The Project Gutenberg EBook of Souvenirs et correspondance tir�s des
papiers de Mme R�camier (1/2), by Julie R�camier

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Title: Souvenirs et correspondance tir�s des papiers de Mme R�camier (1/2)

Author: Julie R�camier

Editor: Am�lie Lenormant

Release Date: May 9, 2008 [EBook #25403]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS ET CORRESPONDANCE ***




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SOUVENIRS ET CORRESPONDANCE
TIR�S DES PAPIERS DE MADAME R�CAMIER


     Je regarde comme une chose bonne en soi que vous soyez aim�e et
     appr�ci�e lorsque vous ne serez plus.

     (Lettre de BALLANCHE, t. I, p. 312.)



DEUXI�ME �DITION

TOME PREMIER




PARIS
MICHEL L�VY FR�RES. LIBRAIRES-�DITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS

1860




AVANT-PROPOS


La c�l�brit� a ses dangers et ses �pines: elle offre mille inconv�nients
pendant la vie des personnes qui en jouissent, et quand elles ne sont
plus, il n'est pas toujours facile de mettre leur m�moire � l'abri de
l'erreur et des fausses interpr�tations. Celle de Mme R�camier est
rest�e environn�e d'une douce et brillante aur�ole: c'est peut-�tre la
seule femme qui, n'ayant rien �crit et n'�tant jamais sortie des limites
de la vie priv�e, ait m�rit� que sa ville natale propos�t son �loge
public. Il semble que, plus qu'une autre, elle aurait d� �chapper � la
loi commune, et pourtant l'ignorance des conditions toutes particuli�res
dans lesquelles elle a v�cu, le peu de rapports qu'on trouve entre la
modestie de son existence et la grandeur de sa renomm�e, la livrent sans
d�fense, en quelque sorte, � toute la profanation des conjectures. Les
intentions les plus sinc�res ont quelquefois conduit ses pan�gyristes
eux-m�mes � des suppositions et � des jugements qui offusquent la puret�
de son souvenir.

Elle avait senti ce p�ril, et surmontant la r�pugnance qu'elle avait �
s'occuper d'elle-m�me, ses soins s'�taient attach�s � recueillir les
renseignements au moyen desquels on pourrait faire un jour comme un
miroir de sa vie. L'ouvrage qu'on publie est l'accomplissement
imparfait, mais fid�le de cette intention: il r�pond dans une mesure
affaiblie, mais exacte, aux d�sirs qu'elle a exprim�s, aux instructions
qu'elle a laiss�es.

Elle aurait pu elle-m�me �crire des _M�moires_; sa famille et ses amis
l'en ont toujours press�e, et c�dant � leurs instances, elle avait �
plusieurs reprises commenc� ce travail. Diverses causes l'ont emp�ch�e
de l'accomplir: avant tout, une singuli�re d�fiance de ses propres
forces, d�fiance certaine, quoiqu'inexplicable dans une femme habitu�e
aux plus �clatants succ�s personnels. C'�tait un des traits saillants de
son caract�re: courageuse dans toutes les circonstances graves, assur�e,
par mille preuves, de son empire sur les coeurs et les esprits, elle
avait pos� elle-m�me, avec une exag�ration �vidente, les limites de sa
puissance. Ce d�couragement mal justifi�, mais permanent, s'�tendait
jusqu'� sa beaut� elle-m�me, le plus �clatant de ses attributs. Sous
l'influence de quelques-unes des id�es qui dominaient dans sa jeunesse,
elle se croyait en dehors de la r�gularit� grecque; elle consid�rait ses
traits comme impropres � la sculpture, et cette conviction fut la vraie
cause du chagrin qu'elle fit �prouver � Canova, lorsqu'elle se montra
peu satisfaite de ce que cet artiste avait model� son buste de souvenir.

Dans l'ordre des choses de l'esprit, elle se subordonnait encore
davantage. Heureuse de r�fl�chir les nobles pens�es, et se sentant
capable d'inspirer un beau langage, elle se refusait pour elle-m�me �
rien produire. Il lui r�pugnait d'�crire, m�me des lettres; et l'on voit
sans cesse ses plus fid�les amis s'efforcer en vain de dissiper la
crainte qui l'emp�chait de d�velopper sa correspondance; � plus forte
raison, refusait-elle de se croire appel�e � composer un ouvrage de
longue haleine. Sans aucun des pr�jug�s qu'on a quelquefois contre les
femmes auteurs, se sentant au contraire anim�e du go�t le plus vif pour
les personnes de son sexe que la culture des lettres a honor�es et qui
ont elles-m�mes honor� les lettres, elle se retranchait, toutes les fois
qu'on la pressait d'�crire, dans la plus sinc�re d�claration
d'incapacit�.

L'exp�rience toutefois avait fini par la rendre moins craintive: mais
l'affaiblissement de sa vue, suivie, dans ses derni�res ann�es, d'une
c�cit� presque absolue, vint mettre un obstacle invincible au travail
qu'elle avait commenc�. Elle n'avait pris aucune habitude de dicter, et
l'extr�me t�nuit� de son �criture lui faisait depuis longtemps un
obstacle � se relire elle-m�me. Nous ne pr�sumons donc pas qu'elle f�t
all�e bien loin dans son travail; mais, en tout cas, personne ne sait et
ne saura jamais jusqu'o� elle l'avait conduit. Une disposition derni�re,
dict�e uniquement par un retour du sentiment de d�fiance dont nous
venons de parler, imposait l'obligation de d�truire ce qu'elle avait
�crit de ses _M�moires_. Le paquet qu'elle avait d�sign� express�ment a
donc �t� br�l�; mais, dans le reste de ses papiers, on a heureusement
retrouv� quelques fragments, notamment ceux dont M. de Chateaubriand
s'�tait servi, jusqu'� en copier des pages, pour la r�daction de ses
propres _M�moires_. Ils ont �t� ins�r�s � leur date dans l'ouvrage que
nous publions.

Ces r�cits, ainsi que les lettres en petit nombre que nous avons pu
recueillir et que nous avons jug�es dignes d'�tre imprim�es, ne
manqueront pas, nous en sommes convaincus, d'exciter des regrets. Nous
ne croyons m�me pas nous faire illusion en pensant qu'ils produiront
l'effet de ces d�bris de po�sie ou de sculpture �chapp�s au naufrage de
l'antiquit�, et qui nous charment d'autant plus que notre curiosit�
reste au fond moins satisfaite.

Quoi qu'il en soit, ce que nous savons, � n'en pouvoir douter, c'est que
dans l'ouvrage tel que Mme R�camier l'avait con�u, elle se serait
montr�e le moins possible. De m�me qu'elle r�duisait son propre r�le
dans la vie � celui d'un lien affectueux et intelligent entre des �mes
d'�lite et des esprits sup�rieurs, de m�me elle ne se croyait appel�e
dans les M�moires de sa vie qu'� t�moigner, par les preuves qu'elle
avait rassembl�es, en faveur de ses meilleurs amis. � d�faut des
pr�cieuses paroles dont elle avait �t� si souvent et si constamment
d�positaire, elle voulait faire un choix dans les lettres qu'on lui
avait �crites, et opposer ainsi, moins encore pour elle que pour les
autres, un bouclier s�r aux erreurs de l'avenir.

Sous ce dernier rapport, sa conviction �tait aussi arr�t�e qu'elle �tait
ind�cise quant au m�rite de ce qu'elle aurait �crit. Elle avait la
passion de la gloire de ses amis: tant qu'ils avaient v�cu, tant qu'elle
avait pu agir sur eux, elle s'�tait attach�e avec une vigilance
infatigable � leur offrir les soins, j'oserais dire, les ardeurs de son
amiti�, comme un pr�servatif contre les fautes dans lesquelles l'orgueil
et l'ambition ne cessent d'entra�ner les hommes. Apr�s les avoir perdus,
elle faisait du culte de leur m�moire l'objet principal de son
existence. Habitu�e, par son discernement personnel et par certains
grands bonheurs de sa vie qu'il faut consid�rer comme des faveurs
signal�es de la Providence, � mesurer son affection sur son estime, elle
voulait que le souvenir de ceux qu'elle avait aim�s se d�fendit par
lui-m�me; et c'est pourquoi elle n'avait jamais re�u un de ces mots o�
la beaut� de l'�me se peint dans le moment des grandes �preuves, qu'elle
ne le r�serv�t comme une perle de son tr�sor. L'ench�ssement de ces
joyaux formait toute son ambition. En les l�guant � sa fille adoptive,
elle lui imposait la t�che dont celle-ci s'acquitte aujourd'hui, dans
une esp�rance qui ne sera pas tromp�e, si la tendresse du coeur et le
sentiment du devoir accompli peuvent tenir lieu de puissance et de
talent.

Cette tendresse, dans laquelle elle croit avoir quelque droit de se
confier, ne doit pas, chez les indiff�rents, exciter la d�fiance.
L'existence de Mme R�camier n'a pas besoin d'�tre arrang�e pour le
public. On a dit tr�s-injustement qu'il n'y a pas un homme qui soit
grand pour son valet de chambre; les caract�res vraiment beaux au
contraire sont ceux qui gagnent � �tre connus jusque dans leurs plus
intimes replis. Personne n'a mieux m�rit� que Mme R�camier d'�tre rang�e
dans ce nombre. Ind�pendamment de ses proches, de ceux qui honorent sa
m�moire d'un culte filial, il subsiste encore assez de ses meilleurs
amis, de ceux qui l'ont connue, en quelque sorte, jusqu'au fond de
l'�me, pour rendre t�moignage en faveur de sa sup�riorit� morale.

Une illustre �trang�re, la derni�re duchesse de Devonshire, disait
d'elle: �D'abord elle est bonne, ensuite elle est spirituelle, apr�s
cela elle est tr�s-belle[1].� Que l'on retourne la proposition, et l'on
comprendra quel chemin ont infailliblement suivi les personnes qui se
sont de plus en plus rapproch�es d'elle.

Tant qu'elle fut jeune--et sa jeunesse fut beaucoup plus longue que
celle de la plupart des femmes--elle exer�a, par ses agr�ments, par un
charme ind�finissable, une s�duction que l'on pr�tend avoir �t�
irr�sistible. Cependant, sous cet �panouissement du premier jour, se
cachait l'attrait modeste d'une violette. Elle avait l'esprit aussi
attirant que les traits; peu � peu, la fine douceur de sa conversation
faisait oublier jusqu'� sa beaut�. Pourtant le fond du caract�re se
cachait encore: on pouvait attribuer ce philtre tout-puissant au seul
d�sir de plaire. Mais si elle vous avait jug� digne de faire un pas de
plus dans sa confiance, on entrevoyait alors toutes les pr�rogatives
d'une �me forte et vraie: on la trouvait d�vou�e, sympathique,
indulgente et fi�re. C'�tait � la fois la consolation et la force, le
baume dans les peines, le guide dans les grandes r�solutions de la vie.

Si elle n'e�t inspir� ce que nous pourrions appeler la c�leste amiti�
qu'� ceux qui avaient d'abord subi l'attrait de sa beaut�, on pourrait
les soup�onner d'une illusion d'enthousiasme. Mais elle s'est montr�e
aussi �tonnamment attractive jusqu'au seuil m�me de la vieillesse.
Non-seulement elle a banni la jalousie du coeur des femmes, mais les
femmes qui l'ont aim�e ne se sont pas distingu�es de ses amis de l'autre
sexe par un attachement moins vif et moins profond. Enfin, elle a
rencontr� des hommes, plus jeunes qu'elle de plus de trente ans, qu'un
autre sentiment pr�servait de la s�duction ext�rieure qu'elle �tait
encore capable d'exercer, et qui, la voyant sans illusion pr�alable,
n'ayant pour ainsi dire affaire qu'� son �me, ont subi si compl�tement
son l�gitime ascendant, qu'ils �prouvent encore aujourd'hui un
froissement douloureux, si l'ignorance ou la l�g�ret� prof�rent en leur
pr�sence un doute sur l'objet de leur respect.

Le livre qu'on publie renferme les pi�ces justificatives de cet empire
exerc� pendant tant d'ann�es sur tant d'�mes. Il serait indigne de celle
auquel on le d�die, s'il n'�tait enti�rement sinc�re. Pour ce qui
concerne Mme R�camier elle-m�me, on n'a rien dissimul�, rien affaibli.
Pour ce qui regarde ses amis, il en est de deux sortes: les uns se sont
trouv�s m�l�s aux orages de la vie, les autres en ont travers� les
�preuves avec une puret� constante. On s'est conform� aux intentions de
Mme R�camier, en faisant valoir chez les premiers tout ce qui les
recommande, tout ce qui les fait aimer: on n'avait, pour les seconds,
qu'� ouvrir les secrets de leur �me.

La malignit� ne trouvera peut-�tre pas son compte � cette ligne de
conduite; mais ce que la malignit� recherche offre plus de chances
d'erreur encore que l'apologie. Le vice peut chercher l'ombre; la vie
dans laquelle les honn�tes gens aiment � se cacher d�robe aussi aux
regards des tr�sors de vertus pratiques et de bons sentiments qu'on n'a
pas assez souvent l'occasion de mettre en lumi�re. En soulevant le
voile, nous suivrons l'exemple que Mme R�camier nous a donn�. Elle
aimait, disait-elle souvent, _� faire les tracasseries en bien_:
c'est-�-dire qu'elle ne manquait jamais de faire conna�tre tout ce
qu'elle savait de bon et d'honorable sur les uns et sur les autres.
Quels que soient les p�rils et les faiblesses de la soci�t�, il n'est
pas inutile de savoir ce qu'on gagne � vivre avec les gens de bien.

Ce serait tout � fait m�conna�tre Mme R�camier que de la ranger parmi
les exceptions volontaires. En quelque situation que le sort l'e�t
plac�e, elle y e�t port� une grande rectitude et le sentiment de tous
les devoirs. Les circonstances seules lui ont fait une destin�e
particuli�re. Aussi n'est-il pas n�cessaire d'avertir qu'on s'�garerait
en cherchant � l'imiter. Il faudrait, avec les m�mes qualit�s et le m�me
charme, une situation aussi rare, des temps aussi extraordinaires par
les contrastes, pour produire de nouveau une existence telle que la
sienne.

Souvent des femmes, faites pour une affection l�gitime et un bonheur
m�rit�, se trouvent rejet�es loin de leur voie naturelle par un mariage
mal assorti; d'autres, apr�s avoir accept� sans r�pugnance la
disproportion des �ges, se rajeunissent en quelque sorte dans de seconds
liens, en recommen�ant une nouvelle vie, une vie de rapports �gaux et
d'affection r�ciproque. Mme R�camier, qui n'�prouva jamais les amertumes
d'une situation fauss�e, vit cependant s'�couler ses meilleures ann�es
sans qu'il lui f�t possible de faire cesser l'extr�me isolement auquel
elle avait �t� condamn�e. Cette situation sans exemple, o� elle avait
accept� un protecteur l�gitime sans apprendre ce qu'est un ma�tre, lui
fut une sauvegarde contre des p�rils auxquels d'autres ant�c�dents
l'auraient fait certainement succomber.

Elle en convenait elle-m�me: en voyant autour d'elle de jeunes �poux,
des enfants, une famille qui s'�levait suivant les conditions communes,
elle avouait, non sans regret, qu'un mariage selon son �ge et son coeur
lui aurait fait accepter avec joie toute l'obscurit� du vrai bonheur.
Elle ne craignait pas d'ajouter qu'une d�ception marqu�e dans un rapport
ordinaire l'e�t rendue vuln�rable � des attaques contre lesquelles
continuait de la prot�ger le premier silence de son coeur. C'est ainsi
que pour ce qui fait la destin�e normale d'une femme mari�e, elle a
travers� en quelque sorte le monde sans le conna�tre.

Enferm�e ainsi dans la solitude qui s'�tait faite autour de sa jeunesse,
elle �tait expos�e � se m�prendre sur les effets du besoin de plaire, et
� rendre malheureux ceux qui s'en faisaient une id�e moins innocente et
plus s�rieuse: elle fit plusieurs blessures de ce genre, et elle se les
reprochait. Mais pour de pareils malentendus, quelque cruels qu'ils
fussent, quel heureux empire, quelle douce influence n'exer�a-t-elle
pas? Apr�s une courte exp�rience de son caract�re et de ses r�solutions,
il fallait de l'obstination et presque de l'aveuglement pour ne pas
s'apercevoir de ce que son amiti� avait de pr�f�rable � toutes les
chances de la passion. C'est le propre des d�vouements de la vie
religieuse, de transformer en un bienfait qui s'�tend � toutes les
souffrances la tendresse concentr�e d'ordinaire dans le cercle �troit
des devoirs de famille. Mme R�camier fait comprendre, mieux que
personne, la possibilit� qu'un minist�re aussi compatissant soit
d�parti, parmi les frivoles d�licatesses du monde, � des personnes qui
ont perdu le droit de faire un abandon exclusif de leur affection.

Et encore, avec les classifications ordinaires de la soci�t�, comment
admettre une influence aussi �tendue? comment, � moins d'un tr�ne ou
d'un th��tre, conqu�rir la notori�t� n�cessaire � une action de ce
genre? Dans les conditions o� nos p�res ont v�cu ou dans celles qui
existent aujourd'hui, la reine ou l'idole d'un cercle ne pourra que
demeurer inconnue � tous les autres. Il en fut autrement pour Mme
R�camier.

La date de son mariage correspond � l'�poque la plus terrible de notre
histoire: elle vit s'�panouir sa jeunesse au moment o� la France
commen�ait � respirer; et lorsque les repr�sentants de la classe
proscrite rentr�rent dans leur pays, ils n'y trouv�rent � leur
convenance d'autre maison ouverte que la sienne. Les plus distingu�s de
ses nouveaux amis, MM. Mathieu et Adrien de Montmorency, n'oubli�rent
jamais ce qu'ils lui avaient d� de reconnaissance � cette �poque de
transition, et quand l'ancienne soci�t� reprit ses pr�tentions avec son
rang, Mme R�camier, malgr� ses malheurs de fortune, se trouva, par la
solidit� de ses relations, � l'abri des distinctions d�daigneuses, sans
qu'on lui f�t une loi de se d�classer, sans qu'elle e�t besoin d'abjurer
les rapports que sa naissance lui avait faits.

La r�putation de sa beaut�, �tablie dans un moment o� tous les regards
pouvaient se concentrer sur un seul point, lui offrait en perspective
plus de dangers encore que de triomphes. Si l'on reconna�t que, sans cet
avantage, elle ne se serait point fait une position aussi particuli�re
dans le monde, on comprend aussi qu'elle n'a pu la conserver et
l'�tendre qu'avec des qualit�s bien autrement durables et s�rieuses.
Apr�s des �preuves amen�es par la fiert� de son caract�re et la fid�lit�
de ses affections, la Restauration la trouva toute pr�par�e pour
entreprendre entre les partis l'oeuvre de conciliation qui �tait d�s lors
le plus grand besoin de la France. Elle offrait � toutes les opinions un
terrain neutre et ind�pendant; les �mes les plus droites et les plus
distingu�es y furent attir�es par les meilleurs instincts de leur
nature.

Toutefois Mme R�camier n'�tait qu'� demi faite pour un r�le public: si
elle se plaisait � exercer un charme ext�rieur, des sentiments plus
jaloux dominaient le meilleur de son �me, et le combat de ces sentiments
entra�nait ses plus importantes r�solutions. C'est ce qu'on verra
tr�s-clairement, nous l'esp�rons du moins, dans l'ouvrage que nous
donnons au public. On notera sans peine ce qui suspendit, ce qui limita
l'action indirecte qu'elle pouvait exercer sur les affaires publiques;
et tout en admirant la dignit� de sa conduite, on regrettera, nous n'en
doutons pas, qu'elle se soit vue dans l'obligation de s'�loigner, au
moment m�me o� �clatait la crise qui devait d�cider du sort de la
monarchie restaur�e.

Ainsi se trouv�rent d��ues les esp�rances que les esprits mod�r�s
pouvaient fonder sur elle. Mais ce nouvel exemple d'une belle occasion
manqu�e, comme on en rencontre tant dans notre histoire, a-t-il �t�
compl�tement inutile, et ne pouvons-nous pas encore aujourd'hui tirer
quelque profit de ces tentatives infructueuses? Le pass�, nous
l'esp�rons du moins, n'est jamais perdu sans retour: en apprenant �
mieux conna�tre tout ce que valaient les hommes de la Restauration dont
Mme R�camier fut le centre et le lien, on doit enfin comprendre ce que
la France depuis soixante-dix ans a perdu � tant de discordes et de
d�fiances; on peut, avec une conviction plus forte, se diriger soi-m�me,
et diriger l'esprit des autres dans le sens du r�tablissement d'une
harmonie durable entre toutes les classes de la nation fran�aise. Plus
qu'aucune autre, Mme R�camier aurait m�rit� d'�tre le symbole d'une
telle r�conciliation.

En entreprenant l'ouvrage que nous offrons au public, notre premier
devoir �tait de reproduire d'une mani�re scrupuleusement fid�le l'esprit
dans lequel Mme R�camier elle-m�me l'aurait con�u. Nous ne craignons pas
d'affirmer qu'on trouvera ici, quant � l'appr�ciation des �v�nements et
des hommes, beaucoup moins notre jugement personnel que le sien. � la
voir si impartiale, on aurait pu la croire indiff�rente; mais elle avait
la passion du bien, et avec un sentiment pareil, on ne court le risque
de tomber ni dans le doute, ni dans l'�go�sme.

Entre ses deux existences, celle de ses affections �troites, et celle de
ses relations plus g�n�rales, notre choix ne pouvait non plus �tre
douteux. Il nous e�t �t� facile de d�rouler le tableau tout � fait
extraordinaire de ses rapports ext�rieurs. Le nombre des personnes qui
l'ont approch�e, et auxquelles elle a eu le secret, par son
intervention, par ses d�marches, par ses paroles, je dirais presque par
son sourire, de faire du bien, est vraiment incalculable: nous avons
tant de preuves de ce rayonnement universel que nous aurions pu en
remplir des volumes. Mais ce foyer auquel avaient recours toutes les
souffrances de l'�me et toutes les inqui�tudes de l'esprit aurait-il pu
exister, si la chaleur communicative ne s'en f�t aliment�e � des sources
plus secr�tes? Beaucoup des personnes m�mes qui, � cause de la
reconnaissance quelles gardent � la m�moire de Mme R�camier,
s'�tonneront de ne pas rencontrer leur nom dans ces volumes, en
apprenant � conna�tre ce qu'�tait la vie, pour ainsi dire, profonde de
celle dont elles b�nissent le souvenir, nous pardonneront d'avoir
insist� sur le c�t� le plus essentiel et le moins connu de cette nature
privil�gi�e.

� vrai dire, trois noms seulement dominent cette histoire d'une femme.
Mathieu de Montmorency, Ballanche, Chateaubriand.

Au moment le plus p�rilleux de sa jeunesse, Dieu lui envoie, dans la
personne du premier, un ami s�r et vigilant, un guide qui suffit pour
expliquer qu'elle ait travers� pure tant de s�ductions et d'emb�ches; et
elle ne le perd qu'� l'�poque o� elle n'avait plus de victoires �
remporter sur elle-m�me.

Quelques ann�es apr�s la formation de ce lien, elle distingue � la
premi�re vue, sous les dehors les plus simples et sous une enveloppe
�trange, un coeur d'or, un rare esprit, un talent � part, dans le na�f
imprimeur de Lyon, et cette affection, qui se donne sans condition et
sans r�serve, ach�ve de compl�ter sa sauvegarde: elle comprend que, pour
assurer une r�compense proportionn�e � un d�vouement de cette nature,
elle n'aura qu'� se montrer digne d'elle-m�me.

D'ailleurs, ce qui fait la s�curit� de son �me produit aussi l'�quilibre
de sa vie. Entre deux amis si dissemblables par l'origine, mais trait�s
avec une �galit� d'affection et de respect, le public devait reconna�tre
dans Mme R�camier une image �clatante de cette unit� de la soci�t�
fran�aise qui a fait son charme et sa force depuis deux si�cles, et il
ne s'y est pas m�pris.

Avec ces deux amiti�s parfaites, et qui avaient quelque droit de se
croire suffisantes, l'existence de Mme R�camier aurait pu s'�couler
paisible, s�re, et presque heureuse. Mais ce triple rapport n'offrait
que des d�vouements � accepter: il n'y en avait pas � r�pandre. Mme
R�camier avait une premi�re fois donn� son coeur � Mme de Sta�l: il �tait
dans sa nature d'aimer passionn�ment ce qu'elle admirait le plus; la
mort pr�matur�e de l'auteur de _Corinne_ laissa chez elle un vide
immense que M. de Chateaubriand, par les m�mes causes, vint bient�t
remplir. Cette fois, ce n'�tait pas seulement un grand g�nie � adopter,
c'�tait un malade � gu�rir. L'illustre �crivain fut assez longtemps �
comprendre la nature du sentiment qui l'attirait vers Mme R�camier, et �
subordonner � ce lien d'un genre nouveau pour lui son caract�re en
partie g�t� par trop d'adulations et de succ�s. Il y eut un moment cruel
de malentendu et de crise: mais cette douloureuse �preuve tourna au
profit de l'amiti�. Le vieil homme �tait vaincu; sa d�faite avait
d�gag�, des �l�ments contraires, les qualit�s nobles et g�n�reuses qui
dominaient dans une nature trop riche pour son propre bonheur. Une
influence de paix et de s�r�nit� descendit sur le d�couragement de l'�ge
et les tristesses de l'isolement.

C'est sur ces trois personnes, Mathieu de Montmorency, Ballanche et
Chateaubriand, que roulent les huit livres de ces _Souvenirs_. Mme de
Sta�l se rattache � Mathieu de Montmorency, son ami; le duc de Laval,
l�ger, mais chevaleresque et fid�le, continue la figure de son cousin,
apr�s que celui-ci a disparu du monde; le prince Auguste de Prusse, avec
sa passion respectueuse et son attachement loyal, a pour mission
d'attester, aupr�s de celle qui refusa sa main, la grandeur du sacrifice
et l'aust�rit� du devoir.

Ce qui vient ensuite, la famille qu'elle avait group�e autour d'elle, le
jeune ami, M. Amp�re, auquel elle s'�tait plu � montrer la route des
sentiments g�n�reux et de l'emploi relev� du talent, l'ami des derniers
jours, M. le duc de Noailles, ce contemporain de Louis XIV, charg� en
quelque sorte d'apporter l'hommage du XVIIe si�cle � l'h�riti�re des
meilleures traditions de la soci�t� fran�aise, toutes les figures enfin
que l'on verra se produire d'une mani�re plus ou moins saillante dans
ces _Souvenirs_, plac�es, ou tout pr�s de son coeur, ou � des degr�s
divers au-dessus du cort�ge de sa renomm�e, forment la transition entre
les relations essentielles que nous nous sommes plu � peindre, et le
mouvement ext�rieur du monde dont il nous a paru superflu de d�velopper
les d�tails.

Cependant, tout en restant fid�le au plan que nous nous �tions trac�,
nous aurions pu donner beaucoup plus de d�veloppement � cet ouvrage.
Mais quel que soit l'int�r�t qu'un sujet pr�sente, il faut se donner de
garde de l'�puiser. On a trop abus�, surtout � notre �poque, de la
curiosit� publique. Nous avons pr�f�r�, pour notre compte, laisser
deviner, au risque d'exciter des regrets, tout ce que les
correspondances recueillies par Mme R�camier renferment encore de
richesses pour l'esprit et pour le coeur.

� la nouvelle de l'entreprise que nous venons d'achever, une femme, qui
a bien connu Mme R�camier, et qui, par ses qualit�s sup�rieures, �tait
digne de l'appr�cier, nous �crivait: �Vous remplissez un voeu bien ardent
chez moi en faisant conna�tre cette incomparable personne. Elle �tait,
en effet, incomparable de toute mani�re, par ses charmantes qualit�s
d'abord, et parce que ces qualit�s avaient quelque chose de si
particulier, que je ne crois pas que jamais une autre puisse les
rappeler parfaitement. On ne trouvera plus que quelques traits �pars de
cette gr�ce supr�me.� Ce serait notre faute si, apr�s les t�moignages
que nous avons produits, on avait d�sormais, sur la femme qui nous fut
si ch�re, un autre avis que l'amie dont les paroles nous ont servi
d'avance d'encouragement et de justification.




SOUVENIRS ET CORRESPONDANCE TIR�S DES PAPIERS DE MADAME R�CAMIER




LIVRE PREMIER


Jeanne-Fran�oise-Julie Ad�la�de Bernard naquit � Lyon, le 4 d�cembre
1777. Son p�re, Jean Bernard, �tait notaire dans la m�me ville; c'�tait
un homme d'un esprit peu �tendu, d'un caract�re doux et faible, et d'une
figure extr�mement belle, r�guli�re et noble. Il mourut en 1828, �g� de
quatre-vingts ans, et conservait encore dans cet �ge avanc� toute la
beaut� de ses traits.

Mme Bernard (Julie Matton) fut singuli�rement jolie. Blonde, sa
fra�cheur �tait �clatante, sa physionomie fort anim�e. Elle �tait faite
� ravir, et attachait le plus haut prix aux agr�ments ext�rieurs, tant
pour elle-m�me que pour sa fille. Elle mourut jeune encore, et toujours
charmante, en 1807, d'une douloureuse et longue maladie; elle s'occupait
encore des soins et des recherches de sa toilette sur la chaise longue
o� ses souffrances la condamnaient � rester �tendue. Mme Bernard avait
l'esprit vif, et elle entendait bien les affaires: un sens droit, un
jugement prompt lui faisaient discerner nettement les chances de succ�s
d'une entreprise; aussi gouverna-t-elle tr�s-heureusement et accrut-elle
sa fortune. Elle voulut par ses dispositions testamentaires assurer
l'ind�pendance de la situation de sa fille unique; mais quoique mari�e,
s�par�e de biens et sous le r�gime dotal, Mme R�camier s'associa avec
une g�n�reuse et inutile imprudence aux revers de son mari, et compromit
sa propre fortune sans le sauver de sa ruine.

J'ignore la circonstance qui mit Mme Bernard en relation avec M. de
Calonne; mais ce fut sous son minist�re, en 1784, que M. Bernard,
notaire � Lyon, fut nomm� receveur des finances � Paris, o� il vint
s'�tablir, laissant sa fille Juliette � Villefranche, aux soins d'une
soeur de sa femme, Mme Blachette, mari�e dans cette petite ville.

Le souvenir de Mme R�camier se reportait quelquefois, et toujours avec
un grand charme, sur les premi�res ann�es de son enfance. C'est � cette
�poque que prit naissance dans son coeur une affection, qu'aucune
circonstance ne put alt�rer, pour la jeune cousine avec laquelle on
l'�levait. Mlle Blachette, qui devint plus tard la baronne de Dalmassy,
et qui fut une tr�s-jolie et spirituelle personne, n'�tait alors qu'une
enfant comme Juliette. Mme R�camier racontait quelquefois ses promenades
autour de Villefranche avec sa cousine et les autres enfants de la
ville, filles et gar�ons, les privil�ges dont elle jouissait dans la
maison de son oncle o� r�gnait une stricte �conomie, et la passion
tr�s-vive qu'avait pris pour elle, petite fille de six ans, un gar�on �
peu pr�s du m�me �ge, Renaud Humblot. Les riantes et gracieuses
impressions de l'enfance embellissaient pour elle et avaient grav� dans
sa m�moire, d'une mani�re tout � fait aimable, ce premier de ses
innombrables adorateurs.

Apr�s quelques mois de s�jour � Villefranche. Juliette fut mise en
pension au couvent de la D�serte, � Lyon. Elle y trouvait une autre soeur
de sa m�re qui s'�tait faite religieuse dans cette communaut�. Le temps
qu'elle passa � la D�serte laissa dans le coeur de Juliette une trace
ineffa�able; elle aimait � en �voquer le souvenir. M. de Chateaubriand,
dans ses _M�moires d'Outre-Tombe_, apr�s avoir d�crit la belle situation
de l'abbaye, cite quelques lignes �crites par Mme R�camier sur cette
�poque ch�re � sa pens�e. J'ai moi-m�me retrouv� dans ses papiers, parmi
quelques d�bris des souvenirs qu'elle avait �crits, et qui par son ordre
ont �t� br�l�s � sa mort, ce m�me fragment sur le couvent de la D�serte,
et je l'ins�re ici tel que je l'ai recueilli, M. de Chateaubriand ne
l'ayant pas donn� tout entier:

�La veille du jour o� ma tante devait venir me chercher, je fus conduite
dans la chambre de Mme l'abbesse pour recevoir sa b�n�diction. Le
lendemain, baign�e de larmes, je venais de franchir la porte que je me
souvenais � peine d'avoir vue s'ouvrir pour me laisser entrer, je me
trouvai dans une voiture avec ma tante, et nous part�mes pour Paris.--Je
quitte � regret une �poque si calme et si pure pour entrer dans celle
des agitations; elle me revient quelquefois comme dans un vague et doux
r�ve, avec ses nuages d'encens, ses c�r�monies infinies, ses processions
dans les jardins, ses chants et ses fleurs.

�Si j'ai parl� de ces premi�res ann�es, malgr� mon intention d'abr�ger
tout ce qui m'est personnel, c'est � cause de l'influence qu'elles ont
souvent � un si haut degr� sur l'existence enti�re: elles la contiennent
plus ou moins. C'est sans doute � ces vives impressions de foi re�ues
dans l'enfance que je dois d'avoir conserv� des croyances religieuses au
milieu de tant d'opinions que j'ai travers�es. J'ai pu les �couter, les
comprendre, les admettre jusqu'o� elles �taient admissibles, mais je
n'ai point laiss� le doute entrer dans mon coeur.�

Avec M. et Mme Bernard �tait venu s'�tablir � Paris un ami, un camarade
d'enfance de M. Bernard, veuf d�s lors et qui, � dater de cette �poque,
ne s�para plus son existence de celle du p�re de Juliette: ils eurent,
pendant plus de trente ans, m�me maison, m�me soci�t� et m�mes amis. M.
Simonard formait d'ailleurs un contraste � peu pr�s complet avec M.
Bernard. Il avait autant de vivacit� que son ami avait de lenteur et
d'apathie, beaucoup d'esprit, de culture intellectuelle, une �me
d�vou�e: mais autant ses affections �taient vives et fid�les, autant ses
antipathies �taient fortes, et il ne prenait nul souci de les
dissimuler.

�picurien tr�s-aimable et disciple de cette philosophie sensualiste qui
avait si fort corrompu le XVIIIe si�cle, Voltaire �tait son idole, et
les ouvrages de cet �crivain, sa lecture favorite. D'ailleurs,
aristocrate et royaliste ardent, homme plein de d�licatesse et
d'honneur.

Dans l'association avec le p�re de Juliette, M. Simonard �tait � la fois
l'intelligence et le despote; M. Bernard, de temps en temps, se
r�voltait, contre la domination du tyran dont l'amiti� et la soci�t�
�taient devenues indispensables � son existence; puis, apr�s quelques
jours de bouderie, il reprenait le joug, et son ami l'empire, � la
grande satisfaction de tous deux.

M. Simonard mourut un peu avant son ami, et comme lui, dans un �ge fort
avanc�. Il conserva jusqu'au bout de sa carri�re ses go�ts d'homme du
monde, de gourmand aimable et de g�n�reux ami.

Atteint par la maladie dans la pl�nitude de son intelligence, il demanda
un pr�tre, re�ut avec respect et recueillement les derniers sacrements
de la religion et fit une mort �difiante dont nous f�mes consol�s sans
en �tre surpris: en effet, les doctrines de Voltaire n'avaient fauss�
que son esprit; son coeur �tait rest� bon et charitable.

Je ne r�siste point � l'envie de consigner ici une anecdote que j'ai
entendu raconter d'une fa�on charmante � cet aimable vieillard.

Royaliste, comme je l'ai dit, il conservait un culte v�ritable pour la
m�moire de la reine Marie-Antoinette dont il avait �t� le fervent
admirateur.

En arrivant � Paris, vers 1786, sa premi�re curiosit� avait eu la reine
pour objet, et apr�s l'avoir vue il chercha, avec plus d'empressement
encore, les occasions de la rencontrer. Apprenant qu'il allait y avoir
une grande chasse � courre � Saint-Germain, il r�solut d'y aller, se
promettant de jouir toute cette matin�e de la vue de sa belle
souveraine.

M. Simonard �tait petit, court, gros; son nez �tait fort grand, il
n'avait nulle habitude de monter � cheval, et devait y faire une
singuli�re figure. En arrivant � Saint-Germain il s'assure d'un cheval
de louage, l'enfourche et se rend au lieu du rendez-vous de la chasse
royale; piquant sa m�chante monture, il prend le pas de la brillante
cavalcade et parvient � se placer assez pr�s de la reine.

Il suivait la chasse obstin�ment sans perdre de terrain, lui et sa b�te
ruisselant de sueur et de fatigue; et la reine eut bien vite remarqu� ce
cavalier acharn� � sa poursuite et son �trange �quipage: elle �tait �
cheval elle-m�me et de temps en temps tournait la t�te gaiement pour
voir si ce dr�le d'admirateur se laissait distancer: il tenait bon.

Enfin, au d�tour d'une all�e, le gros de la chasse s'�tant un peu
dispers�, et la suite de la reine se r�duisant � un petit nombre de
personnes, M. Simonard maintenant sa poursuite, la reine s'arr�ta et se
retournant vers lui avec un bon et franc rire:

�Comptez-vous, Monsieur, lui dit-elle, suivre ainsi la chasse bien
longtemps?

--Aussi longtemps, Madame, que les jambes de mon cheval pourront me
porter.� La pauvre b�te expirait. La reine rit de nouveau, salua et prit
le galop.

M. Simonard aimait � conter cette aventure � ceux qui reprochaient � la
reine un peu de hauteur.

Serait-il impossible que cette chasse � courre ait �t� celle dont M. de
Chateaubriand fait le r�cit dans ses m�moires, et o�, en 1787, il fut
admis � monter dans les carrosses du roi?

� l'�poque o� Juliette arriva � Paris pour ne plus quitter sa m�re, rien
n'�tait d�j� plus charmant et plus beau que son visage, rien de plus gai
que son humeur, rien de plus aimable que son caract�re. Le fils de M.
Simonard, qui �tait du m�me �ge qu'elle, devint l'ami et le camarade de
ses jeux. Voici une petite anecdote de leur enfance que j'ai entendu
conter � Mme R�camier:

L'h�tel que M. Bernard habitait rue des Saints-P�res, 13, avait un
jardin dont le mur, mitoyen avec la maison voisine, s�parait les deux
propri�t�s. Ce mur avait � son sommet une ligne de dalles plates qui
formaient une sorte d'�troite terrasse sur laquelle il �tait facile de
marcher. Simonard grimpait sur ce mur, y faisait grimper sa petite
compagne et la roulait en courant sur le haut du mur dans une brouette.
Ce dangereux plaisir les divertissait infiniment l'un et l'autre. Le
jardin du voisin poss�dait de tr�s-beaux raisins en espalier le long de
la muraille; les deux enfants les convoit�rent longtemps, et Simonard se
hasarda � en d�rober des grappes: Juliette faisait le guet. Ce man�ge se
renouvela si souvent que le voisin s'aper�ut de la disparition de ses
raisins. Il ne lui fut pas difficile de conjecturer d'o� pouvaient venir
les picoreurs de sa vigne. Furieux, il se met en embuscade, et quand les
deux enfants sont bien occup�s � prendre le raisin, il leur crie d'une
voix tonnante: �Ah! je prends donc enfin mes voleurs!� D'un saut le
petit gar�on disparut dans son jardin. La pauvre Juliette, rest�e au
sommet du mur, p�le et tremblante, ne savait que devenir. Sa ravissante
figure eut bien vite d�sarm� le f�roce propri�taire, qui ne s'�tait pas
attendu � avoir affaire � une si belle cr�ature en d�couvrant les
maraudeurs de son raisin. Il se mit en devoir de rassurer et de consoler
la jolie enfant, promit de ne rien dire aux parents et tint parole:
cette aventure fit cesser toute promenade sur le mur.

Juliette �tait extr�mement bien dou�e pour la musique; on lui donna des
le�ons de piano. Le penchant qu'elle avait montr� dans son enfance
devint chez elle avec les ann�es un go�t tr�s-vif, et, jeune femme, Mme
R�camier fit de la musique avec les plus habiles artistes de son temps.
Elle jouait non-seulement du piano, mais de la harpe, et prit de
Bo�eldieu des le�ons de chant. Sa voix �tait peu �tendue, expressive,
harmonieusement timbr�e. Elle cessa de chanter de tr�s-bonne heure; elle
abandonna la harpe, mais elle trouva, jusqu'� la fin de sa vie, dans le
piano, de vraies et vives jouissances. Juliette avait eu de tout temps
une m�moire musicale �tendue: elle aimait � jouer de m�moire, pour
elle-m�me, seule, � la chute du jour. Je l'ai entendue souvent ex�cuter
ainsi dans l'obscurit� tout un r�pertoire de morceaux des grands
ma�tres, d'un caract�re m�lancolique, et en �prouver une impression
telle, que les larmes inondaient son visage. Cette habitude contract�e
de bonne heure, cet heureux don de retenir les morceaux qui la
frappaient, permirent � Mme R�camier dans un �ge avanc�, alors que la
c�cit� avait voil� ses yeux, de jouer encore et d'endormir de tristes
souvenirs � l'aide de la musique.

L'�ducation de Juliette se faisait chez sa m�re qui la surveillait avec
grand soin. Mme Bernard aimait passionn�ment sa fille, elle �tait
orgueilleuse de la beaut� qu'elle annon�ait: ayant le go�t de la parure
pour son propre compte, elle n'y attachait pas moins d'importance pour
sa fille et la parait avec une extr�me complaisance. La pauvre Juliette
se d�sesp�rait des longues heures qu'on lui faisait employer � sa
toilette, chaque fois que sa m�re l'emmenait au spectacle ou dans le
monde, occasions que Mme Bernard, dans sa vanit� maternelle, multipliait
autant qu'elle le pouvait. Ce fut ainsi qu'elles all�rent � Versailles
pour assister � l'un des derniers grands couverts o� parurent le roi
Louis XVI, la reine Marie-Antoinette et toute la famille royale, avec le
c�r�monial de l'ancienne monarchie.

Dans ces occasions, le public �tait admis � circuler autour de la table
royale. Les yeux des spectateurs venus pour admirer les magnificences de
Versailles et l'attention m�me de la famille royale furent, ce jour-l�,
attir�s par la beaut� de l'enfant qui se trouvait au premier rang des
curieux. La reine remarqua qu'elle paraissait � peu pr�s de l'�ge de
Madame Royale, et envoya une de ses dames demander � la m�re de cette
charmante enfant de la laisser venir dans les appartements o� la famille
royale se retirait. L�, Juliette fut mesur�e avec Madame Royale et
trouv�e un peu plus grande. Elles �taient en effet pr�cis�ment de la
m�me ann�e, et elles avaient alors onze ou douze ans. Madame Royale
�tait fort belle � cette �poque; elle parut m�diocrement satisfaite de
se voir ainsi mesur�e et compar�e avec une enfant prise dans la foule.

Ce fut � l'�glise Saint-Pierre-de-Chaillot, en 1791, que Juliette fit sa
premi�re communion. � l'�poque o� M. Bernard avait rappel� sa fille
aupr�s de lui, sa femme �tait jeune encore, remarquablement agr�able,
spirituelle et gracieuse. Leur existence �tait ais�e, �l�gante; tous
deux aimaient � recevoir et leur maison, ouverte � tous les gens
d'esprit, devait l'�tre surtout aux Lyonnais. Mme Bernard recherchait et
attirait les gens de lettres; elle avait une loge au Th��tre-Fran�ais,
et donnait � souper plusieurs fois par semaine.

Ce fut chez sa m�re que Juliette connut M. de Laharpe. Lemontey, venu �
Paris, qu'il ne quitta plus, comme d�put� � l'Assembl�e l�gislative,
�tait fort assidu chez Mme Bernard; Barr�re y �tait re�u, et rendit plus
d'un service � la famille dans les mauvais jours de la r�volution. Entre
les Lyonnais qui fr�quentaient le plus habituellement cette maison se
trouvait M. Jacques R�camier, qui occupait d�j� une situation importante
parmi les banquiers de Paris. J'entre dans quelques d�tails � son sujet.

Jacques-Rose R�camier �tait n� � Lyon en 1751; il �tait le second fils
d'une nombreuse famille dans laquelle s'�taient conserv�es les
traditions de la pi�t�, des bonnes moeurs et du travail. Son p�re,
Fran�ois R�camier, dou� d'une grande intelligence commerciale, avait
fond� � Lyon une tr�s consid�rable maison de chapellerie, dont les
relations les plus importantes �taient avec l'Espagne. En s'�tablissant
� Lyon, il n'avait point pour cela renonc� au Bugey, son pays natal, et
tous ses enfants furent comme lui fid�lement attach�s � ce village et �
ce domaine de Cressin qu'ils appelaient le berceau des R�camier.

Jacques avait �t� de tr�s-bonne heure le voyageur de la maison de son
p�re; les int�r�ts de leur commerce le conduisirent souvent en Espagne:
aussi parlait-il et �crivait-il l'espagnol comme sa propre langue. Il
savait bien le latin: quand je l'ai connu, il aimait encore � citer des
vers d'Horace ou de Virgile, et le faisait � propos. Sa correspondance
commerciale passait pour un mod�le; il avait �t� beau, ses traits
�taient accentu�s et r�guliers, ses yeux bleus; il �tait blond, grand et
vigoureusement constitu�. Il serait difficile d'imaginer un coeur plus
g�n�reux que le sien, plus facile � �mouvoir et en m�me temps plus
l�ger. Qu'un ami r�clam�t son temps, son argent, ses conseils, M.
R�camier se mettait avec empressement � sa disposition; que ce m�me ami
lui f�t enlev� par la mort, � peine lui donnait-il deux jours de
regrets. �Encore un tiroir ferm�,� disait-il, et l� s'arr�tait sa
sensibilit�. Toujours pr�t � donner, serviable au dernier point, bon
compagnon, d'humeur bienveillante et gaie, optimiste � l'exc�s, il �tait
toujours content de tout et de tous; il avait de l'esprit naturel et
beaucoup d'impr�vu et de pittoresque dans le langage; il contait bien.

Confiant jusqu'� l'imprudence, il poussait la longanimit� et
l'indulgence jusqu'� discerner � peine la valeur morale des individus
avec lesquels il �tait en rapport. Il avait cette parfaite politesse,
habituelle parmi les hommes de sa g�n�ration; elle �tait chez lui le
r�sultat d'un grand usage du monde et d'un d�sir sinc�re d'�tre agr�able
aux autres. Plac� par sa fortune � la t�te des hommes de finance, �
Paris, il n'eut jamais la moindre sottise, recevant les plus grands
seigneurs sans embarras et les pauvres gens sans hauteur. M. R�camier
avait malheureusement des moeurs l�g�res, et il pr�f�rait souvent une
soci�t� facile et subalterne � celle de ses �gaux. G�n�reux pour tous,
il �tait la providence de sa famille et en �tait ador�. Lorsqu'au sortir
de la Terreur, il fut en pleine possession de sa grande existence
financi�re, une arm�e de neveux, log�s chez lui, employ�s et appoint�s
par lui, trouvaient dans son hospitali�re et opulente maison tous les
agr�ments de la vie.

Lorsqu'il demanda, en 1793, la main de Juliette Bernard dont il voyait
depuis deux ou trois ans se d�velopper la merveilleuse beaut�, il avait
lui-m�me quarante-deux ans, et elle n'en avait que quinze. Ce fut
pourtant tr�s-volontairement, sans effroi ni r�pugnance, qu'elle agr�a
sa recherche. Mme Bernard crut devoir faire � sa fille toutes les
objections que dictaient assez la diff�rence des �ges et celle des go�ts
et des habitudes qui devait en r�sulter; mais Juliette voyait venir M.
R�camier depuis plusieurs ann�es chez ses parents, il avait toujours �t�
pr�venant et gracieux pour son enfance, elle avait re�u de lui ses plus
belles poup�es, elle ne douta pas qu'il ne d�t �tre un mari plein de
complaisance; elle accepta sans la moindre inqui�tude l'avenir qui lui
�tait offert. Ce lien ne fut, d'ailleurs, jamais qu'apparent; Mme
R�camier ne re�ut de son mari que son nom. Ceci peut �tonner, mais je ne
suis pas charg�e d'expliquer le fait; je me borne � l'attester, comme
auraient pu l'attester tous ceux qui, ayant connu M. et Mme R�camier,
p�n�tr�rent dans leur intimit�. M. R�camier n'eut jamais que des
rapports paternels avec sa femme; il ne traita jamais la jeune et
innocente enfant qui portait son nom que comme une fille dont la beaut�
charmait ses yeux et dont la c�l�brit� flattait sa vanit�. Ils se
mari�rent � Paris le 24 avril 1793.

Le mariage de Mlle Bernard avait donc lieu en pleine Terreur, � l'�poque
la plus sinistre de la r�volution, l'ann�e m�me du meurtre du roi et de
la reine. � ce moment toutes les habitudes de la soci�t� �taient
rompues, toutes les relations an�anties; l'unique souci de chacun
consistait � se faire oublier pour �chapper, s'il le pouvait, � la mort
qui frappait incessamment parmi ses amis et ses proches. La vie
s'�coulait dans une sorte de stupeur, qui seule peut expliquer l'absence
de toute tentative de r�sistance � ce r�gime de bourreaux. Je tiens de
M. R�camier qu'il allait presque tous les jours assister aux ex�cutions.
Il avait �t� ainsi t�moin du supplice du roi, il avait vu p�rir la
reine, il avait vu guillotiner les fermiers g�n�raux, M. de Laborde,
banquier de la cour, tous les hommes avec lesquels il �tait en relations
d'affaires ou de soci�t�: et quand je lui exprimais ma surprise qu'il se
condamn�t � un aussi horrible spectacle, il me r�pondait que c'�tait
pour se familiariser avec le sort qui vraisemblablement l'attendait, et
qu'il s'y pr�parait en voyant mourir.

M. R�camier �chappa n�anmoins, ainsi que la famille de sa femme, au
couteau r�volutionnaire et on attribua ce bonheur, en grande partie, �
la protection de Barr�re. Quatre ann�es s'�coul�rent de la sorte sans
que j'aie � enregistrer aucun �v�nement important dans la vie de Mme
R�camier. Cependant le r�gne de la Terreur avait cess�, l'ordre
s'essayait � rena�tre, les existences se reconstituaient, les �migr�s
commen�aient � rentrer, et la soci�t� fran�aise, incorrigible dans sa
frivolit�, se jetait � corps perdu, au sortir des prisons, de l'exil, de
la ruine et des �chafauds, dans le tourbillon des plaisirs.

Mme R�camier resta tout � fait �trang�re au monde du Directoire et n'eut
de relation avec aucune des femmes qui en furent les h�ro�nes: Mme
Tallien, et quelques autres. Plus jeune que ces dames de plusieurs
ann�es, et prot�g�e par l'aur�ole de puret� qui l'a toujours environn�e,
pas une de ces femmes ne vint chez elle et elle n'alla chez aucune
d'elles.

Sa beaut� avait en ce peu d'ann�es achev� de s'�panouir, et elle avait
en quelque sorte pass� de l'enfance � la splendeur de la jeunesse. Une
taille souple et �l�gante, des �paules, un cou de la plus admirable
forme et proportion, une bouche petite et vermeille, des dents de perle,
des bras charmants quoique un peu minces, des cheveux ch�tains
naturellement boucl�s, le nez d�licat et r�gulier, mais bien fran�ais,
un �clat de teint incomparable qui �clipsait tout, une physionomie
pleine de candeur et parfois de malice, et que l'expression de la bont�
rendait irr�sistiblement attrayante, quelque chose d'indolent et de
fier, la t�te la mieux attach�e. C'�tait bien d'elle qu'on e�t eu le
droit de dire ce que Saint-Simon a dit de la duchesse de Bourgogne: que
sa d�marche �tait celle d'une d�esse sur les nu�es. Telle �tait Mme
R�camier � dix-huit ans.

� ce moment, au sortir de cette temp�te de la r�volution, qui semblait
avoir tout englouti et qui laissait dans le sein de chaque famille, �
quelque rang qu'elle appart�nt, une marque sanglante de son passage, la
soci�t� parut saisie d'une sorte de fi�vre de distractions et de f�tes.
Les salons n'existaient plus, tout se passait en plein air; les succ�s
d'une femme n'avaient plus pour th��tre les cercles d'un monde disparu,
mais les lieux publics. C'�tait aux spectacles qui venaient de se
rouvrir, dans les jardins, dans les bals par souscription, que l'on se
rencontrait au milieu de la foule. La beaut� de Juliette causait dans
toutes ces r�unions un fr�missement d'admiration, de curiosit�,
d'enthousiasme, d'autant plus vif qu'il avait toute la spontan�it� des
impressions de la multitude. Sa pr�sence �tait partout un �v�nement. Je
crois qu'il n'est point inutile de rappeler aussi que cette �poque �tait
celle d'une renaissance tr�s-prononc�e du go�t et d'une passion pour les
arts que l'influence de David et de son �cole avait r�pandue dans tous
les rangs, et qui affectait des formes toutes pa�ennes dans son
idol�trie de la beaut�. Toutes ces circonstances peuvent servir � faire
comprendre la promptitude avec laquelle la beaut� de Mme R�camier devint
non-seulement c�l�bre, mais populaire. En voici deux exemples entre bien
d'autres que je pourrais citer.

Lorsque le culte se r�tablit et que les �glises se rouvrirent aux
c�r�monies religieuses, on demanda � Mme R�camier de qu�ter � Saint-Roch
pour je ne sais quelle bonne oeuvre; elle y consentit. Au moment de la
qu�te, la nef de l'�glise se trouva trop petite pour la foule qui
l'obstruait. On montait sur les chaises, sur les piliers, sur les autels
des chapelles lat�rales, et ce fut � grand'peine si l'objet de cet
empressement, prot�g� par deux hommes de la soci�t� (Emmanuel Dupaty et
Christian de Lamoignon), put fendre le flot des curieux et faire
circuler la bourse des pauvres. La qu�te produisit vingt mille francs.

L'autre circonstance se produisit � la promenade de Longchamps.

La vogue extr�me de cette promenade tend � dispara�tre, et d'ici �
quelques ann�es nos neveux ne sauront plus ce que c'�tait. Dans mon
enfance, Longchamps avait encore sa signification et son importance: on
renouvelait ses �quipages, ses chevaux, ses livr�es, les modes de
printemps s'arboraient � Longchamps. Les femmes, dans leurs plus
fra�ches et plus �l�gantes toilettes du matin, rivalisaient trois jours,
le mercredi, le jeudi et le vendredi saints de chaque ann�e, de beaut�
et de bon go�t dans leurs ajustements.

C'�tait depuis la place de la Concorde jusqu'� l'arc de l'�toile, et au
del�, un brillant encombrement de voitures � deux ou � quatre chevaux,
d'hommes � cheval, de pi�tons circulant dans les contre-all�es, ou de
badauds assis sur le bord de la grande avenue des Champs-�lys�es,
saluant, admirant ou critiquant les riches et les �l�gants du si�cle
emport�s dans de somptueux �quipages au milieu d'un tourbillon de
poussi�re et de soleil. Dans la semaine sainte de 1801, par une belle
matin�e de printemps, Mme R�camier se rendit avec d'autres femmes de sa
famille � Longchamps dans une cal�che d�couverte � deux chevaux. La
voiture, forc�e d'aller au pas, permettait � la foule de voir et
d'admirer sa figure, que la splendeur du jour et la vivacit� de la
lumi�re du plein midi ne faisaient que mieux ressortir; son nom ne tarda
pas � circuler dans cette masse compacte qui allait grossissant, et qui,
d'une commune voix, la comparant aux beaut�s contemporaines et
pr�sentes, la salua _la plus belle � l'unanimit�_.

On a tant parl� de la _danse_ de Mme R�camier qu'il convient peut-�tre
d'en dire un mot. Belle et faite � peindre, elle excella en effet dans
cet art. Elle aima la danse avec passion pendant quelques ann�es, et, �
son d�but dans le monde, elle se faisait un point d'honneur d'arriver au
bal la premi�re et de le quitter la derni�re: mais cela ne dura gu�re.
Je ne sais de qui elle avait appris _cette danse du ch�le_, qui fournit
� Mme de Sta�l le mod�le de la danse qu'elle pr�te � _Corinne_. C'�tait
une pantomime et des attitudes plut�t que de la danse. Elle ne consentit
� l'ex�cuter que pendant les premi�res ann�es de sa jeunesse. Pendant le
triste hiver de 1812 � 1813 que Mme R�camier, exil�e, passa � Lyon, un
jour que l'isolement lui pesait plus cruellement que de coutume, pour
tromper son ennui et sans doute aussi se rappeler d'autres temps, elle
voulut me donner une id�e de la danse du ch�le: une longue �charpe � la
main, elle ex�cuta en effet toutes les attitudes dans lesquelles ce
tissu l�ger devenait tour � tour une ceinture, un voile, une draperie.
Rien n'�tait plus gracieux, plus d�cent et plus pittoresque que cette
succession de mouvements cadenc�s dont on e�t d�sir� fixer par le crayon
toutes les attitudes.

Comme t�moignage de l'effet produit par Mme R�camier, je cite une
conversation textuelle de Mme Regnault de Saint-Jean-d'Ang�ly. Elles
�taient contemporaines, et Mme Regnault, que distinguaient la parfaite
d�licatesse et r�gularit� de ses traits, prisait tr�s-haut sa propre
beaut�. Un jour donc, Mme Regnault, qui n'�tait plus jeune, parlait de
sa figure et de celles des femmes de son temps, comme on parle d'un
pass� �loign�. Elle nomma Mme R�camier; d'autres, assurait-elle, avaient
�t� plus _vraiment_ belles, mais aucune ne produisait autant d'effet.
�J'�tais dans un salon, ajoutait-elle, j'y charmais et captivais tous
les regards; Mme R�camier arrivait: l'�clat de ses yeux, qui n'�taient
pas pourtant tr�s-grands, l'inconcevable blancheur de ses �paules,
�crasaient tout, �clipsaient tout; elle resplendissait. Au bout d'un
moment il est vrai, poursuivait Mme Regnault, les vrais amateurs me
revenaient.�

Mme R�camier n'eut que deux fois en sa vie l'occasion de rencontrer
Bonaparte. La premi�re, ce fut en 1797, dans des circonstances qui lui
avaient laiss� une impression vive que je lui ai entendu rappeler. Je
dirai plus tard sa seconde rencontre avec Napol�on.

Le 10 d�cembre 1797, le Directoire donna une f�te triomphale en
l'honneur et pour la r�ception du vainqueur de l'Italie. Cette solennit�
eut lieu dans la grande cour du palais du Luxembourg. Au fond de cette
cour, un autel et une statue de la Libert�; au pied de ce symbole, les
cinq directeurs rev�tus de costumes romains; les ministres, les
ambassadeurs, les fonctionnaires de toute esp�ce rang�s sur des si�ges
en amphith��tre; derri�re eux, des banquettes r�serv�es aux personnes
invit�es. Les fen�tres de toute la fa�ade de l'�difice �taient garnies
de monde; la foule remplissait la cour, le jardin et toutes les rues
aboutissant au Luxembourg. Mme R�camier prit place avec sa m�re sur les
banquettes r�serv�es. Elle n'avait jamais vu le g�n�ral Bonaparte, mais
elle partageait alors l'enthousiasme universel, et elle se sentait
vivement �mue par le prestige de cette jeune renomm�e. Il parut: il
�tait encore fort maigre � cette �poque, et sa t�te avait un caract�re
de grandeur et de fermet�, extr�mement saisissant. Il �tait entour� de
g�n�raux et d'aides de camp. � un discours de M. de Talleyrand, ministre
des affaires �trang�res, il r�pondit quelques br�ves, simples et
nerveuses paroles qui furent accueillies par de vives acclamations. De
la place o� elle �tait assise, Mme R�camier ne pouvait distinguer les
traits de Bonaparte: une curiosit� bien naturelle lui faisait d�sirer de
les voir; profitant d'un moment o� Barras r�pondait longuement au
g�n�ral, elle se leva pour le regarder.

� ce mouvement qui mettait en �vidence toute sa personne, les yeux de la
foule se tourn�rent vers elle, et un long murmure d'admiration la salua.
Cette rumeur n'�chappa point � Bonaparte; il tourna brusquement la t�te
vers le point o� se portait l'attention publique, pour savoir quel objet
pouvait distraire de sa pr�sence cette foule dont il �tait le h�ros: il
aper�ut une jeune femme v�tue de blanc et lui lan�a un regard dont elle
ne put soutenir la duret�: elle se rassit au plus vite.

J'ai d�j� dit que Mme R�camier n'avait point fait partie de la soci�t�
du Directoire: cependant au printemps de 1799, elle fut invit�e � une
soir�e donn�e par Barras dans les salons du Luxembourg. M. R�camier
trouvait utile � ses relations d'affaires que sa jeune femme accept�t
cette fois l'invitation qui lui �tait adress�e, et elle se pr�ta
d'autant plus volontiers � ce d�sir, qu'elle avait � solliciter de
Barras l'�largissement d'un prisonnier.

Lorsque M. et Mme R�camier arriv�rent au Luxembourg, la musique, car
c'�tait un concert, �tait commenc�e, et on ex�cutait l'ouverture du
_Jeune Henri_. L'apparition d'une personne d�j� c�l�bre par ses
agr�ments dans une soci�t� qui n'�tait pas la sienne, fit une assez vive
sensation. Barras s'�tait avanc� pour offrir son bras � Mme R�camier, et
l'avait plac�e au fond du salon � quelques pas d'une femme qui, bien
qu'elle e�t pass� la premi�re jeunesse, en conservait encore toute la
gr�ce et l'�l�gance: c'�tait Mme Bonaparte. Plus pr�s d'elle, et presque
enseveli dans les coussins du fauteuil o� il �tait assis, se trouvait un
petit homme contrefait, dont l'ext�rieur �trange et la figure
remarquable attir�rent son attention; on le lui pr�senta en nommant La
R�veill�re-L�peaux, l'un des directeurs. Mme R�camier fut aussi vivement
frapp�e dans cette soir�e du contraste que pr�sentaient, avec la soci�t�
fort m�l�e qui remplissait les salons, la figure jeune encore de M. de
Talleyrand, ses mani�res �l�gantes et aristocratiques, et sa physionomie
hautaine.

Mme R�camier rencontra fr�quemment M. de Talleyrand dans le monde; il ne
vint jamais chez elle, o� j'ai vu plusieurs fois son fr�re, Archambauld
de P�rigord.

� minuit on servit un splendide souper. Barras pla�a Mme Bonaparte � sa
droite, et pria Mme R�camier, que La R�veill�re-L�peaux avait conduite
dans la salle � manger, de se mettre � sa gauche. Elle eut ainsi pendant
le souper une occasion naturelle de parler � Barras du vieillard dont
elle voulait obtenir la mise en libert�. Il faut se rappeler la grande
jeunesse de Juliette, l'expression pure et presque enfantine de sa
physionomie, pour imaginer l'impression que devait produire, dans ce
monde facile, cette virginale apparition. Barras �couta avec un
respectueux int�r�t l'histoire du pauvre pr�tre, emprisonn� pour �tre
rentr� en France avant sa radiation de la liste des �migr�s, et depuis
ce moment d�tenu au Temple; il promit de s'occuper du prot�g� de Mme
R�camier et tint parole.

Les gazettes du temps rendirent compte de cette f�te et publi�rent un
quatrain improvis� au souper par le po�te Despaze et adress� � Mme
R�camier.

Ce fut � la fin de 1798 que M. R�camier, qui jusque-l� avait occup� une
maison rue du Mail, 12, la trouvant trop petite, r�solut d'acheter un
h�tel plus appropri� � l'accroissement de ses affaires, � l'importance
de sa fortune et � ses go�ts hospitaliers. M. Necker venait d'�tre ray�
de la liste des �migr�s. Mme de Sta�l �tait � Paris, et cherchait �
vendre pour son p�re un h�tel qui lui appartenait, rue du Mont-Blanc, �
pr�sent rue de la Chauss�e-d'Antin, 7. M. R�camier �tait depuis
longtemps en relation d'affaires avec M. Necker, il �tait son banquier
ainsi que celui de sa fille; il acheta l'h�tel. L'acte de vente porte la
date du 25 vend�miaire an VII. La n�gociation de cette affaire devint
l'origine de la liaison qui s'�tablit entre Mme de Sta�l et Mme
R�camier.

Je rencontre dans les rares fragments de souvenirs de Mme R�camier, que
j'ai eu le bonheur de retrouver apr�s la destruction de son manuscrit,
un r�cit de sa premi�re entrevue avec la femme c�l�bre qui devint sa
plus intime amie; je m'empresse de l'ins�rer ici.

     �Un jour, et ce jour fait �poque dans ma vie, M. R�camier arriva �
     Clichy avec une dame qu'il ne me nomma pas et qu'il laissa seule
     avec moi dans le salon, pour aller rejoindre quelques personnes qui
     �taient dans le parc. Cette dame venait pour parler de la vente et
     de l'achat d'une maison; sa toilette �tait �trange; elle portait
     une robe du matin et un petit chapeau par�, orn� de fleurs: je la
     pris pour une �trang�re. Je fus frapp� de la beaut� de ses yeux et
     de son regard; je ne pouvais me rendre compte de ce que
     j'�prouvais, mais il est certain que je songeais plus � la
     reconna�tre et pour ainsi dire, � la deviner, qu'� lui faire les
     premi�res phrases d'usage, lorsqu'elle me dit avec une gr�ce vive
     et p�n�trante, qu'elle �tait vraiment ravie de me conna�tre, que M.
     Necker, son p�re [...] � ces mots, je reconnus Mme de Sta�l! je
     n'entendis pas le reste de sa phrase, je rougis, mon trouble fut
     extr�me. Je venais de lire ses _Lettres sur Rousseau_, je m'�tais
     passionn�e pour cette lecture. J'exprimai ce que j'�prouvais plus
     encore par mes regards que par mes paroles: elle m'intimidait et
     m'attirait � la fois. On sentait tout de suite en elle une personne
     parfaitement naturelle dans une nature sup�rieure. De son cot�,
     elle fixait sur moi ses grands yeux, mais avec une curiosit� pleine
     de bienveillance, et m'adressa sur ma figure des compliments qui
     eussent paru exag�r�s et trop directs, s'ils n'avaient pas sembl�
     lui �chapper, ce qui donnait � ses louanges une s�duction
     irr�sistible. Mon trouble ne me nuisit point; elle le comprit et
     m'exprima le d�sir de me voir beaucoup � son retour � Paris, car
     elle partait pour Coppet. Ce ne fut alors qu'une apparition dans ma
     vie, mais l'impression fut vive. Je ne pensai plus qu'� Mme de
     Sta�l, tant j'avais ressenti l'action de cette nature si ardente et
     si forte.�

L'h�tel de la rue du Mont-Blanc une fois acquis de M. Necker fut confi�
� l'architecte Berthaut pour �tre restaur� et meubl�, et on lui donna
carte blanche pour la d�pense. Il s'acquitta de sa t�che avec un go�t
infini et se fit aider dans son entreprise par M. Percier. Les b�timents
furent r�par�s, augment�s. Chacune des pi�ces de l'ameublement, bronzes,
biblioth�ques, cand�labres, jusqu'au moindre fauteuil, fut dessin� et
model� tout expr�s. Jacob, �b�niste du premier ordre, ex�cuta les
mod�les fournis; il en r�sulta un ameublement qui porte l'empreinte de
l'�poque, mais qui restera le meilleur �chantillon du go�t de ce temps
et dont l'ensemble offrait une harmonie trop rare. Il n'y eut qu'un cri
sur ce go�t et ce luxe, dont on avait perdu l'habitude, et les r�cits en
exag�r�rent beaucoup la richesse.

Dans l'�t� de 1796, M. R�camier avait lou� d'une madame de L�vy le
ch�teau de Clichy, tout meubl�, et y avait �tabli sa jeune femme et sa
belle-m�re: lui-m�me venait y d�ner tous les jours; il n'y couchait
presque jamais, ses go�ts, ses habitudes et ses affaires s'accordant
pour le rappeler � Paris. La tr�s-courte distance qui s�pare le village
de Clichy de la capitale rendait cette combinaison facile; aussi
subsista-t-elle pendant plusieurs ann�es. Mme R�camier s'installait �
Clichy d�s le commencement du printemps, et lorsque les th��tres
rouverts se peupl�rent du monde �l�gant, elle se rendait apr�s d�ner �
l'Op�ra ou au Th��tre-Fran�ais, o� elle avait une loge � l'ann�e, et
revenait � la campagne apr�s les repr�sentations.

M. R�camier tenait � Clichy table ouverte: le ch�teau �tait vaste; le
parc, admirablement plant�, s'�tendait jusqu'au bord de la Seine. Mme
R�camier, qui avait un go�t tr�s-vif pour les fleurs et les parfums, y
faisait entretenir avec soin des fleurs en grand nombre. Ce luxe
charmant, devenu tr�s-commun de nos jours, avait alors tout le prestige
de la nouveaut�.

Au printemps de 1799, Mme R�camier, d�j� �tablie � Clichy, accepta
l'invitation qui avait �t� adress�e � son mari et � elle pour un d�ner �
Bagatelle chez M. Sapey. Parmi les invit�s de ce d�ner se trouva Lucien
Bonaparte. D�s le premier moment qu'il vit Mme R�camier, il ne dissimula
point la vive impression que lui causait sa beaut�; pr�sent� � elle, il
l'accompagna apr�s le d�ner dans une promenade � travers les jardins de
Bagatelle, et le soir au moment o� elle allait se retirer, il sollicita
et il obtint la permission de la voir chez elle � Clichy: il y accourut
d�s le lendemain.

Lucien Bonaparte avait alors vingt-quatre ans; ses traits, moins
caract�ris�s que ceux de Napol�on auquel il ressemblait, avaient
pourtant de la r�gularit�. Il �tait plus grand que son fr�re; son regard
�tait agr�able, bien qu'il e�t la vue basse, et son sourire �tait
gracieux. L'orgueil d'une grandeur naissante per�ait dans toutes ses
mani�res, tout en lui visait � l'effet: il y avait de la recherche et
point de go�t dans sa mise, de l'emphase dans son langage et de
l'importance dans toute sa personne.

La passion que Lucien Bonaparte avait con�ue pour Mme R�camier se
d�veloppa rapidement, et il ne tarda pas � chercher un moyen de la lui
exprimer. Il y a dans l'extr�me jeunesse et l'innocence, lorsqu'elle est
r�elle, quelque chose qui impose aux plus hardis. Mme R�camier
non-seulement n'avait jamais aim�, mais c'�tait la premi�re fois qu'elle
se voyait l'objet d'un sentiment passionn�. En recevant une premi�re
lettre d'amour, elle fut d'abord un peu troubl�e, mais presque aussit�t
l'instinct de sa dignit� de femme et la compl�te indiff�rence qu'elle
�prouvait lui r�v�l�rent la ligne de conduite � suivre.

Lucien avait donn� � sa d�claration d'amour le voile d'une composition
litt�raire. Juliette r�solut de ne point para�tre comprendre l'intention
de la lettre de Rom�o: elle la rendit le lendemain en pr�sence de
beaucoup de monde, en louant le talent de l'auteur, mais en l'engageant
� se r�server pour des destin�es plus hautes et � ne pas perdre � des
oeuvres d'imagination un temps qu'il pouvait plus utilement consacrer �
la politique. Lucien ne fut pas d�courag� par l'insucc�s de sa fiction
romanesque; il renon�a seulement � se servir d'un nom d'emprunt, et il
adressa � Mme R�camier des lettres dans lesquelles il peignit
directement son ardente passion. Elle crut alors ne pouvoir faire autre
chose que de montrer ces lettres � son mari en r�clamant pour sa
jeunesse les conseils et l'appui de l'homme dont elle portait le nom;
elle voulait fermer sa porte � Lucien Bonaparte, et elle en fit la
proposition � M. R�camier. Celui-ci loua la vertu de sa jeune femme, la
remercia de la confiance qu'elle lui t�moignait, l'engagea � continuer
d'agir avec la prudence et la sagesse dont elle venait de faire preuve;
mais il lui repr�senta que fermer sa porte au fr�re du g�n�ral
Bonaparte, rompre ouvertement avec un homme si haut plac�, ce serait
gravement compromettre et peut-�tre ruiner sa maison de banque: il
conclut qu'il fallait ne point le d�sesp�rer et ne lui rien accorder.

Lucien ne plaisait point � Mme R�camier, mais elle �tait bonne et ne
pouvait voir sans quelque piti� les angoisses qu'elle lui faisait
�prouver; elle �tait rieuse d'ailleurs, et, quoique les femmes soient
dispos�es � l'indulgence pour les ridicules des gens vraiment amoureux
d'elles, l'emphase de Lucien excitait parfois chez elle des acc�s de
gaiet� qui le d�montaient; d'autres fois ses violences lui faisaient
peur. Ce rapport tr�s-orageux dura plus d'une ann�e. Las enfin d'une
rigueur impossible � fl�chir, et s'apercevant, � mesure que la certitude
de ne rien obtenir �teignait sa passion, du r�le ridicule qu'il jouait,
Lucien se retira. Le monde n'avait pas manqu� de s'occuper de la passion
tr�s-affich�e de Lucien; il e�t bien souhait� qu'on le cr�t l'amant
favoris� de la plus c�l�bre beaut� de l'Europe, et ses courtisans (car
il en avait) s'�taient efforc�s de le faire croire, heureusement sans
parvenir � donner le change � l'opinion.

Mme R�camier n'ignora pas ces honteuses men�es, et, bien que sa
r�putation sort�t intacte de cette aventure, elle en �prouva une vive
douleur; ce fut son premier chagrin, et la premi�re fois que cette �me
pure sentit le contact de la m�chancet� et de la bassesse: sa timidit�
s'en accrut, mais sa raison se fortifia � cette �preuve.

La correspondance de Lucien, il faut bien en convenir, est absolument
d�pourvue de go�t et de naturel, et le dernier �colier de nos coll�ges
tournerait une lettre d'amour beaucoup mieux que ce tribun de vingt-cinq
ans, dont la r�solution et le sang-froid eurent au 18 brumaire une si
consid�rable influence sur le sort de la France et du monde. De
l'emphase, des redites, des lieux communs, au milieu desquels on sent
pourtant une passion sinc�re et la crainte du ridicule auquel il ne sait
pas �chapper, tel est le caract�re de ces lettres. On pourrait en
multiplier les citations, mais un �chantillon sera plus que suffisant
pour les faire appr�cier.

LETTRES DE ROM�O � JULIETTE

PAR L'AUTEUR DE LA TRIBU INDIENNE

     Sans l'amour, la vie n'est qu'un long sommeil.

     Encore des lettres d'amour!!! depuis celles de Saint-Preux et
     d'H�lo�se, combien en a-t-il paru!... combien de peintres ont voulu
     copier ce chef-d'oeuvre inimitable!... c'est la V�nus de M�dicis que
     mille artistes ont essay� vainement d'�galer.

     Ces lettres ne sont point le fruit d'un long travail, et je ne les
     d�die point � l'immortalit�. Ce n'est point � l'�loquence et au
     g�nie qu'elles doivent le jour, mais � la passion la plus vraie; ce
     n'est point pour le public qu'elles sont �crites, mais pour une
     femme ch�rie... Elles d�c�lent mon coeur: c'est une glace fid�le o�
     j'aime � me revoir sans cesse; j'�cris comme je sens, et je suis
     heureux en �crivant. Puissent ces lettres int�resser celle pour qui
     j'�cris!!! puisse-t-elle m'entendre!!! puisse-t-elle se reconna�tre
     avec plaisir dans le portrait de Juliette et penser � Rom�o avec ce
     trouble d�licieux qui annonce l'aurore de la sensibilit�!!!

     PREMI�RE LETTRE DE ROM�O � JULIETTE.

     �Venise, 27 juillet.

     �Rom�o vous �crit, Juliette; si vous refusiez de le lire, vous
     seriez plus cruelle que nos parents dont les longues querelles
     viennent de s'apaiser: sans doute ces affreuses querelles ne
     rena�tront plus.

     �Il y a peu de jours, je ne vous connaissais encore que par la
     renomm�e; je vous avais aper�ue quelquefois dans les temples et
     dans les f�tes; je savais que vous �tiez la plus belle: mille
     bouches me r�p�taient vos �loges, mais ces �loges, et vos attraits
     m'avaient frapp� sans m'�blouir... Pourquoi la paix m'a-t-elle
     livr� � votre empire! La paix!... elle est aujourd'hui dans nos
     familles, mais le trouble est dans mon coeur [...]

     �Je vous ai revue depuis. L'amour a sembl� me sourire... assis sur
     un banc circulaire, seul avec vous j'ai parl�, j'ai cru entendre un
     soupir s'exhaler de votre sein! Vaine illusion! Revenu de mon
     erreur, j'ai vu l'indiff�rence au front tranquille assise entre
     nous deux... La passion qui me ma�trise s'exprimait dans mes
     discours, et les v�tres portaient l'aimable et cruelle empreinte de
     la plaisanterie.

     �� Juliette! la vie sans l'amour n'est qu'un long sommeil: la plus
     belle des femmes doit �tre sensible: heureux le mortel qui
     deviendra l'ami de votre coeur!...�

Apr�s ce premier aveu de sa passion sous le voile fort transparent d'une
composition litt�raire. Lucien �crit en son propre nom et sans renoncer
absolument � l'heureuse fiction qui voudrait faire de lui le Rom�o de
cette nouvelle Juliette.

Il s'exprime ainsi:

� JULIETTE.

     �Juliette, ce n'est plus Rom�o, c'est moi qui vous �cris.

     �Depuis deux jours retir� � la campagne, votre id�e m'y a occup�
     sans cesse: ces deux jours ont suffi pour m'�clairer sur ma
     position, et je me suis jug�.

     �Je vous envoie le r�sultat de mes tristes r�flexions, et je vous
     prie de les lire... c'est la derni�re lettre que vous recevrez de
     moi.

     �L. B.

     �Un ridicule est plus dangereux qu'un crime, lorsque surtout il se
     rapporte � un homme public sur qui la critique exerce avec tant de
     plaisir sa maligne influence.

     �Fuis Juliette,--�vite le ridicule,--adoucis ton malheur par la
     philosophie.�

     �Amour-propre, raison protectrice, j'entends votre oracle: je m'y
     soumets avec douleur, mais celui qui ne sait passe vaincre soi-m�me
     ne m�rite point l'estime de ses concitoyens... oui, je vous
     entends.--Je fuirai Juliette, mais je l'aimerai toujours.--Je lui
     �crirai tout ce que je sens pour elle... Si elle est in�branlable,
     elle oubliera ma lettre et mon image, et j'�viterai sa
     pr�sence--Mais si elle r�pondait � mes plaintes par un sourire
     enchanteur, oh! je ne puis plus r�pondre de moi-m�me. Je
     pr�f�rerais mes fers � la libert� que vous m'offrez aujourd'hui.

     �Juliette! oubliez mes voeux s'ils vous offensent... rappelez-moi si
     vous me plaignez,--mais voyez toujours dans celui qui vous �crit un
     homme qui mettra dans toutes les occasions sa f�licit� � contribuer
     � la v�tre.

     �L. B.�

Quelques mois apr�s qu'il eut cess� de venir chez Mme R�camier, Lucien
lui fit redemander ses lettres. M. Sapey se chargea de cette mission
dont le but �tait de faire dispara�tre les t�moignages d'un amour
toujours rebut� et d'une rigueur humiliante pour l'amour-propre.

N'ayant pu les obtenir une premi�re fois, M. Sapey revint � la charge et
n'�pargna pas m�me les menaces. Mme R�camier persista � ne pas se
dessaisir de ces lettres, et � mon tour je les garde comme l'irr�cusable
t�moignage de sa vertu.

L'hiver qui suivit le 18 brumaire, de 1799 � 1800, fut tr�s-brillant �
Paris. Lucien occupait le poste de ministre de l'int�rieur, et son amour
pour Mme R�camier �tait dans toute sa ferveur. J'ai dit les raisons pour
lesquelles M. R�camier exigeait qu'elle ne le rebut�t pas absolument;
elle dut par les m�mes motifs accompagner son mari � l'une des f�tes
donn�es par Lucien: il s'agissait d'un d�ner et d'un concert offerts au
premier consul. Cette soir�e fut pour Mme R�camier la seconde occasion
de voir Napol�on, et la premi�re et seule fois o� elle �changea quelques
paroles avec lui.

Mme R�camier avait une pr�dilection marqu�e pour le blanc: tous les gens
qui l'ont connue savent qu'elle portait habituellement et en toute
saison des robes blanches; elle en variait l'�toffe, la forme, les
ornements, mais prenait bien rarement d'autres couleurs. Jamais, dans le
temps de sa grande fortune, elle ne porta de diamants; elle poss�dait de
tr�s-belles perles fines et s'en parait de pr�f�rence � tout autre
bijou. On e�t pu croire qu'elle trouvait une certaine satisfaction
f�minine � s'entourer de toutes les choses dont on vante l'�blouissante
blancheur, afin de les effacer par l'�clat de son teint.

� la f�te donn�e par Lucien, elle �tait donc v�tue d'une robe de satin
blanc, et portait un collier et des bracelets de perles.

Mme Lucien Bonaparte, souffrante ce jour-l�, ne faisait point les
honneurs du salon; Mme Bacciocchi la rempla�ait: c'�tait avec Caroline,
depuis Mme Murat, la femme de la famille Bonaparte avec laquelle Mme
R�camier avait les rapports les plus fr�quents.

Arriv�e depuis quelques moments et assise � l'angle de la chemin�e du
salon. Mme R�camier aper�ut debout devant cette m�me chemin�e un homme
dont les traits se trouvaient un peu dans la demi-teinte, et qu'elle
prit pour Joseph Bonaparte qu'elle rencontrait assez fr�quemment chez
Mme de Sta�l; elle lui fit un signe de t�te amical. Le salut fut rendu
avec un extr�me empressement, mais avec une nuance de surprise: �
l'instant m�me Juliette eut conscience de sa m�prise et reconnut le
premier consul. L'impression qu'elle �prouva en le revoyant ce jour-l�
fut tout autre que celle quelle avait ressentie � la s�ance du
Luxembourg, et elle s'�tonnait de lui trouver un air de douceur fort
diff�rent de l'expression qu'elle lui avait vue alors. Dans le m�me
moment, Napol�on adressait quelques mots � Fouch� qui �tait aupr�s de
lui, et comme son regard restait attach� sur Mme R�camier, il �tait
clair qu'il parlait d'elle. Un peu apr�s Fouch� vint se placer derri�re
le fauteuil qu'elle occupait, et lui dit � demi-voix: �Le premier consul
vous trouve charmante.�

L'attention � la fois respectueuse et toute pleine d'admiration que lui
t�moigna dans cette soir�e l'homme dont la gloire commen�ait � remplir
le monde la disposait elle-m�me � le juger favorablement; la simplicit�
de ses mani�res en contraste avec les fa�ons toujours th��trales de
Lucien la frappa. Il tenait par la main une fille de Lucien, de quatre
ans au plus et tout en causant avec les personnes qui l'entouraient, il
avait fini par ne plus penser � l'enfant, dont il ne l�chait point la
main; l'enfant, ennuy� de sa captivit�, se mit � pleurer: �Ah! pauvre
petite, dit le premier consul avec un vif accent de regret, je t'avais
oubli�e.� Plus d'une fois dans les ann�es qui suivirent, Mme R�camier se
rappela cet acc�s d'apparente bonhomie, et le contraste qu'il offrait
avec la duret� des proc�d�s dont elle fut t�moin ou victime.

Lucien s'�tant approch� de Mme R�camier. Napol�on, qui �tait au courant
des assiduit�s de son fr�re, dit assez haut et avec bonne gr�ce: �Et moi
aussi, j'aimerais bien aller � Clichy.�

On annon�a que le d�ner �tait servi. Napol�on se leva et passa _seul_ et
le _premier_, sans offrir son bras � aucune femme; on se pla�a � table �
peu pr�s au hasard; Bonaparte �tait au milieu de la table, sa m�re Mme
L�titia se mit � sa droite: de l'autre c�t�, � sa gauche, une place
restait vide que personne n'osait prendre. Mme R�camier, � laquelle Mme
Bacciocchi avait adress� en passant dans la salle � manger quelques mots
qu'elle n'avait point entendus, s'�tait plac�e du m�me c�t� de la table
que le premier consul, mais � plusieurs places de distance. Alors
Napol�on se tourna avec humeur vers les personnes encore debout, et dit
brusquement � Garat en lui montrant la place vide aupr�s de lui: �Eh
bien, Garat, mettez-vous l�.�

Dans le m�me instant, Cambac�r�s, le second consul, s'asseyait aupr�s de
Mme R�camier; Napol�on dit alors assez haut pour �tre entendu de tous:
�Ah! ah! citoyen consul, aupr�s de la plus belle!�

Le d�ner fut tr�s-court: Bonaparte mangeait peu et tr�s-vite; au bout
d'une demi-heure. Napol�on se leva de table et quitta la salle; la
plupart des convives le suivirent. Dans ce mouvement, il s'approcha de
Mme R�camier, et lui demanda si elle n'avait point eu froid pendant le
d�ner; puis il ajouta: �Pourquoi ne vous �tes-vous pas plac�e aupr�s de
moi?--Je n'aurais pas os�, r�pondit-elle.--C'�tait votre place.--Mais
c'�tait ce que je vous disais avant le d�ner,� ajouta Mme Bacciocchi. On
passa dans le salon de musique. Les femmes y form�rent un cercle en face
des artistes, les hommes se group�rent derri�re elles: Bonaparte s'assit
_seul_ � c�t� du piano. Garat chanta avec un admirable talent un morceau
de Gluck. Apr�s lui d'autres artistes se firent entendre. Le premier
consul ennuy� de la musique instrumentale, � la fin d'un morceau jou�
par Jadin, se mit � frapper le piano en criant: �Garat! Garat.�

Cet appel ne pouvait qu'�tre ob�i. Garat chanta la sc�ne d'_Orph�e_, et
il se surpassa.

