The Project Gutenberg EBook of Cymbeline, by William Shakespeare This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Cymbeline Trag�die Author: William Shakespeare Translator: Fran�ois Pierre Guillaume Guizot Release Date: September 7, 2006 [EBook #19201] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CYMBELINE *** Produced by Paul Murray, R�nald L�vesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) Note du transcripteur. =========================================================== Ce document est tir� de: OEUVRES COMPL�TES DE SHAKSPEARE TRADUCTION DE M. GUIZOT NOUVELLE �DITION ENTI�REMENT REVUE AVEC UNE �TUDE SUR SHAKSPEARE DES NOTICES SUR CHAQUE PI�CE ET DES NOTES Volume 5 Le roi Lear--Cymbeline. La m�chante femme mise � la raison. Peines d'amour perdues--P�ricl�s PARIS A LA LIBRAIRIE ACAD�MIQUE DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-�DITEURS 35, QUAI DES AUGUSTINS 1862 ========================================================== CYMBELINE TRAG�DIE NOTICE SUR CYMBELINE Une nouvelle du D�cam�ron de Boccace et une chronique d'Holinshed sont les deux sources o� Shakspeare a puis� cette trag�die. Le roi qui lui donne son nom r�gnait du temps de C�sar Auguste, selon Holinshed, ce qui n'a pas emp�ch� Shakspeare de peupler Rome d'Italiens modernes, Iachimo, Philario, etc. Malgr� cette confusion de temps, de noms et de moeurs; malgr� l'invraisemblance de la fable et l'absurdit� du plan, Cymbeline est une des trag�dies les plus admir�es de Shakspeare. Le personnage d'Imog�ne a fait r�ellement des passions. Que les critiques comparent, s'ils le veulent, cette pi�ce � un �difice irr�gulier et informe, mais qu'ils conviennent qu'Imog�ne est une divinit� digne d'orner un temple de la plus noble architecture. Quoique Posthumus semble le h�ros de la pi�ce, c'est Imog�ne qui y r�pand le charme de sa puret� conjugale, de sa douceur c�leste, de son d�vouement et de sa constance. Sans artifice, comme l'innocence, elle a peine � croire � l'infid�lit� de Posthumus; indulgente comme la vertu, elle pardonne � Iachimo ses premi�res calomnies sans affecter une haine d'ostentation contre le vice. Faussement accus�e, elle ne sait se justifier qu'en disant combien elle aime; modeste et timide sous son d�guisement, elle appara�t dans la grotte de B�larius comme l'ange de la gr�ce, elle est belle dans le d�sert comme � la cour, et ajoute encore � la beaut� du paysage dans lequel Shakspeare a plac� les deux jeunes princes. Les autres caract�res de la pi�ce ne manquent pas de v�rit�. Posthumus ne serait-il que l'�poux ador� d'Imog�ne, il nous int�resserait; mais il y a en lui le courage et la noblesse des h�ros. Philario est un de ces serviteurs fid�les que Shakspeare a souvent pris plaisir � repr�senter, et Iachimo un des plus adroits menteurs que l'Italie ait produits; son effronterie a quelque chose d'amusant; B�larius, opini�tre dans son plan de vengeance, offre un de ces caract�res fermes qu'on voit avec plaisir transplant�s du milieu des montagnes et mis tout � coup en pr�sence d'un courtisan. Ses deux �l�ves ont d�j� l'instinct des grandes �mes; et leur amiti� fraternelle est touchante. La m�chancet� de la reine et la cr�dulit� conjugale du roi pr�tent aussi � l'analyse et forment un contraste piquant. Cloten, le seul personnage comique de la pi�ce, peut �tre jug� de plus d'une mani�re: on voit en lui la sottise et l'orgueil d'un prince priv� d'�ducation; mais il semble que Shakspeare ait oubli� qu'il nous l'a donn� d'abord pour une �me l�che et sans �nergie, lorsque, dans le conseil royal, il lui fait adresser � l'ambassadeur romain une r�ponse pleine de dignit�; soit qu'il ait cru que, vis-�-vis de l'�tranger, l'honneur national peut enflammer les �mes les plus communes; soit que le po�te ait voulu insinuer que le r�le des princes leur est souvent trac� d'avance dans les grandes occasions. En g�n�ral, l'int�r�t qu'inspire la trag�die de _Cymbeline_, est d'une nature douce et m�lancolique plut�t que tragique. On s'�chappe volontiers de la cour avec Imog�ne, et l'on se sent dispos� � r�ver dans l'asile romantique o� elle retrouve ses fr�res sans les conna�tre. Des sentiments noblement exprim�s, quelques dialogues naturels et des sc�nes charmantes rach�tent les nombreux d�fauts de cette composition. _Cymbeline_ est l'une des dix-sept pi�ces qui ont �t� publi�es pour la premi�re fois dans l'�dition in-folio de 1623. Il est impossible de d�terminer avec pr�cision le moment o� elle fut �crite; mais il para�t probable que ce fut vers 1610 ou 1611. On a en effet de bonnes raisons de croire que la _Temp�te_ et le _Conte d'hiver_ furent compos�s � cette �poque, et l'on retrouve, entre ces deux pi�ces et _Cymbeline_, des analogies de style, de pens�e et d'allure qui semblent indiquer qu'elles sont toutes trois sorties de la m�me veine d'esprit. PERSONNAGES CYMBELINE, roi de la Grande-Bretagne. CLOTEN, fils de la reine, du premier lit. LEONATUS POSTHUMUS, chevalier, mari� secr�tement � la princesse Imog�ne. BELARIUS, seigneur, exil� par Cymbeline, et d�guis� sous le nom de Morgan. GUID�RIUS. }fils de Cymbeline, et ARVIRAGUS, }crus fils de B�larius }sous les noms de Polydore et }de Cadwal. PHILARIO, ami de Posthumus, } IACHIMO, ami de Philario, }Italiens UN FRAN�AIS, ami de Philario. CAIUS-LUCIUS, g�n�ral de l'arm�e romaine. UN OFFICIER ROMAIN. PISANIO, attach� au service de Posthumus. CORN�LIUS, m�decin. DEUX GENTILSHOMMES. DEUX GEOLIERS. DEUX OFFICIERS ANGLAIS. LA REINE, femme de Cymbeline. IMOG�NE, fille de Cymbeline, de son premier mariage. H�L�NE, suivante d'Imog�ne. LORDS, LADYS, S�NATEURS, ROMAINS, TRIBUNS, APPARITIONS, UN DEVIN, UN GENTILHOMME HOLLANDAIS, UN GENTILHOMME ESPAGNOL, MUSICIENS, OFFICIERS, CAPITAINES, SOLDATS, MESSAGERS. La sc�ne est tant�t dans la Grande-Bretagne, tant�t en Italie. ACTE PREMIER SC�NE I La Grande-Bretagne.--Jardin derri�re le palais de Cymbeline. _Entrent_ DEUX GENTILSHOMMES. LE PREMIER GENTILHOMME.--Vous ne rencontrez ici personne qui ne fronce le sourcil. Nos visages n'ob�issent pas plus que nos courtisans aux lois du ciel. Tous retracent la tristesse peinte sur le visage du roi. LE SECOND.--Mais quel est le sujet?... LE PREMIER.--L'h�riti�re de son royaume, sa fille qu'il destinait au fils unique de sa femme (une veuve qu'il vient d'�pouser), s'est donn�e � un pauvre, mais digne gentilhomme: elle est mari�e;--son �poux est banni, elle emprisonn�e. Tout pr�sente les dehors de la tristesse; pour le roi, je le crois, il est afflig� jusqu'au fond du coeur. LE SECOND.--Personne autre que le roi? LE PREMIER.--Celui aussi qui a perdu la princesse; la reine aussi, qui souhaitait le plus cette alliance; mais il n'est pas un des courtisans, quoiqu'ils portent des visages compos�s sur celui du roi, qui n'ait le coeur joyeux de ce dont ils affectent de para�tre m�contents. LE SECOND.--Et pourquoi cela? LE PREMIER.--L'homme � qui la princesse �chappe est un �tre trop mauvais pour une mauvaise r�putation; mais celui qui la poss�de (je veux dire celui qui l'a �pous�e, ah! l'honn�te homme! et qu'on bannit pour cela), c'est une cr�ature si accomplie qu'on aurait beau chercher son pareil dans toutes les r�gions du monde, il manquerait toujours quelque chose � celui qu'on voudrait lui comparer. Je ne pense pas qu'un ext�rieur aussi beau et une �me aussi noble se trouvent r�unis dans un autre homme. LE SECOND.--Vous le vantez beaucoup. LE PREMIER.--Je ne le vante, seigneur, que d'apr�s l'�tendue de son m�rite; je le rapetisse plut�t que je ne le d�roule tout entier. LE SECOND.--Quel est son nom, sa naissance? LE PREMIER.--Je ne puis remonter jusqu'� sa premi�re origine. Sicilius �tait le nom de son p�re, qui s'unit avec honneur � Cassibelan contre les Romains. Mais il re�ut ses titres d'honneur de T�nantius, qu'il servit avec gloire et avec un succ�s admir�, et il obtint le surnom de L�onatus. Il eut, outre le chevalier en question, deux autres fils qui, dans les guerres de ce temps, moururent l'�p�e � la main. Leur p�re, vieux alors et aimant ses enfants, en con�ut tant de chagrin qu'il quitta la vie: son aimable �pouse, alors enceinte du gentilhomme dont nous parlons, mourut en lui donnant le jour. Le roi prit l'enfant sous sa protection, lui donna le nom de Posthumus, l'�leva, et l'attacha � sa chambre: il l'instruisit dans toutes les sciences dont son �ge pouvait �tre susceptible; et il les re�ut comme nous recevons l'air aussit�t qu'elles lui furent offertes; d�s son printemps, il porta une moisson: il v�cut � la cour lou� et aim� (chose rare), mod�le des jeunes gens, miroir redout� des hommes d'un �ge m�r; et pour les vieillards, un enfant qui guidait les radoteurs. Quant � sa ma�tresse, pour laquelle il est banni aujourd'hui, ce qu'elle lui a donn� proclame le cas qu'elle faisait de sa personne et de ses vertus. On peut lire dans son choix, et juger au vrai quel homme est Posthumus. LE SECOND.--Je l'honore sur votre seul r�cit. Mais, dites-moi, je vous prie, la princesse est-elle le seul enfant du roi? LE PREMIER.--Son seul enfant. Il avait deux fils; et si ce d�tail vous int�resse, �coutez-moi. Tous deux furent d�rob�s de leur chambre; l'a�n� � l'�ge de trois ans, et l'autre encore au maillot; jusqu'� cette heure, pas la moindre conjecture sur ce qu'ils sont devenus. LE SECOND.--Combien y a-t-il de cela? LE PREMIER.--Vingt ans environ. LE SECOND.--Qu'on enl�ve ainsi les enfants d'un roi! qu'ils fussent si n�gligemment gard�s, et qu'on ait �t� si lent dans les recherches qu'on n'ait pu retrouver leur trace! LE PREMIER.--Quelque �trange que cela vous semble, et quoique cette n�gligence soit vraiment ridicule, le fait est vrai, seigneur. LE SECOND.--Je vous crois. LE PREMIER.--Il faut nous taire, voici Posthumus, la reine et la princesse. (Ils sortent.) (La reine, Posthumus, Imog�ne entrent avec leur suite.) LA REINE.--Non; soyez-en s�re, ma fille, vous ne trouverez jamais en moi, comme on le reproche � la plupart des mar�tres, un oeil malveillant pour vous. Vous �tes ma captive; mais votre ge�li�re vous confiera les clefs qui ferment votre prison. Pour vous, Posthumus, aussit�t que je pourrai fl�chir le courroux du roi, on me verra plaider votre cause; mais le feu de la col�re est encore en lui; et il serait � propos de vous soumettre � son arr�t, avec toute la patience que votre prudence pourra vous inspirer. POSTHUMUS.--Si Votre Majest� le trouve bon, je partirai d'ici aujourd'hui. LA REINE,--Vous connaissez le danger.--Je vais faire un tour dans les jardins, compatissant aux angoisses des amours qu'on traverse, quoique le roi ait ordonn� de ne pas vous laisser ensemble. (Elle sort.) IMOG�NE.--O feinte complaisance! Comme ce tyran sait caresser au moment o� elle blesse! Mon cher �poux, je crains un peu la col�re de mon p�re, mais, soit dit sans blesser mes devoirs sacr�s envers lui, je ne redoute rien des effets de sa col�re sur moi. Il vous faut partir; et moi je soutiendrai ici � toute heure le trait de ses regards irrit�s, n'ayant rien qui me console de vivre, si ce n'est la pens�e qu'il existe dans le monde un tr�sor que je puis revoir encore. POSTHUMUS.--Ma reine! mon amante! Ah! madame, ne pleurez plus; si vous ne voulez m'exposer � me faire soup�onner de plus de faiblesse qu'il ne convient � un homme. Je veux �tre l'�poux le plus fid�le, qui jamais ait engag� sa foi. Ma r�sidence sera � Rome, chez un nomm� Philario, qui fut l'ami de mon p�re; moi, je ne le connais que par lettres. �crivez-moi l�, � ma reine! mes yeux en d�voreront les mots que vous enverrez, d�t l'encre �tre de fiel. (La reine entre.) LA REINE.--Abr�gez, je vous prie. Si le roi survenait, je ne sais pas o� s'arr�terait sa col�re contre moi. _(� part.)_ Cependant je saurai diriger ici sa promenade; je ne l'offense jamais qu'il ne paye mes offenses pour nous r�concilier; il ach�te ch�rement tous mes torts. (Elle sort.) POSTHUMUS.--Quand nous passerions � nous dire adieu tout le temps qui nous reste encore � vivre, la douleur de nous s�parer ne ferait qu'augmenter... Adieu. IMOG�NE.--Ah! demeure un moment. Quand tu monterais � cheval uniquement pour aller prendre l'air, cet adieu serait encore trop court.--Vois, mon ami, ce diamant �tait � ma m�re; prends-le, mon bien-aim�, mais garde-le jusqu'� ce que tu �pouses une autre femme quand Imog�ne sera morte. POSTHUMUS.--Quoi! quoi! une autre femme? Dieux bienfaisants, accordez-moi seulement de poss�der celle qui est � moi; que les liens de la mort me pr�viennent dans mes embrassements si j'en cherche une autre. (_Il met le diamant � son doigt._) Reste, reste � cette place tant que le sentiment pourra t'y conserver. (_A Imog�ne_.) Et vous, la plus tendre, la plus belle, qui, � votre perte infinie, n'avez re�u que moi en �change de vous; je gagne encore sur vous quand il s'agit de ces bagatelles; pour l'amour de moi, portez ceci; c'est une cha�ne; je veux la mettre moi-m�me � ce beau prisonnier d'amour. (Il lui attache un bracelet.) IMOG�NE.--O dieux! quand nous reverrons-nous? (Entrent Cymbeline et les seigneurs de la cour.) POSTHUMUS.--H�las! le roi!... CYMBELINE.--Vil objet, va-t'en; disparais de ma vue. Si, apr�s cet ordre encore, tu fatigues la cour de ton indigne pr�sence, tu meurs. Fuis, ta vue empoisonne mon sang. POSTHUMUS.--Que les dieux vous prot�gent et b�nissent les hommes de bien que je laisse � votre cour; je m'en vais. (Il sort.) IMOG�NE.--La mort n'a point d'angoisses plus douloureuses que celles-ci. CYMBELINE.--Fille d�loyale, toi qui devrais rajeunir ma vieillesse, tu accumules un si�cle sur ma t�te. IMOG�NE.--Seigneur, je vous en conjure, ne vous faites point de mal par ces emportements; car je suis insensible � votre courroux: un sentiment plus rare �touffe en moi toute peine, toute crainte. CYMBELINE.--Au del� de toute gr�ce! de toute ob�issance! IMOG�NE.--Au del� de l'esp�rance! au d�sespoir!... Dans ce sens, au del� de toute gr�ce! CYMBELINE.--Tu pouvais �pouser le fils unique de la reine. IMOG�NE.--Oh! bienheureuse de ne pas le pouvoir: j'ai choisi un aigle, et j'ai �vit� un faucon d�g�n�r�. CYMBELINE.--Tu as choisi un mis�rable; tu voulais asseoir l'ignominie sur mon tr�ne. IMOG�NE.--Dites que j'en ai relev� l'�clat. CYMBELINE.--O �me vile! IMOG�NE.--Seigneur, c'est votre faute si j'ai aim� Posthumus; vous l'avez �lev� comme le compagnon de mes jeux: il n'est point de femme dont il ne soit digne; il m'ach�te plus que je ne vaux, presque de tout le prix que je lui co�te. CYMBELINE.--Quoi! as-tu perdu la raison? IMOG�NE.--Peu s'en faut, seigneur: veuille le ciel me gu�rir! Oh! que je voudrais �tre fille d'un paysan, et que Posthumus f�t le fils du berger voisin! (La reine para�t.) CYMBELINE.--Femme imprudente, je les ai trouv�s encore ensemble; vous n'avez pas suivi mes ordres, retirez-vous avec elle, et l'enfermez. LA REINE, _� Cymbeline_.--J'implore votre patience. (_A Imog�ne_.) Silence, ma ch�re fille, silence.--Bon souverain, laissez-nous seules, et cherchez dans votre raison quelque consolation pour vous-m�me. CYMBELINE.--Qu'elle languisse en perdant chaque jour une goutte de sang, et que vieille avant le temps elle meure de sa folie! (Il sort.) LA REINE, _� Imog�ne_.--Allons, il faut que vous laissiez passer... (_Pisanio entre._) Voici votre serviteur. Eh bien! Pisanio, quelles nouvelles? PISANIO.--Le prince, votre fils, a tir� l'�p�e contre mon ma�tre. LA REINE.--Ah! j'esp�re qu'il n'y a pas de mal? PISANIO.--Il aurait pu y en avoir; mais mon ma�tre n'a fait que jouer plut�t que de combattre, et il n'�tait pas soutenu par la col�re; des gentilshommes qui se sont trouv�s l� les ont s�par�s. LA REINE.--J'en suis bien aise. IMOG�NE.--Votre fils est l'ami de mon p�re; il prend son parti! Tirer l'�p�e sur un proscrit! � le brave prince!--Je voudrais les voir tous deux dans les d�serts de l'Afrique, et moi pr�s d'eux, avec une aiguille, pour en piquer le premier qui reculerait.--Pourquoi avez-vous quitt� votre ma�tre? PISANIO.--Par son ordre. Il n'a pas voulu que je l'accompagne jusqu'au port; il m'a laiss� une note des ordres que j'aurai � remplir quand il vous plaira d'accepter mon service. LA REINE.--Cet homme, jusqu'ici, a �t� pour vous un serviteur fid�le. J'ose garantir, sur mon honneur, qu'il le sera toujours. PISANIO.--Je remercie humblement Votre Majest�. LA REINE, _� Imog�ne_.--Je vous prie, promenons-nous un moment ensemble. (Elles sortent.) SC�NE II Une place publique. _Entre_ CLOTEN, DEUX SEIGNEURS. IMOG�NE, _� Pisanio_.--Avant une demi-heure, je vous prie, revenez me parler: du moins vous irez voir mon �poux � bord. Pour le moment, laissez-moi. (La reine et Imog�ne sortent ensemble, Pisanio sort par un autre c�t�.) PREMIER SEIGNEUR.--Je vous conseille, seigneur, de changer de chemise. La chaleur de l'action vous a fait fumer comme la victime d'un sacrifice. Quand un air sort, un air entre; et il n'en est point au dehors qui soit aussi sain que celui qui sort de vous. CLOTEN.--Si ma chemise �tait ensanglant�e, alors j'en changerais... L'ai-je bless�? SECOND SEIGNEUR, _� part_.--Non, d'honneur, pas m�me sa patience. PREMIER SEIGNEUR.--Bless�? Ah! s'il ne l'est pas, il faut qu'il ait un corps perm�able; c'est un grand chemin pour l'acier s'il n'est pas bless�. SECOND SEIGNEUR, � _part_.--Son acier avait des dettes; il est sorti par les derri�res de la ville. CLOTEN.--Le l�che n'osait pas m'attendre. SECOND SEIGNEUR, _� part_.--Non, il allait toujours; mais en avant, vers ta face. PREMIER SEIGNEUR.--Vous attendre? vous avez assez de terres � vous; mais il a ajout� � vos domaines, il vous a c�d� du terrain. SECOND SEIGNEUR, _� part_.--Autant de pouces de terre que tu as d'oc�ans! Les fats! CLOTEN.--Que je voudrais qu'on ne se f�t pas mis entre nous! SECOND SEIGNEUR, _� part_.--Et moi aussi, jusqu'� ce que tu eusses pris par terre la mesure d'un imb�cile. CLOTEN.--Mais comment peut-elle aimer ce mis�rable, et me rebuter, moi? SECOND SEIGNEUR, _� part_.--Oh! si c'est un p�ch� de bien choisir, elle est damn�e. PREMIER SEIGNEUR.--Seigneur, comme je vous l'ai toujours dit, son esprit et sa beaut� ne vont pas ensemble: c'est une belle enseigne; mais je n'ai vu en elle qu'un esprit peu lumineux. SECOND SEIGNEUR, _� part_.--Elle ne luit pas pour les imb�ciles de peur que la r�flexion ne lui fasse tort. CLOTEN.--Venez, je vais dans ma chambre: je voudrais bien qu'il y e�t un peu de mal. SECOND SEIGNEUR, _� part_.--Je ne fais pas le m�me voeu, � moins que ce n'e�t �t� la chute d'un �ne, ce qui ne serait pas un grand mal. CLOTEN.--Voulez-vous nous suivre? PREMIER SEIGNEUR.--J'accompagnerai Votre Altesse. CLOTEN.--Oui, venez: allons ensemble. SECOND SEIGNEUR.--Volontiers, prince. (Ils sortent.) SC�NE III L'appartement d'Imog�ne. IMOG�NE, PISANIO. IMOG�NE.--Je voudrais que tu te tinsses sur le port pour interroger toutes les voiles.--S'il m'�crivait, et que sa lettre ne me parv�nt pas, ce serait une aussi grande perte que si c'�tait des lettres de gr�ce. Qu'est-ce qu'il t'a dit en dernier lieu? PISANIO.--_Ma reine! ma reine!_ IMOG�NE.--Et alors il agitait son mouchoir. PISANIO.--Et il le baisait, madame. IMOG�NE.--Insensible tissu, tu �tais plus heureux que moi!--Et ce fut tout? PISANIO.--Non, madame; car aussi longtemps qu'il a pu se faire distinguer des autres, � mes yeux ou � mes oreilles, il est rest� sur le pont, et me faisant des signes de son gant, de son chapeau, de son mouchoir, il exprimait de son mieux, par les transports et les mouvements de son coeur, combien son �me �tait lente et le vaisseau prompt � s'�loigner de vous. IMOG�NE.--Tu aurais d� le suivre de l'oeil, et ne le quitter que lorsqu'il t'aurait paru petit comme une corneille, ou moins encore. PISANIO.--C'est ce que j'ai fait, madame. IMOG�NE.--J'aurais bris� les fibres de mes yeux seulement pour le voir, jusqu'� ce qu'il f�t devenu, par l'�loignement, mince comme mon aiguille. Oui, mes regards l'auraient suivi, jusqu'� ce que de la grosseur d'un moucheron, il se f�t tout � fait �vanoui dans l'air; et alors j'aurais d�tourn� mes yeux et pleur�...--Mais bon Pisanio, quand recevrons-nous de ses nouvelles? PISANIO.--Soyez-en s�re, madame, � la premi�re occasion qu'il pourra trouver. IMOG�NE.--Je ne lui ai point fait mes adieux. J'avais tant de choses tendres � lui dire! Avant que j'aie pu lui dire comment je songerai � lui � certaines heures; quelles seront mes pens�es; avant que j'aie pu lui faire jurer qu'aucune femme d'Italie ne lui ferait trahir mon amour et son honneur; lui recommander de s'unir � moi en pri�res, � six heures du matin, � midi, � minuit (car alors je suis dans les cieux pour lui); avant que j'aie pu lui donner ce baiser d'adieu, que j'aurais plac� entre deux mots charmants; mon p�re arrive, et, semblable au souffle tyrannique du nord, il fait tomber tous nos boutons et les emp�che de pousser. (Une dame de la reine entre.) LA DAME.--La reine, madame, d�sire que Votre Altesse se rende aupr�s d'elle. IMOG�NE, _� Pisanio_.--Allez ex�cuter les ordres dont je vous ai charg�, je vais rejoindre la reine. PISANIO.--Je vous ob�irai, madame. (Ils sortent.) SC�NE IV Rome.--Appartement de la maison de Philario. _Entrent_ PHILARIO, IACHIMO, UN FRAN�AIS, UN HOLLANDAIS ET UN ESPAGNOL. IACHIMO.--Croyez-moi, seigneur; je l'ai vu en Angleterre, sa r�putation allait croissant, on s'attendait � lui voir prouver le m�rite qu'on lui reconna�t aujourd'hui; mais je pouvais alors le regarder encore sans admiration, quand le catalogue de ses qualit�s e�t �t� inscrit � son c�t� et que j'eusse parcouru article par article. PHILARIO.--Vous parlez d'un temps o� il n'�tait pas encore, comme aujourd'hui, rev�tu de tout ce qui en fait un homme accompli, au dedans et au dehors. LE FRAN�AIS.--Je l'ai vu en France; et nous avions l� bien des gens qui pouvaient fixer le soleil d'un oeil aussi ferme que lui. IACHIMO.--Cette affaire, d'avoir �pous� la fille de son roi, le fait valoir, je n'en doute point, fort au del� de son m�rite; on l'appr�cie d'apr�s la valeur de son amante, bien plus que d'apr�s la sienne. LE FRAN�AIS.--Et puis son bannissement... IACHIMO.--Oui, oui; les suffrages de ceux qui, sous la banni�re de la princesse, pleurent ce douloureux divorce; tout cela sert merveilleusement � exalter Posthumus. Ne f�t-ce que pour prouver le bon jugement d'Imog�ne, qu'il serait autrement ais� de nier si elle avait pris pour �poux un mendiant sans autres qualit�s. Mais comment arrive-t-il, Philario, qu'il vienne s'�tablir chez vous? O� votre liaison s'est-elle form�e? PHILARIO.--Son p�re et moi nous avons fait la guerre ensemble, et je ne dois pas moins que la vie � son p�re, qui me l'a sauv�e plus d'une fois. Voici l'Anglais. (_Posthumus para�t._) Qu'il soit trait� parmi vous avec les �gards que des gentilshommes comme vous doivent � un �tranger de sa qualit�. Je vous exhorte tous � lier une plus �troite connaissance avec ce cavalier, je vous le recommande comme mon digne ami. Je veux lui donner le temps de montrer son m�rite, plut�t que de faire son �loge en sa pr�sence. LE FRAN�AIS, _� Posthumus_.--Seigneur, nous nous sommes connus � Orl�ans. POSTHUMUS.--Et depuis lors je vous suis rest� redevable d'une foule d'attentions dont je resterai toujours votre d�biteur tout en m'acquittant sans cesse. LE FRAN�AIS.--Seigneur, vous estimez trop haut un faible service. Je me f�licitai de vous avoir r�concili� avec mon compatriote; c'e�t �t� une piti� que de vous laisser rencontrer avec les intentions meurtri�res que vous aviez alors tous deux pour une affaire aussi l�g�re, une bagatelle. POSTHUMUS.--Permettez, seigneur; j'�tais alors un jeune voyageur: j'�vitais de m'en rapporter � mes propres lumi�res, aimant mieux me laisser guider par l'exp�rience des autres; mais depuis que mon jugement s'est form�, si je puis dire, sans offenser personne, qu'il s'est form�, je ne trouve pas que la querelle f�t si frivole. LE FRAN�AIS.--D'honneur, elle l'�tait trop pour m�riter d'�tre d�cid�e par le fer, surtout entre deux hommes dont l'un aurait tr�s-probablement immol� l'autre, ou qui seraient rest�s tous deux sur la place. IACHIMO.--Pouvons-nous, sans indiscr�tion, vous demander quel �tait le sujet de ce diff�rend? LE FRAN�AIS.--Sans difficult�, je le pense; la querelle fut publique, et d�s lors on peut, sans blesser personne, en faire le r�cit. C'�tait � peu pr�s la m�me th�se qui fut agit�e entre nous l'autre soir, lorsque chacun de nous fit l'�loge des dames de son pays. Ce gentilhomme soutenait en ce temps-l�, et offrait de le soutenir aux d�pens de son sang, que la sienne �tait plus belle, plus vertueuse, plus spirituelle, plus chaste, plus constante et moins abordable qu'aucune des dames les plus accomplies de France. IACHIMO.--Cette dame ne vit plus aujourd'hui, ou bien l'opinion qu'en avait ce gentilhomme doit �tre us�e � pr�sent. POSTHUMUS.--Elle conserve toujours sa vertu, et moi mon opinion. IACHIMO.--Il ne faut pas que vous lui donniez si fort la pr�f�rence sur nos dames d'Italie. POSTHUMUS.--Quand je serais pouss� au point o� je le fus en France, je ne rabattrais rien de son prix, quoique je me d�clare ici non son ami, mais son adorateur. IACHIMO.--Aussi belle et aussi vertueuse puisque c'est une esp�ce de comparaison qui se tient par la main, c'est trop beau et trop bon pour quelque dame de Bretagne que ce soit. Si elle surpassait d'autres femmes que j'ai connues, comme le diamant que vous portez l� d�passe en �clat beaucoup de diamants que j'ai vus, je croirais volontiers qu'elle surpasse beaucoup de femmes; mais je n'ai pas vu le plus beau diamant, ni vous la plus belle femme qui soit au monde. POSTHUMUS.--Je l'ai lou�e d'apr�s le cas que j'en fais, comme ce diamant. IACHIMO.