que vous d�sirez pour l'auteur du manuscrit. Si je pouvais causer un quart d'heure avec vous, je vous en aurais bient�t convaincue. Mais si vous voulez y r�fl�chir seulement un instant, vous avez trop d'esprit, trop de sens, votre t�te est trop parfaitement organis�e pour ne pas sentir toute l'importance des raisons qui s'y opposent. D'abord le danger de m�contenter les ministres charg�s de cette affaire; de plus, la nation tout enti�re qui regarderait comme un affront pour elle qu'un �tranger f�t charg� de ses int�r�ts; enfin jusqu'au roi de France qui pourrait dire qu'on offre un refuge, un asile, un point de ralliement � tout ce qui a �t� grand patriote, et en prendre pr�texte pour tourmenter; et cela dans un moment o� il nous faut absolument du calme. �J'esp�re cependant que Benjamin Constant sera content des propositions[31] qui lui seront faites et qu'il ira l�-bas, qu'il soutiendra nos int�r�ts, et que nous vous devrons l'attachement � notre cause d'un homme dont les talents nous seront tr�s-utiles.� Cependant Bonaparte avait quitt� l'�le d'Elbe, et la nouvelle de son d�barquement � Cannes r�pandait la consternation dans Paris. J'ai encore le souvenir vif et pr�sent du trouble que cet �v�nement, qui remettait en question le sort de la France, causa parmi les amis de Mme R�camier, et de la matin�e o� Mme de Sta�l venant lui dire adieu et l'exhortant � partir comme elle, � ne point affronter leur commun pers�cuteur, rencontrait chez elle la mar�chale Moreau qui, elle aussi, s'enfuyait en Angleterre, la duchesse de Mouchy, la duchesse de Raguse, etc., etc. Dans l'�motion d'un pareil moment, la plupart de ces adieux se faisaient dans l'antichambre. Il est certain, que pour tous ceux qui n'�taient point amis du despotisme militaire, la nouvelle du d�barquement � Cannes fut re�ue comme l'annonce d'un grand danger pour le pays et pour la libert�. Benjamin Constant, dont les principes politiques avaient toujours �t� oppos�s au gouvernement despotique (son attitude dans le tribunat en t�moigne assez; son beau livre de l'_Esprit de conqu�te_ en t�moigne plus encore), Benjamin Constant dont les amis les plus chers avaient �t� pers�cut�s par Napol�on, devait voir avec aversion le retour de l'ordre de choses qu'il avait toujours combattu. Il fit para�tre le 19 mars, dans le _Journal des D�bats_, son fameux article, protestation �loquente du droit contre la force, dont la derni�re phrase a �t� si souvent cit�e: �Parisiens! non, tel ne sera pas notre langage, tel ne sera pas du moins le mien. J'ai vu que la libert� �tait possible sous la monarchie, j'ai vu le roi se rallier � la nation. Je n'irai pas, mis�rable transfuge, me tra�ner d'un pouvoir � l'autre, couvrir l'infamie par le sophisme, et balbutier des mots profanes pour racheter une vie honteuse.� On a beaucoup dit, on a r�p�t�, on a imprim� que le d�sir de plaire � Mme R�camier avait �t� le seul motif qui fit �crire � Benjamin Constant cet article; on se trompe et on le calomnie. Benjamin Constant avait �t� fid�le aux principes de sa vie enti�re en exprimant sa r�pugnance pour la tyrannie; ce qu'il faut regretter, c'est la faiblesse qui l'emp�cha de quitter Paris, ou qui l'y fit revenir au bout de quelques heures. C'est en consentant � voir Napol�on, c'est en s'exposant � la s�duction du g�nie par lequel il se laissa fasciner, c'est en se laissant nommer au conseil d'�tat pendant les cent jours, que Benjamin Constant donna la triste mesure de sa faiblesse. �Depuis ce moment, a dit M. de Chateaubriand, Benjamin Constant porta au coeur une plaie secr�te; il n'aborda plus avec assurance la pens�e de la post�rit�; sa vie attrist�e et d�fleurie n'a pas peu contribu� � sa mort. Dieu nous garde de triompher des mis�res dont les natures �lev�es ne sont point exemptes! Les faiblesses d'un homme sup�rieur sont ces victimes noires que l'antiquit� sacrifiait aux dieux infernaux, et pourtant ils ne se laissent jamais d�sarmer.� Seule peut-�tre de tous les exil�s, Mme R�camier ne voulut point quitter Paris: elle ne croyait pas devoir se condamner elle-m�me � se s�parer une seconde fois de son pays et de ses amis. Elle re�ut presque en m�me temps le billet qu'on va lire, et une lettre de Naples. LA REINE HORTENSE � Mme R�CAMIER. �23 mars 1815. �J'esp�re que vous �tes tranquille, que vous ne quittez pas Paris o� vous avez des amis, et que vous vous reposez sur moi du soin de vos int�r�ts. Je suis persuad�e que je n'aurai m�me pas l'occasion de vous prouver combien je serais bien aise de vous �tre utile. C'est bien ce que je d�sire; mais dans toute circonstance, comptez sur moi et croyez que je serai heureuse de vous prouver les sentiments que je vous ai vou�s. �HORTENSE.� LA REINE DE NAPLES � Mme R�CAMIER. �Naples 1815, mars. �Ma ch�re Juliette, voici encore une occasion de vous �crire particuli�rement, quoique je sache que vous avez peu de temps, et que, brillante et recherch�e, c'est faire crier tout Paris que de vous d�rober quelques moments en vous for�ant � lire et � r�pondre � mes longues lettres. J'ai besoin de compter � jamais sur votre amiti�. Je d�sire aussi que votre petite Am�lie se souvienne de moi; parlez-lui en quelquefois, afin que si jamais je la revois, je ne sois pas pour elle une �trang�re. �Je serais tr�s-heureuse de poss�der ici votre aimable amie[32]: � ce titre elle aura d�j� droit � mon affection, et son esprit et son m�rite lui assurent mon estime et ma consid�ration. Pour vous, mon aimable Juliette, si quelques circonstances que je ne d�sire certainement pas, mais qui peuvent peut-�tre arriver, vous engageaient � voyager, venez ici, vous y trouverez dans tous les temps une amie bien sinc�re et bien affectionn�e. On dit ici beaucoup de choses: mandez-moi ce qui est, parlez-moi longuement de tout. Nous sommes ici tr�s-calmes, tr�s-tranquilles, et il serait � d�sirer que tout le monde le f�t autant. �Je rouvre ma lettre. Je viens de recevoir des nouvelles bien alarmantes. On dit Paris tout en r�volution, le roi perdu, etc., etc, enfin tout sens dessus dessous. N'oubliez pas que vous, votre famille, votre amie, avez ici des amis qui seront heureux de vous recevoir. Vous y trouverez amiti�, service et protection. Dites � M. de Rohan qu'il sera re�u et trait� ici avec sa famille, comme il l'a �t� quand il �tait seul. �Nous sommes extr�mement tranquilles ici. L'�tat de la France et de tous les autres pays o� sont rentr�s les anciens souverains nous a fait grand bien. Le peuple nous aimait et nous aime franchement. Il a de plus les exemples des malheurs, des vengeances et des autres infortunes qu'entra�ne un changement. Ils redoutent plus que jamais tout ce qui pourrait tendre � leur rendre Ferdinand. D'ailleurs, il faut le dire, les souverains actuels s'occupent du bien de leurs sujets; ils ont de bonnes troupes et un bon chef qu'il ne serait pas facile de d�placer; tout nous fait donc pr�sager un avenir tranquille, et j'en suis d'autant plus heureuse, qu'il m'offre la certitude de pouvoir vous offrir un port assur� contre les orages de la vie. Il me serait doux de faire quelque chose qui puisse vous prouver, ainsi qu'� vos amis, l'�tendue et la force de mon attachement. �CAROLINE.� Le succ�s fatal et passager qui, apr�s le d�barquement de Napol�on � Cannes, l'amena sans obstacle et presqu'en triomphe au palais des Tuileries, changea les dispositions de Murat. Il �tait depuis la paix avec son arm�e dans les L�gations romaines, il en sortit pour faire une diversion en faveur de son beau-fr�re dont il embrassait de nouveau le parti. Sans cette r�solution qui fut sa perte, il est bien pr�sumable que Joachim serait rest� roi de Naples comme Bernadotte est mort roi de Su�de. Quoi qu'il en soit, les Autrichiens effray�s offrirent � Murat des conditions qu'il refusa; le baron de Frimont prit alors l'offensive, repoussa les troupes napolitaines et les mena tambour battant jusqu'� Macerata. Les Napolitains se d�band�rent, Murat rentra seul et d�sesp�r� dans Naples. Le lendemain un bateau le mena vers l'�le d'Ischia; rejoint en mer par quelques officiers de son �tat-major, il fit voile avec eux pour la France. Il abordait au Golfe Juan le 25 mai 1815, � dix heures du soir. Napol�on, non-seulement ne voulut pas le voir et ne le laissa pas venir � Paris, mais il le rel�gua dans une maison de campagne aupr�s de Toulon en une sorte de captivit�. Apr�s la bataille de Waterloo, et lorsque Napol�on eut pour la seconde fois perdu l'empire dans cette rapide et brillante aventure des cent jours qui co�ta si cher � la France, Murat, pass� d'abord en Corse avec des contrebandiers, y r�unit quelques serviteurs et tenta avec eux un d�barquement sur la c�te de Naples. Jet� dans le golfe de Sainte-Euph�mie par l'orage qui avait dispers� sa flottille le 8 octobre 1815, il essaya de soulever la population; mais trahi, entour� et pris, Murat fut conduit au ch�teau de Pizzo. Une commission militaire le condamna � mort; et le 13 du m�me mois, cet homme d'une valeur h�ro�que terminait en soldat, et avec un noble courage, une destin�e dont les circonstances extraordinaires semblent emprunt�es � quelque r�cit d'invention. Mme Murat, qui �tait rest�e � Naples avec ses enfants lors du d�part de son mari, montra une fermet� d'�me admirable. Les Autrichiens allaient para�tre, on attendait la fr�gate qui ramenait de Sicile le roi Ferdinand; un intervalle entre les deux autorit�s pouvait livrer la ville � toutes les horreurs du d�sordre: la r�gente persista � y demeurer, et l'aspect du palais illumin� maintint le peuple dans le calme. Au milieu de la nuit, Mme Murat rejoignit par une issue secr�te la fr�gate qui devait l'emporter loin de ce beau royaume. Elle croisa dans le golfe le b�timent qui portait Ferdinand. Quelques ann�es plus tard, Mme R�camier alla visiter � Trieste cette reine exil�e dont le souvenir ne s'�tait point effac� de son coeur. Mais ne devan�ons pas les temps. La Providence a inflig� aux gens de notre g�n�ration le spectacle des plus tristes et des plus fr�quentes r�volutions. � chacun de ces changements nous avons �t� t�moins de la violence des partis, de l'ardeur des r�actions et de l'�pret� avec laquelle l'opinion triomphante cherche � fl�trir les vaincus. Il n'en fut pas autrement en 1815, malgr� la mansu�tude et la magnanimit� des princes de la maison de Bourbon. Mme R�camier resta fid�le � la mod�ration de son caract�re; elle ne souffrit pas plus alors qu'elle ne le permit � aucune �poque de nos troubles civils, que son salon e�t une couleur exclusive. Royaliste, mais amie de la libert�, elle continua � recevoir tous ceux auxquels les portes de sa maison avaient �t� une fois ouvertes. Il lui arrivait alors ce qui arrive � tous les esprits impartiaux: chacune des opinions exag�r�es lui disait alternativement, en lui parlant du parti oppos�, _vos amis les lib�raux_ ou _vos amis les ultra_. Benjamin Constant lui �crivait le 19 juin 1815: �Les nouvelles paraissent �tre affreuses pour nous, excellentes pour vos amis; d'apr�s vos principes, c'est le cas d'une visite � la reine Hortense. C'est encore plus le cas d'�tre bonne pour moi, car je vais �tre dans une f�cheuse position, si tant est qu'une position soit mauvaise quand elle n'influe pas sur le coeur. Faites donc votre m�tier de noblesse et de g�n�rosit� envers moi.� Il est certain que la disgr�ce et le malheur avaient pour Mme R�camier la m�me sorte d'attrait que la faveur et la fortune en ont d'ordinaire pour les �mes vulgaires, et chez elle cette disposition ne se d�mentit en aucune circonstance. Avec les souverains alli�s, revenus pour la seconde fois dans notre pauvre pays, �tait arriv�e � Paris une femme qui jouissait � cette �poque d'une faveur marqu�e aupr�s de l'empereur Alexandre. La baronne de Kr�dner, dont la jeunesse avait �t� tr�s-romanesque, mais qui n'�tait plus alors domin�e que par un mysticisme aussi exalt� que sinc�re, s'�tait trouv�e � une �poque ant�rieure en relation avec Mme R�camier; elle d�sira la revoir en 1815, et celle-ci, dont la curiosit� n'�tait pas moindre, se rendit avec empressement � ce d�sir. Mme de Kr�dner habitait un h�tel du faubourg Saint-Honor�, voisin de l'�lys�e qu'occupait l'empereur de Russie. Chaque jour Alexandre, en traversant le jardin, se rendait incognito chez elle et �changeait avec elle des th�ories et des pens�es o� l'illuminisme religieux tenait plus de place encore que la politique; ces t�te-�-t�te se terminaient toujours par la pri�re. Mme de Kr�dner avait �t� fort jolie. Elle n'�tait plus jeune, mais elle conservait de l'�l�gance; la bonne gr�ce de sa personne la sauvait du ridicule que son r�le d'_inspir�e_ e�t facilement pu lui donner. Sa bont� �tait r�elle, sa charit� et son d�sint�ressement sans bornes. Le cr�dit qu'on savait qu'elle exer�ait sur l'esprit de l'empereur de Russie ajoutait � la curiosit� qu'on avait de voir et d'entendre cette mani�re de proph�tesse. Tous les soirs son salon s'ouvrait � la foule des adeptes, des curieux et des courtisans. Rien n'�tait plus singulier que ces r�unions qui d�butaient par la pri�re et s'achevaient dans le mouvement et les conversations mondaines. L'action de Mme de Kr�dner �tait conciliante et secourable. Elle prit en grande compassion Benjamin Constant qu'elle avait connu en Suisse et qu'elle retrouvait � Paris accabl� sous le poids d'une r�probation universelle. Un soir, � l'une des r�unions les plus nombreuses de ce bizarre sanctuaire, la pri�re �tait d�j� commenc�e (c'�tait Mme de Kr�dner qui habituellement l'improvisait et elle ne le faisait pas sans �loquence), tous les assistants �taient � genoux, Benjamin Constant comme les autres. Le bruit d'une personne qui survenait lui fait lever la t�te, et il reconna�t Mme la duchesse de Bourbon accompagn�e de sa suite. Les regards de la princesse tombent sur le publiciste, et le voil� qui, par embarras de l'attitude et du lieu o� il est surpris, inquiet de l'impression que la duchesse de Bourbon ne pouvait manquer d'en recevoir, se prosterne bien davantage, de sorte que son front touchait quasi la terre; en m�me temps il se disait: � coup sur, la princesse doit penser et se dire: Que fait l� cet hypocrite? Benjamin Constant vint chez Mme R�camier en sortant de la r�union, et ce fut lui qui raconta tr�s-ga�ment son aventure. Un des d�fauts de ce rare esprit �tait de se moquer de tout et de lui-m�me. Mme R�camier alla souvent chez Mme de Kr�dner, et quelquefois son arriv�e y donna des distractions � l'assembl�e; Benjamin Constant fut charg� un jour de lui �crire ceci: �Jeudi, �Je m'acquitte avec un peu d'embarras d'une commission que Mme de Kr�dner vient de me donner. Elle vous supplie de venir la moins belle que vous pourrez. Elle dit que vous �blouissez tout le monde, et que par l� toutes les �mes sont troubl�es et toutes les attentions impossibles. Vous ne pouvez pas d�poser votre charme, mais ne le rehaussez pas.� Mme de Kr�dner tenait beaucoup pourtant � la pr�sence de Mme R�camier, et une autre fois elle lui adressait ce billet: �1815. Mardi soir. �Ch�re amie, comme il ne viendra peut-�tre personne ce soir � la pri�re, puisqu'il pleut, remettriez-vous � demain de venir? Je crois que cela vous arrangera aussi � cause du temps. J'aurai le bonheur, j'esp�re, cher ange, de vous embrasser demain et de causer avec vous. �Agr�ez mes hommages. �B. DE KR�DNER.� En quittant Paris, Mme de Kr�dner se rendit en Suisse; elle �crivit de Berne � la femme dont elle avait toujours appr�ci� la gr�ce et la bont�. Je donne ici sa lettre. Le jargon mystique dans lequel elle est �crite, s'il a tous les caract�res de la sinc�rit�, est au moins piquant dans la bouche de l'auteur de _Val�rie_: �Berne, le 12 novembre 1815. �Qu'il me tarde, ch�re et aimable amie, d'avoir de vos nouvelles, et que je suis occup�e de vous et de votre bonheur qui ne sera assur� que quand vous serez enti�rement � Dieu. �C'est ce que je lui demande quand, prostern�e devant le Dieu de mis�ricorde, je l'invoque pour vous; il a touch� votre coeur par sa gr�ce; et ce coeur, que toutes les illusions et tous les biens de la terre n'ont pu satisfaire, a entendu l'appel. Non, vous ne balancerez pas, ch�re amie. Les troubles que vous �prouvez souvent, le n�ant du monde, le besoin de quelque chose de grand, d'immense et d'�ternel qui venait tour � tour vous faire peur, vous r�clamer et vous agiter, tout cela me disait que vous vous prononceriez tout � fait. �Je vous exhorte � �tre fid�le � ces grands mouvements que vous �prouviez, � ne pas vous laisser distraire; une amertume affreuse serait la suite de cette infid�lit� � la gr�ce. Demandez, aux pieds de Christ, la foi de l'amour divin, demandez et vous obtiendrez, et une sainte terreur vous dira combien la vie est grande, et combien est immense cet amour du Sauveur qui mourut pour nous arracher � la juste punition du p�ch� que chacun de nous a m�rit�e. Ah! puissions-nous voir notre Dieu qui se fit homme pour mourir pour nous, puissions-nous le voir avec un coeur bris�, et pleurer au pied de cette croix de ne l'avoir pas aim�. Loin de nous rejeter, ses bras s'ouvriront pour nous recevoir; il nous pardonnera, et nous conna�trons enfin cette paix que le monde ne donne pas. �Que fait ce pauvre Benjamin? En quittant Paris, je lui �crivis encore quelques lignes et lui envoyai quelques mots pour vous, ch�re amie; les avez-vous re�us? Comment va-t-il? Ayez beaucoup de charit� pour un malade bien � plaindre, et priez pour lui. Notre voyage a �t� heureux. Dieu merci. La Suisse me repose, elle est si belle et si calme au milieu des troubles de cette Europe si boulevers�e. J'ai le bonheur d'�tre avec mon fils � Berne, et nous faisons les plus belles promenades du monde en nous disant des choses bien tendres, car nous nous aimons beaucoup. Dieu l'a tellement guid� et prot�g�, qu'il a fait les plus belles affaires et les plus difficiles pour les autres, � merveille. Il est rare d'avoir � son �ge tout ce qui distingue et tout ce qui convient aux autres, dans une place qui n'�tait pas facile; enfin je n'ai qu'� remercier le Seigneur. Je ne d�sesp�re pas de vous voir au milieu des Alpes qui valent mieux que tous les salons du monde. Je suis charm�e d'apprendre par Mme de Lezay que vous la voyez. C'est un ange, elle vous aime beaucoup et pourra vous �tre utile, car elle a fait de grands pas dans la plus grande des carri�res. ��crivez-moi � B�le, ch�re amie, tout simplement mon adresse, puis, � remettre chez M. Kellner. Dites-moi bien tout, pensez que je vous aime si tendrement. Voyez-vous M. Delbel[33]? c'est un homme bien excellent. Je d�sire beaucoup que Benjamin le voie. Je vous recommande ma pauvre Polonaise, Mme de Lezay la conna�t. Ma fille et moi vous prions d'agr�er nos tendres hommages. �Toute � vous, �B. DE KR�DNER. �Encore une fois, ch�re amie, je recommande � votre �me charitable notre pauvre B., c'est un devoir sacr�.� M. Ballanche, retenu � Lyon par les devoirs de se pi�t� filiale et par les int�r�ts de son imprimerie, vint dans le courant de l'�t� passer quelques semaines � Paris. Son d�sir le plus vif, son aspiration de tous les moments tendaient � le fixer dans la ville habit�e par Mme R�camier. Il fut pr�sent� par elle � toutes les personnes qui formaient sa soci�t�. L'apparition de ce philosophe alors inconnu, de cet �crivain dont la renomm�e n'avait point encore publi� le nom, et dont l'ext�rieur un peu �trange, l'absence d'empressement et le peu de facilit� � se faire valoir ne r�v�laient pas d'abord la sup�riorit�, causa au premier aspect une certaine surprise dans ce monde �l�gant, �clair�, mais frivole. Toutefois il y fut mis promptement � la place qui lui appartenait, et il repartit r�solu de h�ter la conclusion du trait� par lequel, son p�re et lui ayant c�d� leur imprimerie � M. Rusand, il serait libre de s'�tablir dans la capitale. M. Ballanche �crivait � Mme R�camier qu'il venait de quitter: �Lyon, ce 30 septembre 1815. �Vous avez la bont� de m'interroger sur mes affaires particuli�res. Tout est convenu entre M. Rusand et nous. Il a �t� oblig� de faire encore un voyage � Paris; et nous sommes oblig�s de g�rer en son absence. � son retour, il nous restera � r�gler nos comptes, � clore nos inventaires, � faire mille petites choses qui entrent dans l'ensemble d'un �tablissement aussi compliqu�. Mon p�re et ma soeur ne sont �loign�s ni l'un ni l'autre de transporter ailleurs nos p�nates, pourvu que nous soyons r�unis; c'est tout ce qu'ils d�sirent. J'avoue n�anmoins que je n'envisage pas sans quelque inqui�tude un tel changement d'habitudes pour eux. �Parmi les motifs que vous avez la bont� de me pr�senter pour fixer mon s�jour � Paris, je n'admets point du tout les int�r�ts de ce que vous appelez mon talent. � cet �gard je n'ai pas les m�mes raisons que je trouve pour Camille Jordan. Je ne suis point un �crivain politique. Je ne suis pas non plus un �rudit ni un peintre de moeurs. Je connais la nature de mon talent: il n'a besoin en aucune fa�on du s�jour de la capitale. Il existe tout entier dans mes affections et dans mes sentiments. Paris n'est pas plus n�cessaire � mon talent qu'� moi-m�me. C'est vous, et non point Paris, qui m'�tes n�cessaire.� Il n'�tait point facile en effet � M. Ballanche de se transplanter. Les affaires, les int�r�ts de famille la sant� de sa soeur, la crainte de troubler les habitudes de son vieux p�re qu'il aimait tendrement, ces mille liens l'encha�n�rent jusqu'en 1817. La tristesse, en attendant, avait envahi son �me et ses lettres expriment un profond d�couragement. Il s'exprime ainsi: �Le 22 janvier 1816. �Je vous remercie bien du tendre int�r�t que vous avez la bont� de me conserver. Vous me demandez compte de ma mani�re d'�tre actuelle. Je vis au jour le jour, je laisse mon avenir se faire tout seul. Ce n'est point par d�sint�ressement de moi-m�me, c'est par n�cessit�. La sant� de ma soeur s'est am�lior�e sensiblement, mais elle est dans un �tat de tristesse et de susceptibilit� qui me fait une peine infinie. J'ai tout lieu de craindre que cette crise de tristesse et de d�go�t du monde ne conduise ma pauvre soeur dans un clo�tre. Si ma soeur se retire au clo�tre, ma place est aupr�s de mon p�re, et mon p�re vient d'entrer dans sa soixante-neuvi�me ann�e. Ainsi, comme vous voyez, je ne d�pends plus de moi, je ne puis former aucun projet, mon avenir ne m'appartient plus. �Je vous le jure dans toute la sinc�rit� de mon �me, il ne reste en moi de sentiment vif que l'amiti� que je vous ai vou�e. J'ai besoin de savoir par vous, le plus souvent qu'il sera possible, que ce sentiment ne fera pas encore mon malheur. J'avoue que, toutes les fois que j'y pense, j'en �prouve une sorte de terreur dont je ne suis pas le ma�tre. Il me vient souvent dans l'id�e que vous croyez avoir de l'attachement pour moi, mais que vous n'en avez r�ellement pas. Cette pens�e est un tourment ajout� � tous mes autres tourments. Vos lettres me font un bien infini, mais ce bien ne dure pas. Vous �tes si bonne, et vous avez une telle bienveillance pour les �tres souffrants, que je me range tout de suite dans la classe de ces �tres souffrants vers lesquels vous aimez � descendre. C'est par piti� et par condescendance que vous me t�moignez de l'int�r�t; ensuite vous vous faites illusion � vous-m�me, parce que les bons coeurs sont sujets � cette sorte de duperie. Pardon et mille fois pardon, mais vous avez sollicit� ma confiance; et m�me, il faut bien que je vous le dise, pour �tre vrai jusqu'au bout: en commen�ant cette lettre, je n'ai pas eu le projet de vous �crire tant de choses. �La vie est pleine d'amertumes; heureusement le temps coule, et les douleurs s'en vont avec lui. �Faites-moi toujours part de vos projets, pour que je puisse au moins m'y associer par la pens�e. Je trouverai bien le moyen de faire une petite course pour vous entrevoir, si je ne puis vous voir tout � mon aise; il n'y a plus pour moi que cet espoir: sans cela je ne sais ce que je deviendrais.� M. Ballanche n'avait raison qu'� demi lorsqu'il disait de lui-m�me qu'il n'�tait point �un �crivain politique.� Sans doute il ne fut jamais un publiciste: la disposition de son g�nie qui lui faisait tout g�n�raliser s'opposait � ce qu'il s'appliqu�t � la controverse d'un fait actuel ou � une discussion pratique; mais il fut anim� toute sa vie du plus sinc�re patriotisme; il avait pour les hommes un amour immense, et la France � ses yeux ne cessa jamais de personnifier l'humanit�. Il la consid�rait comme charg�e par la Providence d'une mission de civilisation et de progr�s. Les probl�mes de l'ordre social �taient ceux dont sa pens�e se pr�occupait le plus habituellement, et dans ces ann�es de luttes et de discussions qui suivirent la Restauration et ouvrirent une si large carri�re au libre mouvement des intelligences, la n�cessit� de fonder les institutions et le repos de la France sur l'alliance du pass� et de la soci�t� nouvelle �tait devenue pour lui une sorte de conviction religieuse: cette g�n�reuse passion du bien public et ce d�sir de l'apaisement des partis inspira successivement � M. Ballanche son beau livre des _Institutions sociales_, _le Vieillard et le Jeune Homme_, et enfin _l'Homme sans nom_. Au milieu de ces pr�occupations g�n�rales et de ces tristesses particuli�res, M. Ballanche perdit son p�re le 20 octobre 1816. Il annon�ait en ces termes cette mort � Mme R�camier. �Ce 31 octobre 1816. �Il s'est d�j� pass� douze jours depuis ce cruel �v�nement. Le coup a �t� terrible sans doute, mais le courage ne m'a point manqu�. Le devoir qui m'�tait impos� de surveiller l'effet de la douleur sur ma pauvre soeur a fait que j'ai moins senti ma propre douleur. C'est comme un r�ve p�nible, et je commence � me r�veiller. Nos amis ont �t� parfaits. Mon p�re �tait aim� et v�n�r�; on le lui a bien montr�, ou plut�t on l'a bien montr� � ses enfants. L'homme le plus modeste et le plus d�pourvu d'ambition a eu le cercueil le plus entour� d'hommages. Il avait v�cu comme un homme de bien, il est mort comme un juste. Il s'est connu jusqu'au dernier moment; ainsi pour lui, les portes de l'�ternit� se sont ouvertes en m�me temps que celles de la vie se fermaient. Il est entr� dans l'autre monde en continuant de prier pour ses enfants qu'il laissait dans celui-ci. Sa mort n'a point �t� douloureuse, son �me s'est d�tach�e paisiblement. �Je ne voulais pas vous �crire cette triste nouvelle. J'avais charg� Dugas-Montbel de vous l'annoncer de vive voix. L'int�r�t que vous avez la bont� de me porter me faisait craindre de vous frapper trop vivement. �La maladie de mon p�re a dur� cinquante jours. Pas un de ces jours n'a �t� sans inqui�tude; d�s le premier moment, je fus frapp� par l'aspect de la mort. Je cherchais bien � me dissimuler � moi-m�me le danger qui m'�tait �vident, mais j'y r�ussissais peu. Je n'ai eu r�ellement de l'espoir que dans les derniers jours, c'est-�-dire lorsque la mort habitait d�j� en lui. Il y a comme un dernier �panouissement de la vie qui trompe les plus habiles.� Apr�s la mort de son p�re, M. Ballanche ne fut point libre encore de quitter Lyon; il passa plusieurs mois aupr�s de sa soeur, et ne suivit enfin le voeu de son coeur, en venant se fixer irr�vocablement � Paris, qu'apr�s avoir assur� autant qu'il �tait en lui, sinon le bonheur, au moins le repos de cette soeur. Il arriva � Paris dans le courant de l'�t� de 1817. Mme de Sta�l avait pass� l'hiver de 1816 en Italie. Elle �tait vivement inqui�te de la sant� de M. de Rocca, et avait �t� chercher pour lui un climat plus doux que celui de la France ou de la Suisse. Sa sant� � elle-m�me d�clinait visiblement. Ce fut � Pise que s'accomplit le mariage de sa fille, Albertine de Sta�l, avec le duc de Broglie. Elle parlait de cet �v�nement de famille avec une touchante �motion � l'amie dont le d�vouement s'�tait toujours associ� � ses joies et � ses douleurs, dans une lettre dat�e de Pise le 17 f�vrier 1816. �Combien je suis touch�e, ch�re et belle, de la lettre que mon fils m'a apport�e, et plus encore de la lettre qui m'est arriv�e ce matin! Ce qui rend impossible de ne pas vous aimer, c'est cette source d'amiti� qui rena�t toujours dans le d�sert, c'est-�-dire quand vos amis ont plus besoin de vous que de coutume. Mon fils et M. de Broglie sont arriv�s, et c'est mardi prochain � midi que nous faisons la double c�r�monie catholique et protestante en italien et en anglais. �Le coeur me bat de la c�r�monie: Albertine est heureuse, _lui_ s'y attache tous les jours plus vivement, et moi j'ai pris une estime toujours croissante pour son caract�re. �Je vous �crirai mardi en sortant de la c�r�monie. Et puis-je �tre �mue, sans que votre image m'apparaisse? Adieu.