Mme R�camier, dont les impressions musicales �taient tr�s-vives,
captiv�e tout enti�re par ces merveilleux accents, ne pensait gu�re au
public qui remplissait les salons. Cependant de temps � autre en levant
les yeux, elle retrouvait le regard de Bonaparte attach� sur elle avec
une persistance et une fixit� qui finirent par lui faire �prouver un
certain malaise. Le concert achev�, il vint � elle et lui dit: �Vous
aimez bien la musique, Madame?� Il se disposait � continuer la
conversation ainsi entam�e, mais Lucien survint, Napol�on s'�loigna et
Mme R�camier rentra chez elle. On verra plus tard que ces relations
fugitives avaient pourtant laiss� une impression et un souvenir �
Napol�on, et qu'il essaya de fixer � sa cour la beaut� qui l'avait �mu.

Pour donner une id�e vraie de l'existence de Mme R�camier et pour faire
comprendre le r�le qu'elle a occup� dans la soci�t� de son temps, il
faudrait peindre cette belle et si jeune personne groupant autour d'elle
par le sentiment de l'admiration qu'elle inspirait les �l�ments
dispers�s de l'ancienne aristocratie et les hommes nouveaux que le
talent, l'�nergie du caract�re ou la gloire militaire avaient mis au
premier rang dans cette soci�t� qui se reconstituait. On voyait en effet
tout � la fois chez elle et les �migr�s � mesure que leur radiation des
listes permettait leur rentr�e en France: le duc de Guignes, Adrien et
Mathieu de Montmorency, Christian de Lamoignon, M. de Narbonne; Mme de
Sta�l, Camille Jordan et bien d'autres dont les noms ne me reviennent
pas en ce moment; Barr�re, Lucien Bonaparte, Eug�ne Beauharnais, Fouch�,
Bernadotte, Mass�na, Morcau, les g�n�raux de la r�volution, les membres
des assembl�es ou du tribunal; M. de La Harpe. Lemontey, Legouv�,
Emmanuel Dupaty, et en outre tous les �trangers de distinction.

Sans doute la position personnelle de M. R�camier, ses relations
d'affaires �tendues dans le monde entier, son caract�re inoffensif et
parfaitement ind�pendant, contribuaient � faire de sa maison une sorte
de terrain neutre, sans couleur de parti, sans souvenir d'ancien r�gime
(quoique les opinions de la famille fussent royalistes), sans hostilit�
ni rancune contre la r�volution. � une �poque o� les centres de r�union
manquaient absolument, on trouvait chez M. R�camier un accueil cordial
et bienveillant, une politesse exacte et �gale. Sa brillante et jeune
compagne ajoutait au luxe d'une grande fortune une �l�gance de moeurs, de
langage, un parfum de vertu, de modestie et de bonne compagnie dont la
tradition s'�tait interrompue et qu'on ressaisissait avec empressement.

Ce fut pendant cette m�me ann�e de 1799 � 1800 que Mme R�camier connut
Adrien et Mathieu de Montmorency. Les liens de go�t et de profonde
estime qui se form�rent entre ces trois personnes tinrent dans la vie de
chacune d'elles une trop grande place pour que je ne croie pas devoir
entrer dans quelques d�tails � leur sujet.

Messieurs de Montmorency rentraient l'un et l'autre de l'�migration; ils
�taient cousins germains, peu diff�rents d'�ge, et eurent, d�s
l'enfance, l'un pour l'autre la plus intime et la plus inalt�rable
amiti�; rien n'�tait pourtant moins semblable que leurs caract�res.

Adrien de Montmorency[2], prince, puis duc de Laval, fut celui des deux
cousins que Mme R�camier connut le premier. Il avait alors trente ans;
il �tait grand, blond, svelte, et avait � la fois dans la tournure de
l'�l�gance et de la gaucherie; sa vue �tait tr�s-basse, et une sorte de
b�gaiement ou d'h�sitation dans la parole nuisait aupr�s de bien des
gens � sa r�putation d'esprit. Il en avait pourtant; il aimait la
lecture, et jouissait vivement du plaisir d'une conversation anim�e,
dans laquelle il apportait un contingent plein de finesse et de bonne
gr�ce. Il y avait chez lui plus d'imagination que de sensibilit�.
G�n�reux et chevaleresque, sinc�rement chr�tien, mais de nature un peu
mobile, d'une droiture extr�me et d'une loyaut� parfaite, lorsqu'il eut
� remplir sous la Restauration un r�le public d'ambassadeur et de pair
de France, il porta dans la chambre haute des opinions mod�r�es, et �
l'�tranger un sentiment vrai des int�r�ts et de la dignit� de la France.
Il �tait extr�mement fier de son nom de Montmorency, et lorsque les
arr�ts de la Providence lui ravirent le fils h�ritier de ce grand nom,
il souffrit dans son orgueil de race autant que dans sa tendresse de
p�re. Adrien de Montmorency n'avait point eu de r�le politique lorsqu'il
�migra; il servit quelque temps dans l'arm�e de Cond�; apr�s quoi il
passa en Angleterre.

Mathieu-Jean-F�licit�, vicomte, puis duc Mathieu de Montmorency, �tait
n� � Paris le 10 juillet 1767 Il avait fait ses premi�res armes en
Am�rique dans le r�giment d'Auvergne, dont son p�re �tait colonel. Mari�
tr�s-jeune � une personne sans beaut�, Mlle de Luynes, il en eut une
fille, et se lan�a, avec toute la fougue de son �ge et de son caract�re,
dans les plaisirs du grand monde, tr�s-facile � cette �poque, et dans
les enivrements d'une passion partag�e. Il appartenait � ce petit groupe
de la haute aristocratie, dans lequel l'enthousiasme des id�es de
progr�s, de r�formes et de r�volution sociale �tait le plus vif. Il
voyait d�s lors tr�s-habituellement Mme de Sta�l.

On sait que ce fut sur une motion de Mathieu de Montmorency, d�put� aux
�tats g�n�raux, que l'Assembl�e constituante d�cr�ta, dans la nuit du 4
ao�t, l'abolition des privil�ges de la noblesse. Il �migra en 1792, et
apprit en Suisse, o� il avait cherch� un asile, la mort de son fr�re
l'abb� de Laval, qu'il aimait avec la derni�re tendresse, et dont la
t�te venait de tomber sous la hache r�volutionnaire. Cette horrible
nouvelle fut pour Mathieu un coup de foudre; peu s'en fallut que le
d�sespoir n'alt�r�t sa raison. Dans sa douleur, il s'accusait de la mort
de ce fr�re victime de la r�volution, dont lui, Mathieu de Montmorency,
avait embrass� les doctrines. Les remords eurent chez lui l'intensit�
que tous les sentiments prenaient dans cette nature passionn�e.

L'amiti� de Mme de Sta�l, sa sympathie d�licate, son ing�nieuse bont�,
s'employ�rent � calmer les angoisses de ce coeur d�chir�; elle parvint �
les adoucir: mais ce fut la religion qui seule y fit entrer la paix. �
partir de ce jour, cet imp�tueux, ce s�duisant, ce frivole jeune homme
devint un aust�re et fervent chr�tien.

Quand Mathieu de Montmorency fut amen� chez Mme R�camier, il avait
trente-sept � trente-huit ans; sa belle et noble figure portait encore
la trace des chagrins et des luttes int�rieures: je me repr�sente
ais�ment, parce que je l'ai connu douze ou quinze ans plus tard, ce
qu'il devait �tre � cet �ge. M. de Montmorency �tait grand, moins �lanc�
que son cousin, blond comme lui, et quand il devint chauve, ce qui lui
arriva d'assez bonne heure, sa soyeuse chevelure forma une couronne et
comme une aur�ole � cette t�te m�le et r�guli�re. Il avait les plus
nobles et les plus �l�gantes mani�res, sa politesse �tait parfaite, et
tenait, avec une bienveillance un peu hautaine, les gens fort �
distance. Naturellement emport�, on sentait que le calme et la s�r�nit�,
devenus habituels chez lui, n'y �taient qu'un effort de vertu. Sa
charit� �tait sans bornes. Des passions qu'il avait dompt�es, il restait
� cette �me tr�s-tendre une vivacit� dans l'amiti�, qui rendait son
commerce singuli�rement attachant. Catholique profond�ment convaincu, il
eut pour Mme de Sta�l, malgr� la diff�rence des communions auxquelles
ils appartenaient, une affection profonde, intime, et une compassion
tendre pour des faiblesses qu'il n'ignorait pas et dont il esp�rait
toujours l'aider � triompher.

Je ne sais si on pouvait dire de Mathieu de Montmorency qu'il �tait ce
qu'on est convenu d'appeler un homme d'esprit: il avait assur�ment l'�me
plus haute et plus grande que son esprit n'�tait �tendu; mais il y avait
dans ses jugements, dans ses sentiments, dans son langage, une
d�licatesse et une distinction rares. Le souvenir des entra�nements de
sa jeunesse temp�rait sa s�v�rit�, et l'aust�rit� de la vie qu'il
s'�tait impos�e depuis sa conversion ajoutait par le respect �
l'autorit� qu'il prenait facilement sur tout ce qui l'approchait. La
plus compl�te sympathie ne pouvait manquer de s'�tablir entre Mathieu de
Montmorency et sa nouvelle amie. Il aima en elle ces dons heureux que la
Providence accorde rarement au degr� o� elle les poss�dait, la puret� de
l'�me, une bont� pour ainsi dire c�leste et un coeur � la fois fier, haut
et tendre.

L'amiti� de Mathieu pour Mme R�camier fut d'autant plus vive qu'elle ne
fut jamais exempte d'inqui�tudes. Il vivait dans la pr�occupation
constante des p�rils que faisaient courir � cette �me si pr�cieuse un
d�sir de plaire dont il ne pouvait la gu�rir et tant d'hommages frivoles
mais enivrants, int�ress�s � sa perte. Il l'aimait en p�re et veillait
avec une sollicitude jalouse sur les sentiments qu'elle pouvait
�prouver. Ses consolations, ses conseils, ses pieux encouragements
l'associ�rent � toutes les circonstances tristes ou dangereuses de la
vie de Mme R�camier: il eut souvent � ranimer son �nergie dans des
moments de d�couragement et de d�go�t, tr�s-fr�quents dans une existence
� la fois vide et brillante. M. de Montmorency sentait bien que ce
besoin d'�tre admir�e et cette absence des affections intimes du foyer
domestique �taient des �cueils redoutables pour la vertu de sa charmante
amie; aussi se montre-t-il dans toute sa correspondance pr�occup� de lui
en faire comprendre le danger. J'aurai plus d'une occasion de citer �
leur date quelques-unes des lettres de Mathieu de Montmorency, monument
unique d'une affection dont la puret� et la d�licatesse �galent la
vivacit� et la profondeur. Les premiers billets de M. de Montmorency �
Mme R�camier ont pour objet, ou de solliciter les dons de sa charit�
vraiment in�puisable, ou de la remercier des aum�nes qu'elle a donn�es.
Entre beaucoup d'autres, je copie celui-ci:

     1802.

     �Vous �tes trop bonne et trop g�n�reuse, si on peut l'�tre trop.
     Vous acquittez avec une ponctualit� bien aimable les dettes m�mes
     des jours d'op�ra et de grande parure. Vous me pardonnerez un
     sermon de plus contre la parure, quand elle prive de l'avantage de
     vous voir.

     �Je ne donnerai pas tous les tr�sors que vous m'envoyez aux m�mes
     personnes dont je vous parlais hier; mais je r�serve cette petite
     caisse pour les charit�s les plus int�ressantes. Heureux d'�tre
     l'interm�diaire de vos bonnes actions, d'y �tre associ� avec vous,
     et pensant de toute mon �me qu'on ne peut jamais causer quelques
     instants avec vous sans trouver une nouvelle raison de vous aimer
     et de vous estimer davantage. Jugez ce que ce sera quand toutes nos
     belles esp�rances seront r�alis�es! Je vous remercie encore,
     Madame, pour moi et pour les pauvres. Agr�ez mes tendres et
     respectueux hommages.�

Puis, la relation devenant plus intime, Mathieu comprend la valeur de
l'�me expos�e � tant d'hommages et d'encens, et on le voit commencer son
r�le d'ami tr�s-tendre et un peu grondeur, d'autant plus s�v�re qu'il
aime profond�ment et veut le salut �ternel de ceux qu'il aime.

M. DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER.

     1803.

     �Quelles charmantes choses vous savez dire et sentir! quel baume
     vous savez mettre sur le mal que vous faites d'un autre c�t� � un
     ami sinc�re! Ah! Madame, vous me voyez, vous me jugez avec les
     pr�ventions du sentiment le plus aimable et le plus indulgent, qui
     r�ellement embellit et ne juge pas. Mais je voudrais vous
     appara�tre mille fois plus encore ce que je ne suis pas, je
     voudrais r�unir tous les droits d'un p�re, d'un fr�re, d'un ami,
     obtenir votre amiti�, votre confiance enti�re pour une seule chose
     au monde, pour vous persuader votre propre bonheur et vous voir
     entrer dans la seule voie qui peut vous y conduire, la seule digne
     de votre coeur, de votre esprit, de la sublime mission � laquelle
     vous �tes appel�e! en un seul mot, pour vous faire _prendre une
     r�solution forte_. Car tout est l�. Faut-il vous l'avouer? j'en
     cherche en vain avec avidit� quelques indices dans tout ce que vous
     faites, dans tous ces petits d�tails involontaires dont aucun ne
     m'�chappe. Rien, rien qui me rassure, rien qui me satisfasse. Ah!
     je ne saurais vous le dissimuler: j'emporte un profond sentiment de
     tristesse. Je fr�mis de tout ce que vous �tes menac�e de perdre en
     vrai bonheur, et moi en amiti�. Dieu et vous me d�fendez de me
     d�courager tout � fait: j'ob�irai. Je le prierai sans cesse; lui
     seul peut dessiller vos yeux et vous faire sentir qu'un coeur qui
     l'aime v�ritablement n'est pas si vide que vous semblez le penser.
     Lui seul peut aussi vous inspirer un v�ritable attrait, non de
     quelques instants, mais constant et soutenu pour des oeuvres et des
     occupations qui seraient en effet bien appropri�es � la bont� de
     votre coeur, et qui rempliraient d'une mani�re douce et utile
     beaucoup de vos moments. Ce n'est point en plaisantant que je vous
     ai parl� de m'aider dans mon travail sur les soeurs de charit�. Rien
     ne me serait plus agr�able et plus pr�cieux. Cela r�pandrait sur
     mon travail un charme particulier qui vaincrait ma paresse, et m'y
     donnerait un nouvel int�r�t.

     �Faites tout ce qu'il y a de bon, d'aimable; ce qui ne brise pas le
     coeur, ce qui ne laisse jamais aucun regret. Mais, au nom de Dieu,
     au nom de l'amiti�, renoncez � ce qui est indigne de vous, � ce
     qui, quoi que vous fassiez, ne vous rendrait pas heureuse.�

AUTRE LETTRE.

     �Soyez s�re qu'il est impossible de mesurer d'avance les infinies
     mis�ricordes de celui � qui vous voulez vous adresser sinc�rement,
     et les changements merveilleux et tout � fait impr�vus qu'il op�re
     dans une �me r�g�n�r�e par une pi�t� vraie. Je compte les jours qui
     vous s�parent encore de cette r�g�n�ration tant d�sir�e par vos
     plus vrais amis. Je compte aussi tout bonnement les jours qui se
     passeront sans vous voir, et j'accepte le rendez-vous de mardi.

     �Permettez-moi de vous rappeler jusque-l� les livres que j'ai eu le
     bonheur de vous pr�ter. Ne n�gligez pas d'en lire quelques pages
     chaque matin. Il me semble que je vous parlai aussi des _R�flexions
     sur la mis�ricorde de Dieu_, par Mme de La Valli�re, qui auraient
     pour vous le double int�r�t des sentiments et de l'auteur. Votre
     coeur touch� s'adresse souvent � Dieu, vous me l'avez dit: conservez
     et multipliez cette excellente habitude. J'esp�re que nos pens�es
     se rencontrent d�j� et se rencontreront souvent dans ce chemin. Mon
     dernier voeu, que vous me pardonnerez, c'est que vous ayez toujours
     un peu d'ennui de vos soir�es, et de bien des personnes qu'on
     appelle aimables. N'est-ce pas l� un souhait bien m�chant?
     Cependant je vous proteste que l'intention ne l'est pas.

     �Je ne suis pas sans crainte sur les effets journaliers de cet
     entourage de futilit�s qui ne vaut rien pour vous et vaut bien
     moins que vous. Quand vous n'avez rien lu de s�rieux dans votre
     journ�e, que vous avez trouv� � peine quelques moments pour
     r�fl�chir, et que vous passez le soir trois ou quatre heures dans
     une certaine atmosph�re, contagieuse de sa nature, vous vous
     persuadez alors que vos id�es ne sont pas arr�t�es, qu'il faudrait
     recommencer un examen, qui doit avoir �t� fait une fois et �tre
     ensuite pos� comme une base fixe qu'il n'est plus question
     d'�branler; vous vous d�couragez, vous vous effrayez vous-m�me. Ah!
     je vous supplie, au nom du profond int�r�t dont vous ne doutez pas,
     au nom de ma triste et trop personnelle exp�rience, de ne pas vous
     laisser aller � cette mauvaise disposition. Gardez-vous de reculer,
     vous en seriez un jour inconsolable. Cela ne suffit m�me pas:
     n'avancez pas bien vite, si vous ne vous en sentez pas la force,
     mais au moins quelques pas en avant. Croyez aux voeux les plus
     tendres et en m�me temps aux conseils les plus sages. J'esp�re que
     vous n'avez pas oubli� la promesse d'une demi-heure par jour de
     lecture suivie et s�rieuse. Ces deux conditions sont
     indispensables, et celle aussi de quelques moments de pri�re et de
     recueillement. Est-ce trop demander pour le plus grand int�r�t de
     la vie, on pourrait dire l'unique?

AUTRE LETTRE.

     1810.

     �J'ai tard�, aimable amie, � r�pondre � votre derni�re lettre. Le
     sentiment profond de tristesse qui y r�gnait m'allait trop au coeur
     pour que mon silence p�t �tre de l'indiff�rence. Mais je sentais
     trop l'insuffisance de ces vaines paroles d'une lettre pour porter
     quelque consolation, quelque nouvelle force dans un coeur tel que le
     v�tre. Vous me laissez entrevoir quelques-unes des causes de votre
     disposition m�lancolique. Vous commencez quelques aveux que je
     crains et d�sire voir achever. Car je vous pr�viens que je serai
     s�v�re pour ces mis�rables distractions qui vraiment ne m�ritent
     pas le nom de consolations, qui sont des esp�ces de jeux o� l'on ne
     con�oit pas bien le s�rieux ni d'un c�t� ni de l'autre. Mais ce que
     je redoute avant tout, ce que je vous supplie d'�carter par tout ce
     que le raisonnement a de force et le coeur d'�nergie, c'est le
     d�couragement, ennemi de tout bien et de toute r�solution
     g�n�reuse. Le divin Ma�tre que nous servons ne nous permet pas de
     d�sesp�rer quand nous avons un vrai d�sir de marcher sous ses
     �tendards. Il ne nous abandonnera pas, il nous fera vaincre tous
     les obstacles, si nous nous adressons sans cesse � lui; ne n�gligez
     donc pas cette unique ressource.

     �Je suis persuad� qu'il y en a quelque autre secondaire que vous
     avez n�glig�e; votre correspondance avec un homme[3] dont toutes
     les lettres vous font du bien, certaines lectures du matin,
     certains moments de recueillement que vous aviez assez bien
     ordonn�s, tout cela semble de petites choses, mais quand on les
     anime, quand on les vivifie par un sentiment intime, on ne saurait
     croire combien elles peuvent �tre puissantes. Croyez surtout,
     aimable amie, � un d�sir sinc�re, constant, perp�tuel de votre
     bonheur. Mais permettez-moi � ce titre d'�tre inexorable pour ce
     qui ne vous rendra jamais heureuse.�

J'arr�te ici les citations que je pourrais multiplier en prenant au
hasard dans la correspondance de Mathieu de Montmorency avec Mme
R�camier; j'y reviendrai plus tard, quand ces lettres me serviront �
�claircir des faits ou lorsqu'elles pourront m'aider � peindre des
sentiments dont la d�licatesse et la puret� ne sauraient �tre mieux
exprim�es que par ceux m�me qui les ont �prouv�s. J'ai voulu seulement
faire comprendre quelle �tait la nature de cette sainte amiti� et quel
r�le l'affection chr�tienne et inalt�rable de Mathieu de Montmorency a
tenu dans la vie de Juliette.

J'ai dit que Mme R�camier enfant avait connu M. de La Harpe chez sa
m�re: les gr�ces de son �ge et les agr�ments de sa figure lui valurent
d�s lors, de la part du spirituel critique, une bienveillance et un
int�r�t dont il n'�tait pas prodigue; mais il semble qu'il f�t dans la
destin�e de Mme R�camier d'attirer invinciblement et de grouper autour
d'elle les artistes et les hommes de lettres. Deux raisons y
contribu�rent: elle avait pour les productions litt�raires un go�t vif,
naturel et juste, et elle en recevait une impression aussi spontan�e que
son jugement �tait sain. Le plaisir vrai que lui faisaient �prouver les
beaut�s de l'art ou de la po�sie, l'admiration na�ve qu'elle exprimait
dans un langage d�licat, �taient une sorte d'encens qu'artistes, po�tes
ou litt�rateurs aimaient fort � respirer.

De plus, cette personne, si d�pourvue de pr�tention et de vanit�, avait
pour les souffrances de l'amour-propre une piti� et une sympathie qu'on
ne leur accorde gu�re. Nul n'a su, comme Mme R�camier, panser ces
blessures qu'on n'avoue pas, calmer et endormir l'amertume des rivalit�s
ou des haines litt�raires. Il est certain, et tous ceux qui l'ont
approch�e l'ont plus ou moins �prouv�, que, pour toutes les peines
morales, pour toutes ces douleurs de l'imagination qui prennent dans de
certaines �mes une si cruelle intensit�, elle �tait la soeur de charit�
par excellence. Outre tous les dons charmants que le ciel lui avait
faits et qui expliquent, de reste l'attrait qu'elle inspirait, elle
avait deux qualit�s bien rares: elle savait �couter et s'occuper des
autres.

L'attachement de Mme R�camier pour M. de La Harpe �tait sinc�re et
datait de l'enfance: elle admirait son talent, elle appr�ciait son
esprit, et eut toujours pour lui les plus gracieuses attentions. Il
passait de longues semaines � Clichy et venait � Paris d�ner
tr�s-habituellement chez M. R�camier. Lorsqu'il rouvrit � l'Ath�n�e ses
cours interrompus, la belle Juliette assistait fid�lement � toutes ses
le�ons dans une place que M. de La Harpe faisait garder tout aupr�s de
sa chaire; l'int�r�t avec lequel il �tait �cout� par cette personne si
intelligente et si fort � la mode le flattait au dernier point; il �tait
d'ailleurs bien s�r que l'esp�rance toujours r�alis�e de la voir
attirerait � son cours un public d'autant plus nombreux.

Tant de jeunesse et d'attentive bont� avait inspir� � M. de La Harpe un
sentiment de reconnaissance qui v�ritablement le transformait. Malgr� la
sinc�rit� de sa conversion, il �tait rest� irascible, facilement
impertinent et toujours un peu d�daigneux. Il fut constamment doux et
aimable avec Juliette. M. R�camier et les nombreux neveux qui habitaient
chez lui �taient loin d'�tre aussi bien trait�s; aussi n'avaient-ils
point pour M. de La Harpe, et surtout les jeunes gens, la m�me
bienveillance que Juliette; ils se moquaient de sa gourmandise, et, le
trouvant souvent d�pourvu d'indulgence, croyaient peu � la bonne foi de
sa d�votion. M. Sainte-Beuve a cont� d'une fa�on charmante une aventure
qu'il tenait de Mme R�camier, et qui s'�tait pass�e au ch�teau de
Clichy: je lui emprunte ce joli r�cit de la plaisanterie, un peu risqu�e
d'ailleurs, que quelques �tourdis s'�taient permise et qui tourna toute
� l'honneur de M. de La Harpe.

     �C'�tait au ch�teau de Clichy o� Mme R�camier passait l'�t�: La
     Harpe y �tait venu pour quelques jours. On se demandait (ce que
     tout le monde se demandait alors) si sa conversion �tait aussi
     sinc�re qu'il le faisait para�tre, et on r�solut de l'�prouver.
     C'�tait le temps des mystifications, et on en imagina une qui parut
     de bonne guerre � cette vive et l�g�re jeunesse. On savait que La
     Harpe avait beaucoup aim� les dames, et �'avait �t� un de ses
     grands faibles. Un neveu de M. R�camier, neveu des plus jeunes et
     apparemment des plus jolis, dut s'habiller en femme, en belle dame,
     et, dans cet accoutrement, il alla s'installer chez M. de La Harpe,
     c'est-�-dire dans sa chambre � coucher m�me. Toute une histoire
     avait �t� pr�par�e pour motiver une intrusion aussi impr�vue. On
     arrivait de Paris, on avait un service pressant � demander, on
     n'avait pu se d�cider � attendre au lendemain. Bref M. de La Harpe,
     le soir, se retire du salon et monte dans son appartement. De
     curieux et myst�rieux auditeurs �taient d�j� � l'aff�t derri�re les
     paravents pour jouir de la sc�ne. Mais quel fut l'�tonnement, le
     regret, un peu le remords de cette fol�tre jeunesse, y compris la
     soi-disant dame, assise au coin de la chemin�e[4], de voir M. de La
     Harpe, en entrant, ne regarder � rien et se mettre simplement �
     genoux pour faire sa pri�re, une pri�re qui se prolongea longtemps!

     �Lorsqu'il se releva, et qu'approchant du lit, il avisa la dame, il
     recula de surprise: mais celle-ci essaya en vain de balbutier
     quelques mots de son r�le; M. de La Harpe y coupa court, lui
     repr�sentant que ce n'�tait ni le lieu ni l'heure de l'entendre, et
     il la remit au lendemain en la reconduisant poliment. Le lendemain,
     il ne parla de cette visite � personne dans le ch�teau, et personne
     aussi ne lui en parla.�

L'optimisme de M. R�camier le poussait volontiers � se m�ler de
mariages: il y avait la main malheureuse, mais cela ne le gu�rissait
point de son humeur mariante. Il connaissait de vieille date une Mme de
Longuerue, veuve, sans fortune, charg�e de deux enfants: un fils et une
fille fort belle, �g�e de vingt-trois ans. La demoiselle �tait difficile
� �tablir attendu la pauvret� de sa famille; M. R�camier eut l'id�e de
la faire �pouser � M. de La Harpe. Ce malencontreux mariage se fit,
malgr� la r�pugnance que ressentait � l'accepter une fille jeune, qu'un
nom c�l�bre ne pouvait consoler de lier son sort � un homme d'un �ge si
diff�rent du sien. Mais la m�re cacha avec soin cette disposition � M.
de La Harpe, et entra�na sa fille. Cette union, conclue le 9 ao�t 1797,
ne dura point et ne pouvait durer.

Au bout de trois semaines, Mlle de Longuerue d�clarait que sa r�pugnance
�tait invincible et demandait le divorce. Le pauvre M. de La Harpe,
vivement bless� dans son amour-propre et dans sa conscience, se
conduisit en galant homme et en chr�tien: il ne pouvait se pr�ter au
divorce interdit par la loi religieuse, mais il le laissa s'accomplir,
et il pardonna � la jeune fille l'�clat et le scandale de cette rupture.
J'ai toujours entendu dire � Mme R�camier que les proc�d�s, le langage,
les sentiments qu'il fit entendre et voir dans cette p�nible affaire
avaient �t� pleins de mod�ration, de droiture et de sinc�re humilit�.
Cependant, et comme pour rendre l'aventure plus dure, la demande en
divorce de Mlle de Longuerue co�ncidait avec la mesure qui frappa M. de
La Harpe, ainsi que les plus honorables gens de lettres, le 18 fructidor
(4 septembre) de la m�me ann�e. Il trouva un asile � Corbeil o� Juliette
l'alla voir une fois.

J'ins�re ici les quelques lettres de M. de La Harpe � Mme R�camier que
j'ai trouv�es dans ses papiers.

M. DE LA HARPE � MADAME R�CAMIER.

     �De ma retraite de Corbeil le samedi 28 septembre 1797.

     �Quoi! Madame, vous portez la bont� jusqu'� vouloir honorer d'une
     visite un pauvre proscrit comme moi! c'est pour cette fois que je
     pourrai dire comme les anciens patriarches, � qui je ressemble si
     peu, �qu'un ange est venu dans ma demeure.� Je sais bien que vous
     aimez � faire des _oeuvres de mis�ricorde_, mais, par le temps qui
     court, tout bien est difficile, et celui-l� comme les autres. Je
     dois vous pr�venir, � mon grand regret, que venir seule est d'abord
     impossible pour bien des raisons: entre autres, qu'avec votre
     jeunesse et votre figure dont l'�clat vous suit partout, vous ne
     sauriez voyager sans une femme de chambre � qui la prudence d�fend
     de confier le secret de ma retraite, qui n'est pas � moi seul. Vous
     n'auriez donc qu'un moyen d'ex�cuter votre g�n�reuse r�solution, ce
     serait de vous consulter avec Mme de Clermont qui vous am�nerait un
     jour dans son petit castel champ�tre, et de l� il vous serait
     tr�s-ais� de venir avec elle. Vous �tes faites toutes deux pour
     vous appr�cier et pour vous aimer l'une et l'autre. Si j'�tais
     encore susceptible des vanit�s de ce monde, je serais tout glorieux
     de recevoir une semblable marque de bont� de celle que tant
     d'hommages environnent. Mais sans doute vous ne trouverez pas
     mauvais que mon coeur ne soit sensible qu'aux bont�s du v�tre.
     Quoique vos avantages soient rares, vous en avez un qui l'est plus,
     c'est de les appr�cier et de savoir dans votre jeunesse, ce que je
     n'ai jamais su que bien tard, qu'il ne faut se fier � rien de ce
     qui passe.

     �Je fais dans ce moment-ci beaucoup de vers; en les faisant, je
     songe souvent que je pourrai les lire un jour � cette belle et
     charmante Juliette, dont l'esprit est aussi fin que le regard, et
     le go�t aussi pur que son �me. Je vous enverrais bien aussi le
     morceau d'_Adonis_ que vous aimez, mais je voudrais la promesse
     qu'il ne sortira pas de vos mains, quoique vous puissiez le lire
     aux personnes que vous jugerez dignes de vous entendre lire des
     vers.

     �Adieu, Madame, agr�ez l'hommage le plus sinc�re et le plus
     respectueux de l'attachement que je vous dois � tant de titres, et
     que je vous ai vou� pour la vie.�

LE M�ME[5].

     19 mai 1798.

     �Tout consid�r�, Madame, je vous avouerai que je r�pugne
     extr�mement � des explications par �crit qui ne sauraient que
     m'�tre trop p�nibles et qui ne sont bonnes � rien. Vous savez mieux
     que personne combien dans cette malheureuse affaire mes intentions
     �taient pures, quoique ma conduite n'ait pas �t� prudente.

     �Ma confiance a �t� aveugle et on en a indignement abus�. J'ai �t�
     tromp� de toutes mani�res par celle � qui je ne voulais faire que
     du bien, et Dieu s'est servi d'elle pour me punir du mal que
     j'avais fait � d'autres. Que sa volont� soit faite, et qu'il daigne
     lui pardonner comme � moi, et comme je lui pardonne de tout mon
     coeur! Plus on a eu de torts envers moi et moins je veux me
     permettre les reproches, et c'est ce que toute explication
     entra�nerait n�cessairement. Le mal est fait, et il est de nature �
     ce que Dieu seul puisse le r�parer, puisqu'il peut tout. Les moyens
     qu'on veut employer aujourd'hui, uniquement dict�s par les int�r�ts
     humains ne me paraissent pas faits pour r�ussir, quoiqu'il me soit
     permis, ce me semble, de le d�sirer, au moins pour la satisfaction
     personnelle d'une personne que sa jeunesse expose plus que toute
     autre et qui doit toujours m'�tre ch�re � cause du lien qui nous
     unit devant Dieu.

     �Je vous supplie donc de lui dire, soit de vive voix, soit m�me en
     lui communiquant cette lettre, que la sienne ne contient rien qui
     ne m'ait paru fort honn�te, et que si je n'y r�ponds pas
     directement, c'est par �gard pour elle et pour moi; que je trouve
     tout naturel, humainement parlant, le d�sir qu'elle a de rompre
     l�galement une union qui n'a eu que des suites f�cheuses, mais qui
     n'aurait jamais eu lieu, si elle e�t eu avec moi autant de bonne
     foi que j'en avais avec elle; que je l'excuse bien volontiers, mais
     que je ne crois pas qu'aucune autorit� eccl�siastique l'excuse
     d'avoir donn�, � vingt-trois ans, un consentement parfaitement
     libre et dont elle devait savoir toutes les cons�quences, � une
     union que son coeur n'approuvait pas; que sa m�re est sans doute
     beaucoup plus condamnable qu'elle de l'avoir engag�e � n'�couter
     que des vues d'int�r�t qui n'�taient point dans son �me, et que la
     Providence a bient�t rendues illusoires pour notre punition commune
     et l�gitime; mais, qu'en fait de sacrements, les lois de l'�glise
     n'admettent pour excuse ni la dissimulation ni l'int�r�t; que sa
     demande pourrait avoir lieu, si elle s'�tait �loign�e de moi
     sur-le-champ, en r�clamant contre une esp�ce de contrainte ou de
     tromperie quelconque, mais qu'ayant habit� avec moi, librement et
     publiquement, pendant trois semaines comme ma femme, elle ne sera
     pas probablement admise � donner comme moyen de nullit� ce qu'elle
     a pu montrer de r�pugnance � remplir le voeu du mariage: moyen que
     tant de raisons p�remptoires ne permettent de valider dans aucun
     tribunal, surtout dans un tribunal eccl�siastique, le seul qu'elle
     puisse invoquer, puisqu'elle est d�j� divorc�e dans les tribunaux
     civils, o� elle ne peut pr�tendre davantage; qu'au reste, je ne
     mettrai pas plus d'opposition aux d�marches qu'elle peut faire pour
     annuler le mariage devant l'�glise, que je n'en ai mis au divorce
     devant les juges civils; qu'il me suffit de rester �tranger � l'un
     et � l'autre, parce que l'un et l'autre sont contraires � la loi de
     Dieu; que si j'�tais dans le cas d'�tre appel�, ce que je ne crois
     pas, je dirais la v�rit� et rien que la v�rit�, comme je la dois
     dans tous les cas.

     �Voil� ce que je puis dire en mon �me et conscience, et je d�sire
     qu'elle en soit satisfaite.

     �J'ai oubli�, tant vous m'aviez pr�occup�, de vous remercier du
     charmant pr�sent que vous avez bien voulu me faire.

     �Vous savez que j'en attends un autre dont je fais bien plus de cas
     encore, et que ma tendre admiration pour vous me rendra toujours
     bien cher.

     �L. H.�

LE M�ME.

     �Il y a bien longtemps, Madame, que n'ai eu le plaisir de causer
     avez vous, et si vous �tes s�re, comme vous devez l'�tre, que c'est
     une de mes privations, vous ne m'en ferez pas de reproches.

     �Mes devoirs ne me permettaient pas de r�pondre � toutes vos
     bont�s, comme il m'e�t �t� trop doux d'y r�pondre. Vous avez lu
     dans mon �me; vous avez vu que j'y portais le deuil des malheurs
     publics et celui de mes propres fautes, et j'ai d� sentir que cette
     triste disposition formait un contraste trop fort avec tout l'�clat
     qui environne votre �ge et vos charmes. Je crains m�me qu'elle ne
     se soit fait apercevoir quelquefois dans le peu de moments qu'il
     m'a �t� permis de passer avec vous, et je r�clame l�-dessus votre
     indulgence.

     �Mais � pr�sent, Madame, que la Providence semble nous montrer de
     bien pr�s un meilleur avenir, � qui pouvais-je confier mieux qu'�
     vous la joie que me donnent des esp�rances si douces et que je
     crois prochaines? Qui tiendra une plus grande place que vous dans
     les jouissances particuli�res qui se m�leront � la joie publique?
     Je serai alors plus susceptible et moins indigne des douceurs de
     votre charmante soci�t�, et combien je m'estimerai heureux de
     pouvoir y �tre encore quelque chose!

     �Si vous daignez mettre le m�me prix au fruit de mon travail, vous
     serez toujours la premi�re � qui je m'empresserai d'en faire
     hommage. Alors, plus de conditions, plus d'obstacles, vous me
     trouverez toujours � vos ordres, et personne, je l'esp�re, ne
     pourra me bl�mer de cette pr�f�rence. Je dirai: voil� celle qui,
     dans l'�ge des illusions et avec tous les avantages brillants qui
     peuvent les causer, a connu toute la noblesse et toute la
     d�licatesse de la plus pure amiti�, et au milieu de tous les
     hommages s'est souvenu d'un proscrit. Je dirai: voil� celle dont
     j'ai vu cro�tre la jeunesse et les gr�ces au milieu de la
     corruption g�n�rale qui n'a jamais pu les atteindre, celle dont la
     raison de seize ans a souvent fait honte � la mienne, et je suis
     s�r que personne ne sera tent� de me contredire.

     �Telles sont, Madame, les pens�es qui m'occupent souvent, puisque
     je pense souvent � vous, et que r�veille en moi cette heureuse
     r�volution que j'attends depuis longtemps de la bont� divine, et
     que tout para�t enfin annoncer. Il se peut que bien des gens
     n'aient pas cette m�me confiance en celui qui conduit tout. Aussi,
     n'est-ce qu'� votre coeur que je me plais � ouvrir ainsi le mien, et
     la connaissance que j'ai de vos sentiments m'y autorise assez.
     Vous-m�me avez bien voulu me prescrire de ne pas vous laisser
     ignorer ce qui pourrait int�resser ma destin�e, et comme elle est
     li�e � la chose publique, je n'ai pu vous en rendre un compte plus
     fid�le, en vous donnant une nouvelle preuve de l'attachement aussi
     sinc�re que respectueux que je vous ai vou� pour toujours.

     �L. H.�

DU M�ME.

     �Si vous souffrez, belle et charmante Juliette, c'est le seul tort
     que vous puissiez avoir; mais vous vous trompez sur notre s�ance de
     Za�re[6] qui est pour demain. Je ne renonce pas encore � vous y
     voir. Il ne me semble pas naturel que vous souffriez deux jours de
     suite, c'est d�j� trop d'un.

     �Je suis � vos ordres jeudi, et tous les jours; vous le savez bien
     et n'en usez gu�re, tant vous �tes loin d'abuser. Il n'est pas
     tr�s-m�ritoire d'aller jusqu'� Clichy pour vous voir, mais
     autrefois j'aurais trouv� un peu dangereux de vous voir n'importe
     o�. Adieu, Madame, ne souffrez plus, je vous en conjure, et venez
     demain: vous serez parfaite. Ne devez-vous pas l'�tre? Je vous aime
     comme on aime un ange, et j'esp�re qu'il n'y a pas de danger.

     �L. H.�

DU M�ME.

     Samedi.

     �Je suis � vos ordres, Madame, pour la semaine prochaine,
     c'est-�-dire mardi matin, parce que j'ai lundi un engagement que je
     ne saurais rompre. Je vous appartiens jusqu'� samedi au soir,
     c'est-�-dire que d'autres devoirs me rappelleront, car vous savez
     d'ailleurs que j'appartiens de coeur � la charmante Juliette, en
     tous temps et en tous lieux. On m'a dit que vous aviez donn� une
     tr�s-jolie f�te � Clichy. Vous en �tiez s�rement le plus bel
     ornement.

     �Agr�ez l'hommage bien sinc�re de la plus tendre amiti�.

     �L. H.�

DU M�ME.

     �Que faites-vous donc � Clichy, Madame, par le temps qu'il fait? Il
     me semble que Paris vaut mieux, surtout pour vous. Au reste, tout
     vous est �gal, parce que tout le monde va vous chercher. Quant �
     moi, vous savez que je suis forc�ment s�dentaire, mais vous savez
     aussi que vous avez le pouvoir de m'appeler � vous quand vous
     voulez, comme les enchanteresses �voquent les ombres.

     �L. H.�

M. Bernard avait �t� nomm� administrateur des postes en 1800. Il
remplissait ces fonctions en 1802, lorsqu'une circonstance grave et
compromettante le fit destituer. Ayant le bonheur de retrouver, parmi
les rares fragments de M�moires de Mme R�camier qui me restent, le r�cit
de cet �v�nement, je la laisse parler et copie fid�lement.

     �Mes relations avec Bernadotte se rattachent � une circonstance
     trop importante et trop douloureuse de ma vie, pour �tre jamais
     oubli�e. Le service qu'il me rendit � cette �poque est � jamais
     grav� dans ma m�moire.

     �Au mois d'ao�t 1802, mon p�re occupait la place d'administrateur
     des postes. � cette �poque une correspondance royaliste tr�s-active
     inqui�tait le gouvernement; divers pamphlets ou brochures �crits
     dans le m�me esprit circulaient dans le Midi, sans qu'on p�t
     d�couvrir par quelle voie ils pouvaient y p�n�trer. On fut
     longtemps � soup�onner que c'�tait par l'entremise d'un
     fonctionnaire public, du chef m�me de l'administration, car c'�tait
     en effet sous le couvert de mon p�re que passaient tous ces �crits
     clandestins. Il n'avait mis, du reste, aucun des siens dans sa
     confidence et nous �tions, ma m�re et moi, dans la plus parfaite
     s�curit�[7].

     �Un jour Mme Bacciocchi, soeur du premier consul, d�sirant conna�tre
     M. de La Harpe, me demanda de lui donner � d�ner avec lui. J'y
     consentis, bien que le degr� de notre intimit� n'autoris�t
     nullement le sans fa�on de cette demande; mais les personnes de la
     famille du premier consul commen�aient d�s lors � prendre des
     allures princi�res et semblaient croire d�j� qu'elles honoraient
     ceux qui les recevaient chez eux. Il n'y avait de femmes � ce
     d�ner, que Mme Bacciocchi, Mme de Sta�l et ma m�re, et en hommes,
     M. de La Harpe, MM. de Narbonne et Mathieu de Montmorency. Le d�ner
     fut agr�able, comme on peut le pr�sumer de la pr�sence de M. de La
     Harpe, de Mme de Sta�l et du go�t que Mme Bacciocchi affectait
     alors pour les lettres. Au moment o� nous allions sortir de table
     pour passer dans le salon, on remit � ma m�re un billet: inqui�te
     de ce qu'il pouvait contenir, elle y jeta les yeux � la d�rob�e, et
     laissant �chapper une douloureuse exclamation, elle perdit
     connaissance.

     �Je cours � elle, les secours qui lui sont prodigu�s la ranimant,
     je l'interroge avec anxi�t�; elle me tend le billet qu'elle venait
     de recevoir: il contenait la nouvelle de l'arrestation de mon p�re
     qui venait d'�tre conduit dans la prison du Temple. Ce fut un coup
     de foudre pour tout ce qui �tait pr�sent. An�antie par ce cruel
     �v�nement dont je n'osais envisager les cons�quences, je sentis
     cependant la n�cessit� de surmonter ma douleur, et, rassemblant
     toutes mes forces, je m'avan�ai vers Mme Bacciocchi, dont le
     maintien exprimait plus de malaise que d'attendrissement.--Madame,
     lui dis-je d'une voix entrecoup�e par l'�motion, la Providence qui
     vous rend t�moin du malheur qui nous frappe, veut sans doute faire
     de vous mon sauveur. Il faut que je voie le premier consul
     aujourd'hui m�me; il le faut absolument, et je compte sur vous,
     Madame, pour obtenir cette entrevue.--Mais, dit Mme Bacciocchi avec
     embarras, il me semble que vous feriez bien d'aller d'abord trouver
     Fouch� pour savoir au juste l'�tat des choses. Alors, s'il est
     n�cessaire que vous voyiez mon fr�re, vous viendrez me le dire, et
     nous verrons ce qu'il sera possible de faire.--O� pourrai-je vous
     retrouver, Madame? repris-je sans me laisser d�courager par la
     froideur de ces paroles.--Au Th��tre-Fran�ais, dans ma loge o� je
     vais rejoindre ma soeur qui m'attend.�

     �Un pareil rendez-vous, dans un pareil moment, me fit tressaillir:
     toutefois ce n'�tait pas le temps de manifester mes sentiments. Je
     demandai ma voiture et je courus chez Fouch�. Il me re�ut en homme
     qui savait bien ce qui m'amenait chez lui. Il m'�couta en silence
     et r�pondit laconiquement � mes questions.--�L'affaire de monsieur
     votre p�re est grave, tr�s-grave, mais je n'y puis rien: voyez le
     premier consul ce soir m�me; obtenez que la mise en accusation
     n'ait pas lieu, demain il ne sera plus temps; c'est tout ce que
     j'ai � vous dire.� Je le quittai dans un �tat d'angoisse impossible
     � rendre. Mon seul espoir �tait alors Mme Bacciocchi: je me
     d�cidai, quoi qu'il m'en co�t�t, � l'aller chercher au rendez-vous
     qu'elle m'avait indiqu�. En arrivant au Th��tre-Fran�ais, je
     pouvais � peine me soutenir. Le bruit, la foule, les lumi�res me
     causaient une sensation �trange et douloureuse. Je m'enveloppai de
     mon ch�le et me fis conduire � la loge de Mme Bacciocchi, qu'on
     m'ouvrit pendant un entr'acte.

     �Elle y �tait avec Mme Leclerc; en me reconnaissant, elle ne put
     r�primer l'expression d'une vive contrari�t�, mais j'�tais soutenue
     par un sentiment trop fort pour en tenir aucun compte.--�Je viens,
     Madame, lui dis-je, r�clamer l'ex�cution de votre promesse. Il faut
     que je parle ce soir m�me au premier consul, ou mon p�re est
     perdu.--Eh bien, me dit Mme Bacciocchi froidement, laissez achever
     la trag�die; d�s qu'elle sera finie, je suis � vous.�

     �Il fallait bien me r�signer � attendre; je m'assis, ou plut�t je
     me laissai tomber dans le coin le plus recul� de la loge.
     Heureusement pour moi, c'�tait une loge d'avant-sc�ne,
     tr�s-profonde et assez obscure, o� je pouvais du moins me livrer
     sans contrainte � toutes mes d�solantes pens�es. Je remarquai
     alors, pour la premi�re fois, dans le coin oppos� au mien, un homme
     dont les grands yeux noirs attach�s sur moi exprimaient un si
     ardent et si profond int�r�t que je m'en sentis touch�e. Apr�s
     avoir essuy� tant de froideur, j'�prouvais quelque soulagement �
     rencontrer un peu de bienveillance et de compassion. En ce moment
     Mme Leclerc, se tournant tout � coup de mon c�t�, me demanda si
     j'avais d�j� vu Lafont dans le r�le d'Achille. Et sans attendre ma
     r�ponse:--�Il y est bien beau, ajouta-t-elle; mais aujourd'hui il a
     un casque qui le coiffe horriblement.� � cette question oiseuse qui
     montrait tant d'indiff�rence pour la situation o� j'�tais, � ces
     paroles � la fois cruelles et frivoles, l'inconnu laissa �chapper
     un mouvement d'impatience, et d�cid� sans doute � abr�ger mon
     supplice, il se pencha vers Mme Bacciocchi.--�Madame R�camier
     para�t souffrante, lui dit-il � demi-voix; si elle voulait m'en
     accorder la permission, je la reconduirais chez elle et je me
     chargerais de parler au premier consul.--Oui sans doute, r�pondit
     avec empressement Mme Bacciocchi, enchant�e d'�tre d�charg�e de
     cette corv�e. Rien ne peut �tre plus heureux pour vous,
     ajouta-t-elle en se tournant vers moi. Confiez-vous au g�n�ral
     Bernadotte, personne n'est plus en situation de vous servir.�

     �J'�tais si press�e de sortir de cette loge, d'�chapper au poids
     d'un service qu'on me faisait si ch�rement acheter, que je me h�tai
     d'accepter les offres du g�n�ral Bernadotte; je pris son bras et je
     sortis avec lui. Il me conduisit � ma voiture o� il se pla�a pr�s
     de moi, apr�s avoir donn� ordre � la sienne de le suivre. Pendant
     tout le chemin, il s'effor�a de me rassurer sur le sort de mon
     p�re, et me r�p�ta tant de fois qu'il �tait s�r d'obtenir de
     Bonaparte que le proc�s ne f�t point entam�, que j'arrivai chez moi
     un peu consol�e. Il me quitta pour se rendre aux Tuileries,
     promettant de me rapporter le soir m�me une r�ponse quelle qu'elle
     f�t.

     �L'arrestation de mon p�re �tait la nouvelle du jour; l'int�r�t, la
     curiosit�, la malignit� m�me avaient attir� chez moi ce soir-l� une
     foule immense, tout Paris �tait dans mon salon. Je ne me sentis pas
     le courage d'y para�tre, et je me retirai dans ma chambre pour y
     attendre Bernadotte: je comptai les minutes jusqu'� son retour. Il
     arriva enfin heureux et triomphant; � force d'instances, il avait
     obtenu du premier consul que mon p�re ne serait pas mis en
     accusation, et il esp�rait, disait-il, que sa libert� ne se ferait
     pas longtemps attendre. Je manquais de paroles pour le remercier.

     �Cependant, toute rassur�e que j'�tais sur l'issue de l'�v�nement,
     cette nuit ne fut par pour moi une nuit de repos; je la passai tout
     enti�re � chercher les moyens d'arriver jusqu'� mon p�re et de le
     tranquilliser sur sa propre situation. La chose n'�tait pas facile:
     il �tait au secret, je le savais, mais j'�tais r�solue � tout
     tenter pour le voir. J'avais eu � plusieurs reprises des
     permissions pour visiter, au Temple o� on l'avait enferm�, des
     prisonniers qui m'int�ressaient, et j'avais conserv� quelques
     intelligences dans la prison. Je m'y rendis donc le lendemain de
     grand matin, sous pr�texte d'une de ces visites habituelles, et je
     trouvai moyen de d�cider un gardien, nomm� Coulommier, qui m'�tait
     d�vou�, � me procurer un moment d'entretien avec mon p�re,
     quoiqu'il f�t au secret. Il me conduisit avec les plus grandes
     pr�cautions � sa cellule o� il me laissa.

     �� peine avions-nous eu le temps, mon p�re de m'exprimer sa joie et
     sa surprise de me voir, moi de lui dire en peu de mots ce que
     j'avais fait, que Coulommier accourut tout p�le et hors de lui.
     Sans prof�rer un seul mot, il me saisit par le bras, ouvre une
     porte, me jette dans une sorte de cachot, m'y enferme et me laisse
     dans la plus profonde obscurit�. Tout ceci s'�tait pass� si
     rapidement que je n'avais pas eu le temps de me reconna�tre. Je
     m'appuyai machinalement contre la porte de ma prison, j'entendis un
     bruit de pas et de voix confuses, puis il s'apaisa. On parut
     parlementer quelque temps; le ton solennel de paroles entrecoup�es
     de silence m'apprit qu'il se passait quelque chose d'officiel, mais
     je ne pouvais distinguer ce qui se disait. Bient�t le bruit des pas
     recommen�a, les portes s'ouvrirent et se ferm�rent, puis tout
     rentra dans le silence. Je crus alors qu'on allait venir me
     d�livrer, mais j'attendis en vain, je n'entendis rien que les
     battements pr�cipit�s de mon coeur. La peur commen�a � s'emparer de
     moi; sans moyen de mesurer le temps qui s'�coulait, les minutes me
     semblaient des si�cles. Mes pens�es se succ�daient avec une
     effrayante rapidit�. Avait-on chang� mon p�re de prison? lui
     avait-on donn� un autre gardien? Coulommier �tait-il soup�onn� �
     cause de moi, et n'osait-il me faire sortir? combien de temps
     durerait ma captivit�? � cette question, un frisson glacial me
     saisit. � travers mes inqui�tudes personnelles m'apparaissaient
     toutes les souffrances dont ces sombres murs avaient �t� t�moins.
     Ici la famille royale avait pass� les derniers jours de son �preuve
     terrestre. Je croyais voir ces nobles ombres errer autour de moi.
     Peu � peu je cessai de penser et je tombai dans une sorte
     d'abattement stupide. Je me sentais pr�te � perdre connaissance
     quand un bruit de clefs et de serrures me rendit subitement mes
     forces. En effet, c'�tait bien la porte de la prison qu'on ouvrait,
     et bient�t apr�s la mienne. Je m'�lan�ai au grand jour avec un
     transport de joie.--�J'ai eu une belle peur! me dit Coulommier:
     suivez-moi bien vite et ne me demandez plus rien de pareil.�
     J'appris alors qu'on �tait venu chercher mon p�re pour le conduire
     � la pr�fecture de police o� il devait subir un interrogatoire, et
     que mon s�jour dans ce petit r�duit noir avait dur� plus de deux
     heures.

     �Bernadotte cependant n'abandonna point la t�che qu'il avait
     entreprise. Un matin il arriva chez moi, tenant � la main l'ordre
     de mise en libert� de mon p�re, qu'il me remit avec cette gr�ce
     chevaleresque qui le distinguait. Il me demanda, comme seule
     r�compense, la faveur de m'accompagner au Temple pour d�livrer le
     prisonnier. Ce fut un beau jour. Mon p�re fut destitu�; je devais
     m'y attendre, le gouvernement �tait dans son droit.

     �L'empereur � Sainte-H�l�ne s'est souvenu de cette circonstance.
     Selon lui, � peine premier consul, il se trouva aux prises avec la
     c�l�bre Mme R�camier; son p�re �tait administrateur des postes.
     Napol�on, en entrant au gouvernement, avait �t� oblig� de signer de
     confiance une foule de listes; mais il eut bient�t �tabli une
     grande surveillance dans toutes les parties. Il trouva qu'une
     correspondance avec les chouans se faisait sous le couvert de M.
     Bernard, p�re de Mme R�camier. Celui-ci fut aussit�t destitu�, et
     courait risque d'�tre jug� et mis � mort. Sa fille accourut aupr�s
     du premier consul, et, sur ses sollicitations, le premier consul
     voulut bien faire gr�ce du proc�s, mais il fut in�branlable sur le
     reste. Mme R�camier, habitu�e � tout obtenir, ne pr�tendait rien
     moins qu'� la r�int�gration de son p�re. Telles �taient les moeurs
     du temps: cette s�v�rit� de la part du premier consul fit jeter les
     hauts cris, on n'y �tait pas accoutum�; Mme R�camier et ses
     partisans qui �taient fort nombreux, ne lui pardonn�rent jamais.�

     (_M�morial de Sainte-H�l�ne_, t. I, p. 355, �d. de 1842.)

     �Je ne jetai point les hauts cris, comme le dit le _M�morial_. Je
     n'accourus point aupr�s du premier consul et ne lui adressai aucune
     sollicitation, puisque Bernadotte se chargea seul de toutes les
     d�marches. Je regardai la destitution de mon p�re comme un malheur
     in�vitable, et ne m'en plaignis point.�

Ici, j'interromps la citation pour intercaler une lettre que je trouve
dans les papiers de Mme R�camier, et qui confirme son r�cit:

     13 vent�se.

     �J'ai attendu, dans la matin�e, le M�moire que Mme R�camier devait
     me faire passer; le ministre de la police exige cette pi�ce; elle
     doit d�terminer l'�largissement de M. Bernard. Les esprits
     paraissent avantageusement dispos�s, le moment est favorable, ne
     pas le saisir est une faute. Mme R�camier sentira qu'il n'y a point
     de temps � perdre.

     �Si M. R�camier, dans la conversation qu'il a d� avoir avec le
     g�n�ral Bonaparte, a obtenu la sortie de son beau-p�re, toute
     d�marche devient superflue, et alors je prie Mme R�camier de me
     faire pr�venir. La part bien sinc�re que je prends � tout ce qui
     l'int�resse l'assure de l'effet que produira sur moi cette bonne
     nouvelle. Si, au contraire, les choses sont toujours au m�me point,
     il est convenable d'agir de suite.

     �Des affaires inattendues m'obligeant d'aller demain � la campagne,
     je serai charm� d'�tre instruit, ce soir avant sept heures, de
     l'�tat de l'affaire. Cet �claircissement m'est n�cessaire, il
     r�glera mes instances aupr�s du ministre, m�me du g�n�ral s'il est
     besoin.

     �Le d�sir qu'inspire Mme R�camier de lui �tre agr�able, l'assure
     qu'elle peut disposer de moi et que je suis plus � elle qu'�

     �Bernadotte.�

M. R�camier n'avait pas vu le g�n�ral Bonaparte, et le succ�s fut
uniquement d� aux actives d�marches de Bernadotte.

Mme R�camier continue ainsi:

     �L'ann�e suivante (1803), Mme de Sta�l fut exil�e par le premier
     consul; je la re�us � Saint-Brice[8]. Je fus t�moin de son
     d�sespoir. Elle �crivit � Bonaparte: �Quelle cruelle illustration
     vous me donnez! j'aurai une ligne dans votre histoire.� J'avais
     pour Mme de Sta�l une admiration passionn�e. L'acte arbitraire et
     cruel qui nous s�parait me montra le despotisme sous son aspect le
     plus odieux. L'homme qui bannissait une femme et une telle femme,
     qui lui causait des sentiments si douloureux, ne pouvait �tre dans
     ma pens�e qu'un despote impitoyable; d�s lors mes voeux furent
     contre lui, contre son av�nement � l'empire, contre l'�tablissement
     d'un pouvoir sans limite.

     �Bernadotte, que je voyais toujours beaucoup, me maintenait dans
     ces sentiments. Il me confiait ses craintes, ses esp�rances: il
     �tait temps, disait-il, de mettre un frein � l'ambition de
     Bonaparte, qui, non content de s'emparer du pouvoir, voulait le
     rendre h�r�ditaire dans sa famille.

     �Son projet, � lui Bernadotte, e�t �t� une d�putation imposante par
     le nombre et par les noms, qui e�t fait entendre � Bonaparte que la
     libert� avait co�t� assez cher � la France pour qu'elle d�t la
     garder, sans faire servir tant de sacrifices � l'�l�vation d'un
     seul. Je ne voyais rien l� que de juste et de g�n�reux; il me
     communiqua une liste des g�n�raux r�publicains sur lesquels il
     croyait pouvoir compter; mais le nom de Moreau manquait � cette
     liste, et c'�tait le seul qu'on p�t opposer � celui de Bonaparte.
     J'�tais li�e avec Moreau, les deux g�n�raux se virent secr�tement
     chez moi; ils eurent ensemble de longs entretiens en ma pr�sence;
     mais il fut impossible de d�cider Moreau � prendre aucune
     initiative. Il partit pour sa terre de Grosbois; Bernadotte alla
     l'y voir et il en revint presque d�courag�. L'hiver de 1803 � 1804
     fut tr�s brillant par l'affluence des �trangers � Paris; je les
     recevais tous. Mme Moreau donna un bal: toute l'Europe y �tait,
     except� la France officielle; il n'y avait de Fran�ais que
     l'opposition r�publicaine. Mme Moreau, jeune et charmante, fit avec
     une gr�ce parfaite les honneurs du bal. Malgr� la foule qui s'y
     pressait, les salons me paraissaient vides; l'absence de tout ce
     qui tenait au gouvernement me frappa. Cette absence, qui pla�ait
     Moreau dans une sorte d'isolement mena�ant, me fit l'effet d'un
     triste pr�sage. Je remarquai combien Bernadotte et ses amis
     paraissaient pr�occup�s, et combien Moreau lui-m�me avait l'air
     �tranger � la f�te.

     �Mon esprit �tait bien loin du bal: je me reposais souvent; pendant
     une contredanse que je n'avais pas voulu danser, Bernadotte
     m'offrit son bras pour aller chercher un peu d'air; c'�taient ses
     pens�es qui voulaient de l'espace. Nous parv�nmes dans un petit
     salon. Le bruit seul de la musique nous y suivit et nous rappelait
     o� nous �tions: je lui confiai mes craintes. Il n'avait pas encore
     d�sesp�r� de Moreau, dont il trouvait la position si heureuse pour
     d�terminer et mod�rer un mouvement; mais il �tait irrit� de la
     pens�e que tant d'avantages pouvaient �tre perdus.--�� sa place,
     disait-il, je voudrais �tre ce soir aux Tuileries pour dicter �
     Bonaparte les conditions auxquelles il peut gouverner. Moreau vint
     � passer. Bernadotte l'appela et lui r�p�ta toutes les raisons,
     tous les arguments dont il s'�tait jamais servi pour
     l'entra�ner:--�Avec un nom populaire, vous �tes le seul parmi nous
     qui puisse se pr�senter appuy� de tout un peuple; voyez ce que vous
     pouvez, ce que nous pouvons, guid�s par vous: d�terminez-vous
     enfin.�

     �Moreau r�p�ta ce qu'il avait dit souvent, �qu'il sentait le danger
     dont la libert� �tait menac�e, qu'il fallait surveiller Bonaparte,
     mais qu'il craignait la guerre civile.� Il se tenait pr�t; ses amis
     pouvaient agir; et, quand le moment serait venu, il serait � leur
     disposition; on pouvait compter sur lui au premier mouvement qui
     aurait lieu; mais pour l'instant, il ne croyait pas n�cessaire de
     le provoquer. Il se d�fendit m�me de l'importance qu'on voulait lui
     attribuer. La conversation se prolongeait et s'�chauffait;
     Bernadotte s'emporta et dit au g�n�ral Moreau:--�Ah! vous n'osez
     pas prendre la cause de la libert�! et Bonaparte, dites-vous,
     n'oserait l'attaquer! Eh bien! Bonaparte se jouera de la libert� et
     de vous. Elle p�rira malgr� nos efforts, et vous serez envelopp�
     dans sa ruine sans avoir combattu.�

     �J'�tais toute tremblante. Mais on nous cherchait. Des groupes
     entr�rent, et l'on nous ramena dans le salon du bal. J'ai gard� de
     cet entretien un vif souvenir, et, plus tard, lorsque Moreau se
     trouva impliqu�, avec tant d'autres, dans le proc�s de Georges
     Cadoudal et de Pichegru, je demeurai persuad�e qu'il �tait aussi
     innocent de tout complot avec eux qu'avec Bernadotte.�

Pour ne point interrompre le r�cit de Mme R�camier, j'ai laiss� en
arri�re diverses circonstances que je ne crois pas inutile de rappeler
et qui se placent avant ou vers l'�poque de l'arrestation de M. Bernard.

Le premier bal masqu� donn� apr�s la R�volution avait eu lieu � l'Op�ra
le 25 f�vrier 1800. Ces bals, auxquels les femmes comme il faut ne vont
plus, furent pendant quelques ann�es la passion de la bonne compagnie.
On n'y dansait point, au moins le beau monde; les femmes y allaient en
dominos et masqu�es, les hommes en frac et sans masques. Le plaisir pour
les femmes �tait d'intriguer � la faveur du masque les hommes de leur
connaissance, qui � leur tour devaient deviner, � certains accents qui
trahissaient la voix naturelle, � la conversation, � la taille, aux yeux
dont le masque augmentait l'�clat, au plus ou moins d'�l�gance des pieds
et des mains, � quelle personne ils avaient affaire. La g�n�ration qui
nous a pr�c�d�s trouvait un vif plaisir dans ce genre de r�unions. Mme
R�camier, si timide � visage d�couvert, prenait sous le masque un aplomb
imperturbable, et l'agr�ment de son esprit s'y d�ployait en libert�. Mme
de Sta�l, au contraire, y perdait beaucoup de l'entra�nement et de
l'�loquence qui faisaient de sa conversation quelque chose
d'incomparable. Il est d'usage aux bals masqu�s de tutoyer les masques
et que les masques vous tutoient: Mme R�camier ne s'y soumit jamais; il
�tait donc par l� assez facile de la reconna�tre, de plus elle ne
contrefaisait jamais sa voix.

C'�tait ordinairement sous la conduite et la protection de son
beau-fr�re, M. Laurent R�camier, que Juliette se rendait aux bals de
l'Op�ra; plus �g� que son fr�re de neuf ann�es, M. Laurent �prouvait
pour sa jeune belle-soeur la tendresse, et on pourrait dire la faiblesse
d'un p�re. Les bals de l'Op�ra n'avaient � lui offrir aucun plaisir qui
le d�dommage�t de la fatigue d'une nuit d'insomnie; mais il n'e�t point
trouv� convenable qu'une aussi jeune personne all�t � ces r�unions sans
y �tre accompagn�e par un guide que l'�ge et la parent� rendaient
respectable, et il se d�vouait � l'amusement de celle qu'il traitait en
enfant g�t�.

Elle eut aux bals de l'Op�ra plusieurs piquantes aventures, entre autres
avec le prince de Wurtemberg: il �tait re�u chez elle et l'avait
reconnue; enhardi par le masque qu'elle portait et qui lui permettait de
sembler ignorer quelle �tait la femme qui lui avait demand� son bras, il
lui prit la main et osa s'emparer d'une bague. Le pauvre prince
s'attira, � ce qu'il semble, une s�v�re le�on, et je trouve dans les
papiers de Mme R�camier un petit billet dans lequel il implore le pardon
de sa t�m�rit�. Il est caract�ristique pour la femme � laquelle nul
n'osa jamais manquer de respect.

DU PRINCE, DEPUIS ROI DE WURTEMBERG, � Mme R�CAMIER.

     �C'est � la plus belle, � la plus aimable, mais toujours � la plus
     fi�re des femmes que j'adresse ces lignes, en lui renvoyant une
     bague qu'elle a bien voulu me confier au dernier bal masqu�. Si mon
     �tourderie �tait inconcevable, j'aime � l'avouer, ma punition hier
     a �t� bien s�v�re, et j'assure que cette le�on me corrigera pour
     toute ma vie.�

Une autre intrigue de bal masqu� dura tout un hiver avec M. de
Metternich: c'�tait sous l'Empire et avant 1810. Napol�on voyait avec un
extr�me d�pit les hommes les plus consid�rables parmi ses ministres et
ses lieutenants aller assid�ment chez Mme R�camier; il s'en plaignit
quelquefois, et un jour que le hasard avait r�uni dans le m�me moment
chez elle trois ministres en exercice, l'empereur le sut et leur demanda
depuis quand le conseil se tenait chez Mme R�camier. Il n'avait pas
moins d'impatience � y voir aller les �trangers et les membres du corps
diplomatique, et cependant il n'en �tait aucun qui ne sollicit�t d'�tre
pr�sent� chez elle. M. de Metternich, alors premier secr�taire de
l'ambassade d'Autriche, eut plus de scrupules; les relations de son
gouvernement avec Napol�on �taient si d�licates, qu'il craignit
d'ajouter un petit grief personnel aux grandes difficult�s: il fit donc
exprimer � Mme R�camier le regret qu'il �prouvait et les motifs qui le
for�aient � s'abstenir de fr�quenter sa maison. Comme il �tait fort
aimable et en avait la r�putation, elle eut la curiosit� de le
conna�tre, et pendant toute une saison le rencontra au bal de l'Op�ra. �
la fin de l'hiver, et lorsque le car�me eut fait cesser les bals
masqu�s, M. de Metternich ne voulut point renoncer � une soci�t� dont il
avait appr�ci� le charme. Il alla alors chez Mme R�camier, mais le matin
seulement et � des heures o� il y rencontrait peu de monde, afin de ne
pas effaroucher les susceptibilit�s de la police imp�riale.

Le grand-duc h�r�ditaire de Mecklembourg-Strelitz, fr�re de la reine de
Prusse, vint � Paris dans l'hiver de 1807 � 1808. Ce fut aussi � un bal
de l'Op�ra qu'il rencontra pour la premi�re fois Mme R�camier qu'il
avait une vive curiosit� de conna�tre: apr�s avoir caus� avec elle toute
une soir�e, il lut demanda la permission de la voir chez elle; mais
avertie de la d�faveur que valait la fr�quentation de son salon aux
�trangers, princes souverains ou autres, venus � Paris pour faire leur
cour au vainqueur de l'Europe, elle lui r�pondit que profond�ment
honor�e du d�sir qu'il voulait bien lui exprimer, elle croyait devoir
s'y refuser, et elle lui donna les motifs de ce refus; il insista et
�crivit pour obtenir la faveur d'�tre admis. Touch�e et flatt�e de cette
insistance, Mme R�camier lui indiqua un rendez-vous un soir o� sa porte
n'�tait ouverte qu'� ses plus intimes amis. Le prince arrive � l'heure
indiqu�e, laisse sa voiture dans la rue � quelque distance de la maison,
et voyant la porte de l'avenue ouverte, s'y glisse sans rien dire au
concierge et avec l'esp�rance de n'en �tre pas aper�u. Mais le portier
avait vu un homme s'introduire dans l'avenue et marcher rapidement vers
la maison: �H�! Monsieur, lui crie-t-il, Monsieur, o� allez-vous? qui
demandez-vous? que cherchez-vous?� Le grand-duc, au lieu de r�pondre,
h�te sa course et entend les pas du portier qui le poursuit se
rapprocher de lui; il se met � courir et confirme ainsi le concierge
dans la pens�e qu'il a affaire � un malfaiteur. Le prince et le vigilant
gardien arrivent en m�me temps dans l'antichambre qui pr�c�dait le salon
au rez-de-chauss�e habit� par Mme R�camier; elle entend un bruit de voix
et des menaces, elle veut savoir la cause de ce trouble et trouve le
grand-duc de Mecklembourg pris au collet par ce serviteur trop fid�le
aux mains duquel il se d�battait. Elle renvoya le portier � sa loge, et
re�ut le prince avec beaucoup de reconnaissance et de gaiet�.

Au bout de quelques instants, la temp�rature �tant douce et le clair de
lune superbe, elle lui proposa de faire quelques pas dans le jardin
devant les fen�tres ouvertes du salon; comme ils causaient la de la
situation de l'Europe, de l'�tat de l'Allemagne, de la position
particuli�re du prince et de sa soeur la belle reine de Prusse, on
introduisit quelqu'un dans le salon, et � travers les fen�tres �clair�es
parut la silhouette d'une figure d'homme. Mme R�camier, ne sachant qui
ce pouvait �tre, laissa le grand-duc dans le jardin, et s'avan�a dans le
salon pour recevoir et cong�dier ce visiteur inattendu: c'�tait Mathieu
de Montmorency. �Est-ce que vous �tes seule, Madame? dit-il � sa belle
amie, et ses regards restaient fix�s sur le chapeau du prince oubli� sur
la table.--Mais oui,� r�pondit-elle: puis �clatant de rire, elle lui
conta l'aventure du grand-duc et la frayeur qu'elle avait eue, en voyant
arriver une visite, que la maladresse de ses gens n'eut laiss� p�n�trer
quelqu'un dont l'indiscr�tion ne trah�t la visite du prince. M. de
Montmorency alla chercher le grand-duc de Mecklembourg, et la soir�e
s'acheva tr�s-agr�ablement et tr�s-paisiblement.

Le prince revit plusieurs fois ainsi Mme R�camier incognito, et lui
�crivit souvent. Voici un des billets par lesquels il lui demandait de
lui assigner un jour et une heure.

LE PRINCE DE MECKLEMBOURG-STRELITZ � Mme R�CAMIER.

     �Oserai-je? serez-vous assez bonne, assez g�n�reuse? oserai-je
     encore venir demain � la m�me heure que la derni�re fois? C'est en
     tremblant que je prononce ce voeu, mais si vous saviez combien il
     est vivement senti, si vous saviez combien m�me il m'en a co�t�
     d'attendre jusqu'� ce moment! peut-�tre qu'au lieu de me trouver
     excusable, vous diriez que je suis justifi�.

     �Je suis venu dans cette ville la mort dans le coeur. Je n'y ai fait
     que les plus douloureuses exp�riences: voulez-vous que j'emporte
     encore la douleur la plus forte de toutes, d'avoir vu un ange sans
     avoir os� l'approcher! Daignez croire du moins que je ne m�riterais
     point une destin�e aussi dure; que peut-�tre m�me, pardonnez-moi
     cette fiert� apparente, personne ne fut plus digne de vous
     appr�cier, de se d�vouer � vous avec tous les sentiments que vous
     m�ritez et que vous inspirerez toujours, h�las! � toute �me noble
     et sensible. Je vous le r�p�te, c'est en tremblant que j'�cris,
     mais non sans un rayon d'espoir.

     �G.�

Les sentiments que Mme R�camier avait une fois inspir�s n'�taient point
passagers. En 1843, elle recevait du grand-duc de Mecklembourg-Strelitz
la lettre suivante; cette lettre prouvera que, loin d'exag�rer, j'ai
plut�t adouci la v�rit�, quand j'ai dit quel ombrage causait au monarque
tout-puissant et victorieux l'opposition des salons et particuli�rement
celle du salon de Mme R�camier.

     �Strelitz, ce 1er d�cembre 1843.

     �Madame,

     �Si j'ai jamais �prouv� le sentiment de la timidit�, c'est bien
     aujourd'hui o� j'ai r�solu non-seulement de vous �crire, mais
     encore de vous adresser une pri�re, oui, une grande et bien
     instante pri�re! Quand je pense au nombre d'ann�es qui se sont
     �coul�es sans que j'aie eu le bonheur de vous revoir ni de recevoir
     de vos nouvelles directes, je sens que la d�marche que je fais
     porte toute l'empreinte d'une action t�m�raire. Je sens m�me,
     h�las! que si vous demandiez, apr�s avoir lu ma signature:
     �Qu'est-ce que c'est que ce grand-duc de Mecklembourg-Strelitz?� je
     n'aurais pas le droit de me plaindre. Voil� ce que me dit la
     raison. Et le coeur que dit-il? Vous l'avouerai-je, Madame? Il me
     dit le contraire: il se rappelle tr�s-bien que la beaut� ravissante
     dont la nature vous doua ne fut que le reflet d'une �me adorable,
     et qu'une �me pareille ne peut pas oublier les individus qu'elle a
     une fois jug�s dignes de son estime et de son affection. Parmi les
     souvenirs pr�cieux que je vous dois, il y en a un surtout que la
     m�moire du coeur ne cesse de me retracer avec tout le charme qui lui
     est propre: c'est la conduite si �minemment noble, g�n�reuse et
     aimable que vous avez observ�e vis-�-vis de moi apr�s que Napol�on
     avait hautement dit dans le salon de l'imp�ratrice Jos�phine �qu'il
     regarderait comme son ennemi personnel tout �tranger qui
     fr�quenterait le salon de Mme R�camier.� Je puis dire sans
     exag�ration que j'y pense encore avec attendrissement, et que c'est
     sur mes deux genoux que je voudrais vous r�it�rer l'hommage de ma
     reconnaissance qui ne finira pas plus qu'elle n'a fini jusqu'ici.

     �Et qu'est-ce donc que la pri�re que vous voulez m'adresser? me
     demanderez-vous enfin. C'est votre portrait, Madame, ce m�me
     portrait admirable dont vous aviez honor� feu le prince Auguste de
     Prusse[9], et qui, � ce que j'apprends, doit vous revenir �
     pr�sent. Je le r�p�te, Madame, c'est avec une grande timidit� que
     je prononce ce voeu, que je n'aurais peut-�tre jamais eu le courage
     de former s'il ne me tenait pas � coeur au del� de toute expression:
     mais si le culte que l'on rend � votre souvenir peut donner �
     quelqu'un le droit de poss�der le tr�sor que je viens de r�clamer
     de votre bont� g�n�reuse, daignez croire du moins que personne
     alors n'a plus de droits d'y aspirer que moi. Et ce n'est pas moi
     seulement qui en serais digne; ma femme, mes enfants, toute ma
     famille vous rend une enti�re justice; elle a savour� ce que je lui
     ai rapport� de vous: tout ce qui est parfaitement beau comme tout
     ce qui est parfaitement bon r�veille en nous votre souvenir. Vous
     vous trouvez partout � la place qui vous est due.

     �Je n'ai pas le courage d'ajouter un mot � cette lettre, et votre
     �me est faite pour la comprendre.

     �Georges, grand-duc de Mecklembourg-Strelitz.�

Le portrait ne fut pas donn� au grand-duc: il devait �tre conserv� dans
la famille de Mme R�camier; mais en �crivant au prince pour le
remercier, elle lui envoya un souvenir dont il voulut bien para�tre
reconnaissant.

Le prince, dont il vient d'�tre question, est encore heureusement
vivant; il nous pardonnera l'usage que nous avons fait de ses lettres;
la citation qu'on en fait ne peut que l'honorer personnellement au plus
haut degr�.

� peu pr�s vers la m�me �poque, le prince royal de Bavi�re vint � Paris
et n'attacha pas moins de prix que le grand-duc de Mecklembourg � �tre
pr�sent� � Mme R�camier. Par les m�mes motifs, elle d�clina l'honneur
qu'il voulait lui faire, et mit d'autant plus de persistance dans son
refus, que la crainte qu'elle �prouvait d'�tre l'occasion d'un
d�sagr�ment pour un prince �tranger, n'�tait point pour le futur roi de
Bavi�re, comme pour le fr�re de la reine de Prusse, combattue dans son
propre esprit par le d�sir que ses relations avec le prince Auguste de
Prusse lui avaient inspir� de conna�tre le grand-duc.

Le prince de Bavi�re ne mit que plus d'insistance � solliciter la faveur
qu'on lui refusait: en voici la preuve dans un billet adress� � Mme
R�camier au nom de S. A. R.

Mme DE BONDY � Mme R�CAMIER.

     �Le prince de Bavi�re souhaite toujours aussi vivement, Madame, de
     pouvoir emporter une juste id�e d'une personne qu'il a depuis si
     longtemps le d�sir de conna�tre, et M. de Bondy est charg� de la
     part de S. A. R. de vous demander la permission d'aller chez vous
     _voir votre portrait_. M. de Bondy aurait �t� solliciter lui-m�me
     votre consentement, mais il a �t� oblig� aujourd'hui d'accompagner
     le prince � Saint-Cloud. Il m'a remis le soin de vous faire sa
     demande: c'�tait pour cette fois une _demande officielle_ et non
     plus une plaisanterie. M. de Bondy esp�re que vous ne refuserez pas
     au prince royal la facilit� que vous avez accord�e � beaucoup de
     personnes d'admirer le chef-d'oeuvre de G�rard; et, si vous le lui
     permettez, il accompagnera S. A. chez vous ou samedi ou lundi
     matin, � votre choix; ou bien tel autre jour qui vous conviendra.
     Si vous �tiez assez _malintentionn�e_ pour sortir pr�cis�ment �
     l'heure que vous lui indiquerez, le prince pourra trouver que si la
     renomm�e ne l'a pas tromp� sur le charme de votre figure, elle lui
     a exag�r� l'affabilit� de vos mani�res, et je ne pense pas que la
     vue du portrait diminue le regret de ne pas conna�tre l'original.
     Mais ceci n'est plus de mon ressort: je ne suis charg�e de parler
     que pour l'amateur de peinture. On attend votre r�ponse avec
     impatience, et je la transmettrai � M. de Bondy au retour de
     Saint-Cloud.

     �Agr�ez, je vous prie, Madame, l'expression de ma sinc�re amiti�.

     �H. de Bondy.�

Le prince de Bavi�re fut re�u par Mme R�camier et emporta d'elle un
pr�cieux souvenir; je trouve dans une lettre de Mme de Sta�l, dat�e de
Coppet, le 15 ao�t suivant, un passage relatif � ce prince:

     �J'ai quitt� Mathieu de Montmorency � la f�te des Suisses, pr�s de
     Berne, que M. de Sabran vous d�crit [...] J'y ai rencontr� aussi le
     prince de Bavi�re, qui m'a demand� de vos nouvelles avec vivacit�,
     et m'a dit que l'on n'approuvait pas ses amiti�s, ni pour vous ni
     pour moi. C'est un bon homme qui a de l'esprit et de l'�me.�

Pendant l'hiver de 1824, que R�camier passa � Rome, elle y vit arriver
ce m�me prince, devenu le roi Louis de Bavi�re. Le go�t passionn� de ce
souverain pour les arts l'amenait fr�quemment en Italie, et il ne
t�moigna pas un empressement moins aimable ni moins flatteur pour la
femme qu'il avait connue � Paris dans tout l'�clat de sa jeunesse et de
sa beaut�.

J'ai bien anticip� sur les temps, et je reviens � l'ann�e 1800 o� le
peintre David entreprit le portrait de Mme R�camier qu'il n'acheva pas
et dont l'�bauche est au Mus�e du Louvre. Ce commencement de portrait
d'une personne que sa beaut� rendait alors la reine de la mode ne parut
pas � la plupart de ceux qui le virent exprimer le charme de sa figure.
L'�bauche fut critiqu�e; David lui-m�me n'en �tait pas enti�rement
satisfait: le portrait fut interrompu; non point, comme on l'a dit, par
un caprice de Mme R�camier, mais par la volont� du peintre. Apr�s
plusieurs mois d'interruption, on le pressa d'y travailler, de le
reprendre et de l'achever; alors il �crivit la lettre suivante:

DAVID � Mme R�CAMIER.

     �Ce 6 vend�miaire an IX.

     �Que je vous connaissais bien, Madame, quand je vous r�p�tais sans
     cesse que vous �tiez bonne! qui plus que moi a �prouv� l'heureuse
     influence de cette bont� infatigable? Il faut cependant y mettre un
     terme, et c'est moi-m�me qui vous en presse. Ne croyez pas surtout
     que je ne m'occupe pas de votre portrait; vous n'entendrez pas dire
     que je fasse autre chose. Vous vous apercevrez dans peu de la
     v�rit� de ce que je vous ai dit sur ce qui sera trac� de nouveau
     sur le _tableau_ qui pla�t � tout le monde. Mais c'est moi qui suis
     le plus difficile � contenter. Nous allons le reprendre, et dans un
     autre endroit; je vais vous en faire sentir les raisons. D'abord le
     jour est trop obscur pour un portrait, je n'en avais d�j� os�
     entreprendre aucun dans ce local. La seconde raison, le jour venant
     de trop haut couvrait d'ombre les yeux et emp�chait, par
     cons�quent, de faire ressortir votre prunelle (qui n'est pas une
     chose peu importante dans votre visage); de plus, j'�tais trop
     �loign� de vos traits, ce qui m'obligeait ou de les deviner, ou
     d'en imaginer qui ne valaient pas les v�tres. Enfin j'ai un
     _pressentiment_ que je r�ussirai mieux ailleurs. Cette id�e seule
     suffit pour me faire croire que ce changement me fera faire un
     chef-d'oeuvre. Vous connaissez trop l'id�e d'un peintre pour vouloir
     la combattre. Vous sentez assez, d'apr�s cela, que son intention
     bien prononc�e est de faire un ouvrage digne du mod�le qui en est
     l'objet. Sous peu, belle et bonne dame, vous entendrez encore
     parler de moi; nous nous y remettrons pour ne plus le quitter, et
     si j'ai eu des torts apparents vis-�-vis de vous, mon pinceau, je
     l'esp�re, les effacera.

     �Salut et admiration.

     �DAVID.�

On le voit, David ne trouvait pas son �bauche enti�rement � son gr�.
Cette toile, dans laquelle se reconna�t pourtant le talent du ma�tre,
est fort curieuse pour les amateurs, en ce qu'elle offre un exemple des
proc�d�s de peinture du chef de l'�cole fran�aise. Elle fut mise en
vente en 1829 par les h�ritiers de David, avec d'autres tableaux du m�me
ma�tre; elle fut achet�e au prix de six mille francs par M. Charles
Lenormant, et quelques mois apr�s c�d�e par lui au Mus�e du Louvre pour
la m�me somme.

M. R�camier d�sirait vivement avoir un portrait de sa femme. Quand il
vit David abandonner ainsi en quelque sorte celui qu'il avait entrepris,
il s'adressa � G�rard, et celui-ci accepta avec empressement. Le tableau
qu'il peignit, en faisant le portrait de Mme R�camier, est rest� une de
ses plus belles cr�ations, et la ressemblance en �tait fort
satisfaisante.