--Et combien estimez-vous cette pierre? POSTHUMUS.--Plus que les tr�sors du monde entier. IACHIMO,--Ou votre incomparable ma�tresse est morte, ou la voil� au-dessous du prix d'une bagatelle. POSTHUMUS.--Vous �tes dans l'erreur: l'une peut s'acheter ou se donner, s'il se trouve assez de richesses pour la payer, ou de m�rite pour l'obtenir en don. L'autre n'est pas une chose qui se vende, et les dieux seuls peuvent en faire don. IACHIMO.--Et ce don, les dieux vous l'ont fait? POSTHUMUS.--Oui, et avec leur secours je le conserverai. IACHIMO.--Vous pouvez le poss�der en titre. Mais, vous le savez, des oiseaux �trangers viennent souvent s'abattre sur nos �tangs voisins.... Votre bague aussi, on peut vous la voler: ainsi, de cette paire de tr�sors inappr�ciables que vous poss�dez, l'un est bien fragile, et l'autre est casuel. Un adroit filou et un cavalier accompli pourraient tenter de vous les enlever tous deux. POSTHUMUS.--Votre Italie n'a point de cavalier assez accompli pour triompher de l'honneur de ma ma�tresse, si c'est de la garde ou de la perte de l'honneur que vous pr�tendez parler, en disant qu'elle est fragile. Je ne doute pas que vous n'ayez des filous en abondance, et pourtant je ne crains rien pour mon anneau. PHILARIO.--Restons-en l�, messieurs. POSTHUMUS.--Tr�s-volontiers. Ce noble seigneur, et je l'en remercie, ne me traite point en �tranger: nous voil� familiers d�s l'abord. IACHIMO.--En cinq entretiens, pas plus longs que le n�tre, je voudrais m'�tablir dans le coeur de votre belle ma�tresse, et voir sa vertu fl�chir et pr�te � c�der, si j'avais seulement acc�s pr�s d'elle et l'occasion de lui faire ma cour. POSTHUMUS.--Non, non. IACHIMO.--J'ose parier l�-dessus la moiti� de ma fortune contre votre diamant, qui, � mon avis, vaut quelque chose de moins. Mais je fais ma gageure plut�t contre votre confiance que contre sa r�putation; et de peur que vous vous en offensiez, j'ajoute que j'oserais le tenter avec quelque femme au monde que ce f�t! POSTHUMUS.--Vous �tes �trangement abus� par vos id�es t�m�raires: et je ne doute pas qu'il ne nous arriv�t ce que vous m�ritez dans votre tentative. IACHIMO.--Et quoi? POSTHUMUS.--D'�tre repouss�, quoique votre tentative, comme vous l'appelez, m�rit�t quelque chose de plus, un ch�timent peut-�tre. PHILARIO.--Messieurs, en voil� assez l�-dessus: cette vaine dispute s'est �lev�e trop t�t; qu'elle meure comme elle est n�e; je vous prie, faites plus ample connaissance. IACHIMO.--Je voudrais avoir engag� ma fortune et celle de mon voisin au soutien de ce que j'ai avanc�. POSTHUMUS.--Quelle dame choisiriez-vous pour l'assaillir? IACHIMO.--La v�tre, que vous croyez si bien affermie dans sa constance. Voulez-vous seulement me recommander � la cour o� est votre dame? je gagerai dix mille ducats contre votre diamant, que, sans autres avantages que deux entretiens avec elle, je rapporterai de l� cet honneur que vous croyez si bien d�fendu. POSTHUMUS.--Je consens � parier de l'or, contre votre or. Pour mon anneau, il m'est aussi cher que mon doigt; il en fait partie. IACHIMO.--Vous �tes amant, et de l� vient votre prudence.--Quand vous auriez achet� le corps d'une femme un million la drachme, vous ne pourriez l'emp�cher de se corrompre. Mais, je le vois, vous avez dans l'�me quelques scrupules puisque vous avez peur. POSTHUMUS.--Tout ceci n'est qu'un jargon d'habitude; vous portez, j'esp�re, des sentiments plus r�fl�chis. IACHIMO.--Je suis ma�tre de mes paroles; et je jure que je veux tenter l'�preuve dont j'ai parl�. POSTHUMUS.--Vous le voulez?--Je ne fais que pr�ter mon diamant jusqu'� votre retour.--Qu'on dresse entre nous des conventions. Ma ma�tresse surpasse en vertu toute l'�tendue de vos indignes pens�es. Je vous d�fie dans cette gageure; voil� ma bague. PHILARIO.--Je ne souffrirai point qu'elle serve de gage. IACHIMO.--Par les dieux, c'en est un. Si je ne vous rapporte pas des preuves suffisantes que j'ai joui des plus chers appas de votre ma�tresse, mes dix mille ducats sont � vous, et votre diamant aussi; si je la quitte en laissant sans atteinte cet honneur auquel vous vous fiez, elle qui est votre joyau, le joyau que voil� et mon or, tout est � vous; mais il me faut votre recommandation, afin de me procurer un plus libre acc�s. POSTHUMUS.--J'accepte ces conditions. Faisons des conventions entre nous. Voici seulement ce dont vous me r�pondrez. Si vous faites ce voyage pour la s�duire, et que vous me d�montriez clairement que vous avez triomph�, je ne suis plus votre ennemi, et elle ne m�rite pas notre dispute. Mais si elle reste fid�le, et que vous ne puissiez me prouver le contraire, vous me r�pondrez l'�p�e � la main, et de votre mauvaise opinion, et de l'attaque que vous aurez livr�e � sa pudeur. IACHIMO.--Votre main; l'accord est fait. Nous allons faire r�gler tout cela dans les formes, et je pars sur-le-champ pour la Grande-Bretagne, de peur que notre march� ne pr�t froid et ne se romp�t. Je vais chercher mon or et faire inscrire le pari. POSTHUMUS.--Convenu. (Posthumus et Iachimo sortent.) LE FRAN�AIS.--Le pari tiendra-t-il? Croyez-vous? PHILARIO.--Le seigneur Iachimo ne reculera pas. Je vous prie, suivons-les. (Ils sortent.) SC�NE V Grande-Bretagne.--Appartement dans le palais de Cymbeline. LA REINE _para�t avec ses_ DAMES ET CORN�LIUS _tenant une fiole_. LA REINE, _� ses femmes_.--Tandis que la ros�e est encore sur la terre, allez cueillir ces fleurs; h�tez-vous. Qui de vous en a la liste? UNE DES FEMMES.--Moi, madame. LA REINE.--Allez. (_Les dames sortent._) Maintenant, monsieur le docteur, avez-vous apport� ces drogues? CORN�LIUS.--Sous le bon plaisir de Votre Majest�, les voici. (_Il pr�sente une petite bo�te._) Mais si Votre Majest� me le permet, et j'esp�re qu'elle ne s'en offensera pas, ma conscience me force � vous demander pour quel usage vous avez exig� de moi ces potions empoisonn�es, qui am�nent une mort languissante, et sont mortelles quoique lentes. LA REINE.--Je m'�tonne, docteur, que vous me fassiez une pareille question. N'ai-je pas �t� longtemps votre disciple? Ne m'avez-vous pas enseign� l'art de composer des parfums, de distiller, de conserver les fruits? Si bien que notre grand roi lui-m�me me fait souvent la cour pour mes confitures? En �tant arriv�e l�, serez-vous �tonn�, � moins que vous ne me supposiez une �me infernale, que je cherche � perfectionner ma science par de nouvelles exp�riences? Je veux faire l'essai de ces compositions sur de vils animaux qui ne valent pas la peine d'�tre pendus; jamais sur aucune cr�ature humaine, afin de conna�tre leur force, d'opposer des antidotes � leur activit�, et par l� d'apprendre leurs diverses vertus et leurs effets. CORN�LIUS.--Votre Majest�, par ces exp�riences, ne fera que s'endurcir le coeur; d'ailleurs on ne voit point ces r�sultats sans d�go�t ni sans danger. LA REINE.--Oh! soyez tranquille.--(_Entre Pisanio._) (_A part_.) Voici un flatteur de valet; c'est sur lui que je ferai mon premier essai; il appartient � son ma�tre, et est l'ennemi de mon fils.... Eh bien! Pisanio? (_A Corn�lius_.) Docteur, votre office aupr�s de moi est fini pour le moment; allez votre chemin. CORN�LIUS, _s'�loignant et � part_.--Vous m'�tes suspecte, madame; mais vous ne ferez aucun mal. LA REINE, _� Pisanio_.--�coute, un mot. CORN�LIUS, _� part_.--Je n'aime point cette femme.... Elle croit tenir des poisons lents et �tranges; je connais bien son �me, je ne confierai pas � une personne aussi perverse des ingr�dients d'une nature aussi infernale; ceux qu'elle poss�de assoupiront et alourdiront un moment les sens; peut-�tre ses essais commenceront-ils par des chiens et des chats, pour monter ensuite plus haut; mais il n'y a aucun danger dans la mort apparente qu'elle donnera; elle ne fera que suspendre pour un temps les esprits, qui rena�tront plus actifs. Elle est tromp�e par ces faux effets; et moi, en la trompant ainsi, je n'en suis que plus fid�le. LA REINE.--Docteur, je n'ai plus besoin de votre pr�sence jusqu'� ce que je vous fasse rappeler. CORN�LIUS.--Je prends humblement cong� de vous. (Il se retire.) LA REINE.--Elle pleure donc toujours, dis-tu? Penses-tu qu'avec le temps ses larmes ne s'arr�teront pas, pour laisser entrer les conseils de la raison l� o� r�gne maintenant la folie? Travaille � cela: et quand tu viendras me dire qu'elle aime mon fils, je te dirai � l'instant m�me que tu es aussi grand que ton ma�tre; plus grand que lui; car sa fortune est gisante et sans voix, et sa renomm�e est � l'agonie: il ne peut revenir ici, ni demeurer o� il est.... En changeant d'existence, il ne fera que changer de mis�re; et chaque jour en arrivant vient ruiner un jour de sa vie. Quel est ton espoir, en t'appuyant sur une colonne qui penche et qu'il sera impossible de relever?--sur un homme qui n'a pas m�me assez d'amis pour l'�tayer? (_La reine laisse tomber une bo�te: Pisanio la ramasse._) Tu ne connais pas ce que tu tiens l�; re�ois-le de moi pour tes services, c'est un �lixir de ma composition: il a d�j� arrach� cinq fois le roi � la mort: je ne connais pas de cordial plus efficace. Non, je te prie, prends-le, comme un gage des faveurs plus grandes que je te destine:--fais sentir � ta ma�tresse quelle est sa position; fais-le comme de toi-m�me: songe quelle chance t'offre la fortune, songe seulement que tu conserves toujours ta ma�tresse, et de plus tu gagnes mon fils, qui se souviendra de toi.... J'int�resserai le roi � ton avancement, quoi que tu puisses d�sirer; et moi-m�me alors, moi surtout qui t'aurai mis sur la voie de m�riter les gr�ces, je m'engage � r�compenser richement ton m�rite. Appelle mes femmes: songe � mes paroles. (_Pisanio sort._) Un valet fin et fid�le qu'on ne peut �branler: l'agent de son ma�tre aupr�s d'elle, et qui lui rappelle sans cesse de conserver sa main et sa foi � son seigneur. Je lui ai fait l� un don qui, s'il en fait usage, enl�vera � la belle son �missaire aupr�s de son doux ami; et elle-m�me, dans la suite, si elle ne plie pas son humeur, peut �tre s�re d'en go�ter aussi. (_Pisanio repara�t avec les dames, qui rapportent des paniers de fleurs._) Fort bien, fort bien: portez dans mon cabinet ces violettes, ces primev�res, ces pervenches: adieu, Pisanio; songe � ce que je t'ai dit. (La reine sort suivie de ses femmes.) PISANIO _seul_.--J'y songerai, mais quand je deviendrai infid�le � mon bon ma�tre, je m'�toufferai de mes propres mains: c'est l� tout ce que je ferai pour toi. (Il sort.) SC�NE VI Un autre appartement du palais. IMOG�NE _seule_. IMOG�NE.--Un p�re cruel, une belle-m�re perfide, un stupide soupirant pr�s d'une femme mari�e, dont l'�poux est banni: oh! mon �poux! le comble et la couronne de tous mes chagrins! et des vexations qui se renouvellent � chaque instant!--Si j'avais �t� d�rob�e par des voleurs, comme mes deux fr�res, je serais heureuse: mais malheureux ceux que leurs d�sirs �l�vent trop haut! Heureux, quelque humble que soit leur �tat, ceux qui voient accomplir leurs modestes voeux que chaque saison satisfait.... Quel peut �tre cet homme? Fi donc! (Iachimo entre pr�c�d� par Pisanio.) PISANIO.--Madame, un noble gentilhomme de Rome vous apporte des lettres de mon ma�tre. IACHIMO.--Vous changez de couleur, madame? Le noble L�onatus est en s�ret�: il salue tendrement Votre Altesse. (Il lui pr�sente une lettre.) IMOG�NE.--Je vous remercie, bon seigneur: vous �tes le tr�s-bienvenu. IACHIMO, _� part_.--Tout ce qu'elle laisse voir est parfait: si elle est munie d'une �me aussi rare, c'est ici le ph�nix de l'Arabie, et j'ai perdu la gageure. Hardiesse, sois mon amie; audace, arme-moi de pied en cap, ou bien, comme le Parthe, je ne combattrai qu'en fuyant, ou plut�t je fuirai sans avoir combattu. IMOG�NE, _lisant tout haut la lettre_.--_C'est un cavalier de la plus haute distinction, et auquel de bons offices m'ont infiniment attach�. Traitez-le en cons�quence comme vous estimez votre fid�le_ L�onatus. Je ne lis que cela tout haut; mais mon coeur est r�chauff� jusqu'au fond par le reste de la lettre: il est tout �mu de reconnaissance.--Vous �tes le bienvenu, digne seigneur, autant que peuvent l'exprimer mes paroles; et vous l'�prouverez dans tout ce que je pourrai faire pour vous. IACHIMO.--Je vous rends gr�ces, belle dame.--Eh quoi! les hommes sont-ils insens�s? La nature leur aura donn� des yeux pour voir l'arche vo�t�e des cieux et les richesses de la terre et des mers, pour distinguer les globes enflamm�s sur nos t�tes, et les pierres sem�es sur les rivages; et avec des organes si pr�cieux, nous ne pourrons pas faire la diff�rence de la laideur et de la beaut�! IMOG�NE.--D'o� vient votre �tonnement? IACHIMO.--Cela ne peut �tre la faute des yeux: des singes et des guenons plac�s entre deux cr�atures semblables bavarderaient de ce c�t�, et repousseraient l'autre par des grimaces. Ce n'est pas la faute du jugement: l'idiot devant cette beaut� saurait faire son choix. Ce n'est pas la passion; car la laideur, mise � c�t� de cette beaut� parfaite, exciterait le d�sir � vomir � vide au lieu de le pousser � se satisfaire. IMOG�NE.--Quelle est donc la cause...? IACHIMO.--Le vice blas�, ce d�sir rassasi� mais non satisfait (comme un vase plein et qui fuit), d�vore d'abord l'agneau, et puis est avide de charogne. IMOG�NE.--Quelle est donc, digne seigneur, la cause de votre agitation? �tes-vous bien? IACHIMO.--Bien, merci, madame. (_A Pisanio_.) Ami, je vous prie, ordonnez � mon serviteur de m'attendre l� o� je l'ai laiss�: il est �tranger et susceptible. PISANIO.--J'allais sortir, seigneur, pour lui faire accueil. (Il sort.) IMOG�NE.--La sant� de mon seigneur continue-t-elle � �tre bonne? De gr�ce, dites-le-moi. IACHIMO.--Bonne, madame. IMOG�NE.--Est-il dispos� � la gaiet�? J'esp�re qu'il l'est. IACHIMO.--Excessivement gai: Rome n'a point d'�tranger aussi jovial, aussi fol�tre: on l'appelle le _joyeux Anglais_. IMOG�NE.--Lorsqu'il �tait ici, il �tait enclin � la m�lancolie, et souvent sans savoir pourquoi. IACHIMO.--Jamais je ne l'ai vu triste. Il y a un Fran�ais, son compagnon, un _monsieur_ d'un rang �minent, qui aime fort � ce qu'il para�t une jeune Fran�aise rest�e dans son pays; il pousse de profonds soupirs, comme la flamme d'une fournaise; pendant que le joyeux Anglais (votre �poux, veux-je dire) rit aux �clats et s'�crie: �Comment mes c�tes y r�sisteront-elles, lorsqu'on songe que l'homme, qui sait par l'histoire, par tous les r�cits, par sa propre exp�rience, ce qu'est la femme et ce qu'il lui est impossible de ne pas �tre, va languir en livrant ses heures de libert� � un esclavage volontaire!� IMOG�NE.--Est-ce que mon �poux dit cela? IACHIMO.--Oui, madame, en riant jusqu'aux larmes. C'est un amusement que de se trouver l�, et de le voir se moquer du Fran�ais. Mais le ciel sait qu'il est des hommes qui sont bien bl�mables. IMOG�NE.--Ce n'est pas lui, j'esp�re? IACHIMO.--Lui? Non. Cependant il devrait recevoir avec plus de reconnaissance les bont�s du ciel envers lui: il y a en lui et en vous,--que je regarde comme son bien au-dessus de toutes les richesses;--oui, il y a pour moi des motifs d'admirer et en m�me temps de plaindre. IMOG�NE.--Et qui plaignez-vous, seigneur? IACHIMO.--Deux cr�atures du fond du coeur. IMOG�NE.--Suis-je une des deux, seigneur? Vous me regardez; quel ravage discernez-vous en moi qui m�rite votre piti�? IACHIMO.--C'est lamentable! Quoi? Fuir le soleil radieux et se plaire dans un cachot aupr�s d'une chandelle! IMOG�NE.--Je vous prie, seigneur, �noncez plus clairement vos r�ponses � mes questions? Pourquoi me plaignez-vous? IACHIMO.--Parce que d'autres, j'allais le dire, jouissent de votre...; mais c'est l'office des dieux d'en tirer vengeance, et ce n'est pas le mien de parler. IMOG�NE.--Vous paraissez savoir quelque chose qui me concerne ou qui m'int�resse. Je vous prie, parlez: puisque soup�onner que les choses vont mal fait souvent plus souffrir que la certitude qu'il en est ainsi; les faits certains sont au-dessus des rem�des, ou bien connus � temps on peut y appliquer le rem�de. Ah! d�couvrez-moi ce secret qui vous pousse � parler et que vous retenez. IACHIMO.--Si j'avais cette joue pour y reposer mes l�vres; cette main dont le toucher, le seul toucher devrait forcer un homme au serment de fid�lit�; si je poss�dais cet objet qui captive les regards errants de mes yeux et les tient attach�s sur lui seul; irais-je souiller ma bouche, comme un r�prouv�, sur des l�vres aussi publiques que les degr�s qui conduisent au Capitole; presserais-je de mes mains des mains fl�tries par le travail, et plus encore par des parjures journaliers; si j'allais fixer mes regards sur des yeux, sur des yeux abjects et ternes comme la lueur opaque de ces flambeaux que nourrit un suif f�tide, ne serait-il pas bien juste que tous les fl�aux de l'enfer punissent une fois une telle trahison? IMOG�NE.--Mon seigneur, je le crains, a oubli� la Bretagne. IACHIMO.--Et lui-m�me. Ce n'est pas mon penchant qui me porte � vous �clairer, � r�v�ler la bassesse de son changement, ce sont vos gr�ces qui, du fond de ma conscience muette, attirent malgr� moi sur mes l�vres cet aveu. IMOG�NE.--Je ne veux pas en entendre davantage. IACHIMO.--O ch�re �me, votre sort touche mon coeur d'une piti� qui me fait mal. Une princesse aussi belle et n�e dans la puissance, qui doublerait la grandeur du plus grand roi, �tre ainsi associ�e avec de viles cr�atures lou�es avec l'argent m�me que fournissent vos coffres; avec d'inf�mes aventuri�res, qui, pour de l'or, jouent avec tous les maux dont la corruption souille la nature; pestes contagieuses, qui pourraient empoisonner le poison; vengez-vous, ou celle qui vous porta n'�tait pas reine, et vous d�g�n�rez de votre illustre origine. IMOG�NE.--Me venger! et comment me venger? Si ce r�cit est vrai, car je porte un coeur qui doit craindre de se laisser trop vite abuser par mes deux oreilles; si ce r�cit est vrai, comment pourrais-je me venger? IACHIMO.--Quoi! vous ferait-il vivre comme une vestale de Diane entre des draps glac�s, tandis qu'il se livre � de capricieuses prostitu�es, au m�pris de votre personne, aux d�pens de votre bourse? Vengez-vous. Je me consacre � votre bon plaisir. Amant plus noble que ce d�serteur de votre lit, je resterai fid�le � votre tendresse, toujours discret et toujours constant. IMOG�NE.--Hol�! Pisanio! IACHIMO.--Souffrez que je jure sur vos l�vres mon d�vouement. IMOG�NE.--Va-t'en!--J'en veux � mes oreilles de t'avoir �cout� si longtemps. Si tu avais de l'honneur, tu m'aurais fait ce r�cit par vertu, et non pour la fin que tu te proposes, aussi basse qu'�trange! Tu outrages un gentilhomme qui est aussi loin de ta calomnie que tu l'es de l'honneur, et tu tentes de s�duire ici une femme qui te m�prise comme le d�mon. Hol�! Pisanio!... Le roi mon p�re sera instruit de ton audace; s'il trouve bon qu'un �tranger t�m�raire marchande � sa cour comme dans une mauvaise maison de Rome, et nous d�voile ses brutales pens�es, il a une cour dont il ne se soucie gu�re, et une fille qu'il estime bien peu. Hol�! Pisanio! IACHIMO.--O heureux L�onatus! je puis bien le dire, la confiance que ta dame a en toi m�rite bien la tienne, et ta parfaite vertu m�rite bien aussi sa tranquille confiance! Vivez longtemps heureuse, vous la dame du plus digne chevalier dont jamais se soit vant� un pays; vous, sa ma�tresse digne seulement du plus noble coeur. Accordez-moi mon pardon; je n'ai parl� ainsi que pour �prouver si votre fid�lit� �tait bien enracin�e; je vais rendre votre �poux ce qu'il est d�j�, l'homme le plus aimable et le plus fid�le; il poss�de la charmante sorcellerie de charmer toutes les soci�t�s; la moiti� du coeur de tous les hommes est � lui. IMOG�NE.--Vous r�parez vos fautes. IACHIMO.--Il est assis au milieu des hommes comme un dieu descendu du ciel, il est par� d'une sorte d'honneur qui surpasse sa beaut� mortelle; ne soyez pas offens�e, auguste princesse, si j'ai os� �prouver quel accueil vous feriez � un faux rapport. Il n'a servi qu'� confirmer honorablement votre bon jugement dans le choix que vous avez fait d'un �poux si rare, que vous saviez ne pouvoir faillir. C'est l'amiti� que j'ai pour lui qui m'a port� � vous �prouver; mais les dieux vous ont form�e diff�rente de toutes les autres femmes, exempte de faiblesse; je vous prie, pardonnez-moi. IMOG�NE.--Tout est r�par�, seigneur. Disposez de mon pouvoir dans cette cour. IACHIMO.--Recevez mes humbles actions de gr�ces.--J'avais presque oubli� de faire � Votre Altesse une petite pri�re, et qui pourtant est importante, car elle int�resse votre �poux; plusieurs amis et moi avons part aussi � cette affaire. IMOG�NE.--Je vous prie, de quoi s'agit-il? IACHIMO.--Une douzaine de nos Romains et votre �poux (la meilleure plume de notre aile), nous avons tous contribu� pour une somme destin�e � acheter un pr�sent pour l'empereur; agent des autres, j'en ai fait l'emplette en France. C'est de la vaisselle d'un rare dessin, et des bijoux d'une forme exquise et riche; leur valeur est consid�rable; �tranger comme je suis, je serais d�sireux de les voir en lieu s�r; vous plairait-il de les prendre sous votre protection? IMOG�NE.--Volontiers, et j'engage mon honneur � leur s�ret�, puisque mon seigneur y est int�ress�; je veux les garder dans ma chambre � coucher. IACHIMO.--Ils sont renferm�s dans un coffre escort� par mes gens. Je prendrai la libert� de vous les envoyer, seulement pour cette nuit. Demain je dois me rembarquer. IMOG�NE.--Oh! non, non. IACHIMO.--Il le faut, daignez me le permettre, ou je manquerais � ma parole en diff�rant mon retour. J'ai travers� les mers en venant de France, pour tenir ma promesse de voir Votre Altesse. IMOG�NE.--Je vous remercie de votre peine; mais vous ne partirez pas d�s demain? IACHIMO.--Oh! il le faut, madame. Ainsi, si vous voulez saluer votre �poux dans une lettre, je vous supplie, �crivez-la ce soir; j'ai d�j� pass� le terme marqu� pour mon s�jour, et le temps presse pour offrir notre pr�sent. IMOG�NE.--J'�crirai; envoyez-moi votre coffre, il sera gard� avec soin et fid�lement rendu. Vous �tes le bienvenu. FIN DU PREMIER ACTE. ACTE DEUXI�ME SC�NE I Une cour devant le palais de Cymbeline. _Entre_ CLOTEN _avec_ DEUX SEIGNEURS. CLOTEN.--Jamais homme a-t-il autant jou� de malheur? Je frise le but[1], et puis je me vois rouler au loin! J'avais sur le coup cent livres de pari, et il faudra encore qu'un impertinent faquin vienne m'entreprendre pour avoir jur�, comme si je lui empruntais mes serments; et que je ne fusse pas le ma�tre de les prodiguer � mon gr�! [Note 1: _I kissed the jack_, cochonnet, but.] PREMIER SEIGNEUR.--Qu'a-t-il gagn� � cela? Vous lui avez cass� la t�te avec votre boule. SECOND SEIGNEUR, _� part_.--S'il n'e�t pas eu plus de cervelle que celui qui lui a cass� la t�te, il ne lui en serait pas rest�. CLOTEN.--Lorsqu'un gentilhomme est en humeur de jurer, il n'appartient pas � aucun des spectateurs de venir interrompre[2] ses jurements, je crois? SECOND SEIGNEUR.--Non, seigneur, (_� part_) ni de leur couper les oreilles[3]. CLOTEN.--Ce chien de b�tard!--Moi! lui donner satisfaction? Que n'est-il quelqu'un de mon rang! SECOND SEIGNEUR, _� part_.--Il serait au rang des fous[4]! [Note 2: _To curtail his oath_, mot � mot, couper la queue � ses jurements, les mutiler.] [Note 3: L'autre r�pond: Ni de leur couper les oreilles, _nor crop the ears of them_.] [Note 4: Jeu de mots sur _rank_, rang et rance; le second seigneur r�pond: Sentir le fou.] CLOTEN.--Rien au monde ne m'impatiente autant. Peste soit de la grandeur! je voudrais n'�tre pas noble comme je suis. On n'ose pas se battre avec moi, � cause de la reine ma m�re: le dernier petit bourgeois s'en donne son so�l de se battre, et moi, il faut que j'aille et vienne comme un coq dont on ne peut trouver le pair. SECOND SEIGNEUR, _� part_.--Vous �tes � la fois un coq et un chapon, et vous chantez, coq, avec votre cr�te. CLOTEN.--Vous dites? PREMIER SEIGNEUR.--Qu'il n'est pas convenable que Votre Altesse se mesure avec le premier venu qu'il lui aura plu d'insulter. CLOTEN.--Non: je sais cela, mais il est convenable que j'offense mes inf�rieurs. SECOND SEIGNEUR.--Oui, cela ne convient qu'� Votre Altesse. CLOTEN.--C'est ce que je dis. PREMIER SEIGNEUR.--Avez-vous entendu parler d'un �tranger qui est arriv� ce soir � la cour? CLOTEN.--Un �tranger! et je n'en sais rien! SECOND SEIGNEUR, _� part_.--Ah! tu es toi-m�me un �trange sot[5], et tu n'en sais rien non plus. [Note 5: Jeu de mots sur _strange_, �trange et �tranger.] PREMIER SEIGNEUR.--Oui, il y a un Italien d'arriv�; on le croit un des amis de L�onatus. CLOTEN.--De L�onatus, ce coquin de banni! Son ami en est un autre, quel qu'il soit.--Qui vous a appris l'arriv�e de cet �tranger? PREMIER SEIGNEUR.--Un des pages de Votre Altesse. CLOTEN.--Me convient-il d'aller le regarder? Le puis-je sans d�roger? SECOND SEIGNEUR.--Vous ne pouvez d�roger, seigneur. CLOTEN.--Cela ne m'est pas ais�, je crois. SECOND SEIGNEUR, _� part_.--Vous �tes un imb�cile avou�: et tout ce qui vient de vous �tant d'un imb�cile, ne vous fait pas d�roger. CLOTEN.--Venez, je veux voir cet Italien: ce que j'ai perdu aujourd'hui aux boules, je le regagnerai le soir avec lui. Venez, allons. SECOND SEIGNEUR.--Je suis Votre Altesse. (_Cloten sort avec le premier seigneur_.)--Comment une diablesse aussi rus�e a-t-elle pu mettre au monde cet �ne? Une femme qui renverse tout avec sa t�te; et voil� son fils � qui on ne ferait pas comprendre qu'en �tant deux de vingt, il reste dix-huit.--H�las! pauvre princesse, divine Imog�ne! que ne souffres-tu pas, entre un p�re que gouverne ta mar�tre, une m�re qui trame � tout moment des complots, et un amant plus odieux pour toi que l'horrible exil de ton cher �poux;--plus odieux que cet horrible divorce qu'il d�sire!