� Et dans une autre lettre �crite quelques jours plus tard: �Notre mariage s'est extr�mement bien pass�, ch�re Juliette; aucune �motion de la vie ne peut se comparer � celle-l�, surtout avec la liturgie anglaise. �Mais ce qui vaut mieux que des impressions, c'est qu'il n'est pas un moment o� je ne m'attache plus � M. de Broglie. Toute sa conduite a �t� d'une d�licatesse et d'une sensibilit� v�ritables. Son caract�re est vertueux, et je b�nis Dieu et mon p�re, qui m'a obtenu de ce Dieu de toute bont� un ami pour ma fille aussi digne d'estime et de sentiment.� Revenue � Paris � la fin de 1816, Mme de Sta�l effraya ses amis par le spectacle de son changement. Sa faiblesse �tait excessive; elle n'obtenait le sommeil et on ne calmait ses douleurs que par l'opium. Mme R�camier, profond�ment inqui�te pour la sant� de son amie, n'�tait pas moins alarm�e par l'�tat de maladie de sa cousine, Mme de Dalmassy. Elle n'e�t consenti en pareille situation � s'�loigner ni de l'une ni de l'autre; cependant elle d�sirait donner � sa cousine le calme de la campagne et la vue d'un jardin, en conservant la possibilit� de voir Mme de Sta�l tous les jours. C'est alors qu'on lui indiqua � Montrouge le pavillon de La Valli�re, qui appartenait � M. Amaury Duval, de l'Acad�mie des inscriptions, et dont le parc �tait encore presque intact; elle le loua pour la saison. On conservait peu d'esp�rance de sauver Mme de Sta�l, mais la mort la plus pr�vue surprend toujours. Le 14 juillet vers midi, le duc de Laval (Adrien de Montmorency) et sa tante, la duchesse de Luynes, arriv�rent au pavillon de La Valli�re. Cette visite, � une heure inaccoutum�e, donna � Mme R�camier la pens�e qu'un malheur l'avait frapp�e; en effet Mme de Sta�l avait cess� de vivre. Le duc de Laval fit alors lire � l'amie qui voulait douter de son malheur le billet par lequel M. de Schlegel avait deux heures auparavant annonc� � M. Mathieu de Montmorency cette irr�parable perte. M. SCHLEGEL � M. DE MONTMORENCY. �Monsieur, je suis charg� de vous apprendre une funeste nouvelle. Votre illustre et immortelle amie s'est endormie pour toujours ce matin � cinq heures. Si vous venez chez nous, vous verrez une maison remplie de deuil et de d�solation. �SCHLEGEL.� Mathieu de Montmorency avait fait passer ce billet � son cousin Adrien et y avait ajout� ces mots: �Re�u sur les neuf heures ce fatal 14 juillet. Cher ami! quelle nouvelle! Hier � onze heures j'ai quitt� sa maison et sa pauvre fille; on esp�rait une nuit tranquille. Je suis boulevers�! J'ai absolument besoin de solitude, je ne veux voir que toi, et te parler de Mme R�camier. �Viens et rapporte-moi cela.� Je n'essaierai pas de peindre la douleur de Mme R�camier; dans ce coeur capable d'affections si profondes, la mort ne pouvait affaiblir la vivacit� du d�vouement; l'amie enlev�e � sa tendresse devenait pour elle l'objet d'un culte. La mort la consacrait par une sorte d'apoth�ose, et la pens�e de Mme R�camier ne cessait de s'attacher � tout ce qui pouvait faire vivre et perp�tuer la m�moire qui lui �tait ch�re. C'est ainsi qu'elle inspira au prince Auguste de Prusse l'id�e de consacrer par le tableau de Corinne, dont nous vous avons d�j� parl�, une des cr�ations de Mme de Sta�l. Le prince h�r�ditaire de Saxe-Weimar, que Mme R�camier avait rencontr� � Ems, �tant venu � Paris en 1845, vint la chercher � l'Abbaye-au-Bois, et, ne l'ayant pas rencontr�e, pr�t � retourner en Allemagne, lui fit demander � lui adresser ses adieux. Le comte de Grave, attach� par le roi Louis-Philippe � la personne du prince pendant son s�jour � Paris, �crivait, au nom de Son Altesse Royale, le billet suivant � Mme R�camier: ��lys�e-Bourbon, 21 mai 1845. �Madame, �S. A. R. le prince h�r�ditaire de Saxe voudrait, avant de quitter Paris, vous faire ses adieux; vous voyez que le souvenir de vos bont�s et de votre gracieuse r�ception � Ems a fait sur son esprit l'impression la plus durable. Le prince, qui assistera aujourd'hui � une s�ance de la chambre des pairs, compte profiter de ce bon voisinage pour se rendre chez vous vers cinq heures. Je m'empresse de vous en pr�venir _cette fois_, en vous priant d'agr�er avec votre bienveillance ordinaire, Madame, l'expression bien sinc�re de mon plus respectueux hommage. �Le comte DE GRAVE.� Les souvenirs du s�jour de Mme de Sta�l � Weimar sont encore vivants dans la noble famille du grand-duc, et le jeune prince, fid�le aux traditions de sa maison, avait �t� heureux de conna�tre l'amie de la femme illustre � laquelle sa grand'm�re avait inspir� une reconnaissance respectueuse. Il s'entretint avec Mme R�camier, comme il l'avait d�j� fait � Ems, de ces souvenirs et voulut bien prendre avec elle un engagement qu'il a daign� tenir avec fid�lit�, celui d'envoyer � Mme R�camier, lorsqu'il serait rentr� � Weimar, une copie de la correspondance de la grande-duchesse, sa grand'm�re, la m�me qui fut l'amie de Schiller, de Goethe et de Herder, avec Mme de Sta�l. Voici la lettre dont Son Altesse Royale accompagnait l'envoi de cette correspondance: LE GRAND-DUC H�R�DITAIRE DE SAXE-WEIMAR � Mme R�CAMIER. �Weymar, ce 28 octobre 1846. �Madame, �Ce n'est pas sans une sorte d'inqui�tude et d'embarras que je prends de nouveau la libert� de vous importuner d'une lettre accompagnant l'envoi de la correspondance de Mme de Sta�l. Il y a si longtemps que je vous ai annonc� ces papiers, que je ne trouve pas de paroles pour exprimer la confusion que me fait �prouver ce retard. Tout en esp�rant en votre indulgence, Madame, je me permettrai cependant de remarquer qu'outre le temps exig� pour une copie tr�s-exacte, la personne charg�e de ce travail, d�sirant le rendre aussi complet que possible, a t�ch� de ranger les lettres d'apr�s leurs dates. Ce soin, tr�s-n�cessaire sans doute parce qu'elles �taient en d�sordre, n�cessita des recherches �tendues, et c'est ainsi que plusieurs mois s'�coul�rent. Je tenais enfin ces copies et j'allais vous les exp�dier, lorsqu'une indisposition survint et me retint. Comme tout le monde a sa dose d'�go�sme, je ne me fais pas de scrupule d'avouer franchement la mienne, en vous disant que je ne voulais ni ne pouvais me refuser le plaisir de vous �crire, Madame, en exp�diant les lettres. �J'�prouve une joie sinc�re en vous communiquant ces documents qui vous retraceront le souvenir d'une tendre amie et d'une des gloires de notre si�cle. Quant � moi, � qui a �t� refus� le bonheur d'approcher ce g�nie immortel, j'ai parcouru ces papiers avec un respect que m'inspiraient � la fois ses traces et l'image de ma grand'm�re ch�rie que je retrouvais sans cesse. Les lettres vous parleront de cette Allemagne que Mme de Sta�l a aim�e et appr�ci�e, elles vous parleront de Weimar aussi. Le contentement qu'elle exprime, et qu'elle para�t y avoir �prouv�, semble avoir �t� tout r�ciproque. Si la lecture des lettres de Mme de Sta�l, si votre premier s�jour d'Allemagne, vous inspiraient le d�sir, Madame, de revoir ce pays, veuillez ne pas oublier que si � Weimar nous sommes fiers d'�prouver les sentiments que je viens d'exprimer, nous serions heureux de vous en offrir le t�moignage. Laissez-moi penser, Madame, quoique bien peu connu de vous, que je puis cependant esp�rer que vous croirez � toute la joie que m'a caus�e la r�ception de votre lettre; laissez-moi du moins vous l'exprimer en y ajoutant l'assurance de ma plus profonde reconnaissance. Je ne puis terminer cette lettre sans vous prier de vouloir bien me rappeler au souvenir de M. de Chateaubriand, et d'accepter les compliments dont le chancelier de M�ller m'a charg� pour vous. Mais surtout, Madame, je d�sirerais demander pour moi la continuation de vos bont�s et de votre bienveillant int�r�t qui m'a rendu si heureux et, j'ose dire, si fier. �Votre tr�s-humble et tr�s-ob�issant serviteur, �CHARLES-ALEXANDRE, �Grand-duc h�r�ditaire de Saxe.� Les regrets que la mort de Mme de Sta�l inspira � Mathieu de Montmorency ne furent ni moins profonds ni moins durables. J'en retrouve une trace touchante dans les papiers que la duchesse Mathieu de Montmorency, apr�s la mort de son mari et dans le d�sespoir de cette perte, donna � Mme R�camier. Je reproduis ici cette note, t�moignage admirable de sollicitude religieuse et de fid�lit� aux affections. NOTE TROUV�E DANS LES PAPIERS DE M. DE MONTMORENCY. �Au Val, 14 juillet 1823, 6e anniversaire de la mort de Mme de Sta�l; �t� o� j'ai joui de toute la libert� que me donnaient ma sortie du minist�re et le voyage de Madame. �_Elle_ �crivait de Su�de � son amie intime qui est aussi la mienne, en parlant de moi: �Il n'y a point d'absence pour les �tres religieux, parce qu'ils se retrouvent dans le sentiment de la pri�re.� �_Elle_ a dit � sa fille: �Le myst�re de l'existence, c'est le rapport de nos fautes avec nos peines. Je n'ai jamais eu un tort, qu'il n'ait �t� la cause d'un malheur.� �_Elle_ a �crit dans son dernier ouvrage: �La pri�re est la vie de l'�me...� �_Elle_ a �crit dans les _Dix ann�es d'exil_, en parlant de moi: �Je ne l�ve jamais les yeux au ciel sans penser � mon ami, et j'ose croire aussi que dans ses pri�res il me r�pond.� �Durant les longues insomnies de sa derni�re maladie, elle r�p�tait sans cesse l'_Oraison dominicale_ pour se calmer; elle avait appris � go�ter l'_Imitation de J�sus-Christ_. �Mme Necker a dit dans son int�ressante notice: �Le juge supr�me �valuera tout. Il sera cl�ment envers le g�nie.� C'est aupr�s du lit de douleur de Mme de Sta�l, et bien peu de mois avant la mort de cette femme illustre, que M. de Chateaubriand rencontra Mme R�camier; mais ce ne fut qu'en 1818, au retour des eaux d'Aix-La-Chapelle, o� Mme R�camier avait retrouv� le prince Auguste de Prusse, que M. de Chateaubriand commen�a � venir assid�ment chez elle. L'admiration enthousiaste que lui inspirait le talent de l'�crivain, le prestige d'une gloire �clatante et pure, ajoutaient � la s�duction que la gr�ce et la distinction des mani�res de M. de Chateaubriand ont constamment et partout exerc�e: il eut bient�t conquis la premi�re place dans le coeur, ou tout au moins dans l'imagination de Mme R�camier. Les amis plus anciens, plus d�vou�s, plus d�sint�ress�s, comme M. de Montmorency et M. Ballanche, ne virent pas sans ombrage l'ascendant d'une affection dont la prudente amiti� de Mathieu redoutait les orages et les in�galit�s. M. Ballanche en vrai po�te, en homme que la Muse seule pouvait distraire ou consoler, voulait que Mme R�camier entrepr�t un travail litt�raire. Il proposa une traduction de P�trarque, et ce travail fut commenc�. Les fragments de cette traduction, qui occupa plusieurs soir�es de l'�t� de 1819, se trouvent dans les papiers de Mme R�camier, �crits par elle-m�me pour la plupart et quelques-uns de la main de l'auteur de la _Paling�n�sie sociale_. Quoiqu'il n'e�t point quitt� Paris, M. Ballanche �crivait � cette �poque presque chaque matin � Mme R�camier, chez laquelle il d�nait tous les jours, et pr�s de laquelle s'�coulaient toutes ses soir�es. Je donne ici quelques-uns des billets �crits � cette date; ils feront mieux p�n�trer que tout ce que je pourrais dire dans l'intimit� des personnages que j'essaie de peindre. M. BALLANCHE � Mme R�CAMIER. �1818. Jeudi. �Oui, j'esp�re encore pour vous de beaux jours, mais point de ceux que vous sembliez regretter, des jours de calme, de repos, de douces occupations. La po�sie et la musique charmeront les loisirs que vous vous serez faits. La renomm�e apprendra � raconter de vous des choses nouvelles. Vous r�v�lerez cette partie de vous-m�me qui jusqu'� pr�sent est rest�e inconnue au monde. Peut-�tre aussi parviendrez-vous � faire trouver en moi des choses qui y sont enfouies. Avec quel bonheur j'accueillerais la pens�e de l�guer un nom � l'avenir, si c'�tait � vous que je le devrais! J'en suis certain, s'il y a quelque chef-d'oeuvre de cach� dans le secret de mon �me, c'est vous seule qui pouvez faire qu'il se r�alise. J'ai, comme vous, besoin de calme et de repos: j'ai besoin d'�tudes tranquilles, de paisibles loisirs. C'est vous qui me procurerez tout cela. Votre pr�sence si pleine de charme, les doux reflets de votre �me seront pour moi une inspiration puissante; vous �tes une po�sie tout enti�re, vous �tes la po�sie m�me. Votre destin�e � vous est d'inspirer, la mienne est d'�tre inspir�. Une occupation vous fera du bien; votre imagination souffrante et r�veuse a besoin d'un aliment. Soignez votre sant�, m�fiez-vous de vos nerfs: vous �tes un ange qui s'est un peu fourvoy� en venant sur une terre d'agitation et de mensonge. �Je vous �crirai tous les jours, vous me ferez un plaisir infini toutes les fois que vous pourrez me r�pondre. Je ne vous parlerai pas de moi, parce que vous connaissez tous mes sentiments, mais je vous parlerai beaucoup de vous, parce que je veux enfin vous faire conna�tre � vous-m�me, vous r�v�ler les tr�sors que vous avez et que vous ignorez.� LE M�ME �Mercredi. �Je ne puis assez vous engager � persister dans les bonnes dispositions o� vous �tes relativement � un travail litt�raire: seulement je voudrais que vous prissiez sur vous de lutter un peu plus contre les difficult�s de P�trarque. Les deux v�ritables monuments po�tiques de l'Italie sont le Dante et P�trarque. Je dis les deux v�ritables monuments, dans ce sens, qu'il y a � d�chiffrer et � expliquer. Il y a l� des choses � r�v�ler et qui ne sont pas vues par tous. Avec la connaissance de la langue, on parvient � conna�tre l'Arioste, le Tasse, M�tastase; cela ne suffit pas pour P�trarque ni pour le Dante. On trouve dans ces deux po�tes, outre la langue italienne, une autre langue po�tique dont l'intelligence est quelquefois refus�e aux Italiens eux-m�mes. Le travail que je voudrais que vous fissiez pour P�trarque a �t� fait pour le Dante, mais nul n'a os� encore lutter contre les difficult�s du premier. Ce travail vous ferait un honneur infini. Je voudrais plus, je voudrais que vous-m�me vous fissiez le discours pr�liminaire. Je ne me r�serverais qu'un travail d'�diteur, qui, tout modeste qu'il serait, ne laisserait pas de me faire un grand honneur, sans parler m�me de la portion de gloire qui r�sulterait pour moi d'une telle association avec vous. Non, vous ne vous connaissez pas; nul ne sait l'�tendue de ses facult�s avant d'en avoir us�.� LE M�ME. �Vendredi. �[...] �... J'ai �t� quatorze ans de ma vie persuad� qu'il n'y avait en moi aucun talent r�el, et alors non-seulement je me tenais fort en arri�re, mais m�me je ne faisais aucun effort pour sortir de cette nullit�. Ce n'�tait point du d�couragement, c'�tait la conviction intime et compl�te que je manquais des facult�s n�cessaires. Apr�s _Antigone_, j'ai �t� persuad� de m�me que ma pauvre petite carri�re litt�raire �tait finie; je croyais avoir trouv� cela par hasard. C'�tait une r�v�lation que j'avais �t� assez heureux pour saisir, mais que j'aurais pu laisser �chapper. Maintenant je suis tout pr�t � retomber dans le m�me �tat, et vous seule pouvez m'en tirer. L'�tude et le travail me p�sent, il faut que vous m'y accoutumiez. Les encouragements que je vous donne doivent me profiter � moi-m�me; ce n'est qu'avec vous que je puis prendre le go�t de l'�tude et du travail. �Comment voulez-vous, en effet, que j'aie quelque confiance en moi, si vous n'en avez pas en vous, vous que je regarde comme si �minemment dou�e? Le genre de mon talent, je le sais, ne pr�sente aucune surface: d'autres b�tissent un palais sur le sol, et ce palais est aper�u de loin; moi, je creuse un puits � une assez grande profondeur, et l'on ne peut le voir que lorsqu'on est tout aupr�s. Votre domaine � vous est aussi l'intimit� des sentiments; mais, croyez-moi, vous avez � vos ordres le g�nie de la musique, des fleurs, des longues r�veries et de l'�l�gance. Cr�ature privil�gi�e, prenez un peu de confiance, soulevez votre t�te charmante et ne craignez pas d'essayer votre main sur la lyre d'or des po�tes. �Ma destin�e � moi tout enti�re consiste peut-�tre � faire qu'il reste quelque trace sur cette terre de votre noble existence. Aidez-moi donc � accomplir ma destin�e. Je regarde comme une chose bonne en soi que vous soyez aim�e et appr�ci�e lorsque vous ne serez plus. Ce serait un vrai malheur qu'une si excellente cr�ature ne pass�t que comme une ombre charmante. � quoi servent les souvenirs, si ce n'est pour perp�tuer ce qui est beau et bon?� LE M�ME. �Lundi. �Je ne sais, mais il me semble que je dois para�tre en ce moment comme un homme pr�occup� d'une id�e fixe. Mes lettres vous disent toujours la m�me chose. J'ai, il faut l'avouer, bien de la peine � vous inspirer, au point o� je l'ai moi-m�me, le sentiment de votre sup�riorit�. Cependant il est tr�s-vif en moi, et surtout tr�s-vrai. Il est des femmes qui ont une grande puissance d'imagination, d'autres une grande finesse de tact, d'autres un esprit tr�s-d�licat; mais de toutes les femmes qui ont �crit, nulle n'a r�uni � la fois toutes ces qualit�s diverses. Tant�t c'est la raison qui manque, tant�t c'est l'�tendue et la profondeur du sens moral; en vous la r�verie, la gr�ce, le go�t, seraient toujours d'accord: je suis s�duit d'avance par une harmonie si parfaite. Je voudrais que mille autres connussent ce qu'il m'est si facile de deviner. Il vous sera donn� de faire comprendre ce qu'est en soi la beaut�; on saura que c'est une chose toute morale: il ne sera plus permis de douter que c'est un reflet de l'�me. Voil� ce qui explique ce qu'il y a d'immortel dans la beaut�. Si Platon vous e�t connue, il n'aurait pas eu besoin d'une m�taphysique si subtile pour exprimer ses id�es � ce sujet; vous lui auriez rendu sensible une v�rit� qui fut toujours myst�rieuse pour lui. Ce rare g�nie aurait eu un titre de plus � l'admiration des hommes.� � la m�me �poque, dans les m�mes circonstances et sous l'empire des m�mes inqui�tudes, M. de Montmorency �crivait � Mme R�camier: M. MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER. �Lundi soir, � minuit. �J'ai ouvert avec une grande �motion ce billet qui vaut mieux que cet incroyable silence, cette froideur subite que je ne savais ni qualifier ni expliquer. Pourquoi vous dire tout ce que j'en ai �prouv�? Il me semble que ce n'�tait pas un mauvais sentiment qui me faisait craindre de provoquer moi-m�me une explication et me plaindre le premier. Mais quel droit n'avais-je pas cependant de d�tester les premiers fruits de ces choses mauvaises que je ne veux pas caract�riser, soit coquetterie ou sentiment? Avec quelle promptitude elles vous donnent, j'ose le dire, un v�ritable tort envers un ami vrai et sinc�re! Ces regards d'hier au soir ont s�rement �t� involontaires, ils ont �chapp� � un vif int�r�t d'inqui�tude, � une profonde occupation de ce qui vous int�resse. Pardon de ces regards, de ces paroles qu'il y a de la bont� � vous � vouloir bien craindre, et dont je me dis quelquefois que je n'ai nullement le droit. Mais je me trompe, j'ai la conscience d'avoir tous les droits, au nom du plus pur des sentiments, au nom d'une amiti� qui voudrait �tre aussi constante que vive, et qui ne d�sire que votre bonheur sur cette terre et au del�. Peut-�tre cette affection pure et inalt�rable vaut-elle bien toutes ces illusions passag�res qui vous fascinent en ce moment. �J'accepte toutes les promesses que vous daignez me faire, si vous voulez r�ellement les ex�cuter; mais je ne sais pas m�me ajourner mon amiti�: que dites-vous de l'avoir d�j� perdue? �Il m'en co�terait, si vous le vouliez absolument, plus que je ne pourrais vous le dire. Mais ce sentiment, qui a plus qu'aucun autre le privil�ge de quelque chose de constant et d'invariable, ne doit pas conna�tre ces suspensions, ces variations trop communes dans certaines occupations fugitives. �J'�tais tout pein�, tout honteux aujourd'hui, et vis-�-vis des autres et vis-�-vis de moi-m�me, de ce changement subit dans vos mani�res. Ah! Madame, quel rapide progr�s a fait en quelques semaines ce mal qui vous fait craindre vos plus fid�les amis! Cette pens�e ne vous fait-elle pas fr�mir? Ah! recourez, il en est toujours temps, � Celui qui donne la force, quand on le veut bien, de tout gu�rir, de tout r�parer. Dieu et un coeur g�n�reux peuvent tout ensemble. Je le supplie du fond de mon �me, et par l'hommage de tous mes voeux, de vous soutenir, de vous �clairer, de vous emp�cher, par un secours puissant, d'enlacer de vos propres mains un lien malheureux qui en ferait d'autres encore que vous.� Il ne faudrait point voir dans le langage attrist� et presque s�v�re des deux amis dont le coeur �tait si profond�ment d�vou�, une simple jalousie d'affection; leur inqui�tude �tait plus noble et plus d�sint�ress�e. Ce qu'ils redoutaient l'un et l'autre, c'�tait que le repos de Mme R�camier ne f�t troubl� par le contact d'une existence sans cesse agit�e; ils s'effrayaient des in�galit�s de caract�re d'un homme que les succ�s m�mes de son talent n'avaient jamais d�fendu de la plus incroyable m�lancolie. Objet d'une sorte d'idol�trie pour ses contemporains, et plus particuli�rement encore g�t� par l'enthousiasme des femmes, M. de Chateaubriand, souverain par le g�nie, avait subi les inconv�nients de tous les pouvoirs absolus: on l'avait enivr� de lui-m�me. Mais ces nuages ne devaient point durer: la parfaite droiture de l'�me de Mme R�camier, les tr�sors de sympathie et de d�vouement dont le ciel l'avait dou�e, r�tablirent la bonne harmonie; j'en trouve le t�moignage dans cette lettre �crite quelques semaines apr�s celle que nous avons cit�e plus haut. M. DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER. �Ch�teau de la Forest, ce 27 juillet. �S'il a jamais �t� pressant de r�parer ses torts, de retirer et d'abjurer ses reproches, c'est lorsqu'on a re�u une lettre aussi parfaite que la v�tre, aimable amie. La mienne �tait � peine partie par notre courrier ordinaire, que j'ai vu arriver cette charmante petite �criture. Un premier remords m'a saisi; il a augment�, et s'est empar� de mon �me tout enti�re, quand j'ai lu les touchantes confidences de votre amiti�, les triomphes de votre raison et toutes les pens�es m�lancoliques que je n'ai pas le courage de vous reprocher, quand elles n'aboutissent qu'� vous faire aimer notre pauvre Val, et � me faire accorder un privil�ge exclusif d'admission et de consolation. J'en suis fier pour l'amiti�, et il me tarde d'aller exercer ce doux privil�ge. Je vous ai mand� aujourd'hui m�me que lundi s�rement j'irais vous voir o� vous seriez, et je suis ravi que ce soit au Val. Encore une fois, pardonnez ma lettre de ce matin. Mais convenez qu'elle �tait bien naturelle. Pas un mot de vous, pas un mot de ce qui m'int�ressait si vivement. Je n'ai �cout� que ces sentiments d'int�r�t et de jalousie, que vous pardonnerez � l'amiti�. Adieu. Mille hommages � vos pieds, sans oublier Am�lie, que je me repr�sente partageant votre solitude. Adieu, adieu. Persistez dans vos g�n�reuses r�solutions et adressez-vous � celui qui seul peut les fortifier et les r�compenser.� On peut dire hardiment que Mme R�camier a �t� l'amie par excellence. Priv�e par la destin�e des affections qui d'ordinaire remplissent et absorbent le coeur des femmes, elle porta dans le seul sentiment qui lui f�t permis une ardeur de tendresse, une fid�lit�, une d�licatesse sans �gales. La v�racit� de son caract�re et en m�me temps sa profonde discr�tion donnaient � son commerce une s�curit� pleine de charmes. Consult�e dans les affaires les plus importantes et souvent les plus d�licates, son avis �tait toujours empreint de mod�ration autant que de dignit�. Son action sur les esprits fut toujours adoucissante, et le r�le qu'elle voulut constamment remplir fut celui de calmer, au lieu d'exciter ou d'aigrir. Quelquefois irr�solue dans les petites choses, elle avait dans les grandes circonstances une promptitude de d�cision singuli�re. L'automne de 1818 et tout l'�t� de 1819 s'�coul�rent pour Mme R�camier dans la gracieuse solitude de la Vall�e-aux-Loups, qu'elle avait lou�e de moiti� avec M. de Montmorency. Je trouve, dans une lettre de la duchesse de Broglie du 19 juillet 1819, un passage relatif � cette association: �Je me repr�sente votre petit m�nage du Val-de-Loup comme le plus gracieux du monde. Mais quand on �crira la biographie de Mathieu dans la Vie des saints, convenez que ce t�te-�-t�te avec la plus belle et la plus admir�e femme de son temps sera un dr�le de chapitre. _Tout est pur pour les purs_, dit saint Paul, et il a raison. Le monde est toujours juste; il devine le fond des coeurs. Il ajoute au mal, mais il ne l'invente jamais; aussi je crois que l'on perd toujours sa r�putation par sa faute.� M. de Chateaubriand en �tait r�duit � vendre cette petite maison d'Aulnay qu'� son retour de la Terre Sainte il avait pris plaisir � b�tir, ce parc dont il avait plant� tous les arbres; et, � la honte du parti auquel son d�vouement avait �t� si profitable, non-seulement les royalistes ne surent pas s'entendre pour les lui conserver, mais il avait grand'peine � trouver un acheteur. En attendant, M. de Chateaubriand avait �t� heureux de voir ce riant asile, que malgr� son peu d'importance il ne lui �tait pas possible de garder, occup� par Mme R�camier. Elle-m�me, charm�e de ce lieu, formait le projet d'en devenir propri�taire de moiti� avec le vicomte de Montmorency, mais un dernier revers de fortune devait l'atteindre cette m�me ann�e. M. R�camier, qui avait recommenc� les affaires, n'y fut pas heureux, et cette fois la fortune de sa femme, qu'elle avait engag�e g�n�reusement, mais imprudemment, dans ces nouvelles sp�culations, subit un �chec de cent mille francs. Peu de mois auparavant, confiante dans une position qui, pour �tre moins consid�rable que celle dont M. R�camier l'avait fait jouir dans le pass�, lui semblait par l� m�me assur�e, car elle ne la tenait que de la fortune de sa m�re, elle avait achet� un h�tel de la rue d'Anjou et s'y �tait �tablie avec son p�re et le vieil ami de son p�re, avec M. R�camier et sa jeune ni�ce Am�lie. Cette maison �l�gante et nullement somptueuse avait un jardin; M. de Chateaubriand en parle en ces termes dans ses M�moires. �Dans ce jardin, il y avait un berceau de tilleuls entre les feuilles desquels j'apercevais un rayon de lune lorsque j'attendais Mme R�camier: ne me semble-t-il pas que ce rayon est � moi, et que, si j'allais sous les m�mes abris, je le retrouverais? Je ne me souviens gu�re du soleil que j'ai vu briller sur bien des fronts.