G�rard, outre qu'il �tait un peintre �minent, �tait aussi un homme d'un
esprit tr�s-distingu�, mais fort mordant. Comme la plupart des artistes,
il avait l'humeur mobile et irritable, et, comme tous les hommes
accoutum�s aux succ�s, il ne savait gu�re dominer ses caprices. Lorsque
le portrait de Mme R�camier fut tout pr�s d'�tre achev�, plusieurs de
ses amis demand�rent � �tre admis � l'admirer en assistant aux derni�res
s�ances. Leur pr�sence dans l'atelier de l'artiste, leurs observations
peut-�tre, l'avaient impatient�, mais il avait rong� son frein. Restait
une derni�re s�ance pour quelques retouches; Christian de Lamoignon,
intimement li� avec Mme R�camier, n'avait pas vu le portrait, et
sollicita d'elle l'autorisation de profiter de sa pr�sence dans
l'atelier cette derni�re fois pour voir, avant que le public en e�t
connaissance, cette peinture dont la soci�t� s'occupait.

Mme R�camier avait les impressions trop fines, pour ne pas s'�tre
aper�ue de l'impatience que les pr�c�dentes visites et les propos des
gens du monde avaient donn�e au peintre; elle dit � M. de Lamoignon
qu'elle h�sitait � autoriser sa visite, parce qu'elle redoutait l'humeur
de G�rard. �Oh! dit M. de Lamoignon, cela serait possible avec tout
autre, mais non pour moi. G�rard a toujours �t� fort aimable dans tous
mes rapports avec lui, je suis de ses amis; ne m'interdisez pas la
visite, je suis s�r qu'elle lui fera plaisir.�

Le lendemain, pendant la s�ance, on frappe un coup discret � la porte de
l'atelier. Mme R�camier se doute que c'est Christian de Lamoignon, mais
voyant le front de G�rard se rembrunir et ses sourcils se froncer � la
pens�e d'un importun, elle dit fort timidement: �On frappe � votre
atelier, monsieur G�rard. C'est probablement M. de Lamoignon, un homme
qui admire beaucoup votre talent.� On frappe de nouveau, et cette fois
M. de Lamoignon lui-m�me s'annonce: �C'est moi, monsieur G�rard,
Christian de Lamoignon, qui sollicite la faveur d'�tre admis.� G�rard,
furieux, entre-b�ille la porte, sa palette d'une main et son garde-main
de l'autre: �Entrez, Monsieur, entrez, lui dit-il, mais je cr�verai mon
tableau apr�s.� Il le poussait quasi dans l'atelier en r�p�tant sa
menace: �Je cr�verai mon tableau apr�s.� M. de Lamoignon, avec beaucoup
de mod�ration et de bon go�t, dissimula le m�contentement que lui
causait cette boutade, et r�pondit en s'inclinant: �Je serais au
d�sespoir, Monsieur, de priver la post�rit� d'un de vos chefs-d'oeuvre,�
et il sortit.

� l'automne de 1803, Mme de Sta�l avait �t� exil�e par le premier
consul; je trouve, dans ses _Dix ann�es d'exil_, le passage suivant o�
elle raconte l'hospitalit� qui lui fut offerte par Mme R�camier.

     �Cette femme, si c�l�bre pour sa figure, et dont le caract�re est
     exprim� par sa beaut� m�me, me fit proposer de venir demeurer � sa
     campagne, � deux lieues de Paris. J'acceptai, car je ne savais pas
     alors que je pouvais nuire � une personne si �trang�re � la
     politique; je la croyais � l'abri de tout, malgr� la g�n�rosit� de
     son caract�re. La soci�t� la plus agr�able se r�unissait chez elle,
     et je jouissais l� pour la derni�re fois de tout ce que j'allais
     quitter. C'est dans ces jours orageux que je re�us le plaidoyer de
     M. Mackintosh; l� que je lus ces pages o� il fait le portrait d'un
     jacobin qui s'est montr� terrible dans la r�volution contre les
     enfants, les vieillards et les femmes, et qui se plie sous la verge
     du Corse, qui lui ravit jusqu'� la moindre part de cette libert�
     pour laquelle il se pr�tendait arm�. Ce morceau, de la plus belle
     �loquence, m'�mut jusqu'au fond de l'�me; les �crivains sup�rieurs
     peuvent quelquefois, � leur insu, soulager les infortun�s, dans
     tous les pays et dans tous les temps. Apr�s quelques jours pass�s
     chez Mme R�camier, sans entendre parler de mon exil, je me
     persuadai que Bonaparte y avait renonc�... Le g�n�ral Junot, par
     d�vouement pour elle, promit d'aller parler le lendemain au premier
     consul. Il le fit, en effet, avec la plus grande chaleur.�

Mme de Sta�l s'�tait tromp�e en esp�rant �tre oubli�e par la police
ombrageuse de cette �poque; son exil fut maintenu, et elle se d�cida �
partir pour l'Allemagne.

Pendant la courte paix d'Amiens, Mme R�camier fit un voyage en
Angleterre. Je n'en r�p�terai pas les incidents que M. de Chateaubriand
a en partie racont�s. La belle Juliette avait re�u pr�c�demment et
accueilli avec une bienveillance empress�e quelques personnages anglais
�minents soit en hommes, soit en femmes, et ils lui avaient inspir� le
d�sir de visiter leur pays. Elle fit le voyage avec sa m�re, annonc�e et
recommand�e � la soci�t� anglaise par des lettres enthousiastes du vieux
duc de Guignes, son fervent adorateur, qui avait �t� ambassadeur de
Louis XVI � Londres, et dont les souvenirs de jeunesse vivaient encore
dans le coeur de plus d'une grande dame. Mme R�camier vit intimement la
brillante duchesse de Devonshire et sa belle amie lady �lisabeth
Forster, qui, plus tard, devait � son tour porter le titre de duchesse
de Devonshire. Cette derni�re relation se continua: nous rev�mes
plusieurs fois � Paris la seconde duchesse de Devonshire et son fr�re le
comte de Bristol; ils furent tous les deux au nombre des fid�les de
l'Abbaye-aux-Bois, et lors du voyage � Rome de Mme R�camier, en 1824,
elle y retrouva cette noble et aimable personne, devenue la protectrice
des arts, et faisant aux �trangers les honneurs de cette Rome qu'elle
avait adopt�e pour patrie. Dans le rapide s�jour que Mme R�camier fit �
Londres, objet de l'engouement de la soci�t� et de la curiosit� de la
foule, elle se lia aussi intimement avec le marquis de Douglas, depuis
duc d'Hamilton, et avec sa soeur.

Le prince de Galles lui t�moigna l'empressement le plus chevaleresque;
le duc d'Orl�ans, exil�, et ses deux jeunes fr�res, les princes de
Beaujolais et de Montpensier, n'eurent pas moins d'assiduit� et de
galanterie pour leur belle compatriote. Les gazettes anglaises ne
furent, pendant quelques semaines, occup�es qu'� enregistrer les faits
et gestes de l'�trang�re � la mode. La lettre suivante, adress�e par le
g�n�ral Bernadotte � Mme R�camier, pendant son voyage en Angleterre,
t�moigne de l'effet qu'elle y produisait.

LE G�N�RAL BERNADOTTE � Mme R�CAMIER.

     �Je n'ai pas r�pondu de suite � votre lettre, Madame, parce que
     j'esp�rais chaque jour vous annoncer la nomination de l'ambassadeur
     fran�ais pr�s la cour de Saint-James. Des bruits, qui d'abord
     avaient eu quelque consistance, d�signaient le ministre Berthier.
     Aujourd'hui il n'en est plus question, et l'opinion se fixe sur des
     d�terminations plus essentielles au bonheur public.

     �Les journaux anglais, en calmant mes inqui�tudes sur votre sant�,
     m'ont appris les dangers auxquels vous avez �t� expos�e. J'ai bl�m�
     d'abord le peuple de Londres dans son trop grand empressement:
     mais, je vous l'avoue, il a �t� bient�t excus�; car je suis partie
     int�ress�e, lorsqu'il faut justifier les personnes qui se rendent
     indiscr�tes pour admirer les charmes de votre c�leste figure.

     �Au milieu de l'�clat qui vous environne, et que vous m�ritez sous
     tant de rapports, daignez vous souvenir quelquefois que l'�tre qui
     vous est le plus d�vou� dans la nature est.

     �BERNADOTTE.�

Mme R�camier revint en France en passant par la Hollande, et en visita
les principaux monuments.

L'ann�e qui suivit ce voyage vit s'accomplir de terribles et grands
�v�nements. Au mois de f�vrier 1804, Moreau, Pichegru et Cadoudal
�taient arr�t�s; le 21 mars de la m�me ann�e, Bonaparte faisait saisir
et fusiller un prince de la maison de Bourbon, le duc d'Enghien;
l'Empire �tait proclam� le 4 mai. Le proc�s des g�n�raux se jugeait
pendant que se pr�paraient les f�tes de cette prise de possession du
tr�ne par une nouvelle dynastie, et Pichegru p�rissait dans sa prison en
avril, quelques jours avant la c�r�monie. L'opinion publique incertaine,
terrifi�e ou �blouie, ne savait si elle devait, en maudissant l'auteur
d'un crime odieux, pr�ter plus d'attention aux d�bats du proc�s
politique qui s'instruisait ou aux r�cits des f�tes et des adh�sions �
l'Empire.

Mais ici je retrouve le texte des m�moires de Mme R�camier, et je la
laisse parler.

     �Les d�tails du proc�s de Moreau sont connus: je ne parlerai donc
     que de ce que j'ai vu. Ma m�re �tait li�e avec Mme Hulot, m�re de
     Mme Moreau: il en �tait r�sult� entre sa fille et moi une intimit�
     d'enfance qui s'�tait ensuite renou�e dans le monde. Je la voyais
     sans cesse depuis l'arrestation de son mari. Elle me dit un jour
     qu'au milieu du public si nombreux qui remplissait la salle de
     justice, Moreau m'avait souvent cherch�e parmi ses amis. Je me fis
     un devoir d'aller au tribunal, le lendemain de cette conversation;
     j'�tais accompagn�e par un magistrat, proche parent de M. R�camier,
     Brillat-Savarin. La foule �tait si grande, que non-seulement la
     salle et les tribunes, mais toutes les avenues du Palais de Justice
     �taient encombr�es. M. Savarin me fit entrer par la porte qui
     s'ouvre sur l'amphith��tre, en face des accus�s dont j'�tais
     s�par�e par toute la largeur de la salle. D'un regard �mu et
     rapide, je parcourus les rangs de cet amphith��tre pour y chercher
     Moreau. Au moment o� je relevai mon voile, il me reconnut, se leva
     et me salua. Je lui rendis son salut avec �motion et respect, et je
     me h�tai de descendre les degr�s pour arriver � la place qui
     m'�tait destin�e.

     �Les accus�s �taient au nombre de quarante-sept, la plupart
     inconnus les uns aux autres; ils remplissaient les gradins �lev�s
     en face de ceux o� si�geaient les juges. Chaque accus� �tait assis
     entre deux gendarmes; ceux qui �taient aupr�s de Moreau montraient
     de la d�f�rence dans toute leur attitude. J'�tais profond�ment
     touch�e de voir traiter en criminel ce grand capitaine dont la
     gloire �tait alors si imposante et si pure. Il n'�tait plus
     question de r�publique et de r�publicains: c'�tait, except� Moreau
     qui, j'en ai la conviction, �tait compl�tement �tranger � la
     conspiration, c'�tait la fid�lit� royaliste qui seule se d�fendait
     encore contre le pouvoir nouveau. Toutefois cette cause de
     l'ancienne monarchie avait pour chef un homme du peuple, Georges
     Cadoudal.

     �Cet intr�pide Georges, on le contemplait avec la pens�e que cette
     t�te si librement, si �nergiquement d�vou�e, allait tomber sur
     l'�chafaud, que seul peut-�tre il ne serait pas sauv�, car il ne
     faisait rien pour l'�tre. D�daignant de se d�fendre, il ne
     d�fendait que ses amis. J'entendis ses r�ponses toutes empreintes
     de cette foi antique pour laquelle il avait combattu avec tant de
     courage, et � qui depuis longtemps il avait fait le sacrifice de sa
     vie. Aussi lorsqu'on voulut l'engager � suivre l'exemple des autres
     accus�s et � faire demander sa gr�ce: �Me promettez-vous,
     r�pondit-il, une plus belle occasion de mourir?�

     �On distinguait encore dans les rangs des pr�venus MM. de Polignac
     et M. de Rivi�re, qui int�ressaient par leur jeunesse et leur
     d�vouement. Pichegru, dont le nom restera dans l'histoire li� �
     celui de Moreau, manquait pourtant � c�t� de lui, ou plut�t on
     croyait y voir son ombre, car on savait qu'il manquait aussi dans
     la prison.

     �Un autre souvenir, la mort du duc d'Enghien, ajoutait au deuil et
     � l'effroi d'un grand nombre d'esprits, m�me parmi les partisans
     les plus d�vou�s du premier consul.

     �Moreau ne parla point. La s�ance termin�e, le magistrat qui
     m'avait amen�e vint me reprendre. Je traversai le parquet du c�t�
     oppos� � celui par lequel j'�tais entr�e, en suivant ainsi dans
     toute leur longueur les gradins des accus�s. Moreau descendait en
     ce moment, suivi de ses deux gendarmes et des autres prisonniers,
     il n'�tait s�par� de moi que par une balustrade; il me dit en
     passant quelques paroles de remerciement que, dans mon trouble,
     j'entendis � peine: je compris cependant qu'il me remerciait d'�tre
     venue et m'engageait � revenir. Cet entretien si fugitif entre deux
     gendarmes devait �tre le dernier.

     �Le lendemain, � sept heures du matin, je re�us un message de
     Cambac�r�s. Il m'engageait, dans l'int�r�t m�me de Moreau, � ne pas
     retourner au tribunal. Le premier consul, en lisant le compte rendu
     de la s�ance, ayant vu mon nom, avait dit brusquement: �Qu'allait
     faire l� Mme R�camier?�

     �Je courus chez Mme Moreau pour la consulter: elle fut de l'avis de
     Cambac�r�s et je c�dai, malgr� le regret que j'�prouvais de ne
     pouvoir donner � Moreau cette marque d'attachement. Je me
     d�dommageais aupr�s de sa femme de la contrainte qui m'�tait
     impos�e. Sur la fin du proc�s, toute affaire �tait suspendue, la
     population tout enti�re �tait dehors: on ne s'entretenait que de
     Moreau. Aujourd'hui que les temps sont �loign�s et que le nom de
     Bonaparte semble lui seul les remplir, on ne saurait imaginer �
     combien peu encore tenait sa puissance. Un des juges du tribunal,
     Clavier r�pondit � ceux qui lui disaient que Bonaparte ne d�sirait
     la condamnation de Moreau que pour lui faire gr�ce: �Et qui nous la
     ferait � nous?�

     �La nuit qui pr�c�da la sentence pendant laquelle le tribunal
     si�gea, les abords du Palais de Justice ne cess�rent d'�tre remplis
     d'une foule inqui�te; la consternation �tait universelle.

     �Vingt des accus�s furent condamn�s � mort, dix p�rirent avec
     Georges sur l'�chafaud. MM. de Polignac, de Rivi�re et autres
     obtinrent gr�ce de la vie et rest�rent prisonniers dans des
     forteresses. Les r�les pour les demandes de gr�ce avaient �t�
     distribu�s entre Mme Bonaparte et les soeurs du premier consul.
     Moreau, condamn� � la d�portation, partit pour l'Espagne, d'o� il
     devait s'embarquer pour l'Am�rique. Mme Moreau le rejoignit �
     Cadix. J'�tais aupr�s d'elle au moment de son d�part pour ce noble
     exil; je la vis embrasser son fils dans son berceau et revenir sur
     ses pas pour l'embrasser encore (elle �tait grosse et ne pouvait
     emmener son fils); je la conduisis � sa voiture et re�us son
     dernier adieu.

     �Avant de s'embarquer pour l'Am�rique, Moreau m'�crivit de Cadix la
     lettre suivante:

          �Chiclane, pr�s Cadix, le 12 octobre 1804.

          �Madame, vous apprendrez sans doute avec quelque plaisir des
          nouvelles de deux fugitifs auxquels vous avez t�moign� tant
          d'int�r�t. Apr�s avoir essuy� des fatigues de tout genre, sur
          terre et sur mer, nous esp�rions nous reposer � Cadix, quand
          la fi�vre jaune, qu'on peut en quelque sorte comparer aux maux
          que nous venions d'�prouver, est venue nous assi�ger dans
          cette ville. Quoique les couches de mon �pouse nous aient
          forc�s d'y rester plus d'un mois pendant la maladie, nous
          avons �t� assez heureux pour nous pr�server de la contagion:
          un seul de nos gens en a �t� atteint. Enfin nous sommes �
          Chiclane, tr�s-joli village � quelques lieues de Cadix,
          jouissant d'une bonne sant�, et mon �pouse en pleine
          convalescence apr�s m'avoir donn� une fille tr�s-bien
          portante. Persuad�e que vous prendrez autant d'int�r�t � cet
          �v�nement qu'� tout ce qui nous est arriv�, elle me charge de
          vous en faire part et de la rappeler � votre amiti�. Je ne
          vous parle pas du genre de vie que nous menons, il est
          excessivement ennuyeux et monotone, mais au moins nous
          respirons en libert�, quoique dans le pays de l'inquisition.

          �Je vous prie, Madame, de recevoir l'assurance de mon
          respectueux attachement et de me croire toujours votre
          tr�s-humble et tr�s-ob�issant serviteur.

          �V. MOREAU.

          �Veuillez bien me rappeler au souvenir de M. R�camier.�

     �D�s les premiers jours de l'arrestation de Moreau, Bernadotte, en
     proie � une vive agitation, �tait venu me dire qu'il �tait mand�
     aux Tuileries. Les conf�rences qu'il avait eues avec Moreau �
     Grosbois �taient alors pour lui le sujet d'une grande inqui�tude;
     il craignait de se trouver compromis dans le proc�s. Je lui fis
     promettre de venir me rendre compte du r�sultat de son entrevue
     avec le premier consul, et je l'attendis avec beaucoup d'anxi�t�.
     Quand il revint, il avait l'air pr�occup�, quoique plus tranquille.
     �Eh bien? lui dis-je.--Eh bien! ce n'est pas tout � fait ce que je
     croyais. C'est un trait� d'alliance que Bonaparte voulait me
     proposer. Vous voyez, m'a-t-il dit, avec sa fa�on br�ve et
     p�remptoire, que la question est d�cid�e en ma faveur. La nation se
     d�clare pour moi, mais elle a besoin du concours de tous ses
     enfants. Voulez-vous marcher avec moi et avec la France, ou vous
     tenir � l'�cart?�

     �Bernadotte ne me disait pas le parti qu'il avait pris; mais je
     pensai � l'instant que, pour un homme de son caract�re, le choix
     n'�tait pas douteux. L'inaction n'�tait pas son fait, il devait
     accepter la seule voie qui restait ouverte � son activit� et � son
     ambition. Je ne me trompais pas.

     �Bernadotte reprit: �Je n'avais pas deux partis � prendre: je ne
     lui ai pas promis d'affection, mais un loyal concours, et je
     tiendrai parole.�

     �Je compris le sens de cet entretien, quand je vis Bernadotte
     figurer au sacre comme mar�chal de l'empire. Toutefois l'inimiti�
     subsista toujours entre lui et Bonaparte, et celui-ci trouva moyen
     d'en donner des preuves jusque dans les faveurs qu'il lui accorda.�

Par tout ce qui pr�c�de, il est facile de comprendre que les opinions et
les sympathies de la famille de Mme R�camier et celles de ses amis
personnels formaient autour d'elle une atmosph�re qui, de jour en jour
et d'�v�nement en �v�nement, la pla�ait parmi les personnes les moins
favorables � l'ambition et � l'�l�vation supr�me de Bonaparte.
L'arrestation de M. Bernard avait commenc� � mettre dans les rapports de
Mme R�camier avec la famille du premier consul une nuance, l�g�re
encore, de refroidissement. Elle voyait toujours Mme Bacciocchi et
surtout sa soeur Caroline, qu'elle avait connue tr�s-jeune chez Mme
Campan. Caroline Bonaparte, Mme Murat, de toutes les soeurs de Napol�on,
�tait celle qui avait le plus de ressemblance de caract�re avec lui.
Elle n'�tait point aussi r�guli�rement belle que sa soeur Pauline, mais
elle avait bien le type napol�onien; elle �tait d'une fra�cheur �
�blouir; son intelligence �tait prompte, sa volont� imp�rieuse, et le
contraste de la gr�ce un peu enfantine de son visage avec la d�cision de
son caract�re faisait d'elle une personne extr�mement attrayante. Elle
venait de se marier, et continuait, comme elle l'avait fait �tant jeune
fille, � venir � toutes les f�tes de la rue du Mont-Blanc.

Dans la disposition d'�me o� �tait Mme R�camier, son indignation pour
�tre muette n'en �tait pas moins vive. Cependant sa vie ext�rieure �tait
la m�me; son salon continuait � r�unir et les amis et les adversaires du
pouvoir nouveau, et Fouch�, alors ministre de la police, y venait
particuli�rement avec assiduit�. Au moment de son av�nement au tr�ne
imp�rial, Napol�on cherchait � rattacher � sa nouvelle cour tout ce qui
pouvait, en quelque genre que ce f�t, lui donner du lustre et en
rehausser l'�clat. On �tait dans l'�t� de 1805: Juliette recevait, s'il
�tait possible, plus de monde encore que les ann�es pr�c�dentes au
ch�teau de Clichy. Fouch� multipliait ses visites, et Mme R�camier, tout
en s'�tonnant qu'un homme surcharg� d'affaires e�t le loisir de venir
aussi fr�quemment � la campagne, mettait � profit le cr�dit dont il
disposait pour venir en aide � quelques-uns des malheureux en grand
nombre qui s'adressaient � elle.

Un jour, Fouch�, qui ne voyait Mme R�camier qu'au milieu d'un cercle
sans cesse renouvel�, sollicita d'elle un entretien particulier; elle
lui r�pondit en l'engageant � d�jeuner pour le lendemain, et promit que
s'il venait de bonne heure, elle le recevrait un moment dans son
appartement particulier avant qu'on se m�t � table. Le ministre de la
police arriva de fort bonne heure, et fut admis en t�te � t�te chez Mme
R�camier.

Dans la conversation qu'il eut avec elle, il insista avec une apparence
d'int�r�t tr�s-marqu� sur le regret qu'il �prouvait en voyant petit �
petit s'accro�tre la nuance d'opposition qui, depuis l'�poque de
l'arrestation de M. Bernard, avait r�gn� dans le salon de sa fille.

Cette opposition que rien ne motivait, car le premier consul avait �t�
bien indulgent pour M. Bernard, avait vivement bless� Napol�on, et
Fouch� engageait fortement Mme R�camier � �viter toutes les occasions de
montrer une hostilit� dont l'empereur finirait par s'irriter.

Une autre femme, jeune, brillante, consid�rable par l'�l�vation de son
rang et le puissant appui de ses alliances, la duchesse de Chevreuse,
avait, comme Mme R�camier, montr� plus que de la froideur pour le nouvel
empire que venait de fonder un h�ros. L'empereur avait promptement fait
cesser ces r�sistances f�minines, et rappel� � la hautaine duchesse, par
une de ses brusques sorties, l'origine des grands biens de la famille de
Luynes et la possibilit� d'une nouvelle confiscation.

�Eh bien, ajoutait Fouch�, la maison de Luynes et les Montmorency, leurs
alli�s, ont �t� trop heureux de faire accepter � la duchesse de
Chevreuse une place de dame du palais de l'imp�ratrice. L'empereur,
depuis le jour d�j� �loign� o� il vous a rencontr�e, ne vous a ni
oubli�e ni perdue de vue; soyez prudente, et ne le blessez point.�

Mme R�camier, un peu surprise de ces conseils, remercia le ministre de
son int�r�t, protesta qu'elle �tait fort �trang�re � la politique, mais
qu'une chose lui serait impossible, abandonner ses amis et se s�parer
d'eux. La conversation n'alla pas plus loin ce jour-l�.

Quelque temps apr�s, Fouch� se promenant avec Mme R�camier dans le parc
de Clichy, lui dit en souriant: �Devineriez-vous avec qui j'ai parl� de
vous hier au soir pendant pr�s d'une heure? avec l'empereur.--Mais il me
conna�t � peine?--Depuis le jour o� il vous a rencontr�e, il ne vous a
jamais oubli�e, et quoiqu'il se plaigne que vous vous rangiez parmi ses
ennemis, il n'accuse point vos sentiments personnels, mais vos amis.�
Fouch� insista pour que Mme R�camier lui f�t conna�tre ses dispositions
r�elles envers l'empereur. Elle r�pondit avec franchise que d'abord elle
s'�tait sentie attir�e vers lui par l'attrait de sa gloire, l'�clat de
son g�nie, et les services qu'il avait rendus � la France; qu'en le
rencontrant et le voyant de pr�s, la gr�ce et la simplicit� de ses
mani�res avaient ajout� une impression aimable � une admiration
pr�con�ue; mais que la pers�cution exerc�e par le premier consul sur ses
amis, la catastrophe du duc d'Enghien, l'exil de Mme de Sta�l, le
bannissement de Moreau, avaient froiss� toutes ses sympathies et arr�t�
l'�lan qui la portait vers lui.

Fouch�, sans tenir compte du peu de sympathie que lui exprimait Mme
R�camier, aborda alors r�sol�ment le sujet qui l'amenait. Il engageait
la belle Juliette � demander une place � la cour, et prenait sur lui
d'assurer que cette place serait imm�diatement accord�e.

Cette ouverture inattendue frappa Mme R�camier de surprise, car elle
sentait une invincible r�pugnance pour le parti qui lui �tait offert;
mais promptement remise de ce premier trouble, elle dit au ministre que
tout devait la porter � refuser une offre semblable, quelque flatteuse
qu'elle f�t: la simplicit� de ses go�ts, une timidit� excessive que la
fr�quentation du monde n'avait point fait dispara�tre, sa passion
d'ind�pendance, sa position sociale. Celle de l'homme dont elle portait
le nom, en la condamnant � une repr�sentation continuelle, lui imposait
des devoirs de ma�tresse de maison, impossibles � concilier avec
l'exactitude et le temps qu'exige le service d'une princesse.

Fouch� sourit et protesta que la place laisserait une enti�re libert�;
puis, saisissant avec finesse le seul c�t� par lequel une situation � la
cour pouvait s�duire une �me g�n�reuse, il parla des services �minents
qu'on pouvait rendre aux opprim�s de toutes les classes: sur combien
d'injustices ne serait-il pas possible d'�clairer la religion de
l'empereur! Il insistait sur l'ascendant qu'une femme d'une �me noble et
d�sint�ress�e, dou�e d'agr�ments comme ceux dont la nature avait combl�
Mme R�camier, pouvait et devait prendre sur l'esprit de l'empereur. �Il
n'a pas encore, ajoutait-il, rencontr� de femme digne de lui, et nul ne
sait ce que serait l'amour de Napol�on s'il s'attachait � une personne
pure: assur�ment, il lui laisserait prendre sur son �me une grande
puissance qui serait toute bienfaisante.�

Fouch� s'animait de plus en plus, et ne s'apercevait pas du d�go�t avec
lequel il �tait �cout�. Mme R�camier crut ne devoir repousser que par la
plaisanterie les r�ves romanesques complaisamment d�roul�s par le
ministre de la police. Mais cette conversation lui laissa une vive et
juste inqui�tude; elle n'en fit part qu'� Mathieu de Montmorency,
incertaine qu'elle restait encore si les propositions que le duc
d'Otrante lui avait faites venaient de lui seul ou �taient
l'accomplissement d'un ordre du ma�tre. Mathieu de Montmorency conseilla
beaucoup de prudence et de r�serve, et partagea toutes les anxi�t�s de
son amie.

� quelques jours de l�, pour r�pondre � un gracieux message de Mme
Murat, alors �tablie � Neuilly, Mme R�camier alla lui faire une visite;
accueillie par elle avec le plus aimable empressement, elle accepta la
proposition instamment faite de d�jeuner � Neuilly avec elle le
surlendemain. Au jour fix�, Mme R�camier trouva, en arrivant chez la
princesse Caroline, Fouch� qu'elle ne s'attendait gu�re � y voir. Apr�s
le d�jeuner, la princesse eut la fantaisie de passer dans l'�le, o� l'on
jouirait plus facilement, disait-elle, d'un moment de solitude et de
conversation intime. Le ministre de la police fut admis en tiers, et,
apr�s l'�change de quelques propos sur des sujets divers et
indiff�rents, il ramena le sujet qui lui tenait au coeur.

Il raconta � Mme Murat les instances qu'il faisait aupr�s de Mme
R�camier, et la r�sistance qu'elle opposait � l'id�e d'accepter une
place parmi les dames du palais. La princesse, qu'elle conn�t ou qu'elle
ignor�t un projet qu'on paraissait lui apprendre, en saisit la pens�e
avec joie, appuya de mille arguments l'avis de Fouch�, et finit par
dire, avec le ton d'une amiti� sinc�re, que si Mme R�camier acceptait un
titre de dame du palais, elle entendait et demandait que ce f�t aupr�s
d'elle.

Les maisons des princesses ayant �t� mises par Napol�on sur le m�me pied
que celle de l'imp�ratrice, le rang �tait semblable chez les unes et
chez les autres. Mme Murat ajouta qu'elle se f�liciterait d'un
arrangement qui rapprocherait d'elle une personne pour laquelle elle
avait toujours eu le go�t le plus vif; et d'ailleurs c'�tait le moyen de
se mettre � l'abri des susceptibilit�s jalouses de l'imp�ratrice
Jos�phine, qui ne verrait pas sans ombrage aupr�s de sa personne une si
brillante et si belle dame du palais.

Au moment de se s�parer, la princesse rappela avec gr�ce � Mme R�camier
l'admiration qu'elle lui connaissait pour Talma, et mit � sa disposition
sa loge du Th��tre-Fran�ais. �Vous savez que c'est une loge
d'avant-sc�ne; on y jouit tr�s-bien du jeu de la physionomie des
acteurs.� Cette loge �tait en face de celle de l'empereur. Le lendemain
un petit billet, ainsi con�u, mettait en effet la loge de Mme Murat aux
ordres de Mme R�camier.

     �Neuilly, 22 vend�miaire.

     �Son Altesse Imp�riale la princesse Caroline pr�vient
     l'administration du Th��tre-Fran�ais qu'� dater de ce jour jusqu'�
     nouvel ordre, sa loge doit �tre ouverte � Madame R�camier et � ceux
     qui se pr�senteraient avec elle ou de sa part. Ceux m�me de la
     maison des princesses, qui n'y seraient pas admis ou appel�s par
     Madame R�camier, cessent de ce moment d'avoir le droit de s'y
     pr�senter.

     �Le secr�taire des commandements de la princesse Caroline,

     �CH. DE LONGCHAMPS.�

Mme R�camier profita deux fois de la loge. Hasard ou volont�, l'empereur
assista � ces deux repr�sentations, et mit une persistance tr�s-affich�e
� braquer sa lorgnette sur la femme plac�e vis-�-vis de lui. L'attention
des courtisans, si �veill�e sur les moindres mouvements du ma�tre, ne
pouvait manquer de s'emparer de cette circonstance: on en conclut et on
r�p�ta que Mme R�camier allait jouir d'une haute faveur.

Cependant Fouch� n'abandonnait pas sa n�gociation; il n'y mettait m�me
plus de myst�re, et plus d'une fois il parla du projet d'attacher Mme
R�camier � la cour devant Lemontey, devant le g�n�ral de Valence et
devant M. de Montmorency. On peut croire combien ce dernier �tait oppos�
� un tel projet. Enfin un certain jour Fouch� arrive � Clichy, l'oeil
�panoui, et, ayant pris la ma�tresse de la maison � part, il lui dit:
�Vous ne m'opposerez plus de refus; ce n'est plus _moi_, c'est
l'empereur lui-m�me qui vous propose une place de dame du palais, et
j'ai l'ordre de vous l'offrir en son nom.� Fouch� croyait si peu le
refus possible, en effet, qu'il n'attendit point de r�ponse et se m�la
au groupe de quelques personnes pr�sentes.

Les choses arriv�es � ce terme, Mme R�camier ne pouvait tarder � faire
conna�tre � son mari l'offre qui lui �tait faite et sa r�pugnance
invincible � l'accepter. Lorsque M. R�camier vint � son ordinaire d�ner
� Clichy, elle eut avec lui une courte conversation. Il entra sans
difficult� dans les sentiments qu'elle exprimait, et lui laissa la plus
enti�re libert� de les suivre. Assur�e de n'�tre pas d�savou�e par M.
R�camier, elle attendit avec plus de tranquillit� le retour de Fouch�.

De quelque pr�caution oratoire qu'elle envelopp�t son refus, quelque
reconnaissance qu'elle exprim�t, Mme R�camier ne put adoucir pour Fouch�
le d�pit de voir son plan renvers�. Il changea de visage, et, emport�
par la col�re, �clata en reproches contre les amis de Juliette, et
surtout contre Mathieu de Montmorency, qu'il accusait avoir contribu� �
pr�parer cet _outrage_ � l'empereur. Il fit un morceau contre _la caste
nobiliaire_ pour laquelle, ajouta-t-il, l'_empereur avait une indulgence
fatale_, et il quitta Clichy pour n'y plus revenir.

Mme R�camier n'eut � partir de ce moment aucun rapport de soci�t� avec
Fouch�. Huit ans plus tard, en 1813, elle se retrouva � Terracine, avec
le duc d'Otrante, sur la route de Naples; je raconterai dans quelle
circonstance.

L'impression p�nible que cette basse n�gociation avait produite sur
l'esprit de la belle Juliette ne tarda pas � s'effacer, et elle crut que
puisqu'elle consentait � l'oublier, nul n'avait le droit d'en conserver
du ressentiment.

Jamais sa vie mondaine n'avait �t� plus brillante, jamais les affaires
de M. R�camier n'avaient paru plus prosp�res et n'avaient �t� plus
�tendues; le cr�dit de sa maison �tait immense, et il occupait sans
contestation le premier rang parmi les financiers de l'�poque; pourtant
cette existence si riche et si anim�e �tait loin de faire le bonheur de
celle � laquelle on l'enviait. Les affections qui sont la v�ritable
f�licit� et la vraie dignit� de la femme lui manquaient: elle n'�tait ni
�pouse ni m�re, et son coeur d�sert, avide de tendresse et de d�vouement,
cherchait un aliment � ce besoin d'aimer dans les hommages d'une
admiration passionn�e dont le langage plaisait � ses oreilles.

� propos de la sorte d'isolement dans lequel s'�tait �coul� sa vie, M.
Ballanche lui �crivait un jour, dans le langage mystique dont il
rev�tait habituellement sa pens�e:

     �Ce qu'il y a eu de s�par� dans votre existence n'est pas ce qui
     vous e�t le mieux convenu, si vous en aviez eu le choix. Le ph�nix,
     oiseau merveilleux, mais solitaire, s'ennuyait beaucoup, dit-on. Il
     se nourrissait de parfums et vivait dans la r�gion la plus pure de
     l'air; et sa brillante existence se terminait sur un b�cher de bois
     odorif�rants, dont le soleil allumait la flamme. Plus d'une fois,
     sans doute, il envia le sort de la blanche colombe, parce qu'elle
     avait une compagne semblable � elle.

     �Je ne veux point vous faire meilleure que vous n'�tes:
     l'impression que vous produisez, vous la sentez vous-m�me, vous
     vous enivrez des parfums que l'on br�le � vos pieds. Vous �tes ange
     en beaucoup de choses, vous �tes femme en quelques-unes.�

En l'absence d'une r�alit� � laquelle ses principes, sa puret�, le
rigide sentiment du devoir ne lui permettaient pas de s'abandonner, Mme
R�camier en poursuivait le fant�me dans les passions qu'elle inspirait.
L'effet ordinaire de la coquetterie chez les femmes, c'est l'aridit� du
coeur, et elle donne presque toujours le droit de les supposer �go�stes;
pour Mme R�camier, il entrait dans son d�sir de plaire bien plus d'envie
d'�tre aim�e que d'�tre admir�e, et la bont�, la sympathie de son coeur
�taient si sinc�res, que tous les hommes qui furent �pris d'elle et dont
elle repoussa les voeux, loin de lui garder rancune, devinrent pour elle
autant d'amis inalt�rablement d�vou�s. Au reste, Mme R�camier trouvait
dans la charit� des satisfactions plus r�elles, plus dignes de son �me
�lev�e que ne pouvaient lui en fournir les dangereux succ�s de sa
beaut�.

Sa g�n�rosit� �tait sans bornes, et ce n'�tait pas seulement de son
argent qu'elle faisait aum�ne; tout malheureux avait droit � son
int�r�t: sa gr�ce, sa politesse la suivaient dans ses rapports avec les
plus humbles, les plus rebutantes mis�res. Elle donnait beaucoup, et
elle faisait beaucoup donner; elle employait tous les moyens d'influence
et de cr�dit qui s'attachent � une grande existence, � secourir des
infortunes, � prot�ger des gens sans appui. C'�tait le seul moyen,
disait-elle, de rendre les petits devoirs de la soci�t� supportables que
de les utiliser ainsi; il fallait faire du monde non point un _but_ mais
un _moyen_.

Aid�e par les conseils de M. et de Mme de G�rando, si experts dans la
pratique de la charit�, elle avait fond�, sur la paroisse de
Saint-Sulpice, au temps de l'opulence de M. R�camier, une �cole de
jeunes filles qui devint bient�t si nombreuse que les seules ressources
de la charit� priv�e ne pouvaient la soutenir. On eut recours aux
souscriptions.

La lettre que Mme de G�rando �crivait � la belle Juliette, alors �
Auxerre aupr�s Mme de Sta�l, pour lui rendre compte de l'�tat de
l'�cole, ne semblera pas, je crois, d�pourvue d'int�r�t.

     �Paris, ce 13 octobre 1806.

     �On m'avertit, ch�re amie, qu'Eug�ne[10] part � l'instant; j'en
     profite pour vous remercier de votre bonne lettre et vous dire ce
     que nous avons fait pour nos pauvres enfants. On m'a remis les
     douze cents francs; j'en ai pay� deux mois de nourriture, le
     quartier des ma�tresses, celui du loyer.

     �Mon mari a �crit lui-m�me � nombre de personnes de sa connaissance
     pour leur proposer � chacune une souscription de cent �cus par an,
     que la plupart ont accept�e.

     �En voici la liste, en y joignant ceux sur lesquels nous comptons
     encore. Je mets en t�te ceux qui sont d�j� engag�s.

          Mathieu de Montmorency.          300 fr.

          Scipion P�rier.                  300

          Doumerc.                         300

          Mme Michel.                      300

          Nous.                            300

          M. de Champagny (2 souscript.).  600

          Le ministre de l'int�rieur.      300

                                         2.400 fr.

     �Nous comptons encore:

          Sur Mme de Sta�l                 300 fr.

          M. de Dalberg                    300

          Mme Clarke                       300

          M. Ternaux                       300

     �Mon mari vous prie maintenant de voir avec Mme de Sta�l dans les
     personnes de votre soci�t� quelles sont celles qui accepteraient
     une de ces souscriptions de cent �cus, et nous aurons alors le
     bonheur de n'abandonner aucune des enfants dont nous nous sommes
     charg�s d�s l'origine, ce qui fait avec celles qui sont d�j�
     sorties et plac�es plus de soixante individus qui vous devront leur
     moralit�, leurs talents et leur pain. Cette pens�e, ch�re amie,
     console de bien des peines et de bien des injustices, elle donne le
     courage de continuer sans s'embarrasser des jugements humains.

     �J'�crirai � Mme de Sta�l au premier jour; je veux la remercier de
     ses bont�s.

     �Adieu, mon amie, donnez-moi de vos nouvelles et que je n'ignore
     rien de ce qui vous int�resse ni de vos desseins.

     �ANNETTE DE G�RANDO.�

Aux souscriptions de cent �cus, Mme R�camier ajoutait des dons qu'on
n'osait refuser � sa gracieuse tyrannie.

L'amiral Decr�s lui envoyait mille francs avec ce billet.

     21 mars.

     �J'ob�is, Madame, � vos ordres, et j'envoie mille francs � vos trop
     heureuses pupilles. Mais j'observerais que vous m'avez tax� comme
     un fermier g�n�ral, si le bonheur de faire quelque chose qui vous
     est agr�able n'effa�ait pas le sentiment de ce l�ger sacrifice.

     �Je mets � vos pieds mes hommages et ma personne.

     �DECR�S�.

Un samedi de l'automne de cette m�me ann�e 1806, M. R�camier vint
trouver sa jeune femme; sa figure �tait boulevers�e, et il semblait
m�connaissable. Il lui apprit que, par suite d'une s�rie de
circonstances, au premier rang desquelles il pla�ait l'�tat politique et
financier de l'Espagne et de ses colonies, sa puissante maison de banque
�prouvait un embarras qu'il esp�rait encore ne devoir �tre que
momentan�. Il aurait suffi que la Banque de France f�t autoris�e �
avancer un million � la maison R�camier, avance en garantie de laquelle
on donnerait de tr�s-bonnes valeurs, pour que les affaires suivissent
leur cours heureux et r�gulier; mais si ce pr�t d'un million n'�tait pas
autoris� par le gouvernement, le lundi suivant, quarante-huit heures
apr�s le moment o� M. R�camier faisait � sa femme l'aveu de sa
situation, on serait contraint de suspendre les paiements.

Dans cette terrible alternative, tout l'optimisme de M. R�camier l'avait
abandonn�. Il avait compt� sur l'�nergie de sa jeune compagne et lui
demanda de faire sans lui, dont l'abattement serait trop visible, le
lendemain dimanche les honneurs d'un grand d�ner qu'il importait de ne
pas contremander afin de ne pas donner l'alarme sur la position o� l'on
se trouvait. Quant � lui, plus mort que vif, il allait partir pour la
campagne o� il resterait jusqu'� ce que la r�ponse de l'empereur f�t
connue. Si elle �tait favorable, il reviendrait; si elle ne l'�tait
point, il laisserait s'�couler quelques jours et s'apaiser la premi�re
explosion de la surprise et de la malveillance.

Ce fut un rude coup et un terrible r�veil qu'une communication de ce
genre pour une personne de vingt-cinq ans. Depuis sa naissance, Juliette
avait �t� entour�e d'aisance, de bien-�tre, de luxe: mari�e encore
enfant � un homme dont la fortune �tait consid�rable, on ne lui avait
jamais non-seulement _demand�_, mais jamais _permis_ de s'occuper d'un
d�tail de m�nage ou d'un calcul d'argent. Sa toilette et ses bonnes
oeuvres formaient sa seule comptabilit�: gr�ce � la simplicit� extr�me
qu'elle mettait dans l'�l�gance de son ajustement, si ses charit�s
�taient consid�rables, elles ne d�pass�rent jamais la somme mise chaque
mois � sa disposition.

Apr�s le premier �tourdissement que ne pouvait manquer de lui causer la
nouvelle qu'elle recevait, Juliette, rassemblant ses forces et
envisageant ses nouveaux devoirs, chercha � rendre un peu de courage �
M. R�camier, mais vainement. L'anxi�t� de sa situation, la pens�e de
l'honneur de son nom compromis, la ruine possible de tant de personnes
dont le sort d�pendait du sien, c'�taient l� des tortures que son
excellente et faible nature n'�tait pas capable de surmonter; il �tait
an�anti. M. R�camier partit pour la campagne dans le paroxysme de
l'inqui�tude. Le grand d�ner eut lieu, et nul, au milieu du luxe qui
environnait cette belle et souriante personne, ne put deviner l'angoisse
que cachait son sourire et sur quel ab�me �tait plac�e la maison dont
elle faisait les honneurs avec une si compl�te apparence de
tranquillit�. Mme R�camier a souvent r�p�t� depuis qu'elle n'avait cess�
pendant toute cette soir�e de se croire la proie d'un horrible r�ve, et
que la souffrance morale qu'elle endura �tait telle que les objets
mat�riels eux-m�mes prenaient, aux yeux de son imagination �branl�e, un
aspect �trange et fantastique.

Le pr�t d'un million qui semblait une chose si naturelle fut durement
refus�, et le lundi matin les bureaux de la maison de banque ne
s'ouvrirent point aux paiements.

Mme R�camier ne se dissimula point que la malveillance et le
ressentiment personnel de l'empereur � son �gard avaient contribu� au
refus du secours qui aurait sauv� la maison de son mari. Elle accepta
sans plaintes, sans ostentation, avec une sereine fermet� le
bouleversement de sa fortune, et montra dans cette cruelle circonstance
une promptitude et une r�solution qui ne se d�mentirent dans aucune des
�preuves de sa vie.

Le retentissement de cette catastrophe fut immense: un grand nombre de
maisons secondaires se trouv�rent entra�n�es dans la chute de la
puissante maison � laquelle leurs op�rations �taient li�es. M. R�camier
fit � ses cr�anciers l'abandon de tout ce qu'il poss�dait, et re�ut
d'eux un t�moignage honorable de leur confiance et de leur estime: il
fut mis par eux � la t�te de la liquidation de ses affaires. Sa noble et
courageuse femme fit vendre jusqu'� son dernier bijou. On se d�fit de
l'argenterie, l'h�tel de la rue du Mont-Blanc fut mis en vente; et comme
il pouvait ne pas se pr�senter imm�diatement un acqu�reur pour un
immeuble de cette importance, Mme R�camier quitta son appartement et ne
se r�serva qu'un petit salon au rez-de-chauss�e dont les fen�tres
ouvraient sur le jardin. Le grand appartement fut lou� meubl� au prince
Pignatelli, puis au comte Palffy, et enfin vendu le 1er septembre 1808 �
M. Mosselmann.

Il faut faire honneur � la soci�t� fran�aise en rappelant de quels
hommages elle entoura une infortune si peu m�rit�e. Mme R�camier se vit
l'objet de l'int�r�t et du respect universels; on assi�geait sa porte,
et chacun, en s'y inscrivant, voulait s'honorer de sa sympathie pour un
revers �clatant noblement support�. Mme de Sta�l �crivait � Mme R�camier
dans cette circonstance:

     Gen�ve, 17 novembre 1806.

     �Ah! ma ch�re Juliette, quelle douleur j'ai �prouv�e par l'affreuse
     nouvelle que je re�ois! que je maudis l'exil qui ne me permet pas
     d'�tre aupr�s de vous, de vous serrer contre mon coeur!

     �Vous avez perdu tout ce qui tient � la facilit�, � l'agr�ment de
     la vie, mais s'il �tait possible d'�tre plus aim�e, plus
     int�ressante que vous ne l'�tiez, c'est ce qui vous serait arriv�.
     Je vais �crire � M. R�camier que je plains et que je respecte. Mais
     dites-moi, serait-ce un r�ve que l'esp�rance de vous recevoir ici
     cet hiver? si vous vouliez, trois mois pass�s dans un cercle �troit
     o� vous seriez passionn�ment soign�e... Mais � Paris aussi vous
     inspirez ce sentiment. Enfin, au moins, � Lyon ou jusqu'� mes
     _quarante lieues_, j'irai pour vous voir, pour vous embrasser, pour
     vous dire que je me suis senti pour vous plus de tendresse que pour
     aucune femme que j'aie jamais connue. Je ne sais rien vous dire
     comme consolation, si ce n'est que vous serez aim�e et consid�r�e
     plus que jamais et que les admirables traits de votre g�n�rosit� et
     de votre bienfaisance seront connus malgr� vous par ce malheur,
     comme ils ne l'auraient jamais �t� sans lui.

     �Certainement en comparant votre situation � ce qu'elle �tait, vous
     avez perdu; mais s'il m'�tait possible d'envier ce que j'aime, je
     donnerais bien tout ce que je suis pour �tre vous. Beaut� sans
     �gale en Europe, r�putation sans tache, caract�re fier et g�n�reux,
     quelle fortune de bonheur encore dans cette triste vie o� l'on
     marche si d�pouill�! Ch�re Juliette, que notre amiti� se resserre,
     que ce ne soit plus simplement des services g�n�reux qui sont tous
     venus de vous, mais une correspondance suivie, un besoin r�ciproque
     de se confier ses pens�es, une vie ensemble. Ch�re Juliette, c'est
     vous qui me ferez revenir � Paris, car vous serez toujours une
     personne toute-puissante, et nous nous verrons tous les jours, et
     comme vous �tes plus jeune que moi, vous me fermerez les yeux, et
     mes enfants seront vos amis. Ma fille a pleur� ce matin de mes
     larmes et des v�tres. Ch�re Juliette, ce luxe qui vous entourait,
     c'est nous qui en avons joui, votre fortune a �t� la n�tre, et je
     me sens ruin�e parce que vous n'�tes plus riche. Croyez-moi, il
     reste du bonheur quand on sait se faire aimer ainsi. Benjamin veut
     vous �crire, il est bien �mu. Mathieu m'�crit sur vous une lettre
     bien touchante. Ch�re amie, que votre coeur soit calme au milieu de
     ces douleurs; h�las! ni la mort ni l'indiff�rence de vos amis ne
     vous menacent, et voil� les blessures �ternelles. Adieu, cher ange,
     adieu. J'embrasse avec respect votre visage charmant.

     �NECKER DE STA�L-HOLSTEIN[11].�

Junot, duc d'Abrant�s, qui professait pour la belle Juliette une amiti�
tr�s-exalt�e, vint peu de temps apr�s passer quelques jours � Paris.
T�moin de la catastrophe qui frappait une victime si inoffensive, et en
m�me temps de la sympathie vive et respectueuse qu'elle excitait, il
rejoignit l'empereur en Allemagne. Encore �mu de ce qu'il avait vu et de
ce qu'il ressentait lui-m�me, il en parla � Napol�on avec d�tail;
celui-ci l'interrompant d'un ton d'humeur: �On ne rendrait pas tant
d'hommages, dit-il, � la veuve d'un mar�chal de France, mort sur le
champ de bataille!�

Bernadotte �tait aussi en Allemagne au moment o� ces revers de fortune
atteignirent Mme R�camier; il lui �crivait:

LE MAR�CHAL BERNADOTTE � Mme R�CAMIER.

     �Une foulure � la main droite m'a d'abord emp�ch� de r�pondre �
     votre lettre. � peine �tais-je remis que les op�rations ont
     recommenc�; j'ai �t� frapp� d'une balle � la t�te; cette blessure
     m'a retenu un mois dans mon lit.

     �Je suis loin de m�riter les reproches que vous me faites; le
     g�n�ral Junot peut �tre mon t�moin. J'appris le commencement de vos
     malheurs par lui, la veille de la bataille d'Austerlitz[12]; je le
     quittai � onze heures du soir en l'assurant qu'en rentrant � mon
     bivouac j'allais vous �crire; il me chargea de mille choses pour
     vous: la t�te et le coeur remplis de votre position, je vous peignis
     toute la peine que me causait le renversement de votre fortune. En
     vous parlant, en m'occupant de vous, je pensais que je devais
     contribuer, au cr�puscule du jour, � d�cider du sort du monde; ma
     lettre fut recommand�e � la poste, elle a d� vous �tre remise.
     Quand l'amiti�, la tendresse et la sensibilit� enflamment une �me
     aimante, tout ce qu'elle exprime est profond�ment senti. Je n'ai
     pas cess� depuis de vous adresser mes voeux et mes souhaits, et,
     quoique n� pour vous aimer toujours, je n'ai pas d� hasarder de
     vous fatiguer par mes lettres. Adieu; si vous pensez encore � moi,
     songez que vous �tes ma principale id�e et que rien n'�gale les
     tendres et doux sentiments que je vous ai vou�s.

     �BERNADOTTE.�

C'est aussi � dater de ce renversement de sa fortune que la liaison
tr�s-agr�able, mais sans intimit�, qui existait entre Mme R�camier et
Mme la comtesse de Boigne devint pour l'une et pour l'autre une
affection v�ritable. Mme de Boigne, plus jeune de quelques ann�es, �tait
depuis trois ou quatre ans seulement fix�e � Paris avec son p�re et sa
m�re, le marquis et la marquise d'Osmond; elle avait �pous�, en
Angleterre o� ses parents avaient �migr�, le g�n�ral de Boigne qui
revenait des Indes o� il avait acquis une fortune colossale. Mme de
Boigne avait une beaut� �minemment distingu�e; elle �tait blonde, et sa
soyeuse chevelure de la plus belle nuance cendr�e e�t envelopp�
jusqu'aux pieds sa d�licate personne. Elle �tait excellente musicienne;
sa voix �tait si �tendue et si brillante que j'ai entendu Mme R�camier
la comparer � celle de Mme Catalani.

Malgr� les grandes qualit�s qui se rencontr�rent dans le caract�re du
g�n�ral de Boigne et qui ont fait de lui le bienfaiteur g�n�reux et
intelligent de Chamb�ry, sa ville natale, la rudesse des moeurs et la
vulgarit� des habitudes de ce nabab ne devaient gu�re convenir � la
compagne qu'il s'�tait donn�e et qu'il avait choisie d'un sang et d'un
rang trop diff�rents du sien. D'un commun consentement, Mme de Boigne
vivait � Paris avec ses parents et ne passait en Savoie que quelques
semaines chaque ann�e. Sa naissance, ses relations, ses go�ts, les
traditions de sa famille la pla�aient tout naturellement et beaucoup
plus exclusivement que Mme R�camier dans la soci�t� de l'opposition.
Avant de se lier avec elle d'une amiti� qui devint �troite, Mme R�camier
avait pour sa personne et pour sa soci�t� un go�t r�el: elle aimait cet
esprit solide et charmant, cette malice pleine de raison, la parfaite
distinction de ses mani�res et jusqu'� cette l�g�re nuance de d�dain qui
rendaient sa bienveillance un peu exclusive et son suffrage plus
flatteur.

La dignit� sans ostentation, le courage simple que dans des
circonstances p�nibles montrait une personne que tant d'hommages avaient
environn�e sans la g�ter, firent sur Mme de Boigne une impression
profonde; elle se rapprocha de plus en plus de Mme R�camier, et le coeur
de celle-ci, vivement touch� d'un int�r�t aussi d�licat, y r�pondit par
un sentiment tr�s-affectueux. La nature de Mme de Boigne �tait moins
tendre, mais elle �tait aussi fid�le que celle de sa nouvelle amie, et
la mort seule a rompu le lien d'affection qui tant d'ann�es les unit
l'une � l'autre.

Une autre amiti�, non moins ch�re, non moins constante, datait aussi,
pour Mme R�camier, de cette p�nible �poque des revers de fortune. Un
jeune auditeur au conseil d'�tat, devenu depuis un de nos plus c�l�bres
historiens, M. Prosper de Barante, n'avait point �t� jusque-l� pr�sent�
� la belle et brillante personne dont il entendait vanter partout
l'irr�sistible s�duction. Tant d'�clat et de bruit, loin de l'attirer,
lui causait un peu d'effroi; et ce ne fut qu'apr�s la perte de la
fortune de Mme R�camier qu'il sollicita de la conna�tre. Admis dans le
cercle intime et choisi dont elle s'entourait au sein de la retraite que
lui imposaient ces douloureuses circonstances, M. de Barante put
appr�cier, non-seulement sa beaut� tant c�l�br�e, mais la gr�ce de son
esprit et la candeur de son �me.

Mme R�camier, accoutum�e � vivre avec des intelligences sup�rieures et
juge fort d�licat de l'agr�ment de la conversation, fut extr�mement
frapp�e de celle de M. de Barante. La droiture et la noblesse des
sentiments de ce jeune homme, le mouvement plein de chaleur, de naturel
et de finesse de son esprit, lui inspir�rent une sympathie tr�s-vive.
Elle aimait � se rappeler cette apparition dans sa soci�t� de celui qui
devait y tenir une place importante, et dont l'amiti� fut aussi tendre
que durable.

La perte d'une grande position de fortune n'�tait pas le seul et ne fut
pas le plus cruel chagrin dont Mme R�camier devait �tre frapp�e dans
l'espace de quelques mois. D�j� depuis pr�s d'une ann�e la sant� de Mme
Bernard �tait gravement atteinte; une douloureuse maladie la retenait
�tendue, et r�clamait des soins de tous les moments, surtout un calme
d'esprit absolu. Juliette aimait sa m�re avec idol�trie, mais sa
tendresse m�me contribuait � lui faire illusion sur le danger de
souffrances qui la pr�occupaient sans cesse. Mme Bernard mettait
d'ailleurs une force d'�me singuli�re � entretenir des illusions et des
esp�rances que peut-�tre elle n'avait plus. Chaque jour elle se faisait
habiller et parer, et on la portait de son lit sur une chaise longue o�,
pour quelques heures, elle recevait encore un certain nombre de visites.
La ruine de M. R�camier porta le coup mortel � Mme Bernard: elle
succomba le 20 janvier 1807, trois mois apr�s la catastrophe qui avait
d�truit la brillante existence de sa fille.

M. de Montmorency adressait, dans ce triste moment, le billet suivant �
Mme R�camier.

     �Ce jeudi, 22 janvier.

     �Mon premier mouvement a �t� de passer hier chez vous. Je n'ai pas
     os� insister � la porte. J'ai respect� le besoin de solitude
     qu'avait votre douleur. Je sais comme elle a �t� vive, je sens
     comme elle est naturelle. Vous �tes bien s�re que je la partage,
     que je m'y associe du fond de l'�me; mais ne rejetez pas une
     consolation digne de vous, une de ces consolations qui restent
     encore apr�s les premiers moments: c'est le touchant exemple de
     pi�t� que nous a donn� celle que vous pleurez, et qui permet tant
     d'esp�rance sur son bonheur.

     �Croyez bien dans cette triste occasion � mon vrai et profond
     sentiment. J'irai encore ce soir essayer de vous l'exprimer, si
     vous voulez me recevoir, et si je ne suis pas assez enrou� pour ne
     pas pouvoir parler.

     �Il serait bien bon de me faire donner un mot de vos nouvelles.

     �MATHIEU.�

Elle recevait aussi de Mme de Sta�l ce mot plein d'�motion.

     24 janvier.

     �Ch�re amie, combien je souffre de votre malheur! combien je
     souffre de ne pas vous voir! n'est-il donc pas possible que je vous
     voie et faut-il donc que ma vie se passe ainsi? Je ne sais rien
     dire: je vous embrasse et je pleure avec vous.�




LIVRE II


Mme R�camier passa les six premiers mois du deuil de sa m�re dans une
profonde retraite, et la vivacit� de ses regrets semblait atteindre sa
sant�. Elle consentit pourtant � partir, au milieu de l'�t�, pour
Coppet, o� elle fut re�ue par Mme de Sta�l avec une enthousiaste amiti�.

Gen�ve comptait alors un h�te illustre: le prince Auguste de Prusse,
neveu du grand Fr�d�ric, fait prisonnier le 6 octobre 1806, au combat de
Saalfeld, o� son fr�re a�n� le prince Louis avait �t� tu�.

Sa grande jeunesse (il n'avait que vingt-quatre ans), la noblesse de ses
traits et de sa tournure empruntaient aux malheurs de son pays et de sa
maison, au deuil h�ro�que du fr�re aupr�s duquel il avait vaillamment
combattu, � sa situation pr�sente, une aur�ole d'int�r�t et de respect.

Le prince Auguste, pr�sent� � Mme de Sta�l, accepta avec reconnaissance
l'hospitalit� qu'elle lui offrit au ch�teau de Coppet, et il ne tarda
pas � devenir �perdument �pris de Mme R�camier.

Le prince Auguste �tait remarquablement beau, brave, chevaleresque; �
l'ardeur passionn�e de ses sentiments se joignaient une loyaut� et une
sorte de candeur toutes germaniques. Les revers et les humiliations
subis par son pays n'avaient fait que le p�n�trer d'un patriotisme plus
vif. On peut dire qu'il consacra sa vie enti�re � la gloire de la
Prusse, et mit dans l'accomplissement de ses devoirs militaires un
d�vouement et une t�nacit� qui ne se d�mentirent jamais. La passion
qu'il con�ut pour l'amie de Mme de Sta�l �tait extr�me; protestant et n�
dans un pays o� le divorce est autoris� par la loi civile et par la loi
religieuse, il se flatta que la belle Juliette consentirait � faire
rompre le mariage qui faisait obstacle � ses voeux, et il lui proposa de
l'�pouser. Trois mois se pass�rent dans les enchantements d'une passion
dont Mme R�camier �tait vivement touch�e, si elle ne la partageait pas.
Tout conspirait en faveur du prince Auguste: l'imagination de Mme de
Sta�l, facilement s�duite par tout ce qui �tait po�tique et singulier,
faisait d'elle un auxiliaire �loquent de l'amour du prince �tranger; les
lieux eux-m�mes, ces belles rives du lac de Gen�ve toutes peupl�es de
fant�mes romanesques, �taient bien propres � �garer la raison.

Mme R�camier �tait �mue, �branl�e: elle accueillit un moment la
proposition d'un mariage, preuve insigne, non-seulement de la passion,
mais de l'estime d'un prince de maison royale fortement p�n�tr� des
pr�rogatives et de l'�l�vation de son rang. Une promesse fut �chang�e.
La sorte de lien qui avait uni la belle Juliette � M. R�camier �tait de
ceux que la religion catholique elle-m�me proclame nuls. C�dant �
l'�motion du sentiment qu'elle inspirait au prince Auguste, Juliette
�crivit � M. R�camier pour lui demander la rupture de leur union. Il lui
r�pondit qu'il consentirait � l'annulation de leur mariage si telle
�tait sa volont�, mais faisant appel � tous les sentiments du noble coeur
auquel il s'adressait, il rappelait l'affection qu'il lui avait port�e
d�s son enfance, il exprimait m�me le regret d'avoir respect� des
susceptibilit�s et des r�pugnances sans lesquelles un lien plus �troit
n'e�t pas permis cette pens�e de s�paration; enfin il demandait que
cette rupture de leur lien, si Mme R�camier persistait dans un tel
projet, n'e�t pas lieu � Paris, mais hors de France o� il se rendrait
pour se concerter avec elle.

Cette lettre digne, paternelle et tendre, laissa quelques instants Mme
R�camier immobile: elle revit en pens�e ce compagnon des premi�res
ann�es de sa vie dont l'indulgence, si elle ne lui avait pas donn� le
bonheur, avait toujours respect� ses sentiments et sa libert�; elle le
revit vieux, d�pouill� de la grande fortune dont il avait pris plaisir �
la faire jouir, et l'id�e de l'abandon d'un homme malheureux lui parut
impossible. Elle revint � Paris � la fin de l'automne ayant pris sa
r�solution, mais n'exprimant pas encore ouvertement au prince Auguste
l'inutilit� de ses instances. Elle compta sur le temps et l'absence pour
lui rendre moins cruelle la perte d'une esp�rance � l'accomplissement de
laquelle il allait travailler avec ardeur en retournant � Berlin: car la
paix lui avait rendu sa libert�, et le roi de Prusse le rappelait aupr�s
de lui. Mme de Sta�l alla passer l'hiver � Vienne.

Le prince Auguste retrouvait son pays occup� par l'arm�e fran�aise, son
p�re, le prince Ferdinand, vieux et malade, plus accabl� encore par la
douleur que lui causaient la perte de son fils Louis et la situation de
la Prusse que par le poids des ann�es. Le jeune prince lui-m�me, tout
p�n�tr� qu'il f�t du sentiment des malheurs publics, n'en �tait point
distrait de sa passion pour Juliette: une correspondance suivie,
fr�quente, venait rappeler � la belle Fran�aise _ses serments_ et lui
peignait dans un langage touchant par sa parfaite sinc�rit� un amour
ardent que les obstacles ne faisaient qu'irriter. Le sentiment amer des
humiliations de son pays se m�le aux expressions de sa tendresse; il
sollicite l'accomplissement des promesses �chang�es, et demande avec
instance, avec pri�re, une occasion de se revoir.

Mme R�camier, peu de temps apr�s son retour � Paris, fit parvenir son
portrait au prince Auguste.

Il lui �crit le 24 avril 1808.

     �J'esp�re que ma lettre n� 31 vous est d�j� parvenue; je n'ai pu
     que vous exprimer bien faiblement le bonheur que votre derni�re
     lettre m'a fait �prouver, mais elle vous donnera une id�e de la
     sensation que j'ai ressentie en la lisant et en recevant votre
     portrait. Pendant des heures enti�res, je regarde ce portrait
     enchanteur, et je r�ve un bonheur qui doit surpasser tout ce que
     l'imagination peut offrir de plus d�licieux. Quel sort pourrait
     �tre compar� � celui de l'homme que vous aimerez?

     �Vous aurez vu par ma lettre pr�c�dente avec quelle impatience
     j'attends votre r�ponse qui d�terminera mon d�part pour
     Aix-la-Chapelle. Je ne puis assez me louer de l'accueil flatteur
     avec lequel j'ai �t� re�u par mon parent[13], sa femme[14] et tous
     les amis que j'ai retrouv�s ici. Apr�s une absence de pr�s de deux
     ans, j'ai enfin revu ma soeur[15]. Ce moment nous a rappel� de bien
     tristes souvenirs. Les malheurs domestiques viennent encore
     augmenter le chagrin que nous cause le malheur g�n�ral. Ma soeur
     vient de perdre une fille charmante: l'amiti� que je lui t�moigne
     contribue un peu � la distraire de sa douleur; elle est une des
     femmes les plus aimables que je connaisse, et je suis bien s�r
     qu'elle saurait vous appr�cier autant que vous le m�ritez. Adieu,
     ch�re Juliette, l'esp�rance de vous revoir bient�t me rend
     extr�mement heureux. Je vous conjure de me r�pondre promptement.

     �AUGUSTE.�

Il �tait difficile et peu prudent � un prince prussien de continuer une
correspondance avec une femme, objet de la surveillance active d'une
police ombrageuse. Le prince ne parle du roi de Prusse qu'en le nommant
_mon parent_, _mon cousin_, de la reine Louise qu'en disant _la femme de
mon cousin_; le gouvernement prussien est _notre maison de commerce_.
Dans une lettre o� il veut annoncer le choix du comte de Hardenberg
comme premier ministre, il dit: _Il s'est fait quelques changements
avantageux dans notre n�goce; on a pris un premier commis tr�s-bon, mais
cela ne donne que des esp�rances encore �loign�es_.

Mais tout en se flattant de semaine en semaine, de mois en mois, qu'il
pourra, ou s'aventurer sur le sol fran�ais, ou d�cider Mme R�camier �
venir soit � Carlsbad, soit � Toeplitz en pays allemand, les
impossibilit�s succ�dent pour lui aux impossibilit�s; le roi de Prusse
r�clame la coop�ration active de son cousin aux affaires militaires de
son royaume. Le roi de Prusse est � Erfurt, et le prince ne peut
s'�loigner pendant son absence; le roi s'oppose � ce qu'un prince de sa
maison aille sur le territoire fran�ais courir le risque d'�tre trait�
en prisonnier.

Le prince Auguste, bourrel� d'inqui�tudes, tomba malade; une affection
grave, la rougeole, le mit dans un grand danger. Mme R�camier, de son
c�t�, revenue dans sa famille, pesait avec plus de sang-froid et une
raison plus libre toutes les chances, toutes les s�ductions, tous les
inconv�nients de l'avenir qui lui �tait offert. P�n�tr�e de la plus
profonde reconnaissance pour la loyale tendresse et le d�vouement du
prince Auguste, elle sentait bien, en sondant son propre coeur, qu'elle
ne r�pondrait qu'imparfaitement � l'ardeur des sentiments qu'elle
inspirait, et sa d�licatesse se troublait � la pens�e d'accepter un
aussi consid�rable sacrifice d'un homme auquel elle ne rendrait pas en
�change un attachement �gal au sien. Ses scrupules religieux, que le
langage d'une passion profonde ne faisait point taire en pr�sence du
prince, s'�taient fortifi�s par la r�flexion; l'effet de la rupture de
son mariage sur le public l'�pouvantait, et l'id�e de quitter � jamais
son pays ne lui causait pas moins d'effroi.

Elle �crivit donc au prince Auguste une lettre qui devait lui �ter toute
esp�rance. �J'ai �t� frapp� de la foudre en recevant votre lettre,� lui
r�pondit-il; mais il n'accepta pas cet arr�t, ou du moins, il r�clama le
droit de revoir Juliette une derni�re fois.

Quatre ann�es s'�taient �coul�es ainsi, lorsqu'en 1811 il obtint enfin
de Mme R�camier un rendez-vous pour l'automne � Schaffhouse; mais des
circonstances plus fortes que la volont� humaine ne permirent point que
l'entrevue projet�e se r�alis�t: l'exil frappa Mme R�camier � son
arriv�e � Coppet. Le prince, qui l'avait vainement attendue, retourna en
Prusse, profond�ment bless� de ce qu'il prenait pour un manque de foi.
Il �tait venu en Suisse sans autorisation du roi, et �crivait � Mme de
Sta�l dans son indignation: �Enfin j'esp�re que ce trait me gu�rira du
fol amour que je nourris depuis quatre ans.� Mais bient�t instruit de la
pers�cution qu'on faisait subir � Mme R�camier, il se h�ta de lui
�crire:

     �Berne, le 26 septembre 1811.

     �Je viens d'apprendre par M. Schlegel que vous avez �t� exil�e �
     quarante lieues de Paris, et j'ai �t� sensiblement touch� de la
     peine que vous devez �prouver d'�tre s�par�e de presque tous vos
     amis. Si je pouvais suivre le penchant de mon coeur, je volerais
     aupr�s de vous pour t�cher d'adoucir votre peine en la partageant
     avec vous. Mais vous savez qu'un devoir, qui me para�t en ce moment
     plus que jamais difficile � remplir, me retient malheureusement
     loin de vous. Apr�s quatre ann�es d'absence, j'esp�rais enfin vous
     revoir, et cet exil semblait vous fournir un pr�texte pour aller en
     Suisse; mais vous avez cruellement tromp� mon attente. Ce que je ne
     puis concevoir, c'est que, ne pouvant ou ne voulant pas me revoir,
     vous n'ayez pas m�me daign� m'avertir, et m'�pargner la peine de
     faire inutilement une course de trois cents lieues. Je pars demain
     pour les hautes montagnes de l'Oberland et des Petits Cantons; la
     nature sauvage de ces pays sera d'accord avec la tristesse de mes
     pens�es dont vous �tes toujours l'unique objet. Si vous daignez
     enfin r�pondre � mes lettres, je vous prie d'adresser votre r�ponse
     � la ville que j'habite ordinairement et o� je compte retourner
     bient�t.�

Le prince Auguste ne cessa point de correspondre avec Mme R�camier
jusqu'� l'�poque o� il la revit � Paris, lorsqu'il vint dans cette ville
avec les arm�es alli�es en 1815. Il commandait alors l'artillerie
prussienne, et, sur sa route militaire, tout en faisant successivement
le si�ge de Maubeuge, de Landr�cies, de Philippeville, de Givet et de
Longwy, il ne manquait pas de lui �crire, au pied de chacune de ces
places et de son quartier g�n�ral, des billets tout remplis de passion
et de patriotisme prussien.

�Je commande,� lui mande-t-il, le 8 juillet 1815, de la tranch�e aupr�s
de Maubeuge, �je commande le corps prussien et les troupes alli�es
allemandes qui sont charg�es d'assi�ger et de faire le blocus de neuf
forteresses entre la Meuse et la Sambre. Cette nuit j'ouvre la tranch�e
devant Maubeuge, et dans dix-huit � vingt jours j'en serai le ma�tre, en
supposant que le commandant fasse la r�sistance la plus opini�tre.
L'espoir de vous revoir plus t�t sera pour moi un bien puissant motif
d'acc�l�rer le si�ge.� Toute l'amiti� de Mme R�camier pour son fid�le et
g�n�reux adorateur ne suffisait pas � lui faire pardonner l'incroyable
galanterie avec laquelle il mettait aux pieds de la personne assur�ment
la plus p�n�tr�e du sentiment national toutes les forteresses fran�aises
dont, en pleine tr�ve, s'emparait l'arm�e �trang�re.

Le prince Auguste revit encore Mme R�camier � Aix-la-Chapelle, puis �
Paris en 1818; son dernier voyage en France eut lieu en 1825. Il vit
donc la personne qu'il avait aim�e dans la retraite qu'elle s'�tait
choisie � l'Abbaye-aux-Bois. C'est en 1818 que le prince Auguste de
Prusse commanda � G�rard le tableau de Corinne.

On s'�tait d'abord adress� � David pour lui demander un tableau dont le
sujet serait emprunt� au roman de Mme de Sta�l. Mme R�camier lui avait
�crit, et David avait accept� cette mission avec empressement; voici la
lettre qu'il lui adressait:

DAVID � Mme R�CAMIER.

     �Bruxelles, ce 14 septembre 1818.

     �Madame,

     �J'ai re�u les deux lettres que vous m'avez fait l'honneur de
     m'�crire, mais, avant de r�pondre � votre derni�re, je voulais vous
     donner une r�ponse positive. Je me suis occup�, comme je vous l'ai
     dit, de relire le roman de _Corinne_; au milieu de tant de passages
     int�ressants qu'offre ce bel ouvrage, celui du couronnement de
     Corinne au Capitole m'a paru le plus propre � remplir le but que se
     proposent les amis de Mme la baronne de Sta�l.

     �D'apr�s cette id�e, j'ai jet� sur le papier un aper�u de la
     composition et du d�veloppement qu'il faudrait lui donner pour
     qu'elle f�t, comme vous en avez l'intention, un monument �lev� � la
     m�moire de cette femme c�l�bre.

     �Le tableau, d'apr�s mes id�es, ne peut pas avoir moins de quinze
     pieds de long sur douze de hauteur; les figures doivent �tre
     grandes comme nature, et en assez grand nombre pour donner
     l'imposant aspect d'un triomphe.

     �Il me faudra dix-huit mois pour l'ex�cuter; le prix serait de
     quarante mille francs, payable de la mani�re que vous avez indiqu�e
     vous-m�me dans votre premi�re lettre.

     �Si les amis de Mme de Sta�l approuvent ce que j'ai l'honneur de
     vous communiquer, je d�sirerais qu'on me procur�t un bon portrait
     de cette illustre dame pour en faire la principale figure du
     tableau.

     �D'apr�s votre r�ponse, Madame, je pourrai m'en occuper au
     printemps prochain.

     �J'ai l'honneur d'�tre, avec respect, Madame, votre tr�s-humble
     serviteur,

     �DAVID.�

Les dimensions que David voulait donner � ce tableau, le d�lai qu'il
demandait avant de s'en occuper ne convinrent point au prince Auguste de
Prusse, et ce fut G�rard qui fut d�finitivement charg� de l'ex�cuter.

Le prince en fit pr�sent � Mme R�camier �comme d'un immortel souvenir du
sentiment qu'elle lui avait inspir� et de la glorieuse amiti� qui
unissait Corinne et Juliette.� En �change de ce tableau, Mme R�camier
lui avait envoy� son portrait peint par G�rard. Le prince l'avait plac�
dans la galerie de son palais � Berlin, il ne s'en s�para qu'� sa mort.
D'apr�s ses derni�res volont�s, ce portrait fut renvoy� � Mme R�camier
en 1845, et, dans la lettre que le prince lui �crivait trois mois avant
sa mort, en pleine sant�, mais comme frapp� d'un pressentiment, se
trouvent ces touchantes paroles: �L'anneau que vous m'avez donn� me
suivra dans la tombe.�

L'empereur Napol�on, qui avait connu par des rapports de police les
projets de mariage du prince Auguste avec Mme R�camier, s'en souvint �
Sainte-H�l�ne.

Voici ce qu'on lit dans le _M�morial_:

     �Dans les causeries du jour, l'empereur est revenu encore � Mme de
     Sta�l, sur laquelle il n'a rien dit de neuf. Seulement il a parl�
     de lettres vues par la police, et dont Mme R�camier et un prince de
     Prusse faisaient tous les frais... Le prince, malgr� les obstacles
     que lui opposait son rang, avait con�u la pens�e d'�pouser l'amie
     de Mme de Sta�l, et la confia � celle-ci, dont l'imagination
     po�tique saisit avidement un projet qui pouvait r�pandre sur Coppet
     un �clat romanesque. Bien que le jeune prince f�t rappel� � Berlin,
     l'absence n'alt�ra point ses sentiments; il n'en poursuivit pas
     moins avec ardeur son projet favori; mais soit, pr�jug� catholique
     contre le divorce, soit g�n�rosit� naturelle, Mme R�camier se
     refusa constamment � cette �l�vation inattendue.�

Dans le courant de l'ann�e 1808, Mme R�camier quitta l'h�tel de la rue
du Mont-Blanc pour s'�tablir dans une maison plus petite, rue
Basse-du-Rempart, 32, avec son mari, son p�re et le vieil ami de son
p�re, M. Simonard.

Cette ann�e et l'ann�e suivante se pass�rent pour elle entre Paris,
Coppet et Angervilliers, o� elle trouvait, chez la marquise de Catellan
une amiti� d�vou�e et toutes les distractions de l'esprit le plus
original et le plus cultiv�.

Mme de Sta�l �crivait alors son bel ouvrage _de l'Allemagne_, et, tout
enti�re � ce travail, ne quitta point Coppet pendant ces deux ann�es.
Elle avait pour le th��tre et les repr�sentations dramatiques un go�t
extr�mement prononc�, et, comme d�lassement � ses travaux litt�raires,
jouait, avec l'ardeur et l'entrain qu'elle mettait � toutes choses, la
trag�die et la com�die. On repr�senta _Ph�dre_ � Coppet dans l'automne
de 1809, et Mme de Sta�l fit accepter � Mme R�camier, dans cette pi�ce
o� elle jouait le r�le principal, le personnage d'_Aricie_. Mme R�camier
�tait d'une timidit� excessive, et elle ne consentit � para�tre sur le
th��tre de Coppet que par d�f�rence pour le d�sir et les go�ts de son
amie. Le costume antique, la tunique blanche et le p�plum, le bandeau
d'or et de perles, seyaient � merveille � sa figure et � sa taille, mais
elle n'eut dans le r�le d'_Aricie_ qu'un succ�s de beaut� et n'en
conservait que le souvenir de la souffrance que cet essai des planches
lui avait fait endurer.

L'�t� suivant, Mme de Sta�l, ayant achev� ses trois volumes sur
_l'Allemagne_ et voulant en surveiller l'impression, r�solut de se
rapprocher de Paris � la distance de quarante lieues qui lui �tait
permise, et elle vint s'�tablir pr�s de Blois dans le vieux ch�teau de
Chaumont-sur-Loire, que le cardinal d'Amboise, Diane de Poitiers,
Catherine de M�dicis et Nostradamus ont habit�. C'est en ces termes que
Mme de Sta�l pressait sa belle amie de venir la retrouver.

Mme DE STA�L � Mme R�CAMIER.

     �Ch�re Juliette, le coeur me bat du plaisir de vous voir.
     Arrangez-vous pour me donner le plus de temps que vous pourrez; car
     je reste ici trois mois, et j'ai � vous parler pour trois ans.
     Invitez qui de vos amis ou des miens ne craint pas la solitude et
     l'exil. Je voudrais qu'un hasard amen�t M. Lemontey de ce c�t�, je
     lui donnerais mon livre � lire. Talma ne serait-il pas libre de me
     donner quelques jours? Je voudrais que vous fussiez bien ici, mais
     si je retrouve ce qui me rendait si heureuse � Coppet, j'esp�re que
     vous ne vous ennuierez pas. Voulez-vous dire � M. Adrien[16] que
     j'ose me flatter de le voir et que je m'adresse � vous et � Mathieu
     pour appuyer mon d�sir. Il faut arriver � �cure (d�partement de
     Loir-et-Cher), trois lieues plus loin que Blois, c'est aussi mon
     adresse pour les lettres: et l� un petit bateau vous am�nera dans
     le ch�teau de Catherine de M�dicis, qui a fait encore plus de mal
     que vous. Dites-moi l'heure pour que j'aille vous chercher; il faut
     compter sur seize � dix-sept heures de route jusque-l�, et le mieux
     serait peut-�tre d'aller coucher � Orl�ans et d'arriver ici pour
     d�ner, cela vous fatiguerait moins. Je vous serre contre mon coeur.�

Mme R�camier, au retour des eaux d'Aix en Savoie, rejoignit en effet son
amie dans cette pittoresque habitation, qui appartenait � M. Leray,
lequel �tait alors en Am�rique. Mais tandis que Mme de Sta�l occupait le
ch�teau avec sa famille et ses amis, M. Leray revint des �tats-Unis, et
la brillante colonie dut accepter l'hospitalit� qui lui fut offerte par
M. de Salaberry.

Mme R�camier s'�tait servi, pour faire son voyage de Touraine, d'une
voiture que le comte de Nesselrode, alors premier secr�taire de
l'ambassade de Russie, qu'elle voyait beaucoup ainsi que l'ambassadeur
M. de Czernicheff, avait insist� pour lui pr�ter. Son absence s'�tant
prolong�e un peu plus qu'elle ne l'avait pr�sum� en partant, elle en
avait adress� ses excuses � M. de Nesselrode qui lui r�pondit par le
billet suivant:

M. DE NESSELRODE � Mme R�CAMIER.

     Paris, ce 15 ao�t 1810.

     �Ce qui me convient le mieux, Madame, c'est de pouvoir vous �tre
     utile. Vous m'avez oblig� en acceptant ma cal�che; et vous
     m'obligez encore en la gardant tant que vous compterez vous en
     servir. Je n'en ai aucun besoin dans ce moment-ci, et je ne pr�vois
     pas qu'avant la fin de septembre je sois dans le cas d'en faire
     usage.

     �Ce qui me d�range beaucoup plus, c'est la prolongation de votre
     absence, et, � cet �gard, je vous en veux de nous avoir manqu� de
     parole.

     �Lorsque Mme de Boigne vous parle de Russes, ce n'est que du prince
     Tufiakin et de moi. Nous avons fait ensemble des courses �
     Beauregard. Le jeune Divoff est sur le point d'en faire une �
     Saint-P�tersbourg. Il esp�re �tre de retour dans trois mois. Je le
     chargerai de vos compliments pour Mme Tolsto�, qu'il verra
     probablement, car il compte pousser jusqu'� Moscou.

     �Adieu, Madame, revenez-nous bient�t, Paris est tr�s-maussade sans
     vous.

     �Recevez l'expression de mes sinc�res et invariables sentiments.

     �C. NESSELRODE.�

Mme de Sta�l raconte ainsi, dans les _Dix ann�es d'exil_, cette derni�re
r�union de ses amis autour d'elle sur la terre fran�aise:

     �Ne pouvant plus rester dans le ch�teau de Chaumont, dont les
     ma�tres �taient revenus d'Am�rique, j'allai m'�tablir dans une
     terre appel�e Foss�, qu'un ami g�n�reux me pr�ta. Cette terre �tait
     l'habitation d'un militaire vend�en[17] qui ne soignait pas
     beaucoup sa demeure, mais dont la loyale bont� rendait tout facile
     et l'esprit original tout amusant. � peine arriv�s, un musicien
     italien, que j'avais avec moi pour donner des le�ons � ma fille, se
     mit � jouer de la guitare; ma fille accompagnait sur la harpe la
     douce voix de ma belle amie Mme R�camier; les paysans se
     rassemblaient autour des fen�tres, �tonn�s de voir cette colonie de
     troubadours, qui venaient animer la solitude de leur ma�tre. C'est
     l� que j'ai pass� mes derniers jours de France avec quelques amis
     dont le souvenir vit dans mon coeur. Cette r�union si intime, ce
     s�jour si solitaire, cette occupation si douce des beaux-arts, ne
     faisaient de mal � personne. Nous chantions souvent un charmant air
     qu'a compos� la reine de Hollande et dont le refrain est: _Fais ce
     que dois, advienne que pourra_. Apr�s d�ner, nous avions imagin� de
     nous placer tous autour d'une table verte et de nous �crire au lieu
     de causer ensemble. Ces t�te-�-t�te vari�s et multipli�s nous
     amusaient tellement que nous �tions impatients de sortir de table
     o� nous parlions, pour venir nous �crire. Quand il arrivait par
     hasard des �trangers, nous ne pouvions supporter d'interrompre nos
     habitudes, et _notre petite poste_, c'est ainsi que nous
     l'appelions, allait toujours son train.

     �Un jour, un gentilhomme des environs, qui n'avait de sa vie pens�
     qu'� la chasse, vint pour emmener mes fils dans ses bois; il resta
     quelque temps assis � notre table active et silencieuse; Mme
     R�camier �crivit de sa jolie main un petit billet � ce gros
     chasseur pour qu'il ne f�t pas trop �tranger au cercle dans lequel
     il se trouvait. Il s'excusa de le recevoir, en assurant qu'� la
     lumi�re il ne pouvait pas lire l'�criture. Nous r�mes un peu du
     revers qu'�prouvait la bienfaisante coquetterie de notre belle
     amie, et nous pens�mes qu'un billet de sa main n'aurait pas
     toujours eu le m�me sort. Notre vie se passait ainsi, sans que le
     temps, si j'en puis juger par moi, f�t un fardeau pour personne.�

Dans les fragments conserv�s de cette _petite poste_ de Foss�, je trouve
ce mot de Mme de Sta�l � Mme R�camier:

     �Ch�re Juliette, ce s�jour va finir; je ne con�ois ni la campagne
     ni la vie int�rieure sans vous. Je sais que certains sentiments ont
     l'air de m'�tre plus n�cessaires, mais je sais aussi que tout
     s'�croule quand vous partez. Vous �tiez le centre doux et
     tranquille de notre int�rieur ici et rien ne tiendra plus ensemble.
     Dieu veuille que cet �t� se renouvelle!�

Apr�s ces heureuses semaines qui avaient une fois encore r�uni autour de
Mme de Sta�l Adrien et Mathieu de Montmorency, le comte Elz�ar de
Sabran, M. de Barante, le comte de Balk, Benjamin Constant et Mme
R�camier, celle-ci retourna � Paris o� elle devait, ainsi qu'on le verra
par une lettre de M. de Montmorency, s'occuper de presser l'approbation
de la censure pour le tome troisi�me _de l'Allemagne_, dont l'impression
�tait achev�e comme celle des deux premiers volumes, d�j� rev�tus du
visa des censeurs.