--Que le ciel soutienne les remparts de ta ch�re vertu; qu'il affermisse le temple de ta belle �me, afin que tu puisses un jour r�sister et poss�der et ton �poux banni et ce vaste royaume! (Il sort.) SC�NE II Une chambre � coucher, et dans un coin un coffre. IMOG�NE, _lisant dans son lit, une dame lui tient compagnie_. IMOG�NE.--Qui est l�? Est-ce vous, H�l�ne? H�L�NE.--Que d�sirez-vous, madame? IMOG�NE.--Quelle heure est-il? H�L�NE.--Pr�s de minuit, madame. IMOG�NE.--Alors j'ai lu trois heures; mes yeux sont fatigu�s.--Pliez le feuillet o� j'en suis rest�e, et allez vous mettre au lit. N'emportez point le flambeau, laissez-le br�ler: et si vous pouvez vous r�veiller � quatre heures, appelez, je vous prie.--Le sommeil me gagne compl�tement. (_H�l�ne sort_.) Dieux, je me mets sous votre garde: prot�gez-moi, je vous en supplie, contre les f�es et les esprits malfaisants de la nuit. (Imog�ne s'endort.) IACHIMO, _sortant du coffre_.--Les grillons chantent: les sens de l'homme, �puis�s par le travail, se r�parent dans le repos. Ainsi jadis notre Tarquin foulait doucement les joncs[6] avant d'�veiller la chastet� qu'il viola. Cyth�r�e, comme tu es belle dans ton lit! pur lis! plus blanc que les draps! oh! si je pouvais te toucher, te donner un baiser, un seul baiser! Rubis incomparable de ses l�vres, que vous le rendez pr�cieux! C'est son haleine qui embaume ainsi l'appartement: la flamme du flambeau s'incline vers elle, et voudrait p�n�trer sous ses paupi�res pour y voir les lumi�res qu'elles cachent maintenant sous leur rideau: globes d'un blanc m�l� d'azur, de l'azur m�me des cieux.--Mais mon projet est d'observer la chambre; je vais tout �crire.--Ici des tableaux.--L� une fen�tre.--Tels sont les ornements de son lit.--Les tapisseries, les personnages sont ainsi, et ainsi est le contenu du livre.--Mais quelques signes naturels observ�s sur son corps seraient un t�moignage plus important que la description de dix mille meubles, et ils enrichiraient mon inventaire. O sommeil, image de la mort, appesantis-toi sur elle, et rends-la insensible comme un monument plac� dans une chapelle. (_Prenant le bracelet d'Imog�ne_.) Viens � moi, viens: tu es aussi ais� � d�faire que le noeud gordien �tait serr�.--Il est � moi, et ce bracelet sera un t�moin ext�rieur aussi fort que la conscience � l'int�rieur pour d�sesp�rer son �poux.--Son sein gauche porte un signe � cinq rayons comme les gouttes de pourpre qui brillent dans le calice d'une primev�re[7]. Voil� une preuve plus forte que toutes celles que peuvent donner les lois. Ces signes cach�s le forceront de croire que j'ai crochet� la serrure et ravi le tr�sor de son honneur. Que me faut-il de plus?--Qu'ai-je besoin d'�crire ce qui est �crit, imprim� dans ma m�moire? (_Prenant le livre_.)--Elle a lu bien tard l'histoire de T�r�e; la feuille est pli�e � l'endroit o� Philom�le se rendit.--J'en ai assez: rentrons dans ce coffre et refermons-en le ressort.--Vite, h�tez-vous, dragons de la nuit: que l'aurore vienne ouvrir l'oeil du corbeau.--Je vis dans la crainte; l'enfer est ici pour moi, quoiqu'un ange c�leste y repose. (_L'horloge sonne._) Une, deux, trois: il est temps, il est temps. [Note 6: On �tendait des joncs sur le parquet des appartements, comme nous y mettons aujourd'hui des tapis.] [Note 7: Shakspeare avait observ� la nature, mais il ne la peint pas ici exactement: ces gouttes de la primev�re sont jaunes et non pourpres.] (Il rentre dans le coffre; la sc�ne se ferme.) SC�NE III Une antichambre dans l'appartement d'Imog�ne. _Entre_ CLOTEN ET _les_ DEUX SEIGNEURS. PREMIER SEIGNEUR.--Votre Altesse est l'homme le plus patient dans la perte, le joueur le plus froid qui ait jamais retourn� un as. CLOTEN.--Il n'y a pas d'homme que la perte ne rende froid. PREMIER SEIGNEUR.--Mais tout le monde ne montre pas une patience aussi noble que Votre Altesse: vous �tes tr�s-ardent, tr�s-emport� lorsque vous gagnez. CLOTEN.--Le gain donne du courage � tout le monde. Ah! si je pouvais gagner cette ent�t�e d'Imog�ne, je serais assez riche. Le matin approche, n'est-ce pas? PREMIER SEIGNEUR.--Il est jour, seigneur. CLOTEN.--Je voudrais bien voir arriver ces musiciens. On me conseille de lui donner de la musique le matin; on m'a dit que cela p�n�trerait. (_Les musiciens entrent._) Venez, accordez vos instruments; si vous pouvez la p�n�trer avec ce jeu de vos doigts, tant mieux; nous essayerons aussi notre langue; si rien ne r�ussit, qu'elle reste ce qu'elle est; mais jamais je ne la c�derai.--Imaginez d'abord quelque chose de piquant et d'exquis, ex�cutez ensuite un air d'une merveilleuse douceur, accompagn� d'admirables et �loquentes paroles; et puis laissons-la � ses r�flexions. (Les musiciens chantent et s'accompagnent.) AIR. �coute, �coute, l'alouette chante � la porte des cieux. Et Ph�bus va se lever Pour abreuver ses coursiers � cette source qui repose dans le calice des fleurs; Les marguerites clignotantes Commencent � entr'ouvrir leurs yeux d'or. �veille-toi, ma douce ma�tresse, Avec toutes ces choses jolies; L�ve-toi, l�ve-toi. CLOTEN, _aux musiciens_.--En voil� assez. Laissez-nous.--Si ceci p�n�tre, je ferai grand cas de votre musique, sinon alors c'est un vice de son oreille que ni les crins de cheval[8], ni les boyaux de chat, ni la voix de l'eunuque ne pourront jamais corriger. (Les musiciens sortent.) [Note 8: _Horse hair and cat's guts_, pour dire les crins de l'archet et les cordes des instruments.] (La reine et Cymbeline paraissent.) SECOND SEIGNEUR.--Voici le roi. CLOTEN.--Je suis bien aise d'�tre rest� debout si tard; cela fait que je suis lev� de grand matin. En bon p�re, il ne peut qu'approuver l'hommage que je viens de rendre.--Salut � Votre Majest� et � ma noble m�re. CYMBELINE.--Vous assi�gez donc la porte de cette fille s�v�re? Ne para�tra-t-elle point? CLOTEN.--J'ai attaqu� son coeur par la musique; mais elle ne daigne pas y faire attention. CYMBELINE.--L'exil de son amant est trop r�cent; elle ne l'a pas encore oubli�; mais le temps effacera les traces de son souvenir, et alors elle est � vous. LA REINE.--Vous devez bien des remerciements au roi: il ne laisse �chapper aucune occasion de vous faire valoir aupr�s de sa fille. Sachez vous-m�me mettre de la suite dans vos d�marches aupr�s d'elle: apprenez � saisir l'occasion favorable; que ses refus augmentent vos empressements; que les devoirs que vous lui rendez paraissent une inspiration naturelle; ob�issez-lui en toutes choses except� lorsqu'elle vous ordonne de vous �loigner d'elle: sur ce seul article soyez insensible. CLOTEN.--Insensible? Pas du tout. (Un messager entre.) LE MESSAGER.--Avec votre bon plaisir, seigneur, des ambassadeurs sont arriv�s de Rome; l'un d'eux est Ca�us-Lucius. CYMBELINE.--C'est un digne Romain, quoiqu'il vienne cette fois dans des intentions hostiles, mais ce n'est pas sa faute. Je veux le recevoir avec les marques de distinction que je dois � celui qui l'envoie, et, quant � lui, nous devons nous souvenir de ses bont�s pass�es envers nous. Mon fils, lorsque vous aurez dit bonjour � votre princesse, venez nous rejoindre; nous aurons besoin de vous employer aupr�s de ce Romain.--Venez, madame. (Cymbeline sort avec la reine, les seigneurs et le messager.) CLOTEN.--Si elle est lev�e, je veux lui parler, si elle ne l'est pas, qu'elle dorme et r�ve � son aise. (_Il frappe._) Hol�! peut-on...? Je sais qu'elle est entour�e de ses femmes.--Mais, si je leur dorais la main. C'est l'or qui ach�te l'entr�e des portes. Oh! oui; fort souvent il corrompt jusqu'aux gardes de Diane, et leur fait livrer leurs biches dans les mains du braconnier; c'est l'or qui fait p�rir l'honn�te homme et sauve le fripon; quelquefois aussi il fait pendre le fripon et l'honn�te homme: que ne peut-il pas faire ou d�faire? Je veux me faire un avocat d'une des femmes d'Imog�ne; car je n'entends pas encore moi-m�me l'affaire.--Avec votre permission. (Il frappe encore.) UNE SUIVANTE.--Qui est l�?--Qui frappe? CLOTEN.--Un gentilhomme. LA SUIVANTE.--N'est-ce que cela? CLOTEN.--Et le fils d'une noble dame. LA SUIVANTE, _ouvrant la porte_.--Bien des gens, dont les tailleurs co�tent aussi cher que le v�tre, ne pourraient pas se vanter de la m�me chose.--Que d�sire Votre Altesse? CLOTEN.--La personne de votre ma�tresse;--est-elle pr�te? LA SUIVANTE.--Oui, � garder sa chambre. CLOTEN.--Cette bourse est � vous: vendez-moi une bonne r�putation. LA SUIVANTE.--Comment, ma bonne r�putation? ou s'agit-il de dire ce que je croirai �tre du bien de vous?--La princesse.... (Entre Imog�ne.) CLOTEN.--Bonjour, la plus belle des soeurs, laissez-moi prendre votre douce main. IMOG�NE.--Bonjour, seigneur, vous prenez beaucoup trop de peine pour ne recueillir que des refus; les remerciements que vous aurez de moi, c'est de m'entendre dire que je suis tr�s-avare de remerciements et que je n'en ai pas de reste pour vous. CLOTEN.--Cependant je vous aime, je vous le jure. IMOG�NE.--Si vous me le disiez sans me le jurer, cela aurait fait le m�me effet sur moi; mais si vous vous obstinez � jurer toujours, votre r�compense sera toujours de voir que je n'y fais pas la moindre attention. CLOTEN.--Ce n'est pas l� une r�ponse. IMOG�NE.--Je ne vous parlerais pas, si je ne craignais que mon silence ne vous autoris�t � dire que je c�de. Laissez-moi en paix, je vous prie.--A ne vous rien cacher, je r�pondrai sans plus de courtoisie � toutes vos plus tendres pr�venances. Un homme de votre p�n�tration devrait apprendre la discr�tion quand on la lui enseigne. CLOTEN.--Quoi! vous laisser dans votre folie? ce serait un p�ch�; je n'en ferai rien. IMOG�NE.--Les sots ne sont pas des fous. CLOTEN.--Me traitez-vous de sot, moi? IMOG�NE.--Comme je suis folle, je le fais. Mais soyez patient et je ne serai plus folle; alors nous serons gu�ris tous les deux.--Je suis f�ch�e, seigneur, que vous me forciez d'oublier les mani�res d'une femme bien �lev�e, en vous prodiguant tant de paroles. Une fois pour toutes, apprenez donc de moi, qui connais bien mon coeur, que je vous d�clare, au nom de la v�rit�, que je ne me soucie pas de vous, et suis si pr�s de manquer de charit� que je vous hais (ce dont je m'accuse); j'aurais mieux aim� que vous l'eussiez senti que de me le faire dire. CLOTEN.--Vous manquez � l'ob�issance que vous devez � votre p�re; car l'engagement dont vous pr�tendez �tre li�e avec ce mis�rable �lev� par charit�, nourri de plats froids et des restes de la cour, n'est pas un engagement; non, ce n'en est pas un. Il peut �tre permis aux gens de basse extraction (et en est-il de plus basse que la sienne?) d'encha�ner leurs �mes dans les noeuds qu'ils ont tiss�s eux-m�mes; il n'y a pour toute cons�quence que des marmots et la mis�re. Mais vous �tes priv�e de cette libert� par l'importance de la couronne, et vous n'avez pas le droit d'en souiller le pr�cieux �clat avec un vil esclave digne de porter la livr�e et les vieux habits d'un ma�tre;--avec un valet, et moins encore. IMOG�NE.--Profane! fusses-tu le fils de Jupiter, si tu n'�tais que ce que tu es d'ailleurs, tu serais trop vil pour �tre le valet de Posthumus; tu serais assez honor�, et l'envie te trouverait trop heureux, si, pour r�compenser tes vertus, on te nommait le valet du bourreau dans son royaume; tu serais ha� pour �tre si bien trait�. CLOTEN.--Que la peste l'�touffe[9]! [Note 9: _The south-fogrot him!_] IMOG�NE.--Il ne peut jamais �prouver de malheur plus affreux que celui d'�tre seulement nomm� par toi.--Le plus grossier v�tement qui ait seulement couvert son corps est plus pr�cieux pour moi que tous les cheveux de ta t�te, fussent-ils chang�s en autant d'hommes te ressemblant.--(_Appelant_.) Pisanio! CLOTEN.--Son v�tement! Eh bien! que le diable!... (Pisanio para�t.) IMOG�NE.--Pisanio, allez promptement trouver ma suivante Doroth�e. CLOTEN.--Son v�tement! IMOG�NE.--Je suis obs�d�e par un insens�; sa pr�sence m'effraye et m'irrite encore plus.--Allez, je vous prie, et ordonnez � ma suivante de chercher un bracelet qui, par malheur, a gliss� de mon bras. Il vient de votre ma�tre; et que je sois maudite si je voudrais le perdre pour toutes les richesses d'aucun roi de l'Europe. Je crois l'avoir vu ce matin; je suis certaine qu'il �tait � mon bras la nuit derni�re: je l'ai bais�. J'esp�re qu'il n'est pas all� conter � mon seigneur que je donne des baisers � un autre objet que lui. PISANIO.--Il ne peut pas �tre perdu. IMOG�NE.--Je l'esp�re; allez, et cherchez-le. CLOTEN.--Vous m'avez outrag�...--Le plus grossier v�tement! IMOG�NE.--Oui, je l'ai dit, seigneur; si vous voulez m'en faire un crime, appelez des t�moins. CLOTEN.--J'en informerai votre p�re. IMOG�NE.--Votre m�re aussi, elle est pleine de bont� pour moi, et j'esp�re qu'elle l'interpr�tera au pire. Je vous laisse, seigneur, � tout votre m�contentement. (Elle sort.) CLOTEN.--Je me vengerai.--Son plus grossier v�tement!--Fort bien. (Il sort.) SC�NE IV Rome.--Appartement de la maison de Philario. _Entrent_ POSTHUMUS et PHILARIO. POSTHUMUS.--N'ayez aucune crainte, seigneur; je voudrais �tre s�r de fl�chir le roi comme je suis certain que l'honneur d'Imog�ne restera inviolable. PHILARIO.--Quels moyens employez-vous pour fl�chir le roi? POSTHUMUS.--Aucun; que de me soumettre aux r�volutions des temps; de trembler pendant cet hiver, en souhaitant de voir rena�tre des jours plus chauds. Cette esp�rance que trouble la crainte est la st�rile reconnaissance dont je paye votre amiti�; si elle m'abandonne, il faudra que je meure votre d�biteur. PHILARIO.--Vos vertus et votre soci�t� acquittent avec usure tout ce que je puis faire pour vous.--Maintenant votre roi a re�u des nouvelles du grand Auguste; Ca�us-Lucius remplira sa commission de point en point, et je pense que Cymbeline payera enfin le tribut avec les arr�rages, avant de revoir nos Romains, dont le souvenir est encore tout frais dans la douleur de ses peuples. POSTHUMUS.--Quoique je ne sois pas homme d'�tat, et qu'il n'est pas probable que je le devienne jamais, je pense que ceci finira par une guerre. Vous entendrez dire que les l�gions qui sont aujourd'hui dans les Gaules sont descendues dans notre courageuse Bretagne avant d'apprendre la nouvelle qu'elle ait pay� un denier du m�me tribut. Nos peuples sont mieux disciplin�s qu'au temps o� C�sar souriait de leur inexp�rience, tout en trouvant que leur valeur m�ritait qu'il fron��t les sourcils. Aujourd'hui la discipline est alli�e au courage; ceux qui en feront l'�preuve conna�tront que les Bretons sont un peuple qui se perfectionne dans ce monde. (Entre Iachimo.) PHILARIO.--Eh! voil� Iachimo. POSTHUMUS.--Les cerfs les plus agiles vous ont port� sur terre, et les vents de tous les coins des cieux ont caress� vos voiles pour presser la course de votre vaisseau. PHILARIO.--Soyez le bienvenu, seigneur. POSTHUMUS.--J'esp�re que la bri�vet� de la r�ponse qu'on vous a faite est la cause de la c�l�rit� de votre retour. IACHIMO.--Votre �pouse est une des plus belles femmes que j'aie jamais vues. POSTHUMUS.--Et en m�me temps la plus vertueuse, ou que sa beaut� aille briller � une fen�tre pour attirer les coeurs perfides et les tromper elle-m�me. IACHIMO.--Voici des lettres pour vous. POSTHUMUS.--Leur contenu est bon, j'esp�re? IACHIMO.--Cela est vraisemblable. POSTHUMUS.--Lucius est-il arriv� � la cour de Bretagne pendant que vous y �tiez. IACHIMO.--On l'attendait, mais il n'�tait pas encore arriv�. POSTHUMUS, _apr�s avoir lu la lettre_.--Jusqu'ici tout est bien.--Le diamant brille-t-il comme de coutume? Ne le trouvez-vous point trop terne, pour le porter dans vos jours de parure? IACHIMO.--Si j'ai perdu le pari, je dois en payer la valeur en or.--Je ferais de grand coeur un voyage deux fois plus loin, pour passer encore une nuit aussi d�licieusement courte que celle dont j'ai joui en Bretagne; car le diamant est gagn�. POSTHUMUS.--La pierre est trop dure pour c�der. IACHIMO.--Pas du tout, puisque votre �pouse est si facile. POSTHUMUS.--Ne faites point, seigneur, un badinage de votre perte. Vous vous souvenez, j'esp�re, que nous ne devons plus rester amis. IACHIMO.--Nous le devons, brave seigneur, si vous tenez nos conventions. Si je ne vous rapportais pas une connaissance approfondie de votre �pouse, j'avoue que notre contestation devait aller plus loin; mais je m'annonce ici comme un homme qui a gagn� � la fois son honneur et votre bague; et je n'ai fait d'outrage ni � elle ni � vous, n'ayant agi que d'apr�s votre volont� � tous deux. POSTHUMUS.--Si vous pouvez me prouver que vous �tes entr� dans sa couche, ma main et ma bague sont � vous, sinon, apr�s l'indigne opinion que vous avez con�ue de sa pure vertu, il vous faudra conqu�rir mon �p�e ou moi la v�tre; ou bien que toutes deux restent sans ma�tre, pour le premier qui les trouvera. IACHIMO.--Mes preuves �tant aussi pr�s de l'�vidence que je vais vous le faire voir, seigneur, elles doivent d'abord vous persuader; je suis pr�t � les confirmer par serment; mais je ne doute pas que vous ne m'en dispensiez quand vous trouverez vous-m�me que vous n'en avez pas besoin. POSTHUMUS.--Poursuivez. IACHIMO.--D'abord, sa chambre � coucher, o� j'avoue que je n'ai point dormi en me voyant ma�tre de ce qui m�ritait bien qu'on veill�t; elle est tendue d'une tapisserie soie et argent; c'est l'histoire de la superbe Cl�op�tre lorsqu'elle alla trouver son Romain; on voit le Cydnus au-dessus de ses rives enfl� d'orgueil ou du poids de mille vaisseaux. Cet ouvrage est � la fois si bien fini et si riche, que le travail et le prix de la mati�re s'y disputent l'avantage: je me suis demand� comment il pouvait �tre fait avec une v�rit� si rare et si parfaite; les personnages semblent vivants. POSTHUMUS.--Cela est vrai, et vous pouvez l'avoir entendu dire ici par moi ou par quelque autre. IACHIMO.--D'autres d�tails vous prouveront ce que je sais. POSTHUMUS.--Il le faut bien, ou vous �tes d�shonor�! IACHIMO.--La chemin�e est au midi de la chambre, le manteau de la chemin�e repr�sente la chaste Diane au bain: jamais je ne vis statue si pr�te � parler, le sculpteur fut une autre nature; dans sa cr�ation muette, il l'a surpass�e, au mouvement et � la respiration pr�s. POSTHUMUS.--C'est une chose que vous pouvez encore avoir apprise par quelque r�cit, car ce morceau est renomm�. IACHIMO.--Le plafond de l'appartement est d�cor� de ch�rubins d'or; les chenets, que j'oubliais, sont deux amours d'argent, au regard malin, se tenant sur un pied, et d�licatement appuy�s sur leurs brandons. POSTHUMUS.--S'agit-il ici de son honneur? Je veux que vous ayez vu tous ces objets, et j'admire votre m�moire; mais la description de ce que contient sa chambre ne vous fait pas gagner la gageure. IACHIMO, _tirant le bracelet_.--Eh bien! p�lissez si vous en �tes capable; je ne veux que vous montrer ce bijou: voyez, et maintenant tout est fini. Il faut qu'il se marie � votre diamant que voil�, et je les garderai l'un et l'autre. POSTHUMUS.--O Jupiter! laissez-moi le regarder encore une fois. Est-ce bien celui que je lui laissai en partant? IACHIMO.--Le m�me, seigneur, et j'en remercie votre �pouse. Elle l'�ta de son bras; je la vois encore; la gr�ce de l'action ench�rit sur son pr�sent et me le rendit plus pr�cieux; en me le donnant, elle me dit qu'elle y tenait nagu�re. POSTHUMUS.--Peut-�tre elle l'aura d�tach� pour me l'envoyer. IACHIMO.--Vous le mande-t-elle? En parle-t-elle dans sa lettre? POSTHUMUS.--Oh! non, non: c'est vrai. Prenez aussi cette bague (_il lui donne la bague_); sa vue me donne la mort. C'est un basilic pour mes yeux! que l'honneur ne se trouve jamais o� est la beaut�, la v�rit� o� est la vraisemblance, l'amour o� se trouve un autre homme! Que les serments des femmes ne les lient pas plus � ceux qui les ont re�us, qu'elles ne tiennent elles-m�mes � leur vertu, qui n'est que n�ant; � perfidie au del� de toute mesure! PHILARIO.--Calmez-vous, seigneur, et reprenez votre diamant, il n'est pas encore gagn�. Il est probable qu'elle a perdu ce bracelet; ou qui sait, s'il ne lui a pas �t� d�rob� par quelqu'une de ses suivantes que l'on aura corrompue. POSTHUMUS.--Vous avez raison, oui, je crois qu'il se l'est procur� ainsi: (_� Iachimo_) allons, rendez-moi ma bague.--Donnez-moi une preuve plus convaincante, quelque signe que vous ayez vu sur sa personne, car ceci a �t� vol�. IACHIMO.--Par Jupiter, il a pass� de son bras dans mes mains. POSTHUMUS.--L'entendez-vous? il jure, il jure par Jupiter: c'est vrai.--Allons, gardez le diamant. C'est vrai, je suis s�r qu'elle n'a pu le perdre; ses suivantes ont toutes pr�t� serment et sont des femmes d'honneur;--elles l'auraient vol�, elles! elles se seraient laiss� corrompre, et cela par un �tranger! Non, elle s'est livr�e � lui. (_Montrant le bracelet_.) Voil� la preuve de son d�shonneur, c'est � ce prix qu'elle a achet� le nom de prostitu�e. (_A Iachimo_.) Tenez, prenez votre salaire, et que tous les d�mons de l'enfer se partagent entre elle et vous! PHILARIO.--Seigneur, mod�rez-vous; ce n'est point encore l� une preuve assez forte pour convaincre un homme bien persuad� de... POSTHUMUS.--Ne m'en parlez jamais, elle s'est donn�e � lui. IACHIMO.--Si vous voulez un t�moignage plus satisfaisant: au-dessous de son sein, qui m�rite bien qu'on le presse amoureusement, est un signe tout fier de cette charmante demeure. Sur ma vie, je l'ai bais�; et quoique rassasi� de jouir, je sentis soudain rena�tre mon ardeur. Vous rappelez-vous cette tache qu'elle a sur le sein? POSTHUMUS.--Oui, et elle sert maintenant � me convaincre d'une autre tache, la plus vaste que puisse contenir l'enfer,--quand elle y serait toute seule... IACHIMO.--Voulez-vous en entendre davantage? POSTHUMUS.--�pargnez-moi votre arithm�tique; ne comptez point vos triomphes; un seul ou un million, qu'importe. IACHIMO.--Je vais le jurer. POSTHUMUS.--Point de serments: si vous le jurez, vous n'avez pas fait ce que vous dites, vous mentez; et je vous tue si vous osez nier que vous m'ayez d�shonor�. IACHIMO.--Je ne nierai rien. POSTHUMUS.--Oh! que ne l'ai-je ici pour la mettre en pi�ces! J'irai, et je le ferai en pr�sence de la cour et sous les yeux de son p�re.--Je ferai quelque chose... (Il sort.) PHILARIO.--Il est emport� au del� des bornes de la raison. Vous avez gagn�. Suivons-le, pour d�tourner la fureur dont il est transport� en ce moment contre lui-m�me. IACHIMO.--De tout mon coeur. (Ils sortent.) SC�NE V Rome.--Un autre appartement dans la m�me maison. POSTHUMUS _seul_. POSTHUMUS.--L'homme ne pourrait-il trouver un moyen d'�tre sans que la femme f�t de moiti� dans l'oeuvre; nous sommes tous b�tards; et ce respectable mortel, que je nommais mon p�re, �tait je ne sais o� lorsque je fus form�? Un faussaire me fabriqua et fit de moi une pi�ce fausse. Cependant ma m�re semblait la Diane de son temps, comme ma femme est la merveille du sien.--Oh! vengeance, vengeance! Souvent elle mettait un frein � mes l�gitimes ardeurs; elle implorait ma r�serve avec une rougeur si pudique, que sa vue seule e�t r�chauff� le vieux Saturne. Je la croyais chaste comme la neige qui n'a point encore senti l'atteinte du soleil. Oh! de par tous les diables! ce jaune Iachimo, en une heure! N'est-ce pas? Peut-�tre en moins de temps, d�s l'abord? Peut-�tre n'a-t-il pas eu la peine de parler; et tel qu'un sanglier allemand parvenu au terme de sa croissance, il n'a fait que crier: Ho! et s'est satisfait. Il n'aura trouv� aucune r�sistance; pas m�me celle qu'il attendait pour jouir de ce qu'elle devait garder de toute atteinte. Si je pouvais d�couvrir en moi ce qui appartient � la femme! car l'homme n'a point en lui de penchant pour le vice qu'il ne vienne de la femme. Est-ce le mensonge? faites-y bien attention, il vient de la femme; quelque flatterie? elle est d'elle; quelque perfidie? c'est encore d'elle; volupt�, mauvaises pens�es, d'elle, d'elle; vengeance, d'elle; ambition, cupidit�, orgueil, d�dain, caprices, m�disance, inconstance, enfin tous les vices qui ont un nom et que l'enfer conna�t, viennent de la femme en tout ou en partie; mais plut�t en tout. Elles ne sont pas m�me constantes dans un vice; elles en changent sans cesse, quittant toujours un vice, ne f�t-il vieux que d'une minute, pour un vice la moiti� plus nouveau. Je veux �crire contre elles; je les d�teste, je les maudis. Oh! il est plus adroit � une v�ritable haine de prier le ciel d'accomplir leur volont�; les diables eux-m�mes ne peuvent les mieux tourmenter. (Il sort.) FIN DU SECOND ACTE. ACTE TROISI�ME SC�NE I Grande-Bretagne.--Une salle d'apparat dans le palais de Cymbeline. _Entrent_ CYMBELINE, LA REINE, CLOTEN et _les seigneurs de la cour_. CAIUS-LUCIUS _et sa suite entrent du c�t� oppos�_. CYMBELINE, _� Lucius_.--Parle maintenant: que demande C�sar Auguste? LUCIUS.--Lorsque Jules C�sar, dont la m�moire vit encore aux yeux des hommes, et qui servira �ternellement de th�me aux langues pour raconter, et aux oreilles pour entendre, �tait dans cette Bretagne, et qu'il la conquit, Cassibelan[10], ton oncle, aussi c�l�bre par les �loges qu'il re�ut de C�sar que par les exploits qui les m�rit�rent, se soumit, lui et ses successeurs, � payer � Rome un tribut annuel de trois mille pi�ces d'or: ce tribut, tu as derni�rement n�glig� de le payer. [Note 10: Cassibelan, grand-oncle de Cymbeline, qui �tait lui-m�me fils de Tenantius, neveu de ce Cassibelan.] LA REINE.--Et pour an�antir ce prodige, il en sera toujours de m�me. CLOTEN.--Il passera bien des C�sars avant qu'il revienne un autre Jules. La Bretagne forme � elle seule un monde, et nous ne voulons rien payer pour le droit de porter nos nez au milieu du visage. LA REINE.