� Mme R�camier n'habita que bien peu de mois cette maison, sa premi�re propri�t� personnelle, o� sa pens�e s'�tait complue et o� elle avait cru se pr�parer tout un long avenir d'existence calme au milieu d'heureuses amiti�s. L'impression qu'elle re�ut de ce nouveau revers de fortune, � une �poque de sa vie qui n'�tait plus la jeunesse, fut sombre; mais elle ne s'en laissa point abattre et prit imm�diatement un parti h�ro�que. Elle visitait quelquefois une tr�s-ancienne amie, la baronne de Bourgoing, dont le mari, apr�s avoir �t� successivement ambassadeur de France � Madrid, � Stockholm et � Dresde, �tait mort laissant sans fortune, une veuve, et quatre enfants, deux fils sous les drapeaux dont la valeur �tait chevaleresque, un dans la diplomatie, et une fille non mari�e qui devint, en 1825, la mar�chale Macdonald. Mme de Bourgoing s'�tait log�e avec sa fille Ernestine dans un appartement � l'ext�rieur du couvent de l'Abbaye-au-Bois. Ce fut l� que Mme R�camier r�solut de chercher un asile. Lorsqu'apr�s avoir g�n�reusement et bien vainement sacrifi� une partie de sa propre fortune pour pr�venir une seconde catastrophe dans les affaires de son mari, elle eut la cruelle certitude de n'y avoir pas r�ussi; elle sentit qu'il fallait prendre un parti d�cisif et se faire d�sormais une existence personnelle et s�par�e. En rompant avec le monde, en acceptant r�solument une vie de retraite, en s'�tablissant dans une communaut� religieuse, elle se trouvait autoris�e � ne plus habiter la m�me maison que M. R�camier. Elle devait d�sormais, avec les d�bris de sa fortune personnelle, le faire vivre, et elle exigeait absolument qu'il n'affront�t plus les chances des affaires qui lui avaient �t� si fatales. Elle continua � se montrer pour lui l'amie la plus fid�le et la plus s�re, elle pourvut � ses besoins avec une pr�voyante et filiale affection, et, jusqu'au dernier moment, fut occup�e � lui rendre la vie douce et agr�able: r�sultat que facilitaient singuli�rement, d'ailleurs, l'optimisme et la bienveillance de son caract�re. C'est donc � partir du jour o� elle se fixa � l'Abbaye-au-Bois que commence pour Mme R�camier une existence toute nouvelle, enti�rement personnelle et plus exceptionnelle encore, s'il est possible, que ne l'avait �t� la situation que les �v�nements lui avaient faite jusqu'alors. Il n'y avait en ce moment � l'Abbaye-au-Bois de vacant qu'un petit appartement au troisi�me �tage, carrel�, incommode, dont l'escalier �tait rude, et la distribution fabuleuse. La belle Juliette n'h�sita point � s'en arranger. Elle �tablit les trois vieillards dont elle �tait le bon ange dans le voisinage de l'abbaye, et s'installa elle-m�me dans cette cellule que tout autre e�t trouv�e inhabitable. Voici la description qu'en fait M. de Chateaubriand: �La chambre � coucher �tait orn�e d'une biblioth�que, d'une harpe, d'un piano, du portrait de Mme de Sta�l et d'une vue de Coppet au clair de lune. Sur les fen�tres �taient des pots de fleurs. Quand, tout essouffl�, apr�s avoir grimp� trois �tages, j'entrais dans la cellule aux approches du soir, j'�tais ravi: la plong�e des fen�tres �tait sur le jardin de l'abbaye, dans la corbeille verdoyante duquel tournoyaient des religieuses et couraient des pensionnaires. La cime d'un acacia arrivait � la hauteur de l'oeil, des clochers pointus coupaient le ciel, et l'on apercevait � l'horizon les collines de S�vres. Le soleil couchant dorait le tableau et entrait par les fen�tres ouvertes. Quelques oiseaux se venaient coucher dans les jalousies relev�es. Je rejoignais au loin le silence et la solitude par-dessus le tumulte et le bruit d'une grande cit�.� L'Abbaye-au-Bois a pris, depuis trente ans, une grande notori�t�, chacun aujourd'hui sait ce que c'est; mais, en 1819, ce couvent �tait si peu connu, au moins des personnes du monde, que la mar�chale Moreau, voulant aller voir son amie dans sa retraite aussit�t que Mme R�camier y fut install�e, crut devoir avancer son d�ner d'une heure pour �tre en mesure d'accomplir ce voyage en pays lointain. Le _monde_ eut bien vite appris le chemin de la retraite de Mme R�camier. Mais si le _monde_ vint l'y chercher, la courageuse recluse, fid�le � la r�solution qu'elle avait prise, se refusa constamment � para�tre dans aucune r�union du soir. Elle alla encore quelquefois, mais rarement, au spectacle, principalement pour entendre de la musique; elle assista � quelques-unes des derni�res repr�sentations de Talma et aux d�buts de Mlle Rachel, qui, ayant tenu � grand honneur d'�tre pr�sent�e � Mme R�camier, lui inspira une tr�s-vive admiration et un int�r�t r�el. Mais, sauf ces exceptions en petit nombre, elle ne sortit plus que le matin. Du moment o� M. de Chateaubriand s'�tait li� avec Mme R�camier, il prit, je l'ai d�j� dit, le premier rang dans ses affections. Personne n'a jamais eu le go�t des habitudes m�thodiques et r�gl�es au point o� le portait cet �crivain de g�nie chez lequel l'imagination �tait si brillante et si dominante; ainsi chaque matin il adressait de bonne heure un billet � Mme R�camier, chaque jour invariablement il arrivait chez elle � trois heures; il y venait le plus souvent � pied, et son exactitude �tait telle, qu'il pr�tendait que les gens r�glaient leurs montres en le voyant passer. M. de Chateaubriand, sauvage par nature et exclusif, n'admettait � _son heure_ qu'un tr�s-petit nombre de personnes; c'�tait donc apr�s d�ner que Mme R�camier recevait, mais sa porte �tait ouverte tous les soirs. Le d�ner r�unissait autour d'elle la famille, c'est-�-dire avec sa ni�ce MM. R�camier et Bernard, leur vieil ami M. Simonard, M. Ballanche et M. Paul David, neveu de M. R�camier, qui dans la bonne et la mauvaise fortune ne s�para jamais son existence de celle de son oncle et chez lequel Mme R�camier trouva le plus entier d�vouement. Le premier d�ner fut horriblement triste: toute la petite colonie, comme autant de naufrag�s apr�s cette nouvelle temp�te, n'envisageait le ciel et l'avenir qu'avec effroi. Mme R�camier, bien qu'elle ne f�t pas la moins �mue, s'effor�a sans beaucoup de succ�s de ranimer les courages. Apr�s le d�ner, il vint un certain nombre d'amis fid�les, et la soir�e se termina comme elle se terminait chaque jour, par l'arriv�e tardive de Mathieu de Montmorency que son service aupr�s de _Madame_ retenait assez tard aux Tuileries. D�s les jours suivants, l'impression lugubre de l'arriv�e au couvent s'�tait effac�e. Mme R�camier recueillait non-seulement l'expression de l'enti�re approbation de ses amis, mais l'empressement tr�s-vif et g�n�ral des personnes les plus haut plac�es dans l'opinion lui prouvait que sa conduite �tait comprise et appr�ci�e. Ce fut encore un moment heureux dans cette vie si souvent troubl�e. Tous ces hommages du monde, ce concours des indiff�rents qui laissent l'�me bien vide, parce qu'ils s'adressent d'ordinaire � la situation, au rang ou � la fortune, prenaient par la circonstance la signification d'un v�ritable t�moignage d'estime uniquement offert � la personne et au caract�re; Mme R�camier devait en �tre aussi touch�e que flatt�e; et comme la mode se m�le � tout dans notre pays, il devint � la mode d'�tre admis dans la cellule de l'Abbaye-au-Bois. Les arts ont consacr� le souvenir du s�jour de Mme R�camier dans la petite chambre de cette communaut�: un peintre de talent, Dejuinne, a, tr�s-fid�lement et d'un pinceau plein de d�licatesse, reproduit l'int�rieur de cette cellule o� les moindres d�tails portent l'empreinte de l'habitation d'une femme �l�gante, avec un aspect s�rieux qu'on retrouverait difficilement ailleurs. Le spirituel �crivain dont la critique � la fois s�re et bienveillante appr�cie les productions des arts dans le _Journal des D�bats_, M. Del�cluze a rendu, � son tour, dans un dessin � l'aquarelle, avec une gracieuse exactitude, la petite chambre de Mme R�camier. L'�tablissement dans la petite chambre du troisi�me dura six ou sept ans; puis, � la mort de la marquise de Montmirail, belle-m�re du duc de Doudeauville, qui habitait le grand appartement du premier, Mme R�camier, � laquelle les religieuses de l'Abbaye-au-Bois avaient c�d� la propri�t� _� vie_ de cet appartement, fut log�e d'une mani�re plus large et plus commode, et eut enfin la possibilit� de s'entourer des objets qui retra�aient � son souvenir les amis qu'elle avait perdus. Elle pla�a dans le grand salon le tableau de Corinne, le portrait de Mme de Sta�l, et plus tard le portrait de M. de Chateaubriand, par Girodet. Les murs de la petite chambre virent donc tous les anciens amis fran�ais et �trangers de Mme R�camier lui apporter le tribut de leur fid�lit�. On y rencontra successivement la duchesse de Devonshire, son fr�re le comte de Bristol, le duc d'Hamilton, qui avait accueilli la belle voyageuse avec un chevaleresque empressement, en 1803, lorsqu'il n'�tait encore que le marquis de Douglas; lady Davy et son illustre �poux sir Humphry Davy avec lesquels elle �tait mont�e au V�suve; miss Maria Edgeworth; Alexandre de Humboldt; sans compter tout ce que chaque ann�e apportait d'�l�ments nouveaux dans une soci�t� qui ne cessa de se recruter parmi les personnages distingu�s ou c�l�bres de tous les partis et de tous les rangs. M. de K�ratry, M. Dubois du _Globe_, Eug�ne Delacroix, David d'Angers, Augustin P�rier, M. Bertin l'a�n�, s'y trouvaient avec M. de Chateaubriand et Benjamin Constant, comme nous y v�mes plus tard M. Villemain, le comte de Montalembert, Alexis de Tocqueville, le baron Pasquier. M. de Salvandy, Augustin Thierry, Henri Delatouche, M. Sainte-Beuve et M. M�rim�e. Parmi les jeunes _arrivants_, introduits dans ce cercle, il en est un auquel je dois une mention distincte, parce qu'il y conquit une place particuli�re, et qu'il devint, pour ainsi dire, un membre de la famille de Mme R�camier. L'�tablissement de celle-ci � l'Abbaye-au-Bois ne datait gu�re que d'une ann�e, lorsque l'illustre g�om�tre M. Amp�re, qu'elle voyait souvent, comme le compatriote et l'ami le plus cher de M. Ballanche, demanda la permission d'amener son fils. M. J.-J. Amp�re avait alors vingt-et-un ans, puisqu'il est de l'�ge du si�cle; il avait achev� de brillantes �tudes, et la vocation de son talent semblait le porter plus particuli�rement vers la po�sie, et vers la po�sie dramatique. Mais, d�s cette �poque, l'universalit� de ses aptitudes, la curiosit� insatiable de sa vive intelligence, le don de saisir vite et nettement, d'exposer avec �l�gance les conceptions les plus diverses de la science soit philologique, soit historique, �taient le privil�ge et le caract�re le plus frappant de son esprit. L'animation, l'entrain, l'enthousiasme de ce jeune homme qui, gr�ce aux plus heureuses facult�s naturelles et gr�ce aussi au milieu dans lequel il avait v�cu, n'�tait �tranger � aucune des connaissances humaines; la noblesse de ses sentiments, sa tendresse pour son p�re dont le g�nie l'enorgueillissait � juste titre, tout cet ensemble donnait � sa conversation un attrait singulier. Mme R�camier accueillit d'abord le fils d'un homme sup�rieur, celui que M. Ballanche consid�rait presque comme un fils; mais bient�t elle s'attacha d'une affection vraie � M. J.-J. Amp�re, et il prit dans son coeur et � son foyer la place d'un ami, dont les succ�s et la carri�re ne cess�rent d'exciter sa plus vive sollicitude. Je suis s�re de n'�tre pas d�mentie par lui, si je rappelle tout ce que M. Amp�re a d� � ses conseils et � son amiti�. Ce fut dans cette cellule de l'Abbaye-au-Bois qu'on lut et qu'on admira, avant que le public n'y f�t initi�, les premi�res M�ditations de M. de Lamartine; l�, qu'une jeune fille d'un talent plein d'�l�gance, d'un esprit fin et mordant, et dont la beaut� avait alors un �clat �blouissant, Delphine Gay, r�cita ses premiers vers. Le souvenir de cette soir�e m'est rest� fort pr�sent; le cercle �tait nombreux: Mathieu de Montmorency, la mar�chale Moreau, le prince Tufiakin, la reine de Su�de, M. de Catellan, M. de Forbin, Parseval-Grandmaison[34], Baour-Lormian[35], MM. Amp�re, de G�rando, Ballanche, G�rard, se trouvaient avec beaucoup d'autres chez Mme R�camier. Parmi les sujets de conversation qu'on avait successivement parcourus, on �tait arriv� � parler d'une petite pi�ce de vers, vrai chef-d'oeuvre de sensibilit�, alors dans la fleur de sa nouveaut�, _la Pauvre Fille_, de Soumet. Mme R�camier demanda � Delphine Gay, assise aupr�s de sa m�re, de vouloir bien, pour les personnes qui ne la connaissaient pas, r�citer cette pi�ce d'un po�te, leur ami. Elle le fit avec une gr�ce, une justesse d'inflexions, un sentiment vrai et profond qui charm�rent l'auditoire. Mme Gay ravie du succ�s de sa fille se pencha vers la ma�tresse de la maison et lui dit � demi-voix: �Demandez � Delphine de vous dire quelque chose d'elle.� La jeune personne fit un signe de refus, la m�re insistait; Mme R�camier, n'ayant pas la moindre id�e du talent de Mlle Gay, craignait, en la pressant davantage, et en lui faisant r�citer ses vers en public, de l'exposer � des critiques plus ou moins malveillantes; mais Mme Gay persistant, toutes les personnes pr�sentes joignirent leurs instances � celles de la ma�tresse de la maison. La jeune muse se leva; elle r�cita d'une fa�on enchanteresse les vers sur les Soeurs de Sainte-Camille, que nous v�mes couronner par l'Acad�mie fran�aise quelque temps apr�s. Delphine Gay �tait grande, blonde, fra�che comme H�b�; sa taille �lanc�e �tait alors celle d'une nymphe; ses traits �taient forts et son profil tourna plus tard au grand-bronze romain, mais � l'�poque dont je parle, la gr�ce de la jeunesse pr�tait � cet ensemble un charme infini. On remarqua combien elle s'embellissait en disant des vers, et combien il y avait d'harmonie entre ses gestes et les inflexions de sa voix. Voici encore une anecdote des premiers temps de l'Abbaye-au-Bois: j'ai dit quelle �tait la simplicit�, et je devrais dire plus exactement la modestie de la reine de Su�de, femme de Bernadotte, que sa sant� obligeait � habiter la France, et qui abandonnait sans regrets les pompes du tr�ne pour mener en France la vie priv�e la plus monotone et la plus solitaire. Miss Berry �tait � Paris; c'�tait une Anglaise qui avait pass� la seconde jeunesse, mais belle encore; tr�s-spirituelle, parfaitement amusante, bonne et naturelle, et d'un entrain � tout animer. Miss Berry a d� la c�l�brit� dont elle a joui en Angleterre au sentiment qu'elle inspira, presque au sortir de l'enfance, � Horace Walpole qui avait atteint un �ge avanc�. Il �tait dans la destin�e de cet homme �minent, et qui craignait tant le ridicule, d'exciter, quand il �tait jeune, une affection passionn�e chez une tr�s-vieille femme, Mme du Deffand, et � son tour, d'�prouver un penchant vif et romanesque pour une tr�s-jeune fille, alors qu'il �tait lui-m�me un vieillard. Horace Walpole l�gua � miss Berry tous ses papiers et une partie de sa fortune; elle ne se maria point, et jusqu'� plus de quatre-vingt-dix ans conserva une existence entour�e de consid�ration et de respect. Miss Berry venait souvent chez Mme R�camier; elle y arrive un soir, et la trouvant seule avec sa ni�ce, se met � lui conter une aventure arriv�e le matin m�me et dont elle riait encore. Entre quatre et cinq heures du soir, � la chute du jour (on �tait � la fin de janvier), miss Berry faisait une visite � lady Charles Stuart, femme de l'ambassadeur d'Angleterre � Paris; elles causaient au coin du feu, sans lumi�res; l'ambassadrice attendait une gouvernante dont elle avait besoin et qu'on lui avait recommand�e. La porte s'ouvre, un nom quelconque est prononc� par un domestique anglais, et une femme de taille moyenne, un peu ronde et simplement v�tue, se glisse dans le salon. Lady Stuart se persuade que cette dame est la personne qu'elle attend; elle indique de la main un fauteuil � la nouvelle arriv�e, et avec toute la politesse d'une femme comme il faut, qui sait rendre � chacun ce qui lui est d�, adresse quelques questions � la gouvernante suppos�e. La dame interrog�e, qui n'�tait autre que la reine de Su�de, s'aper�oit d'une erreur, et pour y mettre un terme, dit tout � coup: �Il fait un froid tr�s-rigoureux; le roi mon mari me mande...� Et l'ambassadrice de se confondre, et miss Berry de rire. � l'instant o� elle faisait ce r�cit, la porte s'ouvre (on n'annon�ait pas chez Mme R�camier), et une dame, petite, ronde, se glisse aupr�s d'elle. La rieuse et spirituelle anglaise continuait � s'amuser de son histoire et r�p�tait: �C'�tait la reine de Su�de, comprenez-vous?� Mme R�camier avait beau lui dire: �De gr�ce, taisez-vous, c'est encore elle.� Miss Berry en riait plus fort: �Charmant, charmant! s'�criait-elle, vous voulez compl�ter l'aventure en me faisant croire que c'est la reine.� Il fut extr�mement difficile de lui rendre son s�rieux et de lui faire comprendre qu'elle se trouvait de nouveau et r�ellement en pr�sence de la reine D�sir�e de Su�de. Heureusement, cette majest� avait autant de bont� que de modestie, elle ne se choqua point. Avant d'aller plus loin, je demande la permission de revenir en arri�re et d'introduire dans l'intimit� de Mme R�camier un ami, un parent qui fut toujours �troitement uni d'affection avec elle et avec son mari, quoique ses occupations multipli�es, et la rigidit� avec laquelle il remplissait les devoirs de sa profession, ne lui permissent gu�re de se m�ler au monde. Le docteur R�camier, cousin et compatriote du riche banquier dont il portait le nom, apr�s avoir fait ses �tudes � Paris, vint, en 1801, se fixer dans la capitale et y exercer la m�decine. La sinc�rit� de sa foi religieuse, � une �poque o� les �mes �taient encore ravag�es par le doute, inspira m�me � ses condisciples et sur les bancs de l'�cole un v�ritable respect. Passionn� pour la science et pour son art en particulier, il �tait en m�me temps anim� du plus ardent d�sir de soulager la souffrance. D'autres ont dit les progr�s que cet homme de g�nie fit faire � l'art de gu�rir, mais il doit �tre permis � ceux que les liens du sang et de l'affection rapproch�rent de lui, de parler de l'originalit� de son esprit, de la douceur et de la tendresse qu'il savait mettre dans ses rapports avec ses parents et ses amis. La nature imp�tueuse, ind�pendante, primesauti�re du docteur R�camier, vraie nature de montagnard, dont l'�corce �tait parfois rude, renfermait des tr�sors de d�vouement et de fid�lit�, et sa cousine qui sut appr�cier de bonne heure sa sup�riorit�, m�me quand elle rev�tait une autre forme que celle d'un monde frivole, avait pour lui un attachement fond� sur la plus haute estime. Dans l'�t� de 1816, Mme R�camier voulut aller voir sa cousine Mme de Dalmassy, dans la terre que celle-ci poss�dait dans la Haute-Sa�ne; elle venait d'y arriver, lorsqu'elle re�ut du docteur R�camier la lettre suivante. Cette lettre donne une assez juste id�e de la tournure d'esprit de l'�minent praticien et de ses rapports avec sa parente. �6 juin 1816. �Madame, �La promptitude de votre d�part, semblable � celui du z�phyr, m'a priv� d'avoir l'honneur de vous voir; il a fallu me consoler en attendant votre retour. Mais ce dont je ne me consolerais pas, c'est que vous n�gligeassiez de profiter du voisinage de Plombi�res pour en prendre les eaux, en bains surtout. Vous connaissez ma fa�on de penser � cet �gard, puisque je vous en ai parl� plusieurs fois; je vous engage � lever tous les obstacles qui pourraient contrarier ce conseil que je regarde comme d'une haute importance pour vous. �Profitez de votre s�jour � la campagne pour faire de l'exercice au grand air: c'est l� que le corps se revivifie et reprend les forces que lui enl�ve le s�jour de la ville; c'est aussi l� que la contemplation de la nature ram�ne l'esprit � la douce et satisfaisante philosophie qui en fait aimer et admirer l'auteur. �Si, comme je vous le conseille de nouveau, vous allez � Plombi�res, vous aurez occasion d'y r�fl�chir sur un des ph�nom�nes les plus singuliers et les plus extraordinaires de notre globe, je parle de la temp�rature des sources d'eaux chaudes qui s'y trouvent. Si vos m�ditations sur les merveilles de la nature vous laissent quelques instants pour m�diter les ph�nom�nes moraux, je vous prie d'essayer de deviner quelles peuvent �tre les bases les plus d�licates, les plus flatteuses et les plus solides des sentiments d'un homme pour une femme; et lorsque vous aurez r�solu le probl�me, je vous serai oblig� de vouloir bien y rapporter les sentiments d'estime, d'admiration et de respect avec lesquels j'ai l'honneur d'�tre, Madame, votre tr�s-humble et tr�s-ob�issant serviteur, �R�CAMIER.� Le conseil du docteur fut suivi; Mme R�camier se rendit � Plombi�res avec sa ni�ce. Elle y �tait depuis une quinzaine de jours, objet de l'empressement et des hommages de tous les baigneurs fran�ais ou �trangers, lorsqu'un matin on lui remet la carte d'un Allemand qui, en se pr�sentant chez elle � une heure o� elle ne recevait pas, avait vivement insist� pour que Mme R�camier daign�t, en l'admettant � la voir, lui accorder un honneur qu'il ambitionnait au plus haut titre. Mme R�camier �tait assez accoutum�e � l'empressement d'une curieuse admiration pour que la d�marche et l'insistance de cet �tranger lui parussent naturelles; elle indique une heure dans la matin�e du lendemain, et voit entrer un jeune homme de fort bonne mine qui, apr�s, l'avoir salu�e, s'assied et la contemple en silence. Cette muette admiration, flatteuse mais embarrassante, mena�ait de se prolonger; Mme R�camier se hasarde � demander au jeune Allemand si parmi ses compatriotes il s'en est trouv� qui l'e�t connue et qu'elle e�t elle-m�me rencontr�, et si c'est � cette circonstance qu'elle doit le d�sir qu'il a manifest� de la voir. �Non, Madame, r�pond le candide jeune homme, jamais on ne m'avait parl� de vous, mais en apprenant qu'une personne qui porte un nom c�l�bre �tait � Plombi�res, je n'aurais, pour rien au monde, voulu retourner en Allemagne sans avoir contempl� une femme qui tient de pr�s � l'illustre docteur R�camier et qui porte son nom.� Ce petit �chec d'amour-propre, cette admiration qui, dans sa personne, cherchait autre chose qu'elle-m�me, amusa beaucoup Mme R�camier, qui contait fort gaiement sa m�saventure. D�s l'instant que M. de Chateaubriand eut �t� introduit dans la soci�t� de Mme R�camier, l'apparition de ce _roi de l'intelligence_, ainsi que le qualifiait M. Ballanche dans les inqui�tudes de son amiti�, eut pour r�sultat de lui donner sur ce th��tre intime la place pr�pond�rante que son g�nie lui assurait partout. Avec le besoin de d�vouement qui remplissait l'�me de Mme R�camier, d�vouement qu'elle portait dans toutes ses affections et dont elle avait donn� des preuves si touchantes � Mme de Sta�l, on comprendra facilement qu'� dater de cette �poque, et toutes les fois que M. de Chateaubriand quitta Paris, l'int�r�t de la vie dut se concentrer pour la belle recluse de l'Abbaye-au-Bois dans la correspondance de l'ami qui, par son caract�re agit�, la disposition m�lancolique de son imagination et les vicissitudes de son existence, excitait sans cesse chez elle l'inqui�tude et la perplexit�. Il est certain que l'enthousiaste amiti� que Mme R�camier voua � M. de Chateaubriand mit souvent beaucoup de trouble dans son �me. Ses efforts constants, sa pr�occupation journali�re, avaient pour but de calmer, d'apaiser, d'endormir en quelque sorte l'irritation, les orages, les susceptibilit�s d'une nature noble, g�n�reuse, mais personnelle, et que l'admiration du public avait trop occup�e d'elle-m�me. Mais l'amie dont la tendresse avait assum� ce r�le bienfaisant ne le remplissait qu'aux d�pens de son propre repos et, sous ce rapport, les pr�visions de Mathieu de Montmorency et de M. Ballanche furent trop justifi�es. La persistance, la fid�lit� d'une affection si profonde et si pure finirent par dominer M. de Chateaubriand; en lisant les lettres qu'il adressa � Mme R�camier, on sera frapp� combien le langage va s'en modifiant: le respect, la v�n�ration, on peut le dire, p�n�trent son coeur � mesure que l'affection y jette de plus profondes racines; la pr�occupation personnelle c�de petit � petit, et on sent qu'il dit vrai lorsqu'il lui �crit ces mots: �Vous avez transform� ma nature.� Une r�volution s'�tait donc op�r�e dans les sentiments de Mme R�camier. L'int�r�t nouveau qui la dominait devait la pousser � prendre une part plus vive que par le pass� � la marche des �v�nements. La phase o� nous entrons imprimera d�sormais plus d'unit� � ces souvenirs. LIVRE IV De graves �v�nements s'�taient accomplis et avaient modifi� la politique de Louis XVIII. Le 13 f�vrier 1820, M. le duc de Berry p�rissait sous le couteau d'un assassin; le 29 septembre de la m�me ann�e, le ciel accordait � la maison de France plong�e dans le deuil la naissance d'un h�ritier; M. le duc de Bordeaux venait au monde, et, comme le dit M. de Chateaubriand: �Le nouveau-n� fut nomm� l'enfant du miracle en attendant qu'il dev�nt l'enfant de l'exil.� L'assassinat du duc de Berry avait amen� la chute de M. Decazes, qui ne se lit pas sans d�chirements. Le duc de Richelieu ne consentit � affliger son vieux ma�tre que sur une promesse de M. Mol� de donner � M. Decazes une mission importante: il partit pour l'ambassade de Londres. Une combinaison minist�rielle fit entrer dans le conseil les deux hommes plac�s � la t�te du parti royaliste dans la chambre des d�put�s, MM. de Vill�le et Corbi�re; le premier sans portefeuille, le second comme pr�sident de l'instruction publique. M. de Chateaubriand avait trop contribu� � ce triomphe de ses amis pour �tre laiss� par eux en dehors; et cependant la r�pulsion que le roi �prouvait pour lui �tait si forte, qu'il n'�tait pas encore possible de lui donner l'entr�e au conseil. On n�gocia pour lui obtenir une ambassade; M. de Montmorency se m�la avec un grand z�le aux d�marches qui devaient assurer ce r�sultat. Il �crivait � Mme R�camier, le 20 novembre 1820: M. MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER. �Lundi, 20 novembre 1820, 1 heure. �Je suis sorti de chez vous hier soir, aimable amie, bien touch� d'abord de votre charmante amiti� � laquelle la mienne r�pond bien parfaitement; et puis frapp�, comme cela m'arrive souvent, de cette justesse d'esprit et noblesse de caract�re qui font que vous saisissez tout de suite le v�ritable int�r�t de vos amis � travers toutes les nuances d'opinions, et m�me � travers toutes les petites passions. Plus je r�fl�chis _aux id�es_ qui doivent rester _entre nous_, plus j'ai la conviction qu'elles peuvent seules nous tirer, et _lui_[36] surtout, d'une position embarrassante. J'ai du reste, revu ce matin _Jules_[37] qui m'a donn� la certitude que celui que nous appelons _notre g�n�ral_[38] approuve tout � fait cette id�e, et verrait avec peine qu'elle f�t rejet�e. Il a aussi des raisons tr�s-fortes de ne pas douter du succ�s. �Mille tendres hommages. Je serai chez vous avant cinq heures.� Ici commencent les confidences presque journali�res de M. de Chateaubriand. LE VICOMTE DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER. �Novembre 1820, mercredi matin. �Voil� la _Quotidienne_ qui parle de mon d�part pour Berlin. Les insinuations r�p�t�es vont bient�t amener une crise: tant mieux, il faut que cela finisse.� LE M�ME. �Vendredi matin, 30. �Mme de Chateaubriand s'oppose. Elle dit qu'elle a pens� mourir � Bruxelles et � Gand; que moi-m�me j'y ai �t� extr�mement malade; et qu'au moins, puisqu'il s'agit d'_un exil_, il faut que cet exil soit agr�able. Je ne crois pourtant pas impossible de la ramener, mais alors ce sont nos amis qui doivent se charger de ce travail. Quant � moi, je n'y puis rien, et je ne veux pas m�me insister puisqu'il s'agit d'une autre destin�e que la mienne. �Vous sentez bien que de mon c�t� je n'ai pas la t�te tourn�e de la proposition; mais je ferai ce que voudront ma femme et mes amis. Cependant il y a un point sur lequel je ne serai jamais d'accord. Je veux, si la chose a lieu, que le minist�re d'�tat me soit rendu le jour que l'on me donnera l'ambassade, et que les deux ordonnances paraissent ensemble dans le _Moniteur_. Je regarde mon honneur engag� � cela. Je ne demande pas que le minist�re d'�tat soit rendu le premier, ce qui devrait �tre (je sens bien que les ministres seraient embarrass�s de la r�paration), mais je demande que la _place_ arrive avec l'autre _place_, parce que j'ai le droit de vouloir que le minist�re d'�tat ne soit pas une _cons�quence_ de l'ambassade, mais simplement une chose que l'on me rend comme on me l'avait �t�e. J'ai bien r�fl�chi � ce que vous m'avez dit, si je refusais tout. Plus j'y pense, moins je m'effraie. Je trouve la place que j'ai excellente; je consens tr�s-volontiers � n'�tre jamais autre chose que ce que je suis. Je ne demande rien, je ne sollicite rien; je ne veux mettre ni passion, ni orgueil, ni taquinerie � refuser, mais aussi je sentirai une vraie joie le jour o� il sera arr�t� que je ne suis bon � rien et qu'il faut me planter l�. Voil� bien de longs raisonnements; mille excuses et mille hommages.