Mme de Sta�l alla passer quelques jours � la Forest, dans une terre de
Mathieu, � peu de distance de Blois. Ce fut au retour de cette excursion
qu'elle apprit que l'�dition de son ouvrage sur _l'Allemagne_ �tait, par
l'ordre de la police, mise au pilon, et qu'elle re�ut du duc de Rovigo
l'injonction de retourner imm�diatement � Coppet jusqu'� son d�part
annonc� pour l'Am�rique.

M. DE MONTMORENCY � Mme R�camier.

     �Foss�, pr�s Blois, ce 2 octobre 1810.

     �Je ne saurais me refuser, aimable et parfaite amie, � vous �crire
     au moins quelques mots. Notre premi�re pens�e, qui est bien
     naturellement commune entre vos amis d'ici, portait d'abord
     uniquement sur votre sant�, que vous avez si peu �cout�e dans votre
     parfait d�vouement, sur ces souffrances de votre route
     d'Angervilliers � Paris, qui m'ont �t� vraiment au coeur. J'esp�re
     qu'elles n'auront pas eu de suite et que vous �tes bien remise.
     Mais notre amie vient de recevoir � l'instant, par Albert[18],
     votre lettre si parfaite, si d�vou�e, si d�taill�e. Je n'ai pas
     besoin de vous dire tous les sentiments qu'elle nous a fait na�tre;
     un seul domine en ce moment en moi: c'est de sentir combien vous
     avez de g�n�rosit� et de d�vouement dans l'�me. _Elle_ en a �t�
     vivement �mue et vous l'exprimera s�rement elle-m�me par le retour
     de son fils. Je voulais le remplacer, et vous arriver dans la
     journ�e de demain; il para�t qu'elle veut absolument me garder deux
     jours de plus. Ce sera donc samedi soir, au plus tard, que je vous
     verrai. Jusque-l� mes pens�es et mes sentiments s'unissent aux
     v�tres. Que de si bons actes de d�vouement ne vous emp�chent pas de
     vous �lever, et vous portent au contraire vers la source de tout ce
     qu'il y a de bon et d'�lev�! Adieu, aimable amie.�

DU M�ME.

     �Foss�, ce 2 octobre 1810.

     �Je vous ai �crit ce matin une petite lettre par la poste, aimable
     amie. Mais la poste arrive et nous en apporte plusieurs de vous. Il
     y en avait heureusement une petite tout aimable pour moi; votre
     silence m'aurait affect�. Notre amie, tout occup�e de son courrier
     oblig� pour le retour d'Albert, qui doit partir cette nuit par la
     diligence, me charge de commencer une lettre � laquelle elle
     ajoutera quelques mots. Je crois que tout le monde devra �tre
     content de celle qu'on vous envoie. Il faut actuellement la faire
     valoir le mieux possible par l'obligeante ci-devant reine[19], et
     t�cher d'obtenir, avant tout, le rendez-vous auquel notre amie
     mettrait le plus grand prix, et qui pourrait en effet contribuer �
     changer son sort. Pendant qu'on sollicitera, Auguste obtiendra
     peut-�tre quelque prolongation de d�lai dans une ville � quarante
     lieues pour attendre le dernier avis de la censure; et vous ferez
     toutes vos gentillesses � Esm�nard[20], pour qu'elle soit la plus
     prompte et la plus raisonnable possible, si elle peut l'�tre. Voil�
     comme je con�ois cette campagne d'amiti�, dans laquelle, samedi
     prochain, sans faute, j'irai vous servir d'aide de camp.

     �Je renvoie � nos conversations tout ce qu'il y a d'observations �
     faire sur les d�tails curieux de votre lettre, dans laquelle vous
     avez �t� une parfaite amie et correspondante. Je ne vous r�p�te pas
     ce que je vous disais ce matin, de toute votre perfection de soins,
     de d�vouement, et je reconnais l� votre coeur, tout ce que je sais
     de vous, tout ce qui vous rend digne des nobles et pures affections
     auxquelles vous �tes appel�e.�

Mme de Sta�l ajoute:

     �Il n'est point d'expression pour vous peindre ce que me fait
     �prouver votre sensibilit� pour moi. C'est un affreux malheur de
     vous quitter.�

M. de Montmorency �tait donc encore aupr�s de Mme de Sta�l, lorsqu'elle
apprit le nouvel acte de rigueur qui la frappait: ce fut lui qui en
porta la nouvelle � Mme R�camier. Il lui �crit en arrivant � Paris:

     �Paris, 8 heures.

     �J'arrive sur les sept heures, aimable amie, je vous envoie tout de
     suite le billet dont je suis charg� pour vous. J'ai des choses bien
     tristes � vous raconter sur notre pauvre amie que j'ai quitt�e
     cette nuit sur les une heure. Mais enfin puisqu'il faut �tre
     s�par�e d'elle, c'est une consolation d'en parler avec vous.
     Voulez-vous faire fermer votre porte � dix heures? Je fais dire �
     M. de Constant. � qui j'envoie une lettre, de passer chez vous �
     cette heure-l�.

     �Vous aurez peut-�tre des nouvelles de Fontainebleau. Adieu.�

Le _billet_ dont M. de Montmorency �tait porteur pour Mme R�camier �tait
une longue lettre o� Mme de Sta�l exprimait avec toute l'�nergie de sa
noble nature, l'indignation et la douleur que lui faisaient �prouver les
pers�cutions dont elle �tait l'objet.

     �Ch�re amie, lui dit-elle, je suis tomb�e dans un �tat de tristesse
     affreuse. Le d�part s'est empar� de mon �me, et pour la premi�re
     fois j'ai senti toute la douleur de ce que je croyais facile. Je
     complais aussi sur l'effet de mon livre pour me soutenir; voil� six
     ans de peines et d'�tudes et de voyages � peu pr�s perdus. Et vous
     repr�sentez-vous la bizarrerie de cette affaire? ce sont les deux
     premiers volumes d�j� _censur�s_ qui ont �t� saisis, et M. Portalis
     ne savait pas plus que moi cette aventure. Ainsi, l'on me renvoie
     de quarante lieues, parce que j'ai �crit un livre qui a �t�
     approuv� par les censeurs de l'empereur. Ce n'est pas tout, je
     pouvais imprimer mon livre en Allemagne: je viens volontairement le
     soumettre � la censure; le pis qui pouvait m'arriver, c'�tait qu'on
     d�fend�t mon livre. Mais peut-on punir quelqu'un parce qu'il vient
     volontairement se soumettre � ses juges? Ch�re amie, Mathieu est
     l�, l'ami de vingt ann�es, l'�tre le plus parfait que je connaisse,
     et il faut le quitter. Vous, cher ange, qui m'avez aim�e pour mon
     malheur, qui n'avez eu de moi que l'�poque de mon adversit�, vous
     qui rendez la vie si douce, il faut aussi vous quitter. Ah! mon
     Dieu! je suis l'Oreste de l'exil et la fatalit� me poursuit. Enfin
     il faut que la volont� de Dieu soit faite, j'esp�re qu'il me
     soutiendra. Pour la derni�re fois j'entends cette musique de
     Pertozza qui me rappelle votre douce figure, votre charme qui ne
     tient pas m�me � votre beaut�, et tant de joies pures et sereines
     cet �t�. Enfin, je vous serrerai une fois encore contre mon coeur,
     et puis l'avenir inconnu commencera. Pardon, ch�re amie, de vous
     �crire une lettre si abattue: je reprendrai du courage; mais mourir
     ainsi � tous ses souvenirs, � tous ses sentiments, c'est un
     horrible effort. J'ai un tel nuage de douleur autour de moi que je
     ne sais plus ce que j'�cris. Si je passe, comme je le crois,
     l'hiver en Suisse, ch�re amie... je n'ose achever. Je serais tent�e
     de vous dire comme M. Dubreuil � Pechm�ja: _Mon ami, il ne doit y
     avoir que toi ici_.�

Tandis que Mme R�camier �tait en Touraine avec Mme de Sta�l, le mar�chal
Bernadotte, prince de Ponte Corvo, d�sign� � l'unanimit� le 10 ao�t 1810
par la di�te su�doise comme prince h�r�ditaire, �tait de plus adopt� par
le roi Charles XIII comme son fils, et partait pour la Su�de le 2
octobre.

Il adressa de Stockholm � Mme R�camier, qu'il n'avait pu voir avant de
quitter Paris, la lettre suivante.

LE PRINCE ROYAL DE SU�DE � Mme R�CAMIER.

     �Stockholm, le 22 d�cembre 1810.

     �Madame,

     �En m'�loignant de France pour toujours, j'ai beaucoup regrett� que
     votre absence de Paris m'ait priv� de l'avantage de prendre vos
     ordres et de vous dire adieu. Vous �tiez occup�e � consoler une
     amie d'une s�paration prochaine et sans doute �ternelle; j'ai cru
     devoir ajourner � un autre temps � vous donner de mes nouvelles. M.
     de Czernicheff a bien voulu se charger de vous pr�senter mon
     hommage; nous avons longtemps parl� de vous, de vos estimables
     qualit�s et du tendre int�r�t que vous inspirez � toutes les
     personnes qui vous approchent.

     �Adieu, Madame, recevez, je vous prie, l'assurance des sentiments
     que je vous ai vou�s et que le temps ni les glaces du Nord ne
     pourront jamais �teindre.

     �Charles-Jean.�

Ici nous revenons un peu sur nos pas pour noter l'introduction d'un
�l�ment tout nouveau dans l'existence de Mme R�camier.

Apr�s avoir pris les eaux d'Aix, et en revenant en Touraine rejoindre
Mme de Sta�l, elle s'�tait arr�t�e deux ou trois jours en Bugey pour y
visiter une des soeurs de son mari qui habitait ordinairement Belley,
petite ville tr�s-voisine de la fronti�re de Savoie, et qui passait la
belle saison dans ce domaine de Cressin o� M. Jacques R�camier �tait n�,
et dont il gardait si religieusement le souvenir. Ce fut � Cressin que,
s�duite par la physionomie d'une petite fille de sa belle-soeur, Mme
R�camier eut l'id�e d'emmener et d'adopter cette enfant. La proposition
qu'elle en fit aux parents fut d'abord accept�e avec reconnaissance,
puis, au moment du d�part, le sacrifice sembla trop cruel � la jeune
m�re, et ce projet ne se r�alisa pas. Quelques mois plus tard, Mme
Cyvoct ayant succomb� � vingt-neuf ans, � une maladie de poitrine, M.
R�camier renouvela au nom de sa femme la proposition de se charger de sa
petite-ni�ce, et l'enfant, alors �g�e de cinq ans, fut envoy�e � Paris
au mois d'ao�t 1811. Qu'on nous permette de citer ici une lettre que Mme
R�camier adressait trente et un ans apr�s cette adoption � celle que la
Providence avait daign� choisir pour en faire l'ins�parable compagne
d'une destin�e dont les apparences furent si brillantes, et que tant
d'�preuves ont travers�e.

Mme R�CAMIER � Mme LENORMANT.

     Maintenon, 13 ao�t 1842.

     �Tu vas donc recevoir ce mot � Lyon, tu vas revoir cet h�tel de
     l'Europe o� tu avais bien _la plus triste des tantes_. Je te suis �
     Belley jusqu'� la place o� tu m'apparus pour la premi�re fois. Je
     vois encore la prairie devant la maison de ta grand'm�re o� j'eus
     la premi�re id�e de te demander � tes parents. Je voulais par cette
     adoption charmer la vieillesse de ton oncle: ce que je croyais
     faire pour lui, je l'ai fait pour moi; c'est lui qui t'a donn�e �
     moi, j'en b�nirai toujours sa m�moire. Comme je ne puis �crire
     qu'un mot, je te recommande de soigner ta sant� que tu n�gliges
     beaucoup trop, c'est notre ancienne querelle, c'est ton seul
     d�faut; je supplie M. Lenormant de veiller sur toi; ma sant� � moi
     est d�testable. Le duc et la duchesse de Noailles sont si parfaits
     dans leurs soins, que je m'aper�ois � peine que je ne suis pas chez
     moi. M. de Chateaubriand arrive le 20 de ce mois, je ne pense pas
     qu'il reste plus d'un jour. Nous retournerons � Paris par
     Saint-Vrain o� nous trouverons le philosophe Ballanche entre
     _Dragoneau_[21] et l'_�me exil�e_[22]. Je ne sais plus ce que je
     deviendrai ensuite, ce que je ferai du mois de septembre. �cris-moi
     souvent, r�ponds � tout ce que je voudrais te demander. Je ne sais
     encore rien du rapport de M. Lenormant � l'Institut; il m'a �crit
     une fort aimable lettre dont je le remercie. M. Brifaut est
     toujours aimable et bon; il quittera Maintenon � regret, il est
     dans son �l�ment: les beaut�s de ce royal ch�teau, les souvenirs de
     Louis XIV et de Mme de Maintenon, mais surtout le plaisir de se
     voir entre la duchesse de Noailles et la duchesse de Talleyrand,
     sont des jouissances dont il ne se lasse pas. Je lui sais presque
     gr� d'une faiblesse qui lui donne tant de satisfaction. On aurait
     fort d�sir� vous avoir ici, le duc de Noailles l'esp�re pour l'�t�
     prochain. Adieu, ch�re Am�lie, ne me laisse pas oublier par tes
     enfants. Je suis bien peu de chose pour eux, ils ne peuvent m'aimer
     que par toi; j'esp�re qu'il n'en sera pas toujours ainsi. Adieu
     encore, je te presse sur mon coeur.�

Nous touchons a une �poque triste et importante de la vie de Mme
R�camier, et il n'est peut-�tre pas inutile de rappeler � quel point la
situation de l'Europe �tait alors violente et tendue, puisque le
contre-coup de l'asservissement du monde se faisait sentir m�me aux
existences priv�es.

La lutte acharn�e que Napol�on avait engag�e contre l'Angleterre et qui
amena le blocus continental, avait eu pour premier effet la captivit� de
toutes les familles anglaises que des int�r�ts d'affaires, de sant� ou
de plaisir avaient amen�es sur le continent, et qui se virent retenues
en France tant que dura le gouvernement de Bonaparte.

La guerre d'Espagne peuplait aussi nos forteresses et quelques-unes de
nos villes de prisonniers, parmi lesquels se distinguaient les plus
illustres noms de la grandesse: ces prisonniers �taient partout entour�s
de la sympathie des populations.

Le pape Pie VII, d�pouill� de ses �tats par l'empereur qu'il �tait venu
sacrer, et amen� prisonnier en France, y excitait la plus respectueuse
v�n�ration: il fallut plus d'une fois changer l'itin�raire de sa route,
ou devancer l'heure officielle de son passage, pour le soustraire �
l'empressement enthousiaste dont il �tait l'objet de la part de tant de
fid�les qui voyaient en lui tout � la fois un martyr et le chef de la
religion. Les cardinaux d�tenus soit � Vincennes, soit dans quelque
autre prison d'�tat, y recevaient des secours consid�rables en argent,
fournis par des souscriptions dont Mathieu de Montmorency �tait l'�me.

En m�me temps que les exc�s de pouvoir froissaient ainsi la conscience
publique, la police devenait de plus en plus ombrageuse. Quiconque �tait
soup�onn� d'opposition �tait aussit�t l'objet d'une active et minutieuse
surveillance. L'exil avait d�j� frapp� non-seulement Mme de Sta�l que
son talent litt�raire et ses opinions lib�rales hautement avou�es
pla�aient parmi les ennemis du gouvernement imp�rial, mais d'autres
femmes sans aucun r�le politique, dont l'importance ou l'action ne
sortait pas du cercle de leur famille et de leurs amis: la jeune et
belle duchesse de Chevreuse et Mme de Nadaillac, plus tard duchesse des
Cars.

Depuis la saisie et la mise au pilon des dix mille exemplaires de son
ouvrage sur l'_Allemagne_, Mme de Sta�l �tait � Coppet en proie � de
cruelles anxi�t�s, r�solue � aller demander un asile � la Su�de o� ses
enfants auraient retrouv� la famille de leur p�re, et d�chir�e par la
douleur d'abandonner la France. Mme R�camier voulait absolument revoir
encore, avant qu'elle ne s'�loign�t peut-�tre pour toujours, l'amie �
qui elle s'�tait li�e d'un si tendre d�vouement; pour ne point �veiller
les susceptibilit�s de la police, elle annon�a, d�s le printemps de 1811
qu'elle irait aux bains d'Aix en Savoie dont sa sant� s'�tait tr�s-bien
trouv�e l'ann�e pr�c�dente, et elle prit un passe-port pour cette ville.
Cependant elle ne manqua point d'�tre avertie des dangers d'un voyage
dont le but se devinait ais�ment.

Esm�nard, que Mme R�camier recevait quelquefois et qui professait pour
elle une tr�s-vive admiration, pr�t � partir lui-m�me pour l'Italie o�
il devait trouver la mort, vint prendre cong� d'elle, et voulut remplir
ce qu'il appelait le devoir de lui montrer _o� l'entra�nait son extr�me
bont�_: il fit de grands efforts pour la dissuader d'une imprudence
_inutile_ � son amie, et qui pouvait avoir les plus d�plorables
cons�quences sur sa propre destin�e. � ces conseils timides, Mme
R�camier r�pondait que la visite d'une femme inoffensive � une amie
malheureuse, pr�te � quitter la France, �tait une d�marche tellement
innocente et naturelle, qu'il lui �tait impossible d'admettre que le
gouvernement p�t en prendre de l'ombrage. Mais quelles que dussent en
�tre les suites, elle �tait bien d�cid�e � ne pas refuser ce t�moignage
de son respect et de sa tendresse � une personne pers�cut�e. Mme
R�camier partit donc pour Coppet le 23 ao�t 1811. M. de Montmorency
l'avait pr�c�d�e en Suisse, et venait de visiter avec Mme de Sta�l les
Trappistes �tablis dans le canton de Fribourg. Mais ici je retrouve le
texte des _Dix ann�es d'exil_, et je transcris le r�cit de Mme de Sta�l.

     �M. de Montmorency vint passer quelques jours avec moi � Coppet, et
     la m�chancet� de d�tail du ma�tre d'un si grand empire est si bien
     calcul�e, qu'au retour du courrier qui annon�ait son arriv�e chez
     moi, il re�ut sa lettre d'exil. L'empereur n'e�t pas �t� content,
     si cet ordre ne lui avait pas �t� signifi� chez moi et s'il n'y
     avait pas eu dans la lettre m�me un mot qui indiqu�t que j'�tais la
     cause de cet exil... Je poussai des cris de douleur en apprenant
     l'infortune que j'avais attir�e sur la t�te de mon g�n�reux ami. M.
     de Montmorency, calme et religieux, m'invitait � suivre son
     exemple, mais la conscience du d�vouement qu'il avait daign�
     montrer le soutenait, et moi, je m'accusais des cruelles suites de
     ce d�vouement, qui le s�paraient de sa famille et de ses amis.

     �Dans cet �tat, il m'arrive une lettre de Mme R�camier, de cette
     belle personne qui a re�u les hommages de l'Europe enti�re, et qui
     n'a jamais d�laiss� un ami malheureux. Elle m'annon�ait qu'en se
     rendant aux eaux d'Aix en Savoie, elle avait l'intention de
     s'arr�ter chez moi, et qu'elle y serait dans deux jours. Je fr�mis
     que le sort de M. de Montmorency ne l'atteign�t. Quelque
     invraisemblable que cela f�t, il m'�tait ordonn� de tout craindre
     d'une haine si barbare et si minutieuse tout ensemble, et j'envoyai
     un courrier au-devant de Mme R�camier pour la supplier de ne pas
     venir � Coppet. Il fallait la savoir � quelques lieues, elle qui
     m'avait constamment consol�e par les soins les plus aimables; il
     fallait la savoir l�, si pr�s de ma demeure, et qu'il ne me f�t pas
     permis de la voir encore, peut-�tre pour la derni�re fois! Je la
     conjurais de ne pas s'arr�ter � Coppet; elle ne voulut pas c�der �
     ma pri�re: elle ne put passer sous mes fen�tres sans rester
     quelques heures avec moi, et c'est avec des convulsions de larmes
     que je la vis entrer dans ce ch�teau o� son arriv�e �tait toujours
     une f�te. Elle partit le lendemain et se rendit chez une de ses
     parentes � cinquante lieues de la Suisse. Ce fut en vain: le
     funeste exil la frappa. Les revers de fortune qu'elle avait
     �prouv�s lui rendaient tr�s-p�nible la destruction de son
     �tablissement naturel. S�par�e de tous ses amis, elle a pass� des
     mois entiers dans une petite ville de province, livr�e � tout ce
     que la solitude peut avoir de plus monotone et de plus triste.
     Voil� le sort que j'ai valu � la personne la plus brillante de son
     temps.�

Mme R�camier, apr�s trente-six heures de s�jour � Coppet, se rendit en
effet � Richecour dans la Haute-Sa�ne chez sa cousine la baronne de
Dalmassy, mais elle ne s'y arr�ta point et reprit en toute h�te la route
de Paris. Elle ignorait encore que l'ordre d'exil qui la frappait avait
�t� signifi� le 3 septembre � M. R�camier, mais, dans la cruelle
perspective de se voir arrach�e � sa famille, � ses amis, elle sentait
la n�cessit� de mettre ordre � tous les int�r�ts de son existence; elle
voulait revoir son p�re, si elle devait en �tre s�par�e pour longtemps;
elle avait d'ailleurs besoin de se concerter avec les siens sur le choix
de la ville o�, en cas d'exil, elle fixerait son s�jour.

En arrivant � Dijon, elle y trouva M. R�camier, qui l'y avait pr�c�d�e
de quelques heures et qui lui apportait la confirmation du sort dont on
l'avait menac�e: elle �tait exil�e � quarante lieues de Paris. Elle
continua cependant sa route et vint passer deux jours au milieu de sa
famille dans le plus strict incognito. Mme R�camier, apr�s un peu
d'h�sitation, se d�cida � s'�tablir � Ch�lons-sur-Marne, et elle partit
pour ce lieu de bannissement dans la compagnie de l'enfant que, depuis
quelques semaines, elle avait attach�e � sa destin�e.

Ch�lons �tait assur�ment une assez triste r�sidence, mais le s�jour en
offrait cependant quelques avantages, et d'abord, celui d'�tre
pr�cis�ment � quarante lieues de Paris; en second lieu, d'�tre
administr�e par un pr�fet, homme aimable, spirituel, du caract�re le
plus honorable et le plus s�r, et qui, gr�ce � une mod�ration toujours
accompagn�e de prudence et de loyaut�, sut rester plus de quarante ans
pr�fet de la Marne, avec la confiance de tous les gouvernements et
l'estime de tous les partis.

Enfin Ch�lons n'�tait distant que de douze lieues du ch�teau de
Montmirail, magnifique habitation des La Rochefoucauld de Doudeauville,
qui exer�aient de l� sur tout le d�partement la juste et consid�rable
influence que leur assuraient un grand nom, une grande fortune et de
rares vertus. La duchesse et surtout le duc de Doudeauville �taient au
nombre des personnes que Mme R�camier voyait le plus intimement. Leur
fils Sosth�nes de La Rochefoucauld avait �pous� la fille unique de
Mathieu de Montmorency, et il �tait lui-m�me profond�ment attach� �
celle dont tous les siens avaient �prouv� le charme.

Mathieu de Montmorency faisait chaque ann�e un s�jour assez long chez
son respectable ami le duc de Doudeauville, et, en quittant la Suisse
apr�s que l'exil lui eut �t� signifi�, il demanda � �tre autoris� � se
rendre � Montmirail o� il se trouva r�uni � sa fille et � une bonne
partie de sa famille.

L'esp�rance de pouvoir communiquer de Ch�lons plus facilement avec
quelques amis bien chers avait donc d�termin� le choix de Mme R�camier;
mais combien les conditions de l'exil ne pesaient-elles pas durement sur
une jeune femme, condamn�e � la vie d'auberge et � l'isolement, avec une
fortune d�sormais �troite qui lui rendait les d�placements plus
incommodes et plus on�reux? Ces amis eux-m�mes dont le voisinage lui
semblait prot�ger sa solitude, il n'�tait ni prudent ni sage, pour ceux
d'entre eux qui n'avaient point encouru la disgr�ce du gouvernement,
d'entretenir des relations trop fr�quentes avec une exil�e. Cependant
Sosth�nes de La Rochefoucauld vint � plusieurs reprises � Ch�lons o� ses
visites �taient toujours accueillies de la part du pr�fet, M. de
Jessaint, avec la bienveillance la plus empress�e. Quant � M. de
Montmorency, malgr� le bon vouloir du premier administrateur du
d�partement, il fut trois mois sans oser demander et sans obtenir la
permission de quitter Montmirail et d'aller passer quelques jours aupr�s
de son amie proscrite comme lui.

Mme R�camier, en arrivant � Ch�lons, s'�tait �tablie � l'auberge de _la
Pomme d'or_: bien peu de jours apr�s elle, on y vit arriver une
g�n�reuse amie, la marquise de Catellan. Profond�ment touch�e du malheur
qui frappait Mme R�camier, elle abandonnait dans un premier mouvement
d'�motion sa fille, ses habitudes et la vie de Paris hors de laquelle
elle ne sut jamais vivre. Mme de Catellan ne passa que quelques semaines
aupr�s de son amie, et fut bient�t rappel�e par sa fille la comtesse de
Gramont; mais ce d�vouement que les circonstances rendirent passager
n'en laissa pas moins � Mme R�camier une reconnaissance ineffa�able.

Il faut, en effet, avoir pass� par la situation que cr�e aux personnes
qui ont encouru la disgr�ce d'un gouvernement absolu l'avilissement des
caract�res et la faiblesse des hommes, pour se rendre bien compte de la
vari�t� et des mille nuances que peut pr�senter la platitude. Mme
R�camier en fit la triste exp�rience: j'ai sous les yeux une
correspondance nombreuse dans laquelle une foule d'amis _sages_ r�p�tait
cet �ternel refrain que toutes les victimes de la g�n�rosit� et de
l'ind�pendance ont entendu: _Que n'avez-vous suivi mes conseils!_

Je ne ferai qu'une seule citation, et je ne nommerai pas la personne
dont la lettre me para�t donner une id�e de l'�tat commun des esprits.
Cette lettre est �crite par un parent de M. R�camier, haut plac� dans la
magistrature, homme d'intelligence pourtant, et qui avait une sinc�re
affection pour sa belle cousine.

     �Septembre 1811.

     �La position o� vous vous trouvez maintenant est assez peu faite
     pour vous; il ne faut pas qu'elle dure, il ne faut pas surtout
     qu'elle s'aggrave. C'est par cette raison que je tremble de vous
     voir voyager. Il est telle rencontre que vous pourriez faire qui
     pourrait vous faire perdre la libert�, surtout d'apr�s les
     circonstances politiques o� il para�t que nous allons bient�t nous
     trouver. Ne perdez jamais de vue que vos pas seront compt�s, et
     qu'il y a tant de gens qui aiment � faire les bons valets, que,
     changeant tous les jours et de domicile et de soci�t�, il serait
     bien difficile qu'il ne se trouv�t quelqu'un qui voul�t faire sa
     cour � vos d�pens.

     �D'ailleurs le monde pour vous va se composer de deux esp�ces de
     personnes, les unes qui d�pendent du gouvernement et qui
     s'�loigneront de vous, les autres qui y sont oppos�es, et qui, par
     l'accueil distingu� qu'elles vous feront, satisferont leur haine et
     auront l'air de vouloir vous d�dommager; ceux-l�, il faut les fuir:
     ils vous feraient plus de mal que les indiff�rents.

     �Avez-vous bien r�fl�chi � ce que c'est que la vie qu'on m�ne sur
     les grands chemins et dans les auberges? Si je ne me trompe, elle
     doit �tre bien �loign�e de vous plaire; rien n'est � la fois plus
     insipide, plus ennuyeux et plus co�teux.

     �Voici la vie que j'aurais indiqu�e pour vous, si j'eusse �t�
     appel� au conseil.

     �Vous avez en vous-m�me assez de ressources pour fuir l'ennui
     pendant un petit nombre de mois. Ce temps, vous l'auriez pass� dans
     quelque ville du deuxi�me arrondissement de police; vous auriez vu
     peu de monde, surtout point de gens ayant trop d'esprit. Vous
     auriez bient�t vu autour de vous une petite soci�t� choisie dans le
     sens de ma lettre; les rapports qui seraient venus auraient �t�
     comme il faudrait qu'ils soient, et bient�t on ne se serait plus
     souvenu des jours de la temp�te, et j'aurais pu vous faire bient�t
     tout � mon aise les visites, rares mais affectueuses, dont la
     suppression me prive plus que je ne puis dire.�

Mme R�camier s'imposa, pendant toute la dur�e de son exil, une r�serve
que commandaient assez son isolement et sa jeunesse; mais, r�solue � ne
point solliciter son rappel, elle n'avait aucune raison de suivre une
ligne de conduite � laquelle la hauteur de son �me n'e�t pas su se
plier. Aussi son exil ne fut-il jamais r�voqu�; elle avait demand� �
ceux de ses amis qui, comme Junot, approchaient famili�rement de
l'empereur, de ne pas m�me prononcer son nom devant lui.

Si la plupart des fonctionnaires, ainsi que l'annon�ait le parent dont
nous avons cit� la lettre, s'�loign�rent d'une _exil�e_, il en fut, et
j'aime � mettre le duc d'Abrant�s au premier rang, qui rest�rent fid�les
� une amie que l'adversit� avait visit�e, et j'ajoute que leur fid�lit�
ne leur nuisit point.

Apr�s le d�part de Mme de Catellan, Mme R�camier abandonna la
_Pomme-d'Or_ et prit, rue du Clo�tre, un petit appartement, qui avait au
moins le m�rite d'�tre commode et silencieux.

Dans la vie monotone et triste d'une petite ville o� aucune des
distractions des arts, du th��tre ou de la soci�t� n'�tait possible, Mme
R�camier, qui avait fait connaissance avec l'organiste de la paroisse,
trouvait une sorte de d�lassement, que son go�t pour la musique peut
expliquer, � aller chaque dimanche jouer de l'orgue � la grand'messe.

M. de Montmorency lui �crivait:

M. DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER.

     �Montmirail, ce 13 d�cembre 1811.

     �J'ai re�u, en m�me temps que votre lettre, une autre lettre de
     notre amie, du 30, qui me mandait ses derniers retards assez
     motiv�s, mais au milieu desquels per�ait un reste d'incertitude.

     �Ces cruelles angoisses me p�sent extr�mement, et je voudrais, pour
     toute chose au monde, la savoir d�termin�e. Cette pauvre lettre
     avait de grosses taches, qui ressemblaient tant � des larmes! Elle
     en aura vers� en me parlant d'une r�solution beaucoup trop absolue,
     de ne vouloir pas me revoir, quand m�me elle ne partirait pas. Elle
     me parle avec une bont� et une g�n�rosit� singuli�res contre les
     scrupules de fiert� qui m'emp�cheraient de demander Dampierre[23],
     m�me par ma fille. Outre que ce ne serait pas bien utile, vous
     connaissez l�-dessus mon go�t et ma r�solution. Pauvre amie! Comme
     je lui voudrais la force de caract�re que vous montrez en ce
     moment, et qu'elle f�t aussi tout pr�s, comme vous, de la source
     unique des v�ritables consolations. Ah! vous finirez par y arriver
     tout � fait, et vous nous aiderez � obtenir qu'elle vous suive!

     �Il est bien entendu, entre nous deux, que la premi�re lettre qui
     apprendrait son d�part d�finitif pour _Gen�ve_[24] serait
     sur-le-champ communiqu�e � l'autre. Adieu, aimable amie; c'est dans
     les premiers jours de janvier que je vous ferai ma visite.�

Mme R�camier vit venir � Ch�lons son p�re, puis M. R�camier et M.
Simonard. Sa cousine, Mme de Dalmassy, partagea pendant un mois sa
solitude. Auguste de Sta�l, � deux reprises, lui apporta des nouvelles
de sa m�re; mais elles n'�taient point de nature � calmer les
inqui�tudes que les amis de Mme de Sta�l �prouvaient pour elle. Son
abattement �tait extr�me, et il semblait que la puissance de son
imagination ne serv�t qu'� donner plus d'intensit� aux souffrances que
lui faisaient endurer son propre exil et la pens�e des pers�cutions
qu'elle avait attir�es sur ses amis.

M. de Montmorency vint, dans le courant de janvier 1812, voir enfin Mme
R�camier, puis il partit pour Toulouse, o� il avait des amis et des
parents et o� il �tait autoris� � se rendre. Comme il devait s'arr�ter
quelques jours � Lyon, pour y voir Camille Jordan et visiter les
�tablissements de charit�, Mme R�camier l'avait charg� d'une lettre pour
celle des soeurs de son mari avec laquelle elle �tait le plus �troitement
unie d'amiti�, Mme Delphin, qui habitait cette ville.

En r�ponse � cette lettre, elle re�ut de sa belle-soeur le billet
suivant:

Mme DELPHIN � Mme R�CAMIER.

     �Lyon, 5 f�vrier 1812.

     �Je ne saurais vous rendre, mon aimable soeur, tout le plaisir que
     j'ai �prouv� en recevant de vos nouvelles par vous-m�me. M. de
     Montmorency m'a assur� que vous jouissiez de la meilleure sant�,
     que vous supportiez votre exil avec une philosophie toute
     chr�tienne, et que vous receviez, dans le pays que vous habitez,
     l'accueil le plus flatteur de tout ce qui est capable d'appr�cier
     le m�rite. Il m'a ajout� qu'il y avait tout lieu d'esp�rer que les
     voeux de votre famille et de vos amis sur votre retour seraient
     bient�t remplis; je le d�sire ardemment, ma bonne soeur, pour vous
     et pour le bonheur de mon fr�re, � qui votre absence est bien
     p�nible.

     �Je vous remercie de m'avoir procur� l'avantage de conna�tre M. de
     Montmorency, dont j'avais ou� parler plusieurs fois avec �loge: sa
     physionomie annonce tout ce qu'il est. Il m'a fait part de vos
     bont�s pour ma petite-ni�ce, des soins que vous prenez pour former
     son coeur � la vertu. J'aime � croire qu'elle r�pondra � tout ce que
     vous faites pour elle, et qu'elle vous donnera un jour les
     consolations que vous m�ritez � tant de titres.

     �Mon mari et mes enfants ont partag� le plaisir que j'ai eu �
     m'entretenir de vous; ils vous font mille compliments. Agr�ez,
     ch�re soeur, l'assurance de mon sinc�re attachement.

     �DELPHIN, n�e R�CAMIER.�

Huit mois s'�coul�rent ainsi p�niblement � Ch�lons. Mme de Sta�l
insistait aupr�s de son amie pour la d�cider � quitter ce triste s�jour;
elle lui �crivait:

     �Je souhaite extr�mement, � pr�sent, que vous veniez � Lyon: si
     j'ai mon passage sur la fr�gate, je puis me d�chirer encore une
     fois le coeur en vous embrassant l�. Vous serez sur la route
     d'Italie, vous aurez quelques-unes des distractions qu'il ne faut
     pas d�daigner, car elles font du bien aux nerfs. H�las! g�n�reuse
     victime, je sais ce que vous souffrez; croyez-m'en sur les
     d�dommagements possibles dans cette situation. Le pr�fet de Lyon
     est assez bon et d'assez bonne compagnie: je vous en prie, venez �
     Lyon. Ne vous embarrassez pas des petits obstacles de famille: vous
     �tes sans parents, comme vous �tes sans �gale. Sortez d'un lieu o�
     tout est remarqu�, parce qu'il n'y a personne.�

Sans esp�rer trouver ailleurs un grand soulagement � sa position, Mme
R�camier se d�cida � partir pour Lyon au mois de juin 1812.

Le s�jour de Lyon offrait r�ellement � Mme R�camier plus de ressources
qu'elle n'en aurait pu trouver dans aucune autre ville. La famille de
son mari y �tait nombreuse et honor�e, et dans cette famille, qui
l'accueillit avec empressement, se trouvait une personne d'un m�rite
sup�rieur. Mme Delphin, soeur cadette de M. R�camier, dont nous venons de
citer un billet, pr�sentait en effet un type admirable de la charit� et
de la vertu h�ro�que comme on la pratiquait au temps de saint Vincent de
Paul. Jamais coeur ne fut plus ouvert � l'amour des pauvres; sa vie
enti�re leur �tait consacr�e. Prisonniers, filles perdues, enfants
abandonn�s, malades, cr�atures souffrantes, quelle que f�t la nature ou
la cause de leurs douleurs, c'�taient l� les objets de sa pr�dilection.
Ce qu'elle savait trouver de temps, de ressources, d'argent pour
soulager _ses chers malheureux_ ne peut se comprendre, et je n'ai jamais
oubli� l'inflexion de voix avec laquelle cette sainte personne, en
r�pondant au dernier mendiant qui implorait sa charit�, l'appelait: _Mon
pauvre ami_.

Mme Delphin connaissait d�j� depuis plusieurs ann�es sa jeune et
brillante belle-soeur qui n'avait jamais, dans aucun de ses voyages �
Coppet ou � Aix, n�glig� de s'arr�ter � Lyon pour la voir. Elle la
traitait comme sa fille, et trouvait en elle la plus respectueuse
tendresse. Mme Delphin avait d'ailleurs beaucoup de gaiet� et d'impr�vu
dans l'esprit, et comme son fr�re un tour original � rendre ses pens�es.
Ses mani�res �taient simples; elle poss�dait cette sorte de tact qui
distingue particuli�rement les soeurs de charit� et qui fait qu'elles
sont sans embarras et � leur place dans les palais comme chez les
pauvres. La Providence avait uni Mme Delphin � un homme qui n'�tait pas
moins qu'elle-m�me selon le coeur de Dieu, et leur maison, �trang�re �
toute esp�ce de luxe, �tait �minemment hospitali�re.

Mme R�camier retrouvait encore � Lyon et dans l'auberge m�me o� elle
�tait descendue (l'h�tel de l'Europe) une soeur d'exil, l'�l�gante
duchesse de Chevreuse, accompagn�e de sa belle-m�re, la duchesse de
Luynes, dont la tendresse passionn�e n'avait pu consentir � s'en laisser
s�parer.

La duchesse de Chevreuse, comme on l'a d�j� vu, victime des m�nagements
que la conservation d'une immense fortune imposait � la famille de son
mari, avait �t� contrainte d'accepter une place de dame du palais de
l'imp�ratrice. Son beau-p�re le duc de Luynes s'�tait, par les m�mes
raisons, laiss� faire s�nateur. Mais la brillante duchesse, en
paraissant, bien malgr� elle, � la nouvelle cour, y porta tout le d�dain
et toute la hauteur de l'ancien r�gime.

Sa personne avait plus d'�l�gance et de s�duction que ses traits de
r�guli�re beaut�; elle �tait faite � ravir, et dou�e du don de plaire �
un degr� singulier, qui lui assura sur son mari, sur sa belle-m�re et
sur sa belle-soeur, Mme Mathieu de Montmorency, un empire que ses
caprices ne pouvaient lasser. L'empereur ne fut point insensible,
dit-on, aux agr�ments de la duchesse de Chevreuse, et ne trouva en elle
que froideur et duret�. Au moment de l'arrestation de la famille royale
d'Espagne et lors de l'arriv�e de ces princes � Fontainebleau,
l'empereur eut l'id�e d'attacher la duchesse de Chevreuse au service de
la reine espagnole. En apprenant � quel poste on la destinait, elle
r�pondit qu'elle pouvait bien �tre prisonni�re, mais qu'elle ne serait
jamais ge�li�re. Cette fi�re r�ponse lui valut son exil.

Lorsque Mme R�camier retrouva, en 1812, Mme de Chevreuse � Lyon, cet
exil durait d�j� depuis pr�s de quatre ans; et la victime de cette
pers�cution si prolong�e avait successivement tra�n� en Normandie, en
Dauphin�, en Touraine, le poids d'un malheur qui la tuait. Il lui
paraissait en effet plus facile de renoncer � la vie qu'� Paris.

L'�tat de maladie de Mme de Chevreuse n'�tait que trop r�el, et ne
laissait d�s lors que peu d'esp�rance aux m�decins. Pour les
indiff�rents qui la voyaient en passant, la consomption qui la minait,
sans alt�rer encore visiblement les gr�ces de sa personne, semblait
plut�t un effet de l'ennui qu'une maladie v�ritable; pour sa belle-m�re,
qui veillait sur elle avec une tendresse idol�tre, malgr� l'inqui�tude
que lui causait la faiblesse toujours croissante de celle qu'elle
appelait _ma charmante_, l'esp�rance et l'illusion se prolong�rent
presque jusqu'au dernier moment.

Au milieu d'un certain nombre de billets �chang�s entre deux exil�es
qu'abritait le m�me toit, j'en choisis deux adress�s � Mme R�camier par
la duchesse de Chevreuse; ils peuvent faire comprendre la sorte de gr�ce
qui distinguait son esprit.

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE � Mme R�CAMIER.

     1812.

     �Je vous remercie de tout mon coeur de votre aimable attention. Je
     suis rest�e un quart d'heure durant � regarder ma jolie corbeille;
     ce n'est pas pour rien que j'aimais tant les lis, puisque vous
     deviez un jour m'en donner une couronne, et cela augmentera ma
     passion. J'ai bien reconnu ces vers italiens que vous me disiez une
     fois au spectacle, et je les ai vus l� avec bien du plaisir. En
     tout, ce petit pr�sent est plein de gr�ce comme tout ce que vous
     faites, et j'en suis ravie.

     �Louise dit que vous souffrez; je voudrais bien vous gu�rir et que
     vous ne souffriez plus du tout. J'irais de bon coeur pour cela vous
     chercher, comme faisaient ces princesses, une plante tout au haut
     d'un mont, quand m�me il faudrait me lever au milieu de ma fi�vre.
     Faites-moi le plaisir de croire que je vous aime; jamais je n'ai
     rien demand� avec plus de d�sir de l'obtenir.

     �Adieu, Madame, dormez bien et que je vous voie bient�t, je vous en
     prie. Ma belle-m�re trouve sa tasse charmante; l'anglais ne lui a
     pas �t� peu sensible, c'est moi qui le lui ai dit.�

LA M�ME.

     1813.

     �Ne vous tourmentez donc pas, Madame, pour cet amusement que vous
     m'avez donn� hier; ce serait bien joli, parce que vous �tes bonne
     et complaisante, d'aller vous faire de la peine; n'ayez aucune
     esp�ce de souci l�-dessus.

     �Et moi aussi je suis f�ch�e de vous quitter lorsque vous
     commenciez � vous faire � nous. Je regrette de n'avoir pas �t� un
     peu de vos amies � Paris, j'aurais pu alors vous �tre ici de
     quelque ressource. V�ritablement, je vous dirais, comme saint
     Augustin au bon Dieu: charmante beaut�, je vous ai vue trop t�t
     sans vous conna�tre et je vous ai connue trop tard.

     �Excusez ce petit transport qui me donne assez l'air d'un de vos
     correspondants, et dites-vous que nous vous aimons beaucoup toutes
     deux. Adieu. Madame, dormez bien ce soir.�

Moins absorb�e par la situation de sa belle-fille, la duchesse de Luynes
e�t �t� pour Mme R�camier une soci�t� aussi agr�able que s�re. Elle
avait un esprit tr�s-original et parfaitement naturel. Ses traits durs
et irr�guliers �taient masculins, comme le son de sa voix. Lorsqu'elle
portait des v�tements de femme (ce qui n'arrivait pas tous les jours),
elle endossait une sorte de costume qui n'�tait ni celui qu'elle avait
d� porter dans sa jeunesse avant la R�volution, ni celui que la mode
avait introduit sous l'empire: il se composait d'une robe tr�s-ample �
deux poches, et d'une esp�ce de bonnet mont�; on ne lui vit jamais de
chapeau. Mme de Luynes se moquait fort gaiement elle-m�me de ce qu'elle
appelait sa _d�gaine_; et n�anmoins, avec ce visage, cette toilette et
cette grosse voix, il �tait impossible aux gens les plus ignorants de ce
qu'elle �tait, de ne pas reconna�tre en elle, au bout de cinq minutes,
une grande dame. La sensibilit� et l'�l�vation de son �me se montraient
de m�me sous la brusquerie de ses allures, comme, � travers la crudit�
de son langage, per�aient l'habitude et l'�l�gance du grand monde. Elle
�tait tr�s-instruite, savait bien l'anglais et lisait �norm�ment. Que
dis-je? Elle imprimait; elle avait fait �tablir une presse au ch�teau de
Dampierre, et non-seulement elle _�tait_ mais elle avait la pr�tention
d'_�tre_ un bon ouvrier typographe[25].

Un jour elle se rendit avec Mme R�camier aux Halles de la Grenette, �
l'imprimerie de MM. Ballanche p�re et fils. Apr�s avoir attentivement et
tr�s-judicieusement examin� les caract�res, les presses, les machines;
apr�s avoir appr�ci� en personne du m�tier les perfectionnements que MM.
Ballanche avaient introduits dans leur �tablissement, elle rel�ve tout �
coup sa robe dans ses poches, se place devant un casier, et, �
l'admiration de tous les ouvriers, la duchesse compose une planche fort
correctement, fort lestement, sans omettre m�me en composant un certain
balancement du corps en usage parmi les imprimeurs de son temps.

Ce s�jour d'une ann�e dans la m�me ville et sous le m�me toit, la
conformit� de situation et de sentiments qu'une disgr�ce commune
�tablissait n�cessairement, tout se r�unissait pour resserrer entre Mme
R�camier et la belle-m�re de Mathieu de Montmorency un lien de go�t et
d'affection qui, de part et d'autre, fut profond et sinc�re.

Lyon est par excellence la ville de la charit�, mais ce grand centre de
l'industrie et du commerce n'a pas toujours offert un faisceau
intellectuel aussi distingu� et aussi complet que celui qui, en 1812, se
groupait autour d'une femme � laquelle Mme R�camier se trouvait pour
ainsi dire alli�e. Mme de Serm�sy �tait ni�ce de M. Simonard; elle ne
pouvait manquer d'accueillir la belle Juliette avec un cordial
empressement; et c'�tait, en effet, dans son salon que se r�unissait la
pl�iade d'hommes fort diversement dou�s, mais presque tous �minents,
dont Lyon se glorifiait.

Mme de Serm�sy �tait veuve, riche, et, pendant la premi�re moiti� d'une
vie heureuse, n'avait cherch�, dans les arts du dessin, qu'une agr�able
distraction. La mort d'une fille ador�e dont il ne lui restait aucun
portrait, r�v�la � Mme de Serm�sy son talent de sculpteur: sous
l'inspiration du d�sespoir et de la tendresse maternelle, elle retrouva
et modela les traits id�alis�s de l'enfant qu'elle pleurait. D�s ce
moment, elle trouva dans son art une noble occupation. Je me souviens
d'avoir vu dans le cabinet d'Artaud, le conservateur du Mus�e de Lyon,
le mod�le du tombeau �lev� par Mme de Serm�sy � sa fille, ainsi qu'une
collection des bustes de tous les hommes distingu�s que Lyon renfermait
alors. L'auteur de ces ouvrages n'avait pu gagner l'exp�rience d'un
artiste de profession; mais un naturel plein d'�l�gance et de sentiment
suppl�ait � ce qui lui manquait quant au m�tier. Plus tard, en me
sentant �mue devant les ouvrages de la princesse Marie d'Orl�ans, je me
suis involontairement souvenue de Mme de Serm�sy.

C'est au moment o� cette dame venait de recevoir par la douleur la
soudaine r�v�lation de son talent que Mme R�camier vint � Lyon.

Mme de Serm�sy parlait peu, sa taille �tait haute et �lanc�e, c'�tait
une femme bonne et g�n�reuse, mais aux mani�res froides et r�serv�es.
R�voil et Richard, les deux ma�tres de l'�cole lyonnaise, venaient avec
assiduit� chez elle; on y trouvait aussi Dugas-Montbel, le traducteur
d'Hom�re, Artaud, Ballanche et beaucoup d'autres dont les noms me sont
devenus �trangers.

Camille Jordan �tait aussi l'un des fid�les de ces r�unions, et celui
assur�ment dont l'esprit y r�pandait le plus d'int�r�t; mais, li� avec
Mme R�camier depuis sa premi�re jeunesse, il �tait pour elle un ami tout
� fait intime, et j'ai le droit d'en parler avec plus de d�tail. Les
hasards de l'�migration avaient rapproch� Mathieu de Montmorency et
Camille Jordan; mille rapports de sentiments et de caract�res unirent
promptement ces deux nobles natures. De grandes dissemblances ne
nuisaient point au penchant qui les attirait l'un vers l'autre. Camille
Jordan, chez qui le sentiment religieux �tait aussi profond que sinc�re,
s'�tait malheureusement arr�t� � un d�isme exalt� et presque mystique;
Mathieu de Montmorency voulait faire faire � son ami un pas de plus et
l'amener � la foi de la R�v�lation. Il en r�sultait entre eux
d'interminables et �loquentes discussions philosophiques qui ne
refroidissaient pas leurs sentiments. � l'�poque dont je parle,
l'opposition au gouvernement imp�rial et l'aspiration vers le
r�tablissement d'une monarchie lib�rale formaient entre eux un lien de
plus. Apr�s le retour des Bourbons que tous deux avaient ardemment
souhait�, nous v�mes, h�las! cette belle amiti� atti�die par l'esprit de
parti et quelquefois m�l�e d'amertume.

Un mariage heureux avec une Lyonnaise riche et jolie avait depuis
quelques ann�es fix� Camille Jordan dans sa ville natale. Il e�t �t�
impossible d'�tre plus aimable. Une candeur d'enfant, de l'enthousiasme,
de la gr�ce, un incomparable mouvement donnaient � sa conversation un
attrait tout particulier. �loquent et g�n�reux, son patriotisme �tait
passionn�. Bien que Camille Jordan e�t v�cu dans un monde choisi, il
n'avait pu apprendre certaines nuances de forme, mais sa distinction
naturelle �tait telle que ce vernis provincial avait chez lui de
l'agr�ment et de l'originalit�. Violemment rejet� hors de la vie
politique en fructidor, il s'occupait, dans les loisirs d'une douce vie
de famille, d'une traduction de la _Messiade_ de Klopstock, � laquelle
il travailla longtemps et qu'il laissa inachev�e. Lorsque la
Restauration lui rendit une action publique, Camille Jordan prit rang
parmi nos orateurs les plus distingu�s. Nous nous �tonnions parfois
alors de tout ce que la parole de cet homme, si plein dans le commerce
priv� de douceur, de gr�ce et de charme, prenait � la tribune d'�pret�
et d'emportement.

Tandis que Mme R�camier s'�tablissait � Lyon, M. de Montmorency, apr�s
quelques mois de s�jour � Toulouse et dans le midi de la France, s'�tait
rapproch� de sa famille, en de�� du rayon des quarante lieues qu'il ne
devait pas d�passer. Il �crivait de Vend�me � son amie la lettre
suivante:

     �Vend�me, le 25 juin 1812.

     �Je trouve que le s�jour de Lyon m'est favorable, aimable amie. Je
     me h�te de vous remercier de cette lettre du 15 que j'ai re�ue
     avant-hier, de ce grand papier, de ces quatre pages, de cette
     expansion de vos sentiments � laquelle j'attache tant d'int�r�t. Ne
     dites pas que vous m'�crirez exactement toutes les fois que vous
     aurez � me parler de ce qui en a pour moi: cela peut-il �tre jamais
     autrement quand vous me parlez de vous-m�me? Il est vrai qu'� ce
     profond et constant int�r�t il s'en joint en ce moment un autre que
     nous avons en commun, et qui m'occupe vivement ainsi que vous. Je
     suis bien touch� de l'impression que vous en avez re�ue. Ce que je
     d�sire uniquement, ce que je demande souvent par mes pri�res les
     plus intimes, c'est votre bonheur qui, moins que jamais, peut se
     s�parer de l'estime des autres et surtout de la v�tre propre, de ce
     sentiment de paix int�rieure dont vous me parlez d'une mani�re
     touchante et reconnaissante.

     �Oui, ce que vous me dites de ce sentiment qui survit � beaucoup de
     v�ritables peines, de cette vie paisible et retir�e tr�s-propre �
     l'entretenir, de vos raisonnables projets pour vous instruire dans
     une science sur laquelle votre coeur seul vous a d�j� tant appris,
     tout cela a produit sur moi une impression tr�s-douce. Il y aurait
     aussi quelque chose de semblable dans les r�cits de la vie que je
     m�ne ici au sein d'une r�union de famille tr�s-compl�te pour moi et
     qui commence � devenir nombreuse, depuis l'arriv�e de Sosth�nes qui
     a �t� promptement suivie de celle d'Adrien et de son fils.
     J'oublierais ici tr�s-volontiers ma position, si ce n'�tait pas �
     elle-m�me que se rattachent les peines et les sacrifices de
     l'amiti�. C'est de cet int�r�t qui nous est vraiment commun que je
     veux vous entretenir.

     �Vous n'avez s�rement pas ignor� la derni�re m�chancet� atroce
     qu'on _lui_ a faite. Je serais avide de d�tails qui vont peut-�tre
     absolument me manquer. Ce sera un acte digne de votre g�n�rosit� de
     m'en donner toutes les fois que vous le pourrez. Vous me promettez
     des explications sur une institution de bienfaisance qui a un
     double int�r�t, puisqu'elle vous en a inspir�. Donnez-moi beaucoup
     de renseignements de ce genre sur Lyon: j'en avais demand� �
     Camille, qui a �t� emp�ch� par la terrible �preuve qu'il a subie
     dans sa famille. Je jouis beaucoup d'apprendre qu'elles soient
     termin�es. Rien ne m'�tonne de tout ce qu'une intimit� plus
     habituelle vous fait d�couvrir en lui, et du charme qu'il doit
     r�pandre sur votre soci�t�. Parlez-lui de moi, et parlez de moi
     quelquefois ensemble.

     �Qu'est-ce que ce bon baron[26] pouvait donc avoir de si press�
     pour passer si peu de temps dans une ville o� il avait le bonheur
     de vous voir arriver? J'ai peine � me d�fendre de mauvaises pens�es
     sur l'impression, pour la premi�re fois semblable, que nous lui
     faisons vous et moi. Adieu, aimable amie; j'ai men� hier ma m�re
     dans ces grands bois solitaires � qui il ne manque � mes yeux que
     de vous avoir re�ue sous leurs ombrages. Notre amie m'y a laiss�
     des traces de son passage. Quand puis-je vous y esp�rer? Ah! vous
     �tes bien s�re que votre souvenir y est d�j� et qu'on y priera pour
     vous. Secondez-nous de votre c�t� et embrassez pour moi cette
     petite Am�lie, que je vois d'ici toute tranquille et vous aimant
     bien. Faites agr�er mes hommages reconnaissants � Mme votre
     belle-soeur.�

Ce fut Camille Jordan qui conduisit M. Ballanche[27] chez Mme R�camier.
Sit�t qu'elle fut arriv�e � Lyon, il lui parla avec l'enthousiasme qui
lui �tait ordinaire de son ami Ballanche, et sollicita la permission de
le lui pr�senter: mais, avant de le lui amener, il lui fit lire ce qui
avait d�j� paru de ses _Fragments_. Puis il lui raconta comment
Ballanche �tait devenu �perdument amoureux d'une fille noble et sans
fortune; comment, la g�ne de la famille de la jeune personne prenant sa
source dans un proc�s long et ruineux, le bon Ballanche avait fait des
propositions tr�s-�lev�es � la partie adverse pour en obtenir la cession
de ses pr�tendus droits, objets du litige, dans l'intention de rendre
ainsi � cette famille repos et fortune; comment, accueilli avec
bienveillance par le p�re, il avait aspir� � la main de la jeune fille
et comment ses esp�rances avaient �t� d��ues.

Le d�sespoir de cet amour rebut� s'exhalait dans les belles et
harmonieuses pages qu'il a intitul�es _Fragments_.

Ballanche ainsi annonc� fut pr�sent� par Camille Jordan.

� partir de ce jour, son �me et sa vie furent encha�n�es; d�s ce moment
M. Ballanche appartint � Mme R�camier.

La laideur de M. Ballanche, r�sultat d'un accident qui avait d�figur�
ses traits, avait quelque chose d'�trange: d'horribles douleurs de t�te
qu'un charlatan avait voulu faire dispara�tre par un rem�de violent
avaient amen� une carie dans les os de la m�choire; il devint n�cessaire
d'en enlever une partie, et de plus on dut faire subir � M. Ballanche
l'op�ration du tr�pan. De toutes ces souffrances il s'en �tait suivi une
difformit� dans l'une de ses joues.

Des yeux magnifiques, un front �lev�, une expression de rare douceur, et
je ne sais quoi d'inspir� � certains moments, compensaient la disgr�ce
et l'irr�gularit� de ses traits, et rendaient impossible, malgr� la
gaucherie et la timidit� de toute la personne, de se m�prendre sur ce
que cette f�cheuse enveloppe renfermait de belles, de nobles, de divines
facult�s. David d'Angers, s'inspirant de la physionomie et saisissant
avec justesse la grandeur empreinte dans cette t�te, a pu faire de M.
Ballanche (de profil, il est vrai) un tr�s-beau m�daillon d'une
ressemblance frappante.

Le lendemain de sa pr�sentation chez Mme R�camier, M. Ballanche y revint
seul, et se trouva t�te � t�te avec elle. Mme R�camier brodait � un
m�tier de tapisserie; la conversation d'abord un peu languissante prit
bient�t un vif int�r�t, car M. Ballanche, qui trouvait avec peine ses
expressions lorsqu'il s'agissait des lieux communs ou des comm�rages du
monde, parlait extr�mement bien, sit�t que la conversation se portait
sur l'un des sujets de philosophie, de morale, de politique ou de
litt�rature qui le pr�occupaient.

Malheureusement les souliers de M. Ballanche avaient �t� pass�s � je ne
sais quel affreux cirage infect, dont l'odeur, d'abord tr�s-d�sagr�able
� Mme R�camier, finit par l'incommoder tout � fait. Surmontant, non sans
difficult�, l'embarras qu'elle �prouvait � lui parler de ce prosa�que
inconv�nient, elle lui avoua timidement que l'odeur de ses souliers lui
faisait mal.

M. Ballanche s'excusa humblement en regrettant qu'elle ne l'e�t pas
averti plus t�t, et sortit; au bout de deux minutes il rentrait sans
souliers, et reprenait sa place et la conversation o� elle avait �t�
interrompue. Quelques personnes, qui survinrent, le trouv�rent dans cet
�quipage et lui demand�rent ce qui lui �tait arriv�. �L'odeur de mes
souliers incommodait Mme R�camier, dit-il, je les ai quitt�s dans
l'antichambre.�

Je place ici une lettre qui fut adress�e � Mme R�camier par M. Ballanche
quelques mois plus tard, le surlendemain du jour o� elle quitta Lyon
pour se rendre en Italie; elle fera comprendre mieux, que tout ce que je
pourrais dire, le rapport qui s'�tait �tabli entre elle et l'auteur
d'_Antigone_.

M. BALLANCHE � Mme R�CAMIER.

     F�vrier 1813.

     �Madame,

     �Je ne sais si vous savez combien a �t� aimable la promesse que
     vous avez exig�e de moi, de vous �crire le soir m�me du jour de
     votre d�part. Vous avez senti combien votre absence m'allait �tre
     p�nible, apr�s la si douce habitude que vous aviez bien voulu me
     laisser contracter de vous voir tous les jours. Vous avez voulu
     adoucir, autant qu'il �tait en vous, l'amertume que je devais en
     ressentir. Vous �tes bien la plus excellente des femmes. Je dois
     vous l'avouer, Madame, il m'est arriv� assez souvent de me trouver
     tout �tonn� des bont�s que vous avez eues pour moi. Je n'avais
     point lieu de m'y attendre, parce que je sais combien je suis
     silencieux, maussade et triste. Il faut qu'avec votre tact infini
     vous ayez bien vite compris tout le bien que vous deviez me faire.
     Vous qui �tes l'indulgence et la piti� en personne, vous avez vu en
     moi une sorte d'exil�, et vous avez compati � cet exil du bonheur.

     �Un naturel un peu timide met trop de r�serve dans tous mes
     discours. J'�crirai ce que je ne pouvais prendre sur moi de dire.

     �Permettez-moi � votre �gard les sentiments d'un fr�re pour sa
     soeur. J'aspire apr�s l'instant o� je pourrai vous offrir, avec ce
     sentiment fraternel, l'hommage du peu que je puis. Mon d�vouement
     sera entier et sans r�serve. Je voudrais votre bonheur aux d�pens
     du mien; il y a justice � cela, car vous valez mieux que moi.

     �Tous les soirs je consacrerai quelques instants � _Antigone_: je
     t�cherai de la faire un peu semblable � vous; ce sera un moyen de
     me distraire du souvenir des soir�es que j'avais coutume de passer
     aupr�s de vous, sans me distraire de vous, ce qui me serait
     impossible. Vous me permettrez aussi de vous �crire.

     �Il est bien tard. Vous me renverriez si j'�tais chez vous: vous
     voudriez vous coucher.

     �Dieu vous donne un bon sommeil!�

Dans une autre lettre, en parlant � Mme R�camier du besoin de d�vouement
qui avait toujours rempli son �me, M. Ballanche lui disait:

     �Vous �tiez primitivement une Antigone, dont on a voulu, � toute
     force, faire une Armide. On y a mal r�ussi: nul ne peut mentir � sa
     propre nature.�

Mme R�camier, en venant � Lyon, y avait �t� surtout attir�e par
l'esp�rance fortement enracin�e dans son coeur de revoir Mme de Sta�l.
Non-seulement elle voulait la revoir, mais elle se flattait, en se
rapprochant ainsi de la Suisse, de pouvoir combiner son d�part avec
celui de son amie. Ce projet que M. de Montmorency combattait vivement
ne se r�alisa point. Mme de Sta�l ne vint pas � Lyon o� son fils Auguste
fit seul une apparition. Le d�couragement et la tristesse de Mme
R�camier s'accroissaient � mesure qu'elle voyait sa r�union � Mme de
Sta�l devenir impossible; elle exprimait ses anxi�t�s � M. de
Montmorency dont la tendre compassion s'effor�ait de ranimer son
courage, et le bon Ballanche, devenu aussi le confident des douleurs de
l'exil, s'attachait avec d'autant plus d'ardeur � celle � qui sa
g�n�rosit� n'avait valu que l'isolement.

M. DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER.

     �Vend�me, le 4 juillet 1812.

     �Je voulais vous �crire tous ces jours-ci, aimable amie; une course
     dans les bois o� j'ai pass� une partie de la journ�e d'hier m'en a
     encore emp�ch�, et vous me pardonnerez d'avoir fait passer avant
     vous Camille � qui je devais le compliment de l'amiti� sur la mort
     de sa belle-m�re. J'ai �t� tout � fait touch� de la petite lettre
     que vous �tes bien aimable de m'avoir �crite dans un �tat de
     souffrance dont l'�criture portait la p�nible empreinte.

     �Vous me demandez de vous plaindre: ce mot sorti d'une bouche telle
     que la votre pourrait �tonner bien des gens qui verraient
     l'impression que vous produisez dans un salon et ces hommages de
     tout genre qui vous suivent dans la solitude d'une province comme
     dans les cercles de Paris. Ce n'est pas l� ce qui me para�trait �
     moi devoir �loigner tout sentiment de commis�ration; mais je
     trouverais d'autres motifs de vous f�liciter et de vous relever de
     la tentation de l'abattement, dans la connaissance plus intime que
     j'ai de votre caract�re, dans une certaine bont�, une certaine
     g�n�rosit� qui ne peuvent pas exister sans �nergie, et qui d�c�lent
     dans l'�me des forces peut-�tre inconnues � vous-m�me; dans le
     bonheur que vous avez eu, au milieu de tant d'obstacles naturels,
     et naturellement invincibles, de remonter par penchant, par
     conviction, � la source unique du v�ritable courage et du seul
     bonheur possible sur la terre.

     �Cependant, lorsque les forces vous manquent pour puiser jusqu'au
     fond de cette source, pour utiliser tous les tr�sors que vous avez
     en vous-m�me, et donner � ce que vous avez de rectitude dans
     l'esprit et dans le coeur son application tout enti�re, en prenant
     une fois pour toutes un g�n�reux parti, dont Dieu, j'ose vous le
     garantir, vous r�compenserait au centuple: alors, aimable amie, je
     suis tout pr�t � vous accorder, non ce sentiment de piti�, dont le
     nom seul me r�pugne � employer ainsi, mais la plus tendre, la plus
     sinc�re, la plus profonde commis�ration. Je con�ois, je plains, je
     partage ce qu'il y a de p�nible dans ce genre unique d'isolement.

     �Mais l'amiti� a aussi le droit de r�clamer contre ce mot: on n'est
     pas isol� avec son Dieu et des amis! D'ailleurs, o� est la s�ret�,
     l'efficacit�, o� sont les esp�rances raisonnables d'un autre parti?
     J'oserais d�fier votre propre coeur de pouvoir s�parer, m�me pour
     quelques instants, les id�e de devoir et de bonheur! Il faut donc
     se r�signer � une position qui est le r�sultat de circonstances
     tout � fait ind�pendantes de notre volont�, ou plut�t l'ouvrage
     d'une volont� sup�rieure. Je voudrais surtout que vous eussiez
     �chapp� au danger particulier qu'a pour vous le besoin de se
     d�vouer � des amis malheureux. Certes je serais moins dispos� que
     personne, dans l'occupation commune que j'ai d'eux, � leur disputer
     la consolation de recevoir de vous des preuves d'une amiti�
     g�n�reuse, mais je vous supplie de ne pas passer cette exacte
     limite. Ils ne peuvent pas douter de votre int�r�t, et ils
     devraient �tre au d�sespoir de ce qui engagerait ou compromettrait
     votre vie tout enti�re.

     �J'ai r�uni ici mes deux cousins. Adrien m'a quitt�, mais va me
     renvoyer incessamment son fils qu'il me confie pour quelques mois.
     C'est une responsabilit� d'�ducation encore plus grande que celle
     de votre petite Am�lie. Je conserve encore pour une quinzaine au
     moins ma famille la plus intime. Ensuite ils retourneront � Paris,
     et moi je me prom�nerai dans les environs pendant quelques semaines
     pour nous r�unir encore dans les bois. Votre pens�e me suivra
     partout. Que la mienne aussi, mais surtout que la premi�re de
     toutes ne vous abandonne jamais.�

Bien peu de jours apr�s avoir re�u cette lettre de Mathieu de
Montmorency, il parvint � Mme R�camier quelques lignes dat�es de Coppet.
C'en �tait fait! Mme de Sta�l avait quitt� la France.

     10 juillet.

     �Je vous dis adieu, mon ange tut�laire, avec toute la tendresse de
     mon �me. Je vous recommande Auguste. Qu'il vous voie et qu'il me
     revoie. C'est sur vous que je compte pour adoucir sa vie maintenant
     et pour le r�unir � moi quand il le faudra. Vous �tes une cr�ature
     c�leste; si j'avais v�cu pr�s de vous, j'aurais �t� trop heureuse.
     Le sort m'entra�ne. Adieu.�

On se rappelle peut-�tre qu'en insistant pour faire quitter Ch�lons �
son amie, Mme de Sta�l mettait au nombre des avantages qu'elle
rencontrerait � Lyon, celui de la soci�t� d'un pr�fet _homme de bonne
compagnie_: mais ce pr�fet, jusque-l� en effet, homme du monde, d'esprit
et de mani�res agr�ables, re�u, ainsi que sa femme, fr�quemment et
presque intimement chez Mme R�camier, se trouva �tre du nombre des
fonctionnaires qui _s'�loignaient_ d'une exil�e. Une seule visite fut
�chang�e entre la pr�fecture et la nouvelle venue, et le pr�fet, dans
son z�le officiel, voulut en profiter pour donner � cette derni�re des
conseils qu'elle ne lui demandait pas et qu'elle aurait eu le droit de
qualifier d'un autre nom. Presque en m�me temps eut lieu un autre
d�sagr�ment du m�me genre, mais moins s�rieux.

Il y avait peu de semaines que Mme R�camier �tait � Lyon, lorsque M.
Eug�ne (depuis duc) d'Harcourt, homme d'un esprit aussi aimable que son
caract�re est ind�pendant, vint � traverser cette ville et s'y arr�ta
quelques jours, pour donner � une personne exil�e, avec laquelle il
�tait en relation, un t�moignage de sa sympathie. Il se trouvait
pr�cis�ment chez Mme R�camier, o� venait aussi d'arriver Mme Delphin, au
moment o� elle recevait la visite d'un Lyonnais, sorte de bel esprit
fort pr�tentieux, tr�s-d�monstratif, � la fois ridicule et familier.

M. G. de B. avait �t� accueilli � Paris par M. R�camier avec la
bienveillance cordiale qu'il t�moignait � tous ses compatriotes. L'exil
de Mme R�camier n'�tait point arriv� � sa connaissance, et il venait
d'apprendre, en traversant la place de Bellecour, que cette femme
c�l�bre �tait � Lyon et log�e � l'h�tel de l'Europe. Sans perdre une
minute, il y accourt et se fait annoncer. Apr�s mille compliments, et
force protestations de reconnaissance pour M. R�camier, cet importun
personnage raconte qu'il donne le surlendemain une f�te � la campagne,
et supplie la belle Parisienne de lui accorder l'insigne faveur d'y
assister. Mme R�camier r�siste, objecte sa sant�, la pr�sence de M.
d'Harcourt venu pour elle � Lyon, le tout en vain: le maudit homme n'en
d�mordait point, et on n'en fut d�livr� qu'apr�s qu'il eut arrach� � Mme
R�camier, � sa belle-soeur et � M. d'Harcourt la promesse que, le
surlendemain, ils honoreraient sa f�te champ�tre de leur pr�sence. M. G.
de B., charm� du lustre que ne pourra manquer de donner � sa f�te la
pr�sence d'une femme c�l�bre et d'un grand seigneur, annonce dans toute
la ville cette bonne fortune, jusqu'� ce qu'enfin on l'avert�t de l'exil
de Mme R�camier. Son d�sespoir alors ne connut pas de bornes et il
r�solut de la recevoir de telle sorte qu'elle ne ferait pas un long
s�jour chez lui.

Au jour dit, Mme R�camier se met en route avec les deux personnes
comprises dans la malencontreuse invitation. Quoique fort ennuy�es de la
perspective d'une corv�e champ�tre et litt�raire, aucune d'elles ne
croyait possible de manquer de parole � un homme si empress�, si
obligeant et d'avance si profond�ment p�n�tr� de gratitude pour la
faveur qu'il avait sollicit�e. On arrive; la grille du parc �tait
ouverte, il y avait nombreuse compagnie de gens enti�rement �trangers
aux arrivants; ils s'informent du ma�tre et de la ma�tresse de la
maison, on leur r�pond qu'ils sont dans le jardin; ils s'y rendent pour
les chercher et les saluer, et aper�oivent enfin M. G. de B. dans une
sorte de salle de verdure, grimp� sur la balustrade d'un jeu de bague
dont il comptait les coups.

Sans daigner descendre en apercevant les trois invit�s dont la pr�sence
avait �t� sollicit�e par lui avec tant d'opini�tret�, il leur fait de la
t�te un petit salut protecteur, et continue de marquer les points. Un
semblable accueil n'�tait point celui auquel �taient accoutum�s de tels
h�tes; ils �chang�rent entre eux un regard de stup�faction et
remont�rent en voiture pour revenir � Lyon. L'aventure qui, au premier
moment, les avait fort choqu�s, finit par leur sembler bouffonne. �
quelques jours de l�, on eut la clef de la conduite �trange de M. G. de
B. Lui-m�me la donna � Mme Delphin qu'il alla voir: la candeur de sa
platitude �tait si compl�te qu'il n'en faisait m�me pas l'apologie. Ce
m�me G. de B. sollicita, au retour des Bourbons, la place de lecteur du
roi, qui lui fut accord�e sous Louis XVIII. Les antichambres de tous les
r�gimes sont toujours peupl�es des m�mes figures.

Le passage des voyageurs �tait fr�quent � Lyon, et ce mouvement offrit
quelques distractions � Mme R�camier; c'est ainsi qu'elle eut la visite
du marquis de Catellan, comme elle avait eu celle de M. d'Harcourt. Le
duc d'Abrant�s, en se rendant en Illyrie, s'arr�ta aussi quelques heures
� l'h�tel de l'Europe. Talma vint, dans le courant de l'ann�e 1812 �
1813, donner un certain nombre de repr�sentations au Grand-Th��tre.

L'�tat de faiblesse de la duchesse de Chevreuse allait croissant d'une
fa�on effrayante; elle ne se levait plus que quelques heures chaque
jour, et d'ordinaire c'�tait vers le soir qu'elle se faisait habiller;
elle assista n�anmoins aux repr�sentations de Talma avec Mme de Luynes
et Mme R�camier. Cette derni�re avait connu personnellement ce grand
artiste chez Mme de Sta�l qui, passionn�e pour le th��tre, professait la
plus enti�re admiration pour le talent de Talma; Mme R�camier l'avait
m�me re�u quelquefois chez elle. Talma, �tant venu lui faire une visite,
fut par elle engag� � d�ner.

Qu'on ne se scandalise point de l'alliance des noms que les
circonstances me forcent � rapprocher. Pr�cis�ment � l'�poque o� Talma
se trouvait � Lyon et y jouait au Grand-Th��tre devant un public
�lectris�, l'abb� de Boulogne, �v�que de Troyes, pr�dicateur d'un grand
talent et alors en butte � la pers�cution, �tait de passage dans la m�me
ville. Un hasard singulier l'amena chez Mme R�camier le jour o� Talma y
d�nait. L'�v�que de Troyes, pr�tre infiniment respectable, esprit
cultiv� et litt�raire, avait l'usage du meilleur monde et son caract�re
�tait doux et mod�r�. Familier avec les chefs-d'oeuvre de la sc�ne, et
n'ayant de sa vie �t� au spectacle, l'occasion de rencontrer un
trag�dien du premier ordre lui parut une heureuse fortune.

Talma, que Mme R�camier lui pr�senta, mit de l'empressement et une bonne
gr�ce respectueuse � r�citer devant lui ceux de ses r�les o� il avait �
exprimer un sentiment religieux. Il le fit avec l'�nergie et la
sup�riorit� de son admirable talent. L'abb� de Boulogne ravi exprimait
na�vement l'�motion qu'il �prouvait. � son tour, Talma sollicita
humblement la faveur d'entendre le pr�dicateur dans quelque morceau
brillant de ses sermons. L'�v�que ne s'y refusa pas. Apr�s avoir �cout�
l'orateur avec un vif int�r�t, Talma loua sa diction, fit quelques
observations sur ses gestes et ajouta: �C'est tr�s-bien jusqu'ici,
Monseigneur (montrant le buste du pr�dicateur); mais le bas du corps ne
vaut rien. On voit bien que vous n'avez jamais song� � vos jambes.�

Depuis que la nouvelle du d�part de Mme de Sta�l �tait parvenue � Mme
R�camier, et depuis qu'elle avait vu s'�vanouir l'esp�rance toujours si
ch�re de rejoindre l'amie dont la disgr�ce l'avait envelopp�e sans que
le sort les r�un�t, elle �prouvait avec plus de vivacit� l'amertume de
son isolement. C'est en vain que Mme Delphin, faisant appel � toute la
charit� de sa belle-soeur, l'associait � ses visites aux malades et aux
prisonniers. L'�me sympathique de Mme R�camier, facilement touch�e �
l'aspect de la souffrance d'autrui, oubliait un moment sa propre peine;
mais ce poids soulev� retombait en l'accablant.

La tendresse et le babil de sa petite ni�ce Am�lie, dont elle s'occupait
avec une affection maternelle, amenaient quelquefois sur ce beau visage
un sourire qui n'y paraissait plus gu�re, et le bon M. Ballanche, �mu de
la plus tendre piti�, lui �crivait:

     �Je voudrais avoir une occasion de vous prouver � quel point je
     vous suis attach�, � quel point mon �me a connu la v�tre. Je ne
     sais nul �tre sur la terre qui vous �gale; je n'en sais point, et
     je connais cependant quelques �tres bien �minents. On vous conna�t
     mal, on ne vous conna�t pas tout enti�re; ce qu'il y a de meilleur
     en vous se devine.�

Si Mme Delphin associa sa belle-soeur � beaucoup de ses bonnes oeuvres, il
en fut, et en grand nombre, dont la g�n�rosit� de Mme R�camier eut
l'initiative; je ne puis me refuser � en rappeler une dont le succ�s fut
trop complet pour qu'il soit permis de la passer sous silence.

Une petite Anglaise, enlev�e par des saltimbanques, et qu'on employait �
faire des tours sur la place publique, fut amen�e dans la cour de
l'h�tel de l'Europe o� elle donna aux gens de l'auberge un �chantillon
de sa souplesse; Mme R�camier, � laquelle une dame Anglaise, retenue en
France depuis la rupture de la paix d'Amiens, lady Webb, en avait parl�,
la vit, fut attendrie par sa jolie figure et sa mis�rable condition, fit
des d�marches pour l'arracher � ce triste m�tier, et se chargea des
frais de son apprentissage. En quittant Lyon, elle confia la suite de
cette bonne oeuvre � Mme Delphin. Quelques ann�es apr�s, en 1821,
lorsqu'un dernier revers de fortune avait contraint Mme R�camier �
chercher un asile � l'Abbaye-aux-Bois, elle re�ut de sa belle-soeur la
lettre que voici, et eut la joie d'apprendre que le ciel avait couronn�,
dans sa pauvre prot�g�e, la constance de son charitable int�r�t.

     Lyon, 16 juillet 1821.

     �Vous apprendrez avec plaisir, ma bonne soeur, par la lettre que je
     joins � la pr�sente que Dieu a b�ni tout ce que vous avez fait pour
     la jeune Anglaise que vous avait recommand�e milady Webb: les
     excellents principes que lui a inculqu�s la ma�tresse chez laquelle
     vous avez pay� son apprentissage, l'ont amen�e � un tel degr� de
     vertu qu'elle � �t� trouv�e digne d'�tre admise dans la communaut�
     des soeurs du refuge de Saint-Michel. C'est � vous, apr�s Dieu, �
     qui elle doit le bonheur d'avoir embrass� la religion catholique,
     et, par suite, d'�tre entr�e dans un saint �tat, qui fait pr�sager
     pour elle le bonheur des �lus! Elle ne cessera, m'a-t-elle dit, de
     prier le Seigneur pour qu'il r�pande sur vous toutes ses gr�ces,
     pour vous r�compenser du bien que vous lui avez procur�.

     �Je suis priv�e depuis longtemps du plaisir de recevoir de vos
     nouvelles, j'aime � croire que votre sant� est telle que je le
     d�sire; je serais charm�e d'en avoir la confirmation. Si vous ne
     pouvez �crire, j'engage Am�lie, que j'embrasse du meilleur de mon
     coeur, � y suppl�er.

     �M. Frayssinous, � son retour des eaux de Vichy, a pass� par notre
     ville; j'ai eu l'avantage de me trouver dans une maison o� il vint
     faire une visite. Je me rappelais qu'Am�lie m'avait �crit qu'il
     habitait l'Abbaye-aux-Bois, ce qui m'autorisa � lui parler de vous.
     On aurait fort d�sir� le garder quelques jours ici dans l'espoir de
     l'entendre pr�cher, mais il a r�pondu qu'il �tait attendu � Paris.

     �Je vous renouvelle, mon aimable soeur, l'assurance de mon
     inviolable attachement.

     �Veuve DELPHIN, n�e R�CAMIER.�

� la fin de janvier 1813, M. Mathieu de Montmorency, que pr�occupait la
position de son amie, mais qui n'�tait point libre de voyager comme il
le voulait, put enfin venir � Lyon. Il comprit que Mme R�camier avait
besoin de changer de lieu, et l'encouragea dans la pens�e d'un voyage
d'Italie dont le projet plaisait � son imagination.

Le voyage fut r�solu, et, dans les premiers jours du car�me, Mme
R�camier partit avec sa ni�ce et sa femme de chambre. M. de Montmorency
l'accompagna jusqu'� Chamb�ry: elle voyageait � petites journ�es, dans
une voiture � elle, avec des chevaux de voiturin. Cette fa�on d'aller,
inusit�e � pr�sent, a bien son charme dans un pays o� chaque �tape offre
un objet de nature � exciter vivement l'int�r�t et la curiosit�. La
voiture renfermait une biblioth�que bien choisie, et comme Mme R�camier
a toujours aim� la r�gularit� et la m�thode dans la distribution de son
temps, elle s'�tait fait une sorte de r�glement de vie que facilitait la
ponctualit� des repos oblig�s pour les chevaux. M. Ballanche s'�tait
occup� du choix des livres, et avait joint l'_Histoire des Croisades_,
qui venait de para�tre, au _G�nie du Christianisme_. On se nourrissait,
d'ailleurs, des po�tes italiens. La petite caravane atteignit ainsi
heureusement Turin, o� Mme R�camier accepta pour quelques jours chez M.
Auguste Pasquier, administrateur des droits r�unis, et fr�re cadet du
baron Pasquier, alors pr�fet de police, une bienveillante hospitalit�
dans un doux int�rieur de famille.

M. Pasquier ne trouva point prudent pour sa belle compatriote de
continuer sa route vers Rome, comme elle l'avait commenc�e, en compagnie
d'un enfant et d'une femme de chambre: il insista fortement pour qu'elle
consent�t � associer � son voyage un compagnon, homme s�r et d'un �ge
d�j� respectable. C'�tait un Allemand tr�s-instruit, tr�s-modeste,
botaniste distingu�, qui venait de terminer l'�ducation d'un jeune homme
de grande maison, et qui, libre d�sormais, voulait visiter Rome et
Naples. L'association avec cet excellent homme ne laissa � Mme R�camier
et � sa petite compagne qu'un souvenir tout � fait agr�able. M.
Marschall �tait extr�mement r�serv�, et le plus souvent se tenait sur le
si�ge de la voiture. On se mettait en route � six heures et demie du
matin; vers onze heures ou midi on s'arr�tait pour d�jeuner et pour
faire manger les chevaux; on repartait vers trois heures, et l'on
marchait jusqu'� huit, qu'on atteignait la couch�e.

Fr�quemment � l'heure o� le soleil s'�tait abaiss� � l'horizon de telle
sorte qu'on ne souffr�t plus de la chaleur, Mme R�camier montait aupr�s
du discret Allemand pour causer avec lui et pour jouir de la belle
nature des pays qu'on traversait. Bien souvent, apr�s avoir �chang�
quelques paroles gracieuses avec ce compagnon de voyage dont la
discr�tion, le respect et l'humeur toujours �gale la touchaient fort,
Mme R�camier saisie par le sentiment de sa situation, par le souvenir
des amis �loign�s, de la famille absente, perdue en quelque fa�on dans
un pays �tranger avec un enfant de sept � huit ans, sous la protection
de cet inconnu, excellent sans doute, mais sans liens avec son pass�
comme avec son avenir, Mme R�camier tombait dans de longs et tristes
silences. Un soir, entre autres, c'�tait au pied des murailles de la
ville fortifi�e d'Alexandrie, par un clair de lune splendide, on dut
attendre le visa des passe-ports et l'abaissement du pont-levis plus
d'une heure. La douceur de l'air, la transparence de la lumi�re, le
silence des campagnes, la beaut� de la nuit avaient plong� Mme R�camier
dans une r�verie profonde, et ses compagnons de voyage s'aper�urent tout
� coup que son visage �tait baign� de larmes. La petite Am�lie essaya
par ses caresses de consoler un chagrin dont elle ne comprenait pas la
cause; pour M. Marschall, t�moin respectueux de cette profonde
m�lancolie, jamais il ne la troubla, m�me par un mot de sympathie
inopportun. Ce silence plein de d�licatesse �tait une des choses dont la
belle exil�e lui avait conserv� le plus de reconnaissance.

Apr�s avoir successivement travers� Parme, Plaisance, Mod�ne, Bologne,
Mme R�camier s'arr�ta huit jours � Florence et arriva enfin � Rome dans
la semaine de la passion.

Ce fut � Rome qu'elle se s�para du bon M. Marschall auquel elle garda
toujours un souvenir de gratitude, et qu'elle revit � Paris, avec un
vrai plaisir, en 1814.