--L'occasion que les Romains eurent alors pour nous ravir notre bien, nous l'avons aujourd'hui pour le reprendre. Souvenez-vous, seigneur, des rois vos anc�tres, et de la valeur naturelle aux peuples de notre �le, qui flotte comme la face de Neptune, flanqu�e de rocs inaccessibles, ceinte d'�cueils et de mers mena�antes, qui ne porteront jamais les vaisseaux de vos ennemis, mais les engloutiront jusqu'� la cime des m�ts. C�sar fit bien ici une esp�ce de conqu�te: mais ce n'est pas ici qu'il ex�cuta sa bravade: _Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu_. Il connut pour la premi�re fois la honte; il se vit repouss� de nos c�tes et deux fois battu; ses vaisseaux, pauvres novices, jouets de nos terribles mers, ballott�s sur leurs flots comme des coquilles d'oeuf, se brisaient de m�me contre nos rochers. Dans sa joie, le c�l�bre Cassibelan qui se vit un moment sur le point, � trompeuse fortune! de s'emparer de l'�p�e de C�sar, fit briller la ville de Lud[11] de feux d'all�gresse, et enfla de courage le coeur des Bretons. [Note 11: Londres.] CLOTEN.--Allons, il n'y a plus ici de tribut � payer. Notre royaume est plus puissant qu'il ne l'�tait alors; et, comme je l'ai dit, il n'y a plus de pareils C�sars; d'autres pourront avoir le nez crochu, mais le bras aussi droit, personne. CYMBELINE.--Mon fils, laissez conclure votre m�re. CLOTEN.--Nous avons chez nous bien des gens qui peuvent serrer aussi fort que Cassibelan: je ne dis pas que je sois de ce nombre, moi: mais j'ai aussi un bras.--Vraiment, un tribut? Et pourquoi payerions-nous un tribut? Si C�sar peut nous cacher le soleil avec une couverture, ou mettre la lune dans sa poche, alors nous lui payerons un tribut pour revoir la lumi�re: autrement, seigneur, ne parlons plus de tribut, je vous en prie. CYMBELINE.--Vous devez savoir qu'avant que les injustes Romains eussent extorqu� de nous ce tribut, nous �tions libres. L'ambition de C�sar, qui s'enflait sans cesse, au point d'embrasser presque les deux flancs de l'univers, nous imposa ce joug sans aucun droit: le secouer est le devoir d'un peuple belliqueux; ce que nous nous vantons d'�tre. Nous disons donc que nous e�mes pour anc�tres ce Mulmutius qui fonda nos lois: l'�p�e de C�sar les a trop mutil�es. Rendre � ces lois leur vigueur et leur libre cours sera la bonne oeuvre de l'autorit� que nous tenons en main, quoique Rome s'en irrite. Oui: Mulmutius fut le premier des Bretons qui ceignit son front d'une couronne d'or, le premier qui se nomma roi. LUCIUS.--Je suis f�ch�, Cymbeline, d'avoir � te d�clarer pour ennemi C�sar Auguste, qui compte plus de rois � ses ordres que tu n'as d'officiers � ta cour. Au nom de C�sar, je t'annonce la guerre et la ruine: pr�vois un orage auquel rien ne pourra r�sister. Apr�s ce d�fi, je te remercie en mon propre nom. CYMBELINE.--Tu es le bienvenu, Ca�us, ton C�sar m'a fait chevalier; j'ai pass� pr�s de lui une grande partie de ma jeunesse; j'ai recueilli pr�s de lui cet honneur qu'il cherche aujourd'hui � me ravir; je suis contraint de le d�fendre � toute extr�mit�.--Je suis bien inform� que les Pannoniens et les Dalmatiens, pour maintenir leurs franchises, sont maintenant en armes. Si, dans cet exemple, les Bretons ne lisaient pas leur devoir, ils se montreraient insensibles; c'est ce que C�sar ne les trouvera pas. LUCIUS.--Laissez parler les preuves. CLOTEN.--Sa Majest� vous souhaite la bienvenue: passez gaiement avec nous un jour ou deux, ou plus encore. Apr�s, si vous revenez nous chercher dans d'autres intentions, vous nous trouverez dans notre ceinture d'eau sal�e. Si vous nous en chassez, elle est � vous; si vous �chouez dans l'entreprise, nos corbeaux en feront meilleure ch�re � vos d�pens, et tout finit l�. LUCIUS.--Comme vous dites, seigneur. CYMBELINE.--Je connais les volont�s de votre ma�tre; lui, les miennes. Il ne me reste plus qu'� vous dire: soyez le bienvenu. (Ils sortent.) SC�NE II Un autre appartement dans le m�me palais. PISANIO _entre, des lettres � la main_. PISANIO.--Quoi! d'adult�re? Pourquoi ne me nommes-tu pas le monstre qui l'accuse? O Posthumus! � mon ma�tre! quel venin �tranger s'est gliss� dans ton oreille! Quel Italien perfide, le poison � la langue comme � la main[12], a triomph� de ta cr�dulit� trop prompte!--Infid�le? Non, elle est victime de sa fid�lit�; et elle soutient plut�t comme une d�esse que comme une �pouse des assauts qui triompheraient de mainte vertu. O mon ma�tre! ton �me devant la sienne est maintenant tomb�e aussi bas que l'�tait ta fortune. Qui? moi, que je la poignarde! _Au nom de l'affection, de la foi que je t'ai jur�e, de mon d�vouement � tes ordres_: Moi! elle! son sang! Si c'est l� te rendre un service, que jamais on ne me tienne pour un homme � services. Quel air ai-je donc pour para�tre d�pouill� d'humanit� au degr� que supposerait cette action? (_Lisant_.) _Ob�is: la lettre que je t'envoie pour elle te fournira l'occasion de le faire par ses ordres_. Papier infernal, aussi noir que l'encre qui te couvre, mati�re insensible, es-tu complice de cet acte, en conservant � l'ext�rieur ta blancheur virginale?--La voici. (_Entre Imog�ne_.) Je ne sais plus ce qui m'est command�. [Note 12: D�j� les empoisonnements �taient fr�quents en Italie.] IMOG�NE.--Eh bien! Pisanio, quelles nouvelles? PISANIO.--Madame, voici une lettre de mon ma�tre. IMOG�NE.--Qui? ton ma�tre? C'est le mien, L�onatus. Oh! il serait bien savant, l'astronome qui conna�trait les �toiles comme je connais ses caract�res! le livre de l'avenir lui serait ouvert.--Dieux propices, faites que tout ce qui est contenu ici ne respire que l'amour, ne parle que de la sant� de mon �poux, de son contentement,--non pas pourtant de ce que nous sommes s�par�s l'un de l'autre; que plut�t cela l'afflige. Il est des chagrins salutaires; celui-l� est du nombre; c'est un rem�de qui fortifie l'amour... Mais, � part cela, qu'il soit content. Bonne cire, permets... soyez b�nies, vous abeilles, qui formez ces sceaux des secrets. (Les amants et les hommes li�s par des pactes dangereux ne font pas les m�mes voeux.) Tu jettes les faussaires dans les prisons; mais tu scelles aussi les tablettes de l'amour!... De bonnes nouvelles, grands dieux! (_Elle lit_.) �La justice et le courroux de votre p�re, s'il venait � me surprendre dans ses �tats, ne seront jamais si mortels pour moi que vous ne puissiez, � la plus ch�rie des cr�atures, me ranimer d'un regard de vos yeux. Apprenez que je suis en Cambrie, au havre de Milford; suivez, sur cet avis, la marche que vous inspirera votre amour. Votre bonheur en tout est le voeu de celui qui reste fid�le � ses serments, et dont l'amour va croissant tous les jours. �L�ONATUS POSTHUMUS.� Oh! un cheval avec des ailes! L'entends-tu, Pisanio? Il est au havre de Milford. Lis et dis-moi � quelle distance c'est d'ici. Si un homme qui n'est appel� que par de minces affaires peut � l'aise y arriver en une semaine, ne pourrais-je, moi, y voler en un jour! Allons, fid�le Pisanio, toi qui languis ainsi que moi du d�sir de voir ton ma�tre: oh! laisse-m'en rabattre! tu languis, mais non comme moi; tu languis aussi de le voir, mais plus faiblement... Oh! non, pas comme moi; car mon d�sir est au dessus, au-dessus... r�ponds et presse tes paroles: un confident d'amour doit les pr�cipiter, les entasser dans l'oreille.--Combien y a-t-il d'ici � ce bienheureux Milford? et sur la route tu me raconteras par quel bonheur le pays de Galles poss�de ce port.--Mais avant tout, comment nous d�rober de ces lieux? Et puis l'espace de temps qui va s'�couler entre le d�part et notre retour, comment l'excuser?... Mais d'abord comment sortir d'ici? pourquoi fait-on na�tre ou engendre-t-on des excuses? nous en parlerons plus tard. De gr�ce, r�ponds: combien de vingtaines de milles pourrons-nous parcourir dans une heure? PISANIO.--Une vingtaine, madame, entre deux soleils, c'est assez pour vous; (_� part_) et trop aussi! IMOG�NE.--Mais, ami, un malheureux qui irait � son supplice ne s'y tra�nerait pas si lentement. J'ai ou� parler de ces paris de courses o� les chevaux �taient plus l�gers que le grain de sable qui glisse dans nos horloges; mais ce sont de vains propos.--Va, dis � ma suivante qu'elle feigne une indisposition, qu'elle dise vouloir se rendre aupr�s de son p�re; et pr�pare-moi � l'instant un habit de cheval aussi simple que celui que porterait la m�nag�re d'un franklin[13]. [Note 13: Homme libre, propri�taire; ni vilain, ni vassal.] PISANIO.--Madame, vous devriez consid�rer.... IMOG�NE.--Je vois la route qui est devant moi, Pisanio; et rien ici, ni l�, ni rien de ce qui peut arriver. Tout le reste est envelopp� d'un brouillard que je ne puis p�n�trer. H�tons-nous, je te prie; fais ce que je t'ordonne; nous n'avons plus rien � dire. Il ne s'agit plus que de la route qui m�ne � Milford. (Ils sortent.) SC�NE III Le pays de Galles.--Contr�e montagneuse, avec une caverne. B�LARIUS _sort de la caverne avec_ GUID�RIUS et ARVIRAGUS. B�LARIUS.--Un trop beau jour pour qu'on le passe � la maison sous un toit aussi bas que le n�tre. Courbez-vous, jeunes gens! cette porte vous apprend � adorer le ciel et vous fait incliner pour la sainte pri�re du matin. Les portes des monarques ont des vo�tes si �lev�es, que des g�ants impies peuvent y passer avec leurs turbans, sans saluer le soleil. Salut, beau ciel! Nous habitons le rocher, mais nous ne sommes pas aussi ingrats envers toi que des gens d'une vie plus recherch�e. GUID�RIUS.--Je te salue, ciel! ARVIRAGUS.--Ciel, je te salue. B�LARIUS.--Maintenant, � nos exercices de montagnes; montez cette colline. Vos jambes sont jeunes; moi, je foulerai ces plaines, et lorsque de cette hauteur vous m'apercevrez petit comme un corbeau, remarquez bien que c'est la place qui rapetisse ou qui agrandit. Vous pourrez alors repasser dans votre m�moire tout ce que je vous ai racont� des cours, des princes et des intrigues qui se trament � la guerre; c'est l� que le service, quoique rendu, n'est pas service; il ne l'est que lorsqu'il est reconnu tel. C'est en observant ainsi, que nous retirons du profit de toutes les choses que nous voyons. Et souvent, � notre consolation, nous trouverons que l'escarbot, avec ses ailes dans un �tui[14], vit dans un poste plus s�r que l'aigle aux vastes ailes. Oh! la vie que nous menons ici est plus noble que celle qui se passe � attendre des refus; elle est plus riche que celle qu'on passe � ne rien faire pour un petit enfant[15], plus fi�re que celle de l'homme qui se carre dans un habit de soie qu'il n'a pas pay�. Il re�oit le salut de celui qui lui fournit sa parure, et dont le livre n'est pas barr�. Ce n'est pas une vie comparable � la n�tre. [Note 14: Col�opt�re, dont les ailes sont en effet renferm�es dans une esp�ce d'�tui.] [Note 15: Les grands seigneurs demandaient la tutelle des grands h�ritiers, dont ils n�gligeaient l'�ducation et d�pensaient les revenus.] GUID�RIUS.--Vous parlez d'apr�s votre exp�rience: nous, pauvres oiseaux sans plumes, nous n'avons encore jamais vol� hors de la vue du nid, nous ignorons quel air on respire loin de notre asile. Peut-�tre que cette vie est la plus heureuse, si la vie tranquille est la plus heureuse; elle vous semble plus douce, � vous qui en avez connu une plus dure; elle convient mieux � la pesanteur de votre �ge, mais pour nous c'est une cellule d'ignorance, un voyage dans un lit, la prison d'un d�biteur qui n'ose pas faire un pas hors des limites. ARVIRAGUS.--De quoi pourrons-nous parler, lorsque nous serons vieux comme vous? Lorsque nous entendrons la pluie et les vents battre le triste D�cembre, comment, dans cette froide caverne, charmerons-nous, en discourant ensemble, les heures glac�es? Nous n'avons rien vu; nous vivons � la fa�on des animaux; subtils comme le renard pour saisir notre proie, courageux comme le loup pour conqu�rir ce que nous mangeons, notre valeur se borne � poursuivre ce qui fuit, nous faisons un choeur de notre cage, comme l'oiseau emprisonn�, et nous chantons notre captivit� avec l'accent de la libert�. B�LARIUS.--Comme vous parlez! Ah! si vous connaissiez seulement les usures de la capitale, et que vous en eussiez fait la dure exp�rience; si vous connaissiez les artifices de la cour, qu'il est aussi difficile de quitter qu'il l'est de s'y maintenir, o� l'instant qui vous am�ne au fa�te est celui d'une chute certaine, ou bien la pente est si glissante que la crainte de choir est aussi funeste que la chute m�me! Si vous connaissiez les fatigues de la guerre, ce p�nible m�tier qui semble chercher seulement le danger au nom de la r�putation et de l'honneur, qui expire dans la recherche et re�oit aussi souvent sur son tombeau une �pitaphe calomnieuse, qu'un �loge des belles actions; h�las! combien de fois est-on puni d'avoir fait le bien? Et ce qui est pis encore, on est forc� de sourire au bl�me. O mes enfants! cette histoire que je vous raconte, le monde peut la lire sur moi-m�me: mon corps est couvert des marques des �p�es romaines, et ma r�putation prenait rang jadis parmi les noms des plus c�l�bres capitaines. Cymbeline m'aimait, et d�s qu'on parlait d'un guerrier, mon nom ne tardait gu�re � �tre cit�; j'�tais alors comme un arbre dont les rameaux sont courb�s sous le poids des fruits; mais dans une nuit, un orage ou un voleur, appelez-le comme vous voudrez, secoua sur la terre mes rameaux pendants, et me d�pouilla de mes fruits et m�me de mes feuilles, pour me laisser expos� nu aux injures de l'air. GUID�RIUS.--Instabilit� de la faveur! B�LARIUS.--Et ma faute ne fut, comme je vous l'ai dit souvent, que le crime de deux sc�l�rats dont les faux serments pr�valurent sur mon honneur sans tache. Ils jur�rent � Cymbeline que j'�tais ligu� avec les Romains. De l� mon bannissement; et, depuis vingt ann�es, ce rocher et ces bois ont �t� mon univers. J'y ai v�cu dans une honn�te libert�; j'y ai pay� au ciel plus de pieux hommages que dans tout le cours pr�c�dent de ma vie.--Mais ce ne sont pas l� des discours de chasseurs. Courons gravir ces montagnes; celui qui frappera le premier la proie sera le roi de la f�te; il sera servi par les deux autres, et nous ne craindrons aucun de ces poisons qu'on rencontre dans des lieux de plus grande apparence. Je vous rejoindrai dans les vallons. (_Guid�rius et Arviragus disparaissent_.) Combien il est malais� d'�touffer les �tincelles de la nature! Ces enfants ne se doutent pas qu'ils sont les fils du roi, et Cymbeline ne songe gu�re qu'ils sont vivants. Ils se croient mes enfants, et quoique �lev�s si simplement dans l'obscurit� de cette caverne o� il faut se courber pour entrer, d�j� leurs pens�es atteignent la hauteur de la vo�te des palais. Dans les actions les plus simples et les plus vulgaires, la nature leur donne un air princier qui surpasse de bien loin tout l'art des autres hommes. Ce Polydore, l'h�ritier de Cymbeline et de la Bretagne, que le roi son p�re nommait Guid�rius, � Jupiter! lorsqu'assis sur mon escabeau � trois pieds je raconte mes exploits � la guerre, toute son �me s'�lance vers mon r�cit; lorsque je dis: �Ainsi tomba mon ennemi; ce fut ainsi que je posai mon pied sur sa gorge,� alors son sang royal colore ses joues, il est en nage, il roidit ses muscles et se met en posture pour repr�senter l'action que je raconte. Et son jeune fr�re Cadwal, autrefois Arviragus, dans une attitude semblable, anime, �chauffe mon r�cit, et montre que son imagination va bien plus loin.--�coutons: ils ont fait lever le gibier. O Cymbeline! le ciel et ma conscience savent que tu m'as injustement banni; en revanche, je t'ai vol� ces deux enfants � l'�ge de trois et de deux ans, voulant te priver de tes h�ritiers comme tu m'avais d�pouill� de mon h�ritage. Euriphile, tu fus leur nourrice! ils la prenaient pour leur m�re, et chaque jour ils vont honorer son tombeau: et moi, B�larius, qui me nommes aujourd'hui Morgan, ils me croient leur v�ritable p�re.--La chasse est en train. (Il sort.) SC�NE IV Les environs du havre de Milford. PISANIO et IMOG�NE IMOG�NE.--Tu me disais, quand nous sommes descendus de cheval, que nous �tions tout pr�s du port. Le d�sir qu'avait ma m�re de me voir pour la premi�re fois n'�tait pas aussi violent que celui que j'�prouve.--Pisanio! mon ami, o� est Posthumus!--A quoi penses-tu pour tressaillir ainsi? Pourquoi ce soupir �chapp� du fond de ton coeur? Un visage en peinture qui te ressemblerait annoncerait un homme en proie � une perplexit� au del� de toute imagination! Donne � ta physionomie une expression moins effrayante, avant que le trouble gagne mes sens plus rassis. Qu'y a-t-il? Pourquoi me pr�sentes-tu cet �crit avec un regard aussi sinistre? S'il m'apporte des nouvelles agr�ables[16], annonce-les moi par un sourire; si elles sont funestes, tu n'as qu'� garder cette expression. (_Elle prend la lettre_.) L'�criture de mon mari! Cette d�testable Italie, d�cri�e par ses poisons, l'aura tromp�; sans doute, il est dans quelque f�cheuse extr�mit�. Homme[17], parle; tes paroles peuvent adoucir quelque extr�mit� qui me tuerait si je la lisais. [Note 16: _Summer's news_, nouvelles d'�t�, nouvelles de beau temps, bonnes nouvelles.] [Note 17: _Man_. Les Espagnols disent aussi _hombre_, en s'adressant � un inf�rieur qu'on ne conna�t pas; et, dans le style ordinaire. On dit en France: H�! l'homme!] PISANIO.--Je vous prie, lisez. Et vous allez voir en moi un homme bien malheureux, bien m�pris� par le sort! IMOG�NE, _lisant_.--�Ta ma�tresse, Pisanio, s'est prostitu�e dans mon lit. Les preuves en reposent au fond de mon coeur sanglant. Je ne parle pas sur de faibles soup�ons; mais d'apr�s des preuves aussi fortes que ma douleur, et aussi certaines que l'espoir de ma vengeance. Cette vengeance, Pisanio, tu dois t'en charger pour moi. Si son manque de foi n'a pas corrompu la tienne, que tes mains lui �tent la vie. Je t'en fournirai l'occasion au port de Milford. Je lui �cris de s'y rendre: arriv�s l�, si tu crains de frapper et de me donner la preuve certaine que c'est fait, tu es l'agent de son d�shonneur, et je te tiens pour aussi d�loyal qu'elle.� PISANIO.--Quel besoin aurais-je de tirer l'�p�e? Ce papier lui a d�j� coup� la gorge; non, c'est la calomnie, dont le tranchant est plus aigu que le poignard; dont la langue a plus de venin que tous les serpents du Nil; sa voix vole sur les vents et va s�duire tous les coins du monde. Rois, reines, empires, vierges, matrones, cette vip�re empoisonne tout; elle se glisse jusque dans le secret des tombeaux.--Madame, comment vous trouvez-vous? IMOG�NE.--Infid�le � sa couche! Qu'est-ce qu'�tre infid�le?--Est-ce d'y veiller les nuits en songeant � lui? d'y pleurer d'heure en heure? et si le sommeil saisit la nature accabl�e, l'interrompre aussit�t par un r�ve effrayant dont il est l'objet, et me r�veiller en pleurant: est-ce l� �tre infid�le � sa couche? est-ce cela? PISANIO.--H�las! vertueuse dame! IMOG�NE.--Moi, infid�le? Ta conscience,--Iachimo, est t�moin... Tu l'accusas d'infid�lit�, et d�s lors tu parus � mes yeux un mis�rable; aujourd'hui ton visage me semble assez agr�able. Quelque geai[18] d'Italie, qui a eu le fard pour m�re, l'aura trahi; et moi, malheureuse, je suis pass�e de mode, un v�tement surann�, trop riche pour �tre suspendu aux murailles, et qu'il vaut mieux d�coudre, mettre en pi�ces. Oh! les serments des hommes sont des tra�tres qui perdent les femmes! ton inconstance, � mon �poux, va faire croire que toute apparence vertueuse couvre une trahison, qu'elle est �trang�re au visage qui l'emprunte, et que c'est un pi�ge tendu aux femmes. [Note 18: Quelque geai, quelque femme par�e non par la nature, mais par le fard.] PISANIO.--Ma ch�re ma�tresse, �coutez-moi. IMOG�NE.--Jadis, apr�s la trahison d'�n�e, tous les hommes fid�les et honn�tes furent crus perfides comme lui; les pleurs du fourbe Sinon d�cri�rent bien des larmes sinc�res et priv�rent de piti� le v�ritable malheur. Ainsi, toi, Posthumus, ton exemple fera calomnier tous les hommes vertueux; des amants g�n�reux et fid�les seront tenus pour tra�tres et parjures, d'apr�s ton crime.--Viens, Pisanio; sois fid�le, ex�cute les ordres de ton ma�tre; et quand tu le reverras, raconte-lui un peu mon ob�issance. Vois, c'est moi qui tire ton �p�e moi-m�me, prends-la, ouvre mon coeur, asile innocent de mon amour. Ne crains rien; il n'y reste plus autre chose que le d�sespoir; ton ma�tre n'y est plus, lui qui en �tait le tr�sor! Fais ce qu'il t'ordonne: frappe... Peut-�tre serais-tu brave dans une cause plus juste; mais en ce moment tu parais l�che. PISANIO.--Loin de moi, vil instrument. Tu ne damneras pas ma main. IMOG�NE.--Mais il faut que je meure, et si je ne meurs pas de ta main, tu n'ob�is pas � ton ma�tre. Il est contre le suicide une d�fense divine qui intimide mon faible bras.--Viens, voil� mon coeur; il y a quelque chose devant... attends, attends; je ne veux aucune d�fense, je suis pr�te, comme le fourreau, � recevoir l'�p�e. Qu'y a-t-il l�? les lettres de Posthumus fid�le toutes chang�es en parjures. Loin de moi, corruptrices de ma foi, vous ne reposerez plus sur mon coeur. C'est donc ainsi que de pauvres insens�es croient de perfides ma�tres! Mais si la malheureuse qui est trahie souffre cruellement de la trahison, le tra�tre en est puni par des maux plus grands encore. Et toi, Posthumus, qui as soulev� ma d�sob�issance contre le roi, et qui m'as fait repousser des princes mes �gaux, tu reconna�tras un jour que ce n'�tait pas, de ma part, un fait ordinaire, mais un sacrifice rare; et je m'afflige, en songeant combien un jour, lorsque tu seras d�go�t� de celle qu'aujourd'hui tu caresses, combien alors mon souvenir tourmentera ta m�moire.--Je t'en conjure, h�te-toi, l'agneau implore le boucher. O� est ton poignard? Tu es trop lent � ob�ir � ton ma�tre, lorsque je d�sire la m�me chose. PISANIO.--O gracieuse dame! depuis que j'ai re�u l'ordre d'ex�cuter cette action, je n'ai pas ferm� l'oeil. IMOG�NE.--Ex�cute-la, et va te coucher apr�s. PISANIO.--Je veillerais plut�t jusqu'� en perdre la vue. IMOG�NE.--Pourquoi donc t'en charger? Pourquoi m'avoir fait parcourir en vain tant de milles sous un faux pr�texte? Le lieu, ma fuite, ton voyage et la fatigue du cheval, tout l'invite; le trouble aussi o� mon absence aura jet� toute la cour; je n'y retournerai jamais, mon parti est pris. Pourquoi t'es-tu engag� si avant, pour d�tendre ton arc lorsque tu es en posture, et que la biche d�sign�e est devant toi? PISANIO.--Pour gagner le temps d'�luder un si funeste emploi, et, durant cet intervalle, j'ai cherch� un exp�dient. Ma ch�re ma�tresse, �coutez-moi avec patience. IMOG�NE.--Parle jusqu'� lasser ta langue; parle: je me suis entendu nommer une prostitu�e; mon oreille, frapp�e � faux, ne peut plus recevoir ni blessure plus cruelle, ni baume qui gu�risse celle-l�. Parle. PISANIO.--Eh bien, madame, je pensais que vous ne retourneriez point sur vos pas. IMOG�NE.--C'�tait probable, puisque tu m'amenais ici pour me tuer. PISANIO.--Non, non; mais si j'�tais aussi sage qu'honn�te, mon exp�dient tournerait bien.--Il est impossible que mon ma�tre ne soit pas tromp�; quelque sc�l�rat, consomm� dans son art, vous a fait � tous deux cette maudite injure. IMOG�NE.--Quelque courtisane romaine... PISANIO.--Non, sur ma vie, je lui manderai seulement que vous �tes morte, et je lui en enverrai quelque indice sanglant; car tel est l'ordre qu'il m'a donn�; votre absence de la cour confirmera mon r�cit. IMOG�NE.--Mais, honn�te Pisanio, que ferai-je pendant ce temps-l�? O� habiterai-je? Comment vivrai-je, ou quelle consolation aurai-je dans la vie, apr�s que je serai morte pour mon �poux? PISANIO.--Si vous retournez � la cour... IMOG�NE.--Plus de cour, plus de p�re; je ne veux plus de d�m�l�s avec cet insupportable seigneur, cet �tre nul, ce Cloten dont la poursuite �tait pour moi plus effrayante qu'un si�ge. PISANIO.--Et si vous renoncez � la cour, vous ne pourrez pas alors rester en Bretagne. IMOG�NE.--O� irais-je, alors? Le soleil ne luit-il que sur la Bretagne seule? N'est-ce que dans la Bretagne qu'il y a des jours et des nuits? Dans le grand livre du monde, notre Bretagne para�t en faire partie, sans y �tre comprise; c'est un nid de cygne sur un grand �tang. Crois, je te prie, qu'il existe des hommes hors de la Bretagne. PISANIO.--Je suis bien aise que vous songiez � quelque autre lieu. Lucius, l'ambassadeur romain, arrive demain au havre de Milford; si vous pouviez conformer votre ext�rieur � l'�tat de votre fortune, et cacher sous le d�guisement cette grandeur qui ne peut se montrer sans p�ril, vous marcheriez dans une route agr�able o� vous pourriez voir bien des choses... Peut-�tre seriez-vous tout pr�s des lieux o� habite Posthumus; ou si vous ne pouviez voir de vos yeux ses actions, assez pr�s du moins pour que la renomm�e apport�t d'heure en heure, � votre oreille, le r�cit fid�le de toutes ses d�marches. IMOG�NE.--Oh! pour arriver l�, malgr� les dangers que peut courir ma modestie, ce n'est pas sa mort, et je hasarderai tout. PISANIO.--Eh bien! alors, voici mon exp�dient. Il vous faut oublier que vous �tes une femme, passer du commandement � l'ob�issance, d�pouiller cette crainte et cette d�licatesse, attributs de toutes les femmes, ou qui sont, � vrai dire, la femme elle-m�me, et affecter un courage badin, �tre vif � la r�partie, impertinent et querelleur comme une belette[19]; oui, il vous faut oublier aussi ce tr�sor pr�cieux de vos joues et les exposer... (O coeur barbare! mais h�las! point de rem�de) aux ardeurs empress�es de Titan, qui prodigue � tous ses baisers; il vous faut renoncer � vos atours �l�gants et �tudi�s, qui rendaient la grande Junon jalouse. [Note 19: On a vu des belettes devenir domestiques comme les chats, et faire la guerre aux rats et � la vermine.] IMOG�NE.