� LE M�ME. �Samedi matin. �Comment avez-vous pass� la nuit? souffrez-vous encore? Que je voudrais savoir tout cela! J'irai l'apprendre � quatre heures. Je voudrais que vous fussiez aussi charm�e que moi de notre plan pour cet �t�. Depuis que cette maudite ambassade est all�e � vau-l'eau, je me sens d�charg� du poids d'une montagne. J'ai maintenant Mme de Chateaubriand pour moi, parce qu'elle a vu hier M. de Serre pour une affaire de l'Infirmerie[39] et qu'elle en a �t� tr�s-m�contente; de sorte qu'elle dit que tous les ministres sont des _menteurs, des gueux et des sc�l�rats_! Moi je d�fends les ministres et soutiens qu'ils ont _du bon_, ce qui la met encore plus en fureur. Voil� pourtant ce que je deviens avec vous. Je ne vis que quand je crois que je ne vous quitterai de ma vie. � quatre heures.� LE M�ME. �Lundi matin. �Vous aurez vu Mathieu de Montmorency hier soir. Il vous aura dit qu'il n'y a encore rien de d�cid�; cela me fait mourir d'impatience. �Nous avons aujourd'hui chambre des pairs. Je ne sais � quelle heure nous sortirons. J'ai bien peur de ne pas vous voir � 5 h. 1/2, et cependant je n'ai que ce bonheur dans le monde entier.� Malgr� les impatiences que les lenteurs de la n�gociation causaient � M. de Chateaubriand, l'affaire marchait pourtant et arriva enfin � sa conclusion. Mathieu de Montmorency, qui en suivait la solution avec persistance et d�vouement, �crivait: M. MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER. �Paris, ce mardi 10 novembre 1820. �Je crois �tre s�r de notre succ�s, aimable amie; je dis _n�tre_, car vous y avez mis un sentiment tr�s-aimable dont le premier int�ress� doit �tre touch�. Vos conseils nous ont parfaitement guid�s, et je m'associe de tout mon coeur � cet int�r�t commun d'amiti�. M. Pasquier, pr�par� s�rement � cette id�e, m'a d�clar� vouloir la suivre comme _sienne_: je dois � la justice de vous dire qu'il y a mis tr�s-bonne gr�ce et se fait honneur en y mettant de l'int�r�t, ne doutant pas du succ�s, ce qui prouve qu'il a t�t� la disposition du roi sur l'id�e g�n�rale. Mais pour aller plus vite, il a d�sir� que j'allasse sur-le-champ chez M. de Richelieu, et que je for�asse sa porte avant qu'il all�t au ch�teau. J'ai trouv� la m�me disposition, le m�me d�sir d'obliger notre ami, et surtout d'op�rer la r�conciliation avec le roi, ce qui est l'essentiel. Tous deux ont dit que la place de ministre d'�tat ne devait pas faire difficult�, qu'elle serait rendue; que pour l'�poque pr�cise, on ne disputerait pas, mais qu'il fallait m�nager une certaine r�pugnance d'en haut � d�faire pr�cis�ment ce qu'on avait fait. �Mais tout semble indiquer que les proc�d�s seront assez gracieux pour que le reste s'arrange et se simplifie. Tous deux sentent la n�cessit� de ne pas perdre un moment, et de finir d'ici � huit jours. �Vous serez contente, je crois, de ces d�tails. Dites � Chateaubriand que je m'estimerai toujours heureux d'avoir rendu tout � la fois au roi et � lui un v�ritable service, en les repla�ant dans des rapports convenables. �Recevez tous mes hommages.� M. de Chateaubriand avait donc enfin cause gagn�e. LE VICOMTE DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER �Paris, 21 d�cembre 1820, 11 heures et demie. �Tout est fini. J'ai accept� selon vos ordres. Je vais � Berlin; on promet le minist�re d'�tat. Dormez donc. Au moins le tourment de l'incertitude est fini. � demain matin.� LE M�ME. �Vendredi. �L'affaire est arrang�e. _Monsieur_ m'a dit lui-m�me hier que je ne serai absent que _quelques mois_. Mathieu m'a dit la m�me chose. Soyez donc tranquille. Je passerai ma vie pr�s de vous � vous aimer, et cette courte absence nous laissera sans souci de l'avenir. �Je serai chez vous entre quatre et cinq heures, peut-�tre plus t�t.� LE M�ME. �Samedi matin. �Corbi�re est venu me dire adieu hier au soir; il et rest� si tard, et il m'a dit tant de choses qui m'ont fait mal, que je n'ai pu vous �crire. Je m'en d�sole en pensant que vous vous en serez mont� la t�te, et cette id�e m'a emp�ch� de dormir. Je vous verrai ce soir entre huit et neuf heures. Vous seule remplissez ma vie, et quand j'entre dans votre petite chambre, j'oublie tout ce qui m'a fait souffrir. �La parure a tourn� la t�te � Mme de Chateaubriand, elle nage dans la joie; mais la forme du chapeau est trop �troite: nous le changerons.� Le nouvel ambassadeur quitta Paris le 1er janvier. M. DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER. �Mayence, 6 janvier 1821. �Je suis arriv� ici hier au soir. Je crains d'y �tre arr�t� quelques jours par le Rhin dont le passage n'est pas en ce moment praticable. J'ai employ� une partie de la matin�e � visiter la ville; elle en vaut la peine par ses souvenirs et ses antiquit�s gothiques. Voil� au reste un jour des Rois bien triste pour moi; je le passe seul, loin de ce qui m'est cher. Quand finirai-je mes p�lerinages sur la terre? Je suis comme le vieux voyageur Jacob: _Mes jours ont �t� courts et mauvais, et n'ont point �gal� ceux de mes p�res_. Une seule chose m'a fait grand plaisir, c'est de tr�s-beaux chants que j'ai entendus ce matin dans une vieille �glise, � la messe. De vieilles femmes allemandes, couvertes de manteaux d'indienne � grandes fleurs, et des soldats, chantaient beaucoup mieux que nos belles dames des salons de Paris. Au reste, tout ce pays me para�t calomni�. J'ai trouv� de tr�s-bons chemins, des postes tr�s-bien servies, d'excellentes auberges. Il est vrai que la France s'est �tendue jusqu'ici; nous verrons de l'autre bord du Rhin. Les Allemands feraient mieux d'y �tablir des ponts; car, dans l'�tat actuel des moeurs, ce fleuve les d�fend moins de la guerre que de la civilisation. Ils ont toujours bien fait de commencer, comme les Thraces, par Orph�e; le reste viendra apr�s. �Si je passe le Rhin ce soir, je vous le dirai avant de fermer cette lettre. N'oubliez pas de tourmenter nos amis pour le retour. Je voudrais d�j� �tre � Berlin: la moiti� du chemin serait faite. �Je pars et vais passer le Rhin, � quatre lieues d'ici, � Oppenheim; je coucherai � Francfort. Je vous �crirai mieux de l�, tout me manque ici.� LE M�ME. �Francfort, 7 janvier 1821. �Le roi de Prusse part pour Laybach; je l'avais pr�vu, et je l'avais dit m�me au ministre des affaires �trang�res. Au lieu de m'arr�ter ici un moment, o� je comptais vous �crire � loisir, je remonte en voiture, je me rends � Berlin o� je saurai ce que j'ai � faire. Si je puis aller � Laybach, je vous le dirai de suite; mais je ne puis maintenant vous �crire que de Berlin.� LE M�ME. �Berlin, samedi 13 janvier 1821. �Je suis arriv� jeudi matin ici: j'ai �t� d�sol� de ne pas pouvoir vous �crire de la route aussi longuement que je l'aurais voulu. La crainte que le roi ne f�t parti pour Laybach avant mon arriv�e � Berlin m'a fait pr�cipiter mon voyage, et ne m'a pas laiss� un moment. J'ai pass� enti�res les quatre derni�res nuits. Me voil� arriv� au milieu des plaisirs du carnaval; quand ce temps sera pass� tout retombera dans le silence, et comme je souffre beaucoup, ces joies d'un moment n'existeront pas m�me pour moi. �J'attends les promesses de mes amis, et c'est sur vous que je compte pour les obliger de les remplir. D'ailleurs, s'ils manquaient de parole, j'aurais bient�t pris mon parti. �Je crains bien d'�tre peu utile ici: il n'y point d'affaires; j'ai �crit hier ma premi�re lettre officielle. Vous devez croire avec quelle impatience j'attends de vos nouvelles: je me figure des choses �tranges. Me voil� dans l'ombre! tant mieux si l'on a beaucoup de gens qui servent mieux que moi. �Je n'ai point encore vu M. d'Alop�us[40] � qui j'ai port� votre lettre. Il donne ce soir une grande f�te o� se trouve la famille royale, mais je ne puis y assister parce que je n'ai point encore vu le roi. Je lui serai pr�sent� lundi ou mardi. Je vais �crire � Mathieu. �Le courrier est arriv�, mais il �tait du 2, lendemain de mon d�part, et il ne m'a rien apport� de vous.� LE M�ME. �Berlin, 20 janvier 1821. �Enfin j'ai re�u un premier petit mot de vous! Que vous �tes loin de la v�rit�. Je vous assure, sans aucune de _mes modesties_, que cette r�volution que vous voyez est une chim�re. S'il est vrai que nul n'est proph�te dans son pays, il est vrai aussi qu'on n'est bien appr�ci� que dans son pays. Sans doute on me conna�t ici, mais la nature des hommes est froide, ce que nous appelons enthousiasme est inconnu. On a lu mes ouvrages; on les estime plus ou moins; on me regarde un petit moment avec une curiosit� fort tranquille, et on n'a nulle envie de causer avec moi et de me conna�tre davantage. M. d'Alop�us ne vous dira pas autre chose; c'est la pure v�rit�, et je vous assure encore que cela me convient de toute fa�on. Il n'y a ici nulle soci�t� hors des grandes r�unions de carnaval qui cessent au commencement du car�me, apr�s quoi on vit dans la plus enti�re solitude. Le corps diplomatique n'est re�u nulle part, et je serais Racine et Bossuet, que cela ne ferait rien � personne. Si j'ai �t� un peu distingu�, c'est par la famille royale qui est charmante et qui m'a combl� d'�gards et de pr�venances. J'eus l'honneur mardi, � une grande f�te chez le ministre d'Angleterre, d'�tre choisi par la grande-duchesse Nicolas, fille ch�rie du roi, et par S. A. R. Mme la duchesse de Cumberland pour leur donner la main dans une marche polonaise. Hier j'ai eu une longue conversation avec le grand-duc Nicolas. Voil� mes honneurs et ma vie dans toute sa v�rit�. Tous les jours je vais me promener seul au parc, grand bois � la porte de Berlin; quand il n'y a pas de d�ners ou de r�unions, je me couche � neuf heures. Je n'ai d'autre ressource que la conversation d'Hyacinthe[41]; nous parlons des petites lettres; que puis-je dire autre chose? Je suis � ma troisi�me d�p�che diplomatique. T�chez de savoir par Mathieu si on est content. Le cong� est s�r au mois d'avril, mais c'est � vous de le presser. Je n'ai pas cess� de vous �crire par tous les courriers. C'est ici ma troisi�me lettre de Berlin; les deux premi�res ont d� vous �tre remises par mon bon Lemoine[42]; je vous adresse celle-ci directement. �Les quatre petites lignes ont parfaitement r�ussi; elles n'�taient pas du tout visibles, et elles ont paru au feu comme par enchantement. Vous verrez que tout ce que j'ai pr�vu s'accomplira. Je reviendrai au printemps et vous me retrouverez avec le m�me d�vouement.� LE M�ME. �Berlin, 23 janvier 1821 �Depuis que je suis parti, je n'ai re�u qu'une lettre de vous... mais que servent les plaintes? Laissons donc le pass� et parlons de l'avenir. �Au moment o� je vous �cris, l'affaire de Laybach doit �tre d�cid�e pour moi, et l'on doit avoir r�solu affirmativement ou n�gativement la question de mon voyage � la suite du roi. Si le voyage n'a pas lieu, songez au cong�. Le temps marche; nous serons d�j� au mois de f�vrier, lorsque vous recevrez cette lettre. Je suis absolument perclus. Le climat me fait un mal affreux. Tout est toujours et sera toujours ici comme je vous l'ai mand� dans ma derni�re lettre: m�me gr�ce de la cour, m�me bienveillance au dehors, rien de plus. Except� les jours de r�unions _oblig�es diplomatiquement_, je vis dans la plus profonde solitude; et comme je souffre, je ne puis m�me travailler. Au reste, je sais d�j� mon m�tier, et je vous assure que c'est chose ais�e. Je connais trente imb�ciles qui seraient d'excellents ambassadeurs. Dites souvenirs et amiti�s � Mathieu. Mme de Chateaubriand se plaint qu'elle ne voit aucun de mes _pr�tendus_ amis, c'est son mot, tandis que la petite opposition la soigne et ne la quitte pas. C'est une gaucherie et une ingratitude de nos amis, mais je m'y attendais. J'esp�re demain une lettre de vous.� LE M�ME. �Berlin, 27 janvier 1821. �J'ai re�u votre petit billet avec la lettre de Mathieu. Je souffre horriblement; occupez-vous avec Mathieu de mon cong�. Je n'irai pas � Laybach: cela para�t certain par le peu de bonne volont� de nos ministres. Le roi de Prusse, s'il va au congr�s, n'ira que dans les premiers jours du mois prochain. Quand il sera parti, tout deviendra d�sert � Berlin, et j'y serai fort inutile. Je n'ai pas fait une seule connaissance ici. Le jour je me prom�ne au parc, le soir je vais � des bals oblig�s o� je suis tout aussi solitaire que sous les arbres. Je m'occupe de mon m�tier que je tiens par amour-propre � bien faire, pr�cis�ment parce qu'il est commun. Le reste du temps je r�ve � la France et j'attends les beaux jours.� LE M�ME. �Berlin, 10 f�vrier 1821. �Voil� que je suis oblig� de vous trouver l�g�re et un peu _�tourdie_. Je re�ois ce matin votre n� 5 (c'est toujours un num�ro de perdu). Dans ce n� 5, vous grondez dans une page, et vous faites amende honorable dans une autre, parce que vous venez de recevoir une lettre de moi; et puis vous dites que vous ne pouvez pas tout lire. Cependant mon �criture est belle comme vous voyez, et quoique ma derni�re encre f�t p�le, vous auriez d� pourtant avec vos beaux et bons yeux me lire � merveille. Autre chicane: vous me dites que vous recevez une lettre de moi, mais vous ne me dites pas de quelle date; de sorte que je ne puis juger s'il vous manque une lettre. Je vous r�p�te pour la derni�re fois que je vous ai �crit et que je continuerai � vous �crire chaque courrier. Ainsi, en comptant ma lettre d'aujourd'hui 10 f�vrier, voil� dix lettres de Berlin: seriez-vous capable de cela? �Passons � autre chose: je viens d'�crire vivement au ministre au sujet de cette chicane dont vous me parlez, ainsi que mes autres amis. Je n'ai pas �crit un mot au prince de Hardenberg, et je ne sais ce que signifie cette tracasserie. J'ai d�j� de tout ceci cent pieds sur la t�te. On ne m'a pas tenu une seule des paroles qu'on m'avait donn�es. On n'a rien fait pour les royalistes. On n'a pas voulu m'envoyer � Laybach, o� nos grands diplomates ont fait de belles oeuvres; le minist�re d'�tat qui devait me suivre ici s'est perdu en chemin. Comme toute la loyaut� a �t� de mon c�t�, comme j'ai fait tous les sacrifices personnels et amen� les royalistes au minist�re, je suis dans la position la plus noble pour me retirer. Tous les royalistes et m�me tous les _lib�raux_ m'appellent. Qu'on me fasse encore une tracasserie, et vous me verrez quinze jours apr�s. Je suis d'ailleurs tr�s-inquiet de Mme de Chateaubriand: elle vient de m'apprendre par une lettre fort triste qu'elle a �t� tr�s-malade. Elle l'est peut-�tre encore. Ah! il n'y a de bon que de vivre dans sa patrie au milieu de ses amis. Si je suis quelque chose, une ambassade n'ajoute rien � ce que je suis. �Voil� une lettre pour Mathieu. Je vous en ai envoy� une de M. d'Alop�us.� Des devoirs et des int�r�ts de famille ayant oblig� la marquise de Catellan, cette amie qui la premi�re avait visit� Mme R�camier � Ch�lons lors de son exil, � passer l'hiver � la campagne, celle-ci s'�tait r�solue � lui consacrer le mois de f�vrier: elle le passa en effet avec Mme de Catellan � sa terre d'Angervilliers. C'est l� que lui fut adress�e la lettre de M. de Montmorency qu'on va lire; il ne redoutait pas moins que M. de Chateaubriand que Mme R�camier y prolonge�t son s�jour. M. MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER. �Paris, ce 12 f�vrier 1821. �Vous avez �t� bien aimable de m'�crire, vous qui n'aimez pas beaucoup l'�criture: je suis aussi bien touch� de votre occupation relative � moi dans cette triste affaire. Elle nous a occup�s samedi d'une mani�re bien grave et affligeante sous quelques rapports. Je ne sais si je dois vous dire que j'ai vot� dans le sens que vous pouviez d�sirer, apr�s un discours tr�s-remarquable d'un jeune duc de vos amis. Ma conscience l'a permis, ou plut�t ordonn�[43]. Car positivement je ne veux rien accorder � la condescendance, ni m�me � un motif, le plus propre � influer sur moi, le d�sir de vous plaire. Adieu, on a de bonnes nouvelles de Berlin; le roi n'�tait pas parti, mais on en parlait encore. �Adieu, voil� l'heure qui me presse. Je vous regrette chaque jour, � chaque moment. La meilleure nouvelle � me donner, c'est le jour de votre retour. Ne vous laissez pas engager par vos perfections de g�n�rosit� ou d'amiti�.� LE VICOMTE DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER. �Berlin, 20 f�vrier 1821. �Vous allez � Angervilliers: et mes pauvres lettres! je vous y ai trop accoutum�e, et vous n'en faites plus de cas; j'ai envie de les supprimer, puisque vous les traitez si l�g�rement; qu'en pensez-vous? L'hymne de M. d'Alop�us est un compliment pour vous et mes amis, pas autre chose: on a ici beaucoup de bont�s pour moi, mais l'_admiration_ ne met personne _� mes pieds_. Je ne la demande pas; je ne la m�rite point, et l'on me traite comme je le d�sire, car je suis un bon gar�on. Je suis parfaitement tranquille, parce que j'ai pris mon parti. Que j'aie le cong� ou non, je vous verrai au printemps; peu m'importe le reste. Je vous ai envoy� une nouvelle lettre pour Mathieu; j'ai peur qu'elle n'arrive pendant votre s�jour � Angervilliers; elle est assez press�e. Je suis en querelle[44]. �Je ne sais si on est content de mes d�p�ches, mais moi j'en suis tr�s-content. Ce n'est pas l� de l'amour-propre, mais un juste orgueil: car, dans ces d�p�ches, je n'ai cess� de d�fendre les libert�s des peuples europ�ens et celles de la France, et de professer invariablement les opinions que vous me connaissez; vos lib�raux en feraient-ils autant dans le secret de leur vie? J'en doute. �J'ai d� insister pour aller � Laybach, par honneur et parce qu'on me l'avait promis, mais c'est ma bonne �toile qui m'a emp�ch� de faire ce voyage. Je vous dirai un succ�s: j'avais �crit certaines choses et bl�m� certains hommes dans une d�p�che � propos de ce congr�s; il s'est trouv� que dans le conseil de nos ministres, on avait aussi �t� m�content. En croira-t-on mieux ma politique? Pas davantage. �J'attends bient�t une lettre de vous.� LE M�ME. �Berlin, 27 f�vrier 1821. �Voil� enfin une bonne lettre �crite sur les quatre pages et jusqu'au bas! Vous ne voulez rien devoir � mes vertus; mais je croyais qu'un attachement profond, sinc�re, durable, �tait une vertu. Je suis en grande querelle. Vous savez tout. J'ai re�u une r�ponse vive � un _post-scriptum_ tr�s-franc dont j'avais envoy� copie � Mathieu dans une lettre mise sous votre adresse. Cette lettre sera arriv�e lorsque vous �tiez encore � la campagne, et cela aura occasionn� quelque retard. Il est assez clair que nous nous brouillerons. Nous ne nous entendons sur rien. J'ai aussi des vertus en politique: je veux les libert�s publiques, un syst�me noble et g�n�reux, l'accord de tous les sentiments ind�pendants avec la fid�lit� au tr�ne l�gitime, toutes choses qui d�plaisent aux uns et ne sont pas du go�t des autres. Joignez � cela toutes les paroles que l'on a viol�es, tout ce qu'on m'avait promis et tout ce qu'on n'a pas tenu. �Le cong�, je l'aurai, car je suis mon ma�tre, et Mme de Chateaubriand m'a �crit hier qu'elle me laissait ma�tre de reprendre, si je le jugeais � propos, mon ind�pendance. J'agirai avec mod�ration et jugement. Je ne briserai rien que dans le cas o� on me refuserait tout. Mathieu est d'avis qu'on ne demande le cong� qu'au moment. Il a raison; mais il faut calculer les distances et le temps que les courriers mettent � porter les lettres et � rapporter les r�ponses. Pour avoir un cong� le 15 avril ou le 1er mai, il faut le demander au plus tard le 20 mars. Faites conna�tre cela � Mathieu. Il doit �tre bien effarouch� de ma querelle. �Dans votre n� 8 dat� d'Angervilliers, 14 f�vrier, vous me dites que vous passerez encore huit jours � la campagne; ainsi vous devez �tre � Paris depuis huit jours quand vous recevrez cette lettre. Dites-moi donc encore une fois si vous m'avez �crit � Francfort. Nous sommes ici dans les derni�res f�tes du carnaval, apr�s quoi silence et solitude; c'est ce qui me convient.� LE M�ME. �Berlin, 3 mars 1821. �Nous touchons au d�no�ment. Le 15 de ce mois, je vais demander le cong� pour le 15 d'avril ou le premier mai. Si on me le refuse, je donnerai ma d�mission motiv�e. J'ai re�u une lettre de Vill�le, fort triste et fort d�courag�e; il a fait, selon moi, de grandes fautes, surtout en ne se d�clarant pas pour mon syst�me _de la Charte et des honn�tes gens_, en ne se pronon�ant pas � la fois pour les libert�s publiques et contre les pervers de la R�volution; mais comme je suis comme don Quichotte, l'homme aux justices, j'ai pris le parti de Vill�le dans une lettre que j'ai �crite � Fi�v�e sur son ouvrage qu'il m'avait envoy�. Vous voyez tout ce que je retire de cette loyaut�. Je vais r�pondre � Vill�le, et lui dire que c'est � lui � obtenir le cong�. Au reste, comme mon parti est pris, c'est comme ils voudront; et je d�sire plus pour eux que pour moi que tout se passe poliment, gracieusement, sans �clat, sans rupture. �J'ai vu chez le prince Auguste le dessin d'une femme appel� l'_Exil_, d'apr�s votre portrait. Ce n'est pas vous, mais il y avait assez de vous pour me faire faire des r�flexions tristes sur l'exil.� LE M�ME. �Berlin, 10 mars 1821. �Votre lettre me tourmente; elle m'apprend que vous souffrez. Je suppose que vous �tes maintenant � Paris, et je le d�sire, car il me semble que vous vous �tes rapproch�e de moi. �Nous touchons au d�no�ment. Il est assez singulier que Mathieu parle de l'humeur que prennent certaines gens quand je leur parle comme je dois leur parler. A-t-il cru que c'�tait � moi � tout supporter? Je n'ai besoin de personne, on a besoin de moi. Il faut bien que je pense � ce que je puis, quand on l'oublie. Cela serait aussi trop fort que l'on m'e�t tromp� aussi grossi�rement, et que je fusse encore le tr�s-humble serviteur de ces messieurs. Mes ennemis sont bien ignobles, et mes amis bien faibles. Au reste, il est possible qu'a la fin du mois je me d�cide � envoyer Hyacinthe � Paris; alors tout s'expliquera mieux et plus clairement. �J'attends avec bien de l'impatience une lettre de vous pour m'apprendre que vous ne souffrez plus. Je suis bien aise que mon exactitude vous prouve au moins que je suis homme de parole et ami fid�le.� LE M�ME. �Berlin, 17 mars 1821. �Vous grondez et vous avez tort: mes lettres vous l'ont prouv�. J'ai re�u toutes les v�tres et je vous en remercie. C'est ma seule joie dans mon exil. J'ai su aussi officiellement qu'on �tait content de mes derni�res d�p�ches; mais ce sera, comme de coutume, un contentement st�rile. Je ne m'attends � rien. Je ne demande rien, sauf le cong�. Je n'ai point fait encore la demande officielle, parce que je veux attendre la nouvelle de l'entr�e des Autrichiens � Naples. La principale affaire �tant alors termin�e, on ne pourra pas m'objecter l'importance des �v�nements. J'exp�dierai alors Hyacinthe, � moins, comme je vous l'ai d�j� dit, que la chose ne soit d�cid�e en ma faveur par le cr�dit de nos amis; ce qui n'est nullement probable. Si vous �tes, comme vous le comptiez, arriv�e le 7 � Paris, et que vous m'ayez �crit le 8, le 9 ou m�me le 10 au matin, je recevrai votre lettre lundi par le prochain courrier. �Nous voil� d�j� au 17 mars! le temps marche vite; je le trouve pourtant bien long! �M. d'Alop�us me parle toujours de vous. Dites-moi donc quelque chose d'aimable pour lui.� LE M�ME. �Berlin, 20 mars 1821. �Pour vous �viter la politique, je vous envoie ouverte la lettre pour Mathieu. Vous pourrez la lire ou ne pas la lire comme il vous plaira, mais cependant vous y trouverez l'explication de cette b�te d'id�e que je compte revenir sans cong�. En v�rit�, je n'aurais pas cru que mes amis fussent si sots ou me crussent si fou. �Vous dites que je ne vous parle pas de mes succ�s. En voici un. Il y a ici un pr�dicateur morave qui a fait dimanche dernier l'�loge le plus pompeux de moi _en chaire_. Qu'en dites-vous? Il m'a oppos� � Voltaire qui habita comme moi ce pays; lui pour le corrompre, moi pour r�parer le mal qu'il a fait. �Je vous ai dit cent fois que je vous lis � merveille, malgr� votre petite �criture. Soyez donc tranquille sur ce point. �Vous ne sauriez croire la joie dont je suis en apprenant que vous �tes rentr�e dans votre cellule. Avant deux mois, je vous verrai, cette id�e me rend le courage et la vie.� LE M�ME. �Berlin. 24 mars 1821. �Le gant est jet�. Voil� une lettre que vous remettrez sur-le-champ � Mathieu, o� je le prie formellement de demander un cong�. Je me suis d�termin� � agir d'apr�s les nouvelles que j'ai re�ues par estafette de l'affaire de Turin[45]. Il est de toute n�cessit� que, dans des circonstances aussi graves, j'aille chercher des instructions � Paris. J'esp�re qu'on fera droit � ma demande, car on est content de mes d�p�ches, et on doit aussi avoir besoin de m'entendre. Dans tous les cas, si mes amis refusent de demander, ou que le ministre rejette la demande, comme je vous l'ai dit, mon parti est pris. Je vous quitte, ayant aujourd'hui � �crire une longue et importante d�p�che. �Si on m'avait �cout� sur le congr�s de Laybach, on n'en serait pas l�. Que sert de louer mes d�p�ches, si l'on ne fait rien de ce que je dis?� LE M�ME. �Berlin, 27 mars 1821. �Mme de Chateaubriand va vite en besogne. Elle a demand� elle-m�me le cong� � M. Pasquier[46], et, ce qu'il y a de plus singulier, elle en a obtenu la promesse imm�diate. Ainsi je vais vous revoir. J'�cris � M. Pasquier aujourd'hui pour fixer l'�poque. Je demanderai le cong� pour le 20 avril, avec la r�serve de ne l'employer que le 1er mai, si le bien du service du roi l'exige. Je ne vous parle point de politique; je sais toute l'affaire d'Italie. J'�cris par le courrier � Mathieu pour lui dire que Mme de Chateaubriand a pr�venu la demande que je le chargeais de faire. Je suis au d�sespoir de la maladie de Fontanes[47]. Je tremble de l'arriv�e du prochain courrier. J'aimais tendrement Fontanes. Il avait l'air de devoir me survivre de longues ann�es. Que nous sommes peu de chose! et que cela va vite! � bient�t.� LE M�ME. �Berlin, 3 avril 1821. �Point de lettres de vous par le courrier d'hier. Je ne ferai pas comme vous; je ne vous accuserai pas, mais je souffre. �Je vous ai mand� par mes derni�res lettres que j'esp�rais un cong� pour le 20 d'avril; je l'attends; s'il arrive, je vous verrai � la fin du mois. Cela me semble une esp�ce de r�ve. �Je n'entends plus parler de Mathieu ni de Jules[48], mais je vais bient�t me retrouver avec eux, et tout s'�claircira. �Vos lib�raux ont-ils �t� bien odieusement triomphants? ils se sont bien grossi�rement trahis. Il est f�cheux apr�s cela, pour eux, de voir ce qui se passe en Italie. Comment avaient-ils jamais compt� sur l'h�ro�que Naples? Pauvres gens! Quelle mis�re aussi de notre c�t�! Quelle faiblesse! quelle pusillanimit� � l'apparence du p�ril! Il faut sortir de tout cela. �Je pleure encore tous les jours la mort de mon pauvre ami. C'est le dernier talent litt�raire que la France poss�d�t. � pr�sent il n'y a plus personne; mais je suis s�r que l'on ne pense plus � Fontanes, et que j'ai l'air de radoter en vous en parlant. Quelle folie de ne pas vivre pour soi dans une vie si courte!� LE M�ME �Berlin, 7 avril 1821. �Je serais un peu inquiet, si je ne connaissais votre d�faut de m�moire. La lettre que j'ai re�ue hier de vous porte le n� 15; or je n'avais pr�c�demment que le n� 12, ce qui supposerait qu'il me manque deux num�ros, 13 et 14; mais, comme dans le n� 15, vous avouez que vous avez re�u cinq lettres de moi sans me r�pondre que _quelques lignes_, il faut que cela soit inexact, et que vous vous soyez tromp�e sur les num�ros. �Comment vos lib�raux vous disaient-ils qu'il �tait impossible d'aller � Naples? Les insens�s! Ils voulaient faire des lazzaroni des Spartiates. Vos amis ont perdu la cause de la libert� par leurs folies et par les crimes des r�volutionnaires. La partie est perdue pour eux en Europe. En voil� pour 50 ans; nous n'y serons plus. Mes _pauvres_ amis sont bien _pauvres_, le danger les abat, mais au moindre succ�s, ils ne doutent plus de rien. C'est la l�g�ret� et la mobilit� la plus compl�te. �J'attends le cong� presque sans y croire. Mais qu'importe puisque mon parti est pris? Je suis d'un calme parfait. Voil� le bapt�me de M. le duc de Bordeaux: l'occasion est belle pour le minist�re d'�tat; on n'y pensera seulement pas. Tout cela m'est �gal. J'ai re�u une lettre tr�s-amicale de Vill�le. Toutes les lettres me redemandent � genoux et me disent de tout quitter. �Cette lettre vous arrivera le 16 ou le 17. Ne m'�crivez plus apr�s avoir re�u cette lettre; c'est moi qui irai chercher la r�ponse. �Qui vous a donc rendue si malheureuse? Vous ne voulez pas me le dire; serait-ce quelque propos, quelque histoire[49]? Moquez-vous-en.