Descendue chez Serni, place d'Espagne, Mme R�camier, avant de s'�tablir
dans son appartement, voulut prendre possession de la ville �ternelle en
visitant imm�diatement Saint-Pierre et le Colis�e.

Rome �tait veuve de son pontife, et cette capitale du monde chr�tien
n'�tait alors que le chef-lieu du d�partement du Tibre. M. de Tournon,
absent lors de l'arriv�e de Mme R�camier, en �tait pr�fet; M. de Norvins
�tait charg� de la police, et le g�n�ral Miollis commandait les troupes
fran�aises.--La douleur de la captivit� du pape �tait g�n�rale et
profonde dans la population romaine; l'aversion pour la domination
fran�aise per�ait en toute occasion et animait au m�me degr� le peuple
et l'aristocratie. Au milieu des circonstances si graves qui agitaient
l'Europe, le nombre des �trangers �tait presque nul dans cette ville qui
a le privil�ge d'attirer � elle les p�lerins et les curieux de l'univers
entier. Ce deuil et cette tristesse donnaient encore peut-�tre quelque
chose de plus saisissant � l'aspect de Rome.

Mme R�camier avait une lettre de cr�dit et de recommandation pour le
vieux Torlonia, lequel �tait depuis longtemps en rapport d'affaires avec
M. R�camier; il mit un extr�me empressement � lui offrir ses services et
� lui pr�senter sa femme.

Ce Torlonia, banquier le matin et dans son comptoir, duc de Bracciano le
soir et dans son salon, qui a fait de ses fils des princes, et des
grandes dames de toutes ses filles, �tait un personnage singulier. Dou�
d'une remarquable intelligence en affaires, avare comme un juif et
somptueux comme le plus magnifique grand seigneur, il faisait, cette
ann�e-l� m�me, arranger et meubler son beau palais du Corso; Canova
ex�cutait pour lui le groupe d'Hercule et Lycas; et en m�me temps,
non-seulement il faisait mille ladreries, mais il les racontait comme
des traits d'esprit. Mme Torlonia, la duchesse de Bracciano, avait �t�
admirablement belle; quoiqu'elle ne f�t plus jeune en 1813, elle avait
encore de la beaut�. Elle �tait bonne, et comme les Italiennes de ce
temps-l�, faisait un �trange amalgame de galanterie et de d�votion. Un
jour d'�panchement, elle racontait avec quel soin elle avait �vit� que
le repos de son mari ne f�t troubl� par son fait, et elle ajoutait: �Oh!
c'est lui qui sera bien �tonn� au jugement dernier!�

L'�tablissement de Mme R�camier chez Serni ne fut que passager; au bout
d'un mois elle loua le premier �tage du palais _Fiano_ dans le Corso, et
son salon y devint le centre du peu de Fran�ais et d'�trangers que Rome
renfermait alors. De ce nombre �tait un M. d'Ormesson, Fran�ais doux et
aimable, dont la soci�t� �tait s�re et ne manquait pas d'agr�ment. Le
comte, alors baron de Forbin, artiste, homme de lettres, chambellan,
homme � bonnes fortunes, tr�s-bon gentilhomme, et de l'esprit le plus
brillant, s'y trouvait en m�me temps. Sa conversation �tait �tincelante
de verve comique; il contait bien et mimait ses histoires de la plus
piquante fa�on.

M. de Forbin avait �t� fort occup� de la princesse Pauline Borgh�se,
soeur de l'empereur, et voyageait en Italie un peu par ordre, pour expier
ce qu'il y avait eu de trop affich� dans cette liaison. Son ami et son
�mule le peintre Granet �tait avec lui � Rome, et rien ne les a honor�s
davantage l'un et l'autre que l'amiti� qui les unit jusqu'� la mort.

M. de Norvins venait aussi presque journellement chez Mme R�camier,
quoique fonctionnaire; mais charg� de la police, il trouvait dans le
seul salon de Rome qui f�t ouvert, et chez une exil�e, un int�r�t de
soci�t� auquel il �tait sensible, car il �tait homme d'esprit, et un
int�r�t de m�tier.

L'absence du souverain pontife ne permettait point que les c�r�monies de
la semaine sainte fussent accomplies � la chapelle Sixtine; ce fut dans
la chapelle du chapitre de Saint-Pierre que le vendredi saint on ex�cuta
le fameux _Miserere_ d'Allegri.

On sait le prodigieux effet de cette musique, � la nuit tombante, et
quel �tait le timbre de ces voix d'homme aigu�s auxquelles on a depuis,
renonc�, mais dont la qualit� avait quelque chose de surnaturel. Mme
R�camier, �mue et comme transport�e, entend aupr�s d'elle les sanglots
qu'arrachait � un homme plac� � tr�s-peu de distance une impression
musicale encore plus vive que celle qu'elle �prouvait: sa surprise ne
fut pas m�diocre en reconnaissant, dans ce m�lomane si profond�ment
attendri par la musique religieuse, le chef de la police fran�aise.

Une des premi�res visites de Mme R�camier � Rome avait �t� pour
l'atelier de Canova; elle ne lui �tait pas particuli�rement recommand�e,
mais tout �tranger �tait admis � visiter les _studi_ de l'illustre
sculpteur. Apr�s qu'elle eut parcouru toutes les salles o� se trouvaient
expos�s, soit les pl�tres des statues dont l'artiste ne poss�dait plus
les originaux, soit les marbres qu'il venait d'achever, ou les ouvrages
au point que les praticiens d�grossissaient, et qu'elle eut admir� �
loisir les productions de ce gracieux ciseau, elle arriva � l'atelier
r�serv� au travail personnel de Canova. D�sireuse de lui t�moigner sa
tr�s-sinc�re admiration, l'�trang�re lui fit passer son nom. � l'instant
m�me Canova sortit de son atelier. Il �tait en costume de travail et
tenait � la main son bonnet de papier; il insista pour que Mme R�camier
p�n�tr�t dans le myst�rieux r�duit; il mit � cette proposition une
simplicit� et une bonne gr�ce auxquelles la mignardise de son accent
v�nitien tr�s-prononc� allait bien. L� se trouvaient deux personnes, son
fr�re, et l'abb� Cancellieri, antiquaire distingu�, ami intime des deux
fr�res.

Entre l'artiste �minent, admirateur passionn� de la beaut�, et Mme
R�camier qui comprenait et sentait si vivement les arts et qui eut
toujours le culte du talent, il devait s'�tablir une rapide sympathie:
d�s le m�me soir, Canova en compagnie de son fr�re l'abb�, vint rendre �
l'�trang�re la visite qu'il en avait re�ue, et � partir de ce jour ne
manqua plus de venir passer sa soir�e chez elle. Il arrivait de bonne
heure et se retirait toujours un peu avant dix heures. Mme R�camier
allait tr�s-fr�quemment le voir travailler; il aimait � parler de son
art et des compositions qu'il projetait. Chaque matin un billet de
Canova, �crit de ce style caressant et un peu excessif, familier � la
langue italienne, venait apporter le bonjour et le tribut de ses
sentiments.

Les soins que Canova prenait de sa sant� �taient minutieux et
multipli�s; ses journ�es �taient r�gl�es aussi m�thodiquement que celles
d'un religieux. Il les commen�ait en assistant � la messe de son fr�re
l'abb�. Ce fr�re ne le quittait pas plus que son ombre; rien n'�tait
plus touchant que le rapport de tendresse, de d�f�rence et de protection
qui les unissait. L'abb� �tait beaucoup plus jeune et seulement fr�re de
m�re du c�l�bre sculpteur; il avait �t� �lev� par lui. C'�tait un esprit
fin et doux, d�fiant comme tous les Italiens, et d'un caract�re
tr�s-timor�; il avait beaucoup d'instruction et servait de secr�taire et
de lecteur � son fr�re a�n�. Il faisait un sonnet par jour, et, pendant
tout le s�jour de Mme R�camier � Rome, le sonnet quotidien fut d�di� �
_la belissima Zulieta_.

L'existence de Canova �tait simple et large: il habitait au second �tage
du Corso un bel appartement, confortablement meubl�, dont les murailles
�taient orn�es de tr�s-belles gravures, reproduction de chefs-d'oeuvre.
Ses gens ne portaient point de livr�e; sa voiture n'avait point de
recherche; sa table �tait abondante et bien servie, et il exer�ait avec
enjouement et cordialit� une hospitalit� �tendue; mais l� n'�tait point
son luxe: il le r�servait pour ses rapports avec les artistes et les
hommes de lettres auxquels il �tait toujours pr�t � donner de g�n�reux
secours, et avec ses ouvriers qu'il payait magnifiquement. Canova avait
de tr�s-beaux traits, sa figure �tait noble et grave, ses mani�res
simples et affectueuses; il avait non-seulement de la bont�, mais de la
bonhomie et de la gaiet�, ce qui n'excluait chez lui ni la finesse, ni
m�me une innocente ruse. Il ne parlait pas facilement le fran�ais et
s'exprimait de pr�f�rence dans sa propre langue. Canova eut pour Mme
R�camier une amiti� tendre et sinc�re; il avait besoin d'affections, il
aimait les habitudes et la paix, et dut appr�cier vivement le charme de
la soci�t� d'une femme dont la douceur et l'�galit� d'humeur �taient
inalt�rables, dont l'esprit avait du mouvement, qui savait louer et
admirer avec enthousiasme.

Les nouvelles que Mme R�camier recevait de Lyon confirmaient toutes les
craintes qu'elle avait eues en quittant la duchesse de Chevreuse. Mme de
Luynes, dans ces douloureux moments, sentait plus encore le vide de
l'absence de celle qui, pendant une ann�e, avait �t� pour elle et pour
sa belle-fille une si douce compagnie. Elle �crivait � Mme R�camier:

LA DUCHESSE DE LUYNES � Mme R�CAMIER.

     �Lyon, ce 10 juin 1813.

     �Combien j'aurais besoin, ma belle, de vous voir et de vous parler
     de mes chagrins! Depuis six semaines, la maladie de ma pauvre
     charmante a fait les progr�s les plus alarmants. Dans l'intervalle,
     elle a voulu imp�rativement faire ce maudit voyage de Grenoble; on
     a donc c�d� � sa volont�. La route, quoique avec deux repos, l'a
     fort fatigu�e. Nous y avons lou� deux appartements, nous nous y
     sommes �tablies, elle y a re�u cette compagnie qu'elle aime, qui
     �tait � ses ordres et lui montrait amiti� et int�r�t: elle se
     levait � sept heures pour la recevoir � huit, jusqu'� neuf heures
     et demie. Elle �tait extr�mement faible, les crachements de sang
     sont survenus, nous n'avions de ressources ni en m�decin ni en
     apothicaire; elle a voulu s'en aller et se remettre sous la
     direction de M. Socquet.

     �Nous sommes revenues ici le 5 mai. J'ai eu le bonheur de trouver
     un logement pr�s de la maison o� nous �tions. Mais ma pauvre malade
     est plus souffrante que jamais; tout lui d�pla�t; il faut lui
     pardonner, car elle est bien � plaindre: elle crache le pus et a un
     commencement d'enflure aux pieds et aux mains. Elle voit son �tat
     sous les couleurs les plus noires; je crains qu'elle n'ait raison:
     je suis bien malheureuse. Elle a d�sir� voir ma fille[28], je l'ai
     mand�e, elle sera ici � la fin de la semaine prochaine; elle la
     distraira peut-�tre, je ne puis en venir � bout. Ce qui me fait
     plaisir, c'est que ces Lyonnais dont elle a dit tant de mal
     viennent la voir tous les jours de huit heures jusqu'� neuf.

     �En vous �crivant je regarde de temps en temps votre petit
     buste[29] qui m'a suivie et me suivra j'esp�re partout: je l'aime,
     je ne puis dire qu'il me console de votre absence, mais il me fait
     du bien. J'�prouverais un grand bonheur � vous embrasser, � vous
     parler de ma peine; vous vous entendez si bien � charmer que je
     serais soulag�e en vous voyant. En attendant, je vous embrasse, ma
     belle, de tout mon coeur.�

LA M�ME.

     �Lyon, ce 3 juillet 1813.

     �S'il �tait possible que l'int�r�t et l'amiti� d'une personne aussi
     aimable que vous pussent consoler, ma belle, d'un malheur dont je
     suis menac�e tous les jours, j'�prouverais cette consolation. Votre
     lettre du 25, qui m'est arriv�e hier, m'a fait un vrai plaisir.
     Venons aux tristes d�tails de l'�tat de mon int�ressante malade.
     Figurez-vous que cette figure, cet �clat, cette beaut� est
     envelopp�e du voile de la... je ne puis �crire ce mot. Elle est
     enfl�e depuis les pieds jusqu'� la ceinture; les mains jusqu'en
     haut du bras le sont de m�me; elle avale encore, mais parfois avec
     difficult�; elle souffre peu, elle a toute sa t�te. Heureusement
     pour elle, elle a une insensibilit� absolue pour tout ce qui
     l'entoure: son fr�re, qui est ici, est pour elle un objet
     d'indiff�rence; elle me supporte, mais pas plus. C'est une horrible
     maladie que celle qui brise des liens qui devraient presque vous
     survivre; je suis au d�sespoir. J'ai toute la journ�e le spectacle
     le plus d�chirant, je la vois s'affaiblir tous les jours; Martin
     tous les jours prononce l'arr�t le plus funeste. Voil� pr�s d'un
     mois que le danger existe; le voyage de Grenoble l'a tu�e. Ma fille
     m'est d'un grand all�gement: je lui parle au moins, cela me
     soulage. Je ne sais plus quand je vous verrai, cette id�e
     m'afflige.

     �Adieu, ma belle, plaignez-moi et aimez-moi comme je vous aime. Je
     vous embrasse de tout mon coeur.�

LA M�ME.

     �Dampierre, ce 18 juillet 1813.

     �Vous aurez vu, ma belle, par la derni�re lettre que je vous ai
     �crite de Lyon, l'horrible malheur qui m'�tait r�serv�. J'ai perdu
     celle que j'aimais de toute l'�tendue de mes forces, de toute mon
     �me enfin, le 6 juillet dernier. Il n'est pas possible de peindre
     le chagrin que j'ai. Vous avez jug� vous-m�me comme elle �tait
     attachante, comme elle m�ritait que je l'appelasse _ma charmante_,
     comme elle m'aimait, comme elle �tait spirituelle, aimable! Qu'il
     est cruel de ne plus parler d'une si brillante personne qu'au
     pass�! Je ne puis me faire � cette id�e; c'est un arr�t solennel
     que je ne puis croire prononc�. Je la vois, je la soigne toujours;
     je trouve que ma raison me fait bien souffrir en me faisant sortir
     de cette illusion.

     �Combien vous, qui avez de graves et aimables qualit�s, vous
     l'auriez encore plus appr�ci�e que vous ne faites, si elle n'e�t
     pas �t� si malade et si, de voir souvent une personne distingu�e
     comme vous, pour qui elle voulait se montrer tout enti�re, ne l'e�t
     pas fatigu�e, au point qu'elle me disait: �Je la trouve charmante,
     je la verrais souvent; mais je l'ennuierais, je souffre trop.�

     �Quel �tat et quelle maladie, ch�re belle! Elle a souffert presque
     tout son exil, et les trois derni�res ann�es ont �t� les plus
     douloureuses.

     �Elle �tait, quelques jours avant le dernier, d'un changement �
     faire peur, d�cr�pite et l'oeil hagard. Une fois qu'elle m'a �t�
     enlev�e, c'�tait un ange, sa figure revenue et superbe. Je suis
     rest�e pr�s d'une heure � la contempler, � baiser ses mains;
     j'�tais absorb�e au point que je n'ai pas pens� � la faire modeler,
     j'en suis au d�sespoir. Je n'ai d'elle qu'un portrait du temps
     qu'elle �tait enfant, peu ressemblant. Pensez � moi, et aimez-moi
     comme je vous aime.�

M. Ballanche vint dans les premiers jours de juillet passer une semaine
� Rome pour y voir Mme R�camier. Il fit la route par le courrier, sans
s'arr�ter ni jour ni nuit, dans la crainte de perdre quelques-uns des
moments dont il disposait. La joie de voir arriver ce parfait ami fut
grande, et le soir m�me, apr�s d�ner, Mme R�camier voulut lui faire les
honneurs de Rome. On �tait assez nombreux et on partit en trois
voitures: il s'agissait de faire une promenade au Colis�e et �
Saint-Pierre. La soir�e �tait resplendissante; chacun selon son humeur
exprimait ou contenait ses impressions. Canova s'enveloppait de son
mieux dans un grand manteau dont il avait relev� le collet, et tremblant
que le serein ne lui f�t mal, trouvait que les dames fran�aises avaient
de singuli�res fantaisies de se promener ainsi � l'air du soir. Pour M.
Ballanche, heureux de retrouver la personne qui disposait de sa vie,
exalt� par l'aspect des lieux et par les graves souvenirs qui s'y
rattachent, il se promenait � grands pas sans mot dire, les mains
derri�re le dos. (Cette attitude lui �tait famili�re). Tout � coup Mme
R�camier s'aper�oit qu'il a la t�te nue: �Monsieur Ballanche, lui
dit-elle, et votre chapeau?--Ah! r�pondit-il, il est rest� �
Alexandrie.� Il y avait en effet oubli� son chapeau et n'avait pas
depuis song� � le remplacer, tellement sa pens�e s'abaissait peu � ces
d�tails de la vie ext�rieure.

Rappel� par ses devoirs aupr�s de son p�re, M. Ballanche vit bien
rapidement et avec d�sespoir s'�couler le temps de son s�jour � Rome. Il
�crivait de la route.

M. BALLANCHE � Mme R�CAMIER.

     �Ce 10 juillet 1813.

     �Il ne faut pas que je me laisse gagner par l'ennui; je suis seul,
     le poids de la solitude me p�se horriblement. Permettez, Madame,
     que je me soulage de ce poids en m'entretenant un instant avec
     vous. Je n'ai rien pour ces sortes d'intervalles: je n'ai aucun
     go�t � la lecture; la vue d'une belle nature et d'un monument est
     pour moi un mouvement machinal de mes yeux et une fatigue pour ma
     pens�e; je ne m'y _prends_ point. Je voudrais pouvoir �ter de ma
     vie ces moments de vide et de d�laissement. Je suis entre Rome et
     Lyon, il me semble que je suis tout � fait hors de mon existence.

     �Je ne trouve rien en moi, non-seulement qui puisse me suffire,
     mais m�me qui puisse m'aider � passer le temps. Pauvre et triste
     nature que je suis! ils sont pass�s ces jours de Rome, ils ne
     reviendront plus! que ne puis-je les recommencer. Au moins si je
     vous savais dans un lieu de repos, vous prenant aux choses de la
     vie, souriant aux distractions! mais j'ai trop lieu de croire que
     vous sentez aussi un poids qui vous fatigue. Je vous vois sur la
     triste terrasse du triste palais que vous habitez, v�ritable lieu
     d'exil.�

Le chagrin que M. Ballanche �prouvait � laisser Mme R�camier seule en
pays �tranger lui faisait voir sous des couleurs beaucoup trop
m�lancoliques l'existence qu'elle s'y �tait cr��e. Extr�mement sensible
aux jouissances et aux distractions des arts, elle-m�me convenait que
pendant la dur�e de son exil, le temps qu'elle avait pass� en Italie
�tait celui o� elle avait le moins douloureusement senti la peine d'�tre
arrach�e � toutes ses habitudes.

Au reste, ces jours de Rome que M. Ballanche regrettait tant de voir
disparus, se renouvel�rent pour lui. Onze ans plus tard, libre de tout
lien, il visita l'Italie, il habita Rome avec celle � laquelle il
s'�tait uniquement d�vou�. Si dans ce second voyage, la vue des beaut�s
de la nature continua � le laisser presque toujours indiff�rent, si les
chefs-d'oeuvre des arts ne donn�rent que d'incompl�tes jouissances � une
imagination peu frapp�e des objets ext�rieurs, l'aspect des monuments de
la Rome antique lui r�v�l�rent tout un c�t� myst�rieux de l'histoire. Ce
fut � Naples en 1824 qu'� travers les difficult�s d'une langue qu'il ne
se donna jamais la peine d'apprendre � fond, M. Ballanche p�n�tra le
g�nie de Vico si semblable au sien. De cette intime alliance entre la
grandeur des souvenirs et la philosophie italique, naquit la Formule
g�n�rale de l'Histoire romaine, une de ses conceptions les plus
originales et les plus f�condes.

Je n'ai point encore parl� d'un Fran�ais fix� � Rome depuis un grand
nombre d'ann�es, et que Mme R�camier y vit tr�s-habituellement. M.
d'Agincourt �tait venu en Italie en 1779 avec l'intention d'y passer
quelques semaines, et il n'en �tait plus sorti. Antiquaire passionn�, il
employa les quarante ann�es de son s�jour � Rome � composer le grand
ouvrage sur l'_Histoire de l'art par les monuments_, qui a rendu son nom
c�l�bre et le place en t�te de ceux dont s'honore l'arch�ologie du moyen
�ge.

Il habitait � la Trinit�-du-Mont une petite maison qui porte le nom de
Salvator Rosa. Cette modeste demeure que pr�c�dait une esp�ce de jardin
o� les fragments de colonnes, de chapiteaux et de bas-reliefs se
m�laient aux fleurs, et que couronnaient les pampres et les grappes
d'une vigne magnifique, offrait un coup d'oeil particuli�rement riant et
pittoresque. M. d'Agincourt avait la tournure et les mani�res d'un
gentilhomme de l'ancienne cour, une politesse parfaite, une galanterie
toute chevaleresque et une bienveillance expansive. Son grand �ge (il
avait quatre-vingt-trois ans) l'emp�chait d�s lors de faire aucune
visite, et c'�tait Mme R�camier qui allait souvent le voir chez lui.

Cet aimable vieillard aimait fort � conter, et le faisait bien: le
hasard de la destin�e avait permis que Mme R�camier e�t connu, � son
entr�e dans le monde, un assez grand nombre des contemporains de M.
d'Agincourt, comme M. de Narbonne, le duc de Guines, la marquise de
Coigny, et ne fut ainsi �trang�re � presque aucun des souvenirs ou des
noms que, dans ses r�cits, le spirituel antiquaire rappelait le plus
volontiers. Aussi ne la voyait-il jamais partir qu'avec un grand regret;
souvent dans la conversation il lui arrivait de lui dire: �Vous vous
rappelez telle personne,� et puis par une prompte r�flexion il ajoutait:
�J'oublie toujours que vous �tes trop jeune, vous n'�tiez pas n�e au
temps dont je parle.� Au reste, cette pure et douce existence allait
bient�t s'�teindre: M. d'Agincourt ne surv�cut que de quelques mois au
d�part de la personne qui avait charm� ses derniers jours.

Cependant la saison s'avan�ait; les chaleurs et les fi�vres allaient
faire d�serter Rome, et Mme R�camier h�sitait sur le lieu o� elle irait
avec sa ni�ce chercher un abri. Canova lui offrit de partager
l'appartement qu'il habitait � Albano _alla locanda di Emiliano_. Cette
proposition faite avec un vif d�sir de la voir accepter le fut en effet,
et Mme R�camier devint pendant deux mois l'h�te de Canova, � la
condition que toutes les fois que l'illustre sculpteur et son fr�re
viendraient � la campagne, ils n'auraient point d'autre m�nage que celui
de la dame fran�aise. Canova en effet n'abandonnait jamais ses travaux
et son atelier; il allait hors de Rome, pendant les grandes chaleurs, de
temps � autre, chercher du repos, de la fra�cheur, pour se retremper
plut�t que pour y faire un s�jour prolong�, et il avait choisi Albano
comme l'habitation la plus saine.

Son �tablissement y �tait des plus modestes: _la locanda di Emiliano_
�tait une auberge situ�e sur la place du March�, en face de la rue assez
rapide qui monte � l'�glise. Canova se r�serva la partie de
l'appartement qui donnait sur la place, et fit prendre � Mme R�camier
celle dont les fen�tres s'ouvraient sur la campagne. L'appartement �tait
au second �tage; la villa de Pomp�e �tendait � gauche ses magnifiques
ombrages, la mer bornait l'horizon, et dans la vaste plaine qui se
d�roulait sous le grand balcon de la chambre habit�e par Mme R�camier,
mille accidents de terrain, de v�g�tation, de lumi�re, variaient, selon
l'heure et le temps, une des plus belles vues du monde. Cette pi�ce, qui
servait de salon, avait des rideaux de calicot blanc, et les murs en
�taient orn�s de gravures colori�es des peintures d'Herculanum.

Le souvenir de ce s�jour d'Albano s'est conserv� dans le tableau d'un
peintre romain, M. J.-B. Bassi, tableau que Canova envoya � Mme R�camier
en 1816. L'artiste a rendu na�vement, et la vue magnifique dont on
jouissait de cette chambre et l'extr�me simplicit� de l'ameublement. Mme
R�camier est repr�sent�e assise pr�s de la fen�tre, et plong�e dans la
lecture d'un livre qu'elle tient ouvert sur ses genoux.

Chaque matin, de tr�s-bonne heure, Mme R�camier et sa petite compagne
parcouraient ensemble les belles all�es qui bordent le lac d'Albano,
auxquelles on donne le nom de _galeries_. Ces ombrages merveilleux,
l'aspect du lac et de ses rives s'�clairant � la lumi�re du matin,
avaient une incomparable beaut�. Dans ces heureux pays o� la lumi�re a
tant de magie, on peut contempler ind�finiment et sans se lasser le m�me
point de vue: la lumi�re suffit � varier incessamment le spectacle et �
le rendre toujours nouveau et toujours beau. Canova et l'abb� venaient
de temps en temps respirer, pendant trois ou quatre jours, l'air salubre
et parfum� de ces bois.

Dans cette vie douce et monotone, Mme R�camier, comme � Ch�lons, s'�tait
mise en relation avec l'organiste, et chaque dimanche touchait les
orgues � la grand'messe et � v�pres. Un dimanche du mois de septembre,
la _signora francese_, car c'�tait sous cette d�nomination que la belle
exil�e �tait connue � Albano, revenait chez elle apr�s v�pres et
descendait avec la jeune Am�lie la rue qui conduit de l'�glise � la
place. Une foule nombreuse d'hommes en grands chapeaux et en manteaux
stationnait dans cette rue devant une porte basse. La foule paraissait
morne et constern�e; aux questions de la dame �trang�re il fut r�pondu
qu'on venait d'amener et de d�poser dans la salle basse et grill�e qui
servait de prison, un p�cheur de la c�te, accus� de correspondance avec
les Anglais, et qui devait �tre fusill� le lendemain au point du jour.
Au m�me moment, le confesseur du prisonnier, pr�tre d'Albano que Mme
R�camier connaissait, sortit du cachot: il �tait extr�mement �mu, et
apercevant la dame fran�aise dont les aum�nes avaient plus d'une fois
pass� par ses mains, il imagina qu'elle pourrait avoir quelque cr�dit
sur les autorit�s _fran�aises_ de qui d�pendait le sort du condamn�. Il
s'avan�a vers elle: le peuple, qui sans doute eut la m�me pens�e que
lui, s'ouvrit sur le passage de la prison et avant d'avoir �chang� dix
paroles avec le confesseur, Mme R�camier, sans se rendre compte de la
mani�re dont elle �tait entr�e, se trouva avec le pr�tre dans le cachot
du prisonnier.

Le malheureux avait les fers aux pieds et aux mains; il paraissait
jeune, grand, vigoureux; sa t�te �tait nue, ses yeux �taient �gar�s par
la peur; il tremblait, ses dents claquaient, la sueur ruisselait de son
front, tout d�celait son agonie. En voyant l'�tat d'inexprimable
angoisse de cet infortun�, Mme R�camier fut saisie d'une telle piti� que
se penchant vers lui, elle le prit et le serra dans ses bras. Le
confesseur lui expliquait que la _signora_ �tait fran�aise, qu'elle
�tait bonne et g�n�reuse, qu'elle avait compassion de lui, qu'elle
demanderait sa gr�ce. Au mot de gr�ce le condamn� parut reprendre
quelque peu sa raison: _Piet�! piet�!_ s'�criait-il. Le pr�tre lui fit
promettre de se calmer, de prier Dieu, de prendre un peu de nourriture,
pendant que sa protectrice irait � Rome solliciter un sursis.

L'ex�cution �tant fix�e au lendemain matin, il n'y avait pas un moment �
perdre. Mme R�camier retourna chez elle, demanda des chevaux de poste,
et partit une heure apr�s, r�solue � faire tout ce qui serait en son
pouvoir pour sauver le malheureux que la Providence n'avait pas
vainement, du moins l'esp�rait-elle, mis sous ses yeux dans cet affreux
�tat. Elle vit les autorit�s fran�aises de Rome et les trouva
inflexibles; elle interc�da pour le pauvre p�cheur, mais ce fut en vain.
Le g�n�ral Miollis fut poli et affectueux; mais il ne pouvait rien. M.
de Norvins se montra dur et presque mena�ant: il r�pondit aux pressantes
pri�res de Mme R�camier, en l'engageant � ne pas oublier dans quelle
situation elle se trouvait elle-m�me, et en lui rappelant que ce n'�tait
pas � une _exil�e_ � se m�ler de retarder la justice du gouvernement de
l'empereur. Le lendemain, elle revint � Albano dans la matin�e,
d�sesp�r�e de l'insucc�s de ses d�marches, et l'imagination toujours
poursuivie par la figure de l'infortun� qu'elle avait vu en proie �
toutes les terreurs de la mort. Dans la journ�e, le confesseur du
malheureux p�cheur vint la voir; il lui apportait la b�n�diction du
supplici�.

L'espoir de la gr�ce l'avait soutenu jusqu'au moment o� on lui avait
band� les yeux pour le fusiller; il avait dormi dans la nuit; le matin
avant de monter sur la charrette, car on l'avait ex�cut� sur la c�te, il
avait pris quelque nourriture et ses yeux se tournaient sans cesse du
c�t� de Rome, o� il croyait toujours voir appara�tre la _signora
francese _apportant sa gr�ce. Ce r�cit, sans diminuer les regrets de Mme
R�camier, calma pourtant son imagination par la certitude que si son
intervention n'avait pas sauv� le prisonnier, elle avait du moins adouci
ses derniers moments.

Au mois d'octobre, Mme R�camier retourna � Rome. L'hiver n'amena pas
beaucoup de voyageurs: les �v�nements de la guerre, les revers de nos
arm�es, l'�branlement de la toute-puissance de Bonaparte sous l'effort
de l'Europe coalis�e, tenaient les coeurs dans une anxi�t� perp�tuelle.

Victime du pouvoir arbitraire de Napol�on, Mme R�camier avait le droit
de d�sirer sa chute; elle aurait pu consid�rer comme le signal de
l'affranchissement du monde l'�v�nement qui seul devait lui rouvrir les
portes de la France; mais l'int�r�t personnel ne la rendait insensible,
ni � la gloire de nos armes, ni aux revers de nos soldats, et jamais
elle ne permit qu'on pronon��t devant elle un mot qui p�t blesser le
sentiment national.

M. Lullin de Chateauvieux fit un s�jour passager � Rome. Genevois, homme
d'un esprit vif, comique et brillant, li� intimement avec Mme de Sta�l,
chez laquelle Mme R�camier l'avait connu � Coppet, sa pr�sence fut
tr�s-agr�able � celle-ci, et pour lui-m�me, et � cause des personnes
qu'il lui rappelait et dont elle pouvait lui parler. En effet, une des
privations dont Mme R�camier souffrait le plus, c'�tait la difficult�
des correspondances avec Mme de Sta�l et avec ses autres amis.

M. de Montlosier, lui aussi, traversa Rome en se rendant � Naples, et
s'y arr�ta quelques jours. Il s'en allait visiter le V�suve et l'Etna,
et n'�tait alors occup� qu'� �tudier les volcans: esprit remarquable,
mais extravagant, sinc�re, mais excessif et mobile. Il �tait depuis
longues ann�es en relation avec Mme R�camier, et elle le retrouva plus
tard � Paris.

Le prince de Rohan-Chabot arriva � Rome vers le commencement de l'hiver,
et fut bient�t au nombre des visiteurs les plus assidus de sa belle
compatriote. M. de Chabot �tait chambellan de l'empereur, et c'�tait
encore un des grands seigneurs ralli�s par prudence au gouvernement de
Bonaparte. Il �tait dans toute la fleur de la jeunesse, et avait, en
d�pit d'une nuance de fatuit� assez prononc�e, la plus charmante, la
plus d�licate, je dirais presque la plus virginale figure qui se p�t
voir. La tournure de M. de Chabot �tait parfaitement �l�gante: sa belle
chevelure �tait fris�e avec beaucoup d'art et de go�t; il mettait une
extr�me recherche dans sa toilette; il �tait p�le, sa voix avait une
grande douceur. Ses mani�res �taient tr�s-distingu�es, mais hautaines.
Il avait peu d'esprit, mais quoique d�pourvu d'instruction, il avait le
don des langues: il en saisissait vite, et presque musicalement, non
point le g�nie, mais l'accent.

On engageait fort Mme R�camier � compl�ter son voyage d'Italie par un
s�jour � Naples; elle en avait bien le d�sir, mais elle h�sitait encore,
et se demandait quel accueil elle recevrait des souverains de ce beau
pays, le roi Joachim et la reine Caroline, (M. et Mme Murat) qu'elle
avait connus avant leur �l�vation au tr�ne et chez lesquels elle
arriverait exil�e. Tandis qu'elle �tait dans cette incertitude, elle
re�ut de M. de Rohan-Chabot, qui l'avait pr�c�d�e � Naples, la lettre
suivante:

M. DE ROHAN-CHABOT � Mme R�CAMIER.

     �Naples ce 22 novembre 1813.

     �Je me h�te de r�pondre � la lettre que j'ai re�ue de vous hier,
     Madame, et je suis enchant� de voir que vous vous d�cidiez enfin �
     voir Naples. Soyez s�re que c'est la raison qui vous a inspir�
     cette pens�e. J'ai fait part sur-le-champ au roi de votre
     d�termination. Les ordres doivent �tre d�j� donn�s sur la route
     pour que vous y trouviez les escortes, si vous en aviez besoin;
     mais on assure que les chemins sont tr�s-s�rs en ce moment.

     �Ma lettre, que je fais partir par l'estafette, vous arrivera
     demain mardi: je vous attends ici jeudi, � l'h�tel de la
     Grande-Bretagne, chez Magati.

     �Songez, Madame, que le roi �tant pr�venu de votre arriv�e
     prochaine, il y aurait mauvaise gr�ce � reculer, et, d'ailleurs, on
     dit que le roi part dans les premiers jours de d�cembre.

     �J'eusse �t� capable de retarder mon d�part pour vous voir, mais
     mon projet n'a jamais �t� de partir avant le 6 ou le 8 d�cembre. Je
     vous engage, pour �viter l'ennui des auberges, � passer une nuit.
     Alors il faudrait partir de Rome � sept heures du matin.

     �Si j'osais, je vous prierais d'envoyer votre laquais porter une
     petite note ci-incluse, � mon logement � Rome, place des
     Saints-Ap�tres. Je remercie beaucoup votre aimable secr�taire.
     Sera-t-il du voyage?

     �Veuillez agr�er, Madame, l'hommage de mon d�vouement et de mon
     attachement: l'un et l'autre sont bien sinc�res.

     �ROHAN-CHABOT.�

     �Il suffirait, en cas que vous eussiez besoin d'escorte, que vous
     vous nommassiez. Le g�n�ral Miollis pourrait vous donner un ordre
     pour les gendarmes sur le territoire romain.�

Assur�e par ce message de trouver � Naples une bienveillance empress�e,
Mme R�camier se d�cida � quitter Rome dans les premiers jours de
d�cembre 1813. Comme les routes � cette �poque �taient infest�es de
brigands, elle accepta de voyager de conserve avec un Anglais, c�l�bre
collecteur d'antiquit�s, le chevalier Coghill[30]. L'Anglais �tait dans
sa voiture avec ses gens. Mme R�camier dans la sienne avec sa ni�ce et
sa femme de chambre; on voyageait en poste, mais on devait se rendre �
Naples en deux jours. Au second relais, � la poste de Velletri, on
trouva les chevaux n�cessaires aux deux voitures tout harnach�s, tout
sell�s, les postillons le fouet � la main; on relaya avec une
promptitude f�erique. M�me chose se produisit aux postes suivantes; les
voyageurs ne comprenaient rien � ce miracle. � un des relais pourtant on
leur parla du _courrier_ qui les pr�c�dait et qui faisait pr�parer leurs
chevaux. Il devint �vident qu'on profitait depuis le matin d'une erreur,
et Mme R�camier s'amusa du mauvais tour qu'on jouait au voyageur victime
du malentendu dont elle profitait.

Gr�ce � la fa�on dont on avait �t� servi et men�, on arriva de fort
bonne heure � Terracine o� l'on devait souper et coucher. Mme R�camier
venait de refaire sa toilette en attendant que le repas f�t servi,
lorsqu'un grand bruit de grelots, de chevaux, et le claquement du fouet
de plusieurs postillons attira la voyageuse � la fen�tre. C'�taient deux
voitures avec le m�me nombre de chevaux que celles de la petite caravane
anglo-fran�aise: ce ne pouvait �tre que les voyageurs auxquels on avait
avec persistance enlev� les relais pr�par�s; puis un bruit de pas se
fait entendre dans l'escalier, et une voix d'homme haute et irrit�e se
fait entendre: �O� sont-ils ces insolents qui m'ont vol� mes chevaux sur
toute la route?� � cette voix, que Mme R�camier reconnut � merveille,
elle sortit de sa chambre, et r�pondit avec un �clat de rire: �Les
voici, et c'est moi, monsieur le duc.�

Fouch�, duc d'Otrante, car c'�tait lui, recula un peu honteux de sa
fureur, en apercevant Mme R�camier; quant � elle, sans para�tre se
douter de l'embarras qu'il �prouvait, elle lui proposa d'entrer chez
elle. Fouch� se rendait � Naples en toute h�te, charg� d'une mission de
l'empereur: il s'agissait de maintenir le roi Murat dans la fid�lit� �
son beau-fr�re. La terre commen�ait � manquer sous les pas du
conqu�rant; Joachim �tait vivement press� par l'Angleterre d'entrer dans
la coalition, et ne r�sistait plus qu'� demi et par un sentiment
d'honneur; il �tait donc tr�s-important pour Bonaparte de ne pas perdre
cet alli�, et Fouch� avait raison d'�tre press�. Il eut avec Mme
R�camier une demi-heure de conversation assez vive, et lui demanda avec
humeur ce qu'elle allait faire � Naples: il voulut lui donner quelques
conseils de prudence. �Oui, Madame, lui disait-il, rappelez-vous qu'il
faut �tre doux quand on est faible.--Et qu'il faut �tre juste quand on
est fort,� lui fut-il r�pondu. L'ancien ministre de la police imp�riale
poursuivit sa route, et les autres voyageurs arriv�rent tranquillement �
Naples le lendemain.

� peine Mme R�camier �tait-elle install�e � Chiaja, chez Magati, dans
l'appartement que M. de Rohan lui avait retenu, qu'un page de la reine
venait lui apporter les plus gracieuses f�licitations sur son heureuse
arriv�e, s'informer de sa sant�, et lui exprimer, au nom des deux
souverains, le d�sir de la voir le plus t�t possible. Le page �tait
accompagn� d'une immense et magnifique corbeille de fruits et de fleurs:
cette fa�on de souhaiter aux gens la bienvenue parut � la petite
compagne de Mme R�camier la plus charmante du monde, et ne permettait
gu�re qu'on tard�t � en exprimer sa reconnaissance.

Le lendemain, Mme R�camier se rendait au palais et �tait re�ue par le
roi et la reine avec tous les t�moignages d'un vif empressement et d'une
affectueuse bienveillance.

Mme Murat, lorsqu'elle avait envie de plaire, �tait dou�e de tout ce
qu'il fallait pour y r�ussir. Sa capacit� pour le gouvernement et pour
les affaires �tait r�elle, et elle en donna des preuves dans toutes les
occasions o� elle fut charg�e de la r�gence; elle avait de la d�cision,
un esprit prompt et une volont� ferme. Susceptible d'affections vraies,
son �me n'�tait pas d�pourvue de grandeur, et plus qu'aucune des femmes
de sa famille, elle eut le respect des convenances et le sentiment de la
dignit� ext�rieure.

Mme Murat avait, pour les personnes qui lui plaisaient des attentions
extr�mement d�licates; elle semblait en deviner les go�ts, les
habitudes, tant elle mettait de soin � les satisfaire avec promptitude
et � s'y conformer. Cette disposition charmante, dans les rapports
d'�gal � �gal, empruntait du rang supr�me bien plus de prix encore et de
gr�ce.

Ce qui est certain, c'est qu'elle combla Mme R�camier, et que celle-ci
n'eut qu'� se d�fendre des t�moignages de confiance et d'amiti� qu'on
lui donnait. Loges � tous les th��tres, hommages de toutes sortes,
pr�f�rences marqu�es en toute occasion, f�tes, et mieux encore, intimit�
de tous les moments si elle l'e�t accept�e, soins minutieux de sa sant�,
rien ne manquait, je le r�p�te, � ce royal empressement. Mme R�camier en
souffrait toutes les fois qu'elle en voyait souffrir la jalousie ou
l'amour-propre des personnes de la cour qu'on lui sacrifiait. Ainsi la
reine la faisait toujours passer devant toutes les dames. Un jour, �
Portici, on se rendait du salon dans une galerie; la reine ayant ouvert
la marche, Mme R�camier voulut r�parer, en cette occasion, les blessures
que tant de petites humiliations pr�c�dentes avaient faites: elle se
retira en arri�re pour laisser passer ces dames devant elle. Celles-ci
se disposaient � le faire assez arrogamment, quand Mme Murat, se
retournant et s'apercevant du man�ge, lan�a � ces malheureuses dames un
regard foudroyant et leur dit d'une voix br�ve: �et Mme R�camier!�

Le nom et le rang de M. de Rohan-Chabot l'avaient fait accueillir � la
cour de Naples avec beaucoup de distinction; ses agr�ments personnels
lui valurent d'�tre particuli�rement remarqu� par la reine; mais il ne
profita de cet avantage que dans une mesure tr�s-innocente: la pi�t� qui
a couronn� la fin de sa vie �tait d�j� chez lui vive et sinc�re.

J'ai parl� de Portici; on y revint d�ner apr�s une matin�e pass�e �
Pomp��. Le roi sachant combien Mme R�camier aimait les arts, et
l'int�r�t qu'avaient � ses yeux les monuments de l'antiquit�, voulut lui
donner le divertissement d'une fouille. M. de Clarac et Mazois
l'architecte re�urent l'ordre de la pr�parer, et, au jour d�sign�,
Joachim, la reine et toute la cour se rendirent � Pomp��. Les
ambassadeurs des diverses puissances, quelques �trangers de distinction,
au nombre desquels se trouvaient Mme R�camier et M. de Rohan, avaient
�t� convoqu�s � cette f�te, que le roi mit beaucoup de galanterie �
d�dier � sa belle compatriote. Un d�jeuner tr�s-�l�gant fut servi dans
les ruines; on parcourut, sous la direction de M. de Clarac, les
principaux monuments de Pomp��, et la fouille donna quelques beaux
objets en bronze. Ce bruit, ce mouvement, ces pompes d'une cour moderne
au milieu d'une ville d'un �ge si diff�rent du n�tre, et qui semble
attendre ses habitants, formaient un contraste unique au monde, et
laiss�rent aux assistants une impression qui n'a pu s'effacer de leur
souvenir.

Mme R�camier �tait arriv�e � Naples dans les circonstances les plus
graves pour le sort de ce beau royaume et pour l'avenir du souverain que
les hasards de la fortune avaient plac� � sa t�te.

Murat avait �t� longtemps, en effet, un fid�le alli� de la France et un
vassal soumis de Napol�on; il fit la campagne de Russie et y combattit
avec sa brillante valeur, partagea les dangers de la retraite jusqu'�
Wilna, et l�, quittant l'arm�e, revint � Naples m�content et humili�. Il
avait nou� alors quelques n�gociations avec l'Autriche; n�anmoins il
prit encore part � la campagne de 1813, et ne revint � Naples qu'apr�s
la bataille de Leipzig.

Il en co�tait � Joachim et � sa femme de se s�parer de la France, mais
les �v�nements de la guerre ne leur laissaient presque plus d'autre
choix. Murat fit plusieurs tentatives pour exhorter son beau-fr�re � une
paix possible encore et honorable; mais Napol�on traitait avec une
inconcevable hauteur les rois qu'il avait faits: il ne daigna m�me pas
r�pondre aux lettres du roi de Naples. Pendant ce temps, l'Angleterre et
l'Autriche redoublaient leurs instances pour faire entrer Murat dans la
coalition. Il n'�tait pas difficile de lui d�montrer que c'�tait l� le
seul moyen d'�viter d'�tre entra�n� dans la chute imminente de Napol�on;
il ne l'�tait pas davantage de lui prouver que l'int�r�t de ses sujets
devait passer avant ceux de l'empereur, et que ses devoirs de roi
devaient l'emporter sur ses devoirs de citoyen fran�ais. C'�tait au
moment o� l'esprit de Murat balan�ait, agit� par la lutte de tant de
devoirs et d'int�r�ts oppos�s, que Mme R�camier, exil�e, fut accueillie
par lui avec un empressement et une bienveillance infinie.

Mme Murat avait confi� � Mme R�camier les incertitudes cruelles dont
l'�me de Murat �tait d�chir�e. L'opinion publique � Naples, et dans le
reste du royaume, se pronon�ait hautement pour que Joachim se d�clar�t
ind�pendant de la France; le peuple voulait la paix � tout prix.

Mis en demeure par les alli�s de se d�cider promptement, Murat signa, le
11 janvier 1814, le trait� qui l'associait � la coalition. Au moment de
rendre cette transaction publique, Murat, extr�mement �mu, vint chez la
reine sa femme; il y trouva Mme R�camier: il s'approcha d'elle, et
esp�rant sans doute qu'elle lui conseillerait le parti qu'il venait de
prendre, il lui demanda ce qu'� son avis il devrait faire: �Vous �tes
Fran�ais, sire, lui r�pondit-elle, c'est � la France qu'il faut �tre
fid�le.� Murat p�lit, et ouvrant violemment la fen�tre d'un grand balcon
qui donnait sur la mer: �Je suis donc un tra�tre�, dit-il, et en m�me
temps il montra de la main � Mme R�camier la flotte anglaise entrant �
toutes voiles dans le port de Naples; puis se jetant sur un canap� et
fondant en larmes, il couvrit sa figure de ses mains. La reine plus
ferme, quoique peut-�tre non moins �mue, et craignant que le trouble de
Joachim ne f�t aper�u, alla elle-m�me lui pr�parer un verre d'eau et de
fleur d'oranger, en le suppliant de se calmer.

Ce moment de trouble violent ne dura pas. Joachim et la reine mont�rent
en voiture, parcoururent la ville et furent accueillis par
d'enthousiastes acclamations; le soir, au Grand-Th��tre, ils se
montr�rent dans leur loge, accompagn�s de l'ambassadeur extraordinaire
d'Autriche, n�gociateur du trait�, et du commandant des forces
anglaises, et ne recueillirent pas de moins ardentes marques de
sympathie. Le surlendemain, Murat quittait Naples pour aller se mettre �
la t�te de ses troupes, laissant � sa femme la r�gence du royaume.

Je reviens sur quelques d�tails. Le comte de Neipperg, charg� d'une
mission extraordinaire de l'Autriche, se trouvait alors � Naples. Ce
personnage, qui devait, si peu de mois apr�s, jouer un r�le inattendu,
�tait d�j� borgne et cachait l'oeil qu'il avait perdu sous un bandeau
noir; ce qui ne l'emp�chait pourtant ni d'�tre agr�able, ni m�me de
plaire. Sa conversation �tait aimable et avait de l'attrait; ses
mani�res �taient nobles; il aimait passionn�ment la musique, et �tait
lui-m�me un musicien consomm�. Il venait beaucoup chez Mme R�camier, et
elle dut � son obligeance d'�tre tir�e de l'inqui�tude qu'elle �prouvait
sur le voyage de Mme de Sta�l dont depuis plusieurs mois elle n'avait
aucune nouvelle.

M. de Neipperg lui annon�ait ainsi l'arriv�e de son amie � Vienne.

LE COMTE DE NEIPPERG � Mme R�CAMIER.

     �Naples, ce 3 janvier 1814.

     �Le g�n�ral, comte de Neipperg, en pr�sentant ses hommages
     respectueux � Mme R�camier, ose lui demander la permission de se
     pr�senter chez elle; il a re�u, il y a peu de temps, des nouvelles
     de Mme de Sta�l et de sa famille; il pense qu'elles pourront
     int�resser Mme R�camier, et il s'empresse de les lui communiquer,
     sachant combien Mme de Sta�l lui porte d'affection.�

Le ministre de France, M. Durand de Mareuil, venait �galement chez Mme
R�camier toutes les fois qu'elle recevait; ces deux diplomates
s'observaient avec beaucoup d'attention et peu de bienveillance. Un
soir, c'�tait quelques jours avant la signature du trait� avec
l'Autriche, Mme R�camier proposa de faire, comme chez Mme de Sta�l en
Touraine, _une petite poste_. Chacun se mit autour de la table pour
�crire, et M. l'ambassadeur de France commit dans le jeu, en
interceptant un billet, une indiscr�tion qui e�t pu devenir ais�ment une
grosse affaire.

Pendant l'absence de Joachim et la r�gence de Mme Murat, un matin que la
reine �tait un peu souffrante et gardait le lit, Mme R�camier arriva
pour la voir, au moment o� le ministre de la justice, debout aupr�s de
son lit, lui faisait signer des papiers relatifs � son d�partement. Mme
R�camier s'assit � quelque distance, et la reine continua � exp�dier les
affaires. Pr�te � apposer sa signature sur un acte, Mme Murat s'arr�ta
et dit: �Vous seriez bien malheureuse � ma place, ch�re Madame R�camier,
car voil� que je vais signer un arr�t de mort.--Ah! Madame, r�pliqua
celle-ci en se levant, vous ne le signerez pas; et puisque la Providence
m'a conduite aupr�s de vous en ce moment, elle voulait sauver ce
malheureux.�

La reine sourit, et se tournant vers le ministre: �Mme R�camier, lui
dit-elle, ne veut pas que ce malheureux p�risse; peut-on lui accorder sa
gr�ce?� Apr�s un court d�bat, le parti de la cl�mence remporta, et la
gr�ce fut accord�e.

Cette circonstance, que Mme R�camier consid�ra comme une des plus
heureuses de sa vie, lui laissa un souvenir bien doux: c'�tait le
d�dommagement du cr�ve-coeur �prouv� � Albano. Ce fut ainsi, qu'en toute
occasion et � tous les moments de ce s�jour � Naples, la reine donna �
sa compatriote exil�e les marques de la plus haute estime et de la plus
affectueuse confiance; au reste, celle-ci les paya d'un bien
reconnaissant attachement.

Les c�r�monies de la semaine sainte rappel�rent les voyageurs � Rome o�
Mme R�camier retrouva avec grande joie ses amis les _Canova_.--Deux ou
trois jours apr�s le retour de l'�trang�re, les deux fr�res dont
l'accueil avait �t� tr�s-affectueux, tr�s-empress�, mais empreint d'un
certain air de myst�re, l'engag�rent � se rendre � l'atelier pour y voir
les travaux ex�cut�s pendant son absence.

Mme R�camier fut exacte au rendez-vous; l'atelier pr�sentait peu de
choses nouvelles: le groupe d'Hercule et Lycas �tait pr�s d'�tre
termin�, on avait mis au point certaines choses, achev� certaines
autres; cependant Canova et l'abb� conservaient leur air radieux et
myst�rieux. On parvint enfin dans le cabinet particulier du sculpteur,
et l� encore, rien de neuf. Quand on se fut assis, Canova, qui avait eu
grand'peine � se contenir jusque-l�, tira un rideau vert qui fermait le
fond de la pi�ce, et d�couvrit deux bustes de femme model�s en terre:
l'un coiff� simplement en cheveux, et l'autre avec la t�te � demi
couverte d'un voile; l'un et l'autre reproduisaient les traits de Mme
R�camier. Dans les deux bustes, le regard �tait lev� vers le ciel.

�_Mira, se ho pensato a lei_,� dit Canova avec toute l'effusion de
l'amiti� et la satisfaction de l'artiste qui croit avoir r�ussi.

Je ne sais pas bien ce qui se passa dans l'esprit de Mme R�camier, mais
quoique vivement touch�e de la gr�ce que Canova avait mise � consacrer
les trois mois de son absence � s'occuper d'elle et � reproduire ses
traits, cette _surprise_ ne lui fut pas tr�s-agr�able et elle n'eut pas
le pouvoir de dissimuler assez vite et assez compl�tement ce qu'elle
�prouvait.

En vain, s'apercevant que le coeur de l'ami et l'amour-propre de
l'artiste �taient �galement froiss�s, essaya-t-elle de r�parer la
blessure que cette premi�re impression avait faite, Canova ne la
pardonna qu'� demi.

J'ignore ce qu'est devenu le buste coiff� en cheveux; pour celui qui
portait un voile, Canova y ajouta une couronne d'olivier; et quand un
peu plus tard, la belle Fran�aise lui demanda ce qu'il avait fait de son
buste dont il n'�tait plus question, il r�pondit: �Il ne vous avait pas
plu, j'en ai fait une B�atrice.� Telle est en effet l'origine de ce beau
buste de la B�atrice du Dante que plus tard il ex�cuta en marbre et dont
un exemplaire fut envoy� � Mme R�camier, apr�s la mort de Canova, par
son fr�re l'abb�, avec ces lignes:

     �Sovra candido vel, cinta d'oliva,
     Donna m'apparve...

     �Dante.

�Ritratto di Giulietta Recamier modellato di memoria da Canova nel 1813
e poi consacrato in marmo col nome di Beatrice.�

Cependant le territoire fran�ais �tait envahi, les nouvelles devenaient
de plus en plus sinistres pour Napol�on. Mme Murat en �crivant � Mme
R�camier, et en lui peignant ses anxi�t�s, t�moignait un vif d�sir de la
revoir encore; celle-ci se r�solut � retourner � Naples pour quelques
jours, mais cette fois, et pour une course aussi rapide, elle partit
sans emmener sa ni�ce; elle fit la route avec une famille anglaise et un
officier de la flotte qu'elle avait connus � Naples quelques semaines
auparavant, et que la curiosit� avait amen�s � Rome pour peu de jours.
Elle trouva sa royale amie toujours charg�e du poids de la r�gence, et
pr�occup�e des plus tristes pens�es. Sans doute le tr�ne de Joachim
semblait raffermi, et l'�branlement de l'Europe le laissait debout et
intact; mais la destin�e de Napol�on �tait accomplie, les troupes
alli�es �taient entr�es � Paris, et ce grand capitaine, ce fr�re que Mme
Murat avait quitt� tout-puissant, et pour lequel elle �prouvait, non pas
seulement de l'admiration, mais de la superstition, partait pour l'�le
d'Elbe!

Un matin la reine encore au lit d�cachetait et parcourait une masse de
lettres, de journaux, de brochures venus de France: parmi tous ces
papiers se trouvait l'�crit de _Bonaparte et les Bourbons_. �Ah! dit la
reine, une brochure de M. de Chateaubriand! nous la lirons ensemble.�
Mme R�camier la prit, en parcourut quelques pages, et la repla�ant sur
un gu�ridon, r�pondit: �Vous la lirez seule, Madame.� Deux ou trois
jours apr�s, Mme R�camier prit cong� de la reine de Naples en lui
exprimant une sympathie aussi vraie qu'elle devait rester fid�le. Elle
reprit le chemin de Rome, et il est facile de comprendre combien elle
avait h�te de revoir sa famille et Paris, dont la chute de Bonaparte lui
rouvrait les portes.

Mme Murat voulut la faire accompagner dans sa route que la pr�sence des
brigands rendait p�rilleuse; elle confia ce soin � M. Mazois, homme
r�solu et d�vou�, en m�me temps qu'architecte savant et plein de go�t.
Le retour de Mme R�camier s'accomplit sans encombre; M. Mazois fut moins
heureux lorsqu'il regagna seul le royaume de Naples: il fut arr�t� et
d�pouill� m�me de ses v�tements.

La Providence r�servait � Mme R�camier, pr�te � quitter la ville
�ternelle, un de ces spectacles extraordinaires qui remplissent l'�me
d'une �motion profonde et ineffa�able. Elle eut le bonheur d'assister �
l'entr�e de Pie VII dans sa capitale. Du haut de gradins plac�s sous les
portiques que forment � l'ouverture du _Corso_ les deux �glises qui font
face � la porte du Peuple, elle vit le pontife rentrer dans Rome. Jamais
foule plus compacte, plus enivr�e, plus �mue, ne poussa vers le ciel les
clameurs d'un enthousiasme plus d�lirant. Les grands seigneurs romains
et tous les jeunes gens de bonne famille s'�taient port�s au-devant du
pape jusqu'� la Storta, dernier relais avant la ville. L�, ils avaient
d�tel� ses chevaux; la voiture de gala du souverain pontife s'avan�ait
ainsi tra�n�e, pr�c�d�e de ces hommes dont les figures �taient
illumin�es par la joie et anim�es par la marche. Pie VII se tenait �
genoux dans la voiture; sa belle t�te avait une indicible expression
d'humilit�; sa chevelure parfaitement noire, malgr� son �ge, frappait
ceux qui le voyaient pour la premi�re fois. Ce triomphateur �tait comme
an�anti sous l'�motion qu'il �prouvait; et tandis que sa main b�nissait
le peuple agenouill�, il prosternait son front devant le Dieu ma�tre du
monde et des hommes, qui donnait dans sa personne un si �clatant exemple
des vicissitudes dont il se sert pour �lever ou pour punir. C'�tait bien
l'entr�e du souverain, c'�tait bien plus encore le triomphe du martyr.

Pendant que le cort�ge fendait lentement la foule qui se reformait
toujours sur ses pas, Mme R�camier et sa ni�ce quittant l'estrade et
montant en voiture gagn�rent Saint-Pierre par des rues d�tourn�es. Des
gradins avaient aussi �t� pr�par�s autour de la Confession. Apr�s une
longue attente, elles virent enfin le saint vieillard traverser l'�glise
et se prosterner devant l'autel; le _Te Deum_ retentissait sous ces
immenses vo�tes, et les larmes inondaient tous les visages.

Mme R�camier ne voulut point quitter Rome sans aller visiter le g�n�ral
Miollis. Quand elle �tait arriv�e dans le chef-lieu du d�partement du
Tibre, le g�n�ral y commandait les forces fran�aises. Il maintenait dans
la garnison une discipline exacte, et sa mansu�tude et son
d�sint�ressement dans ce poste militaire, s'ils n'avaient pas suffi �
r�concilier les habitants avec la domination fran�aise, la leur
rendaient pourtant moins odieuse. Il avait �t� fort attentif pour Mme
R�camier, et n'avait pas redout�, comme certains fonctionnaires civils,
de t�moigner une bienveillance aimable � une femme exil�e.

Les positions �taient bien chang�es: on trouva le g�n�ral Miollis
absolument seul, avec un vieux soldat qui lui servait de domestique,
dans la _villa_ qu'il avait acquise et qui porte encore son nom. Il ne
se disposait point � regagner la France, et parut extr�mement touch� et
presque surpris de la visite de Mme R�camier: il lui dit que c'�tait la
seule qu'il e�t re�ue depuis qu'il avait quitt� le commandement de Rome.

Peu de jours apr�s, la voyageuse et sa petite compagne se mirent
joyeusement en route pour la France. Elles pass�rent �
Pont-de-Beauvoisin le jour de la F�te-Dieu. La veille on avait encore
couch� en terre �trang�re, on y avait entendu la messe, et dans
l'apr�s-midi, en touchant le sol de la patrie, on rencontrait les
processions: Mme R�camier tout �mue dit � sa ni�ce que c'�tait l� un bon
augure.

Mme de Sta�l, revenue � Paris avant son amie, lui adressait, le 20 mai
1814, ce billet que Mme R�camier recevait � Lyon:

     Paris, le 20 mai 1814.

     �Je suis honteuse d'�tre � Paris sans vous, cher ange de ma vie. Je
     vous demande vos projets; voulez-vous que j'aille au-devant de vous
     � Coppet o� je veux passer quatre mois?

     �Apr�s tant de souffrances, ma plus douce perspective, c'est vous,
     et mon coeur vous est � jamais d�vou�.

     �J'attends un mot de vous pour savoir ce que je ferai; je vous ai
     �crit � Rome et � Naples.

     �Je vous serre contre mon coeur.�

Mme R�camier s'arr�ta quelques jours � Lyon pour y prendre un peu de
repos, surtout pour y voir sa belle-soeur et jouir encore de l'intimit�
d'une personne pour laquelle elle avait une si tendre v�n�ration. Elle
retrouvait d'ailleurs, dans cette ville, M. Ballanche et Camille Jordan.
Elle se fit mettre par eux au courant, non point seulement des
�v�nements qui changeaient la face de l'Europe, les gazettes et les
lettres l'en avaient instruite, mais du mouvement de l'opinion. Alexis
de Noailles �tait � Lyon avec le titre de commissaire royal. Il vint
voir Mme R�camier, et l'ayant accompagn�e dans une f�te donn�e au palais
Saint-Pierre en l'honneur du retour des Bourbons, le commissaire royal
et la belle exil�e y furent l'objet d'une sorte d'ovation.

Le 1er juin, Mme R�camier arrivait enfin � Paris, apr�s un exil de pr�s
de trois ans qui n'avait jamais �t� r�voqu�.




LIVRE III


Ici commence une phase nouvelle de la vie de Mme R�camier, et se placent
quelques ann�es d'une existence aussi anim�e que brillante. Elle
revenait � Paris apr�s une absence de trois ans, n'ayant rien perdu de
l'�clat et, pour ainsi dire, de la fleur de sa beaut�. La joie sans
m�lange que lui causait ce retour la rendait radieuse; elle joignait �
ce prestige toujours si puissant l'aur�ole de la pers�cution et du
d�vouement; et si dans une soci�t� ordonn�e o� les rangs s'�taient de
plus en plus marqu�s, elle n'eut plus, comme dans sa premi�re jeunesse
et au sortir de la r�volution, des triomphes de foule et des succ�s de
place publique, l'�lite de la soci�t� europ�enne lui d�cerna l'empire
incontest� de la mode et de la beaut�.

C'est le moment o� j'ai vu Mme R�camier mener le plus la vie du monde
avec tout ce que cette vie offre de s�duction, d'agr�ment et de bruit.

La situation financi�re de M. R�camier n'�tait pas sans doute ce qu'elle
avait �t� avant la catastrophe qui l'avait frapp�; n�anmoins, tout en
poursuivant la liquidation de sa premi�re maison, il avait renou�
beaucoup d'affaires, et la confiance d'aucun de ses anciens
correspondants ne lui avait fait d�faut. Mme R�camier �tait d'ailleurs
en possession de la fortune de sa m�re qui s'�levait � quatre cent mille
francs. Elle avait des chevaux, objet pour elle de premi�re n�cessit�,
attendu qu'elle ne savait pas marcher � pied dans la rue; elle reprit
une loge � l'Op�ra, et recevait ce jour-l� apr�s le spectacle.

Mme R�camier retrouvait � Paris, avec tous les succ�s du monde, toutes
les jouissances de l'amiti�. Mme de Sta�l y avait attendu le retour de
son amie; Mathieu de Montmorency, combl� de joie par le r�tablissement
de la monarchie et de la maison de Bourbon objet de son culte et de ses
regrets, �tait attach� comme chevalier d'honneur � Mme la duchesse
d'Angoul�me, ce type auguste du malheur et de la bont�; il devait � ce
retour des princes l�gitimes le bonheur de revoir � Paris les deux amies
qui lui �taient le plus ch�res.

La m�me circonstance ramenait en France une autre femme, amie d'enfance
de Mme R�camier, dont la proscription et l'exil l'avaient s�par�e depuis
dix ans: Mme Moreau, veuve de l'illustre et malheureux g�n�ral, rentr�e
en France avec la fille, dont apr�s son proc�s, Moreau, par sa lettre de
Chiclane, lui annon�ait la naissance. Apr�s la mort du g�n�ral Moreau,
frapp� h�las! d'un boulet fran�ais dans les rangs de l'arm�e russe,
l'empereur Alexandre avait accord� � sa veuve une pension de cent mille
francs. Au retour des Bourbons en France, Louis XVIII, voulant donner un
t�moignage de son respect pour la m�moire du g�n�ral r�publicain, fit
offrir � Mme Moreau le titre de duchesse; elle le refusa et ne voulut
accepter que la dignit� qui aurait appartenu au guerrier, s'il e�t �t�
vivant. On lui conf�ra donc le titre de _mar�chale de France_. C'est, je
crois, la seule fois que ce titre ait �t� donn� � une femme.

On voyait alors � la fois, dans le salon de Mme R�camier, trois
g�n�rations de Montmorency-Laval: le vieux duc encore vivant, Adrien de
Montmorency, prince de Laval, son fils, et Henri de Montmorency son
petit-fils, aimable, bon et loyal jeune homme qui faisait son entr�e
dans le monde, et qui e�t noblement port� un grand nom si la mort n'e�t
tranch� trop t�t le fil de sa vie. Pr�sent� � Mme R�camier, il ne tarda
pas � �prouver pour elle un sentiment d'admiration passionn�e. Adrien de
Montmorency disait avec gr�ce, en badinant sur cette impression �
laquelle n'�chappait aucune des g�n�rations de sa race: �Ils n'en
mouraient pas tous, mais tous �taient frapp�s.�

Le marquis de Boisgelin venait tr�s-habituellement chez Mme R�camier,
ainsi que sa fille Mme de B�ranger dont le mari avait p�ri dans la
campagne de Russie; elle devint, peu de temps apr�s, Mme Alexis de
Noailles. On y voyait aussi la marquise de Catellan, la m�me qui dans un
mouvement g�n�reux �tait venue rejoindre � Ch�lons une amie frapp�e par
l'exil; la marquise d'Aguesseau et sa fille Mme Octave de S�gur; Mme de
Boigne et son p�re le marquis d'Osmond qui fut nomm� ambassadeur de
France � Turin; la duchesse des Cars, sa fille, la charmante marquise de
Podenas et le fr�re de celle-ci, Sigismond de Nadaillac; MM. de
Chauvelin, de Broglie, Armand et Paul de Bourgoing. Au milieu de tous
les noms de l'ancienne monarchie, rest�s fid�les � la maison de Bourbon
ou ayant servi l'empire, ceux qui dataient de la r�volution se
trouvaient en assez grand nombre: au premier rang, la princesse royale
de Su�de, Mme Bernadotte, qui �tait revenue habiter Paris apr�s avoir
fait un essai du climat de son futur royaume, dont sa sant� n'avait pu
supporter la rigueur. Elle portait en France le titre de comtesse de
Gothland; Mme R�camier avait pour elle une v�ritable amiti�; c'�tait une
personne bonne, s�re, modeste, uniquement sensible aux affections
domestiques, que la nature n'avait point faite pour le rang supr�me: car
elle n'avait aucune ambition, et d�testait la g�ne et l'�tiquette.
J'aurai plus d'une fois occasion de parler d'elle. Nommons encore
S�bastiani; la mar�chale Marmont, duchesse de Raguse; Mme Regnault de
Saint-Jean-d'Ang�ly; j'en passe beaucoup d'autres.

En aucun temps, sous aucun r�gime, je n'ai vu Mme R�camier cesser de
rechercher avec empressement les vaincus de toutes les opinions: aussi
son salon a-t-il toujours �t� un terrain neutre sur lequel les hommes
des nuances les plus oppos�es se sont rencontr�s pacifiquement.

La soci�t� fut extr�mement anim�e toute cette ann�e � Paris. Le
sentiment national souffrait sans doute de la pr�sence des �trangers
dans la capitale de la France, mais on se consolait, en pensant que nos
troupes avaient bivouaqu� dans les palais de tous les rois du continent.
D'ailleurs, la lassitude de la guerre, de la conscription et du r�gime
imp�rial �tait telle, il faut bien le dire, que la chute de ce pouvoir
illimit� donnait au pays entier le sentiment de la d�livrance. Le
prestige de nos armes �tait encore alors si grand pour les �trangers
vainqueurs, qu'ils semblaient �tonn�s eux-m�mes de leur victoire, et,
dans l'attitude de leurs soldats comme dans celle de leurs souverains,
il y avait, vis-�-vis de la nation fran�aise, une nuance tr�s-sensible
de d�f�rence et de respect; elle disparut � la seconde invasion. Nous
gardions encore en 1814 toutes les conqu�tes des arts; nous les perd�mes
apr�s les Cent-Jours.

Ce fut chez Mme de Sta�l que Mme R�camier rencontra, pour la premi�re
fois, le duc de Wellington.

Ici je retrouve, non point un fragment achev� du manuscrit de Mme
R�camier, mais un sommaire de ce qu'elle voulait �crire sur ses rapports
avec le g�n�ral anglais. Je crois devoir l'ins�rer, sauf � compl�ter par
quelques explications les circonstances indiqu�es dans ces notes.

     LE DUC DE WELLINGTON.

     SOMMAIRE.

     �Enthousiasme de Mme de Sta�l pour le duc de Wellington.--Je le
     vois chez elle pour la premi�re fois.--Conversation pendant le
     d�ner.--Une visite qu'il me fait le lendemain. Mme de Sta�l le
     rencontre chez moi. Conversation sur lui apr�s son d�part.--Les
     visites de lord Wellington se multiplient.--Son opinion sur la
     popularit�. Je le pr�sente � la reine Hortense.--Soir�e chez la
     duchesse de Luynes. Conversation avec le duc de Wellington devant
     une glace sans tain.--M. de Talleyrand et la duchesse de Courlande.
     Empressement de M. de Talleyrand pour moi. �loignement que j'ai
     toujours eu pour lui. Mme de Boigne m'arr�te au moment o� je
     sortais suivie du duc de Wellington.--Continuation de ses visites.
     Mme de Sta�l d�sire que je prenne de l'influence sur lui. Il
     m'�crit de petits billets insignifiants qui se ressemblent
     tous.--Je lui pr�te les lettres de Mlle de Lespinasse qui venaient
     de para�tre. Son opinion sur ces lettres.--Il quitte Paris.--Je le
     revois apr�s la bataille de Waterloo. Il arrive chez moi le
     lendemain de son retour. Je ne l'attendais pas: trouble que me
     cause cette visite.--Il revient le soir et trouve ma porte ferm�e.
     Je refuse aussi de le recevoir le lendemain.--Il �crit � Mme de
     Sta�l pour se plaindre de moi. Je ne le revois plus.--Sa situation
     et ses succ�s dans la soci�t� de Paris. On le dit tr�s-occup� d'une
     jeune Anglaise, femme d'un de ses aides de camp.--Retour de Mme de
     Sta�l � Paris. D�ner chez la reine de Su�de avec elle et le duc de
     Wellington que je revois alors. Sa froideur pour moi, son
     occupation de la jeune Anglaise. Je suis plac�e � d�ner entre lui
     et le duc de Broglie. Il est maussade au commencement du d�ner,
     mais il s'anime et finit par �tre tr�s-aimable. Je m'aper�ois de la
     contrari�t� qu'�prouve la jeune Anglaise plac�e en face de nous. Je
     cesse de causer avec lui et m'occupe uniquement du duc de
     Broglie.--Je ne vois plus le duc de Wellington que tr�s-rarement.
     Il me fait une visite � l'Abbaye-aux-Bois � son dernier voyage �
     Paris.�

Mme R�camier avait �t� certainement flatt�e de l'hommage que lord
Wellington lui rendait; mais toute la gloire militaire et toute
l'importance politique du noble duc ne le lui faisaient trouver ni
anim�, ni amusant, et, quoi qu'en p�t dire Mme de Sta�l, elle ne chercha
point � exercer un empire que le g�n�ral anglais e�t sans doute
facilement subi.

Lorsqu'au lendemain de la bataille de Waterloo, le duc de Wellington se
pr�senta chez Mme R�camier, elle convient elle-m�me que cette visite
inattendue la troubla. Ce trouble �tait l'effet d'un sentiment
patriotique d'autant plus honorable que la personne qui l'�prouvait,
proscrite par Bonaparte, �tait en droit de se r�jouir de la d�faite de
celui qui avait �t� son pers�cuteur. Le duc de Wellington se m�prit sur
l'�motion de Mme R�camier; il crut qu'elle �tait caus�e par
l'enthousiasme, et c'est alors qu'il lui dit, en parlant de Napol�on:
�Je l'ai bien battu.�

Ce propos, dans la bouche d'un homme tel que lord Wellington, r�volta
Mme R�camier, et elle lui fit fermer sa porte. Les fanfaronnades
n'�taient point, il faut le reconna�tre, dans l'humeur et dans les
habitudes du duc de Wellington; mais � ce moment de sa carri�re, il
n'�chappa pas � l'enivrement du succ�s. On peut se rappeler qu'apr�s la
bataille de Waterloo, il se fit ouvrir � l'Op�ra la loge royale dans
laquelle il aurait, avec ses aides de camp, assist� au spectacle, si les
murmures du parterre indign� ne l'eussent averti de l'inconvenance qu'il
commettait.

Je trouve parmi les billets, qualifi�s, � bon droit, d'_insignifiants_,
du vainqueur de Waterloo, celui-ci o� il est en effet question des
lettres de Mlle de Lespinasse:

     Paris, le 20 octobre 1814.

     �J'�tais tout hier � la chasse, Madame, et je n'ai re�u votre
     billet et les livres qu'� la nuit, quand c'�tait trop tard pour
     vous r�pondre. J'esp�rais que mon jugement serait guid� par le
     v�tre dans ma lecture des lettres de Mlle Espinasse, et je
     d�sesp�re de pouvoir le former moi-m�me. Je vous suis bien oblig�
     pour la pamphlete de Mme de Sta�l.

     �Votre tr�s-ob�issant et fidel serviteur

     �WELLINGTON�.

Le style et l'orthographe ne prouvent pas dans ce h�ros une grande
habitude de la langue fran�aise: quant � ce qu'il appelle _la pamphlete_
de Mme de Sta�l, ce ne peut �tre que son ouvrage sur l'Allemagne qui
parut en effet en 1814.

Ce fut pendant les premiers mois de la Restauration, que Mme R�camier,
d'apr�s le d�sir que lui avait exprim� la reine Hortense d'�tre mise en
rapport avec le g�n�ralissime de l'arm�e anglaise, lui pr�senta le duc
de Wellington. L'imp�ratrice Jos�phine, non plus que sa fille, n'avait
point quitt� Paris apr�s la chute de Napol�on; elle re�ut m�me
l'empereur Alexandre � la Malmaison. Elle �tait morte le 27 mai 1814
avant le retour de Mme R�camier � Paris. Quant � la reine Hortense, elle
avait accept� du roi Louis XVIII l'�rection en duch� de sa terre de
Saint-Leu, et elle en portait le titre. Mme R�camier avait connu la
duchesse de Saint-Leu avant son �l�vation au tr�ne; c'�tait une personne
inoffensive, bonne et g�n�reuse pour ceux qui l'entouraient, dont les
go�ts �taient aimables, les mani�res �l�gantes, et qui eut toujours plus
d'ambition qu'elle n'en avoua. Dans le courant de ce m�me �t�, la
duchesse de Saint-Leu d�sira r�unir chez elle � la campagne Mme de
Sta�l, Mme R�camier et le prince Auguste de Prusse.

J'ai sous les yeux le billet par lequel Mme de Sta�l s'entend avec son
amie sur ce projet. Le voici:

     �La reine de Hollande nous invite � d�jeuner pour demain, ch�re
     amie; voulez-vous que nous y allions t�te � t�te? Mais il faudrait
     partir � dix heures.--Je serai chez vous ce soir � onze heures. Au
     reste, je pense que peut-�tre un autre jour vous conviendrait
     mieux, parce qu'elle nous inviterait � d�ner, ce qui serait plus
     commode.

     �� ce soir. Je vous ai attendue hier jusqu'� minuit.�

Ce fut en effet un d�ner. Mme de Sta�l et Mme R�camier se rendirent
ensemble � Saint-Leu, le prince Auguste les y rejoignit et on y trouva
de plus M. de Latour-Maubourg, M. de Lascour et la duchesse de Frioul.

La duchesse de Saint-Leu proposa avant le d�ner une promenade � ses
h�tes en voiture d�couverte. Un point de vue de la vall�e rappelant �
Mme de Sta�l un paysage d'Italie, elle exprima avec sa vivacit�
accoutum�e son admiration pour la nature et le soleil du midi.
�Avez-vous donc �t� en Italie?� lui demanda la reine Hortense. �Et
Corinne, Corinne!� s'�cri�rent tout d'une voix les personnes pr�sentes.
La duchesse de Saint-Leu rougit en s'apercevant de sa distraction et la
conversation prit un autre tour.

Apr�s le d�ner on fit de la musique: la reine chanta une romance qu'elle
avait compos�e pour son fr�re Eug�ne. Puis on parla de l'empereur
Napol�on. Mme de Sta�l interrogeait assez volontiers et parfois d'une
fa�on intempestive. Elle adressa � la reine Hortense quelques questions
de ce genre qui la d�concert�rent visiblement.

Mme de Sta�l, dont la sant� �tait d�j� fort �branl�e, alla passer
l'automne � Coppet. Elle avait en 1811 contract� un mariage secret avec
un jeune officier de vingt-sept ans, remarquablement beau, du caract�re
le plus noble, et qui (lorsqu'elle le connut � Gen�ve) semblait mourant
des suites de cinq blessures qu'il avait re�ues. M. de Rocca, c'est le
nom du jeune homme auquel elle s'�tait unie, l'avait accompagn�e dans le
long voyage que fit entreprendre � Mme de Sta�l le besoin d'�chapper aux
pers�cutions imp�riales, et lorsque la chute de Bonaparte lui permit de
rentrer en France, elle y revint avec ses enfants et avec M. de Rocca;
il se mourait de la poitrine. On ne pouvait voir sans attendrissement ce
jeune homme qu'il fallait soutenir et presque porter dans les visites
qu'il faisait avec Mme de Sta�l; il �tait pourtant destin� � lui
survivre une ann�e.

Depuis sa rentr�e en France, Mme R�camier entretenait une correspondance
suivie avec la reine de Naples (Caroline Murat). Au mois d'octobre de
cette ann�e 1814, les souverains qui formaient la Sainte-Alliance se
r�unirent en congr�s � Vienne, pour y r�gler le sort du monde et y
convenir des bases du nouvel �quilibre de l'Europe. Murat n'�tait pas
sans inqui�tude sur les r�solutions qui pourraient �tre prises au
congr�s relativement au royaume de Naples, et il d�sira, non sans
raison, que dans cette r�union de souverains o� ses droits � la couronne
seraient attaqu�s, ces m�mes droits fussent expos�s et d�fendus. La
reine de Naples �crivit � Mme R�camier pour lui demander de la diriger
dans le choix d'un publiciste qu'on chargerait de la r�daction d'un
m�moire �tendu, destin� � �clairer le congr�s et � disposer les
souverains en faveur du roi Joachim.

Cet �crivain de talent dont la reine de Naples r�clamait les services,
Mme R�camier le trouvait dans sa soci�t� la plus habituelle; parmi les
personnes qu'elle voyait sans cesse: elle pensa tout de suite � Benjamin
Constant et le proposa. Lorsqu'elle fut assur�e que ce choix �tait
accept� par la cour de Naples, elle indiqua � M. de Constant un
rendez-vous, afin de lui expliquer ce qu'on demandait de lui, et de lui
remettre les documents qui devaient le guider dans son travail.

Mme R�camier connaissait Benjamin Constant depuis plus de dix ans, et je
trouve dans une lettre qu'il lui adressait le 18 f�vrier 1810 un passage
qui exprime bien la nature du rapport qui existait entre eux avant la
premi�re restauration.

     �Je suis venu passer quelque temps au milieu des neiges et de ma
     famille. Dans le temps o� nous vivons on ne saurait trop
     s'enterrer. D'ailleurs tous mes voeux tendent au repos et les
     devoirs le donnent. Je travaille comme vous � devenir d�vot, et je
     me crois plus avanc�: il y a moins de gens qui aient int�r�t �
     s'opposer � mes progr�s dans ce genre.

     �Dans les derniers temps de mon s�jour � Paris, vous me traitiez
     bien en �tranger. C'est mal, car je suis de vos amis le plus
     d�sint�ress� peut-�tre, ce n'est pas un m�rite, mais aussi celui
     qui aurait le plus vif d�sir de vous voir heureuse, et qui vous
     suit des yeux avec le plus d'�motion, quand vous planez, comme vous
     le faites encore, entre le ciel et la terre. Je crois que le ciel
     l'emportera, et n'ayant malheureusement rien � gagner � ce que vous
     soyez mondaine, je suis pour le ciel. Adieu, madame, mille voeux et
     mille hommages.

     �BENJAMIN CONSTANT.�

Dans l'entretien que Mme R�camier assigna � Benjamin Constant et dont le
tr�ne de Murat �tait le sujet, elle eut envie de plaire et n'y r�ussit
que trop.

Benjamin Constant �tait une cr�ature tr�s-mobile, tr�s-in�gale, chez
laquelle une rare et brillante intelligence n'avait pas rendu les
notions morales plus nettes ni plus puissantes. Les passions dans
lesquelles il avait us� sa vie avaient beaucoup plus enflamm� sa t�te
que touch� son coeur, mais il y avait contract� le besoin et l'habitude
des agitations; il les cherchait partout, m�me dans le jeu.

Apr�s une conversation de deux heures, il sortit de chez Mme R�camier la
t�te follement mont�e. Tout l'hiver s'�coula pour Benjamin Constant dans
le trouble de ce sentiment insens�, car il n'eut jamais la moindre
esp�rance, et Mme R�camier, qui rendait une enti�re justice � la
sup�riorit� de son esprit, avait l'aversion de son scepticisme.

Les int�r�ts de Joachim et de Mme Murat, dont Mme R�camier s'occupait
avec une active reconnaissance, exigeaient qu'elle conf�r�t souvent avec
l'�crivain charg� de faire valoir leur cause, et il est certain que
Benjamin Constant se servait de ce pr�texte pour obtenir de la voir plus
souvent.

Lorsque la r�daction du m�moire fut termin�e, le gouvernement napolitain
fit offrir � Benjamin Constant vingt mille francs et une d�coration; en
m�me temps on lui proposait de se rendre � Vienne pour y d�fendre les
int�r�ts et les droits qu'il avait expos�s avec tant de talent, mais
cette mission devait rester secr�te. Benjamin Constant � son tour
demandait, par l'entremise de Mme R�camier, � �tre envoy� avec un
caract�re ostensible. Cette pr�tention ne pouvait �tre admise, et voici
la lettre par laquelle la reine de Naples expliquait les raisons de son
refus.

LA REINE CAROLINE (MURAT) � MADAME R�CAMIER.

     �On ne peut faire tout ce que vous d�sirez pour l'auteur du
     manuscrit. Si je pouvais causer un quart d'heure avec vous, je vous
     en aurais bient�t convaincue. Mais si vous voulez y r�fl�chir
     seulement un instant, vous avez trop d'esprit, trop de sens, votre
     t�te est trop parfaitement organis�e pour ne pas sentir toute
     l'importance des raisons qui s'y opposent. D'abord le danger de
     m�contenter les ministres charg�s de cette affaire; de plus, la
     nation tout enti�re qui regarderait comme un affront pour elle
     qu'un �tranger f�t charg� de ses int�r�ts; enfin jusqu'au roi de
     France qui pourrait dire qu'on offre un refuge, un asile, un point
     de ralliement � tout ce qui a �t� grand patriote, et en prendre
     pr�texte pour tourmenter; et cela dans un moment o� il nous faut
     absolument du calme.

     �J'esp�re cependant que Benjamin Constant sera content des
     propositions[31] qui lui seront faites et qu'il ira l�-bas, qu'il
     soutiendra nos int�r�ts, et que nous vous devrons l'attachement �
     notre cause d'un homme dont les talents nous seront tr�s-utiles.�

Cependant Bonaparte avait quitt� l'�le d'Elbe, et la nouvelle de son
d�barquement � Cannes r�pandait la consternation dans Paris. J'ai encore
le souvenir vif et pr�sent du trouble que cet �v�nement, qui remettait
en question le sort de la France, causa parmi les amis de Mme R�camier,
et de la matin�e o� Mme de Sta�l venant lui dire adieu et l'exhortant �
partir comme elle, � ne point affronter leur commun pers�cuteur,
rencontrait chez elle la mar�chale Moreau qui, elle aussi, s'enfuyait en
Angleterre, la duchesse de Mouchy, la duchesse de Raguse, etc., etc.

Dans l'�motion d'un pareil moment, la plupart de ces adieux se faisaient
dans l'antichambre.

Il est certain, que pour tous ceux qui n'�taient point amis du
despotisme militaire, la nouvelle du d�barquement � Cannes fut re�ue
comme l'annonce d'un grand danger pour le pays et pour la libert�.