--Ah! sois bref, je vois ton but, et d�j� je me sens presque un homme. PISANIO.--Commencez d'abord par le para�tre. Pr�voyant ceci, j'avais pr�par� un pourpoint, un chapeau, un haut-de-chausses et tout ce qui s'en suit; nous trouverons cela dans mon sac de voyage. Voulez-vous, dans ce travestissement et empruntant de votre mieux tous les dehors d'un jeune homme de votre �ge, vous pr�senter devant le noble Lucius, lui demander de l'emploi, lui dire quels sont vos talents: il les conna�tra bient�t si son oreille est sensible aux charmes de la musique. Je n'en doute point, il vous adoptera avec joie; car il est honorable, et, qui plus est, tr�s-saint. Quant � vos ressources � l'�tranger, vous me savez riche; je ne manquerai jamais � vos besoins pr�sents ni � ceux de l'avenir. IMOG�NE.--Tu es toute la consolation que les dieux me laissent. De gr�ce, �loigne-toi, il y aurait encore bien des choses � consid�rer; mais nous ferons tout ce que le temps nous permettra. Je m'enr�le dans cette entreprise et je la soutiendrai avec le courage d'un prince. S�parons-nous, je te prie. PISANIO.--Allons, madame, il faut nous faire de courts adieux, de peur, si on remarquait mon absence, que je ne fusse soup�onn� d'avoir aid� votre �vasion de la cour.--Ma noble ma�tresse, prenez cette bo�te, je l'ai re�ue de la reine, elle renferme un suc pr�cieux; si vous �tes malade en mer ou que vous ayez mal � l'estomac sur terre, une gorg�e de cette liqueur dissipera votre indisposition. Cherchez quelque ombrage et allez vous rev�tir de vos habits d'homme. Puissent les dieux vous inspirer la meilleure conduite! IMOG�NE.--Ainsi soit-il. Je te remercie. (Ils sortent.) SC�NE V Appartement dans le palais de Cymbeline. _Entrent_ CYMBELINE, LUCIUS, LA REINE, CLOTEN, et _les seigneurs de la cour_. CYMBELINE.--Je te quitte ici et te fais mon adieu. LUCIUS.--Noble roi, je te rends gr�ces; j'ai re�u les ordres de mon empereur; il faut que je parte de ces lieux, et je suis bien f�ch� d'�tre oblig� de t'annoncer � Rome pour l'ennemi de mon ma�tre. CYMBELINE.--Mes sujets, seigneur, ne veulent plus endurer son joug, et il serait indigne d'un roi de se montrer moins jaloux qu'eux de sa dignit�. LUCIUS.--Ainsi, seigneur, je vous demande une escorte qui me conduise jusqu'au havre de Milford.--Madame, que toutes les f�licit�s accompagnent Votre Majest� et les siens. CYMBELINE.--Seigneurs, j'ai fait choix de vous pour cet office. N'omettez aucun des honneurs qui lui sont dus. Adieu, noble Lucius. LUCIUS.--Votre main, seigneur. CLOTEN.--Re�ois-la comme celle d'un ami; mais � partir de ce moment je la tiens pour celle de ton ennemi. LUCIUS.--L'�v�nement n'a pas encore nomm� le vainqueur, seigneur. Adieu. CYMBELINE.--Mes bons seigneurs, ne quittez point le brave Lucius qu'il n'ait pass� la Severn. Soyez heureux! (Lucius part.) LA REINE.--Il s'en va en fron�ant le sourcil: mais c'est un honneur pour nous de lui en avoir donn� sujet. CLOTEN.--Tout est au mieux; la guerre est le voeu g�n�ral de vos vaillants Bretons. CYMBELINE.--Lucius a d�j� mand� � l'empereur ce qui se passe ici. Il nous importe par cons�quent que nos chars et notre cavalerie soient promptement sur pied. Les forces qu'il a d�j� dans la Gaule seront bient�t rassembl�es en corps d'arm�e, et de l� il portera la guerre en Bretagne. LA REINE.--Ce n'est pas une affaire sur laquelle il faille s'endormir: il faut s'en occuper avec diligence et vigueur. CYMBELINE.--Comme je m'attendais � ce que les choses se passassent ainsi, je suis en mesure. Mais, ma douce reine, o� est notre fille? Elle n'a point paru devant le Romain; elle ne nous a point rendu ses devoirs journaliers. Il y a en elle plus de mauvaise volont� que de tendresse filiale. Je m'en suis aper�u. Faites-la venir devant nous: nous avons support� trop facilement sa d�sob�issance. (Un serviteur sort.) LA REINE.--Sire, depuis l'exil de Posthumus elle m�ne une vie tr�s-retir�e; il n'y a que le temps qui puisse la gu�rir. Je conjure Votre Majest� de lui �pargner les paroles s�v�res: c'est une �me si tendre aux reproches, que les paroles sont des coups pour elle, et les coups lui donneraient la mort. (Le serviteur revient.) CYMBELINE.--Eh bien! vient-elle? Comment va-t-elle justifier ses m�pris? LE SERVITEUR.--Sauf votre bon plaisir, seigneur: ses appartements sont tous ferm�s, et on n'a point r�pondu � tout le bruit que nous avons pu faire. LA REINE.--Seigneur, la derni�re fois que j'ai �t� la voir, elle m'a pri� d'excuser sa profonde retraite, y �tant forc�e par sa mauvaise sant�, et elle m'a pr�venue qu'elle suspendrait les devoirs qu'elle �tait oblig�e de vous rendre chaque jour. Elle m'avait pri� de vous en pr�venir; mais les soins de notre cour ont mis ma m�moire dans son tort. CYMBELINE.--Ses portes ferm�es, sans qu'on l'ait vue derni�rement! Ciel! accorde-moi que mes craintes soient fausses! (Il sort.) LA REINE, _� Cloten_.--Mon fils, je vous l'ordonne, suivez le roi. CLOTEN.--Cet homme qui lui est attach�, Pisanio, ce vieux serviteur, je ne l'ai pas vu non plus depuis deux jours. LA REINE.--Allez, suivez ses traces. (_Cloten sort_.) Ce Pisanio, si d�vou� � Posthumus, tient de moi une drogue... Je prie le ciel que son absence vienne de ce qu'il l'a aval�e; car il est persuad� que c'est un �lixir pr�cieux.--Mais elle, o� est-elle all�e? Peut-�tre le d�sespoir l'aura saisie; ou bien, entra�n�e par l'ardeur de son amour elle aura fui vers son cher Posthumus. S�rement, elle marche � la mort, ou au d�shonneur; et je puis faire bon usage pour mes fins de l'une ou de l'autre. Elle �cart�e, c'est moi qui dispose � mon gr� de la couronne de Bretagne. (_Cloten rentre_.) Eh bien! mon fils? CLOTEN.--Son �vasion est certaine. Allez apaiser le roi: il est en fureur: personne n'ose l'approcher. LA REINE.--Tant mieux. Puisse cette nuit le priver d'un lendemain! (Elle sort.) CLOTEN.--Je l'aime et je la hais.--Elle est belle, et princesse: elle poss�de toutes les brillantes qualit�s de la cour: elle en a plus � elle seule qu'aucune dame, que toutes les dames, que toutes les femmes. Elle a de chacune d'elles ce qu'elle a de mieux, et, form�e de cet ensemble, elle les surpasse toutes; voil� pourquoi je l'aime: mais d'un autre c�t� ses d�dains pour moi, tandis qu'elle prodigue ses faveurs � ce vil Posthumus, font si grand tort � son jugement que toutes ses rares perfections en sont �touff�es: aussi cela me d�termine � la ha�r, bien plus � me venger d'elle... car les dupes... (_Entre Pisanio_.) Qui va l�? Quoi! tu t'esquives? Approche ici: ah! c'est toi, vil entremetteur: mis�rable, o� est ta ma�tresse? R�ponds en un mot, ou bien tu vas tout droit voir les d�mons. PISANIO.--O mon bon prince! CLOTEN.--O� est ta ma�tresse? Par Jupiter, je ne te le demanderai pas une fois de plus. Discret sc�l�rat, je tirerai ce secret de ton coeur, ou je t'ouvre le coeur pour l'y trouver. Est-elle avec ce Posthumus, duquel on ne pourrait tirer une seule drachme de m�rite au milieu d'un grand poids de bassesse? PISANIO.--H�las! seigneur! comment serait-elle avec lui? Quand a-t-elle disparu? Posthumus est � Rome. CLOTEN.--O� est-elle? Allons, approche encore: point de vaines d�faites: satisfais-moi sans d�tour; qu'est-elle devenue? PISANIO.--O mon digne prince! CLOTEN.--O mon digne sc�l�rat! d�couvre-moi o� est ta ma�tresse. Au fait, en un seul mot.--Plus de digne prince!--Parle, ou ton silence te vaut � l'instant ton arr�t et ta mort. PISANIO _lui pr�sente un �crit_.--Eh bien! seigneur, ce papier renferme l'histoire de tout ce que je sais sur son �vasion. CLOTEN.--Voyons-le; je la poursuivrai jusqu'au tr�ne d'Auguste. Donne, ou tu meurs. PISANIO, _� part_.--Elle est assez loin: tout ce qu'il apprend par cet �crit peut le faire voyager; mais sans danger pour elle. CLOTEN, _lisant_.--Hum! PISANIO, _� part_.--Je manderai � mon ma�tre qu'elle est morte. O Imog�ne! puisses-tu errer en s�ret�, et revenir un jour en s�ret�! CLOTEN.--Coquin: cette lettre est-elle v�ritable? PISANIO.--Oui, prince, � ce que je crois. CLOTEN.--C'est l'�criture de Posthumus; je la connais.--Dr�le! si tu voulais ne pas �tre un mis�rable, mais me servir fid�lement, employer s�rieusement ton industrie dans tous les offices dont j'aurais occasion de te charger; j'entends que quelque fourberie que je te commande, tu voulusses l'ex�cuter � la lettre et loyalement, alors je te croirais un honn�te homme, et tu ne manquerais ni de moyens de subsistance, ni de ma protection pour avancer ta fortune. PISANIO.--Eh bien! mon bon seigneur? CLOTEN.--Veux-tu me servir? Puisqu'avec tant de constance, tant de patience, tu restes attach� � la st�rile fortune de ce mis�rable Posthumus, tu dois, � plus forte raison, par reconnaissance, t'attacher � la mienne en z�l� serviteur. Veux-tu me servir? PISANIO.--Seigneur, je le veux bien. CLOTEN.--Donne-moi ta main: voici ma bourse. N'as-tu pas en ta possession quelque habit de ton ancien ma�tre? PISANIO.--Seigneur, j'ai � mon logement l'habit m�me qu'il portait lorsqu'il a pris cong� de ma dame et ma�tresse. CLOTEN.--Ton premier service, c'est de m'aller chercher cet habit: que ce soit ton premier service; va. PISANIO.--J'y vais, seigneur. (Il sort.) CLOTEN.--_Te joindre au havre de Milford?_--J'ai oubli� de lui demander une chose; mais je m'en souviendrai tout � l'heure.--L� m�me, mis�rable Posthumus, je veux te tuer.--Je voudrais que cet habit f�t d�j� venu. Elle disait un jour (l'amertume de ces paroles me soul�ve le coeur) qu'elle faisait plus de cas de l'habit de Posthumus que de ma noble personne, orn�e de toutes mes qualit�s. Je veux, rev�tu de cet habit, abuser d'elle; et d'abord le tuer, lui, sous les yeux de sa belle: elle verra alors ma valeur, et apr�s ces m�pris ce sera pour elle un tourment. Lui � terre, apr�s ma harangue d'insulte finie sur son cadavre, lorsque ma passion sera rassasi�e, ce que je veux, comme je le dis, accomplir pour la vexer, dans les m�mes habits dont elle faisait tant de cas, alors je la fais revenir � la cour et la fais marcher � pied devant moi. Elle s'�gayait � me m�priser, je m'�gayerai aussi moi � me venger. (_Pisanio revient avec l'habit_.) Sont-ce l� ces habits? PISANIO.--Oui, mon noble seigneur. CLOTEN.--Combien y a-t-il qu'elle est partie pour le havre de Milford? PISANIO.--A peine peut-elle y �tre arriv�e � pr�sent. CLOTEN.--Porte ces v�tements dans ma chambre; c'est la seconde chose que je t'ai command�e. La troisi�me est que tu deviennes volontairement muet sur mes desseins. Songe � m'ob�ir, et la fortune viendra d'elle-m�me s'offrir � toi.--C'est � Milford qu'est maintenant ma vengeance! Que n'ai-je des ailes pour l'y atteindre.--Va, sois-moi fid�le. (Il sort rev�tu de l'habit de Posthumus.) PISANIO.--Tu me commandes ma perte; car t'�tre fid�le, c'est devenir ce que je ne serai jamais, tra�tre � l'homme le plus fid�le.--Va, cours � Milford, pour n'y pas trouver celle que tu poursuis.--Ciel! verse, verse sur elle tes b�n�dictions! Que les obstacles traversent l'empressement de cet insens�, et qu'un vain labeur soit son salaire! (Pisanio sort.) SC�NE VI Devant la caverne de B�larius. _Entre_ IMOG�NE _en habit d'homme_. IMOG�NE.--Je vois que la vie d'un homme est p�nible; je me suis fatigu�e, et ces deux nuits la terre m'a servi de lit. Je serais malade si ma r�solution ne me soutenait. O Milford! lorsque du sommet de la montagne Pisanio te montrait � moi, tu �tais � la port�e de ma vue! � Jupiter! je crois que les murs fuient devant les malheureux; ceux du moins, o� ils trouveraient des secours. Deux mendiants m'ont dit que je ne pouvais pas me tromper de chemin. Les pauvres gens, accabl�s de mis�re, peuvent-ils mentir sachant que leurs maux sont un ch�timent ou une �preuve? Oui, il n'y aurait rien d'�tonnant, puisque les riches m�mes disent � peine la v�rit�. Tromper dans l'abondance est un plus grand crime que de mentir press� par la mis�re; et la fausset� chez les rois est bien plus criminelle que chez les mendiants. Mon cher seigneur, et toi aussi tu es du nombre des hommes perfides!.... Maintenant que je songe � toi, ma faim est pass�e; il y a un moment, j'�tais pr�te � d�faillir d'�puisement. Mais que vois-je?--Un sentier m�ne � cette caverne!--C'est quelque repaire sauvage.--Je ferais mieux de ne pas appeler. Je n'ose appeler.--Pourtant la faim, tant qu'elle n'a pas triomph� de la nature, rend intr�pide. La paix et l'abondance engendrent les l�ches; la n�cessit� fut toujours la m�re de l'audace. Hol�, qui est ici? S'il y a quelque �tre civilis�, parlez; si vous �tes sauvages, prenez ou rendez-moi la vie. Hol�?.... Nulle r�ponse.--Alors, je vais entrer. Il vaut mieux tirer mon �p�e; si mon ennemi craint le fer autant que moi, � peine osera-t-il l'envisager. Accorde-moi pareil ennemi, ciel propice! (Elle entre dans la caverne.) B�LARIUS, _revenant de la chasse_.--C'est toi, Polydore, qui as �t� le meilleur chasseur, et tu es le roi de la f�te. Cadwal et moi nous serons ton cuisinier et ton domestique, c'est ce qui est convenu. L'industrie cesserait bient�t de prodiguer ses sueurs et p�rirait sans le salaire pour lequel elle travaille. Entrons; notre app�tit donnera de la saveur � ces aliments grossiers. La lassitude dort profond�ment sur les cailloux, tandis que la mollesse inqui�te trouve dur un oreiller de duvet. Que la paix habite ici, pauvre logis qui te gardes toi-m�me! GUID�RIUS.--Je suis exc�d� de lassitude. ARVIRAGUS.--Je suis affaibli par la fatigue, mais l'app�tit est vigoureux. GUID�RIUS.--Il nous reste dans la caverne de la viande froide; nous nous en repa�trons en attendant que notre chasse soit cuite. B�LARIUS, _regardant dans la caverne_.--Arr�tez, n'entrez pas.... Si je ne le voyais pas manger nos provisions, je croirais que c'est une f�e. GUID�RIUS.--Qu'y a-t-il donc, seigneur? B�LARIUS.--Par Jupiter, un ange! ou si ce n'est pas un ange, c'est le mod�le des beaut�s de la terre! Voyez la divinit�, sous les traits d'un jeune adolescent. (Imog�ne s'avance � l'entr�e de la caverne.) IMOG�NE, _suppliante_.--Bons chasseurs, ne me faites point de mal. Avant d'entrer ici, j'ai appel�, et mon intention �tait de demander ou d'acheter ce que j'ai pris. En v�rit�, je n'ai rien d�rob�, et je n'aurais rien pris, quand j'aurais l'or sem� par terre. Voil� de l'argent pour ce que j'ai mang�: j'aurais laiss� cet argent sur la table, aussit�t que j'aurais eu fini mon repas, et je serais parti en priant le ciel pour l'h�te qui m'avait nourri. GUID�RIUS.--De l'argent, jeune homme? ARVIRAGUS.--Que tout l'argent et l'or deviennent de la fange: il ne vaut pas mieux, except� pour ceux qui adorent des dieux de fange. IMOG�NE.--Je le vois, vous �tes f�ch�. Apprenez que si vous me tuez pour ma faute, je serais mort si je ne l'avais pas commise. B�LARIUS.--O� allez-vous? IMOG�NE.--Au havre de Milford. B�LARIUS.--Quel est votre nom? IMOG�NE.--Fid�le, seigneur.--J'ai un parent qui part pour l'Italie: il s'embarque � Milford: j'allais le rejoindre lorsque, �puis� par la faim, je suis tomb� dans cette faute. B�LARIUS.--Je te prie, beau jeune homme, ne nous crois pas des rustres, et ne juge pas de la bont� de nos �mes sur l'aspect de l'antre o� nous vivons. La rencontre est heureuse. Il est presque nuit; tu feras meilleure ch�re avant ton d�part, et nous te remercierons d'�tre rest� pour la partager.--Mes enfants, souhaitez-lui la bienvenue. GUID�RIUS.--Jeune homme, si tu �tais une femme, je te ferais la cour sans rel�che, jusqu'� ce que je fusse ton �poux. Franchement, je dis ce que je ferais. ARVIRAGUS.--Moi, je suis satisfait de ce qu'il est un homme. Je l'aimerai comme un fr�re, et, l'accueil que je ferais � mon fr�re apr�s une longue absence, tu le recevras de moi. Sois le bienvenu. Sois joyeux; car tu rencontres ici des amis. IMOG�NE, _� part_.--Des amis! Ah! si c'�taient mes fr�res! que le ciel n'a-t-il permis qu'ils fussent les enfants de mon p�re! alors le prix de ma personne e�t �t� moins grand, et par l� plus en rapport avec toi, Posthumus. B�LARIUS.--Il souffre de quelque chagrin. GUID�RIUS.--Que je voudrais l'en affranchir! ARVIRAGUS.--Et moi aussi, quel qu'il f�t, et quoi qu'il m'en co�t�t de peines et de dangers! Dieux! B�LARIUS.--�coutez-moi, mes enfants. (Il leur parle � l'oreille et s'�loigne d'eux.) IMOG�NE.--Des grands de la cour qui n'auraient pour palais que cette �troite caverne, qui se serviraient eux-m�mes, et qui, renon�ant � ces frivoles tributs de l'inconstante multitude, poss�deraient la vertu que leur assurerait leur propre conscience, ne pourraient surpasser ces deux jeunes gens. Pardonnez, grands dieux! mais je voudrais changer de sexe, pour vivre ici avec eux, puisque Posthumus est perfide. B�LARIUS.--Il en sera ainsi.--Allons appr�ter notre gibier.--(_Il se rapproche avec eux d'Imog�ne_.) Beau jeune homme, entrons. La conversation fatigue lorsqu'on est � jeun: apr�s le souper, nous te demanderons poliment ton histoire, et tu nous en diras ce qu'il te plaira. GUID�RIUS.--Je te prie, entre avec nous. ARVIRAGUS.--La nuit est moins bienvenue pour le hibou, et le matin pour l'alouette. IMOG�NE.--Je vous rends gr�ces. ARVIRAGUS.--Je t'en prie, approche. (Tous trois entrent dans la caverne.) SC�NE VII Rome. _Entrent_ DEUX S�NATEURS et _des_ TRIBUNS. PREMIER S�NATEUR.--Voici la teneur des ordres de l'empereur: Puisque les soldats ordinaires sont maintenant occup�s contre les Pannoniens et les Dalmates, et que les l�gions des Gaules sont trop faibles pour entreprendre la guerre contre les Bretons rebelles, nous devons exciter la noblesse � y prendre part. Il cr�e Lucius proconsul, et il vous donne � vous, tribuns, ses pleins pouvoirs pour faire cette lev�e.--_Vive C�sar!_ LES TRIBUNS.--Lucius est-il g�n�ral de l'arm�e? SECOND S�NATEUR.--Oui, tribuns. Il est pour le moment en Gaule. PREMIER S�NATEUR.--Avec les l�gions dont je vous parlais et que vos recrues doivent renforcer. Votre commission vous marque le nombre d'hommes et le moment de leur d�part. LES TRIBUNS.--Nous ferons notre devoir. (Ils sortent.) FIN DU TROISI�ME ACTE. ACTE QUATRI�ME SC�NE I For�t pr�s de la caverne. _Entre_ CLOTEN. CLOTEN.--Me voici tout pr�s des lieux o� ils doivent se rejoindre, si Pisanio m'en a donn� la carte fid�le. Que ses habits me vont bien! Pourquoi sa ma�tresse ne m'irait-elle pas aussi bien, elle fut faite par celui qui a fait le tailleur (r�v�rence parler), et d'autant plus que la femme, dit-on, va bien ou mal par caprice. Il faut que sous ce d�guisement j'en fasse l'�preuve.--J'ose me l'avouer tout haut � moi-m�me (car il n'y a pas de vanit� � parler � son miroir, seul dans sa chambre), mon corps est aussi bien dessin� que celui de ce Posthumus: je suis aussi jeune, plus robuste; je ne lui c�de point en fortune; j'ai l'avantage sur lui par les circonstances; je le surpasse en naissance; je le vaux bien dans les occasions g�n�rales, et je me montre mieux que lui dans les combats particuliers; cependant cette petite ent�t�e l'aime au m�pris de moi! Ce que c'est que la vie de l'homme! Posthumus, ta t�te, qui maintenant s'�l�ve sur tes �paules, dans une heure sera abattue; ta ma�tresse viol�e et tes habits d�chir�s en pi�ces sous tes yeux; et, tout cela fait, je la tra�ne � son p�re; il pourra d'abord m'en vouloir un peu d'avoir trait� si rudement sa fille; mais ma m�re r�gente son humeur; elle saura bien tourner le tout � mon �loge.--Mon cheval est bien attach�.--Allons, sors mon �p�e et dans un but sanguinaire. Fortune, am�ne-les sous ma main.--Oui, je reconnais ici la description que Pisanio m'a faite du lieu de leur rendez-vous, et ce mis�rable n'oserait me tromper. (Il sort.) SC�NE II A l'entr�e de la caverne. B�LARIUS, GUID�RIUS, ARVIRAGUS et IMOG�NE _sortent de la caverne_. B�LARIUS, _� Imog�ne_.--Tu n'es pas bien, demeure ici, dans la caverne; apr�s notre chasse nous viendrons te retrouver. ARVIRAGUS.--Reste ici, mon fr�re; ne sommes-nous pas fr�res? IMOG�NE.--L'homme et l'homme devraient l'�tre; cependant nous voyons que l'argile et l'argile diff�rent en dignit�, quoique leur poussi�re soit la m�me.--Je suis bien malade. GUID�RIUS.--Allez � la chasse, moi, je veux rester avec lui. IMOG�NE.--Je ne suis pas si malade, quoique je ne me sente pas bien; mais je ne suis pas de ces citadins eff�min�s qui paraissent morts avant m�me d'�tre malades. Je vous prie, laissez-moi, allez � vos affaires de tous les jours: interrompre ses habitudes, c'est interrompre tout. Je suis malade, mais votre pr�sence ne me gu�rirait pas. La soci�t� n'est pas une consolation pour ceux qui ne sont pas sociables. Je ne suis pas tr�s-malade, puisque je peux encore en raisonner. Je vous prie, laissez-moi seul ici, je ne priverai de moi que moi-m�me, et laissez-moi mourir puisqu'on y perdra si peu de chose. GUID�RIUS, _� Imog�ne_.--Je t'aime, je te l'ai dit, et le poids et l'�tendue de mon amour �galent celui dont j'aime mon p�re. B�LARIUS.--Comment? que dis-tu? ARVIRAGUS.--Si c'est un p�ch� de le dire, seigneur, je prends sur moi la moiti� de la faute de mon bon fr�re.--Je ne sais pourquoi j'aime ce jeune homme; mais je vous ai ou� dire que la raison n'entrait pour rien dans les raisons de l'amour. Le cercueil serait � la porte, et on me demanderait qui doit mourir, je dirais: Mon p�re, plut�t que ce jeune homme! B�LARIUS, _� part_.--O noble �lan! � dignit� naturelle! inspiration de grandeur! Les l�ches sont p�res de l�ches, et les �tres vulgaires n'engendrent que des fils vulgaires; la nature a de la farine et du son, de la gr�ce et du rebut; je ne suis point leur p�re; mais qui est donc celui qu'ils aiment ainsi plus que moi par une esp�ce de prodige?--Il est neuf heures du matin. ARVIRAGUS.--Mon fr�re, adieu. IMOG�NE.--Je vous souhaite bonne chasse. ARVIRAGUS.--Et moi une bonne sant�. (_A B�larius_.) Allons, seigneur. IMOG�NE, _� part_.--Ce sont l� de bonnes cr�atures! Dieux, que de mensonges j'ai entendus! Nos courtisans disaient que hors de la cour tout �tait sauvage. Exp�rience, comme tu d�mens leurs rapports! La mer, dans son empire, engendre des monstres, et, pour la table, une pauvre rivi�re tributaire fournit des poissons aussi exquis. Je souffre toujours, je souffre au coeur.--Pisanio, je veux essayer de ta drogue. B�LARIUS.--Je n'osais pas le presser; il m'a dit qu'il �tait bien n�, mais tomb� dans l'infortune; qu'il �tait pers�cut� malhonn�tement, mais honn�te. GUID�RIUS.--Il m'a r�pondu de m�me, mais il m'a dit que dans la suite je pourrais en apprendre davantage. B�LARIUS.--Allons, � la plaine, � la plaine. (_A Imog�ne_.)--Nous allons te quitter pour ce moment; rentre et repose-toi. ARVIRAGUS.--Nous ne serons pas longtemps dehors. B�LARIUS.--De gr�ce, ne sois pas malade, car il faut que tu sois l'�conome de notre m�nage. IMOG�NE.--Malade ou bien portant, je vous reste attach�. (Imog�ne rentre dans la caverne.) B�LARIUS.--Et tu le seras toujours.--Ce jeune homme, quoique dans le malheur, para�t issu de nobles anc�tres. ARVIRAGUS.--Comme sa voix est ang�lique! GUID�RIUS.--Et comme il fait bien la cuisine! Il a �l�gamment d�coup� nos racines et assaisonn� nos bouillons comme si Junon malade avait r�clam� ses soins. ARVIRAGUS.--Avec quelle noblesse le sourire se m�le � ses soupirs! Comme si le soupir n'�tait ce qu'il est que par le regret de n'�tre pas sourire; comme si le sourire raillait le soupir de s'�loigner d'un temple aussi divin pour se m�ler aux vents qui sont maudits des matelots. GUID�RIUS.--Je remarque que la douleur et la patience, enracin�es en lui, entrelacent leurs racines. ARVIRAGUS.--Patience, deviens la plus forte, et que la douleur, ce sureau infect, cesse d'enlacer sa racine mourante � celle de la vigne prosp�re. B�LARIUS.--Il est grand jour, allons, partons.--Qui va l�? (Entre Cloten.) CLOTEN.--Je ne puis d�couvrir ces fuyards; ce mis�rable m'a jou�.--Je succombe. B�LARIUS.--Ces fuyards? Est-ce de nous qu'il parle? Je le reconnais � demi. Oui, c'est Cloten, c'est le fils de la reine. Je crains quelque emb�che; je ne l'ai pas revu depuis tant d'ann�es, et pourtant je suis certain que c'est lui: on nous tient pour proscrits, �loignons-nous. GUID�RIUS.--Il est tout seul; vous et mon fr�re, cherchez � d�couvrir si quelqu'un l'accompagne; de gr�ce, allez, et laissez-moi seul avec lui. (B�larius et Arviragus sortent.) CLOTEN.--Arr�tez. Qui �tes-vous, vous qui fuyez? Sans doute quelques vils montagnards: j'ai ou� parler de ces gens-l�. (_A Guid�rius_.)--Qui es-tu, esclave? GUID�RIUS.--Je n'ai jamais fait d'acte plus servile que celui de r�pondre au nom _d'esclave_ sans t'assommer. CLOTEN.--Tu es un brigand, un infracteur des lois, un mis�rable... Rends-toi, voleur. GUID�RIUS.--A qui? � toi? Qui es-tu? N'ai-je pas un bras aussi robuste que le tien,--un coeur aussi fier? Ton langage, je l'avoue, est plus arrogant; moi, je ne porte point mon poignard dans ma langue. Parle, qui es-tu donc pour que je doive te c�der? CLOTEN.--Vil insolent, ne me reconnais-tu pas � mes habits? GUID�RIUS.--Non, coquin, ni ton tailleur, qui fut ton grand-p�re, car il a fait ces habits qui te font ce que tu es, � ce qu'il me semble. CLOTEN.--Adroit varlet, ce n'est pas mon tailleur qui les a faits. GUID�RIUS.--Va donc remercier l'homme qui t'en a fait don.--Tu m'as l'air de quelque fou; il me r�pugne de te battre. CLOTEN.--Insolent voleur, apprends mon nom et tremble. GUID�RIUS.--Quel est ton nom? CLOTEN.--Cloten, coquin! GUID�RIUS.--Eh bien! que Cloten soit ton nom, double coquin, il ne peut me faire trembler; je serais plus �mu si tu �tais un crapaud, une vip�re ou une araign�e. CLOTEN.