� LE M�ME. �Berlin, 14 avril 1821. �J'ai re�u les deux petites lettres retard�es n� 13 et 14. Elles sont de vieille date, l'une est du 15, l'autre du 22 mars; elles ont �t� �videmment gard�es, surtout votre n� 13 qui est passablement indiscret pour vos amis les lib�raux. Vous nommez Benjamin[50] en toutes lettres, et vous dites qu'il vous avait dit six semaines auparavant que le Pi�mont se soul�verait. Je le crois bien; il �tait proph�te � coup s�r! Le prince de la C*** �tait � Paris o� il faisait imprimer ses proclamations et machinait toute son affaire. Il voyait Benjamin et compagnie. Et ce vaillant conspirateur, ce prince qui voulait l'ind�pendance de l'Italie, a �t� le premier � fuir et � laisser ceux qu'il avait s�duits dans l'ab�me, lors m�me que ceux-ci n'�taient pas dispers�s et se battaient encore. Tout cela est d'une canaillerie abominable, et les lib�raux sont d�sormais d�shonor�s. L'ind�pendance de l'Italie peut �tre un r�ve g�n�reux, mais c'est un r�ve, et je ne vois pas ce que les Italiens gagneraient � tomber sous le poignard souverain d'un carbonaro. Le fer de la libert� n'est pas un poignard, c'est une �p�e. Les vertus militaires qui oppriment souvent la libert� sont pourtant n�cessaires pour la d�fendre; et il n'y a qu'un b�at comme Benjamin et un fou comme le noble pair qui ouvre votre porte[51], qui aient pu compter sur les exploits du polichinelle lac�d�monien. Qu'ont fait vos incorrigibles amis? Ils ont attir� 120 mille Autrichiens et 100 mille Russes dans le pays qu'ils pr�tendaient d�livrer, c'est-�-dire _livrer_ � toutes les horreurs r�volutionnaires. Croyez-moi, voyez si je vous ai jamais tromp�e, si je ne vous ai pas constamment dit que tout ce bruit n'�tait rien, lors m�me qu'� Paris tout semblait perdu � mes pauvres amis. Ah! ceux-ci sont bien pauvres, j'en conviens, bien faibles, mais au moins ce sont d'honn�tes gens. �Voil� une terrible lettre politique. Je l'ai �crite de col�re.� LE M�ME. �Berlin, 17 avril 1821. �J'ai re�u le cong�. Je partirai � la fin de la semaine; je vous verrai � la fin de l'autre, peu de jours apr�s que vous aurez re�u ce billet qui est le dernier que je vous �crirai d'ici. C'est comme un r�ve; j'y crois � peine. Pourtant combien de fois vous l'ai-je dit! Mathieu sera-t-il bien aise de me voir? J'en doute.� M. MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER. �Vall�e-aux-Loups, ce 27 avril 1821. �J'en �tais aux excuses, surtout aux regrets de ne pas vous voir ces deux jours-ci, aimable amie. J'�tais hier, comme je vous en avais pr�venue, livr� � une petite f�te de proverbes o� je rencontrai un ami de Chateaubriand, qui ne soup�onnait pas m�me son arriv�e. Pour plus d'extraordinaire, j'�tais � cinq heures de l'apr�s-midi chez Mme de Duras, qui calculait le nombre de jours apr�s lesquels elle esp�rait cette m�me arriv�e. Je pars ce matin pour la Vall�e avec mes lettres qu'on venait de me remettre et le journal que je n'avais pas encore lu. �Je ne voulais pas croire d'abord � cette nouvelle du _noble ami_ arriv�. Le doute commence, quand je lis une lettre de Berlin qui avait l'air d'�tre apport�e par lui. Enfin ma m�re qui vient d'arriver pour d�ner me donne la certitude et le regret que j'aurais pu voir ce matin mon illustre voisin chez lui. C'est vraiment piquant! car on m'ajoute qu'il a �t� hier au soir chez vous, o� j'aurais �t� bien �tonn� de le trouver. �Dites-lui d'avance, aimable amie, tous mes tendres compliments et mes regrets de ne le voir que demain: car je reste ici ce soir pour profiter de mes seuls cong�s avant les f�tes et le proc�s. �Le printemps est ravissant! Mais vous pensez � bien autre chose. Je voudrais savoir comment vous avez support� la surprise, la joie, etc. Il faudra vous voir pour en avoir le r�cit. Une autre personne qui aimerait mieux �crire � ses amis m'aurait adress� un petit billet d�s hier au soir. Je vous ferais bien d'autres questions, mais � demain soir. �Fauteuil ou chaise, je meurs d'envie d'avoir quelque chose de vous ici. Adieu, aimable amie.� On sait quel fut le nombre des proc�s politiques pendant les ann�es 1821 et 1822. Le fl�au du _carbonarisme_ avait envahi la France, et l'arm�e �tait plus particuli�rement travaill�e par les soci�t�s secr�tes: on ne compta pas moins de cinq conspirations militaires dans ce court espace de temps. Qu'il nous soit permis de condamner avec toute l'�nergie de la conscience les hommes importants, les chefs de l'opposition dans la chambre qui, manquant de foi dans l'exercice l�gal des institutions de leur pays, et emport�s par la passion, s'affili�rent � de t�n�breuses associations et contribu�rent � entra�ner � leur perte des jeunes gens obscurs, lesquels, pour la plupart, n'avaient point conscience de leur crime. Mais en m�me temps nous ne saurions assez regretter et d�plorer la rigueur que le gouvernement crut devoir d�ployer dans ces tristes circonstances. Mme R�camier, dont le coeur �tait sympathique � toutes les infortunes, avait horreur de la peine de mort en mati�re politique. On eut recours � elle en faveur des condamn�s Roger, Coudert et Sirejean; elle mit tout en oeuvre pour adoucir leur sort, et elle eut le bonheur de contribuer � sauver la vie des deux premiers, mais elle �choua pour le troisi�me. Coudert et Sirejean �taient compromis l'un et l'autre dans le premier complot de Saumur qui �clata au mois de d�cembre 1821. L'affaire fut jug�e en f�vrier 1822 par le second conseil de guerre de la 4e division militaire si�geant � Tours. Les accus�s �taient au nombre de onze: trois furent condamn�s � la peine de mort, les huit autres furent acquitt�s. Le principal accus� dans ce proc�s, celui qui semblait le chef du complot, Delon, �tait en fuite. L'accusation reposait principalement sur les r�v�lations des deux sous-officiers, Duzas et Alix, et sur les aveux de la plupart des accus�s qui d�claraient avoir �t� initi�s par Delon et Sirejean � un complot destin� � rappeler Napol�on II, et � r�tablir la constitution de 1791. Sirejean lui-m�me reconnaissait avoir �t� re�u _chevalier de la libert�_ par Delon, mais il croyait, ajoutait-il, n'entrer que dans une soci�t� analogue � la franc-ma�onnerie. Les deux mar�chaux des logis condamn�s � mort se pourvurent en r�vision, et dans l'intervalle qui s�para les deux jugements, les familles des condamn�s essay�rent quelques d�marches. Coudert fut le premier pour lequel on eut la pens�e d'invoquer l'assistance de Mme R�camier. D�s le commencement de mars, M. Eug�ne Coudert, fr�re a�n� du sous-officier compromis, se pr�senta � l'Abbaye-au-Bois sans autre recommandation que le malheur de son fr�re Charles, et Mme R�camier, �mue de la plus sinc�re piti�, la fit partager � tous ses amis et usa de leur cr�dit pour obtenir en faveur du condamn� l'indulgence du conseil de r�vision. Ces effort furent couronn�s de succ�s: le conseil, cassant l'arr�t des premiers juges, condamna seulement Coudert � cinq ans de prison, comme non r�v�lateur. Quant au malheureux Sirejean, le plus int�ressant sans aucun doute des deux accus�s, et par son extr�me jeunesse et par sa candeur, ce ne fut que beaucoup plus tardivement que ses parents atterr�s par sa condamnation cherch�rent � lui susciter des protecteurs. Il appartenait � une tr�s-honorable famille de la bourgeoisie de Ch�lons, famille royaliste, et c'est avec une lettre de Mme de Jessaint, femme de l'inamovible et respectable pr�fet de la Marne, que Mme Chenet, tante du jeune sous-officier condamn� � mort, vint implorer l'appui et la sympathie de Mme R�camier. L'avocat du pr�venu �crivait � Mme Chenet, le 3 avril: �Je vous ai laiss�e jusqu'ici dans l'incertitude du jour o� le 1er conseil statuerait sur le sort de M. Sirejean; maintenant je crois pouvoir vous assurer que le conseil sera convoqu� le 15 de ce mois. Hier, M. le rapporteur est parti pour Saumur o� il doit faire une nouvelle information. Les �l�ves de l'�cole licenci�e qui doivent �tre entendus comme t�moins, ont re�u l'ordre de s�journer � Tours ind�finiment. S'il �tait possible de faire savoir aux juges qui composent le conseil que le gouvernement ne tient pas � avoir une condamnation capitale, cela nous aiderait beaucoup, mais il faudrait que cet avis f�t donn� d'une mani�re semi-officielle. Il me semble que maintenant vous pourriez borner vos sollicitations � engager messieurs les ministres dans une d�marche de ce genre. �M. Julien et moi, nous sommes toujours convaincus qu'il serait bon que les accus�s fussent entour�s de quelques personnes de leurs familles. Nous n'assurons pas que cette d�marche aura quelque r�sultat, mais il suffit que nous pensions qu'elle pourrait en avoir, pour que nous ayons d� en faire part aux familles de nos malheureux clients. �M. Coudert s'est d�termin� � se rendre ici pour assister au jugement. Je ne puis que vous r�it�rer les observations que je vous ai adress�es: vous verrez si la pr�sence de M. Coudert au jugement n'est pas un motif de plus pour vaincre les r�pugnances bien fond�es que vous �prouvez � l'imiter. �Recevez, Madame, etc. �FAUCHEUX, �Avocat.� Le malheureux enfant qu'un entra�nement irr�fl�chi avait fait entrer dans le complot, Sirejean, � son tour, �crivait � Mme R�camier le 8 avril: �Madame, �Comment trouver des termes assez significatifs pour vous exprimer le vif sentiment de reconnaissance que je ressens pour l'int�r�t que vous avez bien voulu prendre � un malheureux qui n'est pour vous qu'un �tranger, et qui s'est rendu coupable d'un crime que la confiance du vil Delon m'avait fait consid�rer comme un devoir. Mon �ge, mon inexp�rience ont �t� cause que je n'ai pas aper�u le pi�ge qui m'�tait tendu, et je suis tomb� dans un ab�me d'o� je ne pourrai jamais me retirer. �Ce qui me console et m'aide � soutenir mes remords, c'est de savoir qu'il y a encore des �mes comme la v�tre, Madame, qui conna�t ma faute involontaire et qui ne doute pas de mon repentir. �SIREJEAN. �Prison de Tours, ce 8 avril.� �_P. S._ Le conseil s'assemblera lundi prochain.� Je n'ai pas besoin de dire avec quel z�le, quel actif d�vouement Mme R�camier s'employa � sauver cette t�te de vingt et un ans, et en m�me temps � soutenir le courage d'une famille an�antie sous le coup qui la frappait. Sirejean avait deux soeurs � peine sorties de l'enfance; son p�re et sa m�re �taient vivants, et leur d�sespoir �tait tel qu'il leur avait enlev� m�me la facult� de faire les d�marches n�cessaires au salut de leur fils. Mais on avait d�j� �puis� en faveur de Coudert tous les moyens d'influence dont on disposait, et peut-�tre �tait-il impossible de r�ussir pour les deux condamn�s. Le conseil de r�vision, r�uni le 18 avril, confirma l'arr�t de mort de Sirejean. Le pauvre jeune homme �crivit encore, apr�s sa seconde condamnation, une lettre � sa protectrice. Malgr� la fermet� dont il fit preuve, l'�criture de cette lettre est visiblement alt�r�e. Il annonce qu'il vient de signer un pourvoi en cassation fond� sur l'adh�rence qu'il y avait entre son affaire et celle de l'apparition de Berton et Delon qui devait se juger � Poitiers; il implore un sursis afin qu'on ait le temps de former un recours en gr�ce; il termine en disant: �Le fr�re de Coudert va se rendre � Paris, il sera porteur de la demande en gr�ce qu'il remettra � ma tante. Veuillez, je vous prie, faire ce qui d�pendra de vous pour qu'elle ne soit pas infructueuse. Je vous supplie encore d'avoir la t�che p�nible d'apprendre � ma malheureuse tante mon arr�t fatal. �Je suis soutenu par mon courage, par un espoir (pas tr�s-grand � la v�rit�), et par les d�marches et les sollicitations que vous voulez bien faire pour un malheureux qui vous devra une �ternelle reconnaissance. �Agr�ez l'assurance de mon respectueux hommage. �SIREJEAN. �Ce 20, � 10 heures du soir.� Le sursis promis � Mme Chenet avant son d�part de Paris, dans les bureaux de la guerre, ne fut pas exp�di�, et le 2 mai 1822, � quatre heures et demie du matin, Sirejean terminait courageusement et religieusement sa courte vie. Mme R�camier, confiante dans le sursis promis � la famille, s'occupait encore de cet infortun� jeune homme quand d�j� il avait cess� de vivre. M. de Montmorency avait fait le 20 une d�marche personnelle aupr�s du garde des sceaux. Il rendait compte en ces termes de l'inutilit� de ses efforts: M. DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER. �Ce 21 avril 1822. �Je n'ai rien de bon � vous mander, aimable amie, quoique j'aie fait scrupuleusement toutes vos commissions. Le garde des sceaux a fait tout ce qu'il avait promis, a parl� au roi, a remis la supplique. Le roi me semble n'avoir pas �t� plus d�cid� dans aucune occasion. Il a dit que son devoir l'obligeait. Il n'a renvoy� aucune d�cision ni consultation au conseil et ne m'en a pas parl� � moi personnellement. �Je suis triste pour vous, pour cette malheureuse tante que vous �tes destin�e � affliger et � consoler, pour toute cette famille. Adieu, mille tendres hommages.� Mme R�camier re�ut la plus douloureuse impression de cette cruelle affaire, et on verra par les lettres de M. de Chateaubriand, combien elle avait peine � se consoler de n'avoir pas, en sauvant ce jeune homme, �pargn� au gouvernement royal une rigueur inutile. Roger faisait avec Caron partie du complot de B�fort; il fut jug� par la cour d'assises de la Moselle, et condamn� � mort, le 20 f�vrier 1823. Recommand� � la cl�mence royale, il vit sa peine commu�e en vingt ann�es de travaux forc�s. Il �crivait � Mme R�camier, dont l'active compassion avait beaucoup contribu� � obtenir la commutation de sa peine: �Madame, �Mon fr�re, qui est accouru pr�s de moi pour d�plorer mon infortune et me donner des consolations dont j'ai tant besoin, ne m'a pas laiss� ignorer le vif int�r�t que vous avez daign� prendre � mon terrible sort. Je sais, Madame, que c'est � vos d�marches et � votre pers�v�rante bont� que je dois de n'�tre pas tomb� sous le couteau fatal; et je serais digne du supplice dont le roi m'a fait gr�ce, si je ne conservais dans mon coeur, et tant que je vivrai, la reconnaissance la plus vive pour ma bienfaitrice. �En me conservant la vie, le roi m'a condamn� � en passer vingt ann�es, c'est-�-dire le reste, dans l'opprobre et dans l'ignominie, confondu avec les plus vils fl�aux de la soci�t�; c'est une douloureuse et bien longue agonie � laquelle la mort qui ne frappe qu'un instant serait sans doute pr�f�rable. Mais je suis soutenu par l'espoir consolant que vous daignerez un jour vous souvenir de votre bienfait, et saisir l'occasion favorable de le couronner d'un succ�s complet.� Roger ne se trompait pas dans son esp�rance: en 1824, sous le minist�re de M. de Chateaubriand, il lui fut fait remise enti�re de sa peine. Pendant le minist�re de M. de Montmorency, et dans cette m�me ann�e 1822, la comtesse de Survilliers, femme de Joseph Bonaparte et soeur de la reine D�sir�e de Su�de, maria sa fille a�n�e Z�na�de au fils a�n� de Lucien. Ce jeune homme portait alors le titre de prince de Musignano, et a �t� depuis le prince de Canino. Le mariage fut c�l�br� � Bruxelles, le 29 juin 1822. Les trait�s de 1815 avaient mis la famille Bonaparte en dehors de toutes les l�gislations; aucun membre de cette famille ne pouvait voyager, changer de r�sidence, �tre autoris� � s�journer dans aucun �tat de l'Europe, sans l'autorisation collective des cinq grandes puissances. Beaucoup d'entre eux trouv�rent un refuge en Italie, la plupart s'�tablirent � Rome, ville d'asile, o�, en tous temps, les royaut�s d�chues ont trouv�, sous la bienveillante protection du chef de l'�glise, une noble hospitalit�! Joseph Bonaparte avait cherch� un asile aux �tats-Unis d'Am�rique. Sa femme, la comtesse de Survilliers, devait conduire le nouveau m�nage aupr�s de lui dans le courant de l'ann�e suivante. Mais auparavant, elle d�sirait garder quelques semaines encore aupr�s d'elle son gendre et sa fille; et en m�me temps elle craignait d'exposer Charles-Napol�on Bonaparte � quelque d�sagr�ment pour rupture de ban, si son s�jour � Bruxelles se prolongeait sans autorisation. Mme R�camier fut invoqu�e: elle re�ut, � deux jours de distance, une lettre d'Aix-la-Chapelle o� la reine D�sir�e avait �t� voir son fils, le prince Oscar qui maintenant r�gne en Su�de, et la communication d'une autre lettre, sur le m�me sujet, �crite par l'ex-reine d'Espagne. Je donne ces deux lettres, et je consigne ici le succ�s de la n�gociation dont on priait Mme R�camier de se charger, non point pour enregistrer un acte d'obligeance de plus de la part d'une personne dont la bont� �tait sans limites, mais parce que ces lettres et les circonstances qui les motiv�rent sont curieuses par les noms des personnes int�ress�es, et comme d�tail de moeurs. Dans la sorte d'_interdit_ que les souverains de l'Europe faisaient peser sur les Bonaparte, ces lettres constatent que la maison de Bourbon et les hommes d'�tat qui se succ�d�rent dans les conseils de ces princes, mirent toujours de l'empressement � adoucir, vis-�-vis des membres de la famille de Napol�on, la rigueur des trait�s. � cet �gard, M. de Montmorency, quand il arriva aux affaires, ne fut pas moins facile que ne se montra plus tard M. de Chateaubriand. LA REINE DE SU�DE � Mme R�CAMIER. �Aix-la-Chapelle, le 28 juin 1822. �Madame, �C'est avec bien du regret que j'ai d� quitter Paris sans vous voir, mais je re�us un courrier de mon fils qui me pr�venait de sa prochaine arriv�e � Aix-la-Chapelle, et je n'eus que le temps de me pr�parer au d�part. Depuis ce moment, je suis occup�e des chagrins des autres: c'est un d�lassement qui n'est pas trop salutaire � la sant�, aussi je suis tr�s-souffrante depuis quelques jours. Je suis bien f�ch�e que le hasard ne vous ait pas amen�e ici cette ann�e; quel plaisir j'aurais eu de vous y voir et de vous pr�senter mon fils qui r�unit quelques avantages d'esprit et de caract�re, et qui aurait �t� bien charm� de faire votre connaissance! Quant � sa figure et � sa tournure, c'est son p�re � vingt-trois ans; il n'a rien voulu de moi, il a bien fait, car il n'y aurait pas gagn� grand'chose. En venant ici, j'ai pass� quelques jours � Bruxelles, et j'ai trouv� ma soeur dans un �tat de sant� effrayant et dans un chagrin qui, je le crains bien, la m�nera au tombeau. L'id�e de quitter sa fille la tue, et elle est dans un �tat de faiblesse tel qu'elle ne pourrait certainement pas atteindre Rome sans danger. Jugez de mon d�sespoir d'�tre forc�e de la quitter dans ce moment, de ne pouvoir m�me pas assister au mariage de sa fille. Dans cette anxi�t�, je viens vers vous; comme tous ceux qui souffrent sont toujours s�rs d'y trouver des consolations, je vous prie de faire en sorte que ma soeur jouisse tranquillement de ses enfants jusqu'au moment o� ils doivent se rendre � Rome, et ce sera pour les premiers jours d'ao�t, � cause des neiges du Tyrol qu'ils doivent traverser pour se rendre en Italie. �Ce terme, si court pour l'amiti�, doit l'�tre aussi pour la politique, et il me semble que M. de Montmorency pourrait bien prendre sur lui de fermer les yeux l�-dessus: car ce ne serait pas la peine d'assembler le grand congr�s pour un si petit s�jour. Le roi de Hollande ne dira rien si on ne le presse pas, et je voudrais du moins pouvoir �tre aupr�s de ma soeur et t�cher d'adoucir sa douleur, si c'est possible, au moment d'une s�paration si cruelle; c'est ce qui me serait impossible en ce moment, �tant retenue aupr�s de mon fils. Je me repose enti�rement sur votre amiti� et sur la bont� aimable que M. le vicomte de Montmorency a bien voulu me t�moigner quelquefois. Je r�clamerais aussi l'int�r�t de M. le duc de Laval qu'il a eu la gr�ce de m'offrir, et je vous prie de lui dire mille choses aimables. �Adieu, Madame, donnez-moi de vos nouvelles, conservez-moi votre amiti�: j'en attends une bien grande preuve en ce moment. Je vous prie de croire que je me trouverais heureuse de vous prouver la mienne dans toutes les occasions. �D�SIR�E.� LA COMTESSE DE SURVILLIERS (Mme JOSEPH BONAPARTE) � SA SOEUR LA COMTESSE DE VILLENEUFRE. �Bruxelles, ce 30 juin 1822. �Ma ch�re soeur, le mariage de Z�na�de a eu lieu hier; tu con�ois que j'ai eu une journ�e qui a �t� pour mon coeur toute d'�motion et d'anxi�t� en pensant � la s�paration prochaine de ma fille. Son d�part sera le 15 d'ao�t. Elle ne peut l'entreprendre plus tard, voulant passer les Alpes avant les neiges; cette �poque est si rapproch�e qu'il me semble inutile de faire des d�marches � Paris pour qu'on autorise Charles � passer ce peu de temps pr�s de moi. Cependant comme je tiens beaucoup � le conserver jusqu'au 15 ao�t, je voudrais savoir s'il ne sera pas inqui�t� jusqu'� cette �poque. Dans le cas contraire, je suis dispos�e � faire ce qu'on me conseillera. Rends-moi le service, ma ch�re soeur, d'entretenir les personnes qui peuvent par leur avis me diriger dans cette circonstance: j'aime � croire qu'elles jugeront comme moi que, pour si peu de semaines, il est inutile d'occuper de nous les ministres des cinq puissances � Paris. Je d�sirerais me m�nager leur int�r�t pour le printemps prochain, �poque � laquelle Charles et Z�na�de doivent venir me prendre pour nous embarquer tous les trois pour les �tats-Unis. Si tu pouvais me donner la certitude qu'on ne s'y opposera pas, je passerais l'hiver plus calme, puisque je serais assur�e de revoir mes enfants au commencement du printemps prochain pour les conduire � mon mari. �Je crois inutile de te recommander ces deux affaires, connaissant l'int�r�t que tu prends � tout ce qui a rapport � moi; tu dois sentir le prix que j'attache � poss�der encore mes enfants pendant quelques semaines et � conserver l'esp�rance de les revoir apr�s l'hiver. �La reine[52] m'�crit d'Aix-la-Chapelle; elle me para�t fort contente d'�tre aupr�s de son fils qu'elle a trouv� � merveille sous tous les rapports. �Embrasse pour moi l'aimable Juliette[53]. Z�na�de lui a �crit il y a deux jours. Adieu, ma ch�re soeur, tu connais mes sentiments pour toi, ils sont inalt�rables. �JULIE.� Le prince Charles-Napol�on Bonaparte, dont il est ici question, est le m�me qui p�rit dans l'insurrection de la Romagne en 1831. Il �tait fr�re a�n� du prince Louis-Napol�on, aujourd'hui empereur des Fran�ais. Les d�tails dans lesquels nous avons cru n�cessaire d'entrer sur les circonstances o� le g�n�reux int�r�t de Mme R�camier trouva � s'exercer, nous ont fait devancer le temps; il faut revenir � l'�poque du retour de M. de Chateaubriand � Paris, apr�s son ambassade � Berlin. Un nouveau changement de minist�re amenait d�finitivement les royalistes au pouvoir. Une ordonnance du 15 d�cembre 1821 donnait � M. de Vill�le les finances, l'int�rieur � M. de Corbi�re, la justice � M. de Peyronnet, les affaires �trang�res � M. Mathieu de Montmorency. M. de Chateaubriand, nomm�, dans le courant de janvier, ambassadeur � Londres en remplacement du duc Decazes, partit pour son poste le 2 avril 1822. Ici commence une nouvelle s�rie de ses lettres. LE VICOMTE DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER. �Mardi matin, 2 avril. �Vous trouverez ce mot � votre r�veil, comme de coutume. Vous verrez que rien ne changera, si vous ne changez pas. �Je monte en voiture � l'instant: il est huit heures et demie. �� bient�t; j'�crirai de Calais.� LE M�ME. �Calais, mercredi 3 avril. �Me voil� � Calais. Demain je serai � Douvres. Vous connaissez mon exactitude, vous savez que je tiens ma parole et que je n'ai jamais tromp� personne. Ce petit mot, mis � la poste tout simplement, vous arrivera vite. � Berlin, l'�ternit� se passait avant que l'on re��t des nouvelles de ses amis. Je vous �crirai de Douvres, et puis de Londres, � l'adresse de M. Lemoine.� LE M�ME. �Douvres, ce vendredi. �Vous voyez que j'ai pass� la mer. Je serai ce soir � Londres. Je vous �crirai. Je ne me vois pas dans ce pays o� j'ai �t� si malheureux et si jeune sans avoir le coeur serr�.� LE M�ME. �Londres, mardi 9 avril 1822. �J'ai grand besoin de recevoir une ligne de vous. Je vous ai �crit de Calais et de Douvres. Me voil� � Londres, o� je n'ai que de bien tristes souvenirs, et o� je suis bien seul, quoi que vous en pensiez et en disiez. Je ne fais pas un pas ici sans reconna�tre quelque chose qui me rappelle mes souffrances et ma jeunesse, les amis que j'ai perdus, le monde qui a pass�, les esp�rances dont je me ber�ais, mes premiers travaux, mes r�ves de gloire, et enfin tout ce qui compose l'avenir d'un jeune homme qui se sent n� pour quelque chose. J'ai saisi quelques-unes de mes chim�res, d'autres m'ont �chapp�, et tout cela ne valait pas la peine que je me suis donn�e. Une chose me reste et tant que je la conserverai, je me consolerai de mes cheveux blancs et de ce qui m'a manqu� sur la longue route que j'ai parcourue depuis trente ann�es. �Je ne puis rien vous dire de la soci�t� et de la politique, car je ne sais rien encore. Je n'ai vu personne et je suis au milieu des embarras d'une maison que l'on meuble et que l'on peint. Je suis un peu souffrant de la peinture, du charbon et du brouillard. �J'attends un _billet_ de vous. Vous n'�crivez que des mots. Mandez-moi pourtant tout ce que vous saurez. On parle fort de guerre et de congr�s. Vous voyez mon exactitude, c'est comme � Berlin. Soyez s�re aussi que tout s'accomplira comme je vous l'ai dit.� LE M�ME. �Londres, 12 avril 1822. �Depuis que j'ai quitt� Paris, je n'ai pas re�u un mot de vous. Je vous ai constamment �crit, et vous aurez re�u toutes mes lettres. M. Lemoine vous aura port� les derni�res. C'est le lundi et le jeudi avant une heure qu'il faut envoyer vos lettres chez Mathieu. Mais peut-�tre ne voulez-vous pas envoyer vos lettres chez lui. Dans ce cas, �crivez-moi simplement par la poste. Mais souvenez-vous alors qu'il faut affranchir vos lettres jusqu'� Calais. �Je suis plong� dans les affaires. J'ai vu lord Londonderry, et j'ai mand� � Mathieu la conversation importante que j'ai eue avec lui. Je serai pr�sent� au roi le 19. Au milieu de tout cela, je suis bien triste. Je n'entends pas parler de vous, je ne sais ce que deviennent mes amis, ce qu'ils font. H�las! il est trop vrai qu'il n'y a de bonheur que dans une vie ind�pendante, et aupr�s de ceux � qui le coeur est attach�. �crivez-moi. Vous �tes bien coupable et vous avez bien � r�parer.� LE M�ME. �Londres, ce mardi 16 avril 1822. �Enfin voil� un billet de vous. Vous avez re�u ceux que je vous ai �crits de Calais et de Douvres. Ceux que je vous ai �crits de Londres vous seront sans doute aussi parvenus par l'entremise de ce bon M. Lemoine. Vous retrouvez l� mon ancienne exactitude et cette parole qui n'est jamais viol�e. Je viens d'�crire � M. de Montmorency. Je n'ai pas �t� �tonn� de ce qu'on lui avait dit. Les gens qui aiment � brouiller sont fort communs. J'esp�re qu'il sera content de ma lettre. �Je suis sur les nouvelles du jour comme j'�tais � Berlin. Vos amis les lib�raux n'ont qu'une fausse joie. Nous les battrons, et si nous ne nous d�sunissons pas, notre triomphe est certain. �Je commence � voir des sympt�mes de faveur ici dans les hauts cercles politiques; je ne sais rien encore de la soci�t�. Elle va commencer. Ce sera mon tourment. �Pensez � moi, �crivez-moi. Vos lettres m'arriveront par la poste, si elles sont affranchies jusqu'� Calais.� LE M�ME. �Londres, ce 19 avril. �Mille remerc�ments de votre billet du 14. Je ne vous �cris aujourd'hui que deux mots. Je sors de l'audience royale. J'ai �t� re�u avec une rare bienveillance. Je commence � r�ussir, politiquement parlant, dans ce pays. J'y fais beaucoup de bien � nos amis, et je pense que de leur c�t� ils doivent �tre assez contents de ma correspondance. �Maintenant la soci�t� va s'ouvrir pour moi. Mais c'est l� que je vais sentir ce que j'ai perdu en vous quittant. �crivez-moi. �� l'avenir num�rotez vos billets.