Benjamin Constant, dont les principes politiques avaient toujours �t�
oppos�s au gouvernement despotique (son attitude dans le tribunat en
t�moigne assez; son beau livre de l'_Esprit de conqu�te_ en t�moigne
plus encore), Benjamin Constant dont les amis les plus chers avaient �t�
pers�cut�s par Napol�on, devait voir avec aversion le retour de l'ordre
de choses qu'il avait toujours combattu. Il fit para�tre le 19 mars,
dans le _Journal des D�bats_, son fameux article, protestation �loquente
du droit contre la force, dont la derni�re phrase a �t� si souvent
cit�e: �Parisiens! non, tel ne sera pas notre langage, tel ne sera pas
du moins le mien. J'ai vu que la libert� �tait possible sous la
monarchie, j'ai vu le roi se rallier � la nation. Je n'irai pas,
mis�rable transfuge, me tra�ner d'un pouvoir � l'autre, couvrir
l'infamie par le sophisme, et balbutier des mots profanes pour racheter
une vie honteuse.�

On a beaucoup dit, on a r�p�t�, on a imprim� que le d�sir de plaire �
Mme R�camier avait �t� le seul motif qui fit �crire � Benjamin Constant
cet article; on se trompe et on le calomnie.

Benjamin Constant avait �t� fid�le aux principes de sa vie enti�re en
exprimant sa r�pugnance pour la tyrannie; ce qu'il faut regretter, c'est
la faiblesse qui l'emp�cha de quitter Paris, ou qui l'y fit revenir au
bout de quelques heures. C'est en consentant � voir Napol�on, c'est en
s'exposant � la s�duction du g�nie par lequel il se laissa fasciner,
c'est en se laissant nommer au conseil d'�tat pendant les cent jours,
que Benjamin Constant donna la triste mesure de sa faiblesse.

�Depuis ce moment, a dit M. de Chateaubriand, Benjamin Constant porta au
coeur une plaie secr�te; il n'aborda plus avec assurance la pens�e de la
post�rit�; sa vie attrist�e et d�fleurie n'a pas peu contribu� � sa
mort. Dieu nous garde de triompher des mis�res dont les natures �lev�es
ne sont point exemptes! Les faiblesses d'un homme sup�rieur sont ces
victimes noires que l'antiquit� sacrifiait aux dieux infernaux, et
pourtant ils ne se laissent jamais d�sarmer.�

Seule peut-�tre de tous les exil�s, Mme R�camier ne voulut point quitter
Paris: elle ne croyait pas devoir se condamner elle-m�me � se s�parer
une seconde fois de son pays et de ses amis.

Elle re�ut presque en m�me temps le billet qu'on va lire, et une lettre
de Naples.

LA REINE HORTENSE � Mme R�CAMIER.

     �23 mars 1815.

     �J'esp�re que vous �tes tranquille, que vous ne quittez pas Paris
     o� vous avez des amis, et que vous vous reposez sur moi du soin de
     vos int�r�ts. Je suis persuad�e que je n'aurai m�me pas l'occasion
     de vous prouver combien je serais bien aise de vous �tre utile.
     C'est bien ce que je d�sire; mais dans toute circonstance, comptez
     sur moi et croyez que je serai heureuse de vous prouver les
     sentiments que je vous ai vou�s.

     �HORTENSE.�

LA REINE DE NAPLES � Mme R�CAMIER.

     �Naples 1815, mars.

     �Ma ch�re Juliette, voici encore une occasion de vous �crire
     particuli�rement, quoique je sache que vous avez peu de temps, et
     que, brillante et recherch�e, c'est faire crier tout Paris que de
     vous d�rober quelques moments en vous for�ant � lire et � r�pondre
     � mes longues lettres. J'ai besoin de compter � jamais sur votre
     amiti�. Je d�sire aussi que votre petite Am�lie se souvienne de
     moi; parlez-lui en quelquefois, afin que si jamais je la revois, je
     ne sois pas pour elle une �trang�re.

     �Je serais tr�s-heureuse de poss�der ici votre aimable amie[32]: �
     ce titre elle aura d�j� droit � mon affection, et son esprit et son
     m�rite lui assurent mon estime et ma consid�ration. Pour vous, mon
     aimable Juliette, si quelques circonstances que je ne d�sire
     certainement pas, mais qui peuvent peut-�tre arriver, vous
     engageaient � voyager, venez ici, vous y trouverez dans tous les
     temps une amie bien sinc�re et bien affectionn�e. On dit ici
     beaucoup de choses: mandez-moi ce qui est, parlez-moi longuement de
     tout. Nous sommes ici tr�s-calmes, tr�s-tranquilles, et il serait �
     d�sirer que tout le monde le f�t autant.

     �Je rouvre ma lettre. Je viens de recevoir des nouvelles bien
     alarmantes. On dit Paris tout en r�volution, le roi perdu, etc.,
     etc, enfin tout sens dessus dessous. N'oubliez pas que vous, votre
     famille, votre amie, avez ici des amis qui seront heureux de vous
     recevoir. Vous y trouverez amiti�, service et protection. Dites �
     M. de Rohan qu'il sera re�u et trait� ici avec sa famille, comme il
     l'a �t� quand il �tait seul.

     �Nous sommes extr�mement tranquilles ici. L'�tat de la France et de
     tous les autres pays o� sont rentr�s les anciens souverains nous a
     fait grand bien. Le peuple nous aimait et nous aime franchement. Il
     a de plus les exemples des malheurs, des vengeances et des autres
     infortunes qu'entra�ne un changement. Ils redoutent plus que jamais
     tout ce qui pourrait tendre � leur rendre Ferdinand. D'ailleurs, il
     faut le dire, les souverains actuels s'occupent du bien de leurs
     sujets; ils ont de bonnes troupes et un bon chef qu'il ne serait
     pas facile de d�placer; tout nous fait donc pr�sager un avenir
     tranquille, et j'en suis d'autant plus heureuse, qu'il m'offre la
     certitude de pouvoir vous offrir un port assur� contre les orages
     de la vie. Il me serait doux de faire quelque chose qui puisse vous
     prouver, ainsi qu'� vos amis, l'�tendue et la force de mon
     attachement.

     �CAROLINE.�

Le succ�s fatal et passager qui, apr�s le d�barquement de Napol�on �
Cannes, l'amena sans obstacle et presqu'en triomphe au palais des
Tuileries, changea les dispositions de Murat. Il �tait depuis la paix
avec son arm�e dans les L�gations romaines, il en sortit pour faire une
diversion en faveur de son beau-fr�re dont il embrassait de nouveau le
parti. Sans cette r�solution qui fut sa perte, il est bien pr�sumable
que Joachim serait rest� roi de Naples comme Bernadotte est mort roi de
Su�de. Quoi qu'il en soit, les Autrichiens effray�s offrirent � Murat
des conditions qu'il refusa; le baron de Frimont prit alors l'offensive,
repoussa les troupes napolitaines et les mena tambour battant jusqu'�
Macerata. Les Napolitains se d�band�rent, Murat rentra seul et d�sesp�r�
dans Naples. Le lendemain un bateau le mena vers l'�le d'Ischia; rejoint
en mer par quelques officiers de son �tat-major, il fit voile avec eux
pour la France. Il abordait au Golfe Juan le 25 mai 1815, � dix heures
du soir.

Napol�on, non-seulement ne voulut pas le voir et ne le laissa pas venir
� Paris, mais il le rel�gua dans une maison de campagne aupr�s de Toulon
en une sorte de captivit�.

Apr�s la bataille de Waterloo, et lorsque Napol�on eut pour la seconde
fois perdu l'empire dans cette rapide et brillante aventure des cent
jours qui co�ta si cher � la France, Murat, pass� d'abord en Corse avec
des contrebandiers, y r�unit quelques serviteurs et tenta avec eux un
d�barquement sur la c�te de Naples. Jet� dans le golfe de
Sainte-Euph�mie par l'orage qui avait dispers� sa flottille le 8 octobre
1815, il essaya de soulever la population; mais trahi, entour� et pris,
Murat fut conduit au ch�teau de Pizzo.

Une commission militaire le condamna � mort; et le 13 du m�me mois, cet
homme d'une valeur h�ro�que terminait en soldat, et avec un noble
courage, une destin�e dont les circonstances extraordinaires semblent
emprunt�es � quelque r�cit d'invention.

Mme Murat, qui �tait rest�e � Naples avec ses enfants lors du d�part de
son mari, montra une fermet� d'�me admirable. Les Autrichiens allaient
para�tre, on attendait la fr�gate qui ramenait de Sicile le roi
Ferdinand; un intervalle entre les deux autorit�s pouvait livrer la
ville � toutes les horreurs du d�sordre: la r�gente persista � y
demeurer, et l'aspect du palais illumin� maintint le peuple dans le
calme.

Au milieu de la nuit, Mme Murat rejoignit par une issue secr�te la
fr�gate qui devait l'emporter loin de ce beau royaume. Elle croisa dans
le golfe le b�timent qui portait Ferdinand.

Quelques ann�es plus tard, Mme R�camier alla visiter � Trieste cette
reine exil�e dont le souvenir ne s'�tait point effac� de son coeur. Mais
ne devan�ons pas les temps.

La Providence a inflig� aux gens de notre g�n�ration le spectacle des
plus tristes et des plus fr�quentes r�volutions. � chacun de ces
changements nous avons �t� t�moins de la violence des partis, de
l'ardeur des r�actions et de l'�pret� avec laquelle l'opinion
triomphante cherche � fl�trir les vaincus. Il n'en fut pas autrement en
1815, malgr� la mansu�tude et la magnanimit� des princes de la maison de
Bourbon.

Mme R�camier resta fid�le � la mod�ration de son caract�re; elle ne
souffrit pas plus alors qu'elle ne le permit � aucune �poque de nos
troubles civils, que son salon e�t une couleur exclusive. Royaliste,
mais amie de la libert�, elle continua � recevoir tous ceux auxquels les
portes de sa maison avaient �t� une fois ouvertes. Il lui arrivait alors
ce qui arrive � tous les esprits impartiaux: chacune des opinions
exag�r�es lui disait alternativement, en lui parlant du parti oppos�,
_vos amis les lib�raux_ ou _vos amis les ultra_.

Benjamin Constant lui �crivait le 19 juin 1815:

     �Les nouvelles paraissent �tre affreuses pour nous, excellentes
     pour vos amis; d'apr�s vos principes, c'est le cas d'une visite �
     la reine Hortense. C'est encore plus le cas d'�tre bonne pour moi,
     car je vais �tre dans une f�cheuse position, si tant est qu'une
     position soit mauvaise quand elle n'influe pas sur le coeur. Faites
     donc votre m�tier de noblesse et de g�n�rosit� envers moi.�

Il est certain que la disgr�ce et le malheur avaient pour Mme R�camier
la m�me sorte d'attrait que la faveur et la fortune en ont d'ordinaire
pour les �mes vulgaires, et chez elle cette disposition ne se d�mentit
en aucune circonstance.

Avec les souverains alli�s, revenus pour la seconde fois dans notre
pauvre pays, �tait arriv�e � Paris une femme qui jouissait � cette
�poque d'une faveur marqu�e aupr�s de l'empereur Alexandre. La baronne
de Kr�dner, dont la jeunesse avait �t� tr�s-romanesque, mais qui n'�tait
plus alors domin�e que par un mysticisme aussi exalt� que sinc�re,
s'�tait trouv�e � une �poque ant�rieure en relation avec Mme R�camier;
elle d�sira la revoir en 1815, et celle-ci, dont la curiosit� n'�tait
pas moindre, se rendit avec empressement � ce d�sir. Mme de Kr�dner
habitait un h�tel du faubourg Saint-Honor�, voisin de l'�lys�e
qu'occupait l'empereur de Russie. Chaque jour Alexandre, en traversant
le jardin, se rendait incognito chez elle et �changeait avec elle des
th�ories et des pens�es o� l'illuminisme religieux tenait plus de place
encore que la politique; ces t�te-�-t�te se terminaient toujours par la
pri�re.

Mme de Kr�dner avait �t� fort jolie. Elle n'�tait plus jeune, mais elle
conservait de l'�l�gance; la bonne gr�ce de sa personne la sauvait du
ridicule que son r�le d'_inspir�e_ e�t facilement pu lui donner. Sa
bont� �tait r�elle, sa charit� et son d�sint�ressement sans bornes.

Le cr�dit qu'on savait qu'elle exer�ait sur l'esprit de l'empereur de
Russie ajoutait � la curiosit� qu'on avait de voir et d'entendre cette
mani�re de proph�tesse. Tous les soirs son salon s'ouvrait � la foule
des adeptes, des curieux et des courtisans. Rien n'�tait plus singulier
que ces r�unions qui d�butaient par la pri�re et s'achevaient dans le
mouvement et les conversations mondaines.

L'action de Mme de Kr�dner �tait conciliante et secourable. Elle prit en
grande compassion Benjamin Constant qu'elle avait connu en Suisse et
qu'elle retrouvait � Paris accabl� sous le poids d'une r�probation
universelle. Un soir, � l'une des r�unions les plus nombreuses de ce
bizarre sanctuaire, la pri�re �tait d�j� commenc�e (c'�tait Mme de
Kr�dner qui habituellement l'improvisait et elle ne le faisait pas sans
�loquence), tous les assistants �taient � genoux, Benjamin Constant
comme les autres. Le bruit d'une personne qui survenait lui fait lever
la t�te, et il reconna�t Mme la duchesse de Bourbon accompagn�e de sa
suite. Les regards de la princesse tombent sur le publiciste, et le
voil� qui, par embarras de l'attitude et du lieu o� il est surpris,
inquiet de l'impression que la duchesse de Bourbon ne pouvait manquer
d'en recevoir, se prosterne bien davantage, de sorte que son front
touchait quasi la terre; en m�me temps il se disait: � coup sur, la
princesse doit penser et se dire: Que fait l� cet hypocrite?

Benjamin Constant vint chez Mme R�camier en sortant de la r�union, et ce
fut lui qui raconta tr�s-ga�ment son aventure. Un des d�fauts de ce rare
esprit �tait de se moquer de tout et de lui-m�me.

Mme R�camier alla souvent chez Mme de Kr�dner, et quelquefois son
arriv�e y donna des distractions � l'assembl�e; Benjamin Constant fut
charg� un jour de lui �crire ceci:

     �Jeudi,

     �Je m'acquitte avec un peu d'embarras d'une commission que Mme de
     Kr�dner vient de me donner. Elle vous supplie de venir la moins
     belle que vous pourrez. Elle dit que vous �blouissez tout le monde,
     et que par l� toutes les �mes sont troubl�es et toutes les
     attentions impossibles. Vous ne pouvez pas d�poser votre charme,
     mais ne le rehaussez pas.�

Mme de Kr�dner tenait beaucoup pourtant � la pr�sence de Mme R�camier,
et une autre fois elle lui adressait ce billet:

     �1815. Mardi soir.

     �Ch�re amie, comme il ne viendra peut-�tre personne ce soir � la
     pri�re, puisqu'il pleut, remettriez-vous � demain de venir? Je
     crois que cela vous arrangera aussi � cause du temps. J'aurai le
     bonheur, j'esp�re, cher ange, de vous embrasser demain et de causer
     avec vous.

     �Agr�ez mes hommages.

     �B. DE KR�DNER.�

En quittant Paris, Mme de Kr�dner se rendit en Suisse; elle �crivit de
Berne � la femme dont elle avait toujours appr�ci� la gr�ce et la bont�.
Je donne ici sa lettre. Le jargon mystique dans lequel elle est �crite,
s'il a tous les caract�res de la sinc�rit�, est au moins piquant dans la
bouche de l'auteur de _Val�rie_:

     �Berne, le 12 novembre 1815.

     �Qu'il me tarde, ch�re et aimable amie, d'avoir de vos nouvelles,
     et que je suis occup�e de vous et de votre bonheur qui ne sera
     assur� que quand vous serez enti�rement � Dieu.

     �C'est ce que je lui demande quand, prostern�e devant le Dieu de
     mis�ricorde, je l'invoque pour vous; il a touch� votre coeur par sa
     gr�ce; et ce coeur, que toutes les illusions et tous les biens de la
     terre n'ont pu satisfaire, a entendu l'appel. Non, vous ne
     balancerez pas, ch�re amie. Les troubles que vous �prouvez souvent,
     le n�ant du monde, le besoin de quelque chose de grand, d'immense
     et d'�ternel qui venait tour � tour vous faire peur, vous r�clamer
     et vous agiter, tout cela me disait que vous vous prononceriez tout
     � fait.

     �Je vous exhorte � �tre fid�le � ces grands mouvements que vous
     �prouviez, � ne pas vous laisser distraire; une amertume affreuse
     serait la suite de cette infid�lit� � la gr�ce. Demandez, aux pieds
     de Christ, la foi de l'amour divin, demandez et vous obtiendrez, et
     une sainte terreur vous dira combien la vie est grande, et combien
     est immense cet amour du Sauveur qui mourut pour nous arracher � la
     juste punition du p�ch� que chacun de nous a m�rit�e. Ah!
     puissions-nous voir notre Dieu qui se fit homme pour mourir pour
     nous, puissions-nous le voir avec un coeur bris�, et pleurer au pied
     de cette croix de ne l'avoir pas aim�. Loin de nous rejeter, ses
     bras s'ouvriront pour nous recevoir; il nous pardonnera, et nous
     conna�trons enfin cette paix que le monde ne donne pas.

     �Que fait ce pauvre Benjamin? En quittant Paris, je lui �crivis
     encore quelques lignes et lui envoyai quelques mots pour vous,
     ch�re amie; les avez-vous re�us? Comment va-t-il? Ayez beaucoup de
     charit� pour un malade bien � plaindre, et priez pour lui. Notre
     voyage a �t� heureux. Dieu merci. La Suisse me repose, elle est si
     belle et si calme au milieu des troubles de cette Europe si
     boulevers�e. J'ai le bonheur d'�tre avec mon fils � Berne, et nous
     faisons les plus belles promenades du monde en nous disant des
     choses bien tendres, car nous nous aimons beaucoup. Dieu l'a
     tellement guid� et prot�g�, qu'il a fait les plus belles affaires
     et les plus difficiles pour les autres, � merveille. Il est rare
     d'avoir � son �ge tout ce qui distingue et tout ce qui convient aux
     autres, dans une place qui n'�tait pas facile; enfin je n'ai qu'�
     remercier le Seigneur. Je ne d�sesp�re pas de vous voir au milieu
     des Alpes qui valent mieux que tous les salons du monde. Je suis
     charm�e d'apprendre par Mme de Lezay que vous la voyez. C'est un
     ange, elle vous aime beaucoup et pourra vous �tre utile, car elle a
     fait de grands pas dans la plus grande des carri�res.

     ��crivez-moi � B�le, ch�re amie, tout simplement mon adresse, puis,
     � remettre chez M. Kellner. Dites-moi bien tout, pensez que je vous
     aime si tendrement. Voyez-vous M. Delbel[33]? c'est un homme bien
     excellent. Je d�sire beaucoup que Benjamin le voie. Je vous
     recommande ma pauvre Polonaise, Mme de Lezay la conna�t. Ma fille
     et moi vous prions d'agr�er nos tendres hommages.

     �Toute � vous,

     �B. DE KR�DNER.

     �Encore une fois, ch�re amie, je recommande � votre �me charitable
     notre pauvre B., c'est un devoir sacr�.�

M. Ballanche, retenu � Lyon par les devoirs de se pi�t� filiale et par
les int�r�ts de son imprimerie, vint dans le courant de l'�t� passer
quelques semaines � Paris. Son d�sir le plus vif, son aspiration de tous
les moments tendaient � le fixer dans la ville habit�e par Mme R�camier.
Il fut pr�sent� par elle � toutes les personnes qui formaient sa
soci�t�. L'apparition de ce philosophe alors inconnu, de cet �crivain
dont la renomm�e n'avait point encore publi� le nom, et dont l'ext�rieur
un peu �trange, l'absence d'empressement et le peu de facilit� � se
faire valoir ne r�v�laient pas d'abord la sup�riorit�, causa au premier
aspect une certaine surprise dans ce monde �l�gant, �clair�, mais
frivole. Toutefois il y fut mis promptement � la place qui lui
appartenait, et il repartit r�solu de h�ter la conclusion du trait� par
lequel, son p�re et lui ayant c�d� leur imprimerie � M. Rusand, il
serait libre de s'�tablir dans la capitale.

M. Ballanche �crivait � Mme R�camier qu'il venait de quitter:

     �Lyon, ce 30 septembre 1815.

     �Vous avez la bont� de m'interroger sur mes affaires particuli�res.
     Tout est convenu entre M. Rusand et nous. Il a �t� oblig� de faire
     encore un voyage � Paris; et nous sommes oblig�s de g�rer en son
     absence. � son retour, il nous restera � r�gler nos comptes, �
     clore nos inventaires, � faire mille petites choses qui entrent
     dans l'ensemble d'un �tablissement aussi compliqu�. Mon p�re et ma
     soeur ne sont �loign�s ni l'un ni l'autre de transporter ailleurs
     nos p�nates, pourvu que nous soyons r�unis; c'est tout ce qu'ils
     d�sirent. J'avoue n�anmoins que je n'envisage pas sans quelque
     inqui�tude un tel changement d'habitudes pour eux.

     �Parmi les motifs que vous avez la bont� de me pr�senter pour fixer
     mon s�jour � Paris, je n'admets point du tout les int�r�ts de ce
     que vous appelez mon talent. � cet �gard je n'ai pas les m�mes
     raisons que je trouve pour Camille Jordan. Je ne suis point un
     �crivain politique. Je ne suis pas non plus un �rudit ni un peintre
     de moeurs. Je connais la nature de mon talent: il n'a besoin en
     aucune fa�on du s�jour de la capitale. Il existe tout entier dans
     mes affections et dans mes sentiments. Paris n'est pas plus
     n�cessaire � mon talent qu'� moi-m�me. C'est vous, et non point
     Paris, qui m'�tes n�cessaire.�

Il n'�tait point facile en effet � M. Ballanche de se transplanter. Les
affaires, les int�r�ts de famille la sant� de sa soeur, la crainte de
troubler les habitudes de son vieux p�re qu'il aimait tendrement, ces
mille liens l'encha�n�rent jusqu'en 1817. La tristesse, en attendant,
avait envahi son �me et ses lettres expriment un profond d�couragement.

Il s'exprime ainsi:

     �Le 22 janvier 1816.

     �Je vous remercie bien du tendre int�r�t que vous avez la bont� de
     me conserver. Vous me demandez compte de ma mani�re d'�tre
     actuelle. Je vis au jour le jour, je laisse mon avenir se faire
     tout seul. Ce n'est point par d�sint�ressement de moi-m�me, c'est
     par n�cessit�. La sant� de ma soeur s'est am�lior�e sensiblement,
     mais elle est dans un �tat de tristesse et de susceptibilit� qui me
     fait une peine infinie. J'ai tout lieu de craindre que cette crise
     de tristesse et de d�go�t du monde ne conduise ma pauvre soeur dans
     un clo�tre. Si ma soeur se retire au clo�tre, ma place est aupr�s de
     mon p�re, et mon p�re vient d'entrer dans sa soixante-neuvi�me
     ann�e. Ainsi, comme vous voyez, je ne d�pends plus de moi, je ne
     puis former aucun projet, mon avenir ne m'appartient plus.

     �Je vous le jure dans toute la sinc�rit� de mon �me, il ne reste en
     moi de sentiment vif que l'amiti� que je vous ai vou�e. J'ai besoin
     de savoir par vous, le plus souvent qu'il sera possible, que ce
     sentiment ne fera pas encore mon malheur. J'avoue que, toutes les
     fois que j'y pense, j'en �prouve une sorte de terreur dont je ne
     suis pas le ma�tre. Il me vient souvent dans l'id�e que vous croyez
     avoir de l'attachement pour moi, mais que vous n'en avez r�ellement
     pas. Cette pens�e est un tourment ajout� � tous mes autres
     tourments. Vos lettres me font un bien infini, mais ce bien ne dure
     pas. Vous �tes si bonne, et vous avez une telle bienveillance pour
     les �tres souffrants, que je me range tout de suite dans la classe
     de ces �tres souffrants vers lesquels vous aimez � descendre. C'est
     par piti� et par condescendance que vous me t�moignez de l'int�r�t;
     ensuite vous vous faites illusion � vous-m�me, parce que les bons
     coeurs sont sujets � cette sorte de duperie. Pardon et mille fois
     pardon, mais vous avez sollicit� ma confiance; et m�me, il faut
     bien que je vous le dise, pour �tre vrai jusqu'au bout: en
     commen�ant cette lettre, je n'ai pas eu le projet de vous �crire
     tant de choses.

     �La vie est pleine d'amertumes; heureusement le temps coule, et les
     douleurs s'en vont avec lui.

     �Faites-moi toujours part de vos projets, pour que je puisse au
     moins m'y associer par la pens�e. Je trouverai bien le moyen de
     faire une petite course pour vous entrevoir, si je ne puis vous
     voir tout � mon aise; il n'y a plus pour moi que cet espoir: sans
     cela je ne sais ce que je deviendrais.�

M. Ballanche n'avait raison qu'� demi lorsqu'il disait de lui-m�me qu'il
n'�tait point �un �crivain politique.� Sans doute il ne fut jamais un
publiciste: la disposition de son g�nie qui lui faisait tout g�n�raliser
s'opposait � ce qu'il s'appliqu�t � la controverse d'un fait actuel ou �
une discussion pratique; mais il fut anim� toute sa vie du plus sinc�re
patriotisme; il avait pour les hommes un amour immense, et la France �
ses yeux ne cessa jamais de personnifier l'humanit�. Il la consid�rait
comme charg�e par la Providence d'une mission de civilisation et de
progr�s. Les probl�mes de l'ordre social �taient ceux dont sa pens�e se
pr�occupait le plus habituellement, et dans ces ann�es de luttes et de
discussions qui suivirent la Restauration et ouvrirent une si large
carri�re au libre mouvement des intelligences, la n�cessit� de fonder
les institutions et le repos de la France sur l'alliance du pass� et de
la soci�t� nouvelle �tait devenue pour lui une sorte de conviction
religieuse: cette g�n�reuse passion du bien public et ce d�sir de
l'apaisement des partis inspira successivement � M. Ballanche son beau
livre des _Institutions sociales_, _le Vieillard et le Jeune Homme_, et
enfin _l'Homme sans nom_.

Au milieu de ces pr�occupations g�n�rales et de ces tristesses
particuli�res, M. Ballanche perdit son p�re le 20 octobre 1816.

Il annon�ait en ces termes cette mort � Mme R�camier.

     �Ce 31 octobre 1816.

     �Il s'est d�j� pass� douze jours depuis ce cruel �v�nement. Le coup
     a �t� terrible sans doute, mais le courage ne m'a point manqu�. Le
     devoir qui m'�tait impos� de surveiller l'effet de la douleur sur
     ma pauvre soeur a fait que j'ai moins senti ma propre douleur. C'est
     comme un r�ve p�nible, et je commence � me r�veiller. Nos amis ont
     �t� parfaits. Mon p�re �tait aim� et v�n�r�; on le lui a bien
     montr�, ou plut�t on l'a bien montr� � ses enfants. L'homme le plus
     modeste et le plus d�pourvu d'ambition a eu le cercueil le plus
     entour� d'hommages. Il avait v�cu comme un homme de bien, il est
     mort comme un juste. Il s'est connu jusqu'au dernier moment; ainsi
     pour lui, les portes de l'�ternit� se sont ouvertes en m�me temps
     que celles de la vie se fermaient. Il est entr� dans l'autre monde
     en continuant de prier pour ses enfants qu'il laissait dans
     celui-ci. Sa mort n'a point �t� douloureuse, son �me s'est d�tach�e
     paisiblement.

     �Je ne voulais pas vous �crire cette triste nouvelle. J'avais
     charg� Dugas-Montbel de vous l'annoncer de vive voix. L'int�r�t que
     vous avez la bont� de me porter me faisait craindre de vous frapper
     trop vivement.

     �La maladie de mon p�re a dur� cinquante jours. Pas un de ces jours
     n'a �t� sans inqui�tude; d�s le premier moment, je fus frapp� par
     l'aspect de la mort. Je cherchais bien � me dissimuler � moi-m�me
     le danger qui m'�tait �vident, mais j'y r�ussissais peu. Je n'ai eu
     r�ellement de l'espoir que dans les derniers jours, c'est-�-dire
     lorsque la mort habitait d�j� en lui. Il y a comme un dernier
     �panouissement de la vie qui trompe les plus habiles.�

Apr�s la mort de son p�re, M. Ballanche ne fut point libre encore de
quitter Lyon; il passa plusieurs mois aupr�s de sa soeur, et ne suivit
enfin le voeu de son coeur, en venant se fixer irr�vocablement � Paris,
qu'apr�s avoir assur� autant qu'il �tait en lui, sinon le bonheur, au
moins le repos de cette soeur. Il arriva � Paris dans le courant de l'�t�
de 1817.

Mme de Sta�l avait pass� l'hiver de 1816 en Italie. Elle �tait vivement
inqui�te de la sant� de M. de Rocca, et avait �t� chercher pour lui un
climat plus doux que celui de la France ou de la Suisse. Sa sant� �
elle-m�me d�clinait visiblement.

Ce fut � Pise que s'accomplit le mariage de sa fille, Albertine de
Sta�l, avec le duc de Broglie. Elle parlait de cet �v�nement de famille
avec une touchante �motion � l'amie dont le d�vouement s'�tait toujours
associ� � ses joies et � ses douleurs, dans une lettre dat�e de Pise le
17 f�vrier 1816.

     �Combien je suis touch�e, ch�re et belle, de la lettre que mon fils
     m'a apport�e, et plus encore de la lettre qui m'est arriv�e ce
     matin! Ce qui rend impossible de ne pas vous aimer, c'est cette
     source d'amiti� qui rena�t toujours dans le d�sert, c'est-�-dire
     quand vos amis ont plus besoin de vous que de coutume. Mon fils et
     M. de Broglie sont arriv�s, et c'est mardi prochain � midi que nous
     faisons la double c�r�monie catholique et protestante en italien et
     en anglais.

     �Le coeur me bat de la c�r�monie: Albertine est heureuse, _lui_ s'y
     attache tous les jours plus vivement, et moi j'ai pris une estime
     toujours croissante pour son caract�re.

     �Je vous �crirai mardi en sortant de la c�r�monie. Et puis-je �tre
     �mue, sans que votre image m'apparaisse? Adieu.�

Et dans une autre lettre �crite quelques jours plus tard:

     �Notre mariage s'est extr�mement bien pass�, ch�re Juliette; aucune
     �motion de la vie ne peut se comparer � celle-l�, surtout avec la
     liturgie anglaise.

     �Mais ce qui vaut mieux que des impressions, c'est qu'il n'est pas
     un moment o� je ne m'attache plus � M. de Broglie. Toute sa
     conduite a �t� d'une d�licatesse et d'une sensibilit� v�ritables.
     Son caract�re est vertueux, et je b�nis Dieu et mon p�re, qui m'a
     obtenu de ce Dieu de toute bont� un ami pour ma fille aussi digne
     d'estime et de sentiment.�

Revenue � Paris � la fin de 1816, Mme de Sta�l effraya ses amis par le
spectacle de son changement. Sa faiblesse �tait excessive; elle
n'obtenait le sommeil et on ne calmait ses douleurs que par l'opium.

Mme R�camier, profond�ment inqui�te pour la sant� de son amie, n'�tait
pas moins alarm�e par l'�tat de maladie de sa cousine, Mme de Dalmassy.
Elle n'e�t consenti en pareille situation � s'�loigner ni de l'une ni de
l'autre; cependant elle d�sirait donner � sa cousine le calme de la
campagne et la vue d'un jardin, en conservant la possibilit� de voir Mme
de Sta�l tous les jours. C'est alors qu'on lui indiqua � Montrouge le
pavillon de La Valli�re, qui appartenait � M. Amaury Duval, de
l'Acad�mie des inscriptions, et dont le parc �tait encore presque
intact; elle le loua pour la saison. On conservait peu d'esp�rance de
sauver Mme de Sta�l, mais la mort la plus pr�vue surprend toujours.

Le 14 juillet vers midi, le duc de Laval (Adrien de Montmorency) et sa
tante, la duchesse de Luynes, arriv�rent au pavillon de La Valli�re.
Cette visite, � une heure inaccoutum�e, donna � Mme R�camier la pens�e
qu'un malheur l'avait frapp�e; en effet Mme de Sta�l avait cess� de
vivre.

Le duc de Laval fit alors lire � l'amie qui voulait douter de son
malheur le billet par lequel M. de Schlegel avait deux heures auparavant
annonc� � M. Mathieu de Montmorency cette irr�parable perte.

M. SCHLEGEL � M. DE MONTMORENCY.

     �Monsieur, je suis charg� de vous apprendre une funeste nouvelle.
     Votre illustre et immortelle amie s'est endormie pour toujours ce
     matin � cinq heures. Si vous venez chez nous, vous verrez une
     maison remplie de deuil et de d�solation.

     �SCHLEGEL.�

Mathieu de Montmorency avait fait passer ce billet � son cousin Adrien
et y avait ajout� ces mots:

     �Re�u sur les neuf heures ce fatal 14 juillet. Cher ami! quelle
     nouvelle! Hier � onze heures j'ai quitt� sa maison et sa pauvre
     fille; on esp�rait une nuit tranquille. Je suis boulevers�! J'ai
     absolument besoin de solitude, je ne veux voir que toi, et te
     parler de Mme R�camier.

     �Viens et rapporte-moi cela.�

Je n'essaierai pas de peindre la douleur de Mme R�camier; dans ce coeur
capable d'affections si profondes, la mort ne pouvait affaiblir la
vivacit� du d�vouement; l'amie enlev�e � sa tendresse devenait pour elle
l'objet d'un culte. La mort la consacrait par une sorte d'apoth�ose, et
la pens�e de Mme R�camier ne cessait de s'attacher � tout ce qui pouvait
faire vivre et perp�tuer la m�moire qui lui �tait ch�re. C'est ainsi
qu'elle inspira au prince Auguste de Prusse l'id�e de consacrer par le
tableau de Corinne, dont nous vous avons d�j� parl�, une des cr�ations
de Mme de Sta�l.

Le prince h�r�ditaire de Saxe-Weimar, que Mme R�camier avait rencontr� �
Ems, �tant venu � Paris en 1845, vint la chercher � l'Abbaye-au-Bois,
et, ne l'ayant pas rencontr�e, pr�t � retourner en Allemagne, lui fit
demander � lui adresser ses adieux. Le comte de Grave, attach� par le
roi Louis-Philippe � la personne du prince pendant son s�jour � Paris,
�crivait, au nom de Son Altesse Royale, le billet suivant � Mme
R�camier:

     ��lys�e-Bourbon, 21 mai 1845.

     �Madame,

     �S. A. R. le prince h�r�ditaire de Saxe voudrait, avant de quitter
     Paris, vous faire ses adieux; vous voyez que le souvenir de vos
     bont�s et de votre gracieuse r�ception � Ems a fait sur son esprit
     l'impression la plus durable. Le prince, qui assistera aujourd'hui
     � une s�ance de la chambre des pairs, compte profiter de ce bon
     voisinage pour se rendre chez vous vers cinq heures. Je m'empresse
     de vous en pr�venir _cette fois_, en vous priant d'agr�er avec
     votre bienveillance ordinaire, Madame, l'expression bien sinc�re de
     mon plus respectueux hommage.

     �Le comte DE GRAVE.�

Les souvenirs du s�jour de Mme de Sta�l � Weimar sont encore vivants
dans la noble famille du grand-duc, et le jeune prince, fid�le aux
traditions de sa maison, avait �t� heureux de conna�tre l'amie de la
femme illustre � laquelle sa grand'm�re avait inspir� une reconnaissance
respectueuse. Il s'entretint avec Mme R�camier, comme il l'avait d�j�
fait � Ems, de ces souvenirs et voulut bien prendre avec elle un
engagement qu'il a daign� tenir avec fid�lit�, celui d'envoyer � Mme
R�camier, lorsqu'il serait rentr� � Weimar, une copie de la
correspondance de la grande-duchesse, sa grand'm�re, la m�me qui fut
l'amie de Schiller, de Goethe et de Herder, avec Mme de Sta�l.

Voici la lettre dont Son Altesse Royale accompagnait l'envoi de cette
correspondance:

LE GRAND-DUC H�R�DITAIRE DE SAXE-WEIMAR � Mme R�CAMIER.

     �Weymar, ce 28 octobre 1846.

     �Madame,

     �Ce n'est pas sans une sorte d'inqui�tude et d'embarras que je
     prends de nouveau la libert� de vous importuner d'une lettre
     accompagnant l'envoi de la correspondance de Mme de Sta�l. Il y a
     si longtemps que je vous ai annonc� ces papiers, que je ne trouve
     pas de paroles pour exprimer la confusion que me fait �prouver ce
     retard. Tout en esp�rant en votre indulgence, Madame, je me
     permettrai cependant de remarquer qu'outre le temps exig� pour une
     copie tr�s-exacte, la personne charg�e de ce travail, d�sirant le
     rendre aussi complet que possible, a t�ch� de ranger les lettres
     d'apr�s leurs dates. Ce soin, tr�s-n�cessaire sans doute parce
     qu'elles �taient en d�sordre, n�cessita des recherches �tendues, et
     c'est ainsi que plusieurs mois s'�coul�rent. Je tenais enfin ces
     copies et j'allais vous les exp�dier, lorsqu'une indisposition
     survint et me retint. Comme tout le monde a sa dose d'�go�sme, je
     ne me fais pas de scrupule d'avouer franchement la mienne, en vous
     disant que je ne voulais ni ne pouvais me refuser le plaisir de
     vous �crire, Madame, en exp�diant les lettres.

     �J'�prouve une joie sinc�re en vous communiquant ces documents qui
     vous retraceront le souvenir d'une tendre amie et d'une des gloires
     de notre si�cle. Quant � moi, � qui a �t� refus� le bonheur
     d'approcher ce g�nie immortel, j'ai parcouru ces papiers avec un
     respect que m'inspiraient � la fois ses traces et l'image de ma
     grand'm�re ch�rie que je retrouvais sans cesse. Les lettres vous
     parleront de cette Allemagne que Mme de Sta�l a aim�e et appr�ci�e,
     elles vous parleront de Weimar aussi. Le contentement qu'elle
     exprime, et qu'elle para�t y avoir �prouv�, semble avoir �t� tout
     r�ciproque. Si la lecture des lettres de Mme de Sta�l, si votre
     premier s�jour d'Allemagne, vous inspiraient le d�sir, Madame, de
     revoir ce pays, veuillez ne pas oublier que si � Weimar nous sommes
     fiers d'�prouver les sentiments que je viens d'exprimer, nous
     serions heureux de vous en offrir le t�moignage. Laissez-moi
     penser, Madame, quoique bien peu connu de vous, que je puis
     cependant esp�rer que vous croirez � toute la joie que m'a caus�e
     la r�ception de votre lettre; laissez-moi du moins vous l'exprimer
     en y ajoutant l'assurance de ma plus profonde reconnaissance. Je ne
     puis terminer cette lettre sans vous prier de vouloir bien me
     rappeler au souvenir de M. de Chateaubriand, et d'accepter les
     compliments dont le chancelier de M�ller m'a charg� pour vous. Mais
     surtout, Madame, je d�sirerais demander pour moi la continuation de
     vos bont�s et de votre bienveillant int�r�t qui m'a rendu si
     heureux et, j'ose dire, si fier.

     �Votre tr�s-humble et tr�s-ob�issant serviteur,

     �CHARLES-ALEXANDRE,

     �Grand-duc h�r�ditaire de Saxe.�

Les regrets que la mort de Mme de Sta�l inspira � Mathieu de Montmorency
ne furent ni moins profonds ni moins durables. J'en retrouve une trace
touchante dans les papiers que la duchesse Mathieu de Montmorency, apr�s
la mort de son mari et dans le d�sespoir de cette perte, donna � Mme
R�camier.

Je reproduis ici cette note, t�moignage admirable de sollicitude
religieuse et de fid�lit� aux affections.

NOTE TROUV�E DANS LES PAPIERS DE M. DE MONTMORENCY.

     �Au Val, 14 juillet 1823, 6e anniversaire de la mort de Mme de
     Sta�l; �t� o� j'ai joui de toute la libert� que me donnaient ma
     sortie du minist�re et le voyage de Madame.

     �_Elle_ �crivait de Su�de � son amie intime qui est aussi la
     mienne, en parlant de moi:

     �Il n'y a point d'absence pour les �tres religieux, parce qu'ils se
     retrouvent dans le sentiment de la pri�re.�

     �_Elle_ a dit � sa fille:

     �Le myst�re de l'existence, c'est le rapport de nos fautes avec nos
     peines. Je n'ai jamais eu un tort, qu'il n'ait �t� la cause d'un
     malheur.�

     �_Elle_ a �crit dans son dernier ouvrage:

     �La pri�re est la vie de l'�me...�

     �_Elle_ a �crit dans les _Dix ann�es d'exil_, en parlant de moi:

     �Je ne l�ve jamais les yeux au ciel sans penser � mon ami, et j'ose
     croire aussi que dans ses pri�res il me r�pond.�

     �Durant les longues insomnies de sa derni�re maladie, elle r�p�tait
     sans cesse l'_Oraison dominicale_ pour se calmer; elle avait appris
     � go�ter l'_Imitation de J�sus-Christ_.

     �Mme Necker a dit dans son int�ressante notice:

     �Le juge supr�me �valuera tout. Il sera cl�ment envers le g�nie.�

C'est aupr�s du lit de douleur de Mme de Sta�l, et bien peu de mois
avant la mort de cette femme illustre, que M. de Chateaubriand rencontra
Mme R�camier; mais ce ne fut qu'en 1818, au retour des eaux
d'Aix-La-Chapelle, o� Mme R�camier avait retrouv� le prince Auguste de
Prusse, que M. de Chateaubriand commen�a � venir assid�ment chez elle.

L'admiration enthousiaste que lui inspirait le talent de l'�crivain, le
prestige d'une gloire �clatante et pure, ajoutaient � la s�duction que
la gr�ce et la distinction des mani�res de M. de Chateaubriand ont
constamment et partout exerc�e: il eut bient�t conquis la premi�re place
dans le coeur, ou tout au moins dans l'imagination de Mme R�camier. Les
amis plus anciens, plus d�vou�s, plus d�sint�ress�s, comme M. de
Montmorency et M. Ballanche, ne virent pas sans ombrage l'ascendant
d'une affection dont la prudente amiti� de Mathieu redoutait les orages
et les in�galit�s. M. Ballanche en vrai po�te, en homme que la Muse
seule pouvait distraire ou consoler, voulait que Mme R�camier entrepr�t
un travail litt�raire. Il proposa une traduction de P�trarque, et ce
travail fut commenc�.

Les fragments de cette traduction, qui occupa plusieurs soir�es de l'�t�
de 1819, se trouvent dans les papiers de Mme R�camier, �crits par
elle-m�me pour la plupart et quelques-uns de la main de l'auteur de la
_Paling�n�sie sociale_.

Quoiqu'il n'e�t point quitt� Paris, M. Ballanche �crivait � cette �poque
presque chaque matin � Mme R�camier, chez laquelle il d�nait tous les
jours, et pr�s de laquelle s'�coulaient toutes ses soir�es. Je donne ici
quelques-uns des billets �crits � cette date; ils feront mieux p�n�trer
que tout ce que je pourrais dire dans l'intimit� des personnages que
j'essaie de peindre.

M. BALLANCHE � Mme R�CAMIER.

     �1818. Jeudi.

     �Oui, j'esp�re encore pour vous de beaux jours, mais point de ceux
     que vous sembliez regretter, des jours de calme, de repos, de
     douces occupations. La po�sie et la musique charmeront les loisirs
     que vous vous serez faits. La renomm�e apprendra � raconter de vous
     des choses nouvelles. Vous r�v�lerez cette partie de vous-m�me qui
     jusqu'� pr�sent est rest�e inconnue au monde. Peut-�tre aussi
     parviendrez-vous � faire trouver en moi des choses qui y sont
     enfouies. Avec quel bonheur j'accueillerais la pens�e de l�guer un
     nom � l'avenir, si c'�tait � vous que je le devrais! J'en suis
     certain, s'il y a quelque chef-d'oeuvre de cach� dans le secret de
     mon �me, c'est vous seule qui pouvez faire qu'il se r�alise. J'ai,
     comme vous, besoin de calme et de repos: j'ai besoin d'�tudes
     tranquilles, de paisibles loisirs. C'est vous qui me procurerez
     tout cela. Votre pr�sence si pleine de charme, les doux reflets de
     votre �me seront pour moi une inspiration puissante; vous �tes une
     po�sie tout enti�re, vous �tes la po�sie m�me. Votre destin�e �
     vous est d'inspirer, la mienne est d'�tre inspir�. Une occupation
     vous fera du bien; votre imagination souffrante et r�veuse a besoin
     d'un aliment. Soignez votre sant�, m�fiez-vous de vos nerfs: vous
     �tes un ange qui s'est un peu fourvoy� en venant sur une terre
     d'agitation et de mensonge.

     �Je vous �crirai tous les jours, vous me ferez un plaisir infini
     toutes les fois que vous pourrez me r�pondre. Je ne vous parlerai
     pas de moi, parce que vous connaissez tous mes sentiments, mais je
     vous parlerai beaucoup de vous, parce que je veux enfin vous faire
     conna�tre � vous-m�me, vous r�v�ler les tr�sors que vous avez et
     que vous ignorez.�

LE M�ME

     �Mercredi.

     �Je ne puis assez vous engager � persister dans les bonnes
     dispositions o� vous �tes relativement � un travail litt�raire:
     seulement je voudrais que vous prissiez sur vous de lutter un peu
     plus contre les difficult�s de P�trarque. Les deux v�ritables
     monuments po�tiques de l'Italie sont le Dante et P�trarque. Je dis
     les deux v�ritables monuments, dans ce sens, qu'il y a � d�chiffrer
     et � expliquer. Il y a l� des choses � r�v�ler et qui ne sont pas
     vues par tous. Avec la connaissance de la langue, on parvient �
     conna�tre l'Arioste, le Tasse, M�tastase; cela ne suffit pas pour
     P�trarque ni pour le Dante. On trouve dans ces deux po�tes, outre
     la langue italienne, une autre langue po�tique dont l'intelligence
     est quelquefois refus�e aux Italiens eux-m�mes. Le travail que je
     voudrais que vous fissiez pour P�trarque a �t� fait pour le Dante,
     mais nul n'a os� encore lutter contre les difficult�s du premier.
     Ce travail vous ferait un honneur infini. Je voudrais plus, je
     voudrais que vous-m�me vous fissiez le discours pr�liminaire. Je ne
     me r�serverais qu'un travail d'�diteur, qui, tout modeste qu'il
     serait, ne laisserait pas de me faire un grand honneur, sans parler
     m�me de la portion de gloire qui r�sulterait pour moi d'une telle
     association avec vous. Non, vous ne vous connaissez pas; nul ne
     sait l'�tendue de ses facult�s avant d'en avoir us�.�

LE M�ME.

     �Vendredi.

     �[...]

     �... J'ai �t� quatorze ans de ma vie persuad� qu'il n'y avait en
     moi aucun talent r�el, et alors non-seulement je me tenais fort en
     arri�re, mais m�me je ne faisais aucun effort pour sortir de cette
     nullit�. Ce n'�tait point du d�couragement, c'�tait la conviction
     intime et compl�te que je manquais des facult�s n�cessaires. Apr�s
     _Antigone_, j'ai �t� persuad� de m�me que ma pauvre petite carri�re
     litt�raire �tait finie; je croyais avoir trouv� cela par hasard.
     C'�tait une r�v�lation que j'avais �t� assez heureux pour saisir,
     mais que j'aurais pu laisser �chapper. Maintenant je suis tout pr�t
     � retomber dans le m�me �tat, et vous seule pouvez m'en tirer.
     L'�tude et le travail me p�sent, il faut que vous m'y accoutumiez.
     Les encouragements que je vous donne doivent me profiter �
     moi-m�me; ce n'est qu'avec vous que je puis prendre le go�t de
     l'�tude et du travail.

     �Comment voulez-vous, en effet, que j'aie quelque confiance en moi,
     si vous n'en avez pas en vous, vous que je regarde comme si
     �minemment dou�e? Le genre de mon talent, je le sais, ne pr�sente
     aucune surface: d'autres b�tissent un palais sur le sol, et ce
     palais est aper�u de loin; moi, je creuse un puits � une assez
     grande profondeur, et l'on ne peut le voir que lorsqu'on est tout
     aupr�s. Votre domaine � vous est aussi l'intimit� des sentiments;
     mais, croyez-moi, vous avez � vos ordres le g�nie de la musique,
     des fleurs, des longues r�veries et de l'�l�gance. Cr�ature
     privil�gi�e, prenez un peu de confiance, soulevez votre t�te
     charmante et ne craignez pas d'essayer votre main sur la lyre d'or
     des po�tes.

     �Ma destin�e � moi tout enti�re consiste peut-�tre � faire qu'il
     reste quelque trace sur cette terre de votre noble existence.
     Aidez-moi donc � accomplir ma destin�e. Je regarde comme une chose
     bonne en soi que vous soyez aim�e et appr�ci�e lorsque vous ne
     serez plus. Ce serait un vrai malheur qu'une si excellente cr�ature
     ne pass�t que comme une ombre charmante. � quoi servent les
     souvenirs, si ce n'est pour perp�tuer ce qui est beau et bon?�

LE M�ME.

     �Lundi.

     �Je ne sais, mais il me semble que je dois para�tre en ce moment
     comme un homme pr�occup� d'une id�e fixe. Mes lettres vous disent
     toujours la m�me chose. J'ai, il faut l'avouer, bien de la peine �
     vous inspirer, au point o� je l'ai moi-m�me, le sentiment de votre
     sup�riorit�. Cependant il est tr�s-vif en moi, et surtout
     tr�s-vrai. Il est des femmes qui ont une grande puissance
     d'imagination, d'autres une grande finesse de tact, d'autres un
     esprit tr�s-d�licat; mais de toutes les femmes qui ont �crit, nulle
     n'a r�uni � la fois toutes ces qualit�s diverses. Tant�t c'est la
     raison qui manque, tant�t c'est l'�tendue et la profondeur du sens
     moral; en vous la r�verie, la gr�ce, le go�t, seraient toujours
     d'accord: je suis s�duit d'avance par une harmonie si parfaite. Je
     voudrais que mille autres connussent ce qu'il m'est si facile de
     deviner. Il vous sera donn� de faire comprendre ce qu'est en soi la
     beaut�; on saura que c'est une chose toute morale: il ne sera plus
     permis de douter que c'est un reflet de l'�me. Voil� ce qui
     explique ce qu'il y a d'immortel dans la beaut�. Si Platon vous e�t
     connue, il n'aurait pas eu besoin d'une m�taphysique si subtile
     pour exprimer ses id�es � ce sujet; vous lui auriez rendu sensible
     une v�rit� qui fut toujours myst�rieuse pour lui. Ce rare g�nie
     aurait eu un titre de plus � l'admiration des hommes.�

� la m�me �poque, dans les m�mes circonstances et sous l'empire des
m�mes inqui�tudes, M. de Montmorency �crivait � Mme R�camier:

M. MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER.

     �Lundi soir, � minuit.

     �J'ai ouvert avec une grande �motion ce billet qui vaut mieux que
     cet incroyable silence, cette froideur subite que je ne savais ni
     qualifier ni expliquer. Pourquoi vous dire tout ce que j'en ai
     �prouv�? Il me semble que ce n'�tait pas un mauvais sentiment qui
     me faisait craindre de provoquer moi-m�me une explication et me
     plaindre le premier. Mais quel droit n'avais-je pas cependant de
     d�tester les premiers fruits de ces choses mauvaises que je ne veux
     pas caract�riser, soit coquetterie ou sentiment? Avec quelle
     promptitude elles vous donnent, j'ose le dire, un v�ritable tort
     envers un ami vrai et sinc�re! Ces regards d'hier au soir ont
     s�rement �t� involontaires, ils ont �chapp� � un vif int�r�t
     d'inqui�tude, � une profonde occupation de ce qui vous int�resse.
     Pardon de ces regards, de ces paroles qu'il y a de la bont� � vous
     � vouloir bien craindre, et dont je me dis quelquefois que je n'ai
     nullement le droit. Mais je me trompe, j'ai la conscience d'avoir
     tous les droits, au nom du plus pur des sentiments, au nom d'une
     amiti� qui voudrait �tre aussi constante que vive, et qui ne d�sire
     que votre bonheur sur cette terre et au del�. Peut-�tre cette
     affection pure et inalt�rable vaut-elle bien toutes ces illusions
     passag�res qui vous fascinent en ce moment.

     �J'accepte toutes les promesses que vous daignez me faire, si vous
     voulez r�ellement les ex�cuter; mais je ne sais pas m�me ajourner
     mon amiti�: que dites-vous de l'avoir d�j� perdue?

     �Il m'en co�terait, si vous le vouliez absolument, plus que je ne
     pourrais vous le dire. Mais ce sentiment, qui a plus qu'aucun autre
     le privil�ge de quelque chose de constant et d'invariable, ne doit
     pas conna�tre ces suspensions, ces variations trop communes dans
     certaines occupations fugitives.

     �J'�tais tout pein�, tout honteux aujourd'hui, et vis-�-vis des
     autres et vis-�-vis de moi-m�me, de ce changement subit dans vos
     mani�res. Ah! Madame, quel rapide progr�s a fait en quelques
     semaines ce mal qui vous fait craindre vos plus fid�les amis! Cette
     pens�e ne vous fait-elle pas fr�mir? Ah! recourez, il en est
     toujours temps, � Celui qui donne la force, quand on le veut bien,
     de tout gu�rir, de tout r�parer. Dieu et un coeur g�n�reux peuvent
     tout ensemble. Je le supplie du fond de mon �me, et par l'hommage
     de tous mes voeux, de vous soutenir, de vous �clairer, de vous
     emp�cher, par un secours puissant, d'enlacer de vos propres mains
     un lien malheureux qui en ferait d'autres encore que vous.�

Il ne faudrait point voir dans le langage attrist� et presque s�v�re des
deux amis dont le coeur �tait si profond�ment d�vou�, une simple jalousie
d'affection; leur inqui�tude �tait plus noble et plus d�sint�ress�e.

Ce qu'ils redoutaient l'un et l'autre, c'�tait que le repos de Mme
R�camier ne f�t troubl� par le contact d'une existence sans cesse
agit�e; ils s'effrayaient des in�galit�s de caract�re d'un homme que les
succ�s m�mes de son talent n'avaient jamais d�fendu de la plus
incroyable m�lancolie. Objet d'une sorte d'idol�trie pour ses
contemporains, et plus particuli�rement encore g�t� par l'enthousiasme
des femmes, M. de Chateaubriand, souverain par le g�nie, avait subi les
inconv�nients de tous les pouvoirs absolus: on l'avait enivr� de
lui-m�me.

Mais ces nuages ne devaient point durer: la parfaite droiture de l'�me
de Mme R�camier, les tr�sors de sympathie et de d�vouement dont le ciel
l'avait dou�e, r�tablirent la bonne harmonie; j'en trouve le t�moignage
dans cette lettre �crite quelques semaines apr�s celle que nous avons
cit�e plus haut.

M. DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER.

     �Ch�teau de la Forest, ce 27 juillet.

     �S'il a jamais �t� pressant de r�parer ses torts, de retirer et
     d'abjurer ses reproches, c'est lorsqu'on a re�u une lettre aussi
     parfaite que la v�tre, aimable amie. La mienne �tait � peine partie
     par notre courrier ordinaire, que j'ai vu arriver cette charmante
     petite �criture. Un premier remords m'a saisi; il a augment�, et
     s'est empar� de mon �me tout enti�re, quand j'ai lu les touchantes
     confidences de votre amiti�, les triomphes de votre raison et
     toutes les pens�es m�lancoliques que je n'ai pas le courage de vous
     reprocher, quand elles n'aboutissent qu'� vous faire aimer notre
     pauvre Val, et � me faire accorder un privil�ge exclusif
     d'admission et de consolation. J'en suis fier pour l'amiti�, et il
     me tarde d'aller exercer ce doux privil�ge. Je vous ai mand�
     aujourd'hui m�me que lundi s�rement j'irais vous voir o� vous
     seriez, et je suis ravi que ce soit au Val. Encore une fois,
     pardonnez ma lettre de ce matin. Mais convenez qu'elle �tait bien
     naturelle. Pas un mot de vous, pas un mot de ce qui m'int�ressait
     si vivement. Je n'ai �cout� que ces sentiments d'int�r�t et de
     jalousie, que vous pardonnerez � l'amiti�. Adieu. Mille hommages �
     vos pieds, sans oublier Am�lie, que je me repr�sente partageant
     votre solitude. Adieu, adieu. Persistez dans vos g�n�reuses
     r�solutions et adressez-vous � celui qui seul peut les fortifier et
     les r�compenser.�

On peut dire hardiment que Mme R�camier a �t� l'amie par excellence.
Priv�e par la destin�e des affections qui d'ordinaire remplissent et
absorbent le coeur des femmes, elle porta dans le seul sentiment qui lui
f�t permis une ardeur de tendresse, une fid�lit�, une d�licatesse sans
�gales. La v�racit� de son caract�re et en m�me temps sa profonde
discr�tion donnaient � son commerce une s�curit� pleine de charmes.
Consult�e dans les affaires les plus importantes et souvent les plus
d�licates, son avis �tait toujours empreint de mod�ration autant que de
dignit�. Son action sur les esprits fut toujours adoucissante, et le
r�le qu'elle voulut constamment remplir fut celui de calmer, au lieu
d'exciter ou d'aigrir. Quelquefois irr�solue dans les petites choses,
elle avait dans les grandes circonstances une promptitude de d�cision
singuli�re.

L'automne de 1818 et tout l'�t� de 1819 s'�coul�rent pour Mme R�camier
dans la gracieuse solitude de la Vall�e-aux-Loups, qu'elle avait lou�e
de moiti� avec M. de Montmorency. Je trouve, dans une lettre de la
duchesse de Broglie du 19 juillet 1819, un passage relatif � cette
association:

     �Je me repr�sente votre petit m�nage du Val-de-Loup comme le plus
     gracieux du monde. Mais quand on �crira la biographie de Mathieu
     dans la Vie des saints, convenez que ce t�te-�-t�te avec la plus
     belle et la plus admir�e femme de son temps sera un dr�le de
     chapitre. _Tout est pur pour les purs_, dit saint Paul, et il a
     raison. Le monde est toujours juste; il devine le fond des coeurs.
     Il ajoute au mal, mais il ne l'invente jamais; aussi je crois que
     l'on perd toujours sa r�putation par sa faute.�

M. de Chateaubriand en �tait r�duit � vendre cette petite maison
d'Aulnay qu'� son retour de la Terre Sainte il avait pris plaisir �
b�tir, ce parc dont il avait plant� tous les arbres; et, � la honte du
parti auquel son d�vouement avait �t� si profitable, non-seulement les
royalistes ne surent pas s'entendre pour les lui conserver, mais il
avait grand'peine � trouver un acheteur. En attendant, M. de
Chateaubriand avait �t� heureux de voir ce riant asile, que malgr� son
peu d'importance il ne lui �tait pas possible de garder, occup� par Mme
R�camier. Elle-m�me, charm�e de ce lieu, formait le projet d'en devenir
propri�taire de moiti� avec le vicomte de Montmorency, mais un dernier
revers de fortune devait l'atteindre cette m�me ann�e.

M. R�camier, qui avait recommenc� les affaires, n'y fut pas heureux, et
cette fois la fortune de sa femme, qu'elle avait engag�e g�n�reusement,
mais imprudemment, dans ces nouvelles sp�culations, subit un �chec de
cent mille francs. Peu de mois auparavant, confiante dans une position
qui, pour �tre moins consid�rable que celle dont M. R�camier l'avait
fait jouir dans le pass�, lui semblait par l� m�me assur�e, car elle ne
la tenait que de la fortune de sa m�re, elle avait achet� un h�tel de la
rue d'Anjou et s'y �tait �tablie avec son p�re et le vieil ami de son
p�re, avec M. R�camier et sa jeune ni�ce Am�lie. Cette maison �l�gante
et nullement somptueuse avait un jardin; M. de Chateaubriand en parle en
ces termes dans ses M�moires. �Dans ce jardin, il y avait un berceau de
tilleuls entre les feuilles desquels j'apercevais un rayon de lune
lorsque j'attendais Mme R�camier: ne me semble-t-il pas que ce rayon est
� moi, et que, si j'allais sous les m�mes abris, je le retrouverais? Je
ne me souviens gu�re du soleil que j'ai vu briller sur bien des fronts.�

Mme R�camier n'habita que bien peu de mois cette maison, sa premi�re
propri�t� personnelle, o� sa pens�e s'�tait complue et o� elle avait cru
se pr�parer tout un long avenir d'existence calme au milieu d'heureuses
amiti�s. L'impression qu'elle re�ut de ce nouveau revers de fortune, �
une �poque de sa vie qui n'�tait plus la jeunesse, fut sombre; mais elle
ne s'en laissa point abattre et prit imm�diatement un parti h�ro�que.

Elle visitait quelquefois une tr�s-ancienne amie, la baronne de
Bourgoing, dont le mari, apr�s avoir �t� successivement ambassadeur de
France � Madrid, � Stockholm et � Dresde, �tait mort laissant sans
fortune, une veuve, et quatre enfants, deux fils sous les drapeaux dont
la valeur �tait chevaleresque, un dans la diplomatie, et une fille non
mari�e qui devint, en 1825, la mar�chale Macdonald. Mme de Bourgoing
s'�tait log�e avec sa fille Ernestine dans un appartement � l'ext�rieur
du couvent de l'Abbaye-au-Bois. Ce fut l� que Mme R�camier r�solut de
chercher un asile.

Lorsqu'apr�s avoir g�n�reusement et bien vainement sacrifi� une partie
de sa propre fortune pour pr�venir une seconde catastrophe dans les
affaires de son mari, elle eut la cruelle certitude de n'y avoir pas
r�ussi; elle sentit qu'il fallait prendre un parti d�cisif et se faire
d�sormais une existence personnelle et s�par�e. En rompant avec le
monde, en acceptant r�solument une vie de retraite, en s'�tablissant
dans une communaut� religieuse, elle se trouvait autoris�e � ne plus
habiter la m�me maison que M. R�camier. Elle devait d�sormais, avec les
d�bris de sa fortune personnelle, le faire vivre, et elle exigeait
absolument qu'il n'affront�t plus les chances des affaires qui lui
avaient �t� si fatales. Elle continua � se montrer pour lui l'amie la
plus fid�le et la plus s�re, elle pourvut � ses besoins avec une
pr�voyante et filiale affection, et, jusqu'au dernier moment, fut
occup�e � lui rendre la vie douce et agr�able: r�sultat que facilitaient
singuli�rement, d'ailleurs, l'optimisme et la bienveillance de son
caract�re. C'est donc � partir du jour o� elle se fixa �
l'Abbaye-au-Bois que commence pour Mme R�camier une existence toute
nouvelle, enti�rement personnelle et plus exceptionnelle encore, s'il
est possible, que ne l'avait �t� la situation que les �v�nements lui
avaient faite jusqu'alors.

Il n'y avait en ce moment � l'Abbaye-au-Bois de vacant qu'un petit
appartement au troisi�me �tage, carrel�, incommode, dont l'escalier
�tait rude, et la distribution fabuleuse. La belle Juliette n'h�sita
point � s'en arranger. Elle �tablit les trois vieillards dont elle �tait
le bon ange dans le voisinage de l'abbaye, et s'installa elle-m�me dans
cette cellule que tout autre e�t trouv�e inhabitable. Voici la
description qu'en fait M. de Chateaubriand:

     �La chambre � coucher �tait orn�e d'une biblioth�que, d'une harpe,
     d'un piano, du portrait de Mme de Sta�l et d'une vue de Coppet au
     clair de lune. Sur les fen�tres �taient des pots de fleurs. Quand,
     tout essouffl�, apr�s avoir grimp� trois �tages, j'entrais dans la
     cellule aux approches du soir, j'�tais ravi: la plong�e des
     fen�tres �tait sur le jardin de l'abbaye, dans la corbeille
     verdoyante duquel tournoyaient des religieuses et couraient des
     pensionnaires. La cime d'un acacia arrivait � la hauteur de l'oeil,
     des clochers pointus coupaient le ciel, et l'on apercevait �
     l'horizon les collines de S�vres. Le soleil couchant dorait le
     tableau et entrait par les fen�tres ouvertes. Quelques oiseaux se
     venaient coucher dans les jalousies relev�es. Je rejoignais au loin
     le silence et la solitude par-dessus le tumulte et le bruit d'une
     grande cit�.�

L'Abbaye-au-Bois a pris, depuis trente ans, une grande notori�t�, chacun
aujourd'hui sait ce que c'est; mais, en 1819, ce couvent �tait si peu
connu, au moins des personnes du monde, que la mar�chale Moreau, voulant
aller voir son amie dans sa retraite aussit�t que Mme R�camier y fut
install�e, crut devoir avancer son d�ner d'une heure pour �tre en mesure
d'accomplir ce voyage en pays lointain.

Le _monde_ eut bien vite appris le chemin de la retraite de Mme
R�camier. Mais si le _monde_ vint l'y chercher, la courageuse recluse,
fid�le � la r�solution qu'elle avait prise, se refusa constamment �
para�tre dans aucune r�union du soir. Elle alla encore quelquefois, mais
rarement, au spectacle, principalement pour entendre de la musique; elle
assista � quelques-unes des derni�res repr�sentations de Talma et aux
d�buts de Mlle Rachel, qui, ayant tenu � grand honneur d'�tre pr�sent�e
� Mme R�camier, lui inspira une tr�s-vive admiration et un int�r�t r�el.
Mais, sauf ces exceptions en petit nombre, elle ne sortit plus que le
matin.

Du moment o� M. de Chateaubriand s'�tait li� avec Mme R�camier, il prit,
je l'ai d�j� dit, le premier rang dans ses affections. Personne n'a
jamais eu le go�t des habitudes m�thodiques et r�gl�es au point o� le
portait cet �crivain de g�nie chez lequel l'imagination �tait si
brillante et si dominante; ainsi chaque matin il adressait de bonne
heure un billet � Mme R�camier, chaque jour invariablement il arrivait
chez elle � trois heures; il y venait le plus souvent � pied, et son
exactitude �tait telle, qu'il pr�tendait que les gens r�glaient leurs
montres en le voyant passer. M. de Chateaubriand, sauvage par nature et
exclusif, n'admettait � _son heure_ qu'un tr�s-petit nombre de
personnes; c'�tait donc apr�s d�ner que Mme R�camier recevait, mais sa
porte �tait ouverte tous les soirs. Le d�ner r�unissait autour d'elle la
famille, c'est-�-dire avec sa ni�ce MM. R�camier et Bernard, leur vieil
ami M. Simonard, M. Ballanche et M. Paul David, neveu de M. R�camier,
qui dans la bonne et la mauvaise fortune ne s�para jamais son existence
de celle de son oncle et chez lequel Mme R�camier trouva le plus entier
d�vouement.

Le premier d�ner fut horriblement triste: toute la petite colonie, comme
autant de naufrag�s apr�s cette nouvelle temp�te, n'envisageait le ciel
et l'avenir qu'avec effroi. Mme R�camier, bien qu'elle ne f�t pas la
moins �mue, s'effor�a sans beaucoup de succ�s de ranimer les courages.
Apr�s le d�ner, il vint un certain nombre d'amis fid�les, et la soir�e
se termina comme elle se terminait chaque jour, par l'arriv�e tardive de
Mathieu de Montmorency que son service aupr�s de _Madame_ retenait assez
tard aux Tuileries. D�s les jours suivants, l'impression lugubre de
l'arriv�e au couvent s'�tait effac�e. Mme R�camier recueillait
non-seulement l'expression de l'enti�re approbation de ses amis, mais
l'empressement tr�s-vif et g�n�ral des personnes les plus haut plac�es
dans l'opinion lui prouvait que sa conduite �tait comprise et appr�ci�e.
Ce fut encore un moment heureux dans cette vie si souvent troubl�e.

Tous ces hommages du monde, ce concours des indiff�rents qui laissent
l'�me bien vide, parce qu'ils s'adressent d'ordinaire � la situation, au
rang ou � la fortune, prenaient par la circonstance la signification
d'un v�ritable t�moignage d'estime uniquement offert � la personne et au
caract�re; Mme R�camier devait en �tre aussi touch�e que flatt�e; et
comme la mode se m�le � tout dans notre pays, il devint � la mode d'�tre
admis dans la cellule de l'Abbaye-au-Bois.

Les arts ont consacr� le souvenir du s�jour de Mme R�camier dans la
petite chambre de cette communaut�: un peintre de talent, Dejuinne, a,
tr�s-fid�lement et d'un pinceau plein de d�licatesse, reproduit
l'int�rieur de cette cellule o� les moindres d�tails portent l'empreinte
de l'habitation d'une femme �l�gante, avec un aspect s�rieux qu'on
retrouverait difficilement ailleurs. Le spirituel �crivain dont la
critique � la fois s�re et bienveillante appr�cie les productions des
arts dans le _Journal des D�bats_, M. Del�cluze a rendu, � son tour,
dans un dessin � l'aquarelle, avec une gracieuse exactitude, la petite
chambre de Mme R�camier.

L'�tablissement dans la petite chambre du troisi�me dura six ou sept
ans; puis, � la mort de la marquise de Montmirail, belle-m�re du duc de
Doudeauville, qui habitait le grand appartement du premier, Mme
R�camier, � laquelle les religieuses de l'Abbaye-au-Bois avaient c�d� la
propri�t� _� vie_ de cet appartement, fut log�e d'une mani�re plus large
et plus commode, et eut enfin la possibilit� de s'entourer des objets
qui retra�aient � son souvenir les amis qu'elle avait perdus. Elle pla�a
dans le grand salon le tableau de Corinne, le portrait de Mme de Sta�l,
et plus tard le portrait de M. de Chateaubriand, par Girodet.

Les murs de la petite chambre virent donc tous les anciens amis fran�ais
et �trangers de Mme R�camier lui apporter le tribut de leur fid�lit�. On
y rencontra successivement la duchesse de Devonshire, son fr�re le comte
de Bristol, le duc d'Hamilton, qui avait accueilli la belle voyageuse
avec un chevaleresque empressement, en 1803, lorsqu'il n'�tait encore
que le marquis de Douglas; lady Davy et son illustre �poux sir Humphry
Davy avec lesquels elle �tait mont�e au V�suve; miss Maria Edgeworth;
Alexandre de Humboldt; sans compter tout ce que chaque ann�e apportait
d'�l�ments nouveaux dans une soci�t� qui ne cessa de se recruter parmi
les personnages distingu�s ou c�l�bres de tous les partis et de tous les
rangs. M. de K�ratry, M. Dubois du _Globe_, Eug�ne Delacroix, David
d'Angers, Augustin P�rier, M. Bertin l'a�n�, s'y trouvaient avec M. de
Chateaubriand et Benjamin Constant, comme nous y v�mes plus tard M.
Villemain, le comte de Montalembert, Alexis de Tocqueville, le baron
Pasquier. M. de Salvandy, Augustin Thierry, Henri Delatouche, M.
Sainte-Beuve et M. M�rim�e.

Parmi les jeunes _arrivants_, introduits dans ce cercle, il en est un
auquel je dois une mention distincte, parce qu'il y conquit une place
particuli�re, et qu'il devint, pour ainsi dire, un membre de la famille
de Mme R�camier. L'�tablissement de celle-ci � l'Abbaye-au-Bois ne
datait gu�re que d'une ann�e, lorsque l'illustre g�om�tre M. Amp�re,
qu'elle voyait souvent, comme le compatriote et l'ami le plus cher de M.
Ballanche, demanda la permission d'amener son fils.

M. J.-J. Amp�re avait alors vingt-et-un ans, puisqu'il est de l'�ge du
si�cle; il avait achev� de brillantes �tudes, et la vocation de son
talent semblait le porter plus particuli�rement vers la po�sie, et vers
la po�sie dramatique. Mais, d�s cette �poque, l'universalit� de ses
aptitudes, la curiosit� insatiable de sa vive intelligence, le don de
saisir vite et nettement, d'exposer avec �l�gance les conceptions les
plus diverses de la science soit philologique, soit historique, �taient
le privil�ge et le caract�re le plus frappant de son esprit.
L'animation, l'entrain, l'enthousiasme de ce jeune homme qui, gr�ce aux
plus heureuses facult�s naturelles et gr�ce aussi au milieu dans lequel
il avait v�cu, n'�tait �tranger � aucune des connaissances humaines; la
noblesse de ses sentiments, sa tendresse pour son p�re dont le g�nie
l'enorgueillissait � juste titre, tout cet ensemble donnait � sa
conversation un attrait singulier. Mme R�camier accueillit d'abord le
fils d'un homme sup�rieur, celui que M. Ballanche consid�rait presque
comme un fils; mais bient�t elle s'attacha d'une affection vraie � M.
J.-J. Amp�re, et il prit dans son coeur et � son foyer la place d'un ami,
dont les succ�s et la carri�re ne cess�rent d'exciter sa plus vive
sollicitude. Je suis s�re de n'�tre pas d�mentie par lui, si je rappelle
tout ce que M. Amp�re a d� � ses conseils et � son amiti�.

Ce fut dans cette cellule de l'Abbaye-au-Bois qu'on lut et qu'on admira,
avant que le public n'y f�t initi�, les premi�res M�ditations de M. de
Lamartine; l�, qu'une jeune fille d'un talent plein d'�l�gance, d'un
esprit fin et mordant, et dont la beaut� avait alors un �clat
�blouissant, Delphine Gay, r�cita ses premiers vers.

Le souvenir de cette soir�e m'est rest� fort pr�sent; le cercle �tait
nombreux: Mathieu de Montmorency, la mar�chale Moreau, le prince
Tufiakin, la reine de Su�de, M. de Catellan, M. de Forbin,
Parseval-Grandmaison[34], Baour-Lormian[35], MM. Amp�re, de G�rando,
Ballanche, G�rard, se trouvaient avec beaucoup d'autres chez Mme
R�camier.

Parmi les sujets de conversation qu'on avait successivement parcourus,
on �tait arriv� � parler d'une petite pi�ce de vers, vrai chef-d'oeuvre
de sensibilit�, alors dans la fleur de sa nouveaut�, _la Pauvre Fille_,
de Soumet. Mme R�camier demanda � Delphine Gay, assise aupr�s de sa
m�re, de vouloir bien, pour les personnes qui ne la connaissaient pas,
r�citer cette pi�ce d'un po�te, leur ami. Elle le fit avec une gr�ce,
une justesse d'inflexions, un sentiment vrai et profond qui charm�rent
l'auditoire. Mme Gay ravie du succ�s de sa fille se pencha vers la
ma�tresse de la maison et lui dit � demi-voix: �Demandez � Delphine de
vous dire quelque chose d'elle.� La jeune personne fit un signe de
refus, la m�re insistait; Mme R�camier, n'ayant pas la moindre id�e du
talent de Mlle Gay, craignait, en la pressant davantage, et en lui
faisant r�citer ses vers en public, de l'exposer � des critiques plus ou
moins malveillantes; mais Mme Gay persistant, toutes les personnes
pr�sentes joignirent leurs instances � celles de la ma�tresse de la
maison. La jeune muse se leva; elle r�cita d'une fa�on enchanteresse les
vers sur les Soeurs de Sainte-Camille, que nous v�mes couronner par
l'Acad�mie fran�aise quelque temps apr�s. Delphine Gay �tait grande,
blonde, fra�che comme H�b�; sa taille �lanc�e �tait alors celle d'une
nymphe; ses traits �taient forts et son profil tourna plus tard au
grand-bronze romain, mais � l'�poque dont je parle, la gr�ce de la
jeunesse pr�tait � cet ensemble un charme infini. On remarqua combien
elle s'embellissait en disant des vers, et combien il y avait d'harmonie
entre ses gestes et les inflexions de sa voix.

Voici encore une anecdote des premiers temps de l'Abbaye-au-Bois: j'ai
dit quelle �tait la simplicit�, et je devrais dire plus exactement la
modestie de la reine de Su�de, femme de Bernadotte, que sa sant�
obligeait � habiter la France, et qui abandonnait sans regrets les
pompes du tr�ne pour mener en France la vie priv�e la plus monotone et
la plus solitaire.

Miss Berry �tait � Paris; c'�tait une Anglaise qui avait pass� la
seconde jeunesse, mais belle encore; tr�s-spirituelle, parfaitement
amusante, bonne et naturelle, et d'un entrain � tout animer. Miss Berry
a d� la c�l�brit� dont elle a joui en Angleterre au sentiment qu'elle
inspira, presque au sortir de l'enfance, � Horace Walpole qui avait
atteint un �ge avanc�. Il �tait dans la destin�e de cet homme �minent,
et qui craignait tant le ridicule, d'exciter, quand il �tait jeune, une
affection passionn�e chez une tr�s-vieille femme, Mme du Deffand, et �
son tour, d'�prouver un penchant vif et romanesque pour une tr�s-jeune
fille, alors qu'il �tait lui-m�me un vieillard. Horace Walpole l�gua �
miss Berry tous ses papiers et une partie de sa fortune; elle ne se
maria point, et jusqu'� plus de quatre-vingt-dix ans conserva une
existence entour�e de consid�ration et de respect.

Miss Berry venait souvent chez Mme R�camier; elle y arrive un soir, et
la trouvant seule avec sa ni�ce, se met � lui conter une aventure
arriv�e le matin m�me et dont elle riait encore.

Entre quatre et cinq heures du soir, � la chute du jour (on �tait � la
fin de janvier), miss Berry faisait une visite � lady Charles Stuart,
femme de l'ambassadeur d'Angleterre � Paris; elles causaient au coin du
feu, sans lumi�res; l'ambassadrice attendait une gouvernante dont elle
avait besoin et qu'on lui avait recommand�e. La porte s'ouvre, un nom
quelconque est prononc� par un domestique anglais, et une femme de
taille moyenne, un peu ronde et simplement v�tue, se glisse dans le
salon.

Lady Stuart se persuade que cette dame est la personne qu'elle attend;
elle indique de la main un fauteuil � la nouvelle arriv�e, et avec toute
la politesse d'une femme comme il faut, qui sait rendre � chacun ce qui
lui est d�, adresse quelques questions � la gouvernante suppos�e.

La dame interrog�e, qui n'�tait autre que la reine de Su�de, s'aper�oit
d'une erreur, et pour y mettre un terme, dit tout � coup: �Il fait un
froid tr�s-rigoureux; le roi mon mari me mande...� Et l'ambassadrice de
se confondre, et miss Berry de rire.

� l'instant o� elle faisait ce r�cit, la porte s'ouvre (on n'annon�ait
pas chez Mme R�camier), et une dame, petite, ronde, se glisse aupr�s
d'elle.

La rieuse et spirituelle anglaise continuait � s'amuser de son histoire
et r�p�tait: �C'�tait la reine de Su�de, comprenez-vous?�

Mme R�camier avait beau lui dire: �De gr�ce, taisez-vous, c'est encore
elle.� Miss Berry en riait plus fort: �Charmant, charmant!
s'�criait-elle, vous voulez compl�ter l'aventure en me faisant croire
que c'est la reine.�

Il fut extr�mement difficile de lui rendre son s�rieux et de lui faire
comprendre qu'elle se trouvait de nouveau et r�ellement en pr�sence de
la reine D�sir�e de Su�de. Heureusement, cette majest� avait autant de
bont� que de modestie, elle ne se choqua point.

Avant d'aller plus loin, je demande la permission de revenir en arri�re
et d'introduire dans l'intimit� de Mme R�camier un ami, un parent qui
fut toujours �troitement uni d'affection avec elle et avec son mari,
quoique ses occupations multipli�es, et la rigidit� avec laquelle il
remplissait les devoirs de sa profession, ne lui permissent gu�re de se
m�ler au monde.

Le docteur R�camier, cousin et compatriote du riche banquier dont il
portait le nom, apr�s avoir fait ses �tudes � Paris, vint, en 1801, se
fixer dans la capitale et y exercer la m�decine.

La sinc�rit� de sa foi religieuse, � une �poque o� les �mes �taient
encore ravag�es par le doute, inspira m�me � ses condisciples et sur les
bancs de l'�cole un v�ritable respect. Passionn� pour la science et pour
son art en particulier, il �tait en m�me temps anim� du plus ardent
d�sir de soulager la souffrance. D'autres ont dit les progr�s que cet
homme de g�nie fit faire � l'art de gu�rir, mais il doit �tre permis �
ceux que les liens du sang et de l'affection rapproch�rent de lui, de
parler de l'originalit� de son esprit, de la douceur et de la tendresse
qu'il savait mettre dans ses rapports avec ses parents et ses amis. La
nature imp�tueuse, ind�pendante, primesauti�re du docteur R�camier,
vraie nature de montagnard, dont l'�corce �tait parfois rude, renfermait
des tr�sors de d�vouement et de fid�lit�, et sa cousine qui sut
appr�cier de bonne heure sa sup�riorit�, m�me quand elle rev�tait une
autre forme que celle d'un monde frivole, avait pour lui un attachement
fond� sur la plus haute estime.

Dans l'�t� de 1816, Mme R�camier voulut aller voir sa cousine Mme de
Dalmassy, dans la terre que celle-ci poss�dait dans la Haute-Sa�ne; elle
venait d'y arriver, lorsqu'elle re�ut du docteur R�camier la lettre
suivante. Cette lettre donne une assez juste id�e de la tournure
d'esprit de l'�minent praticien et de ses rapports avec sa parente.

     �6 juin 1816.

     �Madame,

     �La promptitude de votre d�part, semblable � celui du z�phyr, m'a
     priv� d'avoir l'honneur de vous voir; il a fallu me consoler en
     attendant votre retour. Mais ce dont je ne me consolerais pas,
     c'est que vous n�gligeassiez de profiter du voisinage de Plombi�res
     pour en prendre les eaux, en bains surtout. Vous connaissez ma
     fa�on de penser � cet �gard, puisque je vous en ai parl� plusieurs
     fois; je vous engage � lever tous les obstacles qui pourraient
     contrarier ce conseil que je regarde comme d'une haute importance
     pour vous.

     �Profitez de votre s�jour � la campagne pour faire de l'exercice au
     grand air: c'est l� que le corps se revivifie et reprend les forces
     que lui enl�ve le s�jour de la ville; c'est aussi l� que la
     contemplation de la nature ram�ne l'esprit � la douce et
     satisfaisante philosophie qui en fait aimer et admirer l'auteur.

     �Si, comme je vous le conseille de nouveau, vous allez �
     Plombi�res, vous aurez occasion d'y r�fl�chir sur un des ph�nom�nes
     les plus singuliers et les plus extraordinaires de notre globe, je
     parle de la temp�rature des sources d'eaux chaudes qui s'y
     trouvent. Si vos m�ditations sur les merveilles de la nature vous
     laissent quelques instants pour m�diter les ph�nom�nes moraux, je
     vous prie d'essayer de deviner quelles peuvent �tre les bases les
     plus d�licates, les plus flatteuses et les plus solides des
     sentiments d'un homme pour une femme; et lorsque vous aurez r�solu
     le probl�me, je vous serai oblig� de vouloir bien y rapporter les
     sentiments d'estime, d'admiration et de respect avec lesquels j'ai
     l'honneur d'�tre, Madame, votre tr�s-humble et tr�s-ob�issant
     serviteur,

     �R�CAMIER.�

Le conseil du docteur fut suivi; Mme R�camier se rendit � Plombi�res
avec sa ni�ce.

Elle y �tait depuis une quinzaine de jours, objet de l'empressement et
des hommages de tous les baigneurs fran�ais ou �trangers, lorsqu'un
matin on lui remet la carte d'un Allemand qui, en se pr�sentant chez
elle � une heure o� elle ne recevait pas, avait vivement insist� pour
que Mme R�camier daign�t, en l'admettant � la voir, lui accorder un
honneur qu'il ambitionnait au plus haut titre.

Mme R�camier �tait assez accoutum�e � l'empressement d'une curieuse
admiration pour que la d�marche et l'insistance de cet �tranger lui
parussent naturelles; elle indique une heure dans la matin�e du
lendemain, et voit entrer un jeune homme de fort bonne mine qui, apr�s,
l'avoir salu�e, s'assied et la contemple en silence.

Cette muette admiration, flatteuse mais embarrassante, mena�ait de se
prolonger; Mme R�camier se hasarde � demander au jeune Allemand si parmi
ses compatriotes il s'en est trouv� qui l'e�t connue et qu'elle e�t
elle-m�me rencontr�, et si c'est � cette circonstance qu'elle doit le
d�sir qu'il a manifest� de la voir.

�Non, Madame, r�pond le candide jeune homme, jamais on ne m'avait parl�
de vous, mais en apprenant qu'une personne qui porte un nom c�l�bre
�tait � Plombi�res, je n'aurais, pour rien au monde, voulu retourner en
Allemagne sans avoir contempl� une femme qui tient de pr�s � l'illustre
docteur R�camier et qui porte son nom.�

Ce petit �chec d'amour-propre, cette admiration qui, dans sa personne,
cherchait autre chose qu'elle-m�me, amusa beaucoup Mme R�camier, qui
contait fort gaiement sa m�saventure.