--Pour te confondre de terreur et de honte, apprends que je suis le fils de la reine. GUID�RIUS.--J'en suis f�ch�; tu ne parais pas digne de ta naissance. CLOTEN.--Tu n'as pas peur? GUID�RIUS.--Je ne crains que ceux que je respecte, les sages; je me ris des fous, je ne les crains pas. CLOTEN.--Meurs donc.... Quand je t'aurai tu� de ma propre main, j'irai poursuivre ceux qui viennent de fuir devant moi, et je planterai vos t�tes sur les portes de la cit� de Lud. Rends-toi, grossier montagnard. (Ils s'�loignent en combattant.) (B�larius et Arviragus rentrent.) B�LARIUS.--Il n'y a personne dans la campagne. ARVIRAGUS.--Personne au monde; vous vous serez m�pris, s�rement. B�LARIUS.--Je ne sais; il y a bien des ann�es que je ne l'ai vu, mais le temps n'a rien effac� des traits que son visage avait jadis; les saccades de sa voix et la pr�cipitation de ses paroles...--Je suis certain que c'�tait Cloten. ARVIRAGUS.--Nous les avions laiss�s ici; je souhaite que mon fr�re vienne � bout de lui; vous dites qu'il est si f�roce. B�LARIUS.--Je veux dire qu'� peine devenu un homme fait il ne craignait pas des dangers mena�ants; car souvent les effets du jugement sont la cause de la peur. Mais voil� ton fr�re. (Guid�rius para�t de loin tenant la t�te de Cloten.) GUID�RIUS.--Ce Cloten �tait un imb�cile, une bourse vide; il n'y avait point d'argent dedans; Hercule lui-m�me n'aurait pu lui faire sauter la cervelle, il n'en avait point. Et cependant, si j'en avais moins fait, cet imb�cile e�t port� ma t�te comme je porte la sienne. B�LARIUS.--Qu'as-tu fait? GUID�RIUS.--Je le sais � merveille, ce que j'ai fait. J'ai coup� la t�te � un Cloten, qui se disait fils de la reine, qui m'appelait tra�tre, montagnard, et qui jurait que de sa main il nous saisirait tous et ferait sauter nos t�tes de la place o�, gr�ce aux dieux, elles sont encore, pour les planter sur les murs de la cit� de Lud. B�LARIUS.--Nous sommes tous perdus! GUID�RIUS.--Eh! mais, mon p�re, qu'avons-nous donc � perdre que ce qu'il jurait de nous �ter, la vie? La loi ne nous prot�ge pas; pourquoi donc aurions-nous la faiblesse de souffrir qu'un insolent morceau de chair nous menace d'�tre � la fois juge et bourreau, et d'ex�cuter lui seul tout ce que nous pourrions craindre des lois?--Mais quelle suite avez-vous d�couvert dans les bois? B�LARIUS.--Nous n'avons pas pu apercevoir une �me; mais, en saine raison, il est impossible qu'il n'ait pas quelque escorte. Quoique son caract�re ne f�t que changement continuel, et toujours du mauvais au pire, cependant la folie, la d�raison la plus compl�te e�t pu seule l'amener ici sans suite. Il se pourrait qu'on e�t dit � la cour que les hommes qui habitaient ici dans une caverne, et vivaient ici de leur chasse, �taient des proscrits qui pourraient un jour former un parti redoutable; lui, � ce r�cit, aura pu �clater, car c'est l� son caract�re, et jurer qu'il viendrait nous chercher. Mais pourtant il n'est pas probable qu'il y soit venu seul, qu'il ait os� l'entreprendre, et qu'on l'ait souffert. Nous avons donc de bonnes raisons de craindre que ce corps n'ait une queue plus dangereuse que sa t�te. ARVIRAGUS.--Que l'�v�nement arrive tel que le pr�voient les dieux; quel qu'il soit, mon fr�re a bien fait. B�LARIUS.--Je n'avais pas envie de chasser aujourd'hui, la maladie du jeune Fid�le m'a fait trouver le chemin bien long. GUID�RIUS.--Avec sa propre �p�e, qu'il brandissait autour de ma gorge, je lui ai enlev� la t�te; je vais la jeter dans l'anse qui est derri�re notre rocher; qu'elle aille � la mer dire aux poissons qu'elle appartient � Cloten, le fils de la reine. C'est l� tout le cas que j'en fais. (Il sort.) B�LARIUS.--Je crains que sa mort ne soit veng�e. Polydore, je voudrais que tu n'eusses pas fait ce coup, quoique la valeur t'aille � merveille. ARVIRAGUS.--Moi, je voudrais l'avoir fait, d�t la vengeance tomber sur moi seul!--Polydore, je t'aime en fr�re, mais je suis jaloux de cet exploit: tu me l'as vol�. Je voudrais que toute la vengeance � laquelle la force humaine peut r�sister fondit sur nous et nous mit � l'�preuve. B�LARIUS.--Allons, c'est une chose faite.--Nous ne chasserons plus aujourd'hui: ne cherchons point des dangers l� o� il n'y a pas de profit. (_A Arviragus_.)--Je te prie, retourne � notre rocher; Fid�le et toi, vous serez les cuisiniers; moi je vais rester ici et attendre que cet imp�tueux Polydore revienne, et je l'am�ne � l'instant pour d�ner. ARVIRAGUS.--Pauvre Fid�le, que nous avons laiss� malade, je vais le retrouver avec plaisir! Pour lui rendre ses couleurs, je verserais le sang d'une paroisse de Clotens, et croirais m�riter des �loges comme pour un acte de charit�. (Il sort.) B�LARIUS.--O d�esse, divine nature, comme tu te manifestes dans ces deux fils de roi! Ils sont doux comme les z�phyrs, lorsqu'ils murmurent sous la violette sans m�me agiter sa t�te flexible; mais quand leur sang royal s'allume, ils deviennent aussi fougueux que le plus imp�tueux des vents, qui saisit par la cime le pin de la montagne et le courbe jusqu'au fond du vallon. C'est un prodige qu'un instinct secret les forme ainsi sans le�ons � la royaut�, � l'honneur, dont ils n'ont point re�u de pr�ceptes, � la politesse, dont ils n'ont point vu d'exemple, � la valeur, qui cro�t en eux comme une plante sauvage, et qui a d�j� produit une aussi riche moisson que si on l'avait sem�e. Cependant, je voudrais bien savoir ce que nous pr�sage la pr�sence de Cloten ici, et ce que nous am�nera sa mort. (Guid�rius rentre.) GUID�RIUS.--O� est mon fr�re? Je viens de plonger dans le torrent cette lourde t�te de Cloten, et de l'envoyer en ambassade � sa m�re, comme otage, en attendant le retour de son corps. (Musique solennelle.) B�LARIUS.--Qu'entends-je! mon instrument! �coutons, Polydore! il r�sonne... Mais � quelle occasion Cadwal... �coutons. GUID�RIUS.--Mon fr�re est-il au logis? B�LARIUS.--Il vient de s'y rendre. GUID�RIUS.--Que veut-il dire? Depuis la mort de ma m�re bien-aim�e, cet instrument n'a pas parl�... Pour ces sons solennels, il faudrait un �v�nement solennel... De quoi s'agit-il? des airs de triomphes pour des riens, et des lamentations pour des caprices! C'est la joie des singes et le chagrin des enfants. Cadwal est-il fou? SC�NE III ARVIRAGUS _entre soutenant dans ses bras_ IMOG�NE _qu'il croit morte_. B�LARIUS.--Regarde, le voil� qui vient! et dans ses bras il porte le triste objet de ces accents que nous bl�mions tout � l'heure. ARVIRAGUS.--Il est mort l'oiseau dont nous faisions tant de cas! J'aurais mieux aim�, passant d'un saut de seize ans � soixante, avoir chang� mon temps de bondir contre une b�quille, que de voir cela. GUID�RIUS.--O le plus beau, le plus doux des lis! pench� sur les bras de mon fr�re, tu n'as pas la moiti� des gr�ces que tu avais, lorsque tu te soutenais toi-m�me. B�LARIUS.--O m�lancolie! qui a jamais pu sonder ton ab�me? qui a jamais pu jeter la sonde pour trouver la c�te o� ta barque pesante pourrait aborder? Objet bien-aim�! Jupiter sait quel homme tu aurais pu devenir; mais moi je sais que tu �tais un enfant rare, et que tu es mort de m�lancolie.--En quel �tat l'as-tu trouv�? ARVIRAGUS.--Roide, comme vous le voyez; ce sourire sur les l�vres, comme s'il e�t senti en riant non le trait de la mort, mais la piq�re d'un insecte qui chatouillait son sommeil; sa joue droite reposait sur un coussin. GUID�RIUS.--En quel endroit? ARVIRAGUS.--Par terre, ses bras ainsi entrelac�s. J'ai cru qu'il dormait, et j'ai quitt� mes souliers ferr�s qui retentissaient trop sous mes pas. GUID�RIUS.--En effet, sa mort n'est qu'un sommeil, et sa tombe sera un lit. Les f�es viendront la visiter souvent, et jamais les vers n'oseront l'approcher. ARVIRAGUS.--Tant que l'�t� durera, tant que je vivrai dans ces lieux, Fid�le, je parerai ton triste tombeau des plus belles fleurs. Jamais tu ne manqueras de primev�res, elles ont la douce p�leur de ton visage; ni de la jacinthe, azur�e comme tes veines; ni de la feuille de l'�glantine, dont le parfum, sans lui faire tort, n'�tait pas plus doux que ton haleine; le rouge-gorge lui-m�me, dont le bec charitable fait affront � ces riches h�ritiers qui laissent leurs p�res gisant sans monument, viendrait t'apporter ces fleurs, et lorsqu'il n'y a plus de fleurs, il prot�gerait tes restes contre le froid par un v�tement de mousse. GUID�RIUS.--Cesse, mon fr�re, je te prie: et ne joue pas avec ce langage eff�min� sur un sujet aussi s�rieux. Ensevelissons-le, et ne diff�rons plus, par admiration, d'acquitter une dette l�gitime.--Allons au tombeau. ARVIRAGUS.--Dis-moi, o� le placerons-nous? GUID�RIUS.--A c�t� de notre bonne m�re Euriphile. ARVIRAGUS.--Oui, Polydore; et nous, quoique nos voix aient acquis un accent plus m�le, nous chanterons, en le conduisant � la terre, comme pour notre m�re: r�p�tons le m�me air, les m�mes paroles, et ne changeons que le nom d'Euriphile en celui de Fid�le. GUID�RIUS.--Cadwal, je ne puis chanter; je pleurerai, et je r�p�terai les paroles avec toi; car des chants de douleur, qui ne sont pas d'accord, sont pires que des temples et des pr�tres imposteurs. ARVIRAGUS.--Eh bien! nous ne ferons que les r�citer. B�LARIUS.--Les grandes douleurs, je le vois, gu�rissent les petites. Voil� Cloten enti�rement oubli�. Mes enfants, il �tait le fils d'une reine, et s'il est venu en ennemi, souvenez-vous qu'il en a �t� puni. Quoique le faible et le puissant pourrissent ensemble, et ne rendent que la m�me poussi�re, cependant le respect, cet ange du monde, �tablit une distance entre les grands et les petits. Notre ennemi �tait un prince. Comme ennemi vous lui avez �t� la vie; mais vous devez l'ensevelir comme il convient � un prince. GUID�RIUS, _� B�larius_.--Je vous prie, allez chercher son corps. Le corps de Thersite vaut celui d'Ajax, lorsque ni l'un ni l'autre ne sont en vie. ARVIRAGUS, _� B�larius_.--Si vous voulez l'aller chercher, pendant ce temps-l� nous r�citerons notre hymne. Mon fr�re, commence. (B�larius sort.) GUID�RIUS.--Cadwal, il faut que nous placions sa t�te vers l'orient: mon p�re a des raisons pour cela. ARVIRAGUS.--Il est vrai. GUID�RIUS.--Allons, viens, emportons-le. ARVIRAGUS.--A pr�sent, commence. CHANT FUN�BRE. GUID�RIUS. Ne crains plus les ardeurs du soleil, Ni les outrages de l'hiver furieux; Tu as fini ta t�che dans la vie; Tu as re�u ton salaire et regagn� ta demeure. Les jeunes gar�ons et les jeunes filles v�tues d'or Doivent devenir poussi�re comme les ramoneurs. ARVIRAGUS. Ne crains plus le courroux des grands; Tu es au del� de la port�e du trait des tyrans. Ne t'inqui�te plus de manger ni de te v�tir. Pour toi, le roseau est �gal au ch�ne, Et le sceptre, et la science, et la m�decine, Tout doit suivre et rentrer dans la poussi�re. GUID�RIUS. Ne crains plus l'�blouissant �clair, ARVIRAGUS. Ni le trait de la foudre redout�e. GUID�RIUS. Ne crains plus la calomnie et la censure t�m�raire. ARVIRAGUS. La joie et les larmes sont finies pour toi. TOUS DEUX ENSEMBLE. Tous les jeunes amants, oui, tous les amants Subiront la m�me destin�e que toi, et rentreront dans la poussi�re. GUID�RIUS. Que nul enchanteur ne te fasse de mal. ARVIRAGUS. Que nul mal�fice ne t'approche dans ton asile. GUID�RIUS. Que les fant�mes non ensevelis te respectent. ARVIRAGUS. Que rien de funeste n'approche de toi. TOUS LES DEUX. Go�te un paisible repos, Et que ta tombe soit renomm�e. (B�larius revient, charg� du corps de Cloten.) GUID�RIUS.--Nous avons fini les obs�ques de Fid�le: venez, d�posez-le. B�LARIUS.--Voici quelques fleurs: vers minuit nous en apporterons davantage; les herbes que baigne la froide ros�e de la nuit sont plus propres � joncher les tombeaux.--Jetez ces fleurs sur leurs visages.--Vous �tiez comme ces fleurs, vous qui �tes maintenant fl�tris: elles vont se faner comme vous, ces fleurs que nous jetons sur vous. Venez, allons-nous-en; mettons-nous � genoux � l'�cart.--La terre qui les donna les a repris. Leurs plaisirs sont pass�s, et leurs peines aussi. (B�larius, Guid�rius et Arviragus sortent.) IMOG�NE, _se r�veillant_.--Oui, mon ami, je vais au havre de Milford; quel est le chemin?--Je vous remercie.--Par ce d�tour l�-bas?--Je vous prie, y a-t-il loin encore?--Quoi! encore six milles! Que Dieu ait piti� de moi!--J'ai march� toute la nuit.--Allons, je vais me reposer ici et dormir. Mais doucement, point de compagnon de lit... (_Elle voit le corps de Cloten_.) Dieux et d�esses! ces fleurs sont comme les plaisirs du monde; ce cadavre sanglant est le souci qu'ils cachent. J'esp�re que je r�ve. Oui, dans mon sommeil, je m'imaginais �tre la gardienne d'une caverne, pour faire la cuisine � d'honn�tes cr�atures. Mais il n'en est rien; ce n'�tait qu'une ombre, une vaine image form�e des vapeurs du cerveau. Nos yeux quelquefois sont, comme notre jugement, bien aveugles!--En v�rit�, je tremble toujours de peur; ah! s'il reste encore dans le ciel une goutte de piti� aussi petite que la prunelle d'un roitelet, redoutables dieux, une petite part pour moi!--Le songe est encore l�; m�me � pr�sent que je me r�veille, il est autour de moi et comme en moi.--Mais je n'imagine point, je sens. Un homme sans t�te! les habits de Posthumus! Je reconnais la forme de sa jambe; c'est sa main, son pied de Mercure, ses jarrets de Mars, ses muscles d'Hercule. Mais o� est son visage de Jupiter?--Un meurtre dans le ciel!--Quoi! c'en est donc fait!--Pisanio, que toutes les mal�dictions dont H�cube en d�lire chargea les Grecs, et les miennes par-dessus le march�, fondent sur ta t�te! C'est toi, oui, c'est toi, qui, avec Cloten, ce d�mon effr�n�, as �gorg� ici mon �poux!--Qu'�crire et lire soient d�sormais une trahison! Le maudit Pisanio avec ses lettres suppos�es,--le maudit Pisanio,--il a abattu le haut du grand m�t de ce vaisseau le plus noble du monde! O Posthumus! H�las! o� est ta t�te? o� est-elle? H�las! qu'est-ce donc? Pisanio pouvait aussi bien te percer le coeur et te laisser la t�te. Mais, Pisanio, comment as-tu pu?...--Ah! c'est lui avec Cloten. La sc�l�ratesse et la cupidit� ont commis ce forfait... Oh! le crime est �vident, �vident! Ce breuvage qu'il me donna, en me le vantant comme un cordial salutaire, n'ai-je pas �prouv� qu'il est meurtrier pour les sens? Cela confirme mes soup�ons; oui, c'est l'oeuvre de Pisanio et de Cloten. Oh! laisse, laisse-moi rougir dans ton sang mon p�le visage, afin que nous paraissions plus affreux � ceux qui pourront nous trouver. O mon seigneur, mon seigneur! (Elle retombe �vanouie � c�t� du corps.) (Lucius s'avance, entour� d'officiers romains, un devin l'accompagne.) UN CAPITAINE.--Oui, les l�gions cantonn�es dans les Gaules ont sur tes ordres pass� la mer; elles t'attendent ici avec tes vaisseaux au havre de Milford; elles sont ici pr�tes � agir. LUCIUS.--Mais que mande-t-on de Rome? L'OFFICIER.--Que le s�nat a enr�l� la noblesse d'Italie et des fronti�res, volontaires courageux qui promettent de g�n�reux services; ils viennent sous la conduite du vaillant Iachimo, le fr�re du prince de Sienne. LUCIUS.--Quand les attendez-vous? L'OFFICIER.--Au premier vent favorable. LUCIUS.--Cette ardeur nous promet de belles esp�rances; ordonnez la revue des forces que nous avons ici, et chargez les officiers d'y veiller.--Eh bien! seigneur, qu'avez-vous r�v� derni�rement sur l'entreprise de cette guerre? LE DEVIN.--La nuit derni�re, les dieux eux-m�mes m'ont envoy� une vision; j'avais je�n� et pri� pour obtenir leurs lumi�res. J'ai vu l'oiseau de Jupiter, l'aigle romaine, volant de l'orageux midi vers cette partie de l'occident, se perdre dans les rayons du soleil; ce songe, si mes p�ch�s ne troublent pas ma prescience, annonce le succ�s de l'arm�e romaine. LUCIUS.--Ayez souvent de pareils songes, et qu'ils ne soient jamais trompeurs.--Arr�tez; ah! quel est ce tronc sans t�te? Les ruines annoncent que l'�difice �tait beau nagu�re. Quoi! un page aussi, ou mort, ou assoupi sur ce corps! Mais il est mort plut�t, car la nature a horreur de partager la couche d'un d�funt et de dormir pr�s d'un mort. Voyons le visage de ce jeune homme. L'OFFICIER, _qui s'approche et le consid�re_.--Il est vivant, seigneur. LUCIUS.--Il va donc nous �clairer sur ce cadavre.--Jeune homme, instruis-nous de ton sort; il me semble qu'il est de nature � exciter la curiosit�. Quel est ce corps dont tu fais ton oreiller sanglant? Qui est celui qui, autrement que ne le voulait la noble nature, a d�figur� ce bel ouvrage? Quel int�r�t as-tu dans ce triste d�sastre? Dis, comment est-il arriv�,--qui est-ce? Toi-m�me, qui es-tu? IMOG�NE.--Je ne suis rien,--ou du moins mieux vaudrait pour moi ne rien �tre... Celui-ci �tait mon ma�tre, un digne et vaillant Breton, massacr� ici par les montagnards. H�las! il n'y a plus de pareils ma�tres. Je puis errer de l'orient au couchant, implorer du service, essayer de plusieurs ma�tres, les trouver bons, les servir fid�lement, et n'en retrouver jamais un pareil. LUCIUS.--H�las! bon jeune homme, tes plaintes m'�meuvent autant que la vue de ton ma�tre tout sanglant. Dis-moi son nom, mon ami. IMOG�NE.--Richard du Champ. (_A part_.) Si je fais un mensonge, sans qu'il nuise � personne; j'esp�re que les dieux qui m'entendent me le pardonneront. (_A Lucius._) Vous demandez, seigneur... LUCIUS.--Ton nom! IMOG�NE.--Fid�le. LUCIUS.--Tu prouves que tu m�rites ce nom qui s'accorde bien avec ta fid�lit�, qui convient �galement � ton nom. Veux-tu courir ta chance aupr�s de moi? je ne te dis pas que tu retrouves un aussi bon ma�tre, mais sois s�r de n'�tre pas moins ch�ri. Des lettres de l'empereur, qu'il m'enverrait par un consul, ne te recommanderaient pas mieux aupr�s de moi que ton propre m�rite; viens avec moi. IMOG�NE.--Je vous suivrai, seigneur. Mais auparavant, si les dieux le permettent, je veux d�rober mon ma�tre aux mouches, et le cacher dans la terre aussi avant que pourront creuser ces faibles instruments. Laissez-moi couvrir son tombeau d'herbes et de feuilles sauvages, prononcer sur lui pri�res sur pri�res, comme je pourrai les dire... et les r�p�ter deux fois; laissez-moi g�mir et pleurer, et apr�s avoir ainsi quitt� son service, je vous suivrai, si vous daignez vous charger de moi. LUCIUS.--Oui, bon jeune homme; et je serai plut�t ton p�re que ton ma�tre.--Mes amis, cet enfant nous a enseign� les devoirs de l'homme. Cherchons ici le gazon le plus beau et le plus �maill� de marguerites que nous pourrons, et creusons un tombeau avec nos piques et nos pertuisanes; allons, soulevez-le dans vos bras. Jeune homme, c'est toi qui le recommandes � nos soins, il sera enterr� comme des soldats le peuvent faire; console-toi, essuie tes pleurs. Il est des chutes qui nous servent � relever plus heureux. (Ils sortent; Imog�ne les suit tristement.) SC�NE IV Appartement dans le palais de Cymbeline. CYMBELINE, SEIGNEURS et PISANIO. CYMBELINE.--Retournez, et revenez m'informer de l'�tat de la reine. Une fi�vre allum�e par l'absence de son fils, un d�lire qui met sa vie en danger! Ciel, comme tu me frappes cruellement d'un seul coup! Imog�ne, ma plus grande consolation, est partie; la reine est dans son lit, dans un �tat d�sesp�r�, et cela au moment o� des guerres redoutables me menacent! Son fils, qui me serait � pr�sent si n�cessaire, parti aussi! Tant de coups m'accablent, et me laissent sans espoir... (_A Pisanio_) Mais toi, mis�rable, qui dois �tre instruit de l'�vasion de ma fille, et qui feins l'ignorance, nous t'arracherons ton secret par de cruelles tortures. PISANIO.--Seigneur, ma vie est � vous, je l'abandonne humblement � votre bon plaisir: mais, pour ma ma�tresse, je ne sais rien du lieu qu'elle habite, ni pourquoi elle est partie, ni quand elle se propose de revenir. Je conjure Votre Majest� de me tenir pour son loyal serviteur. PREMIER SEIGNEUR.--Mon bon seigneur, le jour m�me qu'elle disparut, cet homme �tait ici: j'ose r�pondre qu'il dit vrai, et qu'il s'acquittera fid�lement de tous les devoirs de l'ob�issance. Pour Cloten, on ne manque point d'activit� dans sa recherche, et sans doute on parviendra � le d�couvrir. CYMBELINE.--Le moment est difficile, je veux bien te laisser en paix pour un temps, mais mes soup�ons subsistent. PREMIER SEIGNEUR.--Sous le bon plaisir de Votre Majest�, les l�gions romaines, toutes tir�es des Gaules, ont abord� sur vos c�tes avec un renfort de nobles Romains envoy�s par le s�nat. CYMBELINE.--Que j'aurais besoin maintenant des conseils de mon fils et de la reine! Je suis accabl� par les affaires. PREMIER SEIGNEUR.--Mon bon seigneur, les forces que vous avez sur pied sont en �tat de faire t�te � toutes celles dont je vous parle: s'il en vient davantage, vous �tes pr�t � leur r�sister; il ne reste plus qu'� mettre en mouvement toutes ces forces, qui br�lent du d�sir de marcher. CYMBELINE.--Je vous remercie... Rentrons, et faisons face aux circonstances qui se pr�sentent. Je ne crains point les coups de l'Italie; mais je d�plore les malheurs arriv�s ici.--Retirons-nous. (Ils sortent.) PISANIO, _seul_.--Point de lettre de mon ma�tre depuis que je lui ai mand� qu'Imog�ne avait �t� immol�e; c'est �trange: aucunes nouvelles de ma ma�tresse qui m'avait promis de m'en donner souvent; je ne sais pas davantage ce qu'est devenu Cloten: une perplexit� g�n�rale m'environne. Cependant le ciel agira. L� o� je suis perfide, c'est par honn�tet�; je suis fid�le en n'�tant pas fid�le; la guerre pr�sente fera voir aux yeux du roi m�me que j'aime mon pays, ou bien j'y p�rirai. Laissons au temps le soin d'�claircir tous les autres doutes. La fortune conduit au port certains vaisseaux qui n'ont pas de pilote. (Il sort.) SC�NE V Devant la caverne. B�LARIUS, GUID�RIUS et ARVIRAGUS _paraissent_. GUID�RIUS.--Le bruit retentit autour de nous. B�LARIUS.--Fuyons-le. ARVIRAGUS.--Quel plaisir, seigneur, trouvons-nous dans la vie, pour l'enfermer loin de l'action et des aventures? GUID�RIUS.--Oui, et d'ailleurs quel est notre espoir en nous cachant? Si nous prenons ce parti, les Romains doivent ou nous tuer comme Bretons, ou nous adopter d'abord comme d'ingrats et l�ches d�serteurs tout le temps qu'ils auront besoin de nous, et nous �gorger apr�s. B�LARIUS.--Mes fils, nous monterons plus haut sur les montagnes, et l� nous serons en s�ret�. Le parti du roi nous est interdit. La mort trop r�cente de Cloten, la nouveaut� de nos visages inconnus qui n'auraient point paru dans la revue des troupes, pourraient nous obliger � rendre compte du lieu o� nous avons v�cu; on nous arracherait l'aveu de ce que nous avons fait, et on y r�pondrait par une mort prolong�e par la torture. GUID�RIUS.--Ce sont l� des craintes, seigneur, qui, dans un temps comme celui-ci, ne sont pas dignes de vous, et qui ne nous satisfont pas. ARVIRAGUS.--Est-il vraisemblable que les Bretons, lorsqu'ils entendront le hennissement des chevaux romains, qu'ils verront de si pr�s les feux de leur camp, les yeux et les oreilles occup�s de soins aussi importants, aillent perdre le temps � nous examiner, pour savoir d'o� nous venons? B�LARIUS.--Oh! je suis connu de bien des gens dans l'arm�e. Tant d'ann�es �coul�es depuis que je n'avais vu Cloten, si jeune alors, n'ont pas, vous le voyez, effac� ses traits de ma m�moire.--Et d'ailleurs le roi n'a pas m�rit� mon service ni votre amour. Mon exil vous a priv�s d'�ducation, vous a condamn�s � cette vie dure sans nul espoir de jouir des douceurs promises par votre berceau, esclaves d�vou�s au h�le br�lant des �t�s, et � l'�pre froidure des hivers. GUID�RIUS.--Plut�t cesser de vivre que de vivre ainsi: de gr�ce, seigneur, allons � l'arm�e: mon fr�re et moi, nous ne sommes pas connus. Et vous, qui maintenant �tes si loin de la pens�e des hommes, et si chang� par l'�ge, il est impossible qu'on vous soup�onne. ARVIRAGUS.--Par ce soleil qui brille, j'y vais. Quelle honte pour moi de n'avoir jamais vu d'homme mourir! A peine ai-je vu d'autre sang couler que celui des biches timides, ou des daims, ou des ch�vres effr�n�es; jamais je n'ai mont� de cheval, qu'un seul, qui n'avait point de fer sous ses pieds, et qui ne connut de cavalier que moi, sans aiguillon pour presser ses flancs. J'ai honte de regarder ce soleil auguste, et de jouir du bienfait de ses rayons en restant si longtemps un malheureux ignor�. GUID�RIUS.--Par le ciel, j'y vais aussi. Seigneur, si vous voulez me b�nir et me permettre de vous quitter, je prendrai plus de soin de ma vie; si vous n'y consentez pas, alors que l'�p�e des Romains fasse tomber sur ma t�te le sort qui m'est d�! ARVIRAGUS.--Je dis de m�me, amen! B�LARIUS.--Puisque vous faites si peu de cas de vos jours, moi, je n'ai point de raison de r�server pour d'autres soucis une vie d�j� sur le d�clin. Jeunes gens, pr�parez-vous. Si votre destin�e est de mourir dans les guerres de votre patrie, mes enfants, mon lit y est aussi, et je m'�tendrai l�. Marchez devant, marchez devant: le temps me para�t long. (_A part_.) Leur sang indign� br�le de se r�pandre, et de montrer qu'ils sont n�s princes. (Ils sortent.) FIN DU QUATRI�ME ACTE. ACTE CINQUI�ME SC�NE I Une grande plaine qui s�pare le camp des Romains du camp des Bretons. POSTHUMUS _entre, un mouchoir sanglant � la main_. POSTHUMUS.--Oui, tissu sanglant, je te conserverai; car c'est moi qui ai souhait� de te voir teint de cette couleur. Vous, �poux, si vous suiviez tous mon exemple, combien �gorgeraient, pour une petite d�viation du bon chemin, des femmes qui valent bien mieux qu'eux? Oh! Pisanio! un bon serviteur n'ex�cute pas tous les ordres de son ma�tre: il n'est oblig� d'ob�ir qu'� ceux qui sont justes.