� LE M�ME. �Londres, 23 avril 1822. �Deux petits billets de vous valent mieux que les �ternelles lettres dont je vous ennuie. Les affaires m'accablent si fort ici, que je n'ai pas le temps de respirer. Je commence � r�ussir en politique, et j'ai donn� � notre diplomatie un caract�re qui convient � ce beau nom de Fran�ais que je porte. Je ne m'occupe qu'� nous relever. On nous avait mis bien bas. J'exerce autant que je puis l'hospitalit�. Je fais rechercher tous les voyageurs fran�ais qui arrivent, quelle que soit leur opinion, et je les invite chez moi. J'ai fait hier mon entr�e dans le monde. Je me suis fort ennuy� � un _rout_. Je n'ai pas cess� de souffrir depuis que je suis ici. J'ai des nuits affreuses. Le climat est d�testable. S'il n'y a pas guerre, il y aura _congr�s_: vous savez que c'est l� notre secret et notre esp�rance. Je vous ai dit que le roi m'a re�u merveilleusement. J'attends jeudi un mot de vous. Puisque vous ne pouvez pas me dire tout ce que je voudrais, dites-moi au moins des nouvelles de votre monde de France. Lord Bristol n'est pas encore arriv�. Du moins il me parlera de vous.� LE M�ME. �Londres, ce 25 avril. �Je suis ici uniquement occup� d'affaires. Elles sont graves et immenses. Une partie de mon r�le consiste � aller dans le monde, et quand j'ai travaill� toute la journ�e, il faut que je m'habille pour sortir � onze heures et demie du soir. Jugez quel tourment pour moi. Je presse les arrangements de mon m�nage afin de pouvoir ouvrir ma maison le 1er mai. Je doute encore de tout mon succ�s, car tout me manque. �Je devine ais�ment qui vous a fait votre minist�re. Cela n'a pas le sens commun, et quand nous tomberions, ce ne seraient pas les hommes que vous nommez qui nous remplaceraient. Mais croyez-moi, nous battrons nos ennemis, si toutefois on veut m'�couter. J'ai �crit fortement � Paris. Je regrette tous les jours la petite cellule. Si j'y rentre jamais, je n'en sortirai plus. �J'ai fait ma paix avec Mathieu.� LE M�ME. �30 avril 1822. �Vous ne m'�crivez que de petits mots froids. Cela me d�sole. Ne pouvez-vous au moins me parler de ce que vous faites, de ce que vous dites! moi, je vous raconte longuement mes journ�es. Elles sont en effet bien longues sans vous. Je m'occupe � gagner les suffrages anglais pour les royalistes. Je crois que je r�ussirai. On m'annonce MM. de Broglie, de Sta�l et d'Argenson. Cela est assez amusant. Je les comblerai de politesses, surtout les deux premiers. C'est une innocente malice que vous me pardonnerez. Je trouve, ne vous en d�plaise, que le plaisir d'avoir sauv� _Coudert_ devrait vous rendre moins cruel le sort de _Sirejean_. �T�chez donc de m'�crire un peu plus longuement. Songez au congr�s et � tout ce qui peut me rappeler. J'ai grande envie de savoir ce que voulait la dame myst�rieuse. Elle pourrait puissamment nous servir.� LE M�ME. �3 mai 1822. �Je suis r�ellement d�sol� de vous voir si afflig�e du sort de cet infortun� jeune homme[54] que vous en oubliez tous vos amis. H�las! nous avons assez de causes de souffrance � nous, sans y joindre encore des causes �trang�res. Je vois par ce que vous me dites et par ce que m'�crivent tous mes amis, que tandis que j'arrange les affaires des royalistes au dehors, on les d�fait au dedans. J'y fais cependant ce que je puis. J'ai �crit � Mathieu, � Vill�le, � Corbi�re. Je les ai avertis du danger; ma conscience est en paix. S'ils tombent, j'en serai tr�s-f�ch� pour eux. Quant � moi, je rentrerai avec joie dans la vie priv�e et je vous promets de n'en sortir de ma vie. Ce sera du moins le moyen de ne plus vous quitter. �On parle toujours d'un congr�s pour le mois de septembre, veillez bien � cela. Il faut que j'y aille pour revenir � Paris. Tous nos plans, comme vous le savez, sont �tablis sur le congr�s. �Je continue � �tre tr�s-bien vu ici. Je voudrais que mes amis de Paris sentissent un peu le prix de mes services, non pour ce que ces services valent en eux-m�mes, mais parce qu'ils auraient moins d'envie de me tenir �loign�.� LE M�ME. �7 mai 1822. �On attend demain, ici, M. de Broglie et M. de Sta�l. Ils me donneront de vos nouvelles. Je vous en prie, soyez un peu discr�te avec Adrien. Vous n'avez pas d'id�es des lettres que m'�crit Mme de D... �Je suis accabl� de travail. Nos affaires vont merveilleusement ici; si elles allaient aussi bien en France, vos amis les lib�raux ne seraient pas si hargneux. Quoi qu'il en soit, ma pr�diction s'accomplira, et ils seront battus par le pauvre petit minist�re royaliste qui n'a l'air de rien du tout. Cependant ce minist�re a fait bien des sottises depuis mon d�part, et les royalistes ont raison de se plaindre. J'ai �crit pour tout raccommoder. Les correspondances priv�es qu'on imprime dans les journaux anglais me font aussi sans cesse rappeler en France pour �tre premier ministre. Je ne sais ce qui peut donner naissance � ces sots bruits. �Je vous quitte; je tombe de fatigue. J'ai �crit aujourd'hui une longue d�p�che de la plus haute importance. �Que ne suis-je dans la petite cellule!� LE M�ME. �Londres, ce 10 mai 1822. �Je vous envoie copie de la lettre que j'�cris par ce courrier � Laborie. Vous la montrerez � la personne que je devine ais�ment. Cet homme (Laborie) est tr�s-bon, mais c'est un tripotier �ternel. �Je ne sais ce qui a pu vous blesser dans mon billet. Je n'aime point les explications diff�r�es. Si c'est vous blesser que d'�tre malheureux et � plaindre loin de vous, alors vous devez �tre tr�s-bless�e. �Je n'ai plus rien � vous dire de ce pays. La premi�re impression est faite, et comme elle m'est, je crois, favorable, je suis maintenant hors de danger. Je porte bonheur aux royalistes. Je ne puis m'emp�cher de remarquer que leurs affaires s'arrangent partout o� je vais et se d�rangent partout o� je ne suis pas. Cela ne tient nullement � mon m�rite, mais � un sort qui semble s'attacher pour eux � ma personne. Et ce qu'il y a de tr�s-malheureux pour moi, c'est que je ne les sers qu'aux d�pens de la paix de ma vie; je suis � contre-sens de toutes mes habitudes et de tous mes go�ts pour les servir. �Votre billet m'a rendu triste. Je vous quitte pour ne pas vous ennuyer de mes lamentations.� LE M�ME. �14 mai 1822. �Voulez-vous aussi me faire maudire les courriers? Toutes les lettres que je re�ois de Paris sont des plaintes; tandis que je re�ois parmi les �trangers un bon accueil que je n'ai recherch� que pour mes amis de France, ces amis semblent d'accord pour me d�soler. Les amis politiques m'�crivent des fureurs, et veulent que je quitte tout pour les sauver. Mme de D. est � moiti� folle. Mme de Chateaubriand grogne, et voil� que vous vous mettez � g�mir. Allons, il ne me reste plus qu'� me noyer. �C'est pourtant dommage. Je commen�ais � �tre en pleine fortune. J'ai donn� hier mon premier d�ner diplomatique avec plein succ�s. Le 26, le duc d'York vient d�ner chez moi, et le roi en meurt d'envie. Je calcule cette faveur croissante avec plaisir, parce que tout ce qui m'�l�ve me rend n�cessaire, et qu'en devenant n�cessaire, j'ai une chance plus prochaine de vous revoir. �Vous ne m�ritez pas tous ces calculs, puisque vous grondez aussi. Au nom du ciel, ne vous mettez pas dans la foule, et �crivez-moi de mani�re � me consoler.� LE M�ME. �17 mai 1822. �Le courrier d'hier ne m'a point apport� de lettre de vous. Il n'y a que moi dans le monde dont l'attachement soit toujours le m�me, et dont l'amiti� soit toujours exacte. On me fait, quand on m'oublie, une peine que je ne veux faire � personne. �Voil� les �lections � peu pr�s finies. Les lib�raux sont battus, et en v�rit� ils avaient bien des chances pour eux! Croient-ils encore qu'ils sont populaires, qu'ils sont les plus nombreux et les plus habiles? Le _petit minist�re_ triomphera; je l'ai pr�dit. �Je suis toujours tr�s-bien ici, et je prends chaque jour plus d'empire. J'esp�re pourtant, quoi qu'il arrive, vous voir bient�t, soit en cong�, soit en allant au _congr�s_, s'il y a congr�s, soit en devenant ministre; enfin je vous verrai _quand vous voudrez_. M. de Sta�l et M. de Broglie sont venus me voir. Je les ai pri�s � d�ner pour mercredi prochain. J'esp�re que dimanche j'aurai un mot de vous. J'en ai grand besoin.� LE M�ME. �Londres, ce 20. �J'ai adress� par le dernier courrier une lettre pour vous � M. Lemoine. Je vous envoyais dans cette lettre la copie d'une autre longue lettre que j'�crivais � M. de Montmorency relativement au congr�s, et je vous priais d'appuyer ma demande. �Je crois savoir aujourd'hui que M. Lemoine est all� faire un voyage en Champagne, et j'ai grand peur que mon paquet arrivant pendant son absence, ce qui �tait pour vous ne vous soit pas parvenu. �Je meurs d'envie d'apprendre que vous avez re�u _la lettre et la copie_ dont je vous parle. Vous ne m'avez pas dit si vous aviez dit � Mme de Boigne ce que j'ai eu le bonheur de faire pour elle. �Je suis tr�s-bien avec M. de Sta�l, mais je n'aime pas � me souvenir de ce ch�teau des bords de la Loire.� LE M�ME. �31 mai 1822. �Avec quelle joie j'ai revu la petite �criture. Tous les courriers qui arrivaient sans un seul mot de vous me crevaient le coeur. Suis-je assez fou de vous aimer ainsi, et pourquoi abusez-vous tant de votre puissance! Pourquoi avez-vous cru un moment ce qu'on a pu vous dire? Je hais mortellement ceux qui m'ont fait tant de mal, quels qu'ils soient. Nous nous expliquerons; mais, en attendant, aimons-nous, c'est le moyen de nous d�faire de nos ennemis. Si vous �tiez all�e en Italie, je vous y aurais suivie. �� propos d'Italie, le congr�s para�t plus probable que jamais. Je vais avoir besoin de vous pour attaquer Mathieu. Je vous donnerai le signal. Le prince d'Esterhazy, ambassadeur d'Autriche � Londres, ira au congr�s. Vous sentez combien nous pourrons faire valoir cette circonstance. Ce congr�s a l'immense avantage de me ramener � Paris; et toute cette politique ne signifie autre chose, sinon que je meurs du besoin de vous voir. Je ne vous ai point �crit par le dernier courrier, j'�tais trop triste et trop malheureux de votre silence; vous le verrez bien par les lettres que vous aurez re�ues avant celle-ci. �Je tiens toujours que nos amis triompheront malgr� leurs innombrables fautes. J'aime beaucoup l'abb� Frayssinous, mais je crois que l'opinion n'est pas encore m�re pour mettre un pr�tre � la t�te de l'�ducation publique. On m�contente Delalot, et Delalot est une puissance dans la chambre. Une division dans le c�t� droit peut seule perdre nos amis.� Qui ne se rappelle, comme d'un tableau exquis, la peinture que M. de Chateaubriand fait, dans ses _M�moires_, de l'int�rieur du r�v�rend M. Ives, de Bungay, ministre du saint �vangile, grand hell�niste et grand math�maticien? La chaste et gracieuse figure de sa fille unique Charlotte, �g�e de quinze ans, esquiss�e en quelques traits, est un des portraits les plus vrais et les plus aimables que l'auteur des _M�moires d'Outre-Tombe_ ait montr� � ses lecteurs. Pr�sent� dans cette maison pendant une excursion dans le comt� de Suffolk, le jeune �migr� y fut mieux re�u que partout ailleurs. Il se laissa aller, fort imprudemment sans doute, � la s�duction du sentiment qu'il inspirait et qu'il �prouvait lui-m�me: la main de miss Ives lui fut offerte. Il faut lui laisser raconter cette sc�ne. �Je voyais venir avec consternation le moment o� je serais oblig� de me retirer. La veille du jour annonc� comme celui de mon d�part, le d�ner fut morne. � mon grand �tonnement, M. Ives se retira au dessert en emmenant sa fille, et je restai seul avec Mme Ives; elle �tait dans un embarras extr�me, je crus qu'elle m'allait faire des reproches sur une inclination qu'elle avait pu d�couvrir, mais dont jamais je n'avais parl�. Elle me regardait, baissait les yeux, rougissait; enfin, brisant avec effort l'obstacle qui lui �tait la parole: �Monsieur, me dit-elle en anglais, vous avez vu ma confusion. Je ne sais si Charlotte vous pla�t; ma fille a certainement con�u de l'attachement pour vous. M. Ives et moi, nous nous sommes consult�s: nous croyons que vous rendrez notre fille heureuse. Vous n'avez plus de patrie; vous venez de perdre vos parents; vos biens sont vendus; qui pourrait vous rappeler en France? En attendant notre h�ritage, vous vivrez avec nous.� [...] �Je me jetai aux genoux de Mme Ives, je couvris ses mains de mes baisers et de mes larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit � sangloter de joie. Elle �tendit le bras pour tirer le cordon de la sonnette, elle appela son mari et sa fille. �Arr�tez, m'�criai-je; je suis mari�!� Elle tomba �vanouie.� Vingt-sept ans plus tard, le proscrit obscur devenu le premier �crivain de son si�cle, et remplissant, en Angleterre, les fonctions d'ambassadeur du roi de France, revit cette Charlotte dont le souvenir avait d� lui rester charmant et sacr�: elle �tait belle encore, et selon la po�tique expression de M. de Chateaubriand �les ann�es qui avaient pass� sur sa t�te ne lui avaient laiss� que leurs printemps;� elle �tait mari�e, m�re de deux beaux jeunes hommes, et r�clamait pour l'un d'eux la protection de l'ambassadeur de France. Lady Charlotte Sutton a adress� deux lettres � M. de Chateaubriand: la premi�re, pendant qu'il �tait encore ambassadeur en Angleterre, la seconde au mois de juin 1825. Avant de lui �crire cette seconde lettre, lady Sutton avait fait un voyage en France, et nous devons fixer l'�poque de ce voyage � l'ann�e 1824, quoique M. de Chateaubriand dans ses _M�moires_ le place en 1823, et pendant son minist�re. La disposition d'esprit dans laquelle Charlotte le trouva devait �tre sombre, puisqu'elle re�ut de son accueil une impression p�nible, et que lui-m�me, dans ses _M�moires_, il exprime un regret et presque un remords de la froideur dont elle fut bless�e. En laissant ces deux lettres � Mme R�camier, M. de Chateaubriand voulait certainement rendre un t�moignage de respect � la personne dont il avait paru imparfaitement accueillir le noble et touchant souvenir; si nous les reproduisons ici � la date de la premi�re, c'est que nous croyons r�pondre � l'intention de M. de Chateaubriand. L'essai de traduction dont nous accompagnons le texte anglais de ces lettres ne rend sans doute qu'imparfaitement la simplicit� p�n�trante de l'original. PREMI�RE LETTRE. Ditchingham Lodge near Bungay, 17th June 1823. �Occupied with the fate of empires, and stationed on so lofty an eminence that the petty concerns of humbler life can scarcely be visible, your Excellency cannot easily imagine how much the mind of a private individual may dwell on a single thought until it becomes painful from intensity. �Unwilling to be guilty of intrusion (especially on _you_), yet equally reluctant to appear ungrateful, you perhaps would smile, could you fully know the embarrassment even this letter has occasioned me. But your kind words: �puis-je �tre bon � quelque chose pour vous?� and the kind tone in which they were attended, have echoed in my heart, until perhaps they have disturbed my head. Twelve long months have now elapsed since I heard them, during which time I have often painfully regretted having very inadequately expressed my deep-felt sense of your kindness; but in truth, it was so blended with other feelings, that I could not dwell on the subject. The hope too, which your Excellency permit to entertain of seeing you here (a hope so pleasing that I overlooked the impossibilities of its accomplishment), awakened my maternal vanity to fancy that my sons might win some portion of your approbation for themselves. �When I had last the honor of seeing you, you were proceeding to Gloucester Lodge, with the kind intention of speaking in favor of one of my sons to M. Canning, whose accession to the ministry gives him perhaps as much influence with respect to India now, as his own personal destination thither would have done. Assuredly, my own feelings would not lead me to desire such a banishment for any of my children; but my eldest son, Samuel Ives Sutton, now in his seventeenth year, has expressed so decided and steady a wish for some civil appointment in India, that it is my duty to do all in my power to promote it. �A writer-ship to _Madras_, for next year, is the summit of his ambition. It is not in itself a very great thing, yet so numerous are the competitors, that it is absolutely unattainable, excepting by the hand of power. �This then, Mylord, is the point; _and how much it has cost me to come to it, you can never know_. �With the most earnest wishes for your health and happiness, and with every sentiment of the highest consideration and respect, in which admiral Sutton begs to be permitted to join, I have the honor to be Your Lordship's most obedient humble servant, �CHARLOTTE SUTTON.� LADY CHARLOTTE SUTTON � M. DE CHATEAUBRIAND. �Ditchingham Lodge, pr�s Bungay, 7 juin 1822. �Occup�e du sort des empires et plac�e � une telle hauteur qu'elle peut � peine s'apercevoir des soucis d'une existence plus humble, Votre Excellence ne saurait ais�ment concevoir avec quelle douloureuse intensit� l'esprit d'une personne priv�e peut s'absorber dans une seule pens�e. �Je ne voudrais pas me rendre coupable d'indiscr�tion, surtout aupr�s de vous; je crains �galement de me montrer ingrate, et vous souririez peut-�tre si vous connaissiez � quel degr� cette lettre elle-m�me me cause d'embarras. �Mais vos bienveillantes paroles, �puis-je �tre bon � quelque chose pour vous?� et le ton plein de bont� avec lequel vous les avez prononc�es, ont retenti dans mon coeur, assez peut-�tre pour troubler ma t�te. Depuis que j'ai entendu ces paroles, il s'est �coul� douze longs mois pendant lesquels j'ai souvent et am�rement regrett� d'avoir exprim� d'une fa�on si incompl�te l'�motion profonde que m'avait caus�e votre bienveillance. Mais, � dire vrai, tant d'autres sentiments se m�laient � celui-l� qu'il m'e�t �t� impossible de m'appesantir sur ce sujet. �L'espoir, que Votre Excellence m'avait permis de nourrir, de vous voir ici, espoir si doux qu'il m'emp�chait d'apercevoir toutes les impossibilit�s qui s'opposeraient � son accomplissement, avait �veill� ma vanit� maternelle, et je r�vais que mes fils pourraient gagner pour eux-m�mes une part dans votre estime. �La derni�re fois que j'ai eu l'honneur de vous voir, vous partiez pour Gloucester Lodge avec la bienveillante intention de parler � M. Canning en faveur de l'un de mes fils: l'av�nement au minist�re de cet homme d'�tat lui donne aujourd'hui une influence non moins grande sur les affaires de l'Inde que ne l'aurait fait son envoi sur les lieux m�mes. �Sans nul doute, mes sentiments personnels ne me pousseraient pas � souhaiter un semblable exil pour aucun de mes enfants; mais mon fils a�n�, Samuel-Ives Sutton, qui est maintenant dans sa dix-septi�me ann�e, a exprim� un d�sir si formel et si invariable d'obtenir un emploi civil dans l'Inde, qu'il est de mon devoir de faire tout ce qui d�pend de moi pour l'aider � y parvenir. Une place d'exp�ditionnaire � Madras, obtenue pour l'ann�e prochaine, serait l'objet de toute son ambition. C'est peu de chose en soi; cependant les comp�titeurs sont si nombreux, qu'on n'y saurait atteindre que soutenu par une main puissante. �Voil�, mylord, ce dont il s'agit; _et vous ne saurez jamais ce qu'il m'en a co�t� pour en arriver l�_. �J'ai l'honneur d'�tre, avec les voeux les plus ardents pour votre sant� et votre bonheur, et avec les sentiments de la plus haute et la plus respectueuse consid�ration, dans lesquels l'amiral Sutton se joint � moi, de Votre Seigneurie, la tr�s-humble et ob�issante servante, �CHARLOTTE SUTTON.� SECONDE LETTRE. �14th June 1825. �Mylord, �Permit me to assure your Lordship that I am not guilty of the presumption of intending to inflict an annual letter upon you; and sincerely do I regret that my thoughts cannot be open to your view instead of these lines; as, could you know them, I venture to believe, you would readily forgive what otherwise may appear intrusive. Once, since I left Paris, I have presumed to trouble your Lordship with a few lines, requesting that the manuscript I had so cherished during twenty seven years might be returned to me. But as it has not been your pleasure to comply with this request, I suppose I ought to forbear a repetition of it. �Mylord, I may perhaps not again intrude on you, never perhaps I see you more on this side of the grave; forgive me then this once, if I avail myself of the opportunity afforded by admiral Sutton, who is going to Paris with the intention of leaving my eldest son there, in order that he may attain some facility in speaking the French language, an acquirement which will perhaps be useful to him whatever may be his future destiny. When I had the honor of seeing you at Paris, I felt the impropriety of trespassing upon your Lordship's occupied time, and therefore could not venture to explain myself on some points, in which I saw by your glance (which language it is impossible to misunderstand) what your politeness would kindly have concealed. �But if, in the endeavour to promote the welfare of her child, a mother should say a few words too much, it is, I trust, an error that in some measure pleads its own excuse, particularly in time like the present, when interest is _every thing_, and scarcely any situation in which a young man may struggle through life can be obtained, _even_ by _purchase_, unless patronage smooth the way. �But I will not presume further to detain your attention. Let it be permitted me only to say, Mylord, that feelings too keen to be controled rendered the first few minutes I passed under your roof most acutely painful. The events of seven and twenty previous years all rushed to my recollection; from the early period when you crossed my path like a meteor, to leave me in darkness, when you disappeared, to that _inexpressibly_ bitter moment, when I stood in your house an uninvited stranger, and in a character as new to myself as perhaps unwelcome to you. �Farewell, Mylord. May you be happy! is the deeply felt, the earnest wish of Your Lordship's devoted and obedient servant, �CHARLOTTE SUTTON.� LADY CHARLOTTE SUTTON � M. DE CHATEAUBRIAND. �14 juin 1825. �Mylord, �Permettez-moi de donner � Votre Seigneurie l'assurance que je ne suis pas coupable de la pr�somptueuse pens�e de lui infliger une lettre annuelle. �Je regrette sinc�rement qu'au lieu de parcourir ces lignes, vos yeux ne puissent pas p�n�trer dans ma pens�e. Si elle vous �tait connue, j'ose croire que vous pardonneriez volontiers ce qui peut en ce moment vous sembler indiscret. �D�j� depuis que j'ai quitt� Paris, je me suis permis d'importuner Votre Seigneurie par quelques mots o� je sollicitais que le manuscrit, auquel j'ai attach� tant de prix pendant vingt-sept ans, me f�t rendu. Mais puisque votre bon plaisir n'a point �t� de satisfaire � cette requ�te, je pense que je dois m'interdire de la renouveler. �Mylord, je ne vous importunerai sans doute jamais plus, jamais peut-�tre je ne vous reverrai de ce c�t� de la tombe. Pardonnez-moi donc, si cette seule fois je me pr�vaux de l'occasion qui m'est offerte par le d�part de l'amiral Sutton qui va � Paris, dans l'intention d'y laisser mon fils a�n�, pour qu'il y acqui�re quelque facilit� � parler le fran�ais, ce qui peut offrir un avantage pour son avenir, quel qu'il soit. �Lorsque j'ai eu l'honneur de vous voir � Paris, j'ai trop senti combien il e�t �t� inconvenant d'abuser des moments si occup�s de Votre Seigneurie, pour me permettre de m'expliquer sur quelques points, au sujet desquels je lisais dans votre regard, dont le langage ne saurait �tre m�connu, tout ce que votre gracieuse politesse cherchait � me cacher. �Si dans ses efforts pour assurer le bonheur de son enfant, une m�re avait prononc� quelques paroles de trop, cette faute, j'en ai la confiance, porterait en elle-m�me son excuse: et surtout dans un temps comme celui-ci, o� les protections _sont tout_, o� l'on ne peut obtenir, m�me � prix d'argent, aucune des fonctions dans lesquelles un jeune homme a chance de faire son chemin, si un puissant patronage ne lui aplanit les voies. �Mais je ne veux pas occuper plus longtemps votre attention. Qu'il me soit seulement permis de vous dire, milord, combien des sentiments trop vifs pour �tre ma�tris�s me rendirent douloureusement p�nibles les premi�res et courtes minutes que j'ai pass�es sous votre toit. Les souvenirs d'�v�nements ant�rieurs de vingt-sept ann�es se pressaient dans ma pens�e, depuis le premier instant o�, semblable � un m�t�ore, vous travers�tes mon chemin, pour me laisser dans les t�n�bres lorsque vous dispar�tes, jusqu'� ce moment d'_inexprimable_ amertume o� je me trouvai chez vous, �trang�re non convi�e, et jouant un r�le aussi inaccoutum� pour moi qu'il �tait peut-�tre importun pour vous! �Adieu, milord. Puissiez-vous �tre heureux! c'est le voeu profond�ment senti, le voeu ardent de la tr�s-humble et d�vou�e servante de Votre Seigneurie, �CHARLOTTE SUTTON.� Nous avons encore anticip� sur l'ordre des temps pour �puiser ce qui concerne la touchante miss Ives: il faut maintenant reprendre la correspondance de l'ambassadeur de France en Angleterre. M. DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER. �4 juin 1822. �Je ne vous demande plus d'explication, puisque vous ne voulez pas en donner. Je vous ai �crit par le dernier courrier (31 mai) une lettre dont vous aurez d� �tre contente, si vous m'aimez encore. Nous nous reverrons, et bient�t, quoique vous en disiez. Ne dites pas que ce que vous appelez de mis�rables tracasseries d'amiti� doivent n'�tre rien dans ma vie actuelle. Les tracasseries sont tout, et il n'y a de s�rieux dans la vie que ce qui la rend heureuse. Pouvez-vous croire que je suis �bloui, occup� m�me du r�le que le ciel me fait jouer presque malgr� moi? Vous me connaissez alors bien peu. J'aurais �t� f�ch� pour mon parti de ne pas r�ussir ici. J'aime � faire aussi bien que je le puis tout ce que j'entreprends, mais quant � ce qui me regarde, je n'attache aucun prix � tout cela. �tre aim� de vous, vivre en paix dans une petite retraite avec vous et quelques livres, c'est l� tout le fond de mes voeux et de mon coeur. �crivez-moi donc un peu plus longuement, si vous pouvez. Songez au _congr�s_: il en sera question bient�t.� LE M�ME. �Jeudi 6 juin 1822. �Je pars pour Windsor o� je suis invit� � coucher et � d�ner chez le roi. Je ne puis vous �crire qu'un mot pour vous dire que le courrier ne m'a rien apport� de vous. Mais j'esp�re que vous m'�crirez bient�t. Le moment du congr�s approche. Quel bonheur si je pouvais vous voir dans un mois!� LE M�ME. �Londres, ce 11 juin 1822. �Voici la grande affaire commenc�e. Je vous envoie copie de la lettre que j'�cris � Mathieu. �J'esp�re presque qu'il se rendra. Il n'y a pas une objection raisonnable � faire, et certainement la lettre est d'un bon ami. J'ai soign� les blessures de son amour-propre comme celles de son coeur. Vous pouvez maintenant lui dire tout franchement que je parais avoir un vif d�sir d'aller au congr�s, et vous conduirez cela avec votre prudence et votre empire accoutum�s. Jugez quel bonheur si nous r�ussissons, et comme cela arrange tout! J'ai de l'espoir, car j'ai toujours r�ussi dans un plan _suivi_, et vous savez que j'ai toujours cru que pour accomplir nos destin�es, il fallait passer d'abord par l'Angleterre et ensuite par le congr�s. Alors j'aurai devant moi la retraite la plus honorable, ou le minist�re le plus utile � la France. J'ai toujours pens� que je n'�tais pas m�r pour les sots, tant que je n'avais pas occup� une grande place hors du minist�re. En montant par �chelons, je suis bien plus s�r de rester au sommet. D�j� mon s�jour de trois mois en Angleterre m'a fait, politiquement, un bien immense. � propos d'Angleterre, savez-vous que j'ai donn� � d�ner � Carle et � Horace Vernet, et que ces deux enrag�s lib�raux paraissaient tr�s-contents de moi? M. de Broglie est maintenant � Paris. M. de Sta�l nous est rest�. Dites-moi donc quelques douces paroles.