D�s l'instant que M. de Chateaubriand eut �t� introduit dans la soci�t�
de Mme R�camier, l'apparition de ce _roi de l'intelligence_, ainsi que
le qualifiait M. Ballanche dans les inqui�tudes de son amiti�, eut pour
r�sultat de lui donner sur ce th��tre intime la place pr�pond�rante que
son g�nie lui assurait partout. Avec le besoin de d�vouement qui
remplissait l'�me de Mme R�camier, d�vouement qu'elle portait dans
toutes ses affections et dont elle avait donn� des preuves si touchantes
� Mme de Sta�l, on comprendra facilement qu'� dater de cette �poque, et
toutes les fois que M. de Chateaubriand quitta Paris, l'int�r�t de la
vie dut se concentrer pour la belle recluse de l'Abbaye-au-Bois dans la
correspondance de l'ami qui, par son caract�re agit�, la disposition
m�lancolique de son imagination et les vicissitudes de son existence,
excitait sans cesse chez elle l'inqui�tude et la perplexit�. Il est
certain que l'enthousiaste amiti� que Mme R�camier voua � M. de
Chateaubriand mit souvent beaucoup de trouble dans son �me. Ses efforts
constants, sa pr�occupation journali�re, avaient pour but de calmer,
d'apaiser, d'endormir en quelque sorte l'irritation, les orages, les
susceptibilit�s d'une nature noble, g�n�reuse, mais personnelle, et que
l'admiration du public avait trop occup�e d'elle-m�me.

Mais l'amie dont la tendresse avait assum� ce r�le bienfaisant ne le
remplissait qu'aux d�pens de son propre repos et, sous ce rapport, les
pr�visions de Mathieu de Montmorency et de M. Ballanche furent trop
justifi�es.

La persistance, la fid�lit� d'une affection si profonde et si pure
finirent par dominer M. de Chateaubriand; en lisant les lettres qu'il
adressa � Mme R�camier, on sera frapp� combien le langage va s'en
modifiant: le respect, la v�n�ration, on peut le dire, p�n�trent son
coeur � mesure que l'affection y jette de plus profondes racines; la
pr�occupation personnelle c�de petit � petit, et on sent qu'il dit vrai
lorsqu'il lui �crit ces mots: �Vous avez transform� ma nature.�

Une r�volution s'�tait donc op�r�e dans les sentiments de Mme R�camier.
L'int�r�t nouveau qui la dominait devait la pousser � prendre une part
plus vive que par le pass� � la marche des �v�nements. La phase o� nous
entrons imprimera d�sormais plus d'unit� � ces souvenirs.




LIVRE IV


De graves �v�nements s'�taient accomplis et avaient modifi� la politique
de Louis XVIII. Le 13 f�vrier 1820, M. le duc de Berry p�rissait sous le
couteau d'un assassin; le 29 septembre de la m�me ann�e, le ciel
accordait � la maison de France plong�e dans le deuil la naissance d'un
h�ritier; M. le duc de Bordeaux venait au monde, et, comme le dit M. de
Chateaubriand: �Le nouveau-n� fut nomm� l'enfant du miracle en attendant
qu'il dev�nt l'enfant de l'exil.�

L'assassinat du duc de Berry avait amen� la chute de M. Decazes, qui ne
se lit pas sans d�chirements. Le duc de Richelieu ne consentit �
affliger son vieux ma�tre que sur une promesse de M. Mol� de donner � M.
Decazes une mission importante: il partit pour l'ambassade de Londres.
Une combinaison minist�rielle fit entrer dans le conseil les deux hommes
plac�s � la t�te du parti royaliste dans la chambre des d�put�s, MM. de
Vill�le et Corbi�re; le premier sans portefeuille, le second comme
pr�sident de l'instruction publique. M. de Chateaubriand avait trop
contribu� � ce triomphe de ses amis pour �tre laiss� par eux en dehors;
et cependant la r�pulsion que le roi �prouvait pour lui �tait si forte,
qu'il n'�tait pas encore possible de lui donner l'entr�e au conseil. On
n�gocia pour lui obtenir une ambassade; M. de Montmorency se m�la avec
un grand z�le aux d�marches qui devaient assurer ce r�sultat. Il
�crivait � Mme R�camier, le 20 novembre 1820:

M. MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER.

     �Lundi, 20 novembre 1820, 1 heure.

     �Je suis sorti de chez vous hier soir, aimable amie, bien touch�
     d'abord de votre charmante amiti� � laquelle la mienne r�pond bien
     parfaitement; et puis frapp�, comme cela m'arrive souvent, de cette
     justesse d'esprit et noblesse de caract�re qui font que vous
     saisissez tout de suite le v�ritable int�r�t de vos amis � travers
     toutes les nuances d'opinions, et m�me � travers toutes les petites
     passions. Plus je r�fl�chis _aux id�es_ qui doivent rester _entre
     nous_, plus j'ai la conviction qu'elles peuvent seules nous tirer,
     et _lui_[36] surtout, d'une position embarrassante. J'ai du reste,
     revu ce matin _Jules_[37] qui m'a donn� la certitude que celui que
     nous appelons _notre g�n�ral_[38] approuve tout � fait cette id�e,
     et verrait avec peine qu'elle f�t rejet�e. Il a aussi des raisons
     tr�s-fortes de ne pas douter du succ�s.

     �Mille tendres hommages. Je serai chez vous avant cinq heures.�

Ici commencent les confidences presque journali�res de M. de
Chateaubriand.

LE VICOMTE DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER.

     �Novembre 1820, mercredi matin.

     �Voil� la _Quotidienne_ qui parle de mon d�part pour Berlin. Les
     insinuations r�p�t�es vont bient�t amener une crise: tant mieux, il
     faut que cela finisse.�

LE M�ME.

     �Vendredi matin, 30.

     �Mme de Chateaubriand s'oppose. Elle dit qu'elle a pens� mourir �
     Bruxelles et � Gand; que moi-m�me j'y ai �t� extr�mement malade; et
     qu'au moins, puisqu'il s'agit d'_un exil_, il faut que cet exil
     soit agr�able. Je ne crois pourtant pas impossible de la ramener,
     mais alors ce sont nos amis qui doivent se charger de ce travail.
     Quant � moi, je n'y puis rien, et je ne veux pas m�me insister
     puisqu'il s'agit d'une autre destin�e que la mienne.

     �Vous sentez bien que de mon c�t� je n'ai pas la t�te tourn�e de la
     proposition; mais je ferai ce que voudront ma femme et mes amis.
     Cependant il y a un point sur lequel je ne serai jamais d'accord.
     Je veux, si la chose a lieu, que le minist�re d'�tat me soit rendu
     le jour que l'on me donnera l'ambassade, et que les deux
     ordonnances paraissent ensemble dans le _Moniteur_. Je regarde mon
     honneur engag� � cela. Je ne demande pas que le minist�re d'�tat
     soit rendu le premier, ce qui devrait �tre (je sens bien que les
     ministres seraient embarrass�s de la r�paration), mais je demande
     que la _place_ arrive avec l'autre _place_, parce que j'ai le droit
     de vouloir que le minist�re d'�tat ne soit pas une _cons�quence_ de
     l'ambassade, mais simplement une chose que l'on me rend comme on me
     l'avait �t�e. J'ai bien r�fl�chi � ce que vous m'avez dit, si je
     refusais tout. Plus j'y pense, moins je m'effraie. Je trouve la
     place que j'ai excellente; je consens tr�s-volontiers � n'�tre
     jamais autre chose que ce que je suis. Je ne demande rien, je ne
     sollicite rien; je ne veux mettre ni passion, ni orgueil, ni
     taquinerie � refuser, mais aussi je sentirai une vraie joie le jour
     o� il sera arr�t� que je ne suis bon � rien et qu'il faut me
     planter l�. Voil� bien de longs raisonnements; mille excuses et
     mille hommages.�

LE M�ME.

     �Samedi matin.

     �Comment avez-vous pass� la nuit? souffrez-vous encore? Que je
     voudrais savoir tout cela! J'irai l'apprendre � quatre heures. Je
     voudrais que vous fussiez aussi charm�e que moi de notre plan pour
     cet �t�. Depuis que cette maudite ambassade est all�e � vau-l'eau,
     je me sens d�charg� du poids d'une montagne. J'ai maintenant Mme de
     Chateaubriand pour moi, parce qu'elle a vu hier M. de Serre pour
     une affaire de l'Infirmerie[39] et qu'elle en a �t�
     tr�s-m�contente; de sorte qu'elle dit que tous les ministres sont
     des _menteurs, des gueux et des sc�l�rats_! Moi je d�fends les
     ministres et soutiens qu'ils ont _du bon_, ce qui la met encore
     plus en fureur. Voil� pourtant ce que je deviens avec vous. Je ne
     vis que quand je crois que je ne vous quitterai de ma vie. � quatre
     heures.�

LE M�ME.

     �Lundi matin.

     �Vous aurez vu Mathieu de Montmorency hier soir. Il vous aura dit
     qu'il n'y a encore rien de d�cid�; cela me fait mourir
     d'impatience.

     �Nous avons aujourd'hui chambre des pairs. Je ne sais � quelle
     heure nous sortirons. J'ai bien peur de ne pas vous voir � 5 h.
     1/2, et cependant je n'ai que ce bonheur dans le monde entier.�

Malgr� les impatiences que les lenteurs de la n�gociation causaient � M.
de Chateaubriand, l'affaire marchait pourtant et arriva enfin � sa
conclusion. Mathieu de Montmorency, qui en suivait la solution avec
persistance et d�vouement, �crivait:

M. MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER.

     �Paris, ce mardi 10 novembre 1820.

     �Je crois �tre s�r de notre succ�s, aimable amie; je dis _n�tre_,
     car vous y avez mis un sentiment tr�s-aimable dont le premier
     int�ress� doit �tre touch�. Vos conseils nous ont parfaitement
     guid�s, et je m'associe de tout mon coeur � cet int�r�t commun
     d'amiti�. M. Pasquier, pr�par� s�rement � cette id�e, m'a d�clar�
     vouloir la suivre comme _sienne_: je dois � la justice de vous dire
     qu'il y a mis tr�s-bonne gr�ce et se fait honneur en y mettant de
     l'int�r�t, ne doutant pas du succ�s, ce qui prouve qu'il a t�t� la
     disposition du roi sur l'id�e g�n�rale. Mais pour aller plus vite,
     il a d�sir� que j'allasse sur-le-champ chez M. de Richelieu, et que
     je for�asse sa porte avant qu'il all�t au ch�teau. J'ai trouv� la
     m�me disposition, le m�me d�sir d'obliger notre ami, et surtout
     d'op�rer la r�conciliation avec le roi, ce qui est l'essentiel.
     Tous deux ont dit que la place de ministre d'�tat ne devait pas
     faire difficult�, qu'elle serait rendue; que pour l'�poque pr�cise,
     on ne disputerait pas, mais qu'il fallait m�nager une certaine
     r�pugnance d'en haut � d�faire pr�cis�ment ce qu'on avait fait.

     �Mais tout semble indiquer que les proc�d�s seront assez gracieux
     pour que le reste s'arrange et se simplifie. Tous deux sentent la
     n�cessit� de ne pas perdre un moment, et de finir d'ici � huit
     jours.

     �Vous serez contente, je crois, de ces d�tails. Dites �
     Chateaubriand que je m'estimerai toujours heureux d'avoir rendu
     tout � la fois au roi et � lui un v�ritable service, en les
     repla�ant dans des rapports convenables.

     �Recevez tous mes hommages.�

M. de Chateaubriand avait donc enfin cause gagn�e.

LE VICOMTE DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER

     �Paris, 21 d�cembre 1820, 11 heures et demie.

     �Tout est fini. J'ai accept� selon vos ordres. Je vais � Berlin; on
     promet le minist�re d'�tat. Dormez donc. Au moins le tourment de
     l'incertitude est fini. � demain matin.�

LE M�ME.

     �Vendredi.

     �L'affaire est arrang�e. _Monsieur_ m'a dit lui-m�me hier que je ne
     serai absent que _quelques mois_. Mathieu m'a dit la m�me chose.
     Soyez donc tranquille. Je passerai ma vie pr�s de vous � vous
     aimer, et cette courte absence nous laissera sans souci de
     l'avenir.

     �Je serai chez vous entre quatre et cinq heures, peut-�tre plus
     t�t.�

LE M�ME.

     �Samedi matin.

     �Corbi�re est venu me dire adieu hier au soir; il et rest� si tard,
     et il m'a dit tant de choses qui m'ont fait mal, que je n'ai pu
     vous �crire. Je m'en d�sole en pensant que vous vous en serez mont�
     la t�te, et cette id�e m'a emp�ch� de dormir. Je vous verrai ce
     soir entre huit et neuf heures. Vous seule remplissez ma vie, et
     quand j'entre dans votre petite chambre, j'oublie tout ce qui m'a
     fait souffrir.

     �La parure a tourn� la t�te � Mme de Chateaubriand, elle nage dans
     la joie; mais la forme du chapeau est trop �troite: nous le
     changerons.�

Le nouvel ambassadeur quitta Paris le 1er janvier.

M. DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER.

     �Mayence, 6 janvier 1821.

     �Je suis arriv� ici hier au soir. Je crains d'y �tre arr�t�
     quelques jours par le Rhin dont le passage n'est pas en ce moment
     praticable. J'ai employ� une partie de la matin�e � visiter la
     ville; elle en vaut la peine par ses souvenirs et ses antiquit�s
     gothiques. Voil� au reste un jour des Rois bien triste pour moi; je
     le passe seul, loin de ce qui m'est cher. Quand finirai-je mes
     p�lerinages sur la terre? Je suis comme le vieux voyageur Jacob:
     _Mes jours ont �t� courts et mauvais, et n'ont point �gal� ceux de
     mes p�res_. Une seule chose m'a fait grand plaisir, c'est de
     tr�s-beaux chants que j'ai entendus ce matin dans une vieille
     �glise, � la messe. De vieilles femmes allemandes, couvertes de
     manteaux d'indienne � grandes fleurs, et des soldats, chantaient
     beaucoup mieux que nos belles dames des salons de Paris. Au reste,
     tout ce pays me para�t calomni�. J'ai trouv� de tr�s-bons chemins,
     des postes tr�s-bien servies, d'excellentes auberges. Il est vrai
     que la France s'est �tendue jusqu'ici; nous verrons de l'autre bord
     du Rhin. Les Allemands feraient mieux d'y �tablir des ponts; car,
     dans l'�tat actuel des moeurs, ce fleuve les d�fend moins de la
     guerre que de la civilisation. Ils ont toujours bien fait de
     commencer, comme les Thraces, par Orph�e; le reste viendra apr�s.

     �Si je passe le Rhin ce soir, je vous le dirai avant de fermer
     cette lettre. N'oubliez pas de tourmenter nos amis pour le retour.
     Je voudrais d�j� �tre � Berlin: la moiti� du chemin serait faite.

     �Je pars et vais passer le Rhin, � quatre lieues d'ici, �
     Oppenheim; je coucherai � Francfort. Je vous �crirai mieux de l�,
     tout me manque ici.�

LE M�ME.

     �Francfort, 7 janvier 1821.

     �Le roi de Prusse part pour Laybach; je l'avais pr�vu, et je
     l'avais dit m�me au ministre des affaires �trang�res. Au lieu de
     m'arr�ter ici un moment, o� je comptais vous �crire � loisir, je
     remonte en voiture, je me rends � Berlin o� je saurai ce que j'ai �
     faire. Si je puis aller � Laybach, je vous le dirai de suite; mais
     je ne puis maintenant vous �crire que de Berlin.�

LE M�ME.

     �Berlin, samedi 13 janvier 1821.

     �Je suis arriv� jeudi matin ici: j'ai �t� d�sol� de ne pas pouvoir
     vous �crire de la route aussi longuement que je l'aurais voulu. La
     crainte que le roi ne f�t parti pour Laybach avant mon arriv�e �
     Berlin m'a fait pr�cipiter mon voyage, et ne m'a pas laiss� un
     moment. J'ai pass� enti�res les quatre derni�res nuits. Me voil�
     arriv� au milieu des plaisirs du carnaval; quand ce temps sera
     pass� tout retombera dans le silence, et comme je souffre beaucoup,
     ces joies d'un moment n'existeront pas m�me pour moi.

     �J'attends les promesses de mes amis, et c'est sur vous que je
     compte pour les obliger de les remplir. D'ailleurs, s'ils
     manquaient de parole, j'aurais bient�t pris mon parti.

     �Je crains bien d'�tre peu utile ici: il n'y point d'affaires; j'ai
     �crit hier ma premi�re lettre officielle. Vous devez croire avec
     quelle impatience j'attends de vos nouvelles: je me figure des
     choses �tranges. Me voil� dans l'ombre! tant mieux si l'on a
     beaucoup de gens qui servent mieux que moi.

     �Je n'ai point encore vu M. d'Alop�us[40] � qui j'ai port� votre
     lettre. Il donne ce soir une grande f�te o� se trouve la famille
     royale, mais je ne puis y assister parce que je n'ai point encore
     vu le roi. Je lui serai pr�sent� lundi ou mardi. Je vais �crire �
     Mathieu.

     �Le courrier est arriv�, mais il �tait du 2, lendemain de mon
     d�part, et il ne m'a rien apport� de vous.�

LE M�ME.

     �Berlin, 20 janvier 1821.

     �Enfin j'ai re�u un premier petit mot de vous! Que vous �tes loin
     de la v�rit�. Je vous assure, sans aucune de _mes modesties_, que
     cette r�volution que vous voyez est une chim�re. S'il est vrai que
     nul n'est proph�te dans son pays, il est vrai aussi qu'on n'est
     bien appr�ci� que dans son pays. Sans doute on me conna�t ici, mais
     la nature des hommes est froide, ce que nous appelons enthousiasme
     est inconnu. On a lu mes ouvrages; on les estime plus ou moins; on
     me regarde un petit moment avec une curiosit� fort tranquille, et
     on n'a nulle envie de causer avec moi et de me conna�tre davantage.
     M. d'Alop�us ne vous dira pas autre chose; c'est la pure v�rit�, et
     je vous assure encore que cela me convient de toute fa�on. Il n'y a
     ici nulle soci�t� hors des grandes r�unions de carnaval qui cessent
     au commencement du car�me, apr�s quoi on vit dans la plus enti�re
     solitude. Le corps diplomatique n'est re�u nulle part, et je serais
     Racine et Bossuet, que cela ne ferait rien � personne. Si j'ai �t�
     un peu distingu�, c'est par la famille royale qui est charmante et
     qui m'a combl� d'�gards et de pr�venances. J'eus l'honneur mardi, �
     une grande f�te chez le ministre d'Angleterre, d'�tre choisi par la
     grande-duchesse Nicolas, fille ch�rie du roi, et par S. A. R. Mme
     la duchesse de Cumberland pour leur donner la main dans une marche
     polonaise. Hier j'ai eu une longue conversation avec le grand-duc
     Nicolas. Voil� mes honneurs et ma vie dans toute sa v�rit�. Tous
     les jours je vais me promener seul au parc, grand bois � la porte
     de Berlin; quand il n'y a pas de d�ners ou de r�unions, je me
     couche � neuf heures. Je n'ai d'autre ressource que la conversation
     d'Hyacinthe[41]; nous parlons des petites lettres; que puis-je dire
     autre chose? Je suis � ma troisi�me d�p�che diplomatique. T�chez de
     savoir par Mathieu si on est content. Le cong� est s�r au mois
     d'avril, mais c'est � vous de le presser. Je n'ai pas cess� de vous
     �crire par tous les courriers. C'est ici ma troisi�me lettre de
     Berlin; les deux premi�res ont d� vous �tre remises par mon bon
     Lemoine[42]; je vous adresse celle-ci directement.

     �Les quatre petites lignes ont parfaitement r�ussi; elles n'�taient
     pas du tout visibles, et elles ont paru au feu comme par
     enchantement. Vous verrez que tout ce que j'ai pr�vu s'accomplira.
     Je reviendrai au printemps et vous me retrouverez avec le m�me
     d�vouement.�

LE M�ME.

     �Berlin, 23 janvier 1821

     �Depuis que je suis parti, je n'ai re�u qu'une lettre de vous...
     mais que servent les plaintes? Laissons donc le pass� et parlons de
     l'avenir.

     �Au moment o� je vous �cris, l'affaire de Laybach doit �tre d�cid�e
     pour moi, et l'on doit avoir r�solu affirmativement ou n�gativement
     la question de mon voyage � la suite du roi. Si le voyage n'a pas
     lieu, songez au cong�. Le temps marche; nous serons d�j� au mois de
     f�vrier, lorsque vous recevrez cette lettre. Je suis absolument
     perclus. Le climat me fait un mal affreux. Tout est toujours et
     sera toujours ici comme je vous l'ai mand� dans ma derni�re lettre:
     m�me gr�ce de la cour, m�me bienveillance au dehors, rien de plus.
     Except� les jours de r�unions _oblig�es diplomatiquement_, je vis
     dans la plus profonde solitude; et comme je souffre, je ne puis
     m�me travailler. Au reste, je sais d�j� mon m�tier, et je vous
     assure que c'est chose ais�e. Je connais trente imb�ciles qui
     seraient d'excellents ambassadeurs. Dites souvenirs et amiti�s �
     Mathieu. Mme de Chateaubriand se plaint qu'elle ne voit aucun de
     mes _pr�tendus_ amis, c'est son mot, tandis que la petite
     opposition la soigne et ne la quitte pas. C'est une gaucherie et
     une ingratitude de nos amis, mais je m'y attendais. J'esp�re demain
     une lettre de vous.�

LE M�ME.

     �Berlin, 27 janvier 1821.

     �J'ai re�u votre petit billet avec la lettre de Mathieu. Je souffre
     horriblement; occupez-vous avec Mathieu de mon cong�. Je n'irai pas
     � Laybach: cela para�t certain par le peu de bonne volont� de nos
     ministres. Le roi de Prusse, s'il va au congr�s, n'ira que dans les
     premiers jours du mois prochain. Quand il sera parti, tout
     deviendra d�sert � Berlin, et j'y serai fort inutile. Je n'ai pas
     fait une seule connaissance ici. Le jour je me prom�ne au parc, le
     soir je vais � des bals oblig�s o� je suis tout aussi solitaire que
     sous les arbres. Je m'occupe de mon m�tier que je tiens par
     amour-propre � bien faire, pr�cis�ment parce qu'il est commun. Le
     reste du temps je r�ve � la France et j'attends les beaux jours.�

LE M�ME.

     �Berlin, 10 f�vrier 1821.

     �Voil� que je suis oblig� de vous trouver l�g�re et un peu
     _�tourdie_. Je re�ois ce matin votre n� 5 (c'est toujours un num�ro
     de perdu). Dans ce n� 5, vous grondez dans une page, et vous faites
     amende honorable dans une autre, parce que vous venez de recevoir
     une lettre de moi; et puis vous dites que vous ne pouvez pas tout
     lire. Cependant mon �criture est belle comme vous voyez, et quoique
     ma derni�re encre f�t p�le, vous auriez d� pourtant avec vos beaux
     et bons yeux me lire � merveille. Autre chicane: vous me dites que
     vous recevez une lettre de moi, mais vous ne me dites pas de quelle
     date; de sorte que je ne puis juger s'il vous manque une lettre. Je
     vous r�p�te pour la derni�re fois que je vous ai �crit et que je
     continuerai � vous �crire chaque courrier. Ainsi, en comptant ma
     lettre d'aujourd'hui 10 f�vrier, voil� dix lettres de Berlin:
     seriez-vous capable de cela?

     �Passons � autre chose: je viens d'�crire vivement au ministre au
     sujet de cette chicane dont vous me parlez, ainsi que mes autres
     amis. Je n'ai pas �crit un mot au prince de Hardenberg, et je ne
     sais ce que signifie cette tracasserie. J'ai d�j� de tout ceci cent
     pieds sur la t�te. On ne m'a pas tenu une seule des paroles qu'on
     m'avait donn�es. On n'a rien fait pour les royalistes. On n'a pas
     voulu m'envoyer � Laybach, o� nos grands diplomates ont fait de
     belles oeuvres; le minist�re d'�tat qui devait me suivre ici s'est
     perdu en chemin. Comme toute la loyaut� a �t� de mon c�t�, comme
     j'ai fait tous les sacrifices personnels et amen� les royalistes au
     minist�re, je suis dans la position la plus noble pour me retirer.
     Tous les royalistes et m�me tous les _lib�raux_ m'appellent. Qu'on
     me fasse encore une tracasserie, et vous me verrez quinze jours
     apr�s. Je suis d'ailleurs tr�s-inquiet de Mme de Chateaubriand:
     elle vient de m'apprendre par une lettre fort triste qu'elle a �t�
     tr�s-malade. Elle l'est peut-�tre encore. Ah! il n'y a de bon que
     de vivre dans sa patrie au milieu de ses amis. Si je suis quelque
     chose, une ambassade n'ajoute rien � ce que je suis.

     �Voil� une lettre pour Mathieu. Je vous en ai envoy� une de M.
     d'Alop�us.�

Des devoirs et des int�r�ts de famille ayant oblig� la marquise de
Catellan, cette amie qui la premi�re avait visit� Mme R�camier � Ch�lons
lors de son exil, � passer l'hiver � la campagne, celle-ci s'�tait
r�solue � lui consacrer le mois de f�vrier: elle le passa en effet avec
Mme de Catellan � sa terre d'Angervilliers. C'est l� que lui fut
adress�e la lettre de M. de Montmorency qu'on va lire; il ne redoutait
pas moins que M. de Chateaubriand que Mme R�camier y prolonge�t son
s�jour.

M. MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER.

     �Paris, ce 12 f�vrier 1821.

     �Vous avez �t� bien aimable de m'�crire, vous qui n'aimez pas
     beaucoup l'�criture: je suis aussi bien touch� de votre occupation
     relative � moi dans cette triste affaire. Elle nous a occup�s
     samedi d'une mani�re bien grave et affligeante sous quelques
     rapports. Je ne sais si je dois vous dire que j'ai vot� dans le
     sens que vous pouviez d�sirer, apr�s un discours tr�s-remarquable
     d'un jeune duc de vos amis. Ma conscience l'a permis, ou plut�t
     ordonn�[43]. Car positivement je ne veux rien accorder � la
     condescendance, ni m�me � un motif, le plus propre � influer sur
     moi, le d�sir de vous plaire. Adieu, on a de bonnes nouvelles de
     Berlin; le roi n'�tait pas parti, mais on en parlait encore.

     �Adieu, voil� l'heure qui me presse. Je vous regrette chaque jour,
     � chaque moment. La meilleure nouvelle � me donner, c'est le jour
     de votre retour. Ne vous laissez pas engager par vos perfections de
     g�n�rosit� ou d'amiti�.�

LE VICOMTE DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER.

     �Berlin, 20 f�vrier 1821.

     �Vous allez � Angervilliers: et mes pauvres lettres! je vous y ai
     trop accoutum�e, et vous n'en faites plus de cas; j'ai envie de les
     supprimer, puisque vous les traitez si l�g�rement; qu'en
     pensez-vous? L'hymne de M. d'Alop�us est un compliment pour vous et
     mes amis, pas autre chose: on a ici beaucoup de bont�s pour moi,
     mais l'_admiration_ ne met personne _� mes pieds_. Je ne la demande
     pas; je ne la m�rite point, et l'on me traite comme je le d�sire,
     car je suis un bon gar�on. Je suis parfaitement tranquille, parce
     que j'ai pris mon parti. Que j'aie le cong� ou non, je vous verrai
     au printemps; peu m'importe le reste. Je vous ai envoy� une
     nouvelle lettre pour Mathieu; j'ai peur qu'elle n'arrive pendant
     votre s�jour � Angervilliers; elle est assez press�e. Je suis en
     querelle[44].

     �Je ne sais si on est content de mes d�p�ches, mais moi j'en suis
     tr�s-content. Ce n'est pas l� de l'amour-propre, mais un juste
     orgueil: car, dans ces d�p�ches, je n'ai cess� de d�fendre les
     libert�s des peuples europ�ens et celles de la France, et de
     professer invariablement les opinions que vous me connaissez; vos
     lib�raux en feraient-ils autant dans le secret de leur vie? J'en
     doute.

     �J'ai d� insister pour aller � Laybach, par honneur et parce qu'on
     me l'avait promis, mais c'est ma bonne �toile qui m'a emp�ch� de
     faire ce voyage. Je vous dirai un succ�s: j'avais �crit certaines
     choses et bl�m� certains hommes dans une d�p�che � propos de ce
     congr�s; il s'est trouv� que dans le conseil de nos ministres, on
     avait aussi �t� m�content. En croira-t-on mieux ma politique? Pas
     davantage.

     �J'attends bient�t une lettre de vous.�

LE M�ME.

     �Berlin, 27 f�vrier 1821.

     �Voil� enfin une bonne lettre �crite sur les quatre pages et
     jusqu'au bas! Vous ne voulez rien devoir � mes vertus; mais je
     croyais qu'un attachement profond, sinc�re, durable, �tait une
     vertu. Je suis en grande querelle. Vous savez tout. J'ai re�u une
     r�ponse vive � un _post-scriptum_ tr�s-franc dont j'avais envoy�
     copie � Mathieu dans une lettre mise sous votre adresse. Cette
     lettre sera arriv�e lorsque vous �tiez encore � la campagne, et
     cela aura occasionn� quelque retard. Il est assez clair que nous
     nous brouillerons. Nous ne nous entendons sur rien. J'ai aussi des
     vertus en politique: je veux les libert�s publiques, un syst�me
     noble et g�n�reux, l'accord de tous les sentiments ind�pendants
     avec la fid�lit� au tr�ne l�gitime, toutes choses qui d�plaisent
     aux uns et ne sont pas du go�t des autres. Joignez � cela toutes
     les paroles que l'on a viol�es, tout ce qu'on m'avait promis et
     tout ce qu'on n'a pas tenu.

     �Le cong�, je l'aurai, car je suis mon ma�tre, et Mme de
     Chateaubriand m'a �crit hier qu'elle me laissait ma�tre de
     reprendre, si je le jugeais � propos, mon ind�pendance. J'agirai
     avec mod�ration et jugement. Je ne briserai rien que dans le cas o�
     on me refuserait tout. Mathieu est d'avis qu'on ne demande le cong�
     qu'au moment. Il a raison; mais il faut calculer les distances et
     le temps que les courriers mettent � porter les lettres et �
     rapporter les r�ponses. Pour avoir un cong� le 15 avril ou le 1er
     mai, il faut le demander au plus tard le 20 mars. Faites conna�tre
     cela � Mathieu. Il doit �tre bien effarouch� de ma querelle.

     �Dans votre n� 8 dat� d'Angervilliers, 14 f�vrier, vous me dites
     que vous passerez encore huit jours � la campagne; ainsi vous devez
     �tre � Paris depuis huit jours quand vous recevrez cette lettre.
     Dites-moi donc encore une fois si vous m'avez �crit � Francfort.
     Nous sommes ici dans les derni�res f�tes du carnaval, apr�s quoi
     silence et solitude; c'est ce qui me convient.�

LE M�ME.

     �Berlin, 3 mars 1821.

     �Nous touchons au d�no�ment. Le 15 de ce mois, je vais demander le
     cong� pour le 15 d'avril ou le premier mai. Si on me le refuse, je
     donnerai ma d�mission motiv�e. J'ai re�u une lettre de Vill�le,
     fort triste et fort d�courag�e; il a fait, selon moi, de grandes
     fautes, surtout en ne se d�clarant pas pour mon syst�me _de la
     Charte et des honn�tes gens_, en ne se pronon�ant pas � la fois
     pour les libert�s publiques et contre les pervers de la R�volution;
     mais comme je suis comme don Quichotte, l'homme aux justices, j'ai
     pris le parti de Vill�le dans une lettre que j'ai �crite � Fi�v�e
     sur son ouvrage qu'il m'avait envoy�. Vous voyez tout ce que je
     retire de cette loyaut�. Je vais r�pondre � Vill�le, et lui dire
     que c'est � lui � obtenir le cong�. Au reste, comme mon parti est
     pris, c'est comme ils voudront; et je d�sire plus pour eux que pour
     moi que tout se passe poliment, gracieusement, sans �clat, sans
     rupture.

     �J'ai vu chez le prince Auguste le dessin d'une femme appel�
     l'_Exil_, d'apr�s votre portrait. Ce n'est pas vous, mais il y
     avait assez de vous pour me faire faire des r�flexions tristes sur
     l'exil.�

LE M�ME.

     �Berlin, 10 mars 1821.

     �Votre lettre me tourmente; elle m'apprend que vous souffrez. Je
     suppose que vous �tes maintenant � Paris, et je le d�sire, car il
     me semble que vous vous �tes rapproch�e de moi.

     �Nous touchons au d�no�ment. Il est assez singulier que Mathieu
     parle de l'humeur que prennent certaines gens quand je leur parle
     comme je dois leur parler. A-t-il cru que c'�tait � moi � tout
     supporter? Je n'ai besoin de personne, on a besoin de moi. Il faut
     bien que je pense � ce que je puis, quand on l'oublie. Cela serait
     aussi trop fort que l'on m'e�t tromp� aussi grossi�rement, et que
     je fusse encore le tr�s-humble serviteur de ces messieurs. Mes
     ennemis sont bien ignobles, et mes amis bien faibles. Au reste, il
     est possible qu'a la fin du mois je me d�cide � envoyer Hyacinthe �
     Paris; alors tout s'expliquera mieux et plus clairement.

     �J'attends avec bien de l'impatience une lettre de vous pour
     m'apprendre que vous ne souffrez plus. Je suis bien aise que mon
     exactitude vous prouve au moins que je suis homme de parole et ami
     fid�le.�

LE M�ME.

     �Berlin, 17 mars 1821.

     �Vous grondez et vous avez tort: mes lettres vous l'ont prouv�.
     J'ai re�u toutes les v�tres et je vous en remercie. C'est ma seule
     joie dans mon exil. J'ai su aussi officiellement qu'on �tait
     content de mes derni�res d�p�ches; mais ce sera, comme de coutume,
     un contentement st�rile. Je ne m'attends � rien. Je ne demande
     rien, sauf le cong�. Je n'ai point fait encore la demande
     officielle, parce que je veux attendre la nouvelle de l'entr�e des
     Autrichiens � Naples. La principale affaire �tant alors termin�e,
     on ne pourra pas m'objecter l'importance des �v�nements.
     J'exp�dierai alors Hyacinthe, � moins, comme je vous l'ai d�j� dit,
     que la chose ne soit d�cid�e en ma faveur par le cr�dit de nos
     amis; ce qui n'est nullement probable. Si vous �tes, comme vous le
     comptiez, arriv�e le 7 � Paris, et que vous m'ayez �crit le 8, le 9
     ou m�me le 10 au matin, je recevrai votre lettre lundi par le
     prochain courrier.

     �Nous voil� d�j� au 17 mars! le temps marche vite; je le trouve
     pourtant bien long!

     �M. d'Alop�us me parle toujours de vous. Dites-moi donc quelque
     chose d'aimable pour lui.�

LE M�ME.

     �Berlin, 20 mars 1821.

     �Pour vous �viter la politique, je vous envoie ouverte la lettre
     pour Mathieu. Vous pourrez la lire ou ne pas la lire comme il vous
     plaira, mais cependant vous y trouverez l'explication de cette b�te
     d'id�e que je compte revenir sans cong�. En v�rit�, je n'aurais pas
     cru que mes amis fussent si sots ou me crussent si fou.

     �Vous dites que je ne vous parle pas de mes succ�s. En voici un. Il
     y a ici un pr�dicateur morave qui a fait dimanche dernier l'�loge
     le plus pompeux de moi _en chaire_. Qu'en dites-vous? Il m'a oppos�
     � Voltaire qui habita comme moi ce pays; lui pour le corrompre, moi
     pour r�parer le mal qu'il a fait.

     �Je vous ai dit cent fois que je vous lis � merveille, malgr� votre
     petite �criture. Soyez donc tranquille sur ce point.

     �Vous ne sauriez croire la joie dont je suis en apprenant que vous
     �tes rentr�e dans votre cellule. Avant deux mois, je vous verrai,
     cette id�e me rend le courage et la vie.�

LE M�ME.

     �Berlin. 24 mars 1821.

     �Le gant est jet�. Voil� une lettre que vous remettrez sur-le-champ
     � Mathieu, o� je le prie formellement de demander un cong�. Je me
     suis d�termin� � agir d'apr�s les nouvelles que j'ai re�ues par
     estafette de l'affaire de Turin[45]. Il est de toute n�cessit� que,
     dans des circonstances aussi graves, j'aille chercher des
     instructions � Paris. J'esp�re qu'on fera droit � ma demande, car
     on est content de mes d�p�ches, et on doit aussi avoir besoin de
     m'entendre. Dans tous les cas, si mes amis refusent de demander, ou
     que le ministre rejette la demande, comme je vous l'ai dit, mon
     parti est pris. Je vous quitte, ayant aujourd'hui � �crire une
     longue et importante d�p�che.

     �Si on m'avait �cout� sur le congr�s de Laybach, on n'en serait pas
     l�. Que sert de louer mes d�p�ches, si l'on ne fait rien de ce que
     je dis?�

LE M�ME.

     �Berlin, 27 mars 1821.

     �Mme de Chateaubriand va vite en besogne. Elle a demand� elle-m�me
     le cong� � M. Pasquier[46], et, ce qu'il y a de plus singulier,
     elle en a obtenu la promesse imm�diate. Ainsi je vais vous revoir.
     J'�cris � M. Pasquier aujourd'hui pour fixer l'�poque. Je
     demanderai le cong� pour le 20 avril, avec la r�serve de ne
     l'employer que le 1er mai, si le bien du service du roi l'exige. Je
     ne vous parle point de politique; je sais toute l'affaire d'Italie.
     J'�cris par le courrier � Mathieu pour lui dire que Mme de
     Chateaubriand a pr�venu la demande que je le chargeais de faire. Je
     suis au d�sespoir de la maladie de Fontanes[47]. Je tremble de
     l'arriv�e du prochain courrier. J'aimais tendrement Fontanes. Il
     avait l'air de devoir me survivre de longues ann�es. Que nous
     sommes peu de chose! et que cela va vite! � bient�t.�

LE M�ME.

     �Berlin, 3 avril 1821.

     �Point de lettres de vous par le courrier d'hier. Je ne ferai pas
     comme vous; je ne vous accuserai pas, mais je souffre.

     �Je vous ai mand� par mes derni�res lettres que j'esp�rais un cong�
     pour le 20 d'avril; je l'attends; s'il arrive, je vous verrai � la
     fin du mois. Cela me semble une esp�ce de r�ve.

     �Je n'entends plus parler de Mathieu ni de Jules[48], mais je vais
     bient�t me retrouver avec eux, et tout s'�claircira.

     �Vos lib�raux ont-ils �t� bien odieusement triomphants? ils se sont
     bien grossi�rement trahis. Il est f�cheux apr�s cela, pour eux, de
     voir ce qui se passe en Italie. Comment avaient-ils jamais compt�
     sur l'h�ro�que Naples? Pauvres gens! Quelle mis�re aussi de notre
     c�t�! Quelle faiblesse! quelle pusillanimit� � l'apparence du
     p�ril! Il faut sortir de tout cela.

     �Je pleure encore tous les jours la mort de mon pauvre ami. C'est
     le dernier talent litt�raire que la France poss�d�t. � pr�sent il
     n'y a plus personne; mais je suis s�r que l'on ne pense plus �
     Fontanes, et que j'ai l'air de radoter en vous en parlant. Quelle
     folie de ne pas vivre pour soi dans une vie si courte!�

LE M�ME

     �Berlin, 7 avril 1821.

     �Je serais un peu inquiet, si je ne connaissais votre d�faut de
     m�moire. La lettre que j'ai re�ue hier de vous porte le n� 15; or
     je n'avais pr�c�demment que le n� 12, ce qui supposerait qu'il me
     manque deux num�ros, 13 et 14; mais, comme dans le n� 15, vous
     avouez que vous avez re�u cinq lettres de moi sans me r�pondre que
     _quelques lignes_, il faut que cela soit inexact, et que vous vous
     soyez tromp�e sur les num�ros.

     �Comment vos lib�raux vous disaient-ils qu'il �tait impossible
     d'aller � Naples? Les insens�s! Ils voulaient faire des lazzaroni
     des Spartiates. Vos amis ont perdu la cause de la libert� par leurs
     folies et par les crimes des r�volutionnaires. La partie est perdue
     pour eux en Europe. En voil� pour 50 ans; nous n'y serons plus. Mes
     _pauvres_ amis sont bien _pauvres_, le danger les abat, mais au
     moindre succ�s, ils ne doutent plus de rien. C'est la l�g�ret� et
     la mobilit� la plus compl�te.

     �J'attends le cong� presque sans y croire. Mais qu'importe puisque
     mon parti est pris? Je suis d'un calme parfait. Voil� le bapt�me de
     M. le duc de Bordeaux: l'occasion est belle pour le minist�re
     d'�tat; on n'y pensera seulement pas. Tout cela m'est �gal. J'ai
     re�u une lettre tr�s-amicale de Vill�le. Toutes les lettres me
     redemandent � genoux et me disent de tout quitter.

     �Cette lettre vous arrivera le 16 ou le 17. Ne m'�crivez plus apr�s
     avoir re�u cette lettre; c'est moi qui irai chercher la r�ponse.

     �Qui vous a donc rendue si malheureuse? Vous ne voulez pas me le
     dire; serait-ce quelque propos, quelque histoire[49]?
     Moquez-vous-en.�

LE M�ME.

     �Berlin, 14 avril 1821.

     �J'ai re�u les deux petites lettres retard�es n� 13 et 14. Elles
     sont de vieille date, l'une est du 15, l'autre du 22 mars; elles
     ont �t� �videmment gard�es, surtout votre n� 13 qui est
     passablement indiscret pour vos amis les lib�raux. Vous nommez
     Benjamin[50] en toutes lettres, et vous dites qu'il vous avait dit
     six semaines auparavant que le Pi�mont se soul�verait. Je le crois
     bien; il �tait proph�te � coup s�r! Le prince de la C*** �tait �
     Paris o� il faisait imprimer ses proclamations et machinait toute
     son affaire. Il voyait Benjamin et compagnie. Et ce vaillant
     conspirateur, ce prince qui voulait l'ind�pendance de l'Italie, a
     �t� le premier � fuir et � laisser ceux qu'il avait s�duits dans
     l'ab�me, lors m�me que ceux-ci n'�taient pas dispers�s et se
     battaient encore. Tout cela est d'une canaillerie abominable, et
     les lib�raux sont d�sormais d�shonor�s. L'ind�pendance de l'Italie
     peut �tre un r�ve g�n�reux, mais c'est un r�ve, et je ne vois pas
     ce que les Italiens gagneraient � tomber sous le poignard souverain
     d'un carbonaro. Le fer de la libert� n'est pas un poignard, c'est
     une �p�e. Les vertus militaires qui oppriment souvent la libert�
     sont pourtant n�cessaires pour la d�fendre; et il n'y a qu'un b�at
     comme Benjamin et un fou comme le noble pair qui ouvre votre
     porte[51], qui aient pu compter sur les exploits du polichinelle
     lac�d�monien. Qu'ont fait vos incorrigibles amis? Ils ont attir�
     120 mille Autrichiens et 100 mille Russes dans le pays qu'ils
     pr�tendaient d�livrer, c'est-�-dire _livrer_ � toutes les horreurs
     r�volutionnaires. Croyez-moi, voyez si je vous ai jamais tromp�e,
     si je ne vous ai pas constamment dit que tout ce bruit n'�tait
     rien, lors m�me qu'� Paris tout semblait perdu � mes pauvres amis.
     Ah! ceux-ci sont bien pauvres, j'en conviens, bien faibles, mais au
     moins ce sont d'honn�tes gens.

     �Voil� une terrible lettre politique. Je l'ai �crite de col�re.�

LE M�ME.

     �Berlin, 17 avril 1821.

     �J'ai re�u le cong�. Je partirai � la fin de la semaine; je vous
     verrai � la fin de l'autre, peu de jours apr�s que vous aurez re�u
     ce billet qui est le dernier que je vous �crirai d'ici. C'est comme
     un r�ve; j'y crois � peine. Pourtant combien de fois vous l'ai-je
     dit! Mathieu sera-t-il bien aise de me voir? J'en doute.�

M. MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER.

     �Vall�e-aux-Loups, ce 27 avril 1821.

     �J'en �tais aux excuses, surtout aux regrets de ne pas vous voir
     ces deux jours-ci, aimable amie. J'�tais hier, comme je vous en
     avais pr�venue, livr� � une petite f�te de proverbes o� je
     rencontrai un ami de Chateaubriand, qui ne soup�onnait pas m�me son
     arriv�e. Pour plus d'extraordinaire, j'�tais � cinq heures de
     l'apr�s-midi chez Mme de Duras, qui calculait le nombre de jours
     apr�s lesquels elle esp�rait cette m�me arriv�e. Je pars ce matin
     pour la Vall�e avec mes lettres qu'on venait de me remettre et le
     journal que je n'avais pas encore lu.

     �Je ne voulais pas croire d'abord � cette nouvelle du _noble ami_
     arriv�. Le doute commence, quand je lis une lettre de Berlin qui
     avait l'air d'�tre apport�e par lui. Enfin ma m�re qui vient
     d'arriver pour d�ner me donne la certitude et le regret que
     j'aurais pu voir ce matin mon illustre voisin chez lui. C'est
     vraiment piquant! car on m'ajoute qu'il a �t� hier au soir chez
     vous, o� j'aurais �t� bien �tonn� de le trouver.

     �Dites-lui d'avance, aimable amie, tous mes tendres compliments et
     mes regrets de ne le voir que demain: car je reste ici ce soir pour
     profiter de mes seuls cong�s avant les f�tes et le proc�s.

     �Le printemps est ravissant! Mais vous pensez � bien autre chose.
     Je voudrais savoir comment vous avez support� la surprise, la joie,
     etc. Il faudra vous voir pour en avoir le r�cit. Une autre personne
     qui aimerait mieux �crire � ses amis m'aurait adress� un petit
     billet d�s hier au soir. Je vous ferais bien d'autres questions,
     mais � demain soir.

     �Fauteuil ou chaise, je meurs d'envie d'avoir quelque chose de vous
     ici. Adieu, aimable amie.�

On sait quel fut le nombre des proc�s politiques pendant les ann�es 1821
et 1822. Le fl�au du _carbonarisme_ avait envahi la France, et l'arm�e
�tait plus particuli�rement travaill�e par les soci�t�s secr�tes: on ne
compta pas moins de cinq conspirations militaires dans ce court espace
de temps.

Qu'il nous soit permis de condamner avec toute l'�nergie de la
conscience les hommes importants, les chefs de l'opposition dans la
chambre qui, manquant de foi dans l'exercice l�gal des institutions de
leur pays, et emport�s par la passion, s'affili�rent � de t�n�breuses
associations et contribu�rent � entra�ner � leur perte des jeunes gens
obscurs, lesquels, pour la plupart, n'avaient point conscience de leur
crime.

Mais en m�me temps nous ne saurions assez regretter et d�plorer la
rigueur que le gouvernement crut devoir d�ployer dans ces tristes
circonstances. Mme R�camier, dont le coeur �tait sympathique � toutes les
infortunes, avait horreur de la peine de mort en mati�re politique. On
eut recours � elle en faveur des condamn�s Roger, Coudert et Sirejean;
elle mit tout en oeuvre pour adoucir leur sort, et elle eut le bonheur de
contribuer � sauver la vie des deux premiers, mais elle �choua pour le
troisi�me.

Coudert et Sirejean �taient compromis l'un et l'autre dans le premier
complot de Saumur qui �clata au mois de d�cembre 1821. L'affaire fut
jug�e en f�vrier 1822 par le second conseil de guerre de la 4e division
militaire si�geant � Tours. Les accus�s �taient au nombre de onze: trois
furent condamn�s � la peine de mort, les huit autres furent acquitt�s.
Le principal accus� dans ce proc�s, celui qui semblait le chef du
complot, Delon, �tait en fuite. L'accusation reposait principalement sur
les r�v�lations des deux sous-officiers, Duzas et Alix, et sur les aveux
de la plupart des accus�s qui d�claraient avoir �t� initi�s par Delon et
Sirejean � un complot destin� � rappeler Napol�on II, et � r�tablir la
constitution de 1791. Sirejean lui-m�me reconnaissait avoir �t� re�u
_chevalier de la libert�_ par Delon, mais il croyait, ajoutait-il,
n'entrer que dans une soci�t� analogue � la franc-ma�onnerie. Les deux
mar�chaux des logis condamn�s � mort se pourvurent en r�vision, et dans
l'intervalle qui s�para les deux jugements, les familles des condamn�s
essay�rent quelques d�marches. Coudert fut le premier pour lequel on eut
la pens�e d'invoquer l'assistance de Mme R�camier. D�s le commencement
de mars, M. Eug�ne Coudert, fr�re a�n� du sous-officier compromis, se
pr�senta � l'Abbaye-au-Bois sans autre recommandation que le malheur de
son fr�re Charles, et Mme R�camier, �mue de la plus sinc�re piti�, la
fit partager � tous ses amis et usa de leur cr�dit pour obtenir en
faveur du condamn� l'indulgence du conseil de r�vision. Ces effort
furent couronn�s de succ�s: le conseil, cassant l'arr�t des premiers
juges, condamna seulement Coudert � cinq ans de prison, comme non
r�v�lateur.

Quant au malheureux Sirejean, le plus int�ressant sans aucun doute des
deux accus�s, et par son extr�me jeunesse et par sa candeur, ce ne fut
que beaucoup plus tardivement que ses parents atterr�s par sa
condamnation cherch�rent � lui susciter des protecteurs.

Il appartenait � une tr�s-honorable famille de la bourgeoisie de
Ch�lons, famille royaliste, et c'est avec une lettre de Mme de Jessaint,
femme de l'inamovible et respectable pr�fet de la Marne, que Mme Chenet,
tante du jeune sous-officier condamn� � mort, vint implorer l'appui et
la sympathie de Mme R�camier. L'avocat du pr�venu �crivait � Mme Chenet,
le 3 avril:

     �Je vous ai laiss�e jusqu'ici dans l'incertitude du jour o� le 1er
     conseil statuerait sur le sort de M. Sirejean; maintenant je crois
     pouvoir vous assurer que le conseil sera convoqu� le 15 de ce mois.
     Hier, M. le rapporteur est parti pour Saumur o� il doit faire une
     nouvelle information. Les �l�ves de l'�cole licenci�e qui doivent
     �tre entendus comme t�moins, ont re�u l'ordre de s�journer � Tours
     ind�finiment. S'il �tait possible de faire savoir aux juges qui
     composent le conseil que le gouvernement ne tient pas � avoir une
     condamnation capitale, cela nous aiderait beaucoup, mais il
     faudrait que cet avis f�t donn� d'une mani�re semi-officielle. Il
     me semble que maintenant vous pourriez borner vos sollicitations �
     engager messieurs les ministres dans une d�marche de ce genre.

     �M. Julien et moi, nous sommes toujours convaincus qu'il serait bon
     que les accus�s fussent entour�s de quelques personnes de leurs
     familles. Nous n'assurons pas que cette d�marche aura quelque
     r�sultat, mais il suffit que nous pensions qu'elle pourrait en
     avoir, pour que nous ayons d� en faire part aux familles de nos
     malheureux clients.

     �M. Coudert s'est d�termin� � se rendre ici pour assister au
     jugement. Je ne puis que vous r�it�rer les observations que je vous
     ai adress�es: vous verrez si la pr�sence de M. Coudert au jugement
     n'est pas un motif de plus pour vaincre les r�pugnances bien
     fond�es que vous �prouvez � l'imiter.

     �Recevez, Madame, etc.

     �FAUCHEUX,

     �Avocat.�

Le malheureux enfant qu'un entra�nement irr�fl�chi avait fait entrer
dans le complot, Sirejean, � son tour, �crivait � Mme R�camier le 8
avril:

     �Madame,

     �Comment trouver des termes assez significatifs pour vous exprimer
     le vif sentiment de reconnaissance que je ressens pour l'int�r�t
     que vous avez bien voulu prendre � un malheureux qui n'est pour
     vous qu'un �tranger, et qui s'est rendu coupable d'un crime que la
     confiance du vil Delon m'avait fait consid�rer comme un devoir. Mon
     �ge, mon inexp�rience ont �t� cause que je n'ai pas aper�u le pi�ge
     qui m'�tait tendu, et je suis tomb� dans un ab�me d'o� je ne
     pourrai jamais me retirer.

     �Ce qui me console et m'aide � soutenir mes remords, c'est de
     savoir qu'il y a encore des �mes comme la v�tre, Madame, qui
     conna�t ma faute involontaire et qui ne doute pas de mon repentir.

     �SIREJEAN.

     �Prison de Tours, ce 8 avril.�

     �_P. S._ Le conseil s'assemblera lundi prochain.�

Je n'ai pas besoin de dire avec quel z�le, quel actif d�vouement Mme
R�camier s'employa � sauver cette t�te de vingt et un ans, et en m�me
temps � soutenir le courage d'une famille an�antie sous le coup qui la
frappait. Sirejean avait deux soeurs � peine sorties de l'enfance; son
p�re et sa m�re �taient vivants, et leur d�sespoir �tait tel qu'il leur
avait enlev� m�me la facult� de faire les d�marches n�cessaires au salut
de leur fils. Mais on avait d�j� �puis� en faveur de Coudert tous les
moyens d'influence dont on disposait, et peut-�tre �tait-il impossible
de r�ussir pour les deux condamn�s. Le conseil de r�vision, r�uni le 18
avril, confirma l'arr�t de mort de Sirejean.

Le pauvre jeune homme �crivit encore, apr�s sa seconde condamnation, une
lettre � sa protectrice. Malgr� la fermet� dont il fit preuve,
l'�criture de cette lettre est visiblement alt�r�e. Il annonce qu'il
vient de signer un pourvoi en cassation fond� sur l'adh�rence qu'il y
avait entre son affaire et celle de l'apparition de Berton et Delon qui
devait se juger � Poitiers; il implore un sursis afin qu'on ait le temps
de former un recours en gr�ce; il termine en disant: �Le fr�re de
Coudert va se rendre � Paris, il sera porteur de la demande en gr�ce
qu'il remettra � ma tante. Veuillez, je vous prie, faire ce qui d�pendra
de vous pour qu'elle ne soit pas infructueuse. Je vous supplie encore
d'avoir la t�che p�nible d'apprendre � ma malheureuse tante mon arr�t
fatal.

     �Je suis soutenu par mon courage, par un espoir (pas tr�s-grand �
     la v�rit�), et par les d�marches et les sollicitations que vous
     voulez bien faire pour un malheureux qui vous devra une �ternelle
     reconnaissance.

     �Agr�ez l'assurance de mon respectueux hommage.

     �SIREJEAN.

     �Ce 20, � 10 heures du soir.�

Le sursis promis � Mme Chenet avant son d�part de Paris, dans les
bureaux de la guerre, ne fut pas exp�di�, et le 2 mai 1822, � quatre
heures et demie du matin, Sirejean terminait courageusement et
religieusement sa courte vie.

Mme R�camier, confiante dans le sursis promis � la famille, s'occupait
encore de cet infortun� jeune homme quand d�j� il avait cess� de vivre.

M. de Montmorency avait fait le 20 une d�marche personnelle aupr�s du
garde des sceaux. Il rendait compte en ces termes de l'inutilit� de ses
efforts:

M. DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER.

     �Ce 21 avril 1822.

     �Je n'ai rien de bon � vous mander, aimable amie, quoique j'aie
     fait scrupuleusement toutes vos commissions. Le garde des sceaux a
     fait tout ce qu'il avait promis, a parl� au roi, a remis la
     supplique. Le roi me semble n'avoir pas �t� plus d�cid� dans aucune
     occasion. Il a dit que son devoir l'obligeait. Il n'a renvoy�
     aucune d�cision ni consultation au conseil et ne m'en a pas parl� �
     moi personnellement.

     �Je suis triste pour vous, pour cette malheureuse tante que vous
     �tes destin�e � affliger et � consoler, pour toute cette famille.
     Adieu, mille tendres hommages.�

Mme R�camier re�ut la plus douloureuse impression de cette cruelle
affaire, et on verra par les lettres de M. de Chateaubriand, combien
elle avait peine � se consoler de n'avoir pas, en sauvant ce jeune
homme, �pargn� au gouvernement royal une rigueur inutile.

Roger faisait avec Caron partie du complot de B�fort; il fut jug� par la
cour d'assises de la Moselle, et condamn� � mort, le 20 f�vrier 1823.
Recommand� � la cl�mence royale, il vit sa peine commu�e en vingt ann�es
de travaux forc�s.

Il �crivait � Mme R�camier, dont l'active compassion avait beaucoup
contribu� � obtenir la commutation de sa peine:

     �Madame,

     �Mon fr�re, qui est accouru pr�s de moi pour d�plorer mon infortune
     et me donner des consolations dont j'ai tant besoin, ne m'a pas
     laiss� ignorer le vif int�r�t que vous avez daign� prendre � mon
     terrible sort. Je sais, Madame, que c'est � vos d�marches et �
     votre pers�v�rante bont� que je dois de n'�tre pas tomb� sous le
     couteau fatal; et je serais digne du supplice dont le roi m'a fait
     gr�ce, si je ne conservais dans mon coeur, et tant que je vivrai, la
     reconnaissance la plus vive pour ma bienfaitrice.

     �En me conservant la vie, le roi m'a condamn� � en passer vingt
     ann�es, c'est-�-dire le reste, dans l'opprobre et dans l'ignominie,
     confondu avec les plus vils fl�aux de la soci�t�; c'est une
     douloureuse et bien longue agonie � laquelle la mort qui ne frappe
     qu'un instant serait sans doute pr�f�rable. Mais je suis soutenu
     par l'espoir consolant que vous daignerez un jour vous souvenir de
     votre bienfait, et saisir l'occasion favorable de le couronner d'un
     succ�s complet.�

Roger ne se trompait pas dans son esp�rance: en 1824, sous le minist�re
de M. de Chateaubriand, il lui fut fait remise enti�re de sa peine.

Pendant le minist�re de M. de Montmorency, et dans cette m�me ann�e
1822, la comtesse de Survilliers, femme de Joseph Bonaparte et soeur de
la reine D�sir�e de Su�de, maria sa fille a�n�e Z�na�de au fils a�n� de
Lucien. Ce jeune homme portait alors le titre de prince de Musignano, et
a �t� depuis le prince de Canino. Le mariage fut c�l�br� � Bruxelles, le
29 juin 1822.

Les trait�s de 1815 avaient mis la famille Bonaparte en dehors de toutes
les l�gislations; aucun membre de cette famille ne pouvait voyager,
changer de r�sidence, �tre autoris� � s�journer dans aucun �tat de
l'Europe, sans l'autorisation collective des cinq grandes puissances.
Beaucoup d'entre eux trouv�rent un refuge en Italie, la plupart
s'�tablirent � Rome, ville d'asile, o�, en tous temps, les royaut�s
d�chues ont trouv�, sous la bienveillante protection du chef de
l'�glise, une noble hospitalit�!

Joseph Bonaparte avait cherch� un asile aux �tats-Unis d'Am�rique. Sa
femme, la comtesse de Survilliers, devait conduire le nouveau m�nage
aupr�s de lui dans le courant de l'ann�e suivante. Mais auparavant, elle
d�sirait garder quelques semaines encore aupr�s d'elle son gendre et sa
fille; et en m�me temps elle craignait d'exposer Charles-Napol�on
Bonaparte � quelque d�sagr�ment pour rupture de ban, si son s�jour �
Bruxelles se prolongeait sans autorisation.

Mme R�camier fut invoqu�e: elle re�ut, � deux jours de distance, une
lettre d'Aix-la-Chapelle o� la reine D�sir�e avait �t� voir son fils, le
prince Oscar qui maintenant r�gne en Su�de, et la communication d'une
autre lettre, sur le m�me sujet, �crite par l'ex-reine d'Espagne.

Je donne ces deux lettres, et je consigne ici le succ�s de la
n�gociation dont on priait Mme R�camier de se charger, non point pour
enregistrer un acte d'obligeance de plus de la part d'une personne dont
la bont� �tait sans limites, mais parce que ces lettres et les
circonstances qui les motiv�rent sont curieuses par les noms des
personnes int�ress�es, et comme d�tail de moeurs. Dans la sorte
d'_interdit_ que les souverains de l'Europe faisaient peser sur les
Bonaparte, ces lettres constatent que la maison de Bourbon et les hommes
d'�tat qui se succ�d�rent dans les conseils de ces princes, mirent
toujours de l'empressement � adoucir, vis-�-vis des membres de la
famille de Napol�on, la rigueur des trait�s. � cet �gard, M. de
Montmorency, quand il arriva aux affaires, ne fut pas moins facile que
ne se montra plus tard M. de Chateaubriand.

LA REINE DE SU�DE � Mme R�CAMIER.

     �Aix-la-Chapelle, le 28 juin 1822.

     �Madame,

     �C'est avec bien du regret que j'ai d� quitter Paris sans vous
     voir, mais je re�us un courrier de mon fils qui me pr�venait de sa
     prochaine arriv�e � Aix-la-Chapelle, et je n'eus que le temps de me
     pr�parer au d�part. Depuis ce moment, je suis occup�e des chagrins
     des autres: c'est un d�lassement qui n'est pas trop salutaire � la
     sant�, aussi je suis tr�s-souffrante depuis quelques jours. Je suis
     bien f�ch�e que le hasard ne vous ait pas amen�e ici cette ann�e;
     quel plaisir j'aurais eu de vous y voir et de vous pr�senter mon
     fils qui r�unit quelques avantages d'esprit et de caract�re, et qui
     aurait �t� bien charm� de faire votre connaissance! Quant � sa
     figure et � sa tournure, c'est son p�re � vingt-trois ans; il n'a
     rien voulu de moi, il a bien fait, car il n'y aurait pas gagn�
     grand'chose. En venant ici, j'ai pass� quelques jours � Bruxelles,
     et j'ai trouv� ma soeur dans un �tat de sant� effrayant et dans un
     chagrin qui, je le crains bien, la m�nera au tombeau. L'id�e de
     quitter sa fille la tue, et elle est dans un �tat de faiblesse tel
     qu'elle ne pourrait certainement pas atteindre Rome sans danger.
     Jugez de mon d�sespoir d'�tre forc�e de la quitter dans ce moment,
     de ne pouvoir m�me pas assister au mariage de sa fille. Dans cette
     anxi�t�, je viens vers vous; comme tous ceux qui souffrent sont
     toujours s�rs d'y trouver des consolations, je vous prie de faire
     en sorte que ma soeur jouisse tranquillement de ses enfants jusqu'au
     moment o� ils doivent se rendre � Rome, et ce sera pour les
     premiers jours d'ao�t, � cause des neiges du Tyrol qu'ils doivent
     traverser pour se rendre en Italie.

     �Ce terme, si court pour l'amiti�, doit l'�tre aussi pour la
     politique, et il me semble que M. de Montmorency pourrait bien
     prendre sur lui de fermer les yeux l�-dessus: car ce ne serait pas
     la peine d'assembler le grand congr�s pour un si petit s�jour. Le
     roi de Hollande ne dira rien si on ne le presse pas, et je voudrais
     du moins pouvoir �tre aupr�s de ma soeur et t�cher d'adoucir sa
     douleur, si c'est possible, au moment d'une s�paration si cruelle;
     c'est ce qui me serait impossible en ce moment, �tant retenue
     aupr�s de mon fils. Je me repose enti�rement sur votre amiti� et
     sur la bont� aimable que M. le vicomte de Montmorency a bien voulu
     me t�moigner quelquefois. Je r�clamerais aussi l'int�r�t de M. le
     duc de Laval qu'il a eu la gr�ce de m'offrir, et je vous prie de
     lui dire mille choses aimables.

     �Adieu, Madame, donnez-moi de vos nouvelles, conservez-moi votre
     amiti�: j'en attends une bien grande preuve en ce moment. Je vous
     prie de croire que je me trouverais heureuse de vous prouver la
     mienne dans toutes les occasions.

     �D�SIR�E.�

LA COMTESSE DE SURVILLIERS (Mme JOSEPH BONAPARTE) � SA SOEUR LA COMTESSE
DE VILLENEUFRE.

     �Bruxelles, ce 30 juin 1822.

     �Ma ch�re soeur, le mariage de Z�na�de a eu lieu hier; tu con�ois
     que j'ai eu une journ�e qui a �t� pour mon coeur toute d'�motion et
     d'anxi�t� en pensant � la s�paration prochaine de ma fille. Son
     d�part sera le 15 d'ao�t. Elle ne peut l'entreprendre plus tard,
     voulant passer les Alpes avant les neiges; cette �poque est si
     rapproch�e qu'il me semble inutile de faire des d�marches � Paris
     pour qu'on autorise Charles � passer ce peu de temps pr�s de moi.
     Cependant comme je tiens beaucoup � le conserver jusqu'au 15 ao�t,
     je voudrais savoir s'il ne sera pas inqui�t� jusqu'� cette �poque.
     Dans le cas contraire, je suis dispos�e � faire ce qu'on me
     conseillera. Rends-moi le service, ma ch�re soeur, d'entretenir les
     personnes qui peuvent par leur avis me diriger dans cette
     circonstance: j'aime � croire qu'elles jugeront comme moi que, pour
     si peu de semaines, il est inutile d'occuper de nous les ministres
     des cinq puissances � Paris. Je d�sirerais me m�nager leur int�r�t
     pour le printemps prochain, �poque � laquelle Charles et Z�na�de
     doivent venir me prendre pour nous embarquer tous les trois pour
     les �tats-Unis. Si tu pouvais me donner la certitude qu'on ne s'y
     opposera pas, je passerais l'hiver plus calme, puisque je serais
     assur�e de revoir mes enfants au commencement du printemps prochain
     pour les conduire � mon mari.

     �Je crois inutile de te recommander ces deux affaires, connaissant
     l'int�r�t que tu prends � tout ce qui a rapport � moi; tu dois
     sentir le prix que j'attache � poss�der encore mes enfants pendant
     quelques semaines et � conserver l'esp�rance de les revoir apr�s
     l'hiver.

     �La reine[52] m'�crit d'Aix-la-Chapelle; elle me para�t fort
     contente d'�tre aupr�s de son fils qu'elle a trouv� � merveille
     sous tous les rapports.

     �Embrasse pour moi l'aimable Juliette[53]. Z�na�de lui a �crit il y
     a deux jours. Adieu, ma ch�re soeur, tu connais mes sentiments pour
     toi, ils sont inalt�rables.

     �JULIE.�

Le prince Charles-Napol�on Bonaparte, dont il est ici question, est le
m�me qui p�rit dans l'insurrection de la Romagne en 1831. Il �tait fr�re
a�n� du prince Louis-Napol�on, aujourd'hui empereur des Fran�ais.

Les d�tails dans lesquels nous avons cru n�cessaire d'entrer sur les
circonstances o� le g�n�reux int�r�t de Mme R�camier trouva � s'exercer,
nous ont fait devancer le temps; il faut revenir � l'�poque du retour de
M. de Chateaubriand � Paris, apr�s son ambassade � Berlin.

Un nouveau changement de minist�re amenait d�finitivement les royalistes
au pouvoir.

Une ordonnance du 15 d�cembre 1821 donnait � M. de Vill�le les finances,
l'int�rieur � M. de Corbi�re, la justice � M. de Peyronnet, les affaires
�trang�res � M. Mathieu de Montmorency.

M. de Chateaubriand, nomm�, dans le courant de janvier, ambassadeur �
Londres en remplacement du duc Decazes, partit pour son poste le 2 avril
1822.

Ici commence une nouvelle s�rie de ses lettres.

LE VICOMTE DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER.

     �Mardi matin, 2 avril.

     �Vous trouverez ce mot � votre r�veil, comme de coutume. Vous
     verrez que rien ne changera, si vous ne changez pas.

     �Je monte en voiture � l'instant: il est huit heures et demie.

     �� bient�t; j'�crirai de Calais.�

LE M�ME.

     �Calais, mercredi 3 avril.

     �Me voil� � Calais. Demain je serai � Douvres. Vous connaissez mon
     exactitude, vous savez que je tiens ma parole et que je n'ai jamais
     tromp� personne. Ce petit mot, mis � la poste tout simplement, vous
     arrivera vite. � Berlin, l'�ternit� se passait avant que l'on re��t
     des nouvelles de ses amis. Je vous �crirai de Douvres, et puis de
     Londres, � l'adresse de M. Lemoine.�

LE M�ME.

     �Douvres, ce vendredi.

     �Vous voyez que j'ai pass� la mer. Je serai ce soir � Londres. Je
     vous �crirai. Je ne me vois pas dans ce pays o� j'ai �t� si
     malheureux et si jeune sans avoir le coeur serr�.�

LE M�ME.

     �Londres, mardi 9 avril 1822.

     �J'ai grand besoin de recevoir une ligne de vous. Je vous ai �crit
     de Calais et de Douvres. Me voil� � Londres, o� je n'ai que de bien
     tristes souvenirs, et o� je suis bien seul, quoi que vous en
     pensiez et en disiez. Je ne fais pas un pas ici sans reconna�tre
     quelque chose qui me rappelle mes souffrances et ma jeunesse, les
     amis que j'ai perdus, le monde qui a pass�, les esp�rances dont je
     me ber�ais, mes premiers travaux, mes r�ves de gloire, et enfin
     tout ce qui compose l'avenir d'un jeune homme qui se sent n� pour
     quelque chose. J'ai saisi quelques-unes de mes chim�res, d'autres
     m'ont �chapp�, et tout cela ne valait pas la peine que je me suis
     donn�e. Une chose me reste et tant que je la conserverai, je me
     consolerai de mes cheveux blancs et de ce qui m'a manqu� sur la
     longue route que j'ai parcourue depuis trente ann�es.

     �Je ne puis rien vous dire de la soci�t� et de la politique, car je
     ne sais rien encore. Je n'ai vu personne et je suis au milieu des
     embarras d'une maison que l'on meuble et que l'on peint. Je suis un
     peu souffrant de la peinture, du charbon et du brouillard.

     �J'attends un _billet_ de vous. Vous n'�crivez que des mots.
     Mandez-moi pourtant tout ce que vous saurez. On parle fort de
     guerre et de congr�s. Vous voyez mon exactitude, c'est comme �
     Berlin. Soyez s�re aussi que tout s'accomplira comme je vous l'ai
     dit.�

LE M�ME.

     �Londres, 12 avril 1822.

     �Depuis que j'ai quitt� Paris, je n'ai pas re�u un mot de vous. Je
     vous ai constamment �crit, et vous aurez re�u toutes mes lettres.
     M. Lemoine vous aura port� les derni�res. C'est le lundi et le
     jeudi avant une heure qu'il faut envoyer vos lettres chez Mathieu.
     Mais peut-�tre ne voulez-vous pas envoyer vos lettres chez lui.
     Dans ce cas, �crivez-moi simplement par la poste. Mais
     souvenez-vous alors qu'il faut affranchir vos lettres jusqu'�
     Calais.

     �Je suis plong� dans les affaires. J'ai vu lord Londonderry, et
     j'ai mand� � Mathieu la conversation importante que j'ai eue avec
     lui. Je serai pr�sent� au roi le 19. Au milieu de tout cela, je
     suis bien triste. Je n'entends pas parler de vous, je ne sais ce
     que deviennent mes amis, ce qu'ils font. H�las! il est trop vrai
     qu'il n'y a de bonheur que dans une vie ind�pendante, et aupr�s de
     ceux � qui le coeur est attach�. �crivez-moi. Vous �tes bien
     coupable et vous avez bien � r�parer.�

LE M�ME.

     �Londres, ce mardi 16 avril 1822.

     �Enfin voil� un billet de vous. Vous avez re�u ceux que je vous ai
     �crits de Calais et de Douvres. Ceux que je vous ai �crits de
     Londres vous seront sans doute aussi parvenus par l'entremise de ce
     bon M. Lemoine. Vous retrouvez l� mon ancienne exactitude et cette
     parole qui n'est jamais viol�e. Je viens d'�crire � M. de
     Montmorency. Je n'ai pas �t� �tonn� de ce qu'on lui avait dit. Les
     gens qui aiment � brouiller sont fort communs. J'esp�re qu'il sera
     content de ma lettre.

     �Je suis sur les nouvelles du jour comme j'�tais � Berlin. Vos amis
     les lib�raux n'ont qu'une fausse joie. Nous les battrons, et si
     nous ne nous d�sunissons pas, notre triomphe est certain.

     �Je commence � voir des sympt�mes de faveur ici dans les hauts
     cercles politiques; je ne sais rien encore de la soci�t�. Elle va
     commencer. Ce sera mon tourment.

     �Pensez � moi, �crivez-moi. Vos lettres m'arriveront par la poste,
     si elles sont affranchies jusqu'� Calais.�

LE M�ME.

     �Londres, ce 19 avril.

     �Mille remerc�ments de votre billet du 14. Je ne vous �cris
     aujourd'hui que deux mots. Je sors de l'audience royale. J'ai �t�
     re�u avec une rare bienveillance. Je commence � r�ussir,
     politiquement parlant, dans ce pays. J'y fais beaucoup de bien �
     nos amis, et je pense que de leur c�t� ils doivent �tre assez
     contents de ma correspondance.

     �Maintenant la soci�t� va s'ouvrir pour moi. Mais c'est l� que je
     vais sentir ce que j'ai perdu en vous quittant. �crivez-moi.

     �� l'avenir num�rotez vos billets.�

LE M�ME.

     �Londres, 23 avril 1822.

     �Deux petits billets de vous valent mieux que les �ternelles
     lettres dont je vous ennuie. Les affaires m'accablent si fort ici,
     que je n'ai pas le temps de respirer. Je commence � r�ussir en
     politique, et j'ai donn� � notre diplomatie un caract�re qui
     convient � ce beau nom de Fran�ais que je porte. Je ne m'occupe
     qu'� nous relever. On nous avait mis bien bas. J'exerce autant que
     je puis l'hospitalit�. Je fais rechercher tous les voyageurs
     fran�ais qui arrivent, quelle que soit leur opinion, et je les
     invite chez moi. J'ai fait hier mon entr�e dans le monde. Je me
     suis fort ennuy� � un _rout_. Je n'ai pas cess� de souffrir depuis
     que je suis ici. J'ai des nuits affreuses. Le climat est
     d�testable. S'il n'y a pas guerre, il y aura _congr�s_: vous savez
     que c'est l� notre secret et notre esp�rance. Je vous ai dit que le
     roi m'a re�u merveilleusement. J'attends jeudi un mot de vous.
     Puisque vous ne pouvez pas me dire tout ce que je voudrais,
     dites-moi au moins des nouvelles de votre monde de France. Lord
     Bristol n'est pas encore arriv�. Du moins il me parlera de vous.�

LE M�ME.

     �Londres, ce 25 avril.

     �Je suis ici uniquement occup� d'affaires. Elles sont graves et
     immenses. Une partie de mon r�le consiste � aller dans le monde, et
     quand j'ai travaill� toute la journ�e, il faut que je m'habille
     pour sortir � onze heures et demie du soir. Jugez quel tourment
     pour moi. Je presse les arrangements de mon m�nage afin de pouvoir
     ouvrir ma maison le 1er mai. Je doute encore de tout mon succ�s,
     car tout me manque.

     �Je devine ais�ment qui vous a fait votre minist�re. Cela n'a pas
     le sens commun, et quand nous tomberions, ce ne seraient pas les
     hommes que vous nommez qui nous remplaceraient. Mais croyez-moi,
     nous battrons nos ennemis, si toutefois on veut m'�couter. J'ai
     �crit fortement � Paris. Je regrette tous les jours la petite
     cellule. Si j'y rentre jamais, je n'en sortirai plus.

     �J'ai fait ma paix avec Mathieu.�

LE M�ME.

     �30 avril 1822.

     �Vous ne m'�crivez que de petits mots froids. Cela me d�sole. Ne
     pouvez-vous au moins me parler de ce que vous faites, de ce que
     vous dites! moi, je vous raconte longuement mes journ�es. Elles
     sont en effet bien longues sans vous. Je m'occupe � gagner les
     suffrages anglais pour les royalistes. Je crois que je r�ussirai.
     On m'annonce MM. de Broglie, de Sta�l et d'Argenson. Cela est assez
     amusant. Je les comblerai de politesses, surtout les deux premiers.
     C'est une innocente malice que vous me pardonnerez. Je trouve, ne
     vous en d�plaise, que le plaisir d'avoir sauv� _Coudert_ devrait
     vous rendre moins cruel le sort de _Sirejean_.

     �T�chez donc de m'�crire un peu plus longuement. Songez au congr�s
     et � tout ce qui peut me rappeler. J'ai grande envie de savoir ce
     que voulait la dame myst�rieuse. Elle pourrait puissamment nous
     servir.�

LE M�ME.

     �3 mai 1822.

     �Je suis r�ellement d�sol� de vous voir si afflig�e du sort de cet
     infortun� jeune homme[54] que vous en oubliez tous vos amis. H�las!
     nous avons assez de causes de souffrance � nous, sans y joindre
     encore des causes �trang�res. Je vois par ce que vous me dites et
     par ce que m'�crivent tous mes amis, que tandis que j'arrange les
     affaires des royalistes au dehors, on les d�fait au dedans. J'y
     fais cependant ce que je puis. J'ai �crit � Mathieu, � Vill�le, �
     Corbi�re. Je les ai avertis du danger; ma conscience est en paix.
     S'ils tombent, j'en serai tr�s-f�ch� pour eux. Quant � moi, je
     rentrerai avec joie dans la vie priv�e et je vous promets de n'en
     sortir de ma vie. Ce sera du moins le moyen de ne plus vous
     quitter.

     �On parle toujours d'un congr�s pour le mois de septembre, veillez
     bien � cela. Il faut que j'y aille pour revenir � Paris. Tous nos
     plans, comme vous le savez, sont �tablis sur le congr�s.

     �Je continue � �tre tr�s-bien vu ici. Je voudrais que mes amis de
     Paris sentissent un peu le prix de mes services, non pour ce que
     ces services valent en eux-m�mes, mais parce qu'ils auraient moins
     d'envie de me tenir �loign�.�

LE M�ME.

     �7 mai 1822.

     �On attend demain, ici, M. de Broglie et M. de Sta�l. Ils me
     donneront de vos nouvelles. Je vous en prie, soyez un peu discr�te
     avec Adrien. Vous n'avez pas d'id�es des lettres que m'�crit Mme de
     D...

     �Je suis accabl� de travail. Nos affaires vont merveilleusement
     ici; si elles allaient aussi bien en France, vos amis les lib�raux
     ne seraient pas si hargneux. Quoi qu'il en soit, ma pr�diction
     s'accomplira, et ils seront battus par le pauvre petit minist�re
     royaliste qui n'a l'air de rien du tout. Cependant ce minist�re a
     fait bien des sottises depuis mon d�part, et les royalistes ont
     raison de se plaindre. J'ai �crit pour tout raccommoder. Les
     correspondances priv�es qu'on imprime dans les journaux anglais me
     font aussi sans cesse rappeler en France pour �tre premier
     ministre. Je ne sais ce qui peut donner naissance � ces sots
     bruits.

     �Je vous quitte; je tombe de fatigue. J'ai �crit aujourd'hui une
     longue d�p�che de la plus haute importance.

     �Que ne suis-je dans la petite cellule!�

LE M�ME.

     �Londres, ce 10 mai 1822.

     �Je vous envoie copie de la lettre que j'�cris par ce courrier �
     Laborie. Vous la montrerez � la personne que je devine ais�ment.
     Cet homme (Laborie) est tr�s-bon, mais c'est un tripotier �ternel.

     �Je ne sais ce qui a pu vous blesser dans mon billet. Je n'aime
     point les explications diff�r�es. Si c'est vous blesser que d'�tre
     malheureux et � plaindre loin de vous, alors vous devez �tre
     tr�s-bless�e.

     �Je n'ai plus rien � vous dire de ce pays. La premi�re impression
     est faite, et comme elle m'est, je crois, favorable, je suis
     maintenant hors de danger. Je porte bonheur aux royalistes. Je ne
     puis m'emp�cher de remarquer que leurs affaires s'arrangent partout
     o� je vais et se d�rangent partout o� je ne suis pas. Cela ne tient
     nullement � mon m�rite, mais � un sort qui semble s'attacher pour
     eux � ma personne. Et ce qu'il y a de tr�s-malheureux pour moi,
     c'est que je ne les sers qu'aux d�pens de la paix de ma vie; je
     suis � contre-sens de toutes mes habitudes et de tous mes go�ts
     pour les servir.

     �Votre billet m'a rendu triste. Je vous quitte pour ne pas vous
     ennuyer de mes lamentations.�

LE M�ME.

     �14 mai 1822.

     �Voulez-vous aussi me faire maudire les courriers? Toutes les
     lettres que je re�ois de Paris sont des plaintes; tandis que je
     re�ois parmi les �trangers un bon accueil que je n'ai recherch� que
     pour mes amis de France, ces amis semblent d'accord pour me
     d�soler. Les amis politiques m'�crivent des fureurs, et veulent que
     je quitte tout pour les sauver. Mme de D. est � moiti� folle. Mme
     de Chateaubriand grogne, et voil� que vous vous mettez � g�mir.
     Allons, il ne me reste plus qu'� me noyer.

     �C'est pourtant dommage. Je commen�ais � �tre en pleine fortune.
     J'ai donn� hier mon premier d�ner diplomatique avec plein succ�s.
     Le 26, le duc d'York vient d�ner chez moi, et le roi en meurt
     d'envie. Je calcule cette faveur croissante avec plaisir, parce que
     tout ce qui m'�l�ve me rend n�cessaire, et qu'en devenant
     n�cessaire, j'ai une chance plus prochaine de vous revoir.

     �Vous ne m�ritez pas tous ces calculs, puisque vous grondez aussi.
     Au nom du ciel, ne vous mettez pas dans la foule, et �crivez-moi de
     mani�re � me consoler.�

LE M�ME.

     �17 mai 1822.

     �Le courrier d'hier ne m'a point apport� de lettre de vous. Il n'y
     a que moi dans le monde dont l'attachement soit toujours le m�me,
     et dont l'amiti� soit toujours exacte. On me fait, quand on
     m'oublie, une peine que je ne veux faire � personne.

     �Voil� les �lections � peu pr�s finies. Les lib�raux sont battus,
     et en v�rit� ils avaient bien des chances pour eux! Croient-ils
     encore qu'ils sont populaires, qu'ils sont les plus nombreux et les
     plus habiles? Le _petit minist�re_ triomphera; je l'ai pr�dit.

     �Je suis toujours tr�s-bien ici, et je prends chaque jour plus
     d'empire. J'esp�re pourtant, quoi qu'il arrive, vous voir bient�t,
     soit en cong�, soit en allant au _congr�s_, s'il y a congr�s, soit
     en devenant ministre; enfin je vous verrai _quand vous voudrez_. M.
     de Sta�l et M. de Broglie sont venus me voir. Je les ai pri�s �
     d�ner pour mercredi prochain. J'esp�re que dimanche j'aurai un mot
     de vous. J'en ai grand besoin.�

LE M�ME.

     �Londres, ce 20.

     �J'ai adress� par le dernier courrier une lettre pour vous � M.
     Lemoine. Je vous envoyais dans cette lettre la copie d'une autre
     longue lettre que j'�crivais � M. de Montmorency relativement au
     congr�s, et je vous priais d'appuyer ma demande.

     �Je crois savoir aujourd'hui que M. Lemoine est all� faire un
     voyage en Champagne, et j'ai grand peur que mon paquet arrivant
     pendant son absence, ce qui �tait pour vous ne vous soit pas
     parvenu.

     �Je meurs d'envie d'apprendre que vous avez re�u _la lettre et la
     copie_ dont je vous parle. Vous ne m'avez pas dit si vous aviez dit
     � Mme de Boigne ce que j'ai eu le bonheur de faire pour elle.

     �Je suis tr�s-bien avec M. de Sta�l, mais je n'aime pas � me
     souvenir de ce ch�teau des bords de la Loire.�

LE M�ME.

     �31 mai 1822.

     �Avec quelle joie j'ai revu la petite �criture. Tous les courriers
     qui arrivaient sans un seul mot de vous me crevaient le coeur.
     Suis-je assez fou de vous aimer ainsi, et pourquoi abusez-vous tant
     de votre puissance! Pourquoi avez-vous cru un moment ce qu'on a pu
     vous dire? Je hais mortellement ceux qui m'ont fait tant de mal,
     quels qu'ils soient. Nous nous expliquerons; mais, en attendant,
     aimons-nous, c'est le moyen de nous d�faire de nos ennemis. Si vous
     �tiez all�e en Italie, je vous y aurais suivie.

     �� propos d'Italie, le congr�s para�t plus probable que jamais. Je
     vais avoir besoin de vous pour attaquer Mathieu. Je vous donnerai
     le signal. Le prince d'Esterhazy, ambassadeur d'Autriche � Londres,
     ira au congr�s. Vous sentez combien nous pourrons faire valoir
     cette circonstance. Ce congr�s a l'immense avantage de me ramener �
     Paris; et toute cette politique ne signifie autre chose, sinon que
     je meurs du besoin de vous voir. Je ne vous ai point �crit par le
     dernier courrier, j'�tais trop triste et trop malheureux de votre
     silence; vous le verrez bien par les lettres que vous aurez re�ues
     avant celle-ci.