--Dieux! si vous m'aviez puni de mes fautes, je n'aurais pas v�cu pour commander ce crime. Vous eussiez alors conserv� la noble Imog�ne pour qu'elle p�t se repentir, et vous m'auriez frapp�, moi, malheureux, bien plus digne qu'elle de votre vengeance. Mais, h�las! il est des �tres que vous enlevez d'ici pour de l�g�res faiblesses; c'est par amour et pour leur �viter de nouvelles chutes, tandis que vous permettez � d'autres d'entasser crime sur crime, toujours de plus en plus noirs, et vous les rendez ensuite odieux � eux-m�mes, pour le bien de leurs �mes. Mais Imog�ne est � vous. Accomplissez vos d�crets, et accordez-moi le bonheur de m'y soumettre.--Je suis entra�n� dans ce camp au milieu de la noblesse italienne, pour combattre contre le royaume de ma princesse. Bretagne, j'ai tu� ta ma�tresse, je ne te porterai pas d'autres coups. �coutez donc avec patience, bons dieux, mon dessein. Je veux me d�pouiller de ces habits italiens, et me v�tir comme un paysan anglais: c'est ainsi que je vais combattre contre le parti avec lequel je suis venu. Ainsi je veux mourir pour toi, Imog�ne, pour toi dont le souvenir, chaque fois que je respire, me rend la vie une mort: ainsi, inconnu, objet de piti� plut�t que de haine, j'affronterai les dangers en face. Je veux montrer aux hommes plus de valeur que mes habits n'en promettront. Dieux! rassemblez en moi toute la force des L�onati pour faire honte aux usages du monde, je veux �tre le premier � mettre � la mode plus de m�rite � l'int�rieur et moins � l'ext�rieur; je veux �tre le premier � �tre plus grand par mon courage que par mes v�tements. (Il sort.) SC�NE II M�me lieu. LUCIUS et IACHIMO, _d'un c�t�, s'avancent � la t�te de l'arm�e romaine; l'arm�e anglaise se pr�sente de l'autre pour leur disputer le passage_. POSTHUMUS _para�t le dernier, � la suite des Bretons, v�tu comme un pauvre soldat_. (Fanfares guerri�res. Les deux arm�es d�filent et s'�loignent. Une escarmouche s'engage. Iachimo et Posthumus reparaissent: celui-ci est vainqueur; il d�sarme Iachimo et le laisse.) IACHIMO.--Le poids du crime qui p�se sur ma conscience m'�te le courage. J'ai calomni� une dame, la princesse de ce pays; l'air que j'y respire la venge en m'�tant les forces: autrement ce vil serf, le rebut de la nature, m'aurait-il vaincu dans mon propre m�tier? Les honneurs et la chevalerie, quand on les porte comme moi, ne sont plus que des titres d'infamie. Bretagne, si tes nobles l'emportent autant sur ce vilain que lui remporte sur nos grands seigneurs, voici quelle est la diff�rence: � peine sommes-nous des hommes, et vous �tes des dieux. (Il s'�loigne. La bataille continue, les Bretons fuient, Cymbeline est pris; alors B�larius, Guid�rius, Arviragus accourent pour le d�livrer.) B�LARIUS, _� haute voix_.--Halte! halte! Nous avons l'avantage du terrain... Le d�fil� est gard�: qui nous force � fuir, l�che peur? GUID�RIUS, ARVIRAGUS, _ensemble_.--Halte! halte! et combattons. (Posthumus repara�t et seconde les Anglais; ils d�livrent Cymbeline et l'emm�nent.) (Rentre Lucius; Imog�ne et Iachimo le suivent.) LUCIUS, _� Imog�ne_.--Fuis, jeune homme, quitte le champ de bataille, et sauve-toi. Les amis tuent les amis: et le d�sordre est tel, que la guerre semble avoir un bandeau sur les yeux. IACHIMO.--C'est un renfort de troupes fra�ches. LUCIUS.--Cette journ�e a �trangement chang� de face: h�tons-nous d'amener du secours, ou c�dons. (Ils sortent.) SC�NE III Un autre c�t� du champ de bataille. POSTHUMUS _entre avec_ UN SEIGNEUR _anglais_. LE SEIGNEUR.--Venez-vous de l'endroit o� l'on a tenu ferme? POSTHUMUS.--Oui, j'en viens; mais, vous, � ce qu'il me semble, vous �tiez au nombre des fuyards. LE SEIGNEUR.--Il est vrai. POSTHUMUS.--On ne peut vous bl�mer, seigneur; car tout �tait perdu si le ciel n'e�t combattu pour nous. Le roi lui-m�me abandonn� de ses deux ailes, l'arm�e rompue, et ne montrant plus de toutes parts que le dos des Bretons, tous fuyant par un �troit d�fil�; l'ennemi fier de sa victoire, tirant la langue tant il �tait las de carnage, avait plus d'ouvrage � faire que de bras pour l'accomplir; il frappait les uns � mort, blessait l�g�rement les autres; le reste tombait uniquement de peur, en sorte que ce passage �troit a �t� bient�t combl� de morts, tous frapp�s par derri�re; ou de l�ches qui cherchaient encore � prolonger leur honte avec la vie. LE SEIGNEUR.--O� �tait ce d�fil�? POSTHUMUS.--Tout pr�s du champ de bataille, creus� et bord� de murailles de gazon; avantages dont a profit� un vieux soldat, un brave homme, j'en r�ponds, et qui, en rendant ce service � son pays, a bien m�rit� les longues ann�es qu'annonce sa barbe blanche. Suivi de deux jeunes gens, plus faits en apparence pour des danses rustiques que pour un pareil carnage, avec des visages qu'on e�t dit conserv�s sous le masque, bien plus frais que ceux que la pudeur ou la crainte du h�le tient couverts, il prot�ge le passage en criant aux fuyards: �Les cerfs de notre Bretagne meurent en fuyant, et non pas nos hommes; tombez dans les t�n�bres, l�ches qui reculez... Arr�tez..., ou nous serons pour vous des Romains qui vous donneront le tr�pas des b�tes fauves, que vous fuyez comme elles: vous �tes sauv�s si vous voulez seulement vous retourner et regarder en face l'ennemi. Arr�tez, arr�tez.� Ces trois hommes, aussi fermes que trois mille;--(ils les valaient en action, car trois combattants de front valent une arm�e, dans un d�fil� qui emp�che les autres d'agir), avec ce seul mot: _Arr�tez, arr�tez_; second�s par l'avantage du lieu, plus encore par le charme de leur noble courage, qui �tait capable de changer les fuseaux en lances, ils ont ramen� la couleur sur tous ces p�les visages. Les uns ranim�s par la honte, les autres par le courage, et ceux que l'exemple seul avait chang�s en l�ches (oh! c'est � la guerre le crime irr�missible chez les premiers qui commencent), tous se mettent � mesurer des yeux l'espace qu'ils ont parcouru, et � rugir comme des lions sous les piques des chasseurs. De ce moment le vainqueur cesse de poursuivre, et se retire; bient�t apr�s il est en d�route, et soudain une �paisse confusion. Alors les Romains fuient comme des poulets, par le m�me chemin o� ils fondaient d'abord comme des aigles sur leur proie. Ils repassent en esclaves sur les pas qu'ils avaient faits en vainqueurs. En ce moment nos l�ches nous servent, comme servent au voyageur les restes de ses provisions � la fin d'un long voyage. Trouvant ouverte la porte de derri�re des coeurs sans d�fense, � ciel! comme ils blessent encore des hommes d�j� morts, ou ach�vent les mourants! Quelques-uns m�me tuent leurs amis entra�n�s dans le premier flot des fugitifs; de dix hommes qu'auparavant un seul Romain faisait fuir, chacun maintenant immole vingt Romains; et ceux qu'on aurait vus le moment d'auparavant mourir sans r�sistance sont devenus tout � coup la terreur du champ de bataille. LE SEIGNEUR.--C'est un �trange hasard. Un �troit d�fil�! Un vieillard et deux enfants! POSTHUMUS.--Ne vous en �tonnez pas, vous... vous �tes fait pour vous �tonner des actions que vous apprenez, bien plus que pour en faire; voulez-vous rimer l�-dessus et en faire une plaisanterie, voil� des rimes: Deux enfants, un vieillard quasiment en enfance, Dans un chemin �troit sauv�rent les Anglais. De l'insolent Romain, abattant la puissance... LE SEIGNEUR.--Oh! ne vous f�chez pas, l'ami. POSTHUMUS.--Que voulez-vous dire? Vous n'osez pas braver votre ennemi, Et vous voulez de moi faire un ami? Allons, je sais bien que si vous suivez votre penchant, vous fuirez bient�t aussi mon amiti�. Vous m'avez mis en train de rimer. LE SEIGNEUR.--Vous �tes en col�re, adieu. (Il sort.) POSTHUMUS.--Et le voil� encore en course!--Est-ce l� un noble? Oh! noble l�chet�! �tre sur le champ de bataille et me demander, � moi des nouvelles! Combien de ces grands auraient aujourd'hui donn� leurs titres pour sauver leurs carcasses! Combien ont confi� leur salut � leurs talons, qui pourtant sont morts! Et moi, pr�serv� par mes maux comme par un charme[20], je n'ai pu trouver la mort o� je l'entendais g�mir, ni la sentir l� ou elle frappait. Il est bien �trange que ce monstre horrible se cache dans les coupes fra�ches, dans les lits de duvet, dans les douces paroles, et qu'il y trouve plus de ministres que parmi nous qui tenons ses poignards � la guerre! Eh bien! je saurai la rencontrer; maintenant, je ne suis plus Anglais, je redeviens un ami des Romains et me range du parti que j'avais suivi d'abord. Je ne veux plus combattre, je me livre au premier l�che qui osera me toucher l'�paule.--Le carnage qu'ont fait ici les Romains a �t� grand: la vengeance des Bretons doit l'�tre aussi. Pour moi, ma vie est ma ran�on; je suis venu l'offrir � l'un et l'autre parti. Je ne peux plus ni la garder ni la porter plus longtemps: je veux la finir par quelque moyen que ce soit, et mourir pour Imog�ne. [Note 20: Allusions aux charmes qui rendaient invuln�rables dans les combats.] (Deux officiers bretons paraissent avec des soldats.) PREMIER OFFICIER.--Le grand Jupiter soit lou�! Lucius est pris. On croit que ce vieillard et ses deux enfants �taient des anges. SECOND OFFICIER.--Il y en avait un quatri�me qui, sous un habit grossier, a regard� avec eux l'ennemi en face. PREMIER OFFICIER.--C'est ce qu'on dit, et l'on ne peut d�couvrir aucun d'eux.--Arr�tez: qui va l�? POSTHUMUS.--Un Romain... qu'on ne verrait point languissant ici, si d'autres l'avaient second�. SECOND OFFICIER.--Saisissez-le; c'est un chien! Il ne retournera pas une seule de leurs jambes � Rome pour dire quels corbeaux les ont becquet�es.--Il se vante de son service, comme s'il �tait un personnage de marque; qu'on le m�ne devant le roi. (Cymbeline s'avance, suivi de B�larius, Guid�rius, Arviragus, Pisanio. Des soldats conduisent des prisonniers romains. Les deux officiers pr�sentent Posthumus � Cymbeline qui, d'un signe, donne ordre de le remettre � des ge�liers, et sort ainsi que tous les autres[21].) [Note 21: C'est le seul exemple de sc�ne muette qu'on trouve dans Shakspeare; peut-�tre n'est-ce ici qu'une tradition d'acteurs.] SC�NE IV L'int�rieur d'une prison. POSTHUMUS _entre deux_ GEOLIERS _qui_ _le conduisent_. PREMIER GEOLIER.--On ne vous volera pas maintenant, car vous avez sur vous des cadenas; ainsi, paissez, selon que vous trouverez ici p�ture. SECOND GEOLIER.--Oui, ou de l'app�tit. (Ils sortent.) POSTHUMUS.--Captivit�, tu es la bienvenue! car tu es, je l'esp�re, le chemin de la libert�... Je suis m�me plus heureux que celui qui a la goutte, puisqu'il aimerait mieux g�mir �ternellement que d'�tre gu�ri par la mort, le m�decin infaillible! c'est elle qui est la clef qui doit m'ouvrir ces serrures... Oh! ma conscience! tu portes des fers plus pesants que ceux de mes jambes et de mes bras. Vous, dieux pleins de bont�, accordez-moi le repentir, instrument qui pourrait ouvrir ces verrous, et alors je suis libre � jamais.--Mais suffit-il d'�tre repentant? C'est ainsi que les enfants apaisent leurs p�res terrestres, et les dieux ont plus de cl�mence que les hommes. Pour me repentir, je ne puis �tre mieux qu'ici dans ces fers que j'ai d�sir�s plut�t que subis par force.--Pour acquitter ma dette, je me d�pouille de ma libert�; c'est mon plus grand bien; n'exigez pas de moi au del� de ce que je poss�de. Je sais que vous �tes plus pitoyables que les mis�rables hommes, qui souvent ne prennent � leurs d�biteurs ob�r�s qu'un tiers de leur bien, un sixi�me ou un dixi�me, et les laissent prosp�rer de nouveau avec la part dont ils leur font remise: ce n'est pas l� mon d�sir. Pour la vie de ma ch�re Imog�ne, prenez la mienne. Elle n'est pas aussi pr�cieuse, mais c'est toujours une vie qui porte votre sceau. Les hommes entre eux ne p�sent pas chaque pi�ce de monnaie. Si les miennes sont l�g�res de poids, acceptez-les pour l'empreinte, vous surtout � qui elles appartiennent. Ainsi, puissances c�lestes, si vous l'agr�ez, prenez ma vie; annulez ma dette. O Imog�ne! je veux te parler dans le silence. (Il s'endort.) (Une musique se fait entendre. Songe visible de Posthumus[22]. Sicilius L�onatus, p�re de Posthumus, appara�t sous la forme d'un vieillard, v�tu en guerrier. Il tient par la main une matrone �g�e, son �pouse, m�re de Posthumus. La musique reprend; alors paraissent les deux L�onati, fr�res de Posthumus, portant les blessures dont ils p�rirent � la guerre; ils font cercle autour de Posthumus endormi.) [Note 22: La vision et la proph�tie sont regard�es universellement comme une addition �trang�re.] SICILIUS.--Cesse, ma�tre du tonnerre, de faire �clater ton courroux sur les insectes mortels. Querelle Mars ou r�primande Junon, qui compte tes adult�res et s'en venge. Mon malheureux fils n'a-t-il pas toujours fait le bien, lui dont je n'ai jamais vu le visage? Je quittai la vie lorsqu'il reposait dans le sein de sa m�re, attendant le terme de la nature. Jupiter, si tu es, comme le disent les hommes, le p�re des orphelins, tu aurais bien d� �tre le sien, et le d�fendre contre les maux qui affligent ta terre. LA M�RE.--Lucine ne m'a point pr�t� son secours: elle m'a enlev�e au milieu de mes douleurs, et Posthumus, arrach� de mes entrailles, est venu en pleurant au milieu de ses ennemis. Objet digne de piti�! SICILIUS.--La puissante nature l'a si bien form� sur le beau mod�le de ses anc�tres que, digne h�ritier du fameux Sicilius, il a m�rit� les louanges de l'univers. UN FR�RE.--Quand il eut atteint sa maturit�, quel autre, dans la Bretagne, e�t pu soutenir le parall�le avec lui, et quel autre e�t pu se montrer son rival aux yeux d'Imog�ne, qui savait, mieux que personne, appr�cier son m�rite? LA M�RE.--Pourquoi le sort s'est-il jou� de lui, en le mariant, pour l'exiler, le pr�cipiter du si�ge des L�onatis, et l'arracher des bras de sa ch�re �pouse, de la douce Imog�ne? SICILIUS.--Pourquoi as-tu souffert qu'un Iachimo, un mis�rable d'Italie infect�t sa t�te et son noble coeur d'une jalousie sans fondement, et que mon fils dev�nt le jouet des m�pris de ce sc�l�rat? SECOND FR�RE.--C'est pour cela que nous avons quitt� nos paisibles demeures, nos parents et nous, qui, en combattant pour notre patrie, avons p�ri en braves pour soutenir avec honneur notre fid�lit� et les droits de T�nantius. PREMIER FR�RE.--Posthumus a montr� la m�me bravoure pour Cymbeline. Jupiter, roi des dieux, pourquoi donc as-tu voulu que les r�compenses qui �taient dues � ses services se changeassent toutes en douleurs? SICILIUS.--Ouvre tes fen�tres de cristal, jette un regard sur nous, cesse d'exercer ton injuste pouvoir sur une vaillante race. LA M�RE.--Jupiter, puisque notre fils est vertueux, mets un terme � ses infortunes. SICILIUS.--Du haut de ton palais de marbre, regarde, aide-nous, ou nous, pauvres ombres, nous en appellerons au conseil �clatant des autres dieux contre ta divinit�. SECOND FR�RE.--Secours-nous, Jupiter, ou nous appellerons de tes d�crets, et nous nous soustrairons � ta justice. (Tout � coup, au milieu du tonnerre et des �clairs, Jupiter descend assis sur son aigle et lan�ant la foudre. Les ombres tombent � genoux.) JUPITER.--Faibles esprits des r�gions souterraines, cessez d'offenser nos oreilles de vos plaintes: silence! Quoi, fant�mes, vous osez accuser le dieu du tonnerre, dont la foudre lanc�e des cieux soumet, vous le savez, la terre r�volt�e? Pauvres ombres de l'�lys�e, quittez ces lieux et retournez go�ter le repos sur vos lits de fleurs qui ne se fl�trissent jamais, ne vous affligez point des maux qui arrivent aux mortels: ce soin ne vous regarde pas, il nous appartient, vous le savez. J'afflige l'homme que je ch�ris le plus, je diff�re mes bienfaits pour les rendre plus pr�cieux � ses yeux. Soyez tranquilles, notre divine puissance rel�vera votre fils abattu, ses joies vont grandir, ses �preuves sont finies. Notre �toile souveraine a pr�sid� � sa naissance, et c'est dans notre temple qu'il s'est mari�; levez-vous et �vanouissez-vous. Il sera l'�poux de la princesse Imog�ne; et ses infortunes augmenteront son bonheur. (_Il fait un signe de t�te et laisse tomber une tablette d'or_.) Placez sur son sein ces tablettes o� sont renferm�s nos d�crets et ses destins. Disparaissez. Cessez les clameurs de votre impatience, si vous ne voulez irriter la mienne.--Aigle, remonte dans mon palais de cristal. (Jupiter remonte dans les cieux.) SICILIUS.--Il est descendu avec son tonnerre: son haleine c�leste exhalait une odeur sulfureuse. L'aigle sacr� s'abaissait, comme s'il voulait se poser sur nous. L'ascension du dieu remplissait l'air d'un parfum plus doux que celui de nos plaines bienheureuses. Son royal oiseau agitait son aile immortelle et fermait son bec, signe que son dieu �tait satisfait. TOUS ENSEMBLE.--Nous te rendons gr�ce, � Jupiter. SICILIUS.--Le palais de marbre se ferme: il est entr� sous ses vo�tes radieuses; retirons-nous, et, pour �tre heureux, ex�cutons avec soin ses ordres augustes. (Posthumus s'�veille.--La vision s'�vanouit.) POSTHUMUS.--Sommeil, tu as �t� un grand-p�re pour moi, tu m'as engendr� un p�re, tu m'as cr�� une m�re et deux fr�res. Mais, � vains prestiges, ils sont partis! Ils sont �vanouis aussit�t apr�s leur naissance, et voil� que je me r�veille.--Les pauvres infortun�s qui s'appuient sur la faveur des grands r�vent comme j'ai fait: ils s'�veillent et ne trouvent rien.--Mais, h�las! je m'�gare: il en est qui, sans r�ver � la fortune et sans la m�riter, se voient pourtant accabl�s de ses faveurs: c'est ce qui m'arrive, � moi; je me vois favoris� de ce songe dor� sans savoir pourquoi. Quels g�nies hantent ces lieux?--Un livre, et d'un prix rare! (_Il s'en saisit_.) Ah! ne sois pas, comme dans notre monde capricieux, un v�tement plus riche que ce qu'il couvre. Ne ressemble pas � nos courtisans et tiens tes promesses. (_Il l'ouvre et lit_.) �Quand un lionceau, � lui-m�me inconnu, trouvera, sans la chercher, une cr�ature l�g�re comme l'air et sera re�u dans ses bras; lorsque les rameaux d'un c�dre auguste, coup�s et morts pendant plusieurs ann�es, rena�tront pour se r�unir au vieux tronc, et pousseront avec vigueur, alors Posthumus trouvera la fin de sa mis�re, et la Bretagne heureuse fleurira dans la paix et l'abondance.� C'est encore un r�ve ou de ces paroles vaines que prononce la langue de la folie, sans que le cerveau y ait part: c'est l'un ou l'autre, ou ce n'est rien. Des mots vides de sens, et que la raison ne peut deviner.--C'est � quoi ressemble le mouvement de ma vie; conservons ce livre, ne f�t-ce que par sympathie. (Le ge�lier entre.) LE GEOLIER.--Allons, prisonnier, �tes-vous pr�t � mourir? POSTHUMUS.--Trop cuit, plut�t. Il y a longtemps que je suis pr�t. LE GEOLIER.--Un gibet est le mot, mon cher: si vous �tes pr�t pour cela, vous �tes cuit � point. POSTHUMUS.--Si je puis �tre un bon repas pour les spectateurs, le plat aura pay� le coup. LE GEOLIER.--C'est l� un compte qui vous co�te cher, l'ami; mais il y a une consolation, c'est que vous n'aurez plus de dettes � payer, plus d'�cots de taverne, et ces lieux, s'ils servent d'abord � vous mettre en joie, vous attristent souvent au d�part; vous y entrez faible de besoin, vous en sortez chancelant d'avoir trop bu; vous �tes f�ch� d'avoir trop pay�, et f�ch� d'avoir trop re�u; la bourse et le cerveau sont tous deux vides; le cerveau trop pesant � force d'�tre l�ger, et la bourse trop l�g�re parce qu'on l'a soulag�e de son poids. Oh! vous allez �tre d�livr� de toutes ces contradictions. La charit� d'une corde de deux sous vous acquitte mille dettes en un tour de main. Vous n'aurez plus d'autre livre de compte: c'est une d�charge du pass�, du pr�sent et de l'avenir, votre t�te servira de plume, de registre et de jetons, et votre quittance est au bout. POSTHUMUS.--Je suis plus joyeux de mourir que tu ne l'es de vivre. LE GEOLIER.--En effet, seigneur, celui qui dort ne sent pas le mal de dents; mais un homme qui doit dormir de votre sommeil changerait volontiers de place, j'imagine, avec le bourreau charg� de le mettre au lit; il changerait m�me de place avec son valet. Car, voyez-vous, mon cher, vous ne savez pas le chemin que vous allez prendre. POSTHUMUS.--Je le sais, oui, je le sais, l'ami. LE GEOLIER.--Votre mort a donc des yeux dans la t�te? je n'en ai jamais vu dans son portrait. Ou quelqu'un qui pr�tend savoir le chemin doit se charger de vous conduire, ou vous vous vantez de conna�tre une route que, j'en suis s�r, vous ignorez; ou bien, vous vous hasardez � l'aventure, � vos risques et p�rils; et ce que vous aurez mis de temps � arriver au terme de votre voyage, je pense bien que vous ne reviendrez pas le dire. POSTHUMUS.--Je te dis, mon gar�on, que pour se guider dans la route que je vais faire, personne ne manque d'yeux que ceux qui les ferment et refusent de s'en servir. LE GEOLIER.--Quelle plaisanterie! qu'un homme ait l'usage de ses yeux pour voir un chemin qui les aveugle! car je suis s�r que le gibet m�ne droit � les fermer. (Entre un messager.) LE MESSAGER, _au ge�lier_.--Ote-lui ces fers: conduis ton prisonnier devant le roi. POSTHUMUS.--Tu m'apportes d'heureuses nouvelles: tu m'appelles � la libert�. LE GEOLIER.--Je serai donc pendu, moi? POSTHUMUS.--Tu seras plus libre alors que ne l'est un ge�lier: il n'est point de fers pour les morts. (Posthumus et le messager sortent.) LE GEOLIER.--A moins de trouver un homme qui veuille �pouser une potence et engendrer des petits gibets, je n'ai jamais vu un prisonnier avoir plus de penchant pour elle. Cependant, sur mon honneur, j'en ai vu de plus sc�l�rats qui tenaient fort � la vie, tout Romain qu'il est; mais il y en a bien aussi quelques-uns d'eux qui meurent malgr� eux; j'en ferais bien de m�me, si j'�tais Romain. Je voudrais que nous n'eussions tous qu'une m�me id�e, et une bonne id�e. Oh! ce serait la d�solation des ge�liers et des gibets: je parle l� contre mon int�r�t pr�sent; mais mon souhait comporte aussi mon avantage. SC�NE V La tente de Cymbeline. CYMBELINE, B�LARIUS, GUID�RIUS, ARVIRAGUS, PISANIO, SEIGNEURS _anglais_, OFFICIERS et SERVITEURS. CYMBELINE.--Restez � mes c�t�s, vous que les dieux ont fait les sauveurs de mon tr�ne. Mon coeur est afflig� que ce soldat obscur, qui a si noblement combattu, ne se trouve point, lui dont les haillons faisaient honte aux armures dor�es, et dont la poitrine nue s'avan�ait au del� des boucliers imp�n�trables; il sera heureux celui qui pourra le d�couvrir, si son bonheur d�pend de nos bienfaits. B�LARIUS.--Jamais je n'ai vu si noble audace dans un homme si pauvre, tant d'illustres exploits accomplis par quelqu'un dont on n'aurait attendu, � le voir, que l'air mis�rable et la mendicit�. CYMBELINE.--Et l'on n'a de lui aucunes nouvelles? PISANIO.--On l'a cherch� parmi les morts et parmi les vivants, sans trouver de lui aucune trace. CYMBELINE.--A mon grand chagrin, je reste donc l'h�ritier de sa r�compense. (_A B�larius, Arviragus et Guid�rius_.) Je veux l'ajouter � la v�tre, vous l'�me, le coeur, la t�te de la Bretagne; vous, par qui, je l'avoue, elle vit encore. Voici maintenant le moment de vous demander qui vous �tes; d�clarez-le. B�LARIUS.--Seigneur, nous sommes n�s dans la Cambrie, et nous sommes gentilshommes. Nous vanter d'autre chose, ce serait n'�tre ni vrai ni modeste, � moins que je n'ajoute encore que nous sommes gens d'honneur. CYMBELINE.--Fl�chissez le genou. Relevez-vous, mes chevaliers de la bataille; je vous nomme les compagnons de notre personne, et je vous rev�tirai des dignit�s qui conviennent � votre rang. (_Entrent Corn�lius et les dames de la reine_.) Ces visages nous annoncent quelque chose.--Pourquoi saluez-vous notre victoire d'un air si triste? A vous voir, on vous prendrait pour des Romains, et non pour �tre de la cour de Bretagne. CORN�LIUS.--Salut, grand roi! je suis forc� d'empoisonner votre bonheur: il faut vous apprendre que la reine est morte. CYMBELINE.--A qui ce message conviendrait-il moins qu'� un m�decin? Mais je r�fl�chis que si la m�decine peut prolonger la vie, la mort saisira pourtant un jour le m�decin. Comment a-t-elle fini? CORN�LIUS.--Dans les horreurs; elle est morte dans la rage comme elle a v�cu. Cruelle au monde, elle a fini par �tre cruelle � elle-m�me. Les aveux qu'elle a faits, je vous les rapporterai si vous le voulez; voil� ses femmes, elles peuvent me d�mentir si je m'�carte de la v�rit�: les joues humides, elles ont assist� � ses derniers moments. CYMBELINE.--Je vous prie, parlez. CORN�LIUS.--D'abord elle a d�clar� qu'elle ne vous aima jamais, qu'elle tenait � la grandeur qui venait de vous, et non � vous, qu'elle n'a �pous� que votre royaut�, qu'elle �tait la femme de votre sceptre, mais qu'elle abhorrait votre personne. CYMBELINE.--Ce secret ne fut connu que d'elle; et si elle ne l'avait pas dit en mourant, je n'en pourrais croire l'aveu de ses l�vres. Poursuivez. CORN�LIUS.--Votre fille qu'elle professait d'aimer si sinc�rement, elle a d�clar� que c'�tait un scorpion � ses yeux, et qu'elle aurait tranch� ses jours par le poison si sa fuite ne l'en avait emp�ch�e. CYMBELINE.--Oh! d�mon raffin�! qui peut lire dans le coeur d'une femme? A-t-elle fait encore d'autres aveux? CORN�LIUS.--Oui, seigneur, et de plus affreux. Elle a avou� qu'elle vous r�servait un poison mortel qui, d�s que vous l'auriez pris, aurait � toute minute rong� votre vie, et vous aurait consum� lentement et par degr�s. Pendant ce temps elle se proposait, par ses assiduit�s, par ses pleurs, par ses soins, par ses baisers, de vous subjuguer; et dans un moment favorable, apr�s qu'elle vous aurait dispos� par ses ruses, de vous faire adopter son fils pour l'h�ritier de la couronne: mais voyant son projet an�anti par l'�trange absence de son fils, elle a dans son d�sespoir oubli� toute honte, et r�v�l�, en d�pit du ciel et des hommes, tous ses projets, regrettant que les maux qu'elle avait con�us ne se soient pas effectu�s. Dans cet acc�s de d�sespoir, elle est morte. CYMBELINE.