� M. DE CHATEAUBRIAND AU VICOMTE MATHIEU DE MONTMORENCY. �11 juin 1822. �Je viens vous demander, noble vicomte, ce qui est le but de mon ambition diplomatique, et ce que j'aimerais � obtenir de vous. �Je d�sire aller au congr�s. Je pense qu'il est bon pour vous et pour moi que vous me mettiez en rapport direct avec les souverains de l'Europe; vous compl�terez ainsi ma carri�re, et vous m'aurez toujours sous la main pour vous faire des amis et pour repousser vos ennemis. Voici mes raisons plus g�n�rales. �Vous devez savoir maintenant par l'examen des cartons de votre minist�re que toute la diplomatie de vos pr�d�cesseurs est _ennemie_. M. de Caraman est un des membres les moins bienveillants de l'ancien corps diplomatique, et � ce grand inconv�nient il en joint un autre, celui d'�tre l'instrument de M. de Metternich. La Ferronnays, excellent d'ailleurs, n'a pas du tout r�ussi au congr�s, et il avait surtout d�plu � son empereur. Des trois pl�nipotentiaires fran�ais � Laybach, il n'y a que M. de Blacas qui ait �t� agr�able aux souverains, et si le congr�s a lieu en Italie, il est naturel que M. de Blacas s'y trouve. Si je suis aupr�s de lui, je l'emp�cherai de tomber dans la politique _obs�quieuse_ o� il avait �t� entra�n�. �Vous savez peut-�tre que vos pr�d�cesseurs m'auraient eux-m�mes envoy� � Laybach, si l'obstination et en m�me temps l'h�sitation du roi de Prusse � rester ou � ne pas rester � Berlin, n'avaient fait perdre un temps qui amena la fin du congr�s. Je vous demande de faire pour moi ce que vos pr�d�cesseurs auraient fait, et ma position pour obtenir cette faveur est bien meilleure aujourd'hui qu'elle ne l'�tait alors. �Je suis _ambassadeur_ aupr�s de la premi�re puissance de l'Europe; j'ai acquis une pr�pond�rance que je n'avais pas, lorsque je n'�tais que _ministre_ � Berlin. Il est tr�s-utile pour vous que vous ayez au congr�s un homme qui connaisse la politique anglaise, et qui puisse d�couvrir quelle est enfin l'esp�ce de relation secr�te qui existe entre la cour de Vienne et la cour de Londres. Pendant le congr�s, je vous serai en Angleterre d'une parfaite inutilit�. Tous les rapports arriveront � Paris avant d'arriver � Londres, et la cour de Londres ne m'apportera pas les d�p�ches officielles � lire et � extraire, comme le faisait la cour de Berlin. Dans un mois, vous savez que toutes les affaires cessent � Londres; les ministres m�mes s'en vont � la campagne, on ne peut plus les joindre. Cet �tat de mort dure presque huit mois; aussi � cette �poque, presque tous les ambassadeurs s'en vont en cong� sur le continent, ou voyagent en Angleterre. On ne peut pas m'objecter l'�loignement des lieux et la longueur du chemin. Vienne pour M. de Caraman est aussi loin de Florence que Londres l'est de cette ville, et quant � M. de La Ferronnays, aller de P�tersbourg � Florence, c'est aller d'un bout de l'Europe � l'autre. �Je ne vois donc, noble vicomte, aucune objection raisonnable. Nous pouvons et nous devons avoir trois ambassadeurs au moins au congr�s de Florence, comme nous en avions trois au congr�s de Laybach. On y agitera les plus grandes questions du monde, et un seul ambassadeur n'oserait prendre sur lui de les d�cider. Alors pourquoi ne serais-je pas un de ces trois ambassadeurs? Pourquoi donneriez-vous la pr�f�rence sur moi � M. de Caraman? Ne suis-je pas votre ami, le repr�sentant au dehors de votre minist�re, l'homme qui conna�t votre politique, et qui peut vous faire des amis au congr�s, comme je vous en fais � Londres? Peut-�tre penserez-vous au duc de Laval? Eh bien, je vous demande d'y aller avec lui, et de remettre ainsi en rapport d'amiti� deux hommes entre lesquels un nuage politique s'est si malheureusement �lev�. Voici mon calcul: pour le roi, M. de Blacas, pour vous, le duc de Laval, et pour votre opinion et votre minist�re, moi. Si vous jugiez qu'on peut �tre quatre, je vous demanderais Rayneval, comme sachant bien le _mat�riel_ et r�pondant � une autre partie de l'opinion. Pour ma nomination au congr�s, vous aurez un ant�c�dent remarquable: le prince d'Esterhazy y va; il est ambassadeur comme moi � Londres. �Noble vicomte, j'agis toujours avec franchise: quand on vous a dit que je _n'�tais pas bien pour vous_ et que je _voulais votre place_, je vous ai �crit pour vous dire que c'�tait un ignoble mensonge. Je n'abandonne point mes amis dans la disgr�ce, et je ne les envie jamais dans la prosp�rit�. Restez o� vous �tes; je suis heureux et fier de servir sous vous. Avec la m�me loyaut�, je vous demande d'aller au congr�s, et je ne vous cache point une pr�tention raisonnable. Vous devez chercher � m'�lever; je dois �tre votre bras droit. Il n'y a point d'arri�re-pens�e dans ma demande. Je veux aller au congr�s pour revenir plus fort en Angleterre, o� je me plais et o� j'ai r�ussi au del� de mes esp�rances. �Si un jour vous jugez que je vous suis utile dans l'int�rieur, vous trouverez toujours bien o� me placer; mais, quant � pr�sent, je ne demande qu'� suivre et parcourir ma carri�re diplomatique. J'ai d�truit � Berlin et � Londres les pr�jug�s qu'on nourrissait contre nous; vous ne pouvez pas m'envoyer passer trois mois dans toutes les cours; il faut donc saisir l'occasion d'un congr�s, pour me faire faire d'un seul coup, pour notre cause, ce que je n'ai pu faire que s�par�ment et imparfaitement. Enfin, il importe que vos repr�sentants au congr�s ne soient pas ceux du vieux minist�re. �En voil� bien long, noble vicomte, et j'en aurais encore bien plus � dire. J'ai examin� � fond la chose, parce que je l'ai tr�s � coeur et la d�sire vivement. Je me suis fait toutes les objections possibles, et je vous l'avouerai, pas une ne m'a paru raisonnable. Si le roi d'Angleterre allait sur le continent, raison de plus: je le suivrais comme MM. de Caraman et de La Ferronnays ont suivi les empereurs d'Autriche et de Russie. �J'attends, noble vicomte, votre d�cision. Vous ne me refuserez pas ce que je vous demande au nom de l'amiti� et de la politique.� M. DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER. �Londres, ce 21 juin 1822. �Il me serait impossible, sans la plus inexcusable inconvenance, de demander un cong� dans ce moment; les affaires sont trop graves pour que je puisse les quitter. La longue lettre que m'a �crite Mathieu est bien peu raisonnable, et il me dit des choses bien faciles � r�futer. Mais il y avait un mouvement d'humeur dans son fait, et quoiqu'il ne dise pas _oui_, il ne dit pourtant pas _non_. Ainsi, avec de l'adresse et de la prudence, nous pouvons venir � bout de notre affaire. Dans tous les cas, je serai en mesure de demander un cong� dans six semaines, apr�s le renvoi du parlement et le d�part du roi. Je vois que Mathieu a envie lui-m�me d'aller au congr�s. Il aurait grand tort. Un ministre, dans un gouvernement repr�sentatif, ne peut assister � un congr�s o� il s'agirait de laisser l'Italie au pouvoir des Autrichiens. Mathieu se perdrait et deviendrait impopulaire dans les chambres et en France. Je suis tr�s-m�content d'Adrien, sa vanit� bless�e l'a rendu m�chant; je me repens d'avoir �t� si bien pour lui; je sais qu'il fait cent paquets et cent tripotages. �N'allez pas vous mettre en t�te que vous pouvez me fuir. J'irai vous chercher partout. Mais si je vais au congr�s, ce sera l'occasion de vous mettre � l'�preuve, et de voir enfin si vous voulez tenir vos promesses.� LE M�ME. �23 juin 1822. �J'avais appris la d�mission de M. de Blacas[55] par la voie la plus prompte, avant tout le monde, et il m'avait �t� ais� de deviner que le duc de Laval le remplacerait. Ainsi, vous voyez que je sais la destination de ce dernier. Mathieu m�me me l'a �crit; et dans sa lettre, qui est fort amicale, il me dit gracieusement en parlant de Blacas: _Vous voil� d�livr� d'un puissant concurrent pour le congr�s_. D'apr�s ces mots, ma nomination serait certaine, si Mathieu lui-m�me ne voulait pas aller au congr�s: il le voudra peut-�tre, si lord Londonderry y va. Il aurait grand tort et se compromettrait beaucoup, mais je ne puis pas lui dire cela, et s'il y veut aller, il n'y a plus qu'une ressource, c'est qu'il m'emm�ne avec lui. Ou bien voici une contre-id�e que je vous confie dans le plus grand secret, pour en faire ce que vous voudrez. Si Mathieu va � Vienne ou � Florence, pourquoi dans son absence ne me confierait-on pas le portefeuille des affaires �trang�res par _interim_? Mathieu doit conna�tre ma loyaut�, et il sait que rien au monde ne m'emp�cherait de lui remettre le portefeuille � son retour. Peut-il en dire et en penser autant d'un des ministres ses coll�gues � qui ce portefeuille serait confi�? Cette preuve d'amiti� et de confiance de la part de Mathieu me toucherait sensiblement, et il doit savoir quel ami politique je suis. �Voil� mon id�e. Pensez bien � cela; mais j'aimerais mieux le congr�s.� LE M�ME. �5 juillet 1822. �Ne pourriez-vous �crire d'une mani�re un peu moins s�che? J'aimerais mieux un mot de vous, comme autrefois, que toute votre politique. Cependant je tiens au congr�s, parce que je vous reverrais, s'il y a lieu, dans six semaines. Ainsi, si vous �tes comme autrefois, c'est autant votre affaire que la mienne; soignez donc cela, et c'est pour cela qu'il faut bien m�nager _Sosth�nes et ses amis_. Il faut bien leur mettre dans la t�te que si Mathieu lui-m�me ne va pas au congr�s (et il aurait tort politiquement d'y aller), il n'y a personne � y envoyer que moi. Mais si Mathieu allait au congr�s, pourquoi n'aurais-je pas le portefeuille des affaires �trang�res par _interim_? �Voil� une id�e � jeter en avant aupr�s de _Sosth�nes et de ses amis_, en recommandant la discr�tion et le secret. Mais il ne faudrait pas en dire un mot � Mathieu; il prendrait l'�pouvante, et tout cela ne veut dire autre chose, sinon que je meurs d'envie d'�tre dans votre cellule. �Remerciez pour moi M. Arnault; quand j'aurai lu sa trag�die, je vous en �crirai. �Je ne con�ois pas comment on vous a fait arriver l'affaire de M. Laffon-Lad�bat. Tout le monde m'assomme de cette affaire � laquelle je m'emploie tr�s-volontiers et � laquelle je ne peux rien. Mais s�rement, si ce que vous voulez est possible, cela sera fait.� LE M�ME. �Ce 9 juillet 1822. �Point de billet de vous par le dernier courrier. Vous m'accoutumez � cette mani�re. Quatre lignes vous co�teraient tant? Me voil� arriv� � une �poque o� il me semble que les obstacles sont surmont�s et que je me rapproche de vous. J'ai donn� cette nuit m�me mon dernier bal de la _saison_; aujourd'hui, ma porte est ferm�e. Je ne recevrai plus personne; tout le monde s'en va, et en voil� pour huit mois. Les affaires vont �galement finir. Le parlement est au moment de se s�parer. Que ferais-je donc en Angleterre? C'est � vous de me rappeler. Mon dernier billet vous a tout dit sur le _congr�s_ et l'_interim_. Il y a trois mois que je vous ai quitt�e: ces trois mois m'ont vieilli de trois si�cles. Que ne suis-je pour toujours dans la petite cellule! LE M�ME. �Vendredi 12 juillet 1822. �Allons! j'aime mieux savoir votre folie que de lire des billets myst�rieux et f�ch�s. Je devine ou je crois deviner maintenant. C'est apparemment cette femme dont l'amie de la reine de Su�de vous avait parl�? Mais, dites-moi, ai-je un moyen d'emp�cher Vernet, Mlle Levert qui m'�crit des d�clarations, et trente artistes, femmes et hommes, de venir en Angleterre pour chercher � gagner de l'argent? Et si j'avais �t� coupable, croyez-vous que de telles fantaisies vous fissent la moindre injure, et vous �tassent rien de ce que je vous ai � jamais donn�? On vous a fait mille mensonges; je reconnais l� mes bons amis. Au reste, tranquillisez-vous: la dame part et ne reviendra jamais en Angleterre; mais peut-�tre allez-vous vouloir que j'y reste � cause de cela? Soin bien inutile, car quel que soit l'�v�nement, congr�s ou non congr�s, minist�re ou non minist�re, je ne puis vivre si longtemps s�par� de vous, et je suis d�termin� � vous voir � tout prix. �Je n'�cris jamais � Bertin; Laborie quelquefois remet une lettre de moi � Vill�le, et je ne m'explique de rien avec lui. Je d�sire toujours le congr�s, quelle que soit la chose trait�e, parce que je suis s�r de m'y faire honneur, et de n'agir que dans l'opinion de la France. Je suis s�r que c'est la meilleure marche pour moi; c'est par l� que je puis arriver au minist�re. Vous vous flattez en vain, et on se trompe, et on vous trompe, si l'on vous fait entrevoir qu'il y a un moyen plus prompt d'arriver. Je veux certes bien le moyen le plus prompt, mais je n'y crois pas. Enfin, je suis sur tout cela fort paisible. J'ai un plan fixe dans ma t�te: � pr�sent que j'ai montr� que je pouvais r�ussir sur un grand th��tre d'affaires et de politique, mon amour-propre est en s�ret�, et je n'aspire qu'� vivre en paix aupr�s de vous. � la moindre chicane, je prendrai mon parti. Je ne dis pas cela; je ne menace pas, je suis cordial et ami dans ma correspondance, mais je guette l'occasion; si on me l'offre, je la saisirai. �Tandis que vous me faites une querelle d'Allemand pour je ne sais qui, Mme de D... me tourmente pour l'Abbaye. Sur ce point, je me sens coupable. R�compensez-moi donc, par de douces paroles et un aveu de vos injustices, des maux que vous me faites souffrir. Tant que je vivrai, je vivrai pour vous.� LE M�ME. �Londres, ce vendredi 2 ao�t 1822. �Toutes mes lettres du 23 ont retard� d'un jour, et vous n'avez re�u que le samedi 27 juillet la lettre que vous auriez d� recevoir le vendredi 26; mais tout cela est d�j� une vieillerie. Votre lettre du 20 ne m'a point surpris, et vous aurez vu par mes deux lettres subs�quentes � celles du 23, que j'avais pr�vu toutes les objections de Mathieu. Il ne me reste qu'une chance, c'est que Vill�le et vos amis l'emportent, et ils paraissent tr�s-d�cid�s. Dans tous les cas, je ne prendrai, moi, de parti sur mon avenir que quand je conna�trai la derni�re r�solution relative � ce congr�s. Je ne suis nullement choqu� que Mathieu pr�tende y aller. C'est son droit; je pense seulement qu'il ferait une faute et une telle faute qu'elle pourra le renverser: le renverser dans l'opinion nationale de la France, le renverser par les intrigues qui vont s'ourdir pendant son absence. Mais quand Mathieu parle de M. de Caraman, je suis choqu�, bless�. Il me para�t inconcevable qu'on craigne plus de blesser un ennemi m�diocre qu'un ami capable; c'est l� une v�ritable infatuation. �Attendons. Mais souvenez-vous que je veux vous voir bient�t.� LE M�ME. �Mardi, 6 ao�t 1822. �Nous touchons � la conclusion de toutes parts. Lord Londonderry part le 15 pour Vienne, et passera par Paris. Il faut donc que le conseil � Paris fasse la nomination, et peut-�tre, au moment o� je vous �cris, est-elle faite. Le parti que prend Mathieu est tr�s-noble, mais il se pr�sente pourtant une chance: lord Londonderry emm�ne avec lui le sous-secr�taire d'�tat, lord Clanwilliam. Ce serait un exemple pour Mathieu, s'il allait au congr�s et s'il voulait m'emmener avec lui. Je n'ai que le temps de vous dire ces deux mots. J'arrive de la s�ance royale pour la cl�ture du parlement, et le courrier part. Enfin nous allons sortir des incertitudes. Je saurai au moins, quel que soit l'�v�nement, ce que j'aurai � faire. Votre premi�re lettre m'apprendra peut-�tre mon sort.� LE M�ME. �Londres, vendredi 9 ao�t 1822. �Cela me fait un certain plaisir de penser qu'au moment o� vous recevrez cette lettre, l'affaire du congr�s est d�cid�e. On supporte tout, hors l'incertitude. J'ai toujours cru, malgr� vos esp�rances, que la d�cision serait contre moi et que Mathieu irait � Vienne. M'a-t-on adjoint � lui comme on a adjoint ici lord Clanwilliam � lord Londonderry? Je ne le crois pas. Ainsi je me retrouve tout simplement ambassadeur � Londres. Reste � savoir ce que j'ai � faire, et c'est � vous � me le dire. �Voulez-vous venir me rejoindre ici ou voulez-vous que j'aille vous trouver? Donnerai-je ma d�mission? demanderai-je un cong� ou une simple permission? resterai-je o� je suis? Tout cela a mille ennuis et mille inconv�nients. Il n'y a de bon que d'�tre avec vous. Si je me retire, j'�branle tout le syst�me royaliste; si je demeure patient sous le traitement qu'on me fait essuyer, je mourrai du spleen et de chagrin ici. Conseillez-moi donc, ou plut�t commandez: je suis votre humble esclave.� LE M�ME. �Le mardi 13 ao�t 1822 �Voil� une �tonnante nouvelle et un grand changement de fortune[56]! Hyacinthe est plus heureux que moi; il vous aura vue! Ce moment, si vous l'employez bien, peut arranger tout. Il est probable que la mort de lord Londonderry aura chang� les dispositions de Mathieu pour le congr�s: car le nouveau ministre ici n'est pas pr�s d'�tre nomm�, et, quand il le serait, il est plus que probable qu'il n'ira pas � Vienne. Il ne resterait plus aucune objection contre moi, ni aucun rival, si Mathieu � son tour se d�sistait. Vous me direz: vous avez donc une terrible fureur de ce congres? Pas du tout. Mais c'est le chemin qui me ram�ne le plus naturellement, sans d�mission, sans sc�ne, dans la petite cellule. Voil� tout mon secret. Je vais attendre le coeur bien �mu vos premi�res nouvelles. �crivez! �crivez! �Prenez garde � l'objection _que je suis utile en Angleterre dans ce moment_. Je ne suis bon � rien du tout. Les �trangers ici n'influent en rien sur le choix des ministres, et Marcellus[57] et les journaux raconteront les _on dit_ et les nouvelles aussi bien que moi.� LE M�ME. �Londres, vendredi 16 ao�t 1822. �Quand je pense que je suis peut-�tre au moment de vous voir, je suis ravi de joie; puis toutes les craintes et les incertitudes reviennent, et je me d�sole. Avec le caract�re de nos amis, la chose la plus difficile � prendre, c'est une r�solution. Ce qui devrait les d�cider � m'envoyer est peut-�tre ce qui les d�cidera � ne rien faire. Ils diront: il faut voir ce que fera l'Angleterre. C'est comme si je les entendais d'ici. �Mais l'Angleterre, que fera-t-elle? Qui enverra-t-elle au congr�s? Tr�s-certainement pas le nouveau ministre des affaires �trang�res, qui n'est pas nomm� et qui ne le sera pas de longtemps. Cependant l'empereur de Russie arrive � Vienne, et il est plus que temps que l'on se d�cide � Paris � nommer promptement l'ambassadeur au congr�s. �J'attends de vos nouvelles dimanche. Il y a des si�cles que je n'ai rien re�u de vous. Travaillez pour moi, et ramenez-moi dans la petite cellule!� LE M�ME. �Mardi 20 ao�t 1822. �Hyacinthe ne revient pas. On le garde peut-�tre pour m'apporter une r�ponse d�finitive. Ah! puisse-t-elle me rappeler aupr�s de vous. J'ai re�u du roi de Prusse une lettre et une bo�te avec son portrait enrichi de diamants. Voici ce que M. de Bernstorff m'�crit en m�me temps: _si la perspective que votre cour vous nomm�t pour le prochain congr�s venait � se r�aliser, le roi aurait un plaisir tr�s-v�ritable � vous y rencontrer. Je ne crois pas avoir besoin de dire � Votre Excellence que ma satisfaction en serait extr�me; il n'est point d'augure qui me para�trait plus favorable pour le succ�s des travaux de ce congr�s_. �Faites usage de cela selon votre sagesse. Vous savez que Pozzo va au congr�s; c'est encore en ma faveur. Si la Russie envoie au congr�s son ambassadeur en France, la France peut bien envoyer � ce m�me congr�s son ambassadeur en Angleterre. Les chances sont ici pour le duc de Wellington, mais il para�t lui-m�me faire des difficult�s ou imposer des conditions. On vous dira que je suis utile ici; repoussez cela comme une absurdit�. Jamais ambassadeur �tranger n'a influ� sur _un choix_ en Angleterre, et les gazettes diront tout ce que je puis dire. �Vraiment, je rab�che, et je vous assomme de ce congr�s. Mais, dans le fond, tout est l� pour moi. Vill�le est toujours tr�s-bien dans la question; il me fait dire _qu'il ne pense qu'� moi_. Cela est-il vrai? Je ne suis pas dans le coeur de l'homme et je ne puis dire que ce que je vois. Ah! si je vous voyais dans huit jours! Cela se peut, quel bonheur! �Quelle horreur que cette mort! J'ai assist� ce matin aux fun�railles[58]. Vos amis les radicaux ont insult� le cadavre. Le peuple a �t� tr�s-d�cent. J'ai vu pleurer le duc de Wellington.� LE M�ME. �Mercredi soir 1822. �J'envoie Marcellus � Paris porter deux nouvelles agr�ables: la nomination du duc de Wellington au congr�s et la remise de vaisseaux que j'ai obtenue. �Hyacinthe est arriv� ce soir m�me. La lettre de Mathieu et la lettre...[59] disent _oui_ et _non_. C'est comme on veut. Si Marcellus ne finit pas cette affaire, il est tr�s-possible qu'� son retour j'envoie ma d�mission. Mieux vaut n'�tre rien que de servir des hommes aussi peu capables de juger des �v�nements et d'appr�cier des amis. Votre petit mot m'a consol�, parce que c'est au moins votre �criture! �crivez-moi.� LE M�ME. �Londres, 27 ao�t 1822. �Vous ne m'avez point �crit par le dernier courrier, et moi je ne vous ai point �crit! Dans ce moment o� mon sort se d�cide ou est d�cid�, tous les raisonnements, les suppositions, les conjectures sont inutiles. Je n'ai pour ma part aucun doute sur le fait: je n'irai point au congr�s. Ce n'est pas un homme comme moi que l'on veut, et Mathieu et Vill�le m'auront �galement tromp�. Je les plains, car je leur pr�dis qu'avec ces mani�res ils ne se soutiendront pas; ils tomberont aux applaudissements de toutes les opinions et de tous les partis. Soit jalousie, soit confiance dans leur propre force, ils ont mal compris ce que j'�tais pour eux; ils ne savent pas que, tous les courriers, je re�ois des lettres de la gauche et de la droite qui me pressent de les abandonner. J'ai loyalement r�sist� � tout, et vous voyez ce qui m'arrive. �Je d�sirais vivement aller au congr�s, et je l'ai dit franchement et hautement. J'avais deux raisons pour cela: une raison de parti et une raison personnelle! �Une raison de parti: je sais, par ce que j'ai vu � Berlin et � Londres, comment les royalistes ont �t� trait�s en Europe, et je croyais �tre s�r d'effacer, dans l'esprit des souverains et des ministres �trangers, la trace des calomnies si souvent r�pandues sur nous. J'ai r�ussi � Berlin et � Londres; ma t�che n'e�t pas �t� plus difficile au congr�s, et je pouvais raisonnablement esp�rer obtenir quelque succ�s aupr�s de l'empereur Alexandre: car il m�nage les hommes qui peuvent diminuer ou augmenter sa renomm�e. Il restera toujours incompr�hensible qu'un parti remette ses int�r�ts au congr�s entre les mains de ceux qui, comme M. de Caraman, ont d�truit, calomni� ce m�me parti pendant six ans; l'absurde ne va pas plus loin. �Je d�sirais pour moi-m�me aller au congr�s, parce que cela achevait ma carri�re diplomatique. J'en serais revenu _grandi_ dans l'opinion publique, et cons�quemment plus utile � mes amis, en France ou en Angleterre, si on avait jug� � propos de m'y envoyer. �Voil� mes raisons d'_affaires_ pour d�sirer le congr�s. Vous savez ma raison secr�te. Le voyage me ramenait aupr�s de vous, et c'est l� l'id�e qui m'occupe �ternellement. �Je vous �cris tout ce fatras, pendant que Marcellus est encore � Paris, tant je doute peu de ce qu'il va m'apporter. Quant � ma r�solution, elle n'est pas encore tout � fait prise. Elle d�pendra de ce que m'apprendra Marcellus. Vous savez que, dans de pareilles circonstances, un mot de plus, une blessure de plus, d�cident des plus grandes questions. Je sais qu'en donnant ma d�mission, j'am�ne in�vitablement dans quelques mois la chute du minist�re, et je suis trop honn�te homme pour jouer l�g�rement le sort de ces m�mes hommes qui s'embarrassent si peu de m'offenser. D'un autre cot�, l'id�e qu'ils sont si peu loyaux pour moi, pr�cis�ment parce qu'ils comptent sur ma loyaut�, me met malgr� moi en col�re, et me donne envie de leur rendre proc�d� pour proc�d�. Mais si je ne donne pas ma d�mission, que ferai-je? Ah! si vous vouliez venir � Londres, mon parti serait bient�t pris! Allons, encore quelques jours de tourment, cela ne peut pas passer la semaine, et il est possible que dans huit ou dix jours je sois dans la petite cellule.� �Samedi 27, 3 heures du soir. �Une lettre que je re�ois de Paris me donne quelques esp�rances, mais je n'y crois pas. J'attends jeudi une lettre de vous.� LE M�ME. �Londres, mardi 3 septembre. �L'affaire est faite; mais avec quelle mauvaise gr�ce de la part de Mathieu[60]! Vill�le a �t� excellent et par cons�quent tout votre c�t�. Je ne puis plus partir que dimanche prochain 8 septembre. Je ne vous verrai donc que le 11 ou le 12. Mais, dites, ne pourriez-vous venir au-devant de moi � Chantilly? J'aurai soin de vous faire conna�tre juste le jour et l'heure auxquels je pourrais y arriver. Je vous verrais avant tout le monde, nous causerions! Que j'ai de choses � vous dire, et que de sentiments je renferme dans mon coeur depuis cinq mois! L'id�e de vous voir me fait battre le coeur.� Au moment o� M. de Chateaubriand arrivait � Paris, ayant enfin obtenu la mission, qu'il ambitionnait si vivement, de se rendre au congr�s, M. de Montmorency en �tait parti pour aller � Vienne, et le roi donnait � M. de Vill�le la pr�sidence du conseil. Les souverains alli�s, d'abord r�unis en effet � Vienne, ne tard�rent pas � se transporter � V�rone o� notre ministre des affaires �trang�res les suivit; il y fut l'objet d'une faveur toute particuli�re de la part de l'empereur de Russie, et mit une bonne gr�ce, une courtoisie, une bienveillance extr�me � pr�senter aux souverains �trangers l'illustre �crivain dont le s�jour � V�rone devait se prolonger apr�s que lui-m�me serait retourn� en France. M. de Chateaubriand �crit, le 3 d�cembre, apr�s le d�part de M. de Montmorency: �J'ai h�rit� de ses succ�s ici.� Nous laisserons aux lettres des deux diplomates � faire conna�tre leur situation respective. LE VICOMTE MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER. �Vienne, le 15 septembre 1822. �J'ai des torts � r�parer envers vous, aimable amie: je ne vous ai pas �crit par les premi�res occasions d'ici. La terrible quantit� de lettres d'affaires qui m'�taient impos�es avait presque mis ma main hors d'�tat de tenir la plume. �Je viens de recevoir votre aimable lettre du 11, dat�e de cette Vall�e o� j'aurais tant aim� � aller passer quelques moments avec vous, au lieu de courir les grandes aventures de la politique et des voyages. �Vous deviez donc revenir pour voir l'arrivant, dont j'ai re�u aussi une lettre dat�e de Paris, et m'annon�ant, vers le 25 au plus tard, son d�part pour V�rone. �Il est dans l'ordre des choses possibles que j'aille passer une quinzaine de jours avec lui dans cette ville, bien � mon corps d�fendant, je vous assure. Moi-m�me, je ne sais pas pr�cis�ment � quel point cela lui plaira; mais il est des consid�rations plus hautes que celles-l� qui doivent me d�cider � faire ce sacrifice de mes go�ts, s'il est n�cessaire; et j'attends pour cela le retour d'un courrier envoy� � Paris, d'apr�s le d�sir formel des souverains. Ils partent d'ici le 1er et le 2 octobre, et d�cid�ment sans avoir vu le duc de Wellington qui ne pouvait plus arriver que le 30, et au-devant duquel on a envoy� pour le diriger sur V�rone. C'est l� ce qui a jet� de l'incertitude dans ma marche, parce que l'absence de ce pl�nipotentiaire anglais a tout r�duit ici � de simples conversations, qui peuvent avoir leur utilit� r�elle, mais qui sont moins positives que des conf�rences. �Vous voyez, aimable amie, qu'il y a des chances pour que je vous arrive quinze jours, un mois plus tard.� M. DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER. �V�rone, ce mardi 8 octobre 1822. �Me voil� arriv�. On assure que le congr�s sera fini dans les premiers jours de d�cembre. Je le crois, d'apr�s ce que je sais d�j� de la besogne faite et � faire. Maintenant quelle sera votre r�solution? C'est un grand tourment de ne pouvoir s'expliquer. Si vous venez, je reste; si vous restez, je ferai en sorte de partir � peu pr�s avec Mathieu qui ne doit rester que quinze jours � V�rone. Au fond je n'ai rien � faire ici o� tout va tr�s-bien. �crivez-moi, soit par la poste qui part tous les jours (mais en ayant soin de faire affranchir vos lettres jusqu'� la fronti�re d'Italie), ou par les courriers des affaires �trang�res. Mathieu n'est pas encore ici, il arrive ce matin. J'ai re�u plusieurs lettres tr�s-amicales de lui. J'attends un mot de vous pour r�gler tout.� MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER. �Vicence, 15 octobre 1822. �Je veux vous �crire, aimable amie, le jour m�me o� j'ai quitt� Venise, cette fameuse, curieuse et triste Venise dont j'aurais beaucoup d'impressions � vous transmettre; mais il vaut mieux vous renvoyer aux v�tres, si vous y avez pass�, ou � _Corinne_ que j'ai relue en cet endroit, admirant la v�rit� du tableau. J'ai besoin avant tout de vous entretenir du sentiment profond de tristesse qui est venu me saisir dans cette ville m�me, en le rapportant � vous, � vos r�cits, � l'amiti� que vous aviez inspir�e, que vous rendiez � ce grand et int�ressant Canova. Il �tait arriv� malade deux jours avant dans cette Venise, voisine de sa modeste patrie qu'il s'occupait de doter d'une belle �glise, dernier don de son g�nie. Venise le r�clamait bien comme un de ses anciens citoyens; il est venu y mourir apr�s deux jours de maladie. Le dimanche matin 13, la nouvelle s'en r�pandit dans la matin�e, et m'arriva dans un lieu tout plein au moins des copies de ses chefs-d'oeuvre. Ce qui vous peindra tout � la fois les regrets personnels qu'il inspire, et le vif sentiment des arts r�pandu dans toutes les classes de ce peuple, c'est qu'un domestique de place attach� � nos Fran�ais s'est mis � fondre en larmes en apprenant cette nouvelle; elle faisait dire � d'autres avec un grand soupir: _Notre Canova est mort_. Pour moi, sans n�gliger de prendre une part r�elle � l'immense perte des arts, que l'on apprend � mieux appr�cier ici qu'ailleurs, j'ai pens� d'abord � vous, � la peine que vous �prouveriez, � celle que j'aurais de vous la causer. Vous ne doutez pas, aimable amie, que mes sentiments ne tendent toujours � s'associer aux v�tres. Votre pens�e m'a �t� souvent pr�sente dans le voyage tr�s-int�ressant qui m'a amen� � Venise, � travers les montagnes du Tyrol. J'ai employ� en conscience � ce voyage de curiosit� le temps seulement que les souverains avaient fix� pour le leur, et qui devenait ma r�gle, puisque je vais � V�rone. �Je vous �crirai en y arrivant.� M. DE VILL�LE � Mme LA VICOMTESSE DE MONTMORENCY. �Paris, le 14 octobre 1822. �Madame la vicomtesse, �Nous recevons � l'instant des nouvelles de M. de Montmorency, d'Inspruck, sous la date du 9 de ce mois: il venait de recevoir une lettre du 4; ainsi voil� une correspondance bien servie et dont il a �t� fort content. �Il avait tr�s-bien fait son voyage jusque-l�. Il savait que lord Wellington avait ordre d'aller � V�rone, il allait continuer lui-m�me sa route pour y arriver avec les souverains; il ne compte y rester que le temps absolument n�cessaire et nous revenir dans les premiers jours de novembre. �Il est satisfait de sa mission. Nous le sommes beaucoup ici de la mani�re dont il l'a remplie, et nous sommes d'accord avec lui et avec vous pour d�sirer qu'elle lui permette bient�t de nous revenir. �Recevez, madame la vicomtesse, l'hommage du sinc�re et profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'�tre votre tr�s-humble et tr�s-ob�issant serviteur, �J. DE VILL�LE.� M. DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER. �V�rone, 17 octobre au matin. �Je suis arriv� hier ici: j'y avais �t� pr�c�d� de deux jours par M. de Chateaubriand avec qui le premier abord a �t� fort gracieux. J'esp�re que nous nous maintiendrons sur le m�me pied; c'est tout � fait mon projet qui, j'imagine, entre dans les siens. Ce n'est pas que nos diplomates fran�ais de diff�rentes classes ne le trouvent singuli�rement renfrogn� et renferm� dans un exc�s de r�serve politique. Vous savez qu'il lui arrive souvent d'�tre peu aimable pour ceux � qui il ne d�sire pas imm�diatement plaire. J'imagine qu'il r�serve tous ses frais de coquetterie, en l'absence de certaine dame, pour les souverains qui sont d�j� ici nombreux; surtout pour un empereur[61] qu'il doit voir incessamment. Je serais curieux de savoir ce qu'il mandera d'ici � l'Abbaye-au-Bois; mais vous ne voudriez pas que je fisse usage des privil�ges de la diplomatie au point de satisfaire compl�tement ma curiosit�. J'ai toujours l'esp�rance de le laisser d'ici � une quinzaine de jours s'�vertuer seul, ou du moins avec ses deux coll�gues, et d'aller moi-m�me vous porter de ses nouvelles. Il a bien fallu lui demander des v�tres, quoique nous go�tions peu tous les deux ce sujet de conversation. Il m'a dit que vous �tiez assez bien portante, lorsqu'il est parti le 5. J'ai beaucoup approuv� en moi-m�me que vous n'eussiez pas quitt� votre s�jour champ�tre de la belle Vall�e[62], et que vous fussiez seulement venue lui faire quelques visites � Paris. �Adieu, bien aimable amie; j'imagine que c'est chez vous que Sosth�nes, qui me parle de lui, l'aura rencontr�. Confirmez-lui la nouvelle de nos bons rapports ensemble.� M. DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER. �V�rone, 18 octobre 1822. �Je vous ai �crit en arrivant ici. J'attends votre r�ponse. Le congr�s ne para�t pas devoir durer au del� du mois prochain. Ainsi je vous attends � cette �poque, ou je vais vous rejoindre � Paris. Vous ne vous int�ressez gu�re � la politique. Tout ce qu'il vous importe de savoir c'est comment je suis avec votre ami: nous sommes fort poliment. Il parle de nous quitter dans huit ou dix jours, mais j'en doute; et le congr�s �tant court, il prendra vraisemblablement le parti d'en attendre la fin. Votre premi�re lettre fera �poque dans ma vie. Au reste l'Italie ne m'a rien fait du tout. Je suis bien chang�: les lieux sans les personnes ont perdu sur moi tout empire.� LE M�ME. �V�rone, ce 25 octobre 1822. �Je n'ai pas re�u un seul mot de vous. Je vous ai �crit de tous les points de la route et deux fois depuis que je suis ici. Si vous n'avez pas envoy� vos lettres chez Mathieu, ou si vous les avez mises � la poste sans �tre affranchies, elles ne me parviendront pas. Vous devez juger cependant dans quelle impatience je dois �tre d'apprendre votre r�solution. Elle d�cidera de la mienne. �Il est tr�s-certain que le congr�s finira dans les derniers jours du mois prochain, ou au plus tard dans la premi�re semaine de d�cembre. Si vous ne venez pas, je serai dans un mois � Paris; car il n'y a pas de raison pour que j'assiste � la cl�ture m�me du congr�s. Vous verrez Mathieu avant moi. Il partira dans les premiers jours de novembre. Nous sommes tr�s-bien ensemble. Il s'�tait �lev� un petit nuage qui a promptement pass�. J'ai rencontr�, comme vous deviez bien le croire, quelques difficult�s au d�but; mais quand on a vu que j'�tais bonhomme, on m'a pardonn� le reste. J'ai vu l'empereur de Russie, j'ai �t� charm� de lui. C'est un prince plein de qualit�s nobles et g�n�reuses. Mais je suis f�ch� de vous le dire, il d�teste vos amis les lib�raux. En tout, je crois que nous ferons de bonne besogne. Le prince de Metternich est un homme de tr�s-bonne compagnie, aimable et habile. �Au milieu de tout cela, je suis triste et je sais pourquoi. Je vois que les lieux ne font plus rien sur moi. Cette belle Italie ne me dit plus rien. Je regarde ces grandes montagnes qui me s�parent de ce que j'aime, et je pense, comme Caraccioli, qu'une petite chambre � un troisi�me �tage � Paris vaut mieux qu'un palais � Naples. Je ne sais si je suis trop vieux ou trop jeune; mais enfin je ne suis plus ce que j'�tais, et vivre dans un coin tranquille aupr�s de vous est maintenant le seul souhait de ma vie.� LE M�ME. �V�rone, 7 novembre 1822. �Le d�part subit d'un courrier me laisse � peine le temps de vous dire que j'ai enfin re�u un mot de vous dat� du 28 octobre. Il est bon et me console de ce long silence; c'est � vous de prononcer. Le congr�s sera court, mais je reste si vous faites le voyage. Ainsi, d�cidez.� LE VICOMTE MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER. �V�rone, ce 12 novembre 1822. �J'ai re�u votre petite lettre, aimable amie, et l'expression de votre juste douleur sur la mort de ce grand talent si simple et si honn�te homme. J'ai encore pens� � lui � cause de vous, et il me revient de tous c�t�s, et sp�cialement par le duc de Laval, des d�tails int�ressants sur les profonds regrets qu'il inspire. �Je vous envoie un �loge italien qui a �t� prononc� � Venise, le jour m�me de ses fun�railles. �J'avais esp�r� le porter moi-m�me, et du moins je comptais le suivre de pr�s; mais rien n'est d�solant comme ces lenteurs perp�tuelles des affaires. Il me tarde de causer avec vous de bien des choses qui ne peuvent se traiter en correspondance. Mes rapports avec le dernier arrivant sont toujours bons et, dans tout ce qui tient � moi, je ne puis pas m'en plaindre: je lui ai montr� constamment de la confiance, et il y a r�pondu par des mani�res et une conversation assez abandonn�e, qui ne me permettent pas d'admettre le soup�on qu'il puisse �crire, � vous ni � personne, dans un autre sens; ce serait un acte de fausset� dont je le crois incapable. Mais je n'aime pas beaucoup la position g�n�rale o� il s'est plac� ici: de la roideur et de la sauvagerie qui mettent les autres mal � l'aise avec lui et compliquent des rapports qu'il faudrait au contraire simplifier. Je ne n�glige rien pour qu'� mon d�part surtout, il s'en �tablisse de plus faciles entre ses coll�gues et lui. Mais encore une fois, nous nous quitterons aussi amis que nous l'�tions avant ceci. J'ai id�e qu'il doit beaucoup s'ennuyer, d'apr�s le genre de vie qu'il s'est arrang�, et je ne sais s'il trouve son grand d�sir de venir au congr�s parfaitement justifi� par le succ�s. Du reste, nous parlons peu de vous: c'est notre usage, comme vous savez; cependant je lui ai dit ce matin que je vous envoyais un �loge de Canova, et il m'a r�pondu qu'il vous avait aussi �crit. �Je serai plus heureux que lui en vous revoyant plus t�t. Je voudrais bien en �tre l�. Adieu, aimable amie; je suis tr�s-touch�, tr�s-reconnaissant de ce que vous me dites de votre aimable amiti�; la mienne y r�pond profond�ment.� M. DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER. �V�rone, le 12 novembre 1822. �Je re�ois votre lettre du 1er novembre; l'irr�gularit� des postes est d�solante. Tr�s-certainement le congr�s finira dans les premiers jours de d�cembre, et avant un mois je puis �tre avec vous dans la petite cellule; mais si vous voulez venir en Italie, j'y reste � tout prix. C'est � vous � prononcer, � dire: _venez_ ou _restez_; j'attends votre r�ponse. Le temps presse, et il n'y a pas un moment � perdre. M. de Montmorency partira lundi 18, ou mardi prochain 19.� LE M�ME. �V�rone, ce 19 novembre 1822. �M. de Montmorency nous quitte apr�s-demain, et j'esp�re le suivre dans une quinzaine de jours, si vous ne me mandez pas que vous venez en Italie. M. de Bourgoing[63] ne m'a rien apport� de vous. Il m'a dit que vous �tiez revenue de la campagne, mais que vous �tiez all�e � Angervilliers. Que j'ai de choses � vous dire et que j'ai grand besoin de vous revoir! C'est un supplice de ne pouvoir s'expliquer. Ce supplice heureusement va finir, et dans une quinzaine de jours vous m'attendrez ou je vous attendrai. Je ne vous parle point de V�rone. J'y suis tr�s-bien � pr�sent, mais j'ai eu d'abord des difficult�s � vaincre. Vous savez que je m'y attendais. � jamais � vous.� LE M�ME. �V�rone, ce 20 novembre 1822. �Quoique je vous aie �crit hier par un courrier anglais, je ne puis me r�soudre � laisser partir un de mes attach�s, sans vous dire que j'attends un mot de vous avec la plus vive impatience pour r�gler ma marche et ma destin�e. Mathieu part demain. Le congr�s finira du 5 au 10 du mois prochain. Cinq jours apr�s sa cl�ture, je serai � vos pieds dans la petite cellule, ou sur le chemin de Milan � vous attendre. Je vous le r�p�te, prononcez. Je suis � vous pour la vie. J'ai �t� charm� de voir M. de Bourgoing � cause de vous. Il a prononc� votre nom et m'a fait battre le coeur. �Je ne donnerai point de lettre pour vous � Mathieu.� LE VICOMTE MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER. �V�rone, ce 21 novembre 1822. �Je n'ai jamais eu plus de plaisir, aimable amie, que de vous dire que, d'ici � dix jours, j'esp�re �tre � l'Abbaye-au-Bois. Ce sera un vrai bonheur pour l'amiti�! Je laisse ici un autre de vos amis qui continuera les grandes aventures, que je crois avoir pour ma part conduites aussi bien que possible dans la circonstance, mais de mani�re cependant � demander un peu de confiance aux bien intentionn�s. Je crois que vous �tes du nombre, au moins pour moi. Adieu, adieu, aimable amie. J'ai de bonnes nouvelles d'Adrien, et je me s�pare des restants dans de fort bons rapports.� M. DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER. �V�rone, ce 3 d�cembre 1822. �Le moment de quitter V�rone approche et je n'ai point de lettre de vous. Il faut donc aller � vous, puisque vous ne voulez pas venir � moi. M. de Bourgoing, dont j'ai �t� charm�, vous remettra cette lettre. Il vous dira que je compte partir du 10 au 12, et �tre vers le 20 � Paris. Au milieu des grands �v�nements de l'Europe, je n'ai qu'une pens�e; il faudra pourtant que nous prenions une r�solution � Paris. Il est impossible de vivre comme cela. Vous aurez vu M. de Montmorency. J'ai h�rit� de ses succ�s ici. On dit qu'il se pr�pare des orages pour le minist�re, mais ce sera des orages royalistes, car les �lections ont tu� vos amis les lib�raux. �� bient�t. Ce mot me console de tout.� LE M�ME. �V�rone, jeudi soir 12 d�cembre 1822. �Je vais enfin vous revoir. Je pars demain par le d�sir de M. de Metternich et de l'empereur Alexandre. Celui-ci est convenu d'�tablir une correspondance avec moi. Vous voyez que j'ai regagn� le temps qu'on a voulu me faire perdre. J'ai bien des choses � vous dire, et je ne suis pas aussi content que vous de votre ami. Que vais-je trouver � Paris? Mais surtout comment serez-vous pour moi? On vient me demander mon billet. � bient�t. Je serai � Paris vers le 20; � bient�t! le coeur me bat de joie. J'ai bien souffert ici, mais j'ai triomph�. L'Italie sera libre et j'ai pour l'Espagne une id�e qui peut tout arranger, si elle est suivie.� M. de Montmorency, revenu � Paris le 1er d�cembre, re�ut du roi Louis XVIII, le titre de duc en t�moignage de sa satisfaction. Le roi avait voulu donner au ministre des affaires �trang�res revenant du congr�s le titre de _duc de V�rone_. Mais M. de Montmorency ne consentit pas � quitter son nom, m�me pour accepter une faveur royale, et on le fit _duc Mathieu de Montmorency_. Le chef de l'illustre maison � laquelle il appartenait, portait d�j� le titre de _duc de Montmorency_. LE DUC MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER. �Lundi matin, 2 d�cembre 1822. �J'ai voulu aller vous voir toute la journ�e d'hier, aimable amie, ce qui m'a emp�ch� de vous �crire, et de vous apprendre moi-m�me ce que je n'aurais pas voulu que vous apprissiez par les journaux. Toute ma journ�e a �t� successivement absorb�e. Celle-ci sera certainement plus heureuse. Ah! mon Dieu, que je le serai de vous revoir! Vous ne pouvez pas en douter, et que nous aurons de choses � nous dire! Serez-vous seule ou � peu pr�s, � sept heures et demie ou huit heures? J'irai chez vous apr�s avoir d�n� � l'h�tel de Luynes. Tendres, bien tendres hommages. �Je ne vous parle de mon nouveau titre que parce que vous vous int�ressez � tout ce qui me regarde. �Duc Mathieu de Montmorency.� FIN DU TOME PREMIER NOTES [1: Article _Devonshire_, par M. Artaud de Montor, dans la _Biographie universelle_. M. Artaud, premier secr�taire de l'ambassade de France � Rome, avait longtemps v�cu dans l'intimit� de la duchesse.] [2: Anne-Adrien de Montmorency, duc de Laval, chevalier des Ordres du roi et de la Toison d'or, grand d'Espagne de premi�re classe, n� � Paris le 19 Octobre 1707. Mari� � Charlotte de Luxembourg, dont il eut trois enfants, deux filles et un fils, Henri de Montmorency. Ce fils lui fut enlev� � l'�ge de vingt-trois ans, au mois de juin 1819. Adrien de Montmorency fut successivement ambassadeur de France en Espagne en 1814, � Rome en 1821, � Vienne en 1828. Il fut nomm� ministre des affaires �trang�res en 1829, et refusa ce poste �minent. Le 4 septembre de la m�me ann�e, il passa de l'ambassade de Vienne � celle de Londres. Il mourut le 16 juin 1837.] [3: L'abb� Legris-Duval, avec lequel il avait mis Mme R�camier en relation.] [4: Elle �tait dans l'alc�ve.] [5: Le divorce civil �tait prononc�, Mlle de Longuerue ne s'en contentait pas et voulait faire casser on plut�t annuler son mariage devant l'autorit� religieuse.] [6: � l'Ath�n�e.] [7: C'�tait, je crois, l'abb� Guillon qui �tait l'agent de ces distributions.] [8: J'ignore quelles furent les raisons qui firent, pour cette ann�e, abandonner � Mme R�camier le ch�teau de Clichy pour celui de Saint-Brice, qu'elle habita en location cet �t�-l�. L'ann�e suivante elle �tait de nouveau �tablie � Clichy.] [9: Le prince Auguste �tait mort au mois de juillet 1843, et, par son testament, avait ordonn� que le portrait de Mme R�camier, peint par G�rard, et qu'il avait re�u de son amiti�, lui f�t rendu.] [10: Le valet de chambre de Mme de Sta�l.] [11: Cette lettre a �t� d�j� publi�e dans les _M�moires d'Outre-Tombe_.] [12: La m�moire du mar�chal le trompe: c'est d'Auerstadt qu'il voulait parler]. [13: Le roi de Prusse.] [14: La reine Louise.] [15: La princesse Radziwill.] [16: Adrien de Montmorency.] [17: Le comte de Salaberry.] [18: Le second fils de Mme de Sta�l, tu� en duel dans l'ann�e 1813.] [19: C'est-�-dire la reine Hortense. La Hollande venait d'�tre r�unie � la France.] [20: Esm�nard (Joseph-Alphonse), de l'Acad�mie fran�aise, auteur du _Po�me de la Navigation_. Il �tait censeur des th��tres, censeur de la librairie et chef de la troisi�me division de la police g�n�rale. La voiture dans laquelle il voyageait en Italie ayant vers� dans un pr�cipice, il eut la t�te fracass�e contre un rocher, et p�rit ainsi en 1811. Il �crivait � Mme R�camier, qui avait d�sir�, � son retour de Foss�, le voir et l'entretenir des int�r�ts de Mme de Sta�l, le billet que voici: �Samedi matin. �Madame, �Je serais all� moi-m�me chercher le volume que vous avez eu la bont� de m'envoyer, si je n'avais craint, presque autant que je le d�sire, de vous trouver seule: il y a, dans l'union de la douleur et de la beaut�, mille fois plus de charme que dans la vue d'un bonheur sans orages; et quoique je n'aie pas _appris_ la sensibilit� _en Allemagne_, je ne me d�fends pas bien d'un int�r�t et d'un sentiment que vous m'avez d�fendus. Mais il serait trop h�ro�que de r�sister au plaisir que vous m'offrez de vous voir un moment, et je vous prie de permettre que ce soit dans la soir�e. Je me pr�senterai chez vous � huit heures. Vous seriez trop aimable de recevoir sans distraction de soci�t� l'hommage respectueux de tout ce que vous m'inspirez. �ALF. ESM�NARD.� ] [21: Sa gouvernante, dont l'humeur n'�tait pas facile]. [22: Mme la comtesse Charles d'Hautefeuille, auteur de l'_Ame exil�e, du Lys d'Isra�l, des Cathelineau_, etc.] [23: Dampierre, terre appartenant au duc de Luynes, beau-p�re de M. de Montmorency, dans le d�partement de Seine-et-Oise.] [24: Il s'agissait de son d�part pour la Su�de.] [25: Les livres et les recueils imprim�s par la duchesse de Luynes sont encore aujourd'hui recherch�s des bibliophiles.] [26: Le baron de Vogt.] [27: Pierre-Simon Ballanche, membre de l'Acad�mie fran�aise et de l'Acad�mie de Lyon, n� dans cette derni�re ville, le 4 ao�t 1770, mort � Paris le 12 juin 1847. Philosophe profond et philosophe chr�tien, Ballanche est en m�me temps un des prosateurs les plus �minents et les plus classiques de ce si�cle. Son �me ang�lique, sa r�veuse imagination, la candeur et la vivacit� de ses enthousiasmes ne le rendaient pas propre � l'action; aussi ne se m�la-t-il point aux �v�nements du temps, bien qu'il f�t li� d'intime amiti� avec la plupart des hommes qui, sous la Restauration, eurent part aux affaires publiques. Il fut un des plus constants amis de M. de Chateaubriand, qu'il avait connu en 1803, et il avait donn�, avec son p�re, imprimeur � Lyon, la 2e et la 3e �dition du _G�nie du Christianisme_. M. Ballanche avait publi�, en 1800, un volume qui est devenu extr�mement rare et qu'il n'a point r�imprim� dans ses oeuvres compl�tes: _Du Sentiment consid�r� dans ses rapports avec la litt�rature et les arts_. Ce livre, incomplet, sans doute, renferme pourtant des beaut�s du premier ordre, et fut comme le pr�curseur de l'ouvrage �clatant qui marqua la renaissance chr�tienne en France. On a de M. Ballanche: _Fragments_, 1808, recueillis en 1 v. en 1819; _Antigone_, 1814; _Essai sur les Institutions sociales_, 1818; _Le Vieillard et le Jeune Homme_, 1819; _L'Homme sans nom_, 1830; _Paling�n�sie sociale_, 1830; _Orph�e_, m�me ann�e; _Vision d'H�bal_, 1834; _Formule g�n�rale de l'Histoire romaine_, ouvrage dont quelques extraits seulement ont paru dans la _Revue de Paris_.] [28: Mme Mathieu de Montmorency.] [29: Une r�duction du buste de Mme R�camier, par Chinard.] [30: Les _Vases peints_ de la collection de Sir J. Coghill ont �t� publi�s par J. Milingen en 1817.] [31: On lui offrait de grands avantages p�cuniaires qu'il refusa, ainsi que la mission secr�te.] [32: Mme de Sta�l.] [33: Cur� de Clichy.] [34: De l'Acad�mie fran�aise, auteur d'un po�me de Philippe-Auguste.] [35: De l'Acad�mie fran�aise, auteur d'une traduction du Tasse.] [36: M. de Chateaubriand.] [37: Le prince de Polignac.] [38: Monsieur le comte d'Artois.] [39: L'Infirmerie de Marie-Th�r�se, qu'elle avait fond�e.] [40: Ambassadeur de Russie � Berlin, que Mme R�camier avait connu en 1818, � Aix-la-Chapelle, lors du congr�s.] [41: Hyacinthe Pilorge, son secr�taire, dont le d�vouement �tait absolu.] [42: M. Lemoine �tait un ancien secr�taire de M. de Montmorin, l�gu� par Mme de Beaumont � M. de Chateaubriand, et qui chaque soir venait passer quelques heures avec M. et Mme de Chateaubriand. Leur affection pour lui ne se d�mentit pas jusqu'� sa mort.] [43: Il s'agit de l'acquittement du colonel Fabvier.] [44: Avec le minist�re.] [45: Conspiration des carbonari pi�montais, en f�vrier 1821.] [46: Ministre des affaires �trang�res.] [47: Louis de Fontanes �tait n� � Niort, le 6 mars 1757, d'une famille protestante ruin�e par la r�vocation de l'�dit de Nantes. Sa m�re �tait catholique et avait �lev� ses enfants dans sa religion. Par ses opinions toutes monarchiques, par les qualit�s de son esprit que distinguaient et le bon sens et un go�t exquis, M. de Fontanes, po�te d'un ordre �lev� et prosateur �l�gant, appartenait au parti qui, au sortir de la r�volution, s'effor�a de relever en France les saines traditions sociales et litt�raires. Condamn� � la d�portation au 18 fructidor, il chercha un asile en Angleterre o� il retrouva M. de Chateaubriand �migr�; ils s'�taient connus pr�c�demment � Paris, en 1790. Rentr� en France, M. de Fontanes fut charg� par Bonaparte, premier consul, de l'�loge de Washington que le jeune et illustre g�n�ral voulut faire prononcer dans le temple de Mars (chapelle des Invalides), le 20 pluvi�se an VIII, f�vrier 1800. Cette fantaisie lib�rale du h�ros qui devait si peu imiter Washington fut l'origine de la fortune politique de M. de Fontanes. L'amiti� de M. de Fontanes et de M. de Chateaubriand form�e dans l'exil ne se d�mentit et ne se refroidit pas un seul jour, quelle que f�t leur diverse fortune. M. de Fontanes avait le premier devin� le g�nie de son ami. Sa muse pleine d'un d�vouement �tonn�, c'est M. de Chateaubriand qui l'a dit, le dirigea dans les voies nouvelles o� il s'�tait pr�cipit�. Au moment o� M. de Chateaubriand, nomm� ambassadeur � Berlin, partait pour son poste, apr�s avoir form� avec le duc de Richelieu le premier minist�re royaliste o� �taient entr�s MM. de Vill�le et de Corbi�re, il avait voulu faire r�tablir, pour M. de Fontanes, la grande ma�trise de l'Universit�: la chose ne s'�tait pas arrang�e � cause des combinaisons politiques qu'il avait fallu satisfaire, et M. de Fontanes lui �crivait ce dernier billet: �Je vous le r�p�te, je n'ai rien esp�r�, ni rien d�sir�. Ainsi, je n'�prouve aucun d�sappointement, mais je n'en suis pas moins sensible aux t�moignages de votre amiti�; ils me rendent plus heureux que toutes les places du monde.� M. de Fontanes mourut le 17 mars 1821. Il a �t� remplac� � l'Acad�mie fran�aise par M. Villemain.] [48: Le prince de Polignac.] [49: Il s'agit tr�s-probablement ici de la duchesse de Cumberland. V. les _M�moires d'Outre-Tombe_, t. VII, p. 321.] [50: Benjamin Constant.] [51: Le marquis de Catellan.] [52: De Su�de.] [53: Mlle de Villeneufre, plus tard Mme Clary.] [54: Sirejean.] [55: Le duc de Blacas, ambassadeur de France � Rome, donna sa d�mission et fut remplac� dans ce poste par Adrien de Montmorency, duc de Laval.] [56: La mort de lord Castlereagh, marquis de Londonderry, ministre des affaires �trang�res d'Angleterre qui, le 12 ao�t 1822, se coupa la gorge dans un acc�s de fi�vre chaude. Voici le r�cit que le journal minist�riel du temps, _the Courier_, donnait de ce funeste �v�nement: �Les fatigues extraordinaires de la derni�re session du parlement et les n�gociations importantes avec les diff�rentes cours de l'Europe occupaient tellement le temps de lord Londonderry, que ses amis remarquaient avec une vive inqui�tude que son esprit n'avait aucun intervalle de repos, et que l'effet d'une tension aussi continuelle commen�ait � op�rer sur ses facult�s morales et physiques. Vers la fin de la session, et alors que les occupations vinrent � diminuer, son esprit, qui avait �t� maintenu en haleine par le travail m�me, laissa apercevoir des sympt�mes de cette lassitude qui suit toujours les efforts trop prolong�s. On d�sira pour lui un changement de sc�ne et d'occupations, et il fut d�cid� qu'il repr�senterait l'Angleterre au congr�s de V�rone; son d�part avait m�me �t� fix� � la fin de la semaine. Lord Castlereagh esp�rait lui-m�me que le voyage lui procurerait de la distraction et quelque soulagement. �Vendredi dernier, 9 ao�t, en prenant cong� de S. M., un tremblement nerveux et une extr�me anxi�t� r�pandue sur la personne du noble lord frapp�rent les yeux de tous ceux qui l'entouraient. Le docteur Bankhead, appel� le soir, trouva le marquis dans un �tat qui exigeait des soins; il y avait beaucoup de fi�vre et la t�te ne paraissait pas libre; il ordonna l'application de ventouses. Cependant lord Londonderry partit le m�me soir, accompagn� de sa femme, pour sa maison de campagne de North-Cray. Le m�decin alla le voir le samedi, et le trouva mieux, quoique oblig� de garder le lit. Le dimanche, il para�t que les sympt�mes furent plus apparents, et que l'ali�nation mentale, dont il avait �t� atteint par moments depuis le vendredi, devint plus caract�ris�e. On pr�sume cependant qu'il se trouva mieux le soir, car il dormit dans sa chambre � coucher sans qu'on e�t pris d'autres pr�cautions que d'enlever ses pistolets, ses rasoirs et tous les instruments avec lesquels il aurait pu chercher � attenter � sa vie. Le m�decin s'�tait retir� tard et reposait dans la chambre voisine. La nuit para�t avoir �t� calme. Vers sept heures du matin, un domestique appela M. Bankhead, et lui dit que le marquis d�sirait le voir. Le m�decin se rendit aussit�t dans le cabinet de toilette o� il trouva le marquis debout, en robe de chambre; il dit quelques mots, et au bout d'une seconde, tomba dans les bras de M. Bankhead. On s'aper�ut alors qu'il s'�tait ouvert l'art�re carotide avec un petit couteau. Cet instrument se trouvait dans un porte-lettre qui avait �chapp� aux recherches des domestiques. �Le marquis de Londonderry �tait n� le 18 juin 1769.�] [57: Premier secr�taire de l'ambassade de France � Londres.] [58: Celles de lord Castlereagh.] [59: Probablement: _de M. de Vill�le_. Il y a des mots oubli�s dans l'original.] [60: Les pl�nipotentiaires d�sign�s par la France pour assister au congr�s de V�rone �taient le vicomte Mathieu de Montmorency, ministre des affaires �trang�res, le vicomte de Chateaubriand, le comte de La Ferronnays et le duc de Caraman, ambassadeurs de S. M. � Londres, � Saint-P�tersbourg et � Vienne.] [61: L'empereur Alexandre.] [62: Mme R�camier �tait avec sa ni�ce et M. Ballanche � la Vall�e-aux-Loups.] [63: Premier secr�taire de l'ambassade de France � Berlin.] End of the Project Gutenberg EBook of Souvenirs et correspondance tir�s des papiers de Mme R�camier (1/2), by Julie R�camier *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS ET CORRESPONDANCE *** ***** This file should be named 25403-8.txt or 25403-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/2/5/4/0/25403/ Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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