     �Je tiens toujours que nos amis triompheront malgr� leurs
     innombrables fautes. J'aime beaucoup l'abb� Frayssinous, mais je
     crois que l'opinion n'est pas encore m�re pour mettre un pr�tre �
     la t�te de l'�ducation publique. On m�contente Delalot, et Delalot
     est une puissance dans la chambre. Une division dans le c�t� droit
     peut seule perdre nos amis.�

Qui ne se rappelle, comme d'un tableau exquis, la peinture que M. de
Chateaubriand fait, dans ses _M�moires_, de l'int�rieur du r�v�rend M.
Ives, de Bungay, ministre du saint �vangile, grand hell�niste et grand
math�maticien?

La chaste et gracieuse figure de sa fille unique Charlotte, �g�e de
quinze ans, esquiss�e en quelques traits, est un des portraits les plus
vrais et les plus aimables que l'auteur des _M�moires d'Outre-Tombe_ ait
montr� � ses lecteurs.

Pr�sent� dans cette maison pendant une excursion dans le comt� de
Suffolk, le jeune �migr� y fut mieux re�u que partout ailleurs. Il se
laissa aller, fort imprudemment sans doute, � la s�duction du sentiment
qu'il inspirait et qu'il �prouvait lui-m�me: la main de miss Ives lui
fut offerte. Il faut lui laisser raconter cette sc�ne.

     �Je voyais venir avec consternation le moment o� je serais oblig�
     de me retirer. La veille du jour annonc� comme celui de mon d�part,
     le d�ner fut morne. � mon grand �tonnement, M. Ives se retira au
     dessert en emmenant sa fille, et je restai seul avec Mme Ives; elle
     �tait dans un embarras extr�me, je crus qu'elle m'allait faire des
     reproches sur une inclination qu'elle avait pu d�couvrir, mais dont
     jamais je n'avais parl�. Elle me regardait, baissait les yeux,
     rougissait; enfin, brisant avec effort l'obstacle qui lui �tait la
     parole: �Monsieur, me dit-elle en anglais, vous avez vu ma
     confusion. Je ne sais si Charlotte vous pla�t; ma fille a
     certainement con�u de l'attachement pour vous. M. Ives et moi, nous
     nous sommes consult�s: nous croyons que vous rendrez notre fille
     heureuse. Vous n'avez plus de patrie; vous venez de perdre vos
     parents; vos biens sont vendus; qui pourrait vous rappeler en
     France? En attendant notre h�ritage, vous vivrez avec nous.�

     [...]

     �Je me jetai aux genoux de Mme Ives, je couvris ses mains de mes
     baisers et de mes larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur,
     et elle se mit � sangloter de joie. Elle �tendit le bras pour tirer
     le cordon de la sonnette, elle appela son mari et sa fille.
     �Arr�tez, m'�criai-je; je suis mari�!� Elle tomba �vanouie.�

Vingt-sept ans plus tard, le proscrit obscur devenu le premier �crivain
de son si�cle, et remplissant, en Angleterre, les fonctions
d'ambassadeur du roi de France, revit cette Charlotte dont le souvenir
avait d� lui rester charmant et sacr�: elle �tait belle encore, et selon
la po�tique expression de M. de Chateaubriand �les ann�es qui avaient
pass� sur sa t�te ne lui avaient laiss� que leurs printemps;� elle �tait
mari�e, m�re de deux beaux jeunes hommes, et r�clamait pour l'un d'eux
la protection de l'ambassadeur de France.

Lady Charlotte Sutton a adress� deux lettres � M. de Chateaubriand: la
premi�re, pendant qu'il �tait encore ambassadeur en Angleterre, la
seconde au mois de juin 1825. Avant de lui �crire cette seconde lettre,
lady Sutton avait fait un voyage en France, et nous devons fixer
l'�poque de ce voyage � l'ann�e 1824, quoique M. de Chateaubriand dans
ses _M�moires_ le place en 1823, et pendant son minist�re. La
disposition d'esprit dans laquelle Charlotte le trouva devait �tre
sombre, puisqu'elle re�ut de son accueil une impression p�nible, et que
lui-m�me, dans ses _M�moires_, il exprime un regret et presque un
remords de la froideur dont elle fut bless�e.

En laissant ces deux lettres � Mme R�camier, M. de Chateaubriand voulait
certainement rendre un t�moignage de respect � la personne dont il avait
paru imparfaitement accueillir le noble et touchant souvenir; si nous
les reproduisons ici � la date de la premi�re, c'est que nous croyons
r�pondre � l'intention de M. de Chateaubriand. L'essai de traduction
dont nous accompagnons le texte anglais de ces lettres ne rend sans
doute qu'imparfaitement la simplicit� p�n�trante de l'original.

PREMI�RE LETTRE.

     Ditchingham Lodge near Bungay, 17th June 1823.

     �Occupied with the fate of empires, and stationed on so lofty an
     eminence that the petty concerns of humbler life can scarcely be
     visible, your Excellency cannot easily imagine how much the mind of
     a private individual may dwell on a single thought until it becomes
     painful from intensity.

     �Unwilling to be guilty of intrusion (especially on _you_), yet
     equally reluctant to appear ungrateful, you perhaps would smile,
     could you fully know the embarrassment even this letter has
     occasioned me. But your kind words: �puis-je �tre bon � quelque
     chose pour vous?� and the kind tone in which they were attended,
     have echoed in my heart, until perhaps they have disturbed my head.
     Twelve long months have now elapsed since I heard them, during
     which time I have often painfully regretted having very
     inadequately expressed my deep-felt sense of your kindness; but in
     truth, it was so blended with other feelings, that I could not
     dwell on the subject. The hope too, which your Excellency permit to
     entertain of seeing you here (a hope so pleasing that I overlooked
     the impossibilities of its accomplishment), awakened my maternal
     vanity to fancy that my sons might win some portion of your
     approbation for themselves.

     �When I had last the honor of seeing you, you were proceeding to
     Gloucester Lodge, with the kind intention of speaking in favor of
     one of my sons to M. Canning, whose accession to the ministry gives
     him perhaps as much influence with respect to India now, as his own
     personal destination thither would have done. Assuredly, my own
     feelings would not lead me to desire such a banishment for any of
     my children; but my eldest son, Samuel Ives Sutton, now in his
     seventeenth year, has expressed so decided and steady a wish for
     some civil appointment in India, that it is my duty to do all in my
     power to promote it.

     �A writer-ship to _Madras_, for next year, is the summit of his
     ambition. It is not in itself a very great thing, yet so numerous
     are the competitors, that it is absolutely unattainable, excepting
     by the hand of power.

     �This then, Mylord, is the point; _and how much it has cost me to
     come to it, you can never know_.

     �With the most earnest wishes for your health and happiness, and
     with every sentiment of the highest consideration and respect, in
     which admiral Sutton begs to be permitted to join, I have the honor
     to be Your Lordship's most obedient humble servant,

     �CHARLOTTE SUTTON.�

LADY CHARLOTTE SUTTON � M. DE CHATEAUBRIAND.

     �Ditchingham Lodge, pr�s Bungay, 7 juin 1822.

     �Occup�e du sort des empires et plac�e � une telle hauteur qu'elle
     peut � peine s'apercevoir des soucis d'une existence plus humble,
     Votre Excellence ne saurait ais�ment concevoir avec quelle
     douloureuse intensit� l'esprit d'une personne priv�e peut
     s'absorber dans une seule pens�e.

     �Je ne voudrais pas me rendre coupable d'indiscr�tion, surtout
     aupr�s de vous; je crains �galement de me montrer ingrate, et vous
     souririez peut-�tre si vous connaissiez � quel degr� cette lettre
     elle-m�me me cause d'embarras.

     �Mais vos bienveillantes paroles, �puis-je �tre bon � quelque chose
     pour vous?� et le ton plein de bont� avec lequel vous les avez
     prononc�es, ont retenti dans mon coeur, assez peut-�tre pour
     troubler ma t�te. Depuis que j'ai entendu ces paroles, il s'est
     �coul� douze longs mois pendant lesquels j'ai souvent et am�rement
     regrett� d'avoir exprim� d'une fa�on si incompl�te l'�motion
     profonde que m'avait caus�e votre bienveillance. Mais, � dire vrai,
     tant d'autres sentiments se m�laient � celui-l� qu'il m'e�t �t�
     impossible de m'appesantir sur ce sujet.

     �L'espoir, que Votre Excellence m'avait permis de nourrir, de vous
     voir ici, espoir si doux qu'il m'emp�chait d'apercevoir toutes les
     impossibilit�s qui s'opposeraient � son accomplissement, avait
     �veill� ma vanit� maternelle, et je r�vais que mes fils pourraient
     gagner pour eux-m�mes une part dans votre estime.

     �La derni�re fois que j'ai eu l'honneur de vous voir, vous partiez
     pour Gloucester Lodge avec la bienveillante intention de parler �
     M. Canning en faveur de l'un de mes fils: l'av�nement au minist�re
     de cet homme d'�tat lui donne aujourd'hui une influence non moins
     grande sur les affaires de l'Inde que ne l'aurait fait son envoi
     sur les lieux m�mes.

     �Sans nul doute, mes sentiments personnels ne me pousseraient pas �
     souhaiter un semblable exil pour aucun de mes enfants; mais mon
     fils a�n�, Samuel-Ives Sutton, qui est maintenant dans sa
     dix-septi�me ann�e, a exprim� un d�sir si formel et si invariable
     d'obtenir un emploi civil dans l'Inde, qu'il est de mon devoir de
     faire tout ce qui d�pend de moi pour l'aider � y parvenir. Une
     place d'exp�ditionnaire � Madras, obtenue pour l'ann�e prochaine,
     serait l'objet de toute son ambition. C'est peu de chose en soi;
     cependant les comp�titeurs sont si nombreux, qu'on n'y saurait
     atteindre que soutenu par une main puissante.

     �Voil�, mylord, ce dont il s'agit; _et vous ne saurez jamais ce
     qu'il m'en a co�t� pour en arriver l�_.

     �J'ai l'honneur d'�tre, avec les voeux les plus ardents pour votre
     sant� et votre bonheur, et avec les sentiments de la plus haute et
     la plus respectueuse consid�ration, dans lesquels l'amiral Sutton
     se joint � moi, de Votre Seigneurie, la tr�s-humble et ob�issante
     servante,

     �CHARLOTTE SUTTON.�

SECONDE LETTRE.

     �14th June 1825.

     �Mylord,

     �Permit me to assure your Lordship that I am not guilty of the
     presumption of intending to inflict an annual letter upon you; and
     sincerely do I regret that my thoughts cannot be open to your view
     instead of these lines; as, could you know them, I venture to
     believe, you would readily forgive what otherwise may appear
     intrusive. Once, since I left Paris, I have presumed to trouble
     your Lordship with a few lines, requesting that the manuscript I
     had so cherished during twenty seven years might be returned to me.
     But as it has not been your pleasure to comply with this request, I
     suppose I ought to forbear a repetition of it.

     �Mylord, I may perhaps not again intrude on you, never perhaps I
     see you more on this side of the grave; forgive me then this once,
     if I avail myself of the opportunity afforded by admiral Sutton,
     who is going to Paris with the intention of leaving my eldest son
     there, in order that he may attain some facility in speaking the
     French language, an acquirement which will perhaps be useful to him
     whatever may be his future destiny. When I had the honor of seeing
     you at Paris, I felt the impropriety of trespassing upon your
     Lordship's occupied time, and therefore could not venture to
     explain myself on some points, in which I saw by your glance (which
     language it is impossible to misunderstand) what your politeness
     would kindly have concealed.

     �But if, in the endeavour to promote the welfare of her child, a
     mother should say a few words too much, it is, I trust, an error
     that in some measure pleads its own excuse, particularly in time
     like the present, when interest is _every thing_, and scarcely any
     situation in which a young man may struggle through life can be
     obtained, _even_ by _purchase_, unless patronage smooth the way.

     �But I will not presume further to detain your attention. Let it be
     permitted me only to say, Mylord, that feelings too keen to be
     controled rendered the first few minutes I passed under your roof
     most acutely painful. The events of seven and twenty previous years
     all rushed to my recollection; from the early period when you
     crossed my path like a meteor, to leave me in darkness, when you
     disappeared, to that _inexpressibly_ bitter moment, when I stood in
     your house an uninvited stranger, and in a character as new to
     myself as perhaps unwelcome to you.

     �Farewell, Mylord. May you be happy! is the deeply felt, the
     earnest wish of Your Lordship's devoted and obedient servant,

     �CHARLOTTE SUTTON.�

LADY CHARLOTTE SUTTON � M. DE CHATEAUBRIAND.

     �14 juin 1825.

     �Mylord,

     �Permettez-moi de donner � Votre Seigneurie l'assurance que je ne
     suis pas coupable de la pr�somptueuse pens�e de lui infliger une
     lettre annuelle.

     �Je regrette sinc�rement qu'au lieu de parcourir ces lignes, vos
     yeux ne puissent pas p�n�trer dans ma pens�e. Si elle vous �tait
     connue, j'ose croire que vous pardonneriez volontiers ce qui peut
     en ce moment vous sembler indiscret.

     �D�j� depuis que j'ai quitt� Paris, je me suis permis d'importuner
     Votre Seigneurie par quelques mots o� je sollicitais que le
     manuscrit, auquel j'ai attach� tant de prix pendant vingt-sept ans,
     me f�t rendu. Mais puisque votre bon plaisir n'a point �t� de
     satisfaire � cette requ�te, je pense que je dois m'interdire de la
     renouveler.

     �Mylord, je ne vous importunerai sans doute jamais plus, jamais
     peut-�tre je ne vous reverrai de ce c�t� de la tombe. Pardonnez-moi
     donc, si cette seule fois je me pr�vaux de l'occasion qui m'est
     offerte par le d�part de l'amiral Sutton qui va � Paris, dans
     l'intention d'y laisser mon fils a�n�, pour qu'il y acqui�re
     quelque facilit� � parler le fran�ais, ce qui peut offrir un
     avantage pour son avenir, quel qu'il soit.

     �Lorsque j'ai eu l'honneur de vous voir � Paris, j'ai trop senti
     combien il e�t �t� inconvenant d'abuser des moments si occup�s de
     Votre Seigneurie, pour me permettre de m'expliquer sur quelques
     points, au sujet desquels je lisais dans votre regard, dont le
     langage ne saurait �tre m�connu, tout ce que votre gracieuse
     politesse cherchait � me cacher.

     �Si dans ses efforts pour assurer le bonheur de son enfant, une
     m�re avait prononc� quelques paroles de trop, cette faute, j'en ai
     la confiance, porterait en elle-m�me son excuse: et surtout dans un
     temps comme celui-ci, o� les protections _sont tout_, o� l'on ne
     peut obtenir, m�me � prix d'argent, aucune des fonctions dans
     lesquelles un jeune homme a chance de faire son chemin, si un
     puissant patronage ne lui aplanit les voies.

     �Mais je ne veux pas occuper plus longtemps votre attention. Qu'il
     me soit seulement permis de vous dire, milord, combien des
     sentiments trop vifs pour �tre ma�tris�s me rendirent
     douloureusement p�nibles les premi�res et courtes minutes que j'ai
     pass�es sous votre toit. Les souvenirs d'�v�nements ant�rieurs de
     vingt-sept ann�es se pressaient dans ma pens�e, depuis le premier
     instant o�, semblable � un m�t�ore, vous travers�tes mon chemin,
     pour me laisser dans les t�n�bres lorsque vous dispar�tes, jusqu'�
     ce moment d'_inexprimable_ amertume o� je me trouvai chez vous,
     �trang�re non convi�e, et jouant un r�le aussi inaccoutum� pour moi
     qu'il �tait peut-�tre importun pour vous!

     �Adieu, milord. Puissiez-vous �tre heureux! c'est le voeu
     profond�ment senti, le voeu ardent de la tr�s-humble et d�vou�e
     servante de Votre Seigneurie,

     �CHARLOTTE SUTTON.�

Nous avons encore anticip� sur l'ordre des temps pour �puiser ce qui
concerne la touchante miss Ives: il faut maintenant reprendre la
correspondance de l'ambassadeur de France en Angleterre.

M. DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER.

     �4 juin 1822.

     �Je ne vous demande plus d'explication, puisque vous ne voulez pas
     en donner. Je vous ai �crit par le dernier courrier (31 mai) une
     lettre dont vous aurez d� �tre contente, si vous m'aimez encore.
     Nous nous reverrons, et bient�t, quoique vous en disiez. Ne dites
     pas que ce que vous appelez de mis�rables tracasseries d'amiti�
     doivent n'�tre rien dans ma vie actuelle. Les tracasseries sont
     tout, et il n'y a de s�rieux dans la vie que ce qui la rend
     heureuse. Pouvez-vous croire que je suis �bloui, occup� m�me du
     r�le que le ciel me fait jouer presque malgr� moi? Vous me
     connaissez alors bien peu. J'aurais �t� f�ch� pour mon parti de ne
     pas r�ussir ici. J'aime � faire aussi bien que je le puis tout ce
     que j'entreprends, mais quant � ce qui me regarde, je n'attache
     aucun prix � tout cela. �tre aim� de vous, vivre en paix dans une
     petite retraite avec vous et quelques livres, c'est l� tout le fond
     de mes voeux et de mon coeur. �crivez-moi donc un peu plus
     longuement, si vous pouvez. Songez au _congr�s_: il en sera
     question bient�t.�

LE M�ME.


     �Jeudi 6 juin 1822.

     �Je pars pour Windsor o� je suis invit� � coucher et � d�ner chez
     le roi. Je ne puis vous �crire qu'un mot pour vous dire que le
     courrier ne m'a rien apport� de vous. Mais j'esp�re que vous
     m'�crirez bient�t. Le moment du congr�s approche. Quel bonheur si
     je pouvais vous voir dans un mois!�

LE M�ME.

     �Londres, ce 11 juin 1822.

     �Voici la grande affaire commenc�e. Je vous envoie copie de la
     lettre que j'�cris � Mathieu.

     �J'esp�re presque qu'il se rendra. Il n'y a pas une objection
     raisonnable � faire, et certainement la lettre est d'un bon ami.
     J'ai soign� les blessures de son amour-propre comme celles de son
     coeur. Vous pouvez maintenant lui dire tout franchement que je
     parais avoir un vif d�sir d'aller au congr�s, et vous conduirez
     cela avec votre prudence et votre empire accoutum�s. Jugez quel
     bonheur si nous r�ussissons, et comme cela arrange tout! J'ai de
     l'espoir, car j'ai toujours r�ussi dans un plan _suivi_, et vous
     savez que j'ai toujours cru que pour accomplir nos destin�es, il
     fallait passer d'abord par l'Angleterre et ensuite par le congr�s.
     Alors j'aurai devant moi la retraite la plus honorable, ou le
     minist�re le plus utile � la France. J'ai toujours pens� que je
     n'�tais pas m�r pour les sots, tant que je n'avais pas occup� une
     grande place hors du minist�re. En montant par �chelons, je suis
     bien plus s�r de rester au sommet. D�j� mon s�jour de trois mois en
     Angleterre m'a fait, politiquement, un bien immense. � propos
     d'Angleterre, savez-vous que j'ai donn� � d�ner � Carle et � Horace
     Vernet, et que ces deux enrag�s lib�raux paraissaient tr�s-contents
     de moi? M. de Broglie est maintenant � Paris. M. de Sta�l nous est
     rest�. Dites-moi donc quelques douces paroles.�

M. DE CHATEAUBRIAND AU VICOMTE MATHIEU DE MONTMORENCY.

     �11 juin 1822.

     �Je viens vous demander, noble vicomte, ce qui est le but de mon
     ambition diplomatique, et ce que j'aimerais � obtenir de vous.

     �Je d�sire aller au congr�s. Je pense qu'il est bon pour vous et
     pour moi que vous me mettiez en rapport direct avec les souverains
     de l'Europe; vous compl�terez ainsi ma carri�re, et vous m'aurez
     toujours sous la main pour vous faire des amis et pour repousser
     vos ennemis. Voici mes raisons plus g�n�rales.

     �Vous devez savoir maintenant par l'examen des cartons de votre
     minist�re que toute la diplomatie de vos pr�d�cesseurs est
     _ennemie_. M. de Caraman est un des membres les moins bienveillants
     de l'ancien corps diplomatique, et � ce grand inconv�nient il en
     joint un autre, celui d'�tre l'instrument de M. de Metternich. La
     Ferronnays, excellent d'ailleurs, n'a pas du tout r�ussi au
     congr�s, et il avait surtout d�plu � son empereur. Des trois
     pl�nipotentiaires fran�ais � Laybach, il n'y a que M. de Blacas qui
     ait �t� agr�able aux souverains, et si le congr�s a lieu en Italie,
     il est naturel que M. de Blacas s'y trouve. Si je suis aupr�s de
     lui, je l'emp�cherai de tomber dans la politique _obs�quieuse_ o�
     il avait �t� entra�n�.

     �Vous savez peut-�tre que vos pr�d�cesseurs m'auraient eux-m�mes
     envoy� � Laybach, si l'obstination et en m�me temps l'h�sitation du
     roi de Prusse � rester ou � ne pas rester � Berlin, n'avaient fait
     perdre un temps qui amena la fin du congr�s. Je vous demande de
     faire pour moi ce que vos pr�d�cesseurs auraient fait, et ma
     position pour obtenir cette faveur est bien meilleure aujourd'hui
     qu'elle ne l'�tait alors.

     �Je suis _ambassadeur_ aupr�s de la premi�re puissance de l'Europe;
     j'ai acquis une pr�pond�rance que je n'avais pas, lorsque je
     n'�tais que _ministre_ � Berlin. Il est tr�s-utile pour vous que
     vous ayez au congr�s un homme qui connaisse la politique anglaise,
     et qui puisse d�couvrir quelle est enfin l'esp�ce de relation
     secr�te qui existe entre la cour de Vienne et la cour de Londres.
     Pendant le congr�s, je vous serai en Angleterre d'une parfaite
     inutilit�. Tous les rapports arriveront � Paris avant d'arriver �
     Londres, et la cour de Londres ne m'apportera pas les d�p�ches
     officielles � lire et � extraire, comme le faisait la cour de
     Berlin. Dans un mois, vous savez que toutes les affaires cessent �
     Londres; les ministres m�mes s'en vont � la campagne, on ne peut
     plus les joindre. Cet �tat de mort dure presque huit mois; aussi �
     cette �poque, presque tous les ambassadeurs s'en vont en cong� sur
     le continent, ou voyagent en Angleterre. On ne peut pas m'objecter
     l'�loignement des lieux et la longueur du chemin. Vienne pour M. de
     Caraman est aussi loin de Florence que Londres l'est de cette
     ville, et quant � M. de La Ferronnays, aller de P�tersbourg �
     Florence, c'est aller d'un bout de l'Europe � l'autre.

     �Je ne vois donc, noble vicomte, aucune objection raisonnable. Nous
     pouvons et nous devons avoir trois ambassadeurs au moins au congr�s
     de Florence, comme nous en avions trois au congr�s de Laybach. On y
     agitera les plus grandes questions du monde, et un seul ambassadeur
     n'oserait prendre sur lui de les d�cider. Alors pourquoi ne
     serais-je pas un de ces trois ambassadeurs? Pourquoi donneriez-vous
     la pr�f�rence sur moi � M. de Caraman? Ne suis-je pas votre ami, le
     repr�sentant au dehors de votre minist�re, l'homme qui conna�t
     votre politique, et qui peut vous faire des amis au congr�s, comme
     je vous en fais � Londres? Peut-�tre penserez-vous au duc de Laval?
     Eh bien, je vous demande d'y aller avec lui, et de remettre ainsi
     en rapport d'amiti� deux hommes entre lesquels un nuage politique
     s'est si malheureusement �lev�. Voici mon calcul: pour le roi, M.
     de Blacas, pour vous, le duc de Laval, et pour votre opinion et
     votre minist�re, moi. Si vous jugiez qu'on peut �tre quatre, je
     vous demanderais Rayneval, comme sachant bien le _mat�riel_ et
     r�pondant � une autre partie de l'opinion. Pour ma nomination au
     congr�s, vous aurez un ant�c�dent remarquable: le prince
     d'Esterhazy y va; il est ambassadeur comme moi � Londres.

     �Noble vicomte, j'agis toujours avec franchise: quand on vous a dit
     que je _n'�tais pas bien pour vous_ et que je _voulais votre
     place_, je vous ai �crit pour vous dire que c'�tait un ignoble
     mensonge. Je n'abandonne point mes amis dans la disgr�ce, et je ne
     les envie jamais dans la prosp�rit�. Restez o� vous �tes; je suis
     heureux et fier de servir sous vous. Avec la m�me loyaut�, je vous
     demande d'aller au congr�s, et je ne vous cache point une
     pr�tention raisonnable. Vous devez chercher � m'�lever; je dois
     �tre votre bras droit. Il n'y a point d'arri�re-pens�e dans ma
     demande. Je veux aller au congr�s pour revenir plus fort en
     Angleterre, o� je me plais et o� j'ai r�ussi au del� de mes
     esp�rances.

     �Si un jour vous jugez que je vous suis utile dans l'int�rieur,
     vous trouverez toujours bien o� me placer; mais, quant � pr�sent,
     je ne demande qu'� suivre et parcourir ma carri�re diplomatique.
     J'ai d�truit � Berlin et � Londres les pr�jug�s qu'on nourrissait
     contre nous; vous ne pouvez pas m'envoyer passer trois mois dans
     toutes les cours; il faut donc saisir l'occasion d'un congr�s, pour
     me faire faire d'un seul coup, pour notre cause, ce que je n'ai pu
     faire que s�par�ment et imparfaitement. Enfin, il importe que vos
     repr�sentants au congr�s ne soient pas ceux du vieux minist�re.

     �En voil� bien long, noble vicomte, et j'en aurais encore bien plus
     � dire. J'ai examin� � fond la chose, parce que je l'ai tr�s � coeur
     et la d�sire vivement. Je me suis fait toutes les objections
     possibles, et je vous l'avouerai, pas une ne m'a paru raisonnable.
     Si le roi d'Angleterre allait sur le continent, raison de plus: je
     le suivrais comme MM. de Caraman et de La Ferronnays ont suivi les
     empereurs d'Autriche et de Russie.

     �J'attends, noble vicomte, votre d�cision. Vous ne me refuserez pas
     ce que je vous demande au nom de l'amiti� et de la politique.�

M. DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER.

     �Londres, ce 21 juin 1822.

     �Il me serait impossible, sans la plus inexcusable inconvenance, de
     demander un cong� dans ce moment; les affaires sont trop graves
     pour que je puisse les quitter. La longue lettre que m'a �crite
     Mathieu est bien peu raisonnable, et il me dit des choses bien
     faciles � r�futer. Mais il y avait un mouvement d'humeur dans son
     fait, et quoiqu'il ne dise pas _oui_, il ne dit pourtant pas _non_.
     Ainsi, avec de l'adresse et de la prudence, nous pouvons venir �
     bout de notre affaire. Dans tous les cas, je serai en mesure de
     demander un cong� dans six semaines, apr�s le renvoi du parlement
     et le d�part du roi. Je vois que Mathieu a envie lui-m�me d'aller
     au congr�s. Il aurait grand tort. Un ministre, dans un gouvernement
     repr�sentatif, ne peut assister � un congr�s o� il s'agirait de
     laisser l'Italie au pouvoir des Autrichiens. Mathieu se perdrait et
     deviendrait impopulaire dans les chambres et en France. Je suis
     tr�s-m�content d'Adrien, sa vanit� bless�e l'a rendu m�chant; je me
     repens d'avoir �t� si bien pour lui; je sais qu'il fait cent
     paquets et cent tripotages.

     �N'allez pas vous mettre en t�te que vous pouvez me fuir. J'irai
     vous chercher partout. Mais si je vais au congr�s, ce sera
     l'occasion de vous mettre � l'�preuve, et de voir enfin si vous
     voulez tenir vos promesses.�

LE M�ME.

     �23 juin 1822.

     �J'avais appris la d�mission de M. de Blacas[55] par la voie la
     plus prompte, avant tout le monde, et il m'avait �t� ais� de
     deviner que le duc de Laval le remplacerait. Ainsi, vous voyez que
     je sais la destination de ce dernier. Mathieu m�me me l'a �crit; et
     dans sa lettre, qui est fort amicale, il me dit gracieusement en
     parlant de Blacas: _Vous voil� d�livr� d'un puissant concurrent
     pour le congr�s_. D'apr�s ces mots, ma nomination serait certaine,
     si Mathieu lui-m�me ne voulait pas aller au congr�s: il le voudra
     peut-�tre, si lord Londonderry y va. Il aurait grand tort et se
     compromettrait beaucoup, mais je ne puis pas lui dire cela, et s'il
     y veut aller, il n'y a plus qu'une ressource, c'est qu'il m'emm�ne
     avec lui. Ou bien voici une contre-id�e que je vous confie dans le
     plus grand secret, pour en faire ce que vous voudrez. Si Mathieu va
     � Vienne ou � Florence, pourquoi dans son absence ne me
     confierait-on pas le portefeuille des affaires �trang�res par
     _interim_? Mathieu doit conna�tre ma loyaut�, et il sait que rien
     au monde ne m'emp�cherait de lui remettre le portefeuille � son
     retour. Peut-il en dire et en penser autant d'un des ministres ses
     coll�gues � qui ce portefeuille serait confi�? Cette preuve
     d'amiti� et de confiance de la part de Mathieu me toucherait
     sensiblement, et il doit savoir quel ami politique je suis.

     �Voil� mon id�e. Pensez bien � cela; mais j'aimerais mieux le
     congr�s.�

LE M�ME.

     �5 juillet 1822.

     �Ne pourriez-vous �crire d'une mani�re un peu moins s�che?
     J'aimerais mieux un mot de vous, comme autrefois, que toute votre
     politique. Cependant je tiens au congr�s, parce que je vous
     reverrais, s'il y a lieu, dans six semaines. Ainsi, si vous �tes
     comme autrefois, c'est autant votre affaire que la mienne; soignez
     donc cela, et c'est pour cela qu'il faut bien m�nager _Sosth�nes et
     ses amis_. Il faut bien leur mettre dans la t�te que si Mathieu
     lui-m�me ne va pas au congr�s (et il aurait tort politiquement d'y
     aller), il n'y a personne � y envoyer que moi. Mais si Mathieu
     allait au congr�s, pourquoi n'aurais-je pas le portefeuille des
     affaires �trang�res par _interim_?

     �Voil� une id�e � jeter en avant aupr�s de _Sosth�nes et de ses
     amis_, en recommandant la discr�tion et le secret. Mais il ne
     faudrait pas en dire un mot � Mathieu; il prendrait l'�pouvante, et
     tout cela ne veut dire autre chose, sinon que je meurs d'envie
     d'�tre dans votre cellule.

     �Remerciez pour moi M. Arnault; quand j'aurai lu sa trag�die, je
     vous en �crirai.

     �Je ne con�ois pas comment on vous a fait arriver l'affaire de M.
     Laffon-Lad�bat. Tout le monde m'assomme de cette affaire � laquelle
     je m'emploie tr�s-volontiers et � laquelle je ne peux rien. Mais
     s�rement, si ce que vous voulez est possible, cela sera fait.�


LE M�ME.

     �Ce 9 juillet 1822.

     �Point de billet de vous par le dernier courrier. Vous m'accoutumez
     � cette mani�re. Quatre lignes vous co�teraient tant? Me voil�
     arriv� � une �poque o� il me semble que les obstacles sont
     surmont�s et que je me rapproche de vous. J'ai donn� cette nuit
     m�me mon dernier bal de la _saison_; aujourd'hui, ma porte est
     ferm�e. Je ne recevrai plus personne; tout le monde s'en va, et en
     voil� pour huit mois. Les affaires vont �galement finir. Le
     parlement est au moment de se s�parer. Que ferais-je donc en
     Angleterre? C'est � vous de me rappeler. Mon dernier billet vous a
     tout dit sur le _congr�s_ et l'_interim_. Il y a trois mois que je
     vous ai quitt�e: ces trois mois m'ont vieilli de trois si�cles. Que
     ne suis-je pour toujours dans la petite cellule!

LE M�ME.

     �Vendredi 12 juillet 1822.

     �Allons! j'aime mieux savoir votre folie que de lire des billets
     myst�rieux et f�ch�s. Je devine ou je crois deviner maintenant.
     C'est apparemment cette femme dont l'amie de la reine de Su�de vous
     avait parl�? Mais, dites-moi, ai-je un moyen d'emp�cher Vernet,
     Mlle Levert qui m'�crit des d�clarations, et trente artistes,
     femmes et hommes, de venir en Angleterre pour chercher � gagner de
     l'argent? Et si j'avais �t� coupable, croyez-vous que de telles
     fantaisies vous fissent la moindre injure, et vous �tassent rien de
     ce que je vous ai � jamais donn�? On vous a fait mille mensonges;
     je reconnais l� mes bons amis. Au reste, tranquillisez-vous: la
     dame part et ne reviendra jamais en Angleterre; mais peut-�tre
     allez-vous vouloir que j'y reste � cause de cela? Soin bien
     inutile, car quel que soit l'�v�nement, congr�s ou non congr�s,
     minist�re ou non minist�re, je ne puis vivre si longtemps s�par� de
     vous, et je suis d�termin� � vous voir � tout prix.

     �Je n'�cris jamais � Bertin; Laborie quelquefois remet une lettre
     de moi � Vill�le, et je ne m'explique de rien avec lui. Je d�sire
     toujours le congr�s, quelle que soit la chose trait�e, parce que je
     suis s�r de m'y faire honneur, et de n'agir que dans l'opinion de
     la France. Je suis s�r que c'est la meilleure marche pour moi;
     c'est par l� que je puis arriver au minist�re. Vous vous flattez en
     vain, et on se trompe, et on vous trompe, si l'on vous fait
     entrevoir qu'il y a un moyen plus prompt d'arriver. Je veux certes
     bien le moyen le plus prompt, mais je n'y crois pas. Enfin, je suis
     sur tout cela fort paisible. J'ai un plan fixe dans ma t�te: �
     pr�sent que j'ai montr� que je pouvais r�ussir sur un grand th��tre
     d'affaires et de politique, mon amour-propre est en s�ret�, et je
     n'aspire qu'� vivre en paix aupr�s de vous. � la moindre chicane,
     je prendrai mon parti. Je ne dis pas cela; je ne menace pas, je
     suis cordial et ami dans ma correspondance, mais je guette
     l'occasion; si on me l'offre, je la saisirai.

     �Tandis que vous me faites une querelle d'Allemand pour je ne sais
     qui, Mme de D... me tourmente pour l'Abbaye. Sur ce point, je me
     sens coupable. R�compensez-moi donc, par de douces paroles et un
     aveu de vos injustices, des maux que vous me faites souffrir. Tant
     que je vivrai, je vivrai pour vous.�

LE M�ME.

     �Londres, ce vendredi 2 ao�t 1822.

     �Toutes mes lettres du 23 ont retard� d'un jour, et vous n'avez
     re�u que le samedi 27 juillet la lettre que vous auriez d� recevoir
     le vendredi 26; mais tout cela est d�j� une vieillerie. Votre
     lettre du 20 ne m'a point surpris, et vous aurez vu par mes deux
     lettres subs�quentes � celles du 23, que j'avais pr�vu toutes les
     objections de Mathieu. Il ne me reste qu'une chance, c'est que
     Vill�le et vos amis l'emportent, et ils paraissent tr�s-d�cid�s.
     Dans tous les cas, je ne prendrai, moi, de parti sur mon avenir que
     quand je conna�trai la derni�re r�solution relative � ce congr�s.
     Je ne suis nullement choqu� que Mathieu pr�tende y aller. C'est son
     droit; je pense seulement qu'il ferait une faute et une telle faute
     qu'elle pourra le renverser: le renverser dans l'opinion nationale
     de la France, le renverser par les intrigues qui vont s'ourdir
     pendant son absence. Mais quand Mathieu parle de M. de Caraman, je
     suis choqu�, bless�. Il me para�t inconcevable qu'on craigne plus
     de blesser un ennemi m�diocre qu'un ami capable; c'est l� une
     v�ritable infatuation.

     �Attendons. Mais souvenez-vous que je veux vous voir bient�t.�

LE M�ME.

     �Mardi, 6 ao�t 1822.

     �Nous touchons � la conclusion de toutes parts. Lord Londonderry
     part le 15 pour Vienne, et passera par Paris. Il faut donc que le
     conseil � Paris fasse la nomination, et peut-�tre, au moment o� je
     vous �cris, est-elle faite. Le parti que prend Mathieu est
     tr�s-noble, mais il se pr�sente pourtant une chance: lord
     Londonderry emm�ne avec lui le sous-secr�taire d'�tat, lord
     Clanwilliam. Ce serait un exemple pour Mathieu, s'il allait au
     congr�s et s'il voulait m'emmener avec lui. Je n'ai que le temps de
     vous dire ces deux mots. J'arrive de la s�ance royale pour la
     cl�ture du parlement, et le courrier part. Enfin nous allons sortir
     des incertitudes. Je saurai au moins, quel que soit l'�v�nement, ce
     que j'aurai � faire. Votre premi�re lettre m'apprendra peut-�tre
     mon sort.�

LE M�ME.

     �Londres, vendredi 9 ao�t 1822.

     �Cela me fait un certain plaisir de penser qu'au moment o� vous
     recevrez cette lettre, l'affaire du congr�s est d�cid�e. On
     supporte tout, hors l'incertitude. J'ai toujours cru, malgr� vos
     esp�rances, que la d�cision serait contre moi et que Mathieu irait
     � Vienne. M'a-t-on adjoint � lui comme on a adjoint ici lord
     Clanwilliam � lord Londonderry? Je ne le crois pas. Ainsi je me
     retrouve tout simplement ambassadeur � Londres. Reste � savoir ce
     que j'ai � faire, et c'est � vous � me le dire.

     �Voulez-vous venir me rejoindre ici ou voulez-vous que j'aille vous
     trouver? Donnerai-je ma d�mission? demanderai-je un cong� ou une
     simple permission? resterai-je o� je suis? Tout cela a mille ennuis
     et mille inconv�nients. Il n'y a de bon que d'�tre avec vous. Si je
     me retire, j'�branle tout le syst�me royaliste; si je demeure
     patient sous le traitement qu'on me fait essuyer, je mourrai du
     spleen et de chagrin ici. Conseillez-moi donc, ou plut�t commandez:
     je suis votre humble esclave.�

LE M�ME.

     �Le mardi 13 ao�t 1822

     �Voil� une �tonnante nouvelle et un grand changement de
     fortune[56]! Hyacinthe est plus heureux que moi; il vous aura vue!
     Ce moment, si vous l'employez bien, peut arranger tout. Il est
     probable que la mort de lord Londonderry aura chang� les
     dispositions de Mathieu pour le congr�s: car le nouveau ministre
     ici n'est pas pr�s d'�tre nomm�, et, quand il le serait, il est
     plus que probable qu'il n'ira pas � Vienne. Il ne resterait plus
     aucune objection contre moi, ni aucun rival, si Mathieu � son tour
     se d�sistait. Vous me direz: vous avez donc une terrible fureur de
     ce congres? Pas du tout. Mais c'est le chemin qui me ram�ne le plus
     naturellement, sans d�mission, sans sc�ne, dans la petite cellule.
     Voil� tout mon secret. Je vais attendre le coeur bien �mu vos
     premi�res nouvelles. �crivez! �crivez!

     �Prenez garde � l'objection _que je suis utile en Angleterre dans
     ce moment_. Je ne suis bon � rien du tout. Les �trangers ici
     n'influent en rien sur le choix des ministres, et Marcellus[57] et
     les journaux raconteront les _on dit_ et les nouvelles aussi bien
     que moi.�

LE M�ME.

     �Londres, vendredi 16 ao�t 1822.

     �Quand je pense que je suis peut-�tre au moment de vous voir, je
     suis ravi de joie; puis toutes les craintes et les incertitudes
     reviennent, et je me d�sole. Avec le caract�re de nos amis, la
     chose la plus difficile � prendre, c'est une r�solution. Ce qui
     devrait les d�cider � m'envoyer est peut-�tre ce qui les d�cidera �
     ne rien faire. Ils diront: il faut voir ce que fera l'Angleterre.
     C'est comme si je les entendais d'ici.

     �Mais l'Angleterre, que fera-t-elle? Qui enverra-t-elle au congr�s?
     Tr�s-certainement pas le nouveau ministre des affaires �trang�res,
     qui n'est pas nomm� et qui ne le sera pas de longtemps. Cependant
     l'empereur de Russie arrive � Vienne, et il est plus que temps que
     l'on se d�cide � Paris � nommer promptement l'ambassadeur au
     congr�s.

     �J'attends de vos nouvelles dimanche. Il y a des si�cles que je
     n'ai rien re�u de vous. Travaillez pour moi, et ramenez-moi dans la
     petite cellule!�

LE M�ME.

     �Mardi 20 ao�t 1822.

     �Hyacinthe ne revient pas. On le garde peut-�tre pour m'apporter
     une r�ponse d�finitive. Ah! puisse-t-elle me rappeler aupr�s de
     vous. J'ai re�u du roi de Prusse une lettre et une bo�te avec son
     portrait enrichi de diamants. Voici ce que M. de Bernstorff m'�crit
     en m�me temps: _si la perspective que votre cour vous nomm�t pour
     le prochain congr�s venait � se r�aliser, le roi aurait un plaisir
     tr�s-v�ritable � vous y rencontrer. Je ne crois pas avoir besoin de
     dire � Votre Excellence que ma satisfaction en serait extr�me; il
     n'est point d'augure qui me para�trait plus favorable pour le
     succ�s des travaux de ce congr�s_.

     �Faites usage de cela selon votre sagesse. Vous savez que Pozzo va
     au congr�s; c'est encore en ma faveur. Si la Russie envoie au
     congr�s son ambassadeur en France, la France peut bien envoyer � ce
     m�me congr�s son ambassadeur en Angleterre. Les chances sont ici
     pour le duc de Wellington, mais il para�t lui-m�me faire des
     difficult�s ou imposer des conditions. On vous dira que je suis
     utile ici; repoussez cela comme une absurdit�. Jamais ambassadeur
     �tranger n'a influ� sur _un choix_ en Angleterre, et les gazettes
     diront tout ce que je puis dire.

     �Vraiment, je rab�che, et je vous assomme de ce congr�s. Mais, dans
     le fond, tout est l� pour moi. Vill�le est toujours tr�s-bien dans
     la question; il me fait dire _qu'il ne pense qu'� moi_. Cela est-il
     vrai? Je ne suis pas dans le coeur de l'homme et je ne puis dire que
     ce que je vois. Ah! si je vous voyais dans huit jours! Cela se
     peut, quel bonheur!

     �Quelle horreur que cette mort! J'ai assist� ce matin aux
     fun�railles[58]. Vos amis les radicaux ont insult� le cadavre. Le
     peuple a �t� tr�s-d�cent. J'ai vu pleurer le duc de Wellington.�

LE M�ME.

     �Mercredi soir 1822.

     �J'envoie Marcellus � Paris porter deux nouvelles agr�ables: la
     nomination du duc de Wellington au congr�s et la remise de
     vaisseaux que j'ai obtenue.

     �Hyacinthe est arriv� ce soir m�me. La lettre de Mathieu et la
     lettre...[59] disent _oui_ et _non_. C'est comme on veut. Si
     Marcellus ne finit pas cette affaire, il est tr�s-possible qu'� son
     retour j'envoie ma d�mission. Mieux vaut n'�tre rien que de servir
     des hommes aussi peu capables de juger des �v�nements et
     d'appr�cier des amis. Votre petit mot m'a consol�, parce que c'est
     au moins votre �criture! �crivez-moi.�

LE M�ME.

     �Londres, 27 ao�t 1822.

     �Vous ne m'avez point �crit par le dernier courrier, et moi je ne
     vous ai point �crit! Dans ce moment o� mon sort se d�cide ou est
     d�cid�, tous les raisonnements, les suppositions, les conjectures
     sont inutiles. Je n'ai pour ma part aucun doute sur le fait: je
     n'irai point au congr�s. Ce n'est pas un homme comme moi que l'on
     veut, et Mathieu et Vill�le m'auront �galement tromp�. Je les
     plains, car je leur pr�dis qu'avec ces mani�res ils ne se
     soutiendront pas; ils tomberont aux applaudissements de toutes les
     opinions et de tous les partis. Soit jalousie, soit confiance dans
     leur propre force, ils ont mal compris ce que j'�tais pour eux; ils
     ne savent pas que, tous les courriers, je re�ois des lettres de la
     gauche et de la droite qui me pressent de les abandonner. J'ai
     loyalement r�sist� � tout, et vous voyez ce qui m'arrive.

     �Je d�sirais vivement aller au congr�s, et je l'ai dit franchement
     et hautement. J'avais deux raisons pour cela: une raison de parti
     et une raison personnelle!

     �Une raison de parti: je sais, par ce que j'ai vu � Berlin et �
     Londres, comment les royalistes ont �t� trait�s en Europe, et je
     croyais �tre s�r d'effacer, dans l'esprit des souverains et des
     ministres �trangers, la trace des calomnies si souvent r�pandues
     sur nous. J'ai r�ussi � Berlin et � Londres; ma t�che n'e�t pas �t�
     plus difficile au congr�s, et je pouvais raisonnablement esp�rer
     obtenir quelque succ�s aupr�s de l'empereur Alexandre: car il
     m�nage les hommes qui peuvent diminuer ou augmenter sa renomm�e. Il
     restera toujours incompr�hensible qu'un parti remette ses int�r�ts
     au congr�s entre les mains de ceux qui, comme M. de Caraman, ont
     d�truit, calomni� ce m�me parti pendant six ans; l'absurde ne va
     pas plus loin.

     �Je d�sirais pour moi-m�me aller au congr�s, parce que cela
     achevait ma carri�re diplomatique. J'en serais revenu _grandi_ dans
     l'opinion publique, et cons�quemment plus utile � mes amis, en
     France ou en Angleterre, si on avait jug� � propos de m'y envoyer.

     �Voil� mes raisons d'_affaires_ pour d�sirer le congr�s. Vous savez
     ma raison secr�te. Le voyage me ramenait aupr�s de vous, et c'est
     l� l'id�e qui m'occupe �ternellement.

     �Je vous �cris tout ce fatras, pendant que Marcellus est encore �
     Paris, tant je doute peu de ce qu'il va m'apporter. Quant � ma
     r�solution, elle n'est pas encore tout � fait prise. Elle d�pendra
     de ce que m'apprendra Marcellus. Vous savez que, dans de pareilles
     circonstances, un mot de plus, une blessure de plus, d�cident des
     plus grandes questions. Je sais qu'en donnant ma d�mission, j'am�ne
     in�vitablement dans quelques mois la chute du minist�re, et je suis
     trop honn�te homme pour jouer l�g�rement le sort de ces m�mes
     hommes qui s'embarrassent si peu de m'offenser. D'un autre cot�,
     l'id�e qu'ils sont si peu loyaux pour moi, pr�cis�ment parce qu'ils
     comptent sur ma loyaut�, me met malgr� moi en col�re, et me donne
     envie de leur rendre proc�d� pour proc�d�. Mais si je ne donne pas
     ma d�mission, que ferai-je? Ah! si vous vouliez venir � Londres,
     mon parti serait bient�t pris! Allons, encore quelques jours de
     tourment, cela ne peut pas passer la semaine, et il est possible
     que dans huit ou dix jours je sois dans la petite cellule.�

     �Samedi 27, 3 heures du soir.

     �Une lettre que je re�ois de Paris me donne quelques esp�rances,
     mais je n'y crois pas. J'attends jeudi une lettre de vous.�

LE M�ME.

     �Londres, mardi 3 septembre.

     �L'affaire est faite; mais avec quelle mauvaise gr�ce de la part de
     Mathieu[60]! Vill�le a �t� excellent et par cons�quent tout votre
     c�t�. Je ne puis plus partir que dimanche prochain 8 septembre. Je
     ne vous verrai donc que le 11 ou le 12. Mais, dites, ne
     pourriez-vous venir au-devant de moi � Chantilly? J'aurai soin de
     vous faire conna�tre juste le jour et l'heure auxquels je pourrais
     y arriver. Je vous verrais avant tout le monde, nous causerions!
     Que j'ai de choses � vous dire, et que de sentiments je renferme
     dans mon coeur depuis cinq mois! L'id�e de vous voir me fait battre
     le coeur.�

Au moment o� M. de Chateaubriand arrivait � Paris, ayant enfin obtenu la
mission, qu'il ambitionnait si vivement, de se rendre au congr�s, M. de
Montmorency en �tait parti pour aller � Vienne, et le roi donnait � M.
de Vill�le la pr�sidence du conseil.

Les souverains alli�s, d'abord r�unis en effet � Vienne, ne tard�rent
pas � se transporter � V�rone o� notre ministre des affaires �trang�res
les suivit; il y fut l'objet d'une faveur toute particuli�re de la part
de l'empereur de Russie, et mit une bonne gr�ce, une courtoisie, une
bienveillance extr�me � pr�senter aux souverains �trangers l'illustre
�crivain dont le s�jour � V�rone devait se prolonger apr�s que lui-m�me
serait retourn� en France. M. de Chateaubriand �crit, le 3 d�cembre,
apr�s le d�part de M. de Montmorency: �J'ai h�rit� de ses succ�s ici.�

Nous laisserons aux lettres des deux diplomates � faire conna�tre leur
situation respective.

LE VICOMTE MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER.

     �Vienne, le 15 septembre 1822.

     �J'ai des torts � r�parer envers vous, aimable amie: je ne vous ai
     pas �crit par les premi�res occasions d'ici. La terrible quantit�
     de lettres d'affaires qui m'�taient impos�es avait presque mis ma
     main hors d'�tat de tenir la plume.

     �Je viens de recevoir votre aimable lettre du 11, dat�e de cette
     Vall�e o� j'aurais tant aim� � aller passer quelques moments avec
     vous, au lieu de courir les grandes aventures de la politique et
     des voyages.

     �Vous deviez donc revenir pour voir l'arrivant, dont j'ai re�u
     aussi une lettre dat�e de Paris, et m'annon�ant, vers le 25 au plus
     tard, son d�part pour V�rone.

     �Il est dans l'ordre des choses possibles que j'aille passer une
     quinzaine de jours avec lui dans cette ville, bien � mon corps
     d�fendant, je vous assure. Moi-m�me, je ne sais pas pr�cis�ment �
     quel point cela lui plaira; mais il est des consid�rations plus
     hautes que celles-l� qui doivent me d�cider � faire ce sacrifice de
     mes go�ts, s'il est n�cessaire; et j'attends pour cela le retour
     d'un courrier envoy� � Paris, d'apr�s le d�sir formel des
     souverains. Ils partent d'ici le 1er et le 2 octobre, et d�cid�ment
     sans avoir vu le duc de Wellington qui ne pouvait plus arriver que
     le 30, et au-devant duquel on a envoy� pour le diriger sur V�rone.
     C'est l� ce qui a jet� de l'incertitude dans ma marche, parce que
     l'absence de ce pl�nipotentiaire anglais a tout r�duit ici � de
     simples conversations, qui peuvent avoir leur utilit� r�elle, mais
     qui sont moins positives que des conf�rences.

     �Vous voyez, aimable amie, qu'il y a des chances pour que je vous
     arrive quinze jours, un mois plus tard.�

M. DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER.

     �V�rone, ce mardi 8 octobre 1822.

     �Me voil� arriv�. On assure que le congr�s sera fini dans les
     premiers jours de d�cembre. Je le crois, d'apr�s ce que je sais
     d�j� de la besogne faite et � faire. Maintenant quelle sera votre
     r�solution? C'est un grand tourment de ne pouvoir s'expliquer. Si
     vous venez, je reste; si vous restez, je ferai en sorte de partir �
     peu pr�s avec Mathieu qui ne doit rester que quinze jours � V�rone.
     Au fond je n'ai rien � faire ici o� tout va tr�s-bien. �crivez-moi,
     soit par la poste qui part tous les jours (mais en ayant soin de
     faire affranchir vos lettres jusqu'� la fronti�re d'Italie), ou par
     les courriers des affaires �trang�res. Mathieu n'est pas encore
     ici, il arrive ce matin. J'ai re�u plusieurs lettres tr�s-amicales
     de lui. J'attends un mot de vous pour r�gler tout.�

MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER.

     �Vicence, 15 octobre 1822.

     �Je veux vous �crire, aimable amie, le jour m�me o� j'ai quitt�
     Venise, cette fameuse, curieuse et triste Venise dont j'aurais
     beaucoup d'impressions � vous transmettre; mais il vaut mieux vous
     renvoyer aux v�tres, si vous y avez pass�, ou � _Corinne_ que j'ai
     relue en cet endroit, admirant la v�rit� du tableau. J'ai besoin
     avant tout de vous entretenir du sentiment profond de tristesse qui
     est venu me saisir dans cette ville m�me, en le rapportant � vous,
     � vos r�cits, � l'amiti� que vous aviez inspir�e, que vous rendiez
     � ce grand et int�ressant Canova. Il �tait arriv� malade deux jours
     avant dans cette Venise, voisine de sa modeste patrie qu'il
     s'occupait de doter d'une belle �glise, dernier don de son g�nie.
     Venise le r�clamait bien comme un de ses anciens citoyens; il est
     venu y mourir apr�s deux jours de maladie. Le dimanche matin 13, la
     nouvelle s'en r�pandit dans la matin�e, et m'arriva dans un lieu
     tout plein au moins des copies de ses chefs-d'oeuvre. Ce qui vous
     peindra tout � la fois les regrets personnels qu'il inspire, et le
     vif sentiment des arts r�pandu dans toutes les classes de ce
     peuple, c'est qu'un domestique de place attach� � nos Fran�ais
     s'est mis � fondre en larmes en apprenant cette nouvelle; elle
     faisait dire � d'autres avec un grand soupir: _Notre Canova est
     mort_. Pour moi, sans n�gliger de prendre une part r�elle �
     l'immense perte des arts, que l'on apprend � mieux appr�cier ici
     qu'ailleurs, j'ai pens� d'abord � vous, � la peine que vous
     �prouveriez, � celle que j'aurais de vous la causer. Vous ne doutez
     pas, aimable amie, que mes sentiments ne tendent toujours �
     s'associer aux v�tres. Votre pens�e m'a �t� souvent pr�sente dans
     le voyage tr�s-int�ressant qui m'a amen� � Venise, � travers les
     montagnes du Tyrol. J'ai employ� en conscience � ce voyage de
     curiosit� le temps seulement que les souverains avaient fix� pour
     le leur, et qui devenait ma r�gle, puisque je vais � V�rone.

     �Je vous �crirai en y arrivant.�

M. DE VILL�LE � Mme LA VICOMTESSE DE MONTMORENCY.

     �Paris, le 14 octobre 1822.

     �Madame la vicomtesse,

     �Nous recevons � l'instant des nouvelles de M. de Montmorency,
     d'Inspruck, sous la date du 9 de ce mois: il venait de recevoir une
     lettre du 4; ainsi voil� une correspondance bien servie et dont il
     a �t� fort content.

     �Il avait tr�s-bien fait son voyage jusque-l�. Il savait que lord
     Wellington avait ordre d'aller � V�rone, il allait continuer
     lui-m�me sa route pour y arriver avec les souverains; il ne compte
     y rester que le temps absolument n�cessaire et nous revenir dans
     les premiers jours de novembre.

     �Il est satisfait de sa mission. Nous le sommes beaucoup ici de la
     mani�re dont il l'a remplie, et nous sommes d'accord avec lui et
     avec vous pour d�sirer qu'elle lui permette bient�t de nous
     revenir.

     �Recevez, madame la vicomtesse, l'hommage du sinc�re et profond
     respect avec lequel j'ai l'honneur d'�tre votre tr�s-humble et
     tr�s-ob�issant serviteur,

     �J. DE VILL�LE.�

M. DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER.

     �V�rone, 17 octobre au matin.

     �Je suis arriv� hier ici: j'y avais �t� pr�c�d� de deux jours par
     M. de Chateaubriand avec qui le premier abord a �t� fort gracieux.
     J'esp�re que nous nous maintiendrons sur le m�me pied; c'est tout �
     fait mon projet qui, j'imagine, entre dans les siens. Ce n'est pas
     que nos diplomates fran�ais de diff�rentes classes ne le trouvent
     singuli�rement renfrogn� et renferm� dans un exc�s de r�serve
     politique. Vous savez qu'il lui arrive souvent d'�tre peu aimable
     pour ceux � qui il ne d�sire pas imm�diatement plaire. J'imagine
     qu'il r�serve tous ses frais de coquetterie, en l'absence de
     certaine dame, pour les souverains qui sont d�j� ici nombreux;
     surtout pour un empereur[61] qu'il doit voir incessamment. Je
     serais curieux de savoir ce qu'il mandera d'ici � l'Abbaye-au-Bois;
     mais vous ne voudriez pas que je fisse usage des privil�ges de la
     diplomatie au point de satisfaire compl�tement ma curiosit�. J'ai
     toujours l'esp�rance de le laisser d'ici � une quinzaine de jours
     s'�vertuer seul, ou du moins avec ses deux coll�gues, et d'aller
     moi-m�me vous porter de ses nouvelles. Il a bien fallu lui demander
     des v�tres, quoique nous go�tions peu tous les deux ce sujet de
     conversation. Il m'a dit que vous �tiez assez bien portante,
     lorsqu'il est parti le 5. J'ai beaucoup approuv� en moi-m�me que
     vous n'eussiez pas quitt� votre s�jour champ�tre de la belle
     Vall�e[62], et que vous fussiez seulement venue lui faire quelques
     visites � Paris.

     �Adieu, bien aimable amie; j'imagine que c'est chez vous que
     Sosth�nes, qui me parle de lui, l'aura rencontr�. Confirmez-lui la
     nouvelle de nos bons rapports ensemble.�

M. DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER.

     �V�rone, 18 octobre 1822.

     �Je vous ai �crit en arrivant ici. J'attends votre r�ponse. Le
     congr�s ne para�t pas devoir durer au del� du mois prochain. Ainsi
     je vous attends � cette �poque, ou je vais vous rejoindre � Paris.
     Vous ne vous int�ressez gu�re � la politique. Tout ce qu'il vous
     importe de savoir c'est comment je suis avec votre ami: nous sommes
     fort poliment. Il parle de nous quitter dans huit ou dix jours,
     mais j'en doute; et le congr�s �tant court, il prendra
     vraisemblablement le parti d'en attendre la fin. Votre premi�re
     lettre fera �poque dans ma vie. Au reste l'Italie ne m'a rien fait
     du tout. Je suis bien chang�: les lieux sans les personnes ont
     perdu sur moi tout empire.�

LE M�ME.

     �V�rone, ce 25 octobre 1822.

     �Je n'ai pas re�u un seul mot de vous. Je vous ai �crit de tous les
     points de la route et deux fois depuis que je suis ici. Si vous
     n'avez pas envoy� vos lettres chez Mathieu, ou si vous les avez
     mises � la poste sans �tre affranchies, elles ne me parviendront
     pas. Vous devez juger cependant dans quelle impatience je dois �tre
     d'apprendre votre r�solution. Elle d�cidera de la mienne.

     �Il est tr�s-certain que le congr�s finira dans les derniers jours
     du mois prochain, ou au plus tard dans la premi�re semaine de
     d�cembre. Si vous ne venez pas, je serai dans un mois � Paris; car
     il n'y a pas de raison pour que j'assiste � la cl�ture m�me du
     congr�s. Vous verrez Mathieu avant moi. Il partira dans les
     premiers jours de novembre. Nous sommes tr�s-bien ensemble. Il
     s'�tait �lev� un petit nuage qui a promptement pass�. J'ai
     rencontr�, comme vous deviez bien le croire, quelques difficult�s
     au d�but; mais quand on a vu que j'�tais bonhomme, on m'a pardonn�
     le reste. J'ai vu l'empereur de Russie, j'ai �t� charm� de lui.
     C'est un prince plein de qualit�s nobles et g�n�reuses. Mais je
     suis f�ch� de vous le dire, il d�teste vos amis les lib�raux. En
     tout, je crois que nous ferons de bonne besogne. Le prince de
     Metternich est un homme de tr�s-bonne compagnie, aimable et habile.

     �Au milieu de tout cela, je suis triste et je sais pourquoi. Je
     vois que les lieux ne font plus rien sur moi. Cette belle Italie ne
     me dit plus rien. Je regarde ces grandes montagnes qui me s�parent
     de ce que j'aime, et je pense, comme Caraccioli, qu'une petite
     chambre � un troisi�me �tage � Paris vaut mieux qu'un palais �
     Naples. Je ne sais si je suis trop vieux ou trop jeune; mais enfin
     je ne suis plus ce que j'�tais, et vivre dans un coin tranquille
     aupr�s de vous est maintenant le seul souhait de ma vie.�

LE M�ME.

     �V�rone, 7 novembre 1822.

     �Le d�part subit d'un courrier me laisse � peine le temps de vous
     dire que j'ai enfin re�u un mot de vous dat� du 28 octobre. Il est
     bon et me console de ce long silence; c'est � vous de prononcer. Le
     congr�s sera court, mais je reste si vous faites le voyage. Ainsi,
     d�cidez.�

LE VICOMTE MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER.

     �V�rone, ce 12 novembre 1822.

     �J'ai re�u votre petite lettre, aimable amie, et l'expression de
     votre juste douleur sur la mort de ce grand talent si simple et si
     honn�te homme. J'ai encore pens� � lui � cause de vous, et il me
     revient de tous c�t�s, et sp�cialement par le duc de Laval, des
     d�tails int�ressants sur les profonds regrets qu'il inspire.

     �Je vous envoie un �loge italien qui a �t� prononc� � Venise, le
     jour m�me de ses fun�railles.

     �J'avais esp�r� le porter moi-m�me, et du moins je comptais le
     suivre de pr�s; mais rien n'est d�solant comme ces lenteurs
     perp�tuelles des affaires. Il me tarde de causer avec vous de bien
     des choses qui ne peuvent se traiter en correspondance. Mes
     rapports avec le dernier arrivant sont toujours bons et, dans tout
     ce qui tient � moi, je ne puis pas m'en plaindre: je lui ai montr�
     constamment de la confiance, et il y a r�pondu par des mani�res et
     une conversation assez abandonn�e, qui ne me permettent pas
     d'admettre le soup�on qu'il puisse �crire, � vous ni � personne,
     dans un autre sens; ce serait un acte de fausset� dont je le crois
     incapable. Mais je n'aime pas beaucoup la position g�n�rale o� il
     s'est plac� ici: de la roideur et de la sauvagerie qui mettent les
     autres mal � l'aise avec lui et compliquent des rapports qu'il
     faudrait au contraire simplifier. Je ne n�glige rien pour qu'� mon
     d�part surtout, il s'en �tablisse de plus faciles entre ses
     coll�gues et lui. Mais encore une fois, nous nous quitterons aussi
     amis que nous l'�tions avant ceci. J'ai id�e qu'il doit beaucoup
     s'ennuyer, d'apr�s le genre de vie qu'il s'est arrang�, et je ne
     sais s'il trouve son grand d�sir de venir au congr�s parfaitement
     justifi� par le succ�s. Du reste, nous parlons peu de vous: c'est
     notre usage, comme vous savez; cependant je lui ai dit ce matin que
     je vous envoyais un �loge de Canova, et il m'a r�pondu qu'il vous
     avait aussi �crit.

     �Je serai plus heureux que lui en vous revoyant plus t�t. Je
     voudrais bien en �tre l�. Adieu, aimable amie; je suis tr�s-touch�,
     tr�s-reconnaissant de ce que vous me dites de votre aimable amiti�;
     la mienne y r�pond profond�ment.�

M. DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER.

     �V�rone, le 12 novembre 1822.

     �Je re�ois votre lettre du 1er novembre; l'irr�gularit� des postes
     est d�solante. Tr�s-certainement le congr�s finira dans les
     premiers jours de d�cembre, et avant un mois je puis �tre avec vous
     dans la petite cellule; mais si vous voulez venir en Italie, j'y
     reste � tout prix. C'est � vous � prononcer, � dire: _venez_ ou
     _restez_; j'attends votre r�ponse. Le temps presse, et il n'y a pas
     un moment � perdre. M. de Montmorency partira lundi 18, ou mardi
     prochain 19.�

LE M�ME.

     �V�rone, ce 19 novembre 1822.

     �M. de Montmorency nous quitte apr�s-demain, et j'esp�re le suivre
     dans une quinzaine de jours, si vous ne me mandez pas que vous
     venez en Italie. M. de Bourgoing[63] ne m'a rien apport� de vous.
     Il m'a dit que vous �tiez revenue de la campagne, mais que vous
     �tiez all�e � Angervilliers. Que j'ai de choses � vous dire et que
     j'ai grand besoin de vous revoir! C'est un supplice de ne pouvoir
     s'expliquer. Ce supplice heureusement va finir, et dans une
     quinzaine de jours vous m'attendrez ou je vous attendrai. Je ne
     vous parle point de V�rone. J'y suis tr�s-bien � pr�sent, mais j'ai
     eu d'abord des difficult�s � vaincre. Vous savez que je m'y
     attendais. � jamais � vous.�

LE M�ME.

     �V�rone, ce 20 novembre 1822.

     �Quoique je vous aie �crit hier par un courrier anglais, je ne puis
     me r�soudre � laisser partir un de mes attach�s, sans vous dire que
     j'attends un mot de vous avec la plus vive impatience pour r�gler
     ma marche et ma destin�e. Mathieu part demain. Le congr�s finira du
     5 au 10 du mois prochain. Cinq jours apr�s sa cl�ture, je serai �
     vos pieds dans la petite cellule, ou sur le chemin de Milan � vous
     attendre. Je vous le r�p�te, prononcez. Je suis � vous pour la vie.
     J'ai �t� charm� de voir M. de Bourgoing � cause de vous. Il a
     prononc� votre nom et m'a fait battre le coeur.

     �Je ne donnerai point de lettre pour vous � Mathieu.�

LE VICOMTE MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER.

     �V�rone, ce 21 novembre 1822.

     �Je n'ai jamais eu plus de plaisir, aimable amie, que de vous dire
     que, d'ici � dix jours, j'esp�re �tre � l'Abbaye-au-Bois. Ce sera
     un vrai bonheur pour l'amiti�! Je laisse ici un autre de vos amis
     qui continuera les grandes aventures, que je crois avoir pour ma
     part conduites aussi bien que possible dans la circonstance, mais
     de mani�re cependant � demander un peu de confiance aux bien
     intentionn�s. Je crois que vous �tes du nombre, au moins pour moi.
     Adieu, adieu, aimable amie. J'ai de bonnes nouvelles d'Adrien, et
     je me s�pare des restants dans de fort bons rapports.�

M. DE CHATEAUBRIAND � Mme R�CAMIER.

     �V�rone, ce 3 d�cembre 1822.

     �Le moment de quitter V�rone approche et je n'ai point de lettre de
     vous. Il faut donc aller � vous, puisque vous ne voulez pas venir �
     moi. M. de Bourgoing, dont j'ai �t� charm�, vous remettra cette
     lettre. Il vous dira que je compte partir du 10 au 12, et �tre vers
     le 20 � Paris. Au milieu des grands �v�nements de l'Europe, je n'ai
     qu'une pens�e; il faudra pourtant que nous prenions une r�solution
     � Paris. Il est impossible de vivre comme cela. Vous aurez vu M. de
     Montmorency. J'ai h�rit� de ses succ�s ici. On dit qu'il se pr�pare
     des orages pour le minist�re, mais ce sera des orages royalistes,
     car les �lections ont tu� vos amis les lib�raux.

     �� bient�t. Ce mot me console de tout.�

LE M�ME.

     �V�rone, jeudi soir 12 d�cembre 1822.

     �Je vais enfin vous revoir. Je pars demain par le d�sir de M. de
     Metternich et de l'empereur Alexandre. Celui-ci est convenu
     d'�tablir une correspondance avec moi. Vous voyez que j'ai regagn�
     le temps qu'on a voulu me faire perdre. J'ai bien des choses � vous
     dire, et je ne suis pas aussi content que vous de votre ami. Que
     vais-je trouver � Paris? Mais surtout comment serez-vous pour moi?
     On vient me demander mon billet. � bient�t. Je serai � Paris vers
     le 20; � bient�t! le coeur me bat de joie. J'ai bien souffert ici,
     mais j'ai triomph�. L'Italie sera libre et j'ai pour l'Espagne une
     id�e qui peut tout arranger, si elle est suivie.�

M. de Montmorency, revenu � Paris le 1er d�cembre, re�ut du roi Louis
XVIII, le titre de duc en t�moignage de sa satisfaction. Le roi avait
voulu donner au ministre des affaires �trang�res revenant du congr�s le
titre de _duc de V�rone_. Mais M. de Montmorency ne consentit pas �
quitter son nom, m�me pour accepter une faveur royale, et on le fit _duc
Mathieu de Montmorency_. Le chef de l'illustre maison � laquelle il
appartenait, portait d�j� le titre de _duc de Montmorency_.

LE DUC MATHIEU DE MONTMORENCY � Mme R�CAMIER.

     �Lundi matin, 2 d�cembre 1822.

     �J'ai voulu aller vous voir toute la journ�e d'hier, aimable amie,
     ce qui m'a emp�ch� de vous �crire, et de vous apprendre moi-m�me ce
     que je n'aurais pas voulu que vous apprissiez par les journaux.
     Toute ma journ�e a �t� successivement absorb�e. Celle-ci sera
     certainement plus heureuse. Ah! mon Dieu, que je le serai de vous
     revoir! Vous ne pouvez pas en douter, et que nous aurons de choses
     � nous dire! Serez-vous seule ou � peu pr�s, � sept heures et demie
     ou huit heures? J'irai chez vous apr�s avoir d�n� � l'h�tel de
     Luynes. Tendres, bien tendres hommages.

     �Je ne vous parle de mon nouveau titre que parce que vous vous
     int�ressez � tout ce qui me regarde.

     �Duc Mathieu de Montmorency.�

FIN DU TOME PREMIER




NOTES

[1: Article _Devonshire_, par M. Artaud de Montor, dans la _Biographie
universelle_. M. Artaud, premier secr�taire de l'ambassade de France �
Rome, avait longtemps v�cu dans l'intimit� de la duchesse.]

[2: Anne-Adrien de Montmorency, duc de Laval, chevalier des Ordres du
roi et de la Toison d'or, grand d'Espagne de premi�re classe, n� � Paris
le 19 Octobre 1707. Mari� � Charlotte de Luxembourg, dont il eut trois
enfants, deux filles et un fils, Henri de Montmorency. Ce fils lui fut
enlev� � l'�ge de vingt-trois ans, au mois de juin 1819.

Adrien de Montmorency fut successivement ambassadeur de France en
Espagne en 1814, � Rome en 1821, � Vienne en 1828. Il fut nomm� ministre
des affaires �trang�res en 1829, et refusa ce poste �minent. Le 4
septembre de la m�me ann�e, il passa de l'ambassade de Vienne � celle de
Londres.

Il mourut le 16 juin 1837.]

[3: L'abb� Legris-Duval, avec lequel il avait mis Mme R�camier en
relation.]

[4: Elle �tait dans l'alc�ve.]

[5: Le divorce civil �tait prononc�, Mlle de Longuerue ne s'en
contentait pas et voulait faire casser on plut�t annuler son mariage
devant l'autorit� religieuse.]

[6: � l'Ath�n�e.]

[7: C'�tait, je crois, l'abb� Guillon qui �tait l'agent de ces
distributions.]

[8: J'ignore quelles furent les raisons qui firent, pour cette ann�e,
abandonner � Mme R�camier le ch�teau de Clichy pour celui de
Saint-Brice, qu'elle habita en location cet �t�-l�. L'ann�e suivante
elle �tait de nouveau �tablie � Clichy.]

[9: Le prince Auguste �tait mort au mois de juillet 1843, et, par son
testament, avait ordonn� que le portrait de Mme R�camier, peint par
G�rard, et qu'il avait re�u de son amiti�, lui f�t rendu.]

[10: Le valet de chambre de Mme de Sta�l.]

[11: Cette lettre a �t� d�j� publi�e dans les _M�moires d'Outre-Tombe_.]

[12: La m�moire du mar�chal le trompe: c'est d'Auerstadt qu'il voulait
parler].

[13: Le roi de Prusse.]

[14: La reine Louise.]

[15: La princesse Radziwill.]

[16: Adrien de Montmorency.]

[17: Le comte de Salaberry.]

[18: Le second fils de Mme de Sta�l, tu� en duel dans l'ann�e 1813.]

[19: C'est-�-dire la reine Hortense. La Hollande venait d'�tre r�unie �
la France.]

[20: Esm�nard (Joseph-Alphonse), de l'Acad�mie fran�aise, auteur du
_Po�me de la Navigation_. Il �tait censeur des th��tres, censeur de la
librairie et chef de la troisi�me division de la police g�n�rale.

La voiture dans laquelle il voyageait en Italie ayant vers� dans un
pr�cipice, il eut la t�te fracass�e contre un rocher, et p�rit ainsi en
1811.

Il �crivait � Mme R�camier, qui avait d�sir�, � son retour de Foss�, le
voir et l'entretenir des int�r�ts de Mme de Sta�l, le billet que voici:

     �Samedi matin.

     �Madame,

     �Je serais all� moi-m�me chercher le volume que vous avez eu la
     bont� de m'envoyer, si je n'avais craint, presque autant que je le
     d�sire, de vous trouver seule: il y a, dans l'union de la douleur
     et de la beaut�, mille fois plus de charme que dans la vue d'un
     bonheur sans orages; et quoique je n'aie pas _appris_ la
     sensibilit� _en Allemagne_, je ne me d�fends pas bien d'un int�r�t
     et d'un sentiment que vous m'avez d�fendus. Mais il serait trop
     h�ro�que de r�sister au plaisir que vous m'offrez de vous voir un
     moment, et je vous prie de permettre que ce soit dans la soir�e. Je
     me pr�senterai chez vous � huit heures. Vous seriez trop aimable de
     recevoir sans distraction de soci�t� l'hommage respectueux de tout
     ce que vous m'inspirez.

     �ALF. ESM�NARD.�

]

[21: Sa gouvernante, dont l'humeur n'�tait pas facile].

[22: Mme la comtesse Charles d'Hautefeuille, auteur de l'_Ame exil�e, du
Lys d'Isra�l, des Cathelineau_, etc.]

[23: Dampierre, terre appartenant au duc de Luynes, beau-p�re de M. de
Montmorency, dans le d�partement de Seine-et-Oise.]

[24: Il s'agissait de son d�part pour la Su�de.]

[25: Les livres et les recueils imprim�s par la duchesse de Luynes sont
encore aujourd'hui recherch�s des bibliophiles.]

[26: Le baron de Vogt.]

[27: Pierre-Simon Ballanche, membre de l'Acad�mie fran�aise et de
l'Acad�mie de Lyon, n� dans cette derni�re ville, le 4 ao�t 1770, mort �
Paris le 12 juin 1847.

Philosophe profond et philosophe chr�tien, Ballanche est en m�me temps
un des prosateurs les plus �minents et les plus classiques de ce si�cle.
Son �me ang�lique, sa r�veuse imagination, la candeur et la vivacit� de
ses enthousiasmes ne le rendaient pas propre � l'action; aussi ne se
m�la-t-il point aux �v�nements du temps, bien qu'il f�t li� d'intime
amiti� avec la plupart des hommes qui, sous la Restauration, eurent part
aux affaires publiques.

Il fut un des plus constants amis de M. de Chateaubriand, qu'il avait
connu en 1803, et il avait donn�, avec son p�re, imprimeur � Lyon, la 2e
et la 3e �dition du _G�nie du Christianisme_.

M. Ballanche avait publi�, en 1800, un volume qui est devenu extr�mement
rare et qu'il n'a point r�imprim� dans ses oeuvres compl�tes: _Du
Sentiment consid�r� dans ses rapports avec la litt�rature et les arts_.
Ce livre, incomplet, sans doute, renferme pourtant des beaut�s du
premier ordre, et fut comme le pr�curseur de l'ouvrage �clatant qui
marqua la renaissance chr�tienne en France.

On a de M. Ballanche:

_Fragments_, 1808, recueillis en 1 v. en 1819;

_Antigone_, 1814;

_Essai sur les Institutions sociales_, 1818;

_Le Vieillard et le Jeune Homme_, 1819;

_L'Homme sans nom_, 1830;

_Paling�n�sie sociale_, 1830;

_Orph�e_, m�me ann�e;

_Vision d'H�bal_, 1834;

_Formule g�n�rale de l'Histoire romaine_, ouvrage dont quelques extraits
seulement ont paru dans la _Revue de Paris_.]

[28: Mme Mathieu de Montmorency.]

[29: Une r�duction du buste de Mme R�camier, par Chinard.]

[30: Les _Vases peints_ de la collection de Sir J. Coghill ont �t�
publi�s par J. Milingen en 1817.]

[31: On lui offrait de grands avantages p�cuniaires qu'il refusa, ainsi
que la mission secr�te.]

[32: Mme de Sta�l.]

[33: Cur� de Clichy.]

[34: De l'Acad�mie fran�aise, auteur d'un po�me de Philippe-Auguste.]

[35: De l'Acad�mie fran�aise, auteur d'une traduction du Tasse.]

[36: M. de Chateaubriand.]

[37: Le prince de Polignac.]

[38: Monsieur le comte d'Artois.]

[39: L'Infirmerie de Marie-Th�r�se, qu'elle avait fond�e.]

[40: Ambassadeur de Russie � Berlin, que Mme R�camier avait connu en
1818, � Aix-la-Chapelle, lors du congr�s.]

[41: Hyacinthe Pilorge, son secr�taire, dont le d�vouement �tait
absolu.]

[42: M. Lemoine �tait un ancien secr�taire de M. de Montmorin, l�gu� par
Mme de Beaumont � M. de Chateaubriand, et qui chaque soir venait passer
quelques heures avec M. et Mme de Chateaubriand. Leur affection pour lui
ne se d�mentit pas jusqu'� sa mort.]

[43: Il s'agit de l'acquittement du colonel Fabvier.]

[44: Avec le minist�re.]

[45: Conspiration des carbonari pi�montais, en f�vrier 1821.]

[46: Ministre des affaires �trang�res.]

[47: Louis de Fontanes �tait n� � Niort, le 6 mars 1757, d'une famille
protestante ruin�e par la r�vocation de l'�dit de Nantes. Sa m�re �tait
catholique et avait �lev� ses enfants dans sa religion.

Par ses opinions toutes monarchiques, par les qualit�s de son esprit que
distinguaient et le bon sens et un go�t exquis, M. de Fontanes, po�te
d'un ordre �lev� et prosateur �l�gant, appartenait au parti qui, au
sortir de la r�volution, s'effor�a de relever en France les saines
traditions sociales et litt�raires. Condamn� � la d�portation au 18
fructidor, il chercha un asile en Angleterre o� il retrouva M. de
Chateaubriand �migr�; ils s'�taient connus pr�c�demment � Paris, en
1790.

Rentr� en France, M. de Fontanes fut charg� par Bonaparte, premier
consul, de l'�loge de Washington que le jeune et illustre g�n�ral voulut
faire prononcer dans le temple de Mars (chapelle des Invalides), le 20
pluvi�se an VIII, f�vrier 1800. Cette fantaisie lib�rale du h�ros qui
devait si peu imiter Washington fut l'origine de la fortune politique de
M. de Fontanes.

L'amiti� de M. de Fontanes et de M. de Chateaubriand form�e dans l'exil
ne se d�mentit et ne se refroidit pas un seul jour, quelle que f�t leur
diverse fortune. M. de Fontanes avait le premier devin� le g�nie de son
ami. Sa muse pleine d'un d�vouement �tonn�, c'est M. de Chateaubriand
qui l'a dit, le dirigea dans les voies nouvelles o� il s'�tait
pr�cipit�.

Au moment o� M. de Chateaubriand, nomm� ambassadeur � Berlin, partait
pour son poste, apr�s avoir form� avec le duc de Richelieu le premier
minist�re royaliste o� �taient entr�s MM. de Vill�le et de Corbi�re, il
avait voulu faire r�tablir, pour M. de Fontanes, la grande ma�trise de
l'Universit�: la chose ne s'�tait pas arrang�e � cause des combinaisons
politiques qu'il avait fallu satisfaire, et M. de Fontanes lui �crivait
ce dernier billet:

�Je vous le r�p�te, je n'ai rien esp�r�, ni rien d�sir�. Ainsi, je
n'�prouve aucun d�sappointement, mais je n'en suis pas moins sensible
aux t�moignages de votre amiti�; ils me rendent plus heureux que toutes
les places du monde.�

M. de Fontanes mourut le 17 mars 1821. Il a �t� remplac� � l'Acad�mie
fran�aise par M. Villemain.]

[48: Le prince de Polignac.]

[49: Il s'agit tr�s-probablement ici de la duchesse de Cumberland. V.
les _M�moires d'Outre-Tombe_, t. VII, p. 321.]

[50: Benjamin Constant.]

[51: Le marquis de Catellan.]

[52: De Su�de.]

[53: Mlle de Villeneufre, plus tard Mme Clary.]

[54: Sirejean.]

[55: Le duc de Blacas, ambassadeur de France � Rome, donna sa d�mission
et fut remplac� dans ce poste par Adrien de Montmorency, duc de Laval.]

[56: La mort de lord Castlereagh, marquis de Londonderry, ministre des
affaires �trang�res d'Angleterre qui, le 12 ao�t 1822, se coupa la gorge
dans un acc�s de fi�vre chaude. Voici le r�cit que le journal
minist�riel du temps, _the Courier_, donnait de ce funeste �v�nement:
�Les fatigues extraordinaires de la derni�re session du parlement et les
n�gociations importantes avec les diff�rentes cours de l'Europe
occupaient tellement le temps de lord Londonderry, que ses amis
remarquaient avec une vive inqui�tude que son esprit n'avait aucun
intervalle de repos, et que l'effet d'une tension aussi continuelle
commen�ait � op�rer sur ses facult�s morales et physiques. Vers la fin
de la session, et alors que les occupations vinrent � diminuer, son
esprit, qui avait �t� maintenu en haleine par le travail m�me, laissa
apercevoir des sympt�mes de cette lassitude qui suit toujours les
efforts trop prolong�s. On d�sira pour lui un changement de sc�ne et
d'occupations, et il fut d�cid� qu'il repr�senterait l'Angleterre au
congr�s de V�rone; son d�part avait m�me �t� fix� � la fin de la
semaine. Lord Castlereagh esp�rait lui-m�me que le voyage lui
procurerait de la distraction et quelque soulagement.

�Vendredi dernier, 9 ao�t, en prenant cong� de S. M., un tremblement
nerveux et une extr�me anxi�t� r�pandue sur la personne du noble lord
frapp�rent les yeux de tous ceux qui l'entouraient. Le docteur Bankhead,
appel� le soir, trouva le marquis dans un �tat qui exigeait des soins;
il y avait beaucoup de fi�vre et la t�te ne paraissait pas libre; il
ordonna l'application de ventouses. Cependant lord Londonderry partit le
m�me soir, accompagn� de sa femme, pour sa maison de campagne de
North-Cray. Le m�decin alla le voir le samedi, et le trouva mieux,
quoique oblig� de garder le lit. Le dimanche, il para�t que les
sympt�mes furent plus apparents, et que l'ali�nation mentale, dont il
avait �t� atteint par moments depuis le vendredi, devint plus
caract�ris�e. On pr�sume cependant qu'il se trouva mieux le soir, car il
dormit dans sa chambre � coucher sans qu'on e�t pris d'autres
pr�cautions que d'enlever ses pistolets, ses rasoirs et tous les
instruments avec lesquels il aurait pu chercher � attenter � sa vie. Le
m�decin s'�tait retir� tard et reposait dans la chambre voisine. La nuit
para�t avoir �t� calme. Vers sept heures du matin, un domestique appela
M. Bankhead, et lui dit que le marquis d�sirait le voir. Le m�decin se
rendit aussit�t dans le cabinet de toilette o� il trouva le marquis
debout, en robe de chambre; il dit quelques mots, et au bout d'une
seconde, tomba dans les bras de M. Bankhead. On s'aper�ut alors qu'il
s'�tait ouvert l'art�re carotide avec un petit couteau. Cet instrument
se trouvait dans un porte-lettre qui avait �chapp� aux recherches des
domestiques.

�Le marquis de Londonderry �tait n� le 18 juin 1769.�]

[57: Premier secr�taire de l'ambassade de France � Londres.]

[58: Celles de lord Castlereagh.]

[59: Probablement: _de M. de Vill�le_. Il y a des mots oubli�s dans
l'original.]

[60: Les pl�nipotentiaires d�sign�s par la France pour assister au
congr�s de V�rone �taient le vicomte Mathieu de Montmorency, ministre
des affaires �trang�res, le vicomte de Chateaubriand, le comte de La
Ferronnays et le duc de Caraman, ambassadeurs de S. M. � Londres, �
Saint-P�tersbourg et � Vienne.]

[61: L'empereur Alexandre.]

[62: Mme R�camier �tait avec sa ni�ce et M. Ballanche � la
Vall�e-aux-Loups.]

[63: Premier secr�taire de l'ambassade de France � Berlin.]



















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papiers de Mme R�camier (1/2), by Julie R�camier

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Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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