--Vous avez entendu tout ceci, vous, ses femmes? UNE FEMME.--Oui, seigneur; sauf le bon plaisir de Votre Majest�. CYMBELINE.--Mes yeux ne furent pas en faute, car elle �tait belle; ni mes oreilles, qui entendaient ses flatteries; ni mon coeur, qui la croyait ce qu'elle semblait �tre. C'e�t �t� un vice de se d�fier d'elle. Et toi cependant, � ma fille, tu peux bien dire que ce fut une folie � moi, et tu en ressens les effets. Veuille le ciel tout r�parer! _(Lucius, Iachimo, le devin et autres prisonniers romains avec les gardes. Posthumus suit avec Imog�ne_.) Tu ne viens plus aujourd'hui, Lucius, nous demander de tribut; il vient d'�tre aboli par les Bretons, � qui il en a co�t�, il est vrai, bien des braves. Leurs familles m'ont demand� que les m�nes de ces dignes guerriers soient apais�s par le sacrifice de votre vie; vous �tes leurs captifs, et nous avons souscrit � leur demande; ainsi, songez � votre sort. LUCIUS.--R�fl�chissez, seigneur, aux hasards de la guerre. C'est par accident que l'avantage de cette journ�e vous est rest�; si elle e�t �t� � nous, nous n'eussions pas, de sang-froid, menac� du glaive nos prisonniers. Mais, puisque les dieux veulent qu'il n'y ait pour nous d'autre ran�on que notre vie, que la mort vienne. Il suff�t � un Romain de savoir mourir en Romain. Auguste vit; il verra ce qu'il doit faire. C'est tout ce que j'avais � dire pour ce qui me regarde. Il ne me reste plus qu'une chose � demander, c'est que vous acceptiez une ran�on pour mon page qui est n� Breton. Jamais il n'y eut de page si pr�venant, si soumis, si diligent, si tendre � l'occasion, si fid�le, si adroit, si soigneux. Que ses bonnes qualit�s servent d'appui � ma demande, que j'esp�re que Votre Majest� ne pourra refuser. Il n'a fait aucun mal aux Bretons, quoiqu'il f�t au service d'un Romain; �pargne son sang, seigneur, et verse tout le reste. (Imog�ne en ce moment baisse son chaperon.) CYMBELINE.--S�rement je l'ai d�j� vu; ses traits me sont familiers.--Jeune homme, ta physionomie seule t'a acquis mes bonnes gr�ces, et tu es � moi; je ne sais ni pourquoi ni comment je suis port� � te dire: vis, mon enfant, et n'en remercie pas ton ma�tre; demande � Cymbeline telle faveur que tu voudras qui puisse d�pendre de lui et qui t'int�resse, et tu l'obtiendras; oui, dusses-tu demander la vie du plus illustre des prisonniers. IMOG�NE.--Je remercie humblement Votre Majest�. LUCIUS.--Bon jeune homme, je ne te prie point de demander la vie pour moi, et cependant je sais que tu vas le faire. IMOG�NE.--Non, non, h�las! d'autres soins m'occupent; j'aper�ois ici un objet dont la vue est aussi cruelle pour moi que la mort; pour votre vie, bon ma�tre, songez vous-m�me � la sauver. LUCIUS, _surpris_.--Cet enfant me d�daigne, il m'abandonne et me rebute! Courte est la joie de ceux qui la fondent sur l'attachement des jeunes filles et des enfants!... Mais d'o� vient cette perplexit� o� je le vois? CYMBELINE.--Que d�sires-tu, jeune homme? Tu me plais de plus en plus; r�fl�chis de plus en plus � ce qu'il te vaut mieux demander.--Connais-tu cet homme sur qui s'attachent tes regards? parle, veux-tu qu'il vive? est-il ton parent, ton ami? IMOG�NE.--C'est un Romain; il n'est pas plus mon parent que je ne le suis de Votre Majest�; encore moi, qui suis n� votre vassal, je vous tiens de plus pr�s. CYMBELINE.--Pourquoi donc le regardes-tu ainsi? IMOG�NE.--Je vous le dirai, seigneur, en particulier, si vous daignez m'entendre. CYMBELINE.--Oui, de tout mon coeur; et je te promets toute mon attention. Quel est ton nom? IMOG�NE.--Fid�le, seigneur. CYMBELINE.--Tu es mon enfant, mon page; je veux �tre ton ma�tre. Viens avec moi, et parle librement. (Cymbeline et Imog�ne s'�loignent et s'entretiennent ensemble.) B�LARIUS.--Ce jeune homme n'est-il pas revenu du tr�pas � la vie? ARVIRAGUS.--Deux grains de sable ne se ressemblent pas davantage. Oui, c'est cet aimable enfant aux joues de rose, qui est mort, et qui s'appelait Fid�le; qu'en pensez-vous? GUID�RIUS.--C'est celui qui �tait mort, et qui est en vie. B�LARIUS.--Chut! chut! consid�rons encore. Il ne nous remarque pas, attendez: deux cr�atures peuvent se ressembler; si c'�tait lui, je suis s�r qu'il nous aurait parl�. GUID�RIUS.--Mais nous l'avons vu mort. B�LARIUS.--Silence; observons ce qui va suivre. PISANIO, _� part_.--C'est ma ma�tresse. Puisqu'elle vit, que le temps roule et m'am�ne � son gr� ou les biens ou les maux. (Cymbeline et Imog�ne se rapprochent.) CYMBELINE.--Viens, place-toi � c�t� de moi. Fais ta demande � haute voix.--Et vous, avancez. (_A Iachimo_.) R�pondez � ce jeune homme et parlez sans d�tour: ou, j'en jure par notre grandeur et par notre honneur qui en fait l'�clat, les plus cruelles tortures d�m�leront la v�rit� du mensonge.--Interroge-le. IMOG�NE.--La gr�ce que je demande est que ce cavalier puisse m'apprendre de qui il tient cet anneau. POSTHUMUS, _� part_.--Que lui importe? CYMBELINE.--Eh bien! ce diamant qui est � votre doigt, r�pondez, comment vous est-il venu? IACHIMO.--Tu veux me torturer, pour me faire dire ce qui une fois dit te mettra � la torture. CYMBELINE.--Comment, moi? IACHIMO.--Je suis bien aise qu'on me contraigne de d�clarer un secret qui tourmentait mon �me. C'est par une perfidie que je me suis procur� cet anneau. C'est celui de Posthumus, que tu as banni; et ce qui va te faire �prouver peut-�tre les m�mes remords qui me d�chirent, jamais plus noble mortel ne respira entre le ciel et la terre. Seigneur, veux-tu en apprendre davantage? CYMBELINE.--Oui, tout ce qui a rapport � ceci. IACHIMO.--Ta fille, ce chef-d'oeuvre accompli, dont le souvenir fait saigner mon coeur et fr�mir mon �me perfide... Pardonnez, je me sens d�faillir! CYMBELINE.--Ma fille, que dis-tu d'elle? Ranime tes forces: ah! j'aime mieux que tu vives tant qu'il plaira � la nature, que de te voir mourir avant que j'en sache davantage. Fais un effort; allons, parle. IACHIMO.--Certain jour (mal�diction sur l'horloge qui sonna cette heure!), c'�tait � Rome (mal�diction sur la demeure o� nous �tions r�unis!), dans un festin (oh! que nos mets eussent �t� empoisonn�s, du moins ceux que je portai � mes l�vres!), le vertueux Posthumus... que dirai-je? (il �tait trop vertueux pour se trouver au milieu des m�chants, et il �tait le meilleur parmi les hommes d'une vertu rare) assis avec nous et l'air triste, pr�tait l'oreille aux �loges que nous faisions de nos ma�tresses d'Italie; nous louions leur beaut� de mani�re � ne plus laisser de louanges pour se vanter, � celui qui pouvait le mieux parler. Nous d�pouillions, pour les peindre, les statues de V�nus, de Minerve � la taille fi�re, formes sup�rieures aux �bauches de la nature[23]; nous ajoutions toute une boutique des qualit�s qui font que l'homme aime la femme, et ce hame�on du mariage, la beaut�, qui attache les yeux. [Note 23: _Brief nature_. La nature trop exp�ditive dans la cr�ation de ses oeuvres.] CYMBELINE.--Je suis sur les charbons; viens au fait. IACHIMO.--Je n'y viendrai que trop t�t, � moins que tu ne sois press� de t'affliger.--Ce Posthumus, comme un noble seigneur amoureux et qui a pour amante une princesse, prit la parole, et, sans d�pr�cier celles que nous avions vant�es, mais demeurant calme comme la vertu, il commen�a le portrait de sa ma�tresse. Et apr�s ce portrait fait de sa bouche, avec l'�me dont il l'anima, il semblait que tous nos pan�gyriques avaient pour objets des souillons de cuisine, ou sa description prouvait que nous n'�tions que des imb�ciles qui ne savaient s'exprimer. CYMBELINE.--Allons, allons, au but. IACHIMO.--La chastet� de votre fille... (C'est ici que cela commence), il la vanta comme si Diane m�me e�t eu des singes impudiques, et que votre fille seule f�t chaste. A ce propos, moi mis�rable, je fis l'incr�dule � ses louanges, et je pariai avec lui des pi�ces d'or contre cette bague qu'il portait alors � sa noble main, que je r�ussirais � obtenir une place dans son lit nuptial, et que je gagnerais cette bague par l'adult�re de son �pouse avec moi. Lui, en vrai chevalier, qui avait dans l'honneur de sa femme toute la confiance qu'elle m�ritait en effet, d�pose sa bague: il l'e�t risqu�e de m�me, e�t-elle �t� une escarboucle d�tach�e des roues d'Apollon; il la pouvait risquer en s�ret�, e�t-elle valu tout le prix de son char. Je vole en Bretagne pour ex�cuter mon dessein. Vous pouvez, seigneur, vous souvenir de m'avoir vu � votre cour; c'est l� que j'appris de votre chaste fille la diff�rence qu'il y a entre le v�ritable amant et le vil suborneur. Mon esp�rance ainsi �teinte et non pas mon d�sir, mon cerveau italien machina, dans votre sombre Bretagne, un l�che stratag�me excellent pour mon profit. Pour abr�ger, mon plan r�ussit. Je retournai en Italie avec assez de preuves simul�es pour jeter dans le d�sespoir le noble Posthumus; j'attaquai sa confiance dans la vertu de son �pouse, par tel et tel indice que j'appuyai de d�tails circonstanci�s sur les tentures et les tableaux de sa chambre, et puis ce bracelet que je lui montrai... Oh! par quelle ruse je sus m'en emparer! Et je lui citai m�me des signes cach�s sur la personne d'Imog�ne; en sorte qu'il lui fut impossible de ne pas croire qu'elle avait rompu son engagement de chastet�, et que j'en avais recueilli les fruits: l�-dessus... Il me semble que je le vois encore... POSTHUMUS, _se d�couvrant et avan�ant_.--Oui, tu le vois en effet, d�mon italien.--Et moi, insens� trop cr�dule, insigne meurtrier, l�che brigand, ah! je m�rite les noms de tous les sc�l�rats pass�s, pr�sents et futurs.--Oh! donnez-moi une corde, un poignard ou du poison; montrez-moi quelque juge int�gre! Et toi, � roi! envoie chercher d'ing�nieuses tortures. Je suis un monstre qui fait pardonner aux objets de la terre les plus d�test�s, en �tant plus m�chant qu'eux. Je suis ce Posthumus qui a �gorg� ta fille; je mens en l�che; j'ai apost� un moindre sc�l�rat, un voleur sacril�ge pour le faire. Ah! elle �tait le temple de la vertu: oui, elle �tait la vertu m�me. Crachez-moi au visage, jetez-moi des pierres, couvrez-moi de boue, excitez les chiens de la rue � aboyer apr�s moi: que le nom des sc�l�rats soit d�sormais Posthumus L�onatus; j'ai effac� tous les crimes. Oh! Imog�ne, ma reine, ma vie, ma femme, Imog�ne, Imog�ne, Imog�ne! IMOG�NE, _s'�lan�ant vers lui_.--Calmez-vous, seigneur: �coutez! �coutez! POSTHUMUS.--Tu te fais un jeu de l'�tat o� je suis, page insolent! (Il la frappe; elle tombe.) PISANIO.--O seigneurs! secourez ma ma�tresse et la v�tre. O Posthumus! � mon ma�tre! vous n'aviez point tu� Imog�ne jusqu'� ce moment.--Secourez, secourez mon auguste princesse! CYMBELINE.--Le monde tourne-t-il autour de moi? POSTHUMUS.--Et d'o� me vient ce d�lire? PISANIO.--R�veillez-vous, ma ma�tresse. CYMBELINE.--S'il en est ainsi, les dieux veulent me faire mourir de joie. PISANIO.--Eh bien! ma ma�tresse? IMOG�NE.--Ah! �te-toi de ma vue. Tu m'as donn� du poison: loin de moi, homme dangereux; ne respire plus l� o� vivent les princes. CYMBELINE.--La voix d'Imog�ne! PISANIO.--Princesse, que les dieux lancent sur moi des pierres de soufre, si je n'ai pas cru que la bo�te que je vous donnais �tait une composition pr�cieuse. Je la tenais de la reine. CYMBELINE.--Encore une nouvelle affaire! IMOG�NE.--Elle m'a empoisonn�e. CORN�LIUS, _� Pisanio_.--O dieux! j'avais omis un autre aveu de la reine, qui va prouver ton honn�tet�. �Si Pisanio, a-t-elle dit, a donn� � sa ma�tresse la confiture que je lui ai donn�e pour un cordial, elle est trait�e comme je traiterais un rat.� CYMBELINE.--Qu'entends-je, Corn�lius? CORN�LIUS.--La reine, seigneur, m'importunait souvent pour lui composer des poisons, pr�textant toujours le plaisir d'�tendre ses connaissances en tuant de viles cr�atures dont on fait peu de cas, comme des chats et des chiens: moi, appr�hendant que ses desseins ne fussent plus funestes, je composai pour elle certaine drogue qui suspendait pour l'instant les facult�s de la vie, mais quelque temps apr�s tous les organes de la nature reprenaient leurs fonctions. (_A Imog�ne_.) En avez-vous pris? IMOG�NE.--C'est probable, car j'ai �t� morte. B�LARIUS, _� Arviragus et Guid�rius_.--Mes enfants, voil� la cause de notre m�prise. GUID�RIUS.--Et s�rement c'est Fid�le. IMOG�NE, _� Posthumus_.--Pourquoi avez-vous repouss� de votre sein votre femme? Imaginez en ce moment que vous �tes sur un rocher... (_se jetant dans ses bras_) et pr�cipitez-moi encore. POSTHUMUS.--Reste l�, � mon �me! suspendue comme un fruit, jusqu'� ce que l'arbre meure. CYMBELINE--Eh quoi! mon sang, ma fille, fais-tu de moi un stupide spectateur au milieu de cette sc�ne? n'as-tu donc rien � me dire? IMOG�NE, _se jetant � ses pieds_.--Votre b�n�diction, seigneur. B�LARIUS, _� Arviragus et Guid�rius_.--Je ne vous bl�me plus d'avoir aim� cet enfant: vous aviez sujet de l'aimer. CYMBELINE.--Que mes larmes en tombant soient une eau sacr�e sur ta t�te! Imog�ne, ta m�re est morte. IMOG�NE.--J'en suis f�ch�e, seigneur. CYMBELINE.--Oh! elle ne valait rien: et c'est sa faute si nous nous retrouvons ici d'une mani�re si �trange; mais son fils a disparu, nous ne savons o� ni comment... PISANIO.--Seigneur, maintenant que la crainte est loin de moi, je dirai la v�rit�. Le prince Cloten, apr�s l'�vasion de ma ma�tresse, vint � moi l'�p�e nue et l'�cume � la bouche, et jura que si je ne lui d�clarais pas la route qu'elle avait prise, j'�tais � ma derni�re heure. Par hasard j'avais dans ma poche une lettre de mon ma�tre, o�, sous de faux pr�textes, il engageait Imog�ne � venir le trouver sur les montagnes pr�s de Milford: il la lit. Aussit�t dans un acc�s de fr�n�sie, et v�tu des habits de mon ma�tre qu'il m'avait arrach�s, il part et marche vers ce lieu dans un dessein licencieux, et avec serment d'attenter � l'honneur de ma ma�tresse: ce qu'il est devenu depuis, je l'ignore. GUID�RIUS.--C'est � moi d'achever son histoire: je l'ai tu� en ce lieu. CYMBELINE.--Ah! les dieux nous en gardent! Je ne voudrais pas que tes belles actions ne re�ussent de ma bouche qu'un arr�t de mort: je t'en conjure, vaillant jeune homme, d�mens ce que tu viens de dire. GUID�RIUS.--Je l'ai dit et je l'ai fait. CYMBELINE.--Il �tait prince. GUID�RIUS.--Un prince tr�s-impoli: les outrages qu'il m'a faits �taient indignes d'un prince. Il m'a provoqu�, et dans des termes qui me feraient affronter l'Oc�an m�me, s'il rugissait ainsi contre moi. Je lui ai tranch� la t�te, et je suis bien aise qu'il ne soit pas ici, � ma place, � vous raconter sur moi cette histoire. CYMBELINE.--J'en suis f�ch� pour toi: ta propre bouche t'a condamn�; il te faudra subir nos lois; tu es mort. IMOG�NE.--J'avais cru que cet homme sans t�te �tait mon �poux. CYMBELINE.--Encha�nez ce coupable, et qu'on l'emm�ne de ma pr�sence. B�LARIUS.--Sire, arr�tez. Ce jeune homme vaut mieux que celui qu'il a tu�; il est aussi bien n� que vous, et il vous a rendu plus de services que jamais vous n'en auriez re�u d'une l�gion de Clotens. (_Au garde_.) Laissez ses bras en libert�, ils ne sont pas faits pour porter des fers. CYMBELINE.--Vieux soldat, pourquoi veux-tu an�antir tes services dont tu n'as pas encore �t� pay�, en t'exposant � mon courroux? D'une naissance aussi illustre que la n�tre? ARVIRAGUS.--En cela, seigneur, il a �t� trop loin. CYMBELINE, _� Guid�rius_.--Et toi, tu ne mourras pas. B�LARIUS.--Nous mourrons tous les trois; mais je vous prouverai que deux de nous sont d'aussi bonne naissance que celle que j'ai attribu�e � celui-ci. Mes fils, il faut que je d�veloppe ici un myst�re dangereux pour moi, mais qui sera peut-�tre avantageux pour vous. ARVIRAGUS.--Votre danger est le n�tre. GUID�RIUS.--Et notre bonheur est le sien. B�LARIUS, _� Cymbeline_.--�coutez alors, avec votre permission, grand roi; tu avais un sujet nomm� B�larius. CYMBELINE.--Qu'en veux-tu dire? C'�tait un tra�tre; il fut banni. B�LARIUS.--Eh bien, c'est lui que tu vois ici, parvenu � la vieillesse; oui cet homme fut banni, mais je ne sache pas qu'il f�t un tra�tre. CYMBELINE, _aux gardes_.--Emmenez-le d'ici; l'univers entier ne le sauverait pas. B�LARIUS.--Mod�re cet emportement; commence d'abord par me payer pour avoir nourri tes enfants, et d�s que j'aurai re�u ma r�compense, alors confisque-la tout enti�re. CYMBELINE.--Nourri mes enfants? B�LARIUS.--Je suis insolent et trop brusque! Me voici � tes genoux: avant que je me rel�ve, je veux illustrer mes enfants; apr�s, n'�pargne point le vieux p�re. Puissant roi, les deux jeunes gens qui me nomment leur p�re et se croient mes fils ne m'appartiennent point; ils sont issus de vos reins, seigneur, ils sont engendr�s par votre sang. CYMBELINE.--Comment? mon sang? B�LARIUS.--Oui, comme tu es du sang de ton p�re. Moi, aujourd'hui le vieux Morgan, je suis ce B�larius que tu maudis jadis. Ton caprice fut tout mon crime, et mon bannissement toute ma trahison. Ces deux aimables princes (car ils sont princes), je les ai �lev�s depuis vingt ans; ils poss�dent tous les talents que j'ai pu leur donner, et tu sais quelle �ducation j'avais re�ue. Euriphile, leur nourrice, que j'�pousai pour prix de son larcin, te d�roba ces enfants au moment de mon bannissement; c'est moi qui l'y poussai. J'avais re�u d'avance dans cet exil la punition de la faute que je commis alors; maltrait� pour ma fid�lit�, je fus ainsi port� � la trahison. Plus leur perte devait t'�tre sensible, plus je go�tai le projet de te les d�rober. Mais voil� tes fils, je te les rends, et je vais perdre les deux plus aimables compagnons du monde; que les b�n�dictions de ce ciel qui nous couvre pleuvent comme la ros�e sur leurs t�tes, car ils sont dignes de parer le ciel d'�toiles! CYMBELINE.--Tes larmes confirment tes paroles. Le service que vous m'avez rendu tous trois est plus incroyable que ce r�cit. J'ai perdu mes enfants...--S'ils sont l�, sous mes yeux, il m'est impossible de d�sirer deux enfants plus accomplis. B�LARIUS.--Daigne m'�couter encore: celui que je nommais Polydore est, noble seigneur, ton v�ritable Guid�rius; l'autre, mon Cadwal, c'est Arviragus, ton plus jeune fils; il �tait envelopp� dans un riche manteau tissu des mains de la reine sa m�re, et que je puis, pour t'en convaincre, te repr�senter ais�ment. CYMBELINE.--Guid�rius avait sur le cou une �toile de couleur de sang; c'�tait un signe remarquable. B�LARIUS.--C'est celui-ci: il porte toujours cette empreinte de naissance; la sage nature, en lui faisant ce don, voulut sans doute qu'il serv�t aujourd'hui � le faire reconna�tre. CYMBELINE.--Oh! suis-je comme une m�re � laquelle il est n� trois enfants? Non, jamais m�re n'eut plus de joie de sa d�livrance: soyez heureux, mes enfants; apr�s avoir �t� si �trangement d�plac�s de votre sph�re, venez-y r�gner maintenant.--O Imog�ne! tu viens de perdre un royaume. IMOG�NE.--Seigneur, j'y gagne deux mondes.--O mes bons fr�res! nous nous �tions donc rencontr�s!--Oh! convenez que c'est moi qui ai parl� avec le plus de v�rit�. Vous m'appeliez votre fr�re, lorsque je n'�tais que votre soeur; moi, je vous nommai mes fr�res, et vous l'�tes en effet. CYMBELINE.--Est-ce que vous vous �tes jamais rencontr�s? ARVIRAGUS.--Oui, seigneur. GUID�RIUS.--Et � notre premi�re entrevue nous nous sommes aim�s, et nous avons continu�, jusqu'au moment que nous cr�mes qu'elle �tait morte. CORN�LIUS.--Ce fut l'effet du breuvage de la reine. CYMBELINE.--O merveilleux instinct! Quand entendrais-je tous ces d�tails? Ce r�cit trop rapide a des ramifications de circonstances qui doivent �tre racont�es tout au long.--O� �tiez-vous? Comment viviez-vous? Par quel hasard serviez-vous notre prisonnier romain? Comment vous �tes-vous s�par�e de vos fr�res? Comment les avez-vous retrouv�s d'abord? Pourquoi avez-vous fui de ma cour, et o� �tes-vous all�e?--Et vous, quels motifs vous ont conduit tous trois au combat? et je ne sais combien d'autres choses, il faudra que je vous les demande, et toute cette suite d'incidents n�s, l'un apr�s l'autre, d'un encha�nement de hasards?... Mais ce n'est pas ici l'heure ni le lieu de ces longs interrogatoires.--Voyez Posthumus attach� � Imog�ne; et elle, dont l'oeil, comme un innocent �clair, nous parcourt tous, son seigneur, ses fr�res, moi, ce Romain son ma�tre, et caresse chacun de nous d'un regard plein de joie, auquel chacun r�pond � son tour. Quittons cette tente, et allons remplir les temples de la fum�e de nos sacrifices. (_A B�larius_.)--Toi, tu es mon fr�re, je te tiendrai toujours pour tel. IMOG�NE, _� B�larius_.--Vous �tes aussi mon p�re; c'est � vos secours que je dois de voir ce jour de bonheur. CYMBELINE.--Tous heureux, except� ces prisonniers charg�s de cha�nes; qu'ils partagent aussi notre joie: je veux qu'ils se ressentent de notre bonheur. IMOG�NE, _� Lucius_.--Mon bon ma�tre, je veux vous servir encore. LUCIUS.--Vivez heureuse! CYMBELINE.--Et ce soldat isol�, qui a si vaillamment combattu, qu'il figurerait bien ici! sa pr�sence ferait �clater la reconnaissance de son roi. POSTHUMUS.--Seigneur, je suis le soldat de pauvre apparence qui accompagnait ces trois braves; ce costume favorisait le projet que je suivais alors.--Ne suis-je pas ce soldat, Iachimo? parle; je t'avais terrass�, et je pouvais t'achever. IACHIMO, _se prosternant_.--Je suis terrass� de nouveau; mais c'est le poids de ma conscience qui force en ce moment mon genou � fl�chir, comme l'y for�ait nagu�re votre bras. Prenez, je vous en conjure, cette vie que je vous dois tant de fois; mais auparavant reprenez votre bague, et ce bracelet de la princesse la plus fid�le qui ait jamais engag� sa foi. POSTHUMUS.--Ne te prosterne point devant moi, l'avantage que je veux obtenir sur toi, c'est d'�pargner ta vie; le ressentiment que je veux te montrer, c'est de te pardonner. Vis, et agis mieux envers les autres. CYMBELINE.--Noble arr�t! notre gendre nous donnera l'exemple de la g�n�rosit�. Pardon est le mot que j'adresse ici � tous. ARVIRAGUS, _� Posthumus_.--Vous nous avez aid�s, seigneur, comme si vous aviez en effet l'intention d'�tre notre fr�re; nous sommes ravis que vous le soyez devenu. POSTHUMUS.--Princes, je suis votre serviteur. Noble seigneur de Rome, mandez ici votre devin. Pendant que je dormais, il m'a sembl� que le grand Jupiter m'apparaissait sur son aigle, avec d'autres visions de fant�mes de ma famille; en me r�veillant, j'ai trouv� sur mon sein cet �crit dont le contenu est d'un sens si obscur que je n'en puis rien tirer. Qu'il prouve son habilet� en l'expliquant. LUCIUS.--Philarmonus! LE DEVIN.--Me voici, seigneur. LUCIUS.--Lis et explique ces paroles. LE DEVIN, _lisant_.--�Quand un lionceau � lui-m�me inconnu trouvera sans la chercher une cr�ature l�g�re comme l'air, et sera re�u dans ses bras; lorsque les rameaux d'un c�dre auguste, coup�s et morts pendant plusieurs ann�es, rena�tront pour se r�unir au vieux tronc et pousseront avec vigueur, alors Posthumus trouvera la fin de ses mis�res, et la Bretagne heureuse fleurira dans la paix et dans l'abondance.� Toi, L�onatus, tu es le lionceau; c'est ce qu'indique l'explication naturelle de ton nom de _L�onatus_; la cr�ature l�g�re comme l'air, c'est (_au roi_) ta vertueuse fille, que nous appellerons _mollis aer_; et _mollis aer_ nous l'appellerons _mulier_; et cette _mulier_, c'est cette fid�le �pouse de Posthumus qui, justifiant la lettre de l'oracle, inconnu � lui-m�me et sans avoir cherch�, s'est vu embrass� par cet air l�ger. CYMBELINE.--Ceci a quelque vraisemblance. LE DEVIN.--Ce c�dre altier, roi Cymbeline, c'est toi, et tes branches coup�es sont l'embl�me de tes deux fils qui, d�rob�s par B�larius et crus morts pendant des ann�es, renaissent aujourd'hui r�unis au c�dre majestueux dont les rejetons promettent � la Bretagne paix et abondance. CYMBELINE.--Eh bien! nous commencerons par la paix. Lucius, quoique vainqueurs, nous rendons hommage � C�sar et � l'empire romain, promettant de payer notre tribut accoutum�; ce fut notre m�chante reine qui nous en dissuada; mais la justice du ciel n'a que trop appesanti, sur elle et sur les siens, son bras vengeur. LE DEVIN.--Les puissances du ciel accordent elles-m�mes les instruments pour c�l�brer l'harmonie de cette paix. La vision proph�tique que j'ai annonc�e � Lucius avant le choc de cette bataille, � peine �teinte, s'accomplit maintenant de tout point. L'aigle romaine que j'ai vue prendre son vol dans les cieux de l'orient au couchant, diminuer par degr�s � ma vue, et se perdre enfin dans les rayons du soleil, annon�ait que notre aigle imp�rial, notre prince C�sar, renouvellerait son alliance avec l'illustre Cymbeline, qui brille ici � l'occident. CYMBELINE.--Rendons aux dieux des actions de gr�ce. Que la fum�e de nos sacrifices s'�l�ve de nos saints autels jusqu'� leurs narines! Annon�ons cette paix � tous nos sujets.--Mettons-nous en marche. Qu'une enseigne romaine et une enseigne anglaise flottent unies ensemble dans les airs. Traversons ainsi la cit� de Lud, et allons au temple du grand Jupiter ratifier notre paix. Scellons-la par des f�tes. Allons, marchons. Jamais guerre ne finit ainsi par une si prompte paix, avant m�me que les guerriers aient lav� leurs mains ensanglant�es! FIN DU CINQUI�ME ET DERNIER ACTE. End of the Project Gutenberg EBook of Cymbeline, by William Shakespeare *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CYMBELINE *** ***** This file should be named 19201-8.txt or 19201-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/9/2/0/19201/ Produced by Paul